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Les Mystères du peuple – Tome IX

Les Mystères du peuple – Tome IX

d’ Eugène Sue

HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES

1849 – 1857

 

Il n’est pas une réforme religieuse,politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par L’INSURRECTION.
Partie 1

LE COUTEAU DE BOUCHER OU JEANNE-LA-PUCELLE. 1412 – 1461.

Chapitre 1 DOM RÉMY.

Enfance de Jeanne Darc. –Sybille, sa marraine. – L’Arbre des Fées.– La légende d’Hêna, lavierge de l’île de Sèn. – Prophétie de Merlin, le barde gaulois. – Le sondes cloches. – Le messager royal. – Sainte Marguerite et sainte Catherine. – Frère Arsène, le médecin. – Les Anglais. – Incendie et carnage du hameau de Saint-Pierre. – Le château de l’Ile. –Bataille enfantine, Bourguignons et Armagnacs. – Le jeûne. –Première hallucination de Jeannette. – La mission. – Le sergent d’armes. – Le casque et l’épée. – Départ pour Vaucouleurs.

&|160;

Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende de la plébéienne CATHOLIQUE et ROYALISTE&|160;: –Charles&|160;VII devait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusement devant les prêtres… leurs évêques l’ont brûlée vive. – La couardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais… le génie militaire de la Pucelle, son patriotisme,triomphent enfin de l’étranger&|160;;… elle est poursuivie, trahie,livrée par la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne&|160;! l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre&|160;! – Sois bénie à travers les âges, ô vierge guerrière&|160;! sainte fille de la mère-patrie&|160;! – Écoutez,fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre&|160;: gensde cour, gens de guerre, gens d’église et royauté&|160;!

*

**

Domrémy est un village des frontièresde la Lorraine, sis au versant d’une vallée fertile&|160;; la Meusearrose ses pâturages. Un vieux bois de chênes, où existent encorequelques souvenirs de la tradition druidique, avoisinel’église&|160;; cette église est la plus belle de toutes lesparoisses de la vallée, qui commence à Vaucouleurs etfinit à Domrémy. Sainte Catherine et sainte Marguerite, superbementpeintes et dorées, ornent le sanctuaire&|160;; saint Michelarchange, tenant son épée d’une main et de l’autre ses balances,resplendit au fond d’une chapelle obscure. Heureuse est la valléequi commence à Vaucouleurs et finit à Domrémy&|160;! Seigneurieroyale, perdue aux confins des Gaules, elle n’a pas souffertjusqu’alors des désastres de la guerre, dont le centre du pays,depuis un demi-siècle et plus, est si grandement désolé&|160;; seshabitants se sont affranchis du servage, profitant des troublescivils et de l’éloignement de leur royal suzerain, séparé d’eux parla Champagne, tombée au pouvoir des Anglais.

Jacques Darc, d’une famille longtempsserve de l’abbaye de Saint-Rémy, puis du sire de Joinville avantque le fief de Vaucouleurs fût réuni au domaine du roi, JacquesDarc, honnête laboureur, père de famille sévère, un peu rude homme,vivait de la culture de ses champs. Sa femme s’appelaitYsabelle Romée, son fils aîné, Pierre&|160;; lesecond, Jean, et sa fille, née le jour des Rois de l’an1412, s’appelait Jeannette. Alors âgée de treize anspassés, c’était une avenante, douce et pieuse enfant, d’uneintelligence précoce, d’un esprit sérieux pour son âge&|160;; ellese mêlait cependant aux jeux de ses compagnes, et jamais ne semontrait glorieuse de son agilité, lorsque, selon son habitude,elle gagnait dans leurs jeux le prix de la course. Elle ne savaitni lire ni écrire&|160;; active, laborieuse, elle aidait sa mèreaux soins du ménage, menait aux champs les brebis, ne craignaitpersonne pour coudre ou pour filer. Souvent pensive lorsque seuleau fond des bois elle gardait ses moutons, elle trouvait un plaisirinexprimable à entendre le son lointain des cloches&|160;; ellel’aimait tant, le son des cloches, que, parfois, elle faisait depetits présents de fruits ou d’écheveaux de laine au clerc de laparoisse de Domrémy, lui demandant avec gentillesse de prolonger unpeu la sonnerie de la vesprée ou de l’Angelus[1]. Jeannette se plaisait encore à conduireson bétail dans l’antique forêt de chênes appelée «&|160;lebois Chesnu[2]&|160;»,vers une claire fontaine ombragée par un hêtre vieux de deux outrois cents ans&|160;; on lui donnait le nom de «&|160;l’Arbredes Fées.&|160;» L’on disait à la veillée que les prêtres desanciens dieux de la Gaule apparaissaient parfois, vêtus de leurslongues robes blanches, sous la sombre voûte des chênes de cetteforêt, et que souvent de petites fées venaient, au clair de lune,se baigner, se mirer dans les eaux de la fontaine. Jeannette neredoutait point les fées, sachant qu’un signe de croix mettait enfuite les malins esprits&|160;; elle professait une dévotionparticulière pour sainte Marguerite et sainteCatherine, les deux belles saintes de sa paroisse. Lorsqu’auxjours de fête elle accompagnait aux offices divins ses parentsbien-aimés, elle ne se lassait pas de contempler, d’admirer sesbonnes saintes, à la fois souriantes et majestueuses sous leurscouronnes d’or. Saint Michel la frappait aussi beaucoup&|160;; maisla menaçante sévérité des traits de l’archange, sa flamboyanteépée, intimidaient la bergerette, tandis qu’elle ressentait uneconfiance ineffable en ses chères saintes. Elle avait pour marraineSybille, vieille femme originaire de Bretagne, filandièrede son état. Sybille connaissait une foule de légendesmerveilleuses, parlait familièrement des fées, des génies ou autresêtres surnaturels. Quelques-uns la croyaient sorcière[3]&|160;; mais son bon cœur, sa piété,l’honnêteté de sa vie, ne justifiaient en rien ces soupçons demagie. Jeannette, objet de prédilection de sa marraine, écoutaitavidement les légendes qu’elle lui contait, lorsqu’elle larencontrait en allant abreuver ses brebis à la fontaine del’Arbre des Fées, Sybille faisant de préférence rouir sonchanvre dans un ruisseau voisin. Les miraculeux récits de samarraine se gravaient profondément dans l’esprit de Jeannette, deplus en plus sérieuse et pensive à mesure qu’elle approchait de saquatorzième année&|160;; elle éprouvait depuis quelque temps devagues tristesses&|160;; maintes fois, seule dans les bois ou dansles prairies, entendant le bruit lointain des cloches, qu’elleaimait tant, elle se prenait à pleurer sans savoir pourquoi ellepleurait&|160;; ces larmes involontaires la soulageaient. Mais sesnuits devenaient agitées, inquiètes&|160;; elle ne dormait plus dece paisible sommeil dont jouissent les enfants rustiques après desalutaires fatigues. Elle rêvait beaucoup&|160;: tantôt ses songeslui retraçaient confusément les légendes de sa marraine&|160;;tantôt elle voyait sainte Marguerite et sainte Catherine luisourire d’un air tendre et mystérieux.

*

**

Ce jour-là, beau jour d’été, le soleil secouchait derrière le château de l’Ile, petite forteresse situéeentre les deux bras de la Meuse, à une assez longue distance duvillage de Domrémy. Jacques Darc habitait une maison voisine del’église, dont le pourpris touchait à la haie de clôture du jardin.La famille du laboureur, réunie devant la porte du logis, jouissaitde la fraîcheur du soir, les uns assis sur un banc, les autres surle sol. Jacques Darc, homme robuste, au regard sévère, au teinthâlé, aux cheveux gris, se reposait des travaux de la journée,ainsi que ses deux fils, Pierre et Jean. Leur mère Ysabelle filaitsa quenouille&|160;; Jeannette cousait du linge. Grande et fortepour son âge, svelte, bien proportionnée, elle avait les cheveuxnoirs, et noirs aussi étaient ses yeux brillants, largementouverts&|160;; l’ensemble de ses traits promettait une beauté mâleet douce à la fois[4]. Elleportait, selon la mode lorraine, une jupe de gros drap écarlate, etde son corsage, échancré aux épaules, sortaient les manches de sachemise, découvrant à demi ses bras nerveux et blancs, légèrementdorés par le soleil.

La famille Darc écoutait les récits d’unétranger, vêtu d’un surcot brun, chaussé de grandes botteséperonnées, tenant un fouet à la main, et portant en sautoir uneboîte de fer-blanc attachée à une courroie. Cet étranger, nomméGillon-le-Chanceux, parcourait à cheval de grandesdistances, en sa qualité de messager-volant&|160;; iltransmettait les lettres que s’écrivaient les personnagesimportants. Il revenait d’accomplir l’un de ces messages auprès duduc de Lorraine, et s’en retournait vers Charles&|160;VII, alorsrésidant à Bourges. Gillon-le-Chanceux, passant par Domrémy, avaitprié Jacques Darc de lui enseigner une auberge où il pourraitsouper et donner la provende à son cheval.

–&|160;Partagez notre repas, et mes filsconduiront votre monture à l’écurie, – répondit au messagerl’hospitalier laboureur. L’offre acceptée, l’on soupa&|160;;l’étranger, désireux de payer son écot à sa manière, en donnant derécentes nouvelles de France à la famille Darc, lui raconta commentles Anglais, maîtres de Paris, de presque toutes les provinces, yrégnaient en maîtres, terrifiant les populations par des violences,par des rapines sans fin&|160;; comment le roi d’Angleterre, encoreenfant, avait, sous la tutelle du duc de Bedford, hérité de lacouronne de France, tandis que le pauvre jeune Charles&|160;VII, levrai roi, abandonné de presque tous les seigneurs, relégué enTouraine, n’espérait pas même soustraire à la domination desAnglais cette province, dernier débris de ses États.Gillon-le-Chanceux, messager de cour, naturellement royaliste et duparti des Armagnacs, professait, en courtisan de basétage, une sorte d’adoration pour Charles&|160;VII, adorationstupide, menteuse ou aveugle&|160;; car ce jeune prince, énervé parde précoces débauches, égoïste, cupide, ingrat, envieux, etparticulièrement couard, ne paraissait jamais à la tête des troupesqui lui restaient, se consolait de leurs défaites et de sa honte enbuvant frais ou en chantant ses maîtresses. Mais, dans sa ferveurroyaliste, Gillon-le-Chanceux, laissant à l’ombre les vices de sonmaître, ne mettait en lumière que ses malheurs.

–&|160;Pauvre jeune roi&|160;!… c’estgrand’pitié de voir ce qu’il endure&|160;! – disait le messager enterminant son récit. – Sa damnée mère, Isabeau de Bavière,a causé tout le mal&|160;!… Ses déportements avec le duc d’Orléans,sa haine contre le duc de Bourgogne, ont amené les terriblesguerres civiles des Bourguignons et des Armagnacs. Les Anglais,déjà maîtres de plusieurs de nos provinces depuis la bataille dePoitiers, se sont facilement emparés de presque toute la France,déchirée par les factions&|160;; ils lui imposent un joug affreux,la mettent à sac, à feu et à sang&|160;! Enfin, le duc de Bedford,tuteur d’un roi au berceau, règne à la place de notre gentildauphin&|160;! Maudite soit Isabeau de Bavière&|160;! cette femme aperdu le royaume… Nous ne sommes plus Français… maisAnglais&|160;!

–&|160;Merci à Dieu&|160;! – dit Jacques Darc,– du moins nous sommes toujours Français, nous autres, dans notrevallée&|160;!… Elle n’a pas connu les désastres dont vous parlez,ami messager. Ainsi donc, Charles&|160;VII, notre jeune sire, estun digne prince&|160;?…

–&|160;Lui&|160;!… juste ciel&|160;!… –s’écria Gillon-le-Chanceux, flatteur et menteur comme un valet decour, – ah&|160;! croyez-moi, cher hôte, Charles&|160;VII est unange&|160;! Tous ceux qui l’approchent l’adorent, le révèrent, lebénissent&|160;! Que vous dirai-je&|160;! il a la douceur del’agneau, la beauté du cygne et le courage du lion&|160;!

–&|160;Le courage du lion&|160;! – repritJacques Darc avec admiration. – Notre jeune sire s’est donc battubravement, ami messager&|160;?

–&|160;Si on l’eût écouté, il se serait déjàfait tuer cent fois à la tête des troupes qui lui sontfidèles&|160;! – répondit Gillon-le-Chanceux en gonflant ses joues.– Mais la vie de notre auguste maître est si précieuse, que lesseigneurs de sa famille et de son conseil ont dû s’opposer à cequ’il risquât ses jours d’une façon que j’oserais respectueusementqualifier… d’inutilement héroïque&|160;! À quoi bon cethéroïsme&|160;? Les soldats qui suivent encore la bannière royalesont complètement découragés par des défaites désastreuses&|160;;le plus grand nombre des évêques et des seigneurs se sonttraîtreusement déclarés pour le parti des Bourguignons et desAnglais&|160;; tout le monde délaisse notre jeune sire, et bientôt,peut-être, forcé d’abandonner la France, il ne trouvera pas dans leroyaume de ses pères un abri pour reposer sa tête&|160;!… Ah&|160;!maudite, trois fois maudite soit sa méchante mère Isabeau deBavière&|160;!… Cette femme a perdu notre infortuné pays et causéles malheurs de notre gentil dauphin&|160;!…

La nuit venue, Gillon-le-Chanceux remercie lelaboureur de Domrémy de son hospitalité, remonte à cheval etpoursuit sa route&|160;; la famille Darc, après s’être apitoyée surle triste sort du jeune roi, fait en commun la prière du soir, etchacun va chercher le sommeil.

*

**

Jeannette, cette nuit-là, ne s’endormit pasaussitôt que d’habitude. Silencieuse et attentive aux récits dumessager, elle avait pour la première fois entendu des parolesdouloureusement indignées à propos des ravages des Anglais et desinfortunes du gentil dauphin de France. Jacques Darc, sa femme, sesfils, après le départ de Gillon-le-Chanceux, s’étaient encorelonguement appesantis, lamentés sur ces malheurs publics. Vassauxdu roi, ils l’aimaient, ils le révéraient d’autant plus… qu’ils leconnaissaient moins et ne subissaient point son vasselage, dont ilss’étaient affranchis, grâce à leur éloignement de leur suzerain etaux troubles des temps.

Les enfants sont d’ordinaire les échos deleurs parents&|160;; aussi, à l’exemple de son père, de sa mère,Jeannette, dans sa crédulité naïve et tendre, plaignit de tout soncœur ce gentil dauphin de France, si doux, si beau, si vaillant, etsi malheureux par la faute de sa méchante mère. Hélas&|160;! il setrouvait «&|160;– presque sans abri pour reposer sa tête, abandonnéde tous, et bientôt forcé de fuir du royaume de ses ancêtres&|160;;–&|160;» ainsi l’avait dit le messager.

Jeannette, qui, depuis quelque temps, seprenait souvent à pleurer sans cause, pleura les infortunes de sonroi et s’endormit en priant ses chères saintes et saint Michelarchange d’intercéder auprès du Seigneur Dieu en faveur de cepauvre jeune prince. Ces pensées poursuivirent la bergerette jusquedans ses rêves, rêves bizarres où elle voyait tantôt le dauphin deFrance, beau comme un ange des cieux, lui sourire avec tristesse etbonté, tantôt des hordes d’Anglais, armés de torches et d’épées,marcher, marcher, laissant derrière eux un long sillon de sang etde flammes.

*

**

Jeannette s’éveilla&|160;; mais, l’imaginationvivement frappée du souvenir de ses songes, elle ne put s’empêcherde penser beaucoup au gentil dauphin de France, et d’éprouvergrand’pitié pour lui. Le jour venu, elle rassembla les brebisqu’elle menait chaque matin au pacage, et les conduisit vers levieux bois chesnu, où elles trouvaient ombre fraîche et herbefleurie. Pendant qu’elles paissaient, elle s’assit près de lafontaine aux Fées, ombragée par un hêtre séculaire, puisfila machinalement sa quenouille.

Au bout de peu d’instants, Sybille, marrainede Jeannette, vint aussi à la fontaine, portant sur son dos unegrosse liasse de chanvre&|160;; elle venait, afin de le rouir, leplacer dans le ruisseau formé par l’écoulement de la source.Quoique les gens simples crussent Sybille sorcière, ses traits nerappelaient en rien ceux que l’on prête aux vieilles femmespossédées du malin esprit&|160;: nez crochu, menton fourchu, regardde chouette et sourire ténébreux. Non, rien de plus vénérable quele pâle visage de Sybille, encadré de cheveux blancs&|160;; sesyeux bleus brillaient d’un feu concentré, lorsqu’elle disait lesantiques légendes ou les héroïques bardits de l’Armorique, sa terrenatale. Sans croire aucunement à la magie, Sybille avait une foiprofonde à certaines prophéties des anciens bardes gaulois&|160;;de même que les chrétiens ont foi aux prophéties de leurs Écrituresqu’ils appellent saintes. Fidèle à la croyance druidique de nospères, la marraine de Jeannette savait que l’on ne meurt jamais etque l’on va continuer de vivre à l’infini, âme et corps, dans lesétoiles, mondes nouveaux et mystérieux. Mais, respectant lareligion de sa filleule, jamais Sybille ne cherchait à jeter letrouble ou le doute dans la croyance de cette enfant. Elle l’aimaittendrement, toujours prête à lui raconter quelque légende écoutéepar Jeannette avec recueillement. Ainsi se développait en elle cetesprit contemplatif, réfléchi, rare à son âge et non moins frappantque la précocité de son intelligence.

*

**

La bergerette filait machinalement saquenouille, suivant ses brebis d’un regard distrait&|160;; elle nevit ni n’entendit Sybille. Celle-ci, après avoir déposé à quelquespas de là et maintenu sous des pierres son chanvre exposé aucourant du ruisseau, s’approcha doucement et donna un baiser sur lecou penché de sa filleule qui poussa un léger cri et dit ensuite ensouriant&|160;: – Ah&|160;! marraine. Vous m’avez faitgrand’peur&|160;!

–&|160;Tu n’es pourtant paspeureuse&|160;!&|160;! tu as été plus brave que moi l’autre jour encourant après une grosse vipère et en l’écrasant à coups depierre&|160;!

–&|160;Elle pouvait mordre quelqu’un…

–&|160;À quoi pensais-tu donc tout àl’heure&|160;? tu ne t’es pas aperçue de ma venue&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! je pensais à quelque chosede triste…

–&|160;Mais encore&|160;?

–&|160;Le gentil dauphin, notre sire… qui estsi doux, si beau, si vaillant, et cependant si malheureux par lafaute de sa mauvaise mère, sera peut-être forcé d’abandonner laFrance par la cruauté des Anglais&|160;!

–&|160;D’où sais-tu cela&|160;?

–&|160;Un messager s’est hier arrêté à lamaison&|160;; il nous a parlé du mal que font les Anglais dans lespays d’où il vient et des peines de notre jeune sire. Oh&|160;!marraine, je me sentais aussi apitoyée sur lui que s’il était monfrère, je n’ai pu m’empêcher de pleurer avant de m’endormir…Hélas&|160;! le messager revenait toujours à dire que la mère denotre gentil dauphin était fautive de ces grands maux, et que cetteméchante femme avait perdu la Gaule…

–&|160;Il a dit cela, le messager&|160;? –reprit Sybille, tressaillant à un souvenir soudain&|160;; – il adit qu’une femme avait perdu la Gaule&|160;?

–&|160;Oui, oui. Et il nous racontait que, parsa faute, à elle, les Anglais font endurer misères sur misères auxgens des campagnes&|160;; ils les pillent, ils les tuent, ilsmettent le feu à leurs maisons&|160;; ils sont sans merci pour lesfemmes, pour les enfants&|160;; ils emmènent le bétail deslaboureurs. – Et Jeannette suivait d’un œil inquiet ses blanchesbrebis. – Ah&|160;! marraine, le cœur me saignait en écoutant lemessager raconter les infortunes de notre jeune sire et du pauvremonde de ces contrées… Mon Dieu&|160;! faut-il qu’une méchantefemme ait causé tant de maux&|160;!

–&|160;Une femme a fait le mal, – réponditSybille en hochant la tête d’un air pensif&|160;; – une femmeréparera le mal…

–&|160;Comment donc cela&|160;?

–&|160;Une femme a perdu la Gaule, – repritSybille de plus en plus rêveuse et le regard errant dansl’espace&|160;; – une jeune fille sauvera la Gaule… La prédictionva-t-elle donc s’accomplir&|160;?

–&|160;Quelle prédiction, marraine&|160;?

–&|160;La prophétie de MERLIN… un barde deBretagne.

–&|160;Et quand l’a-t-il faite cetteprophétie&|160;?

–&|160;Il y a mille ans et plus.

–&|160;Mille ans et plus&|160;!… Merlin étaitdonc un saint, marraine&|160;?

Sybille, absorbée dans ses pensées, ne parutpas entendre la question de la bergerette&|160;; et, le regardtoujours errant dans l’espace, elle se mit à murmurer d’une voixlente et accentuée ce vieux chant de l’Armorique&|160;:

«&|160;– MERLIN… MERLIN… MERLIN… Oùallez-vous si matin avec votre chien noir&|160;?

»&|160;– Je viens chercher ici… l’œufrouge… l’œuf rouge du serpent marin…

»&|160;– Je viens chercher, dans lavallée, le cresson vert et l’herbe d’or…

»&|160;– Et la branche élevée du chêne…dans les bois, sur le bord de la fontaine[5].&|160;»

–&|160;La branche élevée du chêne… dans lesbois, sur le bord de la fontaine&|160;? – reprit Jeannette enregardant au-dessus et autour d’elle, frappée des paroles et del’expression recueillie de la figure de Sybille&|160;; – c’estcomme ici, marraine… c’est comme ici&|160;!… – Puis, remarquant quela vieille Bretonne ne l’écoutait pas et paraissait plongée dansune sorte de contemplation intérieure&|160;: – Marraine, –ajouta-t-elle en posant doucement sa main sur le bras de Sybille, –marraine, quel est donc ce Merlin dont vous parlez&|160;?…

–&|160;Un barde gaulois dont les chants sontencore chantés dans mon pays, – répondit Sybille en sortant de sarêverie&|160;; – on parle de lui dans nos plus ancienneslégendes…

–&|160;Oh&|160;! marraine, dites-m’en une,s’il vous plaît&|160;? J’aime tant les entendre, vos belleslégendes… Souvent j’en rêve&|160;!

–&|160;Allons, sois satisfaite, mon enfant, jevais te dire la légende d’un paysan qui épouse la fille d’un roi deBretagne.

–&|160;Serait-il possible&|160;!… un paysanépouser la fille d’un roi&|160;!

–&|160;Oui&|160;; et cela, grâce à la harpe età l’anneau de Merlin… Écoute…

Et Sybille dit à sa filleule la légendesuivante d’une voix basse et lentement rhythmée&|160;:

LA HARPE DE MERLIN LE BARDE[6].

«&|160;– Ma pauvre grand’mère, j’ai envied’aller à la fête que donne le roi.

»&|160;– Non, Alain, vous n’irez pas à cettefête, non&|160;; vous avez pleuré cette nuit en rêvant.

»&|160;– Ma pauvre petite mère, si vousm’aimez, vous me laisserez aller à la fête nouvelle.

»&|160;– Non&|160;; en allant, vouschanterez&|160;; en revenant, vous pleurerez.

»&|160;Alain, malgré sa grand’mère, estparti…&|160;»

–&|160;C’était mal à lui de désobéir, – ditJeannette, écoutant, selon son habitude, avidement samarraine&|160;; – c’était mal à lui de désobéir à sagrand’mère&|160;!

Sybille baisa Jeannette au front etcontinua&|160;:

«&|160;Alain a équipé son poulain noir, – ill’a ferré d’acier poli, – il lui a attaché un anneau au cou, – unruban à la queue, – et il est arrivé à la fête. – Comme ilarrivait, les trompettes sonnaient, les crieurs criaient&|160;:

»&|160;– Celui qui franchira au galop, en unbond franc et parfait, la grande barrière du champ de foire, aurapour épouse la fille du roi…&|160;»

–&|160;La fille du roi&|160;! il seraitvrai&|160;! – répéta la bergerette émerveillée en joignant lesmains et abandonnant sa quenouille&|160;; – la fille duroi&|160;!

«&|160;– En entendant ces mots du crieur, –poursuivit Sybille, – le poulain noir d’Alain hennit à tue-tête,bondit, s’emporta, souffla du feu par les naseaux, jeta des éclairspar les yeux, dépassa tous les autres chevaux et franchit labarrière d’un bond.

»&|160;– Sire, – dit Alain au roi, – vousl’avez juré, votre fille Linor doit m’appartenir.

»&|160;– Elle n’appartiendra ni à toi ni à tessemblables… paysan&|160;!…&|160;»

–&|160;Le roi avait promis et juré, – s’écriaJeannette&|160;; – il mentait donc à sa parole&|160;? Oh&|160;! cen’est pas le gentil dauphin notre sire qui mentirait à sapromesse&|160;! n’est-ce pas, marraine&|160;?

Sybille secoua mélancoliquement la tête etpoursuivit&|160;:

«&|160;– Un vieil homme qui était auprès duroi, un vieil homme qui avait une longue barbe, plus blanche que lalaine sur le buisson de la lande, et une robe galonnée d’argenttout le long, parla tout bas au roi, qui, l’ayant écouté, frappatrois coups de son sceptre pour que tout le monde fît silence, etdit à Alain&|160;:

»&|160;– Si tu m’apportes la harpe deMerlin, qui, par quatre chaînes d’or, est suspendue auchevet de son lit&|160;; oui, si tu parviens à détacher cette harpeet à me l’apporter, tu auras ma fille peut-être…&|160;»

–&|160;Et cette harpe, marraine, oùétait-elle&|160;? – demanda la bergerette, de plus en plusintéressée. – Comment donc faire pour l’avoir&|160;?

–&|160;Écoute, mon enfant&|160;:

«&|160;– Ma pauvre grand’mère, – dit Alain enrevenant à sa maison, – ma pauvre grand’mère, si vous m’aimez, vousme donnerez un conseil. Mon cœur est brisé.

»&|160;– Méchant garçon&|160;! si tu m’avaisécouté, si tu n’étais pas allé à cette fête, ton cœur ne serait pasbrisé. Allons, ne pleure pas&|160;; la harpe sera détachée. Voiciun marteau d’or, va…

»&|160;Alain part et revient au palais du roidisant&|160;: – Bonheur et joie&|160;! me voici derechef&|160;;j’apporte la harpe de Merlin…&|160;»

–&|160;Il avait donc pu prendre laharpe&|160;? – dit Jeannette ébahie. – Et où&|160;?… et commentl’avait-il prise, marraine&|160;?

Sybille mit d’un air mystérieux un doigt surses lèvres et poursuivit&|160;:

«&|160;– J’apporte la harpe de Merlin, – ditAlain au roi&|160;; – sire, votre fille Linor doit être à moi, vousl’avez promis.

»&|160;Quand le fils du roi entendit cela, ilfit la moue et parla tout bas à son père&|160;; le roi, l’ayantécouté, dit à Alain&|160;:

»&|160;– Si tu m’apportes l’anneau que Merlina à la main droite, tu auras ma fille Linor…&|160;»

–&|160;Quoi&|160;! marraine, manquer deux foisà sa promesse&|160;? Ah&|160;! c’est mal de la part du roi&|160;!…Et le pauvre Alain, que va-t-il devenir&|160;?…

«&|160;– Alain, – reprit Sybille, – s’enretourne en pleurant et va trouver bien vite sa grand’mère.

»&|160;– Hélas&|160;! grand’mère, le seigneurroi avait dit… et voilà qu’il s’est dédit&|160;!

»&|160;– Ne te chagrine pas ainsi, cherenfant&|160;! Prends un rameau qui est là dans mon petit coffre, oùil y a douze feuilles, – douze feuilles vermeilles aussi brillantesque de l’or, – et que j’ai été sept nuits à chercher en sept bois,il y a sept ans…&|160;»

–&|160;Qu’est-ce que c’était donc que cesbelles feuilles d’or, marraine&|160;? Les anges ou les saintes lesavaient donc données à la grand’mère d’Alain&|160;?

Sybille secoua négativement la tête etcontinua sa légende.

«&|160;– Lorsqu’à minuit le coq a chanté, lecheval noir d’Alain l’attendait à la porte.

»&|160;– Ne crains rien, cher petit-fils,Merlin ne s’éveillera pas&|160;; tu as mes douze feuilles d’or… Vavite.

»&|160;Le coq n’avait pas fini de chanter, quele poulain noir galopait sur le chemin… Le coq n’avait pas fini dechanter, que l’anneau de Merlin était enlevé…&|160;»

–&|160;Et cette fois, Alain a épousé la filledu roi, marraine&|160;?

–&|160;Pas encore.

–&|160;Quoi&|160;! pas encore&|160;?

–&|160;Non.

Et Sybille poursuivit ainsi&|160;:

«&|160;– Le matin, au point du jour, Alainétait près du roi, lui présentant l’anneau de Merlin. – Le roi,tout stupéfait, et tous ceux qui étaient là, disaient&|160;:

»&|160;– Voilà pourtant que ce jeune paysan agagné la fille de notre sire&|160;!

»&|160;– C’est vrai, – dit le roi à Alain. –Mais je te demande une chose, – ce sera la dernière&|160;; – si tufais cela, tu auras ma fille et, de plus, tout le royaume deLéon.

»&|160;– Que faut-il faire, sire&|160;?

»&|160;– Amener Merlin à la cour pour célébrerton mariage avec ma fille…&|160;»

–&|160;Mon Dieu&|160;! – dit la bergerette,s’émerveillant davantage encore, – comment cela va-t-ilfinir&|160;?

«&|160;– Pendant qu’Alain était au palais, sagrand’mère voit passer Merlin devant sa maison.

»&|160;– Merlin, d’où viens-tu avec tes habitsen lambeaux&|160;? – Où vas-tu ainsi nu-tête et nu-pieds&|160;? –Où vas-tu ainsi, vieux Merlin, avec ton bâton de houx&|160;?

»&|160;– Hélas&|160;! hélas&|160;! je vaischercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde. – Je vaischercher ma harpe et mon anneau, que j’ai perdus tous deux.

»&|160;– Merlin, Merlin, ne vous chagrinezpas&|160;; votre harpe n’est pas perdue, – ni votre anneau nonplus. – Entrez, Merlin, venez vous reposer et manger un morceauavec moi.

»&|160;– Je ne me reposerai, je ne mangerairien au monde que je n’aie retrouvé ma harpe et mon anneau.

»&|160;– Merlin, entrez, votre harpe seraretrouvée&|160;; – entrez, Merlin, votre anneau sera retrouvé.

»&|160;La grand’mère pria tant et tant Merlin,qu’il entra. – Lorsqu’au soir Alain revint à sa maison, le voilàqui tressaille d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer, en yvoyant Merlin assis la tête penchée sur sa poitrine&|160;; Alain nesavait où fuir.

»&|160;– Ne crains rien, mon garçon, ne crainsrien, Merlin dort d’un profond sommeil&|160;; il a mangé troispommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre. –Maintenant, il nous suivra partout&|160;; nous l’emmènerons deversnotre seigneur le roi…&|160;»

–&|160;Et Merlin y est allé,marraine&|160;?

–&|160;Oui. Écoute la fin de la légende.

«&|160;– Qu’est-il arrivé dans la ville, quej’entends tant de bruit&|160;? – disait le lendemain la reine à sasuivante. – Qu’est-il arrivé dans la cour, que la foule y poussedes cris de joie&|160;?

»&|160;– Madame, c’est que toute la ville esten fête&|160;; c’est que Merlin entre au palais avec une vieille,vieille femme, vêtue de blanc, grand’mère du jeune garçon qui doitépouser votre fille.

»&|160;Et la noce a été célébrée&|160;; Alaina épousé Linor&|160;; Merlin a chanté le mariage. Il y a eu centrobes de laine blanche pour les prêtres, – cent colliers d’or pourles chevaliers, – cent manteaux bleus de fête pour les dames, – ethuit cents braies neuves pour les pauvres gens.

»&|160;Et tout le monde s’en est allé content.– Alain est parti pour le pays de Léon avec sa femme, sagrand’mère, et une suite nombreuse. – Mais Merlin a disparu&|160;;Merlin encore une fois est perdu. – L’on ne sait ce qu’il estdevenu&|160;; – l’on ne sait quand reviendraMerlin&|160;!…&|160;»

*

**

Jeannette avait écouté Sybille avec uneprofonde attention, frappée surtout de ce fait singulier&|160;:un paysan épousant la fille d’un roi&|160;; dès lors,Jeannette s’excusait pour ainsi dire à ses propres yeux de pensersi souvent, depuis la veille, à son jeune sire, si doux, si beau,si brave, et si malheureux par la faute de sa méchante mère et lacruauté des Anglais. Aussi, après un moment de silence, labergerette dit à Sybille&|160;:

–&|160;Oh&|160;! marraine, la bellelégende&|160;!… Elle me semblerait encore plus belle si le bon sirede Léon, ayant à combattre un ennemi autant cruel que les Anglais,Alain le paysan avait sauvé son roi avant de se marier avec safille… Et Merlin&|160;?… l’on ne sait pas ce qu’il estdevenu&|160;?

–&|160;Non. L’on assure qu’il doit dormirmille ans et plus… Mais avant de s’endormir, il a prédit que lemal qu’une femme ferait à la Gaule serait réparé par une jeunefille… une jeune fille de ce pays-ci…

–&|160;De ce pays-ci, marraine&|160;?

–&|160;Oui, des marches de la Lorraine&|160;;et qu’elle naîtrait près d’un grand bois de chênes[7].

Jeannette, les mains jointes, saisied’étonnement, regardait Sybille en silence, et songeait que, selonla prophétie de Merlin, la France serait sauvée par une jeune fillede la Lorraine, peut-être même de Domrémy&|160;? Cette libératricene devait-elle pas descendre d’un antique boischesnu&|160;? Le village de Domrémy n’avoisinait-il pasune forêt de chênes séculaires&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! marraine, – reprit labergerette, – il serait vrai… Merlin a prédit cela&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Sybille, pensant quesans doute étaient venus les temps où devait s’accomplir laprophétie du barde gaulois&|160;; – oui, il y a mille ans et plus,cette prédiction a été faite par Merlin.

–&|160;Et en quels termes, marraine&|160;?… Lesavez-vous&|160;?

–&|160;Je le sais.

–&|160;Oh&|160;! dites-le-moi, s’il vousplaît&|160;!

Sybille appuya son front sur sa main, serecueillit&|160;; puis, d’une voix basse et lente, fit ainsiconnaître à sa filleule cette mystérieuse prophétie, que l’enfantécouta dans un religieux silence&|160;:

LA PROPHÉTIE DE MERLIN.

«&|160;– Quand le soleil se couche, quand lalune brille, je chante.

»&|160;– Jeune, je chantais… devenu vieux, jechante encore…

»&|160;– L’on me cherche, et l’on ne me trouvepas…

»&|160;– L’on ne me cherchera pas, et l’on metrouvera…

»&|160;– Peu importe ce qui arrive…

»&|160;– Ce qui doit être sera&|160;!

*

**

»&|160;– Je vois la Gaule perdue par unefemme… je vois la Gaule sauvée par une vierge des marches de laLorraine, et d’un bois chesnu venue.

»&|160;– Je vois aux marches de la Lorraineune forêt profonde, une forêt de chênes où croît, près de la clairefontaine, l’herbe divine que le druide coupe avec une faucilled’or.

*

**

»&|160;– Je vois un ange aux ailes d’azur,éclatant de lumière&|160;; il tient en ses mains une couronne… unecouronne royale.

»&|160;– Je vois un cheval de guerre aussiblanc que la neige.

»&|160;– Je vois une armure de bataille aussibrillante que de l’argent.

»&|160;– Pour qui cette couronne royale&|160;?ce cheval&|160;? cette armure&|160;?

»&|160;– La Gaule, perdue par une femme, serasauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnuvenue.

*

**

»&|160;– Pour qui cette couronne royale&|160;?ce cheval&|160;? cette armure&|160;?

»&|160;– Oh&|160;! que de sang&|160;! iljaillit, il coule à torrents&|160;!… oh&|160;! que je vois desang&|160;! que je vois de sang&|160;!

»&|160;– Il fume&|160;! sa vapeur monte… montecomme un brouillard d’automne vers le ciel, où gronde la foudre, oùluit l’éclair&|160;!

»&|160;– À travers ces foudres, ces éclairs,ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière…

»&|160;– Elle bataille, elle bataille… etbataille encore, au milieu d’une forêt de lances&|160;! elle semblechevaucher sur le dos des archers[8]…

»&|160;Le cheval de guerre aussi blanc que laneige était pour la vierge guerrière&|160;!… pour elle étaitl’armure de bataille aussi brillante que l’argent&|160;!…

»&|160;– Mais pour qui la couronneroyale&|160;?

*

**

»&|160;– La Gaule, perdue par une femme, serasauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnuvenue.

*

**

»&|160;– À la guerrière le cheval etl’armure&|160;! Mais à qui la couronne royale&|160;? L’ange auxailes d’azur la tient entre ses mains.

»&|160;– Le sang a cessé de couler partorrents, la foudre de gronder, l’éclair de luire.

»&|160;– Je vois un ciel serein&|160;; lesbannières flottent, les clairons sonnent, les clochesrésonnent&|160;; cris de joie&|160;! chants de victoire&|160;!

»&|160;– La vierge guerrière reçoit des mainsde l’ange de lumière la couronne royale.

»&|160;– Un homme agenouillé, portant longmanteau d’hermine, est couronné par la vierge guerrière.

»&|160;– Peu importe ce qui arrive…

»&|160;– Ce qui doit être sera&|160;!…

»&|160;– La Gaule, perdue par une femme, estsauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnuvenue.&|160;»

*

**

Jeannette, suspendue aux lèvres de Sybille, nel’interrompit pas et écouta cette mystérieuse prophétie avec uneémotion croissante&|160;; son imagination, impressionnable et vive,se figurait la vierge de Lorraine revêtue de sa blanche armure,montée sur son blanc coursier, bataillant au milieu d’une forêt delances, et, ainsi que le disait le chant prophétique,chevauchant sur le dos des archers. Puis, la guerreterminée, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière… (SaintMichel, sans doute, pensait la bergerette, qui, chaquedimanche, voyait à sa paroisse la fière statue de l’archange)…puis, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière, tenant lacouronne royale, la donnait à la guerrière&|160;; et, au bruit desclairons, des cloches, des chants de victoire, elle rendait sacouronne au roi… Et ce roi, quel pouvait-il être&|160;? sinon legentil dauphin de qui la mère avait causé les malheurs de laFrance&|160;!… Il ne venait pas à la pensée de la bergerettequ’elle serait un jour la vierge guerrière prophétisée par lalégende&|160;; mais le cœur de la naïve enfant battait de joie ensongeant qu’elle serait Lorraine, la libératrice de laGaule&|160;!

–&|160;Oh&|160;! merci, marraine, de m’avoirconté cette belle légende&|160;! – dit Jeannette, les larmes auxyeux et se jetant au cou de Sybille. – Matin et soir, je prieraiDieu, ses saintes, et saint Michel archange, de faire arriverbientôt la prophétie de Merlin. Enfin les Anglais seraient chassésde France&|160;! notre jeune sire couronné, grâce au courage de lajeune Lorraine d’un bois chesnu venue&|160;!… Mais cela severra-t-il jamais&|160;?

–&|160;Merlin l’a dit, mon enfant&|160;:Peu importe ce qui arrive… ce qui doit être sera…

–&|160;Et pourtant, – reprit la bergeretteaprès un moment de réflexion, – une jeune fille chevaucher,batailler, commander à des gens d’armes, comme un capitaine&|160;?est-ce que c’est possible&|160;?…

–&|160;Oui, certes. Jadis, mon père a connu,en notre contrée de Bretagne, la femme du comte deMontfort, vaincu et fait prisonnier par le roi deFrance&|160;; elle s’appelait Jeanne comme toi. Longtempselle a vaillamment guerroyé sur terre ou sur mer, portant casque etcuirasse&|160;; elle voulait sauver l’héritage de son fils, unenfant de trois ans. Oh&|160;! l’épée ne pesait pas plus au bras dela comtesse Jeanne que la quenouille ne pèse aux mains d’une autre…Elle se battait en lionne défendant son lionceau&|160;!

–&|160;Quelle femme&|160;! marraine, quellefemme&|160;!

–&|160;Il y avait bien d’autres guerrières,voilà de cela des cents et des cents ans&|160;! elles venaient deslointains pays du Nord, sur des vaisseaux, assez hardies pouraller, en remontant la Seine, attaquer Paris&|160;; on les appelaitles Vierges aux Boucliers. Elles ne craignaient pas lesplus braves soldats&|160;; ceux qui voulaient les épouser devaientd’abord les vaincre par les armes&|160;!

–&|160;Voyez donc&|160;!… quellesfurieuses&|160;!…

–&|160;Enfin, dans des temps encore plusanciens, les Bretonnes des Gaules suivaient leurs maris, leursfils, leurs pères, leurs frères, à la bataille&|160;; ellesassistaient aux conseils de guerre&|160;; et souvent ellescombattaient jusqu’à la mort&|160;!…

–&|160;Marraine, est-ce que l’histoired’Hêna, que vous m’avez racontée une fois, n’est pas unelégende de ces anciens temps&|160;?

–&|160;Si, mon enfant.

–&|160;Oh&|160;! marraine, – reprit labergerette avec une grâce caressante, – redites-moi-la donc encorecette légende&|160;?… Hêna s’est montrée autant courageuse que lesera la jeune fille lorraine dont Merlin prédit la venue.

–&|160;Allons, – répondit Sybille en souriant,– encore cette légende, et je rentre à la maison. Mon chanvre est àrouir&|160;; je reviendrai le chercher ce soir. Écoute la légended’Hêna, puisqu’elle te plaît, ma petite Jeannette&|160;:

LA LÉGENDE D’HÊNA.

«&|160;– Elle était jeune, – elle était belle,– elle était sainte&|160;; – elle a donné son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule. – Elle s’appelait Hêna, Hêna, la vierge del’île de Sèn&|160;!

*

**

»&|160;– Bénis soient les dieux&|160;! madouce fille, – lui dit son père Joel, le brenn de la tribu deKarnak, – bénis soient les dieux, – puisque te voilà ce soir dansnotre maison pour fêter le jour de ta naissance&|160;! – Maisqu’as-tu&|160;? – Je vois des larmes dans tes yeux.

*

**

»&|160;– Si ma figure est triste, ma bonnemère, – si ma figure est triste, mon bon père, – c’est que je viensvous dire adieu et au revoir.

*

**

»&|160;– Et où vas-tu, chère fille&|160;? –Ton voyage sera donc bien long&|160;? – Où vas-tu ainsi&|160;?

*

**

»&|160;– Je vais en ces mondes mystérieux quepersonne ne connaît et que tous nous connaîtrons&|160;; – oùpersonne n’est allé, – et où tous nous irons, – pour revivre avecceux que nous avons aimés…&|160;»

–&|160;Ces mondes-là, – dit Jeannette, – c’estle paradis où sont les anges et les saintes du bon Dieu, n’est-cepas, marraine&|160;?

Sybille secoua la tête d’un air de doute sansrépondre à sa filleule et continua le récit de salégende&|160;:

«&|160;– En entendant Hêna leur dire adieu etau revoir, – son père et sa mère se regardèrent tristement&|160;; –et s’attristèrent tous ceux de la famille, et aussi les petitsenfants. – Hêna avait un grand faible pour l’enfance.

»&|160;– Pourquoi donc, chère fille, quitterce monde-ci, – pour t’en aller ailleurs, – sans que l’ange de lamort t’appelle&|160;?

»&|160;– Mon bon père, ma bonne mère, Hésusest irrité, – l’étranger menace notre Gaule bien-aimée&|160;; – lesang innocent d’une vierge, offert par elle aux dieux, peut apaiserleur colère. – Adieu donc et au revoir, vous tous, mes parents, mesamis&|160;; – gardez ces colliers, ces anneaux en souvenir de moi.– Que je baise une dernière fois vos têtes blondes, chers petitsenfants. – Souvenez-vous d’Hêna, votre amie&|160;; – elle va vousattendre dans les mondes inconnus.

»&|160;– Brillante est la lune, – immense estle bûcher&|160;; – il s’élève auprès des pierres sacrées de Karnak.– La voilà… c’est elle… c’est Hêna&|160;!… – Elle monte sur lebûcher, sa harpe d’or à la main&|160;; – elle chanteainsi&|160;:

»&|160;– Prends mon sang, ô Hésus&|160;! etdélivre mon pays de l’étranger&|160;! – Prends mon sang, ôHésus&|160;! – Pitié pour la Gaule&|160;! et victoire à nosarmes&|160;!

»&|160;– Il a coulé le sang d’Hêna&|160;! – Ôvierge sainte&|160;! il n’aura pas en vain coulé, ton sang innocentet généreux&|160;!

»&|160;– Aux armes&|160;! aux armes&|160;! –Chassons l’étranger&|160;! victoire à nos armes&|160;!&|160;»

*

**

Les yeux de Jeannette se remplirent de nouveaude larmes, et elle dit à Sybille, lorsque celle-ci eut achevé cettelégende&|160;:

–&|160;Oh&|160;! marraine, si le bon Dieu, sessaintes ou son archange me disaient&|160;: «&|160;– Jeannette, quoiaimerais-tu mieux, être Hêna ou la guerrière lorraine qui doitchasser ces méchants Anglais de la France et rendre sa couronne ànotre gentil dauphin&|160;?…&|160;»

–&|160;Que préférerais-tu, monenfant&|160;?

–&|160;J’aimerais mieux être Hêna.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Elle a, pour délivrer son pays, offertson sang au bon Dieu, sans répandre celui de personne… et laguerrière de nos pays devra tant répandre de sang&|160;! tant tuerde monde avant d’être victorieuse et de faire couronner notrepauvre jeune sire&|160;!… Ah&|160;! marraine, – ajouta labergerette en frémissant, – Merlin a dit qu’il voyait le sangcouler à torrents et fumer comme un brouillard&|160;!…

Jeannette s’interrompit, se leva soudain,entendant à quelques pas, dans le taillis, un assez grand bruit,mêlé de bêlements plaintifs&|160;; presque aussitôt, l’un de sesagneaux sortit effaré des buissons, poursuivi par un gros chiennoir&|160;; il n’aboyait pas, car il mordait à belles dents lemouton à la cuisse. Laisser sa quenouille, ramasser deux pierres,dont elle s’arma, courir bravement au chien, tel fut le premiermouvement de l’enfant, tandis que Sybille, effrayée, luicriait&|160;:

–&|160;Prends garde&|160;! chien qui n’aboiepas a la rage mue&|160;!

Mais la bergerette, l’œil brillant, la figureanimée, ne tint compte des avertissements de sa marraine, s’élançasur le chien, armée de ses deux pierres&|160;; et, au lieu de leslui jeter, en l’assaillant ainsi de loin, elle se servit d’ellespour le frapper à tour de bras sur la tête, sur la mâchoire, sibien, si fort, qu’il abandonna l’agneau, prit la fuite, la gueulepleine de flocons de laine, et poussa des gémissements lamentables,toujours poursuivi par Jeannette, qui, ramassant de nouvellespierres, l’en cribla, jusqu’à ce qu’il eût disparu à travers lefourré. Lorsqu’elle revint auprès de Sybille, celle-ci fut frappéede l’air intrépide de l’enfant. Sa coiffe, dénouée, laissait tombersur ses épaules les tresses de ses cheveux noirs. Encore haletantede sa course, elle s’appuya un moment, essoufflée, aux rochesmoussues de la fontaine, ses bras pendants le long de sa jupeécarlate&|160;; puis, avisant le mouton qui, saignant, palpitaitsur l’herbe, la bergerette fondit en larmes&|160;; son courroux fitplace à la compassion. Elle alla puiser dans le creux de sa main del’eau à la source, s’agenouilla devant l’agneau, lava sa plaie,disant tout bas&|160;:

–&|160;Notre gentil dauphin est innocent commetoi, pauvre agnelet&|160;; et ces méchants chiens anglaisvoudraient le déchirer&|160;!…

Soudain les cloches de l’église de Domrémycommencèrent de sonner lentement dans le lointain. À ce bruit,qu’elle aimait passionnément, la bergerette, ravie,s’écria&|160;:

–&|160;Oh&|160;! marraine, les cloches&|160;!les cloches&|160;!…

Et Jeannette, en proie à une sorte d’extase,son agneau serré contre sa poitrine, prêtait l’oreille auxvibrations sonores que le vent matinal apportait jusqu’au vieuxbois chesnu.

*

**

Plusieurs semaines se passèrent. La prédictionde Merlin, le souvenir des malheurs du roi, des désastres de laFrance, ravagée par les Anglais, revinrent obstinément à la penséede Jeannette&|160;; car souvent ses parents s’entretenaient de cestristes événements en sa présence. Aussi, durant les heuressolitaires qu’elle passait aux champs ou aux bois avec sontroupeau, parfois elle se prenait à répéter à voix basse cespassages de la prophétie du barde gaulois&|160;:

–&|160;La France, perdue par unefemme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’unbois chesnu venue.

Ou bien encore&|160;:

–&|160;Oh&|160;! que de sang&|160;! iljaillit, il coule à torrents… il fume et, comme un brouillard,monte vers le ciel, où gronde la foudre, où luit l’éclair&|160;!… Àtravers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je voisune vierge guerrière. Blanc est son coursier, blanche est sonarmure&|160;; elle bataille et bataille encore au milieu d’uneforêt de lances, et semble chevaucher sur le dos desarchers&|160;!…

Et puis l’ange de lumière remettait lacouronne royale aux mains de la guerrière, qui couronnait son roiau milieu des cris de joie et des chants de victoire&|160;!

Chaque jour, regardant des yeux de son espritvers les frontières de la Lorraine, sans voir apparaître la viergelibératrice, Jeannette en vain suppliait ses bonnes saintes, sainteMarguerite et sainte Catherine, d’intercéder auprès du SeigneurDieu pour le salut du gentil dauphin, dépossédé de son trône… envain elle les suppliait d’obtenir la délivrance de ce pauvre paysde France, depuis tant d’années la proie des Anglais&|160;;demandant ainsi au ciel avec ferveur l’accomplissement de laprophétie de Merlin, prophétie vraisemblable aux yeux de Jeannette,depuis que Sybille lui avait raconté les exploits de ces viergesguerrières venant des mers lointaines du Nord sur leurs vaisseauxet assiégeant Paris&|160;; ou bien encore les vaillances de lacomtesse Jeanne de Montfort, se battant comme une lionne pourdéfendre son lionceau&|160;; ou bien enfin les actions héroïques deces Gauloises des anciens temps, qui accompagnaient à la batailleleurs époux, leurs fils, leurs pères et leurs frères&|160;!

Jeannette atteignit les approches de saquatorzième année, âge auquel les natures robustes, saines,fortement développées par les salubres fatigues de la vie rustique,entrent d’ordinaire dans la période de la puberté. Dès lors, sur lepoint de devenir jeunes filles, elles éprouvent en cemoment, si grave pour leur sexe, des anxiétés sans motif, de vaguestristesses, un impérieux besoin de solitude où elles donnentlibrement cours à des langueurs rêveuses, nouveautés donts’inquiète leur pudique instinct, symptômes de l’éveil d’un cœurvirginal, premières et confuses aspirations de la jeune fille versles douces joies et les austères devoirs de l’épouse et de la mère,fins sacrées des destinées de la femme&|160;!…

Il n’en était pas ainsi de Jeannette&|160;:elle ressentait ces mystérieux symptômes&|160;; mais sa candeurl’égarait sur leur cause. L’imagination remplie des merveilleuseslégendes de sa marraine, qu’elle continuait de voir presque chaquejour à la fontaine de l’Arbre des Fées, l’esprit de plus en plusfrappé des prophéties de Merlin, quoiqu’elle se crût étrangère àcette prédiction, Jeannette, dans la chaste ignorance de son âme,attribuait à la douloureuse et tendre pitié que lui inspiraient lesmalheurs de la Gaule et de son jeune roi ces vagues tristesses, ceslarmes involontaires, ces aspirations confuses, signes précurseursde l’âge pubère&|160;; son cœur innocent commençait de battre, maisne devait jamais battre que pour la France.

Jeanne Darc ne devait connaître qu’un amour…le saint amour de la patrie&|160;!…

*

**

–&|160;Isabelle, – disait ce soir-là, d’un airsévère, Jacques Darc à sa femme, seul à seul avec elle au coin deleur foyer, – je ne suis point du tout satisfait deJeannette&|160;: dans quelques mois elle aura quatorze ans&|160;;grande et forte pour son âge, elle devient paresseuse. Hier, je luifaisais tirer de l’eau du puits, afin d’arroser les légumes denotre jardin&|160;; vingt fois elle s’est arrêtée, les mains sur lacorde des seaux, le nez en l’air et bayant aux corneilles. Il mefaudra la relever rudement du péché de paresse.

–&|160;Jacques, écoute-moi. Ne t’es-tu pasaperçu que depuis quelque temps Jeannette est un peu pâle, n’apresque plus d’appétit, est souvent distraite, et devient de plusen plus taciturne&|160;?

–&|160;Je ne me plains point de ce qu’elleparle peu, je n’aime pas les bavardes… Je me plains de sa paresse,de ses distractions&|160;; je veux qu’elle redevienne laborieuse,active, comme par le passé&|160;; sinon, je la corrigerai…

–&|160;Ce changement que nous remarquons dansnotre fille ne provient pas de sa mauvaise volonté, mon ami.

–&|160;D’où provient-il donc&|160;?

–&|160;Hier encore, vraiment inquiète de sasanté, j’ai interrogé Jeannette. Elle souffrait, m’a-t-elle dit, deviolents maux de tête depuis quelque temps&|160;; elle se sentaitcourbaturée sans avoir presque marché&|160;; elle dormait à peineet éprouvait parfois des vertiges, pendant lesquels tout semblaittourner autour d’elle. Ce matin, en allant à Neufchâteau porter dubeurre et des volailles, j’ai consulté frère Arsène, le chirurgien,sur l’état de Jeannette…

–&|160;Eh bien&|160;!

–&|160;Lorsque je lui ai eu appris de quoielle se plaignait, il m’a demandé son âge. «&|160;– Treize ans etdemi passés, – lui ai-je répondu. – Est-elle forte et d’une bonnesanté&|160;? – Oui, mon père, elle est forte et se portaittrès-bien avant ces changements que je remarque en elle et dont jem’inquiète. – Rassurez-vous, – m’a dit frère Arsène, –rassurez-vous, bonne mère, votre petite fille, bientôt sans doute,sera grande fille, en un mot sera formée.&|160;»Tu comprends, Jacques&|160;?…

–&|160;Oui, oui…

«&|160;– À l’approche de cette crise, toujourssi grave, – a ajouté frère Arsène, – les jeunes filles deviennentlanguissantes, rêveuses, souffrantes, taciturnes, recherchent lasolitude&|160;; les plus robustes deviennent mièvres, les pluslaborieuses indolentes, les plus gaies tristes. Cela dure quelquesmois, et ensuite elles reprennent leurs habitudes. Mais, – a ajoutéfrère Arsène, – il faut se garder, sous peine de graves accidents,de contrarier, de gronder votre fille en un tel moment&|160;; l’ona vu des émotions trop vives arrêter ou supprimer pour toujours lacrise salutaire que sollicite la nature&|160;; et, en ce cas, seproduisent de graves et souvent irréparables malheurs. Des jeunesfilles sont ainsi devenues maniaques, idiotes ou folles.&|160;» Tuvois, Jacques, avec quels ménagements nous devons traiterJeannette&|160;?

–&|160;C’est différent. Tu as sagement fait deconsulter frère Arsène&|160;; aussi, je me reprocherais d’avoirtantôt durement morigéné cette enfant sur ses distractions et saparesse, si ce soir, en m’embrassant comme de coutume avant d’allerse coucher, elle ne m’avait prouvé qu’elle ne songeait plus à mesreproches.

–&|160;Grâce à Dieu&|160;! j’ai remarqué commetoi, Jacques, qu’elle paraissait pour toi aussi affectueuse qued’habitude…

Isabelle fut soudain interrompue par plusieurscoups frappés précipitamment à la porte extérieure de la maison,quoiqu’il fît nuit depuis longtemps.

–&|160;Qui peut venir frapper si tard cheznous&|160;? – dit Jacques Darc, aussi surpris que sa femme, en selevant afin d’aller ouvrir la porte. À peine fut-elle entrebâillée,qu’un vieillard d’une figure vénérable et douce, mais en ce momentpâlie par l’épouvante, descendit en hâte de son cheval et s’écriatout essoufflé&|160;:

–&|160;Malheur à nous&|160;! mes amis… lesAnglais&|160;! les Anglais&|160;!…

–&|160;Grand Dieu&|160;! que dites-vous, mononcle&|160;! – reprit Isabelle, reconnaissant DenisLaxart, le frère de sa mère. – Les Anglais… Oùsont-ils&|160;?…

–&|160;Les troupes du roi de France viennentd’être complètement battues à la bataille deVerneuil&|160;; les Anglais, renforcés dans la Champagne,débordent maintenant dans notre vallée… Voyez, voyez… – repritDenis Laxart en attirant Isabelle et Jacques Darc au seuil de leurmaison, et leur montrant à l’horizon, vers le nord, une grandelueur rougeâtre qui faisait paraître plus noires encore les ombresde la nuit, – le village de Saint-Pierre est déjà en flammes&|160;;le gros de la troupe de ces brigands assiège Vaucouleurs, d’où j’aipu m’échapper, – ajouta Denis Laxart. – Une de leurs bandesparcourt la vallée, mettant tout à feu, à sac et à sang sur leurpassage&|160;!… Fuyez, fuyez&|160;!… emportez ce que vous avez deplus précieux… Le hameau de Saint-Pierre n’est qu’à deux lieuesd’ici&|160;; les Anglais viendront peut-être cette nuit à Domrémy…Je cours en hâte à Neufchâteau rejoindre ma femme et mes enfants,qui, depuis quelques jours, sont dans cette ville, chez uneparente. Fuyez&|160;! il en est temps&|160;; sinon, avant deuxheures, vous serez massacrés&|160;!… fuyez&|160;!…

Ce disant, Denis Laxart, éperdu, remonte àcheval, part à toute bride, laissant Jacques Darc et sa femmestupéfaits, terrifiés de l’invasion des Anglais&|160;; car,jusqu’alors, ils ne s’étaient jamais approchés de la paisiblevallée de la Meuse. Les fils du laboureur, éveillés en sursaut parles coups violemment frappés à la porte et par les éclats de voixde Denis Laxart, s’étaient vêtus à la hâte&|160;; ils accoururentdans la chambre de Jacques Darc.

–&|160;Mon père, est-il donc arrivé quelquemalheur&|160;?

–&|160;Les Anglais&|160;! – reprit Isabelle,livide d’effroi&|160;; – nous sommes perdus&|160;! mes pauvresenfants, c’est fait de nous&|160;!

–&|160;Le village de Saint-Pierre est enfeu&|160;! – s’écria le laboureur&|160;; – voyez là-bas, au bord dela Meuse, vers le château de l’Ile, voyez ces grandesflammes&|160;! Dieu nous soit en aide&|160;! notre contrée va êtreravagée comme le reste de la Gaule&|160;!

–&|160;Mes enfants, – dit Isabelle en courantvers deux coffres, – aidez-moi à rassembler ce que nous avons deplus précieux et sauvons-nous&|160;!

–&|160;Poussons nos bestiaux devant nous, –ajouta Jacques&|160;; – si les Anglais s’en emparent ou les tuent,nous sommes ruinés&|160;! Ah&|160;! malheur à nous&|160;! malheur ànous&|160;!

–&|160;Mais où fuir&|160;? – dit Pierre,l’aîné des fils&|160;; – de quel côté nous sauver, sans risquer detomber entre les mains des Anglais&|160;?

–&|160;Mieux vaut encore rester ici&|160;! –reprit Jean. – Il ne peut nous arriver pire qu’en fuyant&|160;; etnous tâcherons de nous défendre.

–&|160;Nous défendre&|160;! fol enfant&|160;!…Veux-tu donc notre mort à tous&|160;? Hélas&|160;! le Seigneur Dieunous abandonne&|160;!

Et pleurant, gémissant, la pauvre femme, latête perdue, tirait en hâte des grands coffres, trop pesants pourêtre transportés au loin, et lançait pêle-mêle sur le plancher dela chambre les meilleures hardes de son mari et les siennes&|160;;sa robe de noce, précieusement empaquetée&|160;; des pièces detoile, d’étoffes de laine, filées ou tissées durant les veilléesd’hiver&|160;; la brassière de baptême de Jeannette, pieuse reliquematernelle&|160;; toutes choses, enfin, si précieuses à uneménagère. Elle mit à son cou une antique chaîne de vermeil,héritage de sa mère et sa parure aux jours de fête&|160;; elleenfouit dans sa poche une petite tasse d’argent jadis gagnée parJacques Darc au tir de l’arbalète. Jeannette s’étant, comme sesfrères, vêtue précipitamment, entrait en ce moment&|160;; son pèreet les deux jeunes garçons, sans s’occuper d’elle, se demandaientavec une anxiété croissante s’il valait mieux abandonner le villageou y attendre, à tout hasard, les Anglais. Puis, revenant au seuilde la porte ouverte, ils se montraient, désespérés, l’incendie qui,à deux lieues de là, finissait de dévorer le hameau deSaint-Pierre, sur le bord de la Meuse&|160;; les flammes nejaillissaient plus que par intervalle et par bouffées, s’élevantalors vers le ciel étoilé comme de grandes gerbes de feu. Et chacunde répéter en se lamentant&|160;:

–&|160;Maudits soient les Anglais&|160;!malheur à nous&|160;!… Que faire&|160;? que faire&|160;?…

Jeannette, apprenant si soudainementl’invasion de l’ennemi, voyant au loin l’incendie, et sous ses yeuxson père, ses frères, bouleversés par l’épouvante, sa mère,effarée, entassant en désordre tout ce que la famille pouvaitemporter&|160;; Jeannette, d’abord terrifiée, trembla de tout soncorps, devint d’une pâleur mortelle&|160;; ses yeux se noyèrent delarmes&|160;; tout son sang affluant à son cerveau, elle éprouva unmoment de vertige, un nuage passa devant sa vue, et, trébuchant,elle tomba, presque défaillante, sur un escabeau. Mais bientôt ellese releva, rappelée à elle-même par la voix de sa mère luicriant&|160;:

–&|160;Vite, vite, Jeannette, aide-moi àempaqueter ces hardes&|160;! sauvons-nous&|160;! les Anglais vontvenir tout piller… tout tuer ici&|160;!… Sauvons-nous, mesenfants&|160;!…

–&|160;Nous sauver… mais où cela&|160;? – ditJacques Darc. – Nous pouvons rencontrer les Anglais sur la route…et c’est courir au-devant du danger&|160;!

–&|160;Restons ici, mon père, – reprit Jean, –et défendons-nous… Je l’ai déjà dit, c’est encore le meilleur partià prendre…

–&|160;Mais nous sommes sans armes&|160;! –s’écria Pierre&|160;; – et ces brigands sont armés jusqu’auxdents&|160;!

–&|160;Que faire&|160;? – reprenaient alors lelaboureur et ses fils, – que faire&|160;?… Seigneur Dieu, ayezpitié de nous&|160;! secourez-nous&|160;!…

Isabelle n’écoutait, n’entendait ni son mari,ni ses fils&|160;; elle ne songeait qu’à fuir à tout prix, courantçà et là dans la chambre, afin de s’assurer qu’elle ne laissaitrien de transportable, ne pouvant se résigner à l’abandon de sesustensiles de ménage en cuivre et en étain, si soigneusementfourbis par elle et étalés sur le dressoir, où ils brillaient commede l’or et de l’argent.

Jeannette, à la suite d’un moment de frayeuret de défaillance, se leva, essuya ses yeux du revers de sa main,aida sa mère à empaqueter les objets épars sur le sol, et,s’élançant à la porte, contempla au loin les derniers reflets del’incendie, qui rougissaient encore l’horizon dans la direction duchâteau de l’Ile et du village de Saint-Pierre&|160;; puis, aprèsun instant de réflexion, elle revint vers Jacques Darc, et, guidéepar son bon sens, dit d’une voix assurée&|160;: – Mon père, nousn’avons qu’un refuge… le château de l’Ile. La châtelaine estsecourable&|160;; nous n’aurons rien à craindre à l’abri desmurailles de cette maison-forte, et son préau contiendrait vingtfois plus de bétail que nous n’en avons, nous et nos voisins.

–&|160;Jeannette a raison, – s’écrièrent lesdeux jeunes gens&|160;; – allons au château de l’Ile. Nouspasserons avec notre chariot et notre bétail dans le bac… Notresœur a raison&|160;!

–&|160;Votre sœur est folle&|160;! – reprit lelaboureur en frappant du pied. – Les Anglais sont à Saint-Pierre,ils y mettent tout à feu et à sang&|160;!… aller là, c’est nousjeter dans la gueule du loup&|160;!

–&|160;Mon père, ce n’est pas àcraindre&|160;! – répondit Jeannette&|160;; – les Anglais, aprèsavoir brûlé ce village, l’auront abandonné. Il nous faut plus dedeux heures pour nous y rendre&|160;; nous prendrons la vieilleroute de la forêt, nous ne risquerons pas de rencontrer l’ennemi dece côté. Nous pourrons passer le bac… et nous réfugier auchâteau.

–&|160;C’est juste, – dirent les deuxgarçons&|160;; – une fois le mal accompli, ces brigands s’en vont,laissant les ruines derrière eux.

Jacques Darc parut ébranlé par le raisonnementde sa fille. Soudain, l’un des deux garçons s’écria, montrant auloin les premières clartés d’un nouvel incendie beaucoup plusrapproché de Domrémy&|160;:

–&|160;Voyez… Jeannette ne s’est pastrompée&|160;; les Anglais ont abandonné Saint-Pierre, ilss’approchent d’ici par le chemin de la plaine, ils brûlent tout surleur passage&|160;; ils viennent de mettre le feu au hameau deMaxey&|160;!…

–&|160;Que Dieu nous soit en aide&|160;! –reprit le laboureur. – Sauvons-nous et tâchons d’atteindre lechâteau de l’Ile en suivant la vieille route de la forêt.Jeannette, cours à l’étable, rassemble tes brebis&|160;; vous, mesfils, allez à l’écurie atteler nos deux vaches au chariot&|160;;Isabelle et moi, nous transporterons les paquets dans la cour, pourles charger sur la voiture, tandis que vous vous occuperez del’attelage… Vite, vite, mes enfants, avant deux heures, les Anglaisseront ici… Hélas&|160;! si jamais nous rentrons à Domrémy,hélas&|160;! nous ne trouverons plus que les cendres de notrepauvre maison&|160;!…

*

**

La famille Darc n’avait pas été seule às’apercevoir des ravages nocturnes des Anglais&|160;; toute laparoisse fut bientôt sur pied, en proie à la consternation, àl’épouvante. Les plus effrayés, emportant quelques vivres,abandonnant tout ce qu’ils possédaient, s’enfuirent au fond desbois&|160;; d’autres, espérant que les Anglais ne s’avanceraientpeut-être pas jusqu’à Domrémy, hasardèrent de courir cette chanceet restèrent au village&|160;; d’autres, enfin, se décidèrent àchercher aussi un refuge dans le château de l’Ile. Bientôt lafamille Darc quitta sa maison, Jeannette guidant ses moutons, quiobéissaient à sa voix&|160;; Jacques conduisant le chariot, surlequel était assise sa femme au milieu des paquets de hardes, dequelques sacs de blé et d’ustensiles de ménage entassés à lahâte&|160;; les deux fils chargèrent sur leurs épaules les outilsaratoires qu’ils pouvaient emporter. Cette fuite à travers lesténèbres, rougies à l’horizon par la réverbération des incendies,était navrante. Imprécations des hommes, gémissements des femmes,cris des enfants se pendant éplorés aux jupes de leurs mères, dontquelques-unes serraient contre leur sein un nouveau-né&|160;;pêle-mêle effaré de paysans, de bétail, de chariots, se heurtant,s’encombrant, dans ce sauve-qui-peut d’une terreur nocturne… quedire enfin&|160;?… c’était affreux&|160;! Ces pauvres gens,laissant derrière eux leurs seules richesses, leurs greniersremplis de la dernière récolte, s’attendaient à les voir, avant lafin de la nuit, dévorés par les flammes, ainsi que l’humble demeureoù ils étaient nés, où ils espéraient mourir. Ces désespoirséclataient en sanglots, en plaintes douloureuses, et surtout enmalédictions, en paroles de haine, de fureur contre les Anglais. Cespectacle fit sur Jeannette une impression profonde, ineffaçable…les calamités de la guerre, pour la première fois, frappaient sonesprit et ses yeux. Elle devait bientôt contempler ces désastresdans toute leur horreur&|160;!…

*

**

Les fugitifs arrivèrent près du hameau deSaint-Pierre, situé au bord de la Meuse&|160;; un amas de décombresnoircis, quelques débris de charpente brûlants encore… voilà toutce qui restait du village&|160;!… Jeannette, devançant ses brebis,s’arrêta soudain saisie d’épouvante…

À quelques pas de là fumaient les ruines d’unechaumière, abritée par un grand noyer aux feuilles roussies, auxbranches charbonnées par l’incendie&|160;; à l’une des branches decet arbre pendait, la tête en bas, un homme attaché par les piedsau-dessus d’un brasier à demi éteint&|160;; sa figure, corrodée parle feu, n’avait plus forme humaine&|160;; ses bras raidis,contournés, témoignaient des tortures de son agonie. Non loin delui, deux cadavres presque nus, celui d’un vieillard à cheveuxblancs et celui d’un adolescent, gisaient étendus dans une maresanglante&|160;; ils avaient dû tenter de se défendre contre lesAnglais&|160;; le fer d’une cognée de bûcheron était à demi cachésous le cadavre du vieillard&|160;; l’adolescent tenait encoreentre ses mains crispées le manche d’une fourche. Enfin, une jeunefemme, le visage caché sous d’épais cheveux blonds, arrachée sansdoute en chemise de son lit, râlait sur un tas de fumier, lesentrailles ouvertes, tandis qu’un enfant à la mamelle, oublié dansce carnage, se traînait, avec des vagissements plaintifs, vers lecorps ensanglanté de sa mère…

Jeannette resta pétrifiée d’horreur devantcette boucherie, devant ces victimes de l’incendie, du pillage, duviol, du massacre. Cet homme pendu par les pieds, la tête plongéedans un brasier, s’était sans doute refusé à révéler la cachette deson argent&|160;; ce vieillard et cet adolescent, l’un le père,l’autre le frère de cette jeune femme, tués en voulant la défendredu dernier outrage, avaient vu leur fille, leur sœur, violée,éventrée, jetée expirante sur un fumier, où son petit enfant setraînait en vagissant.

Telle était la guerre féroce des Anglaiscontre la Gaule depuis plus d’un demi-siècle, depuis la défaited’une lâche chevalerie à la bataille de Poitiers&|160;! Jeannettene put supporter l’épouvantable spectacle qui s’offrait à sesregards&|160;; et, de nouveau frappée de vertige, elle chancela,s’affaissa sur elle-même. Pierre, son frère aîné, venant à quelquespas d’elle, la reçut défaillante entre ses bras et, aidé de sonpère, la plaça sur le chariot à côté d’Isabelle.

*

**

La châtelaine du château de l’Ile, secourablefemme, son mari, vaillant soldat, permirent aux fugitifs de Domrémyde camper, eux et leur bétail, dans les préaux, vastes dépendancesde cette demeure fortifiée, presque inattaquable, située entre lesdeux bras de la Meuse&|160;; malheureusement, les habitants duvillage de Saint-Pierre, surpris pendant leur sommeil, n’avaient pugagner cet abri hospitalier. Les Anglais, après le ravage de lavallée, se repliant sur Vaucouleurs, concentrèrent leurs forcesdevant cette place, dont ils poussèrent activement le siège.Quelques-uns des paysans réfugiés dans le château de l’Ile, etparmi eux Pierre, l’un des frères de Jeannette, allèrent, pendantla nuit, à la découverte le surlendemain de leur fuite&|160;; ilsrapportèrent la nouvelle du départ de l’ennemi, qui, las sans douted’incendie et de carnage, s’était éloigné de Domrémy sans y mettrele feu, après avoir pillé les maisons et tué quelques habitants. Lafamille Darc et les autres fugitifs, de retour au village,tâchèrent de réparer leurs désastres.

Jeannette, durant son séjour au château del’Ile, avait été constamment en proie à un accès de fièvreardente&|160;; tantôt, durant son délire, elle invoquait sainteCatherine et sainte Marguerite, ses bonnes saintes, croyant lesvoir près d’elle et leur demandant à mains jointes de mettre termeaux férocités des Anglais, tantôt, la scène affreuse du hameau deSaint-Pierre se retraçant à son cerveau troublé, elle poussait descris d’effroi ou sanglotait à la vue des victimes qui luiapparaissaient livides, sanglantes&|160;; tantôt, enfin, le regardétincelant, la joue empourprée, elle parlait avec exaltation d’unevierge guerrière, revêtue d’une blanche armure, montée sur un blanccoursier, qu’elle voyait, disait-elle, exterminer les Anglais. PuisJeannette répétait d’une voix palpitante ce refrain de la prophétiede Merlin&|160;: – La Gaule, perdue par une femme,sera sauvée par une vierge des frontières de la Lorraine et du boischesnu venue…

Isabelle, veillant jour et nuit sa fille,attribuait l’égarement d’esprit de la pauvre enfant à la violencede la fièvre et au terrible souvenir du carnage des habitants deSaint-Pierre. Un grand abattement, une extrême faiblesse,succédèrent à la maladie de Jeannette&|160;; revenue à Domrémy,elle dut rester au lit pendant quelques semaines, mais ses rêveslui retraçaient les mêmes images que son délire. Elle éprouvad’ailleurs un vif chagrin&|160;: sa marraine avait été, sans quel’on pût s’expliquer cette cruauté, l’une des victimes desAnglais&|160;; son cadavre fut retrouvé percé de coups. Jeannettepleura Sybille, autant par tendre affection que par regret d’être àjamais séparée de celle qui lui contait de si merveilleuseslégendes, d’ailleurs à jamais gravées dans sa mémoire.

*

**

Deux mois se passèrent. Jeannette touchait àl’âge de quatorze ans&|160;; elle semblait revenue à lasanté&|160;; cependant, les symptômes de sa puberté n’ayant pasparu, elle ressentait fréquemment des douleurs de tête presqueintolérables, suivies de vertiges et d’éblouissements. Isabelle,d’autant plus inquiète qu’elle se rappelait les paroles du médecin,alla de nouveau le consulter&|160;; il répondit&|160;: «&|160;– quel’émotion violente causée par l’invasion des Anglais et par lespectacle de leurs cruautés avait dû jeter une perturbationprofonde dans l’organisation de la jeune fille&|160;; mais que sesmaux cesseraient lorsque, plus tard sans doute, les lois de lanature suivraient leur cours.&|160;»

Cette réponse calma les alarmesd’Isabelle&|160;; d’ailleurs, Jeannette s’occupait comme par lepassé des travaux de la maison et des champs, redoublaitd’activité, s’évertuant de cacher à tous les yeux ses tristessesinvolontaires, ses anxiétés, ses distractions, qui n’étaient plussans motif… les désastres de la Gaule les causaient. Jeannette sedisait que les horreurs dont elle avait été témoin lors de sonpassage au hameau de Saint-Pierre ensanglantaient toutes lescontrées du pays, frappaient surtout ceux de sa race, paysans commeelle&|160;; de sorte qu’en s’apitoyant sur eux, elle s’apitoyaitsur les siens. Depuis ce jour funeste, elle s’attristait, pleuraitplus encore peut-être sur les maux affreux dont elle avait vu deses yeux un exemple, que sur les infortunes du gentil dauphin,qu’elle ne connaissait pas&|160;; aussi, espérait-elle avec uneimpatience croissante en la venue de cette guerrière libératricequi, chassant l’étranger, rendrait au roi sa couronne, à la Francela paix et le repos.

Ces pensées absorbaient surtout Jeannettelorsque, seule dans les bois ou aux champs, elle paissait sontroupeau&|160;; elle se livrait alors sans contrainte à sesrêveries, aux souvenirs des légendes dont on l’avait bercée.L’émotion indéfinissable où la plongeait le bruit des clochesproduisait souvent, et depuis quelque temps sur ses sens,d’étranges illusions, surtout lorsqu’elle souffrait des douleurs detête dont elle se plaignait&|160;: le tintement lointain descloches, en venant expirer à son oreille, lui semblait alors setransformer en un murmure de voix célestes d’une douceurineffable[9]&|160;; mais elles ne prononçaient aucuneparole distincte. En ces moments d’hallucination, Jeannette sentaitle sang affluer à son cerveau, ses yeux se voilaient, le mondevisible disparaissait à ses regards&|160;; elle tombait dans unesorte d’extase, d’où elle sortait abattue, brisée, comme si elle sefût réveillée d’un rêve pénible.

*

**

Un jour, Jeannette gardait son troupeau enfilant sa quenouille sous le vieux hêtre de laFontaine-aux-Fées&|160;; il se passa ce jour-là un fait singulier,il eut une influence décisive sur la destinée de la bergerette. LesAnglais n’avaient pas reparu aux environs de Domrémy&|160;;renforcés de plusieurs bandes de Bourguignons, envoyés par lemaréchal Jean de Luxembourg, ils continuaient le siège deVaucouleurs&|160;; cette place se défendait héroïquement.L’invasion anglaise dans cette vallée, jadis si paisible, amena unescission entre ses habitants. Plusieurs d’entre eux, notamment lesgens de Saint-Pierre et de Maxey, cruellement atteints par lesderniers ravages, s’effrayaient en songeant que ces désastrespouvaient se renouveler&|160;; ils voulaient sortir de leurneutralité, se donner aux Anglais, croyant sauvegarder ainsi leursbiens et leurs personnes. Ceux-là formèrent dans la vallée le partianglais ou bourguignon&|160;; d’autres, aucontraire, encore plus indignés, plus irrités, qu’effrayés,voulaient résister aux Anglais. Comptant (pauvres bonnesgens&|160;!) sur l’appui du roi de France, leur suzerain, «&|160;ilne les laisserait pas, pensaient-ils, plus longtemps exposés à desi grandes misères.&|160;» Ces derniers composaient le partiarmagnac ou royaliste. Les enfants, toujoursimitateurs de leurs parents, se divisaient aussi en Armagnacs et enBourguignons lorsqu’ils jouaient à la bataille&|160;; les deuxpartis, dans ces jeux, finissaient toujours par prendre leur rôleau sérieux&|160;; alors les gourmades, les coups de pierre ou debâton échangés entre les deux armées se rapprochaient fortdes réalités de la guerre&|160;!

Donc les habitants de Domrémy, appartenantgénéralement au parti royaliste, et ceux de Saint-Pierre et deMaxey au parti anglais, les enfants de ces diverses localitéspartageaient l’opinion de leur famille&|160;; aussi arrivait-ilsouvent que les garçonnets de Maxey, en gardant leur bétail,s’approchaient jusqu’aux limites de la commune de Domrémy,injuriaient les petits pâtres de ce village&|160;; la disputes’échauffait, l’on s’émeutait et l’on convenait de terminer ledifférend par les armes, c’est-à-dire à coups de poings,accompagnés de volées de cailloux en guise de traits d’arbalète etde balles d’artillerie[10].

*

**

Un jour donc, Jeannette, gardant ses brebis,filait sa quenouille sous les grands arbres du bois chesnu et,rêveuse, répétait à demi-voix ce passage de la prophétie deMerlin&|160;:

«&|160;– Pour qui cette couronne royale&|160;?ce cheval&|160;? cette armure&|160;?

»&|160;– Oh&|160;! que de sang&|160;! Iljaillit, il coule à torrents&|160;! Oh&|160;! que je vois desang&|160;! que je vois de sang&|160;!

»&|160;– Il fume… sa vapeur monte… monte commeun brouillard d’automne vers le ciel.

»&|160;– Vers le ciel où gronde la foudre, oùluit l’éclair…

»&|160;– À travers ces foudres, ces éclairs,ce brouillard sanglant, je vois une guerrière&|160;; blanc est soncoursier, blanche est son armure…

»&|160;– Elle bataille… bataille et batailleencore au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher sur ledos des archers…&|160;»

Soudain Jeannette entend au loin une rumeur,d’abord confuse et qui, se rapprochant de plus en plus, est bientôtaccompagnée de ces clameurs poussées par des voix enfantines&|160;:Bourgogne et Angleterre&|160;! auquel répond cet autrecri&|160;: France et Armagnac&|160;! Presque aussitôt unetroupe de garçonnets de Domrémy apparaissent au tournant de lalisière du bois, fuyant en désordre sous une grêle de pierres quevenaient de leur lancer les garçonnets de Maxey. L’engagement avaitété vif, la victoire vaillamment disputée à en juger par lesvêtements en lambeaux, les yeux contus et les nez saignants desplus héroïques de ces bambins&|160;; mais, cédant à la panique, ilsse sauvaient à toutes jambes, en pleine déroute. Leurs adversaires,satisfaits de la victoire, essoufflés de leur course, et craignantsans doute les abords de Domrémy, place forte de l’armée enretraite, s’arrêtèrent prudemment à la limite du bois qui lescachait, et répétèrent par trois fois le cri triomphant&|160;:Bourgogne et Angleterre&|160;!

Ce cri victorieux fit bondir Jeannette,transportée de colère, de honte en voyant ceux de son village quicombattaient pour la Gaule, pour le roi, fuir devant les partisansde Bourgogne et d’Angleterre&|160;; aussitôt s’élançant vers unadolescent de quinze ans, nommé Urbain, capitaine de latroupe fuyarde, brave soldat du reste, car il avait la tête fendued’un coup de pierre, et son bonnet restait au pouvoir de l’ennemi,la bergerette arrête ce garçonnet par le bras et, indignée,s’écrie&|160;:

–&|160;Quoi… tu te sauves&|160;!

–&|160;Tiens, je crois bien&|160;! – réponditle capitaine hochant la tête, et essuyant avec une poignéed’herbe son front ensanglanté&|160;; – nous nous sommes battus tantque nous avons pu… mais ceux de Maxey sont une vingtaine, et nousne sommes que onze&|160;!… Nous n’en pouvons plus…

Jeannette frappa du pied et reprit&|160;:

–&|160;Vous avez la force de vous sauver… etvous n’auriez pas la force de vous battre&|160;!

–&|160;D’abord ils ont des bâtons, et ça n’estpas de jeu…

–&|160;On fonce sur eux et on les prend, leursbâtons&|160;!

–&|160;Ça t’est bien aisé à dire,Jeannette&|160;!

–&|160;Aussi aisé à faire qu’à dire&|160;! –s’écria la bergerette&|160;; – tu vas le voir… Venez&|160;!venez&|160;!…

Et sans s’inquiéter si elle était ou nonsuivie, cédant à un élan involontaire, elle prend sa course versl’ennemi, alors masqué par un massif d’arbres, et s’écrie d’unevoix forte en agitant sa quenouille en manièred’étendard&|160;:

–&|160;France&|160;! France&|160;! hors d’iciBourgogne et Angleterre&|160;!

Jeannette, pieds nus, bras nus, en manche dechemise blanche et en jupe écarlate, avec son petit chapel depaille sur ses longs cheveux noirs, la joue animée, le regardbrillant, inspiré, était en ce moment si entraînante qu’Urbain etles autres garçonnets se sentirent soudain réconfortés,soulevés&|160;; ils ramassent des pierres, et se précipitant à lasuite de la bergerette qui, dans sa course rapide, semblait à peineeffleurer le gazon, ils s’écrient comme elle avec exaltation&|160;:«&|160;– France&|160;! France&|160;! hors d’ici Bourgogne etAngleterre&|160;!&|160;»

*

**

Les soldats de l’armée ennemie, dans lasécurité du triomphe, ne se doutant pas du ralliement de leursadversaires, jusqu’alors masqués par les arbres, s’étaient arrêtésà deux cents pas de là et se reposaient sur leurs lauriers en sevautrant sur l’herbe fleurie, cueillant des fraises sauvages oujouant à la poucette avec des cailloux&|160;; d’autres, grimpésdans les arbres, cherchaient des nids d’oiseaux&|160;; d’autres,enfin, perdus à travers les buissons, mangeaient des mûres. Lareprise inattendue des hostilités, les cris soudains poussés parl’armée royaliste et par Jeannette, qui la commandait, surprirentfort l’armée bourguignonne&|160;; elle fit cependant bonnecontenance, son chef appela ses soldats aux armes&|160;: aussitôtles dénicheurs de nids dégringolent des arbres, les mangeurs demûres accourent les lèvres empourprées, ceux qui commençaient àdormir sur le gazon se relèvent en se frottant les yeux&|160;; maisavant que le corps de bataille soit formé, avant que les maraudeursl’aient rejoint, les soldats de Jeannette, enflammés du désir devenger leur défaite, entraînés par l’élan de leur chef, fondentvaillamment sur l’ennemi aux cris redoublés de France&|160;!France&|160;! quelques enthousiastes poussent même le cri deÀ Jeannette&|160;! à Jeannette&|160;!…Nos héros prennentaux cheveux Bourguignons et Anglais, les gourment, les harpaillentavec tant de fureur, que, par un brusque revirement, les victorieuxdeviennent les vaincus, se débandent, prennent la fuite. Cetriomphe redouble l’ardeur des assaillants, animés du désir derapporter quelques bonnets ennemis en guise de dépouillesopimes&|160;; et le parti français de se mettre à toutes jambes auxtrousses du parti anglais, Jeannette des premières. Elle avaitintrépidement combattu, faisant rage à grands coups de saquenouille, garnie d’un chantre épais, arme terrible et meurtrière…ainsi qu’on s’en doute&|160;! Cependant les Anglais, stupéfaits dela soudaine apparition de la bergerette à la jupe écarlate, sortantdu voisinage de la Fontaine-aux-Fées, dont la réputation suspectes’étendait au loin dans la vallée, prirent Jeannette pour unfarfadet&|160;; la peur leur donna des ailes, et les Français sevirent à leur tour vaincus… mais à la course. Les plus agiles de labande s’égrenaient çà et là à la poursuite de l’ennemi&|160;; et,haletants, essoufflés, harassés, tombaient sur le chemin&|160;;Urbain et deux ou trois autres des plus acharnés s’attachaienttoujours aux pas des fuyards, à l’exemple de Jeannette&|160;;celle-ci, en proie à une exaltation vertigieuse, ne s’occupait plusde ses soldats, ne voyait rien autour d’elle, attachant son regardétincelant sur un groupe d’Anglais qu’elle apercevait au loin etvoulait atteindre&|160;; il lui semblait qu’alors sa victoireserait complète. Mais les fuyards ayant beaucoup d’avance, elledésespérait de les rejoindre, lorsqu’en courant elle avise,paissant benoîtement dans un pré, un bon âne, indifférent auxhasards des combats&|160;; agile et robuste comme une fille deschamps, d’un bond elle saute sur le grison, le talonne, le poussedevant elle à grands coups de quenouille, l’excite de la voix, etle force de prendre le galop. Il se livre d’autant plus allègrementà cette allure, que la direction vers laquelle on le poussait étaitcelle de son écurie&|160;; il dresse les oreilles, lâche unejoyeuse ruade qui ne désarçonne pas Jeannette, et court sus auxAnglais, qui, par malheur pour eux, suivaient le chemin de sonétable. Ils n’avaient point songé, dans l’ardeur de la fuite, àregarder derrière eux&|160;; mais entendant tout à coup les pasd’un animal galopant à leurs trousses et les cris victorieux de labergerette, ils se crurent poursuivis par le diable, et de peur dequelque horrible apparition, ils se jetèrent à genoux les yeuxfermés, les mains jointes, demandant grâce et miséricorde.

Jeannette, sautant à bas de l’âne, le laissacontinuer sa route, menaça de son innocente quenouille ceux qui serendaient à sa merci, et leur dit d’une voix vibrante etanimée&|160;:

–&|160;Méchants&|160;! pourquoi vous direBourguignons et Anglais, puisque nous sommes de France&|160;? C’estcontre l’Anglais qu’il nous faut aller… Hélas&|160;! il nous faitsi grand mal&|160;!…

Ce disant, la bergerette, en proie à uneémotion indéfinissable, fondit en larmes, ses genoux vacillèrent,elle tomba sur l’herbe à côté des vaincus&|160;; et ceux-ci, serelevant éperdus, s’enfuirent à toutes jambes.

*

**

Jeannette resta seule, tellement troublée,qu’elle ne savait si elle veillait ou si elle rêvait. Cependant,encore toute palpitante de la lutte, des aspirations confusesfermentaient dans son esprit&|160;; elle venait de ressentir pourla première fois un élan d’ardeur guerrière provoquée par la honted’une défaite subie aux cris victorieux de Bourgogne etAngleterre. Oubliant que cette bataille puérile n’était qu’unjeu, indignée, révoltée de l’échec de son parti, elle avait vu cesenfants, réconfortés à sa voix, ranimés par son courage, entraînéspar son exemple, retourner au combat et vaincre aux cris deFrance&|160;! France&|160;!…

À cette remémorance se mêlait vaguement cellede l’horrible massacre du village de Saint-Pierre&|160;; sesouvenant aussi des prophéties de Merlin, la bergerette élevait sapensée vers sainte Catherine et sainte Marguerite, ses deux bonnessaintes, qu’elle priait avec tant de ferveur, leur demandant dechasser de France les Anglais et de prendre en pitié son gentildauphin&|160;; le chaos de ces idées sans suite, sans liens, seheurtant dans le cerveau brûlant de Jeannette, lui causèrent l’unde ces douloureux vertiges auxquels elle était de plus en plussujette depuis la perturbation profonde jetée dans sa santé&|160;;elle tomba dans une sorte d’extase, ses yeux se voilèrent, etlorsqu’elle reprit connaissance, le soleil, déjà disparu, faisaitplace au crépuscule. Elle se dirigea en toute hâte vers laFontaine-aux-Fées, près de laquelle pâturaient ses brebis&|160;; letrajet était long, elle perdit beaucoup de temps à rassembler sontroupeau épars, et ne put qu’à la nuit noire regagner Domrémy,tremblant d’avoir par ce retard encouru la colère de son père, etsurtout craignant de s’entendre sévèrement reprocher la partqu’elle avait prise au combat des garçonnets&|160;; car Urbain,tout glorieux de sa victoire, pouvait, de retour au village, avoirjasé de la bataille. Aussi la pauvre enfant sentit son cœur battred’effroi lorsqu’arrivant près de sa maison, elle vit, au seuil dela porte, la figure inquiète et courroucée de Jacques Darc. Dèsqu’il aperçut sa fille, il vint vivement à elle d’un air menaçantet lui dit&|160;: – Par mon Sauveur&|160;! est-ce à la nuit noireque vous devez ramener vos brebis&|160;? – Et s’avançant de plus enplus irrité, la main levée sur Jeannette&|160;: – Mauvaise enfantsans vergogne&|160;! n’avez-vous pas été batailler avec les garçonsdu village contre ceux de Maxey&|160;?

Jacques Darc allait, dans sa colère, battre lacoupable, lorsque Isabelle, accourant, retint le bras de son mariet s’écria&|160;: – Jacques, je t’en supplie, pardonne-lui pourcette fois&|160;!

–&|160;Soit… pour cette fois encore, je seraiindulgent&|160;; mais que ta fille ne s’avise plus d’allergarçonner ainsi&|160;; sinon, aussi vrai que je suis son père, jela châtierai rudement&|160;! et en attendant, elle ira ce soir secoucher sans souper…

*

**

La bergerette, désolée des reproches de sonpère, conduisit ses brebis à l’étable et alla se coucher sanspartager le souper de la famille. Ce jeûne devait avoir des suitesétranges et décisives. La faim, à l’âge de Jeannette, est surtoutimpérieuse&|160;; si l’estomac est vide, le cerveau travailledoublement, ainsi que le prouvent les hallucinations desanachorètes longtemps privés de nourriture. La pauvre enfant,affligée de la rigueur paternelle, se remémora les événements de lajournée, pleura beaucoup et s’endormit. Jamais son sommeil ne futplus pénible, plus agité de rêves bizarres où se retraçaient leslégendes merveilleuses que lui racontait Sybille, sa marraine.Tantôt, dans ces songes, HÊNA, la vierge de l’île de Sèn, offraitson sang en sacrifice pour la délivrance de la Gaule, et debout, saharpe d’or à la main, expirait au milieu des flammes d’un bûcher…Mais, ô surprise&|160;! Jeannette reconnaissait ses traits dansceux d’Hêna…

Tantôt MERLIN, suivi d’un chien noir aux yeuxflamboyants, apparaissait son bâton noueux à la main, sa longuebarbe blanche au vent, et cherchait l’œuf rouge du serpentmarin sur une grève déserte en chantant cette prophétie&|160;:«&|160;– Que la France, perdue par une femme, serait sauvée par unevierge des frontières de la Lorraine, et du bois chesnuvenue…&|160;»

Puis c’était le combat enfantin de la veille,prenant des proportions colossales, devenant une bataille immense.Des milliers de soldats cuirassés, casqués, armés de lances et deglaives, pressés, amoncelés comme les vagues de la mer, ondulaient,se heurtaient, se brisaient, flot de fer contre flot de fer&|160;;le choc des armures, les cris des combattants, les hennissementsdes chevaux, les fanfares des clairons, les décharges del’artillerie, retentissaient au loin, le rouge étendardd’Angleterre écartelé de la croix de Saint-George et le blancétendard de la France fleurdelisé d’or flottaient au-dessus de lamêlée sanglante… Une guerrière revêtue d’une blanche armure, montéesur son blanc coursier, tenait le drapeau français… et Jeannettereconnaissait encore ses traits dans ceux de cette guerrière&|160;;sainte Catherine et sainte Marguerite, planant au-dessus d’elledans l’azur du ciel, lui souriaient, tandis que saint Michelarchange, ses larges ailes déployées, la tête à demi tournée verselle, lui montrait de sa flamboyante épée une royale couronne d’orsoutenue par les anges et éblouissante comme une étoile…

Ce long rêve, çà et là interrompu par desréveils incertains, fiévreux, pendant lesquels le songe seconfondait avec la réalité dans l’esprit troublé de Jeannette, durajusqu’au matin. Le jour venu, elle s’éveilla brisée, le visagebaigné de larmes coulées de ses yeux durant son sommeil&|160;; ellefit, selon son habitude, sa prière du matin, suppliant ses deuxbonnes saintes d’apaiser le courroux de son père. Elle le trouvadans l’étable, où elle se rendit afin de conduire aux champs sontroupeau&|160;; mais Jacques Darc lui signifia sévèrement qu’ellene mènerait plus paître ses moutons, qu’elle surveillait simal&|160;; son jeune frère les conduirait au pacage, elle resteraità coudre et à filer au logis. Ce fut pour elle un grand chagrin derenoncer à aller chaque jour près de cette claire fontaine,solitude ombreuse où elle se plaisait tant à écouter le bruit descloches, dont les dernières vibrations semblaient depuis quelquetemps arriver à son oreille comme un céleste murmure de voixargentines. Elle se soumit aux volontés paternelles, et pendant lamatinée s’occupa de différents travaux du ménage&|160;; Isabelle,plus indulgente que Jacques, dit à sa fille, vers le milieu dujour, d’aller jouer dans le jardin en attendant l’heure durepas.

Il était environ midi, le soleil d’été dardaitses rayons brûlants sur la tête de Jeannette&|160;; affaiblie parle jeune de la veille[11],fatiguée par ses songes pénibles, elle s’assit sur un banc, lefront dans sa main, et resta rêveuse, pensant aux prophéties deMerlin… Bientôt les cloches de Greux, commençant de tinterau loin, elle écouta les sonneries avec ravissement, oubliant quele soleil frappait à plomb sur sa tête nue&|160;; peu à peu lebruit des cloches s’affaiblit, et elle éprouva soudain unéblouissement si intense, si vif, que l’éclatante clarté du soleil,réfléchie sur le mur blanc de l’église qui faisait face àJeannette[12], lui parut sombre auprès du flot delumière où se noya son regard&|160;; à ce moment même, il luisembla que les vibrations mourantes des cloches, au lieu de sefondre, ainsi que par le passé, en un murmure inintelligible, sechangeaient en une voix d’une douceur infinie qui lui disait toutbas&|160;:

–&|160;JEANNE, SOIS SAGE ET PIEUSE&|160;!…DIEU A DES DESSEINS SUR TOI&|160;; TU CHASSERAS L’ÉTRANGER DE LAGAULE[13]&|160;!…

La voix se tut, l’éblouissement de Jeannettecessa. Éperdue, saisie de frayeur, elle fit quelques pas dans lejardin&|160;; puis, tombant agenouillée, les mains jointes, elleinvoqua sainte Catherine et sainte Marguerite, ses bonnes saintes,se croyant obsédée par le démon[14].

*

**

Ce jour du mois de JUILLET de l’AN 1425 décidade l’avenir de Jeanne Darc&|160;; la vive lumière dont avait étééblouie sa vue, la voix mystérieuse dont avait été frappée sonoreille, furent ses premières hallucinations, résultant d’ailleursd’un concours de raisons diverses, et surtout du saisissement qui,la frappant en son âge pubère, devait pour toujours la soustraire àl’infirmité ordinaire à son sexe. Cette profonde perturbation deslois naturelles, faisant affluer violemment de temps à autre lesang à son cerveau troublé, la rendit dès lors sujette à deshallucinations fréquentes&|160;; mais, à l’encontre de tantd’autres visionnaires, dont les visions sans liens, sans but,flottent au gré de l’égarement de leur raison, celles de Jeanne serattachèrent toujours à leur cause première&|160;: l’épouvante dontelle avait été frappée à l’aspect du massacre des habitants duhameau de Saint-Pierre&|160;; de là son horreur des Anglais et sonpatriotique désir de les chasser de la Gaule. Enfin, l’espritnourri des mystérieuses légendes de sa marraine, l’imaginationfrappée de la prophétie de Merlin, le cœur rempli d’une ineffablecompassion pour son jeune roi, qu’elle croyait digne d’intérêt,navrée surtout des maux affreux dont souffraient les gens de sacondition rustique, plus exposés que personne aux rapines, auxviolences sanguinaires des Anglais&|160;; ressentant contre euxcette vaillante haine dont les poursuivaientGuillaume-aux-Alouettes et le Grand-Ferré, hérosobscurs, fils de la Jacquerie et précurseurs de la bergère deDomrémy, elle dut un jour se croire destinée à bouterl’étranger hors de France et à rétablir son roi sur letrône&|160;!

Oui, les visions de l’héroïne plébéienneprocédaient de l’exaltation de son amour pour la mère-patrie&|160;;ces voix mystérieuses, si influentes sur sa destinée, auxquellesplus tard elle obéit toujours dans les circonstances les plusimportantes de sa vie, n’étaient qu’un écho agrandi, transformé parson imagination&|160;; l’écho de cette voix que tous nous avons ennous, que nous consultons, à moins que notre conscience ou notrecourage chancellent. Oui, ces voix que Jeanne croyait entendreextérieurement n’étaient que les voix internes de son patriotisme,de son bon sens, de son courage, et qui, dans son enfance et avantqu’elle fût sujette à des hallucinations, lui avaientdit&|160;:

«&|160;– Les Anglais ravagent la Gaule…abhorre ces méchants.&|160;»

Et elle les abhorra.

«&|160;– Ton roi, digne de respect etd’affection, est malheureux, abandonné de tous…plains-le…&|160;»

Et elle le plaignit.

Cette voix qui, lors de la bataille enfantinedes garçonnets de Maxey contre ceux de Domrémy, disait àJeannette&|160;:

«&|160;– Qui a encore la force de fuir, aencore la force de se battre.&|160;»

Et ralliant les enfants en déroute elle lesrendit vainqueurs.

Cette voix qui, lors de sa premièrehallucination, lui dit&|160;:

«&|160;– Jeanne, sois sage et pieuse, Dieua des vues sur toi… tu chasseras l’étranger de laGaule.&|160;»

Enfin, cette voix était aussi la révélation dugénie militaire de cette jeune fille, qui devait longtemps encoreignorer sa vocation guerrière, de même que tant de grandscapitaines ont ignoré leur aptitude jusqu’au jour où les événementsl’ont mise en lumière et en œuvre. Une cause matérielle, undésordre profond, irrémédiable, jeté dans la santé de Jeanne,réagit sur son cerveau, la rend visionnaire&|160;; mais telle estl’ardeur de son patriotisme qu’il s’exalte, se reproduit, s’incarnedans ces visions.

Monomane sublime… Jeanne avait pour monomaniela délivrance de la Gaule&|160;!&|160;!

*

**

Du mois de juillet 1425 jusqu’au mois defévrier 1429, depuis la quatorzième jusqu’à la dix-septième annéede Jeanne, trois ans s’écoulèrent. De plus en plus sujette auxhallucinations, elle rêvait éveillée&|160;; tantôt elle croyaitvoir, elle voyait sainte Marguerite et sainte Catherine venir àelle souriantes et l’embrasser tendrement[15]&|160;;tantôt c’était saint Michel archange tenant sa flamboyante épéed’une main, et de l’autre la couronne de France&|160;; tantôt enfindes multitudes d’anges se jouaient à la vue de la jeune fille, aumilieu d’un immense et éblouissant rayon projeté du ciel à laterre, où ils tourbillonnaient[16], commeces atomes qui fourmillent à nos yeux dans l’axe d’un rayon desoleil traversant un lieu obscur. Mais ces visions étaient peufréquentes, tandis qu’il ne se passait presque pas de jour sans queJeanne, surtout après la sonnerie des cloches, n’entendît la voixsecrète de son patriotisme et de sa vocation militaire lui dire parla bouche de ses chères saintes&|160;:

«&|160;– Jeanne, va au secours du roi deFrance&|160;; tu chasseras les Anglais… tu lui rendras sonroyaume&|160;!…

»&|160;– Hélas&|160;! je ne suis qu’une pauvrefille&|160;; je ne saurais chevaucher ni conduire des hommesd’armes[17].&|160;» – répondait la modestie de lanaïve bergère, n’ayant pas encore conscience de son génie.Cependant, parfois le souvenir de la légende de Merlin succédant àces doutes d’elle-même, elle se demandait pourquoi elle ne seraitpas appelée à réaliser cette prédiction&|160;? Le Seigneur Dieu nelui disait-il pas par la voix de ses saintes&|160;: – Va ausecours de ton roi&|160;? – N’était-elle pas née sur lesfrontières de la Lorraine et près d’un bois chesnu&|160;?N’était-elle pas vierge&|160;? Ne s’était-elle pas volontairementvouée à un célibat éternel, obéissant peut-être en cela non moinsaux répugnances d’une chasteté invincible qu’au désir de donnerainsi un gage de plus à l’accomplissement de la prophétie du bardegaulois&|160;? N’avait-elle pas, à l’âge de seize ans, confondu auxyeux de tous, par l’irrésistible sincérité de ses paroles, un jeunegarçon de son village, un menteur, qui prétendait tenir d’elle unepromesse de mariage[18]&|160;?la pudeur ombrageuse de Jeanne se révoltant même à la pensée d’unelégitime union&|160;! Ne se rappelait-elle pas, enfin, que lors decette bataille enfantine entre les garçonnets de Maxey et ceux deDomrémy, son courage, sa prompte décision, son élan, avaient changéla défaite en victoire&|160;? Dieu et ses saintes aidant, nepourrait-elle pas être aussi victorieuse lors d’une bataillevéritable&|160;?

*

**

Jeanne était pieuse, de cette piété ingénuequi élève et rapporte tout à Dieu, créateur de toutes choses&|160;;elle le remerciait avec effusion de se manifester à elle parl’intermédiaire de ses saintes, qu’elle croyait voir et entendrependant ses hallucinations&|160;; mais elle ne ressentait pas pourles prêtres la confiance que lui inspiraient sainte Catherine etsainte Marguerite&|160;; elle accomplissait pieusement ses devoirscatholiques, se confessait, communiait souvent, selon l’usage, sanspourtant jamais dire un mot de ses révélations à maîtreMinet, son curé, ni à aucun autre clerc[19].Elle renfermait au plus profond de son cœur ses vagues aspirationsà la délivrance de la Gaule, les cachant même à sa petite amieMangeste, et à sa grande amie Hauguette, gardantaussi son secret envers sa mère, son père, ses frères. Pendanttrois ans, elle s’imposa sur ces mystères de son âme un silenceabsolu&|160;; grâce à un puissant empire sur elle-même, elle semontra, comme par le passé, laborieuse, active, s’employant auxtravaux des champs ou du ménage, malgré la croissante obsession deses voix, qui, de plus en plus impérieuses, lui répétaientpresque chaque jour&|160;:

«&|160;– Va, fille de Dieu&|160;! les tempssont venus&|160;!… marche au secours de la patrie envahie&|160;!…Tu chasseras les Anglais, tu sauveras ton roi, tu lui rendras sacouronne&|160;!…&|160;»

Les hallucinations de Jeanne redoublèrent àmesure qu’elle approcha de sa dix-septième année&|160;; les grandsdesseins dont elle se sentait devoir être l’instrument prenaient deplus en plus possession d’elle-même… Cette obsession incessante,douloureuse, la poursuivait partout.

«&|160;– J’éprouvais, – disait-elle plus tard,– j’éprouvais dans mon esprit ce que doit ressentir en son corpsune femme en mal d’enfant[20].&|160;»

Sainte Marguerite et sainte Catherineapparaissaient fréquemment à la jeune fille, l’encourageaient, larassuraient, lui promettaient l’aide de Dieu dans les actes qu’elledevait accomplir&|160;; lorsque la vision s’évanouissait, la pauvrefille fondait en larmes, «&|160;– regrettant que ses bonnes saintesne l’eussent pas emmenée avec elles chez les anges[21].&|160;»

Cependant, malgré ces alternatives de foi etde défaillance à sa mission, Jeanne en vint à se familiariser aveccette idée, dont sa modestie, sa simplicité, s’étaient longtempseffrayées&|160;: commander des hommes d’armes et, à leur tête,vaincre les Anglais…

Et, d’abord, elle finissait par croirefermement obéir aux volontés de Dieu&|160;; elle voyait en soi lavierge de Lorraine prophétisée par Merlin&|160;: ceci était la partde la créance religieuse, de l’extase visionnaire. Mais dans cetteorganisation admirablement complète, une sagacité rare, unexcellent bon sens, une remarquable aptitude militaire,s’alliaient, sans rien perdre de leur valeur, aux exaltations del’hallucinée&|160;: aussi, se rappelant sans cesse cette batailleenfantine où la victoire était restée de son côté, Jeanne sedisait&|160;:

«&|160;– Hommes et enfants, lorsqu’on sait lesentraîner, doivent obéir à la même impulsion, aux mêmes sentimentsgénéreux&|160;; et, avec l’aide du ciel, il en serait des hommes del’armée royale comme il en a été des garçonnets de Domrémy.

»&|160;Relever le courage d’une arméedécouragée, abattue, l’exalter, la conduire droit à l’ennemi, quelque soit son nombre, l’attaquer avec audace en rase campagne ouderrière ses retranchements et le vaincre, ce n’est pas uneentreprise impossible… Si elle réussit, les conséquences d’unepremière victoire, ranimant l’esprit d’une armée démoralisée parl’habitude de la défaite, sont incalculables…&|160;»

Ainsi pensait Jeanne&|160;; ces penséesrévélaient une profonde intuition des choses de la guerre. Ellen’était point d’ailleurs de ces mièvres et contemplativesvisionnaires qui attendent du Seigneur Dieu seul le triomphe de labonne cause&|160;; non, l’un des dictons familiers de Jeanne étaitcelui-ci&|160;: Aide-toi, le ciel t’aidera[22]. Elle pratiqua toujours cet adage dubon sens rustique&|160;; aussi, lorsque plus tard un capitaine luidisait dédaigneusement&|160;:

«&|160;– Si le Seigneur Dieu veut chasser lesAnglais de la Gaule, il le peut par le seul effet de sa volonté, iln’a donc besoin ni de toi, Jeanne, ni de gens d’armes.

»&|160;– LES GENS D’ARMES BATAILLERONT… ETDIEU DONNERA LA VICTOIRE…&|160;» – répondit Jeanne.

Ces mots vous peignent d’un trait l’héroïneplébéienne, fils de Joel.

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Mais, hélas&|160;! ces trois annéesd’obsessions mystérieuses qui préludaient à sa gloire furent pourJeanne un temps de luttes secrètes et déchirantes&|160;; afind’obéir à ses voix, afin d’accomplir sa mission divine etde réaliser la prophétie de Merlin, il lui faudrait batailler… etelle avait si grande horreur du sang, que ses cheveux sedressaient lorsqu’elle voyait couler le sang français[23], – dit-elle un jour. – Il lui faudraitvivre dans les camps avec les soldats… et l’une de ses vertusprincipales était une pudeur exquise&|160;; il lui faudrait quittercette maison où elle était née, renoncer à ces humbles travauxdomestiques où elle excellait, ne craignant personne pourcoudre et pour filer, – disait-elle dans son naïf orgueil. –Il lui faudrait enfin se séparer de ses jeunes amies, de sesfrères, de son père, de sa mère, tendrement chéris, pour se rendre,elle, pauvre paysanne inconnue, du fond de la Lorraine auprès duroi Charles&|160;VII, et lui dire&|160;:

«&|160;– Sire, je suis envoyée vers vous depar Notre-Seigneur Dieu&|160;; confiez-moi le commandement de vostroupes, je bouterai les Anglais hors de France et vous rendraivotre couronne.&|160;»

Oh&|160;! lorsque Jeanne songeait à cela, ences heures de doute où, son extase dissipée, elle retombait dansles réalités pures, la pauvre enfant reculait devant un abîme dedifficultés, d’impossibilités sans nombre. Elle se prenait endérision, en pitié, le passé lui semblait un songe&|160;; elle sedemandait si elle n’était pas folle&|160;; elle suppliait sesvoix de se faire entendre, ses saintes de lui apparaître, afinde ranimer sa foi dans sa mission divine et ainsi lui prouver quejusqu’alors elle n’avait pas été le jouet des égarements de saraison… Mais la crise hallucinatrice de Jeanne était passée, lesvoix mystérieuses restaient muettes, elle se regardait alors commeune misérable insensée… puis le lendemain ou pendant la nuit même,en proie à de nouvelles visions, elle croyait voir venir à elle sesdeux belles saintes, coiffées de leur couronne d’or, vêtues debrocart, exhalant une senteur céleste[24], et,souriantes, elles lui disaient&|160;: «&|160;– Courage, Jeanne,fille de Dieu&|160;! courage&|160;!… tu délivreras la Gaule… tonroi te devra sa couronne&|160;!… Les tempsapprochent&|160;!&|160;»

La jeune vierge reprenait créance dans saprédestination jusqu’au jour où de nouveaux doutes l’accablaient etse dissipaient encore&|160;; ces doutes cependant allèrents’amoindrissant. Vint enfin le moment où, n’éprouvant plus dedéfaillances, invinciblement pénétrée de la divinité de sa mission,Jeanne résolut de l’accomplir à tout prix, n’attendant qu’unecirconstance opportune&|160;; sentant surtout plus que jamais lanécessité de pratiquer son adage favori&|160;: Aide-toi, leciel t’aidera, tous les efforts de son esprit tendirent dèslors à s’instruire en secret de l’état des choses en Gaule etd’acquérir les premières notions du métier des armes.

Les événements publics et la situationgéographique de la vallée servirent Jeanne à souhait. Les marchesde la Lorraine étaient souvent traversées par des messagers allanten Allemagne ou en revenant&|160;; Jacques Darc, curieux denouvelles comme le sont les gens éloignés du centre du pays,offrait de temps à autre l’hospitalité à ces chevaucheurs. Ilsjasaient de la guerre des Anglais, seule affaire de ces tristestemps&|160;; Jeanne, toujours contenue aux yeux de ses parents,étrangers aux vastes desseins qui fermentaient en elle, filaitsilencieusement sa quenouille, ne perdant pas un mot des récitsqu’elle entendait. Parfois, cependant, elle hasardait timidementquelques questions aux voyageurs sur les intérêts relatifs à sapensée secrète, et s’éclairait peu à peu. Ce n’est pas tout&|160;:les habitants de Vaucouleurs, par leur résistance héroïque, avaientplusieurs fois forcé les Anglais de lever le siège de cetteplace&|160;; ceux-ci, aux approches de la mauvaise saison, allaientprendre leurs quartiers d’hiver en Champagne et revenaient auprintemps&|160;; durant ces marches, ces contre-marches, les partisennemis ravagèrent de nouveau la vallée de la Meuse. Jacques Darc,ses enfants et d’autres laboureurs, furent encore obligés d’allerchercher un refuge au château de l’Ile, souvent rudement attaqué,vaillamment défendu. Le danger passé, les paysans retournaient auvillage réparer leurs désastres. Les séjours de la famille Darcdans le château de l’Ile, bien fortifié, occupé par des soldatsexpérimentés, les alertes, les veilles de guet, les assauts que lagarnison eut à soutenir, familiarisèrent Jeanne avec le métier desarmes&|160;; recueillie en elle-même, obéissant à sa vocationguerrière, observant attentivement ce qui se passait autour d’elle,se rendant compte des préparatifs et des moyens de défense,écoutant, méditant les ordres donnés aux soldats par leurs chefs,elle apprenait ou devinait ainsi les principes élémentaires del’art militaire. Ces notions germaient, fructifiaient, mûrissaient,dans l’esprit prompt et pénétrant de la jeune fille&|160;; elledoutait moins d’elle-même lorsque ses voix, ou plutôt la consciencede son génie naissant, lui disaient&|160;:

«&|160;– Les temps approchent… Tu chasserasles Anglais de la Gaule&|160;; tu es la vierge guerrière dontMerlin a prophétisé la venue&|160;!…&|160;»

Enfin, le grand-oncle de Jeanne, nommé DenisLaxart, habitait Vaucouleurs&|160;; il connaissait depuis longtempsle commandant de la garnison, Robert de Baudricourt,capitaine renommé dans le pays, abhorrant les Anglais, ardemmentdévoué au parti royaliste&|160;; souvent Jeanne, tendrementaffectionnée de Denis, l’interrogeait sur le capitaine Robert deBaudricourt, sur son caractère, sur son affabilité, sur la manièredont il accueillait les pauvres gens&|160;; le bon Denis, dans sasimplicité, ne soupçonnant pas le motif des questions de sa nièce,les attribuait à une curiosité de jeune fille, et lui répondait«&|160;– que Robert de Baudricourt, aussi brave soldat que brutalet violent, envoyait d’ordinaire tout le monde au diable&|160;;c’était enfin un terrible homme dont il avait grand’peur, et qu’iln’abordait jamais qu’en tremblant.

»&|160;– Il est dommage qu’un si bon capitainesoit d’un si aigre abord et si rude homme,&|160;» – disait Jeanne àson oncle en soupirant. Et elle changeait d’entretien, pour yrevenir plus tard.

*

**

Jeanne atteignit la fin de sa dix-septièmeannée&|160;; les temps étaient venus…

Vers les derniers jours du mois de février1428, une petite troupe de soldats, retournant en Lorraine auprèsde leur duc, appartenant au parti armagnac, firent halte àDomrémy&|160;; les villageois, hospitaliers, emmenèrentcordialement ces étrangers, qui l’un, qui l’autre, dans leursmaisons. Il échut en partage à Jacques Darc un sergentd’armes&|160;; la famille lui fit bon accueil, les jeunes gensl’aidèrent à se débarrasser de son casque, de son bouclier, de salance et de son épée&|160;; ces armes brillantes furent déposéesdans un coin de la salle où Jeanne et sa mère s’empressaient depréparer le repas de leur hôte. La vue des armes qu’il venait dequitter fit tressaillir la jeune fille, elle ne put résister audésir de les toucher furtivement&|160;; profitant même d’un momentoù elle resta seule, elle coiffa sa jeune tête du casque de fer, etprit dans sa main virile la lourde épée, qu’elle sortit de sonfourreau&|160;; Jeanne, à dix-sept ans, était svelte et forte,grande et belle&|160;; les superbes contours de son seinvirginal[25] s’arrondissaient sous son corsage,écarlate comme sa jupe&|160;; ses grands yeux noirs, au regardpensif et doux, sa chevelure d’ébène, son teint pur, légèrementhalé par le soleil, sa bouche vermeille, ses dents blanches, saphysionomie chaste, sérieuse et candide, donnaient à l’ensemble desa personne un aspect attrayant, et lorsqu’elle eut coiffé lecasque du soldat, la jeune fille resplendit d’une beauté guerrière.En ce moment rentrèrent le sergent et Jacques Darc&|160;; celui-cifronça sévèrement le sourcil. Mais le soldat, charmé de voir soncasque sur la tête de cette belle paysanne, lui adressa, quelquesfleurettes&|160;; le mécontentement du laboureur redoubla,cependant il se contint. Jeanne, rougissant, se décasqua, remitl’épée dans son fourreau&|160;; l’on s’attabla pour le souper. Lesergent d’armes, quoique jeune encore, avait, disait-il, faitplusieurs fois partie des compagnies envoyées avec les troupesroyales contre les Anglais&|160;; il parla fort de ses prouesses,caressant sa moustache et de côté regardant Jeanne. Celle-ci, àl’extrême surprise de sa famille, malgré le courroux contraint etcroissant de son père, sortit de sa réserve ordinaire, rapprochason escabeau de celui du soldat, parut admirer beaucoup cevaillant, l’accabla de questions sur l’armée royale, sur sesforces, sur sa manière de combattre, sur sa position présente, surle nombre de ses bombardes d’artillerie, sur le nom des capitainesqui inspiraient confiance aux hommes d’armes&|160;; le sergent,très-flatté de la curiosité de cette belle fille à l’endroit desfaits et gestes militaires, pensant même qu’elle s’intéressait plusencore peut-être au guerrier qu’à la guerre, répondit galamment àtoutes les questions de Jeanne. Elle l’écoutait si avidement,semblait enfin, par le feu de ses regards, par l’animation de sonvisage, prendre à cet entretien un si profond intérêt, que JacquesDarc, indigné, s’imagina que la fière mine du soldat affolaitJeanne, et lui lança des regards furieux&|160;; elle ne remarquapas l’indignation paternelle, redoubla ses questions, apprit avecune douleur secrète que, refoulée au delà de la Loire après unerécente et honteuse défaite, dite la bataille des harengs,l’armée royale avait fui en désordre, que les Anglais assiégeaientOrléans et que, cette ville prise, la Touraine envahie, c’en étaitfait du roi et de la France, puisque tout son territoireappartiendrait dès lors aux Anglais.

–&|160;Rien ne peut donc sauver laGaule&|160;! – s’écria Jeanne en proie à une exaltationindicible&|160;; – tout est donc perdu&|160;?

–&|160;Si avant un mois le siège d’Orléansn’est pas levé, – reprit le sergent, – si les Anglais ne sont pasrepoussés loin des rives de la Loire, il n’y aura plus deFrance&|160;! aussi vrai que vous êtes la plus belle fille de laLorraine. Sang-Dieu&|160;! lorsque tout à l’heure vous étiezcoiffée de mon casque, je croyais voir la déesse de laguerre&|160;! Avec un capitaine tel que vous, j’attaquerais seulune armée&|160;!

À ces mots, Jacques Darc se leva brusquementde table, dit à son hôte que le jour finissait, et que les gensrustiques, levés à l’aube, se couchaient avec le soleil. Lesergent, dépité de recevoir ainsi congé, reprit lentement sesarmes, tâchant de rencontrer le regard de Jeanne&|160;; maiscelle-ci, insoucieuse du soldat, assise sur son escabeau, plongéedepuis quelques instants dans de pénibles réflexions, songeait auxnouveaux désastres de la Gaule sans pouvoir retenir les larmes quiroulaient dans ses yeux.

–&|160;Plus de doute, – se dit le laboureur, –ma fille, jusqu’à ce jour si chaste, si pieuse, s’est subitementaffolée de ce bravache&|160;; elle pleure son départ… Honte à elleet à nous&|160;! Maudite soit l’hospitalité que j’ai donnée à cetétranger&|160;!

Jacques Darc, lorsque son hôte eut quitté lamaison, parut de plus en plus sévère&|160;; contenant à peine sonindignation, il s’approcha de sa fille, la prit rudement par lebras, lui indiqua d’un geste impérieux l’échelle qui conduisait auréduit où elle couchait, et s’écria&|160;:

–&|160;Montez là haut&|160;; demain matin jevous parlerai&|160;!

Jeanne, absorbée par ses cruelles pensées,obéit machinalement à son père&|160;; celui-ci, lorsqu’elle eutregagné sa chambre, reprit, s’adressant à ses fils, très-surpris desa rudesse envers leur sœur&|160;:

–&|160;Que Dieu nous soit en aide&|160;!avez-vous vu de quel air Jeanne regardait ce sergent&|160;?…Ah&|160;! si elle devait jamais s’en aller avec un homme d’armes,votre devoir serait de la noyer de vos propres mains&|160;; sinon,je le jure, je la noierais plutôt moi-même[26].

Le laboureur prononça ces paroles avec unetelle explosion de colère, que Jeanne les entendit&|160;; elledevina l’erreur de son père et pleura. Mais bientôt sesvoix lui dirent&|160;:

«&|160;– L’heure est venue… La France et sonroi sont perdus sans toi… Va, fille de Dieu&|160;!… sauve ton roi…sauve la France&|160;!… Le Seigneur est avec toi&|160;!…&|160;»

*

**

Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légendede la plébéienne catholique et royaliste&|160;: – Charles&|160;VIIa dû sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée,lâchement délaissée&|160;! – Chaque jour elle s’agenouillaitpieusement devant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ontbrûlée vive&|160;! – La couardise de la chevalerie avait donné laGaule aux Anglais&|160;; – le patriotisme, le génie militaire deJeanne, triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie,trahie, livrée par la haineuse envie des chevaliers&|160;! – Pauvreplébéienne, l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans,l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait tonmartyre&|160;! – Sois bénie à travers les âges, ô viergeguerrière&|160;! sainte fille de la mère-patrie&|160;!… – Écoutez,fils de Joel, écoutez cette légende, – et jugez à l’œuvre&|160;:gens de cour, gens de guerre, gens d’Église et royauté&|160;!…

Chapitre 2VAUCOULEURS.

Le capitaine Robert de Baudricourt et Denis Laxart. –L’entrevue. – Le sire de Novelpont. – Jeanne. – L’inspiration. –Départ pour le château royal de Chinon.

 

Robert de Baudricourt, chef de guerre àVaucouleurs, homme dans la force de l’âge, d’une tournure martiale,d’une figure dont la rudesse était rachetée par un regardintelligent et pénétrant, se promenait avec agitation dans unesalle du château de la ville. Instruit par une récente dépêche dela position désespérée de Charles VII et des dangers quecourait Orléans, vivement assiégée par les Anglais, ce capitaine,aussi affligé que courroucé de ces déplorables nouvelles, marchaità grands pas, maugréant, blasphémant, ébranlant le plancher sous lechoc impatient de ses talons éperonnés ; soudain un rideau decuir, qui masquait l’entrée principale de la salle, se souleva etlaissa voir à demi le visage timide et effarouché de DenisLaxart, grand-oncle de Jeanne. Robert de Baudricourt, sansapercevoir le bonhomme, frappa du pied, donna un violent coup depoing sur la table où était restée la funeste dépêche qu’il venaitde relire encore et s’écria :

– Mort et furie ! c’en est fait dela France et du roi !

Denis Laxart, à cette exclamation furibonde,n’eut pas le courage d’aborder en ce moment le terrible capitaine,referma prestement le rideau, derrière lequel cependant il resta,attendant pour se présenter un instant plus opportun ; mais lecourroux de Robert redoubla, il s’écria en frappant de nouveau dupied :

– Malédiction ! tout estperdu !

– Non, messire !… non, tout n’estpas perdu ! – dit résolument le bon Denis surmontant sescraintes, mais demeurant néanmoins abrité par le rideau ;puis, avançant seulement sa tête au dehors de cette portière, ilrépéta : – Non ; messire, non, grâce à Dieu, tout n’estpas perdu !

Le capitaine, entendant cette voix timide, seretourna, reconnut le vieillard qu’il affectionnait et lui ditbrusquement : – Que fais-tu… à cette porte ? entre… entredonc ! – Mais voyant Denis hésiter, il ajouta d’une grossevoix : – De par le diable, entreras-tu ?

– Me voici, messire… me voicientré ! Mais pour l’amour du bon Dieu, ne vous emportezpoint.

– Que veux-tu ?

– Messire… je… hum… hum… messire… je…viens… hum…

– Ah çà, maintenant, vas-tut’expliquer ?

– Oui, messire… mais je vous en conjureencore une fois, ne vous emportez point ; je vous apporte unebonne nouvelle…

– Laquelle ?

– Une nouvelle… inespérée… hum… hum… unenouvelle miraculeuse…

– Laquelle… laquelle…

– Tout n’est pas perdu, messire… aucontraire… tout est sauvé !

– Quoi sauvé ?

– Le roi et la Gaule !

– Denis ! – reprit le capitaine enjetant un regard menaçant sur l’oncle de Jeanne, – si tu n’avaisdes cheveux blancs, je te ferais chasser du château à coups defourreau d’épée ! Quoi ! tu oses railler ! parler dusalut du roi et de la France… lorsque tu m’entends m’écrier :Tout est perdu !

– Messire, je vous en supplie, écoutezsans colère ce que j’ai à vous raconter, si incroyable que celavous paraisse !… Je n’ai ni la figure, ni le langage d’unbouffon… Ne me connaissez-vous pas depuis longtemps ?

– Oui, je te connais, je te sais bon etprud’homme ; aussi tes paroles malsonnantes m’ont-elles fortsurpris… Allons, parle.

– Vous ne vous courroucerezpoint ?

– Non…

– Vous ne m’interromprez point ?

– Ah ! que de mots !

– Messire, vous le voyez, j’ai le frontbaigné de sueur, la voix étranglée, le corps tout tremblant,pourtant je n’ai point seulement commencé de vous apprendre ce pourquoi je suis venu… Si donc vous m’interrompiez avec colère… Jeperdrais le fil de mes idées… je…

– Ventre-Dieu ! quelle patience ilme faut avoir ! Allons ! dépêche ! je net’interromprai pas… je t’écoute !

Denis Laxart fit un grand effort sur lui-même,et, après s’être un moment recueilli, dit au capitaine d’une voixprécipitée :

– Je suis allé hier voir ma nièce àDomrémy ; elle a épousé Jacques Darc, honnête laboureur ;ils ont deux fils et une fille ; la fille s’appelle Jeannette…elle a dix-sept ans…

Mais Denis, voyant l’impatience à peinecontenue du capitaine sur le point d’éclater à cet exorde, se hâtad’ajouter :

– J’arrive au fait, messire, j’arrive aufait, hum… hum… il va vous paraître étonnant, prodigieux, maisenfin… tel il est… tel je vous le rapporte… Donc, hier soir, mapetite-nièce Jeannette m’a dit ceci : – « Mon bon oncle,vous connaissez le capitaine Robert de Baudricourt ; il fautque, dès demain, vous me conduisiez à Vaucouleurs, auprès delui. »

– Auprès de moi ! que me veut tanièce ?

– Elle veut vous révéler, messire, cequ’elle m’a révélé hier soir, à l’insu de ses parents, à l’insumême de maître Minet, son curé, son confesseur… jugez un peu… quelsecret !

– Enfin, ce secret… quelest-il ?

– Le voici, messire… Il paraît… hum… hum…il paraît que Jeannette est inspirée de Dieu… que des voixmystérieuses lui annoncent, depuis longtemps, qu’elle, Jeannette,ma petite-nièce, chassera les Anglais de la Gaule en se mettant àla tête des troupes du roi, et qu’elle lui rendra sa couronne…

Robert de Baudricourt, d’abord stupéfait del’extravagance de ces paroles, eut peine à se contraindre, il futsur le point de chasser brutalement le pauvre Denis. Cependant, sedominant par pitié pour le vieillard, il lui dit d’un accentsardonique :

– Ah ! tel était le secret que tanièce voulait me confier ?

– Oui, messire… elle se proposait ensuitede vous demander les moyens de se rendre auprès du gentil dauphin,notre sire, qu’elle veut absolument entretenir des projets que leSeigneur Dieu a sur elle… toujours pour la délivrance de la Gauleet de son roi.

– Vraiment ?

– Ceci est, messire, la pure vérité. Or,je vous l’avoue, j’ai été profondément frappé de l’accent desincérité de Jeannette, lorsqu’elle m’a raconté ses visions desaintes et d’archanges, lorsqu’elle m’a appris comment elleentendait des voix mystérieuses qui, depuis trois ans,l’obsédaient, lui prophétisant qu’elle était la vierge guerrièredont Merlin prédisait la venue pour la délivrance de la Gaule.Cette légende court depuis longtemps la Lorraine ; vous lesavez, messire, de sorte que…

– Ainsi, tu as cru ta nièce ? – ditle capitaine avec un mélange de mépris et de compassion eninterrompant le vieillard, qu’il regardait comme stupide ou commefou… – Ainsi, tu as ajouté foi aux paroles de cettefille ?

– Comment ne pas la croire,messire ? Jamais l’on n’a eu un mensonge à lui reprocher.Aussi, cédant à ses instances, hier soir, j’ai, non sans peine,obtenu de Jacques Darc, qui semblait fort irrité contre sa fille,de lui permettre de m’accompagner, sous le prétexte de venir passerquelques jours en cette ville avec ma femme et moi. Ce matin,partant de Domrémy avant l’aube, j’ai pris Jeannette encroupe ; nous sommes arrivés ici il y a une heure ; manièce m’attend chez moi, où je dois lui porter votre réponse.

– Ah ! elle attend maréponse ?

– Oui, messire…

– Eh bien ! la voici… Il fautsouffleter à tour de bras cette effrontée folle[27] etla reconduire à ses parents, afin qu’ils la châtient rudement.

– Quoi ! messire ? – s’écria lepauvre oncle, – telle est votre réponse ?…

– Maître Denis Laxart, je vous croyais unprud’homme, vous n’êtes qu’un vieil oison ou qu’un vieuxfou !

– Messire…

– N’avez-vous pas honte ! à votreâge ! ajouter foi à de pareilles sottises ! avoirl’impudence de me faire de telles confidences… Mort et furie !je ne sais qui me tient de… Sortez !

– Messire… ne croyez pas que…

– Hors d’ici ! Par les cinq centsdiables de l’enfer… sortez à l’instant, sortez !

Le pauvre Denis sortit tout éperdu.

*

**

Le pauvre Denis Laxart sortit tout éperdu,mais plus tard il revint au château de Vaucouleurs ; il revintnon plus seul, mais avec Jeanne, inquiet, tremblant à la seulepensée d’affronter encore le courroux du sire de Baudricourt.Jeanne avait tant prié, tant supplié son oncle, de la conduire prèsdu terrible capitaine, qu’il s’était à regret rendu aux instancesde sa nièce. Que l’on juge de l’effroi du bonhomme, lorsqu’encompagnie de la jeune fille, il approcha du rideau de cuir masquantl’entrée de la salle où se tenait Robert de Baudricourt. Celui-cis’entretenait avec messire Jean de Novelpont[28], chevalier, habitant Vaucouleurs, etlui disait, continuant une conversation commencée : – Encoreune fois c’est une folle, bonne à souffleter…

– Eh ! qu’importe ! si l’onavait pu tirer quelque parti de sa folie ! – répondait Jean deNovelpont. – Imaginez un homme en proie à une maladie incurable, ilest abandonné des médecins ; condamné par eux à mourir, on luipropose d’essayer in extremis d’un philtre prétendusalutaire, composé par un fou. Notre malade ne doit-il pas tentercette dernière chance de guérison ?… Querisque-t-il ?

– Mort-Dieu ! il risque de mourir àcoup sûr !… de plus de passer pour un sot…

– Robert, je vous le répète, le peuple etles soldats sont crédules ; l’annonce d’un secours céleste,surnaturel, peut ranimer l’espérance des populations et de l’armée,relever leur courage, les rendre victorieux après tant de défaites.Or, avouez-le, les conséquences d’un premier succès neseraient-elles pas incalculables ?

– Certes ! si l’on remportait cettevictoire, – répondit Robert de Baudricourt quelque peu ébranlé. –Je connais nos soldats, souvent un revers suffit à lesabattre ; mais une bataille heureuse peut ranimer leurénergie, et leur donner un élan irrésistible !

– En ce cas, pourquoi ne pas consentir àvoir cette fille ? pourquoi ne pas l’interroger…

– Y songez-vous ? une visionnaire…une vachère !

– Soit ; mais dans l’état désespéréoù se trouve la France, que risque-t-on de recourir àl’empirisme ? Robert, croyez-moi, vous eussiez politiquementagi en consentant à écouter cette paysanne… La prophétie de Merlinqu’elle invoque, absurde ou non, est populaire en Gaule… Je mesouviens d’avoir entendu raconter cette légende dans mon enfance…Partout, d’ailleurs, l’on prophétise à cette heure en notremalheureux pays. Las d’attendre des moyens humains la délivrancedes maux qui nous accablent, on la demande aux moyenssurnaturels ; les doctes clercs de l’Université de Paris, desprêtres ! n’ont-ils pas dernièrement encore fait publiquementappel à la clairvoyance divinatrice des pieux hommes versés dansles saintes Écritures et habitués à la vie contemplative ?Selon moi, en certaines circonstances, il faut oser… toutoser !

– Par la mort du Christ ! c’estencore toi ! – s’écria Robert de Baudricourt en interrompantson ami et voyant la figure craintive de Denis Laxart apparaître àla fente du rideau de cuir ; – ne crains-tu pas de lasser mapatience ?

Denis ne répondit rien, s’effaça devantJeanne ; celle-ci écarta le rideau, s’avança résolûment versles deux chevaliers ; son oncle la suivait levant les yeux auciel, tremblant de tous ses membres.

*

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Jeanne vieille ou laide eût été sans doute àl’instant chassée dédaigneusement par Robert de Baudricourt ;mais il fut, ainsi que le sire Jean de Novelpont, frappé de labeauté de la jeune fille, de l’expression douce et mâle de sestraits, de son maintien chaste, modeste, assuré. Les deuxchevaliers, saisis d’étonnement, se regardèrent en silence ;le sire de Novelpont, hochant la tête en souriant, semblait dire àson ami : « – Avais-je tort de vous conseiller de voir dumoins cette pauvre visionnaire ? »

Robert de Baudricourt hésitait encore surl’accueil qu’il devait faire à Jeanne, lorsque l’autre chevalierlui dit, afin de l’éprouver :

– Eh bien, mon enfant ? il faudradonc que le roi soit chassé de France ? et que nous devenionsAnglais ? Est-ce pour empêcher cela que vous êtes ici[29] ?

– Messire, – répondit Jeanne d’une voixdouce et ferme empreinte d’un accent d’irrécusable sincérité, – jesuis venue ici, dans cette ville royale, afin de demander au sireRobert de Baudricourt de me faire conduire vers le dauphin deFrance ; l’on n’a pas eu souci de mes paroles, pourtant ilfaut qu’avant huit jours je sois auprès du roi. Si je ne pouvaismarcher, j’irais sur les genoux ; il n’y a au monde nicapitaine, ni duc, ni prince, capables de sauver le royaume deFrance sans le secours que j’apporte de par l’assistance de Dieu etde ses saints[30]. – Puis Jeanne soupira et, le regardhumide de larmes, ajouta naïvement : – J’aimerais mieux resterà coudre et à filer en notre maison auprès de ma pauvre mère… maisDieu m’a donné une tâche… je dois l’accomplir[31].

– Et de quelle façon l’accompliras-tucette tâche ? – reprit Robert de Baudricourt, non moinssurpris que son ami du mélange d’assurance, de douceur ingénue etde conviction qui régnaient dans la réponse de la jeune fille. –Oui, comment feras-tu, toi simple bergère, pour vaincre et chasserles Anglais, lorsque La Hire, Xaintrailles, Dunois, Gaucourt, ettant d’autres vaillants capitaines ont été battus ?

– Je me mettrai hardiment à la tête desgens d’armes, et, Dieu aidant, nous vaincrons !

– Ma fille… – reprit Robert deBaudricourt avec un sourire d’incrédulité, – s’il est dans lavolonté de Dieu de chasser les Anglais de la Gaule, est-ce qu’il abesoin pour cela de toi et de gens d’armes[32] ?

– Les gens d’armes batailleront… Dieudonnera la victoire[33] ! –répondit Jeanne avec un laconisme tranquille. – Aide-toi… le cielt’aidera…

Les deux chevaliers se regardèrent de nouveau,de plus en plus étonnés du langage et de l’attitude de cette filledes champs ; Denis Laxart, triomphant, se frottait lesmains.

– Ainsi, Jeanne, – reprit Jean deNovelpont, – tu veux te rendre auprès du roi ?

– Oui, messire plutôt demainqu’après-demain, plutôt aujourd’hui que demain. Il faut qu’avant unmois le siège d’Orléans soit levé[34].

– C’est donc toi qui feras lever le sièged’Orléans ?

– Oui, sous le bon plaisir de Dieu.

– Sais-tu seulement ce que c’est que lesiège d’une ville, pauvre bergère ?

– Eh ! messire, ce sont desassiégeants et des assiégés…

– Bon… Mais les assiégés doivent tenterdes sorties contre l’ennemi retranché à leurs portes.

– Messire, nous sommes trois dans cettesalle ; si l’on nous enfermait ici, et que nous fussionsrésolus de sortir ou de mourir, ne sortirions-nous pas, quand mêmedix hommes garderaient la porte ?

– Par quel moyen ?

– En combattant hardiment… Dieu ferait lereste[35] !

– Dans un siège, ma fille, il ne s’agitpas seulement des sorties… Les assiégeants entourent la ville denombreuses redoutes ou bastilles garnies de machines, de traits, debombardes d’artillerie, défendues par des fosses profonds… commentt’emparerais-tu de ces formidables retranchements ?

– Je descendrais la première dans lefossé, je monterais la première aux échelles, en disant aux gensd’armes : « Suivez-moi, entrons hardimentlà-dedans ; le Seigneur est avec nous[36] !… »

Les deux chevaliers se regardèrent, ébahis desréponses de Jeanne ; Jean de Novelpont surtout éprouvait uneémotion croissante qui touchait à l’admiration pour cette bellejeune fille d’une vaillance si naïve ; Denis Laxart pensait àpart lui :

– Mon bon Dieu ! où Jeannetteva-t-elle donc chercher tout ce qu’elle dit ?… Elle parle encapitaine !

– Jeanne, – reprit Robert de Baudricourt,– si je consentais, selon ton vœu, à te faire conduire devers leroi, il te faudrait traverser des contrées au pouvoir des Anglais…Le trajet est long d’ici en Touraine ; tu courrais de grandsrisques.

– Le Seigneur Dieu et mes bonnes saintesne nous abandonneraient pas ; nous éviterions de passer parles villes en voyageant plutôt de nuit que de jour… Aide-toi… leciel t’aidera !

– Ce n’est pas tout, – reprit Robert enattachant sur Jeanne un regard pénétrant ; – tu es femme, tudevras chevaucher seule de ton sexe en compagnie des hommes quit’escorteront, loger pêle-mêle avec eux dans les endroits où vousvous arrêterez pour vous reposer.

Denis se gratta l’oreille en regardant sanièce d’un air embarrassé ; Jeanne rougit pudiquement, baissales yeux et répondit avec modestie :

– Messire, je prendrai des habitsd’homme, si vous pouvez m’en procurer ; je ne les quitterai nijour ni nuit[37] ; et d’ailleurs les gens de monescorte voudraient-ils causer de la peine à une honnête fille quise confie à eux ?

– Enfin, saurais-tu monter àcheval ?

– Il faudra bien que j’apprenne àchevaucher. Ayez seulement soin, messire, que le cheval ne soit pasméchant.

– Jeanne, – dit Robert de Baudricourt,après un moment de silence, – tu te prétends inspirée deDieu ? envoyée de par lui pour faire lever le siège d’Orléans,vaincre les Anglais, rétablir le roi sur son trône ?… Mais quiprouvera que tu as dit la vérité ?

– Mes actes, messire[38]…

Cette dernière réponse, prononcée d’une voixdouce et assurée, impressionna vivement les deux chevaliers ;Robert de Baudricourt reprit :

– Ma fille, retourne chez ton oncle aveclui… avant peu, je te ferai connaître mes intentions.

– J’attendrai, messire. Mais, au nom deDieu, si je dois partir pour aller devers le dauphin, que ce soit,je vous le répète, plutôt aujourd’hui que demain ; il fautqu’avant un mois le siège d’Orléans soit levé.

– Pourquoi tiens-tu autant à la levée dece siège ?

– Eh ! messire, – répondit Jeanne ensouriant, – je tiendrais moins à délivrer cette bonne ville, si lesAnglais ne tenaient point tant à la prendre !… Le succès de laguerre est là pour eux ; il est aussi là pour nous !…

– Eh bien, sire capitaine, – dit tout basDenis Laxart, radieux, à Robert de Baudricourt, – me faut-ilsouffleter à tour de bras cette folle effrontée ?

– Non, car bien que visionnaire, c’estune brave enfant ! – répondit aussi tout bas le chevalier. –Du reste, j’enverrai le curé de Vaucouleurs l’interroger et, aubesoin, l’exorciser dans le cas où il y aurait quelque sorcellerielà-dessous… Retourne chez toi… tu sauras bientôt ma résolution.

Denis et Jeanne sortent de la salle ; lesdeux chevaliers demeurent ensemble.

*

**

Lorsque Jeanne eut disparu, Robert deBaudricourt s’empressa de s’approcher de la table et se mit endevoir d’écrire, disant à Jean de Novelpont : – Maintenant, jepense comme vous ; je vais mander au roi cette étrangeaventure et lui soumettre cet avis : qu’en l’état désespérédes choses, l’on pourrait risquer d’essayer de tirer parti del’influence qu’exercerait sur l’armée, complètement découragée,cette jeune fille se disant inspirée, envoyée de Dieu ! Lavoyez-vous, docile au rôle qu’on lui ferait jouer, passant devantle front des troupes, revêtue d’une armure, et son beau visage sousun casque de guerre ? Les hommes se prennent autant par lesyeux que par l’esprit ; je ne serais donc pas surpris si… –Puis, s’interrompant et s’apercevant que le sire de Novelpont nel’écoutait pas, marchait de long en large dans la salle : –Jean, à quoi diable pensez-vous ?

– Robert, – reprit gravement lechevalier, – cette fille n’est pas, ainsi que je le croyais tout àl’heure, ainsi que vous le croyez maintenant, une pauvrevisionnaire dont l’on peut se servir in extremis, commed’un instrument, quitte à le briser s’il ne répond pas à ce qu’onattend de lui…

– Qu’est-elle donc ?

– Son regard ! son accent, sonattitude, son langage, tout révèle une femme extraordinaire…

– Jean, c’est beaucoup dire.

– Ce n’est pas assez dire… Elle estvraiment inspirée…

– Par qui ? par quoiinspirée ?… Allez-vous prendre ses visions ausérieux ?

– Je suis incapable de pénétrer cesmystères ; je crois ce que je vois, ce que j’entends, ce quej’éprouve. Robert, mes pressentiments ne me trompent pas… Jeanneest ou sera une femme de guerre illustre, et non l’instrumentpassif des capitaines… Elle peut sauver le pays…

– Elle est donc sorcière ? En cecas, le curé nous en rendra bon compte.

– Sorcière ou non, je suis tellementfrappé de ses réponses, de sa candeur, de sa hardiesse, de son bonsens, de son irrésistible sincérité, que vous dirai-je ? ellem’a tellement subjugué… que si le roi répond à votre messager qu’ilconsent à voir Jeanne… je l’accompagne dans son voyage…

– Vous ?

– Moi !

– Ah ! sire Jean ! sireJean ! – dit en riant Robert de Baudricourt, – voici unerésolution bien prompte !… Seriez-vous féru par les beaux yeuxde cette pucelle ?…

– Que je meure si je cède à quelquepensée mauvaise ! Telle est la fière innocence du regard decette jeune fille, que luxurieux serais-je… son regard refroidiraità l’instant ma luxure[39]. Jejurerais par mon salut que Jeanne est chaste ! Ne l’avez-vouspas vue rougir jusqu’au front à l’idée de chevaucher seule de sonsexe en compagnie des cavaliers de son escorte ? Nel’avez-vous pas entendue témoigner de son pudique désir de prendredes habits d’homme, qu’elle ne quitterait ni jour ni nuit durant levoyage ? Robert, la chasteté annonce toujours une belleâme…

– Si elle est véritablement chaste, ellene saurait être sorcière, les démons ne pouvant, dit-on, posséderle corps d’une vierge !… Mais, tenez, beau sire, à votre insu,la beauté de cette pucelle vous séduit, vous voulez être sonchevalier durant ce long voyage ; il peut offrir d’heureuseschances à votre amoureuse courtoisie, et… – Allons, trêve deplaisanteries, – ajouta Robert de Baudricourt, répondant à un gested’impatience de son ami. – Quant à moi, voici sérieusement mapensée sur cette belle fille : Si elle n’est sorcière, elle ale cerveau détraqué par ses visions, se croyant d’ailleurs de bonnefoi inspirée de Dieu ; du reste, je l’avoue, plusieurs de sesréponses m’ont surpris, elles annoncent un esprit au-dessus duvulgaire. Mais je suis loin de la regarder comme une femmeextraordinaire ; il n’importe, telle qu’elle est ou paraîtêtre, elle peut devenir un instrument précieux. Peuple et soldats,vous l’avez dit, sont ignorants et crédules ; si, frappés del’assurance et de la beauté de Jeanne, ils voient en elle uneenvoyée de Dieu ; s’ils croient qu’elle leur apporte unsecours surnaturel capable de venger leurs défaites, leur confianceen elle doit les réconforter, les exalter. Cette exaltation,habilement exploitée par des chefs de guerre expérimentés traçant àcette fille le rôle qu’elle doit jouer, peut avoir d’heureuxrésultats. Voilà, selon moi, sans exagération, tout ce qu’il estpossible d’attendre de Jeanne ; c’est à ce point de vue que jevais écrire au roi.

– L’avenir vous prouvera votre erreur.Jeanne est trop sincère et, à tort ou à raison, trop pénétrée de ladivinité de sa mission pour accepter le rôle que vous pensez, pourse résigner à être une machine aux mains des chefs ; elleagira d’elle-même, par elle-même. Je la crois douée naturellementdu génie militaire, comme l’ont été tant de capitaines d’abordinconnus. Rappelez-vous ses paroles au sujet du sièged’Orléans.

– Je le reconnais, en ceci elle a montré,sinon la science, du moins l’instinct de la guerre.

– À mon avis, c’est tout un. Quoi qu’ildoive arriver, il faut promptement écrire au roi.

– C’est mon dessein.

– À quel roi écrirez-vous ?

– Est-il donc deuxCharles VII ?

– Mon cher Robert, j’ai accompagné à lacour le comte de Metz, auprès de qui je commandais une compagnie decent lances ; j’ai donc vu de près les choses à Chinon ou àLoches…

– S’ensuit-il qu’il y ait deuxrois ?

– Il est un roi du nom deCharles VII, dont le souci se borne à régner sur le cœur desfemmes de bonne volonté ; énervé par la mollesse, ingrat,égoïste, insoucieux de l’honneur, ce prince, confiné à Chinon ou àLoches, au milieu de ses favoris, de ses maîtresses, laisse sessoldats combattre, mourir pour défendre les débris de son royaume,et jamais on ne l’a vu à la tête de ses troupes…

– C’est une honte pour laroyauté !

– Il est un autre roi du nom deGeorges La Trémouille, despote jaloux, haineux,ombrageux ; il règne en maître sur les deux ou trois provincesdont se compose à cette heure le royaume de France, et mène lebâton haut nos seigneurs du conseil royal, dépositaires de touteautorité…

– Je savais qu’en effet le Maire dupalais de notre roi fainéant était le sire de La Trémouille ;c’est donc à lui que je vais écrire…

– N’en faites rien, Robert,croyez-moi !

– Quoi ! vous dites vous-même qu’ilest le maître ?… le roi de fait ?…

– Oui ; mais voulant rester maîtreet roi de fait, il ne souffrira point qu’un autre que lui aittrouvé un moyen de salut pour la Gaule. Le sire de La Trémouillerepousserait donc, n’en doutez pas, l’intervention de Jeanne…Écrivez au contraire directement à Charles VII :l’étrangeté de l’aventure le frappera ; ne fût-ce que parcuriosité, il voudra, je n’en doute pas, voir Jeanne. Il trouve lesjours longs dans sa retraite de Loches ou de Chinon ; lesagaceries de ses maîtresses sont souvent impuissantes à le tirer deson ennui… la venue de Jeanne sera pour lui une nouveauté.

– Vous êtes homme de bon conseil ;je vais écrire directement au roi et lui expédier sur l’heure unmessager. Donc, si sa réponse est favorable à Jeanne, vous êtestoujours résolu de l’accompagner ?

– Plus que jamais.

– Le trajet est long et périlleux.

– Je l’ai déjà parcouru avec le comte deMetz.

– Vous aurez à traverser une partie de laBourgogne et de la Champagne, occupées par les ennemis.

– Je prendrai seulement avec moi monécuyer Bertrand de Poulangy, homme prudent mais résolu ; jelui adjoindrai quatre valets bien armés ; une petite troupepasse plus facilement inaperçue. D’ailleurs, ainsi que Jeanne l’asagement proposé, nous éviterons autant que possible les villes envoyageant de nuit, et nous reposant le jour dans quelques métairiesisolées.

– N’oubliez pas que vous aurez àtraverser de nombreuses rivières, puisque partout les ponts sontrompus depuis les guerres.

– Nous trouverons toujours quelquebac ; je connais, vous dis-je, la route. D’ici, nous irons àSaint-Urbain, où nous pourrons séjourner sans péril ; maisnous éviterons Troyes, Saint-Florentin, Auxerre, et une fois àGien, nous serons en pays ami. Nous nous dirigerons alors versLoches ou Chinon, résidences royales.

– Allons, avouez-le, sire Jean deNovelpont… vous êtes quelque peu féru de la beauté deJeanne ?…

– Sire Robert de Baudricourt, je suisglorieux d’être le chevalier de l’héroïne guerrière qui peut-êtresauvera la Gaule…

*

**

Le 28 février de l’an 1428, vers le déclin dujour, une foule d’habitants de Vaucouleurs, hommes, femmes,enfants, se pressaient aux abords du château, foule avide,impatiente, enthousiaste. Jugez-en, fils de Joel, par ces paroleséchangées entre nos citadins.

– Vous êtes certain qu’elle sortira duchâteau par cette porte ?

– Il le faudra bien… l’on ne peut sortirà cheval par la poterne ; Jeanne suivra ensuite le rempartavec le sire de Novelpont, qui l’accompagne en ce long voyage.D’ici, nous la verrons parfaitement.

– Sainte fille ! tous nos cœurs sontavec elle ! !

– La voilà donc accomplie la prédictionde Merlin : La Gaule, perdue par une femme, serasauvée par une vierge des marches de la Lorraine d’un bois chesnuvenue !

– Enfin, elle va nous délivrer desAnglais ! le pauvre monde va respirer !

– Plus d’alerte, plus d’incendie, depillages, de massacres !

– Dieu nous envoie Jeanne-la-Pucelle…gloire à Dieu !

– Une fille des champs, pourtant… unesimple bergère !

– Le Seigneur Dieu l’inspire… elle vautune armée.

– Vous savez, messires, que maîtreTiphaine, le curé de la paroisse Saint-Euterpe, s’est chargéd’exorciser la Pucelle dans le cas où elle eût été sorcière etpossédée du démon. Le clerc portait la croix, l’enfant de chœurl’eau bénite, maître Tiphaine le goupillon. Cependant il n’osaitpoint trop s’avancer devers la Pucelle, craignant quelque tour dumalin esprit. – « Approchez, approchez, bon père, – lui a ditJeanne en riant, – je ne m’envolerai pas[40]. »

– Chère âme… elle était bien certained’être fille de Dieu !

– Évidemment elle était vierge puisqueaprès l’exorcisme il n’est sorti de sa bouche aucun démongriffu !

– Tout le monde sait en effet que lediable ne peut habiter le corps d’une pucelle ; donc, Jeannene saurait être une sorcière, quoi qu’on ait dit de Sybille, samarraine.

– Loin de soupçonner Jeanne d’être uneinvocateresse de démons, maître Tiphaine a été si édifié de sadouceur, de sa modestie, que le lendemain de l’exorcisme il l’aadmise à la sainte communion…

– C’est par ma foi bien heureux !qui mangerait donc le pain des anges, sinon Jeanne ?

– Savez-vous, mes compères, que pendantque le sire de Baudricourt attendait la réponse du roi (et de parDieu m’est avis que cette réponse s’est fait fort attendre),monseigneur le duc de Lorraine, instruit par le bruit public queJeanne était la pucelle prophétisée par Merlin, a voulu lavoir ?

– Vraiment !… et qu’est-il advenu decette entrevue ?

– Le sire de Novelpont a conduit Jeanneauprès du seigneur duc… – « Eh bien, ma fille ! – luia-t-il dit, – toi qui es envoyée de Dieu, conseille-moi donc ?je suis malade… et ce me semble près de ma fin… »

– Tant pis pour lui ! Qui doncignore que le seigneur duc est souffrant des suites de sesdébauches, et que, pour s’y livrer à son aise, il a vilainementrenvoyé sa femme !

– Jeanne savait cela, sans doute ;car elle a répondu au duc : « – Monseigneur, rappelezvotre duchesse auprès de vous, vivez en honnête homme, Dieu ne vousabandonnera pas…[41]Aide-toi… le ciel t’aidera !… »

– Bien répondu, sainte fille !…

– On assure que c’est son motfavori : Aide-toi… le ciel t’aidera !

– Alors, que le ciel et tous ses saintsla protègent pendant le long et périlleux voyage qu’elle vaentreprendre aujourd’hui !

– Est-ce croyable ?… une pauvreenfant de dix-sept ans à peine ? Quel courage !

– Moi et cinq autres archers de lacompagnie du sire de Baudricourt, nous lui avions demandé comme unegrâce d’accompagner Jeanne-la-Pucelle, il nous a refusé ; j’enenrage ! Ventre du pape ! j’aurais aimé à avoir cettebelle fille pour capitaine !… conduit par elle, je défieraistout et tous !

– Des gens d’armes commandés par unefemme, voilà cependant qui est singulier !

– Foi d’archer ! deux beaux yeux quivous regardent et semblent vous dire : « Marche àl’ennemi ! » vous mettent la flamme au cœur ! unedouce voix qui vous dit : « Hardi… en avant ! »rendrait vaillant un lâche !

– Surtout lorsque cette voix est inspiréede Dieu, brave archer !

– Qu’elle soit inspirée par Dieu, par lediable ou par sa seule bravoure, je m’en soucie comme d’une flèchebrisée, je le répète : fût-on un contre mille, il faudraitavoir la couardise d’un lapin pour ne pas suivre une belle fillequi, l’épée à la main, s’élance sur l’ennemi !

– Moi, je ne peux m’empêcher de songer auchagrin que le départ de Jeanne doit causer à sa famille, siglorieuse que soit la destinée de la Pucelle.

– Je tiens de dame Laxart que JacquesDarc, très-sévère et très-rude homme, après avoir fait par deuxfois écrire à sa fille de revenir près de lui, ne voulant pasqu’elle s’en allât ainsi chevauchant avec des gens d’armes, l’amaudite ; de plus, il a défendu à sa femme et à ses deux filsde jamais revoir Jeanne. Elle a pleuré toutes les larmes de soncorps en apprenant la malédiction paternelle : « Le cœurme saigne de quitter ma famille, – disait la pauvre fille à dameLaxart, – mais il faut que j’aille où Dieu m’envoie[42]. »

– Le père de la Pucelle est un brutal…oser maudire sa fille… elle qui doit sauver la Gaule !

– Et elle la sauvera… Merlin l’aprédit !

– Ah ! mes amis, le beau jour quecelui où les Anglais seront tous boutés hors de notre pauvre pays,qu’ils ravagent depuis tant d’années !

– La faute en est à la chevalerie ;pourquoi s’est-elle montrée si lâche à la bataille dePoitiers !

– Et par surcroît JacquesBonhomme, opprimé, torturé, a été forcé de payer la rançon desseigneurs, vils couards à éperons dorés !…

– Mais Jacques Bonhomme à bouts’est regimbé dans son désespoir. Oh ! du moins une bonne foisla fourche et la faux ont eu raison de la lance et de l’épée !La Jacquerie a vengé les serfs !

– Et ensuite quel carnage n’a-t-on pasfait des Jacques !

– Enfin… ils ont eu leur tour ! çaconsole…

– Aujourd’hui ce sera le tour de cesdamnés Anglais ! grâce à Jeanne-la-Pucelle… l’envoyée deDieu ! elle les boutera dehors !

– Oui, oui, laissez-la faire… elle àpromis qu’avant un mois il ne resterait pas en France un de cesgoddons[43].

– Gloire à elle ! la bergère deDomrémy aura ainsi accompli ce que ni roi, ni ducs, ni chevaliers,ni capitaines n’ont pu accomplir !

– Noël à Jeanne ! née comme nous depauvres gens ! qu’elle soit bénie des pauvres gens qui desAnglais souffraient mort et passion !

– La voilà ! on abaisse lepont-levis du château…

– Oui, la voilà ! c’est elle…

– Qu’elle est leste et belle sous seshabits d’homme !

– Voyez donc ? on dirait d’un beaujeune page avec ses cheveux noirs coupés en rond, sa capelineécarlate, sa tunique verte, ses chausses de daim à aiguillettes etses bottines éperonnées…

– Elle a par ma foi l’épée aucôté !

– Le sire de Baudricourt lui en a faitprésent.

– C’était bien le moins ! nousautres de Vaucouleurs, n’avons-nous pas boursillé afin d’acheter uncheval à cette brave guerrière !

– Maître Simon le marchand a répondu dela haquenée comme d’une bête patiente et douce ; un enfant laconduirait ; elle servait de monture à une noble dame pour lachasse au faucon.

– Foi d’archer ! Jeanne se tientdéjà en selle comme un capitaine ! Ventre du pape !est-elle belle et bien tournée !… Que ne suis-je de ses gensd’armes ! j’irais avec elle au bout du monde, rien que pour leplaisir de la regarder !

– De fait, moi, si j’étais soldat,j’aimerais mieux obéir à un ordre donné d’une douce voix par deslèvres mignonnes et vermeilles, qu’à un ordre donné par une voixrude, par une bouche lippue, hérissée de poils gras !

– Voyez-vous sire Jean de Novelpont avecson armure de fer qui chevauche à la droite de Jeanne ?

– On dirait qu’il veille sur elle commesur sa fille…

– Il vient de rajuster quelque chose à labride de la haquenée de la Pucelle.

– À sa gauche est le sire de Baudricourt…il l’accompagne sans doute pendant une partie du chemin.

– Voilà l’écuyer Bertrand de Poulangyportant la lance et l’écu de son maître.

– Jésus ! ils n’ont que quatrehommes armés avec eux ! en tout six personnes, pour escorterJeanne d’ici en Touraine ! à travers tant de mauvaispays !

– Dieu veillera sur la saintefille !

– Voyez donc… elle se retourne sur saselle et fait de la main à quelqu’un du château comme un signed’adieu…

– Maintenant elle porte son mouchoir àses yeux…

– Elle vient sans doute d’adresser cetadieu à son oncle et à sa tante, les vieux Laxart ?

– Oui, les voici tous deux à la fenêtrebasse de la grosse tour… les mains jointes et pleurant de voir leurnièce s’éloigner pour toujours peut-être ! La guerre est sichanceuse !

– Pauvre chère fille ! le cœur doitlui saigner… comme elle dit… s’en aller ainsi toute seule… loin dessiens, batailler à la merci de Dieu !

– Voici qu’elle va tourner l’angle durempart… et nous la perdrons de vue !

– Qu’elle entende du moins nos crisd’adieu… Noël à Jeanne-la-Pucelle !

– Noël à Jeanne ! Noël !Noël !

– Elle vous entend… et nous fait de lamain un signe d’adieu.

– Mère ! mère ! prends-moi danstes bras… hausse-moi donc… que je la voie encore !

– Viens, mon enfant, regarde-la bien, nel’oublie jamais ! Grâce à elle, les mères désolées nepleureront plus sur leurs fils, sur leurs maris massacrés par lesAnglais…

– Noël à Jeanne… Noël !…

– Elle a tourné l’angle des remparts… lavoilà partie…

– Noël à Jeanne-la-Pucelle !… que lebon Dieu l’accompagne !

– Qu’elle nous délivre à jamais desAnglais… Noël ! Noël ! ! !

*

**

Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légendede la plébéienne catholique et royaliste : Charles VIIdevait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée,lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusementdevant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ont brûléevive ! – La couardise de la chevalerie avait donné la Gauleaux Anglais ; le patriotisme de Jeanne, son génie militaire,triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livréepar la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne ! –L’implacable jalousie des capitaines et des courtisans,l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait tonmartyre ! – Sois bénie à travers les âges, ô viergeguerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! – Écoutez,fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre : gensde cour, gens de guerre, gens d’église et royauté !

Chapitre 3CHINON.

Arrivée de Jeanne à la cour de Charles VII. –Le conseil du roi. – L’Évêque de Chartres. – Le sire de Gaucourt etGeorges de La Trémouille.– La plébéienne et le roi. – La belle Aloyse. – La reineYolande de Sicile.

 

Le 7 de mars 1429, trois des principauxmembres du conseil du roi Charles VII étaient assemblés dansune salle du château de Chinon ; voici, fils de Joel, les nomsde ces conseillers ; ces noms, ne les oubliez pas :Georges de La Trémouille, chambellan, ministre despote,avide et ombrageux ; le sire de Gaucourt, soldatenvieux et féroce ; Régnault, évêque de Chartres,prélat fourbe et ambitieux.

– Que la fièvre serre ce Robert deBaudricourt ! assez audacieux pour écrire directement au roiet l’engager à accueillir cette vachère ! – s’écriait Georgesde La Trémouille. – Charles VII trouve l’aventure plaisante,il veut enfin voir aujourd’hui cette folle ! Les sots ladisent envoyée de Dieu… je la maintiens, moi, envoyée par le diableà la traverse de nos intérêts !

– Évidemment, il n’y a plus moyen, cettefois, d’éluder l’ordre formel du roi, – reprit l’évêque deChartres. – Ce damné Jean de Novelpont a tant clabaudé, que notresire veut absolument voir cette vassale, confinée depuis le jour deson arrivée dans la tour du Coudray, y attendant vainementl’audience royale et s’étonnant fort de ces lenteurs, l’effrontéevagabonde ! toute glorieuse de l’enthousiasme imbécile dontelle a été l’objet de la part de ces musards de Lorraine !Sang du Christ ! notre roi fainéant est capable, autant pourse railler de nous que pour se décharger de tout souci à l’endroitdu salut de son royaume, de tenter Dieu en acceptant le secoursdivin que cette Jeanne prétend apporter à la France… En ce cas,messeigneurs, c’est fait de l’influence du conseil royal !

– Quoi ! moi, Raoul de Gaucourt,j’aurai servi avec Sancerre ! avec le connétablede Clisson ! qui appréciaient ma valeur comme elleméritait de l’être ! j’aurai vaincu le Turc à Nicopolis, et jedevrai subir les ordres d’une vile gardeuse de bétail ! Mortet massacre ! je briserais plutôt mon épée !

– Ce sont là des mots, Raoul de Gaucourt,– dit le sire de La Trémouille pensif ; – les mots sontimpuissants contre les faits ! Raisonnons froidement. Notresire, indolent, mobile et lâche (bénies soient son indolence, salâcheté ! elles nous ont donné jusqu’ici le pouvoirsouverain) ; notre sire peut donc, en l’état désespéré deschoses, vouloir essayer de l’influence, prétendue surnaturelle, decette vachère… Ne nous abusons point : depuis le jour où, parmon ordre, elle a été reléguée dans la tour du Coudray, à unedemi-lieue d’ici, les criailleries de Jean de Novelpont ont ému unepartie de la cour ; son enthousiasme pour ladite Jeanne, sesrécits sur sa beauté, sur sa modestie, sur le génie militairequ’elle possède…

– Du génie militaire chez une ignoblefille de labour ! Merci de moi ! – s’écria Raoul deGaucourt, – c’est à devenir fou de male-rage !

– Raoul, ne vous emportez point, – repritl’évêque de Chartres ; – mon fils en Dieu, Georges de LaTrémouille, précise les faits. Il dit vrai… Une partie de la cour,éprise des nouveautés, jalouse de notre pouvoir, lasse de voir unepartie de ses domaines au pouvoir des Anglais, a ouvert l’oreilleaux récits exaltés de Jean de Novelpont sur cette visionnaire, bonnombre de courtisans ont obsédé le roi ; il veutimpérieusement la voir. Il serait, en ce moment, absurde etimpolitique de vouloir lutter contre le courant.

– Ainsi, nous devons céder ! –s’écria Raoul de Gaucourt en frappant avec rage sur la table duconseil, – céder devant cette sorcière qui devrait déjà rôtir surle fagot !

– Le fagot pourra venir plus tard, braveRaoul ; mais il nous faut, quant à présent, céder… Je croisdeviner la secrète pensée de Georges de La Trémouille ; or,vous le savez mieux que moi, en votre qualité de capitaineexpérimenté, l’on peut tourner les positions que l’on ne sauraitemporter de front. N’est-ce point là votre avis, LaTrémouille ?

– Certes. Voici ma pensée toutentière ; entre amis concourant au même but, ayant les mêmesintérêts, l’on doit parler sans réticence. Je suis depuis longtempsparvenu à éloigner du conseil du roi les princes du sang ;nous régnons… Et d’abord, en ce qui me touche, je suis, quant àprésent, loin de désirer le terme de la guerre avec les Anglais etles Bourguignons ; j’ai besoin qu’elle dure. Mon frère,familier du régent d’Angleterre et du duc de Bourgogne, a obtenud’eux des sauvegardes pour mes domaines ; cette année encore,lorsque l’ennemi s’est avancé jusque sous les murs d’Orléans, mesterres et ma seigneurie de Sully ont étéépargnées[44]. Ce n’est pas tout : grâce auxtroubles civils et aux nombreux partisans que je tiens à ma soldeen Poitou, cette province est à ma merci ; je ne perds pasl’espoir de l’annexer à mes possessions si la guerre se prolongequelque temps encore[45]. J’aidonc un puissant intérêt à ruiner les projets de cette prétendueenvoyée de Dieu, s’ils pouvaient jamais se réaliser ; je neveux pas, moi, l’expulsion des Anglais, je ne veux pas, moi, la finde la guerre, parce que cette guerre me sert !… Tels sont, entoute sincérité, les motifs personnels qui me guident… Maintenant,examinons si vos intérêts à vous, Régnault, évêque deChartres ? à vous, Raoul de Gaucourt ? ne sont point demême nature que les miens. Quant à vous, évêque de Chartres, si laguerre se termine soudain par la force des armes, que deviennenttoutes vos négociations si laborieusement tramées depuis longtemps,soit avec le régent d’Angleterre, soit avec le duc deBourgogne ? négociations qui vous ont coûté tant de labeurs etdonnent, avec raison, au roi une si haute idée de votreimportance ? Que deviennent ces garanties, ces avantagespécuniaires, qu’en négociateur bien avisé vous demandiez auxprinces avec qui vous traitez, certain d’obtenir un jour cettemagnifique récompense ?

– Toutes mes espérances tombent à néantsi, par un hasard incroyable, cette fille, fanatisant nos troupes,relevant leur courage, obtenait une victoire dont l’on ne sauraitprévoir les résultats ! – s’écria l’évêque de Chartres. – Lerégent d’Angleterre m’écrivait dernièrement encore « qu’iln’était pas éloigné d’accepter mes propositions de traité, auquelcas (ajoutait le duc de Bedford) j’étais assuré d’obtenir tout ceque je sollicitais de lui. » Mais si la guerre, qui de notrecôté se traîne languissante depuis si longtemps, par notre communvouloir, afin de laisser aux négociations le temps d’aboutir, si laguerre, dis-je, se rallume vive, ardente, à la voix de cettepaysanne endiablée, les négociations sont rompues, et adieu lesavantages que j’espérais ! Ainsi, vous avez dit vrai, Georgesde La Trémouille, vos intérêts et les miens doivent nous unircontre ladite Jeanne !

– Quant à moi, – s’écria Raoul deGaucourt, – je jure Dieu que…

– Quant à vous, – reprit le sire de LaTrémouille en interrompant le soldat, – quant à vous, dignecapitaine, ai-je besoin de vous dire que Dunois, Lahire,Xaintrailles, le connétable Richemont, le duc d’Alençon et autreschefs de guerre, jaloux de votre mérite, de votre siège au conseilroyal, désireux de vous perdre, se déclareront nécessairementpartisans des visions de cette fille, dont ils se feront un docileinstrument ? Or, si grâce à leurs avis et à la fanatiqueexaltation des soldats, l’armée royale remportait une premièrevictoire, votre influence, votre renommée militaire, neseraient-elles pas complètement éclipsées par le succès de vosrivaux ? Irrésolu, mobile, ingrat, ainsi que nous leconnaissons de reste, notre roi fainéant vous sacrifierait au crigénéral qui vous accuserait de trahison ou d’impéritie, vousreprochant de n’avoir pas su terminer une guerre si heureusement,si promptement menée à bonne fin par d’autres que parvous !

– Tonnerre et sang ! – s’écria Raoulde Gaucourt, – grande envie j’ai d’aller droit à la tour du Coudrayet de faire occire cette sorcière sans autre forme de procès !L’on affirmerait que Satan, son patron, l’a emportée…

– Le moyen est violent et maladroit, chercapitaine ! – reprit Georges de La Trémouille ; – l’onpeut, par d’autres voies, arriver au même but. Donc, il est entenduque moi, vous et l’évêque de Chartres, nous avons un intérêt communà nous liguer contre cette fille ; maintenant, avisons auxmoyens de la perdre. Commençons par vous, saint évêque de Chartres,directeur spirituel de notre sire ; si débauché qu’il soit, ila de temps à autre peur du diable ; ne pourriez-vous insinuezà ce bon roi qu’il compromettrait le salut de son âme en ajoutantfoi témérairement, sans préalable enquête, aux assertions de cettecréature, soi disant envoyée de Dieu !…

– Excellente idée ! – repritl’évêque de Chartres. – Je démontre à Charles VII qu’il esturgent de faire examiner Jeanne par des clercs en théologie, seulsaptes à reconnaître et à déclarer solennellement si elle obéit àune inspiration divine ou si elle n’est, au contraire, qu’unefourbe effrontée possédée du malin esprit ; auquel cas, et enaccordant sa confiance à cette fille, notre sire se rendrait ainsicomplice d’une sorcière. Je compose en conséquence l’assembléecanonique chargée de prononcer irrévocablement, infailliblement,sur le degré de foi que l’on doit accorder à la prétendue missiondivine de la Jeanne ; elle est, selon mes instructionssecrètes, déclarée hérétique, sorcière, possédée du malin esprit,et pour elle bientôt flambe ce fagot… si impatiemment attendu parce brave Gaucourt !

– Sang-Dieu ! – s’écria le soldat, –j’allumerais moi-même le fagot, s’il le fallait ! La voilàbrûlée, cette infâme serve qui voulait commander à de nobles chefsde guerre !…

– Brûlée… pas encore, cherGaucourt ! – dit le sire de La Trémouille ; – neconfondons point nos espérances et la réalité.

– Que voulez-vous dire ?

– Supposons que l’attente de notre amil’évêque de Chartres soit trompée (il faut tout prévoir), supposonsque, par fatalité, le conseil canonique, contrairement auxinstructions de notre digne évêque, et cédant à je ne sais quelleaberration, déclare ladite Jeanne bien et dûment inspirée deDieu…

– Impossible !… je réponds desclercs que je choisirai pour cet examen !

– Cher évêque, notre ami Gaucourt vous ledira : parfois l’on croit pouvoir répondre de ses soldatscorps pour corps, et ils vous échappent complètement au moment del’action ! il peut en être ainsi de vos clercs. Donc,admettons que le roi Charles veuille risquer in extremisde mettre à la tête de ses armées ladite Jeanne ; c’est alorsque vous, Raoul de Gaucourt, vous pouvez, mieux que personne,perdre cette insolente…

– Moi ! et comment ?

– C’est fort simple. Elle n’a qu’une idéefixe, et, il faut l’avouer, celui qui lui a mis cette idée en têtejugeait parfaitement les choses ; Jeanne s’obstine à fairelever d’abord le siège d’Orléans ; elle fait dépendre de lalevée de ce siège le succès de la guerre. Il faut, Gaucourt,demander au roi le commandement de la ville d’Orléans et, oubliantun instant votre dignité, consentir à servir sous les ordres decette fille.

– Moi !… Que l’enfer me confonde sijamais, ne fût-ce que pour un jour, je consens à recevoir lesordres de cette vachère !…

– Ne soyez donc point toujours tempête etflamme, brave Gaucourt ! Songez que le gros des troupes seraitde la sorte sous votre commandement immédiat. Jeanne vous donnerades ordres, vous les éluderez, vous traverserez, contrarierez ainsitous les plans de bataille que vos rivaux lui souffleront ;vous apporterez des lenteurs calculées à exécuter les intentions decette fille, vous les interpréterez différemment à ses vues ;vous pourrez surtout… c’est là le point capital, écoutez-moibien : vous pourrez manœuvrer de façon à faire prendre cetteenragée par les Anglais, résultat facile à obtenir, ce me semble,au moyen d’un mouvement de retraite habilement conçu où vouslaisseriez la Jeanne au pouvoir de l’ennemi. Il vous est enfinpossible à vous, plus qu’à nous, de la réduire à néant, enl’empêchant de gagner sa première bataille !…

– C’est évident, – ajouta l’évêque deChartres. – Au premier échec qu’elle subit, son prestiges’évanouit, l’enthousiasme qu’elle excitait se change enmépris ; on a honte de s’être laissé prendre à un piège aussigrossier, le revirement est soudain ! Et si, contre toutespoir… je devrais dire contre toute certitude… l’assembléecanonique choisie par moi déclare Jeanne véritablement inspirée deDieu… si le roi la met à la tête de ses troupes, la perte de sapremière bataille, grâce à vos adroites manœuvres, brave Gaucourt,porte un coup mortel à cette aventurière ! Victorieuse, elleétait l’envoyée de Dieu ! vaincue, elle est l’envoyée deSatan !… On procède contre elle, sous prétexte d’hérésie et desorcellerie… alors flambe encore pour elle ce fagot que vous seriezsi empressé d’allumer… Vous le voyez, le moment venu, il peutdépendre de vous de la faire brûler ou de la laisser prendre parles Anglais, qui l’occiront… Pourriez-vous donc hésiter, le caséchéant, à demander au roi le commandement de sa bonne villed’Orléans ?

– De fait, – reprit Raoul de Gaucourtd’un air méditatif, – cette vachère ordonne, je suppose, une sortiecontre les assiégeants ? on baisse le pont, cette endiablées’élance, quelques-uns des nôtres la suivent… je donne le signal dela retraite, mes gens se hâtent de rentrer dans la ville, le pontest relevé… la ribaude reste au pouvoir de l’ennemi !…

– Ainsi, nous pouvons compter survous ?

– Oui ; car j’entrevois le moyen,soit par une fausse sortie, soit par d’autres manœuvres, de venir àbout de cette diablesse !

– Et maintenant, – reprit le sire de LaTrémouille, – ayons bon et ferme espoir, notre trame est bienourdie, nos filets habilement tendus ; il est impossible quecette effrontée visionnaire échappe, soit à vous, Gaucourt, soit àvous, digne évêque… Quant à moi, je ne veux point resterinactif ; voici mon projet, il vous semblera prêter à rire,cependant il est fort sérieux… Et d’abord, mon saint père en Dieu,n’est-il pas avéré que le démon ne saurait posséder le corps d’unevierge ?

– C’est indubitable selon les formules del’exorcisme…

– Donc, la Jeanne se prétend pucelle,puisque ses fanatiques imbéciles l’appellent déjàJeanne-la-Pucelle… Or, de deux choses l’une : oucette coureuse, indécemment vêtue d’habits d’homme, venue deLorraine ici, en compagnie diurne et nocturne de ce Jean deNovelpont, dont elle est sans doute la concubine, à en juger parl’intérêt forcené qu’il lui porte ; ou cette coureuse, dis-je,n’est qu’une ribaude, on bien elle est restée jusqu’ici réellementchaste ; le roi est un damné paillard, je compte éveiller sacuriosité libertine en lui proposant d’assembler un concile dematrones…

– Un concile de matrones ?… pourquoidiable faire ?…

– Je vais vous en instruire, Gaucourt. Ceconcile, présidé, je suppose, par la belle-mère du roi, Yolandede Sicile, serait chargé de s’assurer que la Jeanne estréellement vierge… Si elle ne l’est point, il s’élève aussitôtcontre elle les plus véhéments soupçons d’imposture et desorcellerie, puisque les pucelles seules sont à l’abri desmaléfices de Satan… Elle n’est plus cette prétendue sainte filleinspirée de Dieu, mais une audacieuse paillarde, digne compagne desfilles de bonne volonté qui suivent les gens d’armes ; elleest honteusement fouettée ; puis chassée, sinon brûlée commesorcière !…

– J’admets qu’elle soit ribaude, – repritl’évêque de Chartres, – et, comme vous, je suis persuadé que ceJean de Novelpont, si affolé d’elle, doit être son amant ;mais, cependant, si par hasard elle ne mentait point en se faisantappeler Jeanne-la-Pucelle ? s’il devenait ainsisolennellement constaté qu’elle est encore pure, ne serait-ce pointun grand avantage pour elle ? n’en resterait-il pas uneprésomption favorable à la divinité de sa mission ? Tandisqu’en ne soumettant pas la Jeanne à cette épreuve, le champ restelibre à des suppositions… qu’il nous est facile de rendreextrêmement odieuses, la réalité demeurant inconnue…

– Votre objection est grave, – réponditle sire de La Trémouille à l’évêque ; – cependant, ensupposant que cette fille soit chaste, songez donc quelle devraêtre sa mortelle honte à la seule pensée d’un examen si humiliantpour elle ! Plus elle aura conscience de l’honnêteté de savie, jusqu’alors irréprochable, plus cette créature, de si vilecondition qu’elle soit, sera navrée, indignée, d’un soupçonoutrageant pour son honneur !… En un mot, plus il y aura enelle de pudeur, plus elle se révoltera contre l’impudicité d’unepareille vérification ! elle la repoussera comme une sanglanteinjure et, la rougeur au front, refusera de paraître devant leconcile de matrones !… Ce refus, habilement exploité, tourneracontre elle ; l’on dira : « Chaste, elle neredouterait pas cette épreuve !… »

– Foi de soldat ! l’idée est à lafois ingénieuse et bouffonne ! mais notre paillard sire voudraprésider le concile examinateur !

– Cependant, La Trémouille, si la Jeannese soumet à l’épreuve et en sort triomphante, ce triomphe lui donneun grand avantage sur nous ?

– Ne jouira-t-elle pas du même avantagesi on la croit pucelle sur parole ? Or, la convocation duconcile de matrones nous offre deux chances : Jeanne sesoumet-elle au honteux examen ? elle peut être déclaréeribaude… refuse-t-elle l’épreuve ? ce refus tourne contreelle !…

– Il n’y a rien à répondre à cela ;j’adhère au concile de matrones.

– Je crois mon idée bonne ; vous lajugerez à l’œuvre. Maintenant, résumons et arrêtons notre plan deconduite : premièrement, obtenir du roi qu’un concile dematrones soit appelé à connaître publiquement de la virginité denotre aventurière ; secondement, dans le cas où elle sortiraittriomphante de cette épreuve, convoquer un conseil canonique chargéde poser à cette fille, qui sort de son village, les plus subtiles,les plus ardues, les plus embarrassantes questions théologiques, etde déclarer d’après ses réponses… (songez à ce que seront lesréponses d’une malheureuse paysanne sur de pareillesmatières !…), de déclarer, dis-je, qu’elle est ou n’est pasinspirée de Dieu. Enfin tiercement, si, par impossible, ce secondexamen lui est encore favorable, manœuvrer de telle sorte qu’elleperde sa première bataille et reste, si faire se peut, prisonnièredes Anglais…

Un écuyer de Charles VII entre en cemoment, après avoir frappé à la porte de la chambre du conseil, etvient prévenir le sire de La Trémouille que le roi le mande àl’instant.

*

**

Charles VII, ce gentil dauphinde France, objet du culte fervent et naïf de Jeanne, reléguéedepuis tant de jours dans la tour du Coudray sans avoir puapprocher de ce roi qu’elle voulait sauver de sa ruine ;Charles VII, après s’être longuement entretenu avec le sire deLa Trémouille, vint trouver sa belle maîtresse, Aloyse deCastelnau. Il devisait avec elle, indolemment étendu à ses pieds.Frêle et de petite stature, ce prince, quoique âgé de vingt-troisans à peine, était déjà pâli, flétri, énervé, par les excès ;Aloyse, dans tout le florissant éclat de sa jeune beauté, répondaità une plaisanterie obscène de son royal amant à propos deJeanne-la-Pucelle, et, riant à demi, disait :

– Fi ! Charles… fi !libertin ! tenir de tels propos sur cette vierge inspirée quiprétend un jour te rendre ta couronne !

– S’il en doit être ainsi, les vues duSeigneur Dieu sont étranges !… Faire dépendre la couronne etle royaume de France de…

– Encore ? – fit Aloyse eninterrompant Charles. – N’achève pas, je devine ta vilainepensée…

– Et puis, enfin, de quoi diable s’avisecette fille de vouloir me rendre ma couronne ?…

– Quel insouciant !

– Au contraire… les soucis de la royautéme font penser ainsi.

– Pourtant, que les Anglais prennentOrléans, la clé de la Touraine et du Poitou… ces dernièresprovinces envahies, que te restera-t-il ?

– Toi, ma belle !…

– Est-ce là répondre, Charles ?

– Eh bien ! s’il faut l’avouer, j’aisouvent songé que mon aïeul, le bon roi Jean, ce joyeux compère,dut noter parmi les plus heureux jours de sa vie…

– Lequel ?

– Celui où il perdit la bataille dePoitiers…

– Qu’entends-je !… Quoi ! cejour où ton aïeul, prisonnier des Anglais, fut emmené dans leurpays ? Tu envierais peut-être un pareil sort ?…

– Certes !…

– Charles, tu déraisonnes.

– Loin de là, je mériterais, ainsi quemon grand-père Charles V, le surnom desage !

– Ou celui de fou… comme tonpère !

– Peux-tu me reprocher ma folie, lorsquec’est toi qui la causes, mon Aloyse ? Mais revenons au bon roiJean… Le voilà donc prisonnier, lors de la bataille dePoitiers ; on le conduit en Angleterre. Il y est reçu avec unecourtoisie chevaleresque, avec une magnificence inouïe ; onlui donne pour prison un palais somptueux, pour pitance des repasexquis, pour geôliers les plus jolies filles d’Angleterre, pourpréaux, forêts giboyeuses, vastes plaines, claires rivières !Aussi, l’amour, le jeu, la table, la pêche, la chasse, se partagentses instants, jusqu’à ce qu’il meure enfin d’indigestion !…mort savoureuse s’il en est !… Plus savoureux serait pourtantpour moi, mon adorée, de mourir entre tes bras !… Mais,dis-moi, pendant que le bon roi Jean jouissait ainsi paisiblementen Angleterre des délices de la vie, que faisait son fils, cemalheureux Charles V ?… Hélas ! chassé de Paris parune vile populace, révoltée à la voix de ce truand de Marcel (dont,grâce à Dieu ! la charogne fut jetée à la voirie), cetinfortuné Charles le Sage, épouvanté des férocités de laJacquerie, obsédé par les mille tracas de la royauté, brisé par lesfatigues de la guerre, toujours chevauchant, toujours couchant surla dure, ne dormant que d’un œil, faisant maigre chère, encore plusmaigre amour, allant d’ici, de là, par monts, par vaux, soufflaitd’ahan à force de courir après sa couronne !…Pâques-Dieu ! est-ce là de la sagesse ?…

– Du moins, il eut la gloire dereconquérir sa couronne ! et le plaisir de supplicier sesennemis !

– Oh ! je comprends de reste lebonheur de la vengeance ! j’ai en abomination ces insolentsParisiens chasseurs de rois. Aussi, j’aurais demain en mon pouvoircette cité maudite, que je ferais pendre les plus forcenésBourguignons ; mais je ne rentrerais point dans ses murs, depeur de nouvelles séditions ! Charles V s’est vengé, arégné, dis-tu ? Mais à quel prix, ma belle ? Au prixd’angoisses, de fatigues, de guerres civiles incessantes ;tandis que son père, le bon roi Jean, vivait grassement,joyeusement, plantureusement, amoureusement, enAngleterre !…

– Vivre ainsi, oh ! honte ! telserait ton désir ?…

– Désirer absolument ceci, m’opposerabsolument à cela, en ce qui touche les affaires d’État, sontlabeurs d’esprit dont je me garde scrupuleusement, comme de lareine ma femme ou du vin tourné ; La Trémouille et sescompères de mon conseil royal sont chargés de vouloir pour moi.Aussi, sans m’inquiéter de l’avenir, mon Aloyse, je me laisse allerau courant, bercé dans tes jolis bras… Quoi qu’il arrive, je m’enris !…

– Charles, est-ce parler enroi ?

– Foin de la royauté ! cuisantecouronne d’épines ! Que tes blanches mains me tressent unchapel de myrtes, remplissent ma coupe, et je verrai gaiementcrouler les débris de mon trône… De quoi prendrais-je souci ?Lorsque les Anglais auront conquis les provinces qui me restent, neseront-ils pas satisfaits ? sauraient-ils se dispenser de metraiter non moins royalement que mon aïeul le bon roi Jean ?En ce cas, vivent le vin, la paresse et l’amour !… Si, aucontraire, le Seigneur Dieu, dans sa maugréance contre moi, pauvrepécheur, m’a véritablement suscité cette enragée pucelle quis’obstine à vouloir me rendre le royaume de mes pères, avec sonescorte de tracas, d’anxiétés, de labeurs… ainsi soit-il !…que ma destinée s’accomplisse !… Mais, aussi vrai que voilà unsavoureux baiser, ma charmante… je ne bougerai d’un pas pourassurer la réussite des projets de cette forcenéebatailleuse ! D’où diable lui est poussée l’idée de se mêlerde mes affaires ? Que ne restait-elle, pour mon repos, àgarder son bétail ?

– Ainsi, Charles, tu as peu de foi dansses inspirations ?

– J’ai foi dans tes yeux, ma belle, parcequ’ils tiennent ce qu’ils promettent ; quant à cette folle, sije n’étais chaque jour obsédé par les criailleries de gens qui,comme elle, ont plus que moi à cœur la royauté, j’aurais renvoyécette bergère à ses moutons. Mais La Trémouille lui-même est d’avisqu’il est impossible de ne point céder à tant de clameurs. Les unss’opiniâtrent à voir dans Jeanne un instrument divin ;d’autres, moins crédules, soutiennent cependant qu’en l’étatdésespéré des choses, l’on doit essayer de tirer parti del’influence que ladite pucelle peut exercer sur les soldats. Jesuis donc obligé de la recevoir aujourd’hui à la cour ; maisLa Trémouille pense que ce pharamineux concile de matrones dontnous avons tant ri doit décider d’abord si cette belle fille (on ladit belle) possède réellement le charme magique au moyen duquel…ha ! ha ! ha !… je ne serai plus roi par la grâce deDieu… mais par la grâce de…

– Charles, Charles… encore ces vilainesrailleries !…

– La chaste Diane serait ta patronne, quetu ne te montrerais pas plus farouche, mon Aloyse !… Vraiment,je ne te reconnais pas aujourd’hui !…

– Et moi, Charles, je ne te reconnais quetrop !… toujours indolent, toujours insoucieux de tonhonneur ! Pourtant, combien de fois ne t’ai-je pas dit :« Courage ! mets-toi à la tête de ces soldats las decombattre pour un roi qui n’a jamais partagé leurs dangers !Courage, Charles ! ranime la confiance de ton armée ?…Prends une résolution hardie, et… »

– Peste ! mon Amazone ! vousparlez à votre aise des périls de la guerre ! Je ne suis pointun César, moi… tant s’en faut…

– Cœur sans vergogne !…

– Que veux-tu ?… je tiens à vivrepour t’aimer !…

– Tu me fais rougir demale-honte !…

– Bon ! je te connais, ma chère…avoue-le, tu rougis d’être la maîtresse du pauvre roi deBourges, comme on m’appelle… régner sur un si piteux roiblesse ton orgueil ? tu voudrais régner sur le roi de laFrance entière ?

– Ai-je donc tort de désirer tagloire ?

– Eh ! ma belle, redevenu roi de laFrance entière, trouverai-je le satin de ta peau plus blanc ?le vin meilleur ? la paresse plus douce ?

– Mais la gloire !… lagloire !…

– Vanité !… vanité !… Je n’aijamais été jaloux que d’une gloire, celle du glorieux roi Salomon.Oh ! valeureux prince aux trois cents concubines ! je leconfesse humblement, hélas ! je ne suis point de ton étoffe,amoureux potentat, je me borne à ambitionner la destinée du bon roiJean, mon aïeul…

– Et il est des capitaines qui combattentpour toi !…

– Pour moi !… non, pardieu !ils combattent pour butiner à la tête de leurs compagniesmercenaires, ou pour recouvrer leurs seigneuries, tombées aupouvoir des Anglais… Ils s’intéressent à ma gloire un peu à tafaçon, ma chère ; tu voudrais me voir couronné afin de posertriomphalement ton pied charmant sur cette antique couronne deFrance… et dominer… qui domine !

La belle Aloyse allait répondre aigrement àCharles VII, lorsque Georges de La Trémouille, après avoirfrappé, entra chez le roi et lui dit :

– Sire, tout est préparé pour laréception de Jeanne.

– Allons la recevoir ! J’approuvefort ton idée de mettre cette inspirée à l’épreuve, afin de savoirsi elle me reconnaîtra confondu parmi vous autres, tandis que deTrans jouera mon rôle…

*

**

Les hommes et les femmes de la cour deCharles VII, réunis dans une galerie du château de Chinon,agités de sentiments divers, attendent l’arrivée deJeanne-la-Pucelle. Les uns, en très-petit nombre, la croientdivinement inspirée ; mais, généralement, les autres voient enelle, soit une pauvre visionnaire, docile instrument dont lespolitiques pouvaient momentanément se servir, quitte à la briserensuite, soit une aventurière effrontée, forte de son audace ou dela crédulité des sots. Mais tous, quel que soit leur jugement surla mission que s’attribue la paysanne de Domrémy, dédaignent enelle une fille de la plèbe rustique ; ceux-là même qui nedoutent point de la réalité de ses révélations surnaturelles sedemandent par quelle aberration le Seigneur Dieu a été choisir sonélue dans une si basse condition !

À l’extrémité de la galerie, le sire deTrans, splendidement vêtu, trône sur un siège élevé placé sousun dais ; il simule le roi, tandis que Charles VII, placénon loin de là parmi ses familiers, rit sous cape de la plaisanteépreuve où il va mettre la sagacité de Jeanne. Celle-ci entrebientôt, conduite par un chambellan ; elle tient sa toque à lamain et porte ses habits d’homme, courte tunique, chausses àaiguillettes, bottines éperonnées. Jeanne, de plus en pluspersuadée du prochain accomplissement des grands desseins qui,depuis si longtemps, fermentaient dans son esprit, se rappelantavec quel enthousiasme populaire avait été salué son départ deVaucouleurs et acclamé son passage à travers quelques villesroyales voisines de Chinon, lorsque l’on sut, par les gens du sirede Novelpont, qu’elle était envoyée de Dieu pour délivrer la Gauledu joug des Anglais ; Jeanne, se voyant enfin, elle, pauvrebergère venue du fond de la Lorraine, admise en présence de sonroi, croyait reconnaître à chaque pas de sa route le puissantconcours du ciel. D’abord intimidée à l’aspect des courtisans, ellese réconforte, et, le front haut, le maintien modeste et assuré,elle s’avance dans la galerie ; mais bientôt, baissant lesyeux devant certains regards licencieux provoqués par sa beauté,elle rougit et souffre dans sa pudeur, sans défaillir dans sa foien son destin. Soupçonnant déjà vaguement le mauvais vouloir deplusieurs personnages de l’entourage du roi, qui depuis son arrivéela tenaient reléguée au château du Coudray, elle redoute un piègeet dit au chambellan qui la guidait :

– Ne me trompez pas… montrez-moi ledauphin de France[46] !

Le chambellan indique du geste le sire deTrans, se prélassant sous un dais à l’extrémité de lagalerie ; ce seigneur, homme de haute stature, de fortecorpulence, atteignait la maturité de l’âge. Jeanne, durant saroute, avait souvent interrogé le chevalier de Novelpont surCharles VII, sur ses dehors, sur ses traits ; apprenantainsi que ce prince était chétif, pâle, de petite taille, et netrouvant aucun rapport entre ce portrait et la figure du sire deTrans, elle s’aperçut aisément que l’on se jouait d’elle. Blesséeau cœur de cette jonglerie, preuve de défiance outrageante ouplaisanterie indigne de la royauté, si Charles VII étaitcomplice de ce mensonge, Jeanne, la rougeur au front, répond auchambellan :

– Vous me trompez… celui que vous memontrez n’est pas le roi[47] !

Avisant alors à quelques pas d’elle un frêleet pâle jeune homme, d’une taille remarquablement petite, et dontles traits concordaient parfaitement avec le signalement dont ellegardait un souvenir toujours présent, Jeanne va droit au roi,fléchit le genou devant lui, en disant d’une voix douce etferme :

– Messire dauphin, le Seigneur Dieum’envoie vers vous en son nom pour vous secourir… Donnez-moi desgens d’armes, je ferai lever le siège d’Orléans, je chasserai lesAnglais de votre royaume ; et, avant un mois, je vousconduirai à Reims… où vous serez couronné roi de France[48].

Quelques assistants, convaincus que lapaysanne de Domrémy obéissait à une inspiration divine, regardèrentcomme surnaturelle la pénétration dont elle venait de faire montreen reconnaissant Charles VII, confondu parmi ses courtisans,et furent d’autant plus frappés du langage qu’elle tenait auroi ; d’autres, en grand nombre, attribuant au contraire à unjeu du hasard la pénétration de Jeanne, ne virent dans ses parolesqu’une ridicule ou folle jactance ; ils dissimulèrent à peineleur dédain railleur pour cette fille des champs osant effrontémentpromettre au roi de chasser de son royaume les Anglais, jusqu’alorsvainqueurs de tant de célèbres chefs de guerre.

Charles VII attacha sur Jeanne un regarddéfiant et libertin qui la fit de nouveau rougir, lui fit signe dese relever, et lui dit d’un air nonchalant et sardonique où ledoute perçait à chaque parole :

– Ma pauvre fille, nous te savons certesbeaucoup de gré de ton bon vouloir pour nous et pour notreroyaume ; tu nous promets de chasser miraculeusement lesAnglais ? de nous rendre notre couronne ? rien demieux ; mais, enfin, tu te prétends inspirée de Dieu… et, parsurcroît, pucelle… Il faut, avant d’ajouter foi à tes promesses,acquérir tout d’abord la certitude que tu n’es pas possédée dumalin esprit, et que tu es vierge… Or, sur ce dernier point, tajolie figure autorise au moins le doute… afin de le lever, lavénérable Yolande, reine de Sicile et mère de ma femme, présideraun concile de matrones chargées par nous de vérifier, de constater,dûment, congruement, notoirement ta virginité[49] ; ensuite de quoi, si tu sorstriomphante de cette première épreuve, il s’agira de s’assurer quetu es véritablement envoyée vers moi de par Dieu. À cet effet, uneassemblée des plus illustres clercs en théologie, réunie dans notreville de Poitiers, où siège notre parlement, t’examinera,t’interrogera et déclarera, selon tes réponses, si tu es inspiréede Dieu ou du diable. Tu comprends, ma fille, qu’il serait insenséde te confier le commandement de nos gens d’armes avant de nousêtre assurés que le Seigneur Dieu t’inspire véritablement, etsurtout… que tu es pucelle ?…

À ces paroles, remplies de sécheresse, dedéfiance et d’impudeur outrageuse, accueillies par les sourireslubriques de presque tous les assistants, et prononcées par cegentil dauphin de France, dont les malheurs avaient depuissi longtemps navré son cœur, Jeanne resta d’abord anéantie ;puis sa chasteté, sa dignité, se révoltèrent à la seule pensée del’examen honteux, humiliant, infâme, que devait d’abord subirpubliquement sa personne par ordre de Charles VII.

En proie à une douleur amère, un moment, selonles prévisions de Georges de La Trémouille, promoteur de cetteindigne épreuve, Jeanne eut la pensée de renoncer à sa mission,d’abandonner le roi à son destin ; mais bientôt elle réfléchitqu’il ne s’agissait pas seulement de ce prince indolent, ingrat etdébauché, mais de la délivrance de la Gaule, pillée, ravagée,ensanglantée, depuis tant d’années ! de la Gaule à bout demaux, de misères, et que le Seigneur Dieu prenait enfin enpitié ! Aussi, retrempant sa foi, son énergie dans le souvenirdes promesses de la voix mystérieuse qui la guidait, se rappelantles prophéties de Merlin, confiante dans son génie militaire,qu’elle sentait se développer en elle, puisant dans la consciencede sa pureté, dans l’ardeur de son patriotisme, le courage de serésigner à l’ignominie dont on la menaçait, mais voulant cependanttenter de s’y soustraire, elle leva vers Charles VII ses yeuxnoyés de larmes et lui dit :

– Hélas ! sire, pourquoi ne pas mecroire et me mettre à l’œuvre ? Je vous le jure, je suis venueà vous de par la volonté du ciel[50] !

– Ce sont là, ma fille, de bellesparoles ; mais pour que nous y ajoutions créance, il fautd’abord et avant tout, je le répète, constater que tu es pucelle,et que Dieu et non le démon t’envoie vers nous !… Si tu terefuses à cette épreuve, retourne à tes brebis !

– Qu’il en soit donc ainsi que vous levoulez, sire ! – répondit Jeanne, le cœur brisé. – MonDieu ! je sais que j’aurai beaucoup à souffrir à Poitiers,beaucoup à faire pour persuader que je dis la vérité ; mais leSeigneur me viendra en aide[51]…

– Demain, donc, tu seras conduite àPoitiers, où tu seras examinée charnellement, et interrogée sur lesmatières de la foi par de doctes clercs en théologie, – réponditCharles VII ; et il s’éloigna, haussant légèrement lesépaules.

Chapitre 4POITIERS

Jeanne à Poitiers. – La reine Yolande de Sicile etle conseil de matrones. – L’examen. – L’évêque de Chartres. –Maître Éraut et François Garivel, conseillers du roi. – GuillaumeAymeri, frère prêcheur. – Pierre Seguin, carmélite. – Réponsesde la Pucelle. – Salettre aux Anglais. – Départ pour Orléans.

 

Jeanne, à son arrivée à Poitiers, où siégeaitle parlement, demeura chez maître Jean Rabateau, et futconfiée à sa femme, bonne et digne personne, qu’elle charma par sapiété, son innocence et sa douceur ; elle partagea le lit deson hôtesse, pleura toute la nuit en pensant à l’injurieux etimpudique examen qu’elle devait subir le lendemain, en présence dela reine Yolande de Sicile et de plusieurs autres nobles dames,parmi lesquelles se trouvait la dame de Gaucourt. Son mari, dévouéaux perfides projets de Georges de La Trémouille, avait obtenuqu’elle fût comprise au nombre des femmes chargées de constater lavirginité de Jeanne ; il espérait ainsi être certainement despremiers instruits du résultat de l’épreuve.

Elle eut lieu cette épreuve infâme !…Aucun doute ne resta sur la pureté de Jeanne…

Ah ! c’est la rougeur au visage,l’indignation au cœur, les larmes aux yeux, que j’écris ces lignes,fils de Joel !… Hélas ! pensez à la honte mortelle, àl’affliction douloureuse de la chaste fille des champs, soumise àcet outrageant examen !… elle dont l’une des plus saillantesvertus était une pudeur exquise !…

……  … . .

Bon nombre de conseillers royaux ou membres duparlement, assistés de plusieurs clercs en théologie, entre autresFRÈRE SÉGUIN, de l’ordre des carmélites, FRÈRE AYMERI, de l’ordredes prêcheurs, MAÎTRE ÉRAUT et MAÎTRE FRANÇOIS GARIVEL, conseillersdu roi, se rendirent, vers le milieu du jour, au logis de JeanRabateau, afin de procéder à l’interrogatoire de Jeanne ; elleles attendait, toujours vêtue de ses habits d’homme.

Figurez-vous, fils de Joel, une vaste sallebasse, en son milieu une table, autour de laquelle se rangent ceshommes appelés à constater que la Pucelle est ou n’est pas possédéedu malin esprit. Les uns sont en froc brun ou en robe blanche àcapuce noire ; d’autres en robes rouges fourrées d’hermine.Leur aspect est défiant, ironique ou sévère. Ils ont été choisis àdessein par l’évêque de Chartres ; il les préside en saqualité de chancelier de France ; ce saint homme, âme damnéede Georges de La Trémouille, a vu avec un secret dépit la pureté deJeanne reconnue par le concile de matrones ; mais, malgré cepremier échec aux méchants desseins dont il est complice, il espèreque la pauvre paysanne, troublée à l’aspect imposant du docte etredoutable tribunal, abasourdie de subtiles ou insidieusesquestions sur les matières théologiques les plus ardues, secompromettra, se perdra par ses réponses. Plusieurs courtisans,ayant foi dans la mission de la jeune inspirée, l’ont suivie àPoitiers, afin d’assister à son interrogatoire ; ils sepressent à l’entrée de la salle.

Jeanne est introduite ; elle s’avance,pâle, triste, les yeux baissés. Telle est sa délicate et fièresusceptibilité, qu’à la vue de ces conseillers, de ces prêtres, deces hommes, instruits de l’humiliant examen qu’elle vientde subir, Jeanne, quoique sa pureté virginale ait été constatée, sesent presque autant confuse que si on l’eût déclarée impure !pour une âme aussi chaste, aussi élevée que la sienne, l’ombre d’unsoupçon, même évanoui, devient un irréparable outrage !Cependant, elle domine sa confusion, invoque l’appui de ses bonnessaintes ; et il lui semble entendre leur voix mystérieusemurmurer doucement à son oreille :

« – Va, fille de Dieu ! ne crainsrien, le Seigneur est avec toi… Réponds sincèrement,hardiment ; tu sortiras triomphante de cette nouvelleépreuve… »

L’ÉVÊQUE DE CHARTRES fait signe à Jeanne des’approcher de la table, et lui dit d’une voix grave, presquemenaçante : – Jeanne, nous sommes envoyés de par le roi pourt’examiner et t’interroger… n’espère pas nous abuser par desmensonges.

JEANNE. – Je n’ai jamais menti !… je vousrépondrai… Mais vous êtes de savants clercs, moi, je ne sais ni Ani B… je ne puis vous dire autre chose, sinon que j’ai mission deDieu de faire lever le siège d’Orléans[52]…

FRÈRE SÉGUIN, aigrement. – Tuprétends que le Seigneur Dieu t’envoie devers le roi ?… L’onne doit point te croire ; les saintes Écritures défendentd’ajouter foi aux paroles des personnes qui se disent inspiréesd’en haut, si elles ne donnent un signe certain de la divinité deleur mission… Or, quel signe peux-tu donner de la tienne ?

JEANNE. – Les signes que je donnerai serontmes actes.

MAÎTRE ÉRAUT. – Quels seront cesactes ?

JEANNE. – Ceux que je dois accomplir par lavolonté de Dieu.

FRANÇOIS GARIVEL. – Mais, enfin, quelssont-ils, ces actes ?

JEANNE. – Ils sont au nombre de trois.

FRÈRE SÉGUIN. – Quel est le premier ?

JEANNE. – La levée du siège d’Orléans ;après quoi je chasserai les Anglais de la Gaule.

MAÎTRE ÉRAUT. – Ensuite ?

JEANNE. – Je ferai sacrer le dauphin àReims.

FRÈRE SÉGUIN. – Et puis ?

JEANNE. – Je rendrai Paris au roi.

Les membres du tribunal, malgré leurspréventions ou leur mauvais vouloir contre Jeanne, qu’ils voientpour la première fois, sont non moins frappés de sa beauté, de sonattitude, que de la précision de ses réponses, empreintes d’unirrésistible accent de conviction ; l’auditoire, composé despartisans de Jeanne, parmi lesquels se trouve Jean de Novelpont,témoigne par un murmure approbateur l’impression de plus en plusfavorable que leur causent les paroles de la jeune fille ;certains membres du tribunal paraissent aussi ressentir pour elleun intérêt croissant. L’évêque de Chartres, alarmé de cessymptômes, s’adressant à Jeanne presque avec colère, luidit :

– Tu promets de faire lever le sièged’Orléans ? de chasser les Anglais de la Gaule ? de fairesacrer le roi à Reims et de lui rendre Paris ? Ce sont là devains mots !… Nous ne te croirons pas, si tu ne nous donnes unsigne prouvant que tu es véritablement inspirée de Dieu etchoisie par lui pour accomplir ces choses…

JEANNE, avec impatience. – Encore unefois, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire montre designes ! Donnez-moi des gens d’armes, conduisez-moi devantOrléans ; le siège sera bientôt levé et les Anglais chassés duroyaume. Tel sera le signe de ma mission… Si vous ne mecroyez pas, venez guerroyer à mes côtés ; vous verrez si, Dieuaidant, je ne tiens pas ma promesse !

MAÎTRE ÉRAUT. – Ma mie, ton assurance estgrande ; où la puises-tu ?

JEANNE. – Dans ma confiance à la voix de meschères saintes ; elles me conseillent et m’inspirent au nom deDieu !

FRÈRE SÉGUIN, brusquement. – Tuparles de Dieu… y crois-tu seulement ?

JEANNE. – J’y crois plus que vous, quisupposez que l’on peut n’y pas croire !…

FRÈRE AYMERI, avec un accent limousintrès-grotesque. – Tu dis, Jeanne, que des voix te conseillentau nom de Dieu ? En quelle langue te parlent cesvoix ?

JEANNE, souriant à demi. – Dans unelangue meilleure que la vôtre, messire[53]…

Cette plaisante et fine repartie fait éclaterde rire les partisans de Jeanne, hilarité partagée par plusieursmembres du tribunal ; ils commencent à penser que, malgré labassesse de sa condition, la gardeuse de bétail n’est point unecréature vulgaire. Quelques-uns voient en elle une inspirée ;d’autres, moins crédules, se disent que, grâce à sa beauté, à sonesprit, à sa vaillante résolution, elle pourrait, en l’étatdésespéré des choses, devenir un instrument précieux pour laguerre ; enfin, ils songent que déclarer Jeanne possédée dudémon, et repousser ainsi l’aide inattendu qu’elle apporte au roi,serait les exposer à de graves reproches de la part des partisansde Jeanne témoins de son interrogatoire, reproches bientôtaccueillis, répétés par la clameur publique. L’évêque de Chartres,complice de La Trémouille et de Gaucourt, pénètre facilement lesdispositions du tribunal, et, de plus en plus courroucé, s’écrie,s’adressant à ceux qui l’assistent comme juges : – Messires,les saints canons nous défendent d’ajouter foi aux paroles de cettefille ; et les saints canons sont notre livre ànous !

JEANNE, redressant fièrement la tête.– Et moi, je vous dis que le livre du Seigneur qui m’inspire vautmieux que les vôtres ! et dans ce livre-là, nul prêtre, sisavant qu’il soit, ne saurait lire !…

MAÎTRE ÉRAUT. – La religion défend aux femmesde porter des habits d’homme, sous peine de péché mortel ;pourquoi les avez-vous revêtus ?

JEANNE. – Il me faut bien prendre des habitsd’homme, puisque je dois guerroyer avec des hommes jusqu’à la finde ma mission ; ils n’auront ainsi aucune mauvaise penséecontre moi.

MAÎTRE FRANÇOIS GARIVEL. – Ainsi, vous, unefemme, vous ne craindrez pas de répandre le sang, enbataillant ?

JEANNE, avec une douceur angélique. –Dieu me préserve de répandre le sang !… j’ai horreur dusang !… Je ne veux tuer personne ; je ne porterai à laguerre qu’un bâton ou un étendard, pour guider les gens d’armes… jelaisserai toujours mon épée au fourreau.

MAÎTRE ÉRAUT. – En supposant que notreassemblée déclare au roi, notre sire, qu’il peut, en sûreté deconscience, vous confier des hommes d’armes afin que vous tentiezde faire lever le siège d’Orléans, quels moyens emploieriez-vouspour arriver à ce but ?

JEANNE. – Afin d’éviter, s’il est possible,l’effusion du sang, je sommerai d’abord les Anglais, de par Dieuqui m’envoie, de lever le siège d’Orléans et de retourner dans leurpays ; s’ils refusent d’obéir à ma lettre, je marcherai contreeux à la tête de l’armée royale, et, avec l’aide du ciel, je lesbouterai hors de la Gaule !…

L’ÉVÊQUE DE CHARTRES, avec dédain. –Tu veux écrire aux Anglais, et tu viens de nous dire que tu nesavais ni A ni B ?

JEANNE. – Je ne sais écrire, mais je sauraisdicter.

L’ÉVÊQUE DE CHARTRES. – Je te prends au mot.Voici des plumes, un parchemin ; je serai ton secrétaire…Voyons, dicte-moi ta lettre aux Anglais ; ce sera, sur ma foi,d’un beau style !

Un grand silence se fait. L’évêque,triomphant, prend la plume, croyant avoir tendu un piège dangereuxà la pauvre fille des champs, incapable, selon lui, de dicter unelettre à la hauteur des circonstances ; les partisans deJeanne eux-mêmes, quoique très-irrités du mauvais vouloir del’évêque contre elle, craignent de la voir succomber à cettenouvelle épreuve.

L’ÉVÊQUE DE CHARTRES, ironiquement. –Allons, Jeanne, me voici prêt à écrire sous ta dictée…

JEANNE. – Écrivez, messire.

Et la Pucelle dicte d’une voix douce et fermela lettre suivante :

« Au nom de JÉSUS et de MARIE,

» Roi d’Angleterre, faites raison au roidu ciel, remettez à Jeanne les clés de toutes les bonnes villes quevous avez forcées ; elle vient, de par Dieu, vous les réclamerau nom du roi Charles ; elle est prête à vous accorder la paixsi vous voulez sortir de France.

» Roi d’Angleterre, si vous n’agissezpoint ainsi que je vous en prie, moi, Jeanne, chef de guerre,partout j’atteindrai vos gens, je les chasserai, qu’ils leveuillent ou non ; s’ils se rendent à merci, je les recevrai àmiséricorde ; sinon, je leur causerai si grand dommage, quedepuis mille ans, en France, on n’aura rien vu de pareil !

» Vous, archers et autres compagnonsd’armes qui êtes devant Orléans, allez-vous-en, de par Dieu, enAngleterre, votre pays ; sinon, craignez Jeanne ; vousvous souviendrez de votre défaite !… Vous ne garderez pas laFrance ; elle sera au roi Charles, à qui Dieu l’adonnée !… »

Jeanne s’interrompt de dicter, et, s’adressantà l’évêque de Chartres, stupéfait de la mâle simplicité de lalettre qu’il était, à son grand dépit, obligé d’écrire :

– Messire, quels sont les noms desprincipaux capitaines d’Angleterre ?

L’ÉVÊQUE DE CHARTRES. – Le comte de Suffolk,le sire de Talbot et le chevalier Thomas d’Escall, lieutenants duduc de Bedford, régent pour le roi d’Angleterre.

JEANNE. – Écrivez, messire.

Et elle achève ainsi la dictée de lalettre :

« Comte de Suffolk, sire de Talbot,chevalier Thomas d’Escall, vous tous lieutenants du duc de Bedford,se disant régent du royaume de France pour le roid’Angleterre, faites réponse ! Voulez-vous lever le sièged’Orléans ? voulez-vous cesser les grandes cruautés dont vousaccablez les pauvres gens du pays de France ? Si vous refusezla paix dont Jeanne vous requiert, vous garderez navrante mémoirede votre déroute ; l’on verra les plus beaux faits d’armes quioncques furent accomplis en la chrétienté par les Français !l’on verra qui aura raison de vous… ou du ciel…

» Écrit le mardi de la grande semaine de Pâques de l’an1429[54]. »

JEANNE, s’adressant à l’évêque deChartres, après avoir dicté. – Messire, signez pour moi, s’ilvous plaît, mon nom au bas de cette lettre ; je ferai ma croixen Dieu à côté de la signature, puisque je ne sais point écrire, etmettez dessus le parchemin pour envoi :

Au duc de Bedford, QUI SE DITrégent du royaume de France pour le roi d’Angleterre.

Les partisans de Jeanne, les membres dutribunal, l’évêque de Chartres lui-même, pouvaient à peine encroire leurs oreilles : une pauvre fille des champs, venuedepuis peu du fond de la Lorraine, tenir dans cette lettre unlangage à la fois si net, si fier, si sensé… cela touchait aumiracle !

Oui, miracle de courage ! miracle deraison ! miracle de patriotisme ! aisément accomplis parJeanne, grâce à son intelligence supérieure et à sa confiance dansson génie militaire, dont elle commençait à avoir conscience, grâceà sa foi dans l’appui du ciel, que lui promettaient ses voixmystérieuses, grâce enfin à sa ferme résolution d’agirvaleureusement, selon ce proverbe, qu’elle se plaisait àrépéter : Aide-toi… le ciel t’aidera !

La déclaration du tribunal, au secret courrouxde l’évêque de Chartres, ne fut pas douteuse ; il déclara quela virginité de Jeanne ayant été constatée, le démon ne pouvaitposséder ni son corps, ni son âme ; qu’elle paraissaitinspirée de Dieu, et que l’énormité des malheurs publics autorisaitle roi à user, en pleine sécurité de conscience, d’un secoursinattendu et sans doute providentiel… Charles VII, malgré sahonteuse indolence, malgré l’opposition de Georges de LaTrémouille, et de crainte d’exaspérer l’opinion publique, de plusen plus prononcée en faveur de Jeanne, Charles VII se vitobligé d’accepter l’aide de la paysanne de Domrémy, contre laquelleil maugréait et endiablait ; la croyant peu ou prou inspiréede Dieu, il songeait surtout avec effroi aux agitations, aux soucisque devait lui susciter cette vaillante et chaude reprised’hostilités contre les Anglais, l’ignoble placidité de sa vieserait désormais troublée. Qui sait ? il serait peut-êtrecontraint, par la force des choses, de se montrer à la tête de sestroupes, de chevaucher par monts et par vaux, d’endurer quelquesfatigues, de braver quelque péril ! lui, ce couard énervé quiaspirait à une somptueuse captivité en Angleterre, où, à l’exemplede son aïeul le roi Jean, il pourrait sans souci achever ses joursdans les délices de la paresse, de la bonne chère et de ladébauche ! Mais il lui fallut céder au courant del’enthousiasme produit par la présence et par les promesseslibératrices de Jeanne-la-Pucelle ; il fut décidé qu’elle serendrait à Blois, et de là dans la cité d’Orléans, où elleaviserait à la levée du siège de cette ville, en conférant à cesujet avec Dunois, La Hire, Xaintrailles et autrescapitaines de grand renom. On attacha au service de la Pucelle unécuyer nommé Daulon, et un jeune page de quinze ans du nomd’Imerguet ; elle eut des chevaux de bataille, desvalets pour les soigner. L’on fit forger une armure à laguerrière ; elle demanda, en souvenir de la prédiction deMERLIN, que cette armure fût de couleur blanche, comme l’un de sescoursiers, comme son pennon et son étendard, où elle fit peindredeux anges aux ailes d’azur tenant à la main un rameau de lisfleuris. Georges de la Trémouille et ses deux complices, l’évêquede Chartres et le sire de Gaucourt, furieux de n’avoir pu fairetomber Jeanne dans leurs pièges, poursuivirent leur œuvre deténèbres avec un féroce acharnement ; il fut convenu entreeux, selon leur plan projeté depuis longtemps, que Gaucourtobtiendrait (il l’obtint) de Charles VII le commandement de laville d’Orléans. Les trois complices espéraient ainsi entraver,ruiner les opérations militaires de la Pucelle, l’exposer à unpremier échec qui la perdrait à jamais, ou la laisser prisonnièredes Anglais à la faveur d’une sortie, en abandonnant la guerrièreau plus fort du danger.

Le jeudi 28 avril 1429, Jeanne Darcpartit de Chinon pour Blois, où elle devait se rencontrer avecDunois et le maréchal de Retz avant de se rendre à Orléans, elle semit en route, se rappelant le combat enfantin des garçonnets deMaxey contre ceux de Domrémy, combat où, pour la première fois,elle avait vaguement ressenti sa vocation guerrière, songeant aussià ce passage de la prédiction de MERLIN, le bardegaulois :

« – Je vois un ange aux ailes d’azur,éclatant de lumière ; il tient en ses mains une couronneroyale.

» – Je vois un cheval de guerre aussiblanc que la neige.

» – Je vois une armure de bataille aussibrillante que de l’argent.

» – Pour qui cette couronne royale ?ce cheval ? cette armure ?

» – La Gaule, perdue par une femme, serasauvée par une vierge des marches de la Lorraine et d’un boischesnu venue.

*

**

» – Pour qui cette couronne royale ?ce cheval ? cette armure ?

» – Oh ! que je vois de sang !il jaillit, il coule à torrents ! oh ! que je vois desang ! que je vois de sang !

» – Il fume… sa vapeur monte… monte commeun brouillard d’automne vers le ciel, où gronde la foudre, où luitl’éclair !

» – À travers ces foudres, ces éclairs,ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière ; blancheest son armure, blanc est son coursier.

» – Elle bataille… bataille… et batailleencore au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher sur ledos des archers. »

» – Ce cheval de guerre aussi blanc quela neige était pour la vierge guerrière ; pour elle étaitl’armure de bataille aussi brillante que de l’argent.

» – Mais pour qui la couronneroyale ?

» – La Gaule, perdue par une femme, serasauvée par une vierge des marches de la Lorraine et d’un boischesnu venue… »

*

**

Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légendede la plébéienne catholique et royaliste : – Charles VIIdevait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée,lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusementdevant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ont brûléevive ! – La couardise de la chevalerie avait donné la Gauleaux Anglais ; – le patriotisme de Jeanne, son génie militaire,triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livréepar la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne ! –L’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, –l’ingratitude royale, – la férocité cléricale, ont fait tonmartyre ! – Sois bénie à travers les âges, ô viergeguerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! – Écoutez,fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre : gensde cour, gens de guerre, gens d’église et royauté !

Chapitre 5ORLÉANS.

LA SEMAINE DE JEANNEDARC. – Arrivée deJeanne à Orléans levendredi soir 29 avril. – Levée du siège dans la nuit du samedi 7mai 1429. – En huit jours la ville est délivrée. – Les Anglais sontbattus et chassés des positions qu’ils occupaient en Touraine. –Jeanne part pour Loches afin d’annoncer sa victoire àCharles&|160;VII et le conduire à Reims, où il doit êtresacré.

&|160;

En une semaine la vierge guerrière, inspiréepar le saint amour de la patrie, a vaincu les Anglais, triomphantsdepuis la bataille de Poitiers&|160;! En une semaine la vaillantefille du peuple accomplit ce que n’avaient pu accomplir, depuisplus d’un demi-siècle, tant de nobles et illustrescapitaines&|160;! Voici, fils de Joel, voici, jour par jour, lerécit de la SEMAINE DE JEANNE DARC&|160;:

SOIRÉE DU VENDREDI 29 AVRIL 1429.

La nuit est venue, tiède nuit printanière,mais l’on se croirait en plein jour dans la rue qui conduit à laporte Banier, l’une des portes d’Orléans. Toutes lesfenêtres, où se pressent les habitants, sont garnies delumières&|160;; à ces vives clartés se joignent les lueurs destorches dont se sont munis un grand nombre de bourgeois etd’artisans armés, formant une double haie dans toute la longueur dela voie publique, afin de contenir la foule. Le courage de cessoldats citadins a été rudement éprouvé par les périls du siège,que, seuls pendant longtemps, ils ont soutenu, se refusant àadmettre dans leur cité les compagnies des chefs de guerre,composées de soudards insolents, voleurs et féroces&|160;; mais labourgeoisie d’Orléans, après maints efforts de bravoure, voyant sonnombre diminuer de jour en jour sous les coups des assiégeants,s’était vue forcée d’accepter et de solder le concours des bandesmercenaires des Lahire, des Dunois, desXaintrailles et autres capitaines de métier qui selouaient à beaux deniers comptants, eux et leurs hommes, à qui lespayait. Dangereux auxiliaires, traînant toujours à leur suite unetroupe de femmes de mauvaise vie et non moins pillards que lesAnglais. Aussi, plusieurs fois, les échevins d’Orléans, citoyensrésolus, qui conduisaient vaillamment leur milice sur les remparts,lors des assauts, ou hors la ville, lors des sorties, avaient eu devives altercations avec les capitaines à propos des excès de leursgens ou de leur mollesse à la bataille. Ces hommes d’armes demétier, n’ayant pas, comme les habitants, à défendre leur famille,leurs biens, leur foyer, se souciaient peu de la prompte levée dusiège, hébergés, soldés qu’ils étaient par la cité. Les Orléanaisattendaient donc avec une impatience inexprimable la venue deJeanne Darc&|160;; ils espéraient, grâce à elle, chasser lesAnglais de leurs redoutes et pouvoir se délivrer de l’onéreuxconcours des capitaines français. Une foule compacte d’hommes, defemmes, d’enfants, contenus par la haie des militaires, occupentles doux côtés de la rue, à l’extrémité de laquelle est située lademeure de maître Jacques Boucher, trésorier, maisonencore plus brillamment illuminée que les autres. Le bourdonnementde la multitude est dominé, tantôt par le tintement précipité dubeffroi de l’Hôtel de ville, sonnant à toute volée, tantôt par lesdétonations des bombardes d’artillerie annonçant l’arrivée de laPucelle&|160;; les figures des citadins, naguère assombries ouabattues, respirent la joie, l’espérance&|160;; chacun répète quela vierge lorraine, prophétisée par Merlin, vient secourirOrléans&|160;; elle est belle à éblouir et inspirée de Dieu, elleest vaillante et douce d’un instinct militaire dont Dunois, Lahire,Xaintrailles, capitaines de renom, défenseurs soldés de la ville,ont été eux-mêmes frappés la veille lors de leur entrevue à Bloisavec la guerrière. Deux de leurs écuyers, arrivés durant le jour àOrléans, ont raconté cette merveille qui circule de bouche enbouche, et annoncé pour le soir même l’entrée de Jeanne Darc.Partout sur son passage depuis Chinon jusqu’à Blois, ont ajouté lesécuyers, sa marche a été une ovation continuelle, saluée par lescris d’allégresse des populations rustiques, exposées depuis silongtemps aux ravages de l’ennemi, et acclamant leur ange sauveurenvoyé de par Dieu&|160;! Ces récits et d’autres encore font, commepar enchantement, renaître à la confiance les habitants de laville. La foule se presse surtout aux abords de la maison deJacques Boucher, où l’héroïne est attendue. Neuf heures sonnent àla tour de l’église de Sainte-Croix. Presque au même instant l’onentend résonner au loin des clairons&|160;; ce bruit se rapprochede plus en plus, bientôt l’on voit à la lueur ardente des torchesapparaître une chevauchée. Le petit page Imerguet et l’écuyerDaulon marchent des premiers, portant l’un le pennon, l’autre leblanc étendard de la guerrière, où sont peints deux anges aux ailesd’azur, tenant à leur main des rameaux de lis fleuris&|160;; JeanneDarc vient ensuite, montée sur un cheval blanc caparaçonné de bleu,revêtue d’une légère armure de fer étamé, pareil à de l’argent mat,armure complète, jambards, cuissards et cotte de mailles, brassardset cuirasse bombée, protégeant le sein virginal de la jeunefille&|160;; la visière de son casque, entièrement relevée,découvre son doux et beau visage, encadré de cheveux noirs, coupésen rond à la naissance du cou. Profondément émue des acclamationsdont les bonnes gens d’Orléans la saluent et dont elle fait honneurà ses saintes, une larme roule dans ses yeux noirs et double leuréclat. Déjà familiarisée avec le maniement du cheval, elle guidegracieusement sa monture d’une main, et de l’autre tient un mincebâton blanc, seule arme dont elle veut, dans son horreur du sang,se servir pour conduire les soldats au combat. Près d’ellechevauche Dunois, couvert d’une brillante armure rehausséed’ornements dorés&|160;; puis s’avancent, mêlés aux échevinsd’Orléans, le maréchal de Retz, Lahire, Xaintrailles et autrescapitaines, parmi lesquels se trouve le sire de Gaucourtamenant à Orléans un renfort de troupes royales, et chargé ducommandement de la ville&|160;; le regard sinistre, la haine etl’envie au cœur, il médite ses ténébreux projets. Des écuyers, desbourgeois d’Orléans armés ferment la marche du cortège, bientôtconfondu dans une foule si compacte que pendant un moment le chevalde Jeanne Darc ne peut faire un pas. Des hommes, des femmes, desenfants, ravis de sa beauté, de son maintien à la fois modeste etguerrier, la contemplent avec ivresse, la comblent debénédictions&|160;; quelques-uns même, dans leur enthousiasme,veulent baiser ses bottines éperonnées, à demi recouvertes par lesécailles de ses jambards. Aussi touchée que confuse de cet accueil,elle dit naïvement à Dunois en se tournant vers lui&|160;:

–&|160;En vérité je ne saurais avoir lecourage de me défendre de ces empressements, si Dieu ne m’en défendpas lui-même[55].

En ce moment un milicien, porteur d’unetorche, s’approche si près de la Pucelle pour mieux la voir, qu’ilmet involontairement le feu à l’extrémité de l’étendard que portaitl’écuyer Daulon&|160;; Jeanne, craignant qu’il courût quelquedanger, pousse un cri d’effroi, attaque de l’éperon son chevaldevant qui la foule reflue, et se rapprochant ainsi d’un seul bondde l’écuyer, elle saisit la bannière enflammée&|160;; puis, aprèsavoir étouffé le feu entre ses gantelets, elle la faitgracieusement flotter en l’agitant au-dessus de son casque[56], comme si elle eût voulu rassurer lesgens d’Orléans sur un accident qui pouvait leur paraître de mauvaisaugure. Jeanne, en cette circonstance, témoigna tant de présenced’esprit et d’aisance cavalière, que la foule charmée redoubla sesacclamations. Les soldats des compagnies eux-mêmes qui, n’étant pascette nuit-là de garde aux remparts, avaient pu se joindre à lafoule, croyant voir dans la Pucelle l’ange de la guerre, sesentaient réconfortés&|160;; il leur semblait, ainsi qu’aux archersde Vaucouleurs, que, menés hardiment à la bataille par un si gentilcapitaine, ils devaient vaincre l’ennemi et venger leursdéfaites&|160;; Dunois, Lahire, Xaintrailles, le maréchal de Retz,capitaines expérimentés, remarquaient l’exaltation de leurssoudards, la veille encore si découragés. Le sire de Gaucourt,observant l’influence exercée par la Pucelle, non-seulement sur lesmiliciens d’Orléans, mais encore sur une soldatesque farouche,devenait de plus en plus sombre et secrètement courroucé. Jeannecontinuait de s’avancer lentement vers la maison de Jacques Boucherà travers une foule idolâtre, lorsque le cortège fut un momentarrêté par un détachement d’hommes d’armes, sortant des rueslatérales à la voie de la porte Banier&|160;; ils conduisaient deuxprisonniers anglais et marchaient de compagnie avec un grand etgros homme d’une figure aussi joviale que résolue&|160;; Lorrain denaissance, mais depuis longtemps citoyen d’Orléans, il se nommaitmaître Jean, et passait, à bon droit, pour le meilleurcanonnier-coulevrinier de la ville. Ses deux énormes bombardes,baptisées par lui Riflard et Montargis, placéesau dedans des piliers du pont, sur la redoute deBelle-Croix, et qu’il pointait sans jamais manquer soncoup, causaient de nombreux dommages aux Anglais&|160;: ils leredoutaient et l’abhorraient. Notre gai coulevrinier n’ignorait pascette haine, car ses canons servaient toujours de point de mire auxarchers anglais&|160;; aussi parfois s’amusait-il à feindre d’êtretué&|160;; soudain il s’affaissait à côté de l’une, de sesbombardes. Les canonniers, citadins comme lui, le relevaient,l’emportaient, en poussant des gémissements lamentables&|160;; lesAnglais triomphaient de ce deuil&|160;; mais le lendemain ilsrevoyaient maître Jean plus joyeux, plus dispos que jamais[57], pointer encore contre eux, et à leurgrand désastre, Riflard et Montargis. Quelquesjours après, il contrefaisait de nouveau le mort et ressuscitait àmiracle. Donc maître Jean marchait de compagnie avec les soudardsqui amenaient deux prisonniers anglais&|160;; à la vue de laguerrière, il s’approcha d’elle, la contempla pendant un moment,ému de respect et d’admiration&|160;; puis il lui tendit sa largemain en disant non sans une sorte d’orgueil&|160;:

–&|160;Vaillante Pucelle, voyez en moi unpays&|160;! je suis, comme vous, né en Lorraine… et àvotre service, ainsi que Riflard et Montargis,mes deux gros canons.

Dunois, se penchant vers Jeanne, lui dit àdemi-voix&|160;:

–&|160;Ce brave homme est maître Jean… lemeilleur et le plus hardi coulevrinier qui soit ici&|160;; il estde plus très-expert en ce qui touche le siège d’une ville.

–&|160;Je suis contente de rencontrer ici unpays… – répondit la Pucelle en souriant et tendantcordialement son gantelet au canonnier. – J’irai voir demain matinmanœuvrer Riflard et Montargis&|160;; nousexaminerons ensemble les retranchements de l’ennemi, vous serez monmaître en artillerie, et nous chasserons les Anglais à coups decanon… Dieu aidant&|160;!

–&|160;Payse&|160;! – s’écria maître Jeantransporté d’aise, – rien qu’à vous voir mes bombardes partiraienttoutes seules et leur boulet irait droit au but…

Le coulevrinier prononçait ces mots, lorsqueJeanne entendit un cri douloureux et, du haut de son cheval, vitl’un des deux prisonniers anglais emmenés par les soldats tombersoudain à la renverse, sanglant, le crâne ouvert par un coup demanche de pique, que l’un de ces soudards venait de lui asséner surla tête en s’écriant&|160;:

–&|160;Regarde bien Jeanne-la-Pucelle… chiende goddon[58]&|160;!aussi vrai que je t’assomme, elle vous boutera tous hors deFrance&|160;!

La guerrière, à l’aspect du sang dont elleavait horreur, pâlit et, par un mouvement plus prompt que lapensée, sauta en bas de son cheval, navrée de la brutalité dusoldat, courut à l’Anglais, s’agenouilla près de lui, et soulevantla tête ensanglantée de ce malheureux, s’écria les larmes aux yeuxen s’adressant à ceux qui l’entouraient&|160;:

–&|160;Prenez-le à merci, il est désarmé…venez à son secours[59].

À cet appel miséricordieux quelques femmes,émues de pitié, entourèrent le blessé, déchirèrent leurs mouchoirset bandèrent sa plaie, tandis que la guerrière, toujoursagenouillée, soutenait la tête de l’Anglais. Il reprit ses sens, età l’aspect du beau visage de la jeune fille, empreint decompassion, il joignit les mains avec adoration et pleura…

–&|160;Va, pauvre soldat&|160;! ne crainsrien, l’on ne te fera plus de mal&|160;! – lui dit Jeanne en serelevant&|160;; et elle mit le pied à l’étrier que lui présentaitson petit page Imerguet.

–&|160;Fille de Dieu, vous êtes unesainte&|160;! – s’écria une jeune femme exaltée par l’acte sicharitable dont elle venait d’être témoin&|160;; et se jetant àgenoux devant la guerrière au moment où elle allait enfourcher samonture&|160;: – Par grâce, daignez toucher mon anneau&|160;? – Etelle élevait sa main vers Jeanne. – Ainsi bénie par vous, jeconserverai cette bague comme une pieuse relique.

–&|160;Je ne suis pas une sainte, – réponditla guerrière avec un sourire ingénu. – Vous êtes sans doute bonneet digne femme, vous valez autant que moi[60].

Ce disant, Jeanne, remontant à cheval, futsaluée des nouvelles acclamations de la foule. Charmés de tant demodestie, les soldats les plus endurcis furent touchés dessentiments de commisération dont elle venait de faire preuve enfaveur d’un ennemi désarmé. Loin de la taxer de faiblesse, ilsadmiraient malgré eux sa générosité.

Maître Jean acclamait sa payse avecfrénésie, les cris de Noël à Jeanne&|160;! Noël à la libératriced’Orléans&|160;! éclatèrent comme un tonnerre&|160;; et presquesoulevée, elle et son cheval, par le flot populaire, Jeanne arrivadevant la maison de maître Jacques Boucher. Debout, au seuil de saporte, ayant près de lui sa femme et sa fille Madeleine, ilattendait sa jeune hôtesse, et l’introduisit, ainsi que leséchevins et les capitaines, dans une grande salle, où était préparéun somptueux souper pour la brillante chevauchée&|160;; mais,timide et réservée, la Pucelle dit à maître JacquesBoucher&|160;:

–&|160;Merci à vous, messire, je ne souperaipas… s’il plaisait à votre damoiselle de me mener dans la chambreoù je dois coucher et de m’aider à me désarmer, je lui seraisreconnaissante. Vous m’enverriez seulement, messire, un peu de paincoupé en tranches dans de l’eau et du vin… cela me suffira[61], je dormirai ensuite&|160;; il faut quedemain matin je sois éveillée au petit jour, afin d’aller visiterles retranchements ennemis avec maître Jean-le-Coulevrinier.

La Pucelle, selon son désir, se retiraconduite par Madeleine, fille de Jacques Boucher. Celle-ci, d’abordsaisie d’un respect craintif à la vue de la guerrière inspirée, futbientôt tellement enchantée de sa douceur, de sa simplicité,qu’elle lui proposa naïvement de partager sa chambre durant sonséjour à Orléans. Jeanne accepta cette offre avec joie, touteheureuse de rencontrer une compagne qui déjà lui agréaitbeaucoup&|160;; Madeleine l’aida gentiment à se désarmer, luiapporta sa frugale réfection, et au moment de se mettre au lit,Jeanne lui dit&|160;:

–&|160;Maintenant que je vous connais, vous etvos parents, Madeleine, je suis bien plus aise encore que Dieum’ait envoyée pour secourir la bonne ville d’Orléans[62].

La Pucelle s’agenouilla au chevet de son lit,fit sa prière du soir, invoqua ses chères saintes, appelant avec unsoupir de regret leurs bénédictions sur sa mère, sur son père, surses frères, et s’endormit d’un paisible sommeil, tandis queMadeleine resta longtemps éveillée, contemplant avec une muette ettendre admiration la douce héroïne.

JOURNÉE DU SAMEDI 30 AVRIL 1429.

Un peu avant le point du jour, maître Jean lecoulevrinier, exact au rendez-vous de la veille, se trouvait devantla porte du logis de Jacques Boucher&|160;; au bout d’un instant,Jeanne, déjà levée, entr’ouvrit la fenêtre de sa chambre, située aupremier étage, regarda dans la rue, encore assez obscure, et àdemi-voix cria&|160;:

–&|160;Hé&|160;! maître Jean, êtes-vouslà&|160;?

–&|160;Oui, ma vaillante payse, – répondit leLorrain&|160;; – je vous attends depuis un moment.

Bientôt Jeanne sortit de la maison et vintrejoindre le coulevrinier. Elle n’avait pas revêtu son armure debataille&|160;; mais une légère maille de fer ou jaseran,qu’elle portait par-dessus sa tunique&|160;; sa capeline remplaçaitson casque. Elle tenait son bâton à la main et portait sur sonépaule un court manteau, dont elle voulait s’envelopper à sonretour, afin de n’être pas reconnue et de se soustraire ainsi auxovations populaires. Elle pria maître Jean de faire avec elle letour de la ville en dehors des remparts, afin de se rendre comptede la position et de la force des retranchements ennemis&|160;;elle partit avec son guide, traversa les rues, encore désertes, et,sortant par la porte Banier, commença son excursion. Douzeformidables redoutes (ou bastilles) entouraient la villedu côté de la Beauce et du côté de la Sologne, à petite portée debombarde&|160;; les plus considérables de ces ouvrages d’attaque senommaient la bastille Saint-Laurent, à l’ouest&|160;;celle de Saint-Pouaire, au nord&|160;; celle deSaint-loup, à l’est, et celles de Saint-Privé,des Augustins et de Saint-Jean-le-Blanc, au sud et del’autre côté de la Loire. Puis, en face de la tête du pont, protégédu côté des assiégés par un boulevard fortifié, les Anglais avaientélevé un formidable château-fort flanqué de tours en charpentes,qu’ils appelaient les Tournelles. Toutes ces redoutes,munies de nombreuses garnisons, étaient entourées de fossés larges,profonds, et d’une ceinture de palissades plantées au pied d’épaisremparts de terre, couronnées de plates-formes aux embrasuresarmées de bombardes et de balistes destinées à lancer des traits.Ces bastilles, distantes les unes des autres de deux ou trois centstoises, cernaient complètement Orléans, coupaient ou dominaient lesroutes et la rivière en amont.

Jeanne Darc interrogea longuement lecoulevrinier sur la manière de combattre des Anglais logés dans lesredoutes, dont elle s’approcha plusieurs fois avec une tranquilleaudace, afin de juger par elle-même des moyens de défense desassiégeants&|160;; durant cet examen, elle faillit être atteintepar une volée de traits lancés de la bastilleSaint-Laurent. Elle ne s’émut pas, sourit en voyant lesflèches tomber à quelques pas d’elle, et étonna non moins maîtreJean par le calme de sa bravoure que par la netteté de sesobservations&|160;; elles révélaient une surprenante aptitudemilitaire, un coup d’œil rapide et sûr. Entre autres choses, elledit au coulevrinier, après s’être enquis de lui de la façon dont onavait jusqu’alors guerroyé, qu’il lui semblait qu’au lieud’attaquer, ainsi que par le passé, plusieurs redoutes à la foisdans des sorties générales, il vaudrait mieux concentrer lestroupes sur un seul point, attaquer ainsi successivement lesbastilles les unes après les autres, avec certitude de lesemporter, puisqu’elles ne pouvaient contenir dans leur enceintequ’un nombre limité de défenseurs, tandis qu’en rase campagne rienne bornait le nombre des assaillants, leur masse réunie pouvantêtre trois à quatre fois supérieure en force à la garnison dechaque redoute prise isolément. Jeanne témoignait enfin, par unefoule de remarques, de cette intuition extraordinaire dont sontdoués les grands capitaines&|160;; le coulevrinier, de plus en plussurpris d’une pareille vocation guerrière, s’écriait&|160;:

–&|160;Hé, payse&|160;! dans quel livreavez-vous donc appris tout cela&|160;?

–&|160;Dans le livre où me fait lire leSeigneur Dieu en m’inspirant[63], –répondait naïvement Jeanne.

Pendant que la Pucelle, examinant ainsi lesretranchements ennemis, méditait, mûrissait son plan de bataille,le sire de Gaucourt, nommé chef des troupes royales envoyées àOrléans, méditait, mûrissait son œuvre de ténèbres et de trahison,dès longtemps machinée avec ses deux complices du conseil du roi,La Trémouille et l’évêque de Chartres. Au point du jour, Gaucourtalla visiter les capitaines les plus influents&|160;; l’envie, laméchanceté, suppléèrent à la finesse dont il manquait.Soigneusement endoctriné, d’ailleurs, par La Trémouille, ils’adressa aux plus mauvaises passions de ces gens d’épée, leurrappela le délirant enthousiasme avec lequel Jeanne avait été reçuela veille par la population, par la milice urbaine, par leur propresoldatesque&|160;; n’avaient-ils pas, eux guerriers célèbres, étéhumiliés du triomphe de cette paysanne, de cette gardeuse debétail&|160;? Le fol espoir que l’on mettait en cette visionnairen’était-il pas un sanglant outrage à leur renommée&|160;? Ne sesentaient-ils pas blessés, courroucés de cette pensée, que leurscompagnies, jusqu’alors abattues, découragées, semblaients’enflammer d’ardeur au seul aspect de cette fille de dix-sept ans,même avant qu’elle eût livré son premier combat&|160;? Cesinsidieuses paroles trouvèrent un écho dans l’âme perverse deplusieurs de ces capitaines&|160;; et, ainsi que cela s’est déjàrencontré, se rencontrera toujours chez les chefs de guerre assezdévorés d’envie pour sacrifier le salut de la patrie à leurexécrable orgueil, pour préférer la perte de la bataille au succèsd’un rival, les hommes à qui s’adressait Gaucourt ouvrirentl’oreille à ses insinuations perfides. Ils se souvinrent avecamertume de l’ovation dont la Pucelle s’était vue l’objet, tandisqu’il n’y avait eu pour eux ni une acclamation, ni un regard de lafoule&|160;; ils convinrent, sinon de refuser ouvertement leurconcours à la Pucelle, refus dangereux pour leur vie peut-être, enl’état d’exaltation où se trouvaient le populaire et la miliced’Orléans, mais d’entraver souterrainement les projets de Jeanne,d’empêcher leur réussite et de lui opposer toujours, contrairementau sien, l’avis du conseil de guerre. Seuls, Dunois et Lahire, sanscependant rompre ouvertement, loyalement, avec ces traîtres en lesdénonçant à la vindicte publique, soutinrent qu’il étaitpolitique de mettre promptement à profit l’exaltation,inspirée à la population et à la soldatesque par la présence de laPucelle, qu’il fallait la seconder si elle faisait preuve d’unvéritable génie militaire. Malgré ces observations, la majorité deschefs de guerre persévéra dans son mauvais vouloir contre la jeunefille de Domrémy, qu’ils jalousaient vilainement&|160;; Gaucourtaugura bien de ses noirs projets, sans pourtant oser encores’ouvrir à ses complices sur cette machination infâme&|160;:«&|160;Faire tomber la Pucelle entre les mains des Anglais, enl’abandonnant dans une sortie et relevant le pont-levis derrièreelle…&|160;» ainsi que cela devait, hélas&|160;! arriver un jour,fils de Joel…

*

**

Jeanne, après sa longue excursion au dehorsd’Orléans en compagnie de maître Jean, qui retourna tôt et vite àses deux chères couleuvrines, Riflard etMontargis, afin de fêter à sa façon la bienvenue de sapayse, en envoyant aux Anglais force bouletsmeurtriers&|160;; Jeanne dit à Gaucourt et à d’autres, qui vinrentla voir, qu’elle s’était recueillie, que ses voix luiconseillaient d’attaquer le lendemain dimanche matin, avec toutesles forces de l’armée réunies, la bastille des Tournelles, afin dedégager d’abord la tête du pont d’Orléans&|160;; l’on assureraitainsi du côté de la Beauce le ravitaillement de la ville, où lesvivres commençaient à manquer, et l’on faciliterait l’entrée desrenforts que l’on pourrait recevoir de Tours ou de Blois. Lescapitaines, religieux hommes s’il en fut, se signèrent en entendantla Pucelle, fille de Dieu, proposer cette énormité&|160;: combattreun dimanche&|160;! Ne serait-ce pas, objectaient-ils à Jeanne,inaugurer ses armes par un sacrilège&|160;? Quant à eux, leur mainse sécherait plutôt que de tirer l’épée en ce jour, dévolu au reposde par les commandements de leur sainte mère l’Église catholique,apostolique et romaine. En vain Jeanne s’écria&|160;: – Eh&|160;!messires&|160;! celui-là prie… qui combat pour le salut de laGaule&|160;!… – les capitaines demeurèrent inébranlables dans leurfoi orthodoxe à la pieuse observance du repos dominical. Jeanne sevit obligée, bien à regret, de remettre le combat au lundi&|160;;mais, voulant tenter encore, grâce à ce retard, d’éviter l’effusiondu sang, qu’elle abhorrait, elle pria Daulon, son écuyer, d’écriresous sa dictée une nouvelle lettre de quelques lignes&|160;; ellevoulait l’adresser aux Anglais, la première leur ayant été envoyéede Blois par un héraut. La missive écrite et signée de son nom,Jeanne y apposa, en manière de contre-seing, sa croix enDieu&|160;; mit le parchemin dans sa pochette, et engagea lescapitaines à l’accompagner sur le boulevard ou retranchement élevévers le milieu de la Loire, en face de la grande bastille desTournelles, occupée par les Anglais&|160;; la guerrière voulaitexaminer de nouveau cette importante position, en prévision del’assaut du lundi. Son désir fut obéi&|160;; elle se rendit avecplusieurs chefs de guerre à la porte du châtelet de la rivière, aumilieu d’un grand concours de peuple et de soldats des bandesmercenaires non moins enthousiastes que la veille, demandant àgrands cris la bataille, certains, disaient-ils, de vaincre sousles ordres de la Pucelle. Gaucourt et les capitaines affirmèrentque l’attaque aurait lieu le lundi&|160;; cette réponse apaisa lesclameurs. Ils arrivèrent avec Jeanne au boulevard du pont, sivoisin des Tournelles, que la voix des assiégés pouvait êtreentendue des assiégeants. Bon nombre de miliciens d’Orléans setrouvaient de garde sur la plate-forme crénelée de leurretranchement, garni de balistes, engins de guerre destinés àlancer des traits et de grosses pierres&|160;; ces bonnes gens,transportés de joie de voir la Pucelle parmi eux, l’entourèrent,s’écriant avec une valeureuse impatience&|160;: «&|160;À quandl’assaut&|160;?&|160;» Elle le promit pour le lendemain et ordonnade hisser un drapeau blanc, afin de proposer ainsi une trêve d’uneheure aux Anglais des Tournelles, à qui elle voulait, disait-elle,parler. Le pavillon de paix s’éleva dans les airs, les assiégeantsrépondirent par un signal pareil qu’ils acceptaient momentanémentune suspension d’armes, plusieurs d’entre eux parurent auxembrasures de leur bastille, ignorant encore le voisinage deJeanne. Elle prit une grosse flèche appelée carreau dansl’une des trousses suspendues à chaque baliste, fit pénétrer le ferdu trait à travers le parchemin sur lequel était écrite la missiveapportée par elle dans sa pochette, et l’ayant ainsi assujettie,elle remit la flèche à l’un des balistiers, le priant de la lancerdans les Tournelles, au moyen de la machine de guerre&|160;; puis,montant debout et bien en vue sur le parapet, Jeanne cria auxAnglais&|160;:

–&|160;Écartez-vous, afin de n’être pasblessés par la flèche où est attachée la lettre que moi, Jeanne, jevous écris. Lisez… c’est du nouveau[64].

La baliste joua, le trait siffla et porta dansle retranchement ennemi la missive de Jeanne, ainsiconçue&|160;:

«&|160;Vous tous, gens d’Angleterre, quin’avez aucun droit sur le royaume de France, moi, Jeanne, je vousmande ceci, de par Dieu&|160;: Abandonnez vos bastilles etretournez dans votre pays, sinon je vous ferai un tel dommage, quevous vous en souviendrez éternellement. Voici la seconde fois queje vous écris… c’est assez…

JEANNE[65].&|160;»

Les soldats anglais, instruits par leursespions de l’enthousiasme incroyable et menaçant excité dansOrléans par l’arrivée de la Pucelle, commençaient à la croire nonpoint inspirée de Dieu, mais du diable&|160;; déjà leurs chefs necombattaient pas sans efforts cette dangereuse superstition. Aussi,apprenant par sa missive que la Pucelle se trouvait si près d’eux,les plus timides pâlirent, les autres poussèrent des imprécationsfurieuses. L’un de ces forcenés, capitaine anglais de grand renom,appelé Gladescal, homme d’une taille colossale, tenaitencore à la main la lettre de la Pucelle, il lui montrait le poingen écumant de rage.

–&|160;Toi et tes hommes, abandonnez votrebastille, – lui cria Jeanne de sa voix douce et grave, –rendez-vous tous à merci, vous aurez la vie sauve, à condition devous en aller dans votre pays[66].

À ces paroles de paix, Gladescal et sessoldats répondirent par une nouvelle explosion de huées, demalédictions, de menaces. La voix de stentor de Gladescal dominanttoutes les autres, il criait à tue-tête&|160;: – Je te ferai rôtir,sorcière endiablée&|160;!

–&|160;Si tu peux me prendre&|160;! – réponditJeanne avec son courage tranquille. – Mais moi, si je peux tevaincre, et je le pourrai, de par Dieu&|160;! je te bouterai horsde France, toi et tous les tiens, à grand renfort de horions,puisque tu refuses de te rendre à merci[67].

–&|160;Retourne garder tes vaches, vileserve&|160;! – hurla Gladescal&|160;; – va-t’en, triplepaillarde&|160;! tu n’es que la p…… des Armagnacs[68]&|160;!

–&|160;Oui, oui, – répétèrent les Anglais enredoublant de huées, – va-t’en garder tes vaches&|160;! va-t’en,ribaude&|160;! infernale sorcière&|160;! tu es la p…… desArmagnacs&|160;!

Ces immondes et obscènes injures, à elleadressées à la face de tous, ne pouvaient atteindre la viergeguerrière, forte de la conscience de son irréprochablepureté&|160;; mais elles blessèrent cruellement cette pudeurexquise, l’un des traits les plus saillants de son naturel, et lapauvre fille se prit à pleurer[69].

Plusieurs des capitaines qui accompagnaientJeanne souriaient méchamment, espérant que les ignobles invectivesdes Anglais la flétriraient aux yeux des miliciens d’Orléans et dessoldats témoins de ces outrages&|160;; il n’en fut rien&|160;: émusde sa beauté virginale, de son regard céleste, de ses larmestouchantes, éprouvant enfin ce religieux respect que sa personneinspirait à tous ceux qui l’approchaient, ils ne purent contenirleur indignation&|160;; enflammés de courroux, ils se précipitentaux créneaux et, menaçant du poing les Anglais, leur rendent injurepour injure, criant avec exaltation&|160;:

–&|160;Noël&|160;! Noël àJeanne-la-Pucelle&|160;!…

–&|160;Nous vous écharperons, truands&|160;!pourceaux d’Angleterre&|160;!

–&|160;Jeanne vous boutera hors d’ici,goddons que vous êtes&|160;!

Quelques balistiers même, dans leurexaspération, oubliant la trêve, firent jouer leurs machines deguerre, chargées de traits&|160;; l’ennemi répondit à cetteagression par une volée de flèches. La vierge guerrière,insoucieuse du danger, ne bougea du parapet, semblant défier lamort d’un regard serein&|160;; deux hommes furent blessés à sescôtés, le hasard l’épargna. Les miliciens, la couvrant de leurscorps, la forcèrent de descendre du parapet, la suppliant deménager ses jours pour le grand assaut du lundi&|160;; tandis quela plupart des Anglais, attribuant à une cause surnaturelle lehasard qui venait de protéger la Pucelle contre une déchargemeurtrière, se persuadèrent de plus en plus qu’elle était sorcière,et éprouvèrent un redoublement de crainte superstitieuse.

JOURNÉE DU DIMANCHE 1er MAI 1429

Jeanne, n’ayant pu vaincre le mauvais vouloirdes capitaines, qu’elle ne soupçonnait pas encore, et lesdéterminer à attaquer le dimanche matin les retranchements, s’enalla au point du jour examiner de nouveau les positions de l’ennemien compagnie de maître Jean le coulevrinier&|160;; ellel’affectionna bientôt singulièrement&|160;; plus tard, ill’accompagna dans presque toutes ses autres batailles, chargé parelle du commandement de l’artillerie. Le canonnier devait à salongue expérience du siège d’Orléans des connaissances approfondiesen ce qui touche l’attaque et la défense des places fortes&|160;;Jeanne, douée d’un esprit incroyablement pénétrant en ce quitouchait les choses de la guerre, tira en peu de temps grand profitdu savoir pratique de maître Jean. De retour de son excursionmatinale, la Pucelle se rendit à la cathédrale de Sainte-Croix,elle y entendit la messe et communia, au milieu d’un immenseconcours de peuple, frappé de sa modestie et de sa piété. À sonretour chez Jacques Boucher, elle se plut à aider, durantl’après-midi, dans leurs travaux d’aiguille, Madeleine et sa mère,qui, surprises et charmées de voir cette guerrière dont onattendait le salut de la ville… du royaume&|160;! se montrer siingénue, si avenante et si habile dans les travaux de son sexe, lachérissaient d’heure en heure davantage&|160;; plus d’une fois ellefut obligée d’interrompre l’ouvrage de couture dont elles’occupait, afin d’apparaître à l’une des croisées du logis,appelée à grands cris par les clameurs de la multitude idolâtreassemblée aux abords de la demeure du trésorier.

Vers le soir, les capitaines jaloux ou ennemisde la Pucelle, réunis en conseil, décidèrent que l’attaque projetéepour le lundi matin n’aurait pas lieu&|160;; il étaitindispensable, selon eux, d’attendre un renfort amené de Blois parle maréchal de Saint-Sever, et qui devait tâcher d’entrer dansOrléans durant la nuit du mardi. Ce nouveau retard, dont elle futinstruite par l’un des chefs de guerre, affligea profondémentJeanne&|160;; guidée par son excellent bon sens, elle trouvait ceslenteurs désastreuses&|160;; c’était, selon elle, risquer delaisser refroidir l’ardeur des troupes, ranimées par sa présence,et donner aux Anglais le temps de se remettre de leur stupeur. Car,de plus en plus consternés de ce que l’on racontait de prodigieuxsur la Pucelle, ils n’avaient pas osé, depuis son arrivée àOrléans, sortir de leurs bastilles pour venir, selon leur habitude,escarmoucher contre la ville. Mais Jeanne, obligée d’en référer àla volonté des chefs de guerre, contre qui elle ne songeait pasencore à lutter, dut se résigner à ce nouveau retard. Elle pleurabeaucoup&|160;; puis, à force de réfléchir, commença d’ouvrir lesyeux aux empêchements calculés qu’on lui suscitait, et sesvoix, échos de sa conscience et de ses pensées, luidirent&|160;:

«&|160;– On te trompe… ces capitaines veulents’opposer traîtreusement aux vues que le ciel a sur toi pour ladélivrance d’Orléans et le salut de la Gaule… Courage, Dieu teprotège&|160;; ne compte que sur toi pour accomplir la saintemission qu’il t’a donnée&|160;!&|160;»

JOURNÉE DU LUNDI 2 MAI 1429.

Jeanne, le jour venu, réconfortée par sesvoix, envoie son écuyer Daulon chez les chefs de guerre,les convoquant à midi dans la maison de son hôte&|160;; la plupartd’entre eux se rendent à cet appel. Lorsqu’ils sont rassemblés, lavierge guerrière, nullement intimidée, leur déclare avec douceur etfermeté que si le lendemain, mardi, ils ne règlent pasdéfinitivement, de concert avec elle, le plan d’attaque pour lemercredi matin, sans nul autre délai, elle montera à cheval cejour-là, prendra son étendard, et, précédée de son écuyer sonnantdu clairon, de son page portant son pennon, elle parcourra les ruesde la cité, appelant aux armes les bonnes gens d’Orléans, voiremême les soldats des compagnies&|160;; et que, seule, elle lesconduira au combat, certaine de vaincre à leur tête, avec l’aide deDieu.

Ce langage résolu, la crainte de voir laPucelle accomplir sa menace, impressionnèrent vivement lescapitaines&|160;; quelques signes de mécontentement populaires’étaient d’ailleurs déjà manifestés au sujet du retardinexplicable que l’on mettait à user du secours inattendu apportépar Jeanne, l’envoyée du ciel. Les échevins, rappelant avec dignitéleurs nombreuses preuves de bravoure, leur dévouement à la chosepublique, se plaignaient amèrement d’être à peine écoutés dans lesconseils où l’ont décidait du sort de la cité&|160;; ils blâmaientnon moins hautement que Jeanne des temporisations funestes,peut-être irréparables. Cédant malgré eux à cette pression del’opinion générale, les chefs de guerre promirent à la Pucelle dese réunir le lendemain, afin d’aviser avec elle à un plan debataille. Sans la conscience de son génie militaire, qui serévélait chaque jour à ses propres yeux, sans son invinciblepatriotisme, sans sa foi profonde dans l’appui de Dieu, Jeanne eûtdéjà renoncé à la pénible et glorieuse tâche qu’elle s’imposait.L’insouciant et lâche égoïsme de Charles&|160;VII, ses injurieusesdéfiances, l’infâme examen qu’elle avait dû subir, l’évidentmauvais vouloir des capitaines à son égard depuis son arrivée àOrléans, avaient profondément navré son âme simple et loyale&|160;;mais inexorablement résolue de délivrer la Gaule de ses ennemisséculaires et de sauver le roi, malgré lui, parce qu’elle voyait lesalut du pays dans le salut du trône, l’héroïne, oubliant sessouffrances, ne songeait qu’à poursuivre jusqu’à la fin son œuvrelibératrice&|160;!

JOURNÉE DU MARDI 3 MAI 1429

Le mardi, le conseil de guerre s’assembla dansla maison de Jacques Boucher, en présence de Jeanne. Elle exposaclairement, brièvement, son plan d’attaque, mûri, modifié à lasuite des nombreuses reconnaissances faites par elle depuis troisjours en visitant les retranchements ennemis&|160;; au lieud’attaquer de prime abord les Tournelles, elle proposait de réunirtoutes les forces disponibles, d’enlever la formidable redoute deSaint-Loup, située sur la rive gauche de la Loire, et l’undes ouvrages les plus importants des assiégeants, car, commandantla route du Berry et de la Sologne, il rendait très-difficiles leravitaillement de la ville et l’entrée des renforts. Cette bastilleemportée, l’on marcherait successivement contre les autres&|160;;Jeanne distrayait seulement des troupes de l’expédition un corps deréserve prêt à sortir de la ville afin de pouvoir au besoinprotéger les assaillants de la bastille de Saint-Loup contre lesgarnisons des autres redoutes&|160;; dans le cas où les Anglais,venant au secours des leurs, tenteraient ainsi une diversion.Quelques hommes de guet, placés d’avance dans la tour du beffroi del’hôtel de ville d’Orléans, seraient chargés d’observer lesmouvements des Anglais, et s’ils quittaient leurs retranchementsafin d’opérer la jonction prévue par Jeanne, les gens de guet,sonnant à toute volée le beffroi, donneraient de la sorte au corpsde réserve le signal d’aller à l’ennemi, afin de lui couper laroute de Saint-Loup, de le repousser et de l’empêcher de prendreles Français à revers. Ce plan, développé avec une entente de laguerre dont les capitaines jaloux et rivaux de la Pucelle restèrenteux-mêmes confondus, fut adopté&|160;; l’on convint que les troupesseraient prêtes à marcher au point du jour.

JOURNÉE DU MERCREDI 4 MAI 1429.

Jeanne, assurée de combattre le lendemain,dormit, durant la nuit du mardi au mercredi, d’un sommeil paisiblecomme celui d’un enfant, tandis que Madeleine demeura presqueconstamment éveillée, en proie à une douloureuse inquiétude,pensant, non sans effroi, que sa compagne devait, au point du jour,livrer une bataille meurtrière. L’aube venue, Jeanne s’éveilla, fitsa prière du matin, invoqua ses bonnes saintes, puis Madeleinel’assista pour s’armer. Tableau touchant et charmant&|160;! l’unede ces deux jeunes filles, délicate et blonde, soulevaitpéniblement les pièces de l’armure de fer dont elle aidait savirile amie à se revêtir, lui rendant ce service avec uneinexpérience dont elle souriait elle-même à travers ses larmes,qu’elle contenait de son mieux, songeant aux dangers prochains quimenaçaient la guerrière&|160;!

–&|160;Il faut m’excuser, Jeanne, j’ai plusl’habitude de lacer ma gorgerette de lin qu’un gorgerin de fer, –disait Madeleine&|160;; – mais avec le temps, je saurai, jel’espère, vous armer aussi promptement que le ferait votre écuyer.Vous armer&|160;!… mon Dieu&|160;! je ne puis prononcer ceredoutable mot sans pleurer&|160;!… Il est donc vrai, vous allez cematin à l’assaut&|160;?

–&|160;Oui&|160;; et s’il plaît à Dieu,Madeleine, nous chasserons d’ici ces Anglais qui ont causé tant dedommages à votre bonne ville d’Orléans et au pauvre peuple deFrance&|160;!

La guerrière, ce disant, venait de boucler lescourroies de ses jambards par-dessus ses chausses en peau de daim,dont la ceinture dessinait sa taille flexible et robuste. Elleavait alors les épaules et le sein demi-nus, elle se hâta decroiser sa camise entr’ouverte, rougissant d’un chaste embarras,quoiqu’elle fût en présence d’une jeune fille de son âge&|160;;mais telle était la pudeur de Jeanne, qu’en une pareille occurrenceelle eût rougi devant sa mère&|160;!… Endossant ensuite unjustaucorps de buffle légèrement rembourré de crin et déjà noircipar le frottement de l’armure, elle ajusta son corselet defer&|160;; Madeleine le laça de son mieux, soupirant et ne pouvantretenir ses pleurs.

–&|160;Puisse cette cuirasse vous protéger,Jeanne, contre l’épée des ennemis&|160;! Hélas&|160;! hélas&|160;!une jeune fille guerroyer&|160;! affronter tant depérils&|160;!

–&|160;Ah&|160;! chère Madeleine, avant dequitter Vaucouleurs, je disais au sire de Baudricourt, grâce à quij’ai pu parvenir jusqu’au dauphin de France&|160;:«&|160;J’aimerais mieux rester à coudre et à filer auprès de mapauvre mère&|160;; mais il faut que j’accomplisse ce pour quoi Dieum’envoie…&|160;»

–&|160;Cette mission, pour l’accomplir, que dedangers vous avez courus&|160;! vous allez courir encore&|160;!

–&|160;Le danger m’inquiète peu&|160;; je m’enremets à la volonté du ciel… Ce qui me navre, c’est que l’on ne sehâte pas de m’employer&|160;; ces lenteurs sont funestes à laGaule… il me semble que je ne dois pas vivre longtemps[70]…

La vierge guerrière prononça ces derniers motsavec une mélancolie si douce, que les pleurs de Madeleineredoublèrent&|160;; laissant sur un meuble le casque qu’elles’apprêtait d’offrir à sa compagne, elle se jeta dans ses bras sansprononcer une parole et l’embrassa en sanglotant, comme elle eûtembrassé sa sœur à l’heure suprême d’une séparation éternelle. DameBoucher entra en ce moment, et dit précipitamment&|160;:

–&|160;Jeanne, Jeanne, le sire de Villars etJamet du Tilloy, échevins, sont en bas dans la salle&|160;; ilsdésirent vous parler à l’instant. Votre page vient d’amener votrecheval&|160;; il paraît qu’il se passe quelque chose denouveau.

–&|160;Adieu&|160;! à revoir, chèreMadeleine&|160;! – dit la guerrière à la jeune fille éplorée. –Rassurez-vous&|160;; mes saintes et le Seigneur me sauvegarderont,sinon des blessures, du moins de la mort, jusqu’à ce que j’aieterminé la mission qu’ils m’ont donnée&|160;!… – Puis, prenant à lahâte son casque, son épée, ainsi que le léger bâton qu’elle avaitcoutume de porter à la main, la Pucelle descendit en hâte dans lagrand’salle.

–&|160;Jeanne, – lui dit l’échevin Jametdu Tilloy, honnête et courageux citoyen, – tout était prêt,selon le conseil d’hier, pour attaquer ce matin la bastille deSaint-Loup&|160;; mais, au point du jour, un messager est venu nousannoncer l’arrivée d’un grand convoi de vivres et de munitions quenous envoient, par le chemin de la Sologne, les gens de Blois, deTours et d’Angers, sous la conduite du maréchal de Saint-Sever.L’escorte du convoi n’est pas assez nombreuse pour passer sanspéril à portée de la bastille de Saint-Loup, qui domine la seuleroute praticable aux charrois&|160;; les Anglais peuvent sortir deleur redoute, assaillir ce ravitaillement, impatiemment attendu parla ville, bientôt sur le point de manquer de vivres et de munitionsd’artillerie. Les capitaines, encore assemblés en conseil à cetteheure, débattent la question de savoir s’il vaut mieux attaquer labastille de Saint-Loup que d’aller au devant du maréchal deSaint-Sever, qui attend un renfort pour continuer sa marche versOrléans.

–&|160;À quelle distance ce convoi est-ild’ici, messire&|160;?

–&|160;À deux lieues environ&|160;; il devraforcément passer devant le front de la redoute de Saint-Loup.

Jeanne, après un moment de réflexion, réponditavec assurance&|160;:

–&|160;Songeons avant tout au ravitaillementde la ville et aux munitions&|160;; l’on ne se bat sans poudre, nisans vivres. Faisons entrer ce matin le convoi dans Orléans&|160;;tantôt, nous attaquerons et prendrons la bastille, avec l’aide deDieu.

L’avis de la Pucelle parut sage. Elle monte àcheval, et, accompagnée du sire de Villars, se dirige vers l’hôtelde ville, où l’échevin Jamet du Tilloy l’a précédée en hâte,faisant sur sa route appeler la milice aux armes, lui donnantrendez-vous à la porte de Bourgogne, sous la conduite desdizainiers et des quarteniers&|160;; les chefs de guerre se rendentcette fois, sans conteste, à la volonté de Jeanne, fortementappuyée par les échevins. Bientôt elle sort par la porte deBourgogne, à la tête d’environ deux mille hommes demandant à grandscris le combat, impatients de venger leurs défaites, transportésd’ardeur à la vue de la guerrière chevauchant avec une grâcemilitaire sur son blanc coursier, tenant à la main sa bannière. Àpeu de distance de la bastille de Saint-Loup, véritable forteresse,renfermant une garnison de plus trois mille hommes, Jeanne avaitpris le commandement de l’avant-garde, chargée d’éclairer la marchede la colonne&|160;; mais, soit terreur superstitieuse causée parla présence de la Pucelle, qu’ils reconnaissaient de loin à sablanche armure et à son étendard, soit qu’ils attendissent leconvoi pour sortir de leurs retranchements et l’attaquer, lesAnglais se tinrent à l’abri de la redoute, se bornant à envoyer auxgens d’Orléans quelques volées de traits, quelques bouletsd’artillerie, qui blessèrent peu de monde. Cette hésitation del’ennemi, ordinairement si audacieux, augmente la confiance desFrançais&|160;; ils laissent la bastille derrière eux, rencontrentvers Saint-Laurent un poste avancé chargé de couvrir le convoistationnaire&|160;; les soldats de son escorte, à la vue d’unrenfort venu d’Orléans sans obstacle de la part des Anglaisretranchés dans leur bastille, attribuent ce succès à la divineinfluence de la Pucelle&|160;; leur espoir redouble. Le maréchal deSaint-Sever, frappé de la réussite de l’entreprise, due à laprompte décision de Jeanne, craignait cependant, non sansvraisemblance, que l’ennemi eût à dessein laissé passer lesFrançais sans les inquiéter afin de les assaillir avantageusement àleur retour, gênés qu’ils seraient dans leur manœuvre, dans leurmarche, par les charrois considérables et les bestiaux du convoidont ils formaient l’escorte.

–&|160;Allons hardiment&|160;! – répliquaJeanne, – notre assurance imposera aux Anglais&|160;; s’ils sortentde leur redoute, nous les combattrons&|160;; s’ils ne sortent pas,nous conduirons le convoi à Orléans. Après quoi nous reviendronstantôt attaquer leur bastille, et nous les vaincrons, de parDieu&|160;!

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme,entendues par quelques soldats, redites par eux de rang en rang,exaltent l’enthousiasme de la troupe&|160;; l’on se met en routepour Orléans, les charrettes et le bétail placés au centre de lacolonne, Jeanne à la tête d’une forte avant-garde, résolue desoutenir le premier choc de l’ennemi&|160;; mais il ne parut pas.L’on sut plus tard, de l’aveu de plusieurs prisonniers anglais, queleurs chefs, comprenant quelle influence décisive le bon ou mauvaisrésultat du premier combat livré à la Pucelle devait avoir sur lemoral de leurs troupes, déjà fort ébranlé par les merveilleuxrécits dont elle était l’objet, voulaient la vaincre à tout prix,et lui offriraient la bataille dans de telles conditions, qu’ilsauraient presque la certitude du triomphe&|160;; de là leur inertielors du passage du convoi, qui entra sans coup férir dans Orléans,au grand réconfort des habitants et des miliciens, fanatisés par cepremier succès de la Pucelle. Voulant mettre à profit leur élan,elle se proposait de repartit à l’instant, afin d’aller attaquer labastille de Saint-Loup&|160;; les capitaines lui firent observerque leurs hommes avaient besoin de manger, mais qu’elle seraitprévenue du moment de l’assaut. Elle se rendit à ces raisons,retourna chez Jacques Boucher, se réfectionna, selon son habitude,avec un peu de pain et de vin trempé d’eau, fit délacer sacuirasse, se jeta sur son lit, à demi armée, afin de se reposer enattendant le moment de l’assaut, et s’endormit&|160;; l’imaginationfrappée des événements du jour, elle rêva bientôt que les troupesmarchaient sans elle à l’ennemi. La pénible impression de ce songela réveille, le bruit sourd de quelques détonations lointainesd’artillerie la fait bondir sur son lit&|160;; son rêve ne latrompait pas, l’on commençait l’attaque de la redoute[71]. Le sire de Gaucourt, chargé d’avertirla Pucelle de l’heure du combat, ne l’avait point, à perfidedessein, instruite du départ des troupes&|160;; elle court à lafenêtre, l’ouvre, voit le petit page Imerguet tenant son cheval enbride et causant sur le seuil de la porte avec dame Boucher et safille. Ni le page, ni l’écuyer de Jeanne n’étaient non plusprévenus de la sortie[72]&|160;;mais ignorant cette circonstance, la guerrière s’écrie, penchée àla fenêtre et s’adressant à Imerguet d’un ton dereproche&|160;:

–&|160;Ah&|160;! méchant garçon&|160;! onassaille les retranchements sans moi&|160;! Vous ne me disiez pasque le sang français coulait&|160;!… – Et elle ajoute&|160;: –Madeleine, venez en hâte, je vous prie, m’aider à lacer macuirasse.

À cet appel, Madeleine et sa mère remontentprécipitamment auprès de Jeanne. Elle s’arme complètement, descenddans la rue, s’élance sur le cheval de son page&|160;; maiss’apercevant qu’elle a oublié sa bannière auprès de son lit, oùelle la plaçait toujours, elle dit à Imerguet&|160;:[73]

–&|160;Vite, mon étendard&|160;! allez lechercher dans ma chambre&|160;; vous me le donnerez par la fenêtre,afin de perdre moins de temps[74].

Le page se hâte d’obéir, tandis que dameBoucher et sa fille adressent à la Pucelle de navrants adieux. Ellese dresse debout sur ses étriers, reçoit des mains d’Imerguetl’étendard, qu’il lui remet à travers la croisée du premierétage&|160;; puis, enfonçant ses éperons dans le ventre de soncheval, la guerrière fait de la main un signe affectueux àMadeleine et part avec une telle rapidité que les étincellesjaillissent des pavés sous les fers de sa monture[75].

Le sire de Gaucourt, en cachant à Jeannel’heure de l’assaut, afin de l’empêcher de s’y trouver, espéraitainsi la perdre dans l’esprit des soldats, son absence au moment dudanger pouvant s’attribuer à un manque de courage&|160;; Gaucourt,placé à la porte de Bourgogne à la tête des compagnies de réserve,vit donc avec autant de surprise que de colère accourir Jeanne augrand galop, revêtue de sa blanche armure, son blanc étendard à lamain. Elle passa devant le traître comme une apparition, etdisparut bientôt à ses yeux dans un nuage de poussière soulevé parl’allure rapide de son cheval, qu’elle poussait à toute bride surla route de Sologne, entendant avec désespoir les détonationsd’artillerie devenir de plus en plus fréquentes&|160;; à mesurequ’elle s’approchait du lieu du combat, les cris des soldats, lechoc des armes, les formidables rumeurs de la bataille, arrivaientdistinctement à l’oreille de la guerrière. Enfin elle aperçoit labastille de Saint Loup, coupant la route de Sologne, dominant larive de la Loire, et élevée au pied d’une antique églisepuissamment fortifiée&|160;; cette église formait une seconderedoute au milieu de la première, dont les parapets étaient en cemoment à demi voilés par la fumée des bombardes. Leur feuredoublait, les derniers rangs des Français descendaient, par unepente presque à pic, dans un fossé profond, première défense duretranchement, lorsque Jeanne, abandonnant son cheval ruisselant desueur, courut, sa bannière à la main, se joindre auxcombattants&|160;; soudain ceux-ci, au lieu de continuer àdescendre le talus, font volte-face, le gravissent en désordre,s’écriant&|160;:

–&|160;La bastille est imprenable&|160;!

–&|160;Les Anglais sont endiablés&|160;!

–&|160;La Pucelle n’est plus avecnous&|160;!

–&|160;Dieu nous abandonne&|160;!

Les capitaines avaient espéré profiter del’enthousiasme inspiré par l’héroïne pour conduire sans elle lestroupes à l’assaut, leur promettant qu’elle viendrait bientôt lesguider. Confiants dans cette promesse, le premier élan desassaillants, composés en majorité de miliciens d’Orléans, bourgeoiset artisans, fut valeureux&|160;; mais les Anglais, ne voyant pasla Pucelle parmi les Français, les crurent ainsi privés d’un appuique beaucoup d’entre eux regardaient comme surnaturel, sentirentrenaître leur audace, repoussèrent brillamment l’attaque etfoudroyèrent l’ennemi qui se découragea&|160;; la panique se mitdans quelques rangs, les moins braves s’efforçaient de regagner lerevers du fossé lorsque Jeanne parut, accourant à eux le regardinspiré, le visage rayonnant d’une ardeur guerrière… Ilss’arrêtent&|160;; il leur semble qu’une puissance surhumaine lesréconforte, la honte de la défaite leur monte au front, ilsrougissent de fuir aux yeux de cette belle jeune fille, qui,faisant flotter sa bannière, s’élance vers le fossé, s’écriantd’une voix vibrante&|160;:

–&|160;Hardi&|160;! suivez-moi&|160;!… labastille est à nous, de par Dieu[76]&|160;!…

Les fuyards, entraînés par la magie de lavaillance et de la beauté de l’héroïne, se précipitent sur ses pas,aux cris mille fois répétés de&|160;:

–&|160;Noël&|160;! Noël à Jeanne&|160;!…

–&|160;Jeanne est avec nous&|160;!…

Ces clameurs, annonçant la présence de laPucelle, redoublent l’énergie des intrépides qui tenaient encore aufond du fossé, décimés par les pierres, par les boulets, par lestraits, lancés sur eux du haut des boulevards de la redoute&|160;;Jeanne, leste, souple et forte, s’appuyant parfois sur les épaulesde ceux qui l’entourent, descend avec eux dans le fossé,criant&|160;:

–&|160;À l’assaut&|160;! à l’assaut&|160;!marchons hardiment&|160;! Dieu sera pour nous&|160;!

Les rangs s’ouvrent devant l’héroïne et sereferment sur son passage. Sa bravoure entraîne les moinscourageux&|160;; arrivant au pied du talus qu’il faut gravir, sousune grêle de projectiles, pour atteindre un retranchement palissadéprotégeant le boulevard, elle avise maître Jean&|160;: ni lui nises coulevriniers, bonnes gens d’Orléans, n’avaient reculé d’unesemelle depuis le commencement de l’assaut&|160;; ils sedisposaient à franchir la douve du fossé du côté de l’ennemi.

–&|160;Hé&|160;! mon bon pays&|160;! – ditgaiement Jeanne au canonnier, – montons vite là-haut, la redouteest à nous&|160;!…

Et la Pucelle, s’appuyant sur la lance de sonétendard pour escalader la pente escarpée, a bientôt devancé dequelques pas la ligne des assaillants&|160;; enlevés par sonexemple, ils atteignent le faîte du talus. Plusieurs tombent mortsou blessés aux côtés de l’héroïne sous une pluie de balles et detraits&|160;; la première elle met le pied dans un étroit chemin deronde au delà duquel se trouve le retranchement palissadé&|160;; setournant alors vers ceux qui la suivent, elle s’écrie&|160;:

–&|160;Aux palissades&|160;! auxpalissades&|160;!… bon courage&|160;!… Les Anglais sontforcés&|160;!… je vous le dis, de par Dieu[77]&|160;!

Maître Jean et ses hommes abattent les pieux àcoups de hache, la brèche est pratiquée, le flot des assaillantsfait irruption par cette trouée comme un torrent par la porte d’uneécluse&|160;; une mêlée furieuse s’engage corps à corps avec lesAnglais défenseurs de cette enceinte.

–&|160;En avant&|160;! – crie Jeanne,conservant son épée au fourreau dans son horreur du sang, etagitant seulement sa bannière&|160;; – le ciel nous protège&|160;!hardi… en avant&|160;!

–&|160;Voyons si le ciel te protège, damnéesorcière&|160;! – s’écrie un chef anglais, et il assène un furieuxcoup d’épée sur la tête de la Pucelle&|160;; mais son casque lapréserve&|160;; elle reçoit en même temps un coup de masse d’armesqui fausse son armure à l’épaule droite. Un moment étourdie de cesrudes atteintes, elle chancelle, maître Jean la soutient, deux deses canonniers la couvrent de leur corps&|160;; mais bientôt ellereprend ses esprits, se redresse, se précipite au plus fort del’action. L’élan des miliciens est irrésistible, le boulevard estjonché de cadavres des deux partis&|160;; les Anglais, refoulés,cédant de nouveau à la terreur superstitieuse que leur inspire laPucelle, se retranchent dans les nombreux bâtiments de charpenteservant de caserne à la garnison de la bastille et de logement àses capitaines. La lutte continue acharnée, sans merci ni pitié, àtravers les espèces de rues qui séparent ces vastes constructionsde bois&|160;; chaque demeure des chefs, chaque caserne, devientune redoute qu’il faut emporter. Les Français, enflammés par laprésence de la Pucelle, les attaquent, les enlèvent&|160;; lesAnglais survivants à la furie de ce premier assaut défendent leterrain pied à pied, parviennent à se retirer en bon ordre dansl’église qui couronne la redoute, église aux murailles épaissessurmontée d’un haut clocher. Retranchés dans ce fort, dont ilsbarricadent intérieurement la porte, leurs excellents archers,abrités par les murs de l’édifice, visant à travers d’étroitesmeurtrières, criblent les assaillants de leurs traits&|160;;d’autres Anglais, postés sur la plate-forme du clocher, font roulersur l’ennemi des pierres énormes dont provision a été faite àl’avance. Les Français, réunis en masse sous les contre-forts del’église et complètement découverts, sont écrasés, décimés, par desennemis invisibles dont pas une flèche ne manque son but. LaPucelle voit l’hésitation succéder à l’entraînement dessiens&|160;; elle s’élance sa bannière à la main.

–&|160;Enfoncez la porte&|160;! entronshardiment dans l’église&|160;; elle est à nous, de parDieu&|160;!…

Maître Jean et quelques hommes déterminésattaquent, mais en vain, à coups de hache la porte revêtue d’unearmature de fer, tandis qu’une grêle de traits, lancés pard’étroites ouvertures pratiquées dans un bâtiment en retour,pleuvent sur le coulevrinier et ses compagnons&|160;; plusieursd’entre eux tombent à ses côtés, un vireton lui perce le bras. LesAnglais retranchés au sommet de la tour de l’église scient lacharpente de la toiture du clocher, puis, à l’aide de leviers, larenversent sur les assaillants&|160;; grand nombre d’entre eux sontensevelis sous cette avalanche de pierres, d’ardoises, de chaîneauxde plomb et de poutres&|160;; les survivants vont céder à lapanique.

–&|160;En avant&|160;! – s’écrie Jeanne&|160;;– nous manquions de poutres, les goddons nous enenvoient&|160;!… Prenez le plus gros de ces madriers, il vousservira de bélier, la porte cédera, nous aurons ces Anglais,fussent-ils cachés dans les nues[78]&|160;!

Les soldats, ranimés par ces paroles,obéissent à la Pucelle&|160;; maître Jean, malgré sa blessure,dirige la manœuvre. On dégage des décombres une poutre énorme,vingt hommes la soulèvent&|160;; ils l’emploient en guise de bélierpour enfoncer la porte de l’église. Soudain des soldats qui, duhaut du parapet de la redoute, dominaient au loin la plaine,s’écrient&|160;:

–&|160;Nous sommes perdus&|160;! l’ennemi sorten grand nombre de la bastille de Saint-Pouaire&|160;!

–&|160;Il va nous prendre à revers&|160;!

–&|160;Nous allons nous trouver entre cestroupes fraîches et les Anglais retranchés dans l’église&|160;!

Ce mouvement, habilement prévu par Jeanne, quiavait donné les ordres nécessaires pour le neutraliser, s’opéraiten effet.

–&|160;Ne craignez rien&|160;! – dit laguerrière à ceux qui l’entouraient, atterrés de cettenouvelle&|160;; – une troupe de réserve va sortir de la ville etcouper le chemin aux Anglais. Ne regardez pas derrière vous, maisdevant vous&|160;!… Hardi&|160;! enlevons l’église&|160;!…

À peine Jeanne achevait-elle ces paroles, queles tintements précipités du beffroi de la cité se font entendre.Bientôt un corps de cavalerie, suivi de près par une des compagniesd’infanterie, débouchant d’Orléans à grands pas et en bon ordre, semet en bataille sur le chemin de la Sologne, tracé entre labastille de Saint-Loup et celle de Saint-Pouaire, dont la garnisonvenait d’effectuer une sortie&|160;; mais ces Anglais, intimidéspar l’attitude résolue du corps de réserve, commandé par lemaréchal de Saint-Sever, s’arrêtent, puis rentrent dans leursretranchements. Les soldats de Jeanne, voyant ainsi ses parolesréalisées, croient à sa prescience divine&|160;; désormais certainsde n’être pas attaqués à revers, enflammés par leur premier succès,ils redoublent d’efforts pour s’emparer de l’église. Deux madriersénormes, manœuvrés comme des béliers par vingt hommes à la fois,ébranlent la porte massive bardée de fer, malgré les traits desAnglais&|160;; les mourants, les blessés, sont à l’instantremplacés par leurs compagnons. Jeanne, intrépide, debout prèsd’eux, sa bannière à la main, les encourage de la voix et du geste,échappant à la mort, grâce à l’excellence de la trempe de sonarmure. Enfin la porte cède sous les coups réitérés des poutres,elle tombe au dedans de l’église&|160;; mais une bombardeintérieurement placée en face du portail vomit, avec une détonationterrible, une décharge de balles d’artillerie et de morceaux de fersur les assaillants. Bon nombre sont mortellement atteints&|160;;les autres se précipitent dans la vaste et sombre basilique, oùs’engage de nouveau un combat opiniâtre, sanglant. Il se poursuitde marche en marche, dans l’escalier de la tour, jusque sur laplateforme découronnée de sa toiture, du haut de laquelle lesAnglais sont précipités dans l’espace&|160;; enfin, au moment où lesoleil rougissait de ses derniers rayons les eaux paisibles de laLoire, l’étendard de Jeanne flottait au sommet de l’église, auxcris mille fois répétés des vainqueurs&|160;:

–&|160;Noël&|160;! Noël à laPucelle&|160;!

La victoire gagnée, l’ivresse de la batailledissipée, l’héroïne redevint la jeune fille remplie de tendrecommisération pour les vaincus. En descendant du clocher, où savaleur l’avait pour ainsi dire emportée à son insu, ellepleura[79], voyant les marches, rougies de sang,disparaître à demi sous les cadavres&|160;; elle supplia lessoldats de cesser le carnage, d’épargner les prisonniers. Parmiceux-ci se trouvaient trois capitaines&|160;; espérant échapper àla mort, ils avaient, pendant l’assaut du clocher, endossé deshabits sacerdotaux oubliés dans un coin de la sacristie depuis queles Anglais s’étaient emparés de l’église de Saint-Loup. On trouvaces trois faux clercs réfugiés au fond d’une chapelle obscure, lesvainqueurs voulaient les massacrer, Jeanne s’y opposa, disant quela vie des prêtres était sauve[80]&|160;;d’autres encore, épargnés à sa prière, furent emmenés captifs. Lescasernes, les logements de la redoute, construits en charpente etrecouverts de planchettes, furent livrés aux flammes&|160;; cetimmense incendie, luttant contre les premières ombres de la nuit,jeta la consternation dans les autres redoutes anglaises et éclairale départ des Français.

Lorsque Jeanne, à la lueur des torches, rentrale soir dans Orléans à la tête des citoyens de la ville, le beffroide la maison commune, toutes les cloches des églises, sonnèrent àgrande volée, les canons retentirent, tout dans la ville étaitjoie, espérance, enthousiasme&|160;; la Pucelle, par son premiertriomphe, venait de donner le signe (ainsi qu’elle disait)qu’elle était véritablement envoyée de par Dieu. Elle futaccueillie comme une libératrice par la foule idolâtre.

Jeanne à son retour chez maître JacquesBoucher, dont la femme et la fille la couvrirent de caresses,Jeanne assembla les capitaines et leur dit&|160;:

–&|160;Dieu nous a soutenus jusqu’ici,messires&|160;; mais nous ne sommes qu’au commencement de notretâche, achevons-la promptement… Aide-toi, le ciel t’aidera&|160;!…Il faut demain, au point du jour, profiter du découragement quenotre victoire d’aujourd’hui aura jeté parmi les Anglais, retournerhardiment à l’attaque et enlever les autres bastilles[81].&|160;»

Mais, hélas&|160;! la fin de cette journée siglorieuse pour la guerrière devait remplir son âme d’amertume.Dunois, Lahire, Xaintrailles, beaucoup moins malveillants pourJeanne que les autres capitaines, reculèrent devant sa courageuserésolution et la taxèrent de témérité&|160;; profitant de cetteindécision funeste, Gaucourt et le parti ouvertement hostile à laPucelle firent déclarer par le conseil de guerre «&|160;qu’enraison de la solennité religieuse du lendemain jeudi, fête del’Ascension, il serait outrageusement impie d’aller au combat, etque le conseil se réunirait seulement vers le milieu du jour, afind’aviser aux déterminations à prendre[82].&|160;»

Cette décision déplorable donnait aux Anglaisle temps de se remettre de leur défaite et risquait de perdre lesfruits de la première victoire de Jeanne. L’aveuglement, laperfidie ou la couardise de ces gens de guerre l’indignèrent&|160;;navrée, elle se retira dans sa chambre, où, pleurant, elles’agenouilla, suppliant ses bonnes saintes de la conseiller. Puis,les yeux encore mouillés de larmes, que Madeleine, sa compagne,essayait, triste et surprise, ne pouvant comprendre la cause deschagrins de son amie après une si glorieuse journée, Jeannes’endormit, évoquant dans sa pensée, afin de se réconforter, cepassage de la prophétie de Merlin déjà si miraculeusementaccomplie&|160;:

«&|160;– Oh&|160;! que je vois de sang&|160;!que je vois de sang&|160;!… Il fume&|160;! sa vapeur monte, monte,comme un brouillard d’automne, vers le ciel, où gronde la foudre,où luit l’éclair&|160;!…

»&|160;– À travers ce brouillard sanglant, jevois une vierge guerrière&|160;; blanc est son coursier, blancheest son armure…

»&|160;– Elle bataille, bataille et batailleencore, au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher surle dos des archers ennemis&|160;!

JOURNÉE DU JEUDI 5 MAI 1429.

Jeanne, malgré l’ingénuité de son caractèreloyal, ne pouvait plus douter du méchant vouloir ou de la jalousiedes chefs de guerre à son égard&|160;; ils invoquaienthypocritement la sainteté du jour de l’Ascension, afin deparalyser, grâce à leur inertie calculée, les desseins de laguerrière. En cette extrémité, elle demanda conseil à sesvoix mystérieuses&|160;; plus que jamais elles furent cellesde son excellent jugement, de son patriotisme et de son géniemilitaire. Ces voix mystérieuses lui répondirent&|160;:

–&|160;Ces capitaines, ainsi que presque tousles nobles qui font de la guerre un métier, sont dévorés d’envie.Leur haine jalouse s’irrite contre toi, pauvre fille des champs,parce que ton génie les écrase&|160;; ils aimeraient mieux voir lesAnglais s’emparer d’Orléans que de voir ce siège levé par tavaillance. Peut-être n’oseront-ils pas ouvertement refuser de teseconder, de peur d’exciter l’indignation de leurs propres soldats,et surtout des milices bourgeoises et du populaire d’Orléans&|160;;mais ces chevaliers s’opposeront traîtreusement à tous tes projets,jusqu’au jour où, l’exaspération générale les forçant de te suivreavec leurs bandes mercenaires, ils batailleront enfin, non pourt’aider à vaincre, mais pour défendre leur peau. Tu ne peux donccompter pour accomplir ta mission libératrice que sur toi, sur leséchevins, sur les milices urbaines d’Orléans, elles t’ont déjàvaillamment secondée. Ceux-là ne se battent pas par vaine gloire,par métier, ils se battent pour défendre leur foyer, leur famille,leur cité&|160;; ceux-là, loin de te jalouser, loin de chercher àtraverser tes projets, les seconderont corps et âme&|160;; ils techérissent, ils te respectent. Tu es leur ange sauveur&|160;; leurconfiance en toi, encore augmentée par la victoire d’hier, estaujourd’hui sans bornes&|160;; appuie-toi hardiment sur ces bravesgens, tu triompheras des envieux et de l’ennemi avec l’aide deDieu&|160;!

Ce conseil, dicté par cette haute raison, parcette profonde sagacité dont Jeanne, dans le trouble de son espritfrappé par l’hallucination, faisait honneur à ses saintes, larassura. Elle apprit d’ailleurs dès le matin que la prise de labastille de Saint-Loup avait déjà un immense résultat. Cettebastille, commandant à la fois la route de Sologne, du Berry, et lepassage de la Loire, en amont d’Orléans, empêchait ainsi l’arrivagedes approvisionnements ou des renforts&|160;; mais les paysans desenvirons, instruits ou témoins de la destruction de cetteformidable redoute, et sachant le passage libre, amenaient déjà desvivres à la ville comme en un jour de marché. Grâce à cesprovisions et à l’entrée du convoi de la veille, l’abondancesuccédait à la disette, et de cette heureuse fortune les habitantsglorifiaient Jeanne. Ce n’est pas tout, de nombreuses bandesrustiques, armées de leur mieux, fanatisées par les récits que l’onfaisait de la Pucelle, entraient dans la cité du côté de laSologne, offrant leur concours pour marcher contre les Anglais avecla milice urbaine. L’héroïne sentit dès lors quel puissantcontre-poids elle pouvait opposer au mauvais, vouloir descapitaines&|160;; elle résolut d’agir en conséquence, chargeaDaulon, son écuyer, de convoquer pour l’heure de midi, chez maîtreBoucher, après la grand’messe, les chefs de guerre et les échevins,insistant beaucoup auprès de son hôte pour que nul de cesmagistrats ne manquât au conseil&|160;; puis voulant mettre lamatinée à profit, elle pria Madeleine de lui procurer les habits del’une des servantes de la maison et une mante à capuchon, quittases vêtements d’homme, reprit le costume de son sexe, s’encapasoigneusement afin de n’être pas reconnue dans la ville, gagna lesbords de la Loire et prit un batelet, disant au batelier detraverser le fleuve pour aborder à une assez grande distance de labastille de Saint-Jean-le-Blanc, située sur la riveopposée à celle où fumaient encore les débris de la redoute deSaint-Loup. Jeanne débarqua afin d’examiner, selon son habitude,les retranchements qu’elle se proposait d’assaillir. Non loin de labastille de Saint-Jean-le-Blanc s’élevait le couvent desAugustins, bâtiments massifs puissamment fortifiés. Au delà,les Tournelles, véritable citadelle flanquée de hautes tours decharpente, étendaient leur front du côté de la Beauce et de laTouraine, en face du pont d’Orléans, depuis longtemps coupé parl’ennemi. Une autre formidable redoute, celle deSaint-Privé, située à gauche, non loin des Tournelles,complétait les ouvrages de siège des Anglais au midi de la ville.La guerrière se proposait d’enlever successivement ces quatrepositions redoutables, après quoi les Anglais devraient abandonnerla place, les autres bastilles de peu d’importance qu’ilsoccupaient à l’ouest de la ville étant hors d’état de résisteraprès la destruction de leurs principaux travaux de siège. Jeanneobserva longuement et à loisir les abords de ces ouvrages, méditantson plan d’attaque, ses habits de femme n’inspiraient aucunedéfiance aux sentinelles anglaises&|160;; ces divers renseignementspris d’un coup d’œil intelligent et sûr, elle regagna son batelet,rentra chez maître Boucher, si bien encapée dans sa mante qu’elleput échapper à tous les yeux. Elle revêtit ses habits d’homme afinde se rendre à la grand’messe, où elle communia. Les acclamationsenthousiastes qui éclataient sur son passage à sa sortie del’église, lui prouvant qu’elle pouvait fermement compter surl’appui du bon peuple d’Orléans, elle rentra chez maître JacquesBoucher, où étaient convoqués les chefs de guerre et les échevins.Le conseil se réunit, mais Jeanne n’y fut pas tout d’abordmandée.

À ce conseil assistaient les magistrats de lacité, ainsi que Xaintrailles, Dunois, les maréchaux de Retz et deSaint-Sever, le sire de Graville, Ambroise de Loré, Lahire etautres chevaliers. Le sire de Gaucourt présidait l’assemblée en saqualité de capitaine royal[83]. Laprécédente victoire de la Pucelle, victoire où plusieurs de ceuxdes capitaines qui lui étaient le moins hostiles avaient joué unrôle secondaire, leur inspirait une secrète et amère envie&|160;;d’abord ils avaient compté se servir de cette fille des champscomme de l’instrument passif de leurs volontés, utiliser à leurprofit son influence et commander par sa voix&|160;; il n’en allaitpoint ainsi. Forcés de reconnaître, surtout depuis le combat de laveille, que Jeanne les primait dans le métier des armes, jaloux dela voir vaincre un ennemi jusqu’alors invincible, irrités de cetteirréparable atteinte à leur renommée militaire, persuadés que sisincère que fût le concours qu’ils prêteraient désormais àl’héroïne, les succès seraient reportés, attribués à elle seule,ils s’allièrent à ses ennemis, tacitement, bassement, dans ceconseil, et adoptèrent unanimement pour le lendemain le plan debataille que voici&|160;:

«&|160;– L’on feindrait de vouloir attaquer laforteresse des Tournelles afin de tromper l’ennemi, de le fairesortir des redoutes situées de l’autre côté de la Loire, pour allerau secours des positions menacées&|160;; il serait dupe sans doutede cette ruse de guerre, et pendant que quelques détachementscontinueraient d’escarmoucher du côté des Tournelles, les troupesroyales et les compagnies, renforcées de la plus grande partie desmilices urbaines, iraient attaquer et prendraient facilement lesbastilles où les Anglais n’auraient laissé que de très-faiblesgarnisons, dans leur empressement de courir à la défense d’un postetrès-important[84].&|160;»

Ce plan de bataille, plus ou moins bon aupoint de vue stratégique, cachait une lâche perfidie, un piègeinfâme, horrible, tendu à Jeanne… Maître Jacques Boucher, parlantau nom des échevins et répondant au sire de Gaucourt qui venaitd’exposer le plan adopté par les chevaliers, fit observer que,puisque tel était leur avis, il fallait mander la Pucelle, afin delui soumettre les projets du conseil.

À ceci, le sire de Gaucourt se hâtad’objecter, au nom de tous les capitaines&|160;:

«&|160;– Que l’on n’était pas certain quecette fille saurait garder le secret sur un sujet si délicat.Ce doute existant, elle devait seulement être instruite du projetd’attaque contre les Tournelles, sans être prévenue que cettemanœuvre était une feinte, une ruse de guerre&|160;; de sorteque pendant cette escarmouche, commandée par la Pucelle enpersonne, le gros des troupes irait mettre à exécution le véritableplan de bataille, dont Jeanne n’avait pasconnaissance[85].&|160;»

Ce piège infernal était habilementtendu&|160;; les capitaines, comptant sur l’intrépidité de laguerrière, certains qu’elle marcherait sans hésiter, à la tête depeu de soldats, contre les formidables Tournelles, ne doutaient pasque, dans cet assaut aussi meurtrier qu’inégal, elle ne fût tuée ouprise, pendant que les chefs de guerre, sortant d’Orléans par lecôté opposé, à la tête du gros des troupes, iraient attaquer lesautres bastilles, presque entièrement abandonnées des Anglais,venus à l’aide des défenseurs des Tournelles. Enfin, Jeanne ayanthautement déclaré la veille, contre l’opinion des chevaliers,«&|160;que la levée du siège d’Orléans dépendant presqueentièrement de la prise des Tournelles, il fallait sans retardattaquer cet ouvrage important,&|160;» elle croirait son avis enfinadopté par le conseil de guerre après mûres réflexions, et,emportée par son courage, peu soucieuse du petit nombre de soldatsqu’on lui donnait, marcherait témérairement à un combat où elledevait trouver sa perte. Ainsi s’accomplirait le complot tramé delongue main par La Trémouille, Gaucourt et l’évêque deChartres.

Les échevins, malgré leur défiance descapitaines, ne soupçonnèrent pas l’abominable guet-apens que l’ontendait à la guerrière. Elle fut introduite&|160;; Gaucourt lui fitconnaître la décision du conseil, omettant surtout d’ajouter&|160;:– «&|160;que l’attaque des Tournelles ne serait qu’unefeinte.&|160;» – La Pucelle, douée d’un rare bon sens et d’uneextrême sagacité, avait eu trop de preuves de l’oppositionconstante apportée jusqu’alors à ses desseins par les capitainespour ne pas fort s’étonner de les voir soudainement adhérer à unprojet si vivement blâmé la veille&|160;; aussi, pressentantquelque embûche, elle écouta silencieusement Gaucourt, allant etvenant dans la salle d’un air pensif, puis s’arrêta, attacha sonloyal et beau regard sur le traître et lui dit fièrement&|160;:

–&|160;Messire Gaucourt, ne me cachez rien dece qui a été ici résolu&|160;; j’ai su et je saurai bien garderd’autre secret que le vôtre[86].

Ces paroles, où se révélait la méfiance de laPucelle envers ces chevaliers, les confondirent&|160;; ilss’entre-regardèrent muets, troublés. Dunois, le moins mauvaisd’entre eux, éprouva un remords, il ne put se résoudre à demeurercomplice de cette exécrable trahison&|160;; mais, sans toutefois ladévoiler, il reprit&|160;:

–&|160;Jeanne, ne vous courroucezpas, l’on ne peut tout vous dire à la fois… l’on vous a faitconnaître la première partie de notre plan de bataille&|160;;maintenant, je dois ajouter que l’attaque des Tournelles sera unefeinte, et pendant que les Anglais se hâteront de venir au secoursdes leurs en traversant la Loire, nous irons attaquer du côté de laSologne leurs bastilles, qu’ils auront laissées à peu prèsdégarnies de combattants[87].

Malgré ces tardives explications, l’héroïne nedouta plus de la perfidie de ces hommes de guerre, mais leur cachasa douloureuse indignation&|160;; et, forte de sa supérioritémilitaire, leur déclara net, avec sa franchise rustique, que leplan de bataille du conseil était détestable et, qui pis est…honteux. Ne se réduisait-il pas à une ruse de guerre, non-seulementcouarde à l’excès, mais des plus funestes en descirconstances&|160;? Ne fallait-il pas, en continuant d’exalterleur bravoure par des entreprises hardies, au besoin téméraires,relever le moral des défenseurs de la ville, si longtempsabattu&|160;? les convaincre que rien ne pouvait plus résister àleur vaillance&|160;? Or, en supposant la réussite de cette piteusefeinte, quelle misérable victoire&|160;! aller attaquer un ennemique l’on sait absent, et, grâce à des forces cinq ou six foissupérieures en nombre, écraser une poignée d’hommes&|160;!Quoi&|160;! exposer ainsi les vainqueurs à un lâche triomphe&|160;!alors qu’avait sonné l’heure des résolutions héroïques&|160;! mieuxvaudrait cent fois une glorieuse défaite&|160;!… Enfin, admettanttoujours le succès de cette ruse de guerre, quedétruirait-on&|160;? Quelques redoutes à peine défendues&|160;;mais sans importance depuis la prise de la grande bastille deSaint-Loup, qui seule coupait les communications de la Sologne etdu Berry avec Orléans. Ce plan de bataille était donc de touspoints mauvais et inopportun&|160;; il fallait, au contraire, lelendemain matin, non pas feindre d’attaquer, mais attaquerréellement, audacieusement, les Tournelles, en passant la Loire unpeu au-dessus de Saint-Jean-le-Blanc, première redoute à enlever,ensuite on marcherait contre le couvent fortifié des Augustins,puis contre les Tournelles. Ces positions emportées, les Anglais,hors d’état de tenir un jour de plus dans leurs autres bastilles,seraient forcés de lever le siège d’Orléans.

Tel était son plan de bataille à elle, Jeanne,et rien au monde ne la ferait dévier de sa résolution, sesvoix l’ayant inspirée de par Dieu&|160;! Elle était doncdécidée, dans le cas où les chefs de guerre s’opposeraient à sonprojet, de le mener malgré eux à bonne fin, réclamant seulementl’aide des échevins et des milices de la bonne ville d’Orléans, quele Seigneur prendrait sous sa protection, parce que ceux-làdéfendaient leur cité, la France et le roi contre les Anglais. Elleferait donc, le jour même, convoquer la milice pour le lendemain àl’aube&|160;; et, suivie ou non des capitaines et de leurs bandes,elle irait droit à l’ennemi.

Le projet de Jeanne, exposé d’une voix ferme,complètement approuvé par les échevins, souleva les plus violentesobjections de la part des chevaliers&|160;; ils le déclarèrentaussi hasardeux qu’impraticable. Le sire de Gaucourt résuma lesavis de ses complices en s’écriant avec une hauteur méprisante,«&|160;qu’après tout, le conseil des chefs de guerre avait pris unedécision, qu’elle serait maintenue et qu’ils s’opposeraient parLA FORCE, s’il le fallait, à ce que les gens d’Orléans tentassentle lendemain une attaque[88].&|160;»

–&|160;Votre conseil a décidé,dites-vous&|160;? – reprit Jeanne avec une assurance sereine. – Monconseil, à moi, a aussi décidé… c’est celui de Dieu&|160;; je luiobéirai malgré vous[89]&|160;!…

Et la Pucelle sortit, pénétrée d’une profondedouleur causée par la perfidie et la méchanceté de ces gens deguerre&|160;; mais fermement résolue de mettre un terme à tant defunestes retards, et d’accord avec les échevins de ne demander, aubesoin, le salut de la cité qu’à la bravoure de ses citoyens,Jeanne s’occupa des préparatifs de l’attaque du lendemain, entreautres de rassembler bon nombre de grands bateaux destinés àtransporter les combattants, à la tête desquels elle devait, àl’aube, attaquer les Anglais du côté des Tournelles.

JOURNÉE DU VENDREDI 6 MAI 1429.

Le sire de Gaucourt était venu, avant le pointdu jour, avec une troupe de soudards des compagnies, largementabreuvés à l’avance, prendre le commandement de la porte deBourgogne&|160;; là devait passer Jeanne afin de se rendre au bordde la Loire pour y effectuer l’embarquement de ses troupes.Gaucourt ordonna aux soldats, qu’il posta sous la voûte, de nelaisser sortir personne de la ville, d’user de leurs armes contrequiconque voudrait violer leur consigne&|160;; puis, se retirant àquelques pas, enveloppé dans sa cape et prêtant l’oreille de tempsà autre du côté de l’intérieur de la ville, le traîtreattendit.

L’aube ne tarda pas à paraître&|160;; sespremières lueurs blanchirent l’horizon, sur lequel se dessinaientles tours crénelées de la porte de Bourgogne. Bientôt une rumeurlointaine attira l’attention de Gaucourt embusqué comme unlarron&|160;; cette rumeur augmentait en s’approchant, il reconnutle bourdonnement d’une foule considérable et le cliquetis desarmes&|160;; il réitéra ses ordres à ses soldats, et se tint dansl’ombre de la voûte qui reliait les deux tours élevées à cetteentrée de la ville. Au bout de peu d’instants déboucha dans la rueconduisant à la porte de Bourgogne une colonne compacte, marchanten bon ordre, composée de la milice urbaine et de paysans desenvirons, entrés dans Orléans depuis la prise de la bastille deSaint-Loup&|160;; maître Jean et une vingtaine de ses coulevrinierscitadins marchaient aux premiers rangs, traînant sur un chariotdeux petites couleuvrines portatives, baptisées Jeannetteet Jeanneton par maître Jean, en l’honneur de sapayse&|160;; un autre chariot, aussi traîné à bras,contenait les munitions de ces machines d’artillerie. À la tête dela colonne s’avançait la guerrière à cheval, escortée de plusieurséchevins armés qui jusqu’alors avaient vaillamment pris part à ladéfense de la cité. L’un d’eux, pour ne pas retarder la sortie destroupes, hâta le pas de sa monture et se dirigea vers la porte,afin de la faire ouvrir&|160;; un sergent d’armes, brute à moitiéivre, saisit la bride du cheval de l’édile, et s’écriagrossièrement&|160;:

–&|160;Tourne les talons&|160;; on ne passepas, il est défendu de sortir de la ville&|160;!

–&|160;Prends garde&|160;!… songe à ce que tufais… Les portes de la ville doivent s’ouvrir ou se fermer parl’ordre des échevins… je suis échevin…

–&|160;J’ai ma consigne, – reprit le soudarden dégainant&|160;; – obéis, sinon, je t’écharpe&|160;!

–&|160;Misérable ivrogne&|160;! oser memenacer, moi… magistrat de la ville&|160;!…

–&|160;Je… crache sur les magistrats&|160;! jene connais que mon capitaine&|160;; et puisque tu veux passermalgré ma consigne, tiens&|160;!… – ajouta-t-il en portant àl’échevin un coup d’épée qui glissa sur son armure. En même temps,le sergent s’écria&|160;: – À moi mes hommes&|160;!…

Une vingtaine de soldats accoururent. Déjà cessoudards avinés entouraient, huaient, menaçaient l’édile de lacité, lorsque Jeanne, son écuyer Daulon, son page et les autreséchevins, formant la tête de la colonne, arrivèrent sur le lieu dela lutte&|160;; alors apparut brusquement le sire de Gaucourt, lestraits enflammés de colère&|160;; il fit signe à ses soldats des’écarter, s’avança vers l’héroïne et lui ditinsolemment&|160;:

–&|160;Jeanne, hier le conseil de guerre s’estopposé à ton entreprise d’aujourd’hui… tu ne sortiras pas de laville[90]…

–&|160;Vous êtes un mauvais homme&|160;! –s’écria la guerrière indignée, – je passerai, que vous le vouliezou non&|160;! Les bonnes gens d’Orléans me suivront… et nousvaincrons comme nous avons déjà vaincu[91].

Cette fière réponse de la Pucelle auximprudentes paroles du capitaine royal, entendues par maître Jeanet ses coulevriniers, répétées de rang en rang parmi les miliciens,causèrent une telle exaspération contre Gaucourt, que de toutesparts éclatèrent des cris furieux&|160;:

–&|160;À mort le traître&|160;!

–&|160;Il ose s’opposer au passage de laPucelle&|160;!…

–&|160;À mort le traître&|160;!… à mort sessoldats, pires que les Anglais&|160;!…

Et maître Jean, ses coulevriniers, ainsiqu’une foule de citoyens armés, d’assaillir le Gaucourt et sessoudards. Ils furent d’abord roués de coups de manches depiques&|160;; après quoi les plus animés des miliciens, noncontents d’avoir à demi assommé le capitaine et sa bande,s’opiniâtraient à vouloir les pendre. Jeanne et les échevinsobtinrent à grand’peine la grâce de Gaucourt et des siens. Ilavoua, depuis, n’avoir jamais vu la mort de plus près qu’en cejour-là.

La porte de Bourgogne ouverte, la troupecontinue sa marche vers les bords de la Loire, dont les premièreslueurs du jour rougissaient les eaux paisibles. Jeanne avait laveille, plusieurs fois, instamment recommandé aux échevins deveiller à ce qu’une vingtaine des grands bateaux de la Loire,appelés chalans, capables de contenir cinquante ousoixante hommes chacun, fussent dès le soir amarrés au rivage etprêts au point du jour à l’embarquement des troupes. De plus, commeelle n’oubliait rien, cinquante soldats devaient rester de guet,durant la nuit, à bord de cette flottille, afin de la défendre aubesoin contre un coup de main des Anglais. Les échevins s’étaienteux-mêmes occupés de l’exécution des ordres de la Pucelle&|160;;cependant, sentant s’augmenter sa méfiance des chefs de guerre,surtout depuis la récente tentative de Gaucourt, et désirants’assurer que ses moyens de transports étaient prêts, elle donne del’éperon à son cheval, devance la colonne, se dirige au galop versla grève du fleuve, qu’une berge assez élevée dérobait à ses yeux.Quelle est la stupeur douloureuse de la guerrière&|160;! elle nevoit sur la rive que cinq ou six grands bateaux et quelquesbatelets&|160;; elle pousse son cheval à mi-corps dans la Loire,afin d’interroger un vieux marinier assis à l’arrière de l’un deschalans&|160;; elle apprend que, vers minuit, un capitaine est venurequérir les bateaux pour le service de l’armée royale. Le ventétant favorable, ce capitaine avait ordre, disait-il, de faireremonter la flottille devers Blois pour y prendre des renforts.Plusieurs patrons mariniers, entre autres celui qui parlait àJeanne, avaient répondu qu’ils ne bougeraient de leur ancrage sansun contre-ordre des échevins&|160;; mais le capitaine menaçant lesnautonniers de les mettre à mal s’ils refusaient de lui obéir, leplus grand nombre d’entre eux, cédant à l’intimidation, croyantd’ailleurs qu’il s’agissait réellement d’aller chercher desrenforts à Blois, avaient orienté leurs voiles dans cettedirection. Six chalans, sans compter quelques petites embarcations,restaient seuls ancrés près de la rive. Cette nouvelle machinationdes chevaliers poigna le cœur de la guerrière, sans abattre soncourage, sans troubler sa présence d’esprit&|160;; ses troupes,grâce au nombre de bateaux sur qui elle comptait, devaient êtremises en terre en deux ou trois voyages, et il en faudraiteffectuer huit ou dix, afin d’opérer ce débarquement, les moyens detransport étant réduits de plus des deux tiers. Elle perdait ainsiun temps précieux&|160;; les Anglais épiant sans doute sesmouvements du haut de leur redoute, remarquant le petit nombre debateaux dont elle disposait, pouvaient tenter une sortie,victorieusement repousser cette descente en se portant sur lerivage avant que toutes les troupes eussent eu le temps de prendreterre ou de se former en bataille. Jeanne, appréciant le périlextrême de sa position, loin de se décourager, sentit qu’il luifallait, au contraire, redoubler d’audace, de sang-froid, deprévoyance&|160;; aussi, pleine de foi dans sa mission divine, ellese dit, selon son proverbe favori&|160;: Aide-toi… le cielt’aidera.

Le soleil se levait derrière les coteauxboisés de la Loire et les rideaux de peupliers qui ombragent sesbords lorsque les premiers rangs des miliciens arrivèrent sur lerivage. Leur déconvenue fut d’abord profonde à la vue du petitnombre de bateaux qui les attendaient&|160;; mais Jeanne, ne leurlaissant pas le temps de la réflexion, s’écria&|160;:

–&|160;Que les plus hardis me suivent&|160;!les autres viendront ensuite&|160;!…

Ce fut alors à qui se précipiterait dans leschalans, afin d’être compté par l’héroïne au nombre des plushardis&|160;; elle abandonne sa monture à un valet chargé de lareconduire à la ville, se jette dans un batelet, seulementaccompagnée de son écuyer, de son page et d’un marinier chargé deramer&|160;; puis elle circule plusieurs fois autour des bateaux,veillant à ce qu’ils ne soient pas encombrés outre mesure&|160;;chacun des miliciens ayant à grand cœur d’être nombré parmi lesintrépides, ils luttaient d’empressement à s’embarquer. Enfin, leschalans remplis, leurs voiles se déploient, le vent, favorable,soufflant alors vers la rive gauche du fleuve, ils s’éloignent dela grève, précédés de plusieurs batelets où se trouvent leséchevins, maître Jean et quelques-uns de ses coulevriniers, lesautres étant montés à bord des bateaux avec Jeannette etJeanneton, les deux gentilles couleuvrines, placées surleurs petits chariots. Le premier des batelets d’avant-garde portela Pucelle, revêtue de sa blanche armure dorée par les premiersfeux du soleil&|160;; debout, immobile à la proue du léger esquif,appuyée sur la lance de son étendard, dont la brise matinalesoulève les plis, la guerrière se dessine sur l’azur du ciel commel’ange de la patrie.

À peine le batelet a-t-il touché l’autre bordde la Loire, que Jeanne s’élance sur la grève, range ses hommes enbataille à mesure qu’ils débarquent&|160;; maître Jean et sescanonniers mettent à terre les deux couleuvrines transportées parl’un des grands bateaux, qui retournent chercher à plusieursreprises les soldats restés sur le rivage opposé. Ces voyagesdurèrent plus d’une heure, heure d’impatience, heure d’angoisseinexprimable pour l’héroïne. À chaque instant elle craignait devoir les Anglais sortir de leurs retranchements afin d’écraser lepetit nombre de braves qu’elle commandait&|160;; mais ses craintesfurent vaines, la prise héroïque de la bastille de Saint-Loup,tombée la surveille au pouvoir des Français, consternait lesAnglais&|160;; attribuant à des sorcelleries le triomphe de laPucelle, ils n’osèrent la combattre à découvert, et l’attendirent àl’abri de leurs retranchements. Elle augura bien de cette timiditépour l’heureux succès de ses armes. Lorsque sa dernière phalangeeut opéré son débarquement, Jeanne, à la tête de deux mille hommes,miliciens et paysans, marche droit à la bastille deSaint-Jean-le-Blanc, fortifiée de la même façon que la bastille deSaint-Loup. Maître Jean, afin de protéger la descente desassaillants dans le fossé d’enceinte, établit Jeannette etJeanneton sur le revers de la douve, et les pointe contreles parapets de la redoute, dont les bombardes, les machines detraits commençaient de lancer leurs projectiles sur lesFrançais&|160;; mais grâce à la précision du tir du coulevrinier,plusieurs de ces engins de guerre sont renversés. L’assaut devenuainsi moins meurtrier, la Pucelle et sa troupe traversent le fossé,laissent morts ou blessés bon nombre des leurs, gravissent lerevers de l’escarpement, arrivent aux palissades, lesforcent&|160;; le blanc étendard flotte bientôt sur le boulevarddes retranchements, et après une résistance désespérée, lesAnglais, cédant soudain à la panique, plus que jamais persuadés quela Pucelle est endiablée, tournent casaque, traversent la Loire àun passage guéable, et se retirent en désordre dans une petite îlevoisine de Saint-Aignan. L’attaque, rude, sanglante, dura plus dedeux heures&|160;; Jeanne, avant d’accorder un moment de repos àses gens, ordonne que les casernes de la bastille deSaint-Jean-le-Blanc, construites en charpentes, soient livrées auxflammes, afin de ruiner ces ouvrages et de signaler sa nouvellevictoire aux bonnes gens d’Orléans. Après une courte halte, lescombattants, exaltés par le triomphe, suivent la guerrière àl’attaque du couvent des Augustins, fortifié puissamment&|160;; ilfallait l’enlever avant de commencer le siège des Tournelles,véritable forteresse élevée à l’entrée du pont de la ville. Jeanne,grâce à un hasard attribué par ses croyants à uneprotection divine, n’avait pas été jusqu’alors blessée, bienqu’elle eût toujours marché à la tête des siens&|160;; mais grandnombre d’entre eux étaient tombés à ses côtés. Malgré cetteréduction notable de ses forces, elle laisse derrière elle laredoute incendiée pour livrer assaut au couvent des Augustins,défendu par plus de deux mille hommes de garnison, auxquelsvenaient de se joindre un millier de soldats accourus desTournelles&|160;; grâce à ce renfort, les chefs anglais, au lieud’attendre l’ennemi à l’abri des fortifications du couvent, sedécident à tenter un coup décisif, à livrer bataille en plaine,comptant sur l’avantage du nombre, soutenus qu’ils sont par unepartie des troupes de la redoute de Saint-Privé (élevée à droite età quelque distance des Tournelles), aussi sorties de leursretranchements afin de prendre à revers les Français. Jeanne,commandant environ quatorze cents hommes, se trouvait donc en facede plus de trois mille hommes, et menacée sur son flanc droit parun autre corps considérable.

À la vue de la supériorité numérique del’ennemi, s’avançant en masses compactes couvertes de fer, le rougeétendard de Saint-Georges flottant au vent, la guerrière serecueille un instant, croise ses mains sur son sein cuirassé, lèvevers le ciel son regard inspiré&|160;; soudain elle croit entendrela voix mystérieuse de ses saintes murmurer à sonoreille&|160;:

«&|160;– Va, fille de Dieu&|160;! attaqueaudacieusement l’ennemi&|160;; quelle que soit sa force, tuvaincras&|160;!…&|160;»

La Pucelle tire pour la première fois sonépée, s’en sert pour désigner l’ennemi, se retourne vers sestroupes, saisit son étendard de la main gauche, et s’écrie d’unevoix éclatante&|160;:

–&|160;Hardi&|160;! en avant&|160;! Dieu estavec nous&|160;!

Ces mots, accompagnés d’un geste héroïque, lasublime expression des beaux traits de la guerrière, entraînent lessoldats sur ses pas, tous les cœurs sont embrasés de patriotismequi l’enflamme&|160;; ces hommes ne sont plus eux, maiselle-même&|160;! toutes les volontés semblent concentrées dans uneseule volonté, la sienne&|160;! toutes les âmes fondues en uneseule, la sienne&|160;! Et comme la sienne, en cette heure suprême,elles atteignent à ce superbe dédain de la mort dont étaienttransportés les Gaulois nos pères lorsque, demi-nus, ilss’élançaient sur les légions romaines bardées de fer, lesterrifiant, les ébranlant par leur seule outre-vaillance. Il en estd’abord ainsi de l’attaque intrépide de la vierge des Gaules&|160;:loin de céder au nombre, selon l’espoir des Anglais, elle fond sureux à la tête de sa troupe&|160;; stupéfaits, épouvantés de tantd’audace, ils l’attribuent à des sorcelleries. Il fallait,pensaient-ils, que la Pucelle et les siens se sentissentinvulnérables ou protégés par une puissance surhumaine, diabolique,pour faire preuve d’un courage dont la témérité touchait à lafolie. Tel fut l’empire de cette superstitieuse impression sur lessoldats d’Angleterre, qu’au lieu d’affronter avec leur bravourehabituelle le choc impétueux de la guerrière, ils mollissent, serompent, ouvrent leurs rangs, malgré les ordres, les menaces, lesimprécations, les efforts désespérés de leurs capitaines&|160;; unelarge trouée est faite au centre de l’ennemi. Ce premier succèsexalte les gens d’Orléans jusqu’au délire de l’héroïsme, ils fontrage à coups d’épées, de piques, de masses d’armes&|160;; la trouées’élargit, sanglante, profonde, le blanc étendard de la Pucelleavance… le rouge étendard de Saint-Georges recule… Les bras desAnglais, pendant un moment paralysés comme leur valeur, frappentdes coups incertains&|160;; quelques Français seulement sont tuésou blessés, mais enfin leur sang coule. Le comte de Suffolk, qui secomportait intrépidement, s’écrie en montrant à ses hommes, égaréspar la panique, son épée rougie&|160;:

–&|160;Voyez ce sang, misérables lâches…croyez-vous maintenant ces ribauds invulnérables&|160;? vouslaisserez-vous vaincre par une vachère&|160;?… Si elle estsorcière, prenons-la, mort-Dieu&|160;! et brûlons-la… le charmecessera&|160;!… Mais pour la prendre, cette p…… des Armagnacs,combattons ou mourons en soldats de la vieilleAngleterre&|160;!…

Cet énergique et grossier langage, l’exemplede l’opiniâtre résolution de leurs chefs, la certitude del’infériorité numérique des troupes de la Pucelle, le sonretentissant des clairons de la garnison de Saint-Privé accourantau secours des Anglais engagés, raniment leur courage, la honte, lacolère de la défaite, changent leur panique en une exaltationfurieuse. Ils reforment leurs rangs, reprennent l’offensive&|160;;malgré les prodiges de vaillance de leurs adversaires, ils lesforcent à leur tour de reculer en désordre. Au milieu de cettelutte acharnée, Jeanne eût été tuée sans le dévouement de maîtreJean et d’une vingtaine d’hommes déterminés&|160;; ils lui font,malgré elle, un rempart de leurs corps, voulant préserver sa vie,si chère, si précieuse à tous. Ils défendent le terrain pied àpied, à chaque instant cette poignée de braves s’éclaircit&|160;;une centaine des leurs, combattant à l’aile gauche refluent,écrasés par le nombre. Dans ce mouvement de retraite et deconfusion, Jeanne est entraînée malgré elle vers le rivage de laLoire, quelques voix éperdues crient déjà&|160;:

–&|160;Aux bateaux&|160;!… sauve quipeut&|160;!… Aux bateaux&|160;!…

Les Anglais, triomphants, poursuivent laPucelle de leurs huées, de leurs injures accoutumées&|160;:

–&|160;Ribaude&|160;! vachère&|160;!paillarde&|160;!

–&|160;Nous allons te prendre et te brûler,sorcière&|160;!

La panique cette fois a gagné les rangs desFrançais. Ils se débandent, fuient en plein désarroi vers laLoire&|160;; la Pucelle s’efforce en vain de les rallier. Soudain,cédant à une inspiration de son génie, au lieu de résister aucourant qui l’emporte, elle le devance, gagne de vitesse les plusagiles des fuyards, en agitant son étendard&|160;; ils la suivent,se joignent à elle, et ainsi forcément se reforment à peu près enordre. Les huées, les imprécations méprisantes des Anglaisredoublent contre la guerrière, surtout lorsqu’ils voient lesmariniers, témoins de la défaite, partager la panique générale,hisser en hâte les voiles des bateaux, seul moyen de retraite desFrançais, et s’éloigner du rivage, de crainte d’être abordés parles vainqueurs&|160;; ceux-ci, dès lors certains du succès de lajournée, dédaignent même de précipiter la déroute des fuyards.Acculés à la Loire, ils vont être noyés ou pris, et Jeanne despremières&|160;; le gros de la troupe des Anglais s’arrête pourpousser trois hurras de triomphe, quelques compagnies s’avancentseules, avec une lenteur dérisoire, afin d’opérer une capture sifacile.

–&|160;Allons, Jeanne, allons&|160;! – crientde loin les chefs, – allons, ribaude&|160;! rends-toi&|160;!… Tuseras brûlée, sorcière&|160;! c’est ton destin&|160;!… tu n’ysaurais échapper maintenant&|160;!…

Cette présomptueuse confiance de l’ennemidonne le temps à l’héroïne de réunir et de reformer en bataille sesgens accourus vers la Loire.

–&|160;Prisonniers ou noyés&|160;! – leurdit-elle, en leur montrant les bateaux éloignés du rivage. – Encoreun effort… et, de par Dieu, nous vaincrons, comme nous avons déjàvaincu&|160;!… Attaquons d’abord l’avant-garde des Anglais, quicroit déjà nous tenir… Hardi&|160;! en avant&|160;!…

Et, faisant volte-face, elle court àl’ennemi.

–&|160;Hardi&|160;! en avant&|160;! enavant&|160;!… – répètent maître Jean et les plus déterminés descitadins d’Orléans en suivant la guerrière.

–&|160;Hardi&|160;! en avant&|160;! – répètentleurs compagnons.

Ce n’est plus du courage, ce n’est plus del’héroïsme, c’est une frénésie surhumaine qui transporte cettepoignée de Français et décuple leurs forces. Les compagniesennemies détachées en avant-garde pour s’assurer d’une capturequ’ils croyaient assurée, stupéfaites de ce mouvement offensif, nepeuvent tenir contre l’irrésistible choc de ce suprême élan dudésespoir et du patriotisme&|160;; ramenées en désordre, l’épéedans les reins, vers le corps de bataille, elles culbutent sespremiers rangs, y jettent l’épouvante&|160;; la confusion encriant&|160;:

–&|160;Le diable est avec cettesorcière&|160;!… les démons combattent pour elle&|160;!…

Les craintes superstitieuses des Anglais,portées à leur comble par le premier avantage de Jeanne et quelquepeu calmées par son échec momentané, reprennent sur eux un nouvelempire, justifié par l’audace inouïe de ces hommes qui, naguère enfuite, retournent à l’attaque avec une si folle intrépidité. Lespremiers rangs de l’ennemi enfoncés, l’alarme se propage d’autantplus vive, qu’en la partageant ceux qui se trouvent éloignés ducentre de l’action ignorent la cause de cette brusque déroute. Onse heurte, on se foule, on s’écrase, les ordres des chefs seperdent au milieu de cet effroyable tumulte, leurs efforts sontimpuissants à conjurer cette défaite&|160;; les cris des premiersfuyards&|160;: – «&|160;La sorcière a déchaîné sur nous sesdémons&|160;!&|160;» – se répètent de bouche en bouche. Pour combled’effroi, les Anglais de la bastille de Saint-Privé, arrivant ausecours des leurs, aperçoivent les bateaux, d’abord éloignés de larive, y revenir encombrés de soldats, après avoir touché à l’autrebord, où étaient enfin arrivées les compagnies des chefs de guerre,ceux-ci, cédant non moins à un tardif point d’honneur qu’àl’exaspération des habitants d’Orléans, furieux de voir leursmilices seules au combat, se décidaient à opérer leur jonction avecla Pucelle[92]. À la vue de ce renfort, les Anglaisregagnent à toutes jambes le couvent des Augustins, ceux deSaint-Privé pareillement, ceux des Tournelles également&|160;;aussi, lorsque les troupes amenées par le maréchal de Saint-Severet autres chevaliers débarquaient sur la plage, la guerrière sepréparait à attaquer le couvent des Augustins, sachant lesvaillants qu’elle commandait capables de tout entreprendre, de toutoser, depuis leur prodigieux succès&|160;; et ne voulant pas donnerà l’ennemi le temps de se remettre de sa panique, Jeanne, soutenuepar les renforts des capitaines, s’élance à l’assaut ducouvent&|160;; au moment où, la première, elle mettait le pied dansun étroit passage conduisant aux palissades qu’elle voulait forcer,elle pousse un grand cri, sentant des dents de fer la saisir, lamordre un peu au-dessus de la cheville, broyer le fer de sonjambard et ne s’arrêter qu’à l’os de sa jambe&|160;; elle avait misle pied dans l’une des chausse-trappes disposées à l’avance par lesAnglais en cet endroit[93]. Ladouleur fut si vive, que Jeanne, déjà épuisée par les fatigues dela journée, s’évanouit et tomba entre les bras de Daulon, sonécuyer&|160;; lorsqu’elle revint à elle, le jour finissait, lesretranchements étaient emportés, leurs défenseurs tués ouprisonniers. On avait transporté l’héroïne dans le logement de l’undes capitaines anglais tués pendant le combat&|160;; elle se vitentourée des chefs de guerre. Son écuyer s’apprêtait à débouclerson jambard, afin de panser sa blessure&|160;; mais, rougissant depudeur à l’idée d’exposer sa jambe nue aux regards de ces hommes,Jeanne refuse obstinément ses soins, et ne songeant qu’à profiterde la prise du couvent des Augustins, elle défend de l’incendier,ordonne d’y loger pendant la nuit une forte garnison qu’elleconduira le lendemain matin à l’attaque des Tournelles. Après cesordres et d’autres encore, donnés particulièrement à maître Jeanavec cette sagacité militaire si remarquable en elle, la guerrièredemanda d’être reconduite en bateau à Orléans, se sentant incapablede marcher, à cause des douleurs que lui causait sa blessure. Lecouvent des Augustins s’élevait presque sur les bords de laLoire&|160;; Daulon, maître Jean, quelques-uns de sescoulevriniers, portèrent Jeanne jusqu’à la rive du fleuve sur unbrancard improvisé avec des bois de lances, la placèrent dans unbateau, où quelques-uns entrèrent, ainsi que son page et sonécuyer&|160;; puis l’on fit force de rames vers Orléans, où laguerrière put débarquer à la nuit. Jeanne pria Daulon d’étendre sonmanteau sur le brancard où elle fût replacée au sortir du bateau,désirant, par modestie, n’être pas reconnue durant le trajet duquai au logis de son hôte&|160;; car toutes les fenêtres étaientilluminées. Mais, invisible à tous, elle fut témoin de la joiedélirante qu’inspirait son dernier triomphe à la populationrépandue dans les rues&|160;; on eût dit une soirée de fête,l’espérance épanouissait tous les visages. La Pucelle avait, endeux jours, détruit ou enlevé trois des plus redoutablesfortifications des Anglais, délivré grand nombre de prisonniers (ils’en trouvait plus de huit cents dans le seul couvent desAugustins)&|160;; en vertu de la confiance qu’elle inspirait, l’onne doutait plus du bon succès de l’assaut du lendemain, lesTournelles seraient enlevées, et, ainsi qu’elle l’avait promis depar Dieu, l’ennemi lèverait le siège d’Orléans.

La Pucelle, cachée sous le manteau qui lacouvrait, fut transportée chez Jacques Boucher. Sa femme et safille, aussi instruites de la victoire du jour par la clameurpublique, mais pleines d’anxiété sur le sort de la victorieuse, lavoyant apporter étendue sur un brancard, furent d’abord saisiesd’effroi&|160;; mais bientôt Jeanne les rassura, les assurantqu’avec leur aide elle pourrait monter à sa chambre. Là, elle reçutde ses hôtesses les soins empressés dont sa chasteté n’avait pas às’offenser. Madeleine et sa mère, ainsi que toutes les femmes de cetemps-ci, possédaient quelques notions du pansement desplaies&|160;; elles appliquèrent l’huile, le baume, le lin, sur lablessure de l’héroïne, après l’avoir désarmée, remarquant avecinquiétude son armure faussée, éraillée, ou même fortement entaméeen vingt endroits par des coups de lance ou d’épée. De nombreusescontusions, bleuâtres, douloureuses, résultant de tant de chocs,amortis grâce à sa cuirasse et à ses brassards, meurtrissaient çàet là le corps de Jeanne, ressentant seulement alors lessouffrances, les fatigues, auxquelles sa vaillante énergie l’avaitrendue insensible durant l’acharnement du combat. Elle prit un peude nourriture, fit sa prière du soir, remercia Dieu et ses saintesde l’avoir soutenue dans ces luttes sanglantes, implorant leur aidepour la bataille du lendemain. La guerrière se préparait à demanderau sommeil un repos réparateur, lorsque maître Boucher, ayantfrappé à la porte, demanda d’être introduit près de Jeanne, pour unmotif aussi urgent qu’important. Elle s’enveloppa en hâte de l’unedes robes de Madeleine afin de recevoir la visite de son hôte, etfut tout d’abord frappée de l’indignation, du courroux, dont sestraits étaient empreints&|160;; car, en entrant, il s’écria devantsa femme et sa fille, non moins inquiètes que laguerrière&|160;:

–&|160;Quelle impudence&|160;! j’ai peine à laconcevoir&|160;! Savez-vous, Jeanne, qui je viens de voir àl’instant&|160;?… Le sire de Gaucourt… – Et à un mouvementinterrogatif que fit la guerrière, son hôte ajouta&|160;: –Croiriez-vous que cet homme a déjà oublié la rude leçon de cematin&|160;? Croiriez-vous qu’à son instigation les capitaines,réunis ce soir après souper, ont décidé (je vous répètetextuellement les paroles de ce Gaucourt), ont décidéque&|160;: vu le petit nombre des compagnies d’hommes d’armesréunies dans Orléans, le conseil de guerre s’oppose à la bataillede demain, déclarant que l’on doit se tenir satisfait des succèsremportés jusqu’ici, attendre des renforts… et, jusqu’à leurarrivée, ne rien tenter contre les Anglais[94]. Jesuis chargé, Jeanne, de vous faire connaître cette détermination,afin que vous vous y conformiez…

–&|160;C’est une odieuse trahison&|160;! –s’écria dame Boucher, fort étrangère au métier des armes, maisfrappée de l’indignité de la décision des chevaliers. – Quoi&|160;!rester dans nos murs à la veille d’un dernier triomphe qui doitdélivrer la cité&|160;!

–&|160;J’ai nettement parlé en ce sens au sirede Gaucourt, – poursuivit Jacques Boucher. – J’ai consenti àcommuniquer à Jeanne le résultat du conseil des capitaines,déclarant d’avance que j’étais certain qu’elle refuserait de leurobéir, et qu’en ce cas, l’appui des échevins et des bonnes gensd’Orléans ne lui manquerait pas…

–&|160;Vous avez répondu, messire, ce quej’aurais répondu moi-même, – reprit la guerrière avec un sourired’une amertume navrante, provoqué par cette nouvelle preuve de laperfidie de ces gens de guerre. – Rassurez-vous… Vos vaillantesmilices occupent cette nuit le couvent des Augustins&|160;; dèsdemain, au point du jour, j’irai les rejoindre afin de les conduireà l’assaut, et, avec l’aide du ciel et leur courage, nousenlèverons les Tournelles. Quant au méchant vouloir des capitaines,j’ai un moyen certain d’en triompher&|160;; c’est pourquoi je vousai demandé de me faire escorter demain à l’aube par les trompettesde la cité. Bonsoir, messire, ayez confiance et courage&|160;: labonne ville d’Orléans sera délivrée de par Dieu&|160;!…

Jacques Boucher se retira, suivi de sa femme.Madeleine resta seule auprès de la guerrière&|160;; elle se mit aulit. Cédant cependant à un vague pressentiment, Jeanne pria sacompagne, à qui elle avait ingénuement avoué sa complète ignorancede l’écriture et de la lecture, d’écrire à Isabelle Darc, sa mère,une lettre qu’elle dicta, lettre simple, touchante, respectueuse,où perçait à chaque mot son amour pour sa famille et le souvenir deses jours heureux passés à Domrémy&|160;; dans cette missive, ellen’oubliait ni ses amies du village, ni même le bon vieux sacristainqui pour la satisfaire, au temps de son enfance, alors qu’elleaimait si passionnément le son des cloches, prolongeait à desseinla sonnerie des matines ou de l’Angelus. Cette lettre,empreinte de sentiments graves, religieux et doux, témoignait d’uneappréhension confuse au sujet des chances meurtrières de labataille du lendemain. Madeleine, qui, plus d’une fois, avaitessuyé des larmes en écrivant sous la dictée de la guerrière, futfrappée de cette appréhension, et dit d’une voixtremblante&|160;:

–&|160;Hélas&|160;! Jeanne, l’on croirait quevous craignez qu’il vous arrive malheur&|160;!

–&|160;Que la volonté du ciel soitfaite&|160;! chère Madeleine&|160;; mais je ne sais pourquoi, il mesemble que je dois être encore blessée demain[95].Ah&|160;! je le disais bien, on a eu tort de tant tarder àm’employer… je ne dois pas vivre longtemps&|160;!… – Et après unmoment de silence pensif, Jeanne ajouta&|160;: – Dieu vousgarde&|160;! chère compagne, je vais m’endormir… je ressens unegrande fatigue, il faut pourtant que demain je sois sur pied avantl’aube&|160;!

JOURNÉE DU SAMEDI 7 MAI 1429

Au point du jour, Jeanne s’arma, aidée parMadeleine, la blessure qu’elle avait reçue à la jambe lui causaitune vive douleur&|160;; aussi, quoique le trajet fût court depuisOrléans jusqu’au couvent des Augustins, elle avait demandé soncheval. Madeleine, après avoir tendrement embrassé sa compagne, lasoutint pour l’aider à descendre les degrés jusqu’au seuil dulogis. Là se trouvaient Jacques Boucher, sa femme et une de leursamies, nommée Colette, épouse du greffier Millet&|160;;tous trois, déjà levés, attendaient la guerrière pour lui adresserleurs adieux. La tristesse se peignait sur leurs traits en songeantaux nouveaux périls que l’héroïne allait braver&|160;; elle calmade son mieux ces appréhensions, recommanda très-instamment àJacques Boucher de faire proclamer dans la cité que, pour le bonsuccès de l’assaut des Tournelles, ce fort (selon ses ordres àelle, Jeanne,) devait être assailli du côté du pont, par les chefsde guerre, au moment où elle commencerait l’attaque du côté ducouvent des Augustins. Les capitaines, ainsi forcés de céder à laclameur publique, n’oseraient persister dans leur coupablerésolution de la veille&|160;; ils prêteraient, bon gré, mal gré,leur concours à la guerrière. Elle achevait de donner cesinstructions à son hôte, lorsqu’un pêcheur vint proposer à dameBoucher une énorme alose qu’il venait de prendre dans laLoire&|160;; Jeanne, afin de ne pas laisser ses hôtes sous uneimpression de tristesse, dit gaiement à Jacques Boucher&|160;:

–&|160;Messire, achetez cette alose etgardez-la pour ce soir&|160;; je reviendrai par le pont d’Orléanslorsque nous aurons pris les Tournelles, et je vous ramènerai ungoddon (un Anglais) prisonnier, qui prendra sa part denotre souper[96].

Jeanne, montant à cheval, précédée de sonécuyer, de son page et des trompettes de la ville, sonnant par sonordre le réveil et l’appel aux armes, traversa ainsi toute la cité,afin de se rendre à la porte de Bourgogne, où l’attendaient maîtreJean le canonnier, le syndic des charpentiers, nomméChampeaux, et le syndic des pécheurs, nomméPoitevin, tous deux aussi intelligents que résolus. LaPucelle, en parcourant ainsi les rues au bruit retentissant desclairons sonnant l’appel aux armes, voulait mettre les citadins enéveil et leur faire savoir qu’elle partait pour l’assaut, espérantainsi contraindre les capitaines à la seconder dans un combat d’oùdépendait la délivrance d’Orléans&|160;; sinon, couverts cette foisd’une honte ineffaçable, exposés à l’indignation populaire par unrefus de concours, ils risquaient leur vie. Jeanne en arrivant à laporte de Bourgogne y trouva maître Jean le canonnier, accompagné deses deux amis, Champeaux le charpentier, Poitevin le marinier. Aupremier, elle commanda de façonner promptement, à grand renfortd’ouvriers, un pont volant destiné à être jeté sur larivière&|160;; il remplacerait les deux arches de l’ancien pont depierre, depuis longtemps coupées par les Anglais, afin d’isoler lesTournelles du boulevard de la ville, en leur donnant la Loire pourfossé&|160;; mais cette communication rétablie, selon que levoulait la guerrière, permettrait aux capitaines restés dansOrléans de s’avancer jusqu’au pied de la forteresse et del’assaillir. La pose du pont et le commencement de cette attaqueseraient annoncés par le tintement du beffroi&|160;; à ce signal,Jeanne marcherait à l’assaut de son côté. Le charpentier promit quetout serait prêt en deux heures. L’écuyer Daulon fut chargé parJeanne d’aller instruire de ces dispositions les chefs deguerre&|160;; puis, prévoyant qu’ils pourraient ne pas exécuter sesordres, ou combattre mollement, elle commanda au marinier Poitevinde remplir de fagots arrosés de goudron deux grands bateaux de laLoire, et, dans le cas où l’attaque par le pont volant n’aurait paslieu ou serait repoussée, le marinier, assisté de quelques hommesintrépides, devait attacher les deux brûlots à la charpente et auxpilotis des Tournelles, afin de les embraser. Les Anglais auraientainsi derrière eux l’incendie, et de front, les assaillants.

Maître Jean, selon les instructions de laguerrière à lui données après le combat de la veille, s’étaitoccupé durant la nuit de faire transporter sur des chariots grandnombre d’échelles d’escalade devers le couvent des Augustins&|160;;puis, à l’aide de ses bons compères, le marinier Poitevin, lecharpentier Champeaux, et de leurs artisans, il avait établi deuxponts de bateaux, le premier jeté de la rive droite de la Loire àla petite île de-Saint-Aignan, le second jeté de cette île à unechaussée pratiquée sur la rive gauche du fleuve presque en face dela bastille de Saint-Jean-le-Blanc, détruite précédemment. Enouvrant cette voie aux gens de pied, aux chevaux, aux machinesd’artillerie, la Pucelle voulait faciliter le passage des troupeset des canons de maître Jean, ainsi amenés aisément d’Orléans auxabords des Tournelles et assurer la retraite des combattants en casd’échec.

Jeanne allait atteindre le pont de bateaux,lorsqu’elle fut rejointe par Dunois et Lahire. Ces capitaines,cédant non moins au point d’honneur qu’au cri public de la cité,avertie du départ de Jeanne pour l’assaut, venaient, à la tête deleurs compagnies, prendre part au combat&|160;; le commandeur deGirême, le maréchal de Saint-Sever et autres chefs de guerre,devaient, conformément aux ordres de la Pucelle, assaillir de leurcôté les Tournelles au premier tocsin du beffroi, signal convenupour annoncer la pose du pont volant et le commencement del’attaque sur les deux points à la fois. L’héroïne, suivie deLahire et de Dunois, arriva devant le couvent des Augustins&|160;;là, les héros miliciens de la veille, formés en bataille dès lepoint du jour, attendaient avec une valeureuse impatience le momentde marcher à l’ennemi&|160;; leurs acclamations accueillirent lavenue de Jeanne. Elle voulut, en attendant le moment de l’assautgénéral, visiter les abords des Tournelles, s’approcha de cetteforteresse, défendue par un large fossé, au-delà duquel s’élevaitun retranchement palissadé, puis un rempart bien muni d’artillerie,flanqué de tourelles en charpente&|160;; ces ouvrages présentaientun front formidable. Déjà les engins d’artillerie de grande portéelançaient à toute volée leurs balles contre maître Jean et sescoulevriniers, alors en train d’asseoir leurs canons, afinde les pointer contre les remparts et d’y pratiquer une brèche pourl’assaut. La guerrière, insoucieuse des boulets qui venaientparfois labourer le sol aux pieds de son cheval, examinatrès-attentivement l’assoiement des bombardes de maîtreJean&|160;; puis, avec une précision de coup d’œil dont futconfondu le vieux coulevrinier, elle l’engagea de rectifier laposition de quelques engins d’artillerie&|160;; il reconnut lajustesse des observations de Jeanne, fit selon qu’elle désirait.Soudain le son du beffroi retentit au loin&|160;; il devaitsignaler l’attaque générale, il n’en fut rien&|160;: au lieu decommencer l’action de leur côté, les chefs de guerre gagnèrent dutemps par de fausses manœuvres, laissèrent Jeanne s’engager d’abordavec ses troupes contre les Anglais, et espéraient que ceux-ci,n’étant pas obligés de diviser leurs forces ainsi qu’elle s’yattendait, l’écraseraient en les concentrant. Ignorant cettenouvelle trahison des chevaliers, la Pucelle donna ordre à maîtreJean d’ouvrir son feu contre les remparts, pour protéger ladescente des troupes dans le fossé&|160;; elless’ébranlèrent&|160;; mais ne pouvant supporter l’idée de resterclouée sur son cheval au lieu de prendre une part active à cecombat décisif, la guerrière, malgré sa blessure de la veille, mitpied à terre, surmonta des souffrances aiguës, oubliées bientôtdans l’effervescence du combat, et, son étendard à la main, marchala première à l’assaut.

Les Anglais étaient commandés par leurs plusillustres chefs renfermés dans les Tournelles&|160;: le sire deTalbot, le comte de Suffolk, Gladescal et d’autresencore. Ces capitaines, désespérés de leur défaites récentes,voulaient les venger à tout prix. Cette journée suprême allaitdécider du sort d’Orléans, peut-être de la puissance anglaise enGaule&|160;; il fallait, par une éclatante victoire, relever lemoral des troupes découragées. Les chefs, rassemblant leurs soldatsd’élite, vainqueurs dans vingt batailles, leur rappellent leurssuccès passés, surexcitent leur orgueil national, raniment leurardeur martiale, et parviennent à effacer encore une fois del’esprit de leurs hommes la terreur superstitieuse dont les afrappés la Pucelle. Les Français éprouvent une résistance furieuse,acharnée&|160;; trois fois ils montent à l’assaut, ici par labrèche, ailleurs en eschellant les Tournelles, trois foisils sont repoussés, les échelles culbutées, rompues sous le poidsde ceux qui les gravissent&|160;; une grêle de balles, de traits,de carreaux, de viretons, crible les Français, le fond des fossésse pave de morts, de mourants. Maître Jean, la brèche ouverte,était parvenu à rejoindre la Pucelle au moment où elle s’élançaitsur une échelle que des intrépides appliquaient pour la quatrièmefois au pied d’une tour élevée&|160;; maître Jean suit laguerrière, elle avait déjà gravi quelques échelons, lorsqu’elle estfrappée au défaut de son gorgerin et de sa cuirasse par unvireton, long trait acéré, lancé par une baliste avec unetelle force, que, traversant le part en part l’armure de laPucelle, il entre à la naissance de son sein, ressort à demi versla partie inférieure de son épaule, et reste engagé dans cetteprofonde blessure[97].L’héroïne, renversée en arrière par la violence du coup, tombe dansles bras du canonnier, qui montait derrière elle&|160;; ilparvient, à l’aide de quelques miliciens, à la transporterdéfaillante en dehors du fossé. Elle est déposée sur le gazon aupied d’un grand arbre, à peu près à l’abri des projectiles ennemis.Devenant très-pâle, elle se sentait, disait-elle, mourir… maisconservait toute sa présence d’esprit et déplorait amèrementl’inertie des capitaines, qui, n’ayant pas attaqué les Tournellesdu côté de la ville, compromettaient une victoire certaine sansleur trahison. Soudain l’écuyer Daulon, instruit de la blessure dela guerrière par des rumeurs répandues de proche en proche,accourt, et, la voyant si grièvement atteinte, s’écrie que, pourl’empêcher d’être étouffée par le sang, il faut à l’instant délacersa cuirasse et arracher le fer de la plaie… À ces mots, le pâlevisage de Jeanne s’empourpre de confusion, sa pudeur se révolte àla pensée d’exposer ses épaules et son sein nus aux regards deshommes dont elle est entourée, appréhension si pénible, qu’elle nepeut retenir ses larmes[98], larmestouchantes, arrachées non par la douleur du corps, mais par lachasteté de l’âme&|160;!… Maître Jean, maintes fois blessélui-même, affirme aussi que laisser quelques moments de plus le ferdans la plaie, c’est exposer les jours de l’héroïne&|160;; eneffet, de plus en plus oppressée, elle croyait toucher à sonagonie, cependant elle ne voulait pas mourir encore&|160;: samission n’était pas accomplie. Elle invoque ses saintes, seréconforte par cette prière mentale, y puise le courage de serésigner à une nécessité cruelle pour sa pudeur&|160;; mais avantde permettre que l’on s’occupât du pansement de sa plaie, Jeanneordonne de suspendre l’assaut, les troupes ayant besoin de repos.Elle charge Dunois, qui accourt auprès d’elle avec Lahire etXaintrailles, d’envoyer à l’instant à Orléans l’un des capitainess’enquérir des causes de la fatale inaction des autres chefs deguerre et de leur enjoindre de commencer dans une heure l’attaquedu côté du pont, sinon de faire du moins approcher des Tournellesles brulôts de Poitevin le marinier&|160;; le beffroi donnerait lesignal de ces opérations. Les trompettes sonnent la retraite, auxacclamations triomphantes des Anglais, enivrés de ce premiersuccès&|160;; mais grâce à la vaillante exaltation inspirée parl’héroïne à ses soldats, ils demandent à grands cris de retournerbientôt à l’assaut, afin de la venger. Un cercle de sentinelles,placées à quelque distance de l’arbre au pied duquel on l’avaitétendue, contient la foule inquiète, frémissante et désolée. Laguerrière, rougissant de confusion, permet enfin à son écuyer dedélacer sa cuirasse, et d’une main ferme arrache elle-même le ferde son sein, sans pouvoir étouffer un cri de douleur atroce. Dunoiset les autres chevaliers voulaient obstinément la faire transporterà Orléans, où elle recevrait, disaient-ils, de meilleurs soins, luiproposant aussi de remettre le combat au lendemain&|160;; elle s’yoppose de toutes les forces qui lui restent, affirme que si leschefs de guerre la soutiennent, quoique tardivement, du côtéd’Orléans, lorsque l’attaque recommencera, le succès est certain,et termine en disant à Dunois&|160;:

–&|160;Que nos gens prennent quelquenourriture et se reposent, nous retournerons à l’assaut&|160;; lesTournelles seront à nous, de par Dieu[99]&|160;!

Le fer extirpé de la blessure, la guerrièreconsentit à se laisser panser&|160;; ce que sa chasteté souffrit ence moment surpassa les plus grandes douleurs physiques… Lorsque,après avoir quitté sa cuirasse et son buffle, elle sentit sa camisede lin, trempée de sang, qui seule voilait encore ses épaules etson sein, écartée par les mains de son écuyer, ému de respect,Jeanne, frissonnant de tout son corps, ferma involontairement lesyeux&|160;; l’on eût dit qu’elle espérait clore aussi sous sespaupières les regards qu’elle redoutait… Mais la vierge de lapatrie était si sacrée pour tous, que l’ombre même d’une mauvaisepensée ne troubla pas la pureté du pieux attendrissement de ceux-làqui virent ainsi la belle guerrière demi-nue[100].

Daulon, ainsi que tous les écuyers deprofession, était expert en chirurgie&|160;; il portait avec lui,dans une pochette de cuir suspendue à son côté, du linge, de lacharpie, un flacon de baume. Il posa le premier appareil sur lablessure, si dangereuse, selon lui, que Jeanne commettrait uneimprudence mortelle en retournant au combat&|160;; elle futinflexible à ce sujet. Elle éprouvait déjà tant de soulagement,disait-elle, qu’elle ressentait à peine sa plaie&|160;; songorgerin, étroitement relacé, maintiendrait l’appareil&|160;; elledemanda seulement, pour apaiser sa soif brûlante, quelques gorgéesde breuvage. Maître Jean alla remplir à un ruisseau voisin unegourde à moitié pleine de vin, qu’il offrit à la guerrière&|160;;elle se désaltéra, revêtit son armure, se leva debout et fitquelques pas, afin d’essayer ses forces. Ses traits célestes, pâlispar la perte de son sang, reprirent bientôt leur expression sereineet résolue&|160;; elle engagea ceux qui l’entouraient à s’écarterpendant un moment, s’agenouilla près du vieux chêne, joignit lesmains, se recueillit, pria, remercia ses bonnes saintes de l’avoirdélivrée d’un péril mortel, les supplia de la soutenir, de laprotéger encore. Presque aussitôt il lui sembla entendre les voixmystérieuses murmurer à son oreille&|160;:

–&|160;Va, fille de Dieu&|160;!…courage&|160;! combats avec ton audace accoutumée… le ciel tedonnera la victoire&|160;!…

L’héroïne, inspirée, se relève, coiffe soncasque, saisit sa bannière, appuyée au tronc de l’arbre, et s’écried’une voix vibrante&|160;:

–&|160;Maintenant, à l’assaut&|160;!… lesTournelles seront à nous de par Dieu&|160;!… Aux armes&|160;!…hardi&|160;!… en avant[101]&|160;!…

Ce cri de guerre est répété de proche enproche avec un frémissement de bravoure impatiente. Soudain lessons précipités du beffroi, les détonations des bombardes éclatantdu côté de la ville, annoncent enfin à Jeanne la tardive exécutionde ses ordres&|160;; les chefs de guerre assaillaient lesTournelles par le pont au moment où elle allait de nouveau lesattaquer de front. Cette heureuse diversion redouble l’ardeur dessoldats de la Pucelle&|160;; guidés par elle, ils recommencentl’assaut avec un élan irrésistible… Oui, irrésistible, fils deJoel&|160;; car, après une lutte opiniâtre, sanglante, prolongéejusqu’à la tombée de la nuit, les Tournelles furent emportées. Oui,comme la veille, lors de la prise du couvent des Augustins, lesderniers rayons du soleil enveloppèrent de leur vermeille auréoleles plis flottants de l’étendard de Jeanne Darc, planté sur lescréneaux démantelés de la forteresse anglaise…

Gladescal, qui avait si outrageusement injuriéJeanne, fut tué pendant le combat, ainsi que le seigneur deMoulin, le seigneur de Pommiers, le bailli deTrente, et grand nombre de nobles ou banneretsd’Angleterre&|160;; presque tous leurs hommes furent prisonniers,noyés ou brûlés en voulant fuir, après leur défaite, par le pontvolant, au-dessous duquel Poitevin le mariner lança ses brûlotsenflammés. Le pont s’embrasa, s’effondra sous le poids desfuyards&|160;; ils périrent dans les flammes ou dans les flots.

Selon les prévisions de Jeanne, les garnisonsdes autres bastilles, au nombre de huit à dix mille hommes,délogeant en hâte pendant la nuit qui suivit la prise desTournelles, se retirèrent, frappées d’épouvante et deconsternation. La guerrière, au point du jour, monte à cheval,rassemble les milices urbaines, quelques compagnies des capitaines,sort en bon ordre de la ville, et va offrir le combat auxAnglais&|160;; mais ils battent précipitamment en retraite deversMeung et Beaugency, places fortes qu’ils tenaient encore. Cejour-là, le dimanche 8 mai 1429, Jeanne rentra dans Orléans, à latête des troupes, et alla entendre la messe de midi à l’église deSainte-Croix, au milieu d’un concours immense de peuple, ivre dejoie et de reconnaissance pour la guerrière, l’ange sauveurd’Orléans&|160;!

Telle fut la semaine de Jeanne Darc, fils deJoel&|160;!… En huit jours et en trois combats, elle fit lever unsiège qui durait depuis près d’un an… et ainsi porta un coup mortelà la domination anglaise dans les Gaules.

*

**

Écoutez, fils de Joel, cette légende de laplébéienne catholique et royaliste&|160;: – Charles&|160;VII devaitsa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchementdélaissée&|160;! – Chaque jour elle s’agenouillait pieusementdevant les prêtres… leurs évêques l’ont brûlée vive&|160;! – Lacouardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais&|160;;– le patriotisme de Jeanne Darc, son génie militaire, triomphentenfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livrée par lahaineuse envie des chevaliers&|160;! – Pauvre plébéienne,l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans,l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait tonmartyre&|160;! – Sois bénie à travers les âges, ô viergeguerrière&|160;! sainte fille de la mère-patrie&|160;!… – Écoutez,fils de Joel, écoutez cette légende, – et jugez à l’œuvre&|160;:gens de cour, gens de guerre, gens d’Église et royauté&|160;!…

Chapitre 6REIMS

Actes de Jeanne Darc depuis la levée du sièged’Orléans jusqu’au sacre de Charles VII à Reims. – Prise deJargeau, – de Beaugency. – Bataille de Palay. – Ignoble lâcheté deCharles VII. – Désespoir de Jeanne. – Elle quitte le cour etva se réfugier dans une métairie. – Les voix mystérieuses. –Nouveaux pressentiments de trahison. – Charles VII est sacré àReims.

 

Telle fut, fils de Joel, la semaine deJeanne Darc. Ces premiers combats préludèrent à d’autresvictoires plus héroïques encore, remportées sur des Anglais par lapaysanne de Domrémy. Mais, hélas ! son secret martyre allaitde jour en jour croissant comme sa gloire. Charles VII, ceprince couard et ingrat, cet énervé, plongé dans une ignoblemollesse, devait faire subir à Jeanne toutes les tortures, toutesles cruelles déceptions, dont peut souffrir une âme enflammée duplus saint patriotisme, lorsqu’elle s’est vaillamment, loyalementdévouée à une âme dont la bassesse égale l’égoïsme et lalâcheté.

Le siège d’Orléans levé, Jeanne court auchâteau de Loches, précédée du retentissement de sestriomphes ; les portes du palais s’ouvrent devant elle, leroi, lui dit-on, est enfermé dans sa chambre de retraite avecson conseil ; la guerrière savait de reste ce quevalaient le conseil et les conseillers : La Trémouille etl’évêque de Chartres. Elle frappe à la porte du déduit royal, entreet dit résolûment à Charles VII :

– Sire, ne tenez pas de si longs conseilsavec messeigneurs, le siège d’Orléans est levé ; cette bonneville vous est rendue, il faut venir hardiment vous faire sacrer àReims, ce sacre vous couronnera véritablement roi de France auxyeux des Français, et les Anglais ne pourront plus rien contrevous[102]…

Le bon sens, l’instinct politique de Jeanne,traçaient à Charles VII la seule voie qu’il eût àsuivre : son sacre à Reims, consécration divine de son pouvoircontesté, donnait aux yeux des peuples ignorants et crédules unpuissant prestige à sa royauté, ainsi reconstituée, relustrée,retrempée, rajeunie ; c’était de plus et surtout un audacieuxdéfi jeté aux Anglais, dont le roi se prétendait aussi roi deFrance, défi menaçant après la victoire d’Orléans ; maisJeanne avait compté sans la crasse pusillanimité de ce mièvre etsensuel porte-couronne, si amoureux de sa paresse, si jaloux de sesplaisirs, si ennemi des moindres fatigues, si soigneux de sapeau ! Quoi ! aller hardiment se faire sacrer àReims ! Mais il faudrait pour cela monter à cheval à la têtede l’armée ! abandonner ses maîtresses, sa vieindolente ! Il lui faudrait sans doute affronter quelquepéril, car depuis Orléans jusqu’à Reims, tout le pays appartenaitencore aux Anglais, et l’on n’arriverait sans doute qu’à travers derudes batailles, jusqu’à l’antique cité où fut sacré Clovis, cebrigand couronné, pieux fondateur de la royauté franque, introniséepar les évêques des Gaules.

– Aller à Reims, mais ce projet étaitinsensé, criminel, – s’écriaient La Trémouille et l’évêque deChartres. – Ce projet ne mettait-il pas en danger les joursprécieux de leur sire ?

Et leur piteux sire de s’écrier comme eux etcomme eux courroucé :

– Moi ! sortir de mes châteaux deLoches ou de Chinon ! alors que les Anglais tiennent encoreMeung, Beaugency, Jargeau et autres places fortes, aux frontièresde la Touraine… Mais au premier pas que je tenterais hors de mesretraites, ils me tomberaient sur le corps !

Et il maugréait à part soi, envoyant au diablecette enragée Pucelle qui voulait le faire sacrer malgré lui, etplus que lui avait souci de l’honneur de la royauté.

Jeanne, navrée, indignée, se contenant àpeine, répondit que si le départ de Charles VII dépendaitseulement de la prise de toutes les places fortes encore possédéesen Touraine par les Anglais, elle les prendrait, cesforteresses ! et chasserait l’ennemi si loin, si loin, qu’ilne pourrait inspirer la moindre crainte au roi. Elle lui donne doncrendez-vous à Gien, le suppliant de s’y trouver sous huit jours,lui promettant qu’il pourra sans danger se mettre alors en routepour Reims. Cette promesse faite avec l’espoir, Dieu aidant, del’accomplir, la guerrière quitte la cour.

Le 12 juin 1429, Jeanne enlève la place fortede Meung, celle de Jargeau le 17 du même mois, et celle deBeaugency le 18. Elle déploie dans ces assauts la même valeur, lemême génie militaire, que lors du siège d’Orléans, manque d’êtretuée devant Jargeau ; puis va gagner en rase campagne lagrande bataille de Patay, où toutes les forces des Anglais étaientréunies sous les ordres de leurs plus illustres chefs, le Sirede Talbot, les comtes de Warwick, deSuffolk, et autres qui sont faits prisonniers. Jeanne,lors de ce long et sanglant combat, se montra l’égale des plusfameux capitaines par la hardiesse de ses manœuvres, par lapromptitude de son coup d’œil, par l’usage qu’elle fit del’artillerie, par l’élan extraordinaire quelle sut communiquer auxtroupes, grâce à son assurance et à son humeur enjouée. Un momentavant l’action elle dit gaiement au duc d’Alençon ces mots dignesdes temps antiques de la Gaule :

– Beau sire… avez-vous de bonséperons ?

– Quoi… – reprit le duc surpris, – deséperons… pour fuir ?

– Non, messire… mais pourpoursuivre[103]… – répondit Jeanne. Et l’ennemi,après sa défaite, est poursuivi la lance dans les reins, durant uneretraite de trois lieues. Mais ces victoires furent remportées parla guerrière, non moins sur les Anglais que sur la méchanteperfidie de la plupart des chefs de guerre, dont la jalousie contrel’héroïne augmentait en mesure de ses triomphes ; elle nedoutait plus de leur secrète animosité. Dès lors un vaguepressentiment lui dit qu’elle serait trahie, livrée par eux ;mais elle avait dès longtemps fait le sacrifice de sa vie.

Jeanne, espérant que ses derniers triomphesmettraient enfin terme aux indécisions de Charles VII,retourne auprès de lui :

« – Sire, Meung, Beaugency, Jargeau,emportés d’assaut, est-ce assez ? Les Anglais vaincus enbataille rangée à Patay, est-ce assez ? Talbot, Warvick,Suffolk, prisonniers, est-ce assez ? Hésiterez-vous encore àme suivre à Reims, où vous serez sacré… de parDieu ? »

Le royal couard n’hésite point… Non, il refusenet… Les Anglais étaient, il est vrai, chassés de Touraine ;mais ils tenaient encore les provinces qu’il fallait traverser pourse rendre à Reims, et plus que jamais le royal couard tenait à sapeau.

Jeanne, cette fois, ne put surmonter sondégoût, son indignation douloureuse ; n’espérant plus rien dece lâche, elle voulut l’abandonner à ses destins. Désespérée, elledépose son armure, quitte la cour, à l’insu de tous, et va errertoute la journée dans les champs en proie aux plus affligeantesréflexions, et songeant à s’en retourner à Domrémy. Le soir venu,s’apercevant qu’elle s’est égarée, elle va demander l’hospitalitédans une pauvre métairie de Touraine[104].Jeanne, sans armes, vêtue de ses habits d’homme, ressemblait à unjeune page ; elle est accueillie comme tel par les bonnes gensqui lui donnent asile ; ils la reçoivent de leur mieux, luifont place à leur foyer. Elle s’y asseoit ; bientôt lepaisible aspect de cette rustique demeure lui rappelle le tempsheureux de sa première enfance passé à Domrémy. Ces doux souvenirsde la maison paternelle arrachent à Jeanne des larmesinvolontaires ; ses hôtes, frappés de sa tristesse,l’interrogent avec un timide et respectueux intérêt.

– Comment pleurer en de si beaux jours, –lui disent-ils naïvement, – en ces beaux jours de délivrance pourla Gaule ! et surtout pour les pauvres paysans commenous ! à jamais délivrés des Anglais par la pitié du SeigneurDieu et par la vaillance de Jeanne-la-Pucelle, notre angesauveur !

Dans l’enthousiasme de leur reconnaissance,ils montrent à la guerrière attendrie un petit morceau de parcheminattaché au dessus du manteau de la cheminée ; sur ce parcheminétait écrit le nom de JEANNE, surmonté d’une croix… Ces bonnesgens, à défaut de l’image de leur bien-aimée libératrice, avaientécrit son nom, témoignant ainsi du culte ingénu qu’ils vouaient àl’héroïne… Puis, ce furent de leur part des questions sans fin,adressées au jeune page leur hôte, sur Jeanne leur angecéleste ! Peut-être l’avait-il vue, cette sainte fille, laNotre-Dame de Bon-Secours des paysans quisouffraient plus que personne des cruautés des Anglais, avantqu’elle les eût chassés du beau pays de Touraine. C’était enfindans la chaumière un concert de bénédictions mêlées d’adorationspassionnées pour la Pucelle… De plus en plus émue, elle se reprochasévèrement sa défaillance : abandonner Charles VII à sesdestinées, c’était abandonner les destinées de la France, c’étaitsurtout exposer ces pauvres paysans, humble, laborieuse race dontelle, Jeanne, était née, à retomber sous le joug affreux del’étranger ; c’était de nouveau livrer ces malheureux à toutesles horreurs de cette guerre atroce, que l’héroïne avait mission determiner. Ces pensées la raffermissent, lui inspirent la résolutionde lutter pour l’accomplissement de ses projets, de lutteropiniâtrement contre le roi, contre ses conseillers, contre cescapitaines qui la poursuivent de leur haineuse envie, et qu’elleredoute plus encore peut-être que les Anglais. Ceux-ci lacombattent par les armes, à ciel ouvert ; les autres machinentsous ses pas de ténébreuses trahisons. Absorbée par cesméditations, Jeanne se jette sur un lit de bruyères fraîchementcoupées, seule couche que ses hôtes puissent lui offrir ; elleinvoque l’appui, le conseil de ses saintes ; bientôt ellecroit entendre leurs voix chéries murmurer à son oreille :

« – Va, fille de Dieu, pas de faiblesse,accomplis ta mission, le ciel ne t’abandonnera pas. »

À l’aube, la guerrière quitta ses hôtes,ignorant que leur pauvre réduit avait été visité par l’ange sauveurdu pays, décidée de toujours cacher au roi le mépris qu’il luiinspirait, de ne voir en lui que l’instrument du salut de laGaule ; elle revint à la cour. La disparition de la Pucelleavait jeté l’inquiétude, l’alarme chez ceux-là (ils étaientnombreux) qui, de tous leurs vœux, hâtaient le terme de ladomination anglaise ; le projet de Jeanne : fairesacrer le roi à Reims, ébruité par les conseillers, dansl’espoir d’en faire ressortir l’absurdité, avait au contrairerencontré une foule de partisans frappés de la grandeur politique,de l’heureuse audace de cette résolution. Le retour de la Pucellefut regardé comme providentiel ; le cri public devint sipuissant, que le royal couard, après avoir encore hésité,tergiversé, renâclé, reculé, tant il redoutait la fatigue et lepéril, se résigna enfin à partir à la tête de ses troupes,incessamment grossies par la victorieuse renommée de la Pucelle, etse mit en route pour Reims.

Ce voyage développa sous un jour tout nouveaule génie de l’héroïne : d’une énergie, d’une intrépidité sanségale, dans ses batailles acharnées contre l’ennemi séculaire desGaules, elle se montra douée d’une ineffable puissance depersuasion lorsqu’elle entreprit d’amener sans combat les villes duparti anglais ou bourguignon à redevenir Françaises en ouvrantleurs portes devant Charles VII, de qui d’ailleurs elle avaitobtenu, non sans peine, la promesse écrite d’accorder une amnistieabsolue aux cités jusqu’alors dissidentes. Jeanne, dans sa saintehorreur de verser le sang français, sut, sans tirer l’épée,reconquérir au roi toutes les places fortes situées sur le cheminqu’il parcourut pour se rendre à Reims ; elle trouva dans sonâme, dans son insurmontable aversion de la guerre civile, dans sonpatriotisme sublime, des trésors d’éloquence native et touchante,qui, jointe à sa prodigieuse renommée, déjà si populaire,pénétraient tous les esprits, désarmaient tous les bras, etgagnaient tous les cœurs à la cause de ce misérable prince, qu’elleprotégeait, qu’elle couvrait de l’éclat de sa gloire plébéienne, etqu’elle faisait aimer en parlant en son nom !

Lorsque l’armée royale arrivait devant uneplace forte, Jeanne s’approchait seule des barrières, son étendardà la main, jurant Dieu qu’elle ne voulait verser le sang français,priant, suppliant ceux qui l’écoutaient de renier la dominationanglaise, si honteuse, si fatale au pays, de reconnaître le pouvoirde Charles VII, sinon par royalisme, du moins par haine del’étranger, par amour pour la patrie, depuis tant d’annéessaignante, déshonorée sous un joug affreux ; la céleste beautéde l’héroïne, son émotion, sa voix douce et vibrante, l’immenseretentissement de ses victoires, le charme irrésistible de cettenature virginale et guerrière, opéraient des prodiges. Le vieuxsang gaulois, depuis si longtemps refroidi, bouillonnait dans lesveines des moins vaillants à ces cris d’affranchissement et depatrie jetés par cette jeune fille de dix-sept ans, dont l’épéeavait déjà gagné tant de batailles ; les barrières des villestombaient à sa voix. Le royal couard, ébahi, et surtout ravi de necourir aucun risque, entrait triomphant dans ses bonnes villes, auxacclamations des habitants, qui de fait acclamaient la Pucelle.Cependant, un jour il eut grand’peur : une forte garnisonanglaise occupait la ville de Troyes, son échevinage appartenait auparti bourguignon exalté ; les portes furent barricadées, lesremparts occupés, les canons tirèrent sur les éclaireurs de l’arméeroyale. Le Charles VII, suant l’effroi dans son harnais deguerre, parlait déjà de jouer des éperons ; Jeanne àgrand’peine le retint, s’avança seule aux barrières, demandant deparlementer avec les échevins. Les chefs anglais lui répondirentpar des injures accompagnées d’une volée de traits ; le soldatqui portait la bannière de l’héroïne fut tué à ses pieds. Quelquescitoyens de Troyes, appartenant au parti français, postés auxbarrières, entendirent Jeanne offrir de parlementer ; ilsrépandirent ce bruit parmi les habitants, depuis longtempsfatigués, irrités de la domination étrangère, mais contenus par sessoldats ou par des échevins forcenés Bourguignons. Une agitationcroissante se manifesta dans la cité ; quelques compagniesanglaises tentèrent une sortie contre l’avant-garde commandée parJeanne, elles furent ramenées battant. Encouragé par leur défaite,le parti français, nombreux à Troyes, courut aux armes, et soutenupar le voisinage des troupes royales, renversa l’échevinagebourguignon, élut d’autres magistrats municipaux, et se mit enmesure d’attaquer les Anglais, retranchés dans une forteressedominant la ville ; ceux-ci, effrayés de l’attitude menaçantede la population, abandonnèrent la citadelle pendant la nuit etgagnèrent la campagne. Les nouveaux échevins demandèrent uneentrevue à Jeanne ; ils subirent à leur tour l’irrésistiblecharme de sa beauté, de sa douceur, de sa patriotique éloquence.Assurés par elle que nul des citoyens ne serait inquiété au sujetde ses actes passés, ces magistrats remirent les clés de la ville àla Pucelle, qui les porta au roi, ainsi rentré en possession del’une des cités les plus considérables de son empire. Sa marchecontinua triomphale jusqu’à Reims, grâce à la merveilleuseinfluence de Jeanne. À Châlons, elle éprouva une surprisedélicieuse à son cœur : elle rencontra quatre paysans deDomrémy. Instruits par le bruit public qu’elle devait traverser laChampagne, ils s’étaient bravement mis en chemin pour la voir à sonpassage ; parmi eux se trouvait Urbain, le garçonnet, jadisgénéral de l’armée enfantine, qui dut à l’impétueuse bravoure deJeannette sa fameuse victoire remportée sur les bambins de Maxey.Ces souvenirs et tant d’autres remémorances du village furentéchangés entre l’héroïne et les compagnons de son enfance. Durantce touchant entretien, quelques paroles d’un sinistre augureéchappèrent à Jeanne ; Urbain lui demandait ingénument commentelle avait la force, le courage d’affronter les périls ducombat ; elle sourit amèrement, resta quelques instantspensive, attristée, puis, révélant ainsi de funestespressentiments, éveillés en elle par les machinations ténébreusesdes chefs de guerre dont elle avait déjà failli être victime, ellerépondit à Urbain :

– Je ne crains rien… SINON… LATRAHISON[105] !…

Ah ! pauvre fille de Domrémy ! tesappréhensions ne te trompaient pas ; mais avant de gravir toncalvaire jusqu’à sa cime et d’y trouver le martyre, il te fallaitaccomplir la sainte inspiration de ton patriotisme, frapper ladomination anglaise en Gaule d’un coup irréparable en réveillantdans les âmes l’esprit de nationalité endormi depuis plus d’undemi-siècle, et en faisant sacrer à Reims le Charles VII. Cen’était pas cet homme, méprisable à tes yeux, que tu voulais,Jeanne, consacrer à la face du monde ; c’était l’incarnationvivante de la France dans la personne de son souverain, incarnationvisible aux yeux de ce peuple dont tu partageais la crédulité… Maisen ces temps désastreux, désespérés, où nous vivons, alors qu’entredeux maux : un roi ou l’étranger, il fallait choisirla moins odieuse de ces calamités, ton acte a été sage, a étégrand ! Si indigne d’intérêt que fût ce porte-couronne, cettecouronne, hélas ! était devenue l’emblème de la patrie… et tuvoulais son salut et sa gloire.

La guerrière accomplit sa promesse,Charles VII fut par elle conduit à Reims ; il y arriva le16 juillet 1429, trente-cinq jours après la levée du sièged’Orléans, signal des nombreuses déroutes des Anglais et de ladécadence de leur domination en Gaule. Jeanne, malgré son géniemilitaire, abhorrait les maux qu’engendre la guerre, la guerre dontelle ne se faisait pas, ainsi que les capitaines, un lucratif,sanglant et hideux métier ; elle combattait seulement pour ladélivrance du pays, pour la défense des pauvres gens de sa racerustique, mais les dissensions civiles surtout la navraient. Elleeut à Reims la noble pensée de terminer ces discordes ; elleespéra, grâce au sacre du roi, mettre fin à ces luttes acharnéesentre Armagnacs et Bourguignons qui depuis tant d’annéesdésolaient, épuisaient le pays, le livraient à l’étranger… Le jourdu sacre de Charles VII, elle dicta cette lettre si belle, sitouchante, adressée au duc de Bourgogne, chef du parti qui portaitson nom :

« Haut et redouté prince, duc deBourgogne, moi, Jeanne, je vous requiers, de par le roi du ciel,mon souverain Seigneur, que le roi de France et vous fassiez bonnepaix, ferme, sincère, qui dure longtemps ; pardonnez-vous l’unà l’autre de bon cœur, entièrement, ainsi que doivent faire deloyaux chrétiens. S’il vous plaît de guerroyer, allez guerroyercontre les Sarrasins.

« Duc de Bourgogne, je vous en prie,supplie, aussi humblement que supplier je puis, ne guerroyez pluscontre le saint royaume de France ! faites promptement retirervos gens, qui tiennent plusieurs forteresses du royaume ; leroi de France est prêt à vous accorder la paix… son honneursauf !… Je vous fais savoir, de par Dieu, que vous ne gagnerezpas bataille contre les loyaux Français, non ; ne guerroyezdonc plus contre nous. Croyez-moi, quelque nombre de soldats quevous ameniez, ils ne pourront rien ; et ce serait grand’pitiéde répandre encore tant de sang dans de nouvellesbatailles !…

» Que Dieu vous garde et nous mette enpaix !

» Écrit à Reims, avant le sacre du roiCharles, le dix-septième jour de juillet 1429.

» JEANNE[106]. »

Cette lettre, à laquelle, selon son habitude,la guerrière apposa sa croix en Dieu, faute de savoirécrire, fut envoyée par un héraut à Philippe de Bourgogne ;puis, endossant sa blanche armure, montant son plus beau cheval debataille, Jeanne, le casque en tête, l’épée au côté, son étendard,à la main, chevauchant à la droite de Charles VII, précédantles capitaines, les courtisans splendidement vêtus, se rendit àl’antique cathédrale de Reims, au milieu d’un immense concours depeuple voyant dans le sacre du roi la fin du règne de l’étranger,la fin des malheurs de la France… La cérémonie resplendit de toutesles pompes de l’Église catholique ; et à la clarté de milliersde cierges, à travers la vapeur des encensoirs d’or, devant l’auteléblouissant de lumières où s’agenouillait Charles VII,l’évêque de Reims le sacra roi, au bruit des cloches, des fanfareslointaines et des détonations de l’artillerie…

Témoin de ce spectacle, la jeune fille deDomrémy, debout dans le chœur de la basilique et s’appuyant pensivesur la lance de son étendard, reportait sa pensée à quatre annéesde là… elle donna une larme à la mémoire de Sybille, sa marraine,se rappelant ce passage de la prophétie de Merlin,désormais accomplie :

« – À la vierge guerrière le cheval etl’armure ; mais à qui la couronne royale ?… L’ange auxailes d’azur la tient entre ses mains.

» – Le sang a cessé de couler à torrents…la foudre de gronder… les éclairs de luire…

» – Je vois un ciel pur… les bannièresflottent… les clairons sonnent… les cloches résonnent… cris dejoie ! chants de victoire !

» La guerrière reçoit des mains de l’angede lumière la couronne d’or ; et un homme portant long manteaud’hermine est couronné par la vierge guerrière…

» – Peu importe ce qui arrive…

» – Ce qui doit être sera…

» – La Gaule, perdue par une femme, estsauvée par une vierge des marches de la Lorraine et d’un bois chenuvenue !… »

*

**

Écoutez, fils de Joel, cette légende de laplébéienne catholique et royaliste : – Charles VII devaitsa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchementdélaissée ! – Chaque jour elle s’agenouillait pieusementdevant les prêtres… leurs évêques l’ont brûlée vive ! – Lacouardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais ;– le patriotisme de Jeanne Darc, son génie militaire, triomphentenfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livrée par lahaineuse envie des chevaliers ! – Pauvre plébéienne !l’implacable jalousie des capitaines, des courtisans, l’ingratituderoyale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre ! – Soisbénie à travers les âges, ô vierge guerrière ! sainte fille dela mère-patrie ! – Écoutez, fils de Joel, écoutez cettelégende, – et jugez à l’œuvre : gens de cour, gens de guerre,gens d’Église et royauté !

Chapitre 7ROUEN ou LE MYSTÈRE DE LA PASSION DE JEANNE DARC.

Actes de Jeanne depuis le sacre deCharles VII jusqu’au combat de Compiègne, où, par trahison,elle est faite prisonnière le 24 mai 1430. –L’évêque Pierre Cauchon etle chanoine Loyseleur. – Leprocès. – L’abjuration. – La condamnation. – Lesupplice.

 

L’on écrit et l’on représente en ces temps-ci,fils de Joel, beaucoup de mystères, récits dialogués pardes hommes et des femmes figurant des personnages historiques,grossières imitations des œuvres dramatiques de l’antiquité, ainsique les jeux parties du treizième siècle, dont notre aïeulMylio-le-Trouvère nous a jadis laissé un exemple. Moi,Mahiet-l’Avocat d’armes, qui écris cette légende, j’ai employé,selon un usage répandu aujourd’hui, la forme du mystèreafin de vous retracer la Passion de l’héroïneplébéienne ; car, ainsi que le Christ, Jeanne eut sa PASSION,couronnée par le martyre !

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Le lieu de la première scène est une salle dupalais de l’archevêché de Rouen, antique bâtiment où, il y a huitsiècles et plus, vous avez vu, fils de Joel, le roiKarl-le-Sot fiancer sa douce fille Giselle et abandonnerl’une de ses plus belles provinces au vieux Rolf, chef despirates North-mans. Ces bandits, envahissant plus tard,sous Guillaume-le-Conquérant, le pays d’Angleterre, ont fait souchede ces chefs anglais qui, depuis tant d’années, ravagent etasservissent la Gaule. La Normandie est devenue, comme tantd’autres contrées, l’une des provinces d’Angleterre ; le ducde Bedfort, régent, occupe Rouen. L’archevêché de cette ville sertde logis à PIERRE CAUCHON, évêque de Beauvais, vendu âmeet corps, mitre et crosse, au parti anglais, dont il est l’un desnombreux prélats. Le mois de février 1431 touche à sa fin.Pierre Cauchon, douillettement vêtu d’une robe de soie violette,est assis dans un escabel à bras, au coin d’un foyer embrasé, d’oùrayonnent la chaleur et la clarté ; de joyeux reflets sejouent sur le tapis oriental et sur les solives peintes et doréesdu plafond de la vaste salle, somptueusement meublée. Une tableencombrée de parchemins, dressée près de la haute cheminéesculptée, est éclairée par un luminaire d’argent massif garni deflambeaux de cire allumés ; un siège, alors vacant, sur ledossier duquel se trouve une pelisse noire fourrée, fait face, del’autre côté de cette table, au siège occupé par l’évêque, etannonce l’absence momentanée d’un autre ecclésiastique. La figurede Pierre Cauchon, à la fois saisissante et repoussante, offre unmélange d’audace, de ruse, d’opiniâtreté remarquable ; sespetits yeux, d’un bleu très-clair, pétillants de finesse, parfoisluisants de férocité, disparaissent à demi sous le renflement deses grosses joues rouges et sous ses épais sourcils, gris comme sescheveux, presque entièrement cachés sous sa calotte violette. Sonfront vineux est sillonné de veines bleuâtres ; son nez camus,troué de larges narines poilues, fait ressortir la singulièreproéminence de sa lourde mâchoire. Lorsqu’il rit, son rire crueldécouvre des dents inégales et jaunâtres. Tantôt penché sur latable, lisant un parchemin couvert d’une écriture fine et serrée,il frotte joyeusement l’une contre l’autre ses mains velues,déformées par la graisse, tantôt il regarde impatiemment devers laporte de la chambre, comme s’il eût hâté de ses yeux le retour dupersonnage absent. Enfin la porte s’ouvre, un autre prêtreparaît ; c’est un chanoine, il se nomme NICOLAS LOYSELEUR. Sonvisage est osseux et blême, son œil couvert comme celui d’unreptile ; ses paupières rougies manquent de cils, une fissureblafarde indique à peine ses lèvres au sourire hypocrite. C’est uneface à la fois cafarde et patibulaire.

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON, se levant à demi,s’écrie vivement. – Quelles nouvelles ? quellesnouvelles ?…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Le messager envoyépar le capitaine Morris a laissé la Pucelle dans la prison de lamaison forte de Bréville.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quelle est la mission dece messager ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Il est venu, d’aprèsl’ordre du capitaine Morris, inviter le comte de Warvick à fairepréparer le cachot de la vieille tour pour y recevoir JeanneDarc ; elle doit arriver à Rouen, sous bonne escorte, demainmatin au plus tard.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Le capitaine Morris a-t-ilexactement suivi mes instructions ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – De point en point,monseigneur. La captive voyage dans une litière fermée, les fersaux pieds et aux mains ; lorsque l’on a dû traverser une villeou un village, on a bâillonné ladite Jeanne. Personne n’a puapprocher d’elle, les gardes de l’escorte ont dit à tout venantqu’ils conduisaient à Rouen une vieille et abominable sorcière quiégorgeait de petits enfants afin d’accomplir ses sanglantsmaléfices.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Et lesbonnes gens de se signer en s’éloignant avec épouvante de lalitière, comme si elle renfermait un pestiféré ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Il en est arrivégénéralement ainsi ; cependant, à Dieppe, l’exaspérationpublique contre la sorcière tueuse d’enfants est devenue siviolente, que le peuple la voulait mettre en pièces…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Les bélîtres ! Et quenous serait-il donc resté à nous autres ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Sauf cet incident, levoyage s’est heureusement effectué ; personne ne s’est doutésur la route que la prisonnière fût Jeanne-la-Pucelle.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Cela était de la dernièreimportance. La renommée de cette fille est maintenant si populaireen Gaule, même au sein des provinces soumises à nos chers amisd’Angleterre, que si l’on eût appris sur son chemin qu’onl’emmenait prisonnière, la plèbe des villes ou des champs se seraitémue et aurait peut-être enlevé cette diablesse à ses gardiens…Enfin, nous la tenons… et ce que l’Inquisition tient, elle ne lelâche point…

LE CHANOINE LOYSELEUR, montrant lesparchemins. – Allons-nous, monseigneur, continuer la lectureabrégée des faits et gestes de la Pucelle ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON, prenant le parchemin oùil a jusqu’alors écrit un grand nombre de notes. – Certes,continuons, puisque ces faits et gestes seront la base de laprocédure ; à mesure que vous lirez, chanoine, je noterai lesactes sur lesquels ladite Jeanne devra être spécialementinterrogée. Ce récit que m’a envoyé secrètement mon frère en Dieu,l’évêque de Chartres, par ordre du sire de La Trémouille, ce récit,m’assure-t-on, et j’ai tout lieu de le croire, est fortexact ; on l’attribue à un certain Perceval deGagny[107], écuyer du duc d’Alençon, etfavorable à la Pucelle, ou plutôt juste envers elle. Cette justicequ’on lui rend ne m’inquiète point ; ses actes ont eu de sinombreux témoins, qu’il serait malhabile de vouloir nier ou altérerla vérité à ce sujet, puisque ces actes portent en eux-mêmes lacondamnation de cette possédée… Où en étions-nous restés de notrelecture ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Au départ de Reimsaprès le sacre.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Continuez. – Il trempesa plume dans l’écritoire et se dispose à écrire desnotes.

LE CHANOINE, lisant. – « Le roi(après avoir été sacré) resta à Reims jusqu’au jeudi suivant ;il en partit pour aller souper et coucher à l’abbaye deSaint-Marcoul, où on lui apporta les clés de la ville de Laon. Lesamedi 23 juillet 1429, le roi vint dîner et coucher àSoissons ; il y fut très-bien reçu, la Pucelle ayant étéd’abord haranguer le peuple aux barrières de la ville, le conjurantde renier le parti anglais et de redevenir Français. Ces parolesfurent accueillies avec enthousiasme ; plusieurs femmes quidevaient prochainement accoucher, ou dont les enfants n’étaient pasencore baptisés, prièrent la Pucelle de leur choisir des noms debaptême, qui, disaient-elles, seraient pour eux un gage deprotection divine… »

L’ÉVÊQUE, vivement et écrivant. – Ànoter… très-important… excellent ! excellentissime !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le vendredi 29juillet, le roi se présenta devant Château-Thierry ; laPucelle fit déployer les enseignes, parla encore au peuple, laville se rendit. Le roi y demeura jusqu’au lundi 1eraoût ; ce jour, il alla coucher à Montmirail, en Brie. Lemardi 2 août, le roi entra dans Provins, où il fut non moins bientraité que dans les autres villes ; il séjourna là jusqu’auvendredi 5. Le dimanche 7 août, il alla coucher àCoulommiers ; le mercredi 10, à la Ferté-Milon ; le jeudi12, à Crespy, en Valois ; le vendredi 13, à Lagny-le-Sec. Encette ville, une femme éplorée, traversant la foule dont étaitentourée la Pucelle, vint en pleurant se jeter à ses pieds, lasuppliant de venir voir un petit enfant mourant, qu’elle pourrait,d’un mot, disait-elle, rappeler à la vie ; cette pauvre femme,dans sa naïve admiration pour la Pucelle, lui attribuait ainsi unpouvoir divin… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant avec une joiesinistre. – Je ne donnerais pas ce fait pour cent sousd’or !… (Dilatant ses larges narines poilues.)Ah ! quelle délectable senteur de fagot et de rôti je commenceà flairer !… Poursuivez, chanoine.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le samedi 14,la Pucelle, instruite par les éclaireurs envoyés par elle quel’ennemi se trouvait à peu de distance, fit mettre, avec sapromptitude habituelle, l’armée en bataille dans la plaine deDammartin-en-Gouelle, assigna le poste de chacun, donna ses ordresen capitaine consommé ; mais les Anglais, effrayés del’attitude de l’armée royale, n’osèrent engager le combat… quoiquetrès-supérieurs en nombre… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voix sourde.– Oh ! il faudra bien, afin de sauver l’honneur de nos amisd’outre-mer, que leur lâcheté soit attribuée aux sorcelleries de laJeanne !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le dimanche 14août 1429, la Pucelle, le comte d’Alençon, le comte de Vendôme, etautres chefs de guerre, accompagnés de six à sept millecombattants, campèrent près Montépilloy, à deux lieues deSenlis ; le duc de Bedfort et huit à neuf mille Anglaisdéfendaient les abords de Senlis, postés à une demi-lieue en avantde cette ville, ayant devant eux la petite rivière de la Nonette,et à droite un village nommé Notre-Dame de la Victoire. Onescarmoucha des deux côtés ; à la nuit, chacun regagna soncamp, au grand mécontentement de la Pucelle, qui, contrairement àl’avis des capitaines et du roi, voulait engager une actiongénérale. Les Anglais profitèrent de cette lenteur pour seretrancher pendant la nuit à grand renfort de palissades et defossés, se servant aussi de leurs charrois pour se couvrir, sesachant défendus sur leurs derrières par la rivière. Au point dujour, la Pucelle, malgré l’opposition des capitaines, marchant à latête de quelques compagnies déterminées qui lui obéissaienttoujours, se mit en devoir d’aller défier les Anglais jusqu’au piedde leurs retranchements ; mais elle apprit que, durant lanuit, ils avaient abandonné Senlis et se retiraient surParis… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Sorcellerie !…diablerie !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le mercredi 17août, l’on apporta au roi les clés de Compiègne ; le jeudi, ilentra dans cette cité, aux acclamations du peuple, criant avecfrénésie : Noël à Jeanne ! la fille deDieu !… »

L’ÉVÊQUE, écrivant. – Fille deDieu ! ! ! tu as des fanatiques bien imprudents, mamie ! !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Lorsque le roiquitta Crespy, il ordonna aux maréchaux de Boussac et de Retz des’en aller sommer les habitants de Senlis de se rendre ; ilsrépondirent qu’ils se rendraient non pas au roi, mais à la Pucelle,qu’ils regardaient comme la sœur des anges. »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. – Sœurdes anges !… allons, ces coquins auront aussi apporté leurfagot au bûcher !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le roi voulut,au grand chagrin de la Pucelle, séjourner à Senlis, au lieu depousser en avant ; il semblait satisfait des succès obtenusjusque-là, ne rien désirer davantage. Son conseil fut de cet avis,la Pucelle prétendait au contraire qu’il suffirait au roi de seprésenter devant Paris pour que cette cité ouvrît ses portes à sonsouverain. – Ne craignez rien, disait Jeanne au roi, je parlerai sidoucement aux Parisiens qu’ils aimeront mieux redevenir Françaisque rester Anglais. »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quel démon d’orgueil quecette vachère… Elle ne doutait de rien… Oh ! elle le payeracher, son infernal orgueil !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le mardi 23août, la Pucelle, nonobstant l’opposition du roi et de son conseil,partit de Compiègne avec le duc d’Alençon, y laissant le prince etle gros de l’armée. Le vendredi suivant, 26 août, la Pucelleentrait sans coup férir dans Saint-Denis, qui se déclara royaliste.À cette nouvelle, le roi, non sans hésitation, vint dans cetteville ; mais son conseil s’opposait plus opiniâtrement quejamais aux desseins de la Pucelle, qui assurait que, si elle étaitécoutée, elle rendrait les Parisiens au roi, de par Dieu… et sansverser une goutte de sang… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec emportement. –Exécrable hypocrite ! à l’entendre, elle est tout miel… et, àsa voix homicide, les Français sont devenus les bouchers desAnglais ! (Écrivant.) N’oublions pas de la signalersurtout comme un monstre altéré de carnage.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le duc deBedford, apprenant la prise de Senlis et la marche de la Pucellesur Paris, renforça la garnison et prit de rigoureuses mesurescontre ceux du parti armagnac ou royaliste, qui pouvaient vouloirredevenir Français. Le duc confia spécialement la défense desportes et des remparts à des Anglais ou à des forcenés bourguignonscapables de résister au charme des douces paroles de la Pucelle.Plusieurs fois elle s’avança seule, à cheval, près des barrièresdes portes, suppliant ceux qui étaient Français comme elle de nepas souffrir plus longtemps la domination des Anglais, quicausaient tant de dommage au pauvre peuple de France ; maisles gens du parti bourguignon et les Anglais l’injuriaient !la menaçaient de tirer sur elle, quoiqu’elle fût venue pourparlementer… Alors elle s’en retournait, pleurant l’endurcissementou l’aveuglement de ceux-là qui, Français, voulaient resterAnglais. Pourtant, chaque jour elle entendait ses voix luiassurer que la Gaule ne serait sauvée que lorsque tous les Anglaisseraient chassés de son sol… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. – Encoreses voix… Notons derechef ce fait, si capital dansl’instruction de notre procès…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le roicontinuant de refuser de se rapprocher de Paris et de se présenterà ses portes, ainsi que le voulait la Pucelle, elle déclara au ducd’Alençon, qui avait grande créance en elle, que sainte Margueriteet sainte Catherine, lui étant de nouveau apparues, luicommandaient d’exiger du roi qu’il fît tous ses efforts pourregagner sa bonne ville de Paris par sa présence et saclémence… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. – Encoresainte Marguerite et sainte Catherine… Notons ce fait, non moinscapital que celui des voix… Ah ! doublesorcière ! tu as des visions ! des apparitions !…(Riant.) Il t’en cuira, ma fille !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le ducd’Alençon, cédant au désir de la Pucelle, retourna devers le roi,qui lui promit que le 27 août, il se rendrait à LaChapelle-Saint-Denis, pour de là marcher vers Paris ; mais ilne tint pas sa promesse. Le duc d’Alençon retourna devers lui lelundi 5 septembre ; grâce à ses instances, le roi, après delongues hésitations et contre l’avis de son conseil, vint coucher àLa Chapelle-Saint-Denis le mercredi 7 septembre, à la grande joiede la Pucelle, et chacun disait dans l’armée : laPucelle rendra Paris au roi, s’il veut seulement consentirà se montrer aux portes de la ville. Le jeudi 8 septembre, leduc d’Alençon et quelques capitaines, entraînés par la Pucelle,partirent vers huit heures du matin de La Chapelle-Saint-Denis, enbelle ordonnance, laissant le roi, qui ne voulut point lesaccompagner. La Pucelle s’étant rendue à la porte Saint-Honoré,défendue par les compagnies anglaises, car elle aurait eu,disait-elle, horreur de voir battre Français contre Français, pritson étendard à la main et, audacieusement, entra la première dansle fossé, à l’endroit du marché aux pourceaux. L’assaut fut long etsanglant, les Anglais se défendaient vaillamment ; la Pucellefut blessée d’un trait d’arbalète-à-hausse-pied, qui luitraversa la cuisse de part en part ; elle tomba, et s’écriaqu’il fallait soutenir et redoubler l’attaque. Mais le sire deGaucourt et autres l’emportèrent malgré ses faibles efforts, carelle perdait tout son sang ; on la plaça sur un chariot, etelle fut ramenée à La Chapelle-Saint-Denis… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. –Constatons de nouveau la sanglante forcennerie de cette diablesseenragée, qui, contre l’avis de tous, s’obstine à batailler…Insistons sur son inextinguible soif de meurtre et de carnage…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le lundi 12septembre, la Pucelle, pouvant à peine se tenir à cheval, voulutaller du côté de Saint-Denis, afin de s’assurer qu’un pont qu’elleavait ordonné de construire était jeté sur la Seine, afin defaciliter le passage des troupes ; ce pont avait été en effetjeté, mais plus tard coupé par ordre du roi, résolu de ne plus riententer du côté de Paris. Le mardi 13 septembre 1429, le roi, del’avis de son conseil, partit de Saint-Denis après dîner, afin des’en retourner devers la Loire ; la Pucelle, désespérée duparlement du roi, pleura beaucoup, et voulant, dans sa premièreaffliction, renoncer à le servir, elle quitta son armure et ladéposa en ex-voto devant la statue de Notre-Dame, dans labasilique de Saint-Denis… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se frottant les mains,puis écrivant. – Excellent ! excellentissime !…idolâtrie !… sacrilège !… Dans son orgueil infernal, elleoffre son armure à l’adoration des simples !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Dans sondésespoir, la Pucelle voulait s’en retourner en son pays deLorraine, auprès de sa famille, et renoncer pour toujours à laguerre ; mais le roi lui ordonna de le suivre à Gien, où ilaurait, disait-il, besoin d’elle. L’on arriva dans cette ville le29 septembre. La Pucelle proposa au duc d’Alençon de l’aider àreconquérir sa duché de Normandie sur les Anglais ; le duc fitpart de ce projet au roi, il s’y refusa, voulant garder la Pucelleprès de lui en Touraine, pour défendre cette province dans le casd’un retour agressif des Anglais. La Pucelle prit plusieurs placesfortes aux environs de Charité-sur-Loire, et vint mettre le siègedevant cette ville ; mais le conseil royal n’envoyant à laPucelle ni vivres ni argent pour ses soldats, elle fut forcée, àson grand regret, de renoncer à cette attaque, et se rendit le 7mars 1430 au château de Sully, chez le sire de La Trémouille, où setrouvait le roi. La Pucelle se courrouça fort et hautement en laprésence du prince contre les conseillers royaux et les chefs deguerre, leur reprochant avec amertume de mettre traîtreusementobstacle au complet recouvrement du royaume. Reconnaissant dès lorsqu’elle était désormais inutile au service du roi, mais espérantencore servir la France, elle quitta pour toujoursCharles VII, et, sans prendre congé de lui, s’éloigna sousprétexte d’aller exercer militairement au dehors du château unecompagnie d’hommes résolus attachés à sa fortune. Elle se renditavec eux à Crespy, en Valois ; de là, elle fut bientôt mandéepar le sire de Flavy au secours de Compiègne, alors assiégée par leduc de Bourgogne et le comte d’Arundel. La Pucelle n’obtempéra passans grande perplexité au désir du sire de Flavy ; ellen’ignorait pas la perfidie et la férocité proverbiales de cecapitaine ; mais les habitants de la place qu’il commandaitavaient, lors de son premier voyage en cette cité, accueilli Jeanneavec tant d’affection, que, surmontant son appréhension, ellerésolut de venir en aide à ces bonnes gens. Le 23 mai 1430, ellesortit de Crespy, à la tête de sa compagnie, forte de deux ou troiscents hommes ; grâce aux ténèbres et aux habiles précautionsdont elle entourait sa marche nocturne, ses troupes, passantinaperçues entre le camp anglais et le camp bourguignon, entrèrent,ainsi qu’elle, à Compiègne avant le jour. Tout d’abord elle allaentendre la messe à la paroisse de Saint-Jacques ; l’aubecommençait à peine de poindre, mais les habitants en grand nombres’étaient déjà rendus à l’église en apprenant l’arrivée de leurlibératrice. Celle-ci, après la messe, se retira près de l’un despiliers de la nef, et s’adressant à plusieurs habitants qui setrouvaient là en compagnie de beaucoup d’enfants, aussi désireux dela voir, elle leur dit bien tristement : – Mes amis, l’onm’a vendue et trahie, bientôt je serai prise et mise à mort… mesvoix m’avertissent depuis longtemps de cettetrahison… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ah ! combien il estheureux pour nous que Jeanne n’ait point écouté sespressentiments !… elle échappait encore au piège tant de foiset vainement tendu à cette diablesse par les chefs de guerre, dontla jalousie vindicative servait si heureusement nos desseins ainsique ceux de La Trémouille, de Gaucourt et de mon compère en Dieul’évêque de Chartres…

LE CHANOINE LOYSELEUR, s’interrompant delire. – En effet, l’émissaire que monseigneur l’évêque deChartres a dépêché secrètement ici, et que j’ai été visiter devotre part, m’a appris que c’est de concert avec le sire de LaTrémouille que Flavy a mandé la Pucelle à Compiègne, dans l’espoiret le projet bien arrêtés de la faire prendre par les Anglais.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Jedonnerai à Flavy, quand il le voudra, l’absolution de tous sescrimes, en retour de la capture de Jeanne… Continuez,chanoine ; tout à l’heure, je m’ouvrirai complètement à voussur mes projets.

LE CHANOINE LOYSELEUR, lisant. –« La Pucelle se disposa, le jour venu, à tenter une vigoureusesortie. La ville de Compiègne est située sur la rive gauche del’Oise ; au-delà de la rive droite s’étend une prairie larged’un quart de lieue, terminée par un escarpement du côté de laPicardie ; cette prairie basse, souvent inondée, est traverséepar une chaussée partant du pont de Compiègne et aboutissant à lacolline qui, à l’horizon, s’élève en face de la cité. Troisvillages délimitent les confins de la prairie :Margny à l’extrémité de la chaussée ; Claroyà trois quarts de lieue en amont et au confluent des deux rivièresd’Aronde et d’Oise ; Venette à une demi-lieue sur lechemin de Pont-Saint-Maxence. Les Bourguignons avaient un camp àMargny et un autre à Clairoy, les Anglais occupaient Venette. Ladéfense de Compiègne se composait d’une redoute placée à la tête dupont et de boulevards à angles sortants et rentrants fortementpalissadés. Tel était le plan d’attaque de la Pucelle :enlever d’abord le village de Margny, puis celui de Clairoy ;et, maîtresse de ces deux positions, attendre au débouché de lavallée d’Aronde les troupes du duc de Bourgogne, qui, au bruit del’action, ne pouvait manquer d’accourir à l’aide des Anglais.Jeanne, prévoyant ce mouvement et voulant aussi assurer saretraite, avait demandé au sire de Flavy de se charger de tenir enéchec le duc de Bourgogne s’il débouchait de la vallée avant laprise de Margny ou de Claroy, et de disposer une réserve de gens detrait sur le front et sur les flancs de la redoute, prêts àprotéger sa retraite ; de plus, des bateaux couverts, placéssur l’Oise, étaient destinés à recevoir les piétons en cas derevers. Ces ordres donnés, la Pucelle, malgré de sinistrespressentiments, se hâta de monter à cheval, à la tête de sacompagnie, marcha droit au village de Margny, et quoiquevigoureusement défendu, elle l’enleva. Les Anglais campés à Claroys’avancent pour venger la défaite des leurs et sont d’abordculbutés ; mais ils reviennent par trois fois à la charge avecacharnement. Ce combat se livrait dans la prairie basse ; ilse prolongea. Le duc de Bourgogne ne tarda pas à déboucher de lavallée d’Aronde, et gagna la jetée ; Jeanne, dans la prévisionde ce mouvement, avait chargé Flavy de tenir les Bourguignons enéchec, cet ordre ne fut pas exécuté. Les Bourguignons débouchèrentpar la chaussée. À l’aspect de ce renfort, des lâches ou destraîtres crièrent : « Sauve qui peut ! courons auxbateaux !… » Les troupes auxiliaires de la Pucelle,commandées par des hommes de Flavy, se débandent, s’élancent versles barques préparées au bord de la rivière, laissant Jeanne et sapetite compagnie soutenir seuls le choc des Anglais et desBourguignons ; elle le soutint hardiment, et assaillie denouveaux pressentiments à la vue de la déroute de ses auxiliaires,dont les capitaines n’avaient exécuté aucun de ses ordres, ellerésolut de mourir plutôt que de tomber vivante au pouvoir desAnglais, mit l’épée à la main et s’élança avec une folle téméritécontre un ennemi cent fois supérieur en nombre à la poignée dehéros qui combattaient près d’elle. Ceux-ci, après des prodiges devaleur, voyant la bataille perdue, voulurent, au prix de leur vie,sauver celle de la Pucelle ; deux d’entre eux, malgré sesprières, malgré sa résistance, saisirent son cheval par le mors,afin de la reconduire de force dans la ville, tandis que leurscompagnons se feraient tuer jusqu’au dernier pour couvrir saretraite… Déjà ils approchaient d’un pont-levis jeté sur un fosséqui séparait la redoute de la chaussée, lorsque ce pont fut relevépar ordre du sire de Flavy… La Pucelle et ses fidèles soldats,ainsi méchamment trahis et livrés à l’ennemi, se ruèrent sur luiavec la furie du désespoir. Jeanne, atteinte de plusieurs coups àla fois, fut précipitée en bas de son cheval et aussitôt entouréed’une foule d’Anglais et de Bourguignons se disputant cetteglorieuse capture ; elle resta au pouvoir d’un archer,banneret du bâtard de Wandomme, écuyer, natif du paysd’Artois et lieutenant de sire Jean de Luxembourg,seigneur du parti bourguignon. La Pucelle, garrottée sur le champde bataille, fut liée sur un cheval et conduite au château deBeaurevoir, appartenant au sire de Luxembourg, suzerain du bâtardde Wandomme, lequel était capitaine de l’archer qui avait fait laPucelle prisonnière ; celle-ci, après être restée quelquetemps prisonnière dans ce château, apprit que le sire de Luxembourgl’avait vendue, comme sa captive, au régent d’Angleterre,moyennant dix mille écus d’or. Le désespoir la saisit à lapensée d’être livrée aux Anglais ; et soit qu’elle espérâts’échapper, soit qu’elle voulût mettre fin à ses jours, elles’élança du haut de l’une des tours du château de Beaurevoir, oùelle était tenue prisonnière. Mais cette chute n’eut pas de suitesmortelles ; Jeanne, relevée évanouie et couverte decontusions, fut jetée dans un cachot, et bientôt mise aux mainsd’un capitaine anglais chargé d’apporter à sire Jean de Luxembourgles dix mille écus d’or, prix du sang de la Pucelle. On l’emmena,sous bonne escorte, au château de Dugy, près de Saint-Riquier…Ainsi fut trahie, vendue et livrée Jeanne-la-Pucelle, à la grandedouleur des loyaux Français !… »

Le chanoine dépose sur la table lachronique dont il vient d’achever la lecture.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec une joieféroce. – Moi, j’ajouterai ce que ce beau chroniqueurroyaliste n’a pu savoir : que la Pucelle, transportée duchâteau de Dugy au château du Crotoy, fut de là embarquée sur laSomme jusqu’à Saint-Valery, d’où elle fut dirigée sur le châteaud’Eu, de là conduite à Dieppe, et de Dieppe ici, à Rouen, où ellearrivera cette nuit ou demain matin… Voici donc cette diablesse ennotre pouvoir… Maintenant, chanoine, je dois vous faire uneouverture des plus graves ; vous pouvez rendre à nos bons amisd’outremer, au cardinal de Winchester, au duc de Bedford, régent,en un mot, au gouvernement anglais, qui est le nôtre, un servicesignalé… La rémunération dépassera toutes vos espérances, je vousle jure !… aussi vrai que l’archevêché de Rouen m’a été promispar le régent d’Angleterre si Jeanne était congruementbrûlée !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – De quoi s’agit-il,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Avant de vous eninstruire, et quoique je connaisse par expérience la pénétration devotre esprit, la subtilité de ses ressources, je dois brièvement,clairement, vous faire connaître la cause et le but du procèsecclésiastique que, dès demain, nous allons intenter à laditeJeanne.

LE CHANOINE LOYSELEUR, impassible. –Je vous écoute attentivement, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Et d’abord, reprenons leschoses en peu de mots et ab ovo… L’an passé, la Franceentière tombait au pouvoir des Anglais sans le secours apporté parla Pucelle à Charles VII ; et malgré ce prince, malgré LaTrémouille, malgré les capitaines, cette diablesse a fait lever lesiège d’Orléans, remporté d’autres victoires non moins éclatantes,finalement a fait sacrer son roi à Reims, résultat immense pour lespopulations, la consécration divine constituant à leurs yeux ledroit et la puissance du souverain. Aussi, beaucoup de grandesvilles, jusqu’alors aux mains des Anglais, ont ouvert leurs portesà Charles VII, lors de son retour de Reims ; partout lesentiment national s’est réveillé à la voix de la Pucelle, et ladomination étrangère, acceptée depuis plus d’un demi-siècle, semblemaintenant révoltante… Par contre, les prodigieux succès de Jeanneont jeté la consternation, l’épouvante dans l’armée anglaise ;les choses en sont venues aujourd’hui à ce point, qu’à Londres legouvernement a été obligé de promulguer deux édits dont voici lestitres : (L’évêque prend des parchemins sur la table etlit.) « Édit contre les capitaines et les soldats quirefusent de passer en France par terreur des maléfices de laPucelle[108]. – Édit contre les fugitifs del’armée qui désertent par effroi de la Pucelle[109]. » Mieux que cela… je vais vousdonner confidentiellement lecture d’un passage significatif d’unelettre dernièrement adressée par notre régent, le duc de Bedford,au conseil du roi d’Angleterre Henri VI. Écoutez, chanoine, etméditez : (L’évêque lit.) « … Tout nous a réussijusqu’au temps du siège d’Orléans ; depuis lors, la main deDieu a frappé de rudes coups sur les gens de notre armée. Laprincipale cause de ce malheur a été, comme je le crois, la funesteopinion et funeste crainte que nos soldats avaient d’un disciple dudémon, d’un limier de l’enfer, appelé la Pucelle, qui ausé de faux enchantements et de sorcerie, lesquels coupset déconfitures ont non-seulement fort diminué le nombre de nossoldats, mais ont abattu en merveilleuse façon le courage de ceuxqui nous restent.[110] » (L’évêque remet lesparchemins sur la table, et s’adressant à l’autre prêtre, toujoursimpassible.) En un mot, le charme d’un demi-siècle devictoires est rompu, l’élan est donné aux populations ; et siCharles VII n’eût pas été l’indolence, la lâcheté même ;si le duc de Bedford, en promettant la souveraineté de Poitou à LaTrémouille, de grands avantages à l’évêque de Chartres et àGaucourt, s’ils servaient secrètement et faisaient (ce qu’ils font)prévaloir les intérêts de l’Angleterre au sein du conseilroyal ; enfin sans la prise de la Pucelle à Compiègne, laFrance redevenait… française ! cinquante ans de luttes, desuccès, seraient perdus, et Henri VI ne ceindrait plus lesdeux plus belles couronnes du monde… Mais il ne faut points’abuser, Henri VI n’est plus roi de France que de nom… lesprovinces qu’il possède encore au cœur de la Gaule sont au momentde lui échapper. Les victoires de cette endiablée… j’insistelà-dessus… ont partout réveillé le sentiment patriotique, silongtemps endormi ; partout l’espoir renaît ; on a hontede ce qu’on appelle le joug de l’étranger, on le maudit ; lepouvoir de l’Angleterre sur ce pays-ci est grandement compromis…Or, pour nous autres qui l’avons accepté, pour nous autres quisommes devenus Anglais, savez-vous ce que c’est que la fin de ladomination anglaise ? C’est tout simplement pour nous laruine, la proscription ou la potence, dans le cas où le partifrançais serait vainqueur ! Cela, chanoine, mérite, je crois,qu’on y pense… Tel est donc au vrai l’état des choses.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Évidemment,monseigneur, j’ai pu me convaincre de cette vérité lors de madernière et secrète entrevue avec l’émissaire du sire de LaTrémouille. Ce seigneur, quoique suprême conseiller deCharles VII, est, au fond de l’âme, aussi Anglais que nous, etne se fait non plus illusion sur les progrès du mal.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ceci étant, le malexistant, il faut s’efforcer d’y remédier en en détruisant d’abordla cause… or, cette cause, quelle est-elle ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Jeanne !…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Nous nous entendons dereste. Donc, ce digne sire de Flavy ayant, à l’instigation de LaTrémouille, attiré la Pucelle à Compiègne, sous prétexte de lamander au secours des bonnes gens de cette ville, a lancé notreforcenée batailleuse en avant, puis l’on a relevé le pont derrièreelle ; de sorte qu’enfin elle est prise… nous la tenons… Ilfaut maintenant tirer le meilleur parti de notre capture, payée dixmille beaux écus d’or à Jean de Luxembourg. Examinons et résumonsles faits. Les soldats d’Angleterre sont invinciblement convaincusque tant que Jeanne vivra ils seront battus par les Français… S’ilen arrive ainsi, la domination anglaise s’écroule, et nousengloutit sous ses ruines. Afin de nous préserver de ce malheur,que faut-il faire ? – Rendre courage aux Anglais. Comment yparvenir ?… En les délivrant promptement de leur épouvantail…Ce vivant épouvantail, quel est-il ?… Jeanne !… Donc laJeanne doit mourir…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – La logique le veutainsi.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Certes !logicè, il faut qu’elle soit rôtie… mais ici se présentaitune grave difficulté… Les capitaines anglais, fiers et imbus desprincipes de la chevalerie, auraient considéré comme une lâchetéd’occire purement et simplement leur prisonnière, qui les avaitvaincus à force de génie militaire ; car ils ne sont point deces stupides qui attribuent ses victoires à la magie ; ilscraignaient donc, en faisant tuer Jeanne dans sa prison, d’encourirle mépris de tout ce qui porte des éperons et une épée. Alors,qu’avons-nous fait, le cardinal de Winchester et moi ?…Eh ! pardieu ! nous leur avons dit ceci : –« Non, vous ne pouvez, vous chefs de guerre, lâchement égorgerune guerrière tombée entre vos mains par le sort des armes ;mais l’Église peut… mieux que cela… l’Église doit, à la premièrerequête de la sainte Inquisition, procéder contre une sorcière, uneinvocateresse de démons, la convaincre de sorcellerie, d’hérésie,et la livrer au bras séculier… qui la brûle… »

LE CHANOINE LOYSELEUR. – C’est le droit et ledevoir de l’Église catholique.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Et elle en usera… caraussitôt la Pucelle livrée au bûcher comme sorcière, les terreursdes soldats d’Angleterre s’évanouissent, ils reprennent courage etavantage, le pouvoir d’outremer, à cette heure gravement ébranlé enGaule, se raffermit. La Trémouille continue de nous servir, dansl’espoir d’obtenir le Poitou pour domaine, l’armée anglaisereconquiert tout ce qu’elle a perdu dans ces derniers temps,s’empare des seules provinces qui lui restaient à envahir ;Charles VII, complètement dépossédé, quoique sacré à Reims,s’en va, le joyeux compère, vivre somptueusement à Londres, commele bon roi Jean son aïeul ; il oublie la royauté deFrance ; nous n’avons plus rien à craindre, et le siègearchiépiscopal de Rouen est à moi. La question ainsi clairementposée, il s’agit de faire vitement rôtir la Jeanne, en d’autrestermes, de la convaincre d’hérésie.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Tout est là…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Tout, absolument… Et denouveau examinons les chances du procès qui lui est intenté. Unpremier obstacle s’offrait, à savoir : un recours direct deCharles VII au pape ; ce prince pourrait en effetsupplier notre saint-père d’user de sa toute-puissante influencepontificale pour empêcher l’Inquisition de poursuivre sonaccusation d’hérésie contre la Pucelle. C’est à cette fille, aprèstout, que Charles VII doit sa couronne ; car, avant lesacre de Reims, il était quasi découronné ; la plus vulgairereconnaissance, le moindre respect humain, lui dictentimpérieusement cette démarche, eût-il même la certitude de ne pasréussir…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – J’ai eu l’assuranceformelle, lors de mon entrevue avec l’émissaire des seigneurs LaTrémouille et l’évêque de Chartres, que cette démarche deCharles VII envers notre saint-père ne serait pointtentée ; le procès d’hérésie suivra paisiblement, librementson cours… Bien plus, l’évêque de Chartres s’est chargé d’instruireles notables de Reims de la prise de la Pucelle, et de leur fairepressentir le sort qui l’attendait ; il s’est exprimé en cestermes, que m’a fidèlement transmis son émissaire, je les ai notés,les voici : (Il lit.) « L’évêque de Chartresdonne avis aux gens de Reims que la Pucelle a été prise devantCompiègne, parce qu’elle ne voulait croire à aucun conseil etfaisait tout à son plaisir. » – L’évêque ajoute que, –« sur le bruit que l’on répand que les Anglais feront mourirla Pucelle, Dieu a permis qu’il en soit ainsi, parce qu’elles’était constituée en orgueil, qu’elle portait des habits d’hommeet n’obéissait pas à ce que Dieu lui commandait[111]. » Vous le voyez, monseigneur,après une telle lettre, écrite par un évêque, membre du conseilroyal, l’on doit être surabondamment persuadé que Charles VIIn’interviendra ni directement, ni indirectement, auprès de notresaint-père à l’endroit de ce procès…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – De plus, nous avons lacertitude que Charles VII et son conseil, tacitement aussidésireux que nous de voir brûler Jeanne, n’interviendront pasdavantage auprès du pouvoir laïque qu’ils ne sont intervenus auprèsdu pouvoir ecclésiastique. Depuis six mois l’on traîne la Pucellede prison en prison, est-ce que Charles VII et ses conseillersont fait l’ombre d’une démarche auprès du roi d’Angleterre enfaveur de la captive ? Est-ce qu’ils ne pouvaient pas laréclamer, soit à caution, soit en échange de prisonniersanglais ? Vaines démarches peut-être ! mais ellestémoignaient du moins de ce respect de soi, dont les plus noirsingrats se croient obligés de faire montre.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Cependant,monseigneur, une question… La Jeanne a été prise le 24 mai de l’anpassé 1430 ; depuis ce temps, elle est prisonnière. Pourquoicette lenteur dans l’instruction du procès ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Je vais vousl’apprendre ; vous reconnaîtrez qu’il n’y a point eu de mafaute, jugez-en. La nouvelle de la prise de Jeanne nous arrive le25 mai au matin ; dès le lendemain, le greffier del’Université de Paris adresse, par mon ordre, au nom et sous lesceau de l’inquisiteur de France, une sommation à monseigneur leduc de Bourgogne (suzerain de Jean de Luxembourg, dont l’un desécuyers était capteur de la Pucelle), adresse, dis-je, unesommation tendante à ce que ladite Jeanne soit remise à lajuridiction dudit inquisiteur, afin d’avoir à répondre, selon laformule, « au bon conseil, faveur et aide des bons docteurs etmaîtres de l’Université de Paris. »

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Mais, monseigneur, ils’est passé quatre à cinq mois avant qu’il ait été fait droit à larequête de l’inquisiteur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ignorez-vous donc que lesdécisions de l’Université de Paris, corps ecclésiastique cependantengagé dans la politique, exercent une puissante action,non-seulement sur la majorité du haut clergé, qui soutient ladomination anglaise, mais encore sur les quelques évêques restésfidèles au parti royaliste ? Or, ceux-ci, cédant au torrent del’opinion, n’avaient-ils pas déclaré, par l’organe des clercsréunis à Poitiers il y a deux ans pour interroger Jeanne : –« qu’elle n’était ni hérétique, ni sorcière, et queCharles VII pouvait, sans péril pour son salut, user de l’aidequ’elle lui apportait ? » – Eh bien ! cette doctrineavait rencontré des partisans, même au sein de l’Université deParis, corps éclairé croyant peu aux sorcelleries. L’Universités’est donc d’abord montrée fort récalcitrante à mon projet de faireintenter par elle-même à la Pucelle le procès d’hérésie… il m’afallu beaucoup de temps, de négociations, d’argent, pour convaincreles récalcitrants que, politiquement, il était de la dernièreimportance de paraître croire à la sorcellerie de Jeanne, et parainsi de la livrer aux flammes, sans quoi son influencesubsisterait malgré sa captivité ; or, cette influence,désastreuse pour les Anglais, victorieuse pour les Français,pouvait, ainsi que cela avait déjà failli arriver, rendreCharles VII maître de Paris. Que succéderait-il alors ?L’Université se verrait décimée, proscrite, dépouillée de sesprivilèges par ce prince. Donc elle devait, afin d’échapper à cesdangers, briser l’instrument qui les pouvait produire, en d’autrestermes, faire brûler Jeanne comme sorcière ; (riant)car, en vérité, l’on est toujours obligé d’en revenir… aufagot…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Enfin, monseigneur,l’Université a évoqué le procès ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Oui ; mais ce n’étaitpas tout. Les hésitations que j’avais eu à vaincre chez plusieursuniversitaires me donnaient à craindre pour le bon résultat duprocès s’il eût été à leur merci. Je voulus donc, après l’avoirfait évoquer par les prêtres de l’Université, faire juger la causepar un tribunal ecclésiastique complètement à ma dévotion ; àforce de chercher le moyen d’arriver à ce but, je l’aitrouvé ; il est, je crois, très-ingénieux, jugez-en…Dites-moi, où a été prise la Pucelle ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – À Compiègne.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – De quel diocèse ressortCompiègne ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Du diocèse deBeauvais.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Qui est évêque deBeauvais, par la miséricorde divine ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Vous,monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se frottant lesmains. – Voilà, chanoine !… Avouez que c’est bienjoué !… La Pucelle, prise sur le territoire de mon diocèse, setrouvait ma justiciable, je devenais son juge ordinaire ;l’Université évoquait le procès, mais il s’instruirait pardevant untribunal ecclésiastique choisi par moi !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – En effet, c’est bienjoué, monseigneur !

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – J’ai donc, séparantl’ivraie du bon grain, soigneusement choisi les juges du tribunal,soit parmi les chanoines du chapitre de Rouen, soit parmi lesprêtres de l’Université de Paris ; entre ceux-ci, j’ai colligésurtout bon nombre de bénéficiers normands : leurs intérêtsles livrent corps et âme aux Anglais. J’ai aussi appelé quelquesjeunes lauréats brillants dans l’école, mais peu rompus à lapratique des choses ; ma préférence flatte leur orgueil etm’assure leur aveugle concours. Je vous citerai GuillaumeÉrard, Nicole Midi, Thomas de Courcelles, astres naissants dela théologie et du droit canon. Vous le voyez, le tribunal estcomplètement à moi, dès demain il peut fonctionner, selon le droitinquisitorial. À ce sujet, cher chanoine, j’arrive au fait qui vousest personnel… je veux parler du grand service que vous pouvezrendre à l’Angleterre, au régent, et le duc, je vous le jure, ne semontrera point reconnaissant à la façon de Charles VII.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – De quoi s’agit-il,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous connaissez lesprocédés du droit inquisitorial ; il est fort simple et vadroit au but. La sixième décrétale dit formellement :« Que les juges des hérétiques ont la faculté de procéderd’une manière simplifiée, directe, sans vacarme d’avocats, nifigure de jugement. »

LE CHANOINE LOYSELEUR. –« Simpliciter et de plano, absque advocatorum acjudiciorum strepitu et figura. » Le texte est formel.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – D’où il suit que moi etl’inquisiteur Jean Lemaître nous formerons une autorité suffisantepour appliquer à Jeanne la loi contre les hérétiques. Mais pour cefaire, il faut qu’elle convienne ou donne des preuves de sonhérésie… Là se rencontre une grave difficulté qu’il dépend de vousd’aplanir.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Comment cela,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Si dévoués que me soientles juges du tribunal, il leur faut, afin de sauvegarder la dignitéde l’Église, des preuves certaines, valables, pour condamnerJeanne ; or, l’on dit la diablesse fine et rusée… J’ai lu sesréponses à son interrogatoire à Poitiers ; elle a souventétonné, embarrassé ses juges par sa présence d’esprit oul’élévation de ses réponses. Il ne faut point qu’il en soit à Rouencomme à Poitiers. Voici donc la marche sommaire que je voudraisimprimer au procès, afin que la Jeanne ne s’en puisse humainementtirer : obtenir d’elle des aveux malsonnants, damnables aupoint de vue catholique, la condamner là-dessus ; puis, aprèssa condamnation, trouver le moyen de l’amener à rétracterpubliquement ses erreurs, et l’admettre à la pénitence !

LE CHANOINE LOYSELEUR, stupéfait. –Mais si elle renie ses erreurs, elle n’est pas condamnée,monseigneur ? Mais si elle est admise à la pénitence, ellen’est point brûlée !…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Patience… écoutez-moi… LaJeanne, je suppose, abjure ses erreurs, elle est admise à lapénitence ; notre sainte mère l’Église n’a-t-elle pas faitpreuve de mansuétude et d’indulgence ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Et Jeanne échappe aufagot ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Pour un jour… Mais bientôton l’amène, par un moyen habile, à retomber dans ses premièresdéclarations hérétiques, peut-être même à soutenir que sonabjuration a été le résultat d’un piège à elle tendu, d’unesurprise ; en un mot, on l’amène à persister dans ses erreursdamnables. Ce revirement criminel nous donne alors le droit decondamner la pénitente sans pitié comme relapse ; nousl’abandonnons au bras séculier, qui la livre au bourreau. De sorteque, les apparences de la charité ecclésiastique ainsi sauvées,tout l’odieux du procès retombera sur Jeanne.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ce projet estexcellent ; mais comment arriver à sa réussite ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Je vous le dirai tout àl’heure ; parlons d’abord des preuves flagrantes d’hérésiequ’il est nécessaire de trouver dans les réponses de Jeanne. Unexemple vous précisera ma pensée. Cette fille prétend avoir vu dessaintes et des anges, entendu des voix surnaturelles ; or, auxyeux de l’Église et de ses saints canons, Jeanne n’a point QUALITÉsuffisante et reconnue pour converser et commercer avec lesbienheureux du paradis ; donc, aux yeux de l’Église, lesvisions et apparitions de ladite Jeanne, au lieu de procéder deDieu…

LE CHANOINE LOYSELEUR. –… Procèdentdirectement du démon… preuve flagrante que ladite Jeanne estinvocateresse de diables… partant sorcière… partant digne dufagot !

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Un instant… là est unécueil…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Quel écueil,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – L’Église, vous le savez,admet un correctif en ce qui touche l’aveu des chosessurnaturelles ; le tribunal se trouverait ainsi empêché decondamner la Pucelle sur ces faits, si, par malheur, au lieu dedire affirmativement : « J’ai entendu des voix, »elle disait : « J’ai CRU entendre des voix. » Cetteforme dubitative ferait tomber à néant ce chef d’accusation, siimportant ; or, je crains que, soit par instinct deconservation, soit qu’on l’ait endoctrinée d’avance, Jeanne,donnant à ses réponses cette forme dubitative et non pointaffirmative, ne nous crée ainsi et très-perfidement à ce sujet unobstacle insurmontable… Me comprenez-vous ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Parfaitement,monseigneur. Mais comment arriver à ceci : que Jeanne, au lieude dire : « Je crois avoir entendu desvoix, » dise affirmativement : « J’aientendu des voix ? »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Rien de plus simple… Ilfaut qu’un conseiller en qui elle aura toute créance dicte à Jeannecertaines réponses capables d’entraîner sûrement sacondamnation.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Monseigneur, cettefille est, selon vous, d’un esprit au-dessus du commun et douéed’un rare bon sens… comment espérer qu’elle ira se livreraveuglément à un conseiller inconnu ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Mon filsen Christ, quel est votre nom ?

LE CHANOINE, surpris. – Je m’appelleNicolas Loyseleur, vous le savez, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Oui ; et je crois cenom véritablement prédestiné…

LE CHANOINE LOYSELEUR. –Prédestiné ?…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Sansdoute… Dites-moi, chanoine, de quelle façon l’adroit oiseleurpratique-t-il la pipée pour attirer à lui la défiante perdrix, afinde la mettre en son sac ? Il imite subtilement le ramage del’oiselle, et celle-ci, sans plus de crainte, croyant au voisinagede l’une de ses pareilles, accourt à la voix trompeuse et tombedans le piège… Or, mon digne chanoine, l’apôtre saint Pierre étaitpêcheur d’hommes, vous serez oiseleur de femmes… Admajorem Ecclesiæ gloriam !

LE CHANOINE LOYSELEUR, après avoirréfléchi un instant. – J’entrevois vaguement votre pensée,monseigneur ; mais je ne la saisis point complètement…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – La Pucelle arrive demainmatin au château de Rouen… son cachot, ses fers sont préparés… Ehbien, digne chanoine, il faut que demain matin, en entrant dans soncachot, elle vous y trouve.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Moi !

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous… Et de plus, vousaurez les fers aux mains et aux pieds, vous vous lamenterez, vousgémirez sur la cruauté des Anglais, sur ma dureté à moi, évêque,qui souffre que l’on traite si inhumainement un pauvre prêtre dontle seul crime est d’être resté fidèle à son roi, à la France, etd’avoir en abomination la domination étrangère ; d’être enfinfanatique des hauts faits de la Pucelle !

LE CHANOINE LOYSELEUR, avec un affreuxsourire. – Monseigneur, notre divin maître l’a dit :« Rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est àDieu. »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – À propos de quoi cettecitation ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Rendons àl’Inquisition ce qui est à l’Inquisition… Le moyen que vousproposez est fort adroit, je l’avoue ; mais il a déjà étépratiqué contre les hérésiarques albigeois, témoin cette septièmedécrétale du droit inquisitorial : « Que nul n’approchede l’hérétique, si ce n’est, de temps à autre, une ou deuxpersonnes fidèles qui, avec précaution, et comme si elles avaientcompassion de lui, le conseillent, etc., etc.[112] »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Eh ! pardieu !c’est justement parce que le moyen a été souventes fois employéavec succès par l’Inquisition qu’il est sûr et éprouvé ! je neprétends point du tout en ceci à la gloire d’inventeur. Donc, jepeux compter sur vous ?… Il va de soi que, tout en étantl’oiseleur de Jeanne (il rit), vous serez aussi l’un deses juges. Afin que vous puissiez jouir des résultats de votreadroite pipée, je vous ai réservé une place au tribunal ; voussiégerez en robe, votre cagoule complètement rabattue cacherasuffisamment votre visage, la Jeanne ne vous reconnaîtra point.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Cela sera d’autantplus nécessaire, monseigneur, que, grâce à mon caractère de prêtre,il me sera sans doute facile d’amener cette fille à laconfession ; or, dans ce cas, vous comprenez l’immense partique l’on pourrait tirer contre elle d’aveux faits en toutesincérité, en toute sécurité, dans le secret du tribunal sacré dela pénitence…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, transporté. –Chanoine… chanoine !… le régent d’Angleterre et le cardinal deWinchester sauront dignement, largement, récompenser votre zèle…Vous serez évêque, et moi archevêque !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ma récompense est enmoi-même, monseigneur ; ce que je fais, je le fais, vousl’avez dit, à la plus grande gloire de l’Église de Rome ! etsurtout à son grand profit !… Savez-vous d’où vient mon ferme,mon fervent désir de livrer cette misérable au bûcher ?Ah ! c’est que je suis indigné de voir une foule stupideattribuer un pouvoir surnaturel, des relations divines, à cettecréature qui, selon le droit canon, n’a aucune qualitépour ces célestes commerces ! Quoi ! l’on honore déjà laPucelle quasi comme une sainte, et ce sans la consécration del’Église !… Jésus ! où en serions-nous bientôt si lespeuples pouvaient canoniser les gens au gré d’un vaincaprice ! en dehors de l’Église ? N’est-ce point àl’Église seule à reconnaître, à proclamer la vérité ou la vanitédes relations prétendues divines, et ensuite à décerner lasainteté ? Eh bien ! monseigneur, à mon point de vue àmoi, Jeanne m’inspire cette haine vigoureuse, légitime, dont lapoursuivaient les chefs de guerre, ses rivaux. « – À quoi bon,– disaient-ils avec tant de raison, – à quoi bon naître de noblerace ? à quoi bon vieillir sous le harnais ? Est-ce pourqu’une vachère vienne éclipser notre antique et illustrenom ? » – Vous taxez Charles VII d’ingratitude,monseigneur, c’est à tort… En se montrant ingrat, il fait acte dedignité royale… Oui, monseigneur, il agit dignement, politiquement,en répudiant à cette heure les services passés de cette fille, quele bûcher attend. Quoi ! Charles VII intervenir en faveurde Jeanne ! y avez-vous bien songé, monseigneur ? Neserait-ce pas dire : – Une vassale des Gaules m’a rendu macouronne, à moi issu de la souche royale des Franks, conquérantsappelés, soutenus par l’Église ? » – Non, non, ayezconfiance dans l’issue du procès… L’Angleterre, l’Église, lachevalerie française, Charles VII et son conseil, ont unintérêt égal à nier, à renier la Pucelle et à la faire brûler… Ellele sera, quand je devrais moi-même allumer le bûcher !…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – C’est tropde zèle, cher chanoine ! Notre douce et sainte mère l’Église,dans sa miséricorde infinie, envoie les gens au bûcher, mais ne lesbrûle point de ses mains maternelles ; ceci regarde legrossier temporel… Or, grâce à votre concours, uniquementspirituel, il en sera ainsi de Jeanne ; elle sera rôtie commehérétique relapse, et l’Église catholique se sera montrée jusqu’àla fin pleine de clémence, de tendresse pour l’impénitenteendurcie… Là sera notre triomphe, il aura des suites d’une extrêmeimportance auxquelles vous ne songez peut-être pas. Oui, Jeannedeviendra, même aux yeux de ses fanatiques, la plus méprisable descréatures… nous la tuons matériellement et moralement… nous brûlonsson corps et nous flétrissons à jamais sa renommée !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Comment donc cela,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Demain, je vous prouveraice que j’avance ; nous chercherons aussi à tirer bon profitpour nos desseins de l’ombrageuse chasteté de cette diablesse,puisque, Dieu me pardonne, elle est encore vierge ! Mais lasoirée s’avance, allons prendre quelques heures de repos, monfils ; il faut que demain, au point du jour, vous soyezdolent, gémissant, les fers aux pieds et aux mains, couché sur lapaille dans le cachot de Jeanne.

Le chanoine sort, l’évêque reste seul, occupéà préparer les pièces du procès et de dresser une série dequestions basées sur les actes et les paroles deJeanne-la-Pucelle.

*

**

Il fait encore nuit, une lampe éclairefaiblement les ténèbres du cachot souterrain de la vieille tour duchâteau de Rouen. Imaginez, fils de Joel, une sorte de cavesemi-circulaire ; ses murs verdâtres suintent la glacialehumidité de l’hiver ; une étroite meurtrière, garnie d’unénorme barreau, est pratiquée dans la muraille de six piedsd’épaisseur. En face de ce soupirail, se présente, sous un couloirvoûté, une porte massive, renforcée de plaques et de boulons defer, percée d’un guichet grillagé toujours ouvert. Une caisse debois, remplie de paille, est placée à gauche de la porte ; uneassez longue chaîne, scellée dans la muraille et rivée à une lourdeceinture de fer, alors ouverte au moyen de charnières, est jetéesur cette paille ; l’extrémité de la caisse, servant de lit,est formée par une poutre destinée à entraver les pieds de laprisonnière. Un coffre, un escabeau, une table, meublent cesinistre cachot, éclairé par une lampe. Parallèlement et à l’opposéde la litière de paille s’en trouve une autre, où est couché lechanoine Loyseleur enchaîné ; il vient d’adresser quelquesparoles au geôlier, nommé John, soldat anglais dans laforce de l’âge, vêtu d’un vieux surcot de buffle. Sa figure basseet féroce est bourgeonnée par l’abus du vin, sa barbe épaisse,inculte comme sa chevelure, s’étale sur sa poitrine ; uncoutelas pend à son côté. Soudain, un autre homme à figurepatibulaire pousse la porte entrouverte et dit en anglais àJohn :

– Venez vite… la voilà !…

Le geôlier sort précipitamment, il fait unsigne d’intelligence au chanoine Loyseleur en emportant lalampe ; le prêtre s’étend sur sa couche et feint dedormir ; la porte est au dehors fermée à double tour. La lueurblafarde de l’aube, si pâle en ces jours d’hiver, filtrant àtravers le soupirail du cachot, le laisse dans une obscuritépresque complète ; la place occupée par le chanoine restenoyée d’ombre.

Bientôt la lourde porte grince sur ses gonds,Jeanne Darc entre, précédée de John ; il jette sur elle unregard farouche. Deux autres geôliers, aussi armés, suivent leurchef ; l’un tient un marteau et un ciseau, l’autre porte surson épaule un petit coffre contenant un peu de linge et quelqueshardes appartenant à la prisonnière. Elle est à peinereconnaissable ; depuis son séjour prolongé dans les prisons,le frais coloris de la fille des champs ou de la guerrière vivanttoujours au grand air, en plein soleil, a disparu. Son beau visage,étiolé par la souffrance, creusé par la maigreur, est d’une pâleurmaladive ; un sourire amer contracte ses lèvres. Son regardest triste et fier ; ses grands yeux noirs semblent encoreagrandis par la cavité de ses joues blêmies. Elle porte unecapeline de feutre, une tunique brune, des chausses étroites nouéesà son pourpoint par des aiguillettes ; les lacets de sesbottines de cuir sont cachés par deux gros anneaux de fer garnis dechaînons à peine assez longs pour qu’elle puisse faire deuxpas ; des menottes fortement serrées collent ses mains l’une àl’autre. Ses vêtements, usés, délabrés par le voyage, déchirés auxcoudes, laissent apercevoir par ces déchirures une chemisesordide ; les soldats anglais chargés de la garde de l’héroïneavaient ordre de ne la quitter ni jour ni nuit, de coucher dans sachambre lors des haltes, peu nombreuses, qu’elle faisait enchemin ; aussi n’a-t-elle jamais voulu, par pudeur, se dévêtirdevant ses gardiens… et le voyage a duré plus d’un mois !

John ordonne à ses aides de déferrer l’héroïneet de la ferrer de nouveau ; ils s’approchent d’elle avec unedéfiance mêlée de crainte : elle est sorcière à leursyeux ; ils redoutent quelques maléfices. Cependant ilscommencent d’abord par la ceindre à la hauteur de la taille de lalarge et lourde ceinture de fer, brisée par des charnières dont lesbranches sont ensuite refermées au moyen d’un cadenas ; la cléest remise à John. La dimension de la chaîne, scellée d’un côté aumur et de l’autre rivée à la ceinture de la captive, lui permet des’asseoir ou de s’étendre sur sa litière. L’un des geôlierss’occupe alors du déferrement ; il frappe à coups de marteauun ciseau appliqué sur la clavette qui rive les menottes, ellestombent des mains de Jeanne Darc, dont les poignets sont bleuâtresde meurtrissures ; elle étire avec un soupir de soulagementses bras endoloris et gonflés. Les geôliers déferrent ensuite sespieds, pour les ferrer de nouveau à l’aide d’anneaux et d’unelourde chaîne traversant la poutre fixée à l’extrémité de lacouchette, où la guerrière, accablée de fatigue, d’afflictions,tombe assise, cachant son visage entre ses deux mains, demeuréeslibres.

John fait sortir ses hommes et jette un regardd’intelligence au chanoine Loyseleur ; la prisonnière n’a puencore l’apercevoir, tapi dans un endroit du cachot complètementobscur ; le geôlier sort et referme la porte, on voit àtravers son guichet briller de temps à autre les casques de fer desdeux sentinelles placées au dehors. Invisible au milieu desténèbres que ne peut dissiper la faible clarté du jour filtrée parl’étroit soupirail, le chanoine suspend sa respiration et observeJeanne ; celle-ci, le visage toujours caché dans ses mains,reste profondément absorbée dans ses pensées… navrantespensées !… Elle ne s’abusait plus, Charles VIIl’abandonnait à ses bourreaux. Elle connaissait dès longtempsl’égoïsme, la couardise, l’ingratitude de ce prince, deux fois elleavait voulu l’abandonner à son destin, indignée, révoltée de seslâchetés ; mais, par patriotisme, elle s’était résignée à lecouvrir de sa gloire, sachant qu’aux yeux du peuple, la France sepersonnifiait dans son roi… Cependant l’héroïne espéra d’abord quece prince essayerait de la sauver ; il lui devait tout ;et de lui seul, d’ailleurs, elle pouvait attendre quelque pitié.Instruite par tant de faits de l’envie, de la haine dont lapoursuivaient les chefs de guerre, elle ne comptait nullement surleur intérêt ; n’étaient-ils pas, après plusieurs tentativesde trahison infâmes, parvenus à la livrer aux Anglais devantCompiègne ? Un moment aussi, dans la candeur de sa foi, elleavait cru à la charitable intervention de ces prêtres, de cesévêques, qui, à Poitiers, déclaraient que Charles VII pouvait,en sécurité de conscience, accepter le secours inattendu queJeanne-la-Pucelle lui apportait au nom de Dieu ; oui, elleavait cru à la chrétienne intervention de ces prêtres quil’admettaient avec tant d’empressement à la communion, à laconfession, qui chantaient ses louanges et, au milieu des pompes del’Église catholique, célébraient la fête du 8 MAI, anniversairecommémoratif de la levée du siège d’Orléans, religieuse solennitéordonnée par l’évêque du diocèse, imposante procession où leclergé, précédant les échevins tenant un cierge en main, sortait dela cité afin d’aller faire de pieuses stations aux différents lieuxtémoins des glorieux combats de la guerrière.

Mais Jeanne Darc n’en doutait plus, lesprêtres, ainsi que le roi, l’abandonnaient à ses bourreaux ;d’autres prêtres du Christ la jugeraient, la condamneraient. LesAnglais chargés de l’amener prisonnière lui avaient souvent etcruellement répété durant le voyage : « – Tu vas êtrebrûlée, sorcière ! il est à Rouen de saints prêtres quit’enverront au bûcher !… »

Convaincue par ces paroles qu’elle ne pouvaitattendre ni merci ni justice du tribunal ecclésiastique devant quielle allait paraître, Jeanne, accablée sous le poids de cesdéceptions atroces, dont le ressentiment poignait sans l’aigrir sonâme angélique, se demandait, avec une anxiété pleine de doutes,pourquoi le Seigneur la délaissait, elle l’instrument des volontésdivines ? elle toujours obéissante à ces saintes voix qu’ellecroyait entendre, et qui n’étaient que l’écho de sa conscience, desa foi, de son patriotisme ?… ces voix qui, depuis sacaptivité, lui disaient encore chaque jour : « – Va,fille de Dieu ! ne crains rien… prends à gré ton martyre… tuas accompli ton devoir… le ciel est avec toi !… »

Et cependant le ciel la livrait aux Anglais,ses ennemis implacables !

Et cependant les prêtres du Seigneur semontraient, disait-on, impatients de la condamner aufeu !…

Ces contradictions jetaient un trouble profonddans l’esprit de la prisonnière ; souvent aussi elle éprouvaitune grande affliction, songeant qu’elle laissait sa missioninachevée… le sol de la Gaule n’était pas encore complètementdélivré de la domination étrangère…

Telles sont les pensées de Jeanne à cetteheure où, le visage caché entre les mains, elle est assise, brisée,sur la paille de son cachot, n’ayant pas encore remarqué laprésence du chanoine Loyseleur, toujours tapi dans l’ombre etguettant sa proie… Soudain la guerrière tressaille de surprise,presque d’effroi ; elle entend au milieu de l’obscurité, queson regard ne pénètre pas encore, une voix compatissantes’écrier :

– Relève le front, vierge sainte !…le Seigneur ne t’abandonnera pas !…

JEANNE DARC. – Qui me parle ?

LE CHANOINE LOYSELEUR, se dressant sur lapaille. – Qui vous parle ? Un pauvre vieux prêtre…catholique et royaliste… victime de son dévouement à sa foi et àson roi, crimes que les Anglais ne pardonnent pas… Depuis un an etplus, je suis plongé dans ce cachot, les fers aux mains et auxpieds, ne demandant qu’une chose à mon Créateur… de me rappeler àlui !… Hélas ! j’ai tant souffert !… Mais cessouffrances, je les oublie !… ô jour divin ! je puisenfin contempler la sainte fille, la vierge inspirée du ciel,victorieuse des Anglais, libératrice de la France !…

JEANNE, attendrie. – Plus bas, monpère, l’on pourrait vous entendre… Je ne crains rien pourmoi ; je crains pour vous.

LE CHANOINE LOYSELEUR, avec exaltation,d’une voix éclatante. – Que peuvent-ils contre moi, cesAnglais que j’abhorre ? Me traîner au martyre ! Oh !je le brave ! je le désire ! je prie Dieu de mel’envoyer, le martyre ! s’il me juge digne de cette glorieuseauréole, misérable pécheur que je suis !…

JOHN, apparaissant au guichet, feignant lecourroux. – Si tu continues de crier si fort, je te faissangler à coups de baudrier ! vieux tonsuré ! L’on teconnaît depuis longtemps, forcené royaliste… prendsgarde !

LE CHANOINE LOYSELEUR, encore plusexalté. – Coupe mes membres en morceaux ! arrache la peaude mon crâne, bête féroce ! tu ne me verras passourciller !… non… jusqu’à la mort je m’écrierai : Gloireà Dieu ! gloire à Dieu !… anathème sur les Anglais, quiosent charger de fers Jeanne la sainte ! Jeannel’inspirée !…

JOHN, toujours au guichet. – Lecapitaine de la tour va venir, je l’instruirai du danger qu’il y ade te laisser dans le même cachot que cette sorcière, avec qui tupeux machiner des maléfices, double Satan !… Mais si d’ici làtu recommences à hurler, l’échine te cuira !… (John seretire du guichet.)

LE CHANOINE, s’agitant dans ses fers, quirendent un bruit sinistre. – Païen !… scélérat !…idolâtre !…

JEANNE DARC, d’une voix suppliante. –Mon bon père, calmez-vous, n’irritez pas cet homme… il vouséloignerait de moi… Hélas ! dans ma détresse, ce me serait unegrande consolation de pouvoir écouter la parole d’un prêtre duSeigneur.

LE CHANOINE LOYSELEUR, aveccontrition. – Que Dieu me pardonne d’avoir cédé à un mouvementde colère ! je le regretterais doublement si, à cause de cela,ma sainte fille, ces méchants me séparaient de vous… (À voixbasse et feignant de regarder vers le guichet avec la crainted’être entendu.) J’espérais vous être utile… vous sauver,peut-être…

JEANNE DARC. – Que dites-vous, bonpère ?

LE CHANOINE LOYSELEUR, toujours à voixbasse. – J’espérais vous conseiller au sujet du procès quel’on vous intente, et vous empêcher de tomber dans les pièges quevous tendront sans doute ces indignes prêtres, vendus auxAnglais ! Enfin, j’espérais pouvoir, ma sainte fille, vousadmettre à la confession et au bonheur ineffable de la communion,dont vous avez peut-être été privée depuis longtemps, pauvre chèremartyre ?…

JEANNE DARC, soupirant. – Depuis macaptivité, je n’ai pu approcher de la sainte table !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Je suis parvenu àsoustraire à la vue des geôliers des hosties consacrées ; maisloin de réserver pour moi seul ce pain des anges, je vous auraisconviée à ce festin céleste…

JEANNE DARC, joignant les mains avec unpieux ravissement. – Ô mon père !…

LE CHANOINE LOYSELEUR, d’une voixprécipitée, mais de plus en plus basse ; il jette çàet là des regards inquiets vers le guichet. – Les moments sontprécieux, l’on va peut-être m’arracher d’ici, je ne sais si je vousreverrai jamais, sainte fille… Prêtez-moi toute votre attention,retenez mes avis, ils peuvent vous sauver. Sachez que demain,aujourd’hui, peut-être, enfin je ne sais quand !… Dieu mepréserve d’avoir l’oreille de ces faux prêtres du Christ, notredivin maître !… sachez, dis-je, que vous serez traduite devantun tribunal ecclésiastique, sous l’accusation d’hérésie, desorcellerie.

JEANNE DARC. – Les Anglais qui m’ont amenéeici prisonnière m’ont menacée de ce tribunal.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Malheureusement,cette menace n’est pas vaine… Hier, notre geôlier m’a dit :« – Tu auras bientôt pour compagne de prison Jeanne lasorcière ; elle sera jugée, condamnée, brûlée comme magicienneet hérétique, par nos seigneurs les clercs, et livrée auxflammes ! »

JEANNE DARC, frémissant. – MonDieu !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Qu’avez-vous, chèreet sainte fille ?

JEANNE DARC, frissonnant et accablée.– Mon père, que Dieu me soit en aide !… Grâce à lui, je n’aijamais à la guerre connu la peur… (cachant sa figure entre sesmains avec un mouvement d’épouvante) mais brûlée !…Seigneur Dieu ! brûlée !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – C’est affreux, pauvrechère fille ! et vous n’avez que trop raison decraindre ; le but du tribunal est de vous envoyer aubûcher !…

JEANNE DARC, d’une voix étouffée. –Des prêtres, pourtant !… Quel mal leur ai-je fait à cesprêtres ?…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ah ! ma fille,ne blasphémez pas ce saint mot en l’appliquant à ces tigres altérésde sang et vendus aux Anglais !… Eux ! desprêtres !… Dieu juste ! (avec dignité) s’ils lesont, que suis-je donc, moi ?…

JEANNE DARC. – Pardon, mon bon père !

LE CHANOINE LOYSELEUR, d’une voixempreinte d’une tendre commisération. – Douce et chère fille,pouvez-vous redouter un mot de blâme de ma bouche ?… Vous,l’inspirée du Tout-Puissant !… Non, non, une généreuseindignation m’emportait contre ces nouveaux pharisiens quiconspirent votre mort, comme leurs prédécesseurs des anciens tempsconspiraient la mort de Jésus, notre Rédempteur !… Mais letemps me presse, revenons au procès… Je suis clerc en théologie, jesais comment procèdent les tribunaux semblables à celui devantlequel vous devez paraître ; je connais votre vie, la voixglorieuse de votre renommée m’a instruit de vos nobles actions.

JEANNE DARC, avec abattement. –Ah ! si j’étais restée à coudre et à filer auprès de ma pauvremère… je ne serais pas à cette heure en danger de mort !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Allons, fille deDieu ! pas de défaillance ! Le Seigneur ne vous a-t-ilpas dit, par la voix de ses saintes et de son archange :« – Va, fille de Dieu ! va au secours de ton roi… tudélivreras la Gaule !… »

JEANNE DARC. – Oui, mon père.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ces voix… vous lesavez entendues ?

JEANNE DARC. – Oui, mon père.

LE CHANOINE LOYSELEUR, avecinsistance. – Vous les avez entendues des oreilles de votrecorps ?

JEANNE DARC. – Aussi bien que j’entends votrevoix en ce moment, mon père.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ces saintes… vous lesavez vues ?

JEANNE DARC. – De même que je vous vois.

LE CHANOINE LOYSELEUR, radieux et avecexpansion. – Ô chère fille ! tenez ce langage, d’uneadorable sincérité, devant le tribunal ecclésiastique, et vous êtessauvée !… vous aurez évité le piège infernal qui vous esttendu !…

JEANNE DARC. – Que voulez-vous dire, monpère ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Écoutez-moi bien. Sipervers, si inique que soit ce tribunal de sang, il est, aprèstout, composé d’hommes revêtus du caractère sacré ; ils ont uncertain respect à garder envers eux-mêmes et les autres. De quoivous accusent-ils ? De sorcellerie ? d’hérésie ?Soit ! mais ils ne peuvent sans doute invoquer contre vous quedeux faits capitaux : celui des voix mystérieuses entenduespar vous, celui des apparitions vues par vous ; ils espèrent,à l’aide de ces deux faits, vous condamner. Comment cela ? medemanderez-vous, chère fille, dans la touchante simplesse de votreâme, comment ? Hélas ! le voici… et ils n’ont pas d’autremoyen d’arriver à leurs fins exécrables… (Jeanne Darc redoubled’attention ; le chanoine baisse de plus en plus la voix enregardant du côté du guichet.) Vos juges, j’en suis certain,vous diront d’un air confit et bénin : « – Jeanne, vousprétendez avoir vu sainte Marguerite, sainte Catherine et saintMichel archange, vous prétendez avoir entendu leurs voix ; neserait-ce point une illusion de vos sens ? En ce cas, lessens, par leur grossièreté charnelle, étant outrageusementsusceptibles d’égarement, l’Église hésiterait à vous imputer àcrime une erreur purement charnelle… » Eh bien ! pauvrechère fille ! (les traits du chanoine simulent une anxiéténavrante) si, abusée par cet insidieux langage et croyant yvoir une issue pour votre salut, vous répondiez : « – Eneffet, je n’affirme pas avoir vu les saintes et l’archange… jen’affirme pas avoir entendu leurs voix… mais je CROIS avoir vu… jeCROIS avoir entendu… » si vous disiez cela, chère et saintefille, vous seriez perdue !… (Mouvement de JeanneDarc.) Oui, perdue… voici pourquoi : Reculer devantl’affirmation de ce que vous avez réellement vu et entendu,présenter ces faits sous les formes du doute, serait faire planersur vous l’accusation d’un mensonge odieux, blasphématoire,hérétique au premier chef ! on vous accuserait… (d’unevoix de plus en plus menaçante) on vous accuserait de vousêtre fait un jeu des choses les plus sacrées ! on vousaccuserait d’avoir, grâce à ces tromperies diaboliques, abusé lespopulations en vous donnant pour une inspirée de Dieu, que vousoutragiez d’une façon horrible et sacrilège par cette fourberieabominable ! impie !… (D’une voix sourde, maiseffrayante) Alors, une excommunication terrible vousretranchant du corps de la sainte Église catholique comme un membregangrené, pourri, infect ! ! vous seriez livrée au brasséculier, c’est-a-dire au bourreau, et conduite au bûcher, vous yseriez brûlée vive comme hérétique, apostate, idolâtre ! lescendres de votre corps jetées au vent !…

JEANNE DARC, blême d’effroi, pousse un cridéchirant. – Ah !

LE CHANOINE LOYSELEUR, à part. – Lebûcher l’épouvante ; elle est à nous !… (Il joint lesmains d’un air suppliant, et du regard montre à Jeanne le guichet,où vient d’apparaître la figure de John, avec qui le prêtre échangerapidement un signe d’intelligence ; puis il ajoute,en s’adressant à Jeanne.) Silence ! silence !… vousnous perdez tous deux !

JOHN, d’une voix rude à travers leguichet. – Encore du bruit et des cris !… Faut-il quej’entre pour vous mettre tous deux à la raison ?…

LE CHANOINE, d’un ton brusque. – Lesfers de ma pauvre compagne l’ont peut-être blessée, la douleur luiaura arraché un cri involontaire.

JOHN. – Si elle gémit pour si peu, elle n’estpas au bout de ses gémissements !… Elle poussera bien d’autrescris sur le bûcher où elle sera rôtie, la sorcière !

LE CHANOINE LOYSELEUR, semblant à peinecontenir son indignation, se tourne vers le geôlier. – Aie dumoins, si tu le peux, la charité, de ne pas insulter à nosmalheurs !

John s’éloigne du guichet en grommelant.Jeanne Darc, anéantie par l’épouvante, est tombée brisée sur sapaille ; mais, reprenant un peu courage après le départ dugeôlier, elle se redresse à demi et dit à son compagnon deprison : – Pardonnez-moi ma faiblesse, mon père… Hélas !…la seule pensée de cette horrible mort… (Elle n’achève pas etpleure.)

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Hélas ! ma doucefille, en vous mettant crûment sous les yeux le sort affreux quisera le vôtre, si vous tombez dans le piège que l’on vous tendrasans doute, je voulais vous montrer la salutaire importance de mesconseils.

JEANNE DARC, essuyant ses pleurs, reprendavec l’accent d’une profonde reconnaissance. – Dieu vousrécompensera, mon bon père ! vous me témoignez une si grandepitié… Pourtant, je vous suis inconnue…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Inconnue ?…Vous, la gloire de la France !… vous, l’élue duSeigneur !… vous, la… (Il s’interrompt et continue d’unevoix plus basse.) Mon Dieu !… à chaque instant je trembleque l’on vienne m’arracher d’ici… avant la fin de cet entretien…J’achève ; écoutez-moi bien, pauvre enfant ! Je vous aidémontré le péril de mort où vous courez si, abusée par de perfidessuggestions et espérant vous sauver, vous répondez à vos juges,selon leur secret désir, que vous croyez avoir vu vossaintes vous apparaître, que vous croyez avoir entenduleurs voix, au lieu d’affirmer résolument, invinciblement, ettoujours et sans cesse, et quoi qu’on vous dise, que vous avezvu des yeux de votre corps, entendu des oreilles de votrecorps, sainte Catherine, sainte Marguerite et Michel archange…

JEANNE DARC. – Il en est ainsi… c’est lavérité, mon père… Je la dirai ; je n’ai jamais menti…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Oh ! je le sais,pauvre enfant ; mais cette vérité, il faut la confesserhautement, hardiment, à la face de vos juges… les forcer ainsi devous croire, grâce à votre inébranlable assurance ; leurrépondre, et j’insiste à dessein là-dessus : « – Oui,j’ai vu de mes yeux ces êtres surnaturels ; oui,j’ai entendu de mes oreilles ces parolessurnaturelles. » Alors, chère fille, qu’arrive-t-il ? Letribunal, malgré son méchant vouloir, ne pouvant surprendre lamoindre hésitation dans vos réponses, est forcé de reconnaître envous la vierge sainte, l’élue, l’inspirée du ciel ! et sipervers, si dévoués aux Anglais que soient ces méchants, la véritécéleste se manifestant par votre bouche, ils sont obligés d’ajouterfoi à vos paroles, leur horrible accusation tombe à néant, et ilsvous remettent en liberté… Oh ! quel beau jour pour moi quecelui-là, s’il m’est donné de le voir ! car, enfin, j’auraiété pour quelque chose dans votre délivrance !…

JEANNE DARC, cédant à l’espérance. –S’il ne faut dire que la vérité pour être sauvée, ma délivrance estassurée !… Merci à Dieu et à vous, mon bon père !merci !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Un mot encore. Sil’on vous demande des détails circonstanciés sur la forme et lafigure de vos apparitions, refusez de répondre là-dessus ;l’on pourrait tirer de vos paroles des propositions malsonnantes.Bornez-vous à l’affirmation pure et simple de la divine réalité devos visions et de vos révélations…

(On entend au dehors du cachot le bruit depas nombreux, le cliquetis des armes et ces mots : – Àvos postes ! à vos postes ! voilà le capitaine de latour.)

LE CHANOINE LOYSELEUR prête l’oreille, etdit vivement à Jeanne. – C’est le capitaine. Le geôlier vapeut-être accomplir sa menace, me faire enlever d’auprès de vous,chère fille… Il vous reste un moyen de nous revoir, demandez aucapitaine l’autorisation de me prendre pour confesseur ; ainsije pourrai, grâce aux hosties consacrées que j’ai dérobées à tousles yeux, approcher de vos lèvres le pain des anges !…

(La porte de la prison s’ouvre avecfracas ; un capitaine entre suivi de John et desgeôliers.)

LE CAPITAINE, désignant le chanoine.– Que l’on conduise ce vieux coquin dans un autre cachot.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Messire capitaine, jevous en supplie ! souffrez que je reste auprès de Jeanne, mafille en Dieu !…

LE CAPITAINE. – Si cette infâme sorcière estta fille, tu es donc Satan le père ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Par pitié ! nenous séparez pas !

LE CAPITAINE et JOHN. – Hors d’ici ceprêtre de Belzébuth !…

JOHN, brutalement, au chanoine. –Allons, allons ! debout… dépêchons !…

Le chanoine Loyseleur se lève péniblement desa couche de paille en faisant bruire ses fers et poussant delamentables soupirs ; Jeanne, autant que le lui permet lalongueur de la lourde chaîne, s’avance vers le capitaine et lui ditd’une voix douce et implorante :

– Messire, accordez-moi une grâce quel’on ne refuse guère aux prisonniers : permettez-moi dechoisir ce saint prêtre pour confesseur.

LE CAPITAINE. – Ton confesseur sera lebourreau… truande !… ribaude !…

LE CHANOINE LOYSELEUR, portant à ses yeuxses mains enchaînées. – Ah ! messire capitaine, vous êtesimpitoyable !…

JOHN, au chanoine, le poussantrudement. – Marche ! marche ! tu auras le temps depleurer dans ton cachot !

JEANNE DARC. – Messire capitaine, ne repoussezpas ma prière… souffrez que ce bon prêtre m’entende quelquefois enconfession ?

LE CAPITAINE feint de se laisserattendrir, échange à la dérobée un regard avec le chanoine, et dità Jeanne. – Je prendrai les ordres du comte de Warwick ;mais quant à présent… (à John) emmenez ce prêtre.

LE CHANOINE LOYSELEUR, suivant lesgeôliers. – Courage, noble Jeanne ! courage, ma chèrefille !… et surtout, souvenez-vous de mes conseils… (Ilsort.)

JEANNE DARC, les larmes aux yeux. –Dieu me garde de les oublier !… Que le Seigneur vous conserve,bon père !… (Elle retombe accablée sur sa couche depaille.)

LE CAPITAINE, s’adressant à John. –Enlevez les fers de la prisonnière, on va la conduire là-haut… letribunal est assemblé.

JEANNE DARC se dresse et frissonneinvolontairement. – Déjà ! mon Dieu !…déjà !…

LE CAPITAINE, avec un éclat de rireféroce. – Enfin… tu trembles, sorcière !… Ta bravoure,c’était l’assistance des démons !…

Jeanne Darc sourit avec un amer dédain :John et un autre geôlier s’approchent d’elle afin de la délivrerdes fers qu’elle porte à la ceinture et aux pieds. Elle tressaillede dégoût et devient pourpre de pudique honte en sentant les mainsde ces hommes toucher, en les déferrant, son corps et ses membrespar dessus ses habits, presque en lambeaux ; puis, blessée,non dans un vain orgueil, mais dans sa dignité, à la pensée deparaître devant ses juges presque vêtue de haillons, elle dit aucapitaine : – Messire, j’ai là, dans ce coffret, un peu delinge et d’autres vêtements ; veuillez, ainsi que vos hommes,sortir pendant quelques instants, afin que je puissem’habiller.

LE CAPITAINE, éclatant de rire. –Nous, sortir ? pour qu’à notre retour nous te trouvionsenvolée par quelque magie !… Non, non ! De par le diable,ton patron ! si tu veux changer d’habits, changes-en devantnous, et au lieu de quelques instants, je t’accorderai tout letemps que tu voudras pour ta toilette… je t’aiderai même si tu leveux, ma belle sorcière !…

JEANNE DARC rougit de confusion, et répondd’une voix ferme. – Allons au tribunal… Que Dieu me soit enaide !…

Partie 2
L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE

CHERS LECTEURS,

Un mot encore avant de vous faire assister auprocès de Jeanne Darc. Nous sommes resté jusqu’ici dans la plusscrupuleuse réalité, ainsi que vous avez pu vous en convaincre parles textes cités dans notre première lettre, servant d’introductionà ce récit ; les notes de renvoi aux chroniqueurs assurerontencore votre conviction. Les actes, les paroles, les sentiments,attribués à l’héroïne gauloise sont textuellementhistoriques ; il n’a pu en être ainsi, non des actes, non dessentiments (ils sont parfaitement conformes à la vérité), maisdes paroles prêtées aux personnages secondaires de notrelégende, les contemporains ne les ayant pas toutes recueilliescomme celles de la Pucelle. Lors de son procès, au contraire, lesinterrogatoires, les réquisitoires de ses juges, leurs admonitions,leurs délibérations, leurs arrêts, ont été aussi scrupuleusementrelatés que les réponses de l’accusée dans la minute originaledu procès, publiée par M. Jules Quicherat dansl’excellent ouvrage dont je vous ai déjà entretenus.

« Les greffiers (dit M. JulesQuicherat dans sa Notice littéraire sur le procès decondamnation, vol. V, p. 387), les greffiers délivrèrent cinqexpéditions du procès… toutes les cinq furent attestées parManchon, Boisguillaume et Taquel, et munies dusceau des juges. Indépendamment de cette formalité, Boisguillaumeparapha tous les feuillets de ces minutes, depuis le premierjusqu’à la fin de ces écritures authentiques… Aujourd’hui – ajouteplus loin M. Jules Quicherat – il existe trois manuscrits deces minutes du procès à Paris ; on les décrira tout à l’heure,en même temps que les nombreuses copies qui en ont été tirées,etc., etc. »

Donc, chers lecteurs, grâce aux patriotiqueset savants travaux de M. Quicherat, qui a publié, d’après lesmanuscrits authentiques, la Minute originale duprocès, soit en latin, soit en français, il n’y aura pas, dansla suite de notre récit, un seul mot prononcé, soit parJeanne Darc, soit par ses accusateurs ou par ses juges, quin’ait été dit par elle ou par eux, PAS UN MOT,entendez-vous ; aussi vous partagerez, nous l’espérons, notreprofonde émotion, notre pieux respect, en lisant les réponses de lapaysanne de Domrémy, qui souvent atteignent au sublime. Nous avonscru inutile, en cette partie de notre œuvre, de renvoyer auxsources par des notes ; les paroles de Jeanne ou de ses jugesétant citées TEXTUELLEMENT, il eût fallu un renvoi à chaque ligne.Mais afin de constater l’irrécusable autorité de notre récit, etdésirant faciliter l’épreuve contradictoire ou les recherchesauxquelles plusieurs d’entre vous, chers lecteurs, seraient tentésde se livrer, nous vous indiquerons sommairement le numéro despages où vous trouverez les textes authentiques français oulatins.

PROCÈS DE JEANNE DARC, publié pour lapremière fois d’après les manuscrits de la Bibliothèque Royale,suivi de tous les documents historiques qu’on a pu réunir, etsuivis de notes et éclaircissements, par JULES QUICHERAT.(Paris, Jules Renouard, 6, rue de Tournon. M.DCCC.LXI)

1er JUGEMENT.

« 21 février 1431. – Réquisitoire dupromoteur du procès, p. 13, t. I. – Première exhortation faiteà Jeanne, p. 14. – Premier interrogatoire, p. 48.

» 23 février. – Troisième interrogatoire,p. 58.

» 24 février. – Quatrième interrogatoire,p. 68.

» 1er mars. – Cinquièmeinterrogatoire, p. 80.

» 3 mars. – Sixième interrogatoire, p.108.

» 27 mars. – Acte d’accusation signifié àJeanne, p. 195.

» 28 avril. – Exhortation faite à Jeanne,p 374.

» 2 mai. – Admonition publique adressée àJeanne, p. 381.

» 9 mai. Délibération sur la question desavoir si Jeanne doit être soumise à la torture, p. 399.

» 13 mai. – Conclusion de la précédentedélibération, p. 402.

» 24 mai. – Prédication publique etabjuration de Jeanne, p. 422. – Teneur de l’abjuration en français,p. 447. – Sentence portée après l’abjuration, p. 450. »

2e JUGEMENT.

« 28 mai. – Jeanne accusée d’êtrerelapse, p. 453.

» 29 mai. – Délibération sur la questionde savoir si Jeanne doit être brûlée comme relapse, p. 459.

» 30 mai. – Sentence et condamnationdéfinitive de Jeanne, prononcées publiquement, p 469. – Supplice. –Attestation idiographe des notaires constitués pour le procès, p.475. »

*

**

Vous le voyez, par ces notes analytiques,chers lecteurs, Jeanne subit six interrogatoires depuis le21 février jusqu’au 3 mars 1431. Tout en conservant les réponsesqui mettent le plus en lumière l’admirable caractère de la victime,nous avons cru devoir fondre, réduire les six séances en deux, afind’éviter d’innombrables redites ; car les juges, ou plutôt lesbourreaux de l’héroïne, prirent à tâche de la fatiguer, de laharceler, de la troubler, en l’enlaçant dans un réseau de millesubtilités théologiques, en lui posant vingt fois les mêmesquestions, insidieusement renouvelées, afin d’obtenir de saloyauté, de sa candeur, des aveux que ces prêtres déclarèrentensuite malsonnants et damnables. Ils poursuivirent ainsiopiniâtrement leurs interrogatoires, sans pitié pour lessouffrances morales et physiques de Jeanne Darc, plus tardaffaiblie par les suites d’une cruelle maladie due, selon deflagrantes probabilités, à un empoisonnement dont l’évêque PierreCauchon aurait prémédité la tentative, afin de se débarrasserpromptement et obscurément de la captive. Nous lisons, t. III,p. 49, de l’ouvrage de M. Quicherat, la déposition du médecinappelé pour donner des soins à Jeanne ; il dit, après avoircru remarquer des symptômes d’empoisonnement :

« … J’ai visité la Pucelle en prison, enprésence du chanoine Pierre d’Estivet et de Guillaumede la Chambre, je l’ai trouvée couchée les fers auxjambes ; j’ai touché son pouls et je l’ai interrogée sur lacause de sa maladie. La prisonnière m’a répondu : – J’aimangé d’une carpe que l’évêque de Beauvais m’a envoyée ;et je crois que c’est là ce qui m’a rendue malade. –Tais-toi, ribaude ! – s’écrie Pierre d’Estivet (l’un desprêtres-juges !…) tais-toi ! Tu as mangé des fèves ;c’est cela qui t’a été contraire. – Non, je n’ai pas mangé defèves, – répondit Jeanne. Et de nouveau elle vomit avec degrandes douleurs, tandis que d’Estivet et des Anglais qui setrouvaient là injuriaient encore Jeanne, l’appelant paillarde etp…… (paillardam et putanam)… ce qui la fit beaucouppleurer. »

Jugez par ce fait, chers lecteurs, designominies, des injures, des outrages, dont la pauvre martyre futaccablée durant sa captivité. Ce n’est pas tout : sesimplacables ennemis dépassèrent les dernières limites de lanoirceur et de la férocité. Vous connaissez la délicate etvirginale pudeur de Jeanne ; cette pudeur l’avait conseilléede prendre des vêtements d’homme, puisqu’elle devait désormaisvivre et guerroyer avec des gens d’armes. Elle conserva dans soncachot ces vêtements masculins, ne les quittant ni jour ni nuit,espérant ainsi pouvoir mieux se défendre d’une violence infâmequ’elle redoutait ; or, entre autres péchés mortels dont letribunal ecclésiastique accusait Jeanne, on lui reprochait d’avoirabandonné le costume de son sexe. Vint le jour où, abjurant seserreurs, ses crimes (vous verrez la cause et lesconséquences de cette abjuration), elle jura sur les saintsÉvangiles de reprendre et de ne plus quitter désormais ses habitsde femme… Le lendemain du jour où elle les eut revêtus, on exerçasur elle UNE TENTATIVE DE VIOL !… Vous ne croyez pas à unetelle horreur, chers lecteurs ? Lisez ces paroles de l’un desdéposants à ce sujet :

« … Si, après avoir renoncé et abjuré,Jeanne a repris ses habits d’homme, c’est que les Anglais luiavaient fait ou fait faire en la prison beaucoup d’outrageslorsqu’elle eut repris ses habits de femme ; et, de fait,je l’ai vue éplorée, son visage plein de larmes, défiguré, en tellesorte que j’en eus compassion… » (T. III, p. 5,QUICHERAT.)

Plus loin, un autre témoin dépose :

« … Et celui qui parle sait de certainque, de jour et de nuit, Jeanne était couchée ferrée par laceinture et par les jambes de deux paires de chaînes traversant lespieds de son lit et tenant à une grosse pièce de bois. Il déposeque la pauvre Pucelle lui révéla (à lui son confesseur) qu’aprèsson abjuration on l’avait, en prison, violemment tourmentée,molestée, battue et deschoulée, UN MILORD D’ANGLETERRE L’AYANTVOULU FORCER (violer) ; et pour ce, elle avait repris seshabits d’homme. » (T. III, p. 7.)

Oui, Jeanne, après cette tentative de viol,reprit ses habits d’homme, malgré son serment… Cette récidive futl’une des causes capitales de sa condamnation à mort !

Un mot encore, chers lecteurs, surl’évêque de Beauvais, PIERRE CAUCHON, et lechanoine NICOLAS LOYSELEUR, d’abominable mémoire, tousdeux instigateurs des iniquités dont fourmille ce procèsecclésiastique. Vous venez de voir à l’œuvre ces deux prêtres, vousles y verrez encore. Vous croyez peut-être à quelque exagération denotre part ? Lisez et jugez :

« … Pierre Cauchon, évêque de Beauvais,depuis qu’il fut retiré à Rouen devint l’âme damnée des princesd’Angleterre ; ils exploitèrent à leur profit son ambitiondésordonnée ; ils se firent payer, par sa complaisance dans leprocès de la Pucelle, l’expectative qu’il avait d’occuperl’archevêché de Rouen, alors en vacance. La promesse qu’il avaitreçue d’eux est constatée par les publications récentes de sirHarris Nicolas (Proceedings and ordinances of the privy concilof England, London 1845). On lit au tome IV de ce recueil, p.10, une délibération conçue en ces termes : Il a été convenuque l’on écrirait une lettre, sous le sceau privé, adressée ausouverain pontife, afin d’obtenir de lui la translation de PIERRECAUCHON, évêque de Beauvais, au siège métropolitain de l’archevêchéde Rouen. » (AP. JULES QUICHERAT, t. I, p. 1-2.)

Vous avez frémi d’horreur, chers lecteurs, àla pensée de cette machination diabolique : – « Feindrede la compassion pour Jeanne Darc, afin de capter sa confiance etde lui dicter des réponses qui pouvaient la perdre ! » –Cette exécrable trame n’a été que trop habilement ourdie. Citonsencore :

GUILLAUME COLLET dépose : « – Quemaître Nicolas Loyseleur, feignant d’être prisonnier et duparti du roi de France, entra souvent dans le cachot deJeanne, l’engageant à ne pas croire aux gens d’Église quil’interrogeaient, et à se défier d’eux, parce que, si elle s’yfiait, elle serait perdue… L’évêque de Beauvais autorisait laconduite de maître Nicolas Loyseleur, sans quoi celui-ci n’eût pasainsi agi de lui-même. » (T. III, p. 162.)

NICOLAS DE HOUPPEVILLE dépose : –« Que souvent des hommes feignant d’appartenir au partiroyaliste furent secrètement introduits auprès de Jeanne, afin dela persuader de ne pas se soumettre à l’Église… Maître NicolasLoyseleur était l’un de ces séducteurs(seductoribus). » (T. III, p. 173.)

Enfin la victime est condamnée ! Lescapitaines anglais, non moins impatients de son supplice que leclergé, attendaient la sentence au dehors de l’enceinte dutribunal ; l’évêque Pierre Cauchon sort radieux, triomphant,et se frottant les mains, il dit joyeusement aux Anglais en parlantleur langage : – « FAREWELL… C’EST FINI… FAITES BONNECHÈRE !… » (T. III., 5.)

Et maintenant, chers lecteurs, si épouvantableque vous paraîtra, que sera la procédure de ce tribunalecclésiastique, ce tribunal de perfidie, de vengeance, descélératesse, de ténèbres et de sang… souvenez-vous, nous vous lerépétons, souvenez-vous qu’il N’EST PAS UN SEUL MOT qui n’ait étéprononcé par Jeanne Darc ou ses bourreaux !

EUGÈNE SUE.

Annecy-le-Vieux (Savoie), 20 octobre 1855.

Partie 3
LE PROCÈS DE JEANNE DARC

Le tribunal ecclésiastique devant qui JeanneDarc doit paraître est assemblé dans l’ancienne chapelle du vieuxchâteau de Rouen&|160;; les voûtes, les murs, les piliers, sontnoircis par le temps. Il est huit heures&|160;; la pâle clarté decette matinée de février, glaciale et brumeuse, pénètre dans lavaste nef par une seule fenêtre ogivale, pratiquée dans l’épaissemuraille derrière l’estrade où siègent les prêtres-juges, présidéspar l’évêque PIERRE CAUCHON. À gauche du tribunal setrouve la table des greffiers, chargés de reproduire la minute del’interrogatoire et des réponses de l’accusée&|160;; en face decette table, le siège de Pierre d’Estivet, promoteur duprocès. Rien de plus sinistre que l’aspect de ces hommes&|160;; ilsont, afin de se préserver du froid, endossé de longues robesfourrées dont le capuchon rabattu cache presque entièrement leurvisage. Ils tournent le dos à l’unique fenêtre, qui jette dans lachapelle un jour blafard, et sont complètement dans l’ombre&|160;;un reflet de lumière blanchâtre effleure la crête de leurs cagoulesnoires et glisse sur leurs épaules. L’évêque de Beauvais est revêtude ses habits sacerdotaux.

Voici les noms des juges assistant à cettepremière séance&|160;; ils ont de nombreux assesseurs chargés deles suppléer au besoin. Les prêtres de l’Université de Paris sonten partie réservés pour les autres audiences. Voici les noms de cesinfâmes&|160;; ne les oubliez jamais, fils de Joel, ces nomsdoivent être écrits dans la mémoire des hommes en lettres desang&|160;:

PIERRE DE LONGUEVILLE, abbé de laSainte-Trinité de Fécamp&|160;; – JEAN HULOT DE CHATILLON,archidiacre d’Évreux&|160;; – JACQUES GUESDON, del’ordre des Frères mineurs&|160;; – JEAN LEFÈVRE, moineaugustin&|160;; – MAURICE DU QUESNAY, prêtre professeur enthéologie&|160;; – GUILLAUME LEBOUCHEUR, prêtre docteur endroit canon&|160;; – GUILLAUME DE CONTI, abbé de laTrinité du mont Sainte-Catherine&|160;; – BONNEL, abbé deCormeilles&|160;; – JEAN GARIN, archidiacre du Vexinfrançais&|160;; – RICHARD DE GRONCHET, chanoine de lacollégiale de la Saussaye&|160;; – PIERRE MINIER, prêtrebachelier en théologie&|160;; – RAOUL SAUVAGE, de l’ordrede Saint-Dominique&|160;; – ROBERT BARBIER, chanoine deRouen&|160;; – DENIS GASTINEL, chanoine deNotre-Dame-la-Ronde&|160;; – JEAN LEDOUX, chanoine deRouen&|160;; – JEAN BASSET, chanoine de Rouen&|160;;– JEAN BRUILLOT, chanoine de la cathédrale de Rouen&|160;;– AUBERT MOREL, chanoine de Rouen&|160;; – JEANCOLOMBELLE, chanoine de Rouen&|160;; – LAURENT DUBUST,prêtre licencié en droit canon&|160;; – RAOUL AUGUY,chanoine de Rouen&|160;; – ANDRÉ MARGUERIE,archidiacre du Petit-Caux&|160;; – JEAN ALESPÉE,chanoine de Rouen&|160;; – GEOFFROY DE CROTAY,chanoine de Rouen&|160;; – GILLES DES CHAMPS, chanoinede Rouen&|160;; – JEAN LEMAÎTRE, vicaire et inquisiteur dela foi&|160;; enfin, NICOLAS LOYSELEUR, chanoine deRouen, qui cache complètement, et pour cause, son visage soussa cagoule. – Les greffiers, THOMAS DE COURCELLES, MANCHON, TAQUELet BOISGUILLAUME, sont à leur table, prêts à minuter leprocès&|160;; le chanoine PIERRE D’ESTIVET, promoteur, est à sonsiège&|160;; les membres du tribunal ecclésiastique viennent deprendre place.

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON, se levant. –Mes très-chers frères, Pierre d’Estivet, promoteur de la cause, vaexposer brièvement notre requête. (Il se rasseoit.)

LE CHANOINE PIERRE D’ESTIVET se lève,prend sur sa table un parchemin et lit. – «&|160;Nous, PierreCauchon, évêque de Beauvais par la miséricorde divine,métropolitain de la ville et du diocèse de Rouen, nous vous avonsconvoqués, mes très-chers frères, au nom du vénérable etrévérendissime chapitre de la cathédrale, pour examiner et jugerles faits ci-après expliqués.

»&|160;À l’auteur, au consommateur de la foi,Notre-Seigneur Jésus-Christ, salut&|160;!

»&|160;Une certaine femme, vulgairementappelée Jeanne-la-Pucelle, a été prise et faiteprisonnière à Compiègne, dans le ressort de notre diocèse deBeauvais, par des soldats de notre très-chrétien et sérénissimemaître Henri&|160;VI, roi d’Angleterre et des Français.

»&|160;Ladite femme étant, à nos yeux,véhémentement soupçonnée d’hérésie, et notre devoir étant de luiintenter un procès en matière de foi, nous avons requis et exigéqu’icelle femme nous fût livrée et envoyée&|160;; nous, évêque,instruit par la clameur publique des faits et gestes de laditeJeanne, faits et gestes attentatoires, non seulement à notre foi,mais à celle de la France et de la chrétienté tout entière,voulant, en cette matière, procéder avec diligence, mais avecmaturité, nous avons décrété que ladite Jeanne serait appeléepar-devant nous et interrogée sur ses faits et gestes, ainsi quesur des propositions concernant la foi, et l’avons citée àcomparoir devant nous, dans la chapelle du château de Rouen,cejourd’hui, 20 février 1431, à huit heures du matin, afin qu’elleeut à répondre aux accusations portées contre elle.&|160;» (Lepromoteur se rasseoit.)

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON. – Introduisezl’accusée.

Deux appariteurs vêtus de robes noires sortentde la chapelle et rentrent un moment après, amenant Jeanne Darcentre eux deux. La guerrière, jadis si résolue, si sereine en cesjours de combat où, revêtue de sa blanche armure, chevauchant surson ardent cheval de bataille, elle marchait aux ennemis, sonétendard déployé&|160;; la guerrière frissonne de peur à la vue dece tribunal de prêtres à demi cachés dans l’ombre de la chapelle,laissant à peine apercevoir leurs traits sous leurs cagoules,muets, immobiles, ressemblant à des fantômes noirs&|160;; elle serappelle les paroles, les conseils du chanoine Loyseleur, dont elleest loin de soupçonner la présence parmi ses juges. Le souvenir deces paroles, de ces conseils, la rassure et l’effraye à lafois&|160;; le chanoine, en lui donnant le moyen d’échapper auxpièges qu’elle doit redouter, l’a prévenue que le tribunal étaitd’avance résolu de la livrer au bûcher. Cette pensée jette d’abordle trouble, la frayeur, dans l’esprit de la prisonnière, affaibliedéjà par tant de misères, par tant d’afflictions&|160;; elle sentses genoux chanceler à ses premiers pas dans la chapelle, et,obligée de s’appuyer sur le bras de l’un des appariteurs, elles’arrête durant un moment. Les prêtres-juges, à l’aspect de cettejeune fille, à peine âgée de dix-neuf ans, encore si belle, malgrésa pâleur, sa maigreur et ses habits presque en lambeaux, lacontemplent avec une sombre curiosité, mais n’éprouvent ni intérêt,ni pitié pour l’héroïne de tant de victoires. Au point de vuepolitique et religieux, elle est pour eux une ennemie&|160;; leuranimadversion contre elle étouffe tout sentiment humain. Ses hautsfaits, son génie, sa gloire, les irritent d’autant plus qu’ils ontconscience de l’abominable crime dont ils vont se rendre complicespar ambition, par fanatisme d’orthodoxie, par cupidité ou par hainede parti. Jeanne Darc, dominant enfin son émotion, reprend courageet s’avance entre les deux appariteurs&|160;; ils la conduisentjusqu’au pied du tribunal et se retirent. Elle n’ose lever les yeuxsur ses juges, ôte respectueusement son chaperon, qu’elle conserveà sa main, s’incline et reste debout devant l’estrade.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se levant. –Jeanne, approchez… (Elle s’approche.) Notre devoir deconservateur et de soutien de la foi catholique, avec l’aide deNotre-Seigneur Jésus-Christ, nous engage à vous avertircharitablement que, pour accélérer le jugement de votre procès etpour le soulagement de votre âme, vous devez dire la vérité, toutela vérité&|160;; enfin, répondre sans subterfuge à nosinterrogations. Vous allez jurer sur les saintes Écritures de direla vérité. (À l’un des appariteurs.) Apportez unmissel.

L’homme noir apporte un lourd missel et leprésente à Jeanne Darc.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, à genoux… jurezsur ce missel de dire la vérité.

JEANNE DARC, avec défiance etappréhension. – J’ignore sur quoi vous voulez m’interroger,messires&|160;? peut-être me ferez-vous de telles questions que jene saurais y répondre&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous jurerez de répondresincèrement sur ce que nous demanderons concernant votre foi… etautres choses…

JEANNE s’agenouille, pose ses deux mainssur le missel. – Je jure de dire la vérité.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels sont vosprénoms&|160;?

JEANNE DARC. – En Lorraine, l’on m’appelaitJeannette… depuis mon arrivée en France, on m’appelle Jeanne.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Où êtes-vousnée&|160;?

JEANNE DARC. – Au village de Domrémy, dans lavallée de Vaucouleurs.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels sont les noms devotre père et de votre mère&|160;?

JEANNE DARC, avec émotion. – Mon pères’appelle Jacques Darc… ma mère, Ysabelle Romée.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – En quel lieu avez-vous étébaptisée&|160;?

JEANNE DARC. – En l’église de Domrémy.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels ont été vos parrainet marraine&|160;?

JEANNE DARC. – Mon parrain se nommait JeanLingué, ma marraine, Sybille. (À ce souvenir, une larme rouledans ses yeux.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Cette femme prétendaitavoir vu les fées… Ne passait-elle pas pour être devineresse etsorcière&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix plus assurée.– Ma marraine était bonne et sage femme.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quel prêtre vous abaptisée&|160;?

JEANNE DARC. – Maître Jean Minet, notrecuré.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quel âgeavez-vous&|160;?

JEANNE DARC. – Dix neuf ans bientôt.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Savez-vous votre PaterNoster&|160;?

JEANNE DARC. – Ma mère me l’a appris.(Elle soupire.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous engagez-vous à ne pastâcher de vous échapper du château de Rouen, sous peine de passerpour hérétique, puisque votre tentative d’évasion prouverait quevous voulez fuir notre tribunal&|160;?

JEANNE DARC garde pendant un moment lesilence, réfléchit, et son assurance revenant peu à peu, ellerépond d’une voix ferme. – Je ne prends pas cetengagement&|160;; je ne veux promettre de ne pas essayer dem’échapper.

LE DOMINICAIN RAOUL SAUVAGE, d’un tonmenaçant. – Alors, on doublera vos chaînes pour vous empêcherd’essayer de fuir&|160;!

JEANNE DARC. – Il est permis à tout prisonnierde tâcher de s’échapper de sa prison.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, sévèrement, après s’êtreconsulté à voix basse avec quelques-uns des juges placés près delui. – Ouïes et entendues les paroles de rébellion de laditeJeanne, nous commettons particulièrement à sa garde le noble hommeJean le Gris, garde de notre sire le roi d’Angleterre etde France, et adjoignons à Jean le Gris les écuyersBerwick et Talbot, gens d’armes anglais, toustrois chargés de la garde de la prisonnière, et de ne permettre àpersonne de s’approcher d’elle ni de lui parler sans notrepermission. (S’adressant au tribunal.) Ceux de nostrès-chers frères qui ont quelques questions à adresser à l’accuséepeuvent les lui poser.

UN JUGE. – Jeanne, vous jurez de dire toute lavérité&|160;?

JEANNE DARC, avec dignité. – J’aidéjà juré… cela suffit&|160;; je ne mens jamais&|160;!

LE JUGE. – Avez-vous, dans votre enfance,appris à travailler&|160;?

JEANNE DARC. – Ma mère m’a appris à coudre età filer.

UN AUTRE JUGE. – Aviez-vous unconfesseur&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, le curé de notreparoisse.

LE JUGE. – Avez-vous confessé à votre curé ouà un autre homme d’Église vos révélations&|160;?

JEANNE DARC. – Non.

(Les prêtres échangent entre eux desregards significatifs et quelques paroles à voix basse.)

LE JUGE reprend. – Pourquoi cesilence envers votre curé&|160;?

JEANNE DARC. – Si j’avais ébruité mesapparitions, mon père et ma mère se seraient opposés à monentreprise.

UN AUTRE JUGE. – Croyez-vous avoir commis unpéché en quittant votre père et votre mère, contrairement à ceprécepte de l’Écriture&|160;: «&|160;Tes père et mèrehonoreras&|160;?…&|160;»

JEANNE DARC. – Je ne leur avais jamais désobéiavant de les quitter… mais je leur ai écrit&|160;; ils m’ontpardonné…

LE JUGE. – Ainsi, vous croyez pouvoir violersans péché les commandements de l’Église&|160;?

JEANNE DARC. – Dieu me commandait d’aller ausecours d’Orléans&|160;; j’aurais été fille de roi… que je seraispartie&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, jetant sur le tribunalun regard significatif. – Vous prétendez, Jeanne, avoir eu desrévélations, des visions… à quel âge cela vous serait-iladvenu&|160;?

JEANNE DARC. – J’avais treize ans et demi. Ilétait midi, en été, j’avais jeûné la veille&|160;; j’ai entendula voix comme si elle venait de l’église, et, en mêmetemps, j’ai vu une grande clarté dont j’ai été éblouie.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lentement et pesantchacun de ses mots. – Vous dites avoir entendu des voix… enêtes-vous bien certaine&|160;?

JEANNE DARC, à part. – Voilà le piègedont ce bon prêtre m’a avertie… j’y échapperai en disant la vérité…j’ai juré de la dire… (Haut.) J’ai entendu ces voix commej’entends la vôtre, messire évêque.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous affirmezcela&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, messire, parce que celaest la vérité.

L’ÉVÊQUE CAUCHON promène un regardtriomphant sur le tribunal, ce regard est compris&|160;;il se tait un moment de silence. (Aux greffiers.)– Vous avez textuellement minuté la réponse de l’accusée&|160;?

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

UN JUGE. – Et en France, Jeanne, avez-vous denouveau entendu ces voix&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

UN AUTRE JUGE. – Selon vous, d’où venaient cesvoix&|160;?

JEANNE DARC, avec un accent de convictionprofonde. – De Dieu&|160;!

UN JUGE. – Qu’en savez-vous&|160;?

UN AUTRE JUGE. – En quelles circonstancesavez-vous été prise à Compiègne&|160;?

AUTRE JUGE. – Qui vous a dicté la lettreadressée par vous aux Anglais&|160;?

Ces questions incohérentes se croisant coupsur coup, dans le but de troubler les réponses de Jeanne Darc, ellegarde un moment le silence et reprend&|160;:

–&|160;Si vous m’interrogez tous à la fois,messires, je ne pourrai vous répondre à chacun.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Enfin, qui vous porte àcroire que les voix dont vous parlez étaient divines&|160;?

JEANNE DARC. – Elles me disaient de meconduire en honnête fille, et qu’avec l’aide de Dieu je sauveraisla France&|160;!

UN JUGE. – Vous a-t-il été révélé que si vousperdiez votre virginité, vous perdriez votre bonheur à laguerre&|160;?

JEANNE DARC, rougissant. – Cela nem’a pas été révélé.

LE JUGE. – Est-ce à l’ange saint Michel quevous avez promis de rester pucelle&|160;?

JEANNE, avec une chaste impatience. –C’est à mes saintes que j’ai fait mon vœu&|160;!

UN AUTRE JUGE. – Ainsi, les voix de vossaintes vous ont ordonné de venir en France&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, pour son salut et pourcelui du roi.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – À cette époque,n’avez-vous pas eu l’apparition de sainte Catherine et de sainteMarguerite, à qui vous attribuez ces voix&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lentement. – Vousêtes certaine d’avoir vu cette apparition&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’ai vue aussi bien que jevous vois, messire.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous l’affirmez&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’affirme.

Nouveau et profond silence parmi lesprêtres&|160;; plusieurs prennent des notes, d’autres échangent àvoix basse quelques paroles.

UN JUGE. – À quoi avez-vous reconnu que cellesque vous nommez sainte Catherine et sainte Marguerite étaient dessaintes&|160;?

JEANNE DARC. – À leur sainteté.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – L’archange saint Michelvous est-il aussi apparu&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

UN JUGE. – Comment était-il vêtu&|160;?

JEANNE DARC, se rappelant les conseils duchanoine Loyseleur. – Je n’en sais rien…

LE JUGE. – Vous ne répondez pas&|160;? L’angeétait donc tout nu&|160;?

JEANNE DARC, rougissant. –Croyez-vous que Dieu n’avait pas de quoi le vêtir&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous parlez bienhardiment&|160;; vous croyez-vous donc présentement en la grâce deDieu&|160;?

JEANNE DARC. – Si je n’y suis pas, que Dieum’y mette… si j’y suis, qu’il m’y conserve… (D’une voix hauteet ferme.) Mais retenez bien ceci&|160;: vous êtes mes juges,vous prenez une grande charge en m’accusant… et à moi, le fardeaum’est léger&|160;!…

Ces nobles paroles, prononcées par laguerrière avec la conviction de son innocence et témoignant saméfiance à l’égard de ses juges, annoncent un changement survenudans son esprit depuis le commencement de son interrogatoire. Ellevenait d’invoquer secrètement ses voix… les voix de saconscience et de sa foi&|160;; elles lui avaient répondu&|160;:«&|160;– Va, ne crains rien, réponds hardiment à ces faux etméchants prêtres… tu n’as rien à te reprocher… Dieu est avec toi…il ne t’abandonnera pas&|160;!…&|160;»

Raffermie par cette pensée, par cetteespérance, l’héroïne redresse le front, son pâle et beau visage secolore légèrement, ses grands yeux noirs s’attachent résolument surl’évêque… elle pressent qu’il est son ennemi mortel. Lesprêtres-juges remarquent l’assurance croissante de l’accusée, uninstant auparavant si timide, si abattue&|160;; cettetransformation est d’un favorable augure pour leurs projets. JeanneDarc, dans sa fière animation, peut et doit laisser échapper desaveux qu’elle eût renfermés en demeurant réservée, craintive etdéfiante. Le prélat, malgré sa scélératesse, sent peser sur lui lebrillant et pur regard de l’accusée&|160;; il baisse les yeux etcontinue l’interrogatoire en consultant un parchemin&|160;:

–&|160;Ainsi, Jeanne, c’est par ordre de vosvoix que vous êtes allée trouver à Vaucouleurs un certaincapitaine, nommé Robert de Baudricourt&|160;? lequel capitaine vousa donné une escorte chargée de vous conduire devers votre roi, àqui vous avez promis la levée du siège d’Orléans&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Reconnaissez-vous avoirdicté une lettre adressée au duc de Bedford, régent d’Angleterre,et à d’autres illustres capitaines&|160;?

JEANNE DARC. – J’ai dicté cette lettre àPoitiers.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Dans cette missive, vousmenaciez les Anglais de les faire occire&|160;?

JEANNE DARC. – Oui… s’ils ne retournaient pasdans leur pays, et s’ils continuaient de faire endurer misère surmisère au pauvre peuple de France&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Cette lettre n’était-ellepas écrite par vous sous l’invocation de Notre-SeigneurJésus-Christ et de sa Mère immaculée la sainte Vierge&|160;?

JEANNE DARC. – Je faisais écrire, en tête deslettres que je dictais&|160;: Jesus Maria, en guise deprière… Était-ce donc un mal&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON ne répond rien, jette unregard oblique sur le tribunal&|160;; plusieurs de sesmembres relatent sur leurs tablettes la dernière réponse del’accusée, réponse de la dernière gravité, à en jurer par leurempressement à la noter. Le prélat poursuit ainsi. – De quellefaçon signiez-vous les lettres dictées par vous&|160;?

JEANNE DARC. – Je ne sais pas écrire&|160;; jemettais pour signature au bas du parchemin ma croix en Dieu…

Cette seconde réponse, non moins dangereuseque la première, est notée avec un égal empressement par lesprêtres&|160;; il se fait un profond silence. L’évêque sembleinterroger les greffiers du regard et leur demander s’ils ontachevé de minuter les paroles de l’accusée, paroles auxquelles ilattache une importance capitale&|160;; puis, s’adressant àl’héroïne&|160;:

–&|160;Après plusieurs combats, vous avezforcé les Anglais de lever le siège d’Orléans&|160;?

JEANNE DARC. – Mes voix m’ont conseillée… j’aicombattu… Dieu nous a donné la victoire&|160;!

UN JUGE. – Si ces voix sont celles de sainteMarguerite et de sainte Catherine, ces saintes haïssent donc lesAnglais&|160;?

JEANNE DARC. – Ce que Dieu hait, elles lehaïssent… ce qu’il aime, elles l’aiment&|160;!

UN AUTRE JUGE. – Alors, Dieu aime les Anglais,puisqu’il les a rendus si longtemps victorieux&|160;?

JEANNE DARC. – Il les a sans doute abandonnésen punition de leurs cruautés.

UN AUTRE JUGE. – Pourquoi Dieu aurait-ilchoisi pour les vaincre une fille de votre espèce plutôt que touteautre personne&|160;?

JEANNE DARC. – Parce qu’il aura plu auSeigneur de faire dérouter les Anglais par une pauvre fille commemoi…

LE JUGE. – Combien votre roi vous donnait-ild’argent pour le servir&|160;?

JEANNE DARC, fièrement. – Je n’aijamais rien demandé au roi, sinon bonnes armes, bons chevaux, et lepaiement de mes soldats&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Lorsque votre roi vous mità l’œuvre de guerre, vous vous êtes fait faire un étendard… dequelle étoffe était-il&|160;?

JEANNE DARC. – Il était de blanc satin…(Elle baisse tristement la tête en songeant aux gloires passéesde sa bannière, si terrible aux Anglais, dont elle est à cetteheure captive, et étouffe un soupir.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quelles figures étaientpeintes sur son étoffe&|160;?

JEANNE DARC. – Deux anges tenant des fleurs delis… en l’honneur du roi.

Ces mots sont notés avec un nouvelempressement par plusieurs membres du tribunal&|160;; et l’un d’euxs’adressant à la guerrière&|160;:

–&|160;Renouvelait-on souvent votreétendard&|160;?

JEANNE DARC. – On le renouvelait autant defois que sa lance était rompue dans les batailles… elle l’étaitsouvent.

UN AUTRE JUGE. – Quelques-uns de ceux qui voussuivaient ne se faisaient-ils pas fabriquer des étendards pareilsaux vôtres&|160;?

JEANNE DARC. – Les uns, oui&|160;; les autres,non.

LE JUGE. – Ceux qui portaient une bannièresemblable à la vôtre étaient-ils heureux à la guerre&|160;?

JEANNE DARC. – Oui… quand ils étaientvaillants…

UN AUTRE JUGE. – Est-ce parce qu’ils vouscroyaient inspirée de Dieu que vos gens vous suivaient aucombat&|160;?

JEANNE DARC. – Je leur disais&|160;:«&|160;Entrons hardiment parmi les Anglais&|160;!&|160;» j’yentrais la première… l’on me suivait.

LE JUGE. – Enfin, vos gens vous croyaient-ils,oui ou non, inspirée de Dieu&|160;?

JEANNE DARC. – Qu’ils le crussent ou non, ilss’en fiaient à mon courage.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Lors du sacre de votre roià Reims, n’avez-vous pas fait orgueilleusement tournoyer votrebannière au-dessus de la tête de ce prince&|160;?

JEANNE DARC. – Non&|160;; mais, seule parmiles chefs de guerre, j’ai accompagné le roi dans la cathédrale monétendard à la main.

UN JUGE, aigrement. – Ainsi, tandisque les capitaines ne portaient pas leur étendard à cettesolennité, vous seule portiez le vôtre&|160;?

JEANNE DARC. – Il avait été à la peine… ilpouvait bien être à l’honneur&|160;!

Cette sublime réponse, d’un si légitime et sitouchant orgueil, empreinte d’une simplicité antique, frappe lesbourreaux de la victime, malgré leur acharnement contre elle. Motshéroïques et navrants&|160;!… Ils disaient au prix de quels périls,et surtout de quelles amères douleurs, de quelles poignantesdéceptions, Jeanne avait obtenu son innocent triomphe&|160;!Oh&|160;! oui, ton glorieux étendard et toi, vous aviez étécruellement à la peine, pauvre martyre&|160;!… Ton corpsvirginal a été brisé par les rudes fatigues de la guerre&|160;! tuas versé ton généreux sang sur les champs de bataille&|160;! tu aslutté avec l’admirable opiniâtreté, avec les mortelles angoisses duplus saint patriotisme, contre les ténébreuses machinations, contreles infâmes trahisons des chefs de guerre, qui ont enfin causé taperte&|160;! tu as lutté contre la lâche inertie deCharles&|160;VII, cet ingrat et royal couard qu’avec tant depeine tu as traîné de victoire en victoire jusqu’à Reims,où tu l’as fait sacrer roi&|160;! Ta seule récompense fut de voirton étendard à l’honneur de cette consécration solennelle,dont tu espérais le salut de la Gaule&|160;! Oui, oui, vierge de lapatrie&|160;! TON ÉTENDARD AVAIT ÉTÉ À LA PEINE… IL POUVAIT BIENÊTRE À L’HONNEUR&|160;!…

La surprise des prêtres-juges à ces parolessublimes cause un silence de quelques instants&|160;; l’évêqueCauchon le rompt le premier, et s’adressant à l’accusée d’une voixlente, en pesant chacun de ses mots, symptômes ordinaires de ladangereuse perfidie des questions qu’il posait&|160;:

–&|160;Jeanne, lorsque vous entriez dans uneville, les habitants ne baisaient-ils pas vos mains, vos pieds, vosvêtements&|160;?

JEANNE DARC. – Beaucoup le voulaient&|160;; etquand de pauvres gens venaient ainsi à moi, je craignais, en lesrepoussant, de les chagriner…

Cette réponse de l’accusée doit êtredangereusement invoquée contre elle&|160;; plusieurs des jugesprennent des notes, un sourire sinistre effleure les lèvres del’évêque Cauchon. Il poursuit ainsi, consultant du regard sonparchemin&|160;:

–&|160;Jeanne, avez-vous tenu des enfants surles saints fonts du baptême&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, j’en ai tenu un àSoissons, deux autres à Saint-Denis.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels noms leurdonniez-vous&|160;?

JEANNE DARC. – Aux fils, le nom deCharles, en l’honneur du roi de France… aux filles, le nomde Jeanne, parce que les mères le demandaient…

Ces mots, où se peignaient d’une manièrecharmante le tendre enthousiasme que la guerrière inspirait aupeuple et la générosité qu’elle montrait pour Charles&|160;VII,persistant à l’honorer, non comme homme, mais comme roi, malgré saféroce ingratitude, ces mots devaient être une charge de pluscontre l’accusée&|160;; quelques juges notèrent la réponse.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Une mère, à Lagny, ne vousa-t-elle pas priée d’aller visiter son enfant mourant&|160;?

JEANNE DARC. – Oui&|160;; mais on l’avait déjàporté à l’église Notre-Dame. Des jeunes filles de la ville étaientagenouillées sous le portail et priaient pour cet enfant&|160;; jeme suis mise à genoux parmi elles, et j’ai aussi, à son intention,prié Dieu.

LE CHANOINE LOYSELEUR, dont la cagoule estcomplètement rabattue, et déguisant sa voix, qu’il rend ainsisourde et caverneuse. – Lequel des deux papes est le vraipape&|160;?

JEANNE DARC, abasourdie. – Il y adonc deux papes&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous vous dites inspiréede Dieu&|160;; il doit vous avoir enseigné auquel des deux papesvous devez obéissance&|160;?

JEANNE DARC. – Je n’en sais rien… C’est aupape à savoir s’il obéit à Dieu, et à moi d’obéir à qui obéit àDieu…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, à Loyseleur, avec unaccent significatif. – Mon très-cher frère, nous réserveronspour un autre interrogatoire la grave question que vous venez deposer à propos de l’unité de l’Église triomphante et de l’Églisemilitante&|160;; poursuivons l’interrogatoire sur d’autresmatières. (S’adressant à Jeanne Darc avec une inflexion de voixannonçant la gravité de la question.) Lors de votre départ deVaucouleurs, vous avez pris l’habit d’homme… est-ce à la requête deRobert de Baudricourt ou par votre propre volonté&|160;?

JEANNE DARC. – C’est de ma propre volonté.

UN JUGE. – Vos voix vous ont-elles ordonné dequitter les habits de votre sexe&|160;?

JEANNE DARC. – Tout ce que j’ai fait de bon,je l’ai fait par le conseil de mes voix… Quand je les ai biencomprises, elles m’ont bien guidée.

UN AUTRE JUGE. – Ainsi, vous ne croyez pascommettre de péché en portant ces vêtements masculins dont vousêtes encore couverte à cette heure&|160;?

JEANNE DARC, avec un soupir deregret. – Ah&|160;! pour le bonheur de la France et le malheurde l’Angleterre&|160;! pourquoi ne suis-je pas libre à cette heureavec habits d’homme, mon cheval et mon armure&|160;!…

UN AUTRE JUGE. – Voudriez-vous entendre lamesse&|160;?

JEANNE DARC, tressaillantd’espérance. – Oh&|160;! de tout mon cœur&|160;!

LE JUGE. – Vous ne pouvez l’entendre sous ceshabits, qui ne sont pas ceux de votre sexe.

JEANNE DARC réfléchit un instant, elle sesouvient des obscènes et grossiers propos de ses geôliers, etredoute leurs outrages, dont elle est plus facilement défendue parses vêtements d’homme, cependant elle répond. – Mepromettez-vous que, si je reprends mes habits de femme, j’entendraila messe&|160;?

LE JUGE. – Oui.

(Mouvement d’impatience de l’évêque, qui,d’un regard, blâme le juge de sa maladresse.)

JEANNE DARC. – Alors, que l’on me donne unerobe très-longue, je la mettrai pour aller à la chapelle&|160;;mais en revenant dans ma prison, je reprendrai mes habitsd’homme.

Le juge un instant auparavant blâmé par uncoup d’œil expressif de l’évêque le consulte du regard afin desavoir si l’on peut accéder à la demande de l’accusée&|160;; leprélat répond par un signe de tête négatif, et, s’adressant àJeanne&|160;:

–&|160;Ainsi, vous persistez à conserver vosvêtements masculins&|160;?

JEANNE DARC. – Je suis gardée par des hommes…ces habits me conviennent mieux.

L’INQUISITEUR DE LA FOI. – En un mot, vousavez porté, vous portez ce costume volontairement&|160;?… de votreplein gré&|160;?

JEANNE DARC. – Oui&|160;; et je le porteraitoujours.

Un nouveau silence se fait&|160;; lesprêtres-juges triomphent de la réponse si catégorique de l’accusée,réponse terriblement grave, car l’évêque Cauchon dit auxgreffiers&|160;:

–&|160;Vous avez exactement minuté les parolesde ladite Jeanne&|160;?

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, à l’accusée. – Vousavez souvent parlé de saint Michel… À quoi avez-vous reconnu que laforme qui vous est apparue était celle de ce bienheureuxsaint&|160;?… Le démon ne pouvait-il prendre la figure d’un bonange&|160;?

JEANNE DARC. – J’ai reconnu saint Michel à sesconseils&|160;; ils étaient ceux d’un ange et non d’un démon.

UN JUGE. – Quels étaient cesconseils&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’ai déjà dit… ces conseilsétaient de me conduire en pieuse et honnête fille&|160;; alors Dieum’inspirerait, m’aiderait, pour le salut de la France.

L’INQUISITEUR DE LA FOI. – De sorte que vousaffirmez non-seulement avoir vu des yeux de votre corps vousapparaître une vision surnaturelle sous la figure de saintMichel&|160;; mais vous affirmez, en outre, que cette figure étaitréellement celle de ce personnage sacré&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’affirme… puisque je l’aientendu de mes oreilles… puisque je l’ai vu de mes yeux…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, aux greffiers. –Minutez textuellement cette réponse.

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

Le chanoine Loyseleur, dont les traits sonttoujours soigneusement cachés sous sa cagoule, et qui tient, parsurcroît de précaution, un mouchoir sur le bas de son visage, selève et va parler à l’oreille du prélat&|160;; celui-ci se frappele front, comme si les paroles de son complice lui rappelaient unoubli. Loyseleur regagne son siège.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, lorsqu’après avoirété prise devant Compiègne, l’on vous a conduite au château deBeaurevoir, vous vous êtes précipitée de l’une des tours enbas&|160;?

JEANNE DARC. – C’est la vérité.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quelle était la cause decette résolution désespérée&|160;?

JEANNE DARC. – J’avais entendu dire dans maprison que j’étais vendue aux Anglais… j’ai mieux aimé risquer deme tuer que de tomber entre leurs mains&|160;; j’ai tenté dem’échapper en sautant du haut en bas de la tour.

L’INQUISITEUR. – Est-ce par le conseil de vosvoix que vous avez agi de la sorte&|160;?

JEANNE DARC. – Non… Elles me ledéconseillaient, me disant «&|160;de prendre courage, que Dieuviendrait à mon secours, et qu’il était lâche de fuir ledanger…&|160;» Mais ma crainte des Anglais a été plus forte que leconseil de mes voix.

UN JUGE. – Quand vous avez sauté de la tour,vouliez-vous vous tuer&|160;?

JEANNE DARC. – Je voulais me sauver… et ensautant, je me suis recommandée à Dieu, espérant, avec son aide,échapper aux Anglais.

L’INQUISITEUR. – Après votre chute,n’avez-vous pas renié le Seigneur et ses saints&|160;?

JEANNE DARC. – Jamais je n’ai renié ni Dieu nises saints&|160;!

UN JUGE. – Au moment de sauter de la tour,avez-vous invoqué vos saintes&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, je les ai invoquées,malgré leur déconseil… je leur ai demandé la protection de Dieupour la Gaule… ma délivrance… et le salut de mon âme.

L’INQUISITEUR. – Depuis que vous êtesprisonnière à Rouen, vos voix vous ont-elles promis votredélivrance&|160;?

JEANNE DARC. – Tout à l’heure encore, ellesm’ont dit&|160;: «&|160;Prends tout en gré, souffre courageusementton martyre… tu gagneras le paradis&|160;!&|160;»

L’INQUISITEUR. – Croyez-vous legagner&|160;?

JEANNE DARC, avec une convictionradieuse. – Je le crois aussi fermement qui si j’y étaisdéjà.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, vivement en jetant unregard expressif aux juges. – Voilà une réponse d’un grandpoids&|160;!

JEANNE DARC, avec un sourire céleste.– Aussi, je tiens ma croyance au paradis pour un grandtrésor&|160;!…

Le rayonnement de la foi naïve de la viergeguerrière illumine ses beaux traits, leur donne une expressiondivine. Ses yeux noirs, brillants du doux éclat de l’inspiration,sont levés vers le ciel, un moment éclairci&|160;; elle encontemple l’azur à travers la fenêtre du sombre édifice. Jeanne,dans le ravissement de son espoir céleste, se sent détachée de laterre… mais, hélas&|160;! un incident puéril vient rappeler auxréalités la pauvre prisonnière. Un joyeux oiselet s’en vient,voletant, effleurer d’une aile légère le vitrail de lacroisée&|160;; à la vue de cet oiseau, libre dans l’espace,l’héroïne, cédant à un douloureux retour sur elle-même, retombe detoute la hauteur de sa radieuse espérance, soupire, baisse la tête,et des larmes roulent dans ses yeux. Ces diverses émotions ne luiont pas permis de remarquer la joie féroce des prêtres-jugesinscrivant sur leurs tablettes ces deux énormités ajoutées à tantd’autres aveux monstrueux qui doivent la conduire aubûcher&|160;:

«&|160;Ladite Jeanne a volontairement risquéle suicide en se précipitant du haut en bas de la tour deBeaurevoir.

»&|160;Ladite Jeanne a la sacrilège audace dese dire, de se croire aussi sûre du paradis que si elle y étaitdéjà&|160;!&|160;»

Mais la tâche des bourreaux n’est pas encoreaccomplie&|160;; l’héroïne est distraite de ses pénibles penséespar la voix de l’évêque Cauchon lui disant&|160;:

–&|160;Jeanne, croyez-vous être en péchémortel&|160;?

JEANNE DARC. – Je m’en rapporte à Dieu pourtous mes actes.

L’INQUISITEUR. – Vous croyez donc inutile devous confesser, quoique en péché mortel&|160;?

JEANNE DARC. – Je n’ai jamais commis de péchémortel.

UN JUGE. – Qu’en savez-vous&|160;?

JEANNE DARC. – Ce péché, mes voix mel’auraient reproché… mes saintes m’auraient délaissée… Mais je meconfesserais si je le pouvais… l’on ne peut avoir la consciencetrop nette.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – N’est-ce donc point unpéché mortel de prendre un homme à rançon et de le faire mourirprisonnier&|160;?

JEANNE DARC, avec stupeur. – Qui afait cela&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous&|160;!

JEANNE DARC, indignée. –Jamais&|160;!

L’INQUISITEUR. – Et Franquetd’Arras&|160;?

JEANNE DARC, consultant ses souvenirs,garde un moment le silence et reprend. – Franquet d’Arrasétait un capitaine de routiers bourguignons&|160;; je l’ai faitprisonnier à la guerre. Il a avoué être traître, larron etmeurtrier&|160;; son procès a duré quinze jours devant les juges deSenlis. J’avais demandé la grâce de cet homme, dans l’espoir del’échanger contre un digne bourgeois de Paris captif desAnglais&|160;; mais apprenant qu’il était mort en prison, j’ai ditau bailli de Senlis&|160;: «&|160;– Le prisonnier dont je comptaisobtenir l’échange est mort&|160;; vous pouvez, si bon vous semble,faire justice de Franquet d’Arras, traître, larron etmeurtrier.&|160;»

UN JUGE. – Avez-vous fait donner de l’argent àcelui qui vous a aidé à prendre Franquet d’Arras&|160;?

JEANNE DARC, haussant légèrement lesépaules. – Je ne suis ni monnoyeur, ni trésorier de France,pour faire donner de l’argent à quelqu’un.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous avez exposé enex-voto des armes dans la basilique de Saint-Denis&|160;?Quelle intention vous dictait cet acte&|160;?

Jeanne Darc reste silencieuse, absorbée par decruels souvenirs. Gravement blessée sous les murs de Paris, elleavait ensuite offert en pieux hommage son armure à la vierge Marie,cédant à un nouveau mouvement d’indignation navrante provoqué parla lâcheté de Charles&|160;VII, qui, après les prodiges de lavictorieuse campagne de l’héroïne, s’en était retourné en Touraineretrouver ses maîtresses&|160;! En vain Jeanne lui avait dit&|160;:«&|160;– Affrontez les Anglais, qui presque seuls garnissent lesremparts de Paris&|160;; présentez-vous hardiment aux portes decette cité, promettant aux Parisiens l’oubli du passé, la concordepour l’avenir&|160;; tentez ainsi, presque à coup sûr, la conquêtede votre capitale&|160;!&|160;» Mais le royal couard avait, commetoujours, reculé devant le péril, au poignant désespoir deJeanne&|160;; alors, voulant renoncer à la guerre, abandonnant sonarmure, elle l’avait offerte en ex voto. Jeanne ne pouvaitfaire un tel aveu à ces prêtres&|160;; non, guidée par lagénérosité de son âme, éclairée par son rare bon sens, elle eûtmieux aimé mourir que d’accuser Charles&|160;VII et de le couvrird’ignominie aux yeux de ses ennemis. Dans la royauté, elle voyaitla France&|160;; et la honte du roi devait rejaillir, ineffaçable,sur le royaume. Elle répondit donc à l’évêque Cauchon, ainsiqu’elle l’avait toujours fait jusqu’alors, de manière à sauvegarderl’honneur de Charles&|160;VII&|160;:

–&|160;J’avais été blessée sous les murs deParis&|160;; j’ai offert mon armure devant l’autel de la sainteVierge en reconnaissance de ce que ma blessure n’avait pas étémortelle.

L’INQUISITEUR, paraissant se rappeler unoubli. – Pendant le temps que vous faisiez la guerre, portantharnais de bataille et habits d’homme, avez-vous reçul’Eucharistie&|160;?

Un mouvement de tous les prêtres-juges, leurattentif et profond silence, témoignent de l’extrême gravité de laquestion posée à l’accusée.

JEANNE DARC. – J’ai communié toutes les foisque je l’ai pu… et pas aussi souvent que je l’aurais voulu…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, vivement. –Greffiers, vous avez écrit&|160;?

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – De quel lieu étiez-vouspartie lorsque vous êtes venue à Compiègne pour la dernièrefois&|160;?

JEANNE DARC tressaille douloureusement àce souvenir. – Je venais de Crespy, en Valois.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vos voix vous ont-ellescommandé cette sortie où vous avez été prise&|160;?

JEANNE DARC. – Pendant la dernière semaine dePâques, mes voix m’avaient encore avertie que bientôt je seraistrahie et livrée… mais qu’il devait en être ainsi… de ne pasm’étonner, de prendre tout à gré… que Dieu me viendrait enaide…

UN JUGE. – Ainsi, vos voix vous disaientsouvent que vous seriez prise&|160;?

JEANNE DARC, soupirant. – Oui, ellesme le disaient depuis longtemps… je demandais à mes saintes demourir aussitôt que je serais prisonnière, afin de ne pas souffrirlongtemps…

L’INQUISITEUR. – Vos voix vous ont-ellesindiqué précisément le jour ou vous seriez prise&|160;?

JEANNE DARC. – Non, pas précisément&|160;;elles m’annonçaient seulement que bientôt je serais trahie etlivrée… Je l’ai dit aux bonnes gens de Compiègne le jour de lasortie.

UN JUGE. – Si vos voix vous avaient ordonné delivrer bataille devant Compiègne en vous avertissant que vousseriez prisonnière ce jour-là, leur diriez-vous obéinonobstant&|160;?

JEANNE DARC. – J’aurais obéi à regret&|160;;mais j’aurais obéi, quoi qu’il pût m’arriver…

UN JUGE. – Avez-vous passé le pont pour fairevotre sortie de Compiègne&|160;?

JEANNE DARC, de plus en plus cruellementaffectée par cette remémorance. – Cela est-il donc duprocès&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Répondez.

JEANNE DARC, d’une voix brève ethâtée. – J’ai passé le pont&|160;; je suis sortie par lepassage de la redoute&|160;; j’ai attaqué avec ma compagnie lesBourguignons du sire de Luxembourg&|160;; je les ai repoussés pardeux fois jusqu’à leurs retranchements, la troisième jusqu’àmi-chemin. Alors les Anglais sont venus, ils m’ont coupé laretraite&|160;; plusieurs de mes soldats voulaient me faire rentrerdans Compiègne, mais le pont était levé derrière nous… J’ai étéprise… (Elle tressaille.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, votreinterrogatoire est, pour aujourd’hui, terminé. Priez le Seigneurd’éclairer votre âme et de vous guider dans la voie du salutéternel&|160;; que Dieu vous garde et vous vienne en aide&|160;!…(Il fait le signe de la croix.) Au nom du Père, du Fils etdu Saint-Esprit… Amen&|160;!

Tous les prêtres-juges se lèvent et répètentd’une seule voix&|160;: – Amen&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Que l’accusée soitremmenée dans sa prison…

Les deux appariteurs s’approchent de JeanneDarc, chacun d’eux la prend par un bras&|160;; ils l’emmènent horsde la chapelle, où se trouvent les soldats anglais chargés dereconduire la prisonnière.

*

**

Jeanne Darc, livide, hâve, brisée par lamaladie et méconnaissable, tant elle a souffert depuis son dernierinterrogatoire, est à demi couchée sur la paille de son cachot, sesvêtements d’homme tombent en lambeaux&|160;; elle est, ainsi quepar le passé, enchaînée par le milieu du corps. Elle a entouré deson mieux, au moyen de quelques chiffons, les lourds anneaux de ferqu’elle porte au-dessus de la cheville&|160;; leur rude pression anon-seulement meurtri, mais entamé sa chair jusqu’au vif&|160;; cesplaies lui sont cruellement douloureuses&|160;; cruellementdouloureuse aussi est l’une de ses glorieuses blessures, qui s’estrouverte. Mais l’affaiblissement extraordinaire de la viergeguerrière, la profonde altération de ses traits, a une autre causeencore, cause étrange, ténébreuse&|160;; elle remonte à quelquesjours de là. L’un des geôliers, remarquant que la captive touchaità peine aux aliments grossiers qu’on lui donnait, lui avait dit«&|160;qu’afin de la remettre en appétit,&|160;» l’évêquePierre Cauchon lui enverrait un mets préparé dans son hôtel. Lelendemain, elle mangea quelques bouchées d’un poisson à elleapporté de la part du prélat&|160;; presque aussitôt, saisie devomissements convulsifs, ses traits devinrent cadavéreux, elles’évanouit. Ses geôliers la crurent au moment de trépasser, l’und’eux courut chercher un médecin&|160;; il arriva, reconnut lessymptômes d’un empoisonnement, et parvint à la rappeler à la vie,mais non à la santé. La prisonnière, depuis lors, est restéelanguissante, abattue et sans force.

Jeanne Darc ne se trouve pas seule dans soncachot&|160;; le chanoine Loyseleur est assis sur un escabeau àcôté de l’espèce de cercueil rempli de paille où elle est couchée.Se croyant en danger de mort, elle vient de se confesser àLoyseleur, de lui ouvrir son âme loyale et pure, de lui raconter savie entière&|160;; loin de soupçonner l’infernale trahison de ceprêtre, elle a puisé de religieuses consolations, de vaguesespérances, dans les preuves de touchant intérêt dont il l’ahypocritement entourée et dans les nouveaux conseils qu’il vient delui donner au sujet de son procès. Le chanoine a souvent visité lacaptive depuis leur première entrevue, ayant, disait-il, obtenu àgrand’peine la permission de sortir de son cachot afin de veniroffrir à sa chère fille en Dieu ses secours spirituels&|160;; ellelui a ingénument raconté son interrogatoire. Le prêtre l’afélicitée d’avoir hardiment soutenu la réalité de ses apparitionset de ses révélations&|160;; elle serait sans doute sauvée par sasincérité à ce sujet. Mais il lui fallait éviter un autre piège,peut-être encore plus dangereux que le premier&|160;: L’un desjuges (c’était lui-même) avait demandé à l’accusée «&|160;auqueldes deux papes alors existants il fallait obéir&|160;?&|160;»L’évêque ayant réservé cette importante question, elle sereproduirait lors d’un autre interrogatoire, l’accusée devait doncse mettre en mesure de répondre à ses juges sans donner prise surelle. Rien de plus facile, selon le chanoine&|160;: on lapresserait, à propos de l’obédience due au pape et à son Église, de«&|160;déclarer si elle, Jeanne, s’en rapportait absolument,aveuglément, à ses juges ecclésiastiques pour l’appréciation de sesactes et de ses paroles&|160;?&|160;» Là était le nouveau piège(disait Loyseleur). Ses ennemis, décidés à tout tenter pour lacondamner, se sentiraient bien plus forts contre elle si elle lesreconnaissait pour ses juges légitimes&|160;; si, au contraire, lesrécusant, elle en appelait d’eux à Dieu seul… à Dieu, le souverainjuge, ils se trouveraient fort empêchés dans leurs méchantsdesseins.

Jeanne Darc, étrangère aux subtilitésthéologiques, ajouta… devait ajouter foi aux paroles duchanoine&|160;; la machination tramée par ce monstre en soutane etpar l’évêque son complice était d’une exécrable habileté. Montrantd’abord à l’accusée une voie de salut dans la pratique persévérantede l’une des plus saillantes vertus dont elle fût douée, lasincérité, il lui dit&|160;: «&|160;– Soutenez hardiment que vousavez vu de vos yeux, entendu de vos oreilles, vos visions, et vosrévélations.&|160;» Jeanne, ayant en effet vu, entendu ces choses,en apparence surnaturelles, durant ces hallucinations, futinébranlable dans ses affirmations&|160;; conseillée autrement,peut-être, cédant à l’effroi du bûcher, effroi souvent chez elleinsurmontable, eût-elle consenti à employer dans ses réponses cecorrectif accepté par l’Église&|160;: j’ai cru voir, j’ai cruentendre. Elle échappait ainsi à une condamnation sur ce pointcapital&|160;; mais raffermie par les conseils du chanoine dans lavoie de la vérité, s’y renfermant rigoureusement, elle donnaitainsi contre elle des armes terribles. Ce n’était pas assez&|160;;ses bourreaux voulaient, en multipliant les causes de condamnation,légitimer leur sanglant arrêt, et ils le pouvaient, selon les loisde l’Église, en convainquant Jeanne d’hérésie. Or, elle s’avouaithérétique au premier chef en récusant, selon le conseil deLoyseleur, le tribunal ecclésiastique et ne voulant reconnaîtred’autre juge que Dieu… Ce conseil, comment ne l’aurait-elle passuivi&|160;? Il répondait aux habituelles aspirations de sonâme&|160;; depuis son enfance, elle rapportait tout à Dieu ou à sessaintes, croyant plus à elles qu’aux prêtres, se sentant plus defoi dans le Créateur que dans ses créatures, fussent-elles revêtuesd’un caractère sacré&|160;; jamais, au temps de son adolescence,malgré sa fervente piété, elle n’avait confié le secret de sesvisions ou de ses projets, même à son confesseur, le curé Minet.Elle devait donc, en raison de la nature de son esprit, de sessentiments, de ses croyances, et surtout de sa méfiance envers sesjuges, les récuser&|160;; elle devait, convaincue de son innocenceet de leur méchanceté, en appeler d’eux à Dieu, son divin maître,persuadée, d’ailleurs, qu’elle échapperait ainsi à un nouveaupiège.

Donc, ce jour-là, le chanoine s’est rendu prèsde Jeanne Darc, afin de la maintenir dans la résolution qu’il lui ainspirée&|160;; il y est aisément parvenu&|160;; et après avoirentendu la confession générale de Jeanne, lui avoir prodigué depaternelles et consolantes paroles, il se dispose à la quitter,appelle le geôlier à travers le guichet, toujours ouvert. Johnparaît&|160;; il éconduit le prêtre avec une feinte brutalité,referme la porte sur lui&|160;; la prisonnière reste seule dans soncachot.

Jeanne Darc, en faisant sa confession généraleau chanoine, en lui racontant sa vie entière, avait non moins cédéà une habitude religieuse qu’au désir d’évoquer une dernière fois àson propre souvenir tout son passé, de s’interroger scrupuleusementsur tous ses actes, en présence du sort affreux dont on lamenaçait&|160;; de rechercher enfin avec une inexorable sévéritéenvers elle-même quels reproches on pouvait lui adresser&|160;? surquoi ces prêtres se fondaient pour l’envoyer au bûcher&|160;? Laseule pensée de ce supplice, être brûlée vive… causaitsouvent à l’héroïne, malgré sa bravoure guerrière, une défaillance,une terreur invincibles&|160;!… Les causes de cette terreur étaientdiverses… d’abord la honte de se voir traînée au supplice comme uneinfâme criminelle à la face du peuple, les tortures atroces quel’on devait endurer en sentant les flammes dévorer votre chairvive… mais ce qui inspirait surtout une horreur insurmontable à lachaste jeune fille, c’était la crainte d’être conduite au bûcherdemi-nue… Elle avait plusieurs fois, à ce sujet, interrogé enfrissonnant le chanoine Loyseleur, et appris de lui «&|160;que l’onmenait les hérétiques, hommes ou femmes, à la mort sans nul autrevêtement qu’une chemise, et coiffés d’une sorte de grandemitre en carton où l’on inscrivait les crimes damnables dupatient.&|160;» À cette idée de paraître aux regards grossiers dela foule les jambes, les bras, les épaules, le sein nus, le corps àpeine voilé d’une toile de lin, tout ce qu’il y avait d’honnêteté,de fierté, de pudeur, dans l’âme virginale de Jeanne Darcfrémissait, se révoltait, s’épouvantait&|160;; en ces moments dedésespoir éperdu, elle se sentait résignée à consentir à tout ceque ses juges voudraient exiger d’elle, à la seule conditiond’échapper à l’ignominie mortelle dont on la menaçait. En vainses voix, les voix de sa conscience, de son courage, luidisaient&|160;:

«&|160;– Souffre vaillamment ton martyrejusqu’à la fin… l’ombre même d’une action mauvaise ne peut ternirle pur éclat de ta victorieuse et sainte vie&|160;!… Ne cède pas àune vaine honte&|160;; la honte retombera exécrable, ineffaçable,sur tes bourreaux&|160;! Affronte sans rougir les grossiers regardsdes hommes… ta gloire te couvre d’une célesteauréole&|160;!…&|160;»

Mais, hélas&|160;! en ces moments dedésespérance, l’héroïne inspirée redevenait la timide jeune fillequi, dans sa pudeur ombrageuse, renonçant même aux joies sacrées del’épouse, avait à jamais voué sa virginité à ses saintes&|160;;aussi, malgré les encouragements de ses voix, elle se sentaitdéfaillir, surtout devant cette pensée, être conduite enchemise au bûcher… Ces défaillances devenaient surtoutfréquentes depuis sa maladie, qui, brisant le ressort de cettenature énergique et tendre, l’accablait, la minait lentement&|160;;parfois, cependant, l’héroïne retrouvait son courage, sarésolution, lorsque ses voix lui disaient&|160;:

«&|160;– Ne transige pas avec ces fauxprêtres&|160;; ils se prétendent tes juges, ils sont tesmeurtriers&|160;! Dieu seul est ton juge&|160;! Soutiens hardimentla vérité, glorifie-toi d’avoir sauvé la France avec l’aide duciel&|160;!… défie le supplice&|160;!… On brûlera ton corps&|160;;mais ta renommée vivra impérissable comme ton âme immortelle, qui,radieuse, rejoindra son Créateur&|160;!… Va, noble victime del’hypocrisie, de la méchanceté des hommes, abandonne leur enfer,remonte au paradis&|160;!…&|160;»

Telles étaient, depuis son dernierinterrogatoire et les longues souffrances de sa maladie, lesalternatives de résolution et de découragement qui tour à tourexaltaient ou brisaient la prisonnière&|160;; mais ce jour-là,rassurée envers elle-même par son examen de conscience, Jeanne Darcse sent, avec une joie amère, tellement affaiblie par ses maux, parses chagrins, qu’elle espère bientôt mourir dans son cachot, voirainsi le terme de ses misères et échapper à ses bourreaux. Soudainelle entend un bruit de pas au dehors&|160;; elle reconnaît la voixde l’évêque Cauchon disant aux guichetiers&|160;:

–&|160;Ouvrez-nous la porte de la prison deJeanne.

La porte s’ouvre, le prélat paraît, accompagnéde sept prêtres-juges. Voici leurs noms&|160;: GUILLAUME BOUCHER, –JACOB DE TOURS, – MAURICE DE QUESNE, – NICOLAS MIDI, – GUILLAUMEADELIN, – GÉRARD FEUILLET, – HAITON, et l’inquisiteur JEANLEMAÎTRE.

Ces membres du saint tribunal sont accompagnésde deux greffiers&|160;; l’un porte un gros flambeau de cireallumé, tant le cachot est sombre, même en plein jour, l’autregreffier tient un cahier de parchemin et une écritoire. L’évêqueest revêtu de ses habits sacerdotaux, ses complices sont revêtus deleurs robes de prêtres ou de moines&|160;; ils se rangentsilencieusement en demi-cercle autour de la caisse de bois rempliede paille où la captive est étendue enchaînée. L’évêque s’avancevers elle&|160;; l’un des greffiers s’assoit devant une tableplacée près de lui, il y dépose son écritoire et ses parchemins.L’autre greffier, debout près de son compagnon, l’éclaire au moyende son flambeau&|160;; sa lumière rougeâtre, se reflétant çà et làsur les figures des prêtres, immobiles comme des spectres, donne àcette scène un aspect étrangement lugubre. Jeanne Darc, surprise decette visite inattendue dont elle ignore le but, se lèvepéniblement sur son séant&|160;; elle jette sur l’assistance unregard interdit et craintif.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec un accent decompassion hypocrite – Jeanne, moi et ces révérends prêtres,docteurs en théologie, nous venons charitablement vous visiter dansvotre prison, hors de laquelle vous ne pouvez en ce moment êtretransportée&|160;; nous venons vous apporter de chrétiennes etconsolantes paroles. Vous avez été interrogée par les plus doctesclercs en droit canon&|160;; vos réponses, je dois vous en avertirpaternellement, ont été empreintes des plus condamnables erreurs,et si, ce qu’à Dieu ne plaise, vous persistiez dans ces erreurs, sipréjudiciables au salut de votre âme et de votre corps, nousserions obligés de vous abandonner au bras séculier.

JEANNE DARC, d’une voix affaiblie. –Je me sens si malade, qu’il me semble que je vais mourir… s’il endoit être ainsi par la volonté de Dieu, je vous demande lacommunion et la terre sainte…

UN JUGE. – Vous voulez recevoir les sacrementsde l’Église, soumettez-vous donc à l’Église&|160;; tant plus vouscraignez la mort, tant plus vous devez vous amender.

JEANNE DARC. – Si mon corps meurt en prison,je vous demande pour lui la terre sainte… si vous me refusez, jem’en réfère à Dieu, qui m’a toujours inspirée…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Voilà une parole biengrave… Vous vous en référez, dites-vous, à Dieu&|160;?… Mais entrevous et Dieu, il y a son Église…

JEANNE DARC. – N’est-ce pas tout un… Dieu etson Église&|160;?…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Apprenez, ma chère fille,qu’il y a l’ÉGLISE TRIOMPHANTE, où se trouvent Dieu, les saints,les anges, les âmes sauvées&|160;; il y a, en outre, l’ÉGLISEMILITANTE, composée de notre saint-père le pape, vicaire de Dieusur la terre, des cardinaux, des prélats, des prêtres et de tousles catholiques, laquelle Église est infaillible, en d’autrestermes, ne peut jamais errer, jamais se tromper, guidée qu’elle estpar la divine lumière du Saint-Esprit&|160;! Voilà, Jeanne, ce quec’est que l’Église militante. Voulez-vous vous en rapporter à sonjugement&|160;?… voulez-vous, oui ou non, nous reconnaître pour vosjuges, nous, membres de l’Église militante&|160;?

JEANNE DARC se souvient des conseils duchanoine&|160;: plus de doute, on lui tend un nouveaupiège&|160;; sa méfiance s’accordant avec sa foi naïve,elle répond aussi fermement que le lui permet sa faiblesse. –Je le répète, je suis venue vers le roi pour le salut de la France,de par Dieu et ses saintes&|160;!… À cette Église-là… (avec ungeste sublime) celle de là-haut&|160;!… je me soumets en toutce que j’ai fait et dit&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, cachant à peine sajoie. – Ainsi, vous ne voulez pas absolument accepter lejugement de l’Église militante sur vos paroles et vosactes&|160;?

JEANNE DARC. – Je m’en rapporterai à cetteÉglise si elle n’exige pas de moi l’impossible.

L’INQUISITEUR. – Qu’entendez-vous parlà&|160;?

JEANNE DARC. – Renier ou révoquer les visionsque j’ai eues de par Dieu… Pour rien au monde je ne les renierai oules révoquerai&|160;; ce serait mentir.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’un ton doucereux.– Mais, ma chère fille, si l’Église militante déclarait ces visionset apparitions choses illusoires, diaboliques, commentpourriez-vous refuser de vous soumettre à ce jugement&|160;?

JEANNE DARC. – Je m’en rapporte à Dieu seul,qui m’a toujours inspirée&|160;; je n’accepterai, je n’accepte lejugement d’aucun homme.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, s’adressant augreffier. – Vous avez écrit cette réponse&|160;?

LE GREFFIER. – Oui, monseigneur.

L’INQUISITEUR. – Ainsi, vous ne vous croyezpas sujette de l’Église militante&|160;? à savoir&|160;: de notresaint-père le pape&|160;? de vos seigneurs les cardinaux, lesarchevêques, les évêques, les…

JEANNE DARC, l’interrompant. – Je mereconnais leur sujette… Dieu le premier servi&|160;!…

Cette admirable réponse frappe d’abord destupeur ces prêtres, et pendant un moment les déconcerte&|160;;l’âme naïve et pure qu’ils croyaient enlacer dans le perfide etnoir réseau de leurs subtilités théologiques leur échappait d’uncoup d’aile en remontant vers Dieu, son Créateur&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, reprenant le premier laparole, et d’un ton sévère. – Jeanne, vous nous répondez enSarrasine, en idolâtre… vous vous exposez à un grand péril pourvotre âme et pour votre corps.

JEANNE DARC. – Quoi qu’il doive m’arriver, jene saurais répondre autrement.

UN PRÊTRE, durement. – En ce cas,vous mourrez apostate&|160;!

JEANNE DARC, avec un touchantorgueil. – J’ai reçu le baptême, je suis bonne chrétienne, jemourrai chrétienne&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Désirez-vous, oui ou non,recevoir le corps du sauveur&|160;?

JEANNE DARC. – Hélas&|160;! je le désire detoute mon âme&|160;; car je me sens mourir.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Alors, soumettez-vous àl’Église militante.

JEANNE DARC. – Je sers Dieu de mon mieux…j’attends tout de lui, rien de personne&|160;!

L’INQUISITEUR. – Encore une fois, si vousrefusez de vous soumettre à la sainte Église catholique,apostolique et romaine, vous serez abandonnée comme hérétique, etcondamnée par sentence judiciaire à être brûlée.

JEANNE DARC, exaltée par sa conviction etl’horreur que lui inspirent ses juges. – Le bûcher serait là,je ne répondrais autrement&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, ma chère fille,votre endurcissement est exécrable… Quoi&|160;! si vous étiezdevant un concile composé de notre saint-père, des cardinaux et desévêques, et qu’ils vous enjoignissent de vous soumettre à leurdécision…

JEANNE DARC, l’interrompant avec unedouloureuse impatience. – Ni pape, ni cardinaux, ni évêques,ne tireraient de moi autre chose que ce que je vous ai déjàdit&|160;!… Ayez donc merci d’une pauvre créature&|160;!… Je memeurs&|160;!… (Elle retombe défaillante sur lapaille.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous soumettriez-vousdirectement à notre saint-père&|160;?

JEANNE DARC. – Faites-moi conduire vers lui,je lui répondrai.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ce que vous dites estinsensé… Persistez-vous à garder vos habits d’homme&|160;?

JEANNE DARC. – Je prendrais robe et chaperonde femme pour me rendre, si je le pouvais, à l’église, afin d’yrecevoir le corps de mon Sauveur&|160;; mais de retour ici, jereprendrais mes habits d’homme, de peur d’être outragée par vosgens.

L’INQUISITEUR. – Une dernière fois, prenezgarde&|160;; si vous persistez dans vos coupables erreurs, notresainte mère l’Église, malgré sa miséricorde infinie, sera forcée devous livrer au bras séculier, et ce sera fait du salut de votre âmeet de votre corps.

JEANNE DARC. – Ce sera fait aussi du salut devos âmes, à vous… qui m’aurez injustement condamnée.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, Jeanne, je doischaritablement vous le déclarer, si vous vous opiniâtrez dans votreendurcissement, il y a ici près des tourmenteurs, et ils vousmettront à la torture. (Il montre la porte, Jeannefrissonne.) Oui… il y a ici près des tourmenteurs… ils vousattendent et ils vous mettront à la torture… à la plus cruelletorture… à seule fin d’obtenir de vous des réponses moinscondamnables et moins funestes à votre salut.

JEANNE DARC a cédé à un premier mouvementde terreur à la pensée de la torture&|160;; maissurmontant bientôt cette faiblesse, elle puise une énergiesurhumaine dans la conviction de son innocence, se redresse, écraseles prêtres-juges sous son regard, et s’écrie avec un accentd’indomptable résolution. – Faites-moi arracher lesmembres&|160;!… faites-moi saillir l’âme hors du corps[113]&|160;! vous n’obtiendrez rien autrechose de moi&|160;!… Et si la torture m’arrache le contraire de ceque j’ai dit jusqu’ici, j’en prends Dieu à témoin, la douleur seulem’aura fait parler contre la vérité&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, cetemportement…

JEANNE DARC. – Écoutez, seigneurs de l’Église,vous voulez ma mort&|160;; si pour me faire mourir, on doit m’ôtermes vêtements, je ne vous demande qu’une chose… une chemise defemme pour aller au bûcher…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, surpris. – Vousprétendez porter chemises et habits d’homme par commandement deDieu&|160;; pourquoi donc demanderiez-vous, pour aller au supplice,une chemise de femme&|160;?

JEANNE DARC. – Parce qu’elle est pluslongue…

Ces monstres en soutane étaientendurcis&|160;; ils avaient, avant de l’entendre, condamné lavierge guerrière à une mort horrible&|160;; ils se savaient àl’avance absous, justifiés, par les lois de l’Église, puisqu’ellesordonnent ces meurtres abominables, sous prétexte d’hérésie et aunom du maintien de la foi catholique&|160;; ils étaient décidésd’infliger à cette malheureuse enfant de dix-neuf ans à peine tousles martyres, depuis ceux de la torture jusqu’à ceux dubûcher&|160;; cependant ils tressaillirent au cri sublime de lapudeur de cette vierge, qui, menacée d’un supplice affreux,demandait à ses bourreaux, comme grâce suprême, UNE CHEMISE DEFEMME pour aller à la mort, parce que CETTE CHEMISE ÉTAIT PLUSLONGUE&|160;!… parce qu’elle pourrait ainsi mieux dérober le chastecorps de la victime aux licencieux regards de la foule&|160;!…

Ô fils de Joel&|160;! à l’heure où j’écriscette légende, de pieuses larmes coulent de mes yeux, vos larmescouleront aussi alors que vous lirez cette dernière prière adresséepar notre sœur plébéienne à ses bourreaux… votre cœur, comme lemien, bondira de haine et d’horreur lorsque vous lirez ces mots del’évêque Cauchon à ses complices, dont quelques-uns, à son grandcourroux, semblaient quelque peu attendris&|160;:

–&|160;Mes très-chers frères, nous allons nousréunir dans une salle de la tour afin de délibérer sur l’urgence dela torture à infliger ladite Jeanne…

L’évêque et les juges sortent du cachot,suivis des greffiers&|160;; Jeanne Darc reste seule.

*

**

Le tribunal ecclésiastique est assemblé dansune salle basse, sombre et voûtée&|160;; le greffier vient de lireaux prêtres-juges le dernier interrogatoire, auquel plusieursd’entre eux n’ont pas assisté&|160;; ils s’apprêtent à délibérersur la question de savoir si l’accusée sera mise ou non à latorture. Vous allez lire les noms des délibérants&|160;; nel’oubliez jamais, fils de Joel, ces noms aussi doivent être écritsen traits de sang dans la mémoire des hommes.

Le greffier vient de communiquer au tribunalecclésiastique la minute des dernières réponses de Jeanne Darc.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Mes très-chers frères, aunom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

TOUS LES JUGES, d’une seule voix. –Amen&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Mes très-chers frères,nous, Pierre, évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, vul’opiniâtre endurcissement de ladite Jeanne, vu la pestilencehérétique dont ses réponses sont empoisonnées, nous vousconsultons, mes très-chers frères, sur le point de savoir s’il esturgent et expédient, ainsi que nous le pensons nous-même, de mettreladite Jeanne à la torture, afin d’obtenir d’elle des réponses oudes aveux qui puissent sauver sa pauvre âme des flammes éternelleset son corps des flammes temporelles&|160;? Veuillez opiner parordre de préséance.

NICOLAS DE VANDERESSE. – Il ne me paraîtpoint, quant à présent, opportun de soumettre ladite Jeanne à latorture.

ANDRÉ MARGUERIE. – Je trouve la torturesuperflue&|160;; les réponses de l’accusée suffisent à lacondamner.

GUILLAUME ÉRARD. – Il n’est pas besoin, eneffet, d’obtenir de la dite Jeanne de nouveaux aveux&|160;; ceuxqu’elle a faits appellent le châtiment temporel.

ROBERT BARBIER. – Je partage l’avis de montrès-cher frère.

DENIS GASTINEL. – Je pense qu’il faut surseoirà la torture.

AUBERT MOREL. – Selon moi, il fautimmédiatement appliquer ladite Jeanne à la torture, afin de savoirsi les erreurs où elle persiste sont sincères ou mensongères.

THOMAS DE COURCELLES. – J’opine qu’il est bonde mettre à la torture ladite Jeanne.

NICOLAS COUPEQUESNE. – Je ne crois pasexpédient de soumettre Jeanne aux tortures de son corps&|160;; maison doit l’admonester une dernière fois, afin de l’obliger à sesoumettre à l’Église militante.

JEAN LEDOUX. – C’est mon avis.

ISAMBARD DE LA PIERRE. – C’est aussi lemien.

NICOLAS LOYSELEUR. – Il me paraîtindispensable pour la médecine[114] del’âme de ladite Jeanne, qu’elle soit torturée… Du reste, je m’enrapporte à l’opinion de mes très-chers frères.

GUILLAUME HAITON. – Je trouve la tortureinutile.

Il résulte de cette délibération que lamajorité des prêtres-juges n’est pas d’avis d’appliquer Jeanne Darcà la torture, beaucoup moins par un sentiment d’humanité que parceque les aveux de l’accusée assurent sa condamnation, ainsi que l’adit avec une naïveté féroce le chanoine ANDRÉ MARGUERIE&|160;;néanmoins, l’évêque Cauchon, que cette torture alléchait, commel’odeur du sang allèche le loup, semble fort malcontent del’évangélique mansuétude de ses très-chers frères en Jésus-Christ,assez charitables pour trouver qu’il suffit à la gloire de l’Églisede Rome de brûler Jeanne Darc, sans avoir préalablement tenailléses membres ou disloqué ses os. Ces cléments ont d’ailleurs songéque, affaiblie, souffrante comme elle l’était, elle pouvait expirerde douleur sur le chevalet des tourmenteurs&|160;; et il faut quele supplice de l’héroïne soit éclatant, solennel, qu’il ait lieu àla face de Dieu et des hommes&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, dissimulant à peine saméchante humeur. – La majorité de nos très-chers frères seprononçant contre l’application de ladite Jeanne à la torture, etce moyen d’obtenir de sincères aveux de l’accusée étant écarté, jerequiers que, sans désemparer, elle soit amenée ou transportéecéans, afin qu’il lui soit donné acte et lecture du réquisitoirelancé contre elle, par notre très-cher frère MAURICE, chanoine dutrès-révéré chapitre de la cathédrale de Rouen.

Les juges-prêtres s’inclinent en manièred’assentiment. Nicolas Loyseleur sort afin d’aller donner l’ordrede transférer Jeanne Darc devant le tribunal, mais il ne reparaîtpas durant cette séance, de crainte d’être reconnu par laprisonnière.

*

**

Jeanne Darc, trop faible pour pouvoir marcher,mais toujours enchaînée par les pieds, est apportée sur un brancarddans la salle basse de la tour par deux geôliers&|160;; ilsdéposent à quelques pas des prêtres-juges ce brancard où estétendue la prisonnière. Résolue de soutenir la vérité jusqu’à lamort, elle se demande pourtant quels crimes elle a commis&|160;?Elle a affirmé la réalité des visions qu’elle a eues&|160;; elle asoumis en son âme et conscience tous les actes de sa vie aujugement de son souverain maître et juge… Dieu&|160;! Si persuadéequ’elle soit de la partialité, de la perfidie de ce tribunalecclésiastique, elle a peine à croire à la possibilité de sacondamnation, ou plutôt s’épuise à en deviner les motifs. Son pâlevisage s’est légèrement coloré d’une animation fébrile&|160;; ellese soulève à demi sur son brancard, appuyée sur l’une de sesmains&|160;; ses grands yeux noirs, caves et brillants, s’attachentavec anxiété sur les prêtre-juges, et au milieu du profond silencedont a été suivie son entrée, elle attend…

Le chanoine Maurice, vêtu de la robecanonicale, tient en main un parchemin où est minuté l’acted’accusation qu’il s’apprête à prononcer.

Cet acte d’accusation dressé par cesprêtres, vous allez l’entendre, et vous frémirez, fils de Joel…Oh&|160;! certes, ce fut une effroyable iniquité que le supplice denotre ancêtre Karvel-le-Parfait et de sa douce femmeMorise, condamnés à Lavaur, au douzième siècle,par le légat du pape et Simon de Montfort, fanatique féroce, à êtrejetés dans une fournaise avec cinq cents autres hérétiquesalbigeois, coupables de ne pas avoir foi en l’Église de Rome,coupables d’avoir vaillamment défendu leur croyance, leur famille,leur maison, leurs biens, leur province, contre les croiséscatholiques, qui, au nom du Christ, pillaient, incendiaient,ensanglantaient le Languedoc, ainsi que le faisaient en terresainte les premiers croisés, du temps de notre aïeulFergan-le-Carrier… Oui, tout cela fut affreux, etcependant moins affreux encore que la haine acharnée de l’Églisecontre Jeanne Darc&|160;! Vous connaissez sa vie, fils de Joel,vous la connaissez depuis sa première enfance&|160;; est-il aumonde une vie plus pure, plus glorieuse, plus sainte&|160;?

La guerrière, en défendant le solsacré de la patrie, a égalé les plus illustres capitaine&|160;!

La chrétienne, au fort des batailles,reculant devant l’effusion du sang, a vaillamment versé le sien,mais a laissé son épée au fourreau, guidant ses soldats sonétendard à la main. Chaque jour elle s’agenouillait pieusement dansle temple, afin d’y recevoir avec foi et ferveur le pain desanges&|160;!… Vous avez lu ses lettres écrites aux capitainesétrangers ou aux chefs des factions civiles. Elle commençaittoujours, au nom d’un Dieu de charité, de concorde et de justice,par adjurer les Anglais d’abandonner un pays qu’ils possédaientcontre tout droit, qu’ils dominaient par la violence, leurpromettant merci et paix s’ils renonçaient à une conquête rendueplus odieuse encore par la rapine et le massacre. S’adressait-elleaux Français armés contre les Français, elle leur rappelait qu’ilsétaient de France, les adjurant de se rallier contrel’ennemi commun.

Enfin, Jeanne Darc, comme femme,n’a-t-elle pas donné l’exemple des plus généreuses, des plusangéliques vertus&|160;? sa pudeur ne lui a-t-elle pas inspiré desparoles sublimes, qui seront l’admiration des siècles&|160;?

Comment donc ces prêtres-juges ont-ils puformuler contre la guerrière, contre lachrétienne, contre la vierge irréprochable, uneseule ACCUSATION, non pas légitime… autant reconnaître, en sevoilant la face avec horreur, que la vertu est le crime… mais uneaccusation qui ne révolte pas le plus vulgaire bon sens, la plussimple honnêteté&|160;? une accusation qui ne soit pas un sanglantoutrage, une insulte dérisoire, un défi sacrilège, jetés à tout cequi a été, est et sera l’objet de la vénération deshommes&|160;?

Oui, comment ont-ils donc fait, cesprêtres&|160;?

Comment ont-ils fait&|160;? Ah&|160;! fils deJoel, cela est épouvantable à dire… ils ont simplement feuilleté lerecueil des canons de l’Église, les décrétales de l’Inquisition, etils ont trouvé DOUZE CHEFS CAPITAUX D’ACCUSATION contre laguerrière, contre la chrétienne, contre la viergeirréprochable&|160;!

Oui, douze chefs capitaux d’accusation&|160;!Vous allez les entendre&|160;; et, chose plus abominableencore&|160;: en vain ces accusations vous sembleront iniques,stupides, insensées, horribles, monstrueuses&|160;!… en vain vousvous écrierez qu’elles révoltent le cœur, l’esprit, la raison detout homme de bien&|160;!… erreur, criminelle erreur, fils deJoel&|160;! ces accusations sont fondées, elles sont légitimes,elles sont justes aux yeux de ces juges convaincus, de ces jugesorthodoxes. Elles sont, selon eux, l’expression complète, absolue,irrévocable de l’Église de Rome&|160;; elles ressortent en fait, endroit, de l’application légale de la juridiction de l’Église, uneet infaillible, éternelle et divine&|160;! Entendez-vous, fils deJoel… UNE comme Dieu&|160;! INFAILLIBLE comme Dieu&|160;! DIVINEcomme Dieu&|160;! ÉTERNELLE comme Dieu&|160;!

Donc, écoutez, écoutez la vie de Jeanne Darc,brièvement résumée par ces prêtres en douze chefs d’accusation…L’héroïne est là, son corps est brisé, fébricitant&|160;; mais sonâme, pleine de foi et d’énergie&|160;!

Les prêtres-juges restent impassibles,silencieux.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, s’adressant à l’accusée,d’une voix grave. – Jeanne, notre très-cher frère le chanoineMaurice va vous donner lecture du réquisitoire dressé contre vous…Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit&|160;!Amen&|160;!

LES PRÊTRES-JUGES, d’une seule voix.– Amen&|160;!…

LE CHANOINE MAURICE, d’une voix sépulcraleet d’un ton menaçant. – «&|160;Premièrement, Jeanne, tu as ditqu’à l’âge de treize ou quatorze ans, tu as eu des révélations etdes apparitions d’anges et de saintes, auxquelles tu donnes le nomde saint Michel, de sainte Catherine, de sainte Marguerite&|160;;tu as dit que tu les avais vues fréquemment des yeux de toncorps&|160;; tu as dit qu’elles avaient fréquemment conversé avectoi.

»&|160;Jeanne, sur ce point, considérant lebut et la fin de ces révélations et apparitions, la nature deschoses révélées, LA QUALITÉ de ta personne, l’Église déclare ceschoses mensongères, séductrices, pernicieuses, et procédant dumalin esprit et du diable…&|160;»

Le chanoine Maurice s’interrompt pendant unmoment après la lecture de ce premier chef d’accusation, afin quesa gravité puisse être pesée, appréciée, par Jeanne Darc&|160;;mais les paroles qu’elle vient d’entendre la reportant aux premierstemps de son jeune âge, jours paisibles écoulés au milieu desdouces joies de la famille, elle oublie le présent et s’absorbedans les souvenirs de son enfance avec une mélancolie amère etdouce à la fois.

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Secondement,Jeanne, tu as dit que ton roi, te reconnaissant à des signes commevéritablement envoyée de Dieu, t’avait donné des gens d’armes pourbatailler&|160;; tu as dit que sainte Marguerite et sainteCatherine t’avaient accompagnée à Chinon et en d’autres lieux, oùelles te guidaient de leurs conseils.

»&|160;Jeanne, l’Église déclare cetteaffirmation menteuse, fallacieuse, dérogatrice à la dignité dessaintes et des anges.

»&|160;Troisièmement, Jeanne, tu as dit que tuavais reconnu les anges et les saintes aux conseils qu’ils tedonnaient&|160;; tu as dit que tu crois ces apparitions bonnes, quetu y crois aussi fermement qu’à la foi de Notre-SeigneurJésus-Christ.

»&|160;Jeanne, l’Église déclare que ce ne sontpoint là des signes suffisants pour reconnaître des saints et dessaintes&|160;; que tu as cru témérairement, affirmé avec jactance,et que tu erres dans la foi…&|160;»

Jeanne Darc, sortie de sa rêverie, écoutaitcette nouvelle accusation sans la comprendre. Où était lajactance&|160;? la témérité&|160;? le mensonge&|160;? Elle avaitreconnu ses saintes à la sainteté de ces conseils&|160;: «&|160;–Jeanne, sois pieuse, conduis-toi en fille sage, – lui disaient cesvoix mystérieuses&|160;; – le ciel te prêtera son aide pour chasserl’étranger de la Gaule.&|160;» – Et la promesse de ses saintess’était accomplie, elle avait, pauvre fille des champs, remportéd’éclatantes victoires sur les ennemis de la France… Où était lemensonge&|160;? la témérité&|160;? la jactance&|160;?

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Quatrièmement,Jeanne, tu as dit que tu étais certaine de savoir certaines chosesde l’avenir&|160;; que tu avais reconnu ton roi sans l’avoir jamaisvu.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare en ceciconvaincue de présomption et de sorcellerie.&|160;»

Jeanne Darc, sans s’arrêter à l’imputation desorcellerie, qui lui semblait insensée, soupira tristement, serappelant sa première entrevue à Chinon avec le gentil dauphin deFrance, alors que, venant vers lui, apitoyée par ses malheurs,dévouée à la royauté, Charles&|160;VII, l’accueillant d’abord parde misérables bouffonneries, lui imposait ensuite, à elle sichaste, un infâme examen, puis la renvoyait devant un concile deprêtres du Christ réunis à Poitiers, qui, frappés de la sincéritéde ses réponses, l’avaient déclarée divinement inspirée… Et voicique d’autres prêtres, parlant au nom du même Christ, la traitaientde sorcière&|160;!…

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Cinquièmement,Jeanne, tu as dit que, par le conseil de Dieu, tu as porté etcontinues de porter des habits d’homme, courte tunique, chaussesnouées avec des aiguillettes, capeline et cheveux coupés en rond àla hauteur de l’oreille, ne gardant enfin sur toi rien qui dénoteton sexe, sauf ce que la nature trahit&|160;; tu as, avant d’êtreprisonnière, plusieurs fois reçu la sainte Eucharistie sous lecostume masculin&|160;; et malgré tous nos efforts pour te fairerenoncer à ce costume, tu t’obstines à le conserver, prétendantagir par le conseil de Dieu.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare en ceciblasphématresse de Dieu, contemptrice de ses sacrements,transgressesse de la loi divine, de l’Écriture sainte et dessanctions canoniques&|160;; l’Église te déclare enfin malagissante, errante dans ta foi et idolâtresse à l’exemple desgentils…&|160;»

Jeanne Darc, songeant aux chastes motifs quil’avaient décidée à revêtir les habits d’homme, tant que sa missiondivine l’obligerait de vivre dans les camps au milieu des soldats,se rappelant aussi avec quel empressement les prêtres… prêtrescomme ses juges, l’admettaient à la confession et à la communion,lorsque, couverte de son armure de guerre, elle venaitsolennellement remercier Dieu de lui avoir octroyé lavictoire&|160;; Jeanne Darc se demandait, dans son bon sens, parquelle aberration d’autres prêtres du Christ voyaient en elle uneblasphématresse, une idolâtresse à l’exemple des gentils&|160;!

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Sixièmement,Jeanne, tu as dit que souvent, en tête des lettres que tu adressaisaux chefs de guerre ou autres, tu faisais écrire ces nomsdivins&|160;: Jesus Maria, et qu’ensuite tu traçais au basdesdites lettres le signe révélé de la croix&|160;; dansces lettres homicides, tu te vantais de faire occire ceux quirésisteraient à tes commandements altiers&|160;; tu as affirmé quetu parlais et agissais ainsi par inspiration et suggestiondivine.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare traîtresse,menteuse, cruelle, désireuse de l’effusion du sang humain,séditieuse, provocatrice de la tyrannie, blasphématrice de Dieudans ses commandements et révélations&|160;!&|160;»

Jeanne Darc, à cette accusation encore plusstupide qu’elle n’était inique, ne put retenir un frémissementd’indignation. On l’accusait de cruauté&|160;! on l’accusaitd’avoir fait à plaisir couler le sang humain&|160;! elle qui, lejour même de son entrée triomphante à Orléans, voyant un captifanglais tomber sous les coups d’un soudard brutal, émue de pitié,s’était élancée de son cheval, puis agenouillée près du blessé,dont elle soutenait la tête, avait imploré pour lui lacommisération des assistants&|160;! Elle désireuse de l’effusion dusang humain&|160;! elle qui vingt fois sauva du massacre desprisonniers anglais et les renvoya libres&|160;! elle qui fitécrire, sous la pieuse invocation du Christ, tant de lettresempreintes de ses vœux ardents pour la paix&|160;! elle qui dictacette touchante missive au duc de Bourgogne où elle le suppliait demettre fin aux désastres de la guerre civile&|160;! elle quimarchait toujours au combat, affrontant mille morts, sans autrearme que sa bannière de blanc satin&|160;!… elle, enfin, dont lesang coula souvent sur le champ de bataille, et qui ne répanditcelui de personne&|160;!… Jeanne Darc, dans son indignationgénéreuse, allait répondre à ce prêtre&|160;; mais la voix de sadignité, de sa conscience, lui défendit de répondre autrement quepar un silencieux dédain à cette accusation abominablementmensongère.

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Septièmement,Jeanne, tu as dit qu’ensuite de tes révélations tu as quitté, versl’âge de dix-sept ans, la maison paternelle, contre la volonté detes parents, plongés par ton départ dans une douleur voisine de lafolie&|160;; qu’ensuite tu es allée vers un certain Robert deBaudricourt, lequel t’a fait conduire à Chinon, près de ton roi, àqui tu as dit que tu venais, au nom de Dieu, pour chasser lesAnglais et lui rendre sa couronne.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare impieenvers tes parents, transgressesse de ce commandement deDieu&|160;: Tes père et mère honoreras, blasphématresseenvers le Seigneur, errante dans ta foi et faiseuse de promessesprésomptueuses et téméraires…&|160;»

Cette autre accusation révoltait et navraitJeanne Darc. Elle impie envers ses parents&|160;! Hélas&|160;! dequelles angoisses déchirantes n’avait-elle pas souffert, alorsqu’obsédée par l’impérieuse voix de son patriotisme, qui lui disaitchaque jour&|160;: – Marche, marche à la délivrance de laGaule&|160;! – elle dut se résigner à abandonner sa famille,qu’elle chérissait et vénérait&|160;! Combien de fois, résistantaux enivrements de ses victoires, n’avait-elle pas répété cesparoles touchantes&|160;: «&|160;J’aimerais mieux être à coudre età filer auprès de ma pauvre mère&|160;!…&|160;» Et lorsqu’un momentarbitre des destinées de la France, elle recevait une lettre de sonpère, qui la comblait de bénédictions et lui pardonnait sa fuite,Jeanne ne s’était-elle pas écriée, moins glorieuse de ses triomphesque de la clémence paternelle&|160;: – Mon père m’a pardonné&|160;!– Et après cette sainte absolution, ces prêtres l’accusaient defouler aux pieds les commandements de Dieu&|160;!…

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Huitièmement,Jeanne, tu as dit que tu étais sautée de la tour du château deBeaurevoir, aimant mieux risquer de mourir que de tomber aux mainsdes Anglais&|160;; et que, malgré le conseil de tes saintes, quit’ordonnaient de ne pas tenter de t’échapper ou de te tuer, tu aspersévéré dans ton projet.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare coupabled’avoir lâchement cédé au désespoir, d’avoir voulu être homicideenvers toi-même, et criminellement interprété la loi du librearbitre humain…&|160;»

Jeanne Darc sourit avec dédain en entendantces prêtres lui reprocher à elle, victime d’une horrible trahison,d’avoir tenté d’échapper à ses ennemis, qui venaient de la vendredix mille écus d’or aux Anglais.

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Neuvièmement,Jeanne, tu as dit que tes saintes t’avaient promis le paradis, situ conservais ta virginité, vouée à Dieu&|160;; et que tu étaisaussi certaine du paradis que si tu jouissais déjà de la félicitédes bienheureux&|160;; tu as dit que tu ne te croyais pas en péchémortel, parce que tu entendais toujours les voix de tessaintes.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclareprésomptueuse, téméraire dans tes assertions, menteuse, pernicieuseet exhalant une odeur pestilentielle pour la foicatholique…&|160;»

Jeanne Darc leva vers la sombre voûte de lasalle basse son regard rayonnant de foi et d’espérance, et elleentendit ses voix lui dire&|160;: – Courage, sainte fille… quet’importent les vaines paroles des hommes, Dieu t’a jugée digne deson saint paradis&|160;!&|160;»

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Dixièmement,Jeanne, tu as dit que tes saintes, te parlant en langue gauloise(gallicè), t’avaient affirmé qu’elles étaient ennemies desAnglais et amies de ton roi.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclaresuperstitieuse, sorcière, blasphématresse envers sainte Catherineet sainte Marguerite, et contemptrice du sentiment de l’amour duprochain.

»&|160;Onzièmement, Jeanne, tu as dit que sile mauvais esprit t’était apparu sous la figure de saint Michel, tuaurais bien su le discerner et le reconnaître.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare idolâtre,invocateresse de démons et coupable de jugementillicite…&|160;»

Jeanne Darc, qui, dans sa candeur, n’avaitjamais soupçonné la cause matérielle de ses hallucinations,produites par la suppression de l’infirmité naturelle à son sexe,croyait rêver en écoutant cette accusation de sorcellerie etd’invocations démoniaques&|160;! Sorcière&|160;! parce qu’elleaffirmait avoir vu ce qu’elle avait vu&|160;! sorcière&|160;! parcequ’elle affirmait avoir entendu ce qu’elle avait entendu&|160;!sorcière&|160;! invocateresse de démons&|160;! parce que desvisions lui étaient apparues, visions si peu désirées ou invoquéespar elle, que d’abord, éperdue d’effroi, elle avait prié Dieud’éloigner d’elle ces apparitions&|160;!

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Douzièmement,Jeanne, tu as dit que si l’Église voulait te faire avouer quelquechose de contraire aux inspirations que tu prétends avoir reçues deDieu, tu t’y refuserais absolument, ne reconnaissant en cela ni lejugement de l’Église, ni d’aucun homme sur la terre&|160;; tu asdit que cette réponse venait, non de toi, mais de Dieu, quoiquel’on t’ait cité à plusieurs reprises l’article de foi&|160;:unam Ecclesiam catholicam, et que l’on t’ait démontré quetout catholique doit soumettre ses actes et ses paroles à l’Églisemilitante.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclareschismatique, ennemie de son unité et de son autorité&|160;; ellete déclare de plus témérairement endurcie dans les faux errementsde ta foi et criminellement apostate…Amen&|160;!…&|160;»

LES PRÊTRES-JUGES, d’une seule voix.– Amen&|160;!

Si Jeanne Darc, dans la loyauté, dansl’humilité habituelle de son âme, eût reconnu la réalité dequelqu’une des accusations dirigées contre ses actes et sesparoles, elle se fût inclinée devant le jugement de cesprêtres&|160;; mais, après les avoir silencieusement écoutés,demeurant plus que jamais convaincue de leur iniquité, plus quejamais elle se résolut de récuser de pareils juges et d’en appelerd’eux en Dieu… ce Dieu d’amour, de justice, de pardon&|160;!

La lecture du réquisitoire terminée, l’évêquePierre Cauchon, effrayant de feinte charité, s’avance près dubrancard de Jeanne Darc en lui disant d’une voixonctueuse&|160;:

«&|160;– Et maintenant, Jeanne, tu saisquelles terribles accusations pèsent sur toi&|160;; nous voici, matrès-chère fille, au terme de ton procès, il est temps de bienréfléchir à ce que tu viens d’entendre&|160;; car si, après avoirété si souvent, si paternellement admonestée par moi, ainsi que parnos très-chers frères, le vicaire de l’Inquisition et autres doctesprêtres, tu persistais, hélas&|160;! dans tes erreurs, au mépris dela révérence due à Dieu, au mépris de la foi et de la loi deNotre-Seigneur Jésus-Christ, au mépris de la sécurité de laconscience catholique&|160;; si tu persistais, dis-je, à te montrerun objet de scandale horrible, de pestilence infecte etnauséabonde, pour les catholiques, ce serait, ma très-chère fille,au grand dommage de ton âme et de ton corps… Au nom de ton âmeimpérissable, mais éternellement damnable, au nom de ton corps,essentiellement périssable, je t’exhorte une dernière fois, matrès-chère fille, à t’amender, à revenir dans le giron de notredouce et sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine, àte soumettre à l’obéissance de son jugement&|160;; sinon, matrès-chère fille, je t’en avertis charitablement, paternellement,une dernière fois, ton âme serait damnée, ton corps détruit par lefeu… ce dont je prie à mains jointes (il les joint) leSeigneur de te préserver&|160;!…&|160;»

Jeanne Darc fait un effort surhumain pour selever et se tenir debout, elle y parvient, se raffermit sur sesjambes chancelantes et enchaînées&|160;; élevant alors la maindroite vers la voûte, elle s’écrie d’une voix ferme, avec un accentde conviction héroïque&|160;:

–&|160;J’en prends le ciel à témoin&|160;! jeserais condamnée… je verrais les fagots… le bourreau prêt à ymettre le feu… je serais dans le feu… que je répéterais jusqu’à lamort&|160;: Oui, j’ai dit la vérité… oui, Dieu m’a inspirée… oui,j’attends tout de lui et rien de personne… Oui, Dieu est mon seuljuge, mon seul maître&|160;!…

Jeanne Darc, épuisée par le dernier effort,retombe sur la paille de son brancard au milieu du profond silencedes juges-prêtres&|160;; ils se réunissent en un groupe dontl’évêque Cauchon forme le centre&|160;; ils se consultent à voixbasse avec lui pendant quelques instants, puis le prélat,s’approchant de Jeanne Darc, lui dit d’une voix éclatante, avec ungeste de malédiction&|160;:

–&|160;Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit&|160;! nous, Pierre, évêque de Beauvais, parmiséricorde divine, nous te déclarons blasphématresse, sacrilège,invocateresse de démons, apostate et hérétique&|160;! nous tefrappons d’excommunication majeure et mineure&|160;; nous tedéclarons à jamais retranchée du corps de notre sainte mèrel’Église et t’abandonnons au bras séculier, qui demain brûlera toncorps et jettera tes cendres au vent&|160;!…Amen&|160;!

LES PRÊTRES-JUGES, d’une seule voix.– Amen&|160;!

JEANNE DARC, sublime&|160;: – C’estvotre jugement&|160;!… j’attends avec confiance celui deDieu&|160;!…

Les geôliers remportent l’accusée dans soncachot.

*

**

Le 24 mai 1431, vers les huit heures du matin,par un radieux soleil de printemps, une foule considérable sepresse aux abords du cimetière de l’abbaye de Saint-Audoin, àRouen&|160;; un mur à hauteur d’appui entoure ce lieu de sépulture.Un échafaud assez élevé, composé d’une vaste plate-forme où sontdisposés plusieurs sièges recouverts de housses violettes, estdressé dans l’intérieur et près de l’entrée de ce cimetière. Dessoldats anglais, casqués et cuirassés, la lance au poing, formentune haie et contiennent le populaire&|160;; il semble dansl’impatiente attente d’un grand événement.

Qu’attend-il donc, ce populaire&|160;?

Il attend Jeanne Darc&|160;; elle doit, surcet échafaud, à la face de tous, en présence de Dieu et des hommes,s’agenouiller aux pieds de l’évêque Cauchon, et là, les mains encroix sur la poitrine, elle abjurera ses erreurs passées, renierases visions, reniera ses révélations, reniera sa foi, sa gloire,son patriotisme&|160;; enfin se soumettra, humble, contrite,repentante, au jugement souverain de la sainte Église catholique,apostolique et romaine…

Quoi&|160;! Jeanne, hier encore, malgrél’épuisement de son corps, si fière, si résolue dans ses réponses àses accusateurs&|160;? Quoi&|160;! Jeanne, qui s’écriait&|160;:

«&|160;– Le bûcher serait là… le bourreauserait là… je répéterai jusqu’à la mort&|160;: oui, j’ai dit lavérité… oui, Dieu m’a inspirée… oui, Dieu est mon seul juge, monseul maître&|160;!…&|160;»

Quel inconcevable changement s’est donc opérédans cette âme, naguère si ferme, si convaincue&|160;?

Quel changement&|160;? Le voici, fils deJoel&|160;; écoutez, écoutez…

L’héroïne, après sa sentence prononcée laveille par l’évêque Cauchon, a été rapportée dans son cachot&|160;;l’exaltation fiévreuse qui la soutenait en présence de ses juges afait place à un profond abattement, mais elle est résignée ausupplice. Le chanoine Loyseleur, autorisé, dit-il, par le capitainede la tour à apporter les dernières consolations à la condamnée,vint la visiter&|160;; elle accueillit le prêtre avecreconnaissance. Instruit du sort de Jeanne, il fondait en larmes,il gémissait, il se lamentait, s’appesantissant sur les horriblesdétails du supplice que sa pauvre chère fille en Dieu allait, lelendemain, subir&|160;; ces détails, il les devait au capitaineanglais, il les lui avait donnés, ce méchant Anglais, avec unraffinement de cruauté, connaissant le touchant intérêt que lui,Loyseleur, portait à la prisonnière. Affreux détails&|160;! JeanneDarc serait conduite au bûcher seulement vêtue d’une chemise, nonpas d’une chemise de femme, selon le vœu suprême de la victime,parce que cette chemise serait plus longue, mais vêtued’une chemise d’homme&|160;; et ce n’était rien encore… aussi, lechanoine, connaissant la sainte pudeur de sa chère fille, selamentait avec un redoublement de larmes, de sanglots, suspendant àdessein sa révélation. Enfin, il articulait ceci enfrémissant&|160;: Les chefs anglais, afin de prouver au peuple et àleur armée que c’était bien véritablement Jeanne-la-Pucelle quel’on allait brûler en chair et en os, et que l’on n’aurait plus dèslors à redouter ses maléfices, les chefs anglais avaient décidéqu’avant d’être livrée aux flammes on lui ôterait sa grande mitrede carton de dessus la tête, et que… horreur&|160;!… l’homme deDieu, n’osait… ne pouvait achever… il levait les mains au ciel, ilse frappait la poitrine, puis il reprenait… Et, horreur&|160;!abomination&|160;!… les bourreaux enlèveraient à Jeanne Darc sachemise… l’enchaîneraient toute nue au poteau… et cela au grandjour… à la face du peuple et des soldats anglais… oui, onl’enchaînerait là toute nue… Et lorsque ce peuple, ces soldats,assouvissant sur elle leurs regards lubriques, l’auraient ainsilonguement contemplée à loisir, afin de s’assurer que c’était bienla Pucelle que l’on allait brûler, on mettrait le feu aux fagots,arrosés de soufre, de bitume&|160;!… Et le prêtre d’entamer alorsune description minutieuse des tortures de ce supplice, descriptionà faire dresser les cheveux d’épouvante&|160;!

Mais Jeanne ne l’écoutait plus… Dès qu’elleeut appris qu’elle serait conduite au bûcher en chemise d’homme,puis attachée toute nue au poteau par la main des bourreaux, etainsi exposée aux yeux de tous… elle d’une pudeur si délicate, siombrageuse… son esprit pendant un moment s’égara&|160;; ellerassembla ce qui lui restait de force, et, quoique enchaînée parles pieds, par les mains, par la ceinture, elle se redressa sur sacouche de paille et, s’élançant, se heurta violemment la tête àdeux reprises contre le mur de son cachot, espérant se briser lecrâne et mourir&|160;; mais l’élan de la pauvre créature, faible,épuisée, défaillante, ne fut pas assez vigoureux pour produire unchoc mortel ou même dangereux. Elle retomba sur sa paille, où lechanoine la contint paternellement, charitablement&|160;; ilsanglotait, suppliant sa chère fille en Dieu de ne point céder à unaveugle désespoir&|160;!… C’était, il est vrai, quelque chosed’abominable pour la condamnée, si pure en son âme, si chaste enson corps, d’être ainsi, d’abord demi-nue, puis enfin toute nue…(le chanoine insistait sur ce tableau avec ténacité) absolumentnue… abandonnée aux regards lascifs, aux railleries obscènes de lasoldatesque et du peuple&|160;!… Cela sans doute dureraitlongtemps, très-longtemps, une heure au moins, peut-êtredavantage&|160;; les Anglais se plairaient à prolonger avec uneexécrable et impudique férocité l’exposition des nudités de laPucelle… Mais, hélas&|160;! que faire&|160;? que faire&|160;?comment éviter cette abomination&|160;? Impossible, hélas&|160;!impossible… Non&|160;! – Et le prêtre semblait illuminé par unepensée soudaine. – Il y aurait un moyen, non point douteux, maiscertain, non-seulement d’éviter ces hontes mortelles, plusredoutables à la condamnée que les tortures du supplice, maisencore de se soustraire au bûcher, mieux que cela, d’échapper auxmains des Anglais&|160;! en un mot, grâce à ce moyen, Jeannepourrait recouvrer sa liberté, sa chère liberté&|160;! retourner àDomrémy près d’une famille aimée, là goûter un calme réparateuraprès tant de cruelles épreuves. Puis, sa santé revenue, la viergeguerrière achèverait sa mission divine, revêtirait son armure debataille, appellerait aux armes les vaillants, et, à leur tête,chasserait enfin complètement les Anglais hors de France&|160;!

Jeanne Darc croyait rêver en écoutant lechanoine&|160;; son âge, ses larmes, ses gémissements, le constantintérêt qu’il témoignait à la captive depuis son emprisonnement,éloignaient de son esprit tous mauvais soupçons. Stupéfaite, elleinterrogea le prêtre sur ce moyen, disait-il, si certain d’échapperà des ignominies pires que le supplice et de recouvrer saliberté.

Le tentateur poursuivit avec une infernalehabileté son œuvre de ténèbres. Il commença par demander àl’héroïne si, en son âme et conscience, elle ne regardait point sesjuges comme des monstres d’iniquité, de noirceurs&|160;? De cecielle convint aisément. Dès lors, pourrait-elle se croire engagée,obligée par des promesses faites à ses bourreaux, elle,prisonnière&|160;? subissant le droit de la force&|160;? elle,vendue à prix d’or&|160;? elle, convaincue de son innocence, elle,enfin, l’élue du Seigneur&|160;? Non, non, concluait le chanoine,une promesse faite à ses bourreaux afin de se soustraire àd’abominables ignominies et aux horreurs du supplice ne pouvaitlier l’innocente victime.

Jeanne demandait quelle était cette promesse,– et le prêtre de répondre qu’il s’agissait simplement d’abjurer,de renier, en apparence, les erreurs que le tribunalreprochait à la condamnée&|160;; enfin, de se soumettre… toujoursen apparence… au jugement de l’Église.

Ce mensonge révoltait la conscience deJeanne&|160;: renier la vérité… c’était renier Dieu…

–&|160;Oui, mais des lèvres, seulement deslèvres, et non du cœur&|160;! – poursuivait le tentateur. – C’étaitcéder à la violence, c’était parler momentanément le langage desbourreaux, langage fallacieux, perfide, et, grâce à cette légitimefourberie, leur échapper, conserver ainsi à Dieu son élue, à laFrance son espoir et sa libératrice&|160;! C’était renier de labouche, tout en continuant de glorifier du fond de l’âme, de noblesactes inspirés par le ciel.

–&|160;Mais promettre d’abjurer à condition derecouvrer sa liberté, c’était s’engager à abjurer, – répondaitJeanne, ébranlée par les sophismes du tentateur.

–&|160;Eh&|160;! qu’importait cela&|160;? –reprenait-il&|160;; – oui, qu’importait d’abjurer&|160;? d’abjurermême publiquement&|160;? de s’agenouiller devant l’évêque et de luidire des lèvres&|160;: «&|160;– Je le confesse, mes apparitions,mes révélations étaient des illusions&|160;; j’ai péché en prenantl’habit d’homme&|160;; j’ai péché en guerroyant&|160;; j’ai péchéen refusant de me soumettre au jugement de l’Église&|160;; je m’ysoumets, à cette heure, et, je l’avoue, je regrette mespéchés…&|160;» – Qu’importaient ces vaines paroles&|160;? Est-cequ’elles partaient du for intérieur, refuge sacré de la vérité chezles opprimés&|160;? Est-ce que le Seigneur, qui seul lit le secretde nos pensées, ne lirait pas dans l’âme de Jeanne au moment mêmeoù elle feindrait d’abjurer&|160;: «&|160;– Mon Dieu&|160;! toipour qui rien n’est caché, tu le sais, tu le vois, je bénis, jeglorifie intérieurement ces visions, ces aspirations, signesrévérés de ta toute-puissance&|160;! je te proclame mon uniquejuge, ô mon divin maître&|160;! et dans ta miséricorde infinie, tume pardonneras quelques vaines paroles que m’arrachent le désird’être encore l’instrument de ta volonté suprême et l’espoir dechasser enfin, avec ton aide, l’étranger du sol sacré de lapatrie&|160;!…&|160;»

Hélas&|160;! fils de Joel, Jeanne succombadevant ce tentateur infernal&|160;; en vain elle entendit ses voixlui dire encore&|160;:

«&|160;– Renier la vérité, c’est renierDieu&|160;! Tu vas mentir à la face du ciel et des hommes parpudique honte plus encore que par peur du bûcher&|160;; tu vasmentir dans l’espoir d’être libre et d’achever ta mission divine…Ce mensonge, quelle qu’en soit la fin, est lâche etcoupable&|160;!&|160;»

Mais Jeanne, affaiblie par les souffrances,épuisée par la lutte, et surtout épouvantée à la pensée de voir soncorps virginal mis à nu par le bourreau et exposé sans voile auxregards des hommes, Jeanne, espérant enfin jouir de sa liberté,revoir sa famille, et peut-être achever sa mission libératrice,n’écoutant pas cette fois l’inflexible voix de son honneur, de safoi, de sa conscience, promit au chanoine Loyseleur d’abjurerpubliquement dès le lendemain, et de se soumettre à l’Église, à lacondition d’obtenir de l’évêque l’assurance d’être mise en libertéaussitôt après son abjuration. Le chanoine offrit charitablementses services à la prisonnière, espérant mener à bien cettenégociation et obtenir, disait-il, à force d’instances auprès dufarouche capitaine de la tour, la permission de se rendre àl’instant même chez le prélat. Cette permission, il l’obtint, onpeut le croire&|160;; vers minuit, il revint avec le promoteur etun médecin. Le promoteur jura solennellement à Jeanne Darc, au nomde l’évêque, qu’elle serait libre après son abjurationpublique&|160;; le médecin engagea la captive à prendre un breuvageà la fois cordial et soporifique&|160;; ce breuvage lui donneraitle sommeil jusqu’au lendemain, et des forces pour la cérémonieexpiatoire. Jeanne Darc consentit à tout, se disant&|160;: –Demain, je serai libre, et j’aurai échappé à une ignominie pire quele supplice&|160;!

Voilà pourquoi, fils de Joel, l’on a dressédans le cimetière de l’abbaye de Saint-Audoin ce vaste échafaud, oùbientôt Jeanne Darc sera conduite, afin de prononcer sonabjuration…

À quoi bon, demanderez-vous, cetteabjuration&|160;? Quoi&|160;! l’évêque Cauchon et ses complices ontcondamné Jeanne au supplice, et ils abandonneraient volontairementleur proie&|160;?

Abandonner leur proie&|160;?… Non, non…Écoutez, voyez, jugez et frémissez, fils de Joel&|160;; jamais nefut tramée machination plus diabolique…

La foule impatiente attend l’arrivée ducortège. Le peuple de Rouen, depuis près d’un demi-siècle sous lejoug de la domination anglaise, appartient en majorité au partibourguignon, et voit dans Jeanne Darc une ennemie&|160;; cependant,le grand renom de la guerrière, sa jeunesse, sa beauté, sesmalheurs, sa gloire, éveillent un profond sentiment de pitié pourelle chez ceux qui sont restés Français ou du parti armagnac. Maisl’on ne sait encore dans quel but Jeanne Darc doit êtreprocessionnellement amenée sur cet échafaud&|160;; les uns disentqu’une exposition publique précédera le supplice auquel sans douteelle est condamnée&|160;; d’autres, ignorant la marche et lasentence de ce ténébreux procès, prétendent qu’elle doit êtreinterrogée publiquement. William Poole, le comte de Warwick etd’autres Anglais, chefs de guerre ou personnages éminents, sontgroupés dans un espace réservé en dedans du cimetière, à proximitéde l’échafaud.

Soudain une rumeur, d’abord lointaine, puiscroissante, annonce l’arrivée du cortège&|160;; la foule se presseet devient plus compacte aux abords du cimetière. La processions’approche, escortée par des archers anglais. À sa tête marchent lecardinal de Winchester, revêtu de la pourpreromaine&|160;; l’évêque de Beauvais, mitre d’or en tête, crossed’or en main, et sur les épaules chasuble de soie violetteétincelante de broderies&|160;; puis c’est l’inquisiteur JeanLemaître, sous son froc de moine, accompagné de Pierre d’Estivet,promoteur du procès, et de Guillaume Érard&|160;; enfin, deuxgreffiers, portant écritoires et parchemins. À quelques pasderrière eux, soutenue par deux pénitents dont le vêtement gris estpercé de deux trous à hauteur des yeux, Jeanne s’avancelentement&|160;; sa faiblesse est extrême, et quoique ses yeuxsoient grands ouverts, elle ne paraît pas complètement réveillée,on la croirait encore sous l’influence engourdissante du breuvagesoporifique et cordial. Elle semble regarder sans voir et entendreavec indifférence les huées de la foule, qui, parfois excitée parl’exemple des soldats anglais formant la haie, vocifère contre lavictime. Elle est coiffée d’une grande mitre en carton noir surlaquelle on lit, écrit en grosses lettres blanches&|160;:HÉRÉTIQUE. – IDOLÂTRE, – APOSTATE. – Une longue robe flottante degrosse laine noire l’enveloppe depuis le cou jusqu’à ses pieds nus.Elle s’arrête un moment devant l’échafaud&|160;; tandis que lecardinal, l’évêque, les autres prêtres, y prennent place&|160;;puis, sur le signe de l’un des greffiers, les deux pénitents,soutenant Jeanne Darc sous les bras, l’aident à monter les degrésconduisant à la plate-forme. Le ciel est d’une admirable sérénité,le soleil splendide&|160;; la douce tiédeur de ses rayons pénètre,réchauffe peu à peu Jeanne Darc, frissonnante et encore glacéejusqu’aux os par l’humidité sépulcrale de la prison souterraine oùelle a, durant tant de nuits, tant de jours, été ensevelie. Elleaspire avec délices, à pleins poumons, le grand air vif etpur&|160;; l’atmosphère de son cachot était si lourde, sifétide&|160;! Elle renaît&|160;; son sang, engourdi, refroidi, seranime, circule plus activement dans ses veines&|160;; elle éprouveun bonheur indicible à contempler ce ciel d’azur inondé de lumière,à contempler l’herbe verte du cimetière, émaillée de fleursprintanières, et au loin, un massif de grands arbres au fraisfeuillage plantés aux abords de l’abbaye. Les oiseaux gazouillent,les insectes bourdonnent, tout chante, tout rayonne en ce doux moisde mai&|160;! L’aspect de la nature, dont Jeanne est privée depuissi longtemps, elle accoutumée dès son enfance à vivre au milieu desprairies et des bois, la plongeant dans une sorte d’extase, elleoublie ses souffrances, son martyre, sa condamnation, l’abjurationqu’elle va dans un instant prononcer, ou si sa pensée s’y arrête,c’est pour songer avec ravissement que bientôt elle sera libre…Oh&|160;! libre&|160;! être libre&|160;! revoir son village&|160;;le vieux bois chesnu, la claire fontaine des Fées, les bords riantset ombreux de la Meuse&|160;!… revoir sa famille, ses amis, et,renonçant aux amères déceptions de la gloire, fuyant l’ingratituderoyale, l’hypocrisie, la haine, l’envie des hommes, coulerpaisiblement ses jours à Domrémy, occupée des travaux rustiquescomme aux beaux jours d’autrefois&|160;!… Et cela… tout cela… auprix de quelques vaines paroles prononcées devant ses bourreaux,ces monstres d’iniquité… Oh&|160;! Jeanne, en ce momentd’exaltation, eût signé son abjuration de son sang&|160;; lesbattements de son cœur, palpitant d’espoir, étouffaient en elle lesvoix austères de son honneur, de sa foi. En vain elles luidisaient&|160;: «&|160;– Ne défailles pas&|160;! soutiens hardimentla vérité à la face de ces faux prêtres, et tu seras délivrée detes misères, non pour un jour, mais pour l’éternité&|160;!…&|160;»Ce cri suprême de la conscience de l’héroïne n’est pas entendu…Hélas&|160;! elle est bientôt rappelée à la réalité par la voix del’évêque Pierre Cauchon lui disant d’un ton sévère etmenaçant&|160;:

–&|160;Jeanne, à genoux&|160;!…

Jeanne Darc s’agenouille sans quitter duregard ce beau ciel d’azur, ce soleil radieux, où elle cherche laforce de persévérer dans sa résolution d’abjurer. Il se fait unprofond silence dans la foule, dont les premiers rangs peuvententendre les paroles prononcées sur l’échafaud.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se signant et d’une voixretentissante. – «&|160;Mes très-chers frères, le Seigneur l’adit à son apôtre saint Jean&|160;: le palmier ne peut delui-même produire des fruits s’il ne reste pas dans la vie…Ainsi, mes très-chers frères, vous devez persévérer dans lavéritable vie de notre sainte mère l’Église catholique, apostoliqueet romaine, que Notre-Seigneur Jésus-Christ a bâtie de sa maindroite&|160;! Mais il est, hélas&|160;! des âmes perverses,abominables, idolâtres (il désigne du geste Jeanne Darc),chargées de crimes hérésiarques, qui se dressent avec une infernaleaudace contre l’unité de notre sainte Église, au grand scandale, àla douloureuse épouvante des bons catholiques… (À Jeanne Darcd’une voix menaçante.) Te voici sur un échafaud, à la face duciel et des hommes, la lumière entrera-t-elle enfin dans ton âmeorgueilleuse et diabolique&|160;? soumettras-tu enfin humblement àl’Église militante tes actes et tes paroles&|160;? actesénormes&|160;! paroles monstrueuses&|160;! selon le jugementinfaillible des prêtres du Seigneur&|160;! Réfléchis et réponds…sinon, l’Église t’abandonne au bras séculier.&|160;»

Ces paroles du prélat produisent une grandeagitation dans la foule&|160;; la majorité des assistants esthostile à Jeanne Darc, un petit nombre la prend en pitié. Cesdivers sentiments s’expriment par des cris, des imprécations, etquelques paroles charitables.

–&|160;Quoi&|160;! elle n’est pas condamnée,la sorcière&|160;!

–&|160;On lui laisse une porte de salut pours’échapper&|160;!

–&|160;Par saint Georges&|160;! foi d’archeranglais&|160;! je mets le feu à la maison de l’évêque si cetteribaude n’est pas sur l’heure menée au bûcher&|160;!

–&|160;On lui ferait grâce&|160;! et elle aexterminé par ses maléfices notre invincible armée&|160;!

–&|160;Ils veulent la sauver&|160;!

–&|160;Puissent-ils réussir&|160;!… pauvrefille&|160;! elle a tant souffert&|160;!

–&|160;Est-elle pâle et amaigrie&|160;! elle al’air d’un fantôme&|160;! On la disait si belle&|160;!

–&|160;C’est pour la France qu’elle s’estbattue… et nous sommes Français, après tout&|160;!

–&|160;Ne parlez pas si haut, mon compère, lessoldats anglais pourraient vous entendre.

–&|160;Jésus&|160;! mon Dieu&|160;! labrûler&|160;! elle si vaillante&|160;! si pieuse&|160;!

–&|160;Est-ce donc sa faute si Dieu l’ainspirée&|160;!

–&|160;Si des saintes lui ont apparu&|160;!lui ont parlé&|160;!

–&|160;Comment un évêque du bon Dieu ose-t-ill’accuser&|160;!

–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;! lasorcière&|160;!

–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;! ladiablesse&|160;! et vive la vieille Angleterre&|160;!

–&|160;Au bûcher la p… des Armagnacs&|160;!…Nous la verrons en chemise&|160;!

Jeanne Darc, à ces cris féroces, à ces infâmesinsultes, sent redoubler sa terreur&|160;; elle songe à l’ignominiequi l’attend avant son supplice si elle n’abjure pas. Abjurer,c’est échapper à cette honte mortelle&|160;; abjurer, c’estrecouvrer la liberté&|160;! Jeanne Darc se résigne donc&|160;; maissa loyauté, sa conscience, se révoltent encore en ce momentsuprême, et au lieu de renier complètement ses erreurs, ellemurmure, toujours agenouillée, ces mots d’une voixfaible&|160;:

–&|160;J’ai dit sincèrement aux juges toutesmes actions&|160;; j’ai cru agir de par Dieu&|160;! Je ne veuxaccuser ni mon roi, ni personne… Si j’ai péché, je suis seulecoupable, et je m’en rapporte à Dieu&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voixéclatante. – Subterfuges&|160;! subterfuges&|160;! Oui ou non,tiens-tu pour vrai ce que les prêtres, tes seuls juges en matièrede foi, déclarent de tes actes et de tes paroles&|160;? paroles etactes déclarés fallacieux, homicides, sacrilèges, idolâtres,hérésiarques et diaboliques, réponds&|160;! (Silence deJeanne.) Une seconde fois, je te requiers de répondre&|160;!…(Silence de Jeanne.) Une troisième fois, je te requiers derépondre… Tu te tais&|160;?

Oui, l’héroïne se taisait, torturée par lesdéchirements d’une lutte intérieure et suprême. – Abjure&|160;! –lui disait son instinct de conservation et de liberté. – N’abjurepas, ne mens pas… courage, courage&|160;! – lui criait saconscience&|160;; – soutiens la vérité jusqu’à la honte, jusqu’à lamort&|160;! – Et l’infortunée, se tordant les mains, demeuraitmuette et en proie à d’horribles angoisses&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, effrayant d’hypocritemansuétude et s’adressant au peuple. – Hélas&|160;! mestrès-chers frères&|160;! vous voyez l’endurcissement opiniâtre decette infortunée&|160;! elle repousse sa tendre mère l’Église, quilui tend les bras avec amour et pardon&|160;! Hélas&|160;!hélas&|160;! le malin esprit possède à jamais celle-là, qui tout àl’heure aura été Jeanne&|160;! celle-là, dont le corps va êtrelivré aux flammes ardentes du bûcher&|160;! celle-là, dont lescendres vont être jetées au vent&|160;! celle-là, qui, privée de lasainte Eucharistie au moment de sa mort, et chargée del’excommunication de l’Église, va être plongée au fond des enferspour l’éternité&|160;!… Hélas&|160;! hélas&|160;! Jeanne, tu l’asvoulu… Nous avions cru à ton repentir, nous avions consenti à nepas te livrer au bras séculier&|160;; mais tu persistes dans tonhérésie, écoute ta sentence&|160;! (Il se recueille un momentavant de la prononcer.)

PLUSIEURS SOLDATS ANGLAIS, agitant leurslances. – Allons donc&|160;! tu as bien tardé, père enDieu&|160;!

–&|160;Vite au feu la sorcière&|160;!

–&|160;À mort la magicienne&|160;! àmort&|160;!

D’AUTRES VOIX, dans la foule. –Pauvre vaillante fille&|160;! elle est perdue&|160;!

–&|160;Seigneur Dieu&|160;! mais elle ne peutnier ses visions, puisqu’elle les a eues&|160;!

–&|160;Ce serait, de sa part, mensonge etlâcheté&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se levant, terrible, etles mains levées vers le ciel, s’apprêtant à maudirel’accusée. – Jeanne, écoute ta sentence… Au nom du Père, duFils et du Saint-Esprit&|160;! nous, Pierre, évêque de Beauvais,par la miséricorde divine, nous te déclarons…

JEANNE DARC jette un cri de terreur, jointles mains, tombe affaissée sur l’échafaud, en criant d’une voixdésespérée. – Grâce&|160;! grâce&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Te soumets-tu au jugementde l’Église&|160;?

JEANNE DARC, livide, et dont les dentsclaquent d’épouvante. – Oui, oui&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Renies-tu tes apparitions,tes révélations, comme mensongères et diaboliques&|160;?

JEANNE DARC, brisée, éperdue, et d’unevoix pantelante. – Oui, oui, je les renie, puisque les prêtresles trouvent mauvaises à croire et à soutenir. Je m’en rapporte àeux… je me soumettrai à tout ce que l’Église ordonnera de moi…grâce&|160;!

(Elle reste agenouillée, ployée surelle-même, et cache, en sanglotant, son visage entre sesmains.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec un feint élan decharité. – Oh&|160;! mes très-chers frères, le beaujour&|160;! le saint jour&|160;! le glorieux jour&|160;! que celuioù l’Église, dans sa maternelle allégresse, ouvre les bras à l’unede ses enfants, repentie après de longs égarements&|160;! Jeanne,ta soumission sauve ton âme et ton corps&|160;; répète avec moi laformule d’abjuration…

(Il fait signe à l’un des greffiers, quilui apporte un parchemin où est écrite d’avance la formuled’abjuration.)

De violentes rumeurs éclatent dans lafoule&|160;; les soldats anglais et les gens du parti bourguignon,irrités de voir la Pucelle échapper au supplice, s’emportent enimprécations contre ses juges, ils accusent l’évêque et le cardinalde trahison, menacent de brûler leurs maisons&|160;; les chefsanglais partagent l’indignation de leurs soldats. L’un de cescapitaines, le comte de Warwick, sortant de l’enceinte où ils sontréunis, monte précipitamment les degrés de l’estrade, et,s’approchant du prélat, lui dit tout bas d’un ton courroucé&|160;:– Évêque&|160;! évêque&|160;! est-ce là ce que tu nous aspromis&|160;? – Patience, donc&|160;! – répond le prélat à voixbasse&|160;; – je tiendrai ma promesse. Mais calmez voshommes&|160;; ils sont capables de renverser l’échafaud et de nousassommer&|160;!

Le comte de Warwick, connaissant assez PierreCauchon pour se fier à sa parole de sang, quitte l’estrade, rejointses compagnons d’armes, leur communique la réponse del’évêque&|160;; et ils vont de rang en rang, s’efforçant d’apaiserla colère des soldats en leur assurant que la sorcière sera brûlée,malgré son abjuration. Cette abjuration consterne d’abord ceux quis’apitoyaient sur le sort de Jeanne Darc&|160;; puis ilss’indignent contre elle. Si elle renie ses visions, elles étaientdonc feintes&|160;? elle mentait donc en se disant envoyée deDieu&|160;? Si elles étaient vraies, elle se déshonorait par unehonteuse lâcheté en les reniant par peur de la mort&|160;! LÂCHE OUMENTEUSE, voilà le jugement qu’ils portaient, qu’ils devaientporter de Jeanne Darc. Vous le voyez, fils de Joel, la trameinfernale des prêtres était habilement ourdie&|160;; ilséteignaient la pitié même dans le cœur des partisans del’héroïne&|160;! Celle-ci, toujours agenouillée sur l’échafaud etpliée sur elle-même, son visage caché entre ses mains, sembleétrangère à ce qui se passe autour d’elle&|160;; accablée par tantde terribles émotions, son esprit se trouble, sa seule penséelucide est d’échapper, par une abjuration aveugle, aux torturesprolongées qu’elle endure. Le silence se rétablit.

L’ÉVÊQUE CAUCHON se lève, tenant unparchemin, et dit. – Jeanne, tu vas répéter du cœur et deslèvres, à mesure que je la prononcerai, la formule d’abjurationsuivante&|160;; écoute… (Il lit d’une voix éclatante.)«&|160;Toute personne qui a erré dans la foi catholique et qui,depuis, par la grâce de Dieu, est retournée en la lumière de lavérité et à l’union de notre sainte mère l’Église, se doit garderd’une rechute provoquée par le malin esprit, et de retomber ainsien damnation&|160;; pour cette cause, moi, JEANNE, vulgairementappelée la Pucelle, misérable pécheresse, reconnaissantavoir été liée par les chaînes de l’erreur, et voulant revenir ànotre sainte mère l’Église catholique, apostolique etromaine&|160;; moi, JEANNE, afin de prouver que je reviens à matendre mère, non par feinte, mais de cœur, je confesse,premièrement, avoir très-grièvement péché en donnant mensongèrementà croire que j’ai eu des apparitions et révélations de par Dieu,sous les figures de sainte Marguerite, sainte Catherine et saintMichel archange.&|160;» (S’adressant à Jeanne Darc.)Confesses-tu avoir, en cela, menti fallacieusement&|160;? avoir étéimpie et sacrilège&|160;?

JEANNE DARC, brisée. – Je leconfesse&|160;!

Une explosion de cris, poussés par la fouleindignée, succède à la confession de la repentie&|160;; les plusfurieux sont ceux qui ressentaient pour elle la plus tendrepitié.

–&|160;Ainsi, tu mentais&|160;!

–&|160;Tu abusais les pauvres gens, misérablehypocrite&|160;!

–&|160;Et moi qui la plaignais&|160;!

–&|160;Ah&|160;! l’Église est tropindulgente&|160;!

–&|160;Recevoir à la pénitence une si infâmetrompeuse&|160;!

–&|160;Ma foi, mes compères, elle est biencapable d’être endiablée, ainsi que le disent lesAnglais&|160;!

–&|160;Enfin, elle n’en a pas moins remportéde grandes victoires pour la France&|160;!

–&|160;Par pure sorcellerie&|160;! Ahçà&|160;! vous allez peut-être la plaindre, maintenant, cettehorrible menteuse&|160;?

–&|160;Hum&|160;!… la peur du fagot faitavouer bien des choses&|160;!

–&|160;Alors, elle est donc lâche&|160;? ellen’a donc pas le courage de soutenir la vérité en face de lamort&|160;? cette poltronne dont on vantait si haut lavaillance&|160;?

Le silence se rétablit peu à peu. Jeanne Darca entendu les terribles accusations lancées contre elle&|160;; maisle courage l’abandonne. Revenir sur ce premier aveu, c’est convenirqu’elle a cédé à la peur&|160;; son esprit affaibli se trouble deplus en plus, elle cède à la fatalité qui l’entraîne.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, continuant de lire à lapénitente la formule d’abjuration. – «&|160;Secondement, moi,JEANNE, je confesse avoir grièvement péché en séduisant lescréatures par de superstitieuses divinations, en blasphémant Dieu,ses anges, ses saintes, en méprisant la loi divine, l’Écrituresacrée, ainsi que les droits canons.&|160;» (S’adressant àJeanne.) Le confesses-tu&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

UNE VOIX, dans la foule. – Si Jeannea méprisé vos divins canons, elle s’est bravement servie des canonsfrançais&|160;!… Prêtres, vous êtes des monstres&|160;!…

Des huées, des imprécations, surtout sortiesdes rangs des soldats anglais, couvrent la voix du partisan del’héroïne, et le silence se rétablit.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Troisièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvementpéché en portant un habit dissolu, difforme et déshonnête, contrela décence de la nature&|160;; en portant mes cheveux taillés enrond, à l’exemple des hommes, contre toute pudeur de femme.&|160;»(S’adressant à Jeanne.) Confesses-tu cet abominablepéché&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Quatrièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvementpéché en portant armures de guerre avec jactance, en désirant aveccruauté l’effusion du sang humain.&|160;» (S’adressant àJeanne.) Le confesses-tu&|160;?

JEANNE DARC, se tordant les mains. –Mon Dieu&|160;! confesser cela&|160;! confessercela&|160;!&|160;!&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quoi&|160;! tuhésites&|160;? (À voix basse.) Prends garde&|160;! lebûcher t’attend&|160;!

JEANNE DARC frissonne et répond d’une voixdéfaillante. – Je le confesse&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voixretentissante. – Jeanne, tu confesses avoir désiré aveccruauté l’effusion du sang humain&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

D’innombrables cris d’horreur s’élèvent dansla foule&|160;; les soldats anglais menacent Jeanne de leurs armes.Quelques hommes ramassent des pierres afin de lapider l’héroïne,mais ils hésitent, de crainte de lapider pareillement les juges.Les imprécations redoublent contre la pénitente.

–&|160;C’est par pure cruauté que cette harpieguerroyait&|160;!

–&|160;Elle voulait se soûler desang&|160;!

–&|160;Elle l’avoue&|160;!

–&|160;Et l’Église lui pardonne&|160;!

–&|160;Ah&|160;! je ressentais grande pitiépour cette misérable mais maintenant, je dis comme lesAnglais&|160;: À mort cette tigresse altérée de sang&|160;!

–&|160;Stupides que vous êtes&|160;! vouscroyez ces prêtres&|160;! Jeanne allait donc après la batailleboire le sang des cadavres&|160;!

–&|160;Vous la défendez&|160;!

–&|160;Oui&|160;! Ah&|160;! pourquoi suis-jeseul&|160;!

–&|160;Vous êtes un traître&|160;!

–&|160;C’est un Armagnac&|160;!

–&|160;À mort l’Armagnac&|160;!

La foule assomme de coups le défenseur del’héroïne. Celle-ci n’a plus, pour ainsi dire, conscience de cequ’elle entend, de ce qu’elle dit, son esprit s’égare&|160;; ellen’a plus que la force et l’intelligence de répondremachinalement&|160;: – Je le confesse, – à chaque fois que l’évêqueCauchon lui dit&|160;: – Le confesses-tu&|160;? – Elle conservecependant assez de raisonnement pour penser que cette agonie nepeut longtemps se prolonger&|160;; dans quelques instants, elleaura fini d’abjurer, elle sera morte ou libre&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Cinquièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvementpéché en soutenant que tous mes actes, que toutes mes paroles,m’étaient inspirés de par Dieu, ses saintes et ses anges, tandisque je méprisais Dieu et ses sacrements, et que j’invoquaisconstamment les mauvais esprits&|160;!&|160;» (S’adressant àJeanne.) Le confesses-tu&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

VOIX, dans la foule. – Elle confessesa sorcellerie, et on ne la brûle pas&|160;!

–&|160;Par saint Georges&|160;! elle aexterminé, par maléfices, des milliers de nos compagnons de guerre,et elle échapperait au bûcher&|160;!

–&|160;Calmez-vous, elle sera brûlée plustard&|160;; nos capitaines nous l’ont promis&|160;!

–&|160;On peut les croire&|160;!

–&|160;S’ils nous trompent, nous la brûlonsnous-mêmes&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Sixièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvement péchéen étant schismatique.&|160;» (S’adressant à Jeanne.) Leconfesses-tu&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Lesquels crimes et erreurs en la foi catholique, moi JEANNE,retournée à la vérité par la grâce du Seigneur, et aussi par lagrâce de votre sainte et infaillible doctrine, mes bons etrévérends pères je renie et abjure&|160;!&|160;» (ÀJeanne.) Renies-tu, abjures-tu tes crimes et tes erreurs en lafoi catholique&|160;?

JEANNE DARC, défaillante. – Je lesrenie&|160;!… je les abjure&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. – «&|160;Enfoi et créance de quoi, moi, JEANNE, déclare me soumettre auchâtiment que m’infligera l’Église, promettant et jurant àmonseigneur saint Pierre, prince des apôtres, et à notre saint-pèrele pape de Rome, son vicaire, et à ses successeurs, et à vous, messeigneurs, et à vous mon révérend père en Dieu, monseigneurl’évêque de Beauvais, et à vous, religieuse personne, frère JeanLemaître, vicaire de l’Inquisition de la foi, moi, JEANNE, je vousjure, à vous tous mes juges, de ne retomber jamais dans lescriminelles erreurs dont il a plu au Seigneur de me délivrer&|160;!je jure de toujours demeurer en l’union de notre sainte mèrel’Église et en l’obéissance de notre saint-père lepape&|160;!&|160;» (À Jeanne.) Le jures-tu&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix expirante. –Je le jure… et je meurs&|160;!…

L’évêque Cauchon fait signe à l’un desgreffiers d’ouvrir l’écritoire qu’il porte suspendue à soncôté&|160;; il y prend une plume, la trempe dans l’encre et laremet au prélat, auquel il présente, en guise de pupitre, sonbonnet carré, qu’il tient des deux mains. Le prélat place sur cebonnet le parchemin, qu’il continue de lire à haute voix en tenantla plume&|160;:

«&|160;– Moi, JEANNE, j’affirme et confirmetout ce qui est dit plus haut, le jurant et l’affirmant au nom duDieu vivant et tout-puissant et des saints Évangiles, en preuve dequoi, ne sachant écrire, j’ai signé cette cédule de monsigne.&|160;» (À Jeanne Darc, toujours agenouillée, luiprésentant la plume et lui montrant le parchemin, qu’il étale surle bonnet du greffier.) Maintenant, fais ta croix ici, en bas,puisque tu ne sais pas écrire.

Jeanne Darc, presque agonisante, essaye detracer une croix au bas du parchemin&|160;; elle n’y peut parvenir,ses forces l’abandonnent. Le greffier s’agenouille auprès de lapatiente, guide sa main inerte et glacée, l’aide à apposer ainsison signe au bas de l’acte&|160;; puis, appelant lespénitents à robes grises, restés au pied de l’échafaud, il leurlivre Jeanne Darc presque évanouie&|160;; ils se placent à sescôtés, la soutenant dans leurs bras&|160;; sa tête alanguie retombesur son épaule, ses paupières demi-closes laissent apercevoir sonregard fixe et vitreux&|160;; de temps à autre un tressaillementconvulsif agite son corps et prouve seul que la vie ne l’a pasabandonné.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voixretentissante. – «&|160;Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit. Amen&|160;! Tous les pasteurs, chargés deveiller avec amour et vigilance sur le troupeau du Christ, doivents’efforcer d’éloigner de ce cher troupeau confié à leur gardetoutes les causes de pestilence, d’infection et de corruption, ettâcher de charitablement ramener les brebis égarées dans leschemins épineux de l’erreur&|160;; c’est pourquoi, nous, Pierre,évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, assisté de frèreJean Lemaître, inquisiteur de la foi, et autres doctes et révérendsprêtres, juges compétents, ouï et entendu tes assertions et tesaveux à toi, Jeanne, dite la Pucelle, nous te déclarons&|160;:Coupable d’avoir soutenu mensongèrement que tu avais eu des visionset révélations divines&|160;! Coupable d’avoir séduit les faibleset d’avoir cru témérairement&|160;! Coupable d’avoir méprisé lessacrements et les saints canons&|160;! Coupable d’avoir favoriséles séditions contre notre souverain et sérénissime maître le roid’Angleterre et de France&|160;! Coupable d’avoir versé le sanghumain avec cruauté&|160;! Coupable d’avoir apostasié, schismatisé,blasphémé, idolâtré et invoqué le malin esprit&|160;!… Maispuisque, par la grâce du Tout-Puissant, tu reviens enfin au gironde notre sainte et douce mère l’Église, et que, remplie d’unecontrition sincère, d’une foi non feinte, tu as fait publiquementet à haute voix l’abjuration de tes erreurs criminelles ethérésiarques, nous te relevons présentement du châtiment del’excommunication et de ses suites, à la condition expresse que tureviens sincèrement à notre sainte et miséricordieuse Église&|160;;et désirant charitablement t’aider à faire ton salut par lapénitence, nous te condamnons, toi, Jeanne, dite la Pucelle, à uneprison perpétuelle, où tu auras pour nourriture le pain de ladouleur&|160;! pour breuvage l’eau de l’angoisse&|160;! à seule finque, pleurant durant ta vie entière tes monstrueux péchés, tu neles commettes plus&|160;! Telle est ta condamnation finale etdéfinitive… Et maintenant, tu vois combien pour toi l’Église deNotre Seigneur se montre tendre mère… Abjure, abandonne, déploredonc à jamais tes coupables erreurs&|160;! renonce pour toujours àtes habits d’homme, honte de ton sexe&|160;! sinon, si tu retombaisdans ce péché mortel d’idolâtrie ou dans d’autres, l’Église, avecune douleur profonde et maternelle, te retrancherait cette foispour jamais de son corps, et te livrerait au bras séculier, qui tejetterait dans les flammes du bûcher comme un membre infect,gangrené d’une incurable pourriture&|160;!…Amen&|160;!&|160;»

La foule, et surtout les soldats anglais,accueillent ce miséricordieux jugement par des clameursmenaçantes&|160;; le populaire fait un mouvement pour forcer laporte du cimetière, gardée par une escorte d’archers. Ceux-ci, nonmoins exaspérés, sont sur le point de se joindre aux mécontents,afin d’assaillir le tribunal&|160;; mais ils sont à grand’peinecontenus par leurs chefs. Le comte de Warwick monte précipitammentles degrés de l’échafaud, et, s’adressant à l’évêque d’un toncourroucé&|160;: – Évêque, cette comédie a-t-elle assez duré&|160;?nous ne répondons plus du courroux de nos soldats et del’indignation populaire si, malgré son abjuration, cette sorcièren’est pas brûlée sur l’heure&|160;!

L’évêque Cauchon ne peut réprimer un gested’impatience&|160;; il parle bas à l’oreille du capitaine anglais,qui, d’abord surpris, répond par un geste d’adhésion. Le prélatajoute à demi-voix&|160;: – Soyez certain de ce que je vouspromets&|160;; et maintenant, faites garder la porte du cimetière,afin que la foule n’y fasse point irruption. Nous allons sortir parle jardin de l’abbaye&|160;; et par cette issue l’on va aussiemporter la Pucelle, car elle serait massacrée par ces bonnes gens,et il ne faut point cela… non, il faut qu’elle vive encore. Ellen’est qu’évanouie&|160;; on la réconfortera dans sa prison.

Le comte de Warwick quitte l’estrade, l’évêquedonne ses instructions aux deux pénitents qui soutiennent JeanneDarc, complètement privée de connaissance&|160;; ils la soulèvent,l’un par dessous les bras, l’autre par les pieds, descendent lesdegrés de l’échafaud, et, chargés de leur fardeau, se dirigent enhâte, à travers le cimetière, vers le jardin de l’abbaye, tandisque les soldats anglais, obéissant, non sans hésitation, aux ordresde leurs chefs, qui leur promettent le prochain supplice de JeanneDarc, serrent leurs rangs devant la porte du cimetière, ets’opposent ainsi à l’irruption de la foule, qui demande à grandscris la mort de la sorcière&|160;!

*

**

Vous frémissez d’épouvante, fils deJoel&|160;! des larmes d’indignation, de douleur, coulent de vosyeux&|160;! Vous le croyez à sa fin, le martyre de la vierge desGaules&|160;? vous croyez que, transportée agonisante dans soncachot, elle y va mourir&|160;?… – Non, non, il faut qu’elle viveencore, – a dit l’évêque Cauchon, il faut qu’elle vive&|160;! etelle vivra pour souffrir plus qu’elle n’a encore souffert durantson long martyre… puis elle sera jetée dans les flammes… Écoutez,écoutez…

Jeanne Darc, après son abjuration solennelle,a été apportée mourante, non dans son cachot (il fallait à toutprix la rappeler à la vie, lui donner assez de forces pour qu’ellepût subir de nouvelles tortures), mais dans une chambre du châteaude Rouen&|160;; là, elle a reçu les soins les plus empressés. Parordre de l’évêque, afin d’éloigner momentanément d’elle tout sujetd’alarmes pudiques, deux vieilles femmes ont été chargées de laveiller&|160;; elles l’ont couchée dans un lit moelleux, elles ontdesserré ses mâchoires, contractées par les convulsions, et lui ontfait boire quelques gorgées d’un breuvage calmant, puis quelquescordiaux puissants. Le médecin est venu de jour et de nuit visiterJeanne Darc&|160;; et le deuxième jour après son abjuration, ellese trouve hors de danger. Lorsqu’elle eut repris connaissance etconscience d’elle-même, elle se vit dans une vaste chambreproprement meublée&|160;; les tièdes rayons du soleil se jouaient àtravers les vitraux de la croisée&|160;; deux vieilles femmes,assises au chevet de la malade, semblaient la regarder avec untouchant intérêt. Après s’être crue le jouet d’un songe, elle pensaque, sans doute, selon la promesse à elle jurée par le promoteur aunom de l’évêque, on l’avait mise secrètement en liberté, malgré sacondamnation à une éternelle captivité&|160;; elle crut enfin quedes personnes charitables, sans doute les deux femmes qui lagardaient, avaient obtenu de l’évêque de la faire transporter chezelles. Hélas&|160;! vous le comprendrez facilement, fils de Joel,et vous n’aurez pas le courage de l’en blâmer, Jeanne, lorsqu’ellerevint à la vie, ne ressentit que la joie d’être libre, n’éprouvad’abord aucun remords d’avoir publiquement renié la vérité, surtoutpar peur de l’effroyable ignominie dont elle était menacée avantson supplice… être exposée nue aux regards de la foule&|160;!… Lebonheur d’avoir échappé à tant de hontes, l’espoir de revenirbientôt à la santé, de retourner à Domrémy auprès de ses parents,étouffèrent en elle les voix sévères de la conscience et du devoir.Elle demanda aux deux vieilles dans quel lieu elle setrouvait&|160;; elles sourirent et mirent leur doigt sur leurslèvres d’un air mystérieux. Jeanne crut deviner à ce signe et à labienveillante expression de la figure de ses gardiennes qu’elles nepouvaient répondre à sa question, mais qu’elle était en un asilesûr et hospitalier&|160;; gardant à ce sujet le silence qu’on luirecommandait, elle s’abandonna sans réserve au bonheur de revivre,de voir à travers ses fenêtres l’azur des cieux, de sentir sesmembres, endoloris, meurtris pendant si longtemps par le poids deses chaînes, enfin dégagés de leurs cruelles entraves&|160;; ellese félicitait surtout d’être délivrée de la présence de sesgeôliers, dont les propos méchants ou obscènes, les regardslicencieux, lui causaient dans sa prison un supplice de tous lesinstants. Elle ne refusa pas de prendre quelque nourriture et unpeu de vin généreux trempé d’eau&|160;; ses forcesaugmentèrent&|160;; aussi, le troisième jour qui suivit sonabjuration, elle put se lever. Ses gardiennes lui présentèrent unelongue robe de femme et un chaperon&|160;; Jeanne, n’éprouvant plusles pudiques appréhensions que lui inspirait dans son cachot la vuede ses geôliers, reprit sans hésitation les habits de son sexeaprès avoir quitté son lit. La porte de la chambre qu’elle occupaits’ouvrait sur une sorte de plate-forme, où les vieillesl’engagèrent à se promener&|160;; une clôture en planches assezélevées pour que le regard ne pût s’étendre au-delà entourait cetteterrasse&|160;; de pareilles planches, placées en dehors de lafenêtre et à moitié de sa hauteur, interceptaient ainsicomplètement la vue extérieure. Jeanne interrogea sur la nécessitéde ces clôtures ses silencieuses gardiennes, sans obtenir d’ellesd’autre réponse que ce sourire mystérieux incrusté sur leurslèvres&|160;; elle ne renouvela pas sa question, mais leur dit que,ses forces et sa santé renaissant, elle espérait bientôt sortir dulieu où elle se trouvait et retourner dans son pays&|160;; lesvieilles se prirent à sourire de nouveau et lui répondirentqu’elles la voyaient avec grande joie assez réconfortée pourpouvoir entreprendre un grand voyage.

Jeanne resta longtemps sur la plate-formevoisine de sa chambre, aspirant l’air printanier avecdélices&|160;; puis, la nuit venue et se sentant légèrementfatiguée par sa promenade, elle se coucha non loin du lit destiné àses gardiennes, et s’endormit profondément.

Vous l’avez compris, fils de Joel, la pauvremartyre, sujette, malgré son héroïsme, aux faiblesses humaines ettoute à la joie de se voir libre (elle le croyait du moins) aprèsde si longues souffrances, n’avait éprouvé d’abord aucun remords deson abjuration&|160;; cependant vers la fin de la journée, devagues ressentiments, avant-coureurs du prochain et redoutableréveil de sa conscience, ayant jeté quelque trouble dans sonesprit, elle avait cherché dans le sommeil autant un reposréparateur que l’oubli d’elle-même… Cet espoir fut trompé…

Sainte Marguerite et sainte Catherineapparurent en songe à l’héroïne, non plus souriantes et tendres,mais tristes, menaçantes, et lui reprochant d’avoir lâchement reniéla vérité par peur de la honte et du bûcher. Profondémentimpressionnée par ce rêve, Jeanne se réveilla en sursaut, le visageinondé de larmes&|160;; et, l’hallucination prolongeant les visionsde son rêve, elle crut voir… elle vit les deux saintes coiffées deleur couronne d’or, vêtues de blanc et d’azur, se dessinerlumineuses, presque transparentes, au milieu des ténèbres de lachambre.

Jeanne, palpitante, les mains jointes etagenouillée sur sa couche, sanglotait, implorant son pardon. Lesdeux saintes, sans répondre, lui montrèrent le ciel d’un gestesignificatif et redoutable&|160;; puis, l’hallucination cessant peuà peu, l’apparition pâlit, s’effaça, et l’obscurité redevintprofonde…

L’héroïne, brusquement arrachée au sommeil ducorps par l’impression d’un songe, sentit aussi se réveiller saconscience, endormie depuis son abjuration&|160;; cette solennitéfuneste se retraça dans toute son horreur au souvenir deJeanne&|160;; elle crut encore entendre les malédictions dontl’avaient accablée ceux qui d’abord la plaignaient. Cetteaccusation terrible et légitime retentissait de nouveau à sonoreille&|160;:

«&|160;– Si les visions de Jeanne sontinventions et fourberies, elle a trompé les simples… elle amenti&|160;!…

»&|160;– Si ces visions sont réelles, si Dieul’a inspirée, elle se couvre de honte en abjurant avec une lâchetésacrilège par la peur de la mort&|160;!…&|160;»

–&|160;Lâche ou menteuse, –répétaient à Jeanne les voix inexorables de son honneur et de lavérité&|160;; – lâche ou menteuse&|160;! telle est la renomméequ’après toi tu laisseras&|160;! – Ce que souffrit la pauvrecréature, durant cette nuit de remords désespérés, estinexprimable&|160;; elle retrouvait toute la lucidité de sonesprit, toute l’énergie de son caractère, pour se maudireelle-même&|160;! Sa haute raison lui montrait les conséquencesfatales de son abjuration&|160;: ces soldats, ces populations levésà sa voix contre l’étranger, qu’ils avaient vaincu, qu’ilscombattaient encore à cette heure avec succès, au nom de l’héroïnecaptive, comptant sur sa céleste protection, apprendraient bientôtle honteux parjure de celle-là qu’ils croyaient divinementinspirée&|160;! elle ne serait plus à leurs yeux qu’une hypocriteeffrontée&|160;! Irréparable malheur&|160;! le doute d’eux-mêmes,l’abattement, la défaite, pouvaient succéder au valeureuxentraînement dont peuple et soldats étaient jusqu’alorstransportés&|160;! Malheur&|160;! malheur&|160;!… La mémoire de lavierge guerrière survivant à son martyre pure comme sa vie auraitexalté les courages, soulevé des haines vengeresses contre lesAnglais, et le grand œuvre de la complète délivrance de la Gaule sefût achevé au nom de la victime, en exécration de sesbourreaux&|160;!…

Enfin, Jeanne, mise en liberté, tenterait-ellede continuer la guerre&|160;? quelle confiance inspirerait-elledésormais, elle publiquement convaincue de mensonge ou delâcheté&|160;?

Oh&|160;! la trame des prêtres était, vous levoyez, fils de Joel, ourdie avec un art diabolique&|160;!prévoyant, calculant une à une les suites de l’apostasie del’héroïne, ils savaient que, conduite au bûcher en confessanthautement, résolument la divinité de sa mission, Jeanne devenaitune sainte&|160;; mais reniant à la face de tous ses inspirationscélestes, elle était déshonorée, tuée moralement… il ne restaitplus à ces gens d’Église qu’à brûler son corps&|160;!…

Hélas&|160;! vains remords, vaindésespoir&|160;! pensait Jeanne&|160;; comment rétracter uneabjuration publique&|160;? Et cela fût-il possible, qui croirait àla sincérité d’une créature qui, une fois déjà, avait, à la face deDieu et des hommes, renié sa foi, son honneur, sa gloire&|160;!

Au point du jour, Jeanne Darc entend frapper àla porte de sa chambre, les vieilles se lèvent, vont s’enquérir dela personne qui frappe&|160;; c’est leur révérend père en Dieu, lechanoine Loyseleur&|160;; il désire à l’instant parler à l’héroïne.Elle revêt ses habits de femme, se prépare à recevoir le prêtre,éprouvant toutefois à son égard un ressentiment d’amertume,songeant que ses raisonnements subtils l’avaient amenée à abjurer,seul moyen d’échapper aux épouvantables ignominies dont on lamenaçait avant son supplice&|160;; cependant, elle réfléchitqu’après tout ce pauvre prêtre croyait sans doute la conseillerdans son intérêt, et que seule elle était coupable et responsablede sa lâche apostasie. Accueillant donc avec sa douceur habituellele chanoine Loyseleur, Jeanne apprit de lui, ce dont elle fûtsurprise, qu’elle se trouvait encore prisonnière dans le château deRouen&|160;; mais, quoique condamnée à un emprisonnement éternel,elle serait, selon les promesses de l’évêque, bientôt mise enliberté, mesure retardée jusqu’alors par plusieurs causes&|160;:d’abord l’état de défaillance de la patiente à la suite de la scèneexpiatoire&|160;; puis, telle était la féroce exaspération dessoldats anglais et des gens du parti bourguignon contre la Pucelle,de qui ces méchants voulaient la mort, qu’un soulèvement terribleaurait éclaté si l’on n’eût promis à ces furieux qu’elle finiraitses jours dans un cachot. Mais le prélat, ajoutait le chanoine,fidèle à sa parole, n’ayant plus d’ailleurs aucun intérêt à retenirplus longtemps Jeanne prisonnière, puisqu’elle avait siheureusement pour elle échappé au bûcher en reniant ses erreurs,l’évêque la ferait nuitamment délivrer le lendemain ou lesurlendemain. Enfin, c’était à lui, Loyseleur, à ses supplicationsauprès du capitaine du château, qu’elle devait sa translation danscette chambre&|160;; mais, hélas&|160;! les sentiments d’humaniténe duraient guère chez les cruels Anglais, le capitaine exigeaitque sa captive, à peu près revenue à la santé, fût reconduite lematin même dans son cachot&|160;; mais elle en sortiraitprochainement et pour toujours, grâce à une évasion certaine,habilement préparée par les soins de l’évêque.

Jeanne Darc, cette fois encore, dut ajouterfoi aux paroles de ce prêtre&|160;; elle pensait que son apostasiela perdant à jamais, peu importait à ses ennemis qu’elle fût ou nonbrûlée. Elle se résigna donc, et insoucieuse d’une libertédéshonorée, elle apprit avec une sombre indifférence qu’elle devaitretourner dans son cachot&|160;; seulement, avant de s’y rendre,elle demanda au chanoine, comme grâce dernière, d’obtenir qu’on luiapportât ses habits d’homme, laissés par elle dans soncachot&|160;: ainsi vêtue, elle redoutait moins la présence de sesgardiens. Loyseleur promit à Jeanne Darc de faire part de son désirau capitaine du château. Soudain, l’une des vieilles rentre,annonçant que le geôlier, escorté de soldats, vient réclamer laprisonnière&|160;; le chanoine l’encourage, lui affirme qu’ellesera bientôt libre, et quitte la chambre au moment où John entreportant des menottes. L’héroïne tend ses mains, elles sontferrées&|160;; on la reconduit dans son cachot, elle y entre. Sonpremier regard cherche les habits d’homme qu’elle a laissés làplusieurs jours auparavant&|160;; ils ont disparu. Jeanne s’attendà être enchaînée par le milieu du corps et par les pieds, ainsiqu’elle avait coutume de l’être&|160;; mais John, la délivrant mêmede ses menottes, lui apprend qu’elle ne portera plus de fers. Ilsort en jetant un regard étrange sur Jeanne Darc&|160;; celle-ci,insoucieuse de cet adoucissement aux rigueurs de sa captivité,s’assoit sur sa couche de paille et reste plongée dans le noirabîme de ses pensées.

*

**

Depuis longtemps il fait nuit&|160;; la petitelampe de fer éclaire de sa faible lueur le cachot de Jeanne Darc,brisée de remords sans cesse ravivés par les voix implacables quilui reprochaient son abjuration, fatiguant, épuisant en vain sonesprit à chercher la possibilité d’expier sa lâche faiblesse… Lacaptive regrette amèrement la disparition de ses habitsmasculins&|160;: elle avait cru remarquer durant la journéecertains regards sinistres ou sardoniques de son geôlier. Agitée devagues pressentiments, redoutant un danger sur lequel elle osait àpeine arrêter son esprit, elle s’est de son mieux étroitementenveloppée dans sa robe, et craignant de céder au sommeil qui lagagne, elle n’a pas voulu rester sur sa couche de paille, et s’estassise à terre en s’adossant à la muraille&|160;; mais sespaupières appesanties se ferment malgré elle, son front s’inclinepeu à peu et tombe appuyé sur ses genoux, qu’elle enlace de sesdeux bras… Elle s’endort…

Soudain apparaît au guichet du cachot lafigure blême du chanoine Loyseleur&|160;; il voit Jeanne endormieet se retire…

Quelques instants après, la lourde porte de laprison s’ouvre lentement, doucement, et se referme si lentement, sidoucement, que le sommeil de Jeanne Darc n’a été interrompu, ni parce léger bruit, ni par les pas de deux hommes qui, marchant avecprécaution, suspendant leur respiration, viennent d’être introduitsdans ce sinistre lieu… Ces deux nobles hommes, officiers anglais,nommés Talbot et Berwick, ont été, lors dupremier interrogatoire de Jeanne Darc, commis à sa garde parl’évêque Cauchon&|160;; ils sont dans la vigueur de l’âge, neportent ni armes ni armures&|160;; leurs riches pourpoints sonttailladés, selon la mode du temps. Ces deux misérables ont cherchédans l’excitation du vin le courage de tenter l’atrocité inouïe… lecrime sans nom… qu’ils veulent commettre&|160;! leur joue estenflammée, leurs yeux étincellent, un sourire d’une lubricitéféroce contracte leurs lèvres avinées… À l’aspect de Jeanneendormie, ils s’arrêtent un moment… se consultent du regard…puis…

Non&|160;! fils de Joel&|160;! non&|160;! jene peux continuer cet abominable récit&|160;!… La plume vientd’échapper de ma main, tremblante d’indignation et d’horreur&|160;!des larmes ont voilé ma vue&|160;!… Non, je ne saurais poursuivrele récit de cette monstruosité&|160;!…

Et pourtant il le faut&|160;! il faut quecette légende, dans sa complète et terrible réalité, vous inspireune inexorable et sainte exécration contre les bourreaux del’héroïne plébéienne&|160;! bourreaux casqués ou mitrés&|160;! gensde guerre ou gens d’Église&|160;! il faut que vous les voyiez àl’œuvre… Voyez-les donc… et SOUVENEZ-VOUS&|160;!…SOUVENEZ-VOUS&|160;!…

Les deux Anglais sont restés pendant uninstant immobiles, se consultant du regard à l’aspect de JeanneDarc endormie&|160;; puis d’un bond ils s’élancent à la fois verselle… Réveillée en sursaut par le bruit des talons éperonnésrésonnant sur les dalles, elle se redresse, se relève au moment oùles deux officiers se précipitent sur elle… La malheureuse remarqueavec terreur qu’ils sont sans armes&|160;! ce n’est pas la mortqu’elle doit craindre&|160;!… Quelques mots obscènes, insultants nelui laissent aucun doute sur le sort qui l’attend… elle… elle… lavierge guerrière&|160;!… Berwick la prend au milieu du corps,tandis que Talbot, passant derrière elle, la saisit par les bras,approche sa bouche impure des chastes lèvres de Jeanne Darc&|160;;elle détourne violemment la tête, jette un cri affreux. Les deuxAnglais l’entraînent vers la couche de paille… l’héroïne puise uneforce surhumaine dans l’énergie du désespoir… une lutte s’engage…horrible… horrible&|160;!… Berwick et Talbot, à moitié ivres,exaspérés par la résistance de l’héroïne, s’abandonnent à la fureurbestiale de la luxure inassouvie… ILS FRAPPENT JEANNE DARC À COUPSDE POING… SON VISAGE EST MEURTRI… ENSANGLANTÉ… elle résisteencore&|160;!…

La porte s’ouvre avec fracas, le chanoineLoyseleur, la physionomie bouleversée par une feinte indignation,entre tenant un coffret où sont renfermés les habits de Jeanne, ets’écrie en s’adressant au capitaine de la tour, dont il estaccompagné&|160;: – Vous le voyez de vos yeux, on veut commettresur cette infortunée un abominable attentat&|160;! – Berwick etTalbot, stupéfaits des paroles du prêtre, qu’ils devaient croireleur complice, et ayant peut-être tardivement conscience de leurinfamie, laissent Jeanne Darc s’échapper de leurs mains&|160;; lecapitaine de la tour leur fait signe de le suivre, ils obéissentavec un hébétement farouche. Jeanne Darc, éperdue, pantelante, levisage couvert de sang, tombe presque inanimée sur sa couche, prèsde laquelle le chanoine se hâte de déposer les vêtements masculinsde l’héroïne&|160;; il va, dans l’affliction de son âme, adresserla parole à la victime, lorsqu’il est brutalement interrompu par legeôlier, qui lui dit&|160;:

–&|160;Hors d’ici, vieux tonsuré&|160;!… audiable sois-tu, enragé trouble-fête&|160;!

–&|160;Pauvre et sainte fille&|160;! – s’écriele prêtre en s’éloignant, – je vous ai rapporté vosvêtements&|160;!… Reprenez-les, malgré votre serment juré sur lessaints Évangiles… On vous condamnera peut-être comme relapse&|160;;mais mieux vaut souffrir la mort que le dernier outrage&|160;!

La porte du cachot se referme sur lechanoine&|160;; Jeanne Darc reste seule.

*

**

Vous le voyez, fils de Joel, elle s’estdéroulée lentement, ténébreusement, et de point en point, la trameinfernale ourdie par l’évêque Cauchon et le chanoine Loyseleur dèsavant le commencement du procès intenté à Jeanne Darc&|160;:

«&|160;– Faire d’abord condamner l’accuséesur ses propres aveux, provoqués par un adroitconseiller&|160;;

»&|160;Obtenir ensuite d’elle l’abjurationde ses erreurs, lui accorder la vie au nom de la maternelle douceurde l’Église&|160;;

»&|160;Et enfin amener la pénitente àcommettre un acte de relapse, et sur ce… la brûler sansmiséricorde…&|160;»

Les cheveux vous dressent d’épouvante ensongeant à ces horreurs, jusqu’ici inconnues&|160;! à ces horreursaccomplies au nom du Tout-Puissant et de son Égliseéternelle&|160;!…

Dieu juste&|160;! penser pourtant que tout aété employé par ces prêtres contre cette pauvre et innocente jeunefille, la gloire de la France&|160;! l’honneur de l’humanitéentière&|160;! Oui, tout a été employé par ces prêtres, tout… lemensonge, le faux serment, la scélérate hypocrisie, la confessionsacrilège, le poison, et enfin… le viol&|160;!… Ah&|160;! c’est quelà était le dernier nœud de la trame&|160;! La tentative de violobligeait infailliblement l’héroïne à revêtir ses habits d’homme,dans l’espoir de se mieux défendre contre de nouveaux outrages. Or,le seul fait de ce travestissement, solennellement abjuré par ellesur les saints Évangiles, la constituait RELAPSE et la condamnaitau supplice&|160;!… Enfin le monstrueux attentat avait dû se bornerà une tentative… sinon, Jeanne Darc, foudroyée par la honte,risquait d’expirer subitement dans son cachot… et l’on voulaitqu’elle vécût… pour le bûcher&|160;!…

Courage&|160;! fils de Joel&|160;! cettelamentable histoire touche à son terme&|160;! courage&|160;!…suivons la vierge des Gaules jusqu’à la cime de son calvaire, et làsa PASSION sera complète&|160;!… Elle trouvera le calice de fiel…la couronne d’épines… la mort… et criera&|160;: GLOIRE À VOUS, MONDIEU&|160;!… ainsi que le jeune et doux maître de Nazareth, au nomde qui on la supplicie, et que notre aïeule Geneviève a vucrucifier à Jérusalem, il y a quatorze siècles et plus&|160;!…

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Il est huit heures du matin&|160;; JeanneDarc, pendant la nuit, a revêtu ses habits d’homme&|160;; on l’aenchaînée de nouveau. Son beau visage est meurtri des coups qu’ellea reçus durant la lutte nocturne&|160;; une seule penséel’absorbe&|160;: ses juges seront-ils instruits de l’acte derelapse qu’elle vient de commettre&|160;? l’enverront-ils aubûcher, ainsi que le lui a fait craindre le chanoineLoyseleur&|160;? Pourra-t-elle au moins expier sa lâcheté&|160;?proclamer, confesser hautement la vérité de ce qu’elle arenié&|160;? Trouvera-t-elle enfin dans le supplice le terme de samisérable vie&|160;?… L’attente de l’héroïne n’est pastrompée&|160;: l’évêque, instruit par son complice des événementsde la veille, a envoyé plusieurs juges visiter Jeanne dans soncachot&|160;; ils entrent au nombre de sept.

Voici leurs noms&|160;: NICOLAS DE VENDERESSE,– GUILLAUME HAITON, – THOMAS DE COURCELLES, – FRÈRE ISAMBARD DE LAPIERRE, – JACQUES CAMUS, – NICOLAS BERTIN, – JULIEN FLOQUET.

Jeanne Darc, songeant que son crime estflagrant, ressent une joie amère à la vue de ces prêtres&|160;; lefront haut, calme, résolu, elle semble provoquer, défier leurinterrogatoire&|160;; mais, par pudeur et par dignité de soi, nevoulant pas s’exposer à rougir devant ces hommes, elle est décidéeà garder le silence de la honte sur l’attentat de la nuit. Lesjuges se rangent, silencieux, autour de la captive, enchaînée sursa couche.

THOMAS DE COURCELLES, feignant lasurprise. – Quoi&|160;! Jeanne, vous voici en habitsd’homme&|160;? malgré votre serment, juré sur l’Évangile, derenoncer à jamais à ces vêtements idolâtres, à la manière desgentils&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix brève et secontenant à peine. – J’ai repris ces habits parce que… j’ai dûles reprendre.

NICOLAS DE VENDERESSE. – Mais votreserment&|160;?

JEANNE DARC, indignée. – Monserment&|160;!… et les vôtres&|160;? A-t-on tenu les promesses quel’on m’a faites&|160;? m’a-t-on permis d’entendre la messe&|160;?m’a-t-on rendu à la liberté après mon abjuration&|160;?

JACQUES CAMUS. – La sentence ecclésiastiquevous condamne à une prison perpétuelle.

JEANNE DARC. – J’aime mieux mourir que derester dans cette prison&|160;! (Elle tressaille d’horreur ausouvenir de l’attentat nocturne.) Si l’on m’avait permisd’entendre la messe, si l’on m’eût laissée dans un lieu honnête,délivrée de mes fers et gardée par des femmes, je…

FRÈRE ISAMBARD DE LA PIERRE,l’interrompant. – Avez-vous entendu vos voix depuis votrecondamnation&|160;?

JEANNE DARC, amèrement. – Oh&|160;! oui… je neles ai que trop entendues&|160;!…

(Les prêtres se regardent et échangent unsigne d’intelligence.)

GUILLAUME HAITON. – Que vous ont-elles dit,vos voix&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix ferme. –Elles m’ont dit que j’avais commis une lâcheté en consentant àrenier la vérité dans l’espoir de sauver ma vie&|160;!

GUILLAUME HAITON, vivement. – Maisces paroles…

JACQUES CAMUS interrompt le prêtre d’unregard et dit froidement à Jeanne. – Avant votre abjuration,que vous ont dit vos voix&|160;?

JEANNE DARC, bravant ses juges d’un regardintrépide. – Mes voix me disaient qu’il serait criminel derenier l’inspiration divine qui m’a toujours guidée&|160;!…(Mouvement des prêtres.) Mes voix me disaient jusque surl’échafaud&|160;: «&|160;Réponds hardiment, sincèrement, à ceprêcheur… c’est un faux prêtre&|160;!…&|160;» Malheur à moi&|160;!je n’ai pas écouté mes voix&|160;!

Les prêtres gardent pendant un moment lesilence et échangent des regards expressifs&|160;; Thomas deCourcelles reprend lentement&|160;:

–&|160;Voici des paroles aussi téméraires quecoupables&|160;!… Quoi&|160;! après avoir abjuré, vous retombezdans vos erreurs damnables&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix éclatante. –L’erreur, c’est de mentir… et en abjurant, je mentais&|160;!… Cequi est damnable, c’est de damner son âme… et je la damnais en nesoutenant pas que j’avais obéi à la volonté du ciel&|160;!…Oh&|160;! mes voix m’ont assez reproché d’avoir abjuré par craintedu bûcher&|160;!

JACQUES CAMUS. – Ainsi, après avoir repris voshabits d’homme, premier crime, crime irrémissible… il vousconstitue relapse… revolvatis ad vestrum vomitum… vousretournez à votre vomissement, vous osez soutenir derechef que cesprétendues voix…

JEANNE DARC. – Ce sont celles de mes saintes…elles viennent de Dieu&|160;!

THOMAS DE COURCELLES. – Mais, sur l’échafaud,vous avez avoué que…

JEANNE DARC. – Sur l’échafaud, j’avais peur dufeu… j’étais lâche&|160;! je mentais&|160;!

JACQUES CAMUS. – Et à cette heure que vouscroyez n’avoir plus à redouter le supplice, vous…

JEANNE DARC, inflexible. – À cetteheure, je soutiens que la peur seule m’a forcée d’abjurer, d’avouerle contraire de la sainte vérité&|160;! J’aime mieux mourir que derester dans cette prison&|160;! J’ai dit… vous n’obtiendrez plus unmot de moi.

JACQUES CAMUS, d’une voix lugubre. –Ainsi soit-il&|160;!…

Les prêtres sortent lentement&|160;; JeanneDarc, demeurée seule, s’agenouille sur la paille de sa couche, oùelle est enchaînée par le milieu du corps. Elle lève vers la sombrevoûte de la prison son beau visage radieux, inspiré, joint lesmains et prie avec ferveur, remerciant ses saintes de lui donner lecourage d’expier, de racheter son apostasie, en marchant résolumentau supplice.

*

**

Les prêtres, après avoir interrogé Jeanne Darcdans son cachot, se sont rendus chez l’évêque Cauchon, afin del’instruire du résultat de leur visite et de leur interrogatoire,résultat tellement attendu et prévu par le prélat, qu’il avait déjàconvoqué dans la chapelle de l’archevêché de Rouen un nombresuffisant de juges pour procéder à la condamnation définitive de larelapse. Réunis depuis peu de temps, ils ont pris place dans lesstalles de l’antique chapelle&|160;; l’évêque Cauchon, assis aucentre du chœur, les préside, il réclame d’un geste le silence etdit&|160;:

–&|160;Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit&|160;! Mes très-chers frères, Jeanne est retombée dansses erreurs damnables, et, au mépris de son abjuration solennelle,prononcée à la face de Dieu et sur les saints Évangiles,non-seulement elle a repris ses habits d’homme, abominableendurcissement dans le péché qui suffirait à la condamner&|160;;mais elle revient à soutenir avec une diabolique opiniâtreté quetout ce qu’elle a dit et fait, elle l’a dit et fait de parl’inspiration divine&|160;! Je n’ai rien de plus à ajouter&|160;;je vous requiers de vous prononcer, par ordre, sur le sort deladite Jeanne, accusée de se montrer si épouvantablement relapse,me réservant de vous requérir de délibérer de nouveau si je letrouvais opportun.

L’ARCHIDIACRE NICOLAS DE VENDERESSE. – LaditeJeanne doit être abandonnée au bras séculier pour être par luibrûlée vive, comme relapse.

L’ABBÉ AIGIDIE. – Jeanne est hérétique etrelapse, l’on n’en saurait douter&|160;; cependant, je suis d’avisde lui proposer d’abjurer une seconde fois ses erreurs, sinon,qu’elle soit livrée au bras séculier.

LE CHANOINE JEAN PINCHON. – Jeanne estrelapse&|160;; je m’en rapporte pour sa punition à mes très-chersfrères.

LE CHANOINE GUILLAUME ÉRARD. – Je déclareladite Jeanne relapse et méritante du bûcher.

LE CHAPELAIN ROBERT GILIBERT. – Jeanne doitêtre brûlée comme relapse et hérétique.

L’ABBÉ DE SAINT-AUDOIN. – Cette femme estrelapse&|160;; qu’elle abjure une seconde fois, sinon, qu’elle soitcondamnée.

L’ARCHIDIACRE JEAN DE CASTILLONE. – Que larelapse soit livrée au bras séculier.

LE CHANOINE EMMANGARD. – Je demande lesupplice exemplaire de ladite Jeanne.

LE DIACRE GUILLAUME BOUCHER. – Jeanne doitêtre condamnée comme relapse après une seconde lectured’abjuration.

LE PRIEUR DE LONGUEVILLE. – C’est aussi monavis.

LE RÉVÉREND PÈRE GIFFARD. – Selon moi, larelapse doit être condamnée sans délai.

LE RÉVÉREND PÈRE HAITON. – Je déclare laditefemme relapse&|160;; je requiers contre elle le prompt châtiment deson crime si elle refuse d’abjurer une seconde fois.

LE CHANOINE MARGUERIE. – Jeanne estrelapse&|160;; qu’elle soit livrée à la justice séculière.

LE CHANOINE JEAN DE L’ÉPÉE. – Je pense commemon très-cher frère.

LE CHANOINE GARIN. – Moi aussi.

LE CHANOINE GASTINEL. – Abandonnons la relapseaux flammes du bûcher.

LE CHANOINE PASCAL. – Telle est aussi monopinion.

LE RÉVÉREND PÈRE HOUDENC. – Les explicationsdérisoires de cette femme me prouvent surabondamment qu’elle atoujours été idolâtresse et hérésiarque&|160;; elle est, parsurcroît, relapse&|160;; je demande qu’elle soit, sans retard,livrée à la justice séculière.

LE RÉVÉREND MAÎTRE JEAN DE NIBAT. – LaditeJeanne est impénitente et relapse&|160;; qu’elle subisse sapeine.

LE RÉVÉREND FABRE. – Coutumière d’hérésie,endurcie dans ses erreurs, rebelle à l’Église, le corps de laditeJeanne doit être livré aux flammes, ses cendres jetées au vent.

L’ABBÉ DE MORTEMART. – Je pense comme montrès-cher frère&|160;; seulement, je désire qu’elle soit mise endemeure d’abjurer une seconde fois.

LE RÉVÉREND GUÉDON. – C’est mon avis.

LE CHANOINE COUPEQUESNE. – C’est aussi lemien.

LE CHANOINE GUILLAUMIE. – Qu’il soit proposé àladite Jeanne de se rétracter une seconde fois&|160;; sinon, lesupplice.

LE CHANOINE MAURICE. – J’opine pour cettenouvelle et suprême admonestation, bien que je n’en attende aucunrésultat.

LE DOCTE GUILLAUME DE BANDIBOSC. – Je me rangede l’avis de mon très cher frère.

LE DIACRE NICOLAS CAVAL. – Que ladite relapsesoit traitée sans pitié, selon ce qu’elle mérite.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ladite Jeanne doitêtre livrée aux flammes temporelles.

LE RÉVÉREND NICOLAS DE COURCELLES. – Cettefemme est hérétique et relapse&|160;; on peut l’admonester encoreune fois et lui déclarer que si elle persiste dans ses erreurs,elle n’a plus rien à attendre de la vie de ce monde.

LE RÉVÉREND PÈRE JEAN LEDOUX. – Quoique cettedernière tentative me semble illusoire, on peut en essayer, afin dedémontrer l’inépuisable mansuétude de notre sainte mèrel’Église.

MAÎTRE JEAN TIPHAINE. – J’opine pour cettetentative, bien qu’illusoire.

LE DIACRE COLOMBELLE. – Je partage cetteopinion.

FRÈRE ISAMBARD DE LA PIERRE. – La justiceséculière aura son cours, si ladite Jeanne refuse d’abjurer uneseconde fois.

Vous le voyez, fils de Joel, de ladélibération de ces prêtres, il résulte que les uns veulent lesupplice immédiat, et les autres, plus nombreux de quelques voix,sont d’avis d’exiger de Jeanne Darc une seconde abjuration,généralement convaincus, d’ailleurs, de l’inutilité de cettetentative, sachant par leurs complices que l’héroïne estinvinciblement résolue de chercher dans le supplice l’expiationd’aveux d’abord arrachés par la crainte&|160;; ainsi lorsqu’ils’agit, quelques jours auparavant, d’infliger la torture àl’accusée, les plus charitables de ces ministres du Seigneur seprononcèrent contre les tortures, sous ce naïf prétexte&|160;:«&|160;qu’il suffisait des aveux précédents de Jeanne pour lacondamner au bûcher.&|160;» Ils pouvaient donc, cette fois encore,faire impunément montre, ainsi qu’ils le disaient, de lamiséricorde inépuisable de leur tendre et sainte mère l’Église.L’évêque Cauchon, plus net et plus franc, certain d’avance dusuccès de son argumentation (il connaissait son monde), l’évêqueCauchon résumant la délibération, s’oppose énergiquement,absolument, à ce que l’on tente d’amener une seconde fois larelapse à contrition&|160;: la plupart de ceux-là mêmes qui sedéclarent partisans de cette mesure ne la regardent-ils pas commeillusoire&|160;? alors, à quoi bon la tenter&|160;? Et lors mêmeque l’on serait certain d’obtenir de la relapse une secondeabjuration, elle produirait un effet déplorable. N’avait-on pas vu,lors de la première admonestation, le populaire et les soldats,exaspérés de la clémence du tribunal, crier à la trahison et prêtsà se soulever&|160;? Voudrait-on affronter, provoquer de terriblesagitations dans la cité&|160;? L’Église n’avait-elle pas prouvé unefois de plus sa maternelle charité en admettant ladite Jeanne à lapénitence, malgré son hérésie endiablée&|160;? Comment cettemansuétude avait-elle été accueillie&|160;? Par un redoublement dejactance, d’audace et d’impiété&|160;! L’évêque Cauchon termine enadjurant ses très-chers frères, au nom de la dignité de l’Église,au nom de la paix de la cité, au nom des plus graves intérêtspolitiques, au nom de leur conscience et de la justice éternelle,de déclarer sans verbiage et sans délai ladite Jeanne relapse et,comme telle, abandonnée au bras séculier, à seule fin d’êtreconduite le lendemain au supplice, après avoir été publiquementexcommuniée par l’Église. – Les prêtres-juges se rendent auxobservations du prélat&|160;; le greffier minute l’arrêt de mort,l’audience est levée. Pierre Cauchon sort le premier de la chapelleen se frottant les mains&|160;; il rencontre au dehors du saintlieu plusieurs capitaines anglais attendant l’issue de ladélibération avec une impatience sanguinaire. L’un d’eux, le comtede Warwick, dit au prélat&|160;: – Eh bien&|160;! qu’a-t-on décidéde cette sorcière&|160;?

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON, joyeusement.– Farewell&|160;! c’est fini&|160;!…

LE COMTE DE WARWICK – Ainsi, laPucelle&|160;?…

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON. – Sera brûléedemain&|160;!… Allez dîner… faites bonne chère&|160;!

*

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Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes,aujourd’hui centenaire, comme le fut notre aïeul AMAEL, quicombattit sous Karl-Martel et connut Charlemagne,moi, Mahiet, qui écris cette légende, voici ce que j’ai vu le 30mai de l’an 1431 dans la ville de Rouen&|160;; j’y étais arrivé laveille venant de Vaucouleurs. En ces temps de guerre, lescommunications sont si rares, si difficiles entre le centre de laGaule et les provinces éloignées, que la famille de Jeanne Darcn’avait été instruite de sa captivité à Rouen et de son procès quedepuis peu de temps par la clameur publique&|160;; ces malheureux,malgré leur désolation, n’osaient, ne pouvaient entreprendre un silong et si chanceux voyage, afin de connaître le sort de Jeanne.J’allai voir Denis Laxart, digne homme à qui l’amitié me liaitdepuis longues années&|160;; je lui offris de partir pour Rouenavec mon petit-fils&|160;; ma fervente admiration pour l’héroïneplébéienne m’inspirait cette résolution. Malgré mon grand âge, lespérils de la route ne m’effrayaient point&|160;; mais j’étaispauvre. Cependant, en boursillant avec Denis Laxart et quelquesbonnes gens de Vaucouleurs, nous réunîmes la somme nécessaire à monvoyage et à l’achat d’un cheval&|160;; je me mis en route avec monpetit-fils en croupe. Après beaucoup de traverses et de dangers,car les chemins continuent d’être infestés de bandes de soldatsdéserteurs et de malandrins, nous parvînmes jusqu’à Rouen. Jelogeai dans une modeste hôtellerie située sur la place duVieux-Marché. J’appris bientôt l’abjuration solennelle de JeanneDarc, et qu’à ce sujet ses ennemis implacables la traitaient defourbe infâme, tandis que ceux qui, croyant à la divinité de sesinspirations, s’étaient d’abord apitoyés sur elle, lui reprochaientson indigne lâcheté en présence du supplice&|160;; j’ignoraiscomplètement alors les causes ténébreuses, horribles de cetteapostasie, cependant, ma conscience, ma raison, le souvenir de mesfréquents entretiens avec Denis Laxart, qui m’avait raconté sisouvent dans leurs moindres détails l’enfance et la premièrejeunesse de l’héroïne, les confidences de frère Arsène, le médecinde la famille Darc, homme de grand savoir, à qui je devais laconnaissance des causes naturelles des hallucinations deJeanne&|160;; enfin le récit de tant de faits si glorieux pourelle, apportés par sa renommée jusqu’au fond de la Lorraine, toutme donnait à penser qu’une abjuration, si contraire au fermecourage, à la loyauté de la vierge guerrière, devait cacher quelquesinistre mystère. Je ne partageais donc pas le sentiment derépulsion qu’elle inspirait même à ceux qui s’étaient émus de sesmalheurs. Quant aux Anglais, je m’expliquais leur haine implacablecontre la Pucelle. Ce peuple, grâce à la couardise de notrechevalerie et de la royauté, nous a causé, depuis plus d’undemi-siècle, des maux affreux&|160;; ce peuple est, je l’avoue,valeureux et fier, quoique endiablé d’orgueil&|160;; ses noblescapitaines, longtemps invincibles, se sont vus vaincus en vingtbatailles par l’héroïne plébéienne. Elle a ainsi à jamais détruitle redoutable prestige de leurs victoires passées&|160;; ils nepeuvent lui pardonner d’avoir porté un coup irréparable, un coupmortel à leur domination en Gaule&|160;; et tout me le dit&|160;:mon petit-fils verra leur expulsion complète de ce royaume.

Arrivé à Rouen le 29 mai 1431, vers la tombéedu jour, j’appris donc, dans l’hôtellerie où je logeai, l’apostasiede Jeanne et ses conséquences funestes. Vers le soir, l’on répanditle bruit que la relapse serait brûlée vive le lendemainmatin. En effet, au milieu de la nuit, mon petit-fils et moi, ainsique plusieurs voyageurs, nous fûmes réveillés par un grandbruit&|160;; à la lueur de plusieurs torches portées par dessoldats, nous vîmes, par les fenêtres de notre auberge, descharpentiers occupés de dresser des échafauds&|160;; le jour venu,je sortis. Déjà des compagnies d’archers anglais formaient uncordon autour du lieu du supplice et une haie prolongée jusqu’àl’angle d’une rue débouchant sur la place du Marché&|160;; ces deuxrangs de soldats laissaient entre eux une large voie, ellecommuniquait de la rue à l’espace vide réservé autour deséchafauds. Ils étaient au nombre de trois&|160;; le plus élevéplacé à quelque distance des deux autres. Sur l’un de ceux-là,celui de droite, tendu de draperies pourpres, je vis un siègeplafonné d’un dais cramoisi, orné de touffes de plumes blanches àchacun de ses angles, et couturé de galons d’or&|160;; une rangéed’autres sièges à housse également d’étoffe cramoisie accostait cedais somptueux, où l’on montait par plusieurs degrés de charpenterecouverts de riches tapis. L’estrade de gauche, de même hauteur etdimension que celle de droite, était simplement drapée de noir,ainsi que ses banquettes. Le dernier échafaud, pilier massif enmaçonnerie, haut de dix pieds environ, large de quatre en toussens, offrait à son sommet une étroite plate-forme, en son milieul’on avait scellé un gros poteau garni de ferrements et dechaînes&|160;; l’on parvenait à cette plate-forme par un étroitescalier de bois perdu dans un énorme amoncellement de fagots mêlésde paille, de sarments de vigne, arrosés de bitume et desoufre&|160;; les bourreaux achevaient d’étager ces combustibles lelong des quatre faces et jusqu’au faîte du pilier. De grands pieuxenfoncés en terre, non loin de ce bûcher, supportaient de largespanneaux de bois oblongs, en manière d’enseignes&|160;; on y lisaiten grosses lettres blanches peintes sur un fond noir&|160;:

–&|160;JEANNE, QUI S’EST FAIT NOMMER LAPUCELLE.

–&|160;MENTERESSE. – PERNICIEUSE. – ABUSERESSEDU PEUPLE.

–&|160;DEVINERESSE. – SUPERSTITIEUSE. –BLASPHÉMATRESSE DE DIEU.

–&|160;PRÉSOMPTUEUSE. – MALCRÉANTE EN LA FOIDE JÉSUS-CHRIST.

–&|160;IDOLÂTRE. – CRUELLE. – DISSOLUE.

–&|160;INVOCATERESSE DE DIABLES.

–&|160;APOSTATE. – SCHISMATIQUE. –RELAPSE.[115]

Tel est, fils de Joel, le jugement de ces gensd’Église sur Jeanne Darc… Ce bûcher l’attend…

Hélas&|160;! il y a quatorze siècles et plus,notre aïeule Geneviève a vu supplicier à Jérusalem le jeune et douxmaître de Nazareth&|160;!

J’aurai vu supplicier la jeune et douce fillede Domrémy&|160;!

La croix de l’ami des pauvres et desaffligés se dressait entre les gibets d’un voleur et d’unassassin&|160;!

La croix de la vierge libératrice des Gaulesse dresse entre deux échafauds&|160;; sur l’un vont siéger sesjuges&|160;: l’évêque Pierre Cauchon et ses assesseurs&|160;; surl’autre échafaud vont siéger les complices, les instigateurs de cemeurtre&|160;: le cardinal de Winchester et les officiersanglais.

Vous le voyez, fils de Joel, rien n’auramanqué au calvaire de l’héroïne plébéienne… Comme son divin maître,elle doit mourir entourée de scélérats&|160;!… Et maintenant,assistez jusqu’à la fin à sa PASSION&|160;!

*

**

Il est huit heures du matin, toutes lescloches des paroisses de Rouen sonnent un glas funèbre… PauvreJeanne, en son enfance, elle l’aimait tant le son lointain descloches&|160;!… Le soleil de mai… il éclaira la première défaitedes Anglais devant Orléans&|160;!… Le soleil de mai, pur, radieux,inonde de lumière les trois échafauds. La foule s’entasse, sepresse, aux abords de l’enceinte laissée vide près du lieu dusupplice et défendue par un double rang d’archers anglais&|160;;d’autres spectateurs se groupent aux fenêtres, aux balcons desvieilles maisons de bois à pignons aigus qui entourent la place duMarché. Bientôt l’on voit entre la haie de soldats ondoyer despanaches, reluire l’acier des casques, étinceler l’or, lespierreries des mitres, des crosses&|160;; ces gens casqués oumitrés sont les capitaines anglais et les prélats. Voici d’abordson éminence monseigneur le cardinal de Winchester, vêtu de lapourpre romaine, suivi de monseigneur l’évêque de Boulogne et demonseigneur l’évêque de Beauvais Pierre Cauchon&|160;; après euxs’avancent le seigneur comte de Warwick et autres nobles gens deguerre. Ils gravissent lentement, majestueusement, triomphalement,les degrés de l’estrade&|160;; le cardinal s’assied sous le dais, àsa droite et à sa gauche prennent place les deux évêques, puisWarwick et les autres chevaliers anglais se groupent autour duprélat. L’échafaud simplement drapé de noir est occupé par lesjuges du procès, son promoteur, ses assesseurs, les greffiers.

L’aspect et l’arrivée de ces illustres, doctesou sacrés personnages ne satisfait qu’à demi la cruelle impatiencede la foule&|160;; la condamnée ne paraît pas encore, il s’écoulequelque temps avant qu’elle paraisse. De menaçantes rumeurscommencent de circuler, surtout dans les rangs des soldats ou parmiles gens du parti bourguignon, l’on entend dire çà et là&|160;:

–&|160;L’évêque tiendra-t-il sa promesse,cette fois&|160;?

–&|160;Sera-t-elle enfin brûlée, lasorcière&|160;!

–&|160;Les fagots sont prêts… les bourreauxont la torche en main… qu’attend-on encore&|160;!

–&|160;L’infâme&|160;! on devrait pouvoir labrûler deux fois, puisqu’elle est relapse&|160;!

–&|160;Elle a osé soutenir effrontémentqu’elle avait abjuré par force&|160;! elle persiste à se direvéritablement inspirée de Dieu&|160;!

–&|160;Quelle insolente menteuse que cetteribaude&|160;! Par saint Georges&|160;! nous eût-elle jamaisvaincus sans l’assistance du diable&|160;! nous les premiersarchers du monde&|160;! J’étais à la bataille de Patay, où les plusvaillants hommes d’armes d’Angleterre ont été exterminés, j’ai vude mes yeux des légions de démons s’élancer contre nous à la voixde cette endiablée&|160;!

–&|160;Ces démons, messire archer… étaientpeut-être bien des soldats français&|160;?

–&|160;Sang et mort&|160;! croyez-vous lessoldats capables de nous vaincre&|160;! C’étaient des démons, parsaint Georges&|160;! de vrais démons cornus, griffus, armés d’épéesflamboyantes&|160;; ils voltigeaient au-dessus de nos têtes et nouscriblaient d’une grêle de pierres et de ballesd’artillerie&|160;!

–&|160;Peut-être bien aussi était-ce le jetfurieux de quelques bombardes ou gros canons masqués par un pli deterrain, messire archer&|160;?

–&|160;Bombardes et canons de Satan,oui&|160;! mais de France, non&|160;!…

–&|160;Aussi vrai que notre cardinal a sonchapeau rouge sur la tête, si la p…… des Armagnacs n’est pas brûléecette fois, moi et les archers de ma compagnie, nous rôtissonsl’évêque Cauchon… comme un porc&|160;!

–&|160;Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;! bientrouvé, mon Hercule&|160;!… l’évêque Cauchon rôti comme unporc&|160;!… ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;!

–&|160;C’est trop de délai… À mort lasorcière&|160;!

–&|160;Veut-on nous faire coucherici&|160;!

–&|160;Au bûcher l’hérétique&|160;!

–&|160;À mort la relapse&|160;!

–&|160;Au bûcher l’invocateresse dedémons&|160;! la dissolue&|160;!

–&|160;L’abuseresse du peuple&|160;! lamenteresse&|160;!

–&|160;La malcréante en la foi deNotre-Seigneur Jésus-Christ&|160;! Au bûcher l’idolâtre&|160;!l’apostate&|160;! au bûcher vite et tôt&|160;!

Telles sont les clameurs des Anglais ou despartisans bourguignons&|160;; les gens du parti royaliste ouarmagnac sont beaucoup moins nombreux. Quelques personnes parmieux, les femmes surtout, éprouvent un retour de pitié pour JeanneDarc, dont l’abjuration a si cruellement indigné ceux-là qui laregardaient comme inspirée&|160;; chez plusieurs, cette indignationsubsiste encore dans toute son énergie. Ces sentiments divers,lorsqu’ils témoignent de quelque charité, s’expriment souvent àdemi-voix, de crainte de la violence des Anglais.

–&|160;Enfin, – disent les uns, – si laPucelle a faibli une fois devant le supplice, elle ne faiblira pasaujourd’hui&|160;!

–&|160;Ainsi… elle ne mentait pas&|160;!… elleva soutenir jusqu’à la mort qu’elle était vraiment inspirée deDieu&|160;!

–&|160;Et pourtant elle l’a nié… Comment lacroire maintenant&|160;?

–&|160;Oh&|160;! qui a menti une fois peutmentir encore&|160;!

–&|160;Si elle a abjuré, c’était par craintedu fagot… et, de fait, il y a de quoi trembler&|160;!

–&|160;Alors, elle a été lâche&|160;! on ladisait si vaillante&|160;!

–&|160;Ma foi&|160;! c’est qu’en face dubûcher… on hésite&|160;!… Voyez donc, mes compères, cetamoncellement de bois clair arrosé de poix et de bitume&|160;!

–&|160;Quand on pense que tout cela va flamberautour de Jeanne, comme un feu de paille, et faire lentementpétiller, grésiller sa peau&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! les cheveux m’endressent&|160;!

–&|160;Pauvre malheureuse&|160;! quelletorture&|160;!

–&|160;C’est affreux&|160;!… Mais, quevoulez-vous&|160;? nos seigneurs les évêques et les docteurs endroit canon la condamnent… elle est donc coupable&|160;!

–&|160;De si doctes hommes ne sauraient setromper&|160;!

–&|160;Non certainement&|160;; quand l’Églisea prononcé, nous devons nous taire et nous incliner… car, enfin, ona de la religion ou l’on n’en a point&|160;!

–&|160;Je ne suis pas suspect, moi&|160;! jesuis Armagnac et royaliste, je déteste la dominationanglaise&|160;! Je regardais Jeanne quasi comme une sainte avant sacondamnation&|160;; mais maintenant, je ne me permets pas même dela plaindre. Ce serait une manière de blâmer ses juges&|160;; mafoi s’oppose à un pareil blâme&|160;!

–&|160;Et puis, est-ce que le tribunalecclésiastique n’a pas montré combien l’Église est miséricordieuse,puisqu’il a admis une première fois Jeanne à lapénitence&|160;!

–&|160;Pourquoi a-t-elle été relapse,aussi&|160;!

–&|160;Tant pis pour elle si on labrûle&|160;!… elle l’aura voulu&|160;!…

–&|160;Alors, vous conviendrez qu’en allantvolontairement au bûcher elle fait preuve de courage&|160;!

–&|160;De courage&|160;?… Dites donc qu’ellefait montre d’une rébellion et d’une jactance idolâtres, puisquel’Église la condamne&|160;!

–&|160;Voyons, Jeanne Darc, oui ou non,a-t-elle vaincu les Anglais en vingt batailles&|160;? a-t-elle faitsacrer le roi à Reims&|160;?

–&|160;Je n’en disconviens point&|160;; maisnos seigneurs les évêques jugent ces choses-là autrement et mieuxque nous ne les pouvons juger. En un mot, mes compères, je ne sorspas de ce petit raisonnement, à mon avis, aussi simple quejuste&|160;: l’Église est infaillible, l’Église condamneJeanne&|160;; donc, Jeanne est coupable&|160;!

Ce raisonnement, des plus orthodoxes, prévautsur les timides et rares témoignages d’intérêt accordés à l’héroïnepar quelques âmes pitoyables&|160;; elle devait voir ceux-là mêmesqui étaient restés Français sous la domination anglaise, égarés parde nouveaux pharisiens, assister impassibles à son supplice, demême que son divin maître Jésus, condamné au gibet, vit ce peuplede pauvres et d’affligés, si aimés de lui, insensibles à sonsupplice, prononcé par les saints docteurs de la loi et les prêtresde son temps.

Ô peuple&|160;! est-ce ton cœur qu’il fautblâmer&|160;? est-ce ton ignorance, est-ce ton aveuglement qu’ilfaut plaindre&|160;? lorsque tu laisses traîner aux gémonies tesdivins défenseurs&|160;!

Soudain un frémissement court dans lafoule&|160;; il annonce l’approche de la condamnée. Mahiet-l’Avocatd’armes, dont le petit-fils est mêlé à la foule à quelques pas delà, s’appuie au mur de l’hôtellerie, il a pour voisin un prêtrevêtu d’un froc noir, au capuchon complètement rabattu&|160;;indifférent jusqu’alors aux conversations engagées près de lui, ceprêtre s’écrie d’une voix caverneuse&|160;:

–&|160;La voilà&|160;!… la voilà&|160;!…

Jeanne Darc, debout sur une charrette delabour traînée par un cheval, est vêtue du san-benito,longue robe noire parsemée de flammes rouges, et coiffée d’unesorte de mitre de carton noir où sont écrits ces mots&|160;: –IDOLÂTRE. – HÉRÉTIQUE. – RELAPSE. – Le moine Isambard de la Pierre,l’un de ses juges, debout dans le chariot à côté d’elle, lui donneles consolations suprêmes&|160;; elle les écoute… mais cestémoignages tardifs d’une compassion banale arrivent à son oreillecomme un murmure confus… Elle n’attend plus rien des hommes&|160;;son regard, élevé vers le ciel, plonge dans l’infini. Elle se sentdétachée de la terre, elle a secoué ses dernières terreurshumaines&|160;; oui&|160;! au moment de monter sur le chariot, elles’est écriée en sanglotant&|160;: «&|160;– Hélas&|160;!…faut-il que mon corps, si pur de toute souillure, soit bientôtdétruit par le feu&|160;!…J’aimerais cent fois mieux êtredécapitée que brûlée&|160;!…&|160;» Mais, après cette dernièreplainte, arrachée par l’appréhension de la douleur du corps, l’âmea vaincu la matière, la vierge des Gaules marche résolument ausupplice… Le chariot s’arrête au pied de l’estrade où trônent lecardinal de Winchester, les deux évêques et les chefs deguerre.

Frère Isambard de la Pierre descend de lacharrette, fait signe à Jeanne Darc de l’imiter, et lui donnel’appui de son bras, empêchée qu’elle est dans ses mouvements parles plis de sa robe traînante.

FRÈRE ISAMBARD. – Jeanne, agenouillez-vous,afin d’entendre l’excommunication et l’arrêt que va prononcercontre vous monseigneur l’évêque de Beauvais.

Jeanne Darc s’agenouille dans la poussière aupied de l’estrade tendue d’étoffe pourpre&|160;; l’évêque PierreCauchon se lève, s’incline devant le cardinal de Winchester,s’avance jusqu’au rebord de la plate-forme, au bas de laquelle lacondamnée est à genoux, les mains croisées sur sa poitrine.

VOIX DE SOLDATS ANGLAIS. – Encore desoraisons&|160;! Au diable les patenôtres&|160;!

–&|160;Est-ce encore un leurre pour soustrairela ribaude aux rôtissures&|160;?

–&|160;Prends garde, évêque… tu ne noustromperas pas cette fois&|160;!

–&|160;Au bûcher sans plus tarder&|160;! aubûcher la sorcière&|160;!

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON apaise d’un gesteexpressif les clameurs des Anglais, fait le signe de la croix, etdit d’une voix solennelle et retentissante. – «&|160;Mestrès-chers frères, si un membre souffre, dit l’apôtre auxCorinthiens, le corps entier souffre&|160;! ainsi, lorsquel’hérésie infecte un membre de notre sainte Église, il est urgentde le séparer des autres, de peur que sa pourriture ne gangrène lecorps mystique de Notre-Sauveur. Les instituts sacrés ont décidé,mes très-chers frères, qu’il fallait, afin de soustraire lesfidèles au venin des hérétiques, ne pas laisser ces vipères dévorerle sein de notre mère l’Église&|160;; c’est pourquoi, nous, évêquede Beauvais, par la miséricorde divine, assisté des doctes etrévérendissimes Jean Lemaître et Jean Graverant, inquisiteurs de lafoi, nous te disons à toi, Jeanne, vulgairement appelée laPucelle&|160;: – Nous t’avions justement déclarée idolâtre,devineresse, invocateresse de diables, sanguinaire, dissolue,schismatique et hérétique&|160;!… Tu avais, toi, Jeanne, sained’esprit et de raison, abjuré tes crimes, signant volontairementcette abjuration de ta main&|160;; mais tu es bientôt revenue à teserreurs damnables, comme le chien retourne à son vomissement… Pource fait, nous te déclarons, toi, Jeanne, excommuniée, hérésiarqueet relapse… nous te condamnons à être extirpée du milieu desfidèles comme un membre pourri de la lèpre de l’hérésie, et nous telivrons, t’abandonnons, te rejetons, toi, Jeanne à la justiceséculière, lui demandant, à part LA MORT ET LA MUTILATIONDES MEMBRES que tu vas subir, DE TE TRAITER AVECMODÉRATION&|160;! Amen&|160;!…&|160;»

Une explosion de cris d’une joie féroceaccueille cet arrêt&|160;; la sanguinaire impatience des soldatsanglais est satisfaite, le peuple contemple Jeanne Darc avechorreur… l’Église infaillible l’excommunie, comment oser laplaindre&|160;? L’un des assesseurs est descendu de son estrade etparle à voix basse au frère Isambard&|160;; celui-ci dit àJeanne&|160;:

–&|160;Vous avez entendu votre arrêt&|160;;relevez-vous, ma fille.

Pierre Cauchon est resté debout au bord del’estrade&|160;; Jeanne Darc se relève, et montrant à ce prélat leciel, comme pour le prendre à témoin de ses paroles, elle dit àvoix haute, avec un accent de reproche écrasant&|160;:

–&|160;ÉVÊQUE&|160;! ÉVÊQUE&|160;!… JE MEURSPAR VOUS&|160;!…

Pierre Cauchon, malgré son audace infernale,tressaille, pâlit et courbe son front d’airain sous cet anathème,qu’en présence de Dieu et des hommes sa victime lui jette à laface&|160;; il va, d’un pas moins ferme, se rasseoir auprès ducardinal de Winchester.

À ces mots du prélat&|160;: «&|160;Jeanne, jet’abandonne à la justice séculière,&|160;» deux bourreaux se sontapprochés&|160;; la justice séculière… c’est eux… Ils prennentchacun par un bras la patiente et la conduisent vers l’échafaud,dressé non loin de là&|160;; frère Isambard la suit.

JEANNE DARC, au moine. – Mon père, jevoudrais une croix, pour mourir en la regardant.

PLUSIEURS SOLDATS ANGLAIS formant lahaie. – Tu n’as pas besoin de croix, relapse&|160;!sorcière&|160;!…

–&|160;Tu veux gagner du temps&|160;!

–&|160;Assez de retards&|160;!assez&|160;!

–&|160;Au bûcher&|160;! au bûcher&|160;!…

Frère Isambard dit quelques mots à l’oreillede l’assesseur qui est descendu de l’estrade&|160;; celui-cis’éloigne précipitamment dans la direction d’une église voisine dela place. Un boucher anglais, au tablier sanglant, à la figureendurcie, placé près du petit-fils de Mahiet-l’Avocat d’armes, aentendu la suprême demande de Jeanne Darc. Cet homme s’est ému, deslarmes coulent de ses yeux&|160;; il tire son couteau de saceinture, coupe en deux morceaux une baguette qu’il tenait à lamain&|160;; et dans sa hâte de façonner cette croix informe, iljette son couteau à terre, prend dans sa poche une cordelle, lieles deux morceaux de bois en forme de croix, et la remet au frèreIsambard de la Pierre, après avoir écarté d’un coup de sa robusteépaule deux soldats formant la haie&|160;; puis il reste prèsd’eux, les mains jointes, contemplant la victime avec une sorted’adoration. Le petit-fils de Mahiet ramasse le couteau du boucher,tombé à ses pieds&|160;: ce sera pour lui une précieuserelique.

Frère Isambard a reçu du boucher anglais lacroix grossière&|160;; il la donne à la patiente.

JEANNE DARC, la saisissant avectransport. – Merci, mon père&|160;!… (Elle la porte à seslèvres.)

FRÈRE ISAMBARD, tout bas. – J’aienvoyé quérir à l’église de Saint-Ouen une grande croix portantl’image de notre Sauveur&|160;; on la tiendra de loin devant vosyeux le plus longtemps possible.

JEANNE DARC. – Surtout, qu’on la tienne bienhaut, afin que je voie jusqu’à la fin l’image de notre Sauveur.

VOIX DES SOLDATS ANGLAIS. – Ça va-t-ilfinir&|160;!

–&|160;Que marmotte ce tonsuré à l’oreille dela sorcière&|160;!

–&|160;Au bûcher sans tant de retardsl’invocateresse de démons&|160;!

–&|160;Au feu&|160;! au feu&|160;!…

Jeanne Darc, conduite au pied du bûcher, enmesure du regard la hauteur, et ne peut vaincre un frissond’épouvante&|160;; les bourreaux, leurs torches ardentes à la main,les secouent afin d’en aviver la flamme. Deux d’entre eux ontprécédé la victime sur la plate-forme au pilier de maçonnerie, ilsla couvrent de paille et de sarments de vigne, dernière couche desmatières combustibles amoncelées jusqu’à cette hauteur&|160;; puisils préparent les ferrements fixés au poteau, taillé dans du boisvert, afin qu’il puisse résister longtemps à l’action du feu.

UN BOURREAU, indiquant à Jeanne Darc lepetit escalier. – Tu vas monter par là, sorcière&|160;!… tu neredescendras plus&|160;!

FRÈRE ISAMBARD. – Je vous accompagneraijusqu’à la fin, ma chère fille.

Jeanne Darc gravit lentement, difficilementles échelons de l’escalier, embarrassée dans les plis de sa robe,et arrive au faîte du bûcher. Une immense clameur s’élève du seinde la foule à la vue de la vierge des Gaules, ainsi exposée auxregards de tous&|160;; puis un grand silence se fait.

JEANNE DARC, d’une voix forte. – Dieuseul a inspiré mes actions&|160;! gloire à Dieu&|160;!…

Des huées, des imprécations furieuses couvrentla voix de la condamnée&|160;; le cardinal de Winchester, lesévêques, les juges-prêtres, les capitaines, se lèvent spontanément,afin de mieux jouir de la vue du supplice… Après l’avoir placéedebout adossée au poteau, l’un des bourreaux enserre Jeanne Darc dela ceinture, l’autre du carcan de fer&|160;; une chaîne assujettitses jambes, elle n’a de libre que ses mains, dont elle tient lacroix de bois grossière façonnée par le boucher anglais, et detemps à autre elle la presse de ses lèvres. À ce moment, un prêtreen surplis portant l’un de ces grands crucifix d’argent que l’onpromène aux processions, arrive en hâte et se place assez loin dubûcher, en tenant cette croix aussi élevée que possible&|160;;c’est celle que frère Isambard a envoyé quérir. Il la montre àJeanne Darc&|160;; elle tourne la tête de ce côté autant que le luipermet son collier de fer, et ne quitte plus des yeux l’image duChrist.

UN BOURREAU, à frère Isambard. –Allons, mon révérend, ne restez pas là, ça va flamber.

FRÈRE ISAMBARD. – Dans un instant… je voussuis…

LE BOURREAU, à part. – Je vais tefaire descendre plus vite que ne le voudras, monrévérend&|160;!

Les deux bourreaux abandonnent la plate-formedu bûcher&|160;; le moine donne à Jeanne Darc les suprêmesconsolations&|160;; elle les cherche ailleurs et plus haut… dans saconscience et dans le ciel&|160;!

Soudain un pétillement sec, vif, crépite à labase du bûcher, d’où s’échappent quelques bouffées de fumée.

JEANNE DARC, avec anxiété. – Monpère, descendez&|160;! descendez vite&|160;! lefeu est au bûcher&|160;!…

Tel est le sublime adieu de la victime à l’unde ses juges&|160;!

Le moine descend en hâte l’escalier, en jetantun regard courroucé aux bourreaux&|160;; ceux-ci, à l’aide de leurstorches, allument en plusieurs endroits à la fois la paille et lesfagots imprégnés de bitume et de soufre. Aussitôt des flots denoire fumée tourbillonnent dans les airs et dérobent Jeanne Darcaux regards de la foule&|160;; le feu a d’abord brillé, couru,serpenté, à travers les couches inférieures du bûcher, bientôttoutes s’embrasent, la nappe de flammes monte, monte, avivée par levent, qui chasse le nuage des premières vapeurs&|160;; elles sedissipent… l’on voit Jeanne Darc sortir de leurs limbes… Déjà lefeu gagne la paille et les sarments de vigne entassés sur l’étroiteplateforme où reposent ses pieds, ses vêtements fument… Enserréedans les trois cercles de fer qui, par le cou, par la ceinture, parles jambes, l’attachent au poteau, elle se tord de douleur et jettece cri déchirant&|160;:

–&|160;DE L’EAU&|160;!… DE L’EAU&|160;!…

Puis, regrettant ce vain appel à la pitiéarraché par la torture de son corps, elle exclame&|160;:

–&|160;DIEU M’A INSPIRÉE&|160;!…

Mais la robe de Jeanne Darc prend feu, devientune des mille flammes de cette fournaise, d’où s’élance enfin versle ciel ce cri poussé par une voix, dont l’accent n’a plus riend’humain&|160;:

–&|160;JÉSUS&|160;!&|160;!

La vierge des Gaules a expié sa gloireimmortelle&|160;!…

Les flammes ont diminué d’intensité, elless’affaiblissent, elles s’éteignent, elles sont éteintes… Un épaisbrasier entoure la base du pilier de maçonnerie, servant de centreau bûcher&|160;; l’on voit à son sommet, fixés par les liens de ferau poteau carbonisé, l’on voit, debout encore, des débrisnoirâtres… informes… sans nom…

Deux bourreaux appliquent une échelle au flancdu massif de pierre, montent sur son faîte à peine refroidi,abattent à coups de hache la poutre où sont enchaînés les restes decelle qui fut Jeanne Darc, et, à l’aide de crocs de fer,précipitent le tout du haut de la plate-forme au milieu dubrasier&|160;; d’autres bourreaux couvrent ces débris d’un nouvelamoncellement de fagots. De grandes flammes jaillissentencore&|160;; et lorsque rien ne flambe plus, rien… l’on découvreun amas de cendres rouges, mêlées çà et là d’ossements calcinés…entre autres un crâne… Cendres et ossements sont mis par lesbourreaux dans un coffre de bois, le coffre est placé sur unbrancard, et ils s’en vont, suivis d’un grand concours de peuple,poussant des cris de joie sauvage, jeter au vent de la Seine lescendres de l’ange sauveur de la France&|160;!

Seulement alors le cardinal, les évêques, lescapitaines, les prêtres-juges, quittent processionnellement, commeils y étaient venus, la place du Vieux-Marché de Rouen… ils se sontrepus du supplice de Jeanne Darc, la justice de ces hommes de cour,de guerre et d’Église est satisfaite.

*

**

Vers la fin du martyre de Jeanne Darc, moi,Mahiet-l’Avocat d’armes, j’ai été témoin d’un fait étrange. Monpetit-fils était venu me rejoindre, rapportant le couteau duboucher&|160;; nous nous tenions sur un banc de pierre voisinde la porte de notre hôtellerie, nous avions près et au-dessous denous un prêtre&|160;; encapé dans son froc et sa cagoule noire, ilavait paru assister avec indifférence au supplice de l’héroïne,mais lorsqu’elle apparut se tordant au milieu du feu et d’une voixdéchirante criant&|160;: – De l’eau, de l’eau&|160;! – ce prêtretressaillit, leva les mains au ciel, et murmura&|160;: –Grâce&|160;! oh&|160;! grâce&|160;!… – Enfin, lorsque Jeanne Darcexpirante, dévorée par les flammes, jeta cette invocationsuprême&|160;: JÉSUS&|160;!… le prêtre s’écria&|160;:

–&|160;Je suis damné&|160;!…

Puis il tomba renversé à nos pieds en proie àd’affreuses convulsions&|160;; elles duraient encore lorsque lafoule quitta le lieu du supplice afin de suivre les bourreauxchargés de jeter à la Seine les cendres de Jeanne Darc. Monpetit-fils et moi, émus de pitié pour ce malheureux, de qui lesplus charitables s’éloignaient, le regardant comme possédé desmalins esprits, nous le transportons à l’hôtellerie dans notrechambre, nous lui donnons nos soins&|160;; peu à peu il revient àlui, nous regarde d’un air égaré, répétant avecépouvante&|160;:

«&|160;– Je suis damné&|160;!… je suis lecomplice et l’instrument de l’évêque de Beauvais dans le meurtreecclésiastique de Jeanne&|160;!…&|160;»

Savez-vous qui était ce prêtre, fils deJoel&|160;?… C’était le chanoine Loyseleur[116]&|160;!

Oui, lui, ce monstre en soutane, il a connu lerepentir&|160;!… oui, revirement étrange, incroyable, auquel jen’ajouterais foi si je n’en avais été témoin, ce misérable sentitsoudain son endurcissement féroce se changer en remords désespérésau spectacle du martyre de sa victime.

Ce n’est pas tout&|160;: lorsque ce prêtrenous vit témoigner l’horreur que nous inspiraient ses aveux,lorsque je m’écriai&|160;: – Maudits soient les secours que je t’aidonnés, assassin&|160;!… – il me demanda d’une voix palpitanted’angoisse si je plaignais Jeanne&|160;; mes larmes répondirent.S’informant alors de moi qui j’étais, et apprenant que monadmiration passionnée pour la vierge des Gaules et le désir dem’instruire de son sort, au nom de sa famille désolée, m’amenaientà Rouen, le chanoine Loyseleur parut frappé d’une idée subite, mesupplia de l’attendre le soir même dans mon hôtellerie. –Jamais il ne pourrait réparer, expier son crime, – medit-il&|160;; mais il me donnerait le moyen de flétrir à jamais lesbourreaux de la victime, à commencer par lui.

Le soir même il revint, m’apportant une liassede parchemins contenant&|160;:

«&|160;– La confession générale de JeanneDarc, transcrite par lui le jour même où il l’avait entendue, et oùcette grande âme s’était montrée à lui dans son héroïquesimplicité.

»&|160;– Des notes qu’il avait prises etconservées à la suite de son entretien avec l’émissaire de Georgesde La Trémouille, et où se trouvait dévoilée la trame ourdie contreJeanne par les gens de cour, les gens de guerre et les gensd’Église avant la première entrevue de l’héroïne et deCharles&|160;VII.

»&|160;– La copie d’une chroniquecontemporaine intitulée&|160;: Journal du siège d’Orléans,et une autre écrite par Perceval de Cagny, écuyer du ducd’Alençon, qui n’avait pas quitté Jeanne depuis le siège d’Orléansjusqu’après le siège de Paris. Ces copies manuscrites faisaientpartie des documents réunis par l’évêque Pierre Cauchon pourl’instruction du procès.

»&|160;– L’une des minutes de ce procès, où setrouvaient relatés avec détails la tenue des audiences,l’interrogatoire et les réponses de l’accusée.

»&|160;– Enfin, un aveu complet et écrit desabominables machinations employées par lui, Loyseleur, de concertavec l’évêque Cauchon, pour capter la confiance de Jeanne dans saprison, ainsi que le projet arrêté entre eux dans un long entretienavant le commencement du procès.&|160;»

Ces matériaux m’étaient donnés par le chanoinedans l’espoir de me mettre à même de réhabiliter un jour la mémoirede Jeanne Darc&|160;; quant à lui, il le sentait, poursuivi pard’effroyables remords, il mourrait bientôt ou perdrait la raison.Déjà, le matin, il n’avait pas osé aller s’asseoir au milieu desjuges de Jeanne Darc, de peur d’être reconnu par elle&|160;; maisle spectacle de son agonie et de son martyre le frappantd’épouvante, il connut enfin le repentir et le désespoir.

Ce prêtre, ayant déposé ces manuscrits entremes mains, me quitta d’un air sinistre, égaré&|160;; j’ignore cequ’il est devenu.

Le lendemain, je suis parti de Rouen avec monpetit-fils, et, de retour à Vaucouleurs, je m’occupai d’écrire pournotre descendance cette légende de Jeanne Darc&|160;; ce que jesavais de son enfance, grâce à Denis Laxart, et les parchemins duchanoine Loyseleur m’ont permis de rendre ce récit d’une véracitécomplète. J’ai joint à cette chronique le COUTEAU DE BOUCHER, ilaugmentera le nombre des reliques de notre famille.

Jusqu’à présent, ici, en ce pays de Lorraine,berceau de la vierge des Gaules, j’ai vainement tenté de laréhabiliter aux yeux de ses amis, de ses parents&|160;; tous m’ontrépondu ce que tant de fois j’avais entendu dire à Rouen et dansd’autres cités&|160;:

–&|160;Malgré sa gloire, malgré lesimmenses services rendus à la France, Jeanne est coupable, Jeanneest criminelle, Jeanne est à jamais vouée aux flammes desenfers… L’ÉGLISE MILITANTE L’A CONDAMNÉE&|160;!…

Eh qu’importe&|160;! courage, fils deJoel&|160;! pas de défaillance dans notre foi au juste et aubien&|160;! Le jugement des hommes passe, s’efface… la vraie gloireest impérissable&|160;!…

J’ai vu dans ma longue vie ÉTIENNE MARCEL, leplus grand citoyen de son temps, traîné sur la claie, ses restesmutilés ont été jetés à la Seine par un peuple abusé ou ingrat…

J’ai vu jeter à la Seine les cendres de JEANNEDARC, poursuivie des malédictions d’une multitude fanatique etféroce…

Croyez-moi, fils de Joel, la glorieuse mémoirede Marcel et de Jeanne Darc vivra tôt ou tard et pour jamais dansle cœur, dans l’admiration des hommes&|160;!…

MARCEL a porté un coup mortel aux royautésfutures…

JEANNE DARC a porté un coup mortel à ladomination des Anglais en Gaule…

*

**

Vous l’avez lue, fils de Joel, cette légendede la plébéienne catholique et royaliste&|160;: Charles&|160;VIIdevait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée,lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusementdevant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ont brûléevive&|160;! – La couardise de la chevalerie avait donné la Gauleaux Anglais&|160;; le patriotisme de Jeanne, son génie militaire,triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livréepar la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne&|160;! –L’implacable jalousie des capitaines et des courtisans,l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait tonmartyre&|160;! – Sois bénie à travers les âges, ô viergeguerrière&|160;! sainte fille de la mère-patrie&|160;! – Vousl’avez lue, cette légende, fils de Joel, vous l’avez lue… vous avezjugé à l’œuvre&|160;: gens de cour, gens de guerre, gens d’Égliseet royauté&|160;!

FIN DE LA LÉGENDE DE JEANNE DARC

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