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Les Montagnes Hallucinées

Les Montagnes Hallucinées

de Howard Phillips Lovecraft

Chapitre 1

Je suis obligé d’intervenir parce que les hommes de science ont refusé de suivre mes avis sans en connaître les motifs. C’est tout à fait contre mon gré que j’expose mes raisons de combattre le projet d’invasion de l’Antarctique – vaste chasse aux fossiles avec forages sur une grande échelle et fusion de l’ancienne calotte glaciaire – et je suis d’autant plus réticent que ma mise en garde risque d’être vaine. Devant des faits réels tels que je dois les révéler, l’incrédulité est inévitable ; pourtant, si je supprimais ce qui me semblera inconcevable et extravagant, il ne resterait plus rien. Les photographies que j’ai conservées jusqu’ici, à la fois banales et irréelles, témoigneront en ma faveur, car elles sont diablement précises et frappantes. On doutera néanmoins, à cause des dimensions anormales qu’on peut attribuer à un truquage habile. Quant aux dessins à la plume, on en rira bien entendu, comme d’évidentes impostures ; cependant,les experts en art devraient remarquer une bizarrerie de technique et chercher à la comprendre.

Finalement, il me faut compter sur le jugement et l’influence de quelques sommités du monde scientifique, qui aient d’une part assez d’indépendance d’esprit pour apprécier mes informations à leur propre valeur effroyablement convaincante, ou à la lumière de certains cycles mythiques primordiaux et déroutants au plus haut point, et d’autre part un prestige suffisant pour dissuader le monde de l’exploration dans son ensemble de tout programme imprudent et trop ambitieux dans la région de ces montagnes du délire. Il est regrettable qu, e des gens relativement obscurs comme moi et mes collaborateurs, liés seulement à une petite université, aient si peu de chances de faire impression là où seposent des problèmes par trop étranges ou vivementcontroversés.

Ce qui joue par ailleurs contre nous, c’est que nous ne sommespas, à proprement parler, spécialistes des domaines principalementconcernés. Comme géologue, mon but en dirigeant l’expédition del’université de Miskatonic était uniquement de me procurer à grandeprofondeur des spécimens de roche et de sol des différentes régionsdu continent antarctique, grâce au remarquable foret conçu par leprofesseur Frank H. Pabodie, de notre département de technologie.Je n’avais aucun désir d’innover dans quelque autre domaine ;mais j’espérais que l’emploi de ce dispositif mécanique endifférents points déjà explorés conduirait à découvrir dessubstances d’une espèce jusqu’ici demeurée hors d’atteinte par lesprocédés ordinaires de collecte. Le système de forage de Pabodie,ainsi que nos rapports l’ont déjà appris au public, étaitabsolument exceptionnel : léger, facile à porter, il combinait leprincipe du foret artésien courant et celui de la petite foreusecirculaire de roche, de manière à venir à bout rapidement desstrates de dureté variable. Tête d’acier, bras articulés, moteur àessence, derrick en bois pliant, mécanisme de dynamitage, sondepour le déblai des déchets, et tuyauterie par éléments pour foragesde cinq pouces de large et jusqu’à mille pieds de profondeur, il nepesait pas plus, tout monté, avec les accessoires nécessaires, quene pouvaient porter trois traîneaux à sept chiens ; cela grâceà l’alliage d’aluminium dont étaient faites la plupart des piècesmétalliques. Quatre gros avions Dornier, spécialement étudiés pourle vol à très haute altitude qui s’impose sur le plateauantarctique, et avec des appareils supplémentaires pour leréchauffement du carburant et le démarrage rapide, mis au point parPabodie, pouvaient transporter toute notre expédition depuis unebase au bord de la grande barrière de glace jusqu’en divers pointschoisis à l’intérieur des terres, et de là nous disposerions d’uncontingent suffisant de chiens.

Nous avions prévu de couvrir un territoire aussi étendu que lepermettait une saison antarctique – ou au-delà si c’étaitabsolument nécessaire – en opérant essentiellement dans les chaînesde montagnes et sur le plateau au sud de la mer de Ross ;régions plus ou moins explorées par Shackleton, Amundsen, Scott etByrd. Avec de fréquents changements de camps, assurés par avion etcouvrant des distances assez importantes pour présenter un intérêtgéologique, nous comptions mettre au jour une masse de matière toutà fait sans précédent ; spécialement dans les stratesprécambriennes dont un champ si étroit de spécimens antarctiquesavait jusqu’alors été recueilli. Nous souhaitions aussi nousprocurer la plus large variété possible des roches fossilifèressupérieures, car l’histoire de la vie primitive de ce royaume deglace et de mort est de la plus haute importance pour laconnaissance du passé de la Terre. Ce continent antarctique avaitété tempéré et même tropical, avec une végétation luxuriante et unevie animale dont les lichens, la faune marine, les arachnides etles manchots de la côte nord sont, comme chacun sait, les seulssurvivants et nous espérions élargir cette information endiversité, précision et détail. Si un simple forage révélait destraces fossilifères, nous élargirions l’ouverture à l’explosif,afin de recueillir des spécimens de taille suffisante et en bonétat.

Nos forages, de profondeurs diverses selon les perspectivesoffertes par le sol ou la roche superficielle, devraient selimiter, ou presque, aux surfaces découvertes – qui étaientfatalement des pentes ou des arêtes, les basses terres étantrecouvertes d’un mile ou deux de glace. Nous ne pouvions pas nouspermettre de gaspiller les forages en profondeur sur une masseconsidérable de glace pure, bien que Pabodie ait élaboré un planpour enfouir par sondages groupés des électrodes de cuivre, etfondre ainsi des zones limitées avec le courant d’une dynamo àessence. Tel est le projet – que nous ne pouvions mettre àexécution, sinon à titre expérimental, dans une entreprise comme lanôtre – que la future expédition Starkweather-Moore propose depoursuivre, malgré les avertissements que j’ai diffusés depuisnotre retour de l’Antarctique.

Le public a pu suivre l’expédition Miskatonic grâce à nosfréquents communiqués par radio à l’Arkham Advertiser et àl’Associated Press, ainsi qu’aux récents articles de Pabodie et auxmiens. Nous étions quatre de l’université – Pabodie, Lake dudépartement de biologie, Atwood pour la physique (égalementmétéorologiste), et moi qui représentais la géologie et assurais lecommandement nominal – avec en plus seize assistants ; septétudiants diplômés de Miskatonic et neuf habiles mécaniciens. Deces seize hommes, douze étaient pilotes qualifiés, tous sauf deuxopérateurs radio compétents. Huit d’entre eux connaissaient lanavigation au compas et au sextant, comme aussi Pabodie, Atwood etmoi. En outre, bien sûr, nos deux bateaux – d’anciens baleiniers debois renforcés pour affronter les glaces et munis de vapeurauxiliaire – étaient entièrement équipés. La fondation NathanielDerby Pickman, assistée de quelques contributions particulières,finança l’expédition ; nos préparatifs purent être ainsiextrêmement minutieux, malgré l’absence d’une large publicité.Chiens, traîneaux, machines, matériel de campement et piècesdétachées de nos cinq avions furent livrés à Boston, où l’onchargea nos bateaux. Nous étions admirablement outillés pour nosobjectifs spécifiques, et dans toutes les matières relatives àl’approvisionnement, au régime, aux transports et à la constructiondu camp, nous avions profité de l’excellent exemple de nos récentsprédécesseurs, exceptionnellement brillants. Le nombre et larenommée de ces devanciers firent que notre expédition, siimportante qu’elle fût, eut peu d’échos dans le grand public.

Comme l’annonça la presse, nous embarquâmes au port de Boston le2 septembre 1930 ; faisant route sans nous presser le long dela côte et par le canal de Panama, nous nous arrêtâmes à Samoa puisà Hobart en Tasmanie, pour y charger nos derniersapprovisionnements. Personne dans notre équipe d’explorationn’étant encore allé jusqu’aux régions polaires, nous comptionsbeaucoup sur nos capitaines – J. B. Douglas, commandant le brickArkham et assurant la direction du personnel marin, etGeorg Thorfinnssen, commandant le trois-mâts Miskatonic –,tous deux vétérans de la chasse à la baleine dans les eauxantarctiques. Tandis que nous laissions derrière nous le mondehabité, le soleil descendait de plus en plus bas vers le nord, etrestait chaque jour de plus en plus longtemps au-dessus del’horizon. Vers le 62e degré de latitude sud, nous vîmes nospremiers icebergs – en forme de plateaux aux parois verticales – etjuste avant d’atteindre le cercle polaire antarctique, que nousfranchîmes le 20 octobre avec les pittoresques cérémoniestraditionnelles, nous fûmes considérablement gênés par la banquise.J’avais beaucoup souffert de la baisse de la température aprèsnotre long passage des tropiques, mais j’essayais de m’endurcirpour les pires rigueurs à venir. À plusieurs reprises d’étrangesphénomènes atmosphériques m’enchantèrent ; notamment un miraged’un éclat saisissant – le premier que j’aie jamais vu – où leslointains icebergs devenaient les remparts de fantastiqueschâteaux.

Nous frayant un chemin à travers les glaces, qui n’étaientheureusement ni trop étendues ni trop denses, nous retrouvâmes lamer libre par 67° de latitude sud et 175° de longitude est. Lematin du 26 octobre, un net aperçu de la terre surgit au sud, etavant midi nous éprouvâmes tous un frisson d’excitation auspectacle d’une chaîne montagneuse vaste, haute et enneigée, qui sedéployait à perte de vue. Nous avions enfin rencontré unavant-poste du grand continent inconnu et son monde occulte de mortglacée. Ces sommets étaient évidemment la chaîne de l’Amirauté,découverte par Ross, et il nous faudrait maintenant contourner lecap Adare et suivre la côte est de la terre de Victoria jusqu’ànotre base, prévue sur le rivage du détroit de McMurdo, au pied duvolcan Erebus par 77° 9’de latitude sud.

La dernière partie du voyage fut colorée et stimulante pourl’imagination, les hauts pics stériles du mystère se profilantconstamment sur l’ouest, alors que les rayons obliques du soleilseptentrional de midi ou ceux plus bas encore sur l’horizon dusoleil austral de minuit répandaient leurs brumes rougeoyantes surla neige blanche, la glace, les ruissellements bleuâtres, et lestaches noires des flancs granitiques mis à nu. Entre les cimesdésolées soufflaient par intermittence les bourrasques furieuses duterrible vent antarctique, dont les modulations évoquaientvaguement parfois le son musical d’une flûte sauvage, à peinesensible, avec des notes d’une tessiture très étendue, et qui paron ne sait quel rapprochement mnémonique inconscient me semblaientinquiétantes et même effroyables, obscurément. Quelque chose dansce décor me rappela les étranges et troublantes peinturesasiatiques de Nicholas Rœrich[1] , et lesdescriptions plus étranges encore et plus inquiétantes dulégendaire plateau maléfique de Leng, qui apparaît dans leredoutable Necronomicon d’Abdul Alhazred, l’Arabe fou. Jeregrettai assez, par la suite, de m’être un jour penché sur celivre abominable à la bibliothèque du collège. Le 7 novembre, ayantmomentanément perdu de vue la chaîne de l’ouest, nous passâmes aularge de l’île Franklin ; et le lendemain nous aperçûmes lescônes des monts Erebus et Terror sur l’île de Ross, avec au-delà lalongue chaîne des montagnes de Parry. De là s’étendait vers l’estla ligne blanche, basse, de la grande barrière de glace, s’élevantperpendiculairement sur une hauteur de deux cents pieds, comme lesfalaises rocheuses de Québec, et marquant la limite de lanavigation vers le sud. Dans l’après-midi, nous pénétrâmes dans ledétroit de McMurdo, filant au large de la côte sous le mont Erebusfumant. Le pic de scories se dressait à douze mille sept centspieds sur le ciel oriental, comme une estampe japonaise du montsacré Fuji-Yama ; tandis que plus loin s’élevait le sommetblanc et spectral du mont Terror, volcan de dix mille neuf centspieds, aujourd’hui éteint. Des bouffées de fumée s’échappaientparfois de l’Erebus, et l’un des assistants diplômés – un brillantjeune homme nommé Danforth – désigna sur la pente neigeuse ce quisemblait de la lave ; faisant remarquer que cette montagne,découverte en 1840, avait certainement inspiré l’image de Poe quandil écrivit sept ans plus tard :

« … Les laves qui sans cesse dévalent

Leur flot sulfureux du haut du Yaanek

Dans les contrées lointaines du pôle…

Qui grondent en roulant au bas du mont Yaanek

Au royaume du pôle boréal. »

Danforth était grand lecteur de documents bizarres, et avaitbeaucoup parlé de Poe. Je m’intéressais moi-même, à cause du décorantarctique, au seul long récit de Poe – l’inquiétant eténigmatique Arthur Gordon Pym. Sur le rivage nu et sur lahaute barrière de glace à l’arrière-plan, des foules de manchotsgrotesques piaillaient en agitant leurs ailerons, alors qu’onvoyait sur l’eau quantité de phoques gras, nageant ou vautrés surde grands blocs de glace qui dérivaient lentement.

Utilisant de petites embarcations, nous effectuâmes undébarquement difficile sur l’île de Ross, peu après minuit, lematin du 9, tirant un câble de chacun des bateaux pour préparer ledéchargement du matériel au moyen d’une bouée-culotte. Nosimpressions en foulant pour la première fois le sol del’Antarctique furent intenses et partagées, bien que, en ce mêmelieu, les expéditions de Scott et de Shackleton nous eussentprécédés. Notre camp sur le rivage glacé, sous les pentes duvolcan, n’était que provisoire, le quartier général restant à bordde l’Arkham. Nous débarquâmes tout notre matériel deforage, chiens, traîneaux, tentes, provisions, réservoirsd’essence, dispositif expérimental pour fondre la glace, appareilsphoto et de prise de vues aériennes, pièces détachées d’avion etautres accessoires, notamment trois petites radios portatives (enplus de celles des avions) qui pourraient assurer la communicationavec la grande installation de l’Arkham à partir den’importe quel point de l’Antarctique où nous aurions à nousrendre. Le poste du bateau, en liaison avec le monde extérieur,devait transmettre les communiqués de presse à la puissante stationde l’Arkham Advertiser à Kingsport Head, Massachusetts.Nous espérions terminer notre travail en un seul étéantarctique ; mais si cela s’avérait impossible, noushivernerions sur l’Arkham, en envoyant au nord leMiskatonic, avant le blocage des glaces, pour assurerd’autres approvisionnements.

Je n’ai pas besoin de répéter ce que les journaux ont déjàpublié de nos premiers travaux : notre ascension du montErebus ; les forages à la mine réussis en divers points del’île de Ross et l’étonnante rapidité avec laquelle le dispositifde Pabodie les avait menés à bien, même dans des couches de rochedure ; notre premier essai du petit outillage pour fondre laglace ; la périlleuse progression dans la grande barrière avectraîneaux et matériel ; enfin le montage des cinq gros avionsà notre campement du sommet de la barrière. La santé de notreéquipe terrestre – vingt hommes et cinquante-cinq chiens detraîneau de l’Alaska – était remarquable, encore que, bien sûr,nous n’ayons pas affronté jusque-là de températures ou de tempêtesvraiment meurtrières. La plupart du temps, le thermomètre variaitentre zéro et 20 ou 25° au-dessus[2] , et notreexpérience des hivers de Nouvelle-Angleterre nous avait habitués àde telles rigueurs. Le camp de la barrière était semi-permanent etdestiné à entreposer à l’abri essence, provisions, dynamite etautres réserves. Nous n’avions besoin que de quatre avions pourtransporter le matériel d’exploration proprement dit, le cinquièmedemeurant à l’entrepôt caché, avec un pilote et deux hommes desbateaux prêts à nous rejoindre éventuellement à partir del’Arkham au cas où tous les autres appareils seraientperdus. Plus tard, quand ceux-ci ne serviraient pas au transportdes instruments, nous en utiliserions un ou deux pour une navetteentre cette cache et une autre base permanente sur le grandplateau, six à sept cents miles plus au sud, au-delà du glacier deBeardmore. Malgré les récits unanimes de vents et d’orageseffroyables qui s’abattaient du haut du plateau, nous décidâmes denous passer de bases intermédiaires, prenant ce risque par soucid’économie et d’efficacité.

Les comptes rendus par radio ont rapporté le vol stupéfiant denotre escadrille, quatre heures d’affilée, le 21 novembre,au-dessus du haut plateau de glace, avec les sommets immenses quise dressaient à l’ouest et le silence insondable où se répercutaitle bruit de nos moteurs. Le vent ne nous gêna pas trop et notreradiocompas nous aida à traverser le seul brouillard épais que nousrencontrâmes. Quand la masse colossale surgit devant nous entre le83e et le 84e degré de latitude, nous comprîmes que nous avionsatteint le Beardmore, le plus grand glacier de vallée du monde etque la mer glacée cédait alors la place à un littoral montagneux etsévère. Nous étions vraiment cette fois dans l’ultime Sud, ce mondeblanc depuis une éternité, et au moment même où nous en prenionsconscience nous vîmes au loin à l’orient la cime du mont Nansen,déployant toute sa hauteur de presque quinze mille pieds.

L’heureuse installation de la base méridionale au-dessus duglacier, par 86° 7’de latitude et 174° 23’de longitude est, lesforages et minages étonnamment rapides et fructueux effectués endivers points lors d’expéditions en traîneau et de vols de courtedurée sont du domaine de l’histoire ; comme l’est la difficileet triomphale ascension du mont Nansen, du 13 au 15 décembre, parPabodie et deux des étudiants diplômés – Gedney et Carroll. Nousétions à quelque huit mille cinq cents pieds au-dessus du niveau dela mer, et quand les forages expérimentaux révélèrent ici et là lesol à douze pieds seulement sous la neige et la glace, nous fîmesgrand usage du petit dispositif de fusion pour sonder et dynamiterdans beaucoup de sites où aucun explorateur avant nous n’avaitjamais pensé recueillir des spécimens minéraux. Les granitsprécambriens et les grès ainsi obtenus confirmèrent notreconviction que ce plateau était de même nature que la majeurepartie du continent occidental, mais quelque peu différent desrégions de l’Est au-dessous de l’Amérique du Sud – dont nouspensions alors qu’elles formaient un continent distinct et pluspetit, séparé du grand par un confluent glacé des mers de Ross etde Weddell, bien que Byrd ait depuis réfuté cette hypothèse.

Dans certains de ces grès, dynamités et détachés au ciseau aprèsque le sondage en eut révélé la nature, nous trouvâmes quelquestraces et fragments fossiles d’un grand intérêt – notamment desfougères, algues, trilobites, crinoïdes et mollusques tels quelingula et gastéropodes – tous bien spécifiques del’histoire primordiale de la région. Il y avait aussi une curieusemarque triangulaire, striée, d’environ un pied de diamètre, queLake reconstitua à partir de trois fragments d’ardoise provenantd’un trou profond d’explosif. Ces fragments découverts à l’ouest,près de la chaîne de la Reine Alexandra, intéressèrentparticulièrement Lake qui, en tant que biologiste, jugeait leursmarques mystérieuses et excitantes, bien qu’à mes yeux de géologueelles ne paraissent guère différentes des effets de rides assezcourants dans les roches sédimentaires. L’ardoise n’étant qu’uneformation métamorphique où une couche sédimentaire se trouvepressée, et la pression elle-même produisant sur toute trace decurieux effets de distorsion, je ne voyais aucune raison des’étonner à ce point pour une dépression striée.

Le 6 janvier 1931, Lake, Pabodie, Daniels, les dix étudiants,quatre mécaniciens et moi survolâmes directement le pôle Sud dansdeux des gros appareils, obligés d’atterrir une fois par un ventbrusque et violent qui heureusement ne tourna pas à la vraietempête. C’était là, comme l’ont rapporté les journaux, l’un de nospremiers vols d’observation ; nous tentâmes, au cours desautres, de relever de nouvelles caractéristiques topographiquesdans des zones qui avaient échappé aux précédents explorateurs. Nosvols du début furent décevants à cet égard, bien qu’ils nous aientoffert de superbes exemples des mirages si fantastiques ettrompeurs des régions polaires, dont notre voyage par mer nousavait donné quelques aperçus. Les montagnes lointaines flottaientdans le ciel comme des villes ensorcelées et tout ce monde blanc sedissolvait en l’or, l’argent et l’écarlate d’un pays de rêvesdunsaniens prometteur d’aventures, sous la magie des rayonsobliques du soleil de minuit. La navigation était très difficilepar temps nuageux, le ciel et la terre enneigée ayant tendance à sefondre dans la fascination d’un vide opalescent, où aucun horizonvisible ne marquait leurs limites.

Nous décidâmes enfin de réaliser notre premier projet d’allercinq cents miles vers l’est avec les quatre avions dereconnaissance pour établir une nouvelle base annexe, qui sesituerait probablement sur la zone continentale la plus petite,comme nous le croyions à tort. Les spécimens géologiques collectéslà-bas permettraient d’intéressantes comparaisons. Notre santéjusqu’à présent restait excellente, le jus de citron vertcompensant efficacement le régime constant de conserves et desalaisons, et les températures généralement modérées nous évitantles lourdes fourrures. C’était le milieu de l’été et, à force desoin et de diligence, nous pourrions terminer le travail d’icimars, échappant à un fastidieux hivernage pendant la longue nuitantarctique. Plusieurs terribles ouragans s’étaient déchaînés surnous, venant de l’ouest, mais les dégâts nous avaient été épargnésgrâce à l’ingéniosité d’Atwood, qui avait conçu des abrisrudimentaires pour les avions, des coupe-vent faits de lourds blocsde neige, et étayé de même les principales constructions du camp.Notre chance et notre efficacité avaient quelque chose desurnaturel.

Le monde extérieur était au courant, bien entendu, de notreprogramme ; il avait appris aussi l’étrange obstination deLake qui réclamait un tour de prospection vers l’ouest – ou plutôtle nord-ouest – avant notre transfert à la nouvelle base. Ilsemblait avoir beaucoup réfléchi, et avec une audace tranchante desplus alarmantes, sur la marque triangulaire de l’ardoise, ydéchiffrant certaines contradictions entre sa nature et son âgegéologique, qui excitaient à l’extrême sa curiosité et le désirpassionné de pousser plus loin forages et minages dans la formationoccidentale, à laquelle appartenaient évidemment les fragments misau jour. Il était bizarrement convaincu que cette marque étaitl’empreinte de quelque organisme volumineux, inconnu et absolumentinclassable, hautement évolué, bien que la roche qui la portait fûtd’une époque tellement ancienne – cambrienne, sinon mêmeprécambrienne – qu’elle excluait l’existence de toute vie nonseulement très évoluée, mais simplement au-delà du stade desunicellulaires ou au plus des trilobites. Ces fragments, ainsi queleur marque singulière, dataient de cinq cents millions à unmilliard d’années.

Chapitre 2

 

L’imagination populaire réagit positivement, je pense, à noscommuniqués par radio sur le départ de Lake vers des régions quel’homme n’avait jamais foulées ni découvertes dans ses rêves,encore que nous n’ayons rien dit de ses espoirs fous derévolutionner les sciences en biologie et en géologie. Sa premièreexpédition de sondage en traîneau, du 11 au 18 janvier, avecPabodie et cinq autres – gâtée par la perte de deux chiens dans unaccident au passage d’une des grandes arêtes de glace – avaitexhumé plus encore d’ardoise archéenne ; et je fus frappé del’étonnante profusion de marques fossiles évidentes dans cettestrate incroyablement ancienne. Elles venaient de formes de vietrès primitives qui n’impliquaient d’autre paradoxe que la présenceimpossible d’aucune forme de vie dans une roche aussiindiscutablement précambrienne ; aussi ne voyais-je toujourspas de raison à la requête de Lake de suspendre notre programme degain de temps – pause qui exigeait les quatre avions, beaucoupd’hommes et tout l’équipement mécanique de l’expédition.Finalement, je ne m’opposai pas au projet mais je décidai de ne pasaccompagner la mission du nord-ouest, bien que Lake sollicitât mescompétences géologiques. Pendant leur absence, je resterais à labase avec Pabodie et cinq hommes pour mettre au point les plansdéfinitifs du transfert vers l’est. En prévision de l’opération,l’un des avions avait commencé à remonter du détroit de McMurdo uneimportante réserve d’essence ; mais cela pouvait attendre unpeu pour l’instant. Je gardai avec moi un traîneau et neuf chiens,car on ne peut s’exposer à se retrouver d’un moment à l’autre sansmoyen de transport en un monde totalement inhabité, mort depuis desmillénaires.

L’expédition de Lake vers l’inconnu, comme chacun se lerappelle, diffusa ses propres communiqués grâce aux émetteurs àondes courtes des avions ; ils étaient captés simultanémentpar notre installation de la base méridionale et parl’Arkham dans le détroit de McMurdo, d’où ils étaientretransmis au monde extérieur sur grandes ondes jusqu’à cinquantemètres. Le départ avait eu lieu le 22 janvier à quatre heures dumatin ; et le premier message radio que nous reçûmes arrivadeux heures plus tard ; Lake y parlait d’atterrir pourentreprendre une fusion de glace à petite échelle et un forage àquelque trois cents miles de nous. Six heures après, un secondappel enthousiaste racontait la fiévreuse activité de castor pourcreuser et miner un puits peu profond ; l’apogée en était ladécouverte de fragments d’ardoise portant plusieurs marques assezsemblables à celles qui avaient suscité d’abord la perplexité.

Trois heures plus tard, un bref communiqué annonçait la reprisedu vol malgré un vent âpre et glacial, et quand j’expédiai unmessage pour m’opposer à de nouvelles imprudences, Lake réponditsèchement que ses nouveaux spécimens valaient qu’on prît tous lesrisques. Je compris que son exaltation le porterait à la révolte etque je ne pouvais rien pour empêcher qu’un coup de tête mette enpéril tout le succès de l’expédition ; mais il étaitconsternant de l’imaginer s’enfonçant de plus en plus dans cetteimmensité blanche, perfide et funeste, hantée de tempêtes et demystères insondables, qui se déployait sur plus de quinze centsmiles jusqu’au littoral mal connu et suspect de la Reine-Mary etdes terres de Knox.

Puis au bout d’une heure et demie environ, vint un message plussurexcité encore, de l’appareil de Lake en vol, qui me fit changerde sentiment et souhaiter presque d’avoir accompagné l’équipe.

« 22 h 10. En vol. Après tempête de neige, avons aperçuchaîne de montagnes la plus haute jamais vue. Peut égalerl’Himalaya, à en juger par la hauteur du plateau. Latitude probable76° 15’, longitude 113° 10’est. S’étend à perte de vue à droite età gauche. Peut-être deux cônes fumants. Tous sommets noirsdépouillés de neige. Grand vent souffle de là-haut, entravant lanavigation. »

Après cela, Pabodie, les hommes et moi restâmes pendus aurécepteur. L’idée du rempart titanesque de cette montagne à septcents miles de nous enflammait notre goût profond del’aventure ; nous nous réjouissions que notre expédition,sinon nous-mêmes en personne, en ait fait la découverte. Unedemi-heure encore, et Lake rappela.

« L’appareil de Moulton a fait un atterrissage forcé sur unplateau des contreforts, mais personne n’est blessé et c’estpeut-être réparable. On transférera l’essentiel sur les troisautres si nécessaire pour le retour ou d’éventuels déplacements,mais nous n’avons plus pour l’instant l’usage d’un avion chargé.Ces montagnes dépassent l’imagination. Je vais partir enreconnaissance avec l’appareil de Carroll entièrement déchargé.Vous ne pouvez rien imaginer de pareil. Les plus hauts sommetsdoivent dépasser trente-cinq mille pieds. L’Everest est battu.Atwood va mesurer l’altitude au théodolite tandis que nousvolerons, Carroll et moi. Ai fait erreur sans doute à propos descônes car ces formations semblent stratifiées. Peut-être ardoiseprécambrienne mêlée à autre strate. Curieux effets de silhouettesur le ciel – sections régulières de cubes accrochées aux cimes.Une merveille dans le rayonnement d’or rouge du soleil bas. Commeun pays mystérieux dans un rêve, ou la porte d’un monde interdit deprodiges inviolés. Je voudrais que vous soyez ici pour observertout cela. »

Bien qu’il fût en principe l’heure du coucher, aucun de nous,toujours à l’écoute, ne songeait à se retirer. Il en était sûrementde même au détroit de McMurdo, où la cache aux réserves etl’Arkham prenaient aussi les messages car le capitaineDouglas lança un appel pour féliciter tout le monde de l’importantedécouverte, et Sherman, le responsable de la réserve, partageaitses sentiments. Nous étions désolés, bien sûr, des dégâts causés àl’avion, mais on espérait qu’il serait aisément remis en état. Puisà 11 heures du soir vint une nouvelle communication de Lake.

« Survolé avec Carroll les contreforts les plus élevés. N’osonspas, en raison du temps, affronter vraiment les grands pics, maisle ferons plus tard. Terribles difficultés pour grimper et sedéplacer à cette altitude, mais ça vaut la peine. Grande chaîned’un seul bloc, d’où impossible de rien voir au-delà. Sommets trèsétranges, dépassant l’Himalaya. Chaîne semble d’ardoiseprécambrienne, avec signes évidents de beaucoup d’autres stratessoulevées. Fait erreur sur le volcanisme. S’étend à perte de vuedes deux côtés. Plus traces de neige au-dessus de vingt et un millepieds. Singulières formations sur les pentes des plus hautesmontagnes. Grands cubes bas aux parois rigoureusement verticales,et profil rectangulaire de remparts bas, verticaux, tels les vieuxchâteaux d’Asie suspendus aux à-pics dans les peintures de Rœrich.Impressionnant de loin. Approché certains, et Carroll pense qu’ilssont faits d’éléments distincts, plus petits, mais qu’il s’agitprobablement d’érosion. La plupart des arêtes effritées etarrondies comme s’ils étaient exposés aux tempêtes et auxintempéries depuis des millions d’années. Certaines parties, lesplus hautes surtout, paraissent d’une roche plus claire qu’aucunecouche visible sur les versants eux-mêmes, d’où origine cristallineévidente. Vol rapproché a révélé de nombreuses entrées de cavernes,parfois d’un dessin étonnamment régulier, carrées ousemi-circulaires. Il faut venir les étudier. Figurez-vous que j’aivu le rempart jusqu’au faîte d’un pic. Altitude estimée à trente outrente-cinq mille pieds. Suis monté moi-même à vingt et un millecinq cents par un froid mordant, infernal. Le vent siffle et moduleà travers les défilés, allant et venant dans les cavernes, maisjusqu’ici pas de danger en vol. »

Puis Lake poursuivit, une demi-heure encore, un feu roulant decommentaires, exprimant l’intention de faire à pied l’ascensiond’un des pics. Je répondis que je le rejoindrais aussitôt qu’ilpourrait envoyer un avion et qu’avec Pabodie nous mettrions aupoint le meilleur système de ravitaillement en carburant – où etcomment concentrer nos réserves en fonction de l’orientationnouvelle des recherches. Évidemment les forages de Lake et sesactivités aéronautiques exigeraient qu’une quantité assezimportante soit acheminée jusqu’à la nouvelle base qu’il allaitétablir au pied des montagnes ; et peut-être le vol vers l’estne pourrait-il être entrepris cette saison. J’appelai à ce proposle capitaine Douglas, le priant de décharger tout ce qu’il pourraitdes bateaux pour le monter sur la barrière avec le seul attelage dechiens que nous avions laissé. Il nous faudrait absolument ouvrir àtravers la région inconnue une route directe entre Lake et ledétroit de McMurdo.

Lake m’appela plus tard pour m’annoncer sa décision d’installerle camp à l’endroit de l’atterrissage forcé de Moulton, où lesréparations avaient déjà quelque peu progressé. La couche de glaceétait très mince, laissant voir çà et là le sol noir et il voulaity opérer certains sondages et minages avant de lancer une ascensionou une sortie en traîneau. Il parlait de l’ineffable majesté detout le paysage, et de l’impression étrange qu’il éprouvait sousces immenses pics silencieux dont les rangs montaient comme un murà l’assaut du ciel, au bord du monde. Les observations d’Atwood authéodolite avaient évalué la hauteur des cinq pics les plus élevésà trente ou trente-quatre mille pieds. L’aspect du sol balayé parle vent inquiétait manifestement Lake, car il indiquaitl’éventualité d’ouragans d’une violence prodigieuse qui dépassaienttout ce qu’on connaissait jusqu’alors. Son camp était situé à unpeu plus de cinq miles de l’endroit où surgissaient brusquement lesplus hauts contreforts. Je surpris presque dans ses propos une noted’angoisse – un éclair par-dessus ce vide glacial de sept centsmiles – comme s’il nous pressait d’activer les choses pour en finirau plus vite avec cette nouvelle contrée singulière. Il allait sereposer maintenant après une journée de travail ininterrompu d’unecélérité, d’un acharnement et avec des résultats quasi sansprécédent.

J’eus dans la matinée un entretien à trois par radio avec Lakeet le capitaine Douglas, chacun à sa base, si éloignée desautres ; il fut convenu qu’un des appareils de Lake viendraità mon camp chercher Pabodie, les cinq hommes et moi-même, avec toutle carburant qu’il pourrait emporter. Pour le reste, le problèmeétant lié à notre décision quant au voyage vers l’est, cela pouvaitattendre quelques jours ; Lake en avait assez dans l’immédiatpour le chauffage du camp et les forages. Éventuellement,l’ancienne base méridionale devrait être réapprovisionnée ;mais si nous remettions à plus tard le voyage vers l’est, nous n’enaurions pas besoin avant l’été suivant, et Lake devait entre-tempsenvoyer un appareil explorer une route directe des nouvellesmontagnes au détroit de McMurdo.

Pabodie et moi nous préparâmes à fermer notre base pour un tempsplus ou moins long selon le cas. Si nous hivernions dansl’Antarctique nous volerions sans doute directement du camp de Lakeà l’Arkham sans y revenir. Plusieurs de nos tentes coniques étaientdéjà étayées par des blocs de neige dure, et nous décidâmes alorsd’achever le travail en édifiant un village esquimau permanent.Grâce à de très larges réserves de tentes, Lake disposait de toutce qui serait nécessaire à son campement, même après notre arrivée.Je le prévins donc par radio que Pabodie et moi serions prêts pourle transfert au nord-ouest après un jour de travail et une nuit derepos.

Nos travaux, cependant, ne furent guère poursuivis après quatreheures de l’après-midi car Lake nous adressa les messages les plusexaltés et les plus surprenants. Sa journée de travail avait malcommencé ; en effet, le survol des roches à nu révélait uneabsence totale des strates archéennes et primitives qu’ilcherchait, et qui constituaient une large part des cimes colossalessituées à une distance si irritante du camp. La plupart des rochesaperçues étaient apparemment des grès jurassiques et comanchiens,des schistes permiens et triasiques, avec ici et là desaffleurements noirs et brillants évoquant un charbon dur etardoisé. Lake était assez découragé, ses projets étant fondés surl’exhumation de spécimens de plus de cinq cents millions d’années.Il lui parut évident que, pour retrouver la couche archéenne où ilavait découvert les étranges marques, il devrait faire un longparcours en traîneau depuis les contreforts jusqu’aux à-pics desgigantesques montagnes elles-mêmes.

Il avait résolu, néanmoins, de procéder à quelques forageslocaux, dans le cadre du programme général de l’expédition ;il installa donc la foreuse et mit cinq hommes au travail, tandisque les autres finiraient d’installer le camp et de réparer l’avionaccidenté. La roche la plus tendre – un grès à un quart de mileenviron du camp – avait été choisie pour le premierprélèvement ; et le foret avançait de façon très satisfaisantesans trop de minage supplémentaire. Ce fut trois heures plus tard,à la suite de la première explosion sérieuse, qu’on entendit leséclats de voix de l’équipe, et que le jeune Gedney – contremaîtrepar intérim – se précipita au camp pour annoncer la stupéfiantenouvelle.

Ils avaient découvert une caverne. Dès le début du forage, legrès avait fait place à une veine de calcaire comanchien pleine deminuscules fossiles, céphalopodes, coraux, oursins et spirifères,avec parfois des traces d’épongés siliceuses et d’os de vertébrésmarins – ces derniers sans doute de requins et de ganoïdes. C’étaitassez important en soi, car il s’agissait des premiers vertébrésfossiles que l’expédition ait jamais recueillis ; mais quand,peu après, la tête du foret passant au travers de la stratedéboucha dans le vide, une nouvelle vague d’émotion plus intenseencore se propagea parmi les fouilleurs. Une explosion assezconsidérable avait mis au jour le souterrain secret ; etmaintenant, par une ouverture irrégulière de peut-être cinq piedsde large et trois de profondeur, bâillait là, devant les chercheursavides, une excavation de calcaire superficiel creusée depuis plusde cinquante millions d’années par les eaux d’infiltration d’unmonde tropical disparu.

La couche ainsi évidée ne faisait pas plus de sept à huit piedsde profondeur, mais elle s’étendait indéfiniment dans toutes lesdirections, et il y circulait un air frais qui suggérait sonappartenance à un vaste réseau souterrain. Plafond et sol étaientabondamment pourvus de grandes stalactites et stalagmites dontcertaines se rejoignaient en formant des colonnes ; mais plusimportant que tout était l’énorme dépôt de coquilles et d’os qui,par places, obstruait presque le passage. Charrié depuis lesjungles inconnues de fougères arborescentes et de champignons dumésozoïque, les forêts de cycas, de palmiers-éventails etd’angiospermes primitifs du tertiaire, ce pot-pourri osseuxcontenait plus de spécimens du crétacé, de l’éocène, et de diversesespèces animales que le plus éminent paléontologue n’en pourraitdénombrer ou classer en un an. Mollusques, carapaces de crustacés,poissons, batraciens, reptiles, oiseaux et premiers mammifères –grands et petits, connus et inconnus. Rien d’étonnant si Gedneyrevint au camp en criant et si tous les autres lâchèrent leurtravail pour se précipiter tête baissée dans le froid mordant àl’endroit où le grand derrick ouvrait une porte nouvelle sur lessecrets de la terre profonde et les éternités disparues.

Quand Lake eut satisfait le premier élan de sa curiosité, ilgriffonna un message sur son bloc-notes et fit rappeler en hâte lejeune Moulton au camp pour le diffuser par radio. J’eus ainsi lespremières nouvelles de la découverte ; l’identification decoquillages primitifs, d’os de ganoïdes et de placodermes, restesde labyrinthodontes, thécodontes, fragments de crâne de grandmososaure, vertèbre et cuirasse de dinosaure, dents et os d’aile deptérodactyle, débris d’archéoptéryx, dents de requin du miocène,crânes d’oiseaux primitifs, ainsi que crânes, vertèbres et autresossements de mammifères archaïques tels que paléothériums,xiphodons, dinocérases, eohippi, oréodons et titanothères. Il n’yavait rien d’aussi récent que le mastodonte, l’éléphant, lechameau, le daim ou le bovin ; Lake en conclut donc que lesderniers dépôts dataient de l’oligocène et que la couche creuséeétait restée dans son état actuel, morte et impénétrable depuis aumoins trente millions d’années.

D’autre part, la prédominance de formes de vie très primitivesétait extrêmement singulière. Bien que la formation calcaire fût, àen juger par des fossiles incrustés typiques comme desventriculites, indéniablement et tout à fait comanchienne sansaucun élément plus ancien, les fragments isolés dans la cavernecomportaient une proportion surprenante d’organismes jusqu’iciconsidérés comme représentatifs d’époques beaucoup plus reculées,et même des poissons rudimentaires, mollusques et coraux datant dusilurien et de l’ordovicien. Conclusion inévitable : il y avait eudans cette partie du monde une continuité unique et remarquableentre la vie telle qu’elle était trois cents millions d’années plustôt et celle qui datait de trente millions seulement. À quandremontait cette continuité, en deçà de l’oligocène où la caverneavait été fermée, voilà qui défiait toute spéculation. En toutehypothèse, la terrible période glaciaire du pléistocène, il y aquelque cinq cent mille ans – autant dire hier, comparé à l’âge dela caverne – pouvait avoir mis fin à toutes les formes de vieprimitives qui avaient réussi localement à survivre à la duréeordinaire.

Loin de s’en tenir à son premier message, Lake avait écrit unautre communiqué qu’il avait fait porter dans la neige jusqu’aucamp avant que Moulton ait pu en revenir. Moulton resta ensuiteprès de la radio dans l’un des avions, me transmettant – ainsi qu’àl’Arkham pour diffusion au monde extérieur – les fréquentspost-scriptum que Lake lui fit porter par une succession demessagers. Ceux qui ont suivi les journaux se rappelleront lafièvre suscitée chez les scientifiques par ces communiqués del’après-midi – qui ont finalement conduit, après tant d’années, àl’organisation de cette expédition Stark-Weather-Moore que je tienssi vivement à détourner de ses projets. Je ne puis mieux faire quereproduire textuellement ces messages, tels que Lake les envoya etque notre radio McTighe les transcrivit en sténo.

« Fowler fait une découverte de la plus haute importance dansles fragments de grès et de calcaire venant des minages. Plusieursempreintes triangulaires striées, distinctes, comme celles del’ardoise archéenne, prouvent que l’origine en a survécu plus desix cents millions d’années jusqu’à l’époque comanchienne sans plusde changements que des modifications morphologiques peu importanteset une certaine réduction de la taille moyenne. Les empreintescomanchiennes sont apparemment plus primitives, ou décadentespeut-être, que les plus anciennes. Soulignez dans la pressel’importance de la découverte. Elle sera pour la biologie cequ’Einstein a été pour les mathématiques et la physique. Rejointmes travaux précédents et en prolonge les conclusions. Elle paraîtindiquer, comme je le soupçonnais, que la Terre a connu un cycleentier ou plusieurs cycles de vie organique avant celui quicommence avec les cellules archéozoïques. Déjà évoluée etspécialisée voilà mille millions d’années, quand la planète étaitjeune et récemment encore inhabitable pour aucune forme de vie oustructure protoplasmique normale. Reste à savoir quand, où etcomment cela s’est produit. »

« Plus tard. En examinant certains fragments de squelette degrands sauriens terrestres et marins et de mammifères primitifs,découvert de singulières blessures locales ou lésions de lastructure osseuse non imputables à aucun prédateur animal Carnivored’aucune époque. De deux sortes : perforations directes etpénétrantes, et incisions apparemment tranchantes. Un ou deux casd’os à cassure nette. Peu de spécimens concernés. J’envoie chercherau camp des torches électriques. Vais étudier la zone de fouillesen profondeur en abattant les stalactites. »

« Encore plus tard. Ai découvert un fragment d’une curieusestéatite de six pouces de large et un et demi d’épaisseur,entièrement différente de toutes les formations locales visibles.Verdâtre, mais sans aucun indice qui permette la datation.Étonnamment lisse et régulière. En forme d’étoile à cinq branchesaux pointes brisées, avec des traces d’autres clivages aux anglesintérieurs et au centre. Petite dépression polie au milieu de lasurface intacte. Suscite beaucoup de curiosité quant à l’origine etl’érosion. Probablement un caprice des effets de l’eau. Carrollcroit y discerner à la loupe d’autres marques de caractèregéologique. Groupes de points minuscules en motifs réguliers. Leschiens s’inquiètent tandis que nous travaillons, et semblentdétester cette stéatite. Il faut voir si elle a une odeurparticulière. D’autres nouvelles quand Mills reviendra avec leslampes et que nous attaquerons la zone souterraine. »

« 10 h 15 du soir. Importante découverte. Orrendorf etWatkins, travaillant en profondeur à la lumière, ont trouvé à 21 h45 fossile monstrueux en forme de tonneau, de nature totalementinconnue ; probablement végétale sinon spécimen géant d’unradiolaire marin inconnu. Tissu évidemment conservé par les selsminéraux. Dur comme du cuir mais étonnante souplesse par endroits.Marques de cassures aux extrémités et sur les côtés. Six pieds d’unbout à l’autre, trois pieds et demi de diamètre au milieu,s’effilant jusqu’à un pied à chaque extrémité. Rappelle un tonneauavec cinq arêtes en saillie comme des douves. Séparations latéralescomme des tiges assez fines, à l’équateur, au milieu de cessaillies. Excroissances bizarres dans les sillons entre les arêtes.Crêtes ou ailes qui se replient ou se déplient comme des éventails.Tous très abîmés sauf un dont l’aile étendue a presque sept piedsd’envergure. L’aspect rappelle certains monstres du mythe primitif,spécialement les fabuleux Anciens dans le Necronomicon.Ces ailes semblent membraneuses, tendues sur une carcasse de tuyauxglandulaires. Très petits orifices apparents au bout des ailes dansles tubes de la charpente. Extrémités du corps racornies nepermettent aucun accès à l’intérieur ou à ce qui en aurait étédétaché. Il faudra le disséquer quand nous rentrerons au camp.Impossible de décider entre végétal et animal. Beaucoup de signesmanifestes d’une nature primitive presque inconcevable. Mis tout lemonde à l’abattage des stalactites et à la recherche de nouveauxspécimens. Trouvé d’autres os endommagés mais ils attendront. Desennuis avec les chiens. Ils ne supportent pas le nouveau spécimenet le mettraient en pièces si nous ne les tenions à distance. »

« 23 heures. Attention, Dyer, Pabodie, Douglas.Événement de la plus haute – je dirai même transcendante –importance. Qu’Arkham transmette immédiatement à lastation de Kingsport Head. L’étrange objet en forme de tonneau estla créature archéenne qui a laissé les empreintes dans la roche.Mills, Boudreau et Fowler en ont découvert sous terre un lot detreize autres à quarante pieds de l’ouverture. Mêlés à desfragments de stéatite curieusement arrondis, plus petits que lesprécédents – en forme d’étoile mais sans traces de cassures, sauf àcertaines pointes. Sur les treize spécimens organiques, huit sontapparemment en parfait état avec tous leurs appendices. Les avonstous remontés à la surface, en tenant les chiens à l’écart. Ils nepeuvent pas les souffrir. Écoutez très attentivement ladescription, et répétez pour plus de sûreté. Il faut que lesjournaux la reproduisent sans erreur.

« L’objet a huit pieds de long en tout. Le torse en tonneau desix pieds, à cinq arêtes, fait trois pieds et demi de diamètre aucentre, un pied aux extrémités. Gris foncé, élastique et d’une trèsgrande fermeté. Les ailes membraneuses de sept pieds, même couleur,trouvées repliées, sortent des sillons entre les arêtes. Armaturetubulaire ou glandulaire gris clair, avec orifices au bout desailes. Déployées, elles ont les bords en dents de scie. Autour dela région centrale, au milieu de chacune des saillies verticales enforme de douve, on trouve cinq organes gris clair, bras outentacules flexibles étroitement repliés contre le torse mais quipeuvent s’étendre jusqu’à une longueur de trois pieds. Tels lesbras des crinoïdes primitifs. Chaque tige de trois pouces dediamètre se ramifie au bout de six pouces en cinq sous-tiges,chacune se ramifiant au bout de huit pouces en cinq petitstentacules ou vrilles effilées, ce qui donne pour chaque tige untotal de vingt-cinq tentacules.

« Au sommet du torse, un cou court et bulbeux, gris plus clair,avec des sortes de branchies, porte ce qui semble une tête jaunâtreen forme d’étoile de mer à cinq branches, couverte de cils drus detrois pouces, des diverses couleurs du prisme. Tête épaisse etgonflée d’environ deux pieds d’une pointe à l’autre, avec des tubesflexibles jaunâtres de trois pouces sortant au bout de chaquepointe. Au sommet, une fente, juste au centre, probablement unorifice respiratoire. Au bout de chaque tube, une expansionsphérique où une membrane jaunâtre se replie sous le doigt,découvrant un globe vitreux d’un rouge iridescent, un œilévidemment. Cinq tubes rougeâtres un peu plus longs partent desangles intérieurs de la tête en étoile et finissent en renflements,comme des sacs de même couleur qui, sous la pression, s’ouvrent surdes orifices en forme de calice de deux pouces de diamètre, bordésde sortes de dents blanches et aiguës. Tous ces tubes, cils etpointes de la tête en étoile de mer étroitement repliés ;tubes et pointes collés au cou bulbeux et au torse. Surprenantesouplesse en dépit de l’extrême fermeté.

« Au bas du torse se trouvent des équivalents rudimentaires desdispositifs de la tête, mais aux fonctions différentes. Unpseudo-cou bulbeux gris clair, sans branchies, porte un organeverdâtre en étoile à cinq branches. Bras durs et musculeux dequatre pieds de long, s’amenuisant de sept pouces de diamètre à labase jusqu’à deux et demi environ à l’extrémité. À chaque pointe serattache le petit côté d’un triangle membraneux verdâtre à cinqnervures de huit pouces de long et six de large au bout. C’est làla pagaie, l’aileron ou le pseudopode qui a laissé les empreintessur les roches vieilles de mille millions à cinquante ou soixantemillions d’années. Des angles intérieurs du dispositif en étoilesortent des tubes rougeâtres de deux pieds s’effilant de troispouces de diamètre à la base jusqu’à un au bout. Orifices auxextrémités. Tous ces éléments coriaces comme du cuir maisextrêmement flexibles. Des bras de quatre pieds avec des palettescertainement utilisées pour une forme de locomotion, marine ouautre. Suggèrent, quand on les déplace, une puissance musculairedémesurée. Tous ces appendices trouvés étroitement repliés sur lepseudo-cou et à l’extrémité du torse comme ceux de l’autrebout.

« Je ne puis encore trancher entre le domaine végétal etl’animal, mais les chances maintenant sont en faveur de l’animal.Il représente sans doute une révolution incroyablement poussée deradiolaire, sans avoir perdu certains de ses caractères primitifs.Rapprochements indiscutables avec les échinodermes malgré signeslocaux contradictoires. La structure des ailes laisse perplexeétant donné l’habitat probablement marin, mais elles pouvaientservir à la navigation. La symétrie est curieusement végétale,évoquant la structure de la plante selon l’axe haut-bas, plutôt quecelle de l’animal dans l’axe avant-arrière. Ancienneté fabuleuse del’évolution, avant même les protozoaires archéens les plusélémentaires connus jusqu’à présent ; défie toute hypothèsequant à son origine.

« Les spécimens complets offrent une ressemblance si troublanteavec certains êtres du mythe primitif que l’idée de leur existencetrès ancienne hors de l’Antarctique devient inévitable. Dyer etPabodie ont lu le Necronomicon et vu les peinturescauchemardesques de Clark Ashton Smith[3] inspiréesdu texte ; ils comprendront quand je parle de ces Anciens quipassent pour avoir créé toute vie sur terre par plaisanterie ou parerreur. Les érudits ont toujours pensé que cette idée était néed’interprétations imaginaires morbides de très anciens radiolairestropicaux. Et aussi de créatures du folklore préhistorique dontparlait Wilmarth – prolongements du culte de Cthulhu, etc.

« Un vaste champ de recherche est ouvert. Dépôts probables ducrétacé inférieur ou du début de l’éocène, à en juger par lesspécimens qui y sont mêlés. Énormes stalagmites formées au-dessusd’eux. Dur travail pour les dégager, mais leur robustesse a évitéles dégâts. État de conservation inespéré, dû évidemment à l’actiondu calcaire. Rien trouvé d’autre, mais reprendrons fouilles plustard. Il faut maintenant rapporter au camp quatorze énormesspécimens sans les chiens, qui aboient furieusement et qu’on nepeut laisser approcher. Avec neuf hommes – trois pour garder leschiens – nous devrions réussir à conduire convenablement lestraîneaux, malgré le vent défavorable. Il faut établir la liaisonaérienne avec McMurdo et commencer à embarquer le matériel. Mais jeveux disséquer un de ces monstres avant de prendre aucun repos.Dommage de n’avoir pas ici de vrai laboratoire. Dyer devrait sebotter les fesses pour avoir voulu empêcher mon voyage versl’ouest. D’abord les montagnes les plus hautes du monde, et puisceci. Si ce n’est pas le clou de l’expédition, je me demande ce quil’est. Scientifiquement, c’est la gloire. Compliments, Pabodie,pour la foreuse qui a ouvert la caverne. À présent, Arkhamvoudrait-il répéter la description ? » Nos impressions, àPabodie et à moi, au reçu de ce rapport, dépassent toutedescription, et nos compagnons ne furent pas en rested’enthousiasme. McTighe, qui avait rapidement noté quelques pointsessentiels à travers le bourdonnement du récepteur, reprit lemessage complet à partir de la sténographie, dès que l’opérateur deLake eut terminé l’émission. Tous comprenaient la portéesensationnelle de la découverte, et j’adressai nos félicitations àLake aussitôt que l’opérateur de l’Arkham eut répété lespassages descriptifs comme on le lui avait demandé ; monexemple fut suivi par Sherman, de sa station à la réserve secrètedu détroit de McMurdo, aussi bien que par le capitaine Douglas del’Arkham. Plus tard, j’ajoutai, en tant que chef del’expédition, quelques commentaires qui devaient être transmis parl’Arkham au monde extérieur. Naturellement, il n’était pasquestion de repos dans une pareille exaltation et mon seul désirétait de rejoindre le plus vite possible le camp de Lake. Je fusdéçu quand il me fit dire qu’un fort coup de vent venant de lamontagne rendait pour l’instant tout transport aérienimpossible.

Mais une heure et demie plus tard, la déception fit place à unnouvel intérêt. De nouveaux messages de Lake annonçaient letransport réussi des quatorze grands spécimens jusqu’au camp.L’effort avait été rude car ils étaient étonnamment pesants ;mais neuf hommes s’en étaient très bien tirés. À présent, unepartie de l’équipe édifiait à la hâte un corral de neige à bonnedistance de la base, où l’on mènerait les chiens pour les nourrirplus commodément. On avait déposé les spécimens sur la neige dureprès du camp, sauf un dont Lake essayait tant bien que mal ladissection. La tâche se révéla plus laborieuse qu’on ne s’yattendait ; car malgré la chaleur du poêle à essence dans latente-laboratoire récemment dressée, les tissus souples enapparence du sujet choisi – intact et vigoureux – n’avaient rienperdu de leur dureté coriace. Lake ne savait comment pratiquer lesincisions nécessaires sans une brutalité qui risquait de détruireles finesses de structure qu’il cherchait à étudier. Il avaitencore, c’est vrai, sept autres spécimens en parfait état mais ilsétaient trop rares pour qu’on en use à la légère à moins que lacaverne ne pût, par la suite, en fournir indéfiniment. Il renonçadonc à celui-ci et en fit apporter un autre qui, bien que pourvuaux deux extrémités des dispositifs en étoile, était gravementendommagé et partiellement éclaté le long d’un des grands sillonsdu torse.

Les résultats, rapidement communiqués par radio, furentdéconcertants et tout à fait passionnants. Pas question dedélicatesse ou de précision avec les instruments tout juste bons àentamer le tissu inhabituel, mais le peu qui fut obtenu nous laissatous stupéfaits et perplexes. Il allait falloir remettre à jourentièrement la biologie actuelle car ce monstre n’était le produitd’aucun développement cellulaire scientifiquement connu. Il y avaiteu à peine quelques cristallisations, et en dépit de leur âge,peut-être quarante millions d’années, les organes internes étaientabsolument intacts. Le caractère coriace, inaltérable et presqueindestructible était inhérent à ce type d’organisme, et serattachait à certain cycle paléogène de l’évolution des invertébréstotalement inaccessible à nos capacités spéculatives. Au début,tout ce que Lake découvrit était sec, mais à mesure que la tentechauffée produisait son effet amollissant, un suintement d’origineorganique dégageant une odeur forte et repoussante apparut dans lapartie indemne de l’objet. Ce n’était pas du sang mais un liquideépais, vert foncé, qui apparemment en tenait lieu. Lake en était làde son travail lorsque les trente-sept chiens avaient été conduitsau corral encore inachevé ; et même à cette distance, desaboiements sauvages et des signes de nervosité répondirent auxémanations âpres et envahissantes.

Loin d’aider à situer l’étrange entité, cette dissectionpréliminaire ne fit qu’approfondir son mystère. Toutes lesconjectures quant aux parties externes avaient été justes et, à lesen croire, on ne pouvait guère hésiter à la dire animale ;mais l’observation interne fit apparaître tant de caractéristiquesvégétales que Lake nageait complètement. Il y avait digestion,circulation et élimination des déchets par les tubes rougeâtres dela partie inférieure en étoile. Il semblait à première vue que le.système respiratoire utilisât l’oxygène plutôt que le bioxyde decarbone ; on découvrait des signes évidents de réserves d’airet de curieux procédés pour déplacer la respiration, de l’orificeexterne jusqu’à au moins deux organes respiratoires entièrementdéveloppés : branchies et pores. Manifestement, cet être étaitamphibie et sans doute adapté aussi aux longues hibernations àl’abri de l’air. Des organes vocaux semblaient exister en liaisonavec l’appareil respiratoire, mais ils présentaient des anomaliesinexplicables pour l’instant. Le langage articulé, au sens deprononciation de syllabes, paraissait difficilementconcevable ; mais on pouvait imaginer des sons flûtés,couvrant une gamme étendue. Quant au système musculaire, il étaitprodigieusement développé.

Lake resta confondu par la complexité et l’extrême évolution dusystème nerveux. Étonnamment primitif et archaïque à certainségards, le monstre possédait un jeu de centres ganglionnaires et deconnexions témoignant du dernier degré de spécialisation. Soncerveau à cinq lobes était impressionnant ; on constatait laprésence d’un équipement sensoriel, constitué en partie par lescils drus de la tête, impliquant des facteurs étrangers à toutautre organisme terrestre. Il avait sans doute plus de cinq sens,de sorte que son comportement ne pouvait être déduit par analogieavec rien de connu. Cette créature avait dû être, se dit Lake.d’une sensibilité aiguë, aux fonctions subtilement différenciéesdans son monde primitif ; très proche des abeilles et desfourmis d’aujourd’hui. Elle se reproduisait comme les plantescryptogames, notamment les ptéridophytes ; avait des sporangesau bout des ailes, et était certainement produite par un thalle ouun prothalle.

Lui donner un nom à ce stade eût été pure folie. Celaressemblait à un radiolaire, tout en étant évidemment biendavantage. C’était partiellement végétal, tout en possédant auxtrois quarts l’essentiel de la structure animale. Que cela fûtd’origine marine, sa configuration symétrique et certaines autresparticularités l’indiquaient clairement ; encore qu’on ne pûtpréciser au juste la limite de ses toutes dernières adaptations.Les ailes, après tout, maintenaient l’évocation persistante d’unevie aérienne. Comment un tel être avait-il pu poursuivre sonévolution prodigieusement complexe sur une terre nouveau-née, asseztôt pour laisser son empreinte sur des roches archéennes, c’étaittrop inconcevable pour ne pas rappeler à Lake, bizarrement, lesmythes primitifs des Grands Anciens, qui descendirent des étoilespour inventer la vie sur Terre par plaisanterie ou par erreur, etles contes extravagants des êtres cosmiques des collinesd’Ailleurs, que racontait un collègue folkloriste du départementanglais de Miskatonic.

Il envisageait, bien sûr, la possibilité que les empreintesprécambriennes aient été laissées par un ancêtre moins évolué denos spécimens ; mais il écartait vite cette théorie tropsimple en considérant les qualités structurelles supérieures desfossiles plus anciens. Peut-être les dernières formesindiquaient-elles une décadence plutôt qu’un progrès del’évolution. La taille des pseudopodes avait diminué, et lamorphologie dans son ensemble paraissait plus grossière etsimplifiée. Du reste, les nerfs et les organes qu’il venaitd’examiner évoquaient singulièrement des régressions de formesencore plus élaborées. Les parties rudimentaires et atrophiéesétaient étonnamment fréquentes. Somme toute, on n’avait guèreavancé, et Lake se rabattit sur la mythologie pour une appellationprovisoire – en surnommant plaisamment ses trouvailles les «Anciens ».

Vers 2 h 30 du matin, ayant décidé de remettre à plus tard sontravail pour prendre un peu de repos, il couvrit d’une bâche lesujet disséqué, quitta la tente-laboratoire et considéra lesspécimens intacts avec un nouvel intérêt. Le soleil perpétuel del’Antarctique avait commencé à assouplir un peu leurs tissus, desorte que les pointes de la tête et les tubes de deux ou troissemblaient prêts à se déployer ; il n’y avait pas lieu,pensa-t-il, de craindre pour l’instant la décomposition, latempérature restant presque au-dessous de zéro[4] . Ilrapprocha néanmoins les uns des autres les sujets non disséqués, etjeta dessus une toile de tente pour leur éviter les rayons solairesdirects. Cela pourrait contribuer aussi à empêcher leur odeurd’alerter les chiens, dont l’agitation hostile devenait un vraiproblème, même à la grande distance où ils étaient tenus, derrièreles murs de neige de plus en plus hauts qu’une équipe renforcéedressait en hâte autour de leurs quartiers. Il dut charger delourds blocs de neige les coins de la toile pour la maintenir enplace malgré le vent qui se levait, car les montagnes titanesquessemblaient sur le point de déchaîner quelques redoutables rafales.Les premières craintes quant aux brusques coups de ventantarctiques se ravivaient et, sous la surveillance d’Atwood, lesprécautions furent prises pour établir autour des tentes, dunouveau corral des chiens et des hangars rudimentaires d’avions,des remblais de neige du côté de la montagne. Ces hangars,commencés avec des blocs de neige dure à leurs moments perdus,étaient loin d’être assez hauts ; et Lake finit par suspendretoutes les autres tâches pour mettre les hommes à ce travail.

Il était quatre heures passées quand Lake se prépara enfin àterminer l’émission et nous invita tous à partager le reposqu’allait prendre son équipe quand les murs du hangar seraient unpeu plus hauts. Il eut avec Pabodie un échange amical sur les ondeset lui redit ses éloges pour les foreurs vraiment sensationnels quiavaient aidé à sa découverte. Atwood lui aussi envoyait saluts etcompliments. J’adressai à Lake mes félicitations chaleureuses,reconnaissant qu’il avait eu raison à propos du voyage versl’ouest ; et nous décidâmes de reprendre contact par radio àdix heures du matin. Si le vent était tombé, Lake enverrait unappareil chercher l’équipe à ma base. Juste avant de me retirer, jelançai un dernier appel à l’Arkham, avec instructionsd’atténuer les nouvelles du jour à l’intention de l’extérieur, carles détails au complet semblaient assez renversants pour susciterune vague d’incrédulité, tant qu’on ne les aurait pas justifiés pardes preuves.

Chapitre 3

 

Aucun de nous, je pense, n’eut le sommeil très lourd ni paisiblece matin-là ; l’excitation de la découverte et la fureurcroissante du vent s’y opposaient. La tempête était si violente,même chez nous, que nous ne pouvions nous empêcher de penserqu’elle devait être bien pis au camp de Lake, au pied même desmontagnes inconnues qui l’engendraient et la déchaînaient. McTighe,éveillé à dix heures, tenta de joindre Lake par radio commeconvenu, mais des phénomènes électriques dans l’atmosphère troubléede l’ouest semblaient empêcher toute communication. On putcependant obtenir l’Arkham, et Douglas me dit qu’il avaitlui aussi vainement essayé d’atteindre Lake. Il ignorait tout duvent, qui ne soufflait guère au détroit de McMurdo malgré saviolence obstinée dans notre secteur.

Nous restâmes à l’écoute toute la journée, inquiets, tâchant detemps en temps d’appeler Lake, mais toujours sans résultat. Versmidi, un vent littéralement frénétique déferla, venant de l’ouest,et nous craignîmes pour la sécurité de notre camp ; mais ilfinit par s’apaiser, avec seulement une petite rechute vers deuxheures de l’après-midi. À partir de trois heures, par temps calme,nous redoublâmes d’efforts pour obtenir Lake. Sachant qu’ildisposait de quatre avions, chacun pourvu d’un excellent poste àondes courtes, nous ne pouvions imaginer qu’un quelconque accidentait pu endommager toute son installation radio à la fois. Pourtantle silence total persistait ; et songeant à la violencedémente qu’avait pu atteindre le vent dans son secteur, nous nepouvions nous garder des plus sinistres conjectures.

Vers six heures, nos craintes s’étant aggravées et précisées,après avoir consulté par radio Douglas et Thorfinnssen, je résolusd’entreprendre une enquête. Le cinquième appareil, qui était restéà la réserve du détroit de McMurdo, avec Sherman et deux marins,était en bon état et prêt à servir immédiatement ; et ilsemblait bien que le cas d’extrême urgence pour lequel nousl’avions réservé se présentait maintenant. Je joignis Sherman parradio et le priai de me rejoindre avec l’avion et les deux marins àla base sud, le plus rapidement possible, les conditionsatmosphériques étant apparemment très favorables. Puis nousinformâmes le personnel de la mission d’enquête en préparation, etdécidâmes d’emmener tout le monde, avec le traîneau et les chiensque j’avais gardés près de moi. Si lourde que fût la charge, elleétait à la portée d’un de ces gros avions construits pour nous surcommande spéciale de machines de transport lourd. J’essayai encorede temps en temps de joindre Lake, sans plus de résultat.

Sherman, accompagné des marins Gunnarsson et Larsen, décolla à 7h 30, nous tenant au courant, pendant le voyage, d’un vol sanshistoire. Ils arrivèrent à notre base à minuit et, tous ensemble,nous discutâmes aussitôt de l’opération suivante. Il était risquéde naviguer au-dessus de l’Antarctique dans un appareil isolé, sansle repère d’aucune base, mais personne ne se déroba à ce quis’imposait comme la nécessité la plus évidente. Après avoircommencé à charger l’appareil, on alla se coucher à deux heurespour un bref repos, mais on était debout à quatre heures afin determiner chargement et bagages.

Le 25 janvier à 7 h 15, nous décollâmes en direction dunord-ouest, McTighe étant aux commandes, avec dix hommes, septchiens, un traîneau, une réserve de carburant et de nourriture, etdiverses autres choses, y compris la radio de bord. Le temps étaitclair, assez calme et la température relativement clémente ;nous ne prévoyions pas de difficultés pour atteindre la latitude etla longitude indiquées par Lake pour situer son camp. Nos craintesconcernaient ce que nous allions trouver, ou ne pas trouver, à lafin de notre voyage ; car la réponse à tous nos appels au campétait toujours le silence.

Chaque incident de ce vol de quatre heures et demie reste gravédans mon souvenir à cause de sa situation cruciale dans ma vie. Ilmarque pour moi la perte, à l’âge de cinquante-quatre ans, de toutela paix et l’équilibre dont jouit un esprit normal, grâce à saconception familière de la Nature autour de nous et des lois decette Nature. Les dix hommes que nous étions – mais l’étudiantDanforth et moi plus que tous les autres – eurent dès lors àaffronter un monde d’une hideur démesurée d’horreurs aux aguets,que rien ne peut effacer de nos émotions, et que nous voudrionséviter de partager, si c’est possible, avec le reste de l’humanité.Les journaux ont publié les communiqués que nous envoyions del’avion en vol, racontant notre course non-stop, nos deux combatsen altitude contre la traîtrise des coups de vent, notre aperçu dela zone défoncée où Lake, trois jours plus tôt, avait creusé sonpuits à mi-chemin, et notre découverte d’un groupe de ces étrangescylindres de neige duveteux qu’Amundsen et Byrd ont décrits,roulant sans fin dans le vent sur des lieues et des lieues deplateau glacé. Un moment vint pourtant où nos impressions nepouvaient plus se traduire en aucun mot que la presse pûtsaisir ; et puis un autre encore où nous dûmes adopter unevraie règle de censure rigoureuse.

Le marin Larsen fut le premier à apercevoir devant nous leprofil déchiqueté des cônes et des sommets ensorcelés, et sesexclamations attirèrent tout le monde aux hublots du grand avion.Malgré notre vitesse, ils furent très lents à imposer leur massiveprésence ; d’où nous conclûmes qu’ils devaient être à unedistance considérable, et que seule leur fantastique hauteurpouvait accrocher le regard. Peu à peu cependant, ils montèrentinexorablement dans le ciel occidental, nous laissant discerner lesdifférents sommets nus, désolés, noirâtres, et saisir le sentimentbizarre d’imaginaire qu’ils inspiraient dans la lumière rougeâtrede l’Antarctique, avec en arrière-plan le défi des nuages irisés depoussière de glace. Il y avait dans tout cela l’ombre tenace etpénétrante d’un formidable secret et d’une révélationsuspendue ; comme si ces flèches de cauchemar étaient lespylônes d’une redoutable porte ouverte sur les domaines interditsdu rêve, les abîmes complexes des temps lointains, de l’espace etde l’ultradimensionnel. Je ne pouvais m’empêcher de les sentirmalfaisantes, ces montagnes hallucinées dont les versants pluslointains veillaient sur quelque ultime abysse maudit. L’éclatvoilé de cet arrière-plan de nuages effervescents suggéraitl’ineffable promesse d’un vague outre-monde éthéré bienau-delà de la spatialité terrestre, et rappelait effroyablement leradical isolement, la mort immémoriale de cet univers australvierge et insondable. Ce fut le jeune Danforth qui nous fitobserver les reliefs curieusement réguliers le long de la plushaute montagne – tels des fragments agglomérés de cubes parfaitsque Lake avait mentionnés dans ses messages, et qui justifiaienttout à fait sa comparaison avec les évocations de rêve de templesprimitifs en ruine sur les cimes nuageuses des montagnes d’Asiedans les peintures si étranges et subtiles de Rœrich. Unefascination réellement rœrichienne se dégageait de tout cecontinent surnaturel de mystères himalayens. Je l’avais ressentieen octobre en apercevant pour la première fois la terre deVictoria, et je l’éprouvais de nouveau maintenant. Je percevaisaussi le retour d’un malaise devant les ressemblances avec lesmythes archéens, et des correspondances troublantes entre ceroyaume fatal et le tristement célèbre plateau de Leng dans lesécrits primordiaux. Les mythologues ont situé Leng en Asiecentrale ; mais la mémoire de la race humaine – ou de sesprédécesseurs – est longue et il est bien possible que certainsrécits soient issus de contrées, de montagnes et de temples d’unehorreur plus ancienne que l’Asie et qu’aucun monde humain connu.Quelques occultistes audacieux ont soupçonné une origineprépleistocène des Manuscrits pnakotiques fragmentaires etsuggéré que les zélateurs de Tsathoggua étaient aussi étrangers àl’humanité que Tsathoggua lui-même. Leng, où qu’il ait pu nicherdans l’espace et le temps, n’était pas un lieu qui m’attirait, deprès ou de loin ; pas plus que je ne goûtais le voisinage d’unmonde qui avait nourri les monstres ambigus archéens dont Lakeavait parlé. Sur le moment, je regrettai d’avoir lu le détestableNecronomicon, et d’avoir tant discuté à l’université avecWilmarth, le folkloriste si fâcheusement érudit.

Cet état d’esprit ne fit sans doute qu’aggraver ma réaction aumirage bizarre qui surgit devant nous du zénith de plus en plusopalescent, comme nous approchions des montagnes et commencions àdistinguer les contreforts aux ondulations superposées. J’avais vules semaines précédentes des douzaines de mirages polaires dontcertains étaient aussi insolites et prodigieusementfrappants ; mais celui-là avait un caractère tout à faitoriginal et obscur de symbole menaçant, et je frémis en voyantau-dessus de nos têtes le labyrinthe grouillant de murs, de tours,de minarets fabuleux surgir des vapeurs glacées.

On eût dit une cité cyclopéenne d’une architecture inconnue del’homme et de l’imagination humaine, aux gigantesques accumulationsde maçonnerie noire comme la nuit, selon de monstrueusesperversions des lois géométriques et jusqu’aux outrances les plusgrotesques d’une sinistre bizarrerie. Il y avait des troncs decône, parfois en terrasses ou cannelés, surmontés de hautescheminées cylindriques, ici et là élargies en bulbes et souventcoiffées d’étages de disques festonnés de peu d’épaisseur ; etd’étranges constructions tabulaires en surplomb, évoquant des pilesd’innombrables dalles rectangulaires ou de plateaux circulaires, oud’étoiles à cinq branches, chacune chevauchant la précédente. Il yavait des cônes et des pyramides composites, soit seuls, soitsurmontant des cylindres ou des cubes, ou des cônes et pyramidestronqués plus bas, et à l’occasion, des flèches en aiguillesbizarrement groupées par cinq. Toutes ces structures fébrilessemblaient reliées par des ponts tubulaires passant de l’une àl’autre à diverses hauteurs vertigineuses, et tout cela à uneéchelle épouvantable et oppressante dans son gigantisme démesuré.Le caractère général de mirage ne différait guère des plusextravagants observés et dessinés en 1820 par le chasseur debaleines arctique Scoresby ; mais à ce moment et en cetendroit, avec ces sombres et formidables sommets inconnus, avec àl’esprit la révélation de ce vieux monde aberrant et l’ombre dudésastre probable de presque toute notre expédition, nous semblâmesy voir le signe d’une secrète malignité et un présage infinimentfuneste.

Je fus heureux de voir se dissiper peu à peu le mirage, bienque, ce faisant, les tourelles et cônes de cauchemar passent pardes déformations éphémères qui en aggravaient la hideur. Tandis quela trompeuse image se dissolvait tout entière entre les remousopalescents, nous commençâmes à regarder de nouveau vers la terreet nous vîmes que la fin du voyage était proche. Devant nous, lesmontagnes inconnues se dressaient, vertigineuses, tel un redoutablerempart de géant, leurs étranges alignements visibles avec unenetteté saisissante, même sans jumelles. Nous étions maintenantau-dessus des premiers contreforts et nous distinguions, au milieude la neige, de la glace et des zones dénudées de leur principalplateau, deux taches plus sombres que nous reconnûmes pour le campde Lake et son chantier de forage. Les contreforts les plus hautssurgissaient cinq à six miles plus loin, formant une chaîne presquedistincte du terrifiant alignement de pics plus qu’himalayens,au-delà d’eux. Enfin Ropes – l’étudiant qui avait relayé McTigheaux commandes – amorça l’atterrissage en direction de la tachesombre de gauche, qui par son étendue semblait être le camp.Pendant ce temps, McTighe envoyait le dernier message par radio noncensuré que le public devait recevoir de notre expédition.

Tout le monde, bien sûr, a lu les bulletins brefs et décevantsde nos derniers jours en Antarctique. Quelques heures après notreatterrissage nous lançâmes un compte rendu prudent de la tragédieque nous avions découverte, annonçant à contrecœur l’anéantissementde toute l’équipe de Lake sous l’effroyable tempête de la veille oude la nuit précédente. Onze morts connus, et le jeune Gedneydisparu. Les gens excusèrent le flou et le manque de détails,comprenant le choc qu’avait dû nous causer le triste événement, etnous crurent quand nous expliquâmes que les mutilations infligéespar le vent rendaient impossible le transport des onze corps.Réellement, je me flatte que même dans notre détresse, notredésarroi total et l’horreur qui nous étreignait l’âme, nous n’ayonsjamais trahi la vérité dans aucun cas précis. La réalité terribleétait en ce que nous n’osions pas dire – ce que je ne dirais pas àprésent s’il n’était nécessaire de mettre d’autres en garde contredes terreurs sans nom.

C’est un fait que le vent avait causé d’épouvantables ravages.Tous auraient-ils pu y survivre, même sans l’autre « chose » ?On peut sérieusement en douter. La tempête, avec son bombardementincessant de particules de glace, avait dû dépasser tout ce quenotre expédition avait connu jusqu’alors. Un hangar d’avion était àpeu près pulvérisé – tout, semble-t-il, avait été abandonné dans unétat très précaire – et le derrick, sur le site éloigné du forage,était entièrement mis en pièces. Les parties métalliques des avionsau sol et du matériel de forage étaient écrasées et comme décapées,deux des petites tentes abattues malgré leur remblai de neige. Lessurfaces de bois exposées aux rafales étaient piquetées etdépouillées de toute peinture, et toute trace dans la neigetotalement effacée. Il est exact aussi que nous ne trouvâmes aucundes sujets biologiques archéens en assez bon état pour être emportétout entier. Nous ramassâmes quelques minéraux sur un monceau dedébris – notamment plusieurs fragments de stéatite verdâtre dont lacurieuse forme arrondie à cinq pointes et les vagues motifs depoints groupés inspiraient tant de rapprochements discutables – etdes fossiles parmi les plus caractéristiques des spécimensbizarrement mutilés.

Aucun des chiens n’avait survécu, leur enclos de neigehâtivement édifié près du camp ayant été presque entièrementdétruit. C’était peut-être le fait de la tempête, bien que les plusgros dégâts, du côté proche du camp, qui n’était pas exposé auvent, donnent à penser que les bêtes hors d’elles avaient sauté ouforcé l’obstacle elles-mêmes. Les trois traîneaux avaient disparu,et nous tâchâmes d’expliquer que le vent les avait emportés dansl’inconnu… Les appareils de forage et de fusion de la glace sur lechantier étaient trop gravement endommagés pour justifier unerécupération, et nous nous en servîmes pour obstruer la porteétrangement inquiétante que Lake avait ouverte sur le passé. Nouslaissâmes de même au camp les deux avions les plus éprouvés,puisque notre équipe de survivants n’avait plus que quatre pilotesqualifiés – Sherman, Danforth, McTighe et Ropes – y comprisDanforth, en piètre état nerveux pour naviguer. Nous rapportionstous les livres, matériels scientifiques et autres accessoiresretrouvés, encore que beaucoup aient inexplicablement disparu. Lestentes de réserve et les fourrures restèrent introuvables ou entriste état.

Vers 4 heures de l’après-midi, après un grand vol dereconnaissance qui nous convainquit de la perte de Gedney, nousenvoyâmes à l’Arkham, pour retransmission, notre messageprudent ; et nous fîmes bien, je pense, de le rédiger ainsi,calme et circonspect. Tout ce que nous dîmes de l’agitationconcernait nos chiens et leur inquiétude frénétique au voisinagedes spécimens biologiques, à laquelle on pouvait s’attendre aprèsles malheureuses déclarations de Lake. Nous ne parlions pas deleurs mêmes signes de nervosité en flairant les bizarres stéatitesverdâtres et certains autres objets dans le secteur perturbé ;entre autres, les instruments scientifiques, les avions et desmachines, au camp comme sur le chantier, dont les morceaux avaientété dispersés, déplacés et « maniés » par des vents qui serévélaient singulièrement curieux et investigateurs.

Quant aux quatorze spécimens biologiques, nous restâmes dans levague, c’était bien pardonnable. Les seuls retrouvés, disions-nous,étaient endommagés mais il en restait assez pour établir l’entièrevéracité et l’impressionnante précision des descriptions de Lake.Il nous fut très difficile de faire abstraction de nos émotionspersonnelles – et nous tûmes le nombre de nos découvertes et lamanière dont elles avaient été faites. Nous avions convenu cettefois de ne rien rapporter qui pût suggérer la folie descollaborateurs de Lake, et l’on aurait sûrement jugé délirants cessix monstres incomplets soigneusement enterrés debout dans destombes de neige de neuf pieds, sous des tumulus à cinq pointesmarqués de groupes de points identiques à ceux des étrangesstéatites verdâtres arrachées aux époques mésozoïque ou tertiaire.Les huit spécimens intacts mentionnés par Lake semblaient s’êtrecomplètement volatilisés.

Soucieux de ne pas troubler la tranquillité du public, nousparlâmes à peine, Danforth et moi, de l’épouvantable voyage dulendemain au-dessus des montagnes. Un appareil allégé au maximumpouvant seul franchir une chaîne d’une telle altitude, cettemission de reconnaissance fut heureusement limitée à deux d’entrenous. Lors de notre retour, à une heure du matin, Danforth était aubord de l’hystérie mais garda admirablement son sang-froid. Ilpromit sans difficulté de ne montrer ni nos croquis ni rien de ceque nous rapportions dans nos poches, de ne rien dire de plus auxautres que ce que nous avions décidé de communiquer à l’extérieur,et de cacher nos films pour les développer nous-mêmes plustard ; ainsi cette partie de mon récit sera-t-elle aussi neuvepour Pabodie, McTighe, Ropes, Sherman et les autres qu’elle le serapour le monde en général. À la vérité, Danforth est encore plusmuet que moi, car il a vu – ou croit avoir vu – une chose qu’il neveut pas dire, même à moi.

Comme on le sait, notre rapport comportait le récit d’une dureascension ; la confirmation de l’opinion de Lake que lesgrands pics sont de l’ardoise archéenne et une autre strate écraséetrès primitive, intacte au moins depuis l’époquecomanchienne ; un commentaire conventionnel sur la régularitédes formations en cubes et remparts ; la conclusion que lesentrées de cavernes correspondaient à des veines calcairesdisparues ; l’hypothèse que certains versants et défiléspermettraient l’escalade et la traversée de toute la chaîne par desgrimpeurs expérimentés ; et l’observation que le mystérieuxautre versant comportait un superplateau haut et vaste aussi ancienet immuable que les montagnes elles-mêmes – vingt mille pieds dehaut, avec des formations rocheuses grotesques en saillie à traversune mince couche glaciaire, et des contreforts bas échelonnés entrela surface du plateau et les à-pics des plus hauts sommets.

Ce corps de données est vrai à tous égards dans les limites deson propos, et il donna toute satisfaction aux hommes du camp. Nousattribuâmes nos seize heures d’absence – plus qu’il n’en fallaitpour le vol annoncé, l’atterrissage et le programme de collecte desroches – à une longue suite mythique de vents contraires, etracontâmes fidèlement notre atterrissage sur les contreforts pluslointains. Notre récit, heureusement, eut un accent assez réalisteet banal pour ne donner à aucun des autres l’envie de nous imiter.L’auraient-ils essayé que j’aurais usé de toute ma persuasion pourles en dissuader – et je ne sais pas ce qu’aurait fait Danforth.Pendant notre absence, Pabodie, Sherman, Ropes, McTighe etWilliamson avaient travaillé d’arrache-pied sur les deux meilleursappareils de Lake, les remettant en état de marche, malgré lesabotage absolument inexplicable de leurs pièces essentielles.

Nous décidâmes de charger tous les avions le lendemain matin etde rentrer le plus tôt possible à notre ancienne base. Bienqu’indirecte, c’était la voie la plus sûre pour rejoindre ledétroit de McMurdo ; car un vol en droite ligne au-dessus desétendues les plus totalement inconnues du continent de l’éternellemort impliquerait beaucoup de risques supplémentaires. Poursuivrel’exploration n’était guère envisageable après nos pertes tragiqueset la destruction de notre matériel de forage ; et puis ledoute et l’horreur autour de nous – dont nous ne dîmes rien – nousincitaient seulement à fuir le plus rapidement possible ce mondeaustral de désolation et de délire accablant.

Comme chacun sait, notre retour au monde connu se fit sansautres catastrophes. Tous les appareils regagnèrent l’ancienne basele lendemain soir, 27 janvier, après un bref vol sans escale ;et le 28 nous parvînmes au détroit de McMurdo en deux étapes, avecune seule pause très courte à cause d’un gouvernail défaillant, parfort vent sur le banc de glace après avoir quitté le grand plateau.Cinq jours plus tard, l’Arkham et le Miskatonic,avec tout l’équipage et le matériel à bord, se libéraient de labanquise de plus en plus dense et gagnaient la mer de Ross, lesmontagnes narquoises de la terre de Victoria se dressant versl’ouest sur un ciel antarctique orageux, et mêlant aux plaintes duvent une large gamme de sons aigus qui me glaçaient jusqu’à l’âme.Moins d’une quinzaine après, nous laissions derrière nous ladernière trace de terre polaire, en remerciant le ciel d’êtredélivrés d’un royaume hanté, maudit, où la vie et la mort, l’espaceet le temps ont conclu des alliances obscures et impies aux époquesinconnues où la matière frémissait et nageait sur la croûteterrestre à peine refroidie.

Depuis notre retour, nous nous sommes tous constamment efforcésde décourager l’exploration antarctique, gardant pour nous, avecune remarquable et unanime loyauté, quelques doutes et conjectures.Le jeune Danforth lui-même, malgré sa dépression nerveuse, n’a nibronché ni bavardé devant les médecins – en réalité, comme je l’aidit, il est une chose que seul il a cru voir et qu’il refuse dedire, même à moi ; pourtant, à mon avis, cela l’aideraitpsychologiquement, s’il consentait à le faire. Cela pourraitexpliquer beaucoup de choses et le soulager, même s’il ne s’agitpeut-être que du contrecoup illusoire d’un premier choc. C’estl’impression que je garde de ces rares moments sans contrôle où ilme murmure des choses incohérentes – des choses qu’il désavoue avecvéhémence sitôt qu’il se ressaisit.

Il sera difficile de détourner les autres du grand Sud blanc, etcertains de nos efforts peuvent nuire directement à notre cause enattirant une attention curieuse. Nous devions savoir dès le débutque la curiosité humaine est éternelle et que les résultats quenous annoncions ne pouvaient qu’en inciter d’autres à la mêmepoursuite séculaire de l’inconnu. Les communiqués de Lake sur cesmonstres ont excité au plus haut point naturalistes etpaléontologues, bien que nous ayons été assez prudents pour ne pasmontrer les fragments recueillis sur les sujets à présent enterrés,ni nos photographies de ces spécimens lors de leur découverte. Nousnous sommes également interdit de montrer les plus inexplicablesdes os mutilés et des stéatites verdâtres, tandis que Danforth etmoi gardions soigneusement les photos et les dessins que nousavions faits sur l’autre versant de la chaîne, ou les chosesfripées que nous avions lissées et examinées dans la terreur, puisrapportées dans nos poches. Mais maintenant s’organise cette équipeStarkweather-Moore, et avec une ampleur qui dépasse tout ce quenous avions pu tenter. Si rien ne les arrête, ils atteindront lecœur le plus secret de l’Antarctique, fondant et forant jusqu’àramener au jour ce qui peut mettre fin au monde que nousconnaissons. Aussi dois-je enfin passer outre à toutes lesréticences – même au sujet de cette ultime chose sans nom, au-delàdes montagnes hallucinées.

Chapitre 4

 

C’est avec énormément d’hésitation et de répugnance que je mereporte en esprit au camp de Lake et à ce que nous y avionsréellement découvert – et à cette autre chose au-delà du terriblemur montagneux. Je suis toujours tenté d’esquiver les détails,laissant les allusions remplacer les faits réels et les déductionsinéluctables. J’espère en avoir déjà assez dit pour passerrapidement sur le reste, c’est-à-dire l’horreur de ce camp. J’aiparlé du sol ravagé par le vent, des hangars endommagés, desmachines détraquées, des inquiétudes successives de nos chiens, destraîneaux et autres objets disparus, de la mort des hommes et deschiens, de l’absence de Gedney, et des six spécimens biologiquesdans leur sépulture insensée, étrangement bien conservés malgrétoutes leurs lésions, dans un monde mort depuis quarante millionsd’années. Je ne me souviens pas si j’ai dit ou non qu’en examinantles chiens nous nous étions aperçus qu’il en manquait un. Nous n’ypensâmes que plus tard – à la vérité, Danforth et moi fûmes lesseuls à y avoir songé.

L’essentiel de ce que j’ai omis concerne les cadavres, etcertains aspects ambigus qui peuvent ou non prêter à l’apparentchaos une sorte de rationalité atroce et inimaginable. Sur lemoment, je m’efforçai d’en détourner l’esprit de nos hommes ;car il était beaucoup plus simple – et tellement plus normal – detout attribuer à une crise de folie de quelques-uns de l’équipe deLake. De toute apparence, ce vent de montagne démoniaque auraitsuffi à rendre fou n’importe qui dans ce cœur de tout le mystère etde toute la désolation terrestres.

La suprême anomalie, c’était bien sûr l’état des corps – deshommes comme des chiens. Ils avaient tous affronté quelqueeffroyable combat, étant déchirés et mutilés de façon abominable ettout à fait incompréhensible. La mort, autant qu’on en pouvaitjuger, avait été causée chaque fois par strangulation oulacération. Les chiens, apparemment, étaient à l’origine desviolences, car l’état de leur corral rudimentaire prouvait qu’ilavait été défoncé de l’intérieur. À cause de l’aversion des animauxpour ces infernales créatures archéennes, on l’avait installé àquelque distance du camp, mais la précaution semblait avoir étévaine. Laissés seuls dans ce vent monstrueux derrière de fragilesclôtures d’une hauteur insuffisante, ils avaient dû se ruer dessus– soit à cause de l’ouragan, soit à cause de quelque subtile etenvahissante odeur émanant des spécimens de cauchemar, on ne sait.Ces spécimens, bien sûr, avaient été recouverts d’une toile detente ; mais le soleil oblique de l’Antarctique échauffaitconstamment cette toile et Lake avait signalé que la chaleursolaire tendait à détendre et à dilater les tissus singulièrementsolides et coriaces desdits « objets ». Peut-être le vent avait-ilemporté la toile, les malmenant au point d’exciter leurs qualitésolfactives les plus agressives, en dépit de leur antiquité.

Quoi qu’il en soit, c’était bien assez hideux et révoltant.Peut-être ferais-je mieux de mettre de côté la nausée pour direenfin le pire – mais avec l’affirmation catégorique, fondée sur desobservations de première main et les plus rigoureuses déductions deDanforth et moi-même, que Gedney, alors disparu, n’était en aucunemanière responsable des horreurs écœurantes que nous découvrîmes.J’ai dit que les corps étaient effroyablement mutilés. Je peuxajouter que certains étaient incisés et amputés de la manière laplus singulière, froide et inhumaine. Il en était de même pour leshommes et les chiens. Tous les corps les plus sains, les plus gras,quadrupèdes ou bipèdes, avaient été amputés de leurs plusimportantes masses de chair, découpées et prélevées comme par unboucher consciencieux ; et tout autour, du sel éparpillé –pris dans les réserves pillées de nos avions – suggérait les plushorribles rapprochements. Cela s’était produit dans l’un deshangars rudimentaires dont on avait sorti l’avion, et les ventsavaient ensuite effacé toutes les traces qui auraient pu étayer unehypothèse plausible. Des morceaux dispersés de vêtementsbrutalement tailladés sur les sujets humains de dissection nesuggéraient aucune piste. Inutile de faire état de la vague traced’une légère empreinte neigeuse dans un coin abrité de l’enceintedétruite – car cette trace ne concernait pas du tout des empreinteshumaines, mais se confondit avec tous les discours sur lesempreintes fossiles, que le pauvre Lake avait prodigués au coursdes semaines précédentes. Il fallait se méfier de son imaginationsous le vent de ces montagnes hallucinées.

Ainsi que je l’ai dit, il s’avéra enfin que Gedney et un chienavaient disparu. Quand nous étions arrivés à ce terrible hangar, ilnous manquait deux hommes et deux chiens ; mais la tente dedissection à peu près intacte, où nous entrâmes après avoir examinéles tombes monstrueuses, avait quelque chose à nous apprendre. Ellen’était plus telle que l’avait laissée Lake car les restesrecouverts du sujet primitif avaient été retirés de la tableimprovisée. En fait, nous avions déjà compris que l’un des sixspécimens endommagés et enterrés de façon aberrante que nous avionsretrouvés – celui qui dégageait une odeur particulièrementdétestable – représentait les morceaux regroupés de ce que Lakeavait essayé d’étudier. Sur la table de laboratoire et autour,d’autres choses étaient éparpillées, et nous eûmes vite fait dedeviner que c’étaient les restes d’un homme et d’un chienminutieusement disséqués mais de façon bizarre et maladroite.J’épargnerai les sentiments des survivants en taisant l’identité del’homme. Les instruments anatomiques avaient disparu, mais certainsindices prouvaient qu’ils avaient été soigneusement nettoyés. Lepoêle à essence était parti lui aussi, mais nous trouvâmes alentourune étonnante jonchée d’allumettes. Nous ensevelîmes les resteshumains auprès des dix autres hommes, et les restes canins avec lestrente-cinq autres chiens. Quant aux traînées insolites sur latable de laboratoire et sur le fouillis de livres illustrésmalmenés puis dispersés autour d’elle, nous étions trop abasourdispour y réfléchir.

Ce fut là l’horreur suprême du camp mais il restait d’autressujets de perplexité. La disparition de Gedney, celle du chien, deshuit spécimens intacts, des trois traîneaux et de certainsinstruments, ouvrages techniques et scientifiques illustrés,matériel d’écriture, lampes et piles électriques, nourriture etcarburant, appareils de chauffage, tentes de réserve, vêtements defourrure, et ainsi de suite, décourageaient toute hypothèseraisonnable ; comme aussi les taches d’encre frangéesd’éclaboussures sur certaines feuilles de papier, et les traces desingulières manipulations et expériences étrangères autour desavions et de tous les autres dispositifs mécaniques, au camp commeau chantier de forage. Les chiens semblaient avoir en horreur cesmachines bizarrement détraquées. Il y eut encore le saccage dugarde-manger, la disparition de certains produits de base, et lecomique discordant d’un monceau de boîtes de conserve éventrées parles moyens les plus aberrants dans des endroits imprévisibles. Laprofusion d’allumettes éparpillées, intactes, brisées ou brûlées,était une autre énigme mineure ; de même les deux ou troistentes de réserve et vêtements de fourrure qui traînaient,tailladés de façon étrange et peu orthodoxe, à la suite – onl’imagine – d’efforts maladroits pour des adaptationsinconcevables. Le traitement révoltant des corps humains et canins,et la sépulture insensée des spécimens endommagés confirmaient bience délire destructeur. En prévision de ce qui justement se produitaujourd’hui, nous photographiâmes avec soin toutes les preuvesévidentes de confusion démente dans le camp ; et nous nousservirons des clichés pour appuyer nos arguments contre le projetde l’expédition Starkweather-Moore.

Notre premier soin après la découverte des cadavres dans lehangar fut de photographier et d’ouvrir la rangée de tombesextravagantes sous leurs tertres de neige à cinq pointes. Nous nepûmes nous empêcher d’observer l’analogie de ces tertresmonstrueux, et leurs séries de points groupés, avec lesdescriptions du pauvre Lake à propos des étranges stéatitesverdâtres ; et quand nous tombâmes sur les stéatiteselles-mêmes dans le grand tas de minéraux, la ressemblance nousparut très frappante en effet. La disposition de l’ensemble, ilfaut le reconnaître, évoquait abominablement la tête en formed’étoile de mer des entités archéennes ; et nous convînmes quele rapprochement devait avoir puissamment influencé les espritssensibilisés de l’équipe à bout de nerfs. Notre propre découvertedes objets enterrés fut un moment terrible, et nous renvoya,Pabodie et moi, en imagination à quelques-uns des mythes primitifsodieux que des lectures et des propos nous avaient révélés. Nousfûmes tous d’avis que la seule vue et la présence constante de telsobjets avaient pu contribuer, avec la solitude oppressante du pôleet le diabolique vent de montagne, à rendre folle l’équipe deLake.

Car la folie – celle précisément de Gedney, seul survivantpossible – fut l’explication spontanément admise à l’unanimité, dumoins dans la perspective d’une déclaration orale ; car je neserai pas assez naïf pour nier que chacun de nous puisse avoirnourri des conjectures extravagantes que la raison nous interdisaitde formuler. Sherman, Pabodie et McTighe survolèrent dansl’après-midi toute la région environnante, balayant l’horizon avecles jumelles, à la recherche de Gedney et des différents matérielsdisparus ; mais on ne trouva rien. Ils rapportèrent au retourque la barrière titanesque de la chaîne s’étendait à perte de vue àdroite et à gauche sans rien perdre de son altitude ni de sastructure typique. Sur certains pics cependant, les formationsrégulières de cubes et de remparts étaient plus abruptes et plussobres, présentant des ressemblances plus fantastiques encore avecles ruines des montagnes d’Asie peintes par Rœrich. La distributiondes entrées de cavernes secrètes sur les sommets noirs dépouillésde neige semblait à peu près égale, pour autant qu’on pouvaitsuivre la chaîne.

En dépit des horreurs actuelles, il nous restait assez deferveur scientifique et d’esprit d’aventure pour nous interrogersur l’inconnu au-delà de ces mystérieuses montagnes. Comme l’ontdéclaré nos messages prudents, nous allâmes nous reposer à minuitaprès une journée de terreur et de désarroi ; mais non sansavoir prévu de tenter dès le lendemain matin un ou plusieurs volsen altitude au-dessus de la chaîne, dans un avion chargé auminimum, avec un appareil de prise de vues aériennes et unoutillage de géologue. Il fut convenu que Danforth et moipartirions les premiers, et nous nous éveillâmes à sept heures pourune mission matinale ; mais des vents violents – mentionnésdans notre bref communiqué au monde extérieur – retardèrent notredépart jusqu’à neuf heures.

J’ai déjà parlé du récit prudent que nous fîmes aux hommes ducamp – et qui fut transmis à l’extérieur – lors de notre retourseize heures plus tard. C’est maintenant mon redoutable devoir decompléter ce compte rendu en remplaçant les omissions charitablespar un aperçu de ce que nous avions vu réellement dans le mondesecret au-delà des montagnes – aperçu de révélations qui ont menéfinalement Danforth à la crise nerveuse. Je regrette qu’il n’aitpas ajouté un mot vraiment explicite à propos de ce qu’il croitêtre seul à avoir vu – même s’il s’agit probablement d’unehallucination – peut-être l’ultime goutte d’eau qui l’a mis danscet état ; mais il y est fermement opposé. Je ne puis querépéter ses derniers murmures incohérents sur ce qui l’a faithurler quand l’avion est remonté en flèche à travers la passemontagneuse battue par le vent, après le choc réel et tangible quej’avais partagé avec lui. Ce sera mon dernier mot. Si les preuvesque je divulgue de la survivance d’horreurs anciennes ne suffisentpas à dissuader les autres de toucher à l’Antarctique profond – ouau moins de trop creuser sous la surface de cet ultime désert desecrets interdits et inhumains, et de solitude à jamais maudite –je ne serai pas responsable de malheurs sans nom et peut-êtreincommensurables.

Danforth et moi, examinant les notes prises par Pabodie cetaprès-midi-là et les vérifiant au sextant, nous avions calculé quela passe la plus basse praticable dans la chaîne se situait un peuà notre droite, en vue du camp, et à environ vingt-trois ouvingt-quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. C’est doncce point que nous visions à bord de l’avion peu chargé où nousembarquâmes pour notre vol de reconnaissance. Le camp lui-même, surles contreforts qui s’élevaient d’un haut plateau continental,était à quelque douze mille pieds d’altitude, si bien que la montéenécessaire n’était pas si considérable qu’il pouvait sembler. Nousressentîmes vivement, cependant, la raréfaction de l’air et lefroid intense, car, à cause des conditions de visibilité, nousavions dû laisser ouverts les hublots de la cabine. Nous portions,bien entendu, nos plus chaudes fourrures.

En approchant des pics interdits, sombres et sinistres au-dessusde la neige coupée de crevasses et de glaciers interstitiels, nousobservâmes de plus en plus de ces curieuses formations régulièresaccrochées aux pentes, et nous repensâmes aux étranges peinturesasiatiques de Nicholas Rœrich. Les vieilles couches rocheusesérodées par le vent confirmaient pleinement tous les communiqués deLake, démontrant que ces vénérables cimes se dressaient, exactementles mêmes, depuis une époque étonnamment ancienne de l’histoire dela Terre – peut-être plus de cinquante millions d’années.Avaient-elles été plus hautes et de combien ? Vainequestion ; mais tout, autour de cette singulière région,indiquait d’obscures influences atmosphériques contraires auchangement, et prévues pour retarder le processus climatique normalde désintégration des roches.

Mais ce fut, au flanc de la montagne, le fouillis de cubesréguliers, de remparts et d’entrées de cavernes qui nous fascina etnous troubla le plus. Je les observai aux jumelles et en pris desphotos aériennes pendant que Danforth pilotait ; et parmoments, je le relayais aux commandes – bien que mes connaissancesen aéronautique fussent d’un amateur – afin de le laisser prendreles binoculaires. Nous constatâmes aisément que, pour l’essentiel,tout cela était du quartz archéen assez clair, à la différence detoutes les formations visibles sur les grandes étendues ; etque leur régularité était extrêmement singulière à un point que lemalheureux Lake avait à peine suggéré.

Comme il l’avait dit, leurs bords étaient arrondis et effritéspar des ères incalculables de féroces intempéries ; mais leurmatière dure et leur résistance surnaturelle les avaient sauvés del’anéantissement. Beaucoup de parties, notamment les plus prochesdes pentes, semblaient de même nature que la roche superficielledes alentours. L’ensemble rappelait les ruines de Machu Picchu dansles Andes, ou les fondations primitives de Kish mises au jour en1929 par l’expédition du musée d’Oxford-Field ; Danforth etmoi eûmes tous deux cette impression de blocs cyclopéensdistincts que Lake avait attribuée à Carroll, son compagnon devol. Comment expliquer leur présence en cet endroit, voilà qui medépassait absolument, et le géologue en moi se sentaitsingulièrement humilié. Les formations ignées présentent souventd’étranges régularités – telle la fameuse Chaussée des Géants enIrlande – mais cette chaîne prodigieuse, bien que Lake ait d’abordsoupçonné des cônes fumants, était avant tout non volcanique de parsa structure même.

Les curieuses cavernes, près desquelles les formations bizarressemblaient plus nombreuses, présentaient un autre problème, bienque mineur, par la géométrie de leur contour. Elles étaient, ainsique l’avait dit le communiqué de Lake, souvent presque carrées ousemi-circulaires ; comme si les ouvertures naturelles avaientété façonnées pour plus de symétrie par quelque main magique. Leurabondance et leur large répartition semblaient remarquables,suggérant dans toute cette zone un dédale de galeries creusées ausein de la couche calcaire. Les aperçus que nous pouvions saisir nepénétraient guère l’intérieur des cavernes, mais nous n’y vîmes nistalactites ni stalagmites. À l’extérieur, cette partie desversants montagneux entre les ouvertures paraissait invariablementlisse et régulière ; et Danforth pensa que les légèresfissures et piqûres de l’érosion se rapprochaient de figuresinhabituelles. Plein comme il l’était des horreurs et desbizarreries découvertes au camp, il imaginait que ces trousressemblaient vaguement à ceux des groupes déconcertants de pointsrépartis sur les stéatites verdâtres des premiers âges, sihideusement multipliés sur les tertres de neige absurdement édifiésau-dessus des six monstres enterrés.

Nous étions progressivement montés au-delà des contreforts plusélevés et dans la direction de la passe que nous avions repérée. Cefaisant, nous regardions de temps à autre en bas la neige et laglace de la route de terre, nous demandant si nous aurions pu menerà bien le voyage avec l’équipement plus rudimentaire des joursprécédents. Quelque peu surpris, nous vîmes que le sol était loind’être aussi accidenté qu’on aurait pu s’y attendre ; et endépit des crevasses et autres passages difficiles, il n’auraitguère arrêté les traîneaux d’un Scott, d’un Shackleton ou d’unAmundsen. Certains glaciers paraissaient mener avec uneexceptionnelle continuité aux passes mises à nu par le vent, et enabordant celle que nous avions choisie, nous constatâmes qu’ellen’était pas une exception.

On traduirait difficilement sur le papier nos impressionsd’attente inquiète au moment de passer la crête pour découvrir unmonde vierge, même si nous n’avions aucune raison de croire lescontrées au-delà de la chaîne profondément différentes de cellesque nous avions déjà vues et traversées. L’ambiance de mystèremaléfique de ces montagnes arides, et l’appel de cette mer du cielopalescent aperçue entre leurs sommets fut une chose si subtile etténue qu’on ne saurait l’exprimer en mots de tous les jours.C’était plutôt du domaine d’un vague symbolisme psychologique et derapprochements esthétiques – une chose qui aurait mêlé poésie etpeintures exotiques avec les mythes archaïques dissimulés dans leslivres redoutés et interdits. Même le refrain du vent prenait unaccent particulier de malignité consciente ; et il sembla uneseconde que le son composite contînt un bizarre sifflement musicalou flûte, couvrant une gamme aussi large que le souffle quibalayait en tous sens les omniprésentes et sonores cavernes. Il yavait dans ce son une note trouble, évocatrice d’une répugnanceaussi complexe et déplaisante que les autres sombresimpressions.

Nous étions à présent, après une lente ascension, à une altitudede vingt-trois mille cinq cent soixante-dix pieds, selon lebaromètre anéroïde, et nous avions laissé définitivement au-dessousde nous la région des neiges persistantes. Il n’y avait plus hautque des pentes rocheuses sombres et nues, et le début de glaciersgrossièrement striés – mais avec le défi de ces cubes, de cesremparts et de ces cavernes retentissantes, pour ajouter le présagedu surnaturel, du fantastique et du rêve. Suivant du regard leprofil des hauts pics, je crus voir celui qu’avait évoqué le pauvreLake, avec un rempart à la cime. Il semblait à moitié perdu dansune singulière brume antarctique ; cette même brume peut-êtrequi avait inspiré à Lake sa première idée de volcanisme. La passes’ouvrait juste devant nous, lisse et fouettée par le vent entreses pylônes déchiquetés et hostiles. Au-delà, un ciel découpé envapeurs tournoyantes, éclairé par l’oblique soleil polaire – leciel de ce mystérieux royaume, là-bas, sur lequel nous sentionsqu’aucun regard humain ne s’était jamais posé.

Quelques pieds de plus en altitude et nous allions contempler ceroyaume. Danforth et moi, incapables de parler, sinon en criantdans le vent qui hurlait et flûtait en se ruant à travers la passe,ajoutant au bruit des moteurs à plein régime, nous échangeâmes desregards éloquents. Puis, ayant gagné ces quelques pieds d’altitude,nous pûmes enfin ouvrir grands les yeux, par-delà la formidableligne de partage, sur les secrets inviolés d’une terre antique ettotalement étrangère.

Chapitre 5

 

Je crois que nous poussâmes ensemble un cri de saisissement,d’émerveillement, de terreur mêlés, et d’incrédulité en nos propressens en franchissant la passe pour découvrir ce qu’il y avaitau-delà. Bien entendu, nous avons eu sur le moment l’arrière-penséede quelque explication naturelle pour garder notre sang-froid. Nouspensions probablement aux pierres grotesquement érodées du Jardindes Dieux dans le Colorado, ou à la symétrie fantastique desrochers sculptés par le vent du désert de l’Arizona. Peut-être mêmeavons-nous cru à moitié à un mirage comme nous en avions vu lematin avant notre première approche des montagnes hallucinées. Nousavons dû nous raccrocher à quelques notions normales lorsque nosregards ont balayé le plateau sans limites marqué par les tempêtes,et saisi le labyrinthe presque infini de masses de pierrecolossales, régulières et géométriquement équilibrées, quidressaient leurs crêtes effritées et piquetées au-dessus d’unenappe de glace de quarante à cinquante pieds d’épaisseur à sa plusgrande profondeur, et par places manifestement plus mince.

L’effet de ce monstrueux spectacle était indescriptible, carquelque diabolique violation des lois naturelles semblait évidenteau départ. Ici, sur un haut plateau follement ancien d’au moinsvingt mille pieds d’altitude, et dans un climat radicalementinhabitable depuis une époque préhumaine remontant au moins à cinqcent mille ans, s’étendait presque à perte de vue un enchevêtrementméthodique de pierres que seule une réaction mentale désespéréed’autodéfense eût attribué à une origine autre que consciente etartificielle. Nous avions déjà écarté, du moins dans une réflexionsérieuse, toute théorie selon laquelle les cubes et les remparts neseraient pas naturels. Comment aurait-il pu en être autrement,puisque l’homme lui-même se différenciait à peine des grands singesà l’époque où cette région succombait au règne ininterrompujusqu’ici de la mort glaciaire.

À présent pourtant, l’empire de la raison semblaitirréfutablement bouleversé car ce labyrinthe cyclopéen de blocscarrés, courbes, en angle aigu, avait des caractéristiques quiinterdisaient tout possible refuge. C’était bien évidemment la citéimpie du mirage dans sa puissante, objective et inéluctableréalité. Ce maudit présage avait une base matérielle après tout –il y avait eu dans les couches supérieures de l’atmosphère uneformation horizontale de poussière de glace, et cette révoltantesurvivance de pierre avait projeté son image de l’autre côté desmontagnes conformément aux lois élémentaires de la réflexion.L’apparition avait évidemment été déformée, amplifiée et contenaitdes éléments qui n’étaient pas dans l’original. Pourtant, devant lasource réelle, nous la trouvâmes plus hideuse et plus menaçanteencore que sa lointaine image.

Seule la démesure inimaginable et inhumaine de ces immensestours et remparts avait sauvé de l’anéantissement l’effroyablechose pendant les centaines de milliers – millions peut-être –d’années qu’elle avait niché là parmi les rafales d’un haut plateaudésolé. « Corona Mundi… Toit du Monde… » Toutes sortes deformules fantastiques nous venaient aux lèvres tandis que nousregardions au-dessous de nous, pris de vertige, l’incroyablespectacle. Je repensais aux mystérieux mythes primitifs quim’avaient hanté si obstinément depuis ma première image de ce mondeantarctique mort – celle du démoniaque plateau de Leng, des Mi-Goou abominables hommes des neiges de l’Himalaya, des Manuscritspnakotiques avec leurs implications préhumaines, du culte deCthulhu, du Necronomicon, et des légendes hyperboréennesde l’informe Tsathoggua et du frai d’étoiles pire qu’informe,associé à cette semi-entité.

Sur des miles sans fin dans toutes les directions, le monstres’étendait avec très peu de lacunes ; en fait, suivant desyeux à droite et à gauche la base des premiers contreforts engradins qui le séparaient du vrai pied de la montagne, nousconclûmes qu’on ne distinguait aucune interruption, sauf une àgauche de la passe par laquelle nous étions venus. Nous avionssimplement découvert, par hasard, une partie d’un ensemble d’uneétendue incalculable. Des structures grotesques de pierre étaientplus clairsemées sur les contreforts, reliant la terrible ville auxcubes et remparts déjà familiers qui formaient évidemment sesavant-postes de montagne. Eux, comme les étranges entrées decavernes, étaient aussi rapprochés à l’intérieur que sur les flancsdes montagnes.

L’innommable labyrinthe de pierre était fait, pour l’essentiel,de murs de dix à cent cinquante pieds de haut au-dessus de laglace, et d’une épaisseur variant de cinq à dix pieds. Il secomposait surtout de prodigieux blocs d’ardoise primitive noire, deschiste et de calcaire – blocs qui faisaient souvent jusqu’à 4 x 6x 8 pieds – bien qu’en certains endroits il parût taillé dans unsoubassement compact, irrégulier, d’ardoise précambrienne. Lesbâtiments étaient de taille très inégale ; il y avaitd’innombrables structures en nid d’abeille de dimensions énormesaussi bien que de plus petites et isolées. La forme générale enétait plutôt conique, pyramidale ou en terrasse, bien qu’il existâtbeaucoup de cylindres parfaits, de cubes parfaits, de groupes decubes et autres formes rectangulaires, ainsi qu’un curieuxéparpillement d’édifices en angles, dont le plan au sol à cinqpointes rappelait les fortifications modernes. Les bâtisseursavaient fait un constant et habile usage du principe de l’arc, etla ville à son âge d’or avait sans doute connu les dômes.

Tout ce fouillis était monstrueusement érodé et la nappe deglace d’où s’élevaient les tours était semée de blocs tombés et dedébris immémoriaux. Là où la glace était transparente, nous pûmesvoir les parties les plus basses des constructions gigantesques, etobserver les ponts de pierre préservés par la glace qui reliaientles tours à différents niveaux. Sur les murs à découvert, nouspûmes repérer l’emplacement d’autres ponts plus élevés du mêmetype. Un examen plus attentif révéla d’innombrables fenêtres debonne taille ; certaines fermées par des volets d’une matièrepétrifiée qui avait été du bois, mais la plupart béaient de façonsinistre et menaçante. Beaucoup de ruines, bien entendu, étaientsans toit, avec des bords inégaux bien qu’usés par le vent, tandisque d’autres, d’un type conique, pyramidal ou autre, plus pointu,protégées par les constructions environnantes plus hautes,gardaient intact leur profil malgré l’effritement et les trouspartout visibles. À cause de la glace, nous pûmes à peine discernerce qui semblait un décor sculpté en bandes horizontales – décorcomportant de curieux groupes de points, dont la présence sur lesstéatites prenait maintenant une signification infiniment pluslarge.

En beaucoup d’endroits les édifices étaient entièrement détruitset la nappe de glace profondément fendue par divers phénomènesgéologiques. Ailleurs, la maçonnerie était rasée au niveau même dela glaciation. Une large tranchée s’étendant de l’intérieur duplateau jusqu’à une fissure dans les contreforts, à environ un mileà gauche de la passe que nous avions traversée, était entièrementlibre de toute construction, et représentait probablement,conclûmes-nous, le lit d’un grand fleuve qui, à l’ère tertiaire –des millions d’années plus tôt – s’était écoulé à travers la villejusqu’à quelque prodigieux abîme souterrain de la grande barrièremontagneuse. Il y avait sans doute en amont toute une région decavernes, de gouffres et de secrets souterrains qui échappent àl’humaine pénétration.

Revenant à nos impressions et me rappelant notre ahurissement àla vue de cette monstrueuse survivance des millénaires révolus, jene peux que m’étonner d’avoir conservé, comme nous le fîmes, unsemblant d’équilibre. Nous savions bien sûr que quelque chose – lachronologie, la théorie scientifique, et notre propre conscience –allait cruellement de travers ; pourtant nous gardâmes assezde sang-froid pour piloter l’appareil, observer beaucoup de chosesdans le moindre détail, et prendre avec soin une série dephotographies qui pourraient être fort utiles et à nous et aumonde. Dans mon cas, un comportement scientifique bien ancré peutavoir été une aide car au-delà de mon désarroi et d’une impressionde menace, brûlait une curiosité plus forte encore de sonderdavantage ce secret du fond des âges – de savoir quelle sorted’êtres avaient édifié et habité ces lieux d’un gigantismedémesuré, et quelle relation pouvait entretenir avec le monde deson temps ou d’autres temps une si extraordinaire concentration devie.

Car cette cité ne pouvait qu’être extraordinaire. Elle avait dûconstituer le noyau primitif et le centre d’un chapitre archaïqueinconcevable de l’histoire de la Terre, dont les ramifications,évoquées vaguement dans les mythes les plus obscurs et les plusaltérés, avaient disparu tout à fait dans les chaos des convulsionsterrestres, longtemps avant qu’aucune race humaine connue se soitlaborieusement tirée de la singerie. Ici s’étendait une mégalopoledu paléogène, au regard de quoi les fabuleuses Atlantis et Lemuria,Commorion et Uzuldaroum, et Olathoë dans le pays de Lomar sontchoses récentes d’aujourd’hui – pas même d’hier ; unemégalopole à mettre au rang de ces blasphèmes préhumains que l’onmurmure, comme Volusia, R’lyeh, Ib dans la terre de Mnar, et laCité sans Nom de l’Arabie déserte. Tandis que nous survolions cefouillis de tours puissantes, titanesques, mon imaginationéchappait parfois à toute limite pour vagabonder sans but auroyaume des rapprochements fantastiques – tissant même des liensentre ce monde perdu et certains de mes rêves les plus extravagantsà propos de l’horreur insensée du camp.

Le réservoir de l’appareil, pour plus de légèreté, n’avait étéque partiellement rempli ; aussi fallait-il maintenant êtreprudents dans nos explorations. Nous couvrîmes néanmoins uneétendue considérable de terrain – ou plutôt d’air – après êtredescendus en piqué à un niveau où le vent devenait pratiquementnégligeable. Il semblait n’y avoir aucune limite à la chaînemontagneuse ou à la longueur de l’effroyable cité de pierre quibordait ses contreforts intérieurs. Cinquante miles de vol danschaque direction ne révélèrent aucun changement majeur dans lelabyrinthe de roches et de maçonnerie qui s’agrippait comme uncadavre au cœur de la glace éternelle. Il y avait cependantquelques particularités très passionnantes ; telles lessculptures dans la gorge ouverte autrefois par le fleuve à traversles contreforts jusqu’au lieu où il s’était abîmé dans la grandechaîne. Les reliefs à l’entrée du courant avaient été hardimentsculptés en pylônes cyclopéens ; et quelque chose dans lesmotifs striés en forme de tonneau éveilla chez Danforth et moi devagues souvenirs, détestables et déroutants.

Nous tombâmes aussi sur plusieurs espaces ouverts en formed’étoile – manifestement des jardins publics – et nous observâmesdiverses ondulations de terrain. Là où s’élevait une collinemarquée, elle était généralement creusée en une sorte d’édifice depierre irrégulier ; mais il y avait deux exceptions. L’uneétait trop endommagée par les intempéries pour révéler ce qui avaitcouronné le tertre, tandis que l’autre portait encore un étonnantmonument conique sculpté dans la roche dure et qui rappelait un peule fameux Tombeau du Serpent dans l’antique cité de Petra.

Volant de la montagne vers l’intérieur des terres, nousdécouvrîmes que la ville ne s’étendait pas à l’infini, même si ellesemblait longer les contreforts à perte de vue. Au bout de trentemiles environ, les grotesques bâtiments de pierre commençaient à seraréfier, et dix miles plus loin nous arrivâmes à un désertininterrompu, pratiquement sans trace appréciable d’interventionhumaine. Le cours du fleuve au-delà de la ville apparaissait marquépar un large tracé en creux, tandis que le sol, prenant uncaractère plus accidenté, semblait s’élever légèrement ens’estompant dans le brouillard vaporeux de l’ouest.

Nous n’avions pas encore atterri, et pourtant il eût étéinconcevable de quitter le plateau sans essayer de pénétrer dansl’une des monstrueuses constructions. Nous décidâmes donc dechercher un terrain assez uni sur les contreforts, proche de notrepasse praticable, pour y poser l’appareil et nous préparer à uneexploration à pied. Bien que ces pentes en gradins fussent enpartie couvertes de ruines éparpillées, nous découvrîmes enrase-mottes quantité de pistes d’atterrissage possibles.Choisissant la plus rapprochée de la passe puisque le vol suivantdevrait nous conduire de l’autre côté de la grande chaîne pourrevenir au camp, nous réussîmes vers 12 h 30 à nous poser sur unchamp de neige dure entièrement libre d’obstacles et propice à undécollage ultérieur rapide et sans problème.

Il ne semblait pas nécessaire de protéger l’avion par un remblaide neige pour si peu de temps, en l’absence favorable de grandsvents à ce niveau ; nous veillâmes donc simplement à ce queles skis d’atterrissage fussent bien à l’abri et les partiesvitales de la machine préservées du froid. Pour notre excursion àpied, nous nous débarrassâmes de nos lourdes fourrures de vol etprîmes avec nous un petit équipement comprenant compas de poche,appareil photo, ravitaillement léger, gros carnets de notes etpapier, marteau et ciseau de géologue, sacs à spécimens, rouleau decorde pour l’escalade et de puissantes lampes électriques avec despiles de rechange ; cet équipement avait été chargé dansl’appareil pour le cas où nous pourrions atterrir, prendre desphotos au sol, faire des dessins et croquis topographiques etrecueillir des échantillons de roches sur des versants dénudés, desaffleurements ou des cavernes de montagne. Nous avions heureusementune réserve de papier à déchirer, dans un sac supplémentaire, pour,selon le vieux système du jeu de piste, jalonner notre parcours àl’intérieur de tout labyrinthe où nous pourrions pénétrer. Celadans l’éventualité où nous trouverions quelque réseau de cavernesoù une atmosphère assez calme permettrait une telle méthode rapideet simple, au lieu du procédé des éclats de roche, courant chez lespionniers.

Descendant prudemment la pente de neige croûtée vers leprodigieux dédale de pierre qui se dressait sur l’ouest opalescent,nous éprouvions un sentiment presque aussi aigu d’attented’imminentes merveilles qu’en approchant quatre heures plus tôt lapasse de la montagne insondable. À vrai dire, nous étionsmaintenant familiarisés avec l’inconcevable secret dissimulé par labarrière des pics, pourtant, la perspective de pénétrer réellementdans ces murs primitifs érigés par des êtres conscients desmilliers d’années plus tôt peut-être – avant l’existence d’aucunerace humaine connue – n’était pas moins impressionnante et terribledans ce qu’ils impliquaient de monstruosité cosmique. Malgré lararéfaction de l’air à cette prodigieuse altitude qui rendaitl’effort plus pénible qu’à l’ordinaire, nous nous sentions trèsbien, Danforth et moi, et capables d’affronter éventuellementn’importe quelle tâche. Il nous suffit de quelques pas pouratteindre une ruine informe rasée au niveau de la neige, tandis quedix ou quinze perches[5] plus loinsurgissait un immense rempart sans toit, encore intact avec sasilhouette gigantesque à cinq pointes et d’une hauteur irrégulièrede dix à onze pieds. Nous nous dirigeâmes vers lui, et en touchantréellement ces blocs cyclopéens dégradés par les intempéries, noussentîmes que nous avions établi un lien sans précédent, presquesacrilège, avec les millénaires oubliés, normalement fermés à notreespèce.

Ce rempart en forme d’étoile – large au plus de trois centspieds peut-être – était fait de blocs inégaux de calcairejurassique mesurant en moyenne six pieds sur huit. Une rangée demeurtrières ou de fenêtres voûtées d’environ quatre pieds de largesur cinq de haut s’espaçaient symétriquement le long des pointes del’étoile et dans ses angles intérieurs, le bas étant à environquatre pieds de la surface gelée. En regardant à l’intérieur, nousvîmes que le mur avait au moins cinq pieds d’épaisseur, qu’il nesubsistait aucun cloisonnement intérieur, mais des traces de frisesou bas-reliefs sur les parois intérieures ; ce que nous avionsdéjà deviné plus tôt, en volant à basse altitude au-dessus de cerempart et d’autres analogues. Les parties inférieures qui devaientexister primitivement étaient entièrement masquées en cet endroitpar la profonde couche de glace et de neige.

Nous nous glissâmes par l’une des fenêtres, essayant en vain dedéchiffrer les motifs presque effacés des murs, mais sans vouloirnous attaquer au sol glacé. Nos vols de reconnaissance nous avaientappris que nombre d’édifices de la ville elle-même étaient beaucoupmoins enfouis et que nous trouverions peut-être des intérieursentièrement libres jusqu’au sol réel si nous pouvions explorer cesbâtiments qui avaient conservé leur toit. Avant de quitter lerempart, nous le photographiâmes soigneusement, observant avecstupéfaction sa maçonnerie cyclopéenne sans mortier. Nous aurionsvoulu que Pabodie fût là car ses connaissances d’ingénieur nousauraient aidés à imaginer comment de pareils blocs titanesquesavaient pu être mis en place aux temps incroyablement reculés où laville et ses faubourgs avaient été construits.

La marche d’un demi-mile au bas de la montagne jusqu’à la villeproprement dite, avec le vent sauvage hurlant en vain au-dessus denous entre les pics dressés vers le ciel à l’arrière-plan, resteratoujours gravée dans ma mémoire jusqu’en ses moindres détails. Toutautre humain que nous n’aurait pu concevoir pareil spectacle qu’ende fantastiques cauchemars. Entre nous et les vapeursbouillonnantes de l’ouest s’étendait ce monstrueux fouillis detours noires ; leurs formes outrées et inimaginables nousimpressionnaient de nouveau à chaque nouvel angle de vision.C’était un mirage taillé en pleine pierre, et n’étaient lesphotographies, je douterais encore de son existence. Le typegénéral de maçonnerie était identique à celui du rempart que nousavions examiné ; mais les formes extravagantes qu’elle prenaitdans ses manifestations urbaines passaient toute description.

Les photos mêmes ne représentent qu’un ou deux aspects de soninfinie bizarrerie, de sa variété sans bornes, de sa surnaturelleénormité, de son exotisme radicalement étranger. Il y avait desformes géométriques auxquelles Euclide aurait à peine su donner unnom : des cônes à tous les degrés d’irrégularité etd’altération ; des terrasses de toutes sortes dedisproportions provocantes ; des cheminées aux bizarresrenflements bulbeux ; des colonnes brisées curieusementgroupées ; et des séries à cinq pointes ou cinq arêtes d’ungrotesque délirant. En approchant, nous distinguâmes sous certainesparties transparentes de la couche de glace quelques-uns des pontsde pierre tubulaires qui reliaient à diverses hauteurs lesconstructions absurdement éparpillées. Pas de rues bien ordonnéesapparemment, la seule voie largement ouverte étant, un mile plus àgauche, celle par où le fleuve ancien s’était certainement écoulé àtravers la ville jusqu’au cœur des montagnes.

Nos jumelles montraient la grande fréquence des frises sculptéeset des motifs de points presque effacés, et l’on pouvait imaginer àdemi l’image de la cité autrefois – même si la plupart des toits etfaîtes de tours avaient fatalement été détruits. Ce devait êtredans l’ensemble un enchevêtrement compliqué de ruelles et depassages ; de profondes tranchées, dont certaines seréduisaient parfois à des tunnels à cause de la maçonnerie ensurplomb ou des ponts qui les enjambaient. À présent, déployéau-dessous de nous, tout cela surgissait comme un fantasme rêvé surla brume occidentale, au nord de laquelle l’oblique, rougeâtresoleil antarctique de début d’après-midi s’efforçait depercer ; et quand un instant ce soleil rencontrait un obstacleplus dense et plongeait le paysage dans une ombre momentanée,l’effet était subtilement menaçant, d’une manière que je ne sauraisdécrire. Même la faible plainte aiguë du vent, insensible dans lesdéfilés de la grande montagne derrière nous, prenait une note plusfarouche de malignité délibérée. La dernière étape de notredescente vers la ville fut escarpée et abrupte, et un rocaffleurant à l’endroit où la pente s’accentuait nous fit supposerqu’il y avait eu là autrefois une terrasse artificielle. Il devaity avoir sous la glace, nous sembla-t-il, une volée de marches ouson équivalent.

Lorsque enfin nous plongeâmes dans le labyrinthe de la villeelle-même, escaladant les débris de maçonnerie, et oppressés parl’omniprésence des murs effrités et piquetés et leur hauteurécrasante, nos impressions encore une fois furent telles que jem’étonne du sang-froid que nous réussîmes à garder. Danforth,franchement nerveux, se lança dans des suppositions hors de proposau sujet des horreurs du camp – auxquelles je fus d’autant plussensible que je ne pouvais m’empêcher de partager certainesconclusions que nous imposaient bien des traits de cette morbidesurvivance d’une antiquité de cauchemar. Ces hypothèsestravaillaient aussi son imagination, car à un endroit – où uneruelle jonchée de débris faisait un angle brusque – il soutintqu’il avait vu sur le sol de légères traces d’empreintes qui ne luiplaisaient pas, alors qu’ailleurs il s’arrêtait pour prêterl’oreille à un vague son imaginaire venu d’on ne savait où – le sonassourdi d’une note musicale aiguë, disait-il, analogue à celui duvent dans les cavernes des montagnes, bien qu’en différant de façontroublante. La constante structure à cinq pointes de l’architectureenvironnante et des quelques arabesques murales identifiables avaitun pouvoir d’évocation vaguement sinistre auquel nous ne pouvionséchapper, il nous communiquait une sorte de certitude inconscientequant aux êtres primitifs qui avaient élevé et habité ces lieuxprofanes.

Cependant nos esprits scientifiques et aventureux n’étaient pastout à fait morts et nous poursuivions machinalement notreprogramme de collecte d’échantillons de tous les types de rochesreprésentés dans la maçonnerie. Nous souhaitions une série assezcomplète pour tirer de plus sûres conclusions concernant l’âge del’ensemble. Rien dans les grandes murailles extérieures ne semblaitantérieur au jurassique et au comanchien, ni aucune pierre du sitepostérieure au pliocène. Il était absolument certain que nousparcourions un monde où la mort régnait depuis au moins cinq centmille ans, et même davantage selon toute probabilité.

En avançant à travers ce labyrinthe de pierre dans une ombrecrépusculaire, nous nous arrêtions à toutes les ouverturespraticables pour examiner l’intérieur, à la recherche de quelquemoyen d’y entrer. Certaines étaient trop hautes, tandis qued’autres ne menaient qu’à des ruines obstruées par la glace, aussinues et dépourvues de toit que le rempart sur la hauteur. L’une,bien que spacieuse et tentante, ouvrait sur un abîme apparemmentsans fond et sans perspectives visibles de descente. Ici et là,nous avions la chance de pouvoir examiner le bois pétrifié d’unvolet conservé et nous étions stupéfaits de l’antiquité fabuleusedécelable dans la fibre encore reconnaissable. Cela remontait auxgymnospermes et aux conifères du mésozoïque – spécialement descycas du crétacé – aux palmiers-éventails et aux premiersangiospermes du tertiaire. Nous ne trouvâmes rien de plus nettementrécent que le pliocène. Dans la disposition des volets – dont lesbords révélaient la présence autrefois de charnières bizarres etdepuis longtemps disparues – l’usage semblait diversifié ;certains étaient à l’extérieur et d’autres à l’intérieur deprofondes embrasures. Ils semblaient avoir été maintenus en place,comme en témoignaient les traces de rouille de leurs anciensscellements et fixations probablement métalliques.

Au bout d’un certain temps, nous nous trouvâmes devant unerangée de fenêtres – dans la partie renflée d’un colossal cône àcinq arêtes au sommet intact – qui menaient dans une salle vaste etbien conservée au dallage de pierre ; mais elles étaient trophaut dans la pièce pour nous permettre d’y descendre sans unecorde. Nous en avions une, mais ne nous souciions pas de descendreces vingt pieds à moins d’y être obligés – surtout dansl’atmosphère raréfiée du plateau, où le cœur était déjà mis à rudeépreuve. Cette immense salle était probablement réservée àcertaines assemblées, et nos torches électriques y révélèrent dessculptures puissantes, nettes et saisissantes, disposées autour desmurs en larges frises horizontales, séparées par des bandes d’égalelargeur d’arabesques conventionnelles. Nous prîmes soigneusementnote de l’endroit, avec l’intention d’y pénétrer, à moins derencontrer un intérieur plus accessible.

Nous trouvâmes enfin exactement l’ouverture souhaitée : unpassage voûté d’environ six pieds de large sur dix de haut,marquant l’ancienne extrémité d’un pont aérien qui enjambait uneruelle à cinq pieds environ du niveau de glaciation. Les voûtes,naturellement, coïncidaient avec les planchers de l’étagesupérieur ; et dans ce cas l’un des planchers existait encore.Le bâtiment ainsi accessible était une série de terrassesrectangulaires à notre gauche, face à l’ouest. Celui de l’autrecôté du passage, où donnait l’autre voûte, était un cylindredélabré sans fenêtres, avec un curieux bulbe à quelque dix piedsau-dessus de l’ouverture. Il était totalement obscur à l’intérieuret la voûte semblait donner sur un vide sans limites.

Des débris entassés facilitaient encore l’entrée dans le vasteédifice de gauche, bien que nous hésitassions un instant à saisirla chance tant espérée. Car si nous avions pénétré ce fouillis demystère archaïque, il fallait une nouvelle résolution pour noustransporter réellement à l’intérieur d’une des demeures restéesintactes d’un monde fabuleusement ancien dont la nature nousapparaissait de plus en plus hideusement évidente. Pourtant nousfranchîmes enfin le pas en escaladant les gravats jusque dansl’embrasure béante. Au-delà, le sol était fait de larges blocsd’ardoise et paraissait être le débouché d’un couloir haut et long,aux murs sculptés.

Observant les nombreux passages voûtés qui en partaient àl’intérieur, et pressentant la probable complexité des appartementsqui s’y emboîtaient, nous décidâmes de mettre en pratique notresystème de jeu de piste des pionniers. Jusqu’ici nos compas, jointsaux fréquents aperçus sur la vaste chaîne montagneuse, entre lestours derrière nous, avaient suffi pour éviter de nousperdre ; mais désormais un procédé artificiel devenaitnécessaire. Nous réduisîmes donc notre réserve de papier enmorceaux de taille suffisante qui furent mis dans un sac confié àDanforth, et nous nous préparâmes à les utiliser avec autantd’économie que nous le permettait notre sécurité. Cette méthodenous éviterait sans doute de nous égarer, dès lors qu’il nesemblait pas y avoir de courants d’air violents à l’intérieur de laconstruction primitive. S’il s’en produisait, ou si notre réservede papier s’épuisait, nous pourrions naturellement revenir ausystème plus sûr, encore que plus fastidieux et lent, des éclats deroche.

De quelle étendue était au juste le territoire que nous avionsdégagé, impossible de le deviner sans l’expérience. Étant donné laproximité et les nombreuses communications entre les différentsbâtiments, nous pourrions vraisemblablement passer de l’un àl’autre sur les ponts au-dessous de la glace, sauf aux endroits oùferaient obstacle des affaissements locaux et des crevassesgéologiques, car la glace semblait s’être rarement introduite dansles grands édifices. Presque toutes les zones de glace transparenteavaient révélé des fenêtres submergées hermétiquement closesderrière leurs volets, comme si la ville avait été abandonnée danscet état avant que la nappe de glace ne vienne ensevelir pourtoujours la partie basse. En fait, on avait l’impression singulièrequ’elle avait été délibérément fermée et désertée en quelque sombreépoque disparue depuis une éternité, plutôt qu’engloutie par unbrusque cataclysme ou même une progressive dégradation. L’arrivéede la glace avait-elle été prévue, et une population inconnueétait-elle partie en masse à la recherche d’une résidence moinsmenacée ? Les conditions physiographiques relatives à laformation de la nappe à cet endroit devraient attendre pour êtreélucidées. À l’évidence, il ne s’était pas produit une pousséeécrasante. Peut-être la pression des neiges accumulées était-elleresponsable, ou quelque crue du fleuve, ou la rupture d’uneancienne barrière de glace dans la grande chaîne avaient-ellescontribué à créer la situation qu’on observait à présent.L’imagination pouvait concevoir presque n’importe quoi au sujet decette cité.

Chapitre 6

 

Il serait difficile de donner un compte rendu détaillé, suivi,de nos allées et venues dans ce dédale caverneux de maçonnerieprimitive, mort depuis des millénaires ; ce repaire monstrueuxd’antiques secrets qui résonnait maintenant, pour la première foisaprès des ères innombrables, au bruit de pas humains. C’estd’autant plus vrai que d’horribles drames et révélations se sontmanifestés à la simple étude des motifs sculptés partout sur lesmurs. Nos photographies au flash de ces sculptures feront davantagepour établir la vérité de ce que nous divulguons à présent, et ilest désolant que nous n’ayons pu disposer d’une réserve plusimportante de films. Cela étant, nous fîmes des croquisrudimentaires de certaines particularités frappantes quand tous nosfilms furent épuisés.

Le bâtiment où nous étions entrés était de grande dimension,très élaboré et nous laissa une idée impressionnante del’architecture de ce passé géologique ignoré. Les cloisonsintérieures étaient moins massives que les murs extérieurs, maisparfaitement conservées aux niveaux les plus bas. Une complexitélabyrinthique, comportant dans les sols de singulières différencesde hauteur, caractérisait tout l’ensemble ; et nous aurionssans doute été perdus dès le début sans la piste de papiersdéchirés que nous laissions derrière nous. Nous décidâmesd’explorer avant tout les parties supérieures les plus délabrées etgrimpâmes donc de quelque cent pieds tout en haut du dédale,jusqu’au dernier étage de pièces béantes, enneigées et en ruine,ouvrant sur le ciel polaire. L’ascension se fit par les rampes depierre abruptes à arêtes transversales ou les plans inclinés quipartout servaient d’escaliers. Les chambres que nous rencontrâmesétaient de toutes les formes et proportions imaginables, desétoiles à cinq branches aux triangles et aux cubes parfaits. Onpeut dire sans risque d’erreur que la moyenne générale était detrente pieds sur trente de surface au sol, sur vingt pieds de haut,bien qu’il existât des salles beaucoup plus grandes. Après avoirexaminé à fond les niveaux supérieurs et celui de la glace, nousdescendîmes étage par étage dans la partie submergée, où nous noustrouvâmes vraiment dans un labyrinthe ininterrompu de piècescommunicantes et de passages conduisant sans doute à l’infini dansd’autres secteurs hors de ce bâtiment particulier. La lourdeur etle gigantisme cyclopéen de tout ce qui nous entourait devenaientétrangement oppressants ; et il y avait quelque chose devaguement mais profondément inhumain dans tous les profils,dimensions, proportions, décorations et subtilités architecturauxde cette maçonnerie d’un archaïsme impie. Nous comprîmes bientôt, àce que révélaient les sculptures, que la monstrueuse cité datait demillions et de millions d’années.

Nous ne pouvons expliquer encore les principes techniques mis enœuvre dans l’équilibre et l’ajustement des énormes massesrocheuses, bien que manifestement ils reposent en grande partie surla fonction de l’arc. Les pièces que nous visitâmes étaiententièrement vides de meubles, ce qui confirma notre idée d’unabandon volontaire de la ville. Le trait essentiel de la décorationétait l’utilisation quasi universelle de la sculpture murale ;elle courait en bandes horizontales continues de trois pieds delarge, alternant du sol au plafond avec des frises d’égale largeurfaites d’arabesques géométriques. Cette règle souffrait desexceptions, mais sa prépondérance était écrasante. Souvent,cependant, une série de cartouches lisses portant des groupes depoints bizarrement disposés s’encastrait le long d’une des bandesd’arabesques.

La technique, nous le constatâmes bientôt, était élaborée,parfaite et esthétiquement évoluée au plus haut degré de maîtrisecivilisée bien que totalement étrangère dans tous ses détails àaucun art traditionnel connu de la race humaine. Je n’avais jamaisrien vu qui en approche pour la finesse d’exécution ; les plusinfimes détails de végétaux complexes ou de la vie animale étaientrendus avec une vérité stupéfiante malgré l’échelle audacieuse dessculptures, tandis que les motifs stylisés étaient des merveillesd’habile subtilité. Les arabesques témoignaient de connaissancesapprofondies des principes mathématiques et se composaient decourbes secrètement symétriques et d’angles construits sur lechiffre cinq. Les bandes illustrées suivaient une traditionextrêmement réglementée, impliquant un traitement singulier de laperspective, mais avec une puissance artistique qui nous émutprofondément, en dépit de l’immensité du gouffre des périodesgéologiques qui nous séparait d’elles. Leur procédé graphique sefondait sur une étonnante juxtaposition de la coupe transversale etdu profil à deux dimensions, et concrétisait une psychologieanalytique qui dépassait celle de toute race connue de l’Antiquité.Inutile d’essayer de comparer cet art avec aucun de ceuxreprésentés dans nos musées. Ceux qui verront nos photographiestrouveront sans doute beaucoup plus proches certaines imaginationsgrotesques des futuristes les plus audacieux.

Le réseau de l’arabesque consistait uniquement en lignes creusesdont la profondeur sur les murs intacts variait de un à deuxpouces. Quand apparaissaient les cartouches à points groupés –manifestement des inscriptions en quelque langue et alphabetprimitifs inconnus – le creux de la surface était peut-être d’unpouce et demi, et celui des points d’un demi-pouce de plus. Lesbandes illustrées étaient en bas-relief encastré, l’arrière-planétant à deux pouces à peu près de la surface du mur. Dans certainscas, on discernait les traces d’une ancienne coloration, mais dansl’ensemble, des temps incalculables avaient désagrégé et faitdisparaître tous les pigments qu’on avait pu y appliquer. Plus onétudiait la merveilleuse technique, plus on admirait ces êtres.Sous leur stricte obéissance aux conventions, on saisissaitl’observation minutieuse et fidèle ainsi que l’habileté graphiquedes artistes ; et en fait, ces conventions elles-mêmesservaient à symboliser et mettre en valeur l’essence véritable oules particularités vitales de chacun des objets représentés. Noussentions aussi que, à côté de ces qualités identifiables, d’autresse dissimulaient, hors d’atteinte de nos perceptions. Certainestouches ici et là évoquaient vaguement des symboles secrets et dessollicitations qui, avec un autre contexte mental et affectif, etun appareil sensoriel plus complet ou différent, auraient puprendre pour nous une signification forte et profonde.

Les thèmes des sculptures venaient indiscutablement de la viecontemporaine de leur création et comportaient une large proportiond’histoire. C’est cette exceptionnelle préoccupation historiquechez la race primitive – par chance, elle joua miraculeusement ennotre faveur – qui rendit à nos yeux les sculptures siinstructives, et nous incita à faire passer avant toute autreconsidération leurs photographies et leur transcription. Danscertaines salles, la disposition habituelle était modifiée par laprésence de cartes, tracés astronomiques et autres croquisscientifiques à grande échelle – toutes choses qui apportaient unenaïve et terrible confirmation de ce que nous avions recueilli àpartir des frises et des lambris. En évoquant ce que révélaitl’ensemble, j’espère ne pas susciter plus de curiosité que desalutaire prudence chez ceux qui me croiront. Il serait tragiqueque quelqu’un fût attiré vers ce royaume de mort parl’avertissement même destiné à l’en détourner. De hautes fenêtreset de massives entrées de douze pieds coupaient ces murssculptés ; les unes et les autres gardant ici et là lespanneaux de bois – minutieusement polis et gravés – des volets etportes eux-mêmes. Toutes les fixations métalliques avaient depuislongtemps disparu, mais certaines portes étant restées, il nousfallait les repousser de côté pour avancer d’une pièce à l’autre.Les châssis de fenêtres et leurs étranges carreaux transparents –pour la plupart elliptiques – survivaient par endroits, bien quepeu nombreux. Beaucoup de niches aussi, de grande dimension,généralement vides, mais contenant parfois quelque bizarre objetfaçonné dans la stéatite verte soit cassé, soit tenu pour tropnégligeable pour être déménagé. D’autres ouvertures étaientcertainement liées à des commodités disparues – chauffage,éclairage, etc. – telles qu’en évoquaient beaucoup de sculptures.Les plafonds étaient plutôt nus, mais avaient été quelquefoisincrustés de stéatite verte ou d’autres carreaux, en grande partietombés à présent. Les sols étaient également pavés de ces carreaux,bien que la maçonnerie prédomine.

Comme je l’ai dit, tout mobilier et autres objets maniablesétaient absents, mais les sculptures donnaient une claire idée desétranges choses qui remplissaient autrefois ces pièces sépulcraleset sonores. Au-dessus de la nappe de glace, les sols étaientgénéralement couverts d’une couche de détritus et de débris ;mais on en trouvait moins en descendant. Dans certaines salles etgaleries, plus bas, il n’y avait guère que menu gravier et vestigesd’incrustations, alors que de rares espaces présentaient latroublante netteté d’un lieu fraîchement balayé. Naturellement, làoù s’étaient produits des crevasses et des effondrements, lesétages inférieurs étaient aussi jonchés de débris que ceux du haut.Une cour centrale – comme dans les autres immeubles que nous avionssurvolés – évitait aux régions intérieures une totaleobscurité ; aussi avions-nous eu rarement à nous servir de nostorches électriques dans les pièces du haut, sauf pour examiner ledétail des sculptures. Sous la calotte glaciaire cependant, lapénombre s’épaississait, et en beaucoup d’endroits, au niveau dusol encombré, on approchait du noir absolu.

Pour se faire même une vague idée de nos pensées et de nosimpressions en pénétrant dans ce dédale de constructions inhumainesau silence d’éternité, il faut rapprocher un chaos déconcertantd’impressions, de souvenirs et d’émotions fugitives. L’antiquitéabsolument accablante et la solitude mortelle des lieux auraientsuffi à abattre toute personne sensible, mais à cela s’ajoutaienttout récemment les horreurs inexpliquées du camp et les révélationsdes terribles sculptures murales autour de nous. Dès que noustombâmes sur une frise intacte qui ne laissait place à aucuneambiguïté, il ne nous fallut qu’un instant d’examen pour saisirl’atroce vérité – vérité dont il eût été naïf de prétendre queDanforth et moi ne l’avions pas déjà pressentie chacun de son côté,bien que nous ayons évité d’y faire même allusion entre nous.Impossible désormais de recourir au doute quant à la nature desêtres qui avaient construit et habité cette monstrueuse cité, mortedepuis des millions d’années, quand les ancêtres de l’homme étaientdes mammifères primitifs archaïques et que les énormes dinosaureserraient par les steppes tropicales d’Europe et d’Asie.

Nous nous étions jusque-là raccrochés – chacun pour soi – àl’idée désespérée et insistante que l’omniprésence de ce motif àcinq pointes ne représentait que l’exaltation culturelle oureligieuse de l’objet naturel archéen qui concrétisait siclairement la qualité du « pentapunctisme » ; de même que desmotifs décoratifs de la Crète minœnne exaltaient le taureau sacré,ceux de l’Égypte le scarabée, ceux de Rome la louve et l’aigle, etceux des diverses tribus sauvages quelque animal totem élu. Maiscet ultime refuge nous était désormais refusé, et il nous fallaitaffronter catégoriquement la découverte, éprouvante pour la raison,que le lecteur de ces pages a sans doute prévue depuis longtemps.Même maintenant, je peux à peine supporter de l’écrire noir surblanc, mais peut-être ne sera-ce pas nécessaire.

Les êtres qui avaient autrefois érigé et habité cet effroyablemonde de pierre à l’époque des dinosaures n’étaient pas desdinosaures ; c’était bien pis. Ceux-là n’étaient que desimples créatures, récentes et presque sans cervelle – mais lesbâtisseurs de la cité, savants et vieux, avaient laissé des tracessur des roches qui étaient là depuis près de mille millionsd’années… Avant que la vie véritable de la Terre ait progresséau-delà d’un groupe de cellules malléables… Avant que la vievéritable ait seulement existé sur Terre. Ils furent les créateurset les tyrans de cette vie, et sans aucun doute les modèles desvieux mythes démoniaques auxquels font allusion les Manuscritspnakotiques et le Necronomicon dans des textesépouvantables. Ils étaient les Grands Anciens qui s’étaientinfiltrés depuis les étoiles sur la Terre encore jeune – ces êtresdont une évolution extraterrestre avait façonné la substance etdont les pouvoirs étaient tels que la planète n’en avait jamaisconnu. Et dire que la veille seulement Danforth et moi avionsréellement examiné les fragments de leur substance fossiliséedepuis des millénaires… et que le pauvre Lake et son équipe lesavaient vus complets…

Il m’est naturellement impossible de rapporter dans leur ordreexact les étapes selon lesquelles nous recueillîmes ce que noussavons de ce chapitre monstrueux de la vie préhumaine. Après lepremier choc de la révélation indiscutable, il nous fallut faireune pause, le temps de nous remettre, et il était trois heures aumoins quand nous entreprîmes notre vraie recherche méthodique. Dansle bâtiment où nous étions entrés, les sculptures étaientrelativement récentes – peut-être deux millions d’années – comme leprouvaient les particularités géologiques, biologiques etastronomiques ; elles exprimaient un art qu’on aurait dû diredécadent, en comparaison des exemples découverts dans desconstructions plus anciennes une fois franchis des ponts sous lanappe de glace. Un édifice taillé en pleine roche semblait remonterà quarante ou peut-être même cinquante millions d’années – au baséocène ou haut crétacé – et contenait des bas-reliefs d’un artsupérieur, à une importante exception près, à tout ce que nousavions rencontré. Ce fut, nous en convînmes plus tard, la plusancienne structure domestique que nous visitâmes.

Sans le complément des clichés qui seront bientôt renduspublics, je me serais abstenu de raconter ce que j’ai trouvé et ceque j’en ai conclu, de peur d’être enfermé comme fou. Bien sûr, lestout premiers épisodes de ce patchwork historique – représentant lavie préterrestre des êtres à tête en étoile sur d’autres planètes,dans d’autres galaxies et d’autres univers – peuvent aisément êtreinterprétés comme la mythologie fantastique de ces êtreseux-mêmes ; encore ces épisodes comportent-ils quelquefois desdessins et diagrammes si étrangement proches des dernièresdécouvertes en mathématique et en astrophysique que je ne sais tropqu’en penser. Laissons les autres juger quand ils verront lesphotos que je publierai.

Naturellement, aucune des séries de sculptures que nous avonsrencontrées ne contait plus qu’une fraction de telle ou tellehistoire et nous n’avons pas trouvé les différentes étapes de cettehistoire dans leur ordre correct. Certaines salles immensesconstituaient des unités indépendantes dont l’illustration étaitcohérente, tandis que dans d’autres cas, une chronique suiviepouvait continuer le long d’une série de salles et de couloirs. Lesmeilleurs diagrammes et cartes se trouvaient sur les murs d’uneffrayant abîme au-dessous même du sol primitif – une caverned’environ deux cents pieds carrés et soixante pieds de haut, quiavait dû être, presque à coup sûr, une sorte de centre éducatif. Ily avait beaucoup de répétitions irritantes du même thème dansdifférentes pièces et constructions, certains chapitres, résumés ouphrases de l’histoire de la race ayant été privilégiés par lesdécorateurs ou les habitants. Quelquefois, pourtant, différentesvariantes d’un même thème s’avérèrent utiles pour établir despoints discutables ou combler des lacunes.

Je m’étonne encore que nous ayons déduit tant de choses dans letemps très court dont nous disposions. Certes, nous n’avions alorsque le schéma le plus sommaire, et nous en apprîmes bien davantagepar la suite en étudiant les photos et les croquis que nous avionspris. C’est peut-être l’effet de ces dernières observations – lessouvenirs ravivés et les impressions vagues se combinant avec sasensibilité propre et cet ultime aperçu d’horreur dont il refuse depréciser, même à moi, la nature – qui a été la source directe del’effondrement actuel de Danforth. Mais cela devait arriver ;car nous ne pouvions publier avec pertinence notre mise en gardesans l’information la plus complète, et la diffusion de cette miseen garde est d’une importance primordiale. Certaines influences quisubsistent dans ce monde inconnu de l’Antarctique au temps dérégléet sous une loi naturelle étrangère commandent impérativement qu’ondécourage toute nouvelle exploration.

Chapitre 7

 

Le récit complet, dans la mesure où il est déchiffré, paraîtrasous peu dans un bulletin officiel de l’université de Miskatonic.Je ne retracerai ici que les points les plus marquants, de façonsommaire et décousue. Mythe ou non, les sculptures racontaientl’arrivée sur la terre naissante, sans vie, de ces êtres à tête enétoile venus de l’espace cosmique – leur arrivée et celle debeaucoup d’autres entités étrangères telles qu’il s’en engage àcertaines époques dans la découverte spatiale. Ils semblaientcapables de traverser l’éther interstellaire sur leurs immensesailes membraneuses – confirmant ainsi curieusement l’étrangefolklore des collines, que m’avait autrefois conté un collèguearchéologue. Ils avaient longtemps vécu sous la mer, édifiant desvilles fantastiques et livrant d’effroyables combats à desadversaires sans nom, au moyen d’engins compliqués qui utilisaientde nouveaux principes énergétiques. Leurs connaissancesscientifiques et mécaniques dépassaient évidemment celles del’homme d’aujourd’hui, bien qu’ils ne fissent usage des formes lesplus poussées et les plus étendues qu’en cas de nécessité.Certaines sculptures suggéraient qu’ils avaient connu une phase devie mécanisée sur d’autres planètes, mais en étaient revenus,jugeant ses effets décevants au niveau affectif. L’extraordinairefermeté de leur organisme et la simplicité de leurs besoinsélémentaires les rendaient particulièrement aptes à un haut niveaude vie sans les produits spécialisés de fabrication artificielle etmême sans vêtements, sinon comme protection éventuelle contre leséléments.

Ce fut sous la mer – d’abord pour se nourrir, plus tard pourd’autres besoins – qu’ils créèrent la première vie terrestre, seservant des substances disponibles selon des procédés connus delongue date. Les expériences les plus élaborées suivirentl’anéantissement de divers ennemis cosmiques, Ils en avaient faitautant sur d’autres planètes, ayant fabriqué non seulement lesnourritures indispensables, mais certaines masses protoplasmiquesmulticellulaires susceptibles de façonner leurs tissus en toutesorte d’organes provisoires sous influence hypnotique, et obtenantainsi des esclaves idéals pour les gros travaux de la communauté.Ces masses visqueuses étaient certainement ce qu’Abdul Alhazredappelle à mots couverts les « shoggoths » dans son effroyableNecronomicon, bien que même cet Arabe fou n’ait jamaisévoqué leur existence sur Terre, si ce n’est dans les rêves desmâcheurs de certain alcaloïde végétal. Quand les Anciens à têted’étoile eurent synthétisé sur cette planète leurs formesalimentaires simples, et élevé une bonne réserve de shoggoths, ilsdéveloppèrent d’autres groupes cellulaires sous d’autres formes devie animale et végétale, pour différents usages, éliminant cellesdont la présence devenait encombrante.

Avec l’aide des shoggoths, qui pouvaient se développer jusqu’àporter des poids prodigieux, les petites et modestes villessous-marines s’agrandirent en vastes et imposants labyrinthes depierre, assez semblables à ceux qui plus tard s’élevèrent sur laterre. À la vérité, les Anciens, éminemment adaptables, avaientvécu sur Terre plus qu’en d’autres parties de l’univers etconservaient probablement beaucoup de traditions de la constructionterrienne. En étudiant l’architecture de toutes ces citéspaléogéennes sculptées, y compris celle dont nous parcourionsactuellement les couloirs millénaires, nous fûmes frappés d’unesingulière coïncidence, que nous n’avions pas encore tentéd’expliquer, même pour nous. Les sommets des immeubles, qui dans laville actuelle, autour de nous, avaient évidemment été réduits enruines informes par les intempéries des éternités plus tôt,figuraient clairement dans les bas-reliefs, montrant d’immensesbouquets de flèches en aiguilles, de délicats fleurons au sommet decertains cônes et pyramides, et des étages de minces disquesfestonnés coiffant horizontalement des cheminées cylindriques.C’était exactement ce que nous avions vu dans ce mirage monstrueuxet sinistre, projeté par une cité morte d’où de tels détails deprofil avaient disparu depuis des milliers et des dizaines demilliers d’années, et qui surgit à nos yeux ignorants, par-dessusles insondables montagnes du délire quand nous parvînmes lapremière fois au camp maudit du malheureux Lake.

Sur la vie des Anciens, sous la mer et après qu’une partied’entre eux émigrèrent sur terre, on pourrait écrire des volumes.Ceux qui vivaient en eau peu profonde avaient gardé le plein usagede leurs yeux, au bout des cinq tentacules principaux de la tête,exerçant comme de coutume les arts de la sculpture et de l’écriture– celle-ci avec un stylet sur des tablettes de cire à l’épreuve del’eau. D’autres, plus bas dans les profondeurs de l’océan,utilisant pour produire la lumière de curieux organesphosphorescents, complétaient leur vision par des sens spéciaux,qui agissaient mystérieusement par les cils prismatiques de leurtête – sens qui rendaient tous les Anciens partiellementindépendants de la lumière en cas de nécessité. Leurs formes desculpture et d’écriture avaient singulièrement évolué pendant ladescente, empruntant certains procédés de revêtement apparemmentchimiques – sans doute pour produire la phosphorescence – mais queles bas-reliefs ne purent nous faire comprendre. Ces créatures sedéplaçaient dans la mer partie en nageant – en se servant de leursbras latéraux de crinoïdes – partie en agitant l’étage inférieur detentacules comportant le pseudopode. Ils pouvaient éventuellementfaire de longues plongées en s’aidant de deux ou plus de leurs jeuxd’ailes en éventail. À terre, ils utilisaient localement lepseudopode, mais volaient parfois à de grandes hauteurs ou sur delongues distances avec leurs ailes. Les nombreux tentacules plusminces, ramifications des bras crinoïdes, étaient infinimentdélicats, souples, forts et précis dans la coordinationmusculo-nerveuse, assurant une adresse et une dextérité extrêmesdans toutes les activités artistiques ou autres opérationsmanuelles.

Leur résistance était presque incroyable. Même les terrifiantespressions des plus profonds abîmes sous-marins semblaientimpuissantes à leur nuire. Apparemment très peu mouraient, sinon demort violente, et leurs sépultures étaient très rares. Le faitqu’ils surmontaient leurs morts, inhumés verticalement, de tertresà cinq pointes gravées réveilla chez Danforth et chez moi despensées qui rendirent nécessaire une nouvelle pause pour récupéreraprès cette révélation des bas-reliefs. Ils se multipliaient pardes spores – comme les plantes ptéridophytes, ainsi que Lakel’avait soupçonné – mais leur prodigieuse résistance et leurlongévité rendant la relève inutile, ils n’encourageaient pas ledéveloppement sur une grande échelle de nouveaux prothalles, saufquand ils avaient de nouveaux territoires à coloniser. Les jeunesmûrissaient vite et recevaient une éducation évidemment trèséloignée de toutes les normes que nous pouvons imaginer. La vieintellectuelle et esthétique, prédominante, était très évoluée etentretenait un ensemble d’usages et d’institutions extrêmementstables que je décrirai plus complètement dans une étude à venir.Ceux-ci différaient légèrement selon qu’on vivait dans la mer ousur terre, mais gardaient pour l’essentiel mêmes bases et mêmesprincipes.

Capables comme les plantes de tirer leur alimentation desubstances inorganiques, ils préféraient de beaucoup la nourritureorganique et surtout animale. Sous la mer, ils mangeaient crues lesbêtes marines mais à terre, ils faisaient cuire leurs viandes. Ilschassaient le gibier et élevaient du bétail – qu’ils abattaientavec des armes acérées dont notre expédition avait observé lestraces singulières sur certains os fossiles. Ils supportaientremarquablement toutes les températures habituelles et, à l’étatnaturel, pouvaient vivre dans l’eau jusqu’à la congélation.Cependant, après le grand refroidissement du pléistocène – prèsd’un million d’années plus tôt – les habitants de la terre durentrecourir à des mesures exceptionnelles, y compris au chauffageartificiel ; du moins jusqu’à ce que les froids mortels lesaient, semble-t-il, ramenés à la mer. La légende rapporte qu’autemps de leurs vols préhistoriques dans l’espace cosmique ilsavaient absorbé certains produits chimiques qui les libéraientpresque entièrement de la nourriture, de la respiration et desconditions de température ; mais à l’époque glaciaire, ilsavaient perdu le souvenir de leur méthode. Ils n’auraient pu detoute façon prolonger indéfiniment sans dommage cet étatartificiel.

Étant par nature semi-végétaux et ignorant l’accouplement, lesAnciens n’avaient pas de bases biologiques pour le stade familialde la vie des mammifères ; mais ils semblaient organiser degrandes communautés sur les principes d’une heureuse distributionde l’espace et – comme nous en jugeâmes par les images d’activitéset de distractions des habitants – d’association par affinitésd’esprit. Le mobilier chez eux occupait le centre des vastessalles, laissant libre pour la décoration toute la surface desmurs. L’éclairage, pour les terriens, était assuré par undispositif de nature probablement électrochimique. Sur terre commesous les eaux, ils utilisaient d’étranges tables, sièges et lits deforme cylindrique – car ils se reposaient et dormaient debout,tentacules repliés – et des casiers pour les séries articulées desurfaces couvertes de points qui leur servaient de livres.

Le gouvernement, évidemment complexe, était sans doutesocialiste, bien que nous n’ayons pu tirer des sculptures aucuneconclusion probante à cet égard. Il se faisait un commerceimportant, localement et entre les différentes villes, certainspetits jetons plats, à cinq pointes et gravés, étant utilisés commemonnaie. Les plus petites des stéatites verdâtres découvertes parnotre expédition en étaient vraisemblablement. Bien que lacivilisation fût essentiellement urbaine, il y avait un peud’agriculture et beaucoup d’élevage. On exploitait des mines etquelques entreprises industrielles limitées. Les voyages étaienttrès fréquents, mais les migrations durables paraissaientrelativement rares, sauf en de larges opérations de colonisationque justifiait le développement de la race. Pour les déplacementspersonnels, il n’était besoin d’aucune aide extérieure puisque àterre, dans l’air et dans l’eau, les Anciens pouvaient atteindrepar eux-mêmes des vitesses fantastiques. Les charges, cependant,étaient tirées par des bêtes de somme – des shoggoths sous la mer,et une curieuse variété de vertébrés primitifs dans les dernièresannées de l’existence terrestre.

Ces vertébrés, comme aussi une infinité d’autres formes de vie –animales et végétales, marines, terrestres et aériennes – étaientle produit d’une évolution non dirigée agissant sur les cellulesvivantes fabriquées par les Anciens mais échappant à leur rayond’action. On les avait laissés se développer parce qu’ils nes’étaient pas trouvés en conflit avec les créatures au pouvoir. Lesformes encombrantes, bien sûr, avaient été automatiquementexterminées. Nous vîmes avec intérêt dans les sculptures les plusrécentes et décadentes un mammifère primitif à l’allure maladroitedont les terriens se servaient tantôt comme nourriture tantôt commebouffon pour s’en amuser, et dont les préfigurations vaguementsimiesques et humaines étaient incontestables. Lors desconstructions de villes terrestres, les énormes blocs de pierre deshautes tours étaient généralement portés par des ptérodactyles auxailes immenses d’une espèce jusqu’à présent inconnue de lapaléontologie.

L’obstination que mettaient les Anciens à survivre aux diversesévolutions géologiques et aux convulsions de la croûte terrestretenait presque du miracle. Bien que peu ou aucune de leurspremières cités ne semble avoir subsisté après la périodearchéenne, il n’y eut pas de coupure dans leur civilisation ni dansla transmission de leurs chroniques. C’est dans l’océan Antarctiquequ’ils apparurent d’abord sur la planète, sans doute peu après quela matière de la Lune eut été arrachée au Pacifique Sud toutproche. Selon l’une des cartes gravées, le globe entier était alorssous l’eau, les villes de pierre s’éparpillant de plus en plus loinde l’Antarctique au cours des temps immémoriaux. Une autre cartemontre une masse considérable de terre sèche autour du pôle Sud, oùil est évident que certains de ces êtres établissaient des coloniesexpérimentales, bien que leurs principaux centres aient ététransférés aux fonds marins les plus proches. Les dernières cartes,où l’on voyait ces terres fissurées et dérivant, certaines partiesdétachées en direction du nord, confirmaient de manière frappanteles théories de la dérive des continents avancées par Taylor,Wegener et Joly.

Avec le soulèvement d’une nouvelle terre dans le Pacifique Sud,des événements terribles survinrent. Plusieurs des cités marinesfurent irrémédiablement détruites, et ce ne fut pas le piremalheur. Une autre race – race terrestre d’êtres en forme depieuvres, probablement la fabuleuse progéniture préhumaine deCthulhu – commença bientôt à s’infiltrer du fond des infiniscosmiques, et déclencha une guerre monstrueuse qui, pour un temps,ramena tout à fait les Anciens à la mer – un coup terrible pour lescolonies terrestres en plein développement. Plus tard on fit lapaix et les nouveaux territoires furent attribués aux rejetons deCthulhu tandis que les Anciens gardaient la mer et les anciennesterres. De nouvelles villes furent fondées à terre – la plusimportante dans l’Antarctique car cette région du premierétablissement était sacrée. Dès lors comme auparavant,l’Antarctique resta le centre de la civilisation des Anciens, ettoutes les cités repérables qu’avaient édifiées ceux de Cthulhufurent anéanties. Puis soudain les terres du Pacifique sombrèrentde nouveau, entraînant avec elles la terrifiante ville de pierre deR’lyeh et toutes les pieuvres cosmiques, de sorte que les Anciensretrouvèrent leur suprématie sur la planète. Sauf quant à unemenace obscure dont ils n’aimaient pas parler. À une époque assezrécente, ils avaient construit sur toutes les terres et dans toutesles mers du globe – d’où la recommandation de ma futuremonographie, que quelque archéologue entreprenne des foragessystématiques avec le dispositif de Pabodie dans certaines régionslargement réparties.

De l’eau vers la terre, le mouvement s’affirma au cours desâges ; tendance encouragée par l’apparition de nouveauxterritoires, bien que l’océan ne fût jamais complètement abandonné.Une autre cause de cette orientation fut le problème imprévu queposèrent l’élevage et la direction des shoggoths dont dépendait laprospérité de la vie marine. Avec le temps, ainsi qu’en convenaienttristement les sculptures, l’art de créer d’autres formes de vie àpartir de la matière inorganique s’était perdu, si bien que lesAnciens ne pouvaient que façonner ce qui existait déjà. Sur terre,les grands reptiles se montraient des plus dociles ; mais lesshoggoths de la mer, se reproduisant par division et acquérant uninquiétant degré d’intelligence, soulevèrent un certain temps uneformidable difficulté.

Ils avaient toujours été sous contrôle grâce à la suggestionhypnotique des Anciens, modelant provisoirement leur robusteplasticité en divers membres et organes utiles ; mais àprésent leur faculté d’auto-façonnage se déclenchait parfois touteseule, et en diverses formes d’imitation inspirées de suggestionspassées. Ils avaient semble-t-il développé un cerveausemi-permanent dont les actes volontaires indépendants et parfoisobstinés répondaient à la volonté des Anciens sans toujours luiobéir. Les images sculptées de ces shoggoths nous remplissaient,Danforth et moi, d’horreur et de dégoût. C’étaient des êtres sansforme propre, faits d’une gelée visqueuse qui semblait uneagglutination de bulles ; et chacun pouvait atteindre enmoyenne quinze pieds de diamètre quand il prenait une formesphérique. Mais ils changeaient sans cesse d’aspect et de volume,projetant des appendices provisoires ou de simili-organes de lavue, de l’ouïe et de la parole à l’imitation de leurs maîtres, soitspontanément, soit sur suggestion.

Ils étaient apparemment devenus intraitables depuis le milieu del’époque permienne, peut-être cent cinquante millions d’années plustôt, lorsqu’une guerre en règle avait été menée contre eux par lesAnciens de la mer pour les ramener à la soumission. Les images decette guerre et l’usage typique des shoggoths de laisser lescadavres de leurs victimes sans tête et couverts de bave gardaientun caractère extraordinairement terrifiant en dépit des abîmes detemps écoulés depuis. Les Anciens, ayant eu recours contre cesentités rebelles à des armes de désintégration moléculaire, avaientfini par remporter une victoire complète. Après quoi, lessculptures montraient une période de dressage où les shoggothsétaient matés par les Anciens armés, comme les chevaux sauvages del’Ouest américain le furent par les cow-boys. Bien qu’ils aientprouvé au cours de leur révolte qu’ils pouvaient vivre hors del’eau, cette évolution ne fut pas encouragée, puisqu’ils n’étaientutiles à terre qu’en proportion de leur docilité.

Pendant l’époque jurassique, les Anciens rencontrèrent denouvelles épreuves sous la forme d’une autre invasion de l’espaceextérieur – cette fois de créatures mi-champignons, mi-crustacés,venant d’une planète qu’on peut identifier avec le lointain Plutonrécemment découvert ; les mêmes indiscutablement que cellesqu’évoquent certaines légendes confidentielles du Nord, perpétuéesdans l’Himalaya sous le nom de Mi-Go ou abominables hommes desneiges. Pour les combattre, les Anciens tentèrent, pour la premièrefois depuis leur arrivée sur Terre, une nouvelle sortie dansl’éther planétaire ; mais en dépit de tous leurs préparatifstraditionnels, il ne leur fut plus possible de quitter l’atmosphèreterrestre. Quel qu’ait été le vieux secret du voyageinterplanétaire, il était maintenant perdu à jamais pour leur race.Finalement, les Mi-Go les repoussèrent de tous les territoires duNord, sans rien pouvoir cependant contre ceux de la mer. Peu à peucommença le lent recul de l’antique race jusqu’à son habitatantarctique originel.

Chose curieuse que l’on observait dans les représentations debatailles, les rejetons de Cthulhu aussi bien que les Mi-Gosemblaient faits d’une matière plus différente encore de ce quenous connaissons que celle des Anciens. Capables de métamorphoseset de réintégrations interdites à leurs adversaires, ils devaientpourtant être issus de gouffres plus lointains de l’espacecosmique. Les Anciens, n’étaient leur résistance extraordinaire etleurs qualités vitales particulières, restaient strictementmatériels et devaient avoir pris naissance à l’intérieur ducontinuum connu de l’espace-temps, tandis qu’on ne pouvait risquerque les suppositions les plus hasardeuses sur les sources premièresdes autres entités. Tout cela, bien sûr, en admettant que les liensnon terrestres et les anomalies attribuées aux traîtresenvahisseurs ne soient pas pure mythologie. On peut imaginer queles Anciens aient inventé toute une structure cosmique pourexpliquer leurs éventuelles défaites ; car la passionhistorique et la fierté étaient manifestement leurs moteurspsychologiques essentiels. Il est significatif que leurs annalespassent sous silence beaucoup de races évoluées et puissantes, dontles cultures remarquables et les imposantes cités figurentdurablement dans certaines mystérieuses légendes.

L’évolution du monde à travers les longues périodes géologiquesapparaît avec une vérité frappante dans beaucoup de cartes et descènes gravées. Dans certains cas, la science actuelle devra êtrerévisée tandis que dans d’autres, ses audacieuses déductions sevoient magnifiquement confirmées. Comme je l’ai dit, l’hypothèse deTaylor, Wegener et Joly, selon laquelle tous les continents sontdes fragments d’une terre antarctique originelle, qui se fissurasous la pression centrifuge, en s’éloignant à la dérive sur unsoubassement en principe visqueux – hypothèse inspirée entre autrespar les profils complémentaires de l’Afrique et de l’Amérique duSud, et la façon dont les grandes chaînes montagneuses sont rouléeset repoussées – reçoit d’une source étrange une consécrationfrappante.

Les cartes représentaient clairement le monde carbonifère d’il ya cent millions d’années ou davantage, mettant en évidence lescrevasses et les gouffres qui sépareraient plus tard l’Afrique desterritoires autrefois continus de l’Europe (alors la Valusia de lalégende infernale primitive), l’Asie, les Amériques et le continentantarctique. D’autres cartes – et la plus significative concernantla fondation cinquante millions d’années plus tôt de l’immenseville morte qui nous entourait – montraient tous les continentsd’alors bien distincts. Et dans le dernier exemple étudié – datantpeut-être du pliocène – le monde d’aujourd’hui, de façonapproximative, apparaissait nettement malgré le rapprochement del’Alaska et de la Sibérie, de l’Amérique du Nord et de l’Europe parle Groenland, et de l’Amérique du Sud avec le continent antarctiquepar la terre de Graham. La carte complète du globe au carbonifère –sol océanique et masse des terres fissurées de même – portait lessymboles des immenses cités de pierre des Anciens, mais dans lesplus tardives le recul progressif vers l’Antarctique devenaitévident. Le dernier document du pliocène ne montrait plus de citésterrestres sauf sur le continent antarctique et la pointe del’Amérique du Sud, ni de cités océanes au nord du 51e parallèle delatitude sud. Le savoir et l’intérêt concernant le monde du Nord, àpart un tracé du littoral relevé sans doute au cours de longs volsd’exploration sur ces ailes membraneuses en éventail, étaientévidemment retombés à zéro chez les Anciens.

La destruction des villes lors du soulèvement des montagnes, ladéchirure des continents sous la poussée centrifuge, lesconvulsions sismiques de la terre ou des fonds sous-marins, etd’autres causes naturelles étaient la matière d’informationcourante ; et il était curieux d’observer combien se faisaientde plus en plus rares les reconstructions à mesure que le tempspassait. L’immense mégalopole qui s’ouvrait autour de nous semblaitavoir été le dernier grand centre de la race, édifiée au début ducrétacé après qu’une secousse titanesque de la Terre eut anéantiune précédente, plus vaste encore, non loin de là. Toute cetterégion paraissait bien être le lieu sacré entre tous, où lespremiers Anciens s’étaient installés sur un fond marin primitif.Dans la nouvelle cité – dont nous reconnûmes plus d’un trait dansles sculptures, mais qui s’étendait sur cent miles au moins le longde la chaîne dans chaque direction, au-delà des extrêmes limites denotre reconnaissance aérienne – on disait qu’étaient conservéescertaines pierres sacrées ayant fait partie de la première ville aufond de la mer, et qui avaient été rejetées au jour après delongues périodes, au cours du plissement général de la strate.

Chapitre 8

 

Naturellement Danforth et moi étudiâmes avec un spécial intérêtet le sentiment d’un devoir personnel tout ce qui se rapportait àla région où nous nous trouvions. Ce matériel local étaitévidemment très abondant et, dans le fouillis du sol de la ville,nous eûmes la chance de découvrir une maison très récente dont lesmurs, bien qu’assez endommagés par une crevasse voisine,renfermaient des sculptures de style décadent qui retraçaientl’histoire de la région bien avant l’époque de la carte du pliocèneoù nous avions puisé notre aperçu général du monde préhumain. Cefut le dernier site que nous étudiâmes en détail car ce que nous ytrouvâmes nous donna un nouvel objectif immédiat.

Nous étions certainement dans le plus étrange, le plusmystérieux et le plus terrible de tous les recoins du globeterrestre. De toutes les terres qui existent il était le plusinfiniment ancien ; et notre conviction grandit que ce hideuxplateau devait être en vérité le fabuleux et cauchemardesqueplateau de Leng, dont l’auteur fou du Necronomiconlui-même hésitait à parler. La grande chaîne montagneuse étaitdémesurément longue – partant d’une chaîne basse de la terre deLuitpold sur la côte de la mer de Weddell et traversantpratiquement tout le continent. La partie vraiment haute s’étendaitsur un arc imposant, d’environ 82° de latitude et 60° de longitudeest jusqu’à 70° de latitude et 115° de longitude est, son côtéconcave tourné vers notre camp et son extrémité vers la mer dans larégion de cette longue côte bloquée par les glaces, dont Wilkes etMawson aperçurent les collines au cercle antarctique.

Mais des excès plus monstrueux encore de la Nature étaientdangereusement proches. J’ai dit que ces pics étaient plus hautsque l’Himalaya mais les sculptures m’interdisaient de les proclamerles plus hauts de la Terre. Ce sinistre honneur revientindubitablement à ce que la moitié des bas-reliefs n’osent même pasnommer, tandis que les autres ne l’abordent qu’avec répugnance etangoisse. Il semble que ce soit une partie de la terre antique –celle qui émergea des eaux quand la planète se fut débarrassée dela Lune et que les Anciens eurent filtré des étoiles – qu’on a finipar fuir comme vaguement et indéfinissablement néfaste. Les villesédifiées là s’étaient écroulées avant leur temps, et soudain on lesavait retrouvées désertes. Puis quand la première grande secousseterrestre avait bouleversé la région à l’époque comanchienne, uneterrifiante rangée de pics avait surgi brusquement dans le fracaset le chaos les plus effroyables – et la Terre avait reçu ses plushautes et terribles montagnes.

Si l’échelle des gravures était exacte, ces monstres détestablesmesuraient beaucoup plus de quarante mille pieds de haut – biendavantage que les odieuses montagnes hallucinées que nous avionsrencontrées. Elles s’étendaient, semblait-il, de 77° de latitude,70° de longitude est jusqu’à 70° de latitude, 100° de longitude est– à moins de trois cents miles de la cité morte, de sorte que nousaurions pu entrevoir leurs redoutables sommets dans le lointainindistinct de l’ouest, n’eût été la vague brume opalescente. Leurlimite au nord doit être visible également depuis le long littoraldu cercle antarctique, sur la terre de la Reine-Mary.

Certains Anciens, dans les temps décadents, ont adressé auxmontagnes d’étranges prières ; mais aucun ne s’en est jamaisapproché ni n’a osé s’interroger sur ce qu’il y a derrière. Nulregard humain ne les a jamais aperçues et, voyant quelles émotionsexprimaient les gravures, je priai pour que nul ne l’ait jamais pu.Il y a des collines protectrices le long de la côte au-delà – lesterres de la Reine-Mary et de l’Empereur-Guillaume – et je rendsgrâce au ciel que personne n’ait pu aborder et gravir ces collines.Je ne suis plus aussi sceptique que je l’étais quant aux vieilleslégendes et terreurs, et je ne ris plus à présent de cette idée dusculpteur préhumain : que de temps en temps un éclair s’arrêtedélibérément sur chacune des crêtes menaçantes et qu’une lueurinexplicable brille du haut de ces terribles cimes tout le long dela nuit polaire. Il y a peut-être une très réelle et monstrueusesignification dans les vieilles rumeurs pnakotiques à propos deKadath dans le désert glacé.

Mais la terre toute proche n’était guère moins étrange, même simoins indéfinissablement maudite. Peu après la fondation de laville, la grande chaîne devint le site des principaux temples, etde nombreuses gravures montrent quelles grotesques et fantastiquestours agressaient le ciel là où nous ne vîmes que cubes et rempartsbizarrement suspendus. Au long des âges, les cavernes apparurent etfurent aménagées en annexes des temples. Au cours des périodessuivantes, toutes les veines calcaires de la région furent creuséespar les eaux souterraines, de sorte que les montagnes, lescontreforts et les plaines à leur pied devinrent un véritableréseau de cavernes et de galeries communicantes. Beaucoup desculptures pittoresques évoquaient des explorations en profondeuret la découverte enfin de la mer sans soleil, noire comme le Styx,qui se cache dans les entrailles de la Terre.

Cet immense gouffre avait sans aucun doute été creusé peu à peupar le grand fleuve qui, descendu des horribles montagnes sans nomde l’Ouest, avait jadis contourné la base de la chaîne des Ancienset coulé tout au long jusque dans l’océan Indien, entre les terresde Budd et Totten sur le littoral de Wilkes. Il avait rongé peu àpeu en la contournant la base calcaire de la montagne, jusqu’à ceque, ses flots l’ayant sapée, il rejoigne la caverne des eauxsouterraines pour approfondir le gouffre avec elles. Enfin sa masseentière se déversa au creux des collines, laissant à sec son anciencours vers l’océan. Une grande partie de la ville, telle que nousl’avions découverte à présent, avait été construite ensuite sur cetancien lit. Les Anciens, comprenant ce qui s’était passé, etexerçant comme toujours leur sens artistique si pénétrant, avaientsculpté en pylônes décorés les reliefs des contreforts où le grandcourant avait commencé sa descente dans les éternellesténèbres.

Ce fleuve, autrefois enjambé par des quantités de nobles pontsde pierre, était évidemment celui dont nous avions repéré de notreavion le cours disparu. Sa présence dans divers bas-reliefs de laville nous aida à retrouver le décor tel qu’il avait été auxdifférentes phases de la longue, immémoriale histoire dupays ; de sorte que nous pûmes dessiner un plan rapide maisminutieux des traits essentiels – jardins, édifices importants,ainsi de suite – pour guider de futures explorations. Nous pûmesbientôt recréer en imagination tout cet ensemble prodigieux telqu’il était un million ou dix ou cinquante millions d’années plustôt, car les sculptures nous décrivaient exactement l’image de cesmonuments et montagnes, faubourgs et paysages avec la végétationluxuriante du tertiaire. Elle avait dû être d’une beautémerveilleuse, magique, et tout en y songeant j’oubliais presque lelourd sentiment d’oppression sinistre dont l’inhumaine antiquité dela ville, son énormité, sa torpeur, son isolement et son crépusculeglacial avaient accablé mon esprit. Pourtant, selon certainsbas-reliefs, les habitants de cette ville avaient eux-mêmes connul’étreinte d’une terreur angoissante ; car dans certaine scènesombre, qui revenait souvent, on voyait les Anciens épouvantésreculer devant un objet – jamais représenté dans le dessin –découvert dans le grand fleuve et dont il était dit qu’il avait étécharrié à travers les forêts ondoyantes de cycas, drapées de vigne,depuis ces horribles montagnes occidentales.

Ce fut seulement dans une maison récente aux sculpturesdécadentes que nous relevâmes les signes précurseurs de lacatastrophe finale qui conduisit à l’abandon de la ville.Indubitablement, il devait y avoir eu ailleurs beaucoup d’autressculptures contemporaines de celles-ci, compte tenu même durelâchement des énergies et des aspirations à une époqueoppressante et incertaine ; en fait, la preuve de leurexistence nous fut donnée peu après. Mais ce fut le premier et leseul ensemble que nous rencontrâmes directement. Nous avionsl’intention de continuer les recherches mais, comme je l’ai dit,les circonstances nous imposèrent un autre objectif immédiat. Il yaurait eu, d’ailleurs, une limite, car ayant perdu tout espoird’une durable occupation des lieux, les Anciens ne pouvaientqu’abandonner complètement les décorations murales. Le coupdécisif, naturellement, fut l’arrivée du grand froid qui paralysapresque toute la Terre et n’a jamais quitté les pôles maudits – legrand froid qui, à l’autre bout du monde, anéantit les pays deLomar et d’Hyperborea.

Quand cette évolution commença-t-elle exactement dansl’Antarctique, il serait difficile d’en préciser l’époque.Actuellement, on situe le début de la période glaciaire à environcinq cent mille ans avant nos jours, mais aux pôles le terriblefléau dut s’annoncer beaucoup plus tôt. Toute estimation chiffréeest en partie conjecturale, et il est tout à fait plausible que lessculptures décadentes aient été exécutées voici beaucoup moins d’unmillion d’années, et que l’abandon effectif de la ville fût totalbien avant le début du pléistocène – il y a cinq cent mille ans –tel qu’il est convenu de le fixer pour l’ensemble de la Terre.

Les sculptures décadentes donnaient des signes du dépérissementgénéral de la végétation et du déclin de la vie paysanne chez lesAnciens. Des appareils de chauffage étaient installés dans lesmaisons, et les voyageurs en hiver étaient représentés emmitouflésd’étoffes protectrices. Puis nous vîmes une série de cartouches (lacontinuité des frises étant fréquemment interrompue dans cesdernières gravures) qui décrivaient une migration croissantejusqu’aux refuges proches d’une température plus clémente –certains fuyant vers les cités marines au large des côteslointaines, et d’autres descendant à travers le dédale des cavernescalcaires dans les collines creuses, au voisinage du ténébreuxabîme des eaux souterraines.

Il semble finalement que l’abîme proche ait accueilli la coloniela plus importante. Cela en partie sans doute à cause du caractèresacré que gardait par tradition cette région particulière ;mais plus sûrement pour les possibilités qu’il offrait de continuerla fréquentation des temples dans le dédale des montagnes, et deconserver l’immense cité comme résidence d’été et base decommunication avec diverses mines. Le lien avec les anciennesrésidences et les nouvelles était renforcé par plusieurs plansinclinés et autres aménagements le long des voies secondaires, ycompris de nombreux tunnels directs depuis l’ancienne métropolejusqu’au noir abysse – tunnels en pente raide dont nous dessinâmessoigneusement les entrées, selon les estimations les plusréfléchies, sur le plan que nous préparions. Il était évident quedeux au moins se trouvaient à une distance raisonnable de l’endroitoù nous étions ; tous deux à la lisière de la ville du côté dela montagne, l’un à moins d’un quart de mile de l’ancien lit dufleuve, l’autre deux fois plus loin peut-être dans la directionopposée.

Le gouffre, apparemment, avait par endroits des rives de terresèche en pente douce ; mais les Anciens édifièrent leurnouvelle ville sous les eaux – sans doute pour la température plusclémente qu’elles leur assuraient. La mer secrète devait être trèsprofonde, de sorte que la chaleur interne du globe la rendaithabitable pour un temps illimité. Ces êtres n’eurent manifestementaucun mal à s’adapter au séjour temporaire – ou éventuellementpermanent – sous les eaux car ils n’avaient jamais laissés’atrophier leur système de branchies. Beaucoup de sculpturesmontraient qu’ils rendaient de fréquentes visites à leurs frèressous-marins et qu’ils se baignaient ordinairement au plus profondde leur grand fleuve. L’obscurité au cœur de la Terre ne pouvaitpas non plus décourager une race habituée aux longues nuitspolaires.

Bien que de style indiscutablement décadent, ces derniersbas-reliefs prenaient un ton vraiment épique pour relater laconstruction de la nouvelle cité dans le gouffre marin. Les Anciensl’avaient menée scientifiquement, extrayant du cœur des dédalesmontagneux des blocs rocheux inaltérables, et employant desouvriers spécialisés de la ville sous-marine du proche Orient pourréaliser l’opération selon les meilleures méthodes. Cestravailleurs apportèrent avec eux tout ce qui était nécessaire à lanouvelle entreprise – tissu organique du shoggoth pour produire lesporteurs de pierres et plus tard les bêtes de somme dans la cité del’abîme, et autre matériel protoplasmique dont on façonnerait lesorganismes phosphorescents destinés à l’éclairage.

Une puissante métropole surgit enfin au fond de la merstygienne ; son architecture était très proche de celle de laville de surface et son exécution relativement peu marquée par ladécadence grâce à la précision mathématique propre aux travaux dubâtiment. Les shoggoths fraîchement élevés, de taille colossale etd’une intelligence singulière, étaient représentés prenant etexécutant les ordres avec une merveilleuse célérité. Ils semblaients’entretenir avec les Anciens en imitant leur voix – sorte de sonmusical aigu, d’une gamme très étendue, si la dissection dumalheureux Lake avait vu juste – et travaillaient à partir d’ordresoraux plutôt que de suggestions hypnotiques comme autrefois. Ilsétaient néanmoins d’une docilité admirable. Les organismesphosphorescents fournissaient la lumière avec une remarquableefficacité, compensant certainement la perte des aurores boréales,familières aux nuits du monde extérieur.

L’art et la décoration continuèrent, non, bien sûr, sans quelquedécadence. Les Anciens apparemment étaient conscients de cettedégradation et dans bien des cas anticipaient la politique deConstantin le Grand en faisant venir de leur cité terrestre despièces particulièrement belles de sculpture ancienne, tout commel’empereur, à une époque analogue de déclin, dépouillait la Grèceet l’Asie de leur art le plus accompli pour offrir à sa nouvellecapitale byzantine plus de splendeurs que son propre peuple n’enpouvait créer. Si ce transfert resta d’importance limitée, c’estsans doute parce que la cité terrestre ne fut pas d’abord tout àfait abandonnée. Avec le temps, on la délaissa complètement –probablement avant que le pléistocène ne fût très avancé – lesAnciens désormais se satisfaisant peut-être de leur art décadent,ou ayant cessé d’apprécier l’excellence des sculptures anciennes.Aussi les ruines éternellement silencieuses qui nous entouraientn’avaient-elles pas subi un dépouillement systématique bien quetoutes les statues isolées de grande qualité aient étéemportées.

Les cartouches et les lambris décadents relatant cette histoirefurent, je l’ai dit, les derniers que nous découvrîmes dans cetteenquête limitée. Ils nous laissèrent l’image des Anciens faisant lanavette entre la ville terrestre en été et celle du gouffre marinl’hiver, commerçant parfois avec les cités sous-marines au large dela côte antarctique. À cette époque, la ville terrestre fut enfinconsidérée comme perdue, car les sculptures montraient beaucoup designes des progrès néfastes du froid. La végétation dépérissait, etles terribles neiges de l’hiver ne fondaient plus guère, même enété. Le cheptel de sauriens était presque entièrement mort et lesmammifères ne se portaient pas mieux. Pour continuer le travail ensurface, il devenait nécessaire d’adapter à la vie terrestrecertains des shoggoths amorphes, curieusement résistants aufroid ; ce que les Anciens hésitaient à faire autrefois. Legrand fleuve, à présent, était sans vie et la mer extérieure avaitperdu la plupart de ses habitants, sauf les phoques et lesbaleines. Tous les oiseaux avaient émigré, à part de grandsmanchots grotesques.

Que s’était-il passé depuis ? Nous ne pouvions que nousinterroger. Combien de temps avait survécu la nouvelle ville dansla caverne marine ? Était-elle toujours là, cadavre de pierreau sein d’éternelles ténèbres ? Les eaux souterrainesavaient-elles fini par geler ? Quel sort avaient connu lescités des fonds marins du monde extérieur ? Quelques Anciensétaient-ils partis vers le nord devant la progression de la calotteglaciaire ? La géologie actuelle n’indiquait aucune trace deleur présence. Les terrifiants Mi-Go étaient-ils restés une menacepour le monde extérieur du Nord ? Pouvait-on être sûr de cequi traînait ou non même de nos jours dans les abysses aveugles etinsondables des eaux les plus profondes de la Terre ? Cesmonstres pouvaient apparemment supporter n’importe quelle pression– et les hommes de la mer avaient péché parfois des chosessingulières. L’hypothèse enfin du « tueur de baleines »expliquait-elle vraiment les cicatrices mystérieuses et sauvagesobservées une génération plus tôt par Borchgrevingk sur les phoquesde l’Antarctique ?

Les spécimens trouvés par le pauvre Lake n’entraient pas dansnos conjectures, car leur environnement géologique prouvait qu’ilsavaient vécu à une époque très reculée de l’histoire de la citéterrestre. Ils avaient, selon leur situation, au moins trentemillions d’années ; et nous calculions que, de leur temps, lacité de la caverne marine, et en fait la caverne elle-même,n’existaient pas. Ils auraient rappelé un décor plus ancien, avecpartout la folle végétation du tertiaire, une cité plus jeuneautour d’eux, ses arts florissants, et un grand fleuve balayant surson chemin vers le nord le pied des puissantes montagnes, endirection d’un océan tropical disparu.

Et pourtant, nous ne pouvions nous empêcher de penser à cesspécimens, surtout aux huit intacts qui manquaient au camphideusement ravagé de Lake. Il y avait dans tout cela quelque chosed’anormal : ces choses étranges que nous avions si obstinémentattribuées à la folie de quelqu’un, ces sépultures effroyables,l’abondance et la nature des objets disparus, Gedney, larésistance surnaturelle de ces êtres archaïques, et les bizarresformes de vie que les sculptures montraient maintenant chez larace… Danforth et moi en avions tant vu au cours de ces dernièresheures, que nous étions prêts à croire, tout en gardant le silence,beaucoup de secrets consternants et inconcevables de la Natureprimitive.

Chapitre 9

 

J’ai dit que notre étude des sculptures décadentes avait modifiénotre objectif immédiat. Cela concernait, bien sûr, les cheminscreusés dans le ténébreux monde intérieur dont nous ignorionsauparavant l’existence, mais qu’il était désormais tentant dedécouvrir et de suivre. De l’échelle apparente des gravures nousconclûmes qu’une marche en pente raide d’environ un mile par l’undes tunnels voisins nous mènerait au bord des vertigineusesfalaises sans soleil au-dessus du grand abîme ; de là, deschemins latéraux aménagés par les Anciens conduisaient au littoralrocheux du ténébreux et secret océan. Contempler ce gouffrefabuleux dans sa sévère réalité était une tentation irrésistibledès qu’on en connaissait l’existence – sachant toutefois qu’il nousfallait en entreprendre immédiatement la quête si nous voulions lamener au cours de notre actuelle mission.

Il était alors huit heures du soir, et nous n’avions plus assezde piles de rechange pour laisser nos lampes allumées. Nous avionstant fait d’études et de copies sous la couche de glace que notrematériel électrique avait servi presque cinq heures de suite ;et, malgré la formule spéciale de pile sèche, il ne tiendraitévidemment pas quatre heures de plus – bien qu’en faisantl’économie d’une torche, sauf dans les endroits difficiles oud’intérêt exceptionnel, nous puissions réussir à conserver encoreune marge de sécurité. Si nous ne voulions pas nous trouver sanslumière dans ces catacombes cyclopéennes, il nous fallait, pourfaire l’exploration de l’abysse, renoncer à tout déchiffrage muralultérieur. Bien sûr, nous avions l’intention de revoir les lieuxpendant des jours et peut-être des semaines de recherche intensiveet de photographie – la curiosité ayant depuis longtemps triomphéde l’horreur – mais dans l’immédiat, nous devions faire vite. Notreréserve de papier déchiré était loin d’être inépuisable et noushésitions à sacrifier nos carnets de notes ou de croquis pour lacompléter ; mais nous abandonnâmes un gros carnet de notes. Enmettant les choses au pis, nous pourrions nous rabattre sur leséclats de roche et naturellement il serait possible, même au cas oùnous nous égarerions vraiment, de remonter à la lumière du jour parun tunnel ou un autre si nous avions assez de temps pour tâtonnerun peu. Nous partîmes donc avec ardeur dans la direction indiquéedu tunnel le plus proche.

Selon les sculptures que nous avions suivies pour établir notrecarte, l’entrée du tunnel recherché ne devait pas être à beaucoupplus d’un quart de mile ; jusque-là, des bâtiments d’aspectmassif pourraient sans doute être traversés, fût-ce sous la glace.L’entrée elle-même devait être dans le sous-sol – à l’angle le plusproche des contreforts – d’un immense édifice à cinq pointes, decaractère public, évidemment, et peut-être rituel, que noustentâmes d’identifier d’après notre aperçu aérien des ruines.Aucune structure de ce genre ne nous revint à l’esprit au souvenirde notre vol, d’où nous conclûmes que les parties supérieuresavaient été gravement endommagées, ou qu’elle avait été totalementdétruite dans une crevasse de glace que nous avions remarquée. Dansce cas, le tunnel se trouverait sans doute obstrué, si bien qu’ilfaudrait essayer le plus proche – à moins d’un mile au nord. Larencontre du lit du fleuve nous empêcha de chercher aucun destunnels les plus au sud et en fait, si les deux voisins étaientobstrués, il était douteux que nos piles nous permettent d’avoirrecours à l’entrée suivante au nord – près d’un mile au-delà denotre second choix. Cherchant notre hasardeux chemin dans lelabyrinthe à l’aide de la boussole et du compas – traversant pièceset couloirs à tous les degrés de ruine ou de conservation,escaladant des rampes, passant des étages et des ponts puisredescendant, rencontrant des portes obstruées et des piles dedébris, accélérant ici et là sur des sols admirablement conservéset mystérieusement nets, faisant fausse route et revenant sur nospas (auquel cas nous retirions la piste de papier sans issue quenous avions laissée), et découvrant de temps à autre le bas d’unecheminée ouverte qui laissait entrevoir la lumière du jour – nousétions sans cesse tentés par les murs sculptés le long de notreroute. Beaucoup devaient avoir à conter des récits d’unconsidérable intérêt historique, et la seule perspective de visitesultérieures nous décidait à passer outre. Nous ralentîmes pourtantà l’occasion, allumant notre seconde torche. Si nous avions eu plusde films, nous nous serions probablement arrêtés un instant pourphotographier certains bas-reliefs, mais prendre le temps d’enfaire un croquis était évidemment hors de question.

J’arrive maintenant une fois de plus à un moment où la tentationest forte de reculer ou de ne faire qu’une allusion, au lieud’affirmer. Il est pourtant nécessaire de révéler le reste afin dejustifier ma démarche pour décourager une nouvelle exploration.Nous nous étions frayé un chemin près de l’entrée supposée dutunnel – ayant accédé par un pont au deuxième étage à ce quisemblait manifestement le faîte d’un mur en ogive – et descendionsune galerie en ruine particulièrement riche en sculpturesdécadentes, fouillées et apparemment rituelles, d’un travailrécent, quand, vers 20 h 30, le jeune et subtil odorat de Danforthnous fit soupçonner pour la première fois quelque chose d’anormal.Si nous avions eu un chien avec nous, nous aurions été alertés plustôt. Nous ne pûmes d’abord préciser ce qui clochait dans l’air,jusqu’alors d’une pureté de cristal, mais au bout de quelquessecondes, notre mémoire ne réagit que trop nettement. Essayons dedire cela sans broncher. C’était une odeur – vaguement, subtilementet indubitablement proche de celle qui nous avait écœurés àl’ouverture de l’absurde sépulture de l’horreur qu’avait disséquéele pauvre Lake.

Naturellement, elle n’apparut pas sur le moment aussi clairementqu’à présent. Il y avait plusieurs explications possibles, et nouséchangeâmes beaucoup de chuchotements perplexes. L’essentiel, c’estque nous ne renonçâmes pas à chercher davantage ; étant alléssi loin, nous refusions de nous dérober devant quelque apparenteévocation du malheur. En tout cas, ce que nous avions soupçonnéétait vraiment trop insensé. Des choses pareilles n’arrivent pasdans un monde normal. Ce fut sans doute un instinct purementirrationnel qui nous fit mettre en veilleuse notre unique torche –les sculptures décadentes et sinistres qui nous lorgnaient d’un airmenaçant sur les murailles écrasantes ne nous tentaient plus –,nous faisant avancer prudemment sur la pointe des pieds ou rampersur le sol de plus en plus encombré de couches et de tas dedébris.

Les yeux comme le nez de Danforth valaient mieux que les miens,car ce fut lui qui remarqua le premier l’aspect bizarre de cesdébris quand nous eûmes franchi de nombreux passages voûtés menantà des chambres et des couloirs au rez-de-chaussée. Ce n’était pasce qu’on aurait attendu après d’innombrables milliers d’annéesd’abandon et, donnant avec précaution un peu plus de lumière, nousvîmes qu’une sorte de traînée avait été faite récemment. La natureirrégulière de la couche excluait les marques précises, mais auxendroits les plus unis, il semblait qu’on eût traîné des objetslourds. Nous eûmes un instant l’impression de traces parallèlescomme celles de patins. Ce qui nous arrêta de nouveau.

C’est pendant cette pause que nous perçûmes – en même tempscette fois – l’autre odeur devant nous. Paradoxalement, elle étaità la fois moins effrayante et davantage – moins alarmante enelle-même, mais infiniment plus en cet endroit et dans cescirconstances… À moins bien sûr que Gedney… Car l’odeur étaitcelle, évidente et familière, de l’essence.

Nos motivations après cela, je les laisse aux psychologues. Noussavions que quelque terrible prolongement des horreurs du campdevait s’être glissé dans cette sépulture ténébreuse des tempsimmémoriaux, nous ne pouvions donc douter plus longtemps qu’unesituation abominable – actuelle ou du moins récente – ne nousattende dans l’immédiat. Pourtant nous nous laissâmes entraîner parla seule ardente curiosité – ou l’angoisse – ou la fascination – ouun vague sentiment de responsabilité vis-à-vis de Gedney – ou quesais-je. Danforth reparlait à voix basse de la trace qu’il avaitcru voir au tournant d’une ruelle dans les ruines au-dessus ;du sifflement musical indistinct – peut-être d’une terriblesignification à la lumière du rapport de dissection de Lake, malgrésa ressemblance frappante avec l’écho dans les entrées de cavernesdes pics battus par le vent – qu’il croyait avoir perçu peu après,venant des profondeurs inconnues, plus bas. Je lui murmurai à montour dans quel état était resté le camp, ce qui en avait disparu etcomment la folie d’un seul survivant pouvait avoir conçul’inconcevable : une équipée sauvage à travers les montagnesmonstrueuses et la descente au cœur de constructions archaïquesinconnues…

Mais nous ne pouvions nous convaincre ni seulement reconnaîtrenous-mêmes rien de précis. Immobiles, nous avions éteint toutelumière, apercevant vaguement une lueur de jour filtrant à grandeprofondeur qui tempérait un peu les ténèbres. Nous étantmachinalement remis en marche, nous nous guidions à coups de brefséclairs de notre torche. Les débris dérangés laissaient uneimpression que nous ne pouvions chasser, et l’odeur d’essence étaitplus forte. Des ruines de plus en plus nombreuses arrêtaient nosregards et nos pas, puis très vite nous nous aperçûmes que lechemin devenait impraticable. Nous n’avions que trop bien jugé dansnotre pessimisme à propos de la fissure entrevue d’en haut. Notrequête du tunnel était sans issue et nous ne pourrions pas mêmeatteindre le sous-sol où s’ouvrait le chemin de l’abysse.

La torche, jetant des lueurs sur les murs grotesquement sculptésdu couloir obstrué où nous étions, révéla plusieurs passages àdivers degrés d’obstruction ; et de l’un d’eux l’odeurd’essence – submergeant tout à fait l’autre – parvenait extrêmementnette. Regardant plus attentivement, nous constatâmes que cetteouverture particulière avait été, récemment, en partie déblayée.Quelle que fût l’horreur qui s’y cachait, nous comprîmes que c’enétait l’accès direct. Personne ne s’étonnera, je pense, que nousayons attendu un certain temps avant d’aller plus loin.

Et pourtant, quand nous nous risquâmes sous la voûte obscure,notre première impression fut une déception. Car parmi le fouillisrépandu dans cette crypte sculptée – cube parfait d’environ vingtpieds de côté – il ne restait aucun objet récent de tailleappréciable ; au point que nous cherchâmes instinctivement,bien qu’en vain, une autre entrée. Au bout d’un moment, cependant,la vue perçante de Danforth discerna un endroit où les débris àterre avaient été dérangés, et nous y braquâmes ensemble la pleinelumière de nos torches. Quoique nous n’y voyions rien que de simpleet d’insignifiant, je n’hésite pas à en parler pour ce que celaimpliquait. Sur les débris grossièrement nivelés, divers petitsobjets étaient soigneusement disséminés et, dans un coin, unegrande quantité d’essence avait dû être répandue assez récemmentpour laisser une forte odeur, même à cette altitude extrême dusuperplateau. Autrement dit, ce n’était qu’une sorte de campement –fait par des chercheurs qui comme nous avaient rebroussé chemindevant la route de l’abîme inopinément obstruée.

Soyons clair. Les objets éparpillés, par nature, venaient tousdu camp de Lake ; ils consistaient en boîtes de conserve aussicurieusement ouvertes que celles retrouvées sur les lieux ravagés,beaucoup d’allumettes brûlées, trois livres illustrés plus ou moinsbizarrement tachés, une bouteille d’encre vide avec sa boîte auximages et au texte éducatifs, un stylo cassé, quelques fragmentsétrangement découpés de fourrure et de toile de tente, une pileusagée avec un mode d’emploi, une brochure pour notre appareil dechauffage de tente et un tas de papiers froissés. C’était biensuffisant, mais quand nous défroissâmes les papiers pour voir cequ’il y avait dessus, nous comprîmes que nous atteignions le pire.Nous avions trouvé au camp certains papiers inexplicablement tachésqui auraient pu nous préparer, mais leur vue, ici en bas, dans lescaves préhumaines d’une ville de cauchemar, était presqueinsupportable.

Un Gedney devenu fou pouvait avoir tracé ces groupes de points àl’imitation de ceux des stéatites verdâtres, comme aussi avaient puêtre faits les points sur les sépultures démentes à cinq pointes,et l’on pouvait imaginer qu’il ait préparé des croquis sommaires,grossiers – parfois précis et souvent moins – qui esquissaient lesparties voisines de la ville, et le chemin depuis une placecirculaire hors de notre projet d’itinéraire – place où nous avionsreconnu une grande tour cylindrique dans les sculptures alorsqu’elle semblait un énorme gouffre circulaire au cours de notresurvol – jusqu’à la construction actuelle à cinq pointes etl’entrée du tunnel à l’intérieur. Il pouvait, je le répète, avoirfait de tels croquis, car ceux que nous avions devant nous étaientmanifestement inspirés, comme les nôtres, de sculptures récentesquelque part dans le labyrinthe glacé, différentes pourtant decelles que nous avions vues et utilisées. Mais comment cemaladroit, ignorant de tout art, aurait-il pu exécuter ces croquisd’une technique étrange et sûre, peut-être supérieure, malgré lahâte et le manque de soin, à n’importe laquelle des œuvresdécadentes dont nous étions partis – la technique manifeste etcaractéristique des Anciens eux-mêmes à l’âge d’or de la citémorte ?

Certains diront que nous fûmes complètement fous, Danforth etmoi, de ne pas fuir après cela pour sauver nos vies puisque nosconclusions étaient maintenant – malgré leur extravagance – bienarrêtées, et telles que je n’ai pas même besoin de le préciser pourceux qui ont lu mon récit jusqu’ici. Peut-être étions-nous fous –car n’ai-je pas dit que ces horribles pics étaient les montagnes dudélire ? Mais je crois pouvoir déceler quelque chose du mêmeesprit – encore que sous une forme moins extrême – chez les hommesqui traquent les fauves dangereux à travers les jungles africainespour les photographier ou observer leurs mœurs. À demi paralysés deterreur comme nous l’étions, il brûlait pourtant en nous une flammeardente de fascination et de curiosité qui finit par triompher.

Bien sûr, nous n’avions pas l’intention d’affronter ce qui – ouceux dont nous savions qu’ils étaient passés là, mais nous sentionsqu’ils devaient être loin à présent. Ils avaient sans douteentre-temps trouvé l’autre entrée proche de l’abysse – et pénétré àl’intérieur – où quelques restes du passé, noirs comme la nuit,pouvaient les attendre dans l’ultime gouffre – celui qu’ilsn’avaient jamais vu. Ou si cette entrée, elle aussi, était bloquée,ils pouvaient être partis vers le nord en chercher une autre. Ilsétaient, nous nous en souvenions, partiellement indépendants de lalumière.

Me reportant à ce moment, je puis à peine me rappeler quelleforme précise prirent nos nouvelles émotions mais seulement lechangement d’objectif immédiat qui aiguisait ainsi notreimpatience. Nous ne voulions certainement pas affronter ce que nouscraignions – encore que je ne nie pas notre secret désir desurprendre certaines choses, de quelque observatoire sûr et caché.Nous n’avions probablement pas abandonné notre envie d’entrevoirl’abysse lui-même, bien qu’un nouveau but s’interposât : le grandespace circulaire représenté sur les croquis froissés que nousavions trouvés. Nous avions aussitôt reconnu la monstrueuse tourcylindrique qui figurait sur les toutes premières sculptures, maisne paraissait d’en haut qu’une ouverture ronde prodigieuse. Quelquechose dans le caractère imposant de son image, même sur ces dessinssommaires, nous donnait à penser que ses niveaux sous la glacedevaient présenter une importance particulière. Peut-êtrecomportait-elle des merveilles architecturales telles que nous n’enavions encore jamais rencontré. Elle était certainement d’uneantiquité incroyable étant donné les bas-reliefs où elle figurait –en fait parmi les premiers édifices construits dans la ville. Sessculptures, si elles avaient été conservées, ne pouvaient qu’êtrehautement significatives. De plus, elle offrait dans l’immédiat unlien avec le monde supérieur – une route plus courte que celle quenous jalonnions si minutieusement, et la voie qu’avaient prise,probablement, ces Autres pour descendre.

Quoi qu’il en fût, nous étudiâmes les terribles croquis – quiconfirmaient parfaitement le nôtre – et repartîmes par le cheminindiqué vers la place circulaire ; ce chemin que nosprédécesseurs inconnus avaient dû parcourir deux fois avant nous.L’entrée proche menant à l’abîme devait être au-delà. Je n’ai rienà dire de notre trajet – durant lequel nous continuâmes à laisser,avec économie, une piste de papier – car c’était exactement le mêmequi nous avait menés au cul-de-sac, sauf qu’il suivait de plus prèsle rez-de-chaussée et descendait même jusqu’aux couloirs dusous-sol. De temps à autre, nous repérions quelque marqueinquiétante dans les détritus sous nos pas ; et après avoirdépassé la zone imprégnée d’essence, nous sentîmes de nouveaufaiblement – par intermittence – cette autre odeur plus hideuse ettenace. Quand le chemin eut divergé de notre premier itinéraire,nous laissâmes quelquefois les rayons de notre unique torchebalayer furtivement les murs ; notant la plupart du temps lessculptures presque omniprésentes qui semblaient bien avoir été uneexpression esthétique essentielle chez les Anciens.

Vers 21 h 30, en traversant un couloir voûté dont le sol de plusen plus glacé paraissait quelque peu au-dessous du niveau de laterre et dont le plafond s’abaissait à mesure que nous avancions,nous commençâmes à voir la lumière du jour plus forte devant nous,et nous pûmes éteindre la torche. Nous arrivions à la placecirculaire et ne devions pas être très loin de l’air extérieur. Lecouloir finissait en une voûte étonnamment basse pour ces ruinesmégalithiques, mais nous en vîmes davantage avant même d’en sortir.Plus loin s’étendait un prodigieux espace rond d’au moins deuxcents pieds de diamètre – jonché de débris et comportant denombreux passages voûtés obstrués semblables à celui que nousallions franchir. Les murs étaient – dans les surfaces utilisables– hardiment sculptés sur une frise en spirale de proportionssurhumaines, et témoignaient, malgré l’érosion due aux intempériesen ce lieu ouvert à tous vents, d’une splendeur artistiquesupérieure à tout ce que nous avions vu avant. Le sol encombréétait chargé d’une épaisse couche de glace et nous pensâmes que lefond véritable se trouvait à une profondeur considérable.

Mais le plus remarquable était la rampe de pierre titanesquequi, évitant les voûtes par un brusque détour dans le sol ouvert,s’élançait en spirale jusqu’en haut du fantastique mur cylindrique,telle une réplique intérieure de celles qui montaient à l’extérieurdes monstrueuses tours ou ziggourats de l’antique Babylone. Seulesla rapidité de notre vol et la perspective qui confondait ladescente avec le mur intérieur de la tour, nous avaient empêchés deremarquer d’en haut cette particularité, nous menant ainsi àchercher une autre voie pour passer sous la glace. Pabodie auraitsu nous dire quel type de technique la tenait en place, mais nousne pûmes, Danforth et moi, qu’admirer et nous émerveiller. Nousvîmes çà et là d’imposants encorbellements et des piliers depierre, mais qui nous parurent inadaptés à leur fonction. Elleétait admirablement conservée jusqu’au sommet actuel de la tour –ce qui était très remarquable étant donné son exposition – et, lesabritant, elle avait efficacement protégé les bizarres etinquiétantes sculptures cosmiques sur les murs.

En débouchant dans le demi-jour impressionnant de ce monstrueuxfond de cylindre – de cinquante millions d’années, sans doutel’édifice le plus primitif que nous ayons jamais vu – nousconstatâmes que les parois parcourues par la rampe s’élevaientvertigineusement jusqu’à une hauteur d’au moins cinquante pieds. Cequi, nous nous le rappelions depuis notre survol, signifiait uneglaciation extérieure de quelque quarante pieds ; d’où legouffre béant que nous avions vu de l’avion, au sommet d’une buttede maçonnerie d’environ vingt pieds, quelque peu abrité aux troisquarts de sa circonférence par les murs courbes et massifs d’unerangée de ruines plus hautes. À en croire les sculptures, la touraurait été édifiée au centre d’une immense place circulaire ;elle aurait eu peut-être cinq ou six cents pieds de haut, avec desétages de disques horizontaux près du sommet et une série deflèches en aiguilles le long du bord supérieur. L’essentiel de lamaçonnerie s’était manifestement effondré à l’extérieur plus qu’àl’intérieur – circonstance heureuse, sinon la rampe eût pu êtrefracassée et tout l’intérieur obstrué. Quoi qu’il en soit, cetterampe avait subi de sérieux dégâts et l’accumulation de gravatsétait telle qu’à la base toutes les voûtes semblaient avoir étérécemment déblayées.

Il ne nous fallut qu’un moment pour conclure que c’était bien laroute par laquelle ces Autres étaient descendus, et le cheminlogique pour notre propre remontée, malgré la longue piste depapier que nous avions laissée ailleurs. L’entrée de la tourn’était pas plus loin des contreforts où attendait notre avion quene l’était le grand édifice en terrasse où nous avions pénétré, etquelle que fût l’exploration ultérieure que nous pourrions fairesous la glace pendant ce voyage, elle se ferait dans cette région.Curieusement, nous songions toujours à des expéditions possiblesplus tard – même après tout ce que nous avions vu et soupçonné.Mais, comme nous cherchions prudemment notre route dans les débrisdu vaste cercle, survint un spectacle qui exclut pour un tempstoute autre préoccupation.

C’étaient, rangés bien en ordre, trois traîneaux, dans cet anglede la courbe la plus basse de la rampe qui avait jusque-là échappéà nos yeux. Ils étaient là – les trois traîneaux disparus du campde Lake – éprouvés par un rude traitement, tandis qu’on les tiraiténergiquement sur les étendues sans neige de maçonnerie et dedébris, ou par le portage dans des lieux totalement impraticables.Ils étaient soigneusement et intelligemment chargés, sanglés, etcontenaient des objets, pour nous d’une familiarité inoubliable –le poêle à essence, les bidons, étuis d’instruments, boîtes deconserve, bâches manifestement bourrées de livres, et d’autres decontenu moins évident – le tout venant de l’équipement de Lake.Après ce que nous avions trouvé dans l’autre pièce, nous étionsplus ou moins préparés à cette découverte. Le vrai grand choc seproduisit quand, nous approchant, nous défîmes la bâche dont lescontours nous avaient particulièrement inquiétés. Il semble qued’autres, comme Lake, se soient intéressés à la collecte despécimens typiques ; car il y en avait deux là, tous deuxraidis par le gel, parfaitement conservés, avec des morceaux desparadrap aux endroits du cou où ils avaient été blessés, etenveloppés avec un soin évident pour prévenir tout autre dommage.C’étaient les cadavres du jeune Gedney et du chien disparu.

Chapitre 10

 

Bien des gens nous jugeront insensibles autant que fous d’avoirpensé au tunnel du nord et à l’abîme aussitôt après la sinistredécouverte ; et je ne crois pas que nous serions revenus à detelles idées si une circonstance particulière n’était brusquementsurvenue, nous obligeant à un tout autre ordre de réflexions. Nousavions replacé la bâche sur le malheureux Gedney et nous demeurionsdans une sorte de muette stupéfaction, quand les sons parvinrent ànotre conscience – les premiers que nous entendions depuis que nousétions descendus de l’air libre, là où le vent des montagnesgémissait faiblement du haut des cimes inhumaines. Bien qu’ilssoient familiers et banals, leur présence dans ce monde perdu demort était plus inattendue et démoralisante que n’importe quelsaccents grotesques ou fabuleux – car ils venaient bouleverser ànouveau toutes nos notions d’harmonie cosmique.

Y aurait-il eu quelque trace de ce bizarre son flûte à la gammeétendue – que le rapport de dissection de Lake nous faisaitattendre de ces Autres, et qu’en fait nos imaginations poussées àbout déchiffraient dans chaque plainte du vent depuis la découvertedes horreurs du camp – nous y aurions vu une sorte de conformitéinfernale avec le pays qui nous entourait, mort depuis deséternités. Une voix d’autres temps convient aux nécropoles d’autrestemps. Ce bruit, pourtant, bouleversait toutes nos conventionsprofondément établies – notre tacite acceptation de l’Antarctiqueprofond comme un désert aussi complètement et irrévocablement videde tout vestige de vie normale que le disque stérile de la lune. Ceque nous entendions n’était pas la voix fabuleuse de quelquesacrilège enseveli dans l’antique terre, dont, malgré sasurnaturelle dureté, un soleil polaire hors du temps aurait tiréune monstrueuse réponse, c’était, au lieu de cela, une chose sicomiquement normale et devenue si familière pendant notre séjourmarin au large de la terre de Victoria et nos jours de camp audétroit de McMurdo, que nous frémissions d’y penser ici où cela nedevrait pas être. En un mot, c’était le cri rauque d’unmanchot.

Le son étouffé venait de recoins sous la glace, en face ducouloir par où nous étions venus – manifestement dans la directionde l’autre tunnel qui menait à l’immense abîme. La présenced’oiseaux aquatiques vivants de ce côté – dans un monde dont lasurface était uniformément privée de vie depuis des tempsimmémoriaux – ne pouvait mener qu’à une seule conclusion ;notre premier souci fut donc d’en vérifier la réalité objective. Ilétait répétitif, en fait, et semblait par moments venir de plusd’un gosier. Cherchant sa source, nous passâmes l’entrée voûtée laplus déblayée, reprenant notre piste de pionniers – avec unsupplément de papier pris non sans une étrange répugnance à l’undes chargements bâchés sur les traîneaux – quand nous laissâmesderrière nous la lumière du jour.

Le sol glacé faisant place à une couche de détritus, nous ydistinguâmes clairement des traces de traînage ; et Danforthtrouva une fois une empreinte nette qu’il est inutile de décrire.La direction d’où venait la voix du manchot était celle précisémentqu’indiquaient notre carte et nos boussoles pour rejoindre l’entréedu tunnel le plus au nord, et nous fûmes heureux de découvrir qu’unpassage sans pont paraissait ouvert au niveau du sol et dusous-sol. Le tunnel, d’après notre plan, devait partir dusoubassement d’un grand édifice pyramidal, remarquablementconservé, qu’il nous semblait vaguement reconnaître en nousrappelant notre survol. Le long du chemin, la torche unique révélal’abondance habituelle de sculptures, mais nous ne prîmes le tempsd’en regarder aucune.

Soudain, une grosse forme blanche surgit devant nous et nousallumâmes la seconde lampe. Cette nouvelle recherche avaitcurieusement détourné nos esprits des premières craintes de quelquepéril caché, et proche. Ces Autres, ayant laissé leurs bagages dansle grand espace circulaire, devaient avoir prévu de revenir aprèsleur reconnaissance vers ou dans le gouffre ; pourtant nousavions renoncé à toute prudence en ce qui les concernait, aussicomplètement que s’ils n’avaient jamais existé. Cette chose blanchequi se dandinait avait bien six pieds de haut, aussi nousrendîmes-nous compte immédiatement qu’elle n’était pas un de cesAutres. Ils étaient plus grands, sombres, et selon les sculptures,leur démarche à terre était rapide et ferme en dépit de l’étrangetéde leur système marin de tentacules. Mais il serait vain deprétendre que la chose blanche ne nous effrayait pas profondément.En fait nous fûmes un instant pris d’une terreur primitive presqueplus vive que la pire de nos craintes raisonnées à l’égard de cesAutres. Puis vint une soudaine détente tandis que la forme blanchese glissait dans un passage latéral à notre gauche pour enrejoindre deux autres qui l’avaient appelée de leur voix rauque.Car c’était simplement un manchot – bien que d’une espèce inconnue,plus grande que le plus grand des manchots empereurs connus, etmonstrueux car il était à la fois albinos et pratiquementaveugle.

Suivant l’animal dans le passage voûté et tournant nos torchesvers le trio indifférent et insouciant, nous vîmes qu’ils étaienttous albinos et aveugles, de la même espèce géante inconnue. Leurtaille nous rappela certains manchots archaïques décrits dans lesbas-reliefs des Anciens, et nous eûmes vite fait de conclure qu’ilsdescendaient de la même lignée – ayant sans doute survécu grâce àleur retraite dans quelque région intérieure plus chaude, dontl’obscurité perpétuelle avait détruit leur pigmentation et réduitleurs yeux à de simples fentes inutiles. Que leur habitat actuelfût le grand gouffre que nous cherchions, on n’en pouvait douter,et cette preuve qu’il était habitable et jouissait d’unetempérature constante nous remplit d’idées singulières etétrangement inquiétantes.

Nous nous demandâmes aussi ce qui avait poussé ces trois oiseauxà quitter leur résidence ordinaire. L’état et le silence de lagrande cité morte montraient clairement qu’à aucun moment ellen’avait été une colonie estivale, tandis que l’indifférenceévidente du trio à notre présence rendait improbable que le passagede ces Autres ait pu les effrayer. Auraient-ils, ces Autres, tentéune agression ou voulu augmenter leurs réserves de viande ?Nous doutions que l’odeur forte que détestaient les chiens pûtinspirer autant d’éloignement à ces manchots ; car leursancêtres avaient évidemment vécu en excellents termes avec lesAnciens – amicale relation qui devait se poursuivre dans l’abîmeinférieur aussi longtemps qu’il resterait un Ancien. Regrettant –dans un réveil du vieil esprit de science pure – de ne pouvoirphotographier ces créatures anormales, nous les laissâmes vite àleurs rauques appels, et continuâmes en direction du gouffre, simanifestement accessible et dont les traces des manchots nousmontraient clairement le chemin.

Peu après, une descente abrupte dans un long couloir bas, sansouvertures et exceptionnellement dénué de sculptures, nous donna àpenser que nous approchions enfin de l’entrée du tunnel. Nousavions dépassé encore deux manchots et en avions entendu d’autresjuste devant nous. Puis le passage déboucha sur un prodigieuxespace qui nous coupa le souffle – une demi-sphère parfaite,renversée, se prolongeant manifestement en profondeur, d’au moinscent pieds de diamètre et cinquante de haut, avec de basses portesvoûtées ouvrant de tous les côtés de la circonférence sauf un, etlà béait profondément une noire ouverture en arc qui rompait lasymétrie de la voûte à une hauteur de près de quinze pieds. C’étaitl’entrée du grand abîme.

Dans cet immense hémisphère, dont le plafond concave étaitsculpté de manière impressionnante bien que dans le style décadent,à la ressemblance de la voûte céleste primordiale, quelquesmanchots albinos se dandinaient – étrangers ici, mais indifférentset aveugles. Le tunnel obscur bâillait à perte de vue sur une ramperapide, son ouverture ornée de piliers et d’un linteaugrotesquement ciselés. Il nous sembla qu’il sortait de cette bouchemystérieuse un courant d’air un peu plus tempéré et peut-être mêmeun soupçon de vapeur ; et nous nous demandâmes quelles entitésvivantes autres que les manchots pouvaient se cacher dans le videsans limites d’en bas, et les dédales contigus de la région et desmontagnes titanesques. Nous nous demandions aussi si les traces defumée au sommet des montagnes, d’abord soupçonnées par lemalheureux Lake, comme l’étrange brume que nous avions nous-mêmesremarquée autour du pic couronné de remparts, ne pourraient pasêtre produites par une vapeur de cette sorte, s’élevant par detortueux canaux des régions insondables du noyau de la Terre.

Pénétrant dans le tunnel, nous vîmes qu’il mesurait, du moins audépart, environ quinze pieds dans chaque sens ; les côtés, lesol et le plafond voûté étaient conçus selon l’habituellemaçonnerie mégalithique. Les parois étaient sommairement décoréesde cartouches aux dessins conventionnels de style décadent ;toute la construction et les gravures étaient en excellent état. Lesol était entièrement dégagé, à part quelques détritus quiportaient les traces des manchots en direction de la sortie etcelles de ces Autres dans le sens opposé. Plus nous avancions, plusil faisait chaud ; au point que nous déboutonnâmes bientôt noslourds vêtements. Nous nous demandions s’il y avait réellementlà-dessous quelque phénomène igné, et si les eaux de cette mer sanssoleil étaient chaudes. La maçonnerie fit bientôt place au rocmassif, bien que le tunnel gardât les mêmes proportions etprésentât le même aspect de taille régulière. Ici et là, la penteinégale devenait si abrupte qu’on avait pratiqué des rainures dansle sol. Nous remarquâmes plusieurs fois des entrées de galerieslatérales non signalées sur nos croquis ; aucune n’était denature à compliquer le problème de notre retour, et toutes seraientbienvenues comme possibles refuges au cas où nous rencontrerionsdes entités importunes à leur retour de l’abysse. L’odeurindéfinissable de ces êtres était très perceptible. C’était sansaucun doute une folie suicidaire que de se risquer dans ce tunnelétant donné les circonstances, mais l’attrait de l’inconnu est,chez certaines personnes, plus fort que le pire soupçon – en fait,c’était exactement le même attrait qui nous avait menés d’abord ence désert polaire inhumain. Nous vîmes plusieurs manchots enpassant et réfléchîmes à la distance que nous aurions à parcourir.D’après les sculptures, nous nous attendions à une marche endescente rapide d’environ un mile jusqu’à l’abysse, mais nosprécédents déplacements nous avaient appris que cette sorted’estimation n’était pas à prendre à la lettre.

Au bout d’un quart de mile à peu près, l’odeur innommable devintbeaucoup plus forte et nous relevâmes très soigneusement la tracedes diverses ouvertures latérales que nous dépassâmes. Il n’y avaitpas de vapeur visible comme à l’entrée, mais c’était dû assurémentà l’absence d’air plus frais contrastant. La température s’élevaitrapidement, et nous ne fûmes pas surpris de tomber sur un fouillisde fourrures et de toiles de tente pris au camp de Lake ; nousne nous arrêtâmes pas pour examiner les bizarres coupures destissus tailladés. Nous avions noté, peu avant, un net accroissementen grandeur et en nombre des galeries latérales, et conclu que nousavions atteint la région des multiples labyrinthes sous lescontreforts les plus hauts. L’odeur innommable se mêlait à présentà une autre, à peine moins agressive, dont nous ne pouvionsdiscerner la nature, bien qu’elle nous semblât émaner d’organismescorrompus et peut-être de champignons souterrains inconnus. Vintalors une extension surprenante du tunnel à laquelle les sculpturesne nous avaient pas préparés – il s’élargissait et s’élevait en unecaverne elliptique haute et d’aspect naturel, au sol uni ;quelque soixante-quinze pieds de long sur cinquante de large, avecbeaucoup d’immenses ouvertures latérales menant à de mystérieusesténèbres.

Bien que cette caverne fût apparemment naturelle, une inspectionà la lumière des deux torches suggéra qu’elle pouvait résulter dela destruction artificielle de plusieurs parois entre des dédalescontigus. Les murs étaient rugueux et la haute voûte couverte destalactites ; mais le sol de roc massif avait été aplani, etil était net de tous débris, détritus et même de poussière à unpoint vraiment anormal. Sauf pour le chemin par lequel nous étionsvenus, c’était le cas du sol de toutes les grandes galeries qui enpartaient ; et cette particularité était si frappante que nousnous interrogions en vain. La nouvelle puanteur bizarre qui s’étaitajoutée à l’odeur innommable devenait ici irritante à l’extrême, aupoint de neutraliser toute trace de l’autre. Quelque chose danstout cet endroit, avec son sol poli et presque luisant, nous semblaplus obscurément horrible et déroutant qu’aucune des monstruositésque nous avions déjà rencontrées.

La forme régulière du passage qui se présentait devant nous etl’abondance de la fiente de manchots évitaient toute confusionquant à la route à suivre dans cette quantité d’entrées de cavernesd’égale grandeur. Nous décidâmes néanmoins de reprendre notre pistede papier pour le cas où surviendrait une nouvellecomplication ; car évidemment on ne pouvait plus compter surles traces sans la poussière. En reprenant notre marche, nousjetâmes un rayon de la torche sur les murs du tunnel, et nous nousarrêtâmes brusquement, stupéfaits du changement radical survenudans les sculptures de cette partie du passage. Nous étionsconscients, bien sûr, de la nette dégradation de la sculpture desAnciens à l’époque du creusement des tunnels et nous avions notéaussi le travail inférieur des arabesques dans les partiesprécédentes. Mais à présent, dans cette zone plus profonde au-delàde la caverne, une soudaine différence décourageait touteexplication – une différence fondamentale, de nature aussi bien quede simple qualité, et supposant une régression si profonde et sidésastreuse du savoir-faire que rien, dans les signes de déclinobservés précédemment, ne pouvait le faire prévoir.

Ce nouvel art dégénéré était grossier, prétentieux et manquaittotalement de finesse dans les détails. Il était creusé à uneprofondeur excessive, en bandes selon la même ligne générale queles cartouches répartis dans les anciennes séries, mais la hauteurdes reliefs n’atteignait pas le niveau de la surface. Danforthpensait qu’il s’agissait d’une seconde gravure – une sorte depalimpseste obtenu par oblitération du dessin primitif. C’étaitessentiellement décoratif et conventionnel et consistait enspirales et en angles qui suivaient grossièrement la traditionmathématique du quintile des Anciens, bien qu’il s’agisseplus d’une parodie que d’un prolongement de cette tradition. Nousne pouvions nous ôter de l’esprit que quelque facteur foncièrementétranger s’était ajouté au sentiment esthétique, derrière latechnique – élément étranger, selon Danforth, qui était responsablede cette substitution manifestement laborieuse. C’était semblableet pourtant bizarrement différent de ce que nous avions appris àreconnaître pour l’art des Anciens ; et me revenaient sanscesse à la mémoire ces œuvres hybrides comme les sculpturesmaladroites de Palmyre à la manière romaine. Que d’autres aientrécemment examiné cette ceinture de bas-reliefs, la preuve en étaitla pile de torches usagées par terre, devant un des motifs les plussignificatifs.

Comme nous ne pouvions nous permettre de passer beaucoup detemps à cette étude, nous reprîmes notre route après un coup d’œilsuperficiel, tout en jetant fréquemment une lueur sur les murs pourvoir s’il se manifestait quelque évolution décorative. Nous nevîmes rien de tel, et d’ailleurs les sculptures étaient parfoisplutôt clairsemées à cause des nombreuses entrées de tunnelslatéraux au sol lisse. Nous voyions et entendions moins demanchots, mais nous crûmes en deviner vaguement tout un chœur à unetrès grande distance, quelque part dans les profondeurs de laterre. La nouvelle et inexplicable puanteur était abominablementforte, et nous distinguions à peine une trace de l’autre odeur. Desbouffées de vapeur, visibles, annonçaient plus loin des contrastesplus accentués de température et la relative proximité des falaisessans soleil du grand abîme. Puis, subitement, il se trouva devantnous, sur le sol brillant, certains obstacles – qui à coup sûrn’étaient pas des manchots – et nous allumâmes notre seconde torcheaprès nous être assurés que ces objets étaient tout à faitimmobiles.

Chapitre 11

 

Me voici parvenu une fois encore à un point où il est trèsdifficile d’avancer. Je devrais être endurci maintenant mais il estdes expériences et des prémonitions qui laissent des cicatricestrop profondes pour qu’on en guérisse, et ne font qu’aviver lasensibilité de sorte que la mémoire en restitue toute la premièrehorreur. Nous vîmes, je l’ai dit, certains obstacles sur le solpoli devant nous. Et je peux ajouter que nos narines furentassaillies presque aussitôt par une singulière aggravation del’étrange puanteur dominante, tout à fait mêlée à présent au relentindéfinissable de ces Autres qui étaient partis avant nous. Lalumière de la seconde torche ne laissait aucun doute sur la naturedes obstacles, et nous n’osâmes en approcher qu’en constatant, mêmeà distance, qu’ils avaient aussi sûrement perdu toute nocivité queles six spécimens analogues exhumés des monstrueuses sépulturessurmontées de tertres en étoile, au camp du pauvre Lake.

Ils étaient, à vrai dire, tout aussi incomplets que la plupartde ceux que nous avions déterrés – bien qu’à voir l’épaisse marevert foncé répandue autour d’eux, leur mutilation parût infinimentplus récente. Ils n’étaient que quatre, alors qu’on aurait pus’attendre, d’après les communiqués de Lake, à en trouver huit dansle groupe qui nous avait précédés. Les voir en cet état étaitvraiment inattendu, et nous nous demandions quel monstrueux combatavait bien pu se produire ici dans les ténèbres.

Les manchots, attaqués en nombre, ripostent sauvagement à coupsde bec et nos oreilles nous confirmaient maintenant la présenced’une colonie à quelque distance. Ces Autres l’avaient-ils dérangéedéclenchant une poursuite meurtrière ? Les « obstacles » nesuggéraient rien de tel, car des becs de manchots contre les tissuscoriaces que Lake avait disséqués ne pouvaient expliquer lesterribles dégâts que nous découvrîmes en approchant. D’ailleurs,les grands oiseaux aveugles que nous avions vus semblaientparticulièrement pacifiques.

Y avait-il eu bataille entre ces Autres, et les quatre absentsen étaient-ils responsables ? Si oui, où étaient-ils ?Peut-être tout proches, et représentant alors une menaceimmédiate ? Nous jetions des regards inquiets à certainspassages latéraux au sol luisant, tout en continuant notre lenteapproche, franchement réticente. Quel que fût le conflit, c’étaitévidemment ce qui avait jeté les manchots dans une erranceinhabituelle. Il avait donc dû se produire près de cette coloniedont nous parvenait le faible écho depuis le gouffre, à unedistance incalculable, car rien ne laissait croire que des oiseauxpussent vivre normalement ici. Y aurait-il eu, pensâmes-nous, unehideuse retraite, les plus faibles cherchant à regagner leurstraîneaux cachés quand leurs poursuivants les avaientachevés ? On pouvait imaginer la bagarre démoniaque entre cesmonstrueuses entités sans nom surgissant du ténébreux abîme, dansune nuée de manchots affolés criant et fuyant à toute allure.

J’ai dit que nous approchâmes lentement et à contrecœur de ces «obstacles » affalés et mutilés. Plût au ciel que nous ne les ayonsjamais approchés, et que nous soyons repartis au plus vite de cemaudit tunnel, avec son sol lisse, comme huilé, et ses mursdécadents qui singeaient et ridiculisaient ce qu’ils avaientsupplanté – repartis avant de voir ce que nous vîmes, avant que nosesprits ne soient à jamais marqués par ce qui ne nous laissera plusrespirer en paix !

Nos deux torches étaient braquées sur les objets abattus et nouscomprîmes vite l’essentiel de leur mutilation. Lacérés, écrasés,tordus et rompus, leur lésion commune la plus grave était unetotale décapitation. Chacun avait perdu sa tête en étoile àtentacules ; et nous vîmes en approchant davantage que, plusqu’une forme simple de clivage, c’était une sorte d’arrachageinfernal ou de succion. Leur répugnante sanie vert foncé serépandait en large flaque, mais sa puanteur était à demi masquéepar l’autre, nouvelle et plus étrange encore, et plus agressive icique jamais pendant notre voyage. Ce fut seulement tout près des «obstacles » abattus que nous repérâmes à sa source même cette autreinexplicable puanteur – et Danforth aussitôt, se rappelantcertaines sculptures frappantes des Anciens à l’époque permienne,cent cinquante millions d’années plus tôt, laissa échapper un crid’angoisse qui retentit hystériquement sous cette voûte archaïqueaux palimpsestes maléfiques.

Je faillis moi-même faire écho à son cri, car j’avais vu cessculptures primitives moi aussi et j’avais admiré en frémissantl’évocation par l’artiste anonyme de cette hideuse couche de bavedécouverte sur certains Anciens abattus et mutilés – ceux que leseffroyables shoggoths avaient massacrés à leur manière et sucés enune décapitation atroce, pendant la grande guerre de répression.C’étaient des sculptures infâmes, cauchemardesques, même quandelles racontaient des choses disparues, vieilles comme letemps ; car les shoggoths et ce qu’ils font ne doivent ni êtrevus des humains ni représentés par aucun être. L’auteur fou duNecronomicon avait osé jurer, non sans crainte, que nuln’avait jamais été produit sur cette planète, et que seuls lesrêveurs drogués avaient pu les imaginer. Protoplasme informecapable d’imiter et de refléter toutes formes, organes et actions –visqueuses agglutinations de cellules bouillonnantes – sphéroïdesélastiques de quinze pieds infiniment malléables et ductiles –esclaves hypnotisés, bâtisseurs de villes – de plus en plus rétifs,de plus en plus intelligents, de plus en plus amphibies, de plus enplus imitateurs. Grand Dieu ! Quelle folie commirent cesAnciens impies en voulant employer et sculpter de pareilsmonstres !

Alors là, quand nous vîmes, Danforth et moi, la bave noirefraîchement luisante aux reflets iridescents, collant en coucheépaisse à ces corps sans têtes, et puant de cette odeur obscène etindéfinissable, dont seule une imagination malade peut envisager lasource – collant à ces corps et scintillant, sous un moindrevolume, sur une partie lisse de ce mur détestablement regravé,en une série de points groupés – nous saisîmes l’essencede la terreur cosmique dans ses ultimes profondeurs. Ce n’était pasla crainte de ces quatre Autres absents – car nous savions tropbien qu’ils ne feraient plus de mal. Pauvres diables ! Aprèstout, ils n’étaient pas mauvais dans leur genre. C’étaient deshommes d’un autre âge et d’un autre mode d’existence. La Natureleur avait joué un tour infernal – tour qu’elle jouera à n’importequels Autres que la folie humaine, l’insensibilité ou la cruautépeuvent déterrer plus tard dans ce désert polaire hideusement mortou endormi – et ce fut leur tragique retour au pays.

Ils n’avaient pas même été sauvages – car qu’avaient-ils fait envérité ? Cet affreux réveil dans le froid d’une époqueinconnue – peut-être l’attaque de quadrupèdes velus aboyantfollement et la défense abasourdie contre eux et des simiens blancstout aussi frénétiques, avec leurs bizarres enveloppes et leurattirail… Pauvre Lake, pauvre Gedney… et pauvres Anciens !Scientifiques jusqu’au bout – qu’ont-ils fait que nous n’aurionsfait à leur place ? Dieu, quelle intelligence et quelleténacité ! Quel affrontement de l’incroyable, tout comme cesfrères et ancêtres sculptés avaient affronté des choses à peinemoins croyables ! Radiolaires, végétaux, monstres, fraid’étoiles – quoi qu’ils aient été, c’étaient des hommes !

Ils avaient franchi les pics glacés dont les pentes semées detemples avaient été leurs lieux de culte et de vagabondage parmiles fougères arborescentes. Ils avaient retrouvé leur cité morteétouffant sous sa malédiction, et avaient lu comme nous l’histoiregravée de ses derniers jours. Ils avaient tenté de rejoindre leursfrères vivants dans les fabuleux abîmes de ténèbres qu’ils neconnaissaient pas – et qu’avaient-ils trouvé ? Tout celadéfila en un éclair dans les esprits à l’unisson de Danforth etmoi, tandis que nos regards allaient de ces formes décapitées,couvertes de bave visqueuse, aux détestables palimpsestes sculptéset aux diaboliques groupes de points de bave fraîche sur le mur àcôté d’eux – regardant et comprenant ce qui avait dû triompher etsurvivre en bas, dans la ville aquatique cyclopéenne de cet abyssenocturne hanté de manchots, d’où, au même instant, une sinistrevolute de brume surgissait, éructation blafarde, comme en réponseau cri hystérique de Danforth.

Le choc devant cette monstrueuse bave et cette décapitationreconnue nous avait figés, statues immobiles et muettes, et cen’est que plus tard, au fil des conversations, que nous reconnûmesla parfaite identité de nos pensées. Il nous semblait être làdepuis des éternités, alors qu’il n’avait dû passer que dix ouquinze secondes. La détestable vapeur blême ondulait là-bas commesi réellement une masse en marche la poussait – puis vint un sonqui bouleversa tout ce que nous venions de décider, rompit du couple sortilège et nous lança en une course folle loin des manchotsdésorientés et piaillants, sur notre ancienne piste en direction dela ville, le long des galeries mégalithiques submergées par lesglaces jusqu’au grand cirque à ciel ouvert, et au sommet de larampe archaïque en spirale, ruée machinale, frénétique, vers l’airsain du dehors et la lumière du jour.

Ce nouveau son, comme je l’ai laissé entendre, renversa tous nosprojets car c’était celui que, depuis la dissection du pauvre Lake,nous attribuions à ceux qu’un instant plus tôt nous croyions morts.Celui précisément, Danforth me le dit plus tard, qu’il avait saisi,extrêmement étouffé, au tournant d’une ruelle, au-dessus de lacouche de glace ; il ressemblait de façon frappante auxplaintes aiguës du vent que nous avions entendues tous deux autourdes cavernes des hautes montagnes. Au risque de sembler puéril,j’ajouterai autre chose, ne serait-ce que parce que Danforth eutcurieusement la même impression que moi. Bien sûr, une lecturecommune nous avait préparés à cette interprétation, encore queDanforth eût évoqué des idées étranges à propos de sourcesinsoupçonnées et interdites auxquelles Poe put avoir accès quand ilécrivait son Arthur Gordon Pym un siècle plus tôt. On sesouvient que dans ce récit fantastique, il est un mot d’unesignification inconnue mais terrible et prodigieuse lié àl’Antarctique et que crient éternellement les gigantesques oiseauxd’un blanc de neige fantomatique, au cœur de cette région maléfique: « Tekeli-li ! Tekeli-li ! » C’est, je dois lereconnaître, exactement ce que nous crûmes entendre dans ce bruitsoudain derrière la brume blanche en marche – ce sifflement musicalinsidieux sur une gamme étrangement étendue.

Nous étions en pleine fuite avant que les trois sons ou syllabesaient été prononcés ; nous savions pourtant, connaissant larapidité des Anciens, que n’importe quel survivant du massacrealerté par nos cris et lancé à notre poursuite nous rattraperait enun instant s’il le voulait vraiment. Mais nous avions le vagueespoir qu’une conduite non agressive et la manifestation defacultés parentes pourraient amener un tel être à nous épargner encas de capture, ne serait-ce que par intérêt scientifique. Aprèstout, s’il n’avait rien à craindre pour lui-même, il n’auraitaucune raison de nous nuire. Se cacher aurait été puéril dans cetteconjoncture et nous utilisâmes notre torche pour jeter un coupd’œil en arrière : la brume s’éclaircissait. Allions-nous voirenfin un exemple intact et vivant de ces Autres ? Revint denouveau le son musical, aigu et insidieux : « Tekeli-li !Tekeli-li ! »

Alors, remarquant que nous distancions réellement notrepoursuivant, il nous vint à l’idée que l’entité pouvait êtreblessée. Nous ne voulions pourtant prendre aucun risque car ellevenait de toute évidence en réponse au cri de Danforth et non pourfuir une autre entité. La coïncidence était trop nette pour laisserplace au doute. Quant à ce cauchemar plus inconcevable encore etplus indéfinissable – cette montagne fétide, inaperçue, deprotoplasme vomisseur de bave dont l’espèce avait conquis l’abysseet envoyait des pionniers resculpter et se contorsionner dans lesterriers de la montagne – nous ne pouvions nous en faire aucuneidée ; et nous éprouvions un vrai serrement de cœurd’abandonner cet Ancien probablement infirme – le seul survivantpeut-être – au péril d’une nouvelle capture et d’un sortinnommable.

Dieu merci, nous ne ralentîmes pas notre course. Les volutes debrume s’épaississaient encore et progressaient de plus en plusvite, tandis que les manchots errants appelaient de leur voixrauque et criaient derrière nous, donnant les signes d’une paniquesurprenante après leur relative passivité quand nous les avionsdépassés. Vint une fois de plus la note aiguë et sinistre : «Tekeli-li ! Tekeli-li ! » Nous nous étionstrompés. Cet être n’était pas blessé mais avait simplement faithalte en rencontrant les corps de ses frères abattus et lesdiaboliques inscriptions de bave au-dessus d’eux. Nous neconnaîtrions jamais le message démoniaque – mais les sépultures aucamp de Lake avaient montré quelle importance ces êtres attachaientà leurs morts. Notre torche imprudemment allumée révélait à présentdevant nous la grande caverne ouverte où convergeaient plusieursvoies et nous fûmes heureux de laisser derrière nous cespalimpsestes morbides – dont nous avions senti la présence sans lesavoir vus.

La caverne nous inspira cette autre idée qu’il serait possiblede perdre notre poursuivant à ce carrefour déconcertant de vastesgaleries. Il y avait plusieurs manchots albinos aveugles dansl’espace découvert, et leur peur de l’entité qui approchaitdevenait manifestement une panique incroyable. Si, réglant notretorche au minimum indispensable à notre marche, nous n’éclairionsque devant nous, l’agitation et les cris rauques des grands oiseauxépouvantés dans la brume pouvaient étouffer nos bruits de pas,masquer notre véritable direction et, d’une manière ou d’une autre,brouiller notre piste. Dans le brouillard bouillonnant ettourbillonnant, le sol encombré et terne du tunnel principal – à ladifférence des autres souterrains maniaquement polis – sedistinguait à peine, même, autant que nous pouvions le prévoir,pour ces sens spéciaux qui rendaient les Anciens partiellementindépendants de la lumière en cas de nécessité. En fait, nouscraignions un peu de nous égarer nous-mêmes dans notre hâte. Carnous avions naturellement décidé de mettre le cap sur la villemorte ; si bien qu’une erreur dans le dédale des contrefortsaurait des conséquences inimaginables.

Que nous ayons survécu et retrouvé l’air libre est une preuvesuffisante que cet être prit une mauvaise galerie tandis queprovidentiellement nous tombions sur la bonne. Les manchots seulsn’auraient pu nous sauver, mais avec l’aide de la brume, ilssemblent bien l’avoir fait. Un destin bienveillant maintint aumoment opportun l’épaisseur des volutes vaporeuses, qui sedéplaçaient sans cesse et menaçaient de disparaître. En fait, ellesse levèrent une seconde, juste avant que nous n’émergions dans lacaverne, en sortant du tunnel aux nouvelles sculpturesécœurantes ; et nous eûmes ainsi un premier et partiel aperçude l’entité qui approchait, quand nous jetâmes derrière nous unregard de terreur désespérée avant de baisser la torche et de nousmêler aux manchots dans l’espoir d’esquiver la poursuite. Si ledestin qui nous dissimula fut bienveillant, celui qui nous permitde voir fut infiniment contraire ; car à ce que nousentr’aperçûmes en un éclair nous devons une bonne partie del’horreur qui, depuis, n’a jamais cessé de nous hanter.

La raison précise de ce regard en arrière ne fut peut-être quel’instinct immémorial du poursuivi d’évaluer la nature et la marchede son poursuivant, ou peut-être une tentative machinale derépondre à la question inconsciente d’un de nos sens. En pleinefuite, toutes nos facultés concentrées sur le problème du salut,nous n’étions pas en état d’observer ni d’analyser lesdétails ; pourtant, même alors, nos cellules cérébraleslatentes durent s’interroger sur le message que leur transmettaientnos narines. Nous comprîmes après coup que notre éloignement de labave visqueuse sur les « obstacles » décapités et l’approchesimultanée de l’entité poursuivante ne nous avaient pas apportél’échange de puanteurs qui eût été logique. Au voisinage des êtresabattus, cette nouvelle et inexplicable odeur était nettementdominante, mais elle aurait dû désormais faire place largement àl’indéfinissable relent qui s’associait à ces Autres. Cela nes’était pas produit – au contraire, la nouvelle et insupportableodeur était à présent pratiquement sans mélange et devenait plustoxique à chaque seconde.

Nous regardâmes donc en arrière – simultanément semble-t-il,encore que sans doute le mouvement naissant de l’un ait entraînél’imitation de l’autre. En même temps nous dirigeâmes nos deuxtorches à pleine puissance sur la brume momentanémentatténuée ; soit par simple désir instinctif de voir tout ceque nous pouvions, soit dans l’effort moins primitif mais aussiinconscient d’éblouir cet être avant de baisser notre lumière et denous esquiver parmi les manchots au centre du labyrinthe. Gestemalheureux ! Ni Orphée lui-même ni la femme de Loth nepayèrent plus cher un regard en arrière. Et revint encore cetodieux son aigu avec toute sa gamme – « Tekeli-li !Tekeli-li ! »

Je ferais mieux de parler franchement – même si je ne peuxsupporter d’être catégorique – pour exprimer ce que nous vîmes,bien que sur le moment nous sentions que nous ne pourrionsl’admettre, même l’un vis-à-vis de l’autre. Les mots quiparviendront au lecteur ne pourront jamais suggérer seulementl’horreur du spectacle. Il paralysa si totalement notre conscienceque je m’étonne qu’il nous soit resté assez de bon sens pouratténuer nos lumières comme prévu, et prendre le bon tunnel jusqu’àla ville morte. L’instinct seul a dû nous guider, mieux peut-êtreque ne l’eût fait la raison ; mais si c’est ce qui nous asauvés, nous l’avons payé très cher. De raison, nous n’en avionsplus guère. Danforth était complètement démoralisé, et la premièrechose que je me rappelle du reste du voyage, c’est de l’avoirentendu scander d’un air absent une litanie hystérique où je suisbien le seul au monde à avoir trouvé autre chose qu’insanedivagation. Elle faisait écho sur le mode suraigu aux cris rauquesdes manchots, se réverbérant plus loin sous les voûtes et – Dieumerci – dans la partie maintenant vide derrière nous. Il n’avaitpas dû la commencer tout de suite – sinon nous n’aurions passurvécu, courant tête baissée. Je frémis en songeant à ce qu’auraitpu produire la moindre perturbation dans ses réactionsnerveuses.

« South Station Under – Washington Under – Park Street Under –Kendal – Central – Harvard… » Le pauvre garçon récitait lesstations familières du tunnel Boston-Cambridge qui creusait sonchemin à travers notre paisible terre natale à des milliers demiles de là, en Nouvelle-Angleterre, bien que pour moi ce rituel neprésente ni incohérence ni nostalgie. C’était seulement del’horreur, car je savais de façon sûre quelle monstrueuse etindicible analogie l’avait inspirée. Nous nous attendions, enregardant en arrière, à voir un être terrible et incroyablementimpressionnant si la brume était assez légère ; mais de cetêtre nous avions une idée claire. Ce que nous vîmes – car la brumen’était en effet que trop malignement transparente – était tout àfait différent, infiniment plus hideux et détestable. C’étaitl’incarnation accomplie et concrète de ce que le romancierfantastique appelle « la chose qui ne devrait pas être » ; etson équivalent intelligible le plus proche est un énorme métrolancé à toute vitesse tel qu’on le voit du quai d’une station – sonlarge front noir surgissant, colossal, du plus loin d’un souterrainsans bornes, constellé de lumières étrangement colorées etremplissant le prodigieux tunnel comme un piston remplit uncylindre.

Mais nous n’étions pas sur le quai d’une station. Nous étionssur la voie même où la cauchemardesque colonne élastique exsudaitdevant elle la fétide et noire iridescence à travers son sinus dequinze pieds, prenant une vitesse invraisemblable et poussantdevant elle un nuage ondoyant, de plus en plus épais, de pâlevapeur d’abîme. C’était une chose terrible, indescriptible, plusénorme qu’aucun train souterrain – une accumulation informe debulles protoplasmiques, faiblement phosphorescente, couverte d’unemyriade d’yeux éphémères, naissant et se défaisant comme despustules de lumière verdâtre sur tout l’avant qui remplissait letunnel et fonçait sur nous, écrasant les manchots affolés, englissant sur le sol luisant qu’elle et ses pareils avaient balayési férocement de toute poussière. Et toujours ce cri surnaturel,narquois : « Tekeli-li ! Tekeli-li ! » Nous nousrappelâmes enfin que les shoggoths démoniaques – qui tenaient desseuls Anciens la vie, la pensée et leurs structures d’organesmalléables, et sans autre langage que les groupes de points –n’avaient de voix que les accents imités de leurs maîtresdisparus.

Chapitre 12

 

Nous nous rappelons, Danforth et moi, avoir débouché dans legrand hémisphère sculpté et retrouvé le fil de notre piste àtravers les salles et les galeries cyclopéennes de la citémorte ; encore n’étaient-ce que des bribes de rêve sanssouvenirs d’actes volontaires, de détails, d’épuisement physique.C’était comme si nous flottions dans un monde nébuleux ou uneétendue sans durée, ni lien logique ni orientation. Le demi-jourterne de l’immense espace circulaire nous dégrisa quelque peu maisnous ne retournâmes pas près des traîneaux cachés, revoir le pauvreGedney et le chien. Ils avaient là un mausolée étrange, titanesque,et j’espère que la fin de cette planète les trouvera toujours enpaix.

C’est en escaladant la colossale rampe en spirale que nousressentîmes pour la première fois la terrible fatigue etl’essoufflement qui nous restaient de notre course dans l’airraréfié du plateau ; mais même la crainte de nous effondrer neput nous arrêter avant d’avoir atteint le monde extérieur normal dusoleil et du ciel. Une coïncidence assez opportune marqua notredépart de ces époques ensevelies ; car, tandis que nouspoursuivions en tournant notre marche haletante jusqu’au faîte ducylindre de maçonnerie primitive de soixante pieds, nousapercevions près de nous le défilé ininterrompu des sculptureshéroïques, dans la technique ancienne et inaltérée de la race morte– un adieu des Anciens, gravé cinquante millions d’années plustôt.

Grimpant enfin hors du sommet, nous nous retrouvâmes sur ungrand tas de blocs écroulés, avec les murs courbes de laconstruction plus haute qui se dressait à l’ouest, et les picsmenaçants des grandes montagnes portant les édifices plus dégradés,au loin vers l’est. L’oblique soleil antarctique de minuit perçaiten rougeoyant, depuis l’horizon austral, à travers les fissures desruines déchiquetées, et l’antiquité terrible, la torpeur de laville cauchemardesque semblaient plus sévères encore par contrasteavec des choses relativement connues et familières comme les traitsdu paysage polaire. Le ciel au-dessus était un bouillonnementopalescent de légères vapeurs glacées, et le froid nous saisit auvif. Déposant avec lassitude les sacs de matériel auxquels nousnous étions instinctivement cramponnés pendant notre fuite éperdue,nous reboutonnâmes nos lourds vêtements pour descendre entrébuchant la butte et marcher à travers le labyrinthe de pierreimmémorial jusqu’aux contreforts où attendait notre avion. De cequi nous avait fait fuir les ténèbres des gouffres archaïques etsecrets de la Terre, nous ne dîmes pas un mot.

En moins d’un quart d’heure nous avions retrouvé la montéeabrupte jusqu’aux contreforts – l’ancienne terrasse probablement –par laquelle nous étions descendus, et nous vîmes la sombre massede notre gros avion parmi les ruines clairsemées sur la pente quis’élevait devant nous. À mi-chemin de la colline vers notre but,nous fîmes halte pour reprendre souffle un moment et nous nousretournâmes, regardant une fois encore à nos pieds le fantastiquefouillis paléogène de formes de pierre incroyables – se profilanttoujours mystérieusement sur un occident inconnu. Nous vîmes alorsque le ciel au-delà avait perdu sa brume matinale, les vapeursglacées instables étant montées au zénith, où leurs silhouettestrompeuses semblaient sur le point de se fixer en quelque formebizarre dont nous redoutions qu’elle ne devînt plus précise etdéfinitive.

Il apparaissait maintenant sur le lointain horizon blancderrière la cité grotesque une ligne indistincte et féerique decimes violettes dont les sommets en aiguilles se dessinaient tel unrêve sur le rosé accueillant du ciel occidental. En direction de cecadre chatoyant, s’élevait l’ancien plateau, traversé par le ruband’ombre irrégulier du fleuve disparu. Pendant une secondel’admiration nous coupa le souffle devant la surnaturelle beautécosmique du paysage, puis une vague répulsion s’insinua dans nosâmes. Car cette ligne violette au loin ne pouvait être que lesterribles montagnes du monde interdit – les plus hauts pics de laTerre et le centre du mal sur le globe ; abritant des horreurssans nom et des secrets archéens ; fuies et invoquées par ceuxqui craignaient d’en dévoiler l’essence ; que nul être vivantsur Terre n’avait foulées ; visitées de sinistres éclairs etprojetant d’étranges lueurs par-dessus les plaines dans la nuitpolaire – sans aucun doute archétype inconnu du redoutable Kadathdans le Désert Glacé au-delà du détestable Leng auquel fontallusion des légendes primitives impies. Nous étions les premiershumains à les avoir jamais vues – et j’espère, grâce à Dieu, quenous sommes les derniers.

Si les cartes et images sculptées de cette ville pré-humaineavaient dit vrai, les mystérieuses montagnes violettes ne pouvaientêtre à plus de trois cents miles ; et pourtant leur présenceobscurément féerique apparaissait au-dessus de l’horizon lointainet neigeux comme le bord en dents de scie d’une monstrueuse planèteétrangère prête à monter dans des cieux insolites. Leur altitude,alors, devait être colossale, au-delà de toute comparaisonpossible ; elles atteignaient des couches atmosphériquessubtiles peuplées de spectres gazeux dont les aviateurs imprudentsn’ont pu murmurer un mot, n’ayant pas suffisamment vécu après deschutes inexplicables. Les observant, je songeais avec inquiétude àcertaines évocations sculptées de ce que le grand fleuve disparuavait charrié dans la ville depuis leurs versants maudits – et medemandais combien de bon sens et combien de folie il y avait eudans ces craintes des Anciens qui les gravaient avec tant deréserve. Je me rappelais combien leurs limites devaient êtreproches de la terre de la Reine-Mary, où en ce moment mêmel’expédition de sir Douglas Mawson travaillait, sans doute moins demille miles plus loin ; et j’espérais qu’aucun sort néfaste neferait entrevoir à sir Douglas et à ses hommes ce qu’il pouvait yavoir derrière la chaîne côtière protectrice. De telles idéesdonnaient la mesure de mon épuisement à l’époque – et Danforthparaissait plus éprouvé encore.

Longtemps avant de dépasser la grande ruine en étoile et derejoindre notre appareil, nos craintes s’étaient reportées sur lachaîne moins haute mais assez considérable que nous avions àtraverser. Vues des contreforts, ses pentes noires et couvertes deruines se dressaient sur l’est, escarpées et hideuses, nousrappelant une fois de plus les étranges peintures asiatiques deNicholas Rœrich ; et quand nous pensâmes aux abominablesdédales qu’elles recelaient et aux terrifiantes entités informesqui pouvaient avoir poussé l’avance de leur bave fétide jusqu’aufaîte des cimes creuses, nous ne pûmes envisager sans panique laperspective de voler de nouveau près de ces impressionnantescavernes ouvertes vers le ciel où le vent sifflait comme la flûtesauvage et sa large gamme. Pour aggraver les choses, nous vîmes destraces distinctes de brumes locales autour de plusieurs sommets –comme le malheureux Lake l’avait fait sans doute lors de sapremière erreur sur le volcanisme – et nous évoquâmes enfrissonnant la brume semblable à laquelle nous venionsd’échapper ; cela et l’abîme maudit, générateur d’horreur d’oùsortaient de telles vapeurs.

Tout allait bien pour l’appareil, et nous endossâmesmaladroitement nos lourdes fourrures de vol. Danforth mit le moteuren marche sans problème et nous décollâmes en douceur au-dessus dela ville de cauchemar. Au-dessous de nous, les constructionsprimitives cyclopéennes s’étendaient, telles que nous les avionsvues la première fois – en un passé si proche et pourtantinfiniment lointain – et nous commençâmes à prendre de la hauteur,et à tourner pour tester le vent avant de franchir la passe. Ildevait y avoir dans les hauteurs de l’atmosphère de fortesperturbations, car les nuages de poussière glacée formaient auzénith toutes sortes de figures fantastiques ; mais àvingt-quatre mille pieds, altitude requise pour la passe, noustrouvâmes la navigation tout à fait praticable. Comme nousapprochions des plus hauts pics, l’étrange musique du vent redevintévidente et je vis les mains de Danforth trembler sur lescommandes. Simple amateur pourtant, je pensai alors que je feraisun meilleur pilote que lui pour le dangereux passage despics ; et quand je lui fis signe de changer de siège pour mecéder la place, il ne fit aucune objection. Je tâchai de gardertoute ma maîtrise et mon sang-froid, et fixai mon regard sur leciel rougeoyant entre les parois de la passe – refusant obstinémentde prêter attention aux bouffées de vapeur au sommet de lamontagne, et souhaitant avoir les oreilles bouchées à la cire commeles matelots d’Ulysse au large de la côte des sirènes, pour libérerma conscience de cette inquiétante musique du vent.

Mais Danforth, dispensé du pilotage et en proie à une redoutabletension nerveuse, ne pouvait rester tranquille. Je le sentaistourner et virer tout en regardant, derrière nous, la terrible citéqui s’éloignait, devant les pics criblés de cavernes, mangés decubes, sur les côtés la morne étendue des contreforts neigeux semésde remparts, et en haut le ciel bouillonnant de nuages grotesques.C’est alors, juste au moment où je tentais de gouverner pourfranchir sans danger la passe, que son hurlement de fou nous mit siprès du désastre en bouleversant ma concentration et en me faisantpendant un instant tâtonner en vain sur les commandes. Une secondeplus tard, ma présence d’esprit reprit le dessus et nous réussîmessans dommage la traversée – mais je crains que Danforth ne soitplus jamais le même.

J’ai dit qu’il refusait de me parler de l’horreur dernière quilui avait arraché ce cri dément – horreur qui, j’en ai la tristecertitude, est essentiellement responsable de son actueleffondrement. Les bribes de conversation que nous échangeâmes àtue-tête pardessus le sifflement du vent et le bourdonnement dumoteur, quand nous atteignîmes le bon côté de la chaîne etdescendîmes en piqué sur le camp, concernaient plutôt les sermentsde secret que nous avions faits en nous apprêtant à quitter laville de cauchemar. Il est des choses, avions-nous convenu, que lesgens ne doivent pas savoir ni traiter à la légère – et je n’enparlerais pas à présent, n’était la nécessité de détourner à toutprix de son projet cette expédition Starkweather-Moore, et lesautres. Il est absolument indispensable, pour la paix et lasécurité de l’humanité, qu’on ne trouble pas certains recoinsobscurs et morts, certaines profondeurs insondées de la Terre, depeur que les monstres endormis ne s’éveillent à une nouvelle vie,et que les cauchemars survivants d’une vie impie ne s’agitent et nejaillissent de leurs noirs repaires pour de nouvelles et plusvastes conquêtes.

Tout ce que Danforth a jamais suggéré, c’est que l’horreurultime était un mirage. Cela n’avait aucun rapport, dit-il, avecles cubes et les cavernes des montagnes du délire, sonores, nimbéesde vapeurs, creusées de dédales, que nous parcourûmes ; maisun seul aperçu fantastique, démoniaque, au milieu des nuagesbouillonnant au zénith, de ce qu’il y a derrière ces autresmontagnes violettes à l’ouest, que les Anciens avaient fuies etredoutées. Il est très probable que ce fut une pure hallucinationnée des épreuves précédentes que nous avions subies et du miragevéritable – bien que non identifié – de la cité morted’outre-monts, vu près du camp de Lake le jour précédent ;mais pour Danforth ce fut si réel qu’il en souffre encore.

Il a, en de rares occasions, murmuré des choses incohérentes etdéraisonnables à propos de « trou noir », de « bord sculpté », de «proto-shoggoths », de « solides sans fenêtres à cinq dimensions »,de « cylindre sans nom », des « phares antiques », « Yog-Sothoth »,« la gelée blanche primordiale », « la couleur venue de l’espace »,« les ailes », « les yeux dans les ténèbres », « l’échelle lunaire», « l’originel, l’éternel, l’impérissable » et autres notionsbizarres, mais quand il redevenait pleinement lui-même, il rejetaittout cela, l’attribuant aux lectures singulières et macabres de sespremières années d’études. Danforth, en fait, est connu pour êtreun des rares qui aient osé lire intégralement cet exemplaire rongéde vers du Necronomicon, conservé sous clé à labibliothèque du collège.

Les hauteurs du ciel, tandis que nous franchissions la passe,étaient certainement vaporeuses et assez perturbées ; et bienque je n’aie pas vu le zénith, je peux imaginer que ses tourbillonsde poussière de glace aient pris d’étranges formes. Sachant avecquelle vérité des décors lointains sont parfois reflétés, réfractéset exagérés par de telles couches de nuages mouvants, l’imaginationpeut aisément avoir fait le reste – et naturellement Danforth nefaisait allusion à aucune de ces particulières horreurs que samémoire, longtemps après, avait sans doute tirées de son anciennelecture. Il n’aurait jamais pu voir autant de choses en un seulregard.

Pour l’instant, ses cris se bornent à la répétition d’un seulmot absurde dont l’origine n’est que trop évidente : «Tekeli-li ! Tekeli-li ! »

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