Effectivement, le bruit que le baron Michel et Petit-Pierre avaient entendu, du côté par où Courtin venait de disparaître, se changeait en un fracas tumultueux qui allait toujours se rapprochant ; et, deux minutes après, une douzaine de chasseurs, lancés au galop sur les traces ou plutôt sur le bruit que faisait en fuyant le cheval du marquis de Souday, – lequel accompagnait sa fuite de hennissements furieux, – passèrent comme une tempête à dix pas de Petit-Pierre et de son compagnon, qui se redressant au fur et à mesure que les cavaliers s’éloignaient, les suivirent de l’œil dans leur course enragée.
– Ils vont bien, dit Petit-Pierre ; mais,c’est égal, je doute qu’ils le rattrapent.
– D’autant plus, répondit le baron, qu’ils vont justement passer à l’endroit où nos amis nous attendent, et que le marquis me paraît tout à fait d’humeur à ralentir leur poursuite.
– Bataille, alors ! fit Petit-Pierre.Hier dans l’eau, aujourd’hui dans le feu ; j’aime mieux cela !
Et il essaya d’entraîner le baron Michel du côté où il comptait que la bataille allait avoir lieu.
– Oh ! non, non, dit Michel résistant ; non, je vous en prie, n’y allez pas !
– N’êtes-vous pas curieux de combattre sous les yeux de votre belle, baron ? Elle est là,cependant !
– Je le crois, dit tristement le jeune homme ; mais, vous le voyez, les soldats sillonnent la campagne dans toutes les directions ; si l’on tire quelques coups de fusil, ils accourront au feu ; nous pouvons tomber dans un de leurs partis, et, si j’accomplissais si malheureusementla mission dont je me suis chargé, je n’oserais plus jamais meprésenter devant le marquis…
– Voyons, dites devant sa fille.
– Eh bien, oui.
– Alors, pour ne pas vous brouiller avec votrebelle amie, je vous promets de vous obéir.
– Merci, merci, dit Michel saisissant vivementles mains de Petit-Pierre.
Puis, s’apercevant de l’inconvenance qu’ilcommettait :
– Oh ! pardon, pardon, dit-il en faisantvivement un pas en arrière.
– Bon ! dit Petit-Pierre, ne faites pasattention. Où le marquis de Souday m’avait-il ménagé unasile ?
– Chez moi, dans une métairie à moi.
– Pas dans celle de Courtin,j’espère ?
– Non, dans une autre, parfaitement isolée,perdue dans les bois, de l’autre côté de Légé… Vous savez levillage où était la maison de Tinguy ?
– Oui ; mais connaissez-vous les cheminsqui y conduisent ?
– Parfaitement.
– Je me défie un peu de cet adverbe-là enFrance ; mon pauvre Bonneville, lui aussi, connaissaitparfaitement les chemins, et cependant il s’est égaré.
Petit-Pierre poussa un soupir etmurmura :
– Pauvre Bonneville !… Hélas ! C’estpeut-être cette erreur qui est la cause de sa mort.
Ce retour que faisait Petit-Pierre en arrièrele ramenait naturellement aux pensées mélancoliques qui avaientdéjà occupé son esprit lorsqu’il avait quitté la maison où s’étaitaccomplie la catastrophe qui avait coûté la vie à son premiercompagnon ; il redevint silencieux, et, après un signe deconsentement, il se mit à suivre son nouveau guide, ne répondantque par des monosyllabes aux rares questions que lui adressaitMichel.
Quant à celui-ci, il se tira de ses nouvellesfonctions avec infiniment plus d’adresse et de bonheur que l’onn’aurait pu s’y attendre. Il se jeta sur la gauche, et, traversantla plaine, il gagna un ruisseau qu’il connaissait pour y avoirmaintes fois pêché des écrevisses dans son enfance ; ceruisseau traverse d’un bout à l’autre le vallon de la Benaste,remonte vers le sud pour redescendre au nord et rejoindre laBoulogne auprès de Saint-Colombin.
Les deux rives, bordées de prairies, offraientun chemin à la fois sûr et commode. Michel le suivit quelque tempsen portant Petit-Pierre sur ses épaules comme avait fait le pauvreBonneville.
Puis, sortant du ruisseau après y avoir faitun kilomètre environ, il appuya de nouveau à gauche, gravit unecolline et montra à Petit-Pierre les masses sombres de la forêt deTouvois, que, dans l’obscurité, on entrevoyait au pied de lacolline sur laquelle ils étaient parvenus.
– Est-ce donc déjà votre métairie ?demanda Petit-Pierre.
– Non ; nous avons encore à traverser laforêt de Touvois ; mais, dans trois quarts d’heure, nous yserons arrivés.
– Et la forêt de Touvois est-ellesûre ?
– C’est probable : les soldats saventbien qu’il n’y a rien de bon, pour eux, à traverser nos forêts lanuit.
– Et vous ne craignez pas de vous yperdre ?
– Non ; car nous n’irons point à traversle fourré ; nous n’y entrerons même que quand nous auronstrouvé le chemin de Machecoul à Légé ; en suivant la lisièrede l’est, nous devons nécessairement le rencontrer.
– Et alors ?
– Alors, nous n’aurons plus qu’à le suivre enremontant.
– Allons, allons, dit Petit-Pierre, je rendraibon compte de vous, mon jeune guide, et, ma foi, il ne tiendra pasà Petit-Pierre que votre courageux dévouement n’obtienne larécompense qu’il ambitionne. Mais voici un chemin à peu prèspraticable ; ne serait-ce pas celui que nouscherchons ?
– C’est bien facile à reconnaître : ildoit y avoir un poteau à droite… Et ! tenez, le voici !C’est cela même. Et, maintenant, Petit-Pierre, j’ose vous promettreune bonne nuit.
– Tant mieux ! dit Petit-Pierre ensoupirant ; car je ne puis pas vous cacher que les terriblesémotions de la journée ont mal réparé les fatigues de l’autrenuit.
Petit-Pierre n’avait pas achevé ces mots,qu’une silhouette noire se dressa sur le revers du fossé, bonditsur la route, et qu’un homme le saisissant violemment au collet,lui cria d’une voix de tonnerre :
– Arrêtez, ou vous êtes mort !
Michel s’élança au secours de son jeunecompagnon en assenant sur la tête de l’agresseur un vigoureux coupde la pomme de plomb de sa cravache.
Mais il faillit payer cher sa généreuseintervention.
L’homme, sans lâcher Petit-Pierre, qu’ilcontenait de la main gauche, tira un pistolet de dessous sa vesteet fit feu sur le baron Michel.
Heureusement pour le pauvre jeune homme que,quelle que fût la faiblesse de Petit-Pierre, ce n’était point ungaillard à se tenir aussi parfaitement tranquille que l’eûtsouhaité l’homme au pistolet : il vit le geste, et, d’un gesteplus rapide encore, il releva si à propos le bras qui ajustaitl’arme meurtrière, que la balle, qui, sans ce mouvement, traversaitinfailliblement la poitrine du baron Michel, ne fit que luilabourer le haut de l’épaule.
Il revenait à la charge et l’assaillantsortait un second pistolet de sa ceinture, lorsque deux autresindividus s’élancèrent hors des buissons et le saisirentpar-derrière.
Alors, l’homme, le voyant hors d’état denuire, se contenta de dire à ses deux coopérateurs :
– Fusillez-moi ce gaillard-là ! et, quandvous en aurez fini avec lui, vous me débarrasserez de celui-ci.
– Mais, se hasarda de dire Petit-Pierre, dequel droit nous arrêtez-vous de la sorte ?
– Du droit de ceci, répondit l’homme enmontrant la carabine qu’il portait en sautoir sur son épaule.Pourquoi ? Vous le saurez tout à l’heure. Attachez solidementl’homme à la cravache ; quant à celui-ci, ajouta-t-il avecmépris en désignant Petit-Pierre, ce n’est pas la peine : jecrois que nous n’aurons pas grande difficulté à nous en fairesuivre.
– Mais, enfin, où nous conduisez-vous ?demanda Petit-Pierre.
– Oh ! vous êtes bien curieux, mon jeuneami, répondit l’homme.
– Mais encore ?…
– Eh ! pardieu ! marchez, si voustenez tant à le savoir. Vous le verrez tout à l’heure par vospropres yeux.
Et l’homme, prenant le bras de Petit-Pierresous le sien, l’entraîna dans le fourré, tandis que Michel, quiregimbait encore vigoureusement, poussé par les deux acolytes, ypénétrait à son tour.
Ils marchèrent ainsi pendant dix minutes,après lesquelles ils arrivèrent à la clairière que nous connaissonspour la demeure de Jacques, le maître des lapins ; car c’étaitlui qui, pour tenir saintement la promesse qu’il avait faite àCourte-Joie, avait arrêté les deux premiers voyageurs que le hasardavait envoyés sur la route et c’était son coup de pistolet quiavait mis en rumeur tout le camp des réfractaires, ainsi que nousl’avons vu à la fin d’un des chapitres précédents.
– Holà ! hé ! les lapins ! fitmaître Jacques en arrivant à la clairière.
Et à la voix de leur chef, les lapinsobéissants sortirent des buissons, des touffes de genêts et debroussailles, sous lesquels ils s’étaient gîtés au premier crid’alarme, et rentrèrent dans la clairière, où autant, que le leurpermettait l’obscurité, ils examinèrent curieusement les deuxprisonniers.
Puis, comme cet examen dans les ténèbres neleur suffisait pas, l’un d’eux descendit dans le terrier, y allumadeux morceaux de sapin et revint les mettre sous le nez dePetit-Pierre et de son compagnon.
Maître Jacques avait été reprendre sa placehabituelle sur le tronc d’arbre, et il causait paisiblement avecAubin Courte-Joie, auquel il racontait les incidents de la prisequ’il venait d’opérer, avec la même conscience qu’un villageoisraconte à sa femme les détails d’une acquisition qu’il a faite aumarché.
Michel, que cette première affaire et lablessure qu’il avait reçue avaient nécessairement ému, s’étaitassis ou plutôt couché sur l’herbe ; Petit-Pierre, debout àcôté de lui, regardait, avec une attention qui n’était pas exemptede dégoût, les figures des bandits ; ce qui lui était d’autantplus facile que ceux-ci, leur curiosité satisfaite, avaient reprisleurs occupations interrompues, c’est-à-dire leurs psalmodies,leurs jeux, leur sommeil et le soin de leurs armes.
Cependant, tout en jouant, tout en buvant,tout en chantant, tout en nettoyant leurs fusils, leurs carabineset leurs pistolets, ils ne perdaient pas un seul instant de l’œilles deux prisonniers, que, pour surcroît de précaution, on avaitplacés au centre de la clairière.
Ce fut alors seulement, en ramenant sesregards des bandits sur son compagnon, que Petit-Pierre s’aperçutde la blessure de celui-ci.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il envoyant le sang qui, coulant de son bras, était descendu jusqu’à samain, vous êtes blessé ?
– Je crois que oui, Mad… mons…
– Oh ! par grâce, jusqu’à nouvel ordre,Petit-Pierre, et plus que jamais ! Souffrez-vousbeaucoup ?
– Non ; il m’a semblé que je recevais uncoup de bâton sur l’épaule, et, maintenant, j’ai le bras toutengourdi.
– Essayez de le remuer.
– Oh ! dans tous les cas, il n’y a riende cassé. Voyez !
Et, effectivement, il remua assez facilementle bras.
– Allons, tant mieux ! Voilà qui vaenlever d’assaut le cœur de celle que vous aimez, et, si votrenoble conduite ne suffisait pas, je vous prometsd’intervenir ; j’ai de bonnes raisons pour croire que monintervention sera efficace.
– Que vous êtes bonne !
– Que je suis bon ! bon !bon ! Ne l’oubliez donc plus, malheureux que vousêtes !
– Oui, Petit-Pierre ; et, quoique vousm’ordonniez après une pareille promesse, s’agît-il d’enlever à moitout seul une batterie de cent pièces de canons, je marcherais têtebaissée sur la redoute. Ah ! si vous vouliez parler au marquisde Souday, je serais le plus heureux des hommes !
– Ne gesticulez donc pas ainsi : vousallez empêcher le sang de s’arrêter. Ah ! il paraît que c’estle marquis que vous redoutez particulièrement. Eh bien, je luiparlerai, à ce terrible marquis, foi de… Petit-Pierre ;seulement, pendant qu’on nous laisse tranquilles, continuaPetit-Pierre en jetant un regard autour de lui, causons de nosaffaires. Où sommes-nous, et quelles sont ces gens-là ?
– Mais, dit Michel, cela m’a tout l’air d’êtredes chouans.
– Des chouans qui arrêtent des voyageursinoffensifs ? C’est impossible.
– Cela s’est vu cependant.
– Oh !
– Et, cela ne s’est pas vu, j’ai bien peur quecela ne se voie aujourd’hui.
– Mais que vont-ils faire de nous ?
– Nous allons le savoir ; car voiciqu’ils se remuent, et c’est sans doute pour nous faire l’honneur des’occuper de nos personnes.
– Ah ! par exemple, fit Petit-Pierre, ilserait curieux que ce fût de mes partisans que vînt pour nous ledanger. En tout cas, silence !
Michel fit un signe pour indiquer qu’il n’yavait de sa part aucune indiscrétion à redouter.
Comme l’avait fort judicieusement remarqué lejeune baron, maître Jacques, après avoir conféré avec AubinCourte-Joie et quelques-uns de ses hommes, venait de donner l’ordrequ’on lui amenât les prisonniers.
Petit-Pierre s’avança avec assurance versl’arbre sous lequel le maître des lapins tenait ses assises ;mais Michel, qui, à cause de sa blessure et de ses mains liées,éprouvait quelque difficulté à se dresser sur ses jambes, mit unpeu plus de temps à obéir ; ce que voyant, Aubin Courte-Joie,fit signe à Trigaud la Vermine, qui, saisissant le jeune homme parla ceinture, l’enleva avec autant de facilité qu’un autre eût faitd’un enfant de trois ans, et le posa devant maître Jacques en ayantsoin de le placer dans une situation exactement semblable à celleoù il était lorsqu’il avait été ramassé, manœuvre que Trigaud laVermine opéra en lançant fort adroitement en avant les extrémitésinférieures de Michel, puis en donnant une secousse au centre degravité avant de laisser retomber le tout sur le sol.
– Butor ! murmura Michel, auquel ladouleur avait fait perdre sa timidité naturelle.
– Vous n’êtes pas poli, dit maîtreJacques ; non, je vous le répète, vous n’êtes pas poli,monsieur le baron Michel de la Logerie ! et le procédé de cebrave garçon valait mieux que cela. Mais voyons, laissons toutesces futilités, et arrivons-en à nos petites affaires.
Jetant alors un coup d’œil plus arrêté sur lejeune homme :
– Je ne me suis pas trompé,continua-t-il : vous êtes bien M. le baron Michel de laLogerie ?
– Oui, répondit brièvement Michel.
– Bien ! qu’aviez-vous à faire sur laroute de Légé, en pleine forêt de Touvois, à cette heure de lanuit ?
– Je pourrais vous répondre que je n’ai pas decomptes à vous rendre, et que les routes sont libres.
– Mais vous ne me répondrez pas cela, monsieurle baron.
– Pourquoi ?
– Parce que, sauf le respect que je vous dois,vous répondriez une sottise, et que vous avez trop d’esprit pourcela.
– Comment ?
– Sans doute : vous voyez bien que vousavez des comptes à me rendre, puisque je vous en demande ;vous voyez bien que les routes ne sont pas libres, puisque vousn’avez pas pu continuer votre chemin.
– Soit ; je ne discuterai pas avec vous.J’allais à ma métairie de la Banlœuvre, qui, vous le savez, estsituée à l’une des extrémités de la forêt de Touvois, où noussommes.
– Eh bien, à la bonne heure, monsieur lebaron, faites-moi toujours l’honneur de me répondre ainsi, et nousserons d’accord. Maintenant, comment se fait-il que M. le baron dela Logerie, qui a tant de bons chevaux dans ses écuries, tant debons carrosses sous ses remises, voyage à pied comme les simplesmanants, comme nous pourrions le faire ?
– Nous avions un cheval ; mais, dans unechute que nous avons faite, il s’est échappé, et nous n’avons paspu le rejoindre.
– Bien encore. À présent, monsieur le baron,j’espère que vous serez assez bon pour nous donner desnouvelles.
– Moi ?
– Oui. Que se passe-t-il par là-bas, monsieurle baron ?
– En quoi ce qui se passe de nos côtés peut-ilvous intéresser ? demanda Michel, qui, ne devinant pas encoretout à fait à qui il avait affaire, ne savait trop quelle couleuril devait donner à ses réponses.
– Dites toujours, monsieur le baron, repritmaître Jacques ; ne vous inquiétez pas de ce qui peut m’êtreutile ou de ce qui peut m’être indifférent. Voyons, rappelez bienvos souvenirs. Qu’avez-vous rencontré sur votre route ?
Michel regarda Petit-Pierre avec embarras.
Maître Jacques surprit ce regard ; ilappela Trigaud la Vermine et lui ordonna de se placer entre lesdeux prisonniers, comme la Muraille du Songe d’une nuitd’été.
– Eh bien, continua Michel, nous avonsrencontré ce que l’on rencontre à toute heure et sur tous leschemins, depuis trois jours, dans les environs de Machecoul :des soldats.
– Et sans doute ils vous ont parlé ?
– Non.
– Comment ! non ? Ils vous ontlaissés passer sans vous parler ?
– Nous les avons évités.
– Bah ! fit maître Jacques d’un tondubitatif.
– Voyageant pour nos affaires, il ne nousconvenait point d’être mêlés malgré nous dans celles qui ne nousregardent pas.
– Et quel est ce jeune homme qui vousaccompagne ?
Petit-Pierre s’empressa de répondre avant queMichel eût eu le temps de le faire :
– Je suis, dit-il, le domestique de M. lebaron.
– Alors, mon ami, dit maître Jacquesrépliquant à Petit-Pierre, permettez-moi de vous dire que vous êtesun bien mauvais domestique ; et, en vérité, tout paysan que jesuis, cela me chagrine de voir un domestique répondre pour sonmaître, surtout quand on ne lui adresse pas la parole, à lui.
Puis, revenant à Michel :
– Ah ! Ce jeune garçon est votredomestique ? continua maître Jacques. Eh bien, il est fortgentil !
Et le maître des lapins regarda Petit-Pierreavec une profonde attention, tandis que l’un de ses hommes passaitsa torche devant le visage de ce dernier pour faciliterl’examen.
– Voyons, de fait, que voulez-vous ?demanda Michel. Si c’est ma bourse, je ne compte pas la défendre,prenez-la ; mais laissez-nous aller à nos affaires.
– Ah ! fi donc ! répondit maîtreJacques, si j’étais un gentilhomme comme vous, monsieur Michel, jevous demanderais raison d’une pareille offense. Voyons, vous nousprenez donc pour des voleurs de grand chemin ? Voilà qui n’estpas du tout flatteur, et, sans la crainte de vous être désagréable,je vous révélerais mes qualités ; mais vous ne vous occupezpas de politique… Monsieur votre père, cependant, que j’ai eul’avantage de connaître quelque peu, s’en mêlait, lui, et il n’y apas perdu sa fortune ; je vous avoue donc que je croyaistrouver en vous un serviteur zélé de Sa Majesté Louis-Philippe.
– Eh bien, vous vous seriez trompé, mon chermonsieur, répondit très-irrévérencieusement Petit-Pierre : M.le baron est, au contraire, un partisan très zélé d’Henri V.
– Vraiment, mon jeune ami ? s’écriamaître Jacques.
Puis se tournant vers Michel :
– Voyons, monsieur le baron, continua-t-il, ceque vient de dire là votre compagnon… non, je me trompe, votredomestique, est-ce bien vrai ?
– C’est l’exacte vérité, répondit Michel.
– Ah ! Voilà qui me comble de joie !Et moi qui croyais avoir affaire à d’affreux patauds ! MonDieu, que je suis donc honteux de vous avoir traités de la sorte,et que d’excuses j’ai à vous faire ! Recevez-les, monsieur lebaron ; vous-même, prenez-en votre part, mon jeune ami, ettouchez là tous deux, le domestique comme le maître… Je ne suis pasfier, moi.
– Eh ! pardieu ! dit Michel, dont lapolitesse railleuse de maître Jacques était loin d’apaiser lamauvaise humeur, vous avez un moyen bien simple de nous témoignervos regrets : c’est de nous renvoyer où vous nous avezpris.
– Oh ! fit maître Jacques, non.
– Comment ! non ?
– Non, non, non ; je ne souffrirai pasque vous nous quittiez de la sorte ; d’ailleurs, deuxpartisans de la légitimité comme nous, monsieur le baron Michel,doivent avoir à s’entretenir ensemble de la grande question de laprise d’armes. N’êtes-vous pas de cet avis, monsieur lebaron ?
– Soit ; mais l’intérêt même de cettecause exige que, moi et mon domestique, nous nous mettionspromptement en sûreté à la Banlœuvre.
– Monsieur le baron, nul asile, je vous jure,n’est plus sûr que celui que vous trouverez parmi nous ; puisje ne souffrirai pas que vous nous quittiez avant que je vous aiedonné une preuve de l’intérêt vraiment touchant que je vousporte.
– Hum ! murmura Petit-Pierre, il mesemble que cela se gâte.
– Voyons, dit Michel.
– Vous êtes dévoué à Henri V ?
– Oui.
– Très-dévoué ?
– Oui.
– Énormément ?
– Je vous l’ai dit.
– Vous l’avez dit, et je n’en doute pas. Ehbien, je vais vous fournir les moyens de manifester ce dévouementd’une manière éclatante.
– Faites.
– Vous voyez tous ces braves, fit maîtreJacques en montrant à Michel sa troupe, c’est-à-dire unequarantaine de drôles ayant bien plus l’air de bandits de Callotque d’honnêtes paysans ; ils ne demandent qu’à se faire tuerpour notre jeune roi et son héroïque mère ; seulement, ilsmanquent de tout ce qui est nécessaire pour atteindre ce but :d’armes pour combattre, d’habits pour se présenter convenablementau feu, d’argent pour alléger les fatigues du bivac. Vous nesouffrirez pas, je le présume, monsieur le baron, que tous cesdignes serviteurs, en accomplissant ce que vous-même regardez commeun devoir, s’exposent à toutes les maladies, rhumes, fluxions depoitrine, qui résultent de l’intempérie des saisons ?
– Mais où diable, répliqua Michel, voulez-vousque je trouve de quoi vêtir et armer vos hommes ? Est-ce quej’ai des magasins à ma disposition ?
– Ah ! monsieur le baron, reprit maîtreJacques, croyez-vous donc que je sache assez peu mon monde pouravoir pensé à donner à un homme comme vous l’ennui de tous cesdétails ? Non ; j’ai là un serviteur merveilleux (et ilmontra Aubin Courte-Joie) qui vous épargnera toute peine ; ilvous suffira de le fournir d’argent, et il fera pour le mieux, touten ménageant votre bourse.
– S’il ne s’agit que de cela, dit Michel avecla facilité de la jeunesse et l’enthousiasme d’une opinionnaissante, de grand cœur ! Combien vous faut-il ?
– À la bonne heure ! fit maître Jacquesassez étonné de cette facilité. Eh bien, croyez-vous que ce soitexagérer les choses que de vous demander cinq cents francs parhomme ? Vous comprenez que je voudrais, outre la tenue – vertecomme celle des chasseurs de M. de Charette – leur voir unhavre-sac convenablement garni ; cinq cents francs, c’est àpeu près moitié du prix que Philippe compte à la France pour chaquehomme qu’elle lui fournit, et chacun de mes hommes vaut bien deuxsoldats de Philippe. Vous voyez que je suis raisonnable.
– Dites-moi en deux mots la somme que vousexigez, et finissons.
– Eh bien, j’ai une quarantaine d’hommes, ycompris les absents par congé en règle, mais qui doivent rejoindreles drapeaux au premier signal : cela fait tout juste vingtmille francs, c’est-à-dire une misère pour un homme riche commevous êtes, monsieur le baron.
– Soit ; dans deux jours, vous aurez vosvingt mille francs, dit Michel en essayant de se lever, je vous endonne ma parole.
– Oh ! que non pas !… Nous voulonsvous épargner toute peine, monsieur le baron. Vous avez bien auxenvirons un ami, un notaire qui vous avancera cette somme :vous allez lui écrire un petit mot bien pressant, bien poli, etl’un de mes hommes se chargera de le lui remettre.
– Volontiers ! donnez-moi ce qu’il fautpour écrire et déliez-moi les mains.
– Mon compère Courte-Joie va vous fournirplume, encre et papier.
Maître Courte-Joie, en effet, commença detirer de sa poche un encrier garni.
Mais Petit-Pierre fit un pas en avant.
– Un instant, monsieur Michel, dit-il avecrésolution. Et vous, maître Courte-Joie, comme on vous appelle,rengainez vos ustensiles ; cela ne se fera pas.
– Bah ! vraiment, monsieur ledomestique ? demanda maître Jacques. Et pourquoi cela ne seferait-il pas, s’il vous plaît ?
– Parce que de pareils procédés, monsieur,rappellent un peu trop les bandits de la Calabre et del’Estramadure pour être de mise chez des hommes qui se prétendentles soldats du roi Henri V ; parce que c’est une véritableextorsion, et que je ne la souffrirai pas.
– Vous, mon jeune ami ?
– Oui, moi !
– Si je vous considérais comme étantréellement ce que vous avez prétendu être, je vous traiterais commeon traite un laquais impertinent ; mais il me semble que vousavez quelque droit au respect que l’on porte à une femme, et jen’aurai garde de compromettre ma réputation de galanterie en vousbrutalisant. Je me bornerai donc, pour le moment, à vous engager àne point vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.
– Cela me regarde beaucoup, au contraire,monsieur, reprit Petit-Pierre avec une suprême hauteur ; caril m’importe que vous ne vous serviez point du nom d’Henri V pourcommettre des actes de brigandage.
– Oh ! mais vous prenez grand souci, ceme semble, des affaires de Sa Majesté, mon jeune ami. Vous aurezbien la bonté de me dire à quel titre, n’est-ce pas ?
– Faites éloigner vos hommes, et je vous ledirai, monsieur.
– Ah ! ah ! fit maître Jacques.
Puis se tournant vers ses hommes :
– Éloignez-vous un peu, les lapins,dit-il.
Les hommes obéirent.
– Ce n’était pas nécessaire, fit maîtreJacques, attendu que je n’ai pas de secret pour ces bravesgens ; mais, enfin, pour vous plaire, il n’y a rien que je nefasse, comme vous voyez. Nous voilà seuls ; parlez donc.
– Monsieur, dit Petit-Pierre en faisant un pasvers maître Jacques, je vous ordonne de mettre ce jeune homme enliberté ; je veux que vous nous donniez une escorte, que vousnous fassiez conduire à l’instant même où nous voulons aller, etque vous envoyiez à la recherche d’amis que nous attendons.
– Vous voulez ! vous ordonnez ! Ahçà ! ma tourterelle, vous parlez comme le roi sur son trône.Et, si je refuse, que direz-vous ?
– Si vous refusez, avant vingt-quatre heures,je vous aurai fait fusiller.
– Voyez-vous cela ! C’est donc àMme la régente que j’ai l’honneur de parler ?
– À elle-même, monsieur.
Ici, maître Jacques fut pris d’un accès derire convulsif ; ses lapins, le voyant si joyeux, serapprochèrent pour avoir leur part d’hilarité.
– Ouf ! dit-il les voyant revenus à leurpremier poste, je n’en puis plus. Mes pauvres lapins, vous avez étébien étonnés tout à l’heure, n’est-ce pas ? lorsque M. lebaron de la Logerie, fils du Michel que vous savez, nous a déclaréque Henri V n’avait pas de meilleur ami que lui ; mais ce quise passe à cette heure est bien autrement fort, bien autrementsérieux, bien autrement incroyable ! Voici qui dépasse tout ceque l’imagination la plus galopante aurait pu concevoir :savez-vous ce que c’est que ce joli petit paysan, que vous avez puprendre pour ce que vous avez voulu, mais que, moi, j’ai purementet simplement regardé comme la maîtresse de M. le baron ? Ehbien, mes petits lapins, vous vous trompiez, je me trompais, nousnous trompions tous : ce jeune homme inconnu n’est ni plus nimoins que la mère de notre roi !
Un murmure d’incrédulité ironique parcourutles rangs des réfractaires.
– Et moi, je vous jure, s’écria Michel, que ceque l’on vous dit est la vérité.
– Ah ! beau témoignage, par ma foi !s’écria à son tour maître Jacques.
– Je vous assure…, interrompitPetit-Pierre.
– Non pas, reprit maître Jacques, c’est moiqui vous assure que, si, d’ici à dix minutes que je lui ai donnéespour réfléchir, votre écuyer, ma belle dame errante, n’a pas prisle parti que je lui ai indiqué comme pouvant seul le sauver, il iratenir compagnie aux glands qui poussent au-dessus de nos têtes…Qu’il choisisse vite, du sac ou de la corde ; si je n’ai pasl’un, l’autre ne lui manquera pas.
– Mais c’est une infamie ! s’écriaPetit-Pierre hors de lui.
– Qu’on le saisisse ! dit maîtreJacques.
Quatre réfractaires s’avançaient pour exécutercet ordre.
– Voyons, dit Petit-Pierre, qui de vous oseraporter la main sur moi !
Et comme Trigaud, peu sensible à la majesté dela parole et du geste, avançait toujours :
– Eh quoi ! reprit Petit-Pierre reculantdevant le contact de cette main sordide, et arrachant du même coupson chapeau et sa perruque, quoi ! parmi tous ces bandits, ilne se trouvera pas un soldat pour me reconnaître ? quoi !Dieu me laissera sans secours, à la merci de pareilsbrigands ?
– Oh ! non pas, fit une voix derrièremaître Jacques, et voici venir quelqu’un qui dira à monsieur que saconduite est indigne d’un homme portant une cocarde qui n’estblanche que parce qu’elle est sans tache.
Maître Jacques se retourna prompt comme lafoudre, et braquant déjà un de ses pistolets sur le nouvelarrivant ; tous les bandits avaient sauté sur leurs armes, etce fut sous une voûte de fer que Bertha – car c’était elle – fitson entrée dans le cercle qui entourait les deux prisonniers.
– La louve ! la louve ! murmurèrentquelques-uns des hommes de maître Jacques qui connaissaientMlle de Souday.
– Que venez-vous faire ici ? s’écria lechef des lapins, ignorez-vous que je ne reconnais aucunementl’autorité que monsieur votre père s’arroge sur ma troupe, et queje refuse de faire partie de sa division ?
– Taisez-vous, drôle ! dit Bertha.
Et, allant droit à Petit-Pierre et mettant ungenou en terre devant lui :
– Je vous demande pardon, lui dit-elle, pources hommes qui vous ont injurié et menacé, vous qui aviez tant dedroits à leurs respects !
– Ah ! par ma foi, dit gaiementPetit-Pierre, vous arrivez fort à propos ! Sans vous, laposition devenait mauvaise, et voilà un pauvre garçon qui vousdevra quelque chose comme la vie ; car ces messieurs neparlaient pas moins que de le pendre et de m’envoyer lui tenircompagnie.
– Oh ! mon Dieu oui, dit Michel, qu’AubinCourte-Joie, en voyant la tournure que prenait la chose, s’étaithâté de délier.
– Et ce qui m’eût paru le plus fâcheux danstout cela, dit Petit-Pierre en souriant et en montrant Michel,c’est que ce jeune homme est tout à fait digne qu’une bonneroyaliste comme vous s’intéresse à lui.
Bertha sourit à son tour, et baissa lesyeux.
– C’est donc vous qui m’acquitterez enverslui, continua Petit-Pierre ; et, de votre côté, vous ne m’envoudrez pas trop, n’est-ce pas ? si, pour dégager la promesseque je lui ai faite, je touche quelques mots de tout cela àmonsieur votre père.
Bertha se pencha, et ce mouvement, qu’elle fitpour saisir la main de Petit-Pierre et la baiser, dissimula larougeur qui couvrait ses joues.
Cependant maître Jacques, tout honteux de saméprise, s’était approché et balbutiait quelques excuses.
Malgré la répulsion profonde que lui inspiraitcet homme, Petit-Pierre comprit qu’il serait impolitique de luitémoigner autre chose que du ressentiment.
– Vos intentions sont peut-être excellentes,monsieur, lui dit-il ; mais vos façons sont déplorables et netendent pas à moins qu’à nous faire passer tous pour desdétrousseurs de grande route, comme étaient autrefois MM. lescompagnons de Jéhu. J’espère que vous vous en abstiendrezdésormais.
Puis, se détournant, et comme si ces gensn’existaient plus pour lui :
– Et maintenant, dit Petit-Pierre à Bertha,racontez-moi comment vous êtes arrivée jusqu’à nous.
– Votre cheval a senti les nôtres, répondit lajeune fille ; en passant, nous l’avons recueilli, et nous noussommes éloignés ; car nous entendions les chasseurs qui lesuivaient. En voyant le double fagot d’épines dont la pauvre bêteétait ornée, nous avons bien pensé que c’était pour vous échapperque vous vous étiez débarrassés de l’animal ; alors, nous noussommes tous dispersés, et, nous donnant rendez-vous à la Banlœuvre,nous nous sommes mis à votre recherche. Je traversais laforêt ; les lumières ont attiré mon attention, ainsi que lebruit des voix ; j’ai quitté mon cheval, de peur qu’unhennissement ne me trahît, je me suis approchée, et, dans lapréoccupation générale, personne ne m’a vue ni entendue. Vous savezle reste, Madame.
– Bien, répondit Petit-Pierre ; et, simaintenant monsieur veut bien me donner un guide, à la Banlœuvre,Bertha ! car je vous avoue que je tombe de fatigue…
– Je vous conduirai moi-même, Madame, réponditrespectueusement maître Jacques.
Petit-Pierre inclina la tête en signed’assentiment.
Maître Jacques fit bien les choses.
Dix de ses hommes marchèrent en avant pouréclairer la route, tandis que lui-même, accompagné de dix autres,escortait Petit-Pierre, monté sur le cheval de Bertha.
Deux heures après, et au moment oùPetit-Pierre, Bertha et Michel achevaient de souper, le marquis etMary arrivèrent à leur tour, et M. de Souday témoigna une grandejoie de trouver en sûreté celui qu’il appelait son jeune ami.
Nous devons avouer que, toujours homme del’ancien régime, cette joie du marquis, si vive et si réellequ’elle fût, était tempérée par les témoignages du plus profondrespect.
Dans la soirée, Petit-Pierre eut avec lemarquis de Souday, dans un coin de la salle, un long entretien queBertha et Michel suivirent tous deux avec un vif intérêt, quis’accrut encore lorsque Jean Oullier entra dans la métairie ;en ce moment, M. de Souday s’approcha des jeunes gens, et, prenantla main de Bertha, tout en s’adressant à Michel :
– M. Petit-Pierre, dit-il, vient de m’assurerque vous aspiriez à la main de Mlle Bertha, ma fille.J’eusse peut-être eu d’autres idées pour son établissement ;mais, en face de ses gracieuses insistances, je ne puis que vousrépondre, monsieur, qu’après la campagne, ma fille sera votrefemme.
La foudre tombant aux pieds de Michel ne l’eûtpas stupéfié davantage.
Pendant que le marquis mettait la main deBertha dans la sienne, il voulut se tourner vers Mary, comme pourimplorer son intervention.
Mais la voix de celle-ci murmura à son oreilleces mots terribles :
– Je ne vous aime pas !
Accablé de douleur, confondu de surprise,Michel prit machinalement la main que le marquis luiprésentait.
Le même jour où se passaient, dans la maisonde la veuve Picaut, au château de Souday, dans la forêt de Touvoiset à la métairie de la Banlœuvre, les divers événements qui ontfait le sujet de nos derniers chapitres, la porte de la maison dun°17 de la rue du Château, à Nantes, s’ouvrait, vers cinq heures dusoir, pour donner passage à deux individus dans l’un desquels oneût pu reconnaître le commissaire civil Pascal, avec lequel noslecteurs ont déjà fait connaissance au château de Souday, et qui,après en être sorti comme nous le savons, avait, pendant la nuit,regagné sans encombre son domicile politique et social.
L’autre, c’est-à-dire celui dont nous allonsmomentanément nous occuper, était un homme d’une quarantained’années, à l’œil vif, intelligent, profond, au nez recourbé, auxdents blanches, aux lèvres épaisses et sensuelles, comme les ontd’habitude les gens d’imagination ; son habit noir, sa cravateblanche, son ruban de la Légion d’honneur indiquaient, autant qu’onpeut en juger sur les apparences, un homme appartenant à lamagistrature du pays. Ce personnage était, en effet, un des avocatsles plus distingués du barreau de Paris, arrivé depuis la veille àNantes et descendu chez son confrère, le commissaire civil.
Dans le vocabulaire royaliste, il portait lenom de Marc, c’est-à-dire un des prénoms de Cicéron.
Arrivé à la porte de la rue, conduit, commenous l’avons dit, par le commissaire civil, il y trouva uncabriolet qui stationnait.
Il serra affectueusement la main de son hôteet monta dans le véhicule, tandis que le cocher, se penchant versle commissaire civil, lui demandait, comme s’il eût connu, sur cepoint, l’ignorance du voyageur :
– Où faut-il conduire monsieur ?
– Vous voyez bien ce paysan qui se tient aubout de la rue sur un cheval gris pommelé ? dit le commissairecivil.
– Parfaitement, répliqua le cocher.
– Eh bien, il s’agit tout simplement de lesuivre.
À peine ce renseignement eut-il été donné,que, comme si l’homme au cheval gris pommelé eût pu entendre lesparoles qui venaient de sortir de la bouche de l’agent légitimiste,il se mit en route, descendant le bas de la rue du Château ettournant à droite, de manière à longer la rivière qui coulait à sagauche.
En même temps, le cocher enlevait son chevald’un coup de fouet, et la machine criarde à laquelle nous avonsdonné le nom un peu ambitieux de cabriolet se mettait à danser surles pavés inégaux de la capitale du département de laLoire-Inférieure suivant tant bien que mal le guide mystérieux quilui était donné.
Au moment où le cabriolet arrivait à son tourà l’angle de la rue du Château et tournait dans la directionindiquée, le voyageur revit le cavalier, qui, sans jeter un regarden arrière, prenait le pont Rousseau, qui traverse la Loire etconduit à la route de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.
Le voyageur traversa le pont et enfila laroute.
Le paysan avait mis son cheval au trot, mais àun trot assez modéré pour que le voyageur pût le suivre.
Cependant le paysan ne retournait même pas latête et paraissait non-seulement si indifférent à ce qui se passaitderrière lui, mais encore si ignorant de la mission qu’ilremplissait comme guide, qu’il y avait des moments où le voyageurse croyait dupe d’une mystification.
Quant au cocher, n’étant pas dans laconfidence, il ne pouvait donner aucun renseignement capable decalmer l’inquiétude de maître Marc, et, comme, lorsqu’il avaitdemandé au commissaire civil : « Oùallons-nous ? » celui-ci lui avait répondu :« Suivez l’homme au cheval gris pommelé, » il suivaitl’homme au cheval gris pommelé, ne paraissant pas plus s’occuper deson guide que son guide ne s’occupait de lui.
Après deux heures de marche, et comme le jourcommençait de tomber, on arriva à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.
L’homme au cheval gris s’arrêta devantl’auberge du Cygne de la Croix, descendit de cheval, remit lecheval aux mains d’un garçon d’écurie et entra dans l’auberge.
Le voyageur arriva cinq minutes après lui, etdescendit à la même auberge que lui.
Dans la cuisine, le paysan le croisa, et, touten le croisant, sans avoir l’air de le connaître, sans que personnele vît, il lui glissa un petit papier dans la main.
Le voyageur passa dans la salle commune, videpour le moment, demanda une bouteille de vin et de la lumière.
On lui apporta ce qu’il demandait.
Il ne toucha point à la bouteille, mais dépliale billet, qui contenait ces mots :
« Je vais vous attendre sur la granderoute de Légé ; suivez-moi, mais sans chercher à me rejoindreni à me parler. Le cocher restera à l’auberge, avec lecabriolet. »
Le voyageur brûla le billet, se versa un verrede vin dans lequel il trempa ses lèvres, donna rendez-vous pour lelendemain soir au cocher, et sortit de l’auberge sans avoir éveillél’attention de l’aubergiste, ou tout au moins sans que l’aubergisteeût paru faire attention à lui.
Arrivé à l’extrémité du village, il aperçutson homme, qui se taillait une canne dans une haie d’aubépine.
La canne étant coupée, le paysan se mit enroute, tout en taillant les branches.
Maître Marc le suivit pendant une demi-lieue,à peu près.
Au bout d’une demi-lieue, – et comme la nuitétait tout à fait venue, – le paysan entra dans une maison isolée,située à la droite de la route.
Le voyageur avait forcé le pas et y entrapresque en même temps que lui.
Au moment où il arriva sur le seuil, il n’yavait qu’une femme dans la pièce donnant sur la route.
Le paysan était devant elle et semblaitattendre l’arrivée du voyageur.
Dès que celui-ci parut :
– Voilà, dit le paysan, un monsieur qu’il fautconduire.
Puis, en achevant ces mots, il sortit sansdonner le temps à celui qu’il annonçait de le remercier, ni deparole ni d’argent.
Lorsque le voyageur, qui l’avait suivi desyeux, ramena son regard étonné vers la maîtresse de la maison,celle-ci lui fit signe de s’asseoir, et, sans s’inquiéteraucunement de sa présence, sans lui adresser un seul mot, continuaà vaquer aux affaires de la maison.
Un silence de plus d’une demi-heure succéda àcette marque de stricte politesse, et le voyageur commençait às’impatienter lorsque le maître de la maison rentra, et, sansmanifester aucun signe d’étonnement ni de curiosité, salua sonhôte.
Seulement, il chercha des yeux sa femme, quilui répéta textuellement cette phrase du guide :
– Voilà un monsieur qu’il faut conduire.
Le maître de la maison jeta alors surl’étranger un de ces regards inquiets, fins et rapides quin’appartiennent qu’aux paysans vendéens ; mais, presqueaussitôt, sa physionomie reprenant le caractère qui lui étaithabituel, c’est-à-dire celui de la bonhomie et de la naïveté, ils’avança vers son hôte le chapeau à la main.
– Monsieur désire voyager dans le pays ?dit-il.
– Oui, mon ami, répondit maître Marc, jedésirerais aller plus avant.
– Monsieur a des papiers, sansdoute ?
– Certainement.
– En règle ?
– Tout ce qu’il y a de plus en règle.
– Sous son nom de guerre, ou sous sonvéritable nom ?
– Sous mon véritable nom.
– Je suis forcé, pour ne point faire erreur,de prier monsieur de me les montrer.
– C’est absolument nécessaire ?
– Oh ! oui ; car, seulement aprèsles avoir vus, je pourrai dire à monsieur s’il peut voyagertranquillement dans le pays.
Le voyageur tira son passe-port, qui portaitla date du 28 février.
– Voici, dit-il.
Le paysan prit le passe-port, y jeta les yeuxpour voir si le signalement correspondait au visage, et, rendant lepasse-port au voyageur après l’avoir replié :
– C’est très-bien, dit-il ; Monsieur peutaller partout avec ce papier-là.
– Et vous vous chargez de me faireconduire ?
– Oui, Monsieur.
– Je désirerais bien que ce fût le plus vitepossible.
– Je vais faire seller les chevaux.
Le maître de la maison sortit. Dix minutesaprès, il rentra.
– Les chevaux sont prêts, dit-il.
– Et le guide ?
– Il attend.
Le voyageur sortit et trouva à la porte ungarçon de ferme, déjà en selle et tenant un cheval de main. MaîtreMarc comprit que ce cheval était sa monture, ce garçon de ferme songuide.
Et, en effet, à peine eut-il le pied dansl’étrier, que son nouveau conducteur se mit en route non moinssilencieusement que ne l’avait fait son prédécesseur.
Il était neuf heures du soir ; il faisaitnuit close.
Après une heure et demie de marche pendantlaquelle pas une parole ne fut échangée entre le voyageur et songuide, on arriva à la porte d’un de ces bâtiments particuliers aupays et qui sont moitié métairie, moitié château.
Le guide s’arrêta, fit signe au voyageur d’enfaire autant ; puis il descendit et frappa à la porte.
Un domestique vint ouvrir.
– Voilà un monsieur qui doit parler àmonsieur, dit le garçon de ferme.
– Ce n’est pas possible, réponditcelui-ci ; monsieur est couché.
– Déjà ? demanda le voyageur.
Le domestique se rapprocha.
– Monsieur a passé la nuit dernière à unrendez-vous et une grande partie de la journée à cheval.
– N’importe ! dit le guide, il faut quece monsieur-là lui parle ; il vient de la part de M. Pascal,et va rejoindre Petit-Pierre.
– En ce cas, c’est différent, dit ledomestique ; je vais réveiller Monsieur.
– Demandez-lui, dit le voyageur, s’il peut medonner un guide sûr… Un guide me suffira.
– Je ne crois pas que monsieur fasse cela,répondit le domestique.
– Que fera-t-il, alors ?
– Il conduira Monsieur lui-même, répondit legarçon.
Et il rentra.
Au bout de cinq minutes, il reparut.
– Monsieur fait demander à monsieur s’il abesoin de prendre quelque chose, ou s’il préfère continuer sonchemin sans s’arrêter.
– J’ai dîné à Nantes, je n’ai besoin de rien.J’aimerais mieux continuer ma route.
Le domestique disparut de nouveau.
Quelques instants après, un jeune hommes’approcha.
Cette fois, ce n’était plus le domestique,c’était le maître.
– Dans toute autre circonstance, dit-il auvoyageur, j’insisterais, monsieur, pour que vous me fissiezl’honneur de vous arrêter un moment sous mon toit ; mais vousêtes sans doute la personne que Petit-Pierre attend et qui arrivede Paris ?
– Justement, Monsieur.
– Monsieur Marc, alors ?
– M. Marc.
– En ce cas, ne perdons pas une minute ;car vous êtes attendu avec impatience.
Se tournant alors vers le garçon deferme :
– Ton cheval est-il frais ? luidemanda-t-il.
– Il a fait une lieue et demie depuis lematin.
– En ce cas, je le prends ; les mienssont éreintés. Reste ici à vider une bouteille avec Louis ; jeserai de retour dans deux heures. Louis, fais les honneurs de lamaison à ce camarade-là.
Et le jeune homme se mit en selle aussilégèrement que si, comme sa monture, il n’avait fait qu’une lieueet demie dans la journée.
Puis, se tournant vers le voyageur :
– Êtes-vous prêt, monsieur ?demanda-t-il.
Sur le signe affirmatif de celui-ci, tous deuxpartirent.
Au bout d’un quart d’heure de silence, un criretentit à cent pas devant eux.
Maître Marc tressaillit et demanda quel étaitce cri.
– C’est notre éclaireur, répondit le chefvendéen. Il demande à sa manière si la route est libre. Écoutez, etvous allez entendre la réponse.
Il étendit sa main, la posa sur l’épaule duvoyageur, et, arrêtant lui-même son cheval, donna à maître Marcl’exemple d’en faire autant.
En effet, presque aussitôt un second cri sefit entendre, venant d’un point plus éloigné ; il semblaitl’écho du premier, tant il était pareil.
– Nous pouvons avancer ; la route estlibre, dit le chef vendéen en remettant son cheval au pas.
– Nous sommes donc précédés d’unéclaireur ?
– Précédés et suivis. Nous avons un homme àdeux cents pas devant nous et un homme à deux cents pas derrièrenous.
– Mais quels sont ceux qui répondent à notreéclaireur d’avant-garde ?
– Les paysans dont les chaumières bordent laroute. Faites attention lorsque vous passerez devant l’une de ceschaumières, vous verrez une petite lucarne s’ouvrir, une têted’homme se glisser par cette lucarne, demeurer immobile comme sielle était de pierre et ne disparaître que lorsque nous serons horsde vue. Si nous étions des soldats de quelque cantonnementenvironnant, l’homme qui nous aurait regardés passer sortiraitaussitôt par une porte de derrière ; puis, s’il y avait auxalentours quelque rassemblement, ce rassemblement serait prévenu entemps utile de l’approche de la colonne qui pouvait lesurprendre.
En ce moment le chef vendéens’interrompit.
– Écoutez, fit-il.
Les deux cavaliers s’arrêtèrent.
– Mais, dit le voyageur, je n’ai entendu quele cri de notre éclaireur, il me semble.
– Justement ; aucun cri ne lui arépondu.
– Ce qui veut dire ?…
– Qu’il y a des soldats aux environs.
À ces mots, il mit son cheval au trot ;le voyageur en fit autant. Presque au même moment, ils entendirentdes pas pressés : c’était l’homme placé derrière eux, qui lesrejoignait de toute la vitesse de ses jambes.
À l’embranchement de deux routes, ilstrouvèrent celui qui marchait devant eux, immobile et indécis.
Le chemin bifurquait, et, comme on n’avait, nid’un côté, ni de l’autre, répondu à son cri, il ignorait lequel desdeux sentiers il fallait prendre.
Tous deux, au reste, conduisaient à la mêmedestination, seulement, celui de gauche était un peu plus long quecelui de droite.
Après un moment de délibération entre le chefet le guide, ce dernier s’enfonça dans le sentier de droite, oùbientôt le chef vendéen et le voyageur s’enfoncèrent à leur tour,laissant à la place qu’ils quittaient leur quatrième compagnon,qui, cinq minutes après, les suivit.
Les mêmes distances continuaient d’êtreobservées entre le corps d’armée et ses avant-garde etarrière-garde.
À trois cents pas plus loin, les deuxroyalistes trouvèrent leur éclaireur arrêté.
Celui-ci leur fit, de la main, un signe quicommandait le silence.
Puis, à voix basse, il laissa tomber cesmots :
– Une patrouille !
En effet, en écoutant attentivement, onentendait, mais au loin encore, le bruit régulier des pas que faitune troupe en marche ; c’était une des colonnes mobiles dugénéral Dermoncourt qui faisait sa ronde de nuit.
On était dans un de ces chemins creux sifréquents en Vendée à cette époque, et surtout à celle de lapremière guerre, mais qui disparaissent maintenant tous les jourspour faire place à des routes vicinales ; les deux talus enétaient si rapides, qu’il était impossible de faire gravir l’un oul’autre à des chevaux ; il n’y avait donc qu’un moyen d’éviterla patrouille, c’était de tourner bride, de regagner un endroitdécouvert et de s’écarter à droite ou à gauche.
Mais, de même que les cavaliers entendaient lebruit des pas des fantassins, les fantassins pouvaient entendre lebruit des pas des chevaux, et se mettre à la poursuite deceux-ci.
Tout à coup, l’éclaireur attira l’attention duchef vendéen par un signe.
Il avait vu, grâce à un rayon de lune fugitifet déjà disparu, le reflet des baïonnettes lançant un éclair, etson doigt, levé diagonalement, indiquait à l’œil du chef vendéen etdu voyageur la direction qu’ils devaient suivre.
En effet, les soldats, – pour éviter l’eauqui, en général coule dans les chemins creux, après les pluiesabondantes, – au lieu de suivre le sentier dominé par son doubletalus, avaient gravi un de ces talus, et marchaient de l’autre côtéde la haie naturelle qui s’étendait à la gauche des voyageurs.
En suivant cette route, ils allaient passer àdix pas des deux cavaliers et des deux piétons perdus dans lesprofondeurs du chemin creux.
Si un seul des deux chevaux eût henni, lapetite troupe était prisonnière ; mais, comme s’ils eussentcompris le danger, ils restèrent aussi silencieux que leursmaîtres, et les soldats passèrent, sans se douter près de qui ilsavaient passé.
Quand le bruit des pas des soldats se futperdu dans l’éloignement, la respiration revint aux voyageurs, etils se remirent en marche.
Un quart d’heure après, on se détourna de laroute, et l’on rentra dans la forêt de Machecoul.
Là, on était plus à l’aise ; il n’étaitpoint probable que les soldats s’engageassent la nuit dans cetteforêt ou, du moins, qu’ils suivissent d’autres routes que lesgrandes artères qui la traversent ; en prenant un des sentiersconnus des gens du pays, et que fraye l’indiscipline des piétons,il n’y avait donc rien à craindre.
On descendit de cheval, on laissa les deuxmontures aux mains d’un des éclaireurs, tandis que l’autredisparaissait rapidement dans les ténèbres, rendues plus épaissesencore par les premières feuilles de mai.
Le chef vendéen et le voyageur prirent la mêmeroute que lui.
Il était évident que l’on approchait du but dela course, l’abandon que l’on faisait des chevaux en était unepreuve.
En effet, à peine maître Marc et son guideeurent-ils fait deux cents pas, qu’ils entendirent le houhoulementdu chat-huant.
Le chef vendéen rapprocha ses mains, et, enréponse à ce houhoulement prolongé et lugubre, fit entendre le criaigu de la chouette.
Le cri du chat-huant se fit entendre denouveau.
– Voilà notre homme, dit le chef vendéen.
Quelques minutes après, on entendait le bruitdes pas faisant crier l’herbe du sentier, et le guide reparaissaitaccompagné d’un étranger.
Cet étranger n’était autre que notre ami JeanOullier, seul et, par conséquent, premier piqueur du marquis deSouday, qui momentanément avait renoncé à ses chasses, tout occupéqu’il était des événements politiques qui allaient se déroulerautour de lui.
Dans les deux autres présentations de cegenre, le voyageur avait entendu ces paroles échangées entre songuide et celui auquel il s’adressait : « Voici unmonsieur qui désire parler à monsieur. » Cette fois la formulechangea, et le chef vendéen dit à Jean Oullier :
– Mon ami, voici un monsieur qui a besoin deparler à Petit-Pierre.
Ce à quoi Jean Oullier se contenta derépondre :
– Qu’il vienne avec moi.
Le voyageur tendit la main au chef vendéen,qui la lui serra cordialement ; puis il porta cette même mainà sa poche dans l’intention de partager sa bourse entre les deuxguides ; mais le chef vendéen devina cette intention, et, luiposant à son tour la main sur le bras, lui fit signe de ne pasdonner suite à une libéralité que les braves paysans prendraientpour une offense.
Maître Marc comprit, et une poignée de mainl’acquitta envers les paysans, comme elle l’avait acquitté enversle chef.
Après quoi, Jean Oullier reprit le chemin parlequel il était venu en disant ces deux mots, qui avaient labrièveté d’un ordre et l’accent d’une invitation :
– Suivez-moi.
La séparation fut aussi courte quel’invitation avait été laconique. Le voyageur commençait às’habituer à ces formes mystérieuses et brèves, insolites pour lui,et qui révélaient, sinon la conspiration flagrante, du moinsl’insurrection prochaine.
Ombragés qu’ils étaient par leurs grandschapeaux, à peine avait-il vu le visage du chef vendéen et des deuxguides.
À peine, dans l’épaisseur du bois, voyait-ilse mouvoir la forme de Jean Oullier.
Cependant, peu à peu, cette forme qui marchaitdevant lui ralentit le pas de manière à se trouver à ses côtés.
Le voyageur sentit vaguement que son guideavait quelque chose à lui dire, et il prêta l’oreille.
En effet, il entendit ces mots passer comme unmurmure :
– Nous sommes espionnés ; un homme noussuit dans le bois.
Ne vous inquiétez pas de me voir disparaître.Attendez-moi à l’endroit où j’aurai disparu.
Le voyageur répondit par un simple signe detête, qui voulait dire : « C’est bien ;allez ! »
On fit cinquante pas encore.
Tout à coup, Jean Oullier s’élança dans lebois.
On entendit, à vingt ou trente pas dansl’épaisseur de la forêt, le bruit que ferait un chevreuil, selevant d’effroi.
Ce bruit s’éloigna aussi rapidement que sic’eût été, en effet, un chevreuil qui l’eût causé.
Dans la même direction, on entendit s’éloignerles pas de Jean Oullier.
Puis le bruit s’éteignit.
Le voyageur s’appuya contre un chêne etattendit.
Au bout de vingt minutes d’attente, une voixdit près de lui :
– Allons !
Il tressaillit ; cette voix était cellede Jean Oullier ; seulement, le vieux garde-chasse étaitrevenu si doucement, qu’aucun bruit n’avait révélé son retour.
– Eh bien ? demanda le voyageur.
– Buisson creux ! fit Jean Oullier.
– Personne ?
– Quelqu’un… mais c’est un drôle qui connaîtle bois aussi bien que moi.
– De sorte que vous n’avez pas pu lerejoindre ?
Oullier secoua négativement la tête comme s’illui eût coûté de dire de la voix qu’un homme lui avait échappé.
– Et vous ne savez pas qui ? continua levoyageur.
– Je m’en doute, répondit Jean Oullier enétendant le bras dans la direction du midi ; mais, en toutcas, c’est un malin.
Puis, comme on était arrivé à la lisière de laforêt :
– Nous y sommes, dit-il.
Et, en effet, maître Marc vit se dresserdevant lui la métairie de la Banlœuvre.
Jean Oullier regarda avec attention les deuxcôtés de la route.
Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, laroute était libre.
Il traversa la route seul, puis, avec unpasse-partout, ouvrit la porte.
La porte ouverte :
– Venez ! dit-il.
Maître Marc traversa rapidement à son tour legrand chemin et disparut sous le porche béant.
La porte se referma derrière les deuxhommes.
Une forme blanche apparut sur le perron.
– Qui va là ? demanda une voix de femme,mais une voix forte et impérative.
– Moi, mademoiselle Bertha, répondit JeanOullier.
– Vous n’êtes pas seul, mon ami ?
– Je suis avec le monsieur de Paris quidemande à parler à Petit-Pierre.
Bertha descendit et alla au-devant duvoyageur.
– Venez, monsieur, dit-elle.
Et la jeune fille conduisit maître Marc dansun salon assez pauvrement meublé, mais dont le parquet étaitparfaitement ciré, dont les rideaux étaient irréprochablementblancs.
Un grand jeu était allumé, et, près du feu,une table dressée supportait un souper tout servi.
– Asseyez-vous, monsieur, dit la jeune filleavec une grâce parfaite, et qui, cependant, n’était pas dénuée d’uncôté viril qui lui donnait une grande originalité ; vous devezavoir faim et soif ; buvez et mangez. Petit-Pierre dort ;mais il a donné l’ordre de l’éveiller si quelqu’un venait de Paris.Vous venez de Paris ?
– Oui, mademoiselle.
– Dans dix minutes, je suis à vous.
Et Bertha disparut comme une vision.
Le voyageur resta quelques secondes immobiled’étonnement.
C’était un observateur, et jamais il n’avaitvu plus de grâce et plus de charme joints à une pareille décisionde volonté.
On eût dit le jeune Achille déguisé en femmeet n’ayant pas encore vu briller le glaive d’Ulysse.
Aussi, tout absorbé, soit dans cette pensée,soit dans celles qui s’y rattachaient, le voyageur ne songea-t-ilni à boire ni à manger.
Un instant après, la jeune fille rentra.
– Petit-Pierre est prêt à vous recevoir,monsieur, dit-elle.
Le voyageur se leva ; Bertha marchadevant lui. Elle tenait à la main un court flambeau, qu’elle levaitpour éclairer l’escalier, et qui éclairait en même temps sonvisage.
Le voyageur regardait avec admiration cesbeaux cheveux et ces beaux yeux noirs ; ce teint mat, portantle hâle juvénile de la santé, et cette allure ferme et dégagée quisemblait révéler la déesse.
Il murmura avec un sourire, en se rappelantson Virgile, cet homme qui lui-même est un sourire del’antiquité :
– Incessu patuit dea !
La jeune fille frappa à la porte d’unechambre.
– Entrez, répondit une voix de femme.
La porte s’ouvrit ; la jeune filles’inclina légèrement pour laisser passer le voyageur. Il étaitfacile de voir que l’humilité n’était point sa principalevertu.
Le voyageur passa, la porte se refermaderrière lui ; la jeune fille resta dehors.
Le voyageur fut conduit, par un mauvaisescalier qui semblait collé contre la muraille, jusqu’au premierétage de la maison ; son conducteur ouvrit une porte etaperçut une grande chambre de construction récente dont les paroissuaient l’humidité et dont les boiseries montraient leur bois blancà travers le mince badigeon qui les couvrait.
Dans cette chambre, couchée sur un lit desapin grossièrement équarri, il aperçut une femme, et dans cettefemme il reconnut madame la duchesse de Berry.
L’attention de maître Marc se concentra toutentière sur elle.
Les draps de sa misérable couchette étaient debatiste très fine ; ce luxe de linge blanc et soyeux était laseule chose qui rappelât son rang dans le monde.
Un châle à carreaux rouges et verts servait decouverture.
Une mauvaise cheminée en plâtre, garnie d’unelégère boiserie, chauffait l’appartement, qui n’avait pour tousmeubles qu’une table couverte de papiers sur lesquels était poséeune paire de pistolets.
Deux chaises où étaient jetés un costumecomplet de jeune paysan et une perruque brune, se trouvaientplacées l’une près de la table, – c’était celle où était laperruque – l’autre au pied du lit, – c’était celle où étaient lesvêtements.
La princesse portait sur sa tête une de cescoiffes de laine comme en portent les femmes du pays et dont lesboucles retombaient sur ses épaules.
À la lueur des deux bougies posées sur unetable de nuit de bois de rose fortement éraillée, débris évident dequelque mobilier de château, la duchesse dépouillait sacorrespondance.
Un assez grand nombre de lettres placées surcette même table de nuit, et maintenues en guise de serre-papierpar une seconde paire de pistolets, n’était pas encoredécacheté.
Madame paraissait attendre avec impatiencel’arrivée du voyageur ; car, en l’apercevant, elle sortit àmoitié du lit pour tendre vers lui ses deux mains.
Celui-ci les prit, les baisa respectueusement,et la duchesse sentit une larme qui tombait des yeux du fidèlepartisan sur celle des deux mains qu’il avait gardée dans lessiennes.
– Une larme, monsieur ! dit laduchesse ; m’apportez-vous de mauvaises nouvelles ?
– Cette larme sort de mon cœur, madame,répondit maître Marc ; elle n’exprime que mon dévouement et leprofond regret que j’éprouve de vous voir ainsi isolée et perdue,au fond d’une métairie de la Vendée, vous que j’ai vue…
Il s’arrêta ; les larmes l’empêchaient deparler.
La duchesse reprit sa phrase où il l’avaitlaissée et continua :
– Oui, aux Tuileries, n’est-ce pas, sur lesmarches d’un trône ? Eh bien, cher monsieur, j’y étais, à coupsûr, plus mal gardée et moins bien servie qu’ici ; car, ici,je suis servie et gardée par la fidélité qui se dévoue, tandis quelà-bas, je l’étais par l’intérêt qui calcule… Mais arrivons au but,que je ne vous vois pas éloigner sans inquiétude, je l’avoue. Desnouvelles de Paris, vite ! M’apportez-vous de bonnesnouvelles ?
– Croyez, Madame, répondit maître Marc, croyezà mon profond regret, moi, homme d’enthousiasme, d’avoir été forcéde me faire le messager de la prudence.
– Ah ! ah ! fit la duchesse, pendantque mes amis de Vendée se font tuer, mes amis de Paris sontprudents, à ce qu’il paraît. Vous voyez bien que j’avais raison devous dire que j’étais ici mieux gardée et surtout mieux serviequ’aux Tuileries.
– Mieux gardée peut-être, oui, Madame ;mais mieux servie, non ! Il y a des moments où la prudence estle génie du succès.
– Mais, monsieur, reprit la duchesseimpatiente, je suis aussi bien renseignée sur Paris que vous, et jesais qu’une révolution y est instante.
– Madame, répondit l’avocat de sa voix fermeet sonore, nous vivons depuis un an et demi dans les émeutes, etaucune de ces émeutes n’a pu monter encore à la hauteur d’unerévolution.
– Louis-Philippe est impopulaire.
– Je vous l’accorde ; mais cela ne veutpas dire qu’Henri V soit populaire, lui.
– Henri V ! Henri V ! mon fils nes’appelle pas Henri V, monsieur, dit la duchesse ; ils’appelle Henri IV second.
– Sous ce rapport, madame, repartit l’avocat,il est bien jeune encore, permettez-moi de vous le dire, pour quenous sachions son vrai nom ; puis, plus on est dévoué à unchef, plus on lui doit la vérité.
– Oh ! oui, la vérité ! je lademande, je la veux ; mais la vérité !
– Eh bien, madame, la vérité, la voici. Parmalheur, les souvenirs des peuples se perdent dans un horizonétroit ; pour le peuple français, c’est-à-dire pour cetteforce matérielle et brutale qui fait les émeutes, et quelquefoismême, quand l’haleine d’en haut souffle sur elle, les révolutions,il y a deux grands souvenirs dont le premier remonte àquarante-trois ans et le second à dix-sept : le premier, c’estla prise de la Bastille, c’est-à-dire la victoire du peuple sur laroyauté, victoire qui a donné le drapeau tricolore à lanation ; le second, c’est la double restauration de 1814 et de1815, victoire de la royauté sur le peuple, victoire qui a imposéle drapeau blanc au pays. Or, madame, dans les grands mouvements,tout est symbole ; le drapeau tricolore, c’est laliberté ; il porte écrit sur sa flamme : Par cesigne, tu vaincras ! le drapeau blanc, c’est la bannièredu despotisme ; il porte sur sa double face : Par cesigne, tu as été vaincu !
– Monsieur !
– Ah ! vous voulez la vérité,madame ; alors laissez-moi donc vous la dire.
– Soit ; mais, quand vous aurez dit, vousme permettrez de vous répondre.
– Oui, madame, et je serai bien heureux sicette réponse peut me convaincre.
– Continuez.
– Vous avez quitté Paris, le 28 juillet,madame ; vous n’avez donc pas vu avec quelle rage le peuple amis en pièces le drapeau blanc et foulé aux pieds les fleurs delis…
– Le drapeau de Denain et deTaillebourg ! les fleurs de lis de saint Louis et de LouisXIV !
– Par malheur, Madame, le peuple ne sesouvient, lui, que de Waterloo ; le peuple ne connaît queLouis XVI : une défaite et une exécution… Eh bien, savez-vous,madame, la grande difficulté que je prévois pour votre fils,c’est-à-dire pour le dernier descendant de saint Louis et de LouisXIV ? C’est justement le drapeau de Taillebourg et de Denain.Si Sa Majesté Henri V ou Henri IV second, comme vous l’appelez siintelligemment, rentre dans Paris avec le drapeau blanc, il nepassera pas le faubourg Saint-Antoine : avant d’arriver à laBastille, il est mort.
– Et… s’il rentre avec le drapeautricolore ?
– C’est bien pis, madame ! avantd’arriver aux Tuileries, il est déshonoré.
La duchesse fit un soubresaut ; pourtantelle resta muette.
– C’est peut-être la vérité, dit-elle aprèsune minute de silence ; mais elle est dure !
– Je vous l’ai promise tout entière, et jetiens ma promesse.
– Mais, si telle est votre conviction,monsieur, demanda la duchesse, comment restez-vous attaché à unparti qui n’a aucune chance de succès ?
– Parce que j’ai fait serment des lèvres et ducœur à ce drapeau blanc, sans lequel et avec lequel votre fils nepeut revenir, et que j’aime mieux être tué que déshonoré.
La duchesse redevint muette un instantencore.
– Ce ne sont point là les renseignements quej’avais reçus et qui m’ont déterminée à revenir en France,dit-elle.
– Non, sans doute, madame ; mais il fautsonger à une chose : c’est que, si la vérité arrivequelquefois jusqu’aux princes régnants, elle n’arrive jamaisjusqu’aux princes détrônés.
– Permettez-moi de vous dire qu’en votrequalité d’avocat, monsieur, vous pouvez être soupçonné de cultiverle paradoxe.
– Le paradoxe, en effet, Madame, est une desfaces de l’éloquence ; seulement, ici, avec Votre Altesseroyale, il s’agit, non pas d’être éloquent, mais d’être vrai.
– Pardon… vous disiez tout à l’heure que lavérité n’arrivait jamais aux princes détrônés : ou vous voustrompiez tout à l’heure, ou vous me trompez maintenant.
L’avocat se mordit les lèvres ; il étaitpris par son propre dilemme.
– Ai-je dit jamais, Madame ?
– Vous avez dit jamais.
– Alors supposons qu’il y a une exception, etque, cette exception, Dieu a permis que j’en sois lereprésentant.
– Je le suppose, et je vous demande :pourquoi la vérité n’arrive-t-elle jamais aux princesdétrônés ?
– Parce que les princes sur le trône peuvent,à la rigueur, être entourés d’ambitions satisfaites, mais que lesprinces détrônés le sont nécessairement d’ambitions à satisfaire.Sans doute, madame, il y a autour de vous quelques cœurs généreuxqui se dévouent avec une complète abnégation ; mais il y aaussi pas mal de personnes qui voient, dans votre retour en France,une voie frayée à votre suite, et par laquelle elles monteront à laréputation, à la fortune, aux honneurs ; il y a aussi lesmécontents qui ont perdu leur position et qui veulent tout à lafois la reconquérir et se venger de ceux qui la leur ont prise. Ehbien, tous ces gens-là voient mal les faits, apprécient mal lasituation ; leur désir se traduit en espérances, leursespérances en certitude ; ceux-là rêvent sans cesse unerévolution qui viendra peut-être, mais qui, à coup sûr, ne viendrapas à l’heure où ils l’attendent. Ils se trompent et voustrompent ; ils commencent par se mentir à eux-mêmes et ensuitevous mentent, à vous ; ils vous attirent dans un danger où ilssont prêts à se jeter ; de là l’erreur ! erreur fatale,qu’ils vous ont fait partager, madame, et qu’il faut que vousreconnaissiez être une erreur, en face de la vérité incontestableque je dévoile brutalement, peut-être, mais fidèlement à vosregards.
– En somme, dit la duchesse d’autant plusimpatiente que ces paroles confirmaient celles qu’elle avait déjàentendues au château de Souday, qu’apportez-vous dans les plis devotre toge, maître Cicéron ? est-ce la paix ? est-ce laguerre ?
– Comme il est entendu que nous restons dansles traditions de la royauté constitutionnelle, je répondrai à SonAltesse royale qu’en sa qualité de régente, c’est à elle qu’ilappartient d’en décider.
– Oui, n’est-ce pas ? quitte à mesChambres à me refuser des subsides, si je ne décide pas comme illeur convient. Oh ! maître Marc, je connais toutes lesfictions de votre régime constitutionnel, dont le principalinconvénient, à mon avis, est de faire surtout les affaires, nonpas de ceux qui parlent le mieux, mais de ceux qui parlent le plus.Enfin, vous avez dû recueillir les opinions de mes fidèles et fauxconseillers sur l’opportunité de la prise d’armes. Quelleest-elle ? qu’en pensez-vous vous-même ? Nous avonsbeaucoup parlé de la vérité ; c’est parfois un spectreterrible. N’importe ! quoique femme, je n’hésite pas àl’évoquer.
– C’est parce que je suis bien convaincu qu’ily a l’étoffe de vingt rois dans la tête et dans le cœur de Madameque je n’ai point hésité non plus à me charger d’une mission que jeregarde comme douloureuse.
– Ah ! nous y voilà enfin !… Allons,moins de diplomatie, maître Marc ; parlez haut et ferme, commeil convient que l’on parle à ce que je suis ici, c’est-à-dire à unsoldat.
Puis s’apercevant que le voyageur, après avoirarraché sa cravate, cherchait à la découdre pour en tirer unpapier :
– Donnez, donnez, dit-elle avecimpatience ; j’aurai plus tôt fait que vous.
C’était une lettre écrite en chiffres.
La duchesse y jeta les yeux ; puis, larendant à maître Marc :
– Je perdrais du temps à l’épeler,dit-elle ; lisez-la-moi : cela doit vous êtrefacile ; car vous savez sans doute ce qu’elle contient.
Maître Marc prit le papier des mains de laduchesse, et, en effet, lut sans hésitation ce qui suit :
« Les personnes en qui l’on a reporté unehonorable confiance ne peuvent s’empêcher de témoigner leur douleurdes conseils en vertu desquels on est arrivé à la criseprésente ; ces conseils ont été donnés, sans doute, par deshommes pleins de zèle, mais qui ne connaissent ni l’état actuel deschoses, ni la disposition des esprits. »
» On se trompe quand on croit à lapossibilité d’un mouvement dans Paris : on ne trouverait pasdouze cents hommes non mêlés d’agents de police qui, pour quelquesécus, fissent du bruit dans la rue et se risquassent à combattre lagarde nationale et une garnison fidèle.
» On se trompe sur la Vendée, comme ons’est trompé sur le Midi : cette terre de dévouement et desacrifices est désolée par une nombreuse armée aidée de lapopulation des villes, presque toute anti-légitimiste ; unelevée de paysans n’aboutirait désormais qu’à faire saccager lescampagnes et à consolider le gouvernement par un triomphefacile.
» On pense que, si la mère d’Henri Vétait en France, elle devrait se hâter d’en sortir après avoirordonné à tous les chefs de se tenir tranquilles. Ainsi, au lieud’être venue organiser la guerre civile, elle serait venue demanderla paix ; elle aurait eu la double gloire d’accomplir uneaction de grand courage et d’arrêter l’effusion du sangfrançais.
» Les sages amis de la légitimité, quel’on n’a jamais prévenus de ce que l’on voulait faire, qui n’ontjamais été consultés sur les partis hasardeux que l’on voulaitprendre, et qui n’ont connu les faits que lorsqu’ils étaientaccomplis, renvoient la responsabilité de ces faits à ceux qui enont été les conseillers et les auteurs : ils ne peuvent nimériter l’honneur ni encourir le blâme dans les chances de l’une oude l’autre fortune. »
Pendant cette lecture, Madame avait été enproie à une vive agitation ; sa figure, habituellement pâle,s’était couverte de rougeur ; sa main tremblante passait etrepassait dans ses cheveux et repoussait en arrière le bonnet delaine qu’elle portait sur sa tête. Elle n’avait pas prononcé unmot, elle n’avait point interrompu le lecteur ; mais il étaitévident que son calme précédait une tempête. Pour la détourner,maître Marc se hâta de dire en lui rendant la lettre, qu’il avaitrepliée :
– Ce n’est point moi, Madame, qui ai écritcette lettre.
– Non, répondit la duchesse incapable de secontenir plus longtemps ; mais celui qui l’a apportée étaitbien capable de l’écrire.
Le voyageur comprit qu’avec cette nature viveet impressionnable, il ne gagnerait rien en courbant la tête ;il se redressa donc de toute sa hauteur.
– Oui, dit-il ; et il rougit d’un momentde faiblesse, et il déclare à Votre Altesse royale que, s’iln’approuve pas certaines expressions de cette lettre, il partage aumoins le sentiment qui l’a dictée.
– Le sentiment ! répéta laduchesse ; appelez ce sentiment-là de l’égoïsme, appelez-le dela prudence qui ressemble fort à de la…
– Lâcheté, n’est-ce pas, Madame ? Et, eneffet, il est bien lâche, le cœur qui a tout quitté pour venirpartager une situation qu’il n’avait pas conseillée ! Il estvraiment égoïste, celui qui est venu vous dire : « Vousvoulez la vérité, Madame, la voici ! mais, s’il plaît à VotreAltesse royale de marcher à une mort inutile autant que certaine,elle va m’y voir marcher à ses côtés ! »
La duchesse resta quelques instantssilencieuse ; puis elle reprit avec plus de douceur :
– J’apprécie votre dévouement, monsieur ;mais vous connaissez mal l’état de la Vendée ; vous n’en êtesinformé que par ceux qui sont opposés au mouvement.
– Soit ; supposons ce qui n’est pas,supposons que la Vendée va se lever comme un seul homme ;supposons qu’elle va vous entourer de ses bataillons, supposonsqu’elle ne vous marchandera ni le sang, ni les sacrifices : laVendée n’est pas la France !
– Après m’avoir dit que le peuple de Parishait les fleurs de lis et méprise le drapeau blanc, voulez-vous enarriver à me dire que toute la France partage les sentiments dupeuple de Paris ?
– Hélas ! Madame, la France est logique,et c’est nous qui poursuivons une chimère en rêvant une allianceentre le droit divin et la souveraineté populaire, deux mots quihurlent en se sentant accouplés. Le droit divin semble fatalementconduire à l’absolutisme, et la France ne veut plus del’absolutisme.
– L’absolutisme ! l’absolutisme ! ungrand mot pour effrayer les petits enfants.
– Non, ce n’est point un grand mot ;c’est tout simplement un mot terrible. Peut-être sommes-nous plusprès de la chose que nous ne le pensons ; cependant j’airegret de vous l’avouer, madame, je ne crois point que ce soit àvotre royal fils que Dieu réserve le dangereux honneur de muselerle lion populaire.
– Et pourquoi, monsieur ?
– Parce que c’est de lui surtout qu’il sedéfie, parce que, d’aussi loin qu’il le verra venir, le lionsecouera sa crinière, aiguisera ses griffes et ses dents, et ne lelaissera approcher que pour bondir à lui. Oh ! l’on n’est pasimpunément le petit-fils de Louis XIV, madame.
– Alors, d’après vous, tout serait dit pour ladynastie bourbonienne ?
– À Dieu ne plaise qu’une semblable idée mevienne jamais, madame ! Seulement, je crois qu’on ne fait pasrebrousser chemin aux révolutions ; je crois que, lorsqu’unefois on les a laissées naître, il ne faut pas les arrêter dansleurs développements ; c’est tenter l’impossible, c’estvouloir faire remonter le torrent à sa source. Ou celle-ci seraféconde, et, dans ce cas, madame, je connais assez le patriotismede vos sentiments pour croire que vous lui pardonnerez ; ouelle sera stérile, et alors les fautes de ceux qui se sont emparésdu pouvoir serviront votre fils mieux que ne le feraient tous sesefforts.
– Mais alors, monsieur, cela peut durer ainsijusqu’à la consommation des siècles !
– Madame, Sa Majesté Henri V est un principe,et les principes partagent avec Dieu le privilège d’avoirl’éternité dans leur domaine.
– Ainsi, à votre avis, je dois renoncer àtoutes mes espérances, abandonner mes amis compromis, et, danstrois jours, quand ils prendront les armes, les laisser me chercherinutilement dans leurs rangs et leur faire dire par unétranger : « Marie-Caroline, pour laquelle vous étiezprêts à combattre, pour laquelle vous étiez prêts à mourir, adésespéré de sa fortune et a reculé devant la destinée ;Marie-Caroline a eu peur… » Oh ! non, jamais, jamais,monsieur !
– Vos amis n’auront pas ce reproche à vousfaire, madame ; car, dans trois jours, vos amis ne seréuniront pas.
– Mais vous ignorez donc que la prise d’armesest fixée au 24 ?
– Vos amis, madame, ont dû recevoircontre-ordre.
– Quand cela ?
– Aujourd’hui.
– Aujourd’hui ? s’écria la duchesse enfronçant le sourcil, et en se dressant sur ses deux poings. Et d’oùleur est venu cet ordre ?
– De Nantes.
– Qui le leur a donné ?
– Celui à qui vous-même leur avez commandéd’obéir.
– Le maréchal ?
– Le maréchal n’a fait que suivre lesinstructions du comité parisien.
– Mais alors, s’écria la duchesse, je ne suisdonc plus rien, moi ?
– Vous, madame, au contraire, s’écria lemessager en se laissant tomber sur un genou et en joignant lesmains, vous êtes tout, et c’est pour cela que nous voussauvegardons ; c’est pour cela que nous ne voulons pas voususer dans un mouvement inutile ; c’est pour cela que noustremblons de vous dépopulariser par une défaite !
– Monsieur, monsieur, dit la duchesse, siMarie-Thérèse avait eu des conseillers aussi timides que les miens,elle n’eût pas reconquis le trône à son fils.
– C’est au contraire, pour l’assurer plus tardau vôtre, madame, que nous vous disons : « Quittez laFrance et laissez-nous faire de vous l’ange de la paix, au lieu dudémon de la guerre ! »
– Oh ! oh ! dit la duchesse enappuyant, non pas ses mains, mais ses poings sur ses yeux, quellehonte ! quelle lâcheté !
Maître Marc continua comme s’il n’eût pasentendu, ou plutôt comme si la résolution qu’il était chargé defaire connaître à Madame était si bien arrêtée, que rien ne pouvaitla changer :
– Toutes les précautions sont prises pour queMadame puisse quitter la France sans être inquiétée : unnavire croise dans la baie de Bourgneuf ; en trois heures,Votre Altesse peut l’avoir joint.
– Ô noble terre de la Vendée ! s’écria laduchesse, qui m’aurait dit cela, que tu me repousserais, que tu mechasserais quand je venais au nom de ton Dieu et de ton roi !Ah ! je croyais qu’il n’y avait que ce Paris sans foi qui fûtinfidèle et ingrat ; mais toi, toi à qui je venais redemanderun trône, toi me refuser une tombe ? Oh ! non, non, jen’eusse jamais cru cela !
– Vous partirez, n’est-ce pas, madame ?dit le messager toujours à genoux et les mains jointes.
– Oui, je partirai, dit la duchesse ;oui, je quitterai la France ; mais prenez garde, je n’yreviendrai pas ; car je ne veux pas y revenir avec lesétrangers. Ils n’attendent qu’un moment pour se coaliser contrePhilippe, vous le savez bien, et, ce moment arrivé, ils viendrontme demander mon fils, non pas qu’ils s’inquiètent plus de luivéritablement qu’ils ne s’inquiétaient de Louis XVI en 1792 et deLouis XVIII en 1813, mais ce sera un moyen pour eux d’avoir unparti à Paris. Eh bien, alors, non, ils n’auront pas monfils ; non, ils ne l’auront pour rien au monde ! jel’emporterai plutôt dans les montagnes de la Calabre. Voyez-vous,monsieur, s’il faut qu’il achète le trône de France par la cessiond’une province, d’une ville, d’une forteresse, d’une maison, d’unechaumière comme celle dans laquelle je suis, je vous donne maparole de régente et de mère qu’il ne sera jamais roi ! etmaintenant, je n’ai plus rien à vous dire. Allez, monsieur, etreportez mes paroles à ceux qui vous ont envoyé.
Maître Marc se releva et s’inclina devant laduchesse, attendant qu’au moment de son départ, elle lui tendît unedes deux mains qu’elle lui avait tendues à son arrivée ; maiselle resta menaçante, les poings fermés, les sourcils froncés.
– Dieu garde Votre Altesse ! dit lemessager ne jugeant pas à propos d’attendre plus longtemps, etpensant avec raison que, tant qu’il serait là, pas un muscle decette généreuse organisation ne fléchirait.
Il ne se trompait pas ; mais à peine laporte se fut-elle refermée derrière lui, que Madame, brisée par celong effort, retomba sur son lit en éclatant en sanglots et enmurmurant :
– Oh ! Bonneville ! mon pauvreBonneville !
Immédiatement après la conversation que nousvenons de rapporter, le voyageur quitta la métairie de laBanlœuvre ; il tenait à être de retour à Nantes avant lemilieu de la journée.
Quelques minutes après son départ, et bien quele jour parût à peine, Petit-Pierre, sous ses habits de paysan,descendit de sa chambre et entra dans la salle basse de laferme.
C’était une vaste pièce dont les mursgrisâtres étaient en maints endroits veufs du plâtre qui les avaitprimitivement recouverts, et dont les solives étaient noircies parla fumée ; elle était meublée d’une grande armoire de chênepoli, dont la serrurerie étincelait dans l’ombre, au milieu desmasses brunes et ternes : le reste de l’ameublement secomposait de deux lits parallèles, entourés de rideaux d’une sergeverdâtre, de deux cruches grossières et d’une horloge enfermée dansune haute caisse de bois sculpté, et dont le mouvement rappelaitseul la vie au milieu du silence de la nuit.
La cheminée était haute et large ; sonmanteau était entouré d’une bande d’étoffe semblable à l’étoffe desrideaux ; seulement, du vert roux, cette bande avait passé aunoir brun.
Cette cheminée avait ses ornements habituels,comme les poutres du plafond avaient les leurs : ces ornementsétaient une figurine de cire protégée par un globe et représentantl’Enfant Jésus, deux pots de porcelaine contenant des fleursartificielles, recouvertes d’une gaze pour les préserver du contactdes mouches, un fusil à deux coups, et un rameau de buis bénit.
Cette salle n’était séparée de l’étable quepar une cloison de planches, et c’est à travers cette cloison,percée de trappes, que les vaches du métayer passaient la tête pourmanger leur provende, que l’on déposait sur l’aire de la pièce.
Lorsque Petit-Pierre ouvrit la porte, unhomme, qui se chauffait sous le manteau de la cheminée, se leva ets’éloigna respectueusement, pour céder au nouvel arrivant sa placeen face du foyer.
Mais Petit-Pierre lui fit signe de la main dereprendre sa chaise, tout en la repoussant dans le coin.
Petit-Pierre prit une escabelle et s’assit àl’autre coin, vis-à-vis de cet homme, qui n’était autre que JeanOullier.
Puis il posa sa tête sur sa main, appuya soncoude sur son genou, et resta abîmé dans ses réflexions, tandis queson pied, qu’il agitait par un mouvement fébrile, et quicommuniquait ce tremblement à tout le corps, témoignait quePetit-Pierre était sous le coup d’une vive contrariété.
Jean Oullier, qui, lui aussi, avait, de soncôté, ses préoccupations et ses soucis, demeurait morne etsilencieux ; sa pipe, qu’il avait ôtée de sa bouche lorsquePetit-Pierre était entré dans la chambre, roulait machinalemententre ses doigts, et il ne sortait de ses méditations que pourpousser des soupirs qui ressemblaient à des menaces, ou pourrapprocher les morceaux de bois qui brûlaient dans l’âtre.
Ce fut Petit-Pierre qui le premier prit laparole.
– Ne fumiez-vous pas lorsque je suis entré,mon brave homme ? demanda-t-il.
– Oui, répondit laconiquement celui-ci avecune nuance de respect très-remarquable dans la voix.
– Pourquoi ne continuez-vous pas ?
– Je crains de vous incommoder.
– Bah ! ne sommes-nous pas au bivac ou àpeu près, mon brave ? Or, je tiens d’autant plus à ce que vousayez vos aises, que c’est malheureusement notre dernier bivac.
Quelque énigmatiques que fussent pour lui cesparoles, Jean Oullier ne se permit pas d’interroger Petit-Pierre.Avec ce tact merveilleux qui caractérise le paysan vendéen, sanslaisser apercevoir qu’il sût à quoi s’en tenir sur la qualitéréelle de Petit-Pierre, il ne profita point de la permissiondonnée, et se garda de toute question qui lui eût paruirrévérencieuse.
Malgré les préoccupations dont il étaitlui-même agité, Petit-Pierre remarqua les nuages qui chargeaient lefront du paysan.
Il rompit à nouveau le silence.
– Mais qu’avez-vous donc, mon cher JeanOullier, demanda-t-il, et pourquoi cet air morne lorsque j’auraiscru, au contraire, vous trouver tout joyeux ?
– Et pourquoi serais-je joyeux ? demandale vieux garde.
– Mais parce qu’un bon et fidèle serviteurcomme vous prend toujours part au bonheur de ses maîtres, et quenotre amazone a l’air assez satisfait, depuis vingt-quatre heures,pour que cette joie se reflète un peu sur votre visage.
– Dieu veuille qu’elle dure longtemps, cettejoie ! répondit Jean Oullier avec un sourire de doute et enlevant les yeux au ciel.
– Comment donc, mon cher Jean !auriez-vous quelque prévention contre les mariagesd’inclination ? Moi, je les aime à la folie ; ce sont lesseuls dans toute ma vie dont j’aie voulu me mêler.
– Je n’ai point de prévention contre lemariage, répondit Jean Oullier ; seulement, j’en ai contre lemari.
– Et pourquoi cela ?
Jean Oullier se tut.
– Parlez, fit Petit-Pierre.
Le Vendéen secoua la tête.
– Je vous en prie, mon cher Jean ; j’aimeassez vos deux filles – car je sais qu’à vous surtout, elles sontvos filles – pour que vous ne me lassiez pas de secrets. Quoique jene sois pas notre saint-père le pape, vous n’ignorez pas que j’aipouvoir de lier et de délier.
– Je sais que vous pouvez beaucoup, réponditJean Oullier.
– Eh bien, alors, dites-moi pourquoi vousn’approuvez pas ce mariage ?
– Parce qu’il y a une flétrissure sur le nomque doit porter la femme qui épousera M. Michel de la Logerie, etce n’est pas la peine de quitter un des plus vieux noms du payspour prendre celui-là.
– Hélas ! mon brave Jean, repritPetit-Pierre avec un triste sourire, vous ignorez sans doute quenous ne sommes plus au temps où les enfants étaient solidaires desvertus ou des fautes de leurs ancêtres.
– Oui, j’ignorais cela, dit Jean Oullier.
– C’est, continua Petit-Pierre, une assezforte tâche, à ce qu’il paraît, pour les gens de nos jours, qued’avoir à répondre d’eux-mêmes ; aussi voyez combien ysuccombent ! combien manquent dans nos rangs, auxquels le nomqu’ils portent y assignait une place ! Soyons doncreconnaissants pour ceux qui, malgré l’exemple de leur père, malgréla situation de leur famille, malgré les tentations de l’ambition,viennent continuer au milieu de nous les traditions chevaleresquesdu dévouement et de la fidélité au malheur.
Jean Oullier releva la tête, et, avec uneexpression de haine qu’il ne chercha même pas àdissimuler :
– Mais vous ignorez peut-être…, dit-il.
Petit-Pierre l’interrompit.
– Je n’ignore rien, dit-il. Je sais ce quevous reprochez à la Logerie père ; mais je sais aussi ce queje dois à son fils, blessé pour moi, et encore tout sanglant decette blessure. Quant au crime de son père, – si son père avéritablement commis un crime, ce qu’à Dieu seul il appartient dedécider, – ce crime, ne l’a-t-il pas expié par une mortviolente ?
– Oui, répondit Jean Oullier en baissant,malgré lui, la tête, c’est vrai.
– Oseriez-vous pénétrer le jugement de laProvidence ? oseriez-vous prétendre que celui devant lequel, àson tour, il a comparu, pâle et ensanglanté d’une mort violente etinattendue, n’a pas étendu sa miséricorde sur sa tête ? Etpourquoi, lorsque Dieu peut-être a été satisfait, pourquoi vousmontreriez-vous plus rigoureux et plus implacable queDieu ?
Jean Oullier écoutait sans répondre.
C’est que chacune des paroles de Petit-Pierrefaisait vibrer les cordes religieuses de son âme, ébranlait sesconvictions haineuses à l’endroit du baron Michel, mais neparvenait point à les déraciner tout à fait.
– M. Michel, poursuivit Petit-Pierre, est unbon et brave jeune homme, doux et modeste, simple et dévoué ;il est riche, ce qui n’a jamais rien gâté ; je crois que votrejeune maîtresse, avec son caractère un peu entier, avec seshabitudes indépendantes, ne pouvait mieux rencontrer ; je suisconvaincu qu’elle sera parfaitement heureuse avec lui. N’endemandons pas davantage à Dieu, mon pauvre Jean Oullier. Oubliez lepassé, ajouta Petit-Pierre avec un soupir. Hélas ! s’il nousfallait nous souvenir, il n’y aurait plus moyen de rien aimer.
Jean Oullier secoua la tête.
– Monsieur Petit-Pierre, dit-il, vous parlez àmerveille et en excellent chrétien ; mais il est des chosesque l’on ne peut comme on le voudrait chasser de sa mémoire, et,malheureusement pour M. Michel, mes rapports avec son père ont étéde ces choses-là.
– Je ne vous demande point vos secrets, Jean,répondit gravement Petit-Pierre ; mais le jeune baron, commeje vous l’ai déjà dit, a répandu son sang pour moi ; il a étémon guide, il m’a offert un asile dans cette maison, qui est lasienne ; j’ai pour lui plus que de l’affection, j’ai de lareconnaissance, et ce me serait un véritable chagrin de penser quela désunion règne parmi mes amis. Aussi, mon cher Jean Oullier, aunom du dévouement que je vous reconnais pour ma personne, je vousdemande, sinon d’abjurer vos souvenirs, – vous l’avez dit, on n’estpas maître de perdre la mémoire, – au moins d’étouffer votre hainejusqu’à ce que le temps, jusqu’à ce que la certitude que le fils decelui qui fut votre ennemi fait le bonheur de la jeune fille quevous avez élevée, aient pu effacer cette haine de votre âme.
– Que le bonheur vienne du côté qu’il plaira àDieu et j’en remercierai Dieu ; mais je ne crois pas qu’ilentre au château de Souday avec M. Michel.
– Et pourquoi cela, s’il vous plaît, mon braveJean ?
– Parce que plus je vais, monsieurPetit-Pierre, plus je doute de l’amour de M. Michel pourmademoiselle Bertha.
Petit-Pierre haussa les épaules avecimpatience.
– Permettez-moi, mon cher Jean Oullier,dit-il, de douter un peu de votre perspicacité en amour.
– C’est possible, repartit le vieuxVendéen ; mais, si cette union avec mademoiselle Bertha,c’est-à-dire le plus grand honneur que puisse espérer le jeunehomme, comble les vœux de votre protégé, pourquoi donc a-t-il étési pressé de quitter la métairie et a-t-il passé la nuit à errercomme un fou ?
– S’il a erré toute la nuit, réponditPetit-Pierre, c’est que le bonheur l’empêchait de se tenir enplace, et, s’il a quitté la métairie, c’est, selon touteprobabilité, pour les besoins de notre service.
– Je le souhaite ; je ne suis pas de ceuxqui ne pensent qu’à eux-mêmes, et, bien que décidé à sortir de lamaison le jour où le fils de Michel y entrera, je n’en prierai pasmoins Dieu, matin et soir, pour qu’il fasse le bonheur de l’enfant,et, en même temps, je veillerai sur cet homme : je tâcheraique mes pressentiments ne se réalisent pas, et qu’au lieu dubonheur qu’il promet à sa femme, ce ne soit pas le désespoir qu’illui apporte.
– Merci, Jean Oullier ! Ainsi, je puisespérer que vous ne montrerez plus les dents à mon jeune protégé,n’est-ce pas, vous me le promettez ?
– Je garderai ma haine et ma méfiance au fondde mon cœur, pour ne les en tirer que s’il justifiait l’une oul’autre ; c’est tout ce que j’oserai vous promettre ;mais ne me demandez ni de l’aimer, ni de l’estimer.
– Race indomptable ! dit Petit-Pierre àdemi-voix ; il est vrai que c’est ce qui te fait grande etforte.
– Oui, répondit Jean Oullier à l’espèced’aparté de Petit-Pierre, prononcé assez haut pour qu’il eût étéentendu du vieux Vendéen ; oui, nous n’avons guère, nousautres, qu’une haine et qu’un amour ; mais est-ce vous quivous en plaindrez, monsieur Petit-Pierre ?
Et il regarda fixement le jeune homme commes’il lui portait un respectueux défi.
– Non, reprit ce dernier ; je m’enplaindrai d’autant moins, que c’est à peu près tout ce qui reste àHenri V de sa monarchie de quatorze siècles, et cela ne suffit pas,paraît-il.
– Qui dit cela ? fit le Vendéen en selevant, et d’un ton presque menaçant.
– Vous le saurez tout à l’heure. Nous venonsde parler de vos affaires, Jean Oullier, et je ne le regrettepas ; car cette causerie a fait trêve à de bien tristespensées. Maintenant, il est temps de m’occuper un peu des miennes.Quelle heure est-il ?
– Quatre heures et demie.
– Allez réveiller nos amis ; la politiqueles laisse dormir, eux ; mais, moi, je ne le saurais ;car ma politique, c’est de l’amour maternel. Allez, monami !
Jean Oullier sortit. Petit-Pierre, la têteinclinée, fit quelques tours dans la chambre ; il frappa dupied avec impatience, il se tordit les mains avec désespoir, et,lorsqu’il revint devant l’âtre, deux grosses larmes roulaient lelong de ses joues et sa poitrine semblait oppressée. Alors il sejeta à genoux, et, joignant les mains, il pria Dieu, qui dispenseles couronnes, d’éclairer ses résolutions, de lui donner la forceindomptable de continuer sa tâche, ou la résignation de subir sonmalheur.
Quelques instants après, Gaspard, Louis Renaudet le marquis de Souday entrèrent dans la pièce.
En apercevant Petit-Pierre, qui restait abîmédans sa méditation et dans sa prière, ils s’arrêtèrent sur leseuil, et le marquis de Souday, qui, comme au bon temps, avait cruà propos de saluer la diane par une chanson, s’interrompitrespectueusement.
Mais Petit-Pierre avait entendu ouvrir laporte ; il se releva, et, s’adressant aux nouveauxvenus :
– Approchez, messieurs, et pardonnez-moid’avoir interrompu votre sommeil ; mais j’avais à vouscommuniquer des déterminations importantes.
– C’est nous qui avons à demander pardon àVotre Altesse royale de n’avoir pas prévenu sa volonté, d’avoirdormi lorsque nous pouvions lui être utile, dit Louis Renaud.
– Trêve de compliments, mon ami, interrompitPetit-Pierre ; cet apanage de la royauté triomphante est malvenu au moment où elle s’abîme pour la seconde fois.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire, mes bons et chers amis, repritPetit-Pierre en tournant le dos à la cheminée, tandis que lesVendéens faisaient cercle autour de lui, je veux dire que je vousai appelés pour vous rendre votre parole et vous faire mesadieux.
– Nous rendre notre parole ! nous fairevos adieux ! s’écrièrent les jeunes partisans étonnés. VotreAltesse royale songerait-elle à nous quitter ?
Puis ; tous ensemble, seregardant :
– Mais c’est impossible ! dirent-ils.
– Il le faut cependant.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’on me le conseille, parce qu’onfait plus, parce qu’on m’en conjure.
– Mais qui ?
– Des gens dont je ne puis suspecter ni lapénétration, ni l’intelligence, ni le dévouement, ni lafidélité.
– Mais sous quel prétexte ? pour quellesraisons ?
– Il paraît que la cause royaliste estdésespérée même en Vendée ; que le drapeau blanc n’est plusqu’un haillon que la France répudie ; que l’on ne trouveraitpas dans Paris douze cents hommes qui, pour quelques écus, fissent,en notre nom, du bruit dans la rue ; qu’il est faux que nousayons des sympathies dans l’armée, faux qu’il nous reste desintelligences dans l’administration, faux que le Bocage soit uneseconde fois prêt à se lever comme un seul homme pour défendre lesdroits d’Henri V !
– Mais, encore une fois, interrompit le nobleVendéen qui avait momentanément changé un nom illustré dans lapremière guerre contre celui de Gaspard, et qui se sentaitincapable de se contenir plus longtemps, de qui viennent cesavis ? qui parle de la Vendée avec cette assurance ? quimesure notre dévouement de la sorte en disant : « Il irajusque-là et pas plus loin ? »
– Différents comités royalistes que je n’aipoint à vous nommer, mais de l’opinion desquels nous avons à tenircompte.
– Les comités royalistes ! s’écria lemarquis de Souday. Ah ! parbleu ! je connais cela, et, siMadame veut m’en croire, nous ferons de leur avis ce que feu M. lemarquis de Charette faisait de l’avis des comités royalistes de sontemps.
– Et qu’en faisait-il, mon brave Souday ?demanda Petit-Pierre.
– Le respect que je porte à Votre Altesseroyale, répondit le marquis avec un magnifique sang-froid, ne mepermet malheureusement pas de préciser davantage.
Petit-Pierre ne put s’empêcher de sourire.
– Oui, dit-il ; mais nous ne vivons plusdans ce bon temps, mon pauvre marquis. M. de Charette était unsouverain absolu dans son camp, et la régente Marie-Caroline nesera jamais qu’une régente très-constitutionnelle. Le mouvementprojeté ne doit réussir qu’à la condition d’une entente complèteentre tous ceux qui peuvent souhaiter son succès ; or, cetteentente existe-t-elle, je vous le demande, lorsque, la veille ducombat, on vient prévenir le général que les trois quarts de ceuxsur lesquels il croyait pouvoir compter ne se trouveront point aurendez-vous ?
– Eh ! qu’importe ! s’écria lemarquis de Souday ; moins nous serons à ce rendez-vous, plusla gloire sera grande pour ceux qui s’y trouveront.
– Madame, dit gravement Gaspard àPetit-Pierre, on a été à vous, et l’on vous a dit, quand peut-êtrevous ne pensiez pas à rentrer en France : « Les hommesqui ont renversé le roi Charles X sont éloignés par le nouveaugouvernement, et réduits à l’impuissance ; le ministère estcomposé de telle sorte, que vous n’aurez que peu ou point demodifications à y faire ; le clergé, puissance inamovible etstationnaire, appuiera de toute son influence le rétablissement dela royauté de droit divin ; les tribunaux sont encore peuplésd’hommes qui doivent tout à la Restauration ; l’armée,essentiellement obéissante, est sous les ordres d’un chef qui a ditqu’en politique il fallait avoir plus d’un drapeau ; lepeuple, proclamé souverain en 1830, est tombé sous le joug de laplus stupide et de la plus inepte des aristocraties… « Venezdonc ! a-t-on ajouté ; votre entrée en France sera unvéritable retour de l’île d’Elbe ; les populationss’empresseront autour de vous pour saluer le rejeton de nos rois,que le pays demande à acclamer ! » Sur la foi de cesparoles, vous êtes venue, madame ; et, lorsque vous avez paruau milieu de nous, nous nous sommes levés. Maintenant, je tiens quece serait un malheur pour notre cause et une honte pour nous quecette retraite, qui accuserait à la fois votre intelligencepolitique et notre impuissance personnelle.
– Oui, dit Petit-Pierre, qui, par un singulierrevirement, se trouvait défendre une opinion qui lui brisait lecœur, oui, tout ce que vous venez de dire est vrai ; oui, l’onm’a promis tout cela ; mais ce ne sera ni votre faute ni lamienne, mes braves amis, si des insensés ont pris de follesespérances pour la réalité ; l’histoire impartiale dira que,le jour où l’on m’a accusée d’être mauvaise mère, – et on l’a fait,– j’ai répondu comme je devais répondre, en disant : « Mevoilà prête au sacrifice ! » Elle dira que vous, mesfidèles, plus ma cause vous a semblé abandonnée, moins vous m’avezmarchandé votre dévouement ; mais c’est une question d’honneurpour moi de ne pas le mettre inutilement à l’épreuve. Parlonsraison, mes amis ; faisons des chiffres, c’est ce qu’il y a deplus positif. De combien d’hommes croyez-vous que nous puissionsdisposer en ce moment ?
– De dix mille au premier signal.
– Hélas ! dit Petit-Pierre, c’estbeaucoup et ce n’est point assez : le roi Louis-Philippe,outre la garde nationale, dispose de quatre cent quatre-vingt millehommes de troupes inoccupés !
– Mais les défections, mais les officiersdémissionnaires, objecta le marquis.
– Eh bien, reprit Petit-Pierre en se tournantvers Gaspard, je mets entre vos mains mes destinées et celles demon fils. Dites-moi, assurez-moi, et cela sur votre honneur degentilhomme, que, contre dix chances contraires, nous en avons deuxfavorables, et, loin de vous ordonner de déposer les armes, jereste au milieu de vous pour partager vos périls et votre sort.
À cet appel direct, non plus à ses sentiments,mais à sa conviction, Gaspard courba la tête et resta muet.
– Vous le voyez, reprit Petit-Pierre, votreraison n’est point d’accord avec votre cœur, et ce serait presqueun crime de profiter d’une chevalerie que le bon sens condamne. Nediscutons donc plus de ce qui a été décidé, et peut-être biendécidé ; prions Dieu pour qu’il me renvoie près de vous dansun temps et dans des conditions meilleurs, et ne pensons plus qu’audépart.
Sans doute, les gentilshommes reconnaissaientla nécessité de cette résolution, quoiqu’elle s’accordât si peuavec leurs sentiments ; car, voyant que la duchesse semblaits’y être arrêtée, ils ne répondirent rien, se contentant de sedétourner pour cacher leurs larmes.
Le marquis de Souday se promenait seul dans lachambre avec une impatience qu’il ne se donnait pas la peine dedissimuler.
– Oui, continua Petit-Pierre après un silenceet avec amertume, oui, les uns ont dit comme Pilate :« Je m’en lave les mains, » et mon cœur, si fort contrele danger, si fort contre la mort, a plié ; car il ne sauraitenvisager de sang-froid la responsabilité de l’insuccès et le sanginutilement versé qu’ils rejettent d’avance sur ma tête ; lesautres…
– Le sang qui coule pour la foi ne sera jamaisdu sang perdu ! fit une voix qui partait de l’angle de lacheminée. C’est Dieu qui l’a dit, et, si humble que soit celui quiparle, il ne craint point de le répéter après Dieu : touthomme qui croit et qui meurt est un martyr ; son sang fécondela terre qui le reçoit et hâte le jour de la moisson.
– Qui a dit cela ? s’écria vivementPetit-Pierre en se haussant sur la pointe du pied.
– Moi, dit simplement Jean Oullier se levantde l’escabeau sur lequel il se tenait accroupi et entrant dans lecercle des nobles et des chefs.
– Toi, mon brave ? s’écria Petit-Pierreenchanté de trouver ce renfort au moment où il se croyait abandonnéde tous. Alors, tu n’es pas de l’avis de ces messieurs deParis ? Voyons, approche et parle. Au temps où nous vivons,Jacques Bonhomme ne saurait être déplacé, même dans un conseil derois.
– Je suis si peu de l’avis de vous voirquitter la France, reprit Jean Oullier, que, si j’avais l’honneurd’être un gentilhomme comme ces messieurs, j’aurais déjà fermé laporte, et, me mettant en travers de votre passage, je vous auraisdéjà dit : « Vous ne sortirez pas ! »
– Et tes raisons ? J’ai hâte de lesentendre. Parle, parle, mon Jean !
– Mes raisons ! c’est que vous êtes notredrapeau, et que, tant qu’un soldat est debout, fût-il le dernier del’armée, il a droit de le tenir haut et ferme jusqu’à ce que lamort le lui donne pour linceul.
– Après, après, Jean Oullier ?Parle ! tu parles bien.
– Mes raisons ! c’est que vous êtes lapremière de votre race qui soit venue combattre au milieu de ceuxqui combattaient pour elle, et qu’il sera mauvais que vous vousretiriez avant d’avoir sorti l’épée.
– Va, va, toujours, Jacques Bonhomme !dit Petit-Pierre en se frottant les mains.
– Mes raisons, enfin, continua Jean Oullier,c’est que votre retraite avant le combat ressemble à une fuite, etque nous ne pouvons pas vous laisser fuir.
– Mais, interrompit Louis Renaud alarmé parl’attention avec laquelle Petit-Pierre écoutait Jean Oullier, maisles défections que l’on vient de nous signaler ôteront au mouvementtoute son importance ; ce ne sera plus qu’uneéchauffourée.
– Non, non, cet homme a raison ! s’écriaGaspard, qui n’avait cédé qu’à son grand regret aux raisons dePetit-Pierre. Une échauffourée vaut mieux que le néant dans lequelnous allons retomber ; une échauffourée, c’est une date :elle témoigne dans l’histoire, et le jour vient où le peuple a toutoublié, excepté le courage de ceux qui l’ont conduite ; sielle ne laisse pas sa trace sur le trône, elle laisse sa trace dansles souvenirs. Qui se rappellerait le nom de Charles-Édouard sansses échauffourées de Preston et de Culloden ? Ah !madame, j’ai grande envie, je vous l’avoue, de faire ce que nous aconseillé ce brave paysan.
– Et vous aurez d’autant plus raison, monsieurle comte, reprit Jean Oullier avec une assurance qui prouvait queces questions, tout au-dessus de lui qu’elles semblaient être, luiétaient néanmoins familières ; vous aurez d’autant plus raisonque le but principal de Son Altesse royale, celui auquel elle veutsacrifier l’avenir de la monarchie confiée à sa tutelle, seramanqué.
– Comment cela ? demandaPetit-Pierre.
– Dès que Madame sera retirée, aussitôt que legouvernement la saura loin de nos côtes, les persécutionscommenceront, et elles seront d’autant plus vives, d’autant plusviolentes, que nous nous serons montrés moins redoutables. Vousêtes riches, vous, messieurs ; vous pourrez encore y échapperpar la fuite : vous aurez des vaisseaux qui vous attendront àl’embouchure de la Loire et de la Charente ; votre patrie estun peu partout, à vous autres ; mais nous, pauvres paysans,nous sommes, comme la chèvre, attachés au sol qui nous nourrit, etnous préférons la mort à l’exil.
– Et la conclusion de tout cela, mon braveOullier ?
– Ma conclusion, monsieur Petit-Pierre,répondit le Vendéen, est que, quand le vin est tiré, il faut leboire ; que nous avons pris les armes, et que, du moment oùnous les avons prises, il faut nous battre sans perdre de temps ànous compter.
– Battons-nous donc ! s’écriaPetit-Pierre avec exaltation. La voix du peuple est la voix deDieu ! j’ai foi dans celle de Jean Oullier.
– Battons-nous ! répéta le marquis.
– Battons-nous ! dit Louis Renaud.
– Eh bien, demanda Petit-Pierre, à quel jourfixons-nous la prise d’armes ?
– Mais, fit Gaspard, n’a-t-il pas été décidéqu’elle aurait lieu le 24 ?
– Oui ; mais ces messieurs ont envoyé uncontre-ordre.
– Quels messieurs ?
– Ces messieurs de Paris.
– Sans vous en prévenir ? s’écria lemarquis. Savez-vous que l’on en fusille pour moins quecela ?
– J’ai pardonné, dit Petit-Pierre en étendantla main. D’ailleurs, ceux qui ont fait cela ne sont pas des gens deguerre.
– Oh ! cette remise est un bien grandmalheur ! dit Gaspard à demi-voix, et, si je l’eusseconnue…
– Eh bien ? demanda Petit-Pierre.
– Peut-être n’eussé-je point été de l’avis dupaysan.
– Bah ! bah ! dit Petit-Pierre, vousl’avez entendu, mon cher Gaspard : le vin est tiré, il faut leboire ! Buvons-le donc gaiement, messieurs, quand même cedevrait être celui dont le sire de Beaumanoir se rafraîchissait aucombat des Trente. Allons, marquis de Souday, tâchez de me trouverune plume, de l’encre et du papier, dans la métairie où votre futurgendre a bien voulu m’offrir l’hospitalité.
Le marquis s’empressa de chercher ce quePetit-Pierre venait de lui demander ; mais, tout en furetantdans les tiroirs de l’armoire et de la commode ; tout ensoulevant les hardes et le linge du métayer, il ne put se défendrede serrer la main de Jean Oullier et de lui dire :
– Sais-tu que tu parles d’or, mon brave gars,et que jamais une de tes fanfares ne m’a si fort réjoui le cœur quele boute-selle que tu viens de nous sonner ?
Puis, ayant trouvé ce qu’il cherchait, il sehâta de le porter devant Petit-Pierre.
Celui-ci trempa un tronçon de plume dans labouteille à l’encre, et, de son écriture large, ferme et hardie, ilécrivit ce qui suit :
« Mon cher maréchal,
» Je reste parmi vous !
» Veuillez vous rendre auprès de moi.
» Je reste, attendu que ma présence acompromis un grand nombre de mes fidèles serviteurs ; il yaurait donc, en pareille circonstance, lâcheté à moi de lesabandonner. D’ailleurs, j’espère que, malgré ce malheureuxcontre-ordre, Dieu nous donnera la victoire.
» Adieu, monsieur le maréchal ; nedonnez pas votre démission, puisque Petit-Pierre ne donne pas lasienne.
» Petit-Pierre. »
– Et maintenant, continua Petit-Pierre tout enpliant la lettre, quel jour fixons-nous pour lesoulèvement ?
– Le jeudi 31 mai, dit le marquis de Soudaypensant que le terme le plus rapproché était le meilleur, – si celavous convient toutefois.
– Non, non, dit Gaspard. Excusez, monsieur lemarquis, mais il me semble que mieux vaut choisir la nuit dudimanche au lundi 4 juin. Le dimanche, après la grand’messe, danstoutes les paroisses, les paysans se rassembleront sous le porchedes églises, et les capitaines, sans éveiller les soupçons, aurontle loisir de leur communiquer l’ordre de la prise d’armes.
– Votre connaissance des mœurs du pays voussert à merveille, mon ami, dit Petit-Pierre, et je me rallie àvotre avis.
Va donc pour la nuit du 3 au 4 juin.
Et, immédiatement, il se mit à rédiger l’ordredu jour suivant :
« Ayant pris la résolution de ne pasquitter les provinces de l’Ouest, et de me confier à leur fidélitési longtemps éprouvée, je compte sur vous, Monsieur, pour prendretoutes les mesures nécessaires à la prise d’armes qui aura lieudans la nuit du 3 au 4 juin.
» J’appelle à moi tous les gens de cœur.Dieu nous aidera à sauver notre patrie ; aucun danger, aucunefatigue ne me découragera ; on me verra paraître au premierrassemblement.
Et, cette fois, Petit-Pierre signa :« Marie-Caroline, régente de France. »
– Allons, le sort en est jeté ! s’écriaPetit-Pierre. Maintenant, il faut vaincre ou mourir !
– Maintenant, répéta le marquis, quand mêmevingt contre-ordres me viendraient, le 4 juin, je fais sonner letocsin, et, par ma foi… eh bien, après nous le déluge !
– Oui, mais il s’agit d’une chose, ditPetit-Pierre en montrant son ordre : c’est que ceci arrivesûrement et immédiatement aux divisionnaires, afin de neutraliserle mauvais effet qu’auront produit les injonctions venues deNantes.
– Hélas ! dit Gaspard, Dieu veuille quece malheureux contre-ordre ait fait la diligence que nous allonsfaire nous-mêmes ! Dieu veuille qu’il soit parvenu dans lescampagnes à temps pour paralyser le premier mouvement et laissertoute sa force au second ! J’ai peur du contraire, je crainsque bien des braves ne soient victimes de leur courage et de leurisolement.
– C’est pour cela qu’il ne faut pas perdre uneminute, messieurs, dit Petit-Pierre, et se servir des jambes enattendant que l’on se serve des bras. Vous, Gaspard, chargez-vousde prévenir les divisionnaires du haut et du bas Poitou. M. lemarquis de Souday en fera autant dans le pays de Retz et de Mauges.Vous, mon cher Louis Renaud, entendez-vous de cela avec vosBretons. Ah ! mais qui va se charger maintenant de porter madépêche au maréchal ? Il est à Nantes, et vos visages y sontun peu trop connus, messieurs, pour que j’expose aucun de vous àcette mission.
– Moi, dit Bertha, qui, de l’alcôve où ellereposait avec sa sœur, avait entendu le bruit des voix et s’étaitlevée ; n’est-ce point là un des privilèges de mes fonctionsd’aide de camp ?
– Oui, certes ; mais votre costume, machère enfant, répondit Petit-Pierre, ne sera peut-être pas du goûtde MM. les Nantais, tout charmant que je le trouve.
– Aussi n’est-ce point ma sœur qui ira àNantes, madame, dit Mary en s’avançant à son tour ; ce seramoi, si vous voulez bien le permettre. Je prendrai des habits depaysanne et je laisserai à Votre Altesse royale son premier aide decamp.
Bertha voulut insister ; maisPetit-Pierre, se penchant à son oreille, lui dit toutbas :
– Restez, ma chère Bertha ! nousparlerons de M. le baron Michel, et nous ferons ensemble de beauxprojets qu’il ne contredira pas, j’en suis sûr.
Bertha rougit, baissa la tête et laissa sasœur s’emparer de la lettre destinée au maréchal.
Nous avons annoncé que Michel avait quitté laBanlœuvre ; mais nous ne nous sommes point suffisammentappesanti, ce nous semble, sur les causes de cette fugue et lescirconstances qui l’avaient accompagnée.
Pour la première fois de sa vie, Michel avaitagi de ruse et avait montré quelque duplicité.
Sous le coup de l’émotion profonde qu’avaientproduite sur lui les paroles de Petit-Pierre, en voyant s’évanouir,par la déclaration inattendue de Mary, les espérances qu’il avaitsi complaisamment caressées chez maître Jacques, il était restéanéanti.
Il comprenait que le penchant que Bertha avaitsi librement manifesté pour lui le séparait de Mary mieux que nel’eût pu faire l’aversion de cette dernière. Il se reprochait del’avoir encouragé par son silence et par sa sotte timidité ;mais il avait beau se gourmander lui-même, il ne trouvait pas dansson âme la force nécessaire pour couper court à un imbroglio qui lefrappait dans une affection plus chère pour lui que la vie. Iln’avait point au cœur cette résolution qui peut amener uneexplication franche et catégorique, et il regardait comme chosetout à fait impossible de dire à cette belle jeune fille, àl’intervention de laquelle il avait peut-être dû la vie, quelquesheures auparavant :
« Mademoiselle, ce n’est pas vous quej’aime. »
Aussi, et bien que, pendant cette même soirée,les occasions ne lui eussent pas manqué d’ouvrir son cœur à Bertha,– qui, très inquiète d’une blessure que, pour son compte, elle eûtvue sans sourciller, toute femme qu’elle était, voulut la panserelle-même, – resta-t-il dans cette situation dont chaque minuteaugmentait la difficulté.
Il chercha bien à parler à Mary ; maisMary mettait à l’éviter autant de soin qu’il en apportait às’approcher d’elle, et il dut renoncer à en faire sonintermédiaire, comme il y avait pensé un moment.
D’ailleurs, ces fatales paroles :« Je ne vous aime pas ! » bourdonnaient incessammentcomme un glas funèbre à ses oreilles.
Il profita donc d’un instant où personne, pasmême Bertha, n’avait les yeux sur lui pour se retirer, ou plutôts’enfuir dans sa chambre.
Il se jeta Sur le lit de paille que Bertha, deses blanches mains, avait préparé pour lui ; mais, la tête deplus en plus en feu, le cœur de plus en plus bouleversé, il sereleva bientôt, appuya sur son visage brûlant une serviette trempéed’eau, et, maintenant cette serviette comme un rafraîchissant, ilsongea à profiter de son insomnie pour se mettre à la poursuited’une idée.
Après un travail d’imagination qui ne dura pasmoins de trois quarts d’heure, cette idée lui vint.
Ce fut que ce qui ne saurait se dire de vivevoix pouvait s’écrire, et Michel avait pensé que ce procédé seraittout à fait à la hauteur de la détermination de son caractère.
Mais, pour y trouver quelque avantage, ilétait nécessaire de ne pas assister à la lecture de la lettre quirévélerait à Bertha le secret du cœur du jeune homme.
Non-seulement les gens timides n’aiment pointà rougir, mais encore ils ont peur de faire rougir les autres.
La conséquence des réflexions de Michel futdonc qu’il s’éloignerait de la Banlœuvre, momentanément, bienentendu, car, une fois que la position serait nettement dessinée,une fois que le terrain serait déblayé autour de Mary, rienn’empêcherait plus le baron de revenir prendre sa place auprès decelle qu’il aimait.
Pourquoi, d’ailleurs, le marquis de Souday,qui lui avait accordé la main de Bertha, lui refuserait-il celle deMary lorsqu’il apprendrait que c’était Mary, et non Bertha,qu’aimait le protégé de Petit-Pierre ?
Il n’y avait aucune raison qui pût motiver cerefus.
Très-encouragé par cette perspective, Michelavait donc, avec une profonde ingratitude, jeté loin de lui laserviette à laquelle il devait peut-être – grâce au calme que safraîcheur avait ramené dans son cerveau – la bonne idée qu’ilallait mettre à exécution ; il était descendu dans la cour dela métairie et avait commencé de lever les barres de la portecharretière.
Mais, au moment où, après avoir enlevé etdéposé le long du mur la première de ces barres, il faisait jouerla seconde, il avait aperçu, sous un hangar situé à droite de cetteporte, un tas de paille qui s’agitait, et, de ce tas de paille, ilavait vu sortir une tête qu’il reconnut pour celle de JeanOullier.
– Peste ! lui dit celui-ci avec sonaccent le plus bourru, vous êtes matinal, monsieurMichel !
Et en effet, au même instant, deux heuressonnaient à l’église du village voisin.
– Avez-vous donc, continua Jean Oullier,quelque message à remplir ?
– Non, répondit le jeune baron, car il luisemblait que l’œil du Vendéen perçait dans les plus profonds replisde son âme ; non, mais j’ai un grand mal de tête, et jevoulais voir si l’air de la nuit ne le calmerait pas.
– Voyez… mais je vous préviens que nous avonsdes sentinelles au-dehors, et que, si vous n’êtes pas muni du motd’ordre, il pourra bien vous arriver malheur.
– À moi ?
– Dame, à vous comme à un autre : à dixpas, vous comprenez bien, on ne verra pas que vous êtes le maîtrede la maison.
– Mais ce mot d’ordre, vous le connaissez,monsieur Jean ?
– Sans doute.
– Dites-le-moi.
Jean Oullier secoua la tête.
– C’est le marquis de Souday que celaregarde : montez à sa chambre ; dites-lui que vous voulezsortir ; que, pour sortir, vous avez besoin du mot d’ordre, etil vous le dira… s’il juge à propos de vous le dire.
Michel n’avait garde d’employer ce moyen, etil était resté la main sur la seconde barre.
Quant à Jean Oullier, il s’était renfoncé danssa paille.
Michel, tout décontenancé, alla s’asseoir surune auge renversée qui faisait banc à la porte intérieure de lacour de la métairie.
Là, il eut le loisir de continuer sesméditations ; car, si le tas de paille ne bougeait plus, ilsemblait à Michel qu’une ouverture s’était faite dans son milieu leplus compact et que, dans ce vide, il voyait reluire quelque chosequi devait être l’œil de Jean Oullier.
Or, il n’y avait point à espérer de tromperl’œil de ce nouveau chien de garde.
Heureusement, nous l’avons dit, lesméditations étaient singulièrement profitables à Michel.
Il s’agissait de trouver un prétexte pourquitter convenablement la Banlœuvre.
Ce prétexte, Michel le cherchait encorelorsque les premiers rayons du jour s’allumèrent à l’horizon,vinrent dorer le toit de chaume de la métairie, et colorer de leursreflets d’opale les carreaux de ses étroites fenêtres.
Peu à peu, la vie se faisait autour deMichel ; on entendait les bœufs mugir pour appeler leurprovende ; les moutons, impatients d’aller aux champs,bêlaient en passant leurs mufles gris à travers les barreaux de laporte à claire-voie de leur bergerie ; la poule descendait deson perchoir, et s’étirait en gloussant sur le fumier qui jonchaitle sol ; les pigeons sortaient du colombier et gagnaient letoit pour y roucouler leur hymne éternel d’amour, tandis que lescanards, plus prosaïques, rangés en une longue file devant la portecharretière, remplissaient l’air de leurs sons discordants, sonsdestinés, selon toute probabilité, à exprimer leur surprise de voircette porte si bien close lorsqu’ils étaient si pressés d’allerbarboter dans la mare.
À ces différents bruits, formant le concertmatinal d’une ferme bien organisée, une fenêtre située justeau-dessus du banc où Michel était assis, s’ouvrit doucement, et latête de Petit-Pierre parut à cette fenêtre.
Mais Petit-Pierre n’aperçut pas Michel ;il avait les yeux au ciel et semblait complètement absorbé, soitpar ses pensées intérieures, soit par la grandeur du spectacle quelui offrait l’horizon.
Tout œil, en effet, et surtout celui d’uneprincesse, peu habitué à voir se lever le soleil, eût été éblouipar les jets de flamme que le roi du jour envoyait dans la plaine,où ils faisaient scintiller, comme des milliers de pierresprécieuses, les feuilles humides et tremblantes des arbres de laforêt, tandis qu’une main invisible enlevait doucement le voile devapeurs étendu sur la vallée en découvrant une à une, comme faitune vierge pudibonde, ses beautés, ses grâces, ses splendeurs.
Pendant quelque temps, Petit-Pierres’abandonna à la contemplation de ce magique tableau, puis,appuyant sa tête sur sa main, il murmura avec mélancolie :
– Hélas ! dans le dénûment de cettepauvre maison, ceux qui l’habitent sont cependant plus heureux quemoi !
Cette phrase fut le coup de baguette magiquequi éclaira le cerveau du jeune baron et y fit luire l’idée ouplutôt le prétexte qu’il avait inutilement cherché pendant deuxheures.
Il se tint coi le long du mur, où il s’étaitcollé, au bruit qu’avait fait la fenêtre en s’ouvrant, et il ne sedétacha de la muraille que lorsque le bruit qu’elle fit en serefermant lui indiqua qu’il pouvait quitter sa place sans êtrevu.
Il alla droit au hangar.
– Monsieur, dit-il à Jean Oullier,Petit-Pierre vient de se mettre à la fenêtre.
– Je l’ai vu, dit le Vendéen.
– Il a parlé ; avez-vous entendu ce qu’ildisait ?
– Cela ne me regardait pas, et, parconséquent, je n’ai point écouté.
– Plus rapproché que j’étais de lui, j’aientendu, moi, sans le vouloir.
– Eh bien ?
– Eh bien, notre hôte trouve sa demeuremalplaisante et incommode ; en effet, elle manque de ce queses habitudes aristocratiques font pour lui des objets de premièrenécessité. Ne pouvez-vous – moi vous donnant l’argent, bienentendu, – vous charger de lui procurer ces objets ?
– Et où cela, s’il vous plaît ?
– Dame, au bourg ou à la ville la plus proche,à Légé ou à Machecoul.
Jean Oullier secoua la tête.
– Impossible, dit-il.
– Et pourquoi cela ? demanda Michel.
– Parce que acheter en ce moment des objets deluxe dans les endroits que vous me désignez, où pas un geste decertaines gens n’est perdu, ce serait éveiller de dangereuxsoupçons.
– Ne pourriez-vous donc, alors, pousserjusqu’à Nantes ? demanda Michel.
– Non pas, répondit sèchement JeanOullier ; la leçon que j’ai reçue à Montaigu m’a renduprudent, et je ne quitterai pas mon poste ; mais,continua-t-il avec un accent légèrement railleur, vous qui avezbesoin de prendre l’air pour guérir votre mal de tête, que n’yallez-vous, à Nantes ?
En voyant sa ruse couronnée d’un si grandsuccès, Michel se sentit rougir jusqu’au blanc des yeux ; etcependant il tremblait en approchant du moment où il allait mettrecette ruse à exécution.
– Vous avez peut-être raison,balbutia-t-il ; mais, moi aussi, j’ai peur.
– Bon ! un brave comme vous ne doit rienredouter, dit Jean Oullier en secouant sa couverture, en sedégageant de sa paille et en se dirigeant vers la porte, comme pourne pas laisser au jeune homme le temps de réfléchir.
– Mais alors…, dit Michel.
– Quoi encore ? demanda Jean Oullierimpatient.
– Vous vous chargerez de dire les motifs demon départ à M. le marquis, et de présenter mes excuses à…
– Mademoiselle Bertha ? dit Jean Oullierd’un ton ironique. Soyez tranquille.
– Je reviendrai demain, dit Michel enfranchissant le seuil.
– Oh ! ne vous gênez pas, prenez votretemps, monsieur le baron. Si ce n’est pas demain, ce seraaprès-demain, continua Jean Oullier en refermant la lourde portederrière le jeune homme.
Le bruit de la porte qui se rebarricadaitderrière lui serra douloureusement le cœur de Michel ; ilsongea moins aux difficultés de la position qu’il voulait fuir qu’àsa séparation d’avec celle qu’il aimait.
Il lui sembla que cette porte à moitiévermoulue était de bronze, et qu’à l’avenir il la rencontreraittoujours entre la douce figure de Mary et lui.
Alors, au lieu de s’éloigner, comme àl’intérieur il s’était assis sur l’auge, à l’extérieur il s’assitsur le revers du chemin, et se mit à pleurer. Il y eut un momentoù, s’il n’eût pas craint de subir les railleries de Jean Oullier,sur la malveillance duquel, malgré son inexpérience, il ne pouvaitse méprendre, il eût heurté à cette porte et fût rentré, pourrevoir au moins une fois encore sa douce Mary ; mais unmouvement, nous allions dire de fausse honte, disons mieux, devraie honte, le retint, et il s’éloigna sans trop savoir de quelcôté il allait diriger ses pas.
Comme il suivait la route de Légé, un bruit deroues lui fit tourner la tête ; il aperçut la diligence quiallait des Sables-d’Olonne à Nantes ; elle se dirigeait surlui. Michel sentit que ses forces, épuisées par la perte de sonsang, si légère que fût la blessure par laquelle il avait coulé, nelui permettraient pas de fournir une longue marche.
La vue de cette voiture fixa sesirrésolutions ; il la fit arrêter, monta dans un de sescompartiments, et, quelques heures après, il était à Nantes.
Ce fut arrivé là qu’il sentit douloureusementles tristesses de sa situation.
Habitué dès son enfance à vivre de la vie desautres, à obéir à des volontés qui n’étaient pas les siennes ;maintenu dans cette servitude morale par la substitution même quivenait de s’opérer dans son adolescence ; n’ayant, pour ainsidire, fait que changer de maître en abandonnant sa mère pour suivrela femme qu’il aimait, la liberté était pour lui si nouvelle, qu’iln’en ressentait pas les charmes, tandis qu’au contraire sonisolement lui était devenu odieux.
Pour les cœurs profondément blessés, il n’estpoint de solitude plus cruelle que celle qu’ils trouvent au seindes villes ; plus la ville est vaste et peuplée, plus lasolitude est grande ; l’isolement au milieu de la foule, lerapprochement de la joie ou de l’indifférence de ceux qu’ilsrencontrent avec la tristesse et l’angoisse qu’ils ressentent, lesaccablent et les navrent.
Ce fut ce qui arriva à Michel.
En se voyant presque malgré lui en route pourNantes, il avait espéré qu’il trouverait là quelque distraction àses chagrins, et ce fut là, au contraire, qu’il les ressentit plusvifs et plus cuisants. L’image de Mary le suivait au milieu de lamultitude ; il lui semblait qu’il allait la reconnaître danschaque femme qui se dirigeait de son côté, et son cœur se fondait àla fois en regrets amers et en désirs impuissants.
Dans cette disposition d’esprit, il ne songeabientôt plus qu’à regagner la chambre de l’auberge dans laquelle ilétait descendu ; il s’y enferma, et, comme il avait fait aprèsavoir franchi la porte de la métairie, il se mit à pleurer.
Il pensa à retourner à l’instant même à laBanlœuvre, à se jeter aux genoux de Petit-Pierre, à lui demanderd’être son intermédiaire auprès des deux jeunes filles. Il sereprochait de ne pas l’avoir fait le matin, et d’avoir cédé à lacrainte de blesser, par cette confidence, la fierté de Bertha.
Cet ordre d’idée le ramena tout naturellementau but ou plutôt au prétexte de son voyage, c’est-à-dire à acheterles quelques objets de luxe campagnard qui devaient, pour lesindifférents, légitimer son absence ; puis ensuite, cesemplettes achevées, à écrire la terrible lettre qui était la seule,l’unique, la véritable cause de son voyage à Nantes.
Il jugea même que c’était par là qu’il devaitcommencer.
Cette résolution une fois prise, sans perdreune minute, il s’assit devant la table, et écrivit la lettresuivante, sur laquelle tombaient autant de larmes qu’il écrivait demots :
« Mademoiselle,
» Je devrais être le plus heureux deshommes, et cependant mon cœur est brisé ! et cependant je medemande s’il ne vaudrait pas mieux être fort que de souffrir ce queje souffre !
» Qu’allez-vous penser, qu’allez-vousdire lorsque cette lettre vous apprendra ce que je ne puis vouscacher plus longtemps sans me montrer tout à fait indigne de vosbontés pour moi ? Et pourtant il me faut tout le souvenir devotre bienveillance, il me faut toute la certitude de la grandeuret de la générosité de votre âme, il me faut surtout la pensée quec’est l’être que vous aimez le plus au monde qui nous sépare, pourque j’ose me décider à cette démarche.
» Oui, mademoiselle, j’aime votre sœurMary ; je l’aime de toute la puissance de mon cœur ! jel’aime à ne vouloir, à ne pouvoir vivre sans elle ! Je l’aimetant, qu’au moment où je me rends coupable envers vous de ce qu’uncaractère moins élevé que le vôtre prendrait peut-être pour unesanglante injure, j’étends vers vous des mains suppliantes et jevous dis : Laissez-moi espérer que je pourrai acquérir ledroit de vous aimer comme un frère aime sa sœur ! »
Ce n’est que lorsque cette lettre fut pliée etcachetée que Michel pensa aux moyens par lesquels il pourrait lafaire parvenir à Bertha.
Il ne fallait pas songer à en charger personneà Nantes ; c’était ou trop dangereux pour le messager s’ilétait fidèle, ou trop dangereux pour celui qui expédiait lemessager si le messager était un traître ; seulement Michelpouvait regagner la campagne, trouver, dans les environs deMachecoul, un paysan sur la discrétion duquel il pût compter, etattendre dans la forêt cette réponse qui allait décider de sonavenir.
Ce fut là le parti auquel s’arrêta le jeunehomme. Il employa le reste de la soirée aux différentes emplettesqui lui restaient à faire, enferma tous ces objets dans une valiseet remit au lendemain matin l’acquisition d’un cheval qui lui étaitnécessaire s’il avait, comme il l’espérait, à continuer la campagnequ’il avait commencée.
Le lendemain, en effet, vers neuf heures,Michel, un excellent normand entre les jambes et sa valise encroupe, se disposait à rentrer dans le pays de Retz.
C’était un jour de marché et l’affluence descampagnards était considérable dans les rues et sur les quais deNantes ; au moment où Michel se présenta au pont Rousseau, lepassage était littéralement obstrué par une file compacte delourdes voitures chargées de grains, de charrettes pleines delégumes, de chevaux, de mulets, de paysans, de paysannes, ayanttous, dans leurs paniers, sur leurs bâts, dans leurs vases defer-blanc, les denrées qu’ils apportaient pour l’approvisionnementde la ville.
L’impatience de Michel était si vive, qu’iln’hésita point à s’engager dans cette cohue ; mais, comme ilvenait d’y pousser son cheval, il aperçut, débouchant du côtéopposé à celui qu’il suivait, une jeune fille dont l’aspect le fittressaillir.
Elle était, ainsi que les autres paysannes,vêtue d’une jupe à raies rouges et bleues et d’un manteletd’indienne à capuchon ; elle était coiffée d’un mantelet àbarbes tombantes des plus communs ; mais, sous cet humblecostume, elle ressemblait si fort à Mary, que le jeune baron ne putretenir le cri de surprise qui lui échappa.
Il voulait rebrousser chemin ; parmalheur, le mouvement qui se fit dans la foule, lorsqu’il arrêtason cheval, souleva une tempête de jurons et de cris qu’il ne sesentit pas le courage de braver ; il laissa sa monturepoursuivre son chemin, maugréant lui-même contre la lenteur quetant d’obstacles apportaient à sa marche ; mais, aussitôt lepont franchi, il sauta à bas de son cheval et chercha des yeux àqui il pourrait le confier, tandis qu’il retournerait pours’assurer que ses yeux ne l’avaient pas trompé et tâcher de savoirce que Mary pouvait être venue faire à Nantes.
En ce moment, une voix nasillarde, comme l’estcelle des mendiants de tous les pays, lui demanda l’aumône.
Il se retourna brusquement, car il lui semblaque cette voix ne lui était pas inconnue.
Il aperçut alors, appuyés contre la dernièreborne du pont Rousseau, deux individus à la physionomie tropcaractéristique pour qu’elle ne fût pas gravée dans samémoire : c’était Aubin Courte-Joie, et Trigaud la Vermine,dont, pour l’instant, l’association paraissait n’avoir d’autre butque d’exploiter la pitié des passants, mais qui, selon touteprobabilité, étaient là dans un but qui n’était pas étranger auxintérêts politiques et même commerciaux de maître Jacques.
Michel alla vivement à eux.
– Vous me reconnaissez ? dit-il.
Aubin Courte-Joie cligna de l’œil.
– Mon bon monsieur, dit-il, ayez pitié d’unpauvre voiturier qui a eu les deux jambes coupées par les roues desa voiture, à la descente du saut de Baugé.
– Oui, oui, mon brave homme, dit Michel, quicomprenait.
Et le jeune homme descendit de sa monture,comme pour faire l’aumône au pauvre voiturier.
Cette aumône était une pièce d’or qu’il glissadans la large patte de Trigaud.
– Je suis ici par l’ordre de Petit-Pierre,dit-il tout bas au vrai et faux mendiant ; gardez-moi moncheval pendant quelques minutes ; je vais faire une courseimportante.
Le cul-de-jatte fit un signed’assentiment ; le baron Michel lui jeta au bras la bride deson cheval et s’élança dans la direction de la ville.
Malheureusement, si le passage était difficilepour un cavalier, il ne l’était guère moins pour un piéton ;Michel eut beau prendre le dessus et commander à son caractèretimide de se faire agressif, il eut beau jouer des coudes, seglisser dans tous les intervalles, risquer dix fois de se faireécraser par les charrettes de foin et de choux, il dut se résignerà prendre la file, à marcher avec le torrent, et la jeune paysannedevait évidemment avoir pris une large avance lorsqu’il arriva àl’endroit où il l’avait aperçue.
Il pensa avec sagacité qu’elle avait dû, commeses compagnes, se diriger, du côté du marché ; il prit, enconséquence, cette direction, regardant toutes les campagnardes quile dépassaient, avec une anxieuse curiosité qui lui valut quelquesplaisanteries et faillit même lui attirer une ou deuxquerelles.
Aucune de ces campagnardes n’était celle qu’ilcherchait.
Il parcourut la place du marché et les ruesadjacentes sans rien apercevoir qui lui rappela la gracieuseapparition du pont Rousseau…
Complètement découragé, il ne songeait doncplus qu’à revenir sur ses pas et à retrouver son cheval, lorsque,en tournant l’angle de la rue du Château, il aperçut, à vingt pasde lui, la jupe à raies rouges et bleues, et le mantelet d’indiennequi avaient si fort excité son attention.
La démarche de celle qui portait tout celaétait bien, sous son costume vulgaire, la démarche élégante deMary ; c’était bien sa taille fine et mince qu’il voyait sedessiner à travers les plis de l’étoffe grossière quil’enveloppait ; c’étaient bien les courbes gracieuses de soncou qui faisaient de sa coiffe un charmant encadrement à sonvisage ; enfin, le chignon qui débordait à flots de dessouscette coiffe était bien formé par les mêmes cheveux blonds quifournissaient ces belles tresses blondes que Michel avait sisouvent admirées.
Il n’y avait pas à s’y tromper, la jeunecampagnarde et Mary ne faisaient qu’une seule et même personne, etla conviction de Michel à cet endroit était si profonde, qu’iln’osa point dépasser la paysanne pour la regarder de près, comme ilavait fait avec les autres, et il se contenta de traverser larue.
En effet, cette manœuvre stratégique suffitpour lui prouver qu’il ne s’était pas trompé.
Que venait faire Mary à Nantes ?Pourquoi, venant à Nantes, avait-elle pris cedéguisement ?
Voilà la question que Michel s’adressait sanspouvoir la résoudre, et il allait, après avoir fait un violenteffort sur lui-même, se décider à aborder la jeune fille, lorsque,en arrivant en face du n° 17 de cette même rue du Château, il lavit pousser la porte de la maison, et, comme cette porte n’étaitpas fermée, entrer dans une allée, repousser la porte derrièreelle, et disparaître.
Michel alla vivement à cette porte ;cette fois, elle était fermée.
Le jeune baron resta debout sur le seuil dansune stupéfaction profonde et douloureuse, ne sachant quel partiprendre et croyant avoir rêvé.
Tout à coup, il se sentit frapper doucementsur le bras ; il tressaillit, tant son esprit se trouvaitailleurs qu’où se trouvait son corps, et il se retourna.
C’était le notaire Loriot qui l’abordait.
– Comment ! vous ici ? lui demandace dernier avec un accent qui dénotait sa surprise.
– Et qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que jesois à Nantes, maître Loriot ? demanda Michel.
– Voyons, parlez plus bas et ne restez pasplanté devant cette porte comme si vous vouliez y prendreracine ; c’est un conseil que je vous donne.
– Ah çà ! quelle mouche vous pique donc,maître Loriot ? Je vous savais prudent, mais pas à cepoint-là.
– On ne saurait jamais l’être trop. Marchonsen causant ; c’est le moyen de ne pas être remarqué.
Puis passant son mouchoir à carreaux sur sonfront baigné de sueur :
– Allons, continua le notaire, voilà encoreque je me compromets horriblement !
– Je vous jure, maître Loriot, que je necomprends pas un mot de ce que vous voulez me dire, fit Michel.
– Vous ne comprenez pas ce que je veux dire,malheureux jeune homme ? Mais vous ne savez donc pas que vousêtes compris sur la liste des personnes suspectes, et que l’on adonné l’ordre de vous arrêter ?
– Eh bien, que l’on m’arrête ! repritMichel avec impatience, en essayant de ramener le notaire en facede la maison où il avait vu disparaître Mary.
– Ah ! qu’on vous arrête ? Eh bien,vous prenez gaiement la nouvelle, monsieur Michel ! Soit,c’est d’un philosophe ; je dois cependant vous dire que cettemême nouvelle, qui vous paraît si indifférente, a produit surmadame votre mère une telle impression, que, si le hasard ne vousavait pas placé sur mon chemin à Nantes, aussitôt après mon retourà Légé, je me fusse mis en quête pour vous rejoindre.
– Ma mère ! s’écria le jeune homme, quele notaire venait de toucher au plus faible de son cœur ; quelui est-il donc arrivé, à ma mère ?
– Il ne lui est rien arrivé, monsieur Michel,et, grâce au ciel, elle va aussi bien qu’on peut aller quand on al’âme bourrelée d’inquiétude et le cœur rongé de chagrin ; carje ne dois pas vous cacher que c’est là la situation morale demadame votre mère.
– Oh ! mon Dieu, que me dites-vouslà ! soupira douloureusement Michel.
– Vous savez tout ce que vous étiez pour elle,monsieur le baron ; vous n’avez pu oublier les soins qu’elleavait pris de votre jeunesse, la sollicitude dont elle vousentourait, quoique vous fussiez arrivé à l’âge où l’on commence àglisser entre les mains d’une mère. Jugez donc ce que doivent êtreses tortures lorsqu’elle vous sait exposé tous les jours à desdangers aussi terribles que ceux qui vous environnent ! Je nedois pas vous cacher qu’il était de mon devoir de l’avertir de ceque je suppose vos intentions et que, ce devoir, je l’airempli.
– Oh !… et que lui avez-vous donc dit,maître Loriot ?
– Je lui ai dit en toutes lettres que je vouscroyais fort épris de mademoiselle Bertha de Souday…
– Allons bon, fit Michel, lui aussi !
– Et que, continua le notaire sans s’arrêter àl’interruption, selon toute apparence, vous pensiez àl’épouser.
– Qu’a répondu ma mère ? demanda Michelavec une anxiété visible.
– Parbleu ! ce que répondent toutes lesmères lorsqu’on leur parle d’un mariage qu’elles désapprouvent.Mais, voyons, laissez-moi vous interroger moi-même, mon jeuneamis ; ma position de notaire des deux familles me devraitdonner auprès de vous une certaine influence. Avez-vous bienréfléchi à ce que vous allez faire ?
– Partagez-vous, demanda Michel, lespréventions de ma mère, ou savez-vous quelque chose de fâcheuxtouchant la réputation de mesdemoiselles de Souday ?
– En aucune façon, mon jeune ami, réponditmaître Loriot, tandis que Michel regardait avec inquiétude lafenêtre de la maison où était entrée Mary ; en aucunefaçon ! Je tiens, au contraire, ces jeunes filles, que jeconnais depuis leur enfance, pour les plus pures et les plusvertueuses du pays, et cela, comprenez-vous, malgré la réputationque quelques méchantes langues leur ont faite et malgré le ridiculesobriquet dont on les a affublées.
– Eh bien alors, demanda Michel, comment sefait-il que, vous aussi, vous me désapprouviez ?
– Mon jeune ami, répliqua le notaire,souvenez-vous que je n’émets aucun avis ; seulement, je croisdevoir vous engager à beaucoup de prudence… Il vous faudra dépensertrois fois plus d’énergie pour arriver à ce qui, d’un certain pointde vue, peut sembler… pardonnez-moi l’expression… une sottise,qu’il ne vous en faudrait pour renoncer à un attachement que lesqualités de ces jeunes personnes justifient, je n’en disconvienspas.
– Mon cher monsieur Loriot, reprit Michel,qui, loin de sa mère, n’était point lâché de brûler ses vaisseaux,le marquis de Souday a bien voulu m’accorder la main de safille ; il n’y a donc pas à revenir là-dessus.
– Oh ! ceci, c’est autre chose, ditmaître Loriot. Du moment que vous en êtes là, je n’ai plus qu’unconseil à vous donner et qu’une chose à vous dire : c’est quec’est toujours un acte grave qu’un mariage conclu en dépit de lavolonté des parents. Persistez dans vos idées, rien de mieux ;mais allez voir votre mère, ne lui donnez pas le droit de seplaindre de votre ingratitude, tâchez de la faire revenir de sesinjustes préventions.
– Hum ! fit Michel, qui sentait lajustesse de ces observations.
– Voyons, insista Loriot, ce que je vousdemande là, me promettez-vous de le faire ?
– Oui, oui, répondit le jeune homme, qui avaithâte de se débarrasser du notaire, croyant avoir entendu du bruitdans l’allée et craignant que Mary ne vînt à sortir tandis qu’ilcausait avec maître Loriot.
– Bien, fit celui-ci. Songez-y, d’ailleurs,c’est toujours à la Logerie que vous serez en sûreté ; lecrédit de madame votre mère peut seul vous sauvegarder desconséquences de votre conduite. Vous commettez, depuis quelquetemps, bien des étourderies dont on ne vous aurait pas cru capable,jeune homme, convenez-en.
– J’en conviens, fit Michel impatienté.
– C’est tout ce que, je voulais. Pécheur quise confesse est à moitié repentant. Ça ! maintenant, je vousquitte ; je dois partir à onze heures.
– Vous retournez à Légé ?
– Oui, avec une jeune dame que l’on doitamener tout à l’heure à mon hôtel, et à laquelle je donnerai uneplace dans mon cabriolet, une place que, sans cela, je me fusseempressé de vous offrir.
– Mais vous vous détournerez bien d’unedemi-lieue, n’est-ce pas, pour me rendre un service ?
– Certainement, et avec le plus grand plaisir,mon cher monsieur Michel, répondit le notaire.
– Alors, allez à la Banlœuvre, et remettez, jevous en supplie, cette lettre à mademoiselle Bertha.
– Soit ; mais, pour Dieu, dit le notaireavec effroi, donnez-la donc avec quelques précautions ! Vousoubliez toujours les circonstances dans lesquelles nous sommes, etcet oubli me fait mourir de peur.
– Effectivement vous ne tenez pas en place,cher monsieur Loriot ; lorsque viennent à nous certainspassants, vous sautez en bas du trottoir comme s’ils vousapportaient la peste. Qu’avez-vous ? Voyons, parlez,notaire.
– J’ai que je changerais mon étude en cemoment pour la plus misérable étude du département de la Sarthe oude l’Eure ; il y a que je ressens de telles émotions, que, sicela se prolonge, mes jours en seront abrégés. Tenez, monsieurMichel, continua le notaire en baissant la voix, tel que vous mevoyez, on m’a fourré, malgré moi, quatre livres de poudre dans lespoches ! et je ne marche qu’en tremblant sur le pavé ;chaque cigare que je vois passer près de moi me donne la fièvre.Allons, adieu ! Retournez à la Logerie, croyez-moi.
Michel, dont les angoisses augmentaient àchaque instant, comme celles de maître Loriot, laissa celui-cis’éloigner. Il en avait tiré tout ce qu’il désirait, c’est-à-direla certitude que sa lettre serait portée à la Banlœuvre.
Puis, le notaire parti, ses yeux, ramenésnaturellement vers la maison, s’y fixèrent avec une ténacité plusintense que jamais ; ils étaient surtout attirés vers unefenêtre dont il avait cru remarquer que le rideau se soulevait, etpar la vague silhouette d’un visage qui l’observait à travers lavitre.
Il pensa que c’était à cause de sa persistanceà demeurer devant la maison que la jeune fille l’observait ;il s’éloigna donc dans la direction du quai, et se cacha derrièreun angle de maison, de manière à ne rien perdre de ce qui sepassait dans la rue du Château.
En effet, bientôt la porte se rouvrit et lajeune paysanne reparut.
Seulement, elle n’était pas seule.
Un jeune homme vêtu d’une longue blouse etaffectant des manières rustiques l’accompagnait. Si rapidement quetous deux eussent passé devant Michel, il remarqua que cet individuétait jeune et que la distinction de sa physionomie faisait uncontraste étrange avec son costume ; il vit qu’il plaisantaitsur le pied de l’égalité avec Mary, et que celle-ci refusait enriant de lui donner le panier qu’elle portait au bras et dont illui offrait probablement de la débarrasser.
Les mille serpents de la jalousie le mordirentau cœur, et, convaincu, surtout d’après ce que lui avait dit toutbas Mary, que ces déguisements simultanés cachaient peut-être aussibien une intrigue amoureuse qu’une intrigue politique, il s’éloignaprécipitamment, se dirigeant vers le pont Rousseau, c’est-à-diresuivant une ligne parfaitement opposée à celle que les deux jeunesgens avaient prise.
L’encombrement n’était plus le même ; iltraversa donc facilement le quai ; mais, arrivé à sonextrémité, il chercha inutilement des yeux Courte-Joie, Trigaud etson cheval ; – tous trois avaient disparu.
Michel était si bouleversé, qu’il ne songeapoint une minute à les chercher aux environs ; d’après ce quelui avait dit le notaire, il était, d’ailleurs, dangereux pour luide déposer une plainte qui pouvait amener sa propre arrestation enrévélant, en outre, les accointances qu’il avait eues avec les deuxmendiants.
Il prit donc son parti de cheminer à pied etse dirigea du côté de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.
Maudissant Mary, pleurant la trahison dont ilétait la victime, il ne songeait plus qu’à suivre le conseil demaître Loriot, c’est-à-dire à regagner la Logerie et à se jeterdans les bras de sa mère, vers laquelle ce qu’il avait vu leramenait bien mieux encore que n’avaient fait les remontrances dunotaire.
Il était arrivé à la hauteur deSaint-Colombin, et n’entendit pas venir deux gendarmes qui avaientmarché derrière lui.
– Vos papiers, monsieur ! lui demanda lebrigadier après l’avoir examiné des pieds à la tête.
– Mes papiers ? fit avec étonnementMichel, auquel, pour la première fois de sa vie, une pareillequestion était adressée. Mais je n’en ai pas.
– Et pourquoi n’en avez-vous pas ?
– Parce que je n’ai pas cru que, pour venir demon château à Nantes, j’eusse besoin de passeport.
– Et quel est votre château ?
– Le château de la Logerie.
– Et votre nom ?
– Le baron Michel.
– Le baron Michel de la Logerie ?
– Le baron Michel de la Logerie, oui.
– Alors, si vous êtes le baron Michel de laLogerie, dit le brigadier, je vous arrête.
Et, sans plus de cérémonie, avant que le jeunehomme songeât même à prendre la fuite, – ce qui eût peut-être étépossible, vu la disposition du terrain, – le brigadier lui mit lamain sur le collet, tandis que le gendarme, partisan de l’égalitédevant la loi, lui passait des menottes.
Cette opération achevée, et elle ne dura quequelques secondes, grâce à la stupéfaction du prisonnier et à ladextérité du gendarme, les deux agents de la force arméeconduisirent le baron Michel à Saint-Colombin, où ils l’enfermèrentdans une sorte de caveau attenant au poste qu’avaient là lestroupes cantonnées et qui servait de prison provisoire.
Il était à peu près quatre heures del’après-midi lorsque Michel, introduit dans le violon du poste deSaint-Colombin, put apprécier tous les agréments du logement quilui était destiné.
En entrant dans cette espèce de cachot, lesyeux du jeune homme, habitués à la lumière éclatante del’extérieur, ne surent d’abord rien distinguer autour de lui :il fallut que peu à peu, ils s’accoutumassent à l’obscurité, et cefut alors seulement que le prisonnier put reconnaître l’endroit quilui avait été donné pour gîte.
C’était un ancien cellier ou pressoir d’unedouzaine de pieds carrés, qui, quelle qu’eût été sa destinationprimitive, remplissait parfaitement les conditions de sûreté etd’isolement qu’on lui demandait aujourd’hui.
Il était situé moitié au-dessous, moitiéau-dessus du sol ; ses murs étaient d’une maçonnerie plusépaisse et mieux façonnée qu’ils ne le sont d’habitude dans cessortes de bâtisse, et cela parce qu’ils servaient de fondation aureste de la maison qu’ils supportaient.
La terre nue formait, bien entendu, leplancher, et, en raison de l’humidité du lieu, cette terre étaitpresque boueuse ; le plafond était fait de solives extrêmementrapprochées les unes des autres.
Ordinairement, le jour arrivait dans ce réduitpar un large soupirail, ménagé au niveau du sol ; mais, pourles nécessités de la circonstance, ce soupirail avait été fermé endedans par de fortes planches et en dehors par une énorme meule demoulin, posée verticalement le long et précisément en face del’ouverture du cellier.
Un trou qui existait à l’axe de la meule, etqui correspondait avec la partie supérieure du soupirail, laissaitseul arriver un faible rayon de lumière dont la barricade enplanches interceptait encore les deux tiers, et qui n’éclairait desa lumière fauve que le milieu du cellier.
Précisément dans ce milieu se trouvaient lesdébris d’un pressoir à cidre, c’est-à-dire un reste d’arbre équarripar un bout, à moitié vermoulu, et une auge circulaire en pierre detaille, toute constellée d’arabesques argentées par les promenadescapricieuses des limaces et des limaçons.
Pour tout autre prisonnier que Michel,l’inspection qu’il venait de terminer eût été foncièrementdésespérante, car elle laissait peu ou point de chancesd’évasion ; mais lui, n’avait obéi, en y procédant, qu’à unvague sentiment de curiosité. La première douleur que venait sicruellement d’éprouver son cœur l’avait plongé dans cet état deprostration où l’âme est indifférente à tout ce qui se passe autourd’elle, et, au moment où il lui fallait renoncer à la douceespérance qu’il avait si longtemps caressée d’être aimé de Mary,palais ou prison, tout lui était à peu près la même chose.
Il s’assit sur l’auge du pressoir, cherchantquel pouvait être ce jeune homme en blouse qui accompagnait Mary,ne faisant trêve à ses transports jaloux que pour s’abandonner ausouvenir des premiers jours de ses relations avec les deux sœurs,également déchiré par les uns et par les autres ; car, dit lepoëte florentin, ce grand peintre des tortures infernales, lesouvenir du temps heureux, au milieu de l’infortune, est la pire detoutes les douleurs.
Mais nous laisserons le jeune baron à sonchagrin pour voir ce qui se passait dans les autres parties duposte de Saint-Colombin.
Ce poste, matériellement parlant, était occupédepuis quelques jours par un détachement de troupes de ligne, etconsistait en un vaste bâtiment dont la façade regardait la cour,et dont les derrières se trouvaient sur le chemin vicinal qui va deSaint-Colombin à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, à un kilomètreenviron du premier de ces deux villages, à deux cents pas de laroute de Nantes aux Sables-d’Olonne.
Ce bâtiment, construit sur les ruines et avecles débris d’une vieille forteresse féodale, était placé sur uneéminence qui dominait tous les alentours.
Les avantages de la situation avaient attirél’attention de Dermoncourt, lorsqu’il revenait de son expéditiondans la forêt de Machecoul.
Il avait laissé là une vingtaine d’hommes.C’était comme une espèce de blockhaus dans lequel les colonnesexpéditionnaires pouvaient trouver, au besoin, un gîte ou unrefuge, et en même temps une sorte de dépôt où les prisonniersattendaient que la correspondance, régulièrement établie entreSaint-Philbert et Nantes, permît de les envoyer dans cette dernièreville avec une escorte assez imposante pour qu’ils fussent à l’abrid’un coup de main.
Les bâtiments du poste de Saint-Colombinconsistaient en une assez vaste chambre et dans une grange.
La chambre, située précisément au-dessus ducellier où Michel était enfermé et, par conséquent, à cinq ou sixpieds du sol, servait de corps de garde : on y arrivait par unescalier confectionné avec les débris du donjon, et placéparallèlement à la muraille.
La grange servait de caserne auxsoldats ; ils y couchaient sur la paille.
Le poste était gardé militairement : il yavait une sentinelle devant le porche de la cour, porche quiouvrait sur le chemin, et une vigie au haut d’une tour couronnée delierre, et qui était le seul débris resté debout du vieux châteauféodal.
Or, vers six heures du soir, les soldats quicomposaient la petite garnison du poste s’étaient assis sur desrouleaux à fouler la terre que l’on avait abandonnés le long desmurs extérieurs de la maison. C’était l’endroit favori de leursieste ; ils jouissaient là de la douce chaleur qu’envoie lesoleil à son déclin, des splendides perspectives du lac deGrand-Lieu, qu’ils apercevaient dans le lointain et dont lasurface, colorée par les rayons de l’astre du jour, ressemblait,pour le moment, à une immense nappe de tôle rougie ; puis, àleurs pieds, se déroulait la route de Nantes, pareille à un largeruban au milieu de la verdure qui, à cette époque de l’année,couvrait la plaine ; et, nous devons l’avouer, nos héros enpantalons rouges étaient bien plus attentifs à ce qui se passaitsur cette route qu’aux magnificences du spectacle que leur donnaitla nature.
Avec le soir qui se faisait, les laboureursquittaient les champs, les troupeaux regagnaient les étables, et laroute était, en ce moment, assez fréquentée pour que le panoramafût varié. Chaque voiture chargée de foin, chaque groupe revenantdu marché de Nantes, et surtout chaque paysanne court vêtue, étaitun prétexte à réflexions et à lazzi ; et nous devons direencore que, depuis quelque temps, les unes et les autres netarissaient pas.
– Tiens ! dit l’un tout à coup, qu’est-ceque je vois donc là-bas ?
– Un joueur de biniou qui nous arrive, ditl’autre.
– Ça, un joueur de biniou ? fit untroisième. Ah çà ! mais tu te crois donc encore enBretagne ? Ici, il n’y a pas de joueur de biniou, apprendscela ; il n’y a que des diseurs de complaintes.
– Eh bien, alors, que porte-t-il sur son dos,si ce n’est son instrument ?
– C’est, en effet, son instrument, dit unquatrième soldat ; mais cet instrument est un orgue.
– Drôle d’orgue ! répliqua le premier. Jete dis que c’est sa besace, moi ; c’est un mendiant, tu levois bien à son uniforme.
– Oh ! une besace qui a des yeux et unnez comme toi et moi pourrions en avoir. Mais regarde donc,Limousin !
– Limousin a les bras gros, mais n’a pas lavue longue, dit un autre ; on ne peut pas tout avoir.
– Allons, allons, dit le caporal,résumons : c’est tout bonnement un homme qui en porte un autresur ses épaules.
– Le caporal a raison, firent en chœur lessoldats.
– J’ai toujours raison, dit l’homme aux galonsde laine, d’abord comme votre caporal, ensuite comme votresupérieur ; et, s’il y en a qui doutent encore quand j’ai ditune chose, ils vont être convaincus, car voilà nos hommes qui s’enviennent par ici.
Effectivement, le mendiant qui avait donnélieu à la discussion que nous venons de rapporter, et dans lequelnos lecteurs ont déjà reconnu Trigaud, comme dans le biniou, dansl’orgue, dans la besace, ils ont reconnu son guide AubinCourte-Joie, avait tourné à gauche et suivait la rampe quiconduisait au poste de Saint-Colombin.
– Quel tas de brigands ! reprit un dessoldats ; quand on pense que, si ce drôle-là nous trouvaitseuls, au coin d’une haie, il nous enverrait une prune. Pas vrai,caporal ?
– C’est encore possible, réponditcelui-ci.
– Et, comme il nous voit en nombre, continuale soldat, il vient nous demander l’aumône, le lâche !
– Plus souvent que je lui donnerai quoi que cesoit de mon sou de poche ! dit le premier soldat qui avaitparlé.
– Attends, dit un autre en ramassant unepierre, je vais lui mettre cela dans son chapeau.
– Je te le défends, dit le caporal.
– Et pourquoi cela ?
– Parce qu’il n’en a pas, de chapeau.
Les soldats éclatèrent de rire à cetteplaisanterie, reconnue à l’unanimité pour être du meilleurgoût.
– Voyons, voyons, dit un soldat, quelle quesoit la chose dont joue le bonhomme, ne le décourageons pas.Trouvez-vous donc qu’il y ait tant de plaisirs dans cette gueuse decassine, que vous dédaigniez une façon de spectacle qui nousarrive ?
– De spectacle ?
– Ou de concert… Tous les chercheurs de painde ce pays-ci sont des espèces de troubadours. Nous lui feronschanter tout ce qu’il sait et tout ce qu’il ne sait pas ; celanous aidera à passer notre soirée.
En ce moment, le mendiant, qui, depuislongtemps déjà, n’était plus une énigme pour les soldats, setrouvait arrivé à quatre pas d’eux et leur tendait la main.
– Vous l’aviez bien dit, caporal, que c’étaitun homme qu’il avait sur les épaules.
– Non, je m’étais trompé, répliqua lecaporal.
– Comment cela ?
– Ce n’était pas un homme, ce n’en étaitqu’une moitié.
Et les soldats se mirent à rire à ce secondlazzi comme ils avaient ri au premier.
– En voilà un qui ne doit pas dépenser grospour s’acheter des pantalons ?
– Et encore moins pour s’acheter desbottes ! enchérit le facétieux caporal, dont la plaisanterieproduisit son effet ordinaire.
– Sont-ils laids ! fit observer leLimousin ; on dirait, ma parole d’honneur, un singe monté surun ours.
Pendant que ces quolibets se croisaient et luiarrivaient de tous les côtés, Trigaud restait impassible. Ilavançait la main en donnant à sa physionomie une expression de plusen plus attendrissante, tandis que Courte-Joie, en sa qualitéd’orateur de l’association, répétait invariablement, de son tonnasillard :
– La charité, s’il vous plaît, mes bonsmessieurs ! la charité à un pauvre voiturier qui a eu les deuxjambes coupées par sa voiture, à la descente d’Ancenis.
– Faut-il qu’ils soient sauvages, dit un dessoldats, de demander la charité à des tourlourous ! – Mais,gueux finis que vous êtes ! en fouillant toutes nos poches,peut-être qu’on n’y trouverait pas la moitié de ce que contiennentles vôtres.
Ce qu’entendant Aubin Courte-Joie, il modifiala formule, et, précisant l’objet de ses sollicitations :
– Un petit morceau de pain, s’il vous plaît,mes bons messieurs, dit-il. Si vous n’avez pas d’argent, vous devezbien avoir un pauvre morceau de pain.
– Le pain, repartit le caporal, tu l’auras,mon bonhomme, et, avec le pain, la soupe, et, avec la soupe, unmorceau de carne, s’il en reste. – Voilà ce que nous vousdonnerons. Mais, à présent, voyons, que nous offres-tu,toi ?
– Mes bons messieurs, je prierai Dieu pourvous, répondit Courte-Joie de sa voix nasillarde, qui était labasse continue du chant de son compagnon.
– Ça ne peut pas nuire, répliqua le caporal,certainement ça ne peut pas nuire ; mais ça ne suffit pas.Voyons, as-tu quelque drôlerie dans ta giberne ?
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?demanda Courte-Joie faisant l’innocent.
– Je veux dire que, tout vilains merles quevous êtes, vous savez peut-être siffler quelques jolis airs. Alors,dans ce cas, en avant la musique ! c’est ce qui payera lepain, la soupe et la viande.
– Ah ! bon ! bon !j’entends.
– Eh bien, ça n’est pas de refus, aucontraire, mon officier ! dit Aubin flattant soninterlocuteur. Si vous nous faites la charité du bon Dieu, n’est-cepas le moins qu’en revanche nous tâchions de vous amuser un peu,vous et votre société ?
– Amuse-nous, et tant que tu pourras ! iln’y aura rien de trop ; car nous nous ennuyons drôlement danston coquin de pays !
– Pour lors, dit Courte-Joie, nous allonstâcher de vous faire voir quelque chose que vous n’avez jamaisvu.
Toute vulgaire qu’était cette promesse, exordeordinaire des saltimbanques, elle piqua vivement la curiosité dessoldats, qui firent silence et entourèrent les deux mendiants avecun empressement que la curiosité rendait presque respectueux.
Courte-Joie, qui, jusqu’alors, était resté surles épaules de Trigaud, fit un mouvement des jambes qui indiquaitqu’il voulait être déposé à terre, et Trigaud, avec cetteobéissance passive qu’il professait pour les volontés de sonmaître, l’assit sur un reste de créneau à moitié couvert par lesorties, et gisant à droite du rouleau qui servait de siège auxsoldats.
– Hein ! comme c’est dressé, dit lecaporal : j’ai envie de m’emparer de ce gaillard-là, et de levendre au gros major, qui ne peut pas trouver un poulet d’Inde àson idée.
Pendant ce temps, Courte-Joie avait ramasséune pierre et l’avait présentée à Trigaud.
Celui-ci, sans qu’il fût besoin d’autresinstructions, la serra entre ses doigts, rouvrit la main et montrala pierre réduite en poudre.
– Tiens, c’est un hercule ! Voilà tonaffaire, Pinguet, dit le caporal au soldat que nous avons déjà deuxou trois fois désigné sous le nom de Limousin.
– Ah bien, alors, nous allons voir, réponditcelui-ci en s’élançant dans la cour.
Trigaud, sans s’arrêter aux paroles ni àl’action de Pinguet, continua flegmatiquement ses exercices.
Il saisit deux soldats par le ceinturon deleur giberne, les souleva doucement et les tint pendant quelquessecondes à bout de bras, puis les reposa à terre avec une aisanceparfaite.
Les soldats éclatèrent en bravos.
– Pinguet ! Pinguet ! crièrent-ils.Eh bien, où es-tu donc ? Ah ! par exemple, en voilà unqui te dégomme joliment !
Trigaud continuait toujours, comme si cesexpériences sur sa force eussent été réglées à l’avance. Il avaitinvité deux autres soldats à s’asseoir à califourchon sur lesépaules des deux premiers, et il les avait enlevés tous les quatreavec presque autant de facilité que lorsqu’ils n’étaient quedeux.
Comme il les reposait par terre, Pinguetarriva portant un fusil sur chaque épaule.
– Bravo, Limousin ! bravo ! direntles soldats.
Encouragé par les acclamations de sescamarades :
– Tout cela est de la Saint-Jean ! ditPinguet. Tiens, toi, le mangeur d’hommes, fais seulement ce que jevais faire.
Et, introduisant un doigt de chacune de sesmains dans chacun des canons de fusil, il les souleva tous deux àbras tendu.
– Bah ! dit Courte-Joie tandis queTrigaud regardait, avec un mouvement des lèvres qui pouvait passerpour un sourire, le tour de force du Limousin, bah ! allez-endonc chercher deux autres !
Effectivement, les deux autres fusilsapportés, Trigaud les enfila tous les quatre aux doigts d’une seulede ses mains, et les fit monter à la hauteur de son œil sans qu’unecontraction de muscles trahît chez lui le moindre effort.
Du premier coup, Pinguet était distancé aupoint d’abandonner à tout jamais la lutte.
Alors, fouillant dans sa poche, Trigaud entira un fer à cheval qu’il ploya en deux aussi aisément qu’un hommeordinaire eût fait d’une lanière de cuir.
Après chacune de ces expériences, Trigaudtournait vers Courte-Joie des yeux qui mendiaient un sourire, et,d’un signe de tête, Courte-Joie lui indiquait qu’il étaitcontent.
– Voyons, dit ce dernier, tu n’as encore gagnéque notre souper ; maintenant, il s’agit de nous mériter ungîte pour la nuit. N’est-ce pas, mes bons messieurs, que, si moncamarade fait quelque chose de plus merveilleux encore que tout ceque vous avez vu, n’est-ce pas que vous nous donnerez bien unebotte de paille et un coin dans l’étable pour nousreposer ?
– Oh ! quant à cela, c’est respectivementimpossible, dit le sergent, qui, attiré par les cris et par lesbravos des soldats, était venu prendre sa part du spectacle ;la consigne est formelle.
Cette réponse sembla tout à fait décontenancerCourte-Joie et sa figure de fouine devint sérieuse.
– Bah ! reprit un des militaires, nousnous cotiserons pour vous faire dix sous, avec lesquels, dans lapremière auberge venue, vous vous payerez un lit qui sera autrementdoux que de la plume de seigle.
– Et, si l’espèce de bœuf qui te sert demonture, ajouta un autre, a les jambes aussi solides que les bras,ce n’est pas un kilomètre ou deux qui doivent vous embarrasser.
– Voyons d’abord le tour ! voyons d’abordle chef-d’œuvre ! crièrent en chœur les soldats.
Il eût été d’un mauvais camarade de laisserTrigaud perdre le bénéfice de cet enthousiasme, et Courte-Joie serendit à ces instances avec une facilité qui prouvait sa confiancedans les biceps de son compagnon.
– Avez-vous ici, dit-il, une pierre de taille,un madrier, quelque chose qui pèse douze ou quinze cents ?
– Il y a le bloc sur lequel vous êtes assis,dit un soldat.
Courte-Joie haussa les épaules.
– Si cette pierre avait une poignée, dit-il,Trigaud vous la soulèverait d’une seule main.
– Il y a encore la meule que nous avons placéedevant le soupirail du cachot, fit un soldat.
– Pourquoi pas la maison tout de suite ?dit le caporal. Que vous étiez préalablement six hommes pour lamouvoir, et que vous aviez de la peine, et avec le levierencore ! que j’enrageais même que mon grade ne me permettaitpas de vous donner un coup de main, et que je vous appelais tas defainéants !
– D’ailleurs, il ne faut pas y toucher, à lameule, dit le sergent ; c’est encore dans la consigne, vuqu’il y a un prisonnier dans le cachot.
Courte-Joie cligna de l’œil en regardantTrigaud, et celui-ci, sans s’inquiéter de ce que venait de dire lesergent, se dirigea vers la masse de pierre.
– Entendez-vous ce que je vous fais l’honneurde vous dire ? reprit le sergent en haussant la voix et enarrêtant Trigaud par le bras ; on ne touche pas àcela !
– Pourquoi pas ? dit Courte-Joie. S’ilôte la meule de sa place, il l’y remettra, soyez tranquille.
– Au surplus, dit un soldat, quand on a vu lasouris qui est dans la ratière, on n’a pas peur qu’elle nes’évade : un pauvre petit monsieur que l’on prendrait pour unefemme déguisée ; j’ai cru d’abord que c’était la duchesse deBerry.
– Sans compter qu’il est trop occupé à pleurerpour que l’idée lui vienne de s’ensauver, reprit à son tour lecaporal, qui évidemment grillait d’envie de voirl’expérience : quand nous avons été lui porter sa pitance,Pinguet et moi, c’est-à-dire moi et Pinguet, il fondait en larmes,que l’on eût dit que ses deux yeux avaient deux robinets.
– Allons, voyons, dit le sergent, qui n’étaitsans doute pas moins curieux que les autres de voir comment lemendiant viendrait à bout de cette tâche titanique, je permets sousma responsabilité.
Trigaud profita de la permission ; endeux pas, il fut près de la meule, et, la saisissant entre ses brasvers la base, il appuya son épaule sur le centre, et, d’unvigoureux effort, essaya de la soulever.
Mais le poids de cette énorme masse de pierreavait défoncé le sol peu compact sur lequel elle reposait, de sortequ’elle y était entrée de quatre à cinq pouces et que l’adhérencede l’alvéole qu’elle s’était ainsi creusée paralysait les forces deTrigaud.
Courte-Joie, qui s’était approché du cercleformé par les soldats, en rampant sur les mains et les genoux à lafaçon d’un gros scarabée, fit remarquer ce qui s’opposait à ce queles efforts du géant fussent couronnés de succès ; il allachercher une large pierre plate, et, moitié avec cette pierre,moitié avec ses mains, il dégagea la meule de la terre quil’entourait.
Alors Trigaud se remit à l’œuvre, et, plusheureux cette fois, il souleva le bloc, et, pendant quelquessecondes, il le tint appuyé contre son épaule, pressé contre lemur, et suspendu à un pied du sol.
L’enthousiasme des soldats ne connaissait plusde bornes ; ils se pressaient autour de Trigaud, enl’accablant de félicitations auxquelles le géant paraissaitparfaitement insensible ; ils poussaient des cris d’admirationfrénétiques, qui se communiquaient au caporal, et, du caporal parla hiérarchie naturelle des grades, montaient jusqu’au sergentlui-même ; ils ne parlaient pas moins que de porter Trigaud entriomphe jusqu’à la cantine, où l’attendait le prix de sa vigueur,jurant, par tous les jurons connus et inconnus aux disciples dudieu Mars, que ce n’était pas seulement le pain, la soupe et lacarne promis que Trigaud avait mérités, mais encore que l’ordinairedu général ou même du roi des Français ne serait pas de trop pourentretenir la force nécessaire à de pareilles prouesses.
Comme nous venons de le dire, Trigaud nesemblait nullement enorgueilli par son triomphe ; saphysionomie demeurait aussi impassible que celle du bœuf qu’onlaisse souffler après le travail ; seulement, ses yeux, qui nequittaient pas les yeux d’Aubin Courte-Joie, demandaient àcelui-ci : « Maître, es-tu content ? »
Tout au rebours de Trigaud, Courte-Joieparaissait radieux ; sans doute était-ce par suite del’impression que faisaient sur les spectateurs les témoignagesd’une force que, bien plutôt que celui auquel la nature l’avaitdévolue, il pouvait appeler la sienne, peut-être aussi était-cetout simplement en raison du succès d’une petite manœuvre qu’ilavait très-habilement opérée, tandis que l’attention générale étaitconcentrée sur son compagnon : – laquelle manœuvre avaitconsisté à glisser sous la meule la large pierre plate qu’il tenaità la main et à la placer de telle sorte que la masse énorme quifermait le soupirail de la prison reposait en équilibre sur cettesurface plane, et qu’il suffisait désormais de l’effort d’un enfantpour la déplacer.
Les deux mendiants furent conduits à lacantine, et, là, Trigaud fournit un nouveau texte à l’admirationdes soldats.
Après qu’il eut avalé un énorme bidon desoupe, on mit devant lui quatre rations de bœuf et deux pains demunition.
Trigaud mangea son premier pain avec ses deuxpremières rations ; puis, comme si, en changeant le mode dedéglutition, il changeait et améliorait le goût des objetsdéglutis, il prit son second pain, le fendit en deux dans salargeur, ménagea une concavité au centre, avala, en manière depasse-temps, la mie qu’il retirait de sa fouille, plaça la viandedans le vide qu’il avait opéré, reposa les deux moitiés de la michel’une sur l’autre, et mordit à même avec un sang-froid et une forcede cohésion qui ravirent l’assemblée et lui arrachèrent destonnerres de bravos.
Au bout de cinq minutes de cet exercice, lepain de munition était broyé comme s’il eût passé entre deux meulessemblables à celle que Trigaud avait soulevée à l’ébahissement dela société, et il n’en restait que des miettes que Trigaud, quiparaissait prêt à recommencer, recueillait avec le plus grandsoin.
On se hâta de lui apporter un troisième pain,et, quoique sec, Trigaud le traita comme les deux premiers.
Les soldats ne se sentaient pas d’aise ;ils eussent volontiers sacrifié tous leurs vivres pour pousserl’expérience jusqu’au bout ; mais le sergent jugea prudent demettre des bornes à leur curiosité scientifique.
Courte-Joie était redevenu pensif, et sonattitude attira l’attention des soldats.
– Ah çà ! tu manges et tu bois, lui ditle caporal, et cela, aux frais de ton camarade ; ce n’est pasjuste, et il me semble que tu nous devrais bien un bout de chanson,ne fût-ce que pour payer ton écot.
– Indubitablement ! dit le sergent.
– Allons, allons, une chanson ! crièrentles soldats, et la noce sera complète.
– Hum ! fit Courte-Joie, j’en sais, deschansons.
– Eh bien, tant mieux, alors !
– Oui ; mais elles ne seront peut-êtrepas de votre goût.
– Pourvu que ce ne soient pas de vos cantiquesà porter le diable en terre, cela nous amusera ; àSaint-Colombin, on n’est pas difficile.
– Oui, dit Courte-Joie, je comprends, vousvous ennuyez.
– Fastidieusement ! fit le sergent.
– Oh ! nous ne demandons pas que tuchantes comme M. Nourrit, fit un Parisien.
– Tant plus que ce sera cocasse, dit un autresoldat, tant plus que ce sera meilleur.
– Puisque j’ai mangé de votre pain et bu devotre vin, dit Courte-Joie, je n’ai pas le droit de vousrefuser ; mais, je vous le répète, vous ne trouverezprobablement pas mes chansons de votre goût.
Et il entonna le couplet suivant :
Alerte ! alerte ! À l’horizon, là-bas,
Voyez-vous l’infernale bande ?
Pour la surprendre, égaillez-vous, les gars,
À vau les bois, à vau la lande !
Eh gai ! eh gai ! égaillez-vous, lesgars !
Fusil au poing, l’œil au guet, en silence,
Attendez le bataillon bleu,
Comme un serpent, il avance, il avance…
Soldat du roi, soldat de Dieu,
Enfermez-le dans un cercle de feu !…
Courte-Joie n’alla pas plus loin. Au mouvementde surprise qu’avaient excité ses premières paroles, avaientsuccédé des cris d’indignation ; dix soldats s’étaient élancéssur lui, et le sergent, le saisissant à la gorge, l’avait renversésur le carreau.
– Ah ! canaille ! lui dit celui-ci,je vais t’apprendre à venir chanter au milieu de nous les louangesdes brigands !
Mais, avant que le sous-officier eût achevé saphrase, phrase dans laquelle il n’eût pas manqué d’introduire undes adverbes qui lui étaient familiers, Trigaud, l’œil étincelantde colère, se fit jour à travers les assaillants, repoussa lesous-officier et se plaça devant son compagnon dans une attitude simenaçante, que, pendant quelques instants, les militairesdemeurèrent muets et incertains.
Mais, rougissant d’être tenus en échec par unhomme sans armes, ils tirèrent leurs sabres, et se précipitèrentsur les deux mendiants.
– Tuons-les ! tuons-les !criaient-ils ; ce sont des chouans.
– Vous m’avez demandé une chanson ; jevous ai prévenus que les chansons que je savais pourraient ne pasvous plaire ! s’écria Courte-Joie d’une voix qui domina letumulte. Il ne fallait pas insister. De quoi vousplaignez-vous ?
– Si tu ne sais que des chansons pareilles àcelle que nous venons d’entendre, répondit le sergent, tu es unrebelle, et, je t’arrête péremptoirement.
– Je sais les chansons qui plaisent aux gensdes bourgs dont les aumônes me font vivre. Ce n’est pas un pauvreinfirme comme moi et un idiot comme mon compagnon qui peuvent êtredangereux. Arrêtez-nous si vous voulez, mais ce ne sont pas desprises comme celles-là qui vous feront honneur.
– Soit ; mais en attendant, vouscoucherez au violon ! Vous étiez embarrassés d’un gîte pour lanuit, mes jolis garçons : je vais vous en donner un,moi ! Allons, allons, qu’on les saisisse, qu’on les fouille etqu’on les encage incontinent.
Mais, Trigaud conservant son attitudemenaçante, personne ne s’empressait d’exécuter l’ordre que lesous-officier venait de donner.
– Et, si vous ne vous rendez pas de bonnegrâce, dit le sergent, je vais envoyer chercher quelques fusilstout chargés, et nous verrons si votre cuir est à l’épreuve de laballe.
– Allons, Trigaud, allons, mon garçon, ditCourte-Joie, il faut se résigner ; d’ailleurs, soistranquille, va ! notre détention ne sera pas longue : cen’est point pour de pauvres diables comme nous que l’on bâtit de sibelles prisons.
– À la bonne heure ! dit le sergenttrès-satisfait de la tournure pacifique que prenait ladiscussion ; on va vous fouiller, et, si l’on ne trouve survous rien de suspect, si vous êtes sages pendant la nuit, demainmatin, on verra à vous rendre la liberté.
On fouilla les deux mendiants, et l’on netrouva sur eux que quelques pièces de menue monnaie ; ce quiconfirma le sergent dans ses idées de clémence.
– Au fait, dit-il en désignant Trigaud, cegros butor-là n’est pas coupable, et je ne vois pas pourquoi jel’enfermerais intérieurement.
– Sans compter, reprit le Limousin, que, s’illui prend, comme à son aïeul Samson, l’envie de secouer les murs,il nous les fera tomber sur la tête.
– Tu as raison, Pinguet, dit le sergent,d’autant plus que tu es du même avis que moi. Ce serait un embarrasque nous nous mettrions conjointement sur les bras. Allons, dehors,l’ami, et lestement !
– Oh ! mon bon monsieur, ne nous séparezpas, fit Courte-Joie d’une voix larmoyante ; nous ne saurionsnous passer l’un de l’autre : il marche pour moi, j’y voispour lui.
– En vérité, dit un soldat, c’est pis que desamoureux.
– Non, dit le sergent à Courte-Joie, je veuxte faire passer la nuit au violon pour te punir, et, demain,l’officier de ronde décidera ce qu’il faudra faire de ta carcasse.Allons en route, et rondement !
Deux soldats s’approchaient pour saisirCourte-Joie ; mais celui-ci, avec une agilité que l’on devaitpeu s’attendre à trouver dans ce corps incomplet, sauta sur lesépaules de Trigaud, qui s’achemina paisiblement du côté du celliersous l’escorte des soldats.
Chemin faisant, Aubin appuya sa bouche àl’oreille de son compagnon et lui dit quelques mots à voix basse.Trigaud le déposa à la porte du cellier, dans lequel le sergentpoussa l’invalide et où celui-ci fit son entrée en roulant commeune énorme boule.
Puis, on conduisit Trigaud hors de la portecharretière, que l’on referma sur lui.
Trigaud resta debout pendant quelques minutes,immobile et abasourdi, comme s’il ne savait à quel parti serésoudre ; il essaya d’abord de s’asseoir sur le rouleau oùnous avons vu les soldats faire leur sieste ; mais lasentinelle lui fit observer qu’il était impossible qu’il restât là,et le mendiant s’éloigna dans la direction du bourg deSaint-Colombin.
Environ deux heures après l’incarcérationd’Aubin Courte-Joie, la sentinelle du petit poste entendit unecharrette qui montait le chemin de l’intérieur des terres ;selon sa consigne, elle cria : « Qui vive ? »et, lorsque la charrette ne fut plus qu’à quelque distance, ellelui ordonna d’arrêter.
La charrette ou plutôt le charretierobéit.
Le caporal et quatre soldats sortirent duposte pour reconnaître charretier et charrette.
La charrette était une honnête voiture chargéede foin qui ressemblait à toutes celles qui avaient défilé sur laroute de Nantes, pendant la soirée ; un homme seul laconduisait : il expliqua qu’il allait à Saint-Philbert porterce foin à son propriétaire ; il ajouta qu’il avait pris sur sanuit pour économiser un temps précieux à cette époque de l’année,et le sous-officier ordonna de le laisser passer.
Mais cette bonne volonté sembla complètementperdue pour le pauvre homme : sa charrette, attelée d’un seulcheval, s’était arrêtée sur le point le plus vertical de la montée,et, quelques efforts que fissent le cheval et le charretier, il futimpossible à la voiture de faire un pas de plus.
– S’il y a du bon sens, dit le caporal,d’accabler ainsi une pauvre bête ! Vous voyez bien que votrecheval en a deux fois plus qu’il n’en peut porter.
– Quel dommage, dit un autre, que le sergentait mis à la porte cette espèce de taureau mal astiqué que nousavions tout à l’heure ! nous l’aurions attelé à côté ducheval, et il aurait donné un fier coup de collier.
– Oh ! il faut encore supposer qu’il eûtbien voulu se laisser atteler, dit un autre.
Si celui qui venait de prononcer ces paroleseût pu voir ce qui se passait à l’arrière de la charrette, il eûtimmédiatement compris qu’en effet Trigaud ne se serait pas laisséatteler, si on l’eût attelé pour tirer en avant.
En outre, il se fût rendu compte de ladifficulté que le cheval éprouvait à enlever la voiture ; carcette difficulté n’était due, pour la plus grande part, qu’aumendiant, qui, complètement perdu, au reste, dans l’obscurité,avait saisi la barre de bois qui servait à assujettir la charge, etqui, renversé en arrière, opposait – avec un succès qui dépassaittous ceux qu’il avait obtenus dans la soirée – sa force à la forcedu cheval.
– Voulez-vous que nous vous donnions un coupde main ? dit le caporal.
– Attendez que j’essaye encore, répondit leconducteur, qui avait obliqué sa voiture de façon à diminuer larapidité de la pente, et qui, rassemblant son cheval par la bride,se disposait à faire une tentative qui le disculpât du reproche quilui était adressé.
Il fouetta vigoureusement la bête enl’actionnant de la voix et en tirant sur le bridon ; lessoldats joignirent leurs excitations aux siennes ; le chevalroidit ses quatre membres en faisant jaillir des milliersd’étincelles des cailloux du chemin, puis l’animal s’abattit, et,au même instant, comme si les roues eussent rencontré quelqueobstacle qui eût dérangé leur équilibre, la charrette pencha àgauche et versa le long du bâtiment.
Les soldats se précipitèrent sur le devant ets’empressèrent à dégager le cheval du harnais. Il résulta de cetempressement qu’ils n’aperçurent pas Trigaud, qui, satisfait, sansdoute, d’un résultat auquel il avait puissamment contribué en seglissant sous la voiture, en la soulevant avec ses épaulesherculéennes, et enfin en lui faisant perdre son centre de gravité,se retirait tranquillement et disparaissait derrière une haie.
– Veux-tu que nous t’aidions à remettre tonchariot sur sa quille ? dit le caporal au paysan. Seulement,il faudra que tu ailles chercher un cheval de renfort.
– Ah ! par ma foi, non, dit lecharretier. Demain, il fera jour ! C’est le bon Dieu qui neveut pas que je continue ma route : il ne faut pas allercontre sa volonté.
Et, en achevant ces mots, le paysan jeta lestraits sur la croupe de son cheval, repoussa la sellette, monta sabête, et s’éloigna après avoir souhaité le bonsoir aux soldats.
À deux cents pas du corps de garde, Trigaud lerejoignit.
– Eh bien, lui demanda le paysan, est-ce bienmanœuvré et es-tu content ?
– Oui, répondit Trigaud, c’est bien ainsi quele gars Aubin Courte-Joie l’avait ordonné.
– Bonne chance, alors ! Moi, je vaisremettre le cheval où je l’avais pris ; c’est plus commode quela charrette. Mais, quand le charretier s’éveillera demain et qu’ilcherchera son foin, il sera bien étonné de le trouverlà-haut !
– Bon ! tu lui raconteras que c’est pourle bien de la chose, repartit Trigaud, et il ne dira rien.
Les deux hommes se quittèrent.
Trigaud, seulement, ne s’éloigna point ;il continua de rôder dans les environs jusqu’à ce qu’il entendîtsonner onze heures à Saint-Colombin ; alors il remonta vers leposte, ses sabots à la main, et, sans faire aucun bruit, sanséveiller l’attention de la sentinelle, qu’il entendait aller etvenir, il put se rapprocher du soupirail de la prison.
Une fois là, il tira doucement le foin de lavoiture et le renversa sur le sol de façon à en former un littrès-épais ; puis, sur ce lit, il abaissa doucement la meulequi fermait le soupirail du cachot, se pencha vers cette ouverture,brisa les planches qui la fermaient intérieurement, tira à luiCourte-Joie, que Michel poussait par-derrière, amena ensuite lejeune baron en lui tendant les mains ; après quoi, plaçantchacun d’eux sur une de ses épaules, et toujours pieds nus,Trigaud, malgré sa corpulence et le double poids dont il étaitchargé, s’éloigna du poste sans faire plus de bruit qu’un chat quimarche sur un tapis.
Lorsque Trigaud eut fait environ cinq centspas, il s’arrêta, non qu’il fût fatigué, mais parce qu’AubinCourte-Joie le voulait ainsi.
Michel se laissa glisser à terre, et,fouillant dans sa poche, il y prit une poignée de monnaie mêlée depièces d’or qu’il déposa dans la large main de Trigaud.
Trigaud fit mine de verser ce qu’il venait derecevoir dans une poche encore deux fois plus large que la main àlaquelle elle servait de récipient.
Mais Aubin l’arrêta.
– Rends cela à monsieur, dit-il : nous nerecevons pas des deux mains.
– Comment ! des deux mains ? demandaMichel.
– Oui ; nous ne vous avons pas obligé,personnellement, autant que vous le supposez peut-être, ditCourte-Joie.
– Je ne vous comprends pas, mon ami.
– Mon jeune monsieur, continua lecul-de-jatte, à présent que nous sommes dehors, j’avoueraifranchement que je vous ai un peu menti tout à l’heure, quand jevous ai dit que je m’étais fait mettre sous les verrous dans leseul but de vous en tirer ; mais il fallait bien obtenir devous un peu d’aide ; sans cela, il m’eût été impossible de mehisser jusqu’au soupirail et de vous en sortir après moi ! Àprésent donc que, grâce à votre bonne volonté et à la poigne de monami Trigaud, notre évasion s’est opérée sans encombre, je dois vousconfesser que vous n’avez fait qu’échanger votre captivité contreune autre.
– Qu’est-ce que cela signifie ?
– Cela signifie que tout à l’heure vous étiezdans une prison humide et malsaine, que maintenant vous voustrouvez au milieu des champs par une nuit sereine et calme, maisque vous n’en êtes pas moins en prison.
– En prison ?
– Ou du moins prisonnier.
– Prisonnier de qui ?
– De moi, donc !
– De vous ? fit Michel en riant.
– Oui, pour le quart d’heure. Ah ! vousavez beau rire : prisonnier, jusqu’à ce que je vous aieconsigné aux mains qui vous réclament.
– Et quelles sont ces mains ?
– Quant à cela, vous le verrez par vous-même…Je m’acquitte de ma mission, rien de plus, rien de moins. Il nefaut pas vous désespérer, voilà tout ce que je puis vousdire ; on pourrait tomber plus mal que vous ne l’avezfait.
– Mais enfin… ?
– Eh bien, au nom de services qui m’avaientété rendus, et en payant grassement mon pauvre diable de Trigaud,on m’a dit : « Délivrez M. le baron Michel de la Logerieet amenez-le-moi. » Je vous ai délivré, monsieur le baron, etje vous amène.
– Écoutez, dit le jeune homme, qui necomprenait absolument rien à ce que lui disait l’hôtelier deMontaigu, cette fois, voici ma bourse tout entière ;seulement, mettez-moi sur le chemin de la Logerie, où je veuxrentrer ce soir, et recevez mes remercîments.
Michel pensait que ses deux libérateursn’avaient point trouvé la récompense à la hauteur du service qu’ilslui avaient rendu.
– Monsieur, répondit Courte-Joie avec toute ladignité dont il était susceptible, mon compère Trigaud ne peutaccepter de vous cette récompense, puisqu’il a été payé pour faireexactement le contraire de ce que vous lui demandez ; quant àmoi, je ne sais si vous me connaissez ; en tout cas, je vaisme faire connaître. Je suis un honnête négociant que quelquesdifférences d’opinion avec le gouvernement ont contraint de quitterson établissement ; mais, si misérable que soit en ce momentmon extérieur, sachez que je rends des services et que je n’envends pas.
– Mais où diable allez-vous me conduire ?demanda Michel, qui était bien loin de s’attendre à tant desusceptibilité de la part de son interlocuteur.
– Veuillez nous suivre, et, avant une heure,je vous promets que vous le saurez.
– Vous suivre, quand vous me déclarez que jesuis votre prisonnier ? Ah ! par exemple, ce serait tropde bonne volonté de ma part ; n’y comptez pas.
Courte-Joie ne répondit rien ; mais unseul coup d’œil lui suffit pour indiquer à Trigaud ce qu’il avait àfaire, et le jeune baron n’avait point achevé sa phrase et fait unpas en avant, que le mendiant, allongeant son bras comme ungrappin, l’avait saisi au collet.
Il voulut crier, aimant mieux être leprisonnier des soldats que celui de Trigaud ; mais, de la mainqui lui restait libre, le mendiant emprisonna le visage du baronaussi bien qu’eût pu le faire la fameuse poire d’angoisse de M. deVendôme, et ils firent ainsi six ou sept cents pas à traverschamps, avec la rapidité de chevaux de course ; car Michel, àdemi suspendu en l’air par le bras du colosse, ne faisaitqu’effleurer le sol de la pointe de ses pieds.
– Assez, Trigaud ! reprit Courte-Joie,qui avait repris sa place sur les épaules du mendiant, que cettedouble charge ne semblait préoccuper en aucun point ;assez ! le jeune baron doit être à présent suffisammentdégoûté de son idée de retourner à la Logerie. On nous l’a,d’ailleurs, assez recommandé pour que nous n’avariions pas lamarchandise.
Puis, au moment où Trigaud faisaithalte :
– Voyons, dit Aubin s’adressant à Michel àdemi suffoqué, serez-vous raisonnable maintenant ?
– Vous êtes les plus forts, je n’ai pointd’armes, répondit le jeune baron ; il faut bien que je merésigne à endurer vos mauvais traitements.
– Mauvais traitements ? Ah ! n’allezpas prononcer ces mots-là ; car je m’adresserais à votrehonneur et je vous prierais de déclarer s’il n’est pas vrai que,tant dans le cachot des bleus que sur la route, vous n’avez cesséde me dire que vous vouliez rentrer à la Logerie, et que c’est parcette obstination que vous m’avez forcé d’employer la violence.
– Eh bien, au moins, nommez-moi maintenant lapersonne qui vous a enjoint de vous occuper de moi et de meconduire à elle.
– Ceci m’a été défendu positivement, dit AubinCourte-Joie ; mais, sans transgresser les ordres que j’aireçus, je puis vous dire que cette personne est tout à fait de vosamies.
Un froid mortel passa dans le cœur deMichel.
Il songeait à Bertha.
Le pauvre garçon pensait que mademoiselle deSouday avait reçu sa lettre, que la louve offenséel’attendait, et, bien que l’explication qui devait résulter del’entrevue lui fût pénible, il sentait que sa délicatesse nepouvait s’y refuser.
– Bien, dit-il, je sais qui m’attend.
– Vous le savez ?
– Oui : c’est mademoiselle de Souday.
Aubin Courte-Joie ne répondit pas ; maisil regarda Trigaud d’un air qui voulait dire : « Il a,par ma foi, deviné ! »
Michel surprit et comprit ce regard.
– Marchons, dit-il.
– Et vous n’essayerez plus de voussauver ?
– Non.
– Parole d’honneur ?
– Parole d’honneur.
– Eh bien, puisque vous voilà raisonnable,nous allons vous rendre les moyens de ne pas vous écorcher lespieds dans les ronces et de ne pas les engluer dans cette mauditeterre glaise, qui nous fait des bottes de sept livres.
Michel eut bientôt l’explication de cesparoles ; car, ayant traversé la route à la suite de Trigaud,il n’eut pas fait une centaine de pas dans le bois qui bordaitcette route, qu’il entendit le hennissement d’un cheval.
– Mon cheval ! s’écria le jeune baronsans même essayer de dissimuler sa surprise.
– Croyiez-vous donc que nous vous l’avionsvolé ? demanda Aubin Courte-Joie.
– Alors, comment se fait-il que je ne vous aiepas retrouvé à l’endroit où je vous l’avais confié ?
– Dame, répondit Aubin, je vais vousdire : nous avons vu rôder autour de nous des gens qui nousregardaient avec un intérêt qui nous a paru trop profond pour nepas être inquiétant, et, ma foi, comme les curieux ne sont pas denotre goût, et que les heures se passaient sans vous voir revenir,nous nous sommes décidés à reconduire votre bête à la Banlœuvre, oùnous supposions que vous retourneriez si vous n’étiez pas arrêté,et c’est en route que nous avons vu que vous ne l’étiez pas…encore.
– Pas encore ?
– Oui ; mais vous n’avez point tardé àl’être.
– Vous étiez donc près de moi lorsque lesgendarmes m’ont arrêté ?
– Mon jeune monsieur, reprit Aubin Courte-Joieavec son air goguenard, il faut que vous soyez vraiment bieninexpérimenté pour rêver à vos affaires lorsque vous vous trouvezsur les grands chemins, au lieu de regarder, autour de vous, quiva, qui vient, qui passe ! Il y avait plus de dix minutes quevous eussiez dû entendre le trot des chevaux de ces messieurs,puisque nous l’entendions bien, nous ; et rien n’était plusfacile que de vous jeter dans le bois comme nous l’avons fait.
Mais Michel n’avait garde de dire ce quiabsorbait si complètement sa pensée au moment que lui rappelaitAubin Courte-Joie ; il se contenta de pousser un gros soupir àce souvenir de toutes ses douleurs, et d’enfourcher sa monture, queTrigaud avait détachée et lui présentait gauchement, tandis queCourte-Joie essayait d’indiquer à celui-ci comment il fallait s’yprendre pour tenir l’étrier d’une façon convenable.
Puis ils rejoignirent la route, et lemendiant, sa main sur le garrot du cheval, suivit parfaitementl’allure que Michel fit prendre à ce dernier.
À une demi-lieue de là, ils prirent un sentierde traverse, et, malgré l’obscurité, il sembla à Michel, d’aprèscertaines formes qu’affectait la masse noire des arbres, qu’ilconnaissait ce sentier.
Bientôt, on arriva à un carrefour dont la vuefit tressaillir le jeune homme : il y avait passé le soir où,pour la première fois, il reconduisait Bertha.
Au moment où, après avoir traversé cecarrefour, les voyageurs allaient s’engager dans le sentier quimenait à la chaumière de Tinguy, où, malgré l’heure avancée de lanuit, on voyait étinceler une lumière, un petit cri d’appel partitde derrière la haie d’un jardin qui longeait le chemin.
Courte-Joie répondit aussitôt.
– Est-ce vous, maître Courte-Joie ?demanda une voix de femme, en même temps qu’une forme blancheapparaissait au-dessus de la haie.
– Oui ; mais qui êtes-vousvous-même ?
– Rosine, la fille de Tinguy ; ne meremettez-vous pas ?
– Rosine ! fit Michel, que la présence dela jeune fille confirmait dans l’idée qu’il était attendu parBertha.
Courte-Joie se laissa glisser, avec sonhabileté de singe, le long du corps de Trigaud, et s’avança versl’échalier d’un mouvement pareil à celui d’un crapaud qui saute,tandis que Trigaud restait à la garde de Michel.
– Dame, petiote, fit Courte-Joie, la nuit estsi noire, qu’on prendrait volontiers du blanc pour du gris. Mais,continua-t-il en baissant la voix, comment n’es-tu pas chez toi, oùl’on nous a donné rendez-vous ?
– Parce qu’il y a du monde à la maison, et quevous n’y pouvez pas conduire M. Michel.
– Du monde ? Ah çà ! ces damnésbleus ont donc mis garnison partout ?
– Ce ne sont point des soldats qui sont cheznous : c’est Jean Oullier, qui a passé la journée à courir lepays et qui est là avec des gens de Montaigu.
– Qu’est-ce qu’ils y font ?
– Ils jasent. Allez les retrouver ; vousboirez un coup avec eux, et vous vous chaufferez un brin.
– Eh bien, oui ; mais notre jeunemonsieur, qu’en ferons-nous, la belle fille ?
– Vous me le laisserez. N’est-ce pas convenu,maître Courte-Joie ?
– Nous devions le remettre dans ta maison,oui, à la bonne heure ! là, on aurait trouvé un coin de caveou de grenier pour le serrer, et cela, d’autant plus facilementqu’il n’est pas méchant, mon Dieu ! Mais, en plein champ, nousrisquons fort de le perdre : il est glissant comme uneanguille !
– Bon, dit Rosine en essayant un de cessourires qui, depuis la mort de son père et de son frère,éclairaient si rarement ses lèvres ; croyez-vous qu’il feraplus de façon pour suivre une jolie fille que deux vieux bonshommescomme vous ?
– Et si le prisonnier enlève songardien ? demanda maître Courte-Joie.
– Oh ! ne vous inquiétez pas decela ; j’ai bon pied, bon œil et le cœur droit ;d’ailleurs, le baron Michel est mon frère de lait ; nous nousconnaissons il y a vieux temps, et je ne le crois pas plus capablede forcer la vertu des filles que les verrous de la geôle. Et puis,en somme, que vous a-t-on dit de faire ?
– De le délivrer si nous pouvions, et del’amener, bon gré mal gré, à la maison de ton père, où nous tetrouverions.
– Eh bien, me voilà ; la maison estdevant vous, et l’oiseau hors de cage ; c’est tout ce que l’onvoulait de vous, convenez-en.
– Dame, je le crois.
– Alors, bonsoir.
– Dis donc, Rosine, tu ne veux pas que, pourplus grande sûreté, nous lui mettions un fil à la patte ? fitCourte-Joie en ricanant.
– Merci, merci, gars Courte-Joie, dit Rosineen s’avançant du côté où Michel attendait ; tâchez d’en mettreun, vous, à votre langue.
Michel, malgré la distance à laquelle il étaitdemeuré pendant ce colloque, avait distingué le nom de Rosine, et,comme nous l’avons dit, reconnu la connivence qui existait entreelle et ses deux libérateurs, devenus subséquemment sesgardiens.
Il se confirmait donc de plus en plus dansl’idée que c’était à Bertha qu’il devait sa délivrance.
Les procédés de Courte-Joie, l’espèce deviolence dont il avait usé envers lui par l’intermédiaire deTrigaud, le mystère dont le cabaretier avait entouré l’origine etla cause de son dévouement à un homme qu’il connaissait à peine,tout cela s’accordait à merveille avec l’irritation que la lettreremise par lui au notaire Loriot avait pu faire naître dans le cœurirascible et violent de la jeune fille.
– C’est toi, Rosine ! c’est toi !dit Michel en haussant la voix lorsqu’il vit sa sœur de lait, qui,dans l’obscurité, se dirigeait vers lui.
– À la bonne heure ! fit Rosine, vousn’êtes pas comme ce vilain Courte-Joie, qui ne voulait pas à touteforce me reconnaître ; vous me reconnaissez tout de suite,vous, n’est-ce pas, monsieur Michel ?
– Oui, certainement. Et, maintenant, dis-moi,Rosine…
– Quoi ?
– Mademoiselle Bertha, où est-elle ?
– Mademoiselle Bertha ?
– Oui.
– Je ne sais pas, moi, dit Rosine avec unesimplicité que Michel apprécia à l’instant même à sa justevaleur.
– Comment ! tu ne sais pas ? répétale jeune homme.
– Mais elle est à Souday, je crois.
– Tu ne sais pas, tu crois ?
– Dame…
– Tu ne l’as donc pas vueaujourd’hui ?
– Pour cela, non, monsieur Michel ! Jesais seulement qu’elle a dû aller au château aujourd’hui avec M. lemarquis ; mais, moi, j’étais à Nantes pendant ce temps-là.
– À Nantes ! s’écria le jeunehomme ; tu as été à Nantes, aujourd’hui ?
– Certes, oui.
– Et à quelle heure y étais-tu,Rosine ?
– Neuf heures du matin sonnaient comme noustraversions le pont Rousseau.
– Tu dis nous ?
– Sans doute.
– Tu n’étais donc pas seule ?
– Mais non, puisque j’y allais pouraccompagner Mademoiselle Mary ; c’est même cela qui a retardéle voyage, parce qu’il a fallu m’envoyer chercher au château.
– Mais où est-elle, MademoiselleMary ?
– À présent ?
– Oui.
– Elle est à l’îlot de la Jonchère, où je vaisvous mener la rejoindre. Mais comme vous êtes drôle en disant toutcela, monsieur Michel.
– Tu dois me conduire auprès d’elle ?s’écria Michel au comble de la joie. Mais viens donc vite !viens donc vite, ma petite Rosine !
– Bon ! et ce vieux fou de Courte-Joiequi disait que j’aurais du mal à vous emmener. Est-ce bête, ceshommes !
– Rosine, mon enfant, au nom du ciel, neperdons pas de temps !
– Je ne demande pas mieux ; mais, pouraller plus vite, voulez-vous me prendre en croupe ?
– Je crois bien ! dit Michel, dont lecœur, à la seule idée de revoir Mary, avait en une minute abjurétous ses soupçons jaloux, et qui ne se possédait plus à l’idée quec’était celle qu’il aimait qui venait si activement de s’occuper deson salut. Viens ! mais viens donc !
– Me voilà ! Donnez-moi la main, fitRosine en appuyant son sabot sur le pied du jeune homme.
Et, prenant son élan :
– Là ! m’y voilà, continua-t-elle ens’asseyant sur le portemanteau. Maintenant, prenez à droite.
Le jeune homme obéit sans plus s’inquiéter deTrigaud et de Courte-Joie que s’ils n’existaient pas.
Pour lui, depuis un instant, il n’y avait aumonde que Mary.
On fit quelques pas.
– Mais, dit le jeune baron, qui, à présent quel’on était en marche, ne demandait pas mieux que de causer, etsurtout de causer de Mary, comment mademoiselle a-t-elle donc suque j’avais été arrêté par les gendarmes ?
– Ah ! dame, c’est qu’il faut vousreprendre cela de plus haut, monsieur Michel.
– Reprends d’aussi haut que tu voudras, mabonne Rosine ; mais parle ! je brûle d’impatience.Ah ! que c’est bon d’être libre, dit le jeune homme, etd’aller revoir Mademoiselle Mary !
– Il faut donc vous dire, monsieur Michel,que, ce matin, au petit point du jour, mademoiselle Mary étaitarrivée à Souday ; elle m’avait emprunté mon déshabillé desdimanches, et m’avait dit : « Rosine, tum’accompagneras… »
– Va, Rosine ! va ! je t’écoute.
– Alors, nous sommes parties comme cela, avecdes œufs dans nos paniers, comme de vraies paysannes. À Nantes, etpendant que je vendais mes œufs, mademoiselle a été faire sescommissions.
– Et quelles étaient ces commissions,Rosine ? demanda Michel, devant les yeux duquel la figure dujeune homme déguisé en paysan venait de passer comme unspectre.
– Ah ! dame, cela, monsieur Michel, je nesais point.
Et, sans s’arrêter au soupir par lequel Michellui répondait.
– Alors, continua Rosine, comme mademoiselleétait tout plein fatiguée, on avait demandé à M. Loriot, le notairede Légé, de nous ramener dans sa carriole. Nous nous sommesarrêtées en route pour faire manger l’avoine au cheval, et, tandisque le notaire jasait avec l’aubergiste du cours des denrées, nousétions allées dans le jardin, parce que tous les passantsdévisageaient mademoiselle, qui était vraiment trop belle pour unepaysanne. Là, elle se mit à lire une lettre qui la fit pleurer àchaudes larmes.
– Une lettre ? demanda Michel.
– Oui, une lettre que M. Loriot lui avaitremise en route.
– Ma lettre ! murmura Michel, elle a luma lettre à sa sœur !… oh !
Et il arrêta son cheval tout court ; caril ne savait pas s’il devait se réjouir ou s’effrayer de cetincident.
– Eh bien, que faites-vous donc ? demandaRosine, qui ne comprenait pas la cause de cette halte.
– Rien, rien, fit Michel en rendant la bride àson cheval, qui reprit le trot.
Le cheval reprenant le trot, Rosine reprit sonrécit :
– Elle pleurait donc sur cette lettre, lorsquevoilà qu’on nous appelle de l’autre côté de la haie : c’étaitCourte-Joie et Trigaud ; ils nous racontent votre aventure,ils demandent à mademoiselle comment ils doivent faire pour votrecheval, que vous leur aviez laissé. Alors, pauvre demoiselle, cefut bien pis que lorsqu’elle lisait ! Elle était toutebouleversée, et elle en dit tant et tant à Courte-Joie, – qui, dureste, a bien des obligations à M. le marquis – qu’elle le décida àessayer de vous tirer des mains des soldats. C’est une fière amieque vous avez là, monsieur Michel !
Michel écoutait dans le ravissement ; ilne se sentait pas d’aise et de bonheur ; il eût payé d’unepièce d’or chacune des syllabes du récit de Rosine. Il commençait àtrouver que son cheval allait bien lentement ; il avait casséune branche de noisetier, et, tout en écoutant la jeune fille, ilessayait de donner à leur monture une allure en rapport avec lesmouvements de son cœur.
– Mais, demanda-t-il, pourquoi ne m’avoir pasattendu dans la maison de ton père, Rosine ?
– C’était bien notre idée aussi, monsieur lebaron, et nous nous étions fait descendre là, en disant que nousirions à pied à Souday ; mademoiselle avait bien recommandé àCourte-Joie de vous y reconduire et de ne pas vous laisser aller àla Banlœuvre avant que vous m’ayez vue ; mais c’était comme unguignon ! Notre maison, si solitaire depuis la mort de monpauvre père, a été pleine comme une auberge toute la soirée.D’abord, ça été le marquis et mademoiselle Bertha, qui s’y sontarrêtés en allant à Souday ; puis Jean Oullier, qui y arassemblé les chefs de paroisse ! Aussi, à la brune,mademoiselle Mary, qui s’était cachée dans le grenier, m’a priée dela conduire dans un endroit où elle pût vous parler sans témoins siCourte-Joie vous délivrait. Mais nous voilà tout à l’heure à lahauteur du moulin de Saint-Philbert et nous ne tarderons pas à voirl’eau de Grand-Lieu.
L’annonce que Rosine faisait à Michel, et quiindiquait à celui-ci qu’ils approchaient de l’endroit où Mary lesattendait, valut au cheval un coup de houssine mieux accentuéencore que les précédents. Il était clair pour Michel qu’iltouchait au dénoûment de la situation dans laquelle il était entré.Mary connaissait son amour pour elle ; elle savait que cetamour avait été assez puissant pour amener le jeune homme àrepousser l’union qui lui avait été offerte ; elle ne s’enoffensait pas, puisque l’intérêt qu’elle lui portait allait encorejusqu’à lui rendre le plus signalé des services, jusqu’àcompromettre sa réputation dans ce but. Si timide, si réservé, sipeu avantageux que fût Michel, ses espérances montaient au niveaudes témoignages d’affection qu’il lui semblait recevoir deMary ; il lui paraissait impossible que la jeune fille, quibravait l’opinion publique, le courroux de son père, les reprochesde sa sœur pour assurer le salut d’un homme dont elle connaissaitl’amour et les espérances, se refusât aux désirs de cet amour et àla réalisation de ces espérances.
Il entrevoyait son avenir dans un milieunuageux encore mais d’un nuageux couleur de rose, lorsque soncheval commença de descendre la colline qui borne au sud-est le lacde Grand-Lieu, dont il voyait sombrement reluire la surface commeun miroir d’acier terni.
– Arrivons-nous ? demanda-t-il àRosine.
– Oui, répliqua celle-ci en se laissant coulerà bas du cheval.
Et, maintenant, suivez-moi.
Michel descendit à son tour ; tous deuxentrèrent dans les oseraies, où Michel attacha son cheval au troncd’un saule ; puis ils firent encore une centaine de pas àtravers ce fourré de branches flexibles, et se trouvèrent au bordd’une espèce de crique qui ouvrait sur le lac.
Rosine sauta dans un petit batelet à fond platamarré sur la rive. Michel voulut prendre les rames ; maisRosine, devinant qu’il était assez novice dans la manœuvre, lerepoussa et s’assit à l’avant, un aviron dans chaque main.
– Laissez-donc ! dit-elle, je m’entirerai mieux que vous. Que de fois j’ai conduit mon pauvre pèrelorsqu’il allait jeter ses filets dans le lac !
Et la jeune fille leva au ciel, comme pour ychercher le vieillard, ses deux beaux yeux, d’où s’échappèrent deuxlarmes.
– Mais, demanda Michel avec l’égoïsme del’amour, sauras-tu trouver dans l’obscurité l’îlot de laJonchère ?
– Regardez, dit-elle sans même seretourner ; ne voyez-vous rien sur l’eau ?
– Si fait, répondit le jeune homme, je voiscomme une étoile.
– Eh bien, cette étoile, c’est mademoiselleMary qui la tient dans sa main ; elle a dû nous entendre, etelle vient au-devant de nous.
Michel eût voulu se jeter à la nage pourdevancer la barquette, qui, malgré la science nautique de Rosine,avançait assez lentement ; il lui semblait qu’on n’arriveraitjamais à franchir la distance qui le séparait encore de la lumière,que cependant on voyait de minute en minute augmenter de volume etd’éclat.
Mais contre l’espoir que lui avaient donné lesparoles de la fille de Tinguy, lorsqu’il lut assez près de l’îlotpour distinguer l’unique saule qui en faisait l’ornement, iln’aperçut point Mary sur la rive : c’était un jeu de roseauxqu’elle avait allumé sans doute et qui brûlait doucement au bord del’eau.
– Rosine ! s’écria Michel tout éperdu ense dressant dans la barque, qu’il faillit faire chavirer, je nevois pas mademoiselle Mary.
– C’est qu’elle est dans la cabane aux affûts,alors, dit la jeune fille en abordant. Prenez un de ces morceaux debois enflammé, et vous trouverez la hutte sur l’autre rive, du côtédu large.
Michel sauta légèrement à terre, fit ce quelui indiquait sa sœur de lait, et se dirigea rapidement du côté dela hutte.
L’îlot de la Jonchère pouvait avoir deux outrois cents mètres carrés ; il était couvert de joncs danstoutes les parties basses, qui sont inondées lorsque, par lesgrandes pluies d’hiver, montent les eaux du lac ; seul, unespace d’une cinquantaine de pieds se trouve, par son élévation, àl’abri de l’inondation. C’était sur cet espace, au bord de l’eau,que le vieux Tinguy avait construit une petite hutte où, pendantles longues nuits d’hiver, il venait affûter les canards.
C’était dans cette hutte que Rosine avaitconduit Mary.
Quelles que lussent ses espérances, le cœur deMichel battait à lui rompre la poitrine lorsqu’il approcha de lahutte.
Au moment de poser la main sur le loquet debois qui fermait la porte, cette oppression devint si vive, qu’ilhésita.
Alors, ses yeux se fixèrent sur un morceau devitre enchâssé dans la partie supérieure de cette porte, et parlequel on pouvait voir dans la cabane.
Il y aperçut Mary, assise sur une botte dejoncs et la tête penchée sur sa poitrine.
À la lueur d’une mauvaise lanterne brûlant surun escabeau, il lui sembla voir deux larmes étinceler aux paupièresfrangées de la jeune fille, et la pensée que, ces deux larmes,c’était à cause de lui qu’elles étaient là, lui fit perdre toute satimidité.
Il poussa la porte et se précipita aux piedsde la jeune fille en criant :
– Mary, Mary, je vous aime !
Quelle qu’eût été la résolution prise par Maryde conserver son empire sur elle-même, l’entrée de Michel avait étési soudaine, sa voix avait vibré avec un tel accent, il y avait eudans son premier cri tant de prière et d’amour, que la douce enfantne put s’empêcher de céder à son émotion ; son sein palpitait,ses doigts tremblaient, et les larmes que le jeune baron avait cruentrevoir entre ses cils se détachaient et tombaient goutte àgoutte, comme autant de perles liquides, sur les mains de Michel,qui étreignaient les siennes. Par bonheur, cette émotion, le pauvreamoureux était lui-même trop bouleversé pour la remarquer, et Maryeut le temps de se remettre avant qu’il eût repris la parole.
Elle l’écarta doucement et chercha autourd’elle.
Le regard de Michel suivit celui de Mary, puisrevint se fixer sur elle, inquiet et interrogateur.
– Comment se fait-il que vous soyez seul,monsieur ? demanda-t-elle : où est Rosine ?
– Et vous, Mary, dit le jeune homme d’une voixpleine de tristesse, comment se fait-il que vous ne soyez pas,ainsi que moi, tout entière au bonheur de nous revoir ?
– Ah ! mon ami, dit Mary en appuyant surce mot, vous n’avez pas le droit, en ce moment surtout, de douterde l’intérêt que j’ai pris à votre situation.
– Non, s’écria Michel en essayant de ressaisirles mains de Mary, qui lui avaient échappé ; non, puisquec’est à vous que je dois la liberté et, selon toute probabilité, lavie !
– Mais, interrompit Mary s’efforçant desourire, tout cela ne doit pas me faire oublier notresolitude ; si louve que l’on soit, cher monsieurMichel, il y a certaines convenances dont on ne doit jamaiss’affranchir. Faites-moi donc l’amitié d’appeler Rosine.
Michel poussa un profond soupir, et resta àgenoux, tandis que de grosses larmes jaillissaient de sespaupières.
Mary détourna les yeux afin de ne pas voir ceslarmes ; puis elle fit un mouvement pour se lever.
Mais Michel la retint.
Le pauvre garçon n’avait pas assezd’expérience du cœur humain pour remarquer que, plusieurs fois,Mary n’avait manifesté aucune appréhension de se trouver avec luidans un tête-à-tête aussi solitaire que pouvait l’être celui del’îlot de la Jonchère, et pour tirer, de cette défiance enverselle-même et envers lui, une conclusion favorable à ses espérancesamoureuses ; tout au contraire, ses beaux rêves s’en allaienten fumée, et il revit tout à coup Mary aussi froide et aussiindifférente qu’elle l’avait été dans les derniers temps.
– Ah ! s’écria-t-il avec un accent dedouloureux reproche, pourquoi m’avoir arraché des mains dessoldats ? Ils m’eussent fusillé peut-être, et j’eusse préféréce sort à celui qui m’attend si vous ne m’aimez pas !
– Michel ! Michel ! s’écriaMary.
– Oh ! fit celui-ci, je l’ai dit et je lerépète.
– Ne parlez point ainsi, méchant enfant quevous êtes ! répliqua Mary en affectant un ton maternel. Necroyez-vous pas que vous me désespérez ?
– Que vous importe ! dit Michel.
– Voyons, continua Mary, n’allez-vous pasdouter que je ressente pour vous une amitié bien vraie et biensincère ?
– Hélas ! Mary, répondit tristement lejeune homme, il paraît que le sentiment dont vous me parlez ne peutsuffire à celui qui dévore mon cœur depuis que je vous aivue ; puisque, quelque certitude que j’aie de cette amitié,mon cœur réclame de vous davantage.
Mary fit un effort suprême :
– Mon ami, ce que vous demandez de moi, Berthavous l’offre ; elle vous aime comme vous voulez être aimé,comme vous méritez de l’être, dit la pauvre enfant d’une voixtremblante et en se hâtant de mettre le nom de sa sœur comme unesauvegarde entre elle et celui qu’elle aimait.
Michel secoua la tête et poussa un soupir.
– Oh ! ce n’est pas elle, ce n’est paselle, dit-il.
– Pourquoi, reprit vivement Mary, comme sielle n’eût pas vu ce geste de dénégation, comme si elle n’eût pasentendu ce cri du cœur, pourquoi lui avoir écrit cette lettre, quil’eût désespérée si elle fût arrivée jusqu’à elle ?
– Cette lettre, c’est vous qui l’avezreçue ?
– Hélas ! oui, dit Mary ; et, malgrétoute la douleur qu’elle m’a faite, je dois dire que c’est un grandbonheur !
– L’avez-vous lue tout entière ? demandaMichel.
– Oui, répondit la jeune fille, forcée debaisser les yeux sous le regard suppliant dont le jeune hommel’enveloppait en prononçant cette phrase, oui, je l’ai lue, etc’est parce que je l’ai lue, mon ami, que j’ai voulu vous parleravant que vous revoyiez Bertha.
– Mais n’avez-vous pas compris, Mary, quecette lettre est aussi vraie dans ses dernières lignes que dans lapremière, et que, si j’aime Bertha, je ne puis, moi aussi, l’aimerque comme une sœur ?
– Non, non, dit Mary ; seulement, j’aicompris que ma destinée serait bien affreuse, si elle me réservaitd’être la cause du malheur de ma pauvre sœur, que j’aimetant !
– Mais, alors, s’écria Michel, quedemandez-vous donc de moi ?
– Eh bien, dit Mary les mains jointes, je vousdemande le sacrifice d’un sentiment qui n’a pas eu le temps dejeter dans votre âme des racines bien profondes ; je vousdemande de renoncer à une prédilection que rien ne justifie,d’oublier un attachement qui, sans résultat pour vous, nous seraitfatal à tous les trois…
– Demandez-moi ma vie, Mary : je puis metuer ou me faire tuer : rien de plus facile que cela, monDieu ! mais ne me demandez pas de ne plus vous aimer… Quemettrai-je donc dans mon pauvre cœur à la place de l’amour qu’il apour vous ?
– Il faudra bien, cependant, que cela soitainsi, cher Michel, dit Mary d’une voix caressante ; carjamais, non, jamais vous n’obtiendrez de moi un encouragement à cetamour dont vous parlez dans votre lettre, je l’ai juré.
– À qui, Mary ?
– À Dieu et à moi-même.
– Oh ! s’écria Michel éclatant ensanglots, oh ! et moi qui avais rêvé qu’ellem’aimait !
Mary pensa que plus le jeune homme mettaitd’exaltation dans ses paroles, plus elle devait mettre de froideurdans les siennes.
– Tout ce que je vous dis là, mon ami,reprit-elle, est dicté non-seulement par la raison, mais encore parle vif intérêt que je vous porte ; si vous m’étiezindifférent, croyez-moi, je trouverais que c’est assez de mafroideur pour vous exprimer mes sentiments ; mais ce n’estpoint cela ; non, c’est une amie qui vient à vous et qui vousdit : Oubliez celle qui ne peut être à vous, Michel, et aimezcelle qui vous aime, celle à laquelle vous êtes, pour ainsi dire,fiancé.
– Oh ! mais vous savez bien, vous, queces fiançailles sont une surprise ; vous savez bien qu’enfaisant cette demande, Petit-Pierre s’est mépris sur messentiments. Ces sentiments, vous les connaissiez, vous : jevous les ai exprimés cette nuit où les soldats s’étaient emparés duchâteau ; vous ne les avez pas repoussés : j’ai senti vosmains serrer les miennes ; j’étais à vos genoux, comme j’ysuis, Mary ! votre tête s’est abaissée vers moi ; voscheveux, vos beaux cheveux, vos cheveux adorés ont effleuré monfront ! J’ai eu le tort de ne pas désigner à Petit-Pierrecelle que j’aimais ; que voulez-vous ! je ne pensais pasque l’on pût supposer que j’aimasse une autre femme que Mary. C’estla faute de ma timidité, que je maudis ! mais, enfin, ce n’estpas une faute si punissable, qu’elle doive me séparer à jamais dela femme que j’aime et enchaîner ma vie à celle que je n’aimepas !
– Hélas ! mon ami, cette faute qui vousparaît légère, à vous, me semble irréparable, à moi ! Quoiqu’il arrive, et quand bien même vous renieriez la promesse faiteen votre nom et à laquelle vous avez acquiescé par votre silence,vous devez comprendre que je ne puis être à vous, et que jamais jene me déciderai à déchirer le cœur de ma sœur bien-aimée par lespectacle de mon bonheur.
– Mon Dieu, mon Dieu, s’écria Michel, que jesuis malheureux !
Et le jeune homme cacha son visage entre sesmains et fondit en larmes.
– Oui, dit Mary, oui, en ce moment, voussouffrez, je le crois ; mais un peu de vertu, un peud’énergie, du courage donc, mon ami ! et écoutez docilementmes conseils : ce sentiment s’effacera peu à peu de votrecœur. S’il le faut, pour activer votre guérison, je m’éloignerai,moi.
– Vous éloigner ! vous séparer demoi ! Non, Mary, non, jamais ! non, ne me quittezpas ; car, je vous le proteste, le jour où vous partez, jepars ; où vous allez, je vous suis. Que deviendrais-je, monDieu, privé de votre douce présence ? Non, non, non, ne vouséloignez pas, je vous en conjure, Mary !
– Eh bien, soit, je resterai ; mais pourvous aider à faire ce que votre devoir peut vous offrir de pénibleet de douloureux, et, lorsqu’il sera accompli, lorsque vous serezheureux, lorsque vous serez l’époux de Bertha…
– Jamais ! jamais ! murmuraMichel.
– Si, mon ami ; car Bertha est mieux quemoi la femme qui vous convient ; sa tendresse pour vous, jevous le jure, moi qui en ai entendu l’expression, est plus grandeque vous ne le sauriez supposer ; cette tendresse satisfera aubesoin d’être aimé qui vous consume, et la force et l’énergie quema sœur possède, et que je n’ai point, moi, écarteront de votrechemin les épines que peut-être vous n’auriez pas la force d’enécarter vous-même. Si donc il y a de votre part un sacrifice, cesacrifice, croyez-moi bien, sera largement récompensé.
Et, en prononçant ces paroles, Mary avaitaffecté un calme qui était bien loin d’être dans son cœur, dontl’état réel se trahissait par sa pâleur et son agitation.
Quant à Michel, il écoutait, en proie à uneimpatience fébrile.
– Ne parlez pas ainsi ! s’écria-t-illorsqu’elle eut fini. Supposez-vous que le cours des affectionssoit une chose dont on décide, qu’on puisse diriger à son gré commeune rivière qu’un ingénieur force à s’encaisser entre les rivesd’un canal, comme une vigne qu’un jardinier palisse à sa fantaisiecontre une muraille ? Non, non ; je vous le redis, jevous le répète, je vous le répéterai cent fois, c’est vous, vousseule que j’aime, Mary ! Il serait impossible à mon cœur deprononcer un autre nom que le vôtre, quand bien même je levoudrais, et je ne le veux pas ! Mon Dieu, mon Dieu, continuale jeune homme en levant ses bras au ciel avec l’expression d’unviolent désespoir, que deviendrais-je donc quand je vous verrais àvotre tour la femme d’un autre ?
– Michel, répondit Mary avec exaltation, sivous faites ce que je vous demande, je vous le jure par lesserments les plus sacrés, n’ayant pas été à vous, je ne serai àpersonne qu’à Dieu ! je ne me marierai jamais ; toute monaffection, toute ma tendresse, vous resteront acquises, et cetteaffection ne sera plus celle d’un amour vulgaire que les annéespeuvent détruire, qu’un accident peut tuer : ce seral’attachement profond, inaltérable de la sœur pour son frère ;ce sera la reconnaissance qui m’enchaînera pour jamais àvous : je vous devrai le bonheur de ma sœur, et ma vie toutentière se passera à vous bénir !
– Mais votre attachement pour Bertha vouségare, Mary, répliqua Michel ; vous ne vous préoccupez qued’elle ; vous ne songez pas à moi, lorsque vous voulez mecondamner à cet affreux supplice de m’enchaîner pour la vie à unefemme que je n’aime pas. Oh ! c’est cruel à vous, Mary, à vouspour qui je donnerais ma vie, de me demander une chose à laquelleje ne saurais me résigner.
– Si fait, mon ami, insista la jeune fille,vous vous résignerez à ce qui peut être le résultat de la fatalité,mais à ce qui sera, à coup sûr, une action généreuse etmagnanime ; vous vous y résignerez parce que vous comprendrezqu’un tel sacrifice, Dieu ne peut le laisser sans récompense, parceque cette récompense, eh bien, ce sera le bonheur de deux pauvresorphelines.
– Oh ! tenez, Mary, fit Michel toutéperdu, ne me parlez plus de cela… Oh ! que l’on voit bien quevous ignorez, vous, ce que c’est qu’aimer ! Vous me dites derenoncer à vous ? Mais songez donc que vous êtes mon cœur, quevous êtes mon âme, que vous êtes ma vie ; que c’est toutsimplement me demander d’arracher mon cœur de ma poitrine, derenier mon âme ; que c’est souffler sur mon bonheur, tarir monexistence à sa source ! Vous êtes la lumière pour laquelle etpar laquelle, à mes yeux, le monde est monde, et, lorsque vous nebrillerez plus sur mes jours, je tomberai à l’instant même dans ungouffre dont l’obscurité me fait horreur ! Je vous le jure,Mary, depuis que je vous connais, depuis la minute où je vous aivue, depuis l’instant où j’ai senti vos mains rafraîchir mon frontensanglanté, vous vous êtes tellement identifiée à moi-même, qu’iln’est pas une de mes pensées qui ne vous appartienne, que tout enmoi se reporte à vous, que, si ce cœur perdait votre image, ilcesserait aussitôt de battre, comme si le principe de vie s’étaitretiré de lui… Vous voyez bien qu’il m’est impossible de faire ceque vous désirez !
– Et cependant, s’écria Mary au paroxysme dudésespoir, si Bertha vous aime et que je ne vous aime pas,moi !
– Ah ! si vous ne m’aimez pas,Mary ; si, les yeux sur mes yeux, les mains dans mes mains,vous avez le courage de me dire : « Je ne vous aimepas », eh bien, tout sera fini !
– Qu’entendez-vous par là, tout serafini ?
– Oh ! c’est bien simple, Mary. Aussivrai que ces étoiles qui brillent au ciel voient la chasteté de monamour pour vous ; aussi vrai que le Dieu qui est par-delà lesétoiles sait que mon amour pour vous est immortel, Mary, ni vous nivotre sœur ne me reverrez jamais.
– Que dites-vous, malheureux !
– Je dis que je n’ai que le lac à traverser,ce qui est une affaire de dix minutes ; que je n’ai qu’àmonter sur mon cheval, qui est dans les oseraies, et à le lancer augalop jusqu’au premier poste, ce qui est l’affaire de dix autresminutes ; que je n’ai qu’à dire à ce poste : « Jesuis le baron Michel de la Logerie », et que, dans troisjours, je serai fusillé.
Mary poussa un cri.
– Et c’est ce que je ferai, ajouta Michel,aussi vrai que ces étoiles nous regardent, et que Dieu les tientsous ses pieds.
Et le jeune homme fit un mouvement pours’élancer hors de la cabane.
Mary se jeta au-devant de lui et le saisit àbras-le-corps ; mais, les forces lui manquant, elle se laissaglisser, et se trouva à ses genoux.
– Michel, murmura-t-elle, si vous m’aimezcomme vous le dites, vous ne vous refuserez pas à ma prière. Au nomde votre amour, je vous en conjure, moi que vous dites aimer, netuez pas ma sœur ! accordez sa vie, accordez son bonheur à meslarmes et à mes prières. Dieu vous bénira ; car, tous lesjours mon cœur s’élèvera vers lui pour lui demander le bonheur del’homme qui m’aura aidée à sauver celle que j’aime plus quemoi-même ! Michel, oubliez-moi, je vous le demande en grâce,et ne réduisez point Bertha au désespoir dans lequel je la voisdéjà.
– Ô Mary, Mary, que vous êtes cruelle !s’écria le jeune homme saisissant et arrachant ses cheveux àpleines mains. C’est ma vie que vous me demandez… j’enmourrai !
– Du courage, ami, du courage ! dit lajeune fille faiblissant elle-même.
– J’en aurais pour tout ce qui ne serait pasrenoncer à vous ; mais cette idée me rend plus faible qu’unenfant, plus désespéré qu’un damné.
– Michel, mon ami, ferez-vous ce que jedemande ? balbutia Mary, dont la voix s’éteignait dans leslarmes.
– Eh bien…
Il allait dire oui, mais il s’arrêta.
– Ah ! du moins, reprit-il, si voussouffriez comme je sourire !…
À ce cri de suprême égoïsme, mais aussi desuprême amour, Mary, haletante, hors d’elle-même, à moitié folle,étreignit Michel, le souleva entre ses bras crispés, et, d’une voixentrecoupée par les sanglots :
– Tu dis donc, malheureux, que cela teconsolerait, de savoir mon cœur déchiré comme l’est letien ?
– Oui, oui, oh ! oui !
– Tu crois donc que l’enfer deviendrait leparadis si tu m’y voyais à tes côtés ?
– Une éternité de souffrances avec toi, Mary,à l’instant même je l’accepte.
– Eh bien donc, s’écria Mary éperdue, soissatisfait, cruel enfant ! tes souffrances, tes angoisses, jeles ressens ! comme toi, je meurs de désespoir à l’idée dusacrifice que le devoir nous impose !
– Mais tu m’aimes donc, Mary ? demanda lejeune homme.
– Oh ! l’ingrat ! poursuivit lajeune fille, l’ingrat qui voit mes prières, mes larmes, mestortures, et qui ne voit pas mon amour !
– Mary, Mary ! fit Michel chancelant,sans haleine, ivre et fou tout à la fois, après m’avoir tué dedouleur, veux-tu donc me faire mourir de joie ?
– Oui, oui, je t’aime ! répéta Mary, jet’aime ! il faut bien que je te dise ces deux mots quim’étouffent depuis si longtemps ; je t’aime comme tu peuxm’aimer ; je t’aime tant, qu’à l’idée du sacrifice qu’il nousfaut faire, la mort me semblerait douce si elle me surprenait aumoment où je te fais cet aveu.
Et, en disant ces mots, malgré elle, commeattirée par une puissance magnétique, Mary approchait son visage duvisage de Michel, qui la regardait avec les yeux d’un homme qu’unehallucination met en extase ; les cheveux de la blonde enfantcaressaient le front du jeune homme ; leurs haleines sefondaient l’une dans l’autre et les enivraient tous les deux ;bientôt, comme accablé sous ces effluves amoureux, Michel ferma lesyeux ; en cet instant suprême, sa bouche rencontra la bouchede Mary, et celle-ci, épuisée par la longue lutte qu’elle avaitsoutenue contre elle-même, céda à l’entraînement irrésistible quil’attirait… Leurs lèvres se joignirent, et ils restèrent pendantquelques minutes abîmés dans une douloureuse félicité…
Mary la première revint à elle.
Elle se redressa vivement, repoussa Michel,et, sans transition aucune, se mit à fondre en larmes.
En ce moment, Rosine entra dans la hutte.
Mary comprit que c’était une aide qui luivenait de la part du Seigneur.
Seule, sans autre appui qu’elle-même, s’étantlivrée comme elle l’avait fait, elle se sentait à la merci de sonamant.
Elle courut donc à Rosine, et, lui prenant lamain :
– Qu’y a-t-il, mon enfant, demanda-t-elle, etqui t’amène ?
Et elle passait ses mains sur son front et surses yeux : sur ses yeux pour en effacer les larmes, sur sonfront pour en effacer la rougeur.
– Mademoiselle, dit Rosine, il me semble quej’entends le bruit d’une barque.
– De quel côté ?
– Du côté de Saint-Philbert.
– J’avais cru que la barque de ton père étaitla seule qui fût sur le lac.
– Non, Mademoiselle : il y a encore celledu meunier de Grand-Lieu ; elle est à moitié défoncée, il estvrai ; mais, enfin, c’est d’elle que l’on se serait servi pourvenir jusqu’à nous.
– Bien, bien, dit Mary, je vais avec toi,Rosine.
Et, sans faire attention au jeune homme, quitendait vers elle des bras suppliants, Mary, qui n’était pas fâchéede s’éloigner de Michel pour rassembler ses idées et son courage,s’élança hors de la cabane.
Rosine la suivit.
Michel resta seul, et écrasé ; il sentaitque le bonheur s’éloignait de lui, et il comprenait l’impossibilitéde le retenir.
Jamais plus un pareil enivrement ne luiramènerait un pareil aveu !
En effet, lorsque Mary rentra, après avoirprêté l’oreille dans toutes les directions sans avoir entendu autrechose que le clapotis de la vague sur la rive, elle trouva Michelassis sur les roseaux, la tête entre ses deux mains.
Elle le crut calme ; il n’étaitqu’abattu.
Elle alla à lui.
Michel, au bruit de ses pas, leva la tête, et,la voyant aussi réservée au retour qu’elle était exaltée au départ,il lui tendit la main, et, secouant tristement la tête :
– Ô Mary ! Mary !dit-il.
– Eh bien, mon ami ? demandacelle-ci.
– Au nom du ciel, dites-moi encore de cesdouces paroles qui enivrent ! dites-moi encore que vousm’aimez !
– Je vous le répéterai, mon ami, répondittristement Mary, et autant de fois que vous le désirerez, si laconviction que ma tendresse suit avec sollicitude chacune de vossouffrances et chacun de vos efforts peut vous inspirer le courageet la fermeté.
– Eh quoi ! dit Michel en se tordant lesmains, vous pensez toujours à cette cruelle séparation ? vousvoulez qu’avec la conscience de mon amour pour vous, avec lacertitude de votre amour pour moi, vous voulez que je me donne àune autre ?
– Je veux que nous accomplissions tous deux ceque je regarde comme un devoir, mon ami. C’est ce qui fait que jene regrette pas de vous avoir ouvert mon cœur ; car j’espèreque mon exemple vous apprendra à souffrir et vous inspirera larésignation à la volonté de Dieu. Un fatal concours decirconstances que je déplore autant que vous, Michel, nous aséparés : nous ne pouvons être l’un à l’autre.
– Oh ! mais pourquoi ? je n’ai prisaucun engagement, moi ; je n’ai jamais dit à mademoiselleBertha que je l’aimais.
– Non ; mais elle m’a dit qu’elle vousaimait, elle ; mais j’ai reçu sa confidence, le soir où vousl’avez rencontrée à la cabane de Tinguy, le soir où vous êtesrevenu avec elle.
– Mais tout ce que je lui ai dit de tendre, cesoir-là, s’écria le malheureux jeune homme, c’était à vous que celas’adressait.
– Que voulez-vous, ami ! un cœur qui sepenche est facile à remplir ; elle s’y est trompée, la pauvreBertha ! et, en rentrant au château, au moment où je me disaistout bas : « Je l’aime ! » elle, elle me l’adit tout haut… Vous aimer n’est qu’une souffrance ; être àvous, Michel, serait un crime.
– Ah ! mon Dieu ! monDieu !
– Oui, mon Dieu ! il nous donnera laforce, Michel, ce Dieu que nous invoquons. Subissons donchéroïquement les conséquences de notre mutuelle timidité. Je nevous reproche pas la vôtre, comprenez-moi bien ; je ne vous enveux point de ne pas avoir su contenir vos sentiments, lorsqu’il enétait temps encore ; mais, au moins, ne me donnez pas leremords d’avoir fait le malheur de ma sœur sans profit et sansavantage pour moi.
– Mais, dit Michel, votre projet estinsensé ! ce que vous voulez éviter arrivera fatalement :Bertha tôt ou tard, s’apercevra que je ne l’aime point, etalors…
– Écoutez-moi, mon ami, interrompit Mary enposant sa main sur le bras de Michel ; quoique bien jeune,j’ai des convictions fort arrêtées sur ce que vous appelezl’amour ; mon éducation, tout opposée à la vôtre, comme lavôtre a eu ses inconvénients ; mais elle a eu aussi sesavantages. Un de ces avantages, avantage terrible, je le sais bien,c’est le réalisme. Habituée à entendre des conversations où lepassé ne déguisait rien de ses faiblesses, je sais, par ce que j’aiappris de la vie de mon père, que rien n’est plus fugitif que lesattachements pareils à celui que vous ressentez pour moi. J’espèredonc que Bertha m’aura remplacée dans votre cœur avant qu’elle aiteu le temps de s’apercevoir de votre indifférence ; c’est monseul espoir, Michel, et je vous supplie de ne pas me l’enlever.
– Vous me demandez une chose impossible,Mary.
– Eh bien, soit ; libre à vous de ne pastenir l’engagement qui vous lie à ma sœur ; libre à vous derejeter la prière que je vous adresse à genoux ; ce sera unenouvelle flétrissure pour deux pauvres enfants déjà si injustementflétries par le monde ! Ma pauvre Bertha souffrira, je le saisbien ; mais au moins, je souffrirai avec elle, de la mêmedouleur qu’elle, et prenez garde, Michel ! peut-être que nosdouleurs exaltées l’une par l’autre, finiront par vous maudire.
– Je vous en prie, Mary, je vous en conjure,ne me dites pas de ces mots-là qui me brisent le cœur.
– Écoutez, Michel ; les heures passent,la nuit s’écoule ; le jour va paraître, il va falloir que nousnous séparions, et ma résolution est irrévocable : nous avonsfait tous les deux un rêve qu’il nous faut oublier. Je vous ai ditcomment vous pouviez mériter, je ne dirai pas mon amour, vousl’avez, mais la reconnaissance éternelle de la pauvre Mary ;je vous jure, ajouta-t-elle plus suppliante qu’elle ne l’avaitjamais été, je vous jure que, si vous vous dévouez au bonheur de masœur, je n’aurai dans le cœur qu’une prière, celle qui demandera àDieu de vous récompenser ici-bas et là-haut ! Si vous merefusez, au contraire, Michel ; si votre cœur ne sait pass’élever à la hauteur de mon abnégation, il faut renoncer à nousvoir, il faut vous éloigner ; car, je vous le répète, je vousle jure devant Dieu, en l’absence des hommes, jamais, mon ami, jene serai à vous !
– Mary, Mary, ne prononcez pas ceserment ! laissez-moi du moins l’espérance. Les obstacles quinous séparent peuvent s’aplanir.
– Vous laisser l’espérance serait encore unefaute, Michel, et, puisque la certitude que je partage vos douleursne peut vous communiquer la fermeté et la résignation quim’animent, je regrette amèrement celle que vous m’avez faitcommettre cette nuit… Non, continua la jeune fille en passant samain sur son front, ne nous laissons plus abuser par cesrêves ; ils sont trop dangereux. Je vous ai fait entendre mesprières ; vous y demeurez insensible : il ne me resteplus qu’à vous dire un éternel adieu.
– Ne plus vous voir, Mary !… Oh !j’aime mieux la mort. Je vous obéirai… Ce que vous exigez demoi…
Il s’arrêta, il n’avait pas la force d’allerplus loin.
– Je n’exige rien, dit Mary ; je vous aidemandé à genoux de ne pas briser deux cœurs au lieu d’un, et, àgenoux, je vous le demande encore.
Et, en effet, elle se laissa tomber aux genouxdu jeune homme.
– Relevez-vous, relevez-vous, Mary, ditcelui-ci. Oui, oui, je ferai tout ce que vous voulez ; maisvous serez là, vous ne nous quitterez jamais, n’est-ce pas ?et, quand je souffrirai trop, je puiserai dans vos regards la forceet le courage qui me manqueront ! Je vous obéirai,Mary !
– Merci, mon ami ! merci ! et ce quifait que je vous demande et que j’accepte ce sacrifice, c’est quej’ai la conviction qu’il ne sera pas plus perdu pour votre bonheurque pour celui de Bertha.
– Mais vous, vous ? s’écria le jeunehomme.
– Ne songez pas à moi, Michel.
Le jeune homme laissa échapper ungémissement.
– Dieu, continua Mary, a mis dans ledévouement des consolations dont l’esprit humain ne sait pas sonderles profondeurs ; moi, dit Mary en voilant ses yeux dans sesmains comme si elle eût craint qu’ils ne démentissent ses paroles,moi, je tâcherai que le spectacle de votre bonheur me suffise.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !fit Michel en se tordant les mains, c’en est donc fait, je suiscondamné !
Et il se jeta la face contre la paroi de lacabane.
En ce moment Rosine entra.
– Mademoiselle, dit-elle, voici le jour quicommence à paraître.
– Qu’as-tu donc, Rosine ? demanda Mary.Il me semble que tu es toute tremblante.
– C’est que, de même qu’il m’a semblé entendrele bruit de deux rames sur le lac, à l’instant il m’a sembléentendre marcher derrière moi.
– Marcher derrière toi, dans cet îlot perdusur le lac ? Tu as rêvé, mon enfant !
– Je le crois aussi ; car j’ai fureté detous les côtés, et je n’ai vu personne.
– Allons, partons ! dit Mary.
Un sanglot de Michel la fit retourner.
– Nous allons partir seules, mon ami,dit-elle, et, dans une heure, Rosine reviendra vous chercher avecla barque. N’oubliez pas ce que vous m’avez promis ; je comptesur votre courage.
– Comptez sur mon amour, Mary ; la preuveque vous en demandez est terrible, la tâche que vous lui imposezest immense : Dieu veuille que je ne succombe pas sous lefardeau !
– Songez que Bertha vous aime, Michel ;songez qu’elle épie chacun de vos regards ; songez, enfin, quej’aimerais mieux mourir que de lui voir découvrir l’état de votrecœur.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !murmura le jeune homme.
– Allons, du courage ! Adieu, monami !
Et, profitant du moment où Rosine entr’ouvraitla porte pour regarder dehors, Mary, se penchant, déposa un baisersur le front de Michel.
Ce baiser était bien différent de celuiqu’elle s’était laissé prendre une demi-heure auparavant !
L’un était ce jet de flamme qui va du cœur del’amant à celui de l’amante.
L’autre était le chaste adieu d’une sœur à sonfrère.
Michel en comprit bien la différence ;car cette caresse lui serra le cœur. Les larmes jaillirent denouveau de ses yeux. Il conduisit les deux jeunes filles jusqu’aurivage ; puis, lorsqu’il les eut vues monter dans la barque,il s’assit sur une pierre et les regarda s’éloigner jusqu’à cequ’elles se fussent perdues dans le brouillard matinal qui couvraitle lac.
Le bruit des avirons arrivait encore à sonoreille ; il l’écoutait comme un glas funèbre qui annonçaitque ses illusions tant caressées s’étaient évanouies comme autantde fantômes, lorsqu’il se sentit toucher légèrement à l’épaule.
Il se retourna et aperçut Jean Oullier deboutderrière lui.
La figure du Vendéen était plus triste encoreque d’habitude ; mais, au moins, elle avait perdu cetteexpression haineuse que Michel lui avait toujours vue.
Ses paupières étaient humides et de grossesgouttes d’eau scintillaient sur le collier de barbe qui encadraitson visage.
Était-ce la rosée de la nuit ? étaient-celes larmes qu’avait versées le vieux soldat de Charette ?
Il tendit la main à Michel, ce qu’il n’avaitjamais fait encore.
Celui-ci le regarda tout étonné, et prit, avechésitation, la main qui lui était offerte.
– J’ai tout entendu, dit Jean Oullier.
Michel poussa un soupir et baissa la tête.
– Vous êtes de braves cœurs ! ajouta leVendéen ; mais, vous aviez raison, c’est une terrible tâcheque celle que cette jeune enfant vous a fait entreprendre. Que Dieula récompense de son dévouement ! Quant à vous, si vous voussentez affaiblir, avertissez-moi, monsieur de la Logerie, et vousreconnaîtrez une chose : c’est que, si Jean Oullier hait bienses ennemis, il sait aussi bien aimer ceux qu’il aime.
– Merci, lui répondit Michel.
– Allons, allons, reprit Jean Oullier, nepleurez plus ! pleurer n’est pas d’un homme ! et, s’il lefaut, je tâcherai de faire entendre raison à cette tête de ferqu’on appelle Bertha, quoique je vous déclare d’avance que ce nesoit pas une chose facile.
– Mais, au cas où elle n’entendrait pasraison, il y a une chose qui le sera, facile, pour peu surtout quevous vouliez m’y aider…
– Laquelle ? demanda Jean Oullier.
– C’est de me faire tuer, dit Michel.
Le jeune homme avait dit cela si simplement,que l’on sentait que c’était l’expression de sa pensée.
– Oh ! oh ! murmura Jean Oullier,c’est qu’il a, ma foi, l’air d’être prêt à le faire comme il ledit.
Puis, s’adressant au jeune homme :
– Eh bien, dit-il, soit ; quand nous enserons là, nous verrons !
Cette promesse, toute triste qu’elle était,rendit un peu de courage à Michel.
– Allons, reprit le vieux garde, vous nepouvez rester ici. J’ai là une bien méchante barque ;cependant, avec quelques précautions, elle peut nous ramener tousles deux à terre.
– Mais Rosine doit revenir me prendre dans uneheure, objecta le jeune homme.
– Elle fera une course inutile, repartit JeanOullier ; cela lui apprendra à raconter sur les grands cheminsles affaires des autres, comme elle a fait cette nuit avecvous.
Après ces paroles, qui expliquaient commentJean Oullier avait pu être amené dans l’îlot de la Jonchère, Michelse dirigea avec lui vers la barque, et bientôt, s’écartant de laroute suivie par Rosine et Mary, ils prirent le large du côté deSaint-Philbert.
Comme Gaspard l’avait très bien prévu, etcomme il l’avait dit à Petit-Pierre, à la métairie de la Banlœuvre,l’ajournement de la prise d’armes au 4 juin porta un coup fatal àl’insurrection projetée.
Quelque diligence qu’on y mît, quelqueactivité que déployassent les chefs du parti légitimiste, qui,ainsi que nous l’avons vu faire au marquis de Souday, à ses filles,et aux affidés présents à la réunion de la Banlœuvre, parcouraienteux-mêmes les villages de leurs divisions pour y porter lecontre-ordre, il était trop tard pour qu’il fût connu dans toutesles campagnes que devait embrasser le mouvement.
Du côté de Niort, de Fontenay, de Luçon, lesroyalistes étaient rassemblés ; Diot et Robert, à la tête deleurs bandes organisées, étaient sortis des forêts des Deux-Sèvrespour servir de noyau au soulèvement. Ils sont signalés aux chefsdes cantonnements militaires, qui se rassemblent, marchent sur laparoisse d’Amailloux, battent les paysans et arrêtent un grandnombre de gentilshommes et d’officiers démissionnaires quis’étaient donné rendez-vous dans cette paroisse et accouraient aubruit de la fusillade.
Des arrestations semblables avaient été faitesdans les environs du Champ-Saint-Père ; le poste duPort-la-Claye avait été attaqué, et, bien qu’en raison du petitnombre des assaillants cette attaque eût été repoussée, l’audace etla vigueur avec lesquelles elle avait été conduite ne permettaientpas de l’attribuer seulement aux réfractaires.
Sur l’un des prisonniers du Champ-Saint-Père,on découvrit une liste de jeunes gens qui devaient former un corpsd’élite.
Cette liste, ces attaques faites sur diverspoints à la même heure, ces arrestations de gens connus pourl’exaltation de leur opinion devaient mettre l’autorité sur sesgardes et lui faire considérer comme sérieux les dangers dont,jusque-là, elle ne s’était garantie qu’avec faiblesse.
Si le contre-ordre n’était point parvenu àtemps dans quelques localités de la Vendée et des Deux-Sèvres, oncomprend que, dans la Bretagne, dans le Maine, provinces encoreplus éloignées que le Marais et le Bocage du centre d’où partait ladirection, l’étendard de la guerre civile avait été ouvertementarboré.
Dans la première de ces provinces, la divisionde Vitré s’était battue, avait même remporté un succès auxBretonnières en Bréal, succès éphémère qui, le lendemain, à laGaudinière, se changeait en désastre.
Gaullier, dans le Maine, ayant aussi reçu lecontre-ordre trop tard pour arrêter ses gars, livrait, de son côté,à Chaney, un combat sanglant qui ne dura pas moins de six heures,et, en outre de cet engagement, sérieux, comme on le voit, lespaysans, qui, sur certains points, n’avaient pas voulu rentrer chezeux, échangeaient presque chaque jour des coups de fusil avec lescolonnes qui sillonnaient les campagnes.
On peut hardiment l’avouer, le contre-ordre du22 mai, les mouvements intempestifs et isolés qui s’ensuivirent, lemanque d’entente et de confiance qui en devint la conséquence,firent plus pour le gouvernement de juillet que le zèle de tous sesagents réunis.
Dans les provinces où on licencia lesdivisions rassemblées, il fut impossible de réchauffer plus tardl’ardeur que l’on avait laissée refroidir ; on avait donné auxpopulations insurgées le temps de se compter et de réfléchir :la réflexion, souvent favorable aux calculs, est toujours fataleaux sentiments.
Les chefs, s’étant eux-mêmes désignés àl’attention du gouvernement, jurent aisément surpris et arrêtéslorsqu’ils rentrèrent dans leurs demeures.
Ce fut pis encore dans les cantons où lesbandes parurent en ligne : les paysans, se trouvant abandonnésà leurs propres forces, ne voyant pas venir les diversions surlesquelles ils comptaient, crièrent à la trahison, brisèrent leursfusils et regagnèrent, indignés, leurs loyers.
L’insurrection légitimiste avortait à l’étatd’embryon ; la cause d’Henri V perdait deux provinces avantd’avoir déployé son drapeau ; la Vendée allait rester seuleengagée dans la lutte ; mais tel était le courage de ces filsdes géants, que, comme nous allons le voir, ils ne désespéraientpas encore.
Huit jours s’étaient écoulés depuis lesévénements que nous avons racontés dans le chapitre précédent, et,pendant ces huit jours, le mouvement politique qui s’était produitautour de Machecoul avait été si puissant, qu’il avait entraînédans son orbite ceux de nos personnages que leurs passions avaientsemblé en distraire le plus complètement.
Bertha, un instant inquiète de la disparitionde Michel, s’était montrée tout à fait rassérénée lorsqu’ellel’avait vu revenir près d’elle, et son bonheur s’était traduit avectant d’expansion et de publicité, qu’il avait été impossible aujeune homme, à moins de trahir la promesse faite à Mary, de ne pasparaître, de son côté, heureux de la revoir.
Au reste, les occupations qu’elle trouvaitprès de Petit-Pierre, les détails infinis de la correspondance dontelle était chargée, absorbaient tellement les moments de Bertha,qu’ils l’empêchaient de remarquer la tristesse et l’abattement deMichel et l’espèce de contrainte avec laquelle il se prêtait à lafamiliarité que les habitudes masculines de la jeune filleautorisaient vis-à-vis de celui qu’elle considérait comme sonfiancé.
Mary, qui avait rejoint son père et sa sœur,deux heures après avoir laissé Michel dans l’îlot de la Jonchère,continuait à éviter toute occasion de se trouver seule avec Michel.Lorsque les obligations de leur vie en commun les mettaient enprésence l’un de l’autre, elle s’ingéniait, par tous les moyenspossibles, à faire ressortir aux yeux de Michel le charme et lesavantages de sa sœur ; lorsque ses yeux rencontraient ceux dujeune baron, elle le regardait avec une expression suppliante quilui rappelait doucement et cruellement à la fois la promesse qu’ilavait faite.
Si, par hasard, Michel autorisait par sonsilence les attentions dont Bertha était si prodigue envers lui,Mary affectait à l’instant même une joie bruyante et démonstrativequi, sans aucun doute, était bien loin de son cœur, mais qui n’enbrisait pas moins le cœur de Michel. Cependant, quoi qu’elleessayât de faire, il lui était impossible de dissimuler les ravagesque la lutte qu’elle subissait contre son amour apportait à sonextérieur.
Son changement eût frappé ceux quil’entouraient s’ils eussent été moins préoccupés, soit de leurbonheur, comme Bertha, soit des soucis de la politique, commePetit-Pierre et le marquis de Souday.
La fraîcheur de la pauvre Mary avaitdisparu ; de larges cercles d’un bistre azuré cavaient sesyeux ; ses joues pâlies se creusaient visiblement, et delégères rides, plissant son beau front, démentaient le sourirequ’affectaient presque constamment ses lèvres.
Jean Oullier, dont la sollicitude ne se fûtpoint abusée, était absent par malheur ; dès le jour même oùil était rentré à la Banlœuvre, il avait été envoyé en mission dansl’Est par le marquis de Souday ; et fort inexpérimenté enmatière de cœur, Jean Oullier était parti à peu prèstranquille ; car il était loin de se douter, malgré ce qu’ilavait entendu, que le mal fût si profond.
On était arrivé au 3 juin.
Ce jour-là, il y avait un grand mouvement dansle moulin Jacquet, commune de Saint-Colombin.
Depuis le matin, les allées et les venues desfemmes et des mendiants avaient été continuelles, et, au moment oùle jour tombait, le verger qui précédait la métairie avait prisl’aspect d’un camp.
De minute en minute, des hommes vêtus deblouses ou de vestes de chasse, armés de fusils, de sabres et depistolets, arrivaient, les uns à travers champs, les autres par leschemins ; ils disaient un mot aux sentinelles qui rayonnaientautour de la ferme : sur ce mot, la sentinelle les laissaitpasser. Ils posaient leurs armes en faisceaux le long de la haiequi séparait le verger de la cour, et, comme ceux qui étaientarrivés avant eux, ils se disposaient à bivouaquer sous lespommiers. Tous étaient venus avec le dévouement, bien peu avecl’espérance.
Le courage et la loyauté dans les convictionsrendent ces convictions saintes et respectables ; à quelqueopinion qu’on appartienne, on est fier de les rencontrer chez sesamis et l’on est heureux de les trouver chez ses adversaires.
La foi politique pour laquelle des hommesn’ont pas craint de mourir peut être combattue ; Dieu n’étaitplus avec elle puisqu’elle a succombé, mais elle a le droit, mêmeaprès sa défaite, d’être honorée sans passer par les fourchescaudines de la discussion.
L’antiquité disait : « Malheur auxvaincus ! » mais l’antiquité était païenne, et laMiséricorde ne pouvait pas être mise au rang des faux dieux.
Pour nous, et sans nous préoccuper dessentiments qui les animaient, nous trouvons que ce fut un noble etchevaleresque dévouement que celui que ces Vendéens de 1832 ontmontré à la France, qui déjà se laissait envahir par les idéesétroites, mercantiles, sordides, qui l’ont absorbée depuis, –surtout lorsqu’on réfléchit que la plupart de ces Vendéens ne sefaisaient aucune illusion sur l’issue de la lutte, et marchaientsans espérance à une mort certaine.
Quoi qu’il en soit, les noms de ces hommesappartiennent désormais à l’histoire ; nous nous joindrons àelle, sinon pour les glorifier, du moins pour les absoudre, sanspour cela nous permettre de les mêler à notre récit.
Dans l’intérieur du moulin Jacquet,l’affluence, pour être moins nombreuse qu’au-dehors, n’était guèremoins bruyante.
Quelques chefs recevaient leurs dernièresinstructions et se concertaient sur les mesures à prendre pour lelendemain ; des gentilshommes racontaient les événements decette journée, qui avait déjà eu ses événements : c’étaient lerassemblement de la lande des Vergeries et quelques engagementspartiels avec les troupes du gouvernement.
Le marquis de Souday se faisait remarquer aumilieu des groupes par sa loquacité exaltée ; il avaitreconquis ses vingt ans ; il lui semblait, dans son impatiencefiévreuse, que le soleil du lendemain ne se lèverait jamais, et ilprofitait du temps que la terre mettait à accomplir sa révolutionautour de son roi pour donner une leçon de tactique aux jeunes gensqui l’entouraient.
Michel, assis dans un angle de la cheminée,était le seul dont l’esprit ne fût pas complètement absorbé par lesévénements qui se préparaient.
Depuis le matin, sa situation s’étaitcompliquée.
Quelques amis, quelques voisins du marquisétaient venus le féliciter de sa prochaine union avec mademoisellede Souday.
Il pensait qu’à chaque pas qu’il faisait enavant, il s’enchevêtrait davantage aux mailles de la nasse danslaquelle il avait donné tête baissée, et, malheureusement, ilvoyait en même temps combien tous ses efforts pour tenir lapromesse que Mary lui avait arrachée étaient impuissants, combienc’était vainement qu’il s’efforcerait de chasser de son cœur ladouce image qui en avait pris possession.
Sa tristesse devenait de plus en plus grandeet formait en ce moment un parfait contraste avec les physionomiesanimées de ceux qui l’entouraient.
Le bruit, le mouvement qui se faisaient autourde Michel ne tardèrent pas à lui devenir insupportables : ilse leva et sortit sans avoir été remarqué.
Il traversa la cour, et, prenant par-derrièreles roues du moulin, il pénétra dans le jardin du meunier, suivitle cours de l’eau et alla s’asseoir sur le garde-fou d’un petitpont, à environ deux cents pas de la maison.
Il était là depuis près d’une heure, selaissant aller à toutes les idées noires que suggérait en lui laconscience de sa position, lorsqu’il aperçut un homme qui sedirigeait de son côté en suivant le chemin par lequel il était venului-même.
– Est-ce vous, monsieur Michel ? demandacet homme.
– Jean Oullier ! dit Michel, JeanOullier ! C’est le ciel qui vous envoie. Depuis combien detemps êtes-vous revenu ?
– Depuis une demi-heure à peine.
– Avez-vous vu Mary ?
– Oui, j’ai vu mademoiselle Mary.
Et le vieux garde leva les yeux au ciel avecun soupir.
Le ton dont Jean Oullier avait prononcé cesparoles, le geste et le soupir qui les avaient accompagnées,indiquaient que sa sollicitude si profonde ne se méprenait pas surles causes du dépérissement de la jeune fille et avait enfinapprécié la gravité de la situation.
Michel le comprit ; car il se cacha levisage entre les mains, se contentant de murmurer :
– Pauvre Mary !
Jean Oullier écouta avec une certainecompassion ; puis, après un instant de silence :
– Avez-vous pris un parti ?demanda-t-il.
– Non ; mais j’espère que, demain, uneballe me dispensera de ce soin.
– Oh ! fit Jean Oullier, il ne faut pascompter là-dessus : les balles sont capricieuses, elles nevont jamais à ceux qui les appellent.
– Ah ! monsieur Jean, fit Michel ensecouant la tête, nous sommes bien malheureux !
– Oui, il paraît que cela vous tourmente fort,vous autres, ce que vous nommez de l’amour et ce qui n’est que dela déraison ! Mon Dieu, qui m’eût dit que ces deux enfants,qui ne songeaient à rien qu’à courir bravement et honnêtement lesbois entre leur père et moi, s’éprendraient de la première figurecoiffée d’un chapeau qu’elles rencontreraient sur leur chemin, etcela, parce que cette figure ressemblerait autant à celle d’unefille que leurs façons, à elles, ressemblent à celles desgarçons !
– Hélas ! c’est la fatalité qui a toutfait, mon pauvre Jean.
– Non, reprit le Vendéen, non, ce n’est pas lafatalité qu’il faut en accuser : c’est moi… Enfin, voyons,puisque vous n’avez pas le courage de parler en face à cette follede Bertha, aurez-vous celui de rester honnête ?
– Je ferai tout ce qui sera nécessaire pour merapprocher de Mary ; comptez sur moi tant que vous agirez dansce but.
– Qui vous parle de vous rapprocher deMary ? La pauvre enfant ! elle a plus de bon sens quevous tous. Elle ne peut être votre femme, elle vous le disaitl’autre jour, ou plutôt l’autre nuit, et elle avait cent foisraison ; seulement, son amour pour Bertha l’entraînait troploin : elle veut se condamner au supplice qu’elle désireépargner à sa sœur, et c’est ce que ni vous ni moi ne devonssouffrir.
– Comment cela, Jean Oullier ?
– Par un moyen bien facile ; ne pouvantêtre à celle que vous aimez, il ne faut pas que vous soyez à celleque vous n’aimez pas. Comme cela, il m’est idée que le chagrin dela première s’apaisera à la longue ; car elle a beau dire,voyez-vous, si pur que soit le cœur d’une femme, il y a toujours unpeu de jalousie au fond.
– Renoncer à l’espoir de nommer Mary ma femme,et en même temps à la consolation de la voir, je ne le saurais.Voyez-vous, Jean Oullier, pour me rapprocher de Mary, il me sembleque je traverserais le feu de l’enfer.
– Tout cela, ce sont des phrases, mon jeunemonsieur. On s’est bien consolé d’être sorti du paradis : onpeut bien oublier, quand on a votre âge, une femme que l’on aime.D’ailleurs, ce qui doit vous séparer de Mary, c’est bien autrechose que le feu de l’enfer ! Ce pourrait être le cadavre desa sœur ; car vous ne connaissez pas encore cet enfantindompté qui a nom Bertha, et ce dont elle est capable ! Jen’entends rien, moi, pauvre bonhomme de paysan, à tous vos grandssentiments ; mais il me semble que les plus déterminés doivents’arrêter devant un obstacle de ce genre.
– Mais que faire, mon ami ? quefaire ? Conseillez-moi.
– Tout le mal vient, à mon idée du moins, dece que vous n’avez pas le caractère de votre sexe. Il faut faire ceque fait en semblable circonstance celui auquel, par vos manières,par votre faiblesse, vous semblez appartenir ; vous n’avez passu dominer la situation que le hasard vous avait faite : ilfaut la fuir !
– Fuir ? Mais n’avez-vous pas entendu,l’autre jour, Mary me dire que, du moment où j’aurais renoncé à sasœur, elle ne me reverrait jamais ?
– Qu’importe, si elle vous estime !
– Mais tout ce que je vais souffrir…
– Vous ne souffrirez pas plus de loin que vousne souffrez ici.
– Ici, au moins, je la vois.
– Croyez-vous que le cœur connaisse lesdistances ? Non, pas même celles qui nous séparent de ceux quinous ont dit le dernier adieu. Ainsi, moi, il y a trente ans etplus que j’ai perdu ma pauvre femme ; eh bien, il y a desjours où je la vois comme je vous vois. L’image de Mary, vousl’emporterez dans votre cœur, et vous entendrez sa voix vousremercier de ce que vous aurez fait.
– Ah ! j’aimerais mieux vous entendre meparler de mourir.
– Allons, monsieur Michel, un bonmouvement ! Tenez, s’il le faut, moi qui, cependant, ai contrevous de graves sujets de haine, je tomberai à vos genoux et je vousdirai : Je vous en conjure, rendez, autant qu’il est possible,la paix à ces deux pauvres créatures.
– Enfin, que voulez-vous de moi ?
– Il faut partir, je vous l’ai dit et je vousle répète.
– Partir ? Mais vous n’y songezpas ! On se bat demain : partir aujourd’hui, c’estdéserter, c’est me déshonorer.
– Non, je ne veux pas vous déshonorer. Si vouspartez ce ne sera pas pour déserter.
– Comment cela ?
– En l’absence d’un capitaine de paroisse dela division de Clisson, j’ai été désigné pour le remplacer ;vous viendrez avec moi.
– Oh ! je voudrais que la première ballefût pour moi demain.
– vous combattrez sous mes yeux, continua JeanOullier, et, si quelqu’un doute, je rendrai témoignage ; levoulez-vous ?
– Oui, répondit Michel d’une voix si basse,que ce fut à peine si le vieux garde put l’entendre.
– Bien ! dans trois heures, nous nousmettrons en route.
– Partir sans lui dire adieu ?
– Il le faut. En face des circonstances danslesquelles nous allons entrer, qui sait si elle aurait la force devous laisser vous éloigner ? Voyons, encore cecourage !
– Je l’aurai, Oullier ; vous serezcontent de moi.
– Ainsi, je puis compter sur vous ?
– Je vous en donne ma parole.
– Dans trois heures, je vous attends aucarrefour de la Belle Passe.
– J’y serai.
Jean Oullier fit à Michel un signe d’adieupresque amical, et, franchissant le petit pont, il alla dans leverger rejoindre les autres Vendéens.
Le jeune baron demeura pendant quelquesminutes dans une sorte d’anéantissement ; les paroles de JeanOullier résonnaient à son oreille comme le glas qui aurait sonné sapropre mort.
Il croyait rêver, et il avait besoin, pourcroire à la réalité de sa douleur, de se répéter tout bas cemot :
– Partir ! partir !
Bientôt, la froide idée de la mort que,jusque-là, il n’avait entrevue que comme un secours qui luiviendrait du ciel, idée à laquelle il n’avait songé que comme on ysonge à vingt ans, passa de son cerveau dans son cœur et leglaça.
Il frissonna de tout son corps.
Il se vit séparé de Mary, non plus par unedistance qu’il pouvait franchir, mais par ce mur de granit quienferme pour l’éternité l’homme dans sa dernière demeure.
Sa douleur devint si forte, qu’elle lui semblaun pressentiment.
Alors il accusa Jean Oullier de dureté etd’injustice ; il lui parut odieux que la rigidité du vieuxVendéen lui enlevât la suprême consolation d’un dernierregard ; il lui sembla impossible qu’un dernier adieu lui fûtrefusé ; il se révolta contre cette exigence et résolut devoir Mary, quelque chose qui pût arriver.
Michel connaissait parfaitement ladistribution du moulin.
Petit-Pierre habitait la chambre du meunier,située au-dessus des meules.
C’était naturellement la chambre d’honneur dela maison.
Dans un cabinet attenant à cette chambrecouchaient les deux sœurs.
Ce cabinet avait une étroite fenêtre donnantau-dessus de la roue extérieure qui faisait aller la machine.
La machine était au repos pour lemoment ; on l’avait arrêtée dans la crainte que le bruitqu’elle ferait en marchant n’empêchât les sentinelles d’entendreles autres bruits.
Michel attendit la nuit ; ce futl’affaire d’une heure, à peu près.
La nuit venue, il se rapprocha desbâtiments.
On voyait de la lumière à travers la vitre dela petite fenêtre.
Il jeta une planche sur une des aubes de laroue, et, en s’aidant de la muraille, il parvint, de palette enpalette, au point le plus élevé de cette roue.
Là, il se trouva à la hauteur de l’étroitefenêtre.
Il dressa doucement la tête et regarda dansl’intérieur du petit cabinet.
Mary était seule, assise sur un escabeau, lecoude appuyé sur la couchette, et la tête renversée sur samain.
De temps en temps, un profond soupirs’échappait de sa poitrine ; de temps en temps, ses lèvress’agitaient comme si elles eussent murmuré une prière.
Au bruit que fit le jeune homme en frappantcontre le carreau, elle leva la tête, le reconnut à travers lavitre, poussa un cri et courut à la fenêtre.
– Chut ! fit le jeune homme.
– Vous ! vous ici ! s’écriaMary.
– Oui, c’est moi.
– Mon Dieu ! queprétendez-vous ?
– Mary, il y a huit jours que je ne vous aiparlé ; il y a presque huit jours que je ne vous ai vue ;je viens vous dire adieu, avant d’aller où ma destinéem’appelle.
– Adieu ! et pourquoi adieu ?
– Je viens vous dire adieu, Mary, répéta lejeune homme avec fermeté.
– Oh ! vous ne voulez plusmourir ?
Michel ne répondit point.
– Oh ! vous ne mourrez pas !continua Mary. J’ai tant prié, ce soir, que Dieu a dû m’entendre.Mais, maintenant que vous m’avez vue, maintenant que vous m’avezparlé, partez ! partez !
– Pourquoi donc vous quitter si vite ? Mehaïssez-vous tant, que vous ne puissiez me voir ?
– Non, ce n’est point cela, mon ami, ditMary ; mais Bertha est dans la chambre voisine, elle peut vousavoir entendu venir, elle peut vous entendre parler. MonDieu ! mon Dieu ! que deviendrais-je, moi qui lui ai juréque je ne vous aimais pas ?
– Oui, oui, vous lui avez juré cela, à elle…Mais, à moi, vous m’avez juré de m’aimer, et ce n’est que sûr devotre amour que j’ai consenti à dissimuler le mien.
– Je vous en conjure, Michel,partez !
– Non, Mary, non, je ne partirai pas sansavoir entendu votre bouche me répéter ce qu’elle m’a dit dans lahutte de la Jonchère.
– Mais cet amour est presque un crime !s’écria Mary désespérée. Michel, mon ami, je rougis, je pleure ensongeant que j’ai été assez faible pour y céder une minute.
– Je ferai en sorte, Mary, je vous le jure,que, demain, vous n’ayez plus à éprouver de semblables regrets, àverser de pareilles larmes.
– Vous voulez mourir ! Oh ! ne medites pas cela, je vous en prie ! ne me dites pas cela, à moiqui souffre tant dans l’espoir que mes douleurs vous vaudront unedestinée meilleure que la mienne. Mais n’avez-vous pasentendu ?… On vient… Partez, Michel ! Partez !
– Un baiser, Mary !
– Non.
– Encore un baiser… le dernier !
– Jamais, mon ami.
– Mary, c’est à un cadavre que vous ledonnerez.
Mary jeta un cri ; ses lèvreseffleurèrent le front du jeune homme ; mais, au moment où ellerepoussait la fenêtre, la porte s’ouvrit.
Bertha parut sur le seuil.
Elle aperçut sa sœur, pâle, égarée, sesoutenant à peine, et, avec ce formidable instinct que donne lajalousie, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit violemment, se penchaen dehors, et aperçut une ombre qui se glissait le long desbâtiments.
– C’est Michel qui était là, Mary !s’écria-t-elle les lèvres tremblantes.
– Ma sœur, dit Mary en tombant à genoux, je tejure…
Bertha l’interrompit :
– Ne jurez pas, ne mentez pas ; j’aireconnu sa voix.
Bertha repoussa Mary avec tant de force, quecelle-ci tomba à la renverse sur le carreau. Puis, enjambantpar-dessus le corps de sa sœur, furieuse comme une lionne à qui ona enlevé ses petits, elle se précipita hors de la chambre,descendit rapidement l’escalier, traversa le moulin et s’élançadans la cour.
Là, à son grand étonnement, elle vit Michelassis sur le seuil de la porte, à côté de Jean Oullier.
Elle marcha droit à lui.
– Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?demanda-t-elle au jeune homme d’une voix brève et saccadée.
Michel fit un geste qui signifiait :« Je passe la parole à Jean Oullier. »
– Il y a à peu près trois quarts d’heure queM. le baron me fait l’honneur de causer avec moi, réponditcelui-ci.
Bertha regarda fixement le vieux Vendéen.
– C’est singulier ! dit-elle.
– Pourquoi est-ce singulier ? demandaJean Oullier, fixant à son tour les yeux de Bertha.
– Parce que tout à l’heure, dit la jeune filles’adressant non plus à Jean Oullier, mais à Michel, parce que toutà l’heure il m’avait semblé vous entendre causer à la fenêtre avecma sœur, et vous voir descendre le long de la roue du moulin, quevous auriez escaladée pour monter jusqu’à elle.
– M. le baron m’a bien l’air, en effet,répondit Jean Oullier, de risquer de pareils tours de force.
– Mais qui voulez-vous donc que ce soit,Jean ? dit Bertha impatiente et en frappant du pied.
– Bon ! quelque ivrogne de là-bas quiaura inventé cette gentillesse.
– Mais je te dis que Mary était pâle,frissonnante, émue.
– De peur ! dit Jean Oullier. Croyez-vousdonc que ce soit une brise-tout comme vous ?
Bertha resta pensive.
Elle connaissait les sentiments que JeanOullier nourrissait contre le jeune baron ; elle ne pouvaitdonc supposer qu’il se fît son complice contre elle.
Au bout de quelques instants, ses pensées sereportèrent sur Mary ; elle se rappela qu’elle l’avait laisséeà peu près évanouie.
– Oui, dit-elle, oui, Jean Oullier, tu asraison : la pauvre enfant aura eu peur ; et moi, par mabrutalité, j’ai achevé de troubler sa raison. Oh ! cet amourme rend véritablement insensée !
Et, sans adresser une seule parole à Michel età Jean Oullier, elle s’élança vers le moulin.
Jean Oullier regarda Michel, qui baissa lesyeux.
– Je ne vous ferai point de reproches, dit-ilau jeune homme ; vous voyez sur quel baril de poudre vousmarchez ! Que serait-il arrivé si je ne me fusse point trouvélà pour mentir, Dieu me pardonne, comme si je n’avais fait autrechose de ma vie ?
– Oui, dit Michel, vous avez raison, Jean, etla preuve, c’est que, maintenant, oh ! je vous le jure, jevous suivrai ; car, je le vois bien, il est impossible que jereste plus longtemps ici.
– Bien !… Tout à l’heure les Nantais vontse mettre en marche ; le marquis doit se joindre à eux, avecsa division ; partez en même temps qu’eux ; seulement,restez un peu en arrière, et attendez-moi où vous savez.
Michel s’en alla préparer son cheval, et,pendant ce temps, Jean Oullier demanda au marquis ses dernièresinstructions.
Les Vendéens campés dans le verger s’étaientrassemblés ; les armes étincelaient dans l’ombre ; unfrissonnement de respectueuse impatience courait dans lesrangs.
Bientôt, Petit-Pierre, suivi des principauxchefs, sortit de la maison et s’avança vers les Vendéens.
À peine l’eut-on reconnu, qu’un formidable crid’enthousiasme partit de toutes les bouches ; les sabresfurent tirés et saluèrent celle pour qui on allait mourir.
– Mes amis, dit Petit-Pierre en s’avançant,j’avais promis qu’au premier rassemblement on me verraitparaître ; me voici, et je ne vous quitterai plus. Heureux oumalheureux, votre sort sera le mien désormais. Si, comme le feraitmon fils, je ne puis vous rallier autour de mon panache, je puis,comme il le ferait aussi, mourir avec vous ! Allez donc, filsdes géants ! Allez où l’honneur et le devoir vousappellent !
Des cris frénétiques de « Vive HenriV ! vive Marie-Caroline ! » accueillirent cetteallocution. Petit-Pierre adressa encore quelques mots à ceux deschefs qu’il connaissait ; puis la petite troupe, sur laquellereposaient les destinées de la plus vieille monarchie de l’Europe,s’éloigna du côté de Vieille-Vigne.
Pendant ce temps, Bertha avait prodigué à Marydes secours d’autant plus empressés, que le retour de son esprit ouplutôt de son cœur avait été plus subit.
Elle l’avait portée sur son lit et luitamponnait le visage avec son mouchoir trempé dans de l’eaufraîche.
Mary ouvrit vaguement les yeux, regarda autourd’elle sans rien voir, tandis que ses lèvres balbutiaient le nom deMichel.
Son cœur s’était réveillé avant sa raison.
Bertha tressaillit malgré elle. Elle allaitdemander à Mary pardon de son emportement : à ce nom deMichel prononcé par sa sœur, les paroles expirèrent surses lèvres.
Pour la seconde fois, elle était mordue aucœur par le serpent de la jalousie.
En ce moment, arrivèrent à son oreille lesacclamations par lesquelles les Vendéens saluaient les paroles dePetit-Pierre ; elle alla à la fenêtre de la chambre de cedernier, et vit onduler entre les arbres une masse sombre rayée dequelques éclairs.
C’était la colonne qui se mettait enmarche.
Elle réfléchit alors que Michel, qui faisaitpartie de cette colonne, s’était éloigné sans lui dire adieu, etelle revint, sombre, pensive, inquiète, se rasseoir près du lit deMary.
Le 4 juin, au point du jour, le tocsin sonnaità tous les clochers des cantons de Clisson, de Montaigu et deMachecoul.
Le tocsin, c’est la générale des Vendéens.
Autrefois, c’est-à-dire dans la grande guerre,lorsque son glas âpre et sinistre retentissait dans la campagne, lapopulation tout entière se levait et courait sus à l’ennemi.
Combien de grandes choses a dû faire cettepopulation pour que l’on ait presque oublié que cet ennemi, c’étaitla France ! Mais, par bonheur – et cela prouve le progrèsimmense qui s’était fait chez nous depuis quarante ans – parbonheur, disons-nous, en 1832, ce bruit semblait avoir perdu toutesa puissance, et, si quelques paysans, se rendant à son appelimpie, quittaient la charrue pour le fusil caché dans la haievoisine, la plupart continuaient paisiblement le sillon commencé etse contentaient d’écouter ce signal de la révolte avec cet airprofondément méditatif qui va si bien à la sauvage physionomie dupaysan vendéen.
Cependant, dès dix heures du matin, une troupeassez nombreuse d’insurgés avait eu avec la ligne unengagement.
Fortement retranchée dans le village deMaisdon, cette troupe avait soutenu l’attaque dirigée contre elle,et n’avait cédé que devant le nombre supérieur de sesadversaires.
Alors elle avait opéré sa retraite en meilleurordre que ne le faisaient d’ordinaire les Vendéens, même après unéchec insignifiant.
C’est que, cette fois, nous le répétons, cen’était plus un grand principe qui combattait, c’était un simpledévouement. Si nous nous sommes fait l’historien de cette guerre, àla façon habituelle dont nous nous faisons historien, c’est quenous espérons tirer, des faits mêmes que nous racontons, cetteconclusion, que la guerre civile sera bientôt impossible enFrance.
Or, ce dévouement, c’était celui de quelqueshommes au cœur élevé qui se croyaient enchaînés par le passé deleurs pères et qui donnaient leur honneur, leur fortune, leur vie àce vieil adage :
Noblesse oblige.
Voilà pourquoi la retraite s’était faite avectant d’ordre. Ceux qui l’exécutaient étaient, non plus de simplespaysans indisciplinés, mais des messieurs, et chacun se battait nonseulement avec son dévouement, mais encore avec son orgueil, un peupour lui, beaucoup pour les autres.
Attaqués de nouveau à Château-Thébaud par undétachement de troupes fraîches que le général Dermoncourt avaitenvoyé à leur poursuite, les blancs perdirent quelques hommes aupassage de la Maine ; mais, ayant réussi à mettre cetterivière entre eux et ceux qui les poursuivaient, ils purent, sur larive gauche, opérer leur jonction avec les Nantais que nous avonsvus quitter, pleins d’enthousiasme, le moulin Jacquet, etqu’avaient rejoints la division de Légé et celle du marquis deSouday.
Ce renfort portait à huit cents hommes environl’effectif de cette colonne, placée sous le commandement supérieurde Gaspard.
Le lendemain matin, elle se porta surVieille-Vigne avec l’espoir d’en désarmer la garde nationale ;mais, ayant appris que cette petite ville était occupée par desforces supérieures aux siennes et auxquelles pouvaient, en quelquesheures, se joindre celles que le général tenait rassemblées àAigrefeuille, prêt à les lancer sur le point où elles seraientnécessaires, le chef vendéen se décida à attaquer le village duChêne dans l’intention de l’occuper et de s’y maintenir.
Les paysans furent égaillés aux alentours, et,cachés dans les blés déjà très hauts, ils inquiétèrent les bleuspar une vive fusillade, suivant la tactique de leurs pères.
Les Nantais et les gentilshommes, formés encolonne, se préparèrent à enlever le village de vive force, enl’attaquant par la grande rue qui le traverse.
Au bas de cette rue, coulait un ruisseau dontle pont avait été détruit la veille et ne présentait plus que dessolives disjointes.
Les soldats, retranchés dans les premièresmaisons du village, embusqués derrière les fenêtres garnies dematelas, faisaient sur les blancs un jeu croisé qui deux fois avaitrejeté ceux-ci en arrière et paralysait leur élan, lorsque,électrisés par l’exemple de leurs chefs, les Vendéens se jettent àl’eau, traversent la petite rivière, abordent les bleus à labaïonnette, les chassent de maison en maison et les font reculerjusqu’à l’extrémité du village, où ils se trouvent en face d’unbataillon du 44e de ligne que le général venait d’envoyer ausecours de la petite garnison du Chêne.
Cependant la crépitation de la fusilladearrivait jusqu’au moulin Jacquet, que n’avait pas encore quittéPetit-Pierre.
Le jeune homme était toujours dans cettechambre du premier étage où nous l’avons entrevu dans le chapitreprécédent.
Pâle, mais les yeux ardents, il allait etvenait, en proie à une agitation fébrile dont il ne pouvaitparvenir à se rendre maître. De temps en temps, il s’arrêtait surle seuil de la porte, écoutait les sourds roulements que la briselui apportait comme les grondements d’un tonnerre lointain ;alors il passait la main sur son front baigné de sueur, frappait dupied avec colère, et venait s’asseoir dans l’angle de la cheminée,vis-à-vis du marquis de Souday, qui, non moins agité, non moinsimpatient que Petit-Pierre, poussait de loin en loin de profonds etdouloureux soupirs.
Comment le marquis de Souday, que nous avonsvu si impatient de recommencer les exploits de la grande guerre, setrouvait-il dans cette situation expectante ?
C’est ce que nous allons expliquer à noslecteurs.
Le jour même où avait eu lieu l’engagement deMaisdon, Petit-Pierre, selon la promesse qu’il en avait faite à sesamis, s’était disposé à les aller rejoindre, très décidé qu’ilétait à combattre au milieu d’eux.
Mais les chefs royalistes avaient étéépouvantés de la responsabilité que rejetaient sur eux ce courageet cette ardeur ; ils avaient jugé que c’était trop exposeraux chances encore incertaines de cette guerre ; enconséquence, ils avaient décidé que, tant qu’une armée ne seraitpas réunie, on ne permettrait point à Petit-Pierre de risquer savie dans quelque rencontre obscure et ignorée.
Des représentations respectueuses avaientalors été faites à Petit-Pierre ; mais elles avaient échouédevant sa profonde détermination.
Alors les chefs vendéens avaient tenu conseilet s’étaient décidés à le retenir pour ainsi dire prisonnier, et àcharger l’un des leurs de rester auprès de lui, et de l’empêcher desortir, fallût-il employer la violence.
Malgré le soin que le marquis de Souday,appelé au conseil, avait eu de voter et d’intriguer en faveur d’unde ses collègues, le choix général s’était arrêté sur lui ; etvoilà comment, à son grand désespoir, il se trouvait au moulinJacquet au lieu d’être au Chêne, au feu du meunier, au lieu d’êtreà celui des bleus.
Lorsque les premiers bruits du combat étaientarrivés au moulin Jacquet, Petit-Pierre avait essayé d’obtenir dumarquis de Souday qu’il lui permît d’aller rejoindre lesVendéens ; mais le vieux gentilhomme avait étéinébranlable : prières, promesses, menaces avaient égalementéchoué devant sa fidélité à remplir la consigne reçue.
Mais, par-delà ce refus, Petit-Pierre avaitremarqué la contrariété profonde que le marquis, peu courtisan deson naturel, laissait clairement percer sur son visage.
S’arrêtant donc devant son gardien au momentoù celui-ci laissait échapper un de ces gestes d’impatience quenous avons signalés :
– Il paraît, monsieur le marquis, lui dit-il,que vous ne vous amusez pas d’une façon exorbitante dans macompagnie ?
– Oh ! fit le marquis essayant, sans yréussir, de donner à cette interjection l’accent d’une indignationprofonde.
– Mais oui, reprit Petit-Pierre, qui avait sonbut pour insister, je trouve que vous ne paraissez pas du tout ravidu poste d’honneur qui vous a été confié.
– Si fait, dit le marquis, je l’ai acceptéavec la plus profonde reconnaissance, au contraire ; mais…
– Ah ! il y a un mais, vous voyezbien ! dit Petit-Pierre, qui semblait sur ce point décidé àconnaître toute la pensée du vieux gentilhomme.
– Est-ce que, dans toutes les choses de cemonde, il n’y a pas un mais ? répondit le marquis.
– Voyons le vôtre.
– Eh bien, je regrette de ne pouvoir, en mêmetemps que je me montre digne de la confiance que mes camarades onteue en moi, je regrette de ne pouvoir répandre mon sang pour vous,comme ils le font, sans doute, à cette heure.
Petit-Pierre poussa un gros soupir.
– D’autant plus, dit-il, que je ne doute pasque nos amis n’aient à regretter votre absence ; votreexpérience et votre courage éprouvé leur eussent certes été d’ungrand secours.
Le marquis se rengorgea.
– Oui, oui, dit-il ; moi aussi, je suisconvaincu qu’ils s’en mordront les pouces.
– Je le crois ; mais voulez-vous, chermarquis, la main sur la conscience, me permettre de vous dire mapensée tout entière ?
– Oh ! mais je vous en prie.
– Je crois, voyez-vous, qu’ils se sont un peuméfiés de vous comme de moi.
– C’est impossible.
– Attendez donc ! vous ne savez pas sousquel rapport. Ils se sont dit : « Une femme nous gêneradans nos marches ; nous aurons à nous en préoccuper dans uneretraite ; il faudra consacrer à la garde et à la sûreté de sapersonne des troupes qui pourraient être plus utilementemployées. » Ils n’ont pas voulu croire que j’étais parvenue àdompter la faiblesse de ce corps, et que mon courage était à lahauteur de ma tâche ; pourquoi voulez-vous que ce qu’ils ontpensé de moi, ils ne l’aient pas également pensé de vous ?
– Moi ! s’écria M. de Souday, furieux àcette seule supposition ; mais, j’ai fait mes preuves, il mesemble !
– Oh ! tout le monde sait cela, mon chermarquis ; mais peut-être, en calculant votre âge, ont-ilssupposé que, comme pour moi, la vigueur du corps ne répondrait plusà l’énergie de l’âme…
– Ah ! c’est trop fort ! interrompitle vieux gentilhomme avec l’accent d’une profonde indignation.Mais, depuis quinze ans, il n’y a pas de jour où je ne fasse six ouhuit heures de cheval, quelquefois dix, quelquefois douze !Mais, malgré mes cheveux blancs, je ne sais pas ce que c’est que lafatigue, moi ! Mais voyez ce que je peux encore ! Et,saisissant l’escabeau sur lequel il était assis, le marquis enfrappa avec tant de violence le chambranle de la cheminée, qu’ilrompit l’escabeau en mille pièces et écorna cruellement lechambranle.
Levant alors au-dessus de sa tête le pied dumalheureux meuble qui lui était resté dans la main :
– Ah ! dit-il, y a-t-il beaucoup de vosjeunes muscadins, maître Petit-Pierre, qui seraient capables d’enfaire autant ?
– Mon Dieu, fit Petit-Pierre, je ne doute derien de tout cela, mon cher marquis ; aussi je suis le premierà dire que ces messieurs ont eu grandement tort de vous traitercomme un invalide.
– Comme un invalide, moi, mort-Dieu !s’écria le marquis de plus en plus exaspéré et oubliantcomplètement la présence de la personne devant laquelle il setrouvait ; un invalide, moi ! Eh bien, dès ce soir, jevais leur déclarer que je renonce à ces fonctions, qui sont lefait, non d’un gentilhomme, mais d’un geôlier…
– À la bonne heure ! fitPetit-Pierre.
– De ces fonctions, que, depuis deux heures,en moi-même, continua le marquis se promenant à grands pas dans lachambre, je donnais à tous les diables !
– Ah ! ah !
– Et demain, dès demain, eh bien, je leurmontrerai, moi, ce que c’est qu’un invalide.
– Hélas ! répondit mélancoliquementPetit-Pierre, demain ne nous appartient pas, mon pauvre marquis, etvous avez tort de compter sur demain.
– Comment cela ?
– Vous l’avez entendu, le mouvement ne segénéralise pas comme nous l’espérions ; qui sait si les coupsde feu que nous entendons ne sont pas les derniers qui saluentnotre drapeau ?
– Hum ! fit le marquis avec la rage d’unbouledogue qui mord sa chaîne.
En ce moment, un cri d’appel parti du vergervint les distraire de leur conversation. Ils se précipitèrent tousdeux vers la porte et aperçurent Bertha, que le marquis avaitenvoyée en observation au-dehors, et qui ramenait un paysan blesséqu’elle soutenait à grand-peine. À ce cri, Mary et Rosine s’étaientdéjà élancées.
Ce paysan était un jeune gars de vingt àvingt-deux ans, dont une balle avait fracassé l’épaule.
Petit-Pierre courut au-devant de lui et le fitasseoir sur une chaise où il s’évanouit.
– Par grâce, retirez-vous ! dit lemarquis à Petit-Pierre ; mes filles et moi, nous allons panserce pauvre diable.
– Pourquoi me retirer ? demandaPetit-Pierre.
– Parce que la vue de cette blessure n’est pasde celles que tout le monde puisse supporter ; parce que jecraindrais, enfin, que ce spectacle ne fût au-dessus de vosforces.
– Alors vous voilà comme les autres, et vousme donnez à croire que nos amis avaient raison dans le jugementqu’ils portaient sur vous comme sur moi.
– Que voulez-vous dire ?
– Voilà que, comme les autres, vous allezsupposer que je manque de courage.
Puis, comme Mary et Bertha s’apprêtaient àpanser le blessé :
– Ne touchez pas à ce brave garçon, ditPetit-Pierre ; c’est moi, moi seul, entendez-vous ? quipanserai sa blessure.
Et, prenant des ciseaux, Petit-Pierre tenditdans toute sa longueur la manche de la veste du Vendéen, déjàcollée au bras par le sang séché, mit la plaie au jour, et, aprèsl’avoir lavée, la couvrit de charpie et l’entoura de bandages.
En ce moment, le blessé rouvrit les yeux etrevint à lui.
– Quelles nouvelles ? demanda le marquisincapable de contenir plus longtemps son impatience.
– Hélas ! dit le blessé, nos gars, uninstant vainqueurs, viennent d’être repoussés.
Petit-Pierre, qui, pendant l’opération n’avaitpoint pâli, devint blanc comme le linge à l’aide duquel il bandaitla plaie du blessé.
Il venait de consolider ce bandage avec ladernière épingle.
Il saisit le marquis par le bras, et,l’entraînant vers la porte :
– Marquis, lui dit-il, vous devez savoir cela,vous qui avez vu les bleus dans la grande guerre : que fait-onquand la patrie est en danger ?
– Mais, répondit le marquis, tout le mondecourt aux armes.
– Même les femmes ?
– Même les femmes, même les vieillards, mêmeles enfants !
– Marquis, aujourd’hui, le drapeau blanc vatomber pour ne plus se relever peut-être ; me condamnerez-vousà ne former que des vœux stériles et impuissants pour sontriomphe ?
– Mais, songez-y donc, s’écria le marquis, siune balle venait à vous frapper…
– Eh ! croyez-vous que la cause de monfils serait compromise parce que l’on aurait mes habits sanglantset troués de balles à mettre au bout d’une pique et à porter devantnos bataillons ?
– Oh ! non, s’écria le marquisélectrisé ; car je maudirais la vieille terre natale si, à cespectacle, les pierres elles-mêmes ne se soulevaient pas.
– Venez donc avec moi, venez, et allonsrejoindre ceux qui combattent !
– Mais, répliqua le marquis avec moins derésolution qu’il n’en avait mis pour répondre aux instancesprécédentes de Petit-Pierre, et comme si l’idée qu’on l’avaittraité en invalide eût ébranlé la fermeté avec laquelle ilexécutait sa consigne, mais j’ai promis que vous ne quitteriez pasle moulin Jacquet.
– Eh bien, je vous relève de votrepromesse ! s’écria Petit-Pierre, et, moi qui sais ce que peutvotre vaillance, je vous ordonne de me suivre… Venez donc, marquis,et, s’il en est temps encore, nous ramènerons la victoire dans nosrangs, et, s’il est trop tard, nous mourrons du moins avec nosamis !
En prononçant ces paroles, Petit-Pierres’élança à travers la cour et le verger, suivi de Bertha et dumarquis, qui, pour la forme, se croyait obligé de renouveler detemps en temps ses supplications, mais qui, au fond, était trèsenchanté de la tournure que prenaient les choses.
Mary et Rosine restèrent pour soigner leblessé.
Le moulin Jacquet était à une lieue, à peuprès, du village du Chêne. Petit-Pierre, guidé par le bruit de lafusillade, fit la moitié du chemin en courant, et ce fut àgrand-peine que le marquis l’arrêta au moment où ils approchaientdu théâtre du combat et parvint à lui inspirer quelque prudence,afin qu’il n’allât pas donner tête baissée dans les soldats.
En tournant une des extrémités de la ligne destirailleurs, dont, nous l’avons dit, le feu leur servait de guide,Petit-Pierre et ses compagnons se trouvèrent sur les derrières dela petite armée vendéenne, qui avait, en effet, perdu tout leterrain que nous lui avons vu gagner le matin, et qui avait étérefoulée par les soldats bien en deçà du village du Chêne. Àl’aspect de Petit-Pierre, qui, les cheveux épars, haletant, montaitla colline sur laquelle se trouvait le gros des Vendéens, ceux-cipoussèrent des cris d’enthousiasme.
Gaspard, qui, entouré de ses officiers,faisait le coup de feu comme un soldat, se retourna à ces cris etaperçut Petit-Pierre, Bertha et le marquis de Souday, lequel, dansla rapidité de la marche, avait perdu son chapeau et courait lescheveux au vent.
Ce fut à ce dernier que s’adressaGaspard :
– Est-ce ainsi que M. le marquis de Soudaytient ses engagements ? lui demanda-t-il du ton d’un chefirrité.
– Monsieur, répondit avec aigreur le marquis,ce n’est pas à un pauvre invalide comme moi qu’il faut demanderl’impossible.
Petit-Pierre se hâta d’intervenir ; sonparti n’était pas assez fort pour qu’il permît aux chefs de sediviser.
– Souday, comme vous, me doit obéissance, monami, dit-il ; je réclame rarement l’exercice de cedroit ; mais, aujourd’hui, j’ai cru devoir le faire. Jerevendique donc mon titre de généralissime, et je vous dis :Où en sont nos affaires, mon lieutenant ?
Gaspard hocha la tête d’un air tristementsignificatif.
– Les bleus sont en force, répliqua-t-il, et,à chaque instant, quelqu’un de mes coureurs vient me dire que denouveaux renforts leur arrivent.
– Tant mieux ! s’écria Petit-Pierre, ilsseront davantage pour raconter à la France comment nous sommesmorts !
– Mais vous n’y pensez pas, madame !
– D’abord, je ne suis pas Madame, ici ;je suis un soldat. Faites donc, sans vous inquiéter de moi, avancervos lignes de tirailleurs et redoubler le feu.
– Oui ; mais, d’abord, enarrière !
– Qui, en arrière ?
– Vous, au nom du ciel !
– Allons donc ! c’est en avant que vousvoulez dire.
Et, arrachant l’épée que tenait Gaspard,Petit-Pierre plaça son chapeau au bout de cette épée, et s’élançadans la direction du village en s’écriant :
– Qui m’aime me suive !
Gaspard essaya vainement de le retenir, en lesaisissant entre ses bras : leste et agile, Petit-Pierre luiéchappa et continua sa course vers les maisons, d’où les soldats,en voyant s’opérer le mouvement des Vendéens, commencèrent un feuterrible.
À la vue du danger que courait Petit-Pierre,tous les Vendéens se précipitèrent en avant pour lui faire unrempart de leurs corps. L’effet de cet élan fut si prompt, sipuissant, qu’en quelques secondes, ils eurent franchi pour laseconde fois le ruisseau, et se trouvèrent au milieu du village, oùils abordèrent les bleus.
Ce choc devint en peu d’instants une horriblemêlée.
Gaspard, préoccupé d’une seule chose,c’est-à-dire du salut de Petit-Pierre, parvint à le rejoindre, à lesaisir et à le jeter au milieu de ses hommes ; tandis qu’iloubliait son salut pour sauvegarder l’existence auguste dont ilcroyait avoir reçu la garde de Dieu même, un soldat placé à l’angled’une de ces premières maisons l’ajusta.
C’en était fait du chef des chouans, si lemarquis ne s’était pas aperçu du péril qui le menaçait ; il seglissa le long de la maison, et releva l’arme au moment où le couppartait.
La balle alla frapper une cheminée.
Le soldat, furieux, se retourna contre lemarquis de Souday, et tenta de lui porter un coup de baïonnette quecelui-ci évita par une retraite de corps. Le vieux gentilhommeallait riposter d’un coup de pistolet, lorsqu’une seconde balle luibrisa l’arme dans la main.
– Ma foi, tant mieux ! dit le marquis entirant son sabre, et en portant un coup si terrible au soldat, quecelui-ci roula à ses pieds, comme un bœuf frappé de la masse, jepréfère l’arme blanche.
Puis, brandissant son sabre :
– Eh bien, général Gaspard, cria-t-il, quedis-tu de l’invalide ?
Bertha, de son côté, avait suivi Petit-Pierre,son père et les Vendéens ; mais elle s’occupait bien moins dessoldats que de ce qui se passait autour d’elle.
Elle cherchait Michel ; elle essayait dele reconnaître parmi ceux que le tourbillonnement incessant deshommes et des chevaux faisait passer à ses côtés.
Les soldats, surpris par la promptitude et lavigueur de l’attaque, avaient reculé pas à pas ; la gardenationale de Vieille-Vigne, qui combattait, avait battu enretraite. Le terrain était jonché de morts.
Il en résulta que, comme les bleus nerépondaient plus au feu des gars égaillés dans les vignes et dansles jardins avoisinant le village, maître Jacques, qui commandaitles tirailleurs, put les rassembler, et que, se plaçant à leurtête, il les conduisit par une ruelle qui contournait les jardins,et vint tomber sur le flanc des soldats.
Ceux-ci dont, depuis quelques instants, larésistance avait doublé de ténacité, soutinrent vaillamment cetteattaque, et, se formant en potence dans la grande rue du village,firent face à ces nouveaux assaillants.
Bientôt même, un mouvement d’hésitations’étant produit parmi les Vendéens, les bleus reprirent l’avantage,et, leur colonne ayant dépassé dans sa charge la petite ruelle parlaquelle maître Jacques et ses hommes avaient débouché, celui-ci etcinq ou six de ses lapins, au nombre desquels figuraient enpremière ligne Courte-Joie et Trigaud la Vermine, se trouvèrentséparés du gros de leur troupe.
Maître Jacques rallia les quelques chouans quiétaient restés avec lui, et, s’adossant à un mur pour ne pas êtretourné, puis s’abritant sous l’échafaudage d’une maison enconstruction située à l’angle de cette rue, il se prépara à vendrechèrement sa vie.
Courte-Joie, armé d’un petit fusil double,faisait sur les soldats un feu incessant ; chacune de sesballes était la mort d’un homme ; quant à Trigaud, dont lesmains étaient libres, le cul-de-jatte étant retenu sur ses épaulespar une sangle, il manœuvrait avec une habileté merveilleuse unefaux emmanchée à l’envers, dont il se servait tout à la fois commed’une lance et comme d’un énorme sabre.
Au moment où le mendiant venait, d’un coup derevers, d’abattre un gendarme, que Courte-Joie n’avait fait quedémonter, de grands cris de triomphe partirent des rangs dessoldats, et maître Jacques et ses hommes aperçurent une femme vêtueen amazone, que les bleus emmenaient en manifestant, au milieu del’animation du combat, de véritables transports d’allégresse.
C’était Bertha, qui, sous le coup de sapréoccupation constante de retrouver Michel, s’était avancéeimprudemment et avait été faite prisonnière par les soldats.
Ceux-ci, trompés par ses habits trahissant unefemme, croyaient avoir pris Madame la duchesse de Berry.
De là leurs clameurs de joie.
Maître Jacques s’y méprit comme lesautres.
Jaloux alors de réparer l’erreur qu’il avaitcommise, quelques jours auparavant, dans la forêt de Touvois, ilfit un signe à ses réfractaires, qui, abandonnant leur positiondéfensive, s’élancèrent en avant, et, grâce à la large trouéequ’ouvrit devant eux la terrible faux du mendiant, ils parvinrentjusqu’à la prisonnière, la reprirent et la placèrent au milieud’eux.
Les soldats, désappointés, réunirent tousleurs efforts et se ruèrent sur maître Jacques, qui avaitpromptement regagné son poste contre la maison, et le petit groupedevint un centre vers lequel rayonnaient la pointe de vingt-cinqbaïonnettes et les lignes de feu qui partaient à chaque instant dela circonférence de ce cercle.
Déjà deux Vendéens venaient de tombermorts ; maître Jacques, atteint d’une balle qui lui avaitbrisé le poignet, avait été contraint de lâcher son fusil et enétait réduit à son sabre, qu’il manœuvrait de la main gauche ;Courte-Joie avait épuisé ses cartouches ; la faux de Trigaudétait à peu près la seule protection qui restât aux quatre Vendéenssurvivants, protection efficace jusqu’alors ; car ellecouchait les soldats à terre en rangs si pressés, qu’ils n’osaientplus approcher du terrible mendiant.
Mais Trigaud, en voulant porter un coup depointe à un cavalier, lança maladroitement sa faux ; l’armerencontra une pierre et vola en éclats. Le géant tomba à genoux,tant l’impulsion donnée était violente ; la sangle quiattachait Courte-Joie se rompit et celui-ci roula au milieu ducercle.
Un immense et joyeux hourra accueillit cetaccident, qui livrait le formidable mendiant à ses ennemis, et déjàun garde national levait sa baïonnette pour en percer lecul-de-jatte, lorsque Bertha, prenant un pistolet à sa ceinture,fit feu sur cet homme et l’abattit si à propos, qu’il roula sur lecorps de Courte-Joie.
Trigaud s’était relevé avec une vivacité quel’on était bien loin d’attendre de son énorme masse ; saséparation d’avec Courte-Joie, le danger que courait celui-cidécuplaient ses forces : du manche de sa faux, il assomma unsoldat, broya les côtes à un autre ; d’un coup de pied, ilenvoya rouler à dix pas le corps du garde national tombé sur sonami, et, prenant celui-ci dans ses bras comme une nourrice fait deson enfant, il rejoignit Bertha et maître Jacques sousl’échafaudage.
Pendant que Courte-Joie était étendu sur lepavé, ses yeux, en se portant autour de lui avec la rapidité etl’acuité d’un homme en péril de mort et qui cherche de quel côtélui viendra son salut, s’étaient arrêtés sur l’échafaudage etavaient remarqué des tas de pierres que les maçons y avaientdisposés pour la construction de leur muraille.
– Rangez-vous dans l’enfoncement de la porte,dit-il à Bertha, dès que, grâce à Trigaud, il se retrouva prèsd’elle ; peut-être vais-je pouvoir vous rendre le service quej’ai reçu de vous tout à l’heure. Toi, Trigaud, laisse les culottesrouges approcher le plus possible.
Malgré l’épaisseur de son intelligence,Trigaud avait compris ce que son compagnon attendait de lui ;car, si peu en harmonie que cela fût avec la situation, il fitentendre un rire éclatant comme le son d’une trompette.
Cependant les soldats, voyant les trois hommesdésarmés, et voulant à tout prix, s’emparer de l’amazone, qu’ilscontinuaient à prendre pour Madame, s’approchaient en leur criantde se rendre.
Mais, au moment où ils s’engageaient sousl’échafaudage, Trigaud, qui avait placé Courte-Joie près de Bertha,s’élança vers une des pièces de bois qui soutenaient toutl’édifice, la saisit des deux mains, l’ébranla, et l’arracha deterre.
À l’instant même, les planches basculèrent,les pierres qui les chargeaient les suivirent dans leur pente, ettombèrent comme une grêle sur le mendiant, abattant dix soldatsautour de lui.
Au même moment, les Nantais, conduits parGaspard et par le marquis de Souday, faisant un effort désespéré,avaient, en sabrant, en piquant de la baïonnette, en fusillantcorps à corps, refoulé les bleus, qui se mirent en retraite, etallèrent reprendre leur rang de bataille dans la campagne, où leursupériorité numérique et celle de leur armement devaientinfailliblement leur rendre la victoire.
Les Vendéens, quelque témérité qu’il y eût àle faire, allaient risquer une attaque, lorsque maître Jacques, queses hommes avaient rejoint et qui, malgré sa blessure, n’avaitpoint quitté le combat, dit quelques mots à l’oreille deGaspard.
Aussitôt celui-ci, malgré les ordres et lesprières de Petit-Pierre, ordonna de rétrograder, et reprit laposition qu’il avait occupée, une heure auparavant, de l’autre côtédu village.
Petit-Pierre s’arrachait les cheveux decolère, et demandait avec instance des explications que Gaspard nelui donna que lorsqu’il eut ordonné de faire halte.
– Nous avons maintenant, dit-il, cinq ou sixmille hommes autour de nous, et à peine sommes-nous six cents.L’honneur du drapeau est sauf ; c’est tout ce que nouspouvions espérer.
– Êtes-vous certain de cela ? demandaPetit-Pierre.
– Regardez vous-même, dit Gaspard, enconduisant le jeune paysan sur une éminence.
Et il lui montra de tous côtés, convergeantvers le village du Chêne, des masses brunes frangées de baïonnettesque l’on voyait étinceler aux rayons du soleil couchant.
Enfin, il lui fit écouter le bruit desclairons et des tambours qui arrivait de tous les points del’horizon.
– Vous le voyez, continua Gaspard, dans moinsd’une heure, nous serons entourés, et à tous ces braves gens quisont avec nous, si, comme moi, ils n’ont pas de goût pour lesprisons de Louis-Philippe, il ne restera d’autre ressource que dese faire tuer.
Petit-Pierre demeura, pendant quelquesinstants, dans une attitude morne et silencieuse ; puisconvaincu de la vérité de ce que le chef vendéen venait de luidire, voyant ainsi s’évanouir toutes ses espérances, que, quelquesminutes auparavant, il conservait encore fortes et vivaces, ilsentit son courage l’abandonner, il redevint ce qu’il étaitréellement, c’est-à-dire une femme ; et, lui qui venait debraver le fer et le feu avec l’intrépidité d’un héros, il s’assitsur la borne d’un champ et se prit à pleurer, dédaignant de cacherles larmes qui sillonnaient ses joues.
Cependant Gaspard, ayant rejoint sescompagnons, les remercia de leurs services, les ajourna à des tempsmeilleurs, et leur enjoignit de se disperser pour échapper plusaisément à la poursuite des soldats ; puis il revint àPetit-Pierre, qu’il retrouva à la même place, ayant autour de luile marquis de Souday, Bertha et quelques Vendéens qui n’avaient pasvoulu songer à leur sûreté avant d’avoir assuré la sienne.
– Eh bien, demanda Petit-Pierre à Gaspard envoyant celui-ci revenir seul, ils sont partis ?
– Oui ; que vouliez-vous qu’ils fissentde plus qu’ils n’ont fait ?
– Pauvres gens ! continua Petit-Pierre,combien de misères les attendent ! Pourquoi Dieu m’a-t-ilrefusé la consolation de les presser sur mon cœur ? Mais jen’en eusse pas eu la force, et ils ont eu raison de me quitterainsi. C’est trop d’agoniser deux fois dans sa vie, et, lesjournées de Cherbourg, j’espérais ne les revoir jamais.
– Il faut maintenant, dit Gaspard, que noussongions à vous mettre en sûreté.
– Oh ! ne vous occupez pas de mapersonne, répliqua Petit-Pierre ; je n’ai qu’un regret, c’estque pas une balle n’ait voulu de moi. Ma mort ne vous eût sansdoute pas donné la victoire, je le sais bien ; mais, au moins,la lutte eût été glorieuse, tandis qu’aujourd’hui, que nousreste-t-il à faire ?
– À attendre des jours meilleurs… Vous avezprouvé aux Français qu’un cœur vaillant battait dans votrepoitrine ; le courage est la principale vertu qu’ils exigentde leurs rois : ils se souviendront, soyez tranquille.
– Dieu le veuille ! dit Petit-Pierre ense levant et en s’appuyant au bras de Gaspard, qui descendit lemonticule et prit le chemin de la plaine.
Les troupes, au contraire, ne connaissant pasle pays, étaient obligées de prendre les chemins frayés.
Gaspard dirigea à travers champs la marche dupetit cortège ; là, on ne risquait que de rencontrer deséclaireurs ; mais, grâce à la connaissance que maître Jacquesavait de quelques sentiers presque impraticables qu’il indiqua, onparvint dans les environs du moulin Jacquet sans avoir rencontréune seule cocarde tricolore.
Chemin faisant, Bertha s’approcha de son pèreet lui demanda si, au milieu de la mêlée, il n’avait pas aperçuMichel ; mais le vieux gentilhomme, que l’issue del’insurrection, soulevée avec tant de peine et si vite étouffée,mettait de mauvaise humeur, lui répondit, en termes fort durs, que,depuis deux jours, personne ne savait ce qu’était devenu le jeunede la Logerie ; que, très probablement, il avait eu peur etavait honteusement renoncé à la gloire qu’il devait acquérir et àl’alliance qui était le prix de cette gloire.
Cette réponse consterna Bertha.
Inutile de dire qu’elle ne crut, cependant,pas un mot de ce qu’avançait le marquis.
Mais son cœur frémissait à la seule idée quilui sembla probable : c’est que Michel avait été tué, ou, dumoins, blessé grièvement. Elle résolut, en conséquence, d’aller auxrenseignements jusqu’à ce qu’elle sût à quoi s’en tenir sur le sortde celui qu’elle aimait.
Elle interrogea tous les Vendéens.
Aucun d’eux n’avait vu Michel et quelques-uns,poussés par leur vieille haine contre le père, s’exprimèrent sur lecompte du fils en termes non moins énergiques que ceux dont s’étaitservi le marquis de Souday.
Bertha devenait folle de douleur : rien,si ce n’est une preuve palpable, visible, irrécusable, n’eût pu luifaire avouer qu’elle avait fait un choix indigne d’elle, et, quandtoutes les apparences accusaient Michel, son amour, devenu plusardent, plus impétueux sous le coup de ces accusations, lui donnaitla force de les traiter de calomnies.
Peu d’instants auparavant, son cœur étaitdéchiré, sa tête folle à l’idée que Michel avait trouvé la mortdans le combat ; et, maintenant, voilà que cette mortglorieuse était devenue un espoir, une consolation pour sadouleur ; elle avait hâte d’en acquérir la cruellecertitude ; elle pensait à retourner au Chêne, à visiter lechamp de bataille, à chercher le corps du jeune homme comme Édithavait cherché celui de Harold, et, quand elle aurait réhabilité samémoire des odieuses suppositions de son père, à le venger, lui,Michel, sur ses meurtriers.
Elle réfléchissait aux moyens qu’elle pourraitemployer pour avoir un prétexte de rester en arrière et deretourner au Chêne, lorsque Aubin Courte-Joie et Trigaud, quiformaient l’arrière-garde de la troupe, vinrent à la rejoindre et àpasser à côté d’elle.
Elle respira ; sans doute, la lumièreallait-elle lui venir de là.
– Et vous, mes braves amis, leur dit-elle, nesauriez-vous me donner des nouvelles de M. de la Logerie ?
– Ah ! si fait, ma chère demoiselle,répondit Courte-Joie.
– Enfin ! s’écria Bertha.
Puis, avec toute la vivacité del’espoir :
– N’est-ce pas, dit-elle, qu’il n’a pointquitté la division, comme on l’en accuse ?
– Il l’a quittée, répondit Courte-Joie.
– Quand ?
– La veille du combat de Maisdon.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !fit Bertha avec angoisse, vous en êtes sûr ?
– Parfaitement sûr. Je l’ai vu qui rejoignaitJean Oullier à la Croix-Philippe, et nous avons même fait un boutde chemin avec eux sur la route de Clisson.
– Avec Jean Oullier ? s’écria Bertha.Oh ! alors, je suis tranquille ; Jean Oullier ne sesauvait pas, lui ! Et, si Michel est avec Jean Oullier, il n’arien fait de lâche ni de déshonorant.
Puis, tout à coup, une idée terrible luitraversa l’esprit.
Pourquoi cet intérêt si subit de Jean Oullierpour le jeune homme ? Comment celui-ci avait-il plutôt suiviJean Oullier que le marquis ?
Ces deux questions, que la jeune filles’adressait à elle-même, remplissaient son cœur de sinistrespensées.
– Et vous dites, demanda-t-elle à Courte-Joie,que vous les avez vus tous deux s’éloigner dans la direction deClisson ?
– De mes propres yeux vus.
– Et que s’est-il passé du côté deClisson ? Le savez-vous ?
– C’est trop loin de nous pour que nouspuissions déjà avoir des détails, répondit l’hôtelier. Cependant,nous avons été rejoints tantôt par un gars de Sainte-Lumine, quinous a dit que, depuis dix heures du matin, on entendait, du côtéde la Sèvre, une fusillade de tous les diables.
Bertha ne répliqua point ; mais ses idéeschangèrent complètement de face.
Elle vit Michel conduit à la mort par la haineque lui portait Jean Oullier.
Elle se figura le pauvre enfant blessé,pantelant, abandonné, étendu sans secours au milieu de quelquelande déserte et ensanglantée.
Elle l’entendait l’appeler à son secours.
– Connaissez-vous quelqu’un qui puisse meconduire où est Jean Oullier ? demanda-t-elle àCourte-Joie.
– Aujourd’hui ?
– À l’instant.
– Mais les chemins sont couverts de culottesrouges !
– Il nous reste les sentiers.
– Mais la nuit va venir !
– Notre route n’en sera que plus sûre.Trouvez-moi un guide, ou, sans cela, je pars seule.
Les deux hommes se regardèrent.
– Vous n’aurez pas d’autre guide que moi, ditAubin Courte-Joie ; ne suis-je pas l’obligé de votrefamille ? Et, d’ailleurs, mademoiselle Bertha, vous m’avezrendu, pas plus tard qu’aujourd’hui même, à l’endroit de certaingarde national qui allait m’enfiler avec sa baïonnette, un serviceque je n’ai pas oublié.
– Bien ! Alors, restez en arrière etattendez-moi dans ce champ de blé, dit Bertha ; d’ici à unquart d’heure, je suis à vous.
Courte-Joie et Trigaud se couchèrent au milieudes épis, et Bertha, doublant le pas, rejoignit Petit-Pierre et lesVendéens au moment où ils allaient rentrer au moulin Jacquet.
Elle monta rapidement à la chambrette qu’ellehabitait avec sa sœur et se hâta de changer ses habits couverts desang contre un costume de paysanne. En descendant, elle trouvaMary, qui était restée près des blessés, et, sans l’instruire deson projet, elle lui dit de ne pas être inquiète si elle nereparaissait que le lendemain.
Puis elle reprit le chemin qu’elle venait deparcourir.
Quelle qu’eût été la réserve de Bertha àl’endroit de Mary, celle-ci avait vu sur le visage bouleversé de sasœur tout ce qui se passait dans son âme ; elle connaissait ladisparition de Michel et elle ne douta pas que le départ si soudainde Bertha n’eût cette disparition pour motif.
Mais, après ce qui s’était passél’avant-veille, Mary n’osa point interroger Bertha.
Seulement, une nouvelle angoisse s’ajouta àcelles qui déchiraient déjà son cœur, et, lorsqu’on l’appela pourpartir avec Petit-Pierre, qui allait chercher un autre asile, elles’agenouilla et demanda à Dieu que son sacrifice ne demeurât pointinutile et qu’il lui plût de sauvegarder à la fois les jours etl’honneur du fiancé de Bertha.
Tandis que les Vendéens livraient au Chêne uncombat inutile, mais qui n’était pas sans gloire, quarante-deux desleurs soutenaient, à la Pénissière de la Cour, une lutte dontl’histoire conservera le souvenir.
Ces quarante-deux royalistes, qui faisaientpartie de la division de Clisson, étaient partis de cette villedans l’intention de marcher sur le bourg de Cugan, dont ilsdevaient désarmer la garde nationale. Un orage affreux, en éclatantau-dessus de leurs têtes, les força de chercher un abri dans lechâteau de la Pénissière, où un bataillon du 29e régiment de ligne,averti de leur mouvement, ne tarda point à les investir.
La Pénissière est une vieille bâtisse à unseul étage entre rez-de-chaussée et grenier ; elle est percéede quinze ouvertures de formes irrégulières. La chapelle se trouveadossée à un coin du château. Plus loin, et joignant le vallon,s’étend une prairie entrecoupée de haies vives et que l’abondancedes pluies avait transformée en lac.
En outre, un mur crénelé par les Vendéensentourait l’habitation.
Le chef de bataillon qui commandait lestroupes de ligne n’eut pas plus tôt reconnu la position, qu’ilordonna l’attaque.
Après une courte défense, le mur extérieur futabandonné, et les Vendéens se replièrent dans le château, dont ilsbarricadèrent les portes.
Alors, ils se distribuèrent au rez-de-chausséeet à l’étage, chaque détachement ayant avec lui un clairon qui necessa de jouer pendant tout le combat, et ils commencèrent par lesfenêtres un feu très habilement dirigé et dont la vivacité nepouvait laisser soupçonner leur petit nombre.
C’étaient les plus adroits tireurs qui étaientchargés de l’entretenir ; presque sans discontinuer, ilsdéchargeaient contre les assiégeants de lourdes espingoles queleurs camarades rechargeaient et qu’on leur passait de main enmain.
Chaque espingole portait une douzaine deballes ; les Vendéens en tiraient cinq ou six à la fois :on eût dit une batterie de canons chargés à mitraille.
À deux reprises, les soldats tentèrentl’assaut ; ils arrivèrent jusqu’à vingt pas du château, maisils furent forcés de reculer.
Le commandant ordonna une nouvelle attaque,et, tandis qu’elle se préparait, quatre hommes aidés d’un maçons’avancèrent vers le château en choisissant un côté du pignon quin’avait aucun jour sur le jardin et dont on ne pouvait, parconséquent, défendre l’approche. Une fois arrivés au pied du mur,les soldats y appliquèrent une échelle, et, montant jusqu’au toit,qu’ils découvrirent, ils jetèrent dans l’intérieur du grenier desmatières enflammées et se retirèrent. Au bout d’un instant, unecolonne de fumée s’échappa du toit, au travers duquel la flamme sefit jour.
Les soldats poussèrent de grands cris etmarchèrent de nouveau vers la petite citadelle, qui semblait avoirarboré un étendard de feu. Les assiégés s’étaient bien aperçus del’incendie ; mais ils n’avaient pas le temps de l’éteindre,et, d’ailleurs, la flamme tendant toujours à s’élever, ilsespéraient que, le toit dévoré, elle s’éteindrait d’elle-même. Ilsrépondirent aux cris des soldats par une fusillade terrible,pendant laquelle les deux clairons ne cessèrent pas un seul instantde faire retentir leurs airs guerriers et joyeux.
Les blancs entendaient leurs ennemis dire enparlant d’eux :
« Ce ne sont pas des hommes, ce sont desdiables que nous avons à combattre ! » Et cet élogemilitaire leur donnait une nouvelle ardeur.
Cependant, un renfort d’une cinquantained’hommes étant arrivé aux assiégeants, le commandant fit battre lacharge, et les soldats, à l’envi les uns des autres, seprécipitèrent vers le château.
Cette fois, ils parvinrent jusqu’aux portes,que les sapeurs se mirent à enfoncer. Les chefs vendéensordonnèrent à ceux des leurs qui se trouvaient au rez-de-chausséede monter au premier étage ; ceux-ci obéirent, et, tandis quela moitié des assiégés continuait la fusillade, l’autre moitiémettait le plancher à jour en enlevant les carreaux ; de sortequ’au moment où les soldats pénétrèrent dans l’intérieur, ilsfurent accueillis par une fusillade à bout portant, dirigée contreeux, à travers les entre-deux des poutres, et se virent forcés pourla quatrième fois de se retirer.
Le chef de bataillon ordonna alors de fairepour le rez-de-chaussée ce qu’on avait fait pour le grenier.
Des fascines de bruyère et de bois sec furentjetés par les fenêtres dans l’intérieur du château ; quelquestorches enflammées furent lancées par-dessus, et, au bout de dixminutes, les Vendéens avaient à la fois le feu sur la tête et sousles pieds.
Et, cependant, ils combattaienttoujours ! Les nuages de fumée qui s’échappaient de chaquefenêtre se rayaient, de seconde en seconde, du feu desespingoles ; mais cette fusillade paraissait être la vengeancedu désespoir et non plus la lutte de la défense ; il semblaitimpossible que la petite garnison évitât la mort.
La place n’était plus tenable : despoutres, des solives avaient pris feu et craquaient sous les piedsdes Vendéens ; des langues de flammes commençaient à sortir çàet là du parquet ; d’un instant à l’autre, la toiture pouvaits’écrouler sur la tête des assiégés ou le plancher s’abîmer sousleurs pieds ; la fumée les asphyxiait.
Les chefs prirent un parti désespéré :ils résolurent de faire une sortie ; mais, comme il fallait,pour qu’elle offrît quelque chance d’espoir, qu’elle fût protégéepar une fusillade qui occuperait les soldats, ils demandèrent quelsétaient ceux qui consentiraient à se dévouer pour leurscamarades.
Huit s’offrirent.
La troupe se divisa donc en deux pelotons.Trente-trois hommes et un clairon devaient tenter de gagner une desextrémités du parc fermée d’une haie seulement ; les huitautres, parmi lesquels on laissait le second clairon, devaientprotéger cette tentative.
En conséquence de ces dispositions, et tandisque ceux qui devaient demeurer continuaient, en courant de fenêtreen fenêtre, un feu assez bien nourri, les autres perçaient le muropposé à celui auquel les soldats faisaient face, et, la trouéefaite, sortaient en bon ordre, clairon en tête, marchant au pas decourse vers l’extrémité du jardin où se trouvait la haie.
Les soldats firent feu sur eux et s’élancèrentpour les envelopper. Les Vendéens ripostent, renversent tout ce quis’oppose à leur passage, et, pendant que le gros de la troupefranchissait la haie, cinq sont tués ; le reste s’égaille dansles prairies couvertes d’eau. Le clairon, qui marchait le premier,avait reçu trois balles et ne cessait pas de sonner.
Quant aux hommes restés dans le château, ilstenaient toujours. Chaque fois que les soldats essayaientd’approcher, une décharge partait de ce brasier et trouait leursrangs.
Cela dura ainsi pendant une demi-heure. Lessons du clairon resté avec les assiégés ne cessèrent de retentir aumilieu du fracas des détonations, du sourd grondement des flammes,des crépitements de l’incendie, comme un sublime défi que ceshommes envoyaient à la mort.
Enfin, un craquement affreux se fit entendre,des nuées de flammèches et d’étincelles s’élevèrent dans lesairs ; le clairon se tut, la fusillade cessa.
Le plancher s’était abîmé et la petitegarnison avait été sans doute ensevelie sous les décombres ;car, à moins d’un miracle, les assiégés devaient avoir étéengloutis dans l’immense fournaise.
Ce fut l’opinion des soldats, qui, après avoircontemplé pendant quelques instants ces débris, n’entendant pas uncri, pas une plainte qui leur révélât la présence de quelqueVendéen échappé à la mort, s’éloignèrent de ce foyer qui dévorait àla fois amis et ennemis ; de sorte qu’il ne resta bientôt plussur le théâtre du combat, tout à l’heure si bruyant et si animé,que l’habitation rouge et fumante s’éteignant dans le silence, etautour d’elle quelques cadavres éclairés par les dernières lueursde l’incendie.
Cela demeura ainsi pendant une partie de lanuit.
Mais, vers une heure du matin, un homme d’unetaille plus qu’ordinaire, se glissant le long des haies, rampantlorsqu’il avait à traverser un sentier, vint inspecter les environsdu château.
N’apercevant rien qui pût justifier saméfiance, cet homme fit le tour de l’habitation dévastée, et visitaattentivement chacun des cadavres qui se trouvèrent sur sonpassage ; puis il disparut dans l’ombre. Enfin, au bout dequelques instants, il revint portant un autre homme sur son dos etaccompagné d’une femme vêtue en paysanne.
Ces hommes, cette femme, nos lecteurs les ontdéjà reconnus : c’étaient Bertha, Courte-Joie et Trigaud.
Bertha était pâle, et sa fermeté, sarésolution habituelles avaient fait place à une sorte d’égarement.De temps en temps, elle dépassait ses guides, et il fallait queCourte-Joie la rappelât à la prudence.
Lorsqu’ils débouchèrent tous les trois dans laprairie qu’avaient occupée les soldats et qu’ils eurent en faced’eux les quinze ouvertures qui, se détachant rouges et béantes surl’immense façade noircie, semblaient autant de soupiraux del’enfer, la jeune fille sentit ses forces l’abandonner ; elletomba à genoux et cria un nom dont sa douleur fit un sanglot ;puis, se relevant comme un homme, elle courut vers les ruinesembrasées.
Sur son chemin, elle trébucha contre quelquechose ; ce quelque chose était un cadavre ; et, avec unehorrible expression d’angoisse, elle se pencha sur cette figurelivide, qu’elle souleva par les cheveux ; puis, apercevant lesautres morts épars dans la prairie, elle commença une course folleen allant des uns aux autres.
– Hélas ! mademoiselle, dit Courte-Joie,qui l’avait suivie, il n’est point là ! Pour vous épargner cetriste spectacle, j’avais déjà ordonné à Trigaud, qui nous aprécédés, de visiter les cadavres ; il n’a vu qu’une fois oudeux M. de la Logerie ; mais, tout idiot qu’est mon pauvrecompagnon, croyez bien qu’il l’eût reconnu s’il eût été parmi lesmorts.
– Oui, oui, vous avez raison, dit Bertha,montrant la Pénissière, et, s’il est quelque part…
Et, avant que les deux hommes eussent songémême à la retenir, elle s’était élancée sur l’appui d’une desfenêtres du rez-de-chaussée, et, debout sur cette pierre branlante,elle dominait le gouffre de feu qui grondait encore sourdement àses pieds et dans lequel elle semblait par instants tentée de seprécipiter.
Sur un signe de Courte-Joie, Trigaud saisit lajeune fille à bras-le-corps, et la déposa sur la prairie. Berthan’opposa aucune résistance, car une idée qui venait de traverserson cerveau semblait avoir paralysé sa volonté.
– Mon Dieu, mon Dieu, s’écria-t-elle commedans un dernier soupir de sa force expirante, vous n’avez paspermis que je fusse là pour le défendre ou pour mourir avec lui, etvoilà que vous me refusez même la consolation de donner lasépulture à son cadavre !
– Allons, mademoiselle, dit Courte-Joie, sic’est la loi du bon Dieu, cependant, il faut s’y résigner.
– Oh !, jamais ! jamais !s’écria Bertha avec l’exaltation du désespoir.
– Hélas ! reprit le cul-de-jatte, moiaussi, j’ai le cœur bien gros ; car, si M. de la Logerie estlà, voyez-vous, le pauvre Jean Oullier y est aussi.
Bertha poussa un gémissement ; dansl’égoïsme de sa douleur, elle n’avait pas songé à Jean Oullier.
– Il est vrai, continua Courte-Joie, qu’il estmort comme il désirait mourir, c’est-à-dire les armes à lamain ; mais ça ne me console pas de l’idée de le savoirlà-dessous.
– Ne reste-t-il donc aucune espérance ?s’écria Bertha. N’ont-ils donc pas pu se sauver d’une façon ou del’autre ? Oh ! cherchons, cherchons.
Courte-Joie secoua la tête.
– Cela me semble bien difficile ! D’aprèsce que nous a raconté l’un des trente-trois qui ont fait la sortie,cinq d’entre eux ont été tués.
– Mais Jean Oullier et M. Michel étaient parmiceux qui sont restés, dit Bertha.
– Sans doute, et voilà pourquoi j’ai si peud’espoir. Voyez ! dit Courte-Joie en montrant les murs quis’élevaient sans interruption du sol au faîte et en ramenant par ungeste les regards de Bertha vers ce rez-de-chaussée changé enfournaise, où brûlaient le plancher de l’étage, celui du grenier etles débris du toit ; voyez ! Il ne reste plus ici que desdébris qui brûlent et des murs qui menacent ruine. Il faut ducourage, mademoiselle, mais il y a cent à parier contre un quevotre fiancé et le pauvre Oullier ont été écrasés sous cesdébris.
– Non, non, s’écria Bertha en se relevant,non, il ne peut pas, ne doit pas être mort ! S’il a fallu unmiracle pour le sauver, ce miracle, Dieu l’a fait. Je veux fouillerces décombres ; je veux sonder ces murailles. Il me le faut,mort ou vivant ! je le veux, entendez-vous, Courte-Joie !Et, saisissant de ses mains blanches une poutre qui passait par unedes fenêtres son extrémité carbonisée, Bertha fit des effortssurhumains pour l’attirer à elle, comme si avec cette poutre elleeût pu soulever la masse énorme de matériaux et reconnaître cequ’ils cachaient.
– Mais vous n’y songez pas ! s’écriaCourte-Joie désespéré ; mais cette tâche est au-dessus de vosforces, des miennes, de celles de Trigaud lui-même !d’ailleurs, on ne vous la laisserait pas achever, les soldats vontcertainement revenir avec le jour, et il ne faut pas qu’ils noustrouvent ici. Partons donc, mademoiselle ! au nom du ciel,partons !
– Partez si vous voulez, répondit Bertha avecun accent qui n’admettait pas d’objections ; moi, jereste.
– Vous restez ? s’écria Courte-Joiestupéfait.
– Je reste ! Si les soldats reviennent,sans doute ce sera pour visiter les débris ; je me jetteraiaux pieds de leurs chefs, mes larmes, mes prières obtiendront delui qu’il me laisse aider ses hommes dans cette tâche, et je leretrouverai ! oh ! je le retrouverai !
– Vous vous abusez, mademoiselle ; lesculottes rouges vous reconnaîtront pour la fille du marquis deSouday. S’ils ne vous fusillent pas, ils vous feront prisonnière.Venez donc ! dans quelques instants, le jour vaparaître ; venez ! et, s’il le faut, ajouta Courte-Joie,que l’exaltation de la jeune fille effrayait, s’il le faut, je vouspromets de vous ramener la nuit prochaine.
– Non, encore une fois, non ! Je nem’éloignerai pas, répondit la jeune fille. Une voix me dit là (ellefrappa sur son cœur) qu’il m’appelle, qu’il a besoin de moi !Puis, voyant que, sur un signe de Courte-Joie, Trigaud s’avançaitpour s’emparer d’elle :
– Faites un pas, continua-t-elle en remontantsur l’appui de la croisée, et je me précipite dans cebrasier ! Courte-Joie, comprenant que l’on n’obtiendrait riende Bertha par la force, allait essayer des prières, lorsqueTrigaud, qui était resté les bras étendus dans la position qu’ilavait prise pour entraîner la jeune fille, fit signe à soncompagnon de garder le silence.
Courte-Joie, qui, par expérience, connaissaitl’acuité prodigieuse des sens du pauvre idiot, lui obéit.
Trigaud écoutait.
– Est-ce que les soldats reviennent ?demanda Courte-Joie.
– Ce n’est pas cela, dit Trigaud.
Et, déliant Courte-Joie, sanglé commed’habitude sur ses épaules, il se jeta à plat ventre et colla sonoreille contre terre.
Bertha, sans descendre de l’endroit où elleavait établi son poste, se retourna du côté du mendiant.
Au mouvement que venait de faire celui-ci, auxquelques mots qu’il avait prononcés, elle avait, sans savoirpourquoi, été prise d’un battement de cœur qui la tenait haletanted’anxiété.
– Entends-tu donc quelque chosed’extraordinaire ? demanda Courte-Joie.
– Oui, répondit Trigaud.
Puis il fit signe à Courte-Joie et à Berthad’écouter comme lui.
Trigaud, on le sait, était avare deparoles.
Courte-Joie se coucha l’oreille contreterre.
Bertha sauta à bas de la fenêtre, et imital’action de Courte-Joie ; mais elle n’eut besoin d’appuyer sonoreille qu’une seconde contre la terre, et, se relevant avecvivacité :
– Ils vivent ! ils vivent !s’écria-t-elle. Oh ! mon Dieu, que je vous remercie !
– Ne nous hâtons pas trop d’espérer, fitCourte-Joie. Effectivement, j’entends un bruit sourd qui semblepartir du milieu des décombres ; mais ils étaient huit :qui nous dit que ce bruit vient des deux que nouscherchons ?
– Qui nous le dit, Aubin ? Mespressentiments, qui m’ont empêchée de céder à vos prières et dem’éloigner comme vous le vouliez. Ce sont nos amis, vousdis-je ! eux qui ont cherché et trouvé un asile dans quelquecave, et qui, maintenant, y sont emprisonnés par la chute de tousces matériaux.
– C’est possible, murmura Courte-Joie.
– Oh ! c’est certain, dit Bertha ;mais comment les aider ? comment arriver à l’endroit où ils setrouvent ?
– S’ils sont dans un souterrain, ce souterraindoit avoir une ouverture ; s’ils sont dans une cave, cettecave doit avoir un soupirail ; il s’agit de les trouver, et,si nous ne les trouvons pas, eh bien, nous creuserons la terrejusqu’à ce que nous arrivions à eux.
En achevant ces mots, Bertha se mit à tournerautour de la maison, arrachant avec rage, écartant avec furie lessolives, les poutres, les pierres, les tuiles, qui étaient tombéesle long du mur extérieur et qui en cachaient la base.
Tout à coup, elle poussa un cri.
Trigaud et Courte-Joie se hâtèrent d’accourir,l’un sur ses grandes jambes, l’autre s’aidant de ses moignons et deses mains avec la rapidité d’un batracien.
– Écoutez ! leur dit Bertha d’un air detriomphe.
Effectivement, de l’endroit où elle s’étaitarrêtée, on entendait distinctement, venant des profondeurs del’habitation ruinée, un bruit sourd mais continu, pareil à celuid’un instrument dont on frapperait, à coups mesurés, les fondationsdu château.
– C’est là, dit Bertha en désignant une massede matériaux amoncelés le long du mur, c’est là qu’il fautchercher.
Trigaud se mit à l’œuvre. Il commença parrepousser un fragment du toit tout entier, qui, ayant glissé dufaîte, était tombé verticalement le long du mur ; puis il jetaau loin les moellons amoncelés à cet endroit par la chute de toutela partie supérieure d’une fenêtre de l’étage ; puis, enfin,après des prodiges de force, il eut assez promptement découvert uneouverture par laquelle le bruit du travail des malheureux ensevelisarrivait jusqu’à eux.
Bertha voulu passer par cette ouverture dèsqu’elle fut praticable ; mais Trigaud la retint. Il prit unelatte du toit, l’alluma au foyer de l’incendie, et, attachant aumilieu du corps de Courte-Joie, la sangle qui servait d’ordinaire àretenir celui-ci sur ses épaules, il le descendit par lesoupirail.
Trigaud et Bertha retenaient leurrespiration.
On entendit Courte-Joie qui parlait auxtravailleurs.
Puis il indiqua à Trigaud qu’il devait leremonter.
Trigaud obéit avec la promptitude etl’onctueux d’une machine bien graissée.
– Vivants ! ils sont vivants, n’est-cepas ? demanda Bertha avec angoisse.
– Oui, mademoiselle, réponditCourte-Joie ; mais, par grâce, n’essayez pas de pénétrer dansle souterrain ! ils ne sont point dans la cave sur laquelleouvre ce soupirail : ils sont dans une espèce de nicheadjacente ; l’ouverture par laquelle ils y ont pénétré estbouchée ; il faut absolument percer la muraille pour arriver àeux, et je crains que, dans ce travail, une partie de la voûte,déjà ébranlée, ne s’écroule. Laissez-moi donc diriger Trigaud.
Bertha se jeta à genoux et se mit à prier.
Courte-Joie fit une nouvelle provision delattes sèches et redescendit dans la cave.
Trigaud l’y suivit.
Au bout de dix minutes qui semblèrent à Berthaautant de siècles, on entendit un grand bruit de pierres quis’écroulaient ; un cri d’angoisse s’échappa de la poitrine dela jeune fille ; elle se précipita vers le soupirail etaperçut Trigaud qui remontait, portant sur son épaule un corps pliéen deux, et dont la pâle figure pendait sur la poitrine dumendiant.
Elle reconnut Michel.
– Il est mort, mon Dieu ! il estmort ! cria-t-elle sans oser avancer.
– Non, non, répondit du fond de la cave unevoix que Bertha reconnut pour celle de Jean Oullier, non, il n’estpas mort.
À ces mots, la jeune fille s’élança, pritMichel des mains de Trigaud, le déposa sur le gazon, et, rassurée –car elle avait senti les battements de son cœur, – elle essaya dele rappeler à lui-même en mouillant son front de l’eau qu’ellepuisait dans une ornière.
Pendant que Bertha essayait de faire revenirle jeune homme de son évanouissement, causé, en grande partie, parla suffocation, Jean Oullier gagnait à son tour l’ouvertureextérieure du soupirail, suivi de Courte-Joie, que Trigaud attiraità lui par le même procédé dont il s’était servi pour ledescendre.
Au bout d’un instant, tous trois se trouvèrentdehors.
– Ah çà ! vous étiez donc seulslà-dedans ? demanda Courte-Joie à Jean Oullier.
– Oui.
– Et les autres ?
– Ils s’étaient réfugiés sous la voûte del’escalier ; la chute du plafond les a surpris avant qu’ilsaient eu le temps de nous rejoindre.
– Et ils sont morts, eux ?
– Je ne crois pas ; car, une heureenviron après le départ des soldats, nous avons entendu remuer despierres et parler. Nous avons crié ; mais sans doute ne nousont-ils pas entendus.
– Alors, c’est une fière chance que noussoyons venus !
– Pour cela, oui ! sans vous, jamais nousn’eussions pu percer le mur, surtout dans l’état où était le jeunebaron. Ah ! j’ai fait là une belle campagne ! dit JeanOullier en secouant la tête, et en regardant Bertha, qui, ayantattiré le haut du corps de Michel sur ses genoux, était parvenue àlui faire reprendre ses sens, et lui exprimait toute la joiequ’elle éprouvait de le revoir.
– Sans compter qu’elle n’est pas finie, ditCourte-Joie, qui n’avait pu comprendre le sens que le vieux Vendéenattachait à ces paroles, et qui regardait sans cesse du côté del’est, où une large bande de pourpre annonçait que le jour netarderait pas à paraître.
– Que veux-tu dire ? demanda JeanOullier.
– Je veux dire que deux heures de nuit de pluseussent grandement aidé à notre salut : un blessé, un invalideet une femme, ce ne sera pas aisé à manœuvrer dans uneretraite ; sans compter que les vainqueurs d’hier vontcrânement battre les routes aujourd’hui.
– Oui ; mais, je me sens à mon aise,depuis que je n’ai plus cette voûte de fer sur la tête.
– Tu n’es sauvé qu’à moitié, mon pauvreJean.
– Eh bien, prenons nos précautions.
Et Jean Oullier se mit à fouiller les gibernesdes morts, y prit toutes les cartouches qu’elles contenaient,chargea son fusil avec autant de sang-froid qu’il le faisait avantde partir pour la chasse, et, se rapprochant de Bertha et deMichel, qui fermait les yeux comme s’il était évanoui :
– Pouvez-vous marcher ? demanda-t-il.
Michel ne répondit pas ; en rouvrant lesyeux, il avait vu Bertha et les avait refermés, comprenant ce quesa position allait avoir de difficile.
– Pouvez-vous marcher ? répéta Bertha àMichel, de manière que cette fois, celui-ci ne doutât point quec’était à lui qu’on s’adressait.
– Je crois que oui, répondit Michel.
Et, en effet, sa seule blessure était uneballe qui lui avait traversé les chairs du bras sans attaquerl’os.
Bertha avait visité la plaie et soutenu lebras avec la cravate de soie blanche nouée autour de son cou.
– Si vous ne pouvez pas marcher, dit JeanOullier, je vous porterai.
À cette nouvelle preuve du revirement quis’était opéré dans les sentiments du vieux Vendéen à l’égard dujeune de la Logerie, Bertha se rapprocha de Jean Oullier.
– Vous m’expliquerez, lui dit-elle, pourquoivous avez emmené mon fiancé (elle appuya sur ces deux mots) ;pourquoi vous lui avez fait quitter son poste pour l’entraîner danscette affaire, et l’exposer, malgré tous les dangers qu’il acourus, à des accusations graves et honteuses.
– Si la réputation de M. de la Logerie asouffert quelque dommage par ma faute, dit Jean Oullier avecdouceur, je le réparerai.
– Vous ? reprit Bertha de plus en plusétonnée.
– Oui, dit Jean Oullier ; car jeraconterai comment, avec ses apparences féminines, ce jeune hommes’est montré plein de constance et de bravoure.
– Vous ferez ce que vous dites, JeanOullier ? s’écria Bertha.
– Non seulement je le ferai, dit le vieuxVendéen, mais, si mon témoignage ne suffit pas, j’irai cherchercelui des braves près desquels il a combattu ; car je tiens, àprésent, à ce que son nom soit honorable et honoré.
– Comment ! c’est toi qui parles ainsi,toi, Jean Oullier ?
Jean Oullier s’inclina.
– Toi qui aimais mieux, disais-tu, me voirmorte que de me voir porter ce nom ?
– Oui ! voilà comme les choses changent,mademoiselle Bertha : je désire ardemment, aujourd’hui, voirM. Michel le gendre de mon maître.
Jean Oullier prononça ces paroles en regardantBertha avec tant d’expression et d’une voix si émue et si triste,qu’elle sentit son cœur se serrer dans sa poitrine et que, malgréelle, elle songea à Mary.
Elle allait interroger le vieux garde ;mais, en ce moment, le vent apporta sur ses ailes le bruit d’unefanfare d’infanterie qui venait du côté de Clisson.
– Courte-Joie avait raison ! s’écria JeanOullier. L’explication que vous me demandez, Bertha, nous l’auronsaussitôt que les circonstances nous le permettront ; mais,pour l’instant, ne songeons qu’à nous mettre en sûreté.
Puis, écoutant de nouveau :
– En route donc ! continua-t-il ;car il n’y a pas une minute à perdre, je vous en réponds.
Et, passant son bras sous le bras valide deMichel, il donna le signal du départ.
Courte-Joie était déjà réinstallé sur lesépaules de Trigaud.
– Où allons-nous ? demanda-t-il.
– Il nous faut gagner la ferme isolée deSaint-Hilaire, répondit Jean Oullier, qui, aux premiers pas qu’ilavait faits, en soutenant Michel, avait senti le jeune hommechanceler. Il est impossible que notre blessé fasse les huit lieuesqui nous séparent de Machecoul.
– Va pour la ferme de Saint-Hilaire, ditCourte-Joie en actionnant sa monture.
Malgré la lenteur que leur marche éprouvait,par suite de la difficulté avec laquelle Michel avançait, lesfugitifs n’étaient plus qu’à quelques centaines de pas de cettemétairie, lorsque Trigaud montra avec orgueil à son associé uneespèce de massue qu’il tenait à la main et que, tout en cheminant,il s’était consciencieusement occupé de gratter et d’émonder avecson couteau.
C’était un pommier sauvage, de raisonnablegrosseur, que le mendiant avait avisé dans le verger de laPénissière, et qui lui avait semblé devoir merveilleusementremplacer la terrible faux qu’il avait brisée au combat duChêne.
Courte-Joie poussa un cri de rage.
Il était évident qu’il ne partageait point lasatisfaction avec laquelle son compagnon palpait le tronc noueux deson arme nouvelle.
– Le diable emporte l’animal au plus profonddes enfers ! s’écria-t-il.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda Jean Oullierlaissant Michel à la garde de Bertha et hâtant le pas pourrejoindre Trigaud et Courte-Joie.
– Il y a, continua Courte-Joie, que cettedouble brute vient de mettre sur nos traces toute la bande desculottes rouges ! Que la peste m’étrangle pour ne pas y avoirsongé plus tôt ! depuis que nous avons quitté la Pénissière,il a fait le petit Poucet ; par malheur, ce n’est pas de miesde pain qu’il a semé la route, mais des branches, des feuilles etdes épluchures de son arbre : de sorte que, si, comme je m’endoute, ces gredins de soldats se sont aperçus que nous avons remuéles décombres, ils doivent être à l’autre bout de la piste que leura ménagée cet animal. Ah ! double, triple, quadruplebrute ! acheva Courte-Joie en manière de péroraison.
Puis, joignant le geste à la parole, il assénade toute sa force un coup de poing sur le crâne du mendiant, lequelne sembla pas plus s’apercevoir de ce horion que si Courte-Joie luieût passé la main dans les cheveux.
– Diable ! dit Jean Oullier pensif, quefaire ?
– Renoncer à la métairie de Saint-Hilaire, oùl’on nous prendrait comme dans une souricière.
– Mais, dit vivement Bertha, il est impossibleque M. de la Logerie aille plus loin. Voyez comme il estpâle !
– Jetons-nous sur la droite, dit JeanOullier ; gagnons la lande de Bouaimé, et nous nous cacheronsdans les roches. Pour laisser moins de traces et marcher plus vite,je vais prendre M. Michel sur mes épaules. Marchons en file :le pied de Trigaud effacera le pas des deux autres.
La lande de Bouaimé, vers laquelle JeanOullier dirigeait la fuite de la petite troupe, est située à unelieue environ du bourg de Saint-Hilaire ; il faut traverser laMaine pour y arriver.
Elle est d’une étendue considérable et remonteau nord jusqu’à Rémouillé et Montbert ; sa surface est fortaccidentée et parsemée de nombreuses roches de granit dontquelques-unes ont été évidemment remuées par la main deshommes.
Les dolmens et les menhirs dressaient donc, aumilieu des touffes de bruyères ou des fleurs jaunes des genêts etdes ajoncs, leurs têtes brunes couronnées de mousse.
Ce fut vers une des plus remarquables de cespierres que Jean Oullier conduisit la petite caravane ; cettepierre était plate et reposait sur quatre énormes quartiers degranit.
Dix ou douze personnes eussent aisément reposéà l’aise sous son ombre.
Michel n’y fut pas plus tôt arrivé, qu’ils’affaissa sur lui-même et fût tombé à la renverse si Bertha nel’eût soutenu. Elle se hâta d’arracher de la bruyère qu’elleétendit sous le dolmen, et, quelle que fût la gravité de lasituation, le jeune homme était à peine déposé sur cette couche,qu’il s’endormit profondément.
Trigaud fut placé en sentinelle sur ledolmen ; sauvage statue du sauvage piédestal, il rappelait parsa large silhouette les géants qui, deux mille ans auparavant,avaient élevé cet autel. Courte-Joie, dessanglé, se reposa à côtéde Michel, sur qui Bertha voulait veiller malgré l’épuisement danslequel l’avait mise la fatigue physique et morale de la journée etde la nuit précédentes ; et Jean Oullier s’éloigna, moitiépour aller à la découverte et moitié pour rapporter des provisionsdont les fugitifs avaient le plus grand besoin.
Il y avait à peu près deux heures que Trigaudpromenait ses regards sur l’immense savane qui l’entourait, et,malgré l’attention avec laquelle il prêtait l’oreille, il n’avaitentendu, jusque-là, que le bourdonnement monotone des guêpes et desabeilles qui butinaient sur les ajoncs et les serpoletsfleuris ; les vapeurs que le soleil tirait de la terre humidecommençaient à prendre, aux yeux de Trigaud, les teintes iriséesdont le papillotage, joint à l’ardeur des rayons qui tombaientd’aplomb sur ses grosses touffes de cheveux roux, engourdissait soncerveau ; mille combinaisons somnifères allaient le plongerdans une sieste à laquelle la digestion d’un repas quelconquen’avait aucune part, quand la détonation d’une arme à feu vint letirer tout à coup de sa torpeur.
Trigaud regarda dans la direction deSaint-Hilaire et aperçut ce petit nuage blanc que produit un coupde feu.
Puis il distingua un homme qui fuyait à toutesjambes et qui sembla venir dans la direction du dolmen.
D’un bond, il fut descendu de sonpiédestal.
Bertha, qui avait résisté au sommeil, au bruitdu coup de fusil avait déjà réveillé Courte-Joie.
Trigaud prit le cul-de-jatte dans ses bras,l’éleva au-dessus de sa tête de façon qu’il atteignît une hauteurde dix pieds, et ne prononça que ces deux mots, qui, du reste,n’avaient pas besoin de commentaire :
– Jean Oullier.
Courte-Joie plaça sa main en abat-jourau-dessus de ses yeux et reconnut à son tour le vieuxVendéen ; seulement, il remarqua qu’au lieu de marcher du côtéoù ils l’attendaient, Jean Oullier avait pris la colline opposée àcelle où était le dolmen et se dirigeait du côté de Montbert.
Il observa encore qu’au lieu de cheminer àmi-côte et de se dérober ainsi aux regards de ceux qui devaient lepoursuivre, le vieux Vendéen choisissait, pour y passer, lesendroits les plus escarpés, de façon à rester en vue de tous ceuxqui battaient le pays à une lieue à la ronde.
Jean Oullier était trop expérimenté pour agirà la légère ; s’il faisait ainsi, c’était assurément pour unebonne raison : et, en effet, il avait calculé que, de lasorte, il attirerait sur lui seul toute l’attention de l’ennemi etle détournerait de la piste qu’il suivait probablement.
Courte-Joie pensa donc que ce qu’il y avait demieux à faire pour lui et ses compagnons, c’était de rester dansleur asile, et d’attendre les événements en observant avecattention ce qui allait se passer.
Du moment où c’était l’intelligence qui devaitremplacer les sens, Courte-Joie ne s’en fia plus à Trigaud, il sefit hisser sur le dolmen ; seulement, si exiguë que fût sachétive personne, il ne jugea point à propos de la déployer sur cepiédestal.
Il s’y coucha à plat ventre, la face tournéedans la direction de la colline que suivait Jean Oullier.
Bientôt, à l’endroit par lequel ce dernieravait débouché, il vit apparaître un soldat, puis un second, puisun troisième.
Il en compta jusqu’à vingt.
Ceux-ci ne paraissaient pas autrementempressés de lutter de vitesse avec le fuyard ; ils secontentaient de s’échelonner dans la lande de manière à lui couperla retraite, dans le cas où il tenterait de revenir sur sespas.
Cette tactique équivoque rendit Courte-Joieencore plus attentif ; car elle lui fit supposer que lessoldats qu’il voyait n’étaient pas seuls aux trousses duVendéen.
La colline dont celui-ci suivait la pentesupérieure se terminait, à environ un demi-quart de lieue del’endroit où Jean Oullier se trouvait en ce moment, par une pointede rocher qui dominait une espèce de marécage.
Ce fut de ce côté, sans doute parce que lacourse de Jean Oullier y aboutissait, que se concentra toutel’attention de Courte-Joie.
– Hum ! fit tout à coup Trigaud.
– Qu’y a-t-il ? demanda Courte-Joie.
– Culotte rouge, répondit le mendiant montrantdu doigt un endroit du marécage.
Courte-Joie suivit la direction indiquée parle doigt de Trigaud, et vit briller l’éclair d’un fusil au milieudes roseaux ; puis une forme se dessina : c’était celled’un soldat, et, de même que sur la bruyère, ce soldat fut suivid’une vingtaine de ses camarades.
Courte-Joie les vit se blottir entre lesroseaux, et se cacher comme autant de chasseurs à l’affût.
Le gibier, c’était Jean Oullier.
En descendant l’escarpement, il devaitinfailliblement tomber dans l’embuscade qui lui était tendue.
Il n’y avait pas une minute à perdre pour leprévenir.
Courte-Joie prit son fusil et le déchargea enprenant soin de tenir l’embouchure du canon au ras des bruyères etde faire feu derrière le dolmen.
Puis il reporta ses regards sur le théâtre del’action.
Jean Oullier avait entendu le signal, etreconnu la détonation du petit fusil de Courte-Joie ; il ne seméprit pas une minute sur les raisons qui contraignaient son ami àrenoncer à l’incognito qu’il leur conservait avec tant depeine ; en effet, il fit brusquement demi-tour, et, au lieu decontinuer sa route vers l’escarpement et le marais, il descenditrapidement la colline. Il ne courait plus, il volait ! Sansdoute avait-il trouvé quelque plan qu’il avait hâte de mettre àexécution.
Au reste, du train dont il allait, dansquelques minutes il aurait rejoint ses amis.
Mais, quelque précaution qu’eût priseCourte-Joie pour dérober la fumée aux regards des soldats, ceux-ciavaient parfaitement reconnu de quel côté venait l’explosion, etceux de la bruyère comme ceux du marais s’étaient réunis derrièreJean Oullier, qui continuait d’arriver à grands pas, et ilssemblaient tenir conseil en attendant des ordres.
Courte-Joie jeta un regard autour de lui,parut étudier chaque point de l’horizon, éleva un de ses doigtsmouillé pour chercher de quel côté venait le vent, s’assura qu’ilvenait du côté des soldats, et tâta la bruyère avec sollicitudeafin de s’assurer que le soleil, qui était ardent, et le vent, quiétait vif, l’avaient suffisamment séchée.
– Que faites-vous donc ? demanda Bertha,qui, ayant suivi les différentes phases de ce prologue, comprenaitfort bien l’imminence du danger et aidait Michel, qui paraissaitencore plus triste que souffrant, à se mettre debout.
– Ce que je fais, répondit le cul-de-jatte, ouplutôt ce que je vais faire, ma chère demoiselle ? Je vaisfaire un feu de la Saint-Jean, et vous pourrez vous vanter ce soir,si, grâce à ce feu, vous êtes en sûreté, comme je l’espère, d’enavoir rarement vu un pareil !
Et, ce disant, il distribua à Trigaudplusieurs petits morceaux d’amadou en feu, que celui-ci déposa aumilieu d’autant de faisceaux d’herbes sèches qui, sous son soufflepuissant, furent bientôt transformés en fascines enflammées qu’ilplaça, de dix pas en dix pas, sur une longueur de cent pas dans labruyère.
Trigaud plaçait sa dernière fascine comme JeanOullier achevait de gravir les dernières pentes qui conduisaient audolmen.
– Debout ! debout ! criacelui-ci ; je n’ai pas dix minutes d’avance.
– Oui ; mais voici qui nous en donnevingt ! répondit Courte-Joie en montrant les tiges des ajoncsqui commençaient à pétiller et à se tordre sous l’action du feu,tandis qu’une douzaine de colonnes de fumée s’élevaient en spiralevers le ciel.
– Ce feu n’ira pas assez vite et ne serapeut-être pas assez ardent pour les arrêter, dit Jean Oullier.
Puis, étudiant l’état del’atmosphère :
– D’ailleurs, ajouta-t-il, le vent pousserales flammes dans la direction que nous allons suivre.
– Oui ; mais avec les flammes, garsOullier, dit Courte-Joie d’un air triomphant, il y poussera lafumée ; et c’est bien sur quoi je compte : la fumée leurcachera d’abord combien nous sommes, et ensuite où nous allons.
– Ah ! Courte-Joie, Courte-Joie, murmuraOullier, entre les dents, si tu avais eu des jambes, quel rudebraconnier tu aurais fait !
Et, sans dire un mot de plus, il prit Michel,le plaça sur ses épaules malgré la résistance du jeune homme, quiprétendait être assez fort pour marcher et ne voulait pas donner cesurcroît de fatigue au Vendéen ; puis, il suivit Trigaud, quiétait déjà en marche, son guide sur le dos.
– Prends la main de mademoiselle, ditCourte-Joie à Jean Oullier ; qu’elle se bouche les yeux etfasse provision de souffle : dans dix minutes, nous n’yverrons plus et nous respirerons tout juste.
Et, en effet, les dix minutes annoncées parAubin n’étaient point expirées, que les dix colonnes de fumées’étaient rejointes et fondues en une immense nappe qui s’étendaitsur une largeur de trois cents pas, tandis que les flammescommençaient de gronder sourdement derrière eux.
– Y vois-tu assez pour nous diriger ? ditJean Oullier à Courte-Joie ; car l’important est, d’abord, dene pas faire fausse route, ensuite de ne pas nous séparer.
– Nous n’avons pas d’autre guide que lafumée ; suivons-la hardiment, et elle nous conduira où nousvoulons aller ; seulement ne perdez pas de vue Trigaud commetête de colonne.
Jean Oullier était un de ces hommes qui saventla valeur du temps et de la parole ; aussi se contenta-t-il dedire :
– En marche donc !
Et il donna l’exemple, ne paraissant pas plusgêné du poids de Michel que Trigaud ne l’était de celui deCourte-Joie.
On marcha ainsi pendant un quart d’heure sansque les fugitifs sortissent des nuages de fumée que l’incendie, sepropageant avec une rapidité prodigieuse sous l’impulsion du vent,amoncelait autour d’eux.
De temps en temps seulement, Jean Oullierdemandait à Bertha à moitié suffoquée par la fumée :
– Respirez-vous ?
Et celle-ci répondait par un oui à peinearticulé.
Quant à Michel, le vieux garde ne s’eninquiétait point ; il arriverait toujours, puisqu’il était surses épaules.
Tout à coup, Trigaud, qui marchait en tête dela petite troupe, guidé par Courte-Joie et sans s’inquiéter où ilallait, recula brusquement d’un pas en arrière.
Il avait mis le pied dans une eau profonde quela fumée l’avait empêché d’apercevoir et s’y était enfoncéjusqu’au-dessus du genou.
Aubin poussa un cri de joie.
– Nous y voici ! dit-il ; la fuméenous y a conduits aussi sûrement qu’aurait pu le faire le chien dechasse le mieux dressé.
– Ah ! dit Jean Oullier.
– Tu comprends, n’est-ce pas, mon gars ?dit Courte-Joie avec l’accent du triomphe.
– Oui ; mais comment arriver àl’îlot ?
– Comment ? Et Trigaud !
– Bien ! mais, ne nous retrouvant pas,n’est-il pas probable que les soldats éventeront la ruse ?
– Sans doute, s’ils ne nous retrouvaientpas ; mais ils nous retrouveront.
– Achève.
– Ils ne savent pas combien nous sommes ;nous mettons mademoiselle et notre blessé en sûreté ; puis,comme si nous avions fait fausse route et que notre chemin noussoit coupé par l’étang, nous sortons toi, Trigaud et moi, et nousleur prouvons, par quelques bons coups de fusil, que c’est biennous qu’ils ont vus tout à l’heure. Alors, n’étant plus embarrassésni inquiets, nous gagnerons les bois de Gineston, d’où il nous serafacile de revenir cette nuit à l’îlot.
– Mais des vivres, les pauvresenfants !
– Bah ! dit Courte-Joie, on ne meurt paspour rester vingt-quatre heures sans manger.
– Soit.
Puis, revenant sur lui-même avec une tristessepleine de mépris pour son intelligence périclitante :
– Il faut, dit-il, que la nuit d’hier m’aittroublé la cervelle pour que je n’aie pas songé à tout cela.
– Ne vous exposez pas inutilement, dit Berthapresque joyeuse du tête-à-tête que lui ménageaient lescirconstances avec l’homme qu’elle aimait.
– Soyez tranquille, répondit Jean Oullier.
Trigaud prit d’abord Michel entre ses brassans pour cela déposer à terre Courte-Joie, ce qui lui eût faitperdre du temps, et se mit à l’eau. Il marcha ainsi jusqu’à cequ’il en eût à mi-corps ; puis, comme l’eau montait, il élevale jeune homme au-dessus de sa tête, prêt à le passer à Courte-Joiesi l’eau montait toujours. Mais elle s’arrêta à la poitrine dugéant ; il traversa l’étang et parvint à une espèce d’îlotd’une douzaine de pieds carrés, qui semblait, sur cette eaudormante, un vaste nid de canards.
Cet îlot était couvert d’une véritable forêtde roseaux.
Trigaud déposa Michel sur ces roseaux etrevint chercher Bertha, qu’il passa de la même façon et déposa,comme il eût fait d’un oiseau près du jeune baron de laLogerie.
– Couchez-vous au milieu de l’îlot, cria JeanOullier de l’autre bord.
Et, s’adressant aux deux jeunesgens :
– Relevez les roseaux courbés par votrepassage, et je vous promets qu’on n’ira point vous chercher là.
– Bien ! répondit Bertha. Et maintenant,ne vous occupez plus que de vous, mes amis !
Il était temps que les trois chouans eussentachevé ce qu’ils avaient à faire au bord de l’étang : lesflammes arrivaient avec une rapidité prodigieuse ; ellescouraient sur les cimes fleuries des ajoncs comme des oiseaux depourpre et d’or emportés par le vent, et, avant de les consumerjusqu’aux racines, elles semblaient ne vouloir qu’en effleurer lestiges.
Leur murmure, semblable au grondement del’océan, grandissait de tous côtés autour des trois fugitifs, et lafumée devenait de plus en plus épaisse et suffocante.
Mais les jarrets d’acier de Jean Oullier et deTrigaud allaient encore plus vite que l’incendie, et ils furentbientôt à l’abri de ses atteintes.
Ils obliquèrent à gauche et arrivèrent à unpoint du vallon où ils étaient à peu près dégagés des nuagesopaques qui leur avaient si heureusement servi à cacher leurnombre, la direction de leur fuite, et la manœuvre grâce à laquelleMichel et Bertha se trouvaient maintenant en sûreté.
– Rampons, rampons maintenant, Trigaud !s’écria Jean Oullier ; il importe que les soldats ne nousvoient pas avant que nous sachions ce qu’ils font et de quel côtéils se dirigent.
Le géant se courba comme s’il marchait àquatre pattes, et bien lui en prit ; car il ne s’était pasplus tôt incliné, qu’il entendit passer en sifflant au-dessus de satête une balle qu’il eût reçue en pleine poitrine sans cetteprécaution.
– Diable ! fit Courte-Joie, tu as donnélà un conseil qui n’était pas gros, Jean Oullier, mais qui étaitbon.
– Ils ont deviné notre ruse, dit Jean Oullier,et ils nous cernent, de ce côté du moins.
En effet, on apercevait une file de soldatsqui, placés à cent pas les uns des autres à partir du dolmen, setenaient sur une étendue d’une demi-lieue, comme une ligne detraqueurs, attendant que les Vendéens reparussent.
– Fonçons-nous ? demanda Courte-Joie.
– C’est mon avis, dit Jean Oullier ; maisattends que je fasse une trouée.
Et, appuyant son fusil à son épaule, – sanspour cela quitter sa position horizontale, – Jean Oullier fit feusur le soldat qui rechargeait son arme.
Le militaire, atteint en pleine poitrine,pirouetta sur lui-même et s’abattit face contre terre.
– Et d’un ! fit Oullier.
Puis, passant au soldat qui venait à la suite,et avec le même calme qu’il eût fait sur deux perdreaux, il ajustaet tira.
Le second tomba comme le premier.
– Coup double ! dit Courte-Joie. Bravo,gars Oullier, bravo !
– En avant ! en avant ! criacelui-ci en se redressant sur ses pieds avec l’agilité d’unepanthère ; en avant ! et égaillons-nous un peu pourdonner moins de prise aux balles qui vont pleuvoir.
Le Vendéen avait dit vrai : les troiscompagnons n’avaient pas fait dix pas, que six ou huit détonationssuccessives se firent entendre, et que l’un des projectiles vintenlever un éclat de la massue que Trigaud tenait à la main.
Heureusement pour les fugitifs que les soldatsqui arrivaient de toutes parts au secours de leurs deux camaradesqu’ils avaient vus tomber, arrivant essoufflés par la course,avaient fait feu d’une main mal assurée ; mais ils n’enfermaient pas moins le passage, et il n’était pas probable que JeanOullier et ses deux compagnons eussent le temps de franchir leurligne sans un combat corps à corps.
Effectivement, au moment où Jean Oullier, quitenait la gauche, prenait son élan pour franchir un petit ravin, ilvit un schako se dresser sur le bord opposé et aperçut un soldatqui l’attendait la baïonnette croisée.
La rapidité de sa course n’avait pas permis àJean Oullier de recharger son fusil ; mais il calcula que,puisque son adversaire se contentait de le menacer de labaïonnette, c’est qu’il était probablement dans la même situationque lui. À tout hasard, il tira son couteau, le plaça entre sesdents, puis continua d’avancer de toute la vitesse de sesjambes.
À deux pas du fossé, il s’arrêta court, et,coucha en joue le soldat, dont la poitrine n’était pas à plus desix pieds du canon de son fusil.
Ce qu’avait prévu Jean Oullier arriva :le soldat crut le fusil chargé et se jeta à plat ventre pour éviterle coup.
À l’instant même, et comme si l’arrêt qu’ilvenait de faire n’avait en rien diminué la vigueur de son élan,d’un bond Jean Oullier franchit la ravine et passa comme l’éclairpar-dessus le corps du soldat.
Trigaud, de son côté, n’avait pas été moinsheureux, et, sauf une balle qui, en lui effleurant l’épaule, avaitajouté un lambeau de plus aux lambeaux dont se composaient sesvêtements, lui et son camarade Courte-Joie, comme Jean Oullier,avaient franchi la ligne.
Les deux fugitifs – Trigaud ne doit compterque pour un appuyèrent alors diagonalement, l’un à droite, l’autreà gauche, de manière à se rejoindre à l’extrémité de l’angle.
Au bout de cinq minutes, ils étaient à portéede la voix.
– Cela va bien ? dit Jean Oullier àCourte-Joie.
– À merveille ! répondit celui-ci ;et, dans vingt minutes, si nous n’avons pas quelque membre éclopépar les balles de ces gredins-là, nous verrons les champs, et, unefois derrière la première haie, du diable s’ils nous rejoignent.Mauvaise idée, gars Oullier, que nous avons eue de gagner lalande.
– Bah ! nous en voilà tantôt dehors, etles enfants sont plus en sûreté où nous les avons mis que dans laforêt la plus épaisse. Tu n’es pas blessé ?
– Non ; et toi, Trigaud ? Il mesemble que j’ai senti un certain frisson passer dans ta peau.
Le géant montra l’éraflure que la balle luiavait faite à sa massue ; évidemment, cette avarie, quidétruisait la correction de l’œuvre à laquelle il avait travailléavec tant d’amour pendant toute la matinée, le préoccupait bienplus que celle qu’avaient reçue ses habits et son deltoïde,légèrement endommagé par le passage de la balle.
– Ah ! fameux ! dit Courte-Joie,voilà les champs.
En effet, à un millier de pas des fuyards, aubout d’une pente si douce, qu’elle était presque insensible à lavue, on apercevait les blés à demi jaunis, qui ondulaient dansleurs encadrements d’un vert mat.
– Si nous soufflions un peu, dit Courte-Joie,qui paraissait ressentir la fatigue qu’éprouvait Trigaud.
– Ma foi, oui, dit Jean Oullier, le temps derecharger mon fusil. Regarde, toi, pendant ce temps-là.
Jean Oullier rechargea son fusil, etCourte-Joie promena son regard en cercle autour de lui.
– Oh ! mille millions de tonnerres !s’écria tout à coup le cul-de-jatte au moment où le vieux Vendéenassurait sur la poudre sa seconde balle.
– Qu’y a-t-il ? dit Jean Oullier en seretournant.
– En route, mille diables ! enroute ! Je ne vois rien encore, mais j’entends un bruit qui nedit rien de bon.
– Ouais ! fit Jean Oullier, on nous faitles honneurs de la cavalerie, gars Courte-Joie. Alerte !alerte ! paresseux ! ajouta-t-il en s’adressant àTrigaud.
Celui-ci, autant pour soulager ses poumons quepour répondre à Jean Oullier, poussa une espèce de mugissementqu’eût envié le plus vigoureux taureau poitevin, et, d’une seuleenjambée, il franchit une pierre énorme qui se trouvait sur sonpassage.
Un cri de douleur poussé par Jean Oullierl’arrêta dans son formidable élan.
– Qu’as-tu donc ? demanda Courte-Joie àcelui-ci, qui s’était arrêté, appuyé sur le canon de son fusil etla jambe levée.
– Rien, rien, dit Jean ; ne vousinquiétez pas de moi.
Puis il essaya de marcher à nouveau, poussa unsecond cri et fut forcé de s’asseoir.
– Oh ! dit Courte-Joie, nous ne nous enirons pas sans toi. Parle ! qu’as-tu ?
– Rien, te dis-je !
– Es-tu blessé ?
– Ah ! fit Jean Oullier, où est lerebouteux de Montbert ?
– Tu dis ? demanda Courte-Joie, quin’avait pas compris.
– Je dis que mon pied est entré dans un trouet que je me le suis démis ou foulé ; tant il y a que je nepuis plus faire un pas…
– Trigaud va te prendre sur une épaule, et moisur l’autre.
– Impossible ! vous n’arriverez jamaisaux haies.
– Mais, si nous te laissons en arrière, ils tetueront, mon Jean Oullier.
– Peut-être, dit le Vendéen ; mais j’entuerai plus d’un avant de mourir ; et pour commencer,regarde-moi descendre celui-là.
Un jeune officier de chasseurs, mieux montéque les autres, venait d’apparaître sur un monticule, à trois centspas à peu près des fugitifs.
Jean Oullier porta la crosse de son fusil àson épaule, et lâcha le coup.
Le jeune officier ouvrit les bras, puis tombaà la renverse.
Et Jean Oullier se mit à recharger sonfusil.
– Ainsi, tu dis que tu ne peux pasmarcher ? demanda Courte-Joie.
– Je ferais peut-être dix ou quinze pas àcloche-pied ; mais à quoi bon ?
– Alors, halte ici, Trigaud !
– Vous n’allez pas faire la folie de rester,j’espère ? s’écria Jean Oullier.
– Ah ! par ma foi, si ! où tumourras, nous mourrons, mon vieux ; mais, comme tu dis, nousen descendrons quelques-uns auparavant.
– Non pas, non pas, Courte-Joie ; ça nepeut se passer ainsi. Il faut que vous viviez pour veiller sur ceuxque nous avons laissés là-bas… Mais que fais-tu donc,Trigaud ? demanda Jean Oullier en regardant le géant, quiétait descendu dans une ravine et qui soulevait un bloc degranit.
– Bon ! dit Courte-Joie, ne le grondepas, il ne perd pas son temps.
– Ici, ici, cria Trigaud en indiquant uneespèce d’excavation creusée par les eaux sous la pierre, et qu’ensoulevant celle-ci, il venait de découvrir.
– C’est, ma foi, vrai ! il a de l’espritcomme un singe aujourd’hui, ce gars Trigaud ! Ici, JeanOullier, ici, et coule-toi là-dessous… coule ! coule !Jean se traîna jusqu’aux deux compagnons, se coula dansl’excavation, comme disait Courte-Joie, s’y pelotonna avec de l’eaujusqu’à mi-jambes ; après quoi, Trigaud replaça doucement lapierre dans sa position naturelle, de façon cependant à ménager del’air et de la lumière à celui que, pareille à la pierre d’untombeau, elle engloutissait tout vivant.
Il venait d’achever quand les cavaliersparurent sur le point culminant de la pente, et, après s’êtreassurés que le jeune officier était bien mort, se lancèrent à lapoursuite des chouans au grand galop de leurs chevaux.
Cependant tout espoir n’était pas perdu :cinquante pas à peine séparaient Trigaud et Courte-Joie – les seulsdont nous ayons à nous occuper maintenant – d’une haie par-delàlaquelle était un salut d’autant mieux assuré que, s’en rapportantaux cavaliers, les fantassins semblaient avoir renoncé à leurpoursuite.
Mais un sous-officier de chasseurs,admirablement monté, les suivait de si près, que Courte-Joiesentait le souffle du cheval qui lui brûlait les épaules.
Le sous-officier, voulant terminer cettecourse, se dressa sur ses étriers et porta un tel coup de sabre aucul-de-jatte, qu’il lui eût infailliblement fendu la tête sil’animal, dont le cavalier n’avait pas suffisamment rassemblé lesrênes, ne se fût jeté sur la gauche par un écart, tandis que, parun mouvement instinctif, Trigaud se jetait à droite.
L’arme dévia donc et ne fit qu’entamerlégèrement le bras de l’hôtelier.
– Face ! cria Courte-Joie à Trigaud,comme s’il eût commandé la manœuvre.
Celui-ci pirouetta sur lui-même, absolumentcomme si son corps eût été relié au sol par un ressort d’acier.
Le cheval, en passant à côté de lui, le heurtadu poitrail, mais sans l’ébranler, et, au même instant,Courte-Joie, faisant feu d’un des canons de son fusil de chasse,renversa le sous-officier, que l’élan de sa monture emportait enavant.
– Un ! compta Trigaud, chez lequell’imminence du péril développait une loquacité qui n’était pas dansses habitudes.
Pendant la minute qu’avait duré cet épisode,les autres cavaliers s’étaient sensiblement rapprochés ;quelques longueurs de cheval seulement les séparaient des deuxVendéens, qui, au milieu des trépignements de leur galop, pouvaientdistinguer le sec craquement des mousquetons et des pistolets quel’on armait à leur intention.
Mais deux secondes avaient suffi à Courte-Joiepour juger des ressources que pouvait lui offrir l’endroit où il setrouvait.
Ils étaient arrivés à l’extrémité de la landede Bouaimé, à quelques pas d’un carrefour du centre duqueldivergeaient différents chemins. Comme tous les carrefours vendéensou bretons, celui-là avait sa croix ; cette croix de pierre, àmoitié brisée dans sa largeur, pouvait offrir un abri qui devaitbientôt devenir insuffisant. À droite étaient les premières haiesdes champs ; mais il ne fallait pas même songer à lesgagner ; car, pénétrant leur intention, trois ou quatrecavaliers avaient obliqué de ce côté. En face d’eux et s’allongeantà leur gauche, était la Maine, qui formait un coude en cetendroit ; seulement, il ne fallait point que Courte-Joiesongeât à mettre la rivière entre les soldats et lui ; car larive opposée était formée de rochers qui se dressaient à picau-dessus des eaux, et, en suivant le courant pour chercher unpoint sur lequel ils pussent aborder, les deux chouans eussentcertainement été criblés de balles.
C’est donc pour la croix que Courte-Joies’était décidé ; ce fut de ce côté que, sur son ordre, Trigaudse dirigea.
Au moment où ce dernier tournait autour del’obélisque de pierre, pour le mettre entre les soldats et lui, uneballe vint s’aplatir sur une des faces de la croix, et, enricochant, atteignit Courte-Joie à la joue ; ce qui n’empêchanullement le cul-de-jatte de riposter à son tour.
Mais, par malheur, le sang qui s’échappait dela blessure d’Aubin vint tomber sur les mains de Trigaud. Il vit cesang, et poussant un rugissement de fureur, comme s’il n’eût étésensible qu’à ce qui atteignait son compagnon, il s’élança en avantsur les soldats comme fait un sanglier sur les chasseurs.
Au même instant, Courte-Joie et Trigaudétaient entourés, dix sabres étaient levés sur leurs têtes, dixcanons de pistolet menaçaient leurs corps, et un gendarme étendaitla main pour saisir Courte-Joie.
Mais la massue de Trigaud s’abattit, rencontraen s’abattant la jambe du gendarme, qu’elle broya.
Le malheureux poussa un cri terrible et tombade son cheval qui s’enfuit à travers la lande.
Au même moment, dix explosions éclatèrent à lafois.
Trigaud avait une balle dans la poitrine, etle bras gauche de Courte-Joie pendait à son côté, brisé à deuxendroits.
Le mendiant semblait insensible à ladouleur ; il fit, avec son tronc d’arbre, un moulinet quibrisa deux ou trois sabres et écarta les autres.
– À la croix ! à la croix ! lui criaCourte-Joie. Nous serons bien là pour mourir.
– Oui, répondit sourdement Trigaud, qui, enentendant son ami parler de mourir, abattit convulsivement samassue sur la tête d’un chasseur, qu’il renversa assommé.
Puis exécutant l’ordre qu’il venait derecevoir, il marcha à reculons vers la croix, pour couvrir, autantque possible, son ami de son corps.
– Mille tonnerres ! s’écria un brigadier,c’est perdre trop de temps, de monde et de poudre pour ces deuxmendiants.
Et, enlevant son cheval de la bride et del’éperon, il fit faire à l’animal un bond prodigieux qui le portasur les Vendéens.
La tête du cheval frappa Trigaud en pleinepoitrine, et la violence du choc fut telle, que le géant tomba surses genoux.
Le cavalier profita de cette chute pourenvoyer à Courte-Joie un coup de revers qui lui entama lecrâne.
– Jette-moi au pied de la croix, et sauve-toisi tu peux, dit Courte-Joie d’une voix défaillante ; car, pourmoi, tout est fini.
Puis il commença la prière :
– Recevez mon âme, ô mon Dieu !…
Mais le colosse ne l’écoutait plus ; ivrede sang et de rage, il poussait des cris rauques et inarticuléscomme ceux d’un lion aux abois ; ses yeux, ordinairementternes et atones, jetaient des flammes ; ses lèvres crispéeslaissaient voir des dents serrées et menaçantes qui eussent purendre à un tigre morsure pour morsure. L’élan du cheval avaitemporté à quelques pas le cavalier qui avait frappé Courte-Joie.Trigaud ne pouvait l’atteindre ; il fit tourner sa massueautour de son poignet, et, mesurant de l’œil la distance qui leséparait du chasseur, il lui lança le tronc d’arbre, qui partit ensifflant comme s’il sortait d’une catapulte.
Le cavalier fit cabrer son cheval et évita lecoup ; mais le cheval le reçut dans la tête.
L’animal battit l’air de ses pieds de devant,et, se renversant en arrière, roula avec son cavalier sur lalande.
Trigaud poussa un cri de joie plus terribleque ne l’eût été un cri de douleur ; la jambe du cavalierétait prise sous sa monture ; il se rua sur lui, para avec sonbras, qui fut largement entaillé, le coup de sabre que lui portacelui-ci, le saisit par la jambe, l’attira à lui ; puis, lefaisant tourner en l’air comme un enfant fait d’une fronde, il luiécrasa la tête contre une des branches de la croix.
La pierre byzantine oscilla sur sa base, etresta penchée et couverte de sang.
Un cri d’horreur et de vengeance s’éleva de latroupe ; mais, comme cet échantillon de la force prodigieusede Trigaud avait dégoûté les chasseurs de s’approcher de lui, ilsse mirent à recharger leurs armes.
Pendant ce temps, Courte-Joie rendait ledernier soupir, en disant à haute voix :
– Amen !
Alors, Trigaud, sentant son maître bien-aimémort, comme si les préparatifs que faisaient les chasseurs ne leregardaient pas, Trigaud s’assit sur la base de la croix, détachale corps de Courte-Joie et le prit sur ses genoux comme fait unemère de celui de son enfant expiré, contemplant son visage livide,essuyant avec sa manche le sang qui souillait sa face, tandis qu’untorrent de larmes, les premières que cet être indifférent à toutesles misères de la vie eût jamais versées, coulant larges etpressées le long de ses joues, se mêlaient à ce sang et l’aidaientdans la tâche pieuse qui l’absorbait.
Une explosion formidable, deux nouvellesblessures, le son sourd et mat produit par trois ou quatre ballesqui trouèrent le cadavre que Trigaud tenait entre ses bras etserrait contre son cœur, vinrent l’arracher à sa douleur et à sonimmobilité.
Il se redressa de toute sa hauteur, et, à cemouvement, qui leur fit croire qu’il allait s’élancer sur eux, leschasseurs rassemblèrent les rênes de leurs chevaux et un frissoncourut dans les rangs.
Mais le mendiant ne les regarda mêmepas ; il ne pensait plus à eux ; il ne cherchait qu’unmoyen de ne pas être séparé de son ami après la mort, et ilparaissait chercher un endroit qui lui donnât l’assurance de laréunion pendant l’éternité.
Il se dirigea du côté de la Maine.
Malgré ses blessures, malgré le sang quicoulait le long de son corps par cinq ou six trous de balles et quilaissait derrière lui un véritable ruisseau, Trigaud marchait droitet ferme. Il arriva au bord de la rivière sans qu’un seul soldateût eu l’idée de l’en empêcher, s’arrêta à un endroit où la bergedominait une eau noire dont la tranquillité dénonçait laprofondeur, embrassa étroitement le cadavre du pauvrecul-de-jatte ; puis, le tenant toujours serré contre sapoitrine, réunissant tout ce qui lui restait de forces, il s’élançaen avant sans prononcer une seule parole.
L’eau rejaillit avec fracas sous la masseénorme qu’elle engloutissait, bouillonna longtemps à l’endroit oùTrigaud et son compagnon avaient disparu, et s’effaça enfin enlarges cercles qui allèrent mourir contre la rive.
Les cavaliers étaient accourus ; ilspensaient que le mendiant s’était jeté à l’eau pour gagner l’autrebord, et, le pistolet au poing, le mousqueton sur l’épaule, ils setenaient prêts à faire feu sur lui au moment où il remonterait à lasurface pour respirer.
Mais Trigaud ne reparut pas ; son âmeétait allée retrouver l’âme du seul être qu’il eût aimé ici-bas, etleurs corps reposaient doucement sur un lit de roseaux au fond dugouffre de la Maine !
Pendant la semaine qui venait de s’écouler,maître Courtin s’était tenu très prudemment coi et tranquillederrière les murailles de sa métairie de la Logerie.
Comme tous les diplomates, maître Courtinn’avait pas la guerre en grande estime ; il calculait avecraison que le temps des coups de sabre et des coups de fusilpasserait promptement, et il ne songeait qu’à se tenir frais etgaillard, pour le moment où il pourrait être utile à la cause et àlui-même, selon les petits moyens que la nature lui avaitoctroyés.
Puis il n’était pas sans inquiétude, leprévoyant métayer, sur les conséquences que pouvait avoir pour luile rôle qu’il avait joué dans l’arrestation de Jean Oullier et dansla mort de Bonneville, et, au moment où toutes les haines, toutesles rancunes, toutes les vengeances tenaient la campagne armée debons fusils, il trouvait sage de ne pas se placer follement surleur chemin.
Il n’était pas jusqu’à son jeune maître, lebaron Michel, si inoffensif qu’il l’eût connu, que maître Courtinne craignît de rencontrer, depuis qu’un certain soir il avait coupéla sangle de son cheval ; aussi, dès le lendemain de cetteéquipée, pensant que le meilleur moyen pour ne pas se faire tuerétait de paraître à moitié mort, il s’était blotti entre ses drapsen faisant annoncer, par sa servante, à ses voisins et à sesadministrés, qu’une fièvre des plus malignes et du genre de cellequi avait enlevé le pauvre Tinguy, le mettait à deux doigts dutombeau.
Madame de la Logerie, dans l’accablement où laplongeait la fuite de Michel, avait deux fois fait demander sonmétayer ; mais le mal avait paralysé la bonne volonté deCourtin, si bien que ce fut la fière baronne qui, cédant à soninquiétude, se rendit au logis du paysan.
Elle avait entendu dire que Michel avait étéfait prisonnier.
Elle partait pour Nantes et elle allaitemployer tout son crédit pour faire rendre son fils à la liberté,et toute son autorité de mère pour l’entraîner loin de cemalheureux pays.
En aucun cas, elle ne reviendrait à laLogerie, dont le séjour lui semblait dangereux en raison du conflitqui se préparait, et c’était pour recommander à Courtin de veillersur son habitation qu’elle avait désiré le voir.
Courtin lui promit de se montrer digne de saconfiance, mais d’une voix si triste et si dolente, que la baronne,au milieu de ses inquiétudes personnelles, quitta la métairie avecun cœur rempli de commisération pour le pauvre diable.
Puis étaient venus les combats du Chêne et dela Pénissière.
Le jour où ces combats avaient eu lieu, lebruit de la fusillade, qui arrivait jusqu’au métayer, lui donna desredoublements inquiétants.
Mais, en revanche, lorsqu’il apprit l’issue deces deux combats, il se leva parfaitement guéri.
Le lendemain, il se sentait si fort son aise,que, malgré les représentations de sa servante, il voulut se rendreà Montaigu, son chef-lieu, pour prendre les ordres de M. lesous-préfet, relativement à la conduite qu’il devait tenir.
Le vautour sentait l’odeur du carnage, etvoulait sa petite part de la curée.
À Montaigu, maître Courtin apprit qu’il avaitfait un voyage inutile. Le département venait d’être placé sous ladirection de l’autorité militaire. Le sous-préfet l’engagea donc àaller chercher des instructions à Aigrefeuille, auprès du général,qui s’y trouvait en ce moment.
Dermoncourt, tout préoccupé du mouvement deses colonnes, et, en sa qualité de brave et loyal militaire, sesentant peu de sympathie pour les hommes du caractère de Courtin,reçut d’un air fort distrait les dénonciations que celui-ci secroyait obligé de transmettre sous prétexte de renseignements, etse montra vis-à-vis de lui d’une froideur qui glaça le maire de laLogerie.
Il accepta, cependant, la proposition que luifit Courtin de placer une garnison dans le château, dont laposition lui semblait excellente pour tenir en bride le pays, entreMachecoul et Saint-Colombin.
Le Ciel devait un dédommagement au métayerpour la médiocre sympathie que lui avait témoignée le général.
Ce dédommagement, il ne tarda point, dans sajustice, à le lui octroyer.
En sortant de la maison qui servait dequartier général, maître Courtin fut abordé par un personnage qu’ilavait la conscience de n’avoir jamais rencontré jusqu’alors, et quicependant se montra vis-à-vis de lui d’une politesse on ne peutplus parfaite et d’une obligeance tout à fait touchante.
Ce personnage était un homme d’une trentained’années, vêtu d’habits noirs, dont la coupe se rapprochait assezde celle des vêtements ecclésiastiques à la ville ; son frontétait bas, son nez recourbé comme un bec d’oiseau de proie. Seslèvres étaient minces et, malgré leur exiguïté, fortementsaillantes par suite d’une disposition particulière de lamâchoire ; son menton pointu s’avançait à angle plusqu’aigu ; ses cheveux, d’un noir plombé, étaient collés lelong de ses tempes ; ses yeux gris et souvent voiléssemblaient voir à travers des paupières clignotantes. C’était laphysionomie d’un jésuite greffée sur la face d’un Juif.
Quelques mots dits à Courtin par l’inconnusemblèrent avoir raison de la méfiance avec laquelle il avaitaccueilli des prévenances qui lui avaient tout d’abord paru fortsuspectes ; il accepta de bonne grâce le dîner que celui-cilui offrit à l’Hôtel Saint-Pierre, et, après deuxheures passées en tête à tête dans la chambre où l’individu dontnous avons tracé le portrait avait fait dresser la table, unesympathie mutuelle avait si bien opéré, qu’ils se traitaient,Courtin et lui, comme de vieux amis, qu’ils échangèrent, en sequittant, de nombreuses poignées de main, et qu’en donnant lepremier coup d’éperon à son bidet, le maire de la Logerie renouvelaà l’inconnu la promesse qu’il ne resterait pas longtemps sans avoirde ses nouvelles.
Vers neuf heures du soir, maître Courtincheminait, la tête de sa monture tournée du côté de la Logerie etla croupe du côté d’Aigrefeuille ; il semblait tout joyeux ettout allègre et faisait voler de droite à gauche et de gauche àdroite, sur les flancs de son petit cheval, son bâton à manche decuir, avec une aisance et une crânerie qui n’étaient pas dans seshabitudes.
Le cerveau de maître Courtin était évidemmentfarci d’idées couleur de rose ; il songeait d’abord que, lelendemain, en s’éveillant, il aurait, à une portée de fusil de samétairie, une cinquantaine de bons petits soldats, dont levoisinage le laissait sans inquiétude, non seulement sur lesconséquences de ce qu’il avait fait, mais encore sur les suites dece qu’il voulait faire : il pensait qu’en sa qualité de maire,il pourrait peut-être disposer de ces cinquante baïonnettes selonles exigences de ses petites inimitiés.
Cela flattait à la fois sa haine et sonamour-propre.
Mais, si séduisante que fût cette perspectived’une garde prétorienne pouvant, avec un peu d’adresse, devenir lasienne, elle n’eût cependant pas suffi à communiquer à maîtreCourtin, homme positif s’il en fût jamais, une satisfaction aussiexpansive.
L’inconnu avait, sans aucun doute, faitbriller à ses yeux tout autre chose que le pailletage d’une gloireéphémère ; car ce n’était ni plus ni moins que des monceauxd’or et d’argent que maître Courtin entrevoyait dans lesbrouillards de l’avenir et vers lesquels il étendait la main par unmouvement machinal et avec un sourire rempli de convoitise.
Sous l’empire de ces agréables hallucinations,alourdi par les fumées du vin que l’inconnu lui avait versé sansparcimonie, maître Courtin se laissa aller à une doucesomnolence ; son corps ballottait à droite et à gauche,suivant les caprices de l’amble de son bidet ; si bien que, lepied de celui-ci ayant rencontré une pierre, maître Courtin tombaen avant et demeura le corps plié en deux et appuyé sur le pommeaude la selle.
La situation était gênante, et cependantmaître Courtin n’avait garde d’en sortir ; il faisait en cemoment un rêve si délicieux, que, pour rien au monde, il n’eûtvoulu le voir finir, en s’éveillant.
Il lui semblait qu’il rencontrait son jeunemaître, et que celui-ci, étendant la main sur le domaine de laLogerie, lui disait :
« Tout ceci est à toi ! »
Le présent était encore bien plus considérablequ’il ne le semblait tout d’abord, et Courtin y trouvait la sourcede richesses prodigieuses.
Les pommiers du verger étaient chargés defruits d’or et d’argent, et toutes les gaules du pays, mises enréquisition, ne suffisaient pas pour empêcher les branches de plieret de rompre sous le faix.
Les buissons d’églantiers, les aubépinesportaient, au milieu de leurs baies rouges et noires, des pierresde toutes les couleurs qui étincelaient au soleil comme autantd’escarboucles, et il y en avait tant et tant, que, bien qu’il fûtconvaincu que c’étaient des pierres précieuses, maître Courtinn’éprouvait pas trop de contrariété en apercevant un petit picoreurqui en avait rempli ses poches.
Le métayer entrait dans son étable.
Il trouvait dans cette étable une file devaches grasses qui s’étendait à perte de vue ; si loin, siloin, que celle qui était le plus près de la porte lui semblaitavoir la taille d’un éléphant, la dernière ne lui paraissant pasplus grosse qu’un ciron.
Sous chacune des vaches, il y avait des jeunesfilles occupées à les traire.
Les deux premières de ces jeunes fillesressemblaient trait pour trait aux deux louves, aux deux filles dumarquis de Souday.
Sous leurs doigts et du pis monstrueux desdeux premières vaches, ruisselait un liquide alternativement blancet jaune, mais toujours brillant comme des métaux en fusion.
En tombant dans le seau de cuivre que chacunedes deux jeunes filles tendait au-dessous des immenses mamelles, ilproduisait cette musique, si douce à l’oreille, des pièces d’or etd’argent qui s’empilent les unes au-dessus des autres.
En regardant dans ces seaux, l’heureux métayervit qu’ils étaient à moitié pleins de ces précieuses médailles àtoutes les effigies.
Il étendait, pour les saisir, des mains avideset frémissantes lorsqu’une violente secousse accompagnée d’un cride prière et d’angoisse vint l’arracher à ces douces illusions.
Courtin ouvrit les yeux et aperçut dansl’ombre une paysanne qui, les vêtements en désordre, les cheveuxépars, tendait vers lui des mains suppliantes.
– Que voulez-vous ? cria maître Courtin àla paysanne, en prenant sa voix de basse et en donnant à son bâtonune position menaçante.
– Que vous veniez à mon aide, mon bravehomme ; je vous le demande au nom du bon Dieu !
En entendant implorer sa pitié, en acquérantla certitude qu’il n’avait affaire qu’à une femme, maître Courtin,qui avait d’abord roulé autour de lui des yeux effarés, serasséréna complètement.
– C’est un délit que vous commettez là, machère : on n’arrête point les gens sur la route, comme vousvenez de le faire, pour leur demander l’aumône.
– L’aumône ! qui vous parled’aumône ? repartit l’inconnue d’une voix dont la distinctionet le ton de hauteur frappèrent Courtin ; je veux que vousm’aidiez à secourir un malheureux qui va mourir de fatigue et defroid ; je veux que vous me prêtiez votre cheval pour letransporter dans quelque métairie du voisinage.
– Et quel est celui qu’il s’agit desecourir ?
– Vous me paraissez par votre costumeappartenir à nos campagnes. Je n’hésite donc pas à vous dire, carje suis sûre que, quand bien même vous ne partageriez pas nosopinions, vous ne sauriez me trahir : c’est un officierroyaliste.
Le son de la voix de l’inconnue excitaitvivement la curiosité de Courtin ; il se penchait surl’encolure de son bidet pour tâcher de reconnaître la personne àqui cette voix appartenait, mais sans pouvoir y réussir.
– Et qui êtes-vous donc vous-même ?demanda-t-il.
– Que vous importe ?
– Pourquoi voulez-vous que je prête mon chevalà des gens que je ne connais pas ?…
– Décidément, je ne suis pas heureuse !Votre réponse me prouve que j’ai eu tort de vous parler comme à unami ou comme à un ennemi loyal… Je vois bien qu’il faut employer unautre système. Vous allez me donner votre cheval à l’instant.
– Vraiment !
– Vous avez deux minutes pour vousdécider.
– Et si je refuse ?
– Je vous jais sauter la cervelle, continua lapaysanne en dirigeant vers maître Courtin le canon d’un pistolet,et en faisant claquer la batterie de façon à lui prouver qu’il nefallait qu’une minute pour que l’exécution suivît la menace.
– Ah ! bon ! je vous reconnais àprésent ! dit Courtin ; vous êtes mademoiselle deSouday.
Et, sans laisser son interlocutrice insisterdavantage, le maire de la Logerie descendit de sa monture.
– Bien ! reprit Bertha – car c’était elle– maintenant, dites-moi votre nom, et, demain, le cheval serareconduit à votre porte.
– Il n’en est pas besoin, car je vais vousaider.
– Vous ! et pourquoi cechangement ?
– Parce que je devine que la personne que vousme demandiez de secourir est le propriétaire de ma métairie.
– Son nom ?
– M. Michel de la Logerie.
– Ah ! vous êtes un de ses tenanciers.Bon ! nous aurons maison pour asile.
– Mais, balbutia Courtin, qui n’était rienmoins que rassuré à l’idée de se retrouver en présence du jeunebaron, et surtout en songeant que, lorsque celui-ci serait avecBertha sous son toit, Jean Oullier ne pouvait manquer d’yvenir ; mais c’est que je suis maire, et…
– Vous craignez de vous compromettre pourvotre maître ! fit Bertha avec l’accent d’un profondmépris.
– Oh ! non pas ; je donnerais monsang pour le jeune homme ; mais nous allons avoir, au châteaumême de la Logerie, une forte garnison de soldats.
– Tant mieux ! on ne soupçonnera pas quedes Vendéens, des insurgés aient cherché asile si près d’eux.
– Mais il me semble, toujours dans l’intérêtde M. le baron, que Jean Oullier pourrait vous découvrir uneretraite plus sûre que ma maison, où les soldats vont aller etvenir du matin au soir.
– Hélas ! tout l’attachement du pauvreJean Oullier sera probablement inutile à ses amis désormais.
– Comment cela ?
– Nous avons entendu, dans la matinée, unevive fusillade sur la lande ; nous n’avons pas bougé, comme ilnous l’avait recommandé ; mais c’est en vain que nous l’avonsattendu ! Jean Oullier est mort ou prisonnier, car il n’estpas de ceux qui abandonnent leurs amis.
S’il eût fait jour, il eût été difficile àCourtin de dissimuler la joie que cette nouvelle, qui ledébarrassait de ses plus vives inquiétudes, venait de lui causer.Mais, s’il n’était pas maître de sa physionomie, il le fut de sesparoles, et il répondit à ces mots, que Bertha avait prononcésd’une voix émue, par une interjection si lamentable, qu’elleraccommoda un peu la jeune fille avec lui.
– Marchons plus vite, dit Bertha.
– Je le veux bien… Mais comme cela sent lebrûlé ici !
– Oui, on a mis le feu à la bruyère.
– Ah ! Et comment M. le baron n’a-t-ilpas été brûlé ? Car c’est du côté où il est qu’a dû s’étendrel’incendie.
– Jean Oullier nous avait mis au milieu desjoncs de l’étang de Fréneuse.
– Ah ! c’est donc cela que tout àl’heure, lorsque je vous ai prise par le bras, pour vous empêcherde choir, je vous ai sentie toute trempée ?
– Oui ; voyant que Jean Oullier nerevenait pas, j’ai traversé l’étang pour aller chercher dusecours ; ne rencontrant personne, j’ai placé Michel sur mesépaules, et je l’ai transporté sur l’autre rive. J’espérais pouvoirle porter ainsi jusqu’à la première maison ; mais je n’en aipas eu la force ; j’ai été obligée de le déposer au milieu dela bruyère, et de retourner seule sur la route ; il y avingt-quatre heures que nous n’avons mangé.
– Oh ! vous êtes une crâne fillette, ditCourtin, qui, dans l’incertitude où il était sur la façon dont ilserait accueilli par son jeune maître, n’était pas fâché de seconcilier les bonnes grâces de Bertha. À la bonne heure !voilà, pour des temps comme ceux dans lesquels nous vivons, laménagère qu’il fallait à M. le baron.
– N’est-ce pas mon devoir de donner ma viepour lui ? demanda Bertha.
– Oui, dit Courtin avec emphase, et cedevoir-là, personne ne l’entend comme vous, je suis prêt à en jurerdevant Dieu ! Mais calmez-vous et ne marchez pas si vite.
– Si, car il souffre ! si, car ilm’appelle, en supposant toutefois qu’il soit sorti de sonévanouissement.
– Il était évanoui ? s’écria Courtin, quivoyait dans ce détail la possibilité pour lui d’échapper à uneexplication immédiate.
– Sans doute, le pauvre enfant ! songezdonc qu’il est blessé.
– Ah ! mon Dieu !
– Songez donc que, depuis vingt-quatre heures,lui si faible, si délicat, il n’a pu recevoir que des soinsimpuissants pour ainsi dire.
– Ah ! juste ciel !
– Songez donc qu’il a reçu toute la journéeles rayons d’un soleil brûlant au milieu de ces roseaux ;songez que, ce soir, malgré mes précautions, le brouillard amouillé ses habits, le froid l’a saisi !
– Jésus Seigneur !
– Ah ! s’il lui arrivait malheur, toutema vie j’expierais ma faute de l’avoir exposé à des dangers pourlesquels il était si peu fait ! s’écria Bertha, dont toute lapassion politique s’était effacée devant les douleurs d’amante quelui causaient les souffrances de Michel.
Quant à Courtin, la certitude donnée par lajeune fille que Michel était dans un état qui ne devait pas luipermettre de parler semblait avoir doublé la longueur de sesjambes.
Bertha n’avait plus à stimuler son zèle ;il marchait à sa hauteur et, avec une vigueur qu’il n’avait pas euejusqu’alors, il tirait par la bride le bidet, récalcitrant àcheminer sur ce sol brûlant.
Débarrassé à tout jamais de Jean Oullier,Courtin croyait facile de se ménager de telles excuses vis-à-vis deson jeune maître, que le raccommodement irait tout seul !Bientôt Bertha et Courtin arrivèrent à l’endroit où la jeune filleavait laissé Michel. Le jeune homme, le dos appuyé contre unepierre, la tête inclinée sur la poitrine, sans être positivementévanoui, se trouvait sous le coup de cette prostration absolue quine laisse arriver aux sens qu’une perception confuse de ce qui sepasse ; il ne fit pas la moindre attention à Courtin, et,lorsque celui-ci, aidé par Bertha, l’eut hissé sur le cheval, ilserra la main du maire de la Logerie, comme il serrait celle deBertha, sans savoir ce qu’il faisait.
Courtin et Bertha se placèrent de chaque côtédu bidet et soutinrent Michel, dont, sans ce secours, le corps fûttombé à droite ou à gauche.
On arriva à la Logerie ; Courtin réveillasa servante, sur laquelle on pouvait compter, assura-t-il, commesur toutes les paysannes du Bocage ; il prit à son propre litl’unique matelas de la maison, et installa le jeune homme dans uneespèce de soupente, au-dessus de sa chambre, et cela, avec tant dezèle, d’abnégation et de protestations d’intérêt, que Bertha finitpar regretter le jugement qu’elle avait tout d’abord porté surCourtin en l’abordant sur la route.
Lorsque la blessure de Michel eut été pansée,lorsqu’il reposa dans le lit qu’on lui avait improvisé, Bertha alladans la chambre de la servante prendre à son tour un peu derepos.
Resté seul, maître Courtin se frottajoyeusement les mains ; la soirée était bonne.
La violence ne lui avait point réussijusqu’alors ; et il pensait que la douceur aurait plus desuccès. Il avait fait mieux que pénétrer dans le camp ennemi, ilavait établi le camp ennemi dans sa propre maison, et tout luifaisait espérer qu’il arriverait à surprendre les secrets desblancs, et surtout ceux qui concernaient Petit-Pierre.
Il repassa dans sa cervelle lesrecommandations que lui avait faites l’inconnu à Aigrefeuille, etdont la principale était de l’avertir directement, s’il parvenait àdécouvrir la retraite de l’héroïne de la Vendée, et de ne riencommuniquer aux généraux, gens peu curieux des finesses de ladiplomatie et tout à fait au-dessous des grandes machinations del’ordre politique.
Par Michel et par Bertha, il semblait possibleà Courtin d’arriver à connaître l’asile de Madame ; ilcommença à croire que les songes n’étaient pas toujours desmensonges, et que, grâce aux deux jeunes gens, le puits d’or,d’argent, de pierreries, les ruisseaux de fait monnayé pourraientbien devenir une réalité.
Cependant, Mary n’avait pas de nouvelles deBertha.
Depuis le soir où celle-ci avait quitté lemoulin Jacquet en lui annonçant sa détermination de retrouverMichel, Mary ne savait pas ce que sa sœur était devenue.
Son esprit se perdait en conjectures.
Michel avait-il parlé ? Bertha, réduiteau désespoir, avait-elle exécuté quelque funeste résolution ?le pauvre jeune homme était-il blessé, était-il mort ? Berthaétait-elle tombée sous les balles au milieu de ses coursesaventureuses ? Voilà quelles étaient les tristes alternativesque Mary entrevoyait pour ces deux objets de son affection ;toutes la laissaient en proie aux plus vives angoisses, aux pluspoignantes inquiétudes.
Elle se disait bien qu’avec la vie errantequ’elle menait à la suite de Petit-Pierre, forcés qu’ils étaient dequitter chaque soir l’asile qui les avait abrités pendant la nuitprécédente, il était bien difficile à Bertha de retrouver leurstraces ; mais il lui semblait que, si quelque malheur ne l’eneût empêchée, au moyen des intelligences que les royalistes avaientchez les paysans, Bertha eût bien trouvé moyen de l’instruire deson sort.
Son cœur, déjà affaibli par toutes lessecousses qu’elle venait de subir, fléchissait sous ce nouveaucoup ; isolée, sans épanchements, privée de la vue du jeunehomme, qui l’avait soutenue au fort de la lutte, elle se laissaitaller à une noire mélancolie et succombait sous son chagrin ;ses journées, qu’elle eût dû employer à dormir pour réparer lesfatigues de la nuit, elle les passait tout entières à guetterl’arrivée de Bertha ou d’un messager qui n’arrivait pas, et,pendant de longues heures, elle restait si bien absorbée dans sadouleur, qu’elle ne répondait pas lorsqu’on lui adressait laparole.
Certes Mary aimait sa sœur : l’immensesacrifice auquel elle s’était résignée pour assurer le bonheur deBertha le prouve surabondamment, et, cependant, elle rougissait ense l’avouant à elle-même, ce n’était pas la destinée de Bertha quioccupait le plus son esprit.
Quelque vive, quelque sincère que fûtl’affection de Mary pour Bertha, un autre sentiment bien plusimpérieux que celui-là s’était glissé dans son âme, et s’abreuvaitdes douleurs qu’il y entretenait ; malgré tous les efforts dela jeune fille, jamais le sacrifice dont nous venons de parler nel’avait trouvée détachée de l’être qui en avait été l’objet ;à présent que Michel était séparé d’elle, la pauvre en tant croyaitpouvoir accueillir sans danger une pensée qu’elle repoussaitautrefois, et peu à peu l’image de Michel avait si bien prispossession de ce cœur, qu’il n’en sortait plus un seul moment.
Au milieu des souffrances de sa vie, cettedouleur que lui causait le souvenir du jeune homme lui semblaitconsolatrice ; elle s’y abandonnait avec une sorted’ivresse ; chaque jour, il prenait une part de plus en pluslarge dans ses larmes, dans les inquiétudes que la prolongation del’absence de sa sœur lui faisait concevoir.
Après s’être, sans réserve, livrée à sondésespoir, après avoir épuisé les plus sinistres suppositions,après avoir évoqué les plus lugubres tableaux sur ce que pouvaitêtre le sort de ces deux êtres aimés, après avoir éprouvé toutesles poignantes alternatives de l’incertitude où chaque heureenvolée la laissait, après avoir anxieusement compté les minutes dechacune de ces heures, peu à peu Mary en arrivait aux regrets, etces regrets s’entremêlaient de reproches.
Elle repassait dans sa mémoire les moindresincidents de sa liaison, de celle de sa sœur avec Michel.
Elle se demandait si elle n’était pas coupabled’avoir brisé le cœur du pauvre garçon, en même temps qu’ellebrisait le sien ; si elle avait le droit de disposer de sonamour, si elle n’était pas responsable du malheur où elle allaitplonger Michel en le mettant, malgré lui, de moitié dans l’immensepreuve de dévouement qu’elle donnait à sa sœur.
Puis sa pensée la ramenait par une penteirrésistible à la nuit passée dans la cabane de l’îlot de laJonchère.
Elle revoyait ces murs de roseaux, ellecroyait entendre retentir cette voix si doucement harmonieuse, quilui avait dit : « Je t’aime ! » elle fermaitles yeux, et il lui semblait sentir le souffle du jeune hommepasser dans ses cheveux, ses lèvres donner à ses lèvres le premier,l’unique, mais l’ineffable baiser qu’elle avait reçu de lui.
Alors, le renoncement que sa vertu, que satendresse pour sa sœur lui avaient conseillé lui paraissaitau-dessus de ses forces ; elle s’en voulait de s’être imposéune tâche surhumaine, et l’amour reprenait si vigoureusementpossession du cœur qui s’était donné à lui, que Mary, ordinairementsi pieuse, habituée à chercher, dans la pensée de la vie future, lapatience et le courage, Mary n’avait pas la force de tourner sesregards vers le Ciel ; elle restait accablée, ou, dansl’emportement de sa passion, elle s’abandonnait à un désespoirimpie, elle se demandait si cette impression fugitive que luirappelaient ses lèvres était tout ce que Dieu voulait qu’elleconnût du bonheur d’être aimée, et si c’était la peine de vivrelorsqu’on était ainsi déshéritée.
Le marquis de Souday avait fini pars’apercevoir de l’altération profonde que le chagrin produisait surles traits de Mary ; mais il l’avait attribuée aux fatiguesexcessives qu’éprouvait la jeune fille.
Il était lui-même fort abattu en voyant tousses beaux rêves s’évanouir, toutes les prédictions que le générallui avait faites se réaliser, en voyant enfin recommencer pour luile jour de la proscription sans avoir, pour ainsi dire, vu l’aubede celui de la lutte.
Mais il regardait comme un devoir de monter sarésolution et son énergie à la hauteur du malheur quil’accablait ; ce devoir, le marquis serait mort plutôt que d’ymanquer ; car c’était un devoir de soldat, et autant ilfaisait bon marché de ceux qui résultent des convenances sociales,autant il était à cheval sur tout ce qui dérive de l’honneurmilitaire.
Donc, quelque abattu qu’il fût intérieurement,il n’en laissait rien voir au-dehors, et il trouvait, dans lespéripéties de l’existence aventureuse qu’il menait, le texte demille plaisanteries par lesquelles il essayait de dérider lesfigures de ses compagnons, rendues singulièrement soucieuses parsuite de l’avortement de l’insurrection.
Mary avait averti son père du départ deBertha ; le digne gentilhomme avait judicieusement deviné quel’inquiétude qu’elle éprouvait sur la destinée et sur la conduitede son fiancé n’avait pas été étrangère à la résolution que safille avait prise.
Comme des témoins oculaires lui avaientrapporté que, loin de manquer à son devoir, le jeune de la Logerieavait héroïquement contribué à la défense de la Pénissière, lemarquis – qui supposait que Jean Oullier, sur la sollicitude et laprudence duquel il pouvait compter, se trouvait entre sa fille etson futur gendre – n’avait pas jugé à propos de s’inquiéter del’absence de Bertha plus que ne l’eût fait un général du sort d’unde ses officiers envoyé en expédition. Seulement, le marquis nes’expliquait pas pourquoi Michel avait préféré si bien faire auxcôtés de Jean Oullier plutôt qu’aux siens, et il lui en voulait unpeu de cette prédilection.
Entouré de quelques chefs légitimistes, lesoir même du combat du Chêne, Petit-Pierre avait été contraint dequitter le moulin Jacquet, où les sujets d’alarme étaient tropfréquents. La route qui n’était pas éloignée, avait permis de voiret d’entendre pendant la soirée les militaires qui conduisaient desprisonniers.
On partit de nuit.
En voulant traverser la grande route, lapetite troupe rencontra un détachement et fut forcée, pour lelaisser défiler, de se blottir dans un fossé couvert de halliers,où elle resta pendant plus d’une heure.
Tout le pays était tellement sillonné decolonnes mobiles, que ce ne fut qu’en suivant des sentiersimpraticables que l’on put échapper à leur surveillance.
Dès le lendemain, il fallut se remettre enroute ; l’inquiétude de Petit-Pierre était extrême ; sonphysique trahissait ses douleurs morales ; mais sa parole, sonattitude, jamais. Au milieu d’une vie si agitée et parfois sisombre, brillaient toujours les éclairs d’une gaieté qui faisaittête à celle qu’affectait le marquis de Souday.
Poursuivis comme ils l’étaient, les fugitifsn’avaient pas une nuit de sommeil complète, et, le jour arrivé, ledanger et la fatigue se réveillaient en même temps qu’eux. Toutesces marches de nuit, auxquelles ils étaient assujettis, étaientquelquefois dangereuses et toujours horriblement fatigantes pourPetit-Pierre. Il les faisait quelquefois à cheval, mais le plussouvent à pied, dans les champs, séparés par des haies qu’ilfallait franchir quand l’obscurité ne permettait pas de trouver unéchalier ; dans les vignes, qui, en ce pays, sont rampantes,couvrent le terrain, enlacent les pieds et font trébucher à chaquepas ; dans les chemins défoncés par le passage réitéré desbœufs, et où les piétons entraient jusqu’aux genoux, les chevauxjusqu’aux jarrets.
Les compagnons de Petit-Pierre commençaient àse préoccuper des conséquences que cette vie d’émotions incessanteset de fatigues continues pouvait avoir pour sa santé ; ilsdélibérèrent sur les moyens les plus sûrs à adopter pour le mettreà l’abri de toute recherche. Les avis furent partagés : lesuns voulaient qu’il se rendît à Paris, où il eût été perdu aumilieu de l’immense population de la capitale ; les autresparlaient de le faire entrer à Nantes, où un asile lui avait étéménagé ; d’autres conseillaient de le faire embarquer au plusvite, et ne le jugeaient en sûreté que lorsqu’il aurait quitté lepays, où les recherches allaient devenir d’autant plus actives, quele danger était moins grand.
Le marquis de Souday était de cesderniers ; mais à ceux-là on objectait la surveillancerigoureuse exercée sur la côte et l’impossibilité où l’on était des’embarquer sans passeport dans un port de mer, si petit qu’ilfût.
Petit-Pierre coupa court à la délibération enannonçant qu’il irait à Nantes, qu’il y entrerait au grand jour, àpied, vêtu en paysanne.
Comme l’abattement et le changement de Mary nelui avaient point échappé, comme il supposait, ainsi que l’avaitfait le marquis, que les fatigues de la vie qu’elle menait depuisquelque temps en étaient les seules causes ; comme cetteexistence devait rester celle de son père, jusqu’à ce que, de soncôté, celui-ci eût trouvé à se mettre en sûreté, Petit-Pierreproposa à M. de Souday de lui donner sa fille pourl’accompagner.
Le marquis accepta avec reconnaissance.
Mary ne s’y résigna pas aussifacilement ; dans l’enceinte d’une ville, pourrait-ellerecevoir ces nouvelles de Bertha et de Michel que, de seconde enseconde, elle attendait avec tant d’anxiété ? D’un autre côté,le refus était impossible ; elle céda.
Le lendemain, qui était un samedi et un jourde marché, Petit-Pierre et Mary, sous leurs habits de paysanne, semirent en route vers les six heures du matin.
Ils avaient environ trois lieues et demie àfaire.
Après une demi-heure de marche, les sabots,mais surtout les bas de laine auxquels Petit-Pierre n’était pashabitué, lui blessèrent les pieds ; il essaya de marcherencore ; mais, jugeant que, s’il gardait sa chaussure, il nepourrait continuer sa route, il s’assit sur le bord d’un fossé, ôtases sabots et ses bas, les fourra dans ses grandes poches et se mità marcher pieds nus.
Au bout de quelque temps, il remarqua, envoyant passer des paysannes, que la finesse de sa peau et lablancheur aristocratique de ses jambes pourraient bien letrahir ; il s’approcha alors d’un des côtés de la route, ilprit de la terre noirâtre, se brunit les jambes avec cette terre etse remit en marche.
Ils étaient arrivés à la hauteur desSorinières, lorsque, en face d’un cabaret situé sur la route, ilsaperçurent deux gendarmes qui causaient avec un paysan à chevalcomme eux.
En ce moment, Petit-Pierre et Mary marchaientau milieu d’un groupe de cinq ou six paysannes, et les gendarmes nefirent aucune attention à ces femmes ; mais il sembla à Mary,qui, dans sa préoccupation habituelle, dévisageait tous lespassants, anxieuse qu’elle était de savoir si quelqu’un d’entre euxne serait pas en mesure de lui apprendre ce que Bertha et Michelétaient devenus, il lui sembla, disons-nous, que ce paysan laregardait avec une attention particulière.
Quelques instants après, elle retourna la têteet elle aperçut le paysan qui avait quitté les gendarmes et quiaccélérait le trot de son bidet pour rejoindre le groupe desvillageoises.
– Prenez garde à vous ! dit-elle àPetit-Pierre, voici un homme que je ne connais pas et qui, aprèsm’avoir examinée avec une grande attention, s’est mis à noussuivre ; éloignez-vous de moi et n’ayez pas l’air de meconnaître.
– Bien ; et s’il vous aborde,Mary ?
– Je lui répondrai de mon mieux, soyeztranquille.
– Dans le cas où nous serions forcées de nousséparer, vous savez où nous devons nous retrouver ?
– Sans doute ; mais attention ! necausons plus ensemble… Il arrive.
Effectivement, on entendait les sabots ducheval qui retentissaient sur le pavé de la route. Sans affectationaucune, Mary se sépara de ses compagnes et resta de quelques pas enarrière. Elle ne put s’empêcher de tressaillir en entendant la voixde l’homme qui lui parlait.
– Nous allons donc à Nantes, la bellefille ? dit cet homme en retenant son cheval à la hauteur deMary et en se remettant à l’examiner avec une curiositéattentive.
Celle-ci fit semblant de prendre la chosegaiement.
– Dame, vous le voyez bien, dit-elle.
– Voulez-vous de ma compagnie ? demandale cavalier.
– Merci, merci, fit Mary en affectant leparler et la prononciation des paysannes vendéennes ;laissez-moi cheminer avec celles de chez nous.
– Avec celles de chez vous ? Nevoudriez-vous pas me faire accroire qu’elles sont toutes de votrevillage, ces jeunesses qui vont là-devant ?
– Qu’elles en soient ou qu’elles n’en soientpas, qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua Mary évitant derépondre à une question évidemment posée d’une façoninsidieuse.
L’homme n’eut pas de peine à s’apercevoir decette réserve.
– Voyons, une proposition, fit-il.
– Laquelle ?
– Montez en croupe derrière moi.
– Ah ! vraiment, oui ! réponditMary ; eh bien, cela serait beau, de voir une pauvre fillecomme moi brasser un homme qui a presque l’air d’unmonsieur !
– Avec cela que vous n’êtes point habituée àen brasser qui en ont l’air et la chanson !
– Que voulez-vous dire ? demanda Mary,qui commençait à s’inquiéter.
– Je dis que vous pouvez passer pour unepaysanne aux yeux d’un gendarme ; mais, pour moi, c’est autrechose, et vous n’êtes pas ce que vous voulez paraître, mademoiselleMary de Souday.
– Si vous n’avez pas de méchantes intentionscontre moi, pourquoi me nommer ainsi tout haut ? demanda lajeune fille en s’arrêtant.
– Bon ! dit le cavalier, quel mal ya-t-il à cela ?
– Il y a que ces femmes auraient pu vousentendre, et, si vous me voyez sous ces habits, c’est sans douteque mon intérêt et ma sûreté l’exigent.
– Oh ! fit l’homme en clignant de l’œilet en affectant un air bonasse, elles sont bien un peu dans votreconfidence, ces femmes dont vous avez l’air de vous méfier.
– Non, je vous jure.
– Il y en a bien au moins une…
Mary frémit malgré elle ; mais, appelantà son secours toute sa force de volonté :
– Ni une ni plusieurs. Mais pourquoi, je vousprie, me faites-vous toutes ces questions ?
– Parce que, si vous êtes effectivement seule,comme vous le dites, je vais vous prier de vous arrêter quelquesinstants.
– Moi ?
– Oui.
– Et dans quel but ?
– Dans le but de m’épargner une fière courseque j’aurais eu à faire demain si je ne vous eusse pasrencontrée.
– Laquelle ?
– Celle de vous chercher, donc !
– Vous vouliez me chercher ?
– Pas pour mon compte, vous entendez bien.
– Mais qui vous avait chargé de cettecommission ?
– Ceux qui vous aiment.
Puis, baissant la voix :
– Mademoiselle Bertha et M. Michel.
– Bertha et Michel ?
– Oui.
– Alors, il n’est pas mort ? s’écriaMary. Oh ! parlez, parlez, monsieur ! dites-moi, je vousen supplie, ce qu’ils sont devenus.
L’anxiété terrible que traduisait l’accentavec lequel Mary avait prononcé ces paroles, le bouleversement desa physionomie en attendant la réponse, qui semblait devoir êtreson arrêt de mort, furent curieusement observés par Courtin, surles lèvres duquel passa un sourire diabolique.
Il se plut à prolonger son silence pourprolonger en même temps les angoisses de la jeune fille.
– Oh ! non, non, rassurez-vous, dit-ilenfin, il en reviendra !
– Mais alors, il est donc blessé ?demanda vivement Mary.
– Comment ! vous ne le saviezpas ?
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu !blessé ! s’écria Mary, dont les yeux se remplirent delarmes.
Mary n’avait plus rien à apprendre à Courtin,il en avait assez vu.
– Bah ! dit-il, cette blessure-là ne letiendra pas longtemps au lit et ne l’empêchera point d’aller à lanoce.
Mary se sentit pâlir malgré elle.
Ce mot de Courtin l’avait fait souvenirqu’elle n’avait point encore demandé des nouvelles de sa sœur.
– Et Bertha, reprit-elle, vous ne m’en ditesrien ?
– Votre sœur ! Ah ! par exemple,voilà une fière luronne, celle-là ! Quand elle crochera unmari à son bras, elle pourra dire que c’est du bien qu’elle aurajoliment gagné.
– Mais elle n’est point malade ? ellen’est point blessée, elle ?
– Dame, elle est un peu souffrante, mais voilàtout.
– Pauvre Bertha !
– C’est qu’elle en a trop fait aussi ;allez, il y a plus d’un homme qui serait mort à la peine, s’ilavait fait ce qu’elle a fait.
– Mon Dieu, mon Dieu, dit Mary, ils souffrenttous deux, et tous deux manquent de soins.
– Oh ! pour cela, non ; car ils sesoignent l’un l’autre. Il faut voir comme, toute malade qu’elleest, votre sœur le dorlote ! C’est vrai de dire qu’il y a deshommes qui ont de la chance.
Voilà M. Michel aussi gâté par sa promisequ’il l’était par sa mère… Ah ! il faudra qu’il l’aimefièrement, s’il ne veut pas être ingrat.
Mary se troubla de nouveau en entendant cesparoles.
Ce trouble n’échappa point au cavalier, qui semit à sourire.
– Eh bien, fit-il, voulez-vous que je vousdise une chose dont j’ai cru m’apercevoir ?
– Laquelle ?
– C’est qu’en fait de nuance de cheveux, M. lebaron préfère le blond cendré au noir le plus luisant.
– Que voulez-vous dire ? demanda Marytoute palpitante.
– S’il faut que je m’explique, je vous diraidonc une chose qui ne sera point pour vous une grandenouvelle : c’est que c’est vous qu’il aime, et que, si Berthaest le nom de la promise de sa main, c’est Mary qui est le nom dela promise de son cœur.
– Oh ! s’écria Mary, vous inventez cela,monsieur ; car jamais le baron de la Logerie n’a pu vous direune chose semblable.
– Non ; mais je l’ai bien compris,moi ; et, dame, comme je le chéris ni plus ni moins que lapeau de mon corps, je serais bien aise de le voir heureux, ce cherpoulet ; si bien que je me suis promis – lorsque votre sœurm’a dit hier qu’il fallait que je vous porte de leurs nouvelles –si bien que je me suis promis à part moi, et pour l’acquit de maconscience, de vous dire ce que j’en pensais.
– Vous vous trompez dans vos observations,monsieur, repartit Mary : M. Michel ne pense pas à moi ;il est le fiancé de ma sœur, il l’aime profondément, croyez-lebien.
– Vous avez tort de ne pas avoir confiance enmoi, mademoiselle Mary ; car savez-vous qui je suis ? Jesuis Courtin, le principal métayer de M. Michel, je puis ajoutermême, son homme de confiance, et, si vous voulez…
– Monsieur Courtin, vous m’obligeriezinfiniment, interrompit Mary, si vous-même vous vouliez unechose…
– Laquelle ?
– Changer de conversation.
– Soit ; mais permettez d’abord que jevous renouvelle mon offre : montez en croupe derrière moi,cela vous allégera la route.
Vous allez à Nantes, je présume ?
– Oui, répondit Mary, qui, tout en se sentantfort peu de sympathie pour Courtin, ne croyait pas devoir cacher àcelui qui se qualifiait l’homme de confiance de M. de la Logerie lebut réel de son voyage.
– Eh bien, dit Courtin, comme j’y vais aussi,moi, nous allons faire route ensemble, à moins que… Si vous allez àNantes pour une commission et que je puisse faire cette commission,je m’en chargerai volontiers, et ce sera autant de fatigueépargnée.
Mary, malgré sa droiture naturelle, se vitcontrainte de répondre par un mensonge ; car il étaitimportant que personne ne connût la cause de son voyage.
– Non, dit-elle, c’est impossible. Je vaisrejoindre mon père qui est réfugié et caché à Nantes.
– Ah ! fit Courtin. Tiens, tiens, tiens,M. le marquis est caché à Nantes ! c’est bien inventé tout demême, et les autres qui vont le chercher là-bas, qui parlent deretourner le château de Souday jusque dans les fondations.
– Qui vous a dit cela ? demanda Mary.
Courtin vit qu’il avait fait une faute enayant l’air de connaître les projets des agents dugouvernement ; il chercha à réparer cette faute de sonmieux.
– Dame, fit-il, c’était principalement pourvous prévenir de ne pas y retourner que mademoiselle votre sœurm’envoyait à votre recherche.
– Eh bien, vous le voyez, dit Mary, on netrouvera à Souday ni mon père ni moi.
– Ah çà ! mais j’y pense, fit Courtin,comme si cette pensée traversait en effet naturellement son esprit,si mademoiselle votre sœur et M. de la Logerie veulent vous donnerde leurs nouvelles, il faudra qu’ils sachent votre adresse.
– Je ne la sais pas encore moi-même, réponditMary. Un homme que je dois trouver au bout du pont Rousseau meconduira à la maison où est mon père. Une fois arrivée, et réunie àlui, j’écrirai à ma sœur.
– Très-bien ; et, si vous avez quelquecommunication à lui faire, si M. le baron et elle veulent allervous rejoindre, et qu’ils aient besoin d’un guide, c’est moi qui mechargerai de cela.
Puis, avec un sourire significatif :
– Ah ! dame, dit-il, je réponds d’unechose, c’est que M. Michel me fera faire plus d’une fois levoyage.
– Encore ! fit Mary.
– Ah ! excusez-moi ; je ne savaispas vous fâcher si fort.
– Si fait ; car vos suppositionsoffensent à la fois votre maître et moi.
– Bah ! bah ! fit Courtin, toutcela, ce sont des mots ! c’est une belle fortune que celle deM. le baron, et je ne connais pas à dix lieues à la ronde, unedemoiselle, si riche héritière qu’elle soit, qui en fasse. Dites unmot, mademoiselle Mary, continua le métayer, qui croyait que chacunpartageait son culte pour l’argent, dites un mot, et cette fortune,je me fais fort de la rendre vôtre.
– Maître Courtin, dit Mary en s’arrêtant et enregardant le métayer avec une expression à laquelle il n’y avaitpoint à se méprendre, il faut tout le souvenir que je conserve devotre attachement à M. de la Logerie pour que je ne me fâche pointtout de bon. Encore une fois, ne me parlez pas de la sorte.
Courtin croyait avoir meilleur marché de lavertu de Mary ; sa réputation de louve n’admettait point unepareille délicatesse. Il s’étonna d’autant plus qu’il lui étaitfacile de reconnaître que la jeune fille partageait l’amour dont leregard inquisiteur du métayer avait été chercher le secret au fonddu cœur du baron de la Logerie.
Il demeura donc un instant décontenancé parcette réponse, à laquelle il ne s’attendait pas.
Il risquait de tout gâter en brusquant lachose ; il résolut de laisser le poisson s’engouffrer dans lefilet avant de tirer le filet à lui.
L’inconnu d’Aigrefeuille lui avait dit qu’ilétait probable que les chefs de l’insurrection légitimistechercheraient un asile à Nantes. M. de Souday – Courtin du moins lecroyait – y était déjà ; Mary s’y rendait ; Petit-Pierres’y rendrait probablement lui-même. L’amour de Michel pour la jeunefille serait le fil d’Ariane qui le conduirait jusqu’à sa retraite,laquelle, selon toute probabilité, serait aussi celle dePetit-Pierre, ce qui était le but réel des préoccupationspolitiques et ambitieuses de maître Courtin ; insister pouraccompagner Mary, c’était lui donner des soupçons, et, quelquedésir qu’il eût de mener, dès le jour même, son entreprise à bonnefin, le parti de la prudence et de la temporisation l’emporta, etil se décida à donner à Mary quelque preuve qui la rassurâtcomplètement sur ses intentions.
– Ah ! dit-il, comme cela, vous faites fide mon cheval ! Mais savez-vous bien que cela me damne, devoir vos petits pieds se meurtrir sur les cailloux ?
– Oui ; mais il le faut, dit Mary ;je serai moins remarquée marchant à pied qu’en croupe derrièrevous ; et, si je l’osais, je vous prierais même de ne pascheminer à côté de moi. Tout ce qui peut provoquer l’attention àmon endroit me fait peur ; laissez-moi donc aller seule etrejoindre les paysannes que voilà à un quart de lieue devantnous ; c’est dans leur compagnie que je suis le moins endanger.
– Vous avez raison, fit Courtin, d’autant plusraison que voici les gendarmes qui arrivent derrière nous et quivont nous rejoindre.
Mary fit un mouvement.
Deux gendarmes suivaient, en effet, à troiscents pas environ.
– Oh ! n’ayez pas peur, continua Courtin,je vais les arrêter à un bouchon. Partez donc ; mais,auparavant, que faut-il dire à mademoiselle votre sœur ?
– Dites-lui que toutes mes pensées, que toutesmes prières sont pour son bonheur.
– Et c’est là tout ce que vous avez à mecommander ? demanda Courtin.
La jeune fille hésita ; elle regarda lemétayer ; mais sans doute la physionomie de celui-ci trahitses secrètes pensées, car elle baissa la tête et dit :
– Oui, tout !
Pourtant Courtin avait bien vu que, quoiqueMary n’eût point prononcé le nom de Michel, le dernier mot de soncœur avait été pour lui.
Le métayer arrêta son cheval.
Mary, de son côté, doubla le pas et chercha àrejoindre les paysannes, qui, comme nous l’avons dit, avaient gagnédu terrain pendant sa conversation avec Courtin ; lorsqu’elley fut parvenue, elle raconta à Petit-Pierre ce qui s’était passéentre elle et le métayer en supprimant, bien entendu, de cetteconversation tout ce qui avait rapport au jeune baron de laLogerie.
Petit-Pierre jugea prudent de se dérober à lacuriosité de cet homme dont le nom lui rappelait vaguement defâcheux souvenirs.
Il resta en arrière avec Mary, un œil sur lemétayer, qui, ainsi qu’il l’avait promis, avait arrêté lesgendarmes à la porte d’un bouchon, et l’autre sur les paysannes,qui continuaient leur chemin vers Nantes ; et, lorsquecelles-ci furent hors de vue grâce à un accident du chemin, lesdeux fugitives se jetèrent dans un bois situé à une centaine de pasde la route, et de la lisière duquel elles pouvaient voir ceux quiles suivaient.
Au bout d’un quart d’heure, elles virentarriver Courtin, hâtant, autant qu’il le pouvait, l’allure de soncheval. Par malheur, le maire de la Logerie passait trop loin del’endroit où elles étaient cachées pour que Petit-Pierre pûtreconnaître que le visiteur de la maison de Pascal Picaut, l’hommequi avait coupé les sangles du cheval de Michel, et le questionneurde Mary fussent une seule et même personne.
Lorsque le métayer eut disparu, Petit-Pierreet sa compagne reprirent le chemin de Nantes. Au fur et à mesurequ’ils approchaient de la ville où l’on avait promis un sûr asile àPetit-Pierre, leurs craintes diminuaient. Petit-Pierre s’étaithabitué à son costume, et les métayers près desquels il passaitn’avaient point paru s’apercevoir que la petite paysanne quicourait si lestement sur la route fût autre chose que cequ’indiquaient ses habits.
C’était déjà un grand point que d’avoir trompél’instinct si pénétrant des gens de la campagne, qui n’ontpeut-être pour rivaux, si ce n’est pour maîtres, sous ce rapport,que les gens de guerre.
Enfin, on découvrit Nantes.
Petit-Pierre reprit ses bas et ses souliers etse chaussa pour entrer dans la ville.
Mais une chose inquiétait Mary : c’estque Courtin, ne les ayant pas rejointes, eût pris le parti de lesattendre ; aussi, au lieu de rentrer par le pont Rousseau, lesdeux fugitives profitèrent-elles d’un bateau qui les mit de l’autrecôté de la Loire.
Parvenu en face du Bouffai, Petit-Pierre sesentit frapper sur l’épaule.
Il tressaillit et se retourna.
La personne qui venait de se permettre cetteinquiétante familiarité était une bonne vieille femme qui allait aumarché et qui, ayant posé à terre un panier de pommes, ne pouvait,seule, le replacer sur sa tête.
– Mes petits enfants, dit-elle à Petit-Pierreet à Mary, aidez-moi, s’il vous plaît, à recharger mon panier et jevous donnerai à chacune une pomme.
Petit-Pierre s’empara aussitôt d’une anse, fitsigne à Mary de prendre l’autre, et le panier fut replacé enéquilibre sur la tête de la bonne femme, qui s’éloignait sansdonner la récompense promise, lorsque Petit-Pierre l’arrêta par lebras en lui disant :
– Dites donc, la mère, et ma pomme ?
La marchande la lui donna.
Petit-Pierre mordait dedans avec un appétitexcité par trois lieues de marche, lorsque, en levant la tête, sesyeux tombèrent sur une affiche portant en grandes lettres ces troismots :
ÉTAT DE SIÈGE
C’était l’arrêté ministériel qui mettaitquatre départements de la Vendée hors de la loi commune.
Petit-Pierre s’approcha de cette affiche, etla lut tranquillement d’un bout à l’autre, malgré les instances deMary, qui le pressait de se rendre à la maison où onl’attendait ; Petit-Pierre lui fit observer avec raison que lachose l’intéressait assez pour qu’il en prît complèteconnaissance.
Quelques instants après, les deux paysannes seremettaient en route et s’enfonçaient dans les rues étroites etobscures de la vieille cité bretonne.
S’il était à peu près impossible que lessoldats découvrissent Jean Oullier dans la cachette que les forcesherculéennes du pauvre Trigaud lui avait ménagée, en revanche,celui-ci et son compagnon Courte-Joie étant morts, Jean Oulliern’avait fait qu’échanger la prison que lui réservaient les bleuss’il retombait entre leurs mains, contre une autre prison plusaffreuse, la mort que lui eussent donnée leurs balles contre uneautre mort bien plus terrible.
Il était enseveli vivant, et, dans cesendroits déserts, il n’y avait guère à espérer que quelqu’unentendît ses cris.
Vers le milieu de la nuit qui suivit saséparation d’avec le mendiant, ne voyant pas revenir celui-ci, ilsupposa que quelque chose de funeste devait être arrivé aux deuxassociés.
Évidemment, ils étaient morts ouprisonniers.
L’idée de la position où se trouvait JeanOullier était de nature à glacer le sang dans les veines des plusbraves ; mais Jean Oullier était de ces hommes de foi qui, làoù les plus braves désespèrent, continuent de lutter.
Il recommanda son âme à Dieu par une courtemais fervente prière, et se mit à l’ouvrage aussi ardemment qu’ils’y était mis au milieu des décombres de la Pénissière.
Il était resté jusqu’alors le corps replié surlui-même, et le menton appuyé sur ses genoux ; c’était laseule position que l’exiguïté de l’excavation lui eût permis deprendre ; il chercha à en changer, et, après de longs efforts,il parvint à s’agenouiller : alors, s’arc-boutant sur sesmains, appuyant ses épaules contre la lourde pierre, il chercha àla soulever.
Mais ce qui n’était qu’un jeu d’enfant pourTrigaud, était impossible à tout autre homme. Jean Oullier ne putmême ébranler la masse énorme que le mendiant avait placée entre leciel et lui.
Jean Oullier tâta le sol qu’il avait sous lespieds ; ce sol était de pierre comme le reste ; à droite,à gauche, partout le rocher.
Seulement, le morceau de granit que Trigaudavait posé comme un monstrueux couvercle sur cette boîte, inclinéen avant, laissait entre le lit du ruisseau et lui un intervalle detrois ou quatre pouces par lequel l’air pénétrait dansl’intérieur.
Ce fut de ce côté que Jean Oullier, aprèsavoir bien reconnu la position, se décida à diriger sesefforts.
Il cassa dans une fissure du rocher la pointede son couteau et en fit un ciseau ; la crosse de son pistoletlui servit de marteau, et il travailla à agrandir l’ouverture.
Il mit vingt-quatre heures à accomplir cetravail sans autre soutien que la gourde d’eau-de-vie du chasseur,où, de temps en temps, il puisait quelques gouttes de la liqueurfortifiante qu’elle contenait.
Et pendant ces vingt-quatre heures, soncourage et sa force d’âme ne se démentirent pas un seulinstant.
Enfin, le soir du second jour, il parvint àpasser la tête à travers l’ouverture qu’il avait creusée à la basede sa prison ; bientôt ses épaules suivirent sa tête, ilembrassa le rocher, puis, d’un effort vigoureux, amena àl’extérieur le reste de son corps.
Il était temps ; ses forces étaientcomplètement épuisées.
Alors il se leva sur ses genoux, puis sur sespieds, et enfin essaya de marcher.
Mais son pied démis s’était enflé d’une façoneffrayante pendant les trente-six heures passées dans cettehorrible contrainte ; au premier mouvement qu’il fit pours’appuyer dessus, tous les nerfs de son corps tressaillirent commesi on les eût tordus ; il poussa un cri et tomba tout haletantsur la bruyère, terrassé par la terrible douleur.
La nuit approchait ; de quelque côtéqu’il prêtât l’oreille, Jean Oullier n’entendait venir aucunbruit ; il pensa que cette nuit qui commençait à envelopper laterre de son ombre serait la dernière pour lui. Il recommanda sonâme à Dieu, le pria de veiller sur les deux enfants qu’il avaittant aimées et que, sans lui, l’indifférence de leur père eûtfaites, depuis longtemps, orphelines ; enfin, pour n’avoirrien à se reprocher, il se traîna sur ses mains, ou plutôt rampa ducôté où le soleil venait de se coucher, et qui était aussi celui oùles habitations étaient plus rapprochées de l’endroit où il setrouvait.
Il fit ainsi trois quarts de lieue, à peuprès, et arriva à un monticule d’où il apercevait la lumière desmaisons isolées qui entourent la lande ; c’étaient pour luiautant de phares qui lui indiquaient où était le salut, où était lavie ; mais, quelque effort qu’il fit, il lui semblaitimpossible d’avancer d’un pas de plus.
Il y avait près de soixante heures qu’iln’avait mangé.
Les tiges des bruyères et des ajoncs coupéesl’année précédente et taillées en biseau par la faucille, avaientdéchiré ses mains et sa poitrine, et le sang qui coulait de cesblessures achevait de l’épuiser.
Il se laissa rouler dans un fossé qui bordaitle chemin.
Il avait renoncé à aller plus loin ; ilétait résolu à mourir là.
Une soif intense le dévorait ; il but unpeu d’eau qui croupissait dans ce fossé.
Il était si faible, que ce fut à peine si samain put arriver jusqu’à sa bouche ; sa tête lui semblaitcomplètement vide. De temps en temps, il croyait entendre dans soncerveau de sourds et lugubres murmures ressemblant à ceux queproduit la mer qui s’engouffre dans les flancs d’un navireentrouvert et près de sombrer ; une sorte de voile s’étendaitsur ses yeux, et derrière ce voile couraient des milliersd’étincelles qui s’éteignaient et se rallumaient comme des lueursphosphorescentes.
Le malheureux se sentait mourir.
Il essaya de crier, s’inquiétant peu d’attirervers lui des amis ou des ennemis ; mais sa voix s’arrêtaitdans sa gorge, et ce fut à peine s’il put entendre lui-même le crirauque qu’il parvint à exhaler.
Il resta une heure, à peu près, dans cetteespèce d’agonie ; puis, peu à peu, le rideau qu’il avaitdevant les yeux s’épaissit et prit en même temps toutes lescouleurs du prisme ; le bourdonnement qui se faisait dans soncerveau affecta des modulations bizarres ; puis il perdit lesentiment de ce qui se passait autour de lui.
Mais cette nature puissante ne pouvaits’éteindre sans une lutte nouvelle, l’espèce de calme léthargiquedans lequel il demeura pendant quelque temps permit au cœur derégulariser ses mouvements, au sang de circuler d’une manière moinsfébrile.
La torpeur dans laquelle il était plongén’enlevait rien à l’acuité de ses sens ; il entendit alors unbruit sur lequel sa vieille expérience de batteur d’estrade nes’abusa point une minute : c’était le pas de quelqu’un quidescendait la bruyère, et ce pas, il le reconnaissait pour celuid’une femme.
Cette femme pouvait le sauver ! Au milieude son engourdissement, Jean Oullier le comprenait : mais,lorsqu’il voulut appeler, faire un mouvement pour attirer sonattention, comme un homme frappé de léthargie qui voit, sanspouvoir s’y opposer, faire autour de lui tous les préparatifs deses funérailles, il reconnut avec terreur que son intelligenceseule subsistait, mais que son corps, complètement paralysé, serefusait à lui obéir.
Comme le malheureux cloué dans son cercueilfait des efforts surhumains pour briser le mur d’airain qui lesépare du monde, Jean Oullier tendit tous les ressorts que lanature avait mis au service de sa volonté pour dompter lamatière.
Ce fut en vain.
Et, cependant, les pas s’approchaient ;chaque minute, chaque seconde les rendait plus perceptibles, plusaccentués à son oreille ; il semblait à Jean Oullier quechaque caillou que ces pas faisaient rouler venait le frapper aucœur ; à chaque instant, et en raison de la multiplicité deses efforts, ses angoisses devenaient plus vives, ses cheveux sedressaient sur sa tête, une sueur glacée perlait sur sonfront ; c’était plus cruel que la mort elle-même.
Le mort ne sent rien.
La femme passa.
Jean Oullier entendit les épines des roncesqui frôlaient et éraillaient sa jupe comme si elles eussent voulula retenir ; il vit son ombre se dessiner en noir sur lebuisson ; puis elle s’éloigna, et le bruit de ses pass’éteignit pour lui dans le murmure du vent agitant les ajoncsdesséchés.
L’infortuné se sentit perdu.
Aussi, du moment où l’espoir l’abandonna,cessa-t-il la lutte horrible qu’il avait entreprise contrelui-même : il reprit un peu de calme et, mentalement, il fitune prière recommandant son âme à Dieu.
Cette prière suprême l’absorbait tellement,que ce ne fut que lorsqu’il entendit l’aspiration bruyante d’unchien qui avait passé sa tête entre les branches pour flairer lesémanations venant du buisson, qu’il s’aperçut de l’approche de cetanimal.
Il tourna avec effort, non pas la tête, maisles yeux de son côté, et aperçut une espèce de roquet qui leregardait avec des yeux intelligents et effarés.
En voyant le mouvement de Jean Oullier, sifaible qu’il fût, le roquet se retira brusquement et se mit àaboyer.
Alors il sembla à Jean Oullier que la femmeappelait son chien ; mais l’animal ne quitta point son posteet ne discontinua point ses abois.
C’était une dernière espérance, et celle-là nefut pas déçue.
Lasse d’appeler, et curieuse de connaître cequi excitait ainsi son chien, la paysanne revint sur ses pas.
Le hasard, ou plutôt, Providence, fit quecette paysanne, c’était la veuve Picaut.
Elle s’approcha du buisson, et aperçut unhomme ; elle se pencha et reconnut Jean Oullier.
Au premier moment, elle le crut mort ;mais elle vit qu’il fixait sur elle des yeux démesurémentouverts ; elle posa la main sur le cœur du vieux garde etreconnut qu’il battait encore. Elle le dressa sur son séant, luijeta quelques gouttes d’eau au visage, en glissa quelques autresentre ses dents serrées. Alors, comme si, par le contact d’unepersonne vivante, il rentrait en contact avec la vie même, JeanOullier sentit peu à peu se soulever le poids énorme quil’oppressait ; la chaleur revint à ses membresengourdis ; il la sentit descendre doucement, et arriver àleur extrémité ; bientôt des larmes de reconnaissance sefirent jour entre ses paupières, et roulèrent sur ses jouesbronzées ; il saisit la main de la femme Picaut et la porta àses lèvres en même temps qu’il la mouillait de ses pleurs.
Celle-ci, de son côté, paraissait toutattendrie ; quoique philippiste, comme on le sait, la bonnefemme estimait fort le vieux chouan.
– Eh bien, eh bien, demanda-t-elle,qu’avez-vous donc, mon Jean Oullier ? C’est tout naturel, ilme semble, ce que je fais là ! J’en aurais fait autant pour lepremier chrétien venu ; à plus forte raison pour vous qui êtesun vrai homme du bon Dieu.
– Cela n’empêche pas… dit Jean Oullier.
Mais il ne put aller plus loin du premiersouffle.
– Cela n’empêche pas quoi ? demanda laveuve.
Oullier fit un effort.
– Cela n’empêche pas… que je vous dois la vie,ajouta-t-il achevant sa phrase.
– Bon ! fit Marianne.
– Oh ! c’est comme je vous le dis. Sansvous, la Picaut, j’allais mourir ici.
– Ou plutôt sans mon chien, Jean. Vous voyezbien que ce n’est pas moi, mais le bon Dieu seul qu’il fautremercier.
Puis, le regardant avec terreur, et le voyanttout couvert de sang :
– Mais vous êtes donc blessé ?dit-elle.
– Non ; bah ! ce ne sont que desécorchures… Mon plus grand mal est d’avoir le pied démis, et, aprèscela, de n’avoir pas mangé depuis plus de soixante heures. C’étaitla faiblesse surtout qui me tuait.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !mais attendez donc, j’allais justement porter le dîner à des gensqui me font de la litière dans la lande ; vous allez mangerleur soupe.
Et, en disant ces mots, la veuve déposa àterre le paquet qu’elle portait, dénoua les quatre coins d’unnapperon dans lequel étaient plusieurs écuellées de soupe et unbouilli fumant, et fit avaler quelques gorgées de cette soupe àJean Oullier, qui sentit les forces lui revenir, au fur et à mesureque le chaud et succulent potage lui descendait dans l’estomac.
– Ah !… fit Jean Oullier.
Et il respira bruyamment.
Un sourire de satisfaction passa sur laphysionomie grave et triste de la veuve.
– Et maintenant, dit-elle en s’asseyant enface de Jean, qu’allez-vous faire ? Car il va sans dire queles culottes rouges sont à votre poursuite.
– Hélas ! répondit Jean Oullier, j’aiperdu toute ma force avec ma pauvre jambe ; bien des mois sepasseront avant que je puisse courir les bois comme je devrais lefaire pour ne pas aller pourrir dans les prisons. Voyez-vous, cequ’il me faudrait, ajouta-t-il avec un soupir, ce serait d’allerretrouver maître Jacques : il me donnerait un coin dans un deses asiles, et, là, je pourrais attendre ma guérison.
– Et votre maître ? et sesfilles ?
– Notre maître ne rentrera pas de sitôt àSouday, et il aura raison.
– Que fera-t-il, alors ?
– Sans doute qu’il passera de nouveau la meravec nos demoiselles.
– Jolie idée que vous avez là, Jean, d’allerchercher un hôpital au milieu de ce tas de bandits qui accompagnentmaître Jacques ! vous y seriez bien soigné !
– C’est le seul qui puisse me recevoir sanscraindre de se compromettre.
– Et moi donc, vous m’oubliez ? Ce n’estpas bien, Jean.
– Vous ?
– Sans doute, moi.
– Mais vous ignorez donc lesordonnances ?
– Quelles ordonnances ?
– Celles qui déterminent les peines qu’auraencourues quiconque aura donné asile à un chouan.
– Bon ! mon Jean, on ne fait pas cessortes d’ordonnances pour les honnêtes gens, mais pour lescoquins.
– D’ailleurs, vous les haïssez, leschouans ?
– Non ; ce sont les brigands que je hais,et dans tous les partis ; ce sont des brigands, par exemple,ceux-là qui ont tué mon pauvre Pascal, et c’est sur ces brigands-làque je vengerai sa mort si je puis ; mais vous, Jean Oullier,blanche ou tricolore, vous portez la cocarde des braves gens, et jevous sauverai.
– Mais je ne puis faire un pas.
– Ce n’est pas là l’inquiétant. Vous pourriezmarcher, Jean, qu’à cette heure de jour, je n’oserais vous faireentrer chez moi ; non pas que je redoute ce qui pourraitm’arriver ; mais, voyez-vous, depuis la mort du pauvre jeunehomme, je redoute les trahisons. Refourrez-vous dans votrebuisson ; cachez-vous-y de votre mieux ; attendez lanuit, et je reviendrai vous prendre avec une charrette ; puis,demain, j’irai chercher le rebouteux de Machecoul ; il vouspassera la main sur les nerfs du pied, et, dans trois jours, vouscourrez comme un lapin.
– Ah ! dame, je sais que cela vaudraitmieux ; mais…
– Mais n’en feriez-vous pas autant pourmoi ?
– Pour vous, Marianne, vous le savez bien, jeme mettrais dans le feu.
– Eh bien, alors, n’en parlons plus. À lanuit, je reviens vous prendre.
– Merci, j’accepte, et soyez sûre et certaineque vous n’obligez pas un ingrat.
– Ce n’est pas pour votre reconnaissance queje le ferai, Jean Oullier ; c’est pour accomplir mon devoird’honnête femme.
Elle regarda autour d’elle.
– Que cherchez-vous ? demanda Jean.
– Je pensais que, si vous essayiez de regagnerla bruyère, vous seriez plus en sûreté que dans ce fossé.
– Je crois que cela me serait impossible, ditOullier en montrant à la veuve ses mains déchirées, son visagesillonné de cicatrices et son pied gros comme la tête. D’ailleurs,je ne suis pas mal ici ; vous avez frôlé le buisson sans vousdouter qu’il cachait un homme.
– Oui ; mais un chien peut passer et voussentir, comme le mien vous a senti ; pensez-y, JeanOullier ! la guerre est finie ; mais voilà, à la suite dela guerre, le temps des dénonciations et des vengeances qui vavenir, s’il n’est déjà venu.
– Bah ! dit Jean, il faut bien laisserquelque chose à faire au bon Dieu.
La veuve n’était pas moins croyante que levieux chouan ; elle lui donna un morceau de pain, s’en allacouper une brassée de bruyère avec laquelle elle lui accommoda unlit ; puis, après avoir eu soin de relever autour de lui lesbranches des épines et des ronces, après s’être assurée qu’il nepouvait être aperçu des passants, elle s’éloigna en luirecommandant la patience.
Jean Oullier s’arrangea le plus commodémentpossible sur la bruyère ; il adressa de ferventes actions degrâce au Seigneur, grignota son morceau de pain, puis s’endormit dece lourd sommeil qui suit les grandes prostrations.
Il y avait plusieurs heures qu’il reposait,lorsqu’un bruit de voix le réveilla. Dans l’espèce de somnolencequi succédait à l’engourdissement qui s’était emparé de lui, ilcrut entendre prononcer le nom de ses jeunes maîtresses, et,méfiant dans sa tendresse, comme les hommes de sa trempe le sontdans toutes leurs affections, il supposa qu’un danger quelconquemenaçait soit Bertha, soit Mary, et trouva dans cette pensée unlevier qui souleva, en un clin d’œil, sa torpeur ; il sedressa sur son coude, écarta doucement les ronces qui formaientautour de lui un épais rempart, et jeta les yeux sur le chemin.
La nuit était venue, mais pas assez épaissepour qu’il ne pût distinguer la silhouette de deux hommes assis surun arbre renversé de l’autre côté du chemin.
– Comment n’avez-vous pas continué de lasuivre, puisque vous l’aviez reconnue ? disait l’un d’eux,qu’à son accent allemand fortement prononcé, Jean Oullier jugeaêtre complètement étranger au pays.
– Ah ! dame, répondit l’autre, je ne lacroyais pas si louve qu’elle l’est, et elle m’a roulécomme un niais que je suis.
– Vous pouvez être certain que celle que nouscherchons était dans le groupe de paysannes, dont Mary de Soudays’est détachée pour venir à votre rencontre.
– Oh ! quant à cela, vous avezraison ; car, lorsque j’ai demandé à ces femmes ce qu’étaitdevenue la jeune fille qui marchait avec elles, elles m’ont réponduqu’elle et sa camarade étaient restées en arrière.
– Qu’avez-vous fait alors ?
– Dame, j’ai mis mon bidet à l’auberge, je mesuis caché à l’extrémité de Pirmile et je les ai attendues.
– Et cela inutilement ?
– Inutilement, pendant plus de deuxheures.
– Elles se seront jetées dans quelque cheminde traverse et seront entrées à Nantes par un autre pont.
– Ça, c’est sûr.
– Voilà qui est fâcheux ; car qui sait sicette chance, envoyée par votre bonne fortune, vous la retrouverezjamais.
– Que oui, nous la retrouverons ! Laissezdonc faire.
– Comment cela ?
– Oh ! comme dirait mon voisin le marquisde Souday, ou mon ami Jean Oullier – Dieu veuille avoir sonâme ! – j’ai chez moi le limier qu’il me faut pour cettechasse.
– Un limier ?
– Oui, un vrai limier. Il a un peu mal à unede ses pattes de devant ; mais, aussitôt que cette patte seraguérie, je lui mettrai une corde au cou, et il nous conduira sur lavoie sans que nous ayons d’autre peine que de prendre garde qu’ilne la casse à force de tirer dessus pour arriver plus vite.
– Voyons, cessez de plaisanter : ce sontchoses sérieuses que celles qui nous occupent !
– Plaisanter ! pour qui meprenez-vous ? plaisanter en face de cinquante mille francs quevous m’avez promis ; car c’est bien cinquante mille francs quevous m’avez dit, n’est-ce pas ?
– Eh ! vous devez bien le savoir :vous me l’avez fait redire plus de vingt fois.
– Oui ; mais je ne me lasse pas plus del’entendre que je ne me lasserais de compter les écus si je lestenais.
– Livrez-nous la personne et vous lestiendrez.
– Oh ! j’entends déjà les jaunets tinterà mon oreille, dzing ! dzing !
– En attendant, dites-moi ce que signifiecette histoire de limier que vous mêlez à tout ceci.
– Oh ! je vous la dirai, je ne demandepas mieux ; mais…
– Mais quoi ?
– Donnant, donnant…
– Qu’entendez-vous par donnant,donnant ?
– Voyez-vous, je vous l’ai dit l’autre jour,je veux bien obliger le gouvernement, parce que d’abord il a monestime, et parce qu’ensuite, en l’obligeant, je vexe les nobles ettout ce qui tient à eux, et que je hais tout cela ; mais,enfin, tout en l’obligeant, ce gouvernement de mon cœur, je neserais point fâché de tâter de ses espèces, moi qui, jusqu’ici, luiai toujours donné et n’en ai jamais rien reçu ; d’ailleurs,qui vous dit qu’une fois qu’on tiendra celle pour laquelle on nouspromet des monts d’or, on nous donnera ce que l’on nous a, ouplutôt ce que l’on vous a promis ?
– Vous êtes fou !
– Je serais fou si je ne vous disais pas ceque je vous dis, au contraire. J’aime à prendre mes sûretés, plutôtdeux fois qu’une, et plutôt dix que deux ; et, s’il faut vousparler franchement, dans cette affaire-là, je ne m’en vois guère,de sûretés.
– Vous courrez les mêmes chances que moi. J’aireçu, d’un personnage éminent, la promesse que, si je tenaisl’engagement pris vis-à-vis de lui, une somme de cent mille francsme serait comptée.
– Cent mille francs, cent mille francs, c’estbien peu pour que vous soyez venu de si loin. Voyons, avouez quec’est deux cent mille et que vous ne me donnez que le quart,attendu que, moi, j’opère sur les lieux et ne me dérange pas.Peste ! deux cent mille francs, vous n’êtes pasmalheureux : c’est un compte rond et qui sonne bien… Soit,ayons confiance dans le gouvernement ; mais cette confiance,avez-vous les mêmes droits à ce que je l’aie en vous ? Qui medit que vous ne filerez pas avec l’argent puisque c’est à vousqu’il sera remis ? et, si cela arrive, à quel tribunal, jevous le demande, vous ferai-je un procès ?
– Mon cher monsieur, lorsque, en politique, ons’associe, c’est la foi qui signe le contrat.
– C’est donc pour cela qu’ils sont si bientenus, les contrats politiques ? Eh bien, franchement,j’aimerais mieux une autre signature.
– Laquelle donc ?
– La vôtre ou celle du ministre à qui vousavez affaire.
– Eh bien, on tâchera de vous contenter.
– Chut !
– Quoi ?
– N’avez-vous pas entendu quelquechose ?
– Oui ; on vient de notre côté ; ilme semble que j’entends le grincement des roues d’unecharrette.
Les deux hommes se levèrent en même temps, et,à la clarté de la lune, dont les rayons les éclairèrent alors, JeanOullier, qui n’avait point perdu une parole de ce qu’ils venaientde dire, aperçut leur visage.
L’un des deux hommes lui était parfaitementétranger ; mais dans l’autre il retrouva Courtin, que, dureste, il avait déjà reconnu, tant au son de sa voix qu’enl’entendant parler de Michel et des louves.
– Retirons-nous, dit l’inconnu.
– Non, répondit Courtin : j’ai encore unefoule de choses à vous dire. Cachons-nous dans ce buisson, laissonspasser l’importun, et terminons notre affaire.
Et tous deux s’avancèrent vers le buisson.
Jean Oullier comprit qu’il était perdu ;mais, ne voulant pas être pris comme un lièvre au gîte, il se levasur ses genoux, et tira de sa ceinture son couteau épointé, maisqui, dans une lutte corps à corps, pouvait encore faire sabesogne.
Il n’avait pas d’autre arme et croyait lesdeux hommes désarmés.
Mais, Courtin, qui avait vu se dresser unhomme dans le buisson et qui avait entendu le déchirement desronces et des épines, fit trois pas en arrière sans perdre de vuel’espèce d’ombre qui lui apparaissait, ramassa son fusil caché lelong de l’arbre abattu, arma un des deux côtés, porta le fusil àson épaule, et lâcha le coup.
Un cri étouffé répondit à l’explosion.
– Qu’avez-vous fait ? demanda l’inconnu,qui trouvait la façon de Courtin peut-être un peu expéditive.
– Voyez, voyez, répondit Courtin pâle ettremblant lui-même, un homme nous épiait !
L’étranger alla au buisson, écarta lesbranches.
– Prenez garde ! prenez garde ! ditCourtin ; si c’est un chouan et qu’il ne soit pas mort tout àfait, il va riposter.
Et, en disant cela, Courtin, son second couparmé et prêt à faire feu, se tenait à distance.
– C’est effectivement un paysan, ditl’inconnu ; mais il me semble mort.
L’inconnu prit alors Jean Oullier par le braset le tira hors du fossé.
Courtin, voyant l’homme immobile comme uncadavre, se hasarda d’approcher.
– Jean Oullier ! s’écria-t-il enreconnaissant le Vendéen, Jean Oullier ! Ma foi, je ne medoutais guère que jamais je tuasse personne ; mais, nom d’undiable ! si cela devait arriver, mieux vaut que ce soit àcelui-là qu’à un autre. Voilà, croyez-moi, ce qui peut s’appeler unheureux coup de fusil.
– Mais, en attendant, dit l’inconnu, lacharrette approche.
– Oui, elle ne monte plus, et l’on a mis lecheval au trot.
Allons, allons, il n’y a pas de temps àperdre. Il s’agit de jouer des jambes. Est-il bien mort ?
– Il en a tout l’air.
– Eh bien, en route ! L’inconnu cessa desoutenir le torse de Jean Oullier, et la tête tomba, frappant laterre avec un bruit sourd et mat.
– Ah ! par ma foi !, oui, il yest ! dit Courtin.
Puis, sans oser s’en approcher, montrant dudoigt le cadavre :
– Tenez, dit-il, voilà qui nous assure notreprime, mieux que toutes les signatures : ce cadavre-là vautdeux cent mille francs.
– Comment ?
– C’était le seul homme qui pût m’ôter desmains le limier dont je vous ai parlé. Je le croyais mort ; jeme trompais.
Maintenant que je suis sûr qu’il l’est, enchasse ! en chasse !
– Oui, car voici la charrette.
En effet, la voiture n’était plus qu’à centpas du buisson. Les deux hommes s’élancèrent dans la bruyère, etdisparurent au milieu de l’obscurité, tandis que la femme Picaut,qui venait chercher Jean Oullier suivant la promesse qu’elle luiavait faite, effrayée par le coup de fusil qu’elle avait entendu,arrivait en courant sur le théâtre de la scène que nous venons deraconter.
Quelques semaines avaient suffi pour amenerune perturbation complète dans l’existence des personnages qui,depuis le commencement de ce récit, ont successivement passé sousles yeux du lecteur.
L’état de siège était promulgué dans lesquatre départements de la Vendée ; le général qui lescommandait lança une proclamation par laquelle il invitait leshabitants des campagnes à faire leur soumission en leur promettantde les recevoir avec indulgence. La tentative d’insurrection avaitsi misérablement avorté, que la plupart des Vendéens restaient sansespérance pour l’avenir ; quelques-uns d’entre eux, quiétaient compromis, se décidèrent à suivre le conseil que leurschefs eux-mêmes leur avaient donné en les licenciant, et à rendreleurs armes ; mais l’autorité civile n’accepta point cettecomposition : elle les reprit en sous-œuvre et les fitarrêter ; bon nombre des plus confiants furent jetés enprison, et cette rigueur impolitique paralysa les dispositionspacifiques de ceux qui, plus prudents, avaient voulu attendre.
Maître Jacques dut à ces procédés uneaugmentation considérable dans le personnel de sa troupe ; ilexploita si habilement la conduite de ses adversaires, qu’ilparvint à rallier autour de lui un nombre d’hommes assezconsidérable pour tenir encore dans les forêts au moment même où laVendée désarmait.
Gaspard, Louis Renaud, Bras-d’Acier et lesautres chefs avaient mis la mer entre eux et les rigueurs dugouvernement ; seul, le marquis de Souday n’avait pas pu s’ydécider ; depuis qu’il avait quitté Petit-Pierre, ou plutôtdepuis que Petit-Pierre l’avait quitté, l’infortuné gentilhommeavait complètement perdu la joyeuse humeur par laquelle il avait,avec un véritable point d’honneur, combattu jusqu’au dernier momentla tristesse de ses compagnons ; mais, aussitôt que le devoirne lui fit plus une loi d’être gai, le marquis tomba dans l’excèsopposé et devint triste à mourir. La défaite du Chêne ne lefrappait pas seulement dans ses sympathies politiques, ellerenversait de fond en comble les châteaux en Espagne qu’il avaitédifiés avec tant de bonheur ; il ne voyait plus dans cetteexistence de partisan, dont son imagination évoquait naguère lessouvenirs pittoresques, que les choses auxquelles il n’avait passongé, c’est-à-dire les revers qui l’accablaient, les misèresobscures, les privations mesquines et triviales qui sont la vie duproscrit.
Il en était arrivé, lui qui dans les dernierstemps, trouvait insipide le séjour de son petit château de Souday,il en était arrivé, désormais, à regretter les bonnes soirées queles prévenances et le babil de Bertha et de Mary faisaient sidouces ; la causerie de Jean Oullier lui manquaitsurtout ; et il était si malheureux de ne plus l’avoir auprèsde lui, qu’il s’informait de son sort avec une sollicitude quiétait loin de lui être coutumière.
Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’ilrencontra maître Jacques, flânant dans les environs de Grand-Lieupour épier la marche d’une colonne mobile.
Le marquis de Souday n’avait jamais éprouvéune sympathie bien vive à l’endroit du maître des lapins, dont lepremier acte de discipline avait été de se soustraire à sonautorité ; cet esprit indépendant dont maître Jacques avaitdonné la preuve lui avait toujours paru un exemple fatal auxVendéens ; celui-ci, de son côté, haïssait le marquis, commeil haïssait tous ceux que leur naissance ou leur position socialelui donnaient naturellement pour chefs ; cependant, il futtouché de la misère où il vit le vieux gentilhomme réduit, dans lachaumière où, le lendemain du départ de Petit-Pierre pour Nantes,M, de Souday avait cherché un asile, et il lui offrit de le cacherdans la forêt de Touvois, où, en outre de l’abondance qui régnaitdans son petit camp et qu’il lui proposa de partager, le marquispourrait trouver la distraction de quelques horions à échanger avecles soldats du roi Louis-Philippe.
Il va sans dire que le marquis appelait le roiLouis-Philippe Philippe tout court.
Ce fut la dernière considération exposée parnous qui détermina M. de Souday à accepter les offres de maîtreJacques ; il brûlait de venger la ruine de ses espérances etde faire payer à quelqu’un les déceptions qu’il éprouvait, l’ennuique lui causait sa séparation d’avec ses filles et le chagrin qu’ilressentait de la disparition de Jean Oullier. Il suivit donc lemaître des lapins, qui, de subordonné, ou plutôt d’insubordonné,devenait protecteur, et celui-ci, touché de la simplicité et de labonhomie du marquis, lui témoigna beaucoup plus d’égards que nepromettaient sa rude écorce et ses précédents.
Quant à Bertha, dès le surlendemain de saretraite chez Courtin, et aussitôt qu’elle eut recouvré quelquesforces, elle comprit que sa présence sous le même toit que celuiqu’elle aimait, loin de la présence de son père, sans Jean Oullier,qui, à la rigueur, eût pu le remplacer, était au moinsinconvenante, et, tout blessé qu’était Michel, pouvait êtreinterprétée d’une manière fâcheuse pour sa réputation ; ellequitta donc la métairie, et s’installa avec Rosine, dans la maisonde Tinguy. Elle était là à un demi-quart de lieue de distance àpeine du logis où elle laissait Michel, et, tous les jours, elle serendait près de lui pour lui donner les soins d’une sœur,accompagnés de toutes les délicatesses d’une amante.
La tendresse, le dévouement, l’abnégation dontBertha lui donnait tant de preuves touchaient Michel ; mais,comme ils ne changeaient rien à ses sentiments pour Mary, ils nefaisaient que rendre sa situation de plus en plus difficile ;il n’osait pas songer à porter le désespoir dans l’âme de la jeunefille à laquelle il devait la vie. Cependant, peu à peu, une doucerésignation succédait à ce sentiment violent et acerbe qu’il avaitéprouvé dans les premiers jours, et, sans s’habituer à l’idée dusacrifice que Mary exigeait de lui, il répondait, par des souriresqu’il s’efforçait de rendre affectueux, aux prévenances dont Berthaétait si prodigue envers lui ; et, quand celle-ci le quittait,le soupir douloureux qui s’échappait de sa poitrine, et que Berthaprenait pour elle, témoignait seul de ses regrets. Toutefois, sansCourtin, qui montait l’escalier conduisant à la chambrette oùMichel était caché, aussitôt qu’il avait vu Bertha disparaîtrederrière les derniers arbres du jardin, et qui venait à son tours’asseoir au chevet du blessé et lui parler de Mary, l’âme tendreet impressionnable de Michel eût peut-être fini par se résigner auxnécessité ; de sa situation et eût accepté ce que la fatalitéavait fait ; mais le maire de la Logerie entretenait sisouvent son jeune maître de Mary, il témoignait un si vif désir dele voir heureux selon son cœur, que Michel, à mesure que la plaiedans son bras se cicatrisait et en même temps qu’il revenait à lasanté, voyait la blessure de son cœur se rouvrir et sareconnaissance pour Bertha s’effacer devant le souvenir de sasœur.
Courtin faisait un travail analogue à celui dePénélope : il défaisait la nuit ce que Bertha, avec tant depeine, faisait le jour.
Le maire de la Logerie, dans l’état defaiblesse où était Michel lorsqu’il l’avait transporté chez lui,n’avait pas eu de peine à se faire pardonner sa conduite vis-à-visdu jeune baron, en mettant cette conduite sur la vivacité de sonattachement pour lui, et de l’inquiétude dans laquelle l’avaitplongé sa fuite ; puis, ayant comme nous le lui avons entenduraconter, aisément surpris le secret de Michel, il finit, à forcede protestations de dévouement et en flattant habilement sonpenchant pour Mary, par rentrer complètement dans sa confiance.Michel souffrait autant de ne pouvoir épancher les souffrances deson cœur que de ces souffrances elles-mêmes : Courtin eutl’air d’y compatir si vivement, il caressa ses rêveries avec tantd’adresse, il se montra si profond admirateur de Mary, que, peu àpeu, il amena Michel à lui laisser deviner, sinon à lui confier, cequi s’était passé entre les deux sœurs et lui.
Courtin se garda bien de prendre une attitudehostile en face de Bertha ; il manœuvra assez habilement pourqu’elle le crût tout acquis au projet qui devait l’unir à son jeunemaître ; en l’absence de Michel, il ne lui parlait jamais quecomme à sa future maîtresse. Au reste, il fit si bien, quecelle-ci, qui, d’ailleurs, ignorait complètement ses antécédents,ne cessait de parler à Michel du dévouement de son métayer, et nele désignait plus que par ces trois mots : « Notre bonCourtin. » Mais, d’un autre côté, aussitôt qu’il était seulavec Michel, il entrait, comme nous l’avons dit, dans lessentiments les plus secrets de celui-ci ; il le plaignait, etMichel, sous l’influence de la pitié que lui témoignait le métayer,se laissait aller tout naturellement à lui raconter les incidentsde sa liaison avec Mary ; Courtin en tirait constamment lamême conclusion : « Elle vous aime. » Il luiinsinuait que c’était à lui, Michel, de faire au cœur de Mary unedouce violence dont celle-ci ne pouvait manquer de lui êtrereconnaissante ; il allait au-devant de ses vœux, il luijurait qu’aussitôt qu’il le verrait rétabli, les communicationsétant redevenues libres, il se consacrerait tout entier à laréalisation de son bonheur, et il promettait d’arranger les chosesde telle façon, que, sans manquer à la reconnaissance que le jeunebaron devait à Bertha, il saurait amener celle-ci à renoncerd’elle-même à l’union projetée.
La convalescence de Michel ne marchaitnullement au gré des désirs de Courtin, qui voyait avec uneprofonde inquiétude le temps s’écouler sans qu’il lui fût possiblede rien découvrir sur la retraite actuelle de Petit-Pierre, et quiattendait avec impatience le moment où il pourrait lancer son jeunemaître sur la trace de Mary.
On a déjà compris, nous l’espérons, que Michelétait le limier dont il comptait se servir.
Bertha, désormais dégagée des inquiétudes quelui avait données la blessure de Michel, avait, en compagnie deRosine, fait plusieurs courses dans la forêt de Touvois, où lemarquis lui avait fait savoir qu’il était réfugié ; deux outrois fois à son retour, Courtin avait mis la conversation sur lespersonnes auxquelles les deux jeunes filles devaient le plusvivement s’intéresser ; mais Bertha était demeuréeimpénétrable ; et le maire de la Logerie avait trop biencompris à quel point le terrain était brûlant, et combienfacilement une imprudence de sa part pouvait réveiller les soupçonsassoupis pour s’appesantir sur cette question ; seulement,comme Michel allait de mieux en mieux, dès que Michel restait seul,il le pressait de prendre une détermination et lui laissaitpressentir que s’il le voulait charger d’une lettre pour Mary, ilfaisait son affaire d’amener d’abord celle-ci à lui répondre, et,ensuite, de la faire revenir sur sa détermination première.
Cela dura ainsi pendant six semaines.
Au bout de ces six semaines, Michel allaitinfiniment mieux ; sa blessure était cicatrisée et ses forcesà peu près revenues.
Le voisinage du poste que le général avaitétabli à la Logerie empêchait le jeune homme de se montrer pendantle jour ; mais, la nuit venue, il se promenait sous les arbresdu verger en s’appuyant sur le bras de Bertha.
Puis l’heure de rentrer chacun chez soiarrivait ; Michel remontait dans son pigeonnier, et Rosine etBertha, que les sentinelles s’étaient habituées à voir aller etvenir à toute heure du jour et de la soirée, retournaient à lamaison de Tinguy, d’où Bertha sortait le lendemain après déjeunerpour revenir trouver Michel.
Ces promenades du soir contrariaient Courtin,qui, lorsque la causerie qui s’établissait entre Michel et Berthaavait lieu dans la maison ou dans leur chambre, espérait toujoursattraper au passage quelques-uns des renseignements qu’ilguettait ; aussi faisait-il tout ce qu’il pouvait pour ymettre obstacle, et ce fut dans l’intention de les faire cesserqu’il affecta de communiquer tous les soirs à Michel et à Bertha laliste des condamnations enregistrées dans les feuilles publiquesqu’il recevait à titre de maire.
Un jour, il leur annonça qu’il fallaitabsolument renoncer aux courses nocturnes ; et, lorsqu’ils luien demandèrent la raison, il leur fit lire le jugement parcontumace qui condamnait Michel de la Logerie à la peine demort.
Cette communication ne produisit qu’un trèsmédiocre effet sur Michel, mais Bertha en fut épouvantée ; uninstant elle eut l’idée de se jeter aux genoux du jeune homme pourlui demander pardon de l’avoir entraîné dans cette funeste équipée,et, lorsqu’elle quitta le soir la métairie, elle était dans uneagitation profonde.
Le lendemain, elle fut de très bonne heureprès de Michel.
Toute la nuit, elle avait fait des rêvesd’autant plus terribles, qu’elle les faisait tout éveillée.
Elle voyait Michel découvert, arrêté,fusillé ! Deux heures avant l’heure habituelle, elle était àla métairie.
Rien de nouveau n’était arrivé ; rien neparaissait à craindre ce jour-là plus que les autres jours.
La journée passa comme d’habitude :pleine de charmes mêlés d’angoisses pour Bertha ; pleine demélancolie et d’aspirations extérieures pour Michel.
Le soir vint ; un beau soir d’été.
Bertha était appuyée contre la petite fenêtreouvrant sur le verger ; elle regardait le soleil se coucherau-dessus des grands arbres de la forêt de Machecoul, dont lescimes ondulaient comme une mer de verdure.
Michel était assis sur son lit et aspirait lesdouces senteurs du soir, lorsque tous deux entendirent le bruitd’une voiture qui venait du côté de l’avenue.
Le jeune homme se précipita vers lafenêtre.
Tous deux virent alors une calèche débouchantdans la cour de la métairie ; Courtin courut à cette calècheson chapeau à la main ; une tête passa par la portière :c’était celle de la baronne Michel.
Le jeune homme, à la vue de sa mère, sentit unfrisson lui passer par les veines.
Il était évident que c’était lui qu’ellevenait chercher.
Bertha l’interrogea des yeux pour savoir cequ’elle devait faire.
Michel lui indiqua un recoin obscur, uneespèce de cabinet sans porte, où elle pouvait se cacher et toutentendre sans être vue.
Il puiserait de la force dans cette présenceignorée.
Michel ne se trompait pas : cinq minutesaprès, il entendit craquer l’escalier de planches sous les pas dela baronne.
Bertha courut à sa cachette ; Michels’assit près de la fenêtre comme s’il n’avait rien vu, rienentendu.
La porte s’ouvrit et la baronne entra.
Peut-être était-elle venue avec l’intentiond’être rude et sévère comme de coutume ; mais, en voyantMichel à la lumière pâlissante du jour, pâle lui-même comme cecrépuscule, elle oublia toutes ses résolutions de sévérité, et neput que lui tendre les bras en s’écriant :
– Oh ! malheureux enfant, te voilàdonc !
Michel, qui ne s’attendait pas à cetteréception, en fut ému, et, de son côté, se jeta dans les bras de labaronne en criant :
– Ma mère ! ma bonne mère !
C’est qu’elle aussi était fort changée ;on voyait sur son visage la double trace des larmes incessantes etdes nuits sans sommeil.
La baronne s’assit ou plutôt tomba dans unfauteuil, entraînant Michel à genoux devant elle, lui prenant latête et l’appuyant contre ses lèvres.
Enfin, les paroles qui ne pouvaient sortir desa poitrine oppressée parurent lui revenir.
– Comment ! demanda-t-elle, c’est ici queje te rencontre, à cent pas du château plein de soldats ?
– Plus je serai près d’eux, ma mère, ditMichel, moins on me cherchera où je suis.
– Mais tu ne sais donc pas ce qui s’est passéà Nantes ?
– Que s’est-il passé à Nantes ?
– Les commissaires militaires rendent jugementsur jugement.
– Cela ne regarde que ceux qui sont pris, diten riant Michel.
– Cela regarde tout le monde, lui répliqua samère ; car ceux qui ne sont pas pris peuvent l’être d’unmoment à l’autre.
– Bon ! pas quand ils sont cachés chez undigne maire connu pour ses opinions philippistes.
– Tu n’en es pas moins…
La baronne s’arrêta comme si sa bouche serefusait à prononcer les mots suivants.
– Achève, ma mère.
– Tu n’en es pas moins condamné…
– Condamné à mort, je sais cela.
– Comment ! tu sais cela, malheureuxenfant, et tu es si tranquille ?
– Je te le dis, ma mère, tant que je seraichez Courtin, je croirai n’avoir rien à craindre.
– Il est donc bien pour toi, cethomme ?
– C’est tout simplement une secondeprovidence ; il m’a ramassé blessé et mourant de faim ;il m’a apporté chez lui, et, depuis ce temps, il me nourrit et mecache.
– J’avoue que j’avais des préventions contrelui.
– Eh bien, ma mère, vous aviez tort.
– Soit. Parlons de nos affaires, cher enfant.Si bien caché que tu sois ici, tu n’y saurais rester.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’il ne faut qu’une imprudence,qu’une indiscrétion pour te perdre.
Michel fit un geste de doute.
– Tu ne veux pas me faire mourir d’effroi,n’est-ce pas ? lui dit sa mère.
– Non, et je vous écoute.
– Eh bien, je mourrai d’effroi si tu nequittes pas la France !
– Avez-vous pensé, ma mère, aux difficultés dela fuite ?
– Oui, et ces difficultés, je les aisurmontées.
– Comment cela ?
– J’ai nolisé un petit bâtiment hollandaisqui, dès à présent, t’attend dans la rivière en face deCouéron ; rends-toi à son bord et pars ! Mon Dieu, pourvuque tu sois assez fort pour supporter la route !
Michel ne répondit pas.
– Tu iras en Angleterre, n’est-ce pas ?tu quitteras cette terre maudite, qui a déjà bu le sang de tonpère ! Tant que je te saurai en France, vois-tu, je ne seraipas un instant tranquille : il me semble, à chaque instant,voir la main du bourreau s’étendre sur toi et t’arracher de mesbras.
Michel continua de garder le silence.
– Voici, continua la baronne, une lettre quite servira d’introduction près du capitaine ; voici pourcinquante mille francs de traites à ton ordre sur l’Angleterre etsur l’Amérique ; d’ailleurs, partout où tu seras, écris-moi,et je te ferai passer ce que tu me demanderas… Ou plutôt, monenfant, mon cher enfant, partout où tu seras, j’irai te rejoindre…Mais qu’as-tu donc, et pourquoi ne pas me répondre ?
En effet, Michel recevait cette communicationavec une insensibilité qui tenait presque de la stupeur. Partir,c’était s’éloigner de Mary, et, à l’idée de cette séparation, il yeut un instant où son cœur se serra si fort, qu’il lui sembla qu’ilpréférait braver l’arrêt de mort qui le frappait. Depuis queCourtin avait ravivé sa passion, depuis que, grâce au métayer, ilavait conçu de nouvelles espérances, sans rien en dire au maire dela Logerie, il rêvait nuit et jour aux moyens de se rapprocherd’elle ; il ne supportait pas même l’idée de renoncer encoreune fois à tout cela, et, au lieu de répondre à sa mère, au fur età mesure qu’elle parlait, il s’affermissait dans sa volonté d’êtrel’époux de Mary.
De là ce silence qui, à si bon droit,inquiétait la baronne.
– Ma mère, lui dit Michel, je ne vous répondspoint, parce que je ne saurais vous répondre selon mes désirs.
– Comment ! selon tes désirs ?
– Écoutez-moi, ma mère, dit le jeune hommeavec une fermeté dont elle l’eût cru et dont lui-même peut-être,dans un autre moment, se fût cru incapable.
– Tu ne refuses point de partir,j’espère ?
– Je ne refuse point de partir, ditMichel ; mais je mets des conditions à mon départ.
– Tu mets des conditions à ta vie, à tonsalut ? tu mets des conditions pour faire cesser les angoissesde ta mère ?
– Ma mère, dit Michel, depuis que nous ne noussommes vus, j’ai beaucoup souffert et, par conséquent, beaucoupappris ; j’ai surtout appris qu’il était certains moments quidécidaient du bonheur ou du désespoir d’une vie tout entière ;or, je suis dans un de ces moments-là, ma mère.
– Et tu vas décider de mondésespoir ?
– Non, je vais vous parler en homme, voilàtout. Ne vous étonnez pas : jeté enfant au milieu desévénements, j’en sors un homme. Je sais les devoirs que j’ai àremplir envers ma mère ; ces devoirs sont le respect, latendresse, la reconnaissance, et, de ces devoirs, je ne m’écarteraijamais. Mais, dans le passage du jeune homme à l’homme, ma mère, ily a des horizons inconnus qui se découvrent et s’élargissent au furet à mesure que l’on monte ; c’est en face de ces horizons quel’attendent les devoirs qui, succédant à ceux de la jeunesse,l’attachent non plus exclusivement à la famille, mais à lasociété ; arrivé à ce point de la vie, s’il tend encore lajoue à sa mère, il tend déjà la main à une autre femme qui sera,elle, la mère de ses enfants.
– Ah ! fit la baronne en s’éloignant deson fils par un mouvement plus fort qu’elle-même.
– Eh bien, ma mère, reprit le jeune homme ense relevant, cette main, je l’ai tendue ; une autre main arépondu à la mienne ; ces deux mains sont liéesindissolublement : si je pars, je ne partirai pas seul.
– Tu partiras avec ta maîtresse ?
– Je partirai avec ma femme, ma mère.
– Et tu crois que je donnerai mon consentementà ce mariage ?
– Vous êtes libre de ne pas donner votreconsentement, ma mère ; mais, moi, je suis libre de ne pointpartir.
– Oh ! le malheureux ! lemalheureux ! s’écria la baronne ; voilà donc larécompense de vingt ans de soins, de tendresse, d’amour !
– Cette récompense, ma mère, dit Michel avecune fermeté qu’accroissait la conscience que pas une de ses parolesn’était perdue pour l’oreille qui les écoutait, vous l’avez dans lerespect que je vous porte et dans le dévouement dont je vousdonnerais des preuves à l’occasion ; mais le véritable amourmaternel ne place pas à usure : il ne dit pas : « Jeserai vingt ans ta mère, pour être ensuite ton tyran ! »Il ne dit pas : « Je te donnerai la vie, la jeunesse, laforce, l’intelligence, pour que tout cela obéisse aveuglément à mavolonté ! » Non, ma mère ; le véritable amourmaternel dit : « Tant que tu as été faible, je t’aisoutenu ; tant que tu as été ignorant, je t’ai instruit ;tant que tu as été aveugle, je t’ai conduit. Aujourd’hui, tu vois,tu sais, tu es fort ; fais ta vie, non pas selon ton caprice,mais selon ta volonté. Choisis l’un de ces mille chemins quis’offrent à toi, et, quelque part qu’il te conduise, aime, chéris,vénère celle qui, de faible, t’a fait fort, qui, d’ignorant, t’afait instruit, qui, d’aveugle, t’a fait voyant. » Voilàcomment je comprends le pouvoir que la mère a sur son fils, voilàcomment je comprends le respect que le fils a pour sa mère.
La baronne resta interdite ; elle se fûtattendue à la ruine du monde plutôt qu’à ce langage ferme etraisonné.
Elle regarda son fils avec stupéfaction.
Fier et content de lui, Michel la regardait,de son côté, calme et le sourire sur les lèvres.
– Ainsi donc, demanda-t-elle, rien ne pourrate faire renoncer à ta folie ?
– C’est-à-dire, ma mère, reprit Michel, querien ne pourra me faire manquer à ma parole.
– Oh ! s’écria la baronne en portant sesmains à ses yeux, malheureuse mère que je suis !
Michel se remit à genoux devant elle.
– Et, moi, je dis : Bienheureuse mère quevous serez, le jour où vous aurez fait le bonheur de votrefils !
– Mais qu’ont-elles donc de si séduisant, ceslouves ? s’écria la baronne.
– De quelque nom que vous appeliez celle quej’aime, dit Michel, je vous répondrai : Celle que j’aime atoutes les qualités qu’un homme doit rechercher dans sa femme, etce n’est point à nous, ma mère, qui avons tant souffert de lacalomnie, d’accueillir aussi facilement que vous le faites lescalomnies qui poursuivent les autres.
– Non, non, non, fit la baronne, jamais je neconsentirai à ce mariage !
– En ce cas, ma mère, dit Michel, reprenez cestraites, reprenez cette lettre pour le capitaine duJeune-Charles, attendu qu’elles me sont maintenant tout àfait inutiles.
– Mais quelle est donc ton intention,malheureux ?
– Oh ! elle est bien simple, mamère : j’aime mieux mourir que vivre séparé de celle quej’aime. Je suis guéri, je me sens assez fort pour reprendre lemousquet ; les débris de l’insurrection, commandés par lemarquis de Souday, sont dans la forêt de Touvois : je vais lesrejoindre, je combats avec eux et me fais tuer à la premièreoccasion. Voilà deux fois que la mort me manque, ajouta-t-il avecun pâle sourire ; la troisième fois, elle aura l’œil plus sûret la main plus juste.
Et le jeune homme laissa tomber la lettre etles traites sur les genoux de sa mère.
Il y avait dans la voix et dans les gestes dubaron une telle résolution et une si grande fermeté, que sa mèrevit bien qu’elle nourrirait en vain l’espérance d’y rienchanger.
Devant cette conviction, sa force sebrisa.
– Eh bien, dit-elle, qu’il soit donc faitselon ta volonté, et que Dieu oublie que tu as forcé celle de tamère !
– Dieu oubliera, soyez tranquille, ma mère,et, quand vous verrez votre fille, vous-même vous oublierez.
La baronne secoua la tête.
– Va, dit-elle, et marie-toi loin de moi, àune étrangère que je ne connais pas et que je n’ai pas vue.
– Je me marierai, je l’espère, avec une femmeque vous aurez connue et appréciée, ma mère, et ce grand jour serapour moi consacré par votre bénédiction. Vous m’avez offert de merejoindre là où je serai ; là où je serai, je vous attendrai,ma mère.
La baronne se leva et fit quelques pas vers laporte.
– C’est vous qui partez sans me dire adieu,sans m’embrasser, ma mère !… Ne craignez-vous point que celane me porte malheur ?
– Viens donc, malheureux enfant, dans mesbras, sur mon cœur !
Et elle prononça ces paroles avec ce cri quisort toujours tôt ou tard du cœur d’une mère.
Michel la pressa tendrement sur sapoitrine.
– Et quand partiras-tu, mon enfant ?demanda-t-elle.
– Cela dépendra d’elle, ma mère, réponditMichel.
– Le plus tôt possible, n’est-cepas ?
– Cette nuit, je l’espère.
– Tu trouveras en bas un costume complet depaysan ; déguise-toi du mieux que tu pourras. Il y a huitlieues d’ici à Couéron ; tu peux y être vers cinq heures dumatin. N’oublie pas, le Jeune-Charles.
– Ne craignez rien, ma mère : du momentoù je sais que mon but est le bonheur, je prendrai toutes mesprécautions pour y arriver.
– Moi, je retourne à Paris, où j’emploie toutce que je puis avoir de crédit à faire révoquer cette fatalesentence. Toi, je te le répète, veille sur ta vie et tâche de terappeler que c’est veiller en même temps sur la mienne.
La mère et le fils échangèrent encore unbaiser ; Michel conduisit sa mère jusqu’à la porte.
Courtin, en fidèle serviteur, veillait au basde l’escalier. Mme de la Logerie le pria del’accompagner au château.
Lorsque Michel, après avoir fermé la porte, seretourna, il vit Bertha le sourire du bonheur sur les lèvres, lerayonnement de l’amour sur le front.
Elle attendait le moment où elle serait seuleavec le jeune homme pour se jeter dans ses bras.
Michel l’y reçut ; mais, si l’obscuritén’eût point complètement envahi la petite chambre, sans doutel’expression de l’embarras qui se peignait sur le visage du jeunebaron n’eût point échappé à Bertha.
– Ainsi, dit-elle, mon ami, rien ne peut plusnous séparer ; nous avons tout : le consentement de monpère, celui de ta mère.
Michel se tut.
– Nous partons cette nuit, n’est-cepas ?
Comme il avait fait avec sa mère, Michel gardale silence vis-à-vis de Bertha.
– Eh bien, demanda celle-ci, pourquoi nerépondez-vous pas, mon ami ?
– Parce que rien n’est moins sûr encore quenotre départ, mon amie, dit Michel.
– Mais n’avez-vous pas promis à votre mère departir cette nuit ?
– J’ai dit à ma mère : « Celadépendra d’elle. »
– Eh bien, elle, n’était-ce pas moi ?demanda Bertha.
– Comment ! dit Michel, Bertha, siroyaliste, si dévouée, quitterait ainsi la France sans songer àceux qu’elle y laisse ?
– Que voulez-vous dire ? demandaBertha.
– Que je rêve quelque chose de plus grand etde plus utile que ma propre liberté, que mon propre salut, dit lejeune homme.
Bertha le regarda avec étonnement.
– Que je rêve la liberté et le salut demadame, ajouta le jeune homme.
Bertha poussa un cri.
Elle commençait à comprendre.
– Ah ! fit-elle.
– Ce bâtiment que ma mère a frété pour moi,dit Michel, ne peut-il pas, en même temps que nous, emporter horsde France la princesse, votre père…
Puis, plus bas :
– Votre sœur ? ajouta-t-il.
– Oh ! Michel, Michel, s’écria la jeunefille, pardonne-moi de ne pas avoir pensé à cela ! Tout àl’heure, je t’aimais ; maintenant, je t’admire !… Oui,oui, tu as raison, c’est la providence qui a inspiré ta mère ;oui, maintenant, j’oublie tout ce qu’elle a dit de dur et de cruelpour moi, je ne vois en elle qu’un instrument de Dieu, envoyé ànotre secours pour nous sauver tous… Oh ! mon ami, que vousêtes bon ! mieux encore, mon ami, que vous êtes grand d’avoirsongé à tout cela !
Le jeune homme balbutia quelques motsinintelligibles.
– Ah ! je savais bien, continua Berthadans son enthousiasme, je savais bien que vous étiez ce qu’il yavait de plus brave et de plus loyal au monde ; mais,aujourd’hui, Michel, vous vous élevez au-dessus de toutes mesespérances. Pauvre enfant ! blessé, condamné à mort, ils’occupe des autres avant de penser à lui ! Ah ! mon ami,j’étais heureuse : maintenant, je suis fière de mon amour.
Cette fois, si la chambre eût été éclairée,Bertha eût pu voir la rougeur succéder à l’embarras sur le visagede Michel.
Et, en effet, ce dévouement du jeune baronn’était pas aussi désintéressé que le croyait Bertha.
Après s’être fait donner par sa mère sonconsentement à épouser celle qu’il aimait, Michel avait rêvé autrechose.
C’était de rendre à Petit-Pierre le plus grandservice qu’il pût recevoir en ce moment de son serviteur le plusdévoué, de lui tout avouer alors et de lui demander, pour prix dece service, la main de Mary.
On peut comprendre maintenant l’embarras et larougeur de Michel en face de Bertha.
Aussi, à ces démonstrations de la jeune fille,le baron, froid malgré lui, se contenta-t-il de répondre :
– À présent que tout est arrêté, Bertha, jecrois que nous n’avons pas de temps à perdre.
– Non, dit celle-ci ; vous avez raison,mon ami. Ordonnez ! Maintenant que j’ai reconnu non seulementla supériorité de votre cœur, mais encore celle de votre esprit, jesuis prête à obéir.
– Eh bien, dit Michel, nous allons nousséparer.
– Pourquoi cela ? demanda Bertha.
– Parce que vous allez partir, vous Bertha,pour la forêt de Touvois, où vous préviendrez votre père de ce quis’est passé ; de là, vous gagnerez avec lui la baie deBourgneuf, où le Jeune-Charles vous prendra enpassant. Moi, je vais à Nantes, prévenir la duchesse.
– Vous, à Nantes ? Oubliez-vous que vousêtes condamné à mort, désigné, surveillé ? C’est moi qui doisaller à Nantes, et vous à Touvois.
– C’est moi qu’attend leJeune-Charles, Bertha ; c’est à moi seul que, selontoute probabilité, le capitaine consentira à obéir ; sansdoute, voyant une femme au lieu d’un homme, craindra-t-il quelquepiège, et nous jettera-t-il dans d’inextricables difficultés.
– Mais songez donc aux dangers que vous courezen allant à Nantes !
– C’est là peut-être, au contraire,réfléchissez-y, Bertha, l’endroit où je cours le moins de dangers.On ne se doutera pas que, condamné à mort à Nantes, j’essaye derentrer dans la ville qui m’a condamné. Enfin, vous le savez, il ya des moments où la suprême audace est la suprême prudence :nous sommes dans un de ces moments-là. Laissez-moi faire.
– Je vous ai dit que je vous obéirais,Michel ; j’obéirai.
Et la belle et fière jeune fille, soumisecomme un enfant, attendit les ordres de celui qui, grâce auxapparences du dévouement, venait d’acquérir à ses yeux desproportions gigantesques.
Rien de plus simple que la décision prise etson mode d’exécution. Bertha allait donner à Michel l’adresse de laduchesse à Nantes et les différents mots d’ordre à l’aide desquelson pouvait parvenir jusqu’à elle.
Sous l’habit de Rosine, elle gagnerait laforêt de Touvois, tandis que, sous l’habit de paysan apporté parMme de la Logerie, Michel gagnerait Nantes.
Si rien ne contrariait les dispositionsprises, le lendemain, à cinq heures du matin, leJeune-Charles pouvait mettre à la voile, emportant avecPetit-Pierre les derniers vestiges de la guerre civile.
Dix minutes après, Michel enfourchait le bidetde Courtin, sellé et bridé par lui-même, et, d’un dernier geste,prenait congé de Bertha, laquelle regagnait la chaumière de Tinguy,d’où elle devait immédiatement se diriger, par des chemins detraverse, vers la forêt de Touvois.
Malgré le luxe de molettes et d’éparvins dontl’âge et la fatigue avaient gratifié le bidet de maître Courtin, labrave bête avait conservé, dans l’amble qui lui tenait lieu detrot, assez d’énergie pour que Michel arrivât à Nantes avant neufheures du soir.
Sa première station devait être à l’auberge duPoint du Jour.
À peine eut-il traversé le pont Rousseau,qu’il se mit en quête de la susdite auberge.
Ayant reconnu son enseigne, qui figurait uneétoile allongée d’un rayon de la plus belle ocre jaune que lepeintre avait eue à sa disposition, il arrêta son bidet, ou plutôtle bidet de maître Courtin, devant une auge de bois qui servait àrafraîchir les chevaux des rouliers qui ne voulaient que fairehalte sans dételer.
Personne ne paraissait sur le seuil de lamaison en face de laquelle le jeune homme se trouvait ;oubliant l’humble costume dont il était revêtu, et ne se souvenantque de l’empressement que manifestaient d’habitude, à son approche,les serviteurs de la Logerie, il frappa impatiemment sur cette augeplusieurs coups du bâton qu’il tenait à la main.
À ce bruit, un homme en manches de chemisesortit de la cour qui attenait à la maison et s’avança vers Michel.Cet homme était coiffé d’un bonnet de coton bleu, rabattu jusquesur les yeux.
Il sembla à Michel que ce qu’il voyait de sonvisage ne lui était pas inconnu.
– Diable ! fit en grommelant l’homme aubonnet bleu, vous êtes donc trop grand seigneur, mon jeune gars,pour conduire vous-même votre cheval à l’écurie ? Alors n’enparlons plus, on va vous servir comme un bourgeois.
– Servez-moi comme vous voudrez, ditMichel ; mais répondez à ma question.
– Questionnez, dit l’homme en se croisant lesbras.
– Je voudrais voir le père Eustache, ajoutaMichel à demi-voix.
Si bas que Michel eût parlé, l’homme à sontour laissa échapper un signe d’impatience, jeta autour de lui unregard soupçonneux, et, bien qu’il n’eût aperçu que quelquesenfants qui, leurs petites mains croisées derrière le dos,regardaient le jeune paysan avec une curiosité naïve, il pritvivement le cheval par la bride et s’achemina vers la cour.
– Je vous dis que je voudrais voir le pèreEustache, répéta Michel en descendant de sa monture et lorsqu’ilfut arrivé, toujours conduit par l’homme au bonnet bleu, devantl’appentis qui servait d’écurie à l’hôtel du Point duJour.
– J’entends, répondit ce dernier, j’entends dereste, parbleu ! Mais je ne l’ai pas dans mon coffre à avoine,votre père Eustache. D’ailleurs, avant que je vous dise où vous letrouverez, d’où venez-vous ?
– Du Sud.
– Où allez-vous ?
– À Rosny.
– Bien ! alors il vous faut passer parl’église Saint-Sauveur ; vous trouverez là celui que vouscherchez. Allez, et tâchez de parler moins haut, monsieur de laLogerie, quand vous parlerez dans la rue, si vous tenez à arriverau but de votre voyage.
– Ah ! ah ! fit Michel un peuétonné, vous me connaissez ?
– Pardieu ! répondit l’homme.
– Alors il faudrait reconduire le cheval chezmoi.
– Ce sera fait.
Michel mit un louis dans la main du garçond’écurie, qui parut enchanté de la bonne aubaine et lui fit sesoffres de service ; puis il entra résolument dans la ville.Lorsqu’il arriva à l’église Saint-Sauveur, le sacristain allait enfermer les portes. La leçon que venait de donner au jeune baron legarçon d’auberge portait ses fruits, et Michel était décidé àattendre et à examiner avant d’interroger personne.
Cinq ou six pauvres, avant de quitter leporche, où ils avaient passé leur journée, quêtant les aumônes desfidèles, s’étaient agenouillés sous l’orgue pour faire leur prièredu soir.
C’était sans doute parmi eux qu’était le pèreEustache.
Le père Eustache avait pour principalefonction de présenter l’eau bénite avec un goupillon.
Seulement, il était difficile de reconnaîtrele père Eustache ; car, outre deux ou trois femmesencapuchonnées dans leurs mantelets d’indienne tout constellés depièces de différentes couleurs, il y avait là trois mendiants dontpas un ne tenait de goupillon à la main.
Chacun des trois vieillards pouvait donc êtrecelui que cherchait Michel.
Heureusement, le jeune baron avait un signe dereconnaissance.
Il prit la branche de houx qu’il avaitattachée à son chapeau et que Bertha lui avait indiquée comme étantle signe qui le ferait reconnaître du père Eustache, et la laissatomber devant la porte.
Deux des mendiants la poussèrent du pied sansy faire la moindre attention.
Le troisième, qui était un petit vieillardsec, grêle, dont le nez démesuré sortait résolument de dessous unbonnet de soie noire, fit un mouvement en apercevant les feuillesvertes sur les dalles, ramassa la branche de houx et regarda avecinquiétude autour de lui.
Michel sortit de derrière le pilier où ils’était caché.
Le père Eustache – car c’était bien lui – jetaun regard de son côté.
Puis, sans rien dire, il se dirigea vers lecloître.
Michel comprit que la branche de houx nesuffisait pas au défiant donneur d’eau bénite ; après l’avoirsuivi pendant une dizaine de pas, il pressa sa marche et l’accostaen disant :
– Je viens du Sud.
Le mendiant tressaillit.
– Et où allez-vous ? demanda-t-il.
– Je vais à Rosny, répondit Michel.
Le mendiant s’arrêta et rebroussa chemin.
Cette fois, il allait du côté de laville ; un signe fait du coin de l’œil indiqua à Michel qu’onétait d’accord ; celui-ci se laissa dépasser par son guide,puis le suivit à une distance de cinq ou six pas.
Ils repassèrent devant le portail de l’église,et traversèrent une partie de la ville ; puis, au moment oùils entraient dans une ruelle étroite et obscure, le mendiants’arrêta quelques instants devant une porte basse et sombre, percéedans le mur d’un jardin ; puis il reprit sa route.
Michel allait continuer de le suivre ;mais le mendiant lui fit un signe qui avait pour but de luiindiquer la petite porte, et disparut dans l’ombre.
Michel s’aperçut alors que son guide avaitglissé la branche de houx ramassée à l’église dans l’anneau de ferqui servait à heurter.
C’était donc là le but de sa course.
Le jeune homme leva le marteau et le laissaretomber.
À ce bruit, un petit guichet pratiqué dans laporte s’ouvrit, et une voix d’homme demanda ce qu’il désirait.
Michel répéta le mot d’ordre, et onl’introduisit dans une salle basse où un monsieur qu’il reconnutpour l’avoir vu au château de Souday, le soir où le souper préparépour Petit-Pierre avait été mangé par le général Dermoncourt, etqu’il avait retrouvé le fusil à la main, la veille du combat duChêne, lisait tranquillement son journal, assis auprès d’un grandfeu, les pieds sur les chenets, et enveloppé d’une robe dechambre.
Seulement, malgré son extérieur des pluspacifiques, ce monsieur avait une paire de pistolets à deux coups àla portée de sa main, sur une table où se trouvaient, en outre,encre, papier et plumes.
Il reconnut sur-le-champ Michel, et, se levantpour le recevoir :
– Je crois vous avoir vu dans nos rangs,monsieur, lui dit-il.
– Oui, monsieur, répondit Michel, la veille ducombat du Chêne.
– Et le lendemain ? demanda en souriantl’homme à la robe de chambre.
– Le lendemain, j’étais à celui de laPénissière, où j’ai été blessé.
L’inconnu s’inclina.
– Voudriez-vous me faire l’honneur de me direvotre nom ? demanda-t-il.
Michel dit son nom ; l’homme à la robe dechambre consulta un agenda qu’il tira de sa poitrine, fit un signede satisfaction, et, se retournant vers le jeune homme :
– Et, maintenant, monsieur, lui demanda-t-il,qui vous amène ?
– Le désir de voir Petit-Pierre, et de luirendre un grand service.
– Pardon, monsieur, mais on ne peut arriver dela sorte à la personne dont vous parlez. Vous êtes desnôtres ; je sais que nous pouvons compter sur vous ; maisvous comprenez que des allées et venues dans la maison quijusqu’ici a gardé son secret si heureusement ne tarderaient pas àattirer l’attention de la police. Veuillez donc me confier vosprojets, et je vous donnerai la réponse que vous devezattendre.
Michel alors expliqua ce qui s’était passéentre lui et sa mère ; comment celle-ci s’était assurée d’unbâtiment qui pût le soustraire à la condamnation prononcée contrelui, et comment il avait eu l’idée de faire servir ce bâtiment ausalut de Petit-Pierre.
L’homme à la robe de chambre écoutait avec uneattention croissante ; puis, quand le jeune baron eutfini :
– En vérité, dit-il, c’est la Providence quivous envoie ! Il était vraiment impossible, quelles quefussent les précautions employées par nous, et dont vous avez pujuger, que la maison où Petit-Pierre est caché continuât d’échapperà la surveillance de la police ; pour le bien de la cause,dans l’intérêt de Petit-Pierre, dans le nôtre, il vaut mieux qu’ilparte, et la difficulté de trouver un navire étant si heureusementlevée, je vais sur-le-champ me rendre près de lui et prendre sesordres.
– Vous suivrai-je ? demanda Michel.
– Non ; votre déguisement à côté de monhabit bourgeois vous signalerait à l’attention des mouchards dontnous sommes entourés. À quelle auberge êtes-vousdescendu ?
– Au Point du Jour.
– Vous êtes chez Joseph Picaut ; il n’y arien à craindre.
– Ah ! fit Michel, en effet, je savaisbien que sa figure ne m’était pas inconnue ; seulement, commeje croyais qu’il habitait entre la Boulogne et la forêt deMachecoul…
– Vous ne vous trompiez pas : il n’estaubergiste que par occasion. Allez donc m’attendre chez lui ;dans deux heures, j’y viendrai, ou seul ou accompagné dePetit-Pierre : seul, si Petit-Pierre refuse d’accepter votreoffre ; avec lui, s’il accepte.
– Mais êtes-vous bien sûr de ce Picaut ?demanda Michel.
– Oh ! de lui comme de nous-mêmes !S’il y a un reproche à lui faire, ce serait, au contraire, d’êtretrop ardent. Rappelez-vous que, pendant les courses de Petit-Pierreen Vendée, plus de six cents paysans ont, à plusieurs reprises,connu le secret de ses différentes retraites, et, c’est le plusbeau titre de gloire de ces pauvres gens, pas un n’a songé à fairesa fortune en le trahissant. Prévenez Joseph que vous attendezquelqu’un ; qu’en conséquence il ait à veiller. En lui disantces seuls mots : Rue du Château, n° 3, vousobtiendrez de lui et des autres commensaux de l’aubergel’obéissance la plus absolue et surtout la plus passive.
– Avez-vous d’autres recommandations à mefaire ?
– Peut-être sera-t-il prudent que les autrespersonnes qui accompagneront Petit-Pierre sortent isolément de lamaison où il est caché, et isolément se rendent à l’auberge duPoint du Jour.
Faites-vous donner une chambre avec fenêtresur le quai ; n’ayez pas de lumière dans votre chambre, maislaissez la fenêtre ouverte.
– Vous n’oubliez rien ?
– Non… Adieu, monsieur, ou plutôt aurevoir ! et, si nous réussissons à arriver sains et saufs àvôtre bâtiment, vous aurez rendu à la cause un immense service.Quant à moi, je suis dans des transes continuelles : on parledes sommes énormes offertes en prime à la trahison, et je trembleque quelque cupidité ne finisse par s’éveiller et nous perde.
On reconduisit Michel ; mais au lieu dele faire sortir par la porte qui lui avait donné entrée, on le fitsortir par la porte opposée, donnant dans une autre rue.
Il traversa rapidement la ville et gagna lequai ; arrivé au Point du Jour, il trouva JosephPicaut qui avait racolé un gamin auquel il donnait ses instructionspour reconduire le cheval de Courtin, ainsi que Michel l’avaitrecommandé.
Le jeune baron, en entrant à l’écurie, fit aufaux garçon d’auberge un signe que celui-ci comprit parfaitement.Picaut renvoya le gamin en ajournant la commission aulendemain.
– Vous m’avez dit que vous me connaissiez, fitMichel lorsqu’ils furent seuls.
– J’ai fait mieux que cela, monsieur de laLogerie, puisque je vous ai appelé par votre nom.
– Eh bien, je ne suis pas fâché de t’apprendreque nous sommes quittes sous ce rapport : moi aussi, je saiston nom : tu t’appelles Joseph Picaut.
– Je ne m’en dédis pas, répondit le paysanavec son air narquois.
– Peut-on se fier à toi, Joseph ?
– C’est selon ce que l’on me demande :les bleus et les rouges, non ; les blancs, oui.
– Tu es blanc alors ?
Picaut haussa les épaules.
– Si je ne l’étais pas, serais-je ici, moi quisuis condamné à mort ni plus ni moins que vous ? C’est commecela ; on m’a fait les honneurs de la contumace. Oh !nous sommes bien véritablement égaux devant la loi.
– Bon alors, tu es ici… ?
– Garçon d’écurie, pas autre chose.
– Conduis-moi au maître de l’auberge.
On réveilla l’aubergiste, qui étaitcouché.
L’aubergiste accueillit Michel avec unecertaine défiance ; aussi celui-ci, qui comprit qu’il n’yavait pas de temps à perdre, se décida à frapper le grand coup etprononça les cinq mots :
– Rue du Château, n° 3.
À peine le mot d’ordre eut-il été entendu del’aubergiste, que sa défiance disparut et qu’il devint toutautre ; à partir de ce moment, lui et sa maison étaient à ladisposition de Michel.
Alors ce fut à Michel d’interroger :
– Avez-vous des voyageurs chez vous ?demanda-t-il.
– Un seul, répondit l’aubergiste.
– De quelle espèce ?
– De la pire ! C’est un homme dont ilfaut nous défier.
– Vous le connaissez donc ?
– C’est le maire de la Logerie, maîtreCourtin, un vrai pataud !
– Courtin ! s’écria Michel, Courtinici ! En êtes-vous sûr ?
– Je ne le connaissais pas ; c’est Picautqui m’a prévenu.
– Et depuis quand est-il arrivé ?
– Depuis un quart d’heure à peine.
– Où est-il ?
– Dehors, en ce moment. Il a mangé unmorceau ; puis il est sorti sur-le-champ en m’annonçant qu’ilne rentrerait que fort avant dans la nuit, vers deux heures dumatin ; il avait, disait-il, affaire à Nantes.
– Et sait-il que vous le connaissez,vous ?
– Je ne le crois pas, à moins qu’il n’aitreconnu Joseph Picaut, comme Joseph Picaut l’a reconnului-même ; mais j’en doute : il était dans la lumière,tandis que Joseph Picaut est constamment resté dans l’ombre.
Michel réfléchit un moment.
– Je ne crois pas maître Courtin aussi mauvaisque vous le supposez, répliqua Michel ; mais, n’importe, ilfaut nous défier de lui, comme vous dites, et surtout il faut qu’ilignore ma présence dans votre auberge.
Picaut, qui, jusque-là, s’était tenu sur leseuil de la porte, s’avança, et, se mêlant à laconversation :
– Oh ! dit-il, s’il vous fait par tropd’ombrage, il faut le dire : on s’arrangera de manière à cequ’il ne sache rien, ou, s’il sait quelque chose, de manière à cequ’il se taise ; j’ai déjà de vieux griefs contre lui, et il ya longtemps que je ne cherche qu’un prétexte…
– Non, non ! s’écria vivement Michel,Courtin est mon métayer ; je lui ai certaines obligations quime font désirer qu’il ne lui arrive pas malheur ; d’ailleurs,se hâta-t-il d’ajouter en voyant que Picaut fronçait le sourcil, iln’est pas ce que vous le supposez.
Joseph Picaut hocha la tête ; mais Michelne vit pas son geste.
– Soyez tranquille, dit l’aubergiste, s’ilvient à rentrer, je le surveillerai.
– Bien ! Quant à toi, Joseph, tu vasprendre le cheval sur lequel je suis venu ; il est bon quemaître Courtin ne le trouve pas à l’écurie : il ne manqueraitpas de le reconnaître, attendu que c’est le sien.
– Bon !
– Tu connais la rivière, n’est-cepas ?
– Il n’y a pas un coin de la rive gauche queje n’aie battu ; de la droite, je suis moins sûr.
– En ce cas, tout va bien ; c’est sur larive gauche que tu as affaire.
– Dites la chose alors.
– Tu te rendras à Couéron ; vis-à-vis dela seconde île, entre les deux îlots de l’épave, tu verras unbâtiment à la mer ; il s’appelle le Jeune-Charles.Quoique à l’ancre, il aura son perroquet de misaine battant sur lemât ; cela te le fera reconnaître.
– Soyez tranquille.
– Tu prendras une barque, tu iras àbord ; on te criera : « Qui vive ? » Turépondras : « Belle-Isle en Mer. » Alors on telaissera monter ; tu remettras au capitaine ce mouchoir telqu’il est, c’est-à-dire noué par trois bouts, et tu lui diras depréparer son appareillage pour une heure du matin.
– Et c’est tout ?
– Oh ! mon Dieu, oui… c’est-à-dire, non,ce n’est pas tout : si je suis content de toi, Picaut, tuauras cinq pièces comme tu en as déjà reçu une ce soir.
– Allons, Allons, dit Joseph Picaut, à part lachance d’être pendu, ce n’est pas encore un trop mauvais métier quecelui que je fais ici, et, si je pouvais seulement de temps entemps envoyer un coup de fusil aux bleus, ou me venger de Courtin,par exemple, ma foi, je ne regretterais pas maître Jacques et sesterriers… Et puis après ?
– Comment et puis après ?
– Oui, quand j’aurai fait macommission ?
– Tu te cacheras sur la rive du fleuve, et tunous attendras ; nous te préviendrons par un coup de sifflet.Si tout va bien, tu viendras à nous en imitant le chant ducoucou ; si tu as, au contraire, vu quelque chose qui doivenous inquiéter, tu nous préviendras en imitant le cri de lachouette.
– Peste ! monsieur de la Logerie, ditJoseph, on voit que vous avez été à bonne école. Tout cela estclair et me semble bien combiné. C’est, par ma foi, dommage quevous n’ayez pas un meilleur cheval à me mettre entre lesjambes ; sans cela, votre affaire serait lestement faite etbien faite.
Joseph Picaut sortit pour remplir le messagedont il était chargé.
Pendant ce temps, l’aubergiste conduisaitMichel au premier étage dans une chambre de pauvre apparence, quiservait de succursale à sa salle à manger, mais qui s’ouvrait surla route par deux fenêtres ; puis lui-même il alla se placeren observation pour guetter Courtin.
Michel ouvrit une des fenêtres, ainsi qu’il enétait convenu avec le monsieur à la robe de chambre ; puis ils’assit sur un tabouret de façon à ce que sa tête ne pût être vuede la route sur laquelle son regard plongeait.
Michel, sous son apparente immobilité, étaitdans un état d’angoisse extrême ; il allait revoir Mary, et, àcette idée, sa poitrine se serrait, son cœur se gonflait, son sangcirculait par soubresauts dans ses veines ; il se sentaittrembler d’émotion. Il ne savait pas trop quelle serait laconséquence de tout cela ; mais la fermeté que, contre sonhabitude, il avait déployée en face de sa mère et de Bertha, luiavait si bien réussi des deux côtés, qu’il était résolu à être nonmoins ferme vis-à-vis de Mary. Il comprenait très bien qu’il étaitarrivé au paroxysme extrême de la situation, et qu’un bonheuréternel ou un malheur irréparable allait surgir de sa décision.
Il y avait une heure à peu près qu’il étaitlà, suivant des yeux, avec anxiété, toutes les formes humaines quisemblaient venir du côté de la petite auberge, guettant tous leursmouvements, pour savoir si elles ne se dirigeaient pas vers laporte, désolé lorsqu’il voyait son espérance sans cesserenaissante, s’évanouir une fois de plus, trouvant les minutes deséternités, et se demandant si son cœur ne se briserait pas quand ilse trouverait réellement en face de Mary.
Tout à coup, il aperçut une ombre qui venaitdu côté de la rue du Château, marchant rapidement sur la pointe dupied, rasant les maisons, et, dans sa marche, n’éveillant aucunbruit ; aux vêtements, il reconnaissait une femme ; maiscette femme, ce n’était, sans doute, ni Petit-Pierre ni Mary :il n’y avait point de probabilité que l’un ou l’autre vîntseul.
Cependant il semblait au baron que celle quis’approchait de plus en plus levait les yeux pour reconnaître lamaison ; puis il la vit qui s’arrêtait devant l’auberge ;puis il entendit trois petits coups frappés sur la porte.
Michel ne fit qu’un bond de son posted’observation à l’escalier ; il descendit rapidement, ouvritla porte, et, dans cette femme couverte d’une mante, il reconnutMary.
Leurs deux noms furent tout ce que les deuxjeunes gens purent prononcer en se retrouvant en face l’un del’autre ; puis Michel saisit la jeune fille par le bras, laguida à travers l’obscurité et l’entraîna dans la chambre dupremier étage.
Mais, à peine entré dans cettechambre :
– Ô Mary, Mary, s’écria-t-il en tombant àgenoux, c’est donc vous ! Il me semble encore que jerêve ! Tant de fois j’avais songé à ce bienheureux instant,tant de fois mon imagination avait, par avance, savouré ces doucesjoies, qu’aujourd’hui encore j’ai peine à me figurer que je ne soispas le jouet d’un songe ! Mary, mon ange, ma vie, mon amour,oh ! laissez-moi vous presser contre mon cœur !
– Ô Michel, mon ami, dit la jeune fille ;soupirant de ne pouvoir dompter le sentiment qui s’emparait d’elle,moi aussi, je suis bien heureuse de vous revoir. Mais, dites-moi,pauvre cher enfant, vous avez été blessé.
– Oui, oui ; mais ce n’était pas mablessure qui me faisait souffrir ; c’était l’éloignement oùj’étais de tout ce que j’aime au monde… Oh ! Mary,croyez-moi : la mort est bien sourde et bien rebellepuisqu’elle n’est pas venue à ma prière.
– Michel, pouvez-vous parler ainsi, monami ? oublier tout ce que la pauvre Bertha a fait pourvous ? Car nous l’avons su, et je l’ai tant admirée, ma pauvresœur, je l’ai tant aimée pour son dévouement, dont chaque minutevous donnait la preuve !
Mais, à ce nom de Bertha, Michel, décidé à neplus se laisser imposer la volonté de Mary, s’était relevébrusquement et marchait dans la chambre d’un pas qui décelait sonémotion.
Mary vit ce qui se passait dans le cœur dujeune homme ; elle fit un suprême effort.
– Michel, dit-elle, je vous en conjure, jevous le demande au nom de toutes les larmes que j’ai versées àvotre souvenir, ne me parlez plus que comme à votre sœur !n’oubliez plus que bientôt vous allez être mon frère.
– Votre frère ! moi, Mary ? dit lejeune homme en secouant la tête. Oh ! quant à cela, madécision est prise et bien prise : jamais, je vous lejure !
– Michel, Michel, oubliez-vous que vous m’avezfait un autre serment ?
– Ce serment, je ne l’ai pas fait !non : vous me l’avez arraché, arraché cruellement ; vousavez abusé de l’amour que j’avais pour vous, pour exiger que jerenonçasse à vous ! Mais ce serment, tout en moi s’est soulevécontre lui, pas une fibre de mon corps ne veut qu’il soit tenu. Etme voilà, Mary, me voilà vous disant : Je suis séparé de vousdepuis deux mois, et, depuis deux mois, je n’ai pensé qu’àvous ! j’ai failli mourir enseveli sous les ruines enflamméesde la Pénissière, et je n’ai pensé qu’à vous ! j’ai failliêtre tué… cette balle qui m’a traversé l’épaule, et qui, un peuplus bas et un peu plus à droite, m’eût traversé le cœur… et jen’ai pensé qu’à vous ! j’ai failli expirer de faim, defaiblesse, de fatigue, et je n’ai pensé qu’à vous ! C’estBertha qui est ma sœur, Mary. Vous, vous êtes ma bien-aimée, mafiancée chérie ; vous, Mary, vous serez ma femme.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, que medites-vous là, Michel ? est-ce que vous devenezinsensé ?
– Je l’ai été un instant, Mary : c’estquand j’ai cru que je pourrais vous obéir ; mais l’absence, ladouleur, le désespoir ont fait de moi un autre homme. Ne comptezplus sur le pauvre roseau qui pliait à votre souffle : quoique vous fassiez, vous serez à moi, Mary ! parce que je vousaime, parce que vous m’aimez, parce que je ne veux pas pluslongtemps mentir à Dieu et à mon cœur.
– Vous oubliez, Michel, répondit Mary, que mesrésolutions à moi, ne varient pas comme les vôtres. Moi, j’aijuré ; je tiendrai le serment.
– Soit ; mais, alors, j’ai quitté Berthapour toujours ; Bertha ne me reverra plus.
– Mon ami…
– Voyons, sérieusement, Mary, pour quicroyez-vous que je suis ici ?
– Vous êtes ici, mon ami, pour sauver laprincesse, à laquelle nous nous sommes tous dévoués, corps etâme.
– Je suis ici, Mary, pour vous revoir. Ne mesachez pas plus gré de mon dévouement qu’il ne le mérite. Je suisdévoué à vous, Mary, et à nulle autre. Cette idée de sauverPetit-Pierre, qui me l’a inspirée ? Mon amour ! Yaurais-je songé, si je n’eusse pas dû vous revoir en lesauvant ? Ne faites de moi ni un héros, ni un demi-dieu ;je suis un homme, un homme qui vous aime ardemment, et qui, pourvous, risquera sa tête. Mais, vous à part, que me font, je vous ledemande, toutes ces querelles de dynastie à dynastie ?Qu’ai-je affaire aux Bourbons de la branche aînée ou aux Bourbonsde la branche cadette, moi que l’histoire ne réclame dans aucune deses pages, moi qui ne me rattache au passé par aucunsouvenir ? Mon opinion, c’est vous ; ma croyance, c’estvous. Vous auriez été pour Louis-Philippe, j’eusse été pourLouis-Philippe ; vous êtes pour Henri V, je suis pour Henri V.Demandez-moi mon sang, je vous dirai : « Levoilà ! » mais ne me demandez pas de me prêter pluslongtemps à une situation impossible.
– Mais que comptez-vous faire,alors ?
– Dire à Bertha la vérité.
– La vérité ? Oh ! vous n’oserezpas !
– Mary, je vous proteste…
– Non, non.
– Oh ! que si fait ! chaque jour,voyez-vous, Mary, je secoue davantage les langes où l’on aemmailloté mon adolescence. Il y a, croyez-le, une grande distancede moi à cet enfant que vous avez rencontré un jour, dans un chemincreux, blessé et pleurant de crainte au nom et au souvenir de samère… C’est à mon amour que j’ai dû ma force. J’ai soutenu, sansbaisser les yeux, un regard qui, autrefois, me faisait plier latête et me brisait les deux genoux ; j’ai tout dit à ma mère,et ma mère m’a dit : « Je vois bien que tu es unhomme ; fais à ta volonté ! » Or, ma volonté, lavoici : c’est de me consacrer tout à vous ; mais aussi jeveux que vous soyez à moi. Voyez donc dans quelle folle lutte vousnous avez engagés : moi, l’époux de Bertha ! supposons-leun instant ; mais il n’y aurait pas de supplice égal à celuide la pauvre créature, si ce n’est le mien. On a bercé mon enfancedu récit de ces mariages républicains où Carrier, l’homme desanglante mémoire, liait ensemble un corps vivant à un cadavre etjetait le tout à la Loire. Eh bien, Mary, voilà ce que serait notreunion à nous ; et vous, vous vous regarderiez agoniser, Mary,seriez-vous plus heureuse que nous ? Dites ! Non ;j’y suis résolu : ou je ne reverrai jamais Bertha, ou, lapremière fois que je la reverrai, je lui expliquerai comment mafolle timidité a abusé Petit-Pierre, comment le courage m’a manquépour lui dire la vérité, tandis qu’il en était temps encore… Enfin…enfin, je ne lui dirai point que je ne l’aime pas, mais je luidirai que je vous aime.
– Mon Dieu ! s’écria Mary, maissavez-vous que, si vous faites cela, Michel, elle enmourra ?
– Non ; Bertha n’en mourra point, ditderrière eux la voix de Petit-Pierre, qui était monté sans qu’ilsl’entendissent.
Les deux jeunes gens se retournèrent enpoussant un cri.
– Bertha, continua Petit-Pierre, est une nobleet courageuse fille qui comprendra le langage que vous lui tiendrezlà, monsieur de la Logerie, et qui saura, à son tour, immoler sonbonheur au bonheur de ceux qu’elle aime. Mais vous n’aurez pascette peine ; c’est moi qui ai fait la faute, ou plutôt qui aicommis l’erreur, c’est moi qui la réparerai, en priant, toutefois,M. Michel, ajouta Petit-Pierre avec un sourire, d’être, une autrefois, plus explicite dans ses confidences.
Au premier bruit qu’avait fait Petit-Pierre etqui leur avait arraché un cri, les deux jeunes gens s’étaientvivement éloignés l’un de l’autre.
Mais celui-ci les prit par le bras, lesrapprocha et réunit leurs deux mains.
– Aimez-vous sans remords, leur dit-il ;vous avez été tous deux plus généreux qu’on n’a le droit del’attendre de notre pauvre race humaine ; aimez-vous sansmesure, car bienheureux sont ceux qui peuvent borner là leurambition.
Mary baissait les yeux ; mais, tout enbaissant les yeux, elle répondait à l’étreinte de la main deMichel.
Le jeune homme mit un genou en terre devant lepetit paysan.
– Il me faut, dit-il, tout le bonheur que vousm’ordonnez d’espérer pour que je ne sois point aux regrets de nepas m’être fait tuer pour vous.
– Que parlez-vous de vous faire tuer ?que parlez-vous de mourir ? Hélas ! je le vois bien, rienn’est plus inutile que de se faire tuer, rien n’est plus inutileque de mourir ! Voyez mon pauvre Bonneville ! à quoi sondévouement m’a-t-il servi ? Non, monsieur de la Logerie, ilfaut vivre pour ceux que vous aimez, et vous m’avez donné le droitde me ranger parmi ceux-là : vivez donc pour Mary, et, de soncôté – laissez-moi en répondre pour elle – Mary vivra pourvous.
– Ah ! Madame, s’écria Michel, si tousles Français avaient pu vous voir comme je vous ai vue, s’ils vousconnaissaient comme je vous connais…
– Oui, j’aurais des chances de prendre, unjour ou l’autre, ma revanche, surtout s’ils étaient amoureux. Maisparlons d’autre chose, s’il vous plaît, et, avant de songer à unenouvelle attaque, pensons à la retraite. Voyez donc si nos amisarrivent, car je vous dois encore un reproche : mademoiselleMary avait si complètement absorbé votre attention, ma bravesentinelle, que j’aurais pu attendre jusqu’au jour dans la rue lesignal convenu. Heureusement, le bruit de votre voix arrivaitjusqu’à moi ; heureusement encore, vous aviez pris laprécaution de laisser la porte de la rue ouverte, de sorte que l’onentrait ici comme dans une auberge, c’est le cas de le dire.
Comme Petit-Pierre adressait en riant cereproche à Michel, les deux autres personnes qui devaientl’accompagner dans sa fuite étaient arrivées ; mais, après unecourte délibération, elles comprirent que c’était compromettre lesalut de celui-ci que de se mettre en marche en si grand nombre, etelles renoncèrent à le suivre.
Petit-Pierre, Michel et Mary partirent doncseuls.
Le quai était désert ; le pont Rousseauparaissait complètement solitaire. Michel éclaira le chemin.
On traversa le pont sans accident.
Michel s’engagea sur la berge : Mary etPetit-Pierre l’y suivirent, se tenant à côté l’un de l’autre.
La nuit était splendide, si splendide, qu’ilsn’osèrent marcher ainsi à découvert.
Michel proposa de suivre le chemin du Pèlerin,qui est tracé parallèlement à la rivière et qui est moins nu que laberge ; sa proposition fut acceptée, et, en conservant le mêmeordre de marche, on s’engagea dans ce chemin.
Grâce au clair de lune, on apercevait, detemps en temps, la rivière comme une large et brillante napped’argent, que tachaient de loin en loin les îles couvertes d’arbresqui se dessinaient à la fois, les îles sur le fleuve, les arbressur le ciel.
Cette clarté de la nuit, si elle avait sesinconvénients, avait, en revanche, quelques avantages. Michel, quiservait de guide, était plus certain de ne pas dévier du chemin, etde plus loin, en même temps, il pouvait apercevoir le navire.
Lorsqu’on eut dépassé, ou plutôt tourné lebourg du Pèlerin, le jeune baron cacha Petit-Pierre et Mary dansune anfractuosité de la berge, s’approcha de la rive et fitentendre le coup de sifflet qui devait servir de signal à JosephPicaut.
Joseph Picaut ne répondant point par le crid’alarme, Michel, qui, jusque-là, n’avait pas été sans inquiétude,commença de se tranquilliser : il ne douta plus, en nerecevant pas de réponse, que le chouan ne se rendît près delui.
Il attendit cinq minutes ; rien nebougea.
Il envoya un second coup de sifflet, mais plusaigu, plus retentissant que le premier.
Rien ne répondit, personne ne vint.
Il pensa qu’il s’était trompé peut-être sur lelieu du rendez-vous et se mit à courir le long de la rive.
Au bout de deux cents pas, il avait dépassél’île de Couéron, et il avait laissé ce dernier village derrièrelui.
Il n’y avait plus d’île derrière laquelle pûts’abriter le bâtiment, et cependant on ne le voyait pas.
C’était donc bien à l’endroit où il s’étaitarrêté d’abord, entre les deux villages de Couéron et du Pèlerin,qu’il devait attendre ; c’était bien derrière l’île verslaquelle il était forcé de rétrograder qu’il devait trouver lebâtiment ; seulement, à moins d’accident, il ne s’expliquaitpas l’absence de Joseph Picaut.
Alors il lui vint une idée.
Il eut peur que l’énormité de la somme promiseà qui livrerait la personne qui se cachait sous le nom dePetit-Pierre n’eût tenté le chouan, dont la physionomie ne l’avaitpas prévenu favorablement. Il communiqua ses appréhensions àPetit-Pierre et à Mary, qui étaient venus le rejoindre.
Mais Petit-Pierre secoua la tête.
– Ce n’est pas possible, dit-il ; si cethomme nous eût trahis, nous serions déjà arrêtés ; d’ailleurs,cela n’expliquerait pas l’absence du navire.
– Vous avez raison ; le capitaine devaitenvoyer une barque, et je ne la vois pas.
– Peut-être n’est-il pas l’heure.
En ce moment, l’horloge du bourg du Pèlerintinta deux coups, comme si elle eût été chargée de répondre àl’objection.
– Tenez, dit Michel, voilà deux heures quisonnent.
– Y avait-il une heure arrêtée avec lecapitaine ?
– Ma mère n’avait pu agir que sur desprobabilités et lui avait indiqué cinq heures.
– Il n’a donc pas pu s’impatienter puisquenous arrivons trois heures plus tôt qu’il ne nous attend.
– Que faire ? demanda Michel. Maresponsabilité est si grande que je n’ose agir de moi-même.
– Il faut prendre une barque, réponditPetit-Pierre, et nous mettre à la recherche du bâtiment. Du momentoù le capitaine sait que nous connaissons son ancrage, peut-êtres’en est-il rapporté à nous pour le trouver.
Michel fit cent pas du côté du Pèlerin, etaperçut devant lui une barque amarrée sur la grève. Il n’y avaitpas longtemps qu’on s’en était servi, car les avirons couchés aufond du bateau étaient encore humides.
Il revint annoncer cette nouvelle à sescompagnons, et les invita à rentrer dans leur cachette tandis qu’iltraverserait la rivière.
– Savez-vous au moins diriger un bateau ?demanda Petit-Pierre.
– Je vous avoue, répondit Michel en rougissantde son ignorance, que je ne suis pas de première force.
– Alors, dit Petit-Pierre, nous irons avecvous, je vous servirai de pilote ; bien des fois, et paramusement, j’ai rempli cet office dans la baie de Naples.
– Et moi, dit Mary, je l’aiderai àramer ; bien souvent ma sœur et moi avons traversé le lac deGrand-Lieu.
Tous trois s’embarquèrent ; lorsqu’ilsfurent au milieu de la Loire, Petit-Pierre, qui, de l’arrière,plongeait dans la direction du cours du fleuve, s’écria en sepenchant en avant :
– Le voilà ! le voilà !
– Qui ? quoi ? demandèrent ensembleMary et Michel.
– Le navire ! le navire ! là, là,voyez !
Et Petit-Pierre indiquait le bas de la rivièredans la direction de Paimbœuf.
– Non, dit Michel, ce ne peut pas êtrelui.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’au lieu de venir à nous, ils’éloigne.
En ce moment, ils abordaient à l’extrémité del’île. Michel sauta à terre, aida ses deux compagnons à descendre,et, sans perdre une seconde, courut à l’autre bout.
– C’est bien notre bâtiment ! cria-t-il,en revenant à Petit-Pierre et à Mary. Au bateau ! aubateau ! et force de rames !
Tous trois s’élancèrent de nouveau dans labarque ; Mary et Michel s’emparèrent des avirons, et, tandisque Petit-Pierre reprenait le gouvernail, ils ramèrent de toutesleurs forces.
Aidée par le courant, la petite barqueavançait rapidement ; il y avait chance de rejoindre lagoélette si celle-ci conservait la même marche.
Mais, tout à coup, un carré noir vint cacher àleurs yeux les découpures que faisaient sur le ciel les cordages etle mât : c’était la grande voile que l’on hissait.
Bientôt un autre morceau de toile se dessinaau-dessus de celle-ci : c’était le hunier.
Puis ce fut le tour de la brigantine.
Le Jeune-Charles, profitant du ventqui venait de se lever, mettait toutes voiles dehors.
Michel avait repris la rame des mains tropfaibles de Mary ; il se courbait sur les avirons comme unforçat dans une galère ; il était au désespoir ; car, enune seconde, il avait calculé toutes les conséquences qu’allaitavoir le départ de la goélette.
Il voulait appeler, crier, héler : maisPetit-Pierre, au nom de la prudence, lui ordonna de n’en rienfaire.
– Bah ! dit celui-ci, dont la gaietésurvivait à toutes les vicissitudes de la fortune, la Providence neveut pas décidément que je quitte cette bonne terre de France.
– Ah ! s’écria Michel, pourvu que ce soitla Providence.
– Que voulez-vous dire ? demandaPetit-Pierre.
– Que je crains qu’il n’y ait là-dessousquelque affreuse machination !
– Allons donc, mon pauvre ami, il n’y a que duhasard. On s’est trompé de date ou d’heure, voilà tout ;d’ailleurs, qui vous dit que nous eussions échappé aux croiseursqui surveillent l’embouchure de la Loire ? Tout est pour lemieux, peut-être.
Mais Michel ne se rendait pas aux raisons quelui donnait Petit-Pierre ; il continuait de se lamenter, ilvoulait se jeter à la Loire, pour gagner à la nage la goélette, quidoucement s’enfonçait et commençait à disparaître dans lesbrouillards de l’horizon, et ce fut avec beaucoup de peine quePetit-Pierre parvint à lui rendre un peu de calme.
Peut-être n’y fût-il point parvenu s’il n’eûtemployé l’intermédiaire de Mary.
Enfin, Michel, découragé, laissa tomber lesavirons.
En ce moment, trois heures sonnèrent àCouéron ; dans une heure, le jour allait commencer àparaître.
Il n’y avait pas de temps à perdre :Michel et Mary reprirent les rames. On regagna la rive et on laissala barque à la même hauteur à peu près où on l’avait prise.
Dès lors, il fallut se décider à rentrer àNantes. Cette décision prise, il était important d’y rentrer avantle jour.
Chemin faisant, Michel se frappa le front.
– Oh ! dit-il, j’ai fait une sottise,j’en ai bien peur !
– Laquelle ? demanda la duchesse.
– De ne pas rentrer à Nantes par l’autrerive.
– Bah ! tous les chemins sont bons quandon les suit avec prudence ; puis qu’aurions-nous fait de labarque ?
– Nous l’aurions laissée sur l’autre bord.
– Et les pauvres pêcheurs à qui elleappartient eussent perdu une journée à la chercher ! Allonsdonc ! mieux vaut que nous ayons un peu plus de peine que decoûter un morceau de pain à des braves gens qui n’en ont peut-êtrepas trop.
On arriva au pont Rousseau. Petit-Pierreinsista pour que Michel le laissât rentrer seul dans la ville en lacompagnie de Mary ; mais Michel ne voulut jamais yconsentir : peut-être était-il trop heureux de se retrouverprès de Mary – laquelle, rassurée par ce que lui avait ditPetit-Pierre, soupirait bien encore de temps en temps mais, tout ensoupirant, répondait aux paroles de tendresse que son amant luiadressait – peut-être, disons-nous, était-il trop heureux de seretrouver près d’elle pour se décider à la quitter si vite.
Tout ce que l’on put obtenir de lui, c’estqu’au lieu de marcher en tête ou sur la même ligne, il marchâtderrière, et à quelque distance.
On venait de traverser la place du Bouffai,lorsque Michel, au moment où il tournait l’angle de la rueSaint-Sauveur, crut entendre un pas derrière lui. Il se retournavivement, et, à la lueur défaillante du réverbère, il aperçut, àune centaine de pas, un homme qui, en se voyant remarqué, se jetaprécipitamment dans l’enfoncement d’une porte.
Le premier mouvement de Michel fut des’élancer à la poursuite de cet homme ; mais il réfléchit que,pendant ce temps, Petit-Pierre et Mary s’éloigneraient et qu’il nesaurait plus où les trouver.
Il courut, au contraire, en avant et lesrejoignit.
– On nous suit, dit-il à Petit-Pierre.
– Eh bien, laissons-nous suivre, réponditcelui-ci avec sa sérénité habituelle ; nous avons de quoidépister ceux qui sont à nos trousses.
Petit-Pierre entraîna Michel dans une ruetransversale, et, au bout de cent pas, ils se trouvèrent àl’extrémité de la ruelle que Michel avait déjà suivie et qu’ilreconnut à la porte que lui avait indiquée le mendiant en ysuspendant la branche de houx.
Petit-Pierre leva le marteau et frappa troiscoups séparés par des intervalles inégaux.
À ce signal, la porte s’ouvrit comme parenchantement. Petit-Pierre poussa Mary dans la cour, et y entralui-même.
– C’est bien, dit Michel ; maintenant, jevais voir si cet homme nous épie encore.
– Non pas, non pas ! vous êtes condamné àmort, dit Petit-Pierre ; si vous l’oubliez, je ne l’oubliepas, moi, et, comme nous courons même danger, s’il vous plaît,prenons même précaution. Entrez donc, entrez vite !
Pendant ce temps, le même homme qui, la veilleau soir, avait reçu Michel en lisant son journal, parut sur leperron, vêtu de la même robe de chambre que la veille et encore àmoitié endormi.
Il leva les bras au ciel en reconnaissantPetit-Pierre.
– C’est bien, c’est bien, dit celui-ci ;ne perdons pas de temps en lamentations. Tout est manqué ; onnous suit. Ouvrez, mon cher Pascal.
Celui-ci indiqua la porte entrebâilléederrière lui.
– Non, pas la porte de la maison, ditPetit-Pierre ; celle du jardin… Dans dix minutes, selon touteprobabilité, la maison sera cernée. À la cachette ! à lacachette !
– Suivez-moi donc, alors.
– Nous vous suivons, désespéré de vous avoirdérangé de si bonne heure, mon pauvre Pascal, d’autant plus désoléque ma visite va, sans doute, nécessiter votre déménagement, sivous tenez à ne point être pris.
La porte du jardin fut ouverte.
Avant de la franchir, Michel étendit la mainpour prendre celle de Mary.
Petit-Pierre vit le geste et poussa celle-cidans les bras du jeune homme.
– Voyons, embrassez-le, dit-il, ou, tout aumoins, permettez qu’il vous embrasse. Devant moi, c’estpermis : je vous sers de mère, et je trouve que le pauvreinnocent l’a bien gagné. Là ! maintenant, vous, tirez de votrecôté, tandis que nous allons tirer du nôtre. Le soin de mesaffaires, soyez tranquille, ne m’empêchera point de m’occuper desvôtres.
– Mais ne pourrai-je la revoir ? demandatimidement Michel.
– C’est dangereux, je le sais bien, réponditPetit-Pierre ; mais bah ! on dit qu’il y a un dieu quiprotège les amoureux et les ivrognes : je compte sur ce dieu.Rue du Château, n° 3, une visite vous est permise, une visite toutau plus ; car je vais faire en sorte de vous rendre votreamie.
En achevant ces mots, Petit-Pierre tendit àMichel une main que celui-ci baisa respectueusement ; puisPetit-Pierre gagna avec Mary la haute ville, tandis que Michelredescendait du côté du pont Rousseau.
Maître Courtin avait été bien malheureuxpendant toute cette soirée que Mme de la Logerie l’avaitcontraint de passer auprès d’elle.
Il avait, en collant son oreille à la porte,entendu toute la conversation de la mère et du fils, et, parconséquent, toute cette histoire de la goélette.
Le départ de Michel dérangeait tous lesprojets depuis si longtemps caressés par lui ; aussi, peujaloux de l’honneur que lui faisait la baronne, il eût voulurevenir promptement à la métairie ; il comptait, en évoquantle souvenir de Mary, retarder au moins la fuite de son jeunemaître ; car, son jeune maître une fois parti, ne l’oublionspas, il perdait le fil à l’aide duquel il comptait pénétrer dans lemystérieux labyrinthe où se cachait Petit-Pierre. Par malheur, unefois de retour au château, Mme de la Logerie étaitentrée dans un tout autre ordre d’idées. En emmenant Courtin, ellen’avait songé qu’à lui cacher le départ de son fils et à soustrairecelui-ci aux questions et à l’espionnage du métayer ; maiselle trouva sa maison abandonnée depuis plusieurs semaines à unebande de soldats, dans un si effroyable désordre, qu’elle oublia unpeu, devant ce ravage qui prenait à ses yeux les proportions d’unecatastrophe, ses idées premières sur le peu de confiance queméritait le maire de la Logerie ; elle ne l’en retint, aureste, que plus obstinément près d’elle, pour faire de lui l’échode ses lamentations.
Ce fut ce désespoir de la baronne qui, expriméavec une énergie pleine de vérité, empêcha Courtin de quitter, sousun prétexte quelconque, Mme de la Logerie, afin deretourner voir ce qui se passait à la métairie.
Il était trop fin pour ne pas s’être aperçuque la baronne ne l’emmenait avec elle que dans le but del’éloigner du jeune homme ; mais elle lui parut si sincèredans le désespoir que lui causait la vue de ses assiettes brisées,de ses glaces fendues, de son tapis souillé d’huile, de son salonmétamorphosé en corps de garde et illustré de dessins primitifsmais saisissants d’expression, qu’il en arriva à douter de sonimpression première, et à penser, par suite, que l’on n’avait pasmis son jeune maître en méfiance contre lui et qu’il sauraitfacilement le rejoindre avant qu’il fût à bord du navire.
Il était neuf heures du soir, lorsque labaronne remonta dans sa voiture, après avoir versé une dernièrelarme sur les souillures du manoir de la Logerie ; et à peinemaître Courtin eut-il dit au postillon : « Route deParis ! » qu’il tourna la voiture, et, sans écouter lesdernières recommandations que sa maîtresse lui adressait par laportière, il se mit à courir dans la direction de la métairie.
Il la trouva vide et apprit de sa servante queM. Michel et mademoiselle Bertha étaient partis depuis deux heures,à peu près, et avaient pris la direction de Nantes.
Courtin pensa tout d’abord à les rejoindre etcourut à l’écurie pour seller son bidet ; mais il ne l’ytrouva plus ! Dans sa précipitation, il n’avait point laissésa servante le renseigner complètement sur le mode de locomotionqu’avait adopté son jeune maître.
Le souvenir de la modeste allure de son chevalrassura un peu maître Courtin ; toutefois, il ne rentra danssa demeure que pendant les quelques minutes qui lui étaientnécessaires pour prendre de l’argent et, à tout hasard, lesinsignes de sa dignité de maire ; puis il se mit bravement àpied sur les traces de celui qu’il considérait comme un fugitif etpresque comme le ravisseur de certains cent mille francs que sonimagination escomptait volontiers sur la personne de l’amoureux deslouves.
Maître Courtin courait donc comme un homme quivoit le vent enlever ses billets de banque, c’est-à-dire qu’ilallait presque aussi vite que le vent ; mais courir nel’empêchait nullement de se renseigner auprès de tous ceux qui secroisaient avec lui.
En tout temps, le maire de la Logerie étaitessentiellement questionneur, et, dans cette occasion, on comprendbien qu’il ne se faisait pas faute de questionner.
À Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, on lui appritque, vers sept heures et demie du soir, on avait aperçu son bidet.Il demanda qui le montait ; mais on ne put le satisfaire surce point, l’attention du cabaretier auquel il s’adressait, et quilui donnait ces détails, ayant été tout entière absorbée par larésistance qu’offrait l’animal à son cavalier en refusantobstinément de dépasser la branche de houx et les pommes en sautoirauxquelles maître Courtin avait l’habitude de payer son tribu enallant à Nantes.
Un peu plus loin, le métayer fut plusheureux : on lui traça un signalement si exact du cavalier,qu’il ne douta point que ce ne fût le jeune baron, bien qu’on luiaffirmât que le voyageur était seul.
Le maire de la Logerie, homme prudent s’il enfut, pensa que, par prudence, les deux jeunes gens s’étaientquittés, mais afin de se rejoindre par une autre route. La fortuneétait pour lui, puisqu’elle les lui livrait séparés ; s’ilpouvait rejoindre Michel à Nantes, la partie était gagnée.
Il continua donc à croire que le jeune baronn’avait pas dévié de sa route, et il était si certain que celui-ciétait entré à Nantes ou allait y entrer, qu’en arrivant à l’aubergedu Point du Jour, il ne prit pas la peine de demander àl’hôte de cette auberge de nouveaux renseignements qu’il doutait,d’ailleurs, que l’hôte pût lui donner ; il se hâta de mangerun morceau de pain, et, au lieu d’entrer dans la ville, où il luieût été impossible de rejoindre Michel, il repassa le pont Rousseauet tourna à droite dans la direction du Pèlerin.
Maître Courtin avait son projet.
Nous avons dit toutes les espérances qu’ilfondait sur Michel.
Michel, amoureux de Mary, devait, un jour oul’autre, livrer à Courtin, dans un but personnel, le secret de laretraite de celle qu’il aimait ; et, comme celle qu’il aimaitétait près de Petit-Pierre, Michel, en livrant le secret de Mary,livrerait celui de la duchesse. Or, si Michel partait, Michelemportait avec lui les espérances de Courtin.
Il fallait donc, à quelque prix que ce fût,que Michel ne partît point.
Or, si Michel ne trouvait point leJeune-Charles à son poste, Michel était forcé derester.
Quant à Mme de la Logerie, commeelle était à cette heure sur la route de Paris, il se passerait uncertain temps avant qu’elle fût avertie que la fuite de son filsn’avait pu avoir lieu et qu’elle eût trouvé un autre moyen de luifaire quitter la Vendée ; or, ce délai était plus quesuffisant pour que Michel maintenant tout à fait guéri, fournît aurusé métayer le moyen d’atteindre le but où il tendait.
Seulement, maître Courtin ignorait encorequels moyens il emploierait pour arriver jusqu’au patron duJeune-Charles, dont il avait entendu prononcer le nom parla baronne ; mais – et sans se douter qu’il avait en cela unpoint de ressemblance avec un grand homme de l’Antiquité – maîtreCourtin comptait sur sa fortune.
Elle ne lui fit pas défaut.
En arrivant à la hauteur de Couéron, ilaperçut, au milieu des cimes des peupliers de l’île, les mâts de lagoélette.
Au mât de hune, le perroquet battait, déferléau gré de la brise.
C’était bien là le bâtiment qu’ilcherchait.
À la dernière lueur du crépuscule, quicommençait à confondre les objets, maître Courtin, en ramenant sonregard vers la berge, vit, à dix pas de lui, une longue perche deroseau tenue horizontalement à la surface de la rivière et garnie àson extrémité d’un cordonnet et d’un bouchon qui s’en allaitflottant à l’aventure.
La perche paraissait sortir d’unmonticule ; mais, quoiqu’on ne vît rien que cette perche, ellesupposait un bras pour la tenir et un pêcheur auquel appartenait cebras.
Maître Courtin n’était point homme à ne pass’en assurer.
Il marcha droit au monticule, en fit le touret découvrit un homme tapi dans une anfractuosité de la berge etabsorbé dans la contemplation des évolutions que le courant dufleuve imprimait à son morceau de liège.
Cet homme était vêtu en matelot, c’est-à-direqu’il portait un pantalon de toile goudronnée et une vareuserouge ; il était coiffé d’une sorte de bonnet écossais.
À deux pas de lui, l’arrière d’une barque dontl’avant était tiré sur le sable se balançait mollement sur lefleuve.
Le pêcheur, en entendant venir Courtin, neleva point la tête, bien que celui-ci eût pris la précaution detousser pour annoncer sa présence et faire de cette touxsignificative le prologue de la conversation qu’il désiraitentamer.
Le pêcheur non seulement garda le silence leplus obstiné, mais ne se retourna même point.
– Il est bien tard pour pêcher ! sedécida enfin à dire le maire de la Logerie.
– On voit bien que vous n’y connaissez rien,répondit le pêcheur en faisant une moue dédaigneuse. Je trouve,moi, au contraire, qu’il est de trop bonne heure ; c’est lanuit seulement que le poisson qui en vaut la peine se met enroute ; c’est la nuit que l’on peut prendre autre chose que dufretin.
– Oui ; mais bientôt il fera si sombre,que vous ne distinguerez plus votre bouchon.
Qu’importe ! répondit le pêcheur enhaussant les épaules.
J’ai mes yeux de nuit là-dedans, continua-t-ilen désignant la paume de sa main.
– J’entends, c’est au toucher que vousreconnaissez que le poisson attaque votre appât, dit Courtin ens’asseyant près du pêcheur. Moi aussi, j’aime la pêche, et, quoique vous en pensiez, j’ai la prétention de m’y connaître.
– Vous ! à la pêche à la ligne ? ditl’amateur d’un air de doute.
– Non pas, non, répondit Courtin ; c’està l’épervier, c’est à la trouble que je dépeuple les rivières de laLogerie.
Courtin avait hasardé ce détail de localitédans l’espérance que l’homme à la ligne, qu’il supposait quelquemarin détaché par le capitaine pour amener Michel à bord, leramasserait au vol.
Il n’en fut rien ; le pêcheur ne bronchapoint.
Au contraire :
– Eh bien, dit-il, vous avez beau me vantervotre talent dans le grand art de la pêche, je n’y croiraijamais.
– Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?Croyez-vous donc que vous en ayez le monopole ?
– Parce que vous me paraissez, mon chermonsieur, ignorer le premier principe de l’art.
– Ce premier principe, quel est-il ?demanda Courtin.
– C’est que, quand on veut prendre du poisson,il faut se garder de quatre choses.
– Desquelles ?
– Du vent, des chiens, des femmes et desbavards ; il est vrai que l’on aurait pu se contenter de direde trois, ajouta philosophiquement l’homme à la vareuse ; carfemme et bavarde c’est tout un.
– Bah ! vous allez trouver tout à l’heureque mon bavardage n’est pas si hors de saison, quand je vais vousproposer de vous faire gagner un petit écu.
– Que je prenne une demi-douzaine de perches,j’aurai gagné plus d’un petit écu et je me serai amusé par-dessusle marché.
– Eh bien, j’irai jusqu’à quatre, et mêmejusqu’à cinq francs, continua Courtin, et vous aurez en même tempsrendu service à votre prochain ; n’est-ce rien,cela ?
– Voyons, dit le pêcheur, pas d’ambages !que voulez-vous de moi ? parlez !
– Que vous me conduisiez dans votre bateaujusqu’au Jeune-Charles, dont on voit d’ici les enfléchuresentre les arbres.
– Le Jeune-Charles, dit le marin del’air le plus innocent du monde ; qu’est-ce que leJeune-Charles ?
– Ceci, dit maître Courtin en présentant aupêcheur un chapeau goudronné qu’il avait ramassé sur la berge etsur le rebord duquel était écrit en lettres d’or :JEUNE-CHARLES.
– Allons, décidément, je vous tiens pourpêcheur, l’ami, dit le marin ; car par le diable ! pouravoir lu ceci dans l’obscurité, il faut que, comme moi, vous ayezdes yeux dans les doigts. Voyons, que voulez-vous duJeune-Charles ?
– Est-ce que je n’ai pas dit tout à l’heure unmot qui vous a frappé ?
– Mon bonhomme, répondit le pêcheur, je suiscomme les chiens de race ; je ne jappe jamais quand on memord. Dévidez donc votre loch sans vous inquiéter de ce qui sepasse dans ma carène.
– Eh bien, je suis le métayer deMme la baronne de la Logerie.
– Après ?
– Et je viens de sa part, dit Courtin, quisentait peu à peu l’audace lui venir au fur et à mesure qu’ils’engageait.
– Après ? demanda le marin sur le mêmeton, mais avec un degré d’impatience plus marqué. Vous venez de lapart de Mme de la Logerie ; eh bien, que venez-vousdire de sa part ?
– Je viens vous dire que tout est manqué,surpris, découvert, et qu’il faut que vous vous éloigniez au plusvite.
– Sufficit, répondit le pêcheur ; maiscela ne me regarde point. Je ne suis que le second duJeune-Charles ; cependant, j’en sais assez pour vousaccorder ce que vous demandez, et nous allons naviguer de conservepour gagner les eaux du capitaine, auquel vous raconterez votrehistoire.
En achevant ces mots, le second duJeune-Charles roula tranquillement sa ligne autour duroseau, la jeta dans sa barque, poussa celle-ci hors du sable et lamit à flot.
Puis il fit signe à maître Courtin des’asseoir à l’arrière, et, d’un coup d’aviron, mit vingt pas entrele bord et lui.
Au bout de cinq minutes, ils tournaient latête, et presque aussitôt ils se trouvèrent le long des flancs duJeune-Charles, qui, étant sur lest, se dressait d’unedouzaine de pieds hors de l’eau.
Au bruit des avirons, un coup de siffletsingulièrement modulé partit du bord du navire ; le pêcheur yrépondit par une mélodie à peu près semblable ; une figure semontra à l’avant, le bateau accosta à tribord, et l’on jeta unecorde à ceux qui arrivaient.
L’homme à la vareuse escalada la muraille dubâtiment avec l’agilité d’un chat ; puis, il hissa Courtin,qui avait moins l’habitude de cet escalier nautique.
Lorsque, à sa grande joie, il se sentit surses pieds et sur le pont, le maire de la Logerie se trouva en faced’une forme humaine dont il ne pouvait distinguer les traits,cachés qu’ils étaient sous les plis d’une épaisse cravate de laine,qui s’enroulait autour du collet de son capot de toile cirée, maisqu’à l’attitude humble et respectueuse que prenait près de lui lemousse qui avait signalé leur arrivée, il reconnut devoir être lecapitaine.
– Qu’est-ce que cela ? dit ce dernier aupêcheur en promenant sans aucune espèce de cérémonie, sur la figuredu métayer, la lumière du fanal qu’il avait pris des mains dumousse.
– Ça vient de la part de qui vous savez,répondit le second.
– Allons donc ! reprit le capitaine, àquoi te servent tes écubiers si tu as pu croire qu’un jeune hommede vingt ans pouvait être taillé sur un gabarit commecelui-là ?
– Je ne suis pas M. de la Logerie, en effet,dit Courtin, qui avait saisi le sens de ce jargon maritime ;je suis seulement son métayer et son homme de confiance.
– À la bonne heure ! c’est déjà quelquechose, mais ce n’est pas tout.
– Il m’a chargé…
– Mais, nom d’un phoque, je ne te demande pasde quoi il t’a chargé, méchant terrien ! fit le capitaine enlançant sur le pont un long jet de salive noirâtre qui gênaitl’explosion de la colère qui commençait à l’animer ; je te disque c’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas tout.
Courtin regarda le capitaine d’un airétonné.
– Comprends-tu, oui ou non ? demandacelui-ci. Si c’est non, dis-le vite, et l’on va te reconduire àterre avec les honneurs que tu mérites, c’est-à-dire avec une bonnecinglée de garcettes sur le bas des reins.
Courtin alors comprit que Mme de laLogerie, selon toute probabilité, était convenue avec le maître duJeune-Charles d’un signal de reconnaissance ; cesignal, il l’ignorait. Il se sentit perdu, il vit s’écrouler tousses plans, il sentit s’évanouir toutes ses espérances, sans compterque, pris au piège comme un renard, il allait apparaître sous sonvéritable jour aux yeux du jeune baron.
Le maire de la Logerie essaya de se tirer dece mauvais pas en effaçant immédiatement de son visage toute traced’intelligence, et en simulant cette naïveté du paysan qui vaparfois jusqu’à l’idiotisme.
– Dame, mon cher monsieur, dit-il, je n’ensais pas davantage, moi ! Ma bonne maîtresse m’a dit commeça : « Courtin, mon ami, tu sais que le jeune baron estcondamné à mort. Je me suis entendue avec un brave marin pour lefaire conduire hors de France ; mais voilà que nous avons étédénoncés, à ce qu’il paraît, par quelque traître. Cours dire celaau capitaine du Jeune-Charles, que tu trouveras en face deCouéron, derrière les îles. » Je suis accouru, moi ; jen’en sais pas davantage.
En ce moment, un vigoureux ohé ! parti del’avant du navire, vint distraire le capitaine de la réponseénergique qu’il méditait probablement. À ce cri, il se tourna versle mousse, qui, son falot à la main, écoutait, bouche béante, laconversation de son patron et de Courtin.
– Que fais-tu là, lascar, canaille, faillichien ? s’écria-t-il en accompagnant ces paroles d’unepantomime qui, grâce à la rapidité d’évolution du jeune aspirant àl’amiralat, l’atteignit dans les parties charnues et l’envoyarouler jusqu’au panneau. C’est comme ça que tu es à tonposte ! Puis, se tournant vers le second :
– Ne laissez pas accoster sans avoir reconnu,dit-il.
Mais il n’avait pas achevé, que le nouveauvenu, qui s’était servi de la corde par laquelle on avait hisséCourtin – corde qui était pendante – se montra inopinément sur lepont.
Le capitaine alla ramasser la lanterne quis’était échappée des mains du mousse et qui, par un hasardprovidentiel, ne s’était point éteinte, et, ce fanal à la main, ilse dirigea vers le visiteur.
– De quel droit montez-vous à mon bord sansdire gare, vous ? s’écria-t-il en saisissant l’étranger aucollet.
– J’y monte parce que j’y ai affaire, à votrebord, répondit celui-ci avec l’assurance d’un gaillard sûr de sonfait.
– Que veux-tu, alors ? Voyons, parlevite !
– Lâchez-moi d’abord. Vous êtes bien sûr queje ne me sauverai pas, puisque je viens de moi-même.
– Mais, mille millions de phoques ! ditle capitaine, te tenir au collet ce n’est pas te fermer labouche.
– Je ne puis parler quand je suis gêné dansmes entournures, répliqua le nouveau venu sans s’intimider le moinsdu monde du ton de son interlocuteur.
– Capitaine, dit le second en intervenant dansle débat, sacredié ! m’est avis que vous n’êtes pas juste. Àcelui qui veut louvoyer, vous demandez le pavillon, et à celui quiest tout prêt à hisser ses couleurs, vous faites des nœuds à sadrisse.
– C’est vrai, répondit le capitaine en lâchantle nouveau venu, que nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu pourle véritable envoyé de Michel, c’est-à-dire pour Joseph Picaut.
Celui-ci fouilla dans sa poche, y prit lemouchoir qu’il avait reçu des mains du jeune baron, et le présentaau patron du Jeune-Charles, qui le déplia et en compta lestrois nœuds avec autant de conscience qu’il l’eût fait d’une sommed’argent.
Courtin, duquel on ne s’occupait plus, avaitvu la scène et n’en perdait rien.
– Bien, dit le capitaine, tu es en règle. Nousallons causer tout à l’heure ; mais auparavant, il faut quej’expédie le particulier de l’arrière. – Toi, Antoine, ajouta-t-ilen s’adressant à son second, conduis ce gaillard-là à la cambuse etverse-lui un boujaron[1] deschnik[2].
Le capitaine revint à l’arrière, et trouvaCourtin, qui s’était assis sur un paquet de cordages. Le maire dela Logerie tenait sa tête entre ses mains, comme s’il n’eût pasprêté la moindre attention à la scène qui venait de se passer surl’avant ; il semblait accablé, quoique, en réalité, comme nousl’avons dit, il n’eût pas perdu un seul mot de la conversation quiavait eu lieu entre le capitaine et Joseph Picaut.
– Oh ! faites-moi reconduire à terre,monsieur le capitaine ! s’écria-t-il du plus loin qu’il vitvenir celui-ci. Je ne sais ce que j’ai ; mais, depuis quelquesminutes, je me sens tout malade, et il me semble que je vaismourir.
– Bon ! si tu es comme cela pour unméchant bout de marée, tu en verras de dures avant que tu aiespassé la ligne !
– Passé la ligne, Jésus Dieu !
– Oui, mon bonhomme ; ta conversation mesemble pleine d’agrément et je suis décidé à te garder à mon bordpendant le petit voyage de long cours que je vais entreprendre.
– Rester ici ! s’écria Courtin enfeignant plus d’effroi qu’il n’en éprouvait réellement ; et maferme ? et ma bonne maîtresse ?
– Quant à ta ferme, je m’engage à te fairevoir des pays où tu pourras ; étudier des fermes modèles, et,quant à ta bonne maîtresse, je me charge de la remplaceravantageusement.
– Mais pourquoi cela, mon bon monsieur ?d’où vous vient cette résolution subite de m’emmener avecvous ? Songez que rien qu’à ce bout de marée, comme vous ledisiez tout à l’heure, voilà déjà ma tête qui tourne !
– Cela t’apprendra à faire poser le capitainedu Jeune-Charles, méchant haricotier[3] que tues !
– Mais en quoi vous ai-je donc offensé, mondigne capitaine ?
– Voyons, dit l’officier, qui paraissaitdécidé à couper court au dialogue ; réponds franchement :c’est la seule chance qui te reste de ne pas aller, à mille lieuesd’ici, servir de déjeuner aux requins. Qui est-ce qui t’a envoyé àmoi ?
– Mais, s’écria Courtin, c’est Mmede la Logerie. Quand je vous dis que je suis son métayer, et celaaussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu au ciel…
– Mais, enfin, continua le capitaine, si c’estMme de la Logerie, elle t’a bien donné quelque chosepour te faire reconnaître : un billet, une lettre, un bout depapier ; si tu n’as rien, c’est que tu ne viens pas de sapart ; si tu ne viens pas de sa part, c’est que tu es unespion, et, dans ce cas-là prends garde ! dès que la chosesera reconnue, je te traiterai comme on traite les espions.
– Ah ! mon Dieu ! fit Courtinparaissant se désespérer de plus en plus, je ne puis cependant pasme laisser soupçonner ainsi.
Tenez, voilà des lettres à mon adresse qui setrouvent par hasard sur moi, et qui vous prouvent que je suis bienCourtin, comme je vous l’ai dit ; voilà mon écharpe de maire…Mon Dieu ! qu’ai-je donc encore qui puisse vous convaincre quej’ai dit la vérité ?
– Ton écharpe de maire ? s’écria lecapitaine. Mais comment se fait-il donc, drôle, si tu esfonctionnaire public, si tu as fait serment au gouvernement,comment se fait-il que tu sois le complice d’un homme qui a portéles armes contre le gouvernement et qui est condamné àmort ?
– Eh ! mon cher monsieur, parce que jesuis si fort attaché à mes maîtres, que mon attachement pour euxl’emporte sur mon devoir. Eh bien, s’il faut vous le dire, c’estjustement comme maire que j’ai su que vous alliez être inquiétécette nuit, et que j’ai fait part à Mme de la Logerie dudanger qui vous menaçait.
C’est alors qu’elle m’a dit :« Prends ce mouchoir, va trouver le capitaine duJeune-Charles. »
– Elle t’a dit : « Prends cemouchoir ? »
– Oui, elle m’a dit cela, foid’homme !
– Mais où est-il, ce mouchoir qu’elle t’a ditde prendre ?
– Il est dans ma poche, donc.
– Mais, imbécile, idiot, bélître, donne-ledonc, ce mouchoir !
– Que je vous le donne ?
– Oui.
– Oh ! je ne demande pas mieux, moi. Levoilà !
Et Courtin tira un mouchoir de sa poche.
– Mais donne donc, failli chien ! s’écriale capitaine en lui arrachant le mouchoir des mains, et ens’assurant, par une investigation rapide, que trois de ses coinsétaient noués.
– Mais, animal stupide, bête brute, continuale capitaine, Mme de la Logerie ne t’avait-elle pas ditde me donner ce mouchoir ?
– Si fait, répondit Courtin d’un air de plusen plus niais.
– Eh bien, alors, pourquoi ne me l’as-tu pasdonné ?
– Dame, fit Courtin, parce qu’en arrivant surle pont, j’ai vu que vous vous mouchiez avec vos doigts, et que jeme suis dit : « Dieu merci, si le capitaine se moucheavec ses doigts, il n’a pas besoin de mouchoir. »
– Ah ! fit le capitaine en se grattant latête avec un reste de doute, ou tu es un rude manœuvrier, ou tu esun crâne imbécile. En tout cas, comme il y a plus de chance pourl’imbécile, c’est à celui-là que je m’arrête de préférence. Voyons,redis-moi carrément la cause pour laquelle tu viens et ce que t’achargé de me dire la personne qui t’envoie à moi.
– Voici mot pour mot les paroles de ma bonnemaîtresse, monsieur…
– Voyons ces paroles.
– « Courtin, m’a-t-elle dit, « jepuis me fier à toi, n’est-ce pas ? » – Oh ! que oui,lui ai-je répondu. – « Sache donc que mon fils, que tu asrecueilli, soigné, gardé, caché chez toi au risque de ta vie,devait s’évader cette nuit, à bord du navire leJeune-Charles.Mais, comme j’en ai eu vent et comme tu mele dis toi-même, il paraît que tout a été découvert. Tu n’as que letemps d’aller prévenir le digne capitaine qu’il n’attende plus monfils, qu’il se sauve au plus vite, car on doit le prendre cettenuit pour avoir concouru à l’évasion d’un condamné politique, etpuis encore pour beaucoup d’autres choses… »
Maître Courtin soudait cet appendice à laphrase qu’il avait préparée, présumant, d’après la physionomie ducapitaine du Jeune-Charles, que celui-ci pouvait bienavoir à se reprocher d’autres peccadilles que celle pour laquelleCourtin venait le prévenir qu’il était recherché.
Peut-être sa perspicacité n’était-elle pas endéfaut, car le digne marin demeura pensif pendant quelquesinstants.
– Allons, suis-moi, dit-il enfin àCourtin.
Le métayer obéit passivement : lecapitaine le conduisit à sa chambre, l’y fit entrer et en ferma laporte à double tour.
Quelques instants après, Courtin, qui étaitdemeuré dans l’obscurité, et qui, en somme, était assez inquiet dela tournure qu’allait prendre cette affaire, entendit un bruit depas qui retentissaient sur le pont du navire et qui s’acheminaientvers la chambre du capitaine.
La porte s’ouvrit : le capitaine entra lepremier ; il était suivi de Joseph Picaut, derrière lequelmarchait le second, sa lanterne à la main.
– Ah ça ! voyons, dit le patron duJeune-Charles, il s’agit de nous entendre une bonne foispour toutes. Tâchons de débrouiller cet écheveau de fils qui meparaît passablement emmêlé, ou, par la coque de mon bâtiment !je vous fais brosser les épaules à coups de garcette jusqu’à ce quele diable lui-même en ait les larmes aux yeux.
– Moi, j’ai dit tout ce que j’avais à dire,capitaine, fit Courtin.
Picaut tressaillit à cette voix ; iln’avait pas encore vu le métayer et ignorait complètement saprésence à bord.
Il fit un pas pour bien s’assurer que c’étaitlui.
– Courtin ! s’écria-t-il, le maire de laLogerie ! Capitaine, si cet homme sait notre secret, noussommes perdus !
– Et qu’est-il donc ? demanda lecapitaine.
– C’est un traître, un espion, unmouchard !
– Morbleu ! dit le capitaine, il nefaudra pas, sais-tu bien, que tu me le répètes cinquante fois pourme le faire croire : le drôle a dans la physionomie quelquechose de louche et de faux qui ne me revient pas du tout.
– Ah ! continua Joseph Picaut, vous nevous trompez pas, je vous le donne pour le plus damné pataud et,par conséquent, pour la plus franche canaille du pays de Retz.
– Qu’as-tu à dire à cela ? demanda lecapitaine. Voyons, mille carcasses, dis !
– Oh ! rien, reprit Picaut ; je ledéfie bien de rien répondre.
Courtin continuait de garder le silence.
– Allons, allons, décidément, dit lecapitaine, je vois qu’il faut employer les grands moyens pour tefaire parler, mon drôle !
Et, à ces mots, le patron duJeune-Charles tira de sa poitrine un petit siffletd’argent pendu à une chaîne de même métal, et en fit sortir un sonaigu et prolongé.
À ce signal de leur capitaine, deux matelotsentrèrent dans la chambre.
Alors un sourire diabolique se dessina sur leslèvres de Courtin.
– Bon ! dit-il, voilà justement ce quej’attendais pour parler.
Et, prenant le capitaine, il l’emmena dans uncoin de la chambre et lui dit quelques mots à l’oreille.
– Et c’est vrai, ce que tu me dis là ?demanda le patron du Jeune-Charles.
– Dame, fit Courtin, il est bien facile devous en assurer.
– Tu as raison, dit le capitaine.
Et, sur un signe de lui, le second et les deuxmatelots saisirent Joseph Picaut, lui arrachèrent sa veste, etdéchirèrent sa chemise.
Le capitaine alors s’approcha de lui, luiappliqua une tape vigoureuse sur l’épaule, et les deux lettres dontavait été marqué le chouan lors de son entrée au bagne, sedessinèrent, parfaitement visibles, sur sa chair marbrée.
Picaut avait été si violemment et sisubitement assailli par les trois hommes, qu’il n’avait pas pu sedéfendre d’abord ; il n’avait pas plutôt vu de quoi il étaitquestion, qu’il avait fait des efforts inouïs pour échapper auxétreintes qui l’enlaçaient ; mais il avait été dompté parcette triple force, et il ne pouvait plus que rugir etblasphémer.
– Liez-lui pieds et pattes ! s’écria lecapitaine s’en rapportant, pour juger de la moralité de l’homme, aucertificat que celui-ci portait sur l’épaule, et arrimez-le-moidans la cale entre deux barriques.
Puis, se retournant vers maître Courtin, quipoussait un soupir de soulagement :
– Je vous demande bien pardon, mon dignemagistrat, lui dit-il, de vous avoir confondu avec un drôle decette espèce ; mais soyez tranquille, je vous réponds que, sil’on met le feu à votre grange avant trois bonnes années d’ici, cene sera pas lui qui l’y aura mis.
Puis, sans perdre de temps, il remonta sur lepont, et Courtin, à sa grande satisfaction, l’entendit appeler toutson monde et donner l’ordre d’appareiller.
Une fois convaincu du danger qu’il courait, ledigne marin paraissait si pressé de mettre le plus d’espacepossible entre la justice et lui, que, s’excusant auprès du mairede la Logerie de ne pas même lui faire la politesse d’un petitverre d’eau-de-vie, il le fit descendre dans le bateau en luisouhaitant un heureux voyage et en le laissant maître d’allertoucher la rive où bon lui semblerait.
Maître Courtin coupa aussi directement qu’ilput le courant du fleuve ; mais, si rapide que fût sa marche,au moment où son bateau froissait le sable de la berge, il put voirle Jeune-Charles qui s’ébranlait lentement, et dont lesvoiles se déployaient les unes après les autres.
Courtin, alors, s’était caché dans cette mêmeanfractuosité du rivage où il avait aperçu le pêcheur, et avaitattendu.
Au bout d’une demi-heure à peine qu’il étaitlà, il vit arriver Michel et, à son grand étonnement, ne reconnutBertha ni dans l’une ni dans l’autre des deux personnes quil’accompagnaient.
Mais, en échange, il reconnut Mary etPetit-Pierre.
Ce fut alors qu’il se félicita doublement desa ruse, si heureusement secondée par le hasard, qui avait, commepour contribuer à sa réussite, amené là Joseph Picaut, et qu’il sedisposa à profiter de la bonne fortune que le Ciel luienvoyait.
On comprend facilement que tout le temps queMichel, Mary et Petit-Pierre restèrent sur le rivage, il ne lesperdit pas un instant de vue ; que, lorsque tous troiss’embarquèrent à la recherche du navire, il les suivit des yeuxdans tous les tours et les détours qu’ils firent exécuter à labarque, et qu’enfin, lorsqu’ils regagnèrent Nantes, il les suivitavec des précautions telles, que, pendant tout le chemin, aucun destrois fugitifs ne s’aperçut qu’il était épié.
Et, cependant, si bien qu’il prît sesprécautions, c’était lui que Michel avait aperçu au coin de laplace du Bouffai ; c’était lui qui avait marché derrière lesproscrits jusqu’à la maison où il les avait vus entrer.
Lorsqu’ils eurent disparu, il ne douta pointque, pour cette fois, il ne connût la cachette dePetit-Pierre ; il passa devant la porte, tira de sa poche unmorceau de craie, fit une croix sur le mur, et, certain d’avoir lepoisson dans son filet, il pensa qu’il n’avait plus qu’à le tirer àlui et à étendre la main pour toucher ses cent mille francs.
Maître Courtin était fort ému ; au momentoù le dernier des trois personnages qu’il suivait depuis Couéronavait disparu derrière la petite porte, il avait eu, comme sur lalande, en revenant d’Aigrefeuille, cette vision qui lui semblait laplus belle de toutes les visions : il avait vu scintillerdevant ses yeux éblouis une pyramide de pièces de métal quijetaient au loin d’adorables reflets fauves et brillants.
Seulement, la pyramide était du double plusgrosse que celle qu’il avait aperçue la première fois ; car,nous devons l’avouer, en voyant sa proie dans son filet, lapremière pensée, nous devrions dire l’unique pensée de maîtreCourtin, fut qu’il serait un bien grand sot s’il admettait l’hommed’Aigrefeuille au partage de cette bienheureuse récompense, qu’ilserait un grand maladroit s’il ne se passait pas de lui.
Il résolut donc de ne point l’avertir commecela en avait été convenu entre eux, et d’aller sur-le-champ fairepart aux autorités de la découverte qu’il venait de faire.
Cependant, il faut lui rendre cette justice,maître Courtin songea, au milieu de cet épanouissement de tous sesdésirs, à son jeune maître, auquel ils allaient coûter la libertéet peut-être la vie ; seulement, il étouffa immédiatement ceremords intempestif, et, pour ne pas laisser à sa conscience letemps de jeter un second cri, il se mit à courir dans la directionde la préfecture.
Mais à peine avait-il fait vingt pas, qu’aumoment où il tournait le coin de la rue du Marché, un homme quicourait aussi, mais dans un sens opposé, le heurta et le renversacontre le mur.
Maître Courtin jeta un cri, non de douleur,mais de surprise, car dans cet homme il avait reconnu M. Michel dela Logerie, qu’il croyait avoir laissé derrière la petite porteverte qu’il avait si soigneusement marquée d’une croix blanche.
Sa stupéfaction était si grande, que Michell’eût bien certainement remarquée s’il n’eût été lui-mêmesingulièrement préoccupé ; mais, dans le moment, tout joyeuxde revoir celui qu’il prenait pour un ami, et de croire, parconséquent, qu’une aide lui arrivait :
– Dis-moi, Courtin, s’écria-t-il, tu as suivila rue du Marché, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur le baron.
– Alors, tu as dû rencontrer un homme quis’enfuyait.
– Non, monsieur le baron.
– Mais si ! mais si ! il estimpossible que tu ne l’aies pas rencontré… un homme qui semblaitépier.
Maître Courtin rougit jusqu’au blanc desyeux ; mais il se remit aussitôt.
– Attendez donc ! oui, au fait, reprit-ildécidé à profiter de cette chance inattendue d’écarter de lui toutsoupçon ; oui, devant moi marchait un homme que j’ai vus’arrêter en face de cette porte verte que vous voyez d’ici.
– C’est bien cela ! s’écria le jeunehomme tout entier à l’idée de découvrir celui qui les avait épiés.Courtin, il s’agit de me donner une preuve de ta fidélité et de tondévouement. Il faut absolument que nous retrouvions cet homme. Paroù a-t-il pris ?
– Par là, je crois, dit Courtin en indiquant,de la main, la première rue qui se trouva à portée de sa vue.
– Viens donc, et suis-moi.
Michel se mit à marcher rapidement dans ladirection que lui avait indiquée Courtin.
Mais, tout en le suivant, celui-ci se prit àréfléchir.
Il avait eu un moment l’idée de laisser sonjeune maître courir à son aise, de le quitter et de s’en aller toutsimplement où il avait résolu d’aller ; mais il n’y eut passongé une minute, qu’il s’applaudit de n’avoir pas suivi cettepremière inspiration.
La maison avait deux issues, c’était évidentpour Courtin ; et, puisque Michel s’était aperçu qu’on avaitépié leurs démarches, il était sûr que l’on ne s’était servi de cesdeux portes que pour dérouter l’espion ; Petit-Pierre avaitdû, comme Michel, sortir de la maison par la rue du Marché, au coinde laquelle il venait de rencontrer le jeune baron.
Maître Courtin retrouvait Michel ;Michel, qui probablement, à cette heure, connaissait la retraite oùvivait celle qu’il aimait ; avec Michel, le maire de laLogerie était certain d’arriver au but qu’il se proposaitd’atteindre, il pouvait tout manquer en brusquant les choses ;il se résigna donc à perdre le bénéfice d’un si beau coup de filetet à s’armer d’un peu de patience.
Il doubla le pas et parvint à rejoindre lejeune homme.
– Monsieur le baron, lui dit-il, c’est à moide vous rappeler à la prudence ; le jour est venu, les ruess’emplissent de monde, tous les yeux se tournent vers vous quicourez dans la ville avec vos habits tout souillés de boue, touttrempés de rosée ; si nous rencontrions quelque agent del’autorité, il pourrait bien trouver là matière aux soupçons, vousarrêter ; et que dirait Mme votre mère, qui a vouluque je la conduisisse jusqu’ici pour me faire ses dernièresrecommandations ?
– Ma mère ? Mais, à cette heure, elle mecroit en mer et sur la route de Londres.
– Vous deviez donc partir ? s’écriaCourtin de l’air le plus innocent du monde.
– Sans doute ; ne te l’avait-elle pasdit ?
– Non, monsieur de la Logerie, répondit lemétayer en donnant à sa physionomie l’expression d’une tristesseamère et profonde ; non ; je vois bien que, malgré toutce que j’ai fait pour vous, la baronne se méfie de moi, et ça mecreuse le cœur, comme un soc de charrue creuse la terre.
– Allons, allons, il ne faut pas te désoler,mon bon Courtin ; mais c’est qu’aussi ton revirement a été sibrusque, si subit, que l’on a peine à se l’expliquer ;moi-même, lorsque je pense à cette soirée où tu coupas les sanglesde mon cheval, je me demande comment il se peut faire que tu soisdevenu si bon, si attentif, si dévoué !
– Dame, monsieur, ça se comprendpourtant : alors, je combattais pour mes opinionspolitiques ; aujourd’hui qu’elles sont sauvées, aujourd’huique je suis certain que l’on ne changera pas le gouvernement quej’aime, je ne vois plus dans les louves et dans les chouans que lesamis de mon maître, et j’ai deuil de me sentir si malrécompensé.
– Eh bien, répondit Michel, je vais, moi, tedonner une preuve que j’apprécie ton retour à des idées plusgénéreuses, et te confier un secret que tu avais déjà pressenti.Courtin, il est probable que la jeune baronne de la Logerie ne serapas celle que, jusqu’à présent, tu as supposé devoir l’être.
– Vous n’épouseriez pas Mlle deSouday ?
– Au contraire ! Seulement, au lieu de senommer Bertha, ma femme pourrait bien s’appeler Mary.
– Ah ! j’en serais bien aise pourvous ; car, vous le savez, j’y ai poussé tant que j’ai pu, et,si je n’ai pas fait davantage, c’est que vous ne l’avez pointvoulu. Ah çà ! vous l’avez vue, MlleMary ?
– Oui, je l’ai vue, et les quelques minutesque j’ai passées auprès d’elle auront suffi, j’espère, à assurermon bonheur ! s’écria Michel, qui s’abandonnait à toutel’ivresse de sa joie.
Puis, continuant :
– Es-tu forcé de retourner à la Logerieaujourd’hui ? demanda-t-il à Courtin.
– Monsieur le baron doit bien penser que je nesuis ici que pour être à ses ordres, répondit le métayer.
– Bon ! eh bien, tu la verras toi-même,tu la verras, Courtin ; car, ce soir, je dois la retrouverencore.
– Où cela ?
– Où tu m’as rencontré.
– Ah ! tant mieux ! dit Courtin,dont la physionomie s’illumina d’une expression de satisfactionégale à celle que présentait en ce moment la figure de son jeunemaître ; tant mieux ! vous ne sauriez croire combien jeserai joyeux de vous voir enfin marié selon vos goûts et votrecœur. Ma foi, puisque votre mère consent, autant vaut que vouspreniez celle que vous aimez. Voyez-vous que mes conseils étaientbons !
Et le métayer se frotta les mains comme faitun homme au comble de la joie.
– Ce brave Courtin ! répliqua Michel, quiétait touché des élans sympathiques de son métayer. Où teretrouverai-je ce soir ?
– Mais où vous voudrez.
– Ne t’es-tu pas arrêté, comme moi, àl’auberge du Point du Jour ?
– Oui, monsieur le baron.
– Eh bien, nous y passerons la journée. Cesoir tu m’attendras pendant que je me rendrai auprès de Mary ;je te rejoindrai et nous partirons ensemble.
– Mais, repartit Courtin assez embarrassé decette résolution de son jeune maître qui dérangeait tous sesprojets, c’est que j’ai, moi, différentes commissions à faire dansla ville.
– Je t’accompagnerai partout ; celam’aidera à tuer le temps, qui ne laissera pas de me sembler longd’ici à ce soir.
– Vous n’y pensez pas ! mes fonctions demaire m’obligent à me présenter dans les bureaux de la préfecture,et vous ne pouvez y venir avec moi. Non, rentrez à l’auberge,reposez-vous, et, ce soir, à dix heures, nous nous mettrons enroute, vous bien joyeux probablement, et moi très heureux aussi,peut-être.
Courtin tenait à se débarrasser, quant àprésent, de Michel ; depuis le matin, l’idée que la récompensepromise à qui livrerait Petit-Pierre, il pouvait la gagner seul,trottait dans sa cervelle, et il était décidé à ne point quitterNantes sans savoir à quoi s’en tenir sur le chiffre de cetterécompense, sur les moyens qu’il pouvait avoir de ne la partageravec personne.
Michel comprit la valeur des raisons que luidonnait Courtin, et, jetant un coup d’œil sur ses habits toutsouillés de boue, tout imprégnés de rosée, il se décida à prendrecongé de lui pour rentrer à l’hôtel.
Aussitôt que son jeune maître l’eut quitté,Courtin s’achemina vers le logis du général Dermoncourt ; ildonna son nom au soldat de planton, et, après quelques minutesd’attente, on l’introduisit auprès de celui qu’il désiraitvoir.
Le général était assez mécontent de latournure que prenaient les choses ; il avait envoyé à Parisdes plans de pacification inspirés par ceux qui avaient si bienréussi au général Hoche ; ces plans n’avaient point étéapprouvés ; il voyait partout l’autorité civile primant lespouvoirs que l’état de siège accordait aux fonctionnairesmilitaires, et sa susceptibilité de vieux soldat, froissée en mêmetemps que ses sentiments patriotiques, le rendait profondémentmécontent.
– Que veux-tu ? dit-il à Courtin en letoisant.
Courtin s’inclina le plus bas qu’il lui futpossible.
– Mon général, répondit le métayer, voussouvient-il de la foire de Montaigu ?
– Parbleu ! comme si c’était hier, etsurtout de la nuit qui la suivit ! Ah ! il s’en est peufallu que mon expédition ne réussît, et, sans un vaurien de gardequi débaucha un de mes chasseurs, j’étouffais l’insurrection dansson nid. À propos, comment l’appelais-tu, cet homme ?
– Jean Oullier, répondit Courtin.
– Qu’est-il devenu dans tout cela ?
Courtin ne put s’empêcher de pâlir.
– Il est mort, dit-il.
– C’est ce qu’il avait de mieux à faire, lepauvre diable ; et, pourtant, c’est dommage, c’était unbrave !
– Si vous vous rappelez celui qui a faitavorter l’affaire, comment se fait-il, général, que vous ayezoublié celui qui vous avait fourni les renseignements ?
Le général regarda Courtin.
– Parce que Jean Oullier était un soldat,c’est-à-dire un camarade, et que ceux-là, on y pensetoujours ; tandis que les autres, c’est-à-dire les espions etles traîtres, on les oublie le plus tôt qu’on le peut.
– Bien, dit Courtin ; alors, mon général,je me permettrai de venir en aide à votre mémoire et de vous direque je suis cet homme qui vous avait indiqué la retraite dePetit-Pierre.
– Ah !… Eh bien, que veux-tuaujourd’hui ? parle et sois bref.
– Je veux vous rendre exactement le mêmeservice que je vous rendis alors.
– Ah ! oui ; mais les temps ont bienchangé, mon cher ! nous ne sommes plus dans les chemins creuxdu pays de Retz, où l’on remarque un petit pied, une peau blancheet une voix douce, vu la rareté de toutes ces choses-là dans lacontrée. Ici, tout le monde ressemble plus ou moins à une grandedame ; aussi, depuis un mois, plus de vingt drôles de tonespèce sont venus nous vendre la peau de l’ours… nos soldats sontsur les dents ; nous avons fouillé cinq ou six quartiers, etl’ours n’est pas encore mis par terre.
– Général, j’ai le droit que vous ajoutiez foià mes renseignements, puisque, une première fois déjà, je vous aiprouvé que je n’en donnais que de sûrs.
– Au fait, dit le général à demi-voix, ceserait assez plaisant que je trouvasse tout seul ce que ce monsieurde Paris, avec toutes ses escouades de mouchards, d’espions, derufians, de gens de haute et basse police, n’est point encoreparvenu à rencontrer. Es-tu sûr de ce que tu avances ?
– Je suis sûr que, d’ici à vingt-quatreheures, je saurai ce que vous désirez savoir, la rue et lenuméro.
– Viens me trouver alors.
Courtin s’arrêta.
– Quoi ? demanda le général.
– On a parlé de récompense ; et jedésirerais…
– Ah ! oui, dit le général en seretournant et en regardant Courtin avec une expression de suprêmemépris, j’avais oublié que, quoique fonctionnaire public, tu es deceux qui ne négligent point le soin de leurs intérêts privés.
– Dame, général, c’est vous qui l’avezdit : nous autres, on nous oublie le plus promptementpossible.
– Et c’est à l’argent qu’on vous donne de voustenir lieu de la reconnaissance publique ; au fait, c’estlogique. Ainsi, tu ne donnes pas, tu vends, tu trafiques, tu es unnégociant en chair humaine, mon digne métayer ! et,aujourd’hui, jour de marché, tu es venu au marché comme les autreset avec les autres ?
– Vous l’avez dit… Oh ! ne vous gênezpas, général, les affaires sont les affaires et je n’ai pas honted’avoir souci des miennes.
– Tant mieux ! mais je ne suis plus celuiauquel il faut t’adresser. On nous a envoyé de Paris un monsieurtout spécialement chargé de conclure cette affaire-là ; c’estlui, quand tu auras ta proie, qu’il faut aller trouver pour lui enfaire prendre livraison.
– Ainsi je ferai, mon général. Mais,poursuivit Courtin, si une première fois, je vous ai fidèlementrenseigné, ne seriez-vous pas d’humeur à m’en donner larécompense ?
– Mon bonhomme, si tu trouves que je te doivequelque chose, je suis prêt à m’acquitter. Voyons, parle ;j’écoute.
– Cela vous sera d’autant plus facile que jene vous demanderai pas grand-chose.
– Achève, alors.
– Dites-moi le chiffre de la somme que l’ondestine à celui qui vous mettra Petit-Pierre entre les mains.
– Une cinquantaine de mille francs, peut-être…Je ne me suis pas occupé de cela, moi.
– Cinquante mille francs, s’écria Courtin enfaisant un pas en arrière comme s’il eût été frappé au cœur ;mais cinquante mille francs, ce n’est guère !
– Tu as raison, et ce n’est pas la peine, àmon avis, d’être infâme pour si peu ! Mais tu diras cela àceux que la chose regarde. Quant à nous, nous sommes quittes,n’est-ce pas ? Débarrasse-moi donc de ta présence.Adieu !
Et le général, reprenant le travail qu’ilavait interrompu pour recevoir Courtin, ne parut pas s’inquiéter lemoins du monde des salutations à l’aide desquelles le maire de laLogerie cherchait à opérer convenablement sa retraite.
Ce dernier sortit de moitié moins satisfaitqu’il ne l’était en entrant.
Il ne doutait pas que le général ne sûtparfaitement à quoi s’en tenir sur le chiffre de la somme fixéecomme prix de la trahison, et il ne pouvait concilier ce qu’ilvenait d’entendre avec ce que l’individu d’Aigrefeuille lui avaitdit, qu’en se figurant que cet individu était l’homme même que legouvernement avait expédié de Paris. Il renonça complètement àl’idée d’agir sans lui, et, tout en se promettant de prendre sessûretés, il résolut de le mettre le plus tôt possible au courant dece qui s’était passé.
Jusque-là, cet homme était toujours venu àCourtin, qui n’avait jamais eu besoin de l’appeler. Mais le métayeravait reçu de son associé une adresse, à laquelle il devait écrire,dans le cas où il aurait quelque chose d’important à luiannoncer.
Courtin n’écrivit point ; il allalui-même. Avec quelque peine, il finit par découvrir, dans lequartier le plus infâme de la ville, au fond d’un cul-de-sac boueuxet humide, peuplé de maisons sordides, garni d’échoppes derevendeurs de chiffons et de vieux habits, une petite boutique, où,suivant la recommandation qui lui en avait été faite, ayant demandéM. Hyacinthe, on le fit monter à une sorte d’échelle, et onl’introduisit dans un petit appartement plus propre qu’il n’étaitpermis de l’espérer d’après l’extérieur de ce taudis. MaîtreCourtin trouva là son homme d’Aigrefeuille, qui le reçut bien mieuxque le général ne l’avait fait, et avec lequel il eut une longueconférence.
Si la journée devait sembler longue à Michel,Courtin, de son côté, eut grande peine à en supporter lalongueur ; il lui semblait que la nuit n’arriverait jamais,et, bien qu’il eût soigneusement évité de se montrer dans la rue duMarché ni dans aucune des ruelles environnantes, il n’avait pus’empêcher de promener son impatience dans les environs.
Le soir venu, Courtin, qui n’oubliait pas lerendez-vous de Michel et de Mary, rentra à l’hôtel du Point duJour.
Il y trouva Michel, qui l’attendait avecimpatience.
Dès que le jeune homme aperçut lemétayer :
– Courtin, lui dit-il, je suis enchanté de tevoir ! J’ai découvert l’homme qui nous a suivis cettenuit.
– Hein ? Vous dites ?… demandaCourtin en faisant, malgré lui, un pas en arrière.
– Je l’ai découvert, je te dis ! répétale jeune homme.
– Et cet homme, quel est-il ? demanda lemétayer.
– Un homme auquel j’avais cru pouvoir me fieret auquel, dans ma position, tu te serais certes fiétoi-même : Joseph Picaut.
– Joseph Picaut ! répéta Courtin enfaisant l’étonné.
– Oui.
– Et où l’avez-vous donc rencontré ?
– Dans cette auberge, mon cher Courtin, où ilest garçon d’écurie… c’est-à-dire où il en joue le rôle.
– Bon ! Et comment vous a-t-ilsuivis ? Auriez-vous eu l’imprudence de lui confier votresecret ? Ah ! jeune homme, jeune homme ! fitCourtin, comme on a raison de dire que jeunesse et imprudence vontensemble !… À un ancien galérien !
– C’est justement à cause de cela ! Tusais bien comment il a été aux galères ?
– Dame, oui : pour vol à main armée, surles grandes routes.
– Oui, mais dans une époque de troubles…Enfin, la question n’est pas là. Je l’avais chargé d’une mission,voilà le fait.
– Si je vous demandais laquelle, dit Courtin,vous croiriez que c’est la curiosité qui me fait parler ; etcependant, ce serait l’intérêt, pas autre chose.
– Oh ! je n’ai aucune raison de te cacherla mission que j’avais donnée à Picaut. Je l’avais chargé d’allerprévenir le commandant du Jeune-Charles qu’à trois heuresdu matin je serais à son bord. Eh bien, on n’a revu ni l’homme nile cheval ! Et, à propos, dit en riant le jeune baron, lecheval, c’était ton bidet, mon pauvre Courtin ; ton bidet, quej’avais pris à la métairie et avec lequel j’étais venu àNantes !
– Ah ! ah ! fit Courtin, de sorteque Joli-Cœur…
– Joli-Cœur est probablement perdu pourtoi !
– Si toutefois il n’a pas regagné l’écurie,dit Courtin, qui, même en face de l’horizon d’or qui s’ouvraitdevant lui, n’en donnait pas moins un regret profond aux vingt ouvingt-cinq pistoles que valait sa monture.
– Eh bien, je voulais donc te dire que, sic’est Joseph Picaut qui nous a suivis, il doit être aux aguets dansles environs.
– Pour quoi faire ? demanda Courtin. S’ilavait voulu vous livrer, rien n’eût été plus facile que d’envoyerici les gendarmes et de vous faire prendre par eux.
Michel secoua la tête.
– Comment ! non ?
– Je dis que ce n’est point à moi qu’il enveut, Courtin ; je dis que ce n’est point à cause de moi qu’ilnous a épiés hier.
– Pourquoi cela ?
– Parce que ma tête n’est pas mise à assezhaut prix pour payer une trahison.
– Mais à qui s’adressait cet espion ? fitle métayer en appelant à son aide toute la naïveté dont il étaitcapable d’empreindre son accent et sa physionomie.
– À un chef vendéen que j’eusse voulu sauveren même temps que moi, répondit Michel, qui s’apercevait du cheminque lui faisait faire son interlocuteur, mais qui n’était pas fâchéde le mettre à moitié dans son secret, pour s’en servir à un momentdonné.
– Ah ! ah ! fit Courtin, aurait-ildonc découvert la retraite de ce chef vendéen ? Ça serait unmalheur, monsieur Michel !
– Non, il n’a franchi que la premièreenceinte, heureusement ! mais je crains que, si une secondefois il s’occupe de nous, il ne soit, cette fois-là, plus heureuxque la première.
– Et comment pourrait-il s’occuper devous ?
– Dame, si ce soir il nous épiait, il verraitbien que j’ai un rendez-vous avec Mary.
– Ah ! mordieu ! vous avezraison.
– Aussi je ne suis pas sans inquiétude, ditMichel.
– Faites une chose.
– Laquelle ?
– Emmenez-moi ce soir avec vous ; si jem’aperçois que vous êtes suivi, un coup de sifflet vous avertira deprendre le large.
– Mais toi ?
Courtin se mit à rire.
– Oh ! moi, je ne risque rien : mesopinions sont connues, Dieu merci, et, en ma qualité de maire, jepuis avoir impunément de mauvaises connaissances.
– À quelque chose malheur est bon ! ditMichel en riant à son tour. Mais attends donc ! quelle heureest-ce là ?
– Neuf heures qui sonnent à l’horloge duBouffai.
– En ce cas, viens, Courtin !
– Alors, vous m’emmenez ?
– Sans doute.
Courtin prit son chapeau, Michel le sien, ettous deux sortirent, et gagnèrent rapidement l’angle où Michelavait rencontré Courtin.
Le métayer avait à sa droite la rue du Marché,à sa gauche la petite ruelle sur laquelle donnait la porte qu’ilavait marquée d’une croix.
– Reste là, Courtin, dit Michel ; je vaisà l’autre bout de cette ruelle ; je ne sais encore de quelcôté viendra Mary : si elle vient de ton côté, achemine-lavers moi ; si elle vient de mon côté, rapproche-toi, afin denous porter main-forte en cas de besoin.
– Soyez donc tranquille ! ditCourtin.
Et il s’installa à son poste.
Courtin était au comble de la joie ; sonplan avait complètement réussi ; d’une façon ou de l’autre, ilallait être mis en contact avec Mary ; Mary, il le savait,était la confidente intime de Petit-Pierre ; il suivrait Marylorsqu’elle quitterait Michel, et il ne faisait aucun doute que lajeune fille, n’ayant aucun soupçon d’être suivie, ne dénonçâtelle-même la retraite de la princesse en la rejoignant.
Neuf heures et demie, sonnant à toutes leshorloges de Nantes, surprirent Courtin au milieu de cesréflexions.
À peine la vibration métalliques’éteignait-elle dans l’air, que Courtin entendit un pas légervenir de son côté ; il alla au-devant de ce pas, et dans unejeune paysanne enveloppée d’une mante et portant à la main un petitpaquet enveloppé d’un mouchoir, il reconnut Mary.
La jeune fille, en voyant un homme quisemblait garder la rue, hésita à avancer.
Courtin marcha droit à elle, et se fitreconnaître.
– C’est bien, c’est bien, mademoiselle Mary,dit-il en réponse aux manifestations, joyeuses de la jeunefille ; mais ce n’est pas moi que vous cherchez, n’est-cepas ? c’est M. le baron. Eh bien, il est là-bas, il vousattend.
Et il désigna du doigt l’autre bout de laruelle.
La jeune fille le remercia de la tête et hâtale pas dans la direction que lui indiquait Courtin.
Quant à celui-ci, convaincu que la conférenceserait longue, il s’assit philosophiquement sur une borne.
Seulement, de cette borne, il pouvait voir lesdeux jeunes gens, tout en songeant à sa fortune future, qui luiparaissait en si bon chemin.
En effet, par Mary, il tenait un bout du fildu labyrinthe, et il espérait bien que, cette fois, le fil necasserait pas.
Mais il n’eut pas le temps d’échafauder degrands rêves sur les nuages d’or de son imagination : lesjeunes gens ne firent qu’échanger quelques paroles et revinrentdans sa direction.
Ils passèrent devant lui ; le jeune barondonnait joyeusement le bras à sa fiancée et tenait à la main lepetit paquet que le métayer avait vu dans celle de Mary.
Michel lui fit un signe de tête.
– Oh ! oh ! se dit le métayer,est-ce que ce ne serait pas plus difficile que cela ? Envérité il n’y aurait pas de mérite.
Mais, comme cette promptitude faisaitmerveilleusement son affaire, il ne se fit pas prier pour obéir ausigne de Michel, et se mit à marcher à une très petite distance desdeux amants.
Bientôt, cependant, une certaine inquiétudes’empara du digne métayer.
Au lieu de remonter vers le haut de la ville,où Courtin sentait instinctivement que devait être la cachette, lesdeux jeunes gens descendaient vers la rivière.
Le métayer suivait tous leurs mouvements avecune profonde inquiétude ; mais bientôt il supposa que Maryavait quelque course à faire de ce côté, et que Michell’accompagnait dans cette course.
Cependant, son inquiétude devint plus vive,lorsque, en débouchant sur le quai, il vit les deux jeunes gensprendre la direction de l’hôtel du Point du Jour, puis,arrivés à l’hôtel du Point du Jour, entrer hardiment parla porte cochère.
À cette vue, il ne put se contenir etrejoignit le jeune baron au pas de course.
– Ah ! te voilà… Tu arrives bien !dit Michel en l’apercevant.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda lemétayer.
– Courtin, mon ami, répondit le jeune homme,il y a que je suis l’homme le plus heureux de la terre !
– Comment cela ?
– Vite, vite, aide-moi à seller deuxchevaux !
– Deux chevaux ?
– Oui.
– Et Mademoiselle, vous ne la reconduisez doncpas ?
– Non, Courtin, je l’emmène.
– Où cela ?
– À la Banlœuvre, où nous aviserons sur ce quenous avons à faire pour fuir tous ensemble.
– Et mademoiselle Mary abandonne commecela ?…
Courtin s’arrêta court ; il comprit qu’ilallait se trahir.
Mais Michel était trop heureux pour êtredéfiant.
– Mademoiselle Mary n’abandonne personne, moncher Courtin : nous envoyons Bertha à sa place. Tu comprendsque ce n’est pas moi qui peux me charger de dire à Bertha que je nel’aime pas !
– Bon ! Et qui le lui dira ?
– Ne t’en inquiète pas, Courtin :quelqu’un s’en charge. Vite, vite, sellons deux chevaux !
– Vous avez donc des chevaux ici ?
– Non, je n’ai pas personnellement de chevauxici ; mais, comprends-tu, il y a des chevaux à la dispositionde ceux qui, comme nous, voyagent pour les besoins de la cause.
Et Michel poussa Courtin dans l’écurie.
Deux chevaux, effectivement, comme s’ilseussent été préparés à l’intention des deux jeunes gens, mangeaientl’avoine à l’écurie.
Au moment où Michel mettait la selle sur ledos de l’un d’eux, le maître de l’hôtel descendit, conduit parMary.
– Je viens du Sud et je vais à Rosny, lui ditMichel en sellant son cheval, tandis que Courtin en faisait autant,mais plus lentement, de l’autre.
Courtin entendit le mot d’ordre, mais n’ycomprit rien.
– C’est bien, se contenta de répondre lemaître d’hôtel en faisant de la tête un signe d’intelligence.
Et, comme Courtin était en retard, il l’aida àrejoindre Michel.
– Mais, monsieur, dit Courtin tentant unnouvel effort, pourquoi aller à la Banlœuvre et non pas à laLogerie ? Il me semble que vous n’y avez pas été si mal, à laLogerie.
Michel interrogea Mary du regard.
– Oh ! non, non, non, dit celle-ci.Songez, mon ami, que c’est là que Bertha va revenir tout droit,afin d’avoir de nos nouvelles, afin de savoir pourquoi le naviren’était pas à l’endroit convenu, et je ne veux pas la voir avantque la personne que vous savez l’ait vue, lui ait parlé ; ilme semble que je mourrais de honte et de douleur en me retrouvanten face d’elle.
À ce nom de Bertha, prononcé pour la secondefois, Courtin avait relevé la tête comme un cheval au bruit de latrompette.
– Oui ; mademoiselle a raison, dit-il,n’allez pas à la Logerie.
– Seulement, voyons, Mary… dit Michel.
– Quoi ? demanda la jeune fille.
– Qui remettra à notre sœur la lettre quil’appelle à Nantes ?
– Bon ! dit Courtin, ce ne sera pasdifficile de trouver un messager ; et, s’il n’y a que cela quivous embarrasse, monsieur Michel, je m’en charge.
Michel hésitait ; mais, comme Mary, ilredoutait d’être témoin des premiers emportements de Bertha.
Il consulta de nouveau la jeune fille duregard.
Celle-ci répondit par un signe affirmatif.
– Alors, à la Banlœuvre ! dit Michel enremettant la lettre à Courtin. Si tu as quelque chose à nous fairedire, Courtin, c’est là que tu nous trouveras.
– Ah ! pauvre Bertha ! pauvreBertha ! dit Mary en s’élançant sur son cheval, jamais je neme consolerai de mon bonheur !
Michel, de son côté, venait de sauter sur lesien. Les deux jeunes gens étaient en selle ; ils saluèrent dela main le maître de l’hôtel ; Michel recommanda une dernièrefois sa lettre à Courtin, et tous deux s’élancèrent hors de l’hôteldu Point du Jour.
À l’extrémité du pont Rousseau, ils faillirentrenverser un homme qui, malgré la chaleur de la saison, étaitenveloppé d’une espèce de manteau dont il se cachait le visage.
Cette sombre apparition épouvanta Michel, quipressa l’allure de son cheval en disant à Mary d’en faireautant.
Michel se retourna au bout d’une centaine depas ; l’homme s’était arrêté, et, visible malgré l’obscurité,les suivait des yeux.
– Il nous regarde ! il nousregarde ! dit Michel, qui sentait instinctivement qu’il venaitde passer près d’un danger.
L’homme les perdit de vue et continua sa routedu côté de Nantes.
À la porte de l’hôtel du Point duJour, il s’arrêta, chercha quelqu’un du regard et vit un hommequi lisait une lettre dans l’écurie, à la lueur du fanal.
Il s’approcha de cet homme, qui, au bruitqu’il fit, retourna la tête.
– Ah ! c’est vous ! dit Courtin. Parma foi, vous avez failli arriver trop tôt ; vous m’aurieztrouvé dans une compagnie qui ne vous aurait pas convenu.
– Qu’est-ce que ces deux jeunes gens qui ontfailli me renverser à l’extrémité du pont ?
– C’est justement la compagnie dans laquellej’étais.
– Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau ?
– Du bon et du mauvais, mais plus de bon quede mauvais cependant.
– Est-ce pour ce soir ?
– Non, pas encore ; c’est partieremise.
– Vous voulez dire partie manquée.Maladroit !
Courtin sourit.
– C’est vrai, dit-il, depuis hier, je joue demalheur ! Mais, bah ! contentons-nous de marcher sansavoir la prétention de courir. Quelque infructueuse que soit, aupoint de vue du résultat immédiat, ma journée d’aujourd’hui, c’estencore une journée que je ne donnerais pas pour vingt millelivres.
– Ah ! ah ! vous en êtes biensûr ?
– Oui, et la preuve, c’est que je tiens déjàquelque chose.
– Quoi ?
– Ceci, dit Courtin en montrant le billetqu’il venait de décacheter et de lire.
– Un billet ?
– Un billet.
– Et que contient ce billet ? dit l’hommeau manteau en étendant la main pour le prendre.
– Un instant… Nous allons le lireensemble ; mais c’est moi qui le garde, attendu que c’est moiqui suis chargé de le remettre.
– Voyons, dit l’homme.
Tous deux se rapprochèrent du fanal et lurentensemble :
Venez me rejoindre aussi vite quepossible. Vous connaissez les mots de passe.
Votre affectionné,
Petit-Pierre.
– À qui cette lettre est-elleadressée ?
– À mademoiselle Bertha de Souday.
– Son nom n’est ni sur l’enveloppe ni au basde la lettre.
– Parce qu’une lettre peut se perdre.
– Et c’est vous qui êtes chargé de remettrecette lettre ?
– Oui.
L’homme jeta un second regard sur lalettre.
– C’est bien son écriture, dit-il. Ah !si vous m’aviez laissé vous accompagner, nous la tiendrions à cetteheure.
– Que vous importe, pourvu qu’on vous lalivre ?
– Oui, vous avez raison. Quand vousreverrai-je ?
– Après-demain.
– Ici ou dans la campagne ?
– À Saint-Philbert-de-Grand-Lieu ; c’està moitié chemin de Nantes et de ma demeure.
– Et cette fois, je ne me dérangerai pas pourrien ?
– Je vous le promets.
– Tâchez d’être de parole ; je le suis,moi, et voici l’argent, que je tiens prêt et qui ne vous fera pasattendre.
En achevant ces paroles, l’homme ouvrit sonportefeuille et montra complaisamment au métayer une liasse debillets de banque qui pouvait atteindre à une centaine de millefrancs.
– Ah ! dit celui-ci, du papier ?
– Sans doute, du papier, mais signéGarat ; c’est une bonne signature.
– N’importe ! dit Courtin, j’aime mieuxl’or.
– Eh bien, on vous payera en or, dit l’hommeau manteau en remettant le portefeuille dans sa poche et encroisant son manteau sur son habit.
Si les interlocuteurs n’eussent pas été sipréoccupés par leur conversation, ils se fussent aperçus que,depuis deux ou trois minutes, un paysan qui, à l’aide d’unecharrette, était, de la rue, grimpé sur le mur, les écoutait, etque, de son poste, il regardait les billets de banque d’un air qui,certes, voulait dire qu’à la place de Courtin il n’eût pas été sidégoûté que lui, et se fût parfaitement contenté de la signatureGarat.
– Ainsi donc, à après-demain, àSaint-Philbert, répéta l’homme au manteau.
– À après-demain.
– À quelle heure ?
– Dame, vers le soir.
– Prenons sept heures. Le premier venuattendra l’autre.
– Et vous apporterez l’argent ?
– Non, mais l’or.
– Vous avez raison.
– Vous espérez donc que nous termineronsaprès-demain ?
– Dame, espérons toujours ; cela ne coûterien d’espérer !
– Après-demain, à sept heures, àSaint-Philbert, dit le paysan en se laissant glisser du mur dans larue. On y sera.
Puis il ajouta avec un rire qui ressemblaitfort à un grincement de dents :
– Puisque l’on est marqué, il faut bien quel’on gagne sa marque.
Bertha, qui avait quitté la Logerie en mêmetemps que Michel, était, au bout de deux heures de marche, près deson père.
Elle avait trouvé le marquisextraordinairement abattu et complètement dégoûté de la vie decénobite qu’il menait dans le terrier que maître Jacques lui avaitfait arranger pour son usage personnel et dans lequel il l’avaitinstallé.
Comme Michel, mais par suite d’un sentimentpurement chevaleresque, M. de Souday ne se fût jamais décidé àquitter la Vendée tant que Petit-Pierre y courait quelque danger.Or, sur la communication que lui fit Bertha du départ probable duchef de leur parti, le vieux gentilhomme vendéen s’était résigné,mais sans enthousiasme, à suivre le conseil que lui avait donné legénéral et à aller vivre pour la troisième fois sur la terreétrangère.
Ils quittèrent donc la forêt de Touvois.Maître Jacques, dont la main était à peu près guérie et qui enavait été quitte pour deux doigts, avait voulu les accompagnerjusqu’à la côte pour les aider dans leur embarquement.
Il était minuit environ lorsque les troisvoyageurs, qui suivaient la route de Machecoul, se trouvèrentau-dessus du vallon de Souday.
En apercevant les quatre girouettes de sonchâteau, qui miroitaient aux rayons de la lune, au milieu desnappes de verdure sombre qui l’entouraient, le marquis ne putétouffer un soupir.
Bertha l’entendit et se rapprocha de lui.
– Qu’avez-vous, père ? luidemanda-t-elle, et à quoi songez-vous ?
– À bien des choses, ma pauvre enfant !répondit le marquis en secouant la tête.
– N’allez pas tomber dans les idées sombres,mon père ! Vous êtes encore jeune, vous êtes encorevigoureux ; vous reverrez votre maison.
– Oui, fit le marquis avec un soupir ;mais…
Il s’arrêta presque suffoqué.
– Mais quoi ? demanda Bertha.
– Mais je n’y retrouverai plus mon pauvre JeanOullier.
– Hélas ! fit la jeune fille.
– Ô maison ! maison ! dit lemarquis, pauvre maison, que tu me sembleras vide !
Bien qu’il y eût dans le regret du marquisencore plus d’égoïsme que d’attachement à son serviteur, le pauvrevalet, s’il eût pu entendre cette lamentation de son maître, eûtcertes été profondément touché.
Bertha reprit :
– Eh bien, moi, mon père, je ne sais pourquoi,mais je ne puis me figurer, quoi qu’on en ait dit, que notre pauvreami soit mort : je le pleure quelquefois ; mais il mesemble que, s’il était mort réellement, je l’eusse pleurédavantage, et toujours une secrète espérance, dont je ne me rendspas bien compte, vient arrêter et sécher mes larmes.
– Eh bien, c’est drôle, interrompit maîtreJacques ; mais, moi, je suis de l’avis de Mademoiselle :non, Jean Oullier n’est pas mort, et j’ai plus que desprésomptions, moi : j’ai vu le cadavre que l’on disait être lesien, et je ne l’ai pas reconnu.
– Mais alors que serait-il devenu ?demanda le marquis de Souday.
– Par ma foi, je ne sais, répondit maîtreJacques ; mais je m’attends tous les jours à avoir de sesnouvelles.
Le marquis poussa un second soupir.
En ce moment, on traversait un coin de laforêt. Peut-être songeait-il aux hécatombes de gibier qu’il avaitfaites sous leurs voûtes ombreuses, qu’il croyait, hélas ! neplus revoir ; peut-être les quelques mots qu’avait dits maîtreJacques avaient-ils ouvert son cœur à l’espérance de revoir un jourson fidèle serviteur.
Cette supposition resta la plus probable, caril recommanda plusieurs fois au maître des lapins de prendre, surle sort de Jean Oullier, des informations et de lui en faireconnaître le résultat.
Arrivé au bord de la mer, le marquis n’adoptapoint entièrement le plan que sa fille et Michel avaient formé pourleur embarquement : il craignait qu’en courant des bordéespour les atteindre dans la haie de Bourgneuf, ainsi que cela avaitété convenu, la goélette ne se signalât à l’attention des cuttersqui faisaient la police de la côte ; il ne voulait point qu’onpût lui reprocher d’avoir, par un sentiment personnel, compromis lesalut de Petit-Pierre, et il décida que ce seraient, au contraire,sa fille et lui qui iraient en mer au-devant duJeune-Charles.
Maître Jacques, qui avait des intelligencessur toute la côte, trouva au marquis de Souday un pêcheur qui,moyennant quelques louis, consentit à les prendre dans son bateauet à les conduire à bord de la goélette.
Le bateau était échoué sur la rive ; lemarquis de Souday, dirigé dans cette manœuvre par maître Jacques,s’y glissa avec Bertha, trompant la surveillance des douaniers dePornic qui veillaient sur la côte. Une heure après, la marée mit labarque à flot ; le patron et ses deux fils qui lui servaientd’équipage s’embarquèrent et prirent le large.
Comme il s’en fallait encore d’une demi-heureà peu près que le jour parût, le marquis n’attendit point que lebateau fût au large pour quitter sa cachette dans le demi-pont, oùil était plus mal à l’aise encore que dans le terrier de maîtreJacques.
En le voyant apparaître, le pêcheurs’informa :
– Vous dites, monsieur, demanda-t-il, que lenavire que vous attendez doit débouquer de la rivière ?
– Oui, répondit le marquis.
– À quelle heure a-t-il dû quitterNantes ?
– De trois à cinq heures du matin, répliquaBertha.
Le pécheur consulta le vent.
– Avec ce vent-là, dit-il, il ne lui faut pasplus de quatre heures pour venir à nous.
Puis, calculant, il continua :
– Le vent est du sud-ouest, la marée a étépleine à trois heures ; nous devons le voir vers huit ou neufheures. En attendant, et pour ne pas amener sur nous lesgardes-côtes, nous allons faire semblant de donner quelques coupsde drague qui nous serviront de prétexte pour courir des bordéesdevant la rivière.
– Comment ! faire semblant ? s’écriale marquis ; mais j’espère bien que nous allons pêcher pourtout de bon. Toute ma vie, j’ai désiré me livrer à cet exercice,et, ma foi, puisque la chasse m’est interdite cette année dans lesbois de Machecoul, c’est une trop belle compensation que le cielm’envoie pour que je la laisse échapper.
Et le marquis, malgré les observations deBertha, qui craignait que la grande taille de son père ne le fitreconnaître de loin, se mit à aider les pêcheurs dans leurtravail.
On descendit le filet, on le promena quelquetemps au fond de la mer, et le marquis de Souday, qui avaitbravement halé sur le câble, pour l’aider à sortir, eut unevéritable joie d’enfant en contemplant les congres, les turbots,les plies, les raies, les huîtres qu’il ramenait des profondeurs dela mer.
Il oublia immédiatement ses regrets, sessouvenirs, ses espérances, Souday et la forêt de Machecoul, lesmarais de Saint-Philbert et les grandes landes, et, avec eux, lessangliers, les chevreuils, les renards, les lièvres, les perdrix etles bécasses, pour ne plus penser qu’à la population à la peaulisse ou écaillée que chaque coup de filet mettait sous sesyeux.
Le jour vint.
Bertha, qui, jusque-là, s’était tenue, touterêveuse, assise à l’avant, absorbée dans ses pensées, tandis queses yeux regardaient la vague se séparer, devant la proue de lapetite embarcation, en deux sillons phosphorescents, Bertha montasur un paquet de câbles roulés et interrogea l’horizon.
À travers la brume du matin, plus épaisse àl’embouchure de la rivière que vers le large, elle aperçut leshauts mâts et les espars de quelques navires ; mais aucund’eux ne portait la flamme bleue à laquelle on devait reconnaîtrele Jeune-Charles. Elle en fit l’observation au pêcheur,qui la rassura en jurant qu’il était impossible que, parti deNantes dans la nuit, le bâtiment eût déjà gagné la pleine mer.
Du reste, le marquis ne laissa point au dignepêcheur le temps de fournir de longs renseignements à safille ; car il avait pris un tel goût au métier de ces bravesgens, qu’il ne laissait entre chaque coup de filet que l’intervallestrictement nécessaire, encore employait-il ces intervalles à sefaire démontrer par le vieux marin les premiers éléments de lascience nautique.
Ce fut au milieu de cette conversation que lepêcheur lui fit observer qu’en continuant de jeter le filet commepour la traîne, ils étaient forcés de marcher grand largue, etqu’en marchant ainsi, ils finiraient par s’éloignerconsidérablement de la côte et de leur poste d’observation ;mais le marquis, avec l’indifférence qui faisait le fond de soncaractère, ne se rendit point à cette raison et continua d’emplirdes produits de sa pêche la petite cale du bateau.
La matinée était passée ; il pouvait êtredix heures, et l’on n’avait rien vu venir. Bertha était fortinquiète, et plusieurs fois déjà elle avait communiqué sesappréhensions à son père ; si bien que le marquis, pressé parelle, ne put faire moins que de consentir à se rapprocher del’embouchure de la rivière.
Il en profita pour se faire montrer par levieux marin le moyen de marcher au plus près, c’est-à-dired’orienter les voiles de façon à former avec la quille un angleaussi petit que le gréement pouvait le permettre ; et ilsétaient tous deux au point le plus embrouillé de la démonstrationlorsque Bertha poussa un grand cri.
Elle venait d’apercevoir, à quelques brassesde la barque, un grand navire marchant toutes voiles dehors, etauquel elle n’avait pas fait attention parce qu’il ne portait pasle signal convenu, mais dont les focs lui avaient marquél’approche.
– Prenez garde, prenez garde, s’écria-t-elle,un navire vient sur nous.
Le pêcheur se retourna, et en un clin d’œil serendit si bien compte du danger qui les menaçait, qu’il arrachabrusquement le gouvernail des mains du marquis, et, sanss’inquiéter de ce qu’il renversait celui-ci sur le pont, manœuvrarapidement pour se placer au vent du navire qui venait sur eux etsortir de ses eaux sans accident.
Mais, si prompte qu’eût été sa manœuvre, il neput empêcher que la barque ne touchât. La quille de la brigantinefrôla à grand bruit les flancs du navire ; son pic s’engageaun instant dans les boute-hors du beaupré. Elle s’inclina, embarquaune vague, et, si la manœuvre du pêcheur, en lui conservant levent, ne l’eût promptement entraînée loin de là, elle ne se fûtpoint redressée aussi vite, ou peut-être même ne se fût-elle pasredressée du tout.
– Que le diable emporte ce caboteur demalheur ! s’écria le vieux pêcheur. Une seconde de plus, etnous allions remplacer au fond de la mer les poissons que nous enavons tirés.
– Vire, vire ! s’écria le marquis que sachute avait exaspéré ; cours dessus, et du diable si je nemonte pas à bord, pour demander au capitaine raison de sonimpertinence.
Comment voulez-vous donc, répondit le vieuxpêcheur, qu’avec nos deux méchants focs et notre pauvre brigantinenous atteignions cette espèce de goéland ? En a-t-il de latoile, le gredin ! toutes les bonnettes dehors et une voile defortune. Court-il ! mais court-il !
– Il faut cependant le rejoindre, s’écriaBertha en s’avançant vers l’arrière, car c’est leJeune-Charles.
Et elle montra à son père une large bandeblanche, placée à la poupe du bâtiment et sur laquelle on lisait enlettres d’or :
JEUNE-CHARLES.
– Tu as, par ma foi, raison, Bertha !s’écria le marquis. Vire donc, mon ami, vire ! Mais comment sefait-il qu’il ne porte pas le signal dont il était convenu avec M.de la Logerie ? Comment se fait-il surtout qu’au lieu d’avoirle cap sur la baie de Bourgneuf, où nous devions l’attendre, il aitle cap sur l’ouest ?
– Peut-être est-il arrivé quelque accident,dit Bertha en devenant aussi pâle que son linge.
– Pourvu que ce ne soit point àPetit-Pierre ! murmura le marquis.
Bertha admira le stoïcisme de son père ;mais, tout bas, elle murmura à son tour :
– Pourvu que ce ne soit pas à Michel.
– N’importe ! dit le marquis, il faut quenous sachions à quoi nous en tenir.
La petite barque, pendant ce temps, avait virélof pour lof, et, s’étant mise dans le vent, avait augmenté larapidité de sa marche. Cette manœuvre assez rapide sur uneembarcation d’un aussi mince tonnage n’avait point permis à lagoélette, malgré la supériorité de sa voilure, de s’éloignersensiblement.
Le pêcheur put héler le navire.
Le capitaine parut sur le pont.
– Êtes-vous le Jeune-Charles venantde Nantes ? demanda le patron de la barque en se faisant unporte-voix de ses deux mains.
– Qu’est-ce que cela te fait ? réponditle capitaine de la goélette, auquel la certitude d’avoir échappéaux griffes de la justice n’avait nullement rendu sa bellehumeur.
– C’est que j’ai là du monde pour vous !cria le pêcheur.
– Est-ce encore des commissaires ! Millegarcettes ! si tu m’en amènes du calibre de ceux de cettenuit, je te coule, vieux racleur d’huîtres, avant que tu montes àmon bord.
– Non : ce sont des passagers.N’attendez-vous pas des passagers ?
– Je n’attends rien qu’un bon vent pourdoubler le cap Finistère.
– Laissez-moi vous accoster, demanda lepêcheur sur la suggestion de Bertha.
Le capitaine du Jeune-Charlesinterrogea la mer, et, n’apercevant, entre la côte et son navire,rien qui pût légitimer ses appréhensions, curieux, en outre, desavoir si les passagers dont on lui parfait maintenant n’étaientpoint ceux-là mêmes dont l’embarquement avait été le but de sonvoyage, il se rendit au désir du pêcheur, fit amener ses hautesvoiles et manœuvrer de façon à diminuer la rapidité de sacourse.
Bientôt le Jeune-Charles se trouvaassez près de la barque pour qu’il fût possible de jeter à celle-ciun grelin à l’aide duquel on l’amena sous le couronnement de lagoélette.
– Eh bien, maintenant, voyons, qu’ya-t-il ? demanda le capitaine en se penchant vers labarque.
– Priez M. de la Logerie de venir nous parler,dit Bertha.
– M. de la Logerie n’est pas à mon bord,répliqua le capitaine.
– Mais alors, reprit Bertha d’une voixtroublée, si vous n’avez pas à bord M. de la Logerie, vous avez aumoins deux dames.
– En fait de dames, répondit le capitaine, jen’ai absolument qu’un gredin qui, les fers aux pieds, jure et sacredans la cale à démâter le bâtiment et à faire frissonner lesbarriques auxquelles il est amarré.
– Mon Dieu, s’écria Bertha toute frissonnante,savez-vous si quelque accident ne serait point arrivé aux personnesque vous deviez embarquer ?
– Ma foi, ma jolie demoiselle, dit lecapitaine, si vous pouvez m’expliquer ce que cela veut dire, vousm’obligerez infiniment ; car le diable m’emporte si j’ycomprends rien ! Hier au soir, deux hommes sont venus, tousdeux de la part de M. de la Logerie, mais avec deux commissionsdifférentes : l’un voulait que je partisse à l’instantmême ; l’autre me disait de rester et d’attendre. De ces deuxhommes, l’un était un honnête métayer, un maire, je crois ; ilme montra quelque chose comme un bout d’écharpe tricolore. C’étaitcelui-là qui me disait de lever l’ancre et de déraper au plus vite.L’autre, celui qui voulait me faire rester, était un ancien forçat.J’ai ajouté foi à ce qui me venait du plus respectable de ces deuxparoissiens, ou qui, au bout du compte, était le moinscompromettant. Je suis parti.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, dit Bertha,c’est Courtin qui est venu : il sera arrivé quelque accident àM. de la Logerie.
– Voulez-vous voir cet homme ? demanda lecapitaine.
– Lequel ? demanda le marquis.
– Celui qui est en bas, aux fers. Peut-être lereconnaîtrez-vous ; peut-être parviendrons-nous à démêler lavérité, bien qu’il soit trop tard maintenant pour que cela nousserve à quelque chose.
– Pour partir, oui, dit le marquis, cela peutnous être inutile ; mais cela peut encore nous aider à sauvernos amis d’un péril. Montrez-nous cet homme.
Le capitaine donna un ordre, et, quelquessecondes après, on amena Joseph Picaut sur le pont. Il étaittoujours garrotté et enchaîné, et, malgré ses liens, dès qu’ilaperçut les côtes de cette Vendée natale qu’il était menacé de neplus revoir, sans calculer la distance qui l’en séparait etl’impossibilité où il était de nager, il fit un mouvement pouréchapper à ceux qui le conduisaient et pour se précipiter à lamer.
Cela se passait à tribord, de sorte que lespassagers de la petite barque, affalée derrière la poupe, nepouvaient rien voir ; mais, au cri que Picaut poussa, au bruitqui se fit sur le pont, ils comprirent qu’une lutte quelconqueavait lieu à bord du Jeune-Charles.
Le pêcheur poussa sa barque le long des flancsdu navire et l’on aperçut Joseph qui se débattait entre quatrehommes.
– Laissez-moi me jeter à l’eau !criait-il ; j’aime mieux mourir tout de suite que de pourrir àbord du bâtiment.
Et, en effet, peut-être allait-il parvenir àse lancer à la mer, lorsqu’il reconnut les visages du marquis deSouday et de Bertha, qui regardaient cette scène avec stupeur.
– Ah ! monsieur le marquis !ah ! mademoiselle Bertha ! cria Joseph Picaut, vous mesauverez, vous ; car c’est pour avoir exécuté les ordres de M.de la Logerie que cet animal de capitaine m’a traité de la sorte,et ce sont les mensonges de cette canaille de Courtin qui en sontcause.
– Voyons, qu’y a-t-il de vrai dans toutcela ? demanda le capitaine ; car, je vous l’avoue, sivous pouvez me débarrasser de ce gaillard-là, vous me ferezplaisir ; je ne suis frété ni pour Cayenne, ni pour BotanyBay.
– Hélas ! dit Bertha, tout est vrai,monsieur. Je ne sais quel motif a eu le maire de la Logerie pourvous faire prendre le large ; mais voilà, à coup sûr, celuides deux qui vous disait la vérité.
– Alors, déliez-le, mille garcettes ! etqu’il aille se faire pendre où il voudra. Maintenant, quefaites-vous ? êtes-vous des nôtres ? n’en êtes-vouspas ? restez-vous ? partez-vous ? Il ne m’en coûterapas plus pour vous emmener ; j’étais payé d’avance, et pourl’acquit de ma conscience, je de serais pas fâché d’emmenerquelqu’un.
– Capitaine, dit Bertha, n’y a-t-il donc pasmoyen de rentrer en rivière et de remettre à cette nuitl’embarquement qui devait avoir lieu la nuit dernière ?
– Impossible, répondit le capitaine enhaussant les épaules ; et la douane ! et la police desûreté ! Non, partie remise, c’est partie manquée. Seulement,je vous le répète, si vous voulez profiter de mon navire pourpasser en Angleterre, je suis à votre disposition, et cela ne vouscoûtera rien.
Le marquis regarda sa fille ; maiscelle-ci secoua la tête.
– Merci, capitaine, merci, répondit lemarquis, c’est impossible.
– Alors séparons-nous, reprit lecapitaine ; mais auparavant, permettez-moi de vous demander unservice.
– De quoi s’agit-il ?
– Il s’agit d’une petite facture que je vaisvous remettre tout acquittée et dont je désire que vous régliez lecompte à mon profit, tandis que vous réglerez le vôtre.
– Voyons, je ferai tout ce que je pourrai pourvous être agréable, capitaine, répondit M. de Souday.
– Eh bien, chargez-vous de donner une centainede coups de garcettes au drôle qui s’est moqué de moi cettenuit.
– Cela sera fait, dit le marquis.
– Oui, s’il lui reste encore la force de lesendurer après qu’il m’aura soldé ce qu’il me doit à moi-même, ditune voix.
Et en même temps, on entendit le bruit d’uncorps pesant qui tombait à l’eau, et, à dix pas de la barque, onvit, une seconde après, reparaître à la surface de la mer la têtede Joseph Picaut, qui se mit à nager vigoureusement vers labarque.
Une fois dégagé de ses fers, le chouan, tantil avait peur, sans doute, que quelque circonstance imprévue ne lefit rester sur le bâtiment, le chouan avait piqué une têtepar-dessus la muraille du navire.
Le patron et le marquis lui tendirent la main,et, avec leur aide, Joseph Picaut remonta dans l’embarcation.
À peine y fut-il :
– Maintenant, dit-il, monsieur le marquis,dites donc à ce vieux cachalot que voilà là-haut que la marque queje porte à l’épaule, c’est ma croix d’honneur, à moi.
– En effet, capitaine, fit le marquis, cepaysan a été condamné à cette peine infamante pour avoir fait sondevoir sous l’Empire, à notre point de vue du moins, et, quoique jen’approuve pas complètement la manière dont il opérait, je puisvous affirmer qu’il ne mérite point la peine que vous lui aviezinfligée.
– Eh bien, dit le capitaine, tout est pour lemieux. Une fois, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas monter àmon bord ?
– Non, capitaine, merci.
– Alors, bon voyage !
Et, à ces mots, le capitaine fit larguer lecâble qui retenait la petite barque, et la goélette, ayant donnédans le vent, s’éloigna en laissant la barque stationnaire.
Pendant que le vieux pêcheur manœuvrait pourregagner la côte, Bertha et le marquis de Souday tinrentconseil.
Ils ne pouvaient, malgré toutes lesexplications de Picaut – et ces explications étaient courtes, lechouan n’ayant vu Courtin qu’au moment où celui-ci l’avait faitarrêter – ils ne pouvaient se rendre compte du motif qui avait faitagir le maire de la Logerie ; mais sa conduite ne laissait pasque de leur paraître fort suspecte, et, quoi qu’en dît Bertha, quirappelait à son père les soins vraiment dévoués qu’il avait euspour Michel, l’attachement qu’elle lui avait entendu exprimer pourson maître, le marquis fut d’avis que cette conduite tortueusecachait des projets dangereux non seulement pour la sécurité deMichel, mais encore pour celle de leurs amis.
Quant à Picaut, il déclara nettement qu’il nerespirait plus que pour la vengeance, et que si M. de Soudayvoulait lui faire donner un habit de matelot, autant pour sedéguiser que pour remplacer ses vêtements déchirés dans la luttequ’il avait eue à soutenir, il se mettrait en route pour Nantesaussitôt qu’il aurait touché terre.
Le marquis de Souday, pressentant que latrahison de Courtin pouvait bien avoir eu Petit-Pierre pourvictime, voulait également se rendre à la ville ; mais Bertha,qui ne doutait point que Michel, voyant son évasion manquée, n’eûtimmédiatement regagné la Logerie, où il aurait pensé qu’elleviendrait le retrouver, Bertha lui fit ajourner ce projet jusqu’àplus ample information touchant ce qui s’était passé.
Le pêcheur déposa ses passagers à l’abri de lapointe de Pornic. Picaut, en faveur duquel un des fils du patronavait bien voulu se dessaisir de sa vareuse et de son chapeaugoudronné, se jeta dans les terres, et s’orientant, se dirigea surNantes à vol d’oiseau, jurant sur tous les tons que Courtin n’avaitqu’à se bien tenir.
Mais, avant de quitter le marquis, il le priade mettre le chef des lapins au courant de son aventure, ne doutantpas que maître Jacques ne s’associât fraternellement à savengeance.
Ce fut ainsi que grâce à sa connaissance deslocalités, il put arriver à Nantes vers les neuf heures du soir, etqu’en allant naturellement reprendre son poste à l’auberge duPoint du Jour, il put, en y rentrant avec les précautionsque sa position lui commandait, assister à l’entrevue de Courtin etde l’homme d’Aigrefeuille, entendre une partie de ce qu’ilsdisaient et voir l’argent ou plutôt les billets de banque queCourtin ne regardait comme valables que lorsqu’ils seraientconvertis en or.
Quant au marquis et à sa fille, ce ne fut quela nuit venue, qu’ils purent, si grande que fût l’impatience deBertha, se mettre en route pour la forêt de Touvois, et ce ne futpas sans un véritable chagrin que le vieux gentilhomme pensa que lajoyeuse matinée qu’il avait eue ce jour-là n’aurait pas delendemain, et qu’il allait lui falloir, pour un temps indéterminé,se confiner comme un rat dans son trou.
Maître Jacques ne s’était point trompé dansses présomptions :
Jean Oullier n’était pas mort.
La balle que Courtin lui avait envoyée auhasard dans le buisson, et, pour ainsi dire, au jugé, luiavait troué la poitrine, et, quand la veuve Picaut, dont le métayeret son acolyte avaient entendu rouler la voiture, était arrivée,elle avait cru ne relever qu’un cadavre.
Par un sentiment de charité assez naturel chezune paysanne, elle ne voulut pas que le corps d’un homme pourlequel son mari, malgré leur dissidence d’opinion politique, avaittoujours témoigné une profonde sympathie, devînt la pâture desoiseaux de proie et des bêtes de carnage ; elle voulut que leVendéen reposât en terre sainte, et elle le chargea dans sacharrette pour l’emmener chez elle.
Seulement, au lieu de le cacher sous lalitière qu’elle avait apportée dans ce but, elle le plaça dessus,et plusieurs paysans qu’elle rencontra sur son chemin purent voiret toucher le corps pantelant et ensanglanté du vieux serviteur dumarquis de Souday.
Voilà comment le bruit de la mort de JeanOullier se propagea dans le canton ; voilà comment il arrivaau marquis de Souday et à ses filles ; voilà comment Courtin,qui, le lendemain matin, avait voulu s’assurer par lui-même quecelui qu’il redoutait le plus avait cessé d’être à craindre, voilàcomment Courtin y avait été trompé comme les autres.
Ce fut à la maison qu’elle habitait du vivantde son mari, et que, peu de temps après la mort du pauvre Pascal,elle avait quittée pour l’auberge de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu,tenue par sa mère, que la veuve Picaut transporta le corps de JeanOullier.
Cette maison était plus rapprochée à la foisde Machecoul, paroisse de Jean Oullier, et de la lande de Bouaimé,où elle l’avait trouvé, que l’auberge où, s’il eût été vivant, elleavait projeté de le cacher.
Au moment où la charrette traversait lecarrefour que nous connaissons, et d’où partait le chemin quiconduisait à la maison des deux frères, le funèbre cortège secroisa avec un homme à cheval qui suivait le chemin deMachecoul.
Cet homme – qui n’était autre que notreancienne connaissance M. Roger, le médecin de Légé – interrogea undes gamins qui s’étaient mis, avec la persistance et la curiositéde leur âge, à suivre la voiture, et, ayant appris qu’elle portaitle corps de Jean Oullier, il l’accompagna jusqu’à la demeure desPicaut.
La veuve plaça Jean Oullier sur ce même litmortuaire où elle avait placé côte à côte Pascal Picaut et lepauvre comte de Bonneville.
Pendant qu’elle s’occupait à lui rendre lesderniers devoirs, pendant qu’elle débarrassait le visage du Vendéendu sang mêlé de poussière qui le souillait, elle aperçut lemédecin.
– Hélas ! cher monsieur Roger, luidit-elle, le pauvre gars n’a plus besoin de vos soins, et c’estdommage ! Il y en a tant qui ne le valent pas, qui restent surterre, que l’on a toujours à pleurer doublement ceux-là qui s’envont avant leur temps.
Le médecin se fit raconter par la veuve cequ’elle savait de la mort de Jean Oullier. La présence de sabelle-sœur et des enfants et des femmes qui avaient suivi lecortège empêcha Marianne de raconter comment, quelques heuresauparavant, elle avait parlé à Jean Oullier, plein de viealors ; comment, en revenant le chercher avec la charrette,elle avait entendu un coup de feu et les pas d’hommes quis’enfuyaient ; comment, enfin, elle présumait que Jean Oullieravait été assassiné : elle dit, au contraire, tout simplement,qu’en venant de la lande, elle avait trouvé le corps sur sonchemin.
– Pauvre brave homme ! dit le docteur.Après tout, mieux vaut encore cette mort, qui, au moins, est celled’un soldat, que la destinée qui l’attendait s’il eût vécu. Ilétait gravement compromis ! et, pris, on l’eût, sans doute,envoyé comme les autres dans les cabanons du mont Saint-Michel.
En disant ces mots, le médecin s’approchamachinalement de Jean Oullier, prit son bras inerte et posa la mainsur sa poitrine.
Mais à peine cette main s’était-elle mise encontact avec la chair, que le docteur tressaillit.
– Qu’y a-t-il ? demanda la veuve.
– Rien, répondit froidement le médecin ;cet homme est bien mort, et il ne réclame plus rien de nous autresqui lui survivons, que les derniers devoirs.
– Qu’aviez-vous besoin, dit aigrement la femmede Joseph, d’apporter ici ce cadavre, qui peut nous amener unevisite des bleus ? Par la première, jugez ce que serait laseconde !
– Qu’est-ce que cela vous fait ? dit laveuve Picaut, puisque ni vous ni votre mari n’habitez plus lamaison ?
– Nous ne l’habitons plus justement à cause decela, répondit la femme de Joseph ; nous aurions peur, enl’habitant, de les y attirer et de perdre ainsi le peu qui nousreste.
– Vous feriez bien de le faire reconnaître,avant de lui donner la sépulture, interrompit le médecin, et, sicela doit vous causer quelque embarras, je me chargerai, moi, de lefaire reconduire dans la maison du marquis de Souday, dont je suisle médecin.
Puis, saisissant le moment où la veuve Picautpassait devant lui, le docteur lui dit tout bas :
– Congédiez tout votre monde.
Comme il était près de minuit, ce fut chosefacile à faire.
Puis, lorsqu’ils furent seuls, le docteur,s’approchant de Marianne :
– Jean Oullier n’est pas mort, dit-il.
– Comment ! il n’est pas mort ?s’écria-t-elle.
– Non ; et, si je me suis tu devant toutce monde, c’est qu’à mon avis ce qu’il y a de plus urgent, c’est des’assurer que l’on ne viendra point vous troubler dans les soinsque vous lui donnerez, j’en suis sûr.
– Dieu vous entende ! répondit la bonnefemme toute joyeuse ; et, si je puis aider à sa guérison,comptez que je le ferai avec grand bonheur ; car jen’oublierai jamais l’amitié que feu mon homme avait pour lui ;je me souviendrai toujours que, quoique je fisse dans ce moment-làmême du mal aux siens, Jean Oullier n’a pas voulu permettre que jetombe sous la balle des assassins.
Et, ayant soigneusement clos les volets et laporte de sa chaumière, la veuve alluma un grand feu, fit chaufferde l’eau, et, tandis que le docteur sondait la blessure etcherchait à voir si quelque organe nécessaire à la vie n’était pasintéressé, elle dit adieu aux quelques commères en retard, faisantsemblant de s’en retourner à Saint-Philbert.
Puis, au détour du chemin, elle se jeta dansle bois et s’en revint par le verger.
La maison de Joseph Picaut était fermée ;elle écouta à la porte : elle n’entendit aucun bruit.
Il était évident que la femme et les enfantsde son beau-frère avaient regagné la cachette où ils se tenaient,tandis que leur mari et père continuait, comme nous l’avons dit, laguerre de partisan.
Marianne rentra chez elle par la porte de lacour.
Le médecin avait terminé le pansement dublessé, et les symptômes de son existence devenaient de plus enplus évidents.
Déjà ce n’était plus le cœur seulement,c’était le pouls lui-même qui battait ; déjà, en mettant lamain devant sa bouche, on sentait le souffle sortir de seslèvres.
La veuve écouta tous ces détails avecjoie.
– Croyez-vous le sauver ?demanda-t-elle.
– Ceci, répondit le médecin, c’est le secretde Dieu. Ce que je puis dire, c’est qu’aucun des organes essentielsn’a été atteint, mais la perte du sang est énorme et, en outre, ilm’a été impossible d’extraire la balle.
– Mais, hasarda Marianne, j’ai entendu direqu’il y avait des hommes qui avaient parfaitement guéri et vécu delongues années avec une balle dans le corps.
– Cela est très possible, répondit le médecin.Mais, maintenant, qu’allez-vous en faire ?
– Mon intention avait été de conduire lepauvre homme à Saint-Philbert et de l’y cacher jusqu’à sa mort ouson rétablissement.
– C’est difficile à cette heure, dit lemédecin. Il aura été sauvé par ce que nous appelons le caillot, ettoute secousse lui pourrait être fatale. D’ailleurs, àSaint-Philbert, dans l’auberge de votre mère, au milieu de tantd’allées et de venues, il vous serait impossible de tenir secrètesa présence chez vous.
– Mon Dieu ! croyez-vous donc que, danscet état, on l’arrêterait ?
– On ne le mettrait pas en prison,certainement ; mais on le transporterait dans quelque hospiced’où il ne sortirait que pour attendre, dans les cachots, unjugement qui, s’il n’était pas mortel, serait au moins infamant.Jean Oullier est un de ces chefs obscurs, mais dangereux par leuraction sur le peuple, pour lesquels le gouvernement sera sanspitié. Pourquoi ne vous ouvrez-vous pas à votre belle-sœur ?Jean Oullier et elle ne sont-ils pas de la même opinion ?
– Vous l’avez entendue.
– C’est vrai… Je comprends que vous n’ayeznulle confiance dans sa pitié. Cependant, Dieu sait si elle devraitêtre miséricordieuse à son prochain, elle surtout ; car, sison mari était pris, il pourrait lui arriver pis encore qu’à JeanOullier.
– Oui, je le sais bien, dit la veuve d’unevoix sombre ; la mort est sur eux !
– Voyons, fit le médecin, pouvez-vous lecacher ici ?
– Ici ? Oui, sans doute ; il seraitmême plus en sûreté ici que partout ailleurs, puisque l’on croit lamaison déserte. Mais qui le soignera ?
– Jean Oullier n’est point une femmelette,répondit le médecin, et, dans deux ou trois jours d’ici, aussitôtque la fièvre sera un peu amortie, il pourra aisément rester seulpendant les heures du jour. Quant à moi, je vous promets de levisiter chaque nuit.
– Bien ! et, moi, je passerai près de luitout le temps dont je pourrai disposer sans donner dessoupçons.
Marianne, aidée du docteur, transporta leblessé dans l’étable qui attenait à sa chambre ; elle enverrouilla soigneusement la porte ; elle plaça son matelas surun tas de paille ; puis, ayant pris rendez-vous avec lemédecin pour la nuit suivante, et sachant que le blessé n’auraitbesoin, pendant les premiers instants, que d’eau fraîche, elle sejeta sur une botte de paille près de lui, attendant qu’ilmanifestât son retour à la vie, soit par quelques paroles, soitmême par un soupir.
Le lendemain, elle se montra à Saint-Philbert,et, quand on lui demanda ce qu’était devenu Jean Oullier, ellerépondit qu’elle avait suivi le conseil de sa belle-sœur, et quecraignant d’être inquiétée, elle avait reporté le cadavre dans lalande.
Puis elle retourna vers sa maison sousprétexte de la mettre en ordre ; le soir venu, elle en fermala porte avec affectation, et rentra à Saint-Philbert avant qu’ilfût nuit close, afin que tout le monde la vît bien.
Pendant la nuit, elle retourna près de JeanOullier.
Elle le veilla ainsi trois jours et troisnuits, enfermée avec lui dans cette étable, craignant de faire lemoindre bruit qui pût révéler sa présence, et, bien qu’au bout deces trois jours, Jean Oullier fût encore dans cet état de torpeurqui suit les grandes commotions physiques et les abondantes pertesde sang, le médecin l’engagea à retourner chez elle pendant lejour, et à ne revenir prendre son poste que pendant la nuit.
La blessure de Jean Oullier était si grave,qu’il resta près de quinze jours entre la vie et la mort ; desfragments de ses vêtements, entraînés par le projectile et restéscomme lui dans la plaie, y entretinrent longtemps l’inflammation,et ce ne fut que quand la force de la nature les eut éliminés, quele docteur, à la grande joie de la veuve Picaut, répondit de la viedu Vendéen.
Les soins de la Picaut redoublèrent, à mesurequ’elle le vit marcher vers la convalescence ; et, bien que leblessé fût encore si faible, qu’il ne pouvait qu’à grand-peinearticuler quelques paroles, et que les signes de reconnaissancequ’il faisait à la veuve témoignassent seuls du mieux qui s’opéraiten lui, celle-ci ne manqua point une seule fois de venir achever lanuit à son chevet, prenant, pour ne pas être découverte, lesprécautions les plus minutieuses.
Cependant, du moment que la poitrine de JeanOullier fut débarrassée des corps étrangers qui s’y étaientintroduits, une suppuration régulière s’établit, et il fit des pasrapides vers la convalescence ; mais, à mesure que ses forcesrevenaient, il commença de s’inquiéter de ceux qu’il aimait et,comme il suppliait la veuve de s’informer du sort du marquis deSouday, de Bertha, de Mary et même de Michel – qui avait décidémenttriomphé de l’antipathie que le Vendéen éprouvait pour lui, etconquis une petite place parmi ses affections – Marianne prit desinformations auprès des voyageurs royalistes qui s’arrêtaient àl’auberge de sa mère, et bientôt elle put assurer à Jean Oullierque tous ses amis étaient vivants et libres, et elle lui apprit quele marquis de Souday était dans la forêt de Touvois, Bertha etMichel chez Courtin, et Mary, selon toute probabilité, àNantes.
Mais la veuve n’eut pas plutôt prononcé le nomdu métayer de la Logerie, qu’il se fit une révolution dans laphysionomie du blessé ; il passa la main sur son front commepour éclaircir ses idées, et pour la première fois il se dressa surson séant.
L’amitié et la tendresse avaient eu sapremière pensée ; les souvenirs de haine, les idées devengeance pénétraient à leur tour dans son cerveau jusqu’alorsvide, et le surexcitaient avec une violence d’autant plus grandeque leur engourdissement avait été plus prolongé.
À sa grande terreur, la Picaut entendit JeanOullier reprendre les phrases qu’il prononçait dans sa fièvre, etqu’elle avait prises pour des hallucinations ; elle l’entenditmêler le nom de Courtin à des reproches de trahison, à desaccusations de lâcheté et d’assassinat ; elle l’entenditparler de sommes fabuleuses qui auraient été le prix ducrime ; et, en parlant ainsi, le malade était en proie à laplus vive exaltation, et ce fut avec des yeux étincelants defureur, avec une voix tremblante d’émotion, qu’il supplia la veuved’aller chercher Bertha et de l’amener à son chevet.
La pauvre femme crut à une recrudescence de lafièvre, et fut fort inquiète parce que le médecin avait annoncéqu’il ne reviendrait que dans la nuit du surlendemain.
Elle promit néanmoins au blessé de faire toutce qu’il demandait.
Jean Oullier, un peu calmé, se recoucha, et,peu à peu, accablé par la violence des impressions qu’il venait desubir, il se rendormit.
La veuve, assise sur quelque reste de litière,devant le lit du malade, appesantie par la fatigue, sentait, de soncôté, le sommeil la gagner et ses yeux se fermer malgré elle,lorsque, tout à coup, elle crut entendre, dans la cour, un bruitinaccoutumé.
Elle prêta l’oreille et entendit le pas d’unhomme qui marchait sur le pavé servant d’encadrement au fumier dontétait tapissée la cour des deux maisons.
Bientôt une main fit jouer le loquet de laporte voisine, et au même instant, Marianne entendit une voix,qu’elle reconnut pour celle de son beau-frère, s’écrier :« Par ici ! par ici ! » et le pas se dirigervers la demeure de Joseph.
La veuve Picaut savait que la maison de sonbeau-frère était vide ; la visite nocturne que recevait Josephpiqua vivement sa curiosité ; elle ne douta point qu’il nes’agît de tramer quelques-uns de ces coups de main que le chouanchérissait traditionnellement, et elle résolut d’écouter.
Elle souleva doucement une des trappes parlesquelles les vaches, alors qu’il y en avait dans l’étable,passaient la tête pour manger leur provende sur le carreau même dela chambre, et, étant parvenue à en détacher la planche, elle seglissa par cette étroite issue dans la pièce principale de samaison ; puis, grimpant lestement et sans bruit l’échelle surlaquelle le comte de Bonneville avait reçu la balle qui l’avaitfrappé à mort, elle pénétra dans le grenier, qui, comme on se lerappelle, était commun aux deux maisons ; puis elle colla sonoreille au plancher, au-dessus de la chambre du frère de son mari,et écouta.
Elle arrivait au milieu d’une conversationdéjà entamée.
– Et tu as vu la somme ? disait une voixqui ne lui était pas complètement étrangère et que cependant ellene put reconnaître.
– Comme je vous vois, répondit JosephPicaut ; elle était en billets de banque ; mais il ademandé qu’on la lui apportât en or.
– Tant mieux ! car les billets, vois-tu,tant qu’il y en ait, cela ne me séduit pas beaucoup : ça seplace difficilement dans nos campagnes.
– Puisque je vous dis qu’il aura de l’or.
– Bon ! et où doivent-ils serencontrer ?
– À Saint-Philbert, demain dans la soirée.Vous avez tout le temps de prévenir vos gars.
– Es-tu fou ? mes gars ! combienas-tu dit qu’ils seraient ?
– Deux : mon brigand et soncompagnon.
– Eh bien, alors, deux contre deux ;c’est de la guerre, comme disait Georges Cadoudal, de glorieusemémoire.
– Mais c’est que vous n’avez plus qu’une main,maître Jacques.
– Qu’est-ce que cela fait, quand elle estbonne ? Je me chargerai du plus fort.
– Un instant ! ceci n’entre pas dans nosconventions.
– Comment ?
– Je veux le maire pour moi.
– Tu es exigeant.
– Oh ! le gueux ! c’est bien lemoins qu’il me paie ce qu’il m’a fait souffrir.
– S’ils ont la somme que tu dis, il y aurabien de quoi te dédommager, quand même on t’aurait vendu comme unnègre… Vingt-cinq mille francs, tu ne vaux pas cela, mon bonhomme,je m’y connais.
– C’est possible ; mais je tiens à mevenger par-dessus le marché, et il y a longtemps que je lui enveux, au damné pataud ! c’est lui qui est cause…
– De quoi ?
– Suffit… je m’entends !
Joseph Picaut avait répondu d’une manièreinintelligible pour tout le monde, excepté pour Marianne. Ellesupposa que ce souvenir devant lequel le chouan reculait, serattachait à la mort de son pauvre mari, et un frisson parcouruttout son corps.
– Eh bien, dit l’interlocuteur de JosephPicaut, tu auras ton homme ; mais, avant d’entreprendrel’affaire, tu me jures, n’est-ce pas ? que ce que tu m’as ditest bien vrai, que c’est bien l’argent du gouvernement sur lequelnous allons mettre la main ; car, vois-tu, autrement, cela nem’irait point, à moi.
– Pardine ! croyez-vous pas que ceparticulier est assez riche pour faire de son chef des cadeauxcomme celui-là à un aussi vilain paroissien ? Et encore cen’est qu’un acompte ; je l’ai entendu parfaitement.
– Et tu n’as pas pu savoir ce qu’on lui payaitsi cher ?
– Non ; mais je m’en doute bien.
– Dis alors.
– M’est avis, voyez-vous, maître, qu’endébarrassant la terre de ces deux drôles, nous ferons d’une pierredeux coups : une affaire privée d’abord, et ensuite, un couppolitique. Mais, soyez tranquille, demain, j’en saurai davantage etje vous renseignerai.
– Sacredié ! dit maître Jacques, tu m’enfais venir l’eau à la bouche. Tiens, décidément, je reviens sur maparole ; tu n’auras ton homme que s’il en reste.
– Comment ! s’il en reste ?
– Oui ; avant de te laisser régler toncompte avec lui, je veux que nous ayons tous les deux un bout deconversation.
– Bah ! et vous croyez qu’il vous diracomme cela son secret ?
– Oh ! une fois qu’il sera monprisonnier, j’en suis sûr.
– C’est un malin !
– Comment ! toi qui es du vieux temps, tune te souviens pas qu’il y a des moyens pour faire parler, simalins qu’ils soient, ceux qui veulent se taire ? dit maîtreJacques avec un rire sinistre.
– Ah ! oui, le feu aux pattes… Vous avez,par ma foi, raison, et cela me vengera encore mieux, répliquaJoseph.
– Oui ; et au moins, de cette façon, noussaurons, sans nous donner du mal, comment et pourquoi legouvernement envoie ces petits acomptes de cinquante mille francsau maire. Cela vaudra peut-être encore mieux pour nous que l’or quenous empocherons.
– Eh ! eh ! l’or a bien son prix,surtout lorsque, comme nous, on est dans la récidive et susceptiblede laisser sa tête au Bouffai : avec ma part, c’est-à-direavec vingt-cinq mille francs, je vivrai partout moi.
– Tu feras ce que tu voudras ; mais,voyons, où doivent-ils se rencontrer, tes gens ? Il s’agit dene pas les manquer, j’y tiens.
– À l’auberge de Saint-Philbert.
– Alors, cela va tout seul : l’aubergen’est-elle pas, à peu près, à ta belle-sœur ? On lui fera sapart ; cela ne sortira point de la famille.
– Oh ! non, pas chez elle, répliquaJoseph ; d’abord, elle n’est pas des nôtres, et puis, nous nenous parlons plus depuis…
– Depuis quand ?
– Depuis la mort de mon frère, là !puisque tu veux le savoir.
– Ah ça ! c’est donc vrai, ce que l’onm’a dit, que si tu n’as pas poussé le couteau, tu as, au moins,tenu la chandelle.
– Qui dit cela ? s’écria Joseph Picaut,qui dit cela ? Nommez-le-moi, maître Jacques, et, de celui-là,je ferai des morceaux aussi menus que ceux de cette escabelle.
Et la veuve entendit son beau-frère qui, enachevant ces paroles, lançait sur la pierre du foyer le siège surlequel il était assis et l’y brisait en éclats.
– Calme-toi donc ! qu’est-ce que cela mefait ? répliqua maître Jacques. Tu sais bien que je ne me mêlejamais des affaires de famille. Revenons aux nôtres. Tu disaisdonc…
– Je disais : pas chez ma belle-sœur.
– Alors, c’est dans la campagne que le coupdoit se faire mais où ? car ils arriveront, bien sûr, par deuxchemins différents.
– Oui ; mais ils s’en iront ensemble.Pour revenir chez lui, le maire suivra la route de Nantes jusqu’auTiercet.
– Eh bien, embusquons-nous sur la route deNantes, dans les roseaux qui sont près de la chaussée ; c’estune bonne cache, et, pour ma part, j’y ai fait plus d’un coup.
– Soit ; et où nousretrouverons-nous ? Je déménagerai d’ici, moi, demain matin,avant le jour, dit Joseph.
– Eh bien, rendez-vous au carrefour desRagots, dans la forêt de Machecoul, dit le maître des lapins.
Joseph accepta le lieu désigné et promit des’y rendre ; la veuve l’entendit offrir à maître Jacques depasser la nuit sous son toit ; mais le vieux chouan, qui avaitses gîtes dans toutes les forêts du canton, préférait ces asiles àtoutes les maisons du monde, sinon comme commodité, du moins commesécurité.
Il partit donc, et tout rentra dans le silencechez Joseph Picaut.
Marianne redescendit à son étable et trouvaJean Oullier qui dormait d’un profond sommeil. Elle ne voulut pasl’éveiller ; la nuit était fort avancée, si avancée, qu’ilétait temps pour elle de regagner Saint-Philbert.
Elle prépara tous les objets dont le Vendéenpouvait avoir besoin dans la journée du lendemain, et, comme elleen avait l’habitude, elle sortit par la fenêtre de l’étable.
La veuve Picaut marchait toute pensive.
Elle nourrissait contre son beau-frère, enraison de la conviction où elle était qu’il avait trempé dans lamort de Pascal, une haine profonde, un désir de vengeance que sonisolement et les douleurs de son veuvage rendaient chaque nuit plusimpérieux.
Il lui sembla que le ciel, en l’appelant,d’une façon si providentielle, à découvrir le secret d’un nouveauméfait de Joseph, se mettait de moitié dans ses sentiments ;elle crut que ce serait servir ses desseins que d’empêcher, tout enassouvissant sa haine, le crime de s’accomplir, la ruine et la mortde ceux qu’elle devait considérer comme des innocents de seconsommer, et, renonçant à son idée première, qui avait été dedénoncer maître Jacques et Joseph, soit à la justice, soit à ceuxqu’ils voulaient assassiner et dépouiller, elle résolut d’êtreelle-même, toute seule, l’intermédiaire entre la Providence et lesvictimes du forfait projeté.
La lettre de Petit-Pierre à Bertha n’avaitrien appris à Courtin, sinon que Petit-Pierre était à Nantes etqu’il y attendait Bertha ; mais du lieu qu’il habitait, maisdes moyens de parvenir jusqu’à lui, il n’en était aucunementquestion.
Seulement, Courtin possédait un renseignementgrave : c’était celui qui concernait la maison aux deux issuesdont il avait découvert le secret.
Un moment, il eut la pensée de continuer sonrôle d’espionnage, de suivre Bertha lorsque, obéissant auxinjonctions de Petit-Pierre, elle se rendrait à Nantes, d’escompterà son profit le trouble que jetterait dans la raison de la jeunefille la nouvelle du dénouement qu’allaient avoir les amours deMary et de Michel, dénouement qu’il se réservait de lui fairepressentir suivant son intérêt ; mais le métayer en étaitarrivé à douter de l’efficacité des moyens qu’il avait employésjusqu’alors ; il comprenait qu’il aurait perdu sans ressourcesa dernière chance de succès si le hasard ou la vigilance de ceuxqu’il allait épier déjouaient une fois de plus sa sagacité et saruse, et il se décida à essayer d’un autre moyen et à userd’initiative.
La maison qui donnait, d’un côté, sur laruelle sans nom dans laquelle nous avons déjà plusieurs foisconduit le lecteur, et, de l’autre côté, sur la rue du Marché,était-elle habitée ? quelle était la personne quil’habitait ? par cette personne, n’était-il pas possibled’arriver jusqu’à Petit-Pierre ? Voilà les premières questionsqu’à la suite de ses réflexions se posa le maire de la Logerie.
Pour les résoudre, il fallait rester à Nantes,et maître Courtin n’y eut pas plutôt songé, qu’il renonça àretourner à sa métairie, où, d’ailleurs, il était très probable queBertha s’était déjà rendue pour rejoindre Michel, et où il avait lapresque certitude qu’elle l’attendait.
Il prit donc bravement son parti.
Le lendemain, à dix heures du matin, ilfrappait à la porte de la maison mystérieuse ; seulement, aulieu de se présenter par la porte de la ruelle où il avait fait unemarque, il se présentait par la rue du Marché.
C’est ainsi qu’il avait vu faire à Michel, et,en se présentant par l’autre porte, il avait pour but de s’assurerque les deux portes donnaient entrée dans la même maison.
Lorsque, à l’aide d’un petit guichet grillé,celui qu’avait attiré le retentissement du marteau se fut bienassuré que le visiteur était seul, il ouvrit ou plutôt entrouvritla porte.
Les deux têtes se trouvèrent nez à nez.
– D’où venez-vous ? demanda celle del’intérieur.
Abasourdi par la brusquerie avec laquellecette question lui était faite :
– Pardieu ! répondit Courtin, deTouvois.
– Nous n’attendons personne de ce côté-là,repartit l’homme de l’intérieur.
Et il repoussa la porte.
Mais ce n’était pas chose facile que de lafermer : Courtin s’y cramponnait.
Un trait de lumière frappa le métayer de laLogerie.
Il se rappela les paroles dont Michel s’étaitservi pour se faire donner les deux chevaux à l’hôtel du Pointdu Jour ; il devina alors que ces paroles, auxquelles iln’avait rien compris, étaient un mot d’ordre.
L’homme continuait de pousser ; maisCourtin s’arc-bouta contre la porte.
– Attendez donc, attendez donc, dit-il :quand j’ai prétendu que je venais de Touvois, c’était pourm’assurer que vous étiez dans la confidence : on ne peut pasprendre trop de précautions, que diable ! Eh bien, non, là, jene viens pas de Touvois ; je viens du Sud.
– Et vous allez où ? continua soninterlocuteur sans livrer une ligne de plus du passage demandé.
– Et où voulez-vous que j’aille, venant duSud, si ce n’est à Rosny ?
– À la bonne heure, répondit le domestique.C’est que, voyez-vous, mon bel ami, on n’entre pas ici sans montrerpatte blanche.
– À ceux chez lesquels tout est blanc, cen’est pas chose difficile, dit Courtin.
– Hum ! tant mieux, répliqua l’homme,espèce de bas Breton qui, tout en parlant, égrenait entre sesdoigts les grains d’un chapelet enroulé autour de sa main.
Mais, comme Courtin avait répondu selon laconsigne aux demandes faites, malgré la répugnance qu’il semblaitéprouver à remplir cet office, le bas Breton l’introduisit dans unepetite pièce, et, lui montrant une chaise :
– Monsieur est en affaire, dit-il ; jevous introduirai auprès de lui aussitôt qu’il aura fini avec lapersonne qui est dans son cabinet. Asseyez-vous donc ; à moinsque vous n’ayez le moyen de passer le temps d’une façon plusutile.
Courtin se voyait lancé en avant plus loinqu’il n’avait compté.
Il avait espéré que la maison serait occupéepar quelque agent subalterne, de qui il comptait tirer soit par laruse, soit par la corruption, les indices dont il avait besoin. Enentendant l’homme qui lui avait ouvert la porte, parler del’introduire près de son maître, il comprit que la partie devenaitplus sérieuse et qu’il fallait préparer une fable pour faire faceaux nécessités de la situation.
Il renonça en même temps à interroger ledomestique, dont la physionomie sombre et sévère indiquait un deces fanatiques endurcis, comme il s’en trouve encore dans lapéninsule celtique.
Aussi Courtin comprit-il à l’instant même lerôle qu’il avait à jouer.
– Oui, dit-il en se donnant à la fois unecontenance humble et édifiante, j’attendrai que Monsieur ait finien sanctifiant l’attente par la prière. Me permettez-vous deprendre une de ces heures ? ajouta-t-il en indiquant un deslivres qui se trouvaient sur la table.
– Ne touchez point à ces livres si vosintentions sont telles que vous le dites, répondit le Breton ;car ces livres sont, non pas des heures, mais des livres profanes.Je vais vous prêter mon paroissien, continua le paysan en prenantdans la poche de sa veste brodée un petit livre dont le temps etl’usage avaient complètement noirci la couverture et latranche.
Et, dans le geste qu’il fit pour porter samain à sa poche, le paysan découvrit la crosse luisante de deuxpistolets cachés dans sa large ceinture, et Courtin s’applauditd’autant plus de n’avoir risqué aucune tentative sur la fidélité duBreton, qui lui sembla homme à y répondre par quelque mauvaiscoup.
– Merci, dit-il en recevant le petit livre eten s’agenouillant avec tant de componction, que le Breton, édifié,ôta le chapeau qui couvrait ses longs cheveux, fit le signe de lacroix et ferma la porte fort doucement pour ne point troubler un sisaint homme dans sa méditation.
Aussitôt qu’il se sentit seul, le métayeréprouva le besoin d’examiner en détail l’appartement dans lequel ilse trouvait ; mais il n’était point homme à faire une pareillefaute : il songea qu’on pouvait l’observer par le trou de laserrure. Il se contint donc et resta comme absorbé dans saprière.
Cependant, et tout en marmottant à demi-voixses patenôtres, Courtin regardait en dessous tout autour de lui. Ilétait dans une petite pièce d’une douzaine de pieds carrés, séparéed’une autre chambre par une cloison dans laquelle s’ouvrait uneseconde porte ; cette petite chambre était garnie de modestesmeubles en noyer, éclairée par une fenêtre qui donnait sur la cour,et dont les carreaux intérieurs étaient munis d’un treillage trèsfin en fil de fer peint en vert, qui empêchait que, de l’extérieur,on ne pût voir la personne qui se trouvait dans cette partie de lamaison.
Il écouta s’il n’entendrait aucun bruit devoix venir à lui ; mais sans doute les précautions avaient étébien prises ; car, quoique maître Courtin tendît tour à tourson oreille du côté de la porte de communication et dans lacheminée, près de laquelle il s’était agenouillé, il ne parvint àpercevoir aucun son.
Mais, en s’inclinant sous cette cheminée pourécouter, maître Courtin aperçut dans le foyer, au milieu descendres et des débris, quelques papiers chiffonnés, amoncelés entas et disposés à être brûlés. Ces papiers le tentèrent : illaissa pendre son bras, l’allongea insensiblement en appuyant satête contre le chambranle, ramassa tous ces papiers un à un, lesouvrit sans quitter sa position, certain qu’il était que la tableplacée au milieu de l’appartement suffisait pour masquercomplètement, aux yeux de ceux qui l’observaient, tous lesmouvements qu’il faisait.
Il avait examiné et rejeté plusieurs de cespapiers comme n’offrant aucun intérêt, lorsque, au revers de l’und’eux qui ne contenait que des notes insignifiantes et qu’ilallait, comme les autres, rouler le long de sa jambe avant de lerendre à la cheminée, il aperçut quelques lignes d’une écriturefine et élégante qui le frappa, et il lut ces quelquesmots :
Si l’on vous inquiète, venez tout desuite. Notre ami m’a chargé de vous dire qu’il reste, dans notreasile, une chambre dont vous pouvez disposer.
Le billet était signé : M. deS.
C’était évidemment, comme l’indiquaient cesinitiales, Mary de Souday qui l’avait écrit.
Maître Courtin le serra précieusement dans sapoche ; en un instant, sa profonde rouerie de paysan avaitdeviné tout le parti qu’on pouvait tirer de ce renseignement.
Le billet serré, il continua sesinvestigations, qui lui apprirent encore, par des comptes assezconsidérables, que le propriétaire ou le locataire de cette maisondevait être chargé de régler les dépenses de Petit-Pierre.
En ce moment, on entendit un bruit de voix etde pas dans le corridor.
Courtin se releva brusquement et s’approcha dela fenêtre.
À travers l’entrebâillement du vitrage, ilaperçut un homme que le domestique conduisait vers la porte ;cet homme tenait à la main un large sac à argent, vide, et, avantde sortir, il plia ce sac et l’enfonça dans la poche de sonhabit.
Jusque-là, maître Courtin n’avait pu voir quele dos du visiteur ; mais, au moment où celui-ci passa devantle domestique pour franchir la porte du jardin, le métayer reconnutmaître Loriot.
– Ah ! ah ! dit-il, celui-là aussi,celui-là en est ! et il leur apporte de l’argent !décidément, j’ai eu une fière idée de venir ici.
Et Courtin reprit sa place devant lacheminée ; car il se doutait que son heure d’audience étaitarrivée.
Au moment où le paysan rouvrit la porte, ilétait ou semblait être si absorbé dans ses oraisons, qu’il nebougea point.
Le paysan vint à lui, lui toucha doucementl’épaule et lui dit de le suivre. Courtin obéit après avoir terminésa prière comme il l’avait commencée, par un signe de croix auquelle Breton s’associa dévotement.
On fit entrer le métayer dans la pièce oùmaître Pascal avait reçu Michel le premier soir ; seulement,cette fois, maître Pascal était plus sérieusement occupé que lapremière. Devant lui était une table chargée de papiers, et ilsembla à Courtin avoir vu reluire des pièces d’or sous un tas delettres ouvertes qui lui paraissaient amoncelées à dessein pourcacher cet or.
Maître pascal surprit ce regard dumétayer ; il n’en conçut d’abord aucun ombrage, l’attribuant àce sentiment d’étonnement curieux avec lequel les paysansconsidèrent toujours les valeurs d’or ou d’argent ; cependantil ne voulut pas que cette curiosité allât plus loin, et, faisantsemblant d’avoir à fouiller dans un tiroir, il retroussa le tapisde serge verte qui couvrait la table et pendait jusqu’à terre, etle rejeta sur ses papiers.
Puis, se retournant vers levisiteur :
– Que voulez-vous ? demanda brutalementmaître Pascal.
– M’acquitter d’une commission, réponditCourtin.
– Qui vous envoie ?
– M. de la Logerie.
– Ah ! vous appartenez à notre jeunehomme ?
– Je suis son métayer, son homme deconfiance.
– Parlez donc, alors.
– Mais, à mon tour, je ne sais si je puis lefaire, répliqua Courtin avec assurance.
– Comment cela ?
– Ce n’est point à vous que M. de la Logeriem’envoie.
– À qui donc, mon brave homme ? répliquamaître Pascal dont les sourcils se froncèrent avec inquiétude.
– À une autre personne vers laquelle vousdevez me conduire.
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire,repartit maître Pascal sans pouvoir déguiser le mouvementd’impatience que provoquait en lui ce qu’il considérait comme uneimpardonnable étourderie commise par Michel.
Courtin, qui remarqua sa gêne, comprit qu’ilavait été trop vite ; mais il était à présent dangereux defaire une brusque retraite.
– Voyons, dit Pascal, voulez-vous, oui ou non,me dire ce dont vous êtes chargé ? Je n’ai point de temps àperdre.
– Dame, moi, je ne sais pas, mon bon monsieur,fit Courtin ; j’aime mon maître à me jeter dans le feu pourlui ; quand il me dit : « Fais ceci, faiscela », je tiens à exécuter ses ordres, à mériter saconfiance ; et ce n’est point à vous qu’il a dit que je devaisparler.
– Comment vous nommez-vous, mon bravehomme ?
– Courtin, pour vous servir.
– De quelle paroisse êtes-vous ?
– De la Logerie, pardieu !
Maître Pascal prit son agenda, le feuilletapendant quelques instants ; puis il attacha sur le métayer unregard investigateur et défiant.
– Vous êtes maire ? lui demanda-t-il.
– Oui, depuis 1830.
Mais, remarquant la froideur croissante demaître Pascal :
– C’est ma maîtresse, c’est Mme labaronne qui m’a fait nommer, ajouta-t-il.
– M. de la Logerie ne vous a donné qu’unecommission verbale pour la personne vers laquelle il vous aenvoyé ?
– Oui ; j’ai bien là un bout de lettre,mais ce n’est pas pour celle-là.
– Peut-on voir votre bout de lettre ?
– Sans doute ; il n’y a pas de secretpuisqu’il n’est pas cacheté.
Et Courtin tendit à maître Pascal le papierque lui avait remis Michel pour Bertha et par lequel Petit-Pierrepriait celle-ci de se rendre à Nantes.
– Comment se fait-il que ce papier soit encoredans vos mains ? demanda maître Pascal. Il me semble qu’il aplus de vingt-quatre heures de date.
– Parce qu’on ne peut pas tout faire à lafois, et que ce n’est que tantôt que je retournerai chez nous, oùje dois rencontrer la personne à laquelle je suis chargé deremettre ce billet.
Les yeux de maître Pascal, depuis qu’iln’avait point trouvé le nom de Courtin parmi ceux qui s’étaientsignalés par leur royalisme, ne quittaient pas le maire de laLogerie ; celui-ci affectait l’idiotisme qui lui avait si bienréussi avec le capitaine du Jeune-Charles.
– Voyons, mon bonhomme, dit-il au métayer, ilm’est impossible de vous indiquer d’autre que moi pour recevoir laconfidence que vous avez à me faire. Parlez si vous le jugez àpropos ; sinon, retournez auprès de votre maître et dites-luiqu’il vienne lui-même.
– Je ne ferai point cela, mon cher monsieur,répondit Courtin : mon maître est condamné à mort, et je ne mesoucie point de le ramener à Nantes ; il est mieux chez nous.Je vais tout vous dire : vous en ferez votre affaire, et, siMonsieur n’est pas content, il me grondera, j’aime mieux cela.
Cet élan naïf de dévouement raccommoda un peumaître Pascal avec le métayer, dont la première réponse l’avaitsérieusement alarmé.
– Parlez donc, mon brave homme, et je vousréponds que votre maître ne vous grondera pas.
– Ça sera bientôt fait. M. Michel m’a doncchargé de vous dire, ou plutôt de dire à M. Petit-Pierre – carc’est ainsi que se nomme la personne vers laquelle il m’envoie…
– Bien, dit en souriant maître Pascal.
– Qu’il avait découvert celui qui avait faitpartir le navire quelques instants avant que Petit-Pierre,mademoiselle Mary et lui arrivassent au rendez-vous.
– Et quel est celui-là ?
– C’est un nommé Joseph Picaut, qui étaitdernièrement garçon d’écurie au Point du Jour.
– Au fait, cet homme que nous avions placé làa disparu depuis hier matin ! s’écria maître Pascal.Continuez, mon brave Courtin.
– Que l’on ait à se méfier de ce Picaut dansla ville, et qu’il allait le faire surveiller dans le Bocage etdans la plaine. Et puis c’est tout.
– Bien ; vous remercierez M. de laLogerie de son renseignement. Et, à présent que je l’ai reçu, jepuis vous certifier qu’il a été à son adresse.
– Je n’en demande pas davantage, répliquaCourtin en se levant.
Maître Pascal reconduisit le métayer avecinfiniment de politesse et de courtoisie, et fit pour lui ce que cedernier ne lui avait point vu faire pour maître Loriot lui-même, enl’accompagnant, lui, Courtin, jusqu’à la porte de la rue.
Courtin était trop madré pour se méprendre àces façons et ce fut sans surprise aucune qu’il entendit, lorsqu’ileut fait vingt pas, la petite porte de la maison de maître Pascalse rouvrir et se refermer derrière lui. Il ne se retournapas ; mais, certain qu’on le suivait, il marcha lentement enhomme inoccupé, s’arrêtant avec une badauderie étonnée devanttoutes les boutiques, lisant toutes les affiches, évitantsoigneusement tout ce qui pouvait confirmer les soupçons qu’iln’avait pu achever de détruire dans l’esprit de maître Pascal.
Cette contrainte lui coûtait peu ; ilétait enchanté de sa matinée et se voyait décidément sur le pointde recueillir le fruit de ses peines.
Au moment où il arrivait en face del’Hôtel des Colonies, il aperçut maître Loriot qui causaitsous le portail avec un étranger.
Courtin, affectant un étonnement profond, alladroit au notaire, et lui demanda comment il se faisait qu’il setrouvât à Nantes, un jour où il n’y avait point de marché.
Puis Courtin pria maître Loriot de lui donnerune place dans son cabriolet ; ce à quoi celui-ci accéda degrand cœur, en le prévenant, toutefois, que, quelques courses luirestant à faire, il demeurerait encore quatre ou cinq heures àNantes, l’invitant à entrer, pour l’attendre, dans quelquecafé.
Le café était un luxe que le métayer ne sepermettait en aucune circonstance et qu’il se fût permis ce jour-làmoins que jamais ; dans sa ferveur religieuse, il ne seconcéda même point le cabaret : il se rendit dévotement àl’église, où il assista aux vêpres que l’on disait pour leschanoines ; enfin, il revint à l’hôtel de maître Loriot,s’assit sur la borne, et s’endormit, ou fit semblant de s’endormir,à l’ombre de l’un des deux ifs qui faisaient pyramide à la porte,de ce sommeil calme et paisible qui est l’apanage des consciencespures.
Deux heure ; après, le notaire était deretour ; il annonça à Courtin qu’il était forcé de prolongerson séjour à Nantes, et que ce ne serait, par conséquent, que versles dix heures du soir qu’il retournerait à Légé.
Cela ne faisait plus l’affaire du métayer, quidevait, le soir même, de sept à huit heures, rencontrer M.Hyacinthe – c’était ainsi que se faisait appeler l’hommed’Aigrefeuille – à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.
Il annonça donc à M. Loriot qu’il renonçait àl’honneur de faire route en sa compagnie, et il se mit à cheminer àpied ; car le soleil commençait à baisser, et il voulait êtrerendu à Saint-Philbert avant la nuit.
Courtin, qui, en rouvrant les yeux sur saborne, avait vu le serviteur breton qui l’épiait, ne fit passemblant de le voir encore au moment où il sortait de l’hôtel, pours’acheminer vers son rendez-vous ; le domestique le suivitjusqu’au-delà de la Loire sans que le maire de la Logerie témoignâtune seule fois, en se retournant, cette inquiétude si naturelle auxgens dont la conscience n’est pas tranquille ; de sorte que leBreton revint sur ses pas et dit à son maître que c’était bien àtort qu’on avait soupçonné le digne paysan, lequel ne s’occupaitdans ses loisirs qu’aux distractions les plus innocentes, et auxpratiques les plus saintes ; si bien que maître Pascal, à sontour, commença de trouver Michel moins coupable d’avoir accordétoute sa confiance à un si loyal serviteur.
Un mot sur le gisement du village deSaint-Philbert ; sans cette petite préface topographique, qui,au reste, sera courte comme toutes nos préfaces, il seraitdifficile de suivre dans tous leurs détails les scènes que nousallons mettre sous les yeux de nos lecteurs.
Le village de Saint-Philbert est situé àl’extrémité de l’angle que forme la Boulogne en se jetant dans lelac de Grand-Lieu, et sur la rive gauche de cette rivière.
L’église et les principales maisons du bourgse trouvent à peu près à un kilomètre du lac ; sa grande etunique rue suit le cours de la rivière, et plus on descend en aval,plus les maisons sont rares et clairsemées, plus elles sont pauvreset chétives ; si bien que, quand on aperçoit l’immense napped’eau bleue encadrée de roseaux qui borne cette rue, on n’a plusautour de soi que trois ou quatre huttes de chaume, où vivent leshommes qui exploitent les pêcheries des environs.
Cependant, il y a, ou plutôt il y avait alorsune exception, dans cette décroissance de l’état florissant deshabitations de Saint-Philbert. À trente pas des chaumières dontnous avons parlé tout à l’heure, se trouve une maison de pierres etde briques, aux toits rouges, aux contrevents verts, entourée dejavelles de paille et de foin comme un camp l’est de sessentinelles, peuplée d’un monde de vaches, de moutons, de poules,de canards, dont les uns mugissent et bêlent dans l’étable, dontles autres caquettent et cancanent devant la porte en épluchant lapoussière de la route.
Cette route sert de cour à la maison, qui, sielle est privée de cette utile dépendance, en est bien dédommagéepar les jardins, qui sont tout simplement les plus magnifiques etles plus productifs du pays.
On aperçoit de la route, au-dessus des toits,au niveau des cheminées, les cimes des arbres, chargés, auprintemps, de la neige rosée de leurs fleurs ; en été, defruits de toute espèce ; de verdure, enfin, pendant neuf moisde l’année ; et ces arbres s’étendent en amphithéâtre sur unelongueur de deux cents mètres environ, au midi, jusqu’à une petitecolline couronnée de ruines qui, du côté du nord, surplombe leseaux du lac de Grand-Lieu.
Cette maison, c’est l’auberge occupée par lamère de la veuve Picaut.
Ces ruines sont celles du château deSaint-Philbert-de-Grand-Lieu.
Les hautes murailles, les tours gigantesquesd’une des plus célèbres baronnies de la province, bâtie pour teniren échec la contrée et commander aux eaux du lac ; ces voûtessombres, dont les échos ont répondu au bruit des éperons du comteGilles de Retz, lorsqu’il passait sur les dalles en méditant cesmonstrueuses luxures qui ont égalé, sinon dépassé tout ce qu’avaitinventé en ce genre la Rome du Bas-Empire – aujourd’huidémantelées, délabrées, festonnées de lierre, brodées de girofléessauvages, effondrées de toutes parts, ont marché, de décadence endécadence, jusqu’à la dernière de toutes : de grandes, desauvages, de terribles qu’elles étaient, elles sont devenueshumblement utilitaires ; elles en ont été réduites enfin àfaire la fortune d’une famille de paysans, des descendants depauvres serfs, qui ne les regardaient probablement autrefois qu’entremblant.
Ces ruines abritent les jardins du vent dunord-ouest, si fatal à la floraison, et fait de ce petit coin deterre un véritable Eldorado où tout pousse, où tout prospère,depuis le poirier indigène jusqu’à la vigne, depuis le cormier auxfruits âpres jusqu’au figuier.
Mais ce n’était pas le seul service que levieux donjon féodal rendît aux nouveaux propriétaires : dansles salles basses, aérées par des courants d’air impétueux, ilsavaient construit des fruitiers où les produits du jardin, en seconservant bons au-delà de leur saison ordinaire, doublaient devaleur ; enfin, dans les cachots où Gilles de Retz entassaitses victimes, ils avaient établi une laiterie dont les beurres etles fromages étaient justement renommés.
Voilà ce que le temps avait fait de l’œuvretitanique des anciens sires de Saint-Philbert.
Un mot, maintenant, sur ce qu’elle avait étéautrefois.
Le château de Saint-Philbert consistaitprimitivement en un vaste parallélogramme clos de murs, baigné d’uncôté par les eaux du lac, et de l’autre défendu par un large fossécreusé dans le roc.
Quatre tours carrées flanquaient les angles decette énorme masse de pierre ; un donjon, avec sa herse et sonpont-levis, en défendait l’entrée ; en face du donjon, et del’autre côté, une cinquième tour carrée, plus élevée et plusimposante que les autres, dominait cette construction et le lac quil’entourait de trois côtés.
À l’exception de cette dernière tour et dudonjon, tout le reste de la forteresse, murailles et corps delogis, était à peu près écroulé ; et encore le temps n’avaitfait à la première de ces tours qu’une grâce incomplète : lessolives pourries du plancher du premier étage, incapables desupporter les pierres qui, de jour en jour, s’amoncelaient surelles en plus grand nombre, s’étaient abattues sur lerez-de-chaussée et l’avaient exhaussé d’un pied, tandis qu’elles nelaissaient plus d’autre voûte à la tour que celle de laplate-forme.
C’était dans cette salle basse que legrand-père de la veuve Picaut avait établi sa principale fruiterie,et les murs en étaient garnis de planches où le bonhomme étalait,l’hiver, tout ce que lui avait donné son jardin.
Les portes et les fenêtres de cette partie dela tour avaient été conservées en assez bon état, et à l’une de cesfenêtres on apercevait encore un barreau couvert de rouille quidatait certainement du temps du comte Gilles.
Les autres tours et la muraille du corps delogis étaient complètement en ruine ; les masses de maçonneriequi s’en étaient détachées avaient roulé, les unes dans la cour,qu’elles obstruaient, les autres dans le lac, qui les couvrait deses roseaux en tout temps et de son écume les jours de tempête.
Le donjon, de son côté, à peu près intactcomme la tour dont nous avons parlé, était couronné par une énormemasse de lierre qui lui tenait lieu de toiture ; il renfermaitdeux petites chambres qui, malgré l’apparence colossale dubâtiment, n’avaient jamais eu plus de huit à dix pieds en toussens, tant les murailles étaient épaisses.
La cour intérieure – qui autrefois avait servide place d’armes aux défenseurs du château – obstruée par lesdébris que les années y avaient amoncelés, jonchée de colonnes, decréneaux tout entiers, d’arceaux, de statues défigurées, étaitcomplètement impraticable. Un petit sentier conduisait à la tour dumilieu ; un autre, moins soigneusement frayé, menait à unvestige de la tour de l’est, dans laquelle était resté debout unescalier de pierre à l’aide duquel, par un miracle de gymnastique,les gens curieux de jouir d’une admirable vue pouvaient gagner laplate-forme de la tour principale, en suivant une galerie quicourait le long de la muraille, comme font ces chemins alpestres,tracés le long des rochers entre un précipice et une montagne.
Il va sans dire qu’à l’exception de l’époqueoù le fruitier était garni, nul ne fréquentait les ruines duchâteau de Saint-Philbert ; à cette époque seulement, on ymettait un gardien qui couchait dans le donjon ; pendant toutle reste de l’année, on fermait la porte de la tour. À partir de cemoment, les ruines étaient abandonnées aux amateurs de souvenirshistoriques et aux polissons du bourg, qui peuplaient ces vieuxdébris, où ils trouvaient des nids à ravir, des fleurs à cueillir,des dangers à braver, toutes choses dont l’enfance est avide.
C’était dans ces ruines que Courtin avaitdonné rendez-vous à M. Hyacinthe ; il les savait parfaitementdésertes à l’heure où il devait y rencontrer son associé, attenduqu’aussitôt que le jour tombait, la mauvaise réputation du lieu enchassait tous ceux qui, tant que le soleil était sur l’horizon, sejouaient comme des lézards le long des arêtes dentelées du vieuxdonjon.
Le maire de la Logerie avait quitté Nantesvers cinq heures ; il était à pied, et cependant il mit danssa marche une telle célérité, qu’il s’en fallait d’une heure aumoins qu’il fût nuit lorsqu’il traversa le pont qui conduit àSaint-Philbert.
Dans ce bourg, maître Courtin était unpersonnage ; lui voir faire une infidélité au Grand SaintJacques – auberge à la porte de laquelle il attachaitd’ordinaire son cheval Joli-Cœur – en faveur de la Pomme dePin, c’est-à-dire du cabaret tenu par la mère de la veuvePicaut, c’eût été un événement dont tout le village se fûtpréoccupé. Il le sentit si bien, que, quoique étant privé de sonbidet, et ne prenant jamais que ce qu’on lui offrait, et que serendre à l’auberge fût une chose au moins inutile, le maire de laLogerie s’arrêta comme d’habitude devant la porte du GrandSaint Jacques, où il eut avec les habitants de Saint-Philbert,qui, depuis le double échec du Chêne et de la Pénissière, s’étaientrapprochés de lui, une conversation qui, dans la situation où il setrouvait, ne laissait pas d’avoir pour lui son importance.
– Maître Courtin, lui demanda l’un d’eux,est-ce donc vrai, ce que l’on dit ?
– Et que dit-on, Mathieu ? dit Courtin.Raconte-moi cela pour que je l’apprenne.
– Dame, on dit que vous avez retourné votrecasaque, et que vous n’en montrez plus que la doublure ; cequi fait que, de bleue qu’elle était, la voilà devenue blanche.
– Ah ! bon ! fit Courtin, en voilàune bêtise !
– C’est que vous donnez à le croire, monbonhomme, et, depuis que votre bourgeois a passé aux blancs, c’estun fait qu’on ne vous entend plus jaser comme autrefois.
– Jaser ! fit Courtin avec son airmatois. À quoi cela sert-il de jaser ? Bon ! laissefaire, je fais mieux que de jaser, à cette heure, et… tu enentendras parler, garçon.
– Tant mieux ! tant mieux ! car,voyez-vous, maître Courtin, tout ce trouble, c’est la mort ducommerce, et, si les patriotes ne restent pas unis, au lieu de nousen aller par la fusillade comme nos pères, c’est par la misère etpar la faim que nous nous en irons ; tandis qu’au contraire,si nous parvenons à nous débarrasser d’un tas de mauvais gars quirôdent par ici, eh bien, les affaires ne tarderont pas à reprendre,et c’est tout ce que nous voulons.
– Qui rôdent ? répéta Courtin. M’est avisque ce n’est plus guère que comme revenants qu’ils rôdent, àprésent.
– Bah ! avec cela qu’ils s’enprivent ! Il n’y a pas dix minutes que je viens de voir passerle plus fier gredin du pays, le fusil sur l’épaule et les pistoletsà la ceinture ; et cela, aussi hardiment que s’il n’y avaitpas une culotte rouge dans le pays.
– Qui donc cela ?
– Joseph Picaut, pardieu ! l’homme qui atué son frère.
– Joseph Picaut, ici, s’écria le maire de laLogerie en blêmissant. Nom d’une pipe de cidre ! ce n’est paspossible.
– Aussi vrai que vous êtes là, maître Courtin,aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu ! Seulement, il avait uneveste et un chapeau de marin ; mais, n’importe, je l’aireconnu tout de même.
Maître Courtin réfléchit une minute. Le planqu’il avait arrêté dans sa tête, et qui se basait sur l’existencede la maison à deux issues et sur les relations quotidiennes quemaître Pascal avait avec Petit-Pierre, pouvait échouer, et, dans cecas, Bertha devenait sa suprême ressource. Il n’avait plus, pourdécouvrir la retraite de Petit-Pierre, qu’un seul moyen à employer,celui qui lui avait manqué à l’endroit de Mary : suivre lajeune fille quand elle se rendrait à Nantes. Si Bertha voyaitJoseph Picaut, tout était compromis ; mais c’était bien pis siBertha mettait en contact le chouan avec Michel ! Alors, lerôle qu’il avait joué, lui, Courtin, dans la nuit du départ avortéétait signalé au jeune homme, et le métayer était perdu.
Courtin demanda du papier et une plume,écrivit quelques lignes, et, les tendant à soninterlocuteur :
– Tiens, gars Mathieu, lui dit-il, voilà lapreuve que je suis un patriote et que je ne tourne pas comme unegirouette au vent où les maîtres voudraient nous pousser. Tu m’asaccusé d’avoir suivi mon jeune bourgeois dans ses caravanes ;eh bien, la preuve que non, c’est que, depuis une heure seulement,je connais l’endroit où il se cache, et que je vais le fairepincer ; et autant j’aurai l’occasion de détruire des ennemisde la patrie, autant je m’empresserai de le faire ; et cela,sans me demander si c’est ou non mon avantage ; et cela, sansm’inquiéter si ce sont mes amis ou non.
Le paysan, qui était un bleu renforcé, serraavec enthousiasme la main de Courtin.
– As-tu des jambes ? continuacelui-ci.
– Ah ! je crois bien ! fit lepaysan.
– Eh bien, porte cela à Nantes àl’instant ; et, comme j’ai encore bien des javelles dehors, jecompte que tu me garderas le secret ; car, tu comprends bien,si l’on savait que c’est moi qui ai fait arrêter le jeune baron,mes javelles courraient grand risque de ne pas rentrer dans lagrange.
Le paysan donna sa parole à Courtin, et, commela nuit commençait à descendre, celui-ci sortit de l’auberge par lagauche, fit une pointe dans les champs, et, revenant sur ses pas,se dirigea du côté des ruines de Saint-Philbert.
Il y arriva par les bords du lac, suivit lefossé extérieur et pénétra dans la cour par le pont de pierreremplaçant le pont-levis qui s’abaissait autrefois devant ledonjon.
Arrivé dans cette cour, le métayer siffladoucement.
À ce signal, un homme assis à l’abri d’unemasse de maçonnerie écroulée se leva et vint à lui.
Cet homme, c’était M. Hyacinthe.
– Est-ce vous ? demanda-t-il ens’approchant, mais avec certaine précaution.
– Eh ! oui, répondit Courtin ; soyezdonc tranquille.
– Quelles nouvelles, aujourd’hui ?
– Bonnes ; mais ce n’est point ici qu’ilconvient de les dire.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ici il fait noir comme dans unfour. J’ai failli marcher sur vous sans vous voir : un hommepourrait être caché à vos pieds, et nous entendre sans que nousayons vent de lui.
Venez donc ! l’affaire se présente tropbien à cette heure pour la compromettre.
– Soit ; mais où trouverez-vous une placeplus isolée que celle-ci ?
– Il nous en faut une cependant. Si jeconnaissais dans les environs un désert, c’est là que je vousconduirais ; et encore je parlerais bas. Mais, à défaut d’undésert, nous trouverons un endroit où, au moins, nous aurons lacertitude d’être seuls.
– Allez donc ; je vous suis.
Ce fut vers la tour du milieu que Courtinguida son compagnon, non sans s’arrêter une ou deux fois pourécouter ; car, soit réalité, soit préoccupation, il semblaitau maire de la Logerie entendre des pas, voir se glisser desombres. Mais, comme M. Hyacinthe le rassurait à chaque pause, ilfinit par avouer que c’était un effet de son imagination timorée,et, arrivé à la tour, poussa une porte, entra le premier, puis tirade sa poche une bougie de cire et un briquet phosphorique, allumala bougie et la promena dans toutes les encoignures ; enfin,il visita toutes les anfractuosités de façon à s’assurer quepersonne n’était caché dans l’ancien fruitier.
Une porte, pratiquée dans le mur à droite et àmoitié enfoncée dans les débris du plancher, excita la curiosité etl’inquiétude de Courtin. Il la poussa et se trouva en face d’uneouverture béante de laquelle sortait une vapeur humide.
– Voyez donc ! dit M. Hyacinthe, quis’était approché, en montrant à Courtin la brèche énorme ouvertedans la muraille et par laquelle on apercevait le lac, quiétincelait au clair de lune ; voyez donc.
– Oh ! je vois parfaitement, répondit enriant Courtin ; oui, la laiterie de la mère Chompré a besoinde réparations ; depuis que je suis venu ici, le trou fait aumur a augmenté du double ; on y entrerait maintenant enbateau.
Courtin, élevant alors sa lumière et latendant vers la voûte, essaya d’éclairer les profondeurs dusouterrain inondé ; mais, n’y réussissant pas, il prit unepierre et la lança dans l’eau, où elle tomba avec un bruit que lasonorité du lieu rendait sinistre, tandis que les ondes, ébranlées,répondaient à ce bruit par le clapotement régulier de leurs couchesqui frappaient les murs et les marches de l’escalier.
– Allons, dit Courtin, il n’y a décidément parici que les poissons du lac qui pourraient nous entendre, et il y aun proverbe qui dit : « Muet comme un poisson. »
En ce moment, une pierre détachée de laplate-forme roula le long des murs extérieurs et rebondit sur lepavé de la cour.
– Avez-vous entendu ? demanda à son tourM. Hyacinthe avec inquiétude.
– Oui, répliqua Courtin, qui, au contraire deson compagnon, que l’ombre gigantesque de ces ruines rendait plustimoré, avait repris, lui, un certain courage en s’assurant qu’iln’y avait personne de caché dans la cour ; mais ce n’est pasla première fois que je vois pareille chose et que j’entends pareilbruit. J’ai vu tomber, du haut de ces vieilles tourelles, des pansentiers de maçonnerie, au contact de l’aile d’un oiseau denuit.
– Eh ! eh ! fit M. Hyacinthe avecson rire nasillard, qui rappelait le juif allemand, ce sontjustement les oiseaux de nuit que nous avons à redouter.
– Oui, les chouans, dit Courtin ; mais,non, ces ruines sont trop près du village, et, bien que l’on ait vurôder aux environs d’ici un drôle dont je nous croyais débarrasséset à l’intention duquel j’ai fait la perquisition de tout àl’heure, ils n’oseraient point s’y hasarder.
– Éteignez votre bougie, alors.
– Non pas : elle nous est inutile pourcauser, c’est vrai ; mais nous avons, ce me semble, autrechose à faire que de causer.
– Vraiment ? fit M. Hyacinthe avec unmouvement d’allégresse.
– Sans doute. Venez dans cet enfoncement, oùnous serons à l’abri et où nous pourrons cacher votre lumière.
Et le maire de la Logerie entraîna M.Hyacinthe sous la voussure qui conduisait à la porte du souterrain,plaça la lumière devant cette porte au bas d’une pierre tombée ets’assit sur les marches.
– Vous disiez donc, fit M. Hyacinthe en seplaçant en face de Courtin, que vous alliez me donner le nom de larue et le numéro de la maison où est caché Petit-Pierre ?
– Ou quelque chose d’approchant, réponditCourtin, qui avait entendu le bruissement des pièces d’or quecontenait la ceinture de M. Hyacinthe et dont les yeux étincelaientde convoitise.
– Voyons, ne perdons pas de temps en parolesinutiles. Savez-vous sa demeure ?
– Non.
– Alors, pourquoi m’avoir dérangé ?Ah ! si j’ai un regret, c’est de m’être adressé à un lambin devotre espèce !
Pour toute réponse, Courtin prit le papierqu’il avait ramassé dans les cendres du foyer de la maison de larue du Marché, et le tendit à M. Hyacinthe en l’éclairant de façonqu’il pût lire.
– Qui a écrit ceci ? demanda le juif.
– La jeune fille dont je vous ai parlé et quiétait près de celle que nous cherchons.
– Oui ; mais elle n’y est plus.
– C’est vrai.
– En ce cas, je vous demande à quoi nous sertcette lettre ? Que prouve-t-elle ? comment peut-elleavancer notre affaire ?
Courtin haussa les épaules et reposa salumière.
– En vérité, pour un monsieur de la ville,vous n’êtes guère futé, dit-il.
– Comment cela ?
– Pardieu ! n’avez-vous pas vu que, dansle cas où l’on inquiéterait celui auquel cette lettre est adressée,Petit-Pierre lui offre un asile ?
– Oui ; et après ?
– Eh bien, après, il n’y a qu’à l’inquiéterpour qu’il s’y rende.
– Et ensuite ?
– Il n’y aura qu’à fouiller la maison où il sesera sauvé pour trouver tout le monde ensemble.
M. Hyacinthe réfléchit.
– Oui, le moyen est bon, dit-il en tournant eten retournant la lettre entre ses mains et en la passant sur laflamme de la bougie pour s’assurer qu’elle ne contenait pas d’autreécriture.
– Je crois bien qu’il est bon !
– Et où demeure cet homme ? demandanégligemment M. Hyacinthe.
– Ah ! quant à cela, c’est une autreaffaire, dit Courtin. Vous avez le moyen ; vous-même, vousl’avez dit, vous le trouvez bon ; mais je ne vous livrerai lamanière de vous en servir que lorsque je serai nanti, comme disentles hommes de loi.
– Et, si cet homme ne profite pas de l’asilequ’on lui offre ? s’il ne se réfugie pas près de celle quenous cherchons ? dit M. Hyacinthe.
– Oh ! de la façon que je vousindiquerai, il est impossible qu’il ne s’y rende pas. La maison adeux issues : nous nous présentons à une porte avec dessoldats ; il fuit par l’autre, que nous avons à desseinlaissée libre ; à celle-là, il ne voit aucun danger qui lemenace ; mais nous sommes, nous, à chaque extrémité de la rue,et nous le suivons. Vous voyez bien que le coup estimmanquable ! Allons, débouclez votre ceinture.
– Vous viendrez avec moi ?
– Sans doute.
– D’ici à l’exécution, vous ne me quitterezpas d’une minute ?
– Je n’ai garde, puisque vous ne me donnez quemoitié.
– Seulement, une fois nanti, dit M. Hyacintheavec une résolution de laquelle, sous son air pacifique, on l’eûtcru incapable, je vous préviens d’une chose, c’est que, si vousfaites un geste suspect, si je m’aperçois que vous me trompez, àl’instant même je vous brûle la cervelle !
Et, en disant ces mots, M. Hyacinthe tira desa poitrine un pistolet, et le montra au maire de la Logerie. Laphysionomie de celui qui faisait cette menace resta froide etcalme ; cependant il y avait dans ses yeux un sombre éclair,qui disait à son complice qu’il était homme à lui tenir parole.
– Comme vous voudrez, répondit Courtin, etcela vous sera d’autant plus facile que je n’ai pas d’arme.
– C’est un tort, repartit M. Hyacinthe.
– Allons, fit Courtin, donnez-moi ce que vousm’avez promis, et, à votre tour, jurez-moi que, si la choseréussit, vous m’en remettrez encore autant.
– Ceci est sacré, vous pouvez y compter. Onest honnête ou on ne l’est pas. Mais qu’avez-vous besoin de vouscharger de cet or, puisque nous ne devons pas nous quitter ?continua M. Hyacinthe, qui paraissait éprouver à se dessaisir de saceinture autant de peine que Courtin manifestait d’empressement às’en emparer.
– Comment ! s’écria celui-ci ; maisne voyez-vous pas que j’en ai la fièvre, de le sentir, cet or, dele palper, de le toucher ; que je meurs de savoir qu’il estlà, sans le tenir dans ma main ?
Mais, pour le moment de jouissance que je vaisgoûter tout à l’heure à le sentir rouler sous mes doigts – car vousme le donnerez, ou sinon je ne parle pas – mais, pour ce moment,j’ai tout bravé ! j’ai trouvé du courage, moi qui avais peurde mon ombre, moi qui tremblais lorsque, la nuit, j’étais forcé detraverser notre avenue. Donnez-moi cet or ; donnez-moi cet or,monsieur ! Il nous reste encore bien des périls à affronter,bien des risques à courir : cet or me fera courageux.Donnez-moi cet or, si vous voulez que je sois calme, que je soisimplacable comme vous !
– Oui, répliqua M. Hyacinthe, qui avait vu levisage terne, la physionomie blafarde du paysan s’illuminer enprononçant ces paroles ; oui, contre l’adresse de cet homme,je vous le donnerai ; mais, à votre tour, l’adresse ?l’adresse ? Chacun désirait la chose attendue aussi vivementque l’autre.
M. Hyacinthe se leva, détacha saceinture ; Courtin, qu’enivrait le bruit métallique qu’ilentendait de nouveau, allongea la main pour la saisir.
– Un instant ! fit M. Hyacinthe ;donnant, donnant.
– Oui ; mais voyons, avant tout, si c’estbien de l’or que vous avez là.
À son tour, le juif haussa les épaules ;mais il ne s’en rendit pas moins aux désirs de son associé. Il tirala chaînette de fer qui fermait la poche de cuir, et Courtin,ébloui par les lueurs de l’or, sentit un frisson qui courait toutle long de son corps, et, le cou tendu, les yeux fixes, les lèvresfrémissantes, il passa avec une ineffable et indescriptible voluptéles mains dans cet amas de pièces qui ruisselaient entre sesdoigts.
– Il demeure, dit-il, il demeure rue duMarché, n° 22 ; la seconde porte est dans la ruelle parallèleà la rue du Marché.
Maître Hyacinthe lâcha la ceinture, queCourtin saisit en poussant un profond soupir de satisfaction.
Mais, au même instant, il redressa la têted’un air effaré.
– Qu’y a-t-il ? demanda M. Hyacinthe.
– Ah ! pour le coup, on a marché, dit lemétayer, dont la figure se bouleversa.
– Mais non, repartit le juif ; je n’airien entendu. Décidément, j’ai mal fait de vous donner cet or.
– Pourquoi ? fit Courtin en serrant laceinture contre sa poitrine comme s’il eût peur qu’on ne la luireprît.
– Eh ! parce qu’il semble doubler vosterreurs.
D’un geste rapide, Courtin appuya la main surle bras de son acolyte.
– Eh bien ? demanda M. Hyacinthe, quicommençait à s’inquiéter lui-même.
– Je vous dis que j’entends marcher sur nostêtes, fit Courtin en levant les yeux vers la voûte, qui restaitnoire et sombre.
– Bon ! n’allez-vous pas vous trouvermal ? dit le juif en essayant de rire.
– Le fait est que je ne me sens pas bien.
– Allons, retirons-nous. Nous n’avons plusrien à faire ici, et il est temps que nous nous mettions en routepour Nantes.
– Pas encore.
– Comment ! pas encore ?
– Non ; cachons-nous et écoutons. Si l’ona marché, c’est que l’on nous épie, et, si l’on nous épie, c’estque l’on nous guette à la porte… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, envoudrait-on déjà à mon or ? fit le métayer serrant toujours laceinture contre ses flancs, mais tremblant si fort, qu’il nepouvait parvenir à l’attacher.
– Voyons, décidément vous perdez la tête, ditM. Hyacinthe, qui, des deux, se trouvait être l’homme de courage.Seulement, commençons par éteindre cette lumière, et, comme vousl’avez dit, cachons-nous dans le souterrain. Nous verrons de là sivous vous trompez.
– Vous avez raison, vous avez raison, ditCourtin en soufflant la bougie, en tirant à lui la porte dusouterrain inondé et en descendant la première marche.
Mais il n’alla pas plus loin. Il poussa un crid’épouvante dans lequel on pouvait distinguer ces mots :
– À moi, monsieur Hyacinthe !
Celui-ci portait la main à son pistolet,lorsqu’un bras vigoureux saisit le sien et le tordit à lebriser.
La douleur fut telle, que le juif tomba àgenoux, le front baigné de sueur et criant grâce !
– Un mot, un geste, et je te tue comme unchien que tu es ! dit la voix de maître Jacques.
Puis, s’adressant à Joseph Picaut, qui étaitentré derrière lui :
– Eh bien, fainéant, le tiens-tu ?Voyons !
– Oh ! le brigand ! réponditcelui-ci d’une voix entrecoupée et haletante par suite des effortsqu’il faisait pour contenir Courtin, qu’il avait saisi au moment oùcelui-ci ouvrait la porte du souterrain et qui faisait des effortsdésespérés pour sauver, non sa personne, mais son or ;oh ! le brigand ! il me mord, il me déchire… Ah ! sivous ne m’aviez pas défendu de le saigner, comme j’en aurais vitefini avec lui ! Au même instant, on entendit le bruit de deuxcorps qui tombaient d’une seule chute sur le sol.
Ces deux corps vinrent rouler à deux pas de M.Hyacinthe, que maître Jacques tenait lui-même renversé.
– S’il regimbe plus longtemps, tue !tue ! dit maître Jacques. À présent que je sais ce que jevoulais savoir, je n’y vois plus d’inconvénient.
– Ah ! mordieu ! que ne disiez-vouspas cela plus tôt, maître ! ce serait déjà fini.
Et, en effet, Joseph Picaut n’en demandait pasdavantage : par un effort suprême, il tint Courtin renversésous lui, lui appuya le genou sur la poitrine, et tira de saceinture un couteau acéré dont, au milieu de l’obscurité, Courtinvit étinceler la lame comme on voit briller un éclair.
– Grâce ! grâce ! cria le métayer.Je dirai tout, j’avouerai tout : mais ne me tuez pas.
La main de maître Jacques arrêta le bras deJoseph Picaut, qui, nonobstant cette promesse de Courtin, allaits’abattre sur lui.
– Non, dit Jacques, pas encore. J’y réfléchis,il peut nous servir. Ficelle-le-moi comme un saucisson, et qu’il nepuisse remuer ni pieds ni pattes.
Le malheureux Courtin était tellementépouvanté, qu’il tendit de lui-même les mains à Joseph, qui les luienlaçait d’une corde mince et déliée dont maître Jacques avait dità son compagnon de se munir.
Cependant, le métayer n’avait point encorelâché la ceinture pleine d’or, qu’à l’aide de son coude ilmaintenait serrée contre son estomac.
– Eh bien, en finiras-tu ? demanda lemaître des lapins.
– Laissez-moi encore amarrer cette patte,répondit Joseph.
– Bien, bien ; et, après, tu en ferasautant à celui-ci, continua Jacques en désignant M. Hyacinthe,qu’il avait laissé se relever sur un genou, et qui demeurait muetet immobile dans cette posture.
– Ça irait plus vite si j’y voyais clair, ditJoseph Picaut dépité d’avoir fait, dans l’obscurité, à sa ficelle,un nœud qu’il ne pouvait démêler.
– Mais, au fait, dit maître Jacques, pourquoidiable nous gênerions-nous ? pourquoi n’allumerions-nous pasnotre lanterne ? Cela me réjouira l’âme, de voir un peu laface de ces marchands de rois et de princes.
En effet, maître Jacques tira de sa poche unepetite lanterne et l’alluma à l’aide d’un briquet phosphoriqueaussi paisiblement que s’il eût été au milieu de la forêt deTouvois ; puis il promena sa clarté sur le visage de M.Hyacinthe et de Courtin.
À cette lueur, Joseph aperçut la ceinture decuir que le métayer tenait sur sa poitrine et se précipita sur luipour la lui arracher.
Maître Jacques se méprit sur la portée de cegeste : il crut que, cédant à sa haine contre le maire de laLogerie, le chouan voulait l’assassiner, et il se précipita sur luipour prévenir ce dessein.
Au même instant, une ligne de feu, partie dela voûte supérieure de la tour, raya l’obscurité ; uneexplosion sourde se fit entendre et maître Jacques tomba sur lecorps de Courtin, qui se sentit le visage inondé d’une liqueurchaude et insipide.
– Ah ! brigand ! s’écria maîtreJacques en se relevant sur un genou et en s’adressant àJoseph ; ah ! tu m’as tendu un piège ! je t’avaispardonné ton mensonge ; mais tu payeras ta trahison ! Et,d’un coup de pistolet tiré à bout portant, il foudroya le frère dePascal Picaut.
La lanterne s’était éteinte en roulant desescaliers dans le lac ; la fumée des deux coups de jeu avaitrendu l’obscurité plus épaisse.
M. Hyacinthe, en voyant tomber maître Jacques,s’était relevé et, pâle, muet, fou de terreur, il tournait encourant autour du donjon sans trouver une issue ; enfin, ilaperçut, à travers une des étroites fenêtres, les étoiles quibrillaient sur la voûte noire du ciel, et, avec la vigueur quedonne l’épouvante, sans s’inquiéter de son complice, il escaladal’appui de cette fenêtre, et, ne calculant ni la hauteur ni ledanger, il s’élança la tête la première dans le lac.
L’immersion dans l’eau froide calma le sangqui se portait à son cerveau avec une suprême violence, et luirendit toute sa raison.
Il revint à la surface de l’eau et s’y soutinten nageant. Il regardait autour de lui pour voir de quel côté ildevait se diriger, lorsqu’il aperçut une barque amarrée dansl’excavation qui permettait à l’eau du lac de pénétrer dans latour.
C’était sans doute au moyen de cette barqueque les deux hommes étaient arrivés jusqu’au souterrain inondé.
M Hyacinthe, tout frémissant, l’atteignit,faisant le moins de bruit qu’il lui fût possible, y grimpa, saisitles avirons et gagna le large.
Ce ne fut qu’à cinq cents pas du bord qu’ilpensa à son compagnon.
– Rue du Marché, 22, s’écria-t-il. Non, laterreur ne m’a rien fait oublier ; le succès, maintenant,dépend de la célérité avec laquelle je vais rentrer dans Nantes.Pauvre Courtin ! à présent, je puis bien, je crois, meconsidérer comme l’héritier des cinquante mille francs qui merestaient à lui donner ; mais quelle sotte idée j’ai eue delui livrer ma sacoche ! À cette heure, j’aurais l’adresse etl’argent. Quelle faute ! quelle faute !
Et, pour étouffer ses remords, le juif secourba sur les rames, et fit voler la barque sur l’eau du lac avecune vigueur qui semblait incompatible avec son apparencedébile.
Pour suivre M. Hyacinthe dans sa fuite presquemiraculeuse, nous avons abandonné notre vieille connaissanceCourtin, étendu sur le sol, pieds et poings liés, au milieu d’uneobscurité profonde, entre les deux bandits blessés.
Le bruit de la respiration haletante de maîtreJacques, les plaintes de Joseph lui causaient autant d’épouvanteque lui en avaient donné leurs menaces ; il tremblait que l’und’eux ne vînt à se souvenir que lui aussi était là, et ne pensât àexercer sur lui une suprême vengeance en le tuant ; ilretenait son souffle de crainte qu’il ne le rappelât à leurpensée.
Cependant, un autre sentiment était plus fortchez lui que celui-là même de conservation de sa vie : ilvoulait jusqu’au dernier moment, soustraire à ceux qui pouvaientêtre ses bourreaux la ceinture précieuse, qu’il continuait àpresser contre son cœur, et il osa, pour la leur cacher, ce qu’iln’eût point osé peut-être pour sauver sa vie : la laissantdoucement couler contre sa poitrine, étouffant, par une pressionhabile et avec un instinct magnétique, comme si ses nerfs eussentcommuniqué avec cet or, le bruit métallique qu’il pouvait rendre,il la fit glisser sur le sol, et, par un mouvement insensible,rampant dans sa direction, il arriva à se coucher dessus et à lacouvrir de son corps.
Comme il achevait d’accomplir cette difficilemanœuvre, il entendit la porte de la tour qui criait en roulant surses gonds rouillés ; il tourna les yeux du côté d’où venait lebruit, et il aperçut une sorte de fantôme vêtu de noir quis’avançait pâle, tenant une torche d’une main et traînant, del’autre, par sa baïonnette, un lourd fusil dont la crosse résonnaitsur les dalles.
À travers les ombres de la mort, quis’étendaient déjà devant ses yeux, Joseph Picaut vitl’apparition ; car il s’écria d’une voix entrecoupée parl’angoisse :
– La veuve ! la veuve !
La veuve Picaut – c’était elle, en effet –s’avança lentement, et, sans jeter un regard sur le maire de laLogerie, ni sur maître Jacques, qui comprimant de sa main gauche lablessure qui lui trouait verticalement la poitrine, essayait de sesoulever sur la droite, elle s’arrêta devant son beau-frère, et leconsidéra avec une expression qui conservait un reste demenace.
– Un prêtre ! un prêtre ! s’écria lemoribond épouvanté par cette espèce de fantôme sombre qui éveillaitun sentiment jusque-là inconnu en lui, le remords.
– Un prêtre ! et à quoi te servira unprêtre, misérable ? rendra-t-il la vie à ton frère, que tu asassassiné ?
– Non, non, s’écria Picaut, non, je n’ai pasassassiné Pascal, j’en jure sur l’éternité, où je suis près dedescendre.
– Tu ne l’as pas assassiné ; mais tu aslaissé faire les assassins, si toutefois tu ne les as pas poussésau crime. Non content de cela, tu as tiré sur moi, et, sans la maind’un brave homme qui a fait dévier le coup, dans une seule soiréetu étais deux fois fratricide. Mais, sache-le bien, ce n’est pointdu mal que tu as voulu me faire que je me suis vengée : c’estla main de Dieu qui t’a frappé par la mienne, Caïn !
– Eh quoi ! s’écrièrent à la fois JosephPicaut et maître Jacques, ce coup de feu… ?
– Ce coup de feu, c’est moi qui savais tesurprendre une fois de plus dans le crime, c’est moi qui l’aitiré ! oui, Joseph, oui, toi si brave, toi si fier de taforce, humilie-toi devant l’arrêt de la Providence : tu meursfrappé de la main d’une femme.
– Oh ! que m’importe, à moi, d’où le coupvient ! du moment que j’en meurs, il vient de Dieu. Je t’enconjure donc, femme, laisse à mon repentir le temps d’êtreefficace ; fais que je puisse me réconcilier avec le Ciel, quej’ai offensé, amène-moi un prêtre, je t’en conjure !
– Ton frère a-t-il eu un prêtre, lui, à sadernière heure ? lui as-tu donné, à lui, le temps d’élever sonâme à Dieu lorsqu’il est tombé sous les coups de tes complices augué de la Boulogne ? Non, œil pour œil, dent pour dent !meurs de mort violente ; meurs sans secours spirituel nitemporel, comme est mort ton frère ! et que tous les brigands,ajouta-t-elle en se tournant vers maître Jacques, que tous lesbrigands qui, au nom d’un drapeau quel qu’il soit, portent la ruinedans leur patrie et le deuil dans leurs familles, descendent avectoi au plus profond de l’enfer !
– Femme ! s’écria maître Jacquesparvenant à se soulever, quel que soit son crime, quoi qu’il vousait fait, il n’est pas beau de lui parler ainsi. Pardonnez-lui bienplutôt, afin que l’on vous pardonne à vous-même.
– À moi ? dit la veuve ; et qui doncpeut élever la voix contre moi ?
– Celui que, sans le vouloir, vous avez misdans la tombe ; celui qui a reçu la balle que vous destiniez àvotre beau-frère ; celui qui vous parle enfin ! moi, moique vous avez frappé et qui ne vous en veux pas, au reste ;car, au train dont vont les choses, ce que les hommes de cœur ontde mieux à faire, c’est d’aller voir si le torchon tricolore, qui,à ce qu’il paraît, est à l’ordre du jour ici-bas, l’est aussilà-haut.
La veuve Picaut poussa un cri d’étonnement etpresque d’épouvante à ce que venait de lui dire maître Jacques.
Comme on le devine, à la suite du projetsurpris entre les deux complices, elle avait guetté l’arrivée deCourtin, et, l’ayant vu entrer dans la cour, elle avait, par lagalerie extérieure, gagné la plate-forme, et, de là, à traversl’ouverture du plancher, elle avait fait feu sur sonbeau-frère.
Nous avons vu comment, dans le mouvementqu’avait fait maître Jacques pour protéger Courtin, c’était lepremier qui avait reçu le coup.
Cette déviation de sa haine avait d’abord,comme nous l’avons dit, un peu étourdi la veuve.
Mais, aussitôt, pensant à quels bandits elleavait affaire :
– Eh bien, quand cela serait vrai, dit-elle,quand j’aurais frappé l’un pour l’autre, ne vous ai-je pas frappéau moment où vous alliez commettre un nouveau crime ? n’ai-jepas sauvé la vie à un innocent ?
À ce dernier mot, un sombre sourire crispa lalèvre pâle de maître Jacques ; il se retourna du côté deCourtin et sa main chercha à sa ceinture la crosse de son secondpistolet.
– Ah ! oui, c’est juste, dit-il avec unrire sinistre, il y a là un innocent, je n’y pensais plus, moi… Ehbien, cet innocent, puisque vous me faites penser à lui, je vaislui délivrer son brevet de martyr ; je ne veux pas mourir sansavoir achevé mon œuvre.
– Vous ne souillerez pas de sang votredernière heure comme vous en avez souillé toute votre vie, maîtreJacques ! s’écria la veuve en se plaçant entre Courtin et lechouan ; je saurai bien vous en empêcher, moi.
Et elle dirigea vers maître Jacques labaïonnette de son fusil.
– Bien, fit maître Jacques comme s’il serésignait ; tout à l’heure, si Dieu m’en donne le temps et laforce, je vous ferai connaître les deux drôles que vous appelez desinnocents ; pour le moment, je laisse la vie à celui-ci ;mais, en échange, et pour mériter l’absolution que je vous aidonnée tout à l’heure, voyons, pardonnez à votre pauvre beau-frère…Ne l’entendez-vous pas qui râle ? dans dix minutes, peut-êtresera-t-il trop tard.
– Non, non, jamais ! reprit sourdement laveuve.
Cependant, non seulement la voix, mais le râlemême de Joseph Picaut allait s’affaiblissant, et il continuaitd’user le peu de force qui lui restait dans les prières qu’iladressait à sa sœur.
– C’est Dieu et non moi qu’il faut implorer,dit celle-ci.
– Non, répondit le moribond secouant la tête,non, je n’ose point m’adresser à Dieu tant que je resterai chargéde votre malédiction.
– Alors, adresse-toi à ton frère et prie-le dete pardonner.
– Mon frère… murmura Joseph en fermant lesyeux comme s’il entrevoyait le spectre terrible, mon frère !je vais le voir, je vais me trouver face à face avec lui.
Et il essayait de repousser, de la main, lefantôme sanglant qui semblait l’attirer à lui.
Puis, d’une voix à peine intelligible, et quin’était plus qu’un souffle :
– Frère… frère… murmurait-il, pourquoidétournes-tu la tête quand je te prie ? Au nom de notre mère,Pascal, laisse-moi embrasser tes genoux ! souviens-toi deslarmes que nous avons versées ensemble pendant une enfance que lespremiers bleus nous avaient faite si rude. Pardonne-moi d’avoirsuivi la voie terrible dans laquelle notre père nous avait pousséstous les deux. Hélas ! hélas ! je ne savais pas alors quenous nous y rencontrerions un jour en ennemis ! Mon Dieu, monDieu, tu ne me réponds point, Pascal ! tu continues dedétourner la tête… Oh ! mon pauvre enfant, mon pauvre petitLouis que je ne reverrai plus ! continua le chouan, prie tononcle, prie-le pour moi ! Il t’aimait comme son enfant ;demande-lui, au nom de ton père mourant, de laisser arriver unpécheur repentant jusqu’au trône de Dieu… Ah ! frère, frère,murmura-t-il avec une expression de joie qui touchait à l’extase,tu te laisses attendrir… tu pardonnes… tu tends la main à l’enfant…Mon Dieu, mon Dieu, vous pouvez prendre mon âme maintenant :mon frère m’a pardonné ! Et il retomba sur la terre, delaquelle, par un suprême effort, il s’était soulevé pour tendre lesbras à la vision.
Pendant ce temps, et peu à peu, la haine et lavengeance qu’avait respirées la physionomie de la veuve s’étaientcalmées ; lorsque Joseph avait parlé du petit garçon que lepauvre Pascal aimait comme son enfant, une larme s’était fait jourentre les paupières de Marianne ; enfin, lorsque, à la lueurde sa torche, elle vit la figure du moribond s’éclairer, non pasd’une lumière terrestre, mais d’une certaine auréole divine, elletomba elle-même à genoux, et pressant la main du blessé :
– Je te crois, je te crois, Joseph, dit-elle.Dieu dessille les yeux du mourant et entrouvre pour eux lesprofondeurs de son ciel. Comme Pascal t’a pardonné, je tepardonne ; comme il a oublié, j’oublie, oui, j’oublie tout,pour ne me rappeler qu’une chose, c’est que tu étais son frère.Frère de Pascal, meurs en paix !
– Merci, merci, balbutia Joseph, dont la voixdevenait de plus en plus sifflante et dont les lèvres commençaientà se teindre d’une mousse rougeâtre ! merci ! Mais lafemme ? mais les petits ?
– Ta femme est ma sœur et tes enfants sont mesenfants, dit solennellement la veuve. Meurs en paix,Joseph !
La main du chouan se porta à son front commes’il eût essayé de faire le signe de la croix ; ses lèvresmurmurèrent encore quelques paroles qui n’étaient point faites,sans doute, pour les oreilles humaines, car personne ne lescomprit.
Puis il ouvrit démesurément les yeux, étenditles bras et poussa un profond soupir.
C’était le dernier.
– Amen ! dit maître Jacques.
La veuve s’agenouilla et demeura en prièreprès de ce corps pendant quelques instants, tout étonnée que sesyeux eussent tant de larmes pour celui qui l’avait tant faitpleurer.
Il se fit un long silence.
Sans doute, ce long silence pesait à maîtreJacques ; car tout à coup, il s’écria :
– Sacredié ! on ne se douterait guèrequ’il y a encore un chrétien de vivant ici ! Je dis un, car jen’appelle pas les Judas des chrétiens.
La veuve tressaillit : près du mort, elleavait oublié le moribond.
– Je vais retourner à la maison et vousenvoyer du secours, dit-elle.
– Du secours ? Peste !gardez-vous-en bien : on ne me guérirait que pour laguillotine, et merci, la Picaut, j’aime mieux la mort dusoldat ; je la tiens, je ne la lâche point.
– Et qui vous dit donc que je vouslivrerais ?
– N’êtes-vous pas pataude et femme depataud ? Fichtre ! la prise de maître Jacques, cela vautbien la peine d’être griffonné dans vos états de services, laveuve !
– Mon mari était patriote ; j’ai héritéde ses sentiments, c’est vrai ; mais j’ai, avant toute chose,horreur des traîtres et de la trahison. Pour tout l’or du monde, jene livrerais personne, pas même vous.
– Vous avez horreur de la trahison ?Entends-tu là-bas ? Eh bien voilà mon affaire.
– Voyons, Jacques, laissez-moi appeler, fit laveuve.
– Non, répondit le maître des lapins ;j’ai mon compte, je le sens et je le sais : j’en ai tant fait,de ces trous-là, que je m’y connais ! dans deux heures, danstrois au plus, je me serai égaillé dans la grande lande, dans ladernière, dans la bonne, dans la belle, dans la lande du bonDieu ! Mais écoutez-moi.
– Parlez.
– Cet homme que vous voyez, continua-t-il enpoussant Courtin du pied comme il eût fait d’un animal immonde, cethomme, pour quelques pièces d’or, a vendu une tête qui, pour tousdevait être sainte et sacrée ; non seulement parce qu’elle estde celles qui sont destinées à porter les couronnes, mais encoreparce que son cœur est noble, bon et généreux.
– Cette tête, répliqua la veuve, elle s’estabritée sous mon toit.
Car, au portrait que venait de tracer maîtreJacques, Marianne avait reconnu Petit-Pierre.
– Oui, une première lois, vous l’avez sauvée,je sais cela, la Picaut, et c’est ce qui vous fait grande à mesyeux ; c’est ce qui m’a donné l’idée de vous adresser maprière.
– Voyons, que faut-il faire ?
– Approchez et tendez l’oreille ; vousseule devez entendre ce que je vais dire.
La veuve passa du côté opposé à Courtin et sepencha vers le blessé.
– Il faut, dit-il à voix basse, il fautavertir l’homme qui est chez vous.
– Qui donc ? demanda la veuve avecstupeur.
– Celui que vous cachez dans votre étable,celui que, chaque nuit, vous allez soigner et consoler.
– Mais qui donc vous a appris…
– Bon ! est-ce que vous croyez que l’oncache quelque chose à maître Jacques ? Tout ce que je dis estvrai, la Picaut, et c’est ce qui fait que maître Jacques le chouan,maître Jacques le chauffeur, vous dit que, malgré la façon dontvous traitez vos parents, il serait fier d’en être.
– Mais le gars est convalescent ; à peines’il a la force de se tenir debout, et encore en s’appuyant contreles murailles.
– La force, soyez tranquille, il latrouvera ; car c’est un homme, lui, un homme comme il n’y enaura plus après nous, dit le Vendéen avec un orgueil sauvage, ets’il ne peut marcher lui-même, il trouvera bien le moyen de fairemarcher les autres, allez ! Dites-lui seulement qu’ilavertisse à Nantes, et sur-le-champ, sans perdre une minute, uneseconde ! qu’il avertisse qui il sait… L’autre est enmarche tandis que nous bavardons.
– Cela sera fait, maître Jacques.
– Ah ! si votre gredin de Joseph avaitparlé plus tôt, reprit maître Jacques en redressant son buste pourarrêter le sang qui se portait avec violence à sa poitrine ;il savait, je suis sûr, ce qui se tramait entre ces deuxgueux-là ; mais il les tenait, il croyait vivre… l’hommepropose et Dieu dispose… C’est le magot qui l’a tenté. À propos, laveuve, vous devez le trouver quelque part, ce magot.
– Qu’en faudra-t-il faire ?
– Deux parts : vous donnerez l’une auxorphelins que la guerre a faits chez les blancs comme chez lesbleus ; c’est ma part, celle-là, celle qui devait me reveniraprès le coup ; l’autre part, c’est celle de Joseph :vous la donnerez à ses enfants.
Courtin poussa un soupir d’angoisse ; carces mots avaient été prononcés d’une voix assez haute pour qu’illes entendît.
– Non, dit la veuve, non, c’est de l’or deJudas : il porterait malheur ! Merci, je ne veux pas decet or pour les pauvres enfants, si innocents qu’ils soient.
– Vous avez raison : donnez tout auxpauvres : les mains qui reçoivent l’aumône lavent tout, mêmele crime.
– Et lui ? fit la veuve en désignantCourtin du doigt, mais sans le regarder.
– Lui, il est bien lié, bien ficelé, biengarrotté, n’est-ce pas ?
– Il en a l’air du moins.
– Eh bien, celui qui est là-bas décidera deson sort.
– Soit.
– À propos, tenez, la Picaut, en allantl’avertir, faites-lui cadeau de cette carotte de tabac dont je n’aiplus besoin, moi ; m’est avis que ça le flattera crânement.Allons, continua le maître des lapins, ne voilà-t-il pas que celava me faire regretter de mourir… Ah ! je donnerais mesvingt-cinq mille francs de prise pour assister à l’entrevue denotre homme avec celui-ci ; ça sera drôle… Mais, bah ! unmillion ou deux sous, c’est la même chose quand on s’adresse à lacamuse.
– Vous ne resterez pas ici, dit Marianne, nousavons dans le donjon une chambre où je vais vous transporter. Là,au moins, vous pourrez recevoir un prêtre.
– Comme vous voudrez, la veuve ; maisauparavant, faites-moi l’amitié de vous assurer si mon drôle estconvenablement amarré. Ça chagrinerait mes derniers moments,voyez-vous, la seule idée qu’il puisse se donner de l’air avant lebranle-bas qu’il va y avoir tout à l’heure ici.
La veuve inclina la tête vers Courtin.
Les cordes serraient si étroitement les brasdu maire de la Logerie, qu’elles entraient dans les chairs, quiboursouflaient à l’entour, rougies et violacées.
La figure du métayer, surtout, trahissant lesangoisses qu’il éprouvait, était plus pâle que celle de maîtreJacques.
– Non, il ne peut bouger, répliquaMarianne ; voyez plutôt. D’ailleurs, je donnerai un tour declef à la porte.
– Oui, et puis, au fait, ce ne sera paslong ; vous allez y aller tout de suite, n’est-ce pas lamère ?
– Soyez tranquille.
– Merci !… Oh ! le merci que je vousdis n’approche pas du merci que vous dira tout à l’heure celui quiest là-bas, allez !
– Bien ; mais laissez-moi voustransporter dans le donjon, où vous pourrez recevoir tous lessecours que réclame votre état. Confesseur et médecin seront muets,soyez tranquille.
– Soit… Ce sera drôle, au fait, de voir maîtreJacques mourir dans un lit, lui qui, toute sa vie, a couché sur lamousse ou sur la bruyère.
La veuve prit le Vendéen entre ses bras et,l’enlevant de terre, elle le transporta dans la petite chambre dontnous avons parlé et le déposa sur le grabat qui s’y trouvait.
Maître Jacques, malgré les souffrances qu’ildevait endurer, malgré la gravité de sa position, restait, en facede la mort, sardonique et rieur comme il l’avait été pendant toutesa vie ; le caractère de cet homme, qui ne ressemblait en rienà celui de ses compatriotes, ne se démentait pas un seulinstant.
Cependant, au milieu de ses sarcasmes, qu’iladressait aussi bien à ce qu’il avait défendu qu’à ce qu’il avaitcombattu, il ne cessa de prier la veuve Picaut d’aller au plus viteremplir auprès de Jean Oullier la mission dont il l’avaitchargée.
Ainsi activée par lui, la veuve Picaut ne pritque le temps de pousser les verrous du vieux fruitier, où ellelaissait Courtin prisonnier ; elle traversa le jardin, rentradans l’auberge, et trouva sa vieille mère tout alarmée du bruit descoups de feu qui était parvenu jusqu’à elle ; l’absence de safille avait redoublé les alarmes de la brave femme, et ellecommençait à craindre, lorsque Marianne rentra, qu’elle n’eût étévictime de quelque guet-apens de son beau-frère.
La veuve, sans lui dire un mot de ce quis’était passé, la pria de ne laisser pénétrer personne jusqu’auxruines, et, jetant sa mante sur ses épaules, elle se disposa àsortir.
Au moment où elle posait la main sur leloquet, on frappa doucement à la porte.
Marianne se retourna vers sa mère.
– Mère, dit-elle, si quelque étranger demandeà passer la nuit dans l’auberge, dites que nous n’avons plus deplace. Personne ne doit pénétrer ici cette nuit : la main deDieu est sur la maison.
On frappa pour la seconde fois.
– Qui va là ? demanda la veuve en ouvrantla porte, mais en barrant le passage avec son corps.
Bertha parut sur le seuil.
– Vous m’avez fait savoir ce matin, madame,dit la jeune fille, que vous aviez une communication importante àme faire.
– Ah ! vous avez raison, répondit laveuve ; je l’avais oublié.
– Juste Dieu ! dit Bertha remarquant quele fichu de Marianne était marbré de larges taches de sang,serait-il arrivé quelque chose à l’un des miens ? Mary !mon père ! Michel !
Et, malgré la force d’âme de la jeune fille,cette dernière pensée ébranla si fortement son cœur, qu’elle duts’appuyer à la muraille pour ne pas tomber.
– Rassurez-vous, répondit la Picaut, ce n’estpoint un malheur que je voulais vous annoncer ; au contraire,c’est un de vos anciens amis que vous croyiez perdu, que vous avezpleuré, qui vit et qui doit vous voir.
– Jean Oullier, s’écria Bertha devinant àl’instant même de qui il était question ; Jean Oullier !c’est de lui, n’est-ce pas, que vous voulez parler ? Ilvit ? Oh ! que le ciel soit béni ! mon père va-t-ilêtre heureux ! conduisez-moi près de lui, madame, tout desuite, à l’instant, je vous en conjure !
– C’était mon intention aussi, ce matin ;mais, depuis ce matin, bien des événements sont arrivés, et vousavez un devoir plus pressant que celui-là.
– Un devoir ! demanda Berthaétonnée ; et lequel ?
– Celui de vous rendre à Nantessur-le-champ ; car je doute que, épuisé comme il l’est, lepauvre Jean Oullier puisse faire ce qu’en attendait maîtreJacques.
– Et qu’irai-je faire à Nantes ?
– Dire à celui ou à celle que vous appelezPetit-Pierre que le secret de sa demeure a été vendu etacheté ; qu’elle ait à la quitter au plus vite. Tout asile estplus sûr que celui qu’elle occupe maintenant. La trahison est surelle ; et Dieu veuille que vous arriviez à temps !
– Trahie ! s’écria Bertha, trahie !et par qui ?
– Par celui qui, une fois déjà, avait envoyéchez moi les soldats pour la prendre, par Courtin, le métayer de laLogerie.
– Courtin ! vous l’avez vu ?
– Oui, répondit laconiquement Marianne.
– Oh ! s’écria Bertha en joignant lesmains, ne pourrai-je le voir ?
– Jeune fille, jeune fille, dit la veuveévitant de répondre à la question, c’est moi, que les partisans decette femme ont faite veuve, qui vous dis de vous hâter ! etc’est vous, qui vous vantez d’être une de ses fidèles, qui hésitezà partir !
– Non, non ; vous avez raison, ditBertha, je n’hésite pas, je pars ! Et, en effet, la jeunefille fit un mouvement pour sortir.
– Vous ne pouvez aller à Nantes à pied, vousn’arriveriez pas à tenir ; Mais, dans l’écurie de cettemaison, il y a deux chevaux ; prenez celui que vous voudrez,et faites-vous-le seller par le garçon d’écurie.
– Oh ! dit Bertha, soyez tranquille, jele sellerai bien moi-même. Mais que pourra donc faire pour vous,pauvre veuve, celle que, pour la seconde fois, vous avezsauvée ?
– Dites-lui qu’elle se souvienne de ce que jelui ai dit dans ma chaumière, près de ce lit où deux hommes tuéspour elle, gisaient étendus ; dites-lui que c’est un crimed’apporter la discorde et la guerre dans un pays où ses ennemiseux-mêmes la défendent contre la trahison. Allez, allez,mademoiselle, et Dieu vous conduise !
Et, à ces mots, la veuve s’élança hors de lamaison, et se rendit d’abord chez le curé de Saint-Philbert,qu’elle pria de passer au donjon ; puis, aussi rapidement quela chose était possible, elle se dirigea à travers champ, vers samétairie.
Depuis vingt-quatre heures, l’inquiétude deBertha avait été extrême ; ce n’était point sur Courtin seulque les révélations de Joseph Picaut avaient fait planer sessoupçons : ils s’étaient étendus jusqu’à Michel lui-même.
Ses souvenirs de la soirée qui avait précédéle jour du combat du Chêne, cette apparition d’un homme à lacroisée de la chambre de Mary, n’étaient jamais complètement sortisde la pensée de Bertha, que de temps en temps ils traversaientcomme un trait de flamme en laissant derrière eux un sillon dedouleur que l’attitude passive prise vis-à-vis d’elle par Michelpendant sa convalescence parvenait difficilement à calmer ;mais, lorsqu’elle apprit que Courtin, qu’elle ne pouvait supposeravoir agi sans ordre, avait fait partir le bâtiment ; lorsquesurtout, revenant, tout effarée et haletante d’amour, à la Logerie,elle n’y trouva plus celui qu’elle y venait chercher, ses soupçonsjaloux devinrent plus violents encore.
Mais un instant elle oublia tout pour obéir audevoir que venait de lui imposer la veuve ; devant ce devoir,toutes les considérations devaient fléchir, même celle de sonamour.
Elle courut donc à l’écurie sans perdre uneminute, choisit celui des deux chevaux qui lui parut le plus propreà faire promptement la route, lui servit double ration d’avoinepour donner à ses jambes tout le degré d’élasticité auquel ellespouvaient atteindre, jeta sur son dos, pendant qu’il mangeait,l’espèce de bât qui devait lui servir de selle, et, la bride à lamain, elle attendit que l’animal eût fini de manger.
Tandis qu’elle attendait, un bruit bien connudans ces temps de trouble parvint jusqu’à elle.
C’était le retentissement régulier des pasd’une troupe en marche.
Au même instant, on frappa violemment à laporte de l’auberge.
À travers un châssis vitré qui donnait sur unfournil communiquant avec la cuisine, la jeune fille entrevit dessoldats, et, aux premiers mots qu’ils prononcèrent, elle compritqu’ils venaient demander un guide.
En ce moment, rien n’était indifférent àBertha, qui avait à trembler à la fois pour son père, pour Michelet pour Petit-Pierre. Elle ne voulut donc point partir sans savoirprécisément ce que désiraient ces hommes ; et certaine de nepas être reconnue sous le costume de paysanne qu’elle avaitconservé, elle passa de l’écurie dans le fournil, et, pénétrajusqu’à la cuisine.
Un lieutenant commandait la petite troupe.
– Comment ! disait-il à la mère Chompré,il n’y a pas un homme dans cette maison ? pas unseul ?
– Non, monsieur, répondit la vieillefemme ; ma fille est veuve, et le seul garçon d’écurie quenous ayons, est, à ce qu’il paraît, allé je ne sais où.
– Eh ! c’est justement votre fille quej’eusse voulu trouver, dit le lieutenant ; si elle était là,elle nous servirait de guide, comme elle a fait la fameuse nuit dusaut de Baugé, ou, si elle ne pouvait pas nous en servir elle-même,elle nous en choisirait un de sa main, et, celui-là, on pourraits’y fier, tandis qu’avec les misérables paysans que nous racolonsde force et qui sont à moitié chouans, il n’y a pas moyen devoyager tranquille.
– La maîtresse Picaut est absente ; maispeut-être y a-t-il moyen de la remplacer, dit Bertha en s’avançantrésolument. Allez-vous loin, messieurs ?
– Tudieu ! voilà une jolie fille !dit le jeune officier en s’approchant. Conduisez-moi où vousvoudrez, la belle enfant, et du diable si je ne vous suispas !
Bertha baissa les yeux en tordant le crin deson tablier comme eût pu le faire une naïve villageoise.
– Si ce n’est pas bien loin d’ici, messieurs,et que la maîtresse le permettent, je puis vous accompagner. Jeconnais assez bien les alentours.
– Accepté ! dit le lieutenant.
– Mais ce serait à une condition, continuaBertha : c’est que quelqu’un me ramènerait ici ; j’auraispeur toute seule par les chemins.
– Dieu me garde de céder ce soin-là à unautre, ma belle fille ! dit l’officier, quand même cettecomplaisance devrait me coûter mes épaulettes. Voyons, connais-tula Banlœuvre ?
Au nom de cette métairie qui appartenait àMichel, et qu’elle avait habitée pendant quelques jours avec lemarquis et Petit-Pierre, Bertha sentit un frisson courir par toutson corps ; une sueur froide lui monta au front ; soncœur battit avec violence ; cependant, elle domina sonémotion.
– La Banlœuvre ? répéta-t-elle. Non, cen’est pas de chez nous, cela. Est-ce un bourg ou un château, laBanlœuvre ?
– C’est une métairie.
– Une métairie ? Et à qui lamétairie ?
– À un monsieur de vos environs, sansdoute.
– Vous allez en logement à laBanlœuvre ?
– Non, nous y allons en expédition.
– Qu’est-ce que cela veut dire, enexpédition ? demanda Bertha.
– Eh bien, à la bonne heure ! dit lelieutenant, voilà une belle enfant qui ne demande pas mieux que des’instruire.
– C’est tout naturel : si je vous conduisou vous fais conduire à la Banlœuvre, il faut au moins que je sachece que vous allez y faire.
– Nous allons, dit le sous-lieutenant semêlant à la conversation pour placer sa plaisanterie, nous allonspasser un blanc à la lessive de plomb, afin que, de blanc, ildevienne bleu.
– Ah ! fit Bertha, ne pouvant retenir uneexclamation de terreur.
– Tudieu ! Qu’avez-vous ? demanda lelieutenant. Si l’on vous avait dit le nom de celui que nous allonsarrêter, je croirais que vous en êtes amoureuse.
– Moi ! dit Bertha faisant appel à toutel’énergie de son caractère pour dissimuler l’effroi qui luicomprimait le cœur ; moi, amoureuse d’un monsieur ?
– On a vu des rois épouser des bergères, ditle sous-lieutenant, qui paraissait décidément être d’humeurbouffonne.
– Bon ! dit le lieutenant ; etvoilà, sur ma foi, la bergère qui va s’évanouir comme une grandedame.
– Moi ! fit Bertha en essayant desourire ; moi, m’évanouir ? Allons donc ! ce sontdes manières que l’on apprend à la ville, et non pas ici.
– Il n’en est pas moins vrai que vous êtesdevenue pâle comme votre linge, la belle fille.
– Dame, vous parlez de fusiller un homme commede tirer un lapin au coin d’une haie.
– Tandis que ce n’est pas du tout la mêmechose, dit le sous-lieutenant. Un lapin fusillé est bon à rôtir,tandis qu’un chouan n’est bon à rien.
Bertha ne put empêcher son fier et énergiquevisage de trahir par son expression, le dégoût que lui inspirait laplaisanterie du jeune officier.
– Ah çà ! dit le lieutenant, vous n’êtesdonc point patriote comme votre maîtresse, et nous sommes donc malrenseignés ?
– Je suis patriote ; mais j’ai beau haïrmes ennemis, je n’ai pas encore pu m’habituer à voir leur mort d’unœil sec.
– Bah ! dit l’officier, on s’y fait… Onse fait bien à passer les nuits sur les grands chemins, au lieu deles passer dans son lit.
Tout à l’heure, quand ce maudit paysan estarrivé au poste de Saint-Martin, et qu’il m’a fallu me mettre enroute, j’ai donné l’État à tous les diables ! Eh bien, je voismaintenant que j’avais tort et qu’il a ses compensations ; desorte que, dans ce moment-ci, loin de la maudire, je trouve laprofession charmante.
Et, en achevant ces mots, pour ajouter sansdoute aux agréments de la situation, l’officier se pencha et voulutprendre un baiser sur le cou de la jeune fille.
Bertha, qui ne s’attendait pas à cetteagression amoureuse, sentit le souffle chaud du jeune homme sur sonvisage et se releva rouge comme une grenade, les narinesfrissonnantes de colère, les yeux étincelants d’indignation.
– Oh ! oh ! continua le lieutenant,n’allez-vous pas vous mettre en colère pour un méchant baiser, labelle fille ?
– Pourquoi pas ? Croyez-vous donc, parceque je suis une pauvre fille de la campagne, que l’on puissem’insulter impunément ?
– « Insulter impunément ! »Hein ! comme cela parle ! dit le sous-lieutenant ;et que l’on vienne nous dire que nous sommes dans un pays desauvages !
– Savez-vous, dit le lieutenant, que j’aibonne envie de faire une chose ?
– Laquelle ?
– C’est de vous arrêter comme suspecte, et dene vous relâcher que lorsque vous m’aurez payé la rançon que jemettrai à votre liberté.
– Et quelle sera cette rançon ?
– Ce que vous me refusez, un baiser.
– Je ne puis vous laisser prendre un baiser,puisque vous n’êtes ni mon parent, ni mon frère, ni mon mari.
– N’y a-t-il donc que ceux-là qui aurontjamais le droit de poser leurs lèvres sur ces bellesjoues ?
– Sans doute.
– Et pour quelle raison ?
– Parce que je ne veux pas manquer à mesdevoirs.
– Vos devoirs ! Oh ! la bonneplaisanterie !
– Croyez-vous donc que nous n’ayons pas nosdevoirs comme vous avez les vôtres ?… Voyons (Bertha essaya derire), si je vous demandais, par exemple, le nom de celui que vousallez arrêter et qu’il fût contre votre devoir de me le dire, me lediriez-vous ?
– Ma foi, dit le jeune officier, je n’auraispas grand mérite à vous le dire, car je ne crois pas qu’il y ait lemoindre inconvénient à ce que vous le sachiez.
– Mais, s’il y en avait un, enfin ?
– Oh ! alors… et encore, je ne sais, parma foi ! vos yeux me troublent ! bien la cervelle, que jen’ose dire ce que je ferais vraiment. Et, tenez, la preuve, c’estque, s’il le faut absolument, si vous êtes aussi curieuse que jesuis faible, ce nom, je vous le dirai, je trahirai la patrie ;mais, à mon tour, ce baiser, il me le faut ! L’appréhension deBertha était si vive ; elle était si intimement convaincue quec’était Michel que le danger menaçait, qu’elle oublia touteprudence et qu’avec l’impétuosité de son caractère, sans réfléchiraux suppositions que son insistance pourrait faire naître dansl’esprit du lieutenant, elle lui tendit brusquement la joue.
L’officier y prit deux baisersretentissants.
– Donnant donnant, dit-il sans pouvoirs’empêcher de réprimer un sourire : le nom de celui que nousallons arrêter est M. de Vincé.
Bertha se recula et regarda l’officier. Unpressentiment lui disait qu’il s’était joué d’elle et l’avaittrompée.
– Allons, allons, en route ! dit lelieutenant, je vais demander au maire ce que nous n’avons putrouver ici.
Puis, se retournant vers Bertha :
– Ah ! quel que soit le guide qu’il medonne, ajouta-t-il, il ne m’en fournira point qui m’agrée autantque vous, la belle enfant !
Et il poussa un soupir affecté.
Enfin, s’adressant aux soldats :
– Allons, vous autres, en route ! dit lelieutenant.
Le sous-lieutenant et les quelques soldais quiétaient entrés avec l’officier, sortirent pour reprendre leursrangs.
Celui-ci demanda une allumette pour allumerson cigare. Bertha chercha en vain l’objet demandé sous lechambranle de la cheminée. L’officier alors prit un papier dans sapoche et l’alluma à la lampe ; Bertha, qui suivait tous sesmouvements, jeta un regard sur ce papier que la flamme commençait àtordre, et entre ses plis jaunissants, elle lut distinctement lenom de Michel.
– Ah ! je m’en étais douté,pensa-t-elle ; il a menti ! Oui, oui, c’est bien Michelqu’ils vont arrêter !
Et, comme l’officier avait jeté à terre lepapier à moitié enflammé, elle posa le pied dessus avec tant detrouble, que l’officier put en profiter pour l’embrasser uneseconde fois.
Puis, au moment où elle se retournait verslui :
– Chut ! lui dit-il en posant un doigtsur sa bouche, vous n’êtes pas une paysanne. Veillez sur vous sivous avez à vous cacher ; car, si vous jouez aussi mal votrerôle avec ceux qui vous cherchent qu’avec moi qui n’ai pointmission de vous chercher, vous êtes perdue !
Et, sur ces mots, il sortit vivement, de peursans doute de se perdre lui-même.
Bertha n’attendit même pas que la porte fûtrefermée derrière lui ; elle saisit le débris du papier.
C’était la dénonciation que Courtin avaitenvoyée à Nantes par le paysan dont il avait fait son messager, etque celui-ci avait remise, pour abréger sa course, au premier postequ’il avait rencontré sur la route.
Ce poste était celui de Saint-Martin, villagevoisin de Saint-Philbert.
Il restait assez de l’écriture du maire de laLogerie pour éclairer Bertha sur la destination de la troupe quimarchait vers la Banlœuvre.
La tête de Bertha s’égara : si lacondamnation qui pesait sur la tête du jeune homme était exécutéepar les soldats – et la plaisanterie du sous-lieutenant pouvait lelui faire croire – dans deux heures, Michel était mort ; ellele vit sanglant, la poitrine trouée de balles, rougissant la terrede son sang. Elle devint folle.
– Où est Jean Oullier ? s’écria-t-elle ens’adressant à la vieille hôtesse.
– Jean Oullier ? dit celle-ci en laregardant avec stupeur. Je ne sais ce que vous voulez dire.
– Je vous demande où est JeanOullier ?
– Est-ce que Jean Oullier n’est pasmort ? répondit la mère Chompré.
– Mais votre fille, où est-elleallée ?
– Dame, je n’en sais rien ; elle ne medit pas où elle va quand elle sort ; elle est d’âge à êtremaîtresse de ses actions.
Bertha pensa bien à la maison de laPicaut ; mais, cette course, si elle était inutile, luifaisait perdre une heure.
Cette heure suffisait pour amener la mort deMichel.
– Tout à l’heure elle sera de retour,reprit-elle ; dites-lui que je n’ai pu aller tout de suite oùelle sait, mais qu’avant le jour j’y serai.
Et, courant à l’écurie, elle passa la bride aucheval, s’élança sur son dos, le fit sortir de la maison, et, luicinglant les flancs d’un vigoureux coup de houssine, elle parvint àle mettre tout d’abord à une allure qui n’était ni le trot, ni legalop, mais grâce à laquelle elle pouvait cependant gagner unedemi-heure sur les soldats.
Lorsqu’elle traversa la place deSaint-Philbert, elle entendit sur sa droite, et dans la directiondu pont, le bruit de la petite troupe qui s’éloignait.
Elle s’orienta, prit une ruelle, dépassa lesmaisons, lança son cheval dans la Boulogne, la passa à la nage, etvint rejoindre le chemin un peu au-dessus de la forêt deMachecoul.
Heureusement pour Bertha que sa montureoffrait plus de ressources que son apparence n’en promettait ;c’était un petit cheval breton qui, au repos, semblait morne,triste, abattu, comme le sont les hommes de son pays, mais qui,comme eux aussi, s’échauffait à l’action et de minute en minutegrandissait en énergie, les naseaux ouverts, sa longue crinièreébouriffée et flottant au vent, il atteignit le galop ; puisbientôt son galop se précipita, dévorant le chemin ; lesplaines, les vallons, les haies passaient et disparaissaientderrière lui avec une fantastique rapidité, tandis que Bertha,penchée sur son cou, rendant toute la bride, ne s’occupait que del’actionner et lui fouettait les flancs sans relâche.
Les paysans attardés qu’ils rencontraient,voyant le cheval et celle qui le montait s’évanouir dans l’ombreaussi vite qu’ils les avaient vus apparaître, les prenaient pourdes fantômes et se signaient derrière eux.
Mais si prompte que fût cette course, ellen’était point encore ce qu’eût voulu le cœur de Bertha, à laquellela seconde semblait un mois, la minute une année ; ellesentait quelle terrible responsabilité pesait sur sa tête,responsabilité de sang, de mort et de honte tout à la fois.Sauverait-elle Michel, et, l’ayant sauvé, arriverait-elle à tempspour conjurer le danger qui menaçait Petit-Pierre ?
Mille idées confuses traversaient soncerveau ; elle se reprochait de n’avoir point donné à la mèrede Marianne des instructions suffisantes ; elle était prise devertige en songeant qu’après la course terrible qu’elle lui faisaitfaire, le pauvre petit cheval breton succomberait indubitablementdans le trajet de la Banlœuvre à Nantes ; elle se reprochaitd’user, au profit de son amour, les ressources qui pouvaientsauvegarder une tête si précieuse à la noblesse de France ;elle comprenait que, personne n’ayant les mots d’ordre qu’ellepossédait, on ne pourrait arriver jusqu’à l’illustre proscrite, et,combattue par mille sentiments divers, éperdue, en proie à unesorte d’ivresse furieuse, elle ne savait plus que presser soncheval du talon, que précipiter son allure, que courir enfin cettecourse folle, qui, au moins, rafraîchissait son cerveau brûlé parles pensées qui semblaient près de le faire éclater.
Au bout d’une heure, elle atteignit la forêtde Touvois ; là, force lui fut de renoncer à cettevitesse ; le chemin était si bien semé de fondrières, que deuxfois le pauvre petit cheval breton s’abattit ; elle le mit aupas, en calculant qu’elle avait dû gagner une avance suffisantepour donner à Michel le temps de fuir. Elle espéra – ellerespira.
Un moment de satisfaction vint éteindre toutesles ardeurs dévorantes de ses angoisses et de ses douleurs.
Michel allait, une fois de plus, lui devoir lavie !
Il faut avoir aimé, il faut avoir éprouvé lesineffables joies du sacrifice, il faut savoir tout ce qu’il y a debonheur dans cette immolation de soi-même au profit de l’être aimé,pour comprendre combien Bertha se sentit, pendant quelques minutes,joyeuse et fière, en songeant que l’existence de Michel, qu’elleallait sauver, lui coûterait peut-être si cher ! Elle étaittout entière à ses pensées lorsque, aux rayons de la lune, elle vitbriller les murs blancs de la métairie, encadrés dans les touffesnoires des noisetiers.
La porte charretière était ouverte.
Bertha descendit de son cheval, l’attacha à undes anneaux du mur extérieur et pénétra dans la cour.
Le fumier dont elle était jonchée amortissaitle bruit de son pas ; nul chien par ses aboiements ne signalason entrée aux habitants de la métairie.
À sa grande surprise, Bertha aperçut, attachéà la porte de la maison, un cheval tout sellé et tout bridé.
Le cheval pouvait être à Michel ; maistout aussi bien pouvait-il être à un étranger.
Bertha voulut s’en assurer avant de pénétrerdans la maison.
Un des volets de cette même salle danslaquelle Petit-Pierre avait demandé, au nom de Michel, la main dela jeune fille au marquis de Souday, était entrouvert ; Berthas’en approcha doucement et regarda à l’intérieur.
À peine y eut-elle jeté les yeux, qu’ellepoussa un cri étouffé et faillit tomber à la renverse.
Elle venait de voir Michel aux genoux deMary ; un des bras du jeune homme entourait la taille de sasœur ; la main de celle-ci jouait dans les cheveux dubaron ; leurs lèvres se souriaient, leurs yeux rayonnaient decette expression de bonheur à laquelle on ne se trompe plus unefois que l’on a aimé.
Le moment d’accablement qui suivit cettedécouverte ne dura chez Bertha qu’une seconde. Elle se précipitavers la porte, la poussa avec violence et parut sur le seuil, lescheveux épars, l’œil flamboyant, le visage livide, la poitrinehaletante, comme la statue de la Vengeance.
Mary jeta un cri et tomba à genoux, le visageentre ses mains.
Elle avait tout deviné à première vue, tantBertha paraissait profondément bouleversée.
Michel, épouvanté par le regard de Bertha,s’était relevé brusquement, et, comme s’il se trouvait en face d’unennemi, avait machinalement porté la main à ses armes.
– Frappez ! s’écria Bertha, qui avait vuson mouvement, frappez donc, malheureux ! ce sera le dignecomplément de votre lâcheté et de votre trahison.
– Bertha… balbutia Michel, laissez-moi vousdire… laissez-moi vous expliquer…
– À genoux ! à genoux ! vous etvotre complice ! s’écria Bertha. C’est à genoux qu’il fautprononcer les odieux mensonges que vous allez inventer pour votredéfense… Oh ! l’infâme ! moi qui accourais pour sauver savie ; moi qui, à moitié folle de terreur, de désespoir, parcequ’un danger était suspendu sur sa tête, oubliais tout, honneur etdevoir ; moi qui mettais ma vie à ses pieds, qui n’avais qu’unbut, qu’un désir, qu’un souhait, celui de lui dire :« Tiens, Michel, regarde et vois si je t’aime ! »j’arrive, et je le trouve trahissant tous ses serments, parjuranttoutes ses promesses, infidèle aux liens sacrés, je ne dirai pas del’amour, mais de la reconnaissance ! et avec qui ? etpour qui ? Pour l’être que j’aimais le plus au monde aprèslui ! pour la compagne de mon enfance ! pour masœur ! Mais il n’y avait donc pas d’autre femme àséduire ! Dis, dis, misérable ! continua Bertha ensaisissant le bras du jeune homme, et en le secouant avec violence.Ou voulais-tu donc, en me laissant désespérée, m’ôter encore lesconsolations que l’on doit trouver dans le cœur de cette secondesoi-même que l’on appelle une sœur ?
– Bertha, écoutez-moi, dit Michel,écoutez-moi, je vous en conjure ! Nous ne sommes pas, Dieumerci, aussi coupables que vous le croyez… Oh ! si voussaviez, Bertha !
– Je n’écoute rien ! je n’écoute que moncœur, que la douleur brise et que le désespoir étreint ! jen’écoute que la voix de ma conscience, qui me dit que tu es unlâche !… Mon Dieu, mon Dieu, cria-t-elle en tordant sescheveux noirs dans ses mains crispées, mon Dieu, est-ce donc là leprix de ma tendresse pour lui, de cette tendresse qui a été siaveugle, que mes yeux se fermaient, que mes oreilles se bouchaientlorsqu’on me disait que cet enfant, que cette femmelettetremblante, timide, indécise, n’était pas digne de mon amour ?Oh ! pauvre folle que j’étais ! j’espérais que lareconnaissance l’attacherait à celle qui prenait en pitié safaiblesse, à celle qui bravait les préjugés, l’opinion publiquepour l’aller chercher dans sa fange, pour faire, enfin, de son nomsouillé, un nom honorable et honoré.
– Ah ! s’écria Michel en se redressant,assez ! assez !
– Oui, d’un nom souillé, répéta Bertha.Ah ! cela te touche ? Tant mieux ! je le redisalors… Oui, d’un nom souillé par ce qui est le plus odieux, le pluslâche, le plus infâme, par la trahison ! Oh ! famille detrahisseurs ! le fils continue l’œuvre du père ; jedevais m’attendre à cela.
– Mademoiselle, mademoiselle, dit Michel, vousabusez du privilège de votre sexe pour m’insulter, non seulement enmoi, mais encore dans ce que l’homme a de plus sacré, dans lamémoire de mon père.
– Un sexe, un sexe ! ai-je un sexe àcette heure ? Ah ! je n’en avais pas tout à l’heure,quand tu te jouais de moi aux pieds de cette pauvre folle ! jen’en avais pas quand tu faisais de sa sœur la plus misérable descréatures ! Et parce que je ne me lamente pas, parce que je neme traîne pas à tes pieds en m’arrachant les cheveux et en mefrappant la poitrine, voilà que, tout à coup, tu découvres que jesuis une femme, un être que l’on doit respecter parce qu’il esttimide, auquel on doit épargner la douleur parce qu’il estfaible ! Non, non, pour toi, je n’avais pas, et je n’ai plusde sexe ; tu n’as devant toi, maintenant, à partir de cetteheure, qu’une créature que tu as mortellement offensée et quit’insulte !… Baron de la Logerie, je t’ai déjà dit qu’il étaitcent fois traître et lâche, celui qui séduisait la sœur de safiancée – car j’étais sa fiancée, à cet homme ! – baron de laLogerie, non seulement tu es un traître et un lâche, mais encore tues fils de traître et de lâche ; ton père était un infâme quia vendu et livré Charette, et qui a, du moins, expié son crime,lui, car il l’a payé de sa vie ! On t’a dit qu’il s’était tuélui-même à la chasse, ou qu’il y avait été tué par accident ;mensonge bénévole et que je démens, moi : il a été tué parcelui qui lui avait vu accomplir sa lâche action, il a été tuépar…
– Ma sœur ! s’écria Mary en se redressantet en mettant sa main sur la bouche de Bertha, ma sœur, vous allezvous rendre coupable d’un de ces crimes que vous reprochez auxautres ; vous allez disposer d’un secret qui ne vousappartient pas.
– Soit ; mais qu’il parle donc, cethomme ! que le mépris que je lui témoigne lui fasse doncrelever la tête ; qu’il trouve donc, dans sa honte ou dans sonorgueil, la force de m’ôter une existence dont je ne veux plus, quim’est odieuse, qui ne sera plus qu’un long délire, qu’un désespoiréternel ; qu’il achève, au moins, ce qu’il a commencé !Mon Dieu, mon Dieu, poursuivit Bertha, dans les yeux de laquelleles larmes commençaient à se frayer un passage, commentpermettez-vous aux hommes de briser ainsi les cœurs de voscréatures ? Mon Dieu, mon Dieu, qui donc me consoleradésormais ?
– Moi ! dit Mary, moi, ma sœur, ma bonnesœur, ma sœur chérie ! si tu veux m’entendre ; moi, si tuveux me pardonner !
– Vous pardonner, à vous ? s’écria Berthaen repoussant sa sœur. Non ; vous êtes la compagne de cethomme : je ne vous connais plus ! Seulement, veillezmutuellement l’un sur l’autre ; car votre trahison doit vousporter malheur à tous deux.
– Bertha, Bertha, au nom du ciel ne parle pasainsi ! ne nous maudis pas, ne nous insulte pas.
– Bon ! fit Bertha, y songez-vous ?Ne faut-il donc pas qu’ils aient raison, ceux qui nous ontsurnommées les louves ? Voulez-vous que l’on dise :« Mesdemoiselles de Souday ont aimé M. Michel de laLogerie ; elles l’ont aimé toutes les deux, et, après leuravoir promis toutes deux qu’il les épouserait – car il a dû vous lepromettre comme à moi – M. de la Logerie en a pris unetroisième ? » Mais comprenez donc que, même pour deslouves, ce serait monstrueux !
– Bertha ! Bertha !
– Si j’ai dédaigné cette épithète, comme j’aidédaigné la vaine considération de la bienséance superficielle,continua la jeune fille toujours au comble de l’exaltation ;si j’ai raillé les convenances des salons et du monde, c’est parceque toutes deux – entendez-vous bien cela ? – nous avions ledroit de marcher fièrement dans notre indépendance vertueuse etpleine d’honneur ; c’est parce que nous étions, haut dansnotre conscience, que ces misérables injures étaient toujoursdominées par notre mépris ; mais, aujourd’hui, je vous ledéclare, ce que je dédaigne de faire pour moi, je le ferais pourvous : je tuerais cet homme s’il ne vous épousait pas,Mary ! C’est bien assez d’une honte sur le nom de notrepère.
– Ce nom ne sera pas déshonoré, je te le jure,Bertha ! s’écria Mary en s’agenouillant de nouveau devant sasœur, qui succombant enfin à la secousse, était tombée sur unechaise et tenait sa tête entre ses mains.
– Tant mieux ! ce sera une douleur demoins pour celle que vous ne verrez plus.
Puis, se tordant les bras avec un gestedésespéré :
– Mon Dieu, mon Dieu, les avoir tant aiméstous deux et être forcée de les haïr !
– Non, tu ne me haïras pas, Bertha ! Tadouleur, tes larmes me font plus de mal que ta colère ;pardonne-moi. Oh ! mon Dieu, que dis-je là ? Tu vas mecroire coupable, parce que j’embrasse tes genoux, parce que je tedemande pardon ! Je ne le suis pas, je te le jure… Je tedirai… mais je ne veux pas que tu souffres, je ne veux pas que tupleures… Monsieur de la Logerie, continua Mary en tournant versMichel son visage que les larmes inondaient, monsieur de laLogerie, tout le passé n’est qu’un rêve ; le jour estvenu : partez ! éloignez-vous, oubliez-moi ;partez ; partez sur-le-champ !
– Mais, encore une fois, tu n’y songes pas,Mary, dit Bertha, qui avait laissé sa sœur prendre sa main, quecelle-ci couvrait de baisers et de larmes ; mais c’estimpossible !
– Si, si, c’est possible, Bertha, fit Mary enadressant à sa sœur un sourire déchirant, Bertha, nous prendronschacune un époux dont le nom défiera toutes les calomnies du mondeet des méchants.
– Lequel, pauvre enfant ?
Mary éleva sa main étendue vers le ciel.
– Dieu ! dit-elle.
Bertha ne put répondre ; la douleur lasuffoquait ; mais elle pressa fortement Mary sur son cœur,tandis que Michel, accablé, tombait sur un escabeau dans un anglede la pièce.
– Mais pardonne-nous ! murmurait Mary àl’oreille de sa sœur ; ne l’accable pas !… Mon Dieu,est-ce sa faute si son éducation l’avait fait si irrésolu, sitimide, qu’il n’a pas eu le courage de parler alors que c’étaitpour lui un devoir de le faire ?…
Il y a longtemps qu’il a voulut’avertir ; moi seule, je l’en ai empêché, j’espérais arriverà l’oublier un jour !… Hélas ! hélas ! Dieu nous afaites bien faibles contre notre cœur ! Mais, va, nous ne nousquitterons plus, chère sœur… Montre-moi tes yeux, que je les baise…Il n’y aura plus personne entre nous, jamais personne qui viennejeter le trouble et la discorde entre deux sœurs ! Non, non,nous serons consacrées… et il y aura encore du bonheur dans notreretraite ; nous en trouverons, nous prierons pour lui, nousprierons pour lui ! Mary prononça ces dernières paroles avecun accent déchirant.
Michel, bouleversé, était venu s’agenouiller àcôté d’elle, devant Bertha, qui, tout occupée de sa sœur, nel’avait pas repoussé.
En ce moment, sur le seuil de la porte, queBertha avait laissée toute grande ouverte, parurent des soldats, etl’officier que nous avons vu à l’auberge de Saint-Philbert s’avançaau milieu de la chambre, et, posant la main sur l’épaule deMichel :
– Vous êtes M. Michel de la Logerie ? luidit-il.
– Oui, monsieur.
– Alors, au nom de la loi, je vous arrête.
– Grand Dieu ! s’écria Bertha, quirevenait à elle ; grand Dieu ! j’avais oublié !…Ah ! c’est moi qui le tue !… Et là-bas, là-bas, que sepasse-t-il ?
– Michel, Michel, dit Mary, qui, à l’aspect dudanger que courait le jeune homme, oublia ce qu’elle venait de direà sa sœur, Michel, si tu meurs, je mourrai avec toi !
– Non, non, il ne mourra pas, je te le jure,sœur, et vous serez heureux ! Place, monsieur !place ! continua-t-elle en s’adressant à l’officier.
– Mademoiselle, répliqua celui-ci avec unedouloureuse politesse, comme vous, je ne sais pas transiger avecmes devoirs. À Saint-Philbert, vous n’étiez pour moi qu’uneinconnue suspecte ; mais je ne suis pas commissaire de policeet je n’avais rien à vous dire ; ici, je vous trouve enrébellion flagrante contre la loi, et je vous arrête.
– M’arrêter ! m’arrêter en cemoment ! Vous me tuerez, monsieur, vous ne m’aurez pasvivante.
Et, avant que l’officier fût revenu de sasurprise, Bertha escalada la fenêtre, sauta dans la cour et courutvers la porte.
Elle était gardée par des soldats.
En promenant ses regards autour d’elle, lajeune fille aperçut le cheval de Michel, qui, épouvanté parl’apparition des soldats et par le bruit, courait çà et là, dans lacour.
Profitant de la confiance que le lieutenantavait dans la précaution qu’il avait prise d’entourer la maison etqui l’empêchait d’user de violence pour saisir une femme, elle alladroit à l’animal, d’un bond s’assit sur la selle, et passant commeune tempête devant l’officier stupéfait, elle arriva à un endroitoù le mur d’enceinte était légèrement écrêté et, de la bride et dutalon, enleva si vigoureusement l’animal – qui était un excellentcheval anglais – qu’elle lui fit franchir l’obstacle qui avaitencore près de cinq pieds, et le lança dans la plaine.
– Ne tirez pas ! ne tirez pas sur cettefemme ! cria l’officier, qui ne regardait pas la prise commeassez importante pour que, ne pouvant l’avoir vive, il se décidât àl’arrêter morte.
Mais les soldats qui formaient un cordonautour du mur extérieur n’entendirent pas ou ne comprirent pas cetordre, et une grêle de balles siffla autour de Bertha, que lesbonds puissants du vigoureux anglais portaient rapidement du côtéde Nantes.
Voyons maintenant ce qui se passait à Nantes,dans cette nuit que nous avons vue s’ouvrir par la mort de JosephPicaut et se continuer par l’arrestation de M. Michel de laLogerie.
Vers neuf heures du soir, un homme auxvêtements trempés d’eau et souillés de boue s’était présenté chezle préfet, et, sur le refus de l’huissier de l’introduire auprès dece magistrat, lui avait fait porter une carte toute-puissante, à cequ’il paraît, car immédiatement le préfet avait quitté sesoccupations pour recevoir cet homme, qui n’était autre que M.Hyacinthe.
Dix minutes après cette entrevue, une forteescouade de gendarmes et d’agents de police se dirigeait vers lamaison que maître Pascal habitait rue du Marché, et se présentait àla porte donnant sur cette rue.
Nulle précaution n’était prise pour assourdirle bruit des pas de cette colonne, pour donner le change sur sesintentions ; si bien que maître Pascal, qui l’avait vue venir,put à loisir s’assurer que la porte de la ruelle n’était pas gardéeet sortir par celle-là, avant que les agents de l’autorité eussentachevé d’enfoncer celle de la rue du Marché, que l’on refusait deleur ouvrir.
Il se dirigea vers la rue du Château et entraau n°3.
M. Hyacinthe, qu’il n’avait pas aperçu, cachéqu’il était dans l’ombre d’une borne, le suivit avec toute laprécaution dont se sert le chasseur pour la proie qu’ilconvoite.
Pendant cette opération préliminaire, dusuccès de laquelle M. Hyacinthe avait probablement répondu,l’autorité avait pris de fortes dispositions militaires, et,aussitôt que le juif eut rendu compte de ce qu’il avait vu aupréfet de la Loire-Inférieure, douze cents hommes, mis sur pied, sedirigèrent vers la maison dans laquelle l’espion avait vudisparaître maître Pascal.
Les douze cents hommes étaient divisés entrois colonnes.
La première descendit le Cours, laissant dessentinelles jalonnées le long des murs du jardin de l’évêché et desmaisons contiguës ; longea les fossés du château et se trouvaen face du n° 3, où elle se déploya.
La seconde, se dirigeant par la rue del’Évêché, traversa la place Saint-Pierre, descendit la grande rue,et vint rejoindre la première par la rue basse du Château.
La troisième se relia aux deux autres par larue haute du Château, en laissant, comme celle-ci, un long cordonde baïonnettes derrière elle.
L’investissement était complet ; tout lepâté de maisons dans lequel se trouvait le n° 3 était cerné.
Les soldats entrèrent au rez-de-chaussée,précédés des commissaires de police, qui marchaient le pistolet aupoing. La troupe se répandit dans la maison, fut placée à toutesles issues ; sa mission était accomplie, celle des policierscommençait.
Quatre dames étaient, en apparence, les seuleshabitantes de la maison : ces dames appartenant à la hautearistocratie nantaise, respectables autant par leur honorabilitéque par leur position sociale, furent mises en étatd’arrestation.
Au-dehors, le peuple s’amassait et formait uneseconde enceinte autour des soldats. La ville tout entière étaitdescendue dans ses places et dans ses rues. Cependant, aucun signeroyaliste ne se manifestait ; c’était une curiosité grave etvoilà tout.
Les perquisitions étaient commencées àl’intérieur et le premier résultat des recherches confirmal’autorité dans la conviction que Mme la duchesse deBerry était dans la maison ; une lettre à l’adresse de SonAltesse royale fut trouvée tout ouverte sur une table ; ladisparition de maître Pascal, que l’on avait vu entrer et que l’onne retrouvait plus, prouvait qu’il y avait une cachette. Le toutétait de la trouver.
Les meubles furent ouverts lorsque les clefss’y trouvaient, défoncés lorsqu’elles manquaient. Les sapeurs etles maçons sondaient les planchers et les murs à grands coups demarteau ; des architectes, amenés dans chaque chambre,déclaraient qu’il était impossible, d’après leur conformationintérieure comparée à leur conformation extérieure, qu’ellesrenfermassent une cachette, ou bien trouvaient les cachettesqu’elles renfermaient. Dans une de celles-ci, on mit la main surdivers objets, entre autres, des imprimés, des bijoux et del’argenterie appartenant au propriétaire de la maison, mais qui,dans ce moment, ajoutèrent à la certitude du séjour de la princessedans cette maison. Arrivés aux mansardes, les architectesdéclarèrent que là, moins que partout ailleurs, il pouvait y avoirune retraite.
Alors on passa aux maisons voisines, où lesrecherches continuèrent. On sondait les gros murs avec une telleforce, que des morceaux de maçonnerie se détachèrent et qu’unmoment il y eut crainte que ces murs tout entiers nes’écroulassent. Pendant que ces choses se passaient en haut, lesdames que l’on avait arrêtées montraient un grand sang-froid, et,quoique gardées à vue par des soldats, elles s’étaient mises àtable.
Deux autres femmes – et l’histoire devra allerchercher les noms de celles-là dans leur obscurité pour lesconserver à la postérité – deux autres femmes encore étaient, de lapart de la police, l’objet d’une surveillance toute spéciale ;ces femmes, les servantes de la maison, nommées Charlotte Moreau etMarie Boissy, furent conduites au château, et, de là, à la casernede la gendarmerie, en voyant qu’elles résistaient à toutes lesmenaces, on tenta de les corrompre ; des sommes de plus enplus fortes leur furent successivement offertes, mais ellesrépondirent constamment qu’elles ignoraient où était Mmela duchesse de Berry.
Après ces recherches infructueuses, lesperquisitions se ralentirent ; le préfet donna le signal de laretraite, laissant, par précaution, un nombre d’hommes suffisantpour occuper toutes les pièces de la maison, ainsi que descommissaires de police qui s’établirent au rez-de-chaussée. Lacirconvallation fut continuée, et la garde nationale vint en partierelever la troupe de ligne qui alla prendre un peu de repos.
Par la distribution des sentinelles, deuxgendarmes se trouvèrent dans les deux mansardes que l’on venaitd’explorer. Le froid était si vif, que ces gendarmes n’y purentrésister : l’un descendit et remonta avec des mottes àbrûler ; dix minutes après, un feu magnifique flambait dans lacheminée, et, au bout d’un quart d’heure, la plaque devintrouge.
Presque en même temps, et quoiqu’il ne fîtpoint encore jour, les travaux des ouvriers perquisiteursrecommencèrent ; les barres de fer et les madriers frappaientà coups redoublés sur le mur de la mansarde et l’ébranlaient.
Malgré ce vacarme effroyable, l’un des deuxgendarmes s’était endormi ; son compagnon, réchauffémomentanément, avait cessé d’entretenir le feu. Enfin, les ouvriersabandonnèrent cette partie de la maison, que, par instinct dedémolisseurs, ils avaient si minutieusement explorée.
Le gendarme qui veillait, désirant profiter dumoment de silence qui venait de succéder au fracas et au mouvementdiabolique qui se faisait depuis la veille, secoua son camarade,afin de dormir à son tour. L’autre s’était refroidi dans sonsommeil et se réveilla tout gelé. À peine eut-il les yeux ouverts,qu’il songea à se réchauffer ; en conséquence, il ralluma lefeu ; puis, comme les mottes ne brûlaient pas assez vivement,il jeta dans le brasier une énorme quantité de paquets deQuotidienne qui se trouvaient dans la chambre, jetéspêle-mêle sous une table.
Ce feu produit par les journaux donna unefumée plus épaisse et une chaleur plus vive que les mottes nel’avaient fait la première fois. Le gendarme, enchanté, sedélassait de son ennui en lisant des Quotidienne, lorsque,tout à coup, son édifice pyrotechnique s’écroula et les mottesqu’il avait appuyées contre la plaque roulèrent au milieu de lamansarde.
En même temps, il entendit derrière la plaqueun bruit qui fit naître en lui une singulière idée : il sefigura qu’il y avait des rats dans la cheminée, que la chaleurallait les forcer de déloger ; il réveilla son camarade, ettous deux, ils se mirent en devoir de leur donner la chasse avecleur sabre.
Pendant qu’ils concentraient toute leurattention dans cet affût d’un nouveau genre, l’un d’eux s’aperçutque la plaque avait fait un mouvement. Il s’écria :
– Qui est là ?
Une voix de femme lui répondit :
– Nous nous rendons, nous allons ouvrir :éteignez le feu !
Les deux gendarmes s’élancèrent aussitôt surle feu, qu’ils dispersèrent à coups de pied. La plaque de lacheminée, pivotant sur elle-même, démasqua une ouverture béante, etune femme, le visage pâle, la tête nue, les cheveux hérissés sur lefront comme ceux d’un homme, vêtue d’une robe de napolitaine,simple, de couleur brune, sillonnée de larges brûlures, sortit decette ouverture en posant ses pieds et ses mains sur le foyerardent.
Cette femme, c’était Petit-Pierre, c’était SonAltesse royale madame la duchesse de Berry.
Ses compagnons la suivirent. Il y avait seizeheures qu’ils étaient enfermés dans cette cachette sans aucunenourriture.
Le trou qui leur avait donné asile avait étépratiqué entre le tuyau de la cheminée et le mur de la maisonvoisine, sous le toit, dont les chevrons lui servaient decouverture.
Au moment où les troupes s’ébranlaient pourcerner la maison, Son Altesse royale était occupée à écouter maîtrePascal, lequel faisait en riant le récit de l’alerte qui venait dele chasser de sa maison. À travers les fenêtres de l’appartement oùelle se trouvait, la duchesse voyait, sur un ciel calme, la lune selever, et, sur sa lumière, se découper, comme une silhouette brune,les tours massives, immobiles et silencieuses du vieux château.
Il y a des moments où la nature semble sidouce et si amie que l’on ne peut croire qu’au milieu de ce calmeun danger veille et vous menace.
Mais, tout à coup, maître Pascal, ens’approchant de la fenêtre, vit reluire les baïonnettes.
À l’instant même, il se rejeta en arrière, encriant :
– Sauvez-vous, madame !sauvez-vous !
Madame s’était précipitée aussitôt surl’escalier et chacun l’avait suivie.
Arrivée à la cachette, elle appela sescompagnons. Comme il avait été reconnu que l’on pouvait y tenir parrang de taille, les hommes qui accompagnaient Son Altesse royale yétaient entrés les premiers ; puis, comme la demoiselle quiétait venue retrouver Madame ne voulait point passer avantelle :
– En bonne stratégie, lui dit la duchesse enriant, lorsqu’on opère une retraite, le commandant doit marcher ledernier.
Les soldats ouvraient la porte de la ruelorsque celle de la cachette se refermait.
Nous avons vu avec quel soin minutieux lesperquisitions avaient été opérées : chaque coup frappé contrela muraille retentissait dans l’asile où se trouvaient la duchessede Berry et ses compagnons ; sous les marteaux, sous lesbarres de fer, sous les madriers, les briques se détachaient, leplâtre tombait en poussière et les prisonniers étaient menacésd’être ensevelis sous les décombres.
Lorsque les gendarmes firent du feu, la plaqueet le mur de la cheminée, en s’échauffant, communiquèrent à lapetite retraite une chaleur qui allait toujours augmentant. L’air ydevenait de moins en moins respirable, et ceux qu’elle renfermaiteussent péri asphyxiés, étouffés, s’ils ne fussent parvenus àdéranger quelques ardoises du toit pour renouveler l’air.
C’était la duchesse qui souffrait leplus ; car, entrée la dernière, elle se trouvait appuyéecontre la plaque ; chacun de ses compagnon ; lui avaitoffert à plusieurs reprises d’échanger sa place avec elle, maisjamais elle n’y avait voulu consentir.
Au danger d’être asphyxiés était venu, pourles prisonniers, s’en joindre un nouveau, celui d’être brûlésvifs ; la plaque était rouge et le bas des vêtements desfemmes menaçait de s’enflammer. Deux fois déjà, le feu avait pris àla robe de madame, et elle l’avait étouffé à pleines mains, au prixde deux brûlures dont elle conserva longtemps les marques.
Chaque minute raréfiait encore l’air intérieuret l’air extérieur fourni par les trous du toit entrait en troppetite quantité pour le renouveler suffisamment. La poitrine desprisonniers devenait de plus en plus haletante ; rester dixminutes de plus dans cette fournaise, c’était compromettre lesjours de la duchesse. Chacun l’avait suppliée de sortir ; elleseule ne le voulut pas ; ses yeux laissaient échapper degrosses larmes de colère qu’un souffle ardent séchait sur sesjoues. Le feu avait pris encore une fois à sa robe, une fois encoreelle l’avait éteint ; mais, dans le mouvement qu’elle fit ense relevant, elle avait soulevé la gâchette de la plaque, quis’était entrouverte et avait ainsi attiré l’attention desgendarmes.
Supposant que cet accident avait dénoncé saretraite, prenant en pitié les souffrances de ses compagnons,madame avait alors consenti à se rendre et était sortie de lacheminée ainsi que nous l’avons raconté précédemment.
Ses premières paroles furent pour demanderDermoncourt. Un des gendarmes descendit le chercher aurez-de-chaussée, qu’il n’avait point voulu quitter.
Aussitôt qu’on lui eut annoncé l’arrivée dugénéral, madame s’avança précipitamment vers lui.
– Général, dit-elle vivement, je me rends àvous, et m’en remets à votre loyauté.
– Madame, répondit Dermoncourt, Votre Altesseroyale est sous la sauvegarde de l’honneur français.
Il la conduisit alors vers une chaise, et, ens’asseyant, madame lui dit encore en lui serrant fortement lebras :
– Général, je n’ai rien à me reprocher ;j’ai rempli les devoirs d’une mère pour reconquérir l’héritage d’unfils.
Sa voix était brève et accentuée.
Quoique pâle, madame était animée comme sielle avait eu la fièvre. Le général lui fit apporter un verre d’eaudans lequel elle trempa ses doigts : la fraîcheur la calma unpeu.
Pendant ce temps, le préfet et le commandantde la division avaient été prévenus de ce qui venait de sepasser.
Le préfet arriva le premier.
Il entra dans la chambre où était madame, lechapeau sur la tête, comme s’il n’y avait pas eu là une femmeprisonnière qui, par son rang et ses malheurs, méritait plusd’égards qu’on ne lui en avait jamais rendu. Il s’approcha de laduchesse, la regarda en portant cavalièrement la main à sonchapeau, et, le soulevant à peine de son front, il dit :
– Ah ! oui, c’est bien elle.
Et il sortit pour donner ses ordres.
– Qu’est-ce que cet homme ? demanda laprincesse.
La demande était naturelle, car M. le préfetse présentait sans aucune des marques distinctives de sa hauteposition administrative.
– Madame ne le devine pas ? répondit legénéral.
Elle le regarda avec un léger sourire.
– Ce ne peut être que le préfet, dit-elle.
– Madame n’aurait pas deviné plus juste quandelle aurait vu sa patente.
– Est-ce que cet homme a servi sous laRestauration ?
– Non, Madame.
– J’en suis bien aise pour laRestauration.
En ce moment, le préfet rentra ; comme lapremière fois, il ne se fit pas annoncer ; comme la premièrefois, il souleva à peine son chapeau. Apparemment, ce jour-là, M.le préfet avait faim ; car il apportait un morceau de pâté surune assiette qu’il tenait à la main ; il posa son assiette surune table, se fit donner une fourchette et un couteau et se mit àmanger, tournant le dos à la princesse.
Madame le regarda avec une expressionempreinte à la fois de mépris et de colère.
– Général, s’écria-t-elle, savez-vous ce queje regrette le plus dans le rang que j’occupais ?
– Non, Madame.
– Deux huissiers, pour me faire raison deMonsieur.
Le préfet, lorsqu’il eut terminé son repas, seretourna et demanda à la duchesse ses papiers.
Madame dit de chercher dans la cachette etqu’on y trouverait un portefeuille blanc qui y était resté.
Le préfet alla prendre ce portefeuille et lerapporta.
– Monsieur, dit la duchesse en le lui ouvrant,les choses renfermées dans ce portefeuille sont de peud’importance ; mais je tiens à vous les donner moi-même, afinde vous expliquer leur destination.
Et elle lui remit les unes après les autreschacune des choses que contenait le portefeuille.
– Madame sait-elle combien elle ad’argent ? demanda le préfet.
– Monsieur, il doit y avoir dans la cachetteenviron trente-six mille francs, dont douze mille appartiennent auxpersonnes que je désignerai.
Le général s’approcha alors de madame et luidit que, si elle se trouvait un peu mieux, il serait instantqu’elle quittât la maison.
– Pour aller où ? dit-elle en leregardant fixement.
– Au château, Madame.
– Ah ! bien ! et de là, à Blaye,sans doute ?
– Général, dit alors un des compagnons demadame, Son Altesse royale ne peut aller à pied, cela ne serait pasconvenable.
– Monsieur, répliqua Dermoncourt, une voiturene ferait que nous encombrer. Madame peut aller à pied en jetant unmanteau sur ses épaules, et en mettant un chapeau sur sa tête.
Alors, le secrétaire du général et le préfet,qui se piqua de galanterie cette fois, descendirent au second étageet en rapportèrent trois chapeaux. La princesse en choisit un quiétait noir, parce que sa couleur, dit-elle, était analogue à lacirconstance ; après quoi, elle prit le bras du général, et,lorsqu’elle passa devant la mansarde, jetant un dernier regard surla plaque de la cheminée, qui était restée ouverte :
– Ah ! général, dit-elle en riant, sivous ne m’aviez pas fait une guerre à la saint Laurent, ce qui, parparenthèse, est au-dessous de la générosité militaire, vous ne metiendriez pas sous votre bras à l’heure qu’il est. Allons, mesamis ! ajouta-t-elle en s’adressant à ses compagnons.
La princesse descendit l’escalier. Au momentoù elle allait franchir le seuil de la maison, elle entendit ungrand bruit dans la foule qui s’entassait derrière les soldats, etformait une ligne dix fois plus épaisse que les rangs deceux-ci.
Madame put croire que ces cris s’adressaient àelle ; mais elle ne donna pas d’autre signe de crainte que depresser plus fortement le bras du général.
Quand la princesse s’avança entre le doublerang de soldats et de gardes nationaux qui faisaient la haie depuisla maison jusqu’au château, les cris et les murmures qu’elle avaitentendus recommencèrent plus violents qu’ils ne l’avaient étéd’abord.
Le général jeta les yeux du côté d’où venaitce tumulte ; il aperçut une jeune fille vêtue en paysanne quiessayait de se frayer un passage à travers les rangs desmilitaires, lesquels, frappés de sa beauté et du désespoir empreintsur sa figure, lui opposaient leur consigne, mais sans recourir àla violence pour la repousser.
Dermoncourt reconnut Bertha, et, du doigt, ladésigna à la princesse. Celle-ci poussa un cri.
– Général, dit-elle vivement, vous m’avezpromis que vous ne me sépareriez d’aucun de mes amis ; laissezvenir à moi cette jeune fille.
Sur un signe du général, les rangss’ouvrirent, et Bertha put arriver jusqu’à l’augusteprisonnière.
– Grâce, madame ! grâce pour unemalheureuse qui pouvait vous sauver et qui ne l’a point fait !Oh ! je veux mourir en maudissant ce fatal amour qui a fait demoi la complice involontaire des traîtres qui ont vendu VotreAltesse royale !…
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire,Bertha, interrompit la princesse en la soulevant et en lui donnantcelui de ses bras qui était libre. Ce que vous faites en ce momentprouve que, quoi qu’il soit arrivé, je n’ai point à accuser undévouement dont jamais je ne perdrai le souvenir. Mais j’avais àvous entretenir d’autre chose, mon enfant ; j’avais à vousdemander pardon d’avoir contribué à une erreur qui, peut-être, afait votre malheur ; j’avais à vous dire…
– Je sais tout, madame, dit Bertha en relevantsur la princesse ses yeux rougis par les larmes.
– Pauvre enfant ! répliqua la duchesse enétreignant la main de la jeune fille ; eh bien, suivez-moialors. Le temps et mon affection pour vous calmeront cette douleurque je conçois, que je respecte.
– Je demande pardon à Votre Altesse de nepouvoir lui obéir ; mais j’ai fait un vœu et je doisl’accomplir. Dieu est le seul que le devoir place pour moiau-dessus de mes princes.
– Allez donc, chère enfant ! allez !dit madame, qui pressentait le projet de la jeune fille ; etque ce Dieu dont vous parlez soit avec vous ! Lorsque vousL’invoquerez, n’oubliez pas Petit-Pierre. Dieu accueille lesprières des cœurs brisés.
On était arrivé aux portes du donjon. Laduchesse leva les yeux sur ses murs noircis ; puis elle tenditsa main à Bertha, qui, s’agenouillant, déposa un baiser sur cettemain en murmurant encore une fois le mot pardon ; et madame,après un moment d’hésitation, franchit la poterne en envoyantencore un dernier signe d’adieu, un dernier sourire à Bertha.
Le général quitta le bras de la duchesse pourla laisser passer ; il se retourna du côté de la jeunefille.
Puis, à demi-voix :
– Et votre père ? lui demanda-t-il.
– Il est à Nantes.
– Dites-lui qu’il retourne dans son château,qu’il s’y tienne tranquille ; il ne sera pas inquiété. Jebriserais mon épée plutôt que de le laisser arrêter, mon vieilennemi !
– Merci pour lui, général.
– Bien ! Et vous, si vous avez besoin demes services, disposez de moi, mademoiselle.
– Je voudrais un passeport pour Paris.
– Quand ?
– Sur-le-champ.
– Où vous l’envoyer ?
– De l’autre côté du pont Rousseau, àl’auberge du Point du Jour.
– Dans une heure, vous aurez votre passeport,mademoiselle.
Et, laissant un signe d’adieu à la jeunefille, le général à son tour s’enfonça sous la voûte sombre.
Bertha fendit les rangs pressés de la foule,s’arrêta à la première église qu’elle rencontra sur son chemin etresta longtemps agenouillée sur les dalles froides du parvis.
Lorsqu’elle se releva, ces dalles étaient touthumides de ses larmes ; elle traversa la ville et gagna lepont Rousseau.
En approchant de l’auberge du Point duJour, elle aperçut son père assis sur le seuil de laporte.
En quelques heures, le marquis de Souday avaitvieilli de dix années ; son œil avait perdu cette expressiongoguenarde qui lui donnait tant de vivacité ; il portait latête basse comme un homme qu’un fardeau trop lourd accable.
Averti par le curé qui avait reçu lesdernières confidences de maître Jacques et qui était venu prévenirle marquis dans sa retraite, le vieillard s’était sur-le-champ misen route pour Nantes.
À une demi-lieue du pont Rousseau, il avaitrencontré Bertha, dont le cheval venait de s’abattre et de sebriser un tendon dans la course furieuse qu’elle lui avait faitprendre.
La jeune fille avoua à son père ce qui s’étaitpassé. Le vieillard ne lui avait pas adressé un reproche ;seulement, il avait brisé contre les pavés de la route le bâtonqu’il tenait à la main.
En arrivant au pont Rousseau, et bien qu’il nefût guère que sept heures du matin, la rumeur publique leur avaitappris l’arrestation de la princesse, arrestation qui n’était pasencore consommée cependant.
Bertha, sans oser lever les yeux sur son père,avait couru vers Nantes ; le vieillard s’était assis sur lebanc où nous le retrouvons encore quatre heures après.
Cette douleur était la seule contre laquellesa philosophie épicurienne et égoïste fût impuissante ! Il eûtpardonné à sa fille bien des fautes ; il ne pouvait songersans désespoir qu’elle avait enveloppé son nom dans ce crime delèse-chevalerie, et que les Souday, à leur dernier jour, auraientaidé à précipiter la royauté dans le gouffre.
Lorsque Bertha s’approcha de lui, il luitendit silencieusement un papier plié qu’un gendarme venait de luiremettre.
– Ne me pardonnerez-vous pas comme elle m’apardonné, père ? dit la jeune fille d’un ton doux et humblequi contrastait bien singulièrement avec sa manière dégagéed’autrefois.
Le vieux gentilhomme secoua tristement latête.
– Où retrouverai-je mon pauvre JeanOullier ? dit-il. Puisque Dieu me l’a conservé, je veux levoir, je veux qu’il me suive loin de ce pays.
– Vous quitterez Souday, mon père ?
– Oui.
– Et où irez-vous ?
– Où je pourrai cacher mon nom.
– Et Mary, la pauvre Mary, qui est innocente,elle ?
– Mary sera la femme de celui qui est aussi lacause que cet exécrable forfait s’est accompli… Je ne reverrai pasMary.
– Vous serez seul.
– Non pas : j’aurai Jean Oullier.
Bertha baissa la tête ; elle rentra dansl’auberge, où elle échangea ses vêtements de paysanne contre deshabits de deuil qu’elle venait d’acheter. Lorsqu’elle ressortit,elle ne trouva plus le vieillard où elle l’avait laissé ; ellel’aperçut sur la route, les mains croisées derrière le dos, la têtepenchée sur la poitrine, cheminant tristement dans la direction deSaint-Philbert.
Bertha poussa un sanglot ; puis elle jetaun dernier regard sur la plaine verdoyante du pays de Retz que l’onapercevait dans le lointain, bornée par les lignes bleuâtres de laforêt de Machecoul.
Et, s’écriant : « Adieu, tout ce quej’aime ici-bas ! » elle rentra dans la ville deNantes.
Pendant les trois heures que Courtin passa,toujours garrotté des pieds à la tête, étendu sur le sol dans lesruines de Saint-Philbert, côte à côte avec le cadavre de JosephPicaut, son cœur passa par toutes les angoisses qui peuvent tordreet déchirer un cœur.
Il sentait toujours sous lui la précieuseceinture, sur laquelle il avait eu la précaution de secoucher ; mais cet or lui-même ajoutait de nouvelles douleursà ses douleurs, de nouvelles terreurs aux terreurs qui venaientassaillir son cerveau.
Cet or qui était pour lui plus que la vie,n’allait-il pas lui échapper ? Quel était cet inconnu dont ilavait entendu maître Jacques parler à la veuve ? Quelle étaitcette vengeance mystérieuse qu’il avait à craindre ? Le mairede la Logerie voyait repasser devant lui tous ceux à qui, dans lecours de sa vie, il avait fait du mal, et la liste en était longue,et leurs figures menaçantes peuplaient l’obscurité de la tour.
Parfois, cependant, un rayon d’espérancetraversait ses sinistres pensées ; de vague et d’indécis qu’ilétait d’abord, il prenait peu à peu consistance. Est-ce qu’un hommepossédant de si beaux louis pouvait mourir ? Si la vengeancese dressait devant lui, n’avait-il pas de l’or à lui jeter pour luiimposer silence ? Alors son imagination comptait et recomptaitla somme qui lui appartenait, qui était bien à lui, qu’il sentaitavec délices meurtrir sa chair, entrer dans ses reins comme si cetor arrivait à faire corps avec sa personne ; puis il songeait,s’il parvenait à s’échapper, aux cinquante mille francs qu’ilallait ajouter aux cinquante mille qu’il avait déjà, et, tout lié,tout garrotté qu’il était, victime dévouée à la mort, n’attendantque cette épée de Damoclès suspendue sur sa tête et qui, d’uneminute à l’autre, en tombant, pouvait dénouer sa vie, son cœur sefondait dans un bonheur qui prenait la proportion de l’ivresse.Mais bientôt ses idées changeaient de cours ; il se demandaitsi son complice – dans lequel il n’avait qu’une confiance decomplice – il se demandait si son complice ne profiterait pas deson absence pour le frustrer de cette part qui lui étaitréservée ; il le voyait, fuyant, écrasé sous le faix de lasomme énorme qu’il emportait et refusant le partage à celui qui,cependant, avait tout fait dans la trahison.
Alors, il préparait pour cette circonstancedes prières qui arrivassent au cœur du juif, des menaces quil’épouvantassent, des reproches qui l’attendrissent, et lorsqu’ilréfléchissait que, si M. Hyacinthe aimait l’or autant qu’ill’aimait lui-même – ce qui était au moins probable puisqu’il étaitjuif – lorsqu’il mesurait son associé à sa mesure, lorsqu’ilsondait dans son âme l’immensité du sacrifice qu’il allait demanderà cet associé, qu’il se disait qu’il était bien possible quelarmes, prières, reproches, menaces fussent inutiles, alors iltombait dans des accès de rage, il poussait des rugissements quiébranlaient la vieille voûte de l’édifice féodal ; il setordait dans ses liens, il les mordait, il essayait de les déchireravec ses dents ; mais ces cordes, minces, fines, déliées,semblaient s’animer, devenir vivantes sous ses efforts : ilcroyait les sentir lutter avec lui, redoubler leurs enlacements,leurs tresses ; les nœuds dénoués semblaient se reformerd’eux-mêmes, non plus simples comme auparavant, mais doubles,triples, quadruples ; et, en même temps, comme pour le punirde ses vaines tentatives, elles pénétraient dans sa chair meurtrie,elles y traçaient un sillon brûlant. Tout rêve d’espérance, toutepréoccupation de richesse et de bonheur s’évanouissait alors commeun nuage au souffle de la tempête ; les fantômes de ceux quele métayer avait persécutés reparaissaient terribles ; toutdans l’ombre, pierres, poutres, morceaux de bois effondrés,corniches branlantes, tout prenait une forme, et toutes ces formesmenaçantes le regardaient avec des yeux qui brillaient dansl’obscurité comme des milliers d’étincelles courant sur un linceulnoir. La tête du malheureux s’égarait ; fou de terreur et dedésespoir, il s’adressait au cadavre de Joseph Picaut, dont ilapercevait, à quatre pas de lui, la silhouette roidie ; il luioffrait le quart, le tiers, la moitié de son or s’il voulaitdétacher ses liens ; mais l’écho seul de ces voûtes luirépondait avec sa voix funèbre, et, brisé par l’émotion, ilretombait dans une insensibilité momentanée.
Il était dans un de ces moments de torpeurlorsqu’un bruit venu du dehors le fit tressaillir ; onmarchait dans la cour intérieure du château, et bientôt il entenditle grincement que produisait une main en ébranlant les verrous duvieux fruitier.
Le cœur de Courtin battit à lui briser lapoitrine ; il haletait de crainte, il suffoquaitd’angoisse ; car il prévoyait que celui qui allait entrer,c’était le vengeur qu’avait annoncé maître Jacques.
La porte s’ouvrit.
La flamme d’une torche éclaira la voûte de sesreflets sanglants. Courtin eut un moment d’espérance ; car cefut la veuve – qui portait cette torche – qu’il aperçut lapremière, et il crut d’abord qu’elle était seule ; mais, quandelle eut fait deux pas dans la tour, un homme qui était derrièreelle se démasqua.
Les cheveux du métayer se dressèrent sur satête ; il ne se sentit pas le courage de dévisager cethomme : il ferma les yeux et demeura muet.
L’homme et la veuve s’avancèrent.
Marianne donna la torche à son compagnon, enlui désignant du doigt maître Courtin, et, comme insoucieuse de cequi allait se passer, elle s’agenouilla aux pieds du cadavre deJoseph Picaut, où elle se mit en prière.
Quant à l’homme, il continua de s’approcher demaître Courtin, et, sans doute pour s’assurer que c’était bien lemaire de la Logerie, il lui promena sur le visage la flamme de satorche.
– Dormirait-il ? se demanda l’explorateurà demi-voix. Oh ! non ; il est trop lâche pourdormir ! non, sa figure est trop pâle, il ne dort pas…
Alors, il ficha la torche dans une fente de lamuraille, s’assit sur une énorme pierre qui, de la voûte, avaitroulé jusqu’au milieu de la tour, et s’adressant àCourtin :
– Allons, ouvrez les yeux, monsieur lemaire ! lui dit-il ; nous avons à causer ensemble, etj’aime à voir le regard de ceux qui me parlent.
– Jean Oullier ! s’écria Courtin devenantlivide, de pâle qu’il était, et faisant un haut-le-corps désespérépour rompre ses liens et s’enfuir : – Jean Oulliervivant !
– Quand ce ne serait que son fantôme, il mesemble, monsieur Courtin, qu’il suffirait encore pour vousépouvanter ; car vous auriez un rude compte à luirendre !
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, fit Courtin ense laissant retomber sur le sol avec accablement et comme un hommequi se résigne à sa destinée.
– Notre haine date de loin, n’est-cepas ? reprit Jean Oullier, et elle ne nous trompait pas dansses instincts ; elle vous a fait vous acharner contre moi, etaujourd’hui, tout moribond que je suis, elle me ramène à vous.
– Je ne vous ai jamais haï, moi, dit Courtin,qui, du moment où Jean Oullier ne le tuait pas tout de suite,sentait l’espoir renaître dans son cœur, et entrevoyait lapossibilité de tirer sa vie de discussion ; je ne vous aijamais haï ; au contraire ! et, si ma balle vous afrappé, ce n’est point à vous qu’elle était destinée :
j’ignorais que vous fussiez dans lebuisson.
– Oh ! mes griefs contre vous remontentplus haut que cela, monsieur Courtin.
– Plus haut que cela ? répliqua Courtin,qui, peu à peu, recouvrait quelque énergie. Mais je vous jurequ’avant cet accident que je déplore, jamais je ne vous mis enpéril, jamais je ne vous causai de dommage.
– Vous avez mémoire courte, et les offensespèsent davantage au cœur de l’offensé, à ce qu’il paraît, car, moi,je me souviens.
– De quoi ? voyons, de quoi voussouvenez-vous ? Parlez, monsieur Jean Oullier. Convient-il decondamner quelqu’un sans l’entendre, de tuer un malheureux sans luipermettre un mot pour sa défense ?
– Et qui donc vous dit que je veux voustuer ? dit Jean Oullier avec ce même calme glacial qui nel’avait pas quitté un seul instant. Votre conscience, sansdoute ?
– Oh ! parlez, parlez, monsieurJean ! dites de quoi vous m’accusez, en dehors de cemalheureux coup de fusil, et je suis certain de sortir de là blanccomme neige. Oui, oh ! oui, je vous prouverai que personne n’aaimé plus que moi les respectables habitants du château de Souday,que nul autant que moi ne les a vénérés, ne s’est réjoui de cemariage qui rapprochait de vous la famille de mes maîtres.
– Monsieur Courtin, dit Jean Oullier, quiavait laissé un libre cours à ce flux de paroles, comme vous dites,il est juste que l’accusé se défende. Défendez-vous donc, si vouspouvez. Écoutez bien : je commence.
– Oh ! vous pouvez dire ; je necrains rien, fit Courtin.
– C’est ce que nous allons voir. Qui m’a livréaux gendarmes à la foire de Montaigu, pour arriver plus sûrementaux hôtes de mon maître, que vous supposiez bien que jedéfendrais ? qui, ayant fait cela, s’est lâchement embusquéderrière la haie du dernier jardin de Montaigu, et, ayant empruntéun fusil au maître de ce Courtin, s’en est servi pour tirer sur monchien et tuer mon pauvre compagnon ? qui, si ce n’estvous ? Répondez, monsieur Courtin.
– Qui oserait dire qu’il m’a vu faire lecoup ? s’écria le métayer.
– Trois personnes qui en ont rendu témoignage,et, parmi elles, l’homme auquel appartenait l’arme dont vous vousêtes servi.
– Pouvais-je savoir que ce bien fût levôtre ! Non, monsieur Jean, sur l’honneur, je l’ignorais.
Jean Oullier fit un geste de dédain.
– Qui, continua-t-il de la même voix calmemais accusatrice, qui, s’étant glissé dans la maison de PascalPicaut, a vendu aux bleus le secret de la sainte hospitalité de cefoyer, secret qu’il avait surpris ?
– J’atteste ! dit sourdement la voix dela veuve de Pascal sortant de son silence et de son immobilité.
Le métayer tressaillit et n’osa sedisculper.
– Depuis quatre mois, reprit Jean Oullier, quiai-je constamment rencontré sur mon passage, tramant de honteusesmachinations, dressant ses filets en se couvrant du nom de sonmaître, en affichant le dévouement, la fidélité, l’attachement, ensouillant ces vertus au contact de ses criminellesintentions ? qui ai-je entendu, dans la lande de Bouaimé,discuter le prix du sang, peser l’or qu’on lui offrait pour la pluslâche et la plus odieuse des trahisons ? qui encore, si cen’est vous ?
– Je vous le jure sur tout ce qu’il y a deplus sacré parmi les hommes, dit Courtin, qui se figurait toujoursque le principal grief de Jean Oullier était la blessure qu’il luiavait faite, je vous le jure, j’ignorais que ce fût vous qui étiezdans ce malheureux buisson.
– Mais quand je vous dis que ceci, je ne vousle reproche pas ; je ne vous en ai pas dit un mot, je ne vousen ouvrirai pas la bouche : la liste de vos crimes est assezlongue sans cela.
– Vous parlez de mes crimes, Jean Oullier, etvous oubliez que mon jeune maître, qui bientôt va devenir le vôtre,me doit la vie ; que, si j’avais été un traître, comme vous ledites, je l’eusse livré aux soldats, qui, chaque jour, passaient etrepassaient devant le seuil de ma maison ; vous oubliez toutcela, tandis qu’au contraire, vous vous faites arme descirconstances les plus insignifiantes pour m’accabler.
– Si tu as sauvé ton maître, reprit JeanOullier du même ton inexorable, c’est que cette feinte générositéétait utile à tes desseins ; et mieux eût valu pour lui, mieuxeût valu pour les deux pauvres jeunes filles les laisser finirhonorablement, glorieusement leur vie, plutôt que de les mêler àces honteuses intrigues ; et c’est ce que je te reproche,Courtin ; c’est cette pensée qui redouble ma haine contretoi.
– La preuve que je ne vous en veux pas, JeanOullier, répliqua Courtin, c’est que, si j’eusse voulu, il y alongtemps que vous ne seriez plus de ce monde.
– Que veux-tu dire ?
– Lorsque le père de M. Michel fut tué, futassassiné, monsieur Jean, disons le mot, il y avait un traqueur quin’était plus qu’à dix pas de lui, et ce traqueur, on l’appelaitCourtin.
Jean Oullier se dressa de toute sahauteur.
– Oui, poursuivit le métayer, et ce traqueur avu que c’était la balle de Jean Oullier qui avait couché le traîtresur l’herbe.
– Et, si le traqueur le raconte, il diravrai ; car cela, ce n’était point un crime : c’était uneexpiation, répondit Jean Oullier, et je suis fier d’avoir été celuique la Providence avait choisi pour frapper l’infâme !
– Dieu seul peut frapper, Dieu seul peutmaudire, monsieur Oullier.
– Non ! Oh ! je ne m’y trompe pas,c’est lui qui m’avait mis au cœur cette haine profonde du forfait,le souvenir ineffaçable de la trahison ; c’était Son doigt quitouchait mon cœur lorsque ce cœur frissonnait, chaque fois quej’entendais prononcer le nom du Judas. Quand je l’ai frappé, j’aisenti le souffle de la justice divine qui passait sur mon visage etqui le rafraîchissait, et, à partir de ce moment, j’ai trouvé lecalme et le repos qui me fuyaient depuis que je voyais le crimeimpuni prospérer sous mes yeux. Tu vois bien que Dieu était avecmoi.
– Dieu ne peut être avec le meurtrier.
– Dieu est toujours avec le bourreau qui alevé l’épée de sa justice. Les hommes ont le leur ; mais Lui ale sien ; ce jour-là, j’étais l’épée de Dieu comme je le suisaujourd’hui.
– Mais vous allez donc m’assassiner comme vousavez assassiné le baron Michel ?
– Je vais punir celui qui a venduPetit-Pierre, comme j’ai puni celui qui avait vendu Charette ;je vais le punir sans crainte, sans souci, sans remords.
– Prenez garde ! ces remords pourrontvenir lorsque votre futur maître vous demandera compte de la mortde son père.
– Le jeune homme est juste et loyal, et, s’ilest appelé à me juger, je lui raconterai ce que j’ai vu dans lebois de la Chabotière, et il se prononcera.
– Qui témoignera que vous dites lavérité ? Un seul homme, et cet homme, c’est moi. Laissez-moivivre, Jean, et, comme cette femme tout à l’heure, quand il lefaudra, je me lèverai pour dire :« J’atteste ! »
– La peur te fait déraisonner, Courtin !M. Michel n’invoquera aucun témoignage quand Jean Oullier luidira : « Voilà la vérité » ; lorsque JeanOullier, découvrant sa poitrine, lui dira : « Si vousvoulez venger votre père, frappez ! » lorsqu’ils’agenouillera en face de lui et qu’il demandera à Dieu de luienvoyer l’expiation, si Dieu juge que cet acte doive êtreexpié ; non, non ; et dans la terreur qui te glace, tu aseu tort d’évoquer à mes yeux ce sanglant souvenir. Toi, maîtreCourtin, tu as fait pis encore que n’avait fait Michel ; carle sang que tu as vendu est plus noble encore que celui qu’il avaitlivré ! Je n’ai point épargné Michel, et je t’épargnerais,toi ? Non, jamais ! jamais !
– Pitié, Jean Oullier ! ne me tuezpas ! dit le misérable en sanglotant.
– Implore ces pierres, demande-leur de lacompassion ; peut-être te répandront-elles ; mais rienn’ébranlera ma résolution et ma volonté, Courtin. Tumourras !
– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, s’écriaCourtin, personne ne viendra-t-il donc à mon aide ? VeuvePicaut, veuve Picaut, à mon secours ! me laisserez-vouségorger ainsi ? Défendez-moi, je vous en conjure ! Sivous voulez de l’or, je vous en donnerai ; j’en ai, de l’or…Mais, non, non, je délire ; je n’en ai pas, je n’en aipas ! dit le misérable, qui craignait d’aiguillonner la fièvrede meurtre qu’il voyait luire dans les yeux de son ennemis non, jen’en ai pas ; mais j’ai des terres, je vous les donnerai, jevous ferai riche tous les deux. Grâce, Jean Oullier ! VeuvePicaut, défendez-moi ! La veuve ne bougea point ; sans lemouvement de ses lèvres, à la voir pâle comme un marbre, immobileet muette en face de ce cadavre, on aurait pu la prendre, sous sesvêtements de deuil, pour une de ces statues que l’on voitagenouillées au pied des anciens tombeaux.
– Quoi ! vous allez me tuer ?continua Courtin ; me tuer sans combat, sans danger, sans queje puisse lever un pied pour fuir, une main pour me défendre ?M’égorger dans mes liens comme l’animal que l’on traîne àl’abattoir ! oh ! Jean Oullier, ce n’est plus d’unsoldat, ceci, c’est d’un boucher !
– Et qui te dit que cela va se passerainsi ? Non, non, non, maître Courtin. Regarde la blessure quetu as faite à ma poitrine, elle saigne encore ; je suis encorefaible, chancelant, débile ; je suis proscrit ; ma têteest à prix ; eh bien, malgré tout cela, je suis si certain dela justice de ma cause, que je n’hésite pas à en appeler aujugement de Dieu. Courtin je te rends libre.
– Vous me rendez libre ?
– Oui, je te rends libre… Oh ! ne meremercie pas : ce que je fais, c’est pour moi et non pourtoi ; c’est afin qu’il ne soit pas dit que Jean Oullier afrappé un homme à terre et désarmé ; mais, sois tranquille,va ! cette vie que je te laisse, je compte bien te lareprendre.
– Mon Dieu !
– Maître Courtin, tu vas sortir d’ici sansliens et sans entraves ; mais, je t’en préviens,garde-toi ! aussitôt que tu auras passé le seuil de cesruines, je serai sur ta trace, et cette trace, je ne l’abandonneraiplus que lorsque je t’aurai frappé à mon tour, que lorsque, de toncorps, j’aurai fait un cadavre. Garde-toi, maître Courtin !garde-toi ! Et, en achevant ces mots, Jean Oullier prit soncouteau et coupa les cordes qui attachaient les pieds et les mainsdu métayer.
Courtin eut un mouvement de joiefrénétique ; mais ce mouvement de joie, il le réprimaaussitôt. En se relevant, il avait senti sa ceinture ; elles’était en quelque sorte rappelée à lui. Avec l’espérance, JeanOullier venait de lui rendre la vie ; mais qu’était la viesans son or ?
Il se recoucha aussi vite qu’il s’étaitlevé.
Jean Oullier, pendant le mouvement de Courtin,si rapide qu’il eût été, avait entrevu le cuir gonflé de laceinture et deviné ce qui se passait dans le cœur du métayer.
– Qu’attends-tu donc pour partir ? luidit-il. Oui, je comprends, tu crains qu’en te voyant libre commemoi, plus fort que moi, ma colère ne se réveille ; tu crainsque je ne te jette un second couteau et qu’armé de celui-ci, je nete dise : « Défends-toi, maître Courtin ! »Non, Jean Oullier n’a qu’une parole. Hâte-toi, fuis ! si Dieuest pour toi, Il te dérobera à mes coups ; s’Il t’a condamné,que m’importe l’avance que je te donne ! Prends ton or maudit,et va-t’en.
Maître Courtin ne répondit pas, il se levachancelant comme un homme ivre ; il essaya d’attacher saceinture autour de sa taille, mais il ne put y parvenir, ses doigtstremblaient comme s’ils eussent été agités par la fièvre.
Avant de partir, il se retourna avec terreurdu côté de Jean Oullier.
Le traître craignait une trahison. Il nepouvait croire que la générosité de son ennemi ne cachât point unpiège.
Jean Oullier, du doigt, lui montra la porte.Courtin se précipita dans la cour ; mais, avant qu’il eûtfranchi le seuil de la poterne, il entendit la voix du Vendéen qui,sonore comme un clairon de bataille, lui criait :
– Garde-toi, Courtin ! Garde-toi.
Maître Courtin, tout libre qu’il était,frémit, et, en ce moment de trouble, son pied heurtant une pierre,il trébucha et tomba à la renverse.
Il poussa un cri d’angoisse ; il luisemblait que le Vendéen allait se précipiter sur lui. Il croyaitsentir le froid de la lame de son poignard pénétrer dans son dos.Ce n’était qu’un mauvais présage ; Courtin se releva, et, uneminute après, il avait dépassé la poterne et s’élançait dans lacampagne, qu’il avait si bien cru ne jamais revoir.
Lorsqu’il eut disparu, la veuve vint à JeanOullier et lui tendit la main.
– Jean, lui dit-elle, en vous écoutant, jesongeais combien mon pauvre Pascal avait raison lorsqu’il me disaitqu’il y avait de braves gens sous tous les drapeaux.
Jean Oullier serra cette main que lui tendaitla digne femme qui lui avait sauvé la vie.
– Comment vous trouvez-vous, maintenant ?lui demanda-t-elle.
– Mieux ! on trouve toujours de la forcedans la lutte.
– Et où allez-vous aller ?
– À Nantes. D’après ce que m’a raconté votremère, Bertha n’y est point allée, elle, et je crains bien qu’unmalheur ne soit arrivé là-bas.
– Bon ! mais, au moins, prenez unbateau ; cela épargnera à vos jambes la fatigue de la moitiédu chemin.
– Soit, répondit Jean Oullier.
Et il suivit la veuve, jusqu’à l’endroit dulac où les barques de pêcheurs étaient tirées sur le sable.
Aussitôt que maître Courtin eut franchi lepont du château de Saint-Philbert, il se mit à courir comme uninsensé ; la terreur lui prêtait des ailes ; il marchaitsans se demander où ses pas le conduisaient ; il fuyait pourfuir ; si ses forces n’avaient trahi ses terreurs, il eût misle monde entre lui et les menaces du Vendéen, menaces qu’ilentendait toujours raisonner à son oreille comme un glasfunèbre.
Mais lorsqu’il eut fait une demi-lieue àtravers champs, dans la direction de Machecoul, épuisé, haletant,suffoqué par la rapidité de sa course, il tomba plutôt qu’il nes’assit sur le revers d’un fossé, et, peu à peu, il revint à lui etréfléchit à ce qu’il allait faire.
Son premier projet fut de gagner immédiatementsa maison ; mais ce projet, il l’abandonna sur-le-champ. Dansla campagne, et quelques uns que prit l’autorité, prévenue, pourgarantir la vie du maire de la Logerie, Jean Oullier, avec lesintelligences qu’il avait dans le pays, avec sa connaissance siparfaite de tous les chemins, de toutes les forêts, de tous leschamps de genêts, secondé, et par la sympathie que chacun avaitpour lui, et par la haine que l’on portait à Courtin, Jean Oullieraurait trop beau jeu.
C’était dans Nantes que le métayer devaitchercher un refuge ; dans Nantes, où la police habile etnombreuse sauvegarderait sa vie, jusqu’à ce que l’on fût parvenu àarrêter Jean Oullier, résultat que Courtin se flattait n’obtenirtrès prochainement à l’aide des indications qu’il pourrait fournirsur les asiles ordinaires des condamnés et des insoumis.
En ce moment la main du fugitif se porta à saceinture pour la soulever ; car le poids énorme de la massed’or qu’il y portait l’étouffait et n’avait pas peu contribué àl’accablement qui avait arrêté sa course.
Ce geste décida de sa destinée.
Ne devait-il pas retrouver à Nantes M.Hyacinthe ? Recevoir de son associé, leur complot avait réussi– et il n’en doutait pas – une somme égale à celle qu’il possédaitdéjà, cette idée remplissait le cœur de Courtin d’une joie qui lemettait bien au-dessus de toutes les tribulations par lesquelles ilvenait de passer.
Il n’hésita pas une seconde de plus, et revintsur ses pas dans la direction de la ville.
D’abord, maître Courtin voulut y arriver à vold’oiseau, en continuant de marcher à travers champs ; sur uneroute, il risquait d’être épié ; le hasard seul pouvait faireque Jean Oullier trouvât sa trace dans la plaine ; mais sonimagination, échauffée par les péripéties de la soirée, fut pluspuissante que sa raison.
Il avait beau se glisser le long des haies,restant dans l’ombre, étouffant le bruit de ses pas, n’entrant dansune pièce qu’après s’être assuré qu’elle était déserte, à chaqueinstant il était pris de terreurs paniques.
Dans les arbres à tête émondée qui sedressaient derrière les haies, il croyait voir des assassins quiguettaient son passage dans les branches noueuses qui s’étendaientau-dessus de sa tête, des bras armés de poignards et prêts à lefrapper. Alors, il s’arrêtait, glacé d’épouvante ; ses jambesse refusaient à le porter plus loin, comme si elles eussent prisracine dans la terre ; une sueur glacée inondait tout soncorps ; ses dents s’entrechoquaient convulsivement ; sesmains crispées serraient son or, et il lui fallait longtemps pourse remettre de sa frayeur.
Il gagna la route.
Sur la route, il lui semblait que sa peurserait moins vive ; il rencontrerait des passants, quipouvaient, sans doute, être des ennemis, mais qui, aussi, pouvaientle secourir si on l’attaquait, et, sous l’impression de l’épouvantequi l’accablait, il croyait qu’un être vivant, quel qu’il fût, luiparaîtrait moins redoutable que ces spectres noirs, menaçants,implacables dans leur immobilité, que sa terreur lui montrait àchaque pas dans les champs.
D’ailleurs, sur la route, il pouvait trouverune voiture se rendant à Nantes, y demander une place et abréger demoitié la longueur du chemin.
Lorsqu’il eut fait cinq cents pas, il setrouva sur la chaussée qui suit, pendant un quart de lieue, lesrives du lac de Grand-Lieu, auquel elle sert de digue en même tempsqu’elle sert de chemin.
Courtin s’arrêtait de minute en minute pourprêter l’oreille, et bientôt il crut distinguer le pas d’un chevalsur le pavé.
Il se jeta dans les roseaux qui bordent laroute du côté du lac et s’y tapit, subissant encore une fois toutesles angoisses que nous avons décrites tout à l’heure.
Mais, alors, il entendit, à sa gauche, unbruit d’avirons qui frappaient doucement les eaux du lac.
Il se glissa entre les joncs, regarda du côtéd’où venait le bruit, et aperçut, dans l’ombre, une barque quiglissait lentement le long du bord.
C’était, sans doute, un pêcheur qui allaitretirer avant le jour les filets qu’il avait placés la veille.
Le cheval approchait ; le fracas de sesfers sur le pavé épouvantait Courtin ; là, il voyait ledanger ; il ne songeait qu’à le fuir.
Il siffla doucement pour attirer l’attentiondu pêcheur.
Celui-ci suspendit le mouvement de ses avironset écouta.
– Par ici ! par ici ! s’écriaCourtin.
Il n’avait pas fini de parler qu’un vigoureuxcoup d’aviron fit avancer la barque jusqu’à quatre pieds dumétayer.
– Pouvez-vous me faire traverser le lac, meconduire jusqu’à la hauteur de Port-Saint-Martin ? demandaCourtin. Il y a un franc pour vous.
Le pêcheur, enveloppé dans une espèce devareuse dont le capuchon lui cachait le visage, ne répondit que parune inclination de tête ; mais il fit mieux que derépondre : d’un coup de gaffe, il fit entrer son bachot aumilieu des joncs, qui se courbèrent en frémissant sous sonavant ; et, au moment où le cheval qui avait excité lesinquiétudes de maître Courtin arrivait à la hauteur de l’endroit oùil se trouvait, en deux enjambées il rejoignit la barque, danslaquelle il sauta.
Le pêcheur, comme s’il eût partagé lesappréhensions du métayer, poussa au large avec empressement, etcelui-ci respira.
Au bout de dix minutes, la chaussée et sesarbres n’apparaissaient plus que comme une ligne sombre àl’horizon.
Courtin ne se sentait pas de joie. Cettebarque qui s’était trouvée là si à point comblait tous ses vœux,dépassait toutes ses espérances. Une fois à Port-Saint-Martin, iln’avait plus qu’une lieue à faire pour gagner Nantes, une lieue surune route fréquentée à quelque heure de la nuit que ce fût, et, unefois à Nantes, il était sauvé.
La joie de Courtin était si grande, que,malgré lui, et par l’effet de la réaction des terreurs qu’il avaitéprouvées, il se laissait aller à la manifester tour haut. Assis àl’arrière du bachot, il regardait avec ivresse le pêcheur, qui, secourbant sur ses rames, s’éloignait, à chaque effort de son bras,de la rive où était le danger ; ces coups d’aviron, il lescomptait ; puis il riait sourdement, il palpait sa ceinture,il faisait glisser l’or entre ses plis. Ce n’était pas du bonheur,c’était de l’ivresse.
Cependant, il commença de trouver que lepêcheur l’avait suffisamment éloigné de la rive et qu’il étaittemps de mettre le cap sur Port-Saint-Martin, qu’en suivant ladirection imprimée au bateau, ils devaient infailliblement laisserà droite.
Pendant quelques instants, il attendit,croyant que c’était là une manœuvre du pêcheur, que celui-cicherchait quelque courant qui facilitât sa tâche.
Mais le pêcheur ramait toujours et ramaittoujours dans la direction du large.
– Eh ! gars, dit enfin le métayer, vousaurez mal entendu ; ce n’est point à Port-Saint-Père que jevous ai dit que je voulais aller : c’est à Port-Saint-Martin.Dirigez-vous donc de ce côté ; vous aurez plus tôt gagné votreargent.
Le pêcheur demeura silencieux.
– M’avez-vous entendu ? voyons !reprit Courtin impatienté. Port-Saint-Martin, bonhomme ! C’està droite qu’il vous faut prendre. Que nous ne longions pas lachaussée de trop près, c’est bien ; que nous restions hors dela portée des balles que l’on pourrait nous envoyer de la rive, çame va encore ; mais nageons de ce côté, s’il vousplaît !
L’injonction de Courtin ne parut pas avoir étéentendue du rameur.
– Ah çà ! êtes-vous sourd ? s’écriale métayer commençant à se fâcher.
Le pêcheur ne répondit que par un nouveau coupd’aviron qui fit voler la barque à dix pas plus loin sur la surfacedu lac.
Courtin, hors de lui, se précipita à l’avant,rabattit le capuchon qui dissimulait dans son ombre le visage dupêcheur, approcha sa tête de la sienne, et, poussant un criétouffé, tomba à genoux au milieu de la barque.
L’homme abandonna les rames, et, sans selever :
– Décidément, maître Courtin, dit-il, Dieu aprononcé et a prononcé contre vous. Je ne vous cherchais pas, et Ilvous envoie à moi ; je vous oubliais pour un temps, et Il vousmet sur mon passage ! Dieu veut que vous mouriez, maîtreCourtin.
– Non, non, vous ne me tuerez pas, JeanOullier ! s’écria celui-ci retombant dans ses premièresterreurs.
– Je vous tuerai aussi vrai que voilà au cielles étoiles que le seigneur y a placées de ses mains ! Ainsidonc, si vous avez une âme, songez-y ; repentez-vous et priezpour que le jugement ne soit pas trop sévère.
– Oh ! vous ne ferez pas cela, JeanOullier, vous ne ferez pas cela ! Songez que vous allez tuerune créature de ce bon Dieu dont vous prononcez le nom !Oh ! ne pas revoir la terre qui est si belle lorsque le soleill’éclaire ! dormir dans un cercueil glacé, loin de tous ceuxqu’on aime ! oh ! non, c’est impossible !
– Si tu étais père, si tu avais une femme, unemère, une sœur qui attendît ton retour, tes prières pourraient metoucher ; mais non, inutile aux hommes, tu n’as vécu que pourte servir d’eux et leur rendre le mal pour le bien. Tu blasphèmesencore dans ton mensonge, car tu n’as aimé personne, personne net’a aimé ici-bas, et, en fouillant ta poitrine, ce n’est que toncœur que mon poignard percera. Maître Courtin, tu vas paraîtredevant ton juge ; encore une fois recommande-lui ton âme.
– Eh ! quelques minutes mesuffisent-elles pour cela ? À un coupable comme moi, il fautdes années pour que le repentir soit à la hauteur du péché. Vousqui êtes si pieux, Jean Oullier, vous me laisserez la vie pour queje l’emploie à pleurer mes fautes.
– Non, non ; la vie ne te servirait qu’àen commettre de nouvelles ! La mort, ce seral’expiation ! tu la redoutes ; mets tes angoisses auxpieds du Seigneur, et Il te recevra dans sa miséricorde !Maître Courtin, le temps passe, et, aussi vrai que Dieu trôneau-dessus de ces astres, dans dix minutes tu seras devant lui.
– Dix minutes, mon Dieu ! Dixminutes ! oh ! pitié ! pitié !
– Le temps que tu emploies en prières inutilesest perdu pour ton âme, songes-y, Courtin, songes-y ! Courtinne répondit pas ; sa main s’était posée sur une rame, et unelueur d’espoir venait de traverser son cerveau.
Il saisit doucement l’aviron ; puis, serelevant brusquement, il le brandit au-dessus de la tête duVendéen ; celui-ci se rejeta à droite, et esquiva lecoup ; la rame tomba sur le bordage de l’avant, se brisa enmille éclats, et ne laissa qu’un tronçon dans les mains dumétayer.
Prompt comme la foudre, Jean Oullier sauta àla gorge de Courtin, qui, pour la seconde fois, tomba à genoux.
Le misérable, paralysé par la peur, roula aufond de la barque ; sa voix étranglée murmurait à peine le cride « Grâce, grâce ! »
– Ah ! la peur de la mort a éveillé cheztoi un peu de courage ! s’écria Jean Oullier. Ah ! tu astrouvé une arme ! Eh bien, tant mieux ! tant mieux !défends-toi, Courtin, et, si l’arme que tu tiens à la main ne teconvient pas, prends la mienne, poursuivit le vieux garde en jetantson poignard aux pieds du métayer.
Mais celui-ci était incapable d’ungeste ; tout mouvement lui était devenu impossible ; ilbalbutiait des paroles incohérentes et sans suite ; tout soncorps tremblait comme s’il eût été secoué par la fièvre ; unbourdonnement confus bruissait à son oreille, et, comme il avaitperdu la voix, tous ses sens s’étaient éteints dans les affres dela mort.
– Mon Dieu ! s’écria Jean Oullier enpoussant du pied la masse inerte qu’il avait devant lui, mon Dieu,je ne puis pourtant pas porter le couteau sur ce cadavre.
Alors, le Vendéen promena son regard autour delui, comme s’il cherchait quelque chose.
La nature était calme, la nuitsilencieuse ; à peine si une brise légère ridait la surface dulac, à peine si les ondulations de ces eaux bruissaient le long dubateau ; on n’entendait que le cri de la sauvagine quis’envolait devant la barque et dont les ailes tachaient de noir lesbandes empourprées de l’aurore qui commençait d’apparaître àl’orient.
Jean Oullier se tourna brusquement versCourtin, et le secoua en le tenant par le bras.
– Maître Courtin, je ne te tuerai pas sansavoir ma part du danger, lui dit-il ; maître Courtin, je teforcerai à te défendre, si ce n’est contre moi, au moins contre lamort ; elle vient, elle approche, défends-toi !
Le métayer ne répondit que par ungémissement ; il roulait des yeux hagards autour de lui, maisil était facile de voir que son regard ne distinguait aucun desobjets qui l’entouraient ; la mort, terrible, hideuse,menaçante, les effaçait tous.
Au même instant, Jean Oullier donna unvigoureux coup de talon dans le bordage. Les ais, à moitié pourris,cédèrent et l’eau entra en bouillonnant dans le bateau.
Courtin se réveilla ensentant la fraîcheur de l’eau gagner ses pieds, et poussa un crihorrible, un cri qui n’avait rien d’humain.
– Je suis perdu ! dit-il.
– C’est le jugement de Dieu ! s’écriaJean Oullier en étendant son bras vers le ciel. Une première fois,je ne t’ai point frappé parce que tu étais garrotté ; cettefois encore, ma main t’épargnera, maître Courtin. Si ton bon angeveut de toi, qu’il te sauve ; moi, je n’aurai pas trempé lesmains dans ton sang.
Courtin s’était levé pendant que Jean Oullierprononçait ces paroles, et, en faisant jaillir l’eau autour de lui,il allait çà et là dans la barque.
Jean Oullier, calme et impassible s’étaitagenouillé sur l’avant ; il priait.
L’eau gagnait toujours.
– Oh ! qui me sauvera ? qui mesauvera ? criait Courtin devenu livide et contemplant aveceffroi les six pouces de bois qui restaient à peine hors de lasurface du lac.
– Dieu, s’il le veut ! ta vie, comme lamienne, est dans Ses mains : qu’Il prenne l’une ou l’autre, ouqu’Il nous sauve ou nous condamne tous les deux. Nous sommes dansSa droite ; encore une fois, maître Courtin, accepte Sonjugement.
Comme Jean Oullier achevait ces paroles, lebateau craqua dans toutes ses membrures ; l’eau était arrivéeà la hauteur du dernier bordage ; la barque pivota une foissur elle-même, se soutint une seconde encore à la surface de l’eau,puis elle manqua sous les pieds des deux hommes et s’engouffra dansles profondeurs du lac en faisant entendre un sombre murmure.
Courtin fut entraîné dans le remous de labarque ; mais il revint à la surface de l’eau et ses doigtssaisirent le second aviron, qui flottait auprès de lui ; cemorceau de bois sec et léger le soutint sur l’eau assez longtempspour qu’il pût adresser une nouvelle prière à Jean Oullier.Celui-ci ne répondit pas : il s’était mis à la nage et ilavançait doucement dans la direction où on voyait le jour selever.
– À moi ! à moi ! criait lemalheureux Courtin. Aide-moi à gagner la rive, Jean Oullier, et jet’abandonne tout l’or que j’ai sur moi.
– Jette cet or impur au fond du lac, dit leVendéen, qui avait aperçu le métayer accroché à son épave :c’est la seule chance qu’il te reste pour préserver ta vie, et ceconseil est la seule chose que je veuille faire pour toi.
Courtin porta la main à sa ceinture ;mais elle lui eût brûlé les doigts, qu’il ne l’eût pas retirée plusvite, et, comme si le Vendéen lui eût commandé de s’ouvrir lesentrailles, de sacrifier sa chair et son sang :
– Non, non, murmura-t-il, je le sauverai, cetor, et me sauverai avec lui !
Alors, il essaya de nager.
Mais il n’avait, dans cet exercice, ni laforce, ni l’habileté de Jean Oullier ; d’ailleurs, le poidsqu’il portait était trop lourd, et à chaque brassée, il enfonçaitsous l’eau, qui, malgré lui, pénétrait dans sa gorge.
Il appela encore Jean Oullier ; mais JeanOullier était à cent brasses.
Dans une de ces immersions plus longues queles autres, saisi de vertige, par un mouvement prompt et subit, ildétacha sa ceinture ; mais, avant de lancer son or dans legouffre, il voulut le voir, le sentir encore une fois ; il leserra, il le palpa entre ses doigts crispés.
Cette dernière communication avec le métal quiétait pour lui plus que la vie décida de son sort ; il ne putse résoudre à s’en détacher, il le pressa contre sa poitrine, fitencore un mouvement des pieds pour s’élancer hors de l’eau, mais lepoids de la partie supérieure de son corps entraîna lesextrémités ; il plongea, et, après quelques secondes passéessous l’eau, Courtin, à demi asphyxié, reparut encore, jeta unesuprême imprécation au ciel, qu’il voyait pour la dernière fois,puis descendit dans les profondeurs du lac, entraîné par son or,comme par un démon.
Jean Oullier, qui se retournait en ce moment,aperçut quelques cercles qui rayaient la surface de l’eau :c’était le dernier témoignage que le maire de la Logerie donnât deson existence ; c’était le dernier mouvement qui se devaitfaire autour de lui et au-dessus de lui dans le monde desvivants.
Le Vendéen leva les yeux vers le ciel et adoraDieu dans la justice de ses décrets.
Jean Oullier nageait bien ; pourtant, sablessure récente, les fatigues et les émotions de cette nuitterrible l’avaient épuisé ; lorsqu’il fut à cent pas de larive, il sentit que ses forces allaient trahir son courage ;mais calme, résolu en ce moment suprême comme il l’avait étépendant toute son existence, il se décida à lutter jusqu’aubout.
Il nagea.
Bientôt il sentit une espèce dedéfaillance ; ses membres s’engourdissaient ; il luisemblait que mille piqûres d’épingle en déchiraient la peau ;ses muscles devenaient douloureux et, en même temps, le sangmontait avec impétuosité à son cerveau, et un bourdonnement confuscomme celui de la mer qui bat les rochers bruissait dans sesoreilles ; des nuages noirs et chargés d’étincellesphosphorescentes papillotaient devant ses yeux, il sentait qu’ilallait mourir, et, cependant, ses membres, obéissants dans leurimpuissance, essayaient encore le mouvement que leur imprimait savolonté.
Il nageait toujours.
Ses yeux se fermèrent malgré lui ; sesmembres se roidirent tout à fait, il donna une dernière pensée àceux avec lesquels il avait traversé la vie, aux enfants, à lafemme, au vieillard qui avaient embelli sa jeunesse ; aux deuxjeunes filles qui avaient remplacé ceux qu’il avait aimés ; ilvoulait que sa dernière prière fût pour eux comme sa dernièrepensée.
Mais, en ce moment, et malgré lui, une idéesoudaine traversa son cerveau : un fantôme passa devant sesyeux ; il vit Michel le père baigné dans son sang, et gisantsur la mousse de la forêt ; alors, élevant le bras hors del’eau, vers le ciel, il s’écria :
– Mon Dieu, si je m’étais trompé ! sic’était un crime ! pardonnez-le-moi, non pas dans ce mondemais dans l’autre.
Puis, comme si cette suprême invocation eûtépuisé ses dernières forces, l’âme sembla abandonner ce corps quiflottait inerte entre deux eaux ; au moment où le soleil,sortant de derrière les montagnes de l’horizon, dorait de sespremiers feux la surface du lac ; au moment où Courtin, roulédans la vase, rendait le dernier soupir ; au moment où l’onarrêtait Petit-Pierre !…
Cependant Michel, conduit par les soldats,était dirigé sur Nantes.
Au bout d’une demi-heure de marche, lelieutenant qui commandait la petite troupe, s’était approché delui.
– Monsieur, lui avait-il dit, vous avez l’aird’un gentilhomme ; j’ai l’honneur de l’être moi-même, et celame fait souffrir de vous voir les menottes aux mains ;voulez-vous que nous les échangions contre une parole ?
– Volontiers, répondit Michel, et je vousremercie, monsieur, en vous jurant que, de quelque part que lesecours me vienne, je ne quitterai point vos côtés sans votrepermission.
Et tous deux avaient continué leur route brasdessus bras dessous, si bien, que, pour qui les eût rencontrés, ileût été difficile de décider lequel des deux était leprisonnier.
La nuit était belle, le lever du soleil futsplendide : toutes les fleurs, humides de rosée, semblaientétincelantes de diamants ; l’air se chargeait des plus doucessenteurs ; les petits oiseaux chantaient dans lesbranches ; cette course était une vraie promenade.
Arrivé à l’extrémité du lac de Grand-Lieu, lelieutenant arrêta son prisonnier, avec lequel il avait dépassé d’unbon quart de lieue le reste de la colonne, et, lui montrant dudoigt une masse noirâtre qui flottait à la surface du lac, àcinquante pas du bord environ :
– Qu’est-ce que cela ? fit-il.
– On dirait le corps d’un homme ?répondit Michel.
– Savez-vous nager ?
– Un peu.
– Ah ! si je savais nager, je serais déjàà l’eau, dit en soupirant l’officier, qui, en même temps, seretourna avec inquiétude du côté de la route pour appeler seshommes à l’aide.
Michel n’en écouta pas davantage ; ildescendit la berge, en un tour de main se déshabilla, et seprécipita dans le lac.
Quelques instants après, il ramenait à la riveun corps qui semblait inanimé et qu’il venait de reconnaître pourcelui de Jean Oullier.
Pendant ce temps, les soldats étaient arrivéset s’empressaient autour du noyé.
L’un d’eux détacha sa gourde, et, desserrantles dents du Vendéen, il lui introduisit quelques gouttesd’eau-de-vie dans la bouche.
Son premier regard se porta sur Michel, quilui soutenait la tête, et il y eut une telle expression d’angoissedans ce regard que le lieutenant s’y trompa.
– Voilà votre sauveur, mon ami ! dit-ilen désignant Michel au Vendéen.
– Mon sauveur !… son fils ! s’écriaJean Oullier. Ah ! merci mon Dieu ! vous êtes aussi granddans Vos miséricordes que terrible dans Vos justices !
Un jour de l’année 1843, vers sept heures dusoir, une lourde voiture s’arrêta à la porte du couvent descarmélites de Chartres.
Cette voiture contenait cinq personnes :deux enfants de huit à neuf ans, un homme et une femme de trente àtrente-cinq, et un paysan cassé par l’âge, mais encore vert malgréses cheveux blancs. En dépit de l’humilité de son costume, cepaysan occupait, aux côtés de la dame, le fond de la voiture ;un des enfants jouait sur ses genoux avec les anneaux d’une grossechaîne d’acier qui attachait sa montre à la boutonnière de songilet, tandis que lui passait sa main noire et ridée dans lachevelure soyeuse de l’enfant.
À la secousse qu’éprouva la voiture en cessantde rouler sur le pavé de la grande route, pour s’engager dans lefaubourg Saint-Jean, la dame passa la tête par la portière, puis laretira avec une expression douloureuse lorsqu’elle eut aperçu lesmurs élevés qui entouraient le couvent, et la sombre porte qui ydonnait entrée.
Le postillon descendit de cheval, s’approchade la portière et dit :
– c’est ici.
La dame serra la main de son mari, qui étaitplacé en face d’elle, et deux grosses larmes roulèrent le long deses yeux.
– Allez, Mary, et du courage ! lui dit lejeune homme, dans lequel nos lecteurs reconnaîtront le baron Michelde la Logerie ; je regrette que la règle du couventm’interdise de partager avec vous ce triste devoir ; depuisdix ans, c’est la première fois que nous souffrirons loin l’un del’autre !
– Vous lui parlerez de moi, n’est-cepas ? dit le vieux paysan.
– Oui, mon Jean, répondit Mary.
La jeune femme descendit le marchepied, sautaà bas de la voiture et frappa à la porte.
Le bruit du marteau rendit un son funèbre ense répercutant sous la voûte.
– La mère sainte Marthe ? dit ladame.
– Vous êtes la personne que notre mèreattend ? demanda la carmélite.
– Oui, ma sœur.
– Alors, venez ! vous allez lavoir ; mais rappelez-vous que la règle veut que, toute notresupérieure qu’elle est, vous ne l’entreteniez qu’en présence d’unede ses sœurs, qu’elle défend surtout que vous lui parliez, même ence moment, des choses mondaines qu’elle a laissées en arrière.
Mary inclina la tête.
La tourière marcha la première et conduisit labaronne de la Logerie à travers un corridor sombre et humide surlequel s’ouvraient une douzaine de portes ; elle poussa une deces portes et se rangea de côté pour laisser passer Mary.
Celle-ci hésita un moment ; ellesuffoquait d’émotion ; puis elle recueillit ses forces,franchit le seuil et se trouva dans une cellule de huit piedscarrés, à peu près.
Dans cette cellule, il y avait pour tousmeubles un lit, une chaise et un prie-Dieu ; pour tousornements, quelques images de sainteté collées aux murailles nues,un crucifix d’ébène et de cuivre qui étendait ses bras au-dessus duprie-Dieu.
Mary ne vit rien de tout cela.
Sur le lit, il y avait une femme dont levisage avait pris la couleur et la transparence de la cire, dontles lèvres décolorées semblaient près d’exhaler leur derniersoupir.
Cette femme, c’était ou plutôt cela avait étéBertha !
Maintenant, ce n’était plus que la mère sainteMarthe, supérieure du couvent des carmélites de Chartres.
Bientôt ce ne devait plus être qu’uncadavre.
En voyant entrer l’étrangère, la mouranteavait ouvert ses bras et Mary s’y était précipitée.
Longtemps elles se tinrent étroitementembrassées toutes les deux, Mary trempant de ses larmes le visagede sa sœur, Bertha haletant ; car, dans ses yeux creusés parles rigueurs du cloître, il semblait qu’il n’y eût plus delarmes.
La tourière, qui s’était assise sur la chaiseet qui lisait son bréviaire, n’était pas tellement occupée de sesprières, qu’elle ne remarquât ce qui se passait autour d’elle.
Elle trouva, sans doute, que ces embrassementsse prolongeaient au-delà des règles prescrites, car elle toussapour avertir les deux sœurs.
La mère sainte Marthe repoussa doucement Mary,mais sans lâcher sa main, qu’elle tenait dans la sienne.
– Sœur ! sœur ! murmura celle-ci,qui eût dit jamais que nous nous retrouverions ainsi ?
– C’est la volonté de Dieu, il faut s’ysoumettre, répondit la carmélite.
– Cette volonté est quelquefois bien sévère,soupira Mary.
– Que dites-vous, ma sœur ! cette volontéest douce et miséricordieuse pour moi, au contraire. Dieu, quipouvait me laisser encore pendant de longues années sur la terre,daigne me rappeler à Lui.
– Vous retrouverez notre père là-haut !dit Mary.
– Et qui laisserai-je sur la terre ?
– Notre bon ami Jean Oullier, qui vit et quivous aime toujours, Bertha.
– Merci !… Et qui encore ?
– Mon mari… et deux enfants qui s’appellent,le garçon Pierre, et la fille Bertha, et auxquels j’ai appris àvous bénir.
Une légère rougeur passa sur les joues del’agonisante.
– Chers enfants ! murmura-t-elle ;si Dieu m’accorde une place à Ses côtés, je vous promets de Leprier pour eux là-haut.
Et la mourante commença sur la terre la prièrequ’elle devait achever au Ciel.
Au milieu de cette prière, et dans le silenceque faisaient les assistants, on entendit la vibration d’unecloche ; puis bientôt après, le tintement d’unesonnette ; puis, enfin, dans le corridor, des pas qui serapprochaient de la cellule.
C’était le viatique qui s’approchait.
Mary tomba à genoux à la tête du lit deBertha.
Le prêtre entra, tenant le saint ciboire de lamain gauche, de la droite l’hostie consacrée.
En ce moment, Mary sentit la main de Berthaqui cherchait la sienne ; la jeune femme crus que c’était pourla lui serrer seulement.
Elle se trompait.
Bertha lui glissait dans la main un objetqu’elle reconnut pour un médaillon.
Elle voulut le regarder.
– Non, non, dit Bertha ; quand je seraimorte.
Mary fit signe qu’elle se conformerait à laprescription, et baissa la tête sur ses mains jointes.
La cellule s’était emplie de religieuses quis’étaient mises à genoux, et, aussi loin que le regard pouvaitplonger dans le corridor, on en voyait d’autres agenouillées etpriant dans leur costume sombre.
La mourante parut reprendre quelque force pouraller au-devant de son Créateur ; elle se souleva enmurmurant :
– Me voici, mon Dieu !
Le prêtre lui posa l’hostie sur leslèvres ; la mourante retomba les yeux fermés et les mainsjointes.
Si l’on n’eût pas vu le mouvement de seslèvres, on eût pu croire qu’elle était morte, tant son visage étaitpâle, tant le souffle qui sortait de sa poitrine était faible.
Le prêtre acheva les autres cérémonies del’extrême-onction sans que la mourante rouvrît les yeux.
Puis il sortit et les assistants lesuivirent.
La tourière s’approcha alors de Mary, demeuréeà genoux, et lui toucha légèrement l’épaule.
– Ma sœur, dit-elle, la règle de notre ordres’oppose à ce que vous restiez plus longtemps dans cettecellule.
– Bertha ! Bertha ! dit Mary ensanglotant, entends-tu ce que l’on me dit ? Mon Dieu !avoir vécu vingt ans sans nous quitter un jour, onze ans séparées,et ne pouvoir rester deux heures ensemble au moment de se quitterpour jamais !
– Vous pouvez rester dans la maison jusqu’aumoment de ma mort, ma sœur, et je serai heureuse de mourir voussachant près de moi et priant pour moi.
Mary voulut s’incliner pour embrasser unedernière fois la mourante ; mais la religieuse présente àl’entrevue l’arrêta en disant :
– Ma sœur, ne détournez point, par dessouvenirs terrestres, notre sainte mère de la voie céleste où ellemarche en ce moment.
– Oh ! je ne la quitterai cependant pasainsi ! s’écria Mary en se jetant sur le lit de Bertha, et enappuyant ses lèvres sur les siennes.
Les lèvres de Bertha répondirent à ce baiserpar un faible frémissement ; puis elle-même repoussa doucementsa sœur de la main.
Mais la main qui avait fait ce geste n’eutplus la force de rejoindre l’autre ; elle retomba inerte surle lit.
La religieuse s’avança, et, sans une larme,sans un soupir, sans que son visage trahît la moindre émotion, elleprit les deux mains de la mourante, les rapprocha l’une de l’autreet les posa jointes sur la poitrine.
Puis elle poussa doucement Mary vers laporte.
– Oh ! Bertha ! Bertha !s’écria la jeune femme en éclatant en sanglots.
Il lui sembla qu’à ces sanglots répondaitcomme un murmure et que, dans ce murmure, elle pouvait distinguerle nom de Mary.
Elle était dans le corridor ; la porte dela cellule se referma derrière elle.
– Oh ! que je la revoie ! dit Mary,une fois, une seule fois encore ! Mais la religieuse étenditles bras et lui barra le chemin.
– C’est bien, dit Mary, que ses larmesaveuglaient ; conduisez-moi, ma sœur.
La religieuse conduisit la jeune femme dansune cellule vide ; celle qui l’avait habitée était morte laveille.
Mary, à travers ses larmes, entrevit unprie-Dieu surmonté d’un crucifix ; elle alla s’y agenouilleren trébuchant.
Pendant une heure, elle resta abîmée dans laprière.
Au bout d’une heure, la religieuse rentra, et,de la même voix froide et impassible :
– Mère sainte Marthe vient de mourir,dit-elle.
– Puis-je la revoir ? demanda Mary.
– La règle de notre ordre le défend, réponditla religieuse.
Mary laissa retomber sa tête sur ses mainsavec un soupir.
Dans une de ces mains était renfermé l’objetque Bertha lui avait remis au moment de recevoir pour la dernièrefois son divin Créateur.
Mère sainte Marthe était morte ; Marypouvait donc voir quel était cet objet.
Comme elle l’avait deviné à la forme, c’étaitun médaillon.
Mary ouvrit ce médaillon : il contenaitdes cheveux et un papier.
Les cheveux étaient de la même couleur queceux de Michel.
Le papier renfermait ces mots :
« Coupés pendant son sommeil, dans lanuit du 5 juin 1832. »
– Ô mon Dieu ! murmura Mary en levant lesyeux sur le crucifix, ô mon Dieu, recevez-la dans votremiséricorde ; car votre passion, à vous, n’a duré que quarantejours et la sienne a duré onze ans !
Puis, mettant le médaillon sur son cœur, Marydescendit l’escalier froid et humide du couvent.
La voiture et ceux qu’elle avait amenésattendaient toujours à la porte.
– Eh bien ? demanda Michel en ouvrant laportière et en faisant un pas au-devant de Mary.
– Hélas ! tout est fini ! dit-elleen se jetant dans ses bras ; elle est morte en promettant deprier pour nous là-haut.
– Heureux enfants ! dit Jean Oullier enposant ses deux mains, l’une sur la tête du petit garçon, l’autresur celle de la petite fille ; heureux enfants ! marchezhardiment dans la vie : une martyre veille sur vous du hautdes Cieux !