S’il vous est arrivé par hasard, cher lecteur,d’aller de Nantes à Bourgneuf, vous avez, en arrivant à Saint-Philbert, écorné, pour ainsi dire, l’angle méridional du lac de Grand-Lieu, et, continuant votre chemin, vous êtes arrivé, au bout d’une ou deux heures de marche, selon que vous étiez à pied ou en voiture, aux premiers arbres de la forêt de Machecoul.
Là à gauche du chemin, dans un grand bouquet d’arbres qui semble appartenir à la forêt, dont il n’est séparé que par la grande route, vous avez dû apercevoir les pointes aiguës de deux minces tourelles et le toit grisâtre d’un petit castel perdu au milieu des feuilles.
Les murs lézardés de cette gentilhommière, ses fenêtres ébréchées, sa couverture rougie par les iris sauvages et les mousses parasites lui donnent, malgré ses prétentions féodales et les deux tours qui la flanquent, une si pauvre apparence,qu’elle n’exciterait certainement la convoitise d’aucun de ceux qui la regardent en cheminant, sans sa délicieuse position en face des futaies séculaire de la forêt de Machecoul, dont les vagues verdoyantes montent à l’horizon aussi loin que la vue peut s’étendre.
En 1831, ce petit castel était la propriété d’un vieux gentilhomme nommé le marquis de Souday, et s’appelait le château de Souday, du nom de son propriétaire.
Faisons connaître le propriétaire, après avoir fait connaître le château.
Le marquis de Souday était l’unique représentant et le dernier héritier d’une vieille et illustre Maison de Bretagne ; car le lac de Grand-Lieu, la forêt de Machecoul, la ville de Bourg-neuf, situés dans cette partie de la France circonscrite aujourd’hui dans le département de la Loire-Inférieure, faisaient partie de la province de Bretagne,avant que la France fût divisée par départements. La famille du marquis de Souday avait été jadis un de ces arbres féodaux aux rameaux immenses dont l’ombrage s’étendait sur toute une province ; mais les ancêtres du marquis, à force de se mettre en frais pour monter dignement dans les carrosses du roi, l’avaient peu à peu si bien ébranché, que 89 était venu fort à propos pour empêcher le tronc vermoulu d’être jeté bas par la main d’un huissier, en lui réservant une fin peu digne de son illustration.
Lorsque sonna l’heure de la Bastille, lorsquecroula la vieille maison des rois présageant l’écroulement de laroyauté, le marquis de Souday, déjà héritier, sinon des biens – iln’en restait d’autres que la petite gentilhommière que nous avonsdite, – au moins du nom de son père, était premier page de SonAltesse royale M. le comte de Provence.
À seize ans – c’était l’âge qu’avait alors lemarquis, – les événements ne sont guère que des accidents ; ilétait, au reste, difficile de ne pas devenir profondémentinsoucieux à la cour épicurienne, voltairienne et constitutionnelledu Luxembourg, où l’égoïsme avait ses coudées franches.
C’était M. de Souday qui avait été envoyé surla place de Grève pour guetter le moment où le bourreau serreraitla corde autour du cou de Favras, et où celui-ci, en rendant ledernier soupir, rendrait à Son Altesse royale sa tranquillité uninstant troublée.
Il était revenu à grande course dire auLuxembourg :
– Monseigneur, c’est fait !
Et monseigneur, de sa voix claire et flûtée,avait dit :
À table, messieurs ! à table !
Et l’on avait soupé, comme si un bravegentilhomme, qui donnait gratuitement sa vie à Son Altesse, nevenait pas d’être pendu comme un meurtrier et comme unvagabond.
Puis étaient arrivés les premiers jourssombres de la Révolution, la publication du livre rouge, laretraite de Necker, la mort de Mirabeau.
Un jour, le 22 février 1791, une grande fouleétait accourue et avait enveloppé le palais du Luxembourg.
Il s’agissait de bruits répandus. Monsieur,disait-on, voulait fuir et aller rejoindre les émigrés qui serassemblaient sur le Rhin.
Mais Monsieur se montra au balcon, et fit leserment solennel de ne point quitter le roi.
Et, en effet, le 21 juin, il partit avec leroi, sans doute pour ne point manquer à sa parole de ne le pasquitter.
Il le quitta néanmoins, et pour sonbonheur ; car il arriva tranquillement à la frontière avec soncompagnon de voyage le marquis d’Avaray, tandis que Louis XVI étaitarrêté à Varennes.
Notre jeune page tenait trop à sa réputationde jeune homme à la mode pour demeurer en France, où cependant lamonarchie allait avoir besoin de ses plus zélés serviteurs ;il émigra donc à son tour, et, comme personne ne fit attention à unpage de dix-huit ans, il arriva sans accident à Coblentz, et aida àcompléter les cadres des compagnies de mousquetaires qui sereformaient là-bas, sous les ordres du marquis de Montmorin.Pendant les premières rencontres, il fit bravement campagne avecles trois Condés, fut blessé devant Thionville, puis, après biendes déceptions, éprouva la plus forte de toutes par le licenciementdes corps d’émigrés ; mesure qui, avec leurs espérances,enlevait à tant de pauvres diables le pain du soldat, leur dernièreressource.
Il est vrai que ces soldats servaient contrela France, et que ce pain était pétri par la main del’étranger.
Le marquis de Souday tourna alors les yeuxvers la Bretagne et la Vendée, où, depuis deux ans, oncombattait.
Voici où en était la Vendée.
Tous les premiers chefs de l’insurrectionétaient morts : Cathelineau avait été tué à Vannes, Lescureavait été tué à la Tremblaye, Bonchamp avait été tué à Cholet,d’Elbée avait été ou allait être fusillé à Noirmoutiers.
Enfin, ce que l’on appelait la grande arméevenait d’être anéantie au Mans.
Cette grande armée avait été vaincue àFontenay, à Saumur, à Torfou, à Laval et à Dol ; elle avait eul’avantage dans soixante combats ; elle avait tenu tête àtoutes les forces de la République, commandées successivement parBiron, Rossignol, Kléber, Westermann, Marceau ; elle avait, enrepoussant l’appui de l’Angleterre, vu incendier ses chaumières,massacrer ses enfants, égorger ses pères ; elle avait eu pourchefs Cathelineau, Henri de la Rochejaquelein, Stofflet, Bonchamp,Forestier, d’Elbée, Lescure, Marigny et Talmont ; elle étaitrestée fidèle à son roi quand le reste de la Francel’abandonnait ; elle avait adoré son Dieu quand Paris avaitproclamé qu’il n’y avait plus de Dieu ; grâce à elle, enfin,la Vendée avait mérité d’être appelée, un jour, devant l’histoire,la terre des géants.
Charette et la Rochejaquelein étaient restés àpeu près seuls debout.
Or, si Charette avait des soldats, laRochejaquelein n’en avait plus.
C’est que, pendant que la grande armée sefaisait détruire au Mans, Charette, nommé général en chef du basPoitou, et secondé par le chevalier de Couëtu et Jolly, avaitrassemblé une armée.
Charette, à la tête de cette armée, et laRochejaquelein, suivi d’une dizaine d’hommes seulement, serencontrèrent près de Maulevrier.
En voyant arriver la Rochejaquelein, Charettecomprit que c’était un général qui lui arrivait et non unsoldat ; il avait la conscience de lui-même, et ne voulaitpoint partager son commandement ; il resta froid ethautain.
Il allait déjeuner : il n’invita pas mêmela Rochejaquelein à déjeuner avec lui.
Le même jour, huit cents hommes se détachaientde l’armée de Charette et passaient à la Rochejaquelein.
Le lendemain, Charette dit à son jeunerival :
– Je pars pour Mortagne ; vous allez mesuivre.
– J’ai été habitué, jusqu’ici, non à suivre,dit la Rochejaquelein, mais à être suivi.
Et il partit de son côté, laissant Charetteopérer du sien comme il l’entendait.
C’est celui-ci que nous suivrons, parce qu’ilest le seul dont les derniers combats et l’exécution se rattachentà notre histoire.
Louis XVII était mort, et, le 26 juin 1795,Louis XVIII avait été proclamé roi de France, au quartier généralde Belleville.
Le 15 août 1795, c’est-à-dire moins de deuxmois après cette proclamation, un jeune homme apportait à Charetteune lettre du nouveau roi.
Cette lettre, écrite de Vérone et en date du 8juillet 1795, conférait à Charette le commandement légitime del’armée royaliste.
Charette voulait répondre au roi par le mêmemessager et le remercier de la faveur qu’il lui accordait ;mais le jeune homme fit observer qu’il était rentré en France poury rester et pour y combattre, demandant que la dépêche apportée parlui lui servît de recommandation près du général en chef.
Charette, à l’instant même, l’attacha à sapersonne.
Ce jeune messager n’était autre que l’ancienpage de Monsieur, le marquis de Souday.
En se retirant, pour se reposer des vingtdernières lieues qu’il venait de faire à cheval, le marquis trouvasur son chemin un jeune garde de cinq ou six ans plus âgé que lui,et qui, le chapeau à la main, le regardait avec un affectueuxrespect.
Il reconnut le fils d’un des métayers de sonpère avec lequel il avait chassé et aimait fort à chasserautrefois, nul ne détournant mieux un sanglier et n’appuyant mieuxles chiens quand l’animal était détourné.
– Eh ! Jean Oullier, s’écria-t-il, est-cetoi ?
– Moi-même en personne, pour vous servir,monsieur le marquis, répondit le jeune paysan.
– Ma foi, mon ami, bien volontiers !Es-tu toujours bon chasseur ?
– Oh ! oui, monsieur le marquis !seulement, pour le quart d’heure, ce n’est plus le sanglier quenous chassons, c’est un autre gibier.
– N’importe ; si tu veux, nous chasseronscelui-ci ensemble comme nous chassions l’autre.
– Ça n’est pas de refus ; au contraire,monsieur le marquis, repartit Jean Oullier.
Et, à partir de ce moment, Jean Oullier futattaché au marquis de Souday comme le marquis de Souday étaitattaché à Charette ; c’est-à-dire que Jean Oullier étaitl’aide de camp de l’aide de camp du général en chef.
Outre ses talents de chasseur, Jean Oullierétait un homme précieux. Dans les campements, il était bon à tout,et le marquis de Souday n’avait à s’occuper de rien ; dans lesplus mauvais jours ; le marquis ne manqua jamais d’un morceaude pain, d’un verre d’eau et d’une botte de paille – ce qui, enVendée, était un luxe dont ne jouissait pas toujours le général enchef.
Nous serions fort tenté de suivre Charette et,par contrecoup, notre jeune héros dans quelques-unes de cesexpéditions aventureuses tentées par le général royaliste et quilui méritèrent la réputation de premier partisan du monde ;mais l’histoire est une sirène des plus décevantes, et, lorsqu’onest assez imprudent pour obéir au signe qu’elle vous fait de lasuivre, on ne sait plus où elle vous mène.
Nous simplifierons donc notre récit autant quepossible, laissant à un autre le soin de raconter l’expédition deM. le comte d’Artois à Noirmoutiers et à l’île Dieu, l’étrangeconduite du prince, qui resta trois semaines en vue des côtes deFrance sans y aborder, et le découragement de l’armée royaliste ense voyant abandonnée par ceux-là pour lesquels elle combattaitdepuis plus de deux ans !
Charette n’en remporta pas moins, quelquetemps après, la terrible victoire des Quatre-Chemins : ce futla dernière, car la trahison allait se mettre de la partie.
Victime d’un guet-apens, de Couëtu, le brasdroit de Charette, son autre lui-même depuis la mort de Jolly, futpris et fusillé.
Dans les derniers temps de sa vie, Charette nepeut pas faire un pas, que son adversaire, quel qu’il soit, Hocheou Travot, n’en soit averti sur-le-champ.
Environné de troupes républicaines, cerné detous côtés, poursuivi jour et nuit, traqué de buissons en buissons,rampant de fossés en fossés, sachant qu’un peu plus tôt ou un peuplus tard il doit être tué dans quelque rencontre, ou, s’il estpris vivant, fusillé sur place ; sans asile, brûlé de lafièvre, mourant de soif et de faim, n’osant demander, aux fermesqu’il rencontre, ni un peu de pain, ni un peu d’eau, ni un peu depaille, il n’a plus autour de lui que trente-deux hommes dont fontpartie le marquis de Souday et Jean Oullier, quand, le 25 mars1796, on lui annonce que quatre colonnes républicaines marchentsimultanément contre lui.
– Bien ! dit-il ; en ce cas, c’estici qu’il faut se battre jusqu’à la mort et vendre chèrement savie.
C’était à la Prélinière, dans la paroisse deSaint-Sulpice. Mais, avec ses trente-deux hommes, Charette ne secontente pas d’attendre les républicains : il marche au-devantd’eux. À la Guyonnière, il rencontre le général Valentin, à la têtede deux cents grenadiers et chasseurs.
Charette trouve une bonne position, et s’yretranche.
Là, pendant trois heures, il soutient lescharges et le feu de deux cents républicains.
Douze de ses hommes tombent autour de lui.L’armée de la chouannerie, qui se composait de vingt-quatre millehommes lorsque M. le comte d’Artois était à l’île Dieu, estaujourd’hui réduite à vingt hommes.
Ces vingt hommes tiennent autour de leurgénéral, et pas un ne songe à fuir.
Pour en finir, le général Valentin prend unfusil, et, à la tête de cent quatre-vingts hommes qui lui restent,charge à la baïonnette.
Dans cette charge, Charette est blessé d’uneballe à la tête et a trois doigts de la main gauche coupés d’uncoup de sabre.
Il va être pris, quand un Alsacien nomméPfeffer, qui a pour Charette plus que du dévouement – une religion– prend le chapeau empanaché de son général, lui donne le sien, et,s’élançant à gauche, lui crie :
– Sauvez-vous à droite !… C’est moiqu’ils vont poursuivre.
Et, en effet, c’est sur lui que s’acharnentles républicains, tandis que Charette s’élance du côté opposé avecses quinze derniers hommes.
Charette touchait au bois de la Chabotière,lorsque la colonne du général Travot paraît.
Une nouvelle, une suprême lutte s’engage, danslaquelle Charette n’a d’autre but que de se faire tuer.
Perdant son sang par trois blessures, ilchancelle et va tomber. Un Vendéen nommé Bossard le charge sur sesépaules et l’emporte vers le bois ; mais, avant d’y arriver,il tombe percé d’une balle.
Un autre, nommé Laroche-Davo, lui succède,fait cinquante pas et tombe à son tour dans le fossé qui sépare lebois de la plaine.
Le marquis de Souday prend à son tour Charetteentre ses bras, et, tandis que Jean Oullier tue de ses deux coupsde fusil les deux soldats républicains qui le pressent de plusprès, il se jette dans le bois avec son général et sept hommes quirestent. À cinquante pas de la lisière, Charette semble reprendresa force.
– Souday, dit-il, écoute mon dernierordre.
Le jeune homme s’arrête.
– Dépose-moi au pied de ce chêne.
Souday hésitait à obéir.
– Je suis toujours ton général, lui ditCharette d’une voix impérieuse ; obéis-moi donc !
Le jeune homme, vaincu, obéit et dépose songénéral au pied du chêne.
– Là ! maintenant, dit Charette,écoute-moi bien. Il faut que le roi, qui m’a fait général en chef,sache comment son général en chef est mort. Retourne auprès de SaMajesté Louis XVIII, et raconte-lui ce que tu as vu ; je leveux !
Charette parlait avec une telle solennité, quele marquis de Souday, qu’il tutoyait pour la première fois, n’eutpas même l’idée de désobéir.
– Allons, reprit Charette, tu n’as pas uneminute à perdre, fuis ; voilà les bleus !
En effet, les républicains paraissaient à lalisière du bois.
Souday prit la main que lui tendaitCharette.
– Embrasse-moi, dit celui-ci.
Le jeune homme l’embrassa.
– Assez, dit le général. Pars !
Souday jeta un regard à Jean Oullier.
– Viens-tu ? lui dit-il.
Mais celui-ci secoua la tête d’un airsombre.
– Que voulez-vous que j’aille faire là-bas,monsieur le marquis, dit-il, tandis qu’ici… ?
– Ici, que feras-tu ?
– Je vous dirai cela si, un jour, nous nousrevoyons, monsieur le marquis.
Et il envoya ses deux balles aux deuxrépublicains les plus proches.
Les deux républicains tombèrent.
L’un des deux était un officiersupérieur ; ses soldats s’empressèrent autour de lui.
Jean Oullier et le marquis de Soudayprofitèrent de cette espèce de sursis pour s’enfoncer dans laprofondeur du bois.
Seulement, au bout de cinquante pas, JeanOullier, trouvant un épais buisson, s’y glissa comme un serpent enfaisant un signe d’adieu au marquis de Souday.
Le marquis de Souday continua son chemin.
Le marquis de Souday gagna les bords de laLoire, et trouva un pêcheur qui le conduisit à la pointe deSaint-Gildas.
Une frégate croisait en vue ; c’était unefrégate anglaise.
Pour quelques louis de plus, le pêcheurconduisit le marquis jusqu’à la frégate.
Arrivé là, il était sauvé.
Deux ou trois jours après, la frégate héla untrois-mâts de commerce qui gouvernait pour entrer dans laManche.
C’était un bâtiment hollandais.
Le marquis de Souday demanda à passer à sonbord ; le capitaine anglais l’y fit conduire.
Le trois-mâts hollandais déposa le marquis àRotterdam.
De Rotterdam, celui-ci gagna Blankenbourg,petite ville du duché de Brunswick que Louis XVIII avait choisiepour sa résidence.
Il avait à s’acquitter des dernièresrecommandations de Charette.
Louis XVIII était à table ; l’heure durepas fut toujours une heure solennelle pour lui.
L’ex-page dut attendre que Sa Majesté eûtdîné.
Après le dîner, il fut introduit.
Il raconta les événements qu’il avait vus sedérouler sous ses yeux, et surtout la dernière catastrophe, avecune telle éloquence, que Sa Majesté, qui cependant était assez peuimpressionnable, fut impressionnée au point de lui dire :
– Assez, assez, marquis ! Oui, lechevalier de Charette était un brave serviteur, nous lereconnaissons.
Et il lui fit signe de se retirer.
Le messager obéit ; mais, en se retirant,il entendit le roi qui disait d’un ton maussade :
– Cet imbécile de Souday qui vient me raconterces choses-là après dîner ! C’est capable de troubler madigestion !
Le marquis était susceptible ; il trouvaque, après avoir exposé sa vie pendant six mois, être appeléimbécile par celui-là même pour qui il l’avait exposée, était unemédiocre récompense.
Il lui restait une centaine de louis dans sapoche ; il quitta le même soir Blankenbourg, en sedisant :
– Si j’avais su être reçu de cette façon-là,je ne me serais pas donné tant de peine pour venir !
Il regagna la Hollande, et, de la Hollande,passa en Angleterre. Là commença une nouvelle phase de l’existencedu marquis de Souday. Il était de ces hommes que les circonstancesfaçonnent selon leurs besoins ; qui sont forts ou faibles,valeureux ou pusillanimes selon le milieu où le hasard les jette.Pendant six mois, il s’était mis au niveau de cette terrible épopéevendéenne : il avait teint de son sang les buissons et leslandes du haut et du bas Poitou ; il avait supporté avec uneconstance stoïque non-seulement la mauvaise chance des combats,mais encore toutes les privations qui résultaient de cette lutte deguérillas, bivouaquant dans les neiges, errant sans pain, sansvêtements, sans asile dans les forêts boueuses de la Vendée ;jamais il n’avait eu une pensée pour les regrets, une parole pourla plainte !
Eh bien, avec tous ces antécédents, isolé aumilieu de cette grande ville de Londres, où il errait tristement,en regrettant les jours de lutte, il se trouva sans courage en facedu désœuvrement, sans constance en face de l’ennui, sans énergie enface de la misère qui l’attendait dans l’exil.
Cet homme, qui avait bravé les poursuites descolonnes infernales, ne sut pas résister aux méchantes suggestionsde l’oisiveté ; il chercha le plaisir partout et à tout prix,pour combler le vide qui s’était fait dans son existence depuisqu’il n’avait plus, pour l’occuper, les péripéties d’une lutteexterminatrice.
Or, ces plaisirs que demandait l’exilé, ilétait trop pauvre pour les choisir d’un ordre bien relevé :aussi, peu à peu, perdit-il de cette élégance de gentilhomme quel’habit de paysan porté pendant plus de deux mois n’avait pas puamoindrir, et, avec cette élégance, la distinction de sesgoûts ; il compara l’ale et le porter au champagne, et fit casde ces filles enrubannées de Grosvenor et de Haymarket, lui quiavait eu à choisir pour ses premières amours parmi desduchesses !
Bientôt, la facilité de ses principes et lesbesoins sans cesse renaissants de la vie l’amenèrent à descompositions dont sa réputation se trouva mal ; il accepta cequ’il ne pouvait plus payer ; il fit ses amis de compagnons dedébauche d’une classe inférieure à lui ; il en résulta que sescamarades d’émigration se détournèrent de lui, et, par la pentetoute naturelle des choses, plus l’isolement se faisait autour desa personne, plus le marquis de Souday s’enfonçait dans la mauvaisevoie où il était entré.
Il y avait deux ans qu’il menait cetteexistence, lorsque le hasard lui fit rencontrer, dans un tripot dela Cité dont il était un des hôtes les plus assidus, une jeuneouvrière qu’une de ces hideuses créatures qui pullulent à Londresarrachait de sa mansarde et produisait pour la première fois.
Malgré les changements que la mauvaise fortuneavait apportés en lui, la pauvre jeune fille reconnut cependant unreste de seigneurie ; elle se jeta en pleurant aux pieds dumarquis, le suppliant de la sauver de la vie infâme à laquelle onvoulait la consacrer et pour laquelle elle n’était point faite,ayant été sage jusque-là.
La jeune fille était belle ; le marquislui offrit de le suivre.
La jeune fille se jeta à son cou, et promit delui donner tout son amour, de lui consacrer tout sondévouement.
Sans avoir le moins du monde l’intentiond’accomplir une bonne action, le marquis fit donc échouer laspéculation échafaudée sur la beauté d’Éva.
La malheureuse enfant s’appelait Éva.
Elle tint parole, la pauvre et honnête fillequ’elle était : le marquis fut son premier et son dernieramour.
Au reste, le moment était heureux pour tousdeux. Le marquis commençait à se fatiguer des combats de coqs, desaigres vapeurs de la bière, des démêlés avec les constables et desbonnes fortunes de carrefour ; la tendresse de cette jeunefille le reposa ; la possession de cette enfant, blanche commeles cygnes qui ont été l’emblème de la Grande-Bretagne, sa patrie,satisfit l’amour-propre de M. de Souday. Peu à peu, il changea doncd’existence, et, sans revenir aux habitudes d’un homme de son rang,au moins la vie qu’il adopta fut-elle la vie d’un honnêtehomme.
Il se réfugia avec Éva dans une mansarde dePiccadilly. La jeune fille savait très bien coudre ; elletrouva du travail chez une lingère. Le marquis donna des leçonsd’escrime.
À partir de ce moment, ils vécurent un peu dumodique produit des leçons du marquis et des travaux d’Éva,beaucoup du bonheur qu’ils trouvaient dans un amour devenu assezpuissant pour dorer leur indigence.
Et cependant cet amour, comme toutes leschoses mortelles, s’usa, mais à la longue.
Heureusement pour Éva que les émotions de laguerre vendéenne et les joies effrénées des enfers de Londresavaient absorbé la sève surabondante que pouvait avoir sonamant ; il avait vieilli avant l’âge.
Effectivement, le jour où le marquis de Soudays’aperçut que son amour pour Éva n’était plus qu’un feu éteint, oudu moins bien près de s’éteindre ; le jour où les baisers dela jeune femme se trouvèrent impuissants, non pas à le rassasier,mais à le réveiller, l’habitude avait pris sur son esprit un telascendant, que, quand bien même il eût cédé au besoin de chercherdes distractions au-dehors, il n’eût plus trouvé en lui ni la forceni le courage de rompre une liaison dans laquelle son égoïsmetrouvait les monotones satisfactions du jour le jour.
Ce ci-devant viveur, dont les ancêtres avaienteu, pendant trois siècles, droit de haute et basse justice dansleur comté ; cet ex-brigand, aide de camp dubrigand Charette, mena ainsi, pendant douze ans,l’existence triste, précaire, souffreteuse, d’un modeste employé,ou d’un artisan plus modeste encore.
Le ciel avait été longtemps sans se décider àbénir cette union illégitime ; mais enfin les vœux que formaitdepuis douze ans Éva furent exaucés. La pauvre femme devintenceinte et donna le jour à deux jumelles.
Malheureusement, Éva ne jouit que quelquesheures de ces joies maternelles qu’elle avait tantsouhaitées : la fièvre de lait l’emporta.
Sa tendresse pour le marquis de Souday étaitaussi vive et aussi profonde, après ces douze années, qu’auxpremiers jours de leur liaison ; cependant son amour, si grandqu’il fût, n’avait pu l’empêcher de reconnaître que la frivolité etl’égoïsme faisaient le fond du caractère de son amant ; aussimourut-elle partagée entre la douleur de dire un éternel adieu àcet homme tant aimé et la terreur de voir entre ses mains frivolesl’avenir de ses deux enfants.
Cette perte produisit sur le marquis de Soudaydes impressions que nous reproduirons minutieusement, parcequ’elles nous semblent donner la mesure de l’humeur de cepersonnage, destiné à jouer un rôle important dans le récit quenous entreprenons.
Il commença par pleurer sérieusement etsincèrement sa compagne ; car il ne pouvait s’empêcher derendre hommage à ses qualités et de reconnaître le bonheur qu’ilavait dû à son affection.
Puis, cette première douleur apaisée, iléprouva un peu de la joie de l’écolier qui se sent débarrassé deses entraves. Un jour ou l’autre, son nom, son rang, sa naissance,pouvaient rendre nécessaire la rupture de ce lien ; le marquisn’en voulait donc pas trop à la Providence de s’être chargée d’unsoin qui lui eût été cruel.
Mais cette satisfaction fut courte ; latendresse d’Éva, la continuité des petits soins dont il étaitl’objet avaient gâté le marquis, et ces petits soins, qui luimanquaient tout à coup, lui parurent plus nécessaires qu’autrefoisils ne lui avaient paru doux.
La mansarde, du moment où la voix pure etfraîche de l’Anglaise ne fut plus là pour l’animer, redevint cequ’elle était en réalité, un affreux taudis, de même que, du momentoù il chercha en vain sur son oreiller la chevelure soyeuse de sonamie épanchée en flots blonds et abondants, son lit ne fut plusqu’un galetas.
Où trouverait-il maintenant les doucescâlineries, les tendres prévenances dont, pendant douze ans, Éval’avait entouré ?
Arrivé à cette période de son isolement, lemarquis comprit qu’il les chercherait en vain ; enconséquence, il se remit de plus belle à pleurer sa maîtresse, et,quand il lui fallut se séparer des deux petites filles, qu’ilmettait en nourrice dans le Yorkshire, il trouva dans sa douleurdes élans de tendresse qui touchèrent bien vivement la paysanne quiles emmenait.
Lorsqu’il se fut ainsi séparé de tout ce quile rattachait au passé, le marquis de Souday succomba sous le poidsde son isolement ; il devint sombre et taciturne ; ledégoût de la vie s’empara de lui, et, comme sa foi religieusen’était pas des plus solides, il eût fini, selon toute probabilité,par faire un saut dans la Tamise, si la catastrophe de 1814 n’étaitpoint arrivée à propos pour le distraire de ses idées lugubres.
Rentré dans sa patrie, qu’il n’espérait plusrevoir, le marquis de Souday vint tout naturellement demander àLouis XVIII, à qui il n’avait rien demandé pendant tout le tempsqu’avait duré son exil, le prix du sang qu’il avait répandu pourlui ; mais les princes ne cherchent souvent qu’un prétextepour se montrer ingrats, et Louis XVIII en avait trois vis-à-vis deson ancien page :
Le premier, c’était la façon intempestive dontcelui-ci était venu annoncer à Sa Majesté la mort de Charette,annonce qui avait, en effet, troublé la royale digestion.
Le second était son départ inconvenant deBlankenbourg, départ qui avait été accompagné de paroles plusinconvenantes encore que le départ lui-même.
Enfin, le troisième prétexte – et le plusgrave – était l’irrégularité de sa conduite pendantl’émigration.
On donna de grands éloges à la bravoure et audévouement de l’ex-page ; mais on lui fit comprendre toutdoucement qu’avec de pareils scandales à se reprocher il ne pouvaitavoir la prétention de remplir un emploi public.
Le roi n’était plus le maître absolu, luidit-on ; il avait à compter avec l’opinion publique ; àun règne d’immoralité, il devait faire succéder une ère nouvelle etsévère.
On représenta au marquis combien il seraitbeau de sa part de couronner une vie d’abnégation et de dévouementen faisant aux nécessités de la situation le sacrifice de sesvelléités ambitieuses.
Bref, on l’amena à se contenter de la croix deSaint-Louis, du grade et de la retraite de chef d’escadron, et às’en aller manger le pain du roi dans sa terre de Souday, seuleépave que le pauvre émigré eût recueillie de l’immense fortune deses ancêtres.
Ce qu’il y eut de beau, c’est que cesdéceptions n’empêchèrent point le marquis de Souday de faire sondevoir, c’est-à-dire de quitter de nouveau son pauvre castellorsque Napoléon opéra son merveilleux retour de l’île d’Elbe.
Napoléon tombe une seconde fois, une secondefois le marquis de Souday rentra à la suite de ses princeslégitimes.
Mais, cette fois, mieux avisé qu’en 1814, ilse contenta de demander à la Restauration la place de lieutenant delouveterie de l’arrondissement de Machecoul, qui, étant gratuite,lui fut accordée avec empressement.
Privé pendant toute sa jeunesse d’un plaisirqui, dans sa famille, était une passion héréditaire, le marquis deSouday commença de s’adonner à la chasse avec fureur. Toujourstriste de la vie solitaire, pour laquelle il n’était pasfait ; devenu encore plus misanthrope à la suite de sesdéconvenues politiques, il trouvait dans cet exercice l’oublimomentané de ses souvenirs amers. Aussi la possession d’unelouveterie qui lui donnait le droit de parcourir gratuitement lesforêts de l’État lui causa-t-elle plus de satisfaction qu’il n’enavait éprouvé en recevant du ministre sa croix de Saint Louis etson brevet de chef d’escadron.
Or, le marquis de Souday vivait depuis deuxans déjà dans son petit castel, battant les bois jour et nuit, avecses six chiens, seul équipage que lui permît son mince revenu,voyant ses voisins tout juste autant qu’il le fallait pour ne pointpasser pour un ours et songeant le moins possible aux héritagescomme aux gloires du passé, lorsqu’un matin, qu’il partait pouraller explorer la partie nord de la forêt de Machecoul, il secroisa sur la route avec une paysanne qui portait une enfant detrois à quatre ans sur chacun de ses bras.
Le marquis de Souday reconnut cette paysanneet rougit en la reconnaissant.
C’était la nourrice du Yorkshire, à laquelle,depuis trente-six à trente-huit mois, il oubliait régulièrement depayer la pension de ses deux nourrissonnes.
La brave femme s’était rendue à Londres, etavait fort intelligemment été demander des renseignements àl’ambassade française. Elle arrivait donc par l’intermédiaire de M.le ministre de France, qui ne doutait point que le marquis deSouday ne fût on ne peut plus heureux de retrouver ses enfants.
Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’il nes’était pas tout à fait trompé.
Les petites filles rappelaient si parfaitementla pauvre Éva, que le marquis eut un moment d’émotion ; il lesembrassa avec une tendresse qui n’était pas feinte, donna son fusilà porter à l’Anglaise, prit les deux enfants dans ses bras etrapporta à son castel ce butin inattendu, à la grande stupéfactionde la cuisinière nantaise qui composait son domestique, et quil’accabla de questions sur la singulière trouvaille qu’il venait defaire.
Cet interrogatoire épouvanta le marquis.
Il n’avait que trente-neuf ans et songeaitvaguement à se marier, regardant comme un devoir de ne pas laisserfinir dans sa personne une maison aussi illustre que l’était lasienne ; il n’eût point été fâché, d’ailleurs, de se déchargersur une femme des soins du ménage, qui lui étaient odieux.
Mais la réalisation de ce projet devenaitdifficile si les deux petites filles restaient sous son toit.
Il le comprit, paya largement l’Anglaise et lafit repartir le lendemain.
Pendant la nuit, il avait pris une résolutionqui lui avait paru tout concilier.
Quelle était cette résolution ?
C’est ce que nous allons voir dans le chapitresuivant.
Le marquis de Souday s’était mis au lit, en serépétant à lui-même ce vieil axiome : « La nuit porteconseil. »
Puis, dans cette espérance, il s’étaitendormi.
En dormant, il avait rêvé.
Il avait rêvé à ses vieilles guerres de Vendéeavec Charrette, dont il avait été l’aide de camp, et surtout ilavait rêvé à ce brave fils d’un métayer de son père qui avait étéson aide de camp, à lui : il avait rêvé à Jean Oullier, auquelil n’avait jamais songé, qu’il n’avait jamais revu depuis le jouroù, Charette mourant, ils s’étaient séparés dans le bois de laChabotière.
Autant qu’il pouvait se le rappeler, JeanOullier, avant de se joindre à l’armée de Charette, habitait levillage de la Chevrolière, près du lac de Grand-Lieu.
Le marquis de Souday fit monter à cheval unhomme de Machecoul qui lui faisait d’habitude ses commissions, et,en lui remettant une lettre, le chargea d’aller à la Chevrolières’informer si un nommé Jean Oullier vivait encore et habitaittoujours le pays.
S’il vivait encore et habitait toujours lepays, l’homme de Machecoul aurait à lui porter la lettre et à leramener, s’il était possible, avec lui.
S’il demeurait aux environs, le messagerdevait le joindre où il était.
S’il était trop loin pour le suivre, ilfallait s’informer de la localité qu’il habitait.
S’il était mort, il fallait revenir dire qu’ilétait mort.
Jean Oullier n’était pas mort, Jean Oulliern’était pas dans un pays lointain, Jean Oullier n’était pas mêmeaux environs de la Chevrolière.
Jean Oullier était à la Chevrolière même.
Voici ce qu’il était advenu de lui après saséparation d’avec le marquis de Souday.
Il était resté caché dans le buisson d’où,sans être vu, il pouvait voir.
Il avait vu le général Travot faisant Charetteprisonnier, et le traitant avec tous les égards qu’un homme commele général Travot pouvait avoir pour Charette.
Mais il paraît que ce n’était pas là tout ceque voulait voir Jean Oullier, puisque, Charette placé sur unbrancard et emporté, il resta encore, lui, dans son buisson.
Il est vrai qu’un officier et un piquet dedouze hommes étaient, de leur côté, restés dans le bois.
Une heure après que ce poste était installélà, un paysan vendéen avait passé à dix pas de Jean Oullier, etavait répondu au qui-vive de la sentinelle bleue par le motami, réponse bizarre dans la bouche d’un paysan royalisteparlant à des soldats républicains.
Puis le paysan avait échangé un mot d’ordreavec la sentinelle, qui l’avait laissé passer.
Puis, enfin, il s’était approché del’officier, qui, avec une expression de dégoût impossible àdécrire, lui avait remis une bourse pleine d’or.
Après quoi, le paysan avait disparu.
Selon toute probabilité, l’officier et lesdouze hommes n’avaient été laissés dans le bois que pour attendrece paysan ; car à peine avait-il disparu, qu’eux-mêmess’étaient ralliés et avaient disparu à leur tour.
Selon toute probabilité encore, Jean Oullieravait vu ce qu’il voulait voir ; car il sortit de son buissoncomme il y était entré, c’est-à-dire en rampant, se remit sur lespieds, arracha la cocarde blanche de son chapeau, et, avecl’insouciance d’un homme qui, depuis trois ans, joue sa vie chaquejour sur un coup de dés, s’enfonça dans la forêt.
La même nuit, il arriva à la Chevrolière.
Il alla droit à la place où il croyait trouversa maison.
À la place de sa maison était une ruinenoircie par la fumée.
Il s’assit sur une pierre et pleura.
C’est que, dans cette maison, il avait laisséune femme et deux enfants…
Mais, bientôt, Jean Oullier entendit un bruitde pas ; il releva la tête.
Un paysan passait ; Jean Oullier lereconnut dans l’obscurité.
Il appela :
– Tinguy !
Le paysan s’approcha.
– Qui es-tu, demanda-t-il, toi quim’appelles ?
– Je suis Jean Oullier, répondit lechouan.
– Dieu te garde ! répondit Tinguy.
Et il voulut continuer son chemin.
Jean Oullier l’arrêta.
– Il faut que tu me répondes, lui dit-il.
– Es-tu un homme ?
– Oui.
– Eh bien, alors interroge, je répondrai.
– Mon père ?
– Mort.
– Ma femme ?
– Morte.
– Mes deux enfants ?
– Morts.
– Merci.
Jean Oullier se rassit ; il ne pleuraitplus.
Un instant après, il se laissa tomber à genouxet pria.
Il était temps ; il allaitblasphémer.
Il pria pour ceux qui étaient morts.
Puis, retrempé par cette foi profonde qui luidonnait l’espoir de les retrouver un jour dans un monde meilleur,il bivouaqua sur ces tristes ruines.
Le lendemain, au point du jour, il était à labesogne, aussi calme, aussi résolu, que si son père eût toujoursété à la charrue, sa femme devant la cheminée, et ses enfantsdevant la porte.
Seul, et sans demander d’aide à personne, ilrebâtit sa chaumière.
Il y vécut de son humble travail dejournalier ; et qui eût conseillé à Jean Oullier de demanderaux Bourbons le prix de ce qu’à tort ou à raison il regardait commeun devoir accompli, celui-là eût fort risqué de révolter lasimplicité pleine de grandeur du pauvre paysan.
On comprend qu’avec ce caractère Jean Oullier,recevant une lettre du marquis de Souday, qui l’appelait son vieuxcamarade et le priait de se rendre à l’instant même au château, oncomprend que Jean Oullier ne se fit pas attendre.
Il ferma la porte de sa maison, mit la clefdans sa poche, et, comme il vivait seul, n’ayant personne àprévenir, il partit à l’instant même.
Le messager voulut lui céder le cheval, ou dumoins le faire monter en croupe, mais Jean Oullier secoua latête.
– Grâce à Dieu, dit-il, les jambes sontbonnes.
Et, appuyant sa main sur le cou du cheval, ilindiqua lui même par une espèce de pas gymnastique l’allure que lecheval pouvait prendre.
C’était un petit trot de deux lieues àl’heure.
Le soir, Jean Oullier était au château deSouday.
Le marquis le reçut avec une joievisible ; toute la journée, il avait été tourmenté à l’idéeque Jean Oullier était absent ou mort.
Il va sans dire que cette absence ou cettemort le tourmentait, non pas pour Jean Oullier, mais pourlui-même.
Nous avons prévenu nos lecteurs que le marquisde Souday était légèrement égoïste.
La première chose que fit le marquis, ce futde prendre Jean Oullier à part et de lui confier sa position et lesembarras qui en résultaient pour lui.
Jean Oullier, qui avait eu ses deux enfantsmassacrés, ne comprenait pas très bien qu’un père se séparâtvolontiers de ses deux enfants.
Il accepta cependant la proposition que luifit le marquis de Souday de lui faire élever ses deux enfants,jusqu’au moment où elles auraient atteint l’âge d’aller enpension.
Il chercherait, à la Chevrolière ou auxenvirons, quelque brave femme qui leur tînt lieu de mère – sitoutefois quelque chose tient lieu de mère à des orphelins.
Quand bien même les deux jumelles eussent étélaides et désagréables, Jean Oullier eût accepté ; mais ellesétaient si gentilles, si avenantes, si gracieuses, leur sourireétait si engageant, que le bonhomme les avait tout de suite aiméescomme ces gens-là savent aimer.
Il prétendait qu’avec leurs petites figuresblanches et roses et leurs longs cheveux bouclés, elles luirappelaient si bien les anges qui, avant qu’on les eût brisés,entouraient la madone du maître-autel de Grand-Lieu, qu’en lesapercevant il avait eu l’idée de s’agenouiller.
Il fut donc décidé que, le lendemain, JeanOullier emmènerait les deux enfants.
Malheureusement, pendant tout le temps quis’était écoulé entre le départ de la nourrice et l’arrivée de JeanOullier, il avait plu.
Le marquis, confiné dans son castel, avaitsenti qu’il commençait à s’ennuyer.
S’ennuyant, il avait appelé auprès de lui sesdeux filles et s’était mis à jouer avec elles ; puis, plaçantl’une à califourchon sur son cou, asseyant l’autre sur ses reins,il s’était, comme le Béarnais, promené à quatre pattes tout autourde l’appartement.
Seulement, il avait raffiné sur les amusementsqu’Henri IV donnait à sa progéniture : avec sa bouche, lemarquis de Souday imitait tour à tour le son du cor et l’aboi detoute une meute.
Cette chasse à l’intérieur avait énormémentamusé le marquis de Souday.
Il va sans dire que les petites filles, elles,n’avaient jamais tant ri.
En outre, elles avaient pris goût à latendresse accompagnée de toutes sortes de chatteries que leur pèreleur avait prodiguée pendant ces quelques heures, afin d’atténuer,selon toute probabilité, les reproches que lui faisait saconscience à propos de cette séparation si prompte après une silongue absence.
Les deux enfants témoignaient donc au marquisun attachement féroce et une reconnaissance dangereuse pour sesprojets.
Aussi, à huit heures du matin, lorsque lacarriole fut amenée devant le perron du château, lorsque les deuxjumelles eurent compris qu’on allait les emmener,commencèrent-elles à pousser des cris de désespoir.
Bertha se rua sur son père, embrassa une deses jambes, et, se cramponnant aux jarretières du monsieur qui luidonnait tant de bonbons et qui faisait si bien le cheval, elle yenchevêtra ses petites mains de telle façon, que le pauvre marquiscraignit de lui briser les poignets en essayant de lesdétacher.
Quant à Mary, elle s’était assise sur unemarche et se contentait de pleurer ; mais elle pleurait avecune telle expression de douleur, que Jean Oullier se sentit encoreplus remué de ce chagrin muet que du désespoir bruyant de l’autrepetite fille.
Le marquis de Souday employa toute sonéloquence à persuader aux deux petites filles qu’en montant dans lavoiture elles auraient bien plus de friandises et de plaisir qu’enrestant auprès de lui ; mais plus il parlait, plus Marysanglotait et plus Bertha trépignait et l’étreignait avec rage.
L’impatience commençait à gagner lemarquis ; et, voyant que la persuasion ne pouvait rien, ilallait employer la force, lorsque, en levant les yeux, son regardse fixa sur Jean Oullier.
Deux grosses larmes roulaient le long desjoues bronzées du paysan et allaient se perdre dans l’épais collierde favoris roux qui lui encadrait le visage.
Ces larmes étaient à la fois une prière pourle marquis et un reproche pour le père.
M. de Souday fit signe à Jean Oullier dedételer le cheval, et, tandis que Bertha, qui avait compris cesigne, dansait de joie sur le perron, il dit à l’oreille dumétayer :
– Tu partiras demain.
Ce jour-là, comme il faisait très beau, lemarquis voulut utiliser la présence de Jean Oullier en allant à lachasse et en s’y faisant accompagner par lui. Il le conduisit, enconséquence, dans sa chambre, pour qu’il l’aidât à revêtir soncostume d’expédition.
Le paysan fut frappé de l’affreux désordre quirégnait dans cette petite chambre, et ce fut une occasion pour lemarquis d’achever ses confidences intimes en se plaignant de sonmaître Jacques femelle, qui, convenable devant ses fourneaux, étaitd’une incurie odieuse dans tous les autres soins du ménage, etparticulièrement dans ceux qui regardaient la toilette dumarquis.
Ce dernier fut plus de dix minutes avantd’avoir trouvé une veste qui ne fût pas veuve de tous ses boutonsou une culotte qui ne fût pas affligée d’une solution de continuitépar trop indécente.
Enfin, on y arriva.
Tout louvetier qu’il était, comme nous l’avonsdit, le marquis était trop pauvre pour se donner le luxe d’un valetde chiens ; et il conduisait lui-même son petit équipage.Aussi, forcé de se partager entre le soin du défaut et lapréoccupation du tir, était-il rare qu’il ne rentrât pointbredouille.
Avec Jean Oullier, ce fut tout autrechose.
Le vigoureux paysan, dans toute la force del’âge, gravissait les rampes les plus escarpées de la forêt avec laforce et la légèreté d’un chevreuil : il bondissait au-dessusdes halliers quand il lui semblait trop long de les tourner, et,grâce à ses jarrets d’acier, il ne quittait pas ses chiens d’unesemelle ; enfin, dans deux ou trois occasions, il les appuyaavec tant de bonheur, que le sanglier qu’on chassait, comprenantque ce n’était pas en fuyant qu’il se débarrasserait de sesennemis, finit par les attendre et par faire tête dans un fourré oùle marquis eut la joie de le tuer au ferme ; ce qui ne luiétait pas encore arrivé.
Le marquis rentra chez lui transportéd’allégresse, en remerciant Jean Oullier de la délicieuse journéequ’il lui devait.
Pendant le dîner, il fut d’une humeurcharmante et inventa de nouveaux jeux pour mettre les petitesfilles à l’unisson de son humeur.
Le soir, lorsqu’il rentra dans sa chambre, lemarquis de Souday trouva Jean Oullier assis les jambes croisées,dans un coin, à la manière des Turcs ou des tailleurs.
Le brave homme avait en face de lui unemontagne de vêtements et tenait à la main une vieille culotte develours dans laquelle il promenait l’aiguille avec fureur.
– Que diable fais-tu là ? lui demanda lemarquis.
– L’hiver est froid dans ce pays de plaine,surtout quand le vent vient de la mer ; et, rentré chez moi,j’aurais froid aux jambes, rien qu’en pensant que la bise peutarriver aux vôtres par de telles ouvertures ! répondit JeanOullier en montrant à son maître une fente qui allait du genou à laceinture, dans la culotte qu’il réparait.
– Ah çà ! tu es donc tailleur ? fitle marquis.
– Hélas ! dit Jean Oullier, est-ce qu’onne sait pas un peu de tout quand, depuis plus de vingt ans, on vitseul ? D’ailleurs, on n’est jamais embarrassé quand on a étésoldat.
– Bon ! est-ce que je ne l’ai pas étéaussi, moi ? demanda le marquis.
– Non ; vous avez été officier, vous, etce n’est pas la même chose.
Le marquis de Souday regarda Jean Oullier avecadmiration, puis se coucha, s’endormit et ronfla sans que celainterrompît le moins du monde la besogne de l’ancien chouan.
Au milieu de la nuit, le marquis seréveilla.
Jean Oullier travaillait toujours.
La montagne de vêtements n’avait passensiblement diminué.
– Mais tu n’auras jamais fini, même entravaillant jusqu’au jour, mon pauvre Jean ! lui dit lemarquis.
– Hélas ! j’en ai grand-peur !
– Alors, va te coucher, mon vieuxcamarade ; tu ne partiras que lorsqu’il y aura un peu d’ordredans toute cette défroque, et nous chasserons encore demain.
Le matin, avant de partir pour la chasse, lemarquis de Souday eut l’idée d’aller embrasser ses enfants.
En conséquence, il monta à leur chambre et futfort étonné de trouver l’universel Jean Oullier qui l’avaitdevancé, et qui débarbouillait les deux petites filles avec laconscience et l’obstination de la meilleure gouvernante.
Et le pauvre homme, à qui cette occupationrappelait les enfants qu’il avait perdus, semblait y trouver unesatisfaction complète.
L’admiration du marquis se changea enrespect.
Pendant huit jours, les chasses se succédèrentsans interruption, toutes plus belles et plus fructueuses les unesque les autres.
Pendant ces huit jours, tour à tour piqueur etéconome, Jean Oullier, en cette dernière qualité, une fois rentré àla maison, travailla sans relâche à rajeunir la toilette de sonmaître ; et il trouva encore le temps de ranger la maison duhaut en bas.
Le marquis de Souday, loin de vouloirmaintenant presser son départ, songeait avec effroi qu’il allaitlui falloir se séparer d’un serviteur si précieux.
Du matin jusqu’au soir, et quelquefois du soirjusqu’au matin, il repassait dans son cerveau quelle était celledes qualités du Vendéen qui le touchait le plus sensiblement.
Jean Oullier avait le flair d’un limier pourdécouvrir une rentrée au bris des ronces ou sur l’herbe mouillée derosée.
Dans les chemins secs et pierreux deMachecoul, de Bourgneuf et d’Aigrefeuille, il déterminait sanshésitation l’âge et le sexe du sanglier dont la trace semblaitimperceptible.
Jamais piqueur à cheval n’avait appuyé deschiens comme Jean Oullier le savait faire, monté sur deux longuesjambes.
Enfin, les jours où la fatigue le forçait dedonner relâche à la petite meute, il était sans pareil pour devinerles enceintes fertiles en bécasses et y conduire son maître.
– Ah ! par ma foi, au diable lemariage ! s’écriait parfois le marquis lorsqu’on le croyaitoccupé de songer à tout autre chose. Qu’irais-je faire dans cettegalère, où j’ai vu si tristement ramer les plus honnêtesgens ? Par la mort-Dieu ! je ne suis plus un tout jeunehomme : voilà que je prends mes quarante ans ; je ne mefais aucune illusion, je ne compte séduire personne par mesagréments personnels. Je ne puis donc espérer autre chose que detenter une vieille douairière avec mes trois mille livres de rente,dont la moitié meurt avec moi ; j’aurai une marquise de Soudaygrondeuse, quinteuse, hargneuse, qui m’interdira peut-être lachasse, que ce brave Jean sert si bien, et qui, à coup sûr, netiendra pas le ménage plus décemment qu’il ne le fait. Etcependant, reprenait-il en se redressant et en balançant le haut ducorps, sommes-nous dans une époque où il soit permis de laisserfinir les grandes races, soutiens naturels de la monarchie ?ne me serait-il pas bien doux de voir mon fils relever l’honneur dema maison ? tandis qu’au contraire, moi à qui l’on n’a jamaisconnu de femme – légitime du moins – que vais-je faire penser demoi ? Que diront mes voisins de la présence de ces deuxpetites filles à la maison ?
Ces réflexions, lorsqu’elles lui venaient – etc’était d’ordinaire les jours de pluie, quand le mauvais tempsl’empêchait de se livrer à son plaisir favori, – ces réflexionsjetaient parfois le marquis de Souday dans de cruellesperplexités.
Il en sortit, comme sortent de pareillessituations tous les tempéraments indécis, les caractères faibles,tous les hommes qui ne savent pas prendre un parti : – enrestant dans le provisoire.
Bertha et Mary, en 1831, avaient atteint leursdix-sept ans, et le provisoire durait toujours.
Et, cependant, quoi qu’on en pût croire, lemarquis de Souday ne s’était point encore décidé positivement àgarder ses filles près de lui.
Jean Oullier, qui avait accroché à un clou laclef de sa maison de la Chevrolière, n’avait pas eu, depuisquatorze ans, l’idée de la décrocher de ce clou.
Il avait patiemment attendu que son maître luidonnât l’ordre de retourner chez lui, et, comme, depuis son arrivéeau château, le château était propre et net, comme le marquisn’avait pas eu une seule fois à se lamenter sur l’inconvénient dese passer de boutons ; comme les bottes de chasse avaienttoujours été convenablement graissées ; comme les fusilsétaient tenus ni plus ni moins que dans la première armurerie deNantes ; comme Jean Oullier, à l’aide de certains procédéscoercitifs dont il tenait la tradition d’un de ses camarades àl’armée brigande, avait peu à peu amené la cuisinière àperdre l’habitude de faire supporter à son maître sa mauvaisehumeur ; comme les chiens étaient constamment en bon état,brillants de poil, ni trop gras, ni trop maigres, capables desoutenir quatre fois par semaine une grande course de huit à dixheures et de la terminer autant de fois par un hallali ; commeaussi le babil et la gentillesse des enfants, leur tendresseexpansive rompaient la monotonie de son existence ; comme sescauseries et ses entretiens avec Jean Oullier sur l’ancienneguerre, passée aujourd’hui à l’état de tradition – elle remontait àtrente-cinq ou trente-six ans – rompaient la monotonie de sonexistence et allégeaient la longueur des soirées et des jours depluie, le marquis, retrouvant les bons soins, la douce quiétude, lebonheur tranquille dont il avait joui près de la pauvre Éva, avecl’enivrant plaisir de la chasse en plus, le marquis, disons-nous,avait remis de jour en jour, de mois en mois, d’année en année, àfixer le moment de la séparation.
Quant à Jean Oullier, il avait, de son côté,ses motifs pour ne point provoquer de décision. Ce n’était passeulement un homme brave, que celui-là, c’était encore un bravehomme.
Ainsi que nous l’avons raconté, il s’étaitpris tout de suite d’affection pour Bertha et Mary ; cetteaffection, dans ce pauvre cœur veuf de ses propres enfants, s’étaitpromptement changée en tendresse, et, avec le temps, cettetendresse était devenue du fanatisme. Il ne s’était point toutd’abord rendu un compte bien exact de la distinction que le marquisvoulait établir entre leur situation et celle des enfants légitimesque celui-ci espérait obtenir d’une union quelconque pour perpétuerson nom : dans le bas Poitou, quand on a fait deuil à unebrave fille, on ne connaît qu’un seul moyen de réparation, lemariage. Jean Oullier trouvait logique, puisque son maître nepouvait légitimer sa liaison, de ne pas désavouer au moins lapaternité qu’Éva lui avait léguée en mourant. Aussi, après deuxmois de séjour au château, ces réflexions faites, pesées par sonesprit, ratifiées par son cœur, le Vendéen eût reçu de fortmauvaise grâce un ordre de départ, et le respect qu’il portait à M.de Souday ne l’eût point empêché d’exposer vertement, dans ce casextrême, ses sentiments à l’endroit de ce chapitre.
Heureusement, le marquis n’initia point sonserviteur aux tergiversations de son esprit ; de sorte queJean Oullier put prendre le provisoire pour un définitif, et croireque le marquis regardait la présence de ses deux filles au châteaucomme un droit pour elles, et en même temps comme un devoir pourlui.
Au moment où nous sortons de cespréliminaires, peut-être un peu longs, Bertha et Mary ont doncentre dix-sept et dix-huit ans.
La pureté de race des marquis de Souday a faitmerveille en se retrempant dans le sang plein de sève de laplébéienne Saxonne : les enfants d’Éva sont deux splendidesjeunes filles aux traits fins et délicats, à la taille svelte etélancée, à la tournure pleine de noblesse et de distinction.
Elles se ressemblent comme se ressemblent tousles jumeaux ; seulement, Bertha est brune comme était sonpère, Mary est blonde comme était sa mère.
Malheureusement, l’éducation que ces deuxbelles personnes ont reçue, en développant, autant que possible,leurs avantages physiques, ne s’est pas suffisamment préoccupée desbesoins de leur sexe.
Vivant au jour le jour auprès de leur père,avec le laisser aller de ce dernier, et son parti pris de jouir duprésent sans s’inquiéter de l’avenir, il était impossible qu’il enfût autrement.
Jean Oullier avait été le seul instituteur desenfants d’Éva, comme il avait été leur seule gouvernante.
Le digne Vendéen leur avait appris tout cequ’il savait, à lire, à écrire, à compter, à prier avec une tendreet profonde ferveur Dieu et la Vierge ; puis à courir lesbois, à escalader les rochers, à traverser les halliers de houx, deronces, d’épines, le tout sans fatigue, sans peur et sansfaiblesse ; à arrêter d’une balle un oiseau dans son vol, unchevreuil dans sa course ; enfin, à monter à poil cesindomptables chevaux de Mellerault, aussi sauvages dans leursprairies ou dans leurs landes que les chevaux des gauchos dansleurs pampas.
Le marquis de Souday avait vu tout cela sansêtre aucunement tenté d’imprimer une autre direction à l’éducationde ses filles, et sans avoir même l’idée de contrarier les goûtsqu’elles puisaient dans ces exercices virils : le dignegentilhomme était trop heureux de trouver en elles de vaillantscamarades de chasse, réunissant à une tendresse respectueuse pourleur père une gaieté, un entrain et une ardeur cynégétique qui,depuis qu’elles les partageaient, doublaient le charme de toutesses parties.
Cependant, pour être juste, nous devons direque le marquis avait ajouté quelque chose de son cru aux leçons deJean Oullier.
Lorsque Bertha et Mary eurent atteint leurquatorzième année, lorsqu’elles commencèrent à accompagner leurpère dans ses expéditions en forêt, les jeux enfantins quiremplissaient autrefois les soirées au château perdirent tout leurattrait.
Alors, pour combler le vide qui en résultait,le marquis de Souday apprit le whist à Bertha et à Mary.
De leur côté, les deux enfants avaientcomplété, aussi bien qu’elles avaient pu, au moral, leur éducation,si vigoureusement développée par Jean Oullier sous le rapportphysique ; elles avaient, en jouant à cache-cache dans lechâteau, découvert une chambre qui, selon toute probabilité,n’avait pas été ouverte depuis trente ans.
C’était la bibliothèque.
Là, elles avaient trouvé un millier devolumes, à peu près.
Chacune, dans ces volumes, avait choisi selonson goût.
La sentimentale et douce Mary avait donné lapréférence aux romans, la turbulente et positive Bertha, àl’histoire.
Puis elles avaient fondu le toutensemble : Mary en racontant Amadis et Paulet Virginie à Bertha, Bertha en racontant Mézeray et Vellyà Mary.
De ces lectures tronquées, il était résultépour les deux jeunes filles des notions assez fausses sur la vieréelle et sur les habitudes et les exigences d’un monde qu’ellesn’avaient jamais vu, dont elles avaient à peine entendu parler.
Lors de la première communion des deux petitesfilles, le curé de Machecoul, qui les aimait pour leur piété et labonté de leur cœur, avait hasardé quelques observations sur lasingulière existence qu’on leur préparait en les élevant de lasorte ; mais ces amicales remontrances étaient venues sebriser contre l’indifférence égoïste du marquis de Souday.
Et l’éducation que nous avons décrite avaitcontinué, et, de cette éducation, il était résulté des habitudesqui avaient fait – grâce à leur position déjà si fausse – une fortméchante réputation à Bertha et à sa sœur, dans tout le pays.
Et, en effet, le marquis de Souday étaitentouré de gentillâtres qui lui enviaient fort l’illustration deson nom, et qui ne demandaient qu’une occasion de lui rendre ledédain que les ancêtres du marquis avaient probablement témoignéaux leurs ; aussi, lorsqu’on le vit conserver dans sa demeureet appeler ses filles les fruits d’une liaison illégitime, semit-on à publier à son de trompe ce qu’avait été sa vie àLondres ; on exagéra ses fautes ; on fit de la pauvreÉva, qu’un miracle de la Providence avait conservée si pure, unefille des rues, et, peu à peu, les hobereaux de Beauvoir, deSaint-Léger, de Bourgneuf, de Saint-Philbert et de Grand-Lieu sedétournèrent du marquis, sous prétexte qu’il avilissait lanoblesse, dont, vu la roture de la plupart d’entre eux, ils étaientbien bons de prendre tant de souci.
Bientôt, ce ne furent pas seulement les hommesqui désapprouvèrent la conduite actuelle du marquis de Souday etcalomnièrent sa conduite passée : la beauté des deux sœursameuta contre elles toutes les mères et toutes les filles, à dixlieues à la ronde, et cela, dès lors, devint infiniment plusgrave.
Si Bertha et Mary eussent été laides, le cœurde ces charitables dames et de ces pieuses demoiselles,naturellement porté à l’indulgence chrétienne, eût peut-êtrepardonné sa paternité inconvenante au pauvre diable dechâtelain ; mais il n’y avait pas moyen de ne point êtrerévolté en voyant ces deux pécores écraser de leur distinction, deleur noblesse et des charmes de leur extérieur, les jeunespersonnes les mieux nées des environs.
Ces insolentes supériorités ne méritaient doncni merci ni miséricorde.
L’indignation contre les deux pauvres enfantsétait si générale, que, n’eussent-elles donné en rien matière à lamédisance ou à la calomnie, la médisance et la calomnie les eussentencore touchées du bout de l’aile ; qu’on juge de ce quidevait arriver et de ce qui arriva avec les habitudes masculines etexcentriques des deux sœurs !
Ce fut donc bientôt un tolleuniversel et réprobateur, qui, du département de laLoire-Inférieure, gagna les départements de la Vendée et deMaine-et-Loire.
Sans la mer qui borne les côtes de laLoire-Inférieure, bien certainement cette réprobation eût faitautant de chemin vers l’occident qu’elle en faisait au sud et àl’est.
Bourgeois et gentilshommes, citadins etcampagnards, tout s’en mêla.
Les jeunes gens qui avaient à peine rencontréMary et Bertha, qui les avaient à peine vues, parlaient des fillesdu marquis de Souday avec un sourire avantageux, gros d’espéranceslorsqu’il n’était pas gros de souvenirs.
Les douairières se signaient lorsqu’onprononçait leur nom ; les gouvernantes menaçaient d’elles lespetits enfants lorsqu’ils n’étaient pas sages.
Les plus indulgents se bornaient à prêter auxdeux jumelles les trois vertus d’Arlequin, qui passent généralementpour être le lot des disciples de saint Hubert, dont ellesaffectaient les goûts : c’est-à-dire l’amour, le jeu et levin ; mais d’autres assuraient gravement que le petit castelde Souday était, chaque soir, le théâtre d’orgies dont la traditionse retrouvait dans les chroniques de la régence ; quelquesromantiques, brochant sur le tout, voulaient absolument voir, dansune des petites tourelles abandonnées aux amours innocentes d’unevingtaine de pigeons, une réminiscence de la fameuse tour de Nesle,de luxurieuse et homicide mémoire.
Bref, on en dit tant sur Bertha et sur Mary,que, quelles qu’eussent été jusque-là, et quelles que fussentencore en réalité la pureté de leur vie et l’innocence de leursactions, elles devinrent un objet d’horreur pour tout le pays.
Par les valets des châteaux, par les ouvriersqui approchaient des bourgeois, par les gens même qu’ellesemployaient ou à qui elles rendaient service, cette haines’infiltra dans le populaire ; de sorte que – à l’exception dequelques pauvres aveugles ou de quelques bonnes vieilles femmesimpotentes que les orphelines secouraient directement – toute lapopulation en blouse et en sabots servait d’écho aux contesabsurdes inventés par les gros bonnets des environs ; et iln’était pas un bûcheron, pas un sabotier de Machecoul, pas uncultivateur de Saint-Philbert ou d’Aigrefeuille qui ne se fût crudéshonoré de leur ôter son chapeau.
Enfin, les paysans avaient donné à Bertha et àMary un sobriquet, et ce sobriquet parti d’en bas, avait étéacclamé dans les régions supérieures, comme caractérisantparfaitement les appétits et les dérèglements que l’on prêtait auxjeunes filles.
Ils les appelaient les louves deMachecoul.
Le marquis de Souday resta complètementindifférent à ces manifestations de l’animadversion publique ;bien plus, il ne sembla pas même se douter qu’elle existât.Lorsqu’il s’aperçut qu’on ne lui rendait plus les rares visitesque, de loin en loin, il se croyait obligé de faire à ses voisins,il se frotta joyeusement les mains, se tenant pour débarrassé decorvées qui lui étaient odieuses, et qu’il n’accomplissait jamaisque contraint et forcé, soit par ses filles, soit par JeanOullier.
Il lui revint bien par-ci par-là quelque chosedes calomnies qui circulaient sur le compte de Bertha et deMary ; mais il était si heureux entre son factotum, ses filleset ses chiens, qu’il jugea que ce serait compromettre la félicitédont il jouissait que d’accorder la moindre attention à cesabsurdes propos ; de sorte qu’il continua de fesser seslièvres tous les jours, de forcer un sanglier dans les grandesoccasions, et de faire son whist chaque soir en compagnie des deuxpauvres calomniées.
Jean Oullier fut loin d’être aussi philosopheque son maître ; il faut dire aussi que, sa condition imposantbeaucoup moins, il en apprit davantage.
Sa tendresse pour les deux jeunes filles étaitdevenue du fanatisme ; il passait sa vie à les regarder, soitque, doucement souriantes, elles fussent assises dans le salon duchâteau, soit que, penchées sur l’encolure de leurs chevaux, lesyeux étincelants, la figure animée, leurs beaux cheveux dénoués auvent, sous leurs feutres aux larges bords et à la plume onduleuse,elles galopassent à ses côtés. En les voyant si fièrementaccomplies, et en même temps si bonnes et si tendres pour leur pèreet pour lui, son cœur tressaillait d’orgueil, de fierté et debonheur ; il se regardait comme ayant été pour quelque chosedans le développement de ces deux admirables créatures, et il sedemandait comment l’univers pouvait ne pas s’agenouiller devantelles.
Aussi, les premiers qui se hasardèrent àl’entretenir des rumeurs qui couraient le pays, furent-ils sivertement redressés, que cela en dégoûta les autres ; mais,véritable père de Bertha et de Mary, Jean Oullier n’avait pasbesoin qu’on lui en parlât pour savoir ce que l’on pensait des deuxobjets de sa tendresse.
Dans un sourire, dans un regard, dans ungeste, dans un signe, il devinait les méchantes idées de chacun, etcela, avec une sagacité qui le rendait vraiment misérable.
Le mépris, que les pauvres comme les riches neprenaient point la peine de déguiser pour les orphelines,l’affectait profondément ; s’il se fût laissé aller auxmouvements de son sang, il eût cherché querelle à toute physionomiequi lui semblait irrespectueuse, et il eût corrigé les uns à coupsde poing, et proposé aux autres le champ clos ; mais son bonsens lui faisait comprendre que Bertha et Mary avaient besoin d’uneautre réhabilitation, et que des coups donnés ou reçus neprouveraient absolument rien pour leur justification. Il redoutait,en outre, – et c’était là sa plus grande crainte, – qu’à la suited’une des scènes qu’il eût si volontiers provoquées, les jeunesfilles ne fussent instruites du sentiment public à leur égard.
Le pauvre Jean Oullier courbait donc la têtesous cette injuste réprobation, et de grosses larmes, de ferventesprières à Dieu, ce suprême redresseur des torts et des injusticesdes hommes, témoignaient seules de son chagrin. Il y gagna unemisanthropie profonde. Ne voyant autour de lui que des ennemis deses chères enfants, il ne pouvait faire autrement que de haïr leshommes, et il se préparait, tout en rêvant aux futures révolutions,à leur rendre le mal pour le mal.
La révolution de 1830 était arrivée sansdonner l’occasion à Jean Oullier, qui comptait un peu là-dessus, demettre ses mauvais désirs à exécution.
Mais, comme l’émeute, qui, tous les jours,grondait dans les rues de Paris, pouvait bien, dans un temps donné,déborder en province, il attendait.
Or, par une belle matinée de septembre, lemarquis de Souday, ses filles, Jean Oullier et la meute, – qui,pour avoir été plusieurs fois renouvelée depuis que nous avons faitsa connaissance, n’avait point augmenté en nombre, – chassaientdans la forêt de Machecoul.
C’était une journée impatiemment attendue parle marquis, et dont, depuis trois mois, il se promettait grandeliesse ; il s’agissait tout simplement de prendre une portéede louvarts dont Jean Oullier avait découvert le liteau, alorsqu’ils n’avaient point encore les yeux ouverts, et que, depuis, ilavait choyés, soignés, ménagés en digne piqueur de louvetier qu’ilétait.
Cette dernière phrase, pour ceux de noslecteurs qui ne sont point familiers avec le noble art de lavénerie, demande peut-être quelques explications.
Tout enfant, le duc de Biron, décapité en 1602par ordre d’Henri IV, disait à son père :
– Donne-moi cinquante hommes de cavalerie, etvoilà deux cents hommes qui vont au fourrage que je vais détruiredepuis le premier jusqu’au dernier ; ces deux cents hommespris, la ville sera forcée de se rendre.
– Et puis après ?
– Eh bien, après, la ville sera rendue.
– Et le roi n’aura plus besoin de nous. Ilnous faut rester nécessaires, niais !
Les deux cents fourrageurs ne furent pas tués,la ville ne fut pas prise, et Biron et son fils restèrentnécessaires, c’est-à-dire qu’étant nécessaires ilsrestèrent dans la faveur et aux gages du roi.
Eh bien, il en est des loups comme de cesfourrageurs que ménageait le père de Biron. S’il n’y avait plus deloups, il n’y aurait plus de lieutenant de louveterie.
On doit donc pardonner à Jean Oullier, caporalde louveterie, d’avoir montré quelques velléités de tendresse à cesjeunes nourrissons de la louve, et de ne pas les avoir occis, euxet leur mère, avec toute la rigueur qu’il eût montrée pour un vieuxloup du sexe masculin.
Ce n’est pas tout.
Autant la chasse d’un vieux loup estimpraticable en laisser courre, et autant elle est ennuyeuse etmonotone en battue, autant celle d’un louvart de cinq à sept moisest facile, agréable et amusante.
Aussi, pour ménager ces charmants loisirs àson maître, Jean Oullier, lorsqu’il avait découvert la portée,s’était bien gardé de troubler et d’effrayer la louve ; iln’avait point regardé aux quelques moutons du prochain que la mèredevait inévitablement partager avec ses petits ; durant leurcroissance, il les avait visités avec un touchant intérêt, pours’assurer que personne ne portait sur eux une main irrespectueuse,et avait été, ma foi, fort joyeux le jour où il avait trouvé leliteau vide et où il avait compris que la louve mère les avaitemmenés dans ses excursions.
Enfin, un jour, jugeant qu’ils devaient êtremûrs pour ce qu’il en voulait faire, il les avaitrembûchés[1] dans une vente de quelques centainesd’hectares, et avait découplé les six chiens du marquis de Soudaysur l’un d’entre eux.
Le pauvre diable de louvart[2], quine savait pas ce que signifiaient ces abois et ces éclats detrompe, perdit la tête : il quitta immédiatement l’enceinte,où il laissait sa mère et ses frères, et où il y avait encore, poursauver sa peau, les chances d’un change ; il gagna un autretriage, dans lequel il se fit battre pendant une demi-heure enrandonnant comme un lièvre ; puis, fatigué par cette courseforcenée dont il n’avait pas l’habitude, sentant ses grosses pattestout engourdies, il s’assit naïvement sur sa queue, etattendit.
Il n’attendit pas longtemps pour apprendre cequ’on lui voulait ; car Domino, le chien de tête du marquis,un Vendéen au poil dur et grisâtre, arrivant presque immédiatement,d’un coup de gueule lui brisa les reins.
Jean Oullier reprit ses chiens, les ramena àsa brisée, et, dix minutes après, l’un des frères du défunt étaitsur pied et la meute lui soufflait au poil.
Celui-ci, plus avisé, ne quitta point lesenvirons ; aussi, des changes fréquents, donnés tantôt par leslouvarts survivants, tantôt par la louve, qui s’offraientvolontairement aux chiens, retardèrent-ils l’instant de sontrépas ; mais Jean Oullier connaissait trop bien son métierpour laisser compromettre le succès par de semblableserreurs : aussitôt que la chasse prenait les allures vives etdirectes qui caractérisent les allures d’un vieux loup, il rompaitses chiens, les ramenait à l’endroit où avait eu lieu le défaut, etles remettait sur la bonne voie.
Enfin, serré de trop près par sespersécuteurs, le pauvre louveteau essaya d’un hourvari ; ilrevint sur ses pas et sortit si naïvement du bois, qu’il donna dansle marquis et dans ses filles ; surpris, perdant la tête, ilessaya de se couler entre les jambes des chevaux ; mais M. deSouday, se penchant sur l’encolure de son cheval, le saisitvivement par la queue et le lança aux chiens, qui l’avaient suividans son retour.
Ces deux hallalis successifs avaientprodigieusement diverti le châtelain de Souday, et il ne voulaitpoint s’en tenir là. Il discutait avec Jean Oullier pour savoir sil’on retournerait attaquer aux brisées ou si on laisserait allerles chiens sous bois à la billebaude, ce qui restait de louvartsdevant être sur pied.
Mais la louve, qui se doutait probablementqu’on en voulait encore à ce qui lui restait de sa progéniture,traversa la route à dix pas des chiens, au plus fort de ladiscussion entre Jean Oullier et le marquis.
À la vue de l’animal, la petite meute, quel’on avait négligé de recouper, ne poussa qu’un aboi, et, ivred’ardeur, se précipita sur sa trace.
Appels, cris désespérés, coups de fouet, rienne put la retenir, rien ne parvint à l’arrêter.
Jean Oullier joua des jambes pour larejoindre ; le marquis et ses filles mirent leurs chevaux augalop dans le même dessein ; mais ce n’était plus un louvarttimide et hésitant que les chiens avaient devant eux : c’étaitun animal hardi, vigoureux, entreprenant, qui marchait d’assurancecomme s’il regagnait son fort, perçant droit, insoucieux desvallons, des rochers, des montagnes, des torrents qu’il trouvaitsur sa route, et cela, sans frayeur, sans précipitation, enveloppéde temps en temps par le petit équipage qui le poursuivait,trottant au milieu des chiens et les dominant de la puissance deson regard oblique et surtout par les craquements de sa formidablemâchoire.
La louve, traversant les trois quarts de laforêt, prit son débouché en plaine, comme si elle se dirigeait surla forêt de la Grand’Lande.
Jean Oullier maintenait sa distance, et grâceà l’élasticité de ses jambes, restait à trois ou quatre cents pasde ses chiens. Forcés, par les escarpements, de suivre les lignescourbes et les routes, le marquis et ses filles étaient restés enarrière.
Lorsque ces derniers furent arrivés à leurtour sur la lisière de la forêt, et qu’ils eurent gravi le coteauqui domine le petit village de la Marne, ils aperçurent, à unedemi-lieue devant eux, entre Machecoul et la Brillardière, aumilieu des ajoncs semés entre ce village et la Jacquelerie, JeanOullier, ses chiens et sa louve, toujours dans la même allure etsuivant la ligne droite dans la même position.
Le succès des deux premières chasses, larapidité de la course avaient fort échauffé le sang du marquis deSouday.
– Mordieu ! dit-il, je donnerais dixjours de ma vie, pour être en ce moment entre Saint-Étienne deMermorte et la Guimarière, pour envoyer une balle à cette coquinede louve.
– Elle se rend, bien sûr, à la forêt de laGrand’Lande, répondit Mary.
– Oui, dit Bertha ; mais, certainement,elle reviendra à son lancer du moment où les petits ne l’ont pasquitté ; elle ne peut continuer à se forlonger[3] ainsi.
– Il vaudrait mieux, en effet, revenir aulancer que de la courre plus loin, dit Mary. Rappelez-vous, monpère, que, l’an dernier, nous avons poursuivi un grand loup quinous a promenés pendant dix heures et quinze lieues, et cela, pourrien ; de sorte que nous sommes rentrés à la maison avec noschevaux fourbus, nos chiens éclopés et la honte d’un buissoncreux.
– Ta ta ta ! fit le marquis, ton loupn’était pas notre louve. Retournez, si vous voulez, au lancer,mesdemoiselles ; moi, j’appuie les chiens. Par lacorbleu ! il ne sera pas dit que j’aurai fait défaut à unhallali.
– Nous irons où vous irez, père, direntensemble les deux jeunes filles.
– Eh bien, en avant, alors ! s’écria lemarquis en accompagnant ses paroles de deux vigoureux coupsd’éperon et en lançant son cheval sur la pente.
Le chemin dans lequel venait de se lancer lemarquis était pierreux et coupé de ces ornières impraticables dontle bas Poitou conserve religieusement la tradition ; à chaqueinstant, les chevaux buttaient ; à chaque pas, s’ils n’eussentété vigoureusement tenus, ils se fussent abattus, et il étaitimpossible, quelque traverse qu’on prît, d’arriver à la forêt de laGrand’Lande avant la chasse.
M. de Souday, mieux monté que ses filles,pouvant plus vivement qu’elles actionner sa bête, avait pris surelles un avantage de quelques centaines de pas ; rebuté parles difficultés de la route, apercevant un champ ouvert, il y lançason cheval, et, sans avertir ses enfants, il coupa à travers laplaine.
Bertha et Mary, croyant toujours suivre leurpère, continuèrent leur course périlleuse le long du chemincreux.
Il y avait un quart d’heure à peu prèsqu’elles couraient, séparées de leur père, lorsqu’elles setrouvèrent dans un endroit où la route était profondément encaisséeentre deux talus bordés de haies dont les branches se croisaientau-dessus de leurs têtes ; là, elles s’arrêtèrent tout à coup,croyant entendre à peu de distance l’aboi bien connu de leurschiens.
Presque au même instant, un coup de fusilretentit à quelques pas d’elles, et un gros lièvre, les oreillesensanglantées et pendantes, sortit de la haie et déboula dans lechemin, tandis que des cris furieux de « Après ! après,chiens ! Taïaut ! taïaut ! » partaient du champqui dominait l’étroit sentier.
Les deux sœurs croyaient être tombées dans lachasse d’un de leurs voisins, et elles allaient discrètements’éloigner, lorsque, à l’endroit où le lièvre avait fait sa trouée,elles virent apparaître, hurlant à pleine gorge, Rustaud, un deschiens de leur père, puis, après Rustaud, Faraud, puis Bellaude,puis Domino, puis Fanfare, tous se succédant sans intervalle, touschassant ce malheureux lièvre, comme si, de la journée, ilsn’eussent eu connaissance de plus noble gibier.
Mais la queue du sixième chien venait à peinede se dégager de l’étroite ouverture, qu’elle y fut remplacée parune tête humaine.
Cette tête était la figure d’un jeune hommepâle, effaré, aux cheveux ébouriffés, aux yeux hagards, faisant desefforts surhumains, pour que le corps suivît la tête à traversl’étroite coulée, et poussant, tout en luttant contre les ronces etles épines, les taïaut que Bertha et Mary avaient entendusaprès le coup de fusil tiré cinq minutes auparavant.
Dans les haies du bas Poitou, – façonnées unpeu comme les haies bretonnes, au moyen de baliveaux courbés etentrelacés, – ce n’est point une raison parce qu’un lièvre a passé,parce que six chiens courants ont passé après un lièvre, ce n’estpas une raison, disons-nous, pour que la trouée qui leur a donnépassage devienne une porte cochère ; aussi le malheureux jeunehomme, pris comme à la lucarne d’une guillotine, eut-il beaupousser, s’arc-bouter, se démener, s’ensanglanter les mains et levisage, il lui fut impossible d’avancer d’un pouce.
Cependant le jeune chasseur ne perdait pointcourage ; il continuait la lutte en désespéré, lorsque, tout àcoup, de bruyants éclats de rire l’arrachèrent à sapréoccupation.
Il tourna la tête et aperçut les deuxamazones, penchées sur l’encolure de leurs chevaux et nedissimulant aucunement ni leur gaieté, ni ce qui la causait.
Tout honteux d’avoir si fort prêté à rire àdeux jolies personnes, comprenant tout ce que sa situation devaitavoir de grotesque, l’adolescent – le jeune homme avait vingt ans àpeine – voulut se rejeter en arrière, mais il était dit que cettehaie malencontreuse lui serait fatale jusque dans saretraite ; les épines s’étaient si bien enchevêtrées dans sesvêtements et les branches dans sa carnassière, qu’il lui futimpossible de reculer ; il demeura pris dans la haie commedans un traquenard, et cette seconde mésaventure rendit convulsivel’hilarité des deux spectatrices.
Alors ce ne fut plus avec la vigoureuseénergie que nous lui avons vu déployer, ce fut avec fureur, ce futavec rage que le pauvre garçon essaya de nouveau de se dépêtrer,et, dans ce nouvel et suprême effort qu’il fit, sa physionomie pritune telle expression de désespoir, que Mary, la première, s’ensentit touchée.
– Taisons-nous, Bertha, dit-elle à sasœur ; tu vois bien que nous lui faisons de la peine.
– Vraiment, oui, répondit Bertha ; mais,que veux-tu ! c’est plus fort que moi.
Et, tout en continuant de rire, elle sauta àbas de son cheval, et courut au pauvre garçon pour lui portersecours.
– Monsieur, dit Bertha au jeune homme, jecrois qu’un peu d’aide ne vous serait point inutile pour sortird’ici ; voulez-vous accepter le secours que ma sœur et moisommes prêtes à vous offrir ?
Mais les rires des deux jeunes filles avaientaiguillonné l’amour-propre de celui auquel elles s’adressaient,plus encore que les ronces n’avaient déchiré son épiderme ; sibien que, quelle que fût la courtoisie des paroles de Bertha, ellesne firent point oublier au malheureux captif les moqueries dont ilavait été l’objet.
Aussi continua-t-il de garder le silence, et,en homme bien décidé à se tirer d’affaire sans avoir recours àl’aide de personne, tenta-t-il un dernier effort.
Il se dressa sur ses poignets et chercha à semouvoir en avant, donnant à la partie antérieure de son corps laforce diagonale qui fait marcher les animaux de l’ordre desserpents ; par malheur, dans ce mouvement, son front portaavec force contre le tronçon d’une branche de pommier sauvage quela serpe du cultivateur, en façonnant cette haie, avait taillée enbiseau aigu et tranchant ; la branche coupa la peau comme eûtfait le rasoir le mieux affilé ; le jeune homme, se sentantsérieusement blessé, poussa un cri, et le sang, jaillissantaussitôt en abondance, lui couvrit tout le visage.
À la vue de l’accident dont, bieninvolontairement, elles étaient devenues la cause, les deux sœurss’élancèrent vers le jeune homme, le saisirent par les épaules, et,réunissant leurs efforts avec une vigueur que l’on n’eût pointrencontrée dans des femmes ordinaires, elles parvinrent à l’attireren dehors de la haie et à l’asseoir sur le talus.
Ne pouvant se rendre compte du peu de gravitéréelle de la blessure et la jugeant sur l’apparence, Mary devintpâle et tremblante ; quant à Bertha, moins impressionnable quesa sœur, elle ne perdit pas la tête un seul instant.
– Cours à ce ruisseau, dit-elle à Mary, ettrempes-y ton mouchoir afin que nous débarrassions ce malheureux dusang qui l’aveugle.
Puis, tandis que Mary obéissait, se retournantvers le jeune homme :
– Souffrez-vous beaucoup, monsieur ?demanda-t-elle.
– Pardon, mademoiselle, répondit le jeunehomme, mais tant de choses me préoccupent en ce moment, que je nesais trop si c’est le dedans ou le dehors de la tête qui me faitmal.
Puis, éclatant en des sanglots jusque-là àgrand’peine retenus par lui :
– Ah ! s’écria-t-il, le bon Dieu me punitd’avoir désobéi à maman !
Bien que celui qui parlait ainsi fût fortjeune, puisque nous avons dit qu’il atteignait à peine sa vingtièmeannée, il y avait, dans les étranges paroles qu’il venait deprononcer, un accent enfantin qui jurait si plaisamment avec sataille, avec son harnachement de chasseur, que, malgré lacommisération que la blessure avait excitée en elles, les jeunesfilles ne purent retenir un nouvel éclat de rire.
Le pauvre garçon lança aux deux sœurs unregard de reproche et de prière, tandis que deux grosses larmesperlaient à ses paupières.
Et, en même temps, avec un mouvementd’impatience, il arracha le mouchoir trempé d’eau fraîche que Marylui avait appliqué au front.
– Eh bien, demanda Bertha, que faites-vousdonc ?
– Laissez-moi ! s’écria le jeunehomme ; je ne suis nullement disposé à recevoir des soins quel’on me fait payer par des moqueries. Oh ! je me repens bienmaintenant de ne pas avoir obéi à ma première idée, qui était dem’enfuir, au risque de me blesser cent fois plus gravement.
– Oui ; mais, puisque vous avez été assezraisonnable pour ne l’avoir pas fait, repartit Mary, soyez assezraisonnable encore pour me laisser remettre ce bandeau sur votrefront.
Et, ramassant le mouchoir, la jeune filles’approcha du blessé avec une telle expression d’intérêt, quecelui-ci, secouant la tête, non pas en signe de refus, mais ensigne d’abattement, répondit :
– Faites comme vous voudrez, mademoiselle.
– Oh ! oh ! fit Bertha, qui n’avaitrien perdu des mouvements de physionomie du jeune homme, pour unchasseur, vous êtes un peu bien susceptible, mon cher monsieur.
– D’abord, mademoiselle, je ne suis pointchasseur, et, moins que jamais, après ce qui vient de m’arriver, jesuis disposé à le devenir.
– À mon tour, pardon, reprit Bertha sur cemême ton de raillerie qui avait déjà révolté le jeune homme,pardon ; mais, à en juger par l’acharnement avec lequel vousvous escrimiez contre les ronces et les épines, et surtout parl’ardeur avec laquelle vous excitiez nos chiens, il m’était permisde supposer que vous aspiriez, au moins, à ce titre dechasseur.
– Oh ! non, mademoiselle : j’ai cédéà un entraînement que je ne comprends plus, à présent que je suisde sang-froid et que je sens combien ma mère avait raison d’appelerridicule et barbare ce délassement qui consiste à tirer plaisir etvanité de l’agonie et de la mort d’un pauvre animal sansdéfense.
– Prenez garde, mon cher monsieur ! ditBertha ; pour nous qui avons le ridicule et la barbarie denous complaire à ce délassement, vous allez ressembler au renard dela fable.
En ce moment, Mary, qui avait été de nouveautremper son mouchoir dans le ruisseau, s’apprêtait à le nouer pourla seconde fois autour du front du jeune homme.
Mais celui-ci, la repoussant :
– Au nom du Ciel, mademoiselle, lui dit-il,faites-moi grâce de vos soins. Ne voyez-vous pas que votre sœurcontinue à se moquer de moi ?
– Voyons, je vous en prie, dit Mary de sa voixla plus douce.
Mais lui, sans se laisser prendre à la douceurde cette voix, se leva sur son genou dans le dessein bien visiblede s’éloigner.
Cette obstination, qui était bien plus celled’un enfant que celle d’un homme, exaspéra l’irascible Bertha, etson impatience, pour être inspirée par un sentiment d’humanité trèsrespectable, ne s’en traduisit pas moins par des expressions un peutrop énergiques pour son sexe.
– Morbleu ! s’écria-t-elle comme se fûtécrié son père en pareille circonstance, ce méchant petit bonhommen’entendra donc pas raison ? Occupe-toi de le panser,Mary ; je vais lui tenir les mains, moi – et du diable s’ilbouge !
Et, en effet, Bertha, saisissant les poignetsdu blessé avec une puissance musculaire qui paralysa tous lesefforts qu’il fit pour se dégager, parvint à faciliter la tâchedévolue à Mary, qui, dès lors, assura solidement le mouchoir sur lablessure.
Lorsque cette dernière, avec une adresse quieût fait honneur à un élève de Dupuytren ou de Jobert, eutsuffisamment consolidé les ligatures :
– Maintenant, monsieur, dit Bertha, vous voilàà peu près en état de regagner votre demeure ; vous pouvezdonc en revenir à votre idée première, et nous tourner les talonssans même nous dire merci. Vous êtes libre.
Mais, malgré cette permission donnée, malgrécette liberté rendue, le jeune homme resta immobile.
Le pauvre garçon semblait à la foisprodigieusement surpris et profondément humilié d’être tombé, luisi faible, aux mains de deux femmes si fortes ; ses regardsallaient de Bertha à Mary et de Mary à Bertha, sans qu’il pûttrouver une parole pour leur répondre.
Enfin, il ne vit d’autre moyen pour échapper àson embarras que de se cacher le visage entre les deux mains.
– Mon Dieu ! dit Mary inquiète, voustrouveriez-vous mal ?
Le jeune homme ne répondit pas.
Bertha lui écarta doucement les mains duvisage, et s’apercevant qu’il pleurait, devint à l’instant mêmeaussi douce et aussi compatissante que sa sœur.
– Vous êtes donc blessé plus que vous neparaissez l’être et vos douleurs sont donc bien vives, que vouspleurez ainsi ? demanda Bertha. En ce cas, montez, soit surmon cheval, soit sur celui de ma sœur, et nous allons, Mary et moi,vous reconduire jusque chez vous.
Mais le jeune homme fit de la tête un signevivement négatif.
– Voyons, dit Bertha insistant, c’est assezd’enfantillage. Nous vous avons offensé ; mais pouvions-noussupposer que nous trouverions sous votre veste de chasse l’épidermed’une jeune fille ? Quoi qu’il en soit, nous avons eu tort,nous le reconnaissons, et nous vous présentons nos excuses ;peut-être n’y trouverez vous pas toutes les formes requises ;mais il faut vous en prendre à la singularité de la situation, etvous dire que la sincérité est tout ce que l’on peut attendre dedeux jeunes filles assez disgraciées du ciel pour donner tout leurtemps à cette distraction ridicule qui a le malheur de déplaire àmadame votre mère. Voyons, nous gardez-vous rancune ?
– Non, mademoiselle, répondit le jeune homme,et c’est contre moi seulement que je suis de méchante humeur.
– Pourquoi cela ?
– Je ne sais que vous dire… Peut-être ai-jehonte d’avoir été plus faible que vous, moi qui suis unhomme ; peut-être encore suis-je tout simplement tourmenté parcette idée de rentrer à la maison… Que vais-je dire à ma mère pourexpliquer cette blessure ?
Les deux jeunes filles se regardèrent ;elles, qui étaient des femmes, n’eussent point été embarrasséespour si peu ; mais, cette fois, elles se privèrent de rire,quelle que fût l’envie qu’elles en eussent, en voyant de quellesusceptibilité nerveuse était doué celui à qui elles avaientaffaire.
– Eh bien, alors, dit Bertha, si vous ne nousgardez pas rancune, donnez-moi une poignée de main, etquittons-nous comme de nouveaux, mais comme de bons amis.
Et elle tendit la main au blessé, ainsi qu’unhomme eût fait à un homme.
Celui-ci, de son côté, allait sans doute luirépondre par le même geste, lorsque Mary fit le signe de quelqu’unqui demande l’attention, en levant un doigt en l’air.
– Chut ! fit à son tour Bertha.
Et elle écouta comme sa sœur, sa main restantà moitié chemin de celle du jeune homme.
On entendait, au lointain mais se rapprochantavec rapidité, des abois vifs, tumultueux, prolongés : ceux dechiens qui sentent que la curée va venir.
C’était la meute du marquis de Souday, qui,n’ayant pas, pour rester dans le chemin creux, les mêmes raisonsque les deux jeunes filles, s’était lancée à la poursuite du lièvreblessé, et qui le ramenait en lui soufflant au poil.
Bertha sauta sur le fusil du jeune homme, dontle côté droit était désarmé et déchargé.
Celui-ci fit un geste comme s’il eût vouluprévenir une imprudence ; le sourire de la jeune fille lerassura.
Elle passa rapidement la baguette dans lecanon chargé, comme fait tout chasseur prudent lorsqu’il est sur lepoint de se servir d’un fusil qu’il n’a pas chargé lui-même, et,reconnaissant que l’arme était préparée dans de bonnes conditions,elle fit quelques pas en avant, en maniant le fusil avec uneaisance qui prouvait combien cet exercice lui était familier.
Presque au même instant, le lièvre sortit dela haie, revenant par le côté opposé avec l’intention probable desuivre le chemin qu’il avait déjà pris ; mais, en apercevantnos trois personnages, il fit une volte rapide pour retourner surses pas.
Si prompt qu’eût été son mouvement, Berthaavait eu le temps de l’ajuster ; elle fit feu, et l’animal,foudroyé, roula le long du talus et resta mort au milieu duchemin.
Sur ces entrefaites, Mary avait pris la placede sa sœur et tendu la main au jeune homme.
Pendant quelques secondes, attendant ce quiallait se passer, les deux jeunes gens restèrent les mainsentrelacées.
Bertha alla ramasser le lièvre, et, revenant àl’inconnu, qui tenait toujours la main de Mary :
– Tenez, monsieur, voilà votre excuse,dit-elle.
– Comment cela ? demanda-t-il.
– Vous raconterez que le lièvre s’est levédans vos jambes ; vous direz que votre fusil est parti malgrévous, par entraînement, et vous ferez amende honorable à madamevotre mère en jurant, comme vous nous l’avez juré tout à l’heure,que cela ne vous arrivera plus. Le lièvre plaidera lescirconstances atténuantes.
Le jeune homme secoua la tête avecdécouragement.
– Non, dit-il, je n’oserai jamais avouer à mamère que je lui ai désobéi.
– Elle vous a donc positivement défendu dechasser ?
– Je le crois bien !
– Et vous braconnez ! dit Bertha ;vous commencez juste par où l’on finit. Avouez, du moins, que vousavez la vocation.
– Ne plaisantez pas, mademoiselle ; vousavez été si bonne pour moi, que je ne saurais plus vousbouder ; il en résulterait que le chagrin que vous me feriezserait double.
– Alors, vous n’avez qu’une alternative,monsieur, dit Mary : mentir, – et c’est ce que vous ne voulezpoint faire, et surtout ce que nous ne voulons point vousconseiller – ou bien avouer tout franchement la vérité. Croyez-moi,quelle que soit l’opinion de madame votre mère sur la distractionque vous aurez prise sans son aveu, votre franchise la désarmera.Après tout, ce n’est point un si grand crime que la mort d’unlièvre.
– C’est égal, je n’oserai jamais !
– Oh ! mais elle est donc bien terrible,madame votre mère ? ajouta Bertha.
– Non, mademoiselle ; elle est bienbonne, bien tendre ; elle va au-devant de tous mesdésirs ; elle prévient tous mes caprices ; mais, sur cequi est de me laisser toucher à un fusil, elle est intraitable, etcela se conçoit, dit le jeune homme avec un soupir : mon pèrea été tué à la chasse.
Les deux jeunes filles tressaillirent.
– Alors, monsieur, dit Bertha devenue aussigrave que celui à qui elle s’adressait, nos plaisanteries n’ont étéque plus déplacées et nos regrets ne sont que plus vifs. J’espèredonc que vous oublierez les plaisanteries et ne vous souviendrezque des regrets.
– Je ne me souviendrai, mademoiselle, que desbons soins que vous avez bien voulu me donner, et c’est moi quiespère que vous voudrez bien oublier mes craintes puériles et maniaise susceptibilité.
– Si fait, nous nous en souviendrons,monsieur, dit Mary, pour ne plus jamais nous donner, vis-à-vis d’unautre, les torts que nous avons eus vis-à-vis de vous et dont lesconséquences ont été si fâcheuses.
Pendant que Mary répondait, Bertha étaitremontée à cheval.
Le jeune homme, une seconde fois, tendittimidement la main à Mary.
Mary la lui toucha du bout des doigts ets’élança à son tour légèrement en selle.
Alors, rappelant leurs chiens, qui, à leurvoix, vinrent se rallier autour d’elles, les deux sœurs donnèrentde l’éperon à leurs chevaux, qui s’éloignèrent rapidement.
Le blessé, muet et immobile, resta quelquetemps à regarder les deux jeunes filles, jusqu’à ce qu’un angle dusentier les eût fait disparaître à ses yeux. Puis il laissa tombersa tête sur sa poitrine et demeura pensif.
Restons près de ce nouveau personnage, aveclequel nous avons besoin de faire plus ample connaissance.
Ce qui venait de se passer avait produit surle jeune homme une impression si vive, qu’il lui sembla, lorsqueles deux jeunes filles eurent disparu, qu’il sortait d’un rêve.
En effet, il était à cette époque de la vie oùceux-là mêmes qui sont destinés à devenir plus tard des hommespositifs payent leur tribut au romanesque ; et cette rencontreavec deux jeunes filles si différentes de celles qu’il avaitl’habitude de voir le transportait dans le monde fantastique despremières rêveries, où son imagination put s’égarer à loisir, etchercher ces châteaux bâtis par la main des fées, et quis’écroulent aux deux côtés du chemin, au fur et à mesure que nousavançons dans la vie.
Nous ne voulons pas dire, cependant, que notrejeune homme en fût arrivé le moins du monde à éprouver de l’amourpour l’une ou l’autre des deux amazones ; mais il se sentaitaiguillonné d’une curiosité extrême, tant ce mélange dedistinction, de beauté, de manières élégantes et d’habitudescavalières et viriles lui semblait extraordinaire.
Il se promettait donc bien de chercher à lesrevoir, ou, tout au moins, de s’informer qui elles étaient.
Le ciel sembla un instant vouloir satisfaireimmédiatement sa curiosité ; car, s’étant mis en route pourregagner sa demeure, à cinq cents pas, à peu près, de l’endroit oùs’était passée la scène entre lui et les deux jeunes filles, il secroisa avec un individu chaussé de grandes guêtres de cuir, portantpar-dessus sa blouse une trompe de chasse et une carabine ensautoir, et tenant un fouet à la main.
Cet individu marchait vite, et semblait defort mauvaise humeur.
C’était évidemment quelque piqueur de lachasse que suivaient les deux jeunes filles.
Aussi le jeune homme, appelant à son aide samine la plus gracieuse et son sourire le plus engageant pourl’aborder :
– Mon ami, lui dit-il, vous cherchez deuxdemoiselles, n’est-ce pas ; l’une montée sur un cheval baibrun, l’autre sur une jument rouan ?
– D’abord, je ne suis pas votre ami, monsieur,attendu que je ne vous connais pas ; ensuite, je ne cherchepas deux demoiselles : je cherche mes chiens, réponditbrutalement l’homme à la blouse, mes chiens, qu’un imbécile a toutà l’heure détournés de la voie d’un loup qu’ils conduisaient, pourles mettre sur la trace d’un lièvre qu’il venait de manquer, lui,comme une mazette qu’il est.
Le jeune homme se mordit les lèvres.
L’homme à la blouse, que nos lecteurs ont sansdoute déjà reconnu pour Jean Oullier, continua :
– Oui, moi, je voyais tout cela des hauteursde la Benaste, que je descendais après le hourvari de notre animal,et j’eusse volontiers cédé mes droits à la prime que M. le marquisde Souday m’abandonne, pour n’être en ce moment qu’à deux ou troislongueurs de fouet de l’échine de ce malappris !
Celui auquel il parlait ne jugea point àpropos de revendiquer en aucune façon, au dénoûment de cette scène,le rôle qu’il avait ébauché au commencement, et, de toutel’apostrophe de Jean Oullier, qu’il laissait parler comme s’iln’avait absolument rien à y apprendre, il ne releva qu’un mot.
– Ah ! dit-il, vous appartenez à M. lemarquis de Souday ?
Jean Oullier regarda de travers lemalencontreux interrogateur.
– Je m’appartiens à moi-même, répondit levieux Vendéen ; je mène les chiens de M. le marquis deSouday ; mais voilà tout, et c’est autant pour mon plaisir quepour le sien.
– Tiens, dit le jeune homme comme se parlant àlui-même, depuis six mois que je suis revenu chez maman, je n’avaisjamais entendu dire que M. le marquis de Souday fût marié…
– Eh bien, moi, interrompit Oullier, je vousl’apprends, mon cher monsieur ; et, si vous avez à répondre àcela, je vous apprendrai bien autre chose encore,entendez-vous ?
Et, après avoir prononcé ces mots avec un tonde menace auquel son interlocuteur sembla ne rien comprendre, JeanOullier, sans se préoccuper davantage de la disposition d’esprit oùil le laissait, tourna les talons et rompit la conférence enreprenant avec rapidité le chemin de Machecoul.
Resté seul, le jeune homme fit encore quelquespas dans la ligne suivie par lui depuis qu’il avait quitté les deuxjeunes filles ; puis, prenant à gauche, il entra dans unchamp.
Dans ce champ, un paysan conduisait sacharrue.
Ce paysan était un homme d’une quarantained’années qui se distinguait des Poitevins ses compatriotes parcette physionomie fine et rusée qui est particulièrement l’apanagedu Normand ; il était haut en couleur, avait l’œil vif etperçant, et sa préoccupation constante semblait être d’en diminuerou plutôt d’en dissimuler l’audace, par un clignotementperpétuel ; il espérait sans doute arriver, par ce procédé, àl’expression de bêtise ou du moins de bonhomie qui paralyse laméfiance chez l’interlocuteur ; mais sa bouche narquoise, auxcoins vivement accusés et retroussés à la façon du Pan antique,révélait, malgré ses soins, un des plus merveilleux produits ducroisement manceau et normand.
Bien que le jeune homme se dirigeâtvisiblement vers lui, le laboureur ne suspendit point sontravail ; il savait le prix du coup de collier qui seraitnécessaire à ses chevaux pour reprendre leur travail interrompu,dans cette terre forte et argileuse ; il continua donc demaintenir son soc comme s’il eût été seul, et ce ne fut qu’àl’extrémité du sillon, lorsqu’il eut fait faire volte-face à sonattelage et ajusté son instrument pour recommencer la besogne, cene fut, disons-nous, qu’à ce moment qu’il se montra disposé àentrer en conversation, tandis que ses bêtes soufflaient.
– Eh bien, dit-il alors d’un ton presquefamilier au nouveau venu, avons-nous fait bonne chasse, monsieurMichel ?
Le jeune homme, sans répondre, dégagea lagibecière de son épaule et la laissa tomber aux pieds dupaysan.
Celui-ci, à travers l’épais tissu du filet,aperçut le poil jaunâtre du lièvre.
– Oh ! oh ! fit-il, uncapucin ! Vous n’y allez pas de main morte pour votre début,monsieur Michel.
Sur quoi, il tira l’animal du sac, le prit,l’examina en connaisseur et lui pressa légèrement l’abdomen, commesi, à l’endroit de la conservation du gibier, il ne se fût fié quemédiocrement aux précautions qu’avait dû prendre un chasseur aussiinexpérimenté que paraissait l’être M. Michel.
– Ah ! sapredienne ! s’écria-t-ilaprès avoir ainsi examiné l’animal, voilà qui vaut trois francs dixsous comme un liard. C’est un beau coup de fusil que vous avez faitlà, savez-vous, monsieur Michel ? et vous avez dû trouver quec’était plus divertissant de rouler les bouquins que de les lire,comme vous le faisiez il y a une heure, quand je vous airencontré.
– Ma foi, non, père Courtin, répondit le jeunehomme ; j’aime encore mieux mes livres que votre fusil.
– Vous avez peut-être raison, monsieur Michel,reprit Courtin, sur le visage duquel passa un nuage demécontentement ; et, si votre défunt père eût pensé commevous, mieux lui en eût pris peut-être ; mais c’est égal, moi,si j’avais le moyen, si je n’étais pas un pauvre diable obligé detravailler douze heures sur vingt quatre, je passerais mieux quemes nuits à la chasse.
– Vous allez donc toujours à l’affût,Courtin ? demanda le jeune homme.
– Oui, monsieur Michel, de temps à autre, pourme distraire.
– Vous vous ferez une affaire avec lesgendarmes !
– Bah ! ce sont des fainéants, vosgendarmes, et ils ne se lèvent pas encore assez matin pour meprendre.
Puis, laissant à son visage toute cetteexpression de finesse qu’il essayait de lui enleverd’habitude :
– J’en sais plus long qu’eux, allez, monsieurMichel, dit-il ; il n’y a pas deux Courtin dans le pays, et leseul moyen de m’empêcher d’affûter, ce serait de me faire gardecomme Jean Oullier.
Mais M. Michel ne répondit point à cetteproposition indirecte, et, comme le jeune homme ignorait ce quec’était que Jean Oullier, il ne releva pas plus la seconde partiede la phrase que la première.
– Voici votre fusil, Courtin, dit-il entendant l’arme au paysan. Je vous remercie d’avoir eu l’idée de mele proposer ; votre intention était bonne, et ce n’est pasvotre faute si je ne sais pas me distraire à la chasse comme toutle monde.
– Faut essayer encore, monsieur Michel, fauten goûter ; les meilleurs chiens sont ceux qui se déclarent leplus tard. J’ai entendu dire à des amateurs qui mangent trentedouzaines d’huîtres à leur déjeuner qu’ils ont été jusqu’à l’âge devingt ans sans pouvoir seulement les regarder. Sortez du château,comme vous avez fait ce matin, avec le livre ; madame labaronne ne se méfiera de rien ; venez trouver le père Courtindans ses pièces ; son flocard sera toujours à votredisposition, et, si l’ouvrage ne presse pas trop, je vous battrailes buissons. En attendant, je vais remettre l’outil aurâtelier.
Le râtelier du père Courtin, c’était toutsimplement la haie qui séparait son champ de celui du voisin.
Il y glissa le fusil, le cacha dans les herbeset dressa les ronces et les épines de façon à le masquer auxregards des passants, en même temps qu’il le sauvegardait de lapluie et de l’humidité, deux choses dont, au reste, un véritablebraconnier ne s’embarrassera guère, tant qu’il restera des bouts dechandelle et des morceaux de linge.
– Courtin, dit M. Michel en affectant le tonde la plus profonde indifférence, saviez-vous que M. le marquis deSouday fût marié ?
– Non, par ma foi, dit le paysan, je ne lesavais pas.
M. Michel fut la dupe de son apparence debonhomie.
– Et qu’il eût deux filles ?continua-t-il.
Courtin, qui donnait le dernier coup de main àson opération en entrelaçant quelques ronces rebelles, relevavivement la tête et regarda le jeune homme avec une fixitétellement interrogative, que, bien qu’une vague curiosité eût seuledicté cette question, celui-ci rougit jusqu’au blanc des yeux.
– Auriez-vous rencontré les louves ?demanda Courtin. En effet, j’ai entendu le cor du vieux chouan.
– Qu’appelez-vous les louves ? demanda M.Michel.
– J’appelle les louves les bâtardesdu marquis, donc !
– Ces deux jeunes filles, vous les appelez leslouves ?
– Dame, c’est ainsi qu’on les nomme aupays ; mais vous arrivez de Paris, vous : vous ne pouvezpoint savoir cela.
La grossièreté avec laquelle maître Courtins’exprimait en parlant des deux jeunes filles embarrassa si bien letimide jeune homme, que, sans savoir pourquoi, il répondit par unmensonge.
– Non, dit-il, je ne les ai pointrencontrées.
À la façon dont M. Michel répondit, Courtindouta.
– Tant pis pour vous, répliqua-t-il ; carce sont deux jolis brins de filles, bons à voir et plaisants àcrocher.
Puis, regardant M. Michel avec sonclignotement habituel :
– On dit, continua-t-il, qu’elles aiment unpeu trop à rire ; mais il en faut comme cela pour les bonsenfants, n’est-il pas vrai, monsieur Michel ?
Sans qu’il se rendît compte du motif réel decette sensation, le jeune homme sentit son cœur se serrer de plusen plus en entendant ce grossier paysan traiter avec cetteindulgence insultante les deux charmantes amazones qu’il avaitquittées sous l’impression d’un sentiment d’admiration et dereconnaissance assez vif.
Sa mauvaise humeur se refléta sur saphysionomie.
Courtin ne douta plus que M. Michel n’eûtrencontré les louves, comme il les appelait, et sanégation de cette rencontre le fit aller, quant aux résultatsqu’elle avait pu avoir, bien au-delà de la réalité.
Il était certain que le marquis de Soudayétait, il y avait peu d’heures, dans les environs de laLogerie ; il semblait plus que probable que M. Michel avait dûapercevoir Mary et Bertha, qui, lorsqu’il s’agissait de chasse,quittaient rarement leur père ; peut être même le jeune hommeavait-il fait plus que de les voir ; peut-être avait-il causéavec elles ; et, grâce à l’opinion que l’on avait des deuxsœurs dans le pays, une conversation avec mesdemoiselles de Soudayne pouvait être que l’ébauche d’une intrigue.
De déduction en déduction, Courtin, qui étaitun homme logique, conclut que son jeune maître en était là.
Nous disons son jeune maître, parce queCourtin exploitait un bordage qui appartenait à M. Michel.
Mais ce n’était point la besogne de laboureurqui convenait à Courtin ; c’était le métier de gardeparticulier de la mère et du fils qu’il ambitionnait.
Or, le rusé paysan tenait, par tous les moyenspossibles, à établir une solidarité quelconque entre son jeunemaître et lui.
Il venait d’échouer en cherchant à stimuler sadésobéissance aux prescriptions maternelles touchant lachasse ; partager le secret de ses amours lui sembla un rôletout à fait propre à servir ses intérêts et sa petiteambition ; aussi comprit-il, au nuage de mécontentement quis’était répandu sur le visage de M. Michel, qu’il avait fait fausseroute en se faisant l’écho de la malveillance générale à l’endroitdes deux amazones, et chercha-t-il à regagner le terrain qu’ilavait perdu.
Nous l’avons vu déjà faire retour sur lamauvaise opinion exprimée par lui d’abord.
Il continua de marcher dans la même voie.
– Au reste, reprit-il avec une bonhomiepassablement jouée, on en dit toujours – et sur les jeunes fillessurtout – bien plus long qu’il n’y en a. Mademoiselle Bertha etmademoiselle Mary…
– Elles s’appellent Mary et Bertha ?demanda vivement le jeune homme.
– Mary et Bertha, oui. Mademoiselle Bertha estla brune et mademoiselle Mary la blonde.
Et, comme il regardait M. Michel avec toutel’acuité dont son regard était capable, il lui sembla qu’au nom deMary, le jeune homme avait légèrement rougi.
– Je disais donc, reprit l’obstiné paysan, quemademoiselle Mary et mademoiselle Bertha aiment la chasse, leschiens, les chevaux ; mais cela n’empêche pas d’être honnête,et défunt M. le curé de la Benaste, qui était un fin braconnier,n’a pas dit les plus méchantes messes parce que son chien étaitdans la sacristie et son fusil le long de l’autel.
– Le fait est, répliqua M. Michel oubliantqu’il contredisait sa première assertion, le fait est qu’elles ontl’air doux et bon, mademoiselle Mary surtout.
– Et elles sont douces et bonnes, monsieurMichel ; elles le sont ! L’année passée, pendant leschaleurs humides, quand cette espèce de fièvre de marécage, donttant de pauvres diables sont morts, a couru dans le pays, qui asoigné les malades, et sans bouder encore, alors que les médecins,les pharmaciens et tout le tremblement jusqu’aux vétérinairesavaient déserté ? Les louves, comme ils disent tous. Ah !elles ne font point la charité au prône, celles-là ; maiselles visitent en cachette les maisons des malheureux ; ellessèment des aumônes et elles récoltent des bénédictions. Aussi, siles riches les haïssent et si les nobles les jalousent, ah !l’on peut dire hardiment que les pauvres gens sont pour elles.
– Et d’où vient donc alors qu’elles sont simal vues ? demanda M. Michel.
– Bon ! est-ce que l’on sait cela ?est-ce qu’on se le demande ? est-ce que l’on s’en rendcompte ? Les hommes, voyez-vous, monsieur Michel, c’est, sanscomparaison, comme les oiseaux : quand il y en a un de maladeet qui fait le houssu, tous viennent lui arracher des plumes ;ce qu’il y a de sûr au fin fond de tout cela, c’est que ceux deleur rang leur tournent le dos et leur jettent la pierre, à cespauvres demoiselles. Tenez, par exemple, votre maman est bienbonne, n’est-ce pas, monsieur Michel ? eh bien, je suis sûrque vous lui en parleriez, qu’elle répondrait comme tout lemonde : « Ce sont des gueuses ! »
Mais, malgré le changement de front deCourtin, M. Michel ne paraissait pas disposé à entrer dans unecauserie plus intime ; quant à maître Courtin lui-même, iljugea, de son côté, que, pour une séance, il avait suffisammentpréparé la voie à la confidence qu’il espérait.
Puis, comme M. Michel semblait vouloir seretirer, il le reconduisit jusqu’à l’extrémité de son champ.
Seulement, en le reconduisant, il remarqua queles regards du jeune homme se dirigeaient bien souvent vers lesmasses sombres de la forêt de Machecoul.
Maître Courtin abaissait respectueusementdevant son jeune maître la barrière mobile qui fermait son champ,lorsqu’une voix de femme appelant Michel se fit entendre derrièrela haie.
À cette voix, le jeune homme tressaillit ets’arrêta.
Au même instant, la personne qui avait appeléparut en face de l’échalier qui servait de communication entre lechamp de maître Courtin et le champ voisin.
Cette personne, cette dame pouvaitavoir de quarante à quarante-cinq ans. Essayons del’expliquer à nos lecteurs.
Sa figure était insignifiante et sans autrecaractère qu’un air de hauteur apprêtée qui contrastait avec satournure vulgaire. Elle était petite et replète ; elle portaitune robe de soie trop riche pour quelqu’un qui court les champs, etun chapeau dont la batiste écrue et flottante retombait sur sonvisage et sur son cou. On eût pu croire, tant le reste de satoilette était recherché, qu’elle venait de faire quelque visite àla Chaussée-d’Antin ou au faubourg Saint-Honoré.
C’était la personne dont les futurs reprochesavaient paru inspirer d’avance une si grande appréhension au pauvrejeune homme.
– Eh quoi ! s’écria-t-elle, vous êtesici, Michel ? Vraiment, mon ami, vous êtes bien peuraisonnable et vous avez bien peu d’égards pour votre mère !Il y a plus d’une heure que la cloche du château vous a appelé pourle dîner ; vous savez combien je déteste attendre, et combienje tiens à des repas bien réglés, et je vous trouve causanttranquillement avec ce rustre !
Michel commença par balbutier uneexcuse ; mais, presque au même instant, l’œil de sa mèreaperçut ce qui avait échappé à Courtin, ou ce sur quoi Courtinn’avait pas voulu demander d’explication : c’est-à-dire que latête du jeune homme était entourée d’un mouchoir, et que cemouchoir était maculé de taches sanglantes que son chapeau depaille, si larges qu’en fussent les bords, ne dissimulaitqu’imparfaitement.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle enélevant une voix qui, dans son diapason ordinaire, était déjà tropélevée, vous êtes blessé ! Que vous est-il arrivé ?Parlez, malheureux ! Vous voyez bien que je meursd’inquiétude.
Et alors, enjambant l’échalier avec uneimpatience et surtout avec une légèreté qu’on n’eût point oséattendre de son âge et de sa corpulence, la mère du jeune hommearriva près de lui, et, avant qu’il eût pu s’y opposer, enleva lechapeau et le mouchoir.
La plaie, ravivée par l’arrachement del’appareil, recommença de saigner.
M. Michel, comme l’appelait Courtin, était sipeu préparé à voir le dénoûment qu’il redoutait se brusquer de lasorte, qu’il demeura tout interdit et ne sut que répondre.
Maître Courtin vint à son aide.
Le madré paysan avait compris, à l’embarras deson jeune maître, que celui-ci, ne voulant pas avouer qu’il avaitdésobéi à sa mère, hésitait cependant à se disculper par unmensonge ; il n’avait pas, lui, Courtin, les mêmes scrupulesque le jeune homme, et il chargea résolûment sa conscience du péchéque, dans sa naïveté, Michel n’osait commettre.
– Oh ! que madame la baronne ne soitaucunement inquiète ! Ce n’est rien, dit-il, absolumentrien !
– Mais, enfin, comment cela lui est-ilarrivé ? Répondez pour lui, Courtin, puisque Monsieurs’obstine à garder le silence.
Et, en effet, le jeune homme demeuraittoujours muet.
– Vous allez le savoir, madame la baronne,répondit Courtin. Il faut vous dire que j’avais ici un fagot desémondes d’automne ; il était bien trop lourd pour que je lemisse seul sur mes épaules ; M. Michel a eu la bonté dem’aider, et une branche du maudit fagot lui a fait au front uneégratignure, comme vous voyez.
– Mais c’est plus qu’une égratignure !Vous auriez pu l’éborgner ! Une autre fois, maître Courtin,cherchez vos pareils pour charger vos fagots, entendez-vous ?Outre que vous eussiez pu estropier cet enfant, c’esttrès-inconvenant, ce que vous avez fait là.
Maître Courtin baissa humblement la tête,comme s’il eût apprécié toute l’étendue de son méfait ; maiscela ne l’empêcha point, en apercevant la gibecière qui étaitrestée sur le gazon, d’envoyer, d’un coup de pied habilementcalculé, le lièvre rejoindre le fusil dans la haie.
– Allons, venez, monsieur Michel, ditla baronne, dont la soumission du paysan ne semblait point calmerla mauvaise humeur ; venez, nous ferons examiner votreblessure par le médecin.
Puis, se retournant après avoir fait quelquespas :
– À propos, maître Courtin, dit-elle, vousn’avez point encore soldé votre terme de la Saint-Jean, etcependant votre bail expire à Pâques. Pensez-y ; car je suisbien résolue à ne point garder des fermiers inexacts à tenir leursengagements.
La physionomie de maître Courtin devint pluspiteuse encore qu’elle ne l’était quelques minutesauparavant ; cependant, elle se dérida, lorsque, pendant quesa mère franchissait les palissades avec incomparablement plus dedifficultés que la première fois, le jeune homme lui dit tout basces deux mots :
– À demain !
Aussi, malgré la menace qu’il venaitd’entendre, ce fut très-allégrement qu’il reprit le manche de sacharrue et qu’il se remit à la pousser dans le sillon, tandis queses maîtres regagnaient le château ; et, tout le reste de lasoirée, il anima ses chevaux en leur chantant laParisienne, hymne patriotique très en vogue à cetteépoque.
Pendant que maître Courtin chante l’hymnesusdit, à la grande satisfaction de son attelage, disons quelquesmots de la famille Michel.
Vous avez vu le fils, chers lecteurs ;vous avez vu la mère.
La mère était la veuve d’un de cesfournisseurs qui avaient su faire, aux dépens de l’État, unefortune rapide et considérable à la suite des armées impériales, etque les soldats caractérisaient du sobriquet parlant deriz-pain-sel.
Ce fournisseur s’appelait Michel de son nom defamille ; il était originaire du département de la Mayenne,fils d’un simple paysan, neveu d’un magistrat de village qui, enajoutant quelques notions d’arithmétique aux leçons de lecture etd’écriture qu’il lui donnait ainsi gratuitement, décida de l’avenirde son neveu.
Enlevé par la première réquisition de 1791,Michel le paysan arriva à la 22e demi-brigade avec fortpeu d’enthousiasme ; cet homme, qui devait plus tard devenirun comptable si distingué, avait déjà supputé les chances quis’offraient à lui d’être tué ou de passer général ; or, lerésultat de ce calcul ne l’ayant satisfait que médiocrement, ilfit, avec beaucoup d’adresse, valoir la beauté de son écriture pourêtre attaché aux bureaux du quartier-maître ; il reçut cettefaveur et en témoigna autant de satisfaction qu’un autre eût faiten obtenant de l’avancement.
Ce fut donc au dépôt que Michel père fit lescampagnes de 1792 et 1793.
Vers le milieu de cette dernière année, legénéral Rossignol, qui était envoyé pour pacifier ou exterminer laVendée, s’étant, par hasard, trouvé en contact dans les bureauxavec le commis Michel, et ayant appris de lui qu’il était du paysinsurgé et avait tous ses amis dans les rangs des Vendéens, songeaà utiliser cette circonstance providentielle. Il fit délivrer àMichel un congé définitif et le renvoya chez lui sans autrecondition que de prendre du service parmi les chouans, et, de tempsen temps, de faire pour lui ce que M. de Maurepas faisait pour SaMajesté Louis XV, c’est-à-dire de lui donner les nouvelles dujour ; or, Michel, qui avait trouvé de grands avantagespécuniaires à cet engagement, l’avait tenu avec une scrupuleusefidélité, non-seulement à l’endroit du général Rossignol, mais mêmeà l’endroit de ses successeurs.
Michel était au plus fort de cettecorrespondance anecdotique avec les chefs républicains, lorsque legénéral Travot avait à son tour été envoyé dans la Vendée.
On connaît le résultat des opérations dugénéral Travot ; elles ont fait l’objet d’un des premierschapitres de ce livre ; d’ailleurs, en voici le résumé :l’armée vendéenne battue, Jolly tué, de Couëtu pris dans unguet-apens dressé par un traître demeuré inconnu, enfin Charettefait prisonnier dans le bois de la Chabotière et fusillé sur laplace de Viarmes, à Nantes.
Quel rôle joua Michel dans les péripétiessuccessives de ce terrible drame ? C’est ce que nousapprendrons peut-être plus tard ; toujours est-il que, quelquetemps après ce sanglant épisode, Michel, toujours recommandé par sabelle écriture et son infaillible arithmétique, entrait en qualitéde commis dans les bureaux d’un munitionnaire fameux.
Il y fit un chemin rapide ; car, en 1805,nous le retrouvons soumissionnant, pour son propre compte, unepartie des fournitures de l’armée d’Allemagne.
En 1806, ses souliers et ses guêtres prirentune part active à l’héroïque campagne de Prusse.
En 1809, il obtint l’entière alimentation del’armée qui entrait en Espagne.
En 1810, il épousait la fille unique d’un deses confrères et doublait ainsi sa fortune.
En outre, il allongeait son nom, ce qui était,pour tous les gens ayant un nom un peu court, la plus grandeambition de cette époque.
Voici de quelle façon cette adjonction tantambitionnée s’opéra.
Le père de la femme de M. Michel s’appelaitBaptiste Durand ; il était du petit village de la Logerie, et,pour se distinguer d’un autre Durand qu’il avait plusieurs foisrencontré sur son chemin, il se faisait appeler Durand de laLogerie.
C’était du moins le prétexte qu’ildonnait.
Il avait fait élever sa fille dans un desmeilleurs pensionnats de Paris, où elle avait été inscrite, lors deson entrée, sous le nom de Stéphanie Durand de la Logerie.
Une fois marié à la fille de son confrère, M.le munitionnaire Michel trouva que le nom de sa femme ferait bienau bout du sien et se fit appeler Michel de la Logerie.
Enfin, à la Restauration, un titre duSaint-Empire, acheté à beaux deniers comptants, lui permit des’appeler le baron Michel de la Logerie, et de marquer ainsi saplace, à la fois, dans l’aristocratie financière et territoriale dumoment.
Quelques années après le retour des Bourbons,c’est-à-dire vers 1819 ou 1820, le baron Michel de la Logerieperdit son beau père, messire Baptiste Durand de la Logerie.
Celui-ci laissait à sa fille et, parconséquent, à son beau-fils, sa terre de la Logerie, située, commeon a pu le comprendre par les détails donnés dans les chapitresprécédents, à cinq ou six lieues de la forêt de Machecoul.
Le baron Michel de la Logerie décida, en bonseigneur qu’il était, d’aller prendre possession de sa terre et dese montrer à ses vassaux. Le baron Michel était hommed’esprit ; il désirait arriver à la Chambre ; il n’ypouvait arriver que par l’élection, et l’élection du barondépendait de la popularité dont il jouirait dans le département dela Loire-Inférieure.
Il était né paysan ; il avait vécujusqu’à vingt-cinq ans avec des paysans, sauf les deux ou troisannées passées dans les bureaux ; il savait donc commentprendre les paysans.
Il avait, d’ailleurs, à se faire pardonner sonbonheur.
Il fut ce que l’on appelle bon prince,retrouva là quelques camarades des vieilles guerres de la Vendée,leur toucha la main, parla, les larmes aux yeux, de la mort de cepauvre M. Jolly, de ce cher M. de Couëtu et de ce digne M.Charette ; il s’enquit des besoins de la commune, qu’il neconnaissait pas, fit faire un pont qui établit les communicationsles plus importantes entre le département de la Loire-Inférieure etcelui de la Vendée, fit réparer trois chemins vicinaux et rebâtirune église, dota un hospice d’orphelins et un hôpital devieillards, recueillit force bénédictions et se complut si biendans ce rôle patriarcal, qu’il manifesta l’intention de passerdésormais six mois seulement dans la capitale et les six autresmois en son château de la Logerie.
Enfin, cédant aux sollicitations de sa femme,qui de Paris, où elle était restée, ne comprenant rien à ce féroceamour des champs qui s’était emparé de lui, écrivait lettres surlettres pour presser son retour, le baron Michel décida que ceretour aurait lieu le lundi suivant, la journée du dimanche devantêtre consacrée à une grande battue aux loups que l’on faisait dansles bois de la Pauvrière et dans la forêt de la Grand-Lande,infestés de ces animaux.
C’était encore une œuvre philanthropiquequ’accomplissait le baron Michel de la Logerie.
À cette battue, du reste, le baron Michelcontinua son rôle de riche bon enfant ; il se chargea desrafraîchissements, fit suivre la traque par deux barriques de vinportées sur des charrettes, et auxquelles buvait qui voulait ;il commanda pour le retour un véritable repas de Gamache, auqueldeux ou trois villages étaient conviés, refusa le poste d’honneurqu’on lui avait offert dans la battue, voulut que le sort décidâtde lui comme du plus humble tireur, et, le hasard l’ayant envoyé àl’extrémité de la ligne, il prit cette mauvaise fortune avec unebonne humeur qui enchanta tout le monde.
La battue fut splendide : de chaqueenceinte, il sortait des animaux ; de chaque ligne, il partaitune fusillade si bien nourrie, que l’on eût cru à une petiteguerre. Les loups et les sangliers commencèrent à s’amonceler dansla charrette à côté des barriques du baron, sans compter le gibierde contrebande, tel que lièvres et chevreuils, que l’on tuait danscette battue comme on les tue dans toutes les battues sous couleurd’animaux nuisibles, et que l’on cachait discrètement avecl’intention de les venir prendre à la nuit tombée.
Les enivrements du succès furent tels, qu’ilsfirent oublier le héros de la journée : ce ne fut doncqu’après les dernières traques que l’on s’aperçut que le baronMichel n’avait pas reparu depuis le matin. On s’enquit delui : personne, depuis cette traque où le hasard du numérol’avait envoyé si loin, ne l’avait revu ; on supposa que,ennuyé de ce divertissement, ou poussant trop loin sa sollicitudepour ses hôtes, il était revenu à la petite ville de Légé, où lerepas avait été préparé par ses ordres.
Mais, en arrivant à Légé, les chasseurs ne letrouvèrent point ; quelques-uns, plus insoucieux que lesautres, s’attablèrent sans lui. Mais cinq ou six, atteints depressentiments funestes, retournèrent aux bois de la Pauvrière, et,munis de torches et de lanternes, se mirent à le chercher.
Au bout de deux heures d’investigationsinfructueuses, on le trouva dans le fossé de la seconde enceinte oùl’on avait traqué.
Il était roide mort : une balle lui avaittraversé le cœur.
Cette mort fit grand bruit ; le parquetde Nantes évoqua l’affaire ; le chasseur placé immédiatementau-dessous du baron fut arrêté ; il déclara qu’éloigné de centcinquante pas du baron, dont un angle de bois le séparait, iln’avait rien vu ni rien entendu. Il fut prouvé, en outre, que lefusil du paysan mis en cause n’avait point été déchargé de lajournée ; d’ailleurs, de l’endroit où il était placé, lechasseur ne pouvait frapper la victime qu’au côté droit et c’étaitau côté gauche que le baron Michel avait été atteint.
L’instruction en resta donc là ; on futréduit à attribuer au hasard la mort de l’ex-munitionnaire, et l’onsupposa qu’une balle égarée, comme cela arrive si souvent dans lestraques, était venue l’atteindre sans mauvaise intention de la partde celui au fusil duquel elle avait échappé.
Cependant, il resta dans le pays une rumeurconfuse de vengeance accomplie ; on disait, – mais on disaitbien bas, comme si chaque touffe de genêts eût encore pu receler lefusil d’un chouan, – on disait que quelqu’un des vieux soldats deJolly, de Couëtu et de Charette avait fait expier au malheureuxfournisseur sa trahison et la mort de ces trois illustreschefs ; mais il y avait trop de gens intéressés au secret pourqu’une accusation directe pût jamais être formulée.
La baronne Michel de la Logerie demeura doncveuve avec un fils unique.
La baronne Michel était une de ces femmes auxvertus négatives comme on en rencontre tant dans le monde. Desvices, madame la baronne Michel n’en possédait pas l’ombre ;des passions, elle en avait jusque-là ignoré le nom. Attelée àdix-sept ans à la charrue du mariage, elle avait marché dans lesillon conjugal sans jamais dévier ni à droite ni à gauche, et nese demandant même point s’il n’y avait pas une autre route ;jamais l’idée n’était venue à son cerveau qu’une femme pût regimbercontre l’aiguillon. Débarrassée du joug, elle eut peur de saliberté, et instinctivement elle chercha de nouvelles chaînes, cesnouvelles chaînes, ce fut la religion qui les lui donna, et, commetous les esprits étroits, elle commença de végéter dans unedévotion fausse, exagérée et cependant consciencieuse.
Madame la baronne Michel se croyait toutsimplement une sainte ; elle était régulière aux offices,soumise aux jeûnes, fidèle aux prescriptions de l’Église ; etqui lui eût dit qu’elle péchait sept fois par jour l’eût fortétonnée. Cependant, rien n’était plus vrai ; il était certainque, rien qu’en incriminant l’humilité de madame la baronne de laLogerie, on pouvait, à chaque instant de la journée, la prendre enflagrant défit de désobéissance aux préceptes du Sauveur deshommes ; car, si mal ou si peu justifié qu’il fût, ellepoussait son orgueil nobiliaire jusqu’à la folie.
Aussi avons-nous vu que notre rusé paysan,maître Courtin, qui avait sans façon appelé le fils monsieurMichel, n’avait pas une seule fois manqué de donner de labaronne à la mère.
Naturellement, madame de la Logerie avait lemonde et le siècle en horreur ; elle ne lisait point un compterendu de police correctionnelle, dans son journal, sans les accuserl’un et l’autre – monde et siècle – de l’immoralité la plusnoire ; à l’entendre, l’âge de fer datait de 1800 ;aussi, son plus grand souci avait-il été de préserver son fils dela contagion des idées du jour, en l’élevant loin du monde et deses dangers ; jamais elle ne voulut entendre parler pour luid’éducation publique ; les établissements des jésuiteseux-mêmes lui furent suspects, par la facilité avec laquelle lesbons pères composaient avec les obligations sociales des jeunesgens qu’on leur confiait ; et, si l’héritier des Michel reçutquelques leçons d’étrangers auxquels, pour les sciences et les artsindispensables à l’éducation d’un jeune homme, on fut forcé d’avoirrecours, ce ne fut jamais qu’en présence de sa mère et sur unprogramme approuvé par elle, qui seule se chargeait d’imprimer ladirection à donner aux idées, aux travaux et surtout à la partiemorale de cette éducation.
Il fallait l’assez forte dose d’intelligenceque le bonheur avait placée dans cette jeune cervelle pour qu’ellesortît saine et sauve de la torture à laquelle elle avait étésoumise depuis dix ans.
Mais elle en sortit, comme on l’a vu, faibleet indécise, et n’ayant rien de cette force et de cette résolutionqui caractérisent l’homme, c’est-à-dire le représentant de lavigueur, de la décision et de l’intelligence.
Comme Michel s’en était douté et surtoutl’avait craint, il avait été vigoureusement grondé par sa mère.
Celle-ci n’avait pas été la dupe du récit demaître Courtin ; la blessure que son fils avait à la têten’était point une égratignure faite par une épine.
Aussi, ignorant quel intérêt son fils pouvaitavoir à cacher la cause de cette blessure, convaincue que, même enl’interrogeant, elle n’arriverait pas à la vérité, elle secontentait de fixer de temps en temps les yeux sur cette plaiemystérieuse, en secouant la tête, en poussant un soupir et enridant son front maternel.
Le jeune homme, pendant tout le dîner, sesentit mal à son aise, baissant les yeux et mangeant à peine ;mais, il faut le dire, l’incessant examen de sa mère n’était pointla seule chose qui le troublât.
Entre ses paupières baissées et le regardmaternel, il voyait continuellement flotter comme deux ombres.
Ces deux ombres, c’était la double image deBertha et de Mary.
Michel pensait à Bertha avec une certaineimpatience, il faut l’avouer. Qu’était-ce donc que cette amazonequi maniait un fusil comme un chasseur de profession, qui bandaitles blessures comme un chirurgien, et qui, lorsqu’elle trouvait dela résistance dans le patient, lui tordait les poignets, avec sesmains blanches et féminines, comme eût pu le faire Jean Oullieravec ses mains viriles et calleuses ?
Mais aussi comme Mary était charmante, avecses longs cheveux blonds et ses grands yeux bleus ! comme savoix était douce et son accent persuasif ! avec quellelégèreté elle avait touché la plaie, lavé le sang, serré lebandage !
En vérité, Michel ne regrettait pas sablessure, lorsqu’il calculait que, sans cette blessure, il n’y eûteu aucune raison pour que les deux jeunes filles lui eussentadressé la parole et se fussent occupées de lui.
Il est vrai qu’il y avait une chose bienautrement grave que sa blessure : c’était la mauvaise humeurqu’elle avait causée à sa mère et les doutes qu’elle pouvait fairenaître dans l’esprit de celle-ci ; mais la colère de madame dela Logerie passerait ; et ce qui ne passerait pas, c’estl’impression qu’avaient laissée dans son cœur, à lui, ces quelquessecondes pendant lesquelles il avait tenu dans sa main la main deMary.
Aussi, comme tout cœur qui commence à aimer,mais qui doute encore de son amour, le plus grand besoinqu’éprouvât le jeune homme était celui de la solitude.
Il en résulta qu’aussitôt après le dîner,profitant du moment où la baronne causait avec un domestique, ils’éloigna sans entendre ce que lui disait sa mère, ou plutôt, sansse rendre compte des paroles qu’elle lui adressait.
Ces paroles avaient cependant leurimportance.
Madame de la Logerie défendait à son fils dediriger ses courses vers Saint-Christophe-du-Ligneron, où, d’aprèsle dire de son domestique, régnait une mauvaise fièvre.
Puis elle recommandait qu’un cordon sanitaires’organisât autour de la Logerie, afin qu’aucun habitant du villageinfesté ne fût reçu au château.
L’ordre devait s’exécuter à l’instant même, àl’endroit d’une jeune fille qui venait demander, pour son père,atteint d’une première attaque de fièvre, du secours à la baronnede la Logerie.
Sans doute, si Michel n’eût pas été sipréoccupé, eût-il fait quelque attention à ces paroles de samère ; car le malade, c’était son père nourricier, le métayerTinguy, et la ménagère qui venait réclamer secours, sa sœur delait, Rosine, pour laquelle il avait conservé une grandeaffection.
Mais, en ce moment, c’était du côté de Soudayque les yeux du jeune homme étaient tournés, et celle à laquelle ilpensait, c’était cette charmante louve ayant nom Mary.
Aussi fut-il bientôt perdu dans la partie laplus profonde et la plus épaisse du parc.
Il avait pris un livre en manière decontenance ; mais, quoiqu’il eût eu l’air de lire jusqu’à cequ’il eût gagné la lisière des grands arbres, quiconque lui eûtdemandé le titre de son livre l’eût bien embarrassé.
Il s’assit sur un banc et se mit àréfléchir.
À quoi réfléchissait Michel ?
La réponse est facile à faire.
Comment reverrait-il Mary et sasœur ?
Le hasard l’avait servi en les lui faisantrencontrer une première fois, mais six mois seulement après sonretour dans le pays.
Le hasard y avait donc mis le temps.
S’il allait plaire au hasard d’être six autresmois sans ménager au jeune baron une seconde rencontre avec sesvoisines, ce serait long pour l’état où était son cœur !
D’un autre côté, ouvrir des communicationsavec le château de Souday n’était pas chose commode.
Il n’existait pas une grande sympathie entrele marquis de Souday, émigré de 1790, et le baron Michel de laLogerie, noble de l’Empire.
D’ailleurs, Jean Oullier, dans le peu de motsqu’il avait dits au jeune homme, ne lui avait pas laissé entrevoirun bien grand désir de faire sa connaissance.
Restaient les jeunes filles, qui lui avaientmarqué cet intérêt, brusque chez Bertha, doux chez Mary ; maiscomment arriver aux jeunes filles, qui, si elles chassaient deux outrois fois par semaine, ne chassaient jamais qu’en la compagnie deleur père et de Jean Oullier ?
Michel se promettait de lire, les uns aprèsles autres, tous les romans qu’il trouverait dans la bibliothèquedu château, espérant découvrir dans l’un d’eux quelque ingénieuxmoyen qu’il commençait à craindre que son esprit, réduit à sespropres inspirations, ne lui fournît pas.
En ce moment, il sentit qu’on lui touchaitdoucement l’épaule ; il se retourna en tressaillant.
C’était maître Courtin.
La figure du digne métayer exprimait unesatisfaction qu’il ne se donnait pas la peine de dissimuler.
– Pardon, excuse, monsieur Michel, dit lemétayer ; mais, en ne vous voyant pas plus bouger qu’unesouche, j’ai cru que c’était votre statue et non pas vous.
– Et tu vois que c’est moi, Courtin.
– J’en suis bien aise, monsieur Michel.J’étais inquiet de savoir comment cela s’était passé entre vous etmadame la baronne.
– Elle a un peu grondé.
– Oh ! je m’en doute bien. Est-ce quevous lui avez parlé du lièvre ?
– Je m’en suis bien gardé !
– Et des louves ?
– Quelles louves ? demanda le jeunehomme, qui n’était pas fâché de ramener la conversation sur cepoint.
– Les louves de Machecoul… Il me semblait vousavoir dit que c’était ainsi que l’on nommait les demoiselles deSouday.
– Encore moins que du lièvre, tu comprendsbien, Courtin ! Je crois que les chiens de Souday et ceux dela Logerie, comme on dit, ne chassent pas ensemble.
– Dans tous les cas, reprit Courtin, avec cetair narquois que, malgré ses efforts, il n’était pas toujoursmaître de dissimuler, si vos chiens ne chassent pas ensemble, vouspourrez chasser, vous, avec leurs chiens.
– Que veux-tu dire ?
– Regardez, fit Courtin en tirant à soi et enfaisant en quelque sorte entrer en scène deux chiens courantscouplés et qu’il tenait en laisse.
– Qu’est-ce que cela ? demanda le jeunebaron.
– Qu’est-ce que cela ? Galon-d’or etAllégro, donc !
– Mais je ne sais pas ce que c’est queGalon-d’or et Allégro.
– Ce sont les chiens de ce bandit de JeanOullier.
– Pourquoi lui as-tu pris seschiens ?
– Je ne les lui ai pas pris ; je les luiai mis tout simplement en fourrière.
– Et de quel droit ?
– De deux droits : d’abord commepropriétaire, et ensuite comme maire.
Courtin était maire au village de la Logerie,qui se composait d’une vingtaine de maisons, et il était très fierde ce titre.
– Veux-tu m’expliquer tes droits,Courtin ?
– Eh bien, d’abord, monsieur Michel, commemaire, je les confisque parce qu’ils chassent en temps prohibé.
– Je ne croyais pas qu’il y eût de tempsprohibé pour chasser le loup, et, comme M. de Souday estlouvetier…
– Très bien ! s’il est louvetier, qu’ilchasse ses loups dans la forêt de Machecoul, et non dans laplaine ; d’ailleurs, vous avez bien vu, ajouta avec sonsourire matois maître Courtin, vous avez bien vu que ce n’était pasun loup qu’ils chassaient, puisque c’était un lièvre, et que même,ce lièvre, c’est une des louves qui l’a tué.
Le jeune homme fut sur le point de dire àCourtin que ce nom de louves, appliqué aux demoiselles deSouday, lui était désagréable, et qu’il le priait de ne plus s’enservir désormais ; mais il n’osa formuler sa prière d’unefaçon aussi nette.
– C’est Mlle Bertha qui l’a tué,Courtin, dit-il ; mais c’est moi qui l’avais tiré et blesséd’abord ; c’est donc moi qui suis le coupable.
– Bon, bon, bon ! comment entendez-vouscela ? L’auriez-vous tiré si les chiens ne l’avaient paschassé ? Non. C’est donc la faute des chiens si vous l’aveztiré, et si mademoiselle Bertha l’a tué ; c’est donc leschiens que je punis, comme maire, d’avoir, sous prétexte de courrele loup, chassé un lièvre en temps prohibé. Mais ce n’est pas letout ; après les avoir punis comme maire, je les repunis commepropriétaire. Est-ce que je leur ai donné permis de chasse sur mesterres, aux chiens de M. le marquis ?
– Sur tes terres, Courtin ? dit en riantMichel. Il me semble que tu te trompes, et que c’était sur lesmiennes, ou plutôt sur celles de ma mère, qu’ils chassaient.
– C’est tout un, monsieur le baron, puisque,vos terres, je les afferme. Or, vous savez, nous ne sommes plus en1789, où les seigneurs avaient le droit de passer avec leurs meutesà travers les moissons du paysan et de tout coucher à terre sansrien payer ; non, non, non ! aujourd’hui, nous sommes en1832, monsieur Michel : chacun est maître chez soi, et legibier est à celui qui le nourrit. Donc, le lièvre chassé par leschiens de M. le marquis est à moi, puisqu’il mange le blé que j’aisemé sur les terres de madame Michel, et c’est moi qui dois mangerle lièvre blessé par vous et tué par la louve.
Michel fit un mouvement que Courtin surprit ducoin de l’œil ; cependant, il n’osa point manifester sonmécontentement.
– Il y a une chose qui m’étonne, dit le jeunehomme ; c’est que ces chiens, qui tirent si fort sur leurcorde et qui paraissent te suivre avec tant de répugnance, sesoient laissé rejoindre par toi.
– Oh ! dit Courtin, je n’ai pas eu depeine à cela. Quand je suis revenu de vous lever l’échalier, à vouset à madame la baronne, j’ai trouvé ces messieurs à table.
– À table ?
– Oui, à table dans la haie, où j’avais cachéle lièvre ; ils l’avaient trouvé, et ils dînaient. Il paraîtqu’ils ne sont pas chèrement nourris au château de Souday et qu’ilschassent pour leur compte. Tenez, voyez l’état où ils l’ont mis,mon lièvre.
Et, en disant ces mots, Courtin tira de lavaste poche de sa veste le train de derrière de l’animal faisant lapièce principale du délit.
La tête et le train de devant avaientcomplètement disparu.
– Et quand on pense, ajouta Courtin, qu’ilsont fait ce beau coup-là le temps d’aller vous reconduire.Ah ! il faudra que vous nous en fassiez tuer quelques-uns, mesdrôles, pour me faire oublier celui-là !
– Courtin, laisse-moi te dire une chose, fitle jeune baron.
– Oh ! dites, ne vous gênez pas, monsieurMichel.
– C’est que, comme maire, tu dois doublementrespecter la légalité.
– La légalité, je la porte dans mon cœur.Liberté ! ordre public ! Est-ce que vous n’avez pas vuque ces trois mots-là sont écrits sur la façade de la mairie,monsieur Michel ?
– Eh bien, raison de plus pour que je te diseque ce que tu fais là n’est pas légal et porte atteinte à laliberté et à l’ordre public.
– Comment ! dit Courtin, les chiens deslouves ne troublent pas l’ordre public en chassant sur mesterres en temps prohibé, et je ne suis pas libre de les mettre enfourrière ?
– Ils ne troublent pas l’ordre public,Courtin : ils blessent des intérêts privés ; et tu as ledroit, non pas de les mettre en fourrière, mais de leur faire unprocès-verbal.
– Ah ! c’est bien long, tout cela, et,s’il faut laisser chasser les chiens et se contenter de leur fairedes procès-verbaux, alors ce ne sont plus les hommes qui sontlibres, ce sont les chiens.
– Courtin, dit le jeune homme avec cettepetite pointe de morgue dont est toujours plus ou moins atteintl’homme qui a feuilleté un code, tu commets l’erreur que commettentbeaucoup de gens : tu confonds la liberté avecl’indépendance : l’indépendance est la liberté des hommes quine sont pas libres, mon ami.
– Mais qu’est-ce donc que la liberté, monsieurMichel ?
– La liberté, mon cher Courtin, c’estl’abandon que chacun fait, au profit de tous, de son indépendancepersonnelle. C’est dans le fonds général d’indépendance qu’unpeuple entier ou chaque citoyen puise la liberté ; nous sommeslibres et non indépendants, Courtin.
– Oh ! moi, dit Courtin, je ne connaispas tout cela. Je suis maire et propriétaire ; je tiens lesdeux meilleurs chiens de la meute du marquis, Galon-d’or etAllégro, je ne les lâche pas. Qu’il vienne les chercher, et je luidemanderai, moi, ce qu’il va faire aux réunions de Torfou et deMontaigu.
– Que veux-tu dire ?
– Oh ! je m’entends.
– Oui, mais, moi, je ne t’entends pas.
– Il n’y a pas besoin que vous m’entendiez,vous ; vous n’êtes pas maire.
– Oui ; mais je suis habitant du pays, etj’ai intérêt à savoir ce qui s’y passe.
– Oh ! ce qui s’y passe, ça n’est pasdifficile à voir ; il s’y passe que les messieurs se remettentà conspirer.
– Les messieurs ?
– Eh ! oui, les nobles ! ces… Je metais, quoique vous ne soyez pas de cette noblesse-là, vous.
Michel rougit jusqu’au blanc des yeux.
– Tu dis que les nobles conspirent,Courtin ?
– Et pourquoi donc qu’ils feraient comme celades assemblées, la nuit ? Qu’ils se réunissent, le jour, pourboire et manger, ces fainéants, très-bien, c’est permis, etl’autorité n’a rien à y voir ; mais, quand on se réunit lanuit, ce n’est pas dans de bonnes intentions. En tout cas, qu’ilsse tiennent bien ! J’ai l’œil sur eux, moi. Je suis maire, et,si je n’ai pas le droit de tenir les chiens en fourrière, j’aicelui d’envoyer les hommes en prison ; je connais le Code àcet endroit-là.
– Et tu dis que M. de Souday fréquente cesassemblées ?
– Ah bien, ce serait bon qu’il ne lesfréquentât point, un vieux chouan, un ancien aide de camp deCharette ! Qu’il vienne réclamer ses chiens, oui, qu’il yvienne, et je l’envoie à Nantes, lui et ses louves ! ellesexpliqueront ce qu’elles font à courir les bois, comme la choseleur arrive, la nuit.
– Mais, dit Michel avec une vivacité àlaquelle il n’y avait point à se tromper, tu m’as dit toi-même,Courtin, que, si elles couraient les bois la nuit, c’était pourporter secours aux pauvres malades.
Courtin recula d’un pas, et, montrant avec sonsourire habituel son jeune maître du doigt :
– Ah ! je vous y prends, vous !dit-il.
– Moi ! fit le jeune hommerougissant ; et à quoi me prends-tu ?
– Elles vous tiennent au cœur.
– À moi ?
– Oui, oui, oui… Ah ! je ne vous donnepas tort, au contraire ; quoique ce soient desdemoiselles, ce n’est pas moi qui dirai qu’elles ne sontpas jolies. Allons, ne rougissez pas comme vous faites ; vousne sortez pas du séminaire ; vous n’êtes ni prêtre, ni diacre,ni vicaire : vous êtes un beau garçon de vingt ans. Allez del’avant, monsieur Michel ; elles seraient bien dégoûtées sielles ne vous trouvaient pas de leur goût, quand vous les trouvezdu vôtre.
– Mais, mon cher Courtin, dit Michel, ensupposant que tu dises vrai, ce qui n’est pas, est-ce que je lesconnais ? est-ce que je connais le marquis ? est-ce qu’ilsuffit d’avoir rencontré deux jeunes filles à cheval pour seprésenter chez elles ?
– Ah ! oui, je comprends, fit Courtind’un air railleur ; ça n’a pas le sou, mais ça a de grandesmanières. Il faudrait une occasion, un motif, un prétexte.Cherchez, monsieur Michel, cherchez ! vous êtes un savant,vous parlez le latin et le grec, vous avez étudié le Code, vousdevez trouver cela.
Michel secoua la tête.
– Bon ! dit Courtin, vous avez cherché etvous n’avez pas trouvé.
– Je ne dis pas cela, fit vivement le jeunebaron.
– Ah ! oui ; mais je le dis, moi… Onn’est pas encore si vieux à quarante ans, qu’on ne se souvienne dutemps où l’on en avait vingt…
Michel se tut et resta la tête baissée ;il sentait l’œil du paysan qui pesait sur lui.
– Ainsi, vous n’avez pas trouvé lemoyen ?… Eh bien, je l’ai trouvé, moi.
– Toi ?… s’écria vivement le jeune hommeen relevant la tête.
Puis, comprenant qu’il venait de laisseréchapper sa plus secrète pensée :
– Mais où diable as-tu vu que je voulais allerau château ? dit-il en haussant les épaules.
– Et le moyen, continua Courtin comme si sonmaître n’avait pas essayé de nier ; le moyen, le voici…
Michel affectait la distraction del’indifférence, mais écoutait de toutes ses oreilles.
– Vous dites au père Courtin :« Père Courtin, vous vous trompez sur vos droits ; nicomme maire, ni comme propriétaire, vous n’avez droit de mettre leschiens du marquis de Souday en fourrière ; vous avez droit àune indemnité ; mais cette indemnité, nous la réglerons de gréà gré. » Ce à quoi le père Courtin répond :« Oh ! avec vous, monsieur Michel, je ne comptepas ; nous connaissons votre générosité. » Sur quoi, vousajoutez : « Courtin, tu vas donc me remettre leschiens ; le reste me regarde. » Je vous dis :« Voilà les chiens, monsieur Michel. Quant à l’indemnité,dame, avec un ou deux jaunets, on en verra le jeu ; on ne veutpas la mort du pécheur. » Alors, vous comprenez, vous écrivezun petit billet au marquis. Vous avez rallié ses chiens, et vousles lui renvoyez, de peur qu’il n’en soit inquiet, par Rousseau oupar la Belette ; alors, il ne peut pas se dispenser de vousremercier et de vous inviter à l’aller voir… À moins que, pour plusde sûreté encore, vous ne les lui reconduisiez vous-même.
– C’est bien, c’est bien, Courtin, dit lejeune baron. Laisse-moi les chiens ; je les renverrai aumarquis, non point pour qu’il m’invite à aller au château, car iln’y a pas un mot de vrai dans tout ce que tu supposes, mais parceque, entre voisins on se doit de bons procédés.
– Alors, prenons que je n’ai rien dit… Mais,c’est égal, cela fait deux jolis brins de filles que lesdemoiselles de Souday ! Et, quant à l’indemnité…
– Tiens, dit le jeune baron en souriant, c’esttrop juste, voilà pour le tort que les chiens t’ont fait en passantsur mes terres et en mangeant la moitié du lièvre que Bertha avaittué.
Et il donna au métayer ce qu’il avait dans sabourse, c’est-à-dire trois ou quatre louis.
Et c’était bien heureux qu’il n’eût pasdavantage ; car le jeune homme était si enchanté d’avoir enfinle moyen de s’introduire au château de Souday, qu’il eût donné aumétayer dix fois la somme, si cette somme décuple se fût trouvéedans sa poche.
Courtin jeta un coup d’œil appréciateur surles quelques louis qu’il venait de recevoir à titred’indemnité, et, mettant la laisse aux mains du jeunebaron, il s’éloigna.
Mais, au bout de quelques pas, se retournantet revenant à son maître :
– N’importe, monsieur Michel, dit-il, ne vousliez pas trop avec tous ces gens-là. Vous savez ce que je vous airaconté des messieurs à Torfou et à Montaigu ; c’est moi quivous le dis, monsieur Michel, avant quinze jours, il y aura dugrabuge.
Et, cette fois, il s’éloigna pour tout de bon,chantonnant la Parisienne, pour les paroles et l’air delaquelle il avait une véritable prédilection.
Le jeune homme resta seul avec les deuxchiens.
Notre amoureux avait d’abord songé à suivre lepremier conseil de Courtin, c’est-à-dire à renvoyer les chiens aumarquis de Souday, par Rousseau ou par la Belette, deux serviteursattachés, moitié à la ferme et moitié au château, et qui devaientles sobriquets sous lesquels Courtin vient de les présenter à noslecteurs, le premier à la couleur un peu hasardée de sa chevelure,le second à la ressemblance de son visage avec le museau del’animal dont La Fontaine a illustré l’obésité dans une de ses plusjolies fables.
Mais, en y réfléchissant bien, le jeune hommeavait songé que le marquis de Souday pouvait se contenter d’unesimple lettre de remerciement, sans invitation aucune.
Si, par malheur, le marquis agissait ainsi,l’occasion était manquée ; il faudrait en attendre une autre,et il ne s’en présenterait pas tous les jours de pareille.
Si, au contraire, le jeune homme reconduisaitles chiens lui même, il était infailliblement reçu : on nelaisse pas franchir six ou sept kilomètres à un voisin qui al’obligeance de vous ramener en personne des chiens que l’on croitperdus, et auxquels on tient, sans l’inviter à se reposer uninstant, et même, s’il est tard, à passer la nuit au château.
Michel tira sa montre : elle marquait sixheures et quelques minutes.
Nous croyons avoir dit que Mme labaronne Michel avait conservé, ou plutôt avait pris l’habitude dedîner à quatre heures. Chez le père de Mme la baronneMichel, on dînait à midi.
Le jeune baron avait donc tout le tempsd’aller au château, s’il se décidait à y aller.
Mais c’était une grande résolution à prendreque d’aller au château, et la décision n’était pas la qualitédominante de M. Michel, nous en avons déjà prévenu le lecteur.
Il perdit un quart d’heure à hésiter.Heureusement, dans les premiers jours de mai, le soleil ne secouche qu’à huit heures ; il y avait donc encore une heure etdemie de soleil.
D’ailleurs, jusqu’à neuf heures, on pouvait,sans indiscrétion, se présenter.
Mais, par un jour de chasse, les jeunesfilles, fatiguées, ne seraient-elles pas couchées de bonneheure ?
Or, ce n’était point le marquis de Souday quele jeune baron désirait voir. Pour lui personnellement, il n’eûtpas fait six kilomètres, tandis que, pour revoir Mary, il luisemblait qu’il ferait cent lieues !
Il se décida donc à partir sans plus deretard.
Seulement, le jeune homme s’aperçut alorsqu’il n’avait pas de chapeau.
Mais, pour aller prendre son chapeau, il luifallait rentrer, risquer de rencontrer sa mère ; de là lesinterrogations : où allait-il ? à qui leschiens ?
Il n’avait pas besoin de chapeau ; lechapeau, ou plutôt l’absence de chapeau serait mise sur le comptede l’empressement ; le vent l’aurait emporté, une branchel’aurait fait rouler dans un ravin, les chiens n’auraient paspermis qu’il courût après.
L’inconvénient était bien plus grave àaffronter la baronne qu’à partir sans chapeau.
Le jeune homme partit donc sans chapeau,tenant les chiens en laisse.
À peine eut-il fait quelques pas, qu’ilcomprit qu’il ne lui faudrait pas, pour aller à Souday, lessoixante et quinze minutes qu’il avait calculées.
Du moment où les chiens avaient reconnu ladirection adoptée par le conducteur, celui-ci avait eu plutôtbesoin de les retenir que de les tirer.
Ils flairaient le chenil et tendaient la cordede toutes leurs forces ; attelés à une voiture légère, ilseussent fait faire le chemin au baron Michel en une demi-heure.
À pied et avec leur aide, le jeune homme, rienqu’en se mettant au petit trot, devait le faire en trois quartsd’heure.
Or, l’impatience des deux chiens étantd’accord avec la sienne, le petit trot fut l’allure adoptée.
Après vingt minutes de petit trot, on étaitdans la forêt de Machecoul, que, pour raccourcir le chemin, ondevait écorner dans le tiers de sa largeur.
En entrant dans la forêt, il fallait débuterpar une côte un peu roide.
Le jeune baron monta la côte au pasgymnastique ; mais, arrivé au sommet, il éprouva le besoin desouffler.
Il n’en était pas ainsi des chiens, quisoufflaient tout en marchant.
Les chiens manifestèrent le désir de continuerleur chemin.
Leur conducteur s’opposa à ce désir ens’arc-boutant de son mieux et en tirant en arrière, tandis qu’ilstiraient en avant.
Deux forces égales se neutralisent, suivantles premiers principes de mécanique.
Le jeune baron avait une forcesupérieure ; il neutralisa la force des deux chiens.
Le groupe une fois au repos, il profita decette halte pour tirer son mouchoir de sa poche et s’essuyer lefront.
Tandis qu’il s’essuyait le front, tout enjouissant de cette douce fraîcheur que soufflait sur son visage labouche invisible du soir, il lui sembla qu’un cri d’appel venaitjusqu’à lui, porté par le vent.
Les chiens entendirent ce cri, comme l’avaitentendu le baron ; seulement eux y répondirent par ce long ettriste hurlement que jettent les chiens perdus.
Puis ils se mirent à tirer la corde avec unerecrudescence d’énergie.
Leur conducteur s’était reposé ; ils’était essuyé le front ; il n’avait plus aucun motif des’opposer au désir que manifestaient Galon-d’or et Allégro de seremettre en chemin. Au lieu de se pencher en arrière, il se penchaen avant, et reprit son petit trot un instant interrompu.
Il n’avait pas fait trois cents pas, qu’unsecond cri d’appel se fit entendre, plus rapproché et, parconséquent, plus distinct que le premier.
Les chiens y répondirent par un hurlement plusprolongé et par un coup de collier plus solide.
Le jeune homme comprit que quelqu’un était àla recherche des chiens, et les haulait.
Nous demandons pardon à nos lecteursd’introduire dans le langage écrit un mot si peu académique ;mais c’est celui dont se servent nos paysans pour rendre le criparticulier par lequel le chasseur appelle ses chiens. Il al’avantage d’être assez expressif ; puis, dernière et suprêmeraison, je n’en connais pas d’autre.
Au bout d’un demi-kilomètre, les mêmes cris sefirent entendre pour la troisième fois, de la part de l’homme enquête et des animaux quêtés.
Cette fois, Galon-d’or et Allégro tirèrentavec une telle énergie, que leur conducteur, emporté par eux, futforcé de passer du petit trot au grand trot, et du grand trot augalop.
Il suivait cette allure depuis cinq minutes àpeine, quand un homme parut à la lisière du bois, bondit par-dessusle fossé et se trouva, de ce seul bond, au milieu de la route,barrant le chemin au jeune baron.
Cet homme, c’était Jean Oullier.
– Ah ! ah ! dit-il, c’est donc vous,monsieur Jolicœur, qui non-seulement détournez mes chiens du loupque je chasse pour les mettre sur le lièvre que vous chassez, maisqui encore vous donnez la peine de les coupler et de les mener enlaisse ?
– Monsieur, dit le jeune homme tout essoufflé,monsieur, si j’ai couplé et enlaissé les chiens, c’était pour avoirl’honneur de les reconduire moi-même à M. le marquis de Souday.
– Ah ! oui, comme cela, sans chapeau etsans façon ? Ne vous donnez pas la peine, mon chermonsieur ! Maintenant que vous m’avez rencontré, je lesreconduirai bien moi-même.
Et, avant que M. Michel eût pu s’y opposer oumême eût deviné son intention, Jean Oullier lui avait arraché lachaîne des mains et l’avait jetée sur le cou des chiens, comme onjette la bride sur le cou d’un cheval.
En se sentant libres, les chiens partirent àfond de train dans la direction du château, suivis par JeanOullier, qui ne courait guère moins vite qu’eux, tout en faisantclaquer son fouet et en criant :
– Au chenil, au chenil, drôles !
Cette scène avait été si rapide, que leschiens et Jean Oullier étaient déjà à un kilomètre du baron avantque celui-ci fût revenu de sa surprise.
Il resta anéanti sur le chemin.
Il y était depuis dix minutes, à peu près, labouche ouverte et les yeux fixés dans la direction où avaientdisparu Jean Oullier et les chiens, lorsqu’une voix de jeune fille,caressante et douce, fit entendre ces quelques mots à deux pas delui :
– Jésus Dieu ! monsieur le baron, quefaites-vous donc à cette heure-ci, nu-tête, sur le grandchemin ?
Ce qu’il faisait, le jeune homme eût été bienembarrassé de le dire ; il suivait ses espérances, quis’envolaient du côté du château de Souday et à la poursuitedesquelles il n’osait se mettre.
Il se retourna pour voir qui lui adressait laparole.
Il reconnut sa sœur de lait, la fille dumétayer Tinguy.
– Ah ! c’est toi, Rosine, dit-il ;et d’où viens-tu donc toi même ?
– Hélas ! monsieur le baron, dit l’enfantavec des larmes plein la voix, je viens du château de la Logerie,où j’ai été bien mal reçue par Mme la baronne.
– Comment cela, Rosine ? Tu sais bien quema mère t’aime et te protège.
– Oui, dans les temps ordinaires, mais pasaujourd’hui.
– Comment, pas aujourd’hui ?
– Certes ! car, il y a une heure, pasplus tard que cela, elle m’a fait mettre à la porte.
– Pourquoi ne m’as-tu pas demandé ?
– Je vous ai demandé, monsieur le baron ;mais il m’a été répondu que vous n’y étiez pas.
– Comment ! je n’étais pas auchâteau ? Mais j’en sors, ma chère ! or, si vite que tuaies couru, tu n’as pas couru si vite que moi, j’enréponds !
– Ah ! dame, c’est possible, monsieur lebaron, parce que, voyez-vous, repoussée comme je l’ai été parMme votre mère, l’idée m’est bien venue d’aller trouverles louves ; mais je ne m’y suis pas décidée tout desuite.
– Et qu’as-tu donc à leur demander, auxlouves ?
Michel s’efforça pour prononcer ce motlouves.
– Ce que je venais demander à Mmela baronne : des secours pour mon pauvre père, qui est bienmalade.
– Malade de quoi ?
– D’une mauvaise fièvre qu’il a prise dans lesmarais.
– D’une mauvaise fièvre ? répéta Michel.Est-ce une fièvre maligne, intermittente ou typhoïde ?
– Je ne sais pas, monsieur le baron.
– Qu’a dit le médecin ?
– Dame, monsieur le baron, le médecin loge àPalluau ; il ne se dérange pas à moins de cent sous, et nousne sommes pas assez riches pour payer cent sous une visite demédecin.
– Et ma mère ne t’a pas donnéd’argent ?
– Mais quand je vous dis qu’elle n’a pas mêmevoulu me voir ! « Une mauvaise fièvre ! s’est-elleécriée. Elle est venue au château quand son père est malade d’unemauvaise fièvre ? Qu’on la chasse ! »
– C’est impossible.
– Je l’ai entendue, monsieur le baron, tantelle criait haut ; d’ailleurs, la preuve est que l’on m’achassée.
– Attends, attends, dit vivement le jeunehomme, je vais t’en donner, moi, de l’argent.
Et il fouilla dans ses poches.
Mais, on se le rappelle, il avait donné àCourtin tout ce qu’il avait sur lui.
– Ah ! mon Dieu, dit-il, je n’ai pas unsou sur moi, ma pauvre enfant ! Reviens avec moi au château,Rosine, et je te donnerai ce dont tu auras besoin.
– Oh ! non, dit la jeune fille :pour tout l’or du monde, je n’y retournerais pas, au château ;non ! puisque ma résolution est prise, tant pis, jem’adresserai aux louves ; elles sont charitables et nemettront pas à la porte une pauvre enfant qui vient leur demandersecours pour son père qui se meurt.
– Mais…, mais, répliqua le jeune homme enhésitant, on dit qu’elles ne sont pas riches.
– Qui cela ?
– Mesdemoiselles de Souday.
– Oh ! ce n’est pas de l’argent qu’on valeur demander, à elles… ce n’est pas l’aumône qu’elles font :elles font mieux que cela, le bon Dieu le sait.
– Que font-elles donc ?
– Elles vont elles-mêmes où est la maladie,et, quand elles ne peuvent pas guérir le malade, elles soutiennentle mourant et pleurent avec ceux qui survivent.
– Oui, dit le jeune homme, quand c’est unemaladie ordinaire ; mais quand c’est une fièvrepernicieuse… ?
– Est-ce qu’elles regardent à cela,elles ? est-ce qu’il y a des fièvres pernicieuses pour lesbons cœurs ? Vous voyez bien, j’y vais, n’est-cepas ?
– Oui.
– Eh bien, dans dix minutes, si vous restezlà, vous me verrez repasser en compagnie de l’une ou de l’autre desdeux sœurs, qui reviendra avec moi pour soigner mon père. Aurevoir, monsieur Michel ! Ah ! je n’aurais jamais crucela de la part de madame la baronne : faire chasser comme unevoleuse la fille de celle qui vous a nourri !
Et la jeune fille s’éloigna sans que le jeunehomme trouvât un mot à lui répondre.
Mais Rosine avait dit une parole qui lui étaitdemeurée dans le cœur.
Elle avait dit : « Dans dix minutes,si vous restez là, vous me verrez repasser avec l’une ou l’autredes deux sœurs. »
Michel était bien décidé à rester là ;l’occasion, manquée d’une façon devait se rattraper de l’autre.
Si le hasard faisait que ce fût Mary quisortît avec Rosine !
Mais le moyen de supposer qu’une jeune fillede dix-huit ans, la fille du marquis de Souday, sortirait, à huitheures du soir, pour aller secourir, à une lieue et demie de chezelle, un pauvre paysan atteint d’une fièvre pernicieuse !
Ce n’était pas probable, ce n’était même paspossible.
Rosine faisait les deux sœurs meilleuresqu’elles n’étaient, comme d’autres les faisaient pires.
D’ailleurs, comment était-il croyable que labaronne Michel, une âme dévote, ayant prétention à toutes lesvertus, se fût conduite dans cette circonstance tout au contrairedes deux jeunes filles dont on disait tant de mal dans tout lecanton ?
Si cela se passait ainsi que l’avait préditRosine, ne seraient-ce pas les jeunes filles qui seraient lesvraies âmes selon le cœur de Dieu ?
Mais, bien certainement, ni l’une ni l’autrene viendrait.
Le jeune homme se répétait cela pour ladixième fois depuis dix minutes, lorsqu’il vit, à l’angle de laroute où avait disparu Rosine, reparaître deux ombres de jeunesfilles.
Malgré l’obscurité, il reconnut Rosine ;mais, quant à la personne qui l’accompagnait, impossible de lareconnaître : elle était enveloppée d’une mante.
L’esprit du baron Michel était tellementperplexe et son cœur surtout tellement ému que les jambes luimanquèrent pour aller jusqu’aux jeunes filles, et qu’il attenditqu’elles vinssent à lui.
– Eh bien, monsieur le baron, fit Rosine toutefière, que vous avais-je dit ?
– Que lui avais-tu donc dit ? demanda lajeune fille à la mante.
Michel poussa un soupir : à son accentferme et décidé, il avait reconnu Bertha.
– Je lui avais dit, répliqua Rosine, qu’on neme ferait pas chez vous ce que l’on m’avait fait au château de laLogerie, qu’on ne me chasserait pas.
– Mais, dit Michel, tu n’as peut-être pas dità mademoiselle de Souday quelle sorte de maladie a tonpère ?
– D’après les symptômes, répondit Bertha, celame fait tout l’effet d’être une fièvre typhoïde. Voilà pourquoi ilserait bon de ne pas perdre une minute ; c’est une maladie quidemande à être prise à temps. Venez-vous avec nous, monsieurMichel ?
– Mais, mademoiselle, dit le jeune homme, lafièvre typhoïde est contagieuse.
– Les uns disent que oui, les autres disentque non, répondit indifféremment Bertha.
– Mais, insista Michel, la fièvre typhoïde estmortelle !
– Dans beaucoup de cas ; cependant, il ya quelques exemples de guérison.
Le jeune homme tira Bertha à lui.
– Et vous allez vous exposer à un pareildanger ? demanda-t-il.
– Sans doute.
– Pour un inconnu, pour un étranger ?
– Celui qui est un étranger pour nous,répondit Bertha avec une suprême douceur, est, pour d’autrescréatures, un père, un frère, un mari ! Il n’y a pasd’étranger dans ce monde, monsieur Michel, et, à vous-même, cemalheureux ne vous est-il pas quelque chose ?
– C’est le mari de ma nourrice, balbutiaMichel.
– Vous voyez bien, répliqua Bertha, que vousaviez tort de le traiter d’étranger.
– Aussi j’avais offert à Rosine de revenir auchâteau avec moi ; je lui aurais donné de l’argent pour allerchercher un médecin.
– Et tu as refusé, préférant t’adresser ànous ? dit Bertha. Merci, Rosine.
Le jeune homme était confondu. Il avaitbeaucoup entendu parler de la charité, mais il ne l’avait jamaisvue, et voilà qu’elle lui apparaissait tout à coup sous les traitsde Bertha.
Il suivait les deux jeunes filles, pensif etla tête inclinée.
– Si vous venez avec nous, dit Bertha, ayez labonté, monsieur Michel, de nous aider, en portant cette petiteboîte qui contient des médicaments.
– Oui, dit Rosine ; mais M. le baron nevient pas avec nous il sait la peur qu’a madame de la Logerie desmauvaises fièvres.
– Tu te trompes, Rosine, dit le jeune homme,j’y vais.
Et il prit des mains de Bertha la boîte quecelle-ci lui présentait.
Une heure après, tous trois arrivaient à lachaumière du père de Rosine.
Cette chaumière était située, non pas dans levillage même, mais en dehors, à une portée de fusil à peuprès ; elle attenait à un petit bois, avec lequel ellecommuniquait par une porte de derrière.
Le bonhomme Tinguy – c’était ainsi que,d’habitude, on appelait le père de Rosine – était un chouand’ancienne roche ; tout enfant, il avait fait la premièreguerre de la Vendée, avec les Jolly, les de Couëtu, les Charette etles la Rochejaquelein.
Il s’était marié et avait eu deuxenfants ; le premier était un fils qui, subissant les lois dela conscription, servait en ce moment dans l’armée ; l’autreétait Rosine.
À la naissance de chacun d’eux, la mère –comme font ordinairement les paysannes pauvres – avait pris unnourrisson.
Le frère de lait du jeune Tinguy était ledernier rejeton d’une famille noble du Maine ; il se nommaitHenri de Bonneville ; il apparaîtra bientôt dans cettehistoire.
Le frère de lait de Rosine était, comme nousle savons déjà, Michel de la Logerie, qui est un des principauxacteurs de notre drame.
Henri de Bonneville avait deux ans de plus queMichel ; les deux enfants avaient bien souvent joué ensembleau seuil de cette porte que Michel allait franchir, à la suite deRosine et de Bertha.
Plus tard, ils s’étaient revus à Paris.Mme de la Logerie avait fort encouragé cette amitié deson fils avec un jeune homme ayant, dans les provinces de l’Ouest,une grande position de fortune et d’aristocratie.
Ces deux nourrissons avaient amené un peud’aisance dans la maison Tinguy ; mais le paysan vendéen estainsi fait, qu’il n’avoue jamais son aisance. Tinguy se faisaitdonc pauvre aux dépens de sa propre vie, et, si malade qu’il fût,il se serait bien gardé d’envoyer chercher à Palluau un médecindont la visite lui eût coûté cinq francs.
D’ailleurs, les paysans, et les paysansvendéens moins encore que les autres, ne croient ni à la médecineni au médecin. Voilà comment Rosine s’était adressée d’abord auchâteau de la Logerie, où elle avait son entrée toute faite commesœur de lait de Michel, et comment ensuite, expulsée du château,elle avait eu recours aux demoiselles de Souday.
Au bruit que les trois jeunes gens firent enentrant, le malade se souleva avec peine ; mais aussitôt ilretomba sur son lit en poussant une plainte douloureuse. Unechandelle brûlait, éclairant le lit, la seule partie de la chambrequi fût dans la lumière, tandis que tout le reste demeurait dansles ténèbres ; cette lumière montrait, sur une espèce degrabat, un homme d’une quarantaine d’années, en lutte avec leterrible démon de la fièvre.
Il était pâle jusqu’à la lividité ; sonœil était vitreux et abattu, et, de temps en temps, tout son corpsétait secoué des pieds à la tête comme si on l’eût mis en contactavec la pile galvanique.
Michel frissonna à cette vue, et compritqu’ayant eu l’intuition de l’état dans lequel était le malade, samère eût hésité à laisser entrer Rosine, sachant que la jeune fillearrivait tout imprégnée de ces miasmes fébriles qui flottaient,atomes visibles en quelque sorte, autour du lit du moribond et dansce cercle de lumière qui l’entourait.
Il songeait au camphre, au chlore, au vinaigredes quatre voleurs, à tous ces préservatifs, enfin, qui peuventisoler du malade l’homme qui se porte bien, et, n’ayant nivinaigre, ni chlore, ni camphre, il resta du moins près de la portepour se mettre en communication avec l’air extérieur.
Quant à Bertha, elle ne songea à rien de toutcela : elle alla droit au lit du malade, et prit sa main,brûlante de fièvre.
Le jeune homme fit un mouvement pourl’arrêter, ouvrit la bouche pour pousser un cri ; mais ildemeura en quelque sorte pétrifié de cette audacieuse charité et ilresta sous le poids d’une terreur admirative.
Bertha interrogea le malade. Voici ce qu’ilavait éprouvé :
La veille au matin, au moment de se lever, ils’était senti si fatigué, qu’en descendant du lit les jambes luiavaient manqué : c’était un avertissement que lui donnait lanature ; mais les paysans suivent rarement les conseils de lanature.
Au lieu de se remettre au lit et d’envoyerchercher un médecin, Tinguy avait continué de s’habiller, et,faisant un effort pour vaincre le mal, était descendu à la cave,d’où il était remonté avec un pot de cidre ; puis il avaitcoupé un morceau de pain : à son avis, il s’agissait de sedonner des forces.
Il avait bu son pot de cidre avec délice, maisn’avait pas pu avaler la première bouchée de son morceau depain.
Après quoi, il était parti pour son travaildes champs.
Pendant la route, il avait été pris d’unviolent mal de tête et d’un grand saignement de nez ; lalassitude avait dégénéré en courbature ; deux ou trois fois,il avait été obligé de s’asseoir. Il avait rencontré deux sourceset y avait bu avidement ; mais, au lieu de se calmer, sa soifétait devenue si grande, que, la troisième fois, il avait bu à uneornière.
Enfin, il était arrivé jusqu’à sonchamp ; mais alors il n’avait pas eu la force de donner sonpremier coup de bêche dans le sillon commencé la veille ; ils’était, pendant quelques instants, tenu debout, appuyé sur soninstrument ; puis la tête lui avait tourné, et il s’étaitcouché ou plutôt il était tombé à terre dans une prostrationcomplète.
Il était resté là jusqu’à sept heures du soir,et il y serait resté toute la nuit, si le hasard n’eût fait passerà quelques pas de lui un paysan du village de Légé ; ce paysanvit un homme couché ; il appela : l’homme ne réponditpoint, mais fit un mouvement. Le paysan s’approcha et reconnutTinguy.
À grand-peine il parvint à ramener le maladechez lui : celui-ci était si faible, qu’il avait mis plusd’une grande heure à faire un quart de lieue.
Rosine attendait, inquiète ; à la vue deson père, elle s’était effrayée et avait voulu courir à Palluauchercher le médecin ; mais le bonhomme le lui défenditpositivement, et se coucha en disant que ce ne serait rien et quele lendemain, il serait guéri ; seulement, comme sa soif, aulieu de s’apaiser, allait toujours augmentant, il recommanda àRosine de mettre une cruche d’eau sur une chaise, auprès de sonlit.
Il avait passé la nuit ainsi, dévoré par lafièvre, buvant chaque instant sans pouvoir éteindre le feu qui lebrûlait. Le matin, il avait essayé de se lever ; mais à peineavait-il pu se mettre sur son séant ; la tête, dans laquelleil sentait d’horribles élancements, lui avait tourné, et il s’étaitplaint d’une violente douleur au côté droit.
Rosine avait insisté de nouveau pour allerchercher M. Roger – c’était le nom du médecin de Palluau – mais denouveau, son père le lui avait expressément défendu ; l’enfantétait restée alors près du lit, prête à obéir aux désirs du maladeet à l’aider dans ses besoins.
Son besoin le plus intense était deboire ; de dix minutes en dix minutes, il demandait del’eau.
Rosine demeura ainsi jusqu’à quatre heures dusoir.
À quatre heures du soir, le malade dit ensecouant la tête :
– Allons, je vois bien que je suis pris parune mauvaise fièvre ; il faut aller demander un remède auxbonnes dames du château.
Nous avons vu le résultat de cettedétermination.
Après avoir tâté le pouls du malade, et écoutéce récit, qu’il fit à grand-peine et d’une voix entrecoupée,Bertha, comptant jusqu’à cent pulsations à la minute, comprit quele bonhomme Tinguy était aux prises avec une fièvre violente.
Seulement, de quelle nature était cettefièvre ? Voilà ce qu’elle était trop ignorante en médecinepour décider.
Mais, comme le malade n’avait qu’un cri :« À boire ! à boire ! » elle coupa un citronpar tranches, le fit bouillir dans une grande cafetière d’eau,sucra légèrement cette limonade, et la donna au bonhomme au lieud’eau pure.
Notons qu’au moment de sucrer l’infusion, elleavait reçu de Rosine cette réponse qu’il n’y avait pas de sucre àla maison – le sucre, pour le paysan vendéen, c’est le suprême duluxe ! – Heureusement, la prévoyante Bertha en avait misquelques morceaux dans la boîte qui contenait sa petitepharmacie.
Elle jeta les yeux autour d’elle pour cherchercette boîte.
Elle la vit sous le bras de Michel, qui setenait toujours près de la porte.
Elle lui fit signe de venir à elle ;mais, avant qu’il eût bougé de sa place, elle lui fit un secondsigne qui voulait, au contraire, lui dire d’y rester.
Ce fut elle, en conséquence, qui vint à lui enmettant un doigt sur sa bouche.
Et, tout bas, pour que le malade ne l’entendîtpoint :
– L’état de cet homme, dit-elle, est fortgrave, et je n’ose rien prendre sur moi. La présence d’un médecinest de toute nécessité, et encore j’ai bien peur qu’il n’arrivetrop tard ! Pendant que je vais donner au malade quelquecalmant, courez jusqu’à Palluau, cher monsieur Michel, et ramenezle docteur Roger…
– Mais vous… vous ? demanda le jeunebaron avec anxiété.
– Moi, je reste ici ; vous m’yretrouverez. J’ai à causer de choses importantes avec lemalade.
– De choses importantes ? demanda Michelétonné.
– Oui, répondit Bertha.
– Cependant… insista le jeune homme.
– Je vous dis, interrompit la jeune fille, quetout retard peut avoir des conséquences graves. Prises à temps, cessortes de fièvres sont souvent mortelles ; prises où en estcelle-ci, elles le sont presque toujours. Partez donc sans perdreune minute, et, sans perdre une minute, ramenez le docteur.
– Mais, demanda le jeune homme, mais si lafièvre est contagieuse ?
– Eh bien ? répliqua Bertha.
– Ne courez-vous donc pas risque de lagagner ?
– Mais, cher monsieur, dit Bertha, si l’onpensait à ces choses-là, la moitié de nos paysans mourrait sanssecours. Allez, et rapportez-vous-en à Dieu de veiller sur moi.
Et elle tendit la main au messager.
Le jeune homme prit cette main que Bertha luitendait, et, emporté par l’admiration que lui causait, chez unefemme, ce courage à la fois si simple et si grand, que lui, homme,se sentait incapable de l’avoir, il appuya, avec une espèce depassion, cette main contre ses lèvres.
Ce mouvement fut si prompt, et il était siinattendu, que Bertha tressaillit, devint très pâle et poussa unsoupir en disant :
– Allez, ami ! allez !
Elle n’eut pas besoin, cette fois, de réitérerl’ordre donné : Michel s’élança hors de la chaumière ;une flamme inconnue circulait par tout son corps et en doublait lapuissance vitale ; il se sentait une force étrange, il étaitcapable d’accomplir des miracles ; il lui semblait que, commeau Mercure antique, il venait de lui pousser des ailes à la tête etaux talons. Un mur lui eût barré le passage, qu’il l’eûtescaladé ; une rivière se fût trouvée sur son chemin, sanspont ni gué, que, ne songeant pas même à se débarrasser de sesvêtements, il se fût jeté à la nage et l’eût traversée sanshésitation.
Il regrettait que ce fût une chose si facileque lui eût demandée Bertha ; il eût voulu des obstacles, unechose difficile, impossible même.
Quel gré Bertha pouvait-elle lui savoir defaire cinq quarts de lieue à pied pour aller chercher unmédecin ?
Ce n’était pas deux lieues et demie qu’il eûtvoulu faire ; c’était au bout du monde qu’il eût voulualler !
Il eût été heureux de se donner à lui-mêmequelque preuve d’héroïsme qui lui permît de mesurer son courage àcelui de Bertha.
On comprend que, dans l’état d’exaltation oùétait le jeune baron, il ne songeait point à la fatigue : lescinq quarts de lieue qui séparent Légé de Palluau furent donc faitsen moins d’une demi-heure.
Le docteur Roger était un des familiers duchâteau de la Logerie, dont Palluau n’est distant que d’une heure àpeine. Le jeune baron n’eut qu’à se nommer pour que le docteur,ignorant encore que le malade fût un simple paysan, sautât à bas dulit et criât, à travers la porte de sa chambre à coucher, que danscinq minutes il serait prêt.
Au bout de cinq minutes, en effet, il entradans le salon, demandant au jeune homme la cause de cette visitenocturne et inattendue.
En deux mots, Michel mit le docteur au courantde la situation ; et, comme M. Roger s’étonnait de le voirprendre un si vif intérêt à un paysan, qu’il vînt à pied, la nuit,la voix émue, le front en sueur, chercher un médecin pour allerporter secours à ce paysan, le jeune baron de la Logerie expliquacet intérêt par les liens d’affection qui l’attachaient au malade,lequel était son père nourricier.
Puis, interrogé par le docteur sur lessymptômes du mal, Michel répéta fidèlement tout ce qu’il avaitentendu, priant M. Roger de prendre avec lui les médicamentsnécessaires, le village de Légé n’étant pas encore entré dans lecercle de la civilisation, au point de posséder un pharmacien.
En voyant le jeune baron ruisselant de sueuret en apprenant qu’il était venu à pied, le docteur, qui avait déjàdonné l’ordre de seller son cheval, changea cet ordre en disant àson domestique d’atteler sa carriole.
Michel voulait, à toute force, empêcher cechangement ; il soutenait qu’il irait à pied plus vite que ledocteur n’irait à cheval ; il se sentait fort de cette vigueurvaillante de la jeunesse et du cœur, et, comme il le disait, il eûtmarché aussi vite à pied que le docteur à cheval, s’il n’eût pasmarché plus vite.
Le docteur insistait, Michel refusait ;le jeune homme termina la discussion en s’élançant dehors et encriant au docteur :
– Venez le plus vite que vous pourrez ;je vais devant, et je vous annonce.
Le docteur crut que le fils de Mmela baronne Michel était devenu fou.
Il se dit qu’il l’aurait bientôt rejoint, etmaintint son ordre de mettre le cheval à la carriole.
C’était l’idée de reparaître aux yeux de lajeune fille dans une carriole qui exaspérait notre amoureux.
Il lui semblait que Bertha lui saurait bienautrement gré de sa promptitude en le voyant revenir tout courantet ouvrir la porte de la cabane en criant : « Mevoilà ! le docteur me suit ! » que si elle le voyaitarriver en carriole avec le docteur.
Il comprenait encore cette course, à chevalsur un beau coursier, la crinière et la queue au vent, soufflant lefeu par les naseaux, et annonçant son arrivée par deshennissements… Mais en carriole !
Mieux cent fois arriver à pied.
C’est une chose si poétique qu’un premieramour, qu’il a une haine profonde de tout ce qui est prose.
Or, que dirait Mary quand sa sœur Bertha luiraconterait qu’elle avait envoyé le jeune baron chercher le docteurRoger à Palluau, et que le jeune baron était revenu en carrioleavec le docteur !
Nous l’avons dit, mieux valait-il dix fois,vingt fois, cent fois, arriver à pied.
Le jeune homme comprenait que, dans cette miseen scène d’un premier amour, la sueur au front, les yeux ardents,la poitrine haletante, la poussière sur les vêtements, les cheveuxrejetés en arrière par le vent, tout cela est bon, tout cela faitbien.
Quant au malade, eh ! mon Dieu, il étaità peu près oublié, avouons-le, au milieu de cette exaltationfébrile ; ce n’était pas à lui que pensait Michel :c’était aux deux sœurs ; ce n’était pas pour lui qu’ilcourait, d’une course à faire trois lieues à l’heure : c’étaitpour Bertha et pour Mary.
La cause principale, dans ce grand cataclysmephysiologique qui s’opérait chez notre héros, était devenue unaccessoire ; ce n’était plus un but, c’était un prétexte.
Michel, s’appelant Hippomène et disputant leprix de la course à Atalante, n’eût pas eu besoin, pour remporterce prix, de laisser tomber les pommes d’or sur sa route.
Il riait de dédain à l’idée que le docteurpoussait son cheval avec l’espoir de le rejoindre ; iléprouvait une sensation d’une volupté infinie à sentir le ventfroid de la nuit glacer la sueur sur son front.
Rejoint par le docteur ! Il serait plutôtmort que de se laisser rejoindre.
Il avait, en allant, mis une demi-heure àfaire le chemin ; il le fit en vingt-cinq minutes auretour.
Comme si elle eût pu deviner cette céléritéimpossible, Bertha était venue attendre son messager sur le seuilde la porte ; elle savait bien que, logiquement, il ne pouvaitêtre de retour que dans une demi-heure au plus tôt, et cependantelle écoutait.
Il lui sembla entendre des bruits de pas, maisimperceptibles, dans le lointain.
Il était impossible que ce fût déjà le jeunehomme, et cependant elle ne douta pas une seconde que ce ne fûtlui.
Et, en effet, au bout d’un instant, elle levit poindre, apparaître, se dessiner dans les ténèbres, en mêmetemps que lui-même, l’œil fixé sur la porte, mais doutant de sesyeux, la découvrait de son côté, immobile et la main appuyée surson cœur, que, pour la première fois, elle sentait battre avec uneviolence inaccoutumée.
En arrivant à Bertha, le jeune homme, comme leGrec de Marathon, était sans voix, sans souffle, sans haleine, etpeu s’en fallut que, comme lui, il ne tombât, sinon mort, du moinsévanoui.
Il n’eut que la force de prononcer cesparoles :
– Le docteur me suit.
Puis, pour ne pas tomber, il s’appuya de lamain à la muraille.
S’il eût pu parler, il se fût écrié :« Vous direz à mademoiselle Mary, n’est-ce pas ? que,pour l’amour d’elle et de vous, j’ai fait deux lieues et demie encinquante minutes ! » Mais il ne pouvait parler ; desorte que Bertha dut croire et crut que c’était pour l’amour d’elleseule que son envoyé avait accompli son tour de force.
Elle sourit de joie, et, tirant son mouchoirde sa poche :
– Oh ! mon Dieu, dit-elle en essuyantdoucement le visage du jeune homme, et ayant bien soin de ne pastoucher à la blessure du front, que je suis fâchée que vous ayezpris si fort à cœur ma recommandation de faire diligence ;vous voilà dans un bel état !
Puis, comme une mère qui gronde, elle ajoutaavec un accent d’une douceur infinie, et tout en haussant lesépaules :
– Enfant que vous êtes !
Ce mot enfant avait été prononcé d’unton de si indicible tendresse, qu’il fit tressaillir Michel.
Il saisit la main de Bertha.
Elle était moite et tremblante.
En ce moment, on entendit le bruit de lacarriole sur la grande route.
– Ah ! voilà le docteur, dit Bertha enrepoussant la main de Michel.
Lui, la regarda avec étonnement. Pourquoirepoussait-elle sa main ? Il lui était impossible de se rendrecompte de ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille ;mais il sentait instinctivement que, si la jeune fille avaitrepoussé sa main, ce n’était ni par haine, ni par dégoût, ni parcolère.
Bertha rentra, sans doute pour annoncer aumalade l’arrivée du médecin.
Michel resta à la porte pour attendrecelui-ci.
En le voyant venir dans cette carriole d’osierqui le secouait si grotesquement, Michel se félicita plus quejamais de la détermination qu’il avait prise de venir à pied.
Il est vrai que, si Bertha fût rentrée aubruit des roues, comme elle venait de le faire, elle n’eût pas vule jeune homme dans le vulgaire véhicule.
Mais, si elle n’eût pas vu Michel,n’aurait-elle pas attendu jusqu’à ce qu’elle le vît ?
Michel se dit à lui-même que c’était plus queprobable, et il sentit dans son cœur, sinon l’ardente satisfactionde l’amour, du moins le doux chatouillement de l’orgueil.
Lorsque le docteur entra dans la chambre dumalade, Bertha avait repris sa place au chevet du lit.
La première chose qui frappa M. Roger futcette forme gracieuse, pareille à ces anges des légendes allemandesqui s’inclinent pour recevoir les âmes des mourants.
Mais, en même temps, il reconnut la jeunefille : il était rare qu’il eût visité la chaumière d’unpauvre paysan sans l’avoir trouvée, elle ou sa sœur, entre lemourant ou la mort.
– Oh ! docteur, dit-elle, venez !venez vite ! voilà le pauvre Tinguy qui délire.
Et, en effet, le malade manifestait la plusvive agitation.
Le docteur s’approcha de lui.
– Voyons, mon ami, dit-il,calmez-vous !
– Laissez-moi, dit le malade,laissez-moi ! Il faut que je me lève ; on m’attend àMontaigu.
– Non, mon cher Tinguy, lui dit Bertha ;non, on ne vous attend pas encore…
– Si fait, mademoiselle, si fait !C’était pour cette nuit. Qui ira de château en château, annoncer lanouvelle, si je ne suis pas là ?
– Taisez-vous, Tinguy !taisez-vous ! dit Bertha. Songez que vous êtes malade et quevous avez près de votre lit le docteur Roger.
– Le docteur Roger est des nôtres,mademoiselle ; nous pouvons donc tout dire devant lui. Il saitqu’on m’attend ; il sait qu’il faut que je me lève sansretard ; il sait qu’il faut que j’aille à Montaigu.
Le docteur Roger et la jeune fille échangèrentun regard rapide.
– Massa, dit le docteur.
– Marseille, répondit Bertha.
Et tous deux, d’un mouvement spontané, setendirent et se serrèrent la main.
Bertha revint au malade.
– Oui, c’est vrai, lui répondit-elle en sepenchant à son oreille ; oui, le docteur Roger est desnôtres ; mais il y a là quelqu’un qui n’en est pas…
Elle baissa encore la voix pour que Tinguyseul pût l’entendre.
– Et ce quelqu’un, ajouta-t-elle, c’est lejeune baron de la Logerie.
– Ah ! c’est vrai, dit le bonhomme, iln’en est pas, lui. Ne lui dites rien ! Courtin est un traître.Mais si je ne vais pas à Montaigu, qui ira ?
– Jean Oullier ! Soyez tranquille,Tinguy.
– Oh ! si Jean Oullier y va, dit lemalade, si Jean Oullier y va, je n’ai pas besoin d’y aller !il a bon pied, bon œil, et il tire bien un coup de fusil,lui !
Et il éclata de rire.
Mais, dans cet éclat de rire, il sembla avoirépuisé toute sa force et retomba sur son lit.
Le jeune baron avait écouté tout ce dialogue,dont, au reste, il n’avait surpris que quelques parties, sans yrien comprendre.
Il avait seulement entendu :« Courtin est un traître ! » et, à la direction del’œil de la jeune fille parlant au malade, il avait deviné qu’ilétait question de lui.
Il s’approcha, le cœur serré ; il y avaitlà quelque secret dont il n’était point.
– Mademoiselle, dit-il à Bertha, si maintenantje vous gêne, ou si seulement vous n’avez plus besoin de moi, ditesun mot, et je me retire.
Il y avait un tel accent de tristesse dans cesquelques paroles, que Bertha en fut touchée.
– Non, dit-elle, non, restez… Nous avonsencore besoin de vous, au contraire ; vous allez aider Rosineà préparer les prescriptions de M. Roger, tandis que je causeraiavec lui du traitement qu’il faudra faire suivre à notremalade.
Puis, au médecin :
– Docteur, ajouta-t-elle tout bas,occupez-les ; vous me direz ce que vous savez, et je vousdirai ce que je sais.
Puis, se retournant vers Michel :
– N’est-ce pas, mon ami, dit-elle de sa voixla plus douce, n’est-ce pas que vous voudrez bien aiderRosine ?
– Tout ce qu’il vous plaira, mademoiselle,répondit le jeune homme ; ordonnez et vous serez obéie.
– Docteur, vous voyez, dit Bertha, vous avezlà deux aides pleins de bonne volonté.
Le docteur courut à sa voiture, en tira unebouteille d’eau de Sedlitz et un sac de farine de moutarde.
– Tenez, vous, dit-il au jeune homme en luiprésentant la bouteille, débouchez cela, et faites-en boire aumalade un demi-verre, de dix minutes en dix minutes.
Puis, à Rosine en lui remettant le sac demoutarde :
– Délaye-moi cela dans de l’eau bouillante,dit-il ; c’est pour mettre aux pieds de ton père.
Le malade était retombé dans l’atonie quiavait précédé le moment d’exaltation que Bertha n’avait calmé qu’enlui promettant que Jean Oullier prendrait sa place.
Le docteur jeta un regard sur lui, et, voyantque, momentanément, on pouvait, grâce à la prostration danslaquelle il était tombé, le laisser aux soins du jeune baron, ils’avança vivement vers Bertha.
– Voyons, mademoiselle de Souday, lui dit-il,puisque nous nous sommes reconnus pour gens de la même opinion, quesavez-vous ?
– Mais que Madame est partie de Massa le 21avril dernier, et qu’elle a dû aborder à Marseille le 29 ou le 30avril. Nous sommes aujourd’hui le 6 mai : Madame doit êtredébarquée, et le Midi doit être en pleine révolte.
– Voilà tout ce que vous savez ? demandale docteur.
– Oui, tout, répondit Bertha.
– Vous n’avez pas lu les journaux du 3 ausoir ?
Bertha sourit.
– Nous ne recevons pas de journaux au châteaude Souday, dit-elle.
– Eh bien, fit le docteur, tout estmanqué !
– Comment ! tout est manqué ?
– Madame a complètement échoué.
– Ah ! mon Dieu, que me dites-vouslà ?
– La vérité tout entière. Madame, après uneheureuse traversée sur le Carlo-Alberto, a débarqué sur lacôte, à quelques lieues de Marseille ; un guide l’attendait,qui la conduisit dans une maison isolée, entourée de bois et derochers. Madame avait six personnes seulement avec elle…
– J’écoute, j’écoute.
– Elle expédia aussitôt une de ces personnes àMarseille, pour dire au chef du complot qu’elle était débarquée etqu’elle attendait le résultat des promesses qui l’avaient attiréeen France.
– Après ?
– Le soir, le messager revint avec un billetqui félicitait la princesse de son heureuse arrivée et qui luiannonçait que Marseille ferait son mouvement le lendemain.
– Eh bien ?
– Eh bien, le lendemain, le mouvement sefit ; mais Marseille n’y prit aucune part ; de sortequ’il a complètement échoué.
– Et Madame ?
– On ignore où elle est ; on espèrequ’elle s’est rembarquée sur le Carlo-Alberto.
– Les lâches ! murmura Bertha. Oh !je ne suis qu’une femme ; mais, si Madame était venue dans laVendée, je jure Dieu que j’eusse donné l’exemple à certainshommes ! Adieu, docteur, et merci.
– Vous nous quittez ?
– Il est important que mon père sache cesdétails. Il y avait, ce soir, réunion au château de Montaigu. Jeretourne à Souday. Je vous recommande mon pauvre malade, n’est-cepas ? Laissez une ordonnance bien en règle ; moi ou masœur, à moins de nouveaux événements, viendrons passer la nuitprochaine près de lui.
– Voulez-vous prendre ma voiture ? Jem’en irai à pied, et demain vous me la renverrez par Jean Oullierou tout autre.
– Merci ; je ne sais où Jean Oullier serademain ; d’ailleurs, j’aime mieux marcher. J’étouffe unpeu ; la marche me fera du bien.
Bertha tendit la main au docteur, serra lasienne avec une force toute masculine, jeta sa mante sur sesépaules et sortit.
Mais, à la porte, elle trouva Michel, qui,sans entendre la conversation, n’avait pas un instant perdu de vuela jeune fille, et qui, ayant deviné qu’elle allait sortir, avait,avant elle, gagné la porte.
– Ah ! mademoiselle, dit Michel, que sepasse-t-il donc et qu’avez-vous appris ?
– Rien, dit Bertha.
– Oh ! rien !… Si vous n’aviez rienappris, vous ne seriez point partie ainsi, sans vous occuper demoi, sans me dire adieu, sans me faire un signe.
– Pourquoi vous dirais-je adieu, puisque vousme reconduisez ? À la porte du château de Souday, il seratemps de vous dire adieu.
– Comment ! vous permettez ?…
– Quoi ? que vous m’accompagniez ?Mais, après tout ce que je vous ai fait faire cette nuit, c’estvotre droit, mon cher monsieur… à moins, toutefois, que vous nesoyez trop fatigué.
– Moi, mademoiselle, fatigué, quand il s’agitde vous suivre ? Mais, avec vous ou avec mademoiselle Mary,j’irais au bout du monde ! Fatigué ? Oh !jamais !
Bertha sourit ; puis, regardant de côtéle jeune baron :
– Quel malheur, murmura-t-elle, qu’il ne soitpas des nôtres !
Mais, bientôt, avec un sourire :
– Bah ! dit-elle, avec ce caractère-là,il sera ce que l’on voudra qu’il soit.
– Il me semble que vous me parlez, dit Michel,et cependant, je n’entends pas ce que vous me dites.
– Cela tient à ce que je vous parle toutbas.
– Pourquoi me parlez-vous tout bas ?
– Parce que ce que je vous dis ne peut se diretout haut, en ce moment du moins.
– Mais plus tard ? demanda le jeunehomme.
– Ah ! plus tard, peut-être…
À son tour, le jeune homme remua les lèvres,mais sans que sa bouche laissât échapper aucun son.
– Eh bien, demanda Bertha, que signifie cettepantomime ?
– Que je vous parle bas à mon tour, avec cettedifférence que ce que je dis tout bas, je vous le dirais tout hautet à l’instant même si j’osais…
– Je ne suis pas une femme comme les autresfemmes, dit Bertha avec un sourire presque dédaigneux, et ce quel’on me dit tout bas, on peut me le dire tout haut.
– Eh bien, ce que je vous disais tout bas,c’est que je vous voyais, avec un profond regret, vous jeter dansun danger certain… aussi certain qu’inutile.
– De quel danger parlez-vous, chervoisin ? demanda la jeune fille d’un ton légèrementrailleur.
– Mais de celui dont vous entretenait tout àl’heure le docteur Roger. Il va y avoir un soulèvement enVendée.
– Vraiment ?
– Vous ne le nierez pas, j’espère ?
– Moi ! et pourquoi lenierais-je ?
– Votre père et vous y prendrez part.
– Vous oubliez ma sœur, dit en riantBertha.
– Oh ! non, je n’oublie personne,répliqua Michel avec un soupir.
– Eh bien ?
– Eh bien, laissez-moi vous dire en amitendre, en ami dévoué… que vous avez tort.
– Et pourquoi ai-je tort, ami tendre, amidévoué ? demanda Bertha avec une nuance de moquerie qu’elle nepouvait entièrement chasser de son caractère.
– Parce que la Vendée n’est plus, en 1832, cequ’elle était en 1793, ou plutôt parce qu’il n’y a plus deVendée.
– Tant pis pour la Vendée ! Mais, parbonheur, il y a toujours une noblesse, monsieur Michel ; et ilest une chose que vous ne savez peut-être pas encore, mais que vosdescendants sauront, dans cinq ou six générations, c’est quenoblesse oblige.
Le jeune homme fit un mouvement.
– Maintenant, dit Bertha, parlons d’autrechose, s’il vous plaît ; car, sur ce point, je ne vousrépondrai plus, attendu – comme le disait le pauvre Tinguy – quevous n’êtes pas des nôtres, monsieur Michel.
– Mais, dit le jeune homme désespéré de ladureté de Bertha à son égard, de quoi voulez-vous que je vousparle ?
– De quoi je veux que vous me parliez ?Mais de tout au monde ! La nuit est magnifique :parlez-moi de la nuit ; la lune est brillante :parlez-moi de la lune ; les étoiles sont de flamme :parlez-moi des étoiles ; le ciel est pur : parlez-moi duciel.
Et la jeune fille resta la tête levée et lesyeux fixés sur la voûte transparente du firmament.
Michel poussa un soupir, et, sans parler,marcha près d’elle. Que lui eût-il dit, lui, homme des cités et deslivres, en face de cette belle nature, qui semblait son royaume, àelle ?… Avait-il été, comme Bertha, en contact depuis sonenfance avec tous les miracles de la Création ? Avait-il vu,comme elle, toutes les gradations par lesquelles passent l’aurorequi naît et le soleil qui se couche ? Connaissait-il, commeelle, tous les bruits mystérieux de la nuit ? Quand l’alouettesonnait le réveil de la nature, savait-il ce que disaitl’alouette ? Quand le rossignol emplissait les ténèbresd’harmonie, savait-il ce que disait le rossignol ? Non ;il savait toutes les choses de la science, qu’ignoraitBertha ; mais Bertha savait toutes les choses de la nature,qu’ignorait Michel.
Oh ! si la jeune fille eût voulu parler,comme il eût écouté religieusement !
Par malheur, Bertha se tut ; elle avaitle cœur plein de ces pensées qui s’échappent, non pas en bruit eten paroles, mais en regards et en soupirs.
Lui, de son côté, rêvait.
Il se voyait cheminant auprès de la douceMary, au lieu de marcher près de la rude et sévère Bertha ; aulieu de cet isolement que Bertha puisait dans sa force, il sentaitMary s’alanguissant peu à peu et s’appuyant sur son bras…
Oh ! c’est alors que la parole lui eûtsemblé facile ! c’est alors qu’il eût eu mille choses à dire,de la nuit, de la lune, des étoiles et du ciel !
Avec Mary, il eût été l’instituteur et lemaître.
Avec Bertha, il était l’écolier etl’esclave.
Les deux jeunes gens marchaient ainsi côte àcôte depuis un quart d’heure, à peu près, et gardant tous les deuxle silence, quand, tout à coup, Bertha s’arrêta en faisant signe àMichel de s’arrêter.
Le jeune homme obéit : avec Bertha,c’était son rôle d’obéir.
– Entendez-vous ? demanda Bertha.
– Non, dit Michel en secouant la tête.
– J’entends, moi, dit la jeune fille l’œilbrillant, l’oreille tendue.
Et elle écouta avec une nouvelleattention.
– Mais qu’entendez-vous ?
– Le pas de mon cheval et de celui deMary ; on est en quête de moi. Il y a quelque chose denouveau.
Elle écouta encore.
– C’est Mary qui me cherche, dit-elle.
– Mais à quoi reconnaissez-vous cela ?demanda le jeune homme.
– À la manière dont les chevaux galopent.Doublons le pas, s’il vous plaît.
Le bruit se rapprochait rapidement, et, aubout de cinq minutes, on vit un groupe se dessiner dansl’obscurité.
Il se composait de deux chevaux et d’une femmemontant un de ces deux chevaux et conduisant l’autre en main.
– Je vous disais bien que c’était ma sœur, fitBertha.
En effet, le jeune homme avait reconnu Mary,moins encore à la forme de la jeune fille, devenue visible dans lesténèbres, qu’aux battements précipités de son cœur.
Mary, elle aussi, l’avait reconnu, et ce futfacile à voir au geste d’étonnement qui lui échappa.
Il était évident qu’elle s’attendait àretrouver sa sœur seule ou avec Rosine, mais aucunement avec lejeune baron.
Michel vit l’impression produite par saprésence et s’avança.
– Mademoiselle, dit-il à Mary, j’ai rencontrévotre sœur, qui allait porter des secours à Tinguy, et, pourqu’elle ne fût pas seule, je l’ai accompagnée.
– Et vous avez parfaitement fait, monsieur,dit Mary.
– Tu ne comprends pas, répondit Bertha enriant : il croit qu’il a besoin de m’excuser, ou peut-êtremême de s’excuser. Il faut lui pardonner quelque chose, pauvregarçon. Il va joliment être grondé par sa maman !
Puis, s’appuyant à l’arçon de la selle deMary :
– Qu’y a-t-il donc, blondine ? luidemanda-t-elle.
– Il y a que la tentative de Marseille aéchoué.
– Je sais cela. Madame est embarquée.
– Voilà où est l’erreur !
– Comment ! voilà où estl’erreur ?
– Oui. Madame a déclaré que, puisqu’elle étaiten France, elle n’en sortirait plus.
– Vraiment ?
– De sorte qu’à cette heure, elle est en routepour la Vendée, si elle n’y est pas arrivée déjà.
– Et par qui savez-vous cela ?
– Par un message reçu ce soir, au château deMontaigu, pendant la réunion et au moment où tout le mondedésespérait.
– Âme vaillante ! s’écria Bertha dans sonenthousiasme.
– De sorte que mon père est revenu au grandgalop, et, quand il a appris où tu étais, m’a ordonné de prendreles chevaux et de te venir chercher.
– Oh ! me voilà ! dit Bertha.
Et elle mit le pied à l’étrier.
– Eh bien, lui demanda Mary, tu ne dis pasadieu à ton pauvre chevalier ?
– Si fait.
Et Bertha tendit la main au jeune homme, quis’avança lentement et tristement.
– Ah ! mademoiselle Bertha, murmura-t-ilen lui prenant la main, je suis bien malheureux !
– Et de quoi ? fit la jeune fille.
– De ne pas être un des vôtres, comme vousdisiez tout à l’heure.
– Et qui vous empêche de le devenir ?demanda Mary en lui tendant la main à son tour.
Le jeune homme se précipita sur cette mainqu’on lui tendait, et la baisa avec la double passion de l’amour etde la reconnaissance.
– Oh ! oui, oui, oui, murmura-t-il assezbas pour que Mary seule l’entendît, pour vous et avecvous !
Mais la main de Mary fut en quelque sortearrachée des mains du jeune homme par le brusque mouvement que fitle cheval de Mary.
Bertha, en aiguillonnant le sien du talon,avait sanglé un coup de baguette sur la croupe de celui de sasœur.
Chevaux et cavalières partirent au galop ets’enfoncèrent dans l’obscurité comme des ombres.
Le jeune homme resta seul et immobile aumilieu du chemin.
– Adieu ! lui cria Bertha.
– Au revoir ! lui cria Mary.
– Oh ! oui, oui, dit-il en tendant lesbras vers les deux fugitives, oui, au revoir ! aurevoir !
Les deux jeunes filles continuèrent leurchemin sans échanger une parole.
Seulement, en arrivant à la porte duchâteau :
– Mary, dit Bertha, tu vas bien te moquer demoi.
– Pourquoi cela ? demanda Marytressaillant malgré elle.
– Je l’aime, dit Bertha.
Un cri de douleur fut près de s’échapper de lapoitrine de Mary.
Elle eut la force de l’étouffer.
– Et moi qui lui ai crié : « Aurevoir ! » dit-elle. Dieu veuille que je ne le revoiepas.
Le lendemain du jour où s’étaient passés lesévénements que nous venons de raconter, c’est-à-dire le 7 mai 1832,il y avait grande réunion au château de Vouillé.
On célébrait l’anniversaire de la naissance demadame la comtesse de Vouillé, qui était en train d’accomplir savingt-quatrième année.
On venait de se mettre à table, et, à cettetable de vingt-cinq ou vingt-six couverts étaient assis le préfetde la Vienne, le maire de Châtellerault, parents à des degrés plusou moins éloignés de madame de Vouillé.
On achevait de manger le potage, lorsqu’undomestique, se penchant à l’oreille de M. de Vouillé, lui ditquelques mots tout bas.
M. de Vouillé se fit répéter deux fois lesmêmes paroles par le domestique.
Puis, s’adressant à ses convives :
– Veuillez m’excuser un instant, dit-il ;mais il y a à la grille une dame qui arrive en poste, et qui neveut, à ce qu’il paraît, parler qu’à moi seul. Ai-je congé d’allervoir ce que me veut cette dame ?
La permission fut accordée au comte d’une voixunanime ; seulement, madame de Vouillé suivit des yeux sonmari jusqu’à la porte, avec une certaine inquiétude.
M. de Vouillé courut à la grille ; unevoiture, en effet, y stationnait.
Elle contenait deux personnes, une femme et unhomme.
Un domestique en livrée bleu de ciel à galonsd’argent était près du postillon.
En apercevant M. de Vouillé, qu’il paraissaitattendre avec impatience, le domestique sauta lestement du siège àterre.
– Mais arrive donc, lambin ! cria-t-il,dès qu’il crut que le comte pouvait l’entendre.
M. de Vouillé s’arrêta étonné, plus qu’étonné,stupéfait.
Quel était donc le domestique qui sepermettait de l’apostropher de pareille façon ?
Il s’approcha, pour laver la tête dudrôle.
Mais tout à coup, éclatant de rire :
– Comment ! c’est toi, de Lussac ?lui demanda-t-il.
– Certainement, c’est moi.
– Que signifie cette mascarade ?
Le faux domestique ouvrit la voiture, etprésenta son bras à la dame pour l’aider à descendre.Puis :
– Mon cher comte, dit-il, j’ai l’honneur de teprésenter madame la duchesse de Berry.
Puis, s’adressant à la duchesse :
– Madame la duchesse, M. le comte de Vouillé,l’un de mes meilleurs amis, et l’un de vos plus fidèlesserviteurs.
Le comte recula de deux pas.
– Madame la duchesse de Berry !s’écria-t-il stupéfait.
– Elle-même, monsieur, dit la duchesse.
– N’es-tu pas heureux et fier de recevoir SonAltesse royale ? demanda de Lussac.
– Aussi heureux et aussi fier que puissel’être un ardent royaliste ; mais…
– Comment ! il y a un mais ? demandala duchesse.
– Mais c’est aujourd’hui l’anniversaire de lanaissance de ma femme, et j’ai vingt-cinq personnes àtable !
– Eh bien, monsieur, puisqu’il y a un proverbefrançais qui dit que, « quand il y en a pour deux, il y en apour trois », vous donnerez bien cette extension au proverbede dire : « Quand il y en a pour vingt-cinq, il y en apour vingt-huit ; » car je vous préviens que M. le baronde Lussac, tout mon domestique qu’il est pour le moment, comptedîner à table, attendu qu’il meurt de faim.
– Oh ! mais, sois tranquille, j’ôterai malivrée, dit le baron.
M. de Vouillé se prit les cheveux à pleinesmains, tout prêt à se les arracher.
– Mais comment faire ? commentfaire ? s’écria-t-il.
– Voyons, dit la duchesse, parlons raison.
– Oh ! oui, parlons raison, dit le comte,le moment est bien choisi ! Je suis à moitié fou.
– Ce n’est pas de joie, il me semble, dit laduchesse.
– C’est de terreur, Madame !
– Oh ! vous vous exagérez lasituation.
– Mais comprenez donc, Madame, que j’ai lepréfet de la Vienne et le maire de Châtellerault à ma table.
– Eh bien, vous me présenterez à eux.
– À quel titre, bon Dieu ?
– À titre de votre cousine. Vous avez bien unecousine qui demeure à cinquante lieues d’ici ?
– Oh ! quelle idée, Madame !
– Allons donc !
– Oui, j’ai, à Toulouse, une cousine àmoi : madame de la Myre.
– Voilà justement l’affaire ! je suisMme de la Myre.
Puis, se retournant vers la voiture et tendantle bras à un vieillard de soixante à soixante-cinq ans qui,attendait, pour se montrer, que la discussion fût finie :
– Venez, monsieur de la Myre, venez !dit-elle ; c’est une surprise que nous faisons à notre cousin,d’arriver juste pour l’anniversaire de sa femme. Allons, moncousin, ajouta la duchesse en sautant à bas de la voiture.
Et elle passa gaiement son bras sous celui ducomte de Vouillé.
– Allons, dit M. de Vouillé décidé à risquerl’aventure que la duchesse entamait si joyeusement,allons !
– Et moi donc, cria le baron de Lussac,lequel, monté dans la voiture, qu’il transformait en cabinet detoilette, changeait sa redingote de livrée bleu de ciel contre uneredingote noire, est-ce qu’on m’oublie ici, par hasard ?
– Mais que diable seras-tu, toi ? demandaM. de Vouillé.
– Pardieu ! je serai le baron de Lussac,et, si madame le permet, le cousin de ta cousine.
– Holà ! holà ! monsieur le baron,dit le vieillard qui accompagnait la duchesse, il me semble quevous prenez bien des libertés.
– Bah ! à la campagne, dit laduchesse.
– En campagne, vous voulez dire ! fit deLussac.
Et, comme il avait achevé satransformation :
– Allons ! dit-il à son tour.
M. de Vouillé, qui faisait tête de colonne,prit bravement le chemin de la salle à manger.
La curiosité des convives et l’inquiétude dela maîtresse de la maison avaient été d’autant plus excitées quel’absence du comte s’était prolongée outre mesure.
Aussi, quand la porte de la salle à manger serouvrit, tous les regards se tournèrent-ils vers les nouveauxarrivants.
Mais, quelle que fût la difficulté du rôlequ’ils avaient à jouer, les acteurs ne se déconcertèrent point.
– Chère amie, dit le comte à sa femme, je t’aisouvent parlé d’une cousine à moi, qui habite les environs deToulouse.
– Madame de la Myre ? interrompitvivement la comtesse.
– Madame de la Myre, c’est cela. Eh bien, elleva à Nantes et n’a pas voulu passer devant le château sans faireconnaissance avec toi : le hasard veut qu’elle arrive un jourde fête ; j’espère que cela lui portera bonheur.
– Chère cousine ! dit la duchesse enouvrant les bras à madame de Vouillé.
Les deux femmes s’embrassèrent.
Quant aux deux hommes, M. de Vouillé secontenta de dire à haute voix :
– M. de la Myre… M. de Lussac…
On s’inclina.
– Maintenant, dit M. de Vouillé, il s’agit detrouver des places aux nouveaux venus, qui ne m’ont point cachéqu’ils mouraient de faim.
Il se fit un mouvement ; la table étaitgrande, les convives avaient leurs coudées franches ; iln’était point difficile de trouver trois places.
– Ne m’avez-vous pas dit que vous aviez àdîner M. le préfet de la Vienne, cher cousin ? demanda laduchesse.
– Mais, oui, madame ; c’est cet honnêtecitoyen que vous voyez à la droite de la comtesse, avec deslunettes, une cravate blanche et la rosette d’officier de la Légiond’honneur à sa boutonnière.
– Oh ! présentez-moi donc à lui.
M. de Vouillé était hardiment entré dans lacomédie ; il pensa qu’il fallait la pousser jusqu’au bout.
Il s’avança vers le préfet, qui se tenaitmajestueusement appuyé sur sa chaise.
– Monsieur le préfet, dit-il, voici ma cousinequi, dans son respect traditionnel pour l’autorité, pense qu’uneprésentation générale est insuffisante vis-à-vis de vous, et quiveut vous être présentée particulièrement.
– Généralement, particulièrement etofficiellement, répondit le galant fonctionnaire, Madame seratoujours la bienvenue.
– J’en accepte l’augure, monsieur, dit laduchesse.
– Et madame va à Nantes ? dit le préfetpour dire quelque chose.
– Oui, monsieur, et, de là, à Paris ; jel’espère du moins.
– Ce n’est pas la première fois que madame vadans la capitale ?
– Non, monsieur ; je l’ai habitée douzeans.
– Et Madame l’a quittée ?…
– Oh ! bien malgré moi, je vous jure.
– Depuis longtemps ?
– Il y aura deux ans au mois de juillet.
– Je comprends que lorsqu’on a habitéParis…
– On désire y revenir ! Je suis bien aiseque vous compreniez cela.
– Oh ! Paris ! Paris ! fit lefonctionnaire.
– Vous avez raison : c’est le paradis dumonde, répondit la duchesse.
Et elle se retourna vivement, car elle sentaitqu’une larme mouillait sa paupière.
– Allons, allons, à table ! dit M. deVouillé.
– Oh ! mon cher cousin, dit la duchesseen jetant un regard vers la place qui lui était destinée,laissez-moi près de M. le préfet, je vous prie ; il vient defaire des vœux si bien sentis pour la chose que je désire le plusau monde, qu’il s’est, du premier coup, inscrit au nombre de mesamis.
Le préfet, enchanté du compliment, reculavivement sa chaise, et Madame fut installée à sa gauche, audétriment de la personne à laquelle cette place d’honneur étaitéchue.
Les deux hommes se placèrent sans objectionaucune aux postes qui leur étaient destinés, et s’occupèrentbientôt – M. de Lussac surtout – à faire, comme ils s’y étaientengagés, honneur au repas.
Chacun suivant l’exemple donné par M. deLussac, il se fit un de ces moments de silence solennel qui ne seretrouvent qu’au commencement des dîners impatiemment attendus.
Madame fut la première qui rompit lesilence : son esprit aventureux était, comme l’oiseau de mer,surtout à l’aise dans la tempête.
– Eh bien, dit-elle, il me semble que notrearrivée a interrompu la conversation. Rien n’est triste comme undîner muet je déteste ces dîners-là, je vous en préviens, mon chercomte : ils ressemblent à des dîners d’étiquette, à ces repasdes Tuileries, où l’on ne parlait, dit-on, que quand le roi avaitparlé. On causait avant notre arrivée ; de quoicausait-on ?
– Chère cousine, dit M. de Vouillé, M. lepréfet avait la bonté de nous donner des détails officiels surl’échauffourée de Marseille.
– Échauffourée ? dit la duchesse.
– C’est le mot dont il s’est servi.
– Et c’est bien véritablement celui quiconvient à la chose, dit le fonctionnaire. Comprenez-vous uneexpédition de ce genre-là, dont les dispositions sont si légèrementprises, qu’il suffise d’un sous-lieutenant du 13e de ligne, quiarrête un chef de rassemblement, pour que tout le coup de maintombe à l’eau ?
– Eh ! mon Dieu, monsieur le préfet, ditla duchesse avec mélancolie, il y a toujours, dans les grandsévénements, un moment suprême où la destinée des princes et desempires vacille comme la feuille au vent ! Si, à la Mure, parexemple, lorsque Napoléon s’est avancé au-devant des soldatsenvoyés contre lui, un sous-lieutenant quelconque l’eût pris aucollet, le retour de l’île d’Elbe n’était plus, lui aussi, qu’uneéchauffourée.
Il se fit un silence, tant Madame avaitprononcé ces mots d’un ton pénétré.
Ce fut elle qui reprit la parole.
– Et la duchesse de Berry, demanda-t-elle,sait-on, au milieu de tout cela, ce qu’elle est devenue ?
– Elle a regagné le Carlo-Alberto ets’est rembarquée.
– Ah !
– C’était la seule chose raisonnable qu’elleeût à faire, ce me semble, ajouta le préfet.
– Vous avez raison, monsieur, dit le vieillardqui accompagnait Madame, et qui parlait pour la premièrefois ; et, si j’avais eu l’honneur d’être près de Son Altesse,et qu’elle m’eût accordé quelque autorité, je lui eusse donné biensincèrement ce conseil.
– On ne vous parle pas, à vous, monsieur monmari, dit la duchesse ; je parle à M. le préfet, et je luidemande s’il est bien sûr que Son Altesse royale se soitrembarquée.
– Madame, dit le préfet – avec un de cesgestes administratifs qui n’admettent pas la dénégation, – legouvernement en a la nouvelle officielle.
– Ah ! fit la duchesse, si legouvernement en a la nouvelle officielle, il n’y a rien à objecterà cela ; ajouta-t-elle, se hasardant sur un terrain plusglissant encore que celui qu’elle avait parcouru jusque-là,j’avais, moi, entendu dire autre chose.
– Madame ! dit le vieillard avec un légeraccent de reproche.
– Qu’aviez-vous entendu dire, macousine ? dit M. de Vouillé, qui, lui aussi, commençait àprendre à la situation un intérêt de joueur.
– Oui, qu’avez-vous entendu dire,madame ? insista le préfet.
– Oh ! vous comprenez, monsieur lefonctionnaire, dit la duchesse, je ne vous donne rien d’officiel,moi : je vous parle de bruits qui n’ont peut-être pas le senscommun.
– Madame de la Myre ! dit levieillard.
– Ah ! monsieur de la Myre, dit laduchesse.
– Savez-vous, Madame, insinua le préfet, quemonsieur votre mari me paraît fort contrariant ! Je gage quec’est lui qui ne veut pas vous laisser retourner à Paris ?
– Justement ! Mais j’espère bien y allermalgré lui. « Ce que femme veut, Dieu le veut. »
– Oh ! les femmes ! lesfemmes ! s’écria le fonctionnaire public.
– Quoi ? demanda la duchesse.
– Rien, dit le préfet. J’attends, madame, quevous vouliez bien nous faire part de ces bruits dont vous parlieztout à l’heure.
– Oh ! mon Dieu, c’est fort simple.J’avais entendu dire – mais remarquez bien que je ne vous donne lachose que comme un bruit, – j’avais entendu dire, au contraire, quela duchesse de Berry avait repoussé toutes les instances de sesamis, et avait obstinément refusé de regagner leCarlo-Alberto.
– Eh bien, mais où serait-elle donc,alors ? demanda le préfet.
– En France.
– En France ! Et pourquoi faire, enFrance ?
– Dame, vous savez bien, monsieur le préfet,dit la duchesse, que le but principal de Son Altesse royale étaitla Vendée.
– Sans doute ; mais, du moment où elleavait échoué dans le Midi…
– Raison de plus pour tenter de réussir dansl’Ouest.
Le préfet sourit dédaigneusement.
– Alors, vous croyez au rembarquement deMadame ? demanda la duchesse.
– Je puis vous affirmer, dit le préfet,qu’elle est en ce moment dans les États du roi de Sardaigne, auquella France va demander des explications.
– Pauvre roi de Sardaigne ! il en donneraune toute simple.
– Laquelle ?
– « Je savais bien que Madame était unefolle ; mais je ne savais point qu’elle le fût assez pourfaire ce qu’elle a fait. »
– Madame ! madame ! fit levieillard.
– Ah çà ! dit la duchesse, j’espère bien,monsieur de la Myre, que, si vous gênez mes volontés, vous me ferezla grâce de respecter mes opinions, qui, d’ailleurs j’en suis sûre,sont celles de M. le préfet. N’est-ce pas, monsieur lepréfet ?
– Le fait est, répondit en riant lefonctionnaire, que Son Altesse royale, à mon avis, a agi, danstoute cette affaire, avec une grande légèreté.
– Là ! voyez-vous ! dit laduchesse ; que sera-ce donc si les bruits se réalisent et siMadame se rend en Vendée !
– Mais par où s’y rendrait-elle ? demandale préfet.
– Dame, par la préfecture de votre voisin, parla vôtre… On dit qu’elle a été vue et reconnue à Toulouse, aumoment où elle changeait de chevaux à la porte de la poste, dansune voiture découverte.
– Ah ! par exemple, dit le préfet, ceserait trop fort !
– Si fort, dit le comte, que M. le préfet n’encroit rien.
– Pas un mot, dit le fonctionnaire en appuyantsur chacun des trois monosyllabes qu’il venait de prononcer.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et un desdomestiques du comte annonça qu’un huissier de la préfecturedemandait à remettre au premier fonctionnaire du département unedépêche télégraphique arrivée de Paris à l’instant même.
– Vous permettez qu’il entre ? demanda lepréfet au comte de Vouillé.
– Je crois bien ! répondit celui-ci.
L’huissier entra et remit une dépêche cachetéeau préfet, qui s’inclina en offrant ses excuses aux convives commeil l’avait fait au maître de la maison.
Le silence était profond, et tous les yeuxétaient fixés sur le fonctionnaire.
Madame échangeait des signes avec M. deVouillé, qui riait tout bas, avec M. de Lussac, qui riait touthaut, et avec son faux mari, qui gardait un imperturbablesérieux.
– Ouais ! s’écria tout à coup lefonctionnaire public, tandis que ses traits avaient l’indiscrétiond’exprimer la plus profonde surprise.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda M. deVouillé.
– Il y a, s’exclama le fonctionnaire, quemadame de la Myre nous disait la vérité à l’endroit de Son Altesseroyale ; que Son Altesse royale n’a pas quitté laFrance ; que Son Altesse royale se dirige sur la Vendée parToulouse, Libourne et Poitiers.
Et, sur ces paroles, le préfet se leva.
– Mais où allez-vous donc, monsieur lepréfet ? demanda la duchesse.
– Faire mon devoir, madame, si pénible qu’ilsoit, et donner des ordres pour que Son Altesse royale soitarrêtée, si, comme me le dit la dépêche de Paris, elle al’imprudence de passer par mon département.
– Faites, monsieur le préfet, faites, ditMadame ; je ne puis qu’applaudir à votre zèle, et vouspromettre de m’en souvenir dans l’occasion.
Et elle tendit sa main au préfet, qui la luibaisa galamment, après avoir, d’un regard, demandé à M. de la Myreune permission que celui-ci lui accorda du regard.
Revenons à la chaumière du bonhomme Tinguy,que nous avons quittée pour faire une pointe au château deVouillé.
Quarante-huit heures se sont écoulées.
Nous retrouvons Bertha et Michel au chevet dumalade.
Bien que les visites régulières du docteurRoger rendissent la présence de la jeune fille tout à fait inutiledans ce foyer pestilentiel, Bertha, malgré les observations deMary, avait voulu continuer de donner des soins au Vendéen.
La charité chrétienne n’était peut-être plusle seul mobile qui l’attirât dans la cabane du métayer.
Quoi qu’il en fût, par une coïncidence asseznaturelle, Michel, abjurant ses terreurs, avait devancémademoiselle de Souday, et se trouvait déjà installé dans lachaumière, lorsque Bertha s’y était présentée.
Était-ce bien Bertha sur laquelle Michel avaitcompté ? Nous n’oserions en répondre. Peut-être avait-il penséque Mary avait son jour dans ces fonctions de charité.
Peut-être aussi espérait-il vaguement quecette dernière ne laisserait pas échapper cette occasion de serapprocher de lui, et son cœur battait violemment lorsqu’il vit sedessiner sur le volet de la porte de la chaumière une silhouetteque l’ombre rendait encore indécise, mais qui, par son élégance, nepouvait appartenir qu’à l’une des filles du marquis de Souday.
En reconnaissant Bertha, Michel éprouva unléger désappointement ; mais le jeune homme, qui, par la vertude son amour, se sentait plein de tendresse pour M. le marquis deSouday, de sympathie pour le rébarbatif Jean Oullier, et debienveillance pour leurs chiens, pouvait-il ne pas aimer la sœur deMary ?
L’affection de celle-là ne devait-elle pas lerapprocher de celle-ci ? ne serait-ce pas un bonheur pour luid’entendre parler de celle qui était absente ?
Il fut donc plein de prévenances etd’attentions pour Bertha, et la jeune fille lui répondit avec unesatisfaction qu’elle ne prit pas la peine de déguiser.
Malheureusement pour Michel, il étaitdifficile de s’occuper d’autre chose que du malade.
La situation de Tinguy empirait d’heure enheure.
Il était tombé dans cet état de torpeur etd’insensibilité que les médecins appellent le coma, etqui, dans les maladies inflammatoires, caractérise la période quiva précéder la mort.
Il ne voyait plus ce qui se passait autour delui ; il ne répondait plus lorsqu’on lui adressait laparole ; sa pupille, effroyablement dilatée, restaitfixe ; il était presque constamment immobile ; seulement,de temps en temps, ses mains essayaient de ramener la couverturesur son visage, ou d’attirer à lui des objets imaginaires qu’ilcroyait apercevoir près de son lit.
Bertha, qui, malgré sa jeunesse, avait plusd’une fois assisté à ces tristes scènes, ne pouvait conserverd’illusion sur l’état du pauvre paysan. Elle voulut épargner àRosine les angoisses de l’agonie de son père, agonie qu’elles’attendait à voir commencer d’un instant à l’autre, et elle luiordonna d’aller chercher le docteur Roger.
– Mais, si vous voulez, mademoiselle, ditMichel, je pourrai faire cette course ; j’ai de meilleuresjambes que cette enfant, et, d’ailleurs, il n’est pas très-prudentde l’exposer la nuit sur les chemins.
– Non, monsieur Michel, Rosine ne court aucundanger, et j’ai mes raisons pour tenir à vous garder près de moi.Cela vous est-il donc désagréable ?
– Oh ! mademoiselle, vous ne le pensezpas ! mais je suis si heureux de pouvoir vous être utile, queje tiens à n’en jamais laisser échapper l’occasion.
– Soyez tranquille, il est probable que, d’icià peu de temps, j’aurai plus d’une fois besoin de mettre votredévouement à l’épreuve.
Rosine était sortie depuis dix minutes àpeine, lorsque le malade sembla tout à coup éprouver un mieuxsensible et très extraordinaire ; ses yeux perdirent leurfixité, la respiration lui devint plus facile, ses doigts crispésse détendirent, il les passa à plusieurs reprises sur son frontpour essuyer la sueur qui le baignait.
– Comment vous trouvez-vous, mon pèreTinguy ? demanda la jeune fille au paysan.
– Mieux, répondit-il d’une voix faible. Le bonDieu voudrait-il que je ne déserte pas avant la bataille ?ajouta-t-il en essayant de sourire.
– Peut-être ! puisque c’est pour Luiaussi que vous allez combattre.
Le paysan hocha tristement la tête, enpoussant un profond soupir.
– Monsieur Michel, dit Bertha au jeune hommeen l’attirant dans un angle de la chambre, de façon à ce que savoix n’arrivât pas jusqu’au malade, monsieur Michel, courez chez lecuré ; qu’il vienne, et réveillez les voisins.
– Ne va-t-il donc pas mieux,mademoiselle ? Il vous le disait tout à l’heure.
– Enfant que vous êtes ! n’avez-vous doncjamais vu s’éteindre une lampe ? Sa dernière flamme esttoujours la plus vive ; il en est ainsi de notre misérablecorps. Courez vite ! nous n’aurons pas d’agonie ; lafièvre a épuisé les forces de ce malheureux ; l’âme s’envolerasans lutte, sans effort, sans secousse.
– Et vous allez rester seule auprès delui ?
– Allez vite et ne vous inquiétez pas demoi.
Michel sortit, et Bertha se rapprocha du litde Tinguy, qui lui tendit la main.
– Merci, ma brave demoiselle, dit lepaysan.
– Merci de quoi, mon père Tinguy ?
– Merci de vos soins d’abord… ensuite de votreidée d’envoyer chercher M. le curé.
– Vous avez entendu ?
Tinguy, cette fois, sourit tout à fait.
– Oui, répondit-il, quoique vous ayez parlébien bas.
– Mais il ne faut pas que la présence duprêtre vous fasse supposer que vous allez mourir, mon bonTinguy ; n’allez pas prendre peur.
– Prendre peur ! s’écria le paysan enessayant de se lever sur son séant. Prendre peur ! etpourquoi ? J’ai respecté les vieux et chéri les petiots ;j’ai souffert sans murmurer ; j’ai travaillé sans me plaindre,louant Dieu quand la grêle ravageait mon petit champ, le bénissantquand la moisson était drue ; jamais je n’ai chassé lemendiant que sainte Anne envoyait à mon pauvre foyer ; j’aipratiqué les commandements de Dieu et ceux de l’Église ; quandnos prêtres nous ont dit : « Levez-vous et prenez vosfusils, » j’ai combattu les ennemis de ma foi et de mon roi,et je suis resté humble dans la victoire et confiant dans ladéfaite ; j’étais encore prêt à donner ma vie pour cettesainte cause, et j’aurais peur ? Oh ! non,mademoiselle ; c’est notre beau jour, à nous autres pauvreschrétiens, que celui de notre mort. Tout ignorant que je suis, jele comprends : c’est celui qui nous fait les égaux de tous lesgrands, de tous les heureux de la terre ; s’il est venu pourmoi, ce jour, si Dieu m’appelle à lui, je suis prêt et je paraîtraidevant son tribunal plein d’espérance en sa miséricorde.
La figure de Tinguy s’était illuminée pendantqu’il prononçait ces paroles ; mais le dernier enthousiasmereligieux du pauvre paysan avait achevé d’épuiser ses forces.
Il retomba lourdement sur son lit, et nebalbutia plus que quelques paroles inintelligibles, parmilesquelles on distinguait encore les mots de bleus, deparoisse, le nom de Dieu et celui de la Vierge.
Le curé entra en ce moment. Bertha lui montrale malade, et le prêtre, comprenant sur-le-champ ce qu’elleattendait de lui, commença les prières des agonisants.
Michel supplia Bertha de se retirer, et, lajeune fille y ayant consenti, ils sortirent tous deux, après avoirfait une dernière prière au chevet de Tinguy.
Les voisins arrivaient les uns après lesautres ; chacun s’agenouillait et répétait après le prêtre leslitanies de la mort.
Deux minces chandelles de cire jaune, placéesde chaque côté d’un crucifix de cuivre, éclairaient cette scènelugubre.
Tout à coup, et dans un moment où le prêtre etles assistants récitaient mentalement l’Ave Maria, un cride chat-huant, parti à peu de distance de la chaumière, domina leurbourdonnement monotone.
Tous les paysans tressaillirent.
À ce cri, le moribond, dont depuis quelquesinstants les yeux étaient voilés, dont la respiration était devenuesifflante, releva la tête.
– Me voilà ! s’écria-t-il, mevoilà !… C’est moi qui suis le guide !
Puis il essaya de contrefaire le hululement dela chouette en répondant au cri qu’il avait entendu.
Il ne put y parvenir ; son souffle éteintne donna qu’une sorte de sanglot, sa tête fléchit en arrière, sesyeux s’ouvrirent largement. Il était mort.
Alors, un étranger apparut au seuil de lachaumière.
C’était un jeune paysan breton, vêtu d’unchapeau à larges bords, d’un gilet rouge à boutons argentés, d’uneveste bleue bordée de rouge, et de hautes guêtres de cuir ; iltenait à la main un de ces bâtons ferrés dont les hommes de lacampagne se servent lorsqu’ils vont en voyage.
Il parut surpris du spectacle qu’il avaitdevant les yeux ; cependant, il n’adressa de question àpersonne.
Il s’agenouilla et se mit en prières ;ensuite, il s’approcha du lit, considéra attentivement la figurepâle et décolorée du pauvre Tinguy ; deux grosses larmesroulèrent sur ses joues ; il les essuya, puis il sortit ensilence comme il était entré.
Les paysans, accoutumés à cette pratiquereligieuse qui veut qu’on ne passe pas devant le logis d’un mortsans donner une prière à son âme et une bénédiction à son corps, nes’étonnèrent point de la présence de l’étranger et ne firent aucuneattention à son départ.
Celui-ci retrouva, à quelques pas de là, unautre paysan plus petit et plus jeune que lui et qui paraissaitêtre son frère. Ce dernier était monté sur un cheval harnaché à lamode du pays.
– Eh bien, Rameau-d’or, dit le petit paysan,qu’y a-t-il donc ?
– Il y a… qu’il n’y a point de place pour nousdans la maison ; un hôte y est entré qui l’occupe toutentière.
– Lequel ?
– La mort.
– Qui est mort ?
– Celui-là même à qui nous venions demanderl’hospitalité. Je vous dirais bien : Faisons-nous une égide decette mort ; cachons-nous sous un coin du linceul que nul neviendra lever ; mais j’ai entendu dire que Tinguy est mortd’une fièvre typhoïde, et, quoique les médecins nient la contagion,je ne vous exposerai pas à un pareil danger.
– Vous ne craignez pas d’avoir été vu etreconnu ?
– Impossible ! Il y avait huit ou dixpersonnes, hommes et femmes, priant autour du lit. Je suis entré,je me suis agenouillé, j’ai prié comme les autres. C’est ce quefait, dans ce cas, tout paysan breton ou vendéen.
– Et, maintenant, qu’allons-nous faire ?demanda le plus jeune des deux paysans.
– Je vous l’avais dit : nous avions ànous décider entre le château de mon camarade et la cabane dupauvre paysan qui devait être notre guide, entre les douceurs duluxe et d’une demeure princière, avec une sécurité médiocre, et lachaumière étroite, le mauvais lit, le pain de sarrasin, avec unesécurité entière. Le bon Dieu a tranché la question ; nousn’avons plus de choix à faire ; il faut donc nous contenter duconfortable.
– Mais le château n’est pas sûr, m’avez-vousdit.
– Le château appartient à un de mes amisd’enfance, dont le père a été fait baron par la Restauration ;le père est mort ; le château est habité, à cette heure, parsa veuve et son fils. Si le fils était seul, je seraistranquille : quoique faible, c’est un cœur honnête ; maisje crois sa mère égoïste et ambitieuse, ce qui ne laisse pas que dem’inquiéter.
– Bah ! pour une nuit ! Vous n’êtespas aventureux, Rameau-d’or.
– Si fait, pour mon propre compte ; maisje réponds à la France, ou tout au moins à mon parti, des jours deMad…
– De Petit-Pierre, voulez-vous dire… Ah !Rameau-d’or, depuis deux heures que nous marchons, voilà le dixièmegage que vous me devez.
– Ce sera le dernier, Mad… Petit-Pierre,voulais-je dire ; désormais, je ne vous connais plus d’autrenom que celui-là, je ne vous sais plus d’autre condition que d’êtremon frère.
– Allons, allons, au château ! Je me senssi fatigué, que j’irais demander un gîte à celui de l’ogresse duconte bleu.
– Nous allons prendre un chemin de traverse,grâce auquel nous serons arrivés en dix minutes, fit le jeunehomme. Mettez-vous en selle le plus commodément que vouspourrez ; je marcherai à pied, et vous n’aurez qu’à mesuivre ; sans quoi, nous pourrions perdre un chemin à peinetracé.
– Attendez, dit Petit-Pierre.
Et il se laissa glisser à bas du cheval.
– Où allez-vous ? dit Rameau-d’or avecinquiétude.
– Vous avez fait votre prière au lit de cethumble paysan : à moi de faire la mienne.
– Y pensez-vous ?
– C’était un brave et honnête cœur, insistaPetit-Pierre ; s’il eût vécu, il eût risqué sa vie pour nous.Je dois bien une pauvre prière à son cadavre.
Rameau-d’or leva son chapeau et s’écarta pourlaisser passer son jeune compagnon.
Comme l’avait fait Rameau-d’or, le petitpaysan entra dans la cabane, prit la branche de buis, la trempadans l’eau bénite et la secoua sur le corps ; puis ils’agenouilla, fit sa prière au pied du lit, et sortit sans que saprière eût été plus remarquée que ne l’avait été celle de soncompagnon.
Petit-Pierre, à son tour, vint rejoindreRameau-d’or comme, cinq minutes auparavant, celui-ci était venu lerejoindre.
Le jeune homme aida Petit-Pierre à remonter àcheval ; puis tous deux, le plus jeune en selle, l’autre àpied, prirent silencieusement et à travers champs ce sentierpresque invisible qui conduisait, comme nous l’avons dit, par uneligne plus courte, au château de la Logerie.
À peine avaient-ils fait cinq cents pas dansles terres, que Rameau-d’or s’arrêta et arrêta le cheval dePetit-Pierre.
– Qu’y a-t-il encore ? demandacelui-ci.
– J’entends un bruit de pas, dit le jeunehomme. Rangez-vous contre ce buisson ; moi, je reste derrièrecet arbre. Celui qui va nous croiser passera probablement sans nousvoir.
L’évolution eut la rapidité d’une manœuvrestratégique. Bien en prit aux deux voyageurs ; car celui quivenait, s’avançait si rapidement qu’il fut en vue, malgrél’obscurité, au moment même où chacun venait de prendre son poste,Petit-Pierre contre la haie, Rameau-d’or derrière son arbre.
L’inconnu auquel ils venaient de céder laplace ne se trouva bientôt plus qu’à une trentaine de pas deRameau-d’or, dont les yeux, déjà habitués aux ténèbres,commencèrent à distinguer un jeune homme de vingt ans, courantplutôt qu’il ne marchait dans la même direction qu’eux.
Il avait son chapeau à la main, et ce quidevait servir encore à le faire reconnaître, c’est que ses cheveux,rejetés en arrière par le vent, laissaient le visage complètementdécouvert.
Rameau-d’or poussa une exclamation desurprise ; mais, comme s’il demeurait encore dans le doute, ethésitait dans son désir, il laissa le jeune homme le dépasser detrois ou quatre pas, et ce ne fut que lorsque celui-ci eutcomplètement tourné le dos qu’il cria :
– Michel !
Le jeune homme, qui ne s’attendait pas àentendre retentir son nom au milieu des ténèbres et dans cetendroit désert, fit un bond de côté, et, d’une voix toutefrissonnante d’émotion :
– Qui m’appelle ? demanda-t-il.
– Moi, dit Rameau-d’or en enlevant son chapeauet une perruque qu’il jeta au pied de l’arbre et en s’avançant versson ami sans autre déguisement que le complément du costume breton,qui, au reste, ne devait rien changer à sa physionomie.
– Henri de Bonneville ! s’écria le baronMichel au comble de l’étonnement.
– Moi-même. Mais ne prononce pas mon nom sihaut ; nous sommes dans un pays et dans un moment où lesbuissons, les fossés et les arbres partagent avec les murs leprivilège d’avoir des oreilles.
– Ah ! oui, dit Michel effrayé ; etpuis…
– Oui, et puis… fit M. de Bonneville.
– Alors, tu viens peut-être pour lesoulèvement dont on parle ?
– Justement ! Maintenant, voyons, en deuxmots, qui es-tu ?
– Moi ?
– Oui, toi.
– Mon ami, répondit le jeune baron, je n’aipas d’opinion bien arrêtée encore ; cependant je t’avoueraitout bas…
– Aussi bas que tu voudras, mais dépêche-toid’avouer !
– Eh bien, je t’avouerai tout bas que jepenche pour Henri V.
– Eh bien, mon cher Michel, dit gaiement lecomte de Bonneville, si tu penches pour Henri V, c’est tout cequ’il me faut.
– Permets… C’est que je ne suis pascomplètement décidé encore.
– Tant mieux ! j’aurai le plaisird’achever ta conversion, et, pour que je l’entreprenne avec plus dechance de succès, tu vas t’empresser d’offrir un gîte dans tonchâteau à moi et à un de mes amis qui m’accompagne.
– Où est-il, ton ami ?
– Le voici, dit Petit-Pierre en s’avançant eten saluant le jeune homme avec une aisance et une grâce quicontrastaient singulièrement avec le costume qu’il portait.
Michel considéra quelques instants le petitpaysan, et, se rapprochant de Rameau-d’or, ou plutôt du comte deBonneville :
– Henri, lui dit-il, comment s’appelle tonami ?
– Michel, tu manques aux traditions del’hospitalité antique ; tu as oublié l’Odyssée, moncher, et tu m’affliges ! Que t’importe le nom de monami ? Ne te suffit-il pas de savoir que c’est un hommeparfaitement bien né ?
– Es-tu bien sûr que ce soit unhomme ?
Le comte et Petit-Pierre se mirent à rire auxéclats.
– Décidément, mon pauvre Michel, tu tiens àsavoir qui tu recevras chez toi ?
– Non pas pour moi, mon bon Henri, pas pourmoi, je te jure ; mais c’est qu’au château de la Logerie…
– Eh bien, au château de la Logerie ?
– Ce n’est pas moi qui suis le maître.
– Oui, c’est la baronne Michel qui est lamaîtresse ; j’en avais prévenu mon ami Petit-Pierre ;mais, au lieu d’y séjourner, nous n’y resterons qu’une nuit. Tunous conduiras à ton appartement, je ferai une visite à la cave etau garde-manger – tout cela est encore à la même place, – mon jeunecompagnon se jettera sur ton lit, où il dormira tant bien quemal ; puis, demain au point du jour, je me mettrai en quêted’un gîte, et, ce gîte trouvé, ce qui ne sera pas difficile,j’espère, nous te débarrasserons de notre présence.
– C’est impossible, Henri ! Ne crois pasque ce soit pour moi que je craigne ; mais ce seraitcompromettre ta sûreté que de te laisser pénétrer dans lechâteau.
– Comment cela ?
– Ma mère veille encore, j’en suis sûr :elle attend mon retour ; elle nous verra entrer ; tondéguisement, nous le motiverons, je le crois ; mais celui deton compagnon, qui ne m’a pas échappé, comment le luiexpliquerons-nous ?
– Il a raison, dit Petit-Pierre.
– Mais que faire, alors ?
– Et, continua Michel, il ne s’agit passeulement de ma mère.
– De qui s’agit-il donc encore ?
– Attends ! fit le jeune homme en jetantun regard d’inquiétude autour de lui, éloignons-nous encore decette haie et de ce buisson.
– Diable !
– Il s’agit de Courtin.
– De Courtin ? qu’est-ce quecela ?
– Tu ne te souviens pas de Courtin lemétayer ?
– Oh ! si fait ! un bon diable quiétait toujours de ton avis contre tout le monde, et même contre tamère.
– Justement ! Eh bien, Courtin est mairedu village, philippiste enragé ! S’il te voyait courant leschamps, la nuit, sous ce costume, sans autre forme de procès, il teferait arrêter.
– Voilà qui mérite d’être pris enconsidération, dit Henri devenu plus grave. Qu’en pensePetit-Pierre ?
– Je ne pense rien, mon cherRameau-d’or ; je vous laisse penser pour moi.
– Et le résultat de tout cela, c’est que tunous fermes ta porte ? dit Bonneville.
– Que vous importe, dit le baron Michel, dontles yeux venaient de s’allumer, brillants d’espérance, que vousimporte, si je vous en ouvre une autre, et plus sûre que celle duchâteau de la Logerie ?
– Comment ! que nous importe ? Ilnous importe fort, au contraire ! Qu’en dit mon jeunecompagnon ?
– Je dis que, pourvu qu’une porte s’ouvre,c’est tout ce qu’il me faut. Je tombe de fatigue, je doisl’avouer.
– Alors suivez-moi, dit le baron.
– Attends… Est-ce bien loin ?
– Une heure…, cinq quarts de lieue àpeine.
– Petit-Pierre se sent-il la force ?demanda Henri.
– Petit-Pierre la trouvera, répondit le petitpaysan en riant. Suivons donc le baron Michel.
– Suivons le baron Michel, répéta Bonneville.En route, baron !
Et le petit groupe, immobile depuis dixminutes, sortit de son immobilité, et, conduit par le jeune homme,se remit en chemin.
Mais à peine Michel avait-il fait cinquantepas, que son ami lui mit la main sur l’épaule.
– Où nous mènes-tu ? lui dit-il.
– Sois tranquille.
– Je te suis, pourvu que tu me promettes pourPetit-Pierre, qui est, tu le vois, passablement délicat, un bonsouper et un bon lit.
– Il aura tout ce que je voudrais pouvoir luioffrir moi-même : le meilleur plat du garde-manger, lemeilleur vin de la cave, le meilleur lit du château.
On se remit en chemin.
– Je cours devant, pour que vous n’attendiezpas, fit tout à coup Michel.
– Un instant, demanda Henri, oùcours-tu ?
– Au château de Souday.
– Comment ! au château deSouday ?
– Oui ; tu connais bien le château deSouday, avec ses tourelles pointues et couvertes d’ardoise, àgauche de la route, en face de la forêt de Machecoul ?
– Le château des louves ?
– Des louves, si tu veux.
– Et c’est là que tu nous conduis ?
– Et c’est là que je te conduis.
– Tu as bien réfléchi à ce que tu fais,Michel ?
– Je réponds de tout.
Et, certain que son ami était suffisammentrenseigné, le jeune baron s’élança dans la direction du château deSouday, avec cette vélocité dont il avait donné une si irrécusablepreuve le jour ou plutôt la nuit où il avait été chercher, pour lemoribond Tinguy, le médecin de Palluau.
– Eh bien, demanda Petit-Pierre, quefaisons-nous ?
– Eh bien, comme nous n’avons pas le choix, ilfaut le suivre.
– Au château des louves ?
– Au château des louves.
– Soit ; mais, pour me faire paraître lechemin moins long, mon cher Rameau-d’or, dit le jeune paysan, vousallez me dire ce que c’est que les louves.
– Je vous dirai ce que j’en sais, dumoins.
– C’est tout ce que je puis exiger devous.
Alors, la main appuyée à l’arçon de la selle,le comte de Bonneville raconta à Petit-Pierre l’espèce de légendequi avait cours, dans le département de la Loire-Inférieure et dansles départements environnants, sur les deux sauvages héritières dumarquis de Souday, sur leurs chasses de jour, sur leurs excursionsde nuit et sur les meutes aux aboiements fantastiques aveclesquelles elles forçaient, à grande course de chevaux, les loupset les sangliers.
Le comte en était au point le plus dramatiquede la légende, lorsque, tout à coup, il aperçut les tourelles duchâteau de Souday, et, s’arrêtant court dans son récit, annonça àson compagnon qu’ils étaient parvenus au terme de leur course.
Petit-Pierre, convaincu qu’il allait voirquelque chose de pareil aux sorcières de Macbeth, appelaità lui tout son courage pour aborder le château terrible, quand, audétour de la route, il se trouva en face de la porte ouverte et,devant cette porte, aperçut deux ombres blanches qui semblaientattendre, éclairées par une torche que portait derrière elles unhomme au rude visage et au costume rustique.
Petit-Pierre jeta un regard craintif surBertha et sur Mary ; car c’étaient elles qui, prévenues par lebaron Michel, étaient venues au-devant des deux voyageurs.
Il vit deux adorables jeunes filles :l’une blonde aux yeux bleus et à la figure angélique ; l’autreaux yeux et aux cheveux noirs, à la physionomie fière et résolue,au visage loyal ; et souriant toutes deux.
Le jeune compagnon de Rameau-d’or descendit decheval, et tous deux s’avancèrent vers les jeunes filles.
– Mon ami M. le baron Michel m’a fait espérer,mesdemoiselles, que M. le marquis de Souday, votre père, voudraitbien nous accorder l’hospitalité, dit le comte de Bonneville, enabordant Bertha et Mary.
– Mon père est absent, monsieur, réponditBertha ; il regrettera d’avoir perdu cette occasion d’exercerune vertu que l’on trouve peu à pratiquer de nos jours.
– Mais je ne sais si Michel vous aura dit,mademoiselle, que cette hospitalité pouvait bien ne pas être sansdanger. Mon jeune compagnon et moi, nous sommes presque desproscrits ; la persécution peut être le prix de l’asile quevous nous offrez.
– Vous venez au nom d’une cause qui est lanôtre, monsieur. Étrangers, nous vous eussions accueillis ;proscrits, royalistes, vous êtes les bienvenus, quand bien même lamort et la ruine devraient entrer avec vous dans notre pauvredemeure. Mon père serait là, qu’il vous parlerait comme je vousparle.
– M. le baron Michel vous a, sans doute,appris mon nom ; il me reste à vous dire celui de mon jeunecompagnon.
– Nous ne vous le demandons pas,monsieur ; votre qualité vaut mieux pour nous que votre nom,quel qu’il soit ; vous êtes royalistes et proscrits pour unecause à laquelle, toutes femmes que nous sommes, nous voudrionsdonner notre sang ! Entrez dans cette maison ; si ellen’est ni riche ni somptueuse, au moins la trouverez-vous discrèteet fidèle.
Et, d’un geste de suprême majesté, Berthaindiqua la porte aux deux jeunes gens en les invitant à en passerle seuil.
– Que saint Julien soit béni ! ditPetit-Pierre à l’oreille du comte de Bonneville ; voilà lechâteau et la chaumière, entre lesquels vous vouliez que jechoisisse, résumés en un même gîte. Elles me plaisent tout plein,vos louves !
Et il franchit la poterne, en faisant unegracieuse inclination de tête aux deux jeunes filles.
Le comte de Bonneville suivit.
Mary et Bertha firent un amical signe d’adieuà Michel, et la dernière lui tendit la main.
Mais Jean Oullier poussa si rudement la porte,que le pauvre jeune homme n’eut pas le temps de saisir cettemain.
Il regarda pendant quelques instants lestourelles du château, qui se dessinaient tout en noir sur le fondbrun du ciel, les fenêtres qui s’illuminaient les unes après lesautres et il s’éloigna.
Lorsqu’il eut disparu, les buissonss’écartèrent et livrèrent passage à un personnage qui, dans unintérêt bien différent de celui des autres acteurs, avait assisté àcette scène.
Ce personnage était Courtin, qui, après s’êtreassuré que personne n’était dans les environs, reprit le chemin parlequel avait disparu son jeune maître pour retourner à laLogerie.
Il était deux heures du matin, à peu près,lorsque le jeune baron Michel se retrouva au bout de l’avenue parlaquelle on arrivait au château de la Logerie.
L’air était calme ; le silence majestueuxde la nuit, que troublait seul le bruissement des trembles, l’avaitplongé dans une profonde rêverie.
Il va sans dire que les deux sœurs étaientl’objet de cette rêverie, et que celle des deux dont le baronsuivait l’image avec autant de respect et d’amour que, dans laBible, le jeune Tobie suit l’ange, c’était Mary.
Mais, lorsqu’il aperçut, à cinq cents pas delui, à l’extrémité de la sombre ligne d’arbres sous la voûte deverdure desquels il marchait, les fenêtres du château, quiscintillaient aux rayons de la lune, les charmants songes qu’ilfaisait s’évanouirent, et ses idées prirent immédiatement unedirection plus positive.
Au lieu de ces deux ravissantes figures dejeune fille qui avaient jusque-là cheminé à ses côtés, sonimagination lui montra le profil sévère et menaçant de sa mère.
On sait quelle crainte profonde la baronneMichel inspirait à son fils.
Le jeune homme s’arrêta.
Si dans les environs, fût-ce à une lieue, ileût connu une maison, une auberge même, où il pût trouver un gîte,ses appréhensions étaient si vives, qu’il ne fût rentré au châteauque le lendemain. C’était la première fois, non pas qu’ildécouchait, mais qu’il se mettait ainsi en retard, et il sentaitinstinctivement que son absence était connue et que sa mèreveillait.
Or, qu’allait-il répondre à cette terribleinterrogation : « D’où venez-vous ? »
Courtin, seul, pouvait lui donner unasile ; mais, en demandant un asile à Courtin, il fallait toutlui dire, et le jeune baron comprenait tout le danger qu’il y avaità prendre pour confident un homme comme Courtin.
Il se décida donc à braver le courrouxmaternel – mais comme le condamné se décide à braver l’échafaud,c’est-à-dire parce qu’il ne peut faire autrement – et continua saroute.
Cependant, plus il approchait du château, plusil sentait vaciller sa résolution.
Lorsqu’il se trouva à l’extrémité de l’avenue,lorsqu’il lui fallut marcher à découvert le long des pelouses,lorsqu’il aperçut la fenêtre de la chambre de sa mère, qui sedétachait sur la façade sombre, cette fenêtre étant la seuleéclairée, le cœur lui faillit tout à fait.
Ses pressentiments ne l’avaient donc pastrompé, la baronne guettait le retour de son fils.
La détermination du jeune homme, comme nousl’avons dit, s’évanouit alors tout entière, et la peur, développantles ressources de son imagination, lui donna l’idée d’essayer d’uneruse qui pouvait, sinon conjurer la colère de sa mère, du moins enretarder l’explosion.
Il se jeta sur la gauche, suivit unecharmille, perdu dans son ombre ; gagna le mur du potager,qu’il escalada, et passa, par la porte de communication, du potagerdans le parc.
Une fois, dans le parc, il pouvait, grâce auxmassifs, atteindre aisément les fenêtres du château.
Jusque-là, l’opération lui avait réussi àmerveille ; mais le plus difficile ou plutôt le plus chanceuxrestait à accomplir : il s’agissait de trouver une fenêtre quela négligence de quelque domestique eût laissée ouverte et parlaquelle il pût pénétrer dans le logis et regagner sonappartement.
Le château de la Logerie consistait en ungrand corps de logis carré, flanqué de quatre tourelles de mêmeforme.
Les cuisines et les offices étaient sousterre ; les appartements de réception au rez-de-chaussée, ceuxde la baronne au premier étage, ceux de son fils au second.
Michel interrogea le château par trois côtés,ébranlant doucement mais consciencieusement toutes les portes ettoutes les fenêtres, se collant le long des murs, marchant sur lapointe des pieds, retenant son haleine.
Ni portes ni fenêtres ne bougèrent.
Restait à explorer la façade principale.
C’était la partie dangereuse à aborder ;les fenêtres de la baronne étaient, comme nous l’avons dit, percéessur cette façade, dégarnie des arbustes qui entouraient le reste del’édifice, et l’une de ces fenêtres, celle de la chambre à coucher,était ouverte.
Cependant, Michel, qui pensait que, grondépour grondé, autant valait l’être dehors que dedans, se décida detenter l’aventure.
Il avançait, en conséquence, la tête le longde la tourelle et s’apprêtait à la contourner, lorsqu’il aperçutune ombre qui glissait le long des pelouses.
Cette ombre faisait naturellement supposer uncorps.
Michel s’arrêta et porta toute son attentionsur le nouvel arrivant.
Il reconnut que c’était un homme et que cethomme suivait le chemin que lui-même eût dû suivre s’il se fûtdécidé à rentrer directement au château.
Le jeune baron fit quelques pas en arrière, etse tapit dans l’ombre portée par la saillie de la tourelle.
Cependant, l’homme approchait.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à une cinquantaine depas du château, Michel entendit retentir à la fenêtre la voix sèchede sa mère.
Il s’applaudit de ne point avoir passé sur lespelouses par lesquelles cet homme arrivait.
– Est-ce vous, enfin, Michel ? demanda labaronne.
– Non, Madame, non, répondit une voix que lejeune homme reconnut, avec un étonnement mêlé de crainte pour celledu métayer ; et c’est beaucoup trop d’honneur que vous faitesau pauvre Courtin que de le prendre pour M. le baron.
– Grand Dieu ! s’écria la baronne, quivous amène à cette heure ?
– Ah ! vous vous doutez bien que c’estquelque chose d’important, n’est-ce pas, madame labaronne ?
– Serait-il arrivé malheur à monfils ?
L’accent de profonde angoisse avec lequel samère avait prononcé ces paroles toucha si vivement le jeune homme,qu’il allait s’élancer pour la rassurer.
Mais la réponse de Courtin, qu’il entenditpresque immédiatement, paralysa cette bonne disposition.
Michel rentra donc dans l’ombre qui luiservait de cachette.
– Oh ! que nenni, Madame, répondait lemétayer ; le jeune gars, si j’ose m’exprimer ainsi en parlantde M. le baron, est sain comme l’œil, jusqu’ici du moins.
– Jusqu’ici ! interrompit la baronne.Est-il donc sur le point de courir quelque danger ?
– Eh ! eh ! fit Courtin, ouibien ! il pourrait lui arriver quelque dommage s’il continuaità se laisser affrioler par des espèces du calibre de ces satanéesfemelles que l’enfer confonde ! et c’est pour prévenir cemalheur que j’ai pris la liberté de venir vous trouver ainsi aumilieu de la nuit, me doutant bien, du reste, que vous étantaperçue de l’absence de M. le baron, vous ne vous seriez pascouchée.
– Et vous avez bien fait, Courtin. Mais,enfin, où est-il, ce malheureux enfant ? lesavez-vous ?
Courtin regarda autour de lui.
– Je suis étonné, par ma foi, qu’il ne soitpas encore rentré, dit-il. J’ai pris tout exprès le chemin vicinalpour lui laisser le sentier libre, et le sentier est d’un bon quartde lieue plus court que le chemin vicinal.
– Mais, encore une fois, d’où vient-il ?où était-il ? qu’a-t-il fait ? Pourquoi court-il leschamps, la nuit, à deux heures du matin, sans souci de mesinquiétudes, sans réfléchir qu’il compromet sa santé et lamienne ?
– Madame la baronne, dit Courtin, netrouvez-vous pas vous même que voilà bien des questions pour quej’y réponde en plein air ?
Puis, baissant la voix :
– Ce que j’ai à raconter à madame la baronneest si grave, qu’elle ne sera pas trop en sûreté dans sa chambrepour m’écouter… sans compter que, si le jeune maître n’est point auchâteau, il ne peut tarder à y arriver, ajouta le métayer enregardant de nouveau avec inquiétude autour de lui, et que je ne mesoucierais pas le moins du monde qu’il sût que je l’espionne,quoique ce soit pour son bien-être et surtout pour vous rendreservice.
– Entrez, alors, s’écria la baronne ;vous avez raison, entrez vite !
– Faites excuse, Madame, mais par où, s’ilvous plaît ?
– En effet, dit la baronne, la porte estfermée.
– Si Madame voulait me jeter la clef…
– Elle est à la porte, et en dedans.
– Ah ! dame…
– Voulant cacher à mes gens la conduite de monfils, je les ai envoyés se coucher ; mais attendez, je vaissonner la femme de chambre.
– Eh ! que madame n’en fasse rien !dit Courtin ; il est inutile de mettre quelqu’un dans nossecrets ; d’ailleurs, m’est avis que les circonstances sonttrop graves pour que madame se soucie de l’étiquette. On sait bienque madame la baronne n’est pas faite pour venir ouvrir la porte àun pauvre métayer comme moi ; mais une fois n’est pas coutume.Si tout le monde dort dans le château, tant mieux ! Nousserons, du moins, à l’abri des curieux.
– Vraiment, vous m’effrayez ! Courtin,dit la baronne, retenue, en effet, par le sentiment de puérilorgueil qui n’avait point échappé au métayer ; et je n’hésiteplus.
La baronne se retira de la fenêtre, et, uninstant après, Michel entendit grincer la clef et les verrous de laporte d’entrée. Il écouta d’abord avec angoisse ; mais bientôtil reconnut que cette porte qui venait de s’ouvrir avec tant dedifficulté, sa mère et Courtin, dans leur préoccupation, oubliaientde la refermer.
Le jeune homme attendit quelques secondes pourleur laisser le temps de gagner les étages supérieurs ; puis,se glissant le long du mur, il gravit le perron, poussa la porte,qui tourna sans bruit sur ses gonds, et se trouva dans levestibule.
Son projet primitif avait été de rentrer danssa chambre à coucher et d’y attendre les événements en faisantsemblant de dormir. En ce cas, l’heure de sa rentrée ne pouvantêtre précisée, il avait encore la chance de se tirer de ce mauvaispas par un audacieux mensonge.
Mais les choses étaient bien changées depuisqu’il avait pris cette première détermination.
Courtin l’avait suivi, Courtin l’avait vu,Courtin connaissait sans doute la retraite du comte de Bonnevilleet de son compagnon. Michel s’oublia un instant lui-même pour nesonger qu’à la sûreté de son ami, que le métayer, avec les opinionsque lui connaissait Michel, pouvait singulièrementcompromettre.
Au lieu de monter au second étage, le jeunehomme s’arrêta au premier : au lieu de monter à sa chambre, ilse glissa à pas de loup dans le corridor.
Puis, s’arrêtant à la porte de la chambre desa mère, il écouta.
– Ainsi, vous croyez, Courtin, demandait labaronne, vous croyez sérieusement que mon fils s’est laissé prendreaux gluaux d’une de ces malheureuses ?
– Ah ! oui, Madame, quant à cela, j’ensuis sûr ; et il y est si bien pris même, que vous aurezgrand’peine, j’en ai peur, à l’en dépêtrer.
– Des filles sans le sou !
– Dame, elles viennent du plus vieux sang dupays, madame la baronne, dit Courtin, qui voulait sonder leterrain ; et, pour vous autres nobles, ça fait quelque chose,à ce qu’il paraît.
– Pouah ! dit la baronne, desbâtardes !
– Mais jolies, l’une comme un ange, l’autrecomme un démon !
– Que Michel ait voulu s’en amuser quelquesinstants, comme tant d’autres l’ont fait dans le pays, dit-on,c’est possible ; mais avoir songé à épouser l’une d’elles,cela ne se peut pas, et il me connaît trop pour avoir pensé que jeconsentisse jamais à une pareille union.
– Sauf le respect que je lui dois, madame labaronne, mon avis est que M. Michel n’a pas encore réfléchi à toutcela, et ne se rend peut-être pas compte lui-même du sentimentqu’il éprouve pour les donzelles ; mais ce dont je suiscertain, c’est que, d’une autre façon, d’une façon plus grave, là,il est rudement en train de se compromettre.
– Que voulez-vous dire, Courtin ?
– Dame, fit le métayer, savez-vous, madame labaronne, qu’il serait bien dur, pour moi qui vous aime et qui vousrespecte, de faire arrêter mon jeune maître ?
Michel tressaillit dans le corridor ;cependant ce fut la baronne qui reçut la plus violentecommotion.
– Arrêter Michel ! fit-elle en seredressant ; mais il me semble que vous vous oubliez, maîtreCourtin.
– Non, madame la baronne, je ne m’oubliepas.
– Cependant…
– Je suis votre métayer, cela est vrai,continua Courtin en faisant de la main un signe par lequel ilinvitait la fière dame à se calmer ; je suis tenu de vousdonner un compte exact des récoltes dont vous avez moitié et devous payer au jour et à l’heure mes redevances, ce que je fais demon mieux, malgré la dureté des temps ; mais, avant d’êtrevotre métayer, je suis citoyen et, de plus, maire, et, de cecôté-là aussi, j’ai des devoirs que je dois remplir, madame labaronne, si marri qu’en soit mon pauvre cœur.
– Quel galimatias me faites-vous là, maîtreCourtin, et quel rapprochement peut-il y avoir entre mon fils,votre qualité de citoyen et votre titre de maire ?
– Le rapprochement, le voici, madame labaronne : c’est que M. votre fils a des accointances avec lesennemis de l’État.
– Je sais bien, dit la baronne, que M. lemarquis de Souday a des opinions très exagérées ; mais lesamourettes de Michel avec l’une ou l’autre de ses filles nesauraient, il me semble, constituer un délit.
– Ces amourettes mèneront M. Michel plus loinque vous ne le croyez, madame la baronne, c’est moi qui vous ledis. Je sais bien qu’il ne trempe encore que le bout du bec dansl’eau trouble que l’on fait autour de lui ; mais cela suffitpour lui obscurcir la vue.
– Voyons, assez de métaphores commecela ; expliquez-vous, Courtin.
– Eh bien, madame la baronne, voicil’explication tout entière. Ce soir, après avoir assisté à la mortde ce vieux chouan de Tinguy, au risque de rapporter la fièvrepernicieuse au château, après avoir reconduit la plus grande desdeux louves jusque chez elle, M. le baron a servi de guide à deuxpaysans qui n’étaient pas plus des paysans que je ne suis unmonsieur, et il les a conduits au château de Souday.
– Qui vous a dit cela, Courtin ?
– Mes deux yeux, madame la baronne : ilssont bons, et j’y crois.
– Mais, à votre avis, quels étaient ces deuxpaysans ?
– Ces deux paysans ?
– Oui.
– L’un, j’en mettrais ma main au feu, était lecomte de Bonneville, un chouan fini, celui-là ! Il n’y a pas àme dire non, il a été assez longtemps dans le pays, et je l’aireconnu. Quant à l’autre…
– Eh bien, achevez.
– Quant à l’autre, si je ne me trompe, c’estencore mieux que cela.
– Et qui donc ?… Voyons, nommez-le,Courtin.
– Suffit, madame la baronne ; s’il lefaut – et il le faudra probablement – je le nommerai à qui dedroit.
– À qui de droit ! Mais vous allez doncdénoncer mon fils ? s’écria la baronne stupéfaite du ton deson métayer, ordinairement si humble avec elle.
– Assurément, madame la baronne, réponditCourtin avec aplomb.
– Mais vous n’y pensez pas, Courtin !
– J’y pense si bien, madame la baronne, que jeserais déjà en route pour Montaigu ou même pour Nantes, si jen’avais tenu à vous prévenir auparavant, afin que vous avisiez àmettre M. Michel en sûreté.
– Mais, en supposant même que Michel ne soitpas enveloppé dans cette affaire, dit vivement la baronne, vousallez me compromettre vis-à-vis de mes voisins, et, qui sait !peut-être attirer sur la Logerie d’affreuses représailles.
– Eh bien, nous défendrons la Logerie, madamela baronne.
– Courtin…
– J’ai vu la grande guerre, madame labaronne ; j’étais tout petiot, mais je m’en souviens, et, foid’homme, là, je ne me soucie point de la revoir ; je ne mesoucie pas de voir mes vingt arpents servir de champ de batailleaux deux partis, mes moissons mangées par les uns, et brûlées parles autres ; je me soucie encore moins de voir remettre lamain sur les biens nationaux, ce qui ne manquera pas d’arriver siles blancs ont le dessus. Sur mes vingt arpents, j’en ai cinqd’émigrés, bien achetés, bien payés : c’est le quart de monbien. Enfin, enfin, le gouvernement compte sur moi, et je veuxjustifier la confiance du gouvernement.
– Mais, Courtin, fit la baronne prête àdescendre à la prière, ce n’est pas aussi grave que vous lesupposez, j’en suis sûre.
– Eh ! pardieu ! si, madame labaronne, c’est très grave. Je ne suis qu’un paysan ; mais celan’empêche point que je n’en sache aussi long qu’un autre, attenduque j’écoute beaucoup et que j’ai l’oreille fine. Le pays de Retzest en ébullition ; encore un coup de feu, et le bouillonpassera par-dessus la marmite.
– Courtin, vous vous trompez.
– Mais non, madame la baronne, mais non. Jesais ce que je sais, mon Dieu ! les nobles se sont déjà réunistrois fois, quoi ! une fois chez le marquis de Souday, unefois chez celui qu’ils appellent Louis Renaud, et une fois chez lecomte de Saint-Amand. Toutes ces réunions-là sentent la poudre,madame la baronne ; et, à propos de poudre, il y en a deuxquintaux et pas mal de sacs de balles chez le curé de Montbert.Enfin – et ceci est le plus grave, – enfin, puisqu’il faut vous ledire, on attend dans le pays la duchesse de Berry, et m’est avis,d’après ce que je viens de voir, qu’il pourrait bien se faire qu’onne l’attendît pas longtemps.
– Pourquoi cela ?
– Parce que je crois qu’elle y est.
– Où cela, grand Dieu ?
– Eh bien ! au château de Souday,donc.
– Au château de Souday ?
– Oui, où M. Michel l’aurait conduite cesoir.
– Michel ? Ah ! le malheureuxenfant. Mais vous vous tairez, n’est-ce pas, Courtin ? Je leveux, je vous l’ordonne. D’ailleurs, le gouvernement a pris sesmesures, et, si la duchesse tentait de revenir en Vendée, elleserait arrêtée avant que d’y arriver.
– Avec tout cela, si elle y est pourtant,madame la baronne.
– Raison de plus pour que vous voustaisiez.
– Oui-da ! et la gloire et les profitsd’une prise comme celle-là m’échapperont, sans compter que, d’ici àce que la capture soit faite par un autre, si je ne la fais pasmoi-même, le pays sera à feu et à sang… Non, madame la baronne,non, cela ne se peut pas.
– Mais que faire, grand Dieu ! quefaire ?
– Écoutez, madame la baronne, dit Courtin, cequ’il faut faire, le voici.
– Parlez, Courtin, parlez.
– Comme, tout en étant un bon citoyen, je veuxrester votre serviteur fidèle et zélé ; comme j’espère qu’enreconnaissance de ce que j’aurai fait pour vous, on me laissera mamétairie à des conditions que je pourrai accepter, je neprononcerai pas le nom de M. Michel. Vous tâcherez seulement qu’ilne se fourre plus à l’avenir dans un semblable guêpier : il yest, c’est vrai ; mais, pour cette fois-ci, il est encoretemps de l’en tirer.
– Soyez tranquille, Courtin.
– Mais, voyez-vous, madame la baronne, fit lemétayer.
– Eh bien, quoi ?
– Dame, c’est que je n’ose donner un conseil àmadame la baronne : ça n’est pas de ma compétence.
– Dites, Courtin, dites.
– Eh bien, pour mettre M. Michel tout à faithors de ce guêpier-là, il faudrait, selon moi, par un moyenquelconque, prières ou menaces, le décider à quitter la Logerie età partir pour Paris.
– Oui, Courtin, oui, vous avez raison.
– Seulement, je crois qu’il ne le voudrapas.
– Quand j’aurai décidé, Courtin, il faudrabien qu’il veuille.
– Il aura vingt et un ans dans onzemois : il est bien près d’être majeur.
– Et moi, je vous dis qu’il partira, Courtin.Mais qu’avez-vous ?
En effet, Courtin tendait l’oreille du côté dela porte.
– Il me semble que l’on a marché dans lecorridor, dit Courtin.
– Voyez.
Courtin prit la lumière et se précipita versle corridor.
– Il n’y a personne, dit-il en rentrant ;et, cependant, il me semblait bien avoir entendu des pas.
– Mais où pensez-vous qu’il soit, à cetteheure, le malheureux enfant ?
– Dame, fit Courtin, peut-être chez moi àm’attendre. Le jeune baron a confiance en moi, et ce ne serait pasla première fois qu’il serait venu me conter ses petitschagrins.
– Vous avez raison, Courtin, c’estpossible ; retournez chez vous, et surtout n’oubliez pas votrepromesse.
– Ni vous la vôtre, madame la baronne. S’ilrentre, séquestrez-le ; ne le laissez point communiquer avecles louves ; car, s’il les revoit…
– Eh bien ?
– Eh bien, je ne serais point étonnéd’apprendre qu’un de ces jours il fait le coup de fusil dans lesgenêts.
– Oh ! il me fera mourir dechagrin ! Quelle malencontreuse idée mon mari a-t-il eue derevenir dans ce maudit pays !
– Malencontreuse idée, oui, madame la baronne,pour lui surtout !
La baronne pencha tristement la tête sous lesouvenir que venait d’évoquer Courtin, lequel se retira après avoirexploré les environs et s’être assuré que personne ne pouvait levoir sortir du château de la Logerie.
Courtin avait fait à peine deux cents pas surle chemin qui conduisait à sa métairie, lorsqu’il entendit unfroissement dans les buissons près desquels il passait.
– Qui va là ? demanda-t-il en prenant lelarge et en se mettant en garde avec le bâton qu’il tenait à lamain.
– Ami, répondit une voix juvénile.
Et celui auquel appartenait cette voix apparutsur le bord du sentier.
– Mais c’est monsieur le baron ! s’écriale métayer.
– Lui-même, Courtin.
– Et où donc allez-vous à cette heure ?Grand Dieu ! Si madame la baronne vous savait dans les champs,en pleine nuit, que dirait-elle ? fit le métayer en jouant lasurprise.
– C’est comme cela, Courtin.
– Dame, fit le métayer d’un air narquois, ilest présumable que M. le baron a ses raisons ?
– Oui, et tu les sauras, dit Michel, lorsquenous serons chez toi.
– Chez moi ! vous venez chez moi ?s’écria Courtin étonné.
– Refuses-tu de me recevoir ? demanda lejeune homme.
– Juste Dieu ! moi, refuser de vousrecevoir dans une maison qui, à tout prendre, est à vous !
– Alors, comme il est tard, ne perdons pas detemps. Marche devant, je te suis.
Courtin, assez inquiet du ton impératif de sonjeune maître, obéit ; puis, après une centaine de pas, ilfranchit un échalier, traversa un verger et se trouva à la porte desa métairie.
Une fois entré dans la salle d’en bas, quiservait en même temps de salle commune et de cuisine, il rassemblaquelques tisons épars dans le foyer, souffla sur l’un d’eux quis’était conservé embrasé, et alluma une chandelle de cire jaune,qu’il accrocha dans la cheminée.
Alors seulement, et, à la lueur de cettebougie, il vit ce qu’il n’avait pu voir à la lumière de lalune : c’est que Michel était pâle comme la mort !
– Ah ! monsieur le baron, fit Courtin,Jésus Dieu ! qu’avez-vous donc ?
– Courtin, fit le jeune homme en fronçant lesourcil, j’ai entendu ta conversation avec ma mère.
– Oui-da, vous écoutiez ? fit le métayerun peu surpris.
Mais, se remettant aussitôt :
– Eh bien ! après ?demanda-t-il.
– Tu désires beaucoup voir renouveler ton baill’année prochaine.
– Moi, monsieur le baron ?…
– Toi, Courtin, et beaucoup plus que tu ne ledis.
– Dame ! je n’en serais pas fâché,monsieur le baron, et, cependant, s’il y avait empêchement, on n’enmourrait pas.
– Courtin, c’est moi qui renouvellerai tonbail, dit le jeune homme ; car, au moment de la signature, jeserai majeur.
– Oui, comme vous dites, monsieur lebaron.
– Mais tu comprends bien, poursuivit le jeunehomme, auquel le désir de sauver le comte de Bonneville et derester près de Mary donnait une résolution tout à fait en dehors deson caractère, tu comprends bien, n’est-ce pas ? que, si tufais ce que tu as dit ce soir, c’est-à-dire si tu dénonces mesamis, ce n’est point moi qui renouvellerai le bail d’undénonciateur ?
– Oh ! oh ! fit Courtin.
– C’est comme cela. Une fois sorti de lamétairie, Courtin, il faut lui dire adieu ; tu n’y rentrerasplus.
– Mais le gouvernement ! mais madame labaronne !
– Tout cela ne me regarde pas, Courtin. Jem’appelle le baron Michel de la Logerie ; la terre et lechâteau de la Logerie m’appartiennent, par abandon de ma mère,aussitôt ma majorité ; je suis majeur dans onze mois, et tonbail échoit dans treize.
– Mais si je renonce à mon projet, monsieur lebaron ? dit le métayer d’un air câlin.
– Si tu renonces à ton projet, tu auras tonbail.
– Aux mêmes conditions que par lepassé ?
– Aux mêmes conditions que par le passé.
– Ah ! monsieur le baron, si ce n’étaitpas la peur de vous compromettre, dit Courtin en allant chercherdans le tiroir d’un bahut une petite bouteille remplie d’encre, unefeuille de papier et une plume qu’il mit sur la table.
– Qu’est-ce que cela ? demandaMichel.
– Dame, si M. le baron voulait avoir lacomplaisance d’écrire ce qu’il vient de dire… On ne sait qui meurtni qui vit, et moi, de mon côté… voilà le Christ, eh bien, sur leChrist, je ferai serment à monsieur le baron…
– Je n’ai pas besoin de tes serments,Courtin ; car, en sortant d’ici, je retourne à Souday ;j’avertis Jean Oullier de se tenir sur ses gardes, et Bonneville dechercher un autre gîte.
– Eh bien, alors, raison de plus, dit Courtinen présentant la plume à son jeune maître.
Michel prit la plume des mains du métayer etécrivit sur le papier :
« Moi, soussigné, Auguste-FrançoisMichel, baron de la Logerie, m’engage à renouveler le bail deCourtin aux mêmes conditions que celui qu’il tient en cemoment. »
Et, comme il allait mettre la date :
– Non, dit le métayer, ne datez point, s’ilvous plaît, mon jeune maître. Nous daterons cela le lendemain devotre majorité.
– Soit, dit Michel.
Et il se contenta de signer, en laissant,entre le texte de l’engagement et la signature, la place nécessairepour mettre une date.
– Si M. le baron voulait se reposer plus à sonaise que sur cette escabelle et s’il ne tenait pas à rentrer auchâteau avant le jour, reprit Courtin, je dirais à M. lebaron : J’ai là-haut, et à son service, un lit qui n’est pastrop méchant.
– Non, répondit Michel ; n’as-tu pasentendu que je t’ai dit que j’allais retourner à Souday ?
– Pourquoi faire ? Puisque M. le baron ama promesse, foi de Courtin, de ne rien dire, il a bien letemps.
– Ce que tu as vu, Courtin, un autre a pu levoir, et, si tu te tais parce que tu as promis, un autre, qui n’apas promis, peut parler. Au revoir donc !
– M. le baron fera ce qu’il voudra, ditCourtin ; mais il a tort, là, vraiment tort, de retourner danscette souricière.
– Bon, bon ! je te remercie de tesconseils ; mais je suis bien aise que tu saches que je suisd’âge à faire ce que je veux.
Et, se levant à ces mots, prononcés avec unefermeté dont le métayer l’eût cru incapable, il se dirigea vers laporte et sortit.
Courtin le suivit des yeux jusqu’à ce que laporte fût refermée ; alors, portant vivement la main sur lapromesse de bail, il la relut, la plia soigneusement en quatre, etla serra dans son portefeuille.
Puis, comme il lui semblait entendre parleraux environs de la métairie, il alla à la fenêtre, en entr’ouvritle rideau et vit le jeune baron face à face avec sa mère.
– Ah ! ah ! mon jeune coq, dit-il,avec moi vous chantiez bien haut ; mais voilà une maîtressepoule qui va rabattre votre caquet !
En effet, la baronne, ne voyant pas revenirson fils, avait pensé que ce que lui avait dit Courtin pourraitbien être vrai et qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que sonfils fût chez le métayer.
Elle avait balancé un instant, moitié fierté,moitié crainte de sortir la nuit ; mais, enfin, lesinquiétudes maternelles l’avaient emporté, et, s’enveloppant d’ungrand châle, elle avait pris le chemin de la métairie.
En arrivant à la porte, elle en avait vusortir son fils.
Alors, délivrée de toute crainte, en revoyantle jeune homme sain et sauf, son caractère impérieux avait reprisle dessus.
Michel, de son côté, en apercevant sa mère,avait reculé d’un pas avec stupéfaction.
– Suivez-moi, monsieur, lui dit labaronne ; ce n’est point trop tôt, ce me semble, pour rentrerau château.
Le pauvre garçon n’eut l’idée ni de discuter,ni de fuir ; il suivit sa mère, obéissant et passif comme unenfant.
Pas une parole ne fut échangée entre labaronne et son fils pendant tout le chemin.
En somme, Michel aimait encore mieux cesilence qu’une discussion dans laquelle son obéissance filiale, ouplutôt sa faiblesse de caractère, lui eût nécessairement donné ledessous.
Lorsque tous deux rentrèrent au château, lejour commençait à poindre.
La baronne, toujours muette, conduisit lejeune homme à sa chambre.
Il y trouva une table servie.
– Vous devez avoir faim et être fatigué, luidit la baronne.
Et, lui montrant successivement la table et lelit.
– Voici pour la faim et voici pour le sommeil,ajouta-t-elle.
Après quoi, elle se retira, fermant la portederrière elle.
Le jeune homme entendit, en frissonnant,tourner deux fois la clef dans la serrure.
Il était prisonnier.
Il tomba anéanti sur un fauteuil.
Les événements se précipitaient comme uneavalanche et eussent fait plier une organisation plus vigoureuseque celle du baron Michel.
D’ailleurs, il n’avait qu’une certaine sommed’énergie, et il venait de l’épuiser avec Courtin.
Peut-être avait-il trop présumé de ses forces,lorsqu’il avait annoncé à Courtin qu’il allait retourner au châteaude Souday.
Comme avait dit sa mère, il était fatigué, etil avait faim.
À l’âge de Michel, la nature est une mèreimpérieuse qui réclame aussi ses droits.
Et puis une certaine tranquillité se faisaitdans l’esprit du jeune homme.
Ces mots de la baronne en lui montrant latable et le lit : « Voici pour la faim et voici pour lesommeil, » indiquaient qu’elle ne comptait pas rentrer dans lachambre qu’il n’eût mangé et dormi.
C’étaient toujours quelques heures de calmeavant l’explication.
Michel mangea à la hâte, et, après avoir été àla porte et s’être assuré qu’il était bien réellement prisonnier,il se coucha et s’endormit.
Il se réveilla vers les dix heures dumatin.
Les rayons d’un splendide soleil de maientraient joyeusement dans sa chambre à travers les vitres.
Il ouvrit les fenêtres.
Les oiseaux chantaient dans les branches,couvertes de leurs jeunes feuilles vertes et tendres ; lespremières roses s’ouvraient ; les premiers papillonsvoletaient dans l’air.
Il semblait que, par un si beau jour, lemalheur fût prisonnier et ne pût atteindre personne.
Le jeune homme puisa une certaine force danstoute cette recrudescence de la nature, et attendit plustranquillement sa mère.
Mais les heures s’écoulèrent, midi sonna, labaronne ne parut point.
Michel s’aperçut, avec une certaineinquiétude, que la table avait été assez copieusement servie pourfaire face non-seulement au dîner de la veille, mais encore audéjeuner et même au dîner du jour.
Il commença, dès lors, à craindre que sacaptivité ne durât plus longtemps qu’il ne l’avait cru.
Cette crainte se confirma quand il vit venirsuccessivement deux et trois heures.
En ce moment, et comme il prêtait avecattention l’oreille au moindre bruit, il lui sembla entendre desdétonations du côté de Montaigu.
Ces détonations avaient la régularité de feuxde peloton.
Cependant, il était impossible de dire si bienréellement ces détonations venaient d’une fusillade.
Montaigu était à plus de deux lieues de laLogerie, et un orage lointain pouvait produire un bruit à peu prèspareil.
Mais non, le ciel était pur.
Ces détonations durèrent environ uneheure ; puis tout rentra dans le silence.
Les inquiétudes du baron étaient si grandes,qu’il avait – à part le déjeuner pris le matin – complètementoublié de manger.
Au reste, il avait décidé une chose :c’était, la nuit venue, et quand tout le monde serait couché auchâteau, de dévisser la serrure de sa chambre avec son couteau, etde sortir, non point par la porte du perron, qui seraitprobablement fermée, elle aussi, mais par une fenêtrequelconque.
Cette possibilité de fuir rendit l’appétit auprisonnier.
Il dîna en homme qui pense avoir à traverserune nuit orageuse et qui prend des forces pour faire face à tousles accidents de cette nuit.
Michel avait fini de dîner vers sept heures, àpeu près ; la nuit devait venir dans une heure ; il sejeta sur son lit pour attendre.
Il eût fort désiré dormir : le sommeillui eût fait paraître l’attente moins longue ; mais il étaittrop inquiet. Il avait beau fermer les yeux ; son oreille,constamment au guet, percevait les moindres bruits.
Une chose aussi l’étonnait fort : iln’avait pas revu sa mère depuis le matin ; elle devait, de soncôté, supposer que, la nuit venue, le prisonnier ferait tout cequ’il pourrait pour s’échapper.
Sans doute méditait-elle quelque chose ;mais que pouvait-elle méditer ?
Tout à coup, il sembla au jeune baron qu’ilentendait le bruit des grelots que l’on attelle au collier deschevaux de poste.
Il courut à la fenêtre.
Il lui sembla voir, sur la route de Montaigu,une espèce de groupe se mouvant assez rapidement dans l’ombre et sedirigeant vers le château de la Logerie.
Au bruit des sonnettes se mêlait celui du trotde deux chevaux.
En ce moment, le postillon qui montait l’un deces deux chevaux fit claquer son fouet, probablement pour annoncerson arrivée.
Il n’y avait aucun doute à conserver :c’était un postillon qui venait avec des chevaux de poste.
En même temps, et par un mouvement instinctif,le jeune homme jeta les yeux sur les communs.
Il vit les domestiques qui tiraient de dessousla remise la calèche de voyage de sa mère.
Une lueur illumina son cerveau.
Ces chevaux de poste qui venaient de Montaigu,ce postillon qui faisait claquer son fouet, cette calèche de voyageque l’on tirait de dessous la remise… plus de doute : sa mèrepartait et l’emmenait avec elle ! Voilà pourquoi elle l’avaitenfermé, pourquoi elle le retenait prisonnier. Elle viendrait lechercher au moment du départ, le ferait monter en voiture avecelle, et fouette postillon !
Elle connaissait assez son ascendant sur lejeune homme pour être sûre qu’il n’oserait lui résister.
Cette idée de dépendance, dont sa mère avaitune conviction si positive, exaspéra d’autant plus le jeune hommequ’il en sentit toute la réalité ; il était évident pourlui-même qu’une fois en face de la baronne il n’oserait lui rompreen visière.
Mais quitter Mary, renoncer à cette vied’émotions à laquelle les deux sœurs l’avaient initié, ne pointprendre sa part du drame que venaient jouer en Vendée le comte deBonneville et son compagnon inconnu, lui semblait une choseimpossible et surtout déshonorante.
Que penseraient de lui les deux jeunesfilles ?
Michel résolut de tout risquer plutôt que desubir une pareille humiliation.
Il s’approcha de la fenêtre, et mesura lahauteur : elle était de trente pieds, à peu près.
Le jeune baron demeura un instantpensif ; évidemment une grande lutte se livrait en lui.
Enfin, il parut prendre son parti ; ilalla à son secrétaire, en tira une somme assez considérable en or,et en garnit ses poches.
En ce moment, il lui sembla entendre des pasdans le corridor.
Il referma vivement le secrétaire, alla sejeter sur son lit et attendit.
Seulement, à la fermeté peu habituelle desmuscles de son visage, un observateur attentif eût pu voir que sarésolution était bien prise.
Quelle était cette résolution ? C’est ceque, selon toute probabilité, nous saurons tôt ou tard.
Il était clair – même pour les autorités, quisont ordinairement les dernières à être instruites de l’état desesprits dans les pays qu’elles sont appelées à diriger, – il étaitclair, disons-nous, qu’un soulèvement se préparait dans la Bretagneet dans la Vendée.
Comme nous avons entendu Courtin l’expliquer àla baronne de la Logerie, les rassemblements des chefs légitimistesn’étaient un mystère pour personne : les noms des Bonchamp etdes d’Elbée modernes qui devaient se mettre à la tête des corpsvendéens étaient connus et signalés ; les anciennesorganisations en paroisses, capitaineries etdivisions se reformaient ; les curés refusaient dechanter le Domine salvum fac regem Philippum etrecommandaient au trône, Henri V, roi de France, et MarieCaroline, régente ; enfin, dans les départementsriverains de la Loire, et particulièrement dans ceux de laLoire-Inférieure et de Maine-et-Loire, l’air était imprégné decette saveur de poudre qui précède les grandes commotionspolitiques.
Malgré la fermentation générale, peut-êtremême à cause de cette fermentation, la foire de Montaigu promettaitd’être brillante.
Bien que cette foire ne soit ordinairement qued’une importance médiocre, l’affluence des paysans y étaitconsidérable ; les hommes des pays de Mauges et de Retz ycoudoyaient les habitants du Bocage et de la plaine, et ce quiétait déjà un indice des dispositions belliqueuses de cespopulations, c’est qu’au milieu de cette foule de chapeaux auxlarges bords et de têtes aux longs cheveux, on apercevait peu decoiffes.
En effet, les femmes qui, d’habitude, formentla majorité de ces assemblées commerciales, n’étaient point venues,ce jour-là, à la foire de Montaigu.
Enfin, – et cela eût suffi pour indiquer auxmoins clairvoyants cette espèce de comice de la révolte, – si leschalands étaient nombreux à la foire de Montaigu, les chevaux, lesvaches, les moutons, le beurre et les graines, dont on y trafiqued’ordinaire, manquaient complètement.
Qu’ils fussent venus de Beaupréau, deMortagne, de Bressuire, de Saint-Fulgent ou de Machecoul, lespaysans, au lieu des denrées habituelles qu’ils charriaient aumarché, n’avaient apporté que leurs bâtons de cornouiller garnis decuir ; et, à la façon dont ils les serraient dans leurs mains,il semblait peu probable qu’ils eussent l’intention d’en fairecommerce.
La place et la grande et unique rue deMontaigu, qui servaient de champ à la foire, avaient unephysionomie grave, presque menaçante, mais, à coup sûr, solennelle,et qui n’est aucunement celle de ces sortes de réunions.
Quelques bateleurs, quelques débitants dedrogues malsaines, quelques arracheurs de dents avaient beaufrapper sur leurs grosses caisses, souffler dans leurs instrumentsde cuivre, faire vibrer leurs cymbales, débiter leurs boniments lesplus facétieux, ils ne parvenaient point à dérider les figuressoucieuses qui passaient près d’eux sans daigner s’arrêter àécouter leur musique ou leur bavardage.
Comme les Bretons, leurs voisins du Nord, lesVendéens parlent peu d’ordinaire ; mais, ce jour-là, ilsparlaient moins encore.
La plupart d’entre eux se tenaient le dosappuyé contre les maisons, contre les murs des jardins ou contreles traverses de bois qui encadraient la place, et ils demeuraientlà, immobiles, les jambes croisées, la tête inclinée sous leurslarges chapeaux, et les mains appuyées sur leurs bâtons commeautant de statues.
D’autres étaient réunis par petits groupes, etces petits groupes, qui semblaient attendre, chose étrange !n’étaient pas moins silencieux que les individus isolés.
Dans les cabarets, l’affluence étaitgrande ; le cidre, l’eau-de-vie et le café s’y débitaient parquantités prodigieuses ; mais le tempérament du paysan vendéenest si robuste, que les quantités énormes de liquide absorbén’exerçaient ni sur les visages ni sur les caractères une influencesensible : le teint des buveurs était un peu plus allumé, lesyeux étaient un peu plus brillants ; mais les hommes restaientd’autant plus maîtres d’eux-mêmes qu’ils se méfiaient et de ceuxqui tenaient les cabarets, et des citadins qu’ils pouvaient yrencontrer.
En effet, dans les villes, le long des grandesroutes de la Vendée et de la Bretagne, les esprits sont, engénéral, dévoués aux idées de progrès et de liberté ; mais cesentiment, qui s’attiédit aussitôt que l’on pénètre dansl’intérieur des terres, disparaît pour peu que l’on s’yenfonce.
Aussi tous les habitants des grands centres depopulation, à moins qu’ils n’aient donné à la cause royaliste desgages éclatants de dévouement, sont indistinctement des patriotespour les paysans, et les patriotes sont pour ceux-ci des ennemisauxquels ils attribuent tous les malheurs qui ont suivi la grandeinsurrection ; aussi leur portent-ils cette haine profonde etvivace qui caractérise les guerres civiles et les dissidencesreligieuses.
En venant à la foire de Montaigu, centre depopulation, occupé en ce moment par une colonne mobile d’unecentaine d’hommes, les habitants des campagnes avaient donc pénétréau milieu de leurs adversaires. Ils le comprenaientparfaitement ; c’est pourquoi ils conservaient, sous leurattitude pacifique, la réserve et la vigilance qu’un soldatconserve sous les armes.
Un seul des nombreux cabarets de Montaiguétait tenu par un homme sur lequel les Vendéens pouvaient compteret vis-à-vis duquel, en conséquence, ils se dispensaient de toutecontrainte.
Ce cabaret était situé au centre de la ville,sur le champ même de la foire, à l’angle de la place et côtoyantune ruelle qui aboutissait, non pas à une autre rue, non pas auxchamps, mais à la rivière la Maine, qui contourne la ville ausud-ouest.
Ce cabaret n’avait point d’enseigne.
Une branche de houx, desséchée, fixéehorizontalement dans une fissure de la muraille, quelques pommesque l’on apercevait à travers un vitrage tellement surchargé depoussière, qu’il pouvait se passer de rideaux, indiquaient auconsommateur la nature de l’établissement.
Quant aux habitués, ils n’avaient pas besoind’indication.
Le propriétaire de ce cabaret se nommait AubinCourte-Joie.
Aubin était son nom de famille ;Courte-Joie était un sobriquet qu’il devait à la railleuseprodigalité de ses amis.
Voici à quelle occasion ceux-ci le lui avaientdonné.
Le rôle, si infime qu’il soit, qu’AubinCourte-Joie remplit dans cette histoire, nous impose l’obligationde dire un mot de ses antécédents.
À vingt ans, Aubin était si frêle, si débile,si souffreteux, que la conscription de 1812, qui pourtant n’yregardait pas de bien près, l’avait rejeté comme indigne desfaveurs dont Sa Majesté l’empereur et roi comblait d’ordinaire lesconscrits.
Mais, en 1814, cette même conscription, envieillissant de deux ans, était devenue moins pudibonde : elles’avisa qu’à tout prendre ce qu’elle avait considéré jusque-làcomme un avorton faisait nombre entre l’unité et le zéro, etpouvait au moins, ne fût-ce que sur le papier, contribuer à imposeraux rois de l’Europe coalisée.
En conséquence, la conscription requitAubin.
Mais Aubin, que le dédain primitif manifestépour sa personne avait indisposé contre le service militaire,résolut de bouder le gouvernement ; et, en vertu de cetterésolution, il prit la fuite, et alla se réfugier au milieu d’unedes bandes de réfractaires qui tenaient campagne dans le pays.
Plus les hommes devenaient rares, plus MM. lesagents de l’autorité impériale se montraient impitoyables enversles insoumis.
Aubin, que la nature n’avait pas doué d’unefatuité bien grande, ne se serait jamais cru si nécessaire augouvernement, s’il n’avait vu, de ses yeux, la peine que legouvernement se donnait pour le venir chercher jusqu’au milieu desforêts de la Bretagne et des marais de la Vendée.
Les gendarmes poursuivaient activement lesréfractaires.
Dans une des rencontres qui résultaient de cespoursuites, Aubin avait fait le coup de fusil avec une bravoure etune ténacité qui prouvaient que la conscription de 1814 n’avait paseu tout à fait tort de vouloir le compter parmi ses élus ;dans une de ces rencontres, disons-nous, Aubin avait été atteintd’une balle et laissé pour mort au milieu du chemin.
Ce jour-là, une bourgeoise d’Ancenis suivaitla route qui longe la rivière et qui va d’Ancenis à Nantes.
Cette bourgeoise était dans sa carriole, et ilpouvait être de huit à neuf heures du soir, c’est-à-dire qu’ilfaisait nuit close.
Arrivé devant le cadavre, le cheval frémitdans les brancards et refusa positivement d’avancer.
La bourgeoise fouetta son cheval ; labête se cabra.
À de nouveaux coups de fouet, l’animal fittête à la queue et voulut à toute force reprendre la routed’Ancenis.
La bourgeoise, qui n’avait pas l’habitude devoir son cheval faire de pareilles façons, descendit de sacarriole.
Tout lui fut expliqué. C’était le corpsd’Aubin qui barrait la route.
Ces sortes de rencontres n’étaient pas rares àcette époque.
La bourgeoise ne s’en effraya quemédiocrement ; elle attacha son cheval à un arbre et sedisposa à traîner le corps d’Aubin dans un fossé pour faire lepassage à sa carriole et aux autres voitures qui pourraient suivrela sienne.
Mais, en touchant le corps, elle s’aperçutqu’il était encore chaud.
Le mouvement qu’elle lui imprimait, peut-êtrela douleur que lui occasionnait ce mouvement, tira Aubin de sonévanouissement ; il poussa un soupir et remua les bras.
Il en résulta qu’au lieu de le mettre dans lefossé, la bourgeoise le mit dans sa carriole, et qu’au lieu decontinuer son chemin vers Nantes, elle revint à Ancenis.
La dame était royaliste et dévote ; lacause pour laquelle Aubin avait été blessé, le scapulaire qu’elletrouva sur sa poitrine, l’intéressèrent tout à fait.
Elle fit venir un chirurgien.
Le malheureux Aubin avait eu les deux jambesbrisées par une balle ; il fallut les lui amputer toutes lesdeux.
La dame soigna Aubin, veilla Aubin avec ledévouement d’une sœur de charité ; sa bonne œuvre, comme celaarrive presque toujours, l’attacha à celui qui en avait étél’objet, et, lorsque Aubin fut rétabli, ce ne fut pas sans unprofond étonnement que le pauvre invalide vit la bourgeoise luioffrir son cœur et sa main.
Il va sans dire qu’Aubin accepta.
Dès lors, Aubin devint, à l’ébahissement detout le pays, un des petits propriétaires du canton.
Mais, hélas ! le bonheur d’Aubin ne futpas de longue durée : sa femme mourut au bout d’un an ;un testament qu’elle avait eu la précaution de faire lui laissaitbien toute la fortune ; mais les héritiers légitimes de madameAubin attaquèrent ce testament pour vice de forme, et, le tribunalde Nantes leur ayant donné gain de cause, le pauvre réfractaire setrouva Gros-Jean comme devant.
Nous nous trompons, Gros-Jean avait deuxjambes de moins.
C’est en raison du peu de temps qu’avait durél’opulence d’Aubin, que les habitants de Montaigu qui n’avaientpoint été, comme on le présume bien, sans lui porter envie et sansse réjouir de l’infortune qui avait si promptement succédé à sonincroyable bonheur, avait spirituellement ajouté à son nom d’Aubinle sobriquet de Courte-Joie.
Or, les héritiers qui avaient poursuivil’annulation du testament, appartenaient à l’opinionlibérale : Aubin ne pouvait faire moins que de reporter à toutle parti la colère qu’excitait en lui la perte de son procès.
Ce fut, en effet, ce qu’il fit, etconsciencieusement.
Aigri par son infirmité, ulcéré par ce qui luisemblait une effroyable injustice, Aubin Courte-Joie portait à tousceux qu’il accusait de son malheur, adversaires, juges etpatriotes, une haine farouche, que les événements avaiententretenue et qui n’attendait qu’un moment favorable pour setraduire en actes, que son caractère sombre et vindicatifpromettait de rendre terribles.
Avec sa double infirmité, il était impossiblequ’Aubin songeât à reprendre ses anciens travaux de la campagne età se faire métayer comme l’avaient été son père et songrand-père.
Force lui fut donc, malgré sa profonderépugnance à habiter les villes, de se réfugier dans uneville ; et, réunissant les débris de sa passagère opulence, ilvint se fixer au milieu de ceux qu’il haïssait, à Montaigu même etdans le cabaret où nous le retrouvons dix-huit ans après lesévénements que nous venons de raconter.
L’opinion royaliste n’avait pas, en 1832, unséide plus enthousiaste qu’Aubin Courte-Joie. En servant cetteopinion, n’était-ce pas, en somme, une vengeance personnelle qu’ilaccomplissait ?
Malgré ses deux jambes de bois, AubinCourte-Joie était donc l’agent le plus actif et le plus intelligentdu mouvement qui s’organisait.
Sentinelle avancée au milieu du camp ennemi,il renseignait les chefs vendéens sur tout ce que le gouvernementpréparait pour sa défense, non-seulement dans le canton deMontaigu, mais encore dans tous ceux des environs.
Les mendiants nomades, ces hôtes d’un jourauxquels personne ne suppose une valeur, dont jamais on ne seméfie, étaient dans ses mains des auxiliaires merveilleux qu’ilfaisait rayonner à dix lieues à la ronde ; ils lui servaient àla fois d’espions et d’intermédiaires avec les habitants descampagnes.
Son cabaret était le rendez-vous naturel deceux que l’on appelait les chouans ; c’était le seul, nousl’avons dit, dans lequel ils ne se crussent pas obligés decomprimer les élans de leur royalisme.
Le jour de la foire de Montaigu, le cabaretd’Aubin Courte-Joie ne paraissait pas tout d’abord aussi peuplé deconsommateurs que l’on eût pu le supposer en raison de l’affluenceconsidérable des gens de la campagne.
Dans la première des deux pièces qui lecomposaient, pièce sombre et noire, meublée d’un comptoir en bois àpeine poli, de quelques bancs et de quelques escabelles, unedizaine de paysans tout au plus étaient attablés.
À la propreté, nous dirons presque àl’élégance de leur costume, il était facile de voir que ces paysansappartenaient à la classe aisée des métayers.
Cette première pièce était séparée de laseconde par un large vitrage garni de rideaux de coton à carreauxrouges et blancs.
Cette seconde pièce servait à la fois decuisine, de salle à manger, de chambre à coucher, de cabinet àAubin Courte-Joie, et devenait encore, dans les grandes occasions,une annexe à la salle commune ; on y recevait des amis.
L’ameublement de cette chambre se ressentaitde sa quintuple destination.
Au fond, il y avait un lit très bas avecbaldaquin et rideaux en serge verte ; c’était évidemment celuidu propriétaire.
Ce lit était flanqué de deux énormes tonneauxoù l’on venait puiser, pour les besoins des consommateurs, le cidreet l’eau-de-vie.
À droite, en entrant, se trouvait la cheminée,large et haute comme le sont les cheminées des chaumières ; aumilieu de la chambre, une table en chêne entourée d’un double bancde bois ; en face de la cheminée, un bahut à dressoir avec sesassiettes et ses brocs d’étain.
Un crucifix surmonté d’une branche de buisbénit, quelques figurines de dévotion en cire, des imagesgrossièrement enluminées, formaient toute la décoration del’appartement.
Le jour de la foire de Montaigu, AubinCourte-Joie avait ouvert ce qui pouvait passer pour son sanctuaireà de nombreux amis.
Si, dans la salle commune, il ne se trouvaitpas plus de dix ou douze consommateurs, on pouvait compter plus devingt personnes dans l’arrière-boutique.
De ces hommes, la plus grande partie étaientassis autour de la table et buvaient en causant avec animation.
Trois ou quatre vidaient de grands sacsamoncelés dans un angle de l’appartement, en tiraient des galettesde forme ronde, les comptaient, les plaçaient dans des paniers etremettaient ces paniers, tantôt à des mendiants, tantôt à desfemmes qui se présentaient à une porte située à l’angle de lachambre, à côté des tonneaux.
Cette porte donnait sur une petite cour quiouvrait elle-même sur la ruelle dont nous avons parlé.
Aubin Courte-Joie était assis dans une espècede fauteuil de bois sous le manteau de la cheminée ; à sescôtés était un homme revêtu d’un sayon en peau de bique, coifféd’un bonnet de laine noire, et dans lequel nous retrouvons notreancienne connaissance Jean Oullier, avec son chien couché entre sesjambes.
Derrière eux, la nièce de Courte-Joie, jeuneet belle paysanne que le cabaretier avait prise avec lui pours’occuper des soins de son négoce, activait le feu et veillait surune douzaine de tasses brunes, dans lesquelles mijotait doucement,à la chaleur du foyer, ce que les paysans appellent la rôtie aucidre.
Aubin Courte-Joie parlait très vivement,quoique à voix basse, à Jean Oullier, lorsqu’un petit sifflementqui imitait le cri d’alarme et de ralliement de la perdrix partitde la salle du cabaret.
– Qui nous vient là ? s’écria Courte-Joieen se penchant pour regarder à travers une meurtrière qu’il s’étaitménagée dans les rideaux. L’homme de la Logerie…Attention !
Avant que cette recommandation fût arrivée àceux qu’elle concernait, tout était rentré en ordre, dans lachambre de Courte-Joie.
La petite porte s’était doucement close ;les femmes, les mendiants avaient disparu.
Les hommes qui comptaient les galettes avaientfermé et renversé leurs sacs, s’étaient assis dessus et fumaientleur pipe dans une attitude nonchalante.
Quant aux buveurs, tous s’étaient tus et troisou quatre s’étaient endormis sur la table comme parenchantement.
Jean Oullier lui-même s’était tourné du côtédu foyer, de façon à dérober ses traits à la première inspection deceux qui entreraient.
Courtin – car c’était lui que Courte-Joieavait désigné sous le nom de l’homme de la Logerie –Courtin était effectivement entré dans la première pièce ducabaret.
Sauf le petit cri d’alarme – si bien imité,qu’on eût pu le prendre pour le cri d’une perdrix privée – quiavait servi d’avertissement à son arrivée, sa personne ne semblaitavoir fait aucune sensation dans la salle commune ; lesbuveurs continuaient de causer ; seulement, de sérieusequ’elle était d’abord, leur conversation, depuis l’apparition deCourtin, était devenue très gaie et très-bruyante.
Le métayer regarda autour de lui, sembla nepas trouver dans la pièce d’entrée la figure qu’il cherchait, puisouvrit résolûment le vitrage et montra sa figure de fouine sur leseuil de la seconde pièce.
Ici encore, personne n’eut l’air de faireattention à lui.
Seule, Mariette, la nièce d’Aubin Courte-Joie,occupée à servir les pratiques, fit trêve à la sollicitude aveclaquelle elle surveillait les tassées de cidre, se redressa etdemanda à Courtin, comme elle eût fait à l’un des habitués del’établissement de son oncle :
– Quoi qu’il faut vous servir, monsieurCourtin ?
– Un café, répondit Courtin, en inspectanttour à tour les physionomies qui garnissaient les bancs, et tousles coins de la salle.
– C’est bien… Allez vous asseoir, réponditMariette ; je vais vous porter cela tout à l’heure, à votreplace.
– Oh ! ce n’est point la peine, réponditCourtin avec bonhomie ; baillez-la-moi tout de suite, matasse ; je la boirai au coin du feu avec les amis.
Personne ne parut s’offenser de laqualification que se donnait Courtin, ou plutôt de celle qu’ildonnait aux assistants ; mais aussi personne ne se dérangeapour lui offrir une place.
Courtin fut donc obligé de faire un nouveaupas en avant.
– Vous allez bien, gars Aubin ?demanda-t-il en s’adressant au cabaretier.
– Comme vous voyez, répondit celui-ci sansmême retourner la tête de son côté.
Il était facile à Courtin de s’apercevoirqu’il n’était pas reçu par la société avec une extrêmebienveillance ; mais il n’était pas homme à se démonter poursi peu.
– Allons, la Mariette, dit-il, donne-moi uneescabelle, que je me sise à côté de ton oncle.
– Il n’y en a pas, maître Courtin, répondit lajeune fille ; vous avez, Dieu merci ! d’assez bons yeuxpour le voir.
– Eh bien, ton oncle va me donner la sienne,continua Courtin avec une audacieuse familiarité, quoique, au fond,il se sentît peu encouragé par l’attitude du cabaretier et de seshôtes.
– S’il le faut absolument, grommela AubinCourte-Joie, on te la donnera, attendu qu’on est le maître de lamaison, et qu’il ne sera pas dit qu’à la Branche de Houx,il a été refusé un siège à qui a voulu s’asseoir.
– Alors donne-le-moi donc, ton siége, comme tudis, beau parleur ; car j’aperçois là celui que jecherche.
– Qui cherches-tu donc ? demanda Aubin,qui se leva et auquel, à l’instant même, vingt escabelles furentoffertes.
– Je cherche Jean Oullier, donc ! ditCourtin, et m’est avis que le voilà.
En entendant prononcer son nom, Jean Oullierse leva à son tour, et, d’un ton presque menaçant :
– Voyons, que me voulez-vous ?demanda-t-il à Courtin.
– Eh bien, eh bien, il ne faut pas me dévorerpour cela ! répondit le maire de la Logerie. Ce que j’ai àvous dire vous intéresse encore plus que moi.
– Maître Courtin, reprit Jean Oullier d’unevoix grave, quoi que vous en ayez dit tout à l’heure, nous nesommes pas des amis, il s’en faut même, et du tout au tout !vous le savez trop pour être venu au milieu de nous avec de bonnesintentions.
– Eh bien, c’est ce qui vous trompe, garsOullier.
– Maître Courtin, continua Jean Oullier sanss’arrêter aux signes que lui adressait Aubin Courte-Joie pourl’engager à la prudence, maître Courtin, depuis que nous nousconnaissons, vous avez été bleu, vous avez acheté du mauvaisbien.
– Du mauvais bien ? interrompit lemétayer avec son sourire narquois.
– Oh ! je m’entends, et vous m’entendezaussi, je veux dire du bien venant de mauvaise source. Vous avezfait alliance avec les patauds des villes ; vous avezpersécuté les gens des bourgs et des villages, ceux qui avaientconservé leur foi à Dieu et au roi. Que peut-il donc y avoir decommun aujourd’hui entre vous qui avez fait cela et moi qui ai faittout le contraire ?
– Non, répliqua Courtin, non, gars Oullier, jen’ai pas navigué dans vos eaux, c’est vrai ; mais, quoiqued’un autre parti que vous, je dis qu’entre voisins on ne doit pasvouloir la mort l’un de l’autre. Je vous ai donc cherché et suisvenu à vous pour vous rendre service, je le jure.
– Je n’ai que faire de vos services, maîtreCourtin, répondit Jean Oullier.
– Et pourquoi cela ? demanda lemétayer.
– Parce que je suis sûr que vos servicescacheraient une trahison.
– Ainsi vous refusez de m’entendre ?
– Je refuse, répliqua brutalement legarde-chasse.
– Et tu as tort, dit à demi-voix lecabaretier, auquel la rudesse franche et loyale de son compagnonsemblait une fausse manœuvre.
– Eh bien, alors, reprit lentement Courtin, simalheur arrive aux habitants du château de Souday, n’en accusez quevous, gars Oullier.
Il y avait évidemment une intention extensivedans la façon dont Courtin avait prononcé le mothabitants ; au nombre des habitants, leshôtes étaient certainement compris. Jean Oullier ne put seméprendre à cette intention, et, malgré sa force d’âme habituelle,il devint fort pâle.
Il regretta de s’être si fort avancé ;mais il était dangereux de revenir sur sa déterminationpremière.
Si Courtin avait des soupçons, cette reculadene ferait que les confirmer.
Oullier s’appliqua donc à maîtriser sonémotion, et se rassit en tournant le dos à Courtin de l’air le plusindifférent du monde. Son attitude était si dégagée, que Courtin,tout matois qu’il était, s’y laissa prendre.
Il ne sortit donc pas avec la précipitationqui eût dû naturellement suivre sa réplique ; il fouillalongtemps dans sa bourse de cuir pour y chercher la menue monnaiequi devait payer son café.
Aubin Courte-Joie comprit ce retard, etprofita du moment pour prendre la parole :
– Mon Jean, dit-il en s’adressant à Oullieravec une bonhomie parfaite, mon Jean, il y a longtemps que noussommes des amis et que nous suivons la même route, j’espère :voilà deux jambes de bois qui le prouvent ! eh bien, je necrains pas de te dire, devant M. Courtin, que tu as tort,entends-tu ? Tant qu’une main est fermée, il n’y a qu’un fouqui puisse dire : « Je sais ce qu’elle contient. »Certes, M. Courtin, continua Aubin Courte-Joie en insistant sur letitre qu’il donnait au maire de la Logerie, certes, M. Courtin n’apas été des nôtres ; mais il n’a pas été contre nous nonplus ; il a été pour lui ; voilà tout ce qu’on peut luireprocher. Mais, aujourd’hui que les querelles sont mortes ;aujourd’hui qu’il n’y a plus ni bleus ni chouans ; aujourd’huique nous sommes sous la paix, Dieu merci, que t’importe la couleurde sa cocarde ? Et, par ma foi, si M. Courtin a, comme il dit,de bonnes choses à te communiquer, pourquoi ne pas les entendre,ces bonnes choses ?
Jean Oullier haussa les épaules d’un aird’impatience.
– Vieux renard ! pensa Courtin, trop bienrenseigné sur ce qui se passait pour se laisser abuser par lesfleurs de rhétorique pacifique dont Aubin Courte-Joie jugeait àpropos d’émailler son discours.
Mais, tout haut :
– D’autant mieux, ajouta-t-il, que lapolitique n’est pour rien dans ce dont je voulais l’entretenir.
– Là, tu le vois bien, dit Courte-Joie ;rien n’empêche que tu ne devises avec M. le maire. Allons, allons,fais-lui place auprès de toi, et vous jaserez tout à votreaise.
Tout cela ne détermina point Jean Oullier àfaire meilleure mine à Courtin, ni même à se tourner de soncôté.
Seulement, il ne se leva point – ce qui étaità craindre – en sentant le métayer prendre place près de lui.
– Gars Oullier, dit Courtin en manière depréambule, m’est avis que les bonnes causeries sont celles qui sontbien arrosées. « Le vin, c’est du miel sur les mots, »disait notre curé… non pas au prône ; mais ça n’empêchait passon dire d’être une vérité. Si nous buvions une bouteille,peut-être cela ferait-il germer mes paroles.
– Comme il vous plaira, répondit Jean Oullier,qui, tout en éprouvant une profonde répugnance à trinquer avecCourtin, n’en regardait pas moins le sacrifice qu’il faisait commenécessaire à la cause à laquelle il s’était dévoué.
– Avez-vous du vin ? demanda Courtin àMariette.
– Ah ! par exemple, répondit celle-ci, sinous avons du vin ! en voilà une belle demande !
– Mais du bon, je veux dire ; du vincacheté.
– Du vin cacheté, on en a, fit Mariette avecun mouvement d’orgueil ; seulement, il vaut quarante sous labouteille.
– Bah ! reprit Aubin, qui s’était assisde l’autre côté de la cheminée pour saisir au passage, s’il étaitpossible, quelques mots des confidences que Courtin allait faire augarde, M. le maire est un homme qui a de quoi, petiote, et quarantesous ne l’empêcheront point de payer sa redevance à madame labaronne Michel.
Courtin regretta de s’être tant avancé ;si des temps comme ceux de la grande guerre allaient revenir, parmalheur, il était peut-être dangereux de passer pour être tropriche.
– De quoi ! reprit-il, de quoi !comme vous y allez, gars Aubin ! Oui, certes, j’ai de quoipayer mon fermage ; mais, mon fermage payé, croyez que je metiens pour bienheureux quand j’ai joint les deux bouts. La v’là, marichesse !
– Que vous soyez riche ou pauvre, ce ne sontpoint nos affaires, répondit Jean Oullier. Voyons, qu’avez-vous àme dire ? Et dépêchons !
Courtin prit la bouteille que lui présentaitMariette, essuya soigneusement le goulot avec sa manche, versaquelques gouttes de vin dans son verre, remplit celui de JeanOullier, puis le sien, trinqua, et, dégustant lentement saboisson :
– Ils ne sont pas à plaindre, dit-il enfaisant claquer sa langue contre son palais, ceux qui tous lesjours, en boivent de semblable !
– Surtout s’ils le boivent avec une consciencecalme et tranquille, répondit Jean Oullier ; car, à mon avis,c’est ce qui fait le vin bon.
– Jean Oullier, reprit Courtin sans s’arrêterà la réflexion philosophique de son interlocuteur, et en sepenchant sur le foyer de façon à n’être entendu que de celui auquelil s’adressait, Jean Oullier, vous me gardez rancune et vous aveztort, là, parole d’honneur, c’est moi qui vous le dis.
– Prouvez-le, et je vous croirai. Voilà laconfiance que j’ai en vous.
– Je ne vous veux pas de mal ; je me veuxdu bien à moi même, comme disait tout à l’heure Aubin Courte-Joie,qui est un homme de jugement, et c’est tout ; ce n’est pointlà un grand crime, il me semble. Je m’occupe de mes petitesaffaires, sans me mêler beaucoup de celles des autres, parce que jeme dis : « Mon bonhomme, si, au terme de Pâques ou àcelui de Noël, tu n’as pas ton argent prêt dans ton boursicot, leroi, qu’il s’appelle Henri V ou Louis-Philippe, ne s’en soucierapas plus que son fisc, et tu recevras un papier à son image ;ce qui sera bien de l’honneur pour toi, mais ce qui te coûteracher. Laisse donc Henri V et Louis-Philippe s’arranger comme illeur plaira, et songe à toi. » Vous, vous raisonnez autrement,je le sais, c’est votre affaire ; je ne vous blâme point et nepuis tout au plus que vous plaindre.
– Gardez votre pitié pour d’autres, maîtreCourtin, repartit Jean Oullier avec hauteur ; je n’en aisouci, je vous jure, non plus que je n’avais souci de vosconfidences.
– Quand je dis je vous plains mongars Oullier, c’est de votre maître aussi bien que de vous que jeveux parler. M. le marquis est un homme que je vénère ; ils’est fait massacrer dans la grande guerre… Eh bien, qu’y a-t-ilgagné ?
– Maître Courtin, vous aviez dit que vous neparleriez pas politique ; voilà déjà que vous manquez à votreparole, il me semble.
– Oui, je l’ai dit, c’est vrai ; mais cen’est pas ma faute si, dans ce satané pays, la politique est sibien entortillée à nos affaires, que l’une ne va plus sans lesautres ! Je vous disais donc, mon gars Oullier, que M. lemarquis était un homme que je vénère et que cela me fait deuil,grand deuil, de le voir écrasé par un tas d’enrichis, lui qui jadismarchait le premier de la province.
– S’il est content de son sort, que vousimporte ? répondit Jean Oullier. Vous ne l’avez pas entendu seplaindre, et il ne vous a pas demandé d’argent àemprunter ?
– Que diriez-vous d’un homme qui vousproposerait de rendre au château de Souday toute la fortune, toutela richesse qui en sont sorties ? Voyons, dit Courtin sanss’arrêter aux duretés de son interlocuteur, pensez-vous que cethomme serait votre ennemi, et ne vous semble-t-il pas que M. lemarquis lui devrait une fière reconnaissance ?… Là, répondezcarrément, comme on vous parle.
– Assurément, si c’était par des moyenshonnêtes qu’il voulût faire tout cela, l’homme dont vous parlez…mais j’en doute.
– Des moyens honnêtes ! Est-ce qu’onoserait vous en proposer d’autres, Jean Oullier ? Tenez, mongars, je suis franc comme jonc et je n’y vais pas par quatrechemins : je peux faire, moi qui vous parle, que les mille etles cents deviennent plus communs au château de Souday que les écusde cinq livres ne le sont aujourd’hui ; seulement…
– Seulement, quoi ? Voyons !Ah ! voilà où le bât vous blesse, n’est-ce pas ?
– Seulement, dame, il faudrait que j’ytrouvasse mon profit, moi.
– Si l’affaire est bonne, ça serait juste etl’on vous y ferait votre part.
– N’est-ce pas, donc ! et ce que jedemande pour pousser à la roue, c’est bien peu de chose.
– Mais encore qu’est-ce que vousdemandez ? répliqua Jean Oullier, qui devenait à son tour trèscurieux de connaître la pensée de Courtin.
– Oh ! mon Dieu ! c’est simple commebonjour ! Je voudrais d’abord qu’on s’arrangeât de façon à ceque je n’aie plus à renouveler le bail, ni à payer de fermage pourla métairie que j’occupe pour douze années encore.
– C’est-à-dire qu’on vous en feraitcadeau ?
– Si M. le marquis le voulait, je ne lerefuserais pas, vous comprenez ; non, je ne suis pas si fortennemi de moi-même.
– Mais comment cela s’arrangerait-il ?Votre métairie appartient au fils Michel ou à sa mère ; jen’ai point entendu dire qu’ils voulussent la vendre. Commentpourrait-on vous donner ce qui ne nous appartient pas ?
– Bon ! continua Courtin ; mais, sije me mêlais de l’affaire que je vous propose, peut-être que cettemétairie ne tarderait pas à vous appartenir, ou à peu près, etalors l’affaire serait facile. Qu’en dites-vous ?
– Je dis que je ne vous comprends pas, maîtreCourtin.
– Farceur !… Ah ! c’est que c’est unbeau parti que notre jeune homme ! Savez-vous que, outre laLogerie, il a encore la Coudraie, les moulins de la Ferronnerie,les bois de Gervaise, et que tout cela, bon an mal an, donne bienhuit mille pistoles ? Savez-vous que la vieille baronne lui enréserve autant, après sa mort, bien entendu ?
– Qu’est-ce que le fils Michel, dit Oullier, ade commun avec M. le marquis de Souday, et en quoi la fortune devotre maître peut-elle intéresser le mien ?
– Allons, voyons, jouons franc jeu, mon garsOullier. Pardine ! vous n’avez pas été sans vous apercevoirque notre monsieur est amoureux d’une de vos demoiselles, etfièrement encore ! Laquelle, je n’en sais rien ; mais queM. le marquis dise un mot, qu’il me baille un bout d’écrit, parrapport à la métairie ; une fois mariée, la jeune fille –elles sont fines comme des mouches ! – maniera son mari à saguise et aura de lui tout ce qu’elle voudra ; celui-ci n’auragarde de lui refuser quelques méchants arpents, surtout lorsqu’ils’agira de les donner à un homme envers lequel, de son côté, ilsera reconnaissant tout plein. Alors, je fais mon affaire et lavôtre. Nous n’avons qu’un obstacle, voyez-vous, c’est lamère ; eh bien, je me charge, moi, de lever cet obstacle,ajouta Courtin en se penchant sur Jean Oullier.
Celui-ci ne répondit pas ; mais ilregarda fixement son interlocuteur.
– Oui, continua le maire de la Logerie,lorsque nous le voudrons tous, madame la baronne n’aura rien à nousrefuser. Vois-tu, mon Oullier, ajouta Courtin en frappantamicalement sur la cuisse de son interlocuteur, j’en sais long surle compte de M. Michel.
– Eh bien, alors, qu’avez-vous besoin denous ? qui vous empêche d’exiger d’elle, et tout de suite, cedont vous avez ambition ?
– Ce qui m’en empêche, c’est qu’il faudraitqu’au dire d’un enfant qui, tout en gardant ses brebis, a entenduconclure le marché, je pusse ajouter le témoignage de celui qui,dans le bois de la Chabotière, a vu recevoir le prix du sang. Et cetémoignage, tu sais bien qui peut le donner, toi, garsOullier ? Le jour où nous ferons cause commune, la baronnedeviendra souple comme une poignée de lin. Elle est avare, maiselle est encore plus fière : la crainte d’un déshonneurpublic, des jaseries du pays, la rendra tout plein accommodante.Elle trouvera qu’après tout, mademoiselle de Souday, si pauvre etsi bâtarde qu’elle soit, vaut bien le fils du baron Michel, dont legrand-père était un paysan comme nous, et dont le père était…,suffit !… Votre demoiselle sera riche ; notre jeune hommesera heureux ; moi, je serai bien aise. Qu’est-ce qu’il y a àopposer à tout cela ? Sans compter que nous serons amis, mongars Oullier, et, vanité à part, tout en ambitionnant votre amitié,je crois que la mienne a bien son prix.
– Votre amitié ?… répondit Jean Oullier,qui avait peine à réprimer l’indignation qu’excitait en lui lasingulière proposition que venait de lui faire Courtin.
– Oui, mon amitié, dit celui-ci. Tu as beauhocher la tête, c’est comme cela. Je t’ai dit que j’en savaisautant que pas un sur la vie de défunt M. Michel ; j’aurais puajouter que j’en sais plus que personne sur sa mort. J’étais un desrabatteurs de la traque où il fut tué, et ma place dans le rangm’amenait juste en face de son poste… J’étais bien jeune, et déjàj’avais l’habitude – que Dieu me la conserve ! – de ne jaserque quand mon intérêt voulait que je le fisse. Maintenant,comptes-tu pour rien les services que ton parti pourrait attendrede moi, lorsque mon intérêt me rangerait de votre bord ?
– Maître Courtin, répondit Jean Oullier enfronçant le sourcil, je n’ai aucune influence sur lesdéterminations de M. le marquis de Souday ; mais, si j’enavais une, si petite qu’elle fût, jamais cette métairie n’entreraitdans la famille, et, y entrât-elle, jamais elle ne servirait àpayer la trahison !
– De grands mots que tout cela, fitCourtin.
– Non ; si pauvres que soientmesdemoiselles de Souday, jamais je ne voudrais pour elles du jeunehomme dont vous me parlez ; si riche que soit ce jeune homme,et portât-il un autre nom que le sien, jamais mademoiselle deSouday ne devrait acheter une alliance par une bassesse.
– Tu appelles cela une bassesse, toi ?Moi, je n’y vois qu’une bonne affaire.
– Pour vous, c’est possible ; mais, pourceux dont je suis le serviteur, acheter l’alliance de M. Michel parun accord avec vous, ce serait pis qu’une bassesse, ce serait uneinfamie.
– Jean Oullier, prends garde ! Je veuxrester bon enfant, sans trop m’inquiéter de l’étiquette que tu metssur mes sacs. Je suis venu à toi dans de bonnes intentions ;tâche qu’il ne m’en soit pas venu de mauvaises lorsque je sortiraid’ici.
– Je ne me soucie pas plus de vos menaces quede vos avances, maître Courtin, tenez-vous-le pour dit, et, s’ilfaut absolument vous le répéter, eh bien, on vous lerépétera !
– Encore une fois, Jean Oullier, écoute-moi.Je te l’ai avoué, je veux être riche ; c’est ma marotte, commec’est la tienne d’être fidèle comme un chien à des gens quis’inquiètent moins de toi que tu ne t’inquiètes de tonbasset ; j’avais imaginé que je pouvais être utile à tonmaître, j’avais espéré qu’il ne laisserait pas un tel service sansrécompense. C’est impossible, me dis-tu ? N’en parlons plus.Mais, si les nobles que tu sers voulaient, eux, se montrerreconnaissants à ma guise, j’aimerais à les obliger plutôt que lesautres, je tenais à te le dire encore.
– Parce que vous espériez que les nobles vouspayeraient plus cher que les autres, n’est-ce pas ?
– Sans doute, mon Jean Oullier, je ne fais pasle fier avec toi, c’est cela même, tu l’as dit ; et, comme tule disais aussi tout à l’heure, s’il faut te le répéter, on te lerépétera.
– Je ne sers point d’intermédiaire à de telsmarchés, maître Courtin. D’ailleurs, la récompense que j’aurais àvous proposer, si elle était proportionnée à ce qu’ils pourraientattendre de vous, serait si peu de chose, que ce n’est pas la peined’en parler.
– Eh ! eh ! qui sait ? Tu ne tedoutais guère, mon gars, que je connusse l’affaire de laChabotière ! Peut-être je t’étonnerais bien si je te disaistout ce que je sais.
Jean Oullier eut peur de paraître effrayé.
– Tenez, dit-il à Courtin, en voilà assez. Sivous voulez vous vendre, adressez-vous à d’autres. De semblablesmarchés me répugneraient, quand bien même je serais en mesure deles faire. Ils ne me regardent pas, Dieu merci !
– C’est votre dernier mot, JeanOullier ?
– Mon premier et mon dernier. Suivez votrechemin, maître Courtin, et laissez-nous dans le nôtre.
– Eh bien, tant pis, dit Courtin en selevant ; car, foi d’homme, j’aurais été bien aise de marcheravec vous autres.
En achevant ces paroles, Courtin se leva, fitun signe de tête à Jean Oullier et sortit.
À peine avait-il passé le seuil de la porte,qu’Aubin Courte-Joie, trottant sur ses deux jambes de bois, serapprocha de Jean Oullier.
– Tu as fait une sottise, dit-il à voixbasse.
– Que fallait-il faire ?
– Le conduire à Louis Renaud ou àGaspard ; ils l’eussent acheté.
– Qui ? ce méchant traître ?
– Mon Jean, en 1815, quand j’étais maire, j’aiété à Nantes ; j’ai vu là un homme que l’on appelait ***, quiétait ou avait été ministre, et je lui ai entendu dire deux chosesque j’ai retenues : la première, que ce sont les traîtres quifont et défont les empires ; la seconde, que la trahison estla seule chose en ce monde qui ne se mesure pas à la taille decelui qui la fait.
– Que me conseilles-tu, à présent ?
– De le suivre et de veiller sur lui.
Jean Oullier réfléchit un instant.
Puis, se levant à son tour :
– Je crois, par ma foi, que tu pourrais bienavoir raison.
Et il sortit tout soucieux.
L’état d’effervescence des esprits dansl’ouest de la France ne prenait pas le gouvernement audépourvu.
La foi politique était devenue trop tiède pourqu’une insurrection qui embrassait une si vaste étendue deterritoire, pour qu’un complot qui supposait tant de conjurésdemeurât longtemps secret.
Bien avant l’apparition de Madame sur lescôtes de Provence, on était renseigné à Paris sur le mouvement quise préparait ; des mesures de répression promptes etvigoureuses avaient été concertées ; du moment où il devintévident que la princesse s’était dirigée vers les provinces del’Ouest, il ne s’agissait plus que de les mettre à exécution, qued’en confier la direction à des hommes sûrs et habiles.
Les départements dont on craignait lesoulèvement avaient été divisés en autant d’arrondissementsmilitaires qu’ils comptaient de sous-préfectures.
Chacun de ces arrondissements, commandé par unchef de bataillon, était le centre de plusieurs cantonnementssecondaires, commandés par des capitaines autour desquels desdétachements plus faibles encore, commandés par des lieutenants oudes sous-lieutenants, servaient de grand’gardes et s’avançaientdans l’intérieur des terres aussi loin que la facilité descommunications pouvait le permettre.
Montaigu, placé dans l’arrondissement deClisson, avait sa garnison, qui consistait en une compagnie du 32erégiment de ligne.
Le jour où s’étaient passés les événements quenous venons de raconter, cette garnison avait été renforcée de deuxbrigades de gendarmerie, arrivées de Nantes le matin même, et d’unevingtaine de chasseurs à cheval.
Les chasseurs à cheval avaient servi d’escorteà un officier général de la garnison de Nantes qui était en tournéepour inspecter les détachements.
Cet officier général était le généralDermoncourt.
L’inspection de la garnison de Montaigu étantterminée, Dermoncourt, vieux soldat aussi intelligent qu’énergique,pensa qu’il ne serait pas hors de propos de passer l’inspection deceux qu’il appelait ses vieux amis les Vendéens, et qu’il avaitaperçus en rangs si pressés sur la place et dans les rues deMontaigu.
Il se dépouilla de son uniforme, revêtit deshabits bourgeois et descendit au milieu de la foule, accompagnéd’un membre de l’administration civile qui se trouvait à Montaiguen même temps que lui.
Quoique toujours sombre, l’attitude de lapopulation restait calme.
La foule s’ouvrait sur le passage des deuxmessieurs, et, bien que la tournure martiale du général, sonépaisse moustache, noire malgré ses soixante-cinq ans, sa figurebalafrée, et aussi l’air suffisant de son acolyte les désignassentà la curiosité pénétrante de la multitude, et rendissent leurdéguisement à peu près inutile, pas une manifestation hostile nesignala leur promenade.
– Allons, allons ! dit le général, mesvieux amis les Vendéens ne sont pas trop changés, et je lesretrouve aussi peu communicatifs que je les ai laissés, il y atantôt trente-huit ans.
– Ils me semblent, à moi, d’une indifférencede bon augure, repartit l’administrateur d’un ton important. Lesdeux mois que je viens de passer à Paris, et pendant lesquelschaque jour avait son émeute, m’ont donné quelque expérience ensemblable matière, et je crois pouvoir affirmer que ce ne sontpoint là les allures d’un peuple qui se prépare à l’insurrection.Voyez donc, mon cher général : peu ou point de groupes, pas unseul orateur en plein vent, nulle animation, nulle rumeur, un calmeparfait ! Allons donc ! ces gens-là songent à leur petitcommerce et pas à autre chose, c’est moi qui vous en réponds.
– Vous avez raison, mon cher monsieur, et jesuis parfaitement de votre avis : ces braves gens, comme vousles appelez, ne songent absolument qu’à leur petit commerce ;mais ce commerce, c’est la façon la plus avantageuse de détaillerles balles de plomb et les lames de sabre qui forment leur fond deboutique pour le quart d’heure et qu’ils comptent nous repasser leplus tôt possible.
– Croyez-vous ?
– Je ne le crois pas, j’en suis sûr. Sil’élément religieux ne manquait pas, très-heureusement pour nous, àcette nouvelle levée de boucliers et ne me faisait penser qu’ellene peut pas être générale, je vous répondrais hardiment qu’il n’estpas un des gaillards que vous voyez là en veste de bure, en culottede toile et en sabots, qui n’ait son poste, son rang, son numérodans un des bataillons qu’enrégimentent MM. les nobles.
– Quoi ! les mendiants aussi ?
– Oui, les mendiants surtout. Ce quicaractérise cette guerre, mon cher monsieur, c’est que nous avonsaffaire à un ennemi qui est partout et n’est nulle part ; vousle cherchez, et vous n’apercevez qu’un paysan comme ceux-ci, quivous salue, qu’un mendiant qui vous tend la main, qu’un colporteurqui vous offre sa marchandise, qu’un musicien qui vous écorche lesoreilles avec sa trompette, qu’un charlatan qui débite sa drogue,qu’un petit pâtre qui vous sourit, qu’une femme qui allaite sonenfant sur le seuil de sa chaumière, qu’un buisson parfaitementhonnête et parfaitement inoffensif qui se penche sur lechemin ; vous passez sans méfiance. Eh bien, paysan, pâtre,mendiant, musicien, charlatan, femme, colporteur, sont autantd’adversaires ! le buisson lui-même en est un ! Les uns,rampant dans les genêts, vous suivront comme votre ombre,remplissant leur métier d’espions infatigables, et, à la moindremanœuvre suspecte, avertiront ceux que vous poursuivez, longtempsavant que vous puissiez les surprendre ; les autres aurontramassé dans un fossé sous les ronces, dans un sillon sous lesherbes de la friche, un long fusil rouillé, et, si vous en valez lapeine, vous suivront comme les premiers jusqu’à ce qu’ils trouventl’occasion bonne et la portée favorable. Ils sont fort avares deleur poudre. Le buisson vous enverra un coup de fusil, et, si vousavez la chance que le buisson manque son coup, lorsque vous ensonderez les profondeurs, vous ne trouverez qu’un buisson,c’est-à-dire des branches, des épines et des feuilles. Voilàcomment ils sont inoffensifs dans ce pays, mon cher monsieur.
– N’exagérez-vous pas un peu, général ?dit l’officier civil d’un air de doute.
– Pardieu ! nous pouvons en tenterl’expérience, monsieur le sous-préfet. Nous voici au milieu d’unefoule parfaitement pacifique ; nous n’avons autour de nous quedes amis, des Français, des compatriotes, eh bien, faites seulementarrêter l’un de ces hommes !
– Qu’arriverait-il donc si jel’arrêtais ?
– Il arriverait que l’un d’eux que nous neconnaissons pas, peut-être ce jeune gars en veste blanche,peut-être ce mendiant qui mange de si bon appétit sur le seuil decette porte, et qui se trouverait être Diot Jambe-d’argent,Bras-de-fer ou tout autre chef de bande, se lèverait et ferait unsigne ; qu’à ce signe, douze ou quinze cents bâtons qui sepromènent fondraient sur notre tête, et qu’avant que mon escorteeût pu venir à notre aide, nous serions moulus comme deux gerbes deblé sous le fléau. Vous ne me semblez pas convaincu ? Allons,décidément, vous voulez en faire l’expérience.
– Si fait, si, je vous crois, général, s’écriale sous-préfet avec vivacité. Pas de mauvaise plaisanterie,diable ! depuis que vous m’avez éclairé sur leurs intentions,toutes ces figures me semblent rembrunies de moitié ; je leurtrouve l’air de vrais coquins.
– Allons donc ! ce sont de braves gens,de très braves gens ; seulement, il faut savoir les prendre,et, malheureusement, cela n’est pas donné à tous ceux qu’on leurenvoie, dit le général avec un sourire narquois. Voulez-vous avoirun échantillon de leur conversation ? Vous êtes, vous avez étéou vous avez dû être avocat ; je gage que jamais vous n’avezrencontré, parmi vos confrères, un gaillard aussi habile à parlersans rien dire que le sont ces gens-là. – Hé ! gars, continuale général en s’adressant à un paysan de trente-cinq à quaranteans, qui tournait autour d’eux en examinant avec curiosité unegalette qu’il tenait à la main. Hé ! gars, indiquez-moi doncoù l’on vend de ces beaux gâteaux comme vous en avez là et dont lamine seule m’affriande.
– On ne les vend pas, monsieur ; on lesdonne.
– Peste ! mais voilà qui me décide, j’enveux un.
– C’est bien curieux, dit le paysan, c’estbien curieux tout de même qu’on donne ainsi de bonne galette de bléblanc que l’on pourrait si bien vendre !
– Oui, c’est assez singulier ; mais cequi ne l’est pas moins, c’est que le premier individu sur lequelnous tombons, non-seulement réponde à nos questions, mais encoreaille au-devant de celles que nous pourrions lui adresser.Montrez-moi donc votre galette, mon brave homme.
Le général examina à son tour l’objet que luiremit le paysan.
C’était un simple gâteau de farine et delait ; seulement, avant la cuisson, on avait, avec un couteau,dessiné une croix et quatre barres parallèles sur la croûte.
– Diable ! mais c’est d’autant plusagréable de recevoir un semblable cadeau qu’il réunit l’utile àl’agréable. Cela doit être un rébus, ce joli petit dessin.Dites-moi donc, mon brave, qui vous a donné ce gâteau ?
– On ne me l’a pas donné, on se méfie demoi.
– Ah ! vous êtes patriote ?
– Je suis maire de ma commune, je tiens pourle gouvernement. J’ai vu une femme en remettre de semblables à desgens de Machecoul, et cela, sans qu’ils les lui demandassent, sansqu’ils lui offrissent rien en échange. Alors, je l’ai priée de m’envendre, elle n’a pas osé me refuser. J’en ai pris deux, j’en aimangé un devant elle, et j’ai mis l’autre, que voici, dans mapoche.
– Et voulez-vous me le céder, mon bravehomme ? Je fais collection de rébus, et celui-làm’intéresse.
– Je puis vous le donner ou vous le vendre,comme vous voudrez.
– Ah ! ah ! fit Dermoncourt enregardant son interlocuteur avec plus d’attention qu’il ne l’avaitfait jusqu’alors ; je crois te comprendre. Tu peux doncexpliquer ces hiéroglyphes ?
– Peut-être, et, à coup sûr, vous fournird’autres renseignements qui ne sont pas à dédaigner.
– Mais tu veux qu’on te paye ?
– Sans doute, reprit effrontément lepaysan.
– C’est ainsi que tu sers le gouvernement quit’a nommé maire ?
– Parbleu ! le gouvernement n’a pas misun toit de tuiles à ma maison, il n’a pas changé les murs de baugeen murs de pierre ; elle est couverte de paille, bâtie de boiset de terre : cela s’enflamme tout de suite, brûle vite, et ilne reste rien que des cendres. Qui risque gros doit gagnergros ; car tout cela, vous entendez bien, peut être brûlé enune nuit.
– Tu as raison. Allons, monsieurl’administrateur, voici qui rentre dans vos attributions. Grâce àDieu, je ne suis qu’un soldat, et la marchandise doit être payéequand on me la livre. Payez donc et livrez-la-moi.
– Faites vite, dit le métayer ; car detous côtés on nous observe.
En effet, les paysans s’étaient rapprochés peuà peu du groupe formé par les deux messieurs et par leurcompatriote. Sans autre motif apparent que la curiosité qu’excitenttoujours les étrangers, ils avaient fini par former un cercle assezcompacte autour des trois personnages.
Le général s’en aperçut.
– Mon cher, dit-il tout haut en s’adressant ausous-préfet, je ne vous engage point à vous fier à la parole de cethomme ; il vous vend deux cents sacs d’avoine à dix-neuffrancs le sac ; reste à savoir s’il vous les livrera.Donnez-lui des arrhes et qu’il vous signe une promesse.
– Mais je n’ai ni papier, ni crayon, dit lesous-préfet, qui comprenait l’intention du général.
– Allez à l’hôtel, morbleu !… Voyons,continua le général, y en a-t-il d’autres ici qui aient de l’avoineà vendre ? Nous avons des chevaux à nourrir.
Un paysan répondit affirmativement, et,pendant que le général discutait du prix avec lui, le sous-préfetet l’homme à la galette purent s’éloigner sans trop exciterl’attention.
Cet homme, nos lecteurs ont dû s’en douter,n’était autre que Courtin.
Tâchons d’expliquer les manœuvres que Courtinavait exécutées depuis le matin.
Après l’entretien qu’il avait eu avec sonjeune maître, Courtin avait longuement réfléchi.
Il lui avait semblé qu’une dénonciation pureet simple n’était pas ce qui pouvait être le plus profitable à sesintérêts.
Il pouvait se faire que le gouvernementlaissât sans récompense ce service d’un de ses agents subalternes.L’acte restait dangereux sans profit ; car Courtin attiraitsur lui l’inimitié des royalistes, si nombreux dans le canton.
C’est alors qu’il avait imaginé le petit planque nous l’avons vu communiquer à Jean Oullier.
Il espérait, en servant les amours du jeunebaron, en en tirant un lucre raisonnable, se concilier labienveillance du marquis de Souday, dont il pensait qu’un semblablemariage devait être toute l’ambition, et arriver, au moyen de cettebienveillance, à se faire payer bien cher un silence quisauvegarderait la tête qui, s’il ne s’était pas trompé, devait êtresi précieuse au parti royaliste.
Nous avons vu comment Jean Oullier avait reçules avances de Courtin. Alors, celui-ci, manquant ce qui luisemblait une excellente affaire, s’était décidé à se contenterd’une médiocre et s’était retourné du côté du gouvernement.
Une demi-heure après la conférence dusous-préfet et de Courtin, un gendarme parcourait les groupes,cherchant le général, qu’il trouva causant très-intimement avec unrespectable mendiant couvert de haillons ; le gendarme ditquelques mots à l’oreille du général, et celui-ci revintprécipitamment à l’Hôtel du Cheval-Blanc.
Le sous-préfet l’attendait à la porte.
– Eh bien ? demanda le général en voyantl’air satisfait du fonctionnaire public.
– Ah ! général, grande nouvelle et bonnenouvelle ! répondit celui-ci.
– Voyons un peu cela.
– L’homme à qui j’ai eu affaire estvéritablement très-fort.
– La belle nouvelle ! ils le sont tous,très forts ! Le plus niais d’entre eux en remontrerait à M. deTalleyrand. Que vous a-t-il dit, l’homme très-fort ?
– Il a vu arriver avant-hier au soir, auchâteau de Souday, le comte de Bonneville déguisé en paysan et,avec lui, un autre petit paysan qui lui a paru être une femme.
– Eh bien, après ?
– Eh bien, général, il n’y a pas de doute.
– Achevez, monsieur le sous-préfet ! vousvoyez mon impatience, dit le général du ton le plus calme.
– Je veux dire qu’à mon avis, il n’y a pointde doute que cette femme ne soit celle qui nous est signalée,c’est-à-dire la princesse.
– Qu’il n’y ait pas doute pour vous,soit ; mais il y a doute pour moi.
– Pourquoi cela, général ?
– Parce que, moi aussi, j’ai reçu desconfidences.
– Volontaires ou involontaires ?
– Est-ce qu’on en sait quelque chose avec cesgens-là !
– Bah !
– Mais, enfin, que vous a-t-on dit ?
– On ne m’a rien dit.
– Eh bien, alors ?
– Eh bien, alors, quand je vous ai quitté,j’ai continué mon marché d’avoine.
– Oui ; ensuite ?
– Ensuite, le paysan auquel je m’étais adressém’a demandé des arrhes ; c’était trop juste. Moi, de mon côté,je lui ai demandé un reçu ; c’était plus juste encore. Il avoulu l’aller écrire chez un marchand quelconque. « Bah !lui ai-je dit, voilà un crayon, vous avez bien un bout de papiersur vous ; mon chapeau vous servira de table. » Il adéchiré une lettre, m’a donné son reçu, et le voici. Lisez.
Le sous-préfet prit le papier etlut :
« Reçu de M. Jean-Louis Robier lasomme de cinquante francs, à compte sur trente sacs d’avoine que jem’engage à lui livrer le 28 courant,
» Ce 14 mai 1832.
»F. Terrien »
– Eh bien, observa le sous-préfet, je ne voislà aucun renseignement, moi.
– Tournez le papier, s’il vous plaît.
– Ah ! ah ! fit le sous-préfet.
Le papier que tenait le fonctionnaire publicétait la moitié d’une lettre déchirée par le milieu. Au verso, illut les lignes suivantes :
… arquis,
…. ois à l’instant la nouvelle
…. celle que nous attendons
…. à Beaufays le 26 au soir.
…. officiers de votre division
…. présentés à Madame.
…. votre monde sous la main.
…. respectueux,
…. oux.
– Ah ! diable, fit le sous-préfet, c’esttout simplement l’annonce d’une prise d’armes que vous mecommuniquez là ; car il est facile de reconstruire ce quimanque.
– On ne peut plus facile, dit le général.
Puis à voix basse :
– Peut-être trop facile même.
– Ah çà ! que me disiez-vous donc ?fit le fonctionnaire public, de la finesse de ces gens-là ;mais, au contraire, ils me semblent d’une innocence qui meconfond.
– Attendez donc ! dit Dermoncourt ;ce n’est pas tout.
– Ah ! ah !
– Après avoir quitté mon marchand d’avoine,j’ai abordé un mendiant, une espèce d’idiot. Je lui ai parlé du bonDieu, de ses saints, de la Vierge, du sarrasin, de la récolte depommes – remarquez que les pommiers sont en fleur – et j’ai finipar lui demander s’il voulait nous servir de guide pour nousconduire au Loroux, où nous devions, vous vous le rappelez, allerfaire un tour. « Je ne peux pas, m’a répondu mon idiot d’unair malin. – Pourquoi cela ? lui ai-je demandé de l’air leplus bête que j’ai pu. – Parce que je suis commandé, m’a-t-il dit,pour conduire une belle dame et deux messieurs comme vous, duPuy-Laurens à la Flocelière. »
– Ah ! diable ! cela se complique,il me semble.
– Au contraire, cela s’éclaircit.
– Expliquez-vous.
– Les confidences qui viennent sans qu’on lesappelle, dans ce pays où il est si difficile de les obtenir quandon les cherche, me paraissent des piéges assez grossiers pour qu’unvieux renard comme moi ne donne pas dedans. La duchesse de Berry,si duchesse de Berry il y a, ne peut être à la fois à Souday, àBeaufays et à Puy-Laurens. Voyons, que vous en semble, mon chersous-préfet ?
– Dame, répondit le fonctionnaire public en segrattant l’oreille, je crois qu’elle a pu être ou pourra être tourà tour dans les trois endroits, et, ma foi, sans aller courir augîte où elle était ou au gîte où elle sera, j’irais droit à laFlocelière, c’est-à-dire à l’endroit où votre idiot la signaleaujourd’hui.
– Vous êtes un mauvais limier, mon cher, ditle général. Le seul renseignement exact que nous ayons reçu estcelui de ce drôle qui nous a donné de la galette et que vous avezamené ici…
– Mais les autres ?
– Je parierais mes épaulettes de généralcontre des épaulettes de sous-lieutenant que les autres nous sontenvoyés par quelque madré compère qui avait vu M. le maire causeravec nous, et qui avait intérêt à nous faire prendre le change. Enchasse donc, mon cher sous-préfet, et occupons-nous de Souday, sinous ne voulons pas faire buisson creux.
– Bravo ! s’écria le sous-préfet ;je craignais d’avoir fait un pas de clerc ; mais ce que vousme dites me rassure.
– Qu’avez-vous fait ?
– Eh bien, ce maire, j’ai là son nom : ils’appelle Courtin et est maire d’un petit village qu’on nomme laLogerie.
– Je connais cela : nous avons failli yprendre Charette, il y a tantôt trente-sept ans.
– Eh bien, cet homme m’a désigné un individuqui pouvait nous servir de guide, et qu’en tout cas il étaitprudent d’arrêter afin qu’il ne retournât point au château pourdonner l’alarme.
– Et cet homme ?
– C’est l’intendant du marquis, son garde.Voici son signalement.
Le général prit un papier et lut :
« Cheveux grisonnants et courts,front bas, yeux noirs et vifs, sourcils hérissés, nez orné d’uneverrue, avec du poil dans les narines, favoris encadrant le visage,chapeau rond, veste de velours, gilet et culotte pareils, guêtreset ceinture en cuir. Signes particuliers : un chien d’arrêtbraque de poil marron. La seconde incisive de gauchecassée. »
– Bon ! s’écria le général ! monmarchand d’avoine trait pour trait ! maître Terrien, qui nes’appelle pas plus Terrien, j’en répondrais, que je ne m’appelleBarrabas.
– Eh bien, général, vous pourrez vous enassurer tout à l’heure.
– Comment cela ?
– Dans un instant, il sera ici.
– Ici ?
– Sans doute.
– Il va venir ici ?
– Il va y venir.
– De bonne volonté ?
– De bonne volonté ou de force.
– De force ?
– Oui ; j’ai donné l’ordre de l’arrêter,et ce doit être fait au moment où je vous parle.
– Mille tonnerres ! s’écria le général enlaissant tomber sur la table un si violent coup de poing, que lemagistrat en rebondit sur son fauteuil. – Mille tonnerres !répéta-t-il, qu’avez-vous fait là ?
– Il me semble, général, que, si c’est unhomme aussi dangereux qu’on me l’a dit, il n’y avait qu’un parti àprendre : c’était de l’arrêter.
– Dangereux ! dangereux !… Il estbien plus dangereux maintenant qu’il ne l’était il y a un quartd’heure.
– Mais s’il est arrêté ?
– Il ne l’aura pas été si vite, croyez-moi,qu’il n’ait eu le temps de donner l’éveil. La princesse seraavertie avant que nous soyons à une lieue d’ici. Bien heureuxencore si vous ne nous avez pas mis toute cette gredine depopulation sur les bras, de telle sorte que nous ne pourronsdistraire un homme de la garnison.
– Mais peut-être y a-t-il encore moyen… dit lesous-préfet en se précipitant vers la porte.
– Oui, courez… Ah ! milletonnerres ! il est trop tard !
En effet, une rumeur sourde venait du dehors,grossissant de seconde en seconde jusqu’à ce qu’elle eût atteint lediapason de ce concert terrible que font les multitudes quipréludent à la bataille.
Le général ouvrit la fenêtre.
Il aperçut, à cent pas de l’auberge, lesgendarmes qui amenaient Jean Oullier, garrotté au milieu d’eux.
La foule les entourait, hurlante etmenaçante ; les gendarmes n’avançaient que lentement et avecpeine.
Cependant ils n’avaient point encore faitusage de leurs armes ; mais il n’y avait pas une minute àperdre.
– Allons, le vin est tiré, il faut leboire ! dit le général en se dépouillant de sa redingote et enrevêtant à la hâte son uniforme.
Puis, appelant son secrétaire :
– Rusconi, mon cheval ! mon cheval !cria-t-il. – Vous, monsieur le sous-préfet, tâchez de rassemblerles gardes nationaux, s’il y en a ; mais que pas un fusil nes’abaisse sans mon ordre.
Un capitaine, envoyé par le secrétaire,entra.
– Vous, capitaine, continua le général,réunissez vos hommes dans la cour ; que mes vingt chasseursmontent à cheval ; deux jours de vivres et vingt-cinqcartouches par homme ; et tenez-vous prêts à sortir au premiersignal que je donnerai.
Le vieux général, qui avait retrouvé tout lefeu de sa jeunesse, descendit dans la cour, et, tout en envoyant audiable les pékins, ordonna que l’on ouvrît la porte cochère quidonnait sur la rue.
– Comment ! s’écria le sous-préfet, vousallez vous présenter seul à ces furieux ? Vous n’y songez pas,général !
– Au contraire, je ne songe qu’à cela.Morbleu ! ne faut-il pas que je dégage mes hommes ?Allons, place ! place ! ce n’est pas le moment de fairedu sentiment.
En effet, aussitôt que les deux battantsfurent ouverts, et que la porte, en roulant sur ses gonds, lui eutdonné passage, le général, enlevant vigoureusement son cheval dedeux coups d’éperon, se trouva, du premier bond de l’animal, aumilieu de la rue et au plus fort de la mêlée.
Cette soudaine apparition d’un vieux soldat àla figure énergique, à la haute stature, à l’uniforme brodé etconstellé de décorations, l’audace merveilleuse dont il faisaitpreuve produisirent sur la foule l’effet d’une commotionélectrique.
Les clameurs cessèrent comme parenchantement ; les bâtons levés s’abaissèrent. Les paysans lesplus voisins du général portèrent la main à leur chapeau ; lesrangs compacts s’ouvrirent, et le soldat de Rivoli et des Pyramidesput avancer d’une vingtaine de pas dans la direction desgendarmes.
– Eh bien, qu’avez-vous donc, mes gars ?s’écria-t-il d’une voix si retentissante, qu’on l’entendit jusquedans les rues attenantes à la place.
– Nous avons que l’on vient d’arrêter JeanOullier, dit une voix.
– Et que Jean Oullier est un brave homme, ditune autre voix.
– Ce sont les malfaiteurs que l’on arrête, etnon pas les honnêtes gens, dit une troisième.
– Ce qui fait que nous ne laisserons pasprendre Jean Oullier, dit une quatrième.
– Silence ! dit le général d’un ton decommandement si impérieux, que toutes les voix se turent.
Puis alors :
– Si Jean Oullier est un brave homme, unhonnête homme, dit-il, ce dont je ne doute pas, Jean Oullier serarelâché ; s’il est un de ceux qui cherchent à vous tromper, àabuser de vos bons et loyaux sentiments, Jean Oullier sera puni.Croyez-vous donc qu’il soit injuste de punir ceux qui cherchent àreplonger le pays dans les effroyables désastres dont les vieux neparlent aux jeunes qu’en pleurant ?
– Jean Oullier est un homme paisible et qui neveut de mal à personne, dit une voix.
– Que vous manque-t-il donc ? continua legénéral sans s’arrêter à l’interruption. Vos prêtres, on lesrespecte ; votre religion, c’est la nôtre. Avons-nous tué leroi comme en 1793 ? aboli Dieu comme en 1794 ? En veut-onà vos biens ? Non ; ils sont sous la sauvegarde de la loicommune. Jamais votre commerce n’a été si florissant.
– Cela est vrai, dit un jeune paysan.
– N’écoutez donc pas les mauvais Français qui,pour satisfaire leurs passions égoïstes, ne craignent pas d’appelersur le pays toutes les horreurs de la guerre civile. – Ne voussouvient-il plus de ce qu’elles sont, et faut-il vous lerappeler ? Faut-il que je vous rappelle vos vieillards, vosmères, vos femmes, vos enfants massacrés, vos moissons foulées auxpieds, vos chaumières en feu, la mort et la ruine à chacun de vosfoyers ?
– Ce sont les bleus qui ont fait toutcela ! cria une voix.
– Non, ce ne sont pas les bleus, poursuivit legénéral ; ce sont ceux qui vous ont poussés à cette lutteinsensée… insensée alors et qui serait impie aujourd’hui ;lutte qui avait au moins son prétexte dans ce temps-là, mais quin’en a plus aujourd’hui.
Et, tout en parlant, le général poussait soncheval dans la direction des gendarmes, qui, de leur côté,faisaient tous leurs efforts pour arriver au général.
Cela leur devenait d’autant plus possible queson discours tout soldatesque faisait une évidente impression surquelques paysans ; les uns baissaient la tête et demeuraientmuets ; les autres communiquaient à leurs voisins desréflexions qui, à l’air dont elles étaient faites, devaient êtreapprobatives.
Mais, à mesure que le général avançait dans lecercle qui entourait les gendarmes et leur prisonnier, il trouvaitdes physionomies moins favorablement disposées ; les plusrapprochées étaient tout à fait menaçantes. Les porteurs de cessortes de physionomie étaient évidemment les meneurs, les chefs debande, les capitaines de paroisse.
Pour ceux-là, il était inutile de se mettre enfrais d’éloquence : il y avait chez eux parti pris de nejamais écouter et d’empêcher les autres d’écouter.
Ils ne criaient pas, ils hurlaient.
Le général comprit la situation, et résolutd’imposer à ces hommes par un de ces actes de vigueur corporellequi ont tant de pouvoir sur les multitudes.
Aubin Courte-Joie était au premier rang desmutins.
Avec l’infirmité que nous lui connaissons,cela paraîtra d’abord étrange.
Mais Aubin Courte-Joie, à ses deux mauvaisesjambes de bois avait, pour le moment, substitué deux bonnes jambesde chair et d’os ; Aubin Courte-Joie s’était fait une montured’un mendiant à taille colossale.
Il était assis à califourchon sur les épaulesde ce mendiant, lequel, au moyen des courroies qui entouraient lesjambes postiches du cabaretier, le maintenait dans cette postureaussi solidement que le général se maintenait sur sa selle.
Ainsi juché, Aubin Courte-Joie arrivait à lahauteur de l’épaule du général, et le poursuivait de sesvociférations frénétiques et de ses gestes menaçants.
Le général allongea la main de son côté, lesaisit par le collet de sa veste, l’enleva à la force du poignet,le tint quelque temps suspendu au-dessus de la foule, et, le jetantenfin à un gendarme :
– Serrez-moi ce polichinelle, dit-il, ilfinirait par me donner la migraine.
Le mendiant, débarrassé de son cavalier, avaitrelevé la tête, et le général reconnut l’idiot avec lequel ils’était entretenu dans la matinée ; seulement, à cette heure,l’idiot avait l’air aussi spirituel que pas un.
L’action du général avait soulevé l’hilaritéde la foule ; mais cette hilarité ne dura pas longtemps.
En effet, Aubin Courte-Joie se trouvait entreles bras du gendarme à la gauche duquel était Jean Oullier.
Il tira doucement de sa poche son couteau toutouvert et le plongea jusqu’au manche dans la poitrine du gendarmeen criant :
– Vive Henri V ! Sauve-toi, mon garsOullier.
En même temps, le mendiant, qui, par unlégitime sentiment d’émulation, voulait sans doute répondredignement à l’acte athlétique du général, se glissait sous soncheval, et, par un brusque et vigoureux mouvement, saisissant legénéral par sa botte, le jetait de l’autre côté.
Le général et le gendarme tombèrent en mêmetemps : on eût pu les croire tués tous deux.
Mais le général se releva immédiatement et seremit en selle avec autant de force que d’adresse.
En se remettant en selle, il donna un sivigoureux coup de poing sur la tête nue du mendiant, que celui-ci,sans pousser un cri, tomba à la renverse comme s’il eût eu le crânebrisé.
Ni le gendarme ni le mendiant ne serelevèrent ; le mendiant était évanoui, le gendarme étaitmort.
De son côté, Jean Oullier, quoiqu’il eût lesmains liées, donna un si brusque coup d’épaule au second gendarme,que celui-ci chancela.
Jean Oullier franchit le corps du soldat mortet se jeta dans la foule.
Mais le général avait l’œil partout, même surce qui se passait derrière lui.
Il fit faire une volte à son cheval, quibondit au milieu de cette houle vivante, empoigna Jean Oulliercomme il avait empoigné Aubin Courte-Joie, et le plaça en traversde son cheval.
Alors, les pierres commencèrent à pleuvoir etles bâtons à reprendre leur position offensive.
Les gendarmes tinrent bon ; ilsenveloppèrent le général et firent autour de lui une ceinture,présentant leurs baïonnettes à la foule, qui, n’osant plus lesattaquer corps à corps, se contenta de les attaquer de sesprojectiles.
Ils avancèrent ainsi jusqu’à vingt pas del’auberge.
À ce moment, la situation du général et de seshommes devenait critique.
Les paysans, qui semblaient décidés à ne paslaisser Jean Oullier au pouvoir de ses ennemis, se montraient deplus en plus audacieux dans leur agression.
Déjà quelques baïonnettes s’étaient teintes desang, et cependant l’ardeur des mutins ne faisait ques’accroître.
Heureusement qu’à la distance où étaientplacés les soldats, la voix du général pouvait arriver jusqu’àeux.
– À moi les grenadiers du 32e !cria-t-il.
Au même instant, les portes de l’auberges’ouvrirent, les soldats se précipitèrent la baïonnette en avant etrefoulèrent les paysans.
Le général et son escorte purent pénétrer dansla cour.
Le général y trouva le sous-préfet, quil’attendait.
– Voilà votre homme, dit-il en lui jetant JeanOullier comme un paquet ; il nous a coûté cher. Dieu veuillequ’il rapporte son prix !
On entendit alors une fusillade bien nourriequi partait de l’extrémité de la place.
– Qu’est-ce que cela ? dit le généraldressant les oreilles et ouvrant les narines.
– La garde nationale, sans doute, répondit lesous-préfet ; la garde nationale, à qui j’ai donné l’ordre dese réunir, et qui, selon mes instructions, a dû tourner lesmutins.
– Et qui lui a donné ordre de fairefeu ?
– Moi, général ; il fallait bien vousdégager.
– Eh ! mille tonnerres ! vous voyezbien que je me suis dégagé tout seul, dit le vieux soldat.
Puis, secouant la tête :
– Monsieur, dit-il, retenez bien ceci :en guerre civile, tout sang inutilement versé est plus qu’un crime,c’est une faute.
Une ordonnance entra au galop dans lacour.
– Mon général, dit l’officier, les insurgésfuient dans toutes les directions. Les chasseurs arrivent ;faut-il qu’ils les poursuivent ?
– Que pas un homme ne bouge ! dit legénéral. Laissez faire la garde nationale. Ce sont des amis, ilss’arrangeront entre eux.
En effet, une seconde fusillade annonça quepaysans et gardes nationaux s’arrangeaient.
C’étaient ces deux détonations qu’avaitentendues, de la Logerie, le baron Michel.
– Ah ! dit le général, maintenant, ils’agit tout simplement de profiter de cette triste journée.
Puis, montrant Jean Oullier :
– Nous n’avons qu’une chance pour nous,ajouta-t-il, c’est que cet homme ait été seul dans le secret.A-t-il communiqué avec quelqu’un depuis que vous l’avez arrêté,gendarmes ?
– Non, mon général, pas même par signes,attendu qu’il a les mains liées.
– Lui avez-vous vu faire un geste de la tête,dire un mot ? Vous le savez, avec ces gaillards-là, un gestesuffit, un mot dit tout.
– Non, mon général.
– Eh bien, alors, courons-en la chance. Faitesmanger vos hommes, capitaine ; dans un quart d’heure, nousnous mettrons en route. Les gendarmes et la garde nationalesuffiront pour maintenir la ville ; j’emmène mes vingtchasseurs pour éclairer la route.
Le général rentra dans l’intérieur del’auberge.
Les soldats firent leurs préparatifs dedépart.
Pendant ce temps, Jean Oullier restait assissur une pierre, au milieu de la cour, gardé à vue par deuxgendarmes.
Sa figure conservait son impassibilitéhabituelle ; il caressait, de ses deux mains liées, son chien,qui l’avait suivi, et qui appuyait sa tête sur les genoux de sonmaître, en léchant de temps en temps les mains par lesquelles ilétait caressé, comme pour rappeler au prisonnier que, dans soninfortune, il avait conservé un ami.
Jean Oullier le caressait doucement avec uneplume de canard sauvage qu’il avait ramassée dans la cour ;puis, profitant d’un moment où ses deux gardiens avaient cessé deregarder de son côté, il glissa cette plume entre les dents del’animal, lui fit un signe d’intelligence, et se leva en disanttout bas :
– Va, Pataud !
Le chien s’éloigna doucement, en regardant detemps en temps son maître ; puis, arrivé à la porte, il lafranchit sans être remarqué de personne et disparut.
– Bon ! dit Jean Oullier, voilà quiarrivera avant nous.
Malheureusement, les gendarmes n’étaient passeuls à surveiller le prisonnier !
Il n’y a encore aujourd’hui, dans toute laVendée, que fort peu de grandes et belles routes, et le peu qu’il yen a ont été faites depuis 1832, c’est-à-dire depuis l’époque où sesont passés les événements que nous avons entrepris deraconter.
C’est principalement l’absence des grandesvoies de communication qui avait fait la force des insurgés de lagrande guerre.
Disons un mot de celles qui existaient alors,en nous occupant seulement de celles de la rive gauche de laLoire.
Elles sont au nombre de deux.
La première va de Nantes à La Rochelle parMontaigu ; la seconde, de Nantes à Paimbœuf par le Pèlerin, encôtoyant presque toujours les bords du fleuve.
Il existe, outre ces routes de premier ordre,quelques mauvaises routes secondaires ou transversales ; ellesse dirigent de Nantes sur Beaupréau par Vallet, de Nantes surMortagne, Cholet et Bressuire par Clisson, de Nantes sur lesSables-d’Olonne par Légé, de Nantes sur Challans par Machecoul.
Pour arriver de Montaigu à Machecoul ensuivant ces routes, il était absolument nécessaire de faire undétour considérable ; en effet, il fallait aller jusqu’à Légé,déboucher, de là, sur la route de Nantes aux Sables-d’Olonne, lasuivre jusqu’au point où elle coupe celle de Challans et remonterensuite jusqu’à Machecoul.
Le général comprenait trop bien que tout lesuccès de son expédition dépendait de la rapidité avec laquelleelle serait conduite, pour se résigner à une marche si longue.
D’ailleurs, ces routes n’étaient pas plusfavorables aux opérations militaires que les chemins detraverse.
Bordées de fossés larges et profonds, debuissons et d’arbres, encaissées la plupart du temps, enfoncéesentre deux talus couronnés de haies, elles sont, dans presque touteleur longueur, très favorables aux embuscades.
Le peu d’avantages qu’elles offraient necompensaient aucunement leurs inconvénients ; le général sedécida donc à suivre le chemin de traverse qui conduisait àMachecoul par Vieille-Vigne et qui raccourcissait le chemin de prèsd’une lieue et demie.
Le système de cantonnements adopté par legénéral avait eu pour conséquence de familiariser les soldats avecle pays et de leur donner une connaissance exacte des mauvaissentiers.
Jusqu’à la rivière de la Boulogne, lecapitaine qui commandait le détachement d’infanterie connaissait laroute pour l’avoir explorée de jour ; lorsqu’on serait arrivélà, comme il était évident que Jean Oullier se refuserait à montrerla route, on trouverait un guide envoyé par Courtin, lequel n’avaitpoint osé prêter ostensiblement son concours à l’expédition.
Tout en se résignant à suivre le chemin detraverse, le général avait pris ses précautions pour n’être passurpris.
Deux chasseurs, le pistolet au poing,marchaient en avant et éclairaient la colonne, qu’une douzained’hommes flanquaient des deux côtés de la route, de manière àfouiller les buissons et les genêts qui l’entouraient toujours etla dominaient quelquefois.
Le général marchait en tête de sa petitetroupe, au milieu de laquelle il avait placé Jean Oullier.
Le vieux Vendéen, les poignets attachés, avaitété mis en croupe d’un chasseur ; une sangle qui le serraitpar le milieu du corps avait été, pour plus de sûreté, bouclée surla poitrine du cavalier, de façon à ce que Jean Oullier, quand bienmême il fût parvenu à se débarrasser des entraves qui lui liaientles mains, ne pût échapper au soldat.
Deux autres chasseurs marchaient à droite et àgauche du premier et avaient été spécialement chargés de veillersur le prisonnier.
Il était un peu plus de six heures du soirlorsque l’on sortit de Montaigu ; on avait cinq lieues àfaire, et, en supposant que ces cinq lieues prissent cinq heures,on devait se trouver vers onze heures au château de Souday.
Cette heure semblait très favorable au généralpour exécuter son coup de main.
Si le rapport de Courtin était exact, si sesprésomptions ne l’avaient pas trompé, les chefs du mouvementvendéen devaient être réunis à Souday pour conférer avec laprincesse, et il était possible qu’ils ne se fussent pas encoreretirés lorsque l’on arriverait devant le château. Si cela étaitainsi, rien n’empêchait qu’on ne les prît tous du même coup defilet.
Après une demi-heure de marche, c’est-à-dire àune demi-lieue de Montaigu, et comme la petite colonne traversaitle carrefour de Saint-Corentin, une vieille femme en haillonspriait, agenouillée devant un calvaire.
Au bruit que faisait la troupe, elle détournala tête, et, comme entraînée par la curiosité, elle se leva et seplaça sur le bord de la route pour la voir défiler ; puis,comme si la vue de l’habit brodé du général lui en eût donnél’idée, elle marmotta une de ces prières à l’aide desquelles lesmendiants demandent l’aumône.
Officiers et soldats, absorbés dans d’autrespréoccupations et s’assombrissant au fur et à mesure que le jours’assombrissait lui-même, passèrent sans prendre garde à la vieillefemme.
– Votre général n’a donc pas vu cettechercheuse de pain ? demanda Jean Oullier au chasseur quiétait à sa droite.
– Pourquoi dites-vous cela ?
– Parce qu’il ne lui a pas ouvert sa bourse.Qu’il y prenne garde ! qui repousse la main ouverte, doitcraindre la main fermée. Il nous arrivera malheur.
– Si tu veux prendre la prédiction pour toi,mon bonhomme, je crois que tu peux dire cela sans crainte de tetromper, attendu que, de nous tous, il me semble que c’est toi quicours le plus gros risque.
– Oui ; aussi voudrais-je leconjurer.
– Comment cela ?
– Fouillez dans ma poche et prenez-y une piècede monnaie.
– Pourquoi faire ?
– Pour la donner à cette femme ; et ellepartagera ses prières entre moi qui lui aurai fait l’aumône et vousqui m’aurez aidé à la lui faire.
Le chasseur haussa les épaules ; mais lasuperstition est singulièrement contagieuse, et celle qui serattache aux idées de charité l’est plus encore que les autres.
Le soldat, tout en se prétendant au-dessus depareilles puérilités, ne crut donc pas devoir refuser à JeanOullier le service que réclamait celui-ci et qui devait attirer sureux deux la bénédiction du ciel.
La troupe faisait en ce moment un à-droitepour s’engager dans le chemin creux qui conduisait àVieille-Vigne ; le général avait arrêté son cheval etregardait défiler ses soldats pour s’assurer de ses yeux que toutesles dispositions qu’il avait ordonnées étaient bien suivies ;il s’aperçut que Jean Oullier causait avec son voisin et il vit legeste du soldat.
– Pourquoi laisses-tu communiquer leprisonnier avec les passants ? demanda-t-il au chasseur.
Le chasseur raconta au général ce dont ils’agissait.
– Halte ! cria le général ; arrêtezcette femme et fouillez-la.
On lui obéit à l’instant même, et l’on netrouva sur la mendiante que quelques pièces de monnaie que legénéral examina cependant avec le plus grand soin.
Mais il eut beau les tourner et les retourner,il n’y put rien découvrir de suspect.
Il n’en mit pas moins la monnaie dans sa pocheen donnant, en échange, à la vieille une pièce de cinq francs.
Jean Oullier regardait faire le général avecun sourire narquois.
– Eh bien, vous le voyez, dit-il à demi-voix,et cependant de façon à ce que la mendiante ne perdît pas une deses paroles, la pauvre aumône du prisonnier (il appuya surle mot) vous aura porté bonheur, la mère ; et c’est une raisonde plus pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos prières. Unedouzaine d’Ave Maria qui intercèdent pour luipeuvent singulièrement faciliter le salut d’un pauvre diable.
Jean Oullier avait élevé la voix en prononçantcette dernière phrase.
– Mon bonhomme, dit le général s’adressant àJean Oullier lorsque la colonne eut repris sa marche, désormaisc’est à moi qu’il faudra vous adresser lorsque vous aurez quelquecharité à faire ; c’est moi qui vous recommanderai aux prièresde ceux que vous voudrez bien secourir ; mon intermédiaire nesaurait vous faire de tort là-haut, et il peut vous épargner unefoule de désagréments ici-bas. – Et vous autres, continua d’unevoix rude le général s’adressant aux cavaliers, n’oubliez plus mesordres à l’avenir ; car c’est à vous, je vous le dis, qu’ilarriverait malheur.
À Vieille-Vigne, on fit halte pour donner unquart d’heure de repos aux fantassins.
On plaça le Vendéen au milieu du carré, demanière à l’isoler de la population qui était accourue et qui sepressait, curieuse, autour des soldats.
Le cheval qui portait Jean Oullier étaitdéferré, et fatiguait beaucoup sous son double poids ; legénéral désigna, pour le remplacer, celui de l’escorte qui semblaitle plus vigoureux.
Ce cheval appartenait à un des cavaliers del’avant-garde qui, malgré les dangers qu’il courait en espèce desentinelle perdue, ne sembla prendre le poste de son camaradequ’avec beaucoup de mauvaise grâce.
Ce cavalier était un homme petit, trapu,vigoureux, à la figure douce et intelligente, et qui n’avait pasdans la tournure l’air de crânerie qui distinguait sescompagnons.
Pendant les préparatifs de cette substitution,à la lueur de la lanterne que l’on avait approchée – la nuit étaittout à fait venue – que l’on avait approchée, disons-nous, pourexaminer si les sangles et les liens étaient en bon état, JeanOullier put apercevoir les traits de l’homme avec lequel il allaitfaire la route ; ses yeux rencontrèrent les yeux du soldat, etil remarqua que celui-ci avait rougi en le regardant.
On se remit en marche en redoublant deprécautions ; car plus on avançait, plus le pays devenaitcouvert et, par conséquent, favorable à une attaque.
La perspective du danger qu’ils pouvaientcourir, la fatigue qu’ils avaient à supporter dans des chemins quine sont, pour la plupart du temps, que des ravins jonchés depierres énormes, n’altéraient en rien la gaieté des soldats, quicommençaient à se faire un amusement du danger, et qui, après avoirgardé un instant le silence à la tombée de la nuit, s’étaient, lanuit venue, remis à causer entre eux avec cette insouciance qui,chez les Français, peut disparaître un instant, mais qui revienttoujours.
Seul, le chasseur dont Jean Oullier partageaitla monture restait singulièrement morne et soucieux.
– Sacredié ! Thomas, dit le cavalier dedroite en s’adressant à celui-ci, tu n’es jamais bien gaid’habitude ; mais, aujourd’hui, parole d’honneur, tu as l’airde porter le diable en terre.
– Dame, dit le chasseur de gauche, s’il neporte pas le diable en terre, il m’a bien l’air de le porter encroupe.
– Mais figure-toi, Thomas, que c’est une payseque tu as en croupe, au lieu d’un pays, et pince-lui lesmollets.
– Le gaillard doit savoir comment cela sepratique : c’est la mode de son pays, d’aller à cheval avecune fille qui vous embrasse par-derrière.
– C’est vrai, dit le premier, sais-tu que tues à moitié chouan, Thomas ?
– Dis donc qu’il est chouan tout à fait !Ne va-t-il pas à la messe tous les dimanches ?
Le chasseur auquel s’adressaient ces brocardsn’eut pas le temps de répondre ; la voix du général ordonnaitde rompre les rangs et de marcher par file, le sentier étant devenusi étroit, les talus si rapprochés les uns des autres, qu’il étaitimpossible à deux cavaliers d’y cheminer de front.
Pendant le moment de confusion que nécessitecette manœuvre, Jean Oullier se mit à siffler tout bas l’air bretondont les paroles commencent ainsi :
Les chouans sont des hommes debien…
À la première note de l’air, le cavalier neput s’empêcher de tressaillir.
Alors, comme, des deux chasseurs, l’un étaitdevant, l’autre derrière, Jean Oullier, débarrassé de leursurveillance, approcha sa lèvre de l’oreille du cavaliersilencieux.
– Ah ! tu as beau te taire, dit-il ;je t’ai reconnu du premier coup, Thomas Tinguy, comme, du premiercoup, tu m’as reconnu toi-même.
Le soldat poussa un soupir et fit un mouvementd’épaules qui semblait dire qu’il agissait contre son gré.
Mais il ne répondit pas encore.
– Thomas Tinguy, continua Jean Oullier,sais-tu où tu vas ? sais-tu où tu conduis le vieil ami de tonpère ? Au pillage et à la désolation du château de Souday,dont les maîtres ont été de tout temps les bienfaiteurs de tafamille !
Thomas Tinguy poussa un nouveau soupir.
– Ton père est mort ! reprit JeanOullier.
Thomas ne répondit pas, mais frissonna sur saselle ; seulement, ce monosyllabe sortit de sa bouche, entendude Jean Oullier seul :
– Mort ?…
– Oui, mort ! murmura le garde-chasse. Etqui veillait à son chevet, avec ta sœur Rosine, quand le vieux arendu le dernier soupir ? Les deux jeunes demoiselles deSouday, que tu connais bien, mademoiselle Bertha et mademoiselleMary ; et cela, au risque de leur vie, puisque ton père estmort d’une fièvre pernicieuse. Ne pouvant prolonger son existence,comme deux anges qu’elles sont, elles ont adouci son agonie. Où estmaintenant ta sœur, qui n’avait plus d’asile ? Au château deSouday. Ah ! Thomas Tinguy, j’aime mieux être le pauvre JeanOullier que l’on va fusiller dans un coin, peut-être, que celui quile mène garrotté au supplice !
– Tais-toi, Jean ! tais-toi ! ditThomas Tinguy, avec une voix sanglotante ; nous ne sommes pasencore arrivés… On verra.
Pendant que cela se passait entre Jean Oullieret le fils de Tinguy, le ravin dans lequel cheminait la petitetroupe avait pris une pente rapide.
On descendait vers un des gués de laBoulogne.
La nuit était venue, nuit sombre, obscure,sans une étoile au ciel ; et cette nuit qui, d’un côté,pouvait favoriser le dénoûment de l’expédition, pouvait aussi, del’autre, devenir pour sa marche, dans ce pays sauvage et inconnu,une source de graves inconvénients.
En arrivant au bord de la rivière, on y trouvales deux chasseurs d’avant-garde qui attendaient, le pistolet aupoing.
Ils étaient arrêtés et inquiets.
En effet, au lieu d’une eau claire et limpide,bondissant sur des cailloux, comme on la voit ordinairement auxendroits guéables, ils avaient trouvé devant eux une onde noire etstagnante qui battait mollement les bords des rochers dans lesquelsla Boulogne est encaissée.
On avait beau regarder de tous côtés, on nevoyait pas le guide que Courtin avait promis d’envoyer.
Le général jeta un cri d’appel.
– Qui vive ? répondit-on de l’autre côtéde la rivière.
– Souday ! dit le général.
– Alors, c’est à vous que j’ai affaire, criala voix.
– Sommes-nous au gué de la Boulogne ?demanda le général.
– Oui.
– Pourquoi les eaux sont-elles sihautes ?
– Il y a une grande crue à cause des dernièrespluies.
– Malgré cette crue, le passage est-ilpossible ?
– Dame, jamais je n’ai vu la rivière à cettehauteur-là ; je crois donc qu’il serait plus prudent…
La voix du guide s’arrêta tout à coup et parutse perdre dans un sourd gémissement.
Puis on entendit le bruit d’une lutte commeserait celle de plusieurs hommes qui font rouler des cailloux sousleurs pieds.
– Mille tonnerres ! cria le général, onassassine notre guide !
Un cri d’angoisse et d’agonie répondit à cetteexclamation du général et la confirma.
– Un grenadier à cheval derrière chaquecavalier libre ! cria le général ; le capitaine derrièremoi ! les deux lieutenants ici, avec le reste de la troupe, leprisonnier et les trois chasseurs de garde ! Allons etvivement !
En un instant chacun des dix-sept chasseurseut un grenadier derrière lui.
Quatre-vingts grenadiers et les deuxlieutenants, le prisonnier et les trois chasseurs, y comprisTinguy, restaient sur la rive droite de la Boulogne.
L’ordre s’exécuta avec la rapidité de lapensée, et le général, suivi de ces dix-sept chasseurs, ainsidoublés d’autant de grenadiers, entra dans le lit de larivière.
À vingt pas du bord, les chevaux perdirentpied ; mais ils se mirent à nager pendant quelques instants etatteignirent sans accident le bord opposé.
À peine sur la rive, les fantassins mirentpied à terre.
– Ne voyez-vous rien ? dit le généralessayant de sonder l’obscurité qui entourait la petite troupe.
– Non, mon général, répondirent les soldatstout d’une voix.
– Cependant, c’est bien d’ici, répliqua legénéral comme se parlant à lui-même, que le brave homme nous arépondu. Fouillez les buissons, mais sans vous écarter les uns desautres ; peut-être trouverez-vous son cadavre.
Les soldats obéirent, cherchant dans un rayonde cinquante mètres environ autour de leur chef ; mais ilsrevinrent au bout d’un quart d’heure sans avoir rien découvert etassez décontenancés de cette subite disparition de leur guide.
– Vous n’avez rien trouvé ? demanda legénéral.
Un seul grenadier s’avança, tenant à la mainun bonnet de coton.
– J’ai trouvé ce bonnet de coton, dit-il.
– Où cela ?
– Accroché aux épines d’un buisson.
– C’est le bonnet de coton de notre guide, ditle général.
– Comment cela ? demanda lecapitaine.
– Parce que, répondit sans hésitation legénéral, les hommes qui l’ont attaqué devaient porter deschapeaux.
Le capitaine se tut, n’osant pas interrogerdavantage ; mais il était évident que l’explication du généralne lui avait rien expliqué.
Dermoncourt comprit son silence.
– C’est bien simple, dit-il : les hommesqui viennent d’assassiner notre guide nous suivaient évidemmentdepuis que nous avons quitté Montaigu, et cela, dans l’intention denous enlever notre prisonnier. – Il paraît que la prise est plusimportante que je ne l’avais pensé d’abord ! – Ces hommes quinous suivaient étaient à la foire et devaient être, comme ils lesont quand ils vont à la ville, coiffés de chapeaux, tandis qu’aucontraire, le guide, pris dans son lit à l’improviste, réveillé parl’homme qui devait nous l’envoyer, a dû mettre la première coiffurequi lui sera tombée sous la main, ou bien plutôt encore gardercelle qu’il avait sur la tête ; de là le bonnet de coton.
– Et vous pensez, général, dit le capitaine,que les chouans ont osé s’aventurer si près de notrecolonne ?
– Ils marchent de conserve avec nous depuisMontaigu, et ne nous ont pas quittés de vue un seul instant.Mordieu ! on se plaint toujours de l’inhumanité qui dirigecette guerre, et, en toute occasion, on s’aperçoit, à ses dépens,qu’on n’est jamais assez inhumain… Niais que je suis !
– Je comprends de moins en moins, général, ditle capitaine en riant.
– Vous rappelez-vous cette mendiante qui nousa accostés en sortant de Montaigu ?
– Oui, général.
– Eh bien, c’est cette drôlesse qui nous a miscette bande sur les bras. Je voulais la faire reconduire à laville ; j’ai eu tort de ne pas suivre mon inspiration :j’aurais sauvé la vie à ce pauvre diable. Ah ! j’y suismaintenant : les Ave Maria auxquels notre prisonnierrecommandait son salut avant d’être à Souday, nous venons d’enentendre le plain-chant.
– Croyez-vous donc qu’ils oseront nousattaquer ?
– S’ils étaient en force, ce serait déjàfait ; mais ils sont cinq ou six hommes, tout au plus.
– Voulez-vous que je fasse passer les hommesrestés sur l’autre rive, général ?
– Attendez ! Nos chevaux ont perdupied : nos fantassins se noieraient. Il doit y avoir un autregué plus praticable dans les environs.
– Vous le supposez, général ?
– Parbleu ! j’en suis sûr.
– Vous connaissez donc la rivière ?
– Pas le moins du monde.
– Eh bien, alors ?
– Ah ! capitaine, on voit bien que vousn’avez pas fait, comme moi, la grande guerre, cette guerre desauvages dans laquelle il fallait sans cesse procéder parinduction. Ces gens-là n’étaient point placés en embuscade surcette partie de la rive au moment où nous nous sommes présentés surl’autre, c’est clair.
– Pour vous, général.
– Eh ! mon Dieu, pour tout le monde.S’ils eussent été placés sur cette rive-ci, ils eussent entendumarcher le guide, qui marchait sans défiance, et n’eussent pointattendu notre arrivée pour s’emparer de sa personne ou letuer ; donc, cette bande marchait sur nos ailes, flanquait nosflanqueurs.
– Effectivement, général, c’est probable.
– Ils ont dû arriver sur les bords de laBoulogne un instant avant nous. Or, l’intervalle qui a séparél’instant où nous sommes arrivés et où nous avons fait halte, decelui où notre homme a été assailli, a été trop court pour qu’ilsaient fait un long détour, afin de chercher un passage.
– Pourquoi n’auraient-ils point passé au mêmeendroit que nous ?
– Parce que la plupart des paysans, surtoutdans l’intérieur des terres, ne savent pas nager. C’est donc toutprès d’ici que doit exister ce passage. Que quatre hommes remontentla rivière, et que quatre hommes la descendent pendant cinq centspas. Allons, et lestement ! Il s’agit de ne pas mourir ici…Avec cela que nous sommes mouillés !
Au bout de dix minutes, l’officier était deretour.
– Vous aviez parfaitement raison, général,dit-il : à trois cents pas d’ici, il y a un îlot au milieu dela rivière ; un arbre relie cet îlot à la rive gauche, et unautre arbre va de l’îlot au bord opposé.
– Bravo ! dit le général ; le restede notre troupe pourra passer sans mouiller une cartouche.
Puis, s’adressant au petit corps resté surl’autre rive :
– Ohé ! lieutenant, cria-t-il, remontezla Boulogne jusqu’à ce que vous trouviez un arbre jeté en traversde la rivière, et veillez sur le prisonnier.
Pendant cinq minutes, à peu près, les deuxpetites troupes remontèrent parallèlement les deux rives de laBoulogne.
Enfin, le général arrivé devant l’endroitdésigné par le capitaine, cria halte.
– Un lieutenant et quarante hommes enavant ! dit-il.
Quarante hommes et un lieutenant descendirentà la rivière et passèrent, ayant de l’eau jusqu’aux épaules, maispouvant soutenir au-dessus de la rivière leurs fusils et leurscartouches, qui ne furent point mouillés.
Les quarante soldats abordèrent et serangèrent en bataille.
– Maintenant, dit le général, faites passer leprisonnier.
Thomas Tinguy se mit à l’eau, flanqué d’unchasseur à droite et à gauche.
– En vérité, Thomas, dit Jean Oullier d’unevoix basse et pénétrante, à ta place, je craindrais unechose : c’est que le spectre de mon père ne se dressât devantmoi pour avoir mis en balance le sang de son meilleur ami avec uneméchante sangle qu’il s’agit de déboucler.
Le chasseur passa la main sur son front baignéde sueur et fit le signe de la croix.
En ce moment, les trois cavaliers étaientarrivés au milieu de la rivière ; mais le courant les avait unpeu séparés les uns des autres.
Tout à coup, un grand bruit, accompagné durejaillissement de l’eau, prouva que ce n’était point vainement queJean Oullier avait évoqué devant le pauvre soldat breton l’imagevénérée de celui qui lui avait donné la vie.
Le général ne se méprit pas un instant sur lacause du bruit qu’il avait entendu.
– Le prisonnier s’évade ! cria-t-il d’unevoix de tonnerre. Allumez les torches et dispersez-vous sur larive, et feu sur lui s’il se montre ! Quant à toi, ajouta-t-ilen s’adressant à Thomas Tinguy, qui prenait terre à deux pas de luisans avoir un seul instant cherché à fuir, quant à toi, tu n’iraspas plus loin !
Et, tirant un pistolet de sesfontes :
– Meurent ainsi tous les traîtres !cria-t-il.
Et il fit feu.
Thomas Tinguy, atteint en pleine poitrine,tomba roide mort…
Les soldats, obéissant avec une rapidité quitémoignait hautement de la connaissance qu’ils avaient de lagravité de leur situation, s’étaient, en effet, élancés le long dela rivière pour en suivre le courant.
Une douzaine de torches, allumées tant sur larive droite que sur la rive gauche de la Boulogne, projetaient leursanglante clarté sur les eaux.
Jean Oullier, débarrassé de son lien principalau moment où Thomas Tinguy avait consenti à déboucler la sangle quile retenait, s’était laissé glisser à bas du cheval et avait plongédans la rivière en passant entre les jambes de la monture ducavalier de droite.
Maintenant, on nous demandera comment JeanOullier faisait pour nager avec ses mains garrottées.
Jean Oullier comptait tellement sur le succèsque son éloquence devait avoir près du fils de son vieux camarade,que, depuis que la nuit était venue, tout le temps qu’iln’employait pas à convaincre Thomas Tinguy, il le consacrait àronger avec ses dents la corde qui lui liait les poignets.
Jean Oullier avait de bonnes dents ;aussi, en arrivant à la Boulogne, sa corde ne tenait-elle qu’à unfil ; et, une fois à l’eau, le moindre effort lui suffit pours’en débarrasser complètement.
Au bout de quelques secondes, Jean Oullier eutbesoin de respirer ; force lui fut donc de reparaître à lasurface de l’eau. Mais, au même instant, dix coups de feuéclatèrent sur l’une et l’autre rive, et autant de ballessoulevèrent l’écume autour du nageur.
Par un miracle, aucune ne l’atteignit ;mais il avait senti sur son visage le souffle strident desprojectiles.
Il n’était point prudent de tenter une secondefois le hasard ; car, cette fois, ce ne serait plus tenter lehasard, ce serait tenter Dieu.
Il replongea, et, comme il trouvait du fond,au lieu de continuer à descendre la rivière, il se mit à laremonter, essayant de ce qu’en termes de vénerie, il appelait unhourvari.
Pourquoi ce qui réussissait parfois au lièvre,au renard ou au loup qu’il chassait, ne lui réussirait-il pas, àlui ?
Jean Oullier fit donc un hourvari, remontantla rivière, retenant sa respiration à faire éclater sa poitrine, etne reparaissant qu’en évitant d’entrer dans les lignes de lumièreque les torches traçaient sur les deux bords de la rivière.
La manœuvre, en effet, trompa ses ennemis.
Ne présumant pas qu’il ajoutât une difficulténouvelle à celle que présentait déjà sa fuite, les soldatscontinuèrent de le chercher en descendant la Boulogne, tenant leurfusil comme des chasseurs qui attendent le gibier et prêts à fairefeu aussitôt qu’il se montrerait.
Parce que le gibier était un homme, l’attenten’en était que plus vive et plus ardente.
Une demi-douzaine de grenadiers seulementbattirent les bords supérieurs de la Boulogne ; ceux-làn’avaient avec eux qu’une seule torche.
Étouffant, autant que possible, le bruit de sarespiration, Jean Oullier parvint à atteindre un saule dont lesbranches s’avançaient au-dessus de la rivière, et dont l’extrémitédes branches pendait à fleur d’eau.
Le nageur saisit une de ces branches, la mitentre ses dents et se soutint la tête renversée en arrière, demanière que sa bouche et son nez seuls fussent à l’air.
Il venait à peine de reprendre sa respirationlorsqu’il entendit un hurlement plaintif partant de l’endroit où lacolonne avait fait halte et où il était entré dans la rivière.
Ce hurlement, il le reconnut.
– Pataud ! murmura-t-il, Pataud,ici ? Pataud, que j’avais renvoyé à Souday ? Il doit luiêtre arrivé quelque malheur pour qu’il n’y soit point parvenu…Oh ! mon Dieu, mon Dieu, ajouta-t-il avec une incroyableferveur et une foi suprême, c’est maintenant qu’il est nécessaireque ces gens ne me reprennent pas !
Les soldats qui avaient vu le chien de JeanOullier dans la cour de l’auberge le reconnurent aussi.
– Voilà son chien ! voilà sonchien ! s’écrièrent-ils.
– Bravo ! dit un sergent, le chien nousaidera à retrouver le maître.
Et il essaya de mettre la main sur Pataud.
Mais, bien que la marche du pauvre animalparût alourdie, Pataud lui échappa, et, ayant humé l’air dans ladirection du courant, il se jeta à la rivière.
– Par ici, camarades ! par ici !cria le sergent, s’adressant aux soldats qui exploraient les bordsde la rivière, et en étendant le bras dans la direction qu’avaitprise le chien. Nous allons trouver le chien en arrêt. Tout beau,Pataud ! tout beau !
Jean Oullier, du moment où il avait reconnu lecri de Pataud, avait, au risque de ce qui pouvait lui arriver, misla tête hors de l’eau.
Il vit le chien qui, coupant diagonalement larivière, nageait droit de son côté ; il comprit qu’il étaitperdu s’il ne prenait point un parti suprême.
Or, sacrifier son chien était pour JeanOullier un parti suprême.
S’il ne se fût agi que de sa vie, Jean Oullierse fût perdu ou sauvé avec son chien, ou tout au moins eût-ilhésité à se sauver aux dépens de la vie de Pataud.
Il détacha doucement la casaque de poil dechèvre qui recouvrait son gilet et la laissa aller au fil de l’eau,tout en la poussant vers le milieu du courant.
Pataud n’était plus qu’à cinq ou six pas delui.
– Cherche ! apporte ! lui ditdoucement Jean Oullier en lui indiquant la direction qu’il devaitprendre.
Puis, comme le chien, sentant sans doute sesforces diminuer, hésitait à obéir :
– Apporte, Pataud ! apporte ! ditJean Oullier d’un ton plus impératif.
Pataud s’élança dans la direction du sayon depoil, qui avait déjà gagné une vingtaine de pas sur lui.
Voyant que sa ruse réussissait, Jean Oullierfit provision d’air et plongea de nouveau, au moment même où lessoldats arrivaient au pied du grand saule.
L’un d’eux grimpa lestement sur l’arbre, et,allongeant la torche, éclaira tout le lit de la Boulogne.
On vit alors la casaque rapidement entraînéepar le courant et Pataud nageant après cette casaque en poussantdes plaintes et des gémissements, comme s’il eût déplorél’impossibilité où le mettaient ses forces épuisées d’accomplirl’ordre de son maître.
Les soldats, qui suivaient la manœuvre del’animal, redescendirent la rivière, s’éloignant de Jean Oullier,et, comme l’un d’eux aperçut la casaque qui flottait à fleurd’eau :
– Ici ! cria-t-il, mes amis, ici, ici, lebrigand !
Et il fit feu sur la casaque.
Grenadiers et chasseurs coururent en tumultele long des deux rives, s’éloignant de plus en plus de l’endroit oùs’était réfugié Jean Oullier, et criblant de leurs balles la peaude bique, vers laquelle Pataud nageait en désespéré.
Pendant quelques minutes, le feu fut sivivement soutenu, qu’il n’était plus besoin de torches : leséclairs de soufre enflammé qui jaillissaient des fusilsilluminaient le ravin sauvage où coule la Boulogne, et les rochers,répercutant le bruit des détonations, doublaient celui de lafusillade.
Le général s’aperçut le premier de l’erreur deses soldats.
– Faites cesser le feu, dit-il au capitaine,qui marchait à son côté ; ces imbéciles ont lâché la proiepour l’ombre !
En ce moment, un éclair brilla sur la crêted’un rocher avoisinant la rivière ; un sifflement aigu se fitentendre au-dessus de la tête des deux officiers et une balle allas’enfonce à deux pas en avant d’eux dans le tronc d’un arbre.
– Ah ! ah ! fit le général avec leplus grand sang-froid, notre drôle n’avait demandé qu’une douzained’Ave Maria ; m’est avis que ses amis vont faire pluslargement les choses.
En effet, trois ou quatre nouvellesdétonations se firent entendre et les balles ricochèrent sur lerivage. Un homme jeta un cri.
Alors, d’une voix qui dominait letumulte :
– Clairons, cria le général, sonnez leralliement, et vous autres, éteignez les torches !
Puis, tout bas au capitaine :
– Faites passer au gué les quarante hommes del’autre rive ; nous aurons peut-être tout à l’heure besoin detout notre monde.
En un instant, les soldats, alarmés par cetteattaque nocturne, s’étaient groupés autour de leur chef.
Cinq ou six éclairs, venant de points éloignésles uns des autres, brillèrent encore sur la crête du ravin, rayantla voûte noire du ciel ; un grenadier tomba mort ; lecheval d’un chasseur se cabra et se renversa sur soncavalier : une balle l’avait frappé dans le poitrail.
– En avant, mille tonnerres ! cria legénéral, et voyons si ces oiseaux de nuit oseront nousattendre.
Et, se mettant à la tête de ses soldats, ilcommença de gravir l’escarpement du ravin avec tant d’élan, que,malgré l’obscurité qui rendait l’ascension plus difficile, malgréles balles qui venaient ricocher au milieu des soldats etblessèrent encore deux hommes, en un instant la petite troupe eutcouronné les hauteurs.
Le feu des ennemis s’éteignit alors comme parenchantement, et, si quelques buissons de genêts qui ondulaientencore n’eussent témoigné de la récente présence des chouans, oneût pu croire que ceux-ci s’étaient abîmés sous terre.
– Triste guerre ! triste guerre !murmura le général. Et maintenant notre expédition doitnécessairement avorter. N’importe ! tentons-la. D’ailleurs,Souday est sur la route de Machecoul, et c’est à Machecoulseulement que nous pouvons faire reposer nos hommes.
– Mais un guide, général ? dit lecapitaine.
– Un guide ? Voyez-vous cette lumière, àcinq cents pas d’ici ?
– Une lumière ?
– Oui, là.
– Non, mon général.
– Eh bien, je la vois. Cette lumière indiqueune cabane ; une cabane indique un paysan, et, homme, femme ouenfant, il faudra bien que l’habitant de cette cabane nous conduiseà travers la forêt.
Et, d’un ton qui était de mauvais augure pourl’habitant de la cabane, quel qu’il fût, le général ordonna de seremettre en marche, après avoir eu soin d’étendre ses lignesd’éclaireurs et de flanqueurs aussi loin que la sûreté individuellede ses hommes lui permettait de le faire.
Le général, suivi de sa petite troupe, n’avaitpas encore quitté la hauteur, qu’un homme sortait de l’eau,s’arrêtait un instant pour écouter, derrière le tronc d’un saule,et se glissait le long des buissons, dans l’intention évidente desuivre la même route que les soldats avaient prise.
Comme il empoignait une touffe de bruyère pourgravir le rocher, un faible gémissement se fit entendre à quelquespas de lui.
Jean Oullier – car cet homme n’était autre quenotre fugitif – s’avança du côté où il avait entendu gémir.
Au fur et à mesure qu’il approchait, lesplaintes prenaient un accent plus douloureux.
Il se baissa, étendit la main et sentit qu’unelangue douce et chaude se promenait sur cette main.
– Pataud ! mon pauvre Pataud !murmura le Vendéen.
C’était effectivement Pataud, qui, usant cequi lui restait de forces, avait amené sur la rive la peau de biquede son maître, et s’était couché dessus pour y mourir.
Jean Oullier tira son vêtement de dessous lechien et appela Pataud.
Pataud poussa un long gémissement, mais nebougea point.
Jean Oullier prit le chien dans ses bras pourl’emporter ; mais le chien ne faisait plus aucunmouvement.
La main avec laquelle le Vendéen soutenaitl’animal se mouillait d’un liquide tiède et visqueux.
Le Vendéen porta cette main à sa bouche etreconnut la fade saveur du sang.
Il essaya de desserrer les dents de l’animalet ne put y parvenir.
Pataud était mort en sauvant son maître, quele hasard avait ramené là pour recevoir sa dernière caresse.
Seulement, avait-il été tué par une des balleslancées par les soldats, ou n’était-il point déjà blessé lorsqu’ils’était mis à l’eau pour rejoindre Jean Oullier ?
Le Vendéen penchait pour ce dernieravis ; cette halte de Pataud près de la rivière, la faiblesseavec laquelle il nageait, tout portait Jean Oullier à croire à uneblessure antérieure.
– C’est bon, dit-il ; demain, il ferajour, et malheur à celui qui t’aura tué, mon pauvrechien !
Et, à ces mots, il déposa le corps de Patauddans une cépée, et, s’élançant sur la colline, il s’enfonça dansles genêts.
La chaumière dont le général avait vuétinceler la vitre dans l’obscurité et qu’il avait signalée aucapitaine était habitée par deux ménages.
Ces deux ménages avaient pour chefs les deuxfrères.
Ces deux frères se nommaient, l’aîné Joseph,le cadet Pascal Picaut.
Le père des deux Picaut avait fait, dès 1792,partie des premiers rassemblements du pays de Retz ; ils’était attaché au sanguinaire Souchu, comme le pilote s’attache aurequin, comme le chacal s’attache au lion, et il avait pris sa partdes affreux massacres qui signalèrent les débuts de l’insurrectionsur la rive gauche de la Loire.
Lorsque Charette fit justice de ce Carrier àcocarde blanche, Picaut, dont les appétits sanguinaires s’étaientdéveloppés, bouda le nouveau chef, qui, à ses yeux, avait le tortgrave de ne vouloir de sang que sur le champ de bataille, quitta ladivision et passa dans celle que commandait le terrible Jolly, levieux chirurgien de Machecoul : celui-là, du moins, était à lahauteur de l’exaltation de Picaut.
Mais, Jolly, reconnaissant le besoin d’unité,pressentant le génie militaire du chef de la basse Vendée, serangea sous les drapeaux de Charette, et Picaut, qui n’avait pointété consulté, se dispensa de consulter lui-même son commandant pourabandonner de nouveau ses camarades.
Fatigué, au reste, de ces mutationsperpétuelles, profondément convaincu que le temps ne pourrait riencontre la rancune qu’il conservait aux meurtriers de Souchu, ilchercha un général que les exploits de Charette ne pussent séduireet ne trouva rien de mieux que Stofflet, dont l’antagonisme contrele héros du pays de Retz s’était déjà révélé en maintecirconstance.
Le 25 février 1796, Stofflet fut faitprisonnier à la ferme de la Poitevinière, avec deux aides de campet deux chasseurs qui l’accompagnaient.
On fusilla le chef vendéen et les deuxofficiers ; on renvoya les deux paysans à leurschaumières.
Il y avait deux ans que Picaut, qui était undes deux chasseurs de Stofflet, n’avait revu sa maison.
En y arrivant, il aperçut sur le seuil deuxgrands jeunes gens vigoureux et bien bâtis, qui se jetèrent à soncou et l’embrassèrent.
C’étaient ses fils.
L’aîné avait dix-sept ans, l’autre seize.
Picaut se prêta de bonne grâce à leurscaresses ; puis, lorsqu’ils eurent fini, il se mit àcontempler leur structure, leur carrure d’athlète, à tâter leursmembres musculeux avec une satisfaction évidente.
Picaut avait laissé chez lui deux enfants, ilretrouvait deux soldats.
Seulement, comme lui, ces soldats étaientabsolument désarmés.
La République, en effet, avait pris à Picautla carabine et le sabre qu’il tenait de la munificenceanglaise.
Or, Picaut comptait bien que la République leslui rendrait et qu’elle serait même assez généreuse pour armer sesdeux fils, afin de le dédommager du tort qu’elle lui avaitfait.
Il est vrai qu’il ne comptait pas la consulterpour cela.
En conséquence, dès le lendemain, il ordonnaitaux deux jeunes gens de prendre leurs bâtons de pommier sauvage, etil se mettait en route avec eux dans la direction de Torfou.
Il y avait à Torfou une demi-brigaded’infanterie.
Lorsque Picaut, qui marchait de nuit et qui,dédaignant les sentiers frayés, cheminait à travers champs,aperçut, à une demi-lieue de lui, une agglomération de lumières quilui signalait la ville et lui indiquait qu’il touchait au but deson voyage, il commanda à ses deux fils de continuer à le suivre,mais d’imiter tous ses mouvements, et de rester immobiles à laplace où ils se trouveraient du moment qu’ils entendraient legazouillement du merle réveillé en sursaut.
Il n’y a point de chasseur qui ne sache que lemerle, réveillé en sursaut, s’échappe en jetant trois ou quatrecris rapides et répétés qui n’appartiennent qu’à lui.
Alors, au lieu de marcher droit comme il avaitfait jusque-là, Picaut se mit à ramper, suivant toujours l’ombredes haies, tournant autour de la ville et écoutant, de vingt pas envingt pas, avec la plus grande attention.
Enfin, le bruit d’une marche lente, mesurée,monotone, arriva jusqu’à lui.
Cette marche était celle d’un homme seul.
Picaut se mit à plat ventre et continuad’avancer dans la direction du bruit et se soulevant sur les coudeset sur les genoux.
Ses enfants l’imitèrent.
Au bout du champ qu’il suivait, Picautentrouvrit la haie, regarda au travers, et, satisfait de soninspection, se fit une trouée, y passa la tête, et, sans trops’embarrasser des épines que son corps rencontrait, se glissa commeune couleuvre à travers les branches.
Arrivé de l’autre côté, il imita le sifflementdu merle effarouché.
C’était, nous l’avons dit, le signal convenuavec ses deux fils.
Ils s’arrêtèrent suivant la consignereçue ; seulement, se dressant pour regarder au-dessus de lahaie, ils suivirent des yeux la manœuvre de leur père.
La pièce qui s’étendait de l’autre côté de lahaie, et dans laquelle Picaut avait passé, était un pré dontl’herbe haute et épaisse ondoyait au gré du vent.
À l’extrémité du pré, c’est-à-dire à cinquantepas à peu près, on apercevait la route.
Sur cette route se promenait une sentinelleplacée à cent pas d’une maison qui servait de grand’garde, et à laporte de laquelle était une seconde sentinelle.
Les deux jeunes gens embrassèrent d’un regardtout cet ensemble, puis ramenèrent leurs yeux sur leur père, quicontinuait de ramper dans l’herbe et se dirigeait du côté de lasentinelle.
Lorsque Picaut ne fut plus qu’à deux pas de laroute, il s’arrêta derrière un buisson.
Le soldat se promenait de long en large, et,chaque fois que, dans sa promenade, il tournait le dos à la ville,ses vêtements ou ses armes effleuraient les branches dubuisson.
À chaque fois les deux jeunes gensfrissonnaient pour leur père.
Tout à coup, et au moment où le vent s’élevaitavec une certaine force, la brise qui venait dans leur directionleur apporta un cri étouffé ; puis, avec cette acuité deregard des hommes habitués à y voir la nuit, ils aperçurent, sur laligne blanche du chemin, comme une masse noirâtre qui sedébattait.
Cette masse se composait de Picaut et de lasentinelle.
Picaut, après avoir frappé la sentinelle d’uncoup de couteau, l’achevait en l’étranglant.
Un instant plus tard, le Vendéen revenait versses deux fils, et, comme après le carnage, la louve partage lebutin à ses petits, Picaut partageait aux siens le fusil, le sabreet la giberne du soldat.
Avec ce fusil, ce sabre et cette gibernegarnie de cartouches, le second équipement fut plus facile à seprocurer que le premier, le troisième que le second.
Mais ce n’était point assez, pour Picaut, qued’avoir des armes : il lui fallait encore trouver l’occasionde s’en servir ; il regarda autour de lui, et, dans MM.Autichamp, de Scepeaux, de Puisaye et de Bourmont, qui tenaientencore la campagne, il ne trouva que des royalistes à l’eau de rosequi ne faisaient point la guerre à son gré et dont aucun neressemblait même de loin à Souchu, qui était resté le type quePicaut cherchait dans un chef.
Il en résulta que, plutôt que d’être malcommandé, Picaut se décida à se faire chef et à commander auxautres.
Il recruta quelques mécontents comme lui, etdevint chef d’une bande qui, quoique peu nombreuse, ne laissa pasque de témoigner de ses sentiments de haine pour la République.
La tactique de Picaut était des plussimples.
Il habitait d’ordinaire les forêts.
Pendant le jour, il laissait reposer seshommes.
La nuit venue, il sortait du bois qui luiservait d’asile, embusquait sa petite troupe le long deshaies ; puis, si un convoi ou une diligence venait à passer,il l’attaquait et l’enlevait ; quand les convois étaient raresou les diligences trop bien escortées, Picaut se dédommageait surles avant-postes, qu’il fusillait, et sur les fermes des patriotes,qu’il incendiait.
Après une ou deux expéditions, ses compagnonslui avaient donné le surnom de Sans-Quartier, et Picaut,qui tenait à mériter consciencieusement ce titre, ne manqua jamais,depuis, de faire pendre, fusiller ou éventrer tous lesrépublicains, mâles ou femelles, bourgeois ou militaires,vieillards ou enfants, qui tombaient entre ses mains.
Il continua ses opérations jusqu’en1800 ; mais, à cette époque, l’Europe laissant quelque répitau premier consul – ou le premier consul laissant quelque répit àl’Europe – Bonaparte, qui avait sans doute entendu vanter lesexploits de Picaut Sans-Quartier, résolut de lui consacrer sesloisirs et dépêcha contre lui, non pas un corps d’armée, mais deuxchouans recrutés rue de Jérusalem et deux brigades degendarmerie.
Picaut, sans défiance, reçut les deux fauxfrères dans sa bande.
Quelques jours après, il tombait dans unesouricière.
On le prit, lui et la meilleure partie de sabande.
Picaut paya de sa tête la sanglante renomméequ’il s’était acquise : comme c’était encore plus un coureurde grandes routes et un arrêteur de diligences qu’un soldat, il futcondamné, non pas à la fusillade, mais à la guillotine.
Il monta, au reste, bravement à l’échafaud, nedemandant pas plus de quartier aux autres qu’il n’en avait accordélui-même.
Joseph, son fils aîné, fut envoyé au bagneavec les autres prisonniers. Quant à Pascal, qui avait échappé àl’embuscade et regagné ses forêts, il continua à chouanner avec desrestes de bande.
Mais cette vie de sauvage ne tarda point à luidevenir odieuse ; il se rapprocha des villes, et, un beaujour, il entra dans Beaupréau, remit au premier soldat qu’ilrencontra son sabre et son fusil, et se fit conduire chez lecommandant de la ville, auquel il raconta son histoire.
Ce commandant, qui était chef d’une brigade dedragons, s’intéressa au pauvre diable, et, en considération de sajeunesse et de la singulière confiance avec laquelle il avait agi àson endroit, il lui offrit d’entrer dans son régiment.
En cas de refus, il était forcé de le livrer àl’autorité judiciaire.
Devant une semblable alternative, PascalPicaut, qui, du reste, ayant appris le sort de son père et de sonfrère, ne tenait plus à retourner au pays, Pascal Picaut,disons-nous, ne pouvait hésiter et n’hésita point.
Il endossa l’uniforme.
Quatorze ans après, les deux fils deSans-Quartier se retrouvaient en venant prendre possession du petithéritage que leur avait laissé leur père.
La rentrée des Bourbons avait ouvert à Josephles portes du bagne, et licencié Pascal, qui, de brigand de laVendée, était devenu brigand de la Loire.
Joseph, sortant du bagne, rentrait dans sachaumière plus exalté que ne l’avait jamais été son père, brûlant àla fois de venger, dans le sang des patriotes et la mort de sonpère et les tortures que lui-même avait subies.
Pascal, au contraire, revenait avec despensées toutes différentes de ses idées primitives, changées par lemonde nouveau qu’il avait vu, et surtout par son contact avec deshommes pour lesquels la haine des Bourbons était un devoir, lachute de Napoléon une douleur, l’entrée des alliés une honte ;sentiment qu’entretenait dans son cœur la vue de la croix qu’ilportait sur sa poitrine.
Cependant, et malgré une dissidence d’opinionqui amenait des discussions fréquentes, malgré la mésintelligencehabituelle qui régnait entre eux, les deux frères ne s’étaientpoint séparés et avaient continué d’habiter en commun la maison queleur père leur avait laissée, et de cultiver la moitié des champsqui l’entouraient.
Tous deux s’étaient mariés : Joseph avecla fille d’un pauvre paysan ; Pascal, auquel sa croix et sapetite pension donnaient une certaine considération dans le pays,avait épousé la fille d’un bourgeois de Saint-Philbert, patriotecomme il l’était lui-même.
La présence des deux femmes dans la maisoncommune, femmes qui toutes deux, l’une par envie, l’autre parrancune, exagérèrent les sentiments de leurs maris, augmenta cesdispositions à la discorde ; cependant, jusqu’en 1830, lesdeux frères continuèrent de vivre ensemble.
La révolution de juillet, à laquelle Pascalavait applaudi, réveilla toute l’exaltation fanatique deJoseph ; d’un autre côté, le beau-père de Pascal devint mairede Saint-Philbert, et le chouan et sa femme vomirent tant d’injurescontre ces patauds, que madame Pascal déclara à son mariqu’elle ne voulait plus vivre avec de pareils forcenés, au milieudesquels elle ne se croyait plus en sûreté.
Le vieux soldat n’avait pas d’enfants ;il s’était singulièrement attaché à ceux de son frère. Il y avaitsurtout un petit garçon aux cheveux cendrés, aux joues rebondies etrouges comme des pommes de pigeonnet, dont il ne savait pas sepasser : sa plus grande, sa seule distraction était de fairesauter le petit bonhomme sur ses genoux pendant des heuresentières. Pascal sentit son cœur se serrer à l’idée de s’éloignerde son fils adoptif ; malgré les torts de son aîné, il n’avaitpas cessé d’aimer son frère ; il voyait celui-ci appauvri parles frais qu’avait nécessités l’entretien de sa nombreusefamille ; il craignait que son départ ne le laissât dans lamisère : en conséquence, il refusa ce que lui demandait safemme.
Seulement, on cessa de manger en commun, et,comme la maison se composait de trois pièces, Pascal en laissa deuxà son frère, et se retira dans la troisième, après avoir fait murerla porte de communication.
Le soir du jour où Jean Oullier avait été faitprisonnier, la femme de Pascal Picaut était fort inquiète.
Son mari avait quitté le logis vers quatreheures, c’est-à-dire au moment même où la colonne du généralDermoncourt sortait de Montaigu. Pascal devait aller, disait-il,régler un compte avec Courtin, de la Logerie, et, quoiqu’il fûtprès de huit heures, il n’était pas encore rentré.
Mais l’inquiétude de la pauvre femme étaitdevenue de l’angoisse quand elle avait à trois cents pas de samaison, entendu retentir les différents coups de feu tirés sur lesbords de la Boulogne.
Marianne Picaut attendait donc son mari avecla plus vive anxiété, et, de temps en temps, elle quittait sonrouet, installé au coin de la cheminée, pour aller écouter à laporte.
Les détonations éteintes, elle n’entendit plusrien, que le bruit du vent qui agitait la cime des arbres, ou lecri d’un chien qui, dans le lointain, poussait un hurlementplaintif.
Le petit Louis – l’enfant que Pascal aimaittant – vint à son tour, au bruit de ces coups de feu, s’informer sison oncle était rentré ; mais à peine avait-il montré sa joliepetite tête blonde et rose à la porte, que la voix de sa mère, quile rappelait durement, le fit disparaître.
Depuis quelques jours, Joseph était devenuplus hautain, plus menaçant, et, le matin même, avant de partirpour la foire de Montaigu, à laquelle il devait se rendre, il avaiteu avec son frère une scène qui, sans la patience du vieux soldat,fût certainement devenue une rixe.
La femme de Pascal n’osa donc pas allercommuniquer ses inquiétudes à sa belle-sœur.
Tout à coup, elle entendit un bruit de voixchuchotant avec mystère dans le verger qui précédait la chaumière.Elle se leva si précipitamment, qu’elle renversa son rouet.
Au même instant, la porte s’ouvrit, et JosephPicaut parut sur le seuil.
La présence de son beau-frère, que MariannePicaut attendait si peu en ce moment, un vague pressentiment demalheur qui vint la saisir à sa vue, produisirent sur la pauvreMarianne une si vive impression, qu’elle retomba sur sa chaise àdemi morte de terreur.
Cependant, Joseph s’avançait lentement, etsans proférer une parole, vers la femme de son frère, qui leregardait du même œil qu’elle eût regardé une apparition.
Arrivé près de la cheminée, Joseph, toujoursmuet, prit une chaise, s’assit et se mit à remuer les cendres dufoyer avec le bâton qu’il tenait à la main.
Comme il était entré dans le cercle de lumièreque renvoyait le foyer, Marianne put voir que son beau-frère, luiaussi, était fort pâle.
– Au nom du bon Dieu, Joseph, luidemanda-t-elle, qu’avez-vous ?
– Quels sont donc les patauds qui sont venuschez vous, ce soir, Marianne ? demanda le chouan répondant àune question par une autre question.
– Personne n’est venu, dit Marianne ensecouant la tête pour donner plus de force à sa dénégation.
Puis, à son tour :
– Joseph, dit-elle, vous n’avez pas rencontrévotre frère ?
– Qui donc l’avait emmené hors de chezlui ? demanda le chouan, qui semblait avoir pris le partid’interroger sans jamais vouloir répondre.
– Encore une fois, personne, je vousdis ; seulement, vers les quatre heures de l’après-midi, il aquitté la maison pour aller payer au maire de la Logerie lesarrasin que, la semaine dernière, il lui avait acheté pourvous.
– Le maire de la Logerie ? répliquaJoseph Picaut en fronçant le sourcil. Ah ! oui, maîtreCourtin… Encore un fier brigand, celui-là ! Il y a cependantlongtemps que je dis à Pascal, – et ce matin encore, je le lui airépété : « Ne tente pas le Dieu que tu renies, ou ilt’arrivera malheur ! »
– Joseph ! Joseph ! s’écriaMarianne, osez-vous bien mêler le nom de Dieu à ces paroles dehaine contre votre frère, qui vous chérit si bien, vous et lesvôtres, qu’il s’ôterait le pain de la bouche pour le donner à vosenfants ! Si le malheur veut qu’il y ait des discordes civilesdans notre pauvre pays, est-ce une raison pour que vous lesintroduisiez jusque dans notre chaumière ? Gardez votreopinion, mon Dieu, et laissez-lui la sienne ; la sienne estinoffensive, et la vôtre ne l’est pas. Son fusil reste accroché àla cheminée, ne se mêle à aucune intrigue et ne menace aucunparti ; tandis que, depuis six mois, il n’est pas de jour oùvous ne soyez sorti armé jusqu’aux dents ! tandis que, depuissix mois, il n’est point de menaces que vous n’ayez proféréescontre les gens des villes où j’ai mes parents, et même contrenous !
– Il vaut mieux sortir le fusil au poing, ilvaut mieux affronter les patauds, comme je le fais, que de trahirlâchement ceux au milieu desquels on vit, que d’amener chez nousles nouveaux bleus, que de leur servir de guide quand ils serépandent dans nos campagnes pour aller piller les châteaux de ceuxqui ont gardé la foi.
– Qui a servi de guide aux soldats ?
– Pascal.
– Quand cela ? où cela ?
– Ce soir, au gué de Pont-Farcy.
– Grand Dieu ! c’est du côté du gué quevenaient les coups de fusil ! s’écria Marianne.
Tout à coup, les yeux de la pauvre femmedevinrent fixes et hagards.
Ils venaient de s’arrêter sur les mains deJoseph.
– Vous avez du sang aux mains !s’écria-t-elle. À qui ce sang, Joseph ? dites-le-moi ! àqui ce sang ?
Le premier mouvement du chouan avait été decacher ses mains, mais il paya d’audace.
– Ce sang, répondit Joseph, dont le visage, depâle qu’il était, devint pourpre ; ce sang, c’est celui d’untraître à son Dieu, à son pays et à son roi ; c’est le sangd’un homme qui a oublié que les bleus avaient envoyé son père àl’échafaud et son frère au bagne, et qui n’a pas craint de servirles bleus !
– Vous avez tué mon mari ! vous avezassassiné votre frère ! s’écria Marianne en se dressant enface de Joseph avec une violence sauvage.
– Non, pas moi, dit Joseph.
– Tu mens !
– Je vous jure que ce n’est pas moi.
– Alors, si tu jures que ce n’est pas toi,jure aussi que tu m’aideras à le venger.
– Vous aider à le venger ! moi, JosephPicaut ? Non, non, répondit le chouan d’une voix sombre ;car, quoique je n’aie point porté la main sur lui, j’approuve ceuxqui l’ont frappé ; et, si j’avais été à leur place, quoiqu’ilfût mon frère, je jure Notre Seigneur que je l’aurais frappé commeeux !
– Répète ce que tu viens de dire, s’écriaMarianne ; car j’espère avoir mal entendu.
Le chouan répéta mot pour mot les mêmesparoles.
– Sois donc maudit alors, comme je lesmaudis ! s’écria Marianne en levant la main avec un gesteterrible au-dessus de la tête de son beau-frère ; et cettevengeance que tu répudies, et dans laquelle je t’enveloppe,fratricide d’intention, sinon de fait, nous resterons deux pourl’accomplir : Dieu et moi ! et, si Dieu me manque, ehbien, seule, j’y suffirai !
Puis, avec une énergie qui domina complètementle chouan :
– Et maintenant, où est-il ? repritMarianne ; qu’ont-ils fait de son corps ? Parle !mais parle donc ! Tu me rendras bien son cadavre, n’est-cepas ?
– Quand je suis arrivé au bruit des coups defusil, dit Joseph, il respirait encore. Je l’ai pris dans mes braspour l’apporter ici ; mais il est mort en chemin.
– Et, alors, tu l’as jeté dans un fossé commeun chien, n’est-ce pas, Caïn ? Oh ! moi qui ne voulaispas y croire, quand je lisais cela dans la Bible !
– Non, dit Joseph, je l’ai déposé dans leverger.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria lapauvre femme, dont tout le corps fut agité d’un tremblementconvulsif. Mon Dieu, peut-être t’es-tu trompé, Joseph… peut-êtrerespire-t-il encore ; peut-être, avec des soins, des secours,est-il possible de le sauver ! Viens avec moi, Joseph,viens ! et, si nous le retrouvons vivant, eh bien, je tepardonnerai d’être l’ami des meurtriers de ton frère…
Elle décrocha la lampe et s’élança vers laporte.
Mais, au lieu de la suivre, Joseph Picaut,qui, depuis quelques instants, prêtait l’oreille aux bruits dudehors, entendant ces bruits – qui étaient évidemment d’une troupeen marche – se rapprocher de la chaumière, attendit que le refletde la lampe que portait sa belle-sœur n’éclairât plus la porte dela maison, sortit par cette porte, contourna les bâtiments, et,franchissant la haie qui les séparait des champs, s’élança dans ladirection de la forêt de Machecoul, dont les masses noires sedessinaient à cinq cents pas de là.
La pauvre Marianne, de son côté, courait çà etlà dans le verger.
Éperdue, à moitié folle, elle promenait salampe autour d’elle, oubliant de concentrer ses regards sur lecercle de lumière que celle-ci projetait sur le gazon, il luisemblait que, pour retrouver le cadavre de son mari, ses yeuxperceraient les ténèbres.
Tout à coup, en passant à un endroit où deuxou trois fois déjà elle avait passé, elle trébucha, faillit tomber,et, dans ce mouvement, ses mains, en se portant vers la terre,rencontrèrent un corps humain adossé contre l’échalier.
Elle poussa un cri terrible, se précipita surle cadavre, l’embrassa étroitement ; puis, l’enlevant entreses bras comme, en d’autres circonstances, elle eût fait d’unenfant, elle le porta dans l’intérieur de la chaumière et le déposasur le lit.
Quelle que fût la mésintelligence qui régnaitentre les deux frères, la femme de Joseph se leva et accourut chezPascal.
En apercevant le cadavre de son beau-frère,elle tomba à genoux près du lit en sanglotant.
Marianne prit la lumière que sa belle-sœuravait apportée, – car, pour elle, elle avait laissé la sienne àl’endroit où elle avait retrouvé Pascal, – Marianne, disons-nous,prit la lumière et la promena sur le visage de son mari.
Pascal Picaut avait la bouche et les yeuxouverts comme s’il vivait encore.
Marianne mit vivement la main sur la poitrinedu cadavre : le cœur ne battait plus.
Alors, se tournant vers sa belle-sœur, quipleurait et priait toujours, la veuve de Pascal Picaut, dont lesyeux étaient devenus rouges et flamboyants comme les tisons del’âtre, s’écria :
– Voilà ce que les chouans ont fait de monmari ! voilà ce que Joseph a fait de son frère ! eh bien,sur ce cadavre, je jure de ne me donner ni paix ni trêve, jusqu’àce que les assassins aient payé le prix du sang !
– Et vous n’attendrez pas longtemps, pauvrefemme ! ou j’y perdrai mon nom, dit une voix d’homme derrièreles deux femmes.
Toutes deux se retournèrent et aperçurent unofficier enveloppé d’un manteau.
Cet officier était entré sans qu’ellesl’entendissent.
À la porte, on voyait dans l’ombre étincelerles baïonnettes.
On entendait hennir les chevaux, quirespiraient dans la brise l’odeur du sang.
– Qui êtes-vous ? demanda Marianne.
– Un vieux soldat comme votre mari, un hommequi a vu assez de champs de bataille pour qu’il ait le droit devous dire qu’il ne faut pas gémir sur le sort de ceux qui, commelui, tombent pour la patrie, mais qu’il faut les venger.
– Je ne gémis pas, monsieur, répondit la veuveen redressant la tête et en secouant ses cheveux épars. Que vousamène dans notre chaumière en même temps que le mort ?
– Votre mari devait nous servir de guide dansune expédition importante pour le salut de votre malheureuxpays : cette expédition peut empêcher que des flots de sang necoulent pour une cause perdue ; ne pourriez-vous me donnerquelqu’un pour le remplacer ?
– Rencontrerez-vous des chouans dans votreexpédition ? demanda Marianne.
– C’est probable, répondit l’officier.
– Eh bien, alors, c’est moi qui serai votreguide ! s’écria la veuve en décrochant le fusil de son mari,suspendu au manteau de la cheminée. Où voulez-vous aller ? Jevous conduis ; vous me payerez avec des cartouches.
– Nous voulons aller au château de Souday.
– Bien ; je vous y conduirai, je sais leschemins.
Et, jetant un dernier regard sur le cadavre deson mari, la veuve de Pascal Picaut sortit la première de samaison, suivie par le général.
La femme de Joseph resta à prier près du corpsde son beau-frère.
Nous avons laissé le jeune baron Michel sur lepoint de prendre un grand parti.
Seulement, au moment de prendre ce parti, ilavait entendu des pas dans le corridor.
Il s’était alors jeté sur son lit, les yeuxfermés, mais l’oreille ouverte.
Ces pas avaient passé et, un instant après,repassé devant sa porte sans s’arrêter.
Ce n’étaient point les pas de sa mère, cen’était point à lui que l’on en voulait.
Le jeune baron rouvrit les yeux, et, reprenantune position semi-verticale, se mit à réfléchir, assis sur sonlit.
Ses réflexions étaient graves.
Il fallait ou rompre avec sa mère, dont lesmoindres volontés étaient des lois pour lui, renoncer aux idéesambitieuses que celle-ci caressait pour son fils, et qui, parinstant, n’avaient point été sans séduire la vacillante imaginationdu jeune baron ; il fallait dire adieu aux honneurs dont laroyauté de juillet avait promis de ne point se montrer avare enversle jeune millionnaire, se lancer dans une équipée qui, à coup sûr,pouvait être sanglante, ramener à sa suite l’exil, la confiscation,la mort, mais que Michel, malgré sa jeunesse, jugeait, avecbeaucoup de bon sens, devoir demeurer impuissante ; il fallaittout cela, – ou bien se résigner et oublier Mary.
Disons-le, Michel réfléchit un instant, maisn’hésita point.
L’entêtement est la première conséquence de lafaiblesse, qui s’obstine parfois jusqu’à la férocité.
Trop de bonnes raisons aiguillonnaient,d’ailleurs, le désir du jeune baron pour qu’il y résistât.
L’honneur lui faisait un devoir de prévenir lecomte de Bonneville des dangers qui pouvaient le menacer, lui et lapersonne qu’il accompagnait.
Et, sur ce point, s’il se reprochait unechose, c’était d’avoir trop tardé.
Aussi, après quelques secondes de réflexion,prit-il son parti.
Malgré les précautions de sa mère, Michelavait lu assez de romans pour savoir comment, au besoin, une simplepaire de draps peut devenir une échelle fort satisfaisante etc’était ce à quoi, tout naturellement, il avait songé d’abord.Malheureusement, les fenêtres de sa chambre étaient juste au-dessusde celles de l’office, d’où l’on devait immanquablement le voirflotter entre ciel et terre lorsqu’il entreprendrait sa descente,quoique, comme nous l’avons dit, la nuit commençât à tomber ;en outre, il y avait si loin de sa chambre au sol, que, malgré sarésolution de conquérir au prix de mille dangers le cœur de cellequ’il aimait, notre jeune homme sentait une sueur froide passer surtout son corps, à l’idée de se trouver suspendu au-dessus d’unpareil abîme par un si fragile lien.
Il y avait, en face de ses fenêtres, un énormepeuplier du Canada dont les branches s’avançaient à quatre ou cinqpieds du balcon.
Descendre le long de ce peuplier, siinexpérimenté que fût Michel dans les exercices du corps, cela luisemblait facile ; mais il fallait atteindre les branches, etle jeune homme ne comptait point assez sur l’élasticité de sesjarrets pour l’essayer.
La nécessité le rendit ingénieux.
Il avait trouvé, en furetant dans la chambre,tout un attirail de pêche qui jadis lui avait servi à s’escrimercontre les carpes et les gardons du lac de Grand-Lieu, plaisirinnocent que la sollicitude maternelle, si exagérée qu’elle fût,avait cru pouvoir autoriser.
Il prit une de ses cannes de pêche, qu’ilmunit d’un hameçon.
Il déposa la canne dressée près de lafenêtre.
Il alla à son lit et prit un drap.
À l’extrémité du drap, il noua un chandelier,– il lui fallait un objet d’un certain poids : un chandeliertomba sous sa main, il prit un chandelier.
Il lança son chandelier de manière à le faireretomber de l’autre côté d’une des plus grandes branches dupeuplier.
Puis, avec le bout de sa ligne armée d’unhameçon, il saisit le bout flottant et le ramena à lui.
Après quoi, il lia les deux boutsénergiquement au balcon de sa fenêtre ; une espèce de pontsuspendu, d’une solidité à toute épreuve, se trouva ainsi établientre la fenêtre et le peuplier.
Le jeune homme se mit à califourchon sur cepont comme un matelot sur sa vergue, et, en avançant doucement, ileut bientôt atteint la branche, puis enfin la terre.
Alors, et sans se soucier si on le verrait ounon, il traversa la pelouse en courant et se dirigea vers Souday,dont, à présent, il savait le chemin mieux que personne.
Lorsqu’il fut à la hauteur de laRoche-Servière, il entendit une fusillade qui lui parut éclaterentre Montaigu et le lac de Grand-Lieu.
Son émotion fut vive et profonde.
Chacune des détonations qui lui arrivaientavec la brise produisait une commotion douloureuse qui serépercutait dans son cœur ; ce bruit, en effet, semblaitindiquer le danger, peut-être même l’agonie de ceux qu’il aimait,et cette pensée le glaçait d’épouvante ; puis, lorsqu’ilsongeait que Mary pouvait l’accuser, rejeter sur lui les malheursqu’il n’avait pas su écarter de sa tête et de celles de son père,de sa sœur et de leurs amis, ses yeux se remplissaient delarmes.
Aussi, loin de ralentir sa marche au bruit decette fusillade, ne pensa-t-il qu’à redoubler de vitesse ; dupas accéléré, il passa au pas de course, et arriva bientôt auxpremiers arbres de la forêt de Machecoul.
Là, au lieu de suivre la route, qui eûtretardé son arrivée de quelques minutes, il se jeta dans un sentierqu’il avait pris plus d’une fois dans ce même but de raccourcir sonchemin.
Sous la voûte obscure des arbres, tombant detemps en temps dans un fossé, se heurtant à une pierre,s’accrochant à un buisson, tant l’obscurité était grande, tant lesentier était étroit, il arriva enfin à ce que l’on appelle le valdu Diable.
Il franchissait le ruisseau qui en suit lefond, lorsqu’un homme s’élançant brusquement d’une touffe degenêts, se précipita sur lui et le saisit si brusquement, qu’il lerenversa en arrière dans le lit fangeux du ruisseau ; et, luifaisant sentir contre la tempe le froid du canon d’unpistolet :
– Pas un cri ! pas un mot ! ou vousêtes mort ! lui dit-il.
Cette position affreuse pour le jeune homme seprolongea pendant une minute qui lui sembla un siècle.
L’homme lui avait mis un genou sur lapoitrine, le maintenait renversé, et restait lui-même immobilecomme s’il attendait quelqu’un.
Enfin, voyant que ce quelqu’un ne venait pas,il poussa un cri de chat-huant.
Un cri semblable, venu de l’intérieur du bois,lui répondit ; puis le pas rapide d’un homme se fit entendre,et un nouveau personnage arriva sur le lieu de la scène.
– Est-ce toi, Picaut ? dit l’homme quitenait sous son genou le jeune baron.
– Non, ce n’est pas Picaut, réponditl’homme ; c’est moi.
– Qui, toi ?
– Moi, Jean Oullier ! répondit le nouveauvenu.
– Jean Oullier, s’écria le premier avec tantde joie, qu’il se dressa à moitié et soulagea d’autant sonprisonnier. Vrai, c’est vous ? vrai, vous avez échappé auxculottes rouges ?
– Oui, grâce à vous autres, mes amis ;mais nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons éviter degrands malheurs.
– Que faut-il faire ? Maintenant que tevoilà libre et que tu es avec nous, tout ira bien.
– Combien as-tu d’hommes avec toi ?
– Nous étions huit en sortant deMontaigu ; les gars de Vieille-Vigne nous ont ralliés :nous devons bien être quinze ou dix-huit à cette heure.
– Et des fusils ?
– Tous en ont.
– Bien. Où les as-tu égaillés ?
– Sur la lisière de la forêt.
– Il faut rassembler tout ton monde.
– Oui.
– Tu connais le carrefour desRagots ?
– Comme ma poche.
– Vous y attendrez les soldats, non pas enembuscade, mais à découvert ; tu ordonneras le feu quand ilsseront à vingt pas de tes hommes. Tuez-en le plus que vouspourrez ; ce sera toujours autant de vermine de moins.
– Bien ; et après ?
– Aussitôt les fusils déchargés, vous vousséparerez en deux bandes : l’une fuira par le sentier de laCloutière, l’autre par le chemin de Bourgnieux. Vous fuirez entiraillant, bien entendu ; faut leur donner du goût à voussuivre.
– Pour les détourner de leur route,quoi !
– Justement, Guérin ! c’est cela.
– Oui, mais…, et vous ?
– Moi, je cours à Souday. Il faut que j’y soisdans dix minutes.
– Oh ! oh ! Jean Oullier, fit lepaysan d’un air de doute.
– Eh bien, après ? demanda Jean Oullier.Se défie-t-on de moi, par hasard ?
– On ne dit pas qu’on se défie de toi, on ditqu’on ne se fie à aucun autre.
– Il faut que je sois dans dix minutes àSouday, te dis-je ; et, quand Jean Oullier dit ilfaut, c’est qu’il faut ! Toi, tu occuperas les soldatspendant une demi-heure, c’est tout ce que je te demande.
– Jean Oullier ! Jean Oullier !
– Quoi ?
– Eh bien, si les gars allaient ne pas vouloirattendre les culottes rouges à découvert ?
– Tu le leur ordonnerais, au nom du bonDieu !
– Si c’était toi qui leur ordonnât, ilsobéiraient ; mais, moi… avec ça qu’il y a là Joseph Picaut, ettu sais bien que Joseph Picaut ne fait qu’à sa manière.
– Mais, si je ne vas pas à Souday, qui ira àma place ?
– Moi, si vous voulez bien, monsieur JeanOullier, dit une voix qui semblait sortir de terre.
– Qui est-ce qui parle ? demanda legarde.
– Un prisonnier que je viens de faire,répondit le chouan.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Oh ! je ne lui ai pas demandé sonnom.
– Votre nom ? demanda durement JeanOullier.
– Je suis le baron de la Logerie, répliqua lejeune homme en parvenant à s’asseoir.
Car la main de fer du Vendéen s’étaitdesserrée, lui avait rendu la liberté de ses mouvements, et il enprofitait pour respirer.
– Ah ! le fils Michel… Encore vous parici ? murmura Jean Oullier à demi-voix et d’un tonfarouche.
– Oui ; lorsque M. Guérin m’a arrêté,j’allais justement à Souday prévenir mon ami Bonneville etPetit-Pierre que leur retraite était connue.
– Et comment saviez-vous cela ?
– Je l’ai appris hier au soir, en écoutant uneconversation de ma mère avec Courtin.
– Comment alors, ayant de si bellesintentions, avez-vous tant tardé à avertir votre ami ?repartit Jean Oullier avec un accent tout à la fois de doute etd’ironie.
– Parce que la baronne m’avait enfermé dans machambre, que cette chambre est située au second étage, que je n’aipu sortir que cette nuit, par la fenêtre, et au risque de metuer.
Jean Oullier réfléchît pendant quelquessecondes : ses préventions contre tout ce qui venait de laLogerie étaient si fortes, sa haine contre tout ce qui portait lenom de Michel était si profonde, qu’il lui répugna d’accepter lemoindre service du jeune homme ; car, malgré son accent denaïve franchise, le méfiant Vendéen se demandait encore si sa bonnevolonté ne cachait pas quelque trahison.
Cependant, il comprenait que Guérin avaitraison, que, seul, dans une circonstance suprême, il saurait donneraux chouans assez de confiance en eux-mêmes pour se laisser aborderpar leurs ennemis ; que, seul, il pourrait prendre les mesuresnécessaires pour ralentir la marche de ceux-ci.
D’un autre côté, il se disait que Michel,mieux qu’aucun des paysans, saurait expliquer au comte deBonneville le danger qui le menaçait, et, tout en rechignantencore, il se résigna à avoir une obligation au jeune rejeton de lafamille Michel.
Mais ce ne fut point sans murmurer :
– Ah ! louveteau ! il faut bien queje ne puisse faire autrement, va !
Puis, tout haut :
– Eh bien, soit, dit-il enfin. Allez-ydonc ! Mais avez-vous des jambes, au moins ?
– D’acier !
– Hum ! fit Jean Oullier.
– Si mademoiselle Bertha était là, elle vousle certifierait.
– Mademoiselle Bertha ? dit Jean Oullier,dont les sourcils se froncèrent.
– Oui ; c’est moi qui ai été chercher lemédecin pour le père Tinguy, et je n’ai mis que cinquante minutes àfaire deux lieues et demie, aller et retour.
Jean Oullier secoua la tête en homme qui estloin d’être convaincu.
– Occupez-vous de vos ennemis, dit Michel, etcomptez sur moi. Il vous fallait dix minutes pour aller àSouday ; moi, j’y serai dans cinq, je vous en réponds.
Et, le jeune homme secoua la fange dont ilétait couvert et s’apprêta à partir.
– Connaissez-vous bien le chemin ? luidemanda Jean Oullier.
– Si je le connais ! Comme les sentiersdu parc de la Logerie.
Et s’élançant dans la direction du château deSouday :
– Bonne chance, monsieur Jean Oullier !cria-t-il au Vendéen.
Jean Oullier resta un instant rêveur : laconnaissance que le jeune baron déclarait avoir des environs duchâteau de son maître le contrariait singulièrement.
– Bon, bon, dit-il enfin en grommelant, nousmettrons ordre à tout cela quand nous en aurons le temps.
Puis, à Guérin :
– Voyons, toi, dit-il, appelle les gars.
Le chouan déchaussa un de ses sabots, et,l’approchant de sa bouche, il souffla dedans de façon à imiter lehurlement du loup.
– Crois-tu qu’ils t’entendront ? demandaJean Oullier.
– À coup sûr ! J’ai pris le dessus duvent, pour les rallier au besoin.
– Alors, inutile de les attendre ici. Gagnonsle carrefour des Ragots ; tu les hauleras tout en marchant, etce sera autant de temps de gagné.
– Combien, à peu près, avez-vous d’avance surles soldats ? demanda Guérin en se jetant dans le fourré à lasuite de Jean Oullier.
– Une grande demi-heure ; ils se sontarrêtés à la ferme de la Pichardière.
– De la Pichardière ? fit Guérin devenurêveur.
– Sans doute ; le Pascal Picaut, qu’ilsauront réveillé, leur aura servi de guide. N’est-il pas homme àcela ?
– Le Pascal Picaut ne servira plus de guide àpersonne : le Pascal Picaut ne se réveillera plus ! ditGuérin d’une voix sombre.
– Ah ! ah ! dit Jean Oullier,tantôt… c’était donc lui ?
– Oui, c’était lui.
– Et vous l’avez tué ?
– Il se débattait, il appelait à l’aide ;les soldats étaient à demi-portée de fusil de nous. Il a bienfallu !
– Pauvre Pascal ! fit Jean Oullier.
– Oui, reprit Guérin, quoique pataud, c’étaitun brave homme.
– Et son frère ? demanda JeanOullier.
– Son frère ?…
– Oui, Joseph.
– Il regardait, dit Guérin.
Jean Oullier se secoua, comme un loup quireçoit dans le flanc une charge de chevrotines. Cette vigoureusenature avait accepté toutes les conséquences d’une lutte terrible,comme le sont d’ordinaire les luttes des guerres civiles ;mais il n’avait pas prévu celle-là, et elle le faisait frissonnerd’horreur.
Pour dérober son émotion à Guérin, il se mit àhâter le pas et, malgré les ténèbres, à franchir les cépées avec larapidité qu’il y mettait quand il appuyait ses chiens.
Guérin, qui, du reste, s’arrêtait de temps entemps pour souffler dans son sabot, avait peine à le suivre.
Tout à coup, il l’entendit qui sifflaitdoucement pour l’avertir de faire halte.
En ce moment, ils étaient arrivés à un endroitde la forêt que l’on appelle le saut de Baugé.
Ils n’étaient qu’à peu de distance ducarrefour des Ragots.
Le saut de Baugé est un marécage au-dessusduquel le chemin qui conduit à Souday monte presqueperpendiculairement.
C’est un des escarpements les plus abrupts decette montueuse forêt.
La colonne des culottes rouges, commeGuérin appelait les soldats, devait d’abord traverser cesmarécages, puis gravir cette côte rapide.
Jean Oullier était arrivé à l’endroit de laroute où le chemin s’étend, à l’aide de fascines, à travers lemarécage, pour monter ensuite la colline.
Arrivé là, il avait, comme nous l’avons dit,sifflé Guérin, qui le trouva réfléchissant.
– Eh bien, demanda Guérin, à quoipenses-tu ?
– Je pense, répondit Jean Oullier, que cecivaudrait peut-être mieux que le carrefour des Ragots.
– D’autant plus, dit Guérin, que voici unecharrette derrière laquelle on pourrait s’embusquer.
Jean Oullier, qui n’y avait pas faitattention, examina l’objet que lui indiquait son compagnon.
C’était une lourde voiture chargée de bois,que ses conducteurs avaient abandonnée pour la nuit au bord dumarais, sans doute parce que, surpris par l’obscurité, ilsn’avaient pas osé se hasarder sur l’étroit chemin qui, pareil à unpont, traversait le marais fangeux.
– J’ai une idée, dit Jean Oullier, enregardant alternativement la charrette et la colline qui sedressait comme un rempart sombre de l’autre côté du marais ;seulement, il faudrait…
Et Jean Oullier regarda autour de lui.
– Il faudrait, quoi ?
– Que les gars arrivassent.
– Les voici, dit Guérin. Tiens, regarde ;voici Patry, voici les deux frères Gambier, voilà les gens deVieille-Vigne, et puis Joseph Picaut.
Jean Oullier se détourna pour ne pas voircelui-ci.
Effectivement, les chouans arrivaient de tousles côtés ; il en sortait un de derrière chaque haie, il ensurgissait un de chaque buisson.
Bientôt ils furent tous réunis.
– Mes gars, leur dit Jean Oullier, depuis quela Vendée est Vendée, c’est-à-dire qu’elle se bat, jamais sesenfants ne se sont trouvés plus qu’aujourd’hui dans l’obligation demontrer leur cœur et leur foi. Si nous n’arrêtons pas les soldatsde Louis-Philippe, je crois qu’un grand malheur arrivera ; unmalheur tel, mes enfants, que toute la gloire dont notre pays s’estcouvert en sera effacée. Quant à moi, je suis bien décidé à laissermes os dans le saut de Baugé avant de permettre que cette infernalecolonne aille plus loin.
– Nous aussi, Jean Oullier, dirent toutes lesvoix.
– Bien ! je n’attendais pas moins deshommes qui m’ont suivi depuis Montaigu pour me délivrer, et qui yont réussi. Voyons, pour commencer, cela vous effrayerait-il, dem’aider à pousser cette charrette jusqu’au haut de lacôte ?
– Essayons, dirent les Vendéens.
Jean Oullier se mit à leur tête, et la lourdevoiture, que les uns poussaient par les roues, les autrespar-derrière, tandis que huit ou dix la tiraient par les brancards,traversa sans encombre le marais, et fut hissée plutôt que traînéesur le sommet de l’escarpement.
Lorsque Jean Oullier l’eut calée avec despierres, de façon qu’elle ne redescendît pas d’elle-même, entraînéepar son propre poids, cette rampe qu’elle avait eu tant de peine àgravir :
– Maintenant, dit-il, vous allez vousembusquer de chaque côté du marais, moitié à droite, moitié àgauche, et, quand il sera temps, c’est-à-dire quand jecrierai : « Feu ! » vous tirerez. Si lessoldats se retournent et vous suivent, comme je l’espère, battezdoucement en retraite du côté de Grand-Lieu, toujours de façon àles entraîner à votre poursuite, à dégager Souday, où ils veulentarriver. Si, au contraire, ils continuent leur chemin à grandecourse, alors, chacun de notre côté, nous irons les attendre aucarrefour des Ragots. C’est là qu’il s’agira de tenir ferme et demourir à son poste.
Les chouans allèrent s’embusquer aux deuxcôtés du marécage ; Jean Oullier resta seul avec Guérin.
Alors, il se jeta à plat ventre, collant sonoreille contre terre :
– Ils approchent, dit-il ; ils suivent lechemin de Souday comme s’ils le connaissaient. Qui diable peut doncles conduire, puisque Pascal Picaut est mort ?
– Ils auront trouvé à la ferme quelque paysanqu’ils auront contraint.
– Alors, c’en est encore un qu’il faudra leurenlever… En fin fond de forêt de Machecoul, sans guide, il n’enrentrera pas un dans Montaigu !
– Ah çà ! mais tu n’as pas d’armes, JeanOullier.
– Moi, répliqua le vieux Vendéen en riantentre ses dents, j’en ai une qui en abattra plus que ta carabine,et, dans dix minutes, sois tranquille, si tout va comme jel’espère, les fusils ne seront pas rares le long du saut deBaugé.
En achevant ces mots, Jean Oullier se releva,et, remontant la pente qu’il avait descendue à moitié pour faireprendre à ses hommes leurs dispositions de bataille, il serapprocha de la charrette.
Il était temps : comme il arrivait ausommet de la colline, il entendit sur la descente le bruit despierres qui roulaient sous les pieds des chevaux, et il vit deux outrois étincelles que leurs fers tiraient des cailloux.
L’air, en outre, était imprégné de cefrémissement qui, dans la nuit, annonce l’approche d’une troupearmée.
– Allons, va rejoindre les hommes, dit-il àGuérin ; moi, je reste ici.
– Pourquoi faire ?
– Tu le verras tout à l’heure.
Guérin obéit.
Jean Oullier se glissa sous la charrette etattendit.
À peine Guérin avait-il pris son poste près deses compagnons, que les deux chasseurs d’avant-garde se trouvèrentau bord du marécage.
Voyant la difficulté du terrain, ilss’arrêtèrent hésitants.
– Tout droit ! cria une voix fermementaccentuée, quoique avec un timbre féminin, tout droit !
Les deux chasseurs s’engagèrent dans lemarécage, et, grâce au chemin tracé par les fascines, ils letraversèrent sans accident, et se mirent alors à gravir la hauteur,se rapprochant de plus en plus de la charrette et, par conséquentde Jean Oullier.
Lorsqu’ils ne furent plus qu’à vingt pas delui, Jean Oullier, toujours sous la charrette, se suspendit par lesmains à l’essieu, par les pieds aux barres de devant, et demeuraimmobile.
Bientôt les deux chasseurs d’avant-gardearrivèrent à la hauteur de la charrette.
Ils l’examinèrent attentivement, du haut deleur monture ; mais, ne voyant rien qui pût exciter leurméfiance, ils continuèrent leur chemin.
Le gros de la colonne était alors au bord dumarais.
La veuve passa d’abord, puis le général, puisles chasseurs.
Derrière les chasseurs, vint l’infanterie.
On traversa le marécage dans cet ordre.
Mais, au moment où l’on atteignait le bas dela pente, un bruit semblable au roulement du tonnerre partit dusommet de l’escarpement que les soldats allaient gravir ; lesol trembla sous leurs pas, et une sorte d’avalanche descendit duhaut de la colline avec la rapidité de la foudre.
– Rangez-vous ! cria Dermoncourt d’unevoix qui dominait tout cet horrible fracas.
Et, saisissant la veuve par le bras, il donnaun coup d’éperon à son cheval, qui bondit et se jeta dans lesbuissons.
Le général avait surtout pensé à songuide : c’était pour le moment ce qu’il avait de plusprécieux.
Son guide et lui étaient sauvés.
Mais les soldats, pour la plupart, n’eurentpas le temps d’exécuter l’ordre de leur chef. Paralysés par lebruit étrange qu’ils entendaient, ne sachant à quel nouvel ennemiils avaient affaire, aveuglés par les ténèbres, se sentantenveloppés par le danger, ils demeurèrent au milieu du chemin, etla charrette – car c’était elle que Jean Oullier avait lancée surla déclivité de la route – troua leur masse comme eût pu le faireun énorme boulet, et s’abattit au milieu d’eux, tuant ceux qui setrouvaient sous ses roues, blessant ceux qu’elle couvrait de sesdébris.
Un moment de stupeur suivit cettecatastrophe ; mais elle n’eut point de prise sur Dermoncourt,qui, d’une voix forte, cria :
– En avant, soldats ! en avant ! etsortons au plus vite de ce coupe-gorge.
Au même instant, une voix non moins forte quecelle du général cria :
– Feu, les gars !
Un éclair sortit de chacun des buissons quibordaient le marécage, et une pluie de balles vint crépiter autourde la petite colonne.
La voix qui avait commandé le feu s’était faitentendre en avant de la colonne, les coups de feu pétillaientderrière elle ; le général, vieux loup de guerre, aussi ruséque Jean Oullier, comprit la manœuvre.
On voulait le détourner de son chemin.
– En avant ! cria-t-il ; ne perdezpas votre temps à riposter… En avant ! en avant !
La troupe prit le pas de course, et, malgré lafusillade, elle arriva au sommet de la colline.
En même temps que le général et les soldatsaccomplissaient leur mouvement ascensionnel, Jean Oullier, semasquant derrière les bruyères, descendait rapidement la colline etse retrouvait au milieu de ses compagnons.
– Bravo ! lui dit Guérin. Ah ! sinous avions eu seulement dix bras comme les tiens et quelquescharrettes de bois comme celle-là, nous serions à cette heuredélivrés de ces maudits soldats.
– Hum ! répondit Jean Oullier, je ne suispas aussi satisfait que toi. J’avais espéré qu’ils retourneraienten arrière, et il n’en est rien : ils m’ont tout l’air decontinuer leur route. Au carrefour des Ragots, donc ! et aussivite que nos jambes pourront nous y porter.
– Qui donc prétend que les culottes rougescontinuent leur route ? demanda une voix.
Jean Oullier s’approcha de la clairièremarécageuse d’où cette voix était partie et reconnut JosephPicaut.
Le Vendéen, un genou en terre et son fusilprès de lui, vidait consciencieusement les poches de trois soldatsque l’énorme projectile de Jean Oullier avait renversés etécrasés.
Le vieux garde se détourna avec dégoût.
– Écoutez Joseph, dit Guérin parlant bas àl’oreille de Jean Oullier ; écoutez-le ; car il y voit lanuit comme les chats, et son conseil n’est point à dédaigner.
– Eh ! je prétends, moi, continua JosephPicaut en enfermant son butin dans un bissac qu’il portait toujoursavec lui, je prétends, moi, que, depuis qu’ils sont arrivés aufaîte de la montagne, les bleus n’ont point bougé de place. Vousn’avez donc pas d’oreilles, vous autres, que vous ne les entendezpas qui trépignent là-haut comme des moutons dans leur parc ?Eh bien, si vous ne les entendez pas, je les entends, moi.
– Il faudrait s’en assurer, dit Jean Oullier àGuérin, évitant ainsi de répondre à Joseph.
– Vous avez raison, Jean Oullier, et j’y vaismoi-même, répondit Guérin.
Le Vendéen traversa le marais, se jeta dansles roseaux, gravit la moitié de la rampe, puis, arrivé là, secoucha à plat-ventre, rampant comme une couleuvre le long desrochers, et glissant si doucement entre les bruyères, que c’était àpeine si son passage agitait leur cime.
Il arriva ainsi jusqu’aux deux tiers de lacolline.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à trente pas du pointculminant, il se redressa, mit son chapeau au bout d’une branche,et l’agita au-dessus de sa tête.
Aussitôt un coup de feu, parti de la hauteur,fit voler le chapeau de Guérin à vingt pas de son propriétaire.
– Il a raison, dit Jean Oullier, qui entenditd’en bas la détonation. Mais comment se fait-il qu’ils renoncent àleur projet ? Leur guide a-t-il été tué ?
– Leur guide n’a pas été tué, dit JosephPicaut d’une voix sinistre.
– Tu l’as donc vu ? demanda unevoix ; car Jean Oullier semblait décidé à ne plus adresser laparole à Picaut.
– Oui, répondit le chouan.
– Reconnu ?
– Oui.
– Alors, murmura Jean Oullier se parlant àlui-même, c’est qu’ils n’aiment pas les fondrières, et que l’airdes marais leur semble malsain. Derrière ces rochers, ils sont àl’abri de nos balles, et ils y vont sans doute demeurer jusqu’aujour.
Effectivement, on aperçut bientôt de faibleslueurs briller sur la hauteur ; puis, peu à peu, ces lueurss’activèrent, grandirent, et quatre ou cinq feux éclairèrent deleurs reflets sanglants les maigres buissons qui poussaient entreles interstices des roches.
– Voilà qui est bien étrange, si leur guideest encore avec eux, dit Jean Oullier. Enfin, c’est possible, et,comme, s’ils changent d’idée, c’est toujours par le carrefour desRagots qu’ils doivent passer…
Il regarda autour de lui, et, voyant Guérinqui était revenu prendre sa place à son côté :
– Tu vas, continua-t-il, t’y rendre avec teshommes, Guérin.
– Bien, fit celui-ci.
– S’ils continuent leur route, tu sais ce quetu as à faire ; si au contraire, ils ont décidément établileur bivac[4] au saut de Baugé, dans une heure tupourras les laisser grelotter à leur aise autour de leur feu :il sera inutile de les attaquer.
– Pourquoi cela ? dit Joseph Picaut.
Interpellé directement comme chef, et surl’ordre donné par lui, Jean Oullier fut forcé de répondre.
– Parce que, dit-il, c’est un crime d’exposerinutilement la vie de braves gens.
– Dites tout simplement, Jean Oullier…
– Quoi ? demanda le vieux gardeinterrompant vivement Joseph Picaut.
– Dites : « Parce que mes maîtres,les nobles que je sers, n’ont plus besoin de la vie de ces bravesgens. » Et, cette fois-là, vous direz la vérité, JeanOullier.
– Qui est-ce qui dit que Jean Oullier a jamaismenti ? demanda le vieux garde en fronçant le sourcil.
– Moi ! dit Joseph Picaut.
Jean Oullier serra les dents, mais secontint ; il semblait décidé à n’avoir ni amitié ni rixe avecl’ex-galérien.
– Moi ! répéta celui-ci ; moi quiprétends que ce n’est point par souci de nos corps que vous vouleznous empêcher de profiter de notre victoire, mais parce que vous nenous avez fait battre que pour empêcher les culottes rouges d’allerpiller le château de Souday.
– Joseph Picaut, répliqua Jean Oullier aveccalme, quoique nous portions la même cocarde, nous ne suivons pasles mêmes voies et ne tendons pas au même but. J’ai toujours penséque, quelles que fussent leurs opinions, les hommes étaient frères,et je ne me plais pas à voir répandre inutilement le sang de monfrère… Quant à ce qui est de mes relations avec mes maîtres, j’aitoujours regardé l’humilité comme le premier devoir d’un chrétien,surtout lorsque ce chrétien est un pauvre paysan comme vous et moi.Enfin, j’ai toujours envisagé l’obéissance comme la plus impérieuseloi du soldat. Je sais que vous ne pensez pas ainsi ; tant pispour vous ! En d’autres circonstances, je vous eusse peut-êtrefait repentir de ce que vous venez de dire ; mais, en cemoment, je ne m’appartiens pas… rendez-en grâce à Dieu !
– Eh bien, dit en ricanant Joseph Picaut,quand vous serez redevenu propriétaire de votre individu, voussavez où me trouver, n’est-ce pas, Jean Oullier ? et vous neme chercherez pas longtemps.
Puis, se retournant vers la petitetroupe :
– Maintenant, dit-il, si parmi vous autres ilen est qui pensent qu’il est fou d’attendre le lièvre à l’affût,quand on peut le prendre au gîte, que ceux-là viennent avecmoi.
Et il fit un mouvement pour s’éloigner.
Personne ne bougea ; personne même nerépondit.
Joseph Picaut, voyant le silence général quiaccueillait sa proposition, fit un geste de colère et s’enfonçadans le hallier.
Jean Oullier prit ses paroles pour uneforfanterie et se contenta de hausser les épaules.
– Allons, allons, vous autres, dit JeanOullier aux chouans, au carrefour des Ragots, et vivement !Suivez le lit du ruisseau jusqu’à la taille des Quatre-Vents, et,dans un quart d’heure, vous y serez.
– Et toi, Jean Oullier ? demandaGuérin.
– Moi, répondit le vieux garde, je cours àSouday ; je veux m’assurer que ce Michel a rempli samission.
La petite troupe s’éloigna obéissante,suivant, comme l’avait dit Jean Oullier, le cours du ruisseauqu’elle descendait.
Le vieux garde resta seul.
Il écouta pendant quelques instants le bruitde l’eau que les chouans agitaient en marchant ; mais bientôtce bruit finit par se confondre avec celui des cascatelles, et JeanOullier tourna la tête du côté des soldats.
Les rochers sur lesquels la colonne avait faithalte formaient une petite chaîne qui allait de l’est à l’ouest,dans la direction de Souday.
À l’est, elle se terminait à deux cents pasenviron de l’endroit où s’était passée la scène que nous venons deraconter, finissant par une pente douce qui allait aboutir auruisseau dont les chouans avaient remonté le cours pour tourner lecampement des soldats.
Du côté de l’ouest, elle se prolongeaitpendant une demi-lieue à peu près, et plus elle avançait du côté deSouday, plus elle devenait escarpée, plus elle s’élevait, plus sesflancs étaient abrupts et dénués de végétation.
De ce côté, elle se terminait par un véritableprécipice, formé d’énormes rochers perpendiculaires, quisurplombaient le ruisseau mouillant leur base.
Une ou deux fois peut-être dans sa vie, etpour gagner de vitesse le sanglier que ses chiens poursuivaient,Jean Oullier s’était risqué à descendre ce précipice.
Cette descente s’était opérée par un sentierperdu dans les touffes de genêts, large d’un pied à peine, et quel’on appelait la viette des Biques, c’est-à-dire lesentier des chèvres.
Ce sentier n’était connu que de quelqueschasseurs.
Mais Jean Oullier lui-même l’avait descenduavec tant de difficultés et en affrontant de si grands périls,qu’il lui semblait impossible que l’on pût, pendant la nuit, avoirl’idée d’utiliser ce passage.
Si le chef de la colonne ennemie voulaitcontinuer son mouvement agressif contre Souday, il devait donc, ousuivre le chemin, et alors rencontrer les chouans au carrefour desRagots, ou prendre par la pente praticable, c’est-à-dire revenirsur ses pas, et suivre le ruisseau que les Vendéens venaient deremonter.
Mais le ruisseau recevait, à quelques pas delà, un affluent considérable : il devenait torrent et torrentprofond et rapide ; ses bords étaient garnis de ronces qui lesrendaient impénétrables. Il n’y avait donc aucun danger à redouterde ce côté.
Et cependant, par une espèce de pressentiment,Jean Oullier n’était pas tranquille.
Il lui semblait tout à fait extraordinaire quela volonté de Dermoncourt eût ainsi cédé à la première attaque, etque le général eût si subitement et si facilement renoncé à sondessein de marcher sur Souday.
Au lieu de s’éloigner, comme il l’avait dit,il regardait donc les hauteurs d’un air pensif et inquiet,lorsqu’il lui sembla que les feux perdaient de leur vivacité et deleur éclat, et que la lumière qu’ils projetaient sur les rochersqui leur servaient d’abri devenait de plus en plus pâle.
Jean Oullier eut bien vite pris sonparti ; il s’élança par le même chemin qu’avait pris Guérin,et en employant la même tactique que lui ; seulement, il nes’arrêta point, comme Guérin, aux deux tiers de la montée : ilcontinua de ramper jusqu’à ce qu’il fût au pied des blocs de pierrequi entouraient la hauteur d’une espèce de ceinture.
Puis il écouta ; mais il n’entendit aucunbruit.
Alors, il se dressa doucement sur ses pieds,et, par l’intervalle que laissaient entre elles deux énormesroches, il regarda et ne vit rien.
La place était déserte, les feux étaientsolitaires, et les branches de genêt dont on les avait couvertscrépitaient seules en s’éteignant dans le silence.
Jean Oullier gravit un versant des rochers, selaissa glisser sur l’autre, et tomba à la place où il avait supposéles soldats.
Les soldats avaient disparu.
Alors, il poussa un cri terrible, cri de rageet d’appel à ses compagnons, et, avec la légèreté d’un daimpoursuivi, en appelant à ses muscles d’acier, il s’élança le longde la chaîne de rochers, dans la direction de Souday.
Il n’y avait plus à en douter, le guideinconnu, ou plutôt connu de Joseph Picaut seul, avait dirigé lessoldats du côté de la viette des Biques.
Quelles que fussent les difficultés que lanature du terrain opposait à la marche de Jean Oullier, glissantsur les roches plates couchées dans la mousse comme autant depierres funèbres, se heurtant aux rocs de granit qui se dressaientsur la bruyère comme des soldats en sentinelle, s’enchevêtrant lespieds dans les ronces qui lui déchiraient la chair, il ne mit pasplus de dix minutes à parcourir la colline dans toute salongueur.
Arrivé à son extrémité, il escalada un derniermonticule qui dominait le vallon, et aperçut les soldats.
Ils achevaient de franchir la déclivité de lacolline ; ils s’étaient hasardés, contre toute attente dans laviette des Biques, et, à la lueur des torches qu’ils avaientallumées pour éclairer leurs pas, on voyait leur file serpenter lelong de l’abîme.
Jean Oullier se cramponna à l’énorme pierresur laquelle il était monté, la secoua, espérant l’ébranler et lafaire rouler sur leurs têtes.
Mais les efforts de cette rage folle furentimpuissants, et un ricanement moqueur répondit aux imprécationsdont il les accompagnait.
Jean Oullier se retourna, pensant que Satanseul pouvait rire ainsi.
Le rieur était Joseph Picaut.
– Eh bien, maître Jean, dit celui-ci ensortant d’une touffe de genêts, m’est avis que mon affût valaitmieux que le vôtre ; seulement, vous m’avez fait perdre montemps : je suis arrivé trop tard, et il en pourra cuire à vosamis.
– Mon Dieu, mon Dieu, s’écria Jean Oullier enprenant ses cheveux à pleines mains, qui donc a pu les conduire parla viette des Biques ?
– En tout cas, dit Joseph Picaut, celle quiles y a conduits ne les ramènera ni par ce chemin ni par un autre.Regarde-la bien maintenant, Jean Oullier, si tu tiens à la voirvivante.
Jean Oullier se pencha de nouveau.
Les soldats avaient traversé le ruisseau, ilsse reformaient autour du général. Au milieu d’eux, à cent pas àpeine, mais séparée des deux hommes par un abîme, on apercevait unefemme, les cheveux épars, qui, du doigt, indiquait au général lechemin qu’il devait suivre.
– Marianne Picaut, s’écria Jean Oullier.
Le chouan ne répondit rien ; mais il mitson fusil sur l’épaule et chercha lentement son point de mire.
Jean Oullier s’était retourné au bruitqu’avait fait le chien en s’armant. Au moment où le tireur allaitappuyer sur la gâchette, il releva brusquement le canon dufusil.
– Malheureux ! lui dit-il, laisse-lui aumoins le temps d’ensevelir ton frère.
Le coup partit en l’air ; la balle allase perdre dans l’espace.
– Tiens ! s’écria Joseph Picaut furieux,en saisissant son fusil par le canon, et en déchargeant un coupterrible par la crosse sur la tête de Jean Oullier, qui nes’attendait point à cette attaque ; tiens ! les blancscomme toi, je les traite comme des bleus !
Malgré sa force herculéenne, le vieux Vendéentomba d’abord sur les genoux, puis, ne pouvant pas même semaintenir dans cette position, roula le long du rocher. Dans cettechute, il voulut se retenir à une touffe de bruyère que sa mainavait saisie instinctivement ; mais peu à peu il la sentit quicédait sous le poids de son corps.
Tout étourdi qu’il était, Jean Oullier n’avaitcependant pas tout à fait perdu connaissance, et, s’attendant àchaque instant à sentir se briser dans ses doigts les rameauxfragiles qui le soutenaient au-dessus de l’abîme, il recommandaitson âme à Dieu.
En ce moment, il entendit quelques détonationsd’armes à feu retentir sur la bruyère, et, à travers ses paupièresà moitié fermées, vit briller comme des étincelles.
Espérant que c’étaient les chouans quiarrivaient, conduits par Guérin, il essaya de crier ; mais illui sembla que sa voix était emprisonnée dans sa poitrine, et nepouvait soulever cette espèce de main de plomb qui arrêtait lesouffle sur ses lèvres.
Il était comme un homme en proie à un affreuxcauchemar, et la douleur que lui causait l’attente devint siviolente, qu’il croyait – oubliant le coup qu’il avait reçu – voirruisseler de son front sur sa poitrine une sueur de sang.
Peu à peu, ses forces l’abandonnèrent, sesdoigts se détendirent, ses muscles se relâchèrent, et l’angoissequ’il ressentait devint d’autant plus terrible, qu’il lui semblaitque c’était volontairement qu’il abandonnait les branches qui lemaintenaient au-dessus du vide.
Bientôt il lui parut qu’il était attiré versl’abîme comme par une force irrésistible ; ses doigtsquittèrent leur dernier appui.
Mais, au moment même où il s’imaginait qu’ilallait entendre l’air tourbillonner et siffler à son passage, qu’ilallait sentir la pointe aiguë des rochers déchirer son corps, desbras vigoureux le tirèrent et le transportèrent sur une petiteplate-forme qui s’étendait à quelques pas du précipice.
Il était sauvé !
Seulement, ces bras le secouaient bienbrutalement pour être des bras amis.
Le lendemain de l’arrivée du comte deBonneville et de son compagnon au château de Souday, le marquisétait revenu de son expédition, ou plutôt de sa conférence.
En descendant de cheval, le digne gentilhommemanifesta une humeur massacrante.
Il gourmanda ses filles, qui n’étaient pasvenues au-devant de lui au moins jusqu’à la porte, pesta après JeanOullier, qui avait pris la licence d’aller à la foire de Montaigusans son consentement, et querella la cuisinière, qui, à défaut deson majordome, était venue lui tenir l’étrier et qui, au lieu delui tenir celui de droite, tirait de toutes ses forces surl’étrivière de gauche ; ce qui força le marquis à descendre ducôté opposé au perron.
En entrant dans le salon, M. de Soudaycontinua d’exhaler sa colère par des monosyllabes qui avaient unetelle énergie, que Bertha et Mary, si accoutumées que fussent leursoreilles aux licences de langage que se permettait le vieil émigré,ne savaient plus quelle contenance garder.
Vainement elles essayèrent leurs plus doucescâlineries pour dérider le front soucieux de leur père : rienn’y faisait, et, tout en chauffant ses pieds au feu de la cheminée,le marquis continuait de frapper sur ses grandes bottes avec lefouet qu’il tenait à la main, paraissant très-désolé que lesditesbottes ne fussent pas MM. tels et tels, auxquels il adressait, enmême temps qu’il jouait avec le manche de son fouet, les épithètesles plus malsonnantes.
Décidément, le marquis était furieux.
En effet, depuis quelque temps, il se blasaitsur les plaisirs de la chasse ; il s’était surpris bâillant enaccomplissant le whist qui terminait régulièrement toutes sessoirées ; les jouissances du faire-valoir lui semblaientinsipides et le séjour de Souday lui était devenu nauséabond.
En outre, jamais, depuis dix ans, ses jambesn’avaient eu autant d’élasticité ; jamais sa poitrine n’avaitrespiré si libre ; jamais son cerveau n’avait été aussientreprenant.
Il entrait dans cet été de la Saint-Martin desvieillards, époque où leur esprit jette une lueur plus vive avantde pâlir, où leur corps rassemble toutes ses forces, comme pour sepréparer à la dernière lutte ; et le marquis, se trouvant plusgaillard, plus dispos qu’il ne l’était depuis de longues années,mal à l’aise dans le petit cercle de ses occupations ordinaires,devenues insuffisantes, sentant l’ennui le gagner, avait pensé queles émotions d’une nouvelle Vendée iraient merveilleusement à sanouvelle jeunesse, et n’avait pas douté un instant qu’il neretrouvât dans la vie accidentée du partisan ces profondesjouissances dont le souvenir seul charmait ses vieux jours.
Il avait donc accueilli avec enthousiasmel’annonce d’une prise d’armes, et une commotion politique de cetteespèce, venue à point, lui prouvait, une fois de plus ce que déjàbien des fois il avait supposé dans son placide et naïfégoïsme : à savoir, que le monde entier avait été créé etmanœuvrait pour la plus complète satisfaction d’un aussi dignegentilhomme que l’était M. le marquis de Souday.
Mais il avait trouvé, chez sescoreligionnaires, une tiédeur, un désir d’atermoiement quil’avaient exaspéré.
Les uns avaient prétendu que l’esprit publicn’était pas mûr ; les autres, qu’il était imprudent de riententer sans s’être assuré d’une défection dans l’armée ; lesautres avaient avancé que l’enthousiasme religieux et politiqueétait singulièrement refroidi chez les paysans, qu’il seraitdifficile de les conduire au combat ; et l’héroïque marquis,qui ne pouvait comprendre que la France entière ne fût pas prête,alors qu’une petite campagne lui semblait un passe-temps tout àfait agréable, que Jean Oullier avait fourbi sa meilleure carabine,que ses filles lui avaient brodé une écharpe et un cœur sanglant,le marquis, disons-nous, avait rompu brusquement en visière avecses amis et avait regagné son château sans vouloir en écouterdavantage.
Mary, qui savait à quel point son pèrerespectait la tradition de l’hospitalité, profita d’unerecrudescence de mauvaise humeur chez le digne gentilhomme pour luiannoncer doucement la présence du comte de Bonneville au château,espérant opérer ainsi une diversion au courroux que manifestaitl’irascible vieillard.
– Bonneville ! Bonneville !Qu’est-ce que c’est que cela, Bonneville ? grommelait lemarquis de Souday. Quelque pancalier[5] ouquelque avocat ; un de ces officiers poussés tout épauletés,ou un de ces bavards qui n’ont jamais fait feu que de lalangue ; un mirliflore qui va nous prouver qu’il fautattendre, laisser Philippe user sa popularité ! comme si, ensupposant que cela fût nécessaire, une popularité, il n’était pasbien plus simple et bien plus facile d’en acquérir une à notreroi !
– Je vois que M. le marquis est pour une prised’armes immédiate, fit une petite voix douce et flûtée, à côté dumarquis de Souday.
Celui-ci se retourna et aperçut un tout jeunehomme, vêtu en paysan, qui, appuyé comme lui à la cheminée, sechauffait comme lui les pieds au foyer.
L’étranger était entré sans bruit par uneporte latérale, et le marquis, qui, du reste, lui tournait le dosau moment de son entrée, emporté par la chaleur de sesimprécations, n’avait pas pris garde aux signes par lesquels sesfilles l’avertissaient de la présence d’un de leurs hôtes.
Petit-Pierre – car c’était lui – paraissaitavoir de seize à dix-huit ans ; mais il était bien mince etbien frêle pour son âge ; sa figure était pâle, et les longuesboucles de cheveux noirs qui l’encadraient en faisaient encoreressortir la blancheur ; ses grands yeux bleus rayonnaientd’intelligence et de courage ; sa bouche, fine et légèrementretroussée dans les coins, s’animait d’un sourire malicieux ;son menton, fortement proéminent, indiquait une force de volontépeu commune ; enfin, un nez légèrement aquilin complétait unephysionomie dont la distinction contrastait étrangement avec soncostume.
– M. Petit-Pierre, dit Bertha en prenant lamain du nouveau venu et en le présentant à son père.
Le marquis fit une profonde inclination, àlaquelle le jeune paysan répondit par un salut des plusgracieux.
Le vieil émigré n’était que légèrementintrigué par le costume et par le nom de Petit-Pierre : lagrande guerre l’avait habitué à ces sobriquets sous lesquels lesgens de la plus haute naissance dissimulaient leurs qualités, auxtravestissements sous lesquels ils cherchaient à cacher leurdistinction native ; ce qui le préoccupait singulièrement,c’était l’excessive jeunesse de son hôte.
– Mesdemoiselles de Souday m’ont dit,monsieur, qu’elles avaient été assez heureuses pour pouvoir être,hier au soir, de quelque utilité à vous et à votre ami M. le comtede Bonneville ; ce m’est un double regret d’avoir été absentde ma maison. Sans la désagréable corvée que ces messieurs m’ontfait faire, j’aurais eu l’honneur de vous ouvrir moi-même monpauvre château. Enfin, j’espère que ces péronnelles auront comprisqu’il était de leur devoir de me remplacer convenablement, et querien de ce que comporte notre médiocre position n’aura été épargnépour vous rendre ce maussade séjour supportable.
– Votre hospitalité, monsieur le marquis, nepouvait que gagner à être exercée par d’aussi gracieuxintermédiaires, répondit galamment Petit-Pierre.
– Humph ! fit le marquis en allongeant lalèvre inférieure ; en d’autres temps que ceux où nous sommes,elles pourraient assez bien s’entendre à procurer quelquesdivertissements à leurs hôtes. Bertha, que voici, relève fortproprement une brisée et détourne un sanglier comme personne. Mary,de son côté, n’a point sa pareille pour connaître les gaulées quehantent les bécasses. Mais, à part une certaine force au whistqu’elles tiennent de moi, je les regarde comme tout à faitimpropres à faire les honneurs d’un salon ; et, pour quelquetemps, nous voici confinés en tête à tête avec nos tisons, ajoutaM. de Souday en rapprochant ceux de son foyer par un coup de piedqui témoignait de la persistance de sa colère.
– Je crois que bien peu de femmes de la courpossèdent autant de grâce et de distinction que ces demoiselles, etje vous assure qu’il n’en est pas qui allient ces qualités à lanoblesse de cœur et de sentiments dont vos deux filles, monsieur lemarquis, ont donné des preuves.
– La cour ? fit le marquis de Souday,avec une surprise interrogative et en regardant Petit-Pierre.
Petit-Pierre rougit en souriant, comme unacteur qui se fourvoie devant un auditoire bénévole.
– Je parle par présomption, monsieur lemarquis, dit-il avec un embarras trop profond pour n’être pasfactice ; je dis la cour, parce que c’est là que leur nom amarqué la place de vos deux filles, parce que c’est là, enfin, queje voudrais les voir.
Le marquis de Souday rougit aussi d’avoir faitrougir son hôte ; il venait de toucher involontairement àl’incognito dans lequel celui-ci tenait à rester, et l’exquiseurbanité du vieux gentilhomme se reprochait amèrement sa faute.
Petit-Pierre se hâta de reprendre laparole.
– Je vous disais, monsieur le marquis, lorsqueces demoiselles m’ont fait l’honneur de me présenter à vous, quevous me sembliez être de ceux qui désirent une prise d’armesimmédiate.
– Ventrebleu ! je puis vous l’avouer, àvous, monsieur, qui, à ce que je vois, êtes des nôtres…
Petit-Pierre inclina la tête en signed’affirmation.
– Oui, c’est mon avis, continua lemarquis ; mais j’aurai beau dire et beau faire, on ne croirapas le vieux gentilhomme qui a roussi sa peau au terrible feu qui abrûlé le pays de 93 à 97 ; on écoutera un tas de bavards,d’avocats sans cause, de beaux mignons qui ont peur de coucher enplein air, de gâter leurs habits aux buissons, des poulesmouillées, des…, ajouta le marquis en recommençant à trépigner avecrage sur les tisons, qui se vengeaient en lançant sur ses bottesdes milliers d’étincelles.
– Mon père, fit doucement Mary, qui avaitremarqué un sourire échappé à Petit-Pierre, mon père,calmez-vous !
– Non, je ne me calmerai pas, repartit lefougueux vieillard. Tout était prêt ; Jean Oullier m’avaitassuré que ma division rugissait d’enthousiasme ; et, du 14mai, nous voici ajournés aux calendes grecques !
– Patience, monsieur le marquis, ditPetit-Pierre, l’heure sonnera.
– Patience ! patience ! cela vousest facile à dire, fit en soupirant le marquis ; vous êtesjeune, vous avez le temps d’attendre ; mais moi, qui sait siDieu me donnera encore assez de jours pour voir déployer le bonvieux drapeau sous lequel j’ai si joyeusement combattu ?
La plainte du vieillard touchaPetit-Pierre.
– Mais n’avez-vous pas entendu dire comme moi,monsieur le marquis, demanda-t-il, que la prise d’armes n’étaitdifférée qu’à cause de l’incertitude où l’on était sur l’arrivée dela princesse ?
Cette phrase sembla redoubler la mauvaisehumeur du marquis.
– Laissez-moi tranquille, jeune homme, dit-ild’un accent profondément courroucé. Est-ce que je ne connais pascette vieille plaisanterie ? Est-ce que, pendant cinq ans quej’ai guerroyé en Vendée, on n’a pas cessé de nous promettre cetteépée royale qui devait rallier autour d’elle toutes lesambitions ? est-ce que je n’étais pas de ceux qui, le 2octobre, attendaient le comte d’Artois sur la côte de l’îleDieu ? Nous ne verrons pas plus cette princesse, en 1832, quenous n’avons vu de prince en 1796 ! Cela ne m’empêchera pas deme faire tuer pour eux, comme c’est le devoir d’un gentilhomme. Lesbranches doivent tomber avec le vieux tronc.
– Monsieur le marquis de Souday, ditPetit-Pierre d’une voix singulièrement émue, je vous jure, moi, quemadame la duchesse de Berry, n’eût-elle eu qu’une coquille de noixà son service, eût traversé la mer pour venir se ranger sous ledrapeau que Charette portait d’une main si vaillante et sinoble ; je vous jure qu’aujourd’hui elle viendra, sinonvaincre, du moins mourir avec ceux qui se lèveront pour défendreles droits de son fils !
Il y avait tant d’énergie dans cet accent, etil était si extraordinaire que de semblables paroles sortissent dela bouche d’un petit paysan de seize ans, que le marquis de Soudayregarda son interlocuteur avec une surprise profonde.
– Mais qui êtes-vous donc, lui dit-il encédant à son étonnement ; qui êtes-vous donc pour parler ainsides résolutions de Son Altesse royale et vous engager pour elle,jeune homme… ou plutôt enfant ?
– Il me semblait, monsieur le marquis, quemademoille de Souday, en me présentant à vous, m’avait faitl’honneur de vous dire mon nom.
– C’est juste, monsieur Petit-Pierre, fit lemarquis tout confus. Mille pardons ! mais, continua-t-il, ens’adressant avec plus d’intérêt à son interlocuteur, qu’ilsupposait le fils de quelque grand personnage, serait-il indiscretde vous demander votre opinion sur l’opportunité de la prised’armes ? Quelle que soit votre jeunesse, vous parlez avectant de raison, que je ne vous cacherai pas mon désir de laconnaître.
– Cette opinion, je vous la communiqueraid’autant plus volontiers, monsieur le marquis, qu’elle se rapprochebeaucoup de la vôtre.
– Vraiment ?
– Mon avis, si je puis me permettre d’enémettre un…
– Comment donc ! mais, auprès des piètressires que j’ai entendus causer cette nuit, vous me semblez un dessept sages de la Grèce.
– Vous êtes trop indulgent. Je suis doncd’avis, monsieur le marquis, qu’il est fort malheureux que nousn’ayons pu sortir de nos bauges, comme il était convenu, dans lanuit du 13 au 14 mai.
– Voyez-vous ! que leur disais-je !Et vos raisons, monsieur ?
– Mes raisons, les voici. Les soldats sontcantonnés dans les villages, logés chez les habitants, dispersés,éloignés les uns des autres, sans direction, sans drapeau ;rien n’était plus facile que de les surprendre et de les désarmerdans le premier moment de la surprise.
– C’est fort juste ; tandis qu’àprésent ?…
– À présent… depuis deux jours, l’ordre estdonné d’évacuer les petits cantonnements, de resserrer le réseaumilitaire qui couvre le pays, de se grouper, non plus parcompagnie, mais par bataillon, par régiment ; aujourd’hui, ilnous faut une bataille rangée pour obtenir le résultat que nousdonnait une nuit de sommeil.
– C’est concluant ! s’écria le marquisavec enthousiasme ; et ce qui me désole, c’est que, dans cestrente-six raisons que j’ai données à mes adversaires je n’ai passongé à celle-là ! Mais, continua-t-il, cet ordre envoyé auxtroupes, êtes-vous bien certain, monsieur, qu’il ait étédonné ?
– Très-certain, dit Petit-Pierre avecl’expression la plus modeste qu’il put donner à sa physionomie.
Le marquis regarda son hôte avecstupéfaction.
– C’est fâcheux, reprit-il,très-fâcheux ! Enfin, comme vous dites, mon jeune ami –permettez-moi de vous donner ce titre, – le mieux est de prendrepatience et d’attendre que la nouvelle Marie-Thérèse vienne seplacer au milieu de ses nouveaux Hongrois, et de boire, enattendant ce jour, à la santé de son royal rejeton et du drapeausans tache. Pour cela, il faudrait que ces demoiselles daignassents’occuper de notre déjeuner, puisque Jean Oullier est parti,puisque quelqu’un, ajouta-t-il en lançant un regard demi-courroucéà ses filles, s’est permis de l’envoyer à Montaigu sans monordre.
– Ce quelqu’un, c’est moi, monsieur lemarquis, dit Petit-Pierre avec un ton dont la courtoisie n’étaitpas exempte de fermeté. Et je vous demande pardon d’avoir disposéainsi d’un de vos hommes ; mais il était urgent que noussussions à quoi nous en tenir sur les dispositions des paysansrassemblés à la foire de Montaigu.
Il y avait dans cette voix douce et suave, untel accent d’assurance aisée et naturelle, une telle conscience dela supériorité de celui qui parlait, que le marquis demeuratrès-interdit ; et, repassant dans sa cervelle tous les grandspersonnages qu’il avait connus autrefois pour deviner de qui cejeune homme pouvait être le rejeton, il ne put que balbutierquelques paroles d’acquiescement.
Le comte de Bonneville entra dans le salon ence moment.
En sa qualité de vieille connaissance dumarquis, Petit-Pierre réclama l’honneur de présenter lui-même sonami à leur hôte.
La physionomie ouverte, franche et joyeuse ducomte séduisit immédiatement le marquis de Souday, déjàtrès-enchanté du jeune compagnon ; il abjura sa mauvaisehumeur, fit serment de ne pas plus penser à la couardise de sesfuturs compagnons d’armes qu’aux buissons creux de l’anpassé ; seulement, en invitant ses hôtes à le précéder dans lasalle à manger, il se promit d’user de toute son adresse pourobtenir du comte de Bonneville qu’il trahît l’incognito de cesingulier Petit-Pierre.
Sur ces entrefaites, Mary rentra et annonça àson père qu’il était servi.
Les deux jeunes gens, que le marquis de Soudaypoussait devant lui, s’arrêtèrent sur le seuil de la salle àmanger.
L’aspect de la table, en effet, étaitformidable.
À son centre se dressait, comme la citadelleantique dominant toute la ville, un majestueux pâté de sanglier etde chevreuil ; un brochet d’une quinzaine de livres, trois ouquatre poulets en daube, une véritable tour de Babel de côtelettes,une pyramide de lapereaux à la sauce verte flanquaient cettecitadelle, au nord, au midi, à l’est et à l’ouest ; et, commepour leur servir de postes avancés, la cuisinière de M. de Soudayles avait entourés d’un épais cordon de plats qui se touchaient lesuns les autres, et qui garnissaient les approches d’aliments detoutes sortes : hors-d’œuvre, entrées, entremets, légumes,salade, fruits et marmelades ; tout cela pressé, entassé,amoncelé dans une confusion peu pittoresque, mais pleine de charme,cependant, pour des appétits qu’avait aiguisés l’air incisif desforêts du pays de Mauge.
– Tudieu ! dit Petit-Pierre en reculant,comme nous l’avons dit, à la vue de toute cette victuaille ;vous traitez, en vérité, de pauvres paysans avec trop de cérémonie,monsieur de Souday.
– Oh ! quant à cela, je n’y suis pourrien, mon jeune ami, et il ne faut ni m’en vouloir, ni meremercier ; c’est l’affaire de ces demoiselles. Mais il estinutile de vous dire, n’est-ce pas, que je serai heureux si vousfaites honneur à la chère d’un pauvre gentilhommecampagnard !
Et le marquis poussa devant lui Petit-Pierre,afin qu’il allât prendre place à cette table de laquelle ilparaissait hésiter à s’approcher.
Petit-Pierre céda à la pression, mais enfaisant ses réserves.
– Je n’oserais jurer de répondre dignement àce que vous attendez de moi, monsieur le marquis, dit le jeunehomme ; car, je vous l’avouerai humblement, je suis un pauvremangeur.
– J’entends, fit le marquis : vous êteshabitué à des plats plus délicats. Quant à moi, je suis un vraipaysan, et, à toutes les friandises des grandes tables, je préfèreles aliments substantiels et chargés de suc qui réparentconvenablement les forces débilitées de l’estomac.
– J’ai entendu de bien grandes dissertationslà-dessus, dit Petit-Pierre, entre le roi Louis XVIII et le marquisd’Avaray.
Le comte de Bonneville poussa Petit-Pierre ducoude.
– Vous avez connu le roi Louis XVIII et lemarquis d’Avaray ? dit le vieux gentilhomme au comble del’étonnement, et en regardant Petit-Pierre comme pour s’assurer quecelui-ci ne se moquait pas de lui.
– Dans ma jeunesse, oui, beaucoup, réponditsimplement Petit-Pierre.
– Hum ! fit le marquis, à la bonneheure.
On avait pris place autour de la table, etchacun, Bertha et Mary comme les autres, commença d’attaquer leformidable déjeuner.
Mais le marquis de Souday eut beau offrir,tour à tour, à son jeune convive de tous les plats qui chargeaientla table, Petit-Pierre refusa et dit qu’il se contenterait, si sonhôte le voulait bien, d’une tasse de thé et de deux œufs fraispondus par les poules qu’il avait si joyeusement entendues coqueterdans la matinée.
– Quant aux œufs frais, dit le marquis, cesera chose facile, et Mary va se charger de les aller prendre toutchauds au poulailler ; mais, quant au thé, diable !diable ! je doute qu’il y en ait à la maison.
Mary n’avait point attendu d’être chargée dela mission dont son père se reposait sur elle pour se lever et sepréparer à sortir ; mais, au doute exprimé par le marquis àl’endroit du thé, elle s’arrêta, aussi embarrassée que lui.
Évidemment, le thé manquait.
Petit-Pierre vit l’embarras de ses hôtes.
– Oh ! dit-il, ne vous inquiétezpas : M. de Bonneville aura la bonté d’aller prendre dans monnécessaire quelques pincées de thé…
– Dans votre nécessaire ?
– Oui, dit Petit-Pierre, comme j’ai contractéla mauvaise habitude de boire du thé, j’en porte toujours avecmoi.
Et il remit au comte de Bonneville une petiteclef qu’il tira d’un trousseau pendu à une chaîne d’or.
Le comte de Bonneville s’empressa de sortird’un côté, tandis que Mary sortait de l’autre.
– Par le diable ! s’écria le marquis enengloutissant un énorme morceau de venaison, vous êtes unevéritable femmelette, mon jeune ami, et, sans l’opinion que vousavez émise tout à l’heure et que je trouve beaucoup trop profondepour être sortie d’un cerveau féminin, je douterais presque devotre sexe.
Petit-Pierre sourit.
– Bah ! dit-il, vous me verrez à l’œuvre,monsieur le marquis, lorsque nous rencontrerons les soldats dePhilippe, et vous reviendrez, je l’espère, sur la mauvaise opinionque je vous donne de moi en ce moment.
– Comment ! vous serez de nosbandes ? demanda le marquis de plus en plus étonné.
– Je l’espère, répondit le jeune homme.
– Et moi, dit Bonneville en rentrant et enremettant à Petit-Pierre la clef qu’il avait reçue de lui, je vousréponds que vous le verrez toujours à mes côtés.
– J’en serai ravi, mon jeune ami, dit lemarquis ; mais cela n’aura rien d’étonnant pour moi. Dieu n’apoint mesuré le courage aux corps auxquels il le donne, et j’ai vu,dans la grande guerre, une des dames qui ont suivi M. de Charettefaire très-vaillamment le coup de pistolet.
En ce moment, Mary rentra : elle tenaitd’une main la théière, et, de l’autre, les deux œufs à la coque surune assiette.
– Merci, ma bien belle enfant, ditPetit-Pierre avec un ton de galante protection qui rappela à M. deSouday les seigneurs de la vieille cour, et mille excuses pour lapeine que je vous ai donnée.
– Vous parliez tout à l’heure de Sa MajestéLouis XVIII, dit le marquis de Souday, et de ses opinionsculinaires ; j’ai souvent entendu dire, en effet, qu’il avait,à propos de ses repas, des délicatesses suprêmes.
– C’est vrai, dit Petit-Pierre, il avait, cebon roi, une façon de manger les ortolans et les côtelettes quin’appartenait qu’à lui.
– Il me semble, cependant, dit le marquis deSouday en mordant à belles dents dans une côtelette dont il enlevala noix d’un seul coup, qu’il n’y a pas deux façons de manger lescôtelettes…
– C’est celle que vous pratiquez, n’est-cepas, monsieur le marquis ? dit en riant Bonneville.
– Oui, par ma foi ! Et, quant auxortolans, lorsque, par hasard, Bertha ou Mary s’amusent à la petiteguerre et rapportent, non pas des ortolans, mais des mauviettes etdes becfigues, je les prends par le bec, je les saupoudredélicatement de poivre et de sel, je les introduis tout entiersdans ma bouche, et leur coupe avec mes dents le bec au ras desyeux. C’est excellent ainsi ! seulement, il en faut deux outrois douzaines par personne.
Petit-Pierre se mit à rire ; cela luirappelait l’histoire du cent-suisse qui avait parié de manger unveau de six semaines à son dîner.
– J’ai eu tort de dire que le roi Louis XVIIIavait une façon particulière de manger les ortolans et lescôtelettes ; j’aurais dû dire une façon de les faire cuire,c’eût été plus exact.
– Dame ! fit le marquis de Souday, il mesemble que l’on cuit les ortolans à la broche et les côtelettes surle gril.
– C’est vrai, dit Petit-Pierre, qui s’amusaitvisiblement à ces souvenirs ; mais Sa Majesté Louis XVIIIavait raffiné sur leur cuisson. Pour les côtelettes, le maîtred’hôtel des Tuileries avait soin de faire cuire celles quidevaient avoir l’honneur, comme, il le disait, d’êtremangées par le roi, entre deux autres côtelettes de manière à ceque la côtelette du milieu cuisît dans le jus des deux autres. Ilen était de même des ortolans : ceux qui devaient avoirl’honneur d’être mangés par le roi étaient introduits dans unegrive, laquelle était elle-même introduite dans une bécasse ;lorsque l’ortolan était cuit, la bécasse n’était pas mangeable,mais la grive était excellente et l’ortolan superfin.
– Mais, en vérité, jeune homme, dit le marquisde Souday en se renversant en arrière et en regardant Petit-Pierreavec un suprême étonnement, on dirait que vous avez vu le bon roiLouis XVIII accomplir toutes ces prouesses gastronomiques.
– Je l’ai vu, en effet, réponditPetit-Pierre.
– Vous aviez donc une charge à la cour ?demanda en riant le marquis.
– J’étais page, répondit Petit-Pierre.
– Ah ! voilà qui m’explique tout, fit lemarquis. Pardieu ! vous avez, en vérité, beaucoup vu pourvotre âge.
– Oui, répondit Petit-Pierre avec unsoupir ; – trop vu même !
Les deux jeunes filles jetèrent un coup d’œilde profonde sympathie sur le jeune homme.
En effet, sur cette figure qui paraissait sijeune au premier aspect, on eût dit, après un mûr examen, que déjàun certain nombre d’années avaient passé, et que le malheur avaitlaissé sa trace à leur suite.
Le marquis fit deux ou trois tentatives pourrelever la conversation ; mais Petit-Pierre, plongé dans sespensées, semblait avoir dit tout ce qu’il avait à dire, et, soitqu’il n’entendît point les différentes théories que fit le marquissur les viandes noires et sur les viandes blanches, sur ladifférence des sucs que contenaient le gibier des forêts et legibier de basse-cour, soit qu’il ne jugeât point à propos de lesapprouver ou de les réfuter, il garda obstinément le silence.
Malgré ce mutisme, lorsqu’on se leva de table,le marquis de Souday, que la satisfaction de son appétit avaitrendu fort expansif, était enchanté de son jeune ami.
On rentra au salon ; mais Petit-Pierre,au lieu de se réunir aux deux jeunes filles, au comte de Bonnevilleet au marquis de Souday autour de la cheminée – où brûlait un feuqui indiquait que, grâce au voisinage de la forêt, le bois étaitabondant au château de Souday, – Petit-Pierre, toujours soucieux ourêveur, comme on voudra, alla droit à la fenêtre et appuya sonfront contre la vitre.
Au bout d’un instant, et comme le marquis deSouday faisait au comte de Bonneville force compliments sur sonjeune compagnon, le nom du jeune gentilhomme, prononcé d’une voixbrève et avec un accent impérieux, le fit tressaillir.
C’était Petit-Pierre qui l’appelait.
Il se retourna vivement, et courut plutôtqu’il ne marcha au jeune paysan.
Celui-ci lui parla tout bas pendant quelquesinstants et comme s’il lui donnait des ordres.
Après chaque phrase de Petit-Pierre,Bonneville s’inclinait en signe d’assentiment.
Quand Petit-Pierre eut fini, Bonneville pritson chapeau, salua et sortit.
Petit-Pierre alors s’avança vers lemarquis.
– Monsieur de Souday, dit-il, je viensd’affirmer au comte de Bonneville que vous ne trouveriez pasmauvais qu’il prît un de vos chevaux pour faire une tournée dansles châteaux des environs, et donner rendez-vous ce soir, à Souday,à ces mêmes hommes contre lesquels vous êtes entré ce matin enlutte ; on les trouvera sans doute encore réunis àSaint-Philbert. Voilà pourquoi je lui ai enjoint de se hâter.
– Mais, fit le marquis, quelques-uns de cesmessieurs me garderont peut-être rancune de la façon dont je leurai parlé ce matin, et feront probablement quelques façons pourvenir chez moi.
– Un ordre décidera ceux-là qu’une invitationtrouverait rétifs.
– Un ordre de qui ? demanda le marquisétonné.
– Mais de madame la duchesse de Berry, dont M.de Bonneville a les pleins pouvoirs. Maintenant, demandaPetit-Pierre avec une certaine hésitation, peut-être craignez-vousqu’une pareille réunion au château de Souday n’ait une funesteconséquence pour vous et votre famille ? En ce cas, marquis,dites un mot ; le comte de Bonneville n’est pas encoreparti.
– Corbleu ! dit le marquis, qu’il parteet au galop, dût-il crever mon meilleur cheval !
Le marquis n’avait pas achevé ces paroles,que, comme s’il les eût entendues et qu’il profitât de lapermission qui lui était donnée, le comte de Bonneville passait àfond de train devant les fenêtres du salon, et, franchissant lagrande porte, s’élançait sur la route de Saint-Philbert.
Le marquis alla à la fenêtre en face pour lesuivre plus longtemps des yeux et ne se retourna que lorsqu’ill’eut perdu de vue.
Il chercha alors du regard Petit-Pierre ;mais Petit-Pierre avait disparu, et, quand le marquis s’informa delui à ses filles, elles lui répondirent que le jeune homme s’étaitretiré en disant qu’il montait à sa chambre pour faire sacorrespondance.
– Drôle de petit bonhomme ! murmura lemarquis de Souday.
Le même jour, à cinq heures de l’après-midi,le comte de Bonneville était de retour.
Il avait vu cinq des principaux chefs, etceux-ci devaient être au château de Souday, entre huit et neufheures.
Le marquis, toujours hospitalier, ordonna à lacuisinière de s’entendre comme elle le voudrait avec la basse-couret le garde-manger, mais de tenir prêt le plus copieux souper qu’illui serait possible.
Les cinq chefs rejoints par le comte, et quidevaient se réunir le soir, étaient Louis Renaud, Pascal,Cœur-de-Lion, Gaspard et Achille.
Ceux de nos lecteurs qui sont quelque peufamiliers avec les événements de 1832 reconnaîtront facilement lespersonnages dont il est question, qui se déguisaient sous cesdifférents noms de guerre, destinés à les masquer aux yeux del’autorité dans le cas où quelque dépêche serait surprise.
En conséquence, à huit heures du soir, Oulliern’étant pas revenu, – au grand désespoir du marquis, – la porte duchâteau fut confiée à Mary, qui ne devait ouvrir qu’à ceux quifrapperaient d’une certaine façon.
Le salon, contrevents fermés, rideaux tirés,fut destiné à la conférence.
Dès sept heures du soir, quatre personnagesattendaient dans ce salon : c’étaient le marquis de Souday, lecomte de Bonneville, Petit-Pierre et Bertha.
Mary, nous l’avons dit, faisait le guet dansune espèce de petite logette percée, du côté de la grande route,d’une fenêtre à travers les barreaux de laquelle on pouvait voirqui frappait, de manière à n’ouvrir qu’après s’être assuré del’identité du visiteur.
Des personnages du salon, le plus impatientétait Petit-Pierre, dont le calme ne paraissait pas être la vertudominante. Quoique la pendule marquât sept heures et demie à peine,et que le rendez-vous eût été fixé pour huit heures, il allait sanscesse écouter à la porte entr’ouverte si quelque bruit n’annonçaitpas un des gentilshommes attendus.
Enfin, à huit heures précises, on entenditfrapper à la porte et l’on reconnut, aux trois coups espacés d’unecertaine façon, que ce devait être un des chefs convoqués.
– Ah ! fit Petit-Pierre en allantvivement à la porte.
Mais le comte de Bonneville l’arrêta d’ungeste et d’un sourire respectueux.
– C’est juste, dit le jeune homme.
Et il alla se perdre dans le coin le plusobscur du salon.
Presque au même moment, le chef convoquéapparaissait dans l’encadrement de la porte.
– M. Louis Renaud, dit le comte de Bonnevilleassez haut pour que Petit-Pierre entendît, et pût, d’après le nomde guerre, connaître le nom véritable.
Le marquis de Souday alla au-devant de LouisRenaud avec d’autant plus d’empressement qu’il avait reconnu dansce jeune homme un de ceux qui, comme lui, avaient été pour uneprise d’armes immédiate.
– Ah ! venez, mon cher comte ; vousêtes le premier arrivé ; c’est de bon augure.
– Si j’arrive le premier, mon cher marquis,dit Louis Renaud, ce n’est pas, j’en suis certain, que j’y aie misplus d’empressement que mes compagnons ; c’est que, étant plusrapproché de vous, j’ai eu moins de chemin à faire.
Et, achevant ces mots, celui qui s’annonçaitsous le nom de Louis Renaud, quoique revêtu d’un simple costume depaysan breton, se présentait avec une grâce juvénile si parfaite etsaluait Bertha avec une aisance si aristocratique, que ces deuxqualités, devenues des défauts, lui eussent considérablement nuis’il eût été forcé d’emprunter, même momentanément, les manières etle langage de la caste sociale à laquelle il avait emprunté soncostume.
Ces devoirs de politesse rendus au maître dela maison et à Bertha, le comte de Bonneville eut son tour.
Mais celui-ci, comprenant l’impatience dePetit-Pierre, qui, pour être caché dans son coin, ne rappelait pasmoins sa présence par des mouvements dont le comte de Bonnevillesemblait pouvoir donner seul l’interprétation, aborda nettement laquestion.
– Mon cher comte, dit-il à Louis Renaud, vousconnaissez l’étendue de mes pouvoirs ; vous avez lu la lettrede Son Altesse royale Madame, et vous savez que, momentanément dumoins, je suis son intermédiaire auprès de vous… Quel est votreavis sur la situation ?
– Mon avis, mon cher comte, je l’ai dit cematin, pas tel peut-être que je vais le dire ici ; mais, ici,où je sais être avec d’ardents partisans de Madame, je puis risquerla vérité tout entière.
– Oui, la vérité tout entière, ditBonneville ; c’est ce qu’il faut surtout que sacheMadame ; et, ce que vous me direz, mon cher comte, vous n’enavez aucun doute, ce sera comme si elle l’entendait.
– Eh bien, mon avis serait de ne riencommencer avant l’arrivée du maréchal.
– Le maréchal, fit Petit-Pierre, n’est-ilpoint à Nantes ?
Louis Renaud, qui n’avait pas encore remarquéle jeune homme, tourna les yeux vers lui en entendant cetteinterpellation, puis salua, et répondit :
– Aujourd’hui seulement, en rentrant chez moi,j’ai appris qu’à la nouvelle des événements du Midi le maréchalavait quitté Nantes, et que personne ne savait, ni la route qu’ilavait prise, ni la résolution qu’il avait arrêtée.
Petit-Pierre frappa du pied avecimpatience.
– Mais, s’écria-t-il, le maréchal était l’âmede l’entreprise, cependant ! son absence va nuire ausoulèvement, diminuer la confiance du soldat. En son absence, tousles droits vont être égaux, et nous allons voir renaître parmi leschefs ces rivalités qui furent si fatales au parti royaliste dansles premières guerres de la Vendée.
Voyant que Petit-Pierre s’était emparé de laconversation, le comte de Bonneville s’effaça, démasquant le jeunehomme, qui fit deux pas en avant et entra dans le cercle de lumièreprojeté par les lampes.
Louis Renaud regarda avec étonnement ce jeunehomme, presque enfant, qui venait de parler avec tant d’assuranceet de précision.
– C’est un retard, monsieur, dit-il, et voilàtout. Ne doutez point que, dès que le maréchal sera assuré de laprésence de Madame en Vendée, il ne s’empresse de se rendre à sonposte.
– M. de Bonneville ne vous a-t-il donc pas ditque Madame était en route et serait incessamment au milieu de sesamis ?
– Si fait, monsieur, et cette nouvelle m’a,pour ma part, causé une vive joie.
– Un retard ! un retard ! murmuraPetit-Pierre. J’avais toujours entendu dire, il me semble, que toutsoulèvement dans votre pays devait avoir lieu dans la premièrequinzaine de mai, afin qu’on pût disposer plus facilement deshabitants des campagnes, qui, plus tard, sont occupés de leurstravaux. Or, nous sommes au 14 ; donc, nous sommes en retard.Quant aux chefs, ils sont convoqués, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur, répondit Louis Renaud avecune certaine gravité triste ; je dis plus, c’est que vous nedevez même guère compter que sur les chefs.
Puis il ajouta avec un soupir :
– Et pas sur tous encore, ainsi qu’a pu levoir, ce matin, M. le marquis de Souday.
– Que me dites-vous là, monsieur !s’écria Petit-Pierre. De la tiédeur en Vendée, quand nos amis deMarseille – et je vous en parle pertinemment, j’en arrive – quandnos amis de Marseille sont furieux contre eux-mêmes et ne demandentqu’à prendre leur revanche !
Un pâle sourire passa sur les lèvres du jeunechef.
– Vous êtes du Midi, monsieur, dit-il au jeunehomme, quoique vous n’en ayez point l’accent.
– C’est vrai, fit Petit-Pierre. Eh bien,après ?
– Il ne faut point confondre le Midi avecl’Ouest, monsieur, le Marseillais avec le Vendéen. Une proclamationsoulève le Midi, un échec l’abat. La Vendée, au contraire – et,quand vous y serez resté quelque temps, vous apprécierez la véritéde ce que je vous dis, – la Vendée, au contraire, est grave,froide, silencieuse ; tout projet s’y discute lentement etlaborieusement ; toutes chances de revers et de succès sontexposées à leur tour ; puis, lorsque les chances de succèsparaissent l’emporter sur les autres, la Vendée tend la main, ditoui et meurt, s’il le faut, pour accomplir sa promesse.Mais, comme elle sait que oui et non sont pourelle des paroles de vie et de mort, elle est lente à lesprononcer.
– Mais l’enthousiasme, monsieur ! s’écriaPetit-Pierre.
Le jeune chef sourit.
– Oui, l’enthousiasme, dit-il, j’en ai entenduparler dans ma jeunesse : c’est une divinité de l’autresiècle, qui est descendue de son autel depuis que tant de promessesont été faites à nos pères qui n’ont point été tenues. Savez-vousce qui s’est passé, ce matin, à Saint-Philbert ?
– En partie, oui ; le marquis me l’adit.
– Mais après le départ du marquis ?
– Non.
– Eh bien, sur douze chefs qui devaientcommander les douze divisions, sept ont protesté au nom de leurshommes, et doivent, à cette heure, les avoir renvoyés chezeux ; et cela, tout en déclarant, les uns et les autres, qu’entoute circonstance, et personnellement, leur sang était au servicede Madame et prêt à couler pour elle ; seulement, ils nevoulaient point, ajoutaient-ils, prendre devant Dieu la terribleresponsabilité d’entraîner leurs paysans dans une entreprise quisemblait ne devoir être qu’une sanglante échauffourée.
– Mais, alors, dit Petit-Pierre, il faudradonc renoncer à tout espoir, à toute tentative ?
Le même sourire triste passa sur les lèvres dujeune homme :
– À tout espoir, oui,peut-être ; à toute tentative, non. Madame nous afait écrire qu’elle était poussée par le comité directeur deParis ; Madame nous a fait affirmer qu’elle avait desramifications dans l’armée ; essayons ! Peut-être uneémeute à Paris, peut-être une désertion parmi les soldats luidonnera-t-elle raison contre nous. Si nous ne tentions rien pourelle, Madame serait convaincue, en se retirant, que, si l’on avaittenté quelque chose, on eût pu réussir, – et il ne faut pas queMadame ait un doute.
– Cependant, si l’on échoue ? s’écriaPetit-Pierre.
– Ce sera cinq ou six cents personnes qui seseront fait tuer inutilement, voilà tout ; et il est bon que,de temps en temps, un parti, dût-il échouer, donne ces sortesd’exemples, non-seulement à son pays, mais encore aux nationsvoisines.
– Vous n’êtes point de ceux qui ont renvoyéleurs hommes, vous ? demanda Petit-Pierre.
– Si fait, monsieur ; mais je suis deceux qui ont fait le serment de mourir pour Son Altesse royale.D’ailleurs, continua le jeune homme, peut-être l’affaire est-elledéjà engagée, et n’aurons-nous d’autre mérite que de suivre lemouvement.
– Comment cela ? demandèrent en mêmetemps Petit-Pierre, Bonneville et le marquis.
– Il y a eu des coups de fusil tirésaujourd’hui, à la foire de Montaigu.
– Et on en tire en ce moment du côté du gué dela Boulogne, dit une voix inconnue et qui venait du côté de laporte, dans l’encadrement de laquelle apparaissait un nouveaupersonnage.
Celui que nous venons d’introduire, ou plutôtqui s’introduisait lui-même dans le salon du marquis de Souday,était le commissaire général de la future armée vendéenne, quiavait changé son nom, fort connu au barreau de Nantes, contre lepseudonyme de Pascal.
Plusieurs fois, il avait été à l’étranger poury conférer avec Madame et la connaissait parfaitement. Il y avaitdeux mois à peine qu’il avait fait un dernier voyage de ce genre,et que, portant à Son Altesse royale des nouvelles de la France, ilavait, en échange, reçu ses ordres.
C’était lui qui était revenu dire à la Vendéede se tenir prête.
– Ah ! ah ! fit le marquis de Soudayavec un certain mouvement des lèvres qui annonçait qu’il n’avaitpas les avocats dans une inattaquable admiration, M. le commissairegénéral Pascal…
– Qui nous apporte des nouvelles, à ce qu’ilparaît, dit Petit-Pierre dans l’intention bien visible d’attirersur lui toute l’attention du nouveau venu.
En effet, au son de la voix qui venait deprononcer ces paroles, le commissaire civil tressaillit, et seretourna du côté de Petit-Pierre, lequel lui fit des yeux et deslèvres un signe imperceptible, mais qui parut suffire à luiindiquer ce qu’il avait à faire.
– Des nouvelles, oui, répéta-t-il.
– Bonnes ou mauvaises ? demanda LouisRenaud.
– Mélangées… Mais commençons par la bonne.
– Dites !
– Son Altesse royale a traversé heureusementle Midi et est arrivée saine et sauve en Vendée.
– Êtes-vous sûr de cela ? demandèrent enmême temps le marquis de Souday et Louis Renaud.
– Aussi sûr qu’il est sûr que je vous voistous cinq dans ce salon, et en bonne santé, répondit Pascal.Maintenant, passons aux autres nouvelles.
– Avez-vous appris quelque chose deMontaigu ? demanda Louis Renaud.
– On s’y est battu aujourd’hui, ditPascal ; quelques coups de fusil ont été tirés par la gardenationale, quelques paysans ont été tués ou blessés.
– Mais à quel propos ? demandaPetit-Pierre.
– À propos d’une rixe survenue à la foire, etqui a dégénéré en émeute.
– Qui commande à Montaigu ? demandaencore Petit-Pierre.
– Un simple capitaine, répondit Pascal ;mais, aujourd’hui, en considération de la foire, le sous-préfet etle général commandant la subdivision militaire s’y étaientrendus.
– Et savez-vous le nom du général ?
– Le général Dermoncourt.
– Qu’est-ce que c’est que cela, le généralDermoncourt ?
– Sous quel rapport voulez-vous le connaître,monsieur ? Est-ce comme homme, comme opinion, commecaractère ?
– Sous ces trois rapports.
– Comme homme, c’est un homme de soixante àsoixante-deux ans, de cette race de fer qui a fait toutes lesguerres de la Révolution et de l’Empire ; il sera nuit et jourà cheval et ne nous laissera pas un moment de repos.
– C’est bien, repartit en riant LouisRenaud ; on tâchera de le fatiguer, et, comme nous n’avons, enmoyenne, que la moitié de son âge, nous serons bien malheureux oubien maladroits si nous n’y réussissons pas.
– Son opinion ? demanda Petit-Pierre.
– Au fond, répondit Pascal, je le croisrépublicain.
– Malgré douze ans de service sousl’Empire ? Il était bon teint !
– Il y en a encore comme cela. Vous vousrappelez ce que Henri IV disait des ligueurs : « La caquesent toujours le hareng. »
– Et comme caractère ?
– Oh ! quant à cela, la loyautémême ! Ce n’est ni un Amadis ni un Galaor ; mais c’est unFerragus, et, si jamais Madame avait le malheur de tomber entre sesmains…
– Eh ! que dites-vous donc là, monsieurPascal ! fit Petit-Pierre.
– Je suis avocat, monsieur, répondit lecommissaire civil, et, en ma qualité d’avocat, je prévois toutesles chances d’un procès. Je répète donc : si jamais Madameavait le malheur de tomber entre les mains du général Dermoncourt,elle pourrait juger de sa courtoisie.
– Alors, dit Petit-Pierre, voilà un ennemicomme Madame l’eût choisi elle-même, vigoureux, brave et loyal.Monsieur, nous avons de la chance… Mais vous parliez de coups defusil au gué de la Boulogne.
– Je présume, du moins, que ceux que je viensd’entendre sur la route se tirent par là.
– Peut-être, dit le marquis, serait-il bon queBertha allât à la découverte et écoutât ; elle nous rendraitcompte de ce qui se passe.
Bertha se leva.
– Comment ! dit Petit-Pierre,mademoiselle ?
– Pourquoi pas ? demanda le marquis.
– Parce qu’il me semble que c’est la besogned’un homme, et non celle d’une femme.
– Mon jeune ami, dit le vieux gentilhomme, enpareille matière, je ne m’en rapporte qu’à moi ; après moi, àJean Oullier, et, après Jean Oullier, à Bertha ou à Mary. Je désireavoir l’honneur de vous tenir compagnie ; mon drôle de JeanOullier court les champs ; laissez donc faire Bertha.
Bertha, en conséquence, continua son cheminvers la porte ; mais, à la porte, elle rencontra sa sœur, quiéchangea tout bas quelques mots avec elle.
– Voilà Mary, dit Bertha.
– Ah ! fit le marquis. As-tu entendu descoups de fusil, petite ?
– Oui, père, dit Mary ; on se bat.
– Et où cela ?
– Au saut de Baugé.
– Tu es sûre ?
– Oui ; seulement, les coups de fusilpartent du marais.
– Vous voyez, dit le marquis, c’est précis.Qui garde la porte en ton absence ?
– Rosine Tinguy.
– Écoutez, dit Petit-Pierre.
En effet, on frappait à la porte à coupsredoublés.
– Diable ! fit le marquis, ce n’est pasun des nôtres.
On écouta avec plus d’attention.
– Ouvrez ! criait une voix, ouvrez !Il n’y a pas un instant à perdre.
– C’est sa voix ! dit vivement Mary.
– Sa voix ! répéta le marquis ; lavoix de qui ?
– Oui, la voix du jeune baron Michel, ditBertha, qui, comme sa sœur, l’avait reconnue.
– Et que vient faire ici ce pancalier ?dit le marquis en faisant un pas vers la porte comme pour s’opposerà son entrée.
– Laissez-le venir, marquis, laissez-levenir ! s’écria Bonneville. Il n’est point à craindre, et jeréponds de lui.
À peine avait-il prononcé ces mots, que l’onentendit le bruit d’un pas rapide, qui se précipitait vers lesalon, et que l’on vit paraître le jeune baron, pâle, haletant,couvert de boue, ruisselant de sueur, n’ayant plus de souffle quepour dire :
– Pas un instant à perdre ! fuyez !Ils viennent !
Et il tomba sur un genou, appuyant une de sesmains contre la terre ; la respiration lui manquait, sesforces étaient épuisées.
Comme il l’avait promis à Jean Oullier, ilavait fait plus d’une demi-lieue en six minutes.
Il y eut dans le salon un moment de trouble etde confusion suprêmes.
– Aux armes ! cria le marquis.
Et, sautant sur son fusil, il indiqua du doigtun râtelier placé dans le coin du salon et supportant trois ouquatre carabines et fusils de chasse.
Le comte de Bonneville et Pascal, d’un seul etmême mouvement, se jetèrent au-devant de Petit-Pierre pour ledéfendre.
Mary s’élança vers le jeune baron pour lerelever et lui porter secours s’il était besoin.
Bertha courut à la fenêtre qui donnait sur laforêt et l’ouvrit.
On entendit alors quelques coups de fusil plusrapprochés, et cependant à une certaine distance.
– Ils sont à la viette des Biques, ditBertha.
– Allons donc ! fit le marquis,impossible qu’ils tentent une pareille route.
– Ils y sont, père, dit Bertha.
– Oui, oui, murmura Michel, je les aivus ; ils avaient des torches ; une femme les guidait,marchant la première ; le général marchait le second.
– Oh ! maudit Jean ! dit le marquis,pourquoi n’es-tu pas ici ?
– Il se bat, monsieur le marquis, dit le jeunebaron ; il m’a envoyé, ne pouvant venir.
– Lui ? fit le marquis.
– Mais je venais, mademoiselle, dit-il, jevenais de moi-même. Depuis hier, je sais que l’on doit attaquer lechâteau ; mais j’étais prisonnier, je suis descendu par lafenêtre du second…
– Grand Dieu ! fit Mary en pâlissant.
– Bravo ! fit Bertha.
– Messieurs, dit tranquillement Petit-Pierre,je crois qu’il s’agirait de prendre un parti.Combattons-nous ? En ce cas, il faut nous armer, fermer lesportes du château et prendre nos postes. Fuyons-nous ? Jecrois qu’il y a encore moins de temps à perdre.
– Défendons-nous ! dit le marquis.
– Fuyons ! dit Bonneville. QuandPetit-Pierre sera en sûreté, nous nous défendrons.
– Eh bien, fit Petit-Pierre, que dites-vouslà, comte ?
– Je dis que rien n’est prêt et que nous nepouvons pas nous battre… N’est-ce pas, messieurs ?
– On peut toujours se battre, dit la voixjeune et nonchalante d’un nouveau venu, en s’adressant moitié àceux qui étaient dans le salon, moitié à deux autres jeunes gensqui le suivaient et que, sans doute, il avait rencontrés à laporte.
– Ah ! Gaspard ! Gaspard !s’écria Bonneville.
Et, s’élançant à la rencontre du nouvelarrivant, il lui dit quelques mots à l’oreille.
– Messieurs, dit Gaspard, le comte deBonneville a parfaitement raison : en retraite !
Puis, s’adressant au marquis :
– Y a-t-il à votre château quelque porte,quelque sortie secrète, marquis ? Nous n’avons pas de temps àperdre : les derniers coups de fusil que nous écoutions à laporte, Achille, Cœur-de-Lion et moi, n’étaient pas tirés à plus decinq cents pas d’ici.
– Messieurs, dit le marquis de Souday, vousêtes chez moi ; c’est à moi de prendre la responsabilité detout. Silence ! que l’on m’écoute et que l’on m’obéisseaujourd’hui : j’obéirai à mon tour demain.
Il se fit un profond silence.
– Mary, dit le marquis, faites fermer la portedu château, mais sans la barricader, afin qu’on puisse l’ouvrir aupremier coup qui sera frappé. Bertha, au souterrain sans perdre uninstant ! Moi et mes deux filles, nous recevrons le général etlui ferons les honneurs du château, et, demain, partout où vousserez, nous vous rejoindrons ; seulement, faites-le-noussavoir.
Mary s’élança hors de la chambre pour exécuterl’ordre de son père, tandis que Bertha, faisant signe àPetit-Pierre de la suivre, sortait par la porte opposée, traversaitla cour, entrait dans la chapelle, prenait deux cierges surl’autel, les allumait à une lampe, les mettait aux mains deBonneville et de Pascal, et, poussant un ressort qui faisaittourner sur lui-même le devant de l’autel, découvrait un escalierconduisant aux caveaux qui servaient autrefois de sépulture auxseigneurs de Souday.
– Il n’y a point à vous égarer, ditBertha : vous trouverez la porte à l’extrémité, et la clef esten dedans. Cette porte donne sur la campagne.
Petit-Pierre prit la main de Bertha, la serravivement et s’élança dans le souterrain derrière Bonneville etPascal, qui éclairaient le chemin.
Louis Renaud, Achille, Cœur-de-Lion et Gaspardsuivirent Petit-Pierre.
Bertha referma la porte sur eux.
Elle avait remarqué que le baron Micheln’était point parmi les fugitifs.
Le marquis de Souday, après avoir suivi desyeux les fugitifs jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans lachapelle, poussa une de ces exclamations qui indique que lapoitrine est dégagée d’un certain poids, et rentra dans levestibule.
Mais, au lieu de passer du vestibule au salon,il passa du vestibule à la cuisine.
Contre toutes ses habitudes, et au grandétonnement de la cuisinière, il s’approcha des fourneaux, soulevaavec sollicitude le couvercle de chaque casserole, s’assuraqu’aucun ragoût n’était attaché au fond, fit reculer les brochesafin qu’un coup de feu in extremis ne vînt pointdéshonorer les rôtis, remonta dans le vestibule, passa du vestibuledans la salle à manger, inspecta les bouteilles, fit doubler leursrangs, regarda si la table était dressée dans les règles, et,satisfait de ce qu’il venait de voir, rentra dans le salon.
Il y retrouva ses deux filles, la porte duchâteau ayant été confiée à Rosine, dont toute la mission sebornait, au reste, à tirer les cordons au premier coup de marteauqui retentirait.
Toutes deux étaient assises chacune à un coindu feu ; Mary était inquiète, Bertha rêveuse. Toutes deuxpensaient à Michel.
Mary supposait que le jeune baron avait suivile comte de Bonneville et Petit-Pierre, et se préoccupaitgrandement des fatigues qu’il allait éprouver, des dangers qu’ilallait courir.
Bertha, elle, était tout enivrée par cettepoignante jouissance qui suit la révélation de l’amour de l’êtrequ’on aime ; il lui semblait qu’elle avait acquis dans lesregards du jeune baron la certitude que c’était pour elle que lepauvre enfant, si craintif, si hésitant, avait dompté sa faiblesseet bravé des périls réels ; elle mesurait la grandeur del’amour qu’elle lui supposait à l’étendue de la révolution que cetamour avait produite dans le caractère du jeune homme ; ellebâtissait mille châteaux en Espagne, et se reprochait amèrement dene pas l’avoir contraint à rentrer au château lorsqu’elle s’étaitaperçue qu’il ne suivait pas ceux que son dévouement avaitsauvés.
Puis elle souriait ; car, tout à coup,une pensée lui traversait l’esprit : c’est qu’il était restéau château, qu’il s’y était caché dans quelque coin pour la voir àla dérobée, et que, si elle se hasardait dans les cours ou dans leparc, elle le verrait surgir devant elle et l’entendrait luidire : « Voyez ce dont je suis capable pour obtenir unregard de vous ! »
Le marquis venait à peine de s’asseoir dansson fauteuil et n’avait pas encore eu le temps de remarquer lapréoccupation de ses deux filles, qu’il pouvait, d’ailleurs,attribuer à toute autre cause, lorsqu’un coup de marteau retentitsur la porte.
Le marquis de Souday tressaillit, non pasqu’il n’attendît point ce coup de marteau ; mais ce coup demarteau n’était point tel qu’il l’attendait ; il était timide,presque obséquieux et, par conséquent, n’avait rien demilitaire.
– Oh ! oh ! fit le marquis,qu’est-ce que cela ?
– On a frappé, je crois, dit Bertha sortant desa rêverie.
– Oui, un coup, dit Mary.
Le marquis secoua la tête, en homme quidit : « Ce n’est pas cela, » mais qui, toutefois,pensant qu’en pareille circonstance il faut tout voir par soi-même,ne s’en décide pas moins à voir ce que cela est.
En conséquence, il sortit du salon, traversale vestibule et s’avança sur la première marche du perron.
En effet, au lieu des sabres et desbaïonnettes qu’il s’attendait à voir étinceler dans l’ombre, aulieu des figures soldatesques et des moustaches avec lesquelles ilcroyait avoir à faire connaissance, le marquis de Souday ne voyaitrien autre chose que la coupole d’un immense parapluie de toilebleue qui se dirigeait vers lui la pointe en avant, gravissant leperron marche à marche.
Comme ce parapluie, qui avançait toujours,pareil à la carapace d’une tortue, menaçait de lui crever l’œilavec la pointe qui sortait de son centre telle que la pointe d’unbouclier antique, le marquis releva l’orbe de ce bouclier et setrouva face à face avec un museau de fouine surmonté de deux petitspoints brillants comme des escarboucles, et coiffé d’un chapeautrès-haut de forme, très-étroit de bords, et si souvent brossé etrebrossé, qu’il brillait dans l’ombre comme s’il eût été verni.
– Par les mille diables d’enfer ! s’écriale marquis de Souday, c’est mon compère Loriot !
– Prêt à vous rendre ses petits services, sivous l’en jugez digne, fit le dernier venu, d’une voix de faussetqui devenait caverneuse, tant son propriétaire s’efforçait de larendre pateline.
– Vous êtes le très-bienvenu à Souday, maîtreLoriot, dit le marquis avec un accent de bonne humeur et comme s’ilse promettait quelque joie de la présence de celui qu’ilaccueillait par un cordial salut. J’y attends ce soir nombreusecompagnie, et, en votre qualité de notaire du maître du logis, vousm’aiderez à en faire les honneurs. Venez saluer cesdemoiselles.
Et le vieux gentilhomme, avec une aisance quiprouvait à quel degré il était pénétré de la distance qui existaitentre un marquis de Souday et un notaire de village, précéda sonhôte dans le salon.
Il est vrai que maître Loriot mettait un soinsi minutieux à frotter ses pieds sur le paillasson gisant à laporte de ce sanctuaire, que la politesse que le marquis eût jugé àpropos de lui faire en restant derrière lui eût dégénéré en unevéritable corvée.
Profitons du moment où le tabellion, éclairépar l’entre-bâillement de la porte, referme son parapluie et sefrotte les pieds, pour esquisser son portrait, si toutefoisl’entreprise ne dépasse pas nos moyens.
Maître Loriot, notaire à Machecoul, était unpetit bonhomme, maigre et fluet, paraissant encore de moitié plusexigu par suite de l’habitude qu’il avait prise de ne jamais parlerque courbé en deux et dans l’attitude du plus profond respect.
Un nez long et pointu lui tenait lieu devisage ; en développant outre mesure ce trait de saphysionomie, la nature avait voulu se rattraper sur le reste, et,avec une incroyable parcimonie, elle lui avait mesuré tout ce quin’appartenait point à la partie saillante de la face ; si bienqu’il fallait le regarder de bien près et fort longtemps pours’apercevoir que maître Loriot avait des yeux et une bouche commele reste des hommes ; mais aussi, lorsqu’on en était arrivélà, on remarquait que ces yeux étaient pleins de vivacité, et quecette bouche ne manquait pas de finesse.
Et, en effet, maître Loriot – ou le compèreLoriot, comme l’appelait le marquis de Souday, qui, en sa qualitéde grand chasseur, était quelque peu ornithologue – le compèreLoriot, disons-nous, tenait toutes les promesses de son prospectusphysiognomonique : il était assez habile pour faire suer unetrentaine de mille francs à une étude de campagne dans laquelle sesprédécesseurs avaient réussi à grand’peine.
Pour arriver à ce résultat, regardé jusqu’àlui comme impossible, M. Loriot avait étudié, non pas le Code, maisles hommes ; il avait conclu de ses études que la vanité etl’orgueil étaient leurs prédispositions dominantes ; il avait,en conséquence, cherché à se rendre agréable à ces deux vices, etn’avait pas tardé à devenir nécessaire à ceux qui lespossédaient.
Chez maître Loriot, en raison de ce système,la politesse touchait presque à l’obséquiosité : il ne saluaitpas, il se prosternait, et, comme les fakirs de l’Inde, il avait sibien brisé son corps à certaines manœuvres, qu’il s’était habituélittéralement à cette attitude ; c’était une parenthèsetoujours ouverte, jamais fermée, dans laquelle s’encadraient lestitres de ses clients, qui revenaient à chaque phrase avec uneintarissable abondance ; pour peu que son interlocuteur fûtbaron, ou même chevalier, ou seulement gentilhomme, jamais lenotaire ne lui eût parlé autrement qu’à la troisième personne. Aureste, il se montrait d’une reconnaissance à la fois humble etexpansive pour les procédés affables que l’on avait à son égard,et, comme, en même temps, il manifestait un dévouement exagéré auxintérêts qu’on lui confiait, il avait su mériter tant d’éloges que,peu à peu, il avait conquis une clientèle considérable dans lanoblesse des environs.
Ce qui avait surtout contribué au succès demaître Loriot dans le département de la Loire-Inférieure et mêmedans les départements voisins, c’était l’exaltation de ses opinionspolitiques.
Maître Loriot était de ceux dont on pouvaitdire : « Plus royaliste que le roi. »
Son petit œil gris étincelait lorsqu’ilentendait prononcer le nom d’un jacobin, et, pour lui, toutes lesfractions libérales, depuis M. de Chateaubriand jusqu’à M. de LaFayette, étaient des jacobins.
Jamais il n’avait voulu reconnaître la royautéde juillet et il n’appelait jamais Louis-Philippe autrement que« M. le duc d’Orléans, » ne lui accordant pas même letitre d’altesse royale que lui avait accordé Charles X.
Maître Loriot était un des visiteurs les plushabituels du château de Souday.
Il entrait dans sa tactique de faire parade duplus profond respect pour cet illustre débris de l’ancien ordresocial, ordre social qui avait tous ses regrets, et il avait pousséle respect jusqu’à consentir à quelques emprunts dont le marquis deSouday, fort insouciant, comme nous l’avons dit, des chosesd’argent, négligeait régulièrement de lui payer les intérêts.
Le marquis de Souday accueillait volontiersson compère Loriot : d’abord, en raison des susditsemprunts ; ensuite, parce que la fibre orgueilleuse du vieuxgentilhomme n’était pas plus qu’une autre insensible à laflatterie ; enfin, parce que, la froideur dans laquelle lepropriétaire de Souday vivait avec son voisinage le rendant fortisolé, il accueillait avec joie tout ce qui venait rompre lamonotonie de sa vie.
Lorsque le petit notaire se crut certain queses chaussures n’avaient pas conservé un vestige de crotte, ilentra dans le salon.
Il salua de nouveau le marquis, qui avait déjàrepris sa place dans le fauteuil, et commença de complimenter lesdeux jeunes filles.
Mais le marquis ne lui laissa pas le loisird’achever ses compliments.
– Loriot, lui dit-il, je serai toujoursenchanté de vous voir.
Le notaire s’inclina jusqu’à terre.
– Seulement, continua le marquis, vous mepermettrez de vous demander, n’est-ce pas ? ce qui peut vousamener dans notre désert à neuf heures et demie du soir, et par untemps pareil. Je sais bien que, lorsqu’on a un parapluie comme levôtre, la voûte du ciel est toujours bleue.
Loriot crut convenable de ne pas laisserpasser la plaisanterie du marquis sans en rire et sansmurmurer :
– Ah ! très bien ! trèsbien !
Puis, répondant directement :
– Voici, dit-il. J’étais au château de laLogerie, d’où je suis parti fort tard, ayant, sur un ordre reçu àdeux heures seulement, été porter de l’argent à la propriétaire dususdit château ; je revenais à pied, selon ma coutume, lorsquej’ai entendu dans la forêt des bruits de fâcheux augure, et quim’ont confirmé ce que je savais déjà de l’émeute de Montaigu ;j’ai appréhendé, si j’allais plus loin, de rencontrer, sur monchemin, des soldats du duc d’Orléans, et j’ai pensé que M. lemarquis daignerait m’accorder l’hospitalité pour cette nuit.
Au nom de la Logerie, Bertha et Mary avaientrelevé la tête comme deux chevaux qui entendent au loin et tout àcoup le bruit du clairon.
– Vous venez de la Logerie ? fit lemarquis.
– Comme j’ai eu l’honneur de le dire à M. lemarquis, répliqua maître Loriot.
– Tiens ! tiens ! tiens ! Nousavons déjà eu quelqu’un de la Logerie, ce soir.
– Le jeune baron, peut-être ? répondit lenotaire.
– Oui.
– C’est justement lui que je cherche.
– Loriot, dit le marquis, je m’étonne de vousvoir, vous que je considère comme un homme dont les principes sontsolides, je m’étonne de vous voir prostituer de la sorte, enl’accolant au nom de ces Michel, un titre que, d’habitude, vousrespectez.
En entendant le marquis prononcer cette phraseavec un suprême dédain, Bertha devint pourpre, et Mary pâlit.
L’impression que les paroles qu’il avait ditesproduisaient sur les jeunes filles ne fut pas remarquée du vieuxgentilhomme ; mais elle n’échappa point au petit œil gris dunotaire. Il allait parler, quand, de la main, M. de Souday lui fitsigne qu’il n’avait pas tout dit.
– Puis, continua celui-ci, pourquoi vous,compère, que nous traitons avec bonté, avec bienveillance, pourquoicroyez-vous nécessaire de vous servir d’un subterfuge pour entrerdans notre maison ?
– Monsieur le marquis…, balbutia Loriot.
– Vous y venez chercher Michel, n’est-cepas ? Rien de mieux ! Pourquoi mentir ?
– Que M. le marquis daigne agréer mestrès-humbles excuses !… La mère de ce jeune homme, que j’aiété forcé d’accepter au nombre de mes clientes, attendu que c’estun legs de mon prédécesseur, est fort inquiète : au risque dese casser le cou, son fils est descendu d’une fenêtre du deuxièmeétage, et, au mépris de ses volontés maternelles, il a pris lafuite ; de sorte que madame Michel m’avait chargé…
– Ah ! ah ! fit le marquis, il afait tout cela ?
– Littéralement, monsieur le marquis.
– Eh bien, voilà qui me raccommode avec lui…Pas tout à fait, entendons-nous bien, mais un peu.
– Si M. le marquis pouvait m’indiquer où j’aila chance de trouver le jeune homme, dit Loriot, je le reconduiraisà la Logerie.
– Ah ! quant à cela, du diable si je saiscomment ni par où il s’est esquivé ! Voyons, le savez-vous,vous autres ? demanda le marquis s’adressant à ses filles.
Bertha et Mary firent toutes deux un signenégatif.
– Vous le voyez, mon pauvre compère, dit lemarquis, nous ne pouvons vous être d’aucune utilité. Mais pourquoila mère Michel avait-elle séquestré son fils ?
– Il paraîtrait, répondit le notaire, que lejeune Michel, jusqu’aujourd’hui si doux, si docile et si obéissant,est devenu tout à coup amoureux.
– Ah ! ah ! il a pris le mors auxdents, dit le marquis ; je connais cela. Eh bien, compèreLoriot, si vous êtes appelé en conseil, dites à la mère de luirendre la bride et de lui donner du champ : cela vaut mieuxque la martingale. Au fond, pour le peu que je l’ai vu, il m’a eul’air d’un bon petit diable.
– Un excellent cœur, monsieur lemarquis ! et, avec cela, fils unique, plus de cent millelivres de rente ! dit le notaire.
– Hum ! fit le marquis, s’il n’a quecela, ce sera bien peu pour racheter les vilenies du nom qu’ilporte.
– Mon père ! s’écria Bertha, tandis queMary se contentait de soupirer, vous oubliez le service qu’il nousa rendu ce soir.
– Eh ! eh ! fit Loriot regardantBertha, la baronne aurait-elle raison ? Par ma foi, ce seraitun beau contrat à faire !
Et il se mit à supputer ce que pourrait luirapporter d’honoraires le contrat de mariage du baron Michel de laLogerie avec mademoiselle Bertha de Souday.
– Tu as raison, mon enfant, dit lemarquis ; aussi laissons Loriot chercher le chaton de la mèreMichel, et ne nous en inquiétons pas aujourd’hui.
Puis, se retournant vers le notaire :
– Allez-vous donc vous remettre en quête,monsieur le tabellion ?
– Monsieur le marquis, si vous daigniez me lepermettre, je préférerais…
– Tout à l’heure, vous me donniez commeprétexte votre crainte de rencontrer les soldats, interrompit lemarquis : vous en avez donc bien peur ? Morbleu !qu’est-ce que c’est que cela ? Vous, un des nôtres !
– Je n’en ai pas peur, répliqua Loriot, M. lemarquis peut m’en croire ; mais ces maudits bleus me causentune si profonde aversion, que, quand j’aperçois un de leursuniformes, mon estomac se resserre, et je suis vingt-quatre heuressans pouvoir manger.
– Cela m’explique votre maigreur,compère ; mais ce qui est encore plus triste, c’est que celam’oblige à vous mettre à la porte.
– M. le marquis veut rire aux dépens de sonhumble serviteur.
– Pas le moins du monde ; seulement, jene veux pas votre mort, compère.
– Comment cela ?
– Si la vue d’un soldat vous causevingt-quatre heures d’inanition, vous ne pouvez manquer de mourirde faim tout de bon, quand, pendant une nuit entière, vous aurezété sous le même toit qu’un régiment.
– Un régiment !
– Sans doute ; j’ai invité un régiment àsouper ce soir à Souday, et l’amitié que j’ai pour vous, compère,m’oblige à vous faire déguerpir au plus vite ; seulement,mettez-y quelques précautions, car ces drôles, en vous voyantcourir les champs, ou plutôt les bois, à pareille heure, pourraientbien vous prendre pour ce que vous n’êtes pas… je veux dire pour ceque vous êtes.
– Eh bien ?
– Eh bien, dans ce cas, ils ne manqueraientpas de vous honorer de quelques coups de fusil, et les fusils dessoldats de M. le duc d’Orléans sont chargés à balle.
Le notaire devint fort pâle et balbutiaquelques paroles inintelligibles.
– Alors décidez-vous ! vous avez lechoix : mourir de faim ou d’un coup de fusil. Vous n’avez pasde temps à perdre ; car, cette fois, j’entends la marche detoute une troupe…, et tenez, voilà, selon toute probabilité, legénéral qui frappe à la porte.
En effet, le marteau retentit, maisvigoureusement cette fois, et ainsi qu’il convenait à l’hôte dontil annonçait l’arrivée.
– En compagnie de monsieur le marquis, fitLoriot, je me sens de force à vaincre mes répugnances, siinvincibles qu’elles soient.
– Bien ! Alors, prenez ce flambeau etvenez au-devant de mes invités.
– Vos invités ? Mais, en vérité, monsieurle marquis, je ne puis croire…
– Venez, venez, Thomas. Loriot !vous allez voir et vous croirez après.
Et le marquis de Souday, prenant lui-même unflambeau, s’avança sur le perron.
Bertha et Mary le suivirent, Mary pensive,Bertha inquiète, toutes deux regardant, au plus profond de l’ombrede la cour, pour voir si elles ne découvriraient point celui auquelelles ne cessaient pas de songer.
Selon les instructions du marquis, transmisespar Mary à Rosine, la porte avait été ouverte aux soldats dès lepremier coup de marteau. La porte ouverte, ils avaient envahi lacour, et se hâtaient de cerner la maison.
Au moment où le vieux général descendait decheval, il aperçut les deux porte-flambeaux, et, à côté d’eux,moitié dans l’ombre, moitié dans la lumière, les deux jeunesfilles.
Tout cela s’avançait vers lui d’un air tout àla fois empressé et gracieux qui le surprit.
– Ma foi, général, s’écria le marquis endescendant jusqu’au dernier degré de l’escalier pour aller aussiloin que possible à la recherche du général, je désespérais presquede vous voir… ce soir, du moins.
– Vous désespériez, dites-vous, monsieur lemarquis ? fit le général stupéfait de cet exorde.
– Je désespérais de vous voir, je le répète. Àquelle heure êtes-vous parti de Montaigu ? vers septheures ?
– À sept heures précises.
– Eh bien, c’est cela ! j’avais calculéqu’il fallait un peu plus de deux heures pour venir ; je vousattendais donc vers neuf heures un quart, neuf heures etdemie ; mais voilà qu’il en est plus de dix ! J’en étaisà me dire : « Mon Dieu, serait-il arrivé quelque accidentqui me prive de l’honneur de recevoir un si brave et si estimableofficier ? »
– Ainsi, vous m’attendiez, monsieur ?
– Pardieu ! Je parie que c’est ce mauditgué de Pont-Farcy qui vous aura retardé. Quel abominable pays,général ! des ruisseaux qui, à la moindre pluie, deviennentdes torrents impraticables ; des chemins… ils appellent celades chemins ! moi, j’appelle cela des fondrières ! Aureste, vous en savez bien quelque chose ; car je présume quece n’est pas sans quelque difficulté que vous avez franchi lemaudit saut de Baugé, une mer de boue où l’on enfonce jusqu’à laceinture quand on n’enfonce pas jusque par-dessus la tête !Mais avouez que tout cela n’est rien à côté de la viette desBiques, où, tout jeune, moi, un chasseur enragé, je n’osais pas mehasarder sans frémir… Vraiment, général, en pensant à tout ce quel’honneur que vous me faites vous aura coûté de peines et defatigues, je ne sais comment vous en témoigner mareconnaissance.
Le général vit que, pour le moment, il avaitaffaire à plus fin que lui.
Il se résolut à manger franchement le plat quele marquis lui servait.
– Croyez bien, monsieur le marquis,répondit-il, que je regrette de m’être tant fait attendre, et qu’iln’y a aucunement de ma faute dans le retard que vous me reprochez.En tout cas, je tâcherai de profiter de la leçon que vous voulezbien me donner, et, une autre fois, en dépit des gués, des sauts etdes viettes, j’arriverai selon les règles les plus rigoureuses dela politesse.
En ce moment, un officier s’approcha dugénéral pour prendre ses ordres relativement à la perquisition quel’on devait faire dans le château.
– C’est inutile, mon cher capitaine, dit legénéral. N’entendez-vous pas que notre hôte nous dit que nousarrivons trop tard ? C’est nous dire que nous n’avons aucunepeine à prendre et que nous trouverons tout en ordre dans lechâteau.
– Comment donc ! comment donc ! ditle marquis ; mais, en ordre ou non, mon château est tout àvotre disposition, général : usez-en donc comme s’il vousappartenait.
– Ceci m’est offert de trop bonne grâce pourque je refuse, dit le général en s’inclinant.
– Oh ! que vous êtes étourdies,mesdemoiselles ! fit le marquis de Souday s’adressant à sesfilles ; vous ne me faites pas remarquer que je tiens cesmessieurs à la porte, et par le temps qu’il fait ! des gensqui ont traversé le gué de Pont-Farcy ! Mais entrez donc,général, entrez donc, messieurs ! J’ai fait préparer unexcellent feu au salon, un feu devant lequel vous pourrez séchervos habits, que l’eau de la Boulogne doit rendre inhabitables.
– Comment reconnaîtrai-je jamais ladélicatesse de vos procédés ? dit le général en se mordant lesmoustaches et un peu les lèvres.
– Oh ! vous êtes un homme à me revaloircela, général ! répliqua le marquis en précédant les officiersqu’il éclairait, tandis que le petit notaire, plus modeste,illuminait les flancs de la colonne. Mais, permettez-moi,ajouta-t-il en posant le candélabre sur la cheminée du salon,manœuvre qu’imita en tout point maître Loriot, permettez-moid’accomplir une formalité par laquelle j’eusse dû commencerpeut-être, en vous présentant mes deux filles, mesdemoisellesBertha et Mary de Souday.
– Par ma foi, marquis, dit galamment legénéral, la vue de si gracieux visages valait bien que l’on risquâtde s’enrhumer en traversant le gué de Pont-Farcy, de s’envaser ausaut de Baugé et de se casser le cou à la viette desBiques !
– Eh bien, mesdemoiselles, dit le marquis,pour utiliser ces beaux yeux, allez vous assurer que le dîner,après avoir attendu ces messieurs, ne se fera pas attendre à sontour.
– En vérité, marquis, dit Dermoncourt setournant vers ses officiers, nous sommes confus de vos bontés, etnotre reconnaissance…
– S’acquitte par la distraction que votrevisite nous cause. Vous comprenez, général, moi qui suis habituéaux deux gracieux visages auxquels vous adressez de si joliscompliments, moi qui, en outre, suis leur père, je trouve parfoisle séjour de mon pauvre petit castel bien insipide et bienmonotone ; jugez donc de ce qu’a été ma joie lorsque, tantôt,un lutin de ma connaissance est venu me dire à l’oreille :« Le général Dermoncourt est parti à sept heures du soir deMontaigu pour venir, avec son état-major, vous rendre visite àSouday ! »
– Alors, c’est un lutin qui vous aaverti ?
– Certainement ! est-ce qu’il n’y en apas dans chaque château, dans chaque chaumière de ce pays ?Aussi, la perspective de l’excellente soirée que j’allais vousdevoir, général, m’a rendu une activité que, depuis longtemps, jene connaissais plus ; j’ai pressé tout le monde, j’ai mis monpoulailler à contribution, j’ai actionné mesdemoiselles de Souday,j’ai retenu mon compère Loriot, notaire à Machecoul, pour qu’il aitle plaisir de faire votre connaissance ; enfin, Dieu medamne ! j’ai mis moi-même la main à la pâte, et, tant bien quemal, nous sommes arrivés à préparer le dîner qui vous attend, etcelui qui sera servi à vos soldats, que je n’avais garde d’oublieren ma qualité d’ancien soldat.
– Vous avez servi, monsieur le marquis ?demanda Dermoncourt.
– Peut-être pas dans les mêmes rangs quevous ; aussi, au lieu de dire que j’ai servi, je diraisimplement que je me suis battu.
– Dans ce pays ?
– Justement ! sous les ordres deCharette.
– Ah ! ah !
– J’étais son aide de camp.
– Alors, ce n’est point la première fois quenous nous rencontrons, marquis.
– Vraiment ?
– Certes ! j’ai fait les deux campagnesde 1795 et de 1796 en Vendée.
– Ah ! bravo ! et voilà qui metransporte ! s’écria le marquis. Nous allons parler, audessert, des vaillances de notre jeunesse. Ah ! général, fitle vieux gentilhomme avec une certaine mélancolie, dans un campcomme dans l’autre, ils commencent à se faire rares, ceux quipeuvent s’entretenir de ces campagnes !… Mais voici cesdemoiselles qui viennent nous annoncer que le souper nous réclame.Général, voulez-vous être le cavalier de l’une des deux ? Lecapitaine sera celui de l’autre.
Puis, s’adressant aux autresofficiers :
– Messieurs, dit-il, voulez-vous bien suivrele général et passer dans la salle à manger ?
On se mit à table : le général entre Maryet Bertha, le marquis entre deux officiers.
Maître Loriot s’assit à côté de Bertha ;il ne désespérait pas, pendant le souper, de placer tout bas un motsur le jeune Michel.
Il avait décidé, à part lui, que le contrat demariage se ferait dans son étude.
Durant quelques instants, on n’entendit que lebruit des assiettes et des verres ; chacun restaitsilencieux.
Les officiers, entraînés par l’exemple de leurgénéral, se prêtaient avec complaisance au dénoûment inattendu deleur expédition.
Le marquis, qui dînait ordinairement à cinqheures, et qui se trouvait de près de six heures en retard,dédommageait son estomac de cette longue attente.
Mary et Bertha, toutes pensives, n’étaientpoint fâchées d’avoir, dans la répulsion que leur inspiraient lescocardes tricolores, un prétexte pour se recueillir.
Le général réfléchissait évidemment aux moyensde prendre une revanche.
Il comprenait fort bien que M. de Souday avaitété averti de son approche ; rompu à cette guerre, ilconnaissait la facilité et la rapidité avec lesquelles setransmettaient les communications entre un village et un autre.Étonné d’abord de la spontanéité de la réception que lui avaitfaite le marquis de Souday, peu à peu il recouvrait son sang-froid,et, revenu à ses habitudes de minutieuse observation, il trouvaitdans tout ce qu’il voyait, dans l’empressement de son hôte commedans la profusion de ce repas, bien splendide pour avoir étépréparé à l’intention d’ennemis, quelque chose qui confirmait sessoupçons ; mais, patient comme doit l’être tout bon chasseurd’hommes et de gibier, certain que, dans l’obscurité – sil’illustre proie qu’il convoitait avait pris la fuite, comme toutle lui faisait croire, – ce serait en vain qu’il se mettrait à sapoursuite, il résolut d’attendre à plus tard pour commencer desérieuses investigations, et de ne point laisser échapper jusque-làun des indices qu’il pourrait trouver dans ce qui se passait autourde lui.
Ce fut lui qui le premier rompit lesilence.
– Monsieur le marquis, dit-il en élevant sonverre, le choix d’un toast serait assez difficile pour vous commepour nous ; mais il en est un qui n’embarrassera personne etqui doit avoir le pas sur tous les autres. Veuillez me permettre deporter la santé de mesdemoiselles de Souday, en les remerciantd’avoir bien voulu s’associer à la courtoise réception dont vousnous honorez.
– Ma sœur et moi, nous vous remercions,monsieur le général, dit Bertha, et nous sommes heureuses d’avoirpu vous être agréables en nous conformant à la volonté de notrepère.
– Ce qui veut dire, répliqua le général ensouriant, que vous ne nous faites bonne mine que par ordre, et quec’est à M. le marquis que nous devons en être reconnaissants… À labonne heure ! j’aime cette franchise toute militaire, qui, ducamp de vos admirateurs, me ferait passer dans celui de vos amis,si je croyais que l’on pût y être reçu avec la cocarde que jeporte.
– Les éloges que vous venez de donner à mafranchise m’encouragent, monsieur, dit Bertha, et cette mêmefranchise osera vous avouer que vos couleurs ne sont point cellesque j’aime à voir à mes amis ; mais, si vous ambitionnezvraiment ce titre, je vous l’accorderai volontiers, dans l’espoirqu’un jour viendra où vous pourrez porter les miennes.
– Général, dit à son tour le marquis en segrattant l’oreille, votre réflexion de tantôt était parfaitementjuste : comment, sans nous compromettre ni l’un ni l’autre,vais-je répondre à votre gracieux toast à mes filles ?Avez-vous une femme ?
Le général tenait à embarrasser lemarquis.
– Non, dit-il.
– Une sœur ?
– Non.
– Une mère, peut-être ?…
– Oui, dit le général, qui semblait s’êtreembusqué et attendre là le marquis : j’ai la France, notremère commune.
– Eh bien, bravo ! je bois à laFrance ! et puissent se continuer pour elle les huit sièclesde gloire et de grandeur qu’elle doit à ses rois !
– Et permettez-moi d’ajouter, dit le général,le demi-siècle de liberté qu’elle doit à ses enfants.
– C’est non-seulement une adjonction, dit lemarquis, mais encore une modification.
Puis, après un instant de silence :
– Par ma foi, dit-il, j’accepte letoast : blanche ou tricolore, la France est toujours laFrance !
Tous les convives tendirent leurs verres, etcompère Loriot lui-même, entraîné par l’exemple du marquis, fitraison au toast du maître de la maison, modifié par le général, etvida son verre.
Une fois lancée sur cette pente et arroséeavec cette abondance, la conversation prit des allures sivagabondes, que, comprenant, aux deux tiers du dîner, qu’elles nepourraient la suivre jusqu’au dessert dans de pareils écarts,Bertha et Mary se levèrent de table et passèrent, sans bruit, dansle salon.
Maître Loriot, qui semblait être venu pouravoir autant affaire aux jeunes filles qu’au marquis, se leva à sontour, et les suivit.
Maître Loriot profita donc immédiatement del’exemple que lui donnaient mesdemoiselles de Souday, et, laissantle marquis et ses hôtes évoquer tout à leur aise les souvenirs dela guerre des géants, il se leva tout doucement de latable et suivit les deux jeunes filles dans le salon.
Il avança en faisant courbette sur courbetteet en se frottant joyeusement les mains.
– Ah ! ah ! dit Bertha, vousparaissez bien satisfait, monsieur le notaire.
– Mesdemoiselles, répondit maître Loriot àdemi-voix, j’ai fait de mon mieux pour seconder les ruses demonsieur votre père ; j’espère qu’au besoin vous ne vousrefuserez point à témoigner de l’aplomb et du sang-froid que j’aimontrés dans cette circonstance.
– De quelles ruses de guerre parlez-vous, chermonsieur Loriot ? dit Mary en riant. Ni Bertha ni moi nesavons ce que vous voulez dire.
– Mon Dieu, reprit le notaire, je n’en saispas plus que vous ; mais j’ai pensé que M. le marquis devaitavoir de puissantes et sérieuses raisons pour traiter comme devieux amis, et mieux que l’on ne traite parfois de vieux amis, lesaffreux soudards qu’il a admis à sa table ; les prévenancesdont il accable les séides de l’usurpateur m’ont semblé siétranges, que je me suis figuré qu’elles avaient un but.
– Et lequel ? demanda Bertha.
– Dame, celui de leur inspirer tant desécurité, qu’ils négligent le soin de leur sûreté, et de profiterde leur insouciance pour leur faire subir le sort…
– Le sort ?
– Le sort de…, répéta le notaire.
– Le sort de qui ?
Le notaire fit le geste de trancher unetête.
– D’Holopherne, peut-être ? s’écriaBertha en éclatant de rire.
– Justement, dit Maître Loriot.
Mary se joignit à sa sœur dans la bruyanteexplosion où celle-ci l’avait devancée.
La supposition du petit notaire avait réjouiles deux sœurs au delà de toute expression.
– Ainsi, vous nous destiniez au rôle deJudith ? demanda Bertha faisant trêve la première à sonhilarité.
– Dame, mesdemoiselles…
– Monsieur Loriot, si mon père était là, ilpourrait se fâcher de ce que vous l’avez supposé capable d’user deces sortes de procédés, à mon avis, un peu trop bibliques ;mais, soyez tranquille, nous ne le lui dirons pas plus qu’augénéral, qui certainement serait, de son côté, très-peu flatté del’enthousiasme avec lequel vous acceptiez notre dévouement.
– Mesdemoiselles, répliqua maître Loriot,pardonnez-moi si ma ferveur politique, si mon horreur pour tous lespartisans de ces malheureuses doctrines m’ont entraîné un peuloin.
– Je vous pardonne, monsieur Loriot, réponditBertha, qui, à cause de son caractère franc et décidé, ayant été laplus soupçonnée, avait le plus à pardonner ; je vous pardonne,et, pour que vous ne soyez plus exposé à de semblables méprises, jevais vous mettre au courant de la situation. Sachez donc que legénéral Dermoncourt, que vous regardez comme l’antéchrist, est toutsimplement venu faire au château une perquisition du genre decelles que l’on a faites dans les châteaux environnants.
– Mais, alors, demanda le petit notaire, quis’embrouillait de plus en plus dans la situation, pourquoi lestraiter avec… par ma foi ! je dirai le mot, avec tant defaste ? La loi est formelle !
– Comment, la loi ?
– Oui : elle interdit aux magistrats, auxofficiers civils et militaires, chargés de mettre à exécution lemandat de l’autorité judiciaire, de saisir, enlever, s’appropriertous autres objets que ceux désignés audit mandat ; que fontces gens des mets, des viandes, des vins de toutes sortes dont ilsont trouvé la table de M. le marquis de Souday chargée ? Ilsse les ap-pro-prient !
– Mais il me semble, mon cher monsieur Loriot,dit Mary, que mon père est bien libre d’inviter qui il veut à satable.
– Même les gens qui viennent exercer…représenter chez lui… un pouvoir tyrannique et odieux ?Certainement, mademoiselle ; mais vous me permettrez deregarder cela comme chose peu naturelle et d’y supposer une causeou un but !
– C’est-à-dire, monsieur Loriot, que vousvoyez là un secret que vous cherchez tout simplement àpénétrer.
– Oh ! mademoiselle…
– Eh bien, je vous le confierai, ou à peuprès, mon cher monsieur Loriot ; car je sais que l’on peutcompter sur vous, si, toutefois, vous, de votre côté, vous voulezm’apprendre comment il se fait qu’ayant à chercher quelque part M.Michel de la Logerie, vous soyez venu tout droit au château deSouday.
Bertha avait prononcé ces paroles d’une voixferme et accentuée, et le notaire, auquel elles étaient adressées,les écouta avec beaucoup plus d’embarras que n’en éprouvait soninterlocutrice.
Quant à Mary, elle s’était rapprochée de sasœur, avait passé son bras sous le sien, avait appuyé sa tête surson épaule, et attendait, avec une curiosité qu’elle ne cherchaitpas à dissimuler, la réponse de maître Loriot.
– Eh bien, puisque vous désirez savoir lepourquoi, mademoiselle…
Le notaire fit une pause comme pour êtreencouragé.
Bertha, en effet, l’encouragea d’un signe detête.
– Je suis venu, continua maître Loriot, parceque madame la baronne de la Logerie m’avait indiqué le château deSouday comme le lieu où son fils s’était très-probablement retiréaprès sa fuite.
– Et sur quoi madame de la Logerieappuyait-elle ses suppositions ? demanda Bertha avec le mêmeregard interrogateur, la même voix ferme et accentuée.
– Mademoiselle, répliqua le notaire de plus enplus embarrassé, après ce que j’ai dit tantôt à votre père,vraiment je ne sais si, malgré la récompense que vous avez attachéeà ma franchise, j’aurai le courage d’aller jusqu’au bout.
– Pourquoi pas, monsieur le notaire ?continua Bertha gardant le même aplomb. Voulez-vous que je vousaide ? C’est parce qu’elle croit, avez-vous dit, que l’objetde l’amour de monsieur son fils est au château de Souday.
– C’est justement cela, mademoiselle.
– Bien ! Mais ce que je désireraisconnaître, ce que je tiendrais à savoir, c’est l’opinion de madamede la Logerie sur cet amour.
– Cette opinion ne lui est point positivementfavorable, mademoiselle, reprit le notaire ; cela, je doisl’avouer.
– Voilà déjà un point sur lequel mon père etla baronne s’entendent, dit en riant Bertha.
– Mais, continua le notaire avec intention, M.Michel sera majeur dans quelques mois, libre, par conséquent, deses actions, maître de son immense fortune…
– De ses actions, dit Bertha, tantmieux ! cela pourra lui servir.
– À quoi, mademoiselle ? demandamalignement le notaire.
– Mais à réhabiliter le nom qu’il porte, àfaire oublier les tristes souvenirs que son père a laissés dans lepays. Quant à la fortune, si j’étais celle que M. Michel honore deson affection, je lui conseillerais d’en faire un tel usage, quebientôt, il n’y aurait pas, dans toute la province, un nom plushonorable et plus honoré que le sien.
– Que lui conseilleriez-vous donc,mademoiselle ? fit le notaire tout étonné.
– De rendre cette fortune à ceux à qui l’onprétend que son père l’a prise, de restituer à leurs propriétairesles biens nationaux que M. Michel avait achetés.
– Mais, en ce cas, mademoiselle, dit le petitnotaire tout à fait désorienté, vous ruineriez celui qui auraitl’honneur de vous aimer !
– Qu’importe, s’il lui restait laconsidération de tous et la tendresse de celle qui lui auraitconseillé le sacrifice.
En ce moment, Rosine parut à la porte, et,passant sa tête entre les deux battants :
– Mademoiselle, dit-elle, sans s’adresserparticulièrement ni à Mary ni à Bertha, voulez-vous venir, s’ilvous plaît ?
Bertha tenait à continuer la conversation avecle notaire ; elle était avide de se renseigner sur lessentiments que madame de la Logerie nourrissait contre elle, encoreplus peut-être que de ceux que son fils nourrissait pourelle ; enfin, elle était heureuse de s’entretenir, sivaguement que ce fût, des projets qui formaient, depuis quelquetemps, le thème invariable de ses méditations ; aussi dit-elleà Mary d’aller voir ce dont il s’agissait.
Mais, de son côté, Mary ne quittait le salonqu’à regret ; elle était épouvantée de voir à quel pointl’amour de Bertha pour Michel s’était développé, depuis quelquesjours ; chacune des paroles de sa sœur retentissaitdouloureusement dans son âme ; elle croyait être sûre quel’amour de Michel était tout entier à elle, et elle songeait avecterreur à ce que serait le désespoir de Bertha, lorsqu’elles’apercevrait qu’elle s’était si étrangement abusée. Puis, comme,malgré l’immense affection de Mary pour Bertha, l’amour avait déjàversé dans son cœur une petite dose de l’égoïsme qui accompagne cesentiment, Mary était tout heureuse, à un autre point de vue, de cequ’elle entendait ; elle se réservait tout bas le rôle que sasœur traçait pour la femme aimée de Michel ; aussi fallut-ilque Bertha lui répétât une seconde fois d’aller voir pour quellecause Rosine appelait l’une d’elles.
– Allons, va, ma chérie ! dit Bertha enappuyant ses lèvres sur le front de Mary ; va ! et, enmême temps, occupe-toi de la chambre de M. Loriot ; car jecrains que, dans tout ce bouleversement, on n’ait oublié de luipréparer un gîte.
Mary avait l’habitude d’obéir, elleobéit : des deux sœurs, elle était la nature douce etflexible.
Elle trouva Rosine à la porte.
– Que nous veux-tu ? luidemanda-t-elle.
Celle-ci ne répondit point ; et, comme sielle eût craint d’être entendue de la salle à manger, où le marquisracontait la dernière journée de Charette, elle tira Mary par lebras, et l’emmena sous l’escalier qui se trouvait à l’autreextrémité du vestibule.
– Mademoiselle, lui dit-elle, il a faim.
– Il a faim ? répéta Mary.
– Oui ; il vient de me le dire àl’instant même.
– Mais de qui parles-tu ? et qui donc afaim ?
– Lui, le pauvre garçon !
– Qui, lui ?
– M. Michel, donc !
– Comment ! M. Michel est ici ?
– Ne le savez-vous donc point ?
– Mais non.
– Il y a deux heures, – après que mademoisellevotre sœur fut rentrée au salon, un peu avant que les soldatsfussent arrivés, – eh bien, il est entré à la cuisine.
– Il n’est donc pas parti avecPetit-Pierre ?
– Mais non.
– Et tu dis qu’il est entré à lacuisine ?
– Oui ; il était si las, que cela faisaitpitié. « Monsieur Michel, lui ai-je dit comme cela, pourquoidonc vous n’allez pas au salon ? – Dame, ma chère Rosine,a-t-il répondu avec sa voix si douce, c’est qu’on ne m’a pas invitéà y rester. » Alors, il voulait s’en aller coucher àMachecoul ; car, de rentrer à la Logerie, il ne le fera pourrien au monde ! Il paraît que sa mère veut l’emmener à Paris.Je n’ai point voulu le laisser courir ainsi la nuit.
– Tu as bien fait, Rosine. Et oùest-il ?
– Je l’ai mis dans la chambre de latourelle ; mais, comme les soldats ont pris lerez-de-chaussée, on n’y peut plus entrer que par le corridor quiest au bout du grenier, et je viens vous en demander la clef.
Le premier mouvement de Mary – c’était le bon– fut de prévenir sa sœur ; mais, à ce premier mouvement, ilne tarda pas à en succéder un second, et celui-là, il fautl’avouer, était le moins généreux : c’était de voir Michelseule et la première.
Rosine, d’ailleurs, lui fournit un prétextepour suivre celui-là.
– Voici la clef, lui dit Mary.
– Oh ! mademoiselle, répliqua Rosine,venez avec moi, je vous en supplie. Il y a tant d’hommes dans lechâteau, que je n’ose m’y hasarder seule, et que je mourrais depeur pour monter là-haut ; tandis que vous, la fille de M. lemarquis, tout le monde vous respectera.
– Mais les provisions ?
– Les voici.
– Où ?
– Dans ce panier.
– Alors, viens !
Et Mary s’élança dans l’escalier avec lalégèreté d’un de ces chevreuils qu’elle poursuivait dans lesrochers de la forêt de Machecoul.
Arrivé au second étage, Mary s’arrêta devantla chambre que Jean Oullier occupait au château : c’était danscette chambre que se trouvait la clef qui lui était nécessaire.
Puis elle ouvrit une porte qui, de cet étage,donnait sur l’escalier en colimaçon par lequel on arrivait à lapartie supérieure de la tourelle, et, devançant de quelques marchesRosine, que son panier embarrassait, elle continua rapidement sonascension, assez périlleuse, car l’escalier de cette petite tour àmoitié abandonnée était alors dans un état de vétusté et dedélabrement des plus caractérisés.
C’était au sommet de cette tourelle, dans unepetite chambre située sous le toit, que Rosine et la cuisinière,réunies en comité délibérateur, avaient placé le jeune baron de laLogerie.
Si l’intention des deux braves filles avaitété excellente, l’exécution n’avait nullement répondu à leur bonvouloir ; car il était impossible d’imaginer un plus pauvregîte, un lieu, enfin, où il fût plus difficile de se reposer d’unefatigue, si mince qu’elle fût.
Cette chambre, en effet, servait à JeanOullier pour serrer les menues graines du jardin et les outilsnécessaires à ses fonctions de maître Jacques. Les murs étaientlittéralement palissadés de tiges de haricots, de choux, de laitueset d’oignons montés en graines, le tout de diverses variétés, letout exposé à l’air afin que les semences pussent acquérir le degréde maturité et de sécheresse convenable. Par malheur, tous ceséchantillons botaniques avaient, depuis six mois qu’ils attendaientle moment d’être mis en terre, absorbé une telle quantité depoussière, qu’au moindre mouvement que l’on exécutait dansl’étroite chambre, des milliers d’atomes se détachaient de ces amasde légumineuses et épaississaient désagréablement l’atmosphère.
Pour tout meuble, cette petite pièce avait unétabli de menuiserie ; ce n’était pas un siège bien commode,on le voit ; aussi Michel, qui s’était résigné à l’accepter encette qualité, ne tarda-t-il point à l’échanger contre un tasd’avoine d’une espèce nouvelle, et à laquelle sa rareté avaitmérité les honneurs du cabinet aux graines précieuses. Il s’assitau centre du monceau, et là, du moins, à part quelquesinconvénients, – quel siège, si confortable qu’il soit, n’en apoint ? – il trouva assez d’élasticité pour reposer un peu lafatigue qui courbaturait ses membres.
Mais, bientôt, Michel s’était lassé des’étendre sur ce sofa mobile et piquant. Lorsque Guérin l’avaitrenversé dans le ruisseau, une assez notable quantité de boue étaitrestée à la surface de ses habits, et l’humidité avait pénétré àl’intérieur. Il en résultait que le séjour qu’il avait fait devantle foyer de la cuisine lui avait paru bien court ; si court,que l’humidité, qu’il avait un moment crue partie, était revenueplus pénétrante que jamais. Il s’était mis alors à se promener enlong et en large dans sa tourelle, manœuvre qu’il accomplissaittout en maudissant la sotte timidité qui lui valait non-seulementce froid, cette fatigue et la faim qu’il commençait à éprouver,mais encore – et c’était là le plus douloureux – qui le privait dela présence de Mary ! Il se gourmandait de n’avoir pas suprofiter de ce qu’il avait si vaillamment entrepris et de ce que lecœur lui eût failli au moment d’achever ce qu’il avait si biencommencé.
Hâtons-nous de dire, pour ne point mentir aucaractère de notre héros, que la conscience de sa faute ne lerendait pas plus brave, et qu’au milieu des reproches qu’ils’adressait à lui-même, l’idée ne lui vint pas un seul instant dedescendre et de demander franchement au marquis l’hospitalité quin’avait pas été la moindre des perspectives qui l’avaient décidé àla fuite.
Les soldats étaient arrivés sur cesentrefaites, et Michel, que le bruit qu’ils avaient fait en entrantavait attiré à l’étroite lucarne qui donnait sur les derrières duchâteau, vit, dans les salles du corps de logis principal, passeret repasser, à travers les fenêtres brillamment éclairées,mesdemoiselles de Souday, le général, les officiers et lemarquis.
C’est alors qu’apercevant Rosine au pied de lapetite tourelle dont il occupait le faîte, il avait jugé à proposde ramener à lui l’intérêt que de nouveaux hôtes avaientsingulièrement détaché de sa personne ; et, avec toute lamodestie de son caractère, il avait demandé à la nouvellecommensale du château de Souday un petit morceau de pain ;demande qui n’était nullement en harmonie avec sa faim, que lesaiguillonnements des contrariétés morales et physiques qu’iléprouvait, de légère, avaient rendue canine !
En entendant un pas léger qui se rapprochaitde sa prison, il éprouva une vive reconnaissance.
En effet, ce pas lui annonçait deux choses,l’une certaine, l’autre probable.
La chose certaine, c’est qu’il allaitsatisfaire son appétit ; la chose probable, qu’il allaitentendre parler de Mary.
– Est-ce toi, Rosine ? demanda-t-il quandil entendit une main qui cherchait à ouvrir la porte.
– Non, ce n’est pas Rosine, monsieurMichel ; c’est moi.
Michel reconnut la voix de Mary ; mais iln’en pouvait croire ses oreilles.
La voix continua :
– Oui, moi…, moi qui suis furieuse contrevous !
Mais, comme l’accent jurait avec la voix,Michel ne fut pas trop effrayé de cette fureur.
– Mademoiselle Mary ! s’écria-t-il,mademoiselle Mary ! mon Dieu !
Et il s’appuya contre la muraille pour ne pastomber.
Pendant ce temps, la jeune fille ouvrait laporte.
– Vous ! s’écria Michel, vous,mademoiselle Mary ! Oh ! que je suis heureux !
– Oh ! pas tant que vous le dites.
– Comment cela ?
– Puisque vous avouez, au milieu de votrebonheur, que vous mourez de faim.
– Ah ! mademoiselle, qui vous a ditcela ? balbutia Michel en rougissant jusqu’au blanc desyeux.
– Rosine… Voyons, arrive, Rosine !continua Mary. Bien ! commence par poser ta lanterne sur cetétabli, et ouvre vite ton panier. Ne vois-tu pas que M. Michel ledévore du regard ?
Ces paroles de la railleuse Mary rendirent lejeune baron un peu honteux du besoin vulgaire qu’il avait exprimé àsa sœur de lait.
Il pensa bien que saisir le panier de Rosine,réintégrer dans ses flancs les comestibles qui en étaient déjàsortis et que la jeune fille avait étalés sur l’établi, lancer letout par la fenêtre, au risque d’assommer un soldat, tomber auxgenoux de la jeune fille en lui disant, les deux mains sur le cœuret d’une voix pathétique : « Puis-je songer à mon estomaclorsque mon cœur est si heureux ? » serait unedéclaration un peu bien galante.
Mais c’étaient là de ces idées qui pouvaientvenir à Michel pendant plusieurs années consécutives sans qu’il serésignât à pratiquer jamais des façons si cavalières ; illaissa donc Mary le traiter en véritable frère de lait de Rosine.Sur son invitation, il reprit son canapé d’avoine et trouva fortagréable de manger les morceaux que lui découpait la main blanchede la jeune fille.
– Oh ! que vous êtes donc enfant !lui disait Mary. Pourquoi, après avoir accompli un acte aussivaillant, après être venu à nous pour nous rendre un service decette importance, au risque de vous rompre les os, pourquoi n’avoirpas, comme cela était si naturel de le faire, dit à mon père :« Monsieur, il me serait impossible de rentrer chez ma mère cesoir ; veuillez me garder jusqu’à demainmatin ? »
– Oh ! je n’eusse jamais osé !s’écria Michel en laissant tomber ses bras de chaque côté de soncorps, comme un homme auquel on fait une proposition à laquelle iln’eût jamais songé.
– Pourquoi cela ? demanda Mary.
– Parce qu’il m’impose énormément, monsieurvotre père !
– Mon père ! mais c’est le meilleur hommedu monde. Et puis n’êtes-vous pas notre ami, à nous ?
– Oh ! que vous êtes donc bonne,mademoiselle, de me donner ce titre !
Puis, se hasardant à faire un pas enavant :
– Mais est-il bien vrai, demanda le jeunebaron, que je l’aie déjà gagné ?
Mary rougit légèrement.
Quelques jours auparavant, elle n’eût pointhésité à répondre à Michel qu’il était si bien son ami, que peud’instants du jour et même de la nuit s’écoulaient sans qu’ellesongeât à lui ; mais, depuis ces quelques jours, l’amour avaitsingulièrement modifié ses sentiments, et, dès ses premiers élans,il lui avait donné une pudeur instinctive que, dans son innocence,elle n’avait point encore soupçonnée. Au fur et à mesure qu’elles’était sentie femme par la révélation des sensations qui,jusque-là, lui avaient été inconnues, elle avait compris tout ceque les manières, les habitudes et le langage qui résultaient del’éducation étrange qu’elle avait reçue, avaient d’insolite, et,avec cette faculté d’intuition particulière aux femmes, elles’était rendu un compte exact de ce qu’elle avait à acquérir ducôté de la réserve pour arriver aux qualités qui lui manquaient etdont le sentiment qui dominait son âme lui faisait sentir lanécessité.
Aussi, Mary, qui, jusque-là, n’avait jamais eul’idée de dissimuler une seule de ses pensées, commença-t-elle àcomprendre qu’une jeune fille devait quelquefois, sinon mentir, dumoins éluder, et voila-t-elle par une banalité la réponse qu’elleeût voulu faire.
– Mais il me semble, répondit-elle au jeunebaron, que vous avez assez fait pour cela.
Puis, sans lui laisser le temps de revenir àce sujet, qui mettait la conversation sur un terrain tropscabreux :
– Allons, voyons, continua-t-elle,prouvez-nous ce bon appétit dont vous vous vantiez tout à l’heure,en mangeant encore cette aile de volaille.
– Mais, mademoiselle, dit naïvement Michel,j’étouffe !
– Oh ! que vous êtes un pauvremangeur ! Voyons, obéissez, ou sinon, comme je ne suis ici quepour vous servir, je m’en vais !
– Mademoiselle, dit Michel en tendant versMary ses deux mains, dont l’une était armée d’une fourchette etl’autre munie d’un morceau de pain, mademoiselle, vous n’aurez pascette cruauté ! Oh ! si vous saviez combien j’ai ététriste et malheureux depuis deux heures que je suis dans cettesolitude !
– Cela s’explique, dit en riant Mary :vous aviez faim.
– Oh ! non, non, non, ce n’était passeulement cela ! Imaginez-vous que, d’ici, je vous voyaispasser avec tous ces officiers…
– C’est votre faute ! au lieu de vousréfugier dans cette vieille tour comme un hibou, vous pouviezrester au salon, nous suivre dans la salle à manger et dîner surune chaise et devant une table comme un chrétien ; vouseussiez entendu raconter à mon père et au général Dermoncourt deshauts faits qui vous eussent donné la chair de poule, et vouseussiez vu manger notre compère Loriot, comme l’appelle monpère ; ce qui n’est pas moins effrayant !
– Ah ! mon Dieu ! s’écriaMichel.
– Quoi ? demanda Mary, surprise parl’exclamation du jeune homme.
– Maître Loriot, de Machecoul ?…
– Maître Loriot, de Machecoul, répétaMary.
– Le notaire de ma mère ?
– Ah ! oui, tiens, c’est vrai, fitMary.
– Il est ici ? demanda le jeunehomme.
– Sans doute, il est ici… Et même, à propos,continua Mary en riant, savez-vous ce qu’il vient, ou plutôt, cequ’il venait faire ici ?
– Non.
– Il venait vous chercher.
– Moi ?
– Tout simplement, de la part de labaronne.
– Mais, mademoiselle, fit Michel effrayé, jene veux pas retourner à la Logerie, moi.
– Pourquoi cela ?
– Mais… parce qu’on m’y enferme, parce qu’onm’y séquestre, parce qu’on veut m’y retenir loin de… mesamis !
– Bah ! la Logerie n’est pas loin deSouday.
– Non ; mais Paris est loin de laLogerie, et la baronne veut m’emmener à Paris. Est-ce que vous luiavez dit que j’étais ici, à ce notaire ?
– Je m’en suis bien gardée !
– Oh ! mademoiselle, que je vousremercie !
– Il ne faut pas m’en savoir gré ; je nele savais pas.
– Mais maintenant que vous le savez…
Michel hésita.
– Eh bien ?
– Il ne faut pas le lui dire, mademoiselle,répliqua Michel honteux de sa propre faiblesse.
– Ah ! ma foi, monsieur Michel, dit Mary,je vous avouerai une chose…
– Avouez, mademoiselle, avouez !
– Eh bien, c’est qu’il me semble que, sij’étais homme, dans aucune circonstance maître Loriot ne pourraitm’embarrasser beaucoup.
Michel parut rassembler toutes ses forces pourprendre une résolution.
– Au fait, vous avez raison, dit-il, et jevais lui déclarer que je ne rentrerai jamais à la Logerie.
En ce moment, les deux enfantstressaillirent.
La cuisinière appelait Rosine à grandscris.
– Oh ! mon Dieu ! firent-ils en mêmetemps, presque aussi tremblants l’un que l’autre.
– Entendez-vous, mademoiselle ? ditRosine.
– Oui.
– On m’appelle.
– Mon Dieu ! fit Mary se relevant ettoute prête à fuir, se douterait-on que nous sommes ici ?
– Eh bien, quand on s’en douterait, quand onle saurait même, répondit Rosine, il n’y aurait pas grand mal àcela.
– Sans doute… mais.
– Écoutez, dit Rosine.
Il se fit un moment de silence ; la voixde la cuisinière s’éloigna.
– Tenez, continua Rosine, la voilà maintenantqui appelle dans le jardin.
Et Rosine s’apprêta à descendre.
– Ah çà ! tu ne vas pas me quitter, luidit Mary ; tu ne vas pas me laisser seule ici,j’espère !
– Mais, dit naïvement Rosine, il me semble quevous n’êtes pas seule, puisque vous êtes avec M. Michel.
– Oui ; mais pour retourner à la maison…,balbutia Mary.
– Ah bien, fit Rosine étonnée, est-ce que vousêtes devenue poltronne, par hasard, vous si vaillante d’habitude,vous qui courez les bois, la nuit comme le jour ? Mais je nevous reconnais plus !
– N’importe ! reste, Rosine.
– Bon ! pour l’aide que je vous prêtedepuis une demi-heure que je suis là, je puis bien m’en aller.
– Oui, sans doute, Rosine ; aussin’est-ce point cela.
– Qu’est-ce donc ?
– Je voulais te dire…
– Quoi ?
– Mais… mais que ce malheureux enfant ne peutpoint passer la nuit ici.
– Eh bien, demanda Rosine, où la passera-t-ildonc ?
– Je ne sais ; mais il faut lui trouverune chambre.
– Sans le dire à M. le marquis ?
– C’est vrai, et mon père qui ignore… MonDieu, mon Dieu, que faire ?… Ah ! monsieur Michel, toutcela, c’est votre faute !
– Mademoiselle, dit Michel, je suis prêt àpartir, si vous l’exigez.
– Qui vous dit cela ? fit vivement Mary.Non, restez, au contraire.
– Une idée, mademoiselle Mary, interrompitRosine.
– Laquelle ? demanda la jeune fille.
– Si j’en parlais à mademoiselleBertha ?
– Non, répondit Mary avec une vivacité quil’étonna elle même, non, inutile ! c’est moi qui lui enparlerai tout à l’heure en descendant, lorsque M. Michel auraachevé son malheureux petit souper.
– Alors, je m’en vais, dit Rosine.
Mary n’osa pas la retenir davantage.
Rosine partit donc et laissa les deux jeunesgens seuls.
La petite chambre n’était éclairée que par laréverbération de la lanterne, dont la lumière, comme celle d’unréflecteur, se portait tout entière sur la porte d’entrée etlaissait dans l’obscurité, ou à peu près, le reste de la chambre, –si toutefois on peut appeler une chambre l’espèce de pigeonnier oùse trouvaient nos deux jeunes gens.
Michel était toujours assis sur le tasd’avoine ; Mary était agenouillée devant lui, et cherchaitdans tous les coins du panier, avec plus d’embarras peut-être qued’amour du prochain, si elle ne trouverait pas quelque friandisequi pût terminer le repas que Rosine avait improvisé au pauvrereclus.
Mais tant de choses s’étaient passées queMichel n’avait plus faim.
Sa tête s’était appuyée sur sa main, soutenueelle-même par son genou ; il contemplait avec amour la suaveet douce figure qui se présentait à lui dans un raccourci quidoublait le charme de ses traits mignons, et il aspirait avecdélice les effluves parfumés qui lui venaient des longues bouclesblondes que le vent de la fenêtre agitait doucement et soulevaitjusqu’à ses lèvres ; à ce contact, à ce parfum, à cette vue,son sang circulait plus rapide dans ses veines ; il entendaitbattre les artères de ses tempes ; il éprouvait unfrissonnement qui passait par tous ses membres pour se fixer aucerveau. Sous l’empire de ces sensations si nouvelles pour lui, lejeune homme sentait son cœur animé d’aspirations inconnues ;il apprenait à vouloir.
Ce qu’il voulait, il le sentait au fond de soncœur : c’était un moyen quelconque de dire à Mary qu’ill’aimait.
Il cherchait lequel employer ; mais ileut beau chercher, il trouva que le plus simple était de luiprendre la main et de la porter à ses lèvres.
Ce fut ce qu’il fit tout à coup, sans mêmeavoir la conscience de ce qu’il faisait.
– Monsieur Michel ! monsieurMichel ! lui dit Mary plus étonnée que colère, que faites-vousdonc ?
Et la jeune fille se releva vivement.
Michel comprit qu’il s’était trop avancé, etqu’il fallait maintenant tout dire.
Ce fut lui à son tour qui prit la posture quevenait de quitter Mary, c’est-à-dire qui tomba à genoux, et qui,dans ce mouvement, parvint à ressaisir la main qui lui avaitéchappé.
Il est vrai que la main ne chercha point à seretirer.
– Oh ! vous aurais-je offensée ?s’écria le jeune homme. Si cela était, je serais bien malheureux etje vous demanderais bien humblement pardon à genoux.
– Monsieur Michel ! fit la jeune fillesans savoir ce qu’elle disait.
Mais le baron, de peur que cette petite mainne s’échappât, l’avait enveloppée des deux siennes, et, comme il nesavait pas trop ce qu’il disait non plus de son côté, ilcontinua :
– Oh ! si j’ai abusé des bontés que vousavez eues pour moi, mademoiselle, dites-moi, je vous en conjure,que vous ne m’en voulez pas.
– Je vous le dirai, monsieur, quand vous vousserez relevé, dit Mary en faisant un faible effort pour retirer samain.
Mais l’effort était si faible, qu’il n’eutd’autre résultat que de prouver à Michel que la captivité de cettemain n’était pas tout à fait forcée.
– Non, reprit le jeune baron sous l’empire decette exaltation croissante que donne l’espérance à peu prèschangée en certitude ; non, laissez-moi à vos genoux…Oh ! si vous saviez combien de fois, depuis que je vousconnais, j’ai rêvé que j’étais ainsi à vos pieds ! si voussaviez ce que ce rêve, tout rêve qu’il était, produisait en moi dedouces sensations, de délicieuses angoisses… oh ! vous melaisseriez jouir de ce bonheur qui en ce moment est uneréalité.
– Mais, monsieur Michel, répondit Mary d’unevoix que l’émotion gagnait de plus en plus, – car elle sentaitqu’elle touchait au moment où il ne resterait plus pour elle dedoute sur la nature de l’affection que lui portait le jeune homme,– mais, monsieur Michel, on ne s’agenouille ainsi que devant Dieuet devant les saints.
– En vérité, dit le jeune homme, je ne sais nidevant qui on s’agenouille, ni pourquoi je m’agenouille devantvous ; ce que j’éprouve est si loin de ce que j’ai jamaiséprouvé, même de la tendresse que je ressens pour ma mère, que jene sais à quoi rattacher le sentiment qui me fait vous adorer…C’est quelque chose qui tient, comme vous le disiez tout à l’heure,de la vénération avec laquelle on se prosterne devant Dieu et lessaints. Pour moi, vous résumez toute la création, et, en vousadorant, il me semble que je l’adore tout entière.
– Oh ! de grâce, monsieur, cessez de meparler ainsi… Michel, mon ami !
– Oh ! non, non, laissez-moi comme jesuis ! laissez-moi vous supplier de permettre que je meconsacre à vous, avec un dévouement absolu. Hélas ! je lesens, – et croyez que je ne m’abuse pas, – depuis que j’ai entrevuceux qui sont vraiment des hommes, c’est bien peu de chose que ledévouement d’un pauvre enfant faible et timide comme je le suis,et, cependant, il me semble qu’il doit y avoir un si grand bonheurà souffrir, à verser son sang, à mourir, s’il le fallait, pourvous, que l’espoir de le conquérir me ferait trouver la force et lecourage qui me manquent.
– Pourquoi parler de souffrance et demort ? répondit Mary de sa voix douce ; croyez-vous quela mort et la souffrance soient absolument nécessaires pour prouverqu’une affection est vraie ?
– Pourquoi j’en parle, mademoiselleMary ? pourquoi je les appelle à mon secours ? Mais parceque je n’ose espérer un autre bonheur, parce que vivre heureux,calme et paisible à vos côtés avec votre tendresse, vous nommer mafemme enfin, me semble un rêve au-dessus de toutes les espéranceshumaines, et que je ne puis me figurer qu’il me soit permis defaire même un semblable rêve.
– Pauvre enfant ! dit Mary d’une voixdans laquelle il y avait au moins autant de compassion que detendresse, vous m’aimez donc bien ?
– Oh ! mademoiselle Mary, à quoi sert devous le dire, de vous le répéter ? Ne le voyez-vous pas, avecvos yeux et avec votre cœur ? Passez votre main sur mon frontque la sueur inonde, posez-la sur mon cœur tout bouleversé ;voyez le tremblement qui agite tout mon corps, et demandez encoresi je vous aime !
La fiévreuse exaltation qui avait sisubitement transformé le jeune homme s’était communiquée àMary : elle n’était ni moins émue ni moins tremblante quelui-même ; elle avait tout oublié, et la haine de son pèrepour le nom que portait Michel, et les répulsions de madame de laLogerie pour sa famille, et même les illusions que Bertha s’étaitfaites sur l’amour de Michel, qu’elle, Mary, s’était tant de foispromis à elle-même de respecter ; les ardeurs juvéniles decette nature vigoureuse et primitive avaient repris le dessus surla réserve que, depuis quelque temps, elle avait cru convenable des’imposer. Elle allait s’abandonner à la tendresse qui débordait deson cœur, elle allait répondre à cet amour passionné, par un amourplus passionné encore peut-être, lorsqu’un léger bruit qu’elleentendit du côté de la porte lui fit retourner la tête.
Alors elle aperçut Bertha, qui se tenaitdroite et immobile sur le seuil.
L’ouverture de la lanterne, comme nous l’avonsdéjà dit, faisait face à la porte ; en sorte que la lumièrequi s’en échappait était toute concentrée sur le visage deBertha.
Mary put donc juger combien sa sœur étaitpâle, combien il y avait de douleur et de colère amassées sur cessourcils froncés et dans ces lèvres contractées violemment.
Elle fut si effrayée de cette apparitioninattendue et presque menaçante, qu’elle repoussa le jeune homme,dont la main n’avait point quitté la sienne, et s’avança vers sasœur.
Mais celle-ci, qui, de son côté, entrait dansla tourelle, ne s’arrêta point à Mary, et, l’écartant de la maincomme elle eût fait d’un obstacle inerte, elle marcha droit àMichel.
– Monsieur, lui dit-elle d’une voix vibrante,ma sœur ne vous a-t-elle point dit que M. Loriot, le notaire demadame la baronne, vient de sa part vous chercher et désire vousparler ?
Michel balbutia quelques paroles.
– Vous le trouverez au salon, dit Bertha de lamême voix dont elle eût formulé un ordre.
Michel, rendu à toutes ses timidités, à toutesses terreurs, se redressa en vacillant, et si confus, qu’il ne puttrouver un mot pour répondre, et gagna la porte comme un enfantpris en faute, qui obéit sans avoir le courage de se disculper.
Mary prit la lumière pour éclairer le pauvregarçon ; mais Bertha la lui arracha des mains, et la mit danscelle du jeune homme en lui faisant signe de sortir.
– Mais vous, mademoiselle ? hasardaMichel.
– Nous, nous connaissons la maison, réponditBertha.
Puis, frappant du pied avec impatience envoyant que Michel regardait Mary :
– Allez ! mais allez donc !dit-elle.
Le jeune homme disparut, laissant les deuxjeunes filles sans autre lumière que la pâle lueur qui pénétraitdans la tourelle par la petite fenêtre, et qui venait des rayonsd’une lune maladive et à chaque instant voilée par les nuages.
Restée seule avec sa sœur, Mary s’attendait àsubir ses reproches, reproches basés sur l’inconvenance d’untête-à-tête dont elle appréciait en ce moment la portée.
Mary se trompait.
Aussitôt que Michel eut disparu dans laspirale de l’escalier, et que, de son oreille tendue vers la porte,Bertha l’eut senti s’éloigner, elle saisit la main de sa sœur, et,la serrant avec une force qui témoignait de la violence de sessensations :
– Que vous disait-il ainsi, à vosgenoux ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
Pour toute réponse, Mary se jeta au cou de sasœur, et, malgré tous les efforts de celle-ci pour la repousser,elle l’entoura de ses bras, l’embrassant et mouillant le visage deBertha des pleurs qui lui montaient aux yeux.
– Pourquoi es-tu fâchée contre moi, chèresœur ? lui dit-elle.
– Ce n’est point être fâchée contre vous,Mary, que de vous demander ce que vous disait ce jeune homme, queje viens de surprendre à vos genoux.
– Mais est-ce ainsi que tu me parlesd’ordinaire ?
– Qu’importe à ma question la façon dont je teparle ? Ce que je veux, ce que j’exige, c’est que tu merépondes.
– Bertha ! Bertha !
– Oh ! voyons, parle ! Que tedisait-il ? Je te demande ce qu’il te disait ! s’écria larude jeune fille en secouant si violemment le poignet de sa sœur,que Mary poussa un cri et s’affaissa sur elle-même comme si elleallait s’évanouir.
Ce cri rendit à Bertha tout sonsang-froid.
Cette nature impétueuse et violente, maissouverainement bonne, se fondit à cette expression de la douleur etdu désespoir qu’elle causait à sa sœur ; elle ne la laissapoint tomber jusqu’à terre ; elle la reçut dans ses bras, ellel’enleva comme elle eût fait d’un enfant et la coucha sur l’établi,tout en la tenant toujours étroitement embrassée ; enfin, ellela couvrit de ses baisers, et quelques larmes jaillirent de sesyeux comme des étincelles d’un brasier et vinrent tomber sur lesjoues de Mary.
Bertha pleurait à la façon deMarie-Thérèse : au lieu de couler de ses yeux, les pleurs enjaillissaient comme des éclairs.
– Pauvre petite ! pauvre petite !disait Bertha parlant à sa sœur comme à un enfant que l’on a blessépar mégarde, pardonne-moi ! je t’ai fait du mal… je t’ai faitde la peine, ce qui est bien pis ! pardonne-moi !
Puis, faisant un retour surelle-même :
– Pardonne-moi ! répéta-t-elle. C’est mafaute aussi : j’aurais dû t’ouvrir mon cœur avant de te fairevoir que l’étrange amour que j’éprouve pour cet homme… pour cetenfant, ajouta-t-elle avec une nuance de dédain, a si bien su medominer tout entière, qu’il a pu me rendre jalouse de celle quej’aime plus que tout au monde, plus que ma vie, plus quelui !… Me rendre jalouse de toi ! Ah ! si tu savais,ma pauvre Mary, combien de douleur il a déjà menée à sa suite, cetamour insensé, et que je reconnais inférieur ! si tu savaistoutes les luttes que j’ai soutenues avant de le subir !combien j’ai amèrement déploré ma faiblesse ! Il n’a rien dece que j’estime ; il n’a rien de ce que j’aime : nil’illustration de la race, ni la foi, ni l’ardeur, ni la forceindomptable, ni le courage indompté, et, malgré tout cela, queveux-tu ! je l’aime… Je l’ai aimé en le voyant. Je l’aimetant, vois-tu, que quelquefois, baignée de sueur, haletante,éperdue, en proie à une indicible angoisse, je m’écrie comme leferait une folle : « Mon Dieu ! faites-moi mourir,mais laissez-moi son amour ! » Depuis les quelques moisque, pour mon malheur, nous l’avons rencontré, son souvenir ne m’apas quittée un seul instant ; j’éprouve pour lui quelque chosed’étrange qui doit être bien certainement ce que la femme éprouvepour son amant, mais qui ressemble encore bien plus à l’affectionde la mère pour son fils. Chaque jour, ma vie se ramasse, seconcentre davantage en lui ; j’y mets non-seulement toutes mespensées, mais encore tous mes rêves, toutes mes espérances.Ah ! Mary, Mary, tout à l’heure, je te demandais de mepardonner ; maintenant, je te dis : Plains-moi, masœur ! ma sœur, aie pitié de moi !
Et, tout éperdue, Bertha étreignait sa sœurentre ses bras.
La pauvre Mary avait écouté, toute tremblante,l’explosion de la passion presque sauvage que devait ressentir uneorganisation aussi puissante et aussi absolue que l’était celle deBertha ; chacun de ses cris, chacune de ses paroles, chacunede ses phrases mettait en lambeaux les jolis nuages roses que,pendant quelques instants, elle avait entrevus dans son avenir, etla voix impétueuse de sa sœur en balayait les débris, commel’ouragan le fait de quelques flocons de vapeur qui flottent dansl’air après la tempête. À chaque mot, ses pleurs coulaient plusamers, plus abondants ; mais, à chaque mot, elle sentaitcombien son affection pour Bertha rendait impérieux le sacrificeque, plus d’une fois déjà, elle avait pressenti sans oser y arrêtersa pensée.
Sa douleur et son égarement à elle-mêmeétaient tels, pendant les dernières paroles de Bertha, que lesilence de celle-ci lui indiqua seul qu’elle avait à luirépondre.
Elle fit un premier effort sur elle-même etessaya de dompter ses sanglots.
– Mon Dieu ! dit-elle, chère sœur, j’aile cœur brisé, et ma douleur est d’autant plus vive que tout ce quiest arrivé ce soir est un peu de ma faute.
– Eh ! non, s’écria Bertha avec saviolence accoutumée, c’est moi qui aurais dû m’inquiéter de cequ’il était devenu, lorsque je suis sortie de la chapelle. Mais,enfin, continua Bertha avec cette fixité d’idées qui caractériseles gens violemment épris, que te disait-il, et pourquoi était-il àtes genoux ?
Mary sentit que Bertha frissonnait de tout soncorps en répétant cette question ; elle-même était en proie àune angoisse douloureuse en songeant à ce qu’elle allaitrépondre : il lui semblait que chacune des paroles parlesquelles elle allait expliquer à Bertha ce qui venait de sepasser lui brûlerait les lèvres en sortant de son cœur.
– Voyons, voyons, reprit Bertha avec deslarmes qui touchèrent encore plus Mary que ne l’avait fait lacolère de sa sœur, voyons, parle, ma chère enfant ! Aie pitiéde moi ! L’anxiété dans laquelle je suis est cent fois pluscruelle que ne le serait la douleur. Dis ! dis ! il ne teparlait pas d’amour ?
Mary ne savait pas mentir, ou, du moins, ledévouement ne lui avait point encore appris le mensonge.
– Si, dit-elle.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !fit Bertha en s’arrachant de la poitrine de Mary et en allant sejeter, les bras ouverts et étendus, la face contre la muraille.
Il y avait un tel accent de désespoir dans cesdeux exclamations, que Mary en fut épouvantée ; elle oubliaMichel, elle oublia son amour, elle oublia tout pour ne songer qu’àsa sœur. Ce sacrifice en face duquel son cœur hésitait depuis lemoment où elle avait appris que Bertha aimait Michel, ellel’accomplit vaillamment et avec une abnégation sublime, en cequ’elle souriait le cœur brisé.
– Folle que tu es ! s’écria-t-elle ens’élançant au cou de Bertha ; mais laisse-moi doncachever !
– Oh ! ne m’as-tu pas dit qu’il teparlait d’amour ? répliqua la louve blessée.
– Sans doute ; mais je ne t’ai pas ditqui était l’objet de cet amour.
– Mary, Mary, aie pitié de mon pauvrecœur !
– Bertha ! chère Bertha !
– C’était de moi qu’il te parlait ?
Mary n’eut pas la force de répondre :elle fit avec la tête un signe affirmatif.
Bertha respira avec bruit, passa plusieursfois sa main sur son front brûlant ; la secousse avait ététrop violente pour qu’elle rentrât immédiatement dans son étatnormal.
– Mary, dit-elle à sa sœur, ce que tu viens deme dire me paraît si fou, si impossible, si insensé, que j’aibesoin que tu me rassures par serment. Jure-moi…
La jeune fille hésita.
– Tout ce que tu voudras, ma sœur, dit Mary,qui avait hâte elle-même de mettre entre son cœur et son amour unabîme infranchissable.
– Jure-moi que tu n’aimes pas Michel et queMichel ne t’aime pas.
Elle lui mit une main sur l’épaule.
– Jure-le-moi par la tombe de notre mère.
– Par la tombe de notre mère, dit résolûmentMary, je ne serai jamais à Michel.
Et elle se jeta dans les bras de sa sœur,cherchant dans les caresses de celle-ci la récompense de sonsacrifice.
Si l’obscurité de la nuit n’avait pas été siprofonde, Bertha eût pu juger par la décomposition des traits deMary tout ce que lui coûtait le serment qu’elle venait defaire.
Ce serment parut rendre complètement le calmeà Bertha. Et, cette fois, elle soupira doucement comme si son cœureût été débarrassé d’un grand poids.
– Merci ! dit-elle ; oh !merci ! merci ! Maintenant, descendons.
Mais, chemin faisant, Mary trouva un prétextepour regagner sa chambre.
Elle s’enferma pour prier etpleurer !
On n’avait pas encore quitté la table, et, entraversant le vestibule pour passer au salon, Bertha put entendreles éclats de voix des convives.
Elle entra au salon.
M. Loriot y était en tête à tête avec le jeunebaron, auquel il essayait de persuader qu’il était de son biencomme de son devoir de revenir à la Logerie.
Mais le silence négatif du jeune homme étaitsi éloquent, que M. Loriot se trouvait au bout de sesarguments.
Il est vrai qu’il parlait depuis plus d’unedemi-heure.
Michel n’était probablement pas moinsembarrassé que son interlocuteur lui-même ; car il accueillitBertha comme un bataillon carré cerné de tous côtés accueille lesauxiliaires qui vont l’aider à se faire une trouée.
Il bondit vers la jeune fille avec unevivacité qui tenait aussi à son inquiétude de ce qui avait résultéde son tête-à-tête avec Mary.
À sa grande surprise, Bertha, incapable decacher une seconde ce qu’elle éprouvait, lui tendit la main etserra la sienne avec expression.
Elle s’était méprise au mouvement du jeunehomme et, de contente, elle était devenue radieuse.
Michel, qui s’attendait à tout autre chose, nese sentait pas d’aise. Aussi recouvra-t-il immédiatement la parolepour dire à maître Loriot :
– Vous répondrez à ma mère, monsieur, qu’unhomme de cœur trouve dans ses opinions politiques de véritablesdevoirs, et que je suis décidé à mourir, s’il le faut, pouraccomplir les miens.
Pauvre enfant ! qui confondait sesdevoirs avec son amour.
Il était près de deux heures du matin lorsquele marquis de Souday proposa à ses hôtes de regagner le salon.
Les convives étaient sortis de table dans cetétat satisfaisant qui suit toujours un repas bien entendu, lorsquele maître de la maison est aimable, lorsque les invités ont bonappétit, lorsque enfin une causerie intéressante a rempli lesentractes dont était coupée l’occupation principale.
En proposant de passer au salon, le marquisn’avait eu probablement d’autre intention que de changerd’atmosphère ; car il avait, en se levant, ordonné à Rosine età la cuisinière de le suivre avec les bouteilles de liqueur, et deles dresser, accompagnées de verres en nombre suffisant, sur latable du salon.
Puis, tout en chantonnant le grand air deRichard Cœur de Lion sans prendre garde que le général luirépondait par le refrain de la Marseillaise, que lesnobles lambris du château de Souday entendaient, selon touteprobabilité, pour la première fois, le vieux gentilhomme, aprèsavoir rempli les verres, se disposait à reprendre une intéressantecontroverse à l’endroit du traité de la Jaunaye, que le généralsoutenait n’avoir pas seize articles, lorsque celui-ci lui montradu doigt la pendule.
Dermoncourt dit, en riant, qu’il soupçonnaitle digne gentilhomme de vouloir engourdir ses ennemis dans lesdélices d’une nouvelle Capoue, et le marquis, prenant laplaisanterie avec infiniment de tact et de bon goût, s’empressa dese rendre au désir de ses hôtes et de les conduire dans lesappartements qu’il leur destinait ; après quoi, il rentralui-même dans le sien.
Le marquis de Souday, échauffé par lesdispositions guerrières de son esprit et par la conversation quiavait défrayé la soirée, ne rêva que combats.
Il assistait à une bataille auprès de laquellecelles de Torfou, de Laval et de Saumur n’étaient que des jeuxd’enfant ; à travers une grêle de balles et de mitraille, ilconduisait sa division à l’assaut d’une redoute et plantait ledrapeau blanc au milieu des retranchements ennemis, lorsquequelques coups heurtés à la porte de sa chambre vinrent ledistraire de ses exploits.
Pendant le demi-sommeil qui servait detransition à son réveil, le rêve se continuait encore, et le bruitqui se faisait à sa porte ne lui semblait pas moins que la voix ducanon, puis, peu à peu, tout s’effaça dans le brouillard, le dignegentilhomme ouvrit les yeux, et, au lieu du champ de bataillejonché d’affûts brisés, de chevaux pantelants, de cadavres surlesquels il croyait marcher, il se retrouva sur son étroitecouchette de bois peint, entre ses modestes rideaux de percaleblanche encadrés de rouge.
En ce moment, on heurta de nouveau.
– Entrez ! s’écria le marquis en sefrottant les yeux. Ah ! ma foi, général, continua-t-il, vousarrivez bien : deux minutes de plus, et vous étiezmort !
– Comment cela ?
– Oui, d’un coup d’estoc je vouspourfendais.
– À charge de revanche, mon digne ami, dit legénéral en lui tendant la main.
– C’est bien ainsi que je le comprends… Maisvous regardez ma pauvre chambre d’un œil étonné ; samédiocrité vous surprend. Oui, il y a loin de cette pièce triste etnue, de ces chaises de crin, de ce carreau sans tapis auxappartements dans lesquels vivent vos grands seigneurs parisiens.Que voulez-vous ! j’ai passé un tiers de ma vie dans lescamps, un autre tiers dans l’indigence, et cette couchette, avecson mince matelas de crin, me semble un luxe digne de mavieillesse… Mais, voyons, qui vous amène si matin, mon chergénéral ? car il ne me semble pas qu’il y ait plus d’une heureque le jour a paru.
– Je viens vous faire mes adieux, mon cherhôte, répondit le général.
– Déjà ! ce que c’est que la vie !Tenez, je vous l’avoue aujourd’hui, j’avais hier toutes sortes deméchantes préventions contre vous lorsque vous êtes arrivé.
– Vraiment ! et vous me faisiez si bonnemine ?
– Bah ! répondit le marquis en riant,vous avez été en Égypte ; n’avez-vous donc jamais reçu descoups de fusil dans une oasis toute fraîche et toutesouriante ?
– Pardieu, si ! les Arabes les tiennentpour les meilleures positions d’embuscade.
– Eh bien, je m’accuse d’avoir été un peuArabe hier au soir ; j’en fais mon mea culpa et je leregrette d’autant plus que, ce matin, j’éprouve un vrai chagrin ensongeant que vous m’allez quitter si vite.
– Parce qu’il vous reste le coin le plusmystérieux de votre oasis à me faire connaître !
– Non, parce que votre franchise, votreloyauté, cette communauté de dangers courus dans des camps opposés,m’ont inspiré pour vous – je ne sais comment, mais tout de suite –une amitié profonde et sincère.
– Foi de gentilhomme ?
– Foi de gentilhomme et de soldat.
– Eh bien, je vous en offre autant, mon cherennemi, répondit le général. – Je m’attendais à trouver un vieilémigré poudré à frimas, sec, plein de morgue et farci de préjugésgothiques…
– Et vous avez reconnu qu’on pouvait porter lapoudre sans les préjugés.
– J’ai reconnu un cœur franc, loyal, uncaractère aimable… bah ! disons le mot, jovial, avec lesmanières exquises qui semblent ordinairement exclure toutcela ; et il s’ensuit que vous avez séduit le grognard etqu’il vous aime tout plein.
– Eh bien, cela me fait plaisir, ce que vousme dites là. Voyons, sans arrière-pensée, restez avec moiaujourd’hui.
– Impossible.
– Il n’y a rien à objecter à ce mot-là ;mais, au moins, donnez-moi votre parole que vous viendrez me voiraprès la paix, si tous deux nous sommes encore de ce monde.
– Comment ! après la paix ? Noussommes donc en guerre ? demanda le général en riant.
– Nous sommes entre la paix et la guerre.
– Oui, dans le juste milieu.
– Eh bien, mettons après le juste milieu.
– Je vous en donne ma parole.
– Et je la retiens.
– Mais, voyons, parlons raison, fit le généralen prenant une chaise et en s’asseyant au pied du lit du vieilémigré.
– Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci.Une fois n’est pas coutume.
– Vous aimez la chasse, n’est-cepas ?
– Passionnément.
– Laquelle ?
– Toutes les chasses.
– Mais, enfin, il y en a bien une que vouspréférez ?
– La chasse aux sangliers… Cela me rappelle lachasse aux bleus.
– Merci.
– Sangliers et bleus ont le même coup deboutoir.
– Et la chasse au renard, qu’endites-vous ?
– Peuh ! fit le marquis en avançant lalèvre inférieure comme un prince de la maison d’Autriche.
– Ah ! c’est une belle chasse, dit legénéral.
– Je laisse cela à Jean Oullier, qui a un tactmerveilleux et une patience admirable pour attendre le renard àl’affût.
– Dites donc, marquis, il affûte encore autrechose que le renard, votre Jean Oullier ?
– Eh ! eh ! il pratique assezagréablement tous les gibiers, en effet.
– Marquis, je voudrais vous voir prendre goûtà la chasse au renard.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’elle se pratique surtout enAngleterre, et que, je ne sais pourquoi, j’ai tout lieu de croireque l’air de l’Angleterre serait, à cette heure, excellent pourvous et vos deux filles.
– Bah ! fit le marquis en se tirant àmoitié de son lit et en se mettant sur son séant.
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire,mon hôte.
– Ce qui signifie que vous me conseillez uneseconde émigration ? Merci !
– Si vous voulez appeler émigration un petitvoyage d’agrément, soit.
– Mon cher général, ces petits voyages-là, jeles connais. C’est pis que le tour du monde : on sait quandils commencent, on ne sait pas quand ils finissent ; et puisil y a une chose que vous ne sauriez croire peut-être…
– Laquelle ?
– Vous avez vu hier, et même ce matin, que,malgré mon âge, je jouis d’un appétit raisonnable, et je puis vouscertifier que j’attends encore ma première indigestion ; jemange de tout sans être incommodé.
– Eh bien ?
– Eh bien, ce diable de brouillard anglais, jen’ai jamais pu le digérer ! – Est-ce curieux cela ?
– Alors, allez en Suisse, allez en Espagne,allez en Italie, allez où vous voudrez ; mais quittez Souday,quittez Machecoul, quittez la Vendée.
– Ah ! ah ! ah !
– Oui.
– Nous sommes donc compromis ? demanda àdemi voix le marquis en se frottant allégrement les mains.
– Si vous ne l’êtes pas encore, vous netarderez pas à l’être.
– Enfin ! s’écria le vieux gentilhommetout joyeux, car il pensait que l’initiative du gouvernementdéciderait sans doute ses coreligionnaires à prendre les armes.
– Ne plaisantons pas, dit le général, prenant,en effet, un air sérieux ; si je n’écoutais que mon devoir,mon cher marquis, je ne vous cache pas que vous auriez deuxsentinelles à votre porte et un sous-officier assis sur la chaiseoù je suis moi-même.
– Hein ! fit le marquis un peu plussérieux.
– Oh ! mon Dieu, oui, c’est commecela ! Mais je comprends tout ce qu’un homme de votre âge,habitué comme vous l’êtes à la vie active, à l’air des forêts,aurait à souffrir dans l’enceinte étroite de la prison où ces MM.du parquet vous confineraient probablement, et je vous donne unepreuve de la sympathique amitié dont je vous parlais tout à l’heureen transigeant avec la rigueur de mes devoirs.
– Mais, si l’on vous fait un crime de cettetransaction, général ?…
– Bah ! croyez-vous donc que les excusesme manqueront ? Un vieillard cacochyme, usé, à moitié perclus,qui aurait arrêté la colonne dans sa marche ?
– De qui parlez-vous, et qui nommez-vous unvieillard ? demanda le marquis.
– Mais vous, donc !
– Moi, un vieillard cacochyme, usé, à moitiéperclus ? s’écria le marquis de Souday en sortant à demi sajambe osseuse de dessous les couvertures. Je ne sais à quoi tient,mon cher général, que je ne vous propose de décrocher une des deuxépées appendues à cette muraille, et de jouer notre déjeuner aupremier sang, comme nous faisions, il y a quarante-cinq ans,lorsque j’étais aux pages.
– Allons, vieil enfant, répliqua Dermoncourt,vous allez tant et si bien me prouver que je commets une faute, queje serai forcé d’appeler les deux soldats.
Et le général fit mine de se lever.
– Non pas, dit le marquis, non pas,peste ! je suis cacochyme, usé, perclus à moitié, perclus toutà fait ! Je suis tout ce que vous voudrez, enfin.
– À la bonne heure.
– Mais, voyons, voulez-vous m’apprendrecomment et par qui je vais me trouver compromis ?
– D’abord, votre domestique Jean Oullier…
– Oui.
– L’homme aux renards…
– J’entends bien.
– Votre domestique Jean Oullier, – chose quej’ai négligé de vous dire hier au soir, attendu que j’ai présuméque vous la saviez aussi bien que moi – votre domestique JeanOullier, à la tête d’un rassemblement séditieux, a tenté d’arrêterdans sa marche la colonne qui devait investir le château ;dans cette tentative, il a amené diverses collisions, où nous avonsperdu trois hommes, sans compter celui dont j’ai fait justice, etque je soupçonne fort d’être de vos environs.
– Comment se nommait-il ?
– François Tinguy.
– Chut ! général, ne parlez pas si haut,par pitié ! sa sœur est ici : c’est la jeune fille quinous a servis à table, et son père est à peine enterré.
– Ah ! les guerres civiles ! que lediable les emporte ! dit le général.
– Ce sont cependant les seules logiques.
– C’est possible.
– N’importe, je l’avais pris, votre JeanOullier, et il s’est sauvé.
– Comme il a bien fait, avouez-le !
– Oui ; mais qu’il ne retombe pas dansmes griffes.
– Oh ! il n’y a pas de danger ;maintenant qu’il est prévenu, je vous réponds de lui.
– Tant mieux ! car, à son endroit, je nesuis pas disposé à l’indulgence ; je n’ai pas causé avec luide la grande guerre, comme je l’ai fait avec vous.
– Il l’a pourtant faite aussi, et bravementencore, je vous en réponds.
– Raison de plus : il y a récidive.
– Mais, général, dit le marquis, je ne voispas, jusqu’à présent, en quoi la conduite de mon garde peut m’êtreimputée à crime.
– Attendez donc ! vous m’avez parlé hierau soir des lutins qui vous avaient raconté tout ce que j’avaisfait, de sept heures à dix heures du soir.
– Oui.
– Eh bien, moi aussi, j’ai des lutins, et mêmequi valent bien les vôtres.
– J’en doute.
– Ils m’ont raconté, à moi, ce qui s’étaitfait dans votre château pendant toute la journée d’hier.
– Voyons, dit le marquis d’un air incrédule,j’écoute.
– Vous avez, depuis avant-hier, logé deuxpersonnes au château de Souday.
– Bon ! voilà que vous tenez plus quevous n’aviez promis : vous aviez promis de me dire ce quis’est passé à partir d’hier seulement et vous commencez à partird’avant-hier.
– Ces deux personnes étaient un homme et unefemme.
Le marquis secoua la tête négativement.
– Soit ; mettons deux hommes, quoiquel’un des deux n’ait, de notre sexe, que les habits.
Le marquis se tut ; le généralcontinua :
– De ces deux personnages, lui, le plus petit,a passé toute la journée au château ; l’autre a couru lesenvirons, afin de donner rendez-vous pour le soir à diversgentilshommes, dont, si j’étais indiscret, je pourrais vous citerles noms, comme je vous cite, par exemple, celui du comte deBonneville.
Le marquis se tut ; il fallait avouer oumentir.
– Après ? dit-il.
– Ces gentilshommes sont venus les uns aprèsles autres ; on a agité plusieurs questions, dont la plusanodine n’avait pas pour but la plus grande gloire, la plus grandeprospérité et la plus longue durée du gouvernement de juillet.
– Avouez, général, que vous n’en êtes pas plusfou que moi, quoique vous le serviez, votre gouvernement dejuillet.
– Que dites-vous donc là ?
– Eh ! mon Dieu, je dis que vous êtesrépublicain, bleu, bleu foncé même, et le bleu foncé est bonteint.
– La question n’est pas là.
– Où est-elle ?
– Sur les étrangers qui se sont réunis chezvous hier, de huit à neuf heures du soir.
– Eh bien, quand j’aurais reçu chez moiquelques voisins, quand j’aurais accueilli deux étrangers, oùserait le délit, général ? Voyons, là, je parle le Code enmain… Ah ! à moins que la loi des suspects ne soit proclamée ànouveau.
– Il n’y a pas délit parce que des voisinssont venus chez vous ; il y a délit parce que ces voisins yont ouvert un conciliabule dans lequel s’est agitée la question dela prise d’armes.
– Qui le prouvera ?
– La présence des deux étrangers.
– Bah !
– Très-certainement ; car, de ces deuxétrangers, le plus petit, qui, étant blond, ou plutôt blonde, doitnécessairement porter une perruque noire, puisqu’il se déguise,n’est pas moins que la princesse Marie-Caroline, que vous appelezla régente du royaume, ou Son Altesse royale Mme laduchesse de Berry, quand vous ne l’appelez pas Petit-Pierre.
Le marquis fit un bond dans son lit. Legénéral était mieux renseigné que lui-même, et ce qu’il venait delui dire était un trait de lumière ; il ne se sentait pas dejoie d’avoir eu l’honneur de recevoir dans son château madame laduchesse de Berry ; mais, par malheur, comme aucune joie n’estcomplète en ce monde, il était forcé de contenir sasatisfaction.
– Après ? dit-il.
– Eh bien, après, tandis que vous étiez auplus intéressant de la conversation, un jeune homme que l’on nedevait pas s’attendre à rencontrer dans votre camp est venu vousavenir que la troupe se dirigeait sur votre château ; alors,vous, monsieur le marquis, vous avez proposé de résister… ne leniez pas, j’en suis sûr ; mais bientôt l’avis contraire a étéadopté. Mademoiselle votre fille, celle qui est brune…
– Bertha.
– Mlle Bertha a pris unflambeau ; elle est sortie, et tout le monde – excepté vous,monsieur le marquis, qui avez probablement jugé à propos de vousoccuper par avance des nouveaux hôtes que le Ciel vous envoyait –tout le monde est sorti avec elle. Elle a traversé la cour et s’estdirigée du côté de la chapelle ; elle en a ouvert la porte,elle est passée la première, elle a été droit à l’autel. Enpoussant un ressort qui est caché dans la patte gauche de l’agneausculpté sur le devant de l’autel, elle a cherché à faire jouer unetrappe ; le ressort, qui depuis longtemps n’avait probablementpas fait son office, a résisté ; alors, elle a pris lasonnette qui sert pour la messe, sonnette dont le manche est enbois, et l’a appuyée sur le bouton d’acier ; le panneau abasculé et a découvert un escalier qui descend dans un souterrain.Mademoiselle Bertha a pris alors deux cierges sur l’autel, les aallumés et les a remis à deux des personnes qu’elleaccompagnait ; puis, vos hôtes entrés dans le souterrain, elleen a refermé la trappe par-dessus eux, et est revenue, ainsi qu’uneautre personne qui, elle, n’est pas rentrée immédiatement, mais, aucontraire, a erré dans le parc. Quant aux fugitifs, arrivés àl’extrémité du souterrain, dont la sortie donne dans les ruines dece vieux château que l’on voit d’ici, ils ont eu quelque peine à sefrayer un passage à travers les pierres ; l’un d’eux est mêmetombé ; enfin, ils sont descendus dans le chemin creux quicontourne les murs du parc et ils ont délibéré ; trois ont étérejoindre la route de Nantes à Machecoul, deux ont pris la traversequi conduit à Légé, et le sixième et le septième se sont dédoublés,ou plutôt doublés…
– Ah çà ! mais c’est un conte bleu quevous me faites là, général !
– Attendez donc ! vous m’interrompezprécisément à l’endroit le plus intéressant… Je vous disais que lesixième et le septième fugitifs s’étaient doublés :c’est-à-dire que le plus grand a pris le plus petit sur ses épauleset marché ainsi jusqu’à un petit ru qui va se jeter dans le grandruisseau coulant au pied de la viette des Biques, et, ma foi, c’està celui-là ou à ceux-là que je donne la préférence ; c’estdonc sur eux que je découplerai mes chiens.
– Mais, encore une fois, général, s’écria lemarquis de Souday, je vous le répète, tout cela n’a existé que dansvotre imagination.
– Laissez donc, mon vieil ennemi ! vousêtes capitaine de louveterie, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, quand vous voyez dans la terremolle le pied d’un ragot, bien net, bien accentué, une voiesaignante, comme vous appelez cela, êtes-vous disposé à vouslaisser persuader que ce ragot n’est qu’un fantôme desanglier ? Eh bien, tout cela, marquis, je l’ai vu, plutôt, jel’ai lu.
– Ah ! pardieu ! dit le marquis ense retournant dans son lit, et avec la curiosité admirative d’unamateur, vous devriez bien m’apprendre comment.
– Très-volontiers, répondit le général ;nous avons encore une demi-heure devant nous ; faites-moimonter ici une tranche de pâté, une bouteille de vin, et je vousconterai tout cela entre deux bouchées.
– À une condition.
– Laquelle ?
– C’est que je vous tiendrai compagnie.
– De si bonne heure ?
– Est-ce que les vrais appétits savent ce quec’est qu’une horloge !
Le marquis sauta à bas de son lit, passa sonpantalon de molleton à pieds, chaussa ses pantoufles, sonna, fitdresser, couvrir une table et s’assit d’un air interrogateur devantle général.
Le général, mis en demeure de donner sespreuves, commença en ces termes, et, comme il l’avait dit, entredeux bouchées. – C’était un beau conteur, mais c’était encore unplus beau mangeur que le marquis.
– Vous savez, mon cher marquis, dit le généralen forme d’exorde, que je ne vous demande aucunement vos secrets,et je suis si parfaitement sûr, si profondément convaincu que touts’est passé comme je le prétends, que je vous dispense de me diresi je me trompe ou si je ne me trompe pas ; je tiens seulementà vous prouver, par amour-propre, que nous avons le flair aussi findans notre camp que dans vos landes : petite satisfactionvaniteuse que je veux me donner, et voilà tout.
– Allez donc ! allez donc ! fit lemarquis aussi impatient que quand Jean Oullier venait lui dire, parune belle neige, qu’il avait relevé un loup.
– Commençons par le commencement. Je savaisque M. le comte de Bonneville était arrivé chez vous, dans la nuitd’avant-hier, accompagné d’un petit paysan qui avait tout l’aird’une femme déguisée en homme, et que nous soupçonnions êtreMadame… Ceci est un bénéfice d’espion, que je ne fais point figurerdans mon inventaire, ajouta le général.
– Vous avez raison… Pouah ! fit lemarquis.
– Mais, en arrivant ici de ma personne, commenous disons, nous autres militaires, dans notre français debulletin, sans être le moins du monde distancé par l’assaut depolitesses que vous nous faisiez subir, vous l’avouerez, j’avaisdéjà remarqué deux choses…
– Voyons, lesquelles ?
– La première, c’est que, sur les dix couvertsqui étaient dressés, cinq serviettes étaient roulées commeappartenant aux hôtes habituels du château ; ce qui, en cas deprocès, mon cher marquis, ne l’oubliez pas, serait une circonstanceéminemment atténuante.
– Comment cela ?
– Sans doute : si vous eussiez su lavaleur réelle de vos hôtes, eussiez-vous permis qu’ils roulassentleurs serviettes comme de simples voisins de campagne ? Non,n’est-ce pas ? Les armoires de noyer du château de Souday nesont pas tellement à court de linge, que madame la duchesse deBerry n’eût eu sa serviette blanche à chaque repas. Je suis donctenté de croire que la dame blonde déguisée sous une perruque noiren’était pour vous qu’un petit jeune homme brun.
– Allez toujours ! allez toujours !fit le marquis se mordant les lèvres en face d’une perspicacité sisupérieure à la sienne.
– Mais je ne compte point m’arrêter non plus,dit le général.
Je remarquai donc cinq serviettesroulées ; ce qui prouvait que le dîner n’était point autantpréparé pour nous que vous vouliez bien nous le faire accroire,mais que vous nous donniez tout simplement, parmi d’autres, lesplaces de M. de Bonneville et de son compagnon, qui n’avaient pasjugé à propos de nous attendre.
– Et, maintenant, la secondeobservation ? demanda le marquis.
– C’est que mademoiselle Bertha, que jesuppose et que je tiens même pour une fille propre et soigneuse,était, lorsque j’ai eu l’honneur de lui être présenté,singulièrement couverte de toiles d’araignée : elle en avaitjusque dans sa belle chevelure.
– Alors ?
– Alors, certain que j’étais qu’elle n’avaitpoint adopté cette coiffure par coquetterie, j’ai tout simplementcherché ce matin l’endroit du château le plus abondamment fournides produits du travail de ces intéressants insectes…
– Et vous avez découvert… ?
– Par ma foi, cela ne fait pas honneur à vossentiments religieux, dans leur pratique du moins, mon chermarquis ; car j’ai découvert que c’était justement la porte devotre chapelle, porte à laquelle j’en ai aperçu une douzaine quitravaillaient avec un zèle inimaginable à réparer le dégât que l’onavait, cette nuit, occasionné dans leurs filets ; zèle quileur était inspiré par la confiance que l’ouverture de la porte surlaquelle elles avaient fixé leur atelier n’était qu’un accident quin’avait aucun motif pour se renouveler.
– Ce ne sont là, vous en conviendrez, que desindices un peu vagues, mon cher général.
– Oui ; mais, lorsque votre limier portele nez au vent en tirant légèrement sur sa botte, ce n’est là qu’unindice encore plus vague, n’est-ce pas ? et cependant, sur cesindices, vous faites le bois avec soin et très grand soinmême !
– Certainement ! dit le marquis.
– Eh bien, c’est aussi mon système ; et,dans vos allées où le sable manque essentiellement, marquis, jedécouvris des voies fort significatives.
– Des pas d’hommes et de femmes ? fit lemarquis. Bon ! il y en a partout.
– Non, il n’y a point partout des pasagglomérés juste selon la quantité des acteurs que je supposais enscène, en ce moment, et des pas de gens qui ne marchent point, maisqui courent, et qui courent simultanément.
– Mais à quoi avez-vous reconnu que cespersonnes couraient ?
– Ah ! marquis, c’est l’A B C dumétier.
– Enfin, dites toujours.
– Parce qu’elles enfonçaient plus de la pinceque du talon, et que la terre était refoulée en arrière. – Est-cecela, monsieur le louvetier ?
– Bien, fit le marquis d’un air deconnaisseur, bien ! Ensuite ?
– Ensuite ?
– Oui.
– J’ai examiné ces empreintes ; il yavait des pieds d’hommes de toutes les formes, des bottes, desbrodequins, des souliers ferrés ; puis, au milieu de tous cespieds d’hommes, un pied de femme mince et délié, un pied deCendrillon, un pied à faire damner les Andalouses de Cordoue àCadix, en dépit des souliers ferrés qui le contenaient.
– Passez, passez.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que, si vous vous y arrêtez uninstant, vous allez devenir amoureux de ce soulier ferré.
– Le fait est que je voudrais fort le tenir.Cela viendra peut-être ! Mais c’était sur les marches duporche de la chapelle et sur les dalles de l’intérieur que lestraces étaient devenues palpables ; la boue avait fait dessiennes sur ces dalles polies. Je trouvai, en outre, près del’autel, des gouttelettes de cire en grand nombre et précisémentautour d’une empreinte fine et allongée que je jurerais être cellede mademoiselle Bertha ; et, comme d’autres taches de bougieexistaient sur la marche extérieure de la porte, juste dans ladirection verticale de la serrure, j’en conclus que c’étaitmademoiselle votre fille qui tenait la lumière et qui s’étaitservie de la clef, tout en s’éclairant de la main gauche, et eninclinant la lumière, tandis qu’elle introduisait, de la droite, laclef dans la serrure ; au surplus, les débris de toiled’araignée arrachés à la porte et retrouvés dans ses cheveuxprouvent surabondamment que ce fut elle qui fraya le passage.
– Allons, continuez.
– Le reste en vaut-il bien la peine ?J’ai vu que tous ces pas s’arrêtaient devant l’autel ; lapatte de l’agneau pascal était écrasée et laissait à découvert lepetit bouton d’acier qui aboutissait au ressort ; de sorte queje n’ai pas eu grand mérite à le découvrir. Il a résisté à mesefforts, comme il avait résisté à ceux de mademoiselle Bertha, quis’y est si bien écorché les doigts, qu’elle a laissé une petiteligne de sang sur la brisure toute fraîche du bois sculpté. Commeelle, alors, j’ai cherché un corps dur pour pousser la tige dupetit levier, et, comme elle, j’ai avisé le manche de bois de lasonnette, qui avait conservé la trace de la pression de la veille,plus, de son côté, une petite trace de sang.
– Bravo ! fit le marquis, lequel prenaitévidemment un double intérêt à la narration.
– Alors, comme vous le comprenez bien,continua Dermoncourt, je suis descendu dans le souterrain. Lespieds des fuyards étaient parfaitement empreints dans un sablehumide ; l’un d’eux est tombé en traversant les ruines :ce fait m’a été démontré parce que j’ai vu une grosse touffed’orties froissée et brisée, comme si on l’avait saisie, froisséeet brisée avec la main ; ce qui certainement n’a pas été faitavec intention, vu la nature peu caressante de la plante. Dans unangle des ruines, en face d’une porte, des pierres avaient étédérangées pour faciliter le passage à une personne plusfaible ; dans les orties poussant contre la muraille, j’airetrouvé les deux cierges, que l’on avait jetés là avant de passerà l’air libre. Enfin, et pour conclusion, j’ai retrouvé les pasdans le chemin, et, comme ils se séparaient, j’ai pu les classerdans l’ordre que je vous ai indiqué.
– Non, ce n’est pas la conclusion.
– Comment ! ce n’est pas laconclusion ? Si fait !
– Non. Qui a pu vous apprendre qu’un desvoyageurs avait pris l’autre sur son dos ?
– Ah ! marquis, vous tenez à me fairefaire parade de mon peu d’intelligence. Le fameux petit pied ausoulier ferré, ce petit pied que j’affectionne tant, que je ne veuxme donner ni trêve ni repos jusqu’à ce que je l’aie retrouvé, cejoli petit pied, pas plus long qu’un pied d’enfant, pas plus largeque mes deux doigts, je n’ai point fait son hourvari comme pourcelui de mademoiselle Bertha : je l’ai revu dans lesouterrain, puis encore dans le chemin creux qui est derrière lesruines, à l’endroit où l’on s’est arrêté et où l’on a délibéré,chose facile à voir au piétinement de la terre ; il se montreencore une fois dans la direction qui mène au ru ; puis, toutà coup, près d’une grosse pierre que la pluie aurait dû laver etque j’ai trouvée, au contraire, maculée de boue, ildisparaît ! À partir de ce moment, comme leshippogriffes[6] ne sont plus de notre siècle, je présumeque M. de Bonneville a pris son jeune compagnon sur sesépaules ; d’ailleurs, le pas du susdit M. de Bonneville s’estfort alourdi ; ce n’est plus celui d’un jeune homme frais etgaillard comme nous l’étions à son âge. Marquis, vous rappelez-vousles laies, quand elles sont pleines et que leur poids s’est doubléde celui qu’elles portent ? Eh bien, leur pince, au lieu depiquer la terre, s’y pose à plat et s’écarte : à partir de lapierre, il en est de même du pied de M. de Bonneville.
– Mais vous avez oublié quelque chose,général.
– Je ne crois pas.
– Oh ! je ne vous tiendrai pas quitted’une panse d’a[7] : qui peut vous faire croire queM. de Bonneville ait couru toute la journée pour appeler desvoisins au conseil ?
– Vous m’avez dit vous-même que vous n’étiezpas sorti.
– Eh bien ?
– Eh bien, votre cheval, votre cheval favori –à ce que m’a dit cette gentille fillette qui a ramassé la bride dumien – votre cheval favori, que j’ai vu à l’écurie en allantm’assurer que mon Bucéphale avait sa provende, était couvert deboue jusqu’au garrot ; or, vous n’auriez pas confié votrecheval à un autre qu’un homme pour lequel vous auriez touteconsidération.
– Bien ! Encore une question.
– Volontiers ; je suis là pour vousrépondre.
– Qui vous fait présumer que le compagnon deM. de Bonneville soit l’auguste personne que vous désigniez tout àl’heure ?
– D’abord, parce qu’on le fait passer partoutet toujours avant les autres et que l’on dérange les pierres pourqu’il passe.
– Reconnaissez-vous donc, au pied, si celui oucelle qui passe est blond ou brun, brune ou blonde ?
– Non ; mais je le reconnais à autrechose.
– À quoi ? Voyons ! ce sera madernière question ; et si vous y répondez…
– Si j’y réponds… ?
– Rien… Continuez.
– Eh bien, mon cher marquis, vous m’avez faitl’honneur de me donner précisément la chambre qu’occupait hier lecompagnon de M. de Bonneville.
– Oui, je vous ai fait cet honneur ;après ?
– Honneur dont je vous suis tout à faitreconnaissant, et voici un joli petit peigne d’écaille que j’aitrouvé au pied du lit. Avouez, cher marquis, que ce peigne est biencoquet pour appartenir à un petit paysan ; en outre, ilcontenait et contient encore, comme vous pouvez le voir, descheveux d’un blond cendré qui n’est pas le moins du monde le blonddoré de votre seconde fille, la seule blonde qu’il y ait dans votremaison.
– Général, s’écria le marquis en bondissant desa chaise et en jetant sa fourchette par la chambre, général,faites-moi arrêter, si bon vous semble ; mais, je vous le disune fois pour cent, une fois pour mille, je n’irai pas enAngleterre ; non, non, non, je n’irai pas !
– Oh ! oh ! marquis, quelle mouchevous pique ?
– Non ; vous avez stimulé mon émulation,aiguillonné mon amour-propre, que diable ! Lorsque, après lacampagne, vous viendrez à Souday, ainsi que vous me l’avez promis,je n’aurai rien à vous raconter qui puisse faire le pendant de voshistoires.
– Écoutez, mon vieil et bon ennemi, dit legénéral, je vous ai donné ma parole de ne pas vous prendre, cettefois, du moins ; cette parole, quoi que vous fassiez, ouplutôt quoi que vous ayez fait, je la tiendrai ; mais, je vousen conjure, au nom de tout l’intérêt que vous m’inspirez, au nom devos charmantes filles, n’agissez plus à la légère, et, si vous nevoulez point sortir de France, au moins tenez-vous tranquille chezvous.
– Et pourquoi ?
– Parce que les souvenirs des temps héroïques,qui vous font battre le cœur, ne sont plus que des souvenirs ;parce que ces émotions de nobles et grandes actions que vousvoudriez voir renaître, vous ne les retrouverez pas ; parcequ’il est passé, le temps des grands coups d’épée, des dévouementssans condition, des morts sublimes… Oh ! je l’ai connue, etbien connue, cette Vendée si longtemps indomptable ; je puisle dire, moi qu’elle a glorieusement marqué de son fer à lapoitrine ; et, depuis un mois que je suis au milieu d’elle etde vous, eh bien, je la cherche inutilement, je ne la retrouveplus ! Comptez-vous, mon pauvre marquis ; comptez lesquelques jeunes gens au cœur aventureux qui affronteront les périlsd’une lutte à main armée ; comptez les vieillards héroïquesqui, comme vous, trouveront que ce qui était un devoir en 1793l’est encore en 1832, et voyez si une lutte si inégale n’est pasune lutte insensée.
– Elle n’en sera que plus glorieuse pour êtrefolle, mon cher général, s’écria le marquis avec une exaltation quilui faisait complètement oublier la position politique de soninterlocuteur.
– Eh ! mais non, elle ne sera pas mêmeglorieuse. Tout ce qui va se passer, – vous le verrez, etsouvenez-vous que je vous le prédis avant que rien soitcommencé ; – tout ce qui va se passer sera pâle, terne,chétif, rabougri, et cela, mon Dieu, chez nous comme chezvous ; chez nous, vous trouverez des petitesses, d’ignoblestrahisons ; à vos côtés, des compositions égoïstes, deslâchetés mesquines, qui vous frapperont au cœur, qui vous tueront,vous que les balles des bleus avaient respecté.
– Vous voyez les choses en partisan dugouvernement établi, général, dit le marquis ; vous oubliezque nous comptons des amis, même dans vos rangs, et que, sur un motque nous dirons, tout ce pays va se lever comme un seul homme.
Le général haussa les épaules.
– De mon temps, mon vieux camarade, dit-il,permettez-moi de vous donner ce titre, tout ce qui était bleu étaitbleu, tout ce qui était blanc était blanc ; il y avait bien cequi était rouge ; mais c’était le bourreau et laguillotine ; n’en parlons pas. Vous n’aviez point d’amis dansnos rangs ; nous n’en comptions pas dans les vôtres ; etc’est pour cela que nous étions également forts, également grands,également terribles. Sur un mot de vous, la Vendée se lèvera,dites-vous ? Erreur ! la Vendée, qui s’est fait égorgeren 1795 dans l’espérance de l’arrivée d’un prince à la paroleduquel elle croyait et qui lui a manqué de parole, ne bougera mêmepas à la vue de la duchesse de Berry ; vos paysans ont perducette foi politique qui soulève les montagnes humaines, les pousseles unes contre les autres, les fait se heurter, jusqu’à cequ’elles s’abîment dans des mers de sang ; cette foireligieuse, qui engendre et qui perpétue les martyrs. Nous autresnon plus, mon pauvre marquis, il faut bien que je l’avoue, nous nepossédons plus ces ardeurs de liberté, de progrès et de gloire quiébranlent les vieux mondes et qui enfantent les héros. La guerrecivile qui va commencer, si toutefois il y a guerre civile, sitoutefois elle commence, sera une guerre dont Barrême[8] aura tracé la tactique, une guerre où lavictoire se rangera nécessairement du côté des plus gros bataillonset des sacs d’écus les plus rebondis ; et voilà pourquoi, jevous disais : comptez-vous bien, comptez-vous plutôt deux foisqu’une avant que de participer à cette insigne folie.
– Vous vous trompez, encore une fois, vousvous trompez, général ! les soldats ne nous manqueront pas et,plus heureux qu’autrefois, nous aurons un chef dont le sexeélectrisera les plus timides, ralliera tous les dévouements,imposera silence à toutes les ambitions.
– Pauvre valeureuse jeune femme ! pauvreesprit poétique ! dit le vieux soldat avec un accent de pitiéprofonde, et en laissant tomber sur sa poitrine son frontbalafré ; tout à l’heure elle ne va pas avoir d’ennemi plusacharné que moi ; mais, pendant que je suis encore dans cettechambre, sur ce terrain neutre, laissez-moi vous dire combienj’admire sa résolution, son courage, sa persistance, sa ténacité,mais, en même temps, combien je déplore qu’elle soit née à uneépoque qui n’est plus à sa taille. Il est passé, marquis, le tempsoù Jeanne de Montfort n’avait qu’à frapper de son pied éperonné lavieille terre de Bretagne pour en faire jaillir des combattantstout armés. Marquis, retenez bien pour le lui redire, à la pauvrefemme, si vous la voyez, ce que je lui prédis aujourd’hui :que ce noble cœur, plus vaillant encore que ne l’était celui de lacomtesse Jeanne, ne recueillera, pour prix de son abnégation, deson énergie, de son dévouement, de l’élévation sublime de sessentiments de princesse et de mère, qu’indifférence, ingratitude,lâcheté, dégoût, perfidies de toutes sortes… Et maintenant, moncher marquis, votre dernier mot ?
– Mon dernier mot ressemble au premier,général.
– Répétez-le, alors.
– Je ne vais pas en Angleterre, articulafermement le vieil émigré.
– Voyons, continua Dermoncourt en regardant lemarquis dans le blanc des yeux et en lui posant la main surl’épaule, vous êtes fier comme un Gascon, tout Vendéen que vousêtes ; vos revenus sont médiocres, je le sais… Oh !voyons, ne froncez pas le sourcil et laissez-moi achever ce quej’ai à dire ; que diable ! vous savez bien que je ne vousoffrirai que des choses que j’accepterais moi-même.
La physionomie du marquis reprit sonexpression première.
– Je disais donc que vos revenus étaientmédiocres et que, dans ce maudit pays, médiocres ou considérables,ce n’est pas le tout que d’avoir des revenus, il faut encore lesfaire rentrer ! Eh bien, voyons, si c’est l’argent qui vousmanque pour passer le marché, et prendre un petit cottage dans uncoin de l’Angleterre, – je ne suis pas riche non plus, je n’ai quema solde, mais elle m’a servi à mettre du côté du cœur et de l’épéequelques centaines de louis ; d’un camarade, celas’accepte : les voulez-vous ? Après la paix, comme vousdites, vous me les rendrez.
– Assez ! assez ! dit le marquis,vous ne me connaissez que d’hier, général, et vous me traitez commeun ami de vingt ans.
Le vieux Vendéen se gratta l’oreille, et,comme se parlant à lui-même :
– Comment diable reconnaîtrai-je jamais ce quevous faites pour moi ! demanda-t-il.
– Vous acceptez, alors ?
– Non pas, non pas ! je refuse.
– Mais vous partez ?
– Je reste.
– Que Dieu vous garde et vous tienne en santé,alors, dit le vieux général à bout de patience ; seulement, ilest probable que le hasard – et que le diable l’emporte ! –nous mettra encore en face l’un de l’autre, comme il nous y a misjadis ; mais, à présent, je vous connais, et, s’il y a unemêlée comme celle qui eut lieu il y a trente-six ans, à Laval,ah ! je vous chercherai, je vous jure !
– Et moi donc ! s’écria le marquis ;je vous promets que je vous appellerai de tous mes poumons !Je serais si aise et si fier à la fois de montrer à tous cesblancs-becs ce que c’était que les hommes de la grande guerre.
– Allons, voilà le clairon qui m’appelle.Adieu donc, marquis, et merci de votre hospitalité.
– Au revoir, général, et merci pour une amitiéqu’il me reste à vous prouver que je partage.
Les deux vieillards se serrèrent lesmains ; Dermoncourt sortit.
Le marquis s’habilla et regarda par la fenêtredéfiler la petite colonne, qui montait l’avenue dans la directionde la forêt. À cent pas du château, le général commanda unà-droite ; puis, arrêtant son cheval, il jeta un dernierregard sur les petites tourelles pointues de la demeure de sonnouvel amis ; il aperçut celui-ci, lui envoya de la main undernier adieu ; puis, tournant bride, il rejoignit sessoldats.
Au moment où, après avoir suivi des yeux, leplus longtemps qu’il lui fut possible, le petit détachement etcelui qui le commandait, le marquis de Souday se retirait de lafenêtre, il entendit gratter légèrement à une petite porte quidonnait dans son alcôve et qui, par un cabinet, communiquait avecl’escalier de service.
– Qui diable peut venir par là ? sedemanda-t-il.
Et il alla tirer le verrou.
La porte s’ouvrit immédiatement et il aperçutJean Oullier.
– Jean Oullier ! s’écria-t-il avec unaccent de joie véritable ; c’est toi ; te voilà, monbrave Jean Oullier ! Ah ! par ma foi, la journées’annonce sous d’heureux auspices.
Et il tendit les deux mains au vieux garde,qui les serra avec une vive expression de reconnaissance et derespect.
Puis, dégageant sa main, Jean Oullier fouillaà sa poche et présenta au marquis un papier grossier, mais plié enfourme de lettre. M. de Souday le prit, l’ouvrit et le lut.
Au fur et à mesure qu’il le lisait, son visages’illuminait d’une joie indicible.
– Jean Oullier, dit-il, appelle cesdemoiselles, assemble tout mon monde… Non, ne rassemble encorepersonne ; mais fourbis mon épée, mes pistolets, ma carabine,tout mon harnais de guerre ; donne l’avoine à Tristan. Lacampagne s’ouvre, mon cher Jean Oullier, elle s’ouvre ! –Bertha ! Mary ! Bertha !
– Monsieur le marquis, dit froidement JeanOullier, la campagne est ouverte pour moi depuis hier à troisheures.
Aux cris du marquis, les deux jeunes fillesétaient accourues.
Mary avait les yeux rouges et gonflés.
Bertha était rayonnante.
– Mesdemoiselles, mesdemoiselles, fit lemarquis, vous en êtes, vous venez avec moi ! Lisez, lisezplutôt.
Et il tendit à Bertha la lettre qu’il venaitde recevoir de Jean Oullier.
Cette lettre était conçue en cestermes :
« Monsieur le marquis deSouday,
» Il est utile à la cause du roi Henri Vque vous avanciez de quelques jours le moment où l’on prendra lesarmes. Veuillez donc rassembler le plus d’hommes dévoués qu’il voussera possible dans la division dont vous avez le commandement, etvous tenir, ainsi qu’eux, mais vous surtout, à ma dispositionimmédiate.
» Je crois que deux amazones de plus dansnotre petite armée pourraient aiguillonner à la fois l’amour etl’amour-propre de nos amis, et je vous demande, monsieur lemarquis, de vouloir bien me donner vos deux belles et charmanteschasseresses pour aides de camp.
» Votre affectionné
» Petit-Pierre. »
– Ainsi, demanda Bertha, nouspartons ?
– Parbleu ! fit le marquis.
– Alors, mon père, dit Bertha, permettez-moide vous présenter une recrue.
– Toujours !
Mary resta muette et immobile.
Bertha sortit, et, une minute après, rentratenant Michel par la main.
– M. Michel de la Logerie, dit la jeune filleen accentuant ce titre, lequel demande à vous prouver, mon père,que Sa Majesté Louis XVIII ne s’est point trompée en lui décernantla noblesse.
Le marquis, qui avait froncé le sourcil au nomde Michel, chercha à se dérider.
– Je suivrai avec intérêt les efforts que M.Michel fera pour arriver à ce but, dit-il enfin.
Et il prononça ces sobres paroles du ton quel’empereur Napoléon eût pu prendre la veille de la bataille deMarengo et d’Austerlitz.
Ici, nous sommes obligé de faire un hourvari,comme disait Jean Oullier en termes de chasse, et de demander à noslecteurs la permission de rétrograder de quelques heures, poursuivre dans leur fuite le comte de Bonneville et Petit-Pierre, qui,comme on s’en doute probablement, ne sont pas les personnages lesmoins importants de cette histoire.
Les suppositions du général étaientparfaitement justes : à la sortie du souterrain, lesgentilshommes vendéens avaient traversé les ruines, avaient gagnéle chemin creux, et, là, avaient délibéré pendant quelques instantssur la route qu’il convenait de prendre.
Celui qui se cachait sous le nom deGaspard[9] était d’avis de cheminer de conserve.L’émotion de Bonneville, lorsque Michel avait annoncé l’arrivée dela colonne, ne lui avait point échappé ; il avait entendu lecri que le comte n’avait pu retenir : « Avant tout,sauvons Petit-Pierre ! » et, en conséquence, pendant toutle trajet, il n’avait cessé – autant que le permettait la faiblelueur des flambeaux qui éclairaient leur marche – d’examiner levisage de Petit-Pierre, et il avait, à la suite de cet examen,pris, vis-à-vis du jeune paysan, des manières dont la réserven’excluait pas les démonstrations du plus profond respect.
Aussi prit-il, au milieu de cettedélibération, hautement et chaudement la parole.
– Vous avez dit, monsieur, fit-il ens’adressant au comte de Bonneville, que le salut de la personne quevous accompagnez passait avant le nôtre, réclamait notresollicitude et importait à la cause que nous sommes résolus desoutenir. N’est-il pas alors bien naturel que nous servionsd’escorte à cette personne, afin que, si le danger se présente – etnous pouvons le rencontrer à chaque pas, – nous soyons là pour luifaire un rempart de nos corps ?
– Oui, monsieur, sans doute, répondit le comtede Bonneville, s’il s’agissait de combattre ; mais, pour lemoment, il ne s’agit que de fuir, et, pour fuir, moins nous seronsnombreux, plus la retraite sera sûre et facile.
– Faites attention, comte ! dit Gasparden fronçant le sourcil ; vous assumez sur une tête devingt-deux ans toute la responsabilité d’un dépôt bienprécieux.
– Mon dévouement en a été jugé digne,monsieur, répondit le comte avec hauteur, et je tâcherai derépondre à la confiance dont on m’a honoré.
Petit-Pierre, qui tenait, silencieux, sa placeau milieu du petit groupe, jugea que le moment était arrivé pourlui d’intervenir.
– Allons, dit-il, voilà que le soin de lasécurité d’un pauvre petit paysan va devenir un brandon de discordeentre les plus nobles champions de la cause dont vous parliez toutà l’heure ! Je vois donc qu’il est nécessaire que je donne monavis ; nous n’avons pas de temps à perdre en discussionsinutiles. Mais je veux d’abord, mes amis, continua Petit-Pierred’une voix pleine d’affection et de reconnaissance, je veux d’abordvous demander pardon de l’incognito que j’ai cru devoir garder avecvous, et qui n’avait qu’un but, celui de connaître vos pensées lesplus franches, votre opinion la plus vraie, sans que l’on fût tentéde supposer que vous aviez voulu complaire à ce que l’on sait êtrele plus ardent de mes désirs. Or, maintenant que Petit-Pierre estsuffisamment renseigné, la régente avisera. Mais, en attendant,séparons-nous ; le moindre gîte me suffira pour passer lereste de la nuit, et M. le comte de Bonneville, qui connaîtparfaitement le pays, saura bien me trouver ce gîte.
– Mais quand serons-nous admis à conférerdirectement avec Son Altesse royale ? demanda Pascals’inclinant devant Petit-Pierre.
– Aussitôt que Son Altesse royale aura trouvéun palais pour sa majesté errante, Petit-Pierre vous appellera prèsde lui ; ce qui ne tardera pas : Petit-Pierre est biendécidé à ne pas abandonner ses amis.
– Petit-Pierre est un brave garçon !s’écria Gaspard tout joyeux, et ses amis lui prouveront, jel’espère, qu’ils sont dignes de lui.
– Adieu donc, reprit Petit-Pierre. Etmaintenant que l’incognito est levé, je remercie votre cœur de nepas s’y être trop longtemps laissé prendre, mon braveGaspard ! Allons, il est temps de nous serrer la main et denous séparer.
Chacun des gentilshommes prit tour à tour lamain que Petit-Pierre lui tendait et la baisa respectueusement.
Puis chacun prit la direction assignée à leurretraite, et, s’enfonçant dans le chemin creux, les uns à droite,les autres à gauche, ils ne tardèrent pas à disparaître.
Bonneville et Petit-Pierre restèrentseuls.
– Et nous ? demanda alors celui-ci à soncompagnon.
– Nous, nous allons suivre une directiondiamétralement opposée à celle de ces messieurs.
– Alors, en route et sans perdre uneminute ! dit Petit-Pierre en courant vers le chemin.
– Un instant ! un instant ! criaBonneville. Oh ! pas comme cela, s’il vous plaît ! Ilfaut que Votre Altesse…
– Bonneville ! Bonneville ! fitPetit-Pierre, vous oubliez nos conventions.
– C’est vrai ; que Madame veuille bienm’excuser.
– Encore ! Ah çà ! mais vous êtesincorrigible.
– Il faut que Petit-Pierre me permette de leprendre sur mes épaules.
– Comment donc ! mais très volontiers.Voilà justement une borne qui semble plantée là à cet effet.Approchez, approchez, comte.
Petit-Pierre était déjà monté sur laborne.
Le jeune comte s’approcha ; Petit-Pierrese plaça à califourchon sur ses épaules.
– Vous vous y prenez, ma foi, très-bien, ditBonneville en se mettant en marche.
– Parbleu ! fit Petit-Pierre, le chevalfondu, c’est un jeu très bien porté, et je m’y suis fort amusé dansma jeunesse.
– Vous voyez, dit Bonneville, qu’une bonneéducation n’est jamais perdue.
– Dites donc, comte, demanda Petit-Pierre, iln’est pas défendu de causer, hein ?
– Au contraire !
– Eh bien, alors, comme vous êtes un vieuxchouan, tandis que, moi, j’entre en apprentissage de chouannerie,dites-moi pourquoi je suis sur vos épaules.
– Quel curieux que ce Petit-Pierre ! ditBonneville.
– Non ; car je m’y suis mis, sur votrepremière invitation et sans discuter, quoique la position soit unpeu bien risquée, convenez-en, pour une princesse de la maison deBourbon.
– Une princesse de la maison de Bourbon !dit Bonneville ; qu’est-ce que cela, et où voyez-vous ici uneprincesse de la maison de Bourbon ?
– C’est juste… Eh bien, alors, pourquoiPetit-Pierre, qui pourrait marcher, courir, sauter les fossés,est-il sur les épaules de son ami Bonneville, qui, lui, ne peutplus rien de tout cela depuis qu’il a Petit-Pierre sur lesépaules ?
– Eh bien, je vais vous le dire : c’estparce que Petit-Pierre a le pied trop petit.
– Petit, c’est vrai, mais solide ! fitPetit-Pierre comme si son interlocuteur avait offensé savanité.
– Oui ; mais, si solide qu’il soit, ilest trop petit pour n’être pas reconnu.
– Par qui ?
– Mais par ceux qui suivront nos traces,donc !
– Mon Dieu ! fit Madame avec unetristesse comique, qui m’eût jamais dit qu’un jour ou une nuit jeregretterais de n’avoir pas le pied de Mme la duchessede *** !
– Pauvre marquis de Souday, dit Bonneville,qu’eût-il pensé, lui déjà si ébouriffé de vos connaissances à lacour, s’il vous eût entendu parler avec tant d’aplomb etd’expérience du pied des duchesses ?
– Bah ! ce serait dans mon rôle depage.
Puis, après un moment de silence :
– Je comprends très bien, reprit Petit-Pierre,que vous vouliez faire perdre ma trace ; mais, enfin, nous nepourrons pas toujours voyager comme cela : saint Christophes’y lasserait ; et ce maudit pied rencontrera toujours tôt outard quelque flaque de boue pour conserver son empreinte.
– Nous allons aviser à rompre les chiens, ditBonneville, pour quelque temps du moins.
Et le jeune homme appuya vers la gauche,attiré, eût-on dit, par le murmure d’un ruisseau.
– Eh bien, que faites-vous donc ? demandaPetit-Pierre. Vous perdez le chemin ! Vous voilà dans l’eaujusqu’aux genoux.
– Sans doute, dit Bonneville en remontant,d’un tour de reins, Petit-Pierre sur ses épaules. Et maintenant,qu’ils nous cherchent ! continua-t-il en marchant rapidementdans le lit du petit ruisseau.
– Ah ! ah ! fort ingénieux, ditPetit-Pierre. Vous avez manqué votre vocation, Bonneville. Vouseussiez dû naître dans une forêt vierge ou dans les pampas. Le faitest que, si, pour nous suivre, il faut une trace, celle-ci ne serapoint facile à trouver.
– Ne riez pas : celui qui nous chercheest fait à toutes les ruses de ce genre. Il a combattu en Vendée àl’époque où Charette, quoique presque seul, donnait aux bleus uneterrible besogne.
– Eh bien, tant mieux ! dit joyeusementPetit-Pierre, il y aura plaisir à lutter avec des gens qui envalent la peine.
Malgré l’assurance qu’il témoignait,Petit-Pierre, après avoir prononcé ces paroles, demeura pensif,tandis que Bonneville luttait courageusement contre les caillouxroulants et les branches mortes qui entravaient considérablement samarche ; car il continua de suivre le lit du petit ruisseaupendant un quart d’heure, à peu près.
À cette distance de leur point de départ, leruisseau se déversait dans un autre plus considérable que lepremier, et lequel n’était autre que celui qui contournait laviette des Biques.
Dans celui-là, Bonneville eut bientôt de l’eaujusqu’à la ceinture, et il dut inviter Petit-Pierre à remonter d’unétage, c’est-à-dire à s’asseoir sur sa tête au lieu de s’asseoirsur ses épaules, s’il voulait éviter le désagrément d’un bain depieds ; puis l’eau devint si profonde, qu’à son grand regret,Bonneville dut reprendre terre et se décider à faire route le longdes rives du petit torrent.
Mais les deux fugitifs étaient tombés deCharybde en Scylla ; car les rives du torrent, véritablesforts à sangliers, hérissés d’épines, garnis de ronces entrelacées,devinrent presque immédiatement impraticables.
Bonneville posa Petit-Pierre à terre ; iln’y avait plus moyen de le porter, ni sur la tête, ni sur lesépaules.
Alors, Bonneville entra hardiment dans letaillis, recommandant à Petit-Pierre de le suivre pas à pas ;et, malgré les broussailles, malgré l’épaisseur du bois, malgrél’obscurité si profonde de la nuit, il avança en ligne exactementdroite, comme ceux qui ont une pratique constante de la vie deforêt peuvent seuls y parvenir.
Le procédé leur réussit à merveille, car, aubout d’une cinquantaine de pas, ils se trouvèrent dans un de cessentiers que l’on appelle des lignes, et qui sont tracéesparallèlement les unes aux autres dans les forêts, autant pourmarquer la limite des coupes que pour servir à l’exploitation.
– À la bonne heure ! dit Petit-Pierre,qui s’accommodait assez mal de cheminer dans les bruyères,quelquefois aussi hautes que lui ; au moins, ici, nous allonspouvoir jouer des jambes.
– Oui, et sans laisser de traces, ditBonneville en frappant le sol, qui était sec et rocailleux en cetendroit.
– Reste à savoir, demanda Petit-Pierre, dequel côté nous allons nous diriger.
– Maintenant que nous avons, je crois, donnédu fil à retordre à ceux qui seraient tentés de nous suivre, nousirons du côté où vous voudrez aller.
– Vous savez que, demain au soir, j’airendez-vous à la Cloutière avec nos amis de Paris.
– Nous pourrons nous rendre à la Cloutièresans presque quitter les bois, où nous serons toujours plus ensûreté que dans la plaine. Nous gagnerons, par un sentier que jeconnais, la forêt de Touvois et des Grandes-Landes, à l’ouest delaquelle est la Cloutière ; seulement, il est impossible quenous y arrivions aujourd’hui.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que, avec les détours que nous sommesobligés de faire, nous aurons à marcher pendant six heures ;ce qui est bien au-dessus de vos forces.
Petit-Pierre frappa du pied avecimpatience.
– À une lieue avant la Benaste, ditBonneville, je connais une métairie où nous serons les bienvenus etoù nous pourrons nous reposer avant d’achever notre étape.
– Allons, en route, en route ! ditPetit-Pierre ; mais de quel côté ?
– Laissez-moi vous précéder, dit Bonneville,et prenons à droite.
Bonneville fit le mouvement indiqué et marchadevant lui avec la même persévérance qu’il l’avait fait en quittantles bords du ruisseau.
Petit-Pierre le suivit.
De temps en temps, le comte de Bonnevilles’arrêtait pour reconnaître son chemin et pour donner à son jeunecompagnon le temps de respirer ; il annonçait d’avance àcelui-ci tous les accidents de terrain qu’ils rencontraient surleur route, et cela, avec une précision qui indiquait combien laforêt de Machecoul lui était familière.
– Comme vous le voyez, dit-il dans une de ceshaltes, nous évitons les sentiers.
– Oui ; et pourquoi faisons-nouscela ?
– Parce que ce sera certainement dans lessentiers, dont le terrain est mou, que l’on cherchera nostraces ; parce que celui-ci, moins frayé, moins attendri parle passage des voitures et des chevaux, nous trahira moins.
– Mais c’est plus long, peut-être ?
– Oui ; mais c’est plus sûr.
Ils marchaient depuis dix minutes en silence,lorsque Bonneville s’arrêta et saisit le bras de son compagnon,dont le premier mouvement fut de demander ce qu’il y avait.
– Silence ! et parlez très bas, ditBonneville.
– Pourquoi ?
– N’entendez-vous rien ?
– Non.
– Moi, j’entends des voix.
– Où ?
– Là, à cinq cents pas de nous environ ;et il me semble même qu’à travers les branches je distingue unelueur rouge.
– En effet, je la vois aussi.
– Qu’est-ce que cela ?
– Je vous le demande.
– Diable !
– Des charbonniers peut-être.
– Non : nous ne sommes point dans le moisoù ils exploitent leurs coupes, et, nous serions certains que cesont des charbonniers, que je ne voudrais pas encore me confier àeux ; je n’ai pas le droit, étant votre guide, de donnerquelque chose à l’imprévu.
– N’avez-vous donc pas un autrechemin ?
– Si fait.
– Eh bien, alors ?
– Je n’eusse voulu le prendre qu’à la dernièreextrémité.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’il faut traverser un marais.
– Bah ! vous qui marchez sur l’eau commesaint Pierre, ne le connaissez-vous pas, votre marais ?
– Cent fois, j’y ai chassé la bécassine ;mais…
– Mais ?
– Mais c’était le jour.
– Et votre marais ?
– Est une tourbière où dix fois, même dans lejour, j’ai failli enfoncer.
– Alors, risquons-nous auprès du feu de cesbraves gens. Je vous avoue que je ne serais point fâché de meréchauffer un peu.
– Restez ici, et laissez-moi aller à ladécouverte.
– Cependant…
– Ne craignez rien.
En disant ces mots, Bonneville avait disparusans bruit dans l’obscurité.
Petit-Pierre, resté seul, s’appuya contre unarbre, et, muet, immobile, les yeux fixes, l’oreille tendue, ilattendit, essayant de saisir au passage le plus petit bruit.
Pendant cinq minutes, à part l’espèce debourdonnement qui semblait venir du même côté que la lueur, iln’entendit rien.
Tout à coup, le hennissement d’un chevalretentit dans la forêt et fit tressaillir Petit-Pierre.
Presque au même moment, il entendit un légerbruit dans les broussailles et une ombre se dressa devantlui : c’était Bonneville.
Bonneville, qui ne voyait pas Petit-Pierre,collé au tronc de l’arbre, l’appela deux fois.
Petit-Pierre bondit vers lui.
– Alerte ! alerte ! dit Bonnevilleen entraînant Petit-Pierre.
– Qu’y a-t-il ?
– Pas un instant à perdre ! Venez !venez !
Puis, tout en courant :
– Un bivouac de chasseurs. S’il n’y avait euque des hommes, j’aurais pu me chauffer au même feu qu’eux, sansqu’ils me vissent ou qu’ils m’entendissent ; mais un chevalm’a éventé et a henni.
– Je l’ai entendu.
– Alors, vous comprenez… Pas un mot ! desjambes, voilà tout.
Et, en effet, sans prononcer une parole,Bonneville et Petit-Pierre firent à peu près cinq cents pas dans unlayon, que, par bonheur, ils avaient rencontré sur le chemin.
Puis, il tira Petit-Pierre dans la lisière et,s’arrêtant :
– Maintenant, dit-il, respirez.
Pendant que Petit-Pierre respirait, Bonnevilleessaya de s’orienter.
– Sommes-nous perdus ? demandaPetit-Pierre inquiet.
– Oh ! il n’y a pas de danger ! ditBonneville ; seulement, je cherche s’il n’y a pas un moyend’éviter ce maudit marais.
– S’il doit nous mener plus directement ànotre but, prenons-le, dit Petit-Pierre.
– Il le faudra bien, réponditBonneville ; je ne vois pas d’autre chemin.
– Alors, en route ! ditPetit-Pierre ; seulement, guidez-moi.
Bonneville ne répondit rien ; mais, commepreuve d’urgence il se mit immédiatement en marche, et, au lieu desuivre la ligne dans laquelle ils s’étaient engagés, il tourna àdroite, et se remit à marcher dans le taillis.
Au bout de dix minutes, les buissons devinrentplus rares, l’obscurité devint moins profonde ; ils étaient àla lisière de la forêt, et ils entendaient devant eux le murmuredes roseaux entrechoqués par le vent.
– Ah ! ah ! fit Petit-Pierre, quireconnaissait ce bruit, il paraît que nous y sommes.
– Oui, répondit Bonneville, et je ne vouscacherai point que voilà le moment le plus critique de notrenuit.
Et, à ces mots, le jeune homme sortit de sapoche un couteau, qui, à la rigueur, pouvait passer pour unpoignard, et coupa un petit arbre qu’il ébrancha et dont il eutsoin de cacher les émondes.
– Maintenant, dit-il, mon pauvre Petit-Pierre,il faut vous résigner et reprendre votre siège sur mes épaules.
Petit-Pierre fit à l’instant même ce que luidemandait son guide, et celui-ci s’avança vers le marais.
La marche de Bonneville, alourdie par le poidsqu’il portait, embarrassée par la longue gaule qu’il tenait à lamain et avec laquelle il sondait le terrain à chaque pas qu’ilfaisait, était horriblement difficile.
Souvent, il enfonçait dans la vase,jusqu’au-dessus du genou, et ce terrain, qui semblait mou et peucompact lorsqu’il s’agissait d’y entrer, offrait une véritablerésistance lorsqu’il s’agissait d’en sortir ; ce n’était alorsqu’avec la plus grande peine que Bonneville parvenait à en arracherses jambes ; on eût dit que le gouffre ouvert sous leurs piedsne pouvait se décider à lâcher sa proie.
– Laissez-moi vous donner un avis, mon chercomte, dit Petit-Pierre.
Bonneville s’arrêta et s’essuya le front.
– Si, au lieu de patauger dans cette vase,vous marchiez sur ces touffes de jonc qu’il me semble entrevoir çàet là, je crois que vous y trouveriez un terrain plus solide.
– Oui, dit Bonneville, sans doute ; maisaussi nous y laisserions une trace plus visible.
Mais, après un instant :
– N’importe ! dit-il, vous avez raison,cela vaut encore mieux.
Et, changeant de direction, Bonneville gagnales touffes de jonc.
En effet, la racine chevelue des roseaux avaitformé çà et là des espèces d’îlots d’un pied de largeur, quiprésentaient sur ce terrain bourbeux des surfaces d’une certainesolidité : le jeune homme les reconnaissait à l’aide de saperche et s’élançait de l’un sur l’autre.
Mais, de temps en temps, alourdi par le poidsde Petit-Pierre, il prenait mal sa mesure, glissait, et ne seretenait qu’avec la plus grande peine ; et ce manège eutbientôt si complètement épuisé ses forces, qu’il dut prierPetit-Pierre de descendre et de s’asseoir pour le laisser reprendrehaleine.
– Vous voilà épuisé, mon pauvre Bonneville,dit Petit-Pierre. Est-ce encore bien long, votre marais ?
– Nous avons encore deux ou trois cents pas àparcourir, après quoi, nous rentrerons en forêt, jusqu’à la lignede Benaste, qui nous conduira directement à notre métairie.
– Pourrez-vous aller jusque-là ?
– Je l’espère.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, que jevoudrais donc pouvoir vous porter à mon tour ou tout au moinsmarcher près de vous !
Ces mots rendirent au comte toute saforce ; et, renonçant à sa seconde façon d’avancer, il entrarésolûment dans la boue.
Mais plus il avançait, plus le sol devenaitmouvant et bourbeux.
Tout à coup, Bonneville, qui, entraîné par unfaux pas, venait de poser son pied dans un endroit qu’il n’avaitpas eu le temps de sonder, se sentit enfoncer rapidement et semblaprès de disparaître.
– Si j’enfonce tout à fait, dit-il, jetez-vousà droite ou à gauche ; le passage dangereux n’est jamaislarge.
Petit-Pierre sauta, en effet, de côté, non paspour chercher à se sauver, mais pour ne pas alourdir Bonnevilled’un poids étranger.
– Oh ! mon ami, s’écria-t-il le cœurserré, les yeux mouillés de larmes, à ce cri sublime de dévouementet d’abnégation, songez à vous, je vous l’ordonne !
Le jeune comte était déjà enfoncé jusqu’à laceinture ; par bonheur, il avait eu le temps de mettre saperche en travers, et, comme elle reposait sur deux touffes de joncqui présentaient un appui suffisant, il put, grâce à la résistancequ’elle lui offrait et aidé de Petit-Pierre, qui le retenait par lecollet de son habit, parvenir à se tirer de ce mauvais pas.
Bientôt le terrain devint plus solide ;la ligne noire de bois qui avait toujours marqué l’horizon serapprocha et grandit ; les deux fugitifs touchaient àl’extrémité du marécage.
– Enfin ! dit Bonneville.
– Ouf ! fit Petit-Pierre en se laissantglisser à terre, aussitôt qu’il sentit le sol résister sous lespieds de son compagnon ; ouf ! vous devez être brisé, moncher comte.
– Non, répondit Bonneville, je suis essoufflé,voilà tout.
– Oh ! mon Dieu ! dit Petit-Pierre,et n’avoir rien pour vous rendre vos forces, pas même la gourde dusoldat ou du pèlerin, pas même le morceau de pain dumendiant !
– Bah ! dit le comte, mes forces, cen’est point de l’estomac que je les tire.
– Alors, dites-moi d’où vous les tirez, moncher comte : je tâcherai de faire comme vous.
– Auriez-vous faim ?
– J’avoue que je mangerais bien quelquechose.
– Hélas ! dit le comte, voilà que vous mefaites regretter à mon tour ce dont je me souciais si peu tout àl’heure.
Petit-Pierre se mit à rire, et, plaisantantpour rendre le courage à son compagnon :
– Bonneville, dit-il, appelez l’huissier,faites avertir le chambellan de service, afin qu’il prévienne lesofficiers de bouche de m’apporter mon en-cas. Je goûteraisvolontiers de ces bécassines que j’ai tout à l’heure entenduescrier en partant sous nos pieds.
– Son Altesse royale est servie, dit le comteen mettant un genou en terre et en offrant, sur la forme de sonchapeau, un objet que Petit-Pierre saisit avec empressement.
– Du pain ! s’écria-t-il.
– Du pain noir, fit Bonneville.
– Bon ! la nuit, on ne voit pas de quellecouleur il est.
– Du pain sec, deux fois sec !
– C’est toujours du pain.
Et Petit-Pierre mordit à belles dents dans lecroûton, qui, depuis deux jours, séchait dans la poche ducomte.
– Et quand je pense, dit Petit-Pierre, quec’est le général Dermoncourt qui, à cette heure, mange mon souper àSouday, n’est-ce pas enrageant ?
Puis, tout à coup :
– Oh ! pardon, mon cher guide, continuaPetit-Pierre ; mais l’estomac chez moi l’a si bien emporté surle cœur, que j’ai oublié de vous offrir la moitié de monsouper.
– Merci, répondit Bonneville ; monappétit ne va pas encore jusqu’à croquer des cailloux ; mais,en échange de votre offre si gracieuse, je vais vous montrercomment il faut faire pour rendre votre pauvre souper moinscoriace.
Bonneville prit le pain, le rompit en petitsmorceaux, non sans peine, alla les plonger dans une source quicoulait à deux pas de là, appela Petit-Pierre, s’assit d’un côté dela source, et Petit-Pierre de l’autre, et, retirant une à une lescroûtes détrempées et amollies, il les présenta à son compagnonaffamé.
– Ma foi, dit celui-ci lorsqu’il fut audernier lopin, il y a vingt ans que je n’ai si bien soupé !Bonneville, je vous nomme mon majordome.
– Et moi, dit le comte, je redeviens votreguide. Assez de délices comme cela, continuons notre chemin.
– Je suis prêt, dit Petit-Pierre en sedressant gaiement sur ses pieds.
On se remit en marche à travers bois, et, unedemi-heure après, on se retrouva au bord d’une rivière qu’ilfallait traverser.
Bonneville essaya de son procédéordinaire ; mais, au premier pas qu’il fit dans le lit duruisseau, l’eau lui monta jusqu’à la ceinture ; au second, ilen avait jusqu’au cou, et les jambes de Petit-Pierre trempaientdans la rivière.
Bonneville, qui se sentait entraîné par lecourant, attrapa une branche d’arbre et regagna le bord.
Il fallait chercher un passage.
Au bout de trois cents pas, Bonneville crutl’avoir trouvé.
Ce passage, c’était le tronc d’un arbrerenversé par le vent en travers du ruisseau et encore tout garni deses branches.
– Croyez-vous pouvoir marcher là-dessus ?demanda-t-il à Petit-Pierre.
– Si vous y marchez, j’y marcherai, réponditcelui-ci.
– Tenez-vous aux branches, n’y mettez pasd’amour-propre ; ne levez un pied que quand vous serez biensûr que l’autre est d’aplomb, dit Bonneville en grimpant sur letronc de l’arbre.
– Je vous suis, n’est-ce pas ?
– Attendez, je vais vous donner la main.
– M’y voilà ! Mon Dieu, qu’il faut doncsavoir de choses pour courir les champs ! je n’aurais jamaiscru cela.
– Ne parlez pas, pour Dieu ! faitesattention à vos pieds… Un instant ! n’avancez pas : voiciune branche qui vous gênerait ; je vais la couper.
Au moment où le jeune comte se baissait pourexécuter ce qu’il venait de dire, il entendit derrière lui un criétouffé, puis le bruit d’un corps qui tombait à l’eau.
Il se retourna : Petit-Pierre avaitdisparu.
Sans perdre une seconde, Bonneville se laissatomber à la même place, et le hasard le servit si bien, qu’enallant au fond de la rivière, qui, dans cet endroit, n’avait pasmoins de sept ou huit pieds de profondeur, sa main rencontra lajambe de son compagnon.
Il la saisit, et, la tête perdue, tremblantd’émotion, sans se rendre compte de la position tout à faitdésagréable dans laquelle il maintenait celui qu’il sauvait, endeux brasses, il atteignit la rive du ruisseau, fort heureusementaussi peu large qu’il était profond.
Petit-Pierre ne faisait plus le moindremouvement.
Bonneville le prit entre ses bras, et ledéposa sur les feuilles sèches, lui parlant, l’appelant, lesecouant.
Mais Petit-Pierre restait muet etimmobile.
Le comte de Bonneville s’arrachait les cheveuxde désespoir.
– Oh ! c’est ma faute, c’est mafaute ! murmurait-il. Mon Dieu, vous me punissez de monorgueil ! J’ai trop présumé de moi-même, j’ai répondu de lui.Oh ! ma vie, mon Dieu ! pour un soupir, pour un souffle,pour une haleine.
L’air frais de la nuit fit plus pour larésurrection de Petit-Pierre que toutes les lamentations deBonneville ; au bout de quelques minutes, il ouvrit les yeuxet éternua.
Bonneville, qui était au paroxysme de ladouleur, et jurait de ne pas survivre à celui dont il croyait avoircausé la mort, poussa un cri de joie, et tomba devant Petit-Pierre,qui était déjà assez revenu à lui pour comprendre les dernièresparoles du jeune homme.
– Bonneville, dit Petit-Pierre, vous ne m’avezpas dit : « Dieu vous bénisse ! » Je vais êtreenrhumé du cerveau !
– Vivante ! vivante ! s’écriaitBonneville, aussi expansif dans sa joie qu’il l’avait été dans sadouleur.
– Oui, bien vivante, grâce à vous ! Sivous étiez un autre, je vous jurerais de ne jamais l’oublier.
– Vous êtes trempée, mon Dieu !
– Oui ; mes souliers surtout sonttrempés. Bonneville, cela descend, cela descend d’une façon biendésagréable.
– Et pas de feu ! pas moyen d’enfaire !
– Bon ! nous nous réchaufferons enmarchant. Je parle au pluriel ; car vous ne devez pas êtremoins mouillé que moi, vous qui en êtes à votre troisième bain,dont un de boue !
– Oh ! ne vous occupez pas de moi.Pourrez-vous marcher ?
– Je le crois, quand j’aurai vidé messouliers.
Bonneville aida Petit-Pierre à se débarrasserde l’eau qui effectivement remplissait sa chaussure ; il luiôta sa veste de gros drap, qu’il tordit avant de la lui remettresur les épaules ; puis, cette double opérationfinie :
– Et, maintenant, à la Benaste, dit-il, etrondement !
– Hein ! Bonneville, fit Petit-Pierre, ceque nous avons gagné à vouloir éviter un feu qui nous irait si bienmaintenant !
– Nous ne pouvions pas cependant aller nouslivrer ! répondit Bonneville d’un air désespéré.
– Bon ! n’allez-vous pas prendre maréflexion pour un reproche ? Oh ! que vous avez lecaractère mal fait !… Allons, marchons, marchons ! Depuisque je joue des jambes, il me semble que tout cela sèche ;dans dix minutes, je vais transpirer.
Bonneville n’avait pas besoin d’êtreexcité ; il avançait si rapidement, que Petit-Pierre avait dela peine à le suivre et, de temps en temps, était obligé de luirappeler que leurs jambes étaient de longueur fort inégale.
Mais Bonneville était resté sous le coup del’émotion profonde que lui avait causée l’accident de son jeunecompagnon, et ce qui achevait de lui faire perdre la tête, c’estque, dans ces buissons qui lui étaient si familiers cependant, ilne retrouvait pas son chemin.
Dix fois déjà, en entrant dans une ligne, ils’était arrêté pour regarder autour de lui, et dix fois aussi,après avoir secoué la tête, il avait repris sa marche avec unesorte de frénésie.
Enfin, Petit-Pierre, qui avait été forcé defaire quelques pas en courant pour le rejoindre, lui dit, à lasuite d’une nouvelle hésitation :
– Eh bien, voyons, qu’y a-t-il, mon chercomte ?
– Il y a que je suis un misérable, ditBonneville, que j’ai trop présumé de ma connaissance des localitéset que… et que…
– Et que nous sommes égarés ?
– J’en ai peur !
– Et moi, j’en suis sûr : voilà unebranche que j’ai cassée tout à l’heure ; nous avons déjà passépar ici, et nous tournons sur nous-mêmes. Vous voyez que je profitede vos leçons, ajouta Petit-Pierre triomphant.
– Ah ! dit Bonneville, je vois ce qui acausé mon erreur.
– Qu’est-ce ?
– En sortant de l’eau, j’ai repris terre ducôté par lequel nous étions venus, et j’étais si bouleversé, que jen’y ai pas fait attention.
– En sorte que notre plongeon a été tout àfait inutile, dit Petit-Pierre en éclatant de rire.
– Oh ! je vous en prie, madame, ne riezpas comme cela, dit Bonneville : votre gaieté me fend lecœur.
– Soit ; mais elle me réchauffe, moi.
– Vous avez donc froid ?
– Un peu… mais ce n’est pas le pis.
– Qu’y a-t-il ?
– Il y a une demi-heure que vous n’osez pasm’avouer que nous sommes perdus, et il y a une demi-heure que jen’ose vous dire, moi, que, décidément, mes jambes semblent vouloirrefuser le service.
– Qu’allons-nous devenir, alors ?
– Eh bien, vais-je donc être forcée de jouervotre rôle d’homme et de vous donner de la fermeté ? Voyons,le conseil est ouvert ; quel est votre avis ?
– Qu’il est impossible de gagner la Benastecette nuit.
– Mais, alors ?
– Alors, il faut tâcher de joindre, avant lejour, la métairie la plus proche.
– Soit. Pouvez-vous vous orienter ?
– Pas d’étoiles au ciel, pas de lune.
– Et pas de boussole, dit Petit-Pierre, quiessayait, en plaisantant, de rendre le courage à son compagnon.
– Attendez.
– Bon ! voilà une idée qui vous point,j’en suis sûr.
– À cinq heures du soir, j’ai, par hasard,examiné les girouettes du château : le vent était del’est.
Bonneville leva en l’air son index mouillé desalive.
– Que faites-vous ?
– Une girouette.
Puis, après un instant :
– Le nord est là, dit-il sanshésitation ; en marchant dans le vent, nous déboucherons surla plaine du côté de Saint-Philbert.
– Oui, en marchant : voilà justement ledifficile.
– Voulez-vous que j’essaye de vous prendredans mes bras ?
– Bon ! vous avez déjà bien assez de vousporter, mon pauvre Bonneville.
La duchesse se releva avec effort ; car,pendant ces quelques mots, elle s’était assise ou plutôt laisséetomber au pied d’un arbre.
– Là ! dit-elle ; maintenant, mevoilà debout. Je veux qu’elles avancent, mes jambes rebelles, et jeles dompterai comme tous les rebelles : je suis ici pourcela.
Et la vaillante femme fit quatre ou cinqpas ; mais sa fatigue était si grande, ses membres si bienroidis par le bain glacial qu’elle avait pris, qu’elle chancela etfaillit tomber.
Bonneville s’élança pour la soutenir.
– Cordieu ! s’écria Petit-Pierre,laissez-moi, monsieur de Bonneville ; je veux qu’il soit auniveau de l’âme qu’il renferme, ce misérable corps, que Dieu a faitsi frêle et si débile ! Ne lui donnez point d’aide,comte ; ne lui portez pas de secours. Ah ! tuchancelles ! ah ! tu plies ! Eh bien, ce n’est plusle pas ordinaire que tu vas prendre, c’est le pas de charge, et,dans quinze jours, je veux que tu te prêtes avec la soumission dela bête de somme à toutes les exigences de ma volonté.
Effectivement, joignant l’action aux paroles,Petit-Pierre prit sa course et avança avec tant de rapidité, queson guide eut quelque peine à le rattraper.
Mais ce dernier effort l’avait épuisé, et,lorsque Bonneville fut parvenu à le rejoindre, il le trouva denouveau assis et la figure cachée entre ses deux mains.
Petit-Pierre pleurait, encore plus de rage quede douleur.
– Mon Dieu ! mon Dieu !murmurait-il, vous m’avez mesuré la tâche d’un géant, et vous nem’avez donné que les forces d’une femme !
Bon gré mal gré, Bonneville prit Petit-Pierredans ses bras et se mit à courir à son tour.
Les paroles que Gaspard lui avait adressées ensortant du souterrain retentissaient à son oreille.
Il sentait qu’un corps si délicat ne pouvaitrésister plus longtemps à de si violentes secousses, et il avaitrésolu de faire tous ses efforts pour mettre en sûreté le dépôt quilui avait été confié.
Il sentait qu’une minute perdue pouvaitcompromettre la vie de son compagnon.
La marche du brave gentilhomme se soutintainsi rapide pendant près d’un quart d’heure. Son chapeautomba ; mais, ne s’inquiétant plus des traces qu’il laissait,le comte ne prit point la peine de le ramasser ; il sentait lecorps de Petit-Pierre frissonner entre ses bras, il entendait sesdents que le froid faisait entre-choquer, et ce bruitl’aiguillonnait comme les clameurs de la foule aiguillonnent uncheval de course et lui prêtent une force surhumaine.
Mais, peu à peu, cette vigueur factices’éteignit ; les jambes de Bonneville ne lui obéirent plus quepar un mouvement machinal ; le sang se fixa à sa poitrine etl’étouffa. Il sentit son cœur se gonfler ; il ne respiraitplus, il râlait ; une sueur glacée inondait son front, sesartères battaient comme si sa tête eût dû se fendre ; de tempsen temps, un voile épais passait sur ses yeux, tout marbrés deflammes. Bientôt, il glissa à la moindre pente, chancela à lamoindre pierre, trébucha au plus petit obstacle, et ses genouxpliés, impuissants à se redresser, n’avancèrent plus qu’aveceffort.
– Arrêtez-vous ! arrêtez-vous, monsieurde Bonneville ! criait Petit-Pierre ; arrêtez-vous, jevous l’ordonne !
– Non, non ! je ne m’arrêterai pas,répondit Bonneville ; j’ai encore des forces, Dieumerci ! et je les userai jusqu’au bout… M’arrêter !m’arrêter ! quand nous touchons au port ; quand, au prixde quelques efforts, je vous aurai mise en sûreté !…,m’arrêter quand nous sommes au bout de notre course… Tenez, tenez,regardez plutôt !
Et, en effet, à l’extrémité du layon qu’ilssuivaient, on apercevait une large bande rougeâtre qui s’élevaitinsensiblement à l’horizon, et sur cette bande se détachaient ennoir des lignes à angles droits, à bords précis, qui indiquaientune maison.
Le jour commençait à paraître.
On arrivait au bord des champs.
Mais, au moment où Bonneville poussait un cride joie, ses jambes plièrent sous lui, il s’affaissa, tomba sur lesgenoux, puis son corps se renversa doucement en arrière comme si uneffort suprême de sa volonté eût voulu, au moment où tout sentimentl’abandonnait, éviter à celui qu’il tenait dans ses bras lesdangers d’une chute.
Petit-Pierre se dégagea de l’étreinte et setrouva debout sur ses pieds, mais si vacillant, qu’il ne valaitguère mieux que son compagnon.
Il essaya de soulever le comte et ne put yparvenir.
Bonneville, de son côté, tenta de rapprocherles mains de sa bouche, sans doute pour faire entendre le signald’appel ordinaire des chouans ; mais le souffle lui manqua, età peine eut-il assez de force pour dire à Petit-Pierre :
– N’oubliez pas…
Et il s’évanouit.
La maison que l’on avait en vue n’était guèreà plus de sept ou huit cents pas de l’endroit où se trouvaientBonneville et Petit-Pierre.
Celui-ci résolut de s’y rendre et d’y demanderà tout risque du secours pour son ami.
Il fit donc un effort suprême et s’élança dansla direction de cette maison.
Au moment où il croisait un carrefour,Petit-Pierre vit, dans une des lignes aboutissant à ce carrefour,un homme qui marchait dans la direction opposée à la campagne.
Il appela cet homme, qui ne tourna même pas latête.
Mais alors Petit-Pierre, soit par uneinspiration soudaine, soit qu’il se rappelât les dernières parolesde Bonneville, utilisant les leçons que le comte lui avait données,rapprocha à son tour les mains de sa bouche et fit entendre le cride la chouette.
L’homme s’arrêta aussitôt, rebroussa chemin etvint à Petit-Pierre.
– Mon ami, lui cria celui-ci lorsqu’il le vità portée de la voix, si vous voulez de l’or, je vous endonnerai ; mais, d’abord, au nom de Dieu ! venez m’aiderà sauver un malheureux qui se meurt !
Puis, autant que ses forces le luipermettaient, et certain que l’homme allait le suivre, Petit-Pierrese hâta de retourner vers Bonneville, dont il souleva la tête aveceffort.
Le comte était toujours évanoui.
Aussitôt que le nouveau venu eut jeté les yeuxsur ce corps étendu dans le chemin :
– Il n’est pas besoin que l’on me promette del’or, dit-il, pour que je porte secours à M. le comte deBonneville.
Petit-Pierre regarda l’homme avec plusd’attention.
– Jean Oullier ! s’écria-t-il enreconnaissant le garde du marquis de Souday aux premiers rayons dujour, qui commençait à naître. Jean Oullier, pouvez-vous me trouverun asile tout près d’ici pour mon ami et pour moi ?
Le garde n’eut pas même besoin de chercherpour répondre.
– Il n’y a que cette maison à une demi-lieue àla ronde.
Et il prononça ces mots avec une répugnancevisible.
Mais Petit-Pierre ne remarqua point ou neparut pas remarquer cette répugnance.
– Il faut m’y conduire et l’y porter,dit-il.
– Là-bas ? fit Jean Oullier.
– Oui ; ne sont-ce pas des royalistes,les gens qui habitent cette maison ?
– Je n’en sais rien encore, fit JeanOullier.
– Allez ! je vous remets nos existencesentre les mains, Jean Oullier, et je sais que vous méritez toute maconfiance.
Jean Oullier chargea Bonneville, toujoursévanoui, sur ses épaules et prit Petit-Pierre par la main.
Puis il s’achemina vers la maison, qui n’étaitautre que celle de Joseph Picaut et de sa belle-sœur.
Jean Oullier franchit l’échalier aussilégèrement que si, à la place du comte de Bonneville, il n’eûtporté que son carnier ; mais, une fois dans le verger, ils’avança avec une certaine prudence.
Tout dormait encore chez Joseph Picaut.
Mais il n’en était point ainsi chez laveuve ; on apercevait une lueur, et l’on voyait une ombrepasser et repasser derrière les rideaux.
Entre les deux, Jean Oullier prit aussitôt sonparti.
– Ma foi, tout bien pesé, j’aime autant cela,dit-il à lui-même en s’avançant résolument du côté de la maison dePascal.
Arrivé à la porte, il l’ouvrit.
Le cadavre de Pascal était couché sur lelit.
La veuve avait allumé deux chandelles etpriait devant le mort.
En entendant la porte tourner sur ses gonds,elle se releva.
– Veuve Pascal, lui dit Jean Oullier sanslâcher ni son fardeau ni la main de Petit-Pierre, je vous ai sauvéla vie cette nuit à la viette des Biques.
Marianne regarda avec étonnement et commerappelant ses souvenirs.
– Vous ne me croyez pas ?
– Si, Jean, je vous crois ; je sais quevous n’êtes point homme à dire un mensonge, fût-ce pour sauvervotre vie ; d’ailleurs, j’ai entendu le coup et j’ai doutancede la main qui l’a lâché.
– Veuve Pascal, voulez-vous venger votre mariet faire votre fortune du même coup ? Je vous en amène lesmoyens.
– Comment cela ?
– Voici, poursuivit Jean Oullier,Mme la duchesse de Berry et M. le comte de Bonneville,qui allaient mourir tous deux peut-être de fatigue et de faim, sije n’étais pas venu vous demander pour eux un asile ; lesvoici !
La veuve regarda toute stupéfaite, mais avecun intérêt visible.
– Cette tête que vous voyez, continua JeanOullier, vaut son pesant d’or ; vous pouvez la livrer si bonvous semble, et, comme je vous le disais, votre mari est vengé etvotre fortune est faite.
– Jean Oullier, répondit la veuve d’une voixgrave, Dieu nous a ordonné la charité pour tous, grands ou petits.Deux malheureux viennent frapper à ma porte, je ne les repousseraipas ; deux proscrits viennent me demander un asile, ma maisons’écroulera avant que je les livre.
Puis, avec un geste simple, mais auquell’action prêtait une sublime grandeur :
– Jean Oullier, dit-elle, entrez chez moi,entrez hardiment, vous et ceux qui vous accompagnent.
Ils entrèrent.
Seulement, tandis que Petit-Pierre aidait JeanOullier à déposer le comte de Bonneville sur une chaise, le vieuxgarde lui dit tout bas :
– Madame, rajustez vos cheveux blonds quisortent de dessous votre perruque ; ce qu’ils m’ont faitdeviner et ce que je viens d’apprendre à cette femme, il ne seraitpas bon que tout le monde le sût.
Le même jour, vers deux heures del’après-midi, maître Courtin avait quitté la Logerie et s’était misen route sous prétexte de se rendre à Machecoul, pour acheter unbœuf de labour, mais en réalité pour avoir des nouvelles desévénements de la nuit, événements auxquels le digne fonctionnaires’intéressait d’une façon toute spéciale, les lecteurs lecomprendront facilement.
Arrivé au gué de Pont-Farcy, il trouva lesgarçons meuniers qui relevaient le corps du fils de Tinguy, etautour d’eux quelques femmes et quelques enfants qui considéraientle cadavre avec la curiosité naturelle à leur sexe et à leurâge.
Lorsque le maire de la Logerie, stimulant sonbidet d’un coup de bâton à tige de cuir qu’il tenait à la main,l’eût fait entrer dans la rivière, tous les yeux se tournèrent deson côté, et la conversation cessa comme par enchantement, bienque, jusque-là, elle eût été des plus vives et des plusanimées.
– Eh bien, qu’y a-t-il donc, gars ?demanda Courtin en faisant fendre diagonalement l’eau à son cheval,de façon à prendre terre précisément en face du groupe.
– Un mort, répondit un des meuniers avec lelaconisme du paysan vendéen.
Courtin arrêta son regard sur le cadavre, etvit qu’il était revêtu d’un uniforme.
– Heureusement encore, dit-il, que ce n’estpas un du pays.
Malgré ses opinions philippistes, le maire dela Logerie ne croyait pas prudent de témoigner de la sympathie à unsoldat de Louis-Philippe.
– C’est ce qui vous trompe, monsieur Courtin,répondit d’une voix sombre un homme à veste brune.
Le titre de monsieur qui lui étaitdonné, et même avec une certaine affectation, ne flatta aucunementle métayer de la Logerie ; dans les circonstances où l’on setrouvait, dans la phase où le pays venait d’entrer, il savait quece titre de monsieur, dans la bouche d’un paysan,lorsqu’il n’était pas un témoignage de respect, équivalait à uneinjure ou à une menace, ce qui inquiétait bien autrementCourtin.
En effet, le maire de la Logerie se rendait lajustice de ne pas prendre le titre qu’on venait de lui donner commeune marque de considération ; aussi résolut-il d’être de plusen plus circonspect.
– Il me semble cependant, continua-t-il d’unton doucereux, que l’uniforme qu’il porte est celui deschasseurs.
– Bah ! l’uniforme ! répliqua lemême paysan ; comme si vous ne saviez pas que la chasseaux hommes – c’est ainsi que les Vendéens nomment laconscription – ne respecte pas plus nos fils et nos frères que lesautres ; il me semble, pourtant, que vous devriez le savoir,vous qui êtes maire.
Il se fit un nouveau silence ; ce silenceparut si lourd à porter à Courtin, qu’il l’interrompit.
– Et sait-on le nom du pauvre gars qui a périsi malheureusement ? demanda Courtin, qui faisait des effortsinouïs mais infructueux pour amener une larme dans son œil.
Personne ne répondit.
Le silence devenait de plus en plussignificatif.
– Et connaît-on d’autres victimes ? Parexemple, parmi les nôtres, parmi les gars du pays, y en a-t-il eude tués ? J’ai entendu dire que bon nombre de coups de fusilavaient été tirés.
– En fait d’autres victimes, répondit le mêmepaysan, je ne connais encore que celle-là, quoique ce soit presqueun péché d’en parler auprès du cadavre d’un chrétien.
En disant ces mots, le paysan s’étaitdétourné, et, tout en fixant les yeux sur Courtin, il lui indiquaitdu doigt le corps du chien de Jean Oullier, resté sur la rive etcaressé par le courant, dans lequel il baignait à moitié.
Maître Courtin devint fort pâle ; iltoussa comme si une main invisible lui serrait la gorge.
– Qu’est-ce que cela ? dit-il. Unchien ! Ah ! si nous n’avions à pleurer que des victimesde cette espèce, nous garderions nos larmes pour une autreoccasion.
– Eh ! eh ! fit l’homme à la vestebrune, le sang d’un chien, ça se paye comme autre chose, monsieurCourtin ; et je suis sûr que le maître du pauvre Pataud n’entiendra pas quitte pour peu celui qui a tiré sur son chien à lasortie de Montaigu, avec du plomb à loup, dont trois grains luisont entrés dans le corps.
En achevant ces mots, l’homme, comme si, ayantéchangé, à son avis, assez de paroles avec Courtin, trouvaitinutile d’attendre sa réponse, tourna les talons, passa un échalieret disparut derrière une haie.
Quant aux meuniers, ils reprirent leur marcheavec le cadavre.
Les femmes et les enfants suivirent le funèbrecortège en priant tumultueusement et à voix haute.
Courtin resta seul.
– Bon ! pour que je paye ce que le garsOullier aura établi à mon compte, dit le maire de la Logerie enéperonnant de son unique éperon son bidet, qui avait pris goût à lahalte, il faut qu’il se tire d’abord des griffes qui le serrentgrâce à moi ; ce qui n’est pas commode, quoique, à la rigueur,ce soit possible.
Maître Courtin continua sa route ; mais,la curiosité l’aiguillonnant de plus en plus, il trouva que c’étaitbien longtemps souffrir que d’attendre, pour la satisfaire, quel’amble modeste de son cheval l’eût conduit jusqu’à Machecoul.
Or, en ce moment, il passait justement devantla croix de la Bertaudière, où aboutissait le chemin qui menait àla maison des Picaut.
Il pensa à Pascal, qui pouvait mieux quepersonne lui donner des nouvelles, puisque, la veille, il avait dûservir de guide aux soldats.
– Mais que je suis donc bonasse !s’écria-t-il, se parlant à lui-même ; sans me rallonger deplus d’une petite demi-heure, je puis savoir tout ce qui s’estpassé, et cela, d’une bouche qui ne me cachera rien. Allons doncchez Pascal : il me dira, lui, ce que le coup a produit.
Maître Courtin tourna donc à droite, et cinqminutes après, il débouchait du petit verger et faisait son entréesur le fumier de la cour de la demeure de Picaut.
Joseph, assis sur le collier d’un cheval,fumait sa pipe devant la porte de la partie de la maison qu’ilhabitait.
En voyant le maire de la Logerie, il ne jugeapoint qu’il fût utile qu’il se dérangeât.
Maître Courtin, qui avait une admirableperspicacité pour tout voir sans avoir l’air de rien remarquer,attacha son bidet à un des anneaux de fer scellés dans le mur.
Puis, se tournant vers Joseph :
– Votre frère est-il chez lui ?demanda-t-il.
– Oui, il y est encore, répondit Picaut enappuyant sur le mot encore, d’un air qui sembla singulierau maire de la Logerie. Vous le faut-il aujourd’hui pour conduireles culottes rouges au château de Souday ?
Courtin se mordit les lèvres, mais ne réponditrien à Joseph.
Seulement, à lui-même :
– Comment cet imbécile de Pascal a-t-il étéconfier à son gredin de frère que c’était moi qui lui avais donnécette commission, se dit-il en heurtant à la porte du second desPicaut. On ne peut, sur ma foi, rien faire depuis vingt-quatreheures sans que tout le monde en jase.
Le monologue de Courtin l’empêcha de remarquerque l’on tardait beaucoup à lui ouvrir, et que, contre l’habitudepleine de confiance des gens de la campagne, la porte avait étéverrouillée en dedans.
Enfin, la porte s’ouvrit.
Lorsque, par cette ouverture, les yeux deCourtin purent plonger dans l’intérieur de la chambre, le spectaclequ’il aperçut et auquel il s’attendait si peu le fit reculer sur leseuil.
– Qui donc est mort ici ?demanda-t-il.
– Regardez, répondit la veuve sans quitter saplace du coin de la cheminée, qu’elle était allée reprendre aprèslui avoir ouvert la porte.
Courtin reporta les yeux sur le lit, et,quoiqu’il ne vît, à travers le drap, que la forme du cadavre, ildevina tout.
– Pascal ! s’écria-t-il,Pascal !
– Je croyais que vous le saviez, dit laveuve.
– Moi ?
– Oui, vous… vous qui êtes la première causede sa mort.
– Moi ? moi ? répliqua Courtin, quipensa à l’instant même à ce que venait de lui dire le frère de lavictime et qui sentait combien il était important pour sa sécuritéde se disculper ; moi ? Je vous jure, foi d’homme, qu’ily a plus de huit jours que je n’ai vu seulement votre défuntmari.
– Ne jurez pas, répondit la veuve. Pascal nejurait jamais, lui ; car, lui, jamais il ne mentait.
– Mais, enfin, qui vous a donc dit que jel’avais vu ? demanda Courtin. Voilà qui est fort, parexemple !
– Ne mentez pas en face d’un mort, monsieurCourtin, dit Marianne ; cela vous porterait malheur.
– Je ne mens pas, balbutia le métayer.
– Il est parti d’ici pour aller chezvous ; c’est vous qui l’avez engagé à servir de guide auxsoldats.
Courtin fit un nouveau mouvement dedénégation.
– Oh ! ce n’est pas que je vous en blâme,continua la veuve en regardant fixement une petite paysanne devingt-cinq à trente ans, qui filait sa quenouille dans l’autreangle de la cheminée ; c’était son devoir de prêter assistanceà ceux qui veulent empêcher que le pays ne soit, une fois de plus,ravagé par la guerre civile.
– C’était aussi mon but, à moi, mon uniquebut, répondit Courtin, mais en baissant si fort la voix, quec’était à peine si la jeune paysanne pouvait l’entendre. Jevoudrais que le gouvernement nous débarrassât, une bonne fois, detous ces fauteurs de troubles, de tous ces nobles qui nous écrasentde leurs richesses pendant la paix, et qui nous font massacrerquand vient la guerre ; j’y travaille, maîtresse Picaut ;mais il ne faut pas s’en vanter, voyez-vous : on ne sait quetrop ce dont ces gens-là sont capables.
– De quoi vous plaindrez-vous s’ils vousfrappent par-derrière, vous qui vous cachez pour lesattaquer ? dit Marianne avec l’expression d’un profondmépris.
– Dame, on ose ce que l’on peut oser,maîtresse Picaut, répondit Courtin avec embarras ; il n’estpas donné à tout le monde d’être brave et hardi comme l’était votrepauvre défunt. Mais nous le vengerons, le pauvre Pascal ! nousle vengerons, je vous le jure !
– Merci ! je n’ai pas besoin de vous pourcela, monsieur Courtin, dit la veuve d’un ton presque menaçant,tant il était dur. Vous ne vous êtes déjà que trop mêlé desaffaires de cette pauvre maison ; gardez donc désormais pourd’autres votre bonne volonté.
– Comme il vous plaira, la maîtresse Picaut.Hélas ! j’aimais tant votre pauvre cher homme, que je feraistout pour vous complaire…
Puis, tout à coup, se tournant du côté de lapetite paysanne, que déjà, depuis un instant, sans paraître lavoir, il regardait du coin de l’œil :
– Mais quelle est donc cette jeunesse ?demanda le métayer.
– Une cousine à moi, venue ce matin dePort-Saint-Père, pour m’aider à rendre les derniers devoirs à monpauvre Pascal et pour me tenir compagnie.
– De Port-Saint-Père, ce matin ?Ah ! ah ! maîtresse Picaut, c’est une bonne marcheuse, etelle a fait promptement la route.
La pauvre veuve, peu habituée au mensonge, etn’ayant jamais eu de motifs de mentir, mentait mal ; elle semordit les lèvres et lança à Courtin un coup d’œil de colère qui,par bonheur, ne rencontra point les yeux de celui-ci, occupé en cemoment à examiner un habillement complet de paysan qui séchaitdevant la cheminée.
Mais, dans tout le costume, ce qui semblait leplus particulièrement intriguer Courtin, c’était une paire desouliers et une chemise.
Il est vrai que la paire de souliers était,quoique ferrée, d’un cuir et d’une forme qui ne sont pastrès-communs dans les chaumières, et que, de son côté, la chemiseétait de la plus fine batiste qui se pût voir.
– Joli lin ! joli lin ! marmottaitle métayer froissant entre ses doigts le moelleux tissu ;m’est avis qu’il ne doit pas écorcher le cuir de celui qui leporte.
La jeune paysanne crut qu’il était temps devenir en aide à la veuve, qui semblait sur les épines et dont lefront se chargeait d’une manière visible de nuages de plus en plusmenaçants.
– Oui, dit-elle, ce sont des hardes quej’avais achetées à Nantes d’un fripier, pour tailler dedans undéshabillé au petit neveu de feu mon cousin Pascal.
– Et vous les avez lavées avant de les donnerà un couseur et vous avez, par ma foi, bien fait, la joliefille ! car, enfin, ajouta Courtin en regardant plus fixementencore la jeune paysanne, des défroques de friperie, on ne saitjamais qui les a portées : ça peut être un prince et ça peutêtre un galeux.
– Maître Courtin, interrompit Marianne, quecette conversation semblait impatienter de plus en plus, il mesemble que voilà votre bidet qui se tourmente à la porte.
Courtin parut écouter.
– Si je n’entendais pas, dit-il, votrebeau-frère, qui marche dans le grenier au-dessus de nos têtes, jedirais que c’est lui qui le tourmente, le mauvais gars.
À cette nouvelle preuve de l’espritessentiellement observateur du maire de la Logerie, ce fut au tourde la jeune paysanne de pâlir ; et cette pâleur augmentaencore lorsqu’elle entendit Courtin, qui s’était levé pour allerobserver son cheval à travers les carreaux, dire comme se parlant àlui-même :
– Mais non, il est bien là, legarnement ! C’est bien lui qui asticote ma bête avec la mèchede son fouet.
Puis, revenant à la veuve :
– Mais qui donc, alors, avez-vous dans votregrenier, la maîtresse ?
La fileuse allait répondre que Joseph avaitune femme et des enfants, et que le grenier était commun aux deuxfamilles ; mais la veuve ne lui donna pas même le temps decommencer sa phrase.
– Maître Courtin, dit-elle en se redressant,toutes vos questions ne vont-elles pas bientôt prendre fin ?Je hais les espions, moi, je vous en préviens, qu’ils soient rougesou blancs.
– Mais, depuis quand une simple causette entreamis est-elle de l’espionnage, la Picaut ? Ouais ! vousêtes devenue bien susceptible.
Les yeux de la jeune paysanne suppliaient laveuve d’être plus prudente ; mais son impétueuse hôtesse nesavait plus se contenir.
– Entre amis, entre amis ?… dit-elle.Oh ! cherchez vos amis parmi ceux qui vous ressemblent,c’est-à-dire les traîtres et les lâches, et sachez que la veuve dePascal Picaut ne sera jamais de ceux-là. Allez ! etlaissez-nous à notre douleur, que depuis trop longtemps voustroublez.
– Oui, oui, dit Courtin avec une bonhomieparfaitement jouée, ma présence vous est odieuse ; j’aurais dûle comprendre plus tôt, et je vous demande excuse de ne l’avoir pasfait. Vous vous obstinez à voir en moi la cause de la mort dupauvre défunt ; oh ! cela me fait vraiment deuil, granddeuil, la maîtresse ; car je l’aimais tout plein, et pourbeaucoup je ne lui eusse pas causé dommage. Mais, allons, puisquevous le voulez absolument, puisque vous me chassez, je m’en vais,je m’en vais ; ne vous chagrinez point comme cela.
En ce moment, la veuve, qui, depuis uninstant, paraissait de plus en plus préoccupée, indiqua d’un coupd’œil rapide à la jeune paysanne une huche à pain qui se trouvaitderrière la porte.
Sur cette huche, on avait oublié une écritoirequi était restée là tout ouverte ; – l’écritoire, sans doute,qui avait servi à donner à Jean Oullier l’ordre qu’il avait apportéle matin même au marquis de Souday.
Cette écritoire consistait en une poche demaroquin vert qui s’enroulait autour d’une espèce de tube encarton, lequel tube contenait tout ce qu’il fallait pourécrire.
En allant vers la porte, Courtin ne manqueraitpas de voir le portefeuille et les papiers épars qui lerecouvraient à moitié !
La jeune paysanne comprit le signe, vit ledanger, et, avant que le maire de la Logerie se fût retourné, lestecomme une biche, elle avait passé derrière lui, et s’était assisesur la huche, de façon à masquer complètement le malencontreuxportefeuille.
Courtin ne parut pas prêter la moindreattention à cette manœuvre.
– Allons, allons, adieu, la maîtressePicaut ! dit-il. J’ai perdu dans votre homme un camarade quej’aimais grandement ; vous en avez douté ; mais l’avenirvous l’apprendra. Si quelqu’un vous gêne ou vous moleste dans lepays, vous n’avez qu’à me venir trouver, entendez-vous ? on aune écharpe, et vous verrez.
La veuve ne répondit pas ; elle avait dità Courtin ce qu’elle avait à lui dire, et ne semblait plus prêterla moindre attention au métayer, qui s’acheminait vers laporte : immobile, les bras croisés, elle regardait le cadavre,dont la forme rigide se dessinait sous le drap qui lerecouvrait.
– Tiens, vous voilà revenue là, la belleenfant ? dit Courtin en passant devant la paysanne.
– Oui, j’avais trop chaud là-bas.
– Soignez bien votre cousine, ma fille,continua Courtin : cette mort-là a fait d’elle une bêteféroce ; la voilà aussi peu avenante que les louves deMachecoul ! Et puis filez, filez, ma fille ! mais vousavez beau tordre votre fuseau ou faire tourner votre bobine, vousaurez du mal à tirer de votre quenouille un fil aussi fin que celuiqui a servi à tisser la chemisette qui est là-bas !
Puis, se décidant enfin à sortir :
– Quel joli lin ! quel joli lin !dit Courtin en fermant la porte.
– Eh ! vite, vite, cachez tous cesustensiles ! dit la veuve : il ne sort que pourrentrer.
Prompte comme la pensée, la jeune paysanneavait poussé l’écritoire entre la muraille et la huche : mais,si rapide qu’eût été son mouvement, il était encore trop tard.
Le volet qui coupait en deux la porte de lachambre s’était ouvert brusquement, et la tête de Courtin avaitparu au-dessus de la partie inférieure.
– Je vous ai fait peur… Pardon, dit Courtin,mais c’était pour un bon motif. Dites-moi donc, à quand lesobsèques ?
– Demain, je crois, répondit la paysanne.
– T’en iras-tu, méchant gueux ? s’écriala veuve en s’élançant du côté de Courtin et en levant sur sa têtela pincette massive qui servait à saisir les tisons dans lagigantesque cheminée.
Courtin, épouvanté, se retira.
La maîtresse Picaut, comme l’appelait Courtin,ferma le volet avec violence.
Le maire de la Logerie détacha son bidet,ramassa une poignée de paille et bouchonna la selle, que Josephavait fait malicieusement, et en raison de la haine qu’ilinculquait à ses enfants pour les patauds, souiller par eux debouse de vache depuis le pommeau jusqu’au troussequin.
Puis, sans se plaindre, sans récriminer, commesi l’accident auquel il venait de porter remède était tout naturel,il enfourcha sa monture de l’air le plus indifférent dumonde ; il s’arrêta même assez longtemps dans le verger pourexaminer, avec la curiosité d’un amateur, si les pommes avaientconvenablement noué ; mais, aussitôt qu’il eut gagné la croixde la Bertaudière et mis son cheval dans le chemin de Machecoul,prenant son bâton par le gros bout, il se servit de la lanière decuir d’un côté, de son unique éperon de l’autre, avec tant depersistance et de furie, qu’il parvint à faire prendre à son bidetune allure dont, jusque-là, personne n’eût pu le croiresusceptible.
– Enfin, le voilà parti ! dit en leperdant de vue la jeune paysanne, qui, de derrière la fenêtre,avait suivi tous les mouvements du maire de la Logerie.
– Oui ; mais peut-être cela n’en vaut-ilpas mieux pour vous, madame.
– Comment cela ?
– Oh ! je m’entends.
– Croiriez-vous qu’il est allé nousdénoncer ?
– Il passe pour en être capable ; je n’ensais rien personnellement, car je ne me mêle guère auxpropos ; mais sa méchante mine m’a toujours fait penser qu’onne le calomniait pas même parmi les blancs.
– En effet, dit la jeune paysanne, quicommençait à s’inquiéter, sa physionomie ne me paraît point faitepour inspirer la confiance.
– Ah ! madame, pourquoi donc n’avez-vouspas gardé près de vous Jean Oullier ? dit la veuve. C’était unhonnête homme, celui-là, et un homme sûr.
– J’avais des ordres à donner au château deSouday ; puis il doit nous amener des chevaux ce soir, afinque nous puissions au plus tôt quitter votre maison, où je suistout à la fois un aliment à votre douleur et un embarras.
La veuve ne répondit rien.
Le visage caché entre ses deux mains, ellepleurait.
– Pauvre femme ! murmura la duchesse, voslarmes tombent goutte à goutte sur mon cœur et chacune d’elles ylaisse un douloureux sillon. Hélas ! c’est la conséquenceterrible, inévitable des révolutions : c’est sur la tête deceux qui les font que doivent retomber toutes ces larmes et tout cesang.
– Ne serait-ce pas plutôt, si Dieu étaitjuste, sur la tête de ceux qui les causent ? repartit la veuved’une voix sourde qui fit tressaillir son interlocutrice.
– Vous nous haïssez donc bien ? demandala jeune paysanne avec douleur.
– Oh ! oui, je vous hais ! réponditla veuve. Comment voulez-vous que je vous aime ?…
– Hélas ! je comprends, oui, la mort devotre mari…
– Non, vous ne comprenez pas, dit Marianne ensecouant la tête.
La jeune paysanne fit un geste quisignifiait : « Expliquez-vous, alors. »
– Non, dit la veuve, ce n’est pas parce quel’homme qui, depuis quinze ans, était toute ma vie, sera demaindans sa couche de terre ; ce n’est pas parce que, tout enfant,j’ai assisté aux massacres de Légé, qu’à l’ombre de votre drapeaublanc, j’y ai vu égorger mes proches, dont le sang a rejaillijusque sur mon visage ; ce n’est point parce que, pendant dixannées, ceux qui combattaient pour vos ancêtres ont persécuté lesmiens, brûlé leurs maisons, ravagé leurs champs ; non, je vousle répète, non, ce n’est pas pour cela que je vous hais.
– Pourquoi donc, alors ?
– C’est parce qu’il me semble impie qu’unefamille, une race se substitue à Dieu, notre seul maître ici-bas, àtous tant que nous sommes, grands et petits ; qu’elle prétendeque nous avons tous été faits pour elle ; qu’elle supposequ’un peuple que l’on torture n’a pas le droit de se retourner surle lit de douleur où il est étendu, si auparavant il n’en a pasobtenu d’elle la permission ! Or, vous êtes de cette familleégoïste, vous êtes de cette race absolue ; voilà pourquoi jevous hais !
– Et, cependant, vous m’avez donnéasile ; cependant, vous avez fait trêve à votre douleur pourprodiguer vos soins non-seulement à moi, mais encore à celui quim’accompagnait ; vous vous êtes dépouillée de vos vêtementspour m’en couvrir moi-même ; vous lui avez donné, à lui, ceuxde ce pauvre mort, pour lequel je prie ici-bas, et qui, je l’espèrebien, prie pour moi là-haut.
– Ce qui ne m’empêchera point, une fois quevous aurez quitté ma demeure, une fois que j’aurai rempli près devous les devoirs de l’hospitalité, ce qui ne m’empêchera point defaire des vœux pour que ceux qui vous poursuivent vousatteignent.
– Mais pourquoi donc ne me livrez-vous pas àeux, si tels sont vos sentiments ?
– Parce que ces sentiments sont moinspuissants que mon respect pour l’infortune, que ma religion pour leserment, que mon culte pour l’hospitalité ; parce que j’aijuré que vous seriez sauvée aujourd’hui ; puis aussi un peu,parce que j’espère que ce que vous avez vu ici ne sera pas uneleçon perdue, et vous dégoûtera de vos projets ; car vous êteshumaine, vous êtes bonne, je le sais.
– Qui pourrait donc m’y faire renoncer, à cesprojets que je nourris depuis dix-huit mois ?
– Ceci ! dit la veuve.
Et, d’un mouvement rapide et violent commetout ce qu’elle faisait, elle arracha le drap qui recouvrait lemort, dont on aperçut la face livide et les plaies qu’entourait unlarge cercle violacé.
La jeune paysanne se détourna ; malgré lafermeté dont elle avait déjà donné tant de preuves, elle ne pouvaitsupporter ce terrible spectacle.
– Songez, madame, reprit la veuve, songezqu’avant que ce que vous venez tenter soit accompli, bien despauvres gens dont le seul crime est de vous aimer, bien des pères,bien des fils, bien des frères, seront, comme celui-ci, couchés surleur lit funèbre ; que bien des mères, bien des veuves, biendes sœurs, bien des orphelins pleureront, comme je le fais, celuiqui était leur amour et leur appui !
– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit la jeunefemme en éclatant en sanglots, en tombant à genoux et en levant lesdeux bras vers le ciel, si nous nous trompions, s’il fallait vousrendre compte de tous les cœurs que nous allons briser !…
Et sa voix, trempée de larmes, se perdit dansun gémissement.
En ce moment, on heurta à une trappe quicommuniquait avec le grenier.
– Qu’avez-vous donc ? demanda la voix deBonneville.
Il avait entendu quelques mots de ce quevenait de dire la veuve, et il s’inquiétait.
– Rien, rien, répliqua la jeune paysanne enserrant la main de son hôtesse avec une énergie affectueuse et quitémoignait de l’impression que les paroles de celle-ci avaientproduite sur elle.
Puis, donnant un autre accent à savoix :
– Et vous ?…, demanda-t-elle en montant,pour converser plus aisément, les premiers degrés d’une échelle quiconduisait du plancher à la trappe.
La trappe se souleva et la figure souriante dujeune homme apparut.
– Comment vous trouvez-vous ? acheva lapaysanne.
– Tout prêt à recommencer si votre servicel’exige, répondit-il.
La paysanne lui envoya un remerciement dans unsourire.
– Mais qui donc est venu tout à l’heure ?demanda Bonneville.
– Un paysan nommé Courtin, que je ne crois pasprécisément de nos amis.
– Ah ! ah ! le maire de laLogerie ?
– C’est cela.
– Oui, continua Bonneville, Michel m’en aparlé : c’est un homme dangereux. Vous auriez dû le fairesuivre.
– Par qui ? Nous n’avons personne.
– Mais par le beau-frère de notre hôtesse.
– Vous avez vu la répugnance que notre braveOullier avait contre lui.
– Et cependant, c’est un blanc, s’écria laveuve, c’est un blanc, ce frère qui a laissé égorger sonfrère !
La paysanne et Bonneville firent tous deux unmouvement d’horreur.
– Alors, nous ferons très-bien de ne pas lemêler à nos affaires, dit Bonneville ; il y porteraitmalheur ! Mais n’avez-vous personne, ma chère dame, que l’onpuisse mettre en sentinelle dans les environs ?
– Jean Oullier y a pourvu, répondit laveuve ; et moi, de mon côté, j’ai envoyé mon neveu sur lalande de Saint-Pierre, d’où l’on découvre tous les environs.
– C’est un enfant, hasarda la paysanne.
– Plus sûr que certains hommes, dit laveuve.
– Du reste, reprit Bonneville, nous n’avonsplus bien longtemps à attendre : dans trois heures, il feranuit ; dans trois heures, nous aurons des chevaux et nos amisseront là.
– Trois heures, dit la paysanne, qui, depuisles paroles de la veuve, semblait en proie à une tristepréoccupation. En trois heures, il peut se passer bien des choses,mon pauvre Bonneville !
– Qui vient en courant ? s’écria la femmePicaut en se précipitant de la fenêtre vers la porte qu’elleouvrit. C’est toi, petit ?
– Oui, tante, oui, répondit l’enfant toutessoufflé.
– Qu’y a-t-il donc ?
– Tante ! tante ! s’écria l’enfant,les soldats ! les soldats ! ils arrivent là-bas. Ils ontsurpris et tué l’homme qui faisait le guet.
– Les soldats ? les soldats ? dit,en rentrant dans sa chaumière, Joseph Picaut, qui, de sa porte,avait entendu le cri de son petit garçon.
– Qu’allons-nous faire ? demandaBonneville.
– Les attendre, dit la jeune paysanne.
– Pourquoi ne pas essayer de fuir ?
– Si c’est l’homme de tout à l’heure qui lesamène ou qui les a prévenus, ils doivent avoir cerné la maison.
– Qui parle de fuir ? demanda la veuvePicaut. N’ai-je pas dit que cette maison était sûre ? n’ai-jepas juré que, tant que vous seriez chez moi, il ne vous arriveraitpoint malheur ?
Ici, la scène se compliqua d’un nouveaupersonnage.
Pensant probablement que c’était pour lui queles soldats venaient, Joseph Picaut parut sur le seuil.
La maison de sa sœur, bien connue comme bleue,lui paraissait sans doute un asile.
Mais, en apercevant les deux hôtes de sabelle-sœur, il recula de surprise.
– Ah ! vous avez ici desgentilshommes ? dit-il. Je ne m’étonne plus si voilà lessoldats qui arrivent : vous avez vendu vos hôtes !
– Misérable ! lui répondit Marianne ensaisissant le sabre de son mari accroché à la cheminée, et ens’élançant sur Joseph, qui la coucha en joue.
Bonneville sauta à bas de l’échelle ;mais déjà la jeune paysanne s’était jetée entre le frère et lasœur, couvrant la veuve de son corps.
– Abaisse ton arme ! cria-t-elle auVendéen avec un accent qui ne semblait pas sortir de ce corps sifrêle et si délicat, tant il était mâle et énergique ; abaisseton arme ! au nom du roi, je te l’ordonne !
– Mais qui êtes-vous pour me parlerainsi ? demanda Joseph Picaut, toujours prêt à se révoltercontre toute autorité.
– Je suis celle que l’on attendait, je suiscelle qui commande.
À ces mots, dits avec une suprême majesté,Joseph Picaut, tout interdit et comme frappé de stupeur, laissatomber son fusil.
– Maintenant, continua la jeune paysanne, tuvas monter là-haut avec monsieur.
– Et vous ? demanda Bonneville.
– Moi, je reste ici.
– Mais…
– Nous n’avons pas le temps de discuter.Allez ! mais allez donc !
Les deux hommes montèrent et la trappe sereferma derrière eux.
– Que faites-vous donc ? demanda lapaysanne à la veuve Picaut, qu’elle regardait avec surprisedéranger le lit sur lequel était couché son mari, et le tirer aumilieu de la chambre.
– Je vous prépare un asile où personne n’iravous chercher.
– Mais je ne veux pas me cacher, moi. Sous cethabit, ils ne me reconnaîtront pas ; je veux les attendre.
– Et moi, je ne veux pas que vous lesattendiez, dit la femme Picaut avec un accent tellement énergique,qu’il domina son interlocutrice. Vous avez entendu ce qu’a dit cethomme : si vous étiez découverte chez moi, on penserait que jevous ai vendue, et il ne me plaît pas de courir cette chance qu’onvous découvre.
– Vous, mon ennemie.
– Oui, votre ennemie, mais qui se coucheraitsur ce lit pour mourir près de celui qui y est déjà, si elle vousvoyait prisonnière.
Il n’y avait pas à répliquer.
La veuve de Pascal Picaut souleva le matelassur lequel le cadavre était étendu et y cacha d’abord les habits,la chemise et les souliers qui avaient si fort éveillé la curiositéde Courtin ; puis, entre le matelas et la paillasse, elleindiqua une place à la jeune paysanne, qui s’y glissa sansrésistance, tout en se ménageant une ouverture pour pouvoirrespirer du côté de la ruelle.
Puis le lit fut remis à sa place.
La maîtresse Picaut achevait à peined’inspecter du regard tous les coins de la chambre et de s’assurerque rien n’avait été oublié qui pût compromettre ses hôtes, qu’elleentendit le cliquetis des armes et que la silhouette d’un officierse dessina devant les carreaux.
– C’est bien ici ? dit l’officiers’adressant à un de ses camarades qui marchait derrière lui.
– Que voulez-vous ? fit la veuve enouvrant la porte.
– Vous avez des étrangers ici ; nousvoulons les voir, répondit l’officier.
– Ah çà ! vous ne me reconnaissez doncpas ? interrompit Marianne Picaut évitant de répondredirectement à la question qui lui était faite.
– Si, pardieu ! je vous reconnais :vous êtes la femme qui nous a servi de guide cette nuit.
– Eh bien, alors, si, cette nuit, je vous aimenés à la recherche des ennemis du gouvernement, il n’y a pasd’apparence que j’en cache aujourd’hui chez moi.
– Dame ! c’est assez logique, capitaine,ce qu’elle dit, fit le second officier.
– Bah ! est-ce qu’on peut se fier à cesgens-là ? Ils sont tous brigands dès la mamelle, repartit lelieutenant. N’avez-vous pas vu ce petit bonhomme, un mioche de dixans, qui, malgré nos menaces, a descendu la lande en courant ?C’était leur sentinelle ; il les a avertis. Par bonheur, commeils n’ont pas eu le temps de fuir, ils doivent être cachés quelquepart.
– C’est possible, au fait.
– Allons donc, c’est sûr.
Puis, se tournant vers la veuve :
– Voyons, dit l’officier, il ne vous sera faitaucun mal, mais on va fouiller votre maison.
– Faites, répondit-elle avec le plus grandsang-froid.
Et, s’asseyant au coin de la cheminée, elleprit la quenouille et le fuseau qu’elle avait laissés sur la chaiseet se mit à filer.
Le lieutenant fit un signe de la main à cinqou six soldats qui entrèrent ; puis, après avoir promené unregard tout autour de la chambre, il alla droit au lit.
La veuve devint plus pâle que le lin quichargeait sa quenouille ; ses yeux flamboyèrent ; lefuseau s’échappa de ses doigts.
L’officier regarda sous le lit, puis dans laruelle, puis étendit la main comme pour soulever le drap quirecouvrait le cadavre.
La veuve de Pascal n’en put supporterdavantage.
Elle se leva, bondit vers l’angle de lachambre où était déposé le fusil de son mari, l’arma résolûment,et, menaçant l’officier :
– Si vous portez la main sur ce cadavre,dit-elle, aussi vrai que je suis une honnête femme, je vous tuecomme un chien.
Le second lieutenant tira son camarade par lebras.
La femme Picaut, sans quitter son arme, serapprocha du lit, et, pour la seconde fois, elle enleva le linceulqui couvrait le corps.
– Et, maintenant, voyez !… dit-elle. Cethomme, qui était mon mari, est mort hier, à votre service.
– Ah ! notre premier guide, celui du guéde Pont-Farcy ! fit le lieutenant.
– Pauvre femme ! dit son compagnon,laissons-la tranquille ; c’est une pitié que de la tourmenterencore dans l’état où elle est.
– Cependant, reprit le premier, la déclarationde l’homme que nous avons rencontré était précise etcatégorique…
– Nous avons eu tort de ne pas le forcer denous suivre.
– Avez-vous d’autres pièces quecelle-ci ?
– J’ai le grenier au-dessus d’ici et l’étableà côté.
– Fouillez le grenier et l’étable ; mais,auparavant, ouvrez les bahuts et visitez le four.
Les soldats se répandirent dans la maison pourexécuter l’ordre du chef.
Du terrible asile où elle était blottie, lajeune paysanne ne perdait pas un détail de la conversation, elleentendait le pas des soldats qui gravissaient l’échelle, et ellefrémit plus vivement encore à ce bruit qu’elle ne l’avait faitquand les soldats s’étaient approchés du lit mortuaire qui larecélait ; car elle pensait avec terreur que la cachette duVendéen et de Bonneville était bien loin d’être aussi sûre que lasienne.
Aussi, lorsqu’elle entendit redescendre ceuxqui avaient été chargés d’explorer le grenier, sans qu’aucun cri,aucun choc, aucune lutte eût indiqué la découverte des deux hommes,son cœur fut soulagé d’un poids énorme.
Le premier lieutenant attendait dans lachambre d’en bas, adossé à la huche.
Le second avait dirigé les recherches de huitou dix soldats dans l’étable.
– Eh bien, demanda le premier lieutenant,n’avez-vous rien trouvé ?
– Non, répondit un caporal.
– Avez-vous au moins remué la paille, le foinet tout le tremblement ?
– Nous avons sondé partout avec nosbaïonnettes ; s’il y avait eu un homme quelque part, il estimpossible qu’il n’en eût pas senti la pointe.
– Soit ; visitons l’autre maison ;il faut bien qu’ils soient quelque part.
Les hommes sortirent de la chambre ;l’officier les suivit.
Tandis que les soldats continuaient leurexploration, le lieutenant se tenait appuyé contre la murailleextérieure, et regardait, d’un air soupçonneux, un petit appentisqu’il se proposait de faire visiter à son tour.
En ce moment, un morceau de plâtre à peinegros comme la moitié du petit doigt tomba aux pieds dulieutenant.
L’officier releva vivement la tête, et il luisemblait avoir vu une main disparaître entre deux des chevrons dutoit.
– À moi ! s’écria-t-il d’une voix detonnerre.
Tous les soldats accoururent.
– Vous êtes de jolis cadets ! et vousavez bien fait votre métier ! leur dit-il.
– Que se passe-t-il donc, lieutenant ?demandèrent les soldats.
– Il se passe que ces hommes sont là-haut,dans le grenier que vous prétendez avoir visité. Qu’on ne laissepas un fétu de paille sans le retourner. Allons, alerte !
Les soldats rentrèrent chez la veuve.
Ils allèrent droit à la trappe et cherchèrentà la soulever ; mais, cette fois, elle résista : elleavait été assujettie en dedans.
– À la bonne heure ! voilà que la chosese dessine ! cria l’officier en mettant lui-même le pied surle premier échelon. Allons, continua-t-il en élevant la voix,sortez de votre tanière, ou nous irons vous y chercher.
On entendit alors un colloque assez vif dansle grenier.
Il était évident que les assiégés n’étaientpoint d’accord sur la marche à suivre.
En effet, voici ce qui s’était passé.
Bonneville et son compagnon, au lieu de secacher dans l’endroit où le foin était le plus épais, et qui devaittout d’abord attirer l’attention des soldats, s’étaient glisséssous une couche qui n’avait pas plus de deux pieds de hauteur etqui se trouvait tout près de la trappe.
Ce qu’ils avaient espéré était arrivé :les soldats leur marchèrent presque sur le dos, sondèrent les tasde foin les plus élevés, remuèrent les bottes de paille à l’endroitoù elles avaient été amoncelées en plus grand nombre ; maisils négligèrent de regarder tout ce qui, comparativement au restedu grenier, ne leur paraissait pas avoir plus d’épaisseur qu’untapis.
Nous avons vu qu’ils s’étaient retirés sansavoir trouvé ceux qu’ils cherchaient.
De leur cachette, l’oreille collée auplancher, qui était mince, Bonneville et le Vendéen entendaientdistinctement tout ce qui se disait à l’étage inférieur.
En entendant que l’officier donnait l’ordre devisiter sa maison, Joseph Picaut conçut une vive inquiétude ;il avait chez lui un dépôt de poudre dont la possession lui étaitfort désagréable en ce moment.
Malgré les représentations de son compagnon,il quitta son asile pour aller observer les soldats, qu’il commençade regarder à travers les interstices que les poutres laissaiententre le toit et la muraille.
C’est ainsi qu’il avait fait tomber un atomede maçonnerie sur l’officier ; c’est ainsi qu’il avait éveillél’attention de celui-ci ; c’est ainsi que le lieutenant avaitvu disparaître la main sur laquelle Joseph Picaut s’appuyait pourregarder dans la cour.
Lorsqu’il entendit retentir la voix del’officier, lorsqu’il comprit que lui et son compagnon étaientdécouverts, Bonneville sauta sur la trappe et l’assujettit, tout enreprochant amèrement au Vendéen l’imprudence qui les perdait.
C’étaient ces reproches dont on avait entendule murmure de la chambre de la veuve.
Mais, enfin, puisqu’ils étaient reconnus, lesreproches étaient inutiles ; il fallait prendre un parti.
– Vous avez dû les apercevoir, au moins ?demanda Bonneville à Joseph Picaut.
– Oui.
– Combien sont-ils ?
– Une trentaine, à ce qu’il m’a semblé.
– Alors, toute résistance serait unefolie ; d’ailleurs, ils n’ont pas découvert Madame, et notrearrestation, en les entraînant loin d’ici, complétera l’œuvre desalut que votre brave belle-sœur a si bien commencée.
– De sorte que votre avis, à vous… ?demanda Picaut.
– Est de nous rendre.
– Nous rendre ? s’écria le Vendéen.Jamais !
– Comment ! jamais ?
– Oui, je comprends que vous y pensiez,vous : vous êtes noble, vous êtes riche ; on vous mettradans une bonne prison où vous aurez toutes vos aises ; mais,moi, on me renverra au bagne, où j’ai déjà passé quatorzeans ! Non, non, j’aime mieux un lit de terre que le lit duforçat, la fosse que le cabanon.
– Si une lutte ne compromettait que nous,répliqua Bonneville, je vous jure que je partagerais votre sort, etque, comme vous, ils ne m’auraient pas vivant ; mais c’est lamère de notre roi que nous avons à sauver, et ce n’est le moment deconsulter ni nos goûts ni nos intérêts.
– Tuons-en le plus possible, aucontraire ! ce sera autant d’ennemis de moins pour Henri V.Jamais je ne me rendrai, je vous le répète, continua le Vendéen enposant son pied sur la trappe, que Bonneville avait fait mine derouvrir.
– Oh ! dit le comte en fronçant lesourcil, vous allez m’obéir et sans répliquer, n’est-cepas ?
Picaut éclata de rire.
Mais, au milieu de sa menaçante gaieté, uncoup de poing de Bonneville l’envoya rouler au bout du grenier.
Il tomba et laissa échapper son fusil.
Mais, en tombant, il s’était trouvé vis-à-visd’une lucarne fermée par un volet plein.
Alors, une idée subite avait illuminé sonesprit : c’était de laisser le jeune homme se rendre et deprofiter de cette diversion pour fuir.
En effet, il parut se rendre à l’ordre deBonneville ; mais, tandis que celui-ci dégageait la trappe,d’un coup de doigt, il fit sauter le crochet qui fermait lalucarne, ramassa son fusil, et, au moment où le comte, ayant ouvertla trappe, descendait les premiers échelons en criant :« Ne tirez pas ! nous nous rendons ! » leVendéen se pencha, fit feu par l’ouverture sur le groupe desoldats, se retourna, s’élança d’un bond prodigieux de la lucarnedans le jardin, d’où, après avoir essuyé le feu de deux ou troissoldats placés en sentinelle, il s’enfuit vers la forêt.
Au coup parti du grenier, un soldat étaittombé grièvement blessé ; mais, en même temps, dix fusilss’étaient abaissés sur Bonneville, et, avant que la maîtresse dulogis, qui se précipitait pour lui faire un rempart de son corps,fût arrivée au niveau de la trappe, le malheureux jeune homme,frappé de sept à huit balles, roulait des échelons, et venaits’abattre aux pieds de la veuve en s’écriant :
– Vive Henri V !
À ce cri suprême de Bonneville, un autre cride douleur et de désespoir répondit.
Le tumulte qui suivit l’explosion empêcha lessoldats de remarquer que ce cri venait précisément du lit où PascalPicaut reposait, et qu’il semblait sortir de la poitrine de cecadavre, seul majestueusement calme et impassible au milieu decette terrible scène.
Les soldats s’étaient élancés dans le grenier,afin de s’emparer du meurtrier, ignorant qu’il s’était échappé parla fenêtre.
Le lieutenant, au travers de la fumée, aperçutla veuve qui s’était agenouillée et qui pressait contre sa poitrinela tête de Bonneville, qu’elle avait soulevée.
– Est-il mort ? demanda-t-il.
– Oui, répondit Marianne d’une voix étrangléepar l’émotion.
– Mais, vous-même, vous êtesblessée !
Et, en effet, de larges gouttes de sangtombaient, vives et pressées, du front de la veuve Pascal sur lapoitrine de Bonneville.
– Moi ? demanda-t-elle.
– Oui ; votre sang coule.
– Qu’importe mon sang, répondit la veuve,quand il n’en reste plus une goutte dans le corps de celui pourlequel je n’ai pas su mourir comme j’avais juré de lefaire !
En ce moment, un soldat parut à la trappe.
– Lieutenant, dit-il, l’autre s’est enfui parle grenier ; on a tiré dessus et on l’a manqué.
– C’est l’autre qu’il nous faut ! cria lelieutenant, prenant naturellement celui qui s’était sauvé pourPetit-Pierre ; à moins qu’il ne retrouve un autre guide, nousaurons aisément celui-là. Allons sus ! à sapoursuite !
Puis, réfléchissant.
– Mais, auparavant, bonne femme,continua-t-il, dérangez-vous. Vous autres, fouillez le mort.
L’ordre fut exécuté ; mais on ne trouvarien dans les poches de Bonneville, par la raison qu’il avait leshabits de Pascal Picaut, que la veuve lui avait donnés pour laissersécher les siens.
– Et, maintenant, reprit la femme Picautlorsque l’ordre du lieutenant fût accompli, est-il bien àmoi ?
Et elle étendit la main vers le corps du jeunehomme.
– Oui ; faites-en ce que vousvoudrez ; mais en même temps rendez grâce à Dieu qu’il vousait permis de nous être utile hier au soir ; car, sans cela,je vous aurais envoyée à Nantes, où l’on vous aurait appris cequ’il en coûte pour donner asile aux rebelles.
En achevant ces mots, le lieutenant rassemblasa troupe et s’éloigna dans la direction que ses soldats avaient vuprendre au fuyard.
Aussitôt qu’ils se furent éloignés, la veuvecourut au lit, et, soulevant le matelas, elle en tira la princesseévanouie.
Dix minutes après, le corps de Bonnevilleavait été déposé à côté de celui de Pascal Picaut, et les deuxfemmes, la prétendue régente et l’humble paysanne, agenouilléestoutes deux au pied du lit, priaient ensemble pour ces deuxpremières victimes de l’insurrection de 1832.
Pendant que les funèbres événements dont onvient de lire le récit se passaient dans la maison où Jean Oullieravait déposé le pauvre Bonneville et son compagnon, tout étaitrumeur, mouvement, joie et tumulte dans le château du marquis deSouday.
Le vieux gentilhomme ne se sentait pas d’aise.Il était enfin arrivé ce moment tant attendu ! Il avait choisipour son costume de guerre le moins fané des habits de chasse qu’ilavait pu retrouver dans sa garde-robe ; et, ceint, comme chefde division, d’une écharpe blanche – que, depuis longtemps, luiavaient brodée ses filles dans la prévision de cette prise d’armes– le cœur sanglant sur la poitrine, le chapelet à la boutonnière,c’est-à-dire dans la grande tenue des grands jours, il essayait lefil de son sabre sur tous les meubles qui se trouvaient à saportée.
En outre, de temps en temps, il dérouillait savoix de commandement en apprenant l’exercice à Michel, voire mêmeau notaire, qu’il voulait absolument adjoindre à celui-ci dans lenombre de ses recrues, mais qui, quelle que fût l’exagération deses opinions légitimistes, ne croyait pas devoir les manifesterd’une façon extra-légale.
Bertha, à l’exemple de son père, avait revêtule costume qu’elle devait porter pendant cette expédition. Il secomposait d’une petite redingote de velours vert, ouverte sur lapoitrine et laissant apercevoir un jabot d’une éblouissanteblancheur ; elle était ornée de passementeries et debrandebourgs de soie noire et serrée à la taille ; ce costumese complétait par de larges chausses de drap gris qui venaientretomber sur des bottes à la hussarde montant jusqu’au genou.
La jeune fille ne portait pas d’écharpe à laceinture, l’écharpe, chez les Vendéens, étant le signe ducommandement ; mais elle l’avait attachée à son bras gauchepar un ruban rouge.
Ces vêtements faisaient ressortir la souplesseet l’élégance de la taille de Bertha, et son chapeau de feutre grisà plumes blanches se prêtait merveilleusement au caractère mâle desa physionomie. Bertha était charmante ainsi.
Aussi, bien qu’en raison de ses habitudesmasculines, Bertha fût peu coquette, elle n’avait pu s’empêcher,dans la situation d’esprit, ou plutôt de cœur, où elle était, deremarquer avec satisfaction la plus value que ses avantagesphysiques tiraient de cet équipement, et, ayant cru remarquer qu’ilavait produit sur Michel une profonde impression, elle étaitdevenue aussi expansivement joyeuse que le marquis de Souday.
La vérité est que Michel, dont l’esprit avait,de son côté aussi, atteint un certain degré d’exaltation, n’avaitpu voir sans une admiration, qu’il ne s’était pas donné la peine dedissimuler, la haute mine et la tournure cavalière de Bertha sousses nouveaux habits ; mais cette admiration, hâtons-nous de ledire, venait surtout de ce qu’il songeait à toute la grâcequ’aurait sa bien-aimée Mary lorsqu’elle aurait revêtu un semblablecostume ; – car il ne doutait point que les deux sœurs nedussent faire la campagne ensemble et porter des vêtementspareils.
Aussi ses yeux avaient doucement interrogéMary, comme pour lui demander si elle n’allait pas se faire belle àson tour ; mais Mary était apparue, dès le matin de ce jour,tellement froide, tellement réservée avec Michel ; depuis lascène de la tourelle, elle évitait si soigneusement de lui adresserla parole, que la timidité naturelle du jeune homme s’en étaitaccrue, et qu’il n’osa rien risquer de plus que ce regard suppliantdont nous venons de dire le but.
Ce fut donc Bertha, et non Michel, qui engageaMary à se hâter de mettre ses habits de cavalier. Mary ne réponditpas ; sa tristesse, sa physionomie mélancolique tranchaient,depuis le matin, sur l’allégresse générale. Cependant elle obéit àBertha et monta dans sa chambre.
Les vêtements qu’elle devait endosser étaienttout préparés sur une chaise ; elle les regarda avec un pâlesourire, mais n’étendit point la main pour les prendre : elles’assit sur son petit lit de bois d’érable, et de grosses larmesperlèrent à ses cils et tombèrent le long de ses joues.
Mary, pieuse et naïve, avait été sincère etvraie dans le mouvement qui l’avait amenée à ce rôle de sacrificeet d’abnégation qu’elle s’était imposé par tendresse pour sasœur ; mais elle avait peut-être un peu trop présumé de sesforces en l’adoptant.
Dès le début de la lutte qu’elle allait avoirà subir contre elle-même, elle sentait, non point faiblir sarésolution, – sa résolution était toujours la même, – mais diminuersa confiance dans le résultat de ses efforts.
Depuis le matin, elle se disait sanscesse : « Tu ne dois pas, tu ne peux pas l’aimer, »et, depuis le matin, l’écho de son cœur lui disait : « Tul’aimes ! »
À chaque pas qu’elle faisait en avant sousl’empire de ces sensations, Mary se détachait davantage de tout cequi avait été jusqu’à ce jour son espérance et sa joie ; lebruit, le mouvement, les distractions viriles qui avaient amusé sonenfance et sa jeunesse lui devenaient insupportables ; lespréoccupations politiques elles-mêmes s’effaçaient devant lapréoccupation qui dominait toutes les autres : tout ce qui eûtpu distraire son cœur de la pensée qu’elle en voulait chasserfuyait ce cœur et s’envolait comme s’envole une nuée d’oiseauxchanteurs lorsque l’épervier s’abat tout à coup au milieud’eux.
À chaque instant, elle s’apercevait davantagecombien, dans le combat qu’elle aurait à soutenir contre elle-même,elle serait abandonnée, isolée, sans autre appui que celui de savolonté, sans autre consolation que celle qui semblait devoirs’attacher à son dévouement ; et elle pleurait, autant dedouleur que de crainte, autant de regret que d’appréhension.
Par sa souffrance présente, elle mesurait sasouffrance à venir.
Il y avait une demi-heure, à peu près, qu’ellerestait ainsi triste, pensive, absorbée en elle-même, roulant sanspouvoir se retenir dans les abîmes de sa propre douleur, lorsque,du seuil de sa porte, qu’elle avait laissée entr’ouverte, elleentendit la voix de Jean Oullier, qui lui disait avec l’accent toutparticulier qu’il tenait en réserve pour parler aux deux jeunesfilles, dont il s’était, nous l’avons vu, constitué, pour ainsidire, le second père :
– Mais qu’avez-vous donc, chère mademoiselleMary ?
Mary tressaillit comme si elle sortait d’unsonge, et, avec un embarras profond, elle répondit au brave paysanen essayant de sourire :
– Moi ? Je n’ai rien, mon pauvre Jean, jete le jure.
Mais, pendant ce temps, Jean Oullier l’avaitconsidérée avec attention.
Alors, s’approchant d’elle de quelques pas,secouant la tête et la regardant fixement :
– Pourquoi parler ainsi, petite Mary ?lui dit-il d’un ton de douce et respectueuse gronderie ? Vousdoutez donc de mon amitié ?
– Moi ? moi ? s’écria Mary.
– Dame, il faut bien que vous en doutiez,puisque vous pensez pouvoir la tromper.
Mary lui tendit la main.
Jean Oullier prit cette main fine et délicateentre ses grosses mains, et, regardant la jeune fille avectristesse :
– Ah ! douce petite Mary, dit-il, commesi elle avait encore dix ans, il n’y a pas de pluie sans nuages, iln’y a pas de larmes sans chagrin ! Vous souvient-il de ce jouroù, tout enfant, vous pleuriez, parce que Bertha avait jeté voscoquillages dans le puits ? Eh bien, le lendemain, JeanOullier avait fait quinze lieues dans sa nuit, mais vos joujoux demer étaient remplacés, mais vos beaux yeux bleus étaient secs etsouriants.
– Oui, mon bon Jean Oullier, oui, je me lerappelle, dit Mary, qui, dans ce moment surtout, avait besoind’expansion.
– Eh bien, reprit Jean Oullier, j’aivieilli ; mais ma tendresse pour vous n’a fait que grandir.Dites-moi donc votre pensée, Mary, et, s’il y a remède, je letrouverai ; et, s’il n’y en a pas, mes vieux yeux racornispleureront avec les vôtres.
Mary savait combien il lui serait difficiled’abuser la clairvoyante sollicitude du vieux serviteur ; ellehésita, elle rougit ; mais, sans se décider à dire la cause deses larmes, elle essaya de les expliquer.
– Je pleure, mon pauvre Jean, répondit-elle,parce que je songe que cette guerre me coûtera peut-être la vie detous ceux que j’aime.
Hélas ! depuis la veille au soir, lapauvre Mary avait appris à mentir.
Mais Jean Oullier ne se laissa point prendre àcette réponse, et, secouant doucement la tête :
– Non, petite Mary, dit-il, ce n’est pointcela qui cause vos larmes. Quand des gens d’âge comme M. le marquiset moi, nous nous laissons prendre à l’illusion, et, dans lecombat, ne voyons que la victoire, ce ne serait pas un jeune cœurcomme le vôtre qui prévoirait les revers.
Mary ne se tint point pour battue.
– Et, cependant, Jean, dit-elle, je t’assureque c’est cela.
Et la jeune fille prit une de ces attitudescâlines dont elle avait, par une longue pratique, expérimenté latoute-puissance vis-à-vis du bonhomme.
– Non, non, ce n’est point cela, vousdis-je ! reprit Jean Oullier toujours grave et de plus en plussoucieux.
– Qu’est-ce donc, alors ? demandaMary.
– Bon ! fit le vieux garde, vous voulezque ce soit moi qui vous éclaire sur la cause de vos larmes ?vous le voulez ?
– Oui, si tu le peux !
– Eh bien, vos larmes, c’est dur à dire, maisje pense, moi, que c’est tout simplement ce méchant petit M. Michelqui les cause.
Mary devint blanche comme les blancs rideauxqui encadraient sa figure ; tout son sang reflua vers soncœur.
– Que veux-tu dire, Jean ?balbutia-t-elle.
– Je veux dire que, tout aussi bien que moi,vous avez vu ce qui se passe, et que, pas plus que moi, vous n’enêtes satisfaite ; seulement, comme je suis un homme, moi, jerage, et, comme vous êtes une jeune fille, vous, vous pleurez.
Mary ne put réprimer un sanglot en sentant ledoigt de Jean Oullier s’appesantir sur sa plaie.
– Ce n’est point étonnant, au reste, continuale vieux garde comme se parlant à lui-même ; toutelouve que vous appellent ces canailles de patauds, vousn’êtes encore qu’une femme, et une femme pétrie du meilleur et duplus doux levain qui soit jamais tombé dans le pétrin du bonDieu.
– En vérité, je ne te comprends pas, Jean, jet’assure.
– Oh ! que si, vous me comprenez fortbien, au contraire, petite Mary. Oui, vous l’avez vu comme je l’aivu, ce qui arrive… Et qui ne le verrait pas, mon Dieu ? Ilfaudrait être aveugle, car elle ne s’en cache guère.
– Mais de qui veux-tu parler, Jean ?Dis-le-moi. Ne vois-tu pas que tu me fais mourird’angoisse ?
– Et de qui parlerais-je donc si ce n’était demademoiselle Bertha ?
– De ma sœur ?
– Oui, de votre sœur, qui parade avec ceblanc-bec ; qui va le traîner à sa suite dans notrecamp ; qui, en attendant, semble l’avoir cousu à sa jupe, depeur qu’il ne s’en s’éloigne, le montre comme une conquête à toutle monde, sans se soucier des commentaires que vont faire là-dessusles gens de la maison et les amis de M. le marquis, sans compter ceméchant notaire qui est là, qui regarde tout cela avec ses petitsyeux et a déjà l’air de tailler sa plume pour griffonner le contratde mariage.
– Mais, en supposant que cela soit, demandaMary, dont la pâleur avait fait place à la rougeur la plus vive, etdont le cœur battait à se rompre, en supposant que cela soit, quelmal y vois-tu donc ?
– Comment ! quel mal ? Mais tout àl’heure mon sang bouillonnait lorsque je voyais mademoiselle deSouday… Oh ! tenez, ne m’en parlez pas !
– Si, si, au contraire, parlons-en !insista Mary. Que faisait Bertha tout à l’heure, mon bon JeanOullier ?
Et, du regard, la jeune fille aspirait lesparoles du vieux garde.
– Eh bien, mademoiselle Bertha de Soudayattachait l’écharpe blanche au bras de M. Michel. Les couleurs queportait Charette au bras du fils de celui qui… Ah ! tenez,petite Mary, vous me feriez dire plus de choses que je n’en veuxdire ! Bien lui en prend, à mademoiselle Bertha, que votrepère soit de mauvaise humeur contre moi en ce moment !
– Mon père ! lui aurais-tu doncparlé… ?
Mary s’arrêta.
– Sans doute, dit Jean, qui prenait laquestion pour ce qu’elle semblait être, sans doute, je lui aiparlé.
– Quand cela ?
– Ce matin : d’abord, en lui remettant lalettre de Petit-Pierre ; ensuite, en lui donnant la liste deshommes de sa division qui marchent avec nous. Je sais bien que laliste n’est pas si nombreuse que l’on eût pu s’y attendre ;mais, enfin, qui fait ce qu’il peut, fait ce qu’il doit. Savez-vousce qu’il m’a répondu quand je lui ai demandé si le jeune monsieurétait décidément des nôtres ? le savez-vous ?
– Non, dit Mary.
– « Mort-Dieu ! a-t-il répondu, turecrutes si mal, que je suis bien forcé de t’adjoindre desaides ! Oui, M. Michel sera des nôtres, et, si cela ne tesatisfait pas, prends-t’en à mademoiselle Bertha… »
– Il t’a dit cela, mon pauvre Jean ?
– Oui… Aussi je vais lui parler, moi, àmademoiselle Bertha !
– Jean, mon ami, prends garde !
– De quoi prendre garde ?
– De faire de la peine à Bertha ! prendsgarde de la froisser ! Elle l’aime, vois-tu, dit Mary d’unevoix à peine intelligible.
– Ah ! vous avouez donc qu’ellel’aime ? s’écria Jean Oullier.
– J’y suis bien forcée, dit Mary.
– Aimer une petite poupée qu’un soufflerenverserait, continua Jean Oullier, elle, mademoiselleBertha ! songer à échanger son nom, un des plus vieux noms dupays, un des noms qui sont notre gloire, à nous autres, comme ilssont la gloire de ceux qui les portent, contre le nom d’un traîtreet d’un lâche !
Mary sentit son cœur se serrer.
– Jean, dit-elle, mon ami, tu vas troploin ! Jean, ne dis pas cela, je t’en conjure !
– Oh ! oui ; mais cela ne sera pas,poursuivit Jean sans écouter la jeune fille et en se promenant delong en large dans la chambre ; non, cela ne sera pas !Si tout le monde est indifférent à votre honneur, c’est à moi d’yveiller, et, s’il le fallait, plutôt que de voir ternir ainsi lagloire de la maison que je sers, eh bien, je le…
Et Jean Oullier fit un geste de menace auquelil n’y avait point à se méprendre.
– Non, Jean, non, tu ne feras pas cela !s’écria Mary avec un accent déchirant ; je te le demande àmains jointes.
Et elle tomba presque à ses genoux.
Le Vendéen recula, effrayé.
– Et vous aussi, petite Mary, s’écria-t-il,vous aussi, vous l… ?
Mais la jeune fille ne lui donna pas le tempsd’achever.
– Songe, Jean, songe, dit-elle, au chagrin quetu ferais à ma pauvre Bertha !
Jean Oullier la regardait avec stupéfaction,mal guéri des soupçons qu’il venait de concevoir, lorsqu’ilentendit la voix de Bertha qui ordonnait à Michel de l’attendredans le jardin et de ne pas s’éloigner.
Presque au même instant, la jeune fille ouvritla porte.
– Eh bien, dit-elle à sa sœur, voilà comme tues prête ?
Puis, regardant Mary avec plus d’attention ets’apercevant du bouleversement de sa physionomie :
– Qu’as-tu donc ? continua-t-elle. Ondirait que tu pleures ! Et toi-même, Jean Oullier, tu nousmontres une figure fort maussade. Holà ! que se passe-t-ildonc ici ?
– Ce qui se passe, mademoiselle Bertha, jevais vous le dire, répondit le Vendéen.
– Non, non, s’écria Mary, non, je t’ensupplie, Jean ! tais-toi ! tais-toi !
– Oh ! mais vous m’effrayez, vous autres,avec tous vos préambules ! et l’air inquisitorial avec lequelJean me regarde me fait tout l’effet de cacher l’accusation d’ungros crime. Allons, voyons, parle, mon Jean ; je me sens toutplein disposée à être indulgente et bonne aujourd’hui ; jesuis si joyeuse de voir le plus ardent de mes rêves se réaliser, departager avec vous le plus beau privilège des hommes, laguerre !
– Soyez franche, demoiselle Bertha, demanda leVendéen : est-ce bien cela qui vous rend si joyeuse ?
– Ah ! j’y suis ! répondit la jeunefille abordant franchement la question : M. le major généralOullier veut me gronder de ce que j’ai empiété sur sesfonctions.
Puis, se tournant vers sa sœur :
– Je gage, Mary, dit-elle, qu’il s’agit de monpauvre Michel ?
– Justement, mademoiselle, dit Jean Oulliersans laisser à la jeune fille le temps de répondre à sa sœur.
– Eh bien, mais qu’as-tu à dire, Jean ?Mon père est tout heureux d’avoir un soldat de plus, et je ne voispas là un péché qui mérite des sourcils aussi froncés que le sontles tiens !
– Que ce soit là l’idée de monsieur votrepère, repartit le vieux garde, c’est possible ; mais nous enavons une autre, nous.
– Et peut-on la connaître ?
– C’est qu’il faut que chacun reste dans soncamp.
– Eh bien ?
– Eh bien…
– Après ? Voyons, achève.
– Eh bien, M. Michel n’est pas à sa place dansle nôtre.
– Pourquoi cela ? M. Michel n’est-il pasroyaliste ? Il me semble, cependant, qu’il a, depuis deuxjours, donné assez de preuves de son dévouement.
– Soit ; mais, que voulez-vous !demoiselle Bertha, nous avons l’habitude, nous autres paysans, dedire : « Tel père, tel fils », et par ainsi, nous nepouvons pas croire au royalisme de M. Michel.
– Bon ! il vous forcera bien à lereconnaître.
– C’est possible ; mais, enattendant…
Le Vendéen fronça le sourcil.
– En attendant quoi ?… dit Bertha.
– Eh bien, je vous le dis, il sera pénible àde vieux soldats comme moi de marcher coude à coude avec un hommeque nous n’estimons pas.
– Et qu’avez-vous donc à lui reprocher ?demanda Bertha d’un ton qui commençait à prendre une légère teinted’amertume.
– Tout.
– Tout ne signifie rien, quand on ne détaillepas.
– Eh bien, son père, sa naissance…
– Son père ! sa naissance ! toujoursla même sottise. Eh bien, sachez, maître Jean Oullier, dit Berthafronçant le sourcil à son tour, que c’est en raison même de sonpère et de sa naissance que je m’intéresse, moi, à ce jeunehomme.
– Comment cela ?
– Oui ; mon cœur est indigné desreproches injustes qui, chez nos voisins comme chez nous, ontaccablé ce malheureux jeune homme ; je suis fatiguée de luientendre reprocher une naissance qu’il n’a pas choisie, un pèrequ’il n’a pas connu, des fautes qu’il n’a pas commises, et quipeut-être même ne l’ont pas été par son père ; tout celam’indigne, Jean ; tout cela me dégoûte ; tout cela,enfin, me fait penser que ce serait une action vraiment noble etvraiment généreuse de l’encourager, de l’aider à réparer s’il y a àréparer dans le passé, et à se montrer si courageux et si dévoué,qu’aucune calomnie n’ose plus s’attaquer à son nom.
– N’importe ! riposta Jean Oullier, ilaura beaucoup à faire pour que jamais, je le respecte, ce nom.
– Il faut cependant bien que vous lerespectiez, maître Jean, dit Bertha d’une voix ferme, lorsque cenom sera devenu le mien, comme je l’espère.
– Oh ! je vous l’entends dire, s’écriaJean Oullier, mais je ne crois pas encore que ce soit votrepensée.
– Demande à Mary, dit Bertha en se retournantvers sa sœur, qui, pâle et haletante, écoutait cette discussioncomme si sa vie y eût été attachée ; demande à ma sœur, à quij’ai ouvert mon âme et qui a pu juger de mes angoisses et de mesespérances. Tenez, Jean, tout masque, toute contrainte me répugne,à moi, et avec vous surtout, je suis heureuse d’avoir jeté le mienet de parler à cœur ouvert ; eh bien, je vous le dis hardimentcomme je dis tout ce que je pense, Jean Oullier, jel’aime !
– Non, non, je vous en conjure, ne parlezpoint ainsi, demoiselle Bertha ! Je ne suis qu’un pauvrepaysan ; mais, autrefois… il est vrai que c’est quand vousétiez petite, vous m’avez donné le droit de vous appeler monenfant, et je vous ai aimées et je vous aime toutes deux commejamais père n’a aimé ses propres filles : eh bien, levieillard qui a veillé sur votre enfance, qui, toute petite, voustenait sur ses genoux, qui, chaque soir, vous endormait en vousberçant, ce vieillard dont vous êtes toute la joie ici-bas, sejette à vos genoux pour vous dire : N’aimez pas cet homme,demoiselle Bertha !
– Et pourquoi ? demanda celle-ci,impatiente.
– Parce que, je vous le dis du fond de moncœur, sur mon âme et sur ma conscience, parce qu’une alliance entrevous et lui est une chose mauvaise, monstrueuse,impossible !
– Ton attachement pour nous te fait toutexagérer, mon pauvre Jean. M. Michel m’aime, je crois ; jel’aime, j’en suis sûre, et, s’il accomplit courageusement la tâchede réhabilitation qu’il s’impose, je serai très-heureuse de devenirsa femme.
– Eh bien, alors, dit Jean Oullier du ton duplus profond découragement, sur mes vieux jours il me faudra doncaller chercher d’autres maîtres et un autre gîte.
– Pourquoi cela ?
– Parce que Jean Oullier, si pauvre et sidénué qu’il soit ou qu’il sera, ne saurait jamais se décider àfaire son logis du logis du fils d’un renégat ou d’un traître.
– Tais-toi, Jean Oullier, s’écria Bertha,tais-toi ! car, moi aussi, je pourrais briser ton cœur.
– Jean ! mon bon Jean ! murmuraMary.
– Non, non, dit le vieux garde, il faut quevous connaissiez toutes les belles actions qui ont signalé le nomque vous avez si grande hâte d’échanger contre le vôtre.
– N’ajoute pas un mot, Jean Oullier, repritBertha presque menaçante. Tiens, en ce moment, je puis te le dire,j’ai souvent tâté mon cœur pour savoir qui il préférait, de monpère ou de toi ; mais encore une injure…, encore une injurecontre Michel, et tu ne serais plus pour moi…
– Qu’un valet ? interrompit Jean Oullier.Oui ; mais un valet resté honnête et qui, toute sa vie, a faitson devoir de valet sans jamais trahir, ce valet a encore le droitde crier : Honte au fils de celui qui a vendu Charette, commeJudas a vendu le Christ, pour une somme d’argent !
– Eh ! que m’importe, à moi, ce qui s’estpassé il y a trente-six ans, c’est-à-dire dix-huit ans avant manaissance ? Je connais celui qui vit, non celui qui estmort ; le fils, non le père. Je l’aime, entends-tu,Jean ? comme tu m’as appris à aimer et à haïr. Si son père afait cela, ce que je ne veux pas croire, eh bien, nous mettronstant de gloire sur le nom de Michel, sur le nom du traître et dumaudit, qu’il faudra bien que l’on s’incline, quand passera celuiqui portera ce nom, et tu m’aideras, toi… oui, tu m’aideras,Jean ; car, je te le répète, je l’aime, et rien, rien que lamort ne saurait tarir la source de tendresse que j’ai pour lui dansmon cœur.
Mary laissa échapper un gémissement ;mais, si faible que fût la plainte, Jean Oullier l’entendit.
Il se retourna du côté de la jeune fille.
Puis, comme écrasé entre la plainte de l’uneet l’explosion de l’autre, il se laissa tomber sur une chaise etcacha son visage entre ses mains.
Le vieux Vendéen pleurait et voulait cacherses larmes.
Bertha comprit tout ce qui se passait dans cecœur si dévoué.
Elle alla à lui, et s’agenouilla devantlui.
– Eh bien, dit-elle, tu as pu juger de cequ’était ma tendresse pour le jeune homme, n’est-ce pas ?puisqu’elle a failli me faire oublier mon attachement si vrai et siprofond pour toi !
Jean Oullier secoua tristement la tête.
– Je conçois ton antipathie, je comprends tesrépugnances, continua Bertha, et j’étais préparée à leurexpression ; mais patience, mon vieil ami, patience etrésignation ! Dieu seul pourrait ôter de mon cœur ce qu’il y amis, et il ne le voudra pas, car ce serait me tuer. Donne-nous letemps de te prouver que les préjugés te rendent injuste, et quecelui que j’ai choisi est bien digne de moi.
En ce moment, on entendit la voix dumarquis.
Il appelait Jean Oullier avec un accent quiannonçait que quelque chose de nouveau et de grave venaitd’arriver.
Jean Oullier se leva et fit un pas vers laporte.
– Eh bien, lui demanda Bertha en l’arrêtant,tu t’en vas sans me répondre ?
– M. le marquis m’appelle, mademoiselle,répondit le Vendéen d’un ton glacé.
– Mademoiselle ! s’écria Bertha,mademoiselle ! Ah ! tu ne te rends pas à mesprières ? Eh bien, retiens ceci, c’est que je défends,entends-tu ? je défends qu’aucune insulte soit faite à M.Michel ; que je veux que sa vie te soit sacrée ; que,s’il lui arrive quelque chose par ton fait, je l’en vengerai, nonpas sur toi, mais sur moi-même ; et tu sais, Jean Oullier, quej’ai l’habitude de faire ce que je dis.
Jean Oullier regarda Bertha, et, lui prenantles bras :
– Cela vaudrait peut-être encore mieux,dit-il, que devenir la femme de cet homme.
Et, comme le marquis redoublait ses appels,Jean Oullier s’élança hors de la chambre, laissant Bertha étourdiede sa résistance, et Mary courbée sous la terreur que lui inspiraitla violence de l’amour de Bertha.
Jean Oullier descendit en toute hâte,peut-être plus pressé de s’éloigner de la jeune fille que de serendre aux ordres du marquis.
Il trouva ce dernier dans la cour, ayant prèsde lui un paysan couvert de sueur et de boue.
Ce paysan apportait la nouvelle que lessoldats avaient envahi la maison de Pascal Picaut. Il les avait vusy entrer, mais il ne savait rien de plus.
Il était placé dans les genêts du chemin de laSablonnière avec mission de courir au château si les soldats sedirigeaient vers la maison où étaient les deux fugitifs. Il avaitrempli sa mission à la lettre.
Le marquis – auquel Oullier avait racontéqu’il avait laissé Petit-Pierre et le comte de Bonneville dans lamaison de Pascal Picaut – le marquis était en proie à une viveagitation.
– Jean Oullier, Jean Oullier, répétait-il duton dont Auguste disait : « Varus !Varus ! » Jean Oullier, pourquoi t’être fié à d’autresque toi-même ? Si un malheur est arrivé, ma pauvre maison auradonc été déshonorée, avant que sa ruine soit accomplie !
Jean Oullier ne répondit pas au marquis ;il baissait la tête et restait sombre et muet.
Ce silence et cette immobilité exaspérèrent lemarquis.
– Allons, mon cheval, Jean Oullier !s’écria-t-il ; et, si celui qu’hier encore, sans savoir qui ilétait, j’appelais mon jeune ami, est prisonnier des bleus,montrons, en mourant pour le délivrer, que nous n’étions pasindignes de sa confiance.
Mais Jean Oullier secoua la tête.
– Comment ! dit le marquis, tu ne veuxpas me donner mon cheval ?
– Et il a raison, dit Bertha, qui venaitd’arriver, et qui avait entendu l’ordre donné par le marquis, et lerefus de Jean Oullier ; gardons-nous de rien compromettre parune précipitation irréfléchie.
Puis, s’adressant au messager :
– As-tu vu, lui demanda-t-elle, les soldatsquitter la maison de Picaut et en emmener desprisonniers ?
– Non ; je les ai vus quasi assommer legars Malherbe, que Jean Oullier avait mis en vedette au coin de lahaute lande. Je les ai guettés jusqu’à ce que je les aie vus entrerdans le verger de Picaut, et je suis accouru pour vous prévenir,comme maître Jean m’en avait donné l’ordre.
– Maintenant, Jean Oullier, reprit Bertha,croyez-vous pouvoir répondre de la femme à laquelle vous les avezconfiés ?
Jean Oullier se retourna vers Bertha, et, laregardant d’un œil de reproche :
– Hier, fit-il, j’aurais dit de MariannePicaut : je réponds d’elle comme de moi-même ; mais…
– Mais ? reprit Bertha.
– Mais, aujourd’hui, reprit le vieux gardeavec un soupir, je doute de tout.
– Allons, allons, tout cela, c’est du temps deperdu. Mon cheval ! Qu’on m’amène mon cheval ! Et, dansdix minutes, je saurai à quoi m’en tenir.
Bertha arrêta le marquis.
– Ah ! fit celui-ci, est-ce comme celaque l’on m’obéit dans la maison ? Que pourrai-je donc attendredes autres, si, chez moi, on commence par ne pas exécuter mesordres !
– Vos ordres sont sacrés, mon père, ditBertha, et pour vos filles surtout ; mais votre dévouementvous emporte. N’oublions pas que ceux qui causent nos inquiétudessont, aux yeux de tous, de simples paysans. Or, le marquis deSouday s’enquérant lui-même à cheval de deux paysans dénoncel’importance qu’il attache à leurs personnes et les signalesur-le-champ à l’attention de nos ennemis.
– Mademoiselle Bertha a raison, dit JeanOullier, et c’est moi qui vais m’y rendre.
– Pas plus vous que mon père.
– Pourquoi cela ?
– Parce que vous courez trop gros risque enallant de ce côté.
– J’y ai bien été ce matin, et j’ai bien couruce gros risque pour voir avec quel plomb avait été tué mon pauvrePataud ; je fetrai bien la même course pour m’informer de M.de Bonneville et de Petit-Pierre.
– Et moi, reprit Bertha, je vous dis, Jean,qu’après tout ce qui est arrivé la nuit dernière, vous ne pouvezvous montrer là où il y a des soldats ; il nous faut, pour unesemblable mission, quelqu’un qui ne soit nullemment compromis, quipuisse arriver au cœur de la place sans exciter aucun soupçon, serenseigner sur ce qui s’est passé et même, s’il est possible, surce qui se passera.
– Quel malheur que cet animal de Loriot sesoit entêté à retourner à Machecoul ! dit le marquis deSouday. Je l’ai pourtant assez prié de rester. J’avais unpressentiment de tout cela en voulant l’attacher à ma division.
– Eh bien, mais ne vous reste-t-il pas M.Michel ? dit Jean Oullier avec ironie. Vous pouvez l’envoyer àla maison de Picaut, lui, là et partout où vous voudrez. Y eût-ildix mille hommes autour det cette maison, qu’on l’y laisserapénétrer, et nul n’aura doutance qu’il vienne pour faire votreaffaire.
– Eh ! mais voilà justement ce qu’il nousfaut, dit Bertha acceptant le concours que Jean Oullier apportaitau but secret de sa proposition, quelque mauvaise intention qu’yeût mise celui-ci, sans doute, n’est-ce pas, mon père ?
– Par la sambleu ! je le croisbien ! s’écria le marquis de Souday. Malgré ses apparencestant soit peu féminines, ce jeune homme nous sera décidément fortutile.
Aux premiers mots qui avaient été dits, aureste, Michel s’était approché et attendait respectueusement lesordres du marquis.
Lorsqu’il vit que celui-ci acceptait laproposition de Bertha son visage devint radieux.
Bertha rayonnait elle-même.
– Êtes-vous prêt à faire ce que le salut dePetit-Pierre exige, monsieur Michel ? demanda la jeune filleau baron.
– Je suis prêt à faire tout ce qu’il vousplaira, mademoiselle, afin de prouver à M. le marquis mareconnaissance pour le bienveillant accueil que j’ai reçu delui.
– Bien ! alors, prenez un cheval, – pasle mien, on le reconnaîtrait, – et ne faites qu’un temps de galopjusque-là. Entrez sans armes dans la maison, comme si la curiositéseule vous y amenait, et, s’il y a danger pour nos amis…
Le marquis chercha ; il n’avaitl’initiative ni prompte ni facile.
– S’il y a danger pour nos amis, repritBertha, allumez un feu de bruyère sur la grand’lande ; pendantce temps, Jean Oullier aura rassemblé ses hommes, et alors, réuniset bien armés, nous volerons au secours de ceux qui nous sont sichers.
– Bravo ! fit le marquis de Souday ;j’ai toujours dit, moi, que Bertha était la forte tête de lafamille.
Bertha sourit d’orgueil en regardantMichel.
– Et toi, dit-elle à sa sœur, qui étaitdescendue à son tour, et qui s’était approchée doucement, tandisqu’au contraire Michel s’éloignait pour aller prendre le cheval, ettoi, ne vas-tu donc pas songer à t’habiller, enfin ?
– Non, répondit Mary.
– Comment ! non ?
– Je compte rester ainsi.
– Y penses-tu ?
– Sans doute, dit Mary avec un tristesourire : dans une armée, à côté des soldats qui combattent etqui meurent, il faut les sœurs de charité qui les soignent et quiles consolent ; je serai votre sœur de charité.
Bertha regarda Mary avec étonnement.
Peut-être allait-elle lui adresser quelquequestion à l’endroit du changement de résolution qui s’était faitdans l’esprit de la jeune fille, lorsque Michel, déjà monté sur lecheval qui lui était destiné, reparut, et, s’approchant de Bertha,arrêta la parole sur ses lèvres.
Alors, s’adressant à celle qui lui avait donnédes ordres :
– Vous m’avez bien dit ce que je devais faire,mademoiselle, dans le cas où il serait arrivé quelque malheur dansla maison de Pascal Picaut ; mais vous ne m’avez pas dit ceque je devais faire si Petit-Pierre était sain et sauf.
– En ce cas, dit le marquis, revenir, pournous rassurer.
– Non pas, répondit Bertha, qui tenait àménager le rôle le plus important possible à celui qu’elleaimait : ces allées et venues donneraient des soupçons auxtroupes qui doivent rôder autour de la forêt. Vous resterez chezles Picaut ou aux environs, et, à la tombée de la nuit, vous ireznous attendre au chêne de Jailhay. Le connaissez-vous ?
– Je le crois bien ! dit Michel, c’estsur le chemin de Souday.
Michel connaissait tous les chênes du cheminde Souday.
– Bien ! reprit la jeune fille ;nous serons cachés près de là. Vous ferez le signal : troisfois le cri du chat-huant, une fois le cri de la chouette, et nousvous rejoindrons. Allez donc, cher monsieur Michel !
Michel salua le marquis de Souday et les deuxjeunes filles ; puis, s’inclinant sur le cou de sa monture, ilpartit au galop.
C’était au reste, un excellent cavalier, etBertha fit remarquer qu’en tournant court à la porte cochère, ilavait fait faire à son cheval un très-habile changement depied.
– C’est incroyable combien il est facile defaire d’un rustre un homme comme il faut ! dit le marquis enrentrant au château. Il est vrai qu’il faut que les femmes s’enmêlent. Ce jeune homme est vraiment fort bien.
– Oui, répondit Jean Oullier, des hommes commeil faut ! on en fait tant qu’on en veut ; ce sont leshommes de cœur qui ne se font pas si facilement.
– Jean Oullier, répliqua Bertha, vous avezdéjà oublié ma recommandation ; prenez garde !
– Vous vous trompez, mademoiselle, réponditJean Oullier : c’est parce que je n’oublie rien, au contraire,que vous me voyez tant souffrir jusqu’à présent. J’avais pris pourun remords l’aversion que je porte à ce jeune homme ; mais, àpartir d’aujourd’hui, je commence à craindre que ce ne soit unpressentiment.
– Un remords, vous, Jean Oullier ?
– Ah ! vous avez entendu ?
– Oui.
– Eh bien, je ne m’en dédis pas.
– Qu’avez-vous donc à vous reprocher enverslui ?
– Rien envers lui, dit Jean Oullier d’une voixsombre ; mais envers son père…
– Envers son père ? dit Berthafrissonnant malgré elle.
– Oui, dit Jean Oullier, un jour, pour lui,j’ai changé de nom ; je ne me suis plus appelé JeanOullier.
– Et comment vous êtes-vous appelé ?
– Je me suis appelé le Châtiment.
– Pour son père ? répéta Bertha.
Puis, se rappelant tout ce qui s’était racontédans le pays à propos de la mort du baron Michel :
– Pour son père, trouvé mort, à une partie dechasse ! Ah ! qu’avez-vous dit, malheureux !
– Que le fils pourrait bien venger le père ennous rendant deuil pour deuil.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que vous l’aimez follement.
– Après ?
– Et que je puis vous certifier une chose,moi…
– Laquelle ?
– C’est que, foi de Jean Oullier, il ne vousaime pas.
Bertha haussa les épaules avec dédain ;mais elle n’en avait pas moins reçu le trait en plein cœur.
Elle éprouva presque un sentiment de hainepour le vieux Vendéen.
– Occupez-vous donc de rassembler vos hommes,mon pauvre Jean Oullier, lui dit-elle.
– Je vous obéis, mademoiselle, répondit lechouan.
Et il s’avança vers la porte.
Bertha rentra sans jeter un regard surlui.
Mais, avant de quitter le château, JeanOullier appela le paysan qui tantôt était venu apporter lanouvelle.
– Avant les soldats, lui demanda-t-il,avais-tu vu entrer quelqu’un dans la maison des Picaut ?
– Chez Joseph ou chez Pascal ?
– Chez Pascal.
– Oui, maître Jean Oullier.
– Et ce quelqu’un, qui était-ce ?
– Le maire de la Logerie.
– Et tu dis qu’il est entré chez laPascal ?
– J’en suis sûr.
– Tu l’as vu ?
– Comme je vous vois.
– Et de quel côté s’est-il éloigné ?
– Par le sentier de Machecoul.
– Par où sont venus les soldats, un instantaprès, n’est-ce pas ?
– Justement ! Il ne s’est pas écoulé unquart d’heure entre le départ de l’un et la venue des autres.
– Bien ! fit Jean Oullier.
Puis, étendant son poing fermé dans ladirection de la Logerie :
– Courtin ! Courtin ! dit-il, tutentes Dieu. Mon chien hier tué par toi, cette trahisonaujourd’hui !… C’est trop pour ma patience !
Au sud de Machecoul, formant triangle autourdu bourg de Légé, s’étendent trois forêts.
On les nomme les forêts de Touvois, desGrandes-Landes et de la Roche-Servière.
L’importance territoriale de ces forêts estmédiocre, en les prenant chacune séparément ; mais, placées àtrois kilomètres à peine les unes des autres, elles se reliententre elles par les haies, par les champs de genêts et d’ajoncs,plus nombreux de ce côté qu’en aucune autre partie de la Vendée, etforment ainsi une agglomération forestière très-considérable.
Il en résulte que, par suite de cesdispositions topographiques, elles sont devenues de véritablesfoyers de révolte, où, dans les temps de guerre civile,l’insurrection se concentre, avant de s’élancer dans les payscirconvoisins.
Le bourg de Légé, outre qu’il était la patriedu fameux médecin Jolly, demeura presque constamment le quartiergénéral de Charette, pendant la grande guerre ; c’est là, aumilieu de la ceinture de bois qui entoure cette bourgade, qu’ilvenait se réfugier après une défaite, reformer ses bandes déciméeset se préparer à de nouveaux combats.
En 1832, et bien que la route de Nantes auxSables-d’olonne, qui traverse Légé, en eût modifié la situationstratégique, ses environs accidentés et boisés n’en étaient pasmoins restés un des centres les plus ardents du mouvement quis’organisait.
Les trois forêts des environs cachaient, dansles impénétrables taillis de houx entrelacés de fougère quipoussent à l’ombre de leurs futaies, des bandes de réfractairesdont les rangs se grossissaient tous les jours et qui devaientservir de noyau aux divisions insurrectionnelles du pays de Retz etde la plaine.
Les fouilles que l’autorité avait fait faire,les battues qu’elle avait fait pratiquer dans ces bois n’avaientamené aucun résultat. La rumeur publique prétendait que lesinsoumis avaient su s’y pratiquer des demeures souterraines dans legenre de celles que les premiers chouans s’étaient creusées dansles forêts de Gralla et du fond desquelles ils avaient si souventbravé toutes les recherches dirigées contre eux.
Cette fois, la rumeur publique ne se trompaitpas.
Vers la fin de la journée où nous avons laisséMichel, sortant du château de Souday, s’élancer sur le cheval dumarquis vers la maison de Picaut, celui qui se fût trouvé cachéderrière un des hêtres centenaires qui entourent la clairière deFolleron, dans la forêt de Touvois, eût assisté à un curieuxspectacle.
À l’heure où le soleil, en s’abaissant àl’horizon, fait place à une espèce de crépuscule, à l’heure où letaillis est déjà dans l’ombre qui semble monter de la terre, et oùun dernier rayon éteint de ses jeux mourants le cintre des grandsarbres, il eût vu venir de loin un personnage qu’avec un peu debonne volonté il eût pu prendre pour un être fantastique, et qui,tout en venant à petits pas, regardait avec précaution autour delui ; – chose, qui au premier abord, semblait lui êtred’autant plus facile, qu’il paraissait avoir deux têtes pourveiller doublement à sa sûreté.
Ce personnage vêtu de haillons sordides, d’uneveste et de semblants de culotte dont le drap primitif avaitcomplètement disparu sous les mille pièces de toutes couleurs parlesquelles on avait cherché à remédier à sa vétusté, paraissait,comme nous l’avons dit, appartenir à un de ces monstres bicéphalesqui occupent une place distinguée dans les rares exceptions que lanature se plaît à créer dans ses heures de folle fantaisie.
Ces deux têtes étaient fort distinctes l’unede l’autre, et, quoique en apparence soudées au même tronc, étaientloin d’avoir un air de famille.
À côté d’une large face d’un rouge de brique,couturée par la petite vérole, presque entièrement couverte par unebarbe inculte, apparaissait une seconde figure moins repoussante,pleine d’astuce et de malice dans sa laideur, tandis que lapremière n’exprimait que l’idiotisme pouvant monter parfois jusqu’àla férocité.
Au reste, ces deux physionomies si distinctesappartenaient à deux de nos anciennes connaissances que nous avonsentrevues à la foire de Montaigu et que nous retrouvons ici :à Aubin Courte-Joie, le cabaretier de Montaigu, et – qu’on nouspardonne le nom peut-être un peu trop expressif, mais que nous nenous croyons pas le droit de changer – à Trigaud laVermine, le mendiant à la force herculéenne qui, on se lerappelle sans doute, a joué son rôle dans l’émeute de Montaigu ensoulevant de terre le cheval du général, et en jetant celui-ci horsdes étriers.
Par un calcul assez sage et dont nous avonsdéjà dit un mot, Aubin Courte-Joie avait recomplété son individu àl’aide de cette espèce de bête de somme, qu’il avait, par bonheur,rencontrée sur son chemin ; en échange des deux jambes qu’ilavait laissées sur la route d’Ancenis, le cul-de-jatte avaitretrouvé des membres d’acier qui ne reculaient devant aucunefatigue, qui ne s’épouvantaient devant aucune tâche, qui leservaient comme jamais ses membres personnels ne l’avaient servi,qui exécutaient, enfin, ses volontés avec une obéissance passive,et qui en étaient arrivés, après quelque temps de cetteassociation, à deviner la pensée même d’Aubin Courte-Joie, pour peuqu’elle se traduisît par un simple mot, un simple signe et même unesimple pression de la main sur l’épaule ou du genou sur lesflancs.
Ce qui était surtout le plus étrange, c’estque le moins satisfait de la communauté, ce n’était pas Trigaud laVermine ; tout au contraire : son épaisse intelligencecomprenait qu’Aubin Courte-Joie dirigeait ses forces dans le sensqui avait toutes ses sympathies ; quelques mots deblancs et de bleus qui tombaient dans ses largesoreilles, toujours dressées, toujours ouvertes, lui prouvaientqu’il soutenait, en servant de locomotive à l’hôtelier, une causedont le culte était le seul objet qui eût survécu à l’affaissementde son cerveau. Il en était glorieux ; sa confiance dans AubinCourte-Joie était sans bornes ; il était fier d’être lié corpset âme à un esprit dont il reconnaissait la supériorité, et s’étaitattaché à celui que l’on pouvait appeler son maître avecl’abnégation qui caractérise tous les attachements où l’instinctdomine.
Trigaud portait Aubin tantôt sur son dos,tantôt sur ses épaules, aussi affectueusement qu’une mère eût portéson enfant ; il lui prodiguait des soins, il avait pour luides attentions qui semblaient démentir l’état d’idiotisme danslequel était le pauvre diable, qui jamais ne regardait à sespropres pieds s’il n’allait pas les meurtrir à quelque cailloutranchant, mais qui, en marchant, écartait avec sollicitude lesbranches qui eussent pu froisser le corps ou fouetter le visage deson guide.
Lorsqu’ils furent arrivés au tiers à peu prèsde la clairière, Aubin Courte-Joie toucha du doigt l’épaule deTrigaud, et le géant s’arrêta court.
Alors, sans avoir besoin de parler,l’aubergiste indiqua du doigt une grosse pierre placée au pied d’unénorme hêtre, à l’angle de droite de la clairière.
Le géant se dirigea vers le hêtre, ramassa lapierre et attendit le commandement.
– Maintenant, dit Aubin Courte-Joie, frappetrois coups.
Trigaud fit ce qu’on lui disait de faire, enespaçant les coups de façon à ce que le premier et le second sesuivissent rapidement et que le troisième ne retentît qu’après uncertain intervalle.
À ce signal, qui avait résonné sourdement surle tronc de l’arbre, une petite plaque de gazon et de mousse sesouleva et une tête sortit de dessous terre.
– Ah ! c’est vous, maître Jacques, quifaites aujourd’hui le guet à la gueule du terrier ? demandaAubin visiblement satisfait de trouver là une connaissance tout àfait intime.
– Dame ! mon gars Courte-Joie, c’est quec’est l’heure de l’affût, vois-tu, et je veux toujours m’êtreassuré par moi-même si les environs sont nets de chasseurs avant delaisser sortir mes lapins.
– Et vous faites bien, maître Jacques, vousfaites bien, répliqua Courte-Joie, aujourd’hui surtout ; caril n’y a pas mal de fusils dans la plaine.
– Ah bien, conte-moi donc cela !
– Volontiers.
– Entres-tu ?
– Oh ! nenni, Jacques ! nous avonsdéjà bien assez chaud comme cela, mon garçon – pas vrai,Trigaud ?
Le géant poussa un grognement qui, avecbeaucoup de bonne volonté, pouvait se traduire par uneaffirmation.
– Tiens, il parle donc maintenant ? ditmaître Jacques. Autrefois, on disait qu’il était muet. Sais-tu quetu es fièrement chanceux, gars Trigaud, que notre Aubin t’ait priscomme cela en amitié ? À présent, te voilà presque un homme,sans compter que tu as la pâtée assurée ; ce que tous leschiens ne peuvent pas dire, même ceux du château de Souday.
Le mendiant ouvrit sa large bouche et commençaun ricanement qu’il n’acheva pas, un geste d’Aubin ayant refoulédans les cavités du larynx cet élan d’hilarité que les largespoumons du géant rendaient dangereux.
– Plus bas donc ! plus bas,Trigaud ! dit-il rudement.
Puis, à maître Jacques :
– Il se croit toujours sur la grand-place deMontaigu, le pauvre innocent.
– Eh bien, voyons alors, puisque vous nevoulez pas entrer, je vais faire sortir les gars. Vous avez raison,au reste, mon Courte-Joie, il fait rudement chaud là-dedans !il y en a plusieurs qui disent qu’ils sont cuits ; mais, voussavez, ces gaillards-là, ça se plaint toujours.
– Ce n’est pas comme Trigaud, répliqua Aubinen assenant par manière de caresse un grand coup de poing sur latête de l’éléphant qui lui servait de monture ; il ne seplaint jamais, lui.
Trigaud fit avec son gros rire un signe de latête plein de reconnaissance pour les signes d’amitié dontl’honorait Courte-Joie.
Maître Jacques, que nous venons de présenter ànos lecteurs, mais avec lequel il nous reste à leur faire faireconnaissance, était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, quiavait tous les dehors d’un honnête métayer du pays de Retz.
Si ses cheveux étaient longs et flottants surses épaules, sa barbe, en revanche, était faite de près et raséeavec le plus grand soin, il portait une veste de drap fort propre,d’une forme presque moderne si on la comparait à celles qui sontencore de mise en Vendée ; un gilet également de drap, àlarges raies alternativement blanches et chamois ; une culottede toile bise et des guêtres de cotonnade bleue, étaient la seulepartie de son costume qui se rapprochât de celui de sescompatriotes.
Une paire de pistolets dont les crossesreluisantes soulevaient cette veste étaient le seul ornementmilitaire qu’il portât en ce moment.
Avec sa physionomie placide et bonasse, maîtreJacques était tout simplement le chef d’une des bandes les plusaudacieuses du pays et le chouan le plus déterminé qu’il y eût àdix lieues à la ronde, où il jouissait d’une formidableréputation.
Maître Jacques n’avait jamais sérieusementposé les armes pendant les quinze années qu’avait, en réalité, duréle règne de Napoléon. Avec deux ou trois hommes, plus souventencore seul et isolé, il avait tenu tête à des brigades entièresdétachées à sa poursuite ; son courage et son bonheur avaientquelque chose de surnaturel qui avait fait naître, parmi lapopulation superstitieuse du Bocage, cette idée qu’il étaitinvulnérable et que les balles des bleus ne pouvaient rien contrelui. Aussi, après la révolution de juillet, dès les premiers joursd’août 1830, lorsque maître Jacques annonça qu’il allait se mettreen campagne, tous les réfractaires des environs étaient-ils venusse grouper autour de lui et n’avaient-ils point tardé à lui formerune troupe respectable, avec laquelle il avait déjà commencé laseconde série de ses exploits de partisan.
Après avoir demandé quelques instants à AubinCourte-Joie, maître Jacques, qui, pour converser avec le nouveauvenu, avait sorti la tête d’abord, puis le buste au-dessus de latrappe, se pencha vers l’ouverture et fit entendre un petitsifflement bizarrement modulé.
À ce signal, on entendit sortir des entraillesde la terre un bourdonnement qui ressemblait assez à celui qui sortd’une ruche d’abeilles ; puis, à quelques pas de là, entredeux buissons, une large claire-voie recouverte, comme la petitetrappe, de gazon, de mousse, de feuilles mortes dont l’aspect étaitparfaitement semblable à celui du terrain environnant, se levaverticalement, soutenue qu’elle était par quatre pieux à ses quatreangles.
En se levant, elle découvrit l’orifice d’uneespèce de silo très large et très profond, et, de ce silo, unevingtaine d’hommes sortirent successivement.
Les costumes de ces hommes n’avaient rien del’élégance pittoresque qui caractérise les brigands qu’on voitsortir des cavernes en carton de l’Opéra-Comique : il s’enfallait de beaucoup. Quelques-uns d’entre eux avaient des uniformesqui ressemblaient à s’y méprendre à celui de Trigaud laVermine ; d’autres, et c’étaient les plus élégants, portaientdes vestes de drap ; mais la plupart étaient vêtus detoile.
La même variété, au reste, se faisaitremarquer dans l’armement. Trois ou quatre fusils de munition, unedemi-douzaine de fusils de chasse, autant de pistolets formaient lasérie des armes à feu ; mais celle de l’arme blanche étaitbien loin d’être aussi respectable ; car elle ne consistaitguère que dans le sabre qui appartenait à maître Jacques, dans deuxpiques datant de la première guerre, et dans huit ou dix fourchessoigneusement aiguisées par leurs propriétaires.
Lorsque tous ces braves eurent émergé dans laclairière, maître Jacques se dirigea vers le tronc d’un arbreabattu sur lequel il s’assit, et Trigaud déposa Aubin Courte-Joie àcôté de lui, puis s’éloigna à quelques pas, de façon à restercependant à portée du geste de son associé.
– Oui, mon Courte-Joie, dit maître Jacques,les loups sont en chasse ; mais ça me fait plaisir tout demême de voir que tu t’es dérangé pour m’avertir.
Puis, tout à coup :
– Ah çà ! mais, au fait, demanda-t-il,comment es-tu là ? Tu as été pincé en même temps que JeanOullier. Jean Oullier s’est sauvé en passant le gué dePont-Farcy ; qu’il se soit sauvé, lui, il n’y a rien là quim’étonne ; mais toi, mon pauvre sans pattes, comment t’y es-tudonc pris ?
– Et les pattes de Trigaud, répondit en riantAubin Courte-Joie, pour quoi les comptez-vous ? J’ai un peupiqué le gendarme qui me tenait ; il paraît que ça lui a faitmal, puisqu’il m’a lâché, et la poigne de mon compère Trigaud afait le reste. Mais qui vous a donc raconté cela, maîtreJacques ?
Maître Jacques haussa les épaules d’un airinsouciant.
Puis, sans répondre à la question, qui luiparaissait sans doute oiseuse :
– Ah çà ! dit-il, est-ce que tu viendraism’avertir, par hasard, que le jour est changé ?
– Non, cela tient toujours pour le 24.
– Tant mieux ! répliqua maîtreJacques ; car, en vérité, ils me font perdre patience avecleurs remises et leurs lésineries. Est-ce qu’il faut tant defaçons, bon Jésus ! pour prendre son fusil, dire au revoir àsa femme et sortir de chez soi ?
– Patience ! vous n’avez plus longtemps àattendre, maître Jacques.
– Quatre, jours ! fit celui-ci avecimpatience.
– Eh bien ?
– Eh bien, je trouve que c’est trop de trois.Je n’ai pas, moi, la chance de Jean Oullier, qui, la nuit dernière,a pu les abîmer un peu, au saut de Baugé.
– Oui, le gars me l’a dit.
– Malheureusement, répliqua maître Jacques,ils ont cruellement pris leur revanche.
– Comment cela ?
– Tu ne sais donc pas ?
– Non ; je viens de Montaigu en droiteligne.
– En effet, tu ne peux rien savoir.
– Eh bien, qu’est-il arrivé ?
– Qu’ils ont tué, dans la maison de PascalPicaut, un brave jeune homme que j’estimais, moi qui n’estime guèreses pareils.
– Lequel ?
– Le comte de Bonneville.
– Bon ! et quand cela ?
– Dame, aujourd’hui même, vers les deux heuresde l’après-midi.
– Comment diable, de votre terrier, avez-vouspu savoir cela, mon Jacques ?
– Est-ce que je ne sais pas tout ce qui peutm’être utile, moi ?
– Alors, je ne sais pas si c’est la peine devous dire ce qui m’amène.
– Pourquoi donc ?
– Parce que vous le savez probablementdéjà.
– Ça se pourrait bien.
– Je voudrais en être sûr.
– Bon !
– Par ma foi, oui, cela m’épargnerait unecommission désagréable, et dont je ne me suis chargé qu’enrechignant.
– Ah ! tu viens de la part de cesmessieurs, alors.
Et maître Jacques prononça les deux mots quenous avons soulignés d’un ton qui flottait entre le mépris et lamenace.
– Oui, d’abord, répondit AubinCourte-Joie ; et puis, ensuite, Jean Oullier, que j’airencontré, m’a donné aussi un message pour vous.
– Jean Oullier ? Ah ! venant de lapart de celui-là, tu es le bienvenu ! C’est un gars quej’aime, Jean Oullier ; il a fait dans sa vie une chose qui luia donné en moi un ami.
– Laquelle ?
– C’est son secret, ça n’est pas le mien. Maisvoyons d’abord ce que me veulent les gens des grandes maisons.
– C’est ton chef de division qui m’envoie àtoi.
– Le marquis de Souday ?
– Justement.
– Eh bien, que me veut-il ?
– Il se plaint que tu attires, par tes sortiestrop fréquentes, l’attention des soldats du gouvernement ;que, par tes exactions, tu irrites les populations des villes, etque tu paralyses ainsi d’avance le mouvement commun, en le rendantplus difficile.
– Bon ! pourquoi ne l’ont-ils pas faitplus tôt, leur mouvement ? Il y a, Dieu merci, assez de tempsque nous l’attendons ; moi, pour mon compte, je l’attendsdepuis le 30 juillet.
– Et puis…
– Comment ! ce n’est pas tout ?
– Non, il t’ordonne…
– Il m’ordonne ?
– Attends donc ! tu obéiras ou tun’obéiras pas ; mais il t’ordonne…
– Écoute bien ceci, Courte-Joie, quelque chosequ’il m’ordonne, je fais d’avance un serment.
– Lequel ?
– C’est de lui désobéir. Maintenant,parle ; je t’écoute !
– Eh bien, il t’ordonne de te tenir tranquilledans ton cantonnement jusqu’au 24, et surtout de n’arrêter nidiligence, ni voyageur, sur la route, comme tu l’as fait ces jourspassés.
– Eh bien, je jure, moi, répondit maîtreJacques, que le premier qui, ce soir, ira de Légé à Saint-Étienneou de Saint-Étienne à Légé me passera par les mains ! Quant àtoi, tu resteras ici, gars Courte-Joie, et, pour réponse, tu iraslui raconter demain ce que tu auras vu.
– Ah ! fit Aubin, non.
– Quoi, non ?
– Vous ne ferez pas cela, maître Jacques.
– Si pardieu ! je le ferai.
– Jacques ! Jacques ! insista lecabaretier, tu comprendras que c’est compromettre gravement notrecause.
– C’est possible ; mais je lui prouverai,à ce vieux reître que je n’ai pas nommé, que j’entends que moi etmes hommes restions parfaitement en dehors de sa division, et quejamais ici ses ordres ne seront exécutés. Et, maintenant que tu enas fini avec les ordres du marquis de Souday, passe à lacommission de Jean Oullier.
– Soit ! Comme j’arrivais à la hauteur dupont Servières, je l’ai rencontré ; il m’a demandé oùj’allais, et, quand il a su que c’était ici :« Parbleu ! a-t-il dit, cela ferait joliment notreaffaire ! Demande donc au maître Jacques s’il voudraitdéménager pour quelques jours et laisser son terrier à ladisposition de quelqu’un. »
– Ah ! ah ! Et te l’a-t-il nommé, cequelqu’un, mon Courte-Joie ?
– Non.
– N’importe ! quel qu’il soit, s’il vientau nom de Jean Oullier, il sera le bienvenu ; car je suis sûrque Jean ne me dérangerait pas si cela n’en valait pas la peine. Cen’est pas comme ce tas de fainéants de messieurs qui font le bruitet qui nous laissent faire la besogne.
– Il y en a des bons, il y en a des mauvais,dit philosophiquement Aubin.
– Et quand viendra celui qu’il veutcacher ? demanda maître Jacques.
– Cette nuit.
– À quoi le reconnaîtrai-je ?
– Jean Oullier l’amènera lui-même.
– Bon ! Et c’est tout ce qu’ildemande ?
– Non pas ; il désire, en outre, que vouséloigniez soigneusement, cette nuit, de la forêt, toute personnesuspecte, et que vous fassiez visiter tous les environs, etprincipalement le sentier de Grand-Lieu.
– Tu vois ! le divisionnairem’ordonne de n’arrêter personne, et Jean Oullier medemande que le chemin soit libre de culottes rouges et depatauds ; voilà une raison de plus pour que je tienne laparole que je te donnais tout à l’heure. Et comment Jean Oulliersaura-t-il que je l’attends ?
– S’il peut venir, s’il n’y a pas de troupesen Touvois, je dois l’en avertir.
– Comment ?
– Par une branche de houx chargée de quinzefeuilles qui se trouvera à moitié chemin de Machecoul, au carrefourde la Benaste, la pointe tournée du côté de Touvois, sur le milieude la route.
– T’a-t-on donné un mot dereconnaissance ? Jean Oullier ne doit certainement pas avoiroublié cela.
– Oui ; on dira : Vaincre, et onrépondra : Vendée.
– Bien ! dit maître Jacques en se levantet en se dirigeant vers le centre de la clairière.
Arrivé là, il appela quatre de ses hommes,leur dit quelques mots tout bas, et les quatre hommes, sansrépondre, s’éloignèrent dans quatre directions différentes.
Au bout de quelques instants, pendant lesquelsmaître Jacques avait fait monter une cruche qui paraissait contenirde l’eau-de-vie, et en avait offert à son compagnon, on vitreparaître quatre individus des quatre côtés par où les premierss’étaient éloignés.
C’étaient les sentinelles qui venaient d’êtrerelevées par leurs camarades.
– Y a-t-il du nouveau ? leur demandamaître Jacques.
– Non, répondirent trois de ces hommes.
– Bien ! Et toi, tu ne dis rien ?demanda-t-il au quatrième.
C’est pourtant toi qui avais le bon poste.
– La diligence de Nantes était escortée dequatre gendarmes.
– Ah ! ah ! tu as le flair bon,toi ! tu sens les espèces… Et quand on pense qu’il y a desgens qui voudraient nous brouiller avec elles ! Mais soyeztranquilles, les amis, on est là !…
– Eh bien ? demanda Courte-Joie.
– Eh bien, pas une culotte rouge dans lesenvirons. Dis à Jean Oullier qu’il peut amener son monde.
– Bon ! fit Courte-Joie, qui, pendantl’interrogatoire des vedettes, avait préparé une branche de houxdans la forme convenue avec Jean Oullier ; bon, je vaisenvoyer Trigaud.
Puis, se retournant du côté dugéant :
– Arrive ici, la Vermine ! dit-il.
Maître Jacques l’arrêta.
– Ah çà ! mais es-tu fou de te séparer detes jambes ? lui dit-il. Et si tu allais avoir besoin delui ! Allons donc ! est-ce que nous n’avons pas ici unequarantaine d’hommes qui ne demandent qu’à se détirer ?Attends, et tu vas voir ! – Hé ! Joseph Picaut !cria maître Jacques.
À cet appel, notre vieille connaissance, quidormait sur l’herbe d’un sommeil dont il semblait avoir grandbesoin, se dressa sur son séant.
– Joseph Picaut ! répéta maître Jacquesavec impatience.
Celui-ci se décida, se leva en grommelant, etarriva devant maître Jacques.
– Voilà une branche de houx, dit le chef deslapins ; tu n’en détacheras pas une feuille, et tu iras toutde suite la porter sur le chemin de Machecoul, au carrefour de laBenaste, en face du calvaire, la pointe tournée du côté deTouvois.
Et maître Jacques se signa en prononçant lemot calvaire.
– Mais…, fit Picaut en rechignant.
– Comment ! mais ?
– C’est que quatre heures d’une course commeje viens d’en faire une ont brisé mes jambes.
– Joseph Picaut, répliqua maître Jacques, dontla voix devint stridente et cuivrée comme le son d’une trompette,tu as quitté ta paroisse pour t’enrôler dans ma bande ; tu esvenu, je ne t’ai point cherché. Maintenant, rappelle-toi bien unechose : c’est qu’à la première observation, je frappe, etqu’au premier murmure, je tue.
En disant ces mots, maître Jacques avait prissous sa veste un de ses pistolets, l’avait empoigné par le canon etavait assené un vigoureux coup de pommeau sur la tête dupaysan.
La commotion fut si violente, que JosephPicaut, tout étourdi, tomba sur un genou. Selon toute probabilité,sans son chapeau, dont le feutre était fort épais, il eût eu lecrâne fendu.
– Et maintenant, va ! dit maître Jacquesen regardant avec le plus grand calme si la secousse n’avait pasfait tomber la poudre du bassinet.
Joseph Picaut, sans répondre une parole,s’était relevé, avait secoué la tête et s’était éloigné.
Courte-Joie le suivit des yeux jusqu’à cequ’il eût disparu.
– Vous avez donc ça dans votre bande !demanda-t-il à maître Jacques.
– Oui ; ne m’en parle pas.
– Depuis longtemps ?
– Depuis quelques heures.
– Mauvaise acquisition que vous avez faitelà.
– Je ne dis pas cela tout à fait ; legars est brave comme était feu son père, que j’ai connu ;simplement, il a besoin de prendre un peu les allures de mes lapinset de se faire au terrier. Ça viendra ! ça viendra !
– Oh ! je n’en doute pas. Vous avez unfier talent pour les éduquer.
– Dame, ce n’est pas d’hier que je m’en mêle.Mais, continua maître Jacques, c’est l’heure de ma ronde, il fautque je te quitte, mon pauvre Courte-Joie. Ainsi donc, c’est bienconvenu, les amis de Jean Oullier sont chez eux ici ; quant audivisionnaire, il aura ma réponse ce soir. C’est bien tout ce quele gars Oullier t’a dit ?
– Oui.
– Fouille dans ta mémoire.
– C’est tout.
– N’en parlons plus, alors. Si le terrier luiconvient, on le lui cédera, à lui et à ses gens. Je ne suis pasembarrassé de mes gars : ces lapins-là, c’est comme lessouris, ça a plus d’un trou. À tout à l’heure donc, gars Aubin, et,en m’attendant, mange la soupe. Tiens, je les vois là-bas quis’apprêtent à fricoter.
Maître Jacques descendit dans ce qu’ilappelait son terrier ; puis il en remonta l’instant d’après,armé d’une carabine dont il visita l’amorce avec le plus grandsoin.
Puis il disparut entre les arbres.
Cependant la clairière s’était animée etprésentait en ce moment un coup d’œil des plus pittoresques.
Un grand feu avait été allumé dans le silo, etsa réverbération, passant à travers la trappe, éclairait lesbuissons des lueurs les plus fantasques et les plus bizarres.
À ce feu cuisait le souper des réfractairesdisséminés dans la clairière : les uns agenouillés disant leurchapelet ; les autres assis et chantant à demi-voix ceschansons nationales dont les mélodies plaintives et traînantesallaient parfaitement au caractère du paysage. Deux Bretons couchéssur le ventre à côté même de l’orifice du silo, et éclairés par saréverbération, se disputaient, au moyen de deux osselets doncchaque face était teinte d’une couleur différente, la possession dequelques pièces de monnaie, tandis qu’un gars, qu’à son teint pâleet jauni par la fièvre on reconnaissait pour un habitant du marais,s’évertuait, sans un grand succès, à enlever l’épais enduit derouille qui couvrait le canon et la batterie d’une vieillecarabine.
Aubin, habitué à ces sortes de scènes, n’yprenait point garde. Trigaud lui avait fabriqué une espèce de litavec des feuilles ; Aubin s’était assis sur ce matelasimprovisé, et il y fumait sa pipe aussi tranquillement que s’il eûtété dans son cabaret de Montaigu.
Tout à coup, il lui sembla entendre dansl’éloignement un cri d’alarme, le cri du chat-huant, mais moduléd’une façon sinistre et prolongée qui indiquait un danger.
Courte-Joie siffla doucement pour avertir lesréfractaires de faire silence ; puis, presque au même instant,un coup de feu retentit à un millier de pas environ.
En un clin d’œil, les seaux d’eau, tenus toutexprès en réserve pour cet usage, avaient été jetés sur lefeu ; la claie avait été abaissée, la trappe s’était refermée,et les lapins de maître Jacques, y compris Aubin Courte-Joie, queson compère avait repris sur ses épaules, s’étaient éparpillés danstoutes les directions, attendant pour agir le signal de leurchef.
Il était près de sept heures du soir, lorsquePetit-Pierre, accompagné du baron Michel, devenu son guide enremplacement du pauvre Bonneville, quitta la chaumière où il avaitcouru de si grands dangers.
Ce ne fut point, on le comprend bien, sans unevive et profonde émotion que Petit-Pierre franchit le seuil decette chambre où il laissait froid et inanimé le valeureux jeunehomme qu’il connaissait depuis quelques jours à peine et qu’ilaimait déjà comme on aime ses vieux amis.
Ce cœur vaillant éprouva une espèce dedéfaillance en songeant qu’il allait retourner seul aux périls que,depuis quatre ou cinq jours, le pauvre Bonneville partageait aveclui : la cause royale n’avait perdu qu’un soldat, et cependantPetit-Pierre croyait avoir perdu une armée !
C’était le premier grain des sanglantessemailles qui allaient encore une fois tomber dans la terre de laVendée, et Petit-Pierre se demandait avec angoisse si, cette foisau moins, elles produiraient autre chose que le deuil et lesregrets.
Petit-Pierre ne fit point à Marianne l’injurede lui recommander le corps de son compagnon ; quelqueétranges que lui eussent semblé les idées de cette femme, il avaitsu apprécier l’élévation de ses sentiments, et avait reconnu toutce qu’il y avait de vraiment bon et de profondément religieux souscette rude écorce.
Lorsque Michel eut amené son cheval devant laporte, il rappela à Petit-Pierre que les moments étaient précieuxet que leurs amis les attendaient ; alors celui-ci se retournavers la veuve de Pascal Picaut, et, lui tendant la main :
– Comment vous remercierai-je de ce que vousavez fait pour moi ? lui dit-il.
– Je n’ai rien fait pour vous, réponditMarianne ; j’ai payé une dette, acquitté un serment, voilàtout.
– Alors, demanda Petit-Pierre les larmes auxyeux, vous ne voulez pas même de ma reconnaissance ?
– Si vous tenez absolument à me devoir quelquechose, reprit la veuve, lorsque vous prierez pour ceux qui serontmorts pour vous, ajoutez à vos prières quelques mots pour ceux quiseront morts à cause de vous.
– Vous me croyez donc quelque crédit auprès deDieu ? dit Petit-Pierre sans pouvoir s’empêcher de sourire àtravers ses larmes.
– Oui, parce que je vous crois destinée àsouffrir.
– Acceptez au moins ceci, reprit Petit-Pierreen détachant de son cou une médaille suspendue à un mince cordonnetde soie noire ; ce n’est que de l’argent, mais le saint-pèrel’a bénit devant moi, et m’a dit, en me le remettant, que Dieuexaucerait les vœux que l’on formulerait sur cette médaille, pourvuqu’ils fussent justes et pieux.
Marianne commença par prendre lamédaille ; puis :
– Merci, dit-elle. Sur cette médaille, je vaisprier Dieu afin qu’il écarte la guerre civile de notre pays, etqu’il nous conserve la grandeur et la liberté.
– Bien ! répliqua Petit-Pierre ; ladernière partie de votre vœu rentrera tout à fait dans lesmiens.
Et, sur ces mots, aidé par Michel, ilenfourcha le cheval, que celui-ci prit par la bride.
Puis, après un dernier signe d’adieu à laveuve, tous deux disparurent derrière la haie.
Pendant quelque temps, Petit-Pierre, la têtepenchée sur sa poitrine, se laissant aller au mouvement de samonture, parut plongé dans de profondes et mélancoliquesréflexions.
Enfin, il fit un effort sur lui-même, et,secouant la douleur qui l’oppressait, il se tourna du côté deMichel, qui marchait à côté de lui.
– Monsieur, lui dit-il, je sais déjà de vousdeux choses qui vous assurent toute ma confiance : lapremière, c’est que c’est à vous que nous dûmes, hier au soir,l’avis que les soldats marchaient sur le château de Souday ;la seconde, c’est que, aujourd’hui, vous venez, au nom du marquiset de ses aimables filles ; mais il me reste à en apprendreune troisième : c’est qui vous êtes. Mes amis sont assez raresdans la circonstance où je suis pour que je désire savoir leur nomet que je puisse promettre de ne pas l’oublier.
– Je m’appelle le baron Michel de la Logerie,répondit le jeune homme.
– De la Logerie ? Attendez donc,monsieur ? mais il me semble que ce n’est pas la première foisque j’entends prononcer ce nom.
– Effectivement, madame, dit le jeune homme,notre pauvre Bonneville conduisait Votre Altesse chez ma mère…
– Eh bien, que dites-vous donc là ?Votre Altesse ? À qui parlez-vous ? Je ne voispas d’altesse ici ; je ne vois qu’un pauvre paysan nomméPetit-Pierre.
– C’est vrai ; mais Madamem’excusera…
– Encore !
– Eh bien, mon pauvre Bonneville vousconduisait chez ma mère, lorsque j’eus l’honneur de vous rencontreret de vous mener au château de Souday.
– De sorte que c’est déjà une triplereconnaissance que je vous dois. Oh ! cela ne m’effraye pas,et, si grands que soient les services rendus, j’espère bien qu’unjour viendra où je pourrai les acquitter tous.
Michel balbutia quelques mots qui n’arrivèrentpoint à l’oreille de son interlocuteur ; mais les paroles dece dernier ne parurent pas moins avoir produit sur lui une certaineimpression ; car, à partir de ce moment, tout en seconformant, autant que possible, à l’injonction qui lui avait étéfaite, il redoubla encore de soins et d’égards pour celui qu’ilavait à conduire.
– Mais il me semble, reprit Petit-Pierre aprèsun moment de réflexion, que, d’après ce que m’avait dit M. deBonneville, l’opinion royaliste n’était pas précisément celle devotre famille.
– Effectivement, mad… mon…
– Appelez-moi Petit-Pierre, ou ne m’appelezpas du tout ; c’est le seul moyen que vous ne soyez jamaisembarrassé. Ainsi, c’est donc à une conversion que je doisl’honneur de vous avoir pour chevalier ?
– Conversion facile ! À mon âge, lesopinions ne sont pas encore des convictions, ce sont de simplessentiments.
– Vous êtes fort jeune, dit Petit-Pierre enregardant son guide.
Petit-Pierre poussa un soupir.
– C’est le bel âge, dit-il, pour aimer et pourcombattre.
Le jeune baron poussa un gros soupir, etPetit-Pierre, qui l’entendit, sourit imperceptiblement.
– Eh ! eh ! reprit ce dernier, voilàun soupir qui m’en dit bien long sur la cause de la conversionpolitique dont nous parlions tout à l’heure ! Je gageraisqu’il y a quelque part deux beaux yeux qui n’y sont pointétrangers, et que, si les soldats de Louis-Philippe vousfouillaient pour le quart d’heure, ils trouveraient sur vous, selontoute apparence, une écharpe qui vous est encore plus chère par lesmains qui l’ont brodée que par les principes dont sa couleur estl’emblème.
– Je puis vous assurer, Madame, balbutiaMichel, que ce n’est point là la cause de ma détermination.
– Allons, allons, il ne faut pas vous endéfendre : ceci est de la vraie chevalerie, monsieur Michel.N’oublions pas, soit que nous descendions d’eux, soit que nousvoulions leur ressembler, que les preux mettaient les dames presqueau niveau de Dieu et au niveau des rois, en les confondant tous lestrois dans la même devise. N’allez-vous pas être honteux d’aimer, àprésent ? Mais c’est là votre meilleur titre à ma sympathie.Ventre-saint-gris ! comme eût dit Henri IV, avec une armée devingt mille amoureux, je voudrais conquérir non seulement laFrance, mais le monde ! Voyons maintenant le nom de votrebelle, monsieur le baron de la Logerie.
– Oh ! fit Michel d’un air profondémentscandalisé.
– Ah ! vous êtes discret, jeunehomme ! Je vous en fais mon compliment ; c’est unequalité d’autant plus précieuse qu’elle devient de jour en jourplus rare ; mais, bah ! à un camarade de voyage, en luirecommandant de garder le secret le plus absolu, cela se dit,croyez-moi, baron. Voyons, voulez-vous que je vous aide ?Gageons qu’en ce moment nous marchons vers la dame de nospensées.
– Vous dites vrai, répondit Michel.
– Gageons que ce n’est ni plus ni moins qu’unede nos belles amazones de Souday.
– Oh ! mon Dieu, qui a pu vous ledire ?
– Eh bien, je vous en félicite, mon jeunecamarade ; toutes louves qu’on les dit, à ce qu’il paraît, jeles tiens pour de braves et nobles cœurs, parfaitement capables dedonner le bonheur à ceux qu’ils choisiront. Vous êtes riche,monsieur de la Logerie ?
– Hélas ! oui, répondit Michel.
– Tant mieux, et non pas hélas ! car vouspourrez enrichir votre femme ; ce qui est, il me semble, ungrand bonheur. En tout cas, comme dans toutes les amours il y atoujours une certaine somme de difficultés à vaincre, siPetit-Pierre peut vous être bon à quelque chose, vous n’aurez qu’àdisposer de lui : il sera heureux de reconnaître ainsi lesservices que vous voudrez bien lui rendre. Mais, si je ne metrompe, voici quelqu’un qui vient à nous ; voyez donc.
Effectivement, on entendait le pas d’unhomme.
Ce pas était encore à quelque distance, maisil allait se rapprochant.
– Il me semble que cethomme est seul, dit Petit-Pierre.
– Oui ; mais nous n’en devons pas moinsêtre sur nos gardes, répondit le baron, et je vais vous demander lapermission de monter sur le cheval près de vous.
– Volontiers ; mais êtes-vous donc déjàfatigué ?
– Non, du tout ! seulement, je suis fortconnu dans le pays, et, si l’on m’y rencontrait à pied, à côté d’unpaysan monté sur un cheval que je conduis par la bride, comme Amanconduisait Mardochée, cela donnerait très certainement àpenser.
– Bravo ! ce que vous dites là est on nepeut plus juste, et je commence à croire que l’on fera quelquechose de vous.
Petit-Pierre descendit ; Michel sautalestement en selle, et Petit-Pierre se remit modestement encroupe.
Ils n’avaient pas achevé de s’accommoder surleur monture, qu’ils se trouvèrent à trente pas de l’individu quimarchait dans leur direction, et qu’à son tour ils l’entendirents’arrêter.
– Oh ! oh ! dit Petit-Pierre, ilparaît que, si nous avons peur des passants, voilà un passant qui apeur de nous.
– Qui va là ? dit Michel en grossissantsa voix.
– Eh ! c’est monsieur le baron !répondit l’homme en s’avançant ; du diable si je m’attendais àvous rencontrer sur la route à une pareille heure !
– Vous disiez vrai quand vous disiez que vousétiez connu, fit Petit-Pierre en riant.
– Oh ! oui, par malheur, dit Michel d’unton qui fit comprendre à Petit-Pierre que l’on se trouvait en faced’un danger.
– Quel est donc cet homme ? demandaPetit-Pierre.
– Courtin, mon métayer, celui que noussoupçonnons d’avoir dénoncé votre présence chez MariannePicaut.
Puis, avec une vivacité et un ton impératifqui firent comprendre à son compagnon l’urgence de lasituation :
– Cachez-vous derrière moi, dit-il àPetit-Pierre.
Celui-ci se hâta de se soumettre à cetavis.
– C’est vous, Courtin ? fit Michel,tandis que Petit-Pierre s’effaçait de son mieux.
– Oui, c’est moi, répondit le métayer.
– Et d’où venez-vous donc, vous-même ?demanda Michel.
– De Machecoul, où j’étais allé pour acheterun bœuf.
– Où est votre bœuf, alors ? Je ne levois pas.
– Je n’ai point fait affaire ; avec toutecette damnée politique, le commerce ne va pas et l’on ne trouveplus rien sur les marchés, dit Courtin, qui, tout en parlant,examinait, autant que l’obscurité pouvait le permettre, le chevalque montait le jeune baron.
Puis, comme Michel laissait tomber laconversation :
– Ah çà ! continua Courtin, mais voustournez encore le dos à la Logerie, à ce qu’il me semble, monsieurle baron.
– Rien d’étonnant à cela : je vais àSouday.
– M’est-il permis de vous faire observer quevous n’êtes pas tout à fait dans la route ?
– Oh ! je le sais bien ; mais jecrains de trouver la vraie route gardée, et je prends undétour.
– En ce cas, et si vous allez véritablement àSouday, dit Courtin, je crois devoir vous donner un avis.
– Lequel ? Un avis, s’il est sincère, esttoujours le bienvenu.
– C’est que vous trouverez la cage vide.
– Bah !
– Oui ; et ce n’est point là qu’il fautvous rendre, monsieur le baron, si vous voulez trouver l’oiseau quivous fait courir les champs.
– Qui t’a dit cela, Courtin ? fit Micheltout en manœuvrant son cheval de façon à mettre constamment soncorps de face avec celui de son interlocuteur et à masquer ainsiPetit-Pierre.
– Qui me l’a dit ? fit Courtin.Pardieu ! mon œil ! J’ai vu sortir toute la bande, quel’enfer confonde ! Elle a défilé à mes pieds dans le chemindes Grandes-Landes.
– Est-ce que les soldats étaient de cecôté ? demanda le jeune baron.
Petit-Pierre pensa que cette question était detrop, et pinça le bras de Michel.
– Les soldats ? reprit Courtin. Voilàque, vous aussi, vous avez peur des soldats ! Eh bien, en cecas, je ne vous conseille point de vous hasarder, cette nuit, dansla plaine ; car vous ne feriez pas une lieue sans apercevoirdes baïonnettes. Faites mieux, monsieur Michel…
– Que veux-tu que je fasse ? Voyons et,si c’est mieux, je le ferai.
– Revenez-vous-en avec moi à la Logerie ;vous causerez une grande joie à votre mère, à qui cela fait deuilde vous savoir dehors avec d’aussi pauvres intentions.
– Maître Courtin, fit Michel, à mon tour, jevous donnerai un avis.
– Lequel, monsieur le baron ?
– C’est de vous taire.
– Non, je ne me tairai pas, répondit lemétayer en affectant une émotion douloureuse ; non, il m’esttrop cruel de voir mon jeune maître exposé à mille dangers, et toutcela pour…
– Taisez-vous, Courtin !
– Pour une de ces maudites louves dont le filsd’un paysan comme moi ne voudrait pas !
– Misérable ! te tairas-tu ? s’écriale jeune homme en levant sur Courtin la cravache qu’il tenait à lamain.
Ce mouvement, que Courtin cherchait sans aucundoute à provoquer, fit avancer le cheval de Michel d’un pas, et lemaire de la Logerie se trouva ainsi à la hauteur des deuxcavaliers.
– Pardonnez-moi si je vous offense, monsieurle baron, dit-il d’un ton pleurard, pardonnez-moi ; mais voicideux nuits que je ne dors pas en pensant à tout cela.
Petit-Pierre frissonna : il retrouvaitdans la voix du maire de la Logerie ces mêmes intonations patelineset fausses qu’il avait déjà entendues dans la chaumière de la femmePicaut, et qui s’étaient traduites, le métayer parti, par de sitristes événements. Il fit à Michel un second appel ; quivoulait dire : « À quelque prix que ce soit, finissons-enavec cet homme. »
– C’est bien, dit Michel ; passez votrechemin, et laissez-nous passer le nôtre.
Courtin fit comme s’il s’apercevait seulementalors que le jeune baron avait quelqu’un en croupe.
– Ah ! mon Dieu ! dit-il, vousn’êtes pas seul ?… Ah ! je comprends, monsieur le baron,que ce que je vous ai dit vous ait blessé. Allons, monsieur, quique vous soyez, vous vous montrerez sans doute plus raisonnable quevotre jeune ami. Joignez-vous à moi pour lui dire qu’il n’y a riende bon à gagner en bravant les lois et la force dont dispose legouvernement, comme il semble disposé à le faire pour plaire à ceslouves.
– Encore une fois, Courtin, dit Michel avec unton de véritable menace, retirez-vous ! J’agis comme bon mesemble, et je vous trouve bien hardi de vous permettre de juger maconduite.
Mais Courtin, dont on connaît la mielleusepersistance, semblait disposé à ne pas s’éloigner avant d’avoir vules traits du mystérieux personnage que son jeune maître portait encroupe, et qui, autant qu’il le pouvait, lui tournait le dos.
– Voyons, dit-il en essayant de donner à sesparoles l’accent de la bonne foi la plus parfaite, demain, vousferez ce qu’il vous plaira de faire ; mais, pour cette nuit aumoins, venez vous reposer dans votre métairie, vous et la personne,homme ou dame, qui vous accompagne. Je vous jure, monsieur lebaron, qu’il y a danger à être dehors cette nuit.
– Le danger ne peut exister ni pour moncompagnon ni pour moi ; car nous ne nous mêlons en rien à lapolitique… Eh bien, que faites-vous donc à ma selle, Courtin ?continua le jeune homme en remarquant chez son métayer un mouvementqu’il ne s’expliquait pas.
– Mais rien, monsieur Michel, rien, ditCourtin avec une parfaite bonhomie. Ainsi vous ne voulez écouter nimes conseils ni mes prières ?
– Non ; passez votre chemin etlaissez-moi suivre ma route.
– Allez, alors ! fit le métayer de sonton cauteleux, et que Dieu vous conserve ! Mais rappelez-vousseulement que votre pauvre Courtin a fait tout ce qui dépendait delui pour empêcher qu’un malheur ne vous arrivât.
Et, ce disant, Courtin se décida enfin à seranger de côté. Et Michel, ayant donné de l’éperon à son cheval,s’éloigna.
– Au galop ! au galop ! ditPetit-Pierre. Oui, j’ai reconnu l’homme qui est cause de la mort dupauvre Bonneville ! Éloignons-nous au plus vite ; cethomme est un porte-malheur !
Le jeune baron piqua son cheval desdeux ; mais à peine l’animal eut-il fourni une douzaine detemps, que la selle tourna et que les deux cavaliers tombèrentlourdement sur les cailloux.
Petit-Pierre se releva le premier.
– Êtes-vous blessé ? demanda-t-il àMichel, qui se relevait à son tour.
– Non, répondit celui-ci ; mais je medemande comment…
– Comment nous sommes tombés ? Laquestion n’est pas là.
Nous sommes tombés, voilà le fait. Ressanglezvotre cheval, et le plus vite qu’il vous sera possible !
– Aïe ! dit Michel, qui avait déjà jetéla selle sur le dos de l’animal, les deux sangles sont cassées à lamême hauteur toutes deux.
– Dites qu’elles sont coupées, fitPetit-Pierre ; c’est un tour de votre infernal Courtin ;et cela ne nous annonce rien de bon. Attendez donc, et regardez parici…
Michel, dont Petit-Pierre avait saisi le bras,tourna les yeux dans la direction que lui indiquait Petit-Pierre,et, à un demi-quart de lieue dans la vallée, il aperçut trois ouquatre feux qui brillaient dans les ténèbres.
– C’est un bivouac, dit Michel. Si ce drôle ades soupçons, et sans aucun doute il en a, comme sa course leconduit du côté de ce bivac il va, une seconde fois, nous mettreles culottes rouges sur les bras.
– Ah ! croyez-vous que, me sachant avecvous, moi, son maître, il ose…
– Je suis payé pour tout supposer, monsieurMichel.
– Vous avez raison, et il ne faut rien donnerau hasard.
– Nous ferons bien de quitter le sentierfrayé, alors.
– J’y pensais.
– Combien nous faut-il de temps pour gagner àpied l’endroit où le marquis nous attend ?
– Une heure, au moins ; aussi nousn’avons pas de temps à perdre. Mais qu’allons-nous faire du chevaldu marquis ? Nous ne pouvons lui faire franchir leséchaliers.
– Jetons-lui la bride sur le cou ; ilretournera à son écurie, et, si nos amis l’arrêtent au passage, ilscomprendront qu’il nous est arrivé quelque accident et se mettrontà notre recherche… Mais chut !
– Quoi ?
– N’entendez-vous rien ? demandaPetit-Pierre.
– Si fait, des pas de chevaux dans ladirection du bivac.
– Voyez-vous que ce n’était pas sans intentionque votre brave homme de fermier avait coupé la sangle de notrecheval ! Détalons donc, mon pauvre baron !
– Mais, si nous laissons le cheval ici, ceuxqui nous poursuivent le trouveront et devineront facilement que lescavaliers ne sont pas loin.
– Attendez, dit Petit-Pierre, il me vient uneidée…
– D’où ?
– D’Italie… Les courses des barberi…oui, c’est cela. Imitez-moi, monsieur Michel.
– Faites et ordonnez.
Petit-Pierre s’était mis à l’œuvre.
De ses mains délicates, et au risque de sedéchirer les doigts, il brisait des branches d’épine et de houxdans la haie voisine ; il en forma un paquet assez volumineux,et, comme, de son côté, Michel avait fait ce qu’il avait vu faire àPetit-Pierre, on eut deux petits fagots.
– Qu’allez-vous faire de cela ? demandaMichel.
– Déchirez la marque de votre mouchoir, etdonnez-moi le reste.
Michel obéissait à la parole.
Petit-Pierre déchira deux bandes du mouchoiret noua les fagots.
Puis il en attacha un à la crinière du chevalqui était longue et soyeuse ; l’autre, à la queue.
Le pauvre animal, qui sentait les aiguillonspénétrer dans ses chairs, commença de se cabrer et de ruer.
De son côté, le jeune baron commençait decomprendre.
– Maintenant, dit Petit-Pierre, enlevez-lui labride, afin qu’il ne se casse pas le cou, et laissez allerl’animal.
Le cheval fut à peine débarrassé de l’entravequi le retenait, qu’il hennit, secoua encore une fois avec rage sacrinière et sa queue, puis partit comme une trombe, laissantderrière lui toute une traînée d’étincelles.
– Bravo ! dit Petit-Pierre. À présent,ramassez la selle, et mettons-nous promptement à l’abri.
Ils se jetèrent de l’autre côté de la haie,Michel traînant après lui selle et bride.
Là, ils se baissèrent, puis prêtèrentl’oreille.
Ils entendaient encore le galop du cheval quirésonnait sur les cailloux.
– Entendez-vous ? dit le baronsatisfait.
– Oui ; mais nous ne sommes pas seuls àécouter, monsieur le baron, dit Petit-Pierre, et voicil’écho !