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Les Mystères du peuple – Tome VI

Les Mystères du peuple – Tome VI

d’ Eugène Sue

 

Il n’est pas une réforme religieuse,sociale ou politique que nos pères n’aient été forcés de conquérir,de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION.

Correspondance avec les Éditeurs étrangers

 

L’éditeur des Mystères du Peuple offre aux éditeurs étrangers, de leur donner des épreuves de l’ouvrage, quinze jours avant l’apparition des livraisons à Paris,moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de 10francs le cent.

 

Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume :

 

Protes et Imprimeurs : RichardMorris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules Desmarest,Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux,Étienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat, AlphonsePerrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, AugusteMignot, Benjamin, Dunon et Waseige.

Clicheurs : Curmer et sesouvriers.

Fabricants de papiers : Maubancet ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers.

Artistes Dessinateurs :Charpentier, Castelli.

Artistes Graveurs : Ottweit,Langlois, Lechard, Audibran, Roze, Frilley, Hopwood, Massard,Masson.

Planeurs d’acier : Héran et sesouvriers.

Imprimeurs en taille-douce :Drouart et ses ouvriers.

Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d’Horlogers, de Lampistes et d’ouvriers en Bronze : Duchâteau, Deschiens, Journeux, Suireau, Lecas,Ducerf, Renardeux, etc., etc.

Employés et correspondants de l’administration : Maubanc, Gavet, Berthier, Henri,Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, Swinnens,Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux, Vincent,Charpentier, Dally, Bertin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas,Gogain, Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles,Poncin, Vacheron, Colin, Carillan, Constant, Fonteney, Boucher,Darris, Adolphe, Renoux, Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon,Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs, Dailhaux, Lecerf, Bailly,Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer, Daran, Camus, Foucaud,Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour, Caillaut, Fondary,C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Carron, Charles, Celois,Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Chappuis, etc., etc.,de Paris ; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier,Etchegorey, Giraudier, Gaudin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin,Weelen, Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes,Verlé, Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund,Robert, Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch, Celles, Laurent,Castillon, Drevet, Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley,Bréjot, Ginon, Féraud, Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson,Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier, Tronel, Binger, Molini, Bailly,Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette, Morel, Chaigneau, Goyet,Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut, Chatelin, Bellue, etc.,etc., des principales villes de France et de l’étranger.

La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l’ouvrage.

Le Directeur de l’Administration.

Paris – Typ.Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DUPEUPLE.

Chers lecteurs,

Lorsque par un beau jour d’été, traversant le pont de la Concorde, un moment vous vous arrêtez frappés du magnifique coup d’œil offert à vos regards, admirant ces quais immenses plantés d’arbres, ces monuments splendides, ces jardins ombreux qui semblent se mirer dans les eaux de la Seine, dont le cours va baigner le pied des vertes collines de Chaillot et de Passy, au versant desquelles s’étagent tant de riantes demeures ; ou bien, lorsque le soir, au coucher du soleil, le gaz éclatant jaillit des milliers de candélabres de bronze, qui, àperte de vue, illuminent les Champs-Élysées, les quais et cettegrande place de la Révolution (laissons-lui ce saint nom),où de gigantesques fontaines épandent leurs cascades des deux côtésde l’obélisque de Louqsor ; lorsque enfin vous contemplez d’unœil enchanté, ces merveilles de la civilisation, de la science, del’art, de l’industrie et du progrès, votre enchantement semélangerait d’une mélancolie profonde, si, vous reportant par lapensée à une époque éloignée de huit à neuf cents ans de cetemps-ci, vous songiez à ce qu’était Paris à ces époquesreculées ; si vous songiez à quels horribles désastres cetteville fut si souvent exposée pendant une partie des neuvième etdixième siècles (de 845 à 912) ; si vous songiez enfin auxmaux affreux qu’ont endurés nos pères les Parisiens en ces tempsmaudits, si regrettés des partisans des rois de DROIT DIVIN. Envérité, bien que chaque page de notre histoire atteste ces faitsinouïs, on peut à peine les croire, et souvent, lorsque je traversel’un des ponts de Paris, je m’arrête en regardant le courstranquille de la Seine, et je me dis : « Les eaux de cefleuve qui coule entre ces rives depuis tant de siècles apportaientfréquemment, il y a de cela huit ou neuf cents ans, une innombrablequantité de bâtiments pirates qui, partis des côtes de la Norwége,du Danemark, de la Suède et autres pays du Nord, traversaient lesmers, entraient à Rouen, dans la Seine, la remontaient jusqu’àParis ; et, après avoir assiégé, pillé, incendié ou rançonnécette ville (notamment en 815, 856, 857, 861, 885, 901, 912), ilsregagnaient leurs légers bâtiments et s’en retournaient vers lesmers du Nord en descendant le fleuve. Vous verrez les mœurs de cesterribles pirates North-mans, ainsi appelés, dit le romande Rou (Rollon), plus historiquement ROLF[1], parce que : Man en engleiz(en anglais), et en noreiz (langue du Nord), sénéfiehom en franchiez (français) – justez (joignez)ensemble North-et-man – ensemble ditez donc North-man – de çovint li nom as Normanz (d’où vient qu’ils ont le nom deNormands). »

Oui, ces North-mans auxquels se joignaient,dès qu’ils abordaient le sol de la Gaule, une multitude de serfspoussés à bout par la misère et l’esclavage ; oui, cesNorth-mans ont navigué sur les eaux de cette même Seine, qui coulesi paisiblement à nos yeux ; oui, les cris de guerre de ceshordes sauvages dont les innombrables bateaux couvraient le fleuved’une rive à l’autre, allaient jeter l’épouvante dans les palaisdes évêques ou des comtes de la vieille cité de Paris.

Mais comment direz-vous, chers lecteurs, de siincroyables excursions avaient-elles lieu si fréquemment, siimpunément[2] ? Le récit suivant vous expliquera,je le crois, cet étrange mystère.

Je dois aussi, pour l’intelligence de cettehistoire, ajouter quelques mots relatifs à la configurationtopographique de Paris à cette époque, c’est-à-dire vers l’an 900.Cette ville, devenue immense par la suite des temps, se bornaitalors à l’espace qu’occupe de nos jours le quartier de la Citéet de Saint-Louis en l’Île ; c’est-à-dire que le Paris dudixième siècle était renfermé dans l’espace que laissent entre euxles deux bras de la Seine, dont les eaux baignaient ainsi en cestemps-là les remparts de la ville. Il n’existait alors que deuxponts en bois pour communiquer avec la rive droite et avec la rivegauche du fleuve. Le premier, le Petit-Pont, était placé àpeu près au même point où se trouve aujourd’hui le pont qui porteencore ce nom de Petit-Pont. – Le second, appelé leGrand-Pont, occupait à peu près l’emplacement duPont-au-Change. – Sur les rives droite et gauche de laSeine, où s’élèvent de nos jours les splendides quartiersSaint-Germain et des Tuileries, l’on voyait disséminés çà et làdans la plaine plusieurs bourgs, tels que lebourg-Thiboust, le Beau-bourg, lebourg-l’Abbé (qui ont donné plus tard leurs noms aux ruesBeaubourg et Bourg-l’Abbé) ; là aussis’élevaient entre autres les riches abbayes de Saint-Germainl’Auxerrois, sur la rive droite ; de Saint-Germaindes Prés, sur la rive gauche. Les champs, les bois, lesprairies, les huttes des serfs de ces abbayes occupaient alors ceterritoire qui, à cette heure, est couvert de maisons et sillonnéde rues commerçantes. C’était, comme on dit : lacampagne ; la ville proprement dite étant, je vous lerépète, renfermée dans l’île de la Cité, dont les deux bras de laSeine baignaient les remparts. Ces souvenirs topographiques bienretenus par vous, chers lecteurs, vous faciliteront, je l’espère,l’intelligence du récit intitulé : Les Mariniers parisienset la Vierge au bouclier.

Maintenant, un mot de réponse à une critique(je ne réponds point évidemment à ces critiques en action,qui, au lieu de réfuter mon œuvre par de bonnes raisons, trouventplus catégorique et surtout plus commode de faire brûler lesMystères du Peuple par la main du bourreau, ainsi que celadernièrement a eu lieu à Erfurth en Prusse). Donc, un motde réponse à une critique née d’un sentiment honorable que jerespecte ; l’on m’a dit :

« En racontant l’histoire et lesconséquences de la conquête de la Gaule, notre mère-patrie, par lesrois franks ; conquête spoliatrice et sanglante, surtoutaccomplie grâce à la toute-puissante influence de l’Églisecatholique, avide de partager les dépouilles de la Gauleconquise ; ne craignez-vous pas de réveiller l’antagonisme, lahaine de race entre les descendants des conquérants et desconquis ? des vainqueurs et des vaincus ? des Franks etdes Gaulois ? »

À ceci je pourrais répondre que les faits sontles faits, et que notre histoire n’a été pendant quatorze sièclesde monarchie de droit divin, que l’histoire de la lutte deces deux races, dont l’une a constamment opprimé, spolié, exploité,asservi l’autre, grâce à l’abominable complicité de l’Églisecatholique, apostolique et romaine ; et que notre grande,notre immortelle révolution de 89 n’a été que la légitime et troptardive réaction de la race conquise contre la race conquérante etses complices, les rois, l’aristocratie, le clergé ;mais je ne bornerai pas là cependant ma réponse ; j’ajouteraiceci : – Est-ce nous, écrivains démocrates, qui avons lespremiers songé à réveiller cet antagonisme de race ? nel’a-t-on pas cent fois invoqué contre nous, contre la liberté aunom du droit divin ? au nom de l’Église ? Nous nousdéfendons à armes égales, rien de plus. Et d’abord, est-il vrai quede nos jours, hier, aujourd’hui l’on ait exalté, l’on exaltel’excellence, la légitimité de la monarchie de droit divin, etl’omnipotence, salutaire de l’Église catholique et romaine ?Est-il vrai que l’on veut, on l’a dit tout haut à la tribune del’Assemblée nationale, relever le drapeau de la monarchie deClovis, le premier conquérant des Gaules ? Quant à l’Église,il ne s’agit plus de vœux, mais de faits ; l’expédition deRome, la loi de l’enseignement public, et tant d’autres triomphesdu parti prêtre ont ouvert les yeux des moins clairvoyants ;des missionnaires en chaire prêchent ouvertement, chaque jour, lanécessité d’un prompt retour aux institutions religieuses etmonarchiques de la féodalité. (Nous arrivons à l’époque de laféodalité, vous la jugerez pièces en mains, cherslecteurs.) Ces tendances du parti prêtre et royaliste ne sont pasnouvelles : en 1816 et en 1817, elles se sont révélées danstoute leur hautaine et implacable persistance. Voici ce qu’à cetteépoque (1816) écrivait M. le Comte de Montlosier, dans sonouvrage sur la Monarchie française ; il s’adressait ànous, fils des conquis, et disait :

« RACE D’AFFRANCHIS ! RACED’ESCLAVES arrachés de nos mains ! Peuple tributaire !peuple nouveau, licence vous fut octroyée d’être libres et non pasd’être nobles : Pour nous tout est de DROIT, pourvous tout est de GRÂCE ! Nous ne sommes pas de votrecommunauté ; nous sommes un tout par nous-mêmes ; votreorigine est claire, la nôtre l’est aussi ; dispensez-vous desanctionner nos titres, nous saurons nous mêmes lesdéfendre. »

(Le comte de Montlosier, de la Monarchiefrançaise, t. I., p. 186, 149.)

Un autre écrivain royaliste constatait lesmêmes prétentions et disait :

« C’est notre race septentrionale (racedes Franks) qui s’empara de la Gaule sans en extirper les vaincus,cette race franque, dont le nom devint synonyme de liberté, lorsqueseule elle devint libre, sur le sol qu’elle avaitenvahi ; cette race qui eut bon marché, dans la ténacitéde son despotisme, de l’insouciance légère des Gaulois, sutléguer à ses successeurs (maintenant dépouillés CONTRE TOUT DROIT)les terres de la conquête à POSSÉDER, les hommes de laconquête à RÉGIR. »

(M. le comte de Jouffroy, Obs. de lamarine, 9e livraison, p. 299. – 1817.)

Est-ce assez clair ?

Est-ce assez carrément exprimé ?

– La race conquérante a légué à sesdescendants les terres de la conquête à posséder, les hommes de laconquête à régir.

Or, le gouvernement de la monarchie de droitdivin ne peut se résumer et se poser qu’en ces termes explicites,rigoureux, sinon la monarchie n’a aucune raison d’être ; donc,à défaut de la possession complète des terres de la Gaule (dont lemilliard d’indemnité a d’ailleurs fait rentrer une portionconsidérable entre les mains de leurs propriétaires : lesémigrés), la monarchie de droit divin se croit le droitantérieur, supérieur et souverain de nous régir, nousautres descendants des hommes de la conquête.

Maintenant, que l’on réponde ?

Est-ce nous, démocrates, nous, raced’affranchis, nous, race d’esclaves comme nousappelle le comte de Montlosier ; est-ce nous qui, lespremiers, avons songé à réveiller l’antagonisme desraces ?

Que l’on nous permette de citer à ce sujetquelques lignes d’un homme aussi vénéré pour l’élévation de soncaractère et de son patriotisme qu’illustre dans la science del’histoire, un homme dont la juste renommée est une des gloires lesplus précieuses de la France ; M. Augustin Thierry,faisant allusion aux écrits monarchiques que nous venons de citer,a écrit ceci :

« Après de si longs avertissements, ilest temps que nous nous rendions à l’évidence, et que de notre côtéaussi nous revenions aux faits ; le ciel nous est témoin quece n’est pas nous qui, les premiers, avons évoqué cette véritésombre et terrible qu’il y a deux camps ennemis sur le sol dela France ; il faut le dire, car l’histoire en fait foi,quel qu’ait été le mélange physique des deux races primitives,leur esprit contradictoire a vécu jusqu’à ce jour dans deuxportions toujours distinctes de la population confondue, LEGÉNIE DE LA CONQUÊTE S’EST JOUÉ DE LA NATURE ET DU TEMPS, IL PLANEENCORE SUR CETTE TERRE MALHEUREUSE. C’est par lui que lesdistinctions de castes ont succédé à celles du sang ; cellesdes ordres à celles des castes ; celles des titres à cellesdes ordres. La noblesse actuelle se rattache par ses prétentionsaux hommes à privilèges du seizième siècle. Ceux-là se disaientissus des possesseurs d’hommes du treizième siècle qui serattachent aux franks de Karl-le Grand, qui remontaient auxSicambres de Clovis. On peut contester ici la fictionnaturelle ; MAIS LA DESCENDANCE POLITIQUE EST ÉVIDENTE ;donnons-la donc à ceux qui la revendiquent, et nous, revendiquonsla descendance contraire ; nous sommes les fils dutiers-état ; le tiers-état sortit des communes ; lescommunes furent l’asile des serfs ; les serfs étaient lesvaincus de la conquête ; ainsi, de formule en formule, àtravers l’intervalle de quinze siècles, nous sommes conduits auterme d’une conquête qu’il s’agit d’effacer. – Dieu veuilleque cette conquête s’abjure d’elle-même, et que l’heure du combatn’ait pas besoin de sonner ; mais sans cette abjurationformelle, n’espérons ni repos ni liberté. »

(Augustin Thierry, Dix ans d’étudeshistoriques, p. 240.)

L’heure du combat sonna en 1830, et l’on saitce qu’il en advint ; mais ces paroles solennelles de Thierry,écrites aux plus mauvais jours de la Restauration, sontaujourd’hui, comme alors, profondément vraies et rempliesd’à-propos en présence des prétentions royalistes qui semanifestent de nouveau ; mais nous répéterons après l’illustrehistorien : – « Le ciel nous est témoin que ce n’est pasnous qui, les premiers, avons évoqué cette vérité sombre etterrible qu’il y a deux camps ennemis sur le sol de laFrance. » – Non ! que la funeste responsabilité de cetappel au passé retombe sur ceux là qui, dans un pays républicain,ont proclamé, proclament chaque jour que Henri V ne peutrentrer en France que comme roi de cette terre conquise par sesancêtres ; qu’elle retombe encore, cette responsabilitéfuneste, sur ceux-là qui ont posé la question catholique entreles fils de Voltaire et les fils des croisés (nousarriverons prochainement à l’époque des croisades, chers lecteurs,et vous les jugerez pièces en mains, ces pieux croisésdont on revendique la descendance).

Non, non, loin de nous ces pensées de haine etde division ; plus que personne nous respectons lesconvictions de nos adversaires politiques ; plus que personnenous désirons le généreux apaisement d’un antagonisme de race, dontnos pères ont été si cruellement victimes durant quatorzesiècles : plus que personne nous appelons de tous nos vœux lejour où ceux que le hasard de la naissance a fait naître princes deces races royales, où la filiation naturelle du sang des rois de laconquête s’est surtout absolument perpétuée, puissent rentrer enFrance et y jouir de leurs droits de citoyens de la Républiquefrançaise ; mais nous sommes aussi de ceux-là qui, pour lesalut, la paix, la dignité, la prospérité, l’avenir du pays,pensent que si les races royales persistent, au nom du droit divinconsacré par l’Église catholique, leur complice de tous les temps,à revendiquer le droit de nous régir, droit uniquement né de laconquête, c’est-à-dire de la violence, de la spoliation et dumassacre, nous devons opposer à ces prétentions royales le droit etl’action révolutionnaires, grâce auxquels nous, peuplevaincu, nous avons brisé les chaînes de la conquête et le joug del’Église romaine après quatorze siècles de misère, de honte etd’asservissement.

Voilà, chers lecteurs, ma réponse à lacritique dont je vous ai entretenus. Non, je ne veux réveilleraucun antagonisme de races ! En m’efforçant de vous instruiredes choses du passé, je n’ai d’autre but que de clairement préciserla position des vainqueurs et des vaincus, des oppresseurs et desopprimés durant les siècles de notre histoire ; que laconnaissance de ces temps maudits soit votre enseignement pourl’avenir. Pleurons le martyre de nos pères ; mais redevenuslibres et égaux de tous, jamais n’oublions notre deviserépublicaine : liberté, égalité, fraternité !Tendons une main fraternelle aux descendants des conquérants ;mais si venait le jour où, dans leur aveuglement, le partiroyaliste et le parti prêtre voulaient encore, par le faitseul du rétablissement de la monarchie et de l’omnipotence del’Église, diviser de nouveau le peuple français en conquérants eten conquis, en vainqueurs et en vaincus, en fils desGaulois et en fils des Franks, en fils desCroisés et en fils de Voltaire ; oh !ce jour-là, nous autres, Gaulois, nous autres, fils de Voltaire,souvenons-nous… et aux armes !

EUGÈNE SUE,

Représentant du Peuple.

Paris, 15 mai 1851.

LE FER DE FLÈCHE OU LE MARINIER PARISIENET LA VIERGE AU BOUCLIER. – 818-912.

Des toailes des altels prises

Destoiles prises sur les autels

Faisaient braies et kamises ;

(Les Normands) faisaient culottes et chemises ;

Li provisoires se desconfortent ;

Lesprêtres se découragent ;

Altre parz li corz sainz porte

Autre part les corps saints ils portent,

Portent messaux et sauliers

Ilsemportent missels et psautiers ;

Portent mitres e encensiers

Ilsemportent mitres et encensoirs.

N’i liessent rien ke porter puissent

Ilsne laissent rien qu’ils puissent emporter

Et coue porter ils ne poent

Etce qu’il ne peuvent emporter

En terre muchent et enfoent.

Enterre ils le cachent et l’enfouissent.

(Roman de Rou, v. I, vers 145 à 180)

… En ces temps désastreux (pendant les guerresdes Normands) le serf devient libre, l’homme libre est réduit àl’état de serf ; on fait du seigneur un valet et du valet unseigneur.

ABBON, Siège de Paris par les Normands, t. I.,p. 5. (Coll. des Hist. Français)

… Souvent la fureur des North-mans fut moinsinspirée par le fanatisme odinique que par la vengeance du serfrévolté et per la rage de l’apostat.

(MICHELET, Hist. de France, v. I., p. 395)

SOMMAIRE.

Paris au dixième siècle. – Eidiol, doyendes mariniers parisiens. – Anne-la-Douce. – Guyrio-le-Plongeur. –Rustique-le-Gai. – Le comte de Paris. – Le chantre Fultrade. – Larelique. – Mœurs et navigation des pirates North-mans. – Le Holkerde la belle Shigne et les vierges au bouclier. – Gaëlo-le-Pirate. –Simon-grande oreille. – Lodbrog le Berserke. – Le chant de guerred’Hasting. – Rolf, le roi de la mer. – L’abbaye de Saint-Denis. –Stratagème. – Les pirates North-mans et les vierges au bouclier. –Les North-mans remontent la Seine jusqu’à Paris. – Le roiKARL-LE-SOT (Karolus stultus vel simplex, Charles-le-Simple). –Ghisèle, sa fille. – Le château de Compiègne. – La Basilique deRouen. – Le mariage de Rolf.

&|160;

Notre aïeul Amaël prévoyait l’avenir,lorsqu’il y a un siècle à peine, parlant à Karl-le-Grand desderniers descendants de Clovis, rois énervés, imbéciles etfainéants, il disait au puissant empereur&|160;: – «&|160;Tôt outard les races royales et conquérantes expient l’iniquité de leurorigine.&|160;» – Et de fait, en 811, quel souverain régnait enGaule et presque sur le monde entier&|160;? – C’était Karl,empereur auguste, surnommé le GRAND…

Et aujourd’hui, en 912, quel est ce roi quirègne à peine sur quelques provinces de la Gaule&|160;? – C’estKARL, surnommé le SOT, et descendant de Karl-le-Grand. –Lui aussi, cet auguste empereur, prévoyait l’avenir, lorsque lesyeux baignés de larmes, il prononçait ces paroles prophétiquesrapportées depuis dans la chronique d’Éginhard, sonarchichapelain&|160;: – «&|160;Savez-vous, mes fidèles, pourquoi jepleure amèrement à la vue des bateaux pirates des North-mans&|160;?C’est que je prévois les maux dont ces païens affligeront madescendance&|160;!&|160;» – Et tu avais raison de pleurer surl’avenir de ta race, ô Karl-le-Grand, car soixante-huit ans aprèsta mort, tout-puissant maître du monde, deux chefs de piratesNorth-mans Gorm et Half, remontant le Rhin, la Meuse etl’Escaut, ravageaient le territoire de Cologne, de Maëstricht, deWorms, de Tongres, saccageaient ces villes et réduisaient encendres ton splendide palais d’Aix-la-Chapelle, ta résidencefavorite&|160;! oui, et la superbe basilique où tu te plaisais sifort à chanter au lutrin et où reposaient tes augustes os, servaitd’écurie aux chevaux des pirates, car ces damnés North-mansn’aimaient point les voyages à pied&|160;: dès leur débarquementils s’emparaient des chevaux de toutes les contrées qu’ilsdévastaient et guerroyaient à cheval. La voilà donc cette race,impériale, royale et conquérante&|160;! après avoir atteint lefaîte de sa gloire, de sa puissance dans la personne deKarl-le-Grand, la voici abaissée jusqu’àKarl-le-Sot&|160;! et qui sait si elle ne se dégradera pasdavantage encore d’âge en âge&|160;! Mais pour tomber de si hautaussi bas, que lui est-il donc advenu à cette race, issue desmaires du palais, dont le rude Karl-Marteau fut le modèle&|160;? Cequi lui est advenu, à cette race&|160;? Voici en quelques lignes lahonteuse histoire de la race de Karl-le-Grand, depuis 818jusques en cette année-ci 912.

Le fils de Karl, Louis-le-Pieux lebien nommé, ce fervent catholique qui ravagea la Bretagne, défenduepar Morvan et Vortigern, monta sur le trône en 814. À la mort deson père il avait quatre fils&|160;: Lothaire, Louis, Pépin etBernard. Il garda pour lui une partie de la Germanie et de laGaule et fit l’aîné de ses fils empereur d’Italie, le second, roide Bavière, le troisième, roi d’Aquitaine&|160;; Bernard n’eut rienen partage. Louis-le-Pieux, comme son père, le grand empereur,était d’un naturel fort amoureux. En 818, il se remaria et épousaJudith, fille du comte Wolp. La reine Judith, belle, jeune,dissolue, empoisonna la vie de Louis-le-Pieux, et ses filsportèrent incessamment contre lui leurs armes parricides. Bernardn’ayant point eu part ainsi que ses frères à la curée des royaumes,se révolte le premier contre son père&|160;; celui-ci, après uncombat sanglant, s’empare de son fils et lui fait crever les yeux.Bernard survit peu de temps à ce supplice, et les prêtres absolventmoyennant de riches dotations Louis-le-Pieux de son abominablecruauté. Il eut de la belle Judith un dernier fils, appelé plustard Karl-le-Chauve, et lui octroya l’Allemanie, la Réthieet une partie de la Bourgogne démembrée des États de Lothaire, deLouis et de Pépin. Ceux ci, courroucés d’être ainsi dépossédés enfaveur de leur jeune frère, marchent contre Louis-le-Pieux et leforcent de se retirer dans un couvent avec la Reine Judith&|160;;mais bientôt après la guerre éclate entre les trois fils rebelles.Grâce à cette division, habilement exploitée par le moine Gombaud,Louis-le-Pieux sort du couvent et est rétabli roi dans une diètetenue à Nimègue&|160;; en 834, ses trois fils se soulèvent denouveau contre lui, rassemblent leurs troupes entre Bâle etStrasbourg, dans un endroit appelé depuis le camp duMensonge, et s’emparent de leur père&|160;; le papeGrégoire&|160;IV, pontife infâme&|160;!complice de ces fils dénaturés, se joint à eux pour forcer leurpère à abdiquer, après quoi on conduit ce roi dévotieux et lâche, àl’abbaye de Saint-Médard, à Soissons, où on l’enferme revêtu d’uncilice. De nouvelles guerres éclatent entre les trois frères&|160;;quelques partisans de Louis-le-Pieux profitant de l’occurrence lefont évader de sa prison&|160;; l’abbé de Saint-Denis, moyennantune grosse somme, le resacre roi, et ce débonnaire, croyant apaiserla haine de ses fils, leur partage de nouveau ses États&|160;;mais, malcontents de la distribution, ils se soulèventencore&|160;; il les combat, et lors de cette dernière guerre, ilmeurt de la peur que lui inspire une éclipse de soleil, quoiqu’ilse piquât fort d’être astronome. Après les luttes parricidesviennent les luttes fratricides. En 840, Karl-le-Chauve, fils deLouis-le-Pieux, monte sur le trône à dix-sept ans&|160;; il s’allieà son frère Louis de Bavière contre leur frère, Lothaire. Pendanttrente-six ans que régna ce roi (de 840 à 876), la Gaule, laGermanie et l’Italie, héritage de Karl-le-Grand, furentincessamment dévastées par les guerres de Karl-le-Chauve contre sesfrères ou de leurs descendants contre lui&|160;; les Arabes, lesHongrois envahissent la Gaule, les pirates north-mans, maîtres del’embouchure des grands fleuves, ravagent le littoral des rivières,font plusieurs fois payer rançon à Paris qu’ils assiègent, et grandnombre de leurs bandes s’établissant enfin à poste fixe dans descamps retranchés à l’embouchure de la Seine, de la Somme, de laGironde, de la Loire, vont plusieurs fois piller Orléans, Blois etTours. Les grands seigneurs bénéficiers, descendants des Leudes deClovis, méprisant de l’autorité Karl-le-Chauve, élèvent, malgré sesédits, partout des châteaux forts, et retranchés dans cescitadelles imprenables, se déclarent Comtes ou Duks souverains,héréditaires et propriétaires des Comtés et des Duchés qu’ilsavaient jusqu’alors tenus à bénéfices temporaires ou gouvernés aunom des rois franks. Parmi ces grands seigneurs franks, la famillede Roth-bert-le-Fort, investie de père en fils du comté de Paris etdu duché de France, se montra des plus audacieusement rebelles à laroyauté. Ces comtes de Paris devaient être pour la race dégénéréede Karl-le-Grand ce que ses ancêtres, les maires du palais, avaientété pour la race énervée de Clovis. Karl-le-Chauve, revenud’Italie, meurt par le poison en 876, dans le village de Brios,situé au sommet du Mont Cénis. Louis-le-Bègue succède auroi défunt&|160;; nouvelles guerres civiles entre le Bègueet ses neveux, descendants de Karl-le-Chauve&|160;; les North-mans,les Arabes, les Hongrois redoublent leurs désastres en Gaule&|160;;les serfs, poussés à bout par l’atrocité de l’esclavage et de lamisère, se joignant aux pirates, se vengent ainsi de l’oppressiondes seigneurs et des évêques Enfin Louis-le-Bègue meurt à Compiègnele 10 avril 879, laissant sa seconde femme grosse du prince qui futplus tard Karl-le-Sot&|160;; de sa première épouse,Louis-le-Bègue avait eu Louis&|160;III et Karloman&|160;; ils separtagent les États de leur père, de longues guerres civileséclatent entre eux ou contre Karl-le-Gros, leur oncle.Celui-ci, à la mort de Louis&|160;III et de Karloman, s’empare dutrône à l’exclusion de son neveu Karl-le-Sot, et aprèsplusieurs années d’un règne souillé par des hontes, des lâchetéssans nombre, Karl-le-Gros meurt en 888, méprisable etméprisé, après avoir ignominieusement assisté des hauteurs deMontmartre au siège et au sac de Paris par les pirates North-mans,sans porter secours à cette cité. Karl-le-Gros mort,Arnulf, bâtard de Karloman, règne sur la Germanie aupréjudice de Karl-le-Sot, héritier naturel des royaumes d’Allemagneet de Gaule. Eudes, comte de Paris, fils de Roth-bert-le-Fort,s’empare, lui, d’une partie de la Gaule et se fait proclamer par sabande de guerriers, roi de France, et, comme tel, il est sacré etcouronné par Gauthier, archevêque de Sens, l’églisecatholique étant toujours prête à sacrer, consacrer, resacrer,archisacrer qui la paye. Eudes, l’usurpateur, meurt en 803. Cettefois, Karl-le-Sot monte sut le trône, et il règne encoreen cette année 912, justifiant et de reste son surnom de Sot, horsd’état de résister aux pirates North-mans, aux grands seigneurs,aux évêques et aux abbés qui lui arrachent son royal héritage,ville à ville, domaine à domaine, province à province.

La voilà donc cette glorieuse lignée deKarl-le-Grand&|160;! Louis-le-Pieux, Karl-le-Chauve,Louis-le-Bègue, Karl-le-Gros, Karl-le-Sot&|160;! UN PIEUX, UNCHAUVE, UN BÈGUE, UN GROS, UN SOT&|160;! rois imbéciles, lâches oucruels, mourant par la peur, la débauche ou le poison&|160;; lesvoilà donc tes descendants, auguste empereur&|160;! Ton immenseempire démembré, la Gaule, l’Allemagne, l’Italie, ravagées durantun siècle, par les guerres parricides ou fratricides de leurs rois,envahies par les Arabes, les Hongrois, les North-mans, asservies,épuisées, par les seigneurs et les prélats. Voilà ce que tu aslaissé après toi, auguste empereur, qui régnas sur le monde&|160;!Les voilà, les voilà les fruits abhorrés de cette royauté fondéepar la conquête des Franks&|160;! Et maintenant lisez, fils deJoel, lisez, vous connaîtrez les maux affreux que ces rois, issusde Clovis, de Karl-Martel ou de Karl-le-Grand ont fait subir à laGaule, notre mère patrie. Non, elle ne s’appelle plus laGaule&|160;; hélas&|160;! ils lui ont volé jusqu’à son nom&|160;!Ils l’appellent aujourd’hui de leur nom exécré&|160;: – laFRANCE&|160;!

La légende suivante se passe dans la cité deParis, noble ville, qui, du temps de la vieille Gaule, futvaillante parmi les plus vaillantes. Jusqu’à l’invasion de notresol par César et plus tard par Clovis, les Gaulois de la contrée deParis avaient vécu libres, comme les autres populations dupays&|160;; des premiers ils prirent les armes contre les légionsromaines. Labiénus s’étant, à la tête de troupesnombreuses, présenté devant Paris pour s’en rendre maître, lesParisiens, dans l’impossibilité de défendre la ville, la livrenthéroïquement aux flammes, et se retirent sur les hauteurs quidominent la ville. Un combat acharné s’y engage. – «&|160;L’on nevit pas,&|160;» – a écrit César dans ses Commentaires, enparlant de cette bataille acharnée, – «&|160;l’on ne vit pas unseul Gaulois de Paris abandonner son poste&|160;; tous périrent lesarmes à la main. Le vieux Camulogène, leur chef, subit le mêmesort.&|160;». – Cette défaite, funeste à l’armée romaine qui futelle-même décimée, loin d’abattre le courage des Parisiensl’enflamma d’une nouvelle ardeur&|160;; bientôt ils envoyèrent huitmille hommes se joindre aux troupes duchef-des-cent-vallées. Ceux-là aussi, comme ce héros de laGaule, ne déposèrent les armes qu’écrasés par le nombre. L’espritde patriotique révolte des Parisiens courrouça César&|160;; ilrangea Paris parmi les villes Vegtigales, cités surlesquelles la conquête romaine pesait plus cruellement encore quesur les autres villes. Le christianisme fit à Paris comme ailleursmiroiter aux yeux des populations abusées, les lueurs trompeusesd’une délivrance prochaine&|160;; mais à Paris comme ailleurs, defaux prêtres de Jésus, complices des Franks, plongèrent le peupledans les ténèbres catholiques&|160;; aussi, moins fidèle à la foidruidique que la Bretagne, Paris subit peu à peu le double joug del’Église et de la conquête, son peuple s’énerva, s’hébéta commetant d’autres peuples de la Gaule jadis indomptable. Julien,l’empereur romain, bâtit vers 356, le palais des Thermes quedevaient habiter plus tard les rois franks&|160;; vers l’an 494,Clovis s’empara de Paris et y fixa en 506 le siège de saroyauté&|160;; ce fut là que, ayant rassemblé ses Leudes, avantd’aller exterminer les Ariens du midi de la Gaule, conviépar l’Église à ce religieux massacre, ce bon catholique fit vœu,s’il réussissait dans cette sanglante et lucrative entreprise,d’employer une partie des dépouilles des hérétiques à bâtir unebasilique dans Paris. Il tint parole, ce pieux homme, et revenanten cette cité, capitale de son royaume, il éleva une basiliquedédiée à saint Pierre et à saint Paul, église où onl’enterra en 511. On la dédia plus tard à sainteGeneviève. Après la mort de Clovis, Paris échut en partage àChildebert, dont les os furent plus tard transportés dans labasilique de Saint-Denis. Ce fut dans le vieux palais romain, bâtipar Julien, que ce Childebert et son frèreClotaire&|160;Ier égorgèrent leurs neveux, les pauvresenfants de Chlodomir. En 584, vers les premières années du règne deClotaire&|160;II, Frédégonde vint avec ses trésors se réfugier dansla basilique de Paris pour échapper aux poursuites deBrunehaut&|160;; plus tard, Dagobert fonda près de cette villel’abbaye de Saint-Denis. Les derniers rejetons de Clovis, dominéspar les maires du palais, habitèrent rarement Paris, et lesdescendants de Karl-Marteau préférèrent à cette cité leurs grandesrésidences germaniques des bords du Rhin. D’ailleurs, sauf quelquesrues ou moitiés de rue qui relevaient en fief des comtes de Paris,gouverneurs pour les rois des Franks, la plus grande partie de laville relevait de la suzeraineté de l’évêque, qui possédait à biendire tout le territoire de la contrée. Un prêtre nommé Fultrade,qui fut official de l’évêché de Paris, a laissé lire à celui desfils de Joël qui écrit ceci, le Cartulaire de la basiliquede Notre-Dame, où sont inscrits tous les biens de l’évêché deParis&|160;; notre descendance verra comment ces pieux évêquesaccomplissaient le vœu de pauvreté prêchée par le jeune homme deNazareth, le pauvre ouvrier charpentier, mis en croix à Jérusalemsous les yeux de notre aïeule Geneviève. Oui, moi, Eidiol, j’ai luet copié dans ce Cartulaire la désignation suivante des terrespossédées par l’évêque de Paris dans le voisinage de cetteville&|160;: Au NORD, l’évêque possède les terres et les villagesde Deuil, de Bonneuil, de Boissy, deGoussainville, d’Épiais, de Lagny, deLuzarches, de Viry, deNoureuil. Au MIDI, l’évêque de Paris possède lesterres et les villages de Montrouge, de Gentilly,d’Ivry, de Vitry, de Bagneux, deClamart, de Plessis-Piquet, de l’Hay, deChevilly, de Fresnes-lès-Rungis, deChatenay, de Rungis, d’Orly, deWissou, de Massy, de Palaiseau, deChamplan, de Limours, de Mont-lhéry, deSaint-Michel-sur-Orge, de Brétigny,d’Avrainville, de Soisy-sous-Étiolles, deCombes-la-Ville, de Moissy, de Galande,de Perray, de Machaut, de Sannois, deLa Celle, de Vernon, de Tréchy,d’Émant, de Loutteville, d’Itteville, deLardy, de la Ferté-Aleps, du Pressoir,de l’Archaut, de Corbreuse, deRicharville. – Au LEVANT, l’évêque de Paris possède lesterres et les villages de Conflans-l’Archevêque, deCharenton-le-Pont, de Vincennes, deFontenay-sous-Bois, de Champigny-sur-Marne, deCréteil, de Bonneuil, de Sucy-en-Brie,de Boissy-Saint-Léger, de Noiseau, deLaqueue, de Chenevières-sur-Marne, deGournay-sur-Marne, de Charmant, deTorcy, de Lagny, de Villepinte, duTremblay, de Mitry, de Mory, deCompans, de Saint-Mard, de Tournan, deBozoy-en-Brie, de Champeaux, deSaint-Merry, de Quiers, de Rebais, deChezy-l’Abbaye. – Au COUCHANT, l’évêque de Paris possèdeles terres et les villages de Saint-Cloud, deSèvres, de Châville, de Marnes, deGarches, de Ruel, de Maisons-sur-Seine,de Conflans-Sainte-Honorine, d’Andresy, deJouy-le-Moutier, de Feuillancourt, deNoisy-le-Roi, de Villepreux, deMaurepas, du Menil-Saint-Denis, deMilon-la-Chapelle, de Trons, deChevreuse, d’Épone et de Mézières. – Deplus, l’évêque de Paris possédait la terre de Celle, dansle pays de Fréjus&|160;; et la terre de Naintri, enPoitou&|160;; les possessions des évêques de Paris, d’unecontenance d’environ deux cent mille arpents, peuplées devingt mille esclaves ou serfs de l’église, rapportaient plus d’UNMILLION de sous d’argent[3] àl’évêque&|160;: sur cette somme il gardait pour LUI SEUL quatrecent mille pièces d’argent, son clergé en prélevait deux cent milleautres, pareille somme était laissée entre les mains de l’Églisepour les frais du culte, et les deux cent mille pièces d’argentrestant étaient, disait-on, distribuées aux pauvres, ce dontpersonne ne pouvait s’assurer. Et les voilà ces prêtres du jeunehomme de Nazareth&|160;! l’ami des mendiants et des affligés quiprêchait la sainte pauvreté&|160;! Quant à l’humilité de cesprêtres du Christ, moi, qui écris ceci, j’ai vu lors del’intronisation du nouvel évêque de Paris et selon l’obligation queleur imposait l’église, Karl-le-Sot, roi de France, assisté deplusieurs seigneurs franks, parmi lesquels se trouvaientBurchart, seigneur du pays de Montmorency, etConrad, comte de la ville de Saint-Pol, enlever sur leursépaules la litière d’or où se prélassait comme dans une châsse,l’évêque de Paris, et le porter ainsi depuis sonpalais jusqu’au chœur de sa cathédrale[4]. Etles voilà ces prêtres du jeune homme de Nazareth, qui prêchait lapauvreté, l’humilité&|160;! Dans leur orgueil infernal, il leurfaut pour les conduire au temple de ce Dieu des humbles et despauvres, une litière d’or attelée de trois grands seigneurs et d’unroi&|160;!

Donc, fils de Joël, lisez cette légende qui sepasse à Paris en l’année 912.

*

* *

La maison de maître Eidiol, doyen dela corporation des Nautonniers ou mariniers parisiens,était située non loin du port Saint-Landry et des remparts de laCité, baignés par les deux bras de la Seine, et flanqués de tours àl’entrée du grand et du petit pont, qui seuls donnent accès dans laville et nul ne peut les traverser sans payer un denier au péagerde l’évêque&|160;; la maison de maître Eidiol était, ainsi quetoutes celles des pauvres gens du petit peuple, construite encharpentes solidement reliées entre elles, haute d’un étage, etcouverte en chaume. Les basiliques, les riches abbayes deSaint-Germain-des-Prés, de Saint-Germain-d’Auxerre et autres,l’ornement des campagnes des deux bords de la Seine, ou bien encoreles maisons occupées par les comtes, les vicomtes et les évêques deParis, étaient seules bâties en pierre et recouvertes de toituresde plomb souvent dorées. À l’étage supérieur de la maison d’Eidiol,Marthe, sa femme, cousait auprès de sa filleAnne-la-Douce, qui filait sa quenouille. Eidiol, selonl’esprit de nouveauté de ces temps-ci, qui, des familles des roiset des grands, était descendu jusqu’au populaire des villes et deschamps, avait donné un surnom à ses enfants, appelant sa filleAnne-la-douce, car rien n’était plus doux au monde quecette aimable enfant, d’un caractère angélique comme sonvisage&|160;; Eidiol avait surnommé son filsGuyrion-le-Plongeur, parce que ce hardi garçon, mariniercomme son père, était l’un des plus adroits plongeurs qui eûtjamais traversé les flots rapides de la Seine. Anne-la-Douce filaitson chanvre, assise à côté de sa mère, bonne vieille femme desoixante ans et plus, à l’air maladif, vêtue de noir et portant aucou plusieurs reliquaires. Marthe dit à sa fille, en lui montrantles gais rayons du soleil de mai, qui traversaient les petitscarreaux enchâssés de plomb, de l’étroite fenêtre de leurchambre&|160;: – Voici un beau jour de printemps&|160;; peut-êtreverrons-nous aujourd’hui le père Fultrade, le digne chantre del’abbaye de Saint-Denis&|160;; venir ici ne sera pour lui qu’unepromenade, il a un si magnifique cheval&|160;!

–&|160;Par ce beau soleil de mai, jepréférerais, moi, marcher à pied. Te souviens-tu, ma mère, du jouroù Rustique-le Gai a gagé avec mon frère, une cailleapprivoisée pour moi, qu’il ferait trois lieues en une heure&|160;?Il les a faites et moi j’ai eu la jolie caille.

–&|160;Es-tu simple&|160;! Est-ce qu’unpersonnage comme le chantre de l’abbaye de Saint-Denis peut, durantdeux lieues et plus, marcher à pied comme un pauvrehomme&|160;?

–&|160;Le père Fultrade est pourtant assezjeune, assez grand et assez fort pour parcourir une route pareille.Rustique-le-Gai en aurait lui pour une demi-heure à peine.

–&|160;Rustique n’est pas le pèreFultrade&|160;; quel saint homme&|160;! Toutes ces pieuses reliquesque je porte et auxquelles je dois la vie, c’est lui qui me les adonnées, lorsqu’il était en ville, prêtre de l’église de Notre-Dameet favori du seigneur Roth-bert, comte de cette cité de Paris.Hélas&|160;! sans ces saintes reliques, je serais morte de lamaudite toux qui ne m’a point encore quittée.

–&|160;Pauvre chère mère, cette toux ne cessede nous inquiéter, mon père, mon frère et moi&|160;! pourtant vousseriez peut-être guérie, si vous aviez consenti à essayer uncertain remède, que l’on dit excellent&|160;!

–&|160;Quel remède&|160;?

–&|160;Celui qu’emploient les mariniers duport&|160;; ils mettent du goudron dans l’eau, la font bouillir, etcette eau, on la boit. Rustique-le-Gai nous disait avoir vu deseffets surprenants dus à cette boisson.

–&|160;Tu me parles toujours de tonRustique-le-Gai&|160;!

–&|160;Moi, ma mère&|160;? – réponditingénument la jeune fille, sans trahir le moindre embarras, etattachant son candide regard sur celui de sa mère, – si je vousparle souvent de Rustique, c’est donc sans y songer.

–&|160;Je le crois, mon enfant&|160;; maiscomment veux-tu qu’aucun remède humain opère ma complète guérison,lorsqu’elle résiste aux reliques&|160;? C’est comme si tu me disaisqu’un pouvoir humain pourrait me faire retrouver ma chère petitefille, qui, hélas&|160;! a disparu d’ici, dix ans avant lanaissance de ton frère&|160;!

–&|160;Pauvre sœur&|160;! je la regrette sansl’avoir jamais connue.

–&|160;Elle aurait pu me remplacer auprès detoi, car aujourd’hui elle serait d’âge à être ta mère.

Un assez grand bruit mêlé de cris venant de larue, interrompit l’entretien de Marthe et de sa fille. – Ah&|160;!ma mère, – dit Anne en tressaillant, – c’est peut-être encore unpauvre pénitent que la foule accable d’injures et de coups&|160;!Hier, ce malheureux que l’on poursuivait ainsi est resté sanglantet demi-mort dans la rue.

–&|160;Bon&|160;! – répondit Marthe en hochantla tête, – c’était justice&|160;; moi, j’aime fort à voir la fouleainsi maltraiter les pénitents&|160;; s’ils sont pénitents, c’est àcause de leur impiété, je ne saurais plaindre les impies.

–&|160;Pourtant, ma mère, la pénitence queleur impose l’Église en expiation de leurs péchés, est déjàcruelle&|160;! Marcher pieds nus, les fers aux jambes, pendant dixou douze ans et souvent davantage, se vêtir d’un sac, se couvrir latête de cendres et mendier leur pain, puisque la religion leurdéfend de travailler[5].

–&|160;Mon enfant, ces pénitents, que dans sapiété la foule se plaît à accabler de coups, devraient bénirchacune de leurs meurtrissures, elles comptent pour leur salut,mais le bruit et le tumulte redoublent, ouvre donc la fenêtre, quenous voyions ce qui se passe dans la rue.

&|160;

Anne et sa mère se levèrent et coururent àl’étroite fenêtre, où Marthe passa la tête, tandis que sa fille,appuyée sur son épaule, hésitait encore à regarder au dehors&|160;;heureusement pour la douce enfant, il ne s’agissait pas de l’une deces poursuites sauvages, meurtrières, auxquelles les bonscatholiques se livraient d’habitude dans leur hébétement cruel,contre les pénitents qu’ils regardaient, ces tendres fils del’église, comme des animaux immondes. Voici la cause dutumulte&|160;: la rue étroite et bordée de maisons de boiscouvertes de chaume comme celle d’Eidiol, n’offrait qu’un passageresserré&|160;; une pluie abondante, tombée la veille, ayantdétrempé le sol, un grand chariot, attelé de quatre bœufs etpesamment chargé de bois, s’était embourbé&|160;; l’attelage,impuissant à retirer la voiture de cette profonde ornière, barraitcomplètement la rue, et s’opposait au passage de plusieurscavaliers venant en sens inverse&|160;; à leur tête marchait unnoble seigneur frank, ROTH-BERT, Comte de Paris et Duc deFrance, frère d’Eudes qui, avant sa mort, s’était faitcouronner roi, au détriment de Karl-le-Sot, aujourd’hui régnant.Roth-bert, escorté de cinq à six cavaliers, se trouvait arrêté danssa marche par le chariot embourbé&|160;; ce comte, à la minehautaine et dure, portant toujours casque et cuirasse, jambards,cuissards et gantelets de fer, comme s’il allait en guerre, montaitun grand cheval noir. Il vitupérait contre le chariot, son attelagede bœufs et le pauvre serf, leur conducteur, qui, épouvanté desmenaces de ce seigneur, s’était caché sous la voiture. Le comte deParis, de plus en plus courroucé, dit à l’un de ses hommes&|160;: –Pique ce vil esclave avec le fer de ta lance, et force-le dedéguerpir de dessous le chariot&|160;; tu châtieras ensuite cemisérable&|160;!

Le guerrier mit pied à terre, et armé de salance, il se baissa, tâchant d’atteindre le serf qui, courbé surles mains et sur les genoux, recula vivement&|160;; le Frank irritéblasphémait en plongeant sa lance sous le chariot, lorsqu’elle futheurtée par le fer très-aigu d’un croc emmanché d’une longue perchequi sortit de dessous la voiture, et en même temps, une voix fermeet sonore s’écria&|160;: – Si les cavaliers du comte ont leurslances, les nautonniers de Paris ont leurs crocs&|160;!

Le Franc, à la vue de ce fer acéré, reculad’un bond, tandis que le comte Roth-bert s’écriait pâle decolère&|160;: – Où est le vilain qui ose menacer un de meshommes&|160;?

Le croc disparut aussitôt, et un moment après,un garçon de grande taille, d’une mâle figure, portant une casaquede gros drap et les amples culottes des mariniers du port, s’élançad’un bond sur les bûches entassées dans le chariot, et tenant enarrêt le long croc dont, un instant auparavant, il venait demenacer le guerrier, notre hardi marinier s’écria&|160;: – Celui-làqui a empêché un pauvre serf d’être lardé à coups de lance, c’estmoi&|160;! je me nomme Guyrion-le-Plongeur, je suis nautonnierparisien&|160;!

–&|160;Mon frère&|160;! s’écria la douce Anne,d’une voix effrayée en se penchant vivement à la fenêtre, – pourl’amour de Dieu, Guyrion, ne brave pas ces cavaliers&|160;!

Mais l’impétueux jeune homme, ne prenant soucides craintes de sa sœur et de sa mère, défiait les soldats du hautdu chariot, leur disant, en agitant son redoutable croc&|160;: –Qui veut tenter l’assaut&|160;? – Et se retournant à demi vers leserf éperdu, qui se tenait accroupi derrière la voiture&|160;:Sauve-toi, pauvre homme, sauve-toi&|160;! ton maître saura bienvenir réclamer ses bœufs.

L’esclave suivit ce sage conseil et disparut.Le comte de Paris, de plus en plus irrité, montrant son poinggantelé de fer à Guyrion-le-Plongeur, s’écria, en s’adressant à seshommes&|160;: – Vous laisserez-vous outrager par ce vilcoquin&|160;? Mettez tous pied à terre et saisissez-vous de cetteécrevisse de rivière&|160;!

–&|160;Écrevisse, non, mais scorpion, oui, carvoilà mon dard&|160;! – répondit Guyrion en faisant voltiger dansses mains robustes son croc qui, ainsi manié, devenait une arme siterrible, que les cavaliers du comte, regardant du coin de l’œilles mouvements rapides et menaçants de l’engin nautique,descendaient de cheval avec une lenteur prudente&|160;; Marthe etsa fille, penchées à leur fenêtre, suppliaient Guyrion de renoncerà cette lutte dangereuse, lorsque soudain un nouveau personnage àbarbe et cheveux blancs, vêtu, comme le jeune marinier, montaderrière lui sur le chariot, et dit en mettant la main sur l’épaulede Guyrion&|160;: – Mon fils, ne t’expose pas à la colère de cessoldats&|160;; – puis au moment où Guyrion se retournaittrès-surpris de la présence de son père, celui-ci, d’un gested’autorité, abaissant le croc dont le nautonnier était armé, dit aucomte de Paris&|160;: – Roth-bert, j’arrive à l’instant du portSaint-Landry, j’apprend ce qui s’est passé&|160;: mon fils a cédé àl’impétuosité de son âge, il a eu tort&|160;; mais tes hommes aussiont eu tort de vouloir frapper à coups de lance un pauvre serfinoffensif. Maintenant nous allons, moi, mon fils et nos voisins,pousser à la roue pour retirer le chariot de l’ornière et te faireplace&|160;; l’on aurait dû commencer par là. – Se retournant alorsvers son fils qui lui obéit à regret&|160;: – Allons, Guyrion,descends du chariot, descends&|160;!

Les paroles sensées du vieux nautonnier neparurent pas apaiser la colère du comte de Paris, car il parla basà ses hommes, tandis que, grâce aux efforts d’Eidiol, de Guyrion etde plusieurs de leurs voisins qui poussèrent à la roue, le chariotfut retiré de l’ornière et rangé le long des maisons&|160;; ainsile passage devint libre devant Roth-bert et ses cavaliers&|160;;mais tandis que l’un d’eux tenait en main les brides des chevaux deses compagnons, ceux-ci, au lieu de se remettre en selle, seprécipitèrent sur Eidiol et sur son fils, qui, succombant à cetteattaque inattendue, furent, sans que leurs voisins osassent leurporter secours, jetés à terre et maintenus par les hommes du comte,au grand effroi de Marthe et d’Anne-la-Douce. Toutes deux, voyantle vieux nautonnier et son fils ainsi traités, quittèrentprécipitamment leur fenêtre, et sortant de leur maison, se jetèrentsuppliantes aux pieds de Roth-bert, demandant la grâce desprisonniers&|160;; mais Eidiol fronçant le sourcil, s’écria&|160;:– Debout, ma femme, debout, ma fille&|160;! rentrez au logis&|160;!Marthe et Anne n’osèrent désobéir au vieillard, toutes deux serelevèrent et retournèrent en sanglotant à leur maison. –Roth-Bert, – reprit Eidiol, – tu n’as pas le droit de nous retenirprisonniers&|160;; nous ne sommes pas, grâce à Dieu, abandonnés àmerci comme les serfs des campagnes&|160;! nous avons quelquesfranchises dans la Cité&|160;; si nous sommes coupables, nousdevons, comme mariniers, être jugés par le Parloir auxbourgeois des MARCHANDS DE L’EAU[6].

–&|160;Le compagnon qui est chargé de couperles oreilles des bandits de ta sorte, devant la croix duTrahoir, te prouvera que j’ai le droit de t’essoreiller, –reprit le comte en remontant à cheval&|160;; puis, s’adressant àses hommes&|160;: – Que deux de vous me suivent, les autresconduiront les prisonniers à la geôle du Châtelet, mon prévôt lesjugera ce soir, et demain… leur supplice&|160;!

–&|160;Seigneur comte, – dit un homme ensortant de la foule, et s’approchant de Roth-bert, – je suissergent de l’évêque de Paris…

–&|160;Je le vois à ton habit, queveux-tu&|160;?

–&|160;La juridiction de la partie gauche decette rue appartient à mon Seigneur l’évêque&|160;; je réclame cesprisonniers, la foule me prêtera main-forte pour les conduire àl’évêché, où notre prévôt les jugera…

–&|160;Si la gauche de la rue appartient à lajuridiction de l’évêque, la droite m’appartient[7], –s’écria le comte de Paris, – je garde les prisonniers.

–&|160;Seigneur, ce serait votre droit si ledélit s’était commis du côté de la rue qui relève de votre fief,mais…

–&|160;Assez&|160;! – reprit Roth-bert, eninterrompant le sergent&|160;; – ces deux coquins étaient montéssur un chariot qui obstruait toute la largeur de la rue, il nes’agit donc ici ni de côté droit ni de côté gauche.

–&|160;Alors, seigneur comte, ces délinquantsappartiennent autant à l’évêque qu’à vous.

–&|160;Et moi, je prétends, – reprit Eidiol, –qu’au Parloir-aux-bourgeois appartient seul le droit de nousjuger.

–&|160;Je me soucie du Parloir aux bourgeoiscomme de l’évêché, – s’écria le comte, – je garde lesprisonniers&|160;!

Le sergent et Eidiol s’apprêtaient à réclamerencore, mais à la vue d’un nouveau personnage devant lequel lafoule s’agenouillait dévotement, le sergent s’écria&|160;: – Bonpère Fultrade, venez à mon aide&|160;; mieux que moi vousconvaincrez le seigneur comte des droits de l’évêque sur cesprisonniers.

Le père Fultrade, chantre de l’abbaye deSaint-Denis, auquel s’adressait le sergent, était un grand moine detrente ans au plus, qui s’avançait dans la rue au pas de soncheval, distribuant à droite et à gauche ses bénédictions d’unemain velue jusqu’au bout des ongles. Ce moine, d’une carrured’Hercule, avait la figure vivement colorée, les oreillesécarlates, et malgré les ordonnances des conciles qui prescrivaientalors aux gens d’église de se raser la barbe, la sienne, aussinoire que ses épais sourcils, tombait jusque sur sa robustepoitrine. Fultrade ayant entendu l’appel du sergent etreconnaissant le comte de Paris, descendit de cheval, en confia lesrênes à un jeune garçon qui s’inclina dévotement, et se dirigead’un pas pressé vers Roth-bert à travers la foule de plus en plustumultueuse et agitée&|160;; les uns (et en grand nombre),prenaient hautement parti pour les prétentions judiciaires dusergent de l’évêché, les autres pour celles des mariniers&|160;;enfin, la très-petite minorité soutenait les prétentions ducomte&|160;; aussi ce dernier sachant qu’à l’encontre des vilainset des serfs des campagnes, que rien ne protégeait contrel’oppression des seigneurs, les habitants des cités, quoiquetrès-misérables, jouissaient du moins de certaines franchisesauxquelles il était souvent imprudent de porter atteinte, etvoulant gagner l’appui du chantre, lui dit cordialement&|160;: –Sois le bien venu, Fultrade, tu es un homme docte, tu vas êtrecertainement de mon avis, au sujet de ces deux vauriens. Ils ont eul’audace de m’outrager&|160;; ils prétendent être jugés par leParloir aux bourgeois, le sergent de l’évêque les réclame, et moi,je prétends qu’ils appartiennent à mon prévôt.

Le moine, reconnaissant Eidiol et son fils,leur adressa un regard affectueux et dit à Roth-bert&|160;: –Seigneur comte, il est un moyen de tout concilier&|160;; tu esl’offensé, sois charitable, mets les prisonniers en liberté. Ne terefuse pas à ma prière, – se hâta d’ajouter le chantre, répondant àun mouvement d’impatience du comte, – tu m’as souvent, lorsquej’étais prêtre de Notre-Dame et ton scribe, honoré de l’assurancede ton bon vouloir, accorde-moi la grâce de ces deux hommes&|160;;je les connais depuis longtemps, je te suis garant de leurrepentir.

–&|160;Fultrade&|160;! – s’écriaimpétueusement Guyrion-le-Plongeur, peu satisfait de l’interventiondu chantre, – ne parle pas de mon repentir&|160;! non, je ne merepens pas, aussi vrai que si j’avais les mains libres,j’enfoncerais mon croc dans le ventre de ces vaillants, qui semettent trois pour contenir un homme&|160;!

–&|160;Tu entends ce misérable, – dit le comtede Paris, au chantre. – Mérite-t-il son pardon&|160;?

–&|160;Roth-bert, – reprit Eidiol, en faisantsigne à son fils de garder le silence, – la jeunesse est fougueuseet mérite indulgence&|160;; moi, qui ai la barbe blanche, je tedemande, non point grâce, mais justice. Fais-moi seulement conduireau Parloir aux bourgeois, je ne veux rien de plus.

–&|160;Noble comte, – dit à demi-voix Fultradeà Roth-bert, – crois-moi, n’irrite pas le populaire, il se peut qued’un moment à l’autre, nous ayons besoin de lui&|160;; nesommes-nous pas au printemps&|160;?

Le seigneur frank regarda le chantre avec unétonnement qui semblait dire&|160;: Que fait le printemps à lachose&|160;? Fultrade le comprit et ajouta, baissant de plus enplus la voix&|160;: – N’est-ce pas cette saison de l’année que lesmaudits pirates North-mans choisissent toujours en raison de lahauteur des eaux de la Seine, pour remonter ce fleuve jusqu’àParis&|160;? Si le populaire est irrité, au lieu de repousserl’ennemi, il le laissera, comme d’habitude, rançonner la cité, carla rançon pèse sur les seigneurs et l’Église, et non sur la plèbequi ne possède rien.

L’observation du chantre était juste&|160;;elle parut faire réfléchir le Comte de Paris qui cependantreprit&|160;: – Rien ne fait présager une nouvelle descente de cespaïens&|160;; si leurs bateaux avaient paru à l’embouchure de laSeine on le saurait déjà.

–&|160;Ces maudits pirates n’arrivent-ils passoudain comme la tempête&|160;? Va, crois-moi, comte, par prudenceet par politique, oublie ton ressentiment.

Roth-bert hésitait à accepter cettetransaction qui blessait son orgueil, lorsque, jetant par hasardles yeux sur la maison d’Eidiol, à la porte de laquelle se tenaientBerthe et Anne-la-Douce, tremblantes, éplorées, il remarqual’angélique beauté de l’enfant du vieux marinier&|160;; souriantalors d’un air sardonique, il dit au chantre&|160;: – ParDieu&|160;! j’étais un grand sot&|160;! cette jolie fille me faitcomprendre ta charité pour ces deux coquins&|160;!

–&|160;Qu’importe la source de la charité, –répondit tout bas le moine, en échangeant un sourire avec leseigneur frank, – pourvu que la charité se fasse&|160;?

–&|160;Allons, soit, – dit Roth-bert, enfaisant signe à l’un de ses hommes de lui amener son cheval&|160;;– mais crois-le bien, je ne cède pas à l’appréhension desNorth-mans, en t’accordant la grâce de ces deux vauriens&|160;; jecède au désir de te rendre agréable à ta maîtresse.

–&|160;Noble comte, tu es dans l’erreur&|160;;cette enfant est simplement ma fille spirituelle.

–&|160;Va, va, je te connais dès longtemps,grand dénicheur de fauvettes&|160;! – reprit Roth-bert en remontantà cheval&|160;; puis, il dit tout haut à ses cavaliers&|160;: –Laissez libres ces deux hommes&|160;; mais s’ils ont l’audace de seretrouver sur mon chemin, cassez-leur le bois de vos lances sur ledos&|160;! – Et le comte de Paris, devant qui la foule s’ouvritrespectueusement, partit au galop, suivi de son escorte. Quelquesmots du chantre au sergent de l’évêché le firent renoncer à uneaccusation d’ailleurs inutile, le comte offensé ayantpardonné&|160;; la foule se dissipa, le vieux nautonnier,accompagné de son fils, rentra dans sa maison où Fultrade lesprécéda d’un air solennel et protecteur. Dès qu’il entra dans lamaison, Marthe se jetant aux pieds du moine lui dit enpleurant&|160;: – Grâces à vous&|160;! mon saint père enDieu&|160;! vous m’avez rendu mon mari et mon fils&|160;!

–&|160;Relève-toi, bonne femme, – réponditFultrade, – j’ai agi selon la charité chrétienne. Ton fils a ététrès-imprudent, qu’il devienne plus sage à l’avenir. – Et lechantre ajouta en se dirigeant vers l’escalier de bois quiconduisait à la chambre supérieure&|160;: – Marthe, montons là-hautavec ta fille&|160;; j’ai à vous entretenir toutes deux de chosespieuses.

–&|160;Fultrade, – dit le vieux marinier, qui,non plus que son fils, ne semblait voir d’un bon œil le chantre ensa maison, – j’avais la justice pour moi dans cette dispute avec lecomte, cependant je te remercie de ton bon vouloir. Maintenant, mafemme, tu vas, s’il te plaît, avant de t’occuper de choses pieuses,nous donner, à mon fils et à moi, un pot de cervoise, un morceau depain et de lard, ensuite tu nous prépareras des provisions, cardans une heure nous allons en basse Seine, pour ne revenir quedemain soir. – Eidiol remarqua (il s’en souvint plus tard… et troptard) qu’à l’annonce de son départ, le chantre, en apparenceimpassible, n’avait pu contenir un léger tressaillement.

–&|160;Quoi, mon père, – dit tristementAnne-la-Douce au vieillard, – tu pars, et toi aussi, monfrère&|160;?

–&|160;Nous avons un chargement à porter aupetit port de Saint-Audoin, – répondit Eidiol. – Rassure-toi, monenfant, nous serons de retour demain. – Puis s’adressant à safemme&|160;: – Allons, bonne Marthe&|160;; donne-nous à manger, etapprête nos provisions, le temps presse.

–&|160;Mon ami, attends un moment&|160;; lebon père Fultrade voudrait nous entretenir, Anne et moi, de chosespieuses.

–&|160;Alors que ma fille reste ici, –répondit le vieux marinier avec impatience, – elle nous donnera etnous préparera ce dont nous avons besoin.

Le moine fit signe à Marthe d’accepter laproposition de son mari&|160;; et elle accompagna le saint hommedans la chambre supérieure, où tous deux restèrent seuls. – Marthe,– se hâta de dire le chantre, – je n’ai que quelques instants àpasser ici&|160;; voici ce qui m’amène&|160;: ta fervente piété,celle de ta fille méritent une récompense&|160;; écoute-moi&|160;:le trésor de l’abbaye de Saint-Denis vient de recevoir de notresaint père, de Rome, une relique d’un prix inestimable… une mèchede la chevelure de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

–&|160;Grand Dieu&|160;! quel divintrésor&|160;!

–&|160;Doublement divin, car les fidèles assezheureux pour pouvoir toucher cette incomparable relique, ne serontpas seulement passagèrement soulagés de leurs maux, mais à jamaisguéris.

–&|160;À jamais guéris&|160;! – dit Marthe enjoignant les mains avec admiration, – à jamais guéris&|160;!

–&|160;Et de plus, grâce à la vertu doublementmiraculeuse de cette relique divine, ceux mêmes qui sont et onttoujours été sains de corps, sont pour toujours préservés desmaladies futures&|160;!

–&|160;Ah&|160;! bon père, quelle fouleimmense va se presser dans votre abbaye pour jouir de cesmiraculeux bienfaits&|160;!

–&|160;Aussi je veux, en récompense de votrepiété, que ta fille et toi, vous soyez des premières à vousapprocher de ce divin trésor. Les seigneurs et les grands neviendront qu’après vous.

–&|160;Quoi&|160;! de pauvres femmes de notresorte&|160;!

–&|160;«&|160;Les derniers seront les premierset les premiers seront les derniers,&|160;» – a dit le Rédempteurdu monde. Or, voici mon projet&|160;: on prépare une châssemagnifique pour cette incomparable relique&|160;; elle ne sera pasofferte à l’adoration des fidèles avant la confection de cetteorfèvrerie&|160;; mais je puis vous faire entrer secrètement, tafille et, toi, dans l’oratoire de l’abbé de Saint-Denis, où larelique a été déposée.

–&|160;Oh&|160;! combien je vous devrai dereconnaissance&|160;! Non seulement, je serais à jamais guérie,mais ma fille ne serait jamais malade&|160;; et puis, j’y pense,cette relique miraculeuse ne pourrait-elle me faire retrouver mapauvre fille, qui, tout enfant, a disparu d’ici, il y a trenteannées de cela&|160;?

–&|160;Rien n’est impossible à la foi&|160;;mais pour jouir des bienfaits de la relique, il faudrait se hâter.J’ai accompagné notre abbé à l’abbaye de Saint-Germaind’Auxerre&|160;; il y restera jusqu’à demain&|160;; il serait doncurgent que ce soir, ta fille et toi, vous m’accompagniez àSaint-Denis. Je vous attendrais à la nuit tombante près de la tourdu Petit-Pont&|160;; vous monteriez toutes deux en croupe sur moncheval, nous partirions pour l’abbaye et je vous introduirais dansl’oratoire de l’abbé, vous feriez vos dévotions à la divinerelique, puis après avoir passé la nuit dans la maison d’une de nosserves, vous seriez toutes deux de retour à Paris demain matin.

–&|160;Oh&|160;! mon saint père enJésus-Christ&|160;! voyez les desseins de la Providence&|160;!Justement mon mari s’absente cette nuit&|160;; il n’a pas la mêmefoi que nous aux reliques, et peut-être il se serait opposé à notrepieux pèlerinage.

–&|160;Marthe, je l’ai dit souvent&|160;: niton mari ni ton fils ne sont dans la voie de leur salut&|160;; tudois redoubler de piété, afin de pouvoir plus sûrement intercéderpour eux auprès du Seigneur. Ainsi, pas un mot de notre pèlerinageà Eidiol ou à son fils&|160;?

–&|160;Ne craignez rien, bon père&|160;;n’est-ce pas pour vivre plus longtemps près d’eux que je vaisadorer cette incomparable relique&|160;?

–&|160;Or donc, à la tombée du jour, ta filleet toi, attendez-moi en dehors de la tour du Petit-Pont.

–&|160;Moi et Anne nous vous attendrons bienencapées, saint père en Christ.

Fultrade quitta la chambre, descenditgravement l’escalier, et avant de quitter la maison, il dit auvieux nautonnier, affectant de ne pas jeter les yeux surAnne-la-Douce&|160;: Que le Seigneur soit favorable à ton voyage,Eidiol.

–&|160;Merci de ton souhait, Fultrade, –répondit Eidiol&|160;; – mais mon voyage ne saurait manquer d’êtrefavorable&|160;; nous descendons la Seine, le courant nous porte,mon bateau est fraîchement goudronné, mes rames de frêne sontneuves, et je suis vieux pilote.

–&|160;Tout cela n’est rien sans la volonté duSeigneur, – répondit sévèrement le chantre en suivant d’un regardoblique et luxurieux Anne-la-Douce qui montait à la chambre hautepour y prendre les casaques que son père et son frère voulaientemporter pour leur voyage de nuit. – Non, – reprit Fultrade, – sansla volonté du Seigneur aucun voyage ne peut être favorable.

–&|160;Par le vin d’Argenteuil que tu nousvendais si cher dans l’église de Notre-Dame, lorsque nous allions yjouer aux dés[8], père Fultrade, voilà parler ensage&|160;! – s’écria Rustique-le-Gai, le bien nommé. Ce dignegarçon, ayant appris au port Saint-Landry l’arrestation du doyendes nautonniers parisiens, était vite accouru, tout inquiet, offrirses services à Marthe et à sa fille. – Ah&|160;! père Fultrade, –reprit ce joyeux garçon, – quelles bonnes grillades, quels finssaucissons tu nous vendais aussi (toujours par la volonté duSeigneur), au fond de cette petite chapelle de Saint-Gratien où tutenais ta buvette[9]&|160;! Quede fois j’y ai vu des moines, des soldats, des vagabonds, y fairechère lie avec les nonnes égrillardes du couvent deSaint-Éloi[10] et les non moins égrillardes commèresde la rue du Four-Banal (elles sont un peu comme le four)&|160;;quelles furieuses rondes on dansait avec ces bonnes filles, enchantant depuis le parvis jusqu’au chœur la fameuse chanson àboire&|160;: «&|160;Je suis résolu de mourir au cabaret. –Qu’on m’apporte du vin – quand je rendrai l’âme, les angesdiront&|160;: – que Dieu soit favorable aubuveur&|160;!&|160;»

–&|160;Ma sœur n’est plus là, – reprit enriant Guyrion&|160;; – je peux donc, Rustique, te rappeler lesouvenir de ce nid d’amoureux que l’on a découvert dans la chaire àprêcher&|160;; les oiseaux étaientJeannette-la-Plantureuse etMartin-Mâche-vite.

–&|160;Je m’en souviens, – répondit Rustique,– tous deux étaient de forcenés clients de la buvette du pèreFultrade.

–&|160;Grâce à Dieu, le père Fultrade n’en estplus à vendre du vin et des grillades dans l’église&|160;! – repritMarthe avec une impatience chagrine, voyant les deux jeunesnautonniers chercher à humilier le saint homme à propos du petitcommerce de vin et de victuailles auquel il s’était, selon l’usagedes prêtres d’un rang inférieur, livré dans son église&|160;; – lepère Fultrade est, à cette heure, chantre de l’abbaye deSaint-Denis.

–&|160;Marthe, laisse dire ces fous&|160;! –reprit dédaigneusement le moine en se dirigeant vers laporte&|160;; – le vrai chrétien pratique l’humilité&|160;; tout cequi se fait dans le temple du Seigneur est sanctifié.

–&|160;Quoi&|160;? père Fultrade, – repritRustique-le-Gai, – quoi&|160;! tout est sanctifié, jusqu’auxébattements de Jeannette-la-Plantureuse et de Martin-Mâche-vitedans la chaire à prêcher&|160;?

Mais le chantre sortit en haussant les épaulessans répondre au jeune marinier.

–&|160;Rustique, – reprit aigrement Marthe, –si tu viens céans pour chercher à humilier notre bon père Fultrade,tu peux te dispenser de remettre les pieds ici.

–&|160;Allons, allons, chère femme, – ditEidiol, – calme-toi&|160;; ce garçon n’a dit après tout que lavérité&|160;; est-ce que les bas-prêtres ne trafiquent point de vinet de victuailles dans les églises&|160;?

–&|160;Grâces en soient rendues auSeigneur&|160;! – répondit Marthe, – du moins, ce qu’on boit, cequ’on mange dans le saint lieu est sanctifié, comme dit levénérable père Fultrade&|160;; cela ne vaut-il pas mieux qued’aller dans ces tavernes où Satan vous tend ses pièges&|160;?

–&|160;Adieu, chère femme, je ne veux pointdisputer là-dessus, quoiqu’il me semble étrange, malgré la coutumequ’on en a, de voir changer la maison du Seigneur en taverne et enmauvais lieu&|160;; de voir des vauriens, des nonnes, des filles dejoie, y chanter, y danser, et faire pis encore, sans compter lesjoueurs de dés, les marchands et les usuriers qui viennentlarronner ou conclure dans l’église leurs mauvais trafics, enbuvant un coup de vin sur le coin de l’autel que l’on prendraitpour le comptoir d’un tavernier[11].

–&|160;Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! monpauvre homme, ce serait bien pis ailleurs&|160;; – reprit Marthe ensoupirant, affectée de l’endurcissement de son mari&|160;; –n’est-ce point partout l’usage&|160;? depuis que le monde estmonde, cela se passe ainsi.

–&|160;C’est l’usage, soit&|160;; aussi je tel’ai dit, chère femme, ne disputons point là-dessus&|160;; maisAnne ne revient pas&|160;? – Et s’approchant de l’escalier, levieillard appela deux fois sa fille.

–&|160;Me voici, mon père, – répondit la doucevoix de la blonde enfant&|160;; et elle descendit portant sur sonbras les casaques de son père et de son frère. Bientôt le vieuxnautonnier, son fils et Rustique-le-Gai eurent terminé lespréparatifs de leur départ, aidés par Anne qui acheva de remplir unpanier de diverses provisions, après quoi elle embrassa tendrementson père, qui lui dit, ainsi qu’à Marthe&|160;:

–&|160;Adieu, chère femme, adieu, chère fille,à demain, et surtout cette nuit fermez bien la porte de la maison,de crainte des pénitents rôdeurs&|160;; il n’est pire espèce delarrons&|160;; comme l’église leur défend le travail, ils volentpour vivre.

–&|160;Le Seigneur veillera sur nous, –répondit Marthe en baissant les yeux devant le regard de son mari,– nous prierons pour ton heureux voyage.

–&|160;Adieu, bonne mère, – reprit à son tourGuyrion, – je regrette de t’avoir alarmée&|160;; mon père a euraison, j’ai été trop prompt à jouer du croc contre les lancesfranques.

–&|160;Grâce à Dieu, mon fils, – reprit Martheavec onction, – le bon père Fultrade s’est rencontré là, comme unange du ciel descendu des cieux&|160;!

–&|160;Si les anges ont cette mine-là, quellediable de figure ont donc les démons&|160;? – murmuraRustique-le-Gai, en se chargeant du panier de provisions, tandisque Guyrion prit sur son épaule deux longues rames de rechange etson redoutable croc. Au moment où, suivant les pas d’Eidiol et deson fils, Rustique allait quitter la maison, Anne-la-Douce dit aujeune homme à demi-voix&|160;: – Rustique, veillez bien sur monpère, sur mon frère&|160;; ma mère et moi, nous prierons Dieu pourvous trois.

–&|160;Anne, – répondit le jeune marinier, nonplus joyeusement, mais d’une voix pénétrée, – j’aime votre pèrecomme mon père, Guyrion comme mon frère, j’ai du cœur et de bonsbras, je ne saurais rien vous dire de plus. – Et après avoiréchangé un dernier regard avec la jeune fille qui devint vermeillecomme une cerise, Rustique rejoignit Eidiol et son fils, au seuilde la porte, puis tous trois disparurent aux yeux de Marthe etd’Anne-la-Douce.

*

* *

Ce jour-là même où maître Eidiol se rendant aupetit port de Saint-Audoin descendait la Seine à bord deson bateau de charge, deux bâtiments remontant ce même fleuve dansla direction de Paris dont ils se trouvaient encore éloignés dequinze lieues, faisaient force de rames&|160;; tous deux de formeétrangère, longs de trente pieds, peu élevés au-dessus de l’eau,sont allongés comme des serpents de mer&|160;; leur proue, façonnéede même manière que la poupe, leur permet de naviguer sans virer debord, le gouvernail se plaçant, selon l’évolution maritime, soit àl’avant, soit à l’arrière&|160;; ces bâtiments portent un mât etune seule voile carrée, alors repliée sur sa vergue, car il ne faitpas un souffle de vent. Montée de douze rameurs, d’un pilote etd’un chef, ces deux Holkers, ainsi que les North-mansappellent ces bateaux, sont si légers, que les pirates peuvent lesporter sur leurs épaules pendant un assez long trajet, et ensuiteles remettre à flot. Quoique de vitesse égale et de naturepareille, ces deux Holkers ne se ressemblent pas plus qu’un hommerobuste ne ressemble à une svelte jeune fille&|160;: l’un, peint denoir, avait pour ornement de proue un aigle de mer couleurde vermillon&|160;; son bec et ses serres étaient de fer poli. Ausommet du mât, une girouette ou wire-wire représentantaussi un aigle de mer découpé dans une plaque de métal, tournait aumoindre vent dont la direction était indiquée par le déploiementd’un léger pavillon rouge placé au flanc droit du holker, pavillonsur lequel le même oiseau marin se voyait brodé en noir. Au-dessusdes bordages percés des ouvertures nécessaires au maniement desrames, une rangée de boucliers de fer étincelait aux rayons dusoleil couchant, ainsi que les armures des pirates, façonnées depetites écailles de fer qui, les couvrant de la tête aux pieds,leur donnaient l’apparence de poissons gigantesques.

Terribles hommes que ces pirates&|160;! Desrivages de la Suède, de la Norvège ou du Danemark, ils arrivaienten quelques jours de traversée sur les côtes de la Gaule&|160;; ilsse glorifiaient dans leurs Sagas ou chants populaires, de«&|160;– n’avoir jamais dormi sous un toit de planches ou vidé leurcoupe de corne auprès d’un foyer abrité&|160;; –&|160;» pillantéglises, châteaux, abbayes, changeant les chapelles en écuries, setaillant chemises et culottes dans les nappes de l’autel, ravageanttout sur leur passage&|160;; ils «&|160;– chantaientainsi, – disaient-ils, – la messe des lances, lacommençant à l’aube, la finissant le soir.&|160;» – Guider sonbateau comme un bon cavalier manie son cheval, courir pendant lamanœuvre sur les rames en mouvement, lancer en se jouant troisjavelots au sommet d’un mât, les recevoir dans sa main et lesrelancer encore sans manquer une seule fois le but, telles étaientles qualités d’un bon pirate. «&|160;Narguons la tempête, –disaient leurs chansons de mer, – l’ouragan est notre serviteur, ilaide nos rames, enfle nos voiles, et nous pousse où nous voulonsaller. En quelque lieu que nous abordions, nous mangeons le repaspréparé pour d’autres&|160;; après quoi mettant l’hôte à mort et lefeu à la maison, nous reprenons la route azurée descygnes&|160;!&|160;» – Ces North-mans avaient pour divinitéOdin, dieu du Nord, qui promettait aux vaillants tués à labataille, le séjour du Walhalla, riante demeure des héroscélestes&|160;; mais plus confiants dans leur bravoure que dansl’assistance de leur dieu, ils ne l’invoquaient guère. «&|160;– Monfrère d’armes et moi, – disait à ces pirates Gunkator, fameux roide la mer, qui souvent ravagea les châteaux et les églises de laGaule, – mon frère d’armes et moi, nous ne sacrifions jamais auxdieux, nous n’avons de foi que dans nos armes et dans nosforces&|160;; nous nous en trouvons très-bien[12].&|160;» Plusieurs chefs de ces piratesse prétendaient issus de l’union des Trolls, génies desmers, avec les Ases et les Dwalines, gentillespetites fées qui se plaisent à danser au clair de lune sur la glacedes lacs du Nord, ou à se jouer dans les branches des grands sapinscouverts de neige.

&|160;

Gaëlo, qui commandait le holker noir orné à saproue d’un aigle de mer, n’attribuait pas sa naissance à l’unionsurnaturelle d’un Troll et d’une Dwaline, mais ildisait comme le fameux pirate Gunkator&|160;: «&|160;– Je nesacrifie point aux dieux, moi&|160;! Je n’ai de foi que dans mesarmes et dans ma force, je m’en trouve très-bien.&|160;» – Gaëlopouvait se fier à sa force, elle égalait son courage, et soncourage égalait son adresse&|160;; mais ce qui surpassait sonadresse, sa force, son courage, c’était la mâle beauté de ce jeunechef de pirates&|160;; voyez-le plutôt une main appuyée sur sonharpon et debout à l’avant de son bateau, couvert de la tête auxpieds de sa souple armure d’écailles de fer. À son côté pendent salarge épée, son cor d’ivoire au son connu de ses pirates&|160;; soncasque pointu, presque sans visière, découvre ses traits hâlés parl’air marin, le soleil et le grand air, car Gaëlo, non plus que lehéros de la Saga «&|160;– n’a jamais dormi sous un toit,ni vidé sa coupe auprès d’un foyer abrité. –&|160;» L’on devine àl’intrépidité de son regard, au pli railleur de sa lèvre, qu’il asouvent, de l’aube au soir, dit la messe des lances,parfois taillé sa chemise dans la nappe des autels et parfoisencore brûlé l’abbaye après avoir mangé le souper de l’abbé, maisil n’a point tué l’abbé, si celui-ci est resté inoffensif&|160;;non, la vaillante physionomie de Gaëlo n’a rien de féroce&|160;;s’il est de ceux qui pratiquent cette loi donnée parTrodd-le-Danois au pays de Garderig&|160;: – «&|160;Un bonpirate jamais ne cherche d’abri pendant la tempête, jamais ne panseses blessures avant la fin du combat&|160;; il doit attaquer unennemi seul, se défendre contre deux, ne pas céder à trois et fuirsans honte devant quatre[13].&|160;»Gaëlo pratique aussi cette loi du bon chef Half àses champions&|160;: «&|160;– Il ne faut ni tuer les femmes, nijeter les petits enfants en l’air pour les recevoir par amusementsur la pointe de vos lances[14].&|160;»Non, Gaëlo n’a pas l’air féroce&|160;; loin de là, en ce momentsurtout, sa figure exprime les sentiments les plus tendres&|160;;ses yeux brillent d’un doux éclat lorsque de temps à autre iltourne la tête vers le holker qui lutte de vitesse avec le sien.Jamais, en effet, bateau pirate n’a offert à l’œil d’un marin pluscharmant aspect&|160;! construit dans les mêmes proportions quecelui de Gaëlo, mais plus fin, plus élancé, ce holker était peinten blanc, ses rames et les boucliers rangés à la file en dehors deses flancs étaient bleu d’azur&|160;; un cygne doré ornait saproue, au sommet du mât, un cygne aux ailes ouvertes découpé dansune plaque de cuivre étincelant tournait au souffle de la bise quifaisait aussi flotter un pavillon couleur d’azur où se voyait brodéun cygne blanc. À l’intérieur du léger bâtiment, les épées, lespiques, les haches, symétriquement rangées, se trouvaient à portéedes rameurs, revêtus de flexibles armures, non pas d’écailles, maisde mailles de fer, et la tête couverte d’un casque à courtevisière. Le chef du holker se tenait, ainsi que Gaëlo, debout à laproue&|160;; appuyé d’une main sur un long harpon, il s’en servaitau besoin avec dextérité pour faire dévier le bateau dans sa routelorsqu’il rasait les bords de quelques îlots plantés de saules quiobstruaient le cours de la Seine. Ce chef north-man, d’une tailleplus svelte, mais aussi élevée que celle de Gaëlo, était une femme,une belle vierge de vingt ans au plus, nommée la belleShigne. Elle portait, ainsi que les guerrières qu’ellecommandait, une armure de mailles d’acier si fines, si souples,qu’on eût dit une brillante étoffe de soie grise&|160;; cetteespèce de tunique, échancrée à la naissance du cou, accusait lesfermes contours de son sein et descendait jusqu’au-dessus desgenoux, serrée aux hanches par un ceinturon brodé auquel pendaientd’un côté un cor d’ivoire, de l’autre une épée. La jambe de labelle Shigne se dessinait aussi sous une maille de fer&|160;; ellechaussait des bottines de veau marin étroitement lacées jusqu’à lacheville. Cette guerrière avait déposé son casque à sespieds&|160;; ses cheveux d’un blond pâle, séparés sur son largefront et coupés à la hauteur du cou, encadraient de leurs bouclesson fier et blanc visage légèrement teinté de rose&|160;; le froidazur du ciel du Nord semblait se réfléchir dans ses grands yeuxbleus, clairs et limpides&|160;; son nez aquilin, sa bouchesérieuse, hautaine, donnaient une expression austère à sa mâlebeauté. Les Sagas avaient déjà chanté la bravoure de labelle Shigne, l’une des plus vaillantes parmi lesvierges-aux-boucliers ou SHOLDMOES, ainsi que disent lesNorth-mans&|160;; le nombre de ces guerrières était considérable ences pays du Nord&|160;; elles prenaient part aux expéditions despirates, et souvent les surpassaient en courage. Rien de plussauvage, de plus indomptable que ces fières créatures&|160;; qu’onen juge par un trait choisi entre mille&|160;: Thoborge,fille du pirate Erik, jeune vierge-au-bouclier, belle etchaste, toujours armée, toujours prête à combattre, avait refusétous les prétendants à sa main&|160;; elle les chassaithonteusement, les blessait ou les tuait lorsqu’ils lui parlaientd’amour. Sigurd, pirate renommé, attaqua Thoborge dans samaison de l’île Garderig, où elle s’était retranchée avec sescompagnes de guerre&|160;; elle résista héroïquement&|160;; grandnombre de pirates et de vierges-aux-boucliers trouvèrent la mortdans cette bataille. Sigurd ayant grièvement blessé Thoborge d’uncoup de hache, elle s’avoua vaincue et épousa le pirate[15].

Telle était la chasteté farouche de cesvaleureuses filles du Nord&|160;: la belle Shigne se montrait dignede cette race. Orpheline après la perte de son père et de sa mère,tués dans un combat sur mer, la jeune guerrière avait été adoptéepar ROLF, vieux chef de pirates north-mans, célèbre par sesnombreuses excursions en Gaule&|160;; en moins de quinze jours, ilétait venu cette année-ci des mers du Nord à l’embouchure de laSeine, et la remontait pour venir assiéger Paris à la tête de deuxmille bateaux de guerre, qui s’avançaient lentement à la rame,faute de vent, précédés des holkers de Gaëlo et de Shigne&|160;;ceux-ci devançaient la flotte d’une lieue environ, par suite d’undéfi.

–&|160;Les bras de mes vierges sont plusrobustes que les bras de tes Champions, – avait dit labelle Shigne à Gaëlo. – Je défie ton holker d’égaler la vitesse dumien&|160;: les bras de tes hommes seront lassés avant que mescompagnes aient ralenti le mouvement de leurs rames.

–&|160;Shigne, j’accepte le défi&|160;; maissi l’épreuve tourne contre toi, mon holker combattra bord à bord dutien pendant cette guerre&|160;?

–&|160;Tu espères donc mon secours si tu es enpéril&|160;? – avait répondu Shigne avec un sourire de railleriefière, en ordonnant d’un geste à ses guerrières de ramervigoureusement. Gaëlo ayant donné le même ordre à ses hommes, lesdeux holkers s’étaient rapidement éloignés de la flotte desNorth-mans, cherchant à se dépasser l’un l’autre. Pendant longtempsles vierges-aux-boucliers eurent l’avantage&|160;; mais grâce àleurs efforts redoublés, les champions de Gaëlo (ainsi que leschefs north-mans appellent leurs hommes) regagnèrent la distanceperdue. Le soleil disparaissait derrière la cime boisée de l’unedes îles de la Seine, au moment où les deux bateaux marchaientd’une vitesse égale.

–&|160;Shigne, le soleil est couché, – dit lejeune pirate&|160;; nos bateaux sont bord à bord et les bras de meschampions ne sont pas lassés&|160;!

–&|160;Leur vigueur est grande, puisqu’ils onttenu contre mes compagnes, – répondit l’héroïne avec son ironiqueet fier sourire.

–&|160;Veux-tu glorifier mes hommes&|160;? oules railler&|160;?

–&|160;Si nous n’avions à batailler contre lesFranks, je te dirais&|160;: Abordons dans une de ces îles etcombattons sept contre sept… tu verrais alors si mes vierges valenttes champions.

–&|160;Faut-il donc te vaincre pour teplaire&|160;?

–&|160;Je l’ignore… jamais je n’ai étévaincue. Orwarodd m’a demandée en mariage au vieux Rolf,notre chef&|160;; Rolf lui a répondu&|160;: – «&|160;Je te donneShigne si tu peux la prendre&|160;; elle sera demain dans l’île deGarin, seule et armée… viens-y.&|160;» – Orwarodd estvenu. Nous nous sommes battus&|160;; il m’a percé le bras d’un coupd’épée&|160;; moi, je l’ai tué… Plus tard, Olaff a aussivoulu m’épouser&|160;; mais il m’a dit lâchement au moment ducombat&|160;: «&|160;Femme, je n’ai pas le courage de lever monépée sur toi.&|160;»

–&|160;Shigne, sois juste… les sagas ontchanté les prouesses d’Olaff, brave entre les plus braves. S’il necombattait pas contre toi, c’était non par lâcheté, mais paramour.

La guerrière sourit dédaigneusement etreprit&|160;: – J’ai, de la pointe de mon épée, balafré Olaff auvisage… Il méritait mon mépris&|160;!

–&|160;Ah&|160;! ton cœur est plus froid quela glace des lacs de ton pays&|160;! Mais non, tu repousses monamour parce que je suis de race gauloise&|160;!

–&|160;Peu m’importe ta race&|160;! Olaff etOrwarodd étaient nés comme moi dans une île du Danemark&|160;; ilsn’ont pu me vaincre&|160;: j’ai tué l’un, j’ai balafré l’autre pardédain.

–&|160;Promets-moi du moins que tu ne seras lafemme de personne.

–&|160;Facile promesse… Où trouver un guerrierassez vaillant pour me vaincre&|160;?

–&|160;Si tu étais vaincue, toi, si fière, sifarouche, tu haïrais ton vainqueur.

–&|160;Non&|160;! j’admirerais soncourage&|160;!

–&|160;Shigne, tu l’as dit&|160;: nous nepouvons maintenant nous battre l’un contre l’autre, sinon tu metuerais ou tu deviendrais ma femme, dût mon épée se teindre de tonsang&|160;! Mais puisque le combat nous est interdit…réponds&|160;: m’aimeras-tu si je fais quelque grand acte devaillance&|160;? si les sagas de ton pays chantent mon nom à l’égaldes noms les plus célèbres&|160;?

–&|160;Ta bravoure n’étonnera jamais lamienne&|160;!

–&|160;Écoute&|160;: hier un serf fugitif estvenu dire au vieux Rolf que les Franks avaient depuis quelque tempstellement fortifié l’abbaye de Saint-Denis, qu’elle étaitmaintenant imprenable.

–&|160;Il n’est rien d’imprenable&|160;; maisil faudra peut-être nous arrêter plusieurs jours devant cetteabbaye, dont Rolf comptait se rendre maître par un coup de main.C’est un poste important&|160;; il est voisin de Paris.

–&|160;M’aimeras-tu, si, seul avec meschampions, je m’empare de l’abbaye de Saint-Denis&|160;?

Le visage de la vierge-au-bouclier devintpourpre&|160;; les battements de son sein de marbre soulevèrent lesmailles de son armure, et, se redressant de toute la hauteur de sagrande taille, elle répondit fièrement à Gaëlo&|160;: – Si l’abbayede Saint-Denis est imprenable, moi je la prendrai. – À peine labelle Shigne eut-elle prononcé ces mots, qu’elle donna l’ordre àses compagnes de rejoindre la flotte de Rolf, et le bateaus’éloigna rapidement.

Gaëlo, suivant d’un œil attristé le légerholker qui emportait la guerrière, resta silencieux, pensif, tandisque ses pirates se reposaient sur leurs rames. Le pilote, homme detrente ans environ, d’une figure réjouie, vêtu de la casaque et deslarges braies des mariniers de la Seine, se nommaitSimon-Grande-Oreille. Ce surnom très-légitime, il ledevait à une énorme paire d’oreilles très-écartées des tempes, etnon moins rouges que son gros nez&|160;; Simon, naguère serf de lapêcherie de l’abbaye de Saint-Paterne, ainsi que trois de sescompagnons assis aux bancs des rameurs, et portant casque pointu etcuirasse à écailles de fer, comme les North-mans, était allé, ainsique tant d’autres serfs de race gauloise, offrir aux pirates sesservices comme pilote, et ceux de ses compagnons comme rameurs, dèsque les innombrables bateaux de la flotte des North-mans avaientapparu à l’embouchure de la Seine. Simon et ses camaradesdemandèrent, selon l’usage, part au butin de l’expédition.

Gaëlo, debout, silencieux, pensif, voyaits’éloigner et disparaître le holker de la belle Shigne à travers labrume légère qui, au coucher du soleil, s’élève souvent de lasurface des fleuves. Simon-Grande-Oreille, assis, à la poupe, ettenant, comme pilote, la barre du gouvernail, dit à un de sescompagnons, surnommé Robin-Mâchoire, parce que sa mâchoireétait saillante comme celle d’un molosse&|160;: – As-tu entendul’entretien de la belle Shigne et de Gaëlo&|160;? Quelles farouchesdiablesses que ces filles des North-mans&|160;! Il faut lescourtiser à grands coups d’épée, les caresser avec le tranchant dela hache, et arriver à leur cœur en leur trouant la poitrine, sinonces enragées vous font épouser la mort. Que dis-tu desfiançailles&|160;?

–&|160;Je dis que je préférerais courtiser unedes lionnes africaines dont nous parlait l’autre jourIbrahim-le-Sarrazin. – Et, se tournant vers son compagnon de banc,géant north-man, à la barbe si blonde qu’elle en était presqueblanche, Robin ajouta&|160;: – Hé&|160;! Lodbrog&|160;! si toutesles femmes de ta race accueillent ainsi les amoureux, il doit yavoir dans ton pays plus de morts que de nouveau-nés&|160;?

–&|160;Oui… mais les enfants de cesguerrières, que l’on ne possède qu’après les avoir vaincues parl’épée, deviennent des hommes qui à eux seuls valent dix hommes, –répondit le géant d’une voix grave&|160;; et redressant sa têteénorme, il ajouta fièrement&|160;: – Ces enfants-là, comme moi,naissent Berserkes.

–&|160;Oui, oui, – reprirent les autresNorth-mans à voix basse avec un accent de déférence presquecraintive, – Lodbrog est né berserke&|160;!

–&|160;Je ne dis pas non, camarades, –répondit Simon&|160;; – mais, par le diable&|160;! Qu’est-ce qu’unberserke&|160;?

–&|160;Un guerrier toujours terrible à sesennemis, – reprit un des North-mans, – et parfois terrible à sesamis&|160;!

Le géant Lodbrog baissa sa grosse tête d’unair affirmatif, tandis que Simon et Robin le regardaient d’un airsurpris, n’ayant rien compris aux mystérieuses paroles des pirates.Gaëlo, sortant enfin de la rêverie profonde où l’avait plongé ladisparition de la vierge-au-bouclier, se retourna vers ses hommeset leur dit&|160;: – Mes champions, il faut devancer la belleShigne et nous emparer, à nous seuls, de l’abbaye deSaint-Denis&|160;! À vous le butin, à moi la gloire&|160;!

–&|160;Gaëlo, – répondit Simon, – quand jet’ai entendu parler de cette prouesse à ta guerrière, moi quiconnais l’abbaye de Saint-Denis, où je suis allé souvent dans cesderniers temps, alors que j’étais serf de la pêcherie deSaint-Paterne, que l’enfer confonde&|160;! j’ai pris tes parolespour un propos d’amoureux. Gardée comme elle l’est, fortifiéed’épaisses murailles, cette abbaye pourrait résister à cinq ou sixcents hommes déterminés&|160;; comment veux-tu avec quinze hommest’en emparer&|160;? c’est impossible&|160;!

–&|160;Mes vaillants, – reprit Gaëlo après unmoment de silence, – si je vous disais qu’un serf, gardeur depourceaux, est à cette heure Comte, seigneur et maître d’uneprovince que lui a octroyée Karl-le-Chauve, aïeul de Karl-le-Sot, àcette heure roi des Franks, me répondriez-vous&|160;: – «&|160;Unserf, gardeur de pourceaux, devenir maître et seigneur d’uneprovince&|160;? c’est impossible&|160;!&|160;»

–&|160;Foi de Grande-Oreille, telle serait maréponse&|160;!

–&|160;Vraiment&|160;? – reprit Gaëlo, – etqui donc est maintenant Comte de Chartres et possesseur du payschartrain&|160;? sinon un pirate autrefois serf et gardeur de porcsà Trancout, pauvre village situé près de Troyes[16]&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! notre chef, –reprit Robin-Mâchoire, – tu veux parler d’Hastain&|160;? ce vieuxbandit qui, comme nous, a guerroyé avec les piratesNorth-mans&|160;: tu dis vrai, on connaît la chanson&|160;:

«&|160;– Quand il eut les Franks dépouillés, –et qu’il vit tous ses bateaux appareillés&|160;; – Hastain de Romeentend parler – et à Rome Hastain dit qu’il irait – et qu’il feraitroi de Rome son ami Boern-Côte-de-fer&|160;»[17].

–&|160;Simon, – dit Gaëlo, – écoute de toutestes larges oreilles la fin de la chanson&|160;; – et s’adressant àRobin&|160;: – Continue, mon champion&|160;!

–&|160;La chanson finit très bien, – repritRobin, et il acheva ainsi&|160;: – «&|160;Quand ses pirates eurentravagé l’Italie – et chargé leurs vaisseaux des dépouilles deséglises, – Hastain décide qu’il retournerait en France, – et enFrance Hastain est revenu&|160;; – le roi des Franks, effrayé duretour des pirates, – a dit à Hastain&|160;: Ne pille plus lessaintes abbayes, ni les châteaux des seigneurs&|160;; – je tedonnerai tout le pays chartrain, – et je te ferai Comte deChartres. – Hastain le pirate a dit&|160;: Je veux bien. – Et ilest devenu comte de Chartres et maître du payschartrain.&|160;»

–&|160;Par le diable et ses cornes&|160;! viveHastain&|160;! tout est possible, – s’écria Simon-Grande-Oreille,et il joignit sa voix retentissante à celles des pirates qui,frappant de leurs rames la file de boucliers rangés sur les flancsdu holker, chantaient à tue-tête&|160;: – «&|160;Hastain le piratea dit&|160;: Je veux bien – et il est devenu Comte au payschartrain&|160;!&|160;»

–&|160;Quoi&|160;! un serf gardeur depourceaux est devenu Comte et maître d’une province&|160;! –s’écria Gaëlo, – lorsque ses hommes eurent achevé leur chant deguerre&|160;; – et vous croyez impossible à quinze championsrésolus de s’emparer de l’abbaye de Saint-Denis&|160;? l’abbaye laplus riche de la Gaule&|160;! Quoi&|160;! vous reculez&|160;?

–&|160;Non, non, – crièrent les piratesenflammés par l’espoir du pillage, en frappant de nouveau à coupsde rames les boucliers de fer suspendus aux flancs du holker&|160;:– à Saint-Denis&|160;! à Saint-Denis&|160;!

La voix tonnante de Lodbrog-le-Géant dominaitla voix des North-mans&|160;; dressé sur son banc, faisant d’uneseule main tournoyer sa longue rame aussi facilement qu’il eûtmanié un roseau, il criait à tue-tête&|160;: – À Saint-Denis&|160;!à Saint-Denis&|160;! – S’enivrant ainsi de ses propres clameurs,ses traits farouches exprimèrent bientôt une exaltation qui devintune sorte de délire&|160;: ses yeux roulèrent rapidement dans leurorbite, ses lèvres se blanchirent d’écume&|160;; puis, poussantsoudain un cri terrible, il fit ployer entre ses mains sa rame etla brisa en deux comme une baguette. À cette preuve de forcesurhumaine, les North-mans, qui avaient jusqu’alors observé Lodbrogavec anxiété, s’écrièrent&|160;: – Gare à nous&|160;! le voilàberserke&|160;! – Et avant que Gaëlo ait pu s’opposer à leursmouvements, les pirates, se jetant sur le géant encore debout surson banc, réunirent leurs efforts et le précipitèrent dans la Seineen s’écriant&|160;: – Il va nous tuer tous&|160;!

Gaëlo avait fait ancrer son bateau à peu dedistance d’une des îles boisées baignées par la rivière&|160;;Lodbrog, renversé, tomba entre le holker et le rivage&|160;; maisd’un bond il sortit de l’eau peu profonde en cet endroit, etatteignit la terre en hurlant&|160;: – À Saint-Denis&|160;! àSaint-Denis&|160;! – La frénésie décuplant alors la forceprodigieuse de ce géant, il déracine un peuplier de vingt pieds dehauteur&|160;; et, armé de cet arbre comme d’une massue, ilfracasse les arbres qui se trouvent à sa portée&|160;; les plusgrosses branches volent en éclats, les troncs se brisent et lefurieux vertige du colosse s’augmente encore&|160;; les ruinesd’une maison à demi couverte de sa toiture s’élevaient non loin durivage, ces murailles arrêtent la course insensée duberserke&|160;; à cet obstacle, sa rage redouble, le tronc depeuplier lui sert de bélier, ses coups réitérés ébranlent un pan demuraille&|160;; elle s’écroule avec fracas&|160;; une partie de latoiture retenue par le scellement des charpentes dans le mur opposérestait encore debout&|160;; le géant gravit les décombres,s’accroche des deux mains aux poutres du toit, les secoue avecfureur en hurlant toujours&|160;: – À Saint-Denis&|160;! àSaint-Denis&|160;! – Les poutres cèdent, s’affaissent avec uncraquement formidable, la toiture vermoulue à demi couverte detuiles s’effondre sur Lodbrog, un moment il disparaît au milieud’un tourbillon de poussière&|160;; mais ce nuage dissipé, legéant, protégé par son casque et son armure de fer, reparaîtau-dessus de cet entassement de ruines, regarde autour de lui, etne voyant plus rien à détruire, se baisse, arrache des solives, despoutres, saisit des pierres énormes et les lance autour de lui avecla force irrésistible de ces machines de guerre appeléescatapultes&|160;; mais tout à coup le berserke pousse unrugissement semblable à celui d’un lion, lève ses grands bras versle ciel, son corps se raidit, reste un instant immobile, comme unegigantesque statue de fer&|160;; puis, ainsi qu’un colosse renverséde sa base, Lodbrog vacille, tombe, et tout d’une pièce il roule duhaut de ce monceau de décombres au bas duquel il reste gisant,inanimé comme un cadavre. Gaëlo et les pirates north-mans ne furentpas surpris de la frénésie de Lodbrog&|160;; ils savaient queplusieurs guerriers du Nord étaient sujets à ces emportements,terribles comme la furie d’un insensé, sorte d’épilepsieparticulière aux berserkes, et dont l’attente ou l’ardeur ducombat, la colère, l’ivresse provoquaient les accès[18]&|160;; mais Simon-Grande-Oreille etRobin-Mâchoire assistant pour la première fois à un pareilspectacle, le contemplaient avec surprise et terreur. Simon voyantde loin Lodbrog étendu raide, inanimé, s’écria&|160;: –Heureusement, le voici mort&|160;!

–&|160;Les North-mans avaient raison, – reprisRobin&|160;; – de pareils enragés sont aussi dangereux pour leurscompagnons que pour l’ennemi. Si ce berserke, ainsi qu’ilsappellent ces furieux, était demeuré au milieu de nous dans leholker, il nous eût assommés ou noyés tous&|160;!

–&|160;Après quoi, il aurait lancé par-dessussa tête le bateau comme un sabot, car il lançait ainsi que depetits palets, des poutres et des pierres qui certes devaient pesertrois ou quatre fois le poids d’un homme, – ajouta Grande-Oreille.– Que de forces perdues&|160;! quelle belle tuerie&|160;! quelravage aurait fait un pareil compagnon dans l’abbaye de Saint-Denisoù il croyait batailler&|160;! Après tout, c’est dommage qu’il soitmort&|160;?

–&|160;Il n’est pas mort, – repritGaëlo&|160;; – levez l’ancre, mes champions&|160;; en deux coups derames nous aborderons dans l’île, et avant peu d’instants, vousverrez Lodbrog revenir à lui comme s’il sortait d’un rêve.

–&|160;Par les cornes du diable&|160;! quelrêve&|160;! – s’écria Simon&|160;; – moi, de peur que se reprenantà rêver, ce géant ne me mette en bouillie, je désire garder lebateau avec Robin, mon compère. – Et tout en ramant, Grande-Oreillejetait un regard défiant sur le corps du berserke, toujoursimmobile, que l’on voyait à cent pas du rivage.

–&|160;Les North-mans iront, s’ils le veulent,au secours de cet enragé, – ajouta Simon, au moment où le holkerabordait&|160;; – il sera très-doux à Lodbrog de reconnaître desfigures de son pays natal en reprenant connaissance, n’est-ce pas,Robin&|160;?

–&|160;Oui, oui, car souvent tel feu quiparaît éteint, se réveille soudain.

Le bateau toucha terre, Gaëlo et lesNorth-mans s’approchèrent du colosse non sans précaution&|160;;l’un des pirates ôta son casque, le remplit d’eau à demi, y jetaune poignée du sable de la grève et manipula ce mélange, tandis queses compagnons essayaient, mais en vain, tant son corps étaitraidi, de mettre Lodbrog sur son séant&|160;; il leur futimpossible d’arracher de sa main crispée une pierre qu’il serraitencore avec la force d’un étau&|160;; ses traits, encadrés dans lesjugulaires de son casque, étaient livides, immobiles, ses mâchoirescontractées, ses lèvres écumantes, ses yeux fixes, dilatés,vitreux&|160;; l’un des North-mans puisant dans son casque détrempéd’eau froide, le jetait à poignée au visage du géant.

–&|160;Prends donc garde&|160;! – dit Gaëlo, –tu vas l’aveugler&|160;!

–&|160;Non, non, – reprit le pirate enredoublant ses aspersions sablonneuses&|160;; – c’est surtout quandle fin gravier entre dans les yeux qu’il produit bon effet. –L’expérience du pirate ne le trompait pas&|160;: de légerstressaillements convulsifs agitèrent bientôt les traits de Lodbrog,ses doigts crispés se détendirent, laissèrent échapper la pierrequ’ils enserraient, et au bout de quelques instants ses membresredevinrent souples. L’un des North-mans alla puiser dans soncasque de l’eau limpide et fraîche, la jeta aux yeux duberserke&|160;; celui-ci murmura bientôt d’une voix sourde enfrottant ses paupières&|160;:

–&|160;Les yeux me cuisent fort&|160;; suis-jedonc dans le céleste Walhalla qu’Odin promet à ses braves aprèsleur mort&|160;?

–&|160;Tu es au milieu de tes compagnons deguerre, vaillant champion, – répondit Gaëlo, – tu as brisé unevingtaine de gros arbres et démoli une maison, est-ce assez pouressayer tes forces&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! – fit le géant ensecouant son énorme tête et continuant de se frotter les yeux avecses poings, – cela ne m’étonne pas d’avoir ainsi ravagé&|160;; j’aicommencé à me sentir berserke en criant&|160;: À Saint-Denis&|160;!et puis j’ai cru démolir l’abbaye et assommer ses moines et leurssoldats.

–&|160;Ne regrette rien, mon Hercule, –répondit Gaëlo&|160;; – la lune se lève tôt, nous ramerons toute lanuit&|160;; demain soir nous serons à Saint-Denis et après-demain àParis&|160;!

*

* *

L’abbaye de Saint-Denis ressemblait à un vastechâteau fort&|160;; son enceinte de hautes et épaisses muraillessans autre entrée qu’une porte voûtée, bardée de plaques de fer,percée, ainsi que les murs, de meurtrières d’où les archerspouvaient à l’abri tirer sur l’ennemi, mettaient le saint lieu àl’abri d’un coup de main&|160;; pour se rendre maître de cetteforteresse, il eût fallu de grandes machines de guerre et unenombreuse troupe d’attaque. Tenant sa promesse faite le matin aupère Fultrade, Marthe et sa fille Anne-la-Douce se trouvèrent, à latombée de la nuit, au rendez-vous fixé par le chantre&|160;; ilarriva monté sur son grand cheval, assez vigoureux pour porter encroupe la femme d’Eidiol, et sur le devant de la selle, la jeunefille que le prêtre tenait ainsi enlacée&|160;; le cheval chargé dece triple poids ne pouvait, malgré sa robuste encolure, que suivreau pas l’antique voie romaine qui, allant de Paris à Amiens,passait devant l’abbaye de Saint-Denis&|160;; le trajet nocturnefut long, silencieux&|160;; Marthe, toute fière de se voir encroupe d’un saint homme, ne songeait qu’aux reliques dont la divineinfluence devait la préserver ainsi que sa fille de tous mauxprésents et à venir. Anne avait obéi à sa mère avecrépugnance&|160;; le moine lui inspirait une vague frayeur, la nuitétait noire, la route peu sûre&|160;; lorsque parfois le chevalbronchait, la jeune vierge sentait Fultrade la serrer contre luiplus étroitement, et son souffle embrasé venait la frapper auvisage. Arrivé avec ses compagnes de voyage à la porte massive del’abbaye, le moine frappa d’une façon particulière, la clarté d’unelanterne apparut à un guichet&|160;; il s’ouvrit, le frère portieréchangea quelques mots à voix basse avec Fultrade, puis la lumières’éteignit, la porte massive roula sur ses gonds et se refermalorsque Marthe et sa fille furent entrées dans l’abbaye&|160;;elles se trouvèrent au milieu des ténèbres&|160;; un personnageinvisible emmena le cheval du prêtre&|160;; celui-ci, prenant alorsle bras de Marthe, lui dit tout bas&|160;: – Donne la main à tafille et suivez-moi toutes deux&|160;; je vous ai prévenues, votrearrivée ici doit être enveloppée du plus grand mystère, venez.

Après avoir descendu un escalier rapide etsuivi pendant assez longtemps dans l’ombre les détours d’un couloirvoûté, à l’atmosphère humide comme celui d’une cave, le chantres’arrêta, chercha à tâtons l’orifice de la serrure d’une portequ’il ouvrit en disant aux deux femmes, toujours à-demi-voix&|160;:– Entrez là, attendez-moi, chères filles.

Au bout de peu d’instants la porte se rouvrit,et le moine, revenant encore sans lumière, dit&|160;: – Marthe, lapremière, tu adoreras la relique, ce sera ensuite le tour de tafille.

–&|160;Oh&|160;! non&|160;! – s’écria vivementAnne-la-Douce&|160;; – je ne resterai pas seule ici dansl’obscurité&|160;!

–&|160;Mon enfant, ne crains rien, – repritMarthe&|160;; – nous sommes dans une sainte abbaye, sous laprotection du bon père Fultrade.

–&|160;Et d’ailleurs l’on n’est jamais seulelorsque l’on pense à Dieu, – ajouta le moine. – Ta mère serabientôt de retour. Suis-moi, Marthe.

–&|160;Ma mère, je ne te quitte pas… j’aipeur&|160;! – s’écria la jeune fille&|160;; mais avant qu’elle aitpu rejoindre sa mère, qu’une main vigoureuse attirait brusquementau dehors, la porte se referma sur Anne de plus en pluseffrayée&|160;; en vain elle poussa de grands cris, les pass’éloignèrent&|160;; tout bruit cessa, et de silencieuses ténèbresse répandirent autour d’elle. Cependant, au bout de quelquesminutes, elle tressaillit de surprise&|160;; il lui semblaitentendre, au milieu de l’obscurité, le souffle d’une respirationhaletante&|160;; soudain la jeune fille se sentit enlacée de deuxbras vigoureux&|160;; elle se débattait en appelant sa mère,lorsqu’on frappa violemment à la porte, et une voix prononça d’unton alarmé quelques paroles en latin. Aussitôt Anne, délivrée del’étreinte qui l’épouvantait, tomba défaillante sur le sol.Quelqu’un passa près d’elle, sortit en courant, et referma la porteà double tour.

*

* *

Tandis que Marthe et sa fille venaient d’êtreséparément enfermées par Fultrade et un autre prêtre, dans lescachots souterrains de l’abbaye de Saint-Denis, où l’on jetait lesserfs et les vilains justiciables de l’abbé, un grand mouvementrégnait dans le saint lieu. Des moines, subitement arrachés ausommeil, et portant des torches, allaient et venaient sous lesarceaux du cloître. Au milieu de l’une des cours intérieures, l’onvoyait une vingtaine de cavaliers&|160;; la sueur dont leurschevaux ruisselaient témoignait de la rapidité de leurcourse&|160;; ils avaient escorté jusqu’à l’abbaye le Comte deParis, qui, arrivant de sa cité en toute hâte, s’était aussitôtrendu à l’appartement de Fortunat, abbé de Saint-Denis. Ce prêtre,d’une obésité difforme, les yeux encore bouffis de sommeil,endossait une longue robe du matin, chaudement fourrée, que luiprésentait l’un de ses serviteurs&|160;; d’autres allumaient lescierges de deux candélabres d’argent massif, placés sur un meublerichement orné, car rien n’était plus somptueux que cetappartement. L’abbé ayant revêtu sa robe, se frottait les yeux,assis au bord de son lit douillet, au bas duquel on voyait un juponde femme, oublié sans doute. La présence de ce vêtement expliquaitle retard de l’abbé à ouvrir au Comte Roth-bert, qui, après avoirlongtemps frappé à la porte, et enfin introduit auprès de Fortunat,lui disait impatiemment&|160;: – Fultrade ne vient donc pas&|160;?Où est-il&|160;? où est-il&|160;?

–&|160;Seigneur Comte, on l’est allé quérir,on ne l’a pas trouvé dans sa cellule, – répondit leChambellan de l’abbé (charge tenue à fief), car cetofficier du palais abbatial, ainsi que plusieurs de ses confrères,le Maréchal, l’Écuyer, le Bouteiller, etautres dignitaires, attirés par le tumulte, avaient accompagné leComte de Paris chez l’abbé.

–&|160;Le père Fultrade était sans doute àl’église, – reprit une voix, – souvent il s’impose, commepénitence, des prières nocturnes.

–&|160;À moins qu’il ne soit resté à Paris, oùje l’ai rencontré ce matin, – reprit Roth-bert. – Jamais pourtantsa présence ici n’aurait été plus nécessaire&|160;!

–&|160;Comte, – dit l’abbé en étouffant unbâillement, – aucun de mes chers frères en Christ ne couche hors del’abbaye, à moins que je l’envoie au loin en mission. Fultrade a dûcertainement rentrer ici ce soir. Mais m’apprendras-tu enfin lacause de cette alerte nocturne&|160;?

–&|160;Pour te l’apprendre, j’attendais toncomplet réveil, car tu me répondais en homme à moitié endormi. Orvoici de quoi te faire ouvrir complètement les yeux et lesoreilles&|160;: Les North-mans ont reparu à l’embouchure de laSeine&|160;; ils s’avancent sur Paris&|160;!

L’abbé Fortunat, malgré son énorme corpulence,bondit sur son lit&|160;: ses trois mentons tremblotèrent, sa rougeet large face devint blême&|160;; il joignit les mains avecépouvante&|160;; ses lèvres s’agitèrent convulsivement&|160;; mais,dans son effroi, il ne put articuler une parole. Les autrespersonnages restèrent, non moins que lui, terrifiés de la funestenouvelle apportée par le Comte&|160;; les uns poussèrent de longsgémissements, d’autres se jetèrent à genoux, invoquantl’intercession du Seigneur&|160;; et tous, y compris l’abbé, quiavait enfin retrouvé la voix, s’écrièrent&|160;: – Dieutout-puissant, aie pitié de nous&|160;! délivre-nous de cespaïens&|160;! de ces démons&|160;! Hélas&|160;! hélas&|160;! que demaux vont fondre encore sur les serviteurs de ton Église&|160;! quede ravages&|160;! que de désastres&|160;! Nos biens, nos richessesvont encore être pillés par ces abominables sacrilèges&|160;! ÔSeigneur&|160;! Seigneur&|160;! délivre-nous desNorth-mans&|160;!

Fultrade entra au milieu de ces malédictionslamentables. Il semblait sombre, irrité&|160;; son visage étaitenflammé. Le Comte s’écria&|160;: – Arrive donc, Fultrade&|160;;depuis une heure je te fais chercher&|160;; tu es ici le seul hommede main et de conseil. – Puis, s’adressant à l’abbé&|160;: –Fortunat, mets un terme à tes lamentations et à celles de tonentourage&|160;; il faut agir et non gémir…

Les prêtres continrent à grand’peine leurdésolation, tandis que le Comte de Paris, s’adressantparticulièrement à Fultrade, sur l’énergie duquel il semblaitsurtout compter&|160;: – Que l’on ne m’interrompe pas, les momentssont précieux… Les North-mans ont reparu à l’embouchure de laSeine&|160;; on les dit commandés par un de leurs plus intrépidesrois de la mer, nommé ROLF. Leur flotte est si nombreuse, qu’ellecouvre toute la largeur de l’embouchure de la Seine&|160;; ils nedoivent pas être maintenant à plus de dix ou douze lieuesd’ici&|160;!

–&|160;Et comment n’a-t-on pas été plus tôtprévenu de l’arrivée de ces maudits&|160;? – s’écria le chantre. –Ils ont passé à Rouen, comment les gens de cette cité n’ont-ilspas, de proche en proche, fait répandre l’alarme&|160;?

–&|160;Eh&|160;! qu’importe aux gens deRouen&|160;! N’ayant pas été cette fois attaqués par lesNorth-mans, ils n’ont eu souci des autres contrées&|160;; ce soirseulement j’ai été averti de l’approche des pirates par quelquesmessagers des seigneurs et abbés riverains de la Seine&|160;; ilsm’ont de plus appris que cette vile plèbe rustique, qui n’a rien àperdre, se montre partout joyeuse des maux dont ces païens vontencore accabler l’Église et les seigneurs&|160;; c’est donc à nous,seigneurie et clergé, de nous unir, de nous défendre&|160;! Nousn’avons aucun secours à attendre de Karl-le-Sot&|160;; comme seslâches aïeux, Karl-le-Chauve et Karl-le-Gros, il ne songera qu’àdéfendre, s’il le peut, ses domaines royaux, et laissera lesNorth-mans ravager nos biens&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! hélas&|160;! – reprit engémissant l’abbé de Saint-Denis, – à quelles nouvelles calamitéssommes-nous réservés&|160;? Si les désolations, les abominations dupassé doivent se reproduire, ce sera horrible&|160;!… N’a-t-on pasvu Karl-le-Chauve forcé d’octroyer la comté de Chartres à cetexécrable Hastain, chef des pirates north-mans&|160;! un vil serfrévolté&|160;! un bandit souillé de crimes, de sacrilègesabominables&|160;! Hélas&|160;! en quels terribles tempsvivons-nous&|160;! Que faire, mon Dieu, que faire&|160;?

–&|160;Je te l’ai dit, ne pas gémir etagir&|160;! – s’écria Roth-bert, – ne pas compter sur un roiimbécile, ne compter que sur nous&|160;; organisons notre défense,armons nos colons, nos vilains&|160;; s’ils refusent de marcher,terrifions-les par les supplices&|160;!… Toi, Fultrade, hommed’énergie et d’intelligence, tu vas partir sur l’heure avecquelques-uns de mes officiers et une bonne escorte pour allerconvier, de ma part, les évêques et les abbés de mon duché deFrance à mettre en armes leurs vilains et leurs serfs&|160;; unepartie de ces gens resteront dans les abbayes et les châteaux pourleur défense, les autres seront dirigés vers Paris pour la défensecommune. Hâte-toi, Fultrade, sous ton froc bat un cœur de soldat,de hardi soldat, tu rempliras vaillamment, je le sais, tamission.

–&|160;Comte, y penses-tu&|160;? – s’écrial’abbé en levant les mains au ciel. – Quoi&|160;! en un moment sipérilleux, tu veux m’enlever Fultrade&|160;!

–&|160;Ne crains rien, – reprit Roth-bert, –en quittant Paris, j’ai donné l’ordre à cent de mes vieux guerriersde se rendre en hâte ici. Ce poste est très-important, il domine laSeine&|160;; toutes les fois que les North-mans sont venus assiégerParis, ils se sont emparés de cette abbaye.

–&|160;Dieu tout-puissant&|160;! cela n’estque trop vrai&|160;! – murmura l’abbé en fondant en larmes. – Cinqfois déjà cette abbaye a été envahie, saccagée, pillée par cespaïens&|160;: aussi l’a-t-on fortifiée&|160;; mais elle ne sauraitrésister aux North-mans. Hélas&|160;! hélas&|160;! rien ne résisteà ces démons&|160;!

–&|160;Fortunat, tu t’abuses. À moins d’unsiège en règle, les cent vieux soldats qui vont arriver en ce lieud’un moment à l’autre, suffiront à défendre l’abbaye. Maintenant,Fultrade, à cheval&|160;! à cheval&|160;! Un riche évêchérécompensera ton zèle.

Le moine avait jusqu’alors écouté le Comte deParis d’un air soucieux et préoccupé&|160;; mais à la promesse d’unévêché, ses yeux étincelèrent de convoitise, et il répondit àRoth-bert&|160;: – Seigneur, si notre saint abbé m’y autorise,j’accomplirai ses ordres et les tiens. Que le ciel meprotège&|160;! j’espère conduire à bonne fin l’entreprise dont tume charges&|160;!

L’un des officiers du Comte entra et luidit&|160;: – Selon vos ordres, quelques archers amenés en croupepar nos cavaliers se sont postés sur la rive de la Seine. Ils ont,à la clarté de la lune, aperçu un grand bateau qui remontait laSeine vers Paris. Ils ont forcé les mariniers de descendre à terre,les menaçant, s’ils refusaient d’obéir, de leur envoyer une voléede flèches. On vous amène le patron de cette barque.

–&|160;Qu’il vienne, – répondit Roth-bert. Ets’adressant à l’abbé&|160;: – J’ai donné l’ordre de ne laisserpasser aucun bateau sans interroger ses mariniers, afin d’obtenird’eux quelques renseignements sur la flotte des pirates, dont ilspeuvent avoir des nouvelles&|160;!

Le Comte achevait ces mots, lorsqu’un de seshommes introduisit Eidiol. À la vue du doyen de la corporation desnautonniers, si brutalement traité par lui dans la journée,Roth-bert ne put cacher sa surprise&|160;; puis, ses traits prenantune expression remplie de cordialité, il dit à Eidiol&|160;: – Jene m’attendais pas à te revoir ce soir, mon brave nautonnier. – Etmontrant d’un geste le vieillard à l’abbé, le Comte ajouta&|160;: –Ce vénérable homme est le doyen de la corporation des mariniersparisiens, la plus honorable corporation de ma cité de Paris.

Eidiol, fort étonné de l’accueil du Comte,qui, le matin même, l’avait traité avec une si hautaine violence,le regardait d’un œil fin, tâchant de pénétrer la cause de cebrusque revirement de langage. Fultrade devint pourpre àl’apparition du père d’Anne-la-Douce, resta un moment frappé destupeur&|160;; puis il dit à Roth-bert&|160;: – Les moments sontprécieux&|160;; je tiens à bien remplir la mission dont tu m’aschargé.

–&|160;Je n’attendais pas moins de ton zèle, –répondit le Comte. – Hâte-toi, et fais comprendre aux seigneurs etaux abbés que, divisés, nous serons vaincus, mais unis,invincibles&|160;!

Le chantre disparut, et Roth-bert, redoublantd’amabilité, dit à Eidiol&|160;: – Sois le bien-venu… tu ne pouvaisarriver plus à propos.

–&|160;Telle a été sans doute aussi la penséede tes archers, puisqu’ils nous ont menacés d’une volée de flèches,si notre bateau n’abordait point.

–&|160;Ces mesures sont indispensables en cemoment, mon digne nautonnier. Tu sais sans doute lanouvelle&|160;?

–&|160;Quelle nouvelle&|160;?

–&|160;Ignores-tu que les North-mans ontreparu à l’embouchure de la Seine&|160;?

–&|160;Ah&|160;! il s’agit desNorth-mans&|160;! – reprit Eidiol avec une parfaite indifférence. –En ce cas, oui, je sais la nouvelle. Le patron d’un chaland quiremontait en Seine m’a même dit que le gros de la flotte despirates s’était ancrée cette nuit près de l’île d’Oissel, un deleurs anciens repaires.

–&|160;Par l’épée de mon aïeul,Roth-bert-le-Fort&|160;! voilà qui me confond&|160;! – s’écria leComte de Paris stupéfait de l’insouciance du vieux marinier ausujet de l’invasion des North-mans. – Quoi&|160;! une pareilleapathie, lorsque des maux terribles vont de nouveaux fondre sur lepays&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je ne suis point du toutinsoucieux de la venue des pirates, puisqu’au lieu de descendre laSeine jusqu’à Saint-Audoin, où je portais un chargement, je laremonte pour retourner à Paris.

–&|160;Allons, mon vaillant marinier, je metrompais, tu n’es pas indifférent, mais calme, comme un brave àl’approche du danger.

–&|160;Quel danger&|160;?

–&|160;Ne fuis-tu pas devant l’approche de cespaïens&|160;?

–&|160;Je ne fuis point, je retourne à Parisembrasser ma femme et ma fille&|160;; cela me semblera d’autantmeilleur, que je n’espérais les revoir que demain soir&|160;; puisje me consulterai avec mes compères.

–&|160;Quels compères&|160;?

–&|160;Eh, mais&|160;! les doyens descorporations de la cité de Paris&|160;: les forgerons, lescharpentiers, les armuriers, les tisseurs, les corroyeurs, lestailleurs de pierre et autres.

–&|160;Et le but de ce conseil est d’organiserla défense de Paris contre les pirates… Gloire à vous,citadins&|160;! je suis fier de compter dans ma cité des valeureuxtels que vous&|160;! – Et se retournant tout joyeux versl’abbé&|160;: – Fortunat, tu entends ce brave homme&|160;?

–&|160;La bénédiction du ciel sera sur lui etsur les siens, – répondit machinalement l’abbé, anéanti parl’épouvante. – Bénis sont ceux qui défendent l’Église et lesseigneurs&|160;; tous leurs péchés leur seront remis.

–&|160;Ah&|160;! – s’écria Roth-bert enmontrant Eidiol du geste, – à la tête de pareils hommes l’on sesent invincible&|160;!

–&|160;Cependant, – reprit le vieillard, – cematin, tu ordonnais à tes cavaliers de nous casser leurs lances surle dos.

Roth-bert se mordit les lèvres, fronça lessourcils, et répondit avec embarras&|160;: – Bon… un mouvement devivacité&|160;; tu songes encore à cela&|160;?

–&|160;Je l’avais oublié, mais tesglorifications de ce soir me rappellent tes violences de ce matin.Tantôt j’étais un vieux coquin, bon à jeter en prison&|160;; mevoici maintenant une manière de héros.

–&|160;Fortunat, – reprit le Comte encontraignant son dépit et s’adressant à l’abbé, – le bonhomme aimeà plaisanter&|160;; seulement il pourrait mieux choisir sontemps&|160;; il faut courir aux armes et non railler, lorsque cesmaudits North-mans nous menacent&|160;!

–&|160;Eh&|160;! eh&|160;! pas si maudits, –reprit en souriant Eidiol. – Grâce aux North-mans tu me courtisesce soir.

–&|160;Trêve de raillerie, vieillard&|160;! –s’écria Roth-bert, revenant malgré lui à son caractère hautain etviolent&|160;; – ne me fais pas regretter ma bonté&|160;!

–&|160;Deux mots seulement, Comte, etfinissons&|160;; j’ai hâte d’aller embrasser ma femme et ma fille.Écoute ceci&|160;: Il y a vingt-sept ans environ, l’année 885, lesNorth-mans, sous la conduite d’Hastain, aujourd’hui maître etseigneur du pays Chartrain, venaient pour la cinquième ou sixièmefois assiéger Paris.

–&|160;Cette fois, du moins, et ce fut laseule, la plèbe de Paris, sous les ordres d’Eudes, mon frère,résista courageusement, et les pirates ne ravagèrent pas lacité&|160;; il en sera de même aujourd’hui&|160;; car, j’en jureDieu&|160;! de gré ou de force, vilains&|160;! vous irez auxremparts&|160;!

–&|160;Écoute encore&|160;: Jusqu’à cetteannée dont tu parles, jamais Paris n’avait résisté auxpirates&|160;; pourquoi cela, Comte&|160;? Parce que le populaire,les corporations d’artisans, n’avaient eu souci de la chose.

–&|160;Oui, oui, – reprit Roth-bert avec unecolère concentrée, – cette lâche plèbe laissait piller, ravager,incendier églises, abbayes et châteaux&|160;!

–&|160;Que veux-tu&|160;? les North-mans nepillent que les riches, et bien ils font. Iront-ils charger leursbarques de nos guenilles, de nos meubles grossiers, de notrevaisselle de grès, lorsque châteaux, églises ou abbayes regorgentde vases d’or et d’argent, de richesses de toute espèce… Donc ilspillent les riches&|160;; c’est aux riches à se garder, à sedéfendre.

–&|160;Par la mort du Christ&|160;! cevieillard est insensé&|160;! – s’écria le Comte de Paris enregardant l’abbé, qui leva les mains et les yeux au ciel enpoussant un gémissement lamentable. Puis, Roth-bert ajouta ens’adressant à Eidiol&|160;: – Pouvons-nous donc nous défendre sansl’aide du populaire&|160;? Est-ce avec deux mille guerriers quej’entretiens dans mon duché de France que je pourrai repoussertrente mille North-mans&|160;?

–&|160;Oh&|160;! je le sais, je le sais&|160;;vous ne pouvez rien sans le populaire&|160;; aussi, je te l’ai dit,il y a vingt sept ans, ton frère, le Comte Eudes, épouvanté del’approche des pirates, voulut, ainsi que toi, au jour du danger,amadouer ce populaire, pour lequel il n’avait eu jusqu’alors, commetoi, que mépris et dureté. Il convoque dans son châtelet de Parisles doyens des corporations d’artisans, et, comme toi encore, illes appelle ses chers vaillants, ses héros citadins… Mon père,doyen des nautonniers, répondit ceci à ton père, en langagefiguré&|160;: «&|160;Nous autres, gens de rivière, nous nousconnaissons en hameçons, nous ne mordons point au tien àl’aveuglette. Nous sommes écrasés de taxes&|160;: le comte prendnos culottes, l’évêque notre chemise, et le roi notre bonnet&|160;;de sorte qu’il nous reste notre peau&|160;; en d’autres termes,nous ne possédons rien. Qui n’a rien, n’a rien à perdre, et qui n’arien à perdre n’a rien à défendre. Quant à vous autres, rois,seigneurs et gens d’église, vous avez besoin de nous, poursauvegarder vos biens des pilleries des North-mans&|160;; soit,faisons un marché&|160;: allégez nos taxes, rendez-nous la viemoins dure, et nous défendrons vos richesses. – Tope&|160;», dit leComte Eudes. On convient de certaines allégeances et de certainesfranchises pour la plèbe de la cité. Le lendemain, cette bonneplèbe, aussi crédule que brave, court aux remparts, se batintrépidement&|160;; grand nombre de gens sont tués, d’autresblessés, mon père et moi sommes de ceux-là&|160;; les North-manssont repoussés… Bon&|160;! mais qu’arrive-t-il&|160;? le dangerpassé, le roi, les seigneurs et les gens d’église renient leurspromesses, et rebâtent le populaire, aussi lourdement que par lepassé. D’où il suit, qu’instruit par l’expérience de ce qu’il gagneà se battre pour défendre le bien de ses maîtres, le populaires’est dit, et je te dis, Comte&|160;: – «&|160;Vous avez, vousautres seigneurs et prélats, tout à craindre des North-mans&|160;;défendez-vous contre eux, ce sont vos affaires et point du tout lesnôtres. Nous serions fort sots, vraiment, oui, vraiment, fort sotsnous serions, de nous faire briser les os pour vous, nos maîtres etseigneurs&|160;; une fois déjà vous nous avez pipés, vous ne nouspiperez plus désormais.&|160;»

Le Comte de Paris, durant la réponse d’Eidiol,avait difficilement surmonté son indignation&|160;; enfin ils’écria pâle de fureur&|160;: – Ainsi votre plèbe refusera dedéfendre la Cité&|160;?

–&|160;Je le crois, et selon mon petitjugement, m’est avis qu’elle fera bien. Nous autres mariniers, nousprendrons à bord de nos bateaux nos familles et celles de noscompères qui voudront nous suivre&|160;; nous sortirons des eaux deParis par un côté, pendant que les North-mans y entreront par unautre, et nous remonterons fort tranquillement la Seine vers laMarne, vous laissant, seigneurs, vous accommoder avec lesNorth-mans comme vous l’entendrez.

–&|160;Cette audace ou plutôt cette exécrablecouardise est à peine croyable&|160;! – s’écria le Comte deParis&|160;; – ces misérables ne sont pas des hommes, mais deslièvres&|160;! Quoi&|160;! infâme poltron&|160;! ton vil cœurd’esclave, si vil qu’il soit, ne ressent ni colère ni honte à cetteoutrageante pensée que l’étranger, que les North-mans sont àParis&|160;?

–&|160;L’étranger&|160;? – reprit Eidiol enhaussant les épaules, – et qui donc êtes-vous pour nous de racegauloise, vous autres rois et seigneurs de race franque&|160;?n’êtes-vous pas l’étranger&|160;? Vous avez conquis la Gaule, mesvaillants seigneurs&|160;; à cette heure, défendez votreconquête.

–&|160;Oh&|160;! vile race gauloise&|160;! –s’écria le Comte de Paris avec autant de fureur que de dédain, –a-t-on jamais vu peuple plus lâche&|160;!

À ce nouvel outrage, une légère rougeur montaau front d’Eidiol, un éclair brilla dans ses yeux, mais secontenant, il reprit&|160;: – Comte, un dernier mot&|160;: mongrand-père a lu dans de vieux parchemins de famille qu’une petitecolonie d’hommes de notre race, il y a de cela trois siècles etplus, vivait libre, heureuse dans un coin de la Bourgogne&|160;;vint le temps où les Arabes, comme en ce temps les North-mans,envahirent et ravagèrent la Gaule…

–&|160;Et cette colonie de couards&|160;; –reprit le Comte avec un mépris courroucé, – cette colonie delâches, tremblant devant les Arabes comme vous devant lesNorth-mans, a laissé comme vous les païens ravager, piller,incendier le pays&|160;?

–&|160;Comte, – reprit fièrement le vieillard,– les gens de cette colonie se firent tuer jusqu’au dernier encombattant l’étranger, parce qu’ils défendaient leurs droits, leurfamille, leur sol, leur liberté&|160;; mais comme cette poignée devaillants étaient, sauf les indomptables Bretons, les seuls hommeslibres de la Gaule, les Arabes ont pu ravager les autres provinceset s’établir dans le Languedoc. En ce siècle-ci, vois-tu, Comte, ilen sera de même des North-mans&|160;: la population esclave dansles champs, opprimée, dégradée, misérable dans les cités, estindifférente, et souvent satisfaite à la vue des maux qui lavengent en vous frappant, vous, riches seigneurs ou prélats&|160;;en deux mots, Roth-bert, retiens ceci&|160;: l’esclave, n’a pas depatrie&|160;; seul, l’homme libre en a une et il sait mourir en ladéfendant&|160;! Maintenant, adieu&|160;; j’ai hâte de retourner àParis pour embrasser ma femme et ma fille.

Le Comte, pendant qu’Eidiol parlait ainsi,avait dit quelques mots tout bas à l’un de ses officiers, quisortit précipitamment. Le vieux marinier se dirigeait vers laporte, lorsque Roth-bert faisant signe à quelques-uns de sesguerriers de barrer le passage au vieillard, s’écria d’une voixmenaçante&|160;: – Tu n’iras pas porter le trouble et la révoltedans ma cité de Paris en engageant le populaire à résister à mesordres. – Et s’adressant à l’abbé&|160;: – Tu as ici uneprison&|160;?

–&|160;Oui, oui, – s’écria l’abbé, – et sescachots ne seront jamais assez noirs, assez profonds pour ce vieuxscélérat&|160;! abominable sacrilège, qui se refuse à défendre lasainte Église du Seigneur&|160;!

–&|160;Que l’un de tes clercs guide mes hommesvers ce cachot, – reprit le Comte de Paris, – cet audacieuxmarinier pourrira dans ce souterrain&|160;!

Eidiol ne put réprimer un premier mouvement desurprise et de chagrin, puis il répondit au Comte&|160;: – Mon filsest resté à bord de mon bateau&|160;; permets-moi de le voir, ilpourra du moins instruire de mon sort ma femme et ma fille.

–&|160;Tu seras satisfait, – reprit Roth-bertavec un sourire cruel, – je viens d’envoyer quérir les nautonniersde ton bateau.

–&|160;Trahison&|160;! – s’écria le vieillard,– ils vont venir confiants, et la prison les attend&|160;!

–&|160;Tu l’as dit, – reprit le Comte deParis, et il ajouta en montrant du geste Eidiol à l’un de sesofficiers&|160;: – Qu’on l’emmène&|160;!

–&|160;Ma chère femme, ma douce fille&|160;!quelle va être votre inquiétude, lorsque demain vous ne nous verrezde retour ni mon fils, ni moi&|160;! – murmura tristement levieillard, et il suivit sans résistance l’officier qui leconduisait aux cachots souterrains de l’abbaye.

*

* *

Après le départ du Comte de Paris, les centguerriers qu’il avait promis d’envoyer au secours de l’abbaye yarrivèrent&|160;; leur commandant s’occupa durant toute la nuit deses préparatifs de défense&|160;; les serfs, les vilains, sous lamenace des coups, du cachot, de la torture, et surtout sous lamenace du feu éternel, transportèrent sur la plate-forme desmurailles de grosses pierres, des bûches, des poutres, destinées àservir de projectiles contre les assaillants, sans compter lesbarils d’huile et de pois qui, mises en ébullition dans deschaudrons, devaient être versées bouillantes sur la tête desennemis, ainsi que le contenu d’un grand nombre de sacs de chaux etde plâtre, à cette fin de les aveugler. Pendant la nuit et unepartie de la matinée, les troupeaux des terres de l’abbaye furentamenés dans son enceinte&|160;; là se rendirent aussi par ordre del’abbé, pour sa défense, grand nombre de serfs et de vilains.D’autres, au contraire, prirent la fuite, résolus de se joindre auxNorth-mans, lors de leur débarquement, et de glaner après leurspilleries. Plusieurs hommes francs, ainsi que l’on nommeles libres possesseurs de petits domaines, habitant les environs deSaint-Denis, emportèrent avec eux leurs objets les plus précieux,et vinrent chercher un refuge derrière les murailles de l’abbaye.Les cours, les galeries du cloître, s’encombraient ainsi d’heure enheure d’une foule effarée, tandis que des bestiaux de toute sortese pressaient dans les jardins et dans un vaste préau enclavés dansl’enceinte fortifiée&|160;; l’abbé, aidé de ses chanoines armés debêches et de pioches, enfouissait en toute hâte, sous le sol d’unepetite cour écartée, les innombrables richesses du trésor del’église, tels que vases, reliquaires, calices, ostensoirs,statues, croix, flambeaux, patères et autres saints ustensiles enargent, en vermeil ou en or massif enrichis de pierreries. Ilsenfouissaient aussi de gros sacs remplis de pièces d’or etd’argent, fruit du labeur incessant ou des redevances écrasantesdes serfs et des vilains. D’autres prêtres, agenouillés dans labasilique, imploraient en gémissant le secours du ciel et vouaientles North-mans à toutes ses vengeances.

Plus de la moitié du jour se passa dans cestranses continuelles&|160;; les hommes de guet qui veillaient surle rempart au-dessus de la porte, l’avaient vue fréquemments’ouvrir pour donner passage à des serfs et à des troupeauxretardataires ou à des chariots remplis du fourrage nécessaire à lanourriture de la grande quantité de bétail et de chevaux alorsréunie dans l’enceinte fortifiée. Deux de ces voitures remplies defoin, traînées chacune par quatre bœufs et conduites par un homme àfigure sinistre, à peine vêtu de haillons, s’approchèrent desremparts&|160;; à la vue de cet homme bien connu dans l’abbaye, ungros moine pansu, placé au guichet de la porte, s’écria&|160;: –Béni sois-tu, Savinien, toi et tes fourrages&|160;! nous avons icitant de bétail, que l’on craignait de manquer d’approvisionnements.A-t-on des nouvelles de ces païens North-mans&|160;? A-t-on vuleurs bateaux en Seine&|160;?

–&|160;On dit qu’ils approchent&|160;; mais,Dieu merci, l’abbaye est imprenable. Ah&|160;! maudits soient lesNorth-mans&|160;! – répondit Savinien avec un sourire étrange, enjetant un regard oblique et sournois sur les monceaux de foin quis’élevaient beaucoup au-dessus des ridelles de ses deux chariots. –J’ai tellement poussé mes bœufs, pour me rendre aux ordres de notresaint abbé, que les pauvres bêtes seront, je le crains, fourbues…Vois comme ils soufflent.

–&|160;Ils ne souffleront pas longtemps, caron va sans doute les abattre pour nourrir tout ces nobles hommesfrancs qui sont venus de réfugier ici, – reprit le moine.Et déjà, déplaçant, à l’aide d’autres frères, d’énormes barres etchaînes de fer dont était renforcée intérieurement la portemassive, il se préparait à l’ouvrir, lorsqu’il entendit au loin delugubres gémissements poussés par des voix de femmes. Telle étaitla panique inspirée aux gens d’église par l’approche desNorth-mans, que le moine-portier, effrayé par ces lamentationsféminines de plus en plus rapprochées, n’osant pas même ouvrir ence moment la porte de l’abbaye, en refusa l’entrée aux chariots deSavinien, malgré ses instances. Soudain, au détour d’un massifd’arbres plantés non loin des murailles, l’on vit apparaître uneprocession de nonnes, reconnaissables à leurs vêtements noirs etblancs, ainsi qu’aux longs voiles dont leur figure était couverte,afin de le soustraire aux regards profanes. Quatre d’entre elles,portant sur une espèce de brancard, formé de branches d’arbres, lecorps de l’une de leurs compagnes, poussaient, ainsi que huit oudix autres nonnes composant ce funèbre cortège, des gémissementslamentables. Une jeune religieuse, son voile à demi relevé,précédait le corps de quelques pas, se tordait les mains dedésespoir, et s’écriait de temps à autre d’une voix désolée&|160;:– Seigneur&|160;! Seigneur&|160;! ayez pitié de nous&|160;! notresainte abbesse a trépassé&|160;!

Savinien, quoiqu’il ne cessât de jeter desregards de plus en plus inquiets sur le chargement de ses chariots,depuis qu’on lui avait refusé l’entrée de l’abbaye, se mitpieusement à genoux lorsque la procession mortuaire passa devantlui, précédée de la nonne éplorée&|160;; celle-ci, devançant sescompagnes d’un pas rapide, s’approcha de la porte de l’abbaye, et àtravers le guichet s’écria d’une voix entrecoupée desanglots&|160;: – Mes chers frères, ouvrez ce saint lieu de refugeà de pauvres brebis qui fuient les loups ravisseurs. Notrevénérable mère en Dieu a déjà succombé&|160;; nous apportons sesrestes chéris&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! c’est vous, sœurAgnès&|160;? – dit le gros moine-portier à travers son guichet. –Ces démons north-mans sont-ils déjà si près d’ici, qu’ils aientenvahi le couvent de Sainte-Placide&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! mon cher frère, cettenuit, une vingtaine de ces maudits ont débarqué non loin dumonastère, – répondit la nonne en sanglotant. – Réveillées par lalueur des flammes de l’incendie, par les cris d’effroi des serfsqui occupaient les bâtiments extérieurs de notre couvent,quelques-unes de nous ont pu se vêtir et fuir à la hâte avec notresainte abbesse, par une issue donnant sur les champs&|160;; mais,hélas&|160;! hélas&|160;! notre vénérable mère, tant affaiblie déjàpar la maladie, a ressenti une si grande épouvante, qu’au bout d’unquart d’heure de marche, elle s’est évanouie entre nos bras, etbientôt… – ajouta sœur Agnès, dont les sanglots éclatèrent denouveau, – et bientôt notre vénérable mère est passée de la terreau ciel&|160;!… Nous apportons ses restes bien-aimés pour qu’onpuisse leur rendre au moins les derniers devoirs.

Sœur Agnès achevait à peine ces paroles,qu’elle fut rejointe par le funèbre cortège. Le frère portier,après avoir écouté ce récit en gémissant et se frappant lapoitrine, ouvrit la porte et envoya l’un des moines prévenir l’abbéde ce nouveau malheur. Le corps de la supérieure et les nonnes quil’accompagnaient entrèrent dans l’intérieur de l’abbaye, suivis desdeux chariots remplis de fourrages, conduits par Savinien. Lasombre figure du serf parut tressaillir d’une joie sinistre,difficilement contenue, lorsque la porte se fut refermée, aprèsl’entrée de ses voitures. Les fugitifs, dont les cours de l’abbayeétaient encombrées, s’agenouillèrent au passage des nonnes&|160;;celles-ci, guidées par l’un des moines, se dirigèrent vers leparvis de la basilique, suivies de la foule, qui chantait en chœurcette prière, répétée depuis un siècle dans toutes les abbayes,dans tous les châteaux de la Gaule&|160;: – Seigneur&|160;! ayezpitié de nous&|160;! – Seigneur&|160;! délivrez-nous desNorth-mans&|160;! – Seigneur&|160;! exterminez cesmaudits&|160;!

Le lugubre cortège, arrivant sous le portailde la basilique, y fut reçu par un des diacres&|160;; il venait derevêtir à la hâte ses vêtements sacerdotaux. Des prêtres, portantla croix et les cierges, se tenaient derrière l’officiant, sombres,pâles, tremblants. Ils dirent les psaumes mortuaires avec uneprécipitation distraite, en proie à l’effroi que leur inspiraitl’approche des pirates. Après ces premières prières, le corps,toujours porté par les nonnes sur le brancard de feuillage, futintroduit dans le chœur et déposé sur les dalles, non loin dulutrin. Un désordre inexprimable régnait dans l’intérieur del’immense église&|160;: des moines, aidés de serfs, achevaient dedéménager en hâte les ornements précieux de cette splendidebasilique&|160;; l’on voyait, rangées dans les transepts,ou bas côtés qui s’étendent de chaque côté de la nef, plusieurscryptes, caveaux souterrains, au-dessus desquels s’élevaient lesmagnifiques mausolées d’un grand nombre de rois et de reines de larace de Clovis et de Karl-Martel&|160;; Karl-le-Grand étaitenterré, lui, dans sa basilique d’Aix-la-Chapelle, dont lesNorth-mans avaient fait une écurie. Les figures effarées des moinesde Saint-Denis, leurs lamentations en emportant les ornementssacrés des autels, les chants de mort, répétés d’une voix sourde,pour le repos de l’âme de la supérieure, dont le corps venaitd’être apporté dans l’église par les nonnes, les gémissements desnobles Franks et de leurs familles, réfugiés dans le saint lieu,augmentaient la terreur générale. La plupart des guerriers envoyéspar le Comte de Paris pour la défense de l’abbaye avaient, plutôtpar curiosité que par pitié, suivi dans l’église la processionmortuaire. Ces gens de guerre, farouches, grossiers, aussimécréants que les North-mans et les Arabes, s’étaient brutalementfrayé passage jusqu’aux abords du chœur, où gisait le corps del’abbesse, entouré de ses nonnes. Peu touchés du caractèrereligieux de la cérémonie et de la majesté du saint lieu, cessoldats attachaient leurs regards licencieux sur les filles duSeigneur, dont ils tâchaient de distinguer les traits à travers latransparence de leurs voiles baissés&|160;; agenouillé auprès del’une d’elles qui, aussi à genoux et le front penché, semblaitdévotement prier, Sigefred, chef de ces gens de guerre, osa serrerle coude de la sainte fille&|160;; elle tressaillit, mais restamuette. Enhardi par ce silence, et soulevant doucement le voile quidu sommet de la tête de la nonne tombait jusqu’à sa ceinture,Sigefred eut l’audace de glisser une main profane sous l’échancruredu col de la robe, afin de palper à nu les épaules de lareligieuse&|160;; mais à peine eut-il commis cette indignité, qu’ilretira vivement sa main comme s’il eût touché un charbon ardent, ets’écria stupéfait&|160;: – Par le diable&|160;! cette nonne a unepeau de fer&|160;! – Sigefred n’ajouta pas une parole&|160;; iltomba la gorge traversée d’un coup de poignard que lui porta lanonne à la peau de fer&|160;; les autres guerriers restèrent unmoment pétrifiés en voyant que sous les longues et larges manchesde sa robe noire, cette religieuse avait en effet des bras et desmains dont l’épiderme semblait de fer, recouvertes qu’elles étaientd’un souple et fin tissu de mailles d’acier.

–&|160;Miracle&|160;! – crièrent quelques-unsdes témoins de l’impudique tentative de Sigefred. – Miracle&|160;!le Seigneur défend la pudeur de ses vierges en les couvrant d’unepeau de fer&|160;!

–&|160;Trahison&|160;! – s’écrièrent lesguerriers moins crédules en tirant leurs épées. – Ces nonnes sontdes soldats habillés en femmes&|160;! Trahison&|160;! Auxarmes&|160;! aux armes&|160;! vengeons Sigefred&|160;!

–&|160;Skoldmoë&|160;! – s’écria tout à coupd’une voix retentissante l’abbesse dont on chantait lesfunérailles… en se dressant de toute la hauteur de sa grandetaille&|160;; se débarrassant de son voile, laissant tomber à sespieds sa robe noire, SHIGNE, la vierge-au-bouclier,apparut dans son armure guerrière, son fier visage encadré d’unerésille de mailles de fer qui remplaçait son casque. –Skoldmoë&|160;! – s’écria-t-elle en répétant son cri de guerre, –debout mes vierges&|160;! pitié pour les femmes&|160;! exterminezles hommes&|160;! – Et brandissant une hache à deux tranchants,elle bondit comme une panthère, et abattit à ses pieds l’un desguerriers franks qui s’élançait sur elle.

–&|160;Skoldmoë&|160;! – répétèrent les autresvierges-aux-boucliers en se débarrassant de leurs voiles, de leursrobes, et comme la belle Shigne, elles chargèrent les guerriers àcoups de hache et d’épée. Les fidèles, naguère en prières, éperdus,fuyaient vers les portes de la basilique, les moines se cachaientderrière les mausolées des tombes royales ou embrassaient lesautels, leur dernier refuge&|160;; les voûtes de l’égliseretentissaient de cris de terreur, de gémissements, d’invocationssuprêmes. Sœur Agnès, qui avait introduit les femmes pirates dansl’abbaye, s’écriait, les yeux étincelants, la joue enflammée&|160;:–&|160;Vengeance&|160;! exterminez l’abbé&|160;! Il y a un moisj’ai surpris son commerce criminel avec la nièce de notreabbesse&|160;; elle et lui m’ont fait torturer et jeter dans uncachot&|160;! Cette nuit, les femmes des North-mans ont envahinotre couvent, guidées par un de nos serfs révoltés&|160;; j’aiconsenti avec joie à servir la ruse de ces diablesses pour mevenger de l’abbé… Cherchez-le&|160;! exterminez-le&|160;!

Les paroles de sœur Agnès se perdirent aumilieu du tumulte des armes&|160;; les guerriers, plus nombreux queles femmes pirates, tâchaient de les rejoindre à travers la fouleépouvantée&|160;; mais la nouveauté de ce combat avec desguerrières dont quelques-unes étaient belles, étonnait les plusjeunes de ces soldats&|160;; involontairement ils hésitaientparfois à frapper ces vierges&|160;; celles-ci, animées parl’exemple de Shigne, qui faisait rage à coups de hache, sebattaient héroïquement. Les vieux soldats, insensibles à l’émotionque causait à quelques-uns de leurs compagnons cette lutte à mortcontre des guerrières, les attaquaient avec acharnement, furieux detrouver tant de force, tant de courage dans des adversairesféminins. Plusieurs compagnes de Shigne furent tuées, d’autresblessées&|160;; elles ne semblaient pas sentir leurs blessures, etcombattaient avec une ardeur croissante. Les fuyards seprécipitaient hors de la basilique par toutes les issues&|160;;plusieurs d’entre eux faillirent renverser Fultrade, qui, de retourde la mission dont l’avait chargé le Comte de Paris, accourait àl’église, attiré par le bruit de la bataille. Shigne n’avait pasencore été blessée&|160;; la joue empourprée, le regard flamboyant,adossée au mausolée du tombeau de Clovis, elle luttaitintrépidement contre deux vieux guerriers franks, dont l’âgen’avait pas affaibli la vigueur&|160;; l’héroïne faisait tournoyerson arme d’une main si forte, si agile, que sa hache, en écartantles épées de ses deux adversaires, faisait parfois jaillir desétincelles de ces chocs du fer contre le fer. Dans cette attaque,l’épée de l’un des guerriers fut brisée&|160;; Shigne allait letuer, lorsque Fultrade, qui durant ce combat acharné s’étaitglissé, tapi et caché derrière le mausolée de Clovis, auquels’adossait la vierge-au-bouclier, s’avança en rampant, et la saisitbrusquement aux jambes&|160;; surprise par cette attaqueinattendue, elle chancelle et tombe renversée en poussant un cri derage. Dans sa chute, Shigne laisse échapper sa hache de ses mains,les deux soldats franks se jettent sur la guerrière, et la tiennentimmobile malgré ses efforts désespérés.

–&|160;Skoldmoë&|160;! – s’écria-t-elle, – àmoi, mes sœurs&|160;! – Mais sa voix fut couverte par leretentissement des armes et des armures, par les cris furieux quepoussaient les autres guerriers et les vierges-aux-boucliers, encontinuant de se battre ou se poursuivant sous les sombres arceauxde la basilique. En vain l’héroïne appelait ses compagnes&|160;;Fultrade, agenouillé près d’elle pour aider les deux guerriers àvaincre sa résistance, lui mit la main sur la bouche et étouffa sescris. Ainsi rapproché d’elle, et frappé de sa rare beauté, lechantre, l’œil étincelant d’une luxure féroce, dit auxsoldats&|160;: – Compagnons, cette sorcière est jeune et belle,entraînons-la dans la crypte de ce mausolée. – Puis il ajouta,tressaillant de douleur en sentant sa main déchirée par lesblanches dents de Shigne&|160;: – Oh&|160;! malgré tes morsures, tues à nous&|160;!

Les Franks poussèrent un éclat de rire sauvageà l’infâme proposition de Fultrade&|160;; protégés par l’ombre dela nuit qui s’approchait, ils entraînèrent la guerrière dans uncaveau creusé selon l’usage sous le mausolée, réduit souterrainincessamment éclairé par une lampe sépulcrale&|160;; le chantre etles deux soldats, malgré les efforts surhumains de lavierge-au-bouclier, venaient de l’étendre sur les dalles de lacrypte, lorsqu’un bruit croissant, formidable que dominait ce cride guerre des pirates&|160;: – Koempe&|160;! Koempe&|160;! –retentissant sous les voûtes de la basilique, arriva jusqu’au fonddu caveau. Fultrade et ses deux complices allaient se livrer auxderniers outrages sur la belle Shigne&|160;; mais entendant denouveaux cliquetis d’armes, ils cessèrent durant un instantd’étouffer la voix de leur victime, alors elle s’écria de toutesses forces&|160;: – À moi, mes vierges&|160;! à moi, messœurs&|160;! Skoldmoë&|160;! Skoldmoë&|160;!

–&|160;Malédiction sur nous&|160;! – dit lechantre en prêtant l’oreille, – c’est le cri de guerre desNorth-mans&|160;!

–&|160;Par où sont-ils entrés dansl’abbaye&|160;? – reprit un des soldats, – ces démons sortent-ilsde l’enfer&|160;?

–&|160;À moi, mes vierges&|160;! – s’écria denouveau la guerrière, que le chantre et ses complices tenaienttoujours sous leurs genoux, – à moi, mes sœurs&|160;!Skoldmoë&|160;! Skoldmoë&|160;!

À ces derniers mots répondit la voix sonore deGaëlo criant&|160;: – Shigne, me voilà&|160;! me voilà&|160;! – Etpresque aussitôt, le jeune pirate, son épée sanglante à la main,parut à l’entrée du caveau, suivi de Simon-Grande-Oreille, deRobin-Mâchoire et du serf qui avait amené à l’abbaye les deuxchariots remplis de fourrage&|160;; tous hurlaient&|160;: –Koempe&|160;! À mort&|160;! à sac&|160;! pillage&|160;!pillage&|160;! – À la vue de ce renfort inattendu, Fultrade et sescomplices entre les bras de qui l’héroïne se débattait,l’abandonnèrent&|160;; elle se releva, saisit l’épée que l’un dessoldat avait jetée en entrant dans le caveau, la plongea dans lapoitrine du chantre&|160;; et encore toute frémissante de rage etde honte, plus furieuse encore de voir Gaëlo presque témoin de laviolence qu’elle avait failli subir, elle se précipita l’épée hautesur le jeune pirate, en lui criant, courroucé&|160;: – Je te tueraiou tu me tueras, Gaëlo&|160;! un homme, moi vivante, ne dira pasqu’il m’a vue exposée aux derniers outrages. – Ce disant, laguerrière chargea le pirate avec furie. Stupéfait de cette brusqueattaque de la part d’une femme au secours de laquelle il accourait,Gaëlo se contenta d’abord de parer les coups, en disant&|160;: –Shigne, pourquoi cette colère&|160;? Je venais à tonaide&|160;!

–&|160;Oui… C’est là ma honte, et tu lepayeras de ta vie&|160;! – reprit la vierge-au-bouclier enredoublant l’impétuosité de ses attaques&|160;; – défends-toi,sinon je te balafre au visage&|160;!

Gaëlo, quoique exaspéré par la fierté farouchede la guerrière, se bornait à parer ses attaques, hésitant à lacombattre résolument, mais elle l’atteignit au visage&|160;; alorsil se précipita sur elle en s’écriant&|160;: – Tu l’as voulu, femmeindomptable&|160;! tu me tueras ou je te tuerai&|160;; ta présencene causera plus mon supplice&|160;!

Et Gaëlo combattit la belle Shigne avecacharnement. Simon-Grande-Oreille et Robin-Mâchoire, après avoirtué sur le corps de Fultrade les deux guerriers réfugiés dans lacrypte du tombeau de Clovis, se disaient&|160;: – Ainsi, cesnonnains qui venaient gémir à la porte de l’abbaye pendant que nousnous tenions cachés dans les chariots de fourrage, usaient commenous de stratagème pour s’introduire ici&|160;?

–&|160;Ah&|160;! Simon, – répondit Robin enmontrant l’héroïne et Gaëlo qui se battaient avec un redoublementde fureur, – quel dommage&|160;! un si beau garçon et une si bellefille chercher à s’entre-tuer&|160;!

–&|160;Et s’ils survivent ils se chérirontclopin-clopant, car dans leur rage, ils perdront quelquemembre&|160;; vois quels coups ils se portent&|160;!

Les deux pirates retenus par l’aspect de cettelutte étrange engagée derrière le mausolée de Clovis, ne sejoignirent pas pendant quelques moments à la mêlée qui plus loincontinuait sous les voûtes de la basilique. Une réserve deguerriers franks postés sur les remparts et n’ayant pas pris partau premier combat contre les vierges-aux-boucliers, venaientd’accourir dans l’église sur les pas des North-mans, qui, au lieud’attendre la nuit cachés dans les chariots de fourrage, en étaientsortis au bruit du tumulte causé par l’attaque des femmespirates.

Gaëlo n’avait jamais rencontré d’adversaireplus redoutable que la belle Shigne&|160;; à une force peu communeelle joignait l’adresse, le sang-froid, l’intrépidité. Emporté parl’ardeur du combat, le pirate oubliait son amour passionné, ou s’ilse rappelait qu’il combattait une femme, il s’irritait d’autantplus de trouver en elle cette indomptable résistance&|160;; enfinil parvint à lui porter un si violent coup d’épée sur la tête, quela résille de mailles de fer, et les épais cheveux blonds de Shignecoupés par le tranchant du glaive, ne purent la préserver d’uneblessure profonde&|160;; le sang inonda son visage, son armes’échappa de ses mains et elle tomba d’abord sur les deux genoux,puis sur le côté.

–&|160;Malheur à moi&|160;! – s’écria Gaëlodésespéré, – je l’ai tuée&|160;! je l’ai tuée&|160;! –S’agenouillant alors auprès de la jeune fille pour la secourir, ilsouleva sa belle tête pâle, sanglante, au regard déjàdemi-clos.

–&|160;Gaëlo, – murmura la vierge-au-bouclierd’une voix défaillante, – tu as pu me vaincre, ta valeur estgrande… je t’aime&|160;! – et ses yeux se fermèrent. Robin et Simonapitoyés s’étaient rapprochés de Gaëlo, lorsque dominant le tumultede la bataille qui continuait plus loin sous les arceaux del’église, ces cris retentirent poussés par les pirates&|160;: –Berserke&|160;! Berserke&|160;!

–&|160;Lodbrog-le-géant, est en furie&|160;! –s’écria Simon-Grande-Oreille, – le berserke est aussi terrible àses amis qu’à ses ennemis. Gaëlo, la mêlée peut refluer par ici,ton amoureuse n’est peut-être pas tout à fait morte, vite,transportons-la dans le caveau, elle y sera en sûreté&|160;!

Gaëlo s’empressa de suivre le conseil deSimon&|160;: enlevant dans ses bras robustes la guerrière inanimée,il la déposa au fond de la crypte funèbre, pendant qu’il se passaitvers le parvis de la basilique un spectacle incroyable pour qui nel’a pas vu&|160;: les guerriers franks postés sur les rempartsvenaient d’accourir en aide à leurs compagnons tour à tour attaquéspar les vierges de Shigne et par les pirates&|160;;Lodbrog-le-Géant avait jusqu’alors vaillamment combattu sans queson intelligence s’obscurcît&|160;; mais l’enivrement de labataille, l’odeur du carnage, la vue du renfort de guerriers qui,pressés sous la porte de la basilique, s’y précipitaient encriant&|160;: – À mort&|160;! à mort&|160;! les North-mans&|160;! –jetèrent le géant dans un nouvel accès de frénésie&|160;;brandissant une massue de fer hérissée de pointes, il rugit ets’élance sur le groupe compact des Franks, la taille gigantesque duberserke le dépasse de la tête et de la moitié de lapoitrine&|160;; dix marteaux de forge martelant dix enclumesseraient un bruit sourd auprès du formidable retentissement de lamassue de Lodbrog tombant, retombant, se relevant pour tomber etretomber encore sur les casques, sur les armures desguerriers&|160;; les uns s’affaissent sous ces chocs foudroyantssans jeter un cri, un gémissement&|160;; leur crâne est broyé dansleur casque comme la noix dans sa coque&|160;; d’autres, lesmembres fracassés, roulent avec des imprécations de douleur et derage&|160;; les cadavres s’amoncellent aux pieds de Lodbrog, surces cadavres, il monte… il monte comme sur un piédestal, et sataille paraît plus gigantesque encore. Les cimiers des casques dessoldats qui le combattent atteignent à peine à la hauteur de sonceinturon&|160;; Gaëlo qui accourait prendre part à la mêlée, vitpendant un moment les guerriers survivants entourer le berserkealors au paroxysme de sa frénésie&|160;; on eût dit des assaillantsmontant à l’assaut d’une tour&|160;; vingt bras, vingt épées selevaient à la fois pour frapper le géant&|160;; mais au dessus deces bras, de ces épées, de ces casques, apparaissait le bustecuirassé du colosse, et sa massue de fer se levant et s’abaissant,brisant épées, têtes, membres, armures&|160;! Gaëlo, les pirates etles vierges-aux-boucliers se précipitent sur les Franks quiassiègent Lodbrog et les combattent&|160;; soudain le berserkepousse un nouveau rugissement, jette en l’air sa massue, se baisseet se redresse tenant par les cheveux et par son ceinturon unguerrier qui se débat en vain, et de toute sa hauteur il le lanceavec rage sur les derniers soldats qui l’assaillent&|160;;plusieurs roulent à terre, Lodbrog les écrase sous ses piedsmonstrueux avec la fureur de l’éléphant qui piétine et broie sesvictimes, puis ne voyant plus d’ennemis à combattre, car tous lessoldats avaient été tués ou blessés par les pirates et par lui, enproie à son vertige de destruction, criblé de blessures qu’il nesent pas encore, mais dont le sang rougit son armure brisée envingt endroits, Lodbrog avise un grand mausolée de marbrenoir&|160;: c’est le tombeau de Frédégonde… Le géant saisit de sesmains puissantes l’une des colonnes qui supportent l’entablement,il la secoue, l’ébranle avec une force surhumaine&|160;; la colonnecède, entraîne dans sa chute une partie du couronnement du mausoléequi s’écroule. Le fracas retentissant de ces ruines redouble larage du berserke&|160;; apercevant alors la lueur sépulcrale quis’échappe de la crypte où la belle Shigne est gisante, il seprécipite dans le caveau avec des cris féroces…

*

* *

Une nuit et près d’un jour s’étaient passésdepuis qu’Anne-la-Douce, conduite dans l’une des cellulessouterraines de l’abbaye de Saint-Denis, par le chantre Fultrade,avait par miracle échappé aux violences de ce prêtre, qui, obligéd’abandonner sa victime pour se rendre auprès de Roth-bert, comtede Paris, était, sa mission accomplie, revenu à l’abbaye pour yrecevoir son châtiment de la main virile de la belle Shigne.

L’obscurité la plus profonde régnait dans leréduit où Anne-la-Douce était renfermée&|160;; à ses premièresterreurs, à son désespoir d’être séparée de sa mère, avait succédéune sorte d’anéantissement&|160;; ses larmes à force de couleravaient tari&|160;; assise sur les dalles de sa cellule et adosséeà la muraille, la jeune fille, ses bras croisés sur ses genoux, sonfront appuyé sur ses bras, sommeillait d’un sommeil fiévreux, agitéde rêves sinistres&|160;; tantôt le chantre Fultrade luiapparaissait, alors elle se réveillait frissonnant d’horreur, etles silencieuses ténèbres dont elle était entourée lui causaient denouvelles épouvantes&|160;; tantôt rêvant qu’on l’avait oubliéedans cette demeure souterraine, elle se voyait en proie auxtortures de la faim, et entendait les cris déchirants de sa mèrevouée au même supplice. Soudain Anne fut arrachée à ces songescruels par un bruit croissant de voix et de pas précipités. Elleredressa la tête, prêta l’oreille et d’un bond fut à la porte oùelle frappa de toutes ses forces, en criant&|160;: – Monpère&|160;! mon frère&|160;! délivrez-moi&|160;! – Anne-la-Doucevenait de reconnaître les voix d’Eidiol et de Guyrion-le-Plongeur,qui criaient&|160;: – Ma fille&|160;! ma sœur&|160;!… où estu&|160;?

–&|160;Ici, mon père&|160;! – reprit la jeunefille en frappant à la porte de toutes ses forces, – je suislà&|160;!

–&|160;Éloigne-toi du seuil, mon enfant, – luicria le nautonnier&|160;; – nous allons enfoncer la porte, ellepourrait en tombant te blesser. – La jeune fille, ivre de joie, serecula de quelques pas&|160;; bientôt la porte, violemment ébranléesous les coups des leviers, s’ouvrit brusquement, et à la clartéd’une torche portée par Rustique-le-Gai, Anne aperçut son frère etson père, elle se jeta dans leurs bras en versant des larmes debonheur, puis s’écria en regardant autour d’elle&|160;: – Et mamère&|160;?

–&|160;Tu vas la revoir, mon enfant&|160;;c’est elle qui tout à l’heure m’a appris la trahison de ce moineinfâme&|160;! – répondit le doyen des nautonniers, qui ne pouvaitse lasser d’embrasser sa fille avec frénésie. – À ma vue, –ajouta-t-il, – la pauvre Marthe a éprouvé un tel saisissement,qu’elle a perdu connaissance&|160;; heureusement elle a repris sessens&|160;; mais sa faiblesse est si grande qu’elle n’a pu sortirde l’une des cellules voisines où elle nous attend.

–&|160;Vous ici, dans cette abbaye, monpère&|160;? – reprit la jeune fille avec stupeur, lorsque sapremière émotion fut calmée, – toi aussi mon frère&|160;? vousaussi, Rustique&|160;? Est-ce donc un rêve&|160;?

–&|160;Le comte de Paris avait posté desarchers au bord de la Seine, afin d’arrêter tous les bateaux qui laremontaient, – répondit le vieillard&|160;; – deux de ces guerriersm’ont amené auprès de Roth-bert, et après une discussion avec lui,il m’a fait conduire en ces lieux souterrains.

–&|160;De plus, ce traître nous a dépêché unde ses hommes pour nous dire que mon père nous mandait à l’instantauprès de lui, – ajouta Guyrion, – nous sommes venus sansdéfiance…

–&|160;Et à peine avions-nous mis le pied dansl’abbaye, – ajouta Rustique-le-Gai, – que les soldats du comte sesont jetés sur nous à l’improviste, et nous avons, ainsi que nosmariniers, partagé le sort de maître Eidiol.

–&|160;Mais, mon père, – reprit Anne-la-Douce,– qui vous a délivrés&|160;?

–&|160;Les pirates north-mans, ma chèreenfant.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria la jeunefille épouvantée en joignant les mains, – quoi, mon père, cespaïens…

–&|160;Anne, des païens qui nous délivrentvalent mieux que des chrétiens qui nous emprisonnent, – repritRustique&|160;; – de plus ces païens sont de hardis et ruséscompères, ils se sont introduits ici par stratagème, et ontexterminé une centaine de guerriers franks sans compter les moinesqu’ils ont assommés.

–&|160;Après quoi, ma sœur, – ajouta Guyrion,– ils se sont mis à piller la basilique et l’abbaye&|160;: il y adans la cour un tas de butin qui dépasse la hauteur des arceaux ducloître&|160;!

–&|160;Ensuite, conduits par les serfs, pourqui c’est aujourd’hui jour de fête, – dit Rustique, – lesNorth-mans sont descendus dans les caves pour défoncer les tonnesdu cellier de l’abbaye, voisin de ces cellules&|160;; croyant aussitrouver des richesses cachées dans ces réduits souterrains, ils ontbrisé la porte du cachot où nous étions entassés&|160;; leur chef,qu’ils nomment Gaëlo, leur a ordonné de nous bien traiter et denous aider à délivrer les autres prisonniers s’il en restait dansces demeures profondes.

–&|160;C’est ainsi, mon enfant, que noussommes arrivés dans le cachot où était renfermée ta mère, – ajoutaEidiol en embrassant de nouveau Anne-la-Douce.

–&|160;Le jeune chef qu’ils nomment Gaëlo nousa quittés pour aller rejoindre le vieux Rolf, le chef de cesNorth-mans, – reprit Guyrion, – il venait de débarquer et d’entrerdans l’abbaye à la tête d’une troupe nombreuse&|160;; ses piratescreusent à la hâte des retranchements aux abords de l’abbaye ducôté de Paris, car avant de naviguer vers cette cité, ils veulentse fortifier ici, pour s’y ménager un lieu de refuge en cas deretraite.

–&|160;Hola&|160;! hé&|160;! les mariniers deParis&|160;! – cria dans le lointain la voix de Gaëlo, – venez, mesbraves&|160;; le vieux Rolf veut vous entretenir.

–&|160;Jeune homme, – dit Eidiol au pirate quis’approcha, – tu nous as délivrés, nous avons pu à notre tourrendre la liberté à ma femme et à mon enfant&|160;; merci àtoi&|160;! Nous allons te suivre, mais mon fils restera près de sasœur et de sa mère, encore trop faibles pour quitter ces lieux.

–&|160;Qu’il en soit ainsi, – réponditGaëlo&|160;; – et pendant que Anne-la-Douce et son frère allaientrejoindre Marthe, le doyen des nautonniers de Paris, Rustique etses autres hommes suivirent Gaëlo, afin de se rendre auprès de Rolfqui festoyait dans l’appartement de l’abbé de Saint-Denis. Le jeunepirate quitta un instant ses compagnons et courut à l’une dessalles basses de l’abbaye, où avait été transportée la belleShigne, dont la blessure, quoique grave, n’était pasmortelle&|160;; lorsque Lodbrog le berserke, en proie à son vertigefurieux, se fut précipité dans la crypte du mausolée de Clovis, oùla guerrière se trouvait gisante, elle eût été mise en pièces parle géant si, trébuchant à la première marche de l’escalier ducaveau, il n’y eût roulé expirant, perdant son sang par lesinnombrables blessures auxquelles il était demeuré insensibledurant sa frénésie, mais qui causèrent enfin sa mort.

Rolf, Roi de la mer et chef suprême despirates North-mans, était déjà vieux&|160;; sa barbe et sescheveux, d’un blond jaune, grisonnaient, de nombreuses cicatricessillonnaient son visage, d’un rouge de brique, tanné, cuivré par lesoleil et l’air marin&|160;; blessé quelques années auparavant d’uncoup de sabre qui lui avait crevé l’œil gauche et coupé le nezjusqu’à l’os, le vieux pirate avait une figure hideuse&|160;: sonœil unique brillait comme un charbon ardent sous son épais sourcil,ses grosses lèvres à demi cachées par sa rude moustache et sa barbehérissée, donnaient à sa large bouche une expression railleuse etsensuelle&|160;; de taille moyenne et d’une carrure athlétique,Rolf avait de si longs bras que debout, ses doigts atteignaient àses genoux&|160;; il portait, ainsi que ses champions, une armureécaillée de fer&|160;; mais pour festoyer et s’ébattre plus àl’aise, il s’était débarrassé de sa cuirasse, n’ayant gardé qu’unjustaucorps de peau de renne, çà et là noirci par les frottementsde l’armure, et qui s’entr’ouvrant parfois laissait voir sa chemisetaillée dans quelque nappe d’autel&|160;; sous ce lin apparaissaitune poitrine velue comme celle des ours de la mer du Nord. Lepirate terminait son repas&|160;; des chanoines et des officiersdignitaires de l’abbé, blêmes d’épouvante, servaient Rolfagenouillés&|160;; il ne leur permettait pas de marcher autrementqu’à genoux pour apporter ou emporter les plats et les vases àboire&|160;; si l’allure de ces servants était trop lente, despirates ou des serfs de l’abbaye, riant aux éclats et rendant en cejour ce qu’ils avaient reçu tant de fois, hâtaient à coups de bâtonla marche des saints hommes de Dieu.

Donc, Rolf achevait son festin, il semblait enbelle humeur&|160;; ivre demi de vieux vin des Gaules, et seprélassant dans le siège à dossier de l’abbé&|160;; il venait defaire asseoir une femme sur chacun de ses genoux&|160;: l’une étaitsœur Agnès, la nonne, complice de l’entrée desvierges-aux-boucliers dans l’abbaye&|160;; l’autre était une jeuneserve d’une jolie figure, mais à peine vêtue de haillons comme sespauvres compagnes. Remarquant cette fille et la nonne en traversantl’une des cours de l’abbaye, encombrée d’une foule éperdue deterreur, Rolf les avait prises gaillardement toutes deux sous lebras, et les avaient emmenées avec lui. Assis sur le plancher, surdes meubles ou sur le lit de l’abbé qui, frappé d’un coup de sang,était mort de frayeur, d’autres pirates riaient, mangeaient,chantaient, buvaient&|160;; sœur Agnès, en fille résolue, trempaitsouvent ses lèvres dans la coupe de Rolf, ou lui tirait gaiement lamoustache, tandis que, plus craintive, la pauvre serve baissant latête, jetait à la dérobée des regards inquiets sur cet hommeredoutable. Gaëlo, de retour de sa visite à la belle Shigne, etrassuré sur sa vie, revint accompagné d’Eidiol, de Rustique, deleurs nautonniers, et entra dans la salle où se trouvait Rolf,tenant toujours sur ses genoux la serve et la nonne, qu’il venaitde bruyamment baiser sur le cou.

&|160;

–&|160;Maître Eidiol, – dit tout basRustique-le-Gai, – m’est avis que ce vieux endiablé remplit fortconvenablement le rôle de l’abbé&|160;; le saint homme n’aurait pasplus plantureusement embrassé ces filles&|160;!

–&|160;Les prêtres d’ici vous retenaient doncprisonniers&|160;? – dit Rolf aux mariniers en essuyant du reversde sa main son épaisse moustache encore trempée de vin&|160;; –vous devez être avec nous, contre les rats d’église et les fauconsdes châteaux&|160;!

–&|160;Rolf, nous autres brochets de rivière,nous pouvons échapper aux rets et aux faucons, – réponditEidiol&|160;; – cependant nous aimons fort à voir les fauconspercés d’une flèche et les rats écrasés dans le piège.

–&|160;Tu es de la cité de Paris&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Sait-on l’approche de notreflotte&|160;?

–&|160;Hier, à mon départ, on ignorait encoreta venue&|160;; on doit aujourd’hui en être instruit.

–&|160;Se défendront-ils, lesParisiens&|160;?

–&|160;Oui, si par méchanceté stérile, tu metsà mal les pauvres gens&|160;; mais, si tu te contentes de rançonnerles riches abbayes et les palais des seigneurs franks, nous telaisserons faire&|160;; peu nous importe à nous autres&|160;!

–&|160;Et puis, vois-tu, Rolf, – ajoutaRustique-le-Gai, – le pauvre monde de Paris ressemble assez à untroupeau de moutons appartenant à un loup (ce loup c’est notrecomte). Aussi voyant d’autres loups (toi et tes pirates) rôderautour de la bergerie, ledit loup, maître du troupeau, crie auxmoutons&|160;: «&|160;– Sus&|160;! sus&|160;! lâches bêtes&|160;!courez aux loups&|160;! – À quoi le bon peuple moutonnier répond enmoutonnant&|160;: – Seigneur aux longues dents, pour nous où est ladifférence d’être mangés par les loups Franks ou par les loupsnorth-mans&|160;? Donc, que ceux qui veulent nous manger sebattent&|160;; il nous suffit d’être la proie qu’on sedispute.&|160;»

La sœur Agnès, que Rolf tenait toujours surses genoux, se mit à rire de la réponse de Rustique&|160;; le vieuxpirate baisa bruyamment la nonne sur la joue, et dit aunautonnier&|160;: – Grâce à ta réponse, mon joyeux garçon, cettejolie fille m’a montré une fois de plus ses dents, aussi blanchesque celles d’une jeune loutre. Ainsi les bonnes gens de Paris ne sedéfendront point&|160;? en ceci sages ils seront&|160;; car avec laréserve de soldats que je vais laisser ici dans cette abbayefortifiée et mes deux mille bateaux, qui vont remonter la Seinejusqu’à Paris, ce n’est ni le comte Roth-bert, ni le roiKarl-le-Sot, le bien nommé, qui pourraient me résister&|160;; ceroi, ainsi que tous ceux de sa race l’ont fait depuis un siècle,nous payera rançon, après quoi, bien chargés de butin, nousreprendrons vers le Nord la route des cygnes, à moins cependantqu’il me plaise de m’établir en ce pays des Gaules, comme s’estétabli dans la comté de Chartres mon vieux compère Hastain&|160;!Hé&|160;! hé&|160;! mes champions, je me fais vieux, je devraispeut-être me fixer en ce pays-ci, dans quelque grasse province,riche en jolies filles et en bon vin. Ah&|160;! mes champions, jesuis comme dit la Saga&|160;: «&|160;– Je suis un vieux corbeau demer, depuis tantôt quarante ans je rase de mes ailes les eauxdouces des fleuves et les vagues amères de l’Océan&|160;; –&|160;»or il faut faire une fin, mes braves champions&|160;!

–&|160;Suis mon conseil, vieux Rolf, – repritRustique-le-Gai d’un air narquois. – Karl-le-Sot a une fille nomméeGhisèle, une enfant de seize ans, belle à éblouir&|160;; je l’aivue l’an passé au monastère d’Argenteuil où elle venait endévotion. Épouse la fille de Karl-le-Sot, et demande-lui uneprovince pour dot.

–&|160;Par les Trolls et lesDwalines dont je descends, l’idée est bonne&|160;! –s’écria, en riant aux éclats, le vieux pirate qui n’avait cessé devider coupe sur coupe, et dont la demi-ivresse se changeait enivresse complète&|160;; – c’est dit, Karl-le-Sot me donnera safille&|160;!… et en dot une province à mon choix… sinon je nelaisse pierre sur pierre d’un monastère ou d’un château&|160;! Oui,c’est dit, – reprit Rolf avec un hoquet, – j’épouserai cetteGhisèle… le nom d’ailleurs me plaît. – Puis, redoublant d’hilarité,il embrassa bruyamment sœur Agnès et la serve, en leurdisant&|160;: – Vous ne serez pas jalouses, vous autres&|160;? jevous ferai filles de chambre de ma princesse&|160;!

À ces mots de leur chef, les pirates, nonmoins avinés que lui, poussèrent de grands éclats de rire, enhurlant à pleine voix&|160;: – Nous boirons à ta noce, vieuxRolf&|160;! Gloire à l’époux de Ghisèle, fille deKarl-le-Sot&|160;!

–&|160;Ce vieux brigand est ivre comme unegrive en automne, maître Eidiol, – dit à demi-voix Rustique, –l’entendez-vous prendre mes paroles au sérieux et jurer qu’ilépousera la fille du roi des Franks&|160;!

Un grand tumulte se faisant entendre audehors, tumulte mêlé d’imprécations et de menaces, interrompitRustique&|160;; presque aussitôt il vit entrer plusieurs pirates,traînant, malgré sa résistance, Guyrion-le-Plongeur, le visageinondé de sang.

–&|160;Mon fils&|160;! – s’écria Eidiol encourant vers le jeune homme, – mon fils blessé&|160;!

–&|160;Guyrion, qu’y a-t-il&|160;? – ajoutaRustique en courant sur les pas du vieillard, – et ta mère, et tasœur, où sont-elles&|160;?

–&|160;Ces bandits ivres ont tué ma mère, envoulant arracher Anne de ses bras, – répondit Guyrion d’une voixdésespérée&|160;; – j’ai voulu les défendre toutes deux et ilsm’ont frappé d’un coup d’épée à la tête&|160;!

–&|160;Ma femme morte&|160;! – s’écria levieillard avec stupeur&|160;; puis il s’écria d’un tondéchirant&|160;: – Rolf, justice&|160;! justice etvengeance&|160;!

–&|160;Oui, Rolf, justice et vengeance&|160;!– dirent plusieurs des pirates qui venaient d’accompagner Guyrion,– ce chien que nous t’amenons a tué un de nos compagnons&|160;! Tuaimes à faire justice toi-même, fais-la.

Rolf, de plus en plus ivre, car il continuaitde vider coupes sur coupes, répondit d’une voix rauque&|160;: –Oui, mes champions, je vais faire justice, laissez-moi seulementachever cette amphore de vin, ma soif ne tarit pas.

D’autres pirates entrèrent à ce moment, ilsportaient Anne-la-Douce évanouie entre leurs bras&|160;; ils ladéposèrent aux pieds du chef des North-mans, en lui disant&|160;: –Vieux Rolf, voici une belle fille, nous te l’apportons&|160;; on tela réservait, elle a été respectée.

En vain Eidiol, Rustique, Guyrion et plusieursmariniers dont ils étaient accompagnés, voulurent courir au secoursd’Anne, ils furent violemment repoussés et contenus par lespirates. La nonne et la serve effrayées avaient quitté les genouxde Rolf qui, aviné, chancelant et jetant un regard distrait surAnne-la-Douce étendue à ses pieds sans connaissance, dit à seshommes&|160;: – Mes champions, je vais faire justice. – S’adressantalors à Guyrion-le-Plongeur, qui, oublieux de la blessure quiensanglantait son front, contemplait tour à tour, d’un airdésespéré, son père et sa sœur évanouie&|160;: – Qui es-tu&|160;?d’où viens-tu&|160;?

–&|160;C’est mon fils, – répondit Eidiol d’unevoix sourde&|160;; – il est, comme moi, nautonnier de Paris.

–&|160;Et aussi vrai que je manie une ramedepuis mon enfance, – s’écria Rustique, – puisque toi et teshommes, Rolf, vous nous traitez ainsi, nous pauvres gens, notrecorporation de mariniers soulèvera les autres corporations de Pariscontre vous, et vous verrez, comme en 885, ce que peut le peuple deParis quand il veut se défendre&|160;!

Rolf accueillit cette menace avec un grandéclat de rire, et se balançant sur ses jambes alourdies, ilrépondit d’une voix entrecoupée de hoquets&|160;: – Toi, tu m’asoffert en mariage la fille de Karl-le-Sot… cela te mérite monindulgence… je te pardonne&|160;; oui&|160;; et de plus, pour fêtermes royales fiançailles, je pardonne aussi à tes compagnonsparisiens, mais je garde la fille qui me paraît jolie, – ajoutaRolf en abaissant son regard sur Anne-la-Douce, déposée à ses piedset pâle, inanimée, – elle partagera mon amour avec la nonne et laserve, en attendant que j’épouse Ghisèle, la fille deKarl-le-Sot&|160;; maintenant, Parisiens, retournez à Paris, vousêtes libres&|160;; je défends à mes champions de vous faire lemoindre mal. Oh, oh… la tête me tourne, je vais me coucher dans lelit de l’abbé.

–&|160;Rolf, écoute-moi, – s’écria Eidiold’une voix suppliante, – rends-moi ma fille, laisse-nous emporterdans notre barque le corps de ma femme&|160;!

–&|160;Mes champions&|160;! – reprit Rolf ense dirigeant tout trébuchant vers le lit, – jetez ces chiens à laporte de l’abbaye, et qu’ils se hâtent d’aller dire à Karl-le-Sotque… je veux… épouser sa fille Ghisèle.

Et Rolf se laissa tomber sur la couchemoelleuse de l’abbé.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! tu épouseras laprincesse, – s’écrièrent les pirates très-joyeux de la plaisanteriede leur chef, puis entraînant les nautonniers parisiens, malgréleur résistance désespérée, ils les mirent hors de l’abbaye deSaint-Denis, en criant&|160;: – Dites au roi-sot, que, s’il refusesa fille à notre chef, nous irons la chercher&|160;; nous dironspour son mariage la messe des lances et nous conduirons nous-mêmesGhisèle dans la couche du vieux Rolf&|160;!

*

* *

L’immense flotte des pirates, quittant lesparages de l’abbaye de Saint-Denis, et poussée par une brisefavorable, avait mis à la voile peu de temps après le lever dusoleil, se dirigeant vers Paris&|160;; elle comptait plus de deuxmille bateaux, montés par environ vingt-cinq mille combattants.L’ordre de marche des navires était indiqué par la plus ou moinsgrande profondeur des eaux de la Seine&|160;; les bateaux légers,d’un tirant d’eau peu considérable, tels que les holkers,naviguaient à proximité des deux rives, puis venaient, serapprochant du milieu du fleuve, les snekars, bateaux àvingt bancs de rameurs&|160;; et enfin dans la partie la plusprofonde de la rivière les drekars, bâtiments dehaut-bord, assez semblables aux grandes galères des Romains&|160;;d’épaisses plaques de fer défendaient leurs flancs&|160;; à leurpoupe s’élevaient un kastali, retranchementdemi-circulaire construit de charpentes de huit à dix pieds dehauteur. Postés sur cette plate-forme, les North-mans lançaient àleurs adversaires des pierres, des traits, des épieux, des brandonsenflammés, des poutres et aussi des vases très-fragiles remplisd’une poussière corrosive, qui aveuglait les assaillants, tandisque d’autres pirates armés de longues faux tâchaient de couper lescordages des navires ennemis.

Les bâtiments north-mans qui remontaient alorsla Seine faisant voile pour Paris, couvraient le fleuve d’une riveà l’autre, dans la longueur de près d’une lieue, et ses eauxdisparaissaient sous cette masse de navires de toute grandeur,encombrés de pirates&|160;; c’était un incroyable fourmillementd’hommes, de casques, d’armes, de cuirasses, de boucliers, debizarres figures peintes ou dorées, placées soit à la proue desnavires, soit au sommet des mâts&|160;; des pavillons de toutescouleurs flottaient au vent dont le souffle gonflait les grandesvoiles coloriées où se voyaient représentés des animaux fabuleux,dragons ailés, aigles à deux têtes, poissons à têtes de lions etautres monstres[19]. Souvent retentissaient lesfarouches chants de guerre des North-mans, et comme un écholointain leur répondaient les cris sauvages et vengeurs de la foulede serfs révoltés&|160;; hâves, déguenillés, redoutables, armés debâtons, de fourches, de faux, ils côtoyaient la Seine, suivant lalisière de l’épaisse forêt dont les arbres bordaient ses rives, etcette multitude non moins avide que les North-mans de piller lesrichesses de Paris, réglait sa marche sur celle de la flotte, quiavait déjà laissé derrière elle les eaux que dominent les hautescollines boisées de l’abbaye de Saint-Cloud. Le vent fraîchissait,les North-mans atteignirent enfin une partie du fleuve d’où l’onapercevait au loin dans la brume les tours et les murailles de lacité de Paris enfermée dans son île fortifiée, à la pointe delaquelle s’élevait la cathédrale. Sur le versant des rives dechaque bras de la rivière où commençaient les champs et lesfaubourgs, l’on voyait aussi les clochers des églises ainsi que lesnombreux bâtiments des abbayes de Saint-Germain-d’Auxerre, deSaint-Germain-des-Prés, de Saint-Étienne-des-Grès, et à l’horizon,la haute colline où est bâtie la basilique de Sainte-Geneviève. Àl’aspect de cette ville si souvent attaquée, ravagée, pillée,rançonnée depuis un siècle par les hommes de leur race, lesNorth-mans poussèrent des hurlements de triomphe, en criant&|160;:– Paris&|160;! Paris&|160;! – clameurs menaçantes que le ventd’ouest, propice aux pirates, dut porter jusqu’à la Cité&|160;!

À la tête de la flotte marchait ledrekar de Rolf, le roi de la mer&|160;; ce bâtiment senommait GRIMSNOTH&|160;; Rolf l’avait enlevé à un autre pirateaprès un combat meurtrier, selon la saga (le chant) deGothrek, le GRIMSNOTH surpassait autant par sa grandeur etpar sa beauté les autres drekars des mers du Nord, que Rolfsurpassait les autres pirates par sa vaillance&|160;; jamais enfinl’on n’avait vu de navire comparable au GRIMSNOTH[20]. Ce drekar ressemblait à un dragongigantesque&|160;; sa tête de cuivre et son col écaillés’élançaient de la proue, qui figurait son large poitrail orné dedeux ailes repliées vers l’arrière, façonné de manière à imiter lesreplis de la queue du monstre marin&|160;; au milieu de l’immensevoile carrée de ce drekar teinte en rouge, on voyait encore undragon doré[21]&|160;; à la poupe s’élevait le kastali,petite forteresse demi-circulaire construite de fortes poutreséquarries cerclées de larges bandes de fer, et percée demeurtrières à travers lesquelles les archers placés à l’intérieur,pouvaient tirer à couvert lors des abordages&|160;; une largeplate-forme pouvant contenir vingt guerriers couronnait leretranchement et avait pour parapet une ceinture de boucliers defer.

Le vieux Rolf se tenait debout sur sonkastali, l’air farouche, inspiré&|160;; ses armes, ses mainsruisselaient de sang&|160;; à ses pieds, étendu dans une maresanglante, pantelait encore le cadavre d’un cheval blanc[22], enlevé des écuries de l’abbaye deSaint-Denis, puis garrotté et hissé sur la plate-forme du drekar, àl’aide de poulies et de cordages, pour être solennellement égorgéen l’honneur d’Odin et des dieux du Nord&|160;; Rolf espérait ainsirendre ces divinités favorables à ses armes. Le sanglant sacrificeachevé, le vieux pirate, qui du haut de son kastali dominait tousles bâtiments de sa flotte, prit son cor d’ivoire, en sonna troisfois, donnant à chacun des sons un ton particulier&|160;; chaquechef de navire embouchant à son tour sa trompe répéta le signal deRolf&|160;; ce signal parvint ainsi de proche en proche d’un bout àl’autre de la flotte&|160;; les chants de guerre des piratescessèrent, et bientôt accomplissant l’ordre donné par leretentissement du cor de leurs chefs, les North-mans orientèrentleurs voiles de façon à ce que leurs bateaux se maintinrentimmobiles et debout au courant du fleuve qu’ils remontaient&|160;;les holkers de Gaëlo et de la belle Shigne, servant d’éclaireurs audrekar de Rolf, naviguaient à peu de distance de lui&|160;; levieux pirate les héla, leur ordonnant de se rendre à sonbord&|160;; ils obéirent en passant sur une planche étroite garniede crampons de fer, jetée de chaque holker et accrochée aux flancsdu GRIMSNOTH. La vierge-au-bouclier, pâlie par la perte de sonsang, mais trop courageuse pour ne pas prendre part, malgré sablessure, à la prochaine bataille, s’avançait, le front ceint d’unbandeau de lin sous la résille de fer qu’elle portait en guise decasque. Au moment où elle s’apprêtait à monter sur le kastali deRolf, Gaëlo dit à l’héroïne&|160;: – Shigne, la guerre a seshasards, je peux être tué demain&|160;; sois ma femme cesoir&|160;?

La vierge-au-bouclier rougit, son regard, quijamais ne s’était abaissé devant celui d’un homme, se baissa devantl’ardent regard de Gaëlo&|160;; elle répondit d’une voix basse etémue&|160;: – Gaëlo, tu m’as vaincue… je t’appartiens, j’en suisfière, je ne pouvais appartenir à un homme plus vaillant. Rolf aété pour moi un père, je dois le consulter sur ta demande&|160;:s’il dit oui, je dirai oui.

Et sans ajouter une parole, la guerrièreprécéda Gaëlo sur la plate-forme du kastali où se trouvait le vieuxpirate.

–&|160;Gaëlo, – dit Rolf, – toi et Shigne vousallez précéder la flotte, faire force de rames et vous rendre àParis avec vos deux holkers.

–&|160;Jamais je ne t’aurai obéi avec tant dejoie.

–&|160;Vous vous ferez conduire chez le Comtede Paris, et Shigne lui dira ceci&|160;: Le roi des Franks a unejolie fille&|160;; Rolf la veut en mariage.

Gaëlo et la guerrière regardèrent le pirateavec étonnement&|160;; il se frotta la barbe, se mit à rire de songros rire et ajouta&|160;: – Je veux tâter d’une fille de raceroyale, moi&|160;!

–&|160;Rolf, – reprit Gaëlo, – parles-tusérieusement&|160;?

–&|160;Très-sérieusement. Hier l’un de cesmariniers parisiens, joyeux et hardi garçon, m’a dit enraillant&|160;: «&|160;Pourquoi n’épouses-tu pas Ghisèle la filledu roi des Franks, en lui demandant pour dot une de sesprovinces&|160;?&|160;» J’étais ivre, l’idée m’a paru plaisante etj’ai chargé ce marinier de demander pour moi la fille deKarl-le-Sot&|160;; mais la raison m’est revenue, j’ai ruminé leconseil du marinier, il m’a paru bon, si bon… que je t’envoie toiet Shigne, à Paris, comme ambassadeurs&|160;; – puis se reprenant àrire&|160;: – On me traite de vieux brigand souillé decrimes&|160;! vois pourtant ma gentillesse&|160;: j’envoie demanderune vierge en mariage par une vierge&|160;? Quant à la province, tudiras au Comte de Paris que je veux la Neustrie&|160;: c’est unegrasse et fertile contrée, la mer la borde au nord, et un vieuxmarin comme moi aime toujours à voir écumer au loin les lames del’Océan. Donc, de même que le vieil Hastain a obtenu deKarl-le-Chauve le pays Chartrain, moi Rolf, chef des North-mans, jeveux la Neustrie, elle deviendra la North-mandie et jevous y établirai, mes champions&|160;!

–&|160;Nous porterons tes ordres au Comte deParis, il y répondra, je le crois, par le supplice de Shigne et lemien.

–&|160;S’il osait&|160;! – s’écria lepirate&|160;; puis se calmant, il reprit&|160;: – Il n’oserapas&|160;! Pour engager Roth-bert à se hâter de porter mes ordres àson roi, qui est, dit-on, en ce moment au château de Compiègne, tudiras au Comte que ma flotte va jeter l’ancre sous les murs deParis&|160;; et que si demain avant le coucher du soleil, Shigne ettoi vous n’êtes pas de retour près de moi, je mets la ville à feu,à sac et à sang&|160;! Oui, si demain avant la fin du jour,Karl-le-Sot ne m’a pas accordé la main de sa fille, la Neustrie etdix mille livres d’argent pesant pour la rançon de Paris, il nerestera pas pierre sur pierre de cette cité.

–&|160;Rolf, nous allons partir&|160;; undernier mot&|160;: Demain nous devons être de retour ici avant lecoucher du soleil, Shigne me prend pour mari&|160;; je l’aisuppliée d’être ce soir ma femme, elle m’a répondu&|160;: je diraioui si Rolf dit oui&|160;?

–&|160;Rolf dit non, – répondit le pirate d’unair narquois. – Gaëlo épousera la belle Shigne… le jour où Rolf lepirate épousera Ghisèle, fille du roi des Franks&|160;!

*

* *

Shigne et Gaëlo après avoir quitté le Drekarde Rolf, avaient regagné leurs holkers, faisant force de rames,pendant que le flot les suivait lentement et de loin&|160;; ilss’avançaient rapidement vers la pointe de l’île fortifiée oùs’élevait la cité de Paris.

–&|160;Gaëlo, – dit Simon-Grande-Oreille enramant vigoureusement ainsi que ses compagnons, – vois donc cesbandes de serfs qui nous ont suivis le long de la rivière&|160;?les voilà qui courent comme des diables vers les abbayes que l’onvoit çà et là dans la campagne.

–&|160;Ils vont commencer le pillage sans nousattendre&|160;! – reprit Robin-Mâchoire d’une voix lamentable, àlaquelle se joignirent bientôt les imprécations des autres pirates,qui cessèrent un moment de ramer pour contempler avec colère etenvie ces bandes de gens déguenillés, à l’air farouche, qui,agitant leurs bâtons, leurs fourches, leurs faux, poussaient descris furieux.

–&|160;Si Lodbrog n’était pas mort en vraiberserke, un pareil spectacle lui eût donné un accès defrénésie&|160;! voir tous ces gueux arriver au pillage avant nous,c’est horrible&|160;! – s’écria Simon en abandonnant sa rame et sedressant de toute sa hauteur sur son banc, afin de suivre au loind’un œil jaloux et irrité la course des pillards&|160;; – ils vontnous larronner, les maudits&|160;!

–&|160;À vos rames&|160;! mes champions, à vosrames&|160;! – s’écria Gaëlo, – vous n’aurez pas à regretter votrepart du pillage&|160;; à vos rames&|160;! – Et du geste, leurmontrant le bateau de Shigne qui les devançait, il ajouta&|160;: –Vous laisserez-vous dépasser par les vierges-aux-boucliers&|160;?Hardi, mes champions&|160;!

À la voix toujours obéie de Gaëlo, les piratesmaugréant, reprirent leurs avirons afin de rejoindre l’autreHolker. Sur la rive droite de la Seine, en remontant vers Paris,l’on voyait de grands massifs d’arbres plantés au milieu de vastesprairies, dépendant de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, dont lesvastes bâtiments s’élevaient au loin&|160;; sur la rive gauche dela rivière, la berge beaucoup plus élevée encaissait le fleuve etmasquait l’horizon. Au pied de ce talus, s’avançait de cinquantepieds environ dans la Seine une estacade de gros pieux serrés lesuns contre les autres&|160;; c’étaient les Palées du portde la Grève alors désert, et destinées à mettre les bateaux àl’abri des grandes eaux. Les deux Holkers, forçant de rames,naviguaient de façon à passer au large de l’estacade, lorsquesortant soudain de derrière ces palées où il s’était jusqu’alorstenu embusqué, un bateau parisien, monté par Eidiol, Guyrion,Rustique et plusieurs autres mariniers, se mit en travers desholkers north-mans, leur envoya une volée de flèches, jeta sesgrappins sur l’un d’eux placé à sa portée (c’était celui de Gaëlo),puis, les nautonniers armés de coutelas, de piques, de haches,sautèrent résolument à l’abordage, tandis que le vieil Eidiols’écriait&|160;: – Exterminez ces North-mans&|160;! ils ont tué mafemme&|160;! enlevé ma fille&|160;! mais prenez vivants les deuxchefs, ils nous serviront d’otages&|160;!

Lors de cette attaque imprévue, la belleShigne et Gaëlo qui reçut une flèche barbelée au défaut de sonbrassard, se tenaient, selon la coutume, auprès dugouvernail&|160;; ils se précipitèrent à l’avant du holker pourcombattre, au moment où le vieil Eidiol s’écriait d’exterminer cespirates&|160;; mais à sa voix, une exclamation de surprise et dejoie s’éleva du Holker des vierges-aux-boucliers, puis ces motsarrivèrent à l’oreille du doyen des mariniers&|160;: – Monpère&|160;! mon père&|160;! n’attaque pas ces guerrières&|160;;celle qui les commande m’a protégée, elle me ramenait à Parisauprès de vous&|160;! – Et Anne-la-Douce, debout au milieu dubateau, tendait ses bras à Eidiol.

–&|160;Guyrion&|160;! Rustique&|160;! bas lesarmes&|160;! – s’écria le vieillard en tâchant d’apercevoir safille à travers la mêlée déjà engagée bord à bord&|160;; – cessezle combat, Anne est dans le bateau de ces guerrières&|160;! Bas lesarmes&|160;! enfants, bas les armes&|160;!

Gaëlo, de son côté, irrité de sa blessure etayant cédé à un premier mouvement d’ardeur belliqueuse pendantlequel il avait rendu coup pour coup aux Parisiens qui assaillaientson Holker, leur cria bientôt&|160;: – Ce combat est inutile, nousvenons à Paris comme envoyés de Rolf&|160;!

Ces mots et surtout la voix d’Eidiol criantque sa fille se trouvait à bord du bateau des femmes pirates,firent cesser le combat&|160;; après quelques blessures reçues depart et d’autre, la belle Shigne, toute frémissante encore de cettelutte interrompue, donna ordre à ses compagnes de déposer lesarmes, et Anne-la-Douce, tendant les bras vers Eidiol, luicria&|160;: – Bénissez cette guerrière, ô mon père&|160;! elle m’aprotégée auprès de Rolf&|160;; grâce à elle, j’ai échappé auxoutrages des pirates&|160;!

–&|160;Voici une flèche que je regrette, carc’est moi qui te l’ai lancée, – disait en même temps Guyrion àGaëlo, le voyant essayer en vain d’arracher le trait qu’il avaitreçu dans la jointure de son brassard&|160;; – maintenant je tereconnais, – poursuivit Guyrion, – tu es venu nous ouvrir lesportes des cachots de l’abbaye de Saint-Denis.

Rustique-le-Gai, tenant encore son coutelas àla main et contemplant Simon qui, ôtant son casque, faisait laidegrimace, en portant sa main à l’un des côtés de sa têteensanglantée, Rustique-le-Gai ajouta&|160;: – Et moi, jeregretterais aussi d’avoir abattu la moitié de l’oreille de ceNorth-man, si cette oreille, démesurément longue, n’eût pas dépasséson casque de trois doigts au moins&|160;; mais le morceau quireste me paraît encore très-suffisant.

–&|160;Vienne une autre rencontre&|160;! –s’écria Simon-Grande-Oreille, en montrant le poing à Rustique, –c’est ta langue insolente que je couperai, moi, foi deSimon&|160;!

–&|160;Tu n’es donc pas plus North-man quemoi, mon honnête pirate&|160;? – reprit Rustique en reconnaissant àce nom de Simon un compatriote, – alors, mon regret est plus vifencore, de te laisser avec une si ridicule inégalité d’oreilles,j’aurais dû les raccourcir toutes deux&|160;!

Simon ne répondit pas à cette nouvelleraillerie, occupé qu’il était à étancher le sang de sa blessurequ’il lavait avec de l’eau fraîche puisée dans son casque, tandisque son compère Robin-Mâchoire lui disait, en manière deconsolation&|160;: – Si seulement nous avions ici un peu de feu, jeferais rougir la pointe de mon épée et je cicatriserais la plaie enun instant.

Quelques moments après ce court abordage, lesgrappins du bateau parisien étaient levés, Anne-la-Douce passant duHolker de la belle Shigne dans la barque d’Eidiol, lui racontaitainsi qu’à Guyrion et à Rustique, comment reprenant ses esprits, aumilieu des pirates qui l’avaient conduite près de Rolf, et voyantentrer la guerrière, elle s’était jetée à ses pieds, la suppliantde la protéger&|160;; comment Shigne, touchée de compassion, obtintde Rolf la liberté de la jeune fille, et la conduisit à son Holker,où elle était restée jusqu’au moment de sa rencontre inespérée avecson père. À son tour, celui-ci apprit à Anne que, désespéré de lavoir prisonnière des North-mans, et sachant qu’ils envoyaientsouvent quelques bâtiments légers en avant de leur flotte, ils’était embusqué derrière les palées du port de la Grève, dansl’espoir d’exterminer les pirates pour venger la mort de Marthe etprendre leur chef vivant, afin d’obtenir par échange la libertéd’Anne-la-Douce. Les deux Holkers et le bateau parisiendébarquèrent leurs passagers sur le rivage, à quelque distance desremparts&|160;; les North-mans devaient attendre le retour deShigne et de Gaëlo, chargés de porter au Comte de Paris lesvolontés de Rolf. Au moment de quitter le bord de la rivière pourse diriger vers la cité, dans laquelle l’on ne pouvait entrer quepar l’un des deux ponts défendus par des tours, Eidiol dit aupirate&|160;: – Crois-moi, toi et ta compagne, afin d’arriver plussûrement jusqu’au palais du Comte de Paris, endossez par-dessus vosarmures, la casaque à capuchon de deux de nos mariniers&|160;;votre qualité de messagers de Rolf ne serait pas respectée par lesguerriers du Comte&|160;! Vous êtes braves, mais à quoi bon labravoure lorsqu’on est deux contre cent&|160;? Je vous guideraijusqu’au palais&|160;; là, vous demanderez l’un des officiers deRoth-bert, et vous pourrez accomplir votre mission.

–&|160;J’accepte ton offre, – répondit Gaëlo,après avoir échangé à voix basse quelques mots avec Shigne. – J’aigrandement à cœur de réussir dans la mission dont je suischargé&|160;; nous désirons arriver le plus promptement possibleauprès du Comte de Paris.

–&|160;De plus, – ajouta Guyrion ens’adressant au pirate, – je t’ai blessé… je vois à la manière donttu portes ton bras que tu souffres beaucoup&|160;; le fer de maflèche est resté dans la plaie. Entre dans notre maison avant de terendre au palais, nous y panserons ta blessure. Encore une fois jeregrette de te l’avoir faite&|160;; car si la mort de ma pauvremère est due aux North-mans, hier tu nous as délivrés de prisonainsi que mon père, et ta compagne a sauvé ma sœur des outrages deRolf&|160;!

–&|160;J’accepte ton offre, – répondit lejeune homme. – Je l’avoue, souvent j’ai été blessé, mais jamaisplaie ne m’a été autant douloureuse que celle-ci.

La belle Shigne et Gaëlo endossant deuxcasaques de mariniers, quittèrent le rivage, remontèrent la berge,et se dirigèrent vers le pont&|160;; ils virent une grande lueuréclairer l’horizon vers le nord, et lutter avec éclat contre lesderniers feux du soleil couchant. À mesure qu’ils se rapprochaientde la ville, ils entendaient un tumulte croissant&|160;; bientôtils se trouvèrent au milieu d’un grand nombre de serfs qui, sedirigeant en hâte vers la porte de la tour dont le pont étaitsurmonté, apportaient dans la cité, sous la conduite des gensd’église, les richesses des lieux saints, incendiés par d’autresserfs révoltés&|160;: c’étaient des caisses remplies de numéraire,des ornements d’autels d’or et d’argent, des statues de pareilmétal, des châsses massives, éblouissantes de pierreries, etsouvent si pesantes, que cinq ou six serfs suffisaient à peine autransport de ces magnifiques reliquaires&|160;; ils contenaientrarement un corps de saint en entier&|160;; mais seulement unejambe, un pied, un pouce, une dent, dont l’exploitation miraculeuserapportait de grosses sommes aux églises. Les prêtresaccompagnaient ces très-fructueuses reliques, en poussant desgémissements désespérés ou de furieuses malédictions contre lesNorth-mans. Parmi la foule, les uns s’agenouillant dévotement selamentaient non moins que les gens d’église&|160;; mais peusoucieux d’aller aux remparts, ils répondaient aux instances desprêtres&|160;: – Que la volonté de Dieu s’accomplisse&|160;! ilveut éprouver ses serviteurs indignes par les ravages desNorth-mans&|160;; acceptons l’épreuve avec résignation&|160;! – Envain, de leur côté, les hommes du Comte de Paris parcouraient lesrues à cheval en criant&|160;: – Aux armes, vilains&|160;! auxarmes, citadins&|160;! aux remparts&|160;! – Mais vilains etcitadins rentraient prestement dans leurs maisons de bois, dont ilsbarricadaient les portes, laissant les hommes du Comte et del’évêque s’occuper de la défense de la ville, et à coups de manchesde lances, forcer les serfs à traîner sur les murailles lesmatériaux destinés à écraser les assiégeants. Après avoir traverséquelques rues tortueuses, Eidiol et ses compagnons arrivèrent à laporte de la demeure du nautonnier&|160;; Guyrion l’ouvrit, etGaëlo, la belle Shigne, Rustique, Anne et son père, se trouvèrentréunis dans la salle basse du logis, dont on ferma prudemment lesvolets. – Ma sœur, allume une lampe, – dit Guyrion, donne-moi del’eau dans un vase, puis du linge et de l’huile. – S’adressantalors à Gaëlo, tandis qu’Anne s’occupait des préparatifs dupansement&|160;: – Et toi, déboucle ton brassard&|160;; lorsque taplaie, lavée avec de l’eau fraîche, sera recouverte d’un lingeimbibé d’huile, tu souffriras moins.

Gaëlo quitta son armure, releva la manche deson justaucorps de renne, et mit à nu son bras ensanglanté. Lepirate, en voulant retirer de sa blessure, à travers la jointure dubrassard, la flèche acérée, en avait brisé la hampe à fleur depeau, le fer seul restait enfoncé dans la chair&|160;; cependant,comme il saillissait quelque peu en dehors, il fut possible àEidiol de le saisir et de l’enlever avec autant de précaution quede dextérité. Cette extraction causa un grand soulagement àGaëlo&|160;; le vieillard, avant de placer l’appareil sur la plaie,prit un linge imbibé d’eau, afin de laver les abords de la blessurecouverte de sang caillé jusqu’à la moitié du bras. Soudain ilpoussa un cri de surprise, recula d’un pas, regarda Gaëlo avecanxiété&|160;; puis lui dit vivement&|160;: – Ces deux motsgaulois&|160;: Brenn-Karnak, que j’aperçois maintenant surton bras, qui les a tracés&|160;?

–&|160;Mon père… peu de temps après manaissance.

–&|160;Ton père… où est-il&|160;?

–&|160;Ainsi que ma mère, il estmort&|160;!

–&|160;Il n’était pas de la race desNorth-mans&|160;?

–&|160;Non, quoiqu’il combattît avec eux etqu’il fût né dans leur pays, il était de race gauloise… Maispourquoi ces questions&|160;?

–&|160;De grâce, réponds&|160;! Et le père deton père, à quelle époque est-il allé habiter la terre desNorth-mans&|160;?

–&|160;Vers le milieu du siècle passé.

–&|160;Ce fut peu de temps après une nouvelleet grande insurrection de Bretagne&|160;? lorsque, pour combattreles Franks, les Bretons s’allièrent aux North-mans établis àl’embouchure de la Loire&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Gaëlo de plus en plussurpris&|160;; – mais comment sais-tu cela&|160;?

–&|160;Réponds-moi&|160;! – s’écria Eidiol,tandis que son fils, sa fille, Rustique-le-Gai et la belle Shigne,écoutaient le vieillard avec intérêt&|160;; – quels événements ontamené ton père à se joindre aux North-mans&|160;?

–&|160;Après la nouvelle insurrection del’Armorique, d’abord triomphante, la division se mit entre leschefs bretons&|160;; la famille même de mon grand-père se divisa,et ensuite d’une violente dispute avec l’un de ses frères, ilstirèrent l’épée l’un contre l’autre&|160;; blessé dans ce combatfratricide, mon aïeul quitta pour toujours la Bretagne ets’embarqua avec une troupe de North-mans qui abandonnaientl’embouchure de la Loire pour retourner en Danemark, où mon père etmoi nous sommes nés&|160;!

–&|160;Ton aïeul se nommait Ewrag, –reprit Eidiol avec une émotion croissante, – il était fils deVortigern, l’un des plus vaillants compagnons de guerre deMorvan, qui résista héroïquement à l’armée de Louis-le-Pieux, dansles landes, les marais et les rochers de l’Armorique&|160;?Vortigern avait pour aïeul Amaël, qui vécut cent ans etplus, refusa d’être le geôlier du dernier rejeton de Clovis, et futl’un des chefs de bandes de Karl-Martel, l’ancêtre deKarl-le-Grand, dont le descendant règne aujourd’hui sous le nom deKarl-le-Sot&|160;?

–&|160;Vieillard&|160;! – s’écria Gaëlo, – quia pu ainsi t’instruire des aventures de ma famille&|160;?

–&|160;Ta famille est la mienne, – réponditEidiol, dont les yeux devinrent humides&|160;; – je suis, commetoi, descendant de Joel, le Brenn de la tribu de Karnak&|160;; mongrand-père était le frère de ton aïeul.

–&|160;Que dis-tu&|160;? – s’écria Gaëlo, – tuserais comme moi de la race de Joel&|160;?

–&|160;Ces mots que tu portes tracés sur lebras en signe de reconnaissance, je les porte aussi, de même quemon fils et ma fille, selon la sage recommandation deRonan-le-Vagre, l’un de nos aïeux, qui vivait au temps del’infâme Brunehaut&|160;!

–&|160;Nous sommes parents&|160;! –s’écrièrent à la fois Anne et Guyrion en se rapprochant de Gaëlo,tandis que la belle Shigne et Rustique-le-Gai écoutaient cetentretien avec un redoublement d’intérêt.

–&|160;Nous sommes parents&|160;! – repritGaëlo en regardant tour à tour le vieillard, Anne et Guyrion&|160;;puis s’adressant à la guerrière&|160;: – Shigne, je te rendsdoublement grâce&|160;; la jeune fille si généreusement sauvée partoi était de ma famille&|160;!

–&|160;Quelle soit pour moi une sœur, – dit laguerrière de sa voix grave et sonore&|160;; – mon épée la défendratoujours.

–&|160;Et à défaut de votre épée, bellehéroïne, – reprit Rustique, – mes deux bras joints à ceux de maîtreEidiol et de mon ami Guyrion protégeront Anne-la-Douce, quoique lemalheur ait voulu que depuis hier, nos trois paires de bras nel’aient guère protégée, la pauvre chère fille&|160;!

–&|160;Bon père, – dit Gaëlo à Eidiol, – quandavez-vous donc quitté la Bretagne pour venir à Paris&|160;?

–&|160;Ton grand-père Ewrag avait deux frères,comme lui fils de Vortigern. Lorsque, après la funeste divisiondont tu parles, Ewrag abandonna la Bretagne pour aller vivre aupays des North-mans, ses deux frères Rosneven etGomer (ce dernier fut mon aïeul), continuèrent d’habiterle berceau de notre famille près des pierres sacrées deKarnak&|160;; NOMINOÉ, JUDICAËL, ALLAN-BARBE-FORTE, furent tour àtour élus chefs des chefs de l’Armorique. Plus d’une fois encoreles armées des Franks envahirent et ravagèrent notre pays, mais ilsne purent y établir leur conquête d’une manière durable comme dansles autres contrées de la Gaule&|160;; l’influence druidique,quoique abâtardie par la religion de Rome, entretint longtempsencore chez nos rudes populations la haine de l’étranger.Malheureusement les perfides conseils des prêtres catholiques etl’exemple des seigneurs Franks devenus peu à peu possesseurshéréditaires des terres et des hommes de la Gaule par droit deconquête, eurent une funeste influence sur les chefs Bretons&|160;;élus d’abord librement par les peuples libres, selon l’antiquecoutume gauloise, en raison de leur vaillance, de leur sagesse etde leur patriotisme, ces chefs nés de l’élection voulurent rendrele pouvoir héréditaire dans leurs familles, ainsi que les seigneursdes autres provinces de la Gaule. Les prêtres catholiques, indignescomplices de toutes les usurpations dont ils profitent, s’unissantaux chefs bretons pour accomplir cette grande iniquité, prêchèrent,ordonnèrent aux peuples la soumission à ces nouveaux seigneurs,comme ils avaient ordonné la soumission envers Clovis et sesLeudes. Peu à peu la Bretagne perdit ses vieilles franchises&|160;;les chefs, jadis électifs et temporaires, devenus héréditaires ettout-puissants à l’aide du clergé, enlevèrent aux peuples bretonspresque toutes leurs libertés&|160;; mais du moins jamais ils neles ont jamais jusqu’ici dégradés à ce point de les traiter enesclaves ou en serfs&|160;; l’on peut encore se croire libre enBretagne&|160;! si l’on songe à l’horrible servitude qui écrase lesautres pays de la Gaule, et du moins les seigneurs de l’Armoriquesont de race bretonne. Des deux frères de ton aïeul, l’un, Gomer,mon grand-père, vit avec douleur et indignation cet abaissement dela Bretagne. Gomer était marin&|160;; établi au port de Vannescomme Albinik, l’un de nos ancêtres qui, par point d’honneur,épargna la flotte de César, Gomer naviguant sur toute la côte,faisait souvent les voyages d’Angleterre et portait aussi deschargements jusqu’aux embouchures de la Somme et de la Seine. Unefois il remonta ce fleuve jusqu’à Paris&|160;; son métier de marinle mit en rapport avec le doyen de la corporation des nautonniersparisiens qui avait une fille belle et sage&|160;; mon aïeull’épousa&|160;; mon père naquit de cette union. Il fut marinier,j’ai fait le même métier&|160;; ma vie a été jusqu’ici aussiheureuse qu’elle peut l’être en ces tristes temps. Deux malheursseulement m’ont frappé&|160;: la mort de ma pauvre Marthe que j’aiperdue hier, et il y a trente ans, la disparition d’une fille, lapremière née de mes enfants&|160;; elle s’appelait Jeanike.

–&|160;Et comment a-t-elle disparu&|160;?

–&|160;Ma femme, alors malade, avait confiécette enfant à l’une de nos voisines pour la conduire à lapromenade hors de la Cité. Jamais nous n’avons revu ni la voisineni ma fille.

–&|160;Heureusement les enfants qui vousrestent ont dû rendre votre chagrin moins cruel, – repritGaëlo&|160;; – et n’avez-vous pas eu de nouvelles de la branche denotre famille restée en Bretagne&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! aucune&|160;; seulementj’ai su par un voyageur que la tyrannie des seigneurs bretonshéréditaires sur ces hommes qu’ils appellent leurs sujetset qui autrefois étaient leurs égaux, s’augmente de plus enplus&|160;; les prêtres catholiques dominent en maîtres dansl’Armorique. Cette double oppression me semble à moi encore plusinique que celle des Franks&|160;; n’est-il pas odieux de subirl’oppression des hommes de notre race, de notre sang&|160;? Aussi,ai-je comme mon père perdu tout espoir et tout désir de retourneren Bretagne&|160;!

–&|160;Eidiol, – reprit Gaëlo en ramassant lefer de la flèche que le vieillard avait laissé tomber à terre,après l’avoir extrait de la blessure du jeune pirate, – gardez cefer de flèche, il augmentera le nombre des reliques denotre famille, si vous retrouvez jamais ceux de nos parents qui,habitant peut-être encore la Bretagne, ont conservé sans doute leslégendes de nos aïeux.

Un tumulte, d’abord lointain, puis de plus enplus rapproché, interrompit Gaëlo. Bientôt l’on entendit le pas deschevaux et le cliquetis des armures. Rustique courut entr’ouvrir leventail mobile et supérieur de la porte d’entrée, regarda en dehorset se retournant, dit à demi-voix&|160;: – C’est le ComteRoth-bert, il passe avec ses hommes et l’archevêque de Rouen&|160;;il revient sans doute des remparts et retourne à son châtelet.

–&|160;Bon père, – dit vivement Gaëlo enrebouclant son brassard, car pendant son entretien avec levieillard, Guyrion et Rustique-le-Gai avaient achevé le pansementde la blessure du pirate&|160;; – bon père, vous m’avez promis deme conduire, moi et ma compagne, au palais du Comte de Paris&|160;;venez, le temps presse, j’ai hâte d’accomplir ma mission… elle estétrange.

–&|160;Cette mission, – dit Eidiol, – quelleest-elle&|160;?

–&|160;La belle Shigne va signifier au Comteque Rolf, le pirate north-man, veut épouser Ghisèle, fille deKarl-le-Sot, roi des Français, et moi je vais signifier au comteque Rolf veut en dot la Neustrie.

Eidiol resta un moment muet de stupeur, tandisque Rustique-le-Gai s’écriait en riant aux éclats&|160;: –Quoi&|160;! ce vieux brigand de Rolf a suivi mes conseils&|160;!Par l’œil qui manque à ce vilain borgne&|160;! je ne me croyais passi bon conseiller&|160;!

–&|160;Ô vengeance divine et sainte&|160;! –s’écria Eidiol, – comme elles finissent ces races royales issues dela conquête&|160;! L’un des descendants de Joël a refusé d’être legeôlier du dernier rejeton de Clovis, et c’est encore un de tesdescendants, ô Joël, qui va dire au rejeton dégénéré deKarl-le-Grand, cette seconde lignée de nos conquérants&|160;:«&|160;Donne ta fille à un vieux pirate souillé de tous les crimeset abandonne-lui l’une des plus belles provinces qui te restent,sinon, tremble pour ta couronne&|160;!&|160;»

Quelques instants après, la belle Shigne etGaëlo, ayant endossé par-dessus leurs armures les casaques àcapuchon des mariniers parisiens, se rendaient au château du ComteRoth-bert, guidés par Eidiol.

*

* *

L’un des pavillons de la résidence royale deCompiègne servait d’habitation à Ghisèle, fille deKarl-le-Sot, roi des Franks&|160;; elle se tenaitd’habitude avec ses femmes dans la grande salle du premierétage&|160;; une haute et étroite fenêtre garnie de petits vitraux,percée dans une muraille de dix pieds d’épaisseur, s’ouvrait sur lasombre et immense forêt au milieu de laquelle s’élevait le châteaude Compiègne. Ghisèle, ce matin-là, travaillait à un morceau detapisserie&|160;: elle venait d’atteindre sa quatorzièmeannée, Karl-le-Sot, marié à seize ans, ayant été père àdix-sept&|160;: la figure de Ghisèle était enfantine etdouce&|160;; sa nourrice, femme d’environ trente-six ans, se tenaitauprès d’elle, lui donnant les laines de couleurs variées dont seservait la jeune princesse pour son travail. À ses pieds, sur unescabeau, se tenait Yvonne, sa sœur de lait&|160;; plus loinquelques filles assises sur leurs talons, filaient leur quenouilleou s’occupaient de divers ouvrages de lingerie.

–&|160;Jeanike, – disait Ghisèle à sanourrice, – mon père vient toujours m’embrasser chaque matin, et iln’est pas encore venu&|160;? voici pourtant le soleil déjàhaut.

–&|160;Je vous l’ai dit, le Comte Roth-bert etle seigneur Francon, archevêque de Rouen[23], accompagnés d’une nombreuse escorte,sont arrivés cette nuit de Paris&|160;; le chambellan est allééveiller le roi votre père, et depuis quatre heures du matin ils’entretient avec le seigneur Comte et le seigneur archevêque.

–&|160;Ce voyage de nuit m’inquiète&|160;:pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une mauvaise nouvelle&|160;?

–&|160;Quelle mauvaise nouvelle y a-t-il àcraindre&|160;? croirait-on pas que les North-mans sont àParis, comme dit le proverbe&|160;? – reprit la nourrice ensouriant et haussant les épaules&|160;; – ne vous alarmez donc pasainsi, chère fille.

–&|160;Je sais, Jeanike, que les North-mans nesont pas à Paris. Dieu nous sauve de ces pirates maudits&|160;!

–&|160;Le chapelain assurait l’autre jour, –reprit Yvonne, – qu’ils ont des pieds de bouc et sur la tête descornes de bœuf.

–&|160;Tais-toi&|160;! tais-toi&|160;! –reprit Ghisèle en frissonnant, – ne parle pas de ces païens, leurnom seul me fait horreur&|160;! Hélas&|160;! n’ont-ils pas faitmourir ma mère&|160;!

–&|160;Il est vrai, – reprit tristement lanourrice. – Ah&|160;! ce fut une nuit fatale que celle où cesdémons, conduits par Rolf le damné, attaquèrent le château deKersy-sur-l’Oise, après avoir remonté cette rivière. Lareine votre mère vous nourrissait&|160;; elle ressentit une telleépouvante que son sein tarit, et elle mourut. De ce moment vousavez partagé mon lait avec ma petite Yvonne. J’avais étéjusqu’alors très-malheureuse&|160;; enfant trouvée, vendue toutepetite à l’intendant du domaine royal de Kersy, mon sort s’estamélioré lors que je suis devenue votre nourrice, et mon fils aînéGermain est devenu l’un des serfs forestiers des bois deCompiègne.

–&|160;Ah&|160;! nourrice, – reprit ensoupirant Ghisèle, dont les yeux se remplirent de larmes, – chacuna ses peines&|160;! Je suis fille de roi, mais je n’ai plus demère&|160;; aussi par pitié ne prononce jamais devant moi le nomdes North-mans&|160;! ces monstres qui m’ont privée des tendressesmaternelles&|160;!

–&|160;Allons, chère fille, ne pleurez pasainsi, – dit affectueusement Jeanike, en essuyant les yeux deGhisèle, tandis que sa sœur de lait, agenouillée sur son escabeau,ne pouvant non plus retenir ses pleurs, regardait la jeuneprincesse d’un air navré.

À ce moment, le rideau qui remplaçait la portede la chambre se souleva, et le roi des Français Karl-le-Sot,entra. Ce descendant de Karl, le grand empereur, avait alorstrente-deux ans&|160;; ses yeux à fleur de tête, sa lèvreinférieure presque toujours pendante, son menton rentré, donnaientà sa physionomie une apparence si stupide, si épaisse, qu’à la mineon l’eût surnommé le Sot&|160;; ses longs cheveux, symbolede race royale, encadraient sa figure bouffie terminée par unebarbe clair-semée&|160;; il semblait profondément abattu, et ditbrusquement à Jeanike&|160;: – Dehors nourrice, dehors tout lemonde&|160;! – Le roi resta seul avec Ghisèle, qui l’embrassatendrement, cherchant dans sa présence une consolation aux péniblespensées que venait d’éveiller le souvenir de sa mère. Karl-le-Sotse prêta aux caresses de sa fille et lui dit&|160;: – Bonjour,enfant, bonjour&|160;; mais pourquoi pleurer&|160;? tes yeux sontrouges de larmes&|160;?

–&|160;Ce n’est rien, mon bon père&|160;;j’étais triste, votre vue me fait oublier mon chagrin. Vous veneztard ce matin&|160;? ma nourrice m’a dit que cette nuit le Comte deParis est arrivé avec le seigneur archevêque de Rouen&|160;? – Leroi fit, en soupirant, un signe de tête affirmatif. – Ils ne vousont pas, je l’espère, apporté de fâcheuses nouvelles&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! – répondit Karl-le-Sot ensoupirant de nouveau et hochant la tête, – elles seraient fortdésastreuses, ces nouvelles, si je n’acceptais point certainesconditions&|160;!

–&|160;Et ces conditions, sera-t-il en votrepouvoir de les remplir&|160;? – Ghisèle, en disant ces mots,regarda son père d’un air si naïf, si doux, que Karl, sot, mais nonpoint méchant, parut troublé, attendri, baissa les yeux devant safille, et répondit en balbutiant&|160;:

–&|160;Ces conditions&|160;! ah&|160;! cesconditions, elles sont dures&|160;!… oh&|160;! très-dures&|160;!…Mais enfin… que faire&|160;? j’aurais beau vouloir regimber&|160;;on me force… Que veux-tu que je fasse, moi, si l’on meforce&|160;?

–&|160;On force votre volonté, à vous, monpère, à vous, le roi des Français&|160;?

–&|160;Le roi des Français, moi&|160;! –s’écria Karl avec amertume et colère. – Est-ce qu’il y aaujourd’hui un roi des Français&|160;? Ce sont les comtes, lesduks, les marquis, les évêques, les abbés, qui sont rois&|160;!Est-ce que depuis un siècle, grâce à notre faiblesse, les seigneursne se sont pas tous rendus maîtres et souverains héréditaires descomtés, des duchés, qu’ils devaient seulement gouverner en notrenom&|160;? C’est vrai cela, Ghisèle&|160;; enfin, voyons, dis-moiqui règne dans le Vermandois… est-ce moi&|160;? Non, c’est lecomte Héribert… Qui règne sur le pays de Melun, est-cemoi&|160;? Non, c’est le comte Errenger&|160;; et sur lepays de Reims&|160;? c’est l’archevêque Foulques&|160;; eten Provence&|160;! c’est le duk Louis-l’Aveugle&|160;; eten Lorraine&|160;? c’est le duk Louis&|160;IV&|160;; et enBourgogne&|160;? c’est le duk Rodulf&|160;; et enBretagne&|160;? c’est le duk Allan… Oui, oui, c’est ainsique ces brigands-là, et tant d’autres larrons, grands ou petits,nous ont dépouillé, province à province, pièce à pièce, du royalhéritage de nos pères… Je te dis cela, mon enfant, pour te fairecomprendre que si dures que soient les conditions qu’on m’impose,il me faut, hélas&|160;! les subir. Les seigneurs commandent,j’obéis&|160;; est-ce que je peux leur résister&|160;? Ne sont-ilspas retranchés dans leurs châteaux forts, dont ils ont hérissé laGaule, malgré les ordres de mes ancêtres&|160;; c’est à peine sij’ai assez de soldats pour défendre le peu de territoire qui mereste&|160;; car enfin, sur quoi est-ce que je règne aujourd’hui,moi, descendant de Karl-le-Grand, ce redoutable empereur quirégnait sur le monde&|160;? Je n’ai plus la centième partie de laGaule&|160;! Mais dame, non&|160;; fais mon compte, Ghisèle, faismon compte, tu verras qu’il ne me reste rien que l’Orléanais, laNeustrie, le pays de Laon, et mes domaines de Compiègne, deFontainebleau, de Braine et de Kersy. Comment veux-tu qu’avec sipeu de puissance je résiste aux seigneurs, et que je dise non,quand ils ordonnent&|160;? – Puis, frappant du pied avec colère,Karl-le-Sot fermant les poings s’écria&|160;: – Oh&|160;! ma pauvreGhisèle&|160;! si nous avions pour nous défendre notre ancêtre,Karl-le-Grand, on ne nous ferait pas ainsi la loi, va&|160;!oh&|160;! ce vaillant empereur, comme il les écraserait dans leursrepaires fortifiés, ces insolents seigneurs&|160;! eux quiaujourd’hui me forcent de te… – Puis, n’osant achever, de crainted’épouvanter sa fille, le malheureux s’écria en gémissant&|160;: –Hélas&|160;! hélas&|160;! je n’ai ni courage, ni volonté, nipouvoir&|160;! Ils m’appellent le Sot&|160;! ils ont raison, –ajouta le roi avec accablement et en pleurant. – Oui, oui, je suisun sot&|160;! mais un pauvre sot bien à plaindre&|160;! en cemoment surtout… mon enfant&|160;!

–&|160;Mon bon père&|160;! – reprit Ghisèle ense jetant au cou du roi tout en larmes, – ne vous affligez pasainsi&|160;; ne vous restera-t-il pas toujours assez de domainespour y vivre en paix avec votre fille, qui vous chérit, et vosserviteurs, qui vous aiment&|160;?

Le roi regarda fixement Ghisèle, et essuyantses yeux du revers de sa main, il lui dit d’une voix entrecoupée desanglots&|160;: – Sais-tu ce que cette nuit le Comte Roth-bert… –Puis, s’interrompant, il ajouta avec une explosion de vainecolère&|160;: – Oh&|160;! cette race des Comtes de Paris, jel’abhorre&|160;! ils nous ont encore, ceux-là, volé la duché deFrance… Tiens, crois-moi, chère petite, ces gens-là sont nosennemis les plus dangereux&|160;! tu verras qu’un beau jour ceRoth-bert me détrônera tout à fait, comme son frère Eudes a détrônéKarl-le-Gros&|160;! Ô race félonne, audacieuse et pillarde&|160;!avec quel bonheur je t’exterminerais, si j’avais la force deKarl-le-Grand&|160;! Mais je suis sans courage… je n’ose passeulement les faire tuer&|160;; ils le savent bien. Aussi memettent-ils sous leurs pieds&|160;! – ajouta le roi ensanglotant.

–&|160;Je vous en conjure, mon tendre père,chassez ces sinistres pensées… Mais que vous a-t-il dit ce méchantComte de Paris&|160;?

–&|160;Il m’a dit d’abord que les North-mansétaient devant Paris&|160;!

–&|160;Les North-mans&|160;! – s’écria Ghisèleavec épouvante, en devenant pâle et frissonnant de tout son corps.– Les North-mans devant Paris&|160;! oh&|160;! malheur&|160;!malheur à nous&|160;! – Et elle cacha dans ses mains son visagelivide baigné de larmes, tandis que le roi, n’osant lever les yeuxsur elle, reprenait avec un embarras mortel, hésitant, balbutiant àchaque mot&|160;:

–&|160;Le Comte de Paris m’a donc appris queles North-mans étaient devant la cité. Moi, je lui ai dit&|160;:«&|160;Que veux-tu que je fasse à cela&|160;? je n’ai point desoldats, point d’argent&|160;; vous autres seigneurs, vous êtesmaîtres de presque toute la Gaule, conquête de mes ancêtres,défendez vos possessions, ça vous regarde.&|160;» Sais-tu laréponse de cet audacieux Comte de Paris&|160;?

–&|160;Non, mon père, – reprit Ghisèle d’unevoix étouffée par les sanglots et la terreur insurmontable que luicausait l’approche des pirates.

–&|160;Roth-bert m’a répondu&|160;: «&|160;LesNorth-mans menacent de mettre Paris à feu et à sang, de ravager denouveau la Gaule&|160;; on ne peut leur résister. La plupart desvilains et des serfs, lorsqu’ils ne se joignent pas à ces démonspour piller, refusent de les combattre&|160;; nos guerriers, à nousautres seigneurs, sont en trop petit nombre pour résister auxpirates&|160;; il faut traiter avec eux.&|160;» Alors, tu conçois,ma petite Ghisèle, j’ai dit au Comte&|160;: «&|160;Eh bien, traite,c’est ton affaire, puisque ces païens assiègent ta cité de Paris etsont au cœur de ta duché de France. – Ainsi, ai-je fait, – m’arépondu Roth-bert. – j’ai traité en ton nom avec les envoyés deRolf, le chef des North-mans.&|160;»

–&|160;Quoi&|160;! mon père, il vitencore&|160;! – murmura Ghisèle en joignant les mains avec horreur,– ce pirate souillé de tant de crimes, de tant de sacrilèges, cemonstre qui a causé la mort de ma mère&|160;! il vitencore&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! oui, il vit encore pournotre désolation à tous deux, chère fille&|160;; car ce damnéRoth-bert, afin de sauver sa cité de Paris et sa duché de Francedes griffes de ce vieux brigand, a promis en mon nom que je luiabandonnerais la Neustrie… la Neustrie, la meilleure province quime reste, et de plus…

Mais comme le roi hésitait à achever saphrase, Ghisèle, essuyant ses larmes, lui dit presquemachinalement&|160;: – Et de plus, qu’exige-t-on encore, monpère&|160;?

Karl garda le silence, tressaillit&|160;;puis, surmontant l’imbécile faiblesse de son caractère, il s’écriaen fondant en larmes&|160;: – Non, non, je ne veux pas&|160;! sisot que je sois, cela ne sera pas… non, au moins une fois dans mavie, j’agirai en roi&|160;! – Et serrant sa fille entre ses bras,il la couvrit de larmes et de baisers en lui disant&|160;: – Non,non, il ne l’aura pas ma Ghisèle, ce vieux brigand&|160;! lui,t’épouser… toi, petite-fille de Karl-le-Grand… toi, une enfant dequatorze ans à peine… Tiens, plutôt que de te voir la femme deRolf, je te tuerais… et moi ensuite…

Ghisèle écoutait son père presque sans lecomprendre, croyant à l’égarement de l’esprit de ce malheureux.Elle le contemplait avec un mélange de doute et de stupeur,lorsqu’un nouveau personnage entra dans la salle&|160;; cet hommeétait Francon, archevêque de Rouen. Sa figure impassible,froide et dure, ressemblait à un masque de marbre&|160;; ils’avança lentement jusqu’auprès de Ghisèle et du roi qui setenaient encore étroitement embrassés, puis il dit de sa voix âpreet brève, en indiquant du geste le rideau derrière lequel ils’était tenu jusqu’alors caché. – Karl, j’étais là, j’ai toutentendu.

–&|160;Tu m’épiais, – s’écria le roi, – tu asosé m’épier&|160;?

–&|160;Je me défiais de ta faiblesse&|160;;après notre entretien avec Roth-bert, je t’ai suivi, j’ai toutentendu. – Puis s’adressant à la jeune fille qui éperdue étaitretombée sur son siège et frissonnait de tous ses membres,l’archevêque de Rouen ajouta d’une voix solennelle,menaçante&|160;: – Ghisèle, écoute-moi&|160;; ton père t’a ditvrai, il n’est plus roi que de nom&|160;; le peu de territoire dontil demeure encore maître est comme sa couronne à la merci desseigneurs franks&|160;; ils le détrôneront quand il leur plaira, demême qu’ils ont détrôné Karl-le-Gros, et couronné il y a vingt-cinqans Eudes, Comte de Paris.

–&|160;Oui, oui… et il se trouvera encore unévêque pour sacrer le nouvel usurpateur, comme il s’en est trouvéun pour sacrer le Comte Eudes, n’est-ce pas, Francon&|160;? –s’écria Karl-le-Sot avec amertume. – Telle est la gratitude desprêtres envers la descendance de ces rois franks qui ont rendul’Église si puissante et si riche&|160;!

–&|160;L’Église ne doit rien aux rois et ilslui doivent la rémission de leurs péchés&|160;! – réponditdédaigneusement l’archevêque&|160;; – si les rois ont beaucoupdonné à l’Église ici-bas, ils ont reçu au centuple dans le ciel etpour l’éternité&|160;; écoute donc mes paroles, Ghisèle… –L’infortunée ne répondit pas, elle ne voyait plus, n’entendaitplus&|160;; à demi morte de terreur, elle poussait de temps à autreun douloureux gémissement. Le prélat jetant un regard dominateur etcourroucé sur le roi qui tâchait en vain de ranimer sa fille,reprit&|160;: – Ghisèle, prends garde&|160;! si par suite de tonrefus ou celui de ton père les païens north-mans recommençaient enGaule la guerre terrible, sacrilège, à laquelle ils ont promis demettre fin dans le cas où ton père accorderait à leur chef Rolf, tamain et la Neustrie&|160;! ton père et toi vous seriez seulsresponsables des maux affreux qui de nouveau désoleraient notrepays&|160;!

–&|160;Francon, écoute-moi à ton tour, –reprit Karl-le-Sot d’une voix suppliante, tandis que sa fille, sonvisage caché dans ses mains, ne pouvait contenir ses plaintesdéchirantes, – saint archevêque, un mot seulement&|160;: lesseigneurs, tu l’as dit, sont plus rois que moi&|160;; ils ont commemoi des provinces et des filles&|160;; que ne donnent-ils à Rolfune de leurs provinces et une de leurs filles&|160;?

–&|160;Rolf veut la Neustrie… et la Neustriet’appartient&|160;; Rolf veut Ghisèle… et Ghisèle est ta fille.

–&|160;Moi épouser ce monstre qui a faitmourir ma mère&|160;! – s’écria Ghisèle, – non, jamais&|160;!oh&|160;! jamais&|160;!… j’aime mieux mourir&|160;!

–&|160;Alors malédiction sur toi en ce mondeet dans l’autre&|160;! – s’écria l’archevêque d’une voixtonnante&|160;; – le sang qui va couler dans ces guerres impiesretombera sur ton père et sur toi, car ce sang vous pouviezl’empêcher de couler&|160;! ces dévastations sacrilèges des saintslieux, ton père et toi vous en répondrez devant Dieu, car cessacrilèges vous pouviez les empêcher&|160;! ces crimes abominablesvous les expierez ici-bas par l’excommunication, et après cette viepar les flammes éternelles. Oui, Karl, entends-tu&|160;?l’excommunication&|160;! damné en ce monde&|160;! tous te fuirontcomme un objet d’horreur&|160;; tous seront envers toi déliés del’obéissance. L’Église qui t’avait sacré roi te déclarera maudit etdéchu du trône&|160;!

La terreur de Karl-le-Sot était à soncomble&|160;; tombant à genoux devant le prêtre catholique, iljoignit les mains et s’écria&|160;: – Grâce&|160;! grâce, saintévêque&|160;! je donnerai à Rolf la Neustrie, apaise-toi&|160;;mais ma fille&|160;? vois&|160;! elle est quasi folle et mourante àla seule pensée d’épouser Rolf, ce vieux brigand souillé demeurtres, de sacrilèges&|160;! Et toi, un saint homme de Dieu, tume menaces d’excommunication, si je ne donne pas à ce scélérat mafille en mariage&|160;! mais elle a quatorze ans à peine&|160;!Quatorze ans&|160;! c’est déjà presque un crime de marier uneenfant de cet âge&|160;; et puis si timide, si craintive,hélas&|160;! la mettre dans le lit de ce monstre, c’est latuer&|160;! – Et le malheureux sanglotait, les mains jointes&|160;:– Grâce&|160;! grâce&|160;! comment peux-tu me menacer des peineséternelles parce que je refuse de livrer mon enfant à un bandit quel’Église a cent fois maudit, excommunié pour ses crimesabominables&|160;?

–&|160;Rolf recevra le baptême&|160;! –répondit l’archevêque de Rouen d’une voix solennelle&|160;; – l’eaulustrale effacera ses souillures, c’est vêtu de la robe blanche ducatéchumène, symbole de l’innocence, qu’il entrera dans le litnuptial.

–&|160;Au secours&|160;! nourrice, ausecours&|160;! ma fille se meurt&|160;! – s’écria Karl-le-Sot, enserrant convulsivement entre ses bras Ghisèle, qui venait des’évanouir, pâle et glacée comme une morte.

*

* *

La ville de Rouen était ce jour-làtrès-animée&|160;; la foule, encombrant les rues, se dirigeait entumulte vers la basilique dont les cloches sonnaient à toute volée.Parmi ceux qui se rendaient aux abords de l’église, se trouvaientEidiol, sa fille Anne-la-Douce, Guyrion-le-Plongeur etRustique-le-Gai&|160;; partis de Paris l’avant-veille, ils avaientdescendu la Seine jusqu’à Rouen, dans le bateau du doyen desmariniers parisiens&|160;; navigation de plaisir etd’utilité&|160;: Eidiol, en amenant à Rouen un chargement demarchandises, venait assister au mariage de la fille deKarl-le-Sot, roi des Français, avec Rolf, chef des North-mans,désormais duk souverain de Neustrie qui prenait le nom deNorth-mandie. Telle était la juste indifférence de notrepauvre peuple de vilains et de serfs pour la forme de son joug, quele populaire de Rouen, capitale de la Neustrie, devenueNorth-mandie, se réjouissait presque de voir cette grande provinceau pouvoir des pirates&|160;; le populaire jouissait encore de lacruelle humiliation de ce roi descendant des conquérants de notremère-patrie, avili, méprisé par les seigneurs de sa race, forcé pareux et par le clergé catholique de donner sa fille au vieux Rolf.Eidiol et sa famille partageaient le sentiment de tous et sehâtaient d’arriver sur la place de la basilique afin d’assister audéfilé du cortège nuptial&|160;; Anne donnait le bras à son père età son frère&|160;; Rustique les précédait, tâchant de leur frayerun passage à travers la multitude de plus en plus compacte auxabords de la cathédrale&|160;; la famille d’Eidiol parvint àl’angle d’une rue qui débouchait sur la place. – Maître Eidiol, –dit Rustique, – voici près de cette maison une borne, faites-ymonter Anne, elle verra de coin le cortège.

–&|160;Non, Rustique, – répondit timidement lajeune fille, – je n’oserais.

–&|160;Montes-y toi, Rustique, – dit levieillard&|160;; – si nous ne pouvons voir par nos yeux, nousverrons par les tiens&|160;; moi et mon fils nous allons resterauprès d’Anne.

À ce moment le bruit lointain des clairons sejoignit au tintement redoublé des cloches, et une grande clameurcourut dans la foule. – Voici le cortège, s’écria Rustique, – ildébouche dans la place, des sonneurs de clairons à cheval ouvrentla marche, puis viennent des cavaliers franks, armés de lances auxbanderoles flottantes&|160;; ils portent suspendus à leur cou desboucliers peints et dorés. Ah&|160;! voici les pirates north-manscouverts de leurs armures, et l’étendard du vieux Rolf&|160;; onvoit sur ce drapeau un corbeau de mer les serres et le bec ouverts.Pousse ton cri de triomphe, vieux corbeau de mer&|160;! ta proieest belle&|160;: une province de la Gaule et la fille d’unroi&|160;!

–&|160;Ah&|160;! Rustique, pouvez-vousplaisanter ainsi&|160;! – dit Anne-la-Douce d’un ton de triste etaffectueux reproche, – pauvre petite Ghisèle&|160;! épouser cevieux monstre&|160;! La voyez-vous d’ici, Rustique, cetteinfortunée&|160;?

–&|160;Non, pas encore&|160;; voici maintenantles femmes pirates&|160;; oh&|160;! qu’elles sont fières sous leursarmures de mailles d’acier ayant au bras leurs boucliers couleurd’azur&|160;! Ce sont maintenant les seigneurs de la suite du Comtede Paris, avec leurs longues robes brodées d’or et garnies defourrures. Tiens, ils s’arrêtent soudain&|160;; ils se retournentavec inquiétude&|160;; que se passe-t-il donc&|160;? – EtRustique-le-Gai s’appuyant à la muraille se dressa sur la pointedes pieds afin de voir de plus loin&|160;; au bout d’un instant ils’écria&|160;: – Oh&|160;! la pauvrette&|160;! Anne, vous aviezraison, quoique fille de roi elle est à plaindre.

–&|160;Est-ce de Ghisèle que vous parlez,Rustique&|160;? – dit la jeune fille, – que lui est-ilarrivé&|160;?

–&|160;Elle s’avançait soutenue sur le bras deKarl-le-Sot, plus pâle qu’une morte sous sa robe blanche defiancée, lorsque soudain les forces lui ont manqué tout à fait, etsans plusieurs seigneurs qui l’ont soutenue elle tombait évanouiesur le sol.

–&|160;Ah&|160;! mon père, – dit Anne-la-Douceà Eidiol, les yeux humides de larmes, – le sort de cette infortunéen’est-il pas affreux&|160;?

–&|160;Affreux, oui, et moins affreux pourtantque le sort de ces milliers de femmes de notre race qui ont étéviolentées par les seigneurs franks ou les gens d’église leurscomplices&|160;! Sortant de la couche de leurs maîtres, ellesretournaient aux écrasants labeurs de la servitude, avilies,battues, achetées, vendues comme bétail, mourant à la peine ou sousles coups, ignorant les saintes joies de la famille, dépravées,abruties par l’esclavage. Telle est, depuis des siècles, telle estencore la condition de ces infortunées. Va, mon enfant, pour unefille de roi qui souffre, combien de milliers de femmes de notrerace jadis libre, sont mortes dans les tortures de la chair et del’âme&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mon père, cette pauvrefille de roi est innocente de ces maux&|160;!

–&|160;Ma sœur, – reprit Guyrion, – et cesmilliers de femmes dont te parle mon père, avaient-elles méritéleurs tortures&|160;?

–&|160;Maître Eidiol, – reprit Rustique, qui,toujours debout sur la borne, était resté étranger à l’entretienprécédent, – la fille de Karl-le-Sot a repris ses sens, elles’avance soutenue par son père et par le Comte de Paris. VoiciRolf&|160;; il porte, sur son armure de guerre, une longue chemiseblanche…

–&|160;Symbole de l’innocence qu’il doit aubaptême, – reprit Guyrion en haussant les épaules. – C’est d’un bonexemple pour les scélérats&|160;: souillez-vous de tous les crimes,endossez par là-dessus une chemise blanche, tout est dit, vous êtesabsous.

–&|160;Mais l’Église vend ces chemises-là pluscher que les marchands de toile, – répondit Rustique-le-Gai&|160;;puis, continuant de regarder au loin, il reprit&|160;: – DerrièreRolf viennent notre parent Gaëlo et la belle Shigne&|160;; lecortège se remet en marche vers la basilique. Le clergé catholiqueayant à sa tête l’archevêque Francon, sort et s’arrête sous leportail. Ah&|160;! maître Eidiol, je suis ébloui, les pierreriesétincellent sur les chappes d’or&|160;! sur les mitres d’or&|160;!sur les crosses d’or&|160;! ce n’est qu’or, rubis, perles,émeraudes&|160;! la grande croix que l’on porte devant le clergéest aussi d’or, elle ruisselle de pierres précieuses&|160;!

–&|160;Ton sang seul ruisselait sur ta croixde bois, instrument de ton supplice, ô jeune homme deNazareth&|160;! – dit Eidiol, – ô Jésus&|160;! ouvriercharpentier&|160;! l’ami des pauvres en haillons, toi que notreaïeule Geneviève a vu mettre à mort à Jérusalem par les princes desprêtres, non moins splendidement vêtus que ces évêques&|160;!

–&|160;Ah&|160;! que de pain pour ceux qui ontfaim&|160;! que de vêtements pour ceux qui ont froid, l’onachèterait avec la mitre et la chappe d’or de l’un de ces nouveauxprinces des prêtres&|160;! – dit Rustique-le-Gai&|160;; – mais cespieux fainéants ne connaissent d’autres privations que cellesqu’ils font subir aux pauvres gens&|160;! – Puis, prêtantl’oreille, Rustique ajouta&|160;: – Entendez-vous, maître Eidiol,entendez-vous le chant du clergé&|160;? le son des orguesportatives&|160;? les clairons sonnent et résonnent&|160;! lescloches redoublent de fracas. Le roi, sa fille et le vieux Rolfentrent sous le portail de la basilique&|160;; les encensoirs d’orfument&|160;! se lèvent et s’abaissent, leur vapeur embaumée montevers le ciel&|160;!

–&|160;Les voilà toujours ces prêtres de Rome– s’écria le vieillard, – ils ont encensé Clovis, ils ont encenséle père de Karl-le-Grand qui détrôna la race de Clovis&|160;! etaujourd’hui voilà qu’ils encensent Rolf le pirate, Rolf lemeurtrier, Rolf le sacrilège&|160;!

–&|160;Que voulez-vous, maître Eidiol&|160;! –dit Rustique-le-Gai, – les prêtres encenseraient Satan, si Satanpayait l’encens&|160;!

*

* *

Le mariage de Rolf et de Ghisèle a été béni,consacré dans la somptueuse basilique de Rouen par l’archevêqueFrancon&|160;; l’union de Shigne et de Gaëlo, quoiqu’ils n’eussentaucun souci de cette bénédiction, a aussi été bénie par ceprélat&|160;; la cérémonie à peine achevée, Ghisèle, succombant àune nouvelle défaillance, a été emportée dans les bras de sesfemmes&|160;; Rolf, Karl-le-Sot, le Comte de Paris et les seigneursde leur suite se sont rendus dans l’immense salle du chapitre del’archevêché de Rouen. Karl-le-Sot portant sur sa tête la couronned’or des rois franks, à sa main le sceptre et traînant le longmanteau royal, monte et se tient debout sur une estrade élevée dequelques marches&|160;; à la droite de Karl et debout aussi, setiennent l’archevêque de Rouen et les évêques des diocèsesvoisins&|160;; à la gauche de Karl est Roth-bert, Comte de Paris,duc de France, ainsi que les comtes et vicomtes des pays deMontlhéry, d’Argenteuil, de Pontoise etautres seigneurs franks parmi lesquels on distingue Burchart,seigneur du pays de Montmorency, remarquable par sa grandetaille&|160;; au bas de l’estrade, en face du roi et de cetteassemblée de seigneurs et de prélats, se trouve Rolf accompagné deGaëlo, de la belle Shigne et des principaux chefs north-mans. Levieux pirate porte toujours la chemise blanche de néophytepar-dessus son amure&|160;; sa physionomie est triomphante,insolente et narquoise&|160;; Karl-le-Sot, triste, abattu, essuieses larmes à la dérobée&|160;; cet homme, malgré son imbécilefaiblesse, cet homme aime sa fille, et le sort de Ghisèlel’épouvante.

Radieux d’échapper aux nouveaux désastres queRolf menaçait de déchaîner sur la Gaule, le Comte de Paris,l’archevêque de Rouen, les autres seigneurs et prélats, savourentl’abjection de ce roi dont la lâcheté les sauve&|160;; mais siavili, si vain que soit son titre, ils le jalousent encore.L’archevêque Francon descend de l’estrade d’un pas majestueux,s’approche de Rolf et lui dit d’une voix solennelle&|160;:

–&|160;Karl, roi des Franks, a bien voulut’octroyer à toi et à tes hommes tous les champs, forêts, villes,bourgs, villages, habitants et bétail de la Neustrie…

– Si le roi que voici ne m’eût pas donné cetteprovince, je l’aurais prise, – dit Rolf en interrompant le prélat,– et à ce sujet, un mot, Francon&|160;? Tu m’as baptisé moi et meschampions, nous nous sommes (et tu sais pourquoi) laissé mettretout nus dans de grands cuveaux et asperger d’eau salée, vraiesaumure d’océan, après quoi nous avons revêtu par-dessus nosarmures une longue chemise blanche.

–&|160;C’est le sacré symbole de la pureté deton âme, lavée de toutes ses souillures par la sainte immersion dubaptême, – reprit l’archevêque d’une voix grave, – désormais tu escatholique et fils de l’Église de Rome&|160;!

–&|160;C’est dit, mais tu nous a fait payerfort cher tes cuveaux, tes chemises blanches et ton eau salée, cartu m’as demandé en retour pour l’Église toutes les terres desabbayes de mon duché de North-mandie&|160;; or c’est presque lequart de ma province&|160;!

&|160;

–&|160;Les biens de l’Église sont les biens deDieu&|160;! – répondit avec hauteur l’archevêque, – ce qui est àDieu est à Dieu, nulle puissance humaine ne peut s’enemparer&|160;!

–&|160;Prêtre&|160;! – s’écria Rolf enfronçant les sourcils et regardant Francon de travers, – ne medonne pas l’envie de chasser tes tonsurés de leurs abbayes pour teprouver une fois de plus que Rolf et ses champions prennent ougardent ce qui appartient à ton Dieu, quand ce qui appartient à tonDieu plaît à Rolf et à ses champions&|160;!

–&|160;Au diable l’homme au bonnet d’or à deuxpointes&|160;! – s’écrièrent quelques-uns des pirates nouvellementbaptisés&|160;; – quoi&|160;! nos navires regorgent encore desrichesses pillées par nous dans les abbayes et lesbasiliques&|160;! et ce prêtre vient nous parler de ce que son Dieuveut ou ne veut pas&|160;! Par le cheval blanc de notre DieuThomarog, qui en vaut bien un autre&|160;! est-ce qu’il nous prendpour des ânes, ce prêtre-là&|160;?

–&|160;Je vais lui répondre, mes champions, –reprit Rolf en se tournant vers ses pirates, et il dit àl’archevêque de Rouen&|160;: – Le vieux Rolf n’écume pas la merdepuis cinquante ans et plus, sans avoir appris que celui-là est unmaître-sot qui donne une baleine pour un hareng&|160;! Donc si j’aiconsenti à recevoir le baptême et à laisser en retour leurs abbayesà tes prêtres, c’est que tu m’as dit ceci&|160;: – «&|160;Toi ettes hommes, faites-vous catholiques, et l’Église menacera desflammes de l’enfer les serfs de la Neustrie s’ils ne se résignentpas à t’obéir et à travailler pour toi et pour tes hommes.&|160;»Je t’ai cru, Francon, parce que, vous autres gens d’église, vousêtes, je le sais, sans pareils pour châtrer les peuples&|160;;voilà l’histoire de mon baptême&|160;; maintenant tu viens memenacer au nom de ton Dieu, je reprends mes dons, reprends tachemise, – et il la dépouilla et la jeta aux pieds du prêtre&|160;;– je m’en taillerai à ma guise, et des culottes aussi, dans lesnappes d’autel de ton Dieu&|160;!

–&|160;Rolf, – dit l’archevêque, afind’apaiser le pirate, – la lumière de la foi n’a point encoresuffisamment éclairé les ténèbres où le paganisme avait plongé tonesprit&|160;; je ne te menace pas… je serai fidèle à nosconventions.

–&|160;Alors, c’est dit, – reprit lepirate&|160;; – donnant, donnant&|160;: si tes prêtres me serventbien et utilement, ils garderont leurs terres, seulement je veuxravoir par ailleurs les biens que je laisse à tes abbés. – Ets’adressant au roi qui, indifférent à cet entretien, restait muet,sombre et affligé&|160;: – Karl, tu m’as donné Ghisèle et laNeustrie, ce n’est point assez, la fille d’un roi doit être plusroyalement dotée. Ma duché de North-mandie confine à l’ouest laBretagne, je veux aussi posséder cette province[24].

–&|160;Tu la veux&|160;! – s’écriaKarl-le-Sot, sortant pour la première fois de son morne abattement,et témoignant une sorte de joie amère – Ah&|160;! tu veux laBretagne&|160;! sois satisfait, je te la donne de grand cœur, cettegracieuse province… Va, Rolf, vas-en prendre possession, et cela leplus tôt possible… Ce sera un beau jour pour moi que celui oùj’apprendrai que tu as mis le pied dans ce doux pays… Oui… oui,Rolf, crois-moi, de grand cœur je te la donne, cette docile etpaisible Armorique&|160;!

Le vieux pirate, assez surpris del’empressement du roi à lui faire une cession si considérable, seretourna vers ses hommes. Gaëlo lui dit à demi-voix&|160;:

–&|160;C’est un piège… Karl t’accorde ainsifacilement le pays des Bretons parce qu’il est imprenable.

–&|160;Il n’y a rien d’imprenable pour moi etpour vous, mes vaillants champions&|160;!

–&|160;Rolf, les Français, depuis six centsans, n’ont jamais pu s’établir en cette rude et indomptablecontrée&|160;; plusieurs fois ils l’ont envahie, vaincue… jamaisils ne l’ont soumise&|160;!

–&|160;Les North-mans dompteront ce que lesgens français n’ont pu dompter.

–&|160;Encore une fois, prends garde, – ditGaëlo. – L’Armorique sera le tombeau de tes plus vaillantssoldats.

Le vieux pirate haussa les épaules avecimpatience, et faisant deux pas vers le roi&|160;: – Ainsi, Karl,cette province est à moi… c’est dit&|160;?…

–&|160;Oui… oui, elle est à toi… et grand biente fasse, duk de North-mandie et de Bretagne&|160;!

–&|160;Rolf, – reprit Gaëlo à demi-voix, – unedernière fois, écoute mes paroles, renonce à tes prétentions surl’Armorique… elles te seraient fatales…

–&|160;Assez&|160;! – répondit le pirate avechauteur. – Rolf veut ce qu’il veut&|160;!

–&|160;Et moi, je te dis ceci, – repritfièrement Gaëlo&|160;: – De ce jour tu ne me compteras plus parmites hommes…

Le chef north-man allait demander au jeuneguerrier la cause de cette brusque résolution, lorsque l’archevêquede Rouen, s’adressant au vieux pirate, lui dit&|160;: – Karl t’ainvesti de la souveraineté des duchés de North-mandie et deBretagne, tu dois prêter foi et hommage à Karl, roi des Franks,comme à ton seigneur suzerain.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! à quoi bonceci&|160;?

–&|160;C’est l’usage… Ton investiture ne seracomplète qu’après cette formalité.

–&|160;Allons, soit&|160;; maisdépêchons&|160;; car j’ai faim et grand’hâte d’aller rejoindre mafemme… Elle m’affriande fort cette royale fillette&|160;!

–&|160;Rolf, répète après moi la formuleconsacrée, – dit l’archevêque de Rouen&|160;; et il prononça lesparoles suivantes, que le chef north-man redit à mesure aprèslui&|160;: «&|160;– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,indivisible Trinité, moi, Rolf, duk de North-mandie et de Bretagne,je jure foi et hommage à Karl, roi des Franks, je jure de luigarder la fidélité la plus entière, de lui prêter appui en tout, dene jamais soutenir à son préjudice ses ennemis par mes armes. Jejure ceci en présence de la Majesté divine et des âmes desbienheureux, espérant la bénédiction éternelle en récompense de mafidélité, Amen&|160;![25]&|160;»

Karl-le-Sot avait écouté ce serment de foi etd’hommage avec une sombre amertume, sachant par expérience lavanité de ces formules.

–&|160;Est-ce tout&|160;? – demanda le pirateà l’archevêque&|160;; – si c’est tout je vais aller souper etembrasser ma femme.

–&|160;Il reste une dernière formalité àremplir, – reprit l’archevêque. – Tu dois, Rolf, en signe derespect, baiser le pied du roi[26].

Le pirate croyant avoir mal entendu le prélat,lui dit, après un premier moment de surprise&|160;: – Répète donctes paroles…

–&|160;Je t’ai dit que, selon l’usage, tudevais, en signe de respect, baiser le pied du roi.

À ces mots de l’archevêque de Rouen, il y eutparmi les North-mans une explosion de huées, d’imprécations, demenaces. La seule pensée de l’acte humiliant que l’on osait exigerde leur chef les révoltait. Rolf, dont le visage s’était empourpréde fureur, avait répondu à la proposition de Francon par un gestesi menaçant, que l’archevêque, effrayé, s’était vivementreculé&|160;; mais après un moment de réflexion, le pirate, calmantd’un signe les cris tumultueux de ses hommes, se rapprocha del’archevêque, et lui dit d’un air sournois et farouche&|160;: –Ainsi… je dois baiser le pied de Karl&|160;?

–&|160;Oui, l’usage veut que tu donnes au roicette marque de respect.

–&|160;Mes champions, – dit le chef north-manà ses pirates en leur faisant un signe d’intelligence, – Rolf va,selon l’usage, prouver la grandeur de son respect pour le roi desFrançais. – Puis, s’avançant gravement vers Karl, il lui dit&|160;:– Allons, donne ton pied, que je le baise…

Le pauvre sot, toujours debout sur sonestrade, au bas de laquelle se trouvait Rolf, lui tendit son pieddroit&|160;; mais le vieux bandit, saisissant, à la hauteur de lacheville, la jambe que le roi lui tendait, la tira si violemment àlui, que, perdant l’équilibre, Karl-le-Sot tomba tout de son longet à la renverse sur l’estrade[27], tandisque Rolf, riant de son gros rire, s’écriait&|160;:

–&|160;Voilà comment le duk de Normandie et deBretagne témoigne son respect au roi des Franks&|160;!

La joviale brutalité du pirate fut accueilliepar les éclats de rire et les huées des North-mans. Les seigneursfranks et les prélats, loin de songer à venger l’outrage de leurroi, de qui Rolf venait d’épouser la fille, restèrent muets,immobiles, et souriant de la honte de Karl[28]. Gaëlovit ce descendant de Karl, le grand empereur, chercher à serelever, pleurant d’humiliation et de douleur, car, dans sa chute,il s’était blessé à la tête… son sang coulait…

*

* *

Eidiol, son fils, sa fille et Rustique-le-Gai,revenus de Rouen depuis deux jours, étaient réunis le soir dansleur pauvre maison de Paris. Plus que jamais ils s’apercevaient duvide que laissait au foyer domestique la mort de Marthe, la bonneménagère. La rue est silencieuse, la nuit noire&|160;; on frappe àla porte, Rustique-le-Gai va ouvrir, et voit entrer, portant desmanteaux par-dessus leurs armures, Gaëlo et la belle Shigne. Levieux nautonnier ne s’était pas rencontré avec les deux jeunes gensdepuis la nuit où, ayant signifié au Comte de Paris les volontés deRolf, ils étaient tous deux revenus attendre, dans la maisond’Eidiol, le retour du Comte Roth-bert, parti en hâte pourCompiègne, afin d’instruire Karl-le-Sot des ordres du pirate.

– Bon père, – dit Gaëlo à Eidiol, – nousvenons, ma femme et moi, te faire nos adieux et t’apprendre unenouvelle qui réjouira ton cœur.

–&|160;Que veux-tu dire&|160;?

–&|160;Je t’ai entendu déplorer la disparitionde ta fille, la première née de tes enfants&|160;; elle n’est pasmorte… je l’ai vue…

&|160;

–&|160;Ma fille&|160;! – s’écria le vieillardavec stupeur en joignant les mains. – Quoi&|160;! Jeanikevivrait&|160;! tu l’as vue&|160;?

–&|160;Notre sœur&|160;! – dirent à la foisAnne et Guyrion. – Oh&|160;! dis, où est-elle&|160;? oùest-elle&|160;?

–&|160;Auprès de Ghisèle, femme de Rolf, dukde North-mandie.

–&|160;Jeanike&|160;! il serait vrai&|160;? –reprit Eidiol avec un bonheur et une surprise croissant. – Maiscomment se trouve-t-elle auprès de Ghisèle&|160;?

–&|160;Ta fille, selon ses vagues souvenirs, aété enlevée toute petite par ces mendiants qui volent les enfantspour en trafiquer. On l’avait vendue toute enfant à l’intendant dudomaine royal&|160;; c’est ainsi qu’elle a vécu et grandi serve, àKersy-sur-Oise. Mariée plus tard à un serf de cette résidence,Jeanike fut, comme lui, attachée à la domesticité du palais, et eutdeux enfants&|160;: un fils, à cette heure serf forestier des boisde Compiègne, et une fille qu’elle allaitait tandis que la reineallaitait Ghisèle&|160;; cette reine mourut de frayeur lors d’unedescente des North-mans à Kersy. On chercha une nourrice pour safille&|160;; Jeanike avait, je te l’ai dit, une enfant du même âgeque Ghisèle, et entre elles deux Jeanike partagea son lait.Affranchie depuis, elle n’a plus quitté la pauvre créature qui estaujourd’hui femme de Rolf.

–&|160;Quel étrange hasard&|160;! – repritEidiol avec une émotion profonde. – Mais pourquoi Jeanike net’a-t-elle pas accompagné&|160;? Ne lui as-tu pas dit que toi etmoi nous étions parents, et que je demeurais à Paris&|160;?

–&|160;Ghisèle est mourante… L’horreur que luiinspire Rolf l’a mise aux portes du tombeau&|160;; elle a suppliéta fille de ne pas la quitter… Jeanike ne pouvait refuser.

–&|160;Ah&|160;! mon père&|160;! – ditAnne-la-Douce en pleurant, – cette sœur que nous retrouvons s’estaussi apitoyée sur le sort de cette malheureuse fille deroi&|160;!

–&|160;La femme assez lâche pour partager lacouche d’un homme qu’elle hait, mérite son sort&|160;! – repritavec une fierté farouche la belle Shigne, jusqu’alors silencieuse.– Pas de pitié pour les cœurs méprisables&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! – dit timidementAnne-la-Douce sans oser lever les yeux sur la guerrière, – quepouvait-elle faire, cette infortunée Ghisèle&|160;?

–&|160;Tuer Rolf&|160;! – répondit l’héroïne.– Et si elle ne se sentait pas la main assez ferme pour frapper untel coup, elle devait se tuer… ou dire à sa nourrice&|160;:Tue-moi&|160;!

–&|160;Gaëlo, – reprit le vieillard, – tafemme parle comme nos mères des temps passés, ces vaillantesGauloises qui, pour elles et pour leurs enfants, préféraient lamort aux hontes de l’esclavage… Mais, ma fille, comment l’as-tureconnue&|160;?

–&|160;Rolf, le jour de son mariage, aprèsavoir prêté foi et hommage au roi des Français…

–&|160;… L’a fait tomber à la renverse en letirant par le pied, – dit Eidiol en interrompant Gaëlo – Le bruitde cet outrage s’est répandu le soir même dans la cité deRouen.

–&|160;Et l’on a beaucoup ri, – repritRustique-le-Gai, – oh&|160;! l’on a beaucoup ri de cet hommageau pied levé…

–&|160;Donc, – reprit Gaëlo en souriant de lajoyeuseté du jeune marinier, – après la cérémonie de son mariage etde l’investiture de ses duchés de North-mandie et de Bretagne, Rolfalla souper, s’enivra, et lorsqu’il fut ivre, il s’écria&|160;:«&|160;Maintenant, je vais chez ma femme&|160;!&|160;» Si peupitoyable que je sois pour les races royales, le sort de Ghisèle metoucha&|160;; je fis, non sans peine, entendre à Rolf qu’il fallaitprévenir sa femme de sa venue, et, me chargeant de ce soin, je mefis conduire à l’appartement de Ghisèle&|160;; sa nourrice mereçut, je l’engageai, pour cette nuit du moins, à cacher la jeuneépousée, afin de la soustraire aux brutalités de l’ivresse de Rolf.En parlant à Jeanike, je remarquai par hasard sur ses bras, qu’elleavait demi-nus selon la coutume, ces deux mots&|160;:Brenn-Karnak.

–&|160;Maintenant, je comprends tout&|160;! –reprit Eidiol&|160;; – reconnaissant à ce signe que Jeanikeappartenait à notre famille, et te souvenant de mes regrets sur mafille disparue, tes soupçons se sont éveillés…

–&|160;Oui, bientôt je n’ai plus douté queJeanike fût ta fille… Juge de sa joie à cette révélation&|160;!Malheureusement retenue auprès de Ghisèle mourante, Jeanike n’a puse rendre auprès de toi&|160;; mais bientôt tu la verras avec safille Yvonne et son fils Germain, le serfforestier, s’il obtient la permission de quitter le domaine pour unjour. Et maintenant, Eidiol, adieu… je m’en vais heureux de telaisser au cœur un bon souvenir de moi, puisque je t’aurai révélél’existence de ta fille…

–&|160;Et où vas-tu&|160;?

–&|160;Je retourne dans le pays du nord avecShigne.

–&|160;Et dans ces pays lointains, que vas-tufaire&|160;?

–&|160;La guerre&|160;! – répondit fièrementl’héroïne. – Les rois de la mer bataillent toujours entreeux&|160;; nous retournons les rejoindre, Gaëlo et moi, nous nesommes pas de ces lâches qui, oubliant leur vœu de ne jamais dormirsous un toit, désertent les combats et l’océan pour vivre surterre, comme Rolf et ses compagnons&|160;!

–&|160;Ce n’est pas tout, – ajouta Gaëlo, –Karl-le-Sot a aussi octroyé le duché de Bretagne à Rolf&|160;; envain je lui ai prédit que cette terre serait le tombeau de sesvaillants soldats, s’il tentait de l’envahir&|160;; il ne m’a pascru. Il voulait me donner le commandement de la flotte qu’il vaenvoyer sur les côtes de l’Armorique pour en prendrepossession…

–&|160;Tu as dû refuser&|160;?

–&|160;Oui… Mais quelle étrange destinée laconquête franque fait à la Gaule&|160;! Un de nos ancêtres, Amaël,favori de Karl-Martel, avait, par coupable ambition de jeunesse,servi les Franks&|160;; il sut du moins vaillamment réparer safaute, lorsque Karl-Martel lui proposa d’envahir la Bretagne,berceau sacré de notre famille. Un siècle plus tard, mongrand-père, mon père, puis moi, par haine contre les Français, nousavons bataillé contre eux, et Rolf me propose d’être le chef de saguerre impie contre l’Armorique&|160;! Ah&|160;! quoiqu’elle soitaujourd’hui opprimée par des prêtres et des seigneurs de racebretonne, cette terre est encore libre, si on la compare aux autresprovinces de la Gaule, et cette liberté, j’aurais voulu la défendrecontre les North-mans&|160;!

–&|160;Qui t’en empêche&|160;?

–&|160;Vieillard&|160;! – reprit la belleShigne, – les hommes de Rolf sont de ma race… Combattrais-tu leshommes de ta race&|160;?

–&|160;Non, – répondit Eidiol, – je ne peuxqu’approuver ta résolution.

–&|160;Avant notre dernier adieu, – dit Gaëloen remettant au vieux nautonnier un rouleau scellé, – garde cesparchemins, tu y trouveras le récit des aventures qui ont amené monmariage avec Shigne&|160;; là aussi tu trouveras quelques détailssur les mœurs des pirates north-mans et sur le stratagème à l’aideduquel, ma compagne et moi, nous nous sommes emparés de l’abbaye deSaint-Denis. Si un jour, toi ou ton fils, afin d’accomplir le vœude notre aïeul Joel, vous écrivez une chronique destinée àcontinuer notre légende, tu pourras dire un mot de ma vie, etjoindre à ce récit LE FER DE FLÈCHE retiré par toi de mablessure&|160;; cet objet augmentera le nombre des reliques denotre famille.

–&|160;Gaëlo, tes vœux seront accomplis, –répondit le vieillard avec émotion. – Si obscure qu’ait été ma viejusqu’ici, j’avais eu la pensée de retracer les événements qui sesont dernièrement passés depuis l’apparition des pirates north-manssous les murs de Paris jusqu’au mariage de Rolf et de la fille deKarl-le-Sot&|160;; ce récit, je le compléterai grâce aux notes quetu me donnes.

Après un dernier et touchant embrassement,Gaëlo et la belle Shigne quittèrent la maison d’Eidiol. Leurs deuxholkers, montés, l’un par les vierges-aux-boucliers, l’autre parles champions de Gaëlo, les attendaient dans le port Saint-Landry.Bientôt les deux légers bâtiments descendirent la Seine pour allerprendre la route azurée des Cygnes à travers l’océan du Nord.

*

* *

Moi, Eidiol, j’ai écrit la chroniqueprécédente peu de jours après le départ de Gaëlo, me servant de sonrécit, en ce qui touche ses aventures et les particularités de lavie des pirates north-mans et des vierges-aux-boucliers.

Le lendemain du départ de Gaëlo, je me suisrendu à Rouen, auprès de ma bien-aimée fille Jeanike. J’ai embrasséavec bonheur ses deux enfants, Yvonne et Germain, le forestier.Après m’avoir témoigné sa joie et sa tendresse, Jeanike m’a racontél’entretien de Ghisèle, de son père et de l’archevêque de Rouen,ensuite de l’arrivée du Comte de Paris à Compiègne. Ma fille avaitentendu cette conversation, qui m’a permis de rapporter avecexactitude les faits qui se rapportent au mariage de Ghisèle, àcette heure quasi-mourante.

J’ai fini d’écrire cette légende aujourd’hui,le onzième jour des kalendes d’août, l’an 912, date heureuse, carce matin j’ai fiancé Anne-la-Douce à Rustique-le-Gai.

Hélas&|160;! ma pauvre femme Marthe manquaitseule à cette joie de notre foyer domestique.

FIN DU FER DE LANCEOU LA SAGETTE BARBELÉE.

LE CRÂNE D’ENFANT OU LA FIN DU MONDE –YVON-LE-FORESTIER – 912-1042.

… Mais le roi Lother alla à Limoges et restapendant quelque temps dans l’Aquitaine. À son retour, il futempoisonné par son épouse adultère. Il laissa un fils nommé Ludwigqui lui survécut à peine une année, et fut lui-même empoisonné parun breuvage que lui donna sa femme nommée Blanche.

(Chronique d’ADHÉMAR LE CABANENSIS, Rec.DOM. BOUQUET, t. X, p. 144-145.)

… L’année 987, le roi Ludwig-le-Fainéant(qui nihil fecit) mourut, et son royaume fut donné au ducHugh, qui la même année fut roi des Franks.

(Chronique d’ODORAN, moine de Saint Pierre de Sens.Hist. Franç., DUCHESNE, t. II, p. 638.)

… Après le temps marqué par les lois, afin deposséder le royaume et d’en avoir la souveraineté, le roi ayant étéenseveli, Hugh épousa Blanche dans le temps et de la manière vouluspar les saints canons.

(GERVASIUS DE TILBERY, De otia imperalia. V.Leibnitz. Script. Brunswik.)

… C’est une croyance universelle que le mondedoit finir avec l’an 1000 de l’incarnation.

(RAOUL GLABER, liv. V, Ch. I.)

… J’ai entendu un prêtre annoncer au peupledans une église de Paris qu’à l’expiration de la millième annéeviendrait l’ante-Christ, et peu de temps après le jugementuniversel.

(GALLANDIUS, liv. XIV, p. 141.)

… Comme la fin du monde est proche, moi Arnaudet ma femme Arsende, dans la crainte où nous sommes du jourredoutable du dernier jugement, nous cédons à Dieu et à saintPierre quelques-uns de nos biens.

(Cartulaires de l’abbaye de Lezat. Donationd’ARNAUD, comte de Carcassonne, DOM VAISETTE,Preuves de l’Hist. du Languedoc, t. II,p. 86.)

CHAPITRE PREMIER.

La forêt de Compiègne. – LaFontaine-aux-Biches. – Le rendez-vous. – La reine Blanche etHugh-le-Chappet (Hugues Capet), comte de Paris et d’Anjou, duc del’Île de France, abbé de Saint-Martin-de-Tours et deSaint-Germain-des-Prés. – Manière royale de se défaire d’un marigênant. – Yvon-le-Bestial et Marceline-aux-cheveux d’or. –Ludwig V le Fainéant (Louis V le Fainéant), dernierrejeton de Charlemagne. – Le festin. – L’empoisonnement. –Yvon-le-Forestier. – Comment finissent et comment se fondent lesroyautés. – Hugh-le-Chappet, roi des Français et chef de latroisième race des souverains étrangers à la Gaule.

 

Notre aïeul Eidiol, le doyen des nautonniersparisiens, écrivait (il y a de cela soixante-quinze ans et plus),en parlant de l’avilissement continu des races royales, que lalignée de Karl-le-Grand, se dégradant jusqu’àKarl-le-Sot, continuerait sans doute de se dégrader encoreà travers les âges en vertu du crime originel de toute royauté,issue de la conquête ; les prévisions de notre aïeul Eidiol nele trompaient pas. Jugez-en, fils de Joel !

Après avoir forcé Karl-le-Sot de donner safille Ghisèle (bientôt morte de chagrin) à Rolf, avec la Bretagneet la Neustrie pour dot, Roth-bert, comte de Paris, ne secontentant plus d’outrager, de spolier la royauté, se révoltaouvertement en 922 contre Karl-le-Sot, se fit couronner et sacrer àReims par l’Église catholique, fidèle à son pieux usage de tous lestemps, de sacrer et consacrer usurpations iniques et violencessanglantes, pourvu qu’on la paye. Cependant bon nombre d’autresseigneurs français, jaloux de voir Roth-bert, leur égal, s’emparerdu trône, lui livrent bataille ; il est tué. Sa mort neprofite pas à Karl-le-Sot ; en 929, il meurt détrôné dans lechâteau de Péronne, prisonnier d’Herberth, comte de Vermandois. Ladernière femme de ce misérable SOT, quittant la France avec le filsqu’elle avait eu de lui, se retire avec son enfant auprèsd’Adelestan, roi d’Angleterre, dont elle est sœur. Après la mort deRoth-bert, Radulf (ou Raoul), duk de Bourgogne, s’emparantdu trône vacant, au préjudice du fils de Karl-le-Sot, fut sacré roipar le clergé dans la basilique de Saint-Médard, à Soissons. Durantson règne (de 924 à 936), de nouvelles expéditions de piratesnorth-mans partis des mers du nord viennent ravager la Gaule ;les Hongrois l’envahissent à leur tour, les guerres incessantes desseigneurs entre eux mettent le comble aux maux du pays.L’usurpateur Raoul meurt sans enfants ; un parti de seigneursfrançais fait alors revenir d’Angleterre le fils de Karl-le-Sot. Cefils, nommé Ludwig, qui arrivait ainsi d’outre-mer, fut surnomméLudwig-d’Outre-mer. Sous son règne, qui dura de 936 à 964,année où il mourut à Reims d’une chute de cheval, la Gaule futconstamment déchirée par les guerres civiles et étrangères, surtoutexcitées par les violentes ambitions des Comtes de Paris,descendants d’Eudes et de Roth-bert-le-Fort.Cette puissante famille franque devait être aussi fatale à la racede Karl-Martel que ses aïeux les Maires du palais avaient étéfunestes à la race de Clovis. Les Comtes de Paris, plusieurs foismaîtres du trône, étaient d’origine germanique comme tous lesseigneurs franks, leurs parents, qui s’étaient partagé la Gaule,notre mère-patrie. Ainsi le fils de Roth-bert,Hugh-l’Abbé, après avoir fait épouser sa sœurHerberge à Ludwig-d’Outre-mer, laissa en mourant deuxfilles et trois fils : l’aîné Hugh, surnommé leChappet (parce qu’il portait toujours une chappe d’abbé), futduc de l’île de France, comte de Paris et d’Anjou ; ses deuxfrères Otho et Henrich furent ducs deBourgogne ; ses deux filles épousèrent, l’uneRichard, duk de Normandie, petit-fils du vieux Rolf, etl’autre Frédérich, duk de Lorraine. Ludwig-d’Outre-mer,mort d’une chute de cheval en 964, eut un fils, Lothèr, qui aprèsun règne désastreux, mourut à Reims le 2 mars 986, empoisonné parsa femme, la reine Imma, et l’évêque de Laon, son amant, laissantun fils de vingt ans nommé Ludwig-le-Fainéant. Ce dernierrejeton de Karl-le-Grand règne depuis un an sur la Gaule au momentoù commence ce récit, qui se passe vers le mois de mai 987.

*

* *

La Fontaine-aux-Biches, source d’eauvive, coule sous les chênes séculaires de l’une des plus profondessolitudes de la forêt de Compiègne : cerfs et biches, daims etdaines, chevreuils et chevrettes viennent s’abreuver à ce coursd’eau et laissent les nombreuses empreintes de leurs pas sur lesbords du ruisseau ou sur le sol sablonneux des étroits sentierspratiqués par ces bêtes fauves à travers les taillis dont la sourceest environnée. Une heure à peine après le lever du soleil, etsortant de l’un de ces sentiers, une femme simplement vêtue etencore haletante de la précipitation de sa marche, arriva près dela Fontaine-aux-Biches, regardant de côté et d’autre avec surprise,comme si elle s’attendait à être devancée par quelqu’un en cetendroit solitaire ; son espoir trompé, elle fit un mouvementd’impatience, s’assit essoufflée sur l’un des rochers qui bordaitla source et releva le capuchon de sa cape. Cette femme, à peineâgée de vingt ans, avait les cheveux, les yeux et les sourcilsnoirs, le teint brun, les lèvres d’un rouge vif ; ses traitsétaient beaux, la mobilité de ses narines gonflées, la vivacité deses mouvements annonçaient un caractère violent. À peine sefut-elle reposée quelques instants qu’elle se releva et marcha çàet là d’un pas agité, s’arrêtant parfois pour écouter si personnene venait ; enfin entendant le bruit d’un pas lointain, elletressaillit et courut à la rencontre de celui qu’elleattendait ; il parut. C’était un homme simplement vêtu et dansla force de l’âge, grand, robuste, au regard perçant, à laphysionomie sombre et rusée. La jeune femme s’élançant d’un bonddans les bras de ce personnage, lui dit d’une voixpassionnée : – Hugh ! je voulais t’accabler de reproches,te battre ! te voilà, j’oublie tout. – Et elle ajouta avec unemportement amoureux : – Tes lèvres, oh ! teslèvres !

Hugh après plusieurs baisers donnés et rendus,se délivrant non sans peine de l’étreinte de cette endiablée, luidit gravement : – Il ne s’agit pas d’amour à cette heure.

– À cette heure, aujourd’hui, hier,demain, partout et toujours, je t’aime, je t’aimerai !

– Blanche, téméraires sont ceux-là quidisent : toujours, lorsque quatorze ans à peine nousséparent du terme fatal assigné à la durée du monde !

– Quoi ! ce rendez-vous matinal danscet endroit solitaire, où je suis venue sous prétexte d’aller prierà l’ermitage de Saint-Eusèbe, ce rendez-vous, tu me l’aurais donnépour me parler de la fin du monde ? Hugh, Hugh… la fin dumonde pour moi… c’est la fin de ton amour !

– Ne raille pas des choses saintes !ne fait-elle pas de plus en plus des progrès, cette croyance :que dans quatorze ans, le premier jour de l’an mil, cesera fini de ce monde-ci et de ceux qui l’habitent ?

Blanche, frappée de la froideur des réponsesde son amant, se recula brusquement, le sourcil froncé, la narinegonflée, le sein palpitant, lançant à Hugh un regard qui semblaitvouloir lire au plus profond du cœur de cet hommeimpénétrable ; elle le fixa ainsi pendant quelques instants,puis s’écria d’une voix tremblante de colère en lui montrant lepoing : – Tu aimes une autre femme ?

– Tes paroles sont insensées !

– Ciel et terre ! moi ainsiméprisée, moi… la reine ! Oui, tu aimes une autre femme, latienne peut-être ? cette Adelaïde de Poitiers, ton épouse,dont tu m’as tant de fois juré de te débarrasser par ledivorce ! – Puis la parole expirant sur ses lèvres, la femmedu roi Ludwig-le-Fainéant éclata en sanglots, et les yeuxétincelants de larmes et de fureur, elle montra de nouveau le poingau Comte de Paris en lui disant : – Hugh, je te tuerai et tafemme aussi !

– Veux-tu m’entendre sanscolère ?

– Parle, – répondit la reine, –parle ; oh ! si rusé que tu sois, tu ne m’abuseraspas !

– Blanche, – dit lentement Hugh, ensuivant avec une attention profonde l’effet de ses paroles sur laphysionomie de la reine, qui, les yeux fixés sur le sol, semblaitméditer quelque sinistre projet, – je ne suis pas seulement comtede Paris et duc de France comme mes ancêtres, je suis aussi commeeux abbé de Saint-Martin-de-Tours et de Saint-Germain-des-Prés,abbé non-seulement par la chappe… mais par la foi ; aussi jeblâme ton incrédulité au sujet de la fin prochaine du monde. Lesplus saints évêques la prédisent, engageant les fidèles à se hâterde faire leur salut pendant les quatorze ans qui les séparent dujour du jugement dernier !… Quatorze ans ! c’est si peupour gagner l’éternité.

– Par l’enfer que j’ai dans lecœur ! cet homme me fait un sermon ! – s’écria la reineavec un éclat de rire sardonique, – où veux-tu en venir ?Est-ce un piège ? – Et tâchant de lire de nouveau dans lesregards et sur la figure de son amant le fond de sa pensée, elleattacha longtemps, mais en vain, les yeux sur lui, et s’écria avecun accent de rage concentrée : – Rien ! rien !toujours impénétrable !

– Loin de te rien dissimuler, – repritHugh, – mon seul vœu est de te voir lire au plus profond de moncœur… ma plus secrète pensée.

Le Comte de Paris appuya tellement sur cesderniers mots que Blanche le regarda fixement et reprit : –Entends-tu par là que je doive deviner… ou supposer ce que tu ne mediras pas ?

– Mon seul vœu, je te le répète, – repritle comte impassible, – est de te voir lire dans mon cœur… ma plussecrète pensée.

– Malédiction sur moi ! – s’écria lareine, – cet homme n’est que ruse, artifice et ténèbres ! etje l’aime ! et j’en suis affolée !… Oh ! il y a làquelque charme magique ! – Et mordant son mouchoir avec unerage sourde, elle dit à Hugh-le-Chappet : – Je net’interromprai plus, dussé-je étouffer de colère !

– Blanche, je te l’ai dit, l’approche destemps redoutables où le monde doit finir, me donne à penser pourmon salut ; j’envisage avec effroi notre commerce doublementadultère, car nous sommes tous deux mariés ; – puis arrêtantdu geste une nouvelle explosion de fureur de la reine, le Comte deParis ajouta d’une voix solennelle, en levant sa main vers leciel : – J’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tuétais veuve j’obtiendrais du pape mon divorce, et je t’épouseraisavec une sainte joie ; mais aussi j’en jure Dieu par le salutde mon âme ! je ne veux plus désormais braver les peineséternelles en continuant un commerce criminel avec une femme liée,comme je le suis moi-même, par le sacrement du mariage. Non, non,ces quelques années qui nous séparent de L’AN 1000, redoutable jourdu jugement dernier, je les passerai dans la mortification, lejeûne, l’abstinence, le repentir, la prière, afin d’obtenir duSeigneur Dieu la rémission de mes péchés et de mon adultère avectoi. Blanche, n’essaye pas de changer ma résolution : selonles caprices de ton amour, tu as tour à tour maudit ou vantél’inflexible ténacité de mon caractère ; or ce que j’ai ditest dit : ce jour sera le dernier jour de notre commerceadultère.

La femme de Ludwig-le-Fainéant, à mesure queHugh-le-Chappet parlait, avait observé sa figure avec une attentiondévorante ; lorsqu’il se tut, loin d’éclater en récriminationsdésespérées, elle porta ses deux mains à son front et paruts’abîmer dans ses réflexions ; le Comte de Paris, toujoursimpénétrable, mais jetant sur Blanche un regard oblique et ne laperdant pas de vue, semblait attendre avec anxiété la premièreparole de la reine. Enfin celle-ci tressaillant, redressa la tête,frappée sans doute d’une pensée soudaine, regarda pendant quelquesinstants Hugh-le-Chappet en silence, puis contenant son émotion luidit : – Crois-tu que le roi Lothèr, père de Ludwig, mon mari,soit mort empoisonné l’an passé au mois de mars ?

– Je crois qu’il est mort par lepoison.

– Hugh ? crois-tu Imma, femme deLothèr, coupable de l’empoisonnement de son mari ?

– On l’accuse de ce crime.

– Je te demandes si tu crois Immacoupable ?

– Blanche… Je crois ce que je vois.

– Et quand tu ne vois pas ?

– Je doute.

– Tu sais que dans ce meurtre, la reineImma eut pour complice son amant Adalberon, évêque de Laon[29].

– Ce fut un grand scandale pourl’Église !

– Après l’empoisonnement de Lothèr, lareine et l’évêque, délivrés de cet ombrageux mari, se sont chérisdavantage encore.

– Double et horrible sacrilège ! –s’écria le Comte de Paria avec indignation, – un évêque et unereine adultères ! homicides !

Blanche parut surprise de l’indignation deHugh-le-Chappet, le regarda de nouveau très-attentivement, puis luidit d’un air de doute : – Je crains que nous ne nousentendions pas ?

– Pourquoi cela ?

– Tout à l’heure ne m’as-tu pasdit : mon désir est de te voir lire au plus profond de moncœur… ma plus secrète pensée ?

– Je t’ai dit cela.

– Cette secrète pensée… je croyaisl’avoir lue dans ton cœur ; me serais-je trompée ?

– En quoi trompée ?

Après un nouveau silence, la reinereprit : – Sais-tu que le roi Lothèr serait mort à propos pourtoi, si tu étais ambitieux ? Et l’évêque Adalberon, complicede la reine, était ton ami !

– Il l’était avant son crime.

– Et après ?

– L’évêque m’a fait horreur.

– Cependant son crime t’a profité.

– En quoi, Blanche ? Le fils deLothèr ne règne-t-il pas aujourd’hui ? D’ailleurs quand mesaïeux, les comtes de Paris, ont voulu la couronne, ils n’ont pasassassiné les rois, ils les ont détrônés, ainsi que Eudes a détrônéKarl-le-Gros, et Roth-bert… Karl-le-Sot.

– Ce qui n’a pas empêché Karl-le-Sot,neveu de Karl-le-Gros, de remonter plus tard sur le trône, de mêmeque Ludwig-d’Outre-mer, fils de Karl-le-Sot, a aussi plus tardrepris sa couronne, tandis que le roi Lothèr, empoisonné l’anpassé, ne régnera plus ; d’où il suit… qu’il vaut mieux tuerles rois que les détrôner, lorsqu’on veut régner à leur place.

– Oui… si l’on n’a point souci des peineséternelles.

– Hugh, si d’aventure mon marimourait ?… Cela peut arriver, n’est-ce pas ?

– La volonté du Seigneur esttoute-puissante, – répondit Hugh-le-Chappet d’un air contrit, – telest aujourd’hui plein de vie et de jeunesse, qui sera demaincadavre et poussière !

– Donc, si d’aventure le roi mon marimourait… – reprit Blanche en ne quittant pas des yeux les yeux ducomte de Paris, – enfin, si un jour ou l’autre je devenais veuve…mon amour ne serait plus adultère, n’est-ce pas, Hugh ?

– Non, puisque tu serais libre.

– Et toi, serais-tu fidèle à tes parolesde tout à l’heure lorsque tu me disais : « Blanche, j’enjure Dieu par le salut de mon âme ! si tu devenais veuve je meséparerais de ma femme Adelaïde de Poitiers, et je t’épouseraisavec une joie pure et sainte ? »

– Blanche, je te le répète, – repritHugh-le-Chappet, en évitant le regard de la reine obstinément fixésur lui, – j’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tudevenais veuve, j’obtiendrais du pape de divorcer avec Adelaïde dePoitiers, et je t’épouserais.

Un nouveau silence suivit cette réponse duComte de Paris ; Blanche reprit lentement : – Hugh, ilest des morts étranges et subites, n’est-ce pas ?

– En effet, l’on a souvent vu des mortsétranges et subites.

– Personne n’est à l’abri de ces hasardsdu destin ?

– La volonté du ciel dispose seule de nosdestinées.

– Mon mari, Ludwig-le-Fainéant, estsoumis, comme tout autre, en ce qui touche le terme de sa vie auxdécrets de la Providence, n’est-ce pas, Hugh ?

– Assurément.

– Il peut donc, quoiqu’il ait à peinevingt ans, mourir subitement… dans un an, dans six mois,aujourd’hui… demain… que sais-je ?

– La fin de l’homme est la mort.

– Si ce malheur arrivait, – reprit lareine après un nouveau silence, – une chose m’inquiète, Hugh.

 

– Laquelle ?

– Les médisants, voyant Ludwig mourir sipromptement, parleraient peut-être… de poison ?

– Une conscience pure méprise lescalomnies.

– Oh ! moi, je les mépriserais cescalomnies ; mais toi, mon bien aimé Hugh, toi ? lesmépriserais-tu ?

– Tout à l’heure tu m’as demandé si jecroyais Imma coupable de l’empoisonnement de son mari, je t’airépondu ceci : Je crois ce que je vois… quand je ne vois pas…je doute.

– Ainsi quoi qu’il arrive, jamais tu nem’accuserais d’être une empoisonneuse ?

– Oh ! Blanche, que la malédictiondu ciel me frappe ! si jamais j’étais assez infâme pourconcevoir un pareil soupçon contre toi ! – s’écriaHugh-le-Chappet avec une tendresse passionnée, en enlaçant la reineentre ses bras. – Quoi ! le Seigneur, rappelant à lui tonmari, comblerait le rêve de ma vie ! me permettrait desanctifier par le mariage cet ardent amour à qui je sacrifieraistout, sauf mon salut éternel ! et au lieu de remercier Dieu,j’irais te soupçonner d’un crime odieux, toi ? toi, âme de mavie ! – Puis serrant plus étroitement encore contre sa largepoitrine la reine, qui, la joue en feu, le sein bondissant, leregard troublé, semblait plongée dans l’extase, Hugh-le-Chappetajouta d’une voix basse et palpitante : – Ô délices de moncœur ! si tu étais un jour ma femme devant Dieu ! danscet amour désormais pur et saint, nous fondrions nos âmes ; etpuis, joies du ciel ! nous ne vieillirions pas ! la findu monde approche, et ensemble nous quitterions cette vie encorepleins d’ardeur et d’amour ! – En disant ces derniers mots, leComte de Paris approcha ses lèvres des lèvres de la reine ;elle murmura quelques mots d’une voix défaillante ; mais lui,se dégageant avec effort des bras de Blanche, qui tomba brisée àses pieds, s’écria en s’éloignant : – Non ! il me faut uncourage surhumain pour résister à la passion qui nous dévore !Laisse-moi, adieu ! je retourne à Paris, d’où je suis venu ensecret !

Hugh-le-Chappet disparut à travers lestaillis, tandis que la reine, anéantie par la lutte et la violencede sa passion, le suivait du regard en disant : – Hugh, jet’ai compris, je serai veuve, et tu seras roi !

*

* *

Parmi les serfs domestiques du domaine royalde Compiègne se trouvait un jeune garçon de dix-huit ans, nomméYVON ; depuis la mort de son père, serf forestier, ildemeurait avec son aïeule, lavandière du château, celle-ci ayantobtenu du baillif la faveur de garder ainsi près d’elle sonpetit-fils ; il fut d’abord employé aux étables ; mais,sortant pour la première fois du fond des bois, il parut sisauvage, si stupide, qu’il passa bientôt pour idiot, et on l’appelaYvon-le-Bestial ; dès lors il servit à tous de jouetet de risée ; le roi lui-même, Ludwig-le-Fainéant,s’amusait parfois de la sottise du jeune serf : on luiapprenait à contrefaire le chien en aboyant et en marchant à quatrepattes ; on le forçait de manger des lézards, des araignées,des grenouilles, Yvon obéissait en riant d’un air hébété. Ainsilivré aux mauvais traitements ou aux mépris de chacun, ce garçon,depuis la mort de son aïeule, n’inspirait de compassion qu’à unepauvre serve du château, nomméeMarceline-aux-cheveux-d’or, parce qu’elle avait uneabondante chevelure d’un blond doré ; cette jeune filleservait dame Adelinde, camériste favorite de la reine. Or, le matinde ce jour, où Blanche et Hugh-le-Chappet s’étaient rencontrés à laFontaine aux-Biches, Marceline, portant sur sa tête une cruched’eau, traversa une des cours du château pour regagner la chambrede sa maîtresse. Soudain elle entendit pousser des huées, puis ellevit presque aussitôt Yvon entrer dans la cour, poursuivi par desenfants et plusieurs serfs du domaine, criant à tue-tête : –Oh ! le bestial ! le bestial ! – et ils jetaient àl’idiot des pierres et des ordures. Marceline montrait un très-boncœur en s’intéressant à ce malheureux, non que les traits d’Yvonfussent difformes, mais leur expression d’idiotisme faisait peine àvoir. Il tressait habituellement avec de la paille ses longscheveux noirs en cinq ou six nattes, et elles pendaient de sa nuqueet de ses tempes, comme autant de queues ; à peine vêtu d’unmauvais sarrau rapiécé de haillons de toutes couleurs, il portaitpour chaussure des peaux de lapins ou d’écureuils attachées autourde ses pieds et de ses jambes avec des liens d’osier. Yvon,poursuivi de près et de différents côtés par les serfs du château,fit dans la cour plusieurs crochets pour échapper à sestourmenteurs ; mais, reconnaissant Marceline, qui, debout surle premier degré de la tourelle, où elle se disposait à monter,contemplait l’idiot avec grand’pitié, il courut vers la jeunefille, et, se jetant à ses pieds, afin de se mettre sous saprotection, il lui dit en joignant les mains : – Pardon !pardon !

– Monte vite l’escalier ! – réponditMarceline à l’idiot en lui indiquant du geste les marches de latourelle. Se relevant en hâte, Yvon suivit le conseil de la jeuneserve ; celle-ci se plaça dans l’embrasure de la porte, déposasa cruche à ses pieds, et s’adressant aux persécuteurs d’Yvon quis’approchaient : – Ayez pitié de ce pauvre idiot ! il nefait de mal à personne !

– Je l’ai vu sortir à pas de loup destaillis de la forêt, du côté de la Fontaine-aux-Biches ! –s’écria un serf forestier. – Ses cheveux et ses haillons sonttrempés de rosée ; il aura été dans quelque épais fourrétendre des lacets pour prendre du gibier qu’il mange cru !

– Oh ! il est bien le digne fils deLuduecq, le forestier, qui vivait comme un sauvage dans sa tanière,ne sortant jamais du fond des bois, – dit un autre serf. – Il fautnous amuser de ce bestial !

– Oui, oui, plongeons-le jusqu’auxoreilles dans la vase de la mare voisine, ce sera son châtiment,puisqu’il va tendre des lacets pour y prendre le gibier ! –dit le forestier. Puis, faisant un pas vers la jeune serve quibarrait toujours la porte, il s’écria : – Hors de là !sinon nous te faisons prendre un bain de bourbe avec lebestial !

– Songes-y ! – s’écria Marceline, –ma maîtresse, dame Adelinde, camériste de la reine, me vengera devos mauvais traitements !

– Au diable Adelinde ! – crièrentces méchantes gens. – À la mare, le bestial !

– Oui, à la mare, le bestial ! etMarceline aussi !

Au plus fort de ce tumulte, une des croiséesdu château s’ouvrit, et un jeune homme de vingt ans au plus, sepenchant sur l’appui de cette croisée, s’écria d’une voixirritée : – Je vais vous faire rougir l’échine à coups delanière, maudits chiens hurleurs !

– Le roi ! – murmurèrent lestourmenteurs d’Yvon ; et en un instant ils s’enfuirent par laporte de la cour. – Sauvons-nous ! c’est le roi !

– Hé ! la fille ! – ditLudwig-le-Fainéant à Marceline, qui, très-heureuse de voir l’idiotsauvé des mauvais traitements, reprenait sa cruche remplie d’eau. –Hé ! la fille ! quelle était la cause du tapage infernalde ces criards ?

– Seigneur roi, – répondit en tremblantMarceline-aux-cheveux d’or, – on voulait maltraiter le pauvreYvon.

– Est-ce qu’il est là, cebestial ?

– Seigneur roi, je ne sais où il s’estallé cacher, – reprit la serve, craignant de voir l’idiot, à peineéchappé à ses persécuteurs, servir de jouet aux caprices de Ludwig.Celui-ci s’étant retiré de la fenêtre, Marceline se hâta deremonter l’escalier de la tourelle. À peine eut-elle gravi unedouzaine de marches, qu’elle vit Yvon accroupi sur l’un des degrés,ses coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains ; àl’aspect de la jeune fille, il secoua la tête en disant d’une voixémue : – Bonne ! toi !… oh ! bonne !… – Etil attacha sur la jeune fille des yeux si reconnaissants qu’ellereprit en soupirant : – Qui croirait pourtant que cemalheureux, au regard parfois si doux, soit privé de raison ?– Déposant alors sa cruche à ses pieds, elle ajouta : – Yvon,pourquoi es-tu allé ce matin dans la forêt ? tes cheveux ettes haillons sont trempés de rosée. Est-il vrai que tu vas tendredes lacets pour prendre du gibier ? – L’idiot répondit par uneespèce de rire hébété en balançant sa tête en avant et en arrière.– Yvon, – dit tristement Marceline, – tu ne comprends donc pas mesparoles ? – L’idiot resta muet ; puis, remarquant lacruche que la serve venait de déposer à ses pieds, il la prit et laposa sur sa tête, en faisant signe à Marceline-aux-cheveux-d’or demonter l’escalier devant lui. – La pauvre créature tâche de metémoigner de son mieux sa reconnaissance, – pensait la jeune fille,lorsqu’elle entendit les pas de quelqu’un qui descendait les degrésde la tourelle en criant :

– Hé ! bestial ! es-tulà ?

– C’est la voix de l’un des serviteurs duroi ! – dit Marceline ; – il vient chercher Yvon ;hélas ! on va encore le tourmenter !

En effet, l’un des gens de la chambre royaleparut au tournant de l’escalier, et s’adressant à l’idiot : –Allons, monte vite et suis-moi ; le seigneur roi veut s’amuserde toi, double brute !

– Le roi ? Oh ! oh ! leroi ! – s’écria Yvon d’un air triomphant en frappantjoyeusement dans ses mains ; de sorte qu’ayant ainsi abandonnél’anse de la cruche qu’il portait sur sa tête, le vase, dans sachute, se brisa aux pieds du serviteur royal, dont les jambesfurent trempées d’eau jusqu’aux genoux.

– Maudit soit l’idiot ! – s’écriaMarceline malgré son bon cœur. – Voilà ma cruche cassée ! mamaîtresse me battra !

Le serviteur royal, furieux d’être mouilléjusqu’aux genoux, accabla Yvon-le-Bestial de gourmades etd’injures, mais parfaitement insoucieux des injures et desgourmades, il suivit le serviteur en répétant d’un airtriomphant : – Le roi ! oh ! oh ! leroi !

*

* *

Ludwig, ainsi que la reine sa femme,atteignait à peine sa vingt-et-unième année. Justement surnommé leFainéant, il paraissait aussi nonchalant qu’inepte etennuyé. Après avoir vitupéré par la fenêtre contre les serfs, dontles clameurs l’assourdissaient, il s’était de nouveau étendu surson lit de repos. Plusieurs de ses familiers se tenaient deboutautour de lui. Il leur dit en bâillant à se décrocher lamâchoire : – Quelle idée a eue la reine de se rendre au pointdu jour, seule avec une camériste, à l’ermitage de Saint-Eusèbepour y prier ? Une fois éveillé, je n’ai pu me rendormir,alors je me suis levé. Hélas ! cette journée sera sansfin !

– Seigneur roi, si vous chassiez ? –dit l’un des familiers de Ludwig ; – la journée estbelle !

– La chasse me fatigue.

– Seigneur roi, si vous alliez à lapêche ?

– La pêche m’ennuie.

– Seigneur roi, si vous appeliez vosjoueurs de luth et de flûte ?

– La musique me rompt la tête.

– Seigneur roi, si votre chapelain vousfaisait quelque lecture ?

– Je n’aime pas la lecture ; il mesemble que je m’amuserais de l’idiot ; il ne vient donc point,ce bestial ?

– Seigneur roi, un des serviteurs devotre chambre est allé le quérir ; mais j’entends des pas…c’est lui, sans doute.

En effet, la porte s’ouvrit, et un serviteur,fléchissant le genou, introduisit Yvon ; celui-ci, dès sonentrée dans la salle, se mit d’abord à marcher sur ses genoux etsur ses mains, en simulant les aboiements d’un chien ; puis,s’animant peu à peu, il sauta, cabriola en s’ébattant et hurlantavec des contorsions si grotesques, que le roi et ses familiers seprirent à rire aux éclats. Encouragé par ces approbations, Yvon,toujours cabriolant, imita tour à tour le cri du coq, le miaulementdu chat, le grognement du porc, le braiment de l’âne, mêlant à cescris des gestes bouffons, des bonds ridiculement désordonnés, quiredoublèrent l’hilarité du roi et de ses familiers. Cette joyeusetéatteignait à son comble, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, etl’un des chambellans dit à voix haute en restant au seuil : –Seigneur roi, voici venir la reine ! – À ces mots, lesfamiliers de Ludwig, dont quelques-uns pâmant de rire s’étaientjetés sur des sièges, se levèrent ou s’empressèrent de se rendreprès de la porte, afin de saluer la reine à son entrée. Ludwig,étendu sur son lit de repos, continuait de rire, et criait àl’idiot : – Danse encore, bestial ; danse toujours !tu vaux ton pesant d’or ! Je ne me suis jamais mieuxdiverti !

– Seigneur roi, voici la reine, – dit undes courtisans, voyant Blanche traverser la salle voisine ets’approcher de la porte. Le battant de cette porte, en sedéveloppant, atteignait presque l’angle d’une grande table couverted’un splendide tapis d’Orient, dont les plis traînaient sur leplancher. Yvon-le-Bestial, continuant ses gambades, se rapprochapeu à peu de cette table, cachée aux yeux du roi par le dossier deson lit de repos, où il se tenait toujours étendu ; lescourtisans, rangés aux abords de la porte, afin de saluer la reine,tournaient aussi le dos à cette table, sous laquelle Yvon seblottit prestement au moment où les seigneurs s’inclinèrent devantBlanche. Elle répondit à leurs saluts, et, les précédant dequelques pas, se dirigea vers Ludwig, toujours riant etcriant : – Hé ! bestial ! où es-tu ? reviensdonc de ce côté que je voie tes cabrioles… Es-tu soudain devenumuet, toi qui glousses, miaules et aboyes si bien ?

– Mon bien-aimé Ludwig est fort gai cematin, – dit Blanche d’une voix caressante en s’approchant du litde son mari. – D’où vient la joyeuseté de mon cher époux ?

– C’est cet idiot ; il ferait, jecrois, rire un mort avec ses cabrioles. Hé ! bestial !approche donc, misérable ! sinon je te fais rompre lesos !

– Seigneur roi, – dit un des familiersaprès s’être retourné pour chercher Yvon du regard, – cette bêtebrute se sera sauvée au moment où l’on ouvrait la porte pour lepassage de la reine.

– Qu’on le cherche ; il ne sauraitêtre loin ! – s’écria Ludwig avec impatience et colère. –Qu’on me l’amène à l’instant !

Un des seigneurs s’empressa d’exécuter lesordres du roi, tandis que Blanche s’asseyant à ses côtés, luidisait avec un tendre sourire : – Je vais essayer, mon aimableseigneur, de vous faire patiemment attendre le retour de cet idiot,qui a le bonheur de vous récréer si fort.

– Qu’on me l’amène ! – s’écria leroi. – Courez tous après lui ; plus nombreux vous serez à lechercher, plus sûrement vous le trouverez… Allez, courez !

Blanche resta seule avec son époux, dont levisage, un moment épanoui, redevint morne et ennuyé. La reine avaitquitté ses simples vêtements du matin pour se parer avecrecherche ; ses cheveux noirs, tressés de perles, étaientdisposés avec art ; elle portait une robe orange de richeétoffe à longues manches flottantes, qui laissait demi-nus son seinet ses épaules ; un collier, des bracelets d’or, enrichis depierreries, ornaient son cou et ses bras. Ludwig, toujours à demiétendu sur le lit de repos, qu’il partageait alors avec sa femme,assise à l’un des bouts de ce siège, n’avait pas un regard pourelle. La tête appuyée sur l’un des coussins, il murmurait entre sesdents : – Vous verrez que ces maladroits se montreront plusidiots que l’idiot, et qu’ils ne sauront le rattraper !

– En ce cas désastreux, – reprit Blancheavec un sourire insinuant, – il me faudra, mon gracieux seigneur,essayer de vous consoler. Pourquoi cet air soucieux ? Nedaignez-vous pas seulement jeter les yeux sur votre humbleservante ?

Ludwig tourna la tête vers sa femme avecindolence et lui dit : – Comme vous voici parée !

– Cette parure plaît-elle à mon aimablemaître ? – répondit la reine d’un ton caressant ; maisvoyant soudain le roi tressaillir, devenir sombre et détournerbrusquement la tête, elle ajouta : – Qu’avez-vous,Ludwig ?

– Je n’aime point la couleur de cetterobe-là.

– La couleur orange vous déplaît, cherseigneur ? que n’ai-je pu le prévoir !

– Vous aviez une robe de pareille couleurle dernier jour du mois de mai de l’an passé.

– Il se pourrait ! Mes souvenirs, àce sujet, ne sont pas aussi présents que les vôtres.

– S’ils me sont présents, – répondit leroi d’un air sinistre, – c’est que le 2 mars de l’an passé… j’ai vumourir mon père, empoisonné par ma mère !

– Ah ! quel lugubresouvenir !

– Lugubre est la chose… lugubre est lesouvenir !

– Combien je hais cette maudite robeorange, puisqu’elle a pu éveiller en vous ces tristespensées !

Le roi resta muet ; il se retourna surses coussins et mit sa main sur ses yeux. La porte de la salle serouvrit ; l’un des courtisans de Ludwig lui dit : –Seigneur, malgré toutes nos recherches nous n’avons pu retrouverYvon-le-Bestial ; il se sera caché dans quelque coin ;mais il sera rudement châtié dès que l’on mettra la main sur lui. –Ludwig ne répondit rien. Blanche, d’un geste impérieux, fit signeau courtisan de se retirer. Les deux époux restèrent seuls :la reine, voyant son mari de plus en plus soucieux, lui dit,redoublant de câlineries doucereuses : – Cher seigneur,combien votre tristesse m’afflige !

– Vous êtes d’une tendresse extrême… cematin.

– Ma tendresse pour vous augmente enraison du chagrin où je vous vois, mon aimable maître !

– Ah ! j’ai tout perdu en perdantmon père ! – murmura Ludwig d’une voix dolente ; et ilajouta d’un ton de fureur concentrée : – Scélérat d’évêque deLaon ! empoisonneur adultère ! Et ma mère ! ma mère…était sa complice ! Ah ! l’on dit vrai : de telscrimes annoncent la fin du monde !

– De grâce, mon seigneur, oubliez cepassé funèbre ! Que parlez-vous de la fin du monde ?c’est une fable !

– Une fable ?… Quoi ! les plussaints évêques n’affirment-ils pas que le monde doit finir dansquatorze ans… en l’an 1000 ?

– Ce qui me rend leur affirmationdouteuse, Ludwig, c’est qu’en annonçant cette fin prochaine detoutes choses, les prêtres recommandent fort aux fidèlesd’abandonner leurs biens aux églises.

– À quoi bon garder des richessespérissables, puisque toutes choses doivent périr bientôt ?

– Mais alors, cher seigneur, si tout doitpérir, que ferait l’Église des biens qu’elle demande chaque jour àla foi des fidèles ?

– Après tout, vous avez raison, c’estsans doute une nouvelle fourberie de l’Église. Quoi d’étonnant,quand on voit des évêques adultères pousser les femmes àempoisonner leurs maris !

– Encore ces lugubres pensées, cherseigneur ! Oubliez donc, de grâce, ces indignes calomnies survotre mère… Dieu juste ! une femme se rendre coupable dumeurtre de son mari ! non, non, c’est impossible !

– Impossible ! N’ai-je donc pasassisté à l’agonie, à la mort de mon père ? Oh ! l’effetde ce poison qui l’a tué était étrange… terrible ! – ajouta leroi d’un air pensif et sombre. – Mon père a senti ses pieds serefroidir, se glacer, devenir inertes, incapables de lesoutenir ; puis cet engourdissement mortel a envahi lentementses membres et son corps, comme si on l’eût plongé peu à peu,disait-il, dans un bain glacé !

– Hélas ! il est des maladies sisoudaines, si peu connues, mon aimable maître, qu’il faut se garderd’accuser légèrement… Moi, lorsqu’il s’agit de pareils crimes, jesuis de ceux qui disent : Quand je vois, je crois ; quandje n’ai pas vu, je doute.

– Ah ! moi je n’ai que tropvu ! – s’écria Ludwig, et cachant de nouveau son visage entreses mains, il ajouta d’une voix lamentable : – Je ne saispourquoi ces pensées de mort me poursuivent aujourd’hui !

– Ludwig, ne pleurez pas ainsi, vous medéchirez le cœur. Cette tristesse est une injure à ce beau jour demai ; voyez par la croisée ce brillant soleil, voyez laverdure printanière de la forêt ; écoutez le gai ramage desoiseaux. Quoi ! tout est animé, joyeux dans la nature, et,seul, vous êtes triste ! Allons, mon gracieux seigneur, –ajouta Blanche en prenant les deux mains du roi, – je veux voustirer de cet abattement qui me navre autant que vous, aussi plusque jamais je m’applaudis de mon projet…

– Quel projet ?

– Je veux passer la journée entière prèsde vous ; nous prendrons ici notre repas du matin ; j’aidonné pour cela des ordres, cher indolent ; puis nous ironsentendre la messe ; nous ferons ensuite une longue promenadeen litière dans la forêt, et enfin… Mais non, non, la surprise queje vous ménage sera le prix de votre soumission à mes désirs.

– De quelle surpriseparlez-vous ?

– Jamais vous n’aurez passé pluscharmante soirée… Oui, vous que tout fatigue, que tout ennuie… vousserez ravi de ce que je vous ménage.

– Mais, encore une fois, de quois’agit-il ?

– Oh ! n’insistez pas… je seraiimpitoyable et ne vous dirai pas mon secret !

Ludwig-le-Fainéant, d’un caractère indolent etpuéril, sentit sa curiosité redoubler ; mais il ne put obtenirde Blanche aucune explication. Bientôt les chambellans et lesserviteurs entrèrent, portant des plats d’argent, des vases d’or etautres préparatifs pour le repas du matin, qui, par ordre de lareine, devait être servi dans cette salle. D’autres hommes de lachambre du roi prirent la grande table recouverte d’un tapistraînant, sous laquelle s’était blotti Yvon-le-Bestial, et latransportèrent devant le lit de repos où se tenaient Blanche etLudwig. L’idiot, courbé sous la table, et caché par l’ampleur dutapis, dont les plis balayaient le plancher, marcha sur ses genouxet sur ses mains à mesure que la table s’avançait portée par lesserviteurs, il s’arrêta lorsqu’elle fut placée devant Blanche etLudwig. Échansons et écuyers s’apprêtaient à accomplir leur servicehabituel, lorsque la reine dit en souriant à son mari : – Mongracieux maître consent-il à ce que je sois en ce jour sa seuleservante ?

– Si cela vous plaît, qu’il en soitainsi, – répondit Ludwig-le-Fainéant ; puis à demi-voix ilajouta : – Mais vous le savez, selon mon habitude, je nemangerai rien, je ne boirai rien que vous n’en ayez goûté lapremière.

– Quel enfant vous êtes… à votreâge ! – répondit Blanche en souriant à son mari d’un aird’amical reproche, – toujours des soupçons ! mais je m’enoffense peu, puisque, grâce à votre méfiance, nous buvons à la mêmecoupe comme deux amoureux que nous sommes.

Les officiers du roi sortirent sur un signe dela reine ; elle resta seule avec Ludwig.

*

* *

Le jour baissait, les ténèbres commençaientd’envahir cette salle immense, dans laquelle soixante et quinze ansauparavant Francon, l’archevêque de Rouen, avait, au nom deRoth-bert, signifié à Karl-le-Sot qu’il eût à donner sa filleGhisèle et la Neustrie à Rolf le pirate.

Ludwig-le-Fainéant dormait étendu sur son litde repos, non loin de la table encore couverte de plats et de vasesd’or et d’argent. Le sommeil du roi était pénible, agité ; unesueur froide coulait de son front de plus en plus livide, bientôtune torpeur accablante succéda aux premières agitations de Ludwig,il resta plongé dans un calme apparent, quoique ses traitsdevinssent de moment en moment d’une pâleur cadavéreuse. Deboutderrière le lit de repos et accoudé au dossier de ce meuble,Yvon-le-Bestial contemplait le roi des Franks avec une expressionde sombre et farouche triomphe ; Yvon avait quitté son masquehébété ; ses traits révélaient alors sans contrainte sonintelligence jusque-là cachée sous l’apparence de l’idiotisme. Leplus profond silence régnait dans cette salle obscurcie par lesapproches de la nuit ; Yvon contemplait toujours le roi desFranks, ce dernier rejeton de Karl-le-Grand… SoudainLudwig-le-Fainéant poussant un gémissement plaintif s’éveilla ensursaut ; Yvon se baissa et disparut caché derrière le dossierdu lit de repos, tandis que Ludwig disait à demi-voix : – Ceque j’éprouve est étrange ! j’ai ressenti au cœur une siviolente douleur qu’elle m’a réveillé… maintenant cette douleursemble s’engourdir. – Regardant alors par la fenêtre, ilreprit : – Quoi ! déjà la nuit ? j’ai donc dormilongtemps ? Où est la reine ? pourquoi m’a-t-on laisséseul ?… Je me sens appesanti, et puis malgré la tiédeur decette journée de printemps, j’ai les pieds froids. Holà !quelqu’un ! – ajouta Ludwig en se tournant vers la porte etappelant : – Hé ! Gondluf !… Wilfrid !…Sigefried ! – Au troisième nom que prononça le roi, sa voix,d’abord assez élevée, devenant presque inintelligible ne sortitplus qu’avec effort de son gosier desséché. Se dressant alors surson séant il murmura : – Qu’ai-je donc ? ma voix esttellement affaiblie que je m’entends à peine parler moi-même, tantmon gosier se resserre ; et puis ce froid… ce froid quiglaçait mes pieds… gagne mes jambes. – À peine le roi des Franksachevait-il ces mots qu’il tressaillit de surprise et de frayeur, àl’aspect d’Yvon-le-Bestial, qui soudain se dressa debout derrièrele dossier du lit de repos. – Que fais-tu là ? – lui ditLudwig ; puis il ajouta d’une voix de plus en plusaffaiblie : – Cours vite quérir quelqu’un… je me sens endanger ! – Mais s’interrompant : – À quoi bon cetordre ! ce malheureux est idiot… Pourquoi me laisse-t-on ainsiseul ? je vais moi-même… – Et Ludwig se levapéniblement ; mais à peine eut-il posé ses pieds à terre queses jambes se dérobèrent sous lui et il s’affaissa lourdement surle plancher en murmurant : – À l’aide ! à l’aide !Seigneur Dieu… ayez pitié de moi ! À l’aide ! àl’aide !

– Ludwig, il est trop tard ! –reprit Yvon d’une voix grave, – tu vas mourir… à vingt ans à peine,ô roi des Franks !

– Cet idiot, que dit-il ?… Moi, jevais mourir ?

– Tu vas mourir comme est mort l’an passéton père Lothèr, empoisonné par sa femme, ainsi que tu viens del’être par la tienne !

L’épouvante arracha un cri à Ludwig ; sescheveux se hérissèrent sur son front baigné d’une sueur glacée, seslèvres déjà violettes s’agitèrent convulsivement sans rendre aucunson, son regard attaché sur Yvon devint trouble, vitreux, unedernière lueur d’entendement y apparaissait encore, mais son corpsrestait inerte, inanimé comme un cadavre.

– Ludwig, – dit Yvon, – ce matin, lecomte de Paris, Hugh-le-Chappet, s’est rencontré dans la forêt avecta femme ; Hugh est un homme astucieux et féroce ; l’anpassé il a fait empoisonner ton père par sa femme Imma et l’évêquede Laon… il t’a fait empoisonner, toi, aujourd’hui, par Blanche tafemme, et demain le comte de Paris sera roi ! – À ces parolesd’Yvon, que Ludwig comprit, quoique son entendement fût obscurcipar les approches de la mort, un sourire de haine et de désespoiraffreux contracta ses lèvres. – Tu te croyais à l’abri du danger, –poursuivit Yvon, – parce que tu obligeais ta femme à goûter à toutla première ; mais la reine te l’a dit, Ludwig… à ton âge tun’es qu’un enfant ! Tout poison a son contrepoison ; etBlanche a pu, sans risquer sa vie, tremper ses lèvres dans unbreuvage empoisonné par elle… – Ludwig expirant parut à peineentendre les dernières paroles d’Yvon, son corps se raidit, sa têterebondit sur le parquet, ses yeux roulèrent une dernière fois dansleur orbite, une légère écume teinta ses lèvres noirâtres, ilpoussa un faible gémissement… et le dernier descendant deKarl-le-Grand, le dernier rejeton couronné de la race Karolingienneavait vécu !

– Ainsi donc finissent les racesroyales ! Ainsi elles expient tôt ou tard leur crimeoriginel ! – pensait Yvon, en contemplant le cadavre dudernier des rois karolingiens étendu à ses pieds ; – mon aïeulAmaël a refusé d’être le geôlier de ce petit Chilpérik, malheureuxenfant hébété, en qui s’est éteinte la race dégradée deClovis ! et à mon tour je vois s’éteindre par le meurtre, dansLudwig-le-Fainéant, la race de Karl-le-Grand, seconde lignée de cesrois, conquérants de la Gaule notre mère patrie ! Ô fils deJoel ! peut-être un jour, à travers les âges, votredescendance assistera-t-elle aussi au châtiment de cette troisièmerace de rois franks, que Hugh-le-Chappet vient d’introniser par lemeurtre ! Peut-être le verrez-vous, ce jour prédit parVictoria-la-Grande, où la Gaule, se relevant libre, brisera ledouble joug des rois franks et des papes de Rome !

La nuit vint, les ténèbres envahirent cettegrande salle ; un bruit de pas se fit entendre au dehors.Yvon, profitant de l’obscurité, se tapit derrière le lit derepos ; Sigefried, un des courtisans, entra disant : –Seigneur roi ! malgré les ordres formels de la reine qui nousa commandé de respecter votre sommeil et de ne pas entrer ici avantson retour, je viens vous annoncer l’arrivée du comte de Paris.

En parlant ainsi, Sigefried s’approchait,laissant derrière lui la porte ouverte, Yvon profita de cettecirconstance et sortit de la salle en rampant, protégé par l’ombre.Sigefried ne recevant aucune réponse de Ludwig, se dit àdemi-voix : – Le roi dort toujours. – Se rapprochant alors, enélevant la voix, il reprit : – Seigneur… – Mais distinguant àl’incertaine clarté des dernières lueurs crépusculaires, le corpsde Ludwig étendu sur le plancher, Sigefried toucha la main glacéedu roi, se redressa frappé de frayeur et courut vers la porte encriant : – À l’aide ! à l’aide ! – puis il traversala salle voisine en continuant d’appeler au secours. Peu de momentsaprès, plusieurs serviteurs parurent portant des torches etprécédant Hugh-le-Chappet, revêtu de sa brillante armure etaccompagné de plusieurs de ses officiers. – Que dis-tu ? –s’écriait le comte de Paris, avec un accent de surprise etd’alarme, en s’adressant à Sigefried, – le roi mort ? non,non, c’est impossible !

– Hélas ! seigneur, je l’ai trouvétombé à bas de son lit de repos ; j’ai touché sa main, elleétait glacée ! – En disant ces mots, Sigefried suivitHugh-le-Chappet dans la salle où les flambeaux apportés par lesserviteurs jetèrent bientôt une vive clarté. Le comte de Pariscontempla un instant le cadavre du dernier roi karolingien, ets’écria d’un ton apitoyé : – Hélas ! mort à vingtans ! – Puis se tournant vers Sigefried, en portant sa main àses yeux comme pour cacher ses larmes. – Ce trépas si soudain,comment l’expliquer ?

– Seigneur, le roi n’était nullementmaladif ce matin ; il s’est mis à table avec la reine, puiselle l’a quitté nous ordonnant de ne pas troubler le sommeil denotre maître ; souvent il dormait ainsi après son repas, nousn’avons eu aucune inquiétude et… – Sigefried fut interrompu par desgémissements de plus en plus rapprochés. Blanche accourait suiviede plusieurs de ses femmes ; elle entra les cheveux épars, lafigure bouleversée en s’écriant : – Est il vrai ? Ludwigmort ! ô fatale nouvelle ! – Et feignant la surprise à lavue de Hugh-le-Chappet, elle ajouta : – Quoi, seigneur !vous ici ?

– Hélas ! je venais entretenir leroi de choses graves, j’ai quitté Paris ce matin. Ah ! je nem’attendais pas au douloureux événement qui m’attendait ici ;mais cette mort imprévue, à quoi l’attribuer ?

– Hélas ! mon Dieu, lesais-je ? Ô malheur à moi ! malheur à moi ! j’aiperdu mon doux maître, mon époux bien-aimé ! Par pitié,seigneur Hugh, ne m’abandonnez pas ! Oh ! promettez-moide joindre vos efforts aux miens pour découvrir l’auteur de cettemort, si mon Ludwig a péri par un crime !

– Ô digne épouse ! vertueusefemme ! j’en jure Dieu et ses saints ! je vous aiderai àdécouvrir le criminel ! – s’écria Hugh-le-Chappet ; puisil ajouta en voyant Blanche trembler et vaciller sur ses jambescomme une personne qui va s’évanouir : – Au secours ! lareine va défaillir. – Et il reçut dans ses bras le corps de Blanchequi murmurait à l’oreille du comte de Paris : – Je suis veuve…te voilà roi !

*

* *

Yvon sortant de la salle où gisait le cadavrede Ludwig-le-Fainéant, monta au logis d’Adelinde, camériste royaleet maîtresse de Marceline-aux-cheveux-d’or, qu’il espéraitrencontrer seule, Adelinde ayant suivi la reine lorsque celle-ciétait accourue, feignant le désespoir en apprenant la mort de sonépoux ; Yvon trouva sur le seuil de la porte la jeune serve,très-surprise de l’agitation qui régnait dans cette partie duchâteau. – Marceline, – lui dit Yvon, – j’ai à causer avec toi,entrons chez ta maîtresse, de longtemps elle ne quittera pas lareine, nous ne serons pas interrompus, viens. – La jeune filleouvrit de grands yeux en entendant le Bestial s’exprimer pour lapremière fois d’une manière sensée, puis ses traits n’avaient plusleur expression d’hébétement accoutumé ; aussi dans sonsaisissement, la jeune fille ne put d’abord répondre à Yvon, quireprit en souriant : – Marceline, mon langage t’étonne ?c’est que, vois-tu, je ne suis plus Yvon-le-Bestial, mais… Yvon quit’aime !

– Yvon qui m’aime ! – s’écria lapauvre enfant presque avec effroi, – Jésus mon Dieu ! c’est dela sorcellerie !

– Alors, Marceline, tu serais lasorcière ; mais écoute-moi, lorsque tu m’auras entendu, tu merépondras si tu veux, oui ou non, nous marier. – En disant cesmots, le serf entra dans la chambre où Marceline le suivitmachinalement. Elle croyait rêver, ne quittant pas le Bestial desyeux, trouvant sa figure de plus en plus avenante ; elle sesouvenait alors que plusieurs fois, frappée de la douceur et del’intelligence du regard d’Yvon, elle s’était demandé comment unpareil regard pouvait être celui d’un idiot.

– Marceline, – reprit-il, – pour fairecesser ta surprise, il me faut te dire quelques mots de mafamille.

– Oh ! parle, Yvon, parle ! jesuis si heureuse de t’entendre t’exprimer comme une personneraisonnable !

– Eh bien donc, ma douce Marceline, monarrière-grand-père, marinier de Paris, se nommait Eidiol, il avaitun fils et deux filles. L’une d’elles, Jeanike, volée toute petiteà ses parents, fut vendue comme serve à l’intendant de cedomaine ; plus tard elle devint nourrice de la fille deKarl-le-Sot, dont le descendant, Ludwig-le-Fainéant, est mort toutà l’heure.

– Il est donc vrai ? le roi estmort ; quoi ! si promptement ?

– Marceline, les rois franks ne sauraientjamais trop promptement mourir ; revenons à Jeanike, fille demon bisaïeul : elle avait deux enfants :Germain, serf forestier de ce domaine, et Yvonne,charmante enfant de seize ans, que Guyrion-le-Plongeur, fils de monbisaïeul, épousa ; elle vint habiter avec lui à Paris, où ilexerçait, comme son père, l’état de nautonnier ; Guyrion eutd’Yvonne un fils nommé Luduecq…

– Luduecq ?… mais je connais cenom ?

– Ainsi s’appelait mon père.

– Il était serf forestier des bois deCompiègne ?

– Oui, mais écoute encore ; Guyrion,mon aïeul, et Rustique-le-Gai, mari d’Anne-la-Douce, continuaient àParis leur métier de nautonniers ; Anne, un jour, fut outragéepar un des officiers du comte de la Cité ; Rustique assommal’officier, les soldats revinrent en armes, les mariniers sesoulevèrent à la voix de Rustique et de Guyrion, mais tous deuxfurent tués ainsi qu’Anne-la-Douce, dans la sanglante mêlée quis’engagea ; mon aïeul avait été l’un des chefs de cetterévolte, le peu qu’il possédait, sa maison et son bateau, héritagepaternel, fut confisqué, sa veuve réduite à la misère quitta Parisavec son enfant, vint demander un asile et du pain à Germain sonfrère, serf forestier ; il partagea sa hutte avec la pauvreYvonne et son fils. Telle est l’iniquité de la loi des Franks, queceux qui habitent un an et un jour une terre royale ou seigneurialedeviennent serfs de cette terre : ce fut le sort de la veuvede mon grand-père et de son fils Luduecq ; elle, fut employéeaux travaux des champs ; lui, suivant la condition de sononcle, lui succéda comme forestier du canton de laFontaine-aux-Biches ; plus tard Luduecq épousa une serve dontla mère était lavandière du château. Je suis né de ce mariage. Monpère, aussi tendre pour sa femme et pour moi que rude et ombrageuxenvers les autres, songeait toujours à la mort de mon aïeulGuyrion, massacré par les soldats du comte de Paris, jamais il nesortait de la forêt que pour porter au château ses redevances degibier ; d’un caractère sombre, indomptable, souvent battu deverges pour ses rebellions contre les agents du baillif de cedomaine, il se serait cruellement vengé de ces mauvais traitementssans la crainte de nous laisser à l’abandon moi et ma mère. Elleest morte il y a un an ; mon père lui a survécu quelquesmois ; lorsque je l’ai eu perdu, je suis venu par ordre dubaillif habiter avec ma grand’mère, serve lavandière du château deCompiègne.

– Bonne Marthe ! lors des premierstemps de ton arrivée ici, elle me répétait toujours :« Il ne faut pas s’étonner de ce que mon petit-fils ait l’aird’un sauvage, il n’a jamais quitté la forêt ; » mais,hélas ! la vérité est que dans les derniers temps de sa vie tagrand’mère me disait souvent en pleurant : « Le bon Dieua voulu que le pauvre Yvon soit idiot ; » moi je pensaiscomme elle : aussi me faisais-tu grand’pitié. Combien je metrompais pourtant ! tu parles comme un clerc, et tout àl’heure en t’écoutant je me disais : Est-ce bien lui ?lui… Yvon-le-Bestial, qui dit ces choses ?

– Maintenant, es-tu contente de voir tonerreur dissipée ?

– Je ne sais, – répondit la jeune serveen rougissant, – je suis si surprise de ce que tum’apprends !

– Marceline, veux-tu, oui ou non, nousmarier ? Tu es orpheline, tu dépends de ta maîtresse, et moidu baillif, nous sommes serfs du même domaine, pourquoi nousrefuserait-on la permission de nous unir ? – et il ajouta avecamertume : – L’agneau qui naît n’augmente-t-il pas le troupeaudu maître ?

– Hélas ! il est vrai, nos enfantsnaissent et meurent serfs comme nous ! mais Adelinde, mamaîtresse, consentira-t-elle à ce que j’épouse un idiot ?

– Voici mon projet : Adelinde estfavorite et confidente de la reine ; or c’est aujourd’hui,vois-tu, Marceline, un beau jour pour la reine, son cœur nage dansla joie.

– Quoi ! le jour où le roi son mariest mort ?

– Précisément ; donc la reine estjoyeuse, et pour mille raisons sa confidente, ta maîtresse, doitêtre non moins joyeuse que la veuve de Ludwig-le-Fainéant, aussidemander une grâce en un pareil moment, c’est l’avoir pourassurée.

– Quelle grâce ?

– Si tu consens à m’épouser, Marceline,il faut obtenir d’Adelinde la permission de me prendre pour mari,et la promesse de me donner à garder, comme serf forestier, lecanton de la Fontaine-aux-Biches : deux mots de ta maîtresse àla reine, deux mots de la reine au baillif du domaine, et notredésir sera satisfait.

– Yvon, y songes-tu ? tout le mondete croit un idiot, et l’on te confierait la garde d’un canton de laforêt !

– Qu’on me donne un arc, des flèches, etje ferai mes preuves de fin archer ; j’ai le coup d’œil aussisûr, la main aussi prompte que mon pauvre père.

– Mais, comment expliquer ce changementsoudain qui a fait de toi un homme raisonnable ? Et puis, situ avais ton bon sens, te dira-t-on, pourquoi as-tu feint d’êtreidiot ?

– Lorsque nous serons mariés, je te diraila cause de cette feinte ; quant à ma transformation debestial en créature raisonnable… un miracle expliquera tout.

– Un miracle ?

– L’idée de ce miracle m’est venue cematin en suivant ta maîtresse et la reine à l’ermitage deSaint-Eusèbe.

– Tu les as suivies ?

– Je ne dors guère ; ce matin,éveillé avant l’aube, j’étais près des fossés du château. À peinele soleil levé, je vois de loin ta maîtresse et la reine sortir,puis se diriger toutes deux seules vers la forêt. Cette promenademystérieuse éveille ma curiosité ; je les suis de loin àtravers les taillis ; elles arrivent à l’ermitage deSaint-Eusèbe, ta maîtresse y reste, mais la reine prend le cheminde la Fontaine-aux-Biches.

– Et qu’allait-elle faire là, de si bonmatin, Yvon ?

– Encore une question à laquelle jerépondrai lorsque nous serons mariés, Marceline, – reprit Yvon,après un moment de réflexion ; – mais pour revenir au miraclequi expliquera ma transformation d’idiot en créature raisonnable,il est fort simple : Saint Eusèbe, le patron de l’ermitage,aura accompli ce prodige, et l’adroit coquin, à qui l’ermitagerapporte de bons profits, ne me démentira pas, car le bruit de cenouveau miracle doublera ses aubaines.

Marceline-aux-Cheveux-d’or ne put s’empêcherde sourire à l’idée du jeune garçon, et reprit : – Est-ce bienYvon-le-Bestial qui parle ainsi ?

– Non, chère et douce fille, je te l’aidit : c’est Yvon-l’amoureux qui parle ainsi ; Yvon de quitu avais compassion lorsqu’il était le jouet, la victime detous ! Yvon qui en retour de ton bon cœur t’offre amour etdévouement ; c’est tout ce que peut promettre un pauvre serf,puisque son travail et sa vie appartiennent à ses maîtres. Acceptemon offre, Marceline, nous serons aussi heureux qu’on peut l’êtreen ces temps maudits. Nous cultiverons au profit du domaine laterre qui environne la cabane du forestier ; je tuerai pour lechâteau le gibier qu’il faudra, et aussi vrai que le bon Dieu acréé les daims pour celui qui les chasse, nous ne manquerons jamaisd’un morceau de venaison ; tu donneras tes soins au jardinetde la hutte, le ruisseau de la Fontaine-aux-Biches coule à cent pasde notre demeure ; nous vivrons seuls au fond des bois sansautre compagnie que celle des oiseaux et de nos enfants ;maintenant, est-ce oui, est-ce non ?

– Ah ! Yvon, – répondit la jeunefille, les yeux baignés de larmes d’attendrissement, – si une servepouvait disposer d’elle-même, je te dirais oui… oui, oh ! centfois oui !

– Ma bien-aimée, notre bonheur dépend detoi, si tu as le courage de faire à ta maîtresse la demande que jete dis. Jamais occasion n’aura été plus favorable.

– Cette demande, est-ce ce soir qu’il mefaudra l’adresser à dame Adelinde ?

– Non, mais demain matin, lorsque jeserai de retour avec ma raison ; je vais de ce pasaller la retrouver à l’ermitage de Saint-Eusèbe, et demain je te larapporterai toute fraîche du saint lieu… cette raisonmiraculeuse !

– Et on l’appelait le Bestial ! –murmura de nouveau la jeune serve de plus en plus émerveillée desreparties d’Yvon, qui disparut bientôt, de crainte d’être surprispar la camériste de la reine.

*

* *

Yvon l’avait dit à Marceline, l’on ne pouvaitchoisir un moment plus opportun pour obtenir une faveur de lareine, tant elle était joyeuse de la mort de Ludwig-le-Fainéant etde l’espérance d’épouser Hugh-le-Chappet. Grâce à la protectiond’Adelinde, qui consentit au mariage de la jeune serve, le baillifdu domaine donna la même autorisation à Yvon, lorsque celui-ci,selon sa promesse faite à Marceline, revint avec sa raisonde la chapelle de l’ermitage de Saint-Eusèbe. Le serf racontacomment étant le soir entré dans la chapelle, il avait vu à lalueur de la lampe du sanctuaire un monstrueux serpent noir enrouléaux pieds de la statue du saint ; comment, subitement éclairépar un rayon d’en haut, l’idiot avait écrasé à coups de pierre cethorrible dragon qui n’était autre qu’un démon, car l’on ne trouvaaucune trace du monstre, et enfin comment saint Eusèbe avaitmiraculeusement rendu la raison au Bestial pour le récompenser deson bon secours ; Yvon fut de plus, en glorification dumiracle opéré en sa faveur par saint Eusèbe, envoyé selon son désircomme serf forestier du canton de la Fontaine-aux-Biches, et lelendemain de son mariage avec Marceline-aux-Cheveux-d’or, il allas’établir avec elle dans l’une des profondes solitudes de la forêtde Compiègne.

*

* *

Moi, Yvon, fils de Luduecq, petit-fils deGuyrion, arrière-petit-fils d’Eidiol, le doyen des nautonniersparisiens, j’ai terminé aujourd’hui, 30 avril, ce récit de la mortdu dernier des rois de la race de Karl-le-Grand.

HUGH-LE-CHAPPET, comte de Paris et d’Anjou,Duc de l’Île-de-France, Abbé de Saint-Martin, de Tours et deSaint-Germain-des-Près, s’est fait (le 3 juillet de cette année-ci987) proclamer roi par sa bande de guerriers, à l’exclusion del’oncle de Ludwig, et sacrer roi de France par l’Église ; dansdeux mois, selon le temps prescrit par les Conciles, il doitépouser Blanche, la veuve de Ludwig-le-Fainéant, Blanche, la reineempoisonneuse… dont le crime abominable assura l’usurpation de ceHugh-le-Chappet. Ainsi se fondent les royautés… Puisse un jour larace de ce Chappet expier comme les autres lignées royalesissues de la conquête, l’iniquité de son origine !

Voici l’explication de mon feintidiotisme : J’ai été élevé par mon père, de même qu’il l’avaitété par le sien, dans la haine de ces rois étrangers à la Gaule.Mon aïeul Guyrion, mort massacré dans un soulèvement populaire,avait, fidèle à la volonté de Joel transmise d’âge en âge à sadescendance, enseigné à mon père à lire et à écrire, afin qu’il pûtaugmenter la chronique de notre famille ; il conservaitpieusement, comme je le conserve, le fer de flèchebarbelé, ainsi que le récit laissé par son grand-père Eidiol,le doyen des nautonniers parisiens. Nous ignorons ce qu’est devenuela branche de notre famille qui habitait la Bretagne, auprès despierres sacrées de Karnak ; elle possède ces légendes et cesreliques laissées à travers les âges par un si grand nombre de nosgénérations… Qui sait, hélas ! si nous reverrons jamais cesfrères de notre race ! Mon aïeul et mon père n’ont rien écritsur leur vie obscure ; mais dans la profonde solitude où nousvivions, le soir, après ses journées de chasse ou ses travaux delabour, mon père me racontait ce qu’il avait appris de mon aïeulGuyrion sur les aventures des fils de Joel ; ces traditions,Guyrion les tenait d’Eidiol, qui les tenait de son aïeul, établi enBretagne avant la séparation des petits-fils de Vortigern. Cesrécits se gravant profondément dans ma mémoire, m’inspiraientl’horreur des maux de la conquête et une aversion mortelle contrela race des Franks conquérants. J’avais à peine dix-huit ans,lorsque mon père mourut ; il me fit jurer une haine implacableaux rois franks et à l’Église de Rome, leur complice de tous lestemps ; je lui promis aussi d’écrire le récit de ma vie, sij’assistais à quelque événement important ; il me remit lerouleau de parchemin écrit par Eidiol et le fer de flèche retiré dela blessure de Gaëlo, le pirate. Je serrai ces reliques dans lapoche de mon sarrau : le soir je fermai les yeux de monpère ; au point du jour je creusai sa fosse près de sa hutte,je l’y ensevelis. Son arc, ses flèches, quelques vêtements, songrabat, son coffre, sa marmite appartenaient au domaine du roi, leserf ne peut rien posséder. Cependant je pensais à m’emparer del’arc, des flèches, d’un sac de châtaignes qui nous restait, résolude courir les bois en liberté, lorsqu’un hasard singulier changeames projets. Je m’étais, tout attristé, couché sur l’herbe, aumilieu d’un taillis voisin de notre hutte, soudain j’entends le pasde deux cavaliers ; ils se promenaient dans la forêt ;descendus de leurs chevaux, ils les tenaient par la bride, etmarchaient lentement, ne se croyant entendus par personne, ilsparlaient haut ; l’un disait à l’autre : – Soit !…le roi Lothèr a été empoisonné l’an passé par sa femme Imma et parl’évêque de Laon… mais il reste Ludwig, fils de Lothèr.

– Et si ce Ludwig mourait par une causeou par une autre ? son oncle, le duc de Lorraine, à qui dedroit revient le trône, oserait-il me disputer la couronne deFrance, à moi… à moi, Hugh, comte de Paris ?

– Non, seigneur !… Mais voilà sixmois à peine que le roi Lothèr est mort, il faudrait un heureux etsingulier hasard pour que son fils le suivît de si près dans latombe.

– Les vues de la Providence sontimpénétrables… Au printemps prochain, Ludwig vient habiter lechâteau de Compiègne avec la reine, et…

Je n’entendis pas la fin de l’entretien, lescavaliers s’éloignant continuèrent leur chemin. Le peu de motssurpris par moi me firent réfléchir ; je me souvins des récitsde mon père, j’avais lu dans la légende d’Eidiol, qu’Amaël, un denos aïeux, avait refusé d’être le geôlier du dernier rejeton deClovis, un enfant, retenu prisonnier dans un monastère. Le roiLudwig, dont la vie semblait menacée par l’ambition du comte deParis, devait prochainement se rendre au château ; peut-êtreserait-il, comme son père, victime d’un meurtre, et je pourrais,moi, fils de Joel, assister à la mort du dernier des rois de larace de Karl-le-Grand. Cet espoir changea mes projets ; aulieu de courir les bois je me rendis le lendemain chez magrand’mère, une des serves lavandières de la maison royale. Jen’avais jamais quitté la forêt, j’y vivais dans une complètesolitude avec mon père ; j’étais d’un caractère taciturne,sauvage. En arrivant au château je rencontrai par hasard une bandede soldats franks, ils venaient de s’exercer au maniement desarmes ; par passe-temps ils se jouèrent de moi. Ma haine deleur race, mon étonnement de me trouver pour la première fois de mavie au milieu de tant de monde, me rendirent muet ; cessoldats prirent mon silence farouche pour de l’hébétement, ilscrièrent tout d’une voix : – C’est un bestial ! – Ilsm’emmenèrent ainsi au milieu des cris, des huées, des coups !D’abord peu m’importa de passer ou non pour idiot ; cependantje réfléchis que personne ne se méfiant d’un idiot, je pourraispeut-être, grâce à cette stupidité apparente, m’introduire plustard dans l’intérieur du château sans éveiller les soupçons ;je ne me trompais pas : ma pauvre grand’mère me crut dénué deraison, bientôt les commensaux du palais, les courtisans, plus tardle roi lui-même, s’amusèrent de l’imbécillitéd’Yvon-le-Bestial ; et un jour, après avoir assisté invisibleà l’entretien de Hugh-le-Chappet avec Blanche, auprès de laFontaine-aux-Biches, j’ai vu expirer sous mes yeux le descendantdégénéré de Karl-le-Grand ; j’ai vu s’éteindre dansLudwig-le-Fainéant la seconde race de ces rois étrangersconquérants de la Gaule ! Je l’avoue ici, profitant de lafacilité que j’avais à m’introduire dans le château, j’ai commis unvol… j’ai dérobé un rouleau de peau préparée pour l’écriture ;n’ayant jamais, non plus que mon père, possédé un denier, il m’eutété impossible d’acheter une chose aussi coûteuse que leparchemin ; les plumes des aigles ou des corbeaux que jetirais au vol, le suc noir des baies de troëne, me servaient àécrire.

Ainsi j’ai retracé les événements qui se sontpassés jusques à aujourd’hui, trentième jour du mois d’août del’année 987.

CHAPITRE II.

En l’année 1033, tous avaient également labouche affamée, la pâleur sur le front ; quand on se futnourri de bêtes et d’oiseaux, cette ressource une fois épuisée, lafaim ne s’en fit pas sentir moins vivement ; il fallut pourl’apaiser se résoudre à dévorer des cadavres ou toute autrenourriture aussi horrible ; ou bien encore, pour échapper à lamort, on dévorait l’écorce des arbres ou l’herbe desruisseaux ; … les fureurs de la faim renouvelèrent lesexemples d’atrocité où les hommes dévoraient la chair des hommes…le voyageur assailli sur les routes succombait sous le coup de sesagresseurs… ses membres étaient déchirés, grillés au feu etdévorés… d’autres étaient égorgés par leurs hôtes, qui faisaientd’eux leur nourriture ; quelques autres présentaient à desenfants un jouet pour les attirer à l’écart, et ils les immolaientà leur faim. Les cadavres furent déterrés en beaucoup d’endroitspour servir à ces tristes repas… Dans la forêt de Chatenay, unscélérat s’était construit une cabane où il égorgeait les voyageursqu’il dévorait ensuite… on trouva, dans son repaire, quarante-huittêtes de voyageurs qu’il avait égorgés.

(Chronique de RAOUL GLABER, l. IV, c. IV,p. 306-307.)

SOMMAIRE

La fin du monde. – La hutte du forestier.– La chasse au daim. – La taverne de Grégoire-Ventre-creux. – Lerepas. – La famille d’Yvon. – Den-Braô, le maçon.

 

Il y a quarante-huit ans, j’ai écrit le récitde la mort de Ludwig-le-Fainéant. Les faits que je dois ajouter àcette légende sont horribles… horribles ! ils se sont passésau commencement de l’année 1033 ; ces faits vous ne lescroiriez pas, fils de Joel, si l’homme qui écrit ceci n’avait,hélas ! vu ce qu’il va raconter. En ce moment encore, mapensée recule devant ces souvenirs monstrueux !

Avant de commencer ce récit, je dirai deuxmots des rois de la race de Hugh-le-Chappet qui se sontsuccédé depuis quarante-huit ans. L’année 987, aprèsl’empoisonnement de Ludwig-le-Fainéant, Hugh se fit sacrer roi deFrance par l’Église ; il usurpait ainsi la couronne de KARL,duk de Lorraine, oncle de l’époux de Blanche, l’adultèreempoisonneuse ; cette usurpation amena de sanglantes guerresciviles entre le duk de Lorraine et le roi Hugh-le-Chappet.Celui-ci mourut en 996, laissant pour successeur son fils ROTH-BERT(ou Robert, comme on dit maintenant), prince imbécile etpieux ; son long règne fut continuellement troublé par lesluttes acharnées des seigneurs entre eux : Comtes, Duks, Abbésou Évêques, retranchés dans leurs châteaux-forts, désolèrent ainsile pays par leurs brigandages et leurs massacres. Le roi Robert,fils de Hugh, mourut en 1031, son filsHenrich Ier lui succéda. Son avènement autrône amena de nouvelles guerres civiles soulevées par son frère àl’excitation de sa mère. Un autre Robert, surnomméRobert-le-Diable, duk de Normandie (il descendait du vieuxRolf-le-Pirate), prit part à ces combats et se rendit maître deGisors, de Chaumont et de Pontoise. Vint enfin l’année 1033, où sesont passés les terribles événements que je dois raconter,événements inouïs, incroyables… et pourtant, avant ces tempsmaudits, je croyais avoir assisté à un spectacle sans pareil, parmiles siècles passés et peut-être parmi les siècles futurs ; jeveux parler des derniers mois de l’an 1000, époque fixée par lafourbe cupidité de l’Église catholique comme le terme assigné à ladurée du monde ; grâce à cette jonglerie infâme, le clergéextorqua les biens d’un grand nombre de seigneurs franks, nobleshommes encore plus religieusement hébétés que pillards et féroces.Pendant ces derniers mois de l’an 1000, l’on vit une immensesaturnale, où se déchaînèrent les passions, les croyances, lesactes les plus contraires, les plus insensés, les plus bouffons,les plus atroces !

– Voici venir la FIN DUMONDE ! – disaient les prêtres catholiques ; – saint Jeanl’Évangéliste ne l’a-t-il pas prophétisé dans l’Apocalypse :« Au bout de mille ans, Satan sortira de sa prison etséduira les peuples qui sont aux quatre angles de la terre ;le livre de la vie sera ouvert ; la mer rendra sesmorts ; l’abîme infernal rendra ses morts ; chacun serajugé par celui qui est assis sur un trône resplendissant, et il yaura un ciel nouveau et une terre nouvelle. »

– Tremblez, peuples ! – dirent lesprêtres ; – les MILLE ANS annoncés par saint Jean serontécoulés à la fin de cette année-ci ! Satan, l’antéchrist, vavenir ! Tremblez ! le clairon du dernier jugement varetentir, les morts vont se lever de leur sépulcre, l’Éternel, aumilieu des éclairs et des foudres, entouré d’archanges aux épéesflamboyantes, va vous juger tous ! Tremblez ! grands dela terre ! pour conjurer le courroux implacable duTout-Puissant, donnez vos biens à l’Église, il en est temps encore,il sera temps jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière heure,jusqu’à la dernière minute de cette redoutable année-ci !Donnez vos biens, vos trésors, aux prêtres du Seigneur, son imagevivante ici-bas ; donnez tout à l’Église catholique,l’impérissable sanctuaire de la divinité !

Ces seigneurs, non moins abrutis que leursserfs par l’ignorance et par la peur du diable, espérant conjurerla prochaine vengeance de l’Éternel, écoutant la voix des prêtres,donnèrent à leurs églises : terres, maisons, châteaux, serfs,troupeaux, splendide vaisselle, bel or monnayé, riches armures,somptueux vêtements, ils donnèrent tout jusqu’à leur chemise, aprèsquoi, s’habillant d’un sac, couchant dans la cendre, mendiant unepoignée de fèves à la porte des châteaux qu’ils avaient abandonnésà l’Église, ils chantaient en chœur : – « Nous avonspillé, violé, torturé, massacré ; mais nous avons abandonnénos biens aux hommes de Dieu, sa vivante image sur la terre ;nous irons avec les justes ! nous irons avec lesanges ! »

Les hommes de Dieu, de leur côté, trinquaient,ripaillaient, faisaient l’amour, se disant : – Rions des sots,nargue des crédules ! buvons leur vin, empochons leur or,dormons sous leurs courtines, retranchons-nous, armons-nous dansleurs châteaux-forts, et faisons travailler leurs serfs à notreprofit ; oui, oui, elle est venue, la fin du monde, elle estvenue, mais pour les stupides, tandis qu’un monde splendide etnouveau s’ouvre devant nous, prêtres du Seigneur !

– Voici venir LA FIN DUMONDE ! – disaient de moins fervents catholiques. –Quoi ! il nous reste à peine un an, un mois, une semaine, unjour à vivre ! nous sommes pleins de jeunesse, de désirs,d’ardeur ! Et nous passerions dans la terreur, le jeûne, lamortification, l’abstinence, le peu d’instants dont le terme estcompté ? Non, non, vidons nos coffres-forts ! défonçonsnos tonnes ! revêtons nos plus riches habits, et vivons en unmois, en un jour, en une heure, s’il le faut, la vie vingt fois,cent fois plus longue qui nous était réservée ! de l’or !des fleurs ! du vin ! des femmes ! À nous toutes lesjoies, toutes les ivresses, toutes les débauches ! cette orgiede l’univers n’aura de terme que le chaos du monde croulant dansl’abîme de l’immensité !

– Voici venir LA FIN DUMONDE ! – disaient les amants à leurs maîtresses : – àquoi bon attendre, lutter, résister ? rions-nous des pères etdes maris ! Il nous reste un jour, qu’il soit àl’amour !

– Voici venir LA FIN DUMONDE ! – disaient marchands, artisans, trafiquants ; – àquoi bon acheter, trafiquer, tisser la toile, forger le fer,charronner le bois, ouvrer des étoffes ? – Et les unsdonnaient aux prêtres leurs marchandises, d’autres les vendaient,quand ils trouvaient à les vendre. À quoi bon s’approvisionnerquand le dernier de nos jours va sonner ?

– Enfin ! enfin ! voicivenir LA FIN DU MONDE ! – disaient avec une joiefarouche, avec une sinistre espérance, les millions de serfs desdomaines du roi, de l’Église et des seigneurs. – Le voici doncenfin venu le terme de nos misères ! La voici donc venue, lafin de notre écrasante journée de labeur ! fatale journée quise compte, non par les heures, mais par les ans ! fatalejournée dont notre naissance est l’aube, et notre mort lesoir !… Ils vont donc enfin se reposer dans la nuit éternelle,nos pauvres corps brisés par le travail, exténués par la faim,sillonnés de coups ou mutilés par nos seigneurs, comtes, duks,rois, évêques ou abbés ! Enfin ! nous allons donc pourtoujours fermer les yeux à ce déchirant spectacle de nos femmes, denos mères, de nos filles, de nos sœurs, soumises comme nous auxhorreurs du servage, plus misérables encore que nous ! ellesservent aux plaisirs infâmes de nos maîtres ! Oh ! béniesoit-elle la fin du monde ! c’est le terme de nos misères,malheureux serfs que nous sommes ! Quoi qu’il arrive de nosâmes, nous ne saurions y perdre, et du moins nous changeronsd’enfer !

Et ces pauvres serfs n’ayant rien à dépenser,rien à prodiguer, voulurent du moins anticiper sur le reposéternel ; le plus grand nombre laissèrent là, pioche, houe,charrue dès l’automne. À quoi bon ensemencer une terre qui, dèsavant la récolte, doit s’abîmer dans le chaos ? D’autresserfs, jaloux de jouir au moins une heure des biens du monde avantson anéantissement, pillèrent quelques riches abbayes, quelqueschâteaux, ou de force, se joignirent aux grandes saturnales deceux-là qui, la coupe en main, leur maîtresse sur leurs genoux,défiaient le courroux de l’Éternel. Grâce à la fourberie del’Église catholique, les derniers jours de l’année 999 offrirentainsi en Gaule un spectacle inouï, fabuleux à donner levertige ! Bouffonneries et gémissements ! éclats de rireet lamentations ! chants d’ivresse et chants des morts !Ici les cris, les danses frénétiques de la suprême orgie ;ailleurs les lamentations du cantique suprême ; puis planantsur cette vague épouvante, la formidable curiosité des peuples,attendant la destruction du monde… Il vint enfin ce jour prophétisépar saint Jean l’Évangéliste ! elle vint cette dernière heure,cette dernière minute de l’année 999 ! Tremblez,pécheurs ! tremblez, peuples de la terre ! le voici lemoment terrible prédit par les saints livres ! Encore uneseconde, encore un instant, minuit sonne… et l’an 1000commence !

Alors, dans l’attente de ce moment fatal, lescœurs les plus endurcis, les âmes les plus certaines de leur salut,les intelligences les plus hébétées ou les plus rebelles,éprouvèrent quelque chose qui n’a jamais eu… qui jamais n’aura denom dans aucune langue…

Minuit sonna !…

L’an 1000 commençait !

Ô stupeur ! les morts ne se lèvent pas deleurs sépulcres, les profondeurs de la terre ne s’entrouvrent pas,les océans ne sortent pas de leurs abîmes, les astres, lancés horsde leur orbite, ne se heurtent pas dans l’immensité !Quoi ! pas seulement un petit éclair ? Quoi ! pas lemoindre tonnerre ? Non, rien ! Et ce nuage de feu au seinduquel devait, sur son trône resplendissant, apparaître l’Éternel,au formidable retentissement du clairon des archanges annonçant ledernier jugement ? Non, pas l’ombre d’un Éternel, d’un trôneou d’un archange ! l’on ne voit rien ! aucun de cesprodiges effrayants, prophétisés par saint Jean l’Évangéliste, pourla minuit de l’an 1000 ne se réalise ! Jamais, au contraire,nuit ne fut plus calme, plus sereine ; jamais lune et étoilesne brillèrent d’un plus vif éclat dans l’azur du firmament !Pas un souffle de vent n’agita la cime des arbres, et les hommes,dans le silence de leur stupeur, purent entendre le murmure desplus petits ruisseaux coulant sous l’herbe. L’aube paraît, le jourluit… jamais soleil plus radieux ne jeta sur la création sestorrents de lumière !

Alors, de même que l’attente du dernier desjours avait jeté dans les âmes ce quelque chose qui n’a, qui n’aurade nom dans aucune langue, l’on ne pourrait exprimer non plus cequi suivit cette universelle déconvenue : ce fut une explosioninouïe de regrets, de remords, de surprise, de récriminations et derage ! Les meilleurs catholiques s’étaient crus au seuil duséjour des justes, ils perdaient un paradis chèrement payé d’avanceà l’Église ! d’autres ayant jeté leurs trésors au vent de cesderniers jours d’ivresse et de vertige, se voyaient nus,dépouillés, devant vivre peut-être de longues années encore !Des millions de pauvres serfs espéraient s’endormir dans le reposde la nuit éternelle, et ils voyaient avec désespoir se lever denouveau pour eux l’aube sinistre de ce long jour de misères et dedouleur, jour détesté, dont leur naissance était le matin, et leurmort le soir ! la terre laissée inculte dans l’attente de lafin du monde, ne pourrait plus nourrir ses habitants, l’onprévoyait d’horribles famines. Une immense clameur s’éleva contrel’Église, auteur ou complice de cette fourberie grande comme lemonde, fourberie dont les prêtres avaient seuls profité ; maisl’Église catholique, apostolique et romaine possède aussi ladivinité de la ruse et de l’audace. Que répondit-elle aux clameursqui s’élevaient contre elle ? Ce qu’elle répondit ? Levoici :

« – Oh ! les malheureuxincrédules ! ils osent douter de la voix du Tout-Puissant, quileur a parlé par la bouche du prophète ! Oh ! lesmalheureux aveugles ! ils ferment les yeux à la lumièredivine ! Oh ! les malheureux sourds, ils fermentl’oreille à la parole divine ! Oui, les prophètes ont annoncéla fin des temps ! oui, les saintes Écritures ont prédit quele jour du dernier jugement viendrait mille ans après le Sauveur dumonde… oui, oui… Mais répondez, hommes de peu de foi !répondez… Quand s’est-il surtout divinement manifesté le Sauveur dumonde, hein ? n’est-ce pas après sa Passion ? lorsque parsa résurrection miraculeuse il est remonté de la terre aux cieuxpour s’asseoir à la droit du Très-Haut ? Donc, si le Christest né mille ans avant l’an 1000, évidemment il ne s’est manifestécomme Dieu qu’à sa mort, à savoir trente-deux ans après sanaissance ; est-ce clair ? Donc à la fin de 1032 viendraseulement la fin des temps, prédite par les prophètes… Aussidevez-vous, ô fidèles ! pendant ces trente-deux années quivous séparent du terme fatal, continuer, en vue de votre salutéternel, d’abandonner à l’Église vos bienspérissables ! »

L’hébétement des peuples est peut-être plusprodigieux encore que la diabolique astuce de l’Église deRome : grand nombre de donataires crurent benoîtement à cettenouvelle jonglerie des prêtres ; mais aussi, bon nombre deseigneurs, si effrontément larronnés, coururent sus aux hommes deDieu pour leur reprendre, par la force, les biens dont ils lesavaient doués en retour de l’assurance d’un prochain et délicieuxparadis. Oui, mais les hommes de Dieu, formidablement armés etretranchés dans les châteaux-forts qu’il devaient à la crédulitédes dépossédés, se défendant avec fureur, d’incessantes guerresciviles entre les évêques ou abbés larrons, et les seigneursdépouillés de leurs domaines, ensanglantèrent de nouveau la Gaule.À ces désastres se joignirent les massacres religieux ;l’Église avait jadis convié Clovis à l’extermination des hérétiquesAriens, l’Église prêcha de nouveau l’extermination contreles Manichéens d’Orléans et les juifs. À ce propos, je mesouviens qu’un jour, allant porter du gibier au chapelain duchâteau de Compiègne, j’ai vu et lu, en attendant ce saint hommedans son réfectoire, la copie d’un manuscrit écrit par un certainmoine nommé RAOUL GLABER, manuscrit où se trouvaient ces passages,que j’ai pu transcrire, ayant trouvé près de moi ce qu’il fallaitpour écrire :

« Peu de temps après la destruction dutemple de Jérusalem (en l’année 1010) on sut, à n’en pouvoirdouter, qu’il fallait imputer cette calamité à la méchanceté desjuifs de tous les pays, et quand le secret fut divulgué dansl’univers, les chrétiens décidèrent d’un commun accord qu’ilsexpulseraient de leur territoire et de leurs villes tous les juifsjusqu’au dernier ; ils devinrent donc l’objet de l’exécrationuniverselle : les uns furent chassés des villes, d’autresmassacrés par le fer, précipités dans les flots, ou livrés à dessupplices divers ; d’autres se dévouèrent eux-mêmes à une mortvolontaire ; de sorte qu’après la juste vengeanceexercée contre eux, on en comptait encore à peinequelques-uns dans le monde catholique romain[30]. »

Ainsi voilà les malheureux juifs des Gaulespersécutés, massacrés à la voix des prêtres catholiques, parce queles Sarrasins de Judée ont détruit le temple de Jérusalem !Quant aux Manichéens d’Orléans, un passage de cette même chroniques’exprimait ainsi à leur sujet :

« … En 1017, le roi et tous lesassistants voyant la folie de ces misérables (hérétiquesd’Orléans), firent allumer, non loin de la ville, un grand bûcher,espérant qu’à cette vue la crainte triompherait de leurendurcissement ; mais comme ils persistèrent, on en jetatreize dans le feu… Tous ceux que l’on put convaincre ensuite departager leur perversité, subirent la même peine, et le cultevénérable de la foi catholique, après ce nouveau triomphe surla folle présomption de ses ennemis, n’en brilla qu’avec plusd’éclat sur la terre[31]. »

Et ce sont là les moindres crimes de l’Églisecatholique ! Aussi insatiable d’or que de sang, elle acontinué de désoler la Gaule jusqu’à cette funeste année 1033, oùdevait arriver, disait-on cette fois, la véritable fin du monde.Cette créance au jour prochain du jugement dernier, entretenue parles prêtres, sans être aussi universelle qu’en l’an 1000, n’en eutpas moins d’horribles résultats. En 999, l’attente de la fin dumonde, arrêtant la culture des terres (sauf celles du clergé, qui,sachant le vrai des choses, força ses serfs de continuer àtravailler), amena la famine affreuse de l’an 1000 ; faminesuivie d’une incroyable mortalité. Les bras manquant àl’agriculture, chaque disette engendrait une mortalité nouvelle, laGaule se dépeupla rapidement, la famine devint presque permanentependant plus de trente années, les plus désastreuses furent cellesde 1000, 1001, 1003, 1008, 1010, 1011, 1027, 1029, 1031, enfin lafamine de 1033 dépassa toutes les autres en atrocités. Les serfs,les vilains, la plèbe des cités, furent presque seuls victimes dufléau ; le peu qu’ils produisaient suffisait à l’existence deleurs maîtres et seigneurs, comtes, ducs, évêques ou abbés ;mais le peuple souffrait ou expirait dans les tortures de la faim.Les cadavres des malheureux morts d’inanition se rencontraient àchaque pas ; ces corps putréfiés viciaient l’air, engendraientdes pestes, et des maladies, jusqu’alors inconnues, décimèrent lespopulations échappées aux horreurs de la famine ; en trenteans, la Gaule perdit plus de la moitié de ses habitants, lesenfants nouveau-nés mouraient, pressant en vain le sein tari deleurs mères…

Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit,écrit par moi, Yvon-le-Forestier, jadisYvon-le-Bestial :

C’était à la fin du mois de décembre1033 ; depuis cinq ans ma bien-aimée femme Marceline étaitmorte ; j’habitais toujours la hutte du canton de laFontaine-aux-Biches avec mon fils Den-Braô, sa femmeGervaise et ses trois enfants : l’aîné,Nominoé, était âgé de neuf ans ; Julyan, lesecond, de sept ans, Jehanette, la dernière, de deux ans.Mon fils, serf comme moi, avait été employé, dès son adolescence, àextraire des pierres d’une carrière voisine. Un goût naturel pourle métier de maçon se développa en lui ; à ses moments derepos il taillait dans certaines pierres tendres de la carrière depetites maisons ou des châtelets, leur structure frappa le maîtreartisan maçon du domaine de Compiègne ; remarquant l’aptitudede mon fils, il lui apprit la coupe des pierres, le dessin desplans, la bâtisse, et l’employa souvent à diriger avec lui laconstruction de différents donjons fortifiés, que le roiHenri Ier faisait élever sur les limites de sondomaine de Compiègne. Mon fils Den-Braô, doux, laborieux, résigné àla servitude, aimait passionnément son métier de maçon. Souvent jelui disais : – « Mon enfant, ces donjons redoutables donttu traces les plans, et que tu bâtis avec tant de soin, servent ouserviront à opprimer notre race ; les os de nos frèrespourriront dans les cachots souterrains étagés avec un artinfernal !

» – Hélas ! il n’est que trop vrai,– me répondait-il, – mais d’autres que moi les bâtiraient, etj’oublie les peines du servage en me livrant à des travaux quej’aime avec passion ! » Gervaise, femme de mon fils,active ménagère, adorait ses trois enfants ; elle metémoignait une affection filiale. Notre demeure était située dansl’un des endroits les plus solitaires de la forêt. Jusqu’à cetteannée maudite, nous avions moins que d’autres souffert des faminesqui dépeuplaient la Gaule ; je pouvais de temps à autreabattre un daim ou un cerf ; je faisais fumer sa chair, cesressources nous mettaient à l’abri du besoin ; mais dès lecommencement de l’année 1033, ces épidémies, dont les bestiaux deschamps sont souvent frappés, atteignirent les bêtes fauves de laforêt ; elles maigrissaient, perdaient leurs forces, mouraientdans les taillis ou sur les routes, et leur chair, corrompue en uninstant, se détachait de leurs os. À défaut de venaison, nousétions réduits, vers la fin de l’automne, à vivre de racinessauvages ou des baies desséchées de quelques arbustes ; nousmangions, aussi des couleuvres, que nous prenions engourdies dansles trous où elles se retirent aux approches de l’hiver. La faimnous pressant de plus, en plus, j’avais, pour l’assouvir, tué, nonsans pleurer, un pauvre vieux-limier, mon compagnon de chasse,nommé Deber-Trud, en mémoire du chien de guerre de notreaïeul Joel ; nous avions ensuite mangé la moelle du bois desureau, puis des feuilles d’arbres bouillies dans l’eau ; maiselles jaunirent sur les branches aux premiers froids ; cettenourriture de feuilles mortes nous devint insupportable ; ilfallut, aussi renoncer à l’aubier, ou seconde écorce des arbrestendres, tels, que le Tremble ou l’Aulne, concassée entre despierres. Lors des dernières famines, quelques malheureux avaient,disait-on, soutenu leur existence en se nourrissant d’une sorted’argile grasse[32]. Il se trouvait non loin de notredemeure un filon de cette terre ; j’en allai quérir vers lesderniers jours de décembre ; c’était une glaise verdâtre,d’une pâte fine, molle et lourde, sans autre saveur qu’un goûtfade ; nous nous crûmes sauvés. Mon fils, sa femme, leursenfants et moi, nous dévorâmes d’abord cette argile ; lelendemain, notre estomac contracté refusa cette nourriture pesantecomme du plomb. Trente-six heures se passèrent ; la faimrecommença de nous mordre les entrailles. Il avait beaucoup neigépendant ces trente-six heures : laissant ma famille affamée,je sortis de notre hutte, la mort dans l’âme ; j’allai visiterdes lacets tendus par moi dans l’espoir de prendre quelques oiseauxde passage en ce temps de neige. Mon espoir fut trompé. À peu dedistance de ces lacets se trouvait le ruisseau de laFontaine-aux-Biches, alors gelé ; la neige couvrait ses bords,j’y reconnus, avec saisissement, les pas d’un daim : lalargeur de son pied, empreint sur la neige, annonçait la hauteur desa taille ; je jugeai de son poids par le brisement de laglace du ruisseau qu’il venait de traverser, glace d’une telleépaisseur, qu’elle aurait pu me supporter. Depuis plusieurs mois jerencontrais pour la première fois la trace d’un daim. Avait-il, parhasard, échappé à la mortalité commune ? venait-il d’une forêtlointaine ? je ne savais ; mais je suivis avec ardeurcette trace récente. J’avais mon arc, mes flèches : atteindrela bête fauve, la tuer, enfumer cette venaison, c’était assurer lavie de ma famille expirante pour un mois peut-être. L’espoir ranimames forces ; je poursuivis le daim ; l’empreinterégulière de ses pas prouvait qu’il suivait paisiblement une desgrandes routes de la forêt ; de plus, ses traces étaient sinettement imprimées sur la neige, qu’il devait avoir traversé leruisseau depuis une heure au plus, sinon le contour des empreinteslaissées par l’animal sur la neige se fût arrondi, déformé, enfondant à la tiédeur de l’air ; en moins d’une heure jepouvais, en suivant sa piste, le rejoindre, le surprendre etl’abattre. Dans l’ardeur de cette chasse, j’oubliais ma faim. Jemarchais depuis une heure environ, soudain, au milieu du profondsilence de la forêt, le vent m’apporte un bruit confus, il mesemble entendre un bramement éloigné, cela me surprend, carordinairement les animaux des bois ne crient que la nuit ;craignant de m’être mépris, je colle mon oreille au sol… plus dedoute, le daim bramait à mille pas de là environ ;heureusement une courbe de la route me dérobait à sa vue ; carces fauves s’arrêtent souvent pour regarder derrière elles ouécouter au loin. Alors, au lieu de suivre le chemin au delà ducoude qui me cachait, j’entrai dans un taillis, espérant devancerle daim, dont l’allure était lente, m’embusquer dans un fourré dubord de la route et le tirer à son passage. Le ciel étaitsombre ; le vent s’éleva, je vis avec effroi tourbillonnerquelques flocons de neige ; si elle devait tomber abondammentavant que j’eusse tué le daim, elle recouvrirait l’empreinte de sespas, et si de mon embuscade je n’avais trouvé l’occasion favorablede lui lancer une flèche, je ne pourrais plus le suivre à la piste.Mes craintes se réalisèrent ; le vent se changea en ouraganchargé d’une neige épaisse. Je sors du taillis au delà du détour duchemin, et à cent pas environ d’une clairière, où il se partageaiten deux longues allées ; je regarde au loin, je ne vois plusle daim ; m’éventant sans doute, il s’était rembûché dans lesfourrés qui bordaient les deux routes ; quelle directionavait-il prise ? impossible de m’en rendre compte, la trace deses pieds disparaissait sous la neige, dont la couches’épaississait de plus en plus. En proie à une rage insensée, je mejette à terre, je m’y roule poussant des cris furieux ; mafaim, jusqu’alors oubliée dans l’ardeur de ma chasse, se réveillantimplacable, déchirait mes entrailles ; je mordis l’un de mesbras, la douleur me fit lâcher prise ; puis, frappé devertige, je me relève avec l’idée fixe de retrouver le daim, de letuer, de m’étendre à côté de lui, d’y rester tant qu’il resteraitsur ses os un lambeau de chair à dévorer : j’aurais en cemoment, et si je l’avais tenue, défendu ma proie à coups de couteaucontre mon fils. Obsédé par l’idée fixe, délirante, de retrouver ledaim, j’allai au hasard, sans savoir où je me dirigeais ; jemarchai longtemps, la nuit s’approchait, un événement étrange vinten partie dissiper l’égarement de mon esprit. La neige, fouettéepar l’ouragan, tombait toujours ; tout à coup mon odorat estfrappé de l’exhalaison qui s’échappe des viandes grillées ;cette senteur, répondant aux appétits féroces qui troublaient maraison, me rend du moins l’instinct de chercher à assouvir ma faim,je m’arrête, flairant çà et là comme un loup qui évente au loin lecarnage ; je regarde autour de moi pour reconnaître auxdernières lueurs du crépuscule les lieux où je me trouve. J’étais àl’embranchement d’un chemin de la forêt, conduisant de la petiteville d’Ormesson à Compiègne, il passait devant une taverne oùs’arrêtaient d’ordinaire les voyageurs, taverne tenue par un serfde l’abbaye de Saint-Maximin, surnomméGrégoire-Ventre-creux, parce que rien ne pouvait,disait-il, satisfaire à son insatiable appétit ; obligeant etjoyeux homme d’ailleurs, ce serf, lorsqu’avant ces temps mauditsj’allais au château de Compiègne porter ma redevance de gibier,m’offrait parfois amicalement un pot d’hydromel. En proie àl’âpreté de ma faim, exaspérée par la senteur de chair grillée quis’échappait de la taverne, je m’approche avec précaution de laporte close ; Grégoire, pour donner issue à la fumée, avaitentrouvert la fenêtre. Protégé par la nuit, je me glisse auprès dela croisée sans crainte d’être aperçu : à la lueur d’un grandfeu brûlant dans l’âtre, je vois Grégoire-Ventre-creux, assis surun escabeau, au coin de son foyer, il surveillait la cuisson de cegros morceau de viande dont l’odeur irritait si violemment mavoracité. À ma grande surprise, le tavernier, homme robuste, dansla force de l’âge n’était plus comme jadis nerveux et maigre, maischargé d’embonpoint : ses joues rebondies, encadrées d’uneépaisse barbe noire, brillaient des vives couleurs de la santé. Jeremarquai, placés à la portée du tavernier, un coutelas, une piqueet une hache rougie de sang ; à ses pieds, un dogue énormerongeait un os garni de chair. Cela me courrouça ; moi et mafamille nous aurions vécu un jour des débris abandonnés à cechien ; et puis comment le tavernier avait-il tant de viande àsa disposition ? Les bestiaux coûtaient un tel prix, que lesseigneurs et les prélats payaient, disait-on, un bœuf cent sousd’or, un mouton cent sous d’argent ! Je ressentais de la hainecontre Grégoire, cependant il avait été pour moi jusqu’alorspresque un ami. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce morceau deviande, pensant à la joie des miens s’ils me voyaient revenir avecun pareil souper. Je fus tenté de frapper à la porte du serf et delui demander le partage de sa nourriture, ou au moins les débrisque rongeait son chien ; mais jugeant du tavernier parmoi-même, et le sachant bien armé, je me dis : – En cestemps-ci, pain et viande sont plus précieux qu’or et argent !ma faim est tellement furieuse, que je ne sais si, après l’avoirassouvie, et songeant au lendemain, j’abandonnerais aux miens lemorceau qui me resterait ! Implorer ou exiger deGrégoire-Ventre-creux le partage de son souper est une folie ;il me refuserait ou, armé comme il l’est, il me tuerait. – Cesréflexions se succédaient rapidement dans mon cerveau troublé. Jeme cachais depuis quelques secondes à peine près de la fenêtre,lorsque l’énorme dogue, me flairant sans doute, se met à gronderavec colère, sans abandonner son os. Grégoire, à ce moment,retirait la viande de la broche ; il dit à son chien, dont lesgrondements devenaient courroucés : « – Qu’est-ce qu’il ya, Fillot ? Hardi, mon brave ! défendons notre souper, tuas tes crocs, j’ai mes armes ; mais, va, ne crains rien,personne n’oserait entrer ici… Paix-là donc ! paix-là, monFillot ! » – Le dogue, loin de s’apaiser, abandonna sonos et se mit à aboyer avec furie en s’approchant de la fenêtre.« – Oh ! oh ! – dit le tavernier déposant la viandedans un grand plat de bois placé sur la table, – Fillot quitte unos pour aboyer… il y a quelqu’un au dehors… » Je me reculeaussitôt, et du milieu des ténèbres où je me cachais, je voisGrégoire armé de sa pique, ouvrir toute grande la fenêtre et yparaître à mi-corps criant d’une voix menaçante : « – Quiva là ? Si l’on cherche la mort on la trouvera ici… » –L’action devançant presque ma pensée, je saisis mon arc, j’ajustema flèche, et, invisible à Grégoire, grâce aux ombres de cette nuitprofonde, je le vise en pleine poitrine ; ma flèche siffle, ilpousse un cri suivi d’un long gémissement, tombe la tête et lebuste en avant sur le rebord de la fenêtre, sa pique s’échappe deses mains, je la saisis, au moment où le dogue furieux, s’élançantpar-dessus les épaules de son maître, sautait au dehors pour sejeter sur moi, et je le cloue sur le sol d’un coup de pique autravers du corps. J’avais commis ce meurtre avec la férocité d’unloup affamé. La faim causait mon vertige, il cessa lorsqu’elle futapaisée ; la raison me revint, je me trouvai seul dans lataverne en face du morceau de viande dont je venais de dévorer lamoitié. Croyant sortir d’un songe ; je regarde autour de moiavec stupeur ; soudain, à la lueur du foyer, mes yeuxs’arrêtent par hasard sur les ossements abandonnés par le dogue deGrégoire-Ventre-creux ; parmi ces débris sanglants, il mesembla reconnaître une main et un tronçon de bras à demi dévorés…saisi d’horreur, je m’approche des os encore entourés de quelqueslambeaux saignants… J’avais sous les yeux des restes humains !une épouvantable pensée me traverse l’esprit. Je me souviens dusurprenant embonpoint du tavernier ; plus de doute, cemonstre, nourri de chair humaine, égorgeait les voyageurs quis’arrêtaient chez lui. La viande grillée, dont je m’étais repu,provenait d’un meurtre récent… Mes cheveux se hérissent, je n’osetourner les yeux du côté de la table, chargée encore du restant dece mets de cannibale, je me demande comment ma bouche ne l’a pasrejeté ; puis cette première et instinctive horreur passée, jetâche de me rappeler la saveur de cette chair ; elle différaitpeu, par le goût, de la chair de bœuf, dont j’avais quelquefoismangé. À cette remarque succéda la réflexion que voici :

« – Mon fils, sa femme, ses enfants, sontà cette heure exposés aux tortures de la faim ; la mienne aété assouvie par cette nourriture ; si abominable qu’ellesoit, j’en emporterai le reste ; ainsi que je l’ai ignoréd’abord, ma famille ignorera ce qu’elle mange… du moins je l’auraiarrachée pour un jour aux horreurs de la faim ! »

Cette résolution prise, je me disposais àquitter la taverne, lorsque l’ouragan qui grondait au dehors,s’engouffrant avec fracas par la fenêtre, ébranle et ouvre la ported’un réduit donnant sur cette salle basse, et aussitôt de ce réduits’exhale une odeur cadavéreuse comme celle d’un charnier… Je coursau foyer, j’y saisis un tison enflammé ; éclairé par cettelueur, j’entre dans la pièce voisine : les murailles nuesétaient çà et là tachées de jets de sang noirâtre, dans un coin jevis un amoncellement de bruyère et de fougère desséchées, dont onse sert en ce pays pour allumer le feu ; puis j’aperçus unpied et la moitié d’une jambe sortant de dessous ces broussaillesentassées… je les écarte… elles cachaient un cadavre fraîchementmutilé ; il en restait la moitié du tronc, une cuisse et unejambe… L’odeur du charnier, de plus en plus pénétrante, devaits’échapper d’un réduit plus profond ; je découvre une sorte detrappe, je la soulève ; une bouffée d’odeur putréfiée s’enexhale si infecte, que je recule d’un pas ; mais poussantjusqu’au bout ce sinistre examen, j’approche de l’ouverture montison allumé, et je vois un caveau presque entièrement remplid’ossements, de têtes, de membres humains, débris sanglants desvoyageurs que Grégoire-Ventre-creux égorgeait pour les dévorer…Afin d’échapper à cet horrible spectacle, je jette, au milieu ducaveau mortuaire, mon brandon enflammé ; il s’éteint, je resteun moment dans l’ombre immobile, saisie d’épouvante ; puis jerentre dans la salle basse, et après une nouvelle hésitation,surmontant mes scrupules en songeant à ma famille affamée,j’emporte dans mon bissac le morceau de chair grillée. Au dehors dela taverne, l’ouragan redoublait de violence ; la lune, alorsen son plein, quoique voilée par des tourbillons de neige, jetaitassez de clarté pour me guider. Je repris en hâte le chemin de laFontaine-aux-Biches, marchant d’un pas rapide et ferme ;l’infernale nourriture prise chez le tavernier m’avait rendu mesforces. Arrivé à deux lieues environ de ma demeure, je m’arrêtaifrappé d’un regret soudain : le dogue tué par moi était énormeet fort gras, il pouvait, pendant deux ou trois jours au moins,assurer l’existence de ma famille. Je retournai à la taverne,quoiqu’il y eût une longue route à parcourir de nouveau.J’approchais de la demeure de Grégoire, lorsqu’au loin, à traversla neige qui tombait toujours, j’aperçois une grande lueur ;elle s’échappait à travers la porte et la fenêtre de lamaison ; cependant, deux heures auparavant, lors de mondépart, le foyer était éteint. Quelqu’un venu depuis avait doncrallumé le feu ? Je me glisse près de la maison, dans l’espoird’enlever le chien sans être vu ; mais un bruit de voix arrivejusqu’à moi, je m’arrête et j’entends ceci :

« – Compagnon, attendons encore un peu detemps, le chien sera grillé à point.

– J’ai faim ! j’ai faim !…

– Moi aussi… mais je suis plus patientque toi, qui aurais mangé cru cet excellent morceau… Ah ! lapuante odeur que celle de ce charnier ! pourtant la porte etla fenêtre sont ouvertes.

– Qu’importe ?… J’ai faim…

– Ainsi maître Grégoire-Ventre-creuxégorgeait les voyageurs pour les voler, sans doute… L’un d’eux,mieux avisé, l’aura tué cette nuit… Mais au diable letavernier ! son chien est cuit, mangeons-le !

» – Mangeons !…

J’étais seul et vieux, comment disputer leurproie à ces deux hommes ? Je regagnai notre demeure, j’yarrivai vers la fin de la nuit. En entrant chez nous, voilà ce quej’ai vu, à la lueur d’une torche de bois résineux fixée au long dela muraille dans un anneau de fer : mon fils Den-Braô, étenduprès du foyer, avait caché son visage sous sa blanche casaque demaçon ; expirant lui-même d’inanition, il voulait échapper auspectacle de l’agonie des siens. Sa femme Gervaise, si maigre quel’on pouvait compter les os de sa face sous sa peau terreuse, étaitagenouillée près d’une couche de paille, là se débattaitconvulsivement Julyan, le second de ses enfants, moins épuisé queles autres grâce à sa robuste nature ; Gervaise, presquedéfaillante, luttait contre son fils, il poussait des cris tantôtplaintifs, tantôt furieux, et tâchait de porter à ses dents l’un deses bras dans la frénésie de sa faim. Nominoé, l’aîné, couché àplat ventre sur le même lit que son frère, m’eût semblé mort, sansde légers tressaillements qui, de temps à autre, agitaient sesmembres beaucoup plus amaigris que ceux de Julyan, tandis queJehanne, petite fille de trois ans, murmurait dans son berceaud’une voix expirante : – Mère… j’ai faim… j’ai faim !

Gervaise, au bruit de mes pas, tourna la têtevers moi. – Père, – me dit-elle avec désespoir, – si vous nerapportez rien, je tue mes enfants pour abréger leur agonie… et jeme tue ensuite !

Jetant mon arc, j’ôtai de dessus mes épaulesmon bissac. À sa lourdeur, à son volume, Gervaise reconnut qu’ilétait plein ; elle me l’arracha des mains dans son impatiencefarouche, le fouilla, en retira le morceau de chair grillée, lesaisit et l’élevant au-dessus de sa tête pour le montrer à toute lafamille, s’écria d’une voix pantelante : – De laviande !… oh ! nous ne mourrons pas encore !Den-Braô !… mes enfants ! de la viande ! de laviande ! – À ces mots, mon fils se redressa brusquement surson séant ; Nominoé, trop faible pour se relever, se retournasur sa couche en tendant vers sa mère ses mains avides ; lapetite Jehanne tendit aussi les siennes en dehors de son berceau,pendant que Julyan, cessant d’être contenu par sa mère etn’entendant rien, ne voyant rien, en proie au délire de la faim,portait son bras à ses dents ; ni moi, ni personne,hélas ! ne s’aperçut alors du mouvement de cet enfant. Tousles yeux étaient attachés sur Gervaise qui, courant à une table etprenant un couteau, dépeça la chair en criant : – De laviande… de la viande !…

– Oh ! donne… donne… – dit mon filsà sa femme, accourant vers elle les mains tendues, et il reçut unmorceau qu’à l’instant il dévora.

– À toi, Jehanne ! – reprit ensuiteGervaise en jetant un autre morceau à sa petite fille, qui poussaun cri de joie, tandis que sa mère, cédant à la faim, mordait à latranche qu’elle allait donner à Nominoé, son fils aîné. Celui-ci,saisissant sa proie, se mit comme les autres à la manger avec unevoracité silencieuse. – À toi maintenant, Julyan ! – ajoutaGervaise ; l’enfant ne répondit rien… elle se baissa vers luiet dit : – Julyan, ne mords donc pas ainsi ton bras !Tiens, voilà de la viande, cher petit ! – Mais son frère aîné,Nominoé, ayant déjà mangé son morceau, s’empara brusquement decelui que sa mère offrait à Julyan. Le voyant toujours immobile etmuet, elle s’écria : – Mon enfant, ôte donc ton bras d’entretes dents ! – À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elleajouta, en se tournant vers moi : – Venez donc, père !…son bras est glacé, raidi… si raidi que je ne puis le lui ôterd’entre les mâchoires !

J’accourus : le petit Julyan venaitd’expirer dans les convulsions de la faim, moins affaibli, moinsamaigri cependant que son frère et sa sœur. – Éloigne-toi ! –ai-je dit à la femme de mon fils ; – éloigne-toi !Gervaise eût donné sa vie pour ses enfants ; elle comprit queJulyan venait d’expirer. Son chagrin fut cruel ; mais lorsqueje l’engageai à s’éloigner, elle m’obéit, ne pensant, comme monfils, qu’à satisfaire à sa faim. Lorsqu’elle fut, non pas assouvie,mais momentanément apaisée, tous deux éclatèrent en sanglots. – Nepleurez pas le sort de Julyan, – leur ai-je dit ; – il nesouffrira plus. Ah ! Gaulois dégénérés ! nous avons perduce fier dédain de la mort que nos pères puisaient dans leur foidruidique ! Ils savaient échapper eux et leurs enfants à lahonte de l’esclavage ou à la douleur, en se délivrant d’une vieodieuse pour aller renaître en des mondes meilleurs ! neplaignons pas ceux qui meurent… envions leur sort !

– Pauvre petit Julyan ! – disaitGervaise en gémissant ; – ah ! mon cher enfant !quelques instants de plus, tu mangeais comme les autres, et tuétais sauvé… pour aujourd’hui du moins !

– Mon père, – me dit Den-Braô, – cetteviande grillée, j’y songe maintenant… où vous l’êtes-vousprocurée ?

– Pour la première fois depuis longtempsj’avais trouvé la trace d’un daim, – ai-je répondu, en baissant lesyeux devant le regard de mon fils ; – j’ai longtemps, mais envain, suivi cette bête fauve à la piste, je suis ainsi arrivé prèsde la taverne de Grégoire ; il soupait… il m’a donné ce quevous avez mangé.

– Un tel don ! en ces temps defamine, mon père ? en ces temps où les seigneurs et lesprélats seuls ne souffrent pas de la faim ? Un tel don est àpeine croyable.

– J’ai apitoyé le tavernier sur notredétresse, – ai-je brusquement répondu à mon fils, afin de mettrefin à cet entretien, qui me navrait. – Mais je suis brisé defatigue ; j’ai besoin de me reposer. – J’allai dans la piècevoisine m’étendre sur ma couche, mon fils et sa femme restèrentagenouillés près du corps du petit Julyan ; les deux autresenfants s’endormirent, disant qu’ils avaient encore faim. Je mesuis réveillé après un long sommeil agité de rêves sinistres ;la fin du jour approchait ; je vis Gervaise toujoursagenouillée près du corps de Julyan, son frère et sa sœurdisaient : – Mère ! donne-nous donc encore à manger… nousavons autant faim que la nuit passée.

 

– Plus tard, chers petits, – répondait lamalheureuse femme pour les consoler du moins par l’espérance ;– plus tard… vous aurez à manger. – Mon fils, assis sur unescabeau, son visage caché dans ses mains, releva la tête et medit : – Le jour finit, où allez-vous, mon père ?

– Creuser la fosse de mon petit-fils… jet’épargnerai ce travail et ce chagrin.

– Creusez aussi notre fosse, monpère ! – me répondit Den-Braô avec un sombre abattement ;– cette nuit nous allons mourir ! Notre faim, un momentsatisfaite, devient plus terrible encore que la nuit dernière…Creusez une grande fosse pour nous tous, mon père !

– Ne désespérons pas, mes enfants ;la neige a cessé de tomber, peut-être retrouverai-je les traces dece daim qu’hier j’ai poursuivi.

J’emportai une pelle, une pioche, afin decreuser la fosse de mon petit-fils non loin de l’endroit où j’avaisenseveli mon père Luduecq. Il se trouvait près de là unamoncellement de branches de bois mort préparé quelque tempsauparavant par des serfs bûcherons pour être réduites en charbon.La fosse ouverte, j’ai laissé là ma pioche et ma pelle ; laneige ne tombait plus. Il restait encore une heure de jour,j’espérais retrouver les traces du daim ; mais je parcourus envain plusieurs chemins sans revoir l’empreinte de ses pas. La nuitvint très-noire, la lune se levait tard ; déjà je jugeais dela faim féroce que devaient éprouver les miens par celle que jeressentais moi-même. Je regagnai notre hutte, là m’attendait unspectacle plus déchirant encore que celui de la veille… Crisconvulsifs des enfants affamés, gémissements de leur mère, sinistreabattement de mon fils, couché sur le sol, attendant la mort, et mereprochant d’avoir prolongé de quelques heures son agonie et cellede sa famille ; tel était l’anéantissement de ces malheureuxque, sans retourner la tête vers moi, ils me laissèrent emporterdans mes bras le corps de mon petit-fils.

*

* *

Au bout d’une heure, je suis rentré dans notrecabane ; il y régnait une obscurité profonde, le foyer étaitéteint. Personne n’avait eu le courage d’allumer un flambeau derésine. J’entendis des râlements sourds ou convulsifs ;soudain Gervaise s’écrie en courant vers moi à tâtons à travers lesténèbres : – Je sens l’odeur de la viande grillée… c’est commel’autre nuit… Nous ne mourrons pas ! Den-Braô, ton pèreapporte encore de la viande… Vite de la lumière !

– Non, oh ! non ! pas delumière ! – me suis-je écrié les cheveux hérissés d’épouvante.– Prenez ! – dis-je à Gervaise, qui m’arrachait mon bissac desépaules, – prenez… et mangez dans l’ombre !

Ces malheureux dévorèrent leur proie au milieude l’obscurité, trop affamés pour me demander ce que je leurdonnais à manger.

Moi, j’ai fui de la cabane, presque foud’horreur…

J’errai longtemps sans savoir oùj’allais ; une forte gelée succédait à la tombée de la neigequi couvrait le sol ; la lune brillait éclatante ; lefroid me saisit, je reviens à moi, et me jette désespéré au piedd’un arbre pour y attendre la mort. Tout à coup j’entends, àcinquante pas, dans un taillis qui me faisait face, ce craquementde branches qui annonce le passage et la venue d’une bête fauve…Malheureusement, j’avais laissé mon arc et mes flèches dans notrecabane. – C’est le daim ! oh ! je tuerai, –murmurai-je ; – cette volonté domina l’épuisement de mesforces et mon regret d’être privé d’armes au moment où une proieallait sans doute s’offrir à moi. Le froissement des branchagesdevenait de plus en plus distinct ; je me trouvais sous unefutaie de chênes séculaires, au delà s’étendait l’épais taillisqu’en ce moment traversait la bête fauve. Je me dresse immobile lelong de l’énorme tronc d’arbre au pied duquel je m’étais jeté. Àl’abri de sa grosseur et de son ombre, le cou tendu, l’œil etl’oreille au guet, je prends mon long couteau de forestier entremes dents et j’attends… Après quelques minutes d’une angoissemortelle, car le daim pouvait m’éventer ou sortir du fourré hors dema portée, je l’entends se rapprocher, puis s’arrêter un instanttout proche et derrière l’arbre auquel je m’adossais et qui mecachait aux yeux de l’animal ; je ne pouvais non plusl’apercevoir ; mais à six pieds de mon embuscade, à ma droite,je voyais, dessinée en noir sur la neige, rendue éblouissante parla clarté lunaire, je voyais l’ombre du daim et de la haute ramurequi couronnait sa tête… Suspendant ma respiration, je resteimmobile tant que l’ombre reste immobile ; au bout d’uninstant l’ombre s’avance de mon côté, d’un bond je m’élance et jesaisis l’animal par ses bois ; il était de grande taille, ilse débat vigoureusement, mais je me cramponne de la main gauche àsa ramure, et je lui plonge de la main droite mon couteau dans lagorge ; il roule sur moi, expire, je colle ma bouche à sablessure et je pompe le sang qui en coulait à flots.

Ce sang vivifiant me réconforta ; carmoi, je n’avais rien mangé le soir dans notre cabane…

Après quelques moments de repos, je liai lesdeux pieds de derrière du daim avec une branche flexible, et letraînant, non sans peine à cause de sa pesanteur ; j’arrivaiavec ma proie à notre demeure de la Fontaine-aux-Biches. Ma famillese trouvait ainsi pour longtemps à l’abri de la faim, ce daimdevait nous fournir près de trois cents livres de chair qui,soigneusement dépecée et fumée à la façon des forestiers, pouvaitse conserver plusieurs mois.

Maintenant il me reste à faire un horribleaveu que mon fils, sa femme et ses enfants n’apprendront qu’aprèsma mort, lorsqu’ils liront ces lignes. À côté de la fosse où jeportai le corps de Julyan, se trouvait un amas de bois sec destinéà être réduit en charbon par les bûcherons, je me suis ditceci : « Hier, l’abominable nourriture dont j’ai apportéles restes à ma famille, l’a empêchée d’expirer au milieu destortures de la faim ; mon petit-fils est mort… vaut-il mieuxensevelir sa chair, ou la faire servir à prolonger la vie de ceuxqui lui ont donné le jour ? »

Après avoir hésité devant cette effrayanteextrémité, je m’y suis résolu, songeant à l’agonie des miens. J’aiallumé le monceau de bois sec, j’y ai jeté les chairs de monpetit-fils, et à la lueur du bûcher j’ai enseveli ses os, moins unfragment de son crâne, que j’ai conservé comme une triste et pieuserelique, sur laquelle j’ai gravé ces mots sinistres en languegauloise : FIN-AL-BRED (fin du monde). Puis, retirantdu brasier ces chairs grillées, je les ai apportées à ma familleexpirante ; et, dans l’ombre, ces malheureux ont mangé…ignorant ce qu’ils mangeaient. Le surlendemain de ces nuitsmaudites, j’appris d’un serf bûcheron qu’un de mes camarades,forestier comme moi des bois de Compiègne, trouvant au matin lecorps de Grégoire-le-Tavernier percé d’une flèche restée dans sablessure, et ayant reconnu cette flèche pour l’une des miennes à lafaçon particulière dont elle était empennée, m’avait dénoncé commecoupable du meurtre. Le baillif du domaine de Compiègne medétestait, et quoique mon crime eût délivré la contrée d’unmonstre, qui égorgeait les voyageurs pour les dévorer, le baillifordonna mon supplice. Instruit à temps, décidé à fuir, je dis adieuà mon fils ; mais il voulut, ainsi que sa femme et leurs deuxenfants, m’accompagner ; nous ne pouvions d’ailleurs être plusmisérables ; la chair du daim fumée que nous emportions dansnos bissacs pouvait assurer notre subsistance pendant un longtrajet ; servage pour servage, peut-être serions-nous moins àplaindre en d’autres lieux. La famine, quoique générale, sévissaitmoins, disait-on, dans certaines contrées. Le soir venu, nous avonsquitté notre demeure de la Fontaine-aux-Biches ; mon fils etsa femme portaient tour à tour sur leur dos la petiteJehanne ; l’autre enfant, Nominoé, déjà grand, marchait à mescôtés. Hors des limites du domaine royal, j’étais du moins ensûreté. Apprenant plus tard par des pèlerins que l’Anjou souffraitmoins de la famine que d’autres provinces, nous nous sommes mis enroute pour ce pays ; d’ailleurs l’Anjou touchait à laBretagne, berceau de notre famille ; je désirais m’enrapprocher, dans l’espoir de retrouver peut-être en Armoriquequelqu’un de nos parents. Notre voyage s’accomplit durant lespremiers mois de l’année 1034 au milieu de mille vicissitudes,presque toujours en compagnie de pèlerins, de mendiants ou devagabonds pillards. Partout sur notre passage nous avons vu lestraces horribles de la famine et des ravages causés par les guerresprivées des seigneurs. La petite Jehanne mourut de fatigue enroute.

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* *

Mon père Yvon-le-Forestier, interrompu par lamaladie à laquelle il a succombé, n’a pu achever ce récit ; aumoment de mourir il m’a remis ce parchemin, à moi son filsDen-Braô-le-Maçon ; il me l’a remis, ce parchemin,ainsi qu’un os du CRÂNE de mon pauvre petit Julyan et LE FER DEFLÈCHE qui est joint à la légende laissée par notre aïeul Eidiol,le nautonnier parisien, pieusement conservée par mon père ; jela léguerai, ainsi que le récit précédent, à mon fils Nominoé… Unjour peut-être ces légendes seront jointes aux chroniques de notrefamille, possédées sans doute par ceux de nos parents qui doiventencore habiter la Bretagne… Qui sait, hélas ! si nous lesreverrons jamais ! Mon père Yvon est mort le neuvième jour dumois de septembre de l’année 1034. Voici comment s’est terminénotre voyage. Suivant le désir de mon père et afin de nousrapprocher de la Bretagne, nous nous dirigions vers l’Anjou. Noussommes ainsi arrivés dans cette province, sur le territoire duseigneur Guiscard, comte du pays et du château deMont-Ferrier ; tous les voyageurs qui passaient surses terres devaient un tribut à ses péagers ; les pauvres genshors d’état de payer étaient, selon le caprice des gens duseigneur, contraints d’accomplir des actes pénibles, humiliants ouridicules, de recevoir des coups de fouet, de marcher sur lesmains, de gambader ou de baiser les verrous de la porte dupéager ; quant aux femmes, elles devaient se soumettre auxobscénités les plus révoltantes[33].Plusieurs pauvres gens, aussi misérables que nous, subirent ceshontes et ces brutalités. Désirant les épargner à ma femme et à monpère, je dis au baillif de la seigneurie, qui d’aventure setrouvait là : « – Ce château que je vois là-haut mesemble menacer ruine en plusieurs endroits, par suite d’un incendieet d’un siège récents ; je suis habile artisan maçon, j’aibâti grand nombre de donjons fortifiés, employez-moi, jetravaillerai à la satisfaction de votre seigneur ; je vousdemande pour seule grâce, de ne pas maltraiter mon père, ma femmeet mes enfants, et de nous accorder l’abri et le pain, tant quedureront mes travaux. » – Le baillif accepta mon offre, car onn’avait pas encore remplacé l’artisan maçon de la seigneurie, tuélors de la dernière guerre contre le château de Mont-Ferrier. Jemontrai suffisamment que je savais bâtir. Le baillif nous assignapour demeure une cabane, et nous devions recevoir la pitance desserfs ; mon père cultiverait un petit jardin dépendant denotre masure, et mon fils Nominoé, déjà en âge de travailler,m’aiderait dans mon labeur, qui pouvait durer jusqu’à la saisond’hiver ; nous comptions ensuite tâcher de nous rendre enBretagne. Nous vivions ici depuis cinq mois, lorsqu’il y a troisjours j’ai perdu mon père, qui, le soir, après ses travaux, avaitécrit le récit précédent.

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Aujourd’hui, onzième jour du mois de juin del’année 1035, moi, Den-Braô, je relate ici un événementtrès-triste. Les travaux du château de Mont-Ferrier n’ayant pas ététerminés avant l’hiver de l’année 1034, le baillif du seigneur, peude temps après la mort de mon père, m’a proposé de reprendre labâtisse au printemps. J’ai accepté, car j’aime mon métier demaçon ; d’ailleurs, ma famille n’était pas plus malheureuseici qu’à Compiègne, et je n’éprouvais pas le même désir que monpère, de me rendre en Bretagne où, peut-être, il ne reste personnede notre famille. J’ai donc accepté les offres du baillif ; jeme promettais de plus un grand plaisir à achever certaineconstruction dans laquelle se trouvait une issue secrète habilementménagée, qui permettrait au seigneur, par ces temps de guerresprivées continuelles, de sortir de son château, en cas de siège etde retraite désespérée. Ces bâtisses étaient achevées depuisquelques jours, lorsque hier le baillif m’a dit : « –L’un des alliés du seigneur de Mont-Ferrier est venu le visiter, ila été frappé des travaux que tu as accomplis ; il veutaugmenter les fortifications de son manoir, et le comte, notremaître, consent à te céder à son ami en échange d’un serf,très-habile armurier. – Je ne suis pas serf du seigneur deMont-Ferrier, – ai-je répondu, – je me suis engagé à travailler icilibrement. » – Le baillif haussa les épaules et reprit :« – Voici la loi : Tout homme NON FRANC qui habiteplus d’un an et d’un jour la terre d’un seigneur, devient serf ouhomme de corps dudit seigneur, et est comme tel taillable à merciet à miséricorde[34]. Or, tudemeures ici depuis le dixième jour de juin de l’an 1034, noussommes aujourd’hui le onzième jour du mois de juin de l’an 1035,donc il y a un an et un jour que tu vis sur la terre du seigneur deMont-Ferrier ; donc tu es son serf, donc tu lui appartiens etil a le droit de t’échanger contre un serf du seigneur dePlouernel. Ne songe pas à résister aux volontés de notre maître,car NEROWEG IV, seigneur et comte du pays dePlouernel, veut t’avoir et t’aura pour artisan maçon. Il aenvoyé deux de ses hommes qui t’emmèneront de force, attaché à laqueue d’un cheval, si tu refuses de marcher de bon gré. »

Je me serais résigné sans grand chagrin, medisant que pendant quarante ans j’avais vécu serf du domaine deCompiègne, et que peu m’importait de bâtir dans une seigneurie oudans une autre, pourvu que je bâtisse ; mais une chose malgrémoi m’alarme : souvent mon père m’a raconté qu’il tenait deson aïeul Guyrion, qu’une antique famille de race franque du nom deNEROWEG, établie en Gaule depuis la conquête de Clovis, s’étaitparfois rencontrée à travers les âges, et pour notre malheur, avecnotre famille, à nous, fils de Joel. Puisse cette nouvellerencontre avec un Neroweg n’être funeste ni à moi ni auxmiens !… Et pourquoi, d’ailleurs, cette rencontre meserait-elle funeste ? Je suis d’un caractère résigné, craintifet soumis ; ma condition est d’être serf ; je l’acceptesans murmure, me conformant en cela aux ordres de l’Église ;je ferai de mon mieux pour contenter le seigneur Neroweg IV.Quel mal pourrait-il me vouloir à moi ou à ma famille ?Cependant, j’éprouve malgré moi une crainte vague au sujet de marencontre avec ce seigneur ; aussi moi, Den-Braô, filsd’Yvon-le-Forestier, j’écris ici ces lignes. – Fasse le ciel quel’avenir ne réalise pas mes craintes ! Fasse le ciel, mon cherfils Nominoé, que tu n’aies à enregistrer sur ce parchemin que ladate de ma mort, avec ces seuls mots : « – Mon pèreDen-Braô a terminé paisiblement sa laborieuse vie de serf artisanmaçon. »

 

FIN DU SIXIÈMEVOLUME

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Tags: Eugène Sue