Partie 1
Chapitre 1 Le guanaque
C’était un gracieux animal, le cou long et d’une courbure élégante, la croupe arrondie, les jambes nerveuses et effilées, les flancs effacés, la robe d’un roux fauve tacheté de blanc, la queue courte, en panache, très fournie de poils. Son nom dans le pays : guanaco ; en français :guanaque. Vus de loin, ces ruminants ont souvent donné l’illusion de chevaux montés, et plus d’un voyageur, trompé par cette apparence, a pris pour une bande de cavaliers un de leurs troupeaux passant au galop à l’horizon.
Seule créature visible dans cette région déserte, ce guanaque vint s’arrêter sur la crête d’un monticule, au milieu d’une vaste prairie où les joncs se frôlaient bruyamment et dardaient leurs pointes aiguës entre des touffes de plantes épineuses. Le museau tourné au vent, il aspirait les émanations qu’une légère brise apportait de l’Est. L’œil attentif, l’oreille dressée, pivotante, il écoutait, prêt à prendre la fuite au moindre bruit suspect.
La plaine ne présentait pas une surfaceuniformément plate. Çà et là, elle était vallonnée de bosses queles grandes pluies orageuses, en ravinant la terre, avaientlaissées après elles. Abrité par un de ces épaulements, à faibledistance du monticule, rampait un indigène, un Indien, que leguanaque ne pouvait apercevoir. Aux trois quarts nu, n’ayant pourtout vêtement que les lambeaux d’une peau de bête, il avançait sansbruit, se faufilant dans l’herbe, de manière à se rapprocher dugibier convoité sans l’effaroucher. Celui-ci, cependant, avait lanotion d’un péril imminent et commençait à donner des signesd’inquiétude.
Soudain, un lasso coupa l’air en sifflant etse déroula vers l’animal. La longue courroie n’atteignit pas lebut ; elle glissa et, de la croupe, tomba sur le sol.
Le coup était manqué. Le guanaque s’étaitenfui à toutes jambes. Il avait déjà disparu derrière un massifd’arbres, lorsque l’Indien arriva au sommet du monticule.
Mais, si le guanaque ne courait plus aucundanger, l’homme était menacé à son tour.
Après avoir ramené à lui le lasso dont le boutétait fixé à sa ceinture, il se préparait à redescendre, quand unfurieux rugissement éclata à quelques pas de lui. Presque aussitôt,un fauve s’abattit à ses pieds.
C’était un jaguar de grande taille, au pelagegrisâtre marbré de tachetures noires à centres plus clairs imitantla pupille d’un œil.
L’indigène connaissait la férocité de cetanimal capable de l’étrangler d’un seul coup de mâchoire. Il reculad’un bond. Par malheur, une pierre qui roula sous son pied lui fitperdre l’équilibre. La main haute, il essaya de se défendre àl’aide d’une sorte de couteau, fait d’un os de phoque très effilé,qu’il était parvenu à tirer de sa ceinture. Un instant même, ilespéra pouvoir se relever et se mettre en meilleure posture. Iln’en eut pas le temps. Le jaguar légèrement touché le chargea avecfureur. Renversé, les griffes du fauve déchirant sa poitrine, ilétait perdu.
Juste à ce moment retentit la détonation sèched’une carabine. Le jaguar, le cœur traversé d’une balle, s’abattitfoudroyé.
À cent pas de là une légère vapeur blanchevoltigeait au-dessus d’un des rocs de la falaise. Debout sur ceroc, se tenait un homme, sa carabine encore épaulée.
De type arien très accusé, cet homme n’étaitpas un compatriote du blessé. Il n’avait pas la peau brune, bienqu’il fût fortement hâlé, ni le nez élargi dans un profondenfoncement des orbites, ni les pommettes saillantes, ni le frontbas sous un angle fuyant, ni les petits yeux de la race indigène.Au contraire, sa physionomie était intelligente, son front vaste etzébré des multiples rides du penseur.
Ce personnage portait, coupés ras, des cheveuxgrisonnants comme sa barbe. Toutefois on n’aurait pu, à dix ansprès, indiquer son âge, compris sans doute entre la quarantaine etla cinquantaine. Il était de haute taille, et paraissait doué d’uneforce athlétique, d’une constitution vigoureuse, d’une santéinattaquable. Les traits de son visage étaient énergiques etgraves, et toute sa personne exprimait la fierté, bien différentede l’orgueilleuse vanité des sots, ce qui lui donnait une véritablenoblesse d’attitude et de gestes.
Comprenant qu’il ne serait pas nécessaire dedécharger une seconde fois sa carabine, le nouveau venu l’abaissa,la désarma, la mit sous son bras, puis se retourna vers le Sud.
Dans cette direction, en contrebas de lafalaise se développait une large étendue de mer. L’homme, sepenchant, appela : « Karroly !… » et ajoutadeux ou trois mots dans une langue rude et gutturale.
Quelques minutes plus tard, par une coupure dela falaise, apparut un adolescent d’environ dix-sept ans, quesuivit de près un homme dans la maturité de l’âge. Assurément, tousdeux étaient Indiens, à en juger par leur type bien différent decelui de ce blanc, qui venait de prouver son adresse par un sibrillant coup de fusil. Bien musclé, larges épaules, torsepuissant, grosse tête carrée portée sur un cou robuste, taille decinq pieds, très brun de peau, très noir de cheveux, des yeuxperçants sous une arcade sourcilière peu fournie, barbe réduite àquelques poils, tel était l’homme, qui paraissait avoir dépassé laquarantaine. Les caractères de l’animalité, mais d’une animalitédouce et caressante, le disputaient à ceux de l’humanité, chez cetêtre de race inférieure, qu’on eût été tenté de comparer, plutôtqu’à un fauve, à un bon et fidèle chien, à l’un de ces courageuxterre-neuve, qui peuvent devenir le compagnon, mieux que lecompagnon, l’ami de leur maître. Et ce fut bien comme un de cesdévoués animaux qu’il accourut à l’appel de son nom.
Quant au jeune garçon, son fils selon touteapparence, dont le corps souple comme celui d’un serpent étaitentièrement nu, il semblait très supérieur à son père au point devue intellectuel. Son front plus développé, ses yeux pleins de feu,exprimaient l’intelligence et, ce qui vaut mieux encore, ladroiture et la franchise.
Lorsque les trois personnages furent réunis,les deux hommes échangèrent quelques mots dans ce langage indigènecaractérisé par une aspiration courte à la moitié de la plupart desmots, puis tous se dirigèrent vers le blessé, qui gisait sur le solprès du jaguar abattu.
Le malheureux avait perdu connaissance. Lesang coulait de sa poitrine labourée par les griffes de la bêteféroce. Cependant, ses yeux fermés se rouvrirent lorsqu’il sentitune main écarter son grossier vêtement.
En apercevant celui qui venait à son secoursson regard s’éclaira d’une faible lueur de joie, et ses lèvresdécolorées murmurèrent un nom :
« Le Kaw-djer ! »
Le Kaw-djer, un mot qui signifie l’ami, lebienfaiteur, le sauveur, en langue indigène, et ce beau nomappartenait évidemment à ce blanc, car celui-ci fit un signeaffirmatif.
Pendant qu’il donnait les premiers soins aublessé, Karroly redescendit par la coupée de la falaise pourrevenir bientôt avec un carnier renfermant une trousse et quelquesflacons pleins du suc de certaines plantes du pays. Tandis quel’Indien soutenait sur ses genoux la tête du blessé, dont lapoitrine était à découvert, le Kaw-djer lava les blessures et enétancha le sang. Il rapprocha ensuite les lèvres des plaies, quifurent recouvertes par des tampons de charpie imbibée du contenu del’un des flacons, puis, détachant sa ceinture de laine, il enentoura la poitrine de l’indigène, de manière à maintenir tout lepansement.
Le malheureux survivrait-il ? Le Kaw-djerne le pensait pas. Aucun remède ne pourrait sans doute provoquer lacicatrisation de ces déchirures, qui semblaient intéresser jusqu’àl’estomac et jusqu’aux poumons.
Karroly, profitant de ce que les yeux dublessé venaient de se rouvrir, demanda :
« Où est ta tribu ?…
– Là… là…, murmura l’indigène, enindiquant de la main la direction de l’Est.
– Ce doit être, à huit ou dix millesd’ici, sur la rive du canal, dit le Kaw-djer, ce campement dontnous avons aperçu les feux la nuit dernière. »
Karroly approuva de la tête.
« Il n’est que quatre heures, ajouta leKaw-djer, mais le flot va bientôt monter. Nous ne pourrons partirqu’au soleil levant…
– Oui », dit Karroly.
Le Kaw-djer reprit :
« Halg et toi, vous allez transporter cethomme et vous l’étendrez dans la barque. Nous ne pouvons rien deplus pour lui. »
Karroly et son fils se mirent en devoird’obéir. Chargés du blessé, ils commencèrent à descendre vers lagrève. L’un d’eux reviendrait ensuite chercher le jaguar, dont ladépouille se vendrait cher aux trafiquants étrangers.
Pendant que ses compagnons s’acquittaient decette double besogne, le Kaw-djer s’éloigna de quelques pas etescalada l’un des rochers qui dentelaient la falaise. De là, sonregard rayonnait vers tous les points de l’horizon.
À ses pieds, se découpait un littoralcapricieusement dessiné, qui formait la limite nord d’un canallarge de plusieurs lieues. La rive opposée, que des bras de meréchancraient à perte de vue, s’estompait en vagues linéaments,semis d’îles et d’îlots qui semblaient des vapeurs dans lelointain. Ni à l’Est, ni à l’Ouest on n’apercevait les extrémitésde ce canal, le long duquel courait la haute et puissantefalaise.
Vers le Nord, se développaientinterminablement des prairies et des plaines, zébrées de nombreuxcours d’eau qui se déversaient dans la mer, soit en torrentstumultueux, soit par des chutes retentissantes. De la surface deces immenses prairies jaillissaient, par endroits, des îlots deverdure, forêts épaisses, au milieu desquelles on eût vainementcherché un village, et dont les cimes s’empourpraient des rayons dusoleil alors à son déclin. Au-delà, bornant l’horizon de ce côté,se profilaient les masses pesantes d’une chaîne de montagnes, quecouronnait la blancheur éclatante des glaciers.
Dans la direction de l’Est, le relief du payss’accentuait plus encore. À l’aplomb du littoral, la falaise sehaussait par étages successifs, puis se redressait enfinbrusquement en pics aigus qui allaient se perdre dans les zonesélevées du ciel.
La contrée paraissait totalement déserte. Mêmesolitude aussi sur le canal. Pas une embarcation en vue, fût-ce uncanot d’écorce, ou une pirogue à voiles. Enfin, si loin que leregard pût atteindre, ni des îles du Sud, ni d’aucun point dulittoral, ni d’aucune saillie de la falaise ne s’élevait une fuméetémoignant de la présence de créatures humaines.
Le jour en était arrivé à cette heure,toujours empreinte de quelque mélancolie, qui précède immédiatementle crépuscule. De grands oiseaux planeurs, en quête de leur gîtenocturne, fendaient l’air de leurs troupes bruyantes.
Le Kaw-djer, les bras croisés, debout sur laroche qu’il avait gravie, gardait une immobilité de statue. Maisune extase illuminait son visage, ses paupières palpitaient, sesyeux étincelaient d’une sorte d’enthousiasme sacré, pendant qu’ilcontemplait cette étendue prodigieuse de terre et de mer, dernièreparcelle du globe qui n’appartînt à personne, dernière région quine fût pas courbée sous le joug des lois.
Longtemps, il demeura ainsi, baigné dans lalumière et fouetté par la brise, puis il ouvrit les bras, lestendit vers l’espace, et un profond soupir gonfla sa poitrine,comme s’il eût voulu embrasser d’une étreinte, aspirer d’unehaleine tout l’infini. Alors, tandis que son regard semblait braverle ciel et parcourait orgueilleusement la terre, de ses lèvress’échappa un cri, qui résumait son appétit sauvage d’une libertéabsolue, sans limite.
Ce cri, c’était celui des anarchistes de tousles pays, c’était la formule célèbre, si caractéristique qu’onl’emploie couramment comme un synonyme de leur nom, dans laquelleest contenue en quatre mots toute la doctrine de cette secteredoutable.
« Ni Dieu, ni maître !… »proclamait-il d’une voix éclatante, tandis que, le corps à demipenché au-dessus des flots, hors de l’arête de la falaise, ilsemblait, d’un geste farouche, balayer l’immense horizon.
Les géographes désignent sous le nom deMagellanie l’ensemble des îles et îlots groupés, entre l’Atlantiqueet le Pacifique, à la pointe sud du continent américain. Les terresles plus australes de ce continent, c’est-à-dire le territoirepatagon, prolongées par les deux vastes presqu’îles du RoiGuillaume et de Brunswick, se terminent par un des caps de cettedernière, le cap Froward. Tout ce qui ne leur est pas directementrattaché, tout ce qui en est séparé par le détroit de Magellan,constitue ce domaine, auquel a été justement réservé le nom del’illustre navigateur portugais du XVIe siècle.
La conséquence de cette dispositiongéographique, c’est que, jusqu’en 1881, cette partie duNouveau-Monde n’était rattachée à aucun État civilisé, pas même àses plus proches voisins, le Chili et la République Argentine, quise disputaient alors les pampas de la Patagonie. La Magellanien’appartenait à personne, et des colonies pouvaient s’y fonder enconservant leur entière indépendance.
Elle n’est cependant pas d’une étendueinsignifiante, cette contrée qui, sur une aire de cinquante millekilomètres superficiels, comprend, outre un grand nombre d’autresîles de moindre importance, la Terre de Feu, la Terre deDésolation, les îles Clarence, Hoste, Navarin, plus l’archipel ducap Horn, formé lui-même des îles Grévy, Wollaston, Freycinet,Hermitte, Herschell, et des îlots et récifs, par lesquels s’achèveen poussière la masse énorme du continent américain.
Des diverses parcelles de la Magellanie, laTerre de Feu est de beaucoup la plus vaste. Au Nord et à l’Ouest,elle a pour limite un littoral très déchiqueté, depuis lepromontoire d’Espiritu Santo jusqu’au Magdalena Sound. Après avoirprojeté vers l’Ouest une presqu’île tout effilochée que domine lemont Sarmiento, elle se prolonge, au Sud-Est, par la pointe deSan-Diego, sorte de sphinx accroupi dont la queue trempe dans leseaux du détroit de Lemaire.
C’est dans cette grande île, au mois d’avril1880, que se sont passés les faits qui viennent d’être racontés. Cecanal que le Kaw-djer avait sous les yeux pendant sa fiévreuseméditation, c’est le canal du Beagle, qui court au sud de la Terrede Feu et dont la rive opposée est formée par les îles Gordon,Hoste, Navarin et Picton. Plus au Sud encore, s’éparpille lecapricieux archipel du cap Horn.
Près de dix ans avant le jour choisi commepoint de départ à ce récit, celui que les Indiens devaient plustard appeler le Kaw-djer avait été pour la première fois rencontrésur le littoral fuégien. Comment s’y était-il transporté ?Sans doute à bord de l’un des nombreux bâtiments, voiliers etsteamers, qui suivent les détours du labyrinthe maritime de laMagellanie et des îles qui la prolongent sur l’Océan Pacifique, enfaisant avec les indigènes le commerce des pelleteries deguanaques, de vigognes, de nandous et de loups marins.
La présence de cet étranger pouvaits’expliquer aisément de la sorte, mais, quant à savoir quel étaitson nom, de quelle nationalité il relevait, s’il se rattachait parsa naissance à l’Ancien ou au Nouveau-Monde, c’étaient là autant dequestions auxquelles il eût été malaisé de répondre.
On ignorait tout de lui. Nul, d’ailleurs, ilconvient de l’ajouter, n’avait jamais cherché à se renseigner à sonsujet. Dans ce pays où n’existait aucune autorité, qui aurait euqualité pour l’interroger ? Il n’était pas dans un de cesÉtats organisés où la police s’inquiète du passé des gens et où ilest impossible de demeurer longtemps inconnu. Ici, personne n’étaitdépositaire d’une puissance quelconque, et l’on pouvait vivre endehors de toutes coutumes, de toutes lois, dans la plus complèteliberté.
Pendant les deux premières années quisuivirent son arrivée à la Terre de Feu, le Kaw-djer ne chercha pasà se fixer sur un point plutôt que sur un autre. Sillonnant lacontrée de ses courses vagabondes, il se mit en relations avec lesindigènes, mais sans jamais approcher des rares factoreriesexploitées çà et là par des colons de race blanche. S’il entrait enrapports avec un des navires relâchant en quelque point del’archipel, c’était toujours par l’intermédiaire d’un Fuégien, etuniquement pour renouveler ses munitions et ses substancespharmaceutiques. Ces achats, il les payait, soit au moyend’échanges, soit en monnaie espagnole ou anglaise, dont il nesemblait pas dépourvu.
Le reste du temps, il allait de tribus entribus, de campements en campements. Il vivait, comme lesindigènes, des produits de sa chasse et de sa pêche, tantôt parmiles familles du littoral, tantôt chez les peuplades de l’intérieur,partageant leur ajoupa ou leur tente, soignant les malades,secourant les veuves et les orphelins, adoré par ces pauvres gens,qui ne tardèrent pas à lui décerner le glorieux surnom sous lequelil était connu maintenant d’un bout à l’autre de l’archipel.
Que le Kaw-djer fût un homme instruit, aucundoute à cet égard, et il avait dû faire notamment des études trèscomplètes en médecine. Il connaissait aussi plusieurs langues, etFrançais, Anglais, Allemands, Espagnols et Norvégiens auraient puindifféremment le prendre pour un compatriote. À son bagage depolyglotte, cet énigmatique personnage n’avait pas tardé à ajouterle yaghon. Il parlait couramment cet idiome, qui est le plusemployé dans la Magellanie, et dont les missionnaires se sontservis pour traduire quelques passages de la Bible.
Loin d’être inhabitable, ainsi qu’on le croitgénéralement, la Magellanie, où le Kaw-djer avait fixé sa vie, esttrès supérieure à la réputation que lui ont value les récits de sespremiers explorateurs. Certes, il serait exagéré de la transformeren paradis terrestre, et l’on aurait mauvaise grâce à contester quesa pointe extrême, le cap Horn, ne soit balayée par des tempêtesdont la fréquence n’a d’égale que la fureur. Mais il ne manque pasde pays, en Europe même, qui nourrissent une population nombreuse,bien que les conditions d’existence y soient beaucoup plus rudes.Si le climat y est humide au plus haut point, cet archipel doit àla mer qui l’entoure une incontestable régularité de température,et il n’a pas à subir les froids rigoureux de la Russieseptentrionale, de la Suède et de la Norvège. La moyennethermométrique ne descend pas au-dessous de cinq degrés centigradesen hiver si elle ne s’élève pas au-dessus de quinze degrés enété.
À défaut d’observations météorologiques,l’aspect de ces îles aurait dû mettre en garde contre touteappréciation d’un pessimisme exagéré. La végétation y atteint uneampleur qui lui serait interdite dans la zone glaciale. Il y existed’immenses pâturages qui suffiraient à la nourriture d’innombrablestroupeaux, et de vastes forêts où se rencontrent en abondance lehêtre antarctique, le bouleau, l’épine-vinette et l’écorce deWinter. Sans aucun doute, nos végétaux comestibles s’yacclimateraient aisément, et beaucoup d’entre eux, jusques et ycompris le froment, pourraient y prospérer.
Pourtant, cette contrée, qui n’est pasinhabitable, est à peu près inhabitée. Sa population ne comprendqu’un petit nombre d’Indiens, catalogués sous le nom de Fuégiens oude Pêcherais, véritables sauvages au dernier rang de l’humanité,qui vivent presque entièrement nus et mènent, à travers ces vastessolitudes, une vie errante et misérable.
Longtemps déjà avant l’époque où commencecette histoire, le Chili, en fondant la station de Punta-Arenas surle détroit de Magellan, avait paru prêter quelque attention à cesrégions méconnues. Mais à cela s’était borné son effort, et, malgréla prospérité de sa colonie, il n’avait fait aucune tentative pourprendre pied sur l’archipel magellanique proprement dit.
Quelle succession d’événements avait conduitle Kaw-djer dans cette contrée ignorée de la plupart deshommes ? Cela aussi était un mystère, mais ce mystère, dumoins, le cri lancé du haut de la falaise, comme un défi au ciel etcomme un remerciement passionné à la terre, permettait de le perceren partie.
« Ni Dieu, ni maître ! » c’estla formule classique des anarchistes. Il était donc à supposer quele Kaw-djer appartenait, lui aussi, à cette secte, foulehétéroclite de criminels et d’illuminés. Ceux-là, rongés d’envie etde haine, toujours prêts à la violence et au meurtre ;ceux-ci, véritables poètes qui rêvent une humanité chimérique d’oùle mal serait banni à jamais par la suppression des lois imaginéespour le combattre.
À laquelle de ces deux classes appartenait leKaw-djer ? Était-il un de ces libertaires aigris, un de cesapologistes de l’action directe et de la propagande par le fait,et, successivement rejeté par toutes les nations, n’avait-il trouvéde refuge qu’à cette extrémité du monde habitable ?
Une telle hypothèse se serait mal accordéeavec la bonté dont il avait donné tant de preuves depuis sonarrivée dans l’archipel magellanique. Qui s’était acharné sisouvent à sauver des existences humaines n’avait jamais dû songer àen détruire. Qu’il fût anarchiste, oui, puisqu’il le proclamaitlui-même, mais alors il appartenait à la section des rêveurs et nonà celle des professionnels de la bombe et du couteau. S’il en étaiteffectivement ainsi, son exil ne devait être que le dénouementlogique d’un drame intérieur, et non pas un châtiment édicté parune volonté étrangère. Sans doute, tout enivré par son rêve, iln’avait pu supporter ces règles d’airain qui, dans l’Universcivilisé, conduisent l’homme en laisse du berceau jusqu’à la mort,et un moment était venu où l’air lui avait semblé irrespirable danscette forêt de lois innombrables par lesquelles les citoyensachètent, au prix de leur indépendance, un peu de bien-être et desécurité. Son caractère lui interdisant de vouloir imposer par laforce ses idées et ses répugnances, il n’avait pu, dès lors, quepartir à la recherche d’un pays où l’on ne connût pas l’esclavage,et c’est ainsi peut-être qu’il avait échoué finalement enMagellanie, le seul point, sur toute la surface de la terre, oùrégnât encore la liberté intégrale.
Pendant les premiers temps de son séjour, deuxans environ, le Kaw-djer ne quitta point la grande île où il avaitdébarqué.
La confiance qu’il inspirait aux indigènes,son influence sur leurs tribus ne tarda pas à s’accroître. Onvenait le consulter des autres îles parcourues par des IndiensCanoës, ou Indiens à pirogues, dont la race est quelque peudifférente de celle des Yacanas qui peuplent la Terre de Feu. Cesmisérables Pêcherais, qui vivent, comme leurs congénères, de chasseet de pêche, se rendaient près du « Bienfaiteur », quandcelui-ci se trouvait sur le littoral du canal du Beagle. LeKaw-djer ne refusait à personne ses conseils ni ses soins. Souventmême, dans certaines circonstances graves, lorsque sévissaitquelque épidémie, il risqua sans marchander sa vie pour combattrele fléau. Bientôt sa renommée se répandit dans toute la contrée.Elle franchit le détroit de Magellan. On sut qu’un étranger,installé sur la Terre de Feu, avait reçu des indigènesreconnaissants le titre de Kaw-djer, et, à plusieurs reprises, ilfut sollicité de venir à Punta-Arenas. Mais il réponditinvariablement par un refus dont aucune instance ne put triompher.Il semblait qu’il ne voulût pas remettre le pied là où il nesentait plus le sol libre.
Vers la fin de la deuxième année de sonséjour, il se produisit un incident dont les conséquences devaientavoir une certaine influence sur sa vie ultérieure.
Si le Kaw-djer s’obstinait à ne pas aller à labourgade chilienne de Punta-Arenas, qui est située sur leterritoire de la Patagonie, les Patagons ne se privent pasd’envahir parfois le territoire magellanique. Eux et leurs chevauxtransportés en quelques heures sur la rive sud du détroit deMagellan, ils font de longues excursions, ce qu’on appelle enAmérique de grands raids, d’une extrémité à l’autre de laTerre de Feu, attaquant les Fuégiens, les rançonnant, les pillant,s’emparant des enfants qu’ils emmènent en esclavage dans les tribuspatagones.
Entre les Patagons ou Tchnelts et lesFuégiens, il existe des différences ethniques assez sensibles sousle rapport de la race et des mœurs, les premiers étant infinimentplus redoutables que les seconds. Ceux-ci vivent de la pêche et nese réunissent guère que par familles, tandis que ceux-là sontchasseurs et forment des tribus compactes sous l’autorité d’unchef. En outre, la taille des Fuégiens est un peu inférieure àcelle de leurs voisins du continent. On les reconnaît à leur grossetête carrée, aux pommettes saillantes de leur face, à leurssourcils clairsemés, à la dépression de leur crâne. En somme, onles tient pour des êtres assez misérables, dont la race n’est pasprès de finir cependant, car le nombre des enfants estconsidérable, autant, pourrait-on dire, que celui des chiens quigrouillent autour des campements.
Quant aux Patagons, ils sont de haute stature,vigoureux et bien proportionnés. Dénués de barbe, ils laissentpendre leurs longs cheveux noirs maintenus sur le front par unbandeau. Leur figure olivâtre est plus large aux mâchoires qu’auxtempes, leurs yeux s’allongent quelque peu suivant le type mongol,et, de part et d’autre d’un nez largement épaté, leurs yeuxbrillent du fond d’orbites assez rétrécies. Intrépides etinfatigables cavaliers, il leur faut de larges espaces à franchiravec leurs non moins infatigables montures, d’immenses pâturagespour la nourriture de leurs chevaux, des terrains de chasse où ilspoursuivent le guanaque, la vigogne et le nandou.
Plus d’une fois, le Kaw-djer les avaitrencontrés pendant leurs incursions sur la Terre de Feu, maisjusqu’alors il n’avait jamais pris contact avec ces farouchesdéprédateurs, que le Chili et l’Argentine sont impuissants àcontenir.
Ce fut en novembre 1872, alors que sespérégrinations l’avaient conduit sur la côte ouest de la Fuégie,près du détroit de Magellan, que le Kaw-djer eut pour la premièrefois à intervenir contre eux, en faveur de Pêcherais de la baieInutile.
Cette baie, limitée au Nord par des marécages,forme une profonde découpure à peu près en face de l’emplacement oùSarmiento avait établi sa colonie de Port-Famine, de sinistremémoire.
Un parti de Tchnelts, après avoir débarqué surla rive sud de la baie Inutile, attaqua un campement de Yacanas,qui ne comptait qu’une vingtaine de familles. La supérioriténumérique se trouvait du côté des assaillants, en même temps plusrobustes et mieux armés que les indigènes.
Ceux-ci essayèrent de lutter cependant, sousle commandement d’un Indien Canoë qui venait d’arriver au campementavec sa pirogue.
Cet homme s’appelait Karroly. Il faisait lemétier de pilote et guidait les bâtiments de cabotage quis’aventurent sur le canal du Beagle et entre les îles de l’archipeldu cap Horn. C’est en revenant de conduire un navire à Punta-Arenasqu’il avait relâché dans la baie Inutile.
Karroly organisa la résistance et, aidé desYacanas, tenta de repousser les agresseurs. Mais la partie étaitpar trop inégale. Les Pêcherais ne pouvaient opposer une défensesérieuse. Le campement fut envahi, les tentes furent renversées, lesang coula. Les familles furent dispersées.
Pendant la lutte, le fils de Karroly, Halg,alors âgé de neuf ans environ, était resté dans la pirogue, où ilattendait son père, lorsque deux Patagons se précipitèrent de soncôté.
Le jeune garçon ne voulut pas s’éloigner de lagrève, ce qui l’eût mis hors d’atteinte, mais ce qui eût aussiempêché son père de chercher refuge à bord de la pirogue.
Un des Tchnelts sauta dans l’embarcation etsaisit l’enfant entre ses bras.
À ce moment, Karroly fuyait le campement aupouvoir des agresseurs. Il courut au secours de son fils que leTchnelt emportait. Une flèche envoyée par l’autre Patagon siffla àson oreille sans le toucher.
Avant qu’un second trait ne fût lancé, ladétonation d’une arme à feu retentit. Le ravisseur mortellementfrappé roula à terre, tandis que son compagnon prenait lafuite.
Le coup de feu avait été tiré par un homme derace blanche que le hasard amenait sur le lieu du combat. Cethomme, c’était le Kaw-djer.
Il n’y avait pas à s’attarder. La pirogue futvigoureusement halée par son amarre. Le Kaw-djer et Karrolysautèrent à bord avec l’enfant et poussèrent au large. Ils étaientdéjà à une encablure du rivage lorsque les Patagons les couvrirentd’une nuée de flèches dont l’une atteignit Halg à l’épaule.
Cette blessure présentant une certainegravité, le Kaw-djer ne voulut pas quitter ses compagnons tant queses soins pouvaient être nécessaires. C’est pourquoi il resta dansla pirogue, qui contourna la Terre de Feu, suivit le canal duBeagle, et vint enfin s’arrêter dans une petite crique bien abritéede l’Île Neuve, où Karroly avait établi sa résidence.
Alors, il n’y avait plus rien à craindre pourle jeune garçon, dont la blessure était en voie de guérison.Karroly ne savait comment exprimer sa reconnaissance.
Lorsque, sa pirogue amarrée au fond de lacrique, l’Indien eut débarqué, il pria le Kaw-djer de lesuivre.
« Ma maison est là, lui dit-il ;c’est ici que je vis avec mon fils. Si tu n’y veux rester quequelques jours, tu seras le bienvenu, puis ma pirogue te ramènerade l’autre côté du canal. Si tu veux y rester toujours, ma demeuresera la tienne et je serai ton serviteur. »
À dater de ce jour, le Kaw-djer n’avait plusquitté l’Île Neuve, ni Karroly, ni son enfant. Grâce à lui,l’habitation de l’Indien Canoë était devenue plus confortable, etKarroly fut bientôt à même d’exercer son métier de pilote dans demeilleures conditions. À sa fragile pirogue fut substituée cettesolide chaloupe, la Wel-Kiej, achetée à la suite dunaufrage d’un navire norvégien, dans laquelle l’homme blessé par lejaguar venait d’être déposé.
Mais cette nouvelle existence ne détourna pasle Kaw-djer de son œuvre humanitaire. Ses visites aux famillesindigènes ne furent pas supprimées, et il continua de courirpartout où il y avait un service à rendre ou une douleur àguérir.
Plusieurs années se passèrent ainsi, et toutportait à croire que le Kaw-djer continuerait à jamais sa vie libresur cette terre libre, lorsqu’un événement imprévu vint en troublerprofondément le cours.
L’Île Neuve commande l’entrée du canal duBeagle par l’Est. Longue de huit kilomètres, large de quatre, elleaffecte la forme d’un pentagone irrégulier. Les arbres n’y manquentpas, plus particulièrement le hêtre, le frêne, l’écorce de Winter,des myrtacées et quelques cyprès de taille moyenne. À la surfacedes prairies poussent des houx, des berbéris, des fougères depetite venue. En de certaines places abritées se montre le bon sol,la terre végétale, propre à la culture des légumes. Ailleurs, là oùl’humus existe en couche insuffisante, et plus spécialement auxabords des grèves, la nature a brodé sa tapisserie de lichens, demousses et de lycopodes.
C’était sur cette île, au revers d’une hautefalaise, face à la mer, que l’Indien Karroly résidait depuis unedizaine d’années. Il n’aurait pu choisir une station plusfavorable. Tous les navires, au sortir du détroit de Lemaire,passent en vue de l’Île Neuve. S’ils cherchent à gagner l’OcéanPacifique en doublant le cap Horn, ils n’ont besoin de personne.Mais si, désireux de trafiquer à travers l’archipel, ils veulent ensuivre les divers canaux, un pilote leur est indispensable.
Toutefois, relativement rares sont les naviresqui fréquentent les parages magellaniques, et leur nombre n’eût passuffi à assurer l’existence de Karroly et de son fils. Ils’adonnait donc à la pêche et à la chasse, afin de se procurer desobjets d’échange qu’il troquait contre tout ce qui était pour euxde première nécessité.
Sans doute, cette île de dimensionsrestreintes ne pouvait renfermer qu’en petit nombre les guanaqueset les vigognes, dont la fourrure est recherchée, mais, dans levoisinage, sont d’autres îles d’une étendue beaucoup plusconsidérable :
Navarin, Hoste, Wollaston, Dawson, sans parlerde la Terre de Feu avec ses immenses plaines et ses forêtsprofondes où ne manquent ni les ruminants ni les fauves.
Longtemps Karroly n’avait eu pour demeurequ’une grotte naturelle creusée dans le granit, préférable en sommeà la hutte des Yacanas. Depuis l’arrivée du Kaw-djer, la grotteavait fait place à une maison dont les forêts de l’île avaientfourni la charpente, dont les roches avaient fourni les pierres, etdont les myriades de coquillages : térébratules, mactres,tritons, licornes, qui en parsèment les grèves, avaient fourni lachaux.
À l’intérieur de cette maison, trois chambres.Au milieu, la salle commune à vaste cheminée. À droite, la chambrede Karroly et de son fils. Celle de gauche appartenait au Kaw-djer,qui retrouvait là, rangés sur des rayons, ses papiers et seslivres, pour la plupart ouvrages de médecine, d’économie politiqueet de sociologie. Une armoire contenait son assortiment de fioleset d’instruments de chirurgie.
C’est dans cette maison qu’il revint avec sesdeux compagnons après son excursion sur la Terre de Feu, dontl’épisode final a servi de thème aux premières lignes de ce récit.Auparavant, toutefois, la Wel-Kiej s’était dirigée vers lecampement de l’Indien blessé. Ce campement était situé àl’extrémité orientale du canal du Beagle. Autour de ses huttescapricieusement groupées au bord d’un ruisseau, gambadaientd’innombrables chiens, dont les aboiements annoncèrent l’arrivée dela chaloupe. Dans la prairie avoisinante pâturaient deux chevauxd’un aspect chétif. De minces filets de fumée s’échappaient du toitde quelques ajoupas.
Dès que la Wel-Kiej eut été signalée,une soixantaine d’hommes et de femmes apparurent et dévalèrent entoute hâte vers le rivage. Une foule d’enfants nus couraient à leursuite.
Lorsque le Kaw-djer mit pied à terre, ons’empressa au devant de lui. Tous voulaient lui presser les mains.L’accueil de ces pauvres Indiens témoignait de leur ardentereconnaissance pour tous les services qu’ils avaient reçus de lui.Il écouta patiemment les uns et les autres. Des mères leconduisirent près de leurs enfants malades. Elles le remerciaientavec effusion, à demi consolées par sa présence.
Il entra enfin dans l’une des huttes pour enressortir bientôt, suivi de deux femmes, l’une âgée, l’autre toutejeune qui tenait par la main un petit enfant. C’étaient la mère, lafemme et le fils de l’Indien blessé par le jaguar, et qui étaitmort au cours de la traversée, malgré les soins dont on l’avaitentouré.
Son cadavre fut déposé sur la grève, et tousles indigènes du campement l’entourèrent. Le Kaw-djer raconta alorsles circonstances de la mort du défunt, puis il remit à la voile,en laissant généreusement à la veuve la dépouille du jaguar, dontla fourrure représentait une valeur immense pour ces créaturesdéshéritées.
Avec la saison d’hiver qui s’approchait, lavie habituelle reprit son cours dans la maison de l’Île Neuve. Onreçut la visite de quelques caboteurs falklandais qui vinrentacheter des pelleteries avant que les tourmentes de neige n’eussentrendu ces parages impraticables. Les peaux furent avantageusementvendues ou échangées contre les provisions et les munitionsnécessaires pendant la rigoureuse période qui va de juin àseptembre.
Dans la dernière semaine de mai, un de cesbâtiments ayant réclamé les services de Karroly, Halg et leKaw-djer restèrent seuls à l’Île Neuve.
Le jeune garçon, alors âgé de dix-sept ans,portait une affection toute filiale au Kaw-djer qui, de son côté,avait pour lui les sentiments du plus tendre des pères. Celui-cis’était efforcé de développer l’intelligence de cet enfant. Ill’avait tiré de l’état sauvage et en avait fait un être biendifférent de ses compatriotes de la Magellanie si en dehors detoute civilisation.
Le Kaw-djer, il est superflu de le dire,n’avait jamais inspiré au jeune Halg que des idées d’indépendance,celles qui lui étaient chères entre toutes. Ce n’était pas unmaître, c’était un égal que Karroly et son fils devaient voir enlui. De maître, il n’en est pas, il ne peut y en avoir pour unhomme digne de ce nom. On n’a de maître que soi-même, et,d’ailleurs, il n’en est pas besoin d’autre, ni dans le ciel, ni surla terre.
Cette semence tombait sur un terrainadmirablement préparé pour la recevoir. Les Fuégiens ont, en effet,la folie de la liberté. Ils lui sacrifient tout et renoncent pourelle aux avantages que leur assurerait une vie plus sédentaire.Quel que soit le bien-être relatif dont on les entoure, quelquesécurité qu’on leur assure, rien ne peut les retenir, et ils netardent pas à s’enfuir pour reprendre leur éternel vagabondage,affamés, misérables, mais libres.
Au début de juin, l’hiver se jeta sur laMagellanie. Si le froid ne fut pas excessif, toute la région futbalayée à grands coups de rafales. De terribles tourmentestroublèrent ces parages, et l’Île Neuve disparut sous la masse desneiges.
Ainsi s’écoulèrent juin, juillet, août. Versla mi-septembre la température s’adoucit sensiblement, et lescaboteurs des Falkland recommencèrent à se montrer dans lespasses.
Le 19 septembre, Karroly, laissant Halg etKaw-djer à l’Île Neuve, partit à bord d’un steamer américain quiavait embouqué le canal du Beagle, un pavillon de pilote au mât demisaine. Son absence dura une huitaine de jours.
Lorsque la chaloupe eut ramené l’Indien, leKaw-djer, selon son habitude, l’interrogea sur les divers incidentsdu voyage.
« Il n’y a rien eu, répondit Karroly. Lamer était belle et la brise favorable.
– Où as-tu quitté le navire ?
– Au Darwin Sound, à la pointe de l’îleStewart, où nous avons croisé un aviso qui marchait àcontre-bord.
– Où allait-il ?
– À la Terre de Feu. En revenant, je l’airetrouvé mouillé dans une anse où il avait débarqué un détachementde soldats.
– Des soldats !… s’écria leKaw-djer. De quelle nationalité ?
– Des Chiliens et des Argentins.
– Que faisaient-ils ?
– D’après ce qu’ils m’ont dit, ilsaccompagnaient deux commissaires en reconnaissance sur la Terre deFeu et les îles voisines.
– D’où venaient cescommissaires ?
– De Punta-Arenas, où le gouverneur avaitmis l’aviso à leur disposition. »
Le Kaw-djer ne posa pas d’autres questions. Ildemeura pensif. Que signifiait la présence de cescommissaires ? À quelle opération se livraient-ils dans cettepartie de la Magellanie ? S’agissait-il d’une explorationgéographique ou hydrographique, et leur but était-il de procéder,dans un intérêt maritime, à une vérification plus rigoureuse desrelevés ?
Le Kaw-djer était plongé dans ses réflexions.Il ne pouvait se défendre contre une vague inquiétude. Cettereconnaissance n’allait-elle pas s’étendre à tout l’archipelmagellanique, et l’aviso ne viendrait-il pas mouiller jusque dansles eaux de l’Île Neuve ?
Ce qui donnait une réelle importance à cettenouvelle, c’est que l’expédition était envoyée par lesgouvernements du Chili et de l’Argentine. Y avait-il donc accordentre les deux Républiques qui, jusqu’ici, n’avaient jamais pus’entendre, à propos d’une région sur laquelle toutes deuxprétendaient, à tort d’ailleurs, avoir des droits ?
Ces quelques demandes et réponses échangées,le Kaw-djer avait gagné l’extrémité du morne au pied duquel étaitbâtie la maison. De là, il découvrait une grande étendue de mer, etses regards se portèrent instinctivement vers le Sud, dans ladirection de ces derniers sommets de la terre américaine, quiconstituent l’archipel du cap Horn. Lui faudrait-il aller jusque-làpour trouver un sol libre ?… Plus loin encorepeut-être ?… Par la pensée, il franchissait le cercle polaire,il se perdait à travers les immenses régions de l’Antarctique dontle mystère impénétrable brave les plus intrépides découvreurs…
Quelle n’aurait pas été la douleur du Kaw-djers’il avait su à quel point ses craintes étaient justifiées !Le Gracias a Dios, aviso de la marine chilienne,transportait bien à son bord deux commissaires :M. Idiaste pour le Chili, M. Herrera pour la RépubliqueArgentine, lesquels avaient reçu de leurs gouvernements respectifsla mission de préparer le partage de la Magellanie entre les deuxÉtats qui en réclamaient la possession.
Cette question, qui traînait depuis nombred’années déjà, avait donné lieu à des discussions interminables,sans qu’il fût possible de la résoudre à la satisfaction commune.Une telle situation cependant risquait d’engendrer, en seprolongeant, quelque grave conflit. Non seulement au point de vuecommercial, mais au point de vue politique, il importait d’autantplus qu’elle prît fin, que l’absorbante Angleterre n’était pasloin. De son archipel des Falkland, elle pouvait aisément étendrela main jusqu’à la Magellanie. Déjà ses caboteurs en fréquentaientassidûment les passes, et ses missionnaires ne cessaientd’accroître leur influence sur la population fuégienne. Un beaujour, son pavillon serait planté quelque part, et rien n’estdifficile à déraciner comme le pavillon britannique ! Il étaittemps d’agir.
MM. Idiaste et Herrera, leur explorationachevée, regagnèrent, l’un Santiago, l’autre Buenos-Ayres. Un moisplus tard, le 17 janvier 1881, un traité signé dans cette dernièreville entre les deux Républiques mit fin à l’irritant problèmemagellanique.
Aux termes de ce traité, la Patagonie étaitannexée à la République Argentine, à l’exception d’un territoireborné par le 52e degré de latitude et par le70e méridien à l’ouest de Greenwich. En compensation dece qui lui était ainsi attribué, le Chili renonçait de son côté àl’île des États et à la partie de la Terre de Feu située à l’est du68e degré de longitude. Toutes les autres îles sansexception appartenaient au Chili.
Cette convention, qui fixait les droits desdeux États, privait la Magellanie de son indépendance. Qu’allaitfaire le Kaw-djer, dont le pied foulerait désormais un sol devenuchilien ?
Ce fut le 25 février qu’on eut connaissance dutraité à l’Île Neuve, où Karroly, au retour d’un pilotage, enapporta la nouvelle.
Le Kaw-djer ne put retenir un mouvement decolère. Pas une parole ne lui échappa, mais ses yeux s’imprégnèrentde haine, et, dans un terrible geste de menace, sa main se tenditvers le Nord. Incapable de maîtriser son agitation, il fit quelquespas désordonnés. On eût dit que le sol se dérobait sous ses pieds,qu’il ne lui offrait plus un point d’appui suffisant.
Enfin, il parvint à reprendre possession delui-même. Son visage, un instant convulsé, recouvra sa froideurhabituelle. Il alla rejoindre Karroly et l’interrogea d’un toncalme.
« La nouvelle est certaine ?
– Oui, répondit l’Indien. Je l’ai appriseà Punta-Arenas. Il paraît que deux pavillons sont hissés à l’entréedu détroit sur la Terre de Feu : l’un chilien au cap Orange,l’autre argentin au cap Espiritu Santo.
– Et, demanda le Kaw-djer, toutes lesîles au sud du canal du Beagle dépendent du Chili ?
– Toutes.
– Même l’Île Neuve ?
– Oui.
– Cela devait arriver », murmura leKaw-djer dont une violente émotion altérait la voix.
Puis il regagna la maison et s’enferma dans sachambre.
Quel était donc cet homme ? Quellesraisons l’avaient contraint à quitter l’un ou l’autre descontinents pour s’ensevelir dans la solitude de laMagellanie ? Pourquoi l’humanité semblait-elle être réduitepour lui à ces quelques tribus fuégiennes ; auxquelles ilconsacrait toute son existence et tout son dévouement ?
Les événements, dont la réalisation étaitprochaine et qui vont faire le sujet de ce récit, devaient secharger de renseigner sur le premier point. Quant aux deux autresquestions, la vie antérieure du Kaw-djer permet d’y répondresuccinctement.
De grande valeur, ayant aussi profondémentcreusé les sciences politiques que les sciences naturelles, hommede courage et d’action, le Kaw-djer n’était pas le premier savantqui eût commis la double faute de considérer comme certains desprincipes qui ne sont après tout que des hypothèses, et de pousserces principes jusqu’à leurs extrêmes conséquences. Le nom dequelques-uns de ces réformateurs redoutables est dans toutes lesmémoires.
Le socialisme, cette doctrine dont laprétention ne va à rien moins qu’à refaire la société de la base aufaîte, n’a pas le mérite de la nouveauté. Après beaucoup d’autresqui se perdent dans la nuit des temps, Saint-Simon, Fourrier,Proudhon et tutti quanti sont les précurseurs ducollectivisme. Des idéologues plus modernes, tels que les Lassalle,les Karl Marx, les Guesde, n’ont fait que reprendre leurs idées, enles modifiant plus ou moins, et en les appuyant sur lasocialisation des moyens de production, l’anéantissement ducapital, l’abolition de la concurrence, la substitution de lapropriété sociale à la propriété individuelle. Aucun d’eux ne veuttenir compte des contingences de la vie. Leur doctrine réclame uneapplication immédiate et totale. Ils exigent l’expropriation enmasse, imposent le communisme universel.
Qu’on approuve ou qu’on blâme une tellethéorie, le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’elle estaudacieuse. Il en est pourtant une qui l’est plus encore : lathéorie anarchiste.
La réglementation tyrannique que nécessiteraitle fonctionnement de la société collectiviste, les anarchistes larepoussent. Ce qu’ils préconisent, c’est l’individualisme absolu,intégral. Ce qu’ils veulent, c’est la suppression de touteautorité, la destruction de tout lien social.
C’est parmi ces derniers qu’il fallait rangerle Kaw-djer, âme farouche, indomptable, intransigeante, incapabled’obéissance, réfractaire à toutes les lois, imparfaites sansdoute, par lesquelles les hommes essaient en tâtonnant deréglementer les rapports sociaux. Certes, il n’avait jamais étécompromis dans les violences des propagandistes par le fait. Nonpas chassé de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou desÉtats-Unis, mais dégoûté de leur prétendue civilisation, ayant hâtede secouer le poids d’une autorité quelle qu’elle fût, il avaitcherché un coin de la Terre où un homme pût encore vivre encomplète indépendance.
Il crut l’avoir trouvé au milieu de cetarchipel, aux confins du monde habité. Ce qu’il n’eût rencontrénulle part ailleurs, la Magellanie allait le lui offrir àl’extrémité de l’Amérique du Sud.
Or, voici que le traité signé entre le Chiliet la République Argentine faisait perdre à cette régionl’indépendance dont elle avait joui jusqu’alors. Voici que, d’aprèsce traité, toute la portion des territoires magellaniques située ausud du canal du Beagle passait sous la domination chilienne. Riende l’archipel n’échapperait à l’autorité du gouverneur dePunta-Arenas, pas même cette Île Neuve où le Kaw-djer avait trouvéasile.
Avoir fui si loin, avoir fait tant d’efforts,s’être imposé une telle existence, pour aboutir à cerésultat !
Le Kaw-djer fut longtemps à se remettre ducoup qui le frappait, comme la foudre frappe un arbre en pleinevigueur et l’ébranle jusque dans ses racines. Sa penséel’entraînait vers l’avenir, un avenir qui ne lui offrait plusaucune sécurité. Des agents viendraient sur cette île, où l’onsavait qu’il avait établi sa résidence. Plusieurs fois, il nel’ignorait pas, on s’était inquiété de la présence d’un étranger enMagellanie, de ses rapports avec les indigènes, de l’influencequ’il exerçait. Le gouverneur chilien voudrait l’interroger,apprendre qui il était ; on fouillerait sa vie, onl’obligerait à rompre cet incognito auquel il tenait par-dessustout…
Quelques jours s’écoulèrent. Le Kaw-djern’avait plus reparlé du changement apporté par le traité departage, mais il était plus sombre que jamais. Que méditait-ildonc ? Songeait-il à quitter l’Île Neuve, à se séparer de sonfidèle Indien, de cet enfant pour lequel il éprouvait une siprofonde affection ?…
Où irait-il ? En quel autre coin du monderetrouverait-il l’indépendance, sans laquelle il semblait qu’il nepût vivre ? Lors même qu’il se réfugierait sur les dernièresroches magellaniques, fût-ce à l’îlot du cap Horn, échapperait-il àl’autorité chilienne ?…
On était alors au début de mars. La bellesaison devait durer près d’un mois encore, la saison que leKaw-djer employait à visiter les campements fuégiens, avant quel’hiver eût rendu la mer impraticable. Cependant, il ne s’apprêtaitpas à s’embarquer sur la chaloupe. La Wel-Kiej, dégréée,restait au fond de la crique.
Ce fut seulement le 7 mars, dans l’après-midi,que le Kaw-djer dit à Karroly :
« Tu pareras la chaloupe pour demain dèsla première heure.
– Un voyage de plusieurs jours ?demanda l’Indien.
– Oui. »
Le Kaw-djer se décidait-il à retourner aumilieu des tribus fuégiennes ? Allait-il remettre les piedssur cette Terre de Feu devenue argentine et chilienne ?…
« Halg doit-il nous accompagner ?interrogea Karroly.
– Oui.
– Et le chien ?
– Zol aussi. »
La Wel-Kiej appareilla dès l’aube. Levent soufflait de l’Est. Un assez fort ressac battait les roches aupied du morne. Dans la direction du Nord, au large, la mer sesoulevait en longues houles.
Si l’intention du Kaw-djer eût été de rallierla Terre de Feu, la chaloupe aurait dû lutter, car la briseaugmentait à mesure que le soleil s’élevait. Mais il n’en fut rien.Sur son ordre, après avoir contourné l’Île Neuve, on se dirigeavers l’île Navarin dont le double sommet s’estompait vaguement dansles brumes matinales de l’Ouest.
Ce fut à la pointe sud de cette île, l’une desmoyennes de l’archipel magellanique, que la Wel-Kiej vintrelâcher avant le coucher du soleil, au fond d’une petite anse àrive très accore, où la tranquillité devait lui être assurée pourla nuit.
Le lendemain, la chaloupe, coupant obliquementla baie de Nassau, mit le cap sur l’île Wollaston, près de laquelleelle mouilla le soir même.
Le temps devenait mauvais. Le ventfraîchissait en hâlant le Nord-Est. D’épais nuages s’accumulaient àl’horizon. La tempête n’était pas loin. La chaloupe devant, pour seconformer aux instructions du Kaw-djer, continuer à gagner vers leSud, il importait de choisir les passes où la mer serait moinsdure. C’est ce qui fut fait en quittant l’île Wollaston. Karroly encontourna la partie occidentale de manière à donner dans le détroitqui sépare l’île Hermitte de l’île Herschell.
Quel but poursuivait le Kaw-djer ?Lorsqu’il aurait atteint les dernières limites de la Terre,lorsqu’il serait arrivé au cap Horn, lorsqu’il ne verrait plusdevant lui que l’immense Océan, que ferait-il ?…
Ce fut à cette extrémité de l’archipel que lachaloupe vint relâcher dans l’après-midi du 15 mars, non sans avoircouru les plus grands dangers au milieu d’une mer démontée.Aussitôt le Kaw-djer débarqua. Sans rien dire de ses intentions,ayant renvoyé le chien qui cherchait à le suivre, laissant Karrolyet Halg sur la grève, il se dirigea vers le cap.
L’île Horn n’est qu’une agglomérationchaotique de roches énormes dont les bois flottés, les laminairesgigantesques, apportés par les courants, jonchent la base. Au-delà,des pointes de récifs piquent de centaines de taches noires lablancheur neigeuse du ressac.
On accède assez facilement au sommet peu élevédu cap par son revers septentrional en pentes très allongées, surlesquelles se rencontrent quelques parcelles de terrecultivable.
Le Kaw-djer avait entrepris cetteascension.
Qu’allait-il donc faire là-haut ?Voulait-il porter ses regards jusqu’aux limites de l’horizon duSud ?… Mais qu’y verrait-il, si ce n’est l’immense nappe de lamer ?
La tempête était maintenant à son paroxysme. Àmesure qu’il montait, le Kaw-djer était plus furieusement accueillipar le vent déchaîné. Parfois, il lui fallait s’arcbouter pour nepas être emporté. Les embruns, violemment projetés, lui cinglaientle visage. D’en bas, Halg et Karroly apercevaient sa silhouettegraduellement décroissante. Ils voyaient quelle lutte il soutenaitcontre la rafale.
Cette pénible ascension exigea près d’uneheure. Parvenu au point culminant, le Kaw-djer s’avança jusqu’aubord de la falaise, et, là, debout dans la tourmente, il demeuraimmobile, le regard dirigé vers le Sud.
La nuit commençait à se faire du côté del’Est, mais l’horizon opposé s’éclairait encore des dernièreslueurs du soleil. De gros nuages échevelés par le vent, deshaillons de vapeur qui traînaient dans la houle, passaient avec unevitesse d’ouragan. De toutes parts, rien que la mer.
Mais enfin, qu’était venu faire là cet homme àl’âme si profondément troublée ? Avait-il un but, unespoir ?… Ou bien, arrivé à la fin de la Terre, arrêté parl’impossible, avait-il soif seulement du grand repos de lamort ?…
Le temps s’écoula, l’obscurité devintcomplète. Toutes choses disparurent, englouties par lesténèbres.
Ce fut la nuit…
Soudain, un éclair brilla faiblement dansl’espace, une détonation vint mourir à la grève.
C’était le coup de canon d’un navire endétresse.
Il était alors huit heures du soir. Le vent,qui depuis un certain temps déjà soufflait du Sud-Est, battait encôte avec une prodigieuse violence. Un navire n’aurait pu doublerl’extrême pointe de l’Amérique sans risquer de se perdre corps etbiens.
C’était le danger qui menaçait le bâtimentdont cette détonation avait révélé la présence. Sans doute, dansl’impossibilité de porter assez de toile, au milieu de ces rafalesfurieuses, pour tenir la cape courante, il était invinciblementdrossé contre les récifs.
Une demi-heure plus tard, le Kaw-djer n’étaitplus seul au sommet de l’îlot. Au bruit de la détonation, l’Indienet son fils, s’accrochant aux roches du cap, aux touffes pousséesdans les fentes, pour abréger l’escalade, étaient venus lerejoindre.
Un second coup de canon retentit. Dans cesparages déserts, par ce temps déchaîné, quel secours espérait doncle malheureux navire ?
« Il est dans l’Ouest, dit Karroly enconstatant que la détonation lui arrivait de ce côté.
– Et il marche tribord amures, approuvale Kaw-djer, car il s’est rapproché du cap depuis le premier coupde canon.
– Il ne doublera pas, affirmaKarroly.
– Non, répondit le Kaw-djer, la mer esttrop dure… Pourquoi ne prend-il pas un bord au large ?
– Peut-être qu’il ne le peut pas.
– C’est possible, mais peut-être aussin’a-t-il pas aperçu la terre… Il faut la lui montrer… Un feu,allumons un feu ! » s’écria le Kaw-djer.
Fiévreusement ils se hâtèrent de réunir parbrassées des branches sèches arrachées aux arbustes qui hérissaientles flancs du cap, les longues herbes et les varechs entassés parle vent dans les anfractuosités, et ils accumulèrent ce combustibleà la cime de l’énorme croupe.
Le Kaw-djer battit le briquet. Le feu secommuniqua à l’amadou, puis aux brindilles, puis, activé par levent, ne tarda pas à gagner tout le foyer. En moins d’une minute,une colonne de flammes se dressa sur le plateau, se tordit enprojetant une lueur intense, tandis que la fumée se rabattait versle Nord en épais tourbillons. Au rugissement de la tempête sejoignaient les crépitements du bois dont les nœuds éclataient commedes cartouches.
Le cap Horn est tout indiqué pour porter unphare, qui éclairerait cette limite commune des deux océans. Lasécurité de la navigation l’exige, et bien certainement le nombredes sinistres, si fréquents en ces parages, en serait diminué.
Nul doute que, à défaut de phare, le foyerallumé par la main du Kaw-djer n’eût été vu. Le capitaine du navirene pouvait ignorer à tout le moins qu’il se trouvait à proximité ducap. Renseigné par ce feu sur sa position exacte, il lui seraitpossible de chercher le salut en se jetant dans les passes sous levent de l’île Horn.
Mais quels épouvantables dangers comportaitcette manœuvre dans une obscurité si profonde ! Si aucunpratique de ces parages n’était à bord, combien peu de chancesavait-il de se diriger parmi les récifs !
Cependant, le feu continuait à projeter salumière dans la nuit. Halg et Karroly ne cessaient de l’alimenter.Le combustible ne manquait pas et durerait jusqu’au matin, s’il lefallait.
Le Kaw-djer, debout en avant du foyer,essayait vainement de relever la position du navire. Soudain, parune brève déchirure des nuages, la lune illumina l’espace. Uninstant, il put apercevoir un grand quatre-mâts, dont la coquenoire se découpait sur l’écume de la mer. Le bâtiment courait àl’Est, en effet, et luttait péniblement contre le vent et contre lamer.
Au même instant, au milieu d’un de cessilences qui séparent les rafales, de sinistres craquements sefirent entendre. Les deux mâts d’arrière venaient de se briser auras de leurs emplantures.
« Il est perdu ! s’écriaKarroly.
– À bord ! » commanda leKaw-djer.
Tous trois, dévalant, non sans risques, lestalus du cap, atteignirent la grève en quelques minutes. Le chiensur leurs talons, ils embarquèrent dans la chaloupe, qui sortit dela crique, Halg au gouvernail, le Kaw-djer et Karroly aux avirons,car il n’eût pas été possible de larguer un morceau de toile.
Bien que les avirons fussent maniés par desbras vigoureux, la Wel-Kiej eut grand-peine à se dégagerdes récifs contre lesquels la houle brisait avec fureur. La merétait démontée. La chaloupe, secouée à se démembrer, bondissait, serenversait d’un flanc sur l’autre, se matait parfois, comme disentles marins, toute son étrave hors de l’eau, puis retombaitpesamment. De lourds paquets de mer embarquaient, s’écrasaient endouches sur le tillac et roulaient jusqu’à l’arrière. Alourdie parcette charge d’eau, elle risquait de sombrer. Il fallait alors queHalg abandonnât le gouvernail pour manier l’écope.
Malgré tout, la Wel-Kiej s’approchaitdu navire dont on distinguait maintenant les feux de position. Onen apercevait la masse qui tanguait comme une bouée gigantesqueplus noire que la mer, plus noire que le ciel. Les deux mâtsbrisés, retenus par leurs haubans, flottaient à sa suite, tandisque le mât de misaine et le grand mât décrivaient des arcs d’undemi-cercle, en déchirant les brumailles.
« Que fait donc le capitaine, s’écria leKaw-djer, et comment ne s’est-il pas débarrassé de cettemâture ? Il ne sera pas possible de traîner une pareille queueà travers les passes. »
En effet, il était urgent de couper les agrèsqui retenaient les mâts tombés à la mer. Mais, sans doute, lenavire était en plein désordre. Peut-être même n’avait-il plus decapitaine. On eût été tenté de le croire, en constatant l’absencede toute manœuvre dans une circonstance si critique.
Cependant l’équipage ne pouvait plus ignorerque le navire était affalé sous la terre et qu’il ne tarderait pasà s’y fracasser. Le foyer allumé au faîte du cap Horn jetait encoredes flammes qui s’échevelaient comme des lanières démesurées,lorsque le brasier s’activait au souffle de la tourmente.
« Il n’y a donc plus personne àbord ! » dit l’Indien, répondant à l’observation duKaw-djer.
Il se pouvait après tout que le bâtiment eûtété abandonné de son équipage, et que celui-ci s’efforçât en cemoment de gagner la terre dans les embarcations. À moins qu’il nefût plus qu’un énorme cercueil transportant des mourants et desmorts dont les corps allaient se déchirer bientôt sur la pointe desrécifs, puisque, durant les accalmies, pas un cri, pas un appel nese faisait entendre.
La Wel-Kiej arriva enfin par letravers du navire, au moment où il faisait une embardée sur bâbord,qui faillit la couler. Un heureux coup de barre lui permit de raserla coque le long de laquelle pendaient des agrès. L’Indien putadroitement saisir un bout d’aussière, qui fut, en un tour de main,amarrée à l’avant de la chaloupe.
Puis son fils et lui, le Kaw-djer ensuiteenlevant dans ses bras le chien Zol, franchirent les bastingages etretombèrent sur le pont.
Non, le navire n’avait point été délaissé.Bien au contraire, une foule éperdue d’hommes, de femmes etd’enfants l’encombrait. Étendus pour la plupart contre les roufs,dans les coursives, on eût compté plusieurs centaines de malheureuxau paroxysme de l’épouvante, et qui n’auraient pu rester debout,tant les coups de roulis étaient insoutenables.
Au milieu de l’obscurité, personne n’avaitaperçu ces deux hommes et ce jeune garçon qui venaient de sauter àbord.
Le Kaw-djer se précipita vers l’arrière,espérant trouver l’homme de barre à son poste… La barre étaitabandonnée. Le navire, à sec de toile, allait où le poussaient lahoule et le vent.
Le capitaine, les officiers, où étaient-ilsdonc ? Avaient-ils, lâchement, au mépris de tout devoir,déserté leur navire ?
Le Kaw-djer saisit un matelot par le bras.
« Ton commandant ? »interrogea-t-il en anglais.
Cet homme n’eut pas même l’air de s’apercevoirqu’il était interpellé par un étranger et se borna à hausser lesépaules.
« Ton commandant ? reprit leKaw-djer.
– Élingué par-dessus bord, et plus d’unautre avec », dit le matelot d’un ton d’étrangeindifférence.
Ainsi le bâtiment n’avait plus de capitaine,et une partie de son équipage lui manquait.
« Le second ? » demanda leKaw-djer.
Nouveau haussement d’épaules du matelotévidemment frappé de stupeur.
« Le second ?… répondit-il. Les deuxjambes cassées, la tête broyée, affalé dans l’entrepont.
– Mais le lieutenant ?… lemaître ?… où sont-ils ? »
D’un geste, le matelot fit entendre qu’il n’ensavait rien.
« Enfin, qui commande à bord ?s’écria le Kaw-djer.
– Vous ! dit Karroly.
– À la barre donc, ordonna le Kaw-djer,et laisse arriver en grand ! »
Karroly et lui revinrent en tout hâte àl’arrière et pesèrent sur la roue, pour faire abattre le bâtiment.Celui-ci, obéissant péniblement au gouvernail, vint avec lenteursur bâbord.
« Brasse carré partout ! »commanda le Kaw-djer.
Tombé dans le lit du vent, le navire avaitpris un peu d’erre. Peut-être réussirait-on à passer dans l’Ouestde l’île Horn.
Où allait ce navire ?… On le saurait plustard. Quant à son nom et à celui de son port d’attache –Jonathan, San-Francisco – il fut possible deles lire sur la roue, à la lueur d’un falot.
Les violentes embardées rendaient trèsdifficile la manœuvre du gouvernail, dont l’action était,d’ailleurs, peu efficace, le bâtiment n’ayant qu’une faible vitessepropre. Cependant, le Kaw-djer et Karroly essayaient de lemaintenir dans la direction de la passe, en s’orientant sur lesderniers éclats que, pour quelques minutes encore, continuait àjeter le feu allumé au sommet du cap Horn.
Mais, quelques minutes, il n’en fallait pasplus pour atteindre l’entrée du canal, qui se creusait, surtribord, entre l’île Hermitte et l’île Horn. Que le bâtimentparvînt à parer les écueils émergeant dans la partie moyenne de cecanal, et il gagnerait peut-être un mouillage abrité du vent et dela mer. Là, on attendrait en sûreté jusqu’au lever du jour.
Tout d’abord, Karroly, aidé de quelquesmatelots dont le trouble était si grand qu’ils ne remarquèrent mêmepas que des ordres leur étaient donnés par un Indien, se hâta decouper les haubans et galhaubans de bâbord qui retenaient les deuxmâts à la traîne. Leurs chocs violents contre la coque eussent finipar la défoncer. Les agrès tranchés à coups de hache, la mâturepartit en dérive, et il n’y eut plus à s’en occuper. Quant à laWel-Kiej,sa bosse la ramena vers l’arrière de manière àprévenir toute collision.
La fureur de la tempête s’accroissait. Lesénormes paquets de mer qui embarquaient par-dessus les bastingagesaugmentaient l’affolement des passagers. Mieux aurait valu que toutce monde se fût réfugié dans les roufs ou dans l’entrepont. Mais lemoyen de se faire entendre et comprendre de ces malheureux ?Il n’y fallait pas songer.
Enfin, non sans d’effrayantes embardées quiexposaient tour à tour ses flancs aux assauts des lames, lebâtiment doubla le cap, frôla les récifs qui le hérissaient àl’Ouest et, sous l’impulsion d’un morceau de toile hissé à l’avanten guise de foc, passa sous le vent de l’île Horn, dont leshauteurs le couvrirent en partie contre les violences de labourrasque.
Pendant cette accalmie relative, un hommemonta sur la dunette et s’approcha de la barre que manœuvraient leKaw-djer et Karroly.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Pilote, répondit le Kaw-djer. Etvous ?
– Maître d’équipage.
– Vos officiers ?
– Morts.
– Tous ?
– Tous.
– Pourquoi n’étiez-vous pas à votreposte ?
– J’ai été assommé par la chute des mâts.Je viens à peine de reprendre connaissance.
– C’est bon. Reposez-vous. Mon compagnonet moi nous suffirons à la tâche. Mais, quand vous le pourrez,réunissez vos hommes. Il faut mettre de l’ordre ici. »
Tout danger n’avait pas disparu, loin de là.Lorsque le navire arriverait à la pointe septentrionale de l’île,il serait pris par le travers et de nouveau exposé à toutes lesbrutalités des lames et du vent, qui enfilaient le bras de merentre l’île Horn et l’île Herschell. Aucun moyen, d’ailleurs,d’éviter ce passage. Outre que la côte du cap n’offre aucun abri oùle Jonathanpût mouiller, le vent, qui hâlait de plus enplus le Sud, ne tarderait pas à rendre intenable cette partie del’archipel.
Le Kaw-djer n’avait plus qu’un espoir, gagnervers l’Ouest et atteindre la côte méridionale de l’île Hermitte.Cette côte, assez franche, longue d’une douzaine de milles, n’estpas dépourvue de refuges. Au revers de l’une des pointes, iln’était pas impossible que le Jonathan trouvât un abri. Lamer redevenue calme, Karroly essaierait, en choisissant un ventfavorable, de gagner le canal du Beagle, et de conduire le navire,bien qu’il fût à peu près désemparé, à Punta-Arenas par le détroitde Magellan.
Mais, que de périls présentait la navigationjusqu’à l’île Hermitte ! Comment éviter les nombreux récifsdont la mer est semée dans ces parages ? Avec la voilureréduite à un bout de foc, comment assurer la direction dans cesprofondes ténèbres ?…
Après une heure terrible, les dernières rochesde l’île Horn furent dépassées et la mer recommença à battre engrand le navire.
Le maître d’équipage, aidé d’une douzaine dematelots, établit alors un tourmentin au mât de misaine. Il nefallut pas moins d’une demi-heure pour y réussir. Au prix de millepeines, la voile fut enfin hissée à bloc, amurée et bordée à l’aidede palans, non sans que les hommes y eussent employé toute leurvigueur.
Assurément, pour un navire de ce tonnage,l’action de ce morceau de toile serait à peine sensible. Il laressentit pourtant, et telle était la force du vent, que les septou huit milles séparant l’île Horn de l’île Hermitte furent enlevésen moins d’une heure.
Un peu avant onze heures, le Kaw-djer etKarroly commençaient à croire au succès de leur tentative,lorsqu’un effroyable fracas domina un instant les hurlements de labourrasque.
Le mât de misaine venait de se rompre à unedizaine de pieds au-dessus du pont. Entraînant dans sa chute unepartie du grand mât, il tomba en écrasant les bastingages de bâbordet disparut.
Cet accident fit plusieurs victimes, car descris déchirants s’élevèrent. En même temps, le Jonathanembarqua une lame gigantesque et donna une telle bande qu’il menaçade chavirer.
Il se releva cependant, mais un torrent courutde bâbord à tribord, de l’arrière à l’avant, balayant tout sur sonpassage. Par bonheur, les agrès s’étaient rompus, et les débris dela mature, emportés par la houle, ne menaçaient pas la coque.
Devenu désormais une épave inerte en dérive,le Jonathan ne sentait plus sa barre.
« Nous sommes perdus ! cria unevoix.
– Et pas d’embarcations ! gémit uneautre.
– Il y a la chaloupe dupilote ! » hurla un troisième.
La foule se rua vers l’arrière, où laWel-Kiej suivait à la traîne.
« Halte ! » commanda leKaw-djer d’une voix si impérieuse qu’il fut obéi sur-le-champ.
En quelques secondes, le maître d’équipage eutétabli un cordon de matelots, qui barra la route aux passagersaffolés. Il n’y avait plus qu’à attendre le dénouement.
Une heure après, Karroly entrevit une énormemasse dans la région du Nord. Par quel miracle le Jonathanavait-il suivi sans dommage le chenal séparant l’île Herschell del’île Hermitte ? Le certain, c’est qu’il l’avait franchi,puisqu’il avait maintenant devant lui les hauteurs de l’îleWollaston. Mais le flot se faisait alors sentir, et l’île Wollastonfut presque aussitôt laissée sur tribord.
Lequel serait le plus fort, du vent ou ducourant ? Le Jonathan,poussé par le premier,allait-il passer à l’Est de l’île Hoste, ou bien, drossé par lesecond, la doubler par le Sud ? Ni l’un, ni l’autre. Un peuavant une heure du matin, un formidable choc l’ébranla dans toutesa membrure, et il demeura immobile, en donnant une forte gîte surbâbord.
Le navire américain venait de se mettre auplein sur la côte orientale de cette extrémité de l’île Hoste quiporte le nom de Faux cap Horn.
Quinze jours avant cette nuit du 15 au 16mars, le clipper américain Jonathan avait quittéSan-Francisco de Californie, à destination de l’Afrique australe.C’est là une traversée qu’un navire bon marcheur peut accomplir encinq semaines, s’il est favorisé par le temps.
Ce voilier de trois mille cinq cents tonneauxde jauge était gréé de quatre mâts, le mât de misaine et le grandmât à voiles carrées, les deux autres à voiles auriques etlatines : brigantines et flèches. Son commandant, le capitaineLeccar, excellent marin dans la force de l’âge, avait sous sesordres le second Musgrave, le lieutenant Maddison, le maîtreHartlepool et un équipage de vingt-sept hommes, tousAméricains.
Le Jonathan n’avait pas été affrétépour un transport de marchandises. C’est un chargement humain qu’ilcontenait dans ses flancs. Plus de mille émigrants, réunis par uneSociété de colonisation, s’y étaient embarqués pour la baie deLagoa, où le gouvernement portugais leur avait accordé uneconcession.
La cargaison du clipper, en dehors desprovisions nécessaires au voyage, comprenait tout ce qu’exigeraitla colonie à son début. L’alimentation de ces centaines d’émigrantsétait assurée pour plusieurs mois en farine, conserves et boissonsalcooliques. Le Jonathan emportait aussi du matériel depremière installation : tentes, habitations démontables,ustensiles nécessaires aux besoins des ménages. Afin de favoriserla mise en valeur immédiate des terres concédées, la Sociétés’était préoccupée de fournir aux colons des instruments agricoles,des plants de diverses natures, des graines de céréales et delégumes, un certain nombre de bestiaux des espèces bovine, porcineet ovine, et tous les hôtes habituels de la basse-cour. Les armeset les munitions ne manquant pas davantage, le sort de la nouvellecolonie était donc garanti pour une période suffisante. D’ailleurs,il n’était pas question qu’elle fût abandonnée à elle-même. LeJonathan, de retour à San Francisco, y reprendrait uneseconde cargaison qui compléterait la première, et, si l’entrepriseparaissait réussir, transporterait un autre personnel de colons àla baie de Lagoa. Il ne manque pas de pauvres gens pour lesquelsl’existence est trop pénible, impossible même dans la mère-patrie,et dont tous les efforts tendent à s’en créer une meilleure enterre étrangère.
Dès le début du voyage, les élémentssemblèrent se liguer contre le succès de l’entreprise. Après unetraversée très dure, le Jonathann’était arrivé à lahauteur du cap Horn que pour y être assailli par une des plusfurieuses tempêtes dont ces parages aient été le théâtre.
Le capitaine Leccar, qui, faute d’observationsolaire, ne pouvait connaître sa position exacte, se croyait plusloin de la terre. C’est pourquoi il donna la route au plus près,tribord amures, espérant passer d’une seule bordée dansl’Atlantique, où il trouverait sans doute un temps plus maniable.On venait à peine d’exécuter ses ordres, quand un furieux coup demer, capelant la joue de tribord, l’enleva avec plusieurs passagerset matelots. On tenta vainement de porter secours à ces malheureuxqui, en moins d’une seconde, eurent disparu.
Ce fut après cette catastrophe que leJonathan commença à tirer le canon d’alarme, dont lapremière détonation avait été entendue par le Kaw-djer et par sescompagnons.
Le capitaine Leccar n’avait donc pas vu le feuallumé au sommet du cap, qui lui eût montré son erreur et permispeut-être de la réparer. À son défaut, le second Musgrave essaya devirer de bord afin de gagner du champ. C’était une entreprisepresque irréalisable, étant donné l’état de la mer et la voilureréduite que nécessitait la violence du vent. Après beaucoupd’efforts infructueux, il allait cependant la mener à bonne fin,lorsqu’il fut précipité à la mer avec le lieutenant Maddison par lachute de la mâture arrière. Au même instant, une poulie, violemmentbalancée par la houle, atteignait le maître d’équipage à la tête etle jetait évanoui sur le pont.
On sait le reste.
Maintenant, le voyage était terminé. LeJonathan, solidement encastré entre les pointes desrécifs, gisait, à jamais immobile, sur la côte de l’île Hoste. Àquelle distance était-il de la terre ? On le saurait au jour.En tous cas, il n’y avait plus de danger immédiat. Le navire,emporté par sa force vive, était entré très avant au milieu desécueils, et ceux que son élan lui avait permis de franchir lecouvraient de la mer, qui n’arrivait plus jusqu’à lui que sousforme d’inoffensive écume. Il ne serait donc pas démoli, cettenuit-là du moins. D’autre part, il ne pouvait être question decouler, la cale qui le supportait ne devant sûrement pas s’enfoncersous son poids.
Cette situation nouvelle, le Kaw-djer, aidé dumaître Hartlepool, réussit à la faire comprendre au troupeau affoléqui encombrait le pont. Quelques émigrants, les uns volontairement,les autres emportés par le choc, étaient passés par-dessus bord aumoment de l’échouage. Ils étaient tombés sur les récifs, où leressac les roulait, mutilés et sans vie. Mais l’immobilité dunavire commençait à rassurer les autres. Peu à peu, hommes, femmeset enfants allèrent chercher sous les roufs ou dans l’entrepont unabri contre les torrents de pluie que les nuages déversaient encataractes. Quant au Kaw-djer, en compagnie d’Halg, de Karroly etdu maître d’équipage, il continua à veiller pour le salut detous.
Lorsqu’ils furent dans l’intérieur du navire,où régnait un silence relatif, les émigrants ne tardèrent pas às’endormir pour la plupart. Allant d’un extrême à l’autre, lespauvres gens avaient repris confiance dès qu’ils avaient sentiau-dessus d’eux une énergie et une intelligence, et docilement ilsavaient obéi. Comme si la chose eût été toute naturelle, ils s’enremettaient au Kaw-djer et lui laissaient le soin de décider poureux et d’assurer leur sécurité. Rien ne les avait préparés à subirde telles épreuves. Forts par leur patiente résignation contre lesmisères courantes de l’existence, ils étaient désarmés en de siexceptionnelles circonstances, et, inconsciemment, ils souhaitaientque quelqu’un se chargeât de distribuer à chacun sa besogne.Français, Italiens, Russes, Irlandais, Anglais, Allemands, etjusqu’aux Japonais, étaient représentés plus ou moins largementparmi ces émigrants, dont le plus grand nombre, toutefois,provenaient des États du Nord-Amérique. Et, cette diversité deraces, on la retrouvait dans les professions. Si pour l’immensemajorité ils faisaient partie de la classe agricole, certainsappartenaient à la classe ouvrière proprement dite, et quelques-unsmême avaient exercé, avant de s’expatrier, des professionslibérales. Célibataires en général, cent ou cent cinquante d’entreeux seulement étaient mariés et traînaient à leur suite unvéritable troupeau d’enfants.
Mais tous avaient ce trait commun d’être desépaves. Victimes, les uns d’un hasard défavorable de la naissance,d’autres d’un défaut d’équilibre moral, ceux-ci d’une insuffisanced’intelligence ou de force, ceux-là de malheurs immérités, tousavaient dû se reconnaître mal adaptés à leur milieu et se résoudreà chercher fortune sous d’autres cieux.
Cette population hybride, c’était unmicrocosme, une réduction de la gent humaine où, à l’exclusion dela richesse, toutes les situations sociales étaient représentées.L’extrême misère, d’ailleurs, en était pareillement bannie, laSociété de colonisation ayant exigé de ses adhérents la possessiond’un capital minimum de cinq cents francs, capital qui, selon lesfacultés individuelles, avait été, par quelques-uns, porté à unchiffre vingt et trente fois plus fort. C’était une foule, ensomme, ni meilleure, ni pire qu’une autre ; c’était la fouleavec ses inégalités, ses vertus et ses tares, amas confus de désirset de sentiments contradictoires, la foule anonyme, d’où se dégageparfois une volonté unique et totale, comme un courant se forme ets’isole dans la masse amorphe de la mer.
Cette foule que le hasard jetait sur une côteinhospitalière, qu’allait-elle devenir ? Comment allait-ellerésoudre l’éternel problème de la vie ?
Même en cette région si bouleversée, l’îleHoste est remarquable par la fantaisie de son plan. Si la côteseptentrionale, qui borde le canal du Beagle sur la moitié de sonétendue, en est sensiblement rectiligne, le littoral, sur le restede son périmètre, est hérissé de caps aigus ou creusé de golfesétroits, dont quelques-uns profonds jusqu’à traverser l’île presquede part en part.
L’île Hoste est une des grandes terres del’archipel magellanique. Sa largeur peut être estimée à cinquantekilomètres, et sa longueur à plus de cent, non compris cettepresqu’île Hardy, recourbée comme un cimeterre, qui projette à huitou dix lieues dans le Sud-Ouest la pointe connue sous le nom deFaux cap Horn.
C’est à l’Est de cette presqu’île, au reversd’une énorme masse granitique séparant la baie Orange de la baieScotchwell, que le Jonathanétait venu s’échouer.
Au jour naissant, une falaise sauvage apparutdans les brumes de l’aube, que ne tardèrent pas à dissiper lesderniers souffles de la tempête expirante. Le Jonathangisait à l’extrémité d’un promontoire dont l’arête, formée d’unmorne très à pic du côté de la mer, se rattachait par un faîteélevé à l’ossature de la presqu’île. Au pied du morne s’étendait unlit de roches noirâtres, toutes visqueuses de varechs et degoémons. Entre les récifs brillait par places un sable lisse etencore humide, prodigieusement constellé de ces coquillages :térébratules, fissurelles, patelles, tritons, peignes, licornes,oscabrions, mactres, venus, si abondants sur les plagesmagellaniques. En somme, l’île Hoste ne semblait pas des plusaccueillantes à première vue.
Dès que la lumière leur permit de distinguerconfusément la côte, la plupart des naufragés se laissèrent glissersur les récifs alors presque entièrement découverts, ets’empressèrent de gagne la terre. C’eût été folie de vouloir lesretenir. On imagine aisément quelle hâte ils devaient avoir defouler un sol ferme après les affres d’une pareille nuit. Unecentaine d’entre eux se mirent en devoir d’escalader le morne en leprenant à revers, dans l’espoir de reconnaître du sommet une plusvaste étendue de pays. Du surplus de la foule, une partie s’éloignaen contournant le rivage sud de la pointe, une autre suivit lerivage nord, tandis que le plus grand nombre stationnaient sur lagrève, absorbés dans la contemplation du Jonathanéchoué.
Quelques émigrants toutefois, plusintelligents ou moins impulsifs que les autres, étaient restés àbord et tenaient leurs regards fixés sur le Kaw-djer, comme s’ilseussent attendu un mot d’ordre de cet inconnu dont l’interventionleur avait déjà été si profitable. Celui-ci ne montrant aucunevelléité d’interrompre la conversation qu’il soutenait avec lemaître d’équipage, l’un de ces émigrants se détacha enfin d’ungroupe de quatre personnes, parmi lesquelles figuraient deuxfemmes, et se dirigea vers les causeurs. À l’expression de sonvisage, à sa démarche, à mille signes impalpables, il était aisé dereconnaître que cet homme, âgé d’environ cinquante ans, appartenaità une classe supérieure au milieu dans lequel il se trouvaitplacé.
« Monsieur, dit-il en abordant leKaw-djer, que je vous remercie, avant tout. Vous nous avez sauvésd’une mort certaine. Sans vous et sans vos compagnons, nous étionsinévitablement perdus. »
Les traits, la voix, le geste de ce passagerdisaient son honnêteté et sa droiture. Le Kaw-djer serra aveccordialité la main qui lui était tendue, puis, employant la langueanglaise dans laquelle on lui adressait la parole :
« Nous sommes trop heureux, mon amiKarroly et moi, répondit-il, que notre expérience de ces paragesnous ait permis d’éviter une si effroyable catastrophe.
– Permettez-moi de me présenter. Je suisémigrant et je m’appelle Harry Rhodes. J’ai avec moi ma femme, mafille et mon fils, reprit le passager en désignant les troispersonnes qu’il avait quittées pour aborder le Kaw-djer.
– Mon compagnon, dit en échange leKaw-djer, est le pilote Karroly, et voici Halg, son fils. Ce sontdes Fuégiens, comme vous pouvez le voir.
– Et vous ? interrogea HarryRhodes.
– Je suis un ami des Indiens. Ils m’ontbaptisé le Kaw-djer, et je ne me connais plus d’autrenom. »
Harry Rhodes regarda avec étonnement soninterlocuteur qui soutint cet examen d’un air calme et froid. Sansinsister, il demanda :
« Quel est votre avis sur ce que nousdevons faire ?
– Nous en parlions précisément,M. Hartlepool et moi, répondit le Kaw-djer. Tout dépend del’état du Jonathan. Je n’ai pas, à vrai dire, beaucoupd’illusions à ce sujet. Cependant, il est nécessaire de l’examineravant de rien décider.
– En quelle partie de la Magellaniesommes-nous échoués ? reprit Harry Rhodes.
– Sur la côte sud-est de l’île Hoste.
– Près du détroit de Magellan ?
– Non. Fort loin, au contraire.
– Diable !… fit Harry Rhodes.
– C’est pourquoi, je vous le répète, toutdépend de l’état du Jonathan. Il faut d’abord s’en rendrecompte. Nous prendrons ensuite une décision. »
Suivi du maître Hartlepool, d’Harry Rhodes,d’Halg et de Karroly, le Kaw-djer descendit sur les récifs, et,tous ensemble, ils firent le tour du clipper.
On eut vite acquis la certitude que leJonathan devait être considéré comme absolument perdu. Lacoque était crevée en vingt endroits, déchirée sur presque toute lalongueur du flanc de tribord, avaries particulièrementirrémédiables quand il s’agit d’un bâtiment en fer. On devait doncrenoncer à tout espoir de le remettre à flot et l’abandonner à lamer qui ne tarderait pas à en achever la démolition.
« Selon moi, dit alors le Kaw-djer, ilconviendrait de débarquer la cargaison et de la mettre en lieu sûr.Pendant ce temps, on réparerait notre chaloupe qui a subi desérieuses avaries au moment de l’échouage. Les réparationsterminées, Karroly conduirait à Punta-Arenas un des émigrants quiapprendrait le sinistre au gouverneur. Sans aucun doute, celui-cis’empressera de faire le nécessaire pour vous rapatrier.
– C’est fort sagement dit et pensé,approuva Harry Rhodes.
– Je crois, reprit le Kaw-djer, qu’ilserait bon de communiquer ce plan à tous vos compagnons. Pour cela,il faudrait les réunir sur la grève, si vous n’y voyez pasd’inconvénient. »
On dut attendre assez longtemps le retour desdiverses bandes qui s’étaient plus ou moins éloignées dans desdirections opposées. Avant neuf heures du matin, cependant, la faimeut ramené tous les émigrants en face du navire échoué. HarryRhodes, montant sur un quartier de roc en guise de tribune,transmit à ses compagnons la proposition du Kaw-djer.
Elle n’obtint pas un succès absolumentunanime. Quelques auditeurs ne parurent pas satisfaits. On entenditdes réflexions désobligeantes.
« Décharger un navire de trois milletonneaux, maintenant !… Il ne manquait plus que ça !murmurait l’un.
– Pour qui nous prend-on ?bougonnait un autre.
– Comme si l’on n’avait pas asseztrimé ! » disait en sourdine un troisième.
Une voix s’éleva enfin nettement de lafoule.
« Je demande la parole, articulait-elleen mauvais anglais.
– Prenez-la », acquiesça, sans mêmeconnaître le nom de l’interrupteur, Harry Rhodes, qui descenditsur-le-champ de son piédestal.
Il y fut aussitôt remplacé par un homme dansla force de l’âge. Son visage, aux traits assez beaux, éclairé pardes yeux bleus un peu rêveurs, était encadré par une barbe touffuede couleur châtain. Le propriétaire de cette magnifique barbe entirait, selon toute apparence, quelque vanité, car il en caressaitavec amour les poils longs et soyeux, d’une main dont nul travailgrossier n’avait altéré la blancheur.
« Camarades, prononça ce personnage enarpentant le rocher comme Cicéron devait jadis arpenter lesrostres, la surprise que plusieurs d’entre vous ont manifestée estdes plus naturelles. Que nous propose-t-on, en effet ? Deséjourner un temps indéterminé sur cette côte inhospitalière et detravailler stupidement au sauvetage d’un matériel qui n’est pas ànous. Pourquoi attendrions-nous ici le retour de la chaloupe, alorsqu’elle peut être utilisée à nous transporter les uns après lesautres jusqu’à Punta-Arenas ? »
Des : « Il a raison ! »,« C’est évident ! », coururent parmi les auditeurs.Cependant le Kaw-djer répliquait du milieu de la foule :
« La Wel-Kiej est à votredisposition, cela va sans dire. Mais il lui faudra dix ans pourtransporter tout le monde à Punta-Arenas.
– Soit ! concéda l’orateur. Restonsdonc ici en attendant son retour. Ce n’est pas une raison pourdécharger le matériel à grand renfort de bras. Que nous retirionsdes flancs du navire les objets qui sont notre propriétépersonnelle, rien de mieux, mais le reste !… Devons-nousquelque chose à la Société à laquelle tout cela appartient ?Bien au contraire, c’est elle qui est responsable de nos malheurs.Si elle n’avait pas fait preuve de tant d’avarice, si son bateauavait été meilleur et mieux commandé, nous n’en serions pas où nousen sommes. Et d’ailleurs, quand bien même il n’en serait pas ainsi,devrions-nous pour cela oublier que nous faisons partie del’innombrable classe des exploités, et nous transformerbénévolement en bêtes de somme des exploiteurs ? »
L’argument parut apprécié. Une voix dit :« Bravo ! ». Il y eut de gros rires.
L’orateur, ainsi encouragé, poursuivit avecune chaleur nouvelle :
« Exploités, nous le sommes à coup sûr,nous autres travailleurs – et l’orateur, ce disant, se frappait lapoitrine avec énergie – qui n’avons pu, fût-ce au prix d’un labeuracharné, gagner dans les lieux qui nous ont vus naître le painqu’aurait trempé notre sueur. Nous serions bien sots maintenant decharger nos échines de toute cette ferraille fabriquée par desouvriers comme nous et qui n’en est pas moins la propriété de cecapitalisme oppresseur, dont l’incommensurable égoïsme nous acontraints à quitter nos familles et nos patries ? »
Si la plupart des émigrants écoutaient d’unair ahuri ces tirades prononcées dans un anglais vicié par un fortaccent étranger, plusieurs d’entre eux en paraissaient ébranlés. Unpetit groupe, réuni au pied de la tribune improvisée, donnaitnotamment des marques d’approbation.
Ce fut encore le Kaw-djer qui remit les chosesau point.
« J’ignore à qui appartient la cargaisondu Jonathan,dit-il avec calme, mais mon expérience de cepays m’autorise à vous affirmer qu’elle pourra éventuellement vousêtre utile. Dans l’ignorance où nous sommes tous de l’avenir, ilest sage, selon moi, de ne pas l’abandonner. »
Le précédent orateur ne manifestant aucunevelléité de réplique, Harry Rhodes escalada de nouveau le rocher etmit aux voix la proposition de Kaw-djer. Elle fut adoptée à mainslevées sans autre opposition.
« Le Kaw-djer demande, ajouta HarryRhodes transmettant une question qui lui était faite à lui-même,s’il n’y aurait pas parmi nous des charpentiers qui consentiraientà l’aider pour réparer sa chaloupe.
– Présent ! fit un homme à l’aspectsolide, qui éleva un bras au-dessus des têtes.
– Présent ! répondirent presque enmême temps deux autres émigrants.
– Le premier qui a parlé, c’est Smith,dit Hartlepool au Kaw-djer, un ouvrier embauché par la Compagnie.C’est un brave homme. Je ne connais pas les deux autres. Tout ceque je sais, c’est que l’un s’appelle Hobard.
– Et l’orateur, leconnaissez-vous ?
– C’est un émigrant, un Français, jecrois. On m’a dit qu’il se nommait Beauval, mais je n’en suis passûr. »
Le maître d’équipage ne se trompait pas. Telsétaient bien le nom et la nationalité de l’orateur, dont l’histoireassez mouvementée peut cependant être résumée en quelqueslignes.
Ferdinand Beauval avait commencé par êtreavocat, et peut-être eût-il réussi dans cette profession, car il nemanquait ni d’intelligence, ni de talent, s’il n’avait eu lemalheur d’être piqué, dès le début de sa carrière, par la tarentulepolitique. Pressé de réaliser une ambition à la fois ardente etconfuse, il s’était enrôlé dans les partis avancés et n’avait pastardé à lâcher le Palais pour les réunions publiques. Il serait,sans doute, parvenu à se faire élire député tout comme un autre,s’il avait pu attendre assez longtemps. Mais ses modestesressources furent épuisées avant que le succès eût couronné sesefforts. Réduit aux expédients, il s’était alors compromis dans desaffaires douteuses, et, de ce jour, datait pour lui la dégringoladequi, de chute en chute, l’avait fait rouler dans la gêne, puis dansla misère, et l’avait enfin contraint à chercher une meilleurefortune sur le sol de la libre Amérique.
Mais, en Amérique, le sort ne lui avait pasété plus clément. Après avoir passé de ville en ville, en exerçantsuccessivement tous les métiers, il avait finalement échoué à SanFrancisco, où, le destin ne lui souriant pas davantage, il s’étaitvu acculé à un second exil.
Ayant réussi à se procurer le capital minimumnécessaire, il s’était inscrit dans ce convoi d’émigrants sur le vud’un prospectus qui promettait monts et merveilles aux premierscolons de la concession de la baie de Lagoa. Son espoir risquaitfort d’être trompé de nouveau, après le naufrage duJonathan, qui le jetait, avec tant d’autres misérables,sur le littoral de la presqu’île Hardy.
Toutefois, les échecs perpétuels de FerdinandBeauval n’avaient aucunement ébranlé sa confiance en lui-même etdans son étoile. Ces échecs, qu’il attribuait à la méchanceté, àl’ingratitude, à la jalousie, laissaient intacte sa foi en savaleur propre, qui triompherait, un jour ou l’autre, à la premièreoccasion favorable.
C’est pourquoi pas un instant il n’avaitlaissé dépérir les dons de conducteur d’hommes qu’il s’attribuaitmodestement. À peine à bord du Jonathan,il s’était efforcéde répandre autour de lui la bonne semence, et parfois avec unetelle intempérance de langage que le capitaine Leccar avait crudevoir intervenir.
Malgré cette entrave apportée à sa propagande,Ferdinand Beauval n’était pas sans avoir remporté quelques petitssuccès pendant le commencement de ce voyage qui venait de prendrefin d’une manière si dramatique. Certains de ses compagnonsd’infortune, en nombre insignifiant, il est vrai, n’avaient paslaissé de prêter une oreille complaisante aux suggestionsdémagogiques qui faisaient le fond de son éloquence habituelle.Autour de lui, ils formaient maintenant un groupe compact, dont leseul défaut était de compter de trop rares unités.
Plus grande sans doute eût été la quantité deses adeptes, si Beauval, continuant à jouer de malheur, ne se fûtheurté, à bord du Jonathan,à un redoutable concurrent. Ceconcurrent n’était autre qu’un Américain du Nord, du nom de LewisDorick, homme au visage rasé, à l’aspect glacial, à la paroletranchante comme un couteau. Ce Lewis Dorick professait desthéories analogues à celles de Beauval, en les poussant d’un degréplus avant. Alors que celui-ci préconisait un socialisme, danslequel l’État, unique propriétaire des moyens de production,répartirait à chacun son emploi, Dorick vantait un plus purcommunisme, dans lequel tout serait à la fois propriété de tous etde chacun.
Entre les deux leaders sociologues, on pouvaitencore noter une différence plus caractéristique que le désaccordde leurs principes. Tandis que Beauval, Latin imaginatif, segrisait de mots et de rêves, tout en pratiquant pour son proprecompte des mœurs assez douces, de Dorick, sectaire plus farouche etplus absolu doctrinaire, le cœur de marbre ignorait la pitié. Alorsque l’un, fort capable au demeurant d’affoler un auditoire jusqu’àla violence, était personnellement inoffensif, l’autre constituaitpar lui-même un danger.
Dorick prônait l’égalité d’une manière tellequ’il la rendait haïssable. Ce n’est pas en bas, c’est en hautqu’il regardait. La pensée du sort misérable auquel est vouéel’immense majorité des humains ne faisait battre son cœur de nulleémotion, mais qu’un petit nombre d’entre eux occupassent un rangsocial supérieur au sien, cela lui donnait des convulsions derage.
Vouloir l’apaiser eût été une folie. Pour leplus timide des contradicteurs, il devenait sur-le-champ un ennemiimplacable qui, s’il eût été libre, n’eût employé d’autre argumentque la violence et le meurtre.
À cette âme ulcérée, Dorick devait tous sesmalheurs. Professeur de littérature et d’histoire, il n’avait purésister au désir de répandre, du haut de sa chaire, un tout autreenseignement. Volontiers, il y proclamait ses maximes libertaires,non pas sous la forme d’une pure discussion théorique, mais souscelle d’affirmations péremptoires devant lesquelles on a le devoirétroit de s’incliner.
Cette conduite n’avait pas tardé à porter sesfruits naturels. Dorick, remercié par son directeur, avait étéinvité à chercher une autre place. Les mêmes causes continuant àproduire les mêmes effets, sa nouvelle place lui avait échappécomme la première, la troisième comme la deuxième, et ainsi desuite, tant qu’enfin la porte de la dernière institution s’étaitirrévocablement refermée derrière lui. Il était alors tombé sur lepavé, d’où, professeur transformé en émigrant, il avait rebondi surle pont du Jonathan.
Au cours de la traversée, Dorick et Beauvalavaient recruté chacun leurs partisans, celui-ci par la chaleurd’une éloquence que n’alourdit pas la critique consciencieuse desidées, celui-là par l’autorité inhérente à un homme qui s’affirmepossesseur de la vérité intégrale. Cette modeste clientèle, dontils s’étaient érigés les chefs, ils n’arrivaient pas à se lapardonner réciproquement. Si, en apparence, ils se faisaient encorebon visage, leurs âmes étaient pleines de colère et de haine.
À peine débarqué sur la grève de l’île Hoste,Beauval n’avait pas voulu perdre un instant pour s’assurer unavantage sur son rival. Trouvant l’occasion favorable, il avaitgravi la tribune et pris la parole de la manière que l’on sait. Peuimportait que sa thèse n’eût pas finalement triomphé. L’essentielest de se mettre en vedette. La foule s’habitue à ceux qu’elle voitsouvent, et pour devenir tout naturellement un chef, il suffit des’en attribuer le rôle assez longtemps.
Pendant le court dialogue du Kaw-djer etd’Hartlepool, Harry Rhodes avait continué à haranguer sescompagnons.
« Puisque la proposition est adoptée,leur dit-il du haut de son rocher, il faudrait confier à l’un denous la direction du travail. Ce n’est pas peu de choses que dedécharger entièrement un navire de trois mille cinq cents tonneaux,et une telle entreprise exige de la méthode. Vous conviendrait-ilde faire appel au concours de M. Hartlepool, maîtred’équipage ? Il nous répartirait la besogne et nousindiquerait les meilleurs moyens de la mener à bonne fin. Que ceuxqui sont de mon avis veuillent bien lever la main. »
Toutes les mains, à de rares exceptions près,se levèrent d’un même mouvement.
« Voilà donc qui est entendu, constataHarry Rhodes, qui ajouta en se tournant vers le maîtred’équipage : Quels sont les ordres ?
– D’aller déjeuner, répondit Hartlepoolavec rondeur. Pour travailler, il faut des forces. »
En tumulte, les émigrants réintégrèrent lebord où un repas formé de conserves leur fut distribué parl’équipage. Pendant ce temps, Hartlepool avait pris le Kaw-djer àl’écart.
« Si vous le permettez, monsieur, dit-ild’un air soucieux, j’oserai prétendre que je suis un bon marin.Mais j’ai toujours eu un capitaine, monsieur.
– Qu’entendez-vous par là ?interrogea le Kaw-djer.
– J’entends, répondit Hartlepool enfaisant une mine de plus en plus longue, que je peux me flatter desavoir exécuter un ordre, mais que l’invention n’est pas monaffaire. Tenir ferme la barre, tant qu’on voudra. Quant à donner laroute, c’est autre chose. »
Le Kaw-djer examina du coin de l’œil le maîtred’équipage. Il existait donc des hommes, bons, forts et droits audemeurant, pour lesquels un chef était une nécessité ?
« Cela veut dire, expliqua-t-il, que vousvous chargeriez volontiers du détail du travail, mais que vousseriez heureux d’avoir au préalable quelques indicationsgénérales ?
– Juste ! fit Hartlepool.
– Rien de plus simple, poursuivit leKaw-djer. De combien de bras pouvez-vous disposer ?
– Au départ de San-Francisco, leJonathan avait un équipage de trente-quatre hommes,compris l’état-major, le cuisinier et les deux mousses, ettransportait onze cent quatre-vingt-quinze passagers. Au total,douze cent vingt-neuf personnes. Mais beaucoup sont mortsmaintenant.
– On en fera le compte plus tard.Adoptons pour le moment le nombre rond de douze cents. Endéfalquant les femmes et les enfants, il reste à vue d’œil septcents hommes. Vous allez diviser votre monde en deux groupes. Deuxcents hommes resteront à bord et commenceront à monter la cargaisonsur le pont. Moi, je conduirai les autres dans une forêt qui n’estpas loin d’ici. Nous y couperons une centaine d’arbres. Ces arbres,une fois ébranchés, seront croisés sur double épaisseur et liéssolidement entre eux. On obtiendra ainsi une série de parquets, quevous mettrez bout à bout de façon à former un large cheminréunissant le navire à la grève. À marée haute, vous aurez un pontflottant. À marée basse, ces radeaux reposeront sur les têtes derécifs, et vous les étayerez afin d’assurer leur stabilité. Enprocédant de cette manière, et avec un si nombreux personnel, ledéchargement peut être terminé en trois jours. »
Hartlepool se conforma intelligemment à cesinstructions, et, comme l’avait prévu le Kaw-djer, toute lacargaison du Jonathan fut déposée sur la grève, hors del’atteinte de la mer, le soir du 19. Vérification faite, le treuilà vapeur s’était par bonheur trouvé en parfait état, et cettecirconstance avait grandement facilité le levage des colis les pluslourds.
En même temps, avec l’aide des troischarpentiers Smith, Hobard et Charley, les réparations de lachaloupe avaient été activement poussées. À cette date du 19 mars,elle fut en état de prendre la mer.
Il s’agit alors pour les émigrants de choisirun délégué. Ferdinand Beauval eut ainsi une nouvelle occasion demonter à la tribune et de solliciter des électeurs. Mais il jouaitdécidément de malheur. S’il eut la satisfaction de réunir unecinquantaine de voix, tandis que Lewis Dorick, qui d’ailleursn’avait pas fait acte de candidat, n’en récoltait aucune, ce futsur un certain Germain Rivière, agriculteur de racefranco-canadienne, père d’une fille et de quatre superbes garçons,que se porta la majorité des suffrages. Celui-ci, du moins, lesélecteurs étaient bien sûrs qu’il reviendrait.
Sous la conduite de Karroly, qui laissait àl’île Hoste Halg et le Kaw-djer, la Wel-Kiej mit à lavoile dans la matinée du 20 mars, et l’on procéda aussitôt à uneinstallation sommaire. Il n’était pas question de fonder unétablissement durable, mais seulement d’attendre le retour de lachaloupe, dont le voyage devait exiger environ trois semaines. Iln’y avait donc pas lieu d’utiliser les maisons démontables, et l’onse contenta de dresser les tentes trouvées dans la cale du navire.Augmentées des voiles de rechange dont regorgeait une soutespéciale, elles suffirent à abriter tout le monde, et même lapartie fragile du matériel. On ne négligea pas non plusd’improviser des basses-cours avec quelques panneaux de grillages,ni d’établir des enclos à l’aide de cordes et de pieux, pour lesbêtes à deux et à quatre pattes que transportait leJonathan.
En somme, cette foule n’était pas dans lasituation de naufrages jetés sans espoir, sans ressources sur uneterre ignorée. La catastrophe avait eu lieu dans l’archipelfuégien, en un point exactement porté sur les cartes, à unecentaine de lieues tout au plus de Punta-Arenas. D’autre part, lesvivres abondaient. Les circonstances ne justifiaient, parconséquent, aucune inquiétude sérieuse, et, si ce n’est le climatun peu plus dur, les émigrants vivraient là, jusqu’au jour prochaindu rapatriement, comme ils eussent vécu au début de leur séjour surla terre africaine.
Il va sans dire que, pendant le déchargement,ni Halg ni le Kaw-djer n’étaient restés inactifs. Tous deux avaientbravement payé de leur personne. Du Kaw-djer notamment le concoursavait été particulièrement utile. Quelle que fût sa modestie,quelque soin qu’il prît de passer inaperçu, sa supériorité était siévidente qu’elle s’imposait par la force des choses. Aussi ne sefit-on pas faute de recourir à ses conseils. S’agissait-il dutransport d’un poids spécialement lourd, de l’arrimage des colis,du montage des tentes, on s’adressait à lui, et non seulementHartlepool, mais encore la plupart de ces pauvres gens, peuhabitués à de semblables travaux, qui formaient la grande masse desémigrants.
L’installation était fort avancée, sinonterminée, quand, le 24 mars, on eut un nouvel aperçu de la rigueurde ces parages. Durant trois fois vingt-quatre heures, la pluieruissela en torrents, le vent souffla en tempête. Lorsquel’atmosphère reprit un peu de calme, on eût vainement cherché leJonathan sur son lit de récifs. Des tôles, des barres defer tordues, voilà ce qui restait du beau clipper dont, quelquesjours auparavant, l’étrave fendait si allègrement la mer.
Bien que tout ce qui pouvait avoir la moindrevaleur eût été retiré alors du navire, ce ne fut pas sans unserrement de cœur que les émigrants constatèrent sa disparitiondéfinitive. Ils étaient ainsi isolés et complètement séparés del’humanité qui, si la chaloupe se perdait en cours de navigation,ignorerait peut-être à jamais leur destin.
À la tempête succéda une période de calme. Onen profita pour dénombrer les survivants du naufrage. L’appelnominal, auquel procéda Hartlepool, en s’aidant des listes du bord,montra que la catastrophe avait fait trente et une victimes, dontquinze parmi l’équipage et seize parmi les passagers. Il subsistaitonze cent soixante-dix-neuf passagers et dix-neuf des trente-quatreinscrits sur le rôle d’équipage. En ajoutant à ces nombres les deuxFuégiens et leur compagnon, la population de l’île Hoste s’élevaitdonc à douze cent une personnes des deux sexes et de tout âge.
Le Kaw-djer résolut de mettre le beau temps àprofit pour visiter les parties de l’île Hoste les plus voisines ducampement. Il fut convenu que Hartlepool, Harry Rhodes, Halg ettrois émigrants, Gimelli, Gordon et Ivanoff, d’origine italiennepour le premier, américaine pour le deuxième, russe pour letroisième, l’accompagneraient dans cette excursion. Mais, audernier moment, il se présenta deux candidats imprévus.
Le Kaw-djer allait à l’endroit fixé pour lerendez-vous, lorsque son attention fut attirée par deux enfantsd’une dizaine d’années qui, l’un suivant l’autre, se dirigeaientévidemment de son côté. L’un de ces deux enfants, la mine éveillée,légèrement impertinente même, marchait le nez au vent, en affectantune allure crâne qui ne laissait pas d’être un peu comique.L’autre, suivait à cinq pas, d’un air modeste qui convenait à sapetite figure timide.
Le premier aborda le Kaw-djer.
« Excellence… » dit-il.
À cette appellation imprévue, le Kaw-djer fortamusé considéra le bambin. Celui-ci soutint bravement l’examen,sans se troubler ni baisser les yeux.
« Excellence !… répéta le Kaw-djeren riant. Pourquoi m’appelles-tu Excellence, mongarçon ? »
L’enfant sembla fort étonné.
« N’est-ce pas comme ça qu’on doit direpour les rois, les ministres et les évêques ? demanda-t-il surun ton qui exprimait sa crainte de n’avoir pas suffisammentrespecté les règles de la politesse.
– Bah !… s’écria le Kaw-djerabasourdi. Et où as-tu vu qu’on devait appeler Excellence les rois,les ministres et les évêques ?
– Sur les journaux, répondit l’enfantavec assurance.
– Tu lis donc les journaux ?
– Pourquoi pas ?… Quand on m’endonne.
– Ah !… ah !… » fit leKaw-djer.
Il reprit :
« Comment t’appelles-tu ?
– Dick.
– Dick quoi ? »
L’enfant n’eut pas l’air de comprendre.
« Enfin, quel est le nom de tonpère ?
– Je n’en ai pas.
– De ta mère, alors ?
– Pas plus de mère que de père,Excellence.
– Encore !… se récria le Kaw-djerqui s’intéressait de plus en plus à ce singulier enfant. Je ne suiscependant, que je sache, ni roi, ni ministre, ni évêque !
– Vous êtes le gouverneur ! »déclara le gamin avec emphase.
Le gouverneur !… Le Kaw-djer tombait desnues.
« Où as-tu pris cela ?demanda-t-il.
– Dame !… fit Dick embarrassé.
– Eh bien ?… » insista leKaw-djer.
Dick parut légèrement troublé. Il hésita.
« Je ne sais pas, moi… dit-il enfin.C’est parce que c’est vous qui commandez… Et puis, tout le mondevous appelle comme ça.
– Par exemple !… » protesta leKaw-djer.
D’une voix plus grave il ajouta :
« Tu te trompes, mon petit ami. Je nesuis ni plus ni moins que les autres. Ici, personne ne commande.Ici, il n’y a pas de maître. »
Dick ouvrit de grands yeux et regarda leKaw-djer avec incrédulité. Était-il possible qu’il n’y eût pas demaître ? Pouvait-il le croire, cet enfant, pour qui,jusqu’alors, le monde n’avait été peuplé que de tyrans ?Pouvait-il croire qu’il existât quelque part un pays sansmaître ?
« Pas de maître », affirma denouveau le Kaw-djer.
Après un court silence, il demanda :
« Où es-tu né ?
– Je ne sais pas.
– Quel âge as-tu ?
– Bientôt onze ans, à ce qu’on dit.
– Tu n’en es pas plus sûr queça ?
– Ma foi ! non.
– Et ton compagnon, qui reste là figé àcinq pas sans bouger d’une semelle, qui est-ce ?
– C’est Sand.
– C’est ton frère ?
– C’est tout comme… C’est mon ami.
– Vous avez peut-être été élevésensemble ?
– Élevés ?… protesta Dick. Nousn’avons pas été élevés, monsieur ! »
Le cœur du Kaw-djer se serra. Que de tristessedans ces quelques mots que prononçait cet enfant d’une voixbatailleuse, comme un jeune coq dressé sur ses ergots ! Ilexistait donc des enfants que personne n’avait« élevés » !
« Où l’as-tu connu, alors ?
– À Frisco[1] sur lequai.
– Il y a longtemps ?
– Très, très longtemps… Nous étionsencore petits, répondit Dick en cherchant à rassembler sessouvenirs. Il y a au moins… six mois !
– En effet, il y a très longtemps »,approuva le Kaw-djer sans sourciller.
Il se retourna vers le compagnon silencieux dusingulier petit bonhomme.
« Avance à l’ordre, toi, dit-il, etsurtout ne m’appelle pas Excellence. Tu as donc ta langue dans tapoche ?
– Non, monsieur, balbutia l’enfant entordant entre ses doigts un béret de marin.
– Alors, pourquoi ne dis-turien ?
– C’est parce qu’il est timide,monsieur », expliqua Dick.
De quel air dégoûté Dick rendit cetarrêt !
« Ah ! dit en riant le Kaw-djer,c’est parce qu’il est timide ?… Tu ne l’es pas, toi.
– Non, monsieur, répondit Dick avecsimplicité.
– Et tu as, parbleu ! bien raison…Mais, enfin, qu’est-ce que vous faites tous les deux ici ?
– C’est nous les mousses,monsieur. »
Le Kaw-Djer se souvint qu’Hartlepool avait eneffet cité deux mousses en énumérant l’équipage duJonathan. Il ne les avait pas remarqués jusqu’alors parmiles enfants des émigrants. Puisqu’ils l’avaient abordé aujourd’hui,c’est donc qu’ils désiraient quelque chose.
« Qu’y a-t-il pour votreservice ? » demanda-t-il.
Ce fut Dick, comme toujours, qui prit laparole.
« Nous voudrions aller avec vous, commeM. Hartlepool et M. Rhodes.
– Pourquoi faire ? »
Les yeux de Dick brillèrent.
« Pour voir des choses… »
Des choses !… Tout un monde dans ce mot.Tout le désir de ce qui jamais n’a été vu encore, tous les rêvesmerveilleux et confus des enfants. Le visage de Dick implorait,toute sa petite personne était tendue vers son désir.
« Et toi, insista le Kaw-djer ens’adressant à Sand, tu veux aussi voir des choses ?
– Non, monsieur.
– Que veux-tu, dans ce cas ?
– Aller avec Dick, répondit l’enfantdoucement.
– Tu l’aimes donc bien, Dick ?
– Oh oui, monsieur ! » affirmaSand dont la voix eut une profondeur d’expression au-dessus de sonâge.
Le Kaw-djer, de plus en plus intéressé,regarda un moment les deux bambins. Le drôle de petit ménage !Mais charmant et touchant aussi. Il rendit enfin son arrêt.
« Vous viendrez avec nous, dit-il.
– Vive le gouverneur !… »s’écrièrent, en jetant leur béret en l’air, les deux enfants qui semirent à sauter comme des cabris.
Par Hartlepool, le Kaw-djer apprit l’histoirede ses deux nouvelles connaissances, tout ce que le maîtred’équipage en savait du moins, et à coup sûr plus que lesintéressés n’en savaient eux-mêmes.
Enfants abandonnés un soir au coin d’uneborne, le fait qu’ils eussent vécu était un de ces phénomènes quela raison est impuissante à expliquer. Ils avaient vécu cependant,gagnant leur pain dès l’âge le plus tendre, grâce à de menuesbesognes : cirage de chaussures, commissions, ouverture deportières, vente de fleurs des champs, autant d’inventionsmerveilleuses pour d’aussi jeunes cerveaux, mais le plus souventtrouvant leur nourriture, comme des moineaux, entre les pavés deSan-Francisco.
Ils ignoraient réciproquement leur tristeexistence six mois plus tôt, quand le sort les mit soudain face àface, dans des circonstances que la qualité et l’échelle réduitedes acteurs empêchent seules de qualifier de tragiques. Dickpassait sur le quai, les mains dans les poches, le béret surl’oreille, en sifflant entre les dents une chanson favorite, quandil aperçut Sand aux trousses duquel un gros chien aboyait endécouvrant des crocs menaçants. L’enfant, épouvanté, reculait enpleurant, le visage gauchement caché sous son coude replié. Dick nefit qu’un bond et sans hésiter se plaça entre le peureux et sonterrifiant adversaire, puis, se campant résolument sur ses petitesjambes, il regarda le chien droit dans les yeux et attendit le piedferme.
L’animal fut-il intimidé par cette attitude dematamore ? Le certain, c’est qu’il recula à son tour, pours’enfuir finalement la queue basse. Sans s’occuper davantage delui, Dick s’était retourné vers Sand.
« Comment t’appelles-tu ? luiavait-il demandé d’un air superbe.
– Sand, avait dit l’autre au milieu deses larmes. Et toi ?
– Dick… Si tu veux nous seronsamis. »
Pour toute réponse, Sand s’était jeté dans lesbras du héros, scellant ainsi une indestructible amitié.
De loin, Hartlepool avait assisté à la scène.Il interrogea les deux enfants et connut ainsi leur tristehistoire. Désireux de venir en aide à Dick, dont il avait admiré lecourage, il lui proposa de le prendre comme mousse sur leJosuah Brener, trois-mâts carré à bord duquel il étaitalors embarqué. Mais, au premier mot, Dick avait posé cettecondition sine qua non que Sand serait pris avec lui. Ilfallut de gré ou de force en passer par là, et, depuis lors,Hartlepool n’avait plus quitté les deux inséparables qui l’avaientsuivi du Josuah Brener sur le Jonathan. Ils’était fait leur professeur et leur avait appris à lire et àécrire, c’est-à-dire à peu près tout ce qu’il savait lui-même. Sesbienfaits, du reste, étaient tombés dans un bon terrain. Il n’avaitjamais eu qu’à se louer des deux enfants qui éprouvaient pour luiune reconnaissance passionnée. Certes, chacun d’eux avait soncaractère ; l’un colère, susceptible, batailleur, toujoursprêt à se mesurer contre n’importe qui et n’importe quoi, l’autresilencieux, doux, effacé, craintif ; l’un protecteur, l’autreprotégé ; mais tous deux montrant le même cœur à l’ouvrage,ayant la même conscience du devoir, la même affection pour leurgrand ami commun, le maître d’équipage Hartlepool.
C’est de telles recrues que s’augmenta lepersonnel de l’excursion.
Le 28 mars, on se mit en route dès lespremières heures du matin. On n’avait pas la prétention d’explorertoute l’île Hoste, mais seulement la partie avoisinant lecampement. On passa d’abord par-dessus les crêtes médianes de lapresqu’île Hardy, de manière à en atteindre la côte occidentale,puis on suivit cette côte en remontant vers le Nord, afin derevenir au campement par le littoral opposé, en traversant larégion sud de l’île proprement dite.
Dès le début de la promenade, on eutl’impression qu’il ne fallait pas juger le pays d’après l’aspectrébarbatif du lieu de l’échouage, et cette impression ne fit ques’accentuer à mesure que l’on gagna vers le Nord. Si la presqu’îleHardy apparaissait rocailleuse et stérile jusqu’aux arides pointesdu Faux cap Horn, il n’en était pas ainsi de la contrée verdoyantedont les hauteurs se profilaient au Nord-Ouest.
De vastes prairies, au pied de collinesboisées, succédaient, dans cette direction, aux roches tapissées degoémons, aux ravins hérissés de bruyères. Là, s’entremêlaient lesdoronics à fleurs jaunes et les asters maritimes à fleurs bleues etviolettes, des séneçons à tige d’un mètre, et nombre de plantesnaines : calcéolaires, cytises rampants, stipes, pimprenellesminuscules en pleine floraison. Le sol était velouté d’une herbeluxuriante capable de nourrir des milliers de ruminants.
La petite troupe des excursionnistes s’étaitdivisée, selon les affinités individuelles, en groupes, autourdesquels gambadaient Dick et Sand, qui triplaient par leurscrochets la longueur de la route. Les trois cultivateurséchangeaient des paroles rares en jetant autour d’eux des regardsétonnés, tandis que Harry Rhodes et Halg marchaient en compagnie duKaw-djer. Celui-ci ne se livrait pas et gardait sa réservehabituelle. Cette réserve toutefois ne laissait pas d’être entaméepar la sympathie que lui inspirait la famille Rhodes. De cettefamille, tous les membres lui plaisaient : la mère, sérieuseet bonne ; les enfants, Edward âgé de dix-huit ans et Claryâgée de quinze ans, aux visages ouverts et francs ; le père,caractère d’une droiture certaine et d’un ferme bon sens.
Les deux hommes causaient amicalement de cequi les intéressait en ce moment l’un et l’autre. Harry Rhodesprofitait de l’occasion pour se renseigner au sujet de laMagellanie. En échange, il documentait son compagnon sur les plusremarquables échantillons de la foule des émigrants. Le Kaw-djerapprit ainsi beaucoup de choses.
Il sut d’abord comment Harry Rhodes,possesseur d’une assez belle fortune, avait été ruiné à cinquanteans par la faute d’autrui, et comment, après ce malheur immérité,il s’était expatrié sans hésitation afin d’assurer, s’il étaitpossible, l’avenir de sa femme et de ses enfants. Il appritensuite, Harry Rhodes ayant été à même de puiser ces renseignementsdans les documents du bord, que, défalcation faite des morts, lesémigrants du Jonathan se décomposaient de la manièresuivante, au point de vue des professions antérieures : Septcent cinquante cultivateurs – parmi lesquels cinq Japonais ! –comprenant cent quatorze hommes mariés accompagnés de leurs centquatorze femmes et de leurs enfants, dont quelques-uns majeurs, aunombre de deux cent soixante-deux ; trois représentants desprofessions libérales, cinq ex-rentiers et quarante et un ouvriersde métier. À ces derniers, il convenait d’ajouter quatre autresouvriers non émigrants, un maçon, un menuisier, un charpentier etun serrurier, embauchés par la compagnie de colonisation pourfaciliter le début de l’installation, ce qui portait à onze centsoixante-dix-neuf le nombre des passagers survivants, ainsi quel’appel nominal l’avait indiqué.
Ayant énuméré ces diverses catégories, HarryRhodes entra dans quelques détails sur chacune d’elles. Touchant lagrande masse des paysans, il n’avait pas fait de bien nombreusesobservations. Tout au plus avait-il cru remarquer que les frèresMoore, dont l’un s’était signalé d’ailleurs pendant le déchargementpar sa brutalité, semblaient de tempérament violent, et que lesfamilles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff paraissaient composéesde braves gens, solides, bien portants et disposés à l’ouvrage.Quant au reste, c’était la foule. Sans doute, les qualités devaients’y trouver fort inégalement réparties, et des vices mêmes, laparesse et l’ivrognerie notamment, s’y rencontraientnécessairement ; mais rien de saillant ne s’étant produitjusqu’alors, on manquait de base pour asseoir des jugementsindividuels.
Harry Rhodes fut plus prolixe sur les autrescatégories. Les quatre ouvriers embauchés par la Compagnie étaientdes hommes d’élite, des premiers dans leur profession. Selonl’expression courante, on les avait triés sur le volet. Quant àleurs collègues émigrants, tout portait à croire qu’ils étaientinfiniment moins reluisants. En grande majorité, ils avaientfâcheuse mine et donnaient l’impression d’être des habitués ducabaret plutôt que de l’atelier. Deux ou trois même, à l’aspect devéritables malfaiteurs, n’avaient sans doute d’ouvriers quel’étiquette.
Des cinq rentiers, quatre étaient représentéspar la famille Rhodes. Quant au cinquième, nommé John Rame, c’étaitun assez triste sire. Âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, épuisé parune vie de fêtes, dans laquelle il avait laissé sa fortune jusqu’audernier sou, il n’était évidemment bon à rien, et l’on était endroit de s’étonner qu’il eût fait, lui si mal armé pour la lutte,cette dernière folie de se joindre à un convoi d’émigrants.
Restaient les trois ratés des professionslibérales. Ceux-ci provenaient de trois pays différents :l’Allemagne, l’Amérique et la France. L’Allemand avait nom FritzGross. C’était un ivrogne invétéré. Avili par l’alcool au pointd’en être repoussant, il promenait en soufflant ses chairs flasqueset son ventre énorme, que souillait continuellement un filet desalive. Son visage était écarlate, son crâne chauve, ses jouespendantes, ses dents gâtées. Un tremblement perpétuel agitait sesdoigts en forme de boudin. Même parmi cette population peuraffinée, son incroyable saleté l’avait rendu célèbre. Ce dégénéréétait un musicien, un violoniste, et par instants un violoniste degénie. Son violon avait seul le pouvoir de réveiller sa conscienceabolie. Calme, il le caressait, il le dorlotait avec amour,incapable toutefois de former une note à cause du tremblementconvulsif de ses mains. Mais, sous l’influence de l’alcool, sesmouvements retrouvaient leur sûreté, l’inspiration faisait vibrerson cerveau, et il savait alors tirer de son instrument des accentsd’une extraordinaire beauté. Par deux fois, Harry Rhodes avait eul’occasion d’assister à ce prodige.
Quant au Français et à l’Américain, ilsn’étaient autres que Ferdinand Beauval et Lewis Dorick qui ont étéprésentés au lecteur. Harry Rhodes ne manqua pas d’exposer auKaw-djer leurs théories subversives.
« Ne pensez-vous pas, demanda-t-il enmanière de conclusion, qu’il serait prudent de prendre quelquesprécautions contre ces deux agités ? Pendant le voyage, ilsont déjà fait parler d’eux.
– Quelles précautions voulez-vous qu’onprenne ? répliqua le Kaw-djer.
– Mais les avertir énergiquement d’abord,et les surveiller avec soin ensuite. Si ce n’est pas suffisant, lesmettre hors d’état de nuire, en les enfermant, au besoin.
– Bigre ! s’écria ironiquement leKaw-djer, vous n’y allez pas de main morte ! Qui donc oseraits’arroger le droit d’attenter à la liberté de sessemblables ?
– Ceux pour qui ils sont un danger,riposta Harry Rhodes.
– Où voyez-vous, je ne dirai pas undanger, mais seulement la possibilité d’un danger ? objecta leKaw-djer.
– Où je le vois ?… Dans l’excitationde ces pauvres gens, de ces hommes ignorants, aussi faciles à duperque des enfants et prêts à se laisser griser par toute parolesonore qui flatte leur passion du jour.
– Dans quel but lesexciterait-on ?
– Pour s’emparer de ce qui est àautrui.
– Autrui a donc quelque chose ?…demanda railleusement le Kaw-djer. Je ne le savais pas. En toutcas, ici, où il n’y a rien, autrui comme le roi perd sesdroits.
– Il y a la cargaison duJonathan.
– La cargaison duJonathan est une propriété collective qui représenterait,le cas échéant, le salut commun. Tout le monde se rend compte decela, et personne n’aura garde d’y toucher.
– Puissent les événements ne pas vousdonner un démenti ! dit Harry Rhodes que ce désaccordinattendu échauffait. Mais il n’est pas besoin d’intérêt matérielpour des gens comme Dorick et Beauval. Le plaisir de faire le malne suffit à lui-même, et, d’ailleurs, c’est une ivresse de dominer,d’être le maître.
– Qu’il soit maudit, celui qui penseainsi ! s’écria le Kaw-djer avec une violence soudaine. Touthomme qui aspire à régenter les autres devrait être supprimé de laterre. »
Harry Rhodes, étonné, regarda soninterlocuteur. Quelle passion farouche dormait en cet homme dont laparole avait d’ordinaire tant de mesure et de calme !
« Il faudrait alors supprimer Beauval,dit-il non sans ironie, car, sous couleur d’une inégalitéoutrancière, les théories de ce bavard n’ont qu’un but :assurer le pouvoir au réformateur.
– Le système de Beauval est du purenfantillage, répliqua le Kaw-djer d’une voix tranchante. C’est unemanière d’organisation sociale, voilà tout. Mais une organisationou une autre, c’est toujours même iniquité et même sottise.
– Approuveriez-vous donc les idées deLewis Dorick ? demanda vivement Harry Rhodes. Voudriez-vous,comme lui, nous faire retourner à l’état sauvage, et réduire lessociétés à une agrégation fortuite d’individus sans obligationsréciproques ? Ne voyez-vous donc pas que ces théories sontbasées sur l’envie, qu’elles suent la haine ?
– Si Dorick connaît la haine, c’est unfou, répondit gravement le Kaw-djer. Eh quoi ! un homme, venusur la terre sans l’avoir demandé, y découvre une infinité d’êtrespareils à lui, douloureux, misérables, périssables comme lui, et,au lieu de les plaindre, il prend la peine de haïr ! Un telhomme est un fou, et l’on ne discute pas avec les fous. Mais, de ceque le théoricien soit aliéné, il ne résulte pas nécessairement quela théorie soit mauvaise.
– Des lois sont indispensables cependant,insista Harry Rhodes, lorsque les hommes, au lieu d’errersolitaires, en viennent à se grouper dans un intérêt commun.Regardez plutôt ici même. La foule qui nous entoure n’a pas étéchoisie pour les besoins de la cause, et sans doute elle n’est pasdifférente de toute autre foule prise au hasard. Eh bien ! nem’a-t-il pas été possible de vous signaler plusieurs de ses membresqui, pour une raison ou une autre, sont dans l’impossibilité de segouverner eux-mêmes, et il y en a d’autres, assurément, que je neconnais pas encore. Que de mal ne feraient pas de tels individus,si les lois ne tenaient pas en bride leurs mauvaisinstincts !
– Ce sont les lois qui les leur ontdonnés, riposta le Kaw-djer avec une conviction profonde. S’il n’yavait pas de lois, l’humanité ne connaîtrait pas ces tares, etl’homme s’épanouirait harmonieusement dans la liberté.
– Hum !… fit Harry Rhodes d’un airde doute.
– Y a-t-il des lois ici ? Et tout nemarche-t-il pas à souhait ?
– Pouvez-vous choisir un telexemple ? objecta Harry Rhodes. Ici, c’est un entracte dans ledrame de la vie. Tout le monde sait que la situation actuelle esttransitoire et ne doit pas se perpétuer.
– Il en serait de même si elle devaitdurer, affirma le Kaw-djer.
– J’en doute, dit Harry Rhodes avecscepticisme, et je préfère, je l’avoue, que l’expérience ne soitpas tentée. »
Le Kaw-djer ne répliquant rien, la marche futpoursuivie silencieusement.
En revenant par la côte de l’Est, on contournala baie Scotchwell, dont le site, bien que l’on fût au déclin dujour, acheva de séduire les explorateurs. Leur admiration égalaitleur surprise. Entretenus par un réseau de petits creeks, qui sedéversaient dans une rivière aux eaux limpides venant des collinesdu centre, les riches pâturages témoignaient de la fertilité dusol. La végétation arborescente était à la hauteur de cetteluxuriante tapisserie. Occupant de vastes espaces, les forêts secomposaient d’arbres d’une venue superbe enracinés dans un soltourbeux mais résistant, et offraient des sous-bois très dégagés,parfois veloutés de mousses rameuses. À l’abri de ces voûtesverdoyantes s’ébattait tout un monde de volatiles, des tinamous desix espèces, les uns gros comme des cailles, les autres comme desfaisans, des grives, des merles, ceux qu’on peut appeler desruraux, et aussi bon nombre de représentants des espèces marines,oies, canards, cormorans et goélands, tandis que les nandous, lesguanaques et les vigognes bondissaient à travers les prairies.
Le littoral sud de cette baie, heureusementexposé par conséquent, le Nord de ce côté de l’équateurcorrespondant au Midi de l’autre hémisphère, était éloigné de moinsde deux milles de l’endroit où s’était perdu le Jonathan.Là, débouchait le cours d’eau aux rives ombragées, accru de sesmultiples affluents, qui se jetait à la mer au fond d’une petitecrique. Sur ses bords, distants d’une centaine de pieds, il eût étéfacile de bâtir une bourgade pour une installation définitive. Aubesoin, la crique, abritée des grands vents, aurait pu servir deport.
L’obscurité était presque complète lorsqu’onatteignit le campement. Le Kaw-djer, Harry Rhodes, Halg etHartlepool venaient de prendre congé de leurs compagnons quand,dans le silence de la nuit, les sons d’un violon arrivèrent jusqu’àeux.
« Un violon !… murmura le Kaw-djer àl’adresse d’Harry Rhodes. Serait-ce ce Fritz Gross dont vous m’avezparlé ?
– C’est alors qu’il est ivre »,répondit sans hésiter Harry Rhodes.
Il ne se trompait pas. Fritz Gross était ivre,en effet. Lorsqu’on l’aperçut quelques minutes plus tard, sonregard vague, son visage congestionné, sa bouche baveuse révélèrentaisément son état. Incapable de se tenir debout, il s’accotaitcontre un rocher, afin de conserver son équilibre. Mais l’alcoolavait ranimé l’étincelle. L’archet volait sur l’instrument d’oùjaillissait une mélodie sublime. Autour de lui se pressaient unecentaine d’émigrants. En ce moment, ces gueux oubliaient tout,l’injustice du sort, leur éternelle misère, leur triste conditionprésente, l’avenir pareil au passé, et s’envolaient dans le mondedu rêve, emportés sur les ailes de la musique.
« L’art est aussi nécessaire que le pain,dit au Kaw-djer Harry Rhodes en montrant Fritz Gross et sesauditeurs absorbés. Dans le système de Beauval, quelle serait laplace d’un tel homme ?
– Laissons Beauval où il est, répondit leKaw-djer avec humeur.
– C’est que tant de pauvres êtres croientà ces songe-creux ! » répliqua Harry Rhodes.
Ils reprirent leur route.
« Ce qui m’intrigue, murmura Harry Rhodesau bout de quelques pas, c’est le moyen qu’a employé Fritz Grosspour se procurer son alcool. »
Quel que fût le moyen, d’autres que FritzGross l’avaient employé. Les excursionnistes ne tardèrent pas, eneffet, à se heurter à un corps étendu.
« C’est Kennedy, dit Hartlepool, en sepenchant sur le dormeur. Un failli chien, d’ailleurs. Le seul del’équipage qui ne vaille pas la corde pour le pendre. »
Kennedy était ivre, lui aussi. Et ivresencore, ces émigrants que l’on trouva, cent mètres plus loin,vautrés sur le sol.
« Ma parole ! dit Harry Rhodes, on aprofité de l’absence du chef pour mettre le magasin aupillage !
– Quel chef ? demanda leKaw-djer.
– Vous, parbleu !
– Je ne suis pas chef plus qu’un autre,objecta le Kaw-djer avec impatience.
– Possible, accorda Harry Rhodes.N’empêche que tout le monde vous considère comme tel. »
Le Kaw-djer allait répondre, quand, d’unetente voisine, le cri rauque d’une femme qu’on étrangle s’élevadans la nuit.
La famille Ceroni, composée du père, Lazare,de la mère, Tullia, et d’une fille, Graziella, était originaire duPiémont. Dix-sept ans auparavant, Lazare, alors âgé de vingt-cinqans, et Tullia, de six ans plus jeune, avaient associé leurs deuxmisères. Hors soi-même, ni l’un ni l’autre ne possédait rien, maisils s’aimaient, et un amour honnête est une force qui aide àsupporter, parfois à vaincre, les difficultés de la vie.
Il n’en fut malheureusement pas ainsi pour leménage Ceroni. L’homme, entraîné par de mauvaises fréquentations,ne tarda pas à faire connaissance avec l’alcool, que des cabaretsinnombrables ont, au nom de la liberté, le droit d’offrir, comme unappât, à la multitude des déshérités. En peu de temps, il tombadans l’ivrognerie, et son ivresse de plus en plus fréquente se fit,par degrés, sombre, puis colère, puis cruelle, puis féroce. Alors,presque chaque jour, il y eut des scènes atroces, dont les voisinsperçurent les éclats. Injuriée, battue, meurtrie, martyrisée,Tullia gravit le calvaire, sur les flancs duquel tant demalheureuses se sont douloureusement traînées avant elle et setraîneront à son exemple.
Certes, elle aurait pu, elle aurait dûpeut-être quitter cet homme transformé en bête fauve. Elle n’en fitrien pourtant. Elle était de ces femmes qui ne se reprennentjamais, quelque martyre qui leur soit imposé, quand une fois ellesse sont données. Au point de vue de l’intérêt matériel et tangible,de tels caractères méritent assurément l’épithète d’absurdes, maisils ont aussi quelque chose d’admirable, et par eux il nous estdonné de concevoir quelle peut être la beauté du sacrifice etquelle hauteur morale est capable d’atteindre la créaturehumaine.
C’est dans cet enfer que grandit Graziella.Dès ses plus jeunes ans, elle vit son père ivre et sa mère battue,elle assista aux scènes quotidiennes, elle entendit le torrentd’injures qui sortaient de la bouche de Lazare, comme lesimmondices d’un égout. À un âge où les petites filles ne pensentencore qu’au jeu, elle entra de cette manière en contact avec lesréalités de la vie et fut astreinte à une âpre lutte de tous lesinstants.
À seize ans, Graziella était une jeune fillesérieuse, armée, par sa volonté forte, contre les douleurs del’existence, dont elle avait eu la précoce expérience. D’ailleurs,quelle que fût sa cruauté, jamais l’avenir ne dépasserait enhorreur le passé ! Physiquement, elle était grande, maigre etbrune. Sans beauté proprement dite, son plus grand charme résidaitdans ses yeux et dans l’expression intelligente de son visage.
La conduite de Lazare Ceroni avait porté sesfruits naturels, et la gêne était bientôt entrée dans la maison. Ilne saurait en être autrement. Boire, cela coûte, et, pendant qu’onboit, on ne gagne rien. Double dépense. Graduellement, la gênedevint pauvreté, et la pauvreté misère noire. On suivit alors lechemin que suivent tous les dégénérés. On changea de pays, dansl’espoir d’un sort meilleur sous d’autres cieux. C’est ainsi que,d’exode en exode, la famille Ceroni, ayant traversé la France,l’Océan, l’Amérique, avait échoué à San Francisco. Le voyage avaitduré quinze ans ! À San Francisco, le dénuement en arriva à cepoint que Lazare ouvrit les yeux et prit conscience de son œuvre dedestruction. Prêtant enfin l’oreille aux supplications de sa femme,pour la première fois depuis tant d’années, il promit des’amender.
Il avait tenu parole. En six mois, grâce à sonassiduité à l’ouvrage et à la suppression du cabaret, l’aisanceétait revenue et l’on avait pu réunir cette grosse somme de cinqcents francs exigée par la Société de colonisation de la baie deLagoa. Tullia recommençait à croire à la possibilité du bonheur,lorsque le naufrage du Jonathan et l’oisiveté qui en étaitla conséquence inévitable étaient venus remettre tout enquestion.
Pour tuer ces longues heures d’inaction,Lazare s’était lié avec d’autres émigrants, et, bien entendu, sessympathies l’avaient porté vers ses pareils. Ceux-ci, égalementaccablés par l’ennui et inconsolables d’être privés de leurs excèshabituels n’auraient eu garde de manquer l’occasion que leurfournissait le départ de celui que tout le monde, sans même s’enrendre compte, considérait comme le chef. À peine le Kaw-djeréloigné avec ses compagnons, cette bande peu recommandable s’étaitapproprié un des barils de rhum sauvés du Jonathan et uneorgie en règle en était résultée. Par entraînement, et aussi parlâcheté devant son vice réveillé, Lazare avait imité les autres etne s’était décidé à regagner la tente où l’attendaient en pleurantsa femme et sa fille, que les jambes molles et la raisonperdue.
Dès son entrée, l’inévitable scène commença.Prétextant d’abord que le repas n’était pas prêt, il s’irrita,quand ce repas lui eut été servi, de la tristesse des deux femmeset, s’excitant lui-même, en arriva rapidement aux plus effroyablesinjures.
Graziella, immobile et glacée, regardait avecépouvante cet être avili qui était son père. En elle, la honte ladisputait au chagrin. Mais, de Tullia, qui ne connaissait que ladouleur, le cœur ulcéré creva. Eh quoi ! tous ses espoirs unefois de plus à vau-l’eau, la retombée dans l’enfer !… Deslarmes jaillirent de ses yeux, noyèrent son visage flétri. Il n’enfallut pas plus pour déchaîner la tempête.
« J’vas t’aider à fondre,moi ! » cria Lazare devenu furieux.
Il saisit sa femme à la gorge, tandis queGraziella s’efforçait d’arracher la malheureuse à l’étreintemeurtrière.
Drame silencieux. À part la voix sourde deLazare, qui continuait à proférer des injures, il se déroulait sansbruit. Ni Graziella, ni sa mère n’appelaient à leur aide. Qu’unpère martyrise sa fille, qu’un mari assassine sa femme, ce sont destares honteuses qu’il faut cacher à tous, fût-ce au prix de la vie.Dans un moment où son bourreau relâchait son étreinte, la douleurcependant arracha à Tullia le cri rauque que le Kaw-djer avaitentendu. Cette plainte involontaire mit au comble la fureur dudément. Ses doigts se refermèrent plus violemment.
Tout à coup, une main de fer broya son épaule.Contraint de lâcher prise, il alla rouler de l’autre côté de latente.
« De quoi ?… De quoi ?…balbutia-t-il.
– Silence ! » ordonna une voiximpérieuse.
L’ivrogne ne se le fit pas répéter. Sonexcitation subitement éteinte, il chut, comme dans un trou, dans unsommeil de plomb.
Le Kaw-djer s’était penché sur la femmeévanouie et s’empressait à la secourir. Halg, Rhodes et Hartlepool,entrés derrière lui, contemplaient la scène avec émotion.
Tullia enfin ouvrit les yeux. En apercevantdes visages étrangers, elle comprit sur-le-champ ce qui s’étaitpassé. Sa première pensée fut d’excuser celui dont la brutalitévenait de se manifester de si abominable manière.
« Merci, monsieur, dit-elle en sesoulevant. Ce n’était rien… C’est fini, maintenant… Suis-je sottede m’être ainsi effrayée !
– On le serait à moins ! s’écria leKaw-djer.
– Pas du tout, répliqua vivement Tullia.Lazare n’est pas méchant… Il voulait plaisanter…
– Est-ce qu’il lui arrive souvent deplaisanter ainsi ? demanda le Kaw-djer.
– Jamais, monsieur, jamais ! affirmaTullia. Lazare est un bon mari… De plus brave garçon, il n’y en apas…
– C’est faux », interrompit une voixdécidée.
Le Kaw-djer et ses compagnons se retournèrent.Ils aperçurent Graziella qu’ils n’avaient pas distinguée jusqu’icidans la pénombre de la tente, à peine éclairée par la lueurjaunâtre d’un fanal.
« Qui êtes-vous, mon enfant ?interrogea le Kaw-djer.
– Sa fille, répondit Graziella enmontrant l’ivrogne dont le bruit ne troublait pas le ronflementsonore. Quelque honte que j’en éprouve, il faut que je le dise pourqu’on me croie et qu’on vienne en aide à ma pauvre maman.
– Graziella !… implora Tullia enjoignant les mains.
– Je dirai tout, affirma la jeune filleavec force. C’est la première fois que nous trouvons desdéfenseurs. Je ne les laisserai pas partir sans avoir fait appel àleur pitié.
– Parlez, mon enfant, dit le Kaw-djeravec bonté, et comptez sur nous pour vous secourir et vousdéfendre. »
Ainsi encouragée, Graziella, d’une voixhaletante, raconta la vie de sa mère. Elle ne cacha rien. Elle ditla sublime tendresse de Tullia et de quel prix on l’avait payée.Elle dit l’avilissement de son père. Elle le montra traînant safemme par les cheveux, la rouant de coups, la piétinant avec rage.Elle évoqua les jours de misère, sans vêtements, sans feu, sanspain, parfois sans domicile, glorifiant sa mère martyrisée, dontl’héroïque douceur, au milieu de si cruelles épreuves, ne s’étaitjamais démentie.
En écoutant l’épouvantable récit, celle-cipleurait doucement. À la voix de sa fille, les tortures subiessortaient de l’ombre du passé et semblaient, pour mieux broyer soncœur, redevenir présentes, toutes à la fois. Sous leur poidsaccumulé, Tullia fléchissait. Elle s’abandonnait. La force luimanquait enfin pour défendre et protéger le bourreau.
« Vous avez bien fait de parler, monenfant, dit le Kaw-djer d’une voix émue, quand Graziella eut achevéson récit. Soyez certaine que nous ne vous abandonnerons pas et quenous viendrons en aide à votre mère. Pour ce soir, elle n’a besoinque de repos. Qu’elle s’efforce donc de dormir et qu’elle espère enun avenir meilleur. »
Lorsqu’ils se retrouvèrent au dehors, leKaw-djer, Harry Rhodes et Hartlepool se regardèrent un instant ensilence. Était-il possible qu’un homme en arrivât à ce degréd’ignominie ! Puis, ayant d’une large aspiration dilaté leurpoitrine oppressée, ils allaient se mettre en marche, quand lepremier s’aperçut que la petite troupe comptait un membre de moins.Halg n’était plus avec eux.
Supposant que le jeune homme était resté dansla tente de la famille Ceroni, le Kaw-djer y entra de nouveau. Halgétait bien là, en effet, si absorbé qu’il n’avait pas remarqué ledépart de ses compagnons et qu’il ne remarqua pas davantage leretour de l’un d’eux. Debout contre la paroi de toile, il regardaitGraziella, et son visage, en même temps que la pitié, exprimaitavec éloquence un véritable ravissement. À quelques pas, Graziella,les yeux baissés, se prêtait à cette contemplation avec une sortede complaisance. Les deux jeunes gens ne parlaient pas. Après cesviolentes secousses, ils laissaient leurs cœurs s’ouvrirsilencieusement à de plus douces émotions.
Le Kaw-djer sourit.
« Halg !… » appela-t-il àdemi-voix.
Le jeune homme tressaillit et, sans se faireprier, sortit de la tente. On se mit en route aussitôt.
Les quatre excursionnistes marchaient ensilence, chacun suivant le fil de sa pensée. Le Kaw-djer, lessourcils froncés, réfléchissait à ce qu’il venait de voir etd’entendre. Le plus grand service à rendre à ces deux femmes seraitévidemment de sevrer d’alcool leur tortionnaire. Était-ceréalisable ? Assurément, et même sans difficulté notable,l’alcool étant inconnu sur l’île Hoste, hormis celui provenant duJonathan et déposé sur la grève avec le reste de lacargaison. Il suffirait donc d’une ou deux sentinelles…
Soit ! mais qui les placerait, cessentinelles ? Qui oserait donner des ordres et formuler desinterdictions ? Qui s’arrogerait le droit de limiter d’unemanière quelconque la liberté de ses semblables et de substituerson initiative à la leur ? C’était faire acte de chef, cela,et il n’existait pas de chef sur l’île Hoste.
Allons donc !… En puissance tout aumoins, un chef y existait, au contraire. Et qui était-il, sinoncelui qui, seul, avait sauvé les autres d’une mort certaine ;qui, seul, avait l’expérience de cette contrée déserte ; qui,seul, possédait à un degré supérieur à tous intelligence, savoir etcaractère ?
C’eût été lâcheté de se mentir à soi-même. LeKaw-djer ne pouvait l’ignorer, c’est vers lui que cette populationmisérable tournait ses regards attentifs, c’est entre ses mainsqu’elle avait remis l’exercice de l’autorité collective, c’est delui qu’elle attendait, confiante, secours, conseils et décisions.Qu’il le voulût ou non, il ne pouvait échapper à la responsabilitéque cette confiance impliquait. Qu’il le voulût ou non, le chef,désigné par la force des choses et par le consentement tacite del’immense majorité des naufragés, c’était lui.
Eh quoi ! lui, le libertaire, l’hommeincapable de supporter aucune contrainte, il était dans le cas d’enimposer aux autres, et des lois devaient être édictées par celuiqui rejetait toutes les lois ! Suprême ironie, c’étaitl’apôtre anarchiste, l’adepte de la formule fameuse :« Ni Dieu, ni maître », qu’on transformait enmaître ; c’est à lui qu’on attribuait cette autorité dont sonâme haïssait le principe avec tant de sauvage fureur !
Fallait-il accepter l’odieuse épreuve ?Ne valait-il pas mieux s’enfuir loin de ces êtres aux âmesd’esclave ?…
Mais alors, que deviendraient-ils, livrés àeux-mêmes ? De combien de souffrances le déserteur neserait-il pas responsable ? Si on a le droit de chérir desabstractions, il n’est pas digne du nom d’homme, celui qui, pourl’amour d’elles, ferme les yeux devant les réalités de la vie, niel’évidence et ne peut se résoudre à sacrifier son orgueil pouratténuer la misère humaine. Quelque certaines que paraissent desthéories, il est grand d’en faire table rase, lorsqu’il estdémontré que le bien des autres l’exige.
Or, démonstration pouvait-elle être plus netteet plus claire ? N’avait-on pas constaté, ce soir-même, denombreux cas d’ivresse, sans parler de ceux, plus nombreux encorepeut-être, qui demeuraient ignorés ? Devait-on tolérer danscette foule paisible un tel abus de l’alcool, au risque d’yprovoquer des altercations, des rixes, voire des meurtres ?Les effets du poison, d’ailleurs, ne s’étaient-ils pas déjà faitsentir ? N’en avait-on pas, chez les Ceroni, constaté lesravages ?
On approchait de la tente habitée par lafamille Rhodes, on allait se séparer, que le Kaw-djer hésitaittoujours. Mais il n’était pas homme à fuir les responsabilités. Audernier moment, quelque douleur qu’il en dût éprouver, sarésolution fut prise. Il se tourna vers Hartlepool.
« Croyez-vous pouvoir compter sur lafidélité de l’équipage du Jonathan ?demanda-t-il.
– À l’exception de Kennedy et de Sirdey,le cuisinier, j’en réponds, dit Hartlepool.
– De combien d’hommesdisposez-vous ?
– De quinze hommes, moi compris.
– Les quatorze autres vousobéiront ?
– Assurément.
– Et vous ?
– Moi ?…
– Y a-t-il quelqu’un ici dont vous soyezdisposé à reconnaître l’autorité ?
– Mais… vous, monsieur… naturellement,répondit Hartlepool, comme si la chose était évidente.
– Pourquoi ?
– Dame ! monsieur… fit Hartlepoolembarrassé. Enfin, il faut bien, ici comme ailleurs, que les gensaient un chef. Cela va de soi, que diable !
– Et pourquoi serais-je lechef ?
– Il n’y en a pas d’autre », ditHartlepool, en ponctuant de ses bras ouverts son irréfutableargument.
La réponse était péremptoire, en effet. Il n’yavait rien à répliquer.
Après un nouvel instant de silence, leKaw-djer prononça d’une voix ferme :
« À partir de ce soir, vous ferez garderle matériel débarqué du Jonathan. Vos hommes se relaierontdeux par deux et ne laisseront approcher personne. Ilssurveilleront l’alcool avec une attention particulière.
– Bien, monsieur, répondit simplementHartlepool. Ce sera fait dans cinq minutes.
– Bonsoir », dit le Kaw-djer quis’éloigna à grands pas, mécontent de lui-même et des autres.
La Wel-Kiej revint le 15 avril dePunta-Arenas. Dès qu’on l’aperçut, les émigrants, impatients deconnaître leur sort, se massèrent en rangs serrés sur le point durivage vers lequel elle se dirigeait.
Le groupement de cette foule s’effectua delui-même suivant les lois immuables qui régissent les attroupementssur toute la surface de notre planète imparfaite, ce qui revient àdire que les plus forts s’emparèrent des meilleures places. Enarrière, furent reléguées les femmes. De là, elles ne pouvaientrien voir, ni rien entendre, mais elles n’en bavardaient qu’avecplus d’entrain en échangeant des commentaires aussi assourdissantsque prématurés sur les nouvelles encore inconnues qu’apportait lachaloupe. En avant, c’était les hommes, à une distance du bord del’eau inversement proportionnelle à leur vigueur et à leurbrutalité. Quant aux enfants, pour qui tout est prétexte à jeux, ils’en trouvait un peu partout. Les plus petits pépiaient comme desmoineaux, en gambadant à la périphérie du groupe ; d’autresétaient noyés dans sa masse, sans pouvoir ni avancer, nireculer ; d’autres, ayant réussi à le traverser de part enpart, tendaient leurs frimousses curieuses entre les jambes dupremier rang ; de quelques-uns, enfin, les plus dégourdis, lecorps tout entier, après la tête, était passé.
Le jeune Dick figurait, cela va sans dire,parmi ces débrouillards, et, non seulement il avait triomphé detous les obstacles pour son compte personnel, mais il avaitentraîné dans son sillage son inséparable Sand et un autre enfantavec lequel les deux mousses avaient noué, depuis huit jours, uneamitié qui se perdait déjà dans la nuit des temps. Cet enfant,Marcel Norely, du même âge que ses deux camarades, possédait lemeilleur des titres à leur affection, puisqu’il avait besoin deleur protection. C’était un être chétif, au visage souffreteux, et,qui plus est, un infirme, sa jambe droite, frappée de paralysie,étant demeurée de quelques centimètres plus courte que la gauche.Cet inconvénient n’altérait nullement, d’ailleurs, la bonne humeurdu petit Marcel, ni son ardeur aux jeux, dans lesquels il brillaittout comme un autre, grâce à une béquille dont il se servait avecune remarquable habileté.
Pendant que les émigrants accouraient entumulte sur la grève, Dick, et à sa suite Sand et Marcel, s’étaitinsinué entre les premiers arrivés, dont son front atteignait toutau plus la taille, et avait réussi à se placer devant eux. Ce hautfait ne put malheureusement s’accomplir sans déranger plus ou moinsles précédents occupants, et le hasard voulut que l’un de ceux-cifût Fred Moore, l’aîné de ces deux frères dont Harry Rhodes avaitsignalé au Kaw-djer la nature violente.
Fred Moore, homme bien en chair et haut deprès de six pieds, poussa un juron sonore en se sentant ébranlévers la base. Cela suffit pour exciter la verve gouailleuse deDick. Il se retourna vers Sand et Marcel en train de forcer lepassage à son exemple.
« Eh là !… dit-il, ne poussez doncpas comme ça ce gentleman, mille diables !… À quoi celasert-il ? Nous n’avons qu’à nous placer derrière lui et àregarder par-dessus sa tête. »
La prétention, étant donné la stature réduitedu minuscule orateur, était si outrecuidante que les voisins nepurent s’empêcher de rire, ce qui mit Fred Moore de très mauvaisehumeur. Le sang afflua à son visage.
« Moucheron !… fit-il d’un tonméprisant.
– Merci du compliment, Votre Honneur,quoique vous prononciez mal l’anglais. C’est « gentil »qu’il faut dire, railla Dick, en abusant des consonances analoguesde « gnat » (moustique) et de « natty »(gentil). »
Fred Moore fit un pas en avant, mais ses plusproches voisins le retinrent, en lui conseillant de laisser cesenfants. Dick en profita pour s’éloigner avec ses deux amis, ensuivant le bord de la mer devant d’autres émigrants d’humeur plusconciliante.
« Tout à l’heure, menaça Fred Mooreobligé à l’immobilité, je te tirerai les oreilles, mongarçon. »
Dick, bien à l’abri maintenant, toisa de basen haut son adversaire.
« Pour ça, il faudrait une échelle,camarade ! » dit-il d’un air superbe qui déchaîna denouveaux rires.
Fred Moore haussa les épaules, et Dick,satisfait d’avoir eu le dernier mot, cessa de s’occuper de lui,pour reporter toute son attention sur la chaloupe, dont l’étravefaisait crier au même instant le gravier du rivage.
Dès qu’elle fut arrêtée, Karroly sauta dansl’eau et vint fixer solidement son ancre sur la terre ferme. Ilaida ensuite son passager à débarquer, puis s’éloigna avec Halg etle Kaw-djer, tout heureux de les revoir après cette longueabsence.
S’il est vrai que, chez les Fuégiens, lessentiments affectifs soient, en général, assez peu développés, ilne l’est pas moins que le pilote faisait exception à la règle. Lesregards dont il couvrait son fils et le Kaw-djer en eussent aubesoin témoigné. Pour ce dernier, il était bien le bon chien fidèleet dévoué dont son aspect évoquait l’idée.
Son aveugle dévouement ne pouvait être égaléque par celui, aussi vif, mais plus conscient de Halg. Si Karrolyétait le père du jeune homme au sens naturel du mot, le Kaw-djerétait son père spirituel. À l’un il devait la vie, à l’autre sonintelligence, que les leçons du mystérieux solitaire avaientfaçonnée et qu’elles avaient meublée de sentiments et d’idéesinconnues des indigènes déshérités de l’archipel.
Cette affection qu’il portait au Kaw-djer,celui-ci la lui rendait largement. Halg était le seul être capabled’émouvoir encore cet homme désenchanté, qui ne connaissait plusd’autre amour, hors celui qu’il éprouvait pour un enfant, qu’unaltruisme collectif et impersonnel, d’une grandeur admirableassurément, mais dont l’ampleur même semble plus adéquate au cœurinfini d’un Dieu qu’à l’âme médiocre des créatures. Est-ce pourcela, est-ce parce qu’ils ont l’obscure notion de cettedisproportion, que, malgré sa beauté resplendissante, un telsentiment étonne plus qu’il ne charme les autres hommes, et leursemble-t-il inhumain à force d’être au-dessus d’eux ?Peut-être, en jugeant par la pauvreté de leur propre cœur,estiment-ils que la part de chacun est bien petite d’un amour ainsidivisé entre tous et que, s’il est moins sublime, il est meilleurde se donner sans réserve à quelques-uns.
Pendant que ces trois êtres si étroitementunis s’entretenaient des incidents du voyage et s’abandonnaient auplaisir de se revoir, les émigrants, pressés autour de GermainRivière, s’enquéraient des résultats de sa mission. Les questionsse croisaient, diversement formulées, mais se réduisant en somme àcelle-ci : Pourquoi la chaloupe était-elle revenue, etpourquoi n’apercevait-on pas à sa place un navire assez grand pourrapatrier tout le monde ?
Germain Rivière, ne sachant auquel entendre,réclama de la main le silence, puis, en réponse à une interrogationprécise formulée par Harry Rhodes, il raconta brièvement sonvoyage. À Punta-Arenas, il avait vu le gouverneur, M. Aguire,qui, au nom du gouvernement chilien, avait promis de secourir lesvictimes de la catastrophe. Toutefois, aucun bateau d’un tonnagesuffisant pour transporter les naufragés ne se trouvant alors àPunta-Arenas, ceux-ci devaient s’armer de patience. La situation neprésentait, d’ailleurs, rien d’inquiétant. Puisqu’on disposait d’unmatériel en bon état et de vivres pour près de dix-huit mois, onpourrait attendre sans danger.
Or, il ne fallait pas se dissimuler quel’attente serait forcément assez longue. L’automne commençait àpeine, et il n’eût pas été prudent d’envoyer sans urgence absolueun bâtiment dans ces parages à cette époque de l’année. Il était del’intérêt commun que le voyage fût remis au printemps. Dès le débutd’octobre, c’est-à-dire dans six mois, un navire serait expédié àl’île Hoste.
La nouvelle, passant de bouche en bouche, futinstantanément transmise du premier au dernier rang. Elle produisitchez les naufragés un effet de stupeur. Eh quoi ! on étaitdans la nécessité de perdre six longs mois dans ce pays où il étaitimpossible de rien entreprendre, puisqu’il faudrait le quitter auprintemps après y avoir inutilement subi les rigueurs del’hiver ! La foule, naguère si bruyante, était devenuesilencieuse. On échangeait des regards accablés. Puis l’accablementfit place à la colère. Des invectives violentes furent proférées àl’adresse du gouverneur de Punta-Arenas. La colère, cependant, netarda pas à s’apaiser, faute d’aliments, et les émigrantscommencèrent à se disperser et à regagner les tentes d’un airmorne.
Mais, attirés au passage par un autre groupeen voie de formation, ils s’arrêtaient machinalement, sans mêmes’apercevoir qu’en s’agrégeant à ce second groupe alimenté par leséléments désassociés du premier, ils se transformaient ipsofacto en auditeurs de Ferdinand Beauval. Celui-ci avait jugé,en effet, l’occasion favorable au placement d’un nouveau discourset, comme précédemment, il haranguait ses compagnons du haut d’unrocher élevé à la dignité de tribune. Ainsi qu’on peut le supposer,l’orateur socialiste n’était pas tendre pour le régime capitalisteen général et, en particulier, pour le gouverneur de Punta-Arenasqui, d’après lui, en était le produit naturel. Il stigmatisait avecéloquence l’égoïsme de ce fonctionnaire dénué de la plusélémentaire humanité, qui laissait si allègrement un tel nombre demalheureux exposés à tous les dangers et à toutes les misères.
Les émigrants ne prêtaient qu’une oreilledistraite à la diatribe du tribun. À quoi tendait ceverbiage ? Beauval pouvait bien en clamer pire encore, cen’est pas cela qui ferait avancer d’un pas leurs affaires. Pouraméliorer leur sort il fallait des actes, non des mots. Mais quelsactes ? Personne, à vrai dire, n’en savait rien. Etpéniblement, ils cherchaient, sans grand espoir de la trouver, lasolution du problème, en tenant baissés vers le sol leurs yeuxingénus.
Une idée, pourtant, naissait peu à peu dansces cervelles obscures. Ce qu’il fallait faire, quelqu’un le savaitpeut-être. Peut-être celui qui les avait déjà tirés de plus d’unmauvais pas donnerait-il le moyen de remédier à cette situation,quand il en serait instruit. C’est pourquoi ils coulaient detimides regards du côté du Kaw-djer, vers lequel se dirigeaientprécisément Harry Rhodes et Germain Rivière. Chaque membre d’unepopulation de douze cents âmes ne pouvant prendre à lui seul unedécision pour l’ensemble, le plus simple, après tout, était de s’enrapporter au Kaw-djer, à son dévouement, à son expérience, un telparti ayant, en tout cas, l’inappréciable avantage de rendresuperflue la réflexion pour les autres.
S’étant ainsi libérés de tout souci immédiat,les émigrants délaissèrent, les uns après les autres, FerdinandBeauval, dont l’auditoire fut bientôt réduit à son ordinaire noyaude fidèles.
Harry Rhodes, accompagné de Germain Rivière,se mêlant au groupe formé par les deux Fuégiens et le Kaw-djer, mitcelui-ci au courant des événements, lui fit connaître la réponse dugouverneur de Punta-Arenas, et lui exposa les angoisses desémigrants redoutant la rigueur d’un hiver antarctique.
Sur ce dernier point, le Kaw-djer rassura soninterlocuteur. L’hiver, en Magellanie, est à la fois moins rude etmoins long qu’en Islande, au Canada ou dans les Étatsseptentrionaux de l’Union américaine, et le climat de l’Archipelvaut bien, à tout prendre, celui de la basse Afrique, où se rendaitle Jonathan.
« J’en accepte l’augure, dit HarryRhodes, conservant néanmoins un peu de scepticisme. Quoi qu’il ensoit, ne serait-il pas, en tout cas, préférable d’hiverner sur laTerre de Feu, qui offre peut-être quelques ressources, plutôt quesur l’île Hoste où nous n’avons jusqu’ici rencontré âme quivive ?
– Non, répondit le Kaw-djer. Setransporter sur la Terre de Feu n’aurait aucun avantage etprésenterait au contraire de grands inconvénients au point de vuedu matériel qu’on serait contraint d’abandonner. Il faut rester surl’île Hoste, mais quitter sans retard l’endroit où l’on a campéjusqu’ici.
– Pour aller où ?
– À la baie Scotchwell que nous avonscontournée pendant notre excursion. Là, nous trouverons sans peineun emplacement convenable pour les maisons démontables provenant dela cargaison du Jonathan,alors qu’il n’existe pas ici unpouce de terrain plat.
– Quoi ! s’écria Harry Rhodes, vousconseillez de transporter à deux milles d’ici un matériel aussilourd et de procéder à une véritable installation !
– C’est absolument nécessaire, affirma leKaw-djer. Outre que l’exposition de la baie Scotchwell estexcellente et à l’abri des vents d’Ouest et du Sud, la rivière quis’y jette fournira l’eau potable en abondance. Quant à s’installerplus sérieusement, non seulement c’est nécessaire, mais c’esturgent. Le grand ennemi dans cette région, c’est l’humidité. Ilimporte avant tout de se défendre contre elle. J’ajoute qu’il n’y apas de temps à perdre, l’hiver pouvant débuter d’un jour àl’autre.
– Vous devriez dire tout cela à noscompagnons, proposa Harry Rhodes. Ils se rendraient un compte plusexact de leur situation quand elle leur aurait été exposée parvous.
– Je préfère que vous vous chargiez de cesoin, répliqua le Kaw-djer. Mais je reste, bien entendu, à ladisposition de tous, si on a besoin de moi. »
Harry Rhodes s’empressa de rapporter cetteconversation aux émigrants. À sa grande surprise, ils ne reçurentpas la communication aussi mal qu’on aurait pu s’y attendre. Ladéception qu’ils venaient d’éprouver avait semé parmi eux ledécouragement, et ils étaient trop heureux de se trouver enprésence d’une besogne précise dont quelqu’un prenait laresponsabilité de garantir les bons effets. L’invincible espoir quisommeille jusqu’à la mort dans le cœur de l’homme faisait le reste.Tout autre changement eût également paru devoir être le salut. Onse fit une fête de l’installation à la baie Scotchwell et l’on s’enpromit des merveilles.
Seulement, par quel bout commencer ?Quels moyens employer pour mener à bien le transport du matérielsur un parcours de deux milles, le long de cette grève rocheuse oùn’existait même pas l’apparence d’un sentier ? À la prièregénérale, Harry Rhodes dut retourner auprès du Kaw-djer, pour luidemander de bien vouloir organiser le travail dont il avait signalél’urgence.
Celui-ci ne fit aucune difficulté pourobtempérer à ce désir, et, sous sa direction, on se mit à l’œuvresur-le-champ.
On créa d’abord, à la limite des plus hautesmarées, un rudiment de route, en aplanissant le sol autour desroches les plus grosses, et en écartant celles qu’il était possiblede déplacer sans trop de peine. Dès le 20 avril ce travailpréliminaire était terminé. On s’attaqua aussitôt au transportproprement dit.
On utilisa dans ce but les plates-formescréées pour le déchargement du Jonathan. Fractionnées enplateaux plus petits et munies, en guise de roues, de troncsd’arbres soigneusement arrondis et dressés, elles fournirent ungrand nombre de véhicules primitifs, auxquels s’attelèrent lesémigrants, hommes, femmes et enfants. Bientôt, la longue théorie deces chariots grossiers traînés par leurs attelages humains s’égrenasur le rivage entre la falaise et la mer. Le spectacle ne manquaitpas de pittoresque. Que de cris s’échappaient de ces douze centspoitrines haletantes !
La chaloupe était d’un puissant secours. On lachargeait des pièces les plus lourdes ou les plus fragiles, et, dulieu du naufrage à la baie Scotchwell, elle faisait un incessantva-et-vient, sous la conduite de Karroly et de son fils. Le travailallait être, grâce à elle, notablement abrégé.
Il convenait de s’en féliciter, car àplusieurs reprises, on fut retardé par le mauvais temps. L’hiverpréludait à ses colères par des troubles avant-coureurs. Il fallaitalors se réfugier sous les tentes laissées en place jusqu’audernier moment et attendre l’accalmie permettant de se remettre àl’ouvrage.
Non content de prodiguer encouragements etconseils le Kaw-djer prêchait d’exemple. Jamais il ne restaitinactif. Sans cesse en marche sur le chemin suivi par le convoi, ilse trouvait toujours à point nommé pour donner un conseil ou uncoup de main. Les émigrants considéraient avec étonnement cet hommeinfatigable qui s’astreignait volontairement à partager leurs rudestravaux, alors que rien ne l’eût empêché de repartir comme il étaitvenu.
En vérité, le Kaw-djer n’y songeait pas. Toutentier à la tâche que le hasard lui avait fait entreprendre, il s’ylivrait sans arrière pensée, satisfait de pouvoir être utile àcette foule misérable, et, par cela même, près de son cœur.
Mais tout le monde n’atteignait pas à sahauteur morale, et d’autres caressaient pour leur propre compte cesprojets de désertion qui, pas un instant, n’avaient effleuré sonesprit. Rien de plus facile, en somme, que de s’emparer de lachaloupe, de hisser la voile et de cingler vers une région plusclémente. On n’avait pas à craindre d’être poursuivi, puisque lesémigrants ne disposaient d’aucune embarcation. Cela était si simplequ’il y avait lieu d’être surpris que personne ne l’eût tentéjusqu’ici.
Ce qui s’y était opposé, sans doute, c’est quela Wel-Kiejne restait jamais sans gardiens, Halg etKarroly, qui la pilotaient pendant le jour, y couchant, la nuitvenue, en compagnie du Kaw-djer. Force avait donc été à ceux quiprojetaient de s’en rendre maître, d’attendre une occasionfavorable.
Cette occasion se présenta enfin le 10 mai. Cejour-là, au retour de son premier voyage à la baie Scotchwell, leKaw-djer aperçut les deux Fuégiens qui gesticulaient sur le rivage,tandis que la Wel-Kiej, distante déjà de plus de troiscents mètres, s’éloignait cap au large, toutes voiles dehors. Àbord, on distinguait quatre hommes dont la distance empêchait dereconnaître les traits.
Quelques mots rapidement échangés luiapprirent ce qui s’était passé. On avait profité, pour sauter àbord du bateau, d’une courte absence de Karroly et de son fils.Quand ceux-ci s’étaient aperçus du rapt, il était trop tard pours’en défendre.
À mesure qu’ils revenaient du nouveaucampement, les émigrants se rassemblaient en nombre croissantautour du Kaw-djer et de ses deux compagnons. Impuissants etdésarmés, ils regardaient en silence la chaloupe que la briseinclinait gracieusement. C’était un malheur sérieux pour tous lesnaufragés, qui perdaient à la fois un précieux moyen d’accélérerleur travail actuel, et la possibilité de se mettre au besoin encommunication avec le reste du monde. Mais, pour les propriétairesde la Wel-Kiej, le malheur se transformait endésastre.
Toutefois, le Kaw-djer ne montrait par aucunsigne la colère dont son cœur devait déborder. Le visage fermé,froid, impassible, comme toujours, il suivait des yeux le bateau.Bientôt, celui-ci disparut derrière une saillie du rivage. Aussitôtle Kaw-djer se retourna vers le groupe qui l’entourait :
« Au travail ! » dit-il d’unevoix calme.
On se remit à l’ouvrage avec une nouvelleardeur. La perte de la chaloupe rendait nécessaire une hâte plusgrande, si l’on voulait être prêt avant que l’hiver ne fûtdéfinitivement installé. Même, il y avait lieu de s’applaudir quece vol abominable n’eût pas été commis dès les premiers jours dutransport. Peut-être, dans ce cas, eût-il été impossible d’en venirà bout. Fort heureusement, à cette date du 10 mai, il était presqueterminé et un peu de courage devait suffire à le mener à bonnefin.
Les émigrants admiraient la sérénité duKaw-djer. Rien n’était changé dans son attitude habituelle, et ilcontinuait à faire preuve de la même bonté et du même dévouementque par le passé. Son influence en fut notablement accrue.
Un incident, au cours de cette journée du 10mai, acheva de le rendre tout à fait populaire.
Il aidait à ce moment à traîner l’un deschariots sur lequel étaient entassés plusieurs sacs de semences,quand son attention fut attirée par des cris de douleur. S’étantdirigé rapidement vers l’endroit d’où venaient ces cris, ildécouvrit un enfant d’une dizaine d’années qui gisait sur le sol etpoussait de lamentables gémissements. À ses questions, l’enfantrépondit qu’il était tombé du haut d’un rocher, qu’il ressentaitune vive douleur dans la jambe droite et qu’il lui était impossiblede se relever.
Un certain nombre d’émigrants, rangés encercle derrière le Kaw-djer, échangeaient des réflexionssaugrenues. Les parents de l’enfant ne tardèrent pas à se joindre àl’attroupement, et leurs plaintes bruyantes augmentèrent laconfusion.
Le Kaw-djer imposa, d’une voix ferme, silenceà tout ce monde et procéda à l’examen du blessé. Autour de lui, lesémigrants tendaient le cou, s’émerveillant de la sûreté et del’adresse de ses gestes. Il diagnostiqua sans peine une fracturesimple du fémur, et la réduisit habilement. Au moyen de bouts debois transformés en attelles, il immobilisa alors le membre briséqu’il banda avec des lambeaux de toile, puis l’enfant futtransporté à la baie Scotchwell sur un brancard improvisé.
Tout en surveillant le travail de ses mains,le Kaw-djer rassurait les parents éplorés. Cela ne serait rien.L’accident n’aurait pas de suite fâcheuse, et dans deux mois iln’en subsisterait aucune trace. Peu à peu le père et la mèrereprenaient confiance. Ils furent complètement rassérénés, quand,le pansement terminé, leur fils déclara qu’il ne souffraitplus.
De ces faits, qui furent en un instant connusde tout le monde, un grand respect rejaillit sur le Kaw-djer. Ilétait décidément le génie bienfaisant des naufragés. On n’en étaitplus à compter ses services. Désormais, on s’attendit à mieuxencore. De plus en plus, on prit l’habitude de se reposer sur lui,et, de plus en plus, ces êtres rudes et puérils se sentirentrassurés et réconfortés par sa présence au milieu d’eux.
Le soir même du 10 mai, on procéda à unerapide enquête afin de découvrir les auteurs du vol de laWel-Kiej. Dans cette foule ondoyante où ne régnait aucunediscipline, les résultats de l’enquête furent nécessairement fortincertains. Elle permit toutefois de suspecter avec une grandevraisemblance quatre individus que personne n’avait aperçus pendanttout le cours de la journée. Deux appartenaient à l’équipage, lecuisinier Sirdey et le matelot Kennedy. Les autres étaient deuxémigrants fort mal notés dans l’esprit public, deux prétendusouvriers du nom de Furster et de Jackson.
À l’égard des premiers, les événements nedevaient pas permettre d’obtenir une certitude, mais on ne tarda àavoir la preuve que les soupçons s’étaient à bon droit portés surles deux autres. Le lendemain matin, en effet, Kennedy et Sirdeyétaient de nouveau présents et accomplissaient comme de coutumeleur part de travail. À vrai dire, ils paraissaient brisés defatigue. Sirdey même semblait blessé. Il marchait avec peine, et deprofondes écorchures labouraient son visage.
Hartlepool connaissait de longue main cetriste sire dont la nature vile lui inspirait un complet mépris. Ill’interpella rudement :
« Où étais-tu, hier, coq[2] ?
– Où j’étais ?… répondithypocritement Sirdey. Mais où je suis tous les jours bienentendu.
– Personne ne t’a vu, cependant, maîtrefourbe. Ne te serais-tu pas égaré plutôt du côté de lachaloupe ?
– De la chaloupe ?… répéta Sirdey duton d’un homme qui n’y comprend rien.
– Hum !… » fit Hartlepool.
Il reprit :
« Pourrais-tu me dire d’où te viennentces écorchures ?
– Je suis tombé, expliqua Sirdey. Il mesera même impossible de prêter la main aux autres aujourd’hui.C’est à peine si je peux marcher.
– Hum !… » fit encore ens’éloignant Hartlepool, comprenant qu’il ne tirerait rien ducauteleux personnage.
Quant à Kennedy, il n’y avait même pas deprétexte pour l’interroger. Bien qu’il fût d’une pâleur de cire etparût être fort mal en point, il avait repris sans mot dire sesoccupations ordinaires.
On se mit donc au travail le 11 mai à l’heurehabituelle sans que le problème fût résolu. Mais une surpriseattendait à la baie Scotchwell ceux qui y arrivèrent les premiers.Sur le rivage, à peu de distance de l’embouchure de la rivière,deux cadavres étaient étendus, ceux de Jackson et de Furster. Prèsd’eux gisait la chaloupe éventrée, aux trois quarts pleine d’eau etde sable.
Dès lors, l’aventure se reconstituaitaisément. Le bateau mal dirigé avait dû toucher sur des récifs, unpeu au-delà de la baie. Une voie d’eau s’était déclarée, etl’embarcation alourdie avait chaviré. Des quatre hommes qui lamontaient, deux, Kennedy et Sirdey selon toute probabilité, avaientréussi à gagner la terre à la nage, mais les deux autres n’avaientpu échapper à la mort, et, à la première marée, leurs corps étaientvenus à la côte, en même temps que la Wel-Kiej à demifracassée par la houle.
Après sérieux examen, le Kaw-djer reconnut queles débris de la chaloupe étaient encore utilisables. Si la plupartdes bordés étaient plus ou moins brisés, la membrure n’avait quetrès peu souffert, et la quille était intacte. Ce qui restait de laWel-Kiej fut donc hissé à force de bras hors de l’atteintede la mer en attendant le moment où l’on aurait le loisir de laréparer.
Le transport du matériel fut entièrementachevé le 13 mai. Sans perdre de temps, on se mit en devoird’installer les maisons démontables. On vit celles-ci, d’un trèsingénieux système, s’élever à vue d’œil avec une rapiditéprodigieuse. Aussitôt terminées, elles étaient immédiatementoccupées, non sans donner chaque fois prétexte à de violentesaltercations. Il s’en fallait de beaucoup, en effet, qu’ellesfussent en assez grand nombre pour contenir douze cents personnes.C’est tout au plus si les deux tiers des naufragés pouvaientraisonnablement espérer y trouver place. De là, nécessité deprocéder à une sélection.
Cette sélection s’opéra à coups de poings. Lesplus robustes, ayant commencé par s’emparer des divers éléments desmaisons démontables, prétendirent défendre l’accès de celles-ci,lorsqu’elles furent édifiées. Quelle que fût leur vigueur, il leurfallut toutefois céder au nombre et entrer en composition avec unepartie de ceux qu’ils essayaient d’évincer. Il y eut ainsi uneseconde série d’élus, et par conséquent une seconde sélection,basée, comme la première, sur la force des compétiteurs. Puis,quand les maisons abritèrent des garnisons assez imposantes pourêtre en état de braver sans péril le surplus des émigrants, cesderniers furent définitivement éliminés.
Près de cinq cents personnes, des femmes etdes enfants en majorité, furent ainsi réduites à se contenter del’abri des tentes. Plus rares étaient les hommes, en général despères et des maris obligés de suivre le sort de leur famille. Parmiles autres, figuraient le Kaw-djer et ses deux compagnons fuégiens,qui n’en étaient plus à redouter les nuits passées en plein air,ainsi que les survivants de l’équipage du Jonathanauxquels Hartlepool avait intimé l’abstention. Ces braves genss’étaient inclinés sans un murmure, jusques et y compris Kennedy etSirdey, qui, depuis l’aventure de la chaloupe, faisaient montred’un zèle et d’une docilité inaccoutumés. Au nombre des moinsfavorisés, on comptait également John Rame et Fritz Gross que leurfaiblesse physique avait écartés de la lutte, et pareillement lafamille Rhodes, dont le chef n’était pas d’un caractère à faireappel à la violence.
Ces cinq cents personnes se logèrent donc sousles tentes. La diminution du nombre des occupants permit d’employerdeux enveloppes superposées et séparées par une couche d’air, cequi les rendit, en somme, assez confortables. Pendant ce temps, lesuns achevaient l’aménagement intérieur des maisons, en bouchaientles joints, en obstruaient les moindres fissures, l’important,d’après les indications du Kaw-djer, étant de se défendre contre lapénétrante humidité de la région ; les autres faisaientprovision de bois aux dépens de la forêt voisine ou répartissaientles vivres en quantité suffisante pour assurer à tous quatre moisd’existence, tandis que les maçons, dont on comptait une vingtaineparmi les ouvriers émigrants, construisaient en hâte des poêlesrudimentaires.
Ces travaux n’étaient pas encore tout à faitterminés le 20 mai, quand l’hiver, heureusement très en retardcette année, fondit sur l’île Hoste sous forme d’une tempête deneige d’une effroyable violence. En quelques minutes, la terre futrecouverte d’un blanc linceul d’où jaillissaient les arbrescouverts de givre. Le lendemain, les communications étaientdevenues très difficiles entre les diverses fractions ducampement.
Mais désormais on était paré contrel’inclémence de la température. Calfeutrés dans leurs maisons ousous la double enveloppe des tentes, chauffés par d’ardentesflambées de bois, les naufragés du Jonathan étaient prêtsà braver les rigueurs d’un hivernage antarctique.
Quinze jours durant, la tempête hurla sansinterruption, la neige tomba en épais flocons. Pendant ces deuxsemaines, les émigrants, contraints de se terrer sous leurs abris,purent à peine se risquer en plein air.
Triste pour tous, cette claustration forcée,assurément, mais plus peut-être pour ceux qui s’étaient attribué lajouissance des maisons démontables. Ces maisons n’étaient formées,en somme, que de panneaux boulonnés entre eux et manquaient du plusélémentaire confortable. Pourtant, séduits par leur aspect – àmoins que ce fût seulement par ce nom de maisons ! –les émigrants se les étaient disputées, et maintenant ils s’yentassaient au-delà de toute raison. Elles étaient transformées envéritables dortoirs, où se touchaient les paillasses jetées à mêmesur le parquet, dortoirs qui devenaient salles communes et cuisinependant les courtes heures de jour. De cet entassement, de cettecohabitation de plusieurs ménages résultait nécessairement unepromiscuité de tous les instants, aussi fâcheuse au point de vue del’hygiène, que défavorable au maintien de la bonne entente. Ledésœuvrement et l’ennui sont, en effet, fertiles en disputes, etl’on s’ennuyait ferme dans ces demeures bloquées par la neige.
À vrai dire, les hommes trouvaient encore àoccuper leurs loisirs. Ils s’ingéniaient à meubler grossièrementces maisons dépourvues du plus petit commencement de mobilier. Àcoups de hachettes, ils taillaient sièges et tables dont on sedébarrassait, la nuit venue, afin de pouvoir étendre lespaillasses. Mais les femmes ne disposaient pas de cette ressource.Quand elles avaient donné leurs soins aux enfants, quand ellesavaient vaqué à la cuisine que l’usage des conserves simplifiaitnotablement, il ne leur restait plus que le bavardage pour user lesheures lentes. Elles ne s’en privaient pas. À défaut des jambes,les langues marchaient, et, on ne l’ignore pas, l’intempérance delangue est trop souvent, elle aussi, génératrice de discordes.C’était merveille qu’il n’en fût pas survenu dès le premierjour.
Si ceux qui occupaient les tentes étaientmoins bien garantis contre les intempéries, ils ne laissaient pasde bénéficier de certains avantages à d’autres égards. Ilsdisposaient de plus de place, et même quelques familles, parmilesquelles les familles Rhodes et Ceroni, avaient la jouissanced’une tente entière. Les cinq Japonais, étroitement unis entre eux,habitaient aussi l’une des tentes où ils vivaient à l’écart.
Tentes et maisons étaient disséminées selonles caprices individuels. Personne n’ayant dirigé le travaild’installation, le dessin du campement ne répondait à aucun planpréconçu. Il ressemblait, non à une bourgade, mais àl’agglomération fortuite de maisons isolées, et l’on eût été bienembarrassé s’il se fût agi de tracer des rues.
Cela, d’ailleurs, était sans importance,puisqu’il ne s’agissait pas de fonder un établissement durable. Auprintemps, on démolirait maisons et tentes, et chacun retrouveraitsa patrie et sa misère.
Le campement s’étendait sur la rive droite dela rivière qui, venue de l’Ouest, le touchait en un point, puis serecourbait aussitôt sur elle-même et courait au Nord-Ouest pouraller se jeter dans la mer trois kilomètres plus loin. Laconstruction la plus occidentale s’élevait sur la rive même.C’était une maison démontable de proportions si exiguës que troispersonnes seulement avaient pu y trouver place. Sans dispute, sanscris, procédant en silence, un des émigrants, du nom de Patterson,s’était adjugé, dès le premier jour, les éléments constitutifs decette maison et, afin que personne ne la lui disputât, il avaittout de suite porté le nombre de ses habitants au maximum pratique,en en offrant la jouissance indivise à deux autres naufragés. Cetteoffre n’avait pas été faite au hasard. Patterson, de complexionplutôt débile, s’était adjoint fort intelligemment deux compagnonstaillés en hercules et disposant de poings capables de défendre aubesoin la propriété collective.
Tous deux de nationalité américaine, l’un senommait Blaker et l’autre Long. Le premier était un jeune paysan devingt-sept ans, de caractère assez jovial, mais affligé d’uneboulimie qui compliquait déplorablement sa vie. La misère quiformait son lot ne lui permettant pas d’apaiser son insatiableappétit, il avait eu faim depuis sa naissance, au point qu’ils’était finalement résigné à s’expatrier dans l’unique espoird’arriver à manger tout son saoul. Le second était un ouvrier,forgeron de son état, à la cervelle petite et aux muscles énormes,une brute solide et malléable comme le fer rouge qu’ilmartelait.
Quant à Patterson, s’il faisait aujourd’huipartie de cette foule de naufragés, lui du moins n’y avait pas étépoussé par l’excès de sa misère, mais par un âpre désir de gain. Lesort s’était montré pour lui hostile et secourable à la fois. Ill’avait fait naître, il est vrai, seul, pauvre et nu sur le bordd’une route irlandaise, mais, à titre de compensation, il l’avaitdoué d’une avarice prodigieuse, c’est-à-dire du moyen d’acquérirtous les biens qui lui manquaient lors de sa venue sur la terre.Grâce à elle, il avait en effet réussi à amasser dès l’âge devingt-cinq ans un respectable pécule. Travail acharné, privationsde cénobite, voire, quand l’occasion s’en présentait, cyniqueexploitation d’autrui, rien ne l’avait rebuté pour obtenir cerésultat.
Cependant, quel que soit son génie, un paysan,dénué du moindre capital initial, ne peut progresser que lentementsur le chemin de la fortune. Le champ qui lui est offert est troppetit pour permettre une rapide ascension. Patterson ne s’élevaitdonc que péniblement, à force de courage, de renoncement etd’astuce, quand de mirifiques récits sur les chances qu’un hommesans scrupules rencontre en Amérique étaient parvenus à sesoreilles. Grisé par ces merveilleux racontars, il ne rêva plus queNouveau Monde et projeta d’aller, après tant d’autres, y chercheraventure, non pour suivre les traces de ces milliardaires sortiscomme lui-même, pourtant, des dernières couches sociales, mais dansl’espoir moins inaccessible d’y faire grossir son bas de laine plusvite que dans la mère patrie.
À peine sur le sol de l’Amérique, il futsollicité par la réclame intensive de la Société de la baie deLagoa. Confiant dans les séduisantes promesses de cette Société, ilse dit qu’il trouverait là un champ vierge où son petit capitalpourrait s’employer fructueusement et, avec mille autres, ils’embarqua sur le Jonathan.
Certes, l’événement trompait son espoir. MaisPatterson n’était pas de ceux qui se découragent. En dépit dunaufrage, sans rien montrer de la déception qu’il devait éprouver,il s’entêtait à poursuivre sa chance avec la même patienteobstination. Si, dans le malheur commun, un seul des naufragésdevait arriver à gagner quelque chose, ce serait luiassurément.
Aidé de Blaker et de Long, il avait placé samaisonnette à quelque distance de la mer, sur le bord même de larivière et à l’unique point où elle fût accessible. En amont, larive brusquement relevée devenait une sorte de falaise de près dequinze mètres de hauteur. En aval, après une petite étendue deterrain plat devant la maison, le sol cédait tout à coup, et larivière tombait en cascade sur l’étage inférieur. Entre cettecascade et la mer s’étendait un marécage impraticable. À moins des’imposer un détour de plus d’un kilomètre vers l’amont, lesémigrants étaient donc dans la nécessité de passer devant Pattersonpour aller remplir cruches et barils.
Les autres maisons et les tentes s’égrenaientdans un pittoresque désordre parallèlement à la mer dont ellesétaient séparées par le marais. Quant au Kaw-djer, il logeait avecHalg et Karroly dans une ajoupa fuégienne édifiée par les deuxIndiens. Rien de plus rudimentaire que cet abri formé d’herbes etde branchages, et il fallait, pour s’en contenter, ne pas craindreles rigueurs de ce climat. Mais l’ajoupa, située sur la rive gauchedu rio, avait l’avantage d’être à proximité du lieu d’échouage dela chaloupe, ce qui permettrait de profiter de toutes leséclaircies pour activer les réparations.
Pendant les deux semaines que dura le premierassaut sérieux de l’hiver, il ne put être question de lesentreprendre. Il ne faudrait pas en conclure que le Kaw-djer vécûten reclus, comme la foule moins aguerrie des naufragés. Chaquejour, en compagnie de Halg, il traversait la rivière sur un pontléger construit en quarante-huit heures par Karroly, et se rendaitau campement.
Il y avait fort à faire. Dès le début dufroid, quelques émigrants atteints d’affections aiguës, en généralde bronchites assez bénignes, avaient demandé le secours duKaw-djer, qui depuis son intervention chirurgicale, jouissait d’uneréputation solidement établie. L’enfant blessé allait, en effet, demieux en mieux, et tout indiquait que le favorable pronostic del’opérateur se réaliserait au jour dit.
Celui-ci, après sa tournée médicale, entraitdans la tente de la famille Rhodes, et on causait une heure ou deuxde tout ce qui intéressait les naufragés. Le Kaw-djer s’attachaitde plus en plus à cette famille. Il goûtait la bonté simple deMme Rhodes et de sa fille Clary qui jouaient avecdévouement le rôle d’infirmières près des malades qu’il leursignalait. Quant à Harry Rhodes, il en appréciait le sens droit etl’esprit bienveillant, et, entre les deux hommes, naissaient peu àpeu des sentiments de véritable amitié.
« J’en arrive à me féliciter, dit un jourHarry Rhodes au Kaw-djer, que ces coquins aient essayé de s’emparerde votre chaloupe. Peut-être, si elle était en bon état,auriez-vous eu le désir de nous quitter, une fois tout le mondeinstallé. Tandis que, maintenant, vous êtes notre prisonnier.
– Il faudra bien que je parte, cependant,objecta le Kaw-djer.
– Pas avant le printemps, répliqua HarryRhodes. Voyez combien vous êtes utile à tous. Il y a ici nombre defemmes et d’enfants que vous seul êtes capable de soigner. Quedeviendraient-ils sans vous ?
– Pas avant le printemps, soit !concéda le Kaw-djer. Mais à ce moment, comme tout le monde s’enira, rien ne s’opposera à ce que je reprenne la mer.
– Pour retourner à l’ÎleNeuve ? »
Le Kaw-djer ne répondit que par un gesteévasif. Oui, l’Île Neuve était sa demeure. Là il avait vécu delongues années. Y retournerait-il ? Les raisons qui l’enavaient éloigné existaient toujours. L’Île Neuve, terre librenaguère, était désormais soumise à l’autorité du Chili.
« Si j’avais voulu partir, dit-il,désireux de passer à un autre sujet, je crois que mes deuxcompagnons n’en eussent pas été également satisfaits. Halg, sinonKarroly, n’eût quitté l’île Hoste qu’à regret, et peut-être mêmes’y serait-il refusé avec énergie.
– Pourquoi cela ? demandaMme Rhodes.
– Pour la raison bien simple que Halg, jele crains, a le malheur d’être amoureux.
– Le beau malheur ! plaisanta HarryRhodes. Être amoureux, c’est de son âge.
– Je ne dis pas non, reconnut leKaw-djer. N’importe ! le pauvre garçon se prépare là de grandschagrins quand viendra le jour de la séparation.
– Mais pourquoi se séparerait-il de cellequ’il aime, au lieu de l’épouser tout simplement ? demandaClary qui, comme toutes les jeunes filles, s’intéressait auxaffaires de cœur.
– Parce qu’il s’agit de la fille d’unémigrant. Elle ne consentirait jamais à rester en Magellanie. Et,d’un autre côté, je ne vois pas très bien ce que ferait Halg,transporté dans un de vos pays soi-disant civilisés. Sans compterqu’il ne nous quitterait pas, je pense, d’un cœur léger, son pèreet moi.
– Une fille d’émigrant,dites-vous ?… interrogea Harry Rhodes. Ne s’agirait-il pas deGraziella Ceroni ?
– Je l’ai rencontrée plusieurs fois, ditEdward qui se mêla à la conversation. Elle n’est pas mal.
– Halg la trouve merveilleuse !s’écria le Kaw-djer en souriant. C’est bien naturel, d’ailleurs.Jusqu’ici, il n’avait vu que des femmes fuégiennes, et je suisobligé de reconnaître qu’on peut être mieux très facilement.
– C’est donc bien d’elle qu’ils’agit ? demanda Harry Rhodes.
– Oui. Le jour où nous avons dûintervenir dans les affaires de sa famille, comme vous vous lerappelez, sans doute, j’avais déjà remarqué la vive impressionqu’elle avait faite sur Halg. Une vraie révélation, on peut ledire. Vous n’ignorez pas à quel point cette jeune fille et sa mèresont malheureuses, et de la pitié à l’amour il n’y a pas loin, biensouvent.
– C’est même le plus beau de tous leschemins qui y conduisent, fit remarquerMme Rhodes.
– Quel qu’il soit, je vous prie de croireque, depuis ce jour-là, Halg le suit allègrement. Vous n’avez pasidée du changement qui s’est opéré en lui. En voulez-vous unexemple ?… Les indigènes de la Magellanie ne sont pasprécisément remarquables par leur coquetterie, ainsi que vouspouvez le supposer. Malgré la rigueur du climat, ils poussentl’indifférence à cet égard jusqu’à vivre radicalement nus. Halg,perverti par la civilisation, dont j’ai eu le tort d’apporter unvieux reste dans les plis de mes vêtements, était déjà un raffinéparmi ses congénères, puisqu’il consentait depuis le naufrage duJonathan à se couvrir de peaux de phoque ou de guanaque.Mais maintenant, c’est bien autre chose ! Il a déniché unbarbier parmi les émigrants et s’est fait couper les cheveux. C’estpeut-être le premier Fuégien qui ait jamais fait montre d’une telleélégance ! Ce n’est pas tout. Il s’est procuré, je ne sais parquel moyen, un costume complet, et il ne sort plus qu’habillé àl’européenne pour la première fois de sa vie, et chaussé desouliers, qui, d’ailleurs, doivent bien le gêner ! Karrolyn’en revient pas. Moi, je ne comprends que trop ce que cela veutdire.
– Et Graziella, s’enquitMme Rhodes, est-elle touchée de ces effortsaccomplis pour lui plaire ?
– Vous pensez que je ne le lui ai pasdemandé, répliqua le Kaw-djer. Mais, à en juger par le visagejoyeux de Halg, je présume que ses affaires ne vont pas mal.
– Cela ne m’étonne pas, dit Harry Rhodes,c’est un beau garçon que votre jeune compagnon.
– Physiquement, il n’est pas mal, j’enconviens, approuva le Kaw-djer avec une évidente satisfaction, maismoralement il est mieux encore. C’est un brave cœur, fidèle, bon,dévoué et intelligent, ce qui ne gâte rien.
– C’est votre élève, je crois ?demanda Mme Rhodes.
– Vous pouvez dire : mon fils,rectifia le Kaw-djer, car je l’aime comme un père. C’est pourquoije suis affligé qu’il ait de pareilles idées, dont il ne résultera,en fin de compte, que des chagrins. »
Les suppositions du Kaw-djer n’étaient pointerronées. Une sympathie naissante attirait, en effet, l’un versl’autre, le jeune Fuégien et Graziella. Dès la première minute oùil l’avait aperçue, toutes les pensées de Halg étaient allées verselle, et, depuis lors, il n’avait pas laissé passer un jour sans lavoir. Témoin de la scène qui avait motivé l’intervention duKaw-djer, il connaissait la plaie de la famille, et, avec l’adresseordinaire des amoureux, il tirait parti sans scrupule de lasituation. Sous prétexte de s’enquérir des besoins des deux femmeset de veiller sur leur sécurité, il restait près d’elles de longuesheures, l’anglais que tous parlaient couramment leur permettantd’échanger leurs pensées.
Halg, à cet égard comme aux autres, neressemblait en rien à ses compatriotes si étonnamment réfractairesà l’étude des langues. Lui, au contraire, avait appris sans peinel’anglais et le français, et maintenant, excellent prétexte pourfréquenter assidûment la famille Ceroni, il était en train de faireen italien de merveilleux progrès sous la direction deGraziella.
Celle-ci n’avait pas eu de peine à discernerles causes de cette ardeur au travail, mais les sentiments qu’elleinspirait au jeune Indien l’avaient d’abord plus amusée quecharmée. Halg, avec ses longs cheveux plats, ses tempes étroites,son nez légèrement épaté, son teint un peu bistré, lui faisaitl’effet d’être d’une autre espèce qu’elle-même. D’après saclassification fantaisiste, les habitants de notre planète sedivisaient en deux races distinctes : les hommes et lessauvages. Halg, étant un sauvage, ne pouvait par conséquent être unhomme. Le raisonnement était rigoureux. L’idée qu’un lienquelconque pût exister entre cet exotique, à peine couvert de peauxde bêtes, et une Italienne qui se jugeait d’essence supérieure, nelui vint pas à l’esprit.
Peu à peu, cependant, elle s’habitua auxtraits et au costume sommaire de son timide adorateur, et elle enarriva par degrés à le considérer comme un adolescent pareil auxautres. Halg, il est vrai, fit tous ses efforts pour provoquercette évolution de sa pensée. Un beau jour, Graziella le vitapparaître, ses cheveux coupés avec art et séparés en deux versantspar une raie tracée d’une main habile. Peu après, transformationplus étonnante encore, Halg se montrait vêtu à l’européenne.Pantalon, vareuse, forts souliers, rien ne manquait à sa toilette.Sans doute, tout cela était rude et grossier, mais tel n’était pasl’avis de Halg, qui s’estimait d’une suprême élégance et s’admiraitvolontiers dans un fragment de miroir provenant duJonathan.
Que d’industrie il lui avait fallu pourdécouvrir l’émigrant de bonne volonté qui avait joué à son profitle rôle de coiffeur, et pour se procurer le superbe complet qui, àson estime, le rendait irrésistible ! La recherche desvêtements avait été notamment des plus ardues, et peut-être mêmeserait-elle restée vaine s’il n’avait eu la chance d’entrer enrapport avec Patterson.
Patterson vendait de tout, et jamais l’avaren’eût consenti à laisser perdre l’occasion d’un troc. S’il n’avaitpas l’objet demandé, il le trouvait toujours, donnant d’une main,recevant de l’autre, en prélevant au passage un honnête courtage.Patterson avait donc fourni les habits demandés. Par exemple,toutes les économies du jeune homme y étaient passées.
Celui-ci ne les regrettait pas, car il avaiteu la récompense de son sacrifice. L’attitude de Graziella avaitchangé sur-le-champ. Selon sa classification personnelle, Halgcessait d’être un sauvage et devenait un homme.
Dès lors, les choses avaient marché à pas degéant, et l’affection s’était développée rapidement dans le cœurdes deux jeunes gens. Harry Rhodes avait raison. Halg, si l’onfaisait abstraction du type spécial de sa race, était réellement unbeau garçon. Grand, robuste, habitué à la vie libre dans le pleinair, il possédait cette grâce d’attitude que donnent la souplessedes membres et l’harmonie des mouvements. D’autre part, outre queson intelligence, ouverte par les leçons du Kaw-djer, n’était pasmédiocre, la bonté et la droiture se lisaient dans ses yeux. C’enétait là plus qu’il ne fallait pour toucher le cœur d’une jeunefille malheureuse.
Du jour où, sans s’être dit un seul mot, Halget Graziella se sentirent complices, les heures coulèrent vite poureux. Que leur importait la tempête ? Que leur importait lefroid ? Les intempéries rendaient l’intimité plus douce, et,loin de souhaiter, ils redoutaient le retour du beau temps.
Il reparut pourtant, et les émigrants, quin’avaient pas les mêmes raisons d’indifférence, apprécièrentvivement le changement. Comme d’un coup de baguette, le campements’anima. Maisons et tentes se vidèrent. Tandis que les hommesétiraient leurs membres engourdis par cette longue claustration,les commères, heureuses de renouveler interlocutrices etauditoires, allèrent de porte en porte, échangeant des visites,ébauchant des amitiés, dont l’objet, fait digne de remarque,n’était jamais l’une de celles avec qui elles venaient de vivreprès de quinze jours côte à côte.
Karroly mit à profit le temps favorable pourcommencer les réparations de la Wel-Kiej avec lescharpentiers qui l’avaient déjà aidé une première fois. Lesconstructeurs étant dans l’obligation de faire eux-mêmes tous lestravaux préparatoires : abattage, débitage et cintrage dubois, ces réparations exigeraient un mois de travail, c’est-à-direqu’elles ne seraient pas achevées avant trois mois, en tenantcompte des interruptions imposées par le mauvais temps.
Pendant que Karroly et ses compagnonsmanœuvraient varlope et scie, le Kaw-djer, désireux de se procurerpour lui-même et pour les malades des provisions fraîches, partiten chasse avec son chien Zol. De ce que l’archipel subît lesrigueurs de l’hiver, de ce que la neige commençât à couvrir lesplaines et la glace à coiffer les hauteurs, il ne s’ensuivait pasque la vie animale fût supprimée. Les forêts abritaient toujoursdes ruminants en grand nombre, des nandous, des guanaques, desvigognes, des renards. Au-dessus des prairies voletaient toujoursdes oies de montagne, de petites perdrix, des bécasses et desbécassines. Sur le littoral pullulaient les mouettes comestibles.Des baleines venaient souffler en vue de l’île, et les loups marinsabondaient sur ses grèves.
Par contre, il ne pouvait être question depêche. Le poisson, merluches et lamproies en majorité, ne fréquentequ’en été les eaux de l’île Hoste. En hiver, il remonte plus auNord, dans le canal du Beagle et dans le détroit de Magellan.
De son excursion, le Kaw-djer, outre du gibieren assez grande quantité, rapporta des nouvelles de quatre famillesqui avaient cru devoir s’éloigner du campement et s’établir àquelques lieues dans l’intérieur. Ces dissidents n’étaient autresque les familles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff, dont leschefs avaient, les trois derniers, accompagné le Kaw-djer et HarryRhodes lors de la première exploration de l’île, celui-là, naviguéjusqu’à Punta-Arenas en qualité de délégué des émigrants. C’est auretour de Rivière qu’ils avaient pris d’un commun accord larésolution de faire bande à part. Tous quatre, cultivateurs deprofession, appartenaient à la même classe morale, la classe desbraves gens, sains, bien équilibrés, bien portants. Aussi éloignésde la rapacité d’un Patterson que de la veulerie d’un John Rame,c’étaient des travailleurs, simplement. Le travail était un besoinpour eux ; ils s’y astreignaient sans peine, de même que leursfemmes et leurs enfants, incapables autant qu’eux-mêmes de ne paschercher toujours à employer utilement leur temps.
Des raisons semblables les avaient incités audépart. Rivière, lors de l’abattage d’arbres nécessité par ledéchargement du Jonathan, avait été frappé de la richessede ces forêts qu’aucune cognée n’avait encore attaquées. Cesouvenir lui revint à Punta-Arenas, au moment où il apprenait qu’illui faudrait séjourner six mois à l’île Hoste, et il eut aussitôtla pensée de tirer parti des circonstances pour faire une tentatived’exploitation. Il se procura, dans ce but, un matériel élémentairede scierie et il en chargea la chaloupe. Au point de vue del’abattage, son entreprise ne pouvait être que fructueuse. Cesforêts n’étant la propriété de personne, le bois, par conséquent,ne coûtait rien. Restait le problème du transport. Mais Rivièreestimait que cette difficulté se résoudrait plus tard d’elle-même,et qu’il arriverait toujours, quand le bois serait débité, à lemonnayer d’une manière ou d’une autre.
Sur le point de réaliser son projet, il enavait fait confidence à Gimelli, à Gordon et à Ivanoff, aveclesquels il s’était lié sur le Jonathan. Ceux-ci avaientvivement approuvé le Franco-Canadien, en déplorant de ne pouvoirl’imiter pour leur compte. Toutefois, une idée en appelant uneautre, un projet similaire leur vint bientôt à l’esprit. Pendantl’excursion faite en compagnie du Kaw-djer, il leur avait étépossible d’apprécier la fertilité du sol. Pourquoi netenteraient-ils pas, l’un un essai d’élevage, les deux autres unessai de culture ? Si, au bout de six mois, le résultatparaissait devoir être favorable, rien ne les obligerait à partir.Magellanie ou Afrique, le pays dans lequel on vit importe peu, dumoment qu’on n’est pas dans le sien. Si le résultat semblait, aucontraire, devoir être mauvais, il n’y aurait de perdu que dutravail. Mais le travail est une denrée inépuisable quand onpossède de bons bras et du cœur, et mieux valait au surplustravailler six mois en pure perte que de rester si longtempsinactif. Dans le champ le plus stérile, on récolterait du moins lasanté.
Ces quatre familles, pourvues d’hommes sages,de femmes sérieuses, de filles et de garçons robustes et bienportants, avaient en mains tous les atouts pour réussir là oùd’autres eussent échoué. Leur décision fut donc arrêtée, et ils lamirent à exécution, avec l’approbation et le concours d’Hartlepoolet du Kaw-djer.
Pendant que les émigrants s’occupaient detransporter le matériel à la baie Scotchwell, les dissidentspréparèrent activement leur départ. À coups de hache, ilsimprovisèrent un chariot à essieux de bois et à roues pleines, trèsprimitif assurément, mais vaste et solide. Sur ce chariot furententassés des provisions de bouche, des semences, des graines, desinstruments aratoires, des ustensiles de ménage, des armes, desmunitions, tout ce qui pouvait être nécessaire en un mot au débutdes exploitations. Ils ne négligèrent pas d’emporter quatre ou cinqcouples de volailles, et les Gordon, qui se destinaient plusparticulièrement à l’élevage, y joignirent des lapins et desreprésentants des deux sexes des races bovine, ovine et porcine.Ainsi nantis des éléments de leur future fortune, ils s’éloignèrentvers le Nord, à la recherche d’un emplacement convenable.
Ils le rencontrèrent à douze kilomètres de labaie Scotchwell. À cet endroit s’étendait un vaste plateau, borné àl’Ouest par d’épaisses forêts et, dans l’Est, par une large valléeau fond de laquelle serpentait une rivière. Cette vallée, tapisséed’une herbe drue, constituait un magnifique pâturage oùd’innombrables troupeaux eussent aisément trouvé leur nourriture.Quant au plateau, il semblait recouvert d’une couche d’humus quideviendrait excellent, lorsque la pioche l’aurait défriché etdébarrassé de l’inextricable réseau de racines qui le sillonnaientde toutes parts.
Les colons se mirent à l’œuvre. Leur premiersoin fut d’élever quatre petites fermes, aux murs formés de troncsd’arbres. Mieux valait, au prix d’un travail supplémentaire, êtrechacun chez soi ; la bonne entente en bénéficierait par lasuite.
Le mauvais temps, la neige et le froid neretardèrent pas d’une heure la construction de ces habitations.Elles étaient achevées lors de la visite du Kaw-djer. Celui-cirevint émerveillé de ce que peut accomplir une volonté tendue versson but. Déjà, les Rivière étaient en train d’établir une roue àaubes pour utiliser une chute naturelle du cours d’eau. Cette rouefournirait la force à la scierie, où la pesanteur ferait descendreautomatiquement le bois abattu sur le plateau. Les Gimelli et lesIvanoff avaient, de leur côté, attaqué le sol à coups de pioche, etle préparaient pour la charrue, que traîneraient, quand le temps enserait venu, ces mêmes bêtes à cornes à l’intention desquelles lesGordon limitaient concurremment de vastes enclos.
Dussent ces efforts rester stériles, leKaw-djer estima ce besoin d’agir préférable à l’apathie des autresémigrants.
Ceux-ci, comme de grands enfants qu’ilsétaient, jouirent du soleil tant qu’il brilla, puis, le cielredevenu inclément, ils se terrèrent sous leurs abris et y vécurentconfinés comme la première fois, pour en ressortir dès que revintune éclaircie. Un mois s’écoula ainsi, avec des alternatives debeaux jours en minorité et de mauvais beaucoup plus nombreux. Onarriva au 21 juin, date du solstice d’hiver pour l’hémisphèreaustral.
Pendant ce mois passé à la baie Scotchwell,des changements étaient déjà survenus dans la répartition desémigrants. Des brouilles et de nouvelles amitiés avaient motivé despermutations entre les habitants des diverses maisons démontables.D’autre part, des groupements particuliers commençaient à sedessiner dans la foule, de même que des îlots s’élèvent hors de lasurface unie d’un fleuve.
L’un de ces groupements était formé duKaw-djer, des deux Fuégiens, d’Hartlepool et de la famille Rhodes.Autour de lui gravitait l’équipage du Jonathan, y comprisDick et Sand, comme un satellite autour d’un centred’attraction.
Un deuxième groupe, également composé de genstranquilles et sérieux, comprenait les quatre travailleursembauchés par la Compagnie de colonisation, Smith, Wright, Lawsonet Fock, et une quinzaine des ouvriers embarqués sur leJonathan à leurs risques et périls.
Le troisième ne comptait que cinqmembres : les cinq Japonais qui vivaient dans le silence et lemystère, et dont on n’apercevait presque jamais les faces jaunes etles yeux bridés.
Un quatrième reconnaissait pour chef FerdinandBeauval. Dans le champ magnétique du tribun évoluaient unecinquantaine d’émigrants. Quinze à vingt de ceux-ci méritaient lequalificatif d’ouvriers. Le surplus provenait de la grande masseagricole.
Le cinquième, assez réduit comme nombre,s’inspirait de Lewis Dorick. À ce dernier étaient plusparticulièrement inféodés le matelot Kennedy, le maître-coq Sirdey,et cinq ou six individus unanimes à se réclamer de la classeouvrière, mais dont la moitié au moins appartenaient avec évidenceà la corporation des malfaiteurs de profession. Moins activementque passivement, Lazare Ceroni, John Rame et une douzained’alcooliques que leur avachissement transformait en pantins, serattachaient à ce noyau de militants.
Un sixième et dernier groupe absorbait tout lesurplus de la foule. Cette foule se divisait assurément en un grandnombre d’autres fractions distinctes, au gré des sympathies et desantipathies individuelles, mais, dans son ensemble, elle avait cecaractère commun de n’en avoir aucun, d’être flottante, inerte, enétat d’équilibre indifférent, et prête par conséquent à obéir àtoutes les impulsions.
Restaient les isolés, les indépendants, telsque Fritz Gross, parvenu au dernier degré de l’abrutissement, lesfrères Moore auxquels leur nature violente interdisait defréquenter plus de trois jours de suite les mêmes personnes, etplus encore Patterson, qui cachait son existence, ne frayait avecses semblables que lorsqu’il y avait quelque intérêt et vivait àl’écart, flanqué de ses deux acolytes, Blaker et Long.
De tous ces partis, si le mot n’est pas tropambitieux, celui qui profitait le mieux des circonstances présentesétait incontestablement le groupe qui reconnaissait pour chef LewisDorick, et, de tous les membres de ce groupe, le plus heureux étaitnon moins incontestablement Lewis Dorick lui-même.
Celui-ci appliquait ses principes. Lorsque letemps le permettait, il allait volontiers de tente en tente, demaison en maison, et faisait dans chacune d’elles des séjours plusou moins prolongés. Sous le fallacieux prétexte que la propriétéindividuelle est une notion immorale, que tout appartient à tous etque rien n’appartient à personne, il s’emparait des meilleuresplaces et s’attribuait imperturbablement ce qui était à saconvenance. Un flair subtil lui faisait discerner ceux dont il yavait lieu de craindre une sérieuse résistance. Il ne se frottaitpas à ceux-là. Par contre, il mettait en coupe réglée les faibles,les indécis, les timides et les sots. Ces malheureux, littéralementterrorisés par l’incroyable audace et par la parole impérieuse ducommuniste détrousseur, se laissaient plumer sans une plainte. Pourétouffer leurs protestations, il suffisait à Dorick d’abaisser sureux ses yeux d’acier. Jamais l’ex-professeur n’avait été à pareillefête. Cette île Hoste, c’était pour lui le pays de Chanaan.
Pour être juste, on doit reconnaître qu’il nese refusait nullement à pratiquer ses théories en sens contraire.S’il prenait sans scrupule ce que possédaient les autres, ildéclarait trouver naturel que les autres prissent ce qu’ilpossédait lui-même. Générosité d’autant plus admirable qu’il nepossédait absolument rien.
Toutefois, du train dont allaient les choses,il était aisé de prévoir qu’il n’en serait pas toujours ainsi.
Ses disciples marchaient sur les traces dumaître. Sans prétendre en égaler la maestria, ils faisaient de leurmieux. Il n’en fallait pas plus, d’ailleurs, pour que les richessescollectives devinssent, en fait, au bout de l’hiver, la propriétéparticulière de ces farouches négateurs du droit de propriété.
Le Kaw-djer n’ignorait pas ces abus de laforce, et il s’étonnait de cette application singulière dedoctrines libertaires voisines de celles qu’il professait lui-mêmeavec tant de passion. Remédier à cette tyrannie ? À quel titrel’aurait-il fait ? De quel droit eût-il soulevé un conflit, enprotégeant proprio motu des gens qui n’appelaient même pasau secours, contre d’autres hommes, leurs pareils aprèstout ?
Au surplus, il avait assez de préoccupationspersonnelles pour perdre de vue celles des autres. Plus l’hiveravançait, plus les malades devenaient nombreux. Il ne suffisaitplus à la tâche. Le 18 juin, il y eut un décès, celui d’un enfantde cinq ans emporté par une broncho-pneumonie qu’aucune médicationne put enrayer. C’était le troisième cadavre que, depuisl’atterrissage, recevait le sol de l’île Hoste.
L’état d’esprit de Halg donnait aussi beaucoupde souci au Kaw-djer. Celui-ci lisait comme dans un livre dansl’âme ingénue du jeune Fuégien, et il devinait le trouble croissantde son cœur. Comment cela finirait-il, lorsque cette foules’éloignerait à jamais de la Magellanie ? Halg ne voudrait-ilpas suivre Graziella et n’irait-il pas mourir au loin de chagrin etde misère ?
Ce 18 juin précisément, Halg revint plussoucieux que l’ordinaire de sa visite quotidienne à la familleCeroni. Le Kaw-djer n’eut pas besoin de le questionner pour enconnaître les motifs. Spontanément, Halg lui confia que, la veille,après son départ, Lazare Ceroni s’était de nouveau enivré. Comme decoutume, il en était résulté une scène terrible, heureusement moinsviolente que la précédente.
Cela donna à penser au Kaw-djer. PuisqueCeroni s’était enivré, c’est donc qu’il avait eu de l’alcool à sadisposition. Le matériel provenant du Jonathan n’était-ilplus gardé par les hommes de l’équipage ?
Hartlepool, interrogé, déclara n’y riencomprendre et l’assura que la surveillance ne s’était pas relâchée.Toutefois, le fait étant indéniable, il promit de redoublerd’attention afin d’en éviter le retour.
Ce fut le 24 juin, trois jours après lesolstice, que survint le premier incident de quelque importance,non par lui-même, mais par les conséquences indirectes qu’il devaitavoir dans l’avenir. Ce jour-là, il faisait beau. Une légère brisedu Sud avait déblayé le ciel, et le sol était durci par un froidsec de quatre à cinq degrés centigrades. Attirés par les pâlesrayons du soleil traçant sur l’horizon un arc surbaissé, lesémigrants s’étaient répandus au dehors.
Dick et Sand, qu’aucune intempérie n’étaitcapable de retenir au logis, figuraient bien entendu parmi cesamateurs de plein air. En compagnie de Marcel Norely et de deuxautres enfants de leur âge, ils avaient organisé un jeu de marellequi les passionnait au plus haut point. Tout entiers à leuramusement, ils ne remarquèrent même pas une autre bande de joueurs,des adultes ceux-ci, qui se distrayaient à proximité. Jouer n’estpas, en effet, le propre des enfants, et l’âge mûr s’y complaîtvolontiers. Ces adultes avaient engagé une partie de boules. Ilsétaient six, dont ce Fred Moore qui avait déjà eu avec Dick uncommencement d’altercation.
Il arriva que le cochonnet desjoueurs de boules vint rouler dans la marelle des enfants. Sands’appliquait précisément à mener à bien des quadruples dela plus grande difficulté. Tout à son affaire, il eut le malheur dene pas voir la petite boule et de la déplacer involontairement dupied. Il fut aussitôt saisi par l’oreille.
« Eh ! gamin, disait en même tempsune grosse voix, tu ne pourrais pas faire un peuattention ? »
Les doigts qui tenaient l’oreille serrant avecquelque rudesse, le sensible Sand se mit à pleurer.
Les choses sans doute en fussent restées là,si Dick, entraîné par son tempérament belliqueux, n’eût jugé àpropos d’intervenir.
Tout à coup, Fred Moore – car tel étaitl’ennemi redoutable que Sand avait offensé – fut obligé de lâcherson prisonnier pour se défendre à son tour. Un allié inconnu de ceprisonnier – on emploie les armes qu’on peut ! – le pinçaitcruellement par derrière. Il se retourna vivement et se trouva faceà face avec l’impertinent qui déjà l’avait une première foisbravé.
« C’est encore toi, morveux ! »s’écria-t-il, en allongeant le bras pour appréhender cet infimeadversaire.
Mais Sand et Dick, cela faisait deux. Si lacapture de l’un était aisée, il n’en était pas de même de celle del’autre. Dick fit un bond de côté et prit la fuite, poursuivi parFred Moore sacrant et jurant comme un templier.
La poursuite se prolongea. Chaque fois que sonennemi allait l’atteindre, Dick s’échappait par un crochet, etMoore, de plus en plus irrité, ne trouvait devant lui que le vide.Toutefois, la partie était trop inégale pour qu’elle pûts’éterniser. Entre les jambes de Dick et celles de Fred Moore,aucune comparaison n’était possible. Malgré la belle défense dufuyard, l’instant vint où il lui fallut renoncer à tout espoir.
À ce moment précis, au moment où Fred Moore,lancé en pleine course, n’avait plus qu’à étendre la main pour enfinir, son pied heurta un obstacle malencontreux, et, perdantl’équilibre, il tomba rudement sur le sol, au grand dommage de sesgenoux et de ses mains. Dick et Sand, profitant de la diversion,s’empressèrent de se mettre hors d’atteinte.
L’obstacle qui avait causé la chute de FredMoore était un bâton, et ce bâton n’était autre chose que labéquille de Marcel Norely. Pour secourir son ami en péril, l’enfantavait employé le seul moyen qui fût en son pouvoir, en lançant sabéquille dans les jambes de l’émigrant. Maintenant, heureux dusuccès obtenu, il riait de bon cœur, sans se douter qu’il eûtaccompli un acte tout simplement héroïque. Héroïque, sonintervention l’était, pourtant, au premier chef, puisque le petitinfirme, en se privant d’un accessoire indispensable, et en secondamnant par cela même à l’immobilité, attirait nécessairementsur lui la correction que Fred Moore destinait à un autre.
Celui-ci se redressa furieux. D’un bond, ilfut sur Marcel Norely qu’il enleva comme une plume. Ainsi ramené àla saine réalité des choses, l’enfant cessa de rire et poussaincontinent des cris perçants. Mais l’autre n’en avait cure. Sagrosse main se leva, pleine d’une averse de soufflets…
Elle ne retomba pas. Quelqu’un l’avait arrêtéepar derrière et la retenait d’une étreinte impérieuse, tandis que,sur un ton de blâme, une voix prononçait :
« Eh quoi ! monsieur Moore… unenfant !… »
Fred Moore se retourna. Qui se permettait delui donner des leçons ? Il reconnut le Kaw-djer qui,accentuant le blâme, continuait de sa voix calme :
« Et infirme encore !
– De quoi vous mêlez-vous ? criaFred Moore. Lâchez-moi, ou sinon !… »
Le Kaw-djer ne paraissant nullement disposé àobéir à la sommation, Fred Moore, d’un violent effort, essaya de sedégager. Mais la prise était bonne et ne céda pas. Hors de lui, ilrepoussa Marcel Norely et leva l’autre main, prêt à frapper. Sansfaire un geste, sans qu’un muscle de son visage bougeât, leKaw-djer se contenta d’aggraver le tenaillement de ses doigts. Ladouleur dut être vive, car Fred Moore n’acheva pas le gestecommencé. Ses genoux fléchirent.
Le Kaw-djer aussitôt desserra son étreinte etlâcha la main qu’il retenait prisonnière. Cette main, Fred Moore,ivre de rage, la porta à sa ceinture et la brandit armée d’un largecoutelas de paysan. Il voyait rouge, comme on dit. Dans ses yeuxluisait la folie du meurtre.
Fort heureusement, les autres joueurs deboules, épouvantés de la tournure que prenaient les choses,s’interposèrent et maîtrisèrent l’énergumène, que le Kaw-djercontemplait avec un étonnement mêlé de tristesse.
Il était donc possible qu’un homme, sousl’influence de la colère, devînt à ce point l’esclave de sesnerfs ? C’était bien un homme, cependant, cet être qui sedébattait comme un insensé, en écumant et en poussant des cris quis’étranglaient dans sa gorge ! Devant un tel spectacle, leKaw-djer ne modifierait-il pas ses théories libertaires ? Enarriverait-il à admettre que l’humanité a besoin d’être aidée parune salutaire contrainte dans sa lutte éternelle contre lespassions bestiales qui l’entraînent ?
« On se retrouvera,camarade ! » parvint enfin à articuler Fred Moore, quemaintenaient solidement quatre robustes gaillards.
Le Kaw-djer haussa les épaules et s’éloignasans retourner la tête. Au bout de quelques pas, il avait chassé deson esprit le souvenir de cette absurde querelle. Faisait-il preuvede sagesse en attribuant si peu d’importance à l’incident ? Unavenir encore lointain devait lui prouver que Fred Moore enconservait plus durable mémoire.
Au début de juillet, Halg eut une grosseémotion. Il se découvrit un rival. Cet émigrant du nom dePatterson, qui lui avait procuré à prix d’or les vêtements dont ilétait si fier, était entré en relations avec la famille Ceroni ettournait visiblement autour de Graziella.
Halg fut désespéré de cette complication. Unadolescent de dix-huit ans, à demi sauvage, pouvait-il luttercontre un homme fait, pourvu de richesses qui semblaient fabuleusesau pauvre Indien ? Malgré l’affection qu’elle lui témoignait,était-il admissible que Graziella hésitât ?
Celle-ci n’hésitait pas, en effet, mais sespréférences n’allaient pas dans le sens qu’il redoutait.L’innocente tendresse et la jeunesse de Halg triomphaient sanspeine des avantages de son compétiteur. Si l’Irlandais s’entêtait às’imposer, c’est qu’il n’était pas sensible à l’éloignement que luitémoignaient Graziella et sa mère. Elles lui répondaient à peine,quand il leur adressait la parole, et feignaient de ne pass’apercevoir de sa présence.
Patterson n’en montrait aucun trouble. Cela nel’empêchait pas de continuer son manège avec la froide persévérancequi avait jusqu’ici assuré le succès de ses entreprises. Il nelaissait pas, d’ailleurs, d’avoir un allié dans la place, et cetallié n’était autre que Lazare Ceroni. S’il était mal reçu par lesdeux femmes, le père, du moins, lui faisait bon visage etparaissait approuver la recherche dont sa fille était l’objet.Patterson et lui étaient dans les meilleurs termes. Parfois même,ils s’isolaient pour de mystérieux conciliabules, comme s’ilseussent traité des affaires qui ne regardaient personne. Quellesaffaires pouvaient bien être communes à cet ivrogne invétéré et àce paysan madré, à ce panier percé et à cet avare ?
Ces conciliabules étaient pour Halg une causede sérieux soucis, qu’aggravait encore la conduite de LazareCeroni. Le misérable continuait à s’enivrer, et les scènesrecommençaient à intervalles variables, mais de plus en plusrapprochés. Halg ne manquait pas d’en informer chaque fois leKaw-djer, et celui-ci portait le fait à la connaissanced’Hartlepool. Mais ni le Kaw-djer, ni Hartlepool ne pouvaientarriver à découvrir comment Lazare Ceroni se procurait cettequantité d’alcool, alors qu’il n’en existait pas une goutte surl’île Hoste, en dehors des provisions sauvées duJonathan.
La tente abritant ces provisions était gardéejour et nuit, en effet, par les seize survivants de l’équipage,divisés en huit sections de deux hommes, qui se relevaient toutesles trois heures. Ceux-ci, y compris Kennedy et Sirdey,subissaient, du reste, docilement l’ennui de ces trois heures degarde quotidiennes. Aucun d’eux ne se permettait le moindre murmureet ils faisaient preuve de la même obéissance envers Hartlepool quelorsqu’ils naviguaient sous ses ordres. Leur esprit de disciplinedemeurait intact. Ils formaient un groupe numériquement faible,mais que l’union rendait fort, sans même tenir compte du précieuxconcours que Dick et Sand n’eussent pas manqué cependant de luiapporter, le cas échéant.
Pour le moment, tout au moins, personne nesongeait à mettre à contribution la bonne volonté des deux enfants.Dispensés de garde à cause de leur âge, ils jouissaient d’uneliberté complète qu’ils employaient à s’amuser à cœur perdu. Letemps passé sur l’île Hoste ferait certainement époque dans leurexistence et resterait gravé dans leur esprit comme une période deplaisirs incessants. Ils modifiaient leurs jeux selon lescirconstances. La neige tombait-elle en épais flocons ? Ils ycreusaient des cachettes où se livraient de prodigieuses parties.La température s’abaissait-elle au-dessous du point decongélation ? C’était le moment des glissades, ou bien, àcheval sur une planche en guise de traîneau, ils s’élançaient lelong des pentes et goûtaient l’ivresse des chutes vertigineuses. Lesoleil brillait-il au contraire ? Accompagnés d’innombrablesgalopins de leur espèce, ils se répandaient alors dans les environsdu campement et inventaient mille jeux dont l’agrément se mesuraità la violence.
Au cours d’une de leurs randonnées au bord dela mer, ils découvrirent, un jour qu’ils n’étaient accompagnés parhasard que de trois ou quatre enfants, une grotte naturelle creuséedans les flancs de la falaise, au revers du cap limitant à l’Est labaie Scotchwell. Cette grotte, dont l’ouverture, orientée au Sud,regardait par conséquent le rivage sur lequel s’était perdu leJonathan, n’eût pas retenu longtemps leur attention sansune particularité qui la rendait infiniment plus intéressante. Aufond s’ouvrait une fissure aboutissant, après deux ou trois mètres,à une seconde caverne entièrement souterraine, où naissait unegalerie sinueuse, qui s’élevait, au travers du massif, jusqu’à unegrotte supérieure, ouverte, celle-ci, sur le versant nord de lafalaise. De là, on apercevait le campement, où l’on pouvaitdescendre en se laissant glisser sur la pente rocailleuse.
Cette découverte remplit d’aise les petitsexplorateurs. Ils se gardèrent bien de la publier. Ce chapelet degrottes, c’était un domaine qui leur appartenait et dont ilsétaient friands de conserver l’exclusive propriété. Ils y allèrent,au contraire, en grand mystère, afin d’y organiser des amusementssupérieurs. Ils y furent successivement des sauvages, desRobinsons, des voleurs, avec la même passion.
De quels cris retentirent ces voûtessouterraines ! De quelles effrénées galopades résonna lagalerie qui réunissait les deux étages du système !
La traversée de cette galerie n’était pas sansdanger, cependant. En un point de son parcours, elle paraissaitprête à s’effondrer. Là, son toit, élevé d’un mètre tout au plus,n’était soutenu que par un bloc unique, dont la base mordait àpeine sur un autre roc incliné et que le plus petit effort eût faitglisser. De là, nécessité de s’avancer sur les genoux et des’insinuer avec la plus extrême prudence dans l’espace étroitrestant libre entre le bloc instable et la paroi de la galerie.Mais ce danger pour terrifiant qu’il fût en réalité, n’effrayaitpas les enfants, et son seul effet était de donner plus de piquantà leurs jeux.
Ainsi Dick et Sand occupaient joyeusement leurtemps. Ils ne se souciaient de rien, pas même de leur ennemi, FredMoore, qu’ils rencontraient parfois de loin et devant lequel ilsprenaient alors la fuite sans vergogne. L’émigrant n’essayait pas,d’ailleurs, de les poursuivre. Sa colère était tombée, et ce n’estpas contre les deux enfants que subsistait sa rancune.
Au surplus, que Fred Moore fût irrité ou non,ceux-ci ne songeaient pas à se le demander. Rien n’existait poureux que leurs jeux, grâce auxquels les jours passaient avec unerapidité qu’ils estimaient déplorable.
Si, par un référendum, on eût consulté lesémigrants, Dick et Sand eussent probablement été les seuls de cetavis. Autant le temps leur semblait court, autant il semblait longaux autres, confinés le plus souvent dans leurs inconfortablesdemeures.
Bien entendu, il convient de faire exceptionpour Lewis Dorick et son cortège de chapardeurs. Pour ceux-ci,l’hivernage s’écoulait agréablement. Ces malins avaient résolu laquestion sociale. Ils vivaient comme en pays conquis, ne se privantde rien, thésaurisant même, en vue de mauvais jours possibles.
C’était merveille que leurs victimes fissentpreuve d’une telle longanimité. Il en était ainsi cependant. Lesexploités représentaient assurément le nombre, mais ilsl’ignoraient, et il ne leur venait même pas à la pensée de grouperleurs forces éparses. La bande de Dorick formait au contraire unfaisceau compact et s’imposait par la peur à chaque émigrantindividuellement. En fait, personne n’osait résister aux exactionsde ces tyrans.
Par des moyens moins répréhensibles, unecinquantaine d’autres naufragés avaient également réussi à luttercontre la dépression qui résultait de cette vie stagnante. Sous ladirection de Karroly, ils occupaient leurs loisirs à pourchasserles loups marins.
C’est un difficile métier que celui delouvetier. Après avoir attendu patiemment que les amphibies, dontla méfiance est très grande, s’aventurent sur le rivage, il fautfaire en sorte de les cerner sans leur laisser le temps de prendrela fuite. L’opération ne va pas sans risques, ces animauxchoisissant toujours les points les plus escarpés pour s’y livrer àleurs ébats.
Bien guidés par Karroly, les chasseursobtinrent un brillant succès. Ils firent un butin considérable deloups marins, dont la graisse pouvait être utilisée pourl’éclairage et le chauffage, et dont les peaux assureraient unbénéfice important, au jour du rapatriement.
Abstraction faite de ces énergiques, lesémigrants, très déprimés, préféraient se terrer frileusement dansleurs demeures. La température n’était pas excessive pourtant.Pendant la période la plus froide, qui s’étendit du 15 juillet au15 août, le minimum thermométrique fut de douze degrés, et lamoyenne de cinq degrés au-dessous de zéro. Les affirmations duKaw-djer étaient donc justifiées, et la vie dans cette régionn’aurait rien eu de particulièrement cruel, n’eût été la fréquencedu mauvais temps et la pénétrante humidité qui en était laconséquence.
Cette humidité perpétuelle avait dedéplorables résultats au point de vue hygiénique. Les maladies semultipliaient. Le Kaw-djer arrivait généralement à les enrayer,mais il n’en était pas ainsi quand elles se développaient dans desorganismes affaiblis, et par suite incapables de réagir. Au coursde l’hiver, il se produisit pour cette raison huit décès, dontLewis Dorick dut être désolé, car ils frappèrent en majorité dansla partie de la population qui se laissait le plus bénévolementmettre à contribution.
Un de ces décès désespéra Dick et Sand. Ce futcelui de Marcel Norely. Le petit infirme ne put résister à ce rudeclimat. Sans souffrance, sans agonie, il s’éteignit un soir ensouriant.
Les survivants ne semblaient pas fort émus deces disparitions. Outre qu’elles étaient en quelque sorte noyéesdans la foule, on se flatte volontiers d’échapper personnellementaux malheurs du voisin. L’annonce d’une mort nouvellen’interrompait qu’un instant leur léthargie. À vrai dire, ilsparaissent ne plus avoir de vitalité, hormis pour s’égosiller dansdes disputes aussi violentes d’expression que futiles dans leurprincipe.
La fréquente répétition de ces querellesinspirait au Kaw-djer d’amères réflexions. Il était tropintelligent pour ne pas voir les choses sous leur vrai jour, tropsincère pour échapper aux conséquences logiques de sesobservations.
Dans cette réunion fortuite d’hommes venus detous les points du monde, la maîtresse passion était décidément lahaine. Non pas la haine blâmable encore, du moins logique, quigonfle le cœur de celui qui souffre un grave et injuste dommage,mais une haine réciproque et latente, essentielle pour ainsi dire,qui, dans une catastrophe si exceptionnelle, et tout réduits qu’ilsfussent aux dernières limites du malheur, et toutes pareilles quefussent leurs destinées sans joie, les jetait pour des riens lesuns contre les autres, comme si la nature mêlait aux germes de vieun obscur, un impérieux instinct de détruire ce qu’elle crée.
La veulerie de ses compagnons frappait aussile Kaw-djer. À peine si quelques-uns, tels que les quatre famillesdissidentes et les chasseurs de loups marins, avaient eu le couragede réagir. Les autres se laissaient aller au jour le jour. Ilsavaient pitance et logis. Ils n’en demandaient pas davantage. Aucunbesoin de lutter contre la matière pour la soumettre à leurvolonté, aucun désir d’améliorer leur sort au prix d’un effort,aucune prévision d’avenir. Esclaves dociles, disposés à exécuter cequ’on leur commanderait, ils ne faisaient rien de leur initiativepropre, et s’en remettaient à autrui du soin de décider poureux.
Le Kaw-djer ne pouvait méconnaître enfin cettelâcheté générale, qui permettait à un petit nombre de dominer unemajorité immense, qui créait quelques rares exploiteurs aux dépensd’un troupeau d’exploités.
L’homme est-il donc ainsi ? Ces loisimparfaites qui le contraignent à penser et à tirer parti de sonintelligence contre la force brute des choses, qui tendent àlimiter le despotisme des uns et l’esclavage des autres, quitiennent en brides les instincts haineux, ces lois sont-elles doncnécessaires, et est-elle nécessaire l’autorité qui lesapplique ?
Le Kaw-djer n’en était pas encore à répondrepar l’affirmative à une pareille question, mais qu’il pût seulementse la poser, cela suffisait à indiquer quelle transformations’opérait dans sa pensée. Il était obligé de s’avouer que l’hommese montrait fort différent, dans la réalité, de la créature idéalequ’il s’était complu à imaginer de toutes pièces. Il n’y avait riend’absurde a priori, par conséquent, à admettre qu’il fûtbon de le protéger contre lui-même, contre sa faiblesse, sonavidité et ses vices, ni à professer, chacun réclamant cetteprotection dans son intérêt propre, que les lois ne fussent ensomme que l’expression transactionnelle des aspirationsindividuelles, comme serait en mécanique la résultante de forcesdivergentes.
Pris dans l’inextricable réseau deprescriptions qui ligottent les citoyens du Vieux Monde, lorsque,avant de s’exiler en Magellanie, il avait vécu parmi eux, leKaw-djer n’avait ressenti que la gêne imposée par l’amas formidabledes lois, des ordonnances, des décrets, et leur incohérence, leurcaractère trop souvent vexatoire l’avaient aveuglé, sur lanécessité supérieure de leur principe. Mais, à présent, mêlé à cepeuple placé par le sort dans des conditions voisines de l’étatprimitif, il assistait, comme un chimiste penché sur son fourneau,à quelques-unes des incessantes réactions qui s’opèrent dans lecreuset de la vie. À la lumière d’une telle expérience, cettenécessité commençait à lui apparaître, et les bases de sa viemorale en étaient ébranlées. Toutefois, le vieil homme se débattaiten lui. S’il ne pouvait empêcher sa raison d’évoluer, sontempérament libertaire protestait. À tout instant, le problème seposait à son esprit, et c’était alors la bataille des arguments,ceux-là étayant sa doctrine, ceux-ci la sapant sans relâche. Lutteincessante, lutte cruelle, dont il était déchiré et meurtri.
Plus encore peut-être que l’imperfection deshommes, leur impuissance à rompre avec leur routine habituelleétait, pour le Kaw-djer, un sujet d’étonnement. Sur cette côtedéserte, à ces confins du monde, les naufragés n’avaient rienabandonné de leurs idées antérieures. Les principes, voire lesconventions et les préjugés qui régissaient leur vie d’autrefois,gardaient sur eux le même empire. La notion de propriété,notamment, restait un article de foi. Pas un qui ne dît comme lachose la plus naturelle du monde : « Ceci est àmoi », et nul n’avait conscience du comique intense – comiquetellement éblouissant pour les yeux d’un philosophelibertaire ! – de cette prétention d’un être si fragile et sipérissable à monopoliser pour lui, pour lui tout seul, une fractionquelconque de l’univers. Quelque absurde que l’estimât le Kaw-djer,cette prétention était cependant ancrée dans leurs cerveaux, et ilsn’en démordaient pas. Personne ne consentait à se séparer au profitd’autrui du plus misérable des objets en sa possession, qu’enéchange d’une contre-valeur, objet d’une autre nature ou servicerendu. Dans tous les cas, il s’agissait d’une vente. Donner, le motsemblait rayé de leur vocabulaire et la chose de leur esprit.
Le Kaw-djer songeait que ses amis lesFuégiens, dont les hordes errantes sillonnent les terresmagellaniques, eussent été bien surpris de pareilles théories, euxqui n’ont jamais rien possédé que leur personne.
Lors de ces échanges, ou, pour employer le motjuste, de ces ventes qui se renouvelaient constamment, il arrivaitque le cédant n’eût besoin d’aucun service, ni d’aucun des objetspossédés par l’autre partie. Dans ce cas, l’or servait à conclurela transaction. Le Kaw-djer admirait grandement cette pérennité dela valeur de l’or. Ce métal est, cependant, un bien imaginaire, ilne se mange pas, il ne peut servir à protéger contre le froid nicontre la pluie, et pourtant il est convoité à l’égal des biensréels qui possèdent ces avantages. Quel étrange et merveilleuxphénomène que l’humanité entière s’incline, d’un consentementunanime, devant une matière essentiellement inutile et dont laconvention générale fait tout le prix ! Les hommes, en cela,ne sont-ils pas semblables à des enfants, qui, par manière de jeu,vendent sérieusement de petits cailloux que leur imaginationtransforme en objets précieux ? Pour que le jeu finît, ilsuffirait que l’un deux découvrît et proclamât que ces objetsprécieux ne sont en vérité que des cailloux.
Certes, le Kaw-djer ne niait pas, le principede la propriété étant admis, la commodité qui résultait de l’emploid’une valeur arbitraire représentative de toutes les autres. Maiscette commodité n’allait pas, à ses yeux, sans un inconvénientbeaucoup plus grave que l’avantage n’était précieux. C’est l’orqui, dans le régime de la propriété individuelle, permet lacréation et l’accroissement perpétuel des fortunes. Sans lui, leshommes, tous dans un état médiocre il est vrai, seraient du moins àpeu près pareils. C’est grâce à lui qu’une seule et même main peutcontenir en puissance tant de pouvoir et tant de plaisirs, tandisque d’innombrables êtres, pour en recevoir quelques parcelles,consentent à subir ce pouvoir et à procurer ces plaisirs auxquelsils n’auront point de part.
Le Kaw-djer se trompait assurément. L’or n’estqu’un moyen de satisfaire le besoin d’acquérir inhérent à la naturede l’homme. À défaut de ce moyen, il en eût imaginé un autre, quieût présenté une même proportion d’inconvénients et d’avantages,et, dans tous les cas, il eût été ce qu’il est, un être illogiqueet divers, où se rencontrent à doses égales le meilleur et lepire.
Tels étaient, entre cent autres, les argumentspour et contre qui se heurtaient dans le cerveau du Kaw-djer, commedes soldats sur un champ de bataille. Le temps était passé où ledroit à une liberté intégrale avait à ses yeux la force d’un dogme.Maintenant, ses maximes libertaires avaient perdu leur apparence decertitude irréfragable. Il en arrivait à discuter avec lui-même lanécessité de l’autorité et d’une hiérarchie sociale.
Les faits devaient se charger de lui fournirde nouvelles raisons en faveur de l’affirmative, en lui prouvantqu’il existe, parmi les hommes, comme parmi les animaux, devéritables bêtes fauves, dont il est nécessaire de juguler lesdangereux instincts. Capables de tout pour satisfaire la passionqui les domine, de tels êtres sèmeraient, en effet, la désolationet la mort autour d’eux, sans la loi qui leur crie :halte-là !
Un drame de ce genre, drame poignant à coupsûr, puisque la faim, ce besoin primordial de tout organismevivant, en était le ressort, se jouait précisément alors dans lamaison occupée par Patterson en compagnie de Long et de Blaker, cepauvre diable que la nature ironique avait doué de l’insatiableappétit catalogué en pathologie sous le nom de boulimie.
Ainsi que tout le monde, Blaker, au moment dela distribution, avait reçu sa part de vivres, mais, en raison desa voracité maladive, cette part, prévue pour quatre mois, avaitété épuisée en moins de deux. Depuis, comme par le passé, plusencore même que par le passé, il connaissait les tortures de lafaim.
Sans doute, s’il eût été d’un naturel moinstimide, il aurait aisément trouvé un remède à ses souffrances. Ilaurait suffi d’un mot à Hartlepool ou au Kaw-djer pour qu’unsupplément de nourriture lui fût distribué. Mais Blaker, peuavantagé au point de vue intellectuel, était bien loin de songer àune démarche si audacieuse. Placé, dès sa naissance, tout au bas del’échelle sociale, son malheur avait depuis longtemps cessé del’étonner, et il ne connaissait plus que cette passivité résignéequi est l’ultime ressource des misérables. Peu à peu, il avait prisl’habitude d’obéir comme un fétu impalpable à des forcesirrésistibles dont il n’essayait même pas d’imaginer la nature, etc’est pourquoi il n’aurait jamais conçu le fol espoir de modifierd’une manière quelconque la distribution des vivres qu’il supposaitavoir été ordonnée par une de ces forces supérieures.
Plutôt que de se plaindre, il fût mortd’inanition, si Patterson n’était venu à son secours.
L’Irlandais n’avait pas été sans remarqueravec quelle rapidité son compagnon consommait les aliments mis à sadisposition, et cette observation lui avait aussitôt fait entrevoirla possibilité d’une opération avantageuse. Tandis que Blakerdévorait, Patterson se rationna, au contraire. Poussant auxdernières limites ses instincts de sordide avarice, il se nourrit àpeine, se priva du nécessaire, allant jusqu’à ramasser sansvergogne les restes dédaignés par les autres.
Le jour vint où Blaker n’eut plus rien àmanger. C’était le moment qu’attendait Patterson. Sous couleur delui rendre service, il proposa à son compagnon de lui rétrocéder àprix débattu une partie de ses provisions. Marché acceptéd’enthousiasme, et aussitôt exécuté que conclu ; marché qui serépéta à l’infini, tant que l’acheteur eut de l’argent, le vendeurprétextant de la rareté croissante des vivres pour augmentergraduellement ses prix. Par exemple, les poches de Blaker vidées,Patterson changea de ton. Il ferma incontinent boutique, sansaccorder la plus légère attention aux regards éperdus du malheureuxqu’il condamnait ainsi à mourir de faim.
Considérant son malheur comme un nouvel effetde la force des choses, celui-ci ne se plaignit pas plusqu’auparavant. Écroulé dans un coin, comprimant à deux mains sonestomac torturé, il laissa passer les heures, immobile, netrahissant ses sensations cruelles que par les tressaillements deson visage. Patterson le considérait d’un œil sec. Qu’importait quesouffrît, qu’importait que mourût un homme qui ne possédait plusrien ? La douleur eut enfin raison de la résignation dupatient. Après quarante-huit heures de supplice, il sortit enchancelant, erra dans le campement, disparut…
Un soir, le Kaw-djer, en regagnant son ajoupa,heurta du pied un corps étendu. Il se pencha et secoua le dormeurqui ne répondit que par un gémissement. Le dormeur était un malade.Après l’avoir ranimé avec quelques gouttes d’un cordial, leKaw-djer l’interrogea :
« Qu’avez-vous ? demanda-t-il.
– J’ai faim », répondit Blaker d’unevoix faible.
Le Kaw-djer fut abasourdi.
« Faim !… répéta-t-il. N’avez-vouspas reçu votre part de vivres comme tout le monde ? »
Blaker, alors, en phrases hachées, lui racontabrièvement sa triste histoire. Il lui dit sa maladie et le besoinmorbide de manger qui en était la conséquence, comment, sesprovisions épuisées, il avait vécu en achetant celles de Patterson,comment et pourquoi enfin celui-ci l’avait laissé, depuis troisjours, agoniser.
Le Kaw-djer écoutait avec stupéfaction cetincroyable récit. Il s’était donc trouvé un homme pour avoir lecourage de se livrer à cet affreux négoce, un homme qui, en dépitde tous les drames et de tous les cataclysmes, avait conservéintacte une si effroyable avidité ! Marchand voleur qui avaitmenti afin de pouvoir céder contre espèces ce que d’autres que luieussent donné, marchand éhonté qui avait impitoyablement vendu lavie à son semblable !
Le Kaw-djer garda ses réflexions pour lui.Quelle que fût l’infamie du coupable, mieux valait la laisserimpunie, plutôt que de créer, en la dévoilant, une causesupplémentaire de discorde. Il se contenta de faire délivrer denouvelles provisions à Blaker, en l’assurant qu’on lui en donneraità l’avenir autant qu’il serait nécessaire.
Mais le nom de Patterson resta gravé dans samémoire, et l’individu qui le portait demeura pour lui le prototypede ce que l’âme humaine peut contenir de plus abject. Aussi nefut-il pas surpris quand, trois jours plus tard, Halg prononça cemême nom à propos d’une autre histoire presque aussi répugnante quela première.
Le jeune homme revenait de sa visitequotidienne à Graziella. Dès qu’il aperçut le Kaw-djer, il courut àsa rencontre.
« Je sais, lui dit-il d’une haleine, quifournit l’alcool à Ceroni.
– Enfin !… dit le Kaw-djer avecsatisfaction. Qui est-ce ?
– Patterson.
– Patterson !…
– Lui-même, affirma Halg. Tout à l’heure,je l’ai vu lui remettre du rhum. Je m’explique maintenant pourquoiils sont si bons amis, tous les deux.
– Tu es sûr de ne pas te tromper ?insista le Kaw-djer.
– Absolument. Le plus curieux, c’est quePatterson ne donne pas sa marchandise. Il la vend, et même assezcher. J’ai entendu leur discussion. Ceroni se plaignait. Il disaitque toutes ses économies étaient passées dans la poche de Pattersonet qu’il n’avait plus rien. L’autre ne répondait pas, mais ilparaissait peu disposé à continuer, du moment que c’étaitgratuitement. »
Halg s’arrêta un instant, puis s’écria aveccolère :
« Si Ceroni n’a plus d’argent, il estcapable de tout. Que vont devenir sa femme et sa fille ?
– On avisera, répondit le Kaw-djer. Et,après une pause :
– Puisque nous avons entamé ce sujet,dit-il d’un ton d’affectueux reproche, épuisons-le. Si je n’aijamais voulu t’en parler, je n’ignore pas quels sont tes rêves. Oùte mèneront-ils, mon garçon ? »
Halg, les yeux baissés, garda le silence. LeKaw-djer reprit :
« Dans peu de temps, dans un moispeut-être, tous ces gens-là vont disparaître de notre vie.Graziella comme les autres.
– Pourquoi ne resterait-elle pas avecnous ? objecta le jeune Fuégien en relevant la tête. – Sa mèreaussi, bien entendu.
– Crois-tu qu’elle consentirait à quitterson mari ? » objecta le Kaw-djer.
Halg eut un geste violent.
« Il faudra qu’elle yconsente ! » affïrma-t-il d’une voix sourde.
Le Kaw-djer hocha la tête d’un air dedoute.
« Graziella m’aidera à la persuader. Pourelle, son parti est pris. Elle est décidée à rester ici, si vous lepermettez. Non seulement elle est lasse de la vie que lui fait sonpère, mais il y a aussi des émigrants dont elle a peur.
– Peur ?… répéta le Kaw-djersurpris.
– Oui. Patterson d’abord. Voilà un moisqu’il tourne autour d’elle, et, s’il a vendu du rhum à Ceroni,c’est pour mettre celui-ci dans son jeu. Depuis quelques jours, ily en a un autre, un nommé Sirk, un de la bande à Dorick. C’est leplus à craindre de tous.
– Qu’a-t-il fait ?
– Graziella ne peut sortir sans lerencontrer. Il l’a abordée et lui a parlé grossièrement. Elle l’aremis à sa place, et Sirk l’a menacée. C’est un homme dangereux.Graziella en a peur. Heureusement, je suis là ! »
Le Kaw-djer sourit de cette explosion dejuvénile vanité. Du geste, il apaisa son pupille.
« Calme-toi, Halg, calme-toi. Attendonsle jour du départ et nous verrons alors comment les chosestourneront. D’ici là je te recommande le sang-froid. La colère est,non seulement inutile, mais nuisible. Souviens-toi que la violencen’a jamais produit rien de bon et qu’il n’est pas de cas, saufquand on est forcé de se défendre, où l’on soit excusable d’yrecourir. »
Les soucis du Kaw-djer furent accrus par cetteconversation. Outre l’ennui de voir Halg engagé dans cette fâcheuseaventure, il comprenait que l’intervention de rivaux allait encorecompliquer les choses, en excitant la jalousie du premier en dateet en provoquant peut-être des scènes regrettables.
En ce qui concernait la question de l’alcool,la découverte de Halg n’avait fait que déplacer la difficulté sansla résoudre. On avait découvert le fournisseur de Ceroni. Mais oùce fournisseur se procurait-il l’alcool qu’il vendait ?Patterson, dont il connaissait l’abominable nature, possédait-il unstock en réserve quelque part ? C’était peu croyable. Enadmettant qu’il eût réussi, malgré la sévérité des règlements et lasurveillance du capitaine Leccar, à embarquer une pacotilleprohibée au départ, où l’eût-il cachée depuis le naufrage ?Non, il puisait nécessairement dans la cargaison duJonathan.Mais par quel moyen, puisqu’elle était gardéenuit et jour ? Que le voleur fût Ceroni ou Patterson, ladifficulté restait la même.
Les jours suivants n’amenèrent pas la solutiondu problème. Tout ce qu’il fut possible de constater, c’est queLazare Ceroni continuait à s’enivrer comme par le passé.
Le temps s’écoula. On arriva au 15 septembre.Les réparations de la Wel-Kiej furent terminées à cettedate. La chaloupe était remise en bon état au moment où la merallait redevenir praticable.
La longueur croissante des jours annonçaitl’équinoxe du printemps. Dans une semaine, on en aurait fini avecl’hiver.
Toutefois, avant de céder la place, lamauvaise saison eut un retour offensif. Pendant huit jours, unouragan plus violent que ceux qui l’avaient précédé hurla sur l’îleHoste, obligeant les émigrants à se terrer une dernière fois. Puisle beau temps revint, et aussitôt la nature endormie commença à seréveiller.
Au début d’octobre, le campement reçut lavisite de quelques Fuégiens. Ces indigènes se montrèrent trèssurpris de trouver l’île Hoste habitée par une si nombreusepopulation. Le naufrage du Jonathan, survenu au début dela période hivernale, était, en effet, resté inconnu des Indiens del’archipel. Nul doute que la nouvelle ne s’en répandit désormaisrapidement.
Les émigrants n’eurent qu’à se louer de leursrapports avec ces quelques familles de Pêcherais. Par contre, iln’est pas certain que ceux-ci en eussent pu dire autant. Il y eut,en très petit nombre il est vrai, des civilisés, tels queles frères Moore, par exemple, qui crurent devoir affirmer lasupériorité qu’ils s’attribuaient en se montrant brutaux etgrossiers envers ces sauvages inoffensifs. L’un deux allamême plus loin et poussa la cupidité au point d’être tenté par lesmisérables richesses de cette horde vagabonde. Le Kaw-djer, attirépar des cris d’appel, dut un jour venir au secours d’une jeuneFuégienne que malmenait ce même Sirk dont Halg avait prononcé lenom. Le lâche individu cherchait à s’emparer des anneaux de cuivredont la jeune fille ornait ses poignets, et qu’il s’imaginait êtreen or. Rudement châtié, il se retira l’injure à la bouche. C’était,tous comptes faits, le deuxième émigrant qui se déclaraitouvertement l’ennemi du Kaw-djer.
Celui-ci avait vu arriver avec grand plaisirses amis Fuégiens. Il retrouvait en eux sa clientèle et, à leurempressement, à leurs témoignages de reconnaissance, on voyaitquelle affection, on pourrait dire quelle adoration les mettait àses pieds. Un jour, – on était alors le 15 octobre – Harry Rhodesne put lui cacher combien le touchait la conduite de ces pauvresgens.
« Je comprends, lui dit-il, que voussoyez attaché à ce pays où vous faites œuvre si humaine, et quevous ayez hâte de retourner au milieu de ces tribus. Vous êtes undieu pour elles…
– Un dieu ?… interrompit leKaw-djer. Pourquoi un dieu ? Il suffit d’être un homme pourfaire le bien ! »
Harry Rhodes, sans insister, se borna àrépondre :
« Soit, puisque ce mot vous révolte. Jedirai donc, pour exprimer autrement ma pensée, qu’il n’eût tenuqu’à vous de devenir roi de la Magellanie, au temps où elle étaitindépendante.
– Les hommes, ne fussent-ils que dessauvages, répliqua le Kaw-djer, n’ont aucun besoin d’un maître…D’ailleurs, un maître, les Fuégiens en ont unmaintenant… »
Le Kaw-djer avait prononcé ces derniers motspresque à voix basse. Il semblait plus préoccupé que d’habitude.Les quelques paroles échangées lui rappelaient quelle seraitl’incertitude de sa destinée, le jour prochain où il devrait seséparer de cette honnête famille qui avait réveillé en lui lesinstincts de sociabilité si naturels à l’homme. Ce serait pour luiun chagrin profond de quitter cette femme si dévouée dont il avaitpu apprécier la charitable bonté, son mari, d’un caractère sisincère et si droit, devenu pour lui un ami, ces deux enfantsEdward et Clary, auxquels il s’était attaché. Ce chagrin, lafamille Rhodes l’éprouverait au même degré. Leur désir à tous eûtété que le Kaw-djer consentît à les suivre dans la colonieafricaine, où il serait apprécié, aimé, honoré comme à l’île Hoste.Mais Harry Rhodes n’espérait pas l’y décider. Il comprenait que cen’était pas sans motifs graves qu’un tel homme avait rompu avecl’humanité, et le mot de cette étrange et mystérieuse existence luiéchappait encore.
« Voici l’hiver achevé, ditMme Rhodes abordant un autre sujet, et vraiment iln’aura pas été trop rigoureux…
– Et nous constatons, ajouta Harry Rhodesen s’adressant au Kaw-djer, que le climat de cette région est bientel que nous l’avait affirmé notre ami. Aussi plusieurs d’entrenous auront-ils quelque regret de quitter l’île Hoste.
– Alors ne la quittons pas, s’écria lejeune Edward, et fondons une colonie en terremagellanique !
– Bon ! répondit en souriant HarryRhodes, et notre concession du fleuve Orange ?… Et nosengagements avec la Société de colonisation ?… Et le contratavec le gouvernement portugais ?…
– En effet ! approuva le Kaw-djerd’un ton quelque peu ironique, il y a le gouvernement portugais…Ici, d’ailleurs, ce serait le gouvernement chilien. L’un vautl’autre.
– Neuf mois plus tôt… commença HarryRhodes.
– Neuf mois plus tôt, interrompit leKaw-djer, vous auriez abordé une terre libre, à laquelle un traitémaudit a volé son indépendance. »
Le Kaw-djer, les bras croisés, la têteredressée, portait ses regards dans la direction de l’Est, commes’il se fût attendu à voir apparaître, venant de l’océan Pacifiqueen contournant la pointe de la presqu’île Hardy, le navire promispar le gouverneur de Punta-Arenas.
Le moment fixé était arrivé. On allait entrerdans la seconde quinzaine d’octobre. La mer, cependant, restaitdéserte.
Les naufragés commençaient à concevoir de ceretard des inquiétudes assez justifiées. Certes ils ne manquaientde rien. Les réserves de la cargaison étaient loin d’être épuiséeset ne le seraient pas avant de longs mois encore. Mais enfin ilsn’étaient pas à destination, ils n’entendaient pas se résigner à unsecond hivernage, et déjà quelques-uns parlaient de renvoyer lachaloupe à Punta-Arenas.
Tandis que Kaw-djer s’oubliait dans sestristes pensées, Lewis Dorick et une dizaine de ses compagnonsordinaires vinrent à passer, bruyants et provocateurs, au retourd’une excursion dans l’intérieur de l’île. Cette famille Rhodesjustement respectée dans ce petit monde, ce Kaw-djer dont on nepouvait nier l’influence, ils n’avaient jamais caché les mauvaissentiments qu’ils leur inspiraient. Harry Rhodes le savait,d’ailleurs, et le Kaw-djer ne l’ignorait pas.
« Voilà des gens, dit le premier, que jelaisserais ici sans regret. Il n’y a rien de bon à attendre de leurpart. Ils seront une cause de trouble dans notre nouvelle colonie.Ils ne veulent admettre aucune autorité et ne rêvent que ledésordre… Comme si ordre et autorité ne s’imposaient pas à touteréunion d’hommes. »
Le Kaw-djer ne répondit pas, soit qu’il n’eûtpas entendu, tant il était absorbé dans ses pensées, soit qu’ilvoulût ne pas répondre.
Ainsi, la conversation tournait, quoi qu’onfît, dans le même cercle, et l’on en revenait toujours à desconsidérations sociales sur lesquelles un accord étaitimpossible.
Harry Rhodes, en constatant le silence duKaw-djer, regrettait d’avoir maladroitement abordé un pareil sujet,quand Hartlepool pénétra dans la tente et fit diversion.
« Je voudrais vous parler, monsieur,dit-il en s’adressant au Kaw-djer.
– Nous vous laissons…, commença HarryRhodes.
– Inutile, interrompit le Kaw-djer qui,se tournant vers le maître d’équipage, ajouta : Qu’avez-vous àme dire, Hartlepool ?
– J’ai à vous dire, répondit celui-ci,que je suis fixé au sujet de l’alcool.
– C’est donc bien celui duJonathan qui est vendu à Ceroni ?
– Oui.
– Il y a par conséquent descoupables ?
– Deux : Kennedy et Sirdey.
– Vous en avez la preuve ?
– Irréfutable.
– Quelle preuve ?
– Voilà. Du jour où vous m’avez parlé dePatterson, j’ai eu de la méfiance. Ceroni est incapable d’avoir uneidée tout seul, mais Patterson est un finaud. J’ai donc faitsurveiller le particulier…
– Par qui ? interrompit, en fronçantle sourcil, le Kaw-djer qui répugnait à l’espionnage.
– Par les mousses, répondit Hartlepool.Ils ne sont pas bêtes non plus, et ils ont déniché le pot auxroses. Ils ont pincé en flagrant délit Kennedy hier et Sirdey cematin, au moment où, profitant de l’inattention de leur compagnonde garde, ils vidaient une moque de rhum dans la gourde dePatterson. »
Le souvenir du martyre de Tullia et deGraziella, et aussi la pensée de Halg, firent oublier pour uninstant au Kaw-djer ses doctrines libertaires.
« Ce sont des traîtres, dit-il. Il fautsévir contre eux.
– C’est aussi mon avis, approuvaHartlepool, et c’est pourquoi je suis venu vous chercher.
– Moi ?… Pourquoi ne pas faire lenécessaire vous-même ? »
Hartlepool secoua la tête, en homme qui voitclairement les choses.
« Depuis la perte du Jonathan,je n’ai plus d’autre autorité que celle qu’on veut bien mereconnaître, expliqua-t-il. Ceux-là ne m’écouteraient pas.
– Pourquoi m’écouteraient-ilsdavantage ?
– Parce qu’ils vous craignent. »
Le Kaw-djer fut très frappé de la réponse.Quelqu’un le craignait donc ? Ce ne pouvait être qu’à cause desa force supérieure. Toujours le même argument : la force, àla base des premiers rapports sociaux.
« J’y vais », dit-il d’un airsombre.
Il se dirigea en droite ligne vers la tentequi abritait la cargaison du Jonathan. Kennedy précisémentvenait de reprendre la garde.
« Vous avez trahi la confiance qu’onavait en vous… prononça sévèrement le Kaw-djer.
– Mais, monsieur… balbutia Kennedy.
– Vous l’avez trahie, affirma le Kaw-djerd’un ton froid. À partir de cet instant, Sirdey et vous ne faitesplus partie de l’équipage du Jonathan.
– Mais… voulut encore protesterKennedy.
– J’espère que vous ne vous le ferez pasrépéter.
– C’est bon, monsieur… c’est bon… »bégaya Kennedy, retirant humblement son béret.
À ce moment, derrière le Kaw-djer, une voixdemanda :
« De quel droit donnez-vous des ordres àcet homme ? »
Le Kaw-djer se retourna et aperçut LewisDorick qui, en compagnie de Fred Moore, avait assisté à l’exécutionde Kennedy.
« Et de quel droitm’interrogez-vous ? » répondit-il d’une voixhautaine.
Se voyant soutenu, Kennedy avait remis sonbéret. Il ricanait avec insolence.
« Si je ne l’ai pas, je le prends,riposta Lewis Dorick. Ce ne serait pas la peine d’habiter une îleHoste pour y obéir à un maître. »
Un maître !… Il se trouvait quelqu’unpour accuser le Kaw-djer d’agir en maître !
« Eh !… c’est assez la coutume deMonsieur, intervint Fred Moore, en prononçant ce dernier mot avecemphase. Monsieur n’est pas comme les autres, sans doute. Ilcommande, il tranche… Monsieur est l’empereur,peut-être ? »
Le cercle se resserra autour du Kaw-djer.
« Cet homme, dit Dorick de sa voixcinglante, n’est tenu d’obéir à personne. Il reprendra, si cela luiplaît, sa place dans l’équipage. »
Le Kaw-djer garda le silence, mais, sesadversaires faisant un nouveau pas en avant, il serra lespoings.
Allait-il donc être obligé de se défendre parla force ? Certes, il ne craignait pas de tels ennemis. Ilsétaient trois. Ils auraient pu être dix. Mais quelle honte qu’unêtre pensant fût obligé d’employer les mêmes arguments que labrute !
Le Kaw-djer n’en fut pas réduit à cetteextrémité. Harry Rhodes et Hartlepool l’avaient suivi, prêts à luiprêter main forte. Ils apparaissaient au loin. Dorick, Moore etKennedy battirent aussitôt en retraite.
Le Kaw-djer les suivait d’un regard attristé,quand des vociférations éclatèrent du côté de la rivière. Il seporta dans cette direction avec ses deux compagnons. Ils netardèrent pas à distinguer un groupe nombreux d’où s’élevaient lescris qui avaient attiré leur attention. Presque tous les émigrantssemblaient être réunis au même point en une foule serrée que degrands remous faisaient ondoyer. Au-dessus de la foule, des poingsétaient brandis en gestes de menace. Quelle pouvait être la causede ces troubles qui ressemblaient fort à une émeute ?
Il n’en existait point. Ou du moins la causeinitiale était d’une telle insignifiance et remontait si loin, quenul des belligérants n’eût été capable de la dire.
Cela avait commencé six semaines plus tôt, àpropos d’un objet de ménage qu’une femme prétendait avoir prêté àune autre qui, de son côté, soutenait l’avoir rendu. Qui avaitraison ? Personne ne le savait. De fil en aiguille, les deuxfemmes avaient fini par s’injurier abondamment pour ne s’arrêterqu’à bout de souffle. Trois jours plus tard, la dispute avaitrepris, en s’aggravant, car les maris, cette fois, s’en étaientmêlés. D’ailleurs, il n’était plus question de la cause première dulitige. Déjà on avait perdu de vue l’origine de l’animosité, maisl’animosité subsistait. Pour lui obéir, par simple besoin de nuire,les quatre adversaires s’étaient reproché toutes les abominationsde la terre, s’accusant réciproquement d’un grand nombre demauvaises actions, parfois imaginaires, qu’ils faisaient sortir desombres du passé. Plus une trouvaille était cruelle, plus ellerendait fier son auteur, et chacun s’enorgueillissait du mal qu’ilfaisait aux autres. « Eh bien ! et moi ?… Vous avezvu, quand je lui ai dit… », cette forme de discours devaitsouvent revenir dans leurs conversations ultérieures.
L’escarmouche, toutefois, n’avait pas été plusloin, mais ensuite les langues ne s’étaient plus arrêtées. Auprèsde leurs amis respectifs, les deux partis s’étaient livrés à undébinage en règle allant, suivant une marche progressive, desappréciations méprisantes et des insinuations, aux médisances etaux calomnies. Ces propos, répétés complaisamment aux oreilles desintéressés avaient déchaîné la tempête. Les hommes en étaient venusaux mains, et l’un d’eux avait eu le dessous. Le lendemain, le filsdu vaincu avait prétendu venger son père, et il en était résultéune seconde bataille plus sérieuse que la précédente, les habitantsdes deux maisons où logeaient les combattants n’ayant pu résisterau désir d’intervenir dans la querelle.
La guerre ainsi déclarée, les deux groupesavaient fait une active propagande, chacun recrutant des partisans.Maintenant, la majorité des émigrants se trouvait divisée en deuxcamps. Mais, à mesure que les armées étaient devenues plusnombreuses, le débat avait augmenté d’ampleur. Nul ne se souvenaitplus de l’origine du litige. On discutait présentement sur ladestination qu’il conviendrait d’adopter, lorsqu’on serait embarquésur le navire de rapatriement. Continuerait-on à voguer versl’Afrique ? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire retourner enAmérique ? Tel était désormais le sujet de la dispute. Parquel chemin sinueux en était-on arrivé, parti d’un vulgaire objetde ménage, à débattre cette grave question ? C’était unimpénétrable mystère. Au surplus, on était convaincu de n’avoirjamais discuté autre chose, et les deux thèses en présence étaientdéfendues avec une égale passion. On s’abordait, on se quittait,après s’être jeté à la tête, en manière de projectiles, desarguments pour et contre, tandis que les cinq Japonais, unis en ungroupe paisible à quelques mètres de la foule bourdonnante,regardaient avec étonnement leurs compagnons enfiévrés.
Ferdinand Beauval, tout guilleret de se sentirdans son élément, essayait en vain de se faire entendre. Il allaitde l’un à l’autre, il se multipliait en pure perte. On nel’écoutait pas. Personne d’ailleurs n’écoutait personne. Tout sepassait en altercations particulières, chaque murmure partiel sefondant en une harmonie générale dont la tonalité montait de minuteen minute. L’orage n’était pas loin. La foudre allait tomber. Lepremier qui frapperait déclencherait ipso facto tous lespoings, et la scène menaçait de finir par un pugilat général…
Comme une petite pluie abat parfois un grandvent, ainsi que l’assure le proverbe, il suffît d’un seul hommepour calmer cette exaspération un peu superficielle. Cet homme,l’un de ces émigrants qui avaient entrepris la chasse des loupsmarins, accourait de toute la vitesse de ses jambes vers la fouleen ébullition. Et, tout en courant, avec de grands gestesd’appel :
« Un navire !… criait-il à pleinspoumons. Un navire en vue !… »
Un navire en vue !… Aucune autre nouvellen’eût été capable d’émouvoir au même point ces exilés. L’émeute enfut apaisée du coup, et la foule se rua, comme un torrent, vers lerivage. On ne songeait plus à se disputer. On se pressait, on sebousculait silencieusement. En un instant, tous les émigrantsfurent réunis à l’extrémité de la pointe de l’Est, d’où l’ondécouvrait une large étendue de mer.
Harry Rhodes et Hartlepool avaient suivi lemouvement général et, non sans émotion, ils ouvraient avidementleurs yeux dans la direction du Sud où une traînée de fuméebarrait, en effet, le ciel et annonçait un navire à vapeur.
On n’apercevait pas encore sa coque, mais ellesurgit de minute en minute hors de la ligne de l’horizon. Bientôtil fut possible de reconnaître un bâtiment d’environ quatre centstonneaux, à la corne duquel flottait un pavillon dont l’éloignementempêchait de discerner les couleurs.
Les émigrants échangèrent des regardsdésappointés. Jamais un bateau d’un aussi faible tonnage nepourrait embarquer tout le monde. Ce steamer était-il donc unsimple cargo-boat de nationalité quelconque, et non le navire desecours promis par le gouverneur de Punta-Arenas ?
La question ne tarda pas à être élucidée. Lenavire arrivait rapidement. Avant que la nuit ne fût complète, ilrestait à moins de trois milles dans le Sud.
« Le pavillon chilien », dit leKaw-djer, au moment où une risée, tendant l’étamine, permettaitd’en distinguer les couleurs.
Trois quarts d’heure plus tard, au milieu del’obscurité devenue profonde, un bruit de chaînes grinçant contrele fer des écubiers indiqua que le navire venait de mouiller. Lafoule alors se dispersa, chacun regagnant sa demeure en commentantl’événement.
La nuit s’écoula sans incident. À l’aube, onaperçut le navire à trois encablures du rivage. Hartlepool consultédéclara que c’était un aviso de la marine militaire chilienne.
Hartlepool ne se trompait pas. Il s’agissaitbien d’un aviso chilien, dont, à huit heures du matin, lecommandant se fit mettre à terre.
Il fut aussitôt entouré de visages anxieux.Autour de lui, les questions se croisèrent. Pourquoi avait-onenvoyé un bateau si petit ? Quand viendrait-on enfin leschercher ? Ou bien, est-ce donc qu’on avait l’intention de leslaisser mourir sur l’île Hoste ? Le commandant ne savaitauquel entendre.
Sans répondre à cet ouragan de questions, ilattendit une accalmie, puis, quand il eut obtenu le silence àgrand-peine, il prit la parole d’une voix qui parvint aux oreillesde tous.
Ses premiers mots furent pour rassurer sesauditeurs. Ceux-ci pouvaient compter sur la bienveillance du Chili.La présence de l’aviso prouvait d’ailleurs qu’on ne les avait pasoubliés.
Il expliqua ensuite que, si son gouvernementavait cru devoir leur envoyer un bâtiment de guerre au lieu dunavire de rapatriement promis, c’est qu’il désirait leur soumettreauparavant une proposition qui serait probablement de nature à lesséduire, proposition en vérité très singulière et des plusinattendues, que le commandant exposa sans autre préambule.
Mais, pour le lecteur, un préambule ne serapeut-être pas superflu, afin qu’il puisse sainement apprécier lapensée du gouvernement chilien.
Dans la mise en valeur de la partie ouest etsud de la Magellanie que lui attribuait le traité du 17 janvier1881, le Chili avait voulu débuter par un coup de maître, enprofitant du naufrage du Jonathan et de la présence surl’île Hoste de plusieurs centaines d’émigrants.
Ce traité n’avait départagé en somme que desdroits purement théoriques. Assurément la République Argentinen’avait plus rien à réclamer, en dehors de la Terre des États et dela fraction de la Patagonie et de la Terre de Feu placée sous sasouveraineté. Sur son propre domaine, le Chili avait toute libertéd’agir au mieux de ses intérêts. Mais il ne suffit pas d’entrer enpossession d’une contrée et d’empêcher que d’autres nationspuissent s’y créer des droits de premier occupant. Ce qu’il faut,c’est en tirer avantage, en exploitant les richesses de son sol aupoint de vue minéral et végétal. Ce qu’il faut, c’est l’enrichirpar l’industrie et le commerce, c’est y attirer une population, sielle est inhabitée ; c’est, en un mot, la coloniser. L’exemplede ce qui s’était déjà fait sur le littoral du détroit de Magellan,où Punta-Arenas voyait chaque année s’accroître son importancecommerciale, devait encourager la République du Chili à tenter unenouvelle expérience, et à provoquer l’exode des émigrants vers lesîles de l’archipel magellanique passées sous sa domination, afin devivifier cette région fertile, abandonnée jusqu’alors à demisérables tribus indiennes.
Et précisément, voici que sur l’île Hoste,située au milieu de ce labyrinthe des canaux du Sud, un grandnavire était venu se jeter à la côte ; voici que plus de milleémigrants de nationalités diverses, mais appartenant tous à cetrop-plein des grandes villes qui n’hésite pas à chercher fortunejusque dans les lointaines régions d’outre-mer, avaient été dansl’obligation de s’y réfugier.
Le gouvernement chilien se dit avec raison quec’était là une occasion inespérée de transformer les naufragés duJonathan en colons de l’île Hoste. Ce ne fut donc pas unnavire de rapatriement qu’il leur envoya, ce fut un aviso dont lecommandant fut chargé de transmettre ses propositions auxintéressés.
Ces propositions, du caractère le plusinattendu, étaient en même temps des plus tentantes : laRépublique du Chili offrait de se dessaisir purement et simplementde l’île Hoste au profit des naufragés du Jonathan,qui endisposeraient à leur gré, non en vertu d’une concession temporaire,mais en toute propriété, sans aucune condition ni restriction.
Rien de plus clair, rien de plus net, quecette proposition. On ajoutera : rien de plus adroit. Enrenonçant à l’île Hoste, afin d’en assurer l’immédiate mise envaleur, le Chili attirerait, en effet, des colons dans les autresîles, Clarence, Dawson, Navarin, Hermitte, demeurées sous sadomination. Si la nouvelle colonie prospérait, ce qui étaitprobable, on saurait qu’il n’y a pas lieu de redouter le climat dela Magellanie, on connaîtrait ses ressources agricoles etminérales ; on ne pourrait plus ignorer que, grâce à sespâturages et à ses pêcheries, cet archipel est propice à lacréation d’entreprises florissantes, et le cabotage y prendrait uneextension de plus en plus considérable.
Déjà, Punta-Arenas, port franc débarrassé detoute tracasserie douanière, librement ouvert aux navires des deuxcontinents, avait un magnifique avenir. En fondant cette station,on s’était assuré, en somme, la prépondérance sur le détroit deMagellan. Il n’était pas sans intérêt d’obtenir un résultatanalogue dans la partie méridionale de l’archipel. Pour atteindreplus sûrement ce but, le gouvernement de Santiago, guidé par unsens politique très fin, s’était décidé à faire le sacrifice del’île Hoste, sacrifice d’ailleurs plus apparent que réel, cette îleétant absolument déserte. Non content de l’exempter de toutecontribution, il en abandonnait la propriété, il lui laissait sonentière autonomie, il la distrayait de son domaine. Ce serait laseule partie de la Magellanie qui aurait une complèteindépendance.
Il s’agissait maintenant de savoir si lesnaufragés du Jonathanaccepteraient l’offre qui leur étaitfaite, s’ils consentiraient à échanger contre l’île Hoste leurconcession africaine.
Le gouvernement entendait résoudre cettequestion sans aucun retard. L’aviso avait apporté la proposition,il remporterait la réponse. Le commandant avait tout pouvoir pourtraiter avec les représentants des émigrants. Mais ses ordresétaient de ne pas rester au mouillage de l’île Hoste au-delà dequinze jours au maximum. Ces quinze jours écoulés, il repartirait,que le traité fût signé ou non.
Si la réponse était affirmative, la nouvelleRépublique serait immédiatement mise en possession, et arboreraitle pavillon qu’il lui conviendrait d’adopter.
Si la réponse était négative, le gouvernementaviserait ultérieurement au moyen de rapatrier les naufragés. Cen’était pas cet aviso de quatre cents tonnes, on le comprend, quipourrait les transporter, ne fût-ce qu’à Punta-Arenas. Ondemanderait à la Société américaine de colonisation d’envoyer unnavire de secours, dont la traversée exigerait un certain temps.Plusieurs semaines s’écouleraient donc encore, dans ce cas, avantque l’île fût évacuée.
Ainsi qu’on peut se l’imaginer, la propositiondu gouvernement de Santiago produisit un effet extraordinaire.
On ne s’attendait à rien de pareil. Lesémigrants, incapables de prendre une décision dans une si graveoccurrence, commencèrent par se regarder les uns les autres avecahurissement, puis toutes leurs pensées s’envolèrent à la fois verscelui qu’on estimait le plus capable de discerner l’intérêt commun.D’un même mouvement, dont le parfait ensemble prouvait à la foisleur reconnaissance, leur clairvoyance et leur faiblesse, ils seretournèrent vers l’Ouest, c’est-à-dire vers le creek àl’embouchure duquel devait se balancer la Wel-Kiej.
Mais la Wel-Kiej avait disparu. Siloin que pussent atteindre les regards, nul ne l’aperçut à lasurface de la mer.
Il y eut un instant de stupeur. Puis desondulations parcoururent la foule. Chacun s’agitait, se penchant,cherchant à découvrir celui dans lequel tous mettaient leur espoir.Il fallut bien enfin se rendre à l’évidence. Emmenant avec lui Halget Karroly, le Kaw-djer décidément était parti.
On fut atterré. Ces pauvres gens avaient prisl’habitude de s’en remettre du soin de les conduire sur leKaw-djer, dont ils n’en étaient plus à connaître l’intelligence etle dévouement. Et voilà qu’il les abandonnait au moment où sejouait leur destinée ! Sa disparition ne produisit pas moinsd’effet que l’apparition du navire dans les eaux de l’îleHoste.
Harry Rhodes, pour des motifs différents, futaussi profondément affligé. Il aurait compris que le Kaw-djerabandonnât l’île Hoste le jour où les émigrants s’en éloigneraient,mais pourquoi ne pas avoir attendu jusque-là ? On ne rompt pasavec cette brusquerie des liens de sincère amitié, et l’on ne sequitte pas s’en s’être dit adieu.
D’un autre côté, pourquoi ce départ précipitéqui ressemblait à une fuite ? Était-ce donc l’arrivée dubâtiment chilien qui l’avait provoqué ?…
Toutes les hypothèses étaient admissibles,étant donné le mystère qui entourait la vie de cet homme, dont onne connaissait même pas la nationalité.
L’absence de leur conseiller ordinaire, aumoment où ses conseils eussent été le plus précieux, désempara lesémigrants. Leur foule se désagrégea peu à peu, si bien que lecommandant de l’aviso finit par demeurer presque seul. L’un aprèsl’autre, afin de n’être pas dans le cas de participer à unedécision quelconque, ils s’éloignaient discrètement par petitsgroupes, où l’on échangeait des paroles rares sur l’offresurprenante dont on venait de recevoir la communication.
Pendant huit jours cette offre fut le sujet detoutes les conversations particulières. Le sentiment général,c’était la surprise. La proposition semblait même si étrange quenombre d’émigrants se refusaient à la prendre au sérieux. HarryRhodes, sollicité par ses compagnons, dut aller trouver lecommandant pour lui demander des explications, vérifier lespouvoirs dont il était porteur, s’assurer par lui-même quel’indépendance de l’île Hoste serait garantie par la RépubliqueChilienne.
Le commandant ne négligea rien pour convaincreles intéressés. Il leur fit comprendre quels étaient les mobiles dugouvernement et combien il était avantageux pour des émigrants dese fixer dans une région dont on leur assurait la possession. Il nemanqua pas de leur rappeler la prospérité de Punta-Arenas etd’ajouter que le Chili aurait à cœur de venir en aide à la nouvellecolonie.
« L’acte de donation est prêt, ajouta lecommandant. Il n’attend plus que les signatures.
– Lesquelles ? demanda HarryRhodes.
– Celles des délégués choisis par lesémigrants en assemblée générale. »
C’était, en effet, la seule manière deprocéder. Plus tard, lorsque la colonie s’occuperait de sonorganisation, elle déciderait s’il lui convenait ou non de nommerun chef. Elle choisirait en toute liberté le régime qui luiparaîtrait le meilleur, et le Chili n’interviendrait dans ce choixen aucune façon.
Pour qu’on ne soit pas étonné des suites quecette proposition allait voir, il convient de se rendre un compteexact de la situation.
Quels étaient ces passagers que leJonathan avait pris à San Francisco et qu’il transportaità la baie de Lagoa ? De pauvres gens que les nécessités del’existence forçaient à s’expatrier. Que leur importait, en somme,de s’établir ici ou là, du moment que leur avenir était assuré, etpourvu que les conditions de l’habitat fussent égalementfavorables.
Or, depuis qu’ils occupaient l’île Hoste, toutun hiver s’était écoulé. Ils avaient pu constater par eux-mêmes quele froid n’y était pas excessif, et ils constataient maintenant quela belle saison s’y manifestait avec une précocité et unegénérosité qu’on ne rencontre pas toujours dans des régions plusvoisines de l’équateur.
Au point de vue de la sécurité, la comparaisonne semblait pas favorable à la baie de Lagoa, voisine des Anglais,de l’Orange et des populations barbares de la Cafrerie. Assurément,les émigrants avaient dû, avant de s’embarquer, tenir compte de cesaléas, mais ces aléas augmentaient d’importance à leurs yeux, àprésent qu’une occasion se présentait de s’établir dans une contréedéserte, loin de ces voisinages dangereux à des titres divers.
D’autre part, la Société de colonisationn’avait obtenu sa concession sud-africaine que pour une duréedéterminée, et le gouvernement portugais n’aliénait pas ses droitsau profit des futurs colons. En Magellanie, au contraire, ceux-cijouiraient d’une liberté sans limites, et l’île Hoste, devenue leurpropriété, serait élevée au rang d’État souverain.
Enfin, il y avait cette double considérationqu’en demeurant à l’île Hoste on éviterait un nouveau voyage et quele gouvernement chilien s’intéresserait au sort de la colonie. Onpourrait compter sur son assistance. Des relations régulièress’établiraient avec Punta-Arenas. Des comptoirs se fonderaient surle littoral du détroit de Magellan et sur d’autres points del’archipel. Le commerce se développerait avec les Falkland, lorsqueles pêcheries seraient convenablement organisées. Et même, dans untemps prochain, la République Argentine ne laisserait sans doutepas en état d’abandon ses possessions de la Fuégie. Elle y créeraitdes bourgades rivales de Punta-Arenas, et la Terre de Feu aurait sacapitale argentine comme la presqu’île de Brunswick a sa capitalechilienne[3].
Tous ces arguments étaient de poids, il fautle reconnaître, et finirent par l’emporter.
Après de longs conciliabules, il devintmanifeste que la majorité des émigrants tendait à l’acceptation desoffres du gouvernement chilien.
Combien il était regrettable que le Kaw-djereût précisément quitté l’île Hoste, lorsqu’on aurait eu sivolontiers recours à ses conseils ! Personne n’était mieuxqualifié que lui pour indiquer la meilleure solution. Trèsprobablement il eût été d’avis d’accepter une proposition quirendait l’indépendance à l’une des onze grandes îles de l’archipelmagellanique. Harry Rhodes ne doutait pas que le Kaw-djer n’eûtparlé dans ce sens avec cette autorité que lui donnaient tant deservices rendus.
En ce qui le concernait personnellement, ilétait acquis à cette solution, et, phénomène qui avait peu dechances de se reproduire jamais, son opinion était conforme à cellede Ferdinand Beauval. Le leader socialiste faisait, en effet, uneactive propagande en faveur de l’acceptation. Qu’espérait-ildonc ? Projetait-il de mettre sa doctrine en pratique ?Cette foule inculte, propriétaire indivise, comme aux premiers âgesdu monde, d’un territoire dont personne n’était fondé à réclamerpour lui-même la moindre parcelle, quelle aventure merveilleuse,quel champ magnifique pour la grande expérience d’un collectivismeou même d’un communisme intégral !
Aussi, comme Ferdinand Beauval semultipliait ! Comme il allait des uns aux autres, plaidant sacause à satiété ! Combien d’éloquence il dépensait sanscompter !
Il fallut enfin en venir au vote. Le termefixé par le gouvernement chilien approchait, et le commandant del’aviso pressait la solution de cette affaire. À la date indiquée,le 30 octobre, il appareillerait, et le Chili conserverait tous sesdroits sur l’île Hoste.
Une assemblée générale fut convoquée pour le26 octobre. Prirent part au scrutin définitif, tous les émigrantsmajeurs, au nombre de huit cent vingt-quatre, le reste se composantde femmes, d’enfants et de jeunes gens n’ayant pas atteint vingt etun ans, ou d’absents, tels que les chefs des familles Gordon,Rivière, Ivanoff et Gimelli.
Le dépouillement du scrutin donna sept centquatre-vingt-douze suffrages en faveur de l’acceptation, majoritéconsidérable, on le voit. Il n’y avait eu que trente-deuxopposants, qui voulaient s’en tenir au projet primitif et se rendreà la baie de Lagoa. Encore acceptèrent-ils finalement de sesoumettre à la décision du plus grand nombre.
On procéda ensuite à l’élection de troisdélégués. Ferdinand Beauval obtint à cette occasion un succèsflatteur. Enfin, une de ses campagnes n’aboutissait pas à un échecet il arrivait aux honneurs. Il fut désigné par les émigrants qui,obéissant à un instinctif sentiment de prudence, lui adjoignirenttoutefois Harry Rhodes et Hartlepool.
Le traité fut signé le jour même entre cesdélégués et le commandant représentant le gouvernement chilien,traité dont le texte extrêmement simple ne contenait que quelqueslignes et ne prêtait à aucune équivoque.
Aussitôt le drapeau hostelien – mi-partieblanc et rouge – fut hissé sur la grève, et l’aviso le salua devingt et un coups de canon. Pour la première fois arboré, claquantjoyeusement dans la brise, il annonçait au monde la naissance d’unpays libre.
Le lendemain, à la première heure, l’avisoquitta son mouillage et disparut en quelques instants derrière lapointe. Il emmenait dix des quinze marins survivants duJonathan. Les cinq autres, parmi lesquels Kennedy, avaientpréféré, ainsi que le maître d’équipage Hartlepool et le cuisinierSirdey, rester sur l’île en qualité de colons.
Des motifs analogues avaient décidé Kennedy etSirdey à s’arrêter à ce parti. Tous deux fort mal vus descapitaines, et par suite trouvant difficilement des engagements,ils espéraient avoir vie plus facile et moins précaire dans unesociété naissante, où les lois, pendant longtemps tout au moins,manqueraient nécessairement de rigueur. Quant à leurs camarades,braves gens énergiques et sérieux, mais pauvres et sans famille,ils escomptaient, comme Hartlepool lui-même, la possibilité d’êtreleur maître dans un pays neuf en devenant, de marins hauturiers,simples pêcheurs.
La réalisation ou l’échec de leur rêve allaiten grande partie dépendre de l’orientation qui serait donnée augouvernement de l’île. Quand l’État est bien administré, lescitoyens ont chance de s’enrichir par leur travail. Tout labeurrestera stérile, au contraire, si le pouvoir central ne sait pasdécouvrir et appliquer les mesures propres à grouper en faisceaules efforts individuels. L’organisation de la colonie était doncd’un intérêt capital.
Pour le moment, tout au moins, les Hosteliens– car tel était le nom qu’ils avaient adopté d’un consentementunanime – ne s’inquiétaient pas de résoudre ce problème vital. Ilsne pensaient qu’à se réjouir. Ce mot magique, la liberté, les avaitenivrés. Ils s’en grisaient, comme de grands enfants, sans chercherà en pénétrer le sens profond, sans se dire que la liberté est unescience qu’il est nécessaire d’apprendre et que, pour être libres,ce qu’il faut d’abord, c’est vivre.
L’aviso était encore en vue que, dans la foulenaguère si houleuse, tout le monde se félicitait et se congratulaitréciproquement. Il semblait qu’on fût venu à bout d’une œuvreimportante et difficile. L’œuvre commençait à peine cependant.
Il n’est pas de bonne fête populaire qui nes’accompagne de quelque bombance. On convint donc unanimement defaire grande chère ce jour-là. C’est pourquoi, tandis que lesménagères regagnaient fourneaux et casseroles, les hommes sedirigèrent vers la cargaison du Jonathan.
Il va de soi que, depuis la proclamationd’indépendance, cette cargaison n’était plus surveillée. Lescirconstances ayant élevé les naufragés à la dignité de nation,personne, hors elle-même, n’était qualifié pour réglementerl’exercice de sa souveraineté. D’ailleurs, qui eût monté la garde,puisque la plupart des gardiens étaient partis ?
On mit gaiement un tonneau en perce, et l’onallait procéder à la distribution, quand une idée meilleure vint àcertains esprits avisés. Cet alcool, il appartenait en somme à toutle monde. Dès lors, pourquoi ne pas le répartir jusqu’à la dernièregoutte ? La motion, en dépit des timides protestations d’unpetit nombre de sages, fut adoptée avec enthousiasme. La quantitéd’alcool approximativement évaluée, on convint que chaque hommefait aurait droit à une part, et chaque femme ou enfant à unedemi-part. Cette décision fut aussitôt exécutée, et les chefs defamille reçurent le lot qui leur était attribué, au milieu delazzis et de plaisanteries joyeuses.
Dans la soirée, la fête battit son plein.Toutes les rancunes étaient oubliées. Les diverses nationalitéssemblaient fondues en une seule. On fraternisait. On organisa unbal aux sons d’un accordéon de bonne volonté, et des couplestournèrent au milieu d’un cercle de buveurs.
Parmi ceux-ci, figurait naturellement LazareCeroni. Incapable, dès six heures du soir, de se tenir ferme surses jambes, à dix il buvait toujours. Cela faisait présager unetriste fin de fête pour Tullia et pour Graziella.
Au même instant, dans un coin sombre, àl’écart, il en était un autre qui se grisait à pleins verres. Maiscelui-ci, dans l’abominable poison, retrouvait pour un moment sonâme que le poison avait dégradée. Soudain, une musique admirables’éleva, interrompant les danses. Fritz Gross, saturé d’alcool,avait reconquis son génie. Deux heures durant, il joua, improvisantau gré de son inspiration, entouré de mille visages aux yeuxécarquillés, aux bouches grandes ouvertes, comme pour boire letorrent musical dont le prestigieux violon était la source.
De tous les auditeurs de Fritz Gross, le plusattentif et le plus passionné était un enfant. Ces sons, d’unebeauté jusqu’alors inconnue, étaient pour Sand une véritablerévélation. Il découvrait la musique et pénétrait en tremblant dansce royaume ignoré. Au centre du cercle, debout en face du musicien,il regardait, il écoutait, ne vivant plus que par les oreilles etpar les yeux, l’âme enivrée, tout vibrant d’une émotion poignanteet joyeuse.
Quels mots rendraient le pittoresque duspectacle ? À terre, un homme, presque informe dans sesproportions colossales, écroulé, la tête baissée sur la poitrine,ses yeux fermés ne voyant plus qu’en lui-même, jouant, jouant sansse lasser, éperdument, à la lumière incertaine d’une torchefuligineuse qui le faisait ressortir en vigueur sur un fondd’impénétrable nuit. Devant cet homme, un enfant en extase, et,autour de ce groupe singulier, une foule silencieuse, invisible,mais dont, au gré de la brise capricieuse, un éclat de la torcherévélait parfois la présence. Les rayons s’accrochaient alors àquelque trait saillant. La durée de l’éclair, un nez, un front, uneoreille, apparaissait, comme engendré par l’ombre qui l’effaçaitaussitôt, tandis que s’épandait en larges ondes, planait au-dessusde cette foule, puis allait mourir dans l’espace obscur le chantgrêle et puissant d’un violon.
Vers minuit, Fritz Gross, épuisé, lâchal’archet et s’endormit pesamment. Recueillis, à pas lents, lesémigrants regagnèrent alors leurs demeures.
Le lendemain, il ne restait plus trace decette émotion fugitive, et les colons furent repris par l’attraitde plus grossiers plaisirs. La fête recommença. Tout portait àcroire qu’elle se prolongerait jusqu’à complet épuisement desliqueurs fortes.
C’est au milieu de cette kermesse, que laWel-Kiej revint à l’île Hoste, quarante-huit heures aprèsle départ de l’aviso. Nul ne parut se souvenir qu’elle l’eûtquittée pendant deux semaines, et ceux qu’elle portait reçurent lemême accueil que s’ils ne se fussent jamais absentés. Le Kaw-djerne comprit rien à ce qu’il voyait. Que signifiaient ce pavilloninconnu planté sur la grève et la joie générale qui semblaittransporter les émigrants ?
Harry Rhodes et Hartlepool le mirent, enquelques mots, au courant des derniers événements. Le Kaw-djerécouta ce récit avec émotion. Sa poitrine se dilatait comme si unair plus pur fût arrivé à ses poumons, son visage étaittransfiguré. Il existait donc encore une terre libre dansl’archipel magellanique !
Toutefois il ne rendit pas confidence pourconfidence et demeura muet sur les motifs qui l’avaient déterminé às’éloigner pendant quinze jours. À quoi bon ? Fût-il parvenu àfaire comprendre à Harry Rhodes pourquoi, résolu à rompre touterelation avec l’univers civilisé, il était parti en apercevantl’aviso qu’il supposait chargé d’affirmer l’autorité dugouvernement chilien, et pourquoi, abrité au fond d’une baie de lapresqu’île Hardy, il avait attendu le départ de cet aviso avant derevenir au campement ?
Trop heureux de le retrouver, ses amis,d’ailleurs, ne l’interrogèrent pas. Pour Harry Rhodes etHartlepool, sa présence était un réconfort. Avoir avec eux cethomme à l’énergie froide, à la vaste intelligence, à la parfaitebonté, leur rendait une confiance que l’enfantillage dont faisaientpreuve leurs compagnons commençait à ébranler.
« Les malheureux n’ont vu dans leurindépendance, dit Harry Rhodes en achevant son récit, que le droitde se griser. Ils n’ont pas l’air de penser à la nécessité des’organiser et d’installer un gouvernement quelconque.
– Bah ! répliqua le Kaw-djer avecindulgence, ils sont excusables de se payer du bon temps. Ils enont eu si peu jusqu’ici ! Cet affolement passera et ils enarriveront d’eux-mêmes aux choses sérieuses… Quant à constituer ungouvernement, j’avoue que je n’en vois pas l’utilité.
– Il faut bien, pourtant, objecta HarryRhodes, que quelqu’un se charge de mettre de l’ordre dans tout cemonde-là.
– Laissez donc ! répondit leKaw-djer. L’ordre se mettra tout seul.
– À en juger par le passé, cependant…
– Le passé n’est pas le présent,interrompit le Kaw-djer. Hier, nos compagnons se sentaient encorecitoyens d’Amérique ou d’Europe. Maintenant, ils sont desHosteliens. C’est fort différent.
– Votre avis serait donc ?…
– Qu’ils vivent tranquillement à l’îleHoste, puisqu’elle leur appartient. Ils ont la chance de ne pasavoir de lois. Qu’ils se gardent d’en faire. À quoi ces loisserviraient-elles ? Je suis convaincu qu’il est de l’essencemême de la nature humaine d’ignorer jusqu’à l’apparence de conflitsentre les personnes. Sans les préjugés, les idées toutes faitesrésultant de siècles d’esclavage, on s’arrangerait aisément. Laterre s’offre aux hommes. Qu’ils y puisent à pleines mains, etqu’ils jouissent également et fraternellement de ses richesses. Àquoi bon réglementer cela ? »
Harry Rhodes ne paraissait pas convaincu de lavérité de ces vues optimistes. Il ne répondit rien toutefois.Hartlepool prit la parole.
« En attendant que tous ces lascars-là,dit-il, aient donné des preuves d’une autre fraternité que de lafraternité de la noce, nous avons toujours confisqué les armes etles munitions. »
Par les soins de la Société de colonisation,la cargaison du Jonathan contenait, en effet, soixanterifles, quelques barils de poudre, des balles, du plomb et descartouches, afin que les émigrants pussent chasser la grosse bêteet se défendre au besoin des attaques de leurs voisins à la baie deLagoa. Personne n’avait pensé à ce matériel guerrier, personne, sice n’est Hartlepool. Profitant du désordre général, il l’avait misprudemment hors d’atteinte. Peut-être aurait-il eu quelque peine àtrouver une cachette convenable, si Dick ne lui avait indiqué lechapelet de grottes traversant de part en part le massif de lapointe de l’Est. Aidé par Harry Rhodes et par les deux mousses, ilavait, en plusieurs voyages, transporté pendant la première nuit defêtes les armes et les munitions dans la grotte supérieure, où onles avait profondément enterrées. Depuis lors, Hartlepool sesentait plus tranquille. Le Kaw-djer approuva sa prudence.
« Vous avez bien fait, Hartlepool,déclara-t-il. Mieux vaut, en somme, laisser aux choses le temps dese tasser. Dans ce pays, d’ailleurs, nos compagnons n’auraient quefaire d’armes à feu.
– Ils n’en ont pas, affirma le maîtred’équipage. À bord du Jonathan, les règlements étaientformels. Les émigrants ont été fouillés, eux et leurs colis, enembarquant, et toutes les armes à feu ont été saisies. Personnen’en possède en dehors de celles que nous avons cachées, etcelles-ci, on ne les trouvera pas. Par conséquent… »
Hartlepool s’interrompit brusquement. Ilparaissait soucieux.
« Mille diables !… s’écria-t-il. Ily en a, au contraire. Nous avons trouvé seulement quarante-huitfusils au lieu de soixante. Je croyais à une erreur. Mais, ça merevient maintenant, les douze manquants ont été emportés par lesRivière, les Ivanoff, les Gimelli et les Gordon. Heureusement quece sont des gens sérieux, et qu’il n’y a rien à craindred’eux !
– Il existe d’autres dangers que lesarmes, fit observer Harry Rhodes. L’alcool par exemple. En cemoment, on s’embrasse, mais il n’en sera pas toujours de même.Déjà, Lazare Ceroni a recommencé à faire des siennes. En votreabsence, j’ai été obligé d’intervenir. Sans Hartlepool et moi, jecrois que, cette fois, il assommait décidément sa victime.
– Cet homme est un monstre, dit leKaw-djer.
– Comme tous les ivrognes, ni plus nimoins… N’importe, il est heureux pour les deux femmes que Halg soitde retour… Au fait ! comment va-t-il, notre jeunesauvage ?
– Aussi bien que peut aller un garçondans son état d’esprit. Inutile de vous dire que ce n’est pas degaieté de cœur qu’il nous a accompagnés, son père et moi. J’ai dûfaire acte d’autorité et engager ma parole que nous reviendrionsici. Puisque cette famille reste avec les autres sur l’île Hoste,cela simplifie évidemment les choses. Ce qui les complique, parexemple, ce sont les déplorables habitudes de Lazare Ceroni.Espérons qu’il s’amendera quand la provision d’alcool seraépuisée. »
Pendant qu’on s’occupait ainsi de lui, Halg,laissant la Wel-Kiej à la garde de son père, s’étaitempressé d’aller retrouver Graziella. Quelle joie ils eurent de serevoir ! Puis la joie fit place à la tristesse. Graziellaraconta au jeune Indien les épreuves que Ceroni imposait de nouveauà sa femme et à sa fille. À ces misères s’ajoutaient, pour cettedernière, la recherche cauteleuse de Patterson, et surtout lapoursuite brutale de Sirk. Elle ne pouvait faire un pas au dehorssans être exposée à subir l’insolence de ce triste individu. Halgl’écoutait, tout frémissant d’indignation.
Dans un coin de la tente, Lazare Ceroni,cuvant sa dernière ivresse, ronflait à poings fermés. Il n’y avaitpas d’illusion à se faire. À peine réveillé, il retomberait dansson vice et retournerait se mêler à la fête générale, dont la finne semblait pas devoir être prochaine.
Toutefois, elle tendait déjà à changer decaractère. L’excitation devenait moins innocente et moins puérile.Sur certains visages passaient des lueurs mauvaises. L’alcoolfaisait son œuvre. La dépression qu’il laissait après lui nepouvait être combattue que par des doses plus fortes, et, peu àpeu, la griserie légère du début faisait place à une ivressepesante, qui deviendrait une ivresse furieuse, lorsque la rationaugmenterait encore.
Quelques-uns, sentant le danger, commençaientà se retirer de la ronde. Aussitôt leur bon sens reprenait sesdroits et le problème de l’existence sur l’île Hoste s’imposait àleur attention.
Problème ardu, mais non pas insoluble. Par sonétendue voisine de deux cents kilomètres carrés, par ses terres enmajeure partie cultivables, par ses forêts et ses pâturages, l’îleaurait pu nourrir une population beaucoup plus importante. Maisc’était à la condition qu’on ne s’éternisât pas à la baieScotchwell et qu’on se répandît à travers le pays. Les instrumentsde culture ne manquaient pas, non plus que les graines de semaille,les plants, ni, en général, le matériel indispensable à toutétablissement agricole. En immense majorité, les émigrants étaient,d’autre part, rompus aux travaux des champs. Rien de plus naturel,pour eux, que de s’y livrer dans leur pays d’adoption, comme ilss’y livraient dans leur pays d’origine. Au début, les animauxdomestiques ne seraient évidemment pas assez nombreux, mais, peu àpeu, grâce à l’entremise du gouvernement chilien, il en viendraitde la Patagonie, des pampas argentins, des vastes plaines de laTerre du Feu et enfin des Falkland, où l’on fait en grand l’élevagedes moutons. Rien ne s’opposait donc, en principe, au succès decette tentative de colonisation, pourvu que les colonss’occupassent activement de la faire réussir.
Un petit nombre d’entre eux avaient vunettement cette nécessité du travail et de l’action dès laproclamation de l’indépendance. Ceux-ci, et, le premier de tous,Patterson, étaient revenus, la distribution de l’alcool terminée, àla cargaison du Jonathan, et avaient fait parmi les objetsqui la composaient une sélection judicieuse, chacun en vue duprojet le plus conforme à ses goûts, l’un la culture, l’autrel’élevage, le troisième l’exploitation forestière. Puis, s’attelantà des chariots improvisés, ils étaient partis à la recherche d’unterrain propice.
Patterson, au contraire, resta au bord de larivière. Aidé par Long et par Blaker, qui, malgré l’expériencefaite, persistait à demeurer avec lui, il s’occupa d’abord de clorele domaine dont il s’était, dès l’origine, assuré la propriété àtitre de premier occupant. Peu à peu, une palissade formée de pieuxsolides entoura l’enclos sur trois côtés, le quatrième étant limitépar la rivière. En même temps, le sol intérieur fut défoncé etreçut des semis de légumes. Patterson s’adonnait à la culturemaraîchère.
Après deux jours de réjouissance, quelquesémigrants, estimant avoir suffisamment célébré l’indépendance,commencèrent à se ressaisir. Ils s’avisèrent alors que plusieurs deleurs compagnons ne s’étaient pas laissé détourner par l’attrait duplaisir du soin de leurs véritables intérêts, et à leur tour ilsrendirent visite à la réserve du Jonathan. Les richessesétaient encore abondantes, et, tant en matériel qu’en provisions,il leur fut aisé de se procurer le nécessaire, voire le superflu.Leur choix fait, leurs moyens de transport créés, ils s’éloignèrentsur les traces de leurs devanciers.
Les jours suivants, cet exemple eut desimitateurs de plus en plus nombreux, si bien que, le tempss’écoulant, la troupe joyeuse diminua progressivement, tandis quede nouvelles caravanes s’ébranlaient, en marche vers l’intérieur del’île. Les uns à la suite des autres, presque tous les colonsquittèrent ainsi peu à peu les rivages de la baie Scotchwell, quipoussant une charrette informe, qui chargé comme un mulet, ceux-citous seuls, ceux-là traînant femme et marmaille à leur suite.
Le stock provenant du Jonathandiminuant à mesure qu’on y puisait à pleines mains, le choix, pourles derniers venus, fut singulièrement restreint. Si lesretardataires trouvèrent des provisions en abondance, la difficultédu transport ayant limité la quantité que chacun avait pu enemporter, il n’en fut pas de même pour le matériel agricole. Plusde trois cents colons durent se passer de tout animal de ferme oude basse-cour, et beaucoup n’eurent, en fait d’instrumentsaratoires, que le rebut de ceux qui les avaient précédés.
Il leur fallait s’en contenter pourtant,puisqu’il ne restait pas autre chose, et, tout en jalousant lariche moisson faite par les plus diligents, les moins bien partagésse résignèrent, et, vaille que vaille, se mirent à leur tour enroute vers l’inconnu.
Ces émigrants, les plus mal armés au point devue de l’outillage, furent aussi ceux à qui le plus dur exode futimposé. En vain s’éloignaient-ils vers le Nord et vers l’Ouest, ilstrouvaient la place prise par ceux qui étaient partis avant eux.Quelques-uns, particulièrement malchanceux, furent obligés, pourdécouvrir un emplacement favorable, de pousser jusqu’à lapresqu’île Dumas, en contournant la profonde indentation désignéesous le nom de Ponsonby Sound, à plus de cent kilomètres de la baieScotchwell, qui devait être malgré tout considérée comme leprincipal établissement de la colonie, comme sa capitale en quelquesorte.
Six semaines après le départ de l’aviso, cettecapitale avait perdu la plus grande partie de sa population.Presque tous les colons capables de manier la bêche et la piochel’ayant délaissée, elle comptait tout juste quatre-vingt-unhabitants, que leurs occupations antérieures plaçaient en généralen état d’infériorité manifeste dans leurs présentes conditions devie.
Sauf une dizaine de paysans, retenustemporairement à la côte par des raisons de santé, et dont un seul,marié, était accompagné de sa femme et de ses trois enfants, cerésidu de la foule dispersée était exclusivement formé de colonsd’origine urbaine. Il comprenait John Rame et la famille Rhodes,Beauval, Dorick et Fritz Gross, les cinq marins, dont Kennedy, lecuisinier, les deux mousses et le maître d’équipage duJonathan, Patterson, Long et Blaker, la totalité desquarante-trois ouvriers ou soi-disant tels, qui, de tous, semontraient les plus réfractaires aux travaux des champs, parmilesquels Lazare Ceroni et sa famille, et enfin le Kaw-djer avec sesdeux compagnons, Halg et Karroly.
Ces derniers n’avaient pas quitté la rivegauche de la rivière, à l’embouchure de laquelle laWel-Kiej était mouillée, au fond d’une crique bien abritéedes mauvais temps du large. Rien n’était modifié à leur vieantérieure. Le seul changement qu’ils lui apportèrent, fut deremplacer par une habitation solide l’ajoupa primitive qui leuravait assuré jusqu’ici un insuffisant abri. Maintenant qu’iln’était plus question de quitter l’île Hoste, il convenait des’installer d’une manière moins rudimentaire que par le passé.
Le Kaw-djer avait, en effet, signifié àKarroly sa volonté de ne plus retourner à l’Île Neuve. Puisqu’ilexistait encore une terre libre, il y vivrait jusqu’à son dernierjour. Halg fut ravi de cette décision qui cadrait si bien avec sesdésirs. Quant à Karroly, il se conforma comme de coutume à lavolonté de celui qu’il considérait comme son maître, sans faireaucune objection, bien que sa nouvelle résidence dût grandementdiminuer les occasions de pilotage.
Cet inconvénient n’avait pas échappé auKaw-djer, mais il en acceptait les conséquences. Sur l’île Hoste,on vivrait uniquement de chasse et de pêche, voilà tout, et, sicette ressource était, à l’usage, reconnue insuffisante, il seraittemps alors d’aviser à d’autres expédients. Décidé, en tous cas, àne rien devoir qu’à lui-même, il refusa de prendre sa part deprovisions.
Il ne poussa pas le renoncement, cependant,jusqu’à dédaigner les maisons démontables, que le départ de leurshabitants avaient rendues libres en grand nombre. L’une de cesmaisons, transportée par fractions sur la rive gauche, y futréédifiée, puis renforcée par des contre-murs qui furent bâtis enpeu de jours. Quelques-uns des ouvriers avaient offert spontanémentleur concours au Kaw-djer qui l’accepta sans façon. Le travailterminé, ces braves gens ne songèrent pas à réclamer de salaire, etleur abstention était trop conforme aux principes du Kaw-djer pourque celui-ci pût avoir la pensée de leur en offrir un.
La maison terminée, Halg et Karrolyembarquèrent sur la Wel-Kiej et se rendirent à l’ÎleNeuve, d’où ils rapportèrent, trois semaines plus tard, les objetsmobiliers contenus dans l’ancienne demeure. Un pilotage, trouvé enroute par Karroly, avait prolongé leur absence et permis en mêmetemps à l’Indien de se procurer des vivres et des munitions enquantité suffisante pour la prochaine saison d’hiver.
Après leur retour, la vie prit son coursrégulier. Karroly et son fils se consacrèrent à la pêche, ets’occupèrent de fabriquer le sel nécessaire pour conserverl’excédent de leur butin quotidien. Pendant ce temps, le Kaw-djersillonnait l’île, au hasard de ses chasses.
À la faveur de ses courses incessantes, ilgardait le contact avec les colons. Presque tous reçurentsuccessivement sa visite. Il put constater que, dès le début, desdifférences sensibles s’affirmaient entre eux. Que ces différencesprovinssent d’une inégalité native dans le courage, la chance oules capacités des travailleurs, le succès des uns et l’échec desautres se dessinaient déjà clairement.
Les exploitations des quatre familles quis’étaient mises au travail les premières figuraient en tête desplus brillantes. À cela, rien d’étonnant, puisqu’elles étaient lesplus anciennes. La scierie des Rivière était en pleinfonctionnement, et les planches déjà débitées eussent assuré lechargement de deux ou trois navires d’un respectable tonnage.
Germain Rivière reçut le Kaw-djer avec degrandes démonstrations d’amitié et profita de sa visite pours’enquérir des événements du bourg, tout en se plaignant de n’avoirpas été appelé à participer à l’élection du gouvernement de lacolonie. Quelle organisation la majorité avait-elle adoptée ?Qui avait-on désigné pour chef ?
Sa déception fut grande d’apprendre qu’il nes’était absolument rien passé, que les émigrants étaient partis lesuns après les autres, sans même discuter l’opportunité d’établir ungouvernement quelconque, et plus grande encore de constater que soninterlocuteur, pour qui il éprouvait autant de respect que dereconnaissance, semblait approuver une aussi déraisonnableconduite. Il montra au Kaw-djer les tas de planches élevés en bonordre le long de la rivière.
« Et mon bois ? interrogea-t-il enmanière d’objection. Comment ferai-je pour le vendre ?
– Pourquoi, répliqua le Kaw-djer, ceuxqui n’en auront point le profit se chargeraient-ils de le vendre àvotre place ? Je ne suis pas inquiet, d’ailleurs, et je suiscertain que vous vous tirerez fort bien d’affaire tout seul.
– Il se peut, reconnut Germain Rivière.N’empêche que ma peine serait de beaucoup diminuée, si, moyennantune faible contribution, quelques-uns se chargeaient de satisfaireaux besoins généraux de la colonie. La vie ne sera pas drôle, sil’on ne divise pas un peu le travail, si chacun ne pense qu’à soiet se trouve par contre dans l’obligation de se procurer lui-mêmetout ce qui lui est nécessaire. Un échange de services réciproquesrendrait, à mon avis, l’existence plus douce.
– Vous avez donc tant debesoins ? » demanda le Kaw-djer en souriant.
Mais Germain Rivière paraissait soucieux etpréoccupé.
« Il est naturel, dit-il, que l’onveuille avoir la récompense de son travail. Si l’île Hoste ne peutme l’offrir, si elle demeure aussi dénuée de ressources, je laquitterai – et je ne serai pas le seul ! – quand j’aurai misde côté de quoi vivre dans un pays plus agréable. Pour y arriver,je saurai, ainsi que vous le dites, me tirer d’affaire, et d’autressauront évidemment se débrouiller comme moi. Mais ceux qui n’enseront pas capables resteront sur le carreau.
– Vous êtes ambitieux, monsieurRivière ! s’écria le Kaw-djer.
– Si je ne l’étais pas, je ne medonnerais pas tant de mal, riposta Germain Rivière.
– Est-il bien utile de s’en donnertant ?
– Très utile. Sans nos efforts à tous, lemonde serait comme aux premiers âges, et le progrès ne serait qu’unmot.
– Un progrès, dit amèrement le Kaw-djer,qui ne s’obtient qu’au bénéfice de quelques-uns…
– Les plus courageux et les plussages !
– Et au détriment du plus grandnombre.
– Les plus paresseux et les plus lâches.Ceux-ci sont des vaincus dans tous les cas. Bien gouvernés, ilsseront peut-être misérables. Livrés à eux-mêmes, ils mourront deleur misère.
– Il ne faut cependant pas tant de chosespour vivre !
– Trop encore, si l’on est faible, oumalade, ou stupide. Ceux qui sont dans ce cas auront toujours desmaîtres. À défaut de lois, après tout bénignes, il leur faudrasubir la tyrannie des plus forts. »
Le Kaw-djer secoua la tête d’un air malconvaincu. Il connaissait cette antienne. L’imperfection humaine,l’inégalité native, ce sont les excuses éternellement invoquéespour justifier la contrainte et l’oppression, alors qu’on créeainsi au contraire, en prétendant les atténuer, des maux qui, dansl’état de nature, ne sont aucunement inéluctables.
Il était troublé pourtant. Le souvenir de laconduite de Lewis Dorick et de sa bande au cours de l’hivernage,leur exploitation éhontée des émigrants les plus faibles, donnaientune force singulière à ce que lui disait un homme dont il étaitobligé d’estimer le caractère.
Chez les voisins de Germain Rivière,l’impression qu’il recueillit fut identique. Les Gimelli et lesIvanoff avaient ensemencé plusieurs hectares de froment et deseigle. Les jeunes pousses verdissaient déjà la terre etpromettaient une magnifique récolte pour le mois de février. LesGordon, par contre, étaient moins avancés. Leurs vastes prairies,soigneusement closes de barrières, étaient encore à peu prèsdésertes. Mais ils avaient la certitude d’un accroissement prochaindu nombre de leurs animaux. Ce jour venu, ils auraient en abondancele lait et le beurre, comme ils avaient déjà les œufs.
Le Kaw-djer, dans l’intervalle de ses chasses,Halg et Karroly, dans l’intervalle de leurs pêches, consacrèrentquelques journées à cultiver un petit jardin autour de leurdemeure, afin d’assurer complètement leurs moyens d’existence sansdépendre de personne.
C’était une vie animée que la leur. Certes,ils ne bénéficiaient pas des douceurs qu’on se procure si aisémentdans les contrées plus avancées en civilisation. Mais le Kaw-djerne regrettait pas ces douceurs, en songeant au prix dont elles sontpayées. Il ne désirait rien de plus que ce qu’elle avaitprésentement et s’estimait heureux.
A fortiori en était-il ainsi pour sesdeux compagnons, qui n’avaient pas connu d’autres horizons que ceuxde la Magellanie. Karroly n’avait jamais rêvé une existence aussidouce et, pour Halg, le bonheur parfait consistait à passer près deGraziella tous les instants qu’il ne consacrait pas au travail.
La famille Ceroni, également installée dansune maison délaissée par les premiers occupants, commençait à seremettre des drames qui l’avaient si longtemps troublée et dontl’ère paraissait enfin close. Lazare Ceroni avait, en effet, cesséde s’enivrer, pour cette raison péremptoire qu’il n’existait plusune seule goutte d’alcool sur toute la surface de l’île Hoste. Ilétait donc obligé de se tenir tranquille, mais sa santé paraissaitgravement compromise par les derniers excès auxquels il s’étaitlivré. Presque toujours assis devant sa maison, il se chauffait ausoleil, en regardant à ses pieds d’un air morne, les mains agitéesd’un tremblement continuel.
Tullia, avec sa patience inaltérable et sadouceur, avait essayé vainement de combattre cette torpeur qui laremplissait d’inquiétude. Tous ses efforts avaient échoué, et ellene conservait plus d’espoir que dans la prolongation d’habitudesdevenues par la force des choses plus conformes à l’hygiène.
Halg, qui raisonnait autrement que lamalheureuse femme, trouvait l’existence infiniment plus agréabledepuis le début de cette période de paix. D’autre part, pour luiqui rapportait tout à Graziella, les événements semblaient prendreune tournure favorable. Non seulement Lazare Ceroni, dont il avaitlongtemps redouté l’hostilité, ne comptait plus, mais encore un deses rivaux, le plus à craindre, l’Irlandais Patterson, s’étaitdéfinitivement retiré de la lice. On ne le voyait plus. Iln’importunait plus de sa présence Graziella et sa mère. Il avaitcompris sans doute que l’état de son allié lui enlevait toutespoir.
Par contre, il en était un autre qui nedésarmait pas. Sirk devenait de jour en jour plus audacieux. AvecGraziella, il en arrivait à la menace directe et commençait às’attaquer, bien qu’avec plus de prudence, à Halg lui-même. Vers lafin du mois de décembre, le jeune homme, en croisant le tristepersonnage, l’entendit proférer des paroles injurieuses qui étaientindubitablement à son adresse. Quelques jours plus tard, ilregagnait la rive gauche de la rivière, quand, partie de l’abrid’une maison, une pierre lancée avec violence passa à quelquescentimètres de son visage.
De cette agression, dont il avait reconnul’auteur, Halg, imbu des idées du Kaw-djer, ne chercha pas à tirervengeance. Il ne releva pas, davantage, les jours suivants, lesprovocations incessantes de son adversaire. Mais Sirk, enhardi parl’impunité, ne devait pas tarder à le pousser à bout et à le mettredans l’obligation de se défendre.
Si Lazare Ceroni, sauvé de l’ennui par sonabrutissement, ne souffrait pas de son inaction, il n’en était pasde même des autres ouvriers, ses camarades. Ceux-ci ne savaient quefaire de leur temps, et, d’autre part, les plus réfléchis d’entreeux ne laissaient pas de concevoir des inquiétudes d’avenir. Êtrerestés à l’île Hoste, c’était fort bien. Encore fallait-ils’arranger de manière à y vivre. Après avoir taillé, il fallaitcoudre. Certes, il ne manquaient de rien actuellement, maisqu’arriverait-il quand les provisions seraient épuisées ?
Tant pour parer au danger futur que pour sedéfendre contre l’ennui immédiat, presque tous s’ingéniaient.Réalisant un rêve longtemps caressé, certains s’étaient improvisésentrepreneurs, chacun dans sa profession. Au-dessus de plusieursportes, on apercevait des enseignes annonçant que la maisonabritait un serrurier, un maçon, un menuisier, voire un cordonnierou un tailleur. Malheureusement, les clients manquaient à cesindustriels. Quand bien même, d’ailleurs, leurs échoppes eussentété mieux achalandées, qu’auraient-ils fait de l’argentgagné ? Il leur eût été impossible de l’utiliser d’aucunefaçon et, particulièrement, de l’échanger contre des denréesalimentaires, dont l’utilité, dans les circonstances présentes,primait celle de tout autre objet.
C’est pourquoi plus avisés peut-être étaientceux qui, renonçant à exercer leur profession habituelle,limitaient leur talent à rechercher tout simplement leurnourriture. La chasse leur étant interdite par l’absence d’armes àfeu, la culture par leur ignorance absolue de la terre, ils nepouvaient espérer la trouver qu’en pêchant. Ils pêchaient donc,suivant, en cela, l’exemple qui leur était donné par quelquescolons.
Outre le Kaw-djer et ses deux compagnons,Hartlepool et quatre des marins du Jonathan s’étaient, eneffet, consacrés dès les premiers jours à la pêche. À eux cinq, ilsavaient entrepris la construction d’une chaloupe de même taille quela Wel-Kiej, et, en attendant qu’elle fût terminée, ilssillonnaient la mer sur de légères pirogues rapidement établies àla mode fuégienne.
Comme le Kaw-djer, Hartlepool et ses matelotsconservaient dans du sel les poissons inutiles à leur consommationdu jour. Par ce moyen, ils s’assuraient, du moins, contre le risquede mourir de faim.
Alléchés par leurs succès, quelques émigrantsouvriers réussirent, avec l’aide des charpentiers, à fabriquer deuxpetites embarcations et lancèrent à leur tour lignes et filets.
Mais pêcher est un métier comme un autre. Quiveut l’exercer avec fruit doit l’avoir appris par la pratique. Lesamateurs en firent l’expérience. Tandis que les filets de Karrolyet de son fils, d’Hartlepool et de ses marins, crevaient sous lepoids des poissons, les leurs remontaient vides le plus souvent.Ils ne pouvaient guère compter sur ce moyen pour se constituer uneréserve. Tout au plus réussissaient-ils à varier parfois leurordinaire quotidien. Encore arrivait-il que ce modeste résultat nefût pas atteint et qu’ils revinssent bredouilles, pour employer ceterme consacré.
Un jour où leurs efforts avaient eu cettefortune, le canot de ces apprentis pêcheurs croisa laWel-Kiej qui rentrait au mouillage sous la conduite deHalg et de Karroly. Sur le pont de la chaloupe s’étalaient, bienrangés les uns près des autres, une vingtaine de poissons, dontquelques-uns de belle taille. Cette vue excita la convoitise despêcheurs malheureux.
« Eh !… l’Indien !… »appela l’un des ouvriers formant l’équipage du canot.
Karroly laissa porter.
« Que voulez-vous ? demanda-t-il,quand la Wel-Kiej se fut rapprochée.
– Vous n’avez pas honte d’avoir unchargement pareil pour vous tout seuls, quand il y a de pauvresdiables obligés de se serrer le ventre ? » interrogeaplaisamment le même ouvrier.
Karroly se mit à rire. Il était trop pénétrédes principes altruistes du Kaw-djer pour hésiter sur la réponse.Ce qui était à lui était aux autres. Partager, quand on a plus quele nécessaire, avec celui qui ne l’a pas, rien de plus naturel.
« Attrape !… dit-il.
– Envoyez !… »
La moitié des poissons, lancés à la volée,passèrent de la Wel-Kiej au canot.
« Merci, camarade !… »s’écrièrent d’une même voix les ouvriers en se remettant auxavirons.
Bien qu’il eût reconnu Sirk parmi lesquémandeurs, Halg ne s’était pas opposé à cet acte de générosité.Sirk n’était pas seul, et, d’ailleurs, on ne doit refuser àpersonne, fût-ce à un ennemi, tant qu’on peut faire autrement.L’élève du Kaw-djer faisait, on le voit, honneur à son maître.
Tandis qu’une partie des colons s’efforçaientd’utiliser ainsi leur temps, d’autres vivaient dans la pluscomplète oisiveté. Pour les uns, un tel abandon de soi n’avait rienque de normal. Qu’eussent pu faire Fritz Gross et John Rame, lepremier réduit à un véritable gâtisme par l’abus des boissonsalcooliques, le second aussi ignorant qu’un petit enfant desréalités de la vie ?
Kennedy et Sirdey n’avaient pas ces excuses,et pourtant ils ne travaillaient pas davantage. Se fiant à leurexpérience de l’hiver précédent, ils étaient restés sur l’île Hosteavec la perspective d’y vivre dans l’oisiveté aux dépens d’autrui,et ils entendaient n’en pas avoir le démenti. Pour le moment, toutse passait conformément à leurs désirs. Ils n’en demandaient pasdavantage et laissaient le temps couler sans s’inquiéter del’avenir.
Désœuvrés étaient également Dorick et Beauval.Mal préparés tous deux par leurs occupations antérieures auxconditions très spéciales de leur vie présente, ils étaient fortdésorientés. Sur une île vierge, au milieu d’une nature rude etsauvage, les connaissances d’un ancien avocat et d’un ex-professeurde littérature et d’histoire sont d’un bien faible secours.
Ni l’un ni l’autre n’avait prévu ce qui étaitarrivé. L’exode, logique pourtant, de la grande majorité de leurscompagnons, les avait surpris comme une catastrophe et bouleversaitleurs projets, d’ailleurs assez confus. Cette exode coûtait àDorick sa clientèle de trembleurs, à Beauval un public,c’est-à-dire cet ensemble d’êtres que les politiciens de professiondésignent parfois, sans avoir conscience du cynisme involontaire del’expression, sous le nom plaisant de « matièreélectorale ».
Après deux mois de découragement, Beauvalcommença cependant à se ressaisir. S’il avait manqué d’esprit dedécision, si les choses, échappant à sa direction, s’étaientréglées d’elles-mêmes sans qu’il eût à intervenir, cela ne voulaitpas dire que tout fût perdu. Ce qui n’avait pas été fait pouvaitl’être encore.
Les Hosteliens ayant négligé de se donner unchef, la place était toujours libre. Il n’y avait qu’à laprendre.
La pénurie d’électeurs n’était pas un obstacleau succès. Au contraire, la campagne serait plus facile à menerdans cette population clairsemée. Quant aux autres colons, il n’yavait pas lieu de s’occuper de leur avis. Disséminés sur toute lasurface de l’île, sans lien entre eux, ils ne pouvaient seconcerter en vue d’une action commune. Si, plus tard, ilsrevenaient au campement, ce ne serait jamais que par petitsgroupes, et ces isolés, y trouvant un gouvernement en fonctions,seraient bien obligés de s’incliner devant le fait accompli.
Ce projet à peine formé, Beauval en pressa laréalisation. Quelques jours lui suffirent pour constater qu’ilexistait à l’état latent trois partis en présence, outre celui desneutres et des indifférents : l’un dont il pouvait à bon droitse considérer comme le chef, un deuxième enclin à suivre lessuggestions de Lewis Dorick, le troisième subissant l’influence duKaw-djer. Après mûr examen, ces trois partis lui parurent disposerde forces sensiblement égales.
Ceci établi, Beauval commença la campagne, etson éloquence entraînante eut tôt fait de détourner unedemi-douzaine de voix à son profit. Il procéda immédiatement à unsimulacre d’élection. Deux tours de scrutin furent nécessaires, àcause des abstentions, dont le grand nombre s’expliquait parl’ignorance où l’on était généralement du grave événement quis’accomplissait. Finalement, près de trente suffrages se portèrentsur son nom.
Élu par ce tour d’escamotage, et prenant sonélection au sérieux, Beauval n’avait plus à s’inquiéter del’avenir. Ce ne serait pas la peine d’être le chef, si ce titre neconférait pas le droit de vivre aux frais des électeurs.
Mais d’autres soucis l’accablèrent. Le plusvulgaire bon sens lui disait que le premier devoir d’un gouverneurest de gouverner. Or, cela ne lui paraissait plus si facile, àl’usage, qu’il se l’était imaginé jusqu’ici.
Assurément, Lewis Dorick, à sa place, eût étémoins embarrassé. L’école communiste, dont il se réclamait, estsimpliste. Il est clair que sa formule : « Tout encommun », quelque sentiment qu’on ait sur ses conséquencesmatérielles et morales, serait du moins d’application aisée, soitqu’on l’impose par des lois rigoureuses qu’on peut imaginer sanstrop de peine, soit que les intéressés s’y prêtent docilement. Et,en vérité, les Hosteliens n’eussent peut-être pas si mal fait d’ententer l’expérience. En nombre restreint, isolés du reste du monde,ils étaient dans les meilleures conditions pour la mener à bonnefin, et peut-être, dans cette situation spéciale, eussent-ilsréussi, par la vertu de la formule communiste, à s’assurer lestrict nécessaire et à réaliser l’égalité parfaite, à charge deprocéder au nivellement, non par l’élévation des humbles, mais parl’abaissement des plus grands.
Malheureusement, Ferdinand Beauval neprofessait pas le communisme, mais le collectivisme, dontl’organisation, si elle n’était pas, selon toute vraisemblance,au-dessus des forces humaines, nécessiterait un mécanismeinfiniment plus compliqué et plus délicat.
Cette doctrine, d’ailleurs, serait-elleréalisable ? Nul ne le sait. Si le mouvement socialiste, quis’est affirmé pendant la seconde moitié du XIXe siècle,n’a pas été inutile, s’il a eu ce résultat bienfaisant d’exciter lapitié générale en appelant l’attention sur la misère humaine,d’orienter les esprits vers la recherche des moyens propres àl’atténuer, de susciter des initiatives généreuses et de provoquerdes lois qui ne sont pas toutes mauvaises, ce résultat n’a pu êtreobtenu qu’en conservant intact l’ordre social qu’il prétendaitdétruire. S’il a trouvé un terrain solide dans la critique,hélas ! trop aisée, de ce qui existe, le socialisme s’esttoujours montré d’une rare impuissance dans l’élaboration d’un plande reconstitution. Tous ceux qui se sont attaqués à cette secondepartie du problème n’ont enfanté que des projets d’une effrayantepuérilité.
Le mauvais côté de la situation de FerdinandBeauval, c’est précisément qu’il n’avait rien à critiquer, ni àdétruire, puisque rien n’existait sur l’île Hoste, et qu’il setrouvait dans la nécessité de construire. À cet égard, lesprécédents manquaient.
Le socialisme n’est pas, en effet, une scienceécrite. Il ne forme pas un corps de doctrine complet. C’est undestructeur, il ne crée pas. Beauval, obligé par conséquentd’inventer, constatait qu’il est très difficile d’improviser detoutes pièces un ordre social quelconque, et comprenait que, si leshommes ont marché à tâtons vers un perpétuel devenir, en secontentant de rendre la vie supportable par des transactionsréciproques, c’est qu’ils n’ont pas pu faire autrement.
Toutefois, il avait un fil directeur. Il n’estpas d’école socialiste qui ne réclame la suppression de laconcurrence par la socialisation des moyens de production. C’est unminimum de revendications commun à toutes les sectes, et c’est enparticulier le credo des collectivistes. Beauval n’avaitqu’à s’y conformer.
Par malheur, si un tel principe a au moins uneapparence de raison d’être dans une société ancienne où l’effortséculaire a accumulé des organismes de production compliqués etpuissants, il n’existait rien de tel sur l’île Hoste. Lesvéritables instruments de production, c’étaient les bras et lecourage des colons, à moins que, transformant alors lecollectivisme en communisme pur et simple, on ne voulût considérercomme tels les instruments aratoires, les bois, les champs et lesprairies ! C’est pourquoi Beauval était en proie à une cruelleperplexité.
Pendant qu’il agitait en lui-même ces gravesproblèmes, son élection avait de curieuses conséquences. Lecampement, déjà si désert, se vidait davantage encore. Onémigrait.
Le premier, Harry Rhodes en donna l’exemple.Peu rassuré par la tournure que prenaient les événements, ilfranchit la rivière, le jour même où fut satisfaite l’ambition deBeauval. Sa maison transportée par morceaux, il la fit réédifiersur la rive gauche par quelques maçons, qui la rendirent, comme ilsl’avaient fait pour celle du Kaw-djer, plus confortable et plussolide. Harry Rhodes, différent en cela de son ami, payaéquitablement les ouvriers, et ceux-ci furent à la fois trèssatisfaits de recevoir ce salaire, et très troublés de ne savoirqu’en faire.
L’exemple de la famille Rhodes fut imité.Successivement, Smith, Wright, Lawson, Fock, plus les deuxcharpentiers Hobart et Charley et deux autres ouvriers passèrent larivière et vinrent établir leur demeure sur la rive gauche. Unbourg rival du premier se créait ainsi autour du Kaw-djer sur cetterive où s’étaient déjà fixés Hartlepool et quatre des marins, bourgqui, trois mois après la proclamation d’indépendance, comptait déjàvingt et un habitants, dont deux enfants, Dick et Sand, et deuxfemmes, Clary Rhodes et sa mère.
La vie s’écoulait paisiblement dans cerudiment de village, où rien n’altérait la bonne entente générale.Il fallut que Beauval traversât la rivière pour y faire naître lepremier incident.
Ce jour-là, Halg était en sérieuseconversation avec le Kaw-djer. En présence d’Harry Rhodes, ilsollicitait un conseil sur la conduite à tenir avec quelques-unsdes colons de l’autre rive. Il s’agissait de ces pêcheursmaladroits qui, une première fois, avaient fait appel à lagénérosité des deux Fuégiens. Mis en goût par le succès de leurrequête, ils l’avaient renouvelée à intervalles de plus en plusrapprochés, et, maintenant, il ne s’écoulait guère de jour que Halgne vît une partie de sa pêche passer dans leurs mains. Ils ne segênaient même plus. Du moment qu’on avait la bonté de travaillerpour eux, ils jugeaient sans doute inutile de prendre la moindrepeine. Ils restaient donc à terre et attendaient tranquillement leretour de la chaloupe pour réclamer, comme un dû, leur part dubutin.
Halg commençait à s’irriter d’un telsans-gêne, d’autant plus que son ennemi Sirk faisait partie decette bande de fainéants. Avant de leur opposer un refus, il avaitvoulu, toutefois, solliciter l’avis du Kaw-djer. Disciple docile,il entendait se conformer à la pensée du maître.
Ses deux amis et lui assis sur la grève,l’infini de la mer devant eux, il raconta les faits en détail. Laréponse du Kaw-djer fut nette.
« Regarde cet espace immense, Halg,dit-il avec une sereine douceur, et qu’il t’apprenne une plus largephilosophie. Quelle folie ! Être une poussière impalpableperdue dans un monstrueux univers, et s’agiter pour quelquespoissons !… Les hommes n’ont qu’un devoir, mon enfant, etc’est en même temps une nécessité s’ils veulent vaincre etdurer : s’aimer et s’aider les uns les autres. Ceux dont tu meparles ont, à coup sûr, manqué à ce devoir, mais est-ce une raisonpour les imiter ? La règle est simple : assurer d’abordta propre subsistance, puis, cette condition remplie, assurer celledu plus grand nombre possible de tes semblables. Que t’importequ’ils abusent ? C’est tant pis pour eux, non pourtoi. »
Halg avait écouté avec respect cet exposé deprincipes. Il allait peut-être y répondre, quand le chien Zol,couché aux pieds des trois causeurs, gronda sourdement. Presqueaussitôt, une voix s’éleva à quelques pas derrière eux.
« Kaw-djer ! » appelait-on.
Le Kaw-djer retourna la tête.
« Monsieur Beauval !… dit-il.
– Lui-même… J’ai à vous parler,Kaw-djer.
– Je vous écoute. »
Beauval, toutefois, ne parla pas tout desuite. La vérité est qu’il était fort embarrassé. Il avait,cependant, préparé son discours, mais, en se trouvant en face duKaw-djer dont la froide gravité l’intimidait étrangement, il ne serappelait plus ses phrases pompeuses et il prenait conscience del’énormité, de l’incommensurable sottise de sa démarche.
À force de rêver au principe fondamental de ladoctrine socialiste, Beauval avait fini par découvrir qu’ilexistait sur l’île Hoste des « instruments deproduction », auxquels cette doctrine pouvait, à la rigueur,être applicable. Les embarcations, et, plus que toutes les autres,la Wel-Kiej, n’étaient-elles pas des « instruments deproduction » ? N’en était-il pas un, ce fusil duKaw-djer, qui gisait précisément sur le sable devantcelui-ci ? Cet unique fusil excitait notamment la convoitisede Beauval. Quelle supériorité il assurait à sonpropriétaire ! Dès lors, quoi de plus naturel, quoi de pluslégitime, que cette supériorité fût assurée au gouverneur,c’est-à-dire à celui qui personnifiait l’intérêtcollectif ?
« Kaw-djer, dit enfin Beauval, vous savezou vous ne savez pas que j’ai été, il y a quelque temps, élugouverneur de l’île Hoste. »
Le Kaw-djer, souriant ironiquement dans sabarbe, ne répondit que par un geste d’indifférence.
« Il m’est apparu, reprit Beauval, que lepremier de mes devoirs, dans les circonstances présentes, était demettre au service de la collectivité les avantages particuliers quipeuvent se trouver dans la possession de quelques-uns de sesmembres. »
Beauval fit une pause, attendant uneapprobation. Le Kaw-djer persistant dans son silence, ilpoursuivit :
« En ce qui vous concerne, Kaw-djer, vouspossédez, il n’y a même que vous qui possédiez un fusil et unechaloupe. Ce fusil est la seule arme à feu de la colonie, cettechaloupe y est la seule embarcation sérieuse permettantd’entreprendre un voyage de quelque durée…
– Et vous seriez désireux de vous lesapproprier, conclut le Kaw-djer.
– Je proteste contre le mot, s’écriaBeauval avec un geste de réunion publique. Élu sur un programmecollectiviste, je me borne à l’appliquer. Ma démarche ne tend àrien qui ressemble à une spoliation. Il ne s’agit pas deconfisquer, mais, ce qui est fort différent, de socialiser cesinstruments de production.
– Venez les prendre », dittranquillement le Kaw-djer.
Beauval recula d’un pas. Zol fit entendre ungrognement de mauvais augure.
« Dois-je comprendre, demanda-t-il, quevous refusez de vous conformer aux décisions de l’autoritérégulière de la colonie ? »
Une flamme de colère s’alluma dans les yeux duKaw-djer. Ramassant son fusil, il se leva. Puis, frappant la crossecontre le sol :
« En voilà assez de cette comédie,signifia-t-il durement. J’ai dit : Venez lesprendre. »
Excité par l’attitude de son maître, Zolmontra les dents. Beauval, intimidé, tant par cette manifestationhostile, que par le ton résolu et la carrure herculéenne de soninterlocuteur, jugea préférable de ne pas insister. Prudemment, ilbattit en retraite, en mâchonnant de confuses paroles, dont le sensgénéral était que le cas serait soumis au Conseil, lequelarrêterait telles mesures qu’il appartiendrait.
Sans l’écouter, le Kaw-djer lui avait tournéle dos et laissait son regard errer de nouveau sur la mer.L’incident comportait une leçon, toutefois, et cette leçon, HarryRhodes voulut la mettre en évidence.
« Que pensez-vous de la démarche deBeauval ? demanda-t-il.
– Que voulez-vous que j’en pense ?répondit le Kaw-djer. Que peuvent me faire les faits et gestes dece fantoche ?
– Fantoche, soit ! riposta HarryRhodes. Mais gouverneur en même temps.
– Nommé par lui-même, alors, car il n’y apas soixante colons au campement.
– Une voix suffît quand personne n’en adavantage. »
Le Kaw-djer haussa les épaules.
« Je vous demande pardon à l’avance de ceque je vais vous dire, reprit Harry Rhodes, mais, en vérité,n’éprouvez-vous pas quelques regrets, je dirai plus, quelquesremords ?
– Moi ?…
– Vous. Seul de tous les colons, vousavez l’expérience de ce pays que vous habitez depuis de longuesannées et dont vous connaissez les ressources et les périls ;seul, vous possédez l’intelligence, l’énergie et l’autoriténécessaires pour vous imposer à cette population ignorante etfaible, et vous êtes resté spectateur indifférent et inerte !Au lieu de grouper les bonnes volontés éparses, vous avez laissétous ces malheureux se disperser sans méthode et sans lien. Quevous le vouliez ou non, vous êtes responsable des misères qui lesattendent.
– Responsable !… protesta leKaw-djer. Mais quel devoir m’incombait que je n’aierempli ?
– L’assistance que le fort doit aufaible.
– Ne l’ai-je pas donnée ?… N’ai-jepas sauvé le Jonathan ?… Quelqu’un peut-il prétendreque je lui aie refusé un secours ou un conseil ?…
– Il fallait faire plus encore, affirmaHarry Rhodes avec énergie. Qu’il le veuille ou non, tout hommesupérieur aux autres a charge d’âmes. Il fallait diriger lesévénements au lieu de les subir, défendre contre lui-même ce peupledésarmé et le guider…
– En lui volant sa liberté !interrompit amèrement le Kaw-djer.
– Pourquoi pas ? répliqua HarryRhodes. Si la persuasion suffît pour les bons, il est des hommesqui ne cèdent qu’à la contrainte : à la loi qui ordonne, à laforce qui oblige.
– Jamais ! » s’écria leKaw-djer avec violence.
Après une pause, il reprit d’une voix plustranquille :
« Il faut conclure. Une fois pour toutes,mon ami, sachez que je suis l’ennemi irréconciliable de toutgouvernement, quel qu’il soit. J’ai employé ma vie entière àréfléchir sur ce problème et je pense qu’il n’y a pas decirconstance où l’on soit en droit d’attenter à la liberté de sonsemblable. Toute loi, prescription ou défense, édictée en vue dusoi-disant intérêt de la masse au détriment des individus, est uneduperie. Que l’individu se développe au contraire dans la plénitudede sa liberté, et la masse jouira d’un bonheur total fait de tousles bonheurs particuliers. À cette conviction, qui est la base dema vie, et qu’il n’était pas en mon pouvoir, si grand fût-il, defaire triompher dans les sociétés pourries du Vieux Monde, j’aisacrifié beaucoup, plus que la plupart des hommes n’auraient eu –et pour cause ! – la possibilité de le faire, et je suis venuici, en Magellanie, pour vivre et mourir libre sur un sol libre.Mes convictions n’ont pas changé depuis. Je sais que la liberté ases inconvénients, mais ils s’atténueront d’eux-mêmes par l’usage,et ils sont moindres en tous cas que ceux des lois qui ont la folleprétention de les supprimer. Les événements de ces derniers moism’ont attristé. Ils n’ont pas modifié mes idées. »
J’étais, je suis, je serai de ceux qu’oncatalogue sous le nom infamant d’anarchistes. Comme eux,j’ai pour devise : Ni Dieu, ni maître. Que ceci soit dit entrenous une fois pour toutes, et ne revenons jamais sur cesujet. »
Ainsi donc, si l’expérience avait ébranlé sacroyance, le Kaw-djer n’en voulait pas convenir. Loin d’en rienabandonner, il s’y raccrochait, comme celui qui se noie secramponne à une touffe d’herbe, lorsque tout autre appui luimanque, bien qu’il en connaisse la fragilité.
Harry Rhodes avait écouté avec attention cetteprofession de foi, débitée d’un ton ferme qui n’admettait pas deréplique. Pour toute réponse il soupira tristement.
Le Kaw-djer plaçait la liberté au-dessus detous les biens de ce monde, il était aussi attentif à respectercelle d’autrui que jaloux de sauvegarder la sienne, et pourtant,telle était l’autorité émanant de sa personne, qu’on lui obéissaitcomme au plus despotique des maîtres. C’est en vain qu’il évitaitde prononcer une parole qui ressemblât à un ordre, on tenait pourtel le moindre de ses conseils, et presque tous s’y conformaientavec docilité.
On n’avait édifié des maisons sur la rivegauche de la rivière que parce qu’il s’y trouvait déjà. Inquiétépar l’anarchie initiale de la colonie, plus inquiété encore parl’ombre de gouvernement qui s’était ensuite emparé du pouvoir, ons’était instinctivement réfugié autour d’un homme dont s’imposaientla force physique, l’ampleur intellectuelle et l’élévationmorale.
Plus on touchait le Kaw-djer de près, plus onsubissait son influence. Hartlepool et ses quatre marins leregardaient délibérément comme leur chef, et chez Harry Rhodes,plus capable de pénétrer les secrets ressorts de ses actes, ledévouement se magnifiait jusqu’à mériter le nom d’amitié.
Pour Halg et pour Karroly, ce dévouementdevenait un véritable fétichisme. Le Kaw-djer recevait d’eux undémenti à sa formule exclusive de toute divinité, car il était undieu pour ses deux compagnons : le père, dont il avaittransformé la vie matérielle, le fils, dont il avait créé la viepsychique et qu’il avait tiré de l’état de demi-animalité oùcroupissent les peuplades fuégiennes. La moindre de ses parolesétait une loi pour eux et possédait à leurs yeux le caractère d’unevérité révélée.
Il n’y a donc pas lieu d’être surpris si Halg,malgré sa vive répugnance à se laisser exploiter par un ennemi,conforma sa conduite aux maximes de celui qu’il considérait commeson maître. Sirk et ses acolytes purent impunément faire montred’un cynisme croissant, Halg, quelle que fût sa rage intérieure, nese crut pas en droit de leur refuser le produit de sa pêche, tantque furent réalisées les conditions précisées par le Kaw-djer.
Mais il arriva enfin que les règles édictéespar celui-ci durent logiquement conduire à des conclusionsdifférentes. Être habile pêcheur, avoir grandi sur l’eau depuis sespremiers ans, cela ne garantit pas contre un échec accidentel. Halgen fit un jour l’expérience. Ce jour-là, il eut beau lancer ligneset filets, et fouiller la mer en tous sens, il dut se contenter, deguerre lasse, d’une unique pièce de médiocre taille.
En compagnie de quatre autres colons, Sirk,mollement couché sur la grève, attendait son retour comme decoutume. Les cinq hommes se levèrent quand la Wel-Kiej eutjeté l’ancre et s’avancèrent à la rencontre de Halg.
« Nous avons encore été guignardsaujourd’hui, camarade, dit l’un des émigrants. Heureusement que tues là ! Sans ça, il nous faudrait nous serrer leventre. »
Les quémandeurs ne se fatiguaient pasl’imagination. Chaque jour, leur demande était formulée en termes àpeu près identiques, et, chaque jour, Halg répondaitbrièvement : « À votre service ! » Mais, cettefois, la réponse fut différente.
« Impossible, aujourd’hui, répliqua Halg.Les solliciteurs furent grandement étonnés.
– Impossible ?… répéta l’undeux.
– Voyez plutôt, dit Halg. Un seulpoisson, et pas bien gros, voilà tout ce que je rapporte.
– On s’en contentera, affirma unémigrant, qui daigna faire contre mauvaise fortune bon cœur.
– Et moi ?… objecta Halg.
– Toi !… » s’écrièrent cinqvoix qui exprimèrent à l’unisson la plus profonde surprise.
En vérité, il ne manquait pas d’aplomb, lejeune sauvage ! Croyait-il compter pour quelque chose, enregard des cinq « civilisés » qui lui faisaient l’honneurde le mettre à contribution ?
« Eh ! dis donc, le mal blanchi,s’écria un des colons, tu as encore une façon de comprendre lafraternité !… c’est-il donc que tu aurais le toupet de nous lerefuser, ton méchant poisson ? »
Halg garda le silence. Appuyé sur lesprincipes énoncés par le Kaw-djer, il était sûr de son bon droit.« Assurer sa propre subsistance d’abord, puis… » D’abord,avait dit le Kaw-djer. Cet unique poisson étant de toute évidenceinsuffisant au repas du soir, il était par conséquent fondé à serefuser au partage.
« Ah bien ! elle est verte,celle-là !… s’écria l’ouvrier indigné de ce qu’il considéraitcomme la preuve du plus choquant égoïsme.
– Pas tant de phrases, intervint Sirkd’un ton provocant. Si le moricaud refuse son poisson,prenons-le ! »
Puis, se tournant vers Halg :
« Une fois ?… deux fois ?…trois fois ?… »
Halg, sans répondre, se mit en défense.
« En avant, les garçons ! »commanda Sirk.
Assailli par cinq hommes à la fois, Halg futrenversé. Le poisson lui fut arraché.
« Kaw-djer !… » appela-t-il entombant.
À cet appel, le Kaw-djer et Karroly sortirentde la maison. Ils aperçurent Halg soutenant cette bataille inégaleet coururent à son secours.
Les agresseurs n’attendirent pas leurintervention. Ils détalèrent à toutes jambes et repassèrent larivière, en emportant le poisson conquis de vive force. Halg sereleva aussitôt, un peu meurtri, mais, au demeurant, sansblessure.
« Qu’est-il donc arrivé ? »demanda le Kaw-djer.
Halg lui raconta l’incident, tandis que leKaw-djer l’écoutait les sourcils froncés. C’était une nouvellepreuve de la méchanceté humaine qui venait saper ses théoriesoptimistes. Combien en faudrait-il avant qu’il se rendît, avantqu’il consentît à voir l’homme tel qu’il est ?
Si loin qu’il poussât l’altruisme, il ne putdonner tort à son pupille, dont le bon droit s’imposait d’une façonsi éclatante. Tout au plus, se risqua-t-il à faire entendre quel’importance du litige ne justifiait pas une pareille défense. MaisHalg, cette fois, ne se laissa pas convaincre.
« Ce n’est pas pour le poisson,s’écria-t-il, encore tout échauffé de la lutte. Je ne peux pas,cependant, être l’esclave de ces gens-là !
– Évidemment… évidemment », reconnutle Kaw-djer d’un ton conciliant.
Oui, il y avait cela aussi – l’amour-propre –pour semer la discorde parmi les hommes. Ce n’est pas seulement lasatisfaction de leurs besoins matériels qui cause les batailles.Ils ont des besoins moraux, aussi impérieux, plus impérieuxpeut-être, et, au premier rang de tous, l’orgueil, qui a contribuépour sa bonne part à ensanglanter la terre. Le Kaw-djer était-il endroit de nier la furieuse violence de l’orgueil, lui dont l’âmeindomptable n’avait jamais pu subir la contrainte ?
Cependant, Halg continuait à exhaler sacolère.
« Moi !… disait-il, céder àSirk. »
Encore cela, nos passions, pour armer les unscontre les autres ceux que le Kaw-djer s’obstinait à considérercomme des frères !
Celui-ci ne releva pas le cri de révolte dujeune Indien. Apaisant Halg du geste, il s’éloignasilencieusement.
Mais il ne renonçait pas à défendre son rêvecontre l’assaut des faits. Tout en marchant, il cherchait ettrouvait des excuses aux agresseurs. Que ceux-ci fussent coupables,cela ne faisait pas question, mais ces pauvres gens, tristesproduits de la civilisation atroce du Vieux Monde, ne pouvaientconnaître d’autres arguments que la force lorsque leur vie mêmeétait en jeu.
Or, n’étaient-ils pas dans une situation de cegenre ? Quelles que fussent leur légèreté et leurimprévoyance, ils devaient être frappés par la croissante pénuriedes vivres, dont la plus grande partie avait été emportée dansl’intérieur. Aucun apport ne venant en renouveler le stock, ilétait possible de fixer le jour où ils seraient épuisés. Dès lors,quoi de plus naturel que ces malheureux voulussent retarder partous les moyens l’inévitable échéance, et obéissent à l’instinctprimordial de tout organisme vivant qui tend à reculer per faset nefas le terme de la destruction nécessaire ?
Sirk et ses acolytes s’étaient-ils renducompte de l’état des ressources de la colonie, ou bien avaient-ilssimplement cédé à la brutalité de leur nature ? Quoi qu’il ensoit, les craintes du Kaw-djer n’étaient point vaines. Il fallaitêtre aveugle pour ne pas voir que le plus terrible des dangers, lafaim, menaçait la colonie naissante. Que se passait-il dansl’intérieur de l’île ? On l’ignorait. Mais, en mettant tout aumieux, ce n’était pas avant l’été suivant que l’abondance de larécolte permettrait d’en transporter une partie à la côte. C’étaitdonc toute une année à attendre, alors qu’il restait à peine deuxmois de vivres.
Sur la rive gauche, la situation était moinsdéfavorable. Là, sous l’influence du Kaw-djer, on s’était rationnédès le début, et l’on s’ingéniait à économiser la réserve, voire àl’augmenter par le jardinage et la pêche. Par contre,l’indifférence de la soixantaine d’émigrants de la rive droiteétait remarquable. Que deviendraient ces malheureux ?Allaient-ils, à trois cents ans de distance, jouer l’effroyabletragédie d’un nouveau Port Famine ?
On était en droit de le craindre, etl’aventure menaçait véritablement de se terminer ainsi, quand unechance de salut fut offerte aux colons imprévoyants.
Le Chili n’avait pas oublié sa promesse devenir en aide à la nation naissante. Vers le milieu de février, unnavire battant pavillon chilien mouilla en face du campement. Cenavire, le Ribarto, transport à voiles de sept à huitcents tonneaux, sous les ordres du commandant José Fuentès,apportait à l’île Hoste des vivres, des graines de semaille, desanimaux de ferme et des instruments aratoires, cargaison du plushaut prix et de nature à assurer le succès des colons, si elleétait judicieusement employée.
Dès que l’ancre fut au fond, le commandantFuentès se fit conduire à terre et se mit en rapport avec legouverneur de l’île. Ferdinand Beauval s’étant audacieusementprésenté en cette qualité – à bon droit, d’ailleurs, puisquepersonne d’autre que lui ne revendiquait ce titre – le déchargementdu Ribartofut entrepris sur l’heure.
Pendant que ce travail s’accomplissait, lecommandant Fuentès s’occupa d’une autre mission dont il étaitchargé.
« Monsieur le gouverneur, dit-il àBeauval, mon gouvernement croit savoir qu’un personnage connu sousle nom de Kaw-djer se serait fixé sur l’île Hoste. Le fait est-ilexact ? »
Beauval ayant répondu affirmativement, lecommandant reprit :
« Nos renseignements ne nous ont donc pastrompés. Oserai-je vous demander quel homme est ceKaw-djer ?
– Un révolutionnaire, répondit Beauvalavec une candeur dont il n’avait même pas conscience.
– Un révolutionnaire !…Qu’entendez-vous par ce mot, monsieur le gouverneur ?
– Pour moi comme pour tout le monde,expliqua Beauval, un révolutionnaire est un homme qui s’insurgecontre les lois et refuse de se soumettre aux autoritésrégulièrement instituées.
– Le Kaw-djer vous aurait-il donc créédes difficultés ?
– J’ai fort à faire avec lui, dit Beauvald’un air important. C’est ce qu’on appelle une forte tête. Mais jele materai », affïrma-t-il énergiquement.
Le commandant du navire chilien semblait trèsintéressé. Après un instant de réflexion, il demanda :
« Serait-il possible de voir ce Kaw-djer,sur lequel s’est portée à plusieurs reprises l’attention de mongouvernement ?
– Rien de plus facile, répondit Beauval…Et tenez ! précisément, le voici qui vient de notrecôté. »
Ce disant, Beauval montrait de la main leKaw-djer en train de traverser la rivière sur le ponceau. Lecommandant se porta à sa rencontre.
« Un mot, monsieur, s’il vousplaît », dit-il en soulevant légèrement sa casquettegalonnée.
Le Kaw-djer s’arrêta.
« Je vous écoute », répondit-il dansle plus pur espagnol.
Mais le commandant ne parla pas tout de suite.Les yeux fixes, la bouche entrouverte, il dévisageait le Kaw-djeravec une stupéfaction qu’il ne cherchait pas à dissimuler.
« Eh bien ?… fit celui-ciimpatienté.
– Veuillez m’excuser, monsieur, dit enfinle commandant. En vous voyant, il m’a semblé vous reconnaître,comme si nous nous étions déjà rencontrés autrefois.
– C’est peu probable, répliqua leKaw-djer dont les lèvres esquissèrent un sourire ironique.
– Cependant… »
Le commandant s’interrompit et, se frappant lefront.
« J’y suis !… s’écria-t-il. Vousavez raison. Je ne vous ai jamais vu, en effet. Mais vousressemblez à un portrait qui a été répandu par millionsd’exemplaires, au point qu’il me paraît impossible que ce portraitne soit pas le vôtre. »
À mesure qu’il parlait, une sorte de troublerespectueux assourdissait progressivement la voix, modifiaitl’attitude du commandant. Quand il se tut, il avait sa casquette àla main.
« Vous faites erreur, monsieur, ditfroidement le Kaw-djer.
– Je jurerais, pourtant…
– À quelle époque remonterait le portraiten question ? interrompit le Kaw-djer.
– À une dizaine d’annéesenviron. »
Le Kaw-djer n’hésita pas à dénaturer quelquepeu la vérité.
« Il y a plus de vingt ans,répliqua-t-il, que j’ai quitté ce que vous appelez le monde. Cen’est donc pas moi que ce portrait représente. D’ailleurs,pourriez-vous me reconnaître ?… Il y a vingt ans, j’étaisjeune. Et maintenant !…
– Quel âge avez-vous donc ? »interrogea étourdiment le commandant.
Sa curiosité, surexcitée par l’étrange mystèrequ’il pressentait et qu’il se croyait sur le point d’élucider, nelui laissant pas le temps de la réflexion, la question était partietoute seule. À peine l’eut-il formulée qu’il en compritl’incorrection.
« Vous ai-je demandé levôtre ? » riposta le Kaw-djer d’un ton froid.
Le commandant se mordit les lèvres.
« Je présume, reprit le Kaw-djer, quevous ne m’avez pas abordé pour que nous causions photographie.Venons au fait, je vous prie.
– Soit !… » acquiesça lecommandant.
D’un geste sec, il remit sa casquettegalonnée.
« Mon gouvernement, dit-il, en adoptantde nouveau le ton officiel, m’a chargé de m’enquérir de vosintentions.
– Mes intentions ?… répéta leKaw-djer surpris. À quel sujet ?
– Au sujet de votre résidence.
– Que lui importe ?
– Il lui importe beaucoup.
– Bah !…
– C’est ainsi. Mon gouvernement n’est passans connaître votre influence sur les indigènes de l’archipel, etil n’a cessé de tenir cette influence en sérieuseconsidération.
– Trop aimable !… dit ironiquementle Kaw-djer.
– Tant que la Magellanie est demeuréeres nullius, poursuivit le commandant, il n’y avait qu’àrester dans l’expectative. Mais la situation a changé de facedepuis le partage. Après l’annexion…
– La spoliation, rectifia le Kaw-djerentre ses dents.
– Vous dites ?…
– Rien. Continuez, je vous prie.
– Après l’annexion, reprit le commandant,mon gouvernement, soucieux d’asseoir solidement son autorité dansl’archipel, a dû se demander quelle attitude il convenait d’adopterà votre égard. Cette attitude dépendra forcément de la vôtre. Mamission consiste donc à m’enquérir de vos projets. Je vous apporteun traité d’alliance…
– Ou une déclaration de guerre ?
– Précisément. Votre influence, que nousne contestons pas, nous sera-t-elle hostile, ou la mettrez-vous auservice de notre œuvre de civilisation ? Serez-vous notreallié ou notre adversaire ? À vous d’en décider.
– Ni l’un, ni l’autre, dit le Kaw-djer.Un indifférent. »
Le commandant hocha la tête d’un air dedoute.
« Étant donné votre situationparticulière dans l’archipel, dit-il, la neutralité me paraît d’uneapplication difficile.
– Très facile, au contraire, répliqua leKaw-djer, pour cette excellente raison que j’ai quitté laMagellanie sans esprit de retour.
– Vous avez quitté ?… Ici,cependant…
– Ici, je suis sur l’île Hoste, terrelibre et je suis résolu à ne pas retourner dans la partie del’archipel qui ne l’est plus.
– Vous comptez, par conséquent, vousfixer sur l’île Hoste ? »
Le Kaw-djer approuva du geste.
« Cela simplifie les choses, en effet,dit le commandant avec satisfaction. Je puis donc emporterl’assurance que mon gouvernement ne vous aura pas contrelui ?
– Dites à votre gouvernement que jel’ignore », répondit le Kaw-djer, qui souleva son bonnet etreprit sa marche.
Un instant, le commandant le suivit des yeux.Malgré l’affirmation de son interlocuteur, il n’était pas convaincuque la ressemblance qu’il avait cru découvrir fût imaginaire, etcette ressemblance devait avoir, d’une manière ou d’une autre,quelque chose d’extraordinaire pour le troubler aussiprofondément.
« C’est étrange », murmurait-il àdemi-voix, tandis que, sans tourner la tête, le Kaw-djers’éloignait d’un pas tranquille.
Le commandant n’eut plus l’occasion devérifier le bien-fondé de ses soupçons, car le Kaw-djer ne se prêtapas à une seconde entrevue. Comme s’il eût redouté de donnerprétexte à une investigation quelconque dans sa vie passée, ildisparut le soir du même jour et partit pour une de ses randonnéescoutumières à travers l’île.
Le commandant dut donc se borner à effectuerle déchargement de son navire, travail qui fut accompli en unesemaine.
En dehors de la cargaison généreusementenvoyée par le Chili au profit commun de la nouvelle colonie, leRibarto apportait également toute une pacotille pour lecompte particulier de l’un des colons, qui n’était autre qu’HarryRhodes.
Incapable de s’adonner à des travaux agricolesauxquels son éducation ne l’avait en aucune façon préparé, HarryRhodes avait eu l’idée de se transformer en commerçant importateur.C’est pourquoi, au moment de la proclamation d’indépendance, alorsqu’on était en droit de prévoir pour la nation naissante uneheureuse destinée, il avait chargé le commandant de l’aviso de luiexpédier cette pacotille quand il en trouverait l’occasion.Celui-ci s’étant fidèlement acquitté de cette mission, leRibarto transportait d’ordre et pour compte d’Harry Rhodesune infinité d’objets divers, de médiocre importance isolément,mais ayant tous cette qualité d’être de première nécessité. Fil,aiguilles, épingles, allumettes, chaussures, vêtements, plumes,crayons, papier à lettres, tabac, et mille autres objets,constituaient cette pacotille, véritable assortiment de bazar.
Certes, le projet d’Harry Rhodes était desplus raisonnables, ses choix des plus judicieux. Néanmoins, dutrain dont allaient les choses, il était à craindre que sonassortiment ne lui restât pour compte. Rien n’indiquait qu’uncourant de transaction dût jamais s’établir parmi les Hosteliens,qui, en l’absence de toute règle commune endiguant, limitant,solidarisant les égoïsmes individuels, n’étaient autre chose qu’unagrégat fortuit de solitaires.
Harry Rhodes, à en juger par la tournure desévénements, considérait désormais l’échec de son entreprise commesi probable, qu’il fut tenté de laisser sa pacotille sur leRibarto, d’y prendre lui-même passage et de quitter unpays dont il ne semblait pas qu’il y eût rien à espérer.
Mais où serait-il allé, encombré de cesmarchandises hétéroclites, si précieuses dans une région presquesauvage, et qui deviendraient sans valeur dans les contrées oùelles abondent ? Toutes réflexions faites, il se résolut àpatienter encore. Il n’était pas à supposer que ce bâtiment fût ledernier qui aborderait dans ces parages. L’occasion se retrouveraitdonc de quitter l’île Hoste, si la situation ne s’amélioraitpas.
Le déchargement de sa cargaison terminé, leRibarto leva l’ancre et reprit la mer. Quelques heuresplus tard, comme s’il n’eût attendu que le départ du navire, leKaw-djer revenait à la côte.
L’existence antérieure recommença, les unsjardinant ou pêchant, le Kaw-djer poursuivant la série de seschasses, la plupart ne faisant rien et se laissant vivre avec unesérénité que justifiait dans une certaine mesure l’augmentation dustock de provisions. La population étant réduite à moins de centâmes, en y comprenant le Bourg-Neuf, nom donné d’un consentementgénéral à l’agglomération groupée autour du Kaw-djer, il y avaitdes vivres pour au moins dix-huit mois. Pourquoi, dès lors, seserait-on inquiété ?
Quant à Beauval, il régnait. À vrai dire,c’était à la manière d’un roi fainéant, et, s’il régnait, il negouvernait pas. D’ailleurs, à son estime, les choses allaient trèsbien ainsi. Dès les premiers jours de sa nomination, il avait, pardécret, baptisé le campement, qui, promu au rang de capitaleofficielle de l’île Hoste, portait depuis le nom de Libéria ;après cet effort, il s’était reposé.
Le don généreux du gouvernement chilien luifournit l’occasion de faire un deuxième acte d’autorité, dontl’important objet fut l’organisation des plaisirs de son peuple.Sur son ordre, tandis que la moitié des boissons alcooliquesapportées par le Ribarto était mise en réserve, l’autremoitié fut distribuée aux colons. Le résultat de cette largesse nese fit pas attendre. Beaucoup perdirent immédiatement la raison, etLazare Ceroni plus que tous les autres. Tullia et sa fille eurentainsi à subir de nouveau d’abominables scènes, dont les éclats seperdirent dans le grondement de la kermesse qui, pour la secondefois, secouait tout le campement.
On buvait. On jouait. On dansait aussi, auxsons du violon de Fritz Gross, que l’alcool avait ressuscité. Lesplus sobres faisaient cercle autour du génial musicien. Le Kaw-djerlui-même ne dédaigna pas de passer la rivière, attiré par ceschants merveilleux, plus merveilleux encore d’être uniques dans ceslointaines régions. Quelques habitants du Bourg-Neufl’accompagnaient alors, Harry Rhodes et sa famille qui goûtaientvivement le charme de cette musique, Halg et Karroly, pour qui elleétait une véritable révélation et qui bayaient littéralementd’admiration. Quant à Dick et Sand, ils ne manquaient aucuneaudition et se précipitaient sur la rive droite dès que le violonse faisait entendre.
À vrai dire, Dick n’allait y chercher qu’unenouvelle occasion de jeu. Il sautait et dansait à perdre haleine,en respectant plus ou moins la mesure. Mais il n’en était pas demême de son camarade. Comme lors des précédentes auditions, Sand seplaçait au premier rang, et là, les yeux agrandis, la boucheentrouverte, frissonnant d’une profonde émotion, il écoutait detoutes ses forces, sans perdre une note, jusqu’au moment où ladernière s’envolait dans l’espace.
Son attitude recueillie finit par frapper leKaw-djer.
« Tu aimes donc ça, la musique, mongarçon ? lui demanda-t-il un jour.
– Oh !… monsieur !… soupiraSand. Il ajouta d’un air extasié :
– Jouer… jouer du violon, commeM. Grossi…
– Vraiment !… fit le Kaw-djer, amusépar l’ardeur du petit garçon, ça t’amuserait tant que ça ?… Ehbien ! mais on pourra peut-être te satisfaire. »
Sand le regarda d’un air incrédule.
« Pourquoi pas ? reprit le Kaw-djer.À la première occasion, je m’occuperai de te faire venir unviolon.
– Vrai, monsieur ?… dit Sand lesyeux brillants de bonheur.
– Je te le promets, mon garçon, affirmale Kaw-djer. Par exemple, il te faudra patienter ! »
Sans pousser la passion musicale au même pointque le jeune mousse, les autres émigrants semblaient prendreplaisir à ces concerts. C’était une distraction qui interrompait lamonotonie de leur existence.
Cet indéniable succès de Fritz Gross donna uneidée à Ferdinand Beauval. Deux fois par semaine régulièrement, uneration fut prélevée au profit du musicien sur la réserve deliqueurs alcooliques, et, deux fois par semaine, Libéria eut parconséquent son concert, à l’exemple de tant d’autres villes pluspolicées.
Le baptême de la capitale et l’organisation deses plaisirs suffirent à épuiser les facultés organisatrices deFerdinand Beauval. Au surplus, il avait tendance, en constatant lasatisfaction générale, à s’admirer complaisamment dans son œuvre.Des souvenirs classiques s’évoquaient dans sa mémoire. Panem etcircences, demandaient les Romains. Lui, Beauval, n’avait-ilpas satisfait à cette antique revendication ? Le pain, leRibarto l’avait assuré, et les récoltes futures feraientle reste. Les plaisirs, le violon de Fritz Gross les représentait,en admettant que tout ne fût pas plaisir dans ce farnienteperpétuel, au milieu duquel s’écoulait l’existence de la fractionde la colonie qui avait le bonheur de vivre sous l’autoritéimmédiate du gouverneur.
Le mois de février, puis le mois de marss’écoulèrent, sans que fût troublé l’optimisme de celui-ci.Quelques discussions, voire quelques rixes troublaient bien parfoisla paix de Libéria. Mais c’étaient là des incidents sans importancesur lesquels Beauval estimait très politique de fermer lesyeux.
Les derniers jours du mois de mars amenèrentmalheureusement la fin de sa quiétude. Le premier incident qui latroubla et fut comme le prélude des dramatiques péripéties quin’allaient pas tarder à se dérouler, n’avait par lui-même aucuneimportance. Il ne s’agissait encore que d’une altercation, maiscette altercation, en raison de son caractère et de sesconséquences, ne parut pas à Beauval devoir comporter une solutionpacifique, et il jugea nécessaire de sortir de son habileeffacement. Mal lui en prit, d’ailleurs, et son intervention eut unrésultat sur lequel il ne comptait guère.
Halg fut, à son corps défendant, le héros decet incident.
Après la bataille inégale qu’il avait étéobligé de soutenir contre Sirk et les quatre émigrants quiaccompagnaient celui-ci, plusieurs semaines s’étaient écoulées sansqu’il revît son rival. Par crainte probablement d’une interventionplus efficace du Kaw-djer, ses agresseurs avaient, depuis lors,cessé de prétendre au produit de sa pêche. Bientôt, d’ailleurs,l’arrivée du Ribarto mit tout le monde d’accord.Qu’importaient quelques poissons de plus ou de moins, maintenantque les provisions étaient devenues si abondantes qu’on pouvait àbon droit les considérer comme inépuisables ?
Malheureusement, la cargaison duRibarto n’était pas exclusivement formée de denréesalimentaires. Le navire contenait aussi une certaine quantitéd’alcool, et, Beauval ayant commis l’imprudence de le distribuer,le pernicieux breuvage avait aussitôt porté le trouble dans lecampement.
Chez les Ceroni, les choses prirent toutparticulièrement une mauvaise tournure. Les drames incessants qu’yprovoqua l’ivresse de Lazare Ceroni eurent pour conséquenced’accentuer l’aversion que Sirk et Halg éprouvaient l’un pourl’autre. Alors que le second s’érigeait en défenseur de Tullia etde sa fille, le premier semblait flatter le vice du misérable épouxet du père indigne. Cette attitude de Sirk emplissait de colère lecœur du jeune Indien, qui ne pouvait pardonner à son rival leslarmes de Graziella.
L’épuisement de l’alcool distribué ne ramenapas le calme. Grâce à son intimité avec Ferdinand Beauval, Sirk,reprenant pour son compte la méthode de Patterson, parvint àrenouveler la provision de Lazare Ceroni, dont il espérait capterainsi la bienveillance.
Le procédé, qui avait réussi une premièrefois, réussissait une seconde. L’ivrogne prenait ouvertement partipour celui qui favorisait sa déplorable passion et se déclarait sonallié. Bientôt il n’appela plus Sirk autrement que son gendre, enjurant qu’il saurait briser la résistance de Graziella.
La jeune fille évitait de mettre Halg aucourant de la contrainte contre laquelle il lui fallait lutter,mais celui-ci la devinait en partie, et, conscient du jeu de Sirk,sa haine croissait de jour en jour.
Les choses en étaient là, quand, dans lamatinée du 29 mars, Halg, au moment où il venait de traverser leponceau pour se rendre sur la rive droite, aperçut, à cent mètresde lui, Graziella, qui, échevelée, courant à perdre haleine,semblait fuir quelque danger redoutable.
Elle fuyait, en effet, et un redoutabledanger, car, à cinquante pas derrière elle, Sirk la poursuivait detoute la vitesse de ses jambes.
« Halg !… Halg !… Àmoi !… » appela Graziella, dès qu’elle vit le jeuneIndien.
Celui-ci, s’élançant à son secours, barra laroute au poursuivant.
Mais Sirk dédaignait un si frêle adversaire.Après un court arrêt, il reprit son élan et, poussant un sourdricanement, se précipita tête baissée.
L’événement lui prouva bientôt sa présomption.Si Halg était jeune, il devait à sa vie sauvage une adresse desinge et des muscles d’acier. Quand l’ennemi fut à portée, ses deuxbras se détendirent ensemble comme des ressorts, et ses deux poingsl’atteignirent à la fois au visage et à la poitrine. Sirk, assommé,s’écroula.
Les jeunes gens s’empressèrent de battre enretraite et de rechercher un refuge sur la rive gauche, poursuivispar les vociférations du vaincu, qui, ayant péniblement retrouvé lesouffle, les couvrait des plus effroyables menaces.
Sans lui répondre, Halg et Graziella allèrenten droite ligne trouver le Kaw-djer que la jeune fille aborda ensuppliante.
L’existence était devenue intolérable pourelle sur l’autre rive. Autant qu’elle l’avait pu, elle avait cachéses misères, mais celles-ci en arrivaient à un point où mieuxvalait tout dire. Ce matin même, Sirk s’était enhardi jusqu’à laviolence. Il l’avait malmenée, frappée, malgré l’intervention del’impuissante Tullia, tandis que Lazare Ceroni – chose affreuse àdire ! – semblait au contraire l’encourager. Graziella avaitenfin réussi à prendre la fuite, mais nul ne sait quelle aurait étéla fin de l’aventure, si Halg n’en avait pas brusqué ledénouement.
Le Kaw-djer avait écouté ce récit avec soncalme habituel.
« Et maintenant, demanda-t-il, quecomptez-vous faire, mon enfant ?
– Rester près de vous !… s’écriaGraziella. Accordez-moi votre protection, je vous ensupplie !
– Elle vous est assurée, affirma leKaw-djer. Quant à rester ici, cela vous regarde ; chacun estlibre de soi-même. Tout au plus me permettrai-je de vous donner unconseil pour le choix de votre demeure. Si vous m’en croyez, vousdemanderez l’hospitalité à la famille Rhodes, qui vous l’accorderacertainement à ma prière. »
Cette sage solution ne se heurta, en effet, àaucune difficulté. La fugitive fut reçue à bras ouverts par lafamille Rhodes, et spécialement par Clary, heureuse d’avoir unecompagne de son âge.
Un souci torturait, cependant, le cœur deGraziella. Qu’allait devenir sa mère dans l’enfer où elle l’avaitabandonnée ? Le Kaw-djer la rassura. Sur l’heure, il iraitinviter Tullia à rejoindre sa fille.
Disons tout de suite qu’il devait échouer danssa charitable mission. Tout en approuvant le départ de Graziella eten s’applaudissant de la savoir en sûreté sur l’autre rive sous laprotection d’une famille honorable, Tullia se refusa obstinément àquitter son mari. La tâche qu’elle avait accepté d’accomplir, ellel’accomplirait jusqu’au bout. Cette tâche, c’était d’accompagnersur la route de la vie, quoiqu’elle en dût souffrir, et dût-elle enmourir, cet homme qui, en ce moment même, cuvait, masse inerte, sapremière ivresse de la journée.
En rapportant cette réponse, à laquelle ils’attendait, d’ailleurs, le Kaw-djer trouva, près de Graziella,Ferdinand Beauval, soutenant contre Harry Rhodes une discussion quicommençait à tourner à l’aigre.
« Qu’y a-t-il ? demanda leKaw-djer.
– Il y a, répondit Harry Rhodes irrité,que Monsieur se permet de venir réclamer jusque chez moi Graziella,qu’il prétend ramener à son délicieux père.
– En quoi les affaires de la familleCeroni regardent-elles M. Beauval ? interrogea leKaw-djer d’un ton où grondait un commencement d’orage.
– Tout ce qui se passe dans la colonieregarde le gouverneur, expliqua Beauval, en s’efforçant de sehausser, par l’attitude et l’accent, à la dignité qui convenait àcette fonction.
– Or, le gouverneur ?…
– C’est moi.
– Ah ! Ah !… fit leKaw-djer.
– J’ai été saisi d’une plainte… commençaBeauval sans relever la menaçante ironie de l’interruption.
– Par Sirk ! dit Halg, quin’ignorait pas les accointances des deux personnages.
– Nullement, rectifia Beauval, par lepère, par Lazare Ceroni, lui-même.
– Bah !… objecta leKaw-djer. C’est donc que Lazare Ceroni parle endormant ?… Car il dort. Il ronfle même en ce moment.
– Vos railleries n’empêcheront pas qu’uncrime ait été commis sur le territoire de la colonie, répliquaBeauval d’un ton rogue.
– Un crime ?… Voyez-vousça !…
– Oui, un crime. Une jeune fille encoremineure a été arrachée à sa famille. Un tel acte est qualifié crimedans la loi de tous les pays.
– Il y a donc des lois à l’îleHoste ? demanda le Kaw-djer, dont les yeux, à ce mot de loi,eurent des éclairs inquiétants. De qui émanent-elles donc, ceslois ?
– De moi, répondit Beauval d’un airsuperbe, de moi qui représente les colons et qui, à ce titre, aidroit à l’obéissance de tous.
– Comment avez-vous dit ?… s’écriale Kaw-djer. Obéissance, je crois ?… Parbleu, voici maréponse : Sur l’île Hoste, terre libre, nul ne doit obéissanceà personne. Libre, Graziella est venue ici, et libre elle yrestera, si telle est sa volonté…
– Mais… tenta de placer Beauval.
– Il n’y a pas de mais. Qui se risquera àparler d’obéissance me trouvera contre lui.
– C’est ce que nous verrons, ripostaBeauval. Respect est dû à la loi, et dussé-je recourir à laforce…
– La force !… s’écria le Kaw-djer.Essayez-en donc ! En attendant je vous conseille de ne paslasser ma patience et de regagner votre capitale, si vous désirezn’y pas être reconduit trop vite. »
L’aspect du Kaw-djer était si peu rassurant,que Beauval jugea prudent de ne pas insister ; il battit enretraite, suivi à vingt pas par le Kaw-djer, Harry Rhodes,Hartlepool et Karroly.
Quant il fut en sûreté de l’autre côté de larivière, il se retourna menaçant :
« Nous nous reverrons ! »cria-t-il.
Si peu redoutable que fût la colère deBeauval, il y avait lieu pourtant d’en tenir compte dans unecertaine mesure. L’orgueil meurtri peut donner du cœur au pluslâche, et il n’était pas impossible qu’il se risquât, avec lacomplicité de ses clients ordinaires, à quelque coup de main, enprofitant de l’obscurité de la nuit.
Heureusement, il était facile de parer à cedanger. Beauval, en se retournant de nouveau cent pas plus loin,put voir Hartlepool et Karroly en train d’enlever le tablier duponceau qui reliait les deux rives. La flottille étant tout entièreà l’ancre dans l’anse du Bourg-Neuf, les communications étaientainsi coupées avec Libéria, et une surprise devenaitirréalisable.
En comprenant à quel travail se livraient sesadversaires, Beauval, furieux, montra le poing.
Le Kaw-djer se contenta de hausser lesépaules, et, l’une après l’autre, les planches du tabliercontinuèrent à tomber.
Bientôt, il ne subsista que les madriersformant les piles, contre lesquels bruissait l’eau de la rivièreséparant désormais les deux campements adverses.
Ainsi se manifestait une fois de plus lanature combative des humains. En acceptant dans leur cœur lapossibilité d’un recours à la guerre, en y préludant, de la manièreque l’usage a consacrée, par la rupture des relationsdiplomatiques, ces habitants de deux hameaux perdus aux confins dumonde habitable prouvaient que les citoyens des grands empires nesont pas les seuls à mériter le nom d’hommes.
Lorsque le mois d’avril ramena l’hiver aveclui, aucun fait nouveau de quelque importance n’avait jalonné lavie poignante et monotone des habitants de Libéria. Tant que latempérature fut clémente, ils se laissèrent vivre sans souci del’avenir, et les troubles atmosphériques dont s’accompagnel’équinoxe les surprirent en plein rêve. Par exemple, aux premierssouffles des bourrasques hivernales, Libéria parut se dépeupler. Demême que l’année précédente, on se calfeutra au fond des maisonscloses.
Au Bourg-Neuf, l’existence n’était pasbeaucoup plus active, les travaux de plein air, et notamment lapêche, étant devenus impraticables. Dès le début du mauvais temps,le poisson avait fui dans le Nord vers les eaux moins froides dudétroit de Magellan. Les pêcheurs laissaient donc à l’ancre leursbarques inutiles. Qu’en eussent-ils fait d’ailleurs au milieu deseaux soulevées par le vent ?
Après la tempête, ce fut la neige. Puis unrayon de soleil, amenant le dégel, transforma le sol en marécage.Puis ce fut la neige encore.
Dans tous les cas, quand bien même le tablierdu ponceau fût resté en place, les communications eussent étémalaisées entre la capitale et son faubourg, et Beauval eût étébien empêché de mettre ses menaces à exécution. Mais ne lesavait-il pas oubliées ? Depuis qu’on l’avait si vertementexpulsé de la rive gauche, elles étaient restées lettre morte, etdésormais de plus graves et plus pressants soucis l’accablaient, auregard desquels le souvenir de l’injure reçue devait singulièrementdécroître d’importance.
Réduite à presque rien après la proclamationde l’indépendance, la population de Libéria avait maintenanttendance à s’accroître. Ceux des émigrants partis dans l’intérieurde l’île qui, pour un motif ou pour un autre, n’avaient pas réussidans leurs essais de colonisation, refluaient vers la côte àl’approche de la mauvaise saison, et ils y apportaient avec eux desgermes de misère et de troubles que Beauval n’avait pas prévus.
Ce n’est pas qu’il fût menacé personnellement.Ainsi qu’il l’avait supposé avec raison, on acceptait sansdifficulté le fait accompli. Personne ne manifestait la moindresurprise de le trouver promu à la dignité de gouverneur. Cespauvres gens avaient, de naissance, l’habitude d’être lesinférieurs de tout le monde, et rien ne leur semblait plus normalqu’un de leurs semblables s’attribuât le droit de les régenter. Ily a d’inéluctables nécessités contre lesquelles il serait fou des’insurger. Qu’ils fussent petits et qu’il existât des grands,qu’on les commandât et qu’ils obéissent, cela était dans l’ordrenaturel des choses.
Par exemple, la puissance du maître n’allaitpas sans des obligations symétriques. À celui qui s’élevaitau-dessus de tous incombait le devoir d’assurer la vie de tous.Pour eux l’humble docilité, mais à la condition que leur pitancefût assurée. À lui l’éclat du pouvoir, mais à la condition qu’ilprît toutes les initiatives, qu’il assumât toutes lesresponsabilités, que la foule, malléable tant qu’elle estsatisfaite, saurait bien rendre effectives, du jour où les ventrescrieraient famine.
Or, l’accroissement inattendu des bouches ànourrir tendait à rendre cette échéance plus prochaine.
Ce fut le 15 avril qu’on vit revenir lepremier de ces émigrants qui se reconnaissaient vaincus dans leurlutte contre la nature. Il apparut vers la fin du jour, traînantavec lui sa femme et ses quatre enfants. Triste caravane ! Lafemme, hâve, amaigrie, vêtue d’une jupe en lambeaux, les enfants,deux filles et deux garçons, dont le dernier avait cinq ans àpeine, s’accrochant, presque nus, à la robe de leur mère. En avant,le père, marchant seul, l’air las et découragé.
On s’empressa autour d’eux. On les accabla dequestions.
L’homme, tout ragaillardi de se retrouverparmi d’autres hommes, raconta brièvement son histoire. Parti l’undes derniers, il avait dû longtemps cheminer avant de rencontrer dela terre sans maître. C’est seulement dans la deuxième quinzaine dedécembre qu’il y était parvenu et qu’il s’était mis à l’œuvre. Enpremier lieu, il avait bâti sa demeure. Très mal outillé, livré àses seules forces, il avait eu grand mal à mener son entreprise àbonne fin, d’autant plus que son ignorance de la construction luifit commettre plusieurs erreurs qui se traduisirent par uneaugmentation de la durée du travail.
Après six semaines d’efforts ininterrompus,ayant enfin terminé une grossière cabane, il avait entrepris ledéfrichement. Malheureusement, sa mauvaise étoile l’avait conduitsur un sol lourd et sillonné d’un inextricable réseau de racinesdans lequel la pioche et la bêche avaient peine à se frayerpassage. Malgré son labeur acharné, la surface préparée pourl’ensemencement était insignifiante, lorsque l’hiver fit sonapparition.
Toute culture étant ainsi arrêtée net, dans unmoment où il ne pouvait encore espérer la moindre récolte, et lesvivres, d’autre part, commençant à lui manquer, il avait dû serésigner à abandonner sur place ses quelques outils et ses inutilessemences, et à refaire en sens inverse le long chemin parcouruquatre mois plus tôt d’un cœur joyeux. Dix jours durant, sa familleet lui s’étaient traînés à travers l’île, se terrant sous la neigependant les tourmentes, marchant avec de la boue jusqu’aux genouxquand la température devenait plus douce, pour arriver finalement àla côte, harassés, épuisés, affamés.
Beauval s’occupa de soulager ces pauvres gens.Par ses soins, une des maisons démontables leur fut attribuée, eton leur donna des vivres sur lesquels ils se jetèrent goulûment.Cela fait, il considéra l’incident comme résolu de satisfaisantefaçon.
Les jours suivants le détrompèrent. Il ne s’enpassait plus que l’un ou l’autre des émigrants partis au printempsne regagnât la côte, ceux-ci seuls, ceux-là ramenant avec euxfemmes et enfants, mais tous pareillement déguenillés etpareillement affamés.
Certaines familles revenaient moins nombreusesqu’elles n’étaient parties. Où étaient les manquants ? Mortssans doute. Et sans doute, aussi, la théorie lamentable dessurvivants continuait à s’égrener à travers l’île, tous convergeantvers le même point : Libéria, où leur flux ininterrompu netarderait pas à poser le plus effrayant des problèmes.
Vers le 15 juin, plus de trois cents colonsétaient venus grossir la population de la capitale. Jusque-là,Beauval avait pu suffire à la tâche. Chacun, grâce à lui, avaittrouvé refuge dans les maisons démontables où l’on s’entassaitcomme autrefois. Mais quelques-unes de ces maisons ayant ététransportées sur la rive gauche où elles formaient désormais leBourg-Neuf, d’autres ayant été détruites avec imprévoyance,certaines ayant été réunies en une seule plus vaste que Beauvalappelait pompeusement son « Palais », la place alorscommença à manquer, et il fallut de nouveau recourir auxtentes.
Mais la question des vivres dominait toutesles autres. Cette multitude de bouches avides diminuait rapidementles provisions apportées par le Ribarto. Alors qu’onpensait avoir la vie assurée pour une année et plus, on ne pourraitmême pas, du train dont allaient les choses, atteindre leprintemps. Beauval eut la sagesse de le comprendre et, faisantenfin acte de chef, rendit un décret par lequel il rationnaitsévèrement la population croissante.
Il fut débordé. On ne tenait aucun compte d’undécret qu’on savait être dénué de sanction. Afin de le fairerespecter, force lui fut de recruter parmi ses plus chaudspartisans une vingtaine de volontaires qui montèrent la gardeautour des provisions, comme l’avaient jadis montée l’équipage duJonathan. Cette mesure excita des murmures, mais Beauvalfut obéi.
Celui-ci croyait en avoir fini avec lesdifficultés de la situation ou du moins avoir reculé les mauvaisjours autant que cela était humainement possible, quand d’autrescatastrophes fondirent sur Libéria.
Tous ces vaincus, qui refluaient vers la mer,y revenaient moralement déprimés, affaiblis physiquement tant parle climat que par les privations et les fatigues de la route. Cequi devait arriver arriva. Une violente épidémie se déclara. Lamaladie et la mort firent rage dans cette population débilitée.
L’excès de leur détresse ramena vers leKaw-djer la pensée de ces malheureux. Jusqu’au milieu du mois dejuin, ils ne s’étaient pas inquiétés de son absence. On oubliefacilement des bienfaits passés, qu’on ne s’estime pas dans le casde recevoir dans l’avenir. Mais la misère où ils étaient réduitsles fit songer à celui qui tant de fois déjà les avait secourus.Pourquoi les abandonnait-il, à cette heure où tant de maux lesaccablaient ? Quels que fussent les motifs de la scissionsurvenue entre le campement principal et son annexe, combien cesmotifs leur paraissaient légers en regard de leurssouffrances ! Et peu à peu, plus nombreux de jour en jour, lesregards se tendirent vers le Bourg-Neuf, dont les toits perçaientla neige sur l’autre rive.
Un jour, – on était alors au 10 juillet, – leKaw-djer occupait son temps, une brume épaisse le retenant chezlui, à réparer une de ses blouses en peau de guanaque, quand ilcrut entendre une voix qui le hélait au loin. Il prêta l’oreille.Un instant plus tard, un nouvel appel parvenait jusqu’à lui.
Le Kaw-djer sortit sur le seuil de samaison.
Il faisait ce jour-là un temps de dégel. Sousl’influence d’une humide brise de l’Ouest, la neige avait fondu.Devant lui, c’était un lac de boue, au-dessus duquel traînaient desvapeurs, brumailles en bas, en haut nuages, qui, les uns après lesautres, se déversaient en cataractes sur le sol détrempé.Impuissant à percer le brouillard, le regard à cent pas nedistinguait plus rien. Au-delà, tout disparaissait dans un mystère.On n’apercevait même pas la mer, qui, abritée par la côte, battaitle rivage de vagues paresseuses et comme alanguies par la tristessegénérale des choses.
« Kaw-djer !… » appela la voixdans la brume.
Presque étouffée par l’éloignement, cettevoix, venue du côté de la rivière, arrivait au Kaw-djer comme uneplainte.
Celui-ci se hâta et bientôt il atteignit larive. Spectacle pitoyable ! Sur l’autre berge, séparés de luipar l’eau rapide que la destruction du pont rendaitinfranchissable, une centaine d’hommes se traînaient. Deshommes ? Des spectres plutôt, ces êtres décharnés, enhaillons. Dès qu’ils aperçurent celui qui incarnait leur espoir,ils se redressèrent à la fois et, d’un même mouvement, tendirentvers lui leurs bras suppliants.
« Kaw-djer !… appelaient-ils àl’unisson. Kaw-djer !… »
Celui dont ils réclamaient ainsi le secoursfrémit dans tout son être. Quelle catastrophe s’était donc abattuesur Libéria pour que ses habitants fussent réduits à un si affreuxdénuement ?
Le Kaw-djer, ayant du geste encouragé cesmalheureux, appela à son aide. En moins d’une heure, Halg,Hartlepool et Karroly eurent rétabli le tablier du ponceau et ilpassa sur la rive droite. Aussitôt un cercle de visages anxieuxl’entoura. Leur aspect eût troublé le cœur le plus dur. Quellesfièvres brûlaient dans ces yeux caves ! Mais une sorte de joieles illuminait maintenant. Le bienfaiteur, le sauveur était là. Etles pauvres hères entouraient le Kaw-djer, ils se pressaient contrelui, ils touchaient ses vêtements, tandis que dans les gorgescontractées gloussaient comme des rires de confiance et dejoie.
Le Kaw-djer ému regardait, écoutait ensilence. Ils lui disaient leur misère. Ceux-ci, venus là poureux-mêmes, lui expliquaient le mal qui les tenaillait, ceux-làimploraient pour le salut d’êtres chers, femmes ou enfants, quiagonisaient au même instant à Libéria.
Le Kaw-djer prêta patiemment l’oreille auxplaintes, car il savait qu’une bonté compatissante est le pluspuissant des remèdes, puis il leur répondit collectivement. Chacundevait rentrer chez soi. Il irait voir tout le monde. Personne neserait oublié.
On lui obéit avec empressement. Dociles commede petits enfants, tous reprirent la route du campement.
Les réconfortant, les soutenant de la paroleet du geste, trouvant pour chacun le mot qu’il fallait, le Kaw-djerles accompagna et s’engagea avec eux entre les demeures éparses.Quel changement depuis qu’on les avait édifiées ! Touttrahissait le désordre et l’incurie. Une année avait suffi pourtransformer en maisons vétustés ces constructions fragiles quis’effritaient déjà. Quelques-unes semblaient inhabitées. Laplupart, en tous cas, étaient closes, et rien, sauf les amasd’immondices qui les entouraient, ne révélait qu’elles fussenthabitées. Cependant, sur le pas des portes, apparaissaient de rarescolons, que l’expression sombre des visages disait accablés parl’ennui et par le découragement.
Le Kaw-djer passa devant le« palais » du gouvernement, où, pour le suivre des yeux,Beauval entrouvrit une fenêtre. D’ailleurs, celui-ci ne donna pasautrement signe de vie. Quelle que fût sa rancune, il comprenaitsans doute que ce n’était pas le moment de la satisfaire. Personnen’eût toléré un acte d’hostilité contre celui dont on attendait lesalut.
Au surplus, Beauval, dans son for intérieur,n’était pas loin de s’applaudir de cette intervention du Kaw-djer.Lui aussi, il en attendait quelque secours. Gouverner est agréableet facile quand les jours heureux succèdent aux jours heureux. Maisil en allait maintenant d’autre sorte, et le chef d’un peuple demoribonds ne pouvait trouver mauvais qu’un autre l’aidâtbénévolement à soutenir le poids d’une autorité devenue bienlourde, mais qu’il se réservait in petto de reconquérirdans son intégralité, lorsque les destins seraient favorables.
Nul ne s’opposa donc à ce que le Kaw-djeraccomplît sa mission charitable, et son œuvre de dévouement nerencontra aucun obstacle. Quelle vie fut la sienne à partir de cejour ! Dès les premières heures du matin, par tous les temps,il passait la rivière et se rendait du Bourg-Neuf à Libéria. Là,jusqu’au soir, il allait de maison en maison, se penchait sur lesgrabats sordides, respirait les haleines enfiévrées, distribuaitsans se lasser soins médicaux et paroles d’espoir ou deconsolation.
La mort avait beau s’acharner à frapper, saclientèle de miséreux n’en était pas diminuée. De nombreuxémigrants, revenant de l’intérieur, bouchaient perpétuellement lesvides. Sans cesse, il en arrivait, dans un état d’épuisementd’autant plus accentué que ceux-ci avaient résisté pluslongtemps.
Quels que fussent sa science et sondévouement, le Kaw-djer ne pouvait dominer la fatalité des choses.En vain, il luttait pied à pied contre la tombe avide, les décès semultipliaient dans Libéria décimée.
Il vivait au milieu des tristesses. Femmes etmaris à jamais séparés, mères pleurant leurs enfants morts, autourde lui ce n’était que gémissements et que larmes. Rien ne lassaitson courage. Quand le médecin devait se déclarer vaincu, le rôle duconsolateur commençait.
Parfois aussi, et c’était alors plus tristeencore peut-être, nul n’avait besoin de ses consolations, et ledéfunt, solitaire jusque dans la mort, ne laissait derrière luipersonne qui le pleurât. Cela n’était point rare, dans cetteréunion d’émigrants, épaves dispersées par les houles de lavie.
Un matin, notamment, comme il arrivait aucampement, on l’appela près d’une masse informe d’où un râles’élevait. C’était un homme, en effet, que cette masse informe àforce d’énormité, un homme que le sort avait catalogué sous le nomde Fritz Gross dans la liste infinie des passants de la terre.
Un quart d’heure plus tôt, au moment où, ausortir du sommeil, il s’exposait au froid du dehors, le musicienavait été foudroyé. Il avait fallu se mettre à dix pour le traînerjusqu’au coin dans lequel il agonisait. Au visage violacé, à larespiration courte et rauque du malade, le Kaw-djer diagnostiquaune congestion pulmonaire, et un bref examen le convainquitqu’aucune médication ne pourrait l’enrayer dans cet organismeravagé par l’alcool.
L’événement vérifia son pronostic. Quand ilrevint, Fritz Gross n’était plus de ce monde. Son grand corps déjàfroid gisait à même le sol, saisi par l’immobilité éternelle, etses yeux étaient désormais fermés aux choses d’ici-bas.
Mais une particularité attira l’attention duKaw-djer. Un instant de lucidité avait traversé, sans doute,l’agonie du défunt, lui rendant pendant la durée d’un éclair laconscience du génie qui allait périr avec lui et, peut-être aussi,du mauvais usage qu’il en avait fait. Avant d’expirer, il avaitpensé à dire adieu à la seule chose qu’il eût aimée sur la terre.En tâtonnant, il avait cherché son violon, afin de pouvoirétreindre, au moment du grand départ, l’instrument merveilleux quireposait maintenant sur son cœur, abandonné par la main défaillantequi l’y avait placé.
Le Kaw-djer prit ce violon d’où tant de chantsdivins s’étaient envolés et qui n’appartenait plus désormais àpersonne, puis, de retour au Bourg-Neuf, il se dirigea vers lamaison occupée par Hartlepool et les deux mousses.
« Sand !… » appela-t-il, enouvrant la porte.
L’enfant accourut.
« Je t’avais promis un violon, mongarçon, dit le Kaw-djer. Le voici. »
Stand, tout pâle de surprise et de joie, pritl’instrument d’une main tremblante.
« Et c’est un violon qui sait lamusique ! ajouta le Kaw-djer, car c’est celui de FritzGross.
– Alors…, balbutia Sand, M. Gross…veut bien…
– Il est mort, expliqua le Kaw-djer.
– Ça fait un ivrogne de moins »,déclara froidement Hartlepool.
Telle fut l’oraison funèbre de Fritz Gross.Quelques jours après, un autre décès, celui de Lazare Ceroni,toucha plus directement le Kaw-djer. La disparition du père deGraziella ne pouvait, en effet, que favoriser l’accomplissement desrêves de Halg. Tullia n’appela à son aide que lorsqu’il était troptard pour intervenir avec quelque chance de succès. Dans sonignorance, elle avait laissé la maladie se développer librement,sans concevoir d’inquiétudes plus vives que de coutume. Savoir quecelui à qui elle avait tout sacrifié était irrémédiablement perdufut pour elle un véritable coup de foudre.
D’ailleurs, l’intervention du Kaw-djer,eût-elle été moins tardive, fût pareillement restée inefficace. Lemal de Lazare Ceroni était de ceux qui ne pardonnent pas. Justeconséquence de sa longue intempérance, la phtisie galopante allaitl’emporter en huit jours.
Quand tout fut terminé, quand le mort futrendu à la terre, le Kaw-djer n’abandonna pas la malheureuseTullia. Prostrée, accablée, elle semblait à son tour sur le bord dela tombe. Des années et des années au milieu des pires douleurs,elle n’avait vécu que pour aimer, aimer malgré tout celui quil’abandonnait à mi-côte du calvaire de la vie. Le ressort quil’avait soutenue étant maintenant brisé, elle s’affaissait, lassede son inutile effort.
Le Kaw-djer emmena la pauvre femme auBourg-Neuf, près de Graziella. S’il existait un remède capable deguérir ce cœur déchiré, l’amour maternel accomplirait lemiracle.
Inerte, à demi-inconsciente, Tullia se laissaconduire et, chargée de ses humbles richesses, quitta docilement samaison.
Dans cet état de profond anéantissement,comment eût-elle aperçu Sirk, qu’elle croisa au moment d’atteindrele ponceau réunissant les deux rives ?
Le Kaw-djer ne l’aperçut pas davantage.Ignorants de la rencontre, tout deux passèrent en silence.
Mais Sirk les avait vus, lui, et s’étaitarrêté sur place, le visage pâli par une soudaine fureur. LazareCeroni mort, Graziella réfugiée au Bourg-Neuf, Tullia allant s’yfixer à son tour, c’était, il le comprenait, la ruine définitive deses projets si âprement poursuivis. Longtemps, il suivit des yeuxcet homme et cette femme qui s’éloignaient côte à côte. Si leKaw-djer s’était retourné, il aurait surpris ce regard etpeut-être, malgré son courage, eût-il alors connu la peur.
Le défilé de ceux qui venaient se réfugier àLibéria dura interminablement. Pendant tout l’hiver, il en arrivachaque jour. L’île Hoste semblait être un réservoir inépuisable, eton eût dit vraiment qu’elle rendait plus de misérables qu’elle n’enavait reçu. Ce fut au début de juillet que le flot atteignit sonmaximum, puis il se ralentit de jour en jour, pour cesserdéfinitivement le 29 septembre.
Ce jour-là, on vit encore un émigrantdescendre des hauteurs et se traîner péniblement jusqu’aucampement. À demi-nu, d’une maigreur de squelette, il était dans unétat lamentable. Il s’affaissa en arrivant aux premièresmaisons.
Pareille aventure était trop ordinaire pourqu’on s’émût outre mesure. On releva le malheureux, on leréconforta, et l’on ne s’occupa plus de lui.
La source, à partir de ce moment, fut tarie.Qu’en fallait-il inférer ? Que ceux dont on était sansnouvelles avaient eu meilleure fortune, ou bien qu’ils étaientmorts ?
Plus de sept cent cinquante colons étaientalors revenus à la côte, au dernier degré, pour la plupart, de ladégradation physique et de l’affaissement moral. Ces organismesaffaiblis offraient aux maladies le meilleur des terrains, et leKaw-djer se surmenait à lutter contre elles. À mesure que l’hiveravançait, les décès se multipliaient. C’était une véritablehécatombe. Hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, la mort lesfrappait tous indistinctement.
Mais elle avait beau supprimer tant de bouchesvoraces, il en restait trop encore pour que les provisions duRibarto fussent suffisantes. Quand Beauval s’était résolu,bien tardivement déjà, à rationner ses administrés, il ne pouvaitprévoir que leur nombre augmenterait dans de telles proportions et,lorsqu’il connut son erreur et voulut la réparer, il n’était plustemps. Le mal était fait. Le 25 septembre, le magasin desprovisions distribua ses derniers biscuits, et la foule épouvantéevit se lever le hideux spectre de la faim.
Par la faim, la faim qui déchire lesentrailles, la faim qui ronge, et tord, et vrille, telle était lamort dont allaient cruellement, lentement, – si lentement ! –périr les naufragés du Jonathan !
Sa première victime fut Blaker. Il mourut letroisième jour dans des souffrances atroces, malgré les soins duKaw-djer que l’on prévint trop tard. Celui-ci n’était plus, cettefois, en droit d’incriminer Patterson, victime lui-même de lafamine, et qui subissait le sort de tous.
Les jours qui suivirent, de quoi vécurent lescolons ? Qui pourrait le dire ? Ceux qui avaient eu laprudence de constituer des réserves de vivres les entamèrent. Maisles autres ?…
Le Kaw-djer ne sut où donner de la têtependant cette sinistre période. Non seulement il lui fallaitaccourir au chevet des malades, mais aussi venir en aide auxaffamés. On le suppliait, on s’accrochait à ses vêtements, lesmères tendaient vers lui leurs enfants. Il vivait au milieu d’unaffreux concert d’imprécations, de prières et de plaintes. Nul nel’implorait en vain. Généreusement, il distribuait les provisionsaccumulées sur la rive gauche, s’oubliant lui-même, ne voulant passe dire que le danger dont il reculait l’échéance pour les autresle menacerait fatalement à son tour.
Cela ne pouvait tarder cependant. Le poissonsalé, le gibier fumé, les légumes secs, tout diminuait rapidement.Que cette situation se prolongeât un mois, et, comme ceux deLibéria, les habitants du Bourg-Neuf auraient faim.
Le péril était si évident que, dansl’entourage du Kaw-djer, on commençait à lui opposer quelquerésistance. On refusait de se dessaisir des vivres. Il lui fallaitlongtemps discuter avant de les obtenir, et l’on ne cédait que deguerre lasse et plus difficilement de jour en jour.
Harry Rhodes essaya de représenter à son amil’inutilité de son sacrifice. Qu’espérait-il ? Il étaitévidemment impossible que la faible quantité de vivres existant surla rive gauche suffît à sauver toute la population de l’île. Queferait-on quand ils seraient épuisés ? Et quel intérêt yavait-il à reculer, au détriment de ceux qui avaient fait preuve decourage et de prévoyance, une catastrophe dans tous les casinévitable et prochaine ?
Harry Rhodes ne put rien obtenir. Le Kaw-djern’essaya même pas de lui répondre. Devant une telle détresse, onn’avait que faire d’arguments et il s’interdisait de réfléchir.Laisser de sang-froid périr toute une multitude, voilà ce qui étaitimpossible. Partager avec elle jusqu’à la dernière miette, quoiqu’il en dût résulter, voilà ce qui était impérieusementnécessaire. Après ?… Après, on verrait. Quand on n’aurait plusrien, on partirait, on irait plus loin, on chercherait un autrelieu d’établissement, où, comme au Bourg-Neuf, on vivrait de chasseet de pêche, et l’on s’éloignerait du campement que peu de jourssuffiraient alors à transformer en effroyable charnier. Mais dumoins on aurait fait tout ce qui était au pouvoir des hommes, etl’on n’aurait pas eu l’affreux courage de condamner délibérément àmort un si grand nombre d’autres hommes.
Sur la proposition d’Harry Rhodes, on examinal’opportunité de distribuer aux émigrants les quarante-huit fusilscachés par Hartlepool. Avec ces armes à feu, peut-êtreréussiraient-ils à vivre de leur chasse. Cette proposition futrepoussée. Dans cette saison, le gibier était très rare, et desfusils entre les mains de paysans inexpérimentés, seraient d’unbien faible secours pour assurer l’alimentation d’une si nombreusepopulation. En revanche, ils seraient susceptibles de créer degraves dangers. À certains signes précurseurs, gestes brutaux,regards farouches, altercations fréquentes, il était facile dereconnaître que la violence fermentait dans les couches profondesde la foule. Les colons ne cherchaient plus à dissimuler la hainequ’ils éprouvaient les uns pour les autres. Ils s’accusaientréciproquement de leur échec, et chacun attribuait à son voisin laresponsabilité de l’état de choses actuel.
Toutefois, il en était un qu’on s’accordait àmaudire unanimement, et celui-là, c’était Ferdinand Beauval quiavait imprudemment assumé la mission redoutable de gouverner sessemblables.
Bien que son incapacité éclatante justifiâtamplement la rancune des émigrants, on le supportait encore. Livréeà elle-même, une foule, tourbillon confus de volontés qui seneutralisent, est incapable d’agir. Son inertie rend sa patienceinfinie, et, quels que soient ses griefs, elle s’arrête interditeau moment de toucher au chef, comme saisie d’un religieux effroidevant son prestige qu’elle seule pourtant a créé. Il en étaitainsi une fois de plus, et peut-être les colons de l’île Hosten’eussent-ils manifesté leur colère que par des conciliabulesprivés et de platoniques menaces en sourdine, s’il ne s’étaittrouvé un des leurs pour les entraîner à l’exprimer par desactes.
C’est une chose merveilleuse que, dans cettesituation terrible, le fantôme de pouvoir détenu par Beauval ait puexciter des convoitises. Pauvre pouvoir qui consistait à être lemaître nominal d’une multitude d’affamés !
Il en fut ainsi cependant.
En présence d’une si poignante réalité, LewisDorick n’estima pas négligeable cette apparence d’autorité, etpeut-être n’avait-il pas tort après tout. Le bon sens populairen’emploie-t-il pas, pour désigner la puissance politique,l’expression vulgaire, mais expressive et pittoresque,d’assiette au beurre ? Dans la plus déshéritée dessociétés, la première place assure, en effet, à son possesseur desavantages relatifs. Beauval en savait quelque chose, lui qui enétait encore à connaître les souffrances de ses compagnonsd’infortune. Ces avantages, Dorick entendait les assurer à lui-mêmeet à ses amis.
Jusqu’alors, il avait impatiemment supporté lagrandeur de son rival. Jugeant l’occasion favorable, il entrepritune campagne, à laquelle le malheur public donnait une base solide.Les sujets de juste critique n’étaient que trop nombreux. Iln’avait que l’embarras du choix. Peut-être aurait-il été fortembarrassé, si on lui avait demandé ce qu’il eût fait à la place deson adversaire. Mais, personne ne lui posant cette indiscrètequestion, il n’avait pas le souci d’y répondre.
Beauval n’était pas sans discerner le travailde son concurrent. Souvent, de la fenêtre de la demeure décorée parlui du nom pompeux de Palais du gouvernement, il regardait toutsongeur passer la foule, de jour en jour plus nombreuse à mesureque l’approche du printemps adoucissait la température. Aux regardsqu’on lançait de son côté, aux poings qu’on brandissait parfoisdans sa direction, il comprenait que la campagne de Dorick portaitses fruits et, peu enclin à descendre du pavois, il élaborait desplans de défense.
Certes, il ne pouvait nier l’état dedélabrement de la colonie, mais il en accusait les circonstanceset, en particulier, le climat. Son imperturbable confiance enlui-même n’en était aucunement diminuée. S’il n’avait rien fait,parbleu, c’est qu’il n’y avait rien à faire, et un autre n’en eûtpas fait davantage.
Ce n’est pas uniquement par orgueil queBeauval se cramponnait à sa fonction. Malgré tout, dans lescirconstances présentes, il avait perdu beaucoup de ses illusionssur le lustre qu’il en recevait. Il songeait aussi, avec inquiétudeet complaisance à la fois, à l’abondante réserve de vivres qu’ilétait parvenu à mettre à l’abri. En aurait-il été ainsi, s’iln’avait pas été le chef ? En serait-il encore ainsi, s’il nel’était plus ?
C’est donc pour défendre sa vie, en même tempsque sa place, qu’il se jeta ardemment dans la lutte. Trèshabilement, il ne contesta aucun des griefs énumérés par Dorick.Sur ce terrain il eût été vaincu d’avance. Il les accentua aucontraire. De tous les mécontents, ce fut lui le plus ardent.
Par exemple, les deux adversaires différèrentd’avis sur le remède qu’il convenait d’appliquer. Tandis que Dorickprônait un changement de gouvernement, Beauval conseillait l’unionet faisait remonter à d’autres la responsabilité des malheurs quiaccablaient la colonie.
Les auteurs responsables de ces malheurs, quiétaient-ils ? Nuls autres, d’après lui, que le petit nombred’émigrants qui n’avaient pas été dans la nécessité de se réfugierà la côte au cours de l’hiver. Le raisonnement de Beauval étaitsimple. Puisqu’on ne les avait pas revus, c’est qu’ils avaientréussi. Ils possédaient, par conséquent, des vivres, et ces vivres,on avait le droit de les confisquer au profit de tous.
Ces excitations trouvèrent de l’écho dans unepopulation réduite au désespoir, et on leur obéit sans attendre.D’abord, on battit la campagne dans les environs de Libéria, puis,en vue d’expéditions plus lointaines, des bandes se formèrent,augmentèrent rapidement d’importance, et enfin, le 15 octobre, cefut une véritable armée de plus de deux cents hommes qui, sous laconduite des frères Moore, se rua à la conquête du pain.
Pendant cinq jours, cette troupe parcourutl’île en tous sens. Qu’y faisait-elle ? On le devinait envoyant affluer ses victimes, affolées de la catastrophe imprévuequi avait annihilé leurs efforts. L’un après l’autre, ils couraientau gouverneur et lui demandaient justice. Mais celui-ci lesrenvoyait rudement en leur reprochant leur honteux égoïsme. Etquoi ! ils auraient consenti à se gorger tandis que leursfrères mouraient de faim ?
Ahuris, les malheureux battaient en retraite,et Beauval triomphait. Leurs plaintes lui prouvaient que la pisteindiquée par lui était bonne. Il ne s’était pas trompé. Ainsi qu’ill’avait affirmé au petit bonheur, ceux qui n’étaient pas revenuspendant l’hiver avaient vécu dans l’abondance.
Maintenant, en tous cas, leur sort étaitpareil à celui des autres. Leur patient travail était rendu inutileet ils se trouvaient aussi pauvres et démunis que ceux qui avaientconsommé leur ruine. Non seulement on était passé chez eux entrombe et l’on avait fait main basse sur tout ce qui pouvait semettre sous la dent, mais encore on s’était livré à ces excès dontles foules, dussent-elles être les premières à en pâtir, sont assezvolontiers coutumières. Les champs ensemencés avaient été piétinés,les basses-cours saccagées et vidées de leur dernier habitant.
Bien maigre cependant était le butin despillards. La réussite de ceux qu’ils rançonnaient était en sommetrès relative. Avoir réussi, cela voulait dire simplement que cescolons plus courageux, plus habiles ou moins malchanceux que leurscompagnons, avaient assuré vaille que vaille leur subsistance, maisnon pas qu’ils fussent devenus riches par miracle. On ne découvraitdonc rien dans ces pauvres fermes.
De là, parmi ceux qui sillonnaient lacampagne, grande désillusion, qui se traduisait souvent par desactes de véritable sauvagerie.
Plus d’un colon fut soumis à la torture, afinqu’il dévoilât la cachette dans laquelle on l’accusait dedissimuler des vivres imaginaires. Les mêmes causes produisant lesmêmes effets, l’île Hoste, comme jadis la France, avait saJacquerie.
Le cinquième jour après son départ, la bandedes pillards se heurta aux palissades qui limitaient les enclos dela famille Rivière et des trois autres familles, leurs voisines.Depuis qu’on s’était mis en route, on n’avait cessé de penser à cesexploitations, les plus anciennes et les plus prospères de lacolonie, et l’on se promettait merveille de leur pillage.
Il fallut déchanter.
Attenantes les unes aux autres, les quatrefermes, bâties sur les côtés d’un vaste quadrilatère,constituaient, dans leur ensemble, une sorte de citadelle, et unecitadelle inexpugnable, car, seuls de tous les colons, sesdéfenseurs étaient armés. Ils reçurent à coups de fusils lesassaillants, qui eurent, à la première décharge, sept hommes tuésou blessés. Les autres n’en demandèrent pas davantage ets’enfuirent en tumulte.
Cette escarmouche calma sur-le-champ l’ardeurdes pillards. Ceux-ci reprirent aussitôt la route de Libéria,qu’ils atteignirent à la nuit tombante. Le bruit de leursimprécations furieuses les y précéda et annonça leur arrivée. Ons’avança à leur rencontre, en prêtant l’oreille à cette clameurvenue de la campagne assombrie.
Tout d’abord, l’éloignement ne permettant pasde comprendre ce qu’ils criaient ainsi, on crut à des chants dejoie et de victoire. Mais les mots, bientôt, se précisèrent, etl’on se regarda effarés.
« Trahison !…Trahison !… » criaient-ils. Trahison !… Ceux quin’avaient pas quitté Libéria furent saisis de crainte, et, plus quetous les autres, Beauval trembla. Il pressentit un malheur dont,quel qu’il fût, on le rendrait responsable, et, sans savoir aujuste quel danger le menaçait, il courut s’enfermer dans le« Palais ».
Il achevait à peine de s’y verrouiller que lebruyant cortège faisait halte à sa porte.
Que lui voulait-on ? Que signifiaient cesblessés et ces morts qu’on déposait sur le sol du terre-pleinménagé devant sa demeure ? De quel drame étaient-ils lesvictimes ? Pourquoi cette multitude en rumeur ?
Pendant que Beauval s’efforçait vainement depercer ce mystère, un autre drame se jouait, qui allait désoler leshabitants du Bourg-Neuf et frapper le Kaw-djer en plein cœur.
Celui-ci n’était pas sans connaître lestroubles qui agitaient la population de Libéria. En circulant dansle campement, il apprenait nécessairement tout ce qui s’y passait.Il ignorait néanmoins l’existence de la bande de pillards, partieavant son arrivée et revenue après son départ pour la rive gauche.Si la diminution du nombre des émigrants, durant ces quelquesjours, avait, en effet, attiré son attention, il n’avait pu qu’enêtre étonné, sans en discerner la cause.
Troublé cependant par une sourde inquiétude,il était sorti, ce soir-là, après le coucher du soleil et, avec sescompagnons habituels, Harry Rhodes, Hartlepool, Halg et Karroly, ils’était avancé jusqu’au bord de la rivière. La rive gauche dominantde quelques mètres la rive droite, il eût, de ce point, aperçuLibéria, pendant le jour. Mais, à cette heure, le campementdisparaissait dans l’obscurité. Seules, une rumeur lointaine et unevague lueur en indiquaient l’emplacement.
Les cinq promeneurs, assis sur la berge, lechien Zol à leurs pieds, contemplaient la nuit en silence, quandune voix s’éleva de l’autre côté de la rivière.
« Kaw-djer !… appelait un hommehaletant, comme s’il eût été essoufflé par une course rapide.
– Présent !… » répondit leKaw-djer.
Une ombre traversa le ponceau et s’approcha dugroupe. On reconnut Sirdey, l’ancien cuisinier duJonathan.
« On a besoin de vous là-bas, dit-il ens’adressant au Kaw-djer.
– Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci ense levant.
– Des morts et des blessés.
– Des blessés !… Des morts !…qu’est-il donc arrivé ?
– On est allé en bande chez les Rivière…Paraît qu’ils ont des fusils… Et voilà !
– Les malheureux !…
– Bilan : trois morts et quatreblessés. Les morts ne demandent rien, mais peut-être que lesblessés…
– J’y vais », interrompit leKaw-djer, qui se mit en marche, tandis que Halg courait chercher latrousse des instruments de chirurgie.
Chemin faisant, le Kaw-djer interrogeait, maisSirdey ne pouvait le renseigner. Il ne savait rien. Lui, il n’avaitpas accompagné la bande et il n’en connaissait les aventures quepar ouï dire. Personne, d’ailleurs, ne l’avait envoyé. Voyant qu’onrapportait sept corps inertes, il avait cru bien faire en accourantprévenir le Kaw-djer.
« Vous avez très bien fait »,approuva celui-ci.
En compagnie de Karroly, d’Hartlepool etd’Harry Rhodes, il avait franchi le ponceau et s’était avancé d’unecentaine de mètres sur la rive droite, quand, en se retournant, ilaperçut Halg, qui revenait avec la trousse. Le jeune Indien, quitraversait à son tour la rivière, rattraperait sans peine ses amis.Le Kaw-djer se remit en marche à pas pressés.
Trois minutes plus tard un cri d’agoniel’arrêtait sur place. On eût dit la voix de Halg !… Le cœurétreint d’une affreuse angoisse, il se hâta de rebrousser chemin.Si grand était son trouble que Sirdey put, sans être vu, luifausser compagnie et s’éloigner du côté de Libéria de toute lavitesse de ses jambes, et qu’il ne distingua pas davantage uneombre qui s’enfuyait dans la même direction après avoir fait ungrand crochet vers l’amont.
Mais si vite que le Kaw-djer courût, Zolcourait plus vite encore. En deux bonds, le chien eut disparu dansl’ombre. Quelques instants plus tard, il donnait de la voix. À sesaboiements plaintifs succédèrent des grondements furieux quiallèrent bientôt en s’affaiblissant, comme si l’animal eût prischasse et se fût lancé sur une piste.
Puis, tout à coup, un nouveau cri d’agonies’éleva dans la nuit.
Ce deuxième cri, le Kaw-djer ne l’entenditpas. Il venait d’arriver à l’endroit d’où le premier était parti,et là, à ses pieds, il venait d’apercevoir Halg, le visage contrele sol, couché au milieu d’une mare de sang, un large coutelasfiché jusqu’au manche entre les deux épaules.
Karroly s’était jeté sur son fils. Le Kaw-djerl’écarta rudement. Ce n’était pas l’heure de se lamenter, maisd’agir. Ramassant sa trousse, tombée à côté du jeune garçon, ilfendit d’un seul coup, de haut en bas, le vêtement de celui-ci.Puis, avec d’infinies précautions, l’arme homicide fut retirée deson fourreau de chair, et la blessure apparut à nu. Elle étaitterrible. La lame, pénétrant entre les omoplates, avec traversé lapoitrine presque de part en part. En admettant que, par miracle, lamoelle épinière ne fût pas intéressée, le poumon étaitnécessairement perforé. Halg, livide, les yeux clos, respirait àpeine, et une mousse sanglante coulait de ses lèvres.
En quelques minutes, le Kaw-djer, ayantdécoupé en lanières sa blouse de peau de guanaque, eut fait unpansement provisoire, puis, sur un signe de lui, Karroly,Hartlepool et Harry Rhodes se mirent en devoir de transporter leblessé.
À ce moment, l’attention du Kaw-djer fut enfinattirée par les grondements de Zol. Évidemment le chien était auxprises avec quelque ennemi. Tandis que le triste cortège se mettaiten marche, il s’avança dans la direction du bruit, dont la sourcene paraissait pas très éloignée.
Cent pas plus loin, un horrible spectaclefrappait sa vue. Sur le sol, un corps, celui de Sirk, ainsi qu’ille reconnut à la lumière de la lune, était étendu, la gorge ouvertepar une affreuse blessure. Des carotides tranchées net le sanggiclait à flots. Cette blessure, ce n’était pas une arme quil’avait faite.
Elle était l’œuvre de Zol, qui s’acharnaitencore, ivre de rage, à l’agrandir.
Le Kaw-djer fit lâcher prise au chien, puiss’agenouilla dans la boue sanglante près de l’homme. Tous soinsétaient inutiles. Sirk était mort. Le Kaw-djer, songeur,considérait le cadavre qui ouvrait dans la nuit des yeux déjàvitreux. Le drame se reconstituait aisément. Pendant qu’il suivaitSirdey, complice peut-être du crime projeté, Sirk, à l’affût, avaitbondi sur Halg qui revenait en courant et l’avait assassiné parderrière. Puis, tandis qu’on s’empressait autour du blessé, Zols’était lancé sur les traces du coupable, dont le châtiment avaitsuivi de près le crime. Quelques minutes avaient suffi pour que ledrame déroulât ses foudroyantes péripéties. Les deux acteursgisaient abattus, l’un mort, l’autre mourant.
La pensée du Kaw-djer se reporta sur Halg. Legroupe des trois hommes qui soutenaient le corps inerte du jeuneIndien commençait à s’effacer dans la nuit. Il soupiraprofondément. Cet enfant représentait tout ce qu’il aimait sur laterre. Avec lui disparaîtrait sa plus forte, presque son uniqueraison de vivre.
Au moment de s’éloigner, il laissa tomber undernier regard sur le mort. La flaque ne s’était pas élargie. Àmesure que jaillissait le flot ralenti du sang, il disparaissaitdans la terre qui l’absorbait avidement. Depuis l’origine des âgeselle a coutume de s’en abreuver, et ce n’est pas un faitd’importance que des gouttes de plus ou de moins dansl’intarissable pluie rouge. Jusqu’ici, cependant, l’île Hoste avaitéchappé à la loi commune. Inhabitée, elle était ainsi restée pure.Mais des hommes étaient venus peupler ses déserts, et aussitôt lesang des hommes avait coulé.
C’était la première fois peut-être qu’elle enétait souillée… Ce ne devait pas être la dernière.
Quand Halg, toujours privé de sentiment, eutété déposé sur son lit, le Kaw-djer changea son pansement defortune contre un autre moins sommaire. Les paupières du blessébattirent, ses lèvres s’agitèrent, un peu de rose colora ses joueslivides, puis, après quelques faibles gémissements, il passa del’anéantissement de la syncope à celui du sommeil.
Survivrait-il à sa terrible blessure ? Lascience humaine ne pouvait l’affirmer. En somme, la situation étaitgrave, mais non désespérée, et il n’était pas absolument impossibleque la plaie du poumon se cicatrisât.
Après avoir donné tous les soins que sonaffection et son expérience lui dictèrent, le Kaw-djer recommandapour Halg le calme le plus complet et la plus rigoureuseimmobilité, et courut à Libéria, où d’autres avaient peut-êtrebesoin de lui.
Le malheur personnel qui venait de l’accablerlaissait intact son admirable instinct de dévouement etd’altruisme. Le drame rapide qui déchirait son cœur ne lui faisaitpas oublier ces morts et ces blessés, qui, d’après l’anciencuisinier du Jonathan, attendaient du secours à Libéria. Yavait-il réellement des blessés et des morts, et Sirdey n’avait-ilpas menti ? Dans le doute, il fallait se rendre compte parsoi-même de la vérité des choses.
Il était à ce moment près de dix heures dusoir. La lune, dans son premier quartier, commençait à déclinervers le couchant, et du firmament obscurci de l’orient tombaitinépuisablement la cendre impalpable de l’ombre. Dans la nuitgrandissante, une vague lueur continuait à rougeoyer au loin.Libéria ne dormait pas encore.
Le Kaw-djer se mit en marche à grands pas. Àtravers la campagne silencieuse, une rumeur, d’abord légère, puisde plus en plus violente à mesure qu’il approchait, parvenaitjusqu’à lui.
En vingt minutes il eut atteint le campement.Passant rapidement entre les maisons noires, il allait débouchersur l’espace laissé libre devant la maison du gouverneur, quand unspectacle, étrange et du plus intense pittoresque l’arrêta uninstant.
Éclairée par un cercle de torchesfuligineuses, la population entière de Libéria semblait s’êtredonné rendez-vous sur le terre-plein. Tout le monde était là,hommes, femmes, enfants, divisés en trois groupes distincts. Leplus important de beaucoup au point de vue du nombre était masséjuste en face du Kaw-djer. Ce groupe, qui comprenait la totalitédes enfants et des femmes, demeurait silencieux et semblait composéen somme des spectateurs des deux autres. De ceux-ci, l’un setenait rangé en bataille devant le palais du gouvernement, commes’il eût voulu en défendre l’entrée, tandis que l’autre avait prisposition de l’autre côté de la place.
Non, Sirdey n’avait pas menti. Au milieu duterre-plein, sept corps s’allongeaient, en effet. Des blessés oudes morts ? À cette distance, le Kaw-djer n’en pouvait riensavoir, la flamme mouvante des torches leur prêtant à tous lesmêmes apparences de vie.
À en juger par leur attitude, il paraissaitimpossible de mettre en doute l’hostilité réciproque des deuxgroupes les moins nombreux. Cependant, de part et d’autre des corpsdéposés sur le sol, il semblait exister une zone neutre que nul despartis adverses ne se hasardait à franchir. Ceux qu’on était endroit, selon toute apparence, de considérer comme les assaillantsn’esquissaient aucun geste d’attaque, et les défenseurs de Beauvaln’avaient pas l’occasion de montrer leur courage. La bataillen’était pas engagée. On n’en était encore qu’aux paroles, mais, parexemple, on ne s’en faisait pas faute. Par-dessus les blessés oules morts, on poursuivait une discussion fiévreuse ; onéchangeait, en guise de balles, des paroles qui, tantôts’amenuisaient en arguments, et tantôt s’enflaient jusqu’àl’invective.
On fit silence, quand le Kaw-djer pénétra dansle cercle de lumière. Sans s’occuper de ceux qui l’entouraient, ilalla droit aux corps étendus et se pencha sur l’un d’eux. Celui-cin’étant plus qu’un cadavre, il passa aussitôt au suivant, puis àtous les autres, entrouvrant les vêtements quand il y avait lieu etprocédant rapidement à des pansements sommaires. Ce qu’avaitannoncé Sirdey était exact. Il y avait bien, en effet, trois mortset quatre blessés.
Quand tout fut terminé, le Kaw-djer regardaautour de lui et malgré sa tristesse, il ne put s’empêcher desourire en se voyant entouré d’un millier de visages quiexprimaient la plus respectueuse et la plus puérile curiosité. Pourmieux l’éclairer, les porteurs de torches s’étaient rapprochés. Lestrois groupes, suivant le mouvement, s’étaient peu à peu fondus enun seul dont il formait le centre, et dans lequel le silence étaitdevenu profond.
Le Kaw-djer demanda qu’on vînt à son aide.Personne ne faisant mine de bouger, il désigna par leur nom ceuxdont il réclamait le concours. Ce fut alors très différent. Sans lamoindre hésitation, l’émigrant désigné sortait de la foule àl’appel de son nom et se conformait avec zèle aux instructions quilui étaient données.
En quelques minutes, morts et blessés furentenlevés et transportés dans leurs demeures respectives, sous laconduite du Kaw-djer, dont le rôle n’était pas terminé. Il luirestait à visiter successivement les quatre blessés, à procéder àl’extraction des projectiles et aux pansements définitifs, avant deregagner le Bourg-Neuf.
Tout en parachevant de cette manière son œuvrede dévouement, il s’informait des causes du massacre. Il appritainsi la rentrée en scène de Lewis Dorick, l’animosité de la fouleà l’égard de Ferdinand Beauval et le dérivatif imaginé parcelui-ci, les razzias faites dans les environs du campement etenfin la tentative de pillage dont il pouvait constater devisule piteux résultat.
Piteux, il ne pouvait l’être, en effet,davantage. Repoussés à coups de fusils, comme il a été dit, par lesquatre familles solidement retranchées dans leur enclos, lespillards avaient battu en retraite, ne rapportant, en fait debutin, que leurs camarades tués ou blessés. Combien le retour avaitété différent de l’aller ! Ils étaient partis à grand bruit,s’excitant les uns les autres, grisés d’une sorte de joie féroce,au milieu d’un concert d’exclamations, de lazzi brutaux, devociférations, de menaces contre ceux qu’on se disposait à mettre àrançon. Ils revenaient en silence, l’oreille basse, n’ayant gagnédans l’aventure que des horions. Les bouches étaient muettes, lescœurs amers, les yeux sombres. L’excitation sauvage du départ avaitfait place à une sourde fureur, qui ne demandait qu’un prétextepour éclater.
Ils s’estimaient dupes. De qui ? Ils nesavaient trop. Pas de leur sottise, ni de leurs illusions, danstous les cas. Selon la coutume universelle, ils eussent accusé laterre entière avant de s’accuser eux-mêmes.
Ils connaissaient bien, pour l’avoir éprouvétrop souvent, ce sentiment d’amertume et de honte qui succède àl’avortement des entreprises de violence. Avant d’être jetés surl’île Hoste, ils avaient compté parmi les prolétaires des deuxmondes, et plus d’une fois ils s’étaient laissé prendre auxdiscours vibrants des rhéteurs. Ils avaient pratiqué la grève,digne et calme pendant les premiers jours, quand les bourses sontencore pleines, mais que la misère menaçante rend impatiente etfébrile, et qui devient furieuse enfin, quand les marmots crientdevant la huche vide. C’est alors, qu’on voit rouge, qu’on se rueen trombe, et qu’on tue et qu’on meurt pour revenir… victorieuxparfois, il est vrai, mais plus souvent vaincu, c’est-à-dire dansune condition pire, l’échec ayant démontré la faiblesse de ceux quivoulaient triompher par la force.
Eh bien ! ce retour à travers les champssaccagés, c’était tout à fait le dernier acte d’une grève qui finitmal. L’état des âmes était pareil. Les pauvres diables s’estimaientjoués et ils enrageaient de leur sottise. Les chefs, Beauval,Dorick, où étaient-ils partis ?… Parbleu ! loin descoups. C’était toujours et partout la même chose. Des renards etdes corbeaux. Des exploiteurs et des exploités.
Mais la grève, quand elle est sanglante,l’émeute, les révolutions ont leur rituel que les acteurs de cedrame savaient par cœur pour s’y être plus d’une foisscrupuleusement conformés. Il est d’usage que, dans cesconvulsions, où l’homme, oubliant qu’il est un être pensant,emploie comme arguments la violence et le meurtre, les victimesdeviennent des drapeaux.
Drapeaux donc étaient devenues celles querapportait la bande des pillards, et c’est pourquoi on les avaitétendues sous les yeux de Ferdinand Beauval qui, détenant lepouvoir, était par essence responsable de tous les maux. Mais, là,on s’était heurté à ses partisans, et l’on avait commencé pars’injurier copieusement avant d’en arriver aux coups. L’heure descoups, d’ailleurs, n’avait pas encore sonné. Un protocoleinflexible indiquait nettement la marche à suivre. Quand on auraitsuffisamment discouru, quand les gosiers seraient fatigués decrier, on rentrerait chez soi, puis, le lendemain, pour que toutfût accompli conformément aux rites, on ferait aux morts desolennelles funérailles. C’est alors seulement que les désordresseraient à craindre.
L’intervention du Kaw-djer avait brusqué leschoses. Grâce à lui, les colères avaient fait trêve, et l’ons’était souvenu qu’il n’y avait pas là que des morts, mais aussides blessés auxquels des soins rapides étaient peut-êtresusceptibles de conserver la vie.
Le terre-plein était désert, quand il letraversa pour retourner au Bourg-Neuf. Avec sa mobilité coutumière,la foule, toujours prête à s’enflammer soudainement, s’étaitsoudainement apaisée. Les maisons étaient closes. On dormait.
Tout en cheminant dans la nuit, le Kaw-djerpensait à ce qu’il avait appris. Aux noms de Dorick et de Beauval,il avait simplement haussé les épaules, mais la randonnée despillards à travers la campagne lui semblait mériter plus sérieuseconsidération. Ces déprédations, ces vols, ces actes de barbarieétaient du plus fâcheux augure. La colonie, déjà si compromise,était perdue sans retour, si les colons entraient en lutte ouverteles uns contre les autres.
Que devenaient, au contact des faits, lesthéories sur lesquelles le généreux illuminé avait édifié savie ? Le résultat était là, certain, tangible, incontestable.Livrés à eux-mêmes, ces hommes s’étaient montrés incapables devivre, et ils allaient mourir de faim, troupeau imbécile qui nesaurait pas trouver sa pâture sans un berger pour la lui donner.Quant à leur être moral, la qualité n’en excédait pas celle de leursens pratique. L’abondance, la médiocrité et la misère, lesbrûlures du soleil et les morsures du froid, tout avait étéprétexte pour que se révélassent les tares indélébiles des âmes.Ingratitude et égoïsme, abus de la force et lâcheté, intempérance,imprévoyance et paresse, voilà de quoi étaient pétris un trop grandnombre de ces hommes, dont l’intérêt, à défaut de plus noblemobile, eût dû faire une seule volonté aux mille cerveaux. Et voiciqu’on arrivait aux dernières lignes de cette lamentableaventure ! Dix-huit mois avaient suffi pour qu’elle commençâtet se conclût. Comme si la nature eût regretté son œuvre et reconnuson erreur, elle rejetait ces hommes qui s’abandonnaient eux-mêmes.La mort les frappait sans relâche. L’un après l’autre, ilsdisparaissaient ; l’un après l’autre, ils étaient repris parla terre, creuset où tout s’élabore et se transforme, qui,continuant le cycle éternel, referait de leur substance d’autresêtres, hélas ! sans doute, pareils à eux.
Encore estimaient-ils que la grande faucheusen’allait pas assez vite en besogne, puisqu’ils l’aidaient de leurspropres mains. Là-bas, d’où le Kaw-djer venait, des blessés et desmorts. Ici, où il passait, le cadavre de Sirk. Au Bourg-Neuf, lapoitrine trouée d’un enfant, par qui son cœur désenchanté avaitréappris la douceur d’aimer. De tous côtés, du sang.
Avant d’aller chercher le sommeil, le Kaw-djers’approcha du chevet de Halg. La situation était la même, nimeilleure, ni pire. Une hémorragie soudaine était toujours àcraindre et, pendant plusieurs jours, ce danger resteraitredoutable.
Brisé par la fatigue, il se réveilla tard lelendemain. Le soleil était déjà haut sur l’horizon, quand il sortitde sa maison, après une visite à Halg, dont l’état demeuraitstationnaire. La brume s’était levée. Il faisait beau. Hâtant lepas, afin de rattraper le temps perdu, le Kaw-djer se mit en route,comme chaque jour, pour Libéria, où l’appelaient ses maladesordinaires, en nombre, il est vrai, décroissant depuis lecommencement du printemps, et les quatre blessés de le veille.
Mais il se heurta à une barrière humainedressée en travers du ponceau. À l’exception de Halg et de Karroly,elle comprenait toute la population masculine du Bourg-Neuf. Il yavait là quinze hommes et, circonstance singulière, quinze hommesarmés de fusils, qui paraissaient le guetter. Ce n’étaient pointdes soldats, et pourtant leur attitude avait quelque chose demilitaire. Calmes, sévères même, ils demeuraient l’arme au pied,comme dans l’attente des ordres d’un chef.
Harry Rhodes, à quelques pas en avant d’eux,arrêta du geste le Kaw-djer. Celui-ci fit halte, et dénombra lapetite troupe d’un regard étonné.
« Kaw-djer, dit Harry Rhodes, non sansune sorte de solennité, depuis longtemps je vous conjure de venirau secours de la malheureuse population de l’île Hoste, enacceptant de vous placer à sa tête. Une dernière fois, jerenouvelle ma prière. »
Le Kaw-djer, sans répondre, ferma les yeux,comme pour mieux voir en lui-même. Harry Rhodespoursuivit :
« Les derniers événements ont dû vousfaire réfléchir. Nous, en tous cas, nous sommes fixés. C’estpourquoi, cette nuit, Hartlepool, moi et quelques autres, noussommes allés reprendre ces quinze fusils qui ont été distribués auxhommes du Bourg-Neuf. Nous sommes armés maintenant et maîtres parconséquent d’imposer nos volontés. Or, les choses en sont arrivéesà un point qu’une plus longue patience serait un véritable crime.Il faut agir. Mon parti est pris. Si vous persistez dans votrerefus, je me mettrai moi-même à la tête de ces braves gens.Malheureusement, je n’ai, ni votre influence, ni votre autorité. Onne m’écoutera pas, et le sang coulera. À vous, au contraire, onobéira sans murmure. Décidez.
– Qu’y a-t-il donc de nouveau ?demanda le Kaw-djer avec son calme habituel.
– Ceci », répondit Harry Rhodes, enétendant la main vers la maison où Halg agonisait.
Le Kaw-djer tressaillit.
« Et ceci encore », ajouta HarryRhodes, en l’entraînant de quelques pas vers l’amont.
Tous deux gravirent la berge qui, en cetendroit, dominait la rive droite. Libéria et la plaine marécageusequi les en séparait apparurent à leurs regards.
Dès les premières heures du matin, on s’était,au campement réveillé avec la fièvre. Il s’agissait de compléterl’œuvre de la veille, en procédant aux funérailles solennelles destrois morts. La perspective de cette cérémonie mettait tout lemonde en ébullition. Pour les camarades des victimes, il s’agissaitd’une manifestation ; pour les partisans de Beauval, d’undanger ; pour les autres, d’un spectacle.
La population tout entière, à l’exception duseul Beauval, qui avait jugé plus sage de se tenir enfermé, suivitdonc les trois cercueils. On ne négligea pas de faire passer lecortège devant la maison du gouverneur, ni de s’arrêter sur leterre-plein, ce dont Lewis Dorick profita pour débiter une violentediatribe. Puis on se remit en marche.
Sur les tombes, Dorick, prenant de nouveau laparole, prononça, pour la centième fois, un trop facileréquisitoire contre l’administration de la colonie. À l’entendre,l’imprévoyance, l’incapacité, les principes rétrogrades de sontitulaire avaient causé tous les malheurs. Le moment était venu derenverser cet incapable et de nommer à sa place un autre chef.
Le succès de Dorick fut éclatant. On luirépondit par un tonnerre de cris. D’abord, ce furent des« Vive Dorick ! » puis on hurla « Aupalais !… Au palais !… » et une centaine d’hommess’ébranlèrent, en martelant le sol de leurs pieds lourds. Ilsétaient chauffés à point. Leurs yeux étincelaient, leurs poingsvers le ciel se tendaient menaçants, et les bouches grandesouvertes par des clameurs de haine faisaient dans les visages destrous noirs.
Bientôt le mouvement s’accéléra. Ilspressèrent le pas, puis coururent, et enfin, se poussant, sebousculant, ils dévalèrent comme un torrent.
Un obstacle brisa leur élan. Ceux qui, ayantpart aux avantages du pouvoir, redoutaient que le détenteur n’enfût changé, s’étaient constitués ses défenseurs. Poings contrepoings, poitrines contre poitrines, les deux bandes se heurtèrent,et les coups commencèrent à pleuvoir.
Toutefois, le parti de Beauval, visiblement leplus faible, dut reculer. Pas à pas, mètre à mètre, il fut refouléjusqu’au Palais. Sur le terre-plein, la bataille reprit plusardente. Longtemps elle demeura indécise. De temps à autre, uncombattant, forcé de se retirer de la lutte, allait s’abattre dansquelque coin. Des mâchoires furent brisées, des côtes enfoncées,des membres cassés.
Plus on frappait, plus on s’exaspérait. Lemoment vint où les couteaux sortirent tout seuls de leurs gaines.Une fois de plus, le sang coula.
Après une résistance héroïque, les défenseursde Beauval furent enfin débordés, et les assaillants, ayant toutbalayé devant eux, se ruèrent en désordre dans l’intérieur duPalais. Avec des hurlements de sauvages, ils le parcoururent dehaut en bas. S’ils avaient trouvé Beauval, celui-ci eût étéinévitablement écharpé. Par bonheur, il fut impossible de ledécouvrir. Beauval avait disparu. En voyant de quelle manièretournaient les choses, il avait déguerpi à temps, et, en ce moment,il fuyait à toutes jambes dans la direction du Bourg-Neuf.
L’inutilité de leurs recherches porta auparoxysme la rage des vainqueurs. Il est de l’essence même de lafoule de perdre toute mesure dans le bien comme dans le mal. Àdéfaut d’autre victime, on s’en prit aux choses. La demeure deBeauval fut pillée de fond en comble. Son misérable mobilier, sespapiers, ses objets personnels, tout fut jeté pêle-mêle par lesfenêtres, et amoncelé en un tas auquel on mit le feu. Quelquesinstants plus tard, – fut-ce par inadvertance ? fut-ce par lavolonté de l’un des émeutiers ? – le Palais lui-même flambaità son tour.
Chassés par la fumée, les envahisseurs seprécipitèrent au dehors. Alors, ils n’étaient plus des hommes.Ivres de cris, de saccage et de meurtre, ils n’avaient plus depensée ni de but. Rien qu’un irrésistible besoin de frapper,d’assommer, de détruire et de tuer.
Sur le terre-plein stationnait, comme auspectacle, la foule des enfants, des femmes et des indifférents,éternels badauds à qui on ne cesse de rendre les coups qu’ils n’ontpas donnés. Ils formaient, en somme, le gros de la population,mais, en dépit de leur nombre, ils étaient trop pacifiques pourêtre redoutables. La bande de Lewis Dorick, maintenant grossie deses anciens adversaires qui jugeaient opportun de se ranger du côtédu plus fort, se rua sur cette multitude inoffensive, cognant despieds et des poings.
Ce fut une fuite éperdue. Hommes, femmes etenfants se répandirent dans la plaine, poursuivis par cesénergumènes qui eussent été bien embarrassés de donner la raison deleur sauvage fureur.
Du haut de la berge qu’il venait de graviravec Harry Rhodes, le Kaw-djer, en regardant du côté du campement,n’aperçut qu’un nuage de fumée, dont les lourdes volutes allaientrouler jusqu’à la mer. Les maisons disparaissaient dans ce nuage,d’où s’élevaient des cris confus : appels, jurons,exclamations de douleur et d’angoisse. Un seul être vivant, unhomme, se montrait dans la plaine, au-delà de la rivière. Ilcourait de toutes ses forces, bien que personne ne fût à sapoursuite. Sans ralentir son allure, cet homme atteignit leponceau, le franchit, et vint tomber, hors d’haleine, en arrière dela petite troupe armée. On reconnut alors Ferdinand Beauval.
Voilà ce que vit d’abord le Kaw-djer. Dans sasimplicité, le tableau était éloquent, et il en compritsur-le-champ la signification : Beauval honteusement chassé,contraint à la fuite, et l’émeute semant dans Libéria l’incendie etla mort.
Quel sens avait tout cela ? Qu’on se fûtdébarrassé de Beauval, rien de mieux. Mais pourquoi cettedévastation, dont les auteurs seraient les premièresvictimes ? Pourquoi cette tuerie, dont les cris lointainsdisaient la sauvage fureur ?
Ainsi donc, les hommes pouvaient en arriverlà ! Non seulement le plus médiocre intérêt les rendaitcapables du mal, mais ils l’étaient encore, le cas échéant, dedétruire pour détruire, de frapper pour frapper, de tuer pour leplaisir de tuer ! Il n’y avait pas que les besoins, lespassions et l’orgueil pour lancer les hommes les uns contre lesautres ; il y avait aussi la folie, cette folie qui existe enpuissance dans toutes les foules, et qui fait qu’ayant une foisgoûté de la violence, elles ne s’arrêtent que saoules dedestruction et de carnage.
C’est par une telle folie – héroïsme oubrigandage, selon l’occurrence – que le bandit abat sans raison lepassant inoffensif, c’est par elle que les révolutions font desinnocents et des coupables une indistincte hécatombe, comme c’estelle aussi qui enflamme les armées et gagne les batailles.
Que devenaient, devant de pareils faits, lesrêves du Kaw-djer ? Si la liberté intégrale était le biennaturel des hommes, n’était-ce pas à la condition qu’ils restassentdes hommes et qu’ils ne fussent pas susceptibles de se transformeren bêtes fauves, comme ceux dont il contemplait lesexploits ?
Le Kaw-djer n’avait rien répondu à HarryRhodes. Droit et ferme au point culminant de la berge, il regardapendant quelques minutes en silence. Ses réflexions douloureuses,son visage impassible ne les trahissait pas.
Et pourtant, quel débat cruel dont son âmeétait déchirée ! Fermer les yeux à l’évidence et s’entêterégoïstement dans une religion menteuse, tandis que ces malheureuxinsensés se massacraient les uns les autres, ou bien reconnaîtrel’évidence, obéir à la raison, intervenir dans ce désordre et lessauver malgré eux, poignant dilemme ! Ce que commandait le bonsens, c’était, hélas ! la négation de toute sa vie. Voirbrisée à ses pieds l’idole élevée dans son cœur, reconnaître qu’ona été dupe d’un mirage, se dire qu’on a bâti sur un mensonge, querien n’est vrai de ce qu’on a pensé, et qu’on s’est sacrifiéstupidement à une chimère, quelle faillite !
Tout à coup, hors de la fumée qui recouvraitLibéria, jaillit un fuyard, puis un autre, puis dix autres, puiscent autres, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Quelques-unscherchaient à se réfugier dans les hauteurs de l’Est, mais le plusgrand nombre, serrés de près par leurs adversaires, couraientéperdument dans la direction du Bourg-Neuf. La dernière de ceux-ciétait une femme. Un peu forte, elle ne pouvait aller vite. Un hommela rejoignit en quelques enjambées, la saisit par les cheveux, larenversa sur le sol, leva le poing… Le Kaw-Djer se retourna versHarry Rhodes et dit d’une voix grave :
« J’accepte. »
Le Kaw-djer, à la tête des quinze volontaires,traversa la plaine au pas de course. Il lui suffît de quelquesminutes pour atteindre Libéria.
On se battait encore sur le terre-plein, maisavec moins d’ardeur, et uniquement par suite de la vitesse acquise,car, déjà, on ne savait plus très bien pourquoi.
L’arrivée de la petite troupe armée frappa destupeur les belligérants. C’était une éventualité qu’ils n’avaientpas prévue. À aucun moment, les émeutiers n’avaient admis qu’ilspussent avoir à lutter contre une force supérieure, de taille àmettre le holà à leurs fantaisies meurtrières. Les combatssinguliers en furent subitement arrêtés. Ceux qui recevaient lescoups prirent du champ, ceux qui les donnaient s’immobilisèrent auxendroits où ils se trouvaient, les uns tout ahuris de leurinexplicable aventure, les autres l’air un peu égaré, larespiration haletante, en hommes qui, dans un moment d’aberration,auraient accompli quelque travail pénible dont ils necomprendraient plus la raison. Sans transition, la surexcitationfaisait place à la détente.
Le Kaw-djer s’occupa en premier lieu decombattre l’incendie que les flammes, rabattues par une légèrebrise du Sud, risquaient de communiquer au campement tout entier.L’ancien « palais » de Beauval était alors plus qu’auxtrois quarts consumé. Quelques coups de crosse suffirent à jeterbas cette construction légère, dont il ne subsista bientôt plusqu’un tas de débris calcinés d’où s’élevait une fumée âcre.
Cela fait, laissant cinq de ses hommes degarde près de la foule assagie, il partit avec les dix autres àtravers la plaine, afin de rallier le surplus des émigrants. Il yréussit sans peine. De tous côtés on revenait vers Libéria, lesassaillants, dont la fatigue avait apaisé la fureur insensée,formant l’avant-garde, et derrière eux, les badauds étrillés, qui,encore mal remis de leur terreur, se rapprochaient craintivement enconservant un prudent intervalle. Quand ceux-ci aperçurent leKaw-djer, ils reprirent confiance et pressèrent le pas, si bien queles uns et les autres arrivèrent confondus à Libéria.
En moins d’une heure, toute la population futrassemblée sur le terre-plein. À voir ses rangs serrés, sa massehomogène, il eût été impossible de soupçonner que des partisadverses l’eussent jamais divisée. Sans les nombreuses victimes quijonchaient le sol, il ne serait resté aucune trace des troubles quivenaient de finir.
La foule ne montrait pas d’impatience. De lacuriosité simplement. Tout étonnée de l’incompréhensible rafale quil’avait secouée et meurtrie, elle regardait placidement le groupecompact des quinze hommes armés qui lui faisait face, et attendaitce qui allait s’ensuivre.
Le Kaw-djer s’avança au milieu du terre-plein,et, s’adressant aux colons dont les regards convergeaient vers lui,il dit d’une voix forte :
« Désormais, c’est moi qui serai votrechef. »
Quel chemin il lui avait fallu parcourir pouren arriver à prononcer ces quelques mots ! Ainsi donc, nonseulement il acceptait enfin le principe d’autorité, non seulementil consentait, en dépit de ses répugnances, à en être ledépositaire, mais encore, allant d’un extrême à l’autre, ildépassait les plus absolus autocrates. Il ne se contentait pas derenoncer à son idéal de liberté, il le foulait aux pieds. Il nedemandait même pas l’assentiment de ceux dont il se décrétait lechef. Ce n’était pas une révolution. C’était un coup d’État.
Un coup d’État d’une étonnante facilité.Quelques secondes de silence avaient suivi la brève déclaration duKaw-djer, puis un grand cri s’éleva de la foule. Applaudissements,vivats, hourras partirent à la fois en ouragan. On se serrait lesmains, on se congratulait, les mères embrassaient leurs enfants. Cefut un enthousiasme frénétique.
Ces pauvres gens passaient du découragement àl’espoir. Du moment que le Kaw-djer prenait leurs affaires enmains, ils étaient sauvés. Il saurait bien les tirer de leurmisère. Comment ?… Par quel moyen ?… Personne n’en avaitaucune idée, mais là n’était pas la question. Puisqu’il sechargeait de tout, il n’y avait pas à chercher plus loin.
Quelques-uns, cependant, étaient sombres.Toutefois, si les partisans, dispersés, noyés dans la foule, deBeauval et de Lewis Dorick ne poussaient pas de vivats, ils ne serisquaient pas à manifester autrement que par leur silence.Qu’eussent-ils pu faire de plus ? Leur minorité infime devaitcompter avec la majorité, depuis que celle-ci avait un chef. Cegrand corps possédait une tête désormais, et le cerveau rendaitredoutable ces innombrables bras jusqu’ici dédaignés.
Le Kaw-djer étendit la main. Le silences’établit comme par enchantement.
« Hosteliens, dit-il, le nécessaire serafait pour améliorer la situation, mais j’exige l’obéissance de touset je compte que personne ne m’obligera à employer la force. Quechacun de vous rentre chez soi et attende les instructions qui netarderont pas à être données. »
L’énergique laconisme de ce discours eut lesplus heureux effets. On comprit qu’on allait être dirigé, et qu’ilsuffirait dorénavant de se laisser conduire. Rien ne pouvait mieuxréconforter des malheureux qui venaient de faire de la liberté unesi déplorable expérience et qui l’eussent volontiers aliénée contrela certitude d’un morceau de pain. La liberté est un bien immense,mais qu’on ne peut goûter qu’à la condition de vivre. Et vivre, àcela se réduisaient pour l’instant les aspirations de ce peuple endétresse.
On obéit avec célérité, sans faire entendre leplus léger murmure. La place se vida, et tous, jusqu’à LewisDorick, se conformant aux ordres reçus, s’enfermèrent dans lesmaisons ou sous les tentes.
Le Kaw-djer suivit des yeux la foule quis’écoulait, et ses lèvres eurent un imperceptible pli d’amertume.S’il lui était resté des illusions, elles se fussent envolées.L’homme, décidément, ne haïssait pas la contrainte autant qu’il sel’était imaginé. Tant de veulerie – de lâcheté presque ! – nes’accordait pas avec l’exercice d’une liberté sans limite.
Une centaine de colons n’avaient pas suivi lesautres. Le Kaw-djer se tourna en fronçant les sourcils vers cegroupe indocile. Aussitôt, un de ceux qui le composaient s’avançaen avant de ses compagnons et prit la parole en leur nom. S’ilsn’allaient pas, eux aussi, s’enfermer dans leurs demeures, c’estqu’ils n’en avaient pas. Chassés de leurs fermes envahies par unehorde de pillards, ils venaient d’arriver à la côte, ceux-là depuisquelques jours, ceux-ci de la veille, et ils ne possédaient plusd’autre abri que le ciel.
Le Kaw-djer, les ayant assurés qu’il seraitpromptement statué sur leur sort, les invita à dresser les tentesqui existaient encore en réserve, puis, tandis qu’ils se mettaienten devoir d’obéir, il s’occupa sans plus tarder des victimes del’émeute.
Il y en avait sur le terre-plein même et dansla campagne environnante. On partit à la recherche de cesdernières, et bientôt toutes furent ramenées au campement.Vérification faite, les troubles coûtaient la vie à douze colons,en y comprenant les trois pillards qui avaient trouvé la mort dansl’assaut de la ferme des Rivière. En général, il n’y avait pas lieude beaucoup regretter les défunts. Un d’entre eux seulement, un desémigrants revenus de l’intérieur au cours de l’hiver, devait êtrecompté dans la portion saine du peuple hostelien. Quant aux autres,ils appartenaient aux clans de Beauval et de Dorick, et le parti dutravail et de l’ordre ne pouvait qu’être fortifié par leurdisparition.
Les dommages les plus sérieux avaient étésoufferts, en effet, par les émeutiers eux-mêmes, acharnés dansl’attaque comme dans la défense. Parmi les curieux inoffensifsqu’ils avaient assaillis avec tant de sauvagerie après l’incendiedu « palais », tout se réduisait, hormis le colonassassiné, à des blessures : contusions, fractures, voirequelques coups de couteau, qui fort heureusement ne mettaient endanger la vie de personne.
C’était de la besogne pour le Kaw-djer. Iln’en fut pas effrayé. Ce n’est pas en aveugle qu’il avait pris encharge l’existence d’un millier d’êtres humains, et, quelle que fûtla grandeur de la tâche, elle ne serait pas au-dessus de soncourage.
Les blessés examinés, pansés quand il y avaitlieu, et enfin dirigés sur leurs demeures habituelles, leterre-plein fut complètement vide. Y laissant cinq hommes ensurveillance, le Kaw-djer reprit, avec les dix autres, le chemin duBourg-Neuf. Là-bas, un autre devoir l’appelait ; là-bas, il yavait Halg, mourant, mort peut-être…
Halg était dans le même état, et les soinsintelligents ne lui manquaient pas. Graziella et sa mère étaientaccourues rejoindre Karroly au chevet du blessé, et l’on pouvaitcompter sur le dévouement de telles gardes-malades. Élevée à unerude école, la jeune fille y avait appris à commander à sa douleur.Elle montra au Kaw-djer un visage tranquille et répondit avec calmeà ses questions. Halg, ainsi qu’elle le lui dit, n’avait que peu defièvre, mais il ne sortait de sa continuelle somnolence que pourpousser de temps à autre quelques faibles gémissements. Une moussesanguinolente coulait toujours entre ses lèvres pâlies. Toutefois,elle était moins abondante et sa coloration moins prononcée. Il yavait là un symptôme favorable.
Pendant ce temps, les dix hommes qui avaientaccompagné le Kaw-djer s’étaient chargés de vivres prélevés sur laréserve du Bourg-Neuf. Sans s’accorder un instant de repos, onrepartit pour Libéria, où on alla de porte en porte donner à chacunsa ration. La répartition terminée, le Kaw-djer distribua la gardepour la nuit, puis, s’enroulant dans une couverture, il s’étenditsur le sol et chercha le sommeil.
Il ne put le trouver. En dépit de sa lassitudephysique, son cerveau s’obstinait à élaborer la pensée.
À quelques pas, les deux hommes de veillegardaient une immobilité de statue. Rien ne troublait le silence.Les yeux ouverts dans l’ombre, le Kaw-djer rêva.
Que faisait-il là ?… Pourquoi avait-ilpermis que sa conscience fût violentée par les faits et qu’unetelle souffrance lui fût imposée ?… S’il vivait auparavantdans l’erreur, du moins y vivait-il heureux… Heureux ! quil’empêchait de l’être encore ? il lui suffirait de vouloir.Que fallait-il pour cela ? Moins que rien. Se lever, fuir,demander l’oubli de cette cruelle aventure à l’ivresse des coursesvagabondes qui, si longtemps, lui avaient donné le bonheur…
Hélas ! maintenant, lui rendraient-ellesses illusions détruites ? Et quelle serait sa vie, avec leremords de tant de vies immolées à la gloire d’un faux dieu ?…Non, cette foule qu’il avait prise en charge, il en était comptablevis-à-vis de lui-même. Il ne serait quitte envers elle que lorsque,d’étape en étape, il l’aurait conduite jusqu’au port.
Soit ! Mais quelle route choisir ?…N’était-il pas trop tard ?… Avait-il le pouvoir, un homme quelqu’il fût avait-il le pouvoir de faire remonter la pente à cepeuple, que ses tares, ses vices, son infériorité intellectuelle etmorale semblaient vouer d’avance à un inévitableanéantissement ?
Froidement, le Kaw-djer évalua le poids dufardeau qu’il entreprenait de porter. Il fit le tour de son devoiret chercha les meilleurs moyens de l’accomplir. Empêcher cespauvres gens de mourir de faim ?… Oui, cela d’abord. Maisc’était peu de chose en regard de l’ensemble de l’œuvre. Vivre, cen’est pas seulement satisfaire aux besoins matériels des organes,c’est aussi, plus encore peut-être, être conscient de la dignitéhumaine ; c’est ne compter que sur soi et se donner auxautres ; c’est être fort ; c’est être bon. Après avoirsauvé de la mort ces vivants, il resterait à faire, de ces vivants,des hommes.
Étaient-ils capables, ces dégénérés, des’élever à un tel idéal ? Tous, non assurément, maisquelques-uns peut-être, si on leur montrait l’étoile qu’ilsn’avaient pas su voir dans le ciel, si on les conduisait au but enles tenant par la main.
Ainsi, dans la nuit, songeait le Kaw-djer.Ainsi, l’une après l’autre, ses dernières résistances furentrenversées, ses dernières révoltes vaincues, et peu à peu s’élaboradans son esprit le plan directeur auquel il allait désormaisconformer tous ses actes.
L’aube le trouva debout et revenant déjà duBourg-Neuf, où il avait eu la joie de constater que l’état de Halgavait une légère tendance à s’améliorer. Aussitôt de retour àLibéria, il entra dans son rôle de chef.
Son premier acte fut de nature à étonnerceux-là mêmes qui le touchaient de plus près. Il commença parbattre le rappel des vingt ou vingt-cinq ouvriers maçons et desmenuisiers faisant partie du personnel de la colonie, puis, leurayant adjoint une vingtaine de colons choisis parmi ceux auxquelsétait familier le maniement de la pelle et de la pioche, ildistribua à chacun sa besogne. En un point qu’il indiqua, destranchées devaient être ouvertes, en vue de recevoir les muraillesde l’une des maisons démontables qui serait édifiée à cet endroit.La maison une fois en place, les maçons en consolideraient lesparois au moyen de contre-murs et la diviseraient par des cloisonsselon un plan qui fut séance tenante tracé sur le sol. Cesinstructions données, tandis qu’on se mettait à l’œuvre sous ladirection du charpentier Hobart promu aux fonctions decontremaître, le Kaw-djer s’éloigna avec dix hommes d’escorte.
À quelques pas s’élevait la plus vaste desmaisons démontables. Là demeuraient cinq personnes. En compagniedes frères Moore, de Sirdey et de Kennedy, Lewis Dorick y avait éludomicile. C’est là que le Kaw-djer se rendit en droite ligne.
Au moment où il entra, les cinq hommes étaientengagés dans une discussion véhémente. En l’apercevant, ils selevèrent brusquement.
« Que venez-vous faire ici ? »demanda Lewis Dorick d’un ton rude.
Du seuil, le Kaw-djer réponditfroidement :
« La colonie hostelienne a besoin decette maison.
– Besoin de cette maison !… répétaLewis Dorick qui n’en pouvait croire, comme on dit, ses oreilles.Pourquoi faire ?
– Pour y loger ses services. Je vousinvite à la quitter sur-le-champ.
– Comment donc !… approuvaironiquement Dorick. Où irons-nous ?
– Où il vous plaira. Il ne vous est pasinterdit de vous en bâtir une autre.
– Vraiment !… Et enattendant ?
– Des tentes seront mises à votredisposition.
– Et moi, je mets la porte à lavôtre », s’écria Dorick rouge de colère.
Le Kaw-djer s’effaça, démasquant son escortearmée qui était restée au dehors.
« Dans ce cas, dit-il posément, je seraidans la nécessité d’employer la force. »
Lewis Dorick comprit d’un coup d’œil que touterésistance était impossible. Il battit en retraite.
« C’est bon, grommela-t-il. On s’en va…Le temps seulement de réunir ce qui nous appartient, car on nouspermettra bien, je suppose, d’emporter…
– Rien, interrompit le Kaw-djer. Ce quivous est personnel vous sera remis par mes soins. Le reste est lapropriété de la colonie. »
C’en était trop. Dans sa rage, Dorick enoublia la prudence.
« C’est ce que nous verrons ! »s’écria-t-il en portant la main à sa ceinture.
Le couteau n’était pas hors de sa gaine qu’illui était arraché. Les frères Moore s’élancèrent à la rescousse.Saisi à la gorge par le Kaw-djer, le plus grand fut renversé sur lesol. Au même instant, les gardes du nouveau chef faisaientirruption dans la pièce. Ils n’eurent pas à intervenir. Les cinqémigrants, tenus en respect, renonçaient à la lutte. Ils sortirentsans opposer une plus longue résistance.
Le bruit de l’altercation avait attiré uncertain nombre de curieux. On se pressait devant la porte. Lesvaincus durent se frayer un passage dans ce populaire, dont ilsétaient jadis si redoutés. Le vent avait tourné. On les accabla dehuées.
Le Kaw-djer, aidé de ses compagnons, procédarapidement à une visite minutieuse de la maison dont il venait deprendre possession. Ainsi qu’il l’avait promis, tout ce qui pouvaitêtre considéré comme la propriété personnelle des précédentsoccupants fut mis de côté pour être ultérieurement rendu auxayants-droit. Mais, en dehors de cette catégorie d’objets, il fitd’intéressantes trouvailles. L’une des pièces, la plus reculée,avait été transformée en véritable garde-manger. Là s’amoncelaitune importante réserve de vivres. Conserves, légumes secs,corned-beef, thé et café, les provisions étaient aussi abondantesqu’intelligemment choisies. Par quel moyen Lewis Dorick et sesacolytes se les étaient-ils procurées ? Quel que fût ce moyen,ils n’avaient jamais eu à souffrir de la disette générale, ce quine les avait pas empêchés, d’ailleurs, de crier plus fort que lesautres et d’être les fauteurs des troubles dans lesquels avaitsombré le pouvoir de Beauval.
Le Kaw-djer fit transporter ces vivres sur leterre-plein, où ils furent déposés sous la protection des fusils,puis des ouvriers réquisitionnés à cet effet, et auxquels leserrurier Lawson fut adjoint à titre de contremaître, commencèrentle démontage de la maison.
Pendant que ce travail se poursuivait, leKaw-djer, accompagné de quelques hommes d’escorte, entreprit, partout le campement, une série de visites domiciliaires qui futcontinuée sans interruption jusqu’à son complet achèvement. Maisonset tentes furent fouillées de fond en comble. Le produit de cesinvestigations, qui occupèrent la majeure partie de la journée, futd’une richesse inespérée. Chez tous les émigrants se rattachantplus ou moins étroitement à Lewis Dorick ou à Ferdinand Beauval, etaussi chez quelques autres qui avaient réussi à se constituer uneréserve en se privant aux jours d’abondance relative, on découvritdes cachettes analogues à celle qu’on avait déjà trouvée.
Pour échapper aux soupçons sans doute, leurspossesseurs ne s’étaient pas montrés les derniers à se plaindre,lorsque la famine était venue. Le Kaw-djer en reconnut plus d’un,parmi eux, qui avaient imploré son aide et qui avaient accepté sansscrupule sa part des vivres prélevés sur ceux du Bourg-Neuf. Sevoyant dépistés, ils étaient fort embarrassés maintenant, bien quele Kaw-djer ne manifestât par aucun signe les sentiments que leurruse pouvait lui faire éprouver.
Elle était cependant de nature à lui ouvrir deprofondes perspectives sur les lois inflexibles qui gouvernent lemonde. En fermant l’oreille aux cris de détresse que la faimarrachait à leurs compagnons de misère, en y mêlant hypocritementles leurs afin d’éviter le partage de ce qu’ils réservaient poureux-mêmes, ces hommes avaient démontré une fois de plus l’instinctde féroce égoïsme qui tend uniquement à la conservation del’individu. En vérité, leur conduite eût été la même s’ils eussentété, non des créatures raisonnables et sensibles, mais de simplesagrégats de substance matérielle contraints d’obéir aveuglément auxfatalités physiologiques de la cellule initiale dont ils étaientsortis.
Mais le Kaw-djer n’avait plus besoin, pourêtre convaincu, de cette démonstration supplémentaire et qui neserait malheureusement pas la dernière. Si son rêve en s’écroulantn’avait laissé qu’un vide affreux dans son cœur, il ne songeait pasà le réédifier. L’éloquente brutalité des choses lui avait prouvéson erreur. Il comprenait qu’en imaginant des systèmes il avaitfait œuvre de philosophe, non de savant, et qu’il avait ainsi péchécontre l’esprit scientifique qui, s’interdisant les spéculationshasardeuses, s’attache à l’expérience et à l’examen purementobjectif des faits. Or, les vertus et les vices de l’humanité, sesgrandeurs et ses faiblesses, sa diversité prodigieuse, sont desfaits qu’il faut savoir reconnaître et avec lesquels il fautcompter.
Et, d’ailleurs, quelle faute de raisonnementn’avait-il pas commise en condamnant en bloc tous les chefs, sousprétexte qu’ils ne sont pas impeccables et que la perfectionoriginelle des hommes les rend inutiles ! Ces puissants,envers lesquels il s’était montré si sévère, ne sont-ils pas deshommes comme les autres ? Pourquoi auraient-ils le privilèged’être imparfaits ? De leur imperfection, n’aurait-il pas dû,au contraire, logiquement conclure à celle de tous, et n’aurait-ilpas dû reconnaître, par suite, la nécessité des lois et de ceux quiont mission de les appliquer ?
Sa formule fameuse s’effritait, tombait enpoussière. « Ni Dieu, ni maître », avait-il proclamé, etil avait dû confesser la nécessité d’un maître. De la deuxièmepartie de la proposition il ne subsistait rien, et sa destructionébranlait la solidité de la première. Certes, il n’en était pas àremplacer sa négation par une affirmation. Mais, du moins, ilconnaissait la noble hésitation du savant qui, devant les problèmesdont la solution est actuellement impossible, s’arrête au seuil del’inconnaissable et juge contraire à l’essence même de la sciencede décréter sans preuves qu’il n’y a dans l’univers rien d’autreque de la matière et que tout est soumis à ses lois. Il comprenaitqu’en de telles questions une prudente expectative est de mise, etque, si chacun est libre de jeter son explication personnelle dumystère universel dans la bataille des hypothèses, touteaffirmation catégorique ne peut être que présomption ousottise.
De toutes les trouvailles, la plus remarquablefut faite dans la bicoque que l’Irlandais Patterson occupait avecLong, seul survivant de ses deux compagnons. On y était entré paracquit de conscience. Elle était si petite qu’il semblait difficilequ’une cachette de quelque importance pût y être ménagée. MaisPatterson avait remédié par son industrie à l’exiguïté du local, eny creusant une manière de cave que dissimulait un planchergrossier.
Prodigieuse fut la quantité de vivres qu’on ytrouva. Il y avait là de quoi nourrir la colonie entière pendanthuit jours. Cet incroyable amas de provisions de toute natureprenait une signification tragique, quand on évoquait le souvenirdu malheureux Blaker, mort de faim au milieu de ces richesses, etle Kaw-djer ressentit comme un sentiment d’effroi, en songeant à ceque devait être, pour avoir laissé le drame s’accomplir, l’âmeténébreuse de Patterson.
L’Irlandais, d’ailleurs, n’avait aucunementfigure de coupable. Il se montra arrogant, au contraire, etprotesta avec énergie contre la spoliation dont il était victime.Le Kaw-djer, faisant en vain preuve de longanimité, eut beau luiexpliquer la nécessité où chacun était de contribuer au salutcommun, Patterson ne voulut rien entendre. La menace d’employer laforce n’eut pas un meilleur succès. On ne réussit pas à l’intimidercomme Lewis Dorick. Que lui importait l’escorte du nouveauchef ? L’avare eût défendu son bien contre une armée. Or,elles étaient à lui, elles étaient son bien, ces provisionsaccumulées au prix de privations sans nombre. Ce n’est pas dansl’intérêt général, mais dans le sien propre, qu’il ne se les étaitimposées. S’il était inévitable qu’il fût dépouillé, encorefallait-il lui verser en argent l’équivalent de ce qu’on luiprenait.
Une pareille argumentation eût fait rireautrefois le Kaw-djer. Elle le faisait réfléchir aujourd’hui. Aprèstout, Patterson avait raison. Si l’on voulait rendre confiance auxHosteliens désemparés, il convenait de remettre en honneur lesrègles qu’ils avaient coutume de voir universellement respectées.Or, la première de toutes ces règles consacrées par le consentementunanime des peuples de la terre, c’est le droit de propriété.
C’est pourquoi le Kaw-djer écouta avecpatience le plaidoyer de Patterson, et c’est pourquoi il l’assuraqu’il ne s’agissait nullement de spoliation, tout ce qui étaitréquisitionné dans l’intérêt général devant être payé à son justeprix par la communauté. L’avare aussitôt cessa de protester, maisce fut pour se mettre à gémir. Toutes les marchandises étaient sirares et, partant, si chères à l’île Hoste !… La moindre deschoses y acquérait une incroyable valeur !… Avant d’avoir lapaix, le Kaw-djer dut longuement discuter l’importance de la sommeà payer. Par exemple, quand on fut d’accord, Patterson aidalui-même au déménagement.
Vers six heures du soir, toutes les provisionsretrouvées étaient enfin déposées sur le terre-plein. Elles yformaient un amoncellement respectable. Les ayant évaluées d’uncoup d’œil, et leur ajoutant par la pensée les réserves duBourg-Neuf, le Kaw-djer estima qu’un rationnement sévère les feraitdurer près de deux mois.
On procéda immédiatement à la premièredistribution. Les émigrants défilèrent, et chacun d’eux reçut pourlui-même et pour sa famille la part qui lui était attribuée. Ilsouvraient de grands yeux en découvrant une telle accumulation derichesses, alors qu’ils se croyaient à la veille de mourir de faim.Cela tenait du miracle, un miracle dont le Kaw-djer eût étél’auteur.
La distribution terminée, celui-ci retourna auBourg-Neuf en compagnie d’Harry Rhodes, et tous deux se rendirentauprès de Halg. Ainsi qu’ils eurent la joie de le constater,l’amélioration persistait dans l’état du blessé, que continuaient àveiller Tullia et Graziella.
Tranquillisé de ce côté, le Kaw-djer repritavec une froide obstination l’exécution du plan qu’il s’était tracépendant sa longue insomnie de la nuit précédente. Il se tourna versHarry Rhodes et dit d’une voix grave :
« L’heure est venue de parler, monsieurRhodes. Suivez-moi, je vous prie. »
L’expression sévère, douloureuse même, de sonvisage frappa Harry Rhodes qui obéit en silence. Tous deuxdisparurent dans la chambre du Kaw-djer, dont la porte futsoigneusement verrouillée.
La porte se rouvrit une heure plus tard, sansque rien eût transpiré de ce qui s’était dit au cours de cetteentrevue. Le Kaw-djer avait son air habituel, plus glacé encorepeut-être, mais Harry Rhodes semblait transfiguré par la joie.Devant son hôte, qui l’avait reconduit jusqu’au seuil de la maison,il s’inclina avec une sorte de déférence, avant de serrerchaleureusement la main que celui-ci lui tendait, puis, au momentde le quitter :
« Comptez sur moi, dit-il.
– J’y compte », répondit le Kaw-djerqui suivit des yeux son ami s’éloignant dans la nuit.
Quand Harry Rhodes eut disparu, ce fut au tourde Karroly.
Il le prit à l’écart et lui donna sesinstructions que l’Indien écouta avec son respect habituel ;puis, infatigable, il traversa une dernière fois la plaine et alla,comme la veille, chercher le sommeil sur le terre-plein deLibéria.
Ce fut lui qui, dès l’aube, donna le signal duréveil. Bientôt, tous les colons convoqués par lui étaient réunissur la place.
« Hosteliens, dit-il au milieu d’unprofond silence, il va vous être fait, pour la dernière fois, unedistribution de vivres. Dorénavant les vivres seront vendus, à desprix que j’établirai, au profit de l’État. L’argent ne manquant àpersonne, nul ne risque de mourir de faim. D’ailleurs, la colonie abesoin de bras. Tous ceux d’entre vous qui se présenteront serontemployés et payés. À partir de ce moment, le travail est laloi. »
On ne saurait contenter tout le monde, et iln’est pas douteux que ce bref discours déplût cruellement àquelques-uns ; mais il galvanisa littéralement par contre lamajorité des auditeurs. Leurs fronts se relevèrent, leurs torses seredressèrent, comme si une force nouvelle leur eût été infusée. Ilssortaient donc enfin de leur inaction ! On avait besoin d’eux.Ils allaient servir à quelque chose. Ils n’étaient plus inutiles.Ils acquéraient à la fois la certitude du travail et de la vie.
Un immense « hourra ! » sortitde leurs poitrines, et, vers le Kaw-djer, les bras se tendirent,muscles durcis, prêts à l’action. Au même instant, comme uneréponse à la foule, un faible cri d’appel retentit dans lelointain.
Le Kaw-djer se retourna et, sur la mer, ilaperçut la Wel-Kiejdont Karroly tenait la barre ;Harry Rhodes, debout à l’avant, agitait la main en geste d’adieu,tandis que la chaloupe, toutes voiles dehors, s’éloignait dans lesoleil.
Immédiatement, le Kaw-djer organisa letravail. De tous ceux qui les offrirent, et ce fut, il faut ledire, l’immense majorité des colons, les bras furent acceptés.Divisés par équipes sous l’autorité de contremaîtres, les unsamorcèrent une route charretière qui réunirait Libéria auBourg-Neuf, les autres furent affectés au transfert des maisonsdémontables jusqu’ici édifiées au hasard et qu’il s’agissait dedisposer d’une manière plus logique. Le Kaw-djer indiqua lesnouveaux emplacements, ceux-là parallèlement, ceux-ci à l’opposé del’ancienne demeure de Dorick, laquelle commençait déjà à s’élever àpeu près à l’endroit occupé antérieurement par le« palais » de Beauval.
Une difficulté se révéla tout de suite. Pources divers travaux, on manquait d’outils. Les émigrants qui, pourune cause ou une autre, avaient dû abandonner leurs exploitationsde l’intérieur, ne s’étaient pas mis en peine de rapporter ceuxqu’ils y avaient emportés. Force leur fut d’aller les rechercher,si bien que le premier travail de la majeure partie destravailleurs fut précisément de se procurer des outils detravail.
Il leur fallut refaire une fois de plus lechemin si péniblement parcouru lorsqu’ils étaient venus se réfugierà Libéria. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, et illeur parut infiniment moins pénible. Le printemps avait remplacél’hiver, ils ne manquaient plus de vivres, et la certitude degagner leur vie au retour leur faisait un cœur joyeux. En unedizaine de jours, les derniers étaient rentrés. Les chantiersbattirent alors leur plein. La route s’allongea à vue d’œil. Lesmaisons se groupèrent peu à peu harmonieusement, entourées devastes espaces qui seraient dans l’avenir des jardins, et séparéespar de larges rues, qui donnaient à Libéria des airs de ville aulieu de son aspect de campement provisoire. En même temps, onprocédait à l’enlèvement des détritus et des immondices quel’incurie des habitants avait laissés s’amonceler.
Commencée la première, l’ancienne maison deDorick fut également la première à être à peu près habitable. Iln’avait pas fallu beaucoup de temps pour démonter cetteconstruction légère et pour la réédifier à son nouvel emplacement,bien qu’on l’eût notablement agrandie. Certes elle n’était pasterminée, mais ses parois, encastrées dans le sol, étaient deboutet le toit était en place, de même que les cloisons séparatives del’intérieur. Pour s’installer dans la maison, il n’était pasnécessaire d’attendre l’achèvement des contre-murs extérieurs.
Ce fut le 7 novembre que le Kaw-djer en pritpossession. Le plan en était des plus simples. Au centre, unentrepôt dans lequel fut déposé le stock de provisions, et, autourde cet entrepôt, une série de pièces communiquant entre elles. Cespièces s’ouvraient sur les façades Nord, Est et Ouest ; uneseule, au Sud, sans issue à l’extérieur, était commandée par lesautres. Des inscriptions, tracées en lettres peintes sur despanneaux de bois, indiquaient la destination de ces diversessalles. Gouvernement, Tribunal, Police, disaientrespectivement les inscriptions du Nord, de l’Ouest et de l’Est.Quant au dernier de ces locaux rien n’en révélait l’usage, mais lebruit courut bientôt que là se trouverait la Prison.
Ainsi donc, le Kaw-djer ne s’en reposait plusuniquement sur la sagesse de ses semblables, et, pour quel’Autorité fût solidement assise, il la fondait sur cetrépied : la Justice, au sens social du mot, la Force et leChâtiment. Sa longue et stérile révolte n’aboutissait qu’àappliquer, jusque dans ce qu’elles ont de plus absolu, les règleshors desquelles l’imperfection humaine a, depuis l’origine destemps, rendu toute civilisation et tout progrès impossibles.
Mais des locaux, des inscriptions précisantl’usage qu’on en devait faire, tout cela n’était en somme qu’unsquelette d’administration. Il fallait des fonctionnaires pourexercer les fonctions. Le Kaw-djer les désigna sans tarder.Hartlepool fut placé à la tête de la police portée à quarantehommes choisis, après une sélection rigoureuse, exclusivement parmiles gens mariés. Quant au Tribunal, le Kaw-djer, tout en s’enréservant personnellement la présidence, en confia le servicecourant à Ferdinand Beauval.
Assurément, la seconde de ces désignationsavait de quoi étonner. Pourtant, ce n’était pas la première de cegenre. Quelques jours auparavant, le Kaw-djer en avait fait uneautre au moins aussi surprenante.
Le paiement des salaires et la vente desrations représentaient maintenant une besogne absorbante. L’échangedu travail et des vivres, bien que l’opération fût simplifiée parl’intermédiaire de l’argent, exigeait une véritable comptabilité,et cette comptabilité un comptable. Le Kaw-djer nomma en cettequalité ce John Rame, à qui une existence de plaisirs avait coûté àla fois santé et fortune. Quel but avait poursuivi ce dégénéré enparticipant à une entreprise de colonisation ? Sans doute, ilne le savait pas lui-même, et il avait obéi à des rêves imprécis devie facile dans un pays vague et chimérique. La réalité, infinimentplus rude, lui avait donné les hivers de l’île Hoste, et c’étaitmiracle que cet être débile y eût résisté. Poussé par la nécessité,il avait vainement essayé, depuis l’établissement du nouveaurégime, de se mêler aux terrassiers occupés à la construction de laroute. Dès le soir du premier jour, il avait dû y renoncer,surmené, brisé de fatigue, ses blanches mains déchirées par lesquartiers de roc. Il fut trop heureux d’accepter l’emploi que leKaw-djer lui attribuait et par lequel son insignifiantepersonnalité fut rapidement absorbée. Il se rétrécit encore,s’identifia à ses colonnes de chiffres, disparut dans sa fonctioncomme dans un tombeau. On ne devait plus entendre parler delui.
Savoir utiliser pour la grandeur de l’Étatjusqu’à la plus infime des forces sociales dont il dispose estpeut-être la qualité maîtresse d’un conducteur d’hommes. Devantl’impossibilité de tout faire par soi-même, il lui fautnécessairement s’entourer de collaborateurs, et c’est dans leurchoix que se manifeste avec le plus d’évidence le génie duchef.
Pour singuliers qu’ils fussent, ceux duKaw-djer étaient les meilleurs qu’il pût faire dans la situation oùle sort le plaçait. Il n’avait qu’un but : obtenir de chacunle maximum de rendement au profit de la collectivité. Or, Beauval,malgré son incapacité à d’autres égards, n’en restait pas moins unavocat de valeur. Il était donc, plus que tout autre, qualifié pourassurer le cours de la justice, la surveillance du maître devant aubesoin tenir en bride ses fantaisies.
Quant à John Rame, c’était le plus inutile descolons. Il y avait lieu d’admirer qu’on eût réussi à tirer quelquechose de ce chiffon sans énergie ni vouloir, qui n’était bon àrien.
Pendant que l’administration de l’Étathostelien s’organisait de cette manière, le Kaw-djer déployait uneactivité prodigieuse.
Il avait définitivement quitté le Bourg-Neuf.Ses instruments, livres, médicaments transportés au« gouvernement », – ainsi qu’on désignait déjà l’anciennemaison de Lewis Dorick – il y prenait chaque jour quelques heuresde sommeil. Le reste du temps, il était partout à la fois. Ilencourageait les travailleurs, résolvait les difficultés au fur età mesure qu’elles se présentaient, maintenait avec calme et fermetéle bon ordre et la concorde. Nul ne se fût avisé d’élever unecontestation, d’entamer une dispute en sa présence. Il n’avait qu’àparaître pour que le travail s’activât, pour que les musclesrendissent leur maximum de force.
Certes, dans ce peuple misérable qu’il avaitentrepris de conduire vers de meilleures destinées, la plupartignoraient de quel drame sa conscience avait été le théâtre, et,l’eussent-ils connu, ils n’étaient pas assez psychologues etmanquaient par trop d’idéalité pour soupçonner seulement quelsravages y avait fait un conflit de pures abstractions si différentde leurs soucis matériels. Du moins, il leur suffirait de regarderleur chef pour comprendre qu’une douleur secrète le dévorait. Si leKaw-djer n’avait jamais été un homme expansif, il semblaitmaintenant de marbre. Son visage impassible ne souriait plus, seslèvres ne s’entrouvraient que pour dire l’indispensable avec leminimum de mots. Autant peut-être à cause de son aspect qu’enraison de sa vigueur herculéenne et de la force armée dont ildisposait, il apparaissait redoutable. Mais, si on le craignait, onadmirait en même temps son intelligence et son énergie, et onl’aimait pour la bonté qu’on sentait vivante sous son attitudeglaciale, pour tous les services qu’on avait reçus de lui et qu’onen recevait encore.
La multiplicité de ses occupations n’épuisaitpas, en effet, l’activité du Kaw-djer, et le chef n’avait pas faittort au médecin. Pas un jour il ne manquait d’aller voir lesmalades et les blessés de l’émeute. Il avait, d’ailleurs, de moinsen moins à faire. Sous la triple influence de la saison plusclémente, de la paix morale et du travail, la santé publiques’améliorait rapidement.
De tous les malades et blessés, Halg était,bien entendu, le plus cher à son cœur. Quelque temps qu’il fit,quelle que fût sa fatigue, il passait matin et soir au chevet dujeune Indien, d’où Graziella et sa mère ne s’éloignaient pas. Ilavait le bonheur de constater un mieux progressif. On fut bientôtcertain que la blessure du poumon commençait à se fermer. Le 15novembre, Halg put enfin quitter le lit sur lequel il gisait depuisprès d’un mois.
Ce jour-là, le Kaw-djer se rendit à la maisonhabitée par la famille Rhodes.
« Bonjour, madame Rhodes !… Bonjour,les enfants ! dit-il en entrant.
– Bonjour, Kaw-djer ! » luirépondit-on à l’unisson.
Dans cette atmosphère si cordiale, il perdaittoujours un peu de sa froideur. Edward et Clary se pressèrentcontre lui. Paternellement il embrassa la jeune fille et caressa lajoue du jeune garçon.
« Enfin, vous voici, Kaw-djer !…s’écria Mme Rhodes. Je vous croyais mort.
– J’ai eu beaucoup à faire, madameRhodes.
– Je le sais, Kaw-djer, je le sais,approuva Mme Rhodes. C’est égal, je suis contentede vous voir… J’espère que vous allez me donner des nouvelles demon mari.
– Votre mari est parti, madame Rhodes.Voilà tout ce que je peux vous dire.
– Grand merci du renseignement !…Reste à savoir quand il doit revenir.
– Pas de si tôt, madame Rhodes. Votreveuvage est loin d’être fini. »
Mme Rhodes soupiratristement.
« Il ne faut pas être triste, madameRhodes, reprit le Kaw-djer. Tout s’arrangera avec un peu depatience… D’ailleurs, je vous apporte de l’occupation, c’est-à-direde la distraction. Vous allez déménager, madame Rhodes.
– Déménager !…
– Oui… Pour aller vous fixer àLibéria.
– À Libéria !… Qu’irais-je y faire,Seigneur ?
– Du commerce, madame Rhodes. Vous sereztout simplement la plus notable commerçante du pays, d’abord – etc’est une raison ! – parce qu’il n’y en a pas d’autres, etaussi, je l’espère bien, parce que vos affaires vont étonnammentprospérer.
– Commerçante !… Mesaffaires ?… répéta Mme Rhodes étonnée. Quellesaffaires, Kaw-djer ?
– Celles du bazar Harry Rhodes. Vousn’avez pas oublié, je suppose, que vous possédez une pacotillemagnifique ? Le moment est venu de l’utiliser.
– Comment !… objectaMme Rhodes, vous voulez que toute seule… sans monmari…
– Vos enfants vous aideront, interrompitle Kaw-djer. Ils sont en âge de travailler, et tout le mondetravaille ici. Je ne veux pas d’oisifs sur l’île Hoste. »
La voix du Kaw-djer s’était faite plussérieuse. Sous l’ami qui conseillait perçait le chef qui allaitordonner.
« Tullia Ceroni et sa fille, reprit-il,vous donneront aussi un coup de main, quand Halg sera complètementguéri… D’autre part, vous n’avez pas le droit de laisser pluslongtemps inutilisés des objets susceptibles d’accroître lebien-être de tous.
– Mais ces objets représentent presquetoute notre fortune, objecta Mme Rhodes quiparaissait fort émue. Que dira mon mari, quand il apprendra que jeles ai risqués dans un pays si troublé, où la sécurité…
– Est parfaite, madame Rhodes, termina leKaw-djer, parfaite, vous pouvez m’en croire. Il n’y a pas de paysplus sûr.
– Mais enfin, que voulez-vous que j’enfasse, de toutes ces marchandises ? demandaMme Rhodes.
– Vous les vendrez.
– À qui ?
– Aux acheteurs.
– Il y en a donc, et ils ont donc del’argent ?
– En doutez-vous ? Vous savez bienque tout le monde en avait au départ. Maintenant on en gagne.
– On gagne de l’argent à l’îleHoste !…
– Parfaitement. En travaillant pour lacolonie qui emploie et qui paie.
– La colonie a donc de l’argent, elleaussi ?… Voilà du nouveau, par exemple !
– La colonie n’a pas d’argent, expliquale Kaw-djer, mais elle s’en procure en vendant les vivres qu’elleest seule à posséder. Vous devez en savoir quelque chose, puisqu’ilvous faut payer les vôtres.
– C’est vrai, reconnutMme Rhodes. Mais s’il ne s’agit que d’un échange,si les colons sont obligés de rendre pour se nourrir ce qu’ils ontgagné par leur travail, je ne vois pas très bien comment ilsdeviendront mes clients.
– Soyez tranquille, madame Rhodes. Lesprix ont été établis par moi, et ils sont tels que les colonspeuvent faire de petites économies.
– Alors, qui donne ladifférence ?
– C’est moi, madame Rhodes.
– Vous êtes donc bien riche,Kaw-djer ?
– Il paraît. »
Mme Rhodes regarda soninterlocuteur d’un air ébahi. Celui-ci ne sembla pas s’enapercevoir.
« Je considère comme très important,madame Rhodes, reprit-il avec fermeté, que votre magasin soitouvert à bref délai.
– Comme il vous plaira, Kaw-djer »,accorda Mme Rhodes sans enthousiasme.
Cinq jours plus tard, le Kaw-djer était obéi.Quand, le 20 novembre, Karroly revint avec la Wel-Kiej, iltrouva le bazar Rhodes en plein fonctionnement.
Karroly revenait seul, après avoir débarquéM. Rhodes à Punta-Arenas ; il ne put répondre autre choseaux questions anxieuses de Mme Rhodes, qui demandatout aussi vainement des explications au Kaw-djer. Celui-ci secontenta de l’assurer qu’elle ne devait concevoir aucuneinquiétude, mais simplement s’armer de patience, l’absence deM. Rhodes devant se prolonger assez longtemps encore.
Quant à Karroly, il était émerveillé de cequ’il voyait. Quel changement en moins d’un mois ! Libérian’était plus reconnaissable. À peine si quelques rares maisonsétaient encore à leurs anciennes places. La plupart étaientmaintenant groupées autour de celle qu’on désignait sous le nom degouvernement. Les plus voisines abritaient les quarante ménages,dont les chefs, armés aux dépens de la réserve de fusils,constituaient la police de la colonie. Les huit fusils sans emploiavaient été déposés dans le poste situé entre le logis du Kaw-djeret celui d’Hartlepool, et que plusieurs hommes gardaient jour etnuit. Quant à la provision de poudre, on l’avait mise à l’abri dansl’entrepôt ménagé au centre de l’immeuble et sans aucune issue àl’extérieur.
Un peu plus loin, s’ouvrait le bazar Rhodes.Ce bazar surtout émerveillait Karroly. Aucun des magasins dePunta-Arenas, seule ville que l’Indien eût jamais vue, n’en égalaità ses yeux la splendeur.
Au-delà, vers l’Est et vers l’Ouest, letravail se poursuivait. On aplanissait le sol destiné à recevoirles dernières maisons démontables et, plus loin, de tous les côtés,on travaillait également. Déjà d’autres maisons, celles-ci en bois,celles-là en maçonnerie, commençaient à s’élever hors de terre.
Entre les maisons disposées selon un planrigoureux qui ne laissait aucune place aux fantaisiesindividuelles, de véritables rues se croisaient à angles droits,suffisamment larges pour permettre le passage simultané de quatrevéhicules. À vrai dire, ces rues étaient bien encore quelque peuboueuses et ravinées, mais le piétinement des colons en durcissaitle sol de jour en jour.
La route commencée dans la direction duBourg-Neuf avait traversé la plaine marécageuse et rejoignait déjàobliquement la rivière. Sur les berges s’amoncelaient une multitudede pierres, en vue de la construction d’un pont plus solide que leponceau existant.
Le Bourg-Neuf était à peu près déserté. Àl’exception de quatre marins du Jonathan et de troisautres colons résolus à gagner leur vie en pêchant, ses ancienshabitants l’avaient quitté pour Libéria, où les appelaient leursoccupations. Du Bourg-Neuf devenu ainsi exclusivement un port depêche, les embarcations partaient chaque matin pour y entrer auxapproches du soir, chargées de poissons qui trouvaient aisémentpreneurs.
Toutefois, malgré la diminution de sapopulation, aucune des maisons du faubourg n’avait été abattue.Ainsi l’avait décidé le Kaw-djer. Celle de Karroly était donctoujours debout, et l’Indien eut la joie d’y trouver Halg presqueentièrement guéri.
Ce lui fut, par contre, un grand chagrin d’yrentrer sans le Kaw-djer, dont la nouvelle existence le séparait àjamais. Finie, cette vie commune de tant d’années !… Comme ilétait changé !… En revoyant son fidèle Indien, à peineavait-il esquissé un sourire, à peine avait-il consenti àinterrompre quelques minutes sa dévorante activité.
Ce jour-là, comme tous les autres jours, leKaw-djer, après une matinée consacrée aux divers travaux en cours,examina la situation de la colonie, tant au point de vue financierqu’au point de vue de l’état du stock des vivres, puis il retournasur le chantier de la route.
C’était l’heure du repos. Pics et piochesabandonnés, la plupart des terrassiers sommeillaient sur les bascôtés, en offrant au soleil leurs poitrines velues ; d’autresmâchaient lentement leur ration en échangeant des mots vides etrares. À mesure que le Kaw-djer passait, les gens étendus seredressaient, les causeurs s’interrompaient, et tous soulevaientleurs casquettes, en accompagnant le geste d’une parole de bonaccueil.
« Salut, gouverneur ! »disaient l’un après l’autre ces hommes rudes.
Sans s’arrêter, le Kaw-djer répondait de lamain.
Il avait déjà parcouru la moitié du chemin,quand il aperçut, non loin de la rivière, un groupe d’une centained’émigrants, parmi lesquels on distinguait quelques femmes. Ilpressa le pas. Bientôt, partis de ce groupe, les sons d’un violonvinrent frapper son oreille.
Un violon ?… C’était la première foisqu’un violon chantait sur l’île Hoste depuis la mort de FritzGross.
Il se mêla à l’attroupement, dont les rangss’ouvrirent devant lui. Au centre, il y avait deux enfants. C’étaitl’un d’eux qui jouait, assez gauchement d’ailleurs. L’autre,pendant ce temps, disposait sur le sol des corbeilles de joncstressés et des bouquets de fleurs des champs : séneçons,bruyères et branches de houx.
Dick et Sand… Le Kaw-djer, dans cettetourmente qui avait bouleversé sa vie, les avait oubliés. Au reste,pourquoi eût-il songé à ceux-ci plutôt qu’aux autres enfants de lacolonie ? Eux aussi, ils avaient une famille, dans la personnedu brave et honnête Hartlepool. En vérité, le petit Sand n’avaitpas perdu son temps. Moins de trois mois s’étaient écoulés depuisqu’il avait hérité du violon du Fritz Gross, et il fallait qu’ileût de bien rares dispositions musicales pour être arrivé si vite,sans maître, sans conseils, à un pareil résultat. Certes il n’étaitpas un virtuose, et même il n’y avait pas lieu de croire qu’il ledevînt jamais, car la technique élémentaire lui ferait toujoursdéfaut, mais il jouait avec justesse et trouvait, sans paraître leschercher, des mélodies naïves, ingénieuses et charmantes, qu’ilengrenait les unes aux autres par des modulations d’une audaceheureuse.
Le violon se tut. Dick, ayant terminé soninventaire, prit la parole.
« Honorables Hosteliens ! dit-ilavec une comique emphase, en redressant de son mieux sa petitetaille, mon associé plus spécialement chargé du rayon artistique etmusical de la maison Dick and C°, l’illustre maestro Sand,violoniste ordinaire de Sa Majesté le Roi du cap Horn et autreslieux, remercie vos Honneurs de l’attention qu’on a bien voulu luiaccorder… »
Dick poussa un ouf ! sonore, reprit sarespiration, et repartit de plus belle.
« Le concert, honorables Hosteliens, estgratuit, mais il n’en est pas de même de nos autres marchandises,lesquelles sont, j’ose le dire, plus merveilleuses encore etsurtout plus solides. La Maison Dick and C°met aujourd’hui en ventedes bouquets et des paniers. Ceux-ci seront de la plus grandecommodité pour aller au marché… quand il y en aura un à l’îleHoste ! Un cent[4], lebouquet !… Un cent, le panier !… Allons !honorables Hosteliens ! la main à la poche, je vousprie !… »
Ce disant, Dick faisait le tour du cercle, enprésentant des échantillons de sa marchandise, tandis que, pourchauffer l’enthousiasme, le violon se mettait à chanter de plusbelle.
Quant aux spectateurs, ils riaient, et,d’après leurs propos, le Kaw-djer comprenait qu’ils n’assistaientpas pour la première fois à une scène de ce genre. Dick et Sandavaient sans doute l’habitude de parcourir les chantiers aux heuresde repos et de faire ce singulier commerce. C’était miracle qu’ilne les eût pas encore aperçus.
Cependant, Dick eut en un clin d’œil vendubouquets et corbeilles.
« Il ne reste plus qu’un panier, mesdameset messieurs, annonça-t-il. C’est le plus beau ! À deuxcents, le dernier et le plus beau panier ! »
Une ménagère versa les deuxcents.
« Merci bien, messieurs et dames !Huit cents !…C’est la fortune !… » s’écriaDick en esquissant un pas de gigue.
La gigue fut arrêtée net. Le Kaw-djer avaitsaisi le danseur par l’oreille.
« Que veut dire ceci ? »interrogea-t-il sévèrement.
D’un coup d’œil sournois, l’enfant s’efforçade deviner l’humeur réelle du Kaw-djer, puis, rassuré sans doute,il répondit avec le plus grand sérieux :
« Nous travaillons, gouverneur.
– C’est ça que tu appellestravailler ! » s’écria le Kaw-djer qui lâcha sonprisonnier.
Celui-ci en profita pour se retournercomplètement, et, regardant le Kaw-djer bien en face :
« Nous nous sommes établis, dit-il en serengorgeant. Sand joue du violon, et moi je suis marchand de fleurset de vannerie… Quelquefois, nous faisons des commissions… ou nousvendons des coquillages… Je sais aussi la danse… et des tours…C’est des professions, ça, peut-être, gouverneur ! »
Le Kaw-djer sourit malgré lui.
« En effet !… reconnut-il. Maisqu’avez-vous besoin d’argent ?
– C’est pour votre subrécargue[5], pour M. John Rame, gouverneur.
– Comment !… s’écria le Kaw-djer,John Rame vous prend votre argent !…
– Il ne nous le prend pas, gouverneur,répliqua Dick, vu que c’est nous qui le donnons pour lesrations. »
Cette fois, le Kaw-djer fut tout à faitabasourdi. Il répéta : « Pour les rations ?… Vouspayez votre nourriture !… N’habitez-vous donc plus avecM. Hartlepool ?
– Si, gouverneur, mais ça ne faitrien… »
Dick gonfla ses joues, puis imitant leKaw-djer lui-même à s’y méprendre malgré la réduction de l’échelle,il dit avec une impayable gravité :
« Le travail est la loi ! »
Sourire ou se fâcher ?… Le Kaw-djer pritle parti de sourire. Aucune hésitation n’était possible, en effet.Dick n’avait évidemment nulle intention de railler. Dès lors,pourquoi blâmer ces deux enfants si ardents à se« débrouiller », alors que tant de leurs aînés avaientune telle propension à s’en reposer sur autrui.
Il demanda :
« Votre « travail » vousrapporte-t-il au moins de quoi vivre ?
– Je crois bien ! affirma Dick avecimportance. Des douze cents, par jour, quelquefois quinze,voilà ce qu’il nous rapporte, notre travail, gouverneur !…Avec ça, un homme peut vivre, ajouta-t-il le plus sérieusement dumonde. »
Un homme !… Les auditeurs partirent d’unéclat de rire, Dick, offensé, regarda les rieurs.
« Qu’est-ce qu’ils ont, cesidiots-là ? » murmura-t-il entre ses dents d’un airvexé.
Le Kaw-djer le ramena à la question.
« Quinze cents, ce n’est pasmal, en effet, reconnut-il. Vous gagneriez davantage cependant, sivous aidiez les maçons ou les terrassiers.
– Impossible, gouverneur, répliqua Dickvivement.
– Pourquoi impossible ? insista leKaw-djer.
– Sand est trop petit. Il n’aurait pas laforce, expliqua Dick, dont la voix exprima une véritable tendressequi ne laissait pas d’être nuancée d’un soupçon de dédain.
– Et toi ?
– Oh !… moi !… »
Il fallait entendre ce ton !… Lui, ilaurait la force, assurément. C’eût été lui faire injure que d’endouter.
« Alors ?…
– Je ne sais pas… balbutia Dick toutsongeur. Ça ne me dit rien… »
Puis, dans une explosion :
« Moi, gouverneur, j’aime laliberté ! »
Le Kaw-djer considérait avec intérêt le petitbonhomme, qui, tête nue, les cheveux emmêlés par la brise, setenait droit devant lui, sans baisser ses yeux brillants. Il sereconnaissait dans cette nature généreuse mais excessive. Lui aussiavait par-dessus tout aimé la liberté, lui aussi s’était montréimpatient de toute entrave, et la contrainte lui avait paru sihaïssable qu’il avait prêté à l’humanité entière ses répugnances.L’expérience lui avait démontré son erreur, en lui donnant lapreuve que les hommes, loin d’avoir l’insatiable besoin de libertéqu’il leur supposait, peuvent aimer, au contraire, un joug qui lesfait vivre, et qu’il est bon parfois que les enfants grands etpetits aient un maître.
Il répliqua :
« La liberté, il faut d’abord la gagner,mon garçon, en se rendant utile aux autres et à soi-même, et, pourcela, il est nécessaire de commencer par obéir. Vous irez trouverHartlepool de ma part, et vous lui direz qu’il vous emploie selonvos forces. Je veillerai, d’ailleurs, à ce que Sand puissecontinuer à travailler sa musique. Allez, mesenfants ! »
Cette rencontre attira l’attention du Kaw-djersur un problème qu’il importait de résoudre. Les enfantspullulaient dans la colonie. Désœuvrés, loin de la surveillance desparents, ils vagabondaient du matin au soir. Pour fonder un peuple,il fallait préparer les générations futures à recueillir lasuccession de leurs devanciers. La création d’une école s’imposaità bref délai.
Mais on ne saurait tout faire à la fois.Quelle que fût l’importance de cette question, il en remit l’examenà son retour d’une tournée qu’il désirait accomplir dansl’intérieur de l’île. Depuis qu’il avait assumé la charge dupouvoir, il projetait ce voyage d’inspection, que de plus pressantssoucis l’avaient forcé à remettre de jour en jour. Maintenant, ilpouvait s’éloigner sans imprudence. La machine avait reçu uneimpulsion suffisante pour fonctionner toute seule pendant quelquetemps.
Deux jours après l’arrivée de Karroly, ilallait enfin partir, quand un incident l’obligea à un nouveauretard. Un matin, son attention fut attirée par le bruit d’unealtercation violente. S’étant dirigé du côté d’où venait levacarme, il aperçut une centaine de femmes discutant avec animationdevant une clôture de forts madriers qui leur barrait la route. LeKaw-djer ne comprit pas tout d’abord. Cette clôture, c’était cellequi limitait l’enclos de Patterson, mais elle ne lui avait passemblé, les jours précédents, s’avancer aussi loin.
Il fut bientôt renseigné.
Patterson, qui, dès le printemps précédent,s’était adonné à la culture maraîchère, avait vu, cette année, sesefforts couronnés de succès. Travailleur infatigable, il avaitobtenu une abondante récolte, et, depuis le renversement deBeauval, les autres habitants de Libéria s’approvisionnaientcouramment chez lui de légumes frais.
Son succès était dû, pour une grande part, àl’emplacement qu’il avait choisi. Au bord même de la rivière, il ytrouvait de l’eau en abondance. C’est précisément cette situationprivilégiée qui était cause du conflit actuel.
Les cultures de Patterson, étendues sur unespace de deux ou trois cents mètres, commandaient le seul point oùla rivière fût accessible, dans le voisinage immédiat de Libéria.En aval, elle était bordée, sur la rive droite, par une plainemarécageuse qui en interdisait l’approche jusqu’au ponceau établiprès de l’embouchure, c’est-à-dire à plus de quinze cents mètresdans l’Ouest. En amont, la berge brusquement relevée tombait,pendant plus d’un mille, à pic dans le courant.
Les ménagères de Libéria étaient donc dansl’obligation de traverser l’enclos de Patterson pour aller puiserl’eau nécessaire aux besoins de leurs ménages, et c’est pourquoi,jusqu’alors, le propriétaire de cet enclos avait ménagé un hiatusdans la barrière qui le délimitait. Mais, à la fin, il s’étaitavisé que ce passage incessant à travers sa propriété étaitattentatoire à ses droits et causait de multiples dommages. La nuitprécédente, il avait donc, avec l’aide de Long, barré solidementl’ouverture, d’où grave déception et grande colère des ménagèresvenues de bon matin chercher de l’eau.
Le calme se rétablit quand on aperçut leKaw-djer, et l’on s’en rapporta à sa justice. Patiemment, il écoutales arguments pour et contre, puis il rendit sa sentence. À lasurprise générale, elle fut favorable à Patterson. À la vérité, leKaw-djer décida que la clôture devait être abattue sur-le-champ etqu’une voie de vingt mètres de large devait être rendue à lacirculation publique, mais il reconnut les droits de l’occupant àune indemnité pour la parcelle de terrain cultivé dont il étaitprivé dans l’intérêt public. Quant à l’importance de cetteindemnité, elle serait fixée dans les formes régulières. Il y avaitdes juges à l’île Hoste. Patterson était invité à s’adresser àeux.
La cause fut plaidée le jour même. Ce fut lapremière que Beauval eut à juger. Après débat contradictoire, ilcondamna l’État hostelien à payer une indemnité de cinquantedollars. Cette somme fut aussitôt versée à l’Irlandais qui nechercha pas à dissimuler sa satisfaction.
L’incident fut diversement commenté, mais, engénéral, on goûta fort la manière dont il avait été réglé. On eutle sentiment que nul ne pourrait désormais être dépouillé de cequ’il possédait, et la confiance publique en fut énormément accrue.C’est ce résultat qu’avait voulu le Kaw-djer.
Cette affaire terminée, celui-ci se mit enroute. Pendant trois semaines, il sillonna l’île en tous sens,jusqu’à son extrémité Nord-Ouest, jusqu’aux pointes orientales despresqu’îles Dumas et Pasteur. L’une après l’autre, il visita toutesles exploitations, sans en omettre une seule, tant celles quiavaient été volontairement délaissées au cours du précédent hiverque celles dont les tenanciers avaient été chassés au moment destroubles.
De son enquête, il résulta finalement que centsoixante et un colons, formant quarante-deux familles, séjournaientencore dans l’intérieur. Ces quarante-deux familles pouvaienttoutes être considérées comme ayant réussi dans leur exploitation,mais à des degrés très inégaux. Les unes devaient borner leurespoir à assurer leur propre subsistance, tandis que d’autres, lesmieux pourvues en garçons robustes, auraient pu agrandirconsidérablement leurs cultures.
De vingt-huit familles, comptant cent dix-septautres colons, contraintes, au moment des troubles, de se réfugierà Libéria, les exploitations, aujourd’hui très compromises,semblaient également avoir été prospères au moment où on avait dûles abandonner.
Enfin, cent quatre-vingt-dix-sept tentativesd’exploitation n’avaient abouti qu’à un échec. De leurspropriétaires, une quarantaine étaient morts, et le surplus, aunombre de plus de sept cent quatre-vingts, avait successivementcherché refuge à la côte au cours de l’hiver.
Les renseignements ne manquaient pas auKaw-djer. Les colons se mettaient avec empressement à sadisposition. L’enthousiasme était unanime, quand on apprenait lanouvelle organisation de la colonie, et cet enthousiasme croissaitencore à mesure qu’il faisait part de ses projets. Lui parti, onreprenait le travail avec une ardeur décuplée par l’espoir.
De tout ce qu’il observait, de tout ce qu’ilentendait, le Kaw-djer prit soigneusement note. En même temps, ilrelevait un plan grossier des diverses exploitations et de leurssituations respectives.
Ces documents, il les utilisa dès son retour.En quelques jours il dressa une carte de l’île, carte approximativeau point de vue géographique, mais d’une exactitude plus quesuffisante au point de vue des exploitations agricoles qui selimitaient les unes les autres, puis il répartit la moitié de l’îleentre cent soixante-cinq familles qu’il choisit sans appel, etauxquelles il délivra des concessions régulières.
Donner à la propriété cette base solide,c’était accomplir une véritable révolution. Au régime du bonplaisir, il substituait la légalité, à la possession de fait, untitre inattaquable par celui-là même qui l’avait délivré. Aussi cessimples feuilles de papier furent-elles reçues par leursbénéficiaires avec autant de joie peut-être que les champs qu’ellesreprésentaient.
Jusqu’alors ils avaient vécu instables, dansl’incertitude du lendemain. Ces feuilles de papier changeaienttout. Cette terre était à eux. Ils pourraient la léguer à leursenfants. Ils se fixaient, prenaient racine, et devenaient vraimentde colons, des Hosteliens.
Le Kaw-djer commença par consolider les droitsdes quarante-deux familles qui étaient demeurées attachées à laglèbe et par rétablir dans les leurs les vingt-huit exploitants quine l’avaient quittée que sous la menace des émeutiers. Cela fait,il sélectionna entre toutes quatre-vingt-quinze autres familles,qui lui parurent dignes d’en appeler de leur échec. Il ne s’occupaaucunement des autres.
C’était de l’arbitraire. Ce ne fut pas leseul. Si l’égalité n’eut rien à voir dans la répartition desconcessions, elle ne fut pas mieux respectée au point de vue deleur importance. À ceux-ci le Kaw-djer laissa juste le terrain surlequel ils s’étaient d’abord établis, tandis qu’il diminuait lasurface attribuée à ceux-là. En même temps, il augmentaitconsidérablement certaines exploitations. Dans toutes sesdécisions, il n’obéit qu’à une unique loi, l’intérêt supérieur dela colonie. À ceux qui avaient montré le plus d’intelligence, deforce et de vaillance, les concessions les plus vastes. Rien aucontraire à ceux dont il avait pu constater l’incapacité, et qu’ilcondamnait sans appel à rester des prolétaires et des salariésjusqu’à la mort.
Le salariat, en effet, allait nécessairementfaire son apparition sur l’île Hoste. Quelques exploitations,celles par exemple des quatre familles dont les Rivière formaientle centre, étaient d’une telle étendue et d’une telle prospérité,qu’elles eussent suffi à occuper plusieurs centaines d’ouvriers.L’ouvrage ne manquerait donc pas à ceux qui préféreraient letravail des champs à celui de la ville.
Pour la deuxième fois, Libéria se dépeupla.Son titre de concession à peine en poche, chaque titulaire partaitavec les siens, bien pourvu de vivres, dont la provision pourrait,– d’ailleurs, le Kaw-djer l’affirmait – être ultérieurementrenouvelée. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été favorisésles imitèrent, et allèrent louer leurs bras dans la campagne.
Le 10 janvier, la population fut réduite àquatre cents habitants environ, dont deux cent cinquante hommes enâge de travailler. Les autres, soit un peu moins de six cents, ycompris les femmes et les enfants, étaient maintenant disséminésdans l’intérieur. Ainsi que le Kaw-djer avait pu s’en assurer aucours de son voyage, la population totale n’atteignait plus eneffet le millier. Le surplus était mort, dont près de deux centsdans le seul hiver qui venait de finir. Encore quelques hécatombesde ce genre, et l’île Hoste redeviendrait un désert.
L’avancement du travail se ressentit de ladiminution du nombre des travailleurs. Le Kaw-djer ne parut pass’en soucier. On comprit bientôt sa tranquillité. Quelques joursplus tard, le 17 janvier, un vapeur mouillait en face duBourg-Neuf. C’était un grand navire de deux mille tonneaux. Dès lelendemain son déchargement commençait, et les Libériens émerveillésvirent défiler d’incalculables richesses. Ce fut d’abord du bétail,des moutons, des chevaux et jusqu’à deux chiens de berger. Puis, cefut du matériel agricole : charrues, herses, batteuses,faneuses ; des semences de toute nature ; des vivres enquantité considérable, des voitures et des chariots ; desmétaux : plomb, fer, acier, zinc, étain, etc. ; du petitoutillage : marteaux, scies, burins, limes, et centautres ; des machines-outils : forge, perceuse,fraiseuse, tours à bois et à métaux, et beaucoup d’autre chosesencore.
En outre, le steamer ne contenait pas que cesobjets matériels. Deux cents hommes, composés par moitié deterrassiers et d’ouvriers de bâtiment avaient été amenés par lui.Quand le déchargement du navire fut terminé, ils se joignirent auxcolons, et les travaux menés par quatre cent cinquante brasrobustes recommencèrent à avancer rapidement.
En quelques jours la route du Bourg-Neuf futterminée. Pendant que les maçons s’occupaient, les uns, de laconstruction du pont, les autres, de celle des maisons, on amorçavers l’intérieur une seconde route qui, divisée en nombreusesbranches, serpenterait plus tard entre les exploitations, etporterait la vie à travers l’île, artères et veines de ce grandcorps jusque-là inerte.
Les Libériens n’étaient pas au bout de leurssurprises. Le 30 janvier, un second steamer arriva. Il provenait deBuenos-Ayres et apportait dans ses flancs, outre des objetsanalogues aux précédents, une cargaison importante destinée aubazar Rhodes. Il y avait de tout dans cette cargaison, jusqu’à desfutilités : plumes, dentelles, rubans, dont pourrait désormaisse parer la coquetterie des Hosteliennes.
Deux cents nouveaux travailleurs débarquèrentde ce deuxième steamer, et deux cents encore d’un troisième quimouilla en rade le 15 février. À dater de ce jour, on disposa deplus de huit cents bras. Le Kaw-djer estima ce nombre suffisantpour commencer la réalisation d’un grand projet. À l’ouest del’embouchure de la rivière, furent jetées les premières assisesd’une digue, qui, dans un avenir prochain, transformerait l’anse duBourg-Neuf en un port vaste et sûr.
Ainsi peu à peu, sous l’effort de cescentaines de bras que dirigeait une volonté, la ville se bâtissait,se redressait, s’assainissait, se vivifiait. Ainsi peu à peu,surgissait du néant, la cité.
« Ça ne peut pas durer commeça ! » s’écria Lewis Dorick, que ses compagnonsapprouvèrent d’un geste énergique.
La journée de travail finie, ils sepromenaient tous les quatre, Dorick, les frères Moore et Sirdey, ausud de Libéria, sur les premières pentes des montagnes détachées dela chaîne centrale de la presqu’île Hardy, qui allaient plus loinse perdre dans la mer en formant l’ossature de la pointe del’Est.
« Non ! ça ne peut pas durer commeça ! répéta Lewis Dorick avec une colère croissante. Nous nesommes pas des hommes, si nous ne mettons pas à la raison cesauvage qui prétend nous faire la loi !
– Il vous traite comme des chiens,renchérit Sirdey. On est moins que rien… « Faites ci »…« Faites ça », qu’il dit, sans même vous regarder… On ledégoûte, quoi, ce peau-rouge-là !
– À quel titre nous commande-t-il ?interrogea rageusement Dorick. Qui est-ce qui l’a nommégouverneur ?
– Pas moi, dit Sirdey.
– Ni moi, dit Fred Moore.
– Ni moi, dit son frère William.
– Ni vous, ni personne, conclut Dorick.Pas si bête, le gaillard !… Il n’a pas attendu qu’on lui donnela place. Il l’a prise.
– Ça n’est pas légal, protestadoctoralement Fred Moore.
– Légal !… Parbleu ! il s’enmoque bien ! riposta Dorick. Pourquoi se gênerait-il avec desmoutons qui tendent le dos pour qu’on les tonde ?… A-t-ildemandé notre avis pour rétablir la propriété ? Avant, onétait tous pareils. Maintenant, il y a des riches et despauvres.
– C’est nous, les pauvres, constatamélancoliquement Sirdey… Il y a trois jours, ajouta-t-il avecindignation, il m’a annoncé que ma journée serait réduite de dixcents…
– Comme ça ?… Sans donnerde raisons ?…
– Si. Il prétend que je ne travaille pasassez… J’en fais toujours autant que lui, qui se promène du matinau soir les mains dans les poches… Dix cents de rabais surune journée d’un demi-dollar !… S’il compte sur moi pour lestravaux du port, il peut attendre !…
– Tu crèveras de faim, répliqua Dorickd’un ton glacial.
– Misère !… jura Sirdey en serrantles poings.
– Avec moi, dit William Moore, c’est il ya quinze jours qu’il a fait ses embarras. Il a trouvé que jerouspétais trop fort contre John Rame, son garde-magasin. Paraîtque je dérangeais Monsieur… Si vous aviez vu ça !… Unempereur !… Faut payer leur camelote et dire encoremerci !
– Moi, dit à son tour Fred Moore, c’étaitla semaine dernière… sous prétexte que je me battais avec uncollègue… On n’a donc plus le droit maintenant de se battre debonne amitié ?… Non, mais, ce que ses flics m’ontempoigné !… Un peu plus ils me faisaient coucher auposte !
– On est des domestiques, quoi !conclut Sirdey.
– Des esclaves », gronda WilliamMoore.
Ce sujet, ils le traitaient pour la centièmefois ce soir-là. C’était le thème presque exclusif de leursconversations quotidiennes.
En édictant, puis en imposant la loi dutravail, le Kaw-djer avait nécessairement lésé un certain nombred’intérêts particuliers, ceux notamment des paresseux qui eussentpréféré vivre aux frais d’autrui. De là, grandes colères.
Autour de Dorick gravitaient tous lesmécontents. Sa bande et lui-même avaient inutilement essayé decontinuer les errements passés. Les anciennes victimes, jadis sidociles, avaient pris conscience de leurs droits en même temps quede leurs devoirs, et la certitude d’être au besoin soutenus avaitdonné des griffes à ces agneaux. Les exploiteurs en avaient doncété pour leurs tentatives d’intimidation et s’étaient vu contraintsde gagner, comme les autres, leur vie par le travail.
Aussi étaient-ils furieux et serépandaient-ils en récriminations, par lesquelles se soulageait ets’entretenait à la fois leur exaspération grandissante.
Jusqu’ici, à vrai dire, tout s’était passé enparoles. Mais, ce soir-là, les choses devaient tourner d’autresorte. Les plaintes cent fois ressassées allaient se muer en actes,les colères amassées conduire aux résolutions les plus graves.
Dorick avait écouté ses compagnons sans lesinterrompre. Ceux-ci s’étaient tournés vers lui, comme s’ilseussent fait appel à son témoignage et quêté son approbation.
« Tout ça, ce sont des mots, dit-il d’unevoix mordante. Vous êtes des esclaves qui méritez l’esclavage. Sivous aviez du cœur au ventre, il y a longtemps que vous seriezlibres. Vous êtes mille et vous supportez la tyrannie d’unseul !
– Qu’est-ce que tu veux qu’onfasse ? objecta piteusement Sirdey. Il est le plus fort.
– Allons donc ! répliqua Dorick. Saforce, c’est la faiblesse des poules mouillées quil’entourent. »
Fred Moore hocha la tête d’un airsceptique.
« Possible !… dit-il. N’empêchequ’il y en a beaucoup de son bord. Nous ne pouvons cependant pas, ànous quatre…
– Imbécile !… interrompit durementDorick. Ce n’est pas le Kaw-djer, c’est le gouverneur qu’ilssoutiennent. On le conspuerait, s’il était renversé. Si j’étais àsa place, on serait à plat ventre devant moi, comme on l’est devantlui.
– Je ne dis pas non, accorda WilliamMoore un peu goguenard. Mais, voilà le hic, c’est lui qui tient laplace, et pas toi.
– Je ne t’ai pas attendu pour le savoir,répliqua Dorick pâle de colère. C’est précisément la question. Jene dis qu’une chose, c’est que nous n’avons pas à nous occuper dutas de caniches qui suivent le Kaw-djer et qui marcheraient aussibien derrière son successeur. C’est le chef seul qui les rendredoutables, c’est le chef seul qui nous gêne… Eh bien !supprimons-le ! »
Il y eut un instant de silence. Les troiscompagnons de Dorick échangèrent un regard peureux.
« Le supprimer ! dit enfin Sirdey.Comme tu y vas !… Ne compte pas sur moi pour cetravail-là ! »
Lewis Dorick haussa les épaules.
« On se passera de toi, voilà tout,dit-il avec mépris.
– Et de moi, ajouta William Moore.
– Moi, j’en suis, affirma énergiquementson frère, qui n’avait pas oublié l’humiliation que le Kaw-djer luiavait autrefois infligée. Seulement… voilà… ça ne me paraît pascommode…
– Très facile, au contraire, répliquaDorick.
– Comment ?
– C’est bien simple… «
Sirdey intervint.
« Ta ! ta ! ta !… Vousallez !… Vous allez !… Qu’est-ce que vous ferez, quand leKaw-djer sera… supprimé, comme dit Dorick ?
– Ce que nous ferons ?…
– Oui… Un homme de moins, c’est un hommede moins, pas plus. Il restera les autres. Dorick a beau dire, jene suis pas si sûr que ça qu’ils marcheraient avec nous.
– Ils marcheront, affirma Dorick.
– Hum ! fit Sirdey sceptique. Pastous, en tous cas.
– Pourquoi pas ?… La veille, on n’apersonne, et, le lendemain, on a tout le monde… D’ailleurs, pasbesoin de les avoir tous. Il suffit de quelques-uns pour donner lemouvement. Le reste suit.
– Et ces quelques-uns ?…
– On les a.
– Hum !… fit de nouveau Sirdey.
– Il y a nous quatre, d’abord, dit Dorickque cette discussion échauffait.
– Ça ne fait que quatre, observaplacidement Sirdey.
– Et Kennedy ?… Peut-on le compter,celui-là ?…
– Oui, accorda Sirdey. Cinq.
– Et Jackson, énuméra Dorick, Smirnoff,Reede, Blumenfeldt, Loreley ?
– Dix.
– Il y en a d’autres. C’est un compte àfaire.
– Comptons alors, proposa Sirdey.
– Soit ! » accorda Dorick entirant de sa poche un crayon et un calepin.
Tous quatre s’assirent sur le sol, et, à têtereposée, firent le dénombrement des forces dont ils croyaientpouvoir disposer, après la disparition de l’homme, qui seul,d’après Dorick, rendait redoutable la puissance éparse de la foule.Chacun citait des noms, qu’on n’inscrivait sur le carnet qu’aprèsdiscussion approfondie.
Du point élevé qu’ils occupaient, un vastepanorama se développait sous leurs yeux. La rivière, venue del’Ouest, passait à leurs pieds, puis, se recourbant, repartait dansle Nord-Ouest, c’est-à-dire presque parallèlement à elle-même, versle Bourg-Neuf où elle se jetait dans la mer. Au coude de larivière, Libéria s’étendait, déployée comme une carte, puis,au-delà, la plaine marécageuse qui séparait la ville du rivage.
On était au 25 février 1884. Depuis le jour oùle Kaw-djer avait pris le pouvoir, plus de dix-huit mois s’étaientécoulés. L’œuvre accomplie pendant ce court espace de temps tenaitréellement du prodige.
De nouveaux contingents d’ouvriers comblantperpétuellement les vides laissés par ceux qui ne pouvaient sefaire à l’existence de l’île Hoste, le nombre des habitants deLibéria s’était encore accru et dépassait le millier. Mais lesmaisons, en bois pour la plupart, s’étaient multipliées elles aussiet suffisaient à abriter tout le monde. Limitée à l’Ouest par larivière, la ville s’était largement développée dans la directionopposée et vers le Sud.
C’était une ville et non plus un campement, eneffet. Rien n’y manquait maintenant de ce qui est nécessaire ouseulement agréable à la vie. Boulangers, épiciers, bouchers,assuraient l’alimentation publique. Des produits qu’ils mettaienten vente, la campagne hostelienne fournissait déjà sa part, etcette part représentait largement la consommation des producteurs.Dès l’année suivante, selon toute probabilité, l’île se suffirait àelle-même, en fait de froment, légumes et viandes de boucherie, enattendant le jour prochain où on pourrait passer de l’importation àl’exportation.
Les enfants ne vagabondaient plus. Une écoleavait été ouverte, dont M. et Mme Rhodesassumaient alternativement la direction.
Après toute une année d’absence, Harry Rhodesétait revenu au mois d’octobre précédent, en rapportant avec luiune quantité considérable de marchandises. Aussitôt de retour, ilavait eu une longue conférence avec le Kaw-djer, puis il s’étaitconsacré à ses affaires, sans donner aucune explication sur ladurée insolite de son voyage.
Le temps que M. etMme Rhodes consacraient à l’école n’étaitaucunement préjudiciable au bazar, dont Edward et Clary, aidés deTullia et Graziella Ceroni, s’occupaient activement, et dont lesuccès allait grandissant.
Un médecin, le Dr Samuel Arvidson,et un pharmacien étaient venus de Valparaiso s’installer à Libériaet y faisaient des affaires d’or. Un magasin de confections et unmagasin de chaussures s’étaient ouverts et prospéraient. Ceux desémigrants qui, une première fois, avaient essayé de s’établir àleur compte dans leurs parties, avaient recommencé leur tentativeavec un meilleur résultat. Libéria possédait plusieursentrepreneurs employant un assez grand nombre d’ouvriers : unmaçon, un charpentier, deux menuisiers, un tourneur sur bois, deuxserruriers, dont l’un, très sérieusement outillé, eût mérité lequalificatif de constructeur.
À proximité de la ville, vers le Sud, non loinde l’endroit où stationnaient alors Lewis Dorick et ses compagnons,une briqueterie s’était ouverte et produisait des briquesd’excellente qualité. Vers l’Est, dans les contreforts desmontagnes de la pointe, on avait découvert des gisementsconsidérables de ces corps si abondants dans la nature : lesulfate et le carbonate de chaux. On ne manquait, par conséquent,ni de plâtre, ni de chaux, et même il s’était trouvé un audacieuxpour entreprendre, par des moyens rudimentaires, la fabrication duciment, dont le port en construction absorbait de grandesquantités.
La large route qui passait au bas de la penteétait celle-là même par où était venu le quatuor de mécontents,jusqu’au moment où ceux-ci l’avaient quittée pour un raidillonescaladant la montagne. Cette route, qui épousait toutes lessinuosités de la rivière disparaissait dans l’Ouest, un kilomètreplus loin, entre deux collines. Mais ils n’ignoraient pas, etpersonne n’ignorait qu’elle se prolongeait au-delà et qu’on ytravaillait sans relâche. Deux mois auparavant elle avait atteint,puis dépassé l’exploitation des Rivière, et depuis lors ellecontinuait, en se ramifiant sans cesse, à se dérouler vers leNord.
Une autre route, complètement achevée,traversait la rivière sur un solide pont de pierre et réunissait lacapitale à son faubourg.
Ce dernier n’avait subi que peu dechangements, mais la digue soudée au rivage gagnait progressivementsur la mer. Déjà, elle abritait contre les vents d’Est l’anse duBourg-Neuf, qu’elle transformait par degrés en un port vaste ettranquille. Ce jour-là précisément, on avait commencé à battre despieux, première armature d’un batardeau destiné à l’édificationd’un quai, le long duquel les navires pourraient un jour s’amarreren eau profonde.
Ils n’avaient pas attendu l’achèvement de cequai, ni celui de la digue, pour trafiquer à l’île Hoste. L’annéeprécédente, il en était venu trois, au compte exclusif du Kaw-djer.Cette année, il en était venu sept, dont deux seulement affrétéspar l’administration de la Colonie, le voyage des cinq autres étantmotivé par des opérations privées et des entreprisesindividuelles.
En ce moment, un grand voilier stationnait enface du Bourg-Neuf, à demi chargé des planches débitées par lascierie des Rivière, tandis qu’un autre voilier, qui, son pleinfait de la même marchandise, avait levé l’ancre quelques heuresplus tôt, disparaissait derrière la pointe de l’Est.
Tout, dans le spectacle offert à Lewis Doricket à ses compagnons, exprimait éloquemment la prospéritégrandissante de la Colonie. Mais, ce spectacle éloquent, aucund’eux ne voulait le voir ni l’entendre. Il leur était familier,d’ailleurs, et l’accoutumance en diminuait beaucoup la valeur. Deschangements progressifs passent aisément inaperçus, et, ce qu’ilsdécouvraient, ils l’avaient vu naître jour par jour. Même s’ils sefussent reportés par la pensée au lendemain du naufrage, dont prèsde trois ans les séparaient alors, se fussent-ils rendu compte duprogrès accompli ? Ce n’est pas sûr. Habitués à ce spectacle,ils l’eussent, sans doute, trouvé naturel, et il leur eût sembléque les choses avaient toujours été ainsi.
Pour le moment, du reste, ils avaient d’autrespensées en tête. Soigneusement ils énuméraient les habitants deLibéria et pointaient les noms au passage.
« Je ne vois plus personne, dit enfinSirdey. Où en sommes-nous ? »
Dorick compta les noms inscrits sur lecarnet.
« Cent dix-sept, dit-il.
– Sur mille !… acheva Sirdey.
– Et après ?… répliqua Dorick. Centdix-sept, c’est quelque chose. Croyez-vous que le Kaw-djer en aitdavantage, j’entends des gens décidés, prêts à tout ? Lesautres sont des moutons qui suivront n’importe qui. »
Sirdey ne répondit pas, mais il ne paraissaitpas convaincu.
« Et puis, assez causé, tranchaviolemment Dorick. Nous sommes quatre. Mettons la chose auxvoix.
– Moi, s’écria Fred Moore en brandissantson gros poing, j’en ai assez. Il arrivera ce qui arrivera. Je votepour qu’on marche.
– Moi de même, dit son frère.
– Avec moi, ça fait trois voix… Et toi,Sirdey ?…
– Je ferai comme les autres, dit sansenthousiasme l’ancien cuisinier. Mais… »
Dorick lui coupa la parole :
« Pas de mais. Ce qui est voté estvoté.
– Il faut bien cependant, insista Sirdeysans se laisser intimider, convenir des moyens. Se débarrasser duKaw-djer, c’est bientôt dit. Reste à savoir comment.
– Ah !… si nous avions des armes… unfusil… un revolver… un pistolet seulement !… s’écria FredMoore.
– Mais voilà, on n’en a pas, dit Sirdeyavec flegme.
– Le couteau ?… suggéra WilliamMoore.
– Excellent pour te faire pincer, lecouteau, mon vieux, répliqua Sirdey. Tu sais bien que le Kaw-djerest gardé comme un roi… Sans compter qu’il est de taille à donnerdu fil à retordre, quand même on s’y mettrait à quatre. »
Fred Moore fronça les sourcils et serra lesdents, en ponctuant cette mimique d’un geste violent. Sirdey avaitraison. Il connaissait la poigne du Kaw-djer et se rappelaitcombien peu son grand corps avait pesé entre ses mains.
« J’ai mieux que ça à vous offrir, dittout à coup Dorick au milieu du silence qui avait suivi la répliquede Sirdey. »
Ses compagnons se tournèrent vers lui,l’interrogeant du regard.
« La poudre.
– La poudre ?… » répétèrent-ilstous trois sans comprendre.
L’un d’eux demanda :
« Qu’en ferons-nous ?
– Une bombe… Ah ! le Kaw-djer est,dit-on, un anarchiste repenti. Eh bien ! nous emploieronscontre lui l’arme des anarchistes. »
Les auditeurs de Dorick ne semblaient pas trèsemballés.
« Qui est-ce qui la fera, cettebombe ? bougonna Fred Moore. Pas moi, toujours.
– Moi, dit Dorick. Sans compter que ça nesera peut-être pas la peine. J’ai une idée, et, si elle est bonne,le Kaw-djer ne sautera pas tout seul. Hartlepool et les hommes quiseront dans le poste sauteront en même temps… Autant d’ennemis enmoins que nous aurons le lendemain. »
Les trois hommes regardèrent leur camaradeavec admiration. Sirdey lui-même fut gagné.
« Comme ça !… murmura-t-il à boutd’arguments contraires. Il se ravisa.
– Sapristi ! s’écria-t-il. Nousparlons de poudre comme si nous en avions.
– Il y en a dans l’entrepôt, répliquaDorick. Nous n’avons qu’à la prendre.
– Tu en parles à ton aise !… ripostaSirdey qui jouait décidément le rôle de l’opposition. Avec ça quec’est commode !… Qui est-ce qui se chargera de labesogne ?
– Pas moi, dit Dorick.
– Naturellement ! approuva Sirdeyd’un ton railleur.
– Non, expliqua Dorick, je ne suis pasassez fort. Pas toi non plus : tu es trop poltron. Et pasdavantage Fred Moore ni William : ils sont trop brutaux ettrop maladroits.
– Qui, alors ?
– Kennedy. »
Personne ne fit d’objection. Oui, Kennedy,ancien matelot, leste, débrouillard, habile de ses doigts, apte àtous les métiers, pouvait réussir là où d’autres échoueraient. Lechoix de Dorick était bon.
Celui-ci interrompit leurs réflexions.
« Voilà qu’il se fait tard, dit-il ;si vous voulez, rendez-vous ici demain à la même heure. Kennedysera là. Nous nous expliquerons, et nous conviendrons detout. »
En approchant des premières maisons, ilsestimèrent prudent de s’écarter les uns des autres, et, lelendemain, ils prirent une précaution semblable pour se rendre àl’endroit convenu. Chacun sortit de la ville isolément, et c’estseulement quand ils furent hors de vue qu’ils laissèrent peu à peudécroître les distances qui les séparaient.
Ils étaient cinq, ce soir-là, Kennedy, avertipar Dorick, s’étant joint au quatuor.
« Il est des nôtres », annonçaDorick en frappant sur l’épaule du matelot.
On échangea des poignées de mains, puis, sansperdre de temps, on examina le moyen d’exécuter le projet de laveille. La conversation fut longue. Il faisait nuit noire, quandles cinq hommes commencèrent à redescendre vers la ville. Leuraccord était complet. On allait agir le soir même.
Bien que l’obscurité fût profonde, ils sedivisèrent comme ils l’avaient fait le jour précédent. Laissantentre eux un intervalle de quelques minutes, ils quittèrent laroute, s’engagèrent à travers champs et contournèrent les maisonspar le Sud jusqu’à la rivière, puis, revenant sur leurs pas, ilspénétrèrent en ville, en longeant l’enclos de Patterson. Tout étaitsilencieux. Sans être vus, ils arrivèrent jusqu’au gouvernement, oùdormaient en ce moment le Kaw-djer, Hartlepool et les mousses. Àl’ombre d’une maison, leur groupe se reforma, invisible. Là, ilss’immobilisèrent, l’oreille tendue, leurs yeux fouillant lanuit…
Ils avaient devant eux la porte du Tribunal.Du poste de police, situé sur la façade opposée, de faibles bruitsleur parvenaient. Là-bas, des hommes veillaient. Mais, de ce côté,il n’y avait personne. La rue était silencieuse et déserte.
Pourquoi eût-on gardé la salle duTribunal ? Elle ne contenait rien qu’une table, un siègegrossier, et quelques bancs fixés dans le plancher.
Lorsqu’ils furent bien certains que lasolitude était complète, Dorick et Kennedy quittèrent leur abri ettraversèrent rapidement l’espace découvert. En un instant, ilsatteignirent la porte du Tribunal, que Kennedy entreprit de forcer,tandis que Dorick faisait le guet. Pendant ce temps, les frèresMoore, laissant Sirdey à la place qu’ils occupaient tousauparavant, s’éloignaient à leur tour, l’un à gauche, l’autre àdroite, pour s’arrêter au bout de quelques pas. D’où ils étaientmaintenant, ils pouvaient surveiller, celui-ci, la façadeprincipale et la place ménagée devant le gouvernement, celui-là, lemur sans issue, qui, au Sud, clôturait la prison, et la rueséparant ce mur des autres maisons. Kennedy était bien gardé. Aumoindre danger, il serait prévenu à temps pour s’enfuir.
Aucun incident ne survint. L’ancien matelotput travailler tout à son aise. Travail facile au surplus, car cen’était pas une serrure bien solide qui fermait la porte duTribunal. Celle-ci céda aux premières pesées et s’ouvrit béante surles ténèbres intérieures.
Kennedy entra, laissant Dorick en surveillanceau dehors.
On ne voyait goutte dans la salle. Kennedyfrotta une allumette et alluma une bougie. Il savait où il allait,Dorick lui ayant soigneusement fait sa leçon. Des trois cloisonslimitant la pièce dans laquelle il pénétrait, celle de droiteséparait le Tribunal de la prison ; celle de gauche étaitcommune avec le gouvernement proprement dit qui servait en mêmetemps de domicile au Kaw-djer. Derrière celle qui lui faisait face,c’était l’entrepôt.
Kennedy traversa obliquement la salle, jusqu’àl’encoignure formée par la jonction de cette dernière cloison aveccelle de la prison. La prison étant vide pour l’instant, personne,par conséquent, ne pourrait l’entendre. Là, il fit halte et,promenant sa bougie contre la paroi, examina la manière dont ilconvenait de procéder.
Il sourit joyeusement. Percer cette cloison neserait qu’un jeu. Bâtie dès les premiers jours qui avaient suivi lecoup d’État du Kaw-djer, à un moment où l’essentiel était d’allervite, cette cloison ne constituait pas un bien sérieux obstacle.Elle était faite de madriers verticaux encastrés à leurs extrémitésdans le plafond et dans le plancher, et laissant entre eux desintervalles qu’on avait remplis avec des pierrailles noyées dans unmortier de qualité médiocre et dont la dureté n’était pas des plusgrandes. Le couteau de Kennedy entama sans peine ce mortier, et peuà peu les pierres descellées sortirent de leurs alvéoles. Il n’yavait à craindre que le bruit de leur chute. C’est pourquoi, dèsqu’elles étaient ébranlées, Kennedy les arrachait une à une et lesdéposait doucement sur le sol.
En une heure il eut pratiqué un trou de tailleà lui livrer passage dans le sens de la hauteur. En largeurégalement, ce trou eût été suffisant, sans un madrier qui letraversait, et qu’il était, par conséquent, nécessaire de couper.Ce fut la partie la plus pénible du travail. Une heure encore futemployée à le mener à bonne fin.
De temps à autre, Kennedy s’arrêtait etprêtait l’oreille aux bruits extérieurs. Tout était tranquille.Aucun appel des guetteurs n’annonçait l’approche d’un danger.
Lorsque le trou fut assez grand, il passa del’autre côté de la cloison. Là, les choses se compliquèrent. Aumilieu des caisses et des marchandises de toutes sortes quiremplissaient l’entrepôt, se mouvoir sans bruit était fortdifficile. Une extrême prudence était de rigueur.
Où avait-on placé les barils de poudre ?…Nulle part il ne les apercevait… Les barils devaient être là,cependant…
Il se mit à leur recherche. Lentement,surveillant le moindre de ses gestes, il s’insinua entre lescaisses, obligé d’en déplacer parfois pour gagner du terrain.
Près de deux heures s’écoulèrent. Au dehors,on devait ne rien comprendre à ce retard, et lui-même commençait àdésespérer. Il s’énervait. La nuit avançait ; le jour netarderait pas à se lever. Lui faudrait-il donc partir sans avoirréussi dans une entreprise que trahirait l’effraction de la porteet qu’il serait par conséquent impossible de renouveler ?
De guerre lasse, il allait se résigner àbattre en retraite, quand il découvrit enfin ce qu’il cherchait.Les tonnelets de poudre étaient là, sous ses yeux. Il y en avaitcinq, rangés en bon ordre près d’une porte qui s’ouvrait de l’autrecôté dans le poste de police. Kennedy, retenant son souffle,entendait les hommes de veille causer entre eux. Il distinguaitnettement leurs paroles. Plus que jamais, il était nécessaired’agir en silence. Kennedy souleva un des barils, mais ce fut pourle reposer tout de suite sur le sol. Ce baril était trop lourd pourqu’un seul homme pût l’emporter sans bruit par le chemin compliquéqu’il fallait suivre. Se glissant entre les caisses, il regagna lasalle du Tribunal et, passant dans le trou de la cloison, appelaDorick, dont la silhouette noire se découpait sur la nuit moinsprofonde de l’extérieur.
Celui-ci se rendit à l’appel du marin.« Comme tu as été long ! dit-il à voix basse, en sepenchant vers l’ouverture. Que t’est-il donc arrivé ?
– Rien, répondit Kennedy sur le même ton,mais ce n’est pas facile de naviguer là-dedans.
– As-tu les barils ?
– Non. Ils sont trop lourds… Il faut êtredeux… Viens ! »
Dorick s’introduisit dans l’ouverture et,guidé par Kennedy, traversa l’entrepôt. Les deux hommes saisirentun des barils, et, le faisant passer par-dessus les caisses,l’amenèrent dans la salle du Tribunal. Dorick, aussitôt, franchitde nouveau la cloison.
« Où vas-tu ? demanda Kennedy enétouffant sa voix.
– Chercher un second baril, réponditDorick. Dépêchons-nous. Le jour va se lever.
– Un baril ? répéta Kennedy étonné.Avec celui-ci on ferait sauter Libéria tout entière !
– Nous emporterons l’autre, ditDorick.
– Pourquoi faire ?
– C’est mon idée… Quand on seradébarrassé du Kaw-djer, il faudra être les maîtres… La poudrepourra nous servir.
– Où la mettras-tu, enattendant ?
– J’ai une cachette sûre. Ne t’inquiètepas. »
Kennedy obéit de mauvaise grâce. Un quartd’heure plus tard, le second baril était déposé à côté dupremier.
L’un d’eux fut rapidement placé contre lacloison de gauche, puis, vers le bas, Kennedy le perça d’un trou,par où une petite quantité de poudre s’écoula.
Pendant ce temps, Dorick avait sorti de sapoche une sorte de tresse faite de brins de coton lâchemententrelacés. Cette tresse, qu’il avait eu soin d’humecter aupréalable, il la roula dans la poudre, puis, en prélevant un boutd’un coup de couteau, il alluma cet échantillon à titred’expérience. Le feu grésilla, courut, s’éteignit.
« Parfait ! déclara Dorick. Cinqcentimètres pour une minute. Donc, la mèche entière en dureravingt. C’est plus qu’il ne nous en faut. »
Il se rapprocha du baril…
À ce moment, un bruit violent se fit entendre.Dorick s’arrêta sur place. Kennedy et lui se regardèrent. Ilsétaient livides…
Leur angoisse fut courte. Dorick, reprenantson sang-froid, se mit à rire.
« La pluie », dit-il en haussant lesépaules.
Il alla jusqu’à la porte et regarda au dehors.La pluie tombait à verse, en effet, et le bruit qui les avaitépouvantés était celui des gouttes qui crépitaient furieusementcontre le toit. En somme, c’était une circonstance favorable. Lapluie effacerait toutes les traces, et rien ne pourrait lesdénoncer, si par hasard les soupçons se portaient sur eux. D’autrepart, ce vacarme couvrirait l’inévitable pétillement de lamèche.
Par exemple, il n’y avait pas de temps àperdre. Le ciel s’empourprait déjà vers l’Est. Dans quelquesinstants, il ferait grand jour, et Dorick connaissait assez leshabitudes du Kaw-djer pour savoir que celui-ci ne tarderait pasbeaucoup à paraître au dehors.
« Vite ! » dit-il.
La mèche déroulée, l’un des bouts futintroduit dans le tonneau, puis Dorick enflamma une allumette qu’ilapprocha de l’autre extrémité. Hâtivement, les deux hommessortirent alors, Kennedy le premier en emportant le second baril,puis Dorick qui tira de son mieux la porte derrière lui.
Les frères Moore et Sirdey étaient fidèlementà leurs postes.
Dorick, appelant leur attention par un légersifflement, leur apprit d’un geste le succès de la tentative.
Aussitôt, tous s’éloignèrent rapidement,tandis que, sur la place déserte, l’orage continuait à verser sondéluge.
Quand le Kaw-djer sortit du gouvernement,l’orage était apaisé. Il ne pleuvait plus. Chassant devant lui lesnuages, le soleil avait jailli de la mer et dorait Libéria de sesrayons obliques.
Le Kaw-djer regarda autour de lui. Il ne vitpersonne. Comme chaque jour, il sortait le premier du sommeil.
Aspirant largement l’air matinal, il s’avançade quelques pas sur la place transformée par l’orage en un lac deboue. La porte entrouverte du Tribunal attira aussitôt sonattention. Sans attacher à cette négligence beaucoup d’importance,il s’approcha de la porte dans l’intention de la fermer. Il aperçutalors qu’elle avait été fracturée, ce qui le surprit grandement.Quel était le sens d’une telle infraction ? Y avait-il doncdes gens si dénués de tout que le misérable contenu de cette salleeût été capable de les tenter ?
Le Kaw-djer poussa la porte et, dès le seuil,vit le tonnelet. Il ne comprit pas tout d’abord, mais un rapideexamen l’eut bientôt renseigné. Cette poudre répandue… cette mècheaux trois quarts consumée qui traînait sur le parquet… Il n’y avaitpas à s’y tromper : on avait voulu le faire sauter, et legouvernement avec lui.
Cette découverte le plongea dans lastupéfaction. Eh quoi ! il existait des colons qui lehaïssaient à ce point !… Puis il réfléchit, cherchant quelspouvaient être les auteurs d’un pareil attentat. Certes, il n’étaiten état d’accuser personne. Mais il connaissait trop bien cependantla population de la ville, pour que ses soupçons pussent s’égarerhors d’un cercle assez restreint. Ferdinand Beauval, malgré sesnouvelles fonctions ?… Peut-être, à la rigueur. LewisDorick ?… Plus probablement. En tous cas, quelqu’un de ceuxqui évoluaient dans leurs sillages. Le Kaw-djer fit du regard letour de la salle et remarqua le trou pratiqué dans la cloison.L’aventure était limpide. Ce tonneau, on l’avait dérobé dansl’entrepôt, amené où il se trouvait maintenant, puis le coupables’était enfui, après avoir allumé la mèche qui devait provoquer ladéflagration de la poudre… Mais, contrairement à l’espoir ducriminel, l’explosion ne s’était pas produite. La mèche, aprèsavoir brûlé sur les deux tiers de sa longueur, s’était éteinte aucontact d’une flaque d’eau qui recouvrait son dernier tiers.
D’où venait cette eau ? Pour le savoir,le Kaw-djer n’eut qu’à lever la tête. Elle était venue du ciel, parune fissure du toit, à travers le plafond fait de planches à peineassemblées. Entre deux lames disjointes, des traces d’humiditéétaient visibles. De là, l’eau était tombée goutte à goutte,jusqu’à former cette flaque qui avait opposé au feu uneinfranchissable barrière.
Le Kaw-djer ne put réprimer un frisson, sinonpour lui-même, du moins pour ceux que le gouvernement abritait aveclui, c’est-à-dire pour Hartlepool, qui y avait élu domicile avecses deux enfants adoptifs, et pour les hommes de garde la nuitprécédente. Leur vie n’avait dépendu que d’une circonstancefortuite. Sans l’orage qui avait éclaté aux premières lueurs del’aube, tous seraient morts à l’heure actuelle.
Réflexions faites, le Kaw-djer jugeapréférable de tenir secrète cette tentative avortée. Il n’avait nulbesoin de ce surcroît de popularité, et mieux valait, en dernièreanalyse, ne pas jeter le trouble dans cette populationpaisible.
Tirant la porte derrière lui, il allaréveiller Hartlepool, qu’il conduisit au Tribunal et qu’il mit aucourant des événements. Hartlepool fut atterré. Pas plus que sonchef, il ne pouvait désigner les coupables, mais, pas plus que lui,il n’hésitait sur les noms de ceux qu’il était logique desuspecter.
Le Kaw-djer ayant résolu de ne pas ébruitercette affaire, il lui fallait boucher l’ouverture de la cloisonsans aucun concours étranger. Hartlepool partit donc à la recherchedes matériaux nécessaires, tandis que le Kaw-djer transportait lebaril de poudre à l’endroit qu’il occupait antérieurement dansl’entrepôt.
Il put ainsi constater qu’un autre destonnelets avait disparu. En y comprenant celui qu’il avait trouvédans la salle du Tribunal, il n’en restait que quatre, au lieu decinq. Que voulait-on faire de cette poudre ? Pas un bon usageassurément. Pourtant, en l’absence de toute arme à feu, ellen’était guère utilisable, les voleurs devant bien supposer qu’onallait rendre impossible une tentative semblable à celle qu’unhasard favorable venait de faire échouer.
Dès qu’Hartlepool fut de retour, les deuxmaçons improvisés remirent en place le morceau de madrier coupé parKennedy, puis le vide fut bouché comme précédemment avec despierrailles noyées dans du mortier. Bientôt il ne subsista aucunetrace de l’attentat. Alors seulement le Kaw-djer se retira chezlui, en se faisant suivre d’Hartlepool qu’il informa de ladisparition d’un second baril de poudre.
La chose méritait considération. Puisque lescoupables s’étaient emparés de cette poudre, c’est qu’ilsméditaient de recommencer leur tentative, et il convenait d’aviseraux moyens de se protéger contre eux.
Après que la question eut été examinée soustoutes ses faces, il fut définitivement convenu que l’attentat neserait pas ébruité, et qu’on agirait avec prudence de façon à nepas attirer l’attention. En premier lieu, on résolut d’augmenterles forces de police et de les porter de quarante à soixantehommes, en attendant mieux, si la nécessité en était ultérieurementdémontrée. Pour l’instant, il faudrait se contenter de huit gardessupplémentaires, puisqu’on ne possédait en réserve que ce nombred’armes à feu, mais il fut entendu que le Kaw-djer ferait venirdeux cents nouveaux fusils de manière à pouvoir parer dans l’avenirà toutes les éventualités. Il s’était créé à Libéria des intérêtsdéjà considérables et qui grandissaient de jour en jour. Ilimportait d’être en mesure de les défendre au besoin.
On convint, en outre, que les hommes de veillemonteraient dorénavant leur garde en plein air et non dans le postede police. Ils se relèveraient deux par deux et, pendant leurfaction, feraient les cent pas autour du gouvernement, qui seraitainsi à l’abri d’une surprise.
Le Kaw-djer ne crut pas devoir s’arrêter pourl’instant à d’autres mesures, mais Hartlepool se promit inpetto de les compléter en entourant son chef d’une protectionaussi vigilante que discrète.
Quant à découvrir les coupables, il n’yfallait pas compter, sous peine de mettre la ville en ébullition.Ils n’avaient laissé aucune trace, et seule la découverte du barilde poudre dérobé les eût démasqués. Mais, pour trouver ce baril, ilaurait fallu se livrer à de nombreuses perquisitions, qui eussentcausé une émotion que le Kaw-djer entendait éviter à tout prix.
Les choses ainsi réglées, la vie reprit soncours normal. Les jours passèrent après les jours, effaçant lesouvenir d’un incident auquel le temps écoulé enlevait beaucoup deson importance première et dont la nouvelle organisation rendait leretour impossible.
Le Kaw-djer, tout au moins, cessa bientôt d’ypenser. Il avait d’autres soucis en tête. Emporté par son œuvrecomme par un torrent, il goûtait l’ivresse sublime des créateurs.Son cerveau surchauffé élaborait sans cesse de nouvellesentreprises, et l’exécution d’un projet n’était pas terminée qu’ilpassait au projet suivant.
Il n’avait même pas attendu que le batardeaudu futur quai fût achevé, pour concevoir d’autres rêves. L’un, trèsréalisable à coup sûr, consistait à utiliser une chute de larivière située à quelques kilomètres en amont, pour y établir unestation électrique qui distribuerait partout la lumière et laforce. Libéria éclairée à l’électricité !… Qui, deux ansauparavant, eût pu prévoir cela ?
Pourtant ce projet n’était pas celui quipassionnait le plus le Kaw-djer. Il en rêvait un autre plusgrandiose. Éclairer Libéria, cela était utile, certes, mais utileseulement à une très petite fraction de l’humanité, et, d’autrepart, l’entreprise présentait si peu de difficultés qu’on pouvaitla considérer comme une simple distraction. L’œuvre qui lepassionnait réellement était plus générale et plus vaste. Elleintéressait l’humanité tout entière.
Il en devait la première pensée au naufragemême du Jonathan.Quand les coups de canon s’étaient faitentendre dans la nuit, le Kaw-djer avait, on s’en souvient, alluméun feu au sommet du cap Horn. Mais ce n’était là qu’un expédient,et, après comme avant, rien n’avertissait du péril les navires endétresse. L’agonie du Jonathan n’avait été, en effet,qu’une des innombrables scènes du drame qui se joue perpétuellementdans ces parages. Des centaines de bâtiments doublent, au milieudes tourmentes, l’extrême pointe de l’Amérique. Moins heureux quele Jonathan, ils n’ont pas de feu pour les guider, et tropsouvent ils couvrent de leurs débris les récifs de l’archipel. Ilen serait autrement si un phare s’allumait chaque soir au coucherdu soleil. Prévenus à temps, les bâtiments prendraient le large, etune multitude de naufrages seraient évités.
Depuis que le Kaw-djer avait mis le pied surle cap Horn, pas un jour ne s’était écoulé sans qu’il fût tenté parcette grande œuvre. Toutefois il n’en méconnaissait pas lesdifficultés, et longtemps il y avait pensé comme à une irréalisablechimère. Mais les choses étaient changées à présent. Gouverneurd’un État en voie d’ascension rapide, il pouvait employer un nombrepresque illimité de travailleurs. La chimère cessait d’êtreirréalisable.
D’autre part, la question d’argent, qui se fûtautrefois posée, était désormais résolue. Il est à croire, eneffet, que le Kaw-djer avait à sa disposition des ressourcesconsidérables, puisqu’il avait pu faire à l’État hostelien lesavances qui en avaient permis le développement. Longtemps ils’était refusé à puiser dans ces richesses dont il avaitvolontairement oublié l’existence, mais, maintenant qu’il les avaitune première fois utilisées, ses répugnances n’avaient plus deraison d’être. Le sacrifice était accompli ; il n’y avaitaucun motif de ne pas faire encore ce qu’il avait déjà fait.
D’ailleurs, sa prospérité croissantepermettrait bientôt à l’État hostelien de commencer leremboursement des avances que son créateur lui avait consenties.Ces capitaux, celui-ci n’allait pas les placer à la manière d’unbourgeois. Il n’allait pas thésauriser, lui qui professait pourl’argent un si dédaigneux mépris. Quel meilleur usage pourrait-ilen faire que de les utiliser à la construction d’un phare au sommetdu tragique promontoire sur la rude écorce duquel tant de naviresviennent s’écraser ?
Une grave difficulté subsistait cependant. Sil’île Hoste était libre, l’île Horn demeurait chilienne. Mais cettedifficulté n’était peut-être pas insurmontable. Il n’était pasimpossible que le Chili consentît à un abandon de ses droits sur unrocher inculte, en considération de l’usage que s’engagerait à enfaire le nouveau possesseur. Cette négociation, il convenait de latenter, tout au moins. Et c’est pourquoi le premier navire enpartance emporta une note officielle adressée sur ce sujet par legouverneur de l’État hostelien à la République du Chili.
Pendant que le Kaw-djer s’absorbait ainsi dansson œuvre, le danger dont il perdait le souvenir restait suspenduau-dessus de sa tête. Les auteurs de l’attentat étaient demeurésinconnus. Impunis, et ayant toujours en leur possession le baril depoudre qui constituait entre leurs mains la plus terrible desmenaces, ils vivaient librement, noyés dans la foule descolons.
Si le Kaw-djer, justifiant par la crainte detroubler la population de Libéria la répugnance de toute mesurepolicière, qui subsistait au fond de son cœur comme un vieux restede ses anciennes idées libertaires, ne se fût pas interdit, dès ledébut, de procéder à une enquête sérieuse, peut-être eût-il mis lamain sur les coupables. Le baril de poudre n’était pas loin, eneffet, Dorick et Kennedy l’ayant transporté, le matin même de leurattentat, dans une de ces grottes de la pointe de l’Est que leKaw-djer ne pouvait ignorer, puisque c’est dans l’une d’ellesqu’Hartlepool avait autrefois déposé la réserve de fusils.
Ces grottes, on ne l’aura peut-être pasoublié, étaient au nombre de trois : deux inférieures, dontl’une prenant jour sur le versant Sud, communiquait avec laseconde, évidée en plein cœur de la montagne, et une supérieure,située une cinquantaine de mètres plus haut, cette dernières’ouvrant au contraire sur le versant Nord et dominant parconséquent Libéria. Une étroite fissure réunissait les deuxsystèmes. Praticable à la rigueur malgré sa forte inclination,cette fissure présentait, vers le milieu de son parcours, unétranglement qui obligeait à ramper pendant quelques mètres, enévitant soigneusement de toucher, de frôler même un bloc instablequi supportait seul la voûte en cet endroit et dont la chute eûtrisqué de provoquer une catastrophe.
C’est dans la grotte supérieure que les fusilsavaient été déposés autrefois par Hartlepool. C’est dans l’une desdeux grottes inférieures que Dorick et Kennedy avaient porté lapoudre.
Ils n’avaient même pas jugé utile de ladissimuler dans la seconde, creusée en plein massif par un capricede la nature. Après avoir rapidement examiné celle-ci sansremarquer la fissure qui allait s’épanouir sur l’autre versant àune altitude plus élevée, ils s’étaient contentés de cacher lebaril sous un amoncellement de branches et l’avaient laissé dans lapremière grotte où, par une haute et large arcade, l’air et lalumière pénétraient à flots.
Grande avait été leur surprise, quand, enrevenant de cette expédition le matin du 27 février, ils avaientconstaté que le gouvernement était toujours debout. Pendant qu’ilss’éloignaient de la ville pour se débarrasser de leur baril, puis,tandis qu’ils s’en rapprochaient, ils avaient, de seconde enseconde, attendu l’explosion. Cette explosion ne devait pas seproduire, on le sait, et les deux malfaiteurs parvinrent à leursdomiciles respectifs sans que rien d’insolite fût arrivé.
C’était à n’y rien comprendre.
Quelle que fût leur curiosité, les coupablesne se hâtèrent pas, cependant, de chercher à la satisfaire. L’échecde leur tentative justifiait toutes les craintes, et leur uniqueobjectif fut d’abord de passer inaperçus. Ils se mêlèrent donc auxautres travailleurs et s’appliquèrent à éviter tout ce qui eût étésusceptible d’attirer l’attention sur eux.
Ce fut seulement au cours de l’après-midi queLewis Dorick osa passer devant le gouvernement. De loin, il lançaun rapide coup d’œil du côté du Tribunal et vit le serrurier Lawsonen train de réparer la porte fracturée. Lawson ne semblait pasattacher à son travail une importance particulière. On lui avaitdit de mettre une serrure neuve ; il la mettait, voilàtout.
La tranquillité de Lawson ne rassura nullementDorick. Puisqu’on réparait la porte, c’est que l’effraction étaitconnue. Par conséquent, on avait nécessairement découvert le barilde poudre et la mèche consumée. Qui avait fait cettedécouverte ? Dorick n’en savait rien. Mais il ne pouvaitdouter qu’un événement aussi grave n’eût été immédiatement porté àla connaissance du gouverneur, et il en concluait avec raison quedes mesures allaient être prises, qu’on allait exercer unesurveillance rigoureuse, et, se sachant coupable, il s’estimait engrand péril.
Une plus juste notion des choses lui rendit lesang-froid. Rien ne prouvait sa culpabilité après tout. Quand bienmême on le soupçonnerait, ce n’est pas sur des soupçons qu’on peutarrêter, emprisonner, ni surtout condamner les gens. Pour cela, ilfaut des preuves. Et, des preuves, il n’en existerait pas contrelui, tant que ses complices garderaient le silence.
Ces réflexions rassurantes ne l’empêchèrentpas d’éprouver une violente émotion lorsque, vers la fin du jour,il se trouva à l’improviste face à face avec le Kaw-djer, quivenait, comme de coutume, surveiller les travaux du port. Celui-ciavait son air habituel, et l’on n’eût pas deviné, en le voyant, querien d’insolite fût arrivé ! Dorick jugea ce calme pluseffrayant que la colère. Il se dit que, pour être si paisible, legouverneur devait avoir la certitude de mettre la main sur lescoupables. Tremblant, il feignit de s’absorber dans son travail, enévitant de relever les yeux sur le Kaw-djer dont il n’aurait pusupporter le regard. Si celui-ci lui avait parlé, le misérable sefût trahi.
Mais, le Kaw-djer ne lui adressant pas laparole, il reprit confiance. Cette confiance ne fit que croître àmesure que les jours s’écoulaient. Sans parvenir à le comprendre,il constatait que rien n’était changé dans la ville, bien quel’attentat fût certainement connu, ainsi que le prouvaient lesmodifications apportées à la garde de nuit.
Longtemps, toutefois, la peur fut la plusforte. Pendant quinze jours, les cinq complices s’évitèrent etmenèrent une vie exemplaire qui eût suffi à les rendre suspects àdes observateurs plus attentifs. Puis, ces deux semaines écoulées,ils commencèrent à s’enhardir. Ils échangèrent d’abord quelquesmots au passage, et enfin, la sécurité persistante leur donnant ducourage, ils reprirent leurs promenades du soir et leurs anciensconciliabules.
Leur assurance grandissant de jour en jour,ils ne tardèrent pas alors à s’aventurer dans la grotte où le barilde poudre était caché. Ils le trouvèrent tel qu’ils l’y avaientmis, ce qui acheva de les tranquilliser.
Peu à peu, la caverne devint le but ordinairede leurs promenades. Un mois après leur tentative avortée, ils s’yréunissaient tous les soirs.
Le sujet qu’ils y traitaient était toujours lemême. Il n’avait pas plus changé que les causes de leurmécontentement. Ce qu’était leur vie avant l’attentat, elle l’étaitrestée après. Ils continuaient à être soumis, comme tout le monde,à la loi du travail, et c’est bien cela, au fond qui lesexaspérait, en dépit de leurs grandiloquentes diatribes.
S’excitant réciproquement de leursrécriminations incessantes, ils oublièrent graduellement leur échecet commencèrent à chercher les moyens de le réparer. Enfin, leurrage impuissante augmentant sans cesse, le jour vint où ils furentmûrs pour un nouvel acte de révolte.
Ce jour-là, le 30 mars, les cinq compagnonsavaient quitté isolément Libéria et s’étaient, comme de coutume,rejoints à quelque distance de la ville. Leur groupe était aucomplet quand ils arrivèrent au lieu habituel de leurs séances.
La route s’était faite en silence. Dorickn’ayant pas ouvert la bouche et semblant perdu dans sesméditations, les autres avaient imité son mutisme. Et, de même queles lèvres, les visages étaient fermés. L’orage était dans l’air.Des pensées de haine gonflaient les âmes ulcérées.
Dorick, en pénétrant le premier dans lagrotte, eut un geste d’effroi. Un feu brûlait près de l’entrée.Quelqu’un était donc venu là, et la flamme encore claire prouvaitqu’il s’était écoulé peu de temps depuis le départ de l’intrus.
Un feu !… Dorick songea tout à coup à lapoudre. Si le foyer avait été placé quelques mètres plus loin,l’imprudent qui l’avait allumé eût sauté sans recours. Quel dangeril avait frôlé, sans le savoir !
Dorick courut au baril… Non, on ne l’avait pasdécouvert… Il était toujours sous l’amoncellement de branchages,dont on n’avait prélevé qu’un petit nombre pour former le foyer quipétillait joyeusement.
Pendant ce temps, Kennedy, s’éclairant avecune des branches enflammées, visitait la deuxième grotte. Il enressortit bien rassuré. Il n’y avait personne. Le visiteur inconnuétait décidément parti.
Cette nouvelle transmise à ses compagnons, iléparpilla d’un coup de pied le feu qui, malgré son éloignement dela poudre, ne laissait pas de constituer un danger. Mais Dorickl’arrêta et, rassemblant les tisons dispersés, reconstitua le foyersur lequel il jeta de nouveaux branchages, tandis que sescompagnons le regardaient faire avec surprise.
« Camarades, dit-il en se relevant, jesuis à bout… Déjà, tout à l’heure, j’étais décidé à l’action… Ceque nous avons vu me confirme dans mon projet… On est venu ici…c’est une raison de plus de se hâter, car on peut revenir, et cequ’on n’a pas trouvé aujourd’hui, on peut le trouverdemain. »
La voix de Dorick était fébrile, sa parolehaletante, ses gestes violents. Visiblement, il était à bout, ainsiqu’il le disait.
À l’exception de Sirdey qui demeuraimpassible, les autres approuvèrent bruyamment.
« Pour quand, l’opération ? demandaFred Moore.
– Pour ce soir même… » réponditDorick.
Il ajouta, hachant les mots comme un hommedominé par ses nerfs :
« J’ai bien réfléchi… Puisque nousn’avons pas d’armes, je m’en fabriquerai… Une bombe… ce soir même…en comprimant par couches successives de la poudre entre des toilestrempées dans du goudron… C’est pour cela que j’ai besoin de feu…pour faire fondre le goudron… Certes, ma bombe ne vaudra pas lesengins perfectionnés à mouvement d’horlogerie ou à renversement…Mais on fait ce qu’on peut… Je ne suis pas un chimiste, moi… Tellequelle, d’ailleurs, elle fera son effet… Une mèche la traversera depart en part… La mèche durera trente secondes… J’en ai faitl’expérience… Juste le temps d’allumer et de lancer… »
Les auditeurs de Dorick étaient frappés malgréeux de son air étrange. Son regard était brûlant et, dans unecertaine mesure, égaré. Lewis Dorick était-il donc fou ?
Non, il n’était pas fou, ou du moins il nel’était pas au sens pathologique du mot. Si toute sa vie d’amertumeet d’envie lui remontait aux lèvres à cette heure et donnait à sonattitude cette fébrilité, il gardait autant de lucidité qu’en peutconserver un homme devenu la proie de la fureur.
« Qui la jettera, cette bombe ?demanda Sirdey froidement.
– Moi, répondit Dorick.
– Quand.
– Cette nuit… Vers deux heures, j’iraifrapper au gouvernement… Le Kaw-djer viendra ouvrir… Aussitôt queje l’entendrai, j’allumerai la mèche… j’aurai ce qu’il faut pourcela… la porte ouverte, je lancerai la bombe dans l’intérieur…
– Et toi ?
– J’aurai le temps de me sauver…D’ailleurs, quand je devrais sauter aussi, il faut enfinir. »
Un silence tomba sur le groupe. On seregardait avec stupeur, épouvantés du projet de Dorick.
« Dans ce cas, dit Sirdey d’une voixcalme, tu n’as pas besoin de nous.
– Je n’ai besoin de personne, répliquaviolemment Dorick. Les lâches peuvent s’en aller, s’ils leveulent. »
Le mot fouetta les amours-propres.
« Moi, je reste, dit Kennedy.
– Moi aussi, dit William Moore.
– Moi aussi », dit Fred Moore. Seul,Sirdey ne dit rien.
Les voix s’étaient enflées peu à peu. Sansmême s’en apercevoir, on en était arrivé au ton de la dispute.Malgré l’avertissement donné par le feu qu’on avait trouvé allumé,on ne se disait pas qu’il pouvait y avoir à proximité des écouteurspour recueillir ces paroles imprudentes.
Il y en avait cependant, mais un seul, à vraidire, et qui était de taille trop réduite pour inspirer descraintes, alors même qu’on eût connu sa présence. Celui qui, bieninvolontairement au surplus, se tenait aux écoutes, n’était autreque Dick, et cinq hommes robustes n’avaient, en effet, rien àredouter d’un enfant.
Le 30 mars étant pour eux jour de congé, Dicket Sand avaient quitté la ville de bonne heure, en ayant pourobjectif les grottes qu’ils avaient autrefois fait retentir sisouvent de leurs ébats. L’enfance est capricieuse. Les amusementsqu’elle aime avec le plus de passion, elle les délaisse un beaujour subitement, la lassitude venue, pour les reprendre ensuiteavec la même soudaineté, quand d’autres distractions ont à leurtour cessé de lui plaire. Après avoir eu leur succès, les grottesavaient été abandonnées. Elles redevenaient à la mode.
Tout en marchant d’un pas vif, Dick et Sandtraitaient l’importante question du jeu qui allait être pratiqué cejour-là. Plus exactement, Dick, comme c’était assez la coutume,formulait d’autorité des ukases que Sand enregistrait d’un airsoumis.
« Mon vieux, prononça Dick, lorsqu’ilseurent dépassé les dernières maisons, je vais te dire une bonnechose. »
Sand alléché tendit l’oreille.
« On va jouer au restaurant. »
Sand approuva de la tête. Mais, en réalité, ilne comprenait pas, il faut l’avouer.
« Pige-moi ça, mon vieux ! annonçaDick triomphalement.
– Des allumettes !… s’écria Sandémerveillé par un si prodigieux joujou.
– Et ça !… reprit Dick en sortantpéniblement de sa poche la demi-douzaine de pommes de terre qu’il yavait fait entrer de force avant de partir. »
Sand battit des mains.
« Comme ça, décréta Dick dominateur, tuseras le patron du restaurant. Moi, je serai le client.
– Pourquoi ?… demanda Sand avecinnocence.
– Parce que !… » réponditDick.
Devant cet argument péremptoire, il ne restaità Sand qu’à s’incliner. C’est pourquoi, lorsqu’ils furent tous deuxdans la grotte, les choses se passèrent comme l’avait arrêté sontyrannique camarade. Dans un coin, il y avait un tas de branchesvenues on ne savait d’où. Quelques-unes de ces branches furentbientôt transformées en un feu magnifique, et les pommes de terrecommencèrent à cuire.
Quand elles furent cuites, le véritable jeucommença. Sand joua à merveille le rôle du restaurateur, et Dick nelui fut pas inférieur dans celui du client de passage. Il auraitfallu voir avec quelle désinvolture il entra dans la grotte, – car,bien entendu, il en était ressorti pour augmenter la vraisemblance– avec quelle distinction il s’assit par terre devant l’illusiond’une table, avec quelle autorité il réclama tous les mets qui luivenaient à l’esprit. Il demanda des œufs, du jambon, du poulet, ducorned-beef, du riz, du pudding, et plusieurs autres choses. Dieumerci, le client pouvait impunément se montrer exigeant. Jamais onn’avait vu un restaurant si bien garni. Le restaurateur avait detout. Quelle que fût la commande, il répondait sans hésiter par des« Voilà, monsieur ! », en apportant sans aucunretard les mets indiqués, qui étaient en effet, il n’en faut pasdouter, des œufs, du jambon ou du poulet, bien qu’un observateursuperficiel les eût peut-être confondus avec de simples pommes deterre.
Malheureusement, il n’est pas d’office simerveilleusement garni qu’il ne s’épuise, comme il n’est pasd’appétit si robuste qu’il ne finisse par être rassasié. Par uneétonnante coïncidence, ces deux événements se produisirent en mêmetemps, et, phénomène non moins merveilleux, ce fut au moment précisoù il ne restait plus une seule pomme de terre.
Sand éprouva un gros chagrin en faisant cettedésolante constatation.
« Tu les as toutes mangées !… »soupira-t-il d’un air désappointé.
Dick daigna s’expliquer.
« Puisque c’est moi le client…répondit-il comme si la chose allait de soi. Un patron ne mange passa marchandise, peut-être ! »
Mais Sand, cette fois, ne parut pasconvaincu.
« En attendant, moi, je n’ai rieneu », fit-il remarquer tout penaud.
Dick le prit de très haut.
« Non, mais, dis donc un peu que je suisun gourmand !… Et puis, zut ! je ne joue plus,là !
– Dick !… » implora Sandterrifié par cette menace.
Il n’en fallut pas davantage. Dick renonçaimmédiatement à ses projets de vengeance.
« Alors, dit-il d’un air magnanime, c’estmoi qui ferai le patron… C’est à toi d’être le client. »
Le jeu s’organisa d’après ce nouveauprogramme. Ce fut Sand qui sortit de la grotte, y rentra et s’assitpar terre devant la table imaginaire. Cette mise en scène terminée,Dick s’approcha de son client ravi en lui présentant un caillou.Mais Sand, dont l’intelligence était moins vive, ne comprit pastout de suite et regarda le caillou d’un air ahuri.
« Bête !… expliqua Dick. C’est lanote.
– Je n’ai rien eu, objecta Sandrévolté.
– Puisqu’il n’y a plus rien… il n’y aplus qu’à payer le dîner… Dans un restaurant, on paie,peut-être !… Tu diras : « Garçon, donnez-moi lanote, je vous prie ». Moi, je dirai : « Voilà,monsieur ! » Toi, tu diras : « Voilà, garçon,un cent pour le dîner et un cent pourvous. » Moi, je dirai : « Merci, monsieur. » Ettu me donneras deux cents. »
Tout se passa conformément à ce plan fortlogique. Sand eut le ton qu’il fallait pour demander :« Garçon, donnez-moi la note, je vous prie », et Dickcria si parfaitement : « Voilà, monsieur ! »,qu’on l’eût pris pour un garçon véritable. C’était à s’y méprendre.Sand enchanté donna les deux cents.
Une réflexion ne laissa pas toutefois de gâterson plaisir.
« C’est toi qui as mangé les pommes deterre, et c’est moi qui les paie ! dit-il un peumélancoliquement. »
Dick n’eut pas l’air d’entendre. Il avaitparfaitement entendu cependant. Et la preuve en est qu’il avaitrougi jusqu’aux oreilles.
« Nous achèterons un réglisse au bazarRhodes », promit-il pour se mettre en repos avec saconscience.
Puis, en profond politique, afin de coupercourt à l’incident :
« On va jouer à autre chose,déclara-t-il.
– À quoi ? demanda Sand.
– Au lion, décida Dick, qui, sanshésiter, se distribua le beau rôle. Tu seras un voyageur. Moi, jesuis un lion. Tu vas sortir. Alors, tu entreras dans la grotte pourte reposer, et je sauterai sur toi pour te manger. Alors, tucrieras : « Au secours !… » Alors, je m’en iraiet je reviendrai en courant. Je serai un chasseur et je tuerai lelion.
– Puisque c’est toi, le lion !objecta Sand non sans une certaine logique.
– Non, je serai un chasseur.
– Alors, qui est-ce qui memangera ?
– Bête !… c’est moi, quand je seraile lion. »
Sand se plongea en de profondes réflexions, enregardant son camarade d’un air rêveur. Celui-ci interrompit sarecherche.
« Tu n’as pas besoin de comprendre,dit-il. Va-t’en. Après, tu reviendras. Le lion te guettera dans lesrochers… Tu as le temps… Une demi-heure au moins… C’est moi, lelion, tu sais… Alors, je suis à l’affût… Un lion, ça n’y reste pasdeux minutes à l’affût… Monte par la galerie jusqu’à la grotte d’enhaut, et reviens par dehors… Mais tu ne te méfies pas, tucomprends, tu ne te doutes de rien… C’est seulement quand tuentendras le rugissement du lion… »
Et Dick poussa un rugissement terrifiant.
Sand était déjà parti. Il remontait la galerieet tout à l’heure il redescendrait docilement pour se faire dévorerpar le lion.
Pendant que son camarade s’éloignait, Dicks’était tapi entre les rochers. Il avait une demi-heure à attendre,mais cela ne lui semblait pas long. Il était le lion. Or, ainsiqu’il l’avait fait observer précieusement, un lion doit savoirgarder l’affût avec patience. Pour rien au monde il n’eût montré lebout de sa frimousse, et consciencieusement il poussait de temps àautre, bien qu’il fût tout seul, de petits rugissements, préludesdu grand, du terrible, qui éclaterait quand le lion dévorerait lemalheureux voyageur.
Il fut interrompu dans ces exercicespréparatoires. Plusieurs personnes gravissaient la pente de lamontagne. Dick, absolument convaincu qu’il était un lion véritable,n’eut garde de se montrer, mais sa transformation en roi du désertne l’empêcha pas de reconnaître au passage Lewis Dorick, les frèresMoore, Kennedy et Sirdey. Dick fit la grimace. Il n’aimait pas tousces gens-là et particulièrement Fred Moore qu’il considérait commeson ennemi personnel.
Les cinq hommes disparurent dans la grotte, àla grande colère de Dick, qui entendit leurs exclamationsd’étonnement lorsqu’ils découvrirent le feu.
« Elle n’est pas à eux, la grotte »,murmura-t-il entre ses dents.
Mais d’autres paroles arrivèrent jusqu’à luiet lui firent dresser l’oreille. On parlait de poudre et de bombe,et ce dernier mot, qu’il comprenait mal, on le mêlait aux noms dugouverneur et d’Hartlepool.
Peut-être était-il trop loin et avait-il malentendu… Avec précaution il s’approcha de l’entrée de la grotte,jusqu’à une place d’où il pouvait entendre distinctement tout cequ’on y disait.
Quelqu’un parlait précisément en ce moment.Dick reconnut la voix de Sirdey.
« Et après ?… demandait l’anciencuisinier qui continuait à jouer auprès de Dorick le rôle ducritique.
– Après ?… répéta Dorick d’un toninterrogateur.
– Oui… reprit Sirdey. Ta bombe, ce n’estpas comme le baril. Tu n’as pas la prétention de les tuer tous…Quand tu auras fait sauter le Kaw-djer, il restera Hartlepool etles hommes du poste.
– Qu’importe !… répondit Dorick avecviolence. Je ne les crains pas… La tête coupée, le corps ne compteplus. »
Tuer !… Couper la tête augouverneur !… Dick, devenu soudain sérieux, écoutait entremblant ces paroles terribles.
Couper la tête du gouverneur !… Dick, enoubliant son rôle de lion, ne pensa plus qu’à s’enfuir. Il fallaitcourir à Libéria… raconter ce qu’il venait d’entendre…
Malheureusement pour lui, l’excès de saprécipitation l’empêcha de calculer ses mouvements avec assez deprudence. Une pierre se détacha et dégringola bruyamment. Aussitôtquelqu’un se montra sur le seuil de la caverne, en lançant de touscôtés des regards soupçonneux. Dick effrayé reconnut FredMoore.
De son côté, celui-ci avait aperçul’enfant.
« Ah !… c’est toi, moucheron !…dit-il. Que fais-tu là ? »
Dick, paralysé par la terreur, ne réponditpas.
« Tu as donc ta langue dans ta poche,aujourd’hui ? reprit la grosse voix de Fred Moore. Elle estbien pendue, pourtant… Attends un peu. Je vais t’aider à laretrouver, moi… »
La peur rendit à Dick l’usage de ses jambes.Il reprit sa course et s’élança sur la pente. Mais en quelquesenjambées son ennemi l’eut rejoint. Saisi à la ceinture par unemain robuste, il fut soulevé comme une plume.
« Voyez-vous ça !… grondait FredMoore en élevant à la hauteur de son visage l’enfant terrifié. Jet’apprendrai à espionner, petite vipère ! »
En un instant, Dick fut transporté dans lagrotte et jeté comme un paquet aux pieds de Lewis Dorick.
« Voilà, dit Fred Moore, ce que j’aitrouvé dehors, en train de nous écouter ! »
D’une taloche, Dorick releva l’enfant.
« Qu’est-ce que tu faisaislà ? » demanda-t-il sévèrement.
Dick avait grand-peur. Même, pour être franc,il tremblait comme la feuille. Malgré tout, cependant, son orgueilfut plus fort. Il se redressa sur ses petites jambes, tel un coq decombat sur ses ergots.
« Ça ne vous regarde pas, répliqua-t-ilavec arrogance… On a bien le droit de jouer au lion dans la grotte…Elle n’est pas à vous, la grotte.
– Tâche de répondre poliment, morveux,dit Fred Moore, en administrant une nouvelle taloche à soncaptif. »
Mais les coups n’étaient pas des arguments àemployer avec Dick. On l’eût haché comme chair à pâté, qu’on nel’eût pas fait céder. Au lieu de plier l’échine, il grandit aucontraire de tout son pouvoir sa taille exiguë, serra les poings,puis, regardant son adversaire bien en face :
« Grand lâche !… » dit-il.
Fred Moore ne parut pas autrement sensible àcette injure.
« Qu’est-ce que tu as entendu ?demanda-t-il. Tu vas nous le dire, ou sinon !… »
Mais Fred Moore eut beau lever la main, etmême la faire retomber à plusieurs reprises avec une force toujourscroissante, Dick s’obstina dans un silence farouche.
Dorick intervint.
« Laissez cet enfant, dit-il. Vous n’entirerez rien… D’ailleurs, peu nous importe. Qu’il ait entendu ounon, je présume que nous ne serons pas assez bêtes pour lui rendrela clef des champs…
– On ne va pas le tuer, je pense ?interrompit Sirdey qui semblait décidément peu enclin aux solutionsviolentes.
– Il n’en est pas question, réponditDorick en haussant les épaules. On va le boucler simplement…Quelqu’un a-t-il sur lui un bout de corde ?
– Voilà, dit Fred Moore en tirant de sapoche l’objet demandé.
– Et voilà », ajouta son frèreWilliam, en offrant sa ceinture de cuir.
En un tour de main, Dick fut étroitementligoté. Les chevilles serrées l’une contre l’autre, les mains liéesderrière le dos, il ne pouvait plus faire un mouvement. Puis FredMoore le transporta dans la seconde grotte où il le jeta sur le solcomme un paquet.
« Tâche de te tenir tranquille,recommanda-t-il à son prisonnier avant de s’éloigner. Sans ça, tuauras affaire à moi, mon garçon ! »
Cette recommandation donnée, il retourna prèsde ses compagnons, et l’éternelle conversation fut reprise.Toutefois, elle était proche de son terme, et l’heure de l’actionallait de nouveau sonner. Pendant qu’on parlait autour de lui,Dorick avait placé le goudron sur le feu, et bientôt, avec dessoins méticuleux, il commença la fabrication de son enginmeurtrier.
Tandis que les cinq misérables se préparaientainsi au crime, leur destinée s’élaborait à leur insu. La capturede Dick avait eu un témoin. Sand, en allant au rendez-vous, où,selon les conventions, il devait être victime de la férocité dulion, avait assisté à toute la scène. Il avait vu son camaradecapturé, emporté, ligoté et enfin jeté dans la deuxième grotte.
Sand fut plongé dans un affreux désespoir.Pourquoi s’était-on emparé de Dick ?… Pourquoi l’avait-onfrappé ?… Pourquoi Fred Moore l’avait-il emporté ?…Qu’avait-on fait de lui ?… On l’avait tué, peut-être !… Àmoins qu’il fût seulement blessé, et qu’il attendît du secours.
Dans ce cas, Sand lui en apporterait. Ils’élança à l’assaut de la montagne, grimpa comme un chamois jusqu’àla grotte supérieure, redescendit la galerie étroite qui réunissaitles deux systèmes. Moins d’un quart d’heure plus tard, il arrivaitau bas de la pente, à l’endroit où la galerie s’épanouissait pourformer le ténébreux évidement creusé en plein massif, dans lequelDick avait été incarcéré.
Par le passage faisant communiquer cetévidement avec la caverne extérieure, un peu de lumière filtrait.Par là arrivaient également, sourdes, effacées, les voix de LewisDorick et de ses quatre complices. Sand, comprenant la nécessité dela prudence, ralentit son allure et s’approcha de son ami à pas deloup.
Les mousses, en leur qualité d’apprentismarins, ont toujours un couteau en poche. Sand eut tôt faitd’ouvrir le sien et de couper les liens du prisonnier. À peinelibre de ses mouvements, celui-ci, sans prononcer un seul mot,courut vers la galerie par laquelle lui était venu le salut. Il nes’agissait pas d’une plaisanterie. Lui seul savait, grâce auxquelques mots surpris, à quel point la situation était grave etcombien il importait d’agir vite. C’est pourquoi, sans perdre sontemps à de vains remerciements, il s’élança dans la galerie et enescalada la pente en toute hâte, tandis que, sur ses talons,s’époumonait le pauvre Sand.
La double évasion aurait facilement réussi, sile malheur n’avait voulu que Fred Moore, en cet instant précis,n’eût la fantaisie de venir jeter un coup d’œil sur son prisonnier.Dans la lumière incertaine qui arrivait de la première grotte, ilcrut voir remuer une forme vague. À tout hasard, il s’élança surses traces et découvrit ainsi la galerie ascendante dont il n’avaitpas jusqu’alors soupçonné l’existence. Comprenant aussitôt qu’ilétait joué et que son prisonnier s’échappait, il poussa un furieuxjuron et se mit, lui troisième, à gravir la pente.
Si les enfants avaient une quinzaine de mètresd’avance, Fred Moore, d’un autre côté, possédait de longues jambes,et le passage étant relativement vaste, dans sa partie inférieuretout au moins, rien ne s’opposait à ce qu’il profitât de cetavantage. L’obscurité profonde qui l’entourait constituait, il estvrai, un sérieux obstacle à sa marche dans cette galerie inconnue,que Dick et Sand connaissaient si bien au contraire. Mais FredMoore était en colère, et, quand on est en colère, on n’écoute pasles conseils de la prudence. Aussi courait-il à corps perdu dansles ténèbres, les mains étendues en avant, au risque de se briserla tête contre une saillie de la voûte.
Fred Moore ignorait qu’il y eût deux fugitifsdevant lui. Il ne voyait absolument rien, et les enfants n’avaientgarde de parler. Seul, le bruit des pierres qui roulaient sur lapente lui indiquait qu’il était en bonne voie, et, ce bruitdevenant plus proche d’instant en instant, il en concluait qu’ilgagnait du terrain.
Les enfants faisaient de leur mieux. Ilssavaient qu’on était à leur poursuite et comprenaient parfaitementqu’on les rattrapait progressivement. Ils ne désespéraient pascependant. Tous leurs efforts tendaient à atteindre cetétranglement de la galerie où le toit n’était supporté que par unrocher que le moindre choc eût fait basculer. Au-delà, la galerieétait plus basse et plus étroite, et leur petite taille lesservirait. Ils pourraient continuer à courir, tandis que leurennemi serait dans l’obligation de se courber.
Cet étranglement, objet de leurs vœux, ilsl’atteignirent enfin. Plié en deux, Dick le franchit heureusementle premier. Sand, marchant sur les mains et sur les genoux, seglissait à sa suite, quand il se sentit tout à coup immobilisé, sacheville saisie par une main brutale.
« Je te tiens, bandit !… »disait en même temps derrière lui une voix furieuse.
Fred Moore était, en effet, au comble de lafureur. Rien ne l’ayant averti que la galerie fût brusquementabaissée et rétrécie en un point de son parcours, il s’en étaitfallu de peu qu’il ne se fracassât la tête. Son front était entréen contact avec la voûte si rudement que le contrecoup l’avait faitchoir à demi assommé. Ce fut précisément à cette chute qu’il dut lesuccès de sa poursuite, la main qu’il étendait instinctivementétant tombée par fortune sur la jambe du fuyard.
Sand se vit perdu… On allait se débarrasser delui et on repartirait à la poursuite de Dick qui serait rejoint àson tour… Alors, que ferait-on à Dick ?… On l’emprisonnerait…on le tuerait peut-être !… Il fallait empêcher cela,l’empêcher à tout prix !…
Sand fit-il, en réalité, cette série deraisonnements ? Même, fut-ce de propos délibéré qu’il adoptale moyen désespéré auquel il eut recours ? Ce n’est pas sûr,car le temps de la réflexion lui manqua, et, de son commencement àsa fin, le drame tout entier n’eut pas la durée d’une seconde.
Il semblerait que nous ayons en nous-même unautre être qui, dans certains cas, agit pour notre compte. Ceserait lui, le subconscient des philosophes, qui nous faittrouver soudain, alors que nous n’y pensons plus, la solution d’unproblème longtemps cherchée en vain. Ce serait lui qui gouverneraitnos réflexes et serait cause des gestes instinctifs que peuventprovoquer les excitations extérieures. Ce serait lui enfin qui nousdéciderait parfois à l’improviste à des actes dont la sourceprofonde est en nous, mais que notre volonté n’a pas formellementdécidés.
Sand n’eut qu’une idée claire : lanécessité de sauver Dick et d’arrêter la poursuite. Lesub-conscient fit le reste. D’eux-mêmes ses brass’étendirent et s’accrochèrent au bloc instable qui soutenait letoit de la galerie, tandis que Fred Moore, ignorant du danger, letirait violemment en arrière.
Le bloc glissa. La voûte s’écroula en faisantun bruit sourd.
À ce bruit, Dick, saisi d’un trouble vague,s’arrêta sur place, écoutant. Il n’entendit plus rien. Le silenceétait revenu, profond comme les ténèbres dans lesquelles il étaitplongé. Il appela Sand, à voix basse d’abord, puis plus fort, puisencore plus fort… Enfin, comme il n’obtenait pas de réponse, ilrevint sur ses pas et se heurta à un amoncellement de rocs qui nelaissaient entre eux aucune issue. Il comprit aussitôt. La galeries’était écroulée, Sand était là-dessous…
Un instant, Dick resta immobile, hébété, puisil repartit brusquement à toute vitesse, et, parvenu au jour, serua sur la descente comme un fou.
Le Kaw-djer était en train de lirepaisiblement avant de se mettre au lit, quand la porte dugouvernement s’ouvrit avec violence. Une sorte de boule d’oùsortaient des cris et des mots inarticulés vint rouler à ses pieds.La première surprise passée, il reconnut Dick.
« Sand… gouverneur… Sand !… »gémissait celui-ci.
Le Kaw-djer prit une voix sévère.
« Que signifie cela ?… Qu’ya-t-il ? »
Mais Dick ne parut pas comprendre. Il avaitdes yeux égarés, les larmes ruisselaient de son visage, et de sapoitrine haletante s’échappaient des mots sans suite.
« Sand… gouverneur !… Sand…disait-il en tirant le Kaw-djer par la main comme s’il eût voulul’entraîner. La grotte… Dorick… Moore… Sirdey… la bombe… couper latête… Et Sand… écrasé !… Sand… gouverneur !…Sand !… »
En dépit de leur incohérence, ces mots étaientclairs, cependant. Quelque chose d’insolite avait dû se produireaux grottes, une chose à laquelle, d’une manière ou d’une autre,Dorick, Moore et Sirdey étaient mêlés et dont Sand avait été lavictime. Quant à tirer de Dick des renseignements plus précis, iln’y fallait pas songer. Le petit garçon, au paroxysme del’épouvante, continuait à prononcer les mêmes paroles qu’ilrépétait interminablement et semblait avoir perdu la raison.
Le Kaw-djer se leva, et appelant Hartlepool,il lui dit rapidement :
« Il se passe quelque chose aux grottes…Prenez cinq hommes, munissez-vous de torches, et venez m’yrejoindre. Hâtez-vous. »
Puis, sans attendre la réponse, il obéit àl’appel de la petite main dont la sollicitation se faisait de plusen plus pressante, et partit en courant dans la direction de lapointe. Deux minutes plus tard, Hartlepool, à la tête de cinqhommes armés, se mettait en marche à son tour.
Malheureusement, dans la nuit presquecomplète, le Kaw-djer était déjà hors de vue. « Auxgrottes », avait-il dit. Hartlepool alla donc vers lesgrottes, c’est-à-dire vers celle qu’il connaissait le mieux et danslaquelle jadis il avait caché les fusils, tandis que le Kaw-djer,guidé par Dick, se dirigeait plus au Nord, de manière à contournerl’extrémité de la pointe et à atteindre, sur l’autre versant, celledes deux grottes inférieures dont Dorick avait fait son quartiergénéral.
Celui-ci, à l’exclamation poussée par FredMoore en découvrant la fuite du prisonnier, avait interrompu sontravail et, suivi de ses trois compagnons, il s’était avancéjusqu’à la seconde grotte, prêt à donner mains forte au camaradequi venait d’y entrer. Toutefois, Fred Moore n’ayant affaire qu’àun enfant, il ne s’était pas attardé, et, après un rapide coupd’œil que l’obscurité avait rendu inutile, il s’était remis à sontravail.
Fred Moore n’étant pas revenu quand ce travailfut terminé, on commença à s’étonner de la prolongation de sonabsence ; s’éclairant avec un brandon, on pénétra de nouveaudans la grotte intérieure, William Moore en tête, Dorick, puisKennedy derrière lui. Sirdey suivit ses camarades, mais ce fut pourse raviser et rebrousser chemin presque aussitôt. Puis, tandis queses amis s’aventuraient dans la deuxième grotte, il sortit de lapremière au contraire, et, profitant de la nuit tombante, sedissimula dans les rochers de l’extérieur. Cette disparition deFred Moore ne lui disait rien de bon. Il prévoyait descomplications désagréables. Or, ce n’était pas un foudre de guerre,que Sirdey, loin de là. La ruse, la tromperie, les moyens cauteleuxet sournois, rien de mieux ! mais les coups n’étaient pas sonaffaire. Il garait donc sa précieuse personne, bien décidé à ne secompromettre qu’à coup sûr et selon la tournure qu’allaient prendreles événements.
Pendant ce temps, Dorick et ses deuxcompagnons découvraient la galerie dans laquelle Fred Moore s’étaitengagé à la suite de Dick et de Sand. La grotte n’ayant pas d’autreissue, aucune erreur n’était possible. Celui qu’on cherchait enétait nécessairement sorti par là. Ils s’y engagèrent donc à leurtour, mais, après une centaine de mètres, il leur fallut s’arrêter.Une masse de rochers entassés les uns sur les autres leur barraitle passage. La galerie n’était qu’une impasse dont ils avaientatteint le fond.
Devant cet obstacle inattendu, ils seregardèrent, littéralement ahuris. Où diable pouvait bien être FredMoore ?… Incapables de répondre à cette question, ilsredescendirent la pente sans soupçonner que leur camarade fûtenseveli sous cet amas de décombres.
Fort troublés par cet indéchiffrable mystère,ils regagnèrent en silence la première grotte. Une désagréablesurprise les y attendait. Au moment même où ils y mettaient lepied, deux formes humaines, celles d’un homme et d’un enfant,apparurent tout à coup sur le seuil.
Le feu brillait joyeusement, et sa flammeclaire dissipait les ténèbres. Les misérables reconnurent l’hommeet reconnurent l’enfant.
« Dick !… » firent-ils toustrois, stupéfaits de voir revenir de ce côté le mousse que, moinsd’une demi-heure plus tôt, on avait enfermé et si solidementgarotté.
« Le Kaw-djer !… »grondèrent-ils ensuite, avec un mélange de colère et d’effroi.
Un instant ils hésitèrent, puis la rage fut laplus forte, et, d’un même mouvement, William Moore et Kennedy seruèrent en avant.
Immobile sur le seuil, sa haute silhouettevivement éclairée par la flamme, le Kaw-djer attendit sesadversaires de pied ferme. Ceux-ci avaient tiré leurs couteaux. Ilne leur laissa pas le temps de s’en servir. Saisis à la gorge pardes mains de fer, le crâne de l’un heurta rudement la tête del’autre. Ensemble, ils tombèrent, assommés.
Kennedy avait son compte, comme on dit. Ildemeura étendu, inerte, tandis que William Moore se relevait enchancelant.
Sans s’occuper de lui, le Kaw-djer fit unpremier pas vers Dorick…
Celui-ci, affolé par la foudroyante rapiditéde ces événements, avait assisté à la bataille sans y prendre part.Il était resté en arrière, tenant à la main sa bombe d’où pendaientquelques centimètres de mèche. Paralysé par la surprise, il n’avaitpas eu le temps d’intervenir, et le résultat de la lutte luimontrait maintenant de quelle inutilité serait une plus longuerésistance. Au mouvement que fit le Kaw-djer, il comprit que toutétait perdu…
Alors, une folie le saisit… Une vague de sangmonta à son cerveau : selon l’énergique expression populaire,il vit rouge… Une fois au moins dans sa vie, il vaincrait… Dût-ilpérir, l’autre périrait !…
Il bondit vers le feu et saisit un tison qu’ilapprocha de la mèche, puis son bras ramené en arrière se détenditpour lancer le terrible projectile…
Le temps manqua à son geste de meurtre. Fut-cepar suite d’une maladresse, d’une défectuosité de la mèche, ou pourtoute autre cause ? La bombe éclata dans ses mains. Soudain,une violente détonation retentit… Le sol trembla. La gueule béantede la grotte vomit une gerbe de feu…
À l’explosion, un cri d’angoisse répondit audehors. Hartlepool et ses hommes, ayant enfin reconnu leur erreur,arrivaient au pas de course, juste à temps pour assister au drame.Ils virent la flamme, divisée en deux langues ardentes, jaillir depart et d’autre du Kaw-djer, dont le petit Dick terrifié embrassaitles genoux, et qui demeurait debout, immobile comme un marbre, aumilieu de ce cercle de feu. Ils s’élancèrent au secours de leurchef.
Mais celui-ci n’avait pas besoin d’êtresecouru. L’explosion l’avait miraculeusement épargné. L’air déplacés’était séparé en deux courants qui l’avaient frôlé sansl’atteindre. Immobile et debout comme on l’avait aperçu au momentdu péril, on le trouva, le péril passé. Il arrêta de la main ceuxqui accouraient à son aide.
« Gardez l’entrée, Hartlepool »,ordonna-t-il de sa voix habituelle.
Stupéfaits de cet incroyable sang-froid,Hartlepool et ses hommes obéirent, et une barrière humaine setendit en travers de l’ouverture de la grotte. La fumée sedissipait peu à peu, mais, le feu ayant été éteint par l’explosion,l’obscurité était profonde.
« De la lumière, Hartlepool », ditle Kaw-djer.
Une torche fut allumée. On pénétra dans lacaverne.
Aussitôt, profitant de la solitude et del’obscurité revenues, une ombre se détacha des roches de l’entrée.Sirdey était renseigné maintenant. Dorick tué ou pris, il jugeaitopportun, dans tous les cas, de se mettre à l’abri. Lentement,d’abord, il s’éloigna. Puis, quand il estima la distancesuffisante, il accéléra sa fuite. Il disparut dans la nuit.
Pendant ce temps, le Kaw-djer et ses hommesexploraient le théâtre du drame. Le spectacle y était affreux. Surle sol éclaboussé de sang, traînaient partout d’effroyables débris.On eut peine à identifier Dorick, dont les bras et la tête avaientété emportés par l’explosion. À quelques pas, gisait William Moore,le ventre ouvert. Plus loin, Kennedy, sans blessure apparente,semblait dormir. Le Kaw-djer s’approcha de ce dernier.
« Il vit », dit-il.
Vraisemblablement, l’ancien matelot, à demiétranglé par le Kaw-djer et incapable par suite de se relever,avait dû le salut à cette circonstance.
« Je ne vois pas Sirdey, fit observer leKaw-djer en regardant autour de lui. Il en était, pourtant,paraît-il. »
La grotte fut en vain méticuleusement visitée.On ne releva aucune trace du cuisinier du Jonathan. Parcontre, sous l’amas de branches qui le dissimulait, Hartlepooldécouvrit le baril de poudre dont Dorick n’avait prélevé qu’unefaible partie.
« Voilà l’autre baril !… »s’écria-t-il triomphalement. Ce sont nos gens de l’autre fois.
À ce moment, une main saisit celle duKaw-djer, tandis qu’une faible voix gémissait doucement.
« Sand !… gouverneur !…Sand !… »
Dick avait raison. Tout n’était pas fini. Ilrestait encore à trouver Sand, puisque, d’après son ami, il étaitmêlé à cette affaire.
« Conduis-nous, mon garçon », dit leKaw-djer.
Dick s’engagea dans le passage intérieur, etsauf un homme qui fut laissé à la garde de Kennedy, tout le mondes’y engagea derrière lui. À sa suite, on traversa la secondegrotte, puis on remonta la galerie, jusqu’au point où l’éboulements’était produit.
« Là !… » fit Dick en montrantde la main l’amoncellement de rochers.
Il semblait en proie à une affreuse douleur,et son air égaré fit pitié à ces hommes forts dont il imploraitl’assistance. Il ne pleurait plus, mais ses yeux secs brûlaient defièvre, et ses lèvres avaient peine à prononcer les mots.
« Là ?… répondit le Kaw-djer avecdouceur. Mais tu vois bien, mon petit, qu’on ne peut avancer plusloin.
– Sand ! répéta Dick avecobstination en tendant dans la même direction sa maintremblante.
– Que veux-tu dire, mon garçon ?insista le Kaw-djer. Tu ne prétends pas, je suppose, que ton amiSand soit là-dessous ?
– Si !… articula péniblement Dick.Avant, on passait… Ce soir… Dorick m’avait pris… Je me suis sauvé…Sand était derrière moi… Fred Moore allait nous attraper… AlorsSand… a fait tomber tout… et tout s’est écroulé… sur lui… pour mesauver !… »
Dick s’arrêta, et, se jetant aux pieds duKaw-djer.
« Oh !… gouverneur… implora-t-il,Sand !… »
Le Kaw-djer, vivement ému, s’efforça d’apaiserl’enfant.
« Calme-toi, mon garçon, dit-il avecbonté, calme-toi !… Nous tirerons ton ami de là, soistranquille… Allons ! à l’œuvre, nous autres !… »commanda-t-il, en se tournant vers Hartlepool et ses hommes.
On se mit fiévreusement au travail. Un à un,les rochers furent arrachés et évacués en arrière. Les blocs fortheureusement n’étaient pas de grande taille, et ces bras robustespouvaient les mouvoir.
Dick, obéissant aux instructions du Kaw-djer,s’était docilement retiré dans la première grotte, où Kennedy,surveillé par son gardien, reprenait conscience de lui-même. Là, ils’était assis sur une pierre, près de l’entrée, et, le regard fixe,sans faire un mouvement, il attendait que la promesse du gouverneurfût accomplie.
Pendant ce temps, à la lueur des torches, ontravaillait avec acharnement dans la galerie. Dick n’avait pasmenti. Il y avait des corps là-dessous. À peine les premiersrochers eurent-ils été enlevés qu’on aperçut un pied. Ce n’étaitpas un pied d’enfant, et il ne pouvait appartenir à Sand. C’étaitun pied d’homme et même d’un homme de grande taille.
On se hâta. Après le pied, une jambe, puis untorse, et enfin le corps d’un homme allongé sur le ventreapparurent. Mais lorsqu’on voulut tirer l’homme à la lumière, onrencontra une résistance. Sans doute, son bras, étendu en avant ets’enfonçant entre les pierres, était accroché à quelque chose. Ilen était ainsi, en effet, et, quand le bras fut complètementdégagé, on vit que la main étreignait une cheville d’enfant.
La main détachée, l’homme fut retourné sur ledos. On reconnut Fred Moore. La tête en bouillie, la poitrinedéfoncée, il était mort.
Alors, on travailla plus fiévreusement encore.Ce pied, que tenait Fred Moore dans ses doigts crispés ne pouvaitêtre que celui de Sand.
Les découvertes se succédèrent dans le mêmeordre que tout à l’heure. Après le pied, la jambe apparut.Toutefois, elles se succédaient plus vite, la seconde victime étantmoins grande que la première.
Le Kaw-djer tiendrait-il la promesse qu’ilavait faite à Dick de lui rendre son ami ? Cela paraissait peucroyable, à en juger par ce qu’on voyait déjà du malheureux enfant.Meurtries, écrasées, aplaties, les os brisés, ses jambes n’étaientplus que d’informes lambeaux, et l’on pouvait prévoir par là dansquel état on allait trouver le reste du corps.
Quelque grande que fût leur hâte, lestravailleurs durent cependant s’arrêter et prendre le temps de laréflexion, au moment de s’attaquer à un bloc plus gros que lesprécédents qui broyait de sa masse énorme les genoux du pauvreSand. Ce bloc soutenant ceux qui l’entouraient, il importait d’agiravec prudence afin d’éviter un nouvel éboulement.
La durée du travail fut augmentée par cettecomplication, mais enfin, centimètre par centimètre, le bloc futenlevé à son tour…
Les sauveteurs poussèrent une exclamation desurprise. Derrière, c’était le vide, et, dans ce vide, Sand gisaitcomme dans un tombeau. De même que Fred Moore, il était couché surle ventre, mais des rochers, en s’arc-boutant les uns contre lesautres, avaient protégé sa poitrine. La partie supérieure de soncorps semblait intacte, et, n’eût été l’état pitoyable de sesjambes, il fût sorti sans dommage de sa terrible aventure.
Avec mille précautions, il fut tiré en arrièreet étendu sous la lumière de la torche. Ses yeux étaient clos, seslèvres blanches et fortement serrées, son visage d’une pâleurlivide. Le Kaw-djer se pencha sur l’enfant…
Longtemps, il écouta. Si un souffle restait àcette poitrine, le souffle était à peine perceptible…
« Il respire !… » dit-ilenfin.
Deux hommes soulevèrent le léger fardeau etl’on descendit la galerie en silence. Sinistre descente sur cetteroute souterraine dont la torche fuligineuse semblait rendretangibles les profondes ténèbres ! La tête inerte oscillaitlamentablement, et plus lamentablement encore les jambes broyées,d’où coulait, à grosses gouttes, du sang.
Quand le triste cortège apparut dans la grotteextérieure, Dick se leva en sursaut et regarda avidement. Il vitles jambes mortes, le visage exsangue…
Alors, dans ses yeux exorbités passa un regardd’agonie, et, poussant un cri rauque, il s’écroula sur le sol.
L’aube du 31 mars se leva sans que leKaw-djer, agité par les rudes émotions de la veille, eût trouvé lesommeil. Quelles épreuves il venait de traverser ! Quelleexpérience il venait de faire ! Il avait touché le fond del’âme humaine capable à la fois du meilleur et du pire, desinstincts les plus féroces et de la plus pure abnégation.
Avant de s’occuper des coupables, il s’étaithâté de secourir les innocentes victimes de cet épouvantable drame.Deux brancards improvisés les avaient rapidement transportées augouvernement.
Lorsque Sand fut déshabillé et reposa sur sacouchette, son état parut plus effrayant encore. Les jambes,littéralement en bouillie, n’existaient plus. Le spectacle de cejeune corps martyrisé était si pitoyable qu’Hartlepool en eut lecœur chaviré, et que de grosses larmes coulèrent sur ses jouestannées par toutes les brises de la mer.
Avec une patience maternelle, le Kaw-djerpansa cette pauvre chair en lambeaux. De ses jambes terriblementlaminées, Sand était condamné, de toute évidence, à ne jamais plusse servir, et, jusqu’à son dernier jour, il lui faudrait mener unevie d’infirme. À cela, rien à faire, mais ce serait quand même unrésultat appréciable, si l’on pouvait éviter une amputation qui eûtrisqué d’être fatale à ce frêle organisme.
Le pansement terminé, le Kaw-djer fit coulerquelques gouttes d’un cordial entre les lèvres décolorées du blesséqui commença à pousser de faibles plaintes et à murmurer deconfuses paroles.
Dick, dont le Kaw-djer s’occupa en secondlieu, paraissait également en grand danger. Ses yeux clos, sonvisage d’un rouge brique parcouru de frémissements nerveux, unerespiration courte sifflant entre ses dents serrées, il brûlaitd’une fièvre intense. Le Kaw-djer, en constatant ces diverssymptômes, hocha la tête d’un air inquiet. En dépit de l’intégritéde ses membres et de son aspect moins impressionnant, l’état deDick était en réalité beaucoup plus grave que celui de sonsauveur.
Les deux enfants couchés, le Kaw-djer, malgrél’heure tardive, se rendit chez Harry Rhodes et le mit au courantdes événements. Harry Rhodes fut bouleversé par ce récit et nemarchanda pas le concours des siens. Il fut convenu queMme Rhodes et Clary, Tullia Ceroni et Graziella,veilleraient à tour de rôle au chevet des deux enfants, les jeunesfilles pendant le jour, et leurs mères pendant la nuit.Mme Rhodes prit la garde la première. Habillée enun instant, elle partit avec le Kaw-djer.
Alors seulement celui-ci, ayant paré de cettemanière au plus pressé, alla chercher un repos qu’il ne devait pasréussir à trouver. Trop d’émotions agitaient son cœur, un tropgrave problème était posé devant sa conscience.
Des cinq assassins, trois étaient morts, maisdeux subsistaient. Il fallait prendre un parti à leur sujet. Sil’un, Sirdey, avait disparu et errait à travers l’île, où on netarderait pas sans doute à le reprendre, l’autre, Kennedy,attendait, solidement verrouillé dans la prison, que l’on statuâtsur son sort.
Le bilan de l’affaire se soldant par troishommes tués, un autre en fuite et deux enfants en péril de mort, ilne pouvait, cette fois, être question de l’étouffer. Pour que l’onpût espérer la tenir secrète, trop de personnes, d’ailleurs,étaient dans la confidence. Il fallait donc agir. Dans quelsens ?
Certes les moyens d’action adoptés par lesgens qu’il venait de combattre n’avaient rien de commun avec ceuxque le Kaw-djer était enclin à employer, mais, au fond, le principeétait le même. Il se réduisait en somme à ceci, que ces gens, commelui-même, répugnaient à la contrainte et n’avaient pu s’y résigner.La différence des tempéraments avait fait le reste. Ils avaientvoulu abattre la tyrannie, tandis qu’il s’était contenté de lafuir. Mais, au demeurant, leur besoin de liberté, quelque opposéqu’il fût dans ses manifestations, était pareil dans son essence,et ces hommes n’étaient après tout que des révoltés comme il avaitété lui-même un révolté. Alors qu’il se reconnaissait en eux,allait-il, sous prétexte qu’il était le plus fort, s’arroger ledroit de punir ?
Le Kaw-djer, dès qu’il fut levé, se rendit àla prison, où Kennedy avait passé la nuit, effondré sur un banc.Celui-ci se leva avec empressement à son approche, et, non contentde cette marque de respect, il retira humblement son béret. Pourfaire ce geste, l’ancien matelot dut élever ensemble ses deux mainsqu’unissait une courte et solide chaîne de fer. Après quoi, ilattendit, les yeux baissés.
Kennedy ressemblait ainsi à un animal pris aupiège. Autour de lui, c’était l’air, l’espace, la liberté… Iln’avait plus droit à ces biens naturels dont il avait voulu priverd’autres hommes et dont d’autres hommes le privaient à sontour.
Sa vue fut intolérable au Kaw-djer.
« Hartlepool !… » appela-t-ilen avançant la tête dans le poste.
Hartlepool accourut.
« Retirez cette chaîne, dit le Kaw-djeren montrant les mains entravées du prisonnier.
– Mais, monsieur… commençaHartlepool.
– Je vous prie… » interrompit leKaw-djer d’un ton sans réplique.
Puis, s’adressant à Kennedy, lorsque celui-cifut libre.
« Tu as voulu me tuer.Pourquoi ? » interrogea-t-il.
Kennedy, sans relever les yeux, haussa lesépaules, en se dandinant gauchement et en roulant entre les doigtsson béret de marin, par manière de dire qu’il n’en savait rien.
Le Kaw-djer, après l’avoir considéré uninstant en silence, ouvrit toute grande la porte donnant sur leposte, et, s’effaçant :
« Va-t’en ! » dit-il.
Puis, Kennedy le regardant d’un airindécis :
« Va-t’en ! » dit-il uneseconde fois d’une voix calme.
Sans se faire prier, l’ancien matelot sortiten arrondissant le dos. Derrière lui, le Kaw-djer referma la porte,et se rendit auprès de ses deux malades, en abandonnant à sesréflexions Hartlepool fort perplexe.
L’état de Sand était stationnaire, mais celuide Dick semblait très aggravé. En proie à un furieux délire, cedernier, s’agitait sur sa couche en prononçant des paroles sanssuite. On ne pouvait plus en douter, l’enfant avait une congestioncérébrale d’une telle violence qu’une terminaison fatale était àcraindre. La médication habituelle était inapplicable dans lacirconstance présente. Où se fût-on procuré de la glace pourrafraîchir son front brûlant ? Les progrès réalisés sur l’îleHoste n’étaient pas tels encore qu’il fût possible d’y trouvercette substance, en dehors de la période hivernale.
Cette glace, dont le Kaw-djer déploraitl’absence, la nature n’allait pas tarder à la lui fournir enquantités illimitées. L’hiver de l’année 1884 devait être d’uneextrême rigueur et fut aussi exceptionnellement précoce. Il débutadès les premiers jours d’avril par de violentes tempêtes qui sesuccédèrent pendant un mois, presque sans interruption. À cestempêtes fit suite un excessif abaissement de température quiprovoqua finalement des chutes de neige telles que le Kaw-djer n’enavait jamais vu de pareilles depuis qu’il s’était fixé enMagellanie. Tant que cela fut au pouvoir des hommes, on luttacourageusement contre cette neige, mais, dans le courant du mois dejuin, les implacables flocons tombèrent en tourbillons si épaisqu’il fallut se reconnaître vaincu. Malgré tous les efforts, lacouche neigeuse atteignit, vers le milieu de juillet, une épaisseurde plus de trois mètres, et Libéria fut ensevelie sous un linceulglacé. Aux portes habituelles furent substituées les fenêtres despremiers étages. Quant aux maisons limitées à un simplerez-de-chaussée, elles n’eurent plus d’autre issue qu’un trou percédans le toit. La vie publique fut, on le conçoit, entièrementarrêtée, et les relations sociales réduites au minimumindispensable pour assurer la subsistance de chacun.
La santé générale se ressentit nécessairementde cette rigoureuse claustration. Quelques maladies épidémiquesfirent de nouveau leur apparition, et le Kaw-djer dut venir en aideà l’unique médecin de Libéria qui ne suffisait plus à la peine.
Heureusement pour le repos de son esprit, iln’avait plus, à ce moment d’inquiétudes pour Dick ni pour Sand. Desdeux, Sand avait été le premier à s’acheminer vers la guérison. Unedizaine de jours après le drame dont il avait été la victimevolontaire, on fut en droit de le considérer comme hors de danger,et il n’y eut plus de motif de mettre en doute que l’amputationserait évitée. Les jours suivants, en effet, la cicatrisation gagnade proche en proche avec cette rapidité, on peut dire cette fouguequi est l’apanage des tissus jeunes. Deux mois ne s’étaient pasécoulés que Sand fut autorisé à quitter le lit.
Quitter le lit ?… L’expression estimpropre, à vrai dire. Sand ne pouvait plus, ne pourrait plusjamais quitter le lit, ni se mouvoir d’aucune manière sans unsecours étranger. Ses jambes mortes ne supporteraient jamais plusson corps d’infirme condamné désormais à l’immobilité.
Le jeune garçon ne semblait pas, d’ailleurs,s’en affecter outre mesure. Lorsqu’il eut repris conscience deschoses, sa première parole ne fut pas pour gémir sur lui-même, maispour s’informer du sort de Dick, au salut duquel il s’était sihéroïquement dévoué. Un pâle sourire entrouvrit ses lèvres quand onlui donna l’assurance que Dick était sain et sauf, mais bientôtcette assurance ne lui suffit plus, et, à mesure que les forces luirevenaient, il commença à réclamer son ami avec une insistancegrandissante.
Longtemps, il fut impossible de le satisfaire.Pendant plus d’un mois, Dick ne sortit pas du délire. Son frontfumait littéralement, malgré la glace que le Kaw-djer pouvaitmaintenant employer sans ménagement. Puis, lorsque cette périodeaiguë se résolut enfin, le malade était si faible que sa vieparaissait ne tenir qu’à un fil.
À dater de ce jour, toutefois, laconvalescence fit de rapides progrès. Le meilleur des remèdes fut,pour lui, d’apprendre que Sand était également sauvé. À cettenouvelle, le visage de Dick s’illumina d’une joie céleste, et, pourla première fois depuis tant de jours, il s’endormit d’un paisiblesommeil.
Dès le lendemain, il put assurer lui-même Sandqu’on ne l’avait pas trompé, et celui-ci, à partir de cet instant,fut délivré de tout souci. Quant à son malheur personnel, il enfaisait bon marché. Rassuré sur le sort de Dick, il réclamaaussitôt son violon, et, lorsqu’il tint entre ses bras l’instrumentchéri, il parut au comble du bonheur.
Quelques jours plus tard, il fallut céder auxinstances des deux enfants et les réunir dans la même pièce. Dèslors, les heures coulèrent pour eux avec la rapidité d’un rêve.Dans leurs couchettes placées proches l’une de l’autre, Dick lisaittandis que Sand faisait de la musique, et, de temps en temps, pourse reposer, ils se regardaient en souriant. Ils s’estimaientparfaitement heureux.
Un triste jour fut celui où Sand quitta lelit. La vue de son ami ainsi martyrisé jeta Dick, alors levé depuisune semaine, dans un abîme de désespoir. L’impression qu’il reçutde ce spectacle fut aussi durable que profonde. Il fut transformésoudainement, comme s’il eût été touché par une baguette de fée. Unautre Dick naquit, plus déférent, plus réfléchi, d’allures moinseffrontées et moins combatives.
On était alors au début du mois de juin,c’est-à-dire au moment où la neige commençait à bloquer lesLibériens dans leurs demeures. Un mois plus tard, on entra dans lapériode la plus froide de ce rude hiver. Il n’y avait plus àcompter sur le dégel avant le printemps.
Le Kaw-djer s’efforça de réagir contre leseffets déprimants de ce long emprisonnement. Sous sa direction, desjeux en plein air furent organisés. Par une saignée faite à grandrenfort de bras dans la berge de la rivière, l’eau, priseau-dessous de la glace, se répandit sur la plaine marécageuse, quifut ainsi transformée en un admirable champ de patinage. Lesadeptes de ce sport, très pratiqué en Amérique, purent s’en donnerà cœur joie. Pour ceux auxquels il n’était pas familier, oninstitua des courses de skis ou des glissades vertigineuses entraîneaux le long des pentes des collines du Sud.
Peu à peu, les hivernants s’endurcirent à cessports de la glace et y prirent goût. La gaieté et en même temps lasanté publique en reçurent la plus heureuse influence. Vaille quevaille, on atteignit ainsi le 5 octobre.
Ce fut à cette date qu’apparut le dégel. Laneige qui recouvrait la plaine située du côté de la mer fondit toutd’abord. Le lendemain celle qui encombrait Libéria fondit à sontour, changeant les rues en torrents, tandis que la rivière brisaitsa prison de glace. Puis, le phénomène se généralisant, la fontedes premières pentes du Sud alimenta pendant plusieurs jours lestorrents boueux qui s’écoulaient à travers la ville, et enfin, ledégel continuant à se propager dans l’intérieur, la rivière se mità gonfler rapidement. En vingt-quatre heures, elle atteignit leniveau des rives. Bientôt, elle se déverserait sur la ville. Ilfallait intervenir, sous peine de voir détruite l’œuvre de tant dejours.
Le Kaw-djer mit à contribution tous les bras.Une armée de terrassiers éleva un barrage suivant un angle quiembrassait la ville, et dont le sommet fut placé au Sud-Ouest.L’une des branches de cet angle se dirigeait obliquement vers lesmonts du Sud, tandis que l’autre, tracée à une certaine distance dela rivière, en épousait sensiblement le cours. Un petit nombre demaisons, et notamment celle de Patterson, édifiées trop près de larive, restaient hors du périmètre de protection. On avait dû serésigner à ce sacrifice nécessaire.
En quarante-huit heures, ce travail poursuivide jour et de nuit fut terminé. Il était temps. De l’intérieur, undéluge accourait vers la mer. Le barrage fendit comme un coin cetteimmense nappe d’eau. Une partie en fut rejetée dans l’Ouest, versla rivière, tandis que, dans l’Est, l’autre s’écoulait en grondantvers la mer.
Malgré l’inclinaison du sol, Libéria devint enquelques heures une île dans une île. De tous côtés on n’apercevaitque de l’eau, d’où, vers l’Est et le Sud, émergeaient lesmontagnes, et, vers le Nord-Ouest, les maisons du Bourg-Neufprotégé par son altitude relative. Toutes communications étaientcoupées. Entre la ville et son faubourg, la rivière précipitait enmugissant des flots centuplés.
Huit jours plus tard, l’inondation ne montraitencore aucune tendance à décroître, quand se produisit un graveaccident. À la hauteur du clos de Patterson, la berge, minée parles eaux furieuses, s’écroula tout à coup, en entraînant la maisonde l’Irlandais. Celui-ci et Long disparurent avec elle et furentemportés dans un irrésistible tourbillon.
Depuis le commencement du dégel, Patterson,sourd à toutes les objurgations, s’était énergiquement refusé àquitter sa demeure. Il n’avait pas cédé en se voyant exclu de laprotection du barrage, ni même quand le bas de son enclos eut étéenvahi. Il ne céda pas davantage lorsque l’eau vint battre le seuilde sa maison.
En un instant, sous les yeux de quelquesspectateurs qui, du haut du barrage, assistaient impuissants à lascène, maison et habitants furent engloutis.
Comme si le double meurtre eût satisfait sacolère, l’inondation montra bientôt après une tendance à décroître.Le niveau de l’eau baissa peu à peu, et enfin, le 5 novembre, unmois jour pour jour après le commencement du dégel, la rivièrereprit son lit habituel.
Mais quels ravages le phénomène laissait aprèslui ! Les rues de Libéria étaient ravinées comme si la charruey avait passé. Des routes, emportées par endroits, et recouvertesen d’autres points par une épaisse couche de boue, il ne restaitque des vestiges.
On s’occupa tout d’abord de rétablir lescommunications supprimées. Construite en plein marécage, la routequi conduisait au Bourg-Neuf était celle qui avait subi les plussérieux dommages. Ce fut elle aussi qui revint au jour la dernière.Plus de trois semaines furent nécessaires pour rendre le passage denouveau praticable.
À la surprise générale, la première personnequi l’utilisa fut précisément Patterson. Aperçu par les pêcheurs duBourg-Neuf, au moment où, désespérément cramponné à un morceau debois, il arrivait à la mer, l’Irlandais avait eu la chance d’êtresorti sain et sauf de ce mauvais pas. Par contre, Long n’avait paseu le même bonheur. Toutes les recherches faites pour retrouver soncorps étaient restées infructueuses.
Ces renseignements, on les eut ultérieurementdes sauveteurs, mais non de Patterson, qui, sans donner la plusmince explication, s’était rendu en droite ligne à l’ancienemplacement de sa maison. Quand il vit qu’il n’en subsistait aucunetrace, son désespoir fut immense. Avec elle, disparaissait tout cequ’il avait possédé sur la terre. Ce qu’il avait apporté à l’îleHoste, ce qu’il avait accumulé depuis, à force de labeur, deprivations, d’impitoyable dureté envers les autres et enverslui-même, tout était perdu sans retour. À lui, dont l’or étaitl’unique passion, dont le seul but avait toujours été d’amasser etd’amasser plus encore, il ne restait rien, et il était le pluspauvre parmi les plus pauvres de ceux qui l’entouraient. Nu etdémuni de tout comme en arrivant sur la terre, il lui fallaitrecommencer sa vie.
Quel que fût son accablement, Patterson ne sepermit ni gémissements, ni plaintes. En silence, il médita d’abord,les yeux fixés sur la rivière qui avait emporté son bien, puis ilalla délibérément trouver le Kaw-djer. L’ayant abordé avec unehumble politesse, et après s’être excusé de la liberté grande, ilexposa que l’inondation, après avoir failli lui coûter la vie, leréduisait à la plus affreuse misère.
Le Kaw-djer, à qui le requérant inspirait uneprofonde antipathie, répondit d’une voix froide :
« C’est fort regrettable, mais quepuis-je à cela ? Est-ce un secours que vousdemandez ? »
Contrepartie de son implacable avarice,Patterson avait une qualité : l’orgueil. Jamais il n’avaitimploré personne. S’il s’était montré peu scrupuleux sur le choixdes moyens, du moins avait-il à lui seul tenu tête au reste dumonde, et sa lente ascension vers la fortune, il ne la devait qu’àlui-même.
« Je ne demande pas la charité,répliqua-t-il en redressant son échine courbée. Je réclamejustice.
– Justice !… répéta le Kaw-djersurpris. Contre qui ?
– Contre la ville de Libéria, réponditPatterson, contre l’État hostelien tout entier.
– À propos de quoi ? » demandale Kaw-djer de plus en plus étonné.
Reprenant son attitude obséquieuse, Pattersonexpliqua sa pensée en termes doucereux. À son sens, laresponsabilité de la Colonie était engagée, d’abord parce qu’ils’agissait d’un malheur général et public, dont le dommage devaitêtre supporté proportionnellement par tous, ensuite parce qu’elleavait gravement manqué à son devoir, en n’élevant pas le barrage,qui avait sauvé la ville, en bordure même de la rivière, de manièreà protéger toutes les maisons sans exception.
Le Kaw-djer eut beau répliquer que le tortdont il se plaignait était imaginaire, que, si la digue avait étéélevée plus près de la rivière, elle se fût écroulée avec la berge,et que le reste de la ville eût été par conséquent envahi,Patterson ne voulut rien entendre, et s’entêta à ressasser sesprécédents arguments. Le Kaw-djer, à bout de patience, coupa courtà cette discussion stérile.
Patterson n’essaya pas de la prolonger. Toutde suite, il alla reprendre sa place parmi les travailleurs duport. Sa vie détruite, il s’employait, sans perdre une heure, à laréédifier.
Le Kaw-djer, considérant cet incident commeclos, avait immédiatement cessé d’y penser. Le lendemain, il fallutdéchanter. Non, l’incident n’était pas clos, ainsi que le prouvaitune plainte reçue par Ferdinand Beauval en sa qualité de présidentdu Tribunal. Puisqu’on avait une première fois démontré àl’Irlandais qu’il y avait une justice à l’île Hoste, il y recouraitune seconde fois.
Bon gré, mal gré, on fut obligé de plaider cesingulier procès, que Patterson perdit, bien entendu. Sans montrerla colère que devait lui faire éprouver son échec, sourd auxbrocards qu’on ne ménageait pas à une victime universellementdétestée, il se retira, la sentence rendue, et retournapaisiblement à son poste de travailleur.
Mais un levain nouveau fermentait dans sonâme. Jusqu’alors il avait vu la terre divisée en deux camps :lui d’un côté, le reste de l’humanité de l’autre. Le problème àrésoudre consistait uniquement à faire passer le plus d’or possibledu second camp dans le premier. Cela impliquait une lutteperpétuelle, cela n’impliquait pas la haine. La haine est unepassion stérile ; ses intérêts ne se paient pas en monnaieayant cours. Le véritable avare ne la connaît pas. Or, Pattersonhaïssait désormais. Il haïssait le Kaw-djer qui lui refusaitjustice ; il haïssait tout le peuple hostelien qui avaitallégrement laissé périr le produit si durement acquis de tant depeines et tant d’efforts.
Sa haine, Patterson l’enferma en lui-même, et,dans cette âme, serre chaude favorable à la végétation des piressentiments, elle devait prospérer et grandir. Pour le moment, ilétait impuissant contre ses ennemis. Mais les temps pouvaientchanger… Il attendrait.
La plus grande partie de la belle saison futemployée à réparer les dommages causés par l’inondation. On procédaà la réfection des routes, au relèvement des fermes quand il yavait lieu. Dès le mois de février 1885, il ne restait plus tracede l’épreuve que la colonie venait de subir.
Pendant que ces travaux s’accomplissaient, leKaw-djer sillonna l’île en tous sens selon sa coutume. Il pouvaitmaintenant multiplier ces excursions, qu’il faisait à cheval, unecentaine de ces animaux ayant été importés. Au hasard de sescourses, il eut, à plusieurs reprises, l’occasion de s’informer deSirdey. Les renseignements qu’il obtint furent des plus vagues.Rares étaient les émigrants qui pouvaient donner la moindrenouvelle du cuisinier du Jonathan.Quelques-uns seulementse rappelèrent l’avoir aperçu, l’automne précédent, remontant àpied vers le Nord. Quant à dire ce qu’il était devenu, personnen’en fut capable.
Dans le dernier mois de 1884, un navireapporta les deux cents fusils commandés après le premier attentatde Dorick. L’État hostelien possédait désormais près de deux centcinquante armes à feu, non compris celles qu’un petit nombre decolons pouvaient s’être procurées.
Un mois plus tard, au début de l’année 1885,l’île Hoste reçut la visite de plusieurs familles fuégiennes. Commechaque année, ces pauvres Indiens venaient demander secours etconseils au Bienfaiteur, puisque telle était la signification dunom indigène que leur reconnaissance avait décerné au Kaw-djer.S’il les avait abandonnés, eux n’avaient pas oublié etn’oublieraient jamais celui qui leur avait donné tant de preuves deson dévouement et de sa bonté.
Toutefois, quel que fût l’amour que luiportaient les Fuégiens, le Kaw-djer n’avait jamais réussijusqu’alors à décider un seul d’entre eux à se fixer à l’île Hoste.Ces peuplades sont trop indépendantes pour se plier à une règlequelconque. Pour elles, il n’est pas d’avantage matériel qui vaillela liberté. Or, avoir une demeure, c’est déjà être esclave. Seulest vraiment libre l’homme qui ne possède rien. C’est pourquoi, àla certitude du lendemain, ils préfèrent leurs courses vagabondes àla poursuite d’une nourriture rare et incertaine.
Pour la première fois, le Kaw-djer décida,cette année-là, trois familles de Pêcherais à planter leur tente età faire l’essai d’une vie sédentaire. Ces trois familles, comptantparmi les plus intelligentes de celles qui erraient à traversl’archipel, se fixèrent sur la rive gauche de la rivière, entreLibéria et le Bourg-Neuf, et fondèrent un hameau, qui fut l’amorcedes villages indigènes qui devaient s’établir par la suite.
Cet été vit encore s’accomplir deux événementsremarquables à des titres divers.
L’un de ces événements est relatif à Dick.
Depuis le 15 juin précédent, les deux enfantspouvaient être considérés comme rétablis. Dick, en particulierétait complètement guéri, et, s’il était encore un peu maigre, cereste d’amaigrissement ne pouvait résister longtemps au formidableappétit dont il faisait preuve. Quant à Sand, son état général nelaissait plus rien à désirer, et, pour le surplus, il n’y avait paslieu de s’en préoccuper, car la science humaine était impuissante àempêcher qu’il fût condamné à l’immobilité jusqu’à la fin de sesjours. Le petit infirme acceptait, d’ailleurs, fort paisiblementcet inévitable malheur. La nature lui avait donné une âme douce etaussi peu encline à la révolte que son ami Dick y était porté. Sadouceur le servit dans cette circonstance. Non, en vérité, il neregrettait pas les jeux violents auxquels il se livrait autrefois,plutôt pour faire plaisir aux autres que pour satisfaire ses goûtspersonnels. Cette vie de reclus lui plaisait et elle lui plairaittoujours, à la condition qu’il eût son violon et que son ami Dickfût près de lui, lorsque l’instrument cessait exceptionnellement dechanter.
À cet égard, il n’avait pas à se plaindre.Dick s’était constitué son garde-malade de tous les instants. Iln’eût cédé sa place à personne pour aider Sand à sortir du lit et àgagner le fauteuil sur lequel celui-ci passait ses longuesjournées. Il restait ensuite près du blessé, attentif à sesmoindres désirs, faisant montre d’une patience inaltérable, dont onn’eût pas cru capable le bouillant petit garçon de jadis.
Le Kaw-djer assistait à ce touchant manège.Pendant la maladie des deux enfants, il avait eu tout le loisir deles observer, et il s’était également attaché à eux. Mais Dick,outre l’affection paternelle qu’il lui portait, l’intéressait enmême temps. Jour par jour, il avait pu reconnaître quelle âmedroite, quelle exquise sensibilité et quelle vive intelligencepossédait ce jeune garçon, et, peu à peu, il en était arrivé àtrouver lamentable que des dons aussi rares demeurassentimproductifs.
Pénétré de cette idée, il résolut de s’occupertout particulièrement de cet enfant qui deviendrait ainsil’héritier de ses connaissances dans les diverses branches del’activité humaine. C’est ce qu’il avait fait pour Halg. Mais, avecDick, les résultats seraient tout autres. Sur ce terrain préparépar une longue suite d’ascendants civilisés, la semence lèveraitplus énergiquement, à la seule condition que Dick voulût bienmettre en œuvre les dons exceptionnels que la nature lui avaitdépartis.
C’est vers la fin de l’hiver, que le Kaw-djeravait commencé son rôle d’éducateur. Un jour, emmenant Dick aveclui, il fit appel à son cœur.
« Voilà Sand guéri, lui dit-il, alorsqu’ils étaient seuls tous deux dans la campagne. Mais il resterainfirme. Il ne faudra jamais oublier, mon garçon, que c’est poursauver ta vie qu’il a perdu ses jambes. »
Dick leva vers le Kaw-djer un regard déjàmouillé. Pourquoi le gouverneur lui parlait-il ainsi ? Cequ’il devait à Sand, il n’y avait aucun danger qu’il l’oubliâtjamais.
« Tu n’as qu’une bonne manière de leremercier, reprit le Kaw-djer, c’est de faire en sorte que sonsacrifice serve à quelque chose, en rendant ta vie utile à toi-mêmeet aux autres. Jusqu’ici, tu as vécu en enfant. Il faut te préparerà être un homme. »
Les yeux de Dick brillèrent. Il comprenait celangage.
« Que faut-il faire pour cela,gouverneur ? demanda-t-il.
– Travailler, répondit le Kaw-djer d’unevoix grave. Si tu veux me promettre de travailler avec courage,c’est moi qui serai ton professeur. La science est un monde quenous parcourrons ensemble.
– Ah ! Gouverneur !… » fitDick, incapable d’ajouter autre chose.
Les leçons commencèrent immédiatement. Chaquejour, le Kaw-djer consacrait une heure à son élève. Après quoi,Dick étudiait auprès de Sand. Tout de suite, il fit des progrèsmerveilleux qui frappaient d’étonnement son professeur. Les leçonsachevaient la transformation que le sacrifice de Sand avaitcommencée. Il n’était plus question maintenant de jouer aurestaurant, ni au lion, ni à aucun autre jeu de l’enfance. L’enfantétait mort, engendrant un homme prématurément mûri par ladouleur.
Le second événement remarquable fut le mariagede Halg et de Graziella Ceroni. Halg avait alors vingt-deux ans, etGraziella approchait de ses vingt ans.
Ce mariage n’était pas, de beaucoup, lepremier célébré à l’île Hoste. Dès le début de son gouvernement, leKaw-djer avait organisé l’état civil, et l’établissement de lapropriété avait eu pour conséquence immédiate de donner aux jeunesgens en âge de le faire, le désir de fonder des familles. Maiscelui de Halg avait une importance toute particulière aux yeux duKaw-djer. C’était la conclusion de l’une de ses œuvres, de cellequi, pendant longtemps, avait été la plus chère à son cœur. Lesauvage transformé par lui en créature pensante allait se perpétuerdans ses enfants.
L’avenir du nouveau ménage était largementassuré. L’entreprise de pêche conduite par Halg avec son pèreKarroly donnait les meilleurs résultats. Il était même questiond’installer à proximité du Bourg-Neuf une fabrique de conserves,d’où les produits maritimes de l’île Hoste se répandraient sur lemonde entier. Mais, quand bien même ce projet encore vague ne dûtjamais être réalisé, Halg et Karroly trouvaient sur place desdébouchés assez larges pour ne pas redouter la gêne.
Vers la fin de l’été, le Kaw-djer reçut dugouvernement chilien une réponse à ses propositions relatives aucap Horn. Rien de décisif dans cette réponse. On demandait àréfléchir. On ergotait. Le Kaw-djer connaissait trop bien lesusages officiels pour s’étonner de ces atermoiements. Il s’arma depatience et se résigna à continuer une conversation diplomatique,qui, en raison des distances, n’était pas près d’arriver à saconclusion.
Puis l’hiver revint, ramenant les frimas. Lescinq mois qu’il dura n’eussent rien présenté de saillant, si,pendant cette période, une agitation d’ordre politique, audemeurant assez anodine, ne se fût révélée dans la population.
Circonstance curieuse, l’auteur occasionnel decette agitation n’était autre que Kennedy. Le rôle de l’ancienmarin n’était ignoré de personne. La mort de Lewis Dorick et desfrères Moore, l’héroïque dévouement de Sand, la longue maladie deDick, la disparition de Sirdey n’avaient pu passer inaperçus. Toutel’histoire était connue, y compris la manière quasi miraculeusedont le Kaw-djer avait échappé à la mort.
Aussi, quand Kennedy revint se mêler auxautres colons, l’accueil qu’il en reçut ne fut pas des plus chauds.Mais, peu à peu, l’impression première s’effaça, tandis que, par unétrange phénomène de cristallisation, tous les mécontentementsépars s’amalgamaient autour de lui. En somme, son aventure n’étaitpas ordinaire. C’était un personnage en vue. Criminel pourl’immense majorité des Hosteliens, nul du moins ne pouvaitcontester qu’il fût un homme d’action, prêt aux résolutionsénergiques. Cette qualité fit de lui le chef naturel desmécontents.
Des mécontents, il y en a toujours et partout.Satisfaire tout le monde est, pour le moment du moins, un rêveirréalisable. Il y en avait donc à Libéria.
Outre les paresseux, qui formaient, bienentendu, le gros de cette armée, on y comptait ceux qui n’avaientpas réussi à sortir de l’ornière, ou qui, après en être sortis, yétaient retombés pour une cause quelconque. Les uns et les autresrendaient, comme c’est l’usage, l’administration de la colonieresponsable de leur déception. À ce premier noyau, venaients’ajouter ceux que leur tempérament entraînait à se nourrir deverbiage, les politiques purs, ceux-ci professant ces mêmesdoctrines, considérées malheureusement d’un point de vue moinsélevé, qui avaient eu jadis les préférences du Kaw-djer, ceux-làcommunistes à l’exemple de Lewis Dorick, ou collectivistes selonl’évangile de Karl Marx et de Ferdinand Beauval.
Ces divers éléments, quelque hétérogènesqu’ils fussent, s’accordaient très bien entre eux, pour cetteraison qu’il ne s’agissait que de faire œuvre d’opposition. Tantqu’il n’est question que de détruire, toutes les ambitionss’allient aisément. C’est au jour de la curée que les appétits sedonnent libre carrière et transforment en implacables adversairesles alliés de la veille.
Pour le moment, l’accord était donc complet,et il en résultait une agitation, d’ailleurs superficielle, qui, aucours de l’hiver, se traduisit par des réunions et des meetings deprotestation. Les citoyens présents à ces séances n’étaient jamaistrès nombreux, une centaine tout au plus, mais ils faisaient dubruit comme mille, et le Kaw-djer les entendit nécessairement.
Loin de s’indigner de cette nouvelle preuve del’ingratitude humaine, il examina froidement les revendicationsformulées, et, sur un point tout au moins, il les trouva fondées.Les mécontents avaient raison, en effet, en soutenant que legouverneur ne tenait son mandat de personne et, qu’en sel’attribuant de sa propre volonté, il avait commis un acte detyran.
Certes, le Kaw-djer ne regrettait nullementd’avoir violenté la liberté. Les circonstances ne permettaient pasalors l’hésitation. Mais la situation était fort différenteaujourd’hui. Les Hosteliens s’étaient canalisés d’eux-mêmes, chacundans sa direction préférée, et la vie sociale battait son plein. Lapopulation était peut-être mûre pour qu’une organisation plusdémocratique pût être tentée sans imprudence.
Il résolut donc de donner satisfaction auxprotestations, en se soumettant de lui-même à l’épreuve del’élection et en faisant nommer en même temps par les électeurs unConseil de trois membres qui assisterait le gouverneur dansl’exercice de ses fonctions.
Le collège électoral fut convoqué pour le 20octobre 1885, c’est-à-dire dans les premiers jours du printemps. Lapopulation totale de l’île Hoste s’élevait alors à plus de deuxmille âmes, dont douze cent soixante-quinze hommes majeurs ;mais, certains électeurs trop éloignés de Libéria ne s’étant pasrendus à la convocation, mille vingt-sept suffrages seulementfurent exprimés, sur lesquels neuf cent soixante-huit firent massesur le nom du Kaw-djer. Pour former le Conseil, les électeurseurent le bon sens de choisir Harry Rhodes par huit centtrente-deux voix, Hartlepool qui le suivit de près avec huit centquatre bulletins, et enfin Germain Rivière qui fut désigné par septcent dix-huit votants. C’étaient là d’écrasantes majorités, et,quelle que fût sa mauvaise humeur, le parti de l’opposition dutreconnaître son impuissance.
Le Kaw-djer mit à profit la liberté relativeque lui assurait la collaboration du Conseil pour accomplir unvoyage qu’il désirait faire depuis longtemps. En vue de ladiscussion engagée avec le Chili au sujet du cap Horn, iln’estimait pas inutile de parcourir l’archipel et d’examiner toutparticulièrement l’île formant l’objet des négociations encours.
Le 25 novembre, il partit sur laWel-Kiej en compagnie de Karroly, pour ne revenir, sesidées définitivement fixées, que le 10 décembre, après quinze joursde navigation qui n’avait pas toujours été des plus faciles.
Au moment où il débarquait, un cavalierentrait dans Libéria par la route du Nord. À la poussière dont cecavalier était couvert, on pouvait connaître qu’il venait de loinet qu’il avait couru à toute bride.
Ce cavalier se dirigea directement vers legouvernement et l’atteignit en même temps que le Kaw-djer.S’annonçant porteur de graves nouvelles, il demanda une audienceparticulière qui lui fut accordée sur-le-champ.
Un quart d’heure plus tard, le Conseil étaitréuni et des émissaires partaient de tous côtés à la recherche deshommes de la police. Une heure ne s’était pas écoulée depuisl’arrivée du Kaw-djer, que celui-ci, à la tête de vingt-cinqcavaliers, s’élançait vers l’intérieur de l’île à toutevitesse.
Le motif de ce départ précipité ne fut paslongtemps un secret. Bientôt les bruits les plus sinistrescommencèrent à courir. On disait que l’île Hoste était envahie, etqu’une armée de Patagons, ayant traversé le canal du Beagle, avaitdébarqué sur la côte nord de la presqu’île Dumas et marchait surLibéria.
Ces bruits étaient justifiés, mais la rumeurpublique exagérait. Comme d’usage, la vérité s’amplifiait enpassant de bouche en bouche. La horde de Patagons, qui, au nombrede sept cents environ, avait débarqué, vingt-quatre heures plustôt, sur le rivage nord de l’Île ne méritait nullementl’appellation d’armée.
Sous le nom de Patagons, on comprend,dans le langage courant, l’ensemble des peuplades, en réalité fortdifférentes les unes des autres au point de vue ethnologique, quivivent dans les pampas de l’Amérique du Sud. De ces peuplades, lesplus septentrionales, c’est-à-dire les plus voisines de laRépublique Argentine, sont relativement pacifiques. Adonnées àl’agriculture, elles ont formé de nombreux villages, et leur paysn’est même pas dépourvu de villes d’une importance plus ou moinsgrande. Mais, à mesure qu’on descend vers le Sud, elles tendent àchanger de caractère. Les plus australes sont à la fois moinssédentaires et infiniment plus redoutables. Vivant surtout duproduit de leur chasse, les indigènes qui les composent, lesPatagons proprement dits, sont en général d’habiles tireurs etd’incomparables cavaliers. Ils pratiquent encore l’esclavage, quede perpétuels pillages alimentent. Chez eux, les guerres de tribu àtribu sont incessantes, et ils n’épargnent guère les raresétrangers qui s’aventurent dans ces régions presque inexplorées. Cesont des sauvages.
L’absence de tout gouvernement régulier, unecomplète anarchie entretenue jusque dans ces dernières années parla rivalité des États civilisés limitrophes, ont permis à cettesauvagerie et à ce brigandage de se perpétuer trop longtemps. Nuldoute que la République Argentine et le Chili enfin d’accord nesachent y mettre un terme, mais il ne faut pas se dissimuler quel’œuvre sera longue et laborieuse, dans une contrée immense, àpopulation clairsemée, sans moyens de communications, et qui,depuis l’origine du monde, a joui d’une indépendance illimitée.
Les envahisseurs de l’île Hoste appartenaientà cette catégorie d’Indiens. Comme on l’a déjà vu au début de cerécit, les Patagons sont coutumiers de ces incursions enterritoires voisins, et bien souvent ils franchissent le détroit deMagellan pour razzier avec une cruauté impitoyable cette grande îlede la Magellanie à laquelle appartient plus spécialement le nom deTerre de Feu. Toutefois, ils ne s’étaient jamais aventurés aussiloin jusqu’alors.
Pour arriver à l’île Hoste, ils avaient dû,soit traverser la Terre de Feu de part en part et ensuite le canaldu Beagle, soit suivre depuis le littoral américain les canauxsinueux de l’archipel. Dans tous les cas, ils n’avaient accompli unpareil exode qu’au prix des plus grandes difficultés, tant pour seravitailler pendant leur route terrestre, que pour naviguer dansles bras de mer, au risque de voir chavirer leurs légères piroguessous le poids des chevaux.
Tout en galopant à la tête de ses vingt-cinqcompagnons, le Kaw-djer se demandait quel motif avait décidé lesPatagons à une entreprise si en dehors de leurs habitudesséculaires ? Sans doute, la fondation de Libéria pouvaitexpliquer dans une certaine mesure ce fait anormal. Il est à croireque la réputation de la cité nouvelle s’était répandue dans lescontrées environnantes et que la renommée lui avait attribué demerveilleuses richesses. L’imagination sauvage les amplifiantencore, rien de plus naturel qu’elles eussent excité desconvoitises.
Oui, les choses pouvaient à la rigueurs’expliquer ainsi. Mais malgré tout, cependant, l’audace desenvahisseurs demeurait surprenante, et, quelle que soit leurrapacité bien connue, il était difficile de concevoir qu’ils sefussent risqués à affronter une si nombreuse agglomération d’hommesblancs. Pour se lancer dans une telle aventure, ils avaient euvraisemblablement des raisons particulières que le Kaw-djercherchait sans les trouver.
Il ignorait en quel point de l’île ilrencontrerait les ennemis. Peut-être ceux-ci étaient-ils déjà enmarche. Peut-être n’avaient-ils pas quitté le lieu de leurdébarquement. Dans ce cas, en s’en référant aux renseignementsfournis par le porteur de la nouvelle, il s’agissait d’un parcoursde cent vingt à cent vingt-cinq kilomètres. Les grandes vitessesétant interdites sur les routes hosteliennes, qui laissaient encorebeaucoup à désirer au point de vue de la viabilité, le voyageexigerait au moins deux jours. Parti de bonne heure le 10 décembre,le Kaw-djer n’arriverait au but que le 11 dans la soirée.
À quelque distance de Libéria, la route, aprèsavoir traversé la presqu’île Hardy dans sa largeur, s’orientaitvers le Nord-Ouest et en suivait d’abord pendant une trentaine dekilomètres le rivage ouest battu par les flots du Pacifique, puiselle remontait au Nord, et, traversant une seconde fois l’île ensens contraire selon le caprice des vallées, elle allait frôler,trente-cinq kilomètres plus loin, le fond du Tekinika Sound,profonde indentation de l’Atlantique délimitant le sud de lapresqu’île Pasteur, qu’un autre golfe plus profond encore, lePonsonby Sound, sépare au Nord de la presqu’île Dumas. Au-delà, laroute, faisant de nombreux lacets, empruntait un col élevé del’importante chaîne de montagnes qui, venues de l’Ouest, seprolongent jusqu’à l’extrémité orientale de la presqu’île Pasteur,puis elle s’infléchissait de nouveau dans l’Ouest à la hauteur del’isthme qui réunit cette presqu’île à l’ensemble de l’île Hoste.Enfin, après avoir laissé en arrière le fond du Ponsonby Sound,elle se recourbait dans l’Est, et, franchissant, à quatrevingt-quinze kilomètres de Libéria, l’isthme étroit de lapresqu’île Dumas, elle en côtoyait ensuite le rivage nord baignépar les eaux du canal du Beagle.
Telle est la route que dut suivre le Kaw-djer.Chemin faisant, la troupe qu’il commandait s’accrut de quelquesunités. Ceux des colons qui possédaient un cheval se joignirent àelle. Quant aux autres, le Kaw-djer leur donnait ses instructionsau passage. Ils devaient battre le rappel et réunir le pluspossible de combattants. Ceux qui avaient un fusil se porteraientde part et d’autre de la chaussée, en choisissant les endroits lesplus inaccessibles, de telle sorte que des cavaliers ne pussent lesy poursuivre. De là, ils enverraient du plomb aux envahisseurs,quand ceux-ci apparaîtraient, et battraient aussitôt en retraitevers un point plus élevé de la montagne. La consigne était de viserde préférence les chevaux, un Patagon démonté cessant d’être àredouter. Quant aux colons qui n’avaient que leurs bras, ilscouperaient la route par des tranchées aussi rapprochées quepossible et se retireraient en ne laissant derrière eux qu’undésert. Sur une étendue d’un kilomètre de part et d’autre duchemin, les champs devaient être saccagés dans les vingt-quatreheures, les fermes vidées de leurs ustensiles et de leursprovisions. Ainsi serait rendu plus difficile le ravitaillement desenvahisseurs. Tout le monde irait ensuite s’enfermer dans l’enclosdes Rivière, ceux qui pouvaient faire parler la poudre comme ceuxn’ayant d’autres armes que la hache et la faux. Cet enclos, entouréd’une solide palissade et défendu par cette nombreuse garnison,deviendrait une véritable place forte qui ne courrait aucun risqued’être enlevée d’assaut.
Conformément à ses prévisions, le Kaw-djeratteignit l’isthme de la presqu’île Dumas le 11 décembre vers sixheures du soir. On n’avait encore aperçu nulle trace des Patagons.Mais, à partir de ce point, on approchait du lieu de leurdébarquement, et une extrême prudence était nécessaire. On setrouvait, en effet, dans la période des longs jours, et on n’auraitque très tard la protection de l’obscurité. On mit près de cinqheures pour arriver en vue du camp adverse. Il était alors près deminuit, et une obscurité relative couvrait la terre. On apercevaitnettement la lueur des foyers. Les Patagons n’avaient pas bougé deplace. Par nécessité sans doute de laisser reposer les chevaux, ilsétaient restés à l’endroit même où ils avaient atterri.
La petite armée du Kaw-djercomptait maintenant trente-deux fusils, le sien compris. Mais, enarrière, des centaines de bras s’employaient à défoncer la route, ày accumuler des troncs d’arbres, à y élever des barricades, demanière à compliquer le plus possible la marche desenvahisseurs.
Le camp de ceux-ci reconnu, on rétrograda, eton fit halte cinq ou six kilomètres en avant de l’isthme de lapresqu’île Dumas. Les chevaux furent alors ramenés en deçà de cetisthme par quelques colons qui les tiendraient en réserve dans lesmontagnes, puis les cavaliers devenus piétons, dissimulés sur lespentes abruptes qui bordaient le sud de la route, attendirentl’ennemi.
Le Kaw-djer n’avait pas l’intention d’engagerune bataille franche, que la disproportion des forces eût rendueinsensée. Une tactique de guérillas était tout indiquée. De leurspostes élevés les défenseurs de l’île tireraient à loisir leursadversaires, puis, pendant que ceux-ci perdraient leur temps à sedépêtrer des obstacles accumulés devant eux, ils se replieraient decrête en crête, par échelons qui s’assureraient successivement unemutuelle protection. On ne courrait aucun danger sérieux tant queles Patagons ne se résoudraient pas à abandonner leurs monturespour se lancer à la poursuite des tirailleurs. Mais cetteéventualité n’était pas à craindre. Les Patagons ne renonceraientévidemment pas à leur habitude invétérée de ne combattre qu’àcheval, pour s’aventurer sur un terrain chaotique, où chaque rocherpouvait dissimuler une embuscade.
Il était neuf heures du matin, quand, lelendemain 12 décembre, les premiers d’entre eux apparurent. Partisà six heures, ils avaient employé trois heures à parcourirvingt-cinq kilomètres. Inquiets de se voir si loin de leur paysdans une contrée totalement inconnue, ils suivaient aveccirconspection cette route bordée d’un côté par la mer et, del’autre, par d’abruptes montagnes. Ils marchaient coude à coude,dans une formation serrée qui allait rendre plus facile la tâchedes tireurs.
Trois détonations éclatant sur leur gauchejetèrent tout à coup le trouble parmi eux. La tête de colonnerecula, mettant le désordre dans les rangs suivants. Mais, d’autresdétonations n’ayant pas suivi les trois premières, ils reprirentconfiance et s’ébranlèrent de nouveau. Tous les coups avaientporté. Un homme se tordait sur le bord du chemin dans lesconvulsions de l’agonie. Deux chevaux gisaient, l’un le poitrailtroué, l’autre une jambe cassée.
Cinq cents mètres plus loin, les Patagons seheurtaient à une barricade de troncs d’arbres amoncelés. Pendantqu’ils s’occupaient de la détruire, des coups de fusils résonnèrentencore. L’une des balles fut efficace et mit un troisième chevalhors de service.
Dix fois, on avait renouvelé la manœuvre avecsuccès, quand la tête de colonne parvint à l’isthme de lapresqu’île Dumas. En ce point, où la route encaissée n’avaitd’autre issue qu’une gorge étroite, la défense s’était faite plussérieuse. En avant d’une barricade plus épaisse et plus haute queles précédentes, une large et profonde excavation coupait la route.Au moment où les Patagons abordaient cet ouvrage, la fusilladecrépita sur leur flanc gauche. Après un mouvement de recul, ilsrevinrent à la charge et ripostèrent au jugé, tandis qu’unecentaine des leurs faisaient de leur mieux pour rétablir lepassage.
Aussitôt la fusillade redoubla d’intensité.Une véritable pluie de balles siffla en travers du chemin et lerendit intenable. Les premiers qui s’aventurèrent dans la zonedangereuse ayant été frappés sans merci, cela donna à réfléchir àleurs compagnons, et la horde tout entière parut hésiter à pousserplus avant.
Les tireurs hosteliens la découvraient de bouten bout. Elle occupait plus de six cents mètres de route. Parcouruede violents remous, elle oscillait parfois en masse, tandis que descavaliers galopaient d’une extrémité à l’autre, comme s’ils eussentété porteurs des ordres d’un chef.
Chaque fois qu’un de ces cavaliers arrivait àla tête de la colonne, une nouvelle tentative était faite contre labarricade, tentative bientôt suivie d’un nouveau recul quand unhomme ou un cheval, blessé ou tué, démontrait en tombant combien laplace était périlleuse.
Les heures s’écoulèrent ainsi. Enfin, auxapproches du soir, la barricade fut renversée. Seule, la pluie desballes barrait désormais la route. Les Patagons prirent alors unerésolution désespérée. Soudain, ils rassemblèrent leurs chevaux,et, partant au galop de charge, foncèrent en trombe dans la trouée.Trois hommes et douze chevaux y restèrent, mais la horde passa.
Cinq kilomètres plus loin, profitant d’unendroit découvert, où elle n’avait à redouter aucune surprise, ellefit halte et prit ses dispositions pour la nuit. Les Hosteliens,sans s’accorder un instant de repos, continuèrent au contraire leurretraite savante et allèrent se mettre en position pour lelendemain. La journée était bonne. Elle coûtait aux envahisseurstrente chevaux et cinq hommes hors combat, contre un seul des leurslégèrement blessé. Il n’y avait pas à s’occuper des hommesdémontés. Mauvais marcheurs, ils resteraient en arrière, et onaurait facilement raison de ces traînards.
Le jour suivant, la même manœuvre fut adoptée.Vers deux heures de l’après-midi, les Patagons, ayant fait au totalune soixantaine de kilomètres depuis qu’ils s’étaient ébranlés,atteignirent le sommet du col emprunté par la route pour franchirla chaîne centrale de l’île. Depuis près de trois heures, ilsmontaient alors sans interruption. Gens et bêtes étaientpareillement exténués. Au moment de s’engager dans le défilé quicommençait en cet endroit, ils firent halte. Le Kaw-djer en profitapour se poster à quelque distance en avant.
Sa troupe, grossie de tirailleurs ralliéspendant la retraite et de ceux qui se trouvaient déjà au sommet,comptait alors près de soixante fusils. Ces soixante hommes, il lesdisposa sur une centaine de mètres, au point où la tranchée étaitla plus profonde, tous du même côté de la route. Bien abritésderrière les énormes rocs qui la surplombaient, les Hosteliens seriraient des projectiles ennemis. Ils allaient tirer presque à boutportant, comme à l’affût.
Dès que les Patagons se remirent en mouvement,le plomb jaillit de la crête et faucha leurs premiers rangs. Ilsreculèrent en désordre, puis revinrent à la charge sans plus desuccès. Pendant deux heures, cette alternative se renouvela. Si lesPatagons étaient braves, ils ne brillaient pas précisément parl’intelligence. Ce fut seulement quand ils eurent vu tomber ungrand nombre des leurs, qu’ils s’avisèrent de la manœuvre qui leuravait si bien réussi la veille. Des appels retentirent. Les chevauxse rapprochèrent les uns des autres. Les naseaux touchant lescroupes, la horde fut un bloc. Puis, prête enfin pour la charge,elle s’ébranla tout entière à la fois et partit dans un galopfurieux. Les sabots frappaient le sol avec un bruit de tonnerre, laterre tremblait. Aussitôt les fusils hosteliens crachèrent plushâtivement la mort.
C’était un spectacle admirable. Rienn’arrêtait ces cavaliers changés en météores. L’un d’eux vidait-illes arçons ? Ceux qui venaient à sa suite le piétinaient sanspitié. Un cheval blessé ou tué tombait-il ? Les autresbondissaient par-dessus l’obstacle et continuaient sans arrêt leurcourse enragée.
Les Hosteliens ne songeaient guère à admirerces prouesses. Pour eux, c’était une question de vie ou de mort.Ils ne pensaient qu’à ceci : charger, viser, tirer, puischarger, et viser, et tirer, et ainsi de suite, sans un instantd’interruption. Les canons brûlaient leurs mains ; ilstiraient toujours. Dans la folie de la bataille, ils en oubliaienttoute prudence. Ils s’écartaient de leurs abris, s’offraient auxcoups de l’ennemi. Celui-ci aurait eu la partie belle, s’il lui eûtété possible de riposter.
Mais, au train qu’ils menaient, les Patagonsne pouvaient faire usage de leurs armes. À quoi bon,d’ailleurs ? La médiocre étendue du front de bataille révélantle petit nombre des adversaires, leur seul objectif était defranchir la zone dangereuse, quitte à faire pour cela lessacrifices qui seraient nécessaires.
Ils la franchirent en effet. Bientôt lesballes ne sifflèrent plus. Ils ralentirent alors leur allure etsuivirent au grand trot la route qui, après avoir dépassé le pointculminant du col, descendait maintenant en lacets. Tout étaittranquille autour d’eux. De loin en loin, un coup de feu éclataitsur leur gauche ou sur leur droite, lorsque des rocherssurplombaient la chaussée. D’ailleurs, ce coup de feu, tiré parl’un des colons transformés en guérillas, manquait généralement lebut. Dans tous les cas, les Patagons ripostaient par une grêle deballes qu’ils envoyaient au jugé, et ils poursuivaient leurchemin.
Instruits par l’expérience, ils ne commirentpas, cette fois, la faute de s’arrêter à trop faible distance dulieu du dernier combat. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ilsdévalèrent rapidement la pente et ne s’arrêtèrent pour camper queparvenus en terrain plat.
C’était pour eux une rude journée. Ils avaientfranchi soixante-cinq kilomètres, dont trente-cinq depuis le sommetdu col. À leur droite, ils apercevaient les flots du Pacifiquevenant battre un rivage sablonneux. À leur gauche, c’était un paysde plaine, où les surprises cessaient d’être à craindre. Lelendemain, ils seraient de bonne heure au but, devant Libéria,éloigné de trente kilomètres à peine.
Désormais, il ne pouvait plus être questionpour le Kaw-djer de se porter en avant des envahisseurs. Outre quela nature du pays ne se prêtait plus à la manœuvre qui lui avait sibien réussi jusque-là, trop grande était la distance qui leséparait d’eux. Sur son ordre, on ne s’entêta pas dans unepoursuite inutile, et l’on prit, couchés sur la terre nue, à lalueur des étoiles, quelques heures d’un repos que rendaientnécessaire les fatigues supportées pendant trois nuitsconsécutives.
Le Kaw-djer n’avait pas lieu d’être mécontentdu résultat de sa tactique. Au cours de cette dernière journée, lesennemis avaient perdu au moins cinquante chevaux et une quinzained’hommes. C’est donc diminuée d’une centaine de cavaliers etmoralement ébranlée que leur troupe arriverait devant Libéria.Contrairement à son attente sans doute, elle n’y entrerait pas sanspeine.
Le lendemain matin, on fit rallier leschevaux, mais on ne put les avoir avant le milieu du jour. Il étaitprès de midi quand les tirailleurs redevenus cavaliers, et réduitspar conséquent au nombre de trente-deux, purent à leur tourcommencer la descente.
Rien ne s’opposait à ce qu’on avançâtrapidement. La prudence n’était plus nécessaire. On était renseignépar ceux des colons qui, en embuscade sur les bords de la route,avaient salué l’ennemi au passage. On savait que les Patagonsavaient continué leur marche en avant et qu’on ne courait pas lerisque de se heurter tout à coup à la queue de leur colonne.
Vers trois heures, on atteignit l’endroit oùla horde avait campé. Nombreuses étaient ses traces, et on nepouvait s’y méprendre. Mais, depuis les premières heures du matin,elle s’était remise en mouvement, et, selon toute probabilité, elledevait être maintenant sous Libéria.
Deux heures plus tard, on commençait à longerla palissade limitant l’enclos des Rivière, quand on aperçut, surla route, un fort parti d’hommes à pied. Leur nombre dépassaitcertainement la centaine. Lorsqu’on en fut plus près, on vit qu’ils’agissait des Patagons démontés au cours des rencontresprécédentes.
Soudain, des coups de feu furent tirés del’enclos. Une dizaine de Patagons tombèrent. Des survivants, lesuns ripostèrent et envoyèrent contre la palissade des ballesinoffensives, les autres esquissèrent un mouvement de fuite. Ilsdécouvrirent alors les trente-deux cavaliers qui leur interdisaientla retraite et dont les rifles se mirent à leur tour à parler.
Au bruit de ces détonations, plus de deuxcents hommes armés de fourches, de haches et de faux firentirruption hors de l’enclos, barrant la route vers Libéria. Cernésde toutes parts, à droite par des rocs infranchissables, en avantpar les paysans que leur nombre rendait redoutables, à gauche parles fusils dont les canons luisaient au-dessus de la palissade, enarrière enfin par le Kaw-djer et ses cavaliers, les Patagonsperdirent courage et jetèrent leurs armes sur le sol. On lescaptura sans autre effusion de sang. Pieds et mains entravés, ilsfurent enfermés dans une grange à la porte de laquelle on plaça desfactionnaires.
C’était une opération merveilleuse. Nonseulement les envahisseurs avaient perdu une centaine de cavaliers,mais aussi une centaine de fusils, et ces fusils, de médiocrevaleur assurément, allaient au contraire accroître la force desHosteliens. Ceux-ci pourraient disposer de trois cent cinquantearmes à feu, contre six cents environ qui leur étaient opposées. Lapartie devenait presque égale.
La garnison réunie à l’enclos des Rivière putrenseigner le Kaw-djer sur la marche des Patagons. En passantdevant la palissade au cours de la matinée, ils n’avaient fait quede timides tentatives pour la franchir. Dès les premiers coups defusils, ils y avaient renoncé et s’étaient contentés d’envoyerquelques balles sans se livrer à une attaque plus sérieuse.Décidément, ces sauvages étaient peut-être des guerriers, maissûrement ils n’étaient pas des hommes de guerre. Leur objectifétant Libéria, ils y allaient tout droit, sans inquiéter desennemis qu’ils laissaient derrière eux.
Puisqu’on avait la chance d’avoir fait d’aussinombreux prisonniers, le Kaw-djer ne voulut pas s’éloigner sansessayer de les interroger. Il se rendit donc au milieu d’eux.
Dans la grange où on les avait enfermésrégnait un silence profond. Accroupis le long des murailles, cettecentaine d’hommes attendaient, dans une immobilité farouche, quel’on décidât de leur sort. Vainqueurs, ils eussent des vaincus faitdes esclaves. Vaincus, ils estimaient naturel qu’un pareiltraitement leur fût infligé. Pas un seul d’entre eux ne daignaremarquer la présence du Kaw-djer.
« Quelqu’un de vous comprend-ill’espagnol ? demanda celui-ci à voix haute.
– Moi, dit un des prisonniers en relevantla tête.
– Ton nom ?
– Athlinata.
– Qu’es-tu venu faire dans cepays ? »
L’Indien, sans un geste, répondit :
« La guerre.
– Pourquoi nous faire la guerre ?objecta le Kaw-djer. Nous ne sommes pas tes ennemis. »
Le Patagon garda le silence. Le Kaw-djerreprit :
« Jamais tes frères ne sont venusjusqu’ici. Pourquoi sont-ils allés, cette fois, si loin de leurpays ?
– Le chef a commandé, dit l’Indien aveccalme. Les guerriers ont obéi.
– Mais enfin, insista le Kaw-djer, quelest votre but ?
– La grande ville du Sud, répondit leprisonnier. Là, sont des richesses, et les Indiens sontpauvres.
– Mais ces richesses, il faut lesprendre, répliqua le Kaw-djer, et les habitants de cette ville sedéfendront. »
Le Patagon sourit ironiquement.
« La preuve, c’est que toi et tes frèresêtes maintenant prisonniers, ajouta le Kaw-djer sous formed’argument ad hominem.
– Les guerriers patagons sontnombreux, riposta l’Indien sans se laisser troubler. Les autresretourneront dans leur patrie en traînant tes frères à la queue deleurs chevaux. »
Le Kaw-djer haussa les épaules.
« Tu rêves, mon garçon, dit-il. Pas un devous n’entrera dans Libéria. »
Le Patagon sourit de nouveau d’un airincrédule.
« Tu ne me crois pas ? interrogea leKaw-djer.
– L’homme blanc a promis, répliqual’Indien avec assurance. Il donnera la grande ville auxPatagons.
– L’homme blanc ?… répéta leKaw-djer étonné. Il y a donc un blanc parmi vous ? »
Mais toutes ses questions demeurèrent vaines.L’Indien avait dit évidemment tout ce qu’il savait, et il futimpossible d’en obtenir plus de détails.
Le Kaw-djer se retira soucieux. Quel était cethomme blanc, traître à sa race, qui s’alliait contre d’autresblancs à une bande de sauvages ? En tous cas, c’était unenouvelle raison de se hâter. Bien qu’Hartlepool, se conformant auxordres reçus, eût sûrement pris les mesures les plus urgentes, iln’était pas sans intérêt d’apporter du renfort à la garnison deLibéria.
Vers huit heures du soir, on partit. La troupecommandée par le Kaw-djer comptait maintenant cent cinquante-sixhommes, dont cent deux armés aux dépens des Patagons. Desfantassins la composaient exclusivement, les chevaux ayant étélaissés à l’enclos des Rivière. Pour s’introduire dans Libéria etfranchir la ligne des ennemis, le Kaw-djer n’avait pas l’intention,en effet, d’appliquer la méthode, assurément courageuse, maisinsensée, que ceux-ci avaient mise en pratique lorsqu’il s’étaitagi de forcer les passages difficiles. Son plan étant d’employer laruse plutôt que la force, les chevaux eussent été plus gênantsqu’utiles.
En trois heures de marche, on arriva en vue dela ville. Dans la nuit alors complètement tombée, une ligne de feuxdessinait le camp des Patagons, établi selon un vaste demi-cercle,qui à droite, s’arrêtait au commencement du marécage et s’appuyait,à gauche, sur la rivière. L’investissement était complet. Seglisser inaperçus entre les postes espacés de cent en cent mètresétait impraticable.
Le Kaw-djer fit faire halte à son monde. Avantde pousser plus loin, il fallait décider quelle tactique ilconvenait d’adopter.
Mais les envahisseurs n’étaient pas tous surla rive droite de la rivière. Quelques-uns au moins avaient dûtraverser l’eau en amont de la ville. Tandis que le Kaw-djerréfléchissait, une vive lumière éclata tout à coup dans leNord-Ouest. C’étaient les maisons du Bourg-Neuf qui brûlaient.
Harry Rhodes et Hartlepool, auxquels, enl’absence du Kaw-djer, revenait naturellement l’autorité, n’avaientpas perdu leur temps, pendant que celui-ci retardait de son mieuxla marche des Patagons. Les quatre jours de répit qu’ils devaient àla tactique savante de leur chef leur avaient suffi pour mettre laville en état de défense.
Deux larges et profonds fossés, en arrièredesquels les terres rejetées formaient un épaulement à l’épreuve dela balle, rendaient un coup de main impossible. L’un de ces fossés,celui du Sud, long de deux mille pas environ, partait de larivière, puis, se recourbant en demi-cercle, embrassait la ville etallait jusqu’au marécage, qui constituait à lui seul un obstacleinfranchissable. L’autre, celui du Nord, long de cinq cents pas àpeine, naissait pareillement à la rivière pour aller mourir aumarécage, en traversant la route réunissant Libéria auBourg-Neuf.
La ville était ainsi défendue sur toutes lesfaces. Au Nord et au Nord-Est, par le marais, où un cheval se fûtenlisé jusqu’au ventre ; au Nord-Ouest, et du Sud-Ouest àl’Est par les remparts improvisés ; à l’Ouest, par le coursd’eau qui opposait sa barrière liquide aux assiégeants.
Le Bourg-Neuf avait été évacué. Les habitantss’étaient réfugiés à Libéria avec tout ce qu’ils possédaient,laissant leurs maisons condamnées à une destruction certaine.
Dès le premier soir, avant même que lestravaux fussent achevés et alors que le péril n’avait riend’imminent, on commença à monter autour de la ville une gardevigilante. Une cinquantaine d’hommes étaient constamment affectés àce service. Espacés de trente en trente mètres au sommet desépaulements et sur la berge de la rivière, ils surveillaient lesenvirons et devaient appeler à leur aide au premier signe dedanger. Cent soixante-quinze hommes, armés du reste des fusils etmassés au cœur de la ville, se tenaient en réserve, prêts à seporter du côté où l’alarme serait donnée. Le surplus de lapopulation dormait pendant ce temps. Tous les citoyens figuraient àtour de rôle dans ces trois groupes.
La défense n’aurait pu être mieux organisée.En avant, la ligne de couverture formée par les cinquantesentinelles que relevaient à intervalles fixes les centsoixante-quinze hommes de la réserve centrale. En troisième plan,le reste des Libériens, qui ne seraient pas longs à prêter mainforte à la moindre alerte. Ces derniers, il est vrai, nepossédaient guère, en fait d’armes offensives, que des haches, desbarres d’anspect ou des couteaux, mais ces armes n’eussent pas éténégligeables dans le cas d’un assaut amenant un combat corps àcorps.
L’obligation de la garde était générale.Personne ne pouvait s’y soustraire. Patterson y était donc astreintcomme les autres. D’ailleurs, quels que fussent ses sentiments, ilavait paru se résigner de bonne grâce à cette corvée, et, envérité, ses pensées intimes étaient si contradictoires qu’il eûtété incapable de dire s’il en était fâché ou satisfait.
Pendant ses heures de faction, ilréfléchissait à ce problème, et, pour la première fois de sa vie,il faisait de l’analyse.
L’animosité qu’il avait conçue contre sesconcitoyens, contre la ville de Libéria, contre l’île Hoste toutentière, était toujours aussi vivante au fond de son cœur, et illui semblait dur, par conséquent, de contribuer dans une mesurequelconque au salut de gens qu’il exécrait. Considérée à ce pointde vue, sa faction l’exaspérait.
Mais la haine ne venait qu’en troisième lignechez Patterson. Pour la haine franche, comme pour l’amourvéritable, il faut des cœurs ardents et vastes, et l’âme étriquéed’un avare ne saurait loger d’aussi amples passions. Après lacupidité, le sentiment dominant chez lui, c’était la peur.
Or, son sort étant lié à celui de sesconcitoyens, et tous les Libériens étant solidaires, la peur luiconseillait d’étouffer sa haine. S’il lui eût été agréable de voirflamber une ville qu’il abhorrait, c’était à la condition qu’il enfût sorti au préalable, et il n’y avait aucune possibilité de laquitter. Dans l’île, erraient des bandes de Patagons dont laférocité était légendaire et qui seraient bientôt en vue deLibéria. En la défendant, Patterson, après tout, se défendaitlui-même.
Tout compte fait, il préférait donc, en somme,monter la garde, bien qu’elle fût pour lui la source des pluspénibles sensations. Il n’éprouvait aucun plaisir, en effet, àrester seul, parfois la nuit, au premier rang, au risque d’êtresurpris par un ennemi. Aussi, la peur faisait-elle de lui uneexcellente sentinelle. Avec quelle énergie il ouvrait les yeux dansl’ombre ! Avec quelle conscience il fouillait les ténèbres, lefusil à l’épaule et le doigt sur la gâchette au moindre bruitsuspect !
Les quatre premiers jours se passèrent sansincident, mais il n’en fut pas de même du cinquième. Vers midi, cejour-là, on avait vu les Patagons apparaître et installer leur campau sud de la ville. La faction devenait tout à fait sérieuse.Désormais, l’ennemi était là, sans cesse menaçant.
Le soir de ce jour, Patterson venait deprendre la garde sur l’épaulement du Nord, entre la rivière et laroute du Bourg-Neuf, quand une lueur intense brilla dans ladirection du port. Il n’y avait pas à se faire d’illusion, lesPatagons commençaient la danse. Peut-être allaient-ils donnerl’assaut sans plus attendre, et vraisemblablement en face de lui,puisque sa mauvaise étoile l’avait placé tout près de la route duBourg-Neuf.
Quelle ne fut pas sa terreur lorsque,précisément sur cette route, un vacarme éclata tout à coup. Unetroupe qui paraissait nombreuse courait sur la chaussée etapprochait rapidement. Certes, et Patterson le savait, la routeétait coupée par un fossé qu’une dérivation de la rivière avaitrempli d’eau. Mais combien cette défense, qui lui inspirait tant deconfiance pendant le jour, lui parut faible au moment dudanger ! Il vit le fossé traversé, l’épaulement escaladé, laville envahie…
Cependant les assaillants présumés avaientfait halte au bord du fossé. Patterson, placé trop loin pourentendre les mots, comprit qu’on parlementait. Puis il y eut unremue-ménage. On apportait des planches, des madriers, des perches,afin d’établir un passage de fortune. Quelques instants plus tard,Patterson rassuré vit de loin défiler les nouveaux venus. Ilsétaient nombreux, en effet, et leurs fusils jetaient de faibleséclairs sous la lumière de la lune qui allait entrer dans sondernier quartier. À leur tête marchait un homme de haute tailleautour duquel on se pressait. Son nom courait de bouche en bouche.C’était le Kaw-djer.
Patterson en conçut à la fois de la joie et dela colère. De la colère, parce que c’était le Kaw-djer qu’ildétestait par-dessus tous les autres. De la joie aussi, parce qu’ilétait rassuré par l’appoint de si importants renforts.
Si le Kaw-djer arrivait de ce côté, c’estqu’il venait effectivement du Bourg-Neuf. En apercevant dans lanuit la lumière de l’incendie qui dévorait le faubourg, il avaitimprovisé un plan d’action. Passant, à l’exemple des Patagons, larivière à trois kilomètres en amont avec sa petite armée, ils’était dirigé, à travers la campagne, vers la flamme qui leguidait comme un phare.
D’après le nombre des feux de bivouac quibrillaient au sud de la ville, il supposait justement que le grosdes envahisseurs y était campé. Dans ce cas, on n’en rencontrerait,dans la direction du Bourg-Neuf, qu’un faible parti qu’il seraitaisé de dispenser. Cela fait, on entrerait dans Libéria toutbonnement par la route.
Les événements s’étaient déroulés conformémentà ses prévisions. On surprit les incendiaires du port, alors que,dans leur rage de n’y avoir rien découvert qui valût la peined’être pillé, ils étaient encore fort occupés à en activer ladestruction. Arrivés sans rencontrer la plus légère résistancejusqu’à cette agglomération de maisons et l’ayant trouvéecomplètement déserte, ils étaient si tranquilles qu’ils n’avaientmême pas jugé utile de se garder.
Le Kaw-djer tomba sur eux comme la foudre.Autour d’eux, la fusillade crépita soudain de tous côtés. LesPatagons éperdus prirent la fuite, en laissant entre les mains duvainqueur quinze nouveaux fusils et cinq prisonniers. On n’essayapas de les poursuivre. Les coups de feu avaient pu être entendus del’autre côté de la rivière, et un retour offensif était à redouter.Sans s’attarder, les Hosteliens se replièrent sur Libéria. Labataille n’avait pas duré dix minutes.
Le retour inopiné du Kaw-djer ne fut pas laseule émotion que le sort ménageait à Patterson. Trois jours plustard, il en éprouva une seconde beaucoup plus intense et dont lesconséquences devaient être autrement graves.
Son tour de garde le plaçait, cette fois, desix heures du soir à deux heures du matin, sur la berge de larivière, à une centaine de mètres du point où l’épaulement du Nordvenait s’appuyer. Entre cet épaulement et lui, trois autressentinelles s’échelonnaient. Cette place n’était pas mauvaise. Ons’y trouvait gardé soi-même de tous côtés.
Quand Patterson arriva à son poste, il faisaitjour encore, et la situation lui parut des plus rassurantes. Mais,peu à peu, la nuit tomba, et il fut repris alors de ses habituellesterreurs. De nouveau, il prêta l’oreille au moindre bruit et jetades coups d’œil rapides dans toutes les directions, en s’efforçantde voir si un mouvement suspect ne se dessinait pas quelquepart.
Il regardait bien loin, alors que le dangerétait tout près. Quelle ne fut pas son épouvante, quand ils’entendit tout à coup appelé à mi-voix !
« Patterson !… » murmurait-on àdeux pas de lui.
Il étouffa un cri prêt à jaillir de seslèvres, car déjà, sur un ton menaçant, on commandaitsourdement :
« Silence ! »
La voix demanda :
« Me reconnais-tu ? »
Et comme l’Irlandais, incapable d’articuler unmot, ne répondait pas.
« Sirdey », dit-on dans la nuit.
Patterson reprit sa respiration. Celui quiparlait était un camarade. Le dernier, par exemple, qu’il se fûtattendu à trouver là.
« Sirdey ?… répéta-t-il d’un toninterrogateur en se mettant au diapason.
– Oui… Sois prudent… Parle bas… Es-tuseul ?… N’y a-t-il personne autour de toi ? »
Patterson fouilla la nuit des yeux.
« Personne, dit-il.
– Ne bouge pas… recommanda Sirdey. Restedebout… Qu’on te voie… Je vais m’approcher, mais ne te retourne pasde mon côté. Il y eut un glissement dans l’herbe de la berge.
– M’y voici, dit Sirdey, qui resta étendusur le sol. Malgré la défense faite, Patterson risqua un coup d’œildu côté de son visiteur inattendu, et constata que celui-ci étaittrempé des pieds à la tête.
– D’où viens-tu ? demanda-t-il enreprenant son attitude précédente.
– De la rivière… Je suis avec lesPatagons.
– Avec les Patagons !… s’exclamasourdement Patterson.
– Oui !… Il y a dix-huit mois, quandj’ai quitté l’île Hoste, des Indiens m’ont fait passer le canal duBeagle. Je voulais aller à Punta-Arenas et, de là, en Argentine ouailleurs. Mais les Patagons m’ont cueilli en route.
– Qu’ont-ils fait de toi ?
– Un esclave.
– Un esclave !… répéta Patterson. Tues libre, cependant, il me semble.
– Regarde », répondit simplementSirdey.
Patterson, obéissant à l’invitation, distinguaune corde que son interlocuteur lui montrait et qui paraissaitfixée à sa ceinture. Mais celui-ci ayant agité cette prétenduecorde, il reconnut que c’était une mince chaîne de fer.
« Voilà comme je suis libre, repritSirdey. Sans compter que j’ai là, à dix pas, deux Patagons qui meguettent, cachés dans l’eau jusqu’au cou. Quand même j’arriverais àbriser cette chaîne dont ils tiennent l’autre bout, ils sauraientbien me rattraper avant que je sois loin. »
Patterson trembla d’une manière si évidenteque Sirdey s’en aperçut.
« Qu’as-tu ? demanda-t-il.
– Des Patagons… bégaya Pattersonépouvanté.
– N’aie pas peur, dit Sirdey. Ils ne teferont rien. Ils ont besoin de nous. Je leur ai dit que je pouvaiscompter sur toi, et c’est pourquoi ils m’ont envoyé ici enambassadeur.
– Qu’est-ce qu’ils veulent ? »balbutia Patterson.
Il y eut un instant de silence avant queSirdey se décidât à répondre :
« Que tu les fasses entrer dans laville.
– Moi !… protesta Patterson.
– Oui, toi. Il le faut… Écoute !…C’est pour moi une question de vie ou de mort. Quand je suis tombéentre leurs mains, je suis devenu leur esclave, je te l’ai dit. Ilsm’ont torturé de cent façons. Un jour, ils ont appris, par quelquesmots qui m’ont échappé, que j’arrivais de Libéria. Ils ont eul’idée de se servir de moi pour piller la ville qu’ilsconnaissaient déjà de réputation, et ils m’ont offert la liberté sije pouvais les y aider. Moi, tu comprends…
– Chut ! » interrompitPatterson.
Une des sentinelles voisines, lassée de sonimmobilité, s’avançait de leur côté. Mais, à une quinzaine demètres des causeurs, elle s’arrêta, parvenue à la limite du secteurdont la surveillance lui était attribuée.
« Un peu frisquet, ce soir, ditl’Hostelien avant de retourner sur ses pas.
– Oui, répondit Patterson d’une voixétranglée.
– Bonsoir, camarade !
– Bonsoir ! »
La sentinelle fit volte-face, s’éloigna etdisparut dans l’ombre. Sirdey reprit aussitôt :
« Moi, tu comprends, j’ai promis… Alorsils ont organisé cette expédition, et ils m’ont traîné avec eux enme surveillant nuit et jour. Maintenant, ils me somment de tenir mapromesse. Au lieu de trouver un passage facile, ils ont perdubeaucoup de monde, et on leur a fait plus de cent prisonniers. Ilssont furieux… Ce soir, je leur ai dit que j’avais des intelligencesdans la place, un camarade qui ne me refuserait pas un coup demain… Je t’avais reconnu de loin… S’ils découvrent que je les aitrompés, mon affaire est claire ! »
Pendant que Sirdey le mettait au courant deson histoire. Patterson réfléchissait. Certes il aurait eu plaisirà voir cette ville détruite, et tous ses habitants, y comprisspécialement leur chef, massacrés ou dispersés. Mais que de risquesà courir dans une pareille aventure ! Tous comptes faits,Patterson opta pour la sécurité.
« Que puis-je à cela ? demanda-t-ilfroidement.
– Nous aider à passer, réponditSirdey.
– Vous n’avez pas besoin de moi, objectaPatterson. La preuve, c’est que tu es là.
– Un homme seul passe sans être vu,répliqua Sirdey. Cinq cents hommes, c’est autre chose.
– Cinq cents !…
– Parbleu !… T’imagines-tu que c’estdans le but de faire une promenade dans la ville que je m’adresse àtoi ? Pour moi, Libéria est aussi malsaine que la compagniedes Patagons… À propos…
– Silence ! » commandabrusquement Patterson.
On entendait un bruit de pas qui s’approchait.Bientôt, trois hommes sortirent de l’ombre. L’un deux abordaPatterson, et, démasquant une lanterne qu’il tenait cachée sous sonmanteau, en projeta un instant la lumière sur le visage de lasentinelle.
« Rien de neuf ? demanda le nouveauvenu qui n’était autre qu’Hartlepool.
– Rien.
– Tout est tranquille ?
– Oui. »
La ronde continua son chemin.
« Tu disais ?… interrogea Patterson,quand elle fut suffisamment éloignée.
– Je disais : à propos, que sontdevenus les autres ?
– Quels autres ?
– Dorick ?
– Mort.
– Fred Moore ?
– Mort.
– William Moore ?
– Mort.
– Bigre !… EtKennedy ?
– Il se porte comme toi et moi.
– Pas possible !… Il a donc réussi às’en tirer ?
– Probable.
– Sans être même soupçonné ?
– C’est à croire, car il n’a jamais cesséde circuler librement.
– Où est-il maintenant ?
– Il monte la garde quelque part, d’uncôté ou de l’autre… Je ne sais où.
– Tu ne pourrais pas t’eninformer ?
– Impossible. Il m’est interdit dequitter mon poste. D’ailleurs, que lui veux-tu, àKennedy ?
– M’adresser à lui, puisque maproposition ne semble pas te plaire.
– Et tu crois que je t’y aiderai ?protesta Patterson. Tu crois que j’aiderai les Patagons à venirnous massacrer tous ?
– Pas de danger, affirma Sirdey. Lescamarades n’auront rien à craindre. Au contraire, ils auront leurpart du pillage. C’est convenu.
– Hum !… » fit Patterson qui nesemblait pas convaincu.
Il était ébranlé cependant. Se venger desHosteliens et s’enrichir en même temps de leurs dépouilles, c’étaittentant… Mais se fier à la parole de ces sauvages !… Une foisde plus, la prudence l’emporta.
« Tout ça, c’est des mots en l’air,dit-il d’un ton décidé. Quand même on le voudrait, ni Kennedy nimoi ne pourrions faire entrer cinq cents hommes incognito.
– Pas besoin qu’ils entrent tous à lafois, objecta Sirdey. Une cinquantaine, trente même, ce seraitsuffisant. Pendant que les premiers tiendraient le coup, les autrespasseraient.
– Cinquante, trente, vingt, dix, c’estencore trop.
– C’est ton dernier mot ?
– Le premier et le dernier.
– C’est non ?
– C’est non.
– N’en parlons plus », conclutSirdey qui commença à ramper dans la direction de la rivière.
Mais presque aussitôt il s’arrêta, et,relevant les yeux vers Patterson :
« Les Patagons paieraient, tu sais.
– Combien ? »
Le mot jaillit tout seul des lèvres dePatterson. Sirdey se rapprocha.
« Mille piastres », dit-il.
Mille piastres !… Cinq millefrancs !… Malgré l’importance de la somme, Patterson autrefoisn’en eût pas été ébloui. La rivière lui avait pris bien davantage.Mais, maintenant, il ne possédait plus rien. À peine si, depuis unan, au prix d’un travail acharné, il avait réussi à économiservingt-cinq piastres. Ces vingt-cinq misérables piastresconstituaient à cette heure toute sa fortune. Sans doute ellecroîtrait désormais plus vite. Les occasions de l’augmenter nemanqueraient pas. Le plus dur, il le savait par expérience, c’estla première mise. Mais mille piastres !… Gagner en un instantquarante fois le produit de dix-huit mois d’efforts !… Sanscompter qu’il était peut-être possible d’obtenir mieux encore, car,dans tout marché, il est classique de marchander.
« Ce n’est pas lourd, dit-il d’un airdégoûté. Pour une affaire où on risque sa peau, il faudrait jusqu’àdeux mille…
– Dans ce cas, bonsoir, répliqua Sirdeyen esquissant un nouveau mouvement de retraite.
– Ou au moins jusqu’à quinzecents », poursuivit Patterson sans se laisser intimider parcette menace de rupture.
Il était maintenant sur son terrain : leterrain du négoce. Il avait l’expérience de ces transactions. Quel’objet enjeu fût une marchandise ou une conscience, c’étaittoujours d’un achat et d’une vente qu’il s’agissait. Or, les achatset les ventes sont soumis à des règles immuables qu’il connaissaitdans leurs détails. Il est d’usage, tout le monde le sait bien, quele vendeur demande trop, et que l’acheteur n’offre pas assez. Ladiscussion établit l’équilibre. À marchander, il y a toujoursquelque chose à gagner et jamais rien à perdre. Le temps pressant,Patterson s’était exceptionnellement résigné à doubler les étapes,et c’est pourquoi il était descendu d’un seul coup de deux millepiastres à quinze cents.
« Non, dit Sirdey d’un ton ferme.
– Si c’était au moins quatorze cents,soupira Patterson, on pourrait voir !… Mais millepiastres !…
– C’est mille et pas une de plus »,affirma Sirdey en continuant son mouvement de recul.
Patterson eut, comme on dit, de l’estomac.
« Alors, ça ne va pas »,déclara-t-il tranquillement.
Ce fut au tour de Sirdey d’être inquiet. Uneaffaire si bien emmanchée !… Allait-il la faire échouer pourquelques centaines de piastres ?… Il se rapprocha.
« Coupons la poire en deux, proposa-t-il.On arrivera à douze cents. »
Patterson s’empressa d’accepter.
« C’est uniquement pour te faire plaisir,acquiesça-t-il enfin. Va pour douze cents piastres !
– Convenu ?… demanda Sirdey.
– Convenu », affirma Patterson.
Il restait, cependant, à régler lesdétails.
« Qui me paiera ? reprit Patterson.Les Patagons sont donc riches pour semer comme ça des douze centspiastres ?
– Très pauvres au contraire, répliquaSirdey, mais ils sont nombreux. Ils se saigneront aux quatre veinespour réunir la somme. S’ils le font, c’est qu’ils n’ignorent pasque le sac de Libéria leur en donnera cent fois plus.
– Je ne dis pas non, accorda Patterson.Ça ne me regarde pas. Mon affaire, c’est d’être payé. Comment mepaiera-t-on ? Avant ou après ?
– Moitié avant, moitié après.
– Non, déclara Patterson. Voici mesconditions, dès demain soir, huit cents piastres…
– Où ? interrompit Sirdey.
– Où je serai de garde. Cherche moi… Pourle reste, au jour convenu, dix hommes passeront d’abord, et l’undeux me versera la somme. Si on ne paie pas, j’appelle. Si on paie,bouche cousue, et je file d’un autre côté.
– Entendu, accorda Sirdey. Pour quand, lepassage ?
– La cinquième nuit après celle-ci. Lalune sera nouvelle.
– Où ?
– Chez moi… Dans mon enclos.
– Au fait !… dit Sirdey, je n’aiplus aperçu ta maison.
– La rivière l’a emportée, il y a un an,expliqua Patterson. Mais nous n’avons pas besoin de maison. Lapalissade suffira.
– Elle est aux trois quarts démolie.
– Je la réparerai.
– Parfait ! approuva Sirdey. Àdemain !
– À demain », réponditPatterson.
Il entendit un glissement dans l’herbe puis unfaible gouglou lui fit comprendre que Sirdey entrait prudemmentdans la rivière, et rien ne troubla plus le silence de la nuit.
Le lendemain, on fut très étonné de voirPatterson commencer à réparer la palissade à demi renversée quilimitait son ancien enclos.
La circonstance parut, en général,singulièrement choisie pour se livrer à un semblable travail. Maisle terrain lui appartenait, après tout. Il en avait en poche lestitres de propriété, dont un duplicata lui avait été délivré, sursa demande, après l’inondation. C’était, par conséquent, son droitde l’utiliser à sa convenance.
Toute la journée, il s’activa à ce travail. Dumatin au soir, il releva les pieux, les réunit à l’aide de solidestraverses, obtura les fentes par des couvre-joints, indifférent auxréflexions que sa conduite pouvait susciter.
Le soir, le hasard du roulement voulut qu’ilfût placé en sentinelle sur l’épaulement Sud, face aux montagnesqui s’élevaient de ce côté. Il prit la garde sans mot dire, etattendit patiemment les événements.
Son tour étant venu plus tôt que la veille, ilétait de bonne heure et il faisait encore grand jour au début de safaction. Mais celle-ci ne s’achèverait pas avant que la nuit fûtcomplète, et Sirdey aurait, par conséquent, toutes facilités pours’approcher de l’épaulement. À moins…
À moins que la proposition de l’ancien maîtrecoq du Jonathanne fût pas sérieuse. Était-il impossible,en effet, qu’ont eût tendu un piège à Patterson, et qu’il s’y fûtstupidement laissé prendre ? L’Irlandais fut bientôt rassuré àce sujet. Sirdey était là, en face de lui, tapi entre les herbes,invisible pour tous, mais visible pour un regard prévenu.
Peu à peu, la nuit tomba. La lune, dans sondernier quartier, n’élèverait qu’à l’aube son mince croissantau-dessus de l’horizon. Dès que l’obscurité fut profonde, Sirdeyrampa jusqu’à son complice, puis repartit sans éveillerl’attention.
Tout s’était passé conformément auxconventions. Les deux parties étaient d’accord.
« La quatrième nuit après celle-ci, avaitmurmuré Patterson dans un souffle.
– Entendu, avait répondu Sirdey.
– Qu’on n’oublie pas les piastres !…Sans ça, rien de fait !
– Sois tranquille. »
Ce court dialogue échangé, Sirdey s’étaitéloigné. Mais, auparavant, il avait déposé aux pieds du traître unsac qui, en touchant le sol, rendit un son cristallin. C’étaientles huit cents piastres promises. C’était le salaire de Judas.
Le lendemain, Patterson continua à réparer sapalissade. Toutefois, il n’était pas sans deviner les commentairesque son insolite occupation était de nature à provoquer. Cescommentaires, il avait, maintenant qu’il était en partie payé,grand intérêt à les éviter. C’est pourquoi il profita de lapremière occasion qui lui fut offerte pour donner de sa conduiteune explication très simple.
Il fit même naître cette occasion, en allanttrouver Hartlepool de bon matin et en lui demandant hardimentd’être placé désormais en faction exclusivement dans son enclos.Propriétaire riverain, il était plus logique qu’il fût de gardechez lui et qu’un autre ne vînt pas l’y remplacer, tandis qu’ilserait envoyé ailleurs.
Hartlepool, qui n’éprouvait pas une vivesympathie pour le personnage, n’avait cependant aucun reprocheprécis à formuler contre lui. À certains égards même, Pattersonméritait l’estime. C’était un homme paisible et un travailleurinfatigable. D’ailleurs, il n’y avait pas d’inconvénient àaccueillir favorablement sa requête.
« C’est un drôle de moment que vous avezchoisi pour faire vos réparations », fit cependant observerHartlepool.
L’Irlandais lui répondit tranquillement qu’iln’aurait pu en trouver de plus propice. Les travaux publics étantarrêtés, il en profitait pour s’occuper de ses intérêts personnels.Ainsi, il ne perdrait pas son temps. L’explication était des plusnaturelles, et cadrait avec les habitudes laborieuses de Patterson.Hartlepool en fut satisfait.
« Pour le reste, c’est entendu »,conclut-il sans insister.
Il attachait si peu d’importance à sa décisionqu’il ne jugea même pas utile d’en informer le Kaw-djer.
Fort heureusement pour l’avenir de la coloniehostelienne, un autre se chargeait au même instant de faire naîtreles soupçons de son gouverneur.
La veille, au moment où Patterson arrivait àson poste de faction, il ne s’y trouvait pas seul, comme il lecroyait à tort. À moins de vingt mètres, Dick était couché dansl’herbe. Ce n’était, d’ailleurs, nullement pour espionnerl’Irlandais qu’il était là. Le hasard avait tout fait. Dick nes’inquiétait guère de Patterson. Quand celui-ci vint se poster àquelques pas de lui, il n’eut à son adresse qu’un regard distrait,et, tout de suite, il se remit à son absorbante occupation, quiconsistait à surveiller – oh ! à titre officieux, car son âgele dispensait de la garde – les faits et gestes des Patagons, cesennemis farouches qui faisaient énormément travailler sa jeuneimagination. Si l’Irlandais eût été moins appliqué à distinguerSirdey dans le lointain, il eût peut-être vu l’enfant, car celui-cine se cachait pas, et les broussailles ne le dissimulaient qu’àdemi.
Par contre, Dick, ainsi qu’il a été dit, vitparfaitement Patterson, mais sans le remarquer plus qu’il n’eûtremarqué une autre sentinelle hostelienne. Bientôt, du reste, iloublia sa présence, car il venait de faire une découverteextraordinaire qui absorbait toute son attention.
Qu’avait-il donc aperçu, là bas, très loin, ducôté des Patagons, caché derrière un des innombrables taillis quiparsemaient les premières pentes des montagnes ? Unhomme ?… Non, pas un homme, un visage. Pas même un visage,rien qu’un front et deux yeux ouverts dans la direction de Libéria.Appartenaient-ils, ce front et ces yeux, à un des Indiens dont onvoyait au-delà évoluer des groupes nombreux ? Sans hésiter,Dick répondait négativement. Et non seulement il avait la certitudeque ce front et ces deux yeux-là n’étaient pas ceux d’un Indien,mais encore il mettait un nom sur cette fraction de visage, un nomqui était le vrai, le nom de Sirdey.
Parbleu ! il le connaissait bien, ill’eût reconnu entre mille, ce Sirdey qui était avec les autres dansla grotte, le jour où le pauvre Sand avait failli mourir. Quevenait faire là cet être abominable ? Instinctivement, Dicks’était aplati derrière les touffes d’herbes. Sans savoir très bienpourquoi, il ne voulait pas être vu maintenant.
Les heures passèrent ; le long crépusculedes hautes latitudes devint peu à peu une nuit profonde. Dick restaobstinément tapi dans sa cachette, l’œil et l’oreille aux aguets.Mais le temps s’écoula sans qu’il aperçût aucune lueur, sans qu’ilentendît aucun bruit. À un certain moment, cependant, il crutdistinguer dans l’ombre une ombre mouvante qui rampait sur le solet s’approchait de Patterson, il crut entendre des frôlements, desvoix chuchotantes, un tintement métallique comme en produiraientdes pièces d’or entrechoquées… Mais ce n’était là qu’uneimpression, une sensation vague et imprécise.
À la relève, l’Irlandais s’éloigna. Dick nequitta pas son poste et, jusqu’à l’aube, tint les oreilles et lesyeux ouverts aux surprises des ténèbres. Persévérance inutile. Lanuit s’écoula tranquillement. Quand le soleil se leva, riend’insolite n’était survenu.
Le premier soin de Dick fut alors d’allertrouver le Kaw-djer. Toutefois, ne sachant pas au juste si passerla nuit à la belle étoile était ou non une chose licite, avant dele mettre au courant, il tâta le terrain avec prudence. Il annonçatout d’abord :
« gouverneur, j’ai quelque chose à vousdire… »
Puis, après une suspension savante, il ajoutaprécipitamment :
« Mais vous ne me gronderezpas !…
– Ça dépend, répondit le Kaw-djer ensouriant. Pourquoi ne te gronderais-je pas, si tu as fait quelquechose de mal ? »
À une question, Dick répondit par unequestion. C’était un fin politique que maître Dick.
« Passer toute la nuit sur l’épaulementdu Sud, est-ce mal, gouverneur ?
– Ça dépend encore, dit le Kaw-djer.C’est selon ce que tu y faisais, sur l’épaulement du Sud.
– Je regardais les Patagons,gouverneur.
– Toute la nuit ?
– Toute la nuit, gouverneur.
– Pour quoi faire ?
– Pour les surveiller, gouverneur.
– Et pourquoi surveillais-tu lesPatagons ? Il y a des hommes de garde pour cela.
– Parce que j’avais vu quelqu’un que jeconnais avec eux, gouverneur.
– Quelqu’un que tu connais avec lesPatagons !… s’écria le Kaw-djer au comble de la stupeur.
– Oui, gouverneur.
– Qui donc ?
– Sirdey, gouverneur. »
Sirdey !… Le Kaw-djer pensa sur-le-champà ce que lui avait dit Athlinata. Sirdey serait-il donc l’hommeblanc dans les promesses duquel l’Indien avait tant deconfiance ?
« Tu en es sûr ? demanda-t-ilvivement.
– Sûr, gouverneur, affirma Dick. Mais lereste je n’en suis pas sûr… Je crois seulement, gouverneur.
– Le reste ? Qu’y a-t-ilencore ?
– Quand il a fait nuit, gouverneur, j’aicru voir quelqu’un s’approcher de l’épaulement…
– Sirdey ?
– Je ne sais pas, gouverneur… Quelqu’un…Après, il m’a semblé qu’on parlait et qu’on remuait quelque chose…comme qui dirait des dollars… Mais je ne suis pas sûr…
– Qui était de garde à cetendroit ?
– Patterson, gouverneur. »
Ce nom-là était de ceux qui sonnaient le plusmal aux oreilles du Kaw-djer, que ces étranges nouvellesplongeaient en de profondes réflexions. Ce qu’avait vu et entenduDick, ce qu’il avait cru voir et entendre plutôt, avait-il quelquerapport avec le travail entrepris par Patterson ? Celapouvait-il expliquer, d’autre part, l’inaction des assiégeants,inaction dont les assiégés commençaient à être grandementsurpris ? Les Patagons comptaient-ils donc sur d’autres moyensque la force pour se rendre maîtres de Libéria, etpoursuivaient-ils dans l’ombre l’exécution de quelque planténébreux ?
Autant de questions qui restaient encore sansréponse. En tous cas, les renseignements étaient trop vagues ettrop incertains pour qu’il fût possible de prendre une résolutiondans un sens quelconque. Il fallait attendre, et surtout surveillerPatterson, puisque, injustement peut-être, son attitude semblaitlouche et prêtait aux soupçons.
« Je n’ai pas à te gronder, dit leKaw-djer à Dick qui attendait son arrêt. Tu as très bien fait.Mais, il me faut ta parole de ne répéter à personne ce que tu m’asraconté. »
Dick étendit solennellement la main.
« Je le jure, gouverneur. »
Le Kaw-djer sourit.
« C’est bon, dit-il. Va te coucher,maintenant, pour regagner le temps perdu. Mais n’oublie pas. Àpersonne, tu m’entends. Ni à Hartlepool, ni à Rhodes… J’aidit : à personne.
– Puisque c’est juré, gouverneur »,fit remarquer Dick avec importance.
Désireux d’obtenir quelques informationscomplémentaires sans rien révéler de ce qu’il avait appris, leKaw-djer se mit à la recherche d’Hartlepool.
« Rien de neuf ? lui demanda-t-il enl’abordant.
– Rien, monsieur, réponditHartlepool.
– La garde est faiterégulièrement ?… C’est le point important, vous le savez. Ilfaut procéder vous-même à des rondes, et vous assurerpersonnellement que chacun remplit son devoir.
– Je n’y manque pas, monsieur, affirmaHartlepool. Tout va bien.
– On ne récrimine pas contre ce servicefatigant ?
– Non, monsieur. Tout le monde y a tropd’intérêt.
– Même pas Kennedy ?
– Lui… C’est un des meilleurs. Une vueexcellente. Et une attention !… On a beau être un pasgrand-chose, le matelot se retrouve toujours quand il le faut,monsieur.
– Ni Patterson ?
– Non plus. Rien à dire… Ah ! àpropos de Patterson, ne soyez pas étonné si vous ne l’apercevezplus. Il montera désormais la garde chez lui, puisqu’il est enbordure de la rivière.
– Pourquoi cela ?
– Il vient de me le demander. Je n’ai pascru devoir refuser.
– Vous avez bien fait, Hartlepool,approuva le Kaw-djer en s’éloignant. Continuez à veiller. Mais, sid’ici à quelques jours les Patagons font toujours les morts, c’estnous qui irons les chercher. »
Les choses se corsaient décidément. Pattersonavait eu un but en présentant à Hartlepool une requête, à laquellecelui-ci, n’étant pas prévenu, ne pouvait trouver aucun caractèresuspect. Pour le Kaw-djer, il en allait autrement. La réapparitionde Sirdey, les conciliabules probables entre les deux hommes, laréfection de la palissade, et enfin cette demande de Patterson quimontrait son désir de ne pas quitter son enclos et d’en éloignerles autres, tous ces faits convergeaient et tendaient à prouver…Mais non, ils ne prouvaient rien, en somme. Tout cela n’était passuffisant pour incriminer l’Irlandais. On ne pouvait que redoublerde prudence et veiller au grain plus attentivement que jamais.
Ignorant des soupçons qui pesaient sur lui,Patterson continuait tranquillement l’œuvre qu’il avait commencée.Les pieux se redressaient, s’ajoutaient les uns aux autres. Lesderniers furent enfin plantés dans l’eau même de la rivière etrendirent l’enclos impénétrable aux regards.
Au jour fixé par lui, le quatrième après saseconde entrevue avec Sirdey, ce travail était achevé. En loyalcommerçant il avait tenu ses engagements à bonne date. Lesacheteurs n’avaient plus qu’à prendre livraison.
Le soleil se coucha. La nuit vint. C’était unenuit sans lune pendant laquelle l’obscurité serait profonde.Derrière la palissade de son enclos, Patterson, fidèle aurendez-vous, attendit.
Mais on ne saurait penser à tout. Cetteclôture si opaque qui le mettait à l’abri des regards des autres,mettait en même temps les autres à l’abri des siens. Si nul nepouvait voir ce qui se passait chez lui, il ne pouvait pas voirdavantage ce qui se passait à l’extérieur. Port attentif àsurveiller le bord opposé de la rivière, il ne s’aperçut donc pasqu’une troupe nombreuse cernait silencieusement son enclos, ni quedes hommes prenaient position aux deux extrémités de lapalissade.
L’achèvement des travaux de Patterson avaitété, pour le Kaw-djer, le signal du danger. En admettant quel’Irlandais projetât quelque traîtrise, l’heure de l’action netarderait pas à sonner.
Il était près de minuit, quand dix premiersPatagons, ayant traversé la rivière à la nage, abordèrent dansl’enclos. Personne n’avait pu les voir, ils le croyaient tout aumoins. Derrière eux, quarante guerriers, et, derrière ces quaranteguerriers, toute la horde suivait. Peu importait qu’elle fûtdécouverte avant d’avoir atterri tout entière, pourvu qu’assezd’hommes eussent passé à ce moment pour donner à leurs frères letemps de passer à leur tour. Dussent les premiers se faire tuer, lamoisson serait pour les autres.
L’un des Indiens tendit à Patterson unepoignée d’or que celui-ci trouva bien légère.
« Il n’y a pas le compte », dit-il àtout hasard.
Le Patagon n’eut pas l’air de comprendre.
Patterson s’efforça d’expliquer par gestesqu’on n’était pas d’accord, et, à titre d’argument probant, il semit en devoir de contrôler la somme, en faisant glisser une à unede la main droite dans la gauche les pièces qu’il suivait duregard, la tête baissée.
Un choc violent sur la nuque l’assomma tout àcoup. Il tomba. Bâillonné, ligoté, il fut jeté dans un coin sansautre forme de procès. Était-il mort ? Les Indiens n’enavaient cure. S’il vivait encore, c’était partie remise, voilàtout. Pour le moment, le temps de s’en assurer manquait. Plus tard,on achèverait le traître à loisir, s’il en était besoin, après quoion dépouillerait son cadavre du prix de la trahison.
Les Patagons se rapprochèrent de la rive enrampant. Élevant leurs armes au-dessus de l’eau, d’autres fantômesabordaient les uns après les autres et remplissaient l’enclos. Leurnombre dépassa bientôt deux cents.
Soudain, venant des deux extrémités de lapalissade, une violente fusillade éclata. Les Hosteliens étaiententrés dans l’eau jusqu’à mi-corps et prenaient l’ennemi à revers.Frappés de stupeur, les Indiens, d’abord, demeurèrent immobiles,puis, les balles ouvrant dans leur masse des sillons sanglants, ilscoururent vers la palissade. Mais, aussitôt, sa crête fut couronnéede fusils qui vomirent la mort à leur tour. Alors, épouvantés,affolés, éperdus, ils se mirent à tourner stupidement en rond dansl’enclos, gibier qui s’offrait au plomb du chasseur. En quelquesminutes, ils perdirent la moitié de leur effectif. Enfin,retrouvant un peu de sang-froid, les survivants se ruèrent vers larivière, malgré les feux convergents qui en défendaient l’approche,et nagèrent vers l’autre bord de toute la vigueur de leursbras.
À ces coups de fusils, d’autres détonationsavaient répondu au loin, écho d’un second combat dont la routeétait le théâtre.
Supposant que les Patagons concentreraienttout leur effort au point où ils croyaient pénétrer sans coup fériret qu’ils ne laisseraient par conséquent que des forcesinsignifiantes à la garde de leur camp, le Kaw-djer avait arrêtéson plan en conséquence. Tandis que le plus grand nombre des hommesdont il pouvait disposer étaient réunis sous ses ordres directsautour de l’enclos de Patterson, où il prévoyait que se dérouleraitl’action principale, et guettaient les Indiens qui allaient tomberdans un piège, une autre expédition se tenait prête à franchirl’épaulement du Sud sous le commandement d’Hartlepool, pour opérerune diversion au camp des Patagons.
C’est cette deuxième troupe qui signalaitmaintenant sa présence. Sans doute, elle était aux prises avec lesrares guerriers laissés à la garde des chevaux. Cette fusillade nedura d’ailleurs que peu d’instants. Les deux combats avaient étéaussi brefs l’un et l’autre.
Les Patagons disparus, le Kaw-djer se portadans la direction du Sud. Il rencontra la troupe commandée parHartlepool comme elle franchissait de nouveau l’épaulement pourrentrer dans la ville.
L’expédition avait merveilleusement réussi.Hartlepool n’avait pas perdu un seul homme. Les pertes de l’ennemiétaient d’ailleurs également nulles. Mais, résultat beaucoup plusutile, on avait capturé près de trois cents chevaux qu’on ramenaitavec soi.
La leçon reçue par les Patagons était tropsévère pour qu’un retour offensif de leur part fût dans l’ordre desévénements probables. La garde toutefois fut organisée comme lessoirs précédents. Ce fut seulement après avoir ainsi assuré lasécurité générale que le Kaw-djer retourna dans l’enclos dePatterson. À la pâle lueur des étoiles, le sol lui en apparutjonché de cadavres. De blessés aussi, car des plaintes s’élevaientdans la nuit. On s’occupa de les secourir.
Mais où était Patterson ? On le découvritenfin, sous un tas de corps amoncelés, bâillonné, ligoté, évanoui.N’était-il donc qu’une victime ? Le Kaw-djer se reprochaitdéjà de l’avoir jugé injustement, quand, au moment où on relevaitl’Irlandais, des pièces d’or coulèrent de sa ceinture et tombèrentsur le sol. Le Kaw-djer, écœuré, détourna les yeux. À la surprisegénérale, Patterson fut transporté à la prison, où le médecin deLibéria dut aller lui donner des soins. Celui-ci ne tarda pas àvenir rendre compte de sa mission au gouverneur. L’Irlandaisn’était pas en danger et serait complètement remis à brefdélai.
Le Kaw-djer fut peu satisfait de la nouvelle.Il eût préféré de beaucoup que cette lamentable affaire fût régléepar la mort du coupable. Celui-ci vivant, au contraire, elle allaitavoir nécessairement des suites. Il ne pouvait être question de larésoudre, en effet, par une mesure de clémence, comme celle dontavait bénéficié Kennedy. Cette fois, la population entière étaitintéressée, et personne n’eût compris l’indulgence à l’égard dumisérable qui avait froidement sacrifié un si grand nombre d’hommesà son insatiable cupidité. Il faudrait donc procéder à un jugementet punir, faire acte de juge et de maître. Or, malgré l’évolutionde ses idées, c’étaient là besognes qui répugnaient fort auKaw-djer.
La nuit s’écoula sans autre incident.Néanmoins, il est superflu de le dire, on dormit peu cette nuit-làà Libéria. On s’entretenait fébrilement dans les maisons et dansles rues des graves événements qui venaient de se dérouler, ens’applaudissant de la manière dont ils avaient tourné. On enfaisait remonter l’honneur au Kaw-djer qui avait si exactementdeviné le plan des ennemis.
On touchait au solstice d’été. À peine si lanuit franche durait quatre heures. Dès deux heures du matin, leciel fut éclairé par les premières lueurs de l’aube. D’un mêmeélan, les Hosteliens se portèrent alors sur l’épaulement du Sud,d’où on apercevait la longue ligne du camp ennemi.
Une heure plus tard, des hourras sortaient detoutes les poitrines. Il n’y avait pas à en douter, les Patagonsfaisaient leurs préparatifs de départ. On n’en était pas surpris,la tuerie de la nuit précédente ayant dû leur prouver qu’il n’yavait rien à faire pour eux à l’île Hoste. Avec une joieorgueilleuse, on dressait à satiété le bilan de leurs pertes. Plusde quatre cent vingt chevaux, dont trois cents pris et les autrestués pendant l’invasion ou lors de l’escarmouche du Bourg-Neuf. Àpeine, s’il en restait trois cents à ces intrépides cavaliers. Plusde deux cents hommes, soit une centaine de prisonniers à la fermeRivière, et un plus grand nombre tués ou blessés dans lesrencontres successives et notamment dans l’hécatombe dont l’enclosde Patterson avait été le théâtre. Réduits de près d’un tiers deleur effectif, près de la moitié des survivants transformés enfantassins, il était naturel que les Indiens ne fussent pasdésireux de s’éterniser dans une contrée lointaine où ils avaientreçu un si rude accueil.
Vers huit heures, un grand mouvement parcourutla horde, et la brise apporta jusqu’à Libéria d’effroyablesvociférations. Tous les guerriers se pressaient au même point,comme s’ils eussent voulu assister à un spectacle que lesHosteliens ne pouvaient voir. La distance ne permettait pas, eneffet, de distinguer les détails. On apercevait seulement legrouillement général de la horde, et tous ses cris individuels sefondaient en une immense clameur.
Que faisaient-ils ? Dans quellediscussion violente étaient-ils engagés ?
Cela dura longtemps. Une heure au moins. Puisla colonne parut s’organiser. Elle se divisa en trois groupes, lesguerriers démontés au centre, précédés et suivis par un escadron decavaliers. Un des cavaliers d’avant-garde portait haut par-dessusles têtes quelque chose dont on ne pouvait reconnaître la nature.C’était une chose ronde… On eût dit une boule fichée sur unbâton…
La horde s’ébranla vers dix heures. Se réglantsur la vitesse de ses piétons, elle défila lentement sous les yeuxdes Libériens. Le silence était profond, maintenant, de part etd’autre. Plus de vociférations du côté des vaincus, plus de hourrasparmi les vainqueurs.
Au moment où l’arrière-garde des Patagons semettait en marche, un ordre courut parmi les Hosteliens. LeKaw-djer demandait à tous les colons sachant monter à cheval de sefaire immédiatement connaître. Qui eût jamais cru que Libériapossédât un si grand nombre d’habiles écuyers ? Chacun brûlantde jouer un rôle dans le dernier acte du drame, presque tout lemonde se présentait. Il fallut procéder à une sélection. En moinsd’une heure, une petite armée de trois cents hommes fut réunie.Elle comprenait cent piétons et deux cents cavaliers. Le Kaw-djeren tête, les trois cents hommes s’ébranlèrent, gagnèrent le chemin,disparurent, en route pour le Nord, à la suite de la horde enretraite. Sur des brancards, ils transportaient les quelquesblessés recueillis dans l’enclos de Patterson, et dont la plupartn’atteindraient pas vivants le littoral américain.
Ils firent une première halte à la ferme desRivière. Trois quarts d’heure plus tôt, les Patagons étaient passésle long de la palissade, sans essayer, cette fois, de la franchir.Abritée derrière les pieux de la clôture, la garnison les avaitregardés défiler, et, bien qu’elle ne fût pas au courant desévénements de la nuit précédente, personne de ceux qui lacomposaient n’avait eu la pensée d’envoyer un coup de fusil auxIndiens. Ils avançaient, l’air si déprimé et si las qu’on ne doutapas de leur défaite. Ils n’avaient plus rien de redoutable. Cen’étaient plus des ennemis, mais seulement des hommes malheureuxqui n’inspiraient que la pitié.
Un des cavaliers de tête portait toujours aubout d’une pique cette chose ronde que l’on avait aperçue del’épaulement. Mais, pas plus que les Libériens au moment du départ,la garnison de la ferme Rivière n’avait pu reconnaître la nature decet objet singulier.
Sur l’ordre du Kaw-djer, on débarrassa lesprisonniers patagons de leurs entraves, et, devant eux, les portesfurent ouvertes toutes grandes. Les Indiens ne bougèrent pas.Évidemment, ils ne croyaient pas à la liberté, et, jugeant lesautres d’après eux-mêmes, ils redoutaient de tomber dans unpiège.
Le Kaw-djer s’approcha de cet Athlinata, aveclequel il avait déjà échangé quelques mots.
« Qu’attendez-vous ?demanda-t-il.
– De connaître le sort qu’on nousréserve, répondit Athlinata.
– Vous n’avez rien à craindre, affirma leKaw-djer. Vous êtes libres.
– Libres !… répéta l’Indiensurpris.
– Oui, les guerriers patagons ont perdula bataille et retournent dans leurs pays. Partez avec eux :vous êtes libres. Vous direz à vos frères que les hommes blancsn’ont pas d’esclaves et qu’ils savent pardonner. Puisse cet exempleles rendre plus humains ! »
Le Patagon regarda le Kaw-djer d’un airindécis, puis, suivi de ses compagnons, il se mit en marche à paslents. La troupe désarmée passa entre la double haie de la garnisonsilencieuse, sortit de l’enceinte, et prit à droite, vers le Nord.À cent mètres en arrière, le Kaw-djer et ses trois cents hommesl’escortaient, barrant la route du Sud.
Aux approches du soir, on aperçut le gros desenvahisseurs campé pour la nuit. Personne ne les avait inquiétéspendant leur retraite, pas un coup de fusil n’avait été tiré. Maiscette preuve de la miséricorde de leurs adversaires ne les avaitpas rassurés, et ils manifestèrent une vive inquiétude, en voyantapprocher une masse si importante de cavaliers et de fantassins.Afin de leur donner confiance, les Hosteliens firent halte à deuxkilomètres, tandis que les prisonniers libérés, emmenant avec euxles blessés, continuaient leur marche et allaient se réunir à leurscompatriotes.
Quelles durent être les pensées de ces Indienssauvages, lorsque revinrent librement ceux qu’ils pensaient réduitsen esclavage ? Athlinata fut-il un fidèle mandataire, etconnurent-ils les paroles qu’il avait mission de leur redire ?Ses frères comparèrent-ils, ainsi que l’espérait son libérateur,leur conduite habituelle avec celle de ces blancs qu’ils avaientvoulu détruire et qui les traitaient avec tant declémence ?
Le Kaw-djer l’ignorerait toujours, mais, dûtsa générosité être inutile, il n’était pas homme à la regretter.C’est à force de répandre le bon grain qu’une semence finit partomber dans un sillon fertile.
Pendant trois jours encore, la marche vers leNord se continua sans incident. Sur les pentes, des colonsapparaissaient parfois et, tant qu’elles étaient visibles,suivaient des yeux la horde et la troupe attachée à ses pas. Lesoir du quatrième jour, on arriva enfin au point même où lesPatagons avaient débarqué. Le lendemain, dès l’aube, ils poussèrentà l’eau les pirogues qu’ils avaient cachées dans les rochers dulittoral. Les unes, chargées seulement d’hommes, mirent le cap àl’Ouest afin de contourner la Terre de Feu, les autres,franchissant le canal du Beagle, allèrent directement aborder lagrande île que les cavaliers traverseraient. Mais, derrière eux,ils laissaient quelque chose. Au bout d’une longue perche plantéedans le sable du rivage, ils abandonnaient cette chose ronde qu’ilsavaient portée depuis Libéria avec une si étrange obstination.
Lorsque la dernière pirogue fut hors deportée, les Hosteliens s’approchèrent du bord de la mer et virentalors avec horreur que la chose ronde était une tête humaine.Quelques pas de plus, et ils reconnurent la tête de Sirdey.
Cette découverte les remplit d’étonnement. Onne s’expliquait pas comment Sirdey, disparu depuis de longs mois,pouvait se trouver avec les Patagons. Seul, le Kaw-djer ne fut passurpris. Il connaissait, en partie tout au moins, le rôle joué parl’ancien cuisinier du Jonathan, et le drame était clairpour lui. Sirdey, c’était l’homme blanc, en qui les Indiens avaienteu tant de confiance. Ils s’étaient vengés de leur déception.
Le lendemain matin, le Kaw-djer se mit enroute pour Libéria. Il y entrait le soir du 30 décembre avec sonescorte exténuée.
L’île Hoste avait connu la guerre. Grâce àlui, elle sortait indemne de l’épreuve, les envahisseurs chassésjusqu’au dernier de son territoire. Mais le point final de laterrible aventure n’était pas apposé. Un devoir cruel restait àremplir.
Dans la prison où il était détenu, Pattersonavait éprouvé une succession de sentiments divers. Le premier detous fut l’étonnement de se voir sous les verrous. Que lui était-ildonc arrivé ? Puis, la mémoire lui revenant peu à peu, il serappela Sirdey, les Patagons et leur abominable trahison.
Ensuite, que s’était-il passé ? Si lesPatagons avaient été vainqueurs, ils eussent sans doute achevé cequ’ils avaient commencé, et il serait mort à l’heure actuelle.Puisqu’il se réveillait en prison, il en devait conclure qu’ilsavaient été repoussés.
S’il en était effectivement ainsi, puisqu’onl’avait incarcéré, c’est donc que sa trahison était connue ?Dans ce cas, que n’avait-il pas à craindre ? Patterson alorstrembla.
Toutefois, à la réflexion, il se rassura. Quel’on eût des soupçons, soit ! mais non pas une certitude.Personne ne l’avait vu, personne ne l’avait pris sur le fait, celaétait sûr. Il sortirait donc indemne d’une aventure qui nelaisserait pas de se solder par un sérieux profit.
Patterson chercha son or et ne le trouva pas.Il n’avait pas rêvé pourtant ! Cet or, il l’avait reçu.Combien ? Il ne le savait pas exactement. Pas les douze centspiastres stipulées, à la vérité, puisque ces gredins l’avaientvolé, mais neuf cents au moins, ou même mille. Qui lui avait enlevéson or ? Les Patagons ? Peut-être. Mais plusvraisemblablement ceux qui l’avaient emprisonné.
Le cœur de Patterson fut alors gonflé decolère et de haine. Indiens et colons, rouges et blancs, touspareillement voleurs et lâches, il les détesta avec une égalefureur.
Dès lors, il ne connut plus le repos.Angoissé, ne vivant que pour haïr, hésitant entre cent hypothèses,il attendit dans une impatience fébrile que la vérité lui fûtrévélée. Mais ceux qui le tenaient ne se souciaient guère de sarage impuissante. Les jours s’ajoutèrent aux jours, sans que sasituation fût modifiée. On semblait l’avoir oublié.
Ce fut seulement le 31 décembre, plus d’unesemaine après son incarcération, que, sous la garde de quatrehommes armés, il sortit enfin de la prison. Il allait doncsavoir !… En arrivant sur la place du gouvernement, Pattersons’arrêta, interdit.
Le spectacle était imposant, en effet, leKaw-djer ayant voulu entourer de solennité le jugement qu’on allaitrendre contre le traître. Les circonstances venaient de luidémontrer quelle force donne à une collectivité la communauté dessentiments et des intérêts. Les Patagons auraient-ils été repoussésavec cette facilité, si chacun, au lieu de se plier à des loisgénérales, avait tiré de son côté et n’en avait fait qu’à satête ? Il cherchait à donner une impulsion nouvelle à cesentiment naissant de solidarité, en flétrissant avec apparat uncrime commis contre tous. On avait adossé au gouvernement uneestrade élevée sur laquelle prirent place, outre le Kaw-djer, lestrois membres du Conseil et le juge titulaire Ferdinand Beauval. Aupied du tribunal, une place était réservée pour l’accusé. Enarrière, contenue par des barrières, se pressait la populationentière de Libéria.
Lorsque Patterson apparut, un immense cri deréprobation jaillit de ces centaines de poitrines. Un geste duKaw-djer imposa le silence. L’interrogatoire de l’accusécommença.
L’Irlandais eut beau nier systématiquement. Ilétait trop facile de le convaincre de mensonge. Les unes après lesautres, le Kaw-djer énuméra les charges qui pesaient sur lui.D’abord, la présence de Sirdey parmi les Patagons. Sirdey avait étéaperçu, en effet, et d’ailleurs sa présence n’était pas douteuse,puisque les Indiens, furieux de leur échec, avaient arboré sa têtecomme un trophée de vengeance.
À la nouvelle de la mort de son complice,Patterson tressaillit. Cette mort, c’était pour lui un funèbreprésage.
Le Kaw-djer continua son réquisitoire.
Non seulement Sirdey était parmi les Patagons,mais il s’était abouché avec Patterson, et c’est à la suite d’unaccord conclu entre eux que celui-ci avait repris possession de sonterrain, qu’il en avait relevé la clôture, et qu’il avait demandéenfin à y être exclusivement de garde. La preuve de cettecriminelle entente, les Patagons eux-mêmes l’avaient donnée enabordant dans l’enclos, et l’or saisi sur Patterson en donnait uneautre preuve plus forte encore. Pouvait-il indiquer, lui qui, deson propre aveu, avait, un an auparavant, perdu tout ce qu’ilpossédait, la provenance de cet or trouvé en sapossession ?
Patterson baissa la tête. Il se sentaitperdu.
L’interrogatoire terminé, le Tribunaldélibéra, puis le Kaw-djer prononça la sentence. Les biens ducoupable étaient confisqués. Son terrain, de même que la somme donton avait payé son crime, faisaient retour à l’État. En outre,Patterson était condamné au bannissement perpétuel, et leterritoire de l’île Hoste lui était à jamais interdit.
La sentence reçut une exécution immédiate.L’Irlandais fut conduit en rade à bord d’un navire en partance.Jusqu’au moment du départ, il y resterait prisonnier, les piedsbridés par des fers qui ne lui seraient enlevés que hors des eauxhosteliennes.
Pendant que la foule s’écoulait, le Kaw-djerse retira dans le gouvernement. Il avait besoin d’être seul pourapaiser son âme troublée. Qui eût dit, autrefois, qu’il enarriverait, lui, le farouche égalitaire, à s’ériger en juge desautres hommes, lui, l’amant passionné de la liberté, à morcelerd’une division de plus la terre, cette propriété commune del’humanité, à se décréter le maître d’une fraction du vaste monde,à s’arroger le droit d’en interdire l’accès à un de sessemblables ? Il avait fait tout cela, cependant, et, s’il enétait ému, il n’éprouvait pas de regret. Cela était bon, il enétait sûr. La condamnation du traître achevait le miracle commencépar la lutte contre les Patagons. L’aventure coûtait le Bourg-Neufréduit en cendres, mais c’était payer bon marché la transformationaccomplie. Le danger que tous avaient couru, les efforts accomplisen commun avaient créé un lien entre les émigrants, dont eux-mêmesne soupçonnaient pas la force. Avant cette succession d’événements,l’île Hoste n’était qu’une colonie où se trouvaient fortuitementréunis des hommes de vingt nationalités différentes. Maintenant,les colons avaient fait place aux Hosteliens. L’île Hoste,désormais, c’était la patrie.
Cinq ans après les événements qui viennentd’être racontés, la navigation dans les parages de l’île Hoste neprésentait plus les difficultés ni les dangers d’autrefois. Àl’extrémité de la presqu’île Hardy, un feu lançait au large sesmultiples éclats, non pas un feu de Pêcherais tel que ceux descampements de la terre fuégienne, mais un vrai phare éclairant lespasses et permettant d’éviter les écueils pendant les sombres nuitsde l’hiver.
Par contre, celui que le Kaw-djer projetaitd’élever au cap Horn n’avait reçu aucun commencement d’exécution.Depuis six ans, il poursuivait en vain la solution de cette affaireavec une inlassable persévérance, sans arriver à la faire aboutir.D’après les notes échangées entre les deux gouvernements, ilsemblait que le Chili ne pût se résigner à l’abandon de l’îlot ducap Horn et que cette condition essentielle posée par le Kaw-djerfût un obstacle invincible.
Celui-ci s’étonnait fort que la RépubliqueChilienne attachât tant d’importance à un rocher stérile dénué dela moindre valeur. Il aurait eu plus de surprise encore s’il avaitconnu la vérité, s’il avait su que la longueur démesurée desnégociations était due, non à des considérations patriotiques,défendables en somme, fussent-elles erronées, mais simplement à lalégendaire nonchalance des bureaux.
Les bureaux chiliens se comportaient danscette circonstance comme tous les bureaux du monde. La diplomatie apour coutume séculaire de faire traîner les choses, d’abord parceque l’homme s’inquiète assez mollement, d’ordinaire, des affairesqui ne sont pas les siennes propres, et ensuite parce qu’il a unetendance naturelle à grossir de son mieux la fonction dont il estinvesti. Or, de quoi dépendrait l’ampleur d’une décision, si cen’est de la durée des pourparlers qui l’ont précédée, de la massede paperasses noircies à son sujet, de la sueur d’encrequ’elle a fait couler ? Le Kaw-djer, qui formait à lui seul legouvernement hostelien, et qui, par conséquent, n’avait pas debureaux, ne pouvait évidemment attribuer un pareil motif,le vrai cependant, à cette interminable discussion.
Toutefois, le phare de la presqu’île Hardyn’était pas l’unique feu qui éclairât ces mers. Au Bourg-Neuf,relevé de ses ruines et triplé d’importance, un feu de ports’allumait chaque soir et guidait les navires vers le musoir de lajetée.
Cette jetée, entièrement terminée, avaittransformé la crique en un port vaste et sûr. À son abri, lesbâtiments pouvaient charger ou décharger en eau tranquille leurscargaisons sur le quai également achevé. Aussi le Bourg-Neufétait-il maintenant des plus fréquentés. Peu à peu, des relationscommerciales s’étaient établies avec le Chili, l’Argentine, etjusqu’avec l’Ancien Continent. Un service mensuel régulier avaitmême été créé, reliant l’île Hoste à Valparaiso et à Buenos-Ayres.Sur la rive droite du cours d’eau, Libéria s’était énormémentdéveloppée. Elle était en passe de devenir une ville de réelleimportance dans un avenir peu éloigné. Ses rues symétriques, secoupant à angle droit suivant la mode américaine, étaient bordéesde nombreuses maisons en pierre ou en bois, avec cour par devant etjardinets en arrière. Quelques places étaient ombragées de beauxarbres, pour la plupart des hêtres antarctiques à feuillespersistantes. Libéria avait deux imprimeries et comptait même unpetit nombre de monuments véritables. Entre autres, elle possédaitune poste, une église, deux écoles et un tribunal moins modeste quela salle décorée de ce nom dont Lewis Dorick avait tenté jadis deprovoquer la destruction. Mais, de tous ces monuments, le plus beauétait le gouvernement. La maison improvisée qu’on désignaitautrefois sous ce nom avait été abattue et remplacée par un édificeconsidérable, où continuait à résider le Kaw-djer et dans lequeltous les services publics étaient centralisés.
Non loin du gouvernement s’élevait unecaserne, où plus de mille fusils et trois pièces de canon étaiententreposés. Là, tous les citoyens majeurs venaient à tour de rôlepasser un mois, de temps à autre. La leçon des Patagons n’avait pasété perdue. Une armée, qui eût compté tous les Hosteliens dans sesrangs, se tenait prête à défendre la patrie.
Libéria avait même un théâtre, fortrudimentaire, il est vrai, mais de proportions assez vastes, et,qui plus est, éclairé à l’électricité.
Le rêve du Kaw-djer était réalisé. D’une usinehydro-électrique, installée à trois kilomètres en amont, arrivaientà la ville la force et la lumière à profusion.
La salle du théâtre rendait de grandsservices, surtout pendant les longs jours de l’hiver. Elle servaitaux réunions, et le Kaw-djer ou Ferdinand Beauval, bien assagimaintenant et devenu un personnage, y faisaient parfois desconférences. On y donnait aussi des concerts sous la direction d’unchef comme il ne s’en rencontre pas souvent.
Ce chef, vieille connaissance du lecteur,n’était autre que Sand, en effet. À force de persévérance et deténacité, il avait réussi à recruter parmi les Hosteliens leséléments d’un orchestre symphonique qu’il conduisait d’un bâtonmagistral. Les jours de concert, on le transportait à son pupitre,et, quand il dominait le bataillon des musiciens, son visage setransfigurait, et l’ivresse sacrée de l’art faisait de lui le plusheureux des hommes. Les œuvres anciennes et modernes alimentaientces concerts, où figuraient de temps à autre des œuvres de Sandlui-même, qui n’étaient ni les moins remarquables, ni les moinsapplaudies.
Sand était alors âgé de dix-huit ans. Depuisle drame terrible qui lui avait coûté l’usage de ses jambes, toutbonheur autre que celui de l’art lui étant à jamais interdit, ils’était jeté dans la musique à plein cœur. Par l’étude attentivedes maîtres, il avait appris la technique de cet art difficile, et,appuyés sur cette base solide, ses dons naturels commençaient àmériter le nom de génie. Il ne devait pas en rester là. Un jourprochain devait venir, où les chants de cet infirme inspiré, perduaux confins du monde, ces chants aujourd’hui célèbres bien que nulne puisse en désigner l’auteur, seraient sur toutes les lèvres etferaient la conquête de la terre.
Il y avait un peu plus de neuf ans que leJonathan s’était perdu sur les récifs de la presqu’îleHardy. Tel était le résultat obtenu en ces quelques années, grâce àl’énergie, à l’intelligence, à l’esprit pratique de l’homme quiavait pris en charge la destinée des Hosteliens, alors quel’anarchie menait l’île à sa ruine. De cet homme, on continuait àne rien savoir, mais personne ne songeait à lui demander compte deson passé. La curiosité publique, si tant est qu’elle eût jamaisexisté, s’était émoussée par l’habitude, et l’on se disait avecraison que, pour ne pas ignorer ce qu’il était essentiel deconnaître, il suffisait de se souvenir des innombrables servicesrendus.
Les accablants soucis de ces neufs ans depouvoir pesaient lourdement sur le Kaw-djer. S’il conservaitintacte sa vigueur herculéenne, si la fatigue de l’âge n’avait pasfléchi sa stature quasi gigantesque, sa barbe et ses cheveuxavaient maintenant la blancheur de la neige et des rides profondessillonnaient son visage toujours majestueux et déjà vénérable.
Son autorité était sans limite. Les membresqui composaient le Conseil dont il avait lui-même provoqué laformation, Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière,régulièrement réélus à chaque élection, ne siégeaient que pour laforme. Ils laissaient à leur chef et ami carte blanche, et sebornaient à donner respectueusement leur avis quand ils en étaientpriés par lui.
Pour le guider dans l’œuvre entreprise, leKaw-djer, d’ailleurs, ne manquait pas d’exemples. Dans le voisinageimmédiat de l’île Hoste, deux méthodes de colonisation opposéesétaient concurremment appliquées. Il pouvait les comparer et enapprécier les résultats.
Depuis que la Magellanie et la Patagonieavaient été partagées entre le Chili et l’Argentine, ces deux Étatsavaient très diversement procédé pour la mise en valeur de leursnouvelles possessions. Faute de bien connaître ces régions,l’Argentine faisait des concessions comprenant jusqu’à dix ou douzelieues carrées, ce qui revenait à décréter qu’il y avait lieu deles laisser en friche. Quand il s’agissait de ces forêts quicomptent jusqu’à quatre mille arbres à l’hectare, il aurait fallutrois mille ans pour les exploiter. Il en était de même pour lescultures et les pâturages, trop largement concédés, et qui eussentnécessité un personnel, un matériel agricole et, par suite, descapitaux trop considérables.
Ce n’est pas tout. Les colons argentinsétaient tenus à des relations lentes, difficiles et coûteuses avecBuenos-Ayres. C’est à la douane de cette ville, c’est-à-dire àquinze cents milles de distance, que devait être envoyé leconnaissement d’un navire arrivant en Magellanie, et six mois aumoins se passaient avant qu’il pût être retourné, les droits dedouane liquidés, droits qu’il fallait alors payer au change du jourà la Bourse de la capitale ! Or, ce cours du change, quelmoyen de le connaître à la Terre de Feu, dans un pays où parler deBuenos-Ayres, c’est parler de la Chine ou du Japon ?
Qu’a fait le Chili, au contraire, pourfavoriser le commerce, pour attirer les émigrants, en dehors decette hardie tentative de l’île Hoste ? Il a déclaréPunta-Arenas port franc, de telle sorte que les navires y apportentle nécessaire et le superflu, et qu’on y trouve de tout enabondance dans d’excellentes conditions de prix et de qualité.Aussi, les productions de la Magellanie argentine affluent-ellesaux maisons anglaises ou chiliennes dont le siège est àPunta-Arenas et qui ont établi, sur les canaux, des succursales envoie de prospérité.
Le Kaw-djer connaissait depuis longtemps leprocédé du gouvernement chilien, et lors de ses excursions àtravers les territoires de la Magellanie, il avait pu constater queleurs produits prenaient tous le chemin de Punta-Arenas. Àl’exemple de la colonie chilienne, le Bourg-Neuf fut donc déclaréport franc, et cette mesure fut la cause première du rapideenrichissement à l’île Hoste.
Le croirait-on ? La République Argentine,qui a fondé Ushaia sur la Terre de Feu, de l’autre côté du canal duBeagle, ne devait pas profiter de ce double exemple. Comparée àLibéria et à Punta-Arenas, cette colonie, de nos jours encore, estrestée en arrière, à cause des entraves que le gouvernement apporteau commerce, de la cherté des droits de douane, des formalitésexcessives auxquelles est subordonnée l’exploitation des richessesnaturelles, et de l’impunité dont jouissent forcément lescontrebandiers, l’administration locale étant dans l’impossibilitématérielle de surveiller les sept cents kilomètres de côtessoumises à sa juridiction.
Les événements dont l’île Hoste avait été lethéâtre, l’indépendance que lui avait accordée le Chili, saprospérité qui allait toujours en croissant sous la fermeadministration du Kaw-djer, la signalèrent à l’attention du mondeindustriel et commercial. De nouveaux colons y furent attirés,auxquels on concéda libéralement des terres à des conditionsavantageuses. On ne tarda pas à savoir que ses forêts, riches enbois de qualité supérieure à celle des bois d’Europe, rendaientjusqu’à quinze et vingt pour cent, ce qui amena l’établissement deplusieurs scieries. En même temps, on trouvait preneur de terrainsà mille piastres la lieue superficielle pour des faire-valoiragricoles, et le nombre des têtes de bétail atteignit bientôtplusieurs milliers sur les pâturages de l’île.
La population s’était rapidement augmentée.Aux douze cents naufragés du Jonathan étaient venuss’ajouter, en nombre triple et quadruple du leur, des émigrants del’ouest des États-Unis, du Chili et de l’Argentine. Neuf ans aprèsla proclamation d’indépendance, huit ans après le coup d’état duKaw-djer, cinq ans après l’invasion de la horde patagone, Libériacomptait plus de deux mille cinq cents âmes, et l’île Hoste plus decinq mille.
Il va de soi qu’il s’était fait bien desmariages depuis que Halg avait épousé Graziella. Il convient deciter entre autres ceux d’Edward et de Clary Rhodes. Le jeune hommeavait épousé la fille de Germain Rivière, et la jeune fille leDr Samuel Arvidson. D’autres unions avaient créé desliens entre les familles.
Maintenant, pendant la belle saison, le portrecevait de nombreux navires. Le cabotage faisait d’excellentesaffaires entre Libéria et les différents comptoirs fondés surd’autres points de l’île, soit aux environs de la pointe Roons,soit sur les rivages septentrionaux que baigne le canal du Beagle.C’étaient, pour la plupart, des bâtiments de l’archipel desFalkland, dont le trafic prenait chaque année une extensionnouvelle.
Et non seulement l’importation etl’exportation s’effectuaient par ces bâtiments des îles anglaisesde l’Atlantique, mais de Valparaiso, de Buenos-Ayres, deMontevideo, de Rio de Janeiro, venaient des voiliers et dessteamers, et, dans toutes les passes voisines, à la baie de Nassau,au Darwin Sound, sur les eaux du canal du Beagle, on voyait lespavillons danois, norvégien et américain.
Le trafic, pour une grande part, s’alimentaitaux pêcheries qui, de tout temps, ont donné d’excellents résultatsdans les parages magellaniques. Il va de soi que cette industrieavait dû être sévèrement réglementée par les arrêtés du Kaw-djer.En effet, il ne fallait pas provoquer à court délai, par unedestruction abusive, la disparition, l’anéantissement des animauxmarins qui fréquentent si volontiers ces mers. Sur le littoral, ils’était fondé, en divers points, des colonies de louvetiers, gensde toute origine, de toute espèce, des sans-patrie, qu’Hartlepooleut, au début, le plus grand mal à tenir en bride. Mais, peu à peu,les aventuriers s’humanisèrent, se civilisèrent sous l’influence deleur nouvelle vie. À ces vagabonds sans feu ni lieu, une existencesédentaire donna progressivement des mœurs plus douces. Ils étaientplus heureux, d’ailleurs, ayant moins de misère à souffrir enexerçant leur rude métier. Ils opéraient, en effet, dans demeilleures conditions qu’autrefois. Il ne s’agissait plus de cesexpéditions entreprises à frais communs qui les amènent sur quelqueîle déserte où, trop souvent, ils périssent de froid et de faim. Àprésent, ils étaient assurés d’écouler les produits de leur pêche,sans avoir à attendre pendant de longs mois le retour d’un navirequi ne revient pas toujours. Par exemple, la manière d’abattre lesinoffensifs amphibies n’avait pas été modifiée. Rien de plussimple : salir a dar una paliza, aller donner descoups de bâton, comme les louvetiers le disent eux-mêmes, telleétait encore la méthode usitée, car il n’y a pas lieu d’employerd’autre arme contre ces pauvres animaux.
À ces pêcheries alimentées par l’abattage desloups marins, il y a lieu d’ajouter les campagnes des baleiniers,qui sont des plus lucratives en ces parages. Les canaux del’archipel peuvent fournir annuellement un millier de baleines.Aussi, les bâtiments armés pour cette pêche, certains de trouvermaintenant à Libéria les avantages que leur offrait Punta-Arenas,fréquentaient-ils assidûment, pendant la belle saison, les passesvoisines de l’île Hoste.
Enfin, l’exploitation des grèves, que couvrentpar milliards des coquillages de toute espèce, avait donnénaissance à une autre branche de commerce. Parmi ces coquillages,une mention est due à ces myillones, mollusques de qualitéexcellente et d’une telle abondance qu’on ne saurait l’imaginer.Les navires en exportaient de pleins chargements, qu’ils vendaientjusqu’à cinq piastres le kilogramme dans les villes duSud-Amérique. Aux mollusques s’ajoutaient les crustacés. Lescriques de l’île Hoste sont particulièrement recherchées par uncrabe gigantesque habitué des algues sous-marines, le centoya, dontdeux suffisent à la nourriture quotidienne d’un homme de grandappétit.
Mais ces crabes ne sont pas les uniquesreprésentants du genre. Sur la côte, on trouvait également enabondance les homards, les langoustes et les moules. Ces richessesétaient largement exploitées. Réalisation de l’un des projetsautrefois formés par le Kaw-djer, Halg dirigeait au Bourg-Neuf uneusine prospère, d’où, sous forme de conserves, on expédiait cescrustacés dans le monde entier. Halg, alors âgé de près devingt-huit ans, réunissait toutes les conditions de bonheur. Femmeaimante, trois beaux enfants : deux filles et un garçon, santéparfaite, fortune rapidement ascendante, rien ne lui manquait. Ilétait heureux, et le Kaw-djer pouvait s’applaudir dans son œuvreachevée.
Quant à Karroly, non seulement il n’était pasassocié à son fils dans la direction de l’usine du Bourg-Neuf, maisil avait même renoncé à la pêche. Étant donné l’importance maritimedu port de l’île Hoste, situé entre le Darwin Sound et la baie deNassau, les navires y venaient nombreux, et de préférence même àPunta-Arenas. Ils y trouvaient une excellente relâche, plus sûreque celle de la colonie chilienne, surtout fréquentée, d’ailleurs,par les steamers qui passent d’un océan à l’autre en suivant ledétroit de Magellan. Karroly avait été pour cette raison amené àreprendre son ancien métier. Devenu capitaine de port etpilote-chef de l’île Hoste, il était très demandé par les bâtimentsà destination de Punta-Arenas ou des comptoirs établis sur lescanaux de l’archipel, et l’occupation ne lui manquait pas.
Il avait maintenant à son service un côtre decinquante tonneaux, construit à l’épreuve des plus violents coupsde mer. C’est avec ce solide bateau, que manœuvrait un équipage decinq hommes, et non avec la chaloupe, qu’il se portait par tous lestemps à la rencontre des navires. La Wel-Kiejexistaittoujours cependant, mais on ne l’utilisait plus guère. En général,elle restait au port, vieille et fidèle servante qui avait biengagné le repos.
Comme ces bons ouvriers qui s’empressentd’entreprendre un nouveau travail aussitôt que le précédent estterminé, le Kaw-djer, quand le temps fut arrivé de laisser Halg,devenu un homme à son tour, librement évoluer dans la vie, s’étaitimposé les devoirs d’une seconde adoption. Dick n’avait pasremplacé Halg, il s’y était ajouté dans son cœur agrandi. Dickavait alors près de dix-neuf ans, et depuis plus de six ans ilétait l’élève du Kaw-djer. Le jeune homme avait tenu les promessesde l’enfant. Il s’était assimilé sans effort la science du maîtreet commençait à mériter pour son propre compte le nom de savant.Bientôt le professeur, qui admirait la vivacité et la profondeur decette intelligence, n’aurait plus rien à apprendre à l’élève.
Déjà ce nom d’élève ne convenait plus à Dick.Précocement mûri par la rude école de ses premiers ans et par lesterribles drames auxquels il avait été mêlé, il était, malgré sonjeune âge, plutôt que l’élève, le disciple et l’ami du Kaw-djer,qui avait en lui une confiance absolue, et qui se plaisait à leconsidérer comme son successeur désigné. Germain Rivière etHartlepool étaient de braves gens assurément, mais le premiern’aurait jamais consenti à délaisser son exploitation forestière,qui donnait des résultats merveilleux, pour se consacrerexclusivement à la chose publique, et Hartlepool, admirable etfidèle exécuteur d’ordres, n’était à sa place qu’au deuxième plan.Tous deux, au surplus, manquaient par trop d’idées générales et deculture intellectuelle pour gouverner un peuple qui avait d’autresintérêts que des intérêts matériels. Harry Rhodes eût été mieuxqualifié peut-être. Mais Harry Rhodes, vieillissant, et manquant,d’ailleurs, de l’énergie nécessaire, se fût récusé de lui-même.
Dick réunissait, au contraire, toutes lesqualités d’un chef. C’était une nature de premier ordre. Commesavoir, intelligence et caractère, il avait l’étoffe d’un hommed’État, et il y avait lieu seulement de regretter que de sibrillantes facultés fussent destinées à être utilisées dans un sipetit cadre. Mais une œuvre n’est jamais petite quand elle estparfaite, et le Kaw-djer estimait avec raison que, si Dick pouvaitassurer le bonheur des quelques milliers d’êtres dont il étaitentouré, il aurait accompli une tâche qui ne le céderait en beautéà nulle autre.
Au point de vue politique, la situation étaitégalement des plus favorables. Les relations entre l’île Hoste etle gouvernement chilien étaient excellentes de part et d’autre. LeChili ne pouvait que s’applaudir chaque année davantage de sadétermination. Il obtenait des profits moraux et matériels quimanqueront toujours à la République Argentine, tant qu’elle nemodifiera pas ses méthodes administratives et ses principeséconomiques.
Tout d’abord, en voyant à la tête de l’îleHoste ce mystérieux personnage, dont la présence dans l’archipelmagellanique lui avait paru à bon droit suspecte, le gouvernementchilien n’avait pas dissimulé son mécontentement et sesinquiétudes. Mécontentement forcément platonique. Sur cette îleindépendante où il s’était réfugié, on ne pouvait plus rechercherla personne du Kaw-djer, ni vérifier son origine, ni lui demandercompte de son passé. Que ce fût un homme incapable de supporter lejoug d’une autorité quelconque, qu’il eût été jadis en rébellioncontre toutes les lois sociales, qu’il eût peut-être été chassé detous les pays soumis sous n’importe quel régime aux loisnécessaires, son attitude autorisait ces hypothèses, et s’il fûtresté sur l’île Neuve, il n’eût pas échappé aux enquêtes de lapolice chilienne. Mais, lorsqu’on vit, après les troubles provoquéspar l’anarchie du début, la tranquillité parfaite due à la fermeadministration du Kaw-djer, le commerce naître et grandir, laprospérité largement s’accroître, il n’y eut plus qu’à laisserfaire. Et, au total, il ne s’éleva jamais aucun nuage entre legouverneur de l’île Hoste et le gouverneur de Punta-Arenas.
Cinq ans s’écoulèrent ainsi, pendant lesquelsles progrès de l’île Hoste ne cessèrent de se développer. Enrivalité avec Libéria, mais une rivalité généreuse et féconde,trois bourgades s’étaient fondées, l’une sur la presqu’île Dumas,une autre sur la presqu’île Pasteur, et la troisième à l’extrêmepointe occidentale de l’île, sur le Darwin Sound, en face de l’îleGordon. Elles relevaient de la capitale, et le Kaw-djer s’ytransportait, soit par mer, soit par les routes tracées à traversles forêts et les plaines de l’intérieur.
Sur les côtes, plusieurs familles de Pêcheraiss’étaient également établies et y avaient fondé des villagesfuégiens, à l’exemple de ceux qui, les premiers, avaient consenti àrompre avec leurs séculaires habitudes de vagabondage pour se fixerdans le voisinage du Bourg-Neuf.
Ce fut à cette époque, au mois de décembre del’année 1890, que Libéria reçut pour la première fois la visite dugouverneur de Punta-Arenas, M. Aguire. Celui-ci ne putqu’admirer cette nation si prospère, les sages mesures prises pouren augmenter les ressources, la parfaite homogénéité d’unepopulation d’origines différentes, l’ordre, l’aisance, le bonheurqui régnaient dans toutes les familles. On le comprend, il observade près l’homme qui avait accompli de si belles choses, et auquelil suffisait d’être connu sous ce titre de Kaw-djer.
Il ne lui marchanda pas ses compliments.
« Cette colonie hostelienne, c’est votreœuvre, monsieur le gouverneur, dit-il, et le Chili ne peut que seféliciter de vous avoir fourni l’occasion de l’accomplir.
– Un traité, se contenta de répondre leKaw-djer, avait fait entrer sous la domination chilienne cette îlequi n’appartenait qu’à elle-même. Il était juste que le Chili luirestituât son indépendance. »
M. Aguire sentit bien ce que cetteréponse contenait de restrictif. Le Kaw-djer ne considérait pas quecet acte de restitution dût valoir au gouvernement chilien untémoignage de reconnaissance.
« Dans tous les cas, repritM. Aguire en se tenant prudemment sur la réserve, je ne croispas que les naufragés du Jonathan puissent regretter leurconcession africaine de la baie de Lagoa…
– En effet, monsieur le gouverneur,puisque là ils eussent été sous la domination portugaise, alorsqu’ici ils ne dépendent de personne.
– Ainsi tout est pour le mieux.
– Pour le mieux, approuva leKaw-djer.
– Nous espérons, d’ailleurs, ajoutaobligeamment M. Aguire, voir se continuer les bons rapportsentre le Chili et l’île Hoste.
– Nous l’espérons aussi, répondit leKaw-djer, et peut-être, en constatant les résultats du systèmeappliqué à l’île Hoste, la République Chilienne sera-t-elle portéeà l’étendre aux autres îles de l’archipel magellanique. »
M. Aguire ne répondit que par un sourirequi signifiait tout ce qu’on voulait.
Désireux d’entraîner la conversation hors dece terrain brûlant, Harry Rhodes, qui assistait à l’entrevue avecses deux collègues du Conseil, aborda un autre sujet.
« Notre île Hoste, dit-il, comparée auxpossessions argentines de la Terre de Feu, peut donner matière àintéressantes réflexions. Comme vous le voyez, monsieur, d’un côtéla prospérité, de l’autre le dépérissement. Les colons argentinsreculent devant les exigences du gouvernement de Buenos-Ayres, et,devant les formalités qu’il impose, les navires font de même.Malgré les réclamations de son gouverneur, la Terre de Feu ne faitaucun progrès.
– J’en conviens, répondit M. Aguire.Aussi le gouvernement chilien a-t-il agi tout autrement avecPunta-Arenas. Sans aller jusqu’à rendre une colonie complètementindépendante, il est possible de lui accorder bon nombre deprivilèges qui assurent son avenir.
– Monsieur le gouverneur, intervint leKaw-djer, il est cependant une des petites îles de l’archipel, unsimple rocher stérile, un îlot sans valeur, dont je demande auChili de nous consentir l’abandon.
– Lequel ? interrogeaM. Aguire.
– L’îlot du cap Horn.
– Que diable voulez-vous en faire ?s’écria M. Aguire étonné.
– Y établir un phare qui est de toutenécessité à cette dernière pointe du continent américain. Éclairerces parages serait d’un grand avantage pour les navires, nonseulement ceux qui viennent à l’île Hoste, mais aussi ceux quicherchent à doubler le cap entre l’Atlantique et lePacifique. »
Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière,qui étaient au courant des projets du Kaw-djer, appuyèrent saremarque, en faisant valoir la réelle importance, queM. Aguire n’avait, d’ailleurs, nulle envie de contester.
« Ainsi, demanda-t-il, le gouvernement del’île Hoste serait disposé à construire ce phare ?
– Oui, dit le Kaw-djer.
– À ses frais ?
– À ses frais, mais sous la conditionformelle que le Chili lui concéderait l’entière propriété de l’îleHorn. Voilà plus de six ans que j’ai fait cette proposition à votregouvernement, sans arriver à un résultat quelconque.
– Que vous a-t-on répondu ? demandaM. Aguire.
– Des mots, rien que des mots. On ne ditpas non, mais on ne dit pas oui. On ergote. La discussion ainsicomprise peut durer des siècles. Et, pendant ce temps, les navirescontinuent à se perdre sur cet îlot sinistre que rien ne leursignale dans l’obscurité. »
M. Aguire exprima un grand étonnement.Mieux instruit que le Kaw-djer des méthodes chères auxAdministrations du monde entier, il ne l’éprouvait peut-être pas aufond du cœur. Tout ce qu’il put faire, fut de promettre qu’ilappuierait de tout son crédit cette proposition auprès dugouvernement de Santiago, où il se rendait en quittant l’îleHoste.
Il faut croire qu’il tint parole et que sonappui fut efficace, car, moins d’un mois plus tard, cette questionqui traînait depuis tant d’années fut enfin résolue, et le Kaw-djerfut informé officiellement que ses propositions étaient acceptées.Le 25 décembre, entre le Chili et l’île Hoste, un acte de cessionfut signé, aux termes duquel l’État hostelien devenait propriétairede l’île Horn, à la condition qu’il élèverait et entretiendrait unphare au point culminant du cap.
Le Kaw-djer, dont les préparatifs étaientfaits depuis longtemps, commença immédiatement les travaux. Selonles prévisions les plus pessimistes, deux ans devaient suffire pourles mener à bon terme et pour assurer la sécurité de la navigationaux abords de ce cap redoutable.
Cette entreprise, dans l’esprit du Kaw-djer,serait le couronnement de son œuvre. L’île Hoste pacifiée etorganisée, le bien-être de tous remplaçant la misère d’autrefois,l’instruction répandue à pleines mains, et enfin des milliers devies humaines sauvées au terrible point de rencontre des deux plusvastes océans du globe, telle aurait été sa tâche ici-bas.
Elle était belle. Achevée, elle luiconférerait le droit de penser à lui-même, et de résigner desfonctions auxquelles, jusque dans ses dernières fibres, répugnaittout son être.
Si le Kaw-djer gouvernait, s’il étaitpratiquement le plus absolu des despotes, il n’était pas, en effet,un despote heureux. Le long usage du pouvoir ne lui en avait pasdonné le goût, et il ne l’exerçait qu’à contre-cœur. Réfractairepour son compte personnel à toute autorité, il lui était toujoursaussi cruel d’imposer la sienne à autrui. Il était resté le mêmehomme énergique, froid et triste, qu’on avait vu apparaître commeun sauveur en ce jour lointain où le peuple hostelien avait faillipérir. Il avait sauvé les autres, ce jour-là, mais il s’était perdului-même. Contraint de renier sa chimère, obligé de s’inclinerdevant les faits, il avait accompli courageusement le sacrifice,mais, dans son cœur, le rêve abjuré protestait. Quand nos pensées,sous l’apparence trompeuse de la logique, ne sont quel’épanouissement de nos instincts naturels, elles ont une viepropre, indépendante de notre raison et de notre volonté. Ellesluttent obscurément, fût-ce contre l’évidence, comme des êtres quine voudraient pas mourir. La preuve de notre erreur, il faut alorsqu’elle nous soit donnée à satiété, pour que nous en soyonsconvaincus, et tout nous est prétexte à revenir à ce qui fut notrefoi.
Le Kaw-djer avait immolé la sienne à ce besoinde se dévouer, à cette soif de sacrifice, à cette pitié de sesfrères malheureux, qui, au-dessus même de sa passion de la liberté,formait le fond de sa magnifique nature. Mais, maintenant que ledévouement n’était plus en jeu, maintenant qu’il ne pouvait plusêtre question de sacrifice et que les Hosteliens n’inspiraient plusrien qui ressemblât à de la pitié, la croyance ancienne reprenaitpeu à peu son apparence de vérité, et le despote redevenait pardegrés le passionné libertaire d’antan.
Cette transformation, Harry Rhodes l’avaitconstatée avec une netteté croissante, à mesure que s’affermissaitla prospérité de l’île Hoste. Elle devint plus évidente encore,quand, le phare du cap Horn commencé, le Kaw-djer put considérercomme près d’être rempli le devoir qu’il s’était imposé. Il exprimaenfin clairement sa pensée à cet égard. Harry Rhodes ayant, auhasard d’une causerie où on évoquait les jours passés, glorifié lesbienfaits dont on lui était redevable, le Kaw-djer répondit par unedéclaration qui ne prêtait plus à l’équivoque.
« J’ai accepté la tâche d’organiser lacolonie, dit-il. Je m’applique à la remplir. L’œuvre terminée, monmandat cessera. Je vous aurai prouvé ainsi, je l’espère, qu’il peuty avoir au moins un endroit de cette terre, où l’homme n’a pasbesoin de maître.
– Un chef n’est pas un maître, mon ami,répliqua avec émotion Harry Rhodes, et vous le démontrez vous-même.Mais il n’est pas de société possible sans une autorité supérieure,quel que soit le nom dont on la revêt.
– Ce n’est pas mon avis, répondit leKaw-djer. J’estime, moi, que l’autorité doit prendre fin dèsqu’elle n’est plus impérieusement nécessaire. »
Ainsi donc, le Kaw-djer caressait toujours sesanciennes utopies, et, malgré l’expérience faite, il s’illusionnaitencore sur la nature des hommes, au point de les croire capables derégler, sans le secours d’aucune loi, les innombrables difficultésqui naissent du conflit des intérêts individuels. Harry Rhodesconstatait avec mélancolie le sourd travail qui s’accomplissaitdans la conscience de son ami et il en augurait les piresconséquences. Il en arrivait à souhaiter qu’un incident, dût-iljeter passagèrement le trouble dans l’existence paisible desHosteliens, vînt donner à leur chef une nouvelle démonstration deson erreur.
Son désir devait malheureusement être réalisé.Cet incident allait naître plus tôt qu’il ne le pensait.
Dans les premiers jours du mois de mars 1891,le bruit courut tout à coup qu’on avait découvert un gisementaurifère d’une grande richesse. Cela n’avait en soi rien detragique. Tout le monde, au contraire, fut en joie, et les plussages, Harry Rhodes lui-même, partagèrent l’ivresse générale. Cefut un jour de fête pour la population de Libéria.
Seul, le Kaw-djer fut plus clairvoyant. Seul,il prévit en un instant les conséquences de cette découverte etcomprit quelle en était la force latente de destruction. C’estpourquoi, tandis que l’on se congratulait autour de lui, lui seuldemeura sombre, accablé déjà des tristesses que réservaitl’avenir.
C’est dans la matinée du 6 mars, que ladécouverte avait été faite.
Quelques personnes, parmi lesquelles EdwardRhodes, ayant projeté une partie de chasse, avaient quitté Libériade bonne heure en voiture et s’étaient rendues à une vingtaine dekilomètres dans le Sud-Ouest, sur le revers occidental de lapresqu’île Hardy, au pied des montagnes, les Sentry Boxes, qui laterminent. Là s’étendait une forêt profonde non encore exploitée,où se réfugiaient d’ordinaire les fauves de l’île Hoste, des pumaset des jaguars qu’il convenait de détruire jusqu’au dernier, carnombre de moutons avaient été leurs victimes.
Les chasseurs battirent la forêt ; ayanttué deux pumas chemin faisant, ils atteignaient un ruisseautorrentueux qui délimitait la lisière opposée, lorsqu’apparut unjaguar de grande taille.
Edward Rhodes, l’estimant à bonne portée, luienvoya un premier coup de fusil, qui l’atteignit au flanc gauche.Mais l’animal n’avait pas été blessé mortellement. Après unrugissement de colère plutôt que de douleur, il fit un bond dans ladirection du torrent, rentra sous bois et disparut.
Pas si vite, cependant, qu’Edward Rhodes n’eûtle temps de tirer un second coup. La balle, manquant le but, allafrapper un angle de roche. La pierre vola en éclats.
Peut-être les chasseurs eussent-ils alorsquitté la place, si un des éclats projetés ne fût tombé aux piedsd’Edward Rhodes, qui, intrigué par l’aspect particulier de cefragment de roche, le ramassa et l’examina.
C’était un petit morceau de quartz, strié deveines caractéristiques, dans lesquelles il lui fut facile dediscerner des parcelles d’or.
Edward Rhodes fut très ému de sa découverte.De l’or !… Il y avait de l’or dans le sol de l’îleHoste ! Rien que cet éclat de roche en témoignait.
Y a-t-il lieu, d’ailleurs, de s’enétonner ? N’a-t-on pas trouvé des filons du précieux métalautour de Punta-Arenas comme à la Terre de Feu, en Patagonie commeen Magellanie ? N’est-ce pas une chaîne d’or, cettegigantesque épine dorsale des deux Amériques qui, sous le nom deMontagnes Rocheuses et de Cordillère des Andes, va de l’Alaska aucap Horn, et dont, en quatre siècles, on a extrait pourquarante-cinq milliards de francs ?
Edward Rhodes avait compris l’importance de sadécouverte. Il aurait voulu la tenir secrète, n’en parler qu’à sonpère, qui eût mis le Kaw-djer au courant. Mais il n’était pas seulà la connaître. Ses compagnons de chasse avaient examiné le morceaude roche et avaient ramassé d’autres éclats qui tous renfermaientde l’or.
Il ne fallait donc pas compter sur le secret,et, le jour même, en effet, l’île entière savait qu’elle n’avaitrien à envier aux Klondyke, aux Transvaal, ni aux El Dorado. Ce futla traînée de poudre, dont la flamme courut en un instant deLibéria aux autres bourgades.
Toutefois, dans cette saison, il ne pouvaitêtre question de tirer un parti quelconque de la découverte. Dansquelques jours, on serait à l’équinoxe d’automne, et ce n’est passous le parallèle de l’île Hoste qu’il est possible d’entreprendredes exploitations de plein air aux approches de l’hiver. Latrouvaille d’Edward Rhodes n’eut donc et ne pouvait avoir aucuneconséquence immédiate.
L’été s’acheva dans des conditionsclimatériques assez favorables. Cette année, la dixième depuis lafondation de la colonie, avait eu le bénéfice d’une récolteexceptionnelle. D’autre part, de nouvelles scieries s’étaientétablies à l’intérieur de l’île, les unes mues par la vapeur, lesautres employant l’électricité engendrée par les chutes des coursd’eau. Les pêcheries et les fabriques de conserves avaient donnélieu à un trafic considérable, et le chargement des navires, àl’entrée et à la sortie du port, s’était chiffré par trente-deuxmille sept cent soixante-quinze tonnes.
Avec l’hiver, il fallut interrompre lestravaux entrepris au cap Horn pour l’érection du phare et laconstruction des salles où devaient être installées les machinesmotrices et les dynamos. Ces travaux avaient marché jusqu’alorsd’une manière très satisfaisante, malgré l’éloignement de l’îleHorn, située à environ soixante-quinze kilomètres de la presqu’îleHardy, et l’obligation de transporter le matériel à travers une mersemée de récifs, que les tempêtes de l’hiver allaient rendreimpraticable.
Si la mauvaise saison amena, comme de coutume,nombre de coups de vent et des tourmentes de grande violence, ellene provoqua pas de froids excessifs, et, même en juillet, latempérature ne dépassa pas dix degrés sous zéro.
Les habitants de Libéria ne redoutaient plusalors le froid ni les intempéries, l’aisance générale ayant permisà toutes les familles de s’installer confortablement. Il n’y avaitpas de misère sur l’île Hoste, et les crimes contre les personnesou les propriétés n’y avaient jamais troublé l’ordre public. On n’yconnaissait que de rares contestations civiles, transigées engénéral avant même d’arriver au Tribunal.
Il semblait donc qu’aucun trouble n’eût menacéla colonie, sans cette découverte d’un gisement aurifère, dont lesconséquences, étant donné l’avidité humaine, pouvaient êtreextrêmement graves.
Le Kaw-djer ne s’y était pas trompé. Lanouvelle lui avait fait concevoir les plus sombres pronostics, etla réflexion les assombrit encore. À la première réunion duConseil, il ne cacha pas ses craintes.
« Ainsi, dit-il, c’est au moment où notreœuvre est achevée, lorsque nous n’avons plus qu’à recueillir lefruit de nos efforts, que le hasard, un hasard maudit, jette parminous ce ferment de troubles et de ruines…
– Notre ami va trop loin, intervint HarryRhodes, qui considérait l’événement d’une manière moins pessimiste.Que la découverte de l’or soit une cause de troubles, c’estpossible, mais de ruines !…
– Oui, de ruines, affirma le Kaw-djeravec force. La découverte de l’or n’a jamais laissé que la ruineaprès elle !
– Cependant, objecta Harry Rhodes, l’orest une marchandise comme une autre…
– La plus inutile.
– Du tout. La plus utile, puisqu’ellepeut s’échanger contre toutes les autres.
– Qu’importe, répliqua le Kaw-djer avecchaleur, si, pour l’obtenir, il faut tout lui sacrifier ! Deschercheurs d’or, l’immense majorité périt dans la misère. Quant àceux qui réussissent, la facilité de leur succès détruit à jamaisleur jugement. Ils prennent goût aux plaisirs aisément obtenus. Lesuperflu devient pour eux le nécessaire, et, quand ils sont amollispar les jouissances matérielles, ils deviennent incapables dumoindre effort. Ils se sont enrichis peut-être, au sens social dumot. Ils se sont appauvris selon sa signification humaine, lavraie. Ce ne sont plus des hommes.
– Je suis de l’avis du Kaw-djer, ditalors Germain Rivière. Sans compter que, si on délaisse les champs,l’on ne remplacera pas les récoltes perdues. C’est peu de chosesque d’être riche quand on crève de faim. Or, je crains bien quenotre population ne résiste pas à cette influence funeste. Qui saitsi les cultivateurs ne vont pas abandonner la campagne, et lesouvriers leur travail, pour courir aux placers ?
– L’or !… l’or !… la soif del’or ! répétait le Kaw-djer. Aucun plus terrible fléau nepouvait s’abattre sur notre pays. »
Harry Rhodes était ébranlé.
« En admettant que vous ayez raison,dit-il, il n’est pas en notre pouvoir de conjurer ce fléau.
– Non ! mon cher Rhodes, répondit leKaw-djer. Il est possible de lutter contre une épidémie, del’enrayer. Mais à cette fièvre de l’or, il n’y a pas de remède.C’est l’agent le plus destructif de toute organisation. En peut-ondouter après ce qui s’est passé dans les districts aurifères del’Ancien ou du Nouveau Monde, en Australie, en Californie, dans leSud de l’Afrique ? Les travaux utiles ont été abandonnés dujour au lendemain, les colons ont déserté les champs et les villes,les familles se sont dispersées sur les gisements. Quant à l’orextrait avec tant d’avidité, on l’a stupidement dissipé, comme toutgain trop facile, en abominables folies, et il n’en est rien restéà ces malheureux insensés. »
Le Kaw-djer parlait avec une animation quimontrait la force de sa conviction et la vivacité de sesinquiétudes.
« Et non seulement il y a le danger dudedans, ajouta-t-il, mais il y a le danger du dehors : tousces aventuriers, tous ces déclassés qui envahissent les paysaurifères, qui les troublent, les bouleversent pour arracher de sesentrailles le métal maudit. Il en accourt de tous les points dumonde. C’est une avalanche qui ne laisse que le néant après sonpassage. Ah ! pourquoi faut-il que notre île soit menacée depareils désastres !
– Ne pouvons-nous encore espérer ?demanda Harry Rhodes très ému. Si la nouvelle ne s’ébruite pas,nous serons préservés de cette invasion.
– Non, répondit le Kaw-djer, il est déjàtrop tard pour empêcher le mal. On ne se figure pas avec quellerapidité le monde entier apprend que des gisements aurifèresviennent d’être découverts dans une contrée quelconque, silointaine soit-elle. On croirait vraiment que cela se transmet parl’air, que les vents apportent cette peste si contagieuse que lesmeilleurs et les plus sages en sont atteints et ysuccombent ! »
Le Conseil fut levé sans qu’aucune décisioneût été arrêtée. Et, en vérité, il n’y avait lieu d’en prendreaucune. Comme le Kaw-djer l’avait dit avec raison, on ne lutte pascontre la fièvre de l’or.
Rien, d’ailleurs, n’était perdu encore. Nepouvait-il se faire, en effet, que le gisement n’eût pas larichesse qu’on lui attribuait de confiance, et que les parcellesd’or fussent disséminées dans un état d’éparpillement tel que touteexploitation fût impossible. Pour être fixé à ce sujet, il fallaitattendre la disparition de la neige qui, pendant l’hiver,recouvrait l’île de son manteau glacé.
Au premier souffle du printemps, les craintesdu Kaw-djer commencèrent à se réaliser. Dès que le dégel fit sonapparition, les colons les plus entreprenants et les plusaventureux se transformèrent en prospecteurs, quittèrent Libéria etpartirent à la chasse de l’or. Puisqu’il avait été trouvé au GoldenCreek – ainsi fut dénommé le petit ruisseau dont la ballemalencontreuse d’Edward Rhodes avait effleuré la berge – c’est làque se portèrent les plus impatients. Leur exemple fut suivi,malgré tous les efforts du Kaw-djer et de ses amis, et les départsse multiplièrent rapidement. Dès le cinq novembre, plusieurscentaines d’Hosteliens, en proie à l’idée fixe de l’or, s’étaientrués vers les gisements et erraient dans les montagnes à larecherche d’un filon ou d’une poche riche en pépites.
L’exploitation des placers ne comporte pas degrandes difficultés en principe. S’il s’agit d’un filon, il suffitde le suivre en attaquant la roche avec le pic, puis de concasserles morceaux obtenus pour en extraire les parcelles de métal qu’ilsrenferment. C’est ainsi qu’on procède dans les mines duTransvaal.
Toutefois, suivre un filon, c’est bientôt dit.En pratique, cela n’est pas fort aisé. Parfois les filons sebrouillent et disparaissent, et ce n’est pas trop, pour lesretrouver, de la science de techniciens expérimentés. À tout lemoins, ils s’enfoncent très profondément dans les entrailles de laterre. Les suivre, cela revient par conséquent à ouvrir une mine,avec toutes les surprises et tous les dangers inhérents à ce genred’entreprise. D’autre part, le quartz est une roche d’une extrêmedureté, et, pour le concasser, on ne saurait se passer de machinescoûteuses. Il en résulte que l’exploitation d’une mine d’or estinterdite aux travailleurs isolés, et que des sociétés puissantesdisposant d’une abondante main-d’œuvre et de capitaux considérablespeuvent seules y trouver profit.
Aussi les chercheurs d’or, les prospecteurs,pour leur donner le nom sous lequel on les désigne d’ordinaire,lorsqu’ils ont eu la chance de découvrir un gisement, secontentent-ils de s’en assurer la concession, qu’ilsrétrocèdent le plus vite possible aux banquiers et aux lanceursd’affaires.
Ceux qui préfèrent, au contraire, exploiterpour leur propre compte et avec leurs ressources personnelles,renoncent délibérément à toute exploitation minière. Ilsrecherchent dans le voisinage des roches aurifères, des terrainsd’alluvion formés aux dépens de ces roches par l’action séculairedes eaux. En délitant la roche, l’eau – glace, pluie ou torrent – anécessairement emporté avec elle les parcelles d’or qu’il est trèsfacile d’isoler. Il suffit d’un simple plat pour recueillir lessables, et d’un peu d’eau pour les laver.
C’est bien entendu, avec cet outillage sirudimentaire qu’opéraient les Hosteliens. Les premiers résultatsfurent assez encourageants. En bordure du Golden Creek, sur unelongueur de plusieurs kilomètres et une largeur de deux ou troiscents mètres, s’étendait une couche de boue de huit pieds deprofondeur. À raison de neuf à dix plats par pied cube, la réserveétait donc abondante, car il était bien rare qu’un plat n’assurâtpas au moins quelques grains d’or. Les pépites, il est vrai,n’étaient qu’à l’état de poussière, et ces placers n’en étaient pasà produire les centaines de millions que ses pareils ont donnésdans d’autres régions. Tels quels, cependant, ils étaient assezriches pour tourner la tête à de pauvres gens, qui jusqu’alorsn’avaient réussi à assurer leur subsistance qu’au prix d’un travailopiniâtre.
Il eût été de mauvaise administration de nepas réglementer l’exploitation des placers. Le gisement était, ensomme, une propriété collective, et il appartenait à lacollectivité de l’aliéner au profit des individus. Quelles quefussent ses idées personnelles, le Kaw-djer en avait fait tablerase, et, s’obligeant à considérer le problème sous le même angleque la généralité des humains, il avait cherché la solution la plusutile, selon l’opinion courante, au groupe social dont il était lechef. Au cours de l’hiver, il avait eu à ce sujet de nombreusesconférences avec Dick, qu’il associait de parti pris à toutes sesdécisions. De leur échange de vues, la conclusion fut qu’ilimportait d’atteindre un triple but : limiter autant qu’on lepourrait le nombre des Hosteliens qui partiraient à la recherche del’or, faire bénéficier l’ensemble de la colonie des richessesarrachées à la terre, et enfin restreindre, repousser même sic’était réalisable, l’afflux des étrangers peu recommandables quiallaient accourir de tous les points du monde.
La loi qui fut affichée, à la fin de l’hiver,satisfaisait à ces trois desiderata. Elle subordonnait d’abord ledroit d’exploitation à la délivrance préalable d’une concession,puis elle fixait l’étendue maxima de ces concessions et édictait, àla charge des preneurs, tant une indemnité d’acquisition que leversement au profit de la collectivité du quart de leur extractionmétallique. Aux termes de cette loi, les concessions étaientréservées exclusivement aux citoyens hosteliens, titre qui nepourrait être acquis à l’avenir qu’après une année d’habitationeffective et sur une décision conforme du gouverneur.
La loi promulguée, il restait àl’appliquer.
Dès le début, elle se heurta à de grandesdifficultés. Indifférents aux dispositions qu’elle contenait enleur faveur, les colons ne furent sensibles qu’aux obligationsqu’elle leur imposait. Quel besoin d’obtenir et de payer uneconcession, alors qu’on n’avait qu’à la prendre ? Creuser laterre, laver les boues des rivières, n’est-ce pas le droit de touthomme ? Pourquoi serait-on contraint, pour exercer librementce droit naturel, de verser une fraction quelconque du produit deson travail à ceux qui n’y avaient aucunement participé ? Cesidées, le Kaw-djer les partageait au fond du cœur. Mais celui qui aassumé la mission redoutable de gouverner ses semblables doitsavoir oublier ses préférences personnelles et sacrifier, quand ille faut, les principes dont il se croit le plus sûr aux nécessitésde l’heure.
Or, cela sautait aux yeux, il était depremière importance qu’un encouragement fût donné aux colons lesplus sages qui auraient l’énergie de résister à la contagion et derester appliqués à leur travail habituel, et le meilleurencouragement était qu’ils fussent assurés d’avoir leur part,réduite assurément, mais certaine, tout en demeurant chez eux.
La loi n’étant pas obéie de bonne grâce, ondut employer la contrainte.
Le Kaw-djer ne disposait, à Libéria, que d’unecinquantaine d’hommes formant le corps de la police permanente,mais neuf cent cinquante autres Hosteliens figuraient sur une listed’appel, dont les plus anciens étaient éliminés à tour de rôle, àmesure que des jeunes gens arrivés à l’âge d’homme venaient s’yajouter. Ainsi mille hommes armés pouvaient toujours êtrerapidement réunis. Une convocation générale fut lancée.
Sept cent cinquante Hosteliens seulement yrépondirent. Les deux cents réfractaires étaient partis eux aussipour les mines, et battaient la campagne aux environs du GoldenCreek.
Le Kaw-djer divisa en deux groupes les forcesdont il disposait. Cinq cents hommes furent répartis le long descôtes, avec mission de s’opposer au départ clandestin de l’or. Ilse mit à la tête des trois cents autres, qu’il fractionna en vingtescouades sous les ordres de ceux dont il était le plus sûr, et serendit avec eux dans la région des placers.
La petite armée répressive fut disposée entravers de la presqu’île, au pied des Sentry Boxes, et, de là,remonta vers le Nord, en balayant tout devant elle. Les laveursd’or rencontrés au passage étaient impitoyablement repoussés, àmoins qu’ils ne consentissent à se mettre en règle.
Cette méthode obtint d’abord quelques succès.Certains furent contraints de payer à deniers comptants le droitd’exploitation, et les limites du claim choisi par eux furentsoigneusement indiquées. D’autres, par contre – et c’était lamajorité – ne possédant pas la somme exigée pour la délivranced’une concession, durent renoncer à leur entreprise. Le nombre desmineurs décrut sensiblement pour cette raison.
Mais bientôt la situation s’aggrava. Ceux quin’avaient pu obtenir une concession tournaient pendant la nuit lestroupes commandées par le Kaw-djer et revenaient s’établir enarrière sur le bord du Golden Creek, précisément à l’endroit d’oùl’on venait de les chasser. En même temps, le mal se répandaitcomme une marée montante. Excités par les trouvailles des premiersprospecteurs, une deuxième série d’Hosteliens entraient en scène.D’après les nouvelles qui parvenaient au Kaw-djer, l’île entièreétait attaquée par la contagion. Le mal n’était plus localisé auGolden Creek, et d’innombrables chercheurs d’or fouillaient lesmontagnes du centre et du Nord.
On s’était fait cette réflexion bien naturelleque les gisements aurifères ne devaient pas, selon toutevraisemblance, se rencontrer exclusivement dans cette plainemarécageuse située à la base des Sentry Boxes. La présence de l’orsur l’île Hoste étant démontrée, tout portait à croire qu’on entrouverait également le long des autres cours d’eau dépendant dumême système orographique. On s’était donc mis en chasse de touscôtés, de la pointe de la presqu’île Hardy et de l’extrémité de lapresqu’île Pasteur au Darwin Sound.
Quelques prospections ayant abouti à de petitssuccès, la fièvre générale en fut augmentée, et la fascination del’or devint plus impérieuse encore. Ce fut une irrésistible foliequi, en quelques semaines, vida Libéria, les bourgades et lesfermes de la plupart de leurs habitants. Hommes, femmes et enfantsallaient travailler sur les placers. Quelques-uns s’enrichissaienten découvrant une de ces poches où les pépites se sont accumuléessous l’action des pluies torrentielles. Mais l’espoir n’abandonnaitpas ceux qui, pendant de longs jours, au prix de mille fatigues,avaient travaillé en pure perte. Tous y courraient, de la capitale,des bourgades, des champs, des pêcheries, des usines et descomptoirs du littoral. Cet or, il semblait doué d’un pouvoirmagnétique, auquel la raison humaine n’avait pas la force derésister. Bientôt, il ne resta plus à Libéria qu’une centaine decolons, les derniers à demeurer fidèles à leurs familles et àcontinuer leurs affaires bien éprouvées cependant par un tel étatde choses.
Quelque pénible, quelque désolant que soit cetaveu, il faut bien reconnaître que, seuls de tous les habitants del’île Hoste, les Indiens qui s’y étaient fixés résistèrent àl’entraînement général. Seuls, ils ne s’abandonnèrent pas à cesfurieuses convoitises. Que ceci soit à l’honneur de ces humblesFuégiens, si plusieurs pêcheries, si plusieurs établissementsagricoles ne furent pas entièrement délaissés, c’est que leurhonnête nature les préserva de la contagion. D’ailleurs, cespauvres gens n’avaient pas désappris d’écouter le Bienfaiteur, etla pensée ne leur venait pas de payer en ingratitude lesinnombrables bienfaits qu’ils en avaient reçus.
Les choses allèrent plus loin encore. Lemoment arriva où les équipages des navires en rade commencèrent àsuivre le funeste exemple qui leur était donné. Il y eut desdésertions qui se multiplièrent de jour en jour. Sans crier gare,les marins abandonnaient leurs bâtiments et s’enfonçaient dansl’intérieur, grisés par l’affolant mirage de l’or. Les capitaines,effrayés par cet émiettement de leurs équipages, s’empressèrent lesuns après les autres de quitter le Bourg-Neuf sans même attendre lafin de leurs opérations de chargement ou de déchargement. Nul doutequ’ils ne fissent connaître au dehors le danger qu’ils avaientcouru. L’île Hoste allait être mise ne quarantaine par toutes lesmarines de la terre.
La contagion n’épargna même pas ceux dont ledevoir était de la combattre. Ce corps organisé par le Kaw-djerpour la surveillance des côtes disparut aussitôt que formé. Descinq cents hommes qui le composaient, il n’y en eut pas vingt àrejoindre le poste qui leur était assigné. En même temps, la troupequ’il commandait directement fondait comme un morceau de glace ausoleil. Il n’était pas de nuit que plusieurs fuyards ne missent àprofit. En quinze jours, elle fut réduite, de trois cents hommes, àmoins de cinquante.
En dépit de son indomptable énergie, leKaw-djer fut alors profondément découragé. À lui qui, poussé parune irrésistible passion du bien, s’était rattaché à l’humanitéaprès une si longue rupture, voici qu’elle se dévoilait cyniquementet montrait à nu tous ses défauts, toutes ses hontes, tous sesvices ! Ce qu’il avait bâti avec tant de peine croulait en uninstant, et, parce que le hasard avait fait jaillir quelquesparcelles d’or d’un éclat de roche, les ruines allaient s’accumulersur cette malheureuse colonie.
Lutter, il ne le pouvait même plus. Les plusfidèles le quittaient comme les autres. Ce n’est pas avec lapoignée d’hommes dont il disposait encore, et qui l’abandonneraientpeut-être demain, qu’il ramènerait à la raison une multitudeégarée.
Le Kaw-djer revint à Libéria. Il n’y avaitrien à faire. Comme un torrent dévastateur, le fléau s’étaitrépandu à travers l’île et la ravageait tout entière. Il fallaitattendre qu’il eût épuisé sa violence.
On put croire un instant que ce moment étaitarrivé. Vers la mi-décembre, quinze jours après le retour duKaw-djer au gouvernement, quelques rares Libériens commencèrent àregagner la capitale. Les jours suivants, le mouvement s’accentua.Pour un colon qui se mettait tardivement en campagne, deuxrentraient et reprenaient, l’oreille basse, leurs occupationsantérieures.
Deux causes motivaient ces revirements. Enpremier lieu, le métier de prospecteur était moins facile à exercerqu’on ne l’avait supposé. Briser la roche à coups de pic ou laverdes sables du matin au soir sont des besognes pénibles que l’espoird’un gain rapide permet seul de supporter. Or, il n’avait pas suffide se baisser pour ramasser des pépites, ainsi qu’on se l’étaitimaginé. Pour quelques-uns que leur heureuse étoile avait conduitssur une poche, on en comptait des centaines auxquels le métier deprospecteur, bien qu’infiniment plus dur que leur travail habituel,avait rapporté beaucoup moins. Sur la foi des racontars, on avaitattribué aux gisements une richesse incalculable. Il fallait enrabattre. Qu’il y eût de l’or sur l’île Hoste, cela n’était pascontestable, mais on ne l’y ramassait pas à la pelle, comme onl’avait cru naïvement de prime abord. De là, pour certains colons,un découragement d’autant plus rapide que les illusions avaient étéplus grandes.
D’autre part, le ralentissement destransactions commerciales et l’arrêt presque total desexploitations agricoles commençaient à produire leurs effets.Certes, on ne manquait encore de rien. Mais le prix de tous lesobjets de première nécessité avait énormément augmenté. Seulspouvaient s’en rire ceux à qui la chasse à l’or avait étéprofitable. Ce renchérissement concourait, au contraire, àaugmenter la misère des autres, pour qui la trouvaille de quelquespépites de valeur n’avait pas compensé la suppression des salaireshabituels.
De là ces reculades, dont le nombre futd’ailleurs restreint. Elles se limitèrent aux plus faibles et auxplus pauvres, et, en quelques jours, le mouvement s’arrêta.
Le Kaw-djer n’en éprouva pas de déception,parce qu’il ne s’était jamais illusionné sur son ampleur. Loin deconsidérer la crise comme près de s’apaiser, son regard clairvoyantdécouvrait de nouveaux dangers dans les ténèbres de l’avenir. Non,la crise n’était pas finie. Elle ne faisait que commencer, aucontraire. Jusqu’ici, on n’avait eu à compter qu’avec lesHosteliens, mais il n’en serait pas toujours ainsi. De toutes lescontrées du monde, la redoutable race des chercheurs d’ors’abattrait inévitablement sur la malheureuse île, dès que ceux-ciconnaîtraient l’existence du nouveau champ ouvert à leur insatiablerapacité.
Ce fut le dix-sept janvier qu’en arriva auBourg-Neuf le premier convoi. Ils débarquèrent d’un steamer aunombre de deux cents environ, deux cents hommes plus ou moinsdéguenillés, d’aspect solide, l’air résolu, brutal et farouche.Quelques-uns avaient de larges couteaux passés à la ceinture, maisde tous, sans exception, le pantalon, si minable qu’il fût,comportait une poche spéciale que gonflait la crosse d’un revolver.Ils portaient sur l’épaule un pic et un sac où étaient inclusesleurs misérables nippes, et sur leur hanche gauche, une gourde, unplat et une écuelle s’entrechoquaient avec un bruit deferraille.
Le Kaw-djer les regarda tristement débarquer.Ces deux cents aventuriers, c’était le premier tour de la chaînedans laquelle l’île Hoste allait être garrottée.
À partir de ce jour, les arrivées sesuccédèrent à intervalles rapprochés. Aussitôt débarqués, leschercheurs d’or, en gens ayant l’habitude des formalités à remplir,se rendaient directement au gouvernement et s’enquéraient desprescriptions légales en vigueur. Ils s’accordaient unanimement àles trouver exorbitantes. Remettant alors à régulariser leursituation, ils se répandaient par la ville. Le petit nombre de seshabitants et les informations qu’ils recueillaient habilementavaient tôt fait de les convaincre de la faiblesse del’Administration hostelienne. C’est pourquoi ils se décidaient tousà passer outre à des lois que bravaient impunément les Hostelienseux-mêmes, et, après avoir erré un ou deux jours dans les ruesdésertes de Libéria, ils quittaient la ville et s’éloignaient sansautre formalité à la recherche d’un claim.
Mais l’hiver vint, et, au même instant que lestravaux miniers étaient arrêtés, le flot des arrivants fut tari. Le24 mars, le dernier navire s’éloigna du Bourg-Neuf, où il avaitdébarqué son contingent de prospecteurs. Plus de deux milleaventuriers foulaient à ce moment le sol de l’île.
Ce navire emportait, à de nombreuxexemplaires, un décret notifié par le gouvernement de l’île Hoste àtous les États du globe. Le Kaw-djer, qui avait assisté àl’invasion avec une douleur grandissante, faisait savoir urbiet orbi que, l’île Hoste ayant une population surabondante, ilserait mis obstacle, fût-ce par la force, au débarquement de toutnouvel étranger.
Cette mesure serait-elle efficace ?L’avenir le dirait, mais, en son for intérieur, le Kaw-djer endoutait. Trop puissante est l’attirance de l’or sur certainesnatures pour que rien ait le pouvoir de les arrêter.
D’ailleurs, le mal était fait déjà. La révoltedes Hosteliens qui rejetaient toute discipline, l’inévitable misèreà laquelle ils étaient condamnés, l’invasion de cette tourbed’aventuriers, de ces gens de sac et de corde apportant avec euxtous les vices de la terre, c’était un désastre.
À cela, que pouvait-on ? Rien. On nepouvait que temporiser et attendre des jours meilleurs, s’il endevait jamais naître. Halg, Karroly, Hartlepool, Harry et EdwardRhodes, Dick, Germain Rivière et une trentaine d’autres étaientseuls contre tous. C’étaient les derniers fidèles, le bataillonsacré groupé autour du Kaw-djer, qui assistait impuissant à ladestruction de son œuvre.
Tel fut le premier acte du drame de l’or, quidevait, comme une pièce bien charpentée, en comporter trois,correctement séparés par les entractes des hivers.
Les déplorables événements qui avaientconstitué la trame de ce premier acte eurent forcément uneimmédiate répercussion sur la vie jusque-là heureuse desHosteliens. Un petit nombre d’entre eux avaient disparu.Qu’étaient-ils devenus ? On l’ignorait, mais tout portait àcroire qu’ils avaient été victimes de quelque rixe ou de quelqueaccident. Plusieurs familles étaient donc en deuil d’un père, d’unfils, d’un frère ou d’un mari.
D’autre part, le bien-être jadis siuniversellement répandu sur l’île Hoste était grandement diminué.Rien ne manquait encore, à vrai dire, de ce qui est essentiel ouseulement utile à la vie, mais tout avait atteint des prix tripleset quadruples de ceux pratiqués antérieurement.
Les pauvres eurent à souffrir de cet état dechoses. Les efforts du Kaw-djer, qui s’ingéniait à leur procurer dutravail, n’obtenaient que peu de succès. L’arrêt presque completdes transactions particulières incitait tout le monde à laprudence, et personne n’osait rien entreprendre. Quant aux travauxexécutés pour le compte de l’État, celui-ci, dont les caissesétaient vides, ne pouvait plus les continuer. Ironique conséquencede la découverte des mines, l’État manquait d’or depuis qu’on entrouvait dans le sol en abondance.
Où s’en serait-il procuré ? Si quelquesrares Hosteliens s’étaient résignés à payer leur concession, pas unn’avait versé, sur son extraction, la redevance fixée par la loi,et la misère générale, en supprimant toute contribution descitoyens, avait tari la source où s’alimentait jusqu’alors lacaisse publique.
Quant aux fonds personnels du Kaw-djer,quelques jours suffirent à les épuiser. Il les avait largemententamés au cours de l’été, afin que les travaux du cap Horn nefussent pas interrompus, malgré les graves difficultés au milieudesquelles il se débattait. Ce n’est pas sans mal qu’il y étaitparvenu. Pas plus que les autres Hosteliens, la fièvre de l’orn’épargna les ouvriers qu’on y employait. Les travaux subirent dece chef un retard important. Au mois d’avril 1892, huit mois aprèsle premier coup de pioche, le gros œuvre arrivait à peine à lahauteur d’un premier étage, alors que, selon les prévisions dudébut, il eût dû être entièrement achevé.
Parmi la vingtaine d’Hosteliens, pour qui lemétier de prospecteur avait eu des résultats favorables, figuraitKennedy, l’ancien matelot du Jonathan, transformé en nababpar un heureux coup de pic, et qui se faisait suffisammentremarquer pour que sa chance ne fût ignorée de personne.
Combien possédait-il ? Personne n’ensavait rien, et pas même lui, peut-être, car il n’est pas certainqu’il fût capable de compter, mais beaucoup en tout cas, à en jugerpar ses dépenses. Il semait l’or à pleines mains. Non pas l’ormonnayé ayant cours légal dans tous les pays civilisés, mais lemétal en pépites ou en paillettes dont il semblait abondammentpourvu.
Ses allures étaient ébouriffantes. Il péroraitavec autorité, tranchait du milliardaire, et annonçait à quivoulait l’entendre son intention de quitter prochainement une villeoù il ne pouvait se procurer l’existence convenant à safortune.
Pas plus que l’importance de cette fortune,personne n’en connaissait exactement l’origine, et personnen’aurait pu dire où était situé le claim d’où elle avait étéextraite. Quand on interrogeait Kennedy à cet égard, il prenait desairs de mystère et rompait les chiens sans donner de réponseprécise. Pourtant, on l’avait rencontré au cours de l’été. DesLibériens l’avaient aperçu, non pas travaillant d’une manièrequelconque, mais en train de se promener les mains dans les poches,tout simplement.
Ils n’avaient pu oublier cette rencontre, qui,pour plusieurs, avait coïncidé avec un grand malheur qui leur étaitarrivé. Peu d’heures ou peu de jours après qu’ils avaient vuKennedy, l’or arraché par eux à la terre en quantités parfoisconsidérables leur avait été volé sans qu’on découvrit le coupable.Quand les victimes se trouvèrent réunies, la régulière concordancedes vols et de la présence de Kennedy à proximité des endroits oùils avaient été commis, les frappa nécessairement, et des soupçonsque n’étayait aucune preuve commencèrent à planer sur l’ancienmatelot.
Celui-ci ne s’en préoccupait guère, et secontentait de l’admiration des gogos, dont la race est universelle.Ceux de Libéria se laissaient prendre à son verbiage, et son aplombleur en imposait. Bien que tout le monde connût Kennedy pour cequ’il valait, quelques-uns lui accordaient malgré tout une certaineconsidération, il recrutait une clientèle et devenait une manièrede personnage.
Le Kaw-djer excédé se résolut à un acted’autorité. Kennedy et ses pareils se riaient aussi par tropouvertement des lois. Tant qu’il n’y avait pas eu moyen de faireautrement, on avait subi leur révolte. On devait la réprimer, dumoment qu’on en possédait le pouvoir. Or, tous les colons, chasséspar l’hiver, étaient de nouveau groupés, et la plupart, n’ayant paseu à se louer de leur campagne de prospection, avaient été tropheureux de reprendre leurs fonctions régulières. La milicenotamment était reconstituée, et les hommes qui la composaientsemblaient, pour l’instant tout au moins, animés du meilleuresprit.
Un matin, sans que rien eût averti lesintéressés du coup qui les menaçait, la police envahit le domicilede ceux des Libériens qui faisaient plus spécialement étalage deleurs richesses, et sous la direction d’Hartlepool, on y pratiquades perquisitions en règle. De l’or qui fut trouvé en leurpossession, on confisqua impitoyablement le quart, et, sur lesurplus, on préleva encore les deux cents pesos ou piastresargentines auxquelles le Kaw-djer avait tarifé les concessions.
Kennedy ne se vantait pas à tort. C’est eneffet chez lui que fut faite la moisson la plus abondante. Lavaleur de l’or qu’on y découvrit n’était pas inférieure à centsoixante-quinze mille francs en monnaie française. C’est aussi chezlui qu’on se heurta à la plus vive résistance. Pendant que l’onprocédait à la visite de son domicile, on dut tenir en respectl’ancien matelot, qui écumait de rage et hurlait de furieusesimprécations.
« Tas de voleurs ! criait-il, enmontrant le poing à Hartlepool.
– Parle toujours, mon garçon, réponditcelui-ci, tout en continuant sa perquisition sans s’émouvoirautrement.
– Vous me le paierez ! menaçaKennedy que le sang-froid de son ancien chef exaspérait plusencore.
– Eh ! Eh ! il me semble quec’est toi qui paies, pour l’instant, railla impitoyablementHartlepool.
– On se reverra !
– Quand tu voudras. Le plus tard possibleà mon goût.
– Voleur !… cria Kennedy auparoxysme de la colère.
– Tu te trompes, répliqua Hartlepool d’unton bonhomme, et la preuve en est que, sur tes cinquante-troiskilos d’or, je ne prends que treize kilos deux cent cinquantegrammes exactement, soit le quart, plus la valeur des deux centspiastres que tu sais. Il va de soi que, pour ton argent…
– Misérable !…
– Tu as droit à une concession enrègle.
– Brigand !…
– Tu n’as qu’à nous dire où est tonclaim.
– Bandit !…
– Tu ne veux pas ?…
– Canaille !…
– À ton aise, mon garçon ! »conclut Hartlepool en mettant fin à cette scène.
Tout compte fait, les perquisitionsrapportèrent au trésor près de trente-sept kilos d’or, représentanten monnaie française une valeur d’environ cent vingt-deux millefrancs. En échange, des concessions régulières furent délivrées.Seul Kennedy n’eut même pas cet avantage, en raison de sonobstination à ne pas désigner l’emplacement du claim où il avaitfait une si belle récolte.
La somme ainsi recueillie fut placée dans lacaisse de l’État. Quand, au printemps, les relations seraientreprises avec le reste du monde, on l’échangerait contre desespèces ayant cours. En attendant, le Kaw-djer, ayant largementpublié le résultat des perquisitions, créa pour une somme égale dupapier-monnaie auquel on accorda toute confiance, ce qui lui permitde soulager bien des misères.
L’hiver s’écoula vaille que vaille, et l’onatteignit le printemps. Aussitôt, les mêmes causes produisirent lesmêmes effets. Comme l’année précédente, Libéria fut désertée. Laleçon n’était pas suffisante. On se ruait à la conquête de l’or,avec plus de frénésie encore peut-être, comme ces joueurs aux troisquarts ruinés qui jettent sur le tapis leurs derniers sous dansl’espoir absurde de se refaire.
Kennedy fut un des premiers à partir. Ayantmis bien à l’abri l’or qui lui restait, il disparut un matin, enroute sans doute vers le claim mystérieux dont il s’était obstiné àne pas révéler l’emplacement. Ceux qui s’étaient promis de lesuivre en furent pour leurs frais.
La milice elle-même, cette garde si dévouée etsi fidèle tant qu’avait duré la mauvaise saison, fondit de nouveauavec la neige, et, réduit au seul secours de ses amis les plusproches, le Kaw-djer dut assister en spectateur au second acte dudrame.
Les scènes, toutefois, s’en déroulèrent plusrapidement que celles du premier. Moins de huit jours après leurdépart, quelques Libériens commencèrent déjà à revenir, puis lesretours se succédèrent selon une progression accélérée. La milicese reconstitua pour la deuxième fois. Les hommes reprenaient ensilence le poste qu’ils avaient abandonné, sans que le Kaw-djerleur fît aucune observation. Ce n’était pas le moment de se montrersévère.
Tous les renseignements concordaient à établirque la situation se modifiait d’une manière identique dansl’intérieur. Les fermes, les usines, les comptoirs se repeuplaient.Le mouvement était général comme la cause qui le motivait.
Les chercheurs d’or avaient trouvé, en effet,une situation tout autre que celle de l’année précédente. Alors,ils étaient entre Hosteliens. Maintenant, l’élément étranger étaitentré en scène et il fallait compter avec lui. Et quelsétrangers ! Le rebut de l’humanité. Des êtres frustes,demi-brutes, habitués à la dure et ne craignant ni la souffrance nila mort, impitoyables pour eux-mêmes et pour autrui. Il fallait sebattre, pour la possession des claims, contre ces hommes avides quis’étaient assuré les meilleures places dès le début de la saison.Après une lutte plus ou moins longue selon les caractères, laplupart des Hosteliens y avaient renoncé.
Il était temps que ce renfort arrivât.L’invasion commencée à la fin de l’été précédent avait déjà reprisd’une manière beaucoup plus intense. Chaque semaine, deux ou troissteamers amenaient leur cargaison de prospecteurs étrangers. LeKaw-djer avait vainement tenté de s’opposer à leur débarquement.Les aventuriers passant outre à une interdiction que la forcen’appuyait pas, débarquaient malgré lui et sillonnaient Libéria deleurs bandes bruyantes avant de se mettre en route pour lesplacers.
Les navires affectés au transport deschercheurs d’or étaient presque les seuls qu’on aperçût au port duBourg-Neuf. Que fussent venus faire les autres, en effet ? Lesaffaires étaient complètement arrêtées. Ils n’eussent pas trouvé àcharger. Les stocks de bois de construction et de fourrures avaientété épuisés dès la première semaine. Quant au bétail, aux céréaleset aux conserves, le Kaw-djer s’était énergiquement opposé à leurexportation qui eût réduit la population à toutes les horreurs dela famine.
Dès que le Kaw-djer put disposer de deux centshommes, les envahisseurs de l’île eurent la partie moins belle.Lorsque deux cents baïonnettes appuyèrent les arrêtés dugouverneur, ces arrêtés devinrent du coup respectables et furentrespectés. Après avoir essayé vainement d’en faire fléchir larigueur, les steamers durent reprendre le large avec la détestablecargaison qu’ils avaient apportée.
Mais, ainsi qu’on ne tarda pas à le savoir,leur retraite n’était qu’une ruse. Obligés de céder devant laforce, les navires s’élevaient le long de la côte orientale ouoccidentale de l’île, et, profitant de l’abri d’une crique, ilsdébarquaient leur chargement humain en pleine campagne, à l’aide deleurs embarcations. Les brigades volantes que l’on créa pour lasurveillance du littoral ne servirent à rien. Elles furentdébordées. Ceux qui voulaient mettre pied sur l’île réussissaienttoujours à y atterrir, et le flot des aventuriers ne cessa degrossir.
Le désordre atteignait au comble dansl’intérieur. Ce n’étaient qu’orgies et plaisirs crapuleux, coupésde disputes, voire de batailles sanglantes au revolver ou aucouteau. Comme les cadavres attirent les hyènes et les vautours desconfins de l’horizon, ces milliers d’aventuriers avaient attirétoute une population plus dégradée encore. Ceux qui composaientcette seconde série d’immigrés ne songeaient pas à trimer à larecherche de l’or. Leurs mines, leurs claims, c’étaient leschasseurs d’or eux-mêmes, d’une exploitation infiniment plus aisée.Sur tous les points de l’île, à l’exception de Libéria où l’onn’eût pas osé braver si ouvertement le Kaw-djer, les cabarets etles tripots pullulaient. On y trouvait jusqu’à des music-halls debas étage, élevés en pleine campagne à l’aide de quelques planches,où de malheureuses femmes charmaient les mineurs ivres de leursvoix éraillées et de leurs grossiers refrains. Dans ces tripots,dans ces music-halls, dans ces cabarets, l’alcool, ce générateur detoutes les hontes, ruisselait et coulait à pleins bords.
En dépit de si grandes tristesses, le Kaw-djerne perdait pas courage. Ferme à son poste, contre autour duquel onse réunirait quand, la tourmente passée, il s’agirait dereconstruire, il s’ingéniait à reconquérir la confiance desHosteliens, qui, lentement, mais sûrement, revenaient à la raison.Rien ne semblait avoir de prise sur lui, et, volontairement aveugleaux défections, il continuait imperturbablement son métier degouverneur. Il n’avait même pas négligé la construction du pharequi lui tenait si fort à cœur. Par son ordre, Dick fit, au cours del’été, un voyage d’inspection à l’île Horn. Malgré tout, lestravaux, assurément ralentis, n’avaient pas été arrêtés un seuljour. À la fin de l’été, le gros œuvre serait terminé et lesmachines seraient en place. Un mois suffirait alors pour mener àbien le montage.
Vers le 15 décembre la moitié des Hosteliensétaient rentrés dans le devoir, tandis que s’exaspérait encorel’infernal sabbat de l’intérieur. Ce fut à cette époque que leKaw-djer reçut une visite inattendue dont les conséquences devaientêtre des plus heureuses. Deux hommes, un Anglais et un Français,arrivés par le même bateau, se présentèrent ensemble augouvernement. Immédiatement admis près du Kaw-djer, ils déclinèrentleurs noms, Maurice Reynaud, pour le Français, Alexander Smith,pour l’Anglais, et, sans paroles superflues, firent connaîtrequ’ils désiraient obtenir une concession.
Le Kaw-djer sourit amèrement.
« Permettez-moi de vous demander,Messieurs, dit-il, si vous êtes au courant de ce qui se passe en cemoment sur l’île Hoste ?
– Oui, répondit le Français.
– Mais nous préférons tout de même êtreen règle », acheva l’Anglais.
Le Kaw-djer considéra plus attentivement sesinterlocuteurs. De races différentes, ils avaient entre eux quelquechose de commun : cet air de famille des hommes d’action. Tousdeux étaient jeunes, trente ans à peine. Ils avaient les épauleslarges, le sang à fleur de peau. Leur front, que découvraient descheveux taillés en brosse, dénotait l’intelligence, et leur mentonsaillant une énergie qui eût confiné à la dureté si le regard trèsdroit de leurs yeux bleus ne l’avait adouci.
Pour la première fois, le Kaw-djer avaitdevant lui des chercheurs d’or sympathiques.
« Ah ! vous savez cela, dit-il. Vousne faites qu’arriver, je crois, cependant.
– C’est-à-dire que nous revenons,expliqua Maurice Reynaud. L’année dernière, nous avons déjà passéquelques jours ici. Nous n’en sommes repartis qu’après avoirprospecté et reconnu l’emplacement que nous désirons exploiter.
– Ensemble ? demanda leKaw-djer.
– Ensemble », répondit AlexanderSmith.
Le Kaw-djer reprit, avec une expression deregret qui n’était pas feinte :
« Puisque vous êtes si bien renseignés,vous devez également savoir que je ne puis vous donnersatisfaction, la loi que vous désirez respecter réservant touteconcession aux citoyens hosteliens.
– Pour les claims, objecta MauriceReynaud.
– Eh bien ? interrogea leKaw-djer.
– Il s’agit d’une mine, expliquaAlexander Smith. La loi est muette sur ce point.
– En effet, reconnut le Kaw-djer, maisune mine est une lourde entreprise, qui exige d’importantscapitaux…
– Nous les possédons, interrompitAlexander Smith. Nous ne sommes partis que pour nous lesprocurer.
– Et c’est chose faite, dit MauriceReynaud. Nous représentons ici la Franco-English Gold MiningCompany, dont mon camarade Smith est l’ingénieur en chef, etdont je suis le directeur, société constituée à Londres le 10septembre dernier, au capital de quarante mille livres sterling,sur lesquelles moitié représentent notre apport, et vingt millelivres le working-capital. Si nous traitons, comme je n’en doutepas, le steamer qui nous a amenés emportera nos commandes. Avanthuit jours, les travaux seront commencés, dans un mois nous auronsles premières machines, et dès l’année prochaine notre outillagesera au complet. »
Le Kaw-djer très intéressé par l’offre qui luiétait faite, réfléchissait à la manière dont il devaitl’accueillir. Il y avait du pour et du contre. Ces jeunes gens luiplaisaient. Il était enchanté de leur caractère décidé et de leuraspect de saine franchise. Mais permettre à une sociétéfranco-anglaise de s’implanter dans l’île Hoste et de s’y créer desintérêts considérables, n’était-ce pas ouvrir la porte à de futurescomplications internationales ? La France et l’Angleterre,sous prétexte de soutenir leurs nationaux, n’auraient-elles pas unjour la tentation de s’ingérer dans l’administration intérieure del’île ? Le Kaw-djer, en fin de compte, se résolut à donner uneréponse affirmative. La proposition était trop sérieuse pour êtrerejetée, et, puisque la maladie de l’or était désormais inévitable,mieux valait, au lieu de la laisser éparse à travers tout leterritoire, la localiser dans quelques foyers faciles à surveiller,en divisant au besoin tous les gisements entre un petit nombre desociétés importantes.
« J’accepte, dit-il. Toutefois, puisqu’ils’agit de travaux en profondeur, j’estime que les conditionsprévues pour des concessions de claims doivent être modifiées.
– Comme il vous plaira, répondit MauriceReynaud.
– Il y a lieu de fixer un prix àl’hectare.
– Soit !
– Cent piastres argentines parexemple.
– C’est entendu.
– Quelle serait l’étendue de votreconcession ?
– Cent hectares.
– Ce serait donc dix mille piastres.
– Les voici, dit Maurice Reynaud enlibellant rapidement un chèque.
– Par contre, reprit le Kaw-djer, onpourrait, en raison des frais qui seront plus élevés que pour uneexploitation de surface, abaisser le taux de notre participation àvotre extraction. Je vous propose vingt pour cent.
– Nous acceptons, déclara AlexanderSmith.
– Nous sommes donc d’accord ?
– Sur tous les points.
– Il est de mon devoir de vous prévenir,ajouta le Kaw-djer, que, pendant un certain temps tout au moins,l’État hostelien est dans l’impossibilité de vous garantir la libredisposition de la concession qu’il vous accorde et de protégerefficacement vos personnes. »
Les deux jeunes gens sourirent avecassurance.
« Nous saurons nous protégernous-mêmes », répondit tranquillement Maurice Reynaud.
La concession signée, le titre en fut remisaux deux amis, qui prirent aussitôt congé. Trois heures plus tard,ils avaient quitté Libéria, en route pour l’extrémité occidentalede la chaîne médiane de l’île, où se trouvait leur concession.
Loin de s’apaiser, l’anarchie de l’intérieurne fit que s’accroître à mesure que l’été s’avançait. L’exagérations’en mêlant, les imaginations se montant dans l’Ancien et dans leNouveau Monde, on y regardait l’île Hoste comme une pocheextraordinaire, comme une île en or. Aussi les prospecteursaffluaient-ils. Repoussés du port, ils filtraient par toutes lesbaies de la côte. Dans les derniers jours de janvier, le Kaw-djer,s’en référant aux renseignements qui lui arrivaient de diverscôtés, ne put évaluer à moins de vingt mille le nombre desétrangers entassés sur quelques points où ils finiraient pars’entre-dévorer. Que n’avait-on pas à redouter de ces forcenés déjàen lutte sanglante pour la possession des claims, lorsque la famineles jetterait les uns sur les autres !
Ce fut vers cette époque que le désordreatteignit son maximum. Dans cette foule sans frein, il se déroulade véritables scènes de sauvagerie dont plusieurs Hosteliens furentles victimes. Dès que la nouvelle lui en parvint, le Kaw-djer serendit courageusement aux placers et se lança au milieu de cettetourbe. Tous ses efforts furent inutiles, et son interventionfaillit même tourner très mal pour lui. On le repoussa, on lemenaça, et peu s’en fallut qu’elle ne lui coûtât la vie.
Elle eut par contre un résultat auquel ilétait loin de s’attendre. La foule hétérogène des aventurierscomprenait des gens, non seulement de toutes les races du monde,mais aussi de toutes les conditions. Semblables dans leur déchéanceactuelle, ils étaient au contraire fort différents par leursorigines. Si la plupart sortaient du ruisseau et de ces repaires oùse terrent entre deux crimes les bandits des grandes villes,quelques-uns étaient nés dans de plus hautes sphères sociales.Plusieurs, même, portaient des noms connus et avaient possédé unefortune considérable, avant de rouler dans l’abîme, ruinés,déshonorés, avilis par la débauche et par l’alcool.
Certains de ces derniers, on ne sut jamaislesquels, reconnurent le Kaw-djer, comme l’avait autrefois reconnule commandant du Ribarto, mais avec plus d’assurance quele capitaine chilien qui s’en référait uniquement à unephotographie déjà ancienne. Eux, au contraire, ils avaient vu leKaw-djer en chair et en os au cours de leurs pérégrinations àtravers le monde, et, quelle que fût la longueur du temps écoulé,ils ne pouvaient s’y tromper, car celui-ci occupait alors unesituation trop en évidence pour que ses traits ne se fussent pasgravés dans leur mémoire. Son nom courut aussitôt de bouche enbouche.
C’était un illustre nom qu’on lui attribuait,et disons-le tout de suite, on le lui attribuait justement.
Descendant de la famille régnante d’unpuissant empire du Nord, voué par sa naissance à commander enmaître, le Kaw-djer avait grandi sur les marches d’un trône. Maisle sort, qui se complaît parfois à ces ironies, avait donné à cefils des Césars l’âme d’un Saint-Vincent de Paul anarchiste. Dèsqu’il eut l’âge d’homme, sa situation privilégiée fut pour lui unesource, non de bonheur, mais de souffrance. Les misères dont ilétait entouré l’obscurcirent à ses yeux. Ces misères, il s’efforçad’abord de les soulager. Il dut reconnaître bientôt qu’une telleentreprise excédait son pouvoir. Ni sa fortune, bien qu’elle fûtimmense, ni la durée de sa vie n’eussent suffi à atténuer seulementla cent-millionième partie du malheur humain. Pour s’étourdir, pourendormir la douleur que lui causait le sentiment de sonimpuissance, il se jeta dans la Science, comme d’autres se seraientjetés dans le plaisir. Mais, devenu médecin, ingénieur, sociologuede haute valeur, son savoir ne lui donna pas davantage le moyend’assurer à tous l’égalité dans le bonheur. De déception endéception, il perdit peu à peu son clair jugement. Prenant l’effetpour la cause, au lieu de considérer les hommes comme des victimesluttant en aveugles à travers les siècles contre la matièreimpitoyable, et faisant, après tout, de leur mieux, il en vint àrendre responsables de leur malheur les diverses formesd’association auxquelles les collectivités se sont résignées, fauted’en connaître de meilleures. La haine profonde qu’il en conçutcontre toutes ces institutions, toutes ces organisations socialesqui, d’après lui, créaient la pérennité du mal, lui renditimpossible de continuer à subir leurs lois détestées.
Pour s’en affranchir, il ne vit pas d’autremoyen que de se retrancher volontairement des vivants. Sansprévenir personne, il était donc parti un beau jour, abandonnantson rang et ses biens, et il avait parcouru le monde jusqu’aumoment où s’était rencontrée une région, la seule peut-être, oùrégnât une indépendance absolue. C’est ainsi qu’il avait échoué enMagellanie, où, depuis six ans, il prodiguait sans mesure aux plusdéshérités des humains, lorsque l’accord chilo-argentin, puis lenaufrage du Jonathan étaient venus troubler sonexistence.
Ces disparitions princières, causées par desmotifs, sinon identiques, du moins analogues à ceux qui avaientdéterminé le Kaw-djer, ne sont pas absolument rares. Tout le mondea dans la mémoire le nom de plusieurs de ces princes, d’autant pluscélèbres – tant leur renoncement a semblé prodigieux ! –qu’ils ont avec plus de passion cherché à s’effacer. Il en est quiont embrassé une profession active et l’ont exercée comme le commundes mortels. D’autres se sont confinés dans l’obscurité d’une viebourgeoise. Un autre de ces grands seigneurs revenus des vanitésd’ici-bas s’est consacré à la Science et a produit de nombreux etmagnifiques ouvrages qui sont universellement admirés. Du Kaw-djer,qui avait fait de l’altruisme le pôle et la raison d’être de savie, la part n’était pas assurément la moins belle.
Une seule fois, au moment où il avait pris legouvernement de la colonie, il avait consenti à se souvenir de sagrandeur passée. Il connaissait assez l’esprit des lois humainespour savoir quelles conséquences avait eues son départ. Si elless’occupent assez peu des personnes, ces lois sont fort attentives àla conservation des biens qu’elles protègent avec sollicitude.C’est pourquoi, alors même qu’on l’aurait profondément oublié, iln’y avait pas lieu de douter que sa fortune n’eût étéscrupuleusement respectée. Une partie de cette fortune pouvant êtrealors d’un puissant secours, il avait passé outre à ses répugnancesen dévoilant sa véritable personnalité à Harry Rhodes, et celui-ci,muni de ses instructions, était parti à la recherche de cet or quel’île Hoste rendait maintenant avec une si déplorableabondance.
L’effet produit sur les Hosteliens et sur lesaventuriers par la divulgation du nom du Kaw-djer futdiamétralement opposé. Ni les uns ni les autres ne virent juste,d’ailleurs, et par tous le côté sublime de ce grand caractère futégalement méconnu.
Les prospecteurs étrangers, vieux routiers quiavaient parcouru la Terre en tous sens et s’étaient trop frottés àtous les mondes pour être épatés, comme on dit, par lesdistinctions sociales, détestèrent plus encore celui qu’ilsconsidéraient comme leur ennemi. Pas étonnant qu’il inventât deslois si dures aux pauvres gens. C’était un aristocrate. Celaexpliquait tout à leurs yeux.
Les Hosteliens, au contraire, ne restèrent pasinsensibles à la gloire d’être gouvernés par un chef de si hautlignage. Leur vanité en fut agréablement flattée, et l’autorité duKaw-djer en bénéficia.
Celui-ci était revenu à Libéria désespéré,écœuré des abominations qu’il avait constatées, à ce point que,dans son entourage, on se prit à envisager l’éventualité d’unabandon de l’île Hoste. Toutefois, avant d’en arriver à cetteextrémité, Harry Rhodes agita la question de recourir au Chili.Peut-être convenait-il de tenter cette suprême chance de salut.
« Le gouvernement chilien ne nousabandonnera pas, fit-il observer. Il est de son intérêt que lacolonie retrouve sa tranquillité.
– Un appel à l’étranger ! s’écria leKaw-djer.
– Il suffirait, reprit Harry Rhodes,qu’un des navires de Punta-Arenas vînt croiser en vue de l’île. Iln’en faudrait pas plus pour mettre ces misérables à la raison.
– Que Karroly parte pour Punta-Arenas,dit Hartlepool, et avant quinze jours…
– Non, interrompit le Kaw-djer d’un tonsans réplique. Dût la nation hostelienne périr, jamais une pareilledémarche ne sera faite de mon consentement. Mais, d’ailleurs, toutn’est pas perdu encore. Avec du courage, nous nous sauverons, commenous nous sommes faits, nous-mêmes ? »
Devant une volonté si nettement exprimée, iln’y avait qu’à s’incliner.
Quelques jours plus tard, comme pour justifiercette énergie que rien ne pouvait abattre, un courant de réactionbeaucoup plus important que les précédents se dessina parmi lesHosteliens. C’est qu’aussi la situation devenait impossible sur lesplacers. En compétition avec des aventuriers sans scrupule, quiconsidéraient un coup de couteau comme un très naturel argument dediscussion, la partie pour eux était trop inégale. Ils renonçaientdonc à la lutte, et venaient se réfugier près d’un chef à qui ilsn’étaient pas loin d’attribuer un pouvoir sans limites, depuisqu’ils en connaissaient le véritable nom. En quelques jours, tant àLibéria que dans le reste de l’île, tout le monde eut repris sasituation antérieure.
Parmi ceux qui revenaient, on eût vainementcherché Kennedy, demeuré sur les placers avec les aventuriers sespareils. De mauvais bruits continuaient à courir sur l’ancienmatelot. Comme l’année précédente, personne ne l’avait vu laver niprospecter pour son compte, et sa présence avait encore coïncidé àplusieurs reprises avec des vols, et même, par deux fois, avec desassassinats ayant le vol pour mobile. De ces racontars à uneaccusation franche, il n’y avait qu’un pas.
Ce pas, on ne pouvait, pour l’instant tout aumoins, espérer le franchir. Dans ce pays troublé, toute enquête eûtété impossible. Que les bruits fussent fondés ou non, il fallaitrenoncer à les tirer au clair.
La nature du Kaw-djer était trop haute pourconnaître la rancune. Mais, quand bien même il en eût été capable,l’aspect des colons eût suffi à la dissiper. Ils revenaient déchus,dans un état de misère et d’épuisement lamentables. Dans cettepopulation nomade, qui avait ramassé les germes morbides de tousles ciels, et qui grouillait sur les placers, presque sans abri,exposée aux intempéries d’un climat souvent orageux en été,respirant l’air des marécages dont elle remuait les bouesmalsaines, la maladie s’était déchaînée avec rage. Les Libériensregagnaient leur ville, amaigris, tremblants de fièvre, et, durantun long mois, le Dr Arvidson ne suffisant pas à latâche, le Kaw-djer fut plutôt médecin que gouverneur.
Malgré tout, cependant un grand espoir letransportait. Cette fois, il avait conscience que son peuple luiétait rendu. Il le sentait vibrant dans sa main, accablé de sesfautes et frémissant du désir de se les faire pardonner. Encore unpeu de patience, et il disposerait de la force nécessaire pourlutter contre le cancer immonde qui s’était attaqué à sonœuvre.
Vers la fin de l’été, l’île Hoste était enfait divisée en deux zones bien distinctes. Dans l’une, la plusgrande, cinq mille Hosteliens, hommes, femmes et enfants, revenus àleur vie normale et reprenant peu à peu leurs occupationsrégulières. Dans l’autre, sur quelques espaces étroits autour desterrains aurifères, vingt mille aventuriers, prêts à tout, et dontl’impunité accroissait l’audace. Ils osaient maintenant venir àLibéria et traitaient la ville en pays conquis. Ils parcouraientinsolemment les rues, la tête haute, en faisant résonner leurstalons, et s’appropriaient sans scrupule où ils le trouvaient cequi était à leur convenance. Si l’intéressé protestait, ilsrépondaient par des coups.
Mais le jour vint enfin où le Kaw-djer, sesentant assez fort pour entamer la lutte, se résolut à faire unexemple. Ce jour-là, les chercheurs d’or qui s’aventurèrent dansLibéria furent appréhendés et incarcérés, sans autre forme deprocès, dans l’unique steamer qui se trouvât alors au Bourg-Neuf,et que le Kaw-djer affréta dans ce but. L’opération fut renouveléeles jours suivants, si bien que, le 15 mars, au moment où lesteamer appareilla, il emportait plus de cinq cents de cespassagers involontaires solidement bouclés à fond de cale.
Ces expulsions sommaires eurent leur écho dansl’intérieur et y déchaînèrent de furieuses colères. D’après lesnouvelles qu’on en recevait, toute la région aurifère était enfermentation, et on devait s’attendre à une révolte générale. Déjà,il n’y avait plus de sécurité dans aucune partie de l’île. Signesprémonitoires des crimes collectifs, les crimes individuels semultipliaient. Des fermes étaient pillées, des têtes de bétailenlevées. Coup sur coup, à vingt kilomètres de Libéria, troisassassinats furent commis. Puis on apprit que les prospecteursétrangers se concertaient, qu’ils tenaient des meetings, que,devant des milliers d’auditeurs, des discours d’une incroyableviolence étaient prononcés. Les orateurs ne parlaient de rien moinsque de marcher sur la capitale et de la détruire de fond en comble.Or, pour les esprits clairvoyants, cela était peu de chose encore.Bientôt les vivres allaient manquer. Quand la faim tenaillerait lesentrailles de cette populace en délire, sa rage serait décuplée. Ilfallait s’attendre au pire…
Soudain tout s’apaisa. L’hiver était revenu,glaçant l’âme tumultueuse des hommes. Et, du ciel gris, tout ouatéde neige, l’avalanche implacable des flocons tombait, comme unrideau, sur le deuxième acte du drame.
Non seulement l’égarement des Hosteliens avaitpresque entièrement supprimé la production de l’île, mais encoreune population quintuplée devait vivre sur les stocks à peu prèsépuisés. Aussi la misère fut-elle atroce pendant l’hiver de 1893.Les cinq mois qu’il dura, le Kaw-djer accomplit une tâcheformidable. Il lui fallut résoudre au jour le jour des difficultéssans cesse renaissantes, venir au secours des affamés, soigner lesinnombrables malades, être, en un mot, partout à la fois. Enconstatant cette indomptable énergie et ce dévouement inaltérable,les Libériens furent frappés d’admiration et écrasés de remords.Voilà comment se vengeait celui qui avait renoncé, on le savaitmaintenant, à une si merveilleuse existence pour partager leur viede misère, et qu’ils avaient pourtant si lâchement renié !
Malgré tous les efforts du Kaw-djer, c’est àgrand-peine qu’on put se procurer le strict nécessaire à Libéria.Que devait-ce être dans les campagnes ? Que devait-ce êtresurtout aux placers, où s’entassaient des milliers d’hommes quin’avaient sûrement pris aucune mesure pour combattre un climat dontils ignoraient les rigueurs ?
Il était trop tard pour réparer leurimprévoyance. Ils étaient bloqués par les neiges et ne pouvaientplus compter que sur les ressources de leurs alentours les plusproches. Ces ressources, tant de bouches affamées les auraientépuisées en quelques jours.
Ainsi qu’on l’apprit plus tard, quelques-unsréussirent cependant à vaincre tous les obstacles et s’avancèrentparfois fort loin à travers l’île. Entre eux et plusieurs fermiers,il y eut des batailles sanglantes. La férocité humaine dépassaitcelle de la nature. L’hiver avait diminué, mais non tari le flot desang qui rougissait la terre.
Toutefois, peu nombreux furent ceux quibravèrent à la fois, dans ces incursions audacieuses, l’hostilitédes hommes et celle des choses. Comment vécurent les autres ?Tout ce qu’on en devait jamais savoir, c’est que beaucoup étaientmorts de froid et de faim. Quant à la manière dont leurs compagnonsplus heureux avaient assuré leur existence, cela demeura toujoursun mystère.
Mais le Kaw-djer n’avait pas besoin deconnaître les choses dans le détail pour concevoir de quellestortures ces misérables étaient la proie. Il devinait leurdésespoir et comprenait que ce désespoir se changerait en fureuraux premiers rayons du printemps. C’est alors que le dangerdeviendrait réellement menaçant. Les routes rendues libres par lafonte des neiges, cette populace affamée se répandrait de touscôtés et mettrait l’île au saccage…
Deux jours après le dégel, on apprit, eneffet, que la concession de la Franco-English Gold MiningCompany, que dirigeaient le Français Maurice Reynaud etl’Anglais Alexander Smith, avait été attaquée par une bande deforcenés. Mais, ainsi qu’ils l’avaient dit au Kaw-djer, les deuxjeunes gens avaient su se défendre eux-mêmes. Réunissant leursouvriers, au nombre déjà de plusieurs centaines, ils avaientrepoussé les assaillants, non sans leur infliger des pertessérieuses.
Quelques jours après, on reçut la nouvelled’une série de crimes commis dans la région du Nord. Des fermesavaient été pillées, et les propriétaires chassés de chez eux, oumême parfois assommés purement et simplement. Si on laissait faireces bandits, il ne leur faudrait pas un mois pour dévaster l’îleentière. Il était temps d’agir.
La situation était infiniment meilleure quecelle de l’année précédente. Si le printemps avait déterminé deviolents remous dans la foule éparse des aventuriers, il n’avait euaucune influence sur la manière d’être des Hosteliens. Cette fois,la leçon était suffisante. À l’exception de la centaine d’égarésqui s’étaient obstinés à demeurer aux placers et qui sans douteavaient péri à l’heure actuelle, la population de Libéria n’avaitpas diminué d’une unité. Personne n’avait eu la pensée d’entamerune troisième campagne de prospection. Pour quelques rares colonsservis par un hasard favorable, la plupart étaient revenus ruinés,leur santé compromise, leur avenir à jamais perdu. Et encore, desmodestes fortunes récoltées sur les placers, la plus grande partavait été dissipée, ainsi que cela arrive fatalement, dans lescabarets, dans les tripots de bas étage, où les détonations desrevolvers se mêlaient aux hurlements des joueurs. Tous se rendaientcompte de leur folie et nul n’avait envie de recommencerl’expérience.
Le Kaw-djer disposait donc de la milice aucomplet. Mille hommes enrégimentés, disciplinés, obéissant à deschefs reconnus, c’est une force sérieuse, et, bien que lesadversaires fussent vingt fois plus nombreux, il ne doutait pas deles mettre à la raison. Quelques jours de patience, afin de laisseraux routes détrempées par la fonte des neiges le temps de sécher unpeu, et des colonnes sillonneraient l’île, la balayeraient de bouten bout des aventuriers qui l’infestaient…
Ceux-ci le devancèrent. Ce furent eux quiprovoquèrent la tragédie rapide et terrible qui décida du sort del’île.
Le 3 novembre, alors que les chemins étaientencore transformés en marécages, des Hosteliens de la campagne,accourus au galop de leurs chevaux, avertirent le Kaw-djer qu’unecolonne, forte d’un millier de chercheurs d’or, marchait contre laville. Les intentions de ces hommes, on les ignorait, mais elles nedevaient pas être pacifiques, à en juger par leur attitude et parleurs cris menaçants.
Le Kaw-djer prit ses mesures en conséquence.Par son ordre, la milice fut rassemblée devant le gouvernement etbarra les rues qui débouchaient sur la place. Puis on attendit lesévénements.
La colonne annoncée atteignit vers la fin dujour Libéria, où l’écho de ses chants et de ses cris l’avaitprécédée. Les prospecteurs, qui croyaient surprendre, eurent aucontraire la surprise de se heurter à la milice hostelienne rangéeen bataille, et leur élan en fut brisé. Ils s’arrêtèrent interdits.Au lieu d’agir à l’improviste, comme tel était leur projet, voilàqu’ils étaient obligés de parlementer !
D’abord, ils discutèrent entre eux à grandrenfort de gestes et de cris, puis ceux qui se trouvaient en têtefirent connaître à Hartlepool qu’ils désiraient parler augouverneur. Leur requête transmise de proche en proche obtint unaccueil favorable. Le Kaw-djer consentait à recevoir dixdélégués.
Ces dix délégués, il fallut les désigner, cequi motiva une recrudescence de discussions et de clameurs. Enfinils se présentèrent devant le front de la milice qui ouvrit sesrangs pour les laisser passer. Le mouvement, sur un brefcommandement d’Hartlepool, fut exécuté avec une perfectionremarquable. De vieux soldats n’eussent pas mieux fait. Lesdélégués des prospecteurs en furent impressionnés. Ils le furentplus encore, quand, sur un nouveau commandement de son chef, lamilice, manœuvrant avec une égale sûreté, referma ses rangsderrière eux.
Le Kaw-djer se tenait debout au centre de laplace, dans l’espace restant libre en arrière des troupes. Tandisque les délégués se dirigeaient vers lui, on put les contempler àloisir. Vus de près, leur aspect n’était pas rassurant. Grands, lesépaules larges, ils paraissaient robustes, bien que les privationsde l’hiver les eussent amaigris. Pour la plupart vêtus de cuir dontune épaisse couche de crasse uniformisait la couleur première, ilsavaient des chevelures hirsutes et des barbes touffues quifaisaient ressembler leurs visages à des mufles de fauves. Au fondde leurs orbites caves luisaient des yeux de loups, et ilsserraient les poings en marchant.
Le Kaw-djer demeura immobile, sans avancerd’un pas au-devant d’eux, et, quand ils furent arrivés près de lui,il attendit tranquillement qu’ils lui fissent connaître le but deleur démarche.
Mais les délégués des prospecteurs ne sepressaient pas de parler. Ils s’étaient découverts instinctivementen abordant le Kaw-djer, et, rangés en demi-cercle autour de lui,ils se dandinaient gauchement d’une jambe sur l’autre. Leurapparence farouche était trompeuse. Ils semblaient, au contraire,assez petits garçons et fort embarrassés de leur personne, en sevoyant isolés de leurs camarades, dans la solitude de cette vasteplace, devant cet homme qui les dominait de la tête, à l’attitudegrave et froide, et dont la majesté leur en imposait.
Enfin, leur trouble s’atténua, ilsretrouvèrent leur langue et l’un d’eux prit la parole.
« Gouverneur, dit-il, nous venons au nomde nos camarades… »
L’orateur, intimidé, s’interrompit. LeKaw-djer ne fit rien pour l’aider à renouer le fil de son discours.Le prospecteur reprit :
« Nos camarades nous ontenvoyés… »
Nouvel arrêt de l’orateur et pareil mutisme duKaw-djer.
« Enfin, nous sommes leurs délégués,quoi ! expliqua un autre aventurier impatient de ceshésitations.
– Je sais, dit le Kaw-djer froidement.Après ? »
Les délégués furent interloqués. Eux quipensaient faire trembler !… Voilà comment on lesredoutait !… Il y eut encore un silence. Puis un troisièmeprospecteur, remarquable par l’ampleur de sa barbe inculte, réunittout son courage et entra dans le vif de la question.
« Après ?… Il y a, après, que nousavons à nous plaindre. Voilà ce qu’il y a, après.
– De quoi ?
– De tout. Nous ne pouvons pas nous entirer, tant on nous montre ici de mauvais vouloir. »
Quelque sérieuse que fût la situation, leKaw-djer ne put s’empêcher d’être intérieurement égayé par laplaisante ironie d’une telle récrimination dans la bouche d’un desenvahisseurs de l’île Hoste.
« Est-ce tout ? demanda-t-il.
– Non, répondit le troisième prospecteur,qui possédait décidément la langue la mieux pendue. On voudraitaussi, nous autres, que les claims ne soient pas à qui veut lesprendre. Il faut se battre pour les avoir. Les gentlemen –l’aventurier, un Américain de l’Ouest, employa ce mot le plussérieusement du monde – préféreraient des concessions, comme ça sefait partout… Ce serait plus… officiel, ajouta-t-il après un momentde réflexion avec une conviction divertissante.
– Est-ce tout ? répéta leKaw-djer.
– Savoir !… répondit le prospecteurà la grande barbe. Mais, avant de passer à autre chose, lesgentlemen voudraient une réponse au sujet des concessions.
– Non, dit le Kaw-djer.
– Non ?…
– La réponse est : non »,précisa le Kaw-djer.
Les délégués relevèrent la tête avec ensemble.Des lueurs mauvaises commencèrent à passer dans leurs yeux.
« Pourquoi ? demanda l’un de ceuxqui n’avaient pas encore parlé. Il faut une raison auxgentlemen. »
Le Kaw-djer garda le silence. Vraiment !ils étaient osés de lui demander ses raisons. Ne les connaissait-onpas ? La loi, que personne n’avait respectée, ne fixait-ellepas un prix pour la délivrance des concessions ? Bienplus ! cette loi connue de tous ne réservait-elle pas cesconcessions aux Hosteliens, et n’interdisait-elle pas à ces gensqui l’avaient audacieusement bravée le territoirehostelien ?
« Pourquoi ? » répéta leprospecteur en constatant que sa question restait sans effet.
Puis, la seconde interrogation n’ayant pasplus de succès que la première, il y répondit lui-même.
« La loi ?… dit-il. Eh ! on laconnaît, la loi… Mais on n’a qu’à nous naturaliser… La terre est àtout le monde, et nous sommes des hommes comme les autres,peut-être ! »
Jadis, le Kaw-djer ne se fût pas exprimédifféremment. Mais ses idées étaient bien changées maintenant, etil ne comprenait plus ce langage. Non, la terre n’est pas à tout lemonde. Elle appartient à ceux qui la défrichent, la cultivent, àceux dont le travail opiniâtre la transforme en mère nourricière etoblige le sol à tisser le tapis doré des moissons.
« Et puis, reprit le prospecteur barbu,si on parle de loi, il faudrait voir d’abord à la respecter, laloi. Quand ceux qui la fabriquent s’en moquent, qu’est-ce queferont les autres, je le demande ? On est le 3 novembre.Pourquoi qu’il n’y a pas eu d’élection le 1er, puisquele gouvernement a fini son temps ? »
Cette remarque inattendue surprit le Kaw-djer.Qui avait pu renseigner aussi bien ce mineur ? Kennedy, sansdoute, qu’on n’avait pas revu à Libéria. L’observation était juste,au surplus. La période qu’il avait fixée quand il s’étaitvolontairement soumis aux suffrages des électeurs était expirée, eneffet, et, aux termes de la loi autrefois promulguée par lui-même,on aurait dû procéder deux jours plus tôt à une nouvelle élection.S’il s’en était dispensé, c’est qu’il n’avait pas jugé opportun decompliquer encore une situation déjà si troublée, pour respecterune simple formalité, le renouvellement de son mandat étantabsolument certain. Mais, d’ailleurs, en quoi cela regardait-il desgens qui n’étaient ni éligibles, ni électeurs ?
Cependant, le chercheur d’or, enhardi par lecalme du Kaw-djer, continuait sur un ton plus assuré :
« Les gentlemen réclament cette élection,et ils veulent que leurs voix comptent. Leurs voix valent cellesdes autres, pas vrai ? Pourquoi qu’il y en aurait cinq millequi feraient la loi à vingt ? Ça n’est pas juste… »
L’aventurier fit une pause et attenditinutilement la réponse du Kaw-djer. Embarrassé par ce silencepersistant, et désireux de faire comprendre que sa mission étaitterminée, il conclut :
« Et voilà !
– Est-ce tout ? interrogea pour latroisième fois le Kaw-djer.
– Oui… répondit le délégué. C’est tout,sans être tout… Enfin, c’est tout pour le moment. »
Le Kaw-djer, regardant bien en face les dixhommes attentifs, déclara d’un ton froid :
« Voici ma réponse : « Vousêtes ici malgré nous. Je vous donne vingt-quatre heures pour voussoumettre tous sans condition. Passé ce délai,j’aviserai. »
Il fit un signe. Hartlepool et une vingtained’hommes accoururent.
« Hartlepool, dit-il, veuillez reconduireces Messieurs hors des rangs. »
Les délégués étaient stupéfaits. Quelqueassurés qu’ils fussent de leur force, ce calme glacial lesdéconcertait. Encadrés par les Hosteliens, ils s’éloignèrentdocilement.
Par exemple, quand ils furent réunis à ceuxqu’ils désignaient sous le nom générique de« gentlemen », le ton changea. Tandis qu’ils rendaientcompte de leur mission, leur colère, jusque-là dominée, éclata sanscontrainte, et, pour exprimer leur indignation, ils trouvèrent unequantité suffisante de paroles irritées et de jurons sonores.
Cette éloquence spéciale eut de l’écho dans lafoule, et bientôt un concert de vociférations apprit au Kaw-djerqu’on connaissait sa réponse. Cette agitation fut longue à secalmer. La nuit la diminua sans l’apaiser entièrement. Jusqu’aumatin, l’ombre fut pleine de cris furieux. Si on ne voyait plus lesmineurs, on les entendait. Évidemment ils s’entêtaient dans leurentreprise et campaient en plein air.
La milice fit comme eux. Se relayant parquarts, elle veilla toute la nuit, l’arme au pied.
La colonne ne s’était pas retirée, en effet. Àl’aube, les rues apparurent noires de monde. Bon nombre deprospecteurs, lassés par cette nuit d’attente, s’étaient couchéssur le sol. Mais tous furent debout au premier rayon du jour, et levacarme de la veille reprit de plus belle.
Dans les rues dont ils occupaient la chaussée,les maisons étaient soigneusement closes. Personne ne se risquaitau dehors. Si, d’un premier étage, un Hostelien plus curieuxrisquait un coup d’œil par l’entre-bâillement des volets, unouragan de huées l’obligeait aussitôt à les refermer en hâte.
Le début de la matinée fut relativement calme.Les aventuriers ne semblaient pas être d’accord sur ce qu’ilconvenait de faire et discutaient avec animation. À mesure que letemps s’écoulait, leur nombre augmentait. Autant qu’on en pouvaitjuger, il s’élevait maintenant à quatre ou cinq mille. Desémissaires envoyés pendant la nuit avaient battu le rappel dans lacampagne et ramené du renfort. Les prospecteurs de la région duGolden Creek avaient eu le temps d’arriver, mais non pas ceux quitravaillaient dans les montagnes du centre ou à la pointe duNord-Ouest, et dont le voyage, en admettant qu’ils dussent venir,exigerait un ou plusieurs jours selon leur éloignement.
Leurs compagnons qui avaient déjà envahi laville eussent sagement fait de les attendre. Quand ils seraient dixou quinze mille, la situation déjà si grave de Libéria deviendraitpresque désespérée.
Mais ces cerveaux brûlés, incapables derésister à la violence de leurs passions, n’avaient jamais lapatience d’attendre. Plus la matinée s’avança, plus leur agitationgrandit. Sous le coup de fouet de la fatigue et des excitationsrépétées des orateurs en plein vent, la foule s’énervait à vued’œil.
Vers onze heures, un élan général la jeta toutà coup sur la milice hostelienne. Celle-ci se hérissa immédiatementde baïonnettes. Les assaillants reculèrent précipitamment,s’efforçant de vaincre la poussée de ceux qui se trouvaient enqueue. Afin d’éviter des malheurs involontaires, le Kaw-djer fitreculer sa troupe, qui se replia en bon ordre et alla prendreposition devant le gouvernement. Les rues aboutissant à la placefurent ainsi dégagées. Les mineurs, se trompant sur le sens de cemouvement, poussèrent une assourdissante clameur de victoire.
L’espace rendu libre par la retraite de lamilice hostelienne fut en un instant rempli d’une foulegrouillante. Cette foule ne tarda pas à reconnaître son erreur.Non, elle n’était pas victorieuse encore. La milice intacte luibarrait toujours le passage. Si les mille hommes dont elle étaitformée, modelant leur attitude sur celle de leur chef, gardaient,impassibles, l’arme au pied, ils n’en disposaient pas moins de lafoudre. Leurs mille fusils, des carabines américaines, que beaucoupde prospecteurs connaissaient bien, auxquelles un magasin assureune réserve de sept cartouches, étaient capables de tirer en moinsd’une minute leurs sept mille coups, qui seraient, dans ce cas,tirés à bout portant. Il y avait là de quoi faire réfléchir lesplus braves.
Mais les aventuriers n’étaient plus dans unétat d’esprit leur permettant la réflexion. Ils s’excitaient, segrisaient les uns les autres. Leur grand nombre leur donnantconfiance, ils cessèrent de craindre cette troupe dont l’immobilitéleur parut de la faiblesse. Le moment vint où ce qui leur restaitde raison fut définitivement aboli.
Le spectacle était tragique. À la périphériede la place, une foule hurlante et débraillée, criant de sesmilliers de bouches des mots que personne n’entendait, tendant sesmilliers de poings en des gestes de menace. À trente mètres d’elle,lui faisant face, la milice hostelienne rangée en bon ordre le longde la façade du gouvernement, ses hommes conservant une immobilitéde statue. Derrière la milice, le Kaw-djer, seul, debout sur ledernier degré du perron qui donnait accès au gouvernement,contemplant d’un air soucieux ce tableau mouvementé, et cherchantun moyen de dénouer pacifiquement une situation dont il comprenanttoute la gravité.
Il était une heure de l’après-midi quand desinjures directes commencèrent à partir de la foule enfiévrée. LesHosteliens, contenus par leur chef, n’y répondirent pas.
Au premier rang de leurs insulteurs, ilspouvaient voir une figure de connaissance. Les révoltés avaientpoussé en avant Kennedy, dont les conseils insidieux n’étaient passans avoir contribué à les engager dans cette aventure. C’est parlui qu’ils connaissaient la loi relative aux élections, c’est luiqui leur avait suggéré de réclamer la qualité de citoyens etd’électeurs, en leur affirmant que le Kaw-djer, abandonné de toutle monde, n’aurait pas la force de leur résister. La réalité semontrait différente. Ils se heurtaient à mille fusils, et ilsemblait juste que celui qui les avait menés là fût exposé auxcoups.
L’ancien matelot, qui avait voulu se venger,était le mauvais marchand de cette affaire. Il n’avait plus sajactance de nabab. Pâle, tremblant, il n’en menait pas large, commeon dit familièrement.
La foule perdant de plus en plus la tête, lesinjures ne suffirent bientôt plus à satisfaire sa colèregrandissante, et il fallut passer aux actes. Des volées de pierrescommencèrent à s’abattre sur la milice impassible. Les chosesprenaient décidément une mauvaise tournure.
Pendant une heure, cette pluie meurtrièretomba. Plusieurs hommes furent blessés et deux d’entre eux durentquitter le rang. Une pierre atteignit au front le Kaw-djerlui-même. Il chancela, mais se redressant d’un énergique effort, ilessuya paisiblement le sang qui rougissait son visage et reprit sonattitude d’observateur.
Après une heure de cet exercice qui ne pouvaitmener à rien, les assaillants parurent se lasser. Les projectilesdevinrent moins nombreux, et on sentait qu’ils allaient cesser depleuvoir, quand une énorme clameur jaillit tout à coup de la foule.Qu’était-il arrivé ? Le Kaw-djer se haussant sur la pointe despieds, s’efforça vainement de voir dans les rues avoisinantes. Ilne put y réussir. Au loin, les remous de la foule semblaient plusviolents, voilà tout, sans qu’il fût possible d’en discerner lacause.
On ne devait pas tarder à la connaître.Quelques minutes plus tard, trois prospecteurs taillés en hercule,s’ouvrant un passage à coups de coude, venaient se placer en avantde leurs compagnons, comme s’ils eussent voulu montrer qu’ils seriaient des balles. Ils ne les craignaient plus, en effet, car ilsportaient devant eux, en guise de boucliers, des otages qui lesprotégeaient contre elles.
Les assaillants avaient eu une idéediabolique. Ayant enfoncé la porte d’une maison, ils s’étaientemparés de ses habitants, deux jeunes femmes, deux sœurs, qui yvivaient seules avec un petit enfant, le mari de l’une d’ellesétant mort au cours de l’hiver précédent. Deux mineurs avaientsaisi les femmes, un autre l’enfant, et, chacun avec son fardeau,ils bravaient maintenant le Kaw-djer et sa milice. Qui oseraittirer, alors les premiers coups seraient pour ces créaturesinnocentes ?
Les deux femmes, terrorisées, s’abandonnaientsans résistance. Quant au bébé, qu’une sorte de brute gigantesquetenait à bout de bras comme pour l’offrir en holocauste, ilriait.
Cela dépassait en horreur tout ce que leKaw-djer eût été capable d’imaginer. L’atroce aventure fit tremblercet homme si fort. Il eut peur. Il pâlit.
C’était l’heure pourtant des décisionspromptes. Il fallait prendre d’urgence une résolution. Déjà lesmineurs, poussant des vociférations furieuses, avaient fait unpas.
Leur affolement était tel qu’il leur futimpossible d’attendre d’en arriver au corps à corps, dans lequel lasupériorité du nombre leur eût assuré la victoire. Ils étaient àvingt mètres de la milice figée dans son attitude de marbre, quanddes détonations éclatèrent. Les revolvers faisaient parler lapoudre. Un Hostelien tomba.
L’hésitation n’était plus de mise. Dans moinsd’une minute on serait débordé, et toute la population de Libéria,hommes, femmes et enfants, serait massacrée sans recours.
« En joue !… » commanda leKaw-djer qui devint plus pâle encore.
La milice obéit avec la précision d’unexercice d’entraînement. Ensemble, les crosses se haussèrent auxépaules, et les canons se dirigèrent menaçants, vers la foule.
Mais celle-ci était désormais trop affoléepour que la crainte pût l’arrêter. De nouveaux coups de revolversrésonnèrent. Trois autres miliciens furent atteints. Ivre,déchaînée, la foule n’était plus qu’à dix pas.« Feu ! » commanda le Kaw-djer d’une voix rauque.Par leur calme héroïque au milieu de cette longue tourmente, seshommes venaient de le payer en une fois de tout ce qu’il avait faitpour eux. On était quitte. Mais, s’ils avaient puisé dans lareconnaissance et dans l’affection qu’il leur inspirait la force dese conduire en soldats, ils n’étaient pas des soldats après tout.Dès qu’ils eurent pressé la gâchette, l’affolement les gagna à leurtour. Ils ne tirèrent pas un coup, ils les tirèrent tous. Ce fut leroulement de tonnerre. En trois secondes, les carabines crachèrentleurs sept mille balles. Puis, un silence énorme tomba…
Les hommes de la milice regardaient, hébétés.Au loin, des fuyards disparaissaient. Devant eux, il n’y avait pluspersonne. La place était déserte.
Déserte ?… Oui, sauf cet amoncellement,cette montagne de cadavres d’où ruisselait un torrent desang ! Combien y en avait-il ?… Mille ?… Quinzecents ?… Davantage ?… On ne savait.
Au bas de ce tas hideux, à côté de Kennedy,mort, les deux jeunes femmes étaient tombées. L’une une balle dansl’épaule, était morte ou évanouie. L’autre se releva sans blessureet courut, affolée, frappée d’épouvante. L’enfant était là, luiaussi, parmi les morts, dans le sang. Mais – c’était unmiracle ! – il n’avait rien, et, fort amusé par ce jeuinconnu, il continuait à rire de tout son cœur…
Le Kaw-djer, en proie à une effroyabledouleur, avait caché son visage entre ses mains pour fuirl’horrible spectacle. Un instant, il demeura prostré, puis,lentement, il redressa la tête.
D’un même mouvement, les Hosteliens setournèrent vers lui et le regardèrent en silence.
Lui n’eut pas un regard pour eux. Immobile, ilcontemplait le sinistre charnier, et, sur la face ravagée, vieilliede dix ans, de grosses larmes coulaient goutte à goutte.
Le Kaw-djer, désespérément, pleurait.
Le Kaw-djer pleurait…
Combien poignantes les larmes d’un telhomme ! Avec quelle éloquence, elles criaient sadouleur !
Il avait commandé :« Feu ! », lui ! Par son ordre, les ballesavaient tracé leurs sillons rouges ! Oui, les hommes l’avaientréduit à cela, et, par leur faute, il était désormais pareil auxplus odieux de ces tyrans qu’il avait haïs d’une haine si farouche,puisqu’il sombrait comme eux dans le meurtre, dans lesang !
Bien plus, il fallait en répandre encore.L’œuvre n’était qu’ébauchée. Il restait à la parfaire. En dépit detoutes les apparences contraires, là était le devoir certain.
Ce devoir, le Kaw-djer le regardacourageusement en face. Son abattement fut de courte durée, etbientôt il reconquit toute son énergie. Laissant aux vieillards etaux femmes le soin d’ensevelir les morts et de relever les blessés,il se lança sans retard à la poursuite des fuyards. Ceux-ci,frappés de terreur, ne songeaient plus à opposer la moindrerésistance. De jour et de nuit, on les chassa comme du bétail.
À plusieurs reprises, les forces hosteliennesse heurtèrent à des bandes venant trop tard à la rescousse.Celles-ci furent dispersées sans difficulté l’une après l’autre etsuccessivement rejetées vers le Nord.
L’île fut sillonnée en tous sens. On entrouvait le sol parsemé des restes de ceux des prospecteurs que lafaim avait poussés hors de leurs tanières et qui avaient péri dansla neige au cours de l’hiver précédent. Longtemps, le froid avaitconservé leurs dépouilles. Elles se liquéfiaient au dégel, et cetteboue humaine se mêlait à celle de la terre. En trois semaines, lesaventuriers, au nombre de près de dix-huit mille, furent refoulésdans la presqu’île Dumas dont le Kaw-djer occupa l’isthme.
À la milice s’étaient joints trois centshommes fournis par la Franco-English Gold Mining Company,qui apportèrent un secours efficace aux défenseurs du bon ordre.Malgré ce renfort, la situation demeurait inquiétante. Si lesprospecteurs avaient été déprimés tout d’abord par la nouvelle ducarnage de leurs compagnons, et si on les avait ensuite aisémentvaincus en détail, il pouvait ne plus en être ainsi, maintenantqu’ils se sentaient les coudes et qu’il leur était loisible de seconcerter. Or, leur supériorité numérique était si grande qu’il yavait lieu de craindre un retour offensif de leur part.
L’intervention de la Société franco-anglaisepara à ce danger. Désireux de s’assurer la main-d’œuvre qui leurétait nécessaire, ses deux directeurs, Maurice Reynaud et AlexanderSmith, proposèrent au Kaw-djer de procéder à une sélection parmiles aventuriers et de choisir, après sévère enquête, un millierd’hommes qui seraient autorisés à rester sur l’île Hoste. Ceshommes, la Gold Mining Company les emploierait sous saresponsabilité, étant bien entendu qu’ils seraient impitoyablementexpulsés à la première incartade.
Le Kaw-djer accueillit favorablement cesouvertures qui lui fournissaient un moyen de diviser les forces del’adversaire. Sans hésiter, Maurice Reynaud et Alexander Smith,faisant ainsi preuve d’un courage assurément plus grand que celuidu dompteur qui entre dans la cage de ses fauves, s’engagèrentalors sur la presqu’île Dumas, où pullulait la foule desprospecteurs révoltés. Huit jours plus tard, on les vit revenir àla tête de mille hommes triés soigneusement entre tous.
Cet exploit changea la face des choses. Lesmille hommes que perdaient les insurgés, les Hosteliens lesgagnaient, tout en conservant l’avantage de leur discipline et deleur armement supérieur. Le Kaw-djer franchit à son tour l’isthmedont il confia la garde à Hartlepool. Il rencontra dans lapresqu’île moins de résistance qu’il ne le redoutait. Les mineursn’avaient pas eu le temps encore de reprendre possessiond’eux-mêmes. On réussit à les diviser, et chaque fraction futsuccessivement contrainte de s’embarquer sur des navires expédiésdu Bourg-Neuf, qui croisaient dans ce but en vue de la côte. Enquelques jours l’opération fut terminée. Exception faite de ceuxdont répondaient Maurice Reynaud et Alexander Smith, et qui étaientd’ailleurs en trop petit nombre pour constituer un sérieux danger,le sol de l’île était purgé du dernier des aventuriers quil’avaient infestée.
Dans quel état lamentable ne la laissaient-ilspas ! La terre n’avait pas été cultivée, et la prochainerécolte était perdue comme l’avait été la précédente. Abandonnés àeux-mêmes dans les pâturages, beaucoup d’animaux avaient péri. Onrevenait en somme à plusieurs années en arrière, et, de même quedans les premiers temps de leur indépendance, la famine menaçaitles colons de l’île Hoste.
Le Kaw-djer voyait nettement ce danger, maisil n’excédait pas son courage. L’important était de ne pas perdrede temps. Il le comprit, et agit, dans ce but, en dictateur,quelque pénible que ce rôle lui parût.
Comme autrefois, il fallut d’abord groupertoutes les ressources de l’île, afin de les répartir suivant lesbesoins de chaque famille. Cela ne se fit pas sans provoquer desmurmures.
Mais cette mesure s’imposait et on passa outreaux protestations des récalcitrants.
Elle ne devait avoir, d’ailleurs, qu’une duréeéphémère. Tandis qu’on procédait au récolement des réserves, desachats étaient effectués dans l’Amérique du Sud, tant pour lecompte de l’État que pour celui des particuliers. Un mois plustard, on débarquait au Bourg-Neuf les premières cargaisons, et lasituation commençait dès lors à s’améliorer rapidement.
Grâce à ce bienfaisant despotisme, Libéria etson faubourg ne tardèrent pas à recouvrer leur animationd’autrefois. Le port reçut même, au cours de l’été, des navires enplus grand nombre que jamais. Par une heureuse chance, la pêche dela baleine s’annonça particulièrement fructueuse, cette année-là.Bâtiments américains et norvégiens affluèrent au Bourg-Neuf, et lapréparation de l’huile occupa une centaine d’Hosteliens avec dessalaires très rémunérateurs. En même temps, une impulsion nouvelleétait donnée aux scieries et aux usines de conserves, et le nombrede louvetiers doubla pour la chasse des loups-marins. Plusieurscentaines de Pêcherais, ne pouvant accommoder leurs habitudesnomades aux sévérités de l’administration argentine, quittèrent laTerre de Feu, traversèrent le canal du Beagle et transportèrentleurs campements sur le littoral de l’île Hoste où ils se fixèrentdéfinitivement.
Vers le 15 décembre, les plaies de la colonieétaient, sinon guéries, du moins pansées. Certes, elle avaitsouffert un profond dommage qui ne serait pas réparé avantplusieurs années, mais déjà il n’en subsistait aucune traceextérieure. Le peuple était retourné à ses occupations coutumières,et la vie normale avait repris son cours.
L’État hostelien fit à cette époquel’acquisition d’un steamer de six cents tonneaux qui reçut le nomde Yacana. Ce steamer permettrait l’établissement d’unservice régulier avec les bourgades du littoral et les diversétablissements et comptoirs de l’archipel. Il servirait en outre àassurer les communications avec le cap Horn dont le phare venaitenfin d’être achevé.
Dans les derniers jours de l’année 1893, leKaw-djer en avait reçu la nouvelle. Tout était terminé : lelogement des gardiens, le magasin de réserve, le pylône de métalhaut d’une vingtaine de mètres, le bâtiment et le montage desdynamos, auxquelles un ingénieux dispositif imaginé par Dicktransmettait l’énergie des vagues et des marées. Le fonctionnementde ces machines serait ainsi assuré, sans combustible d’aucunesorte. Pour rendre ce fonctionnement éternel, il suffirait deprocéder aux réparations nécessaires et d’être bien pourvu depièces de rechange.
L’inauguration, que le Kaw-djer résolutd’entourer d’une certaine solennité, fut fixée au 15 janvier 1894.Ce jour-là, le Yacana emporterait à l’île Horn deux outrois cents Hosteliens, devant lesquels jaillirait le premier rayondu phare. Après les tristesses qu’il venait de traverser, leKaw-djer se faisait une fête de cette inauguration qui réaliseraitun de ses rêves, si longtemps caressé.
Tel était le programme, et personnen’imaginait que rien pût en entraver l’exécution, quand,soudainement, brutalement, les événements le modifièrent d’étrangefaçon.
Le 10 janvier, cinq jours avant la datechoisie, un vaisseau de guerre entra dans le port du Bourg-Neuf. Àson mât d’artimon flottait le pavillon chilien. De l’une desfenêtres du gouvernement, le Kaw-djer, qui avait aperçu ce navireentrer dans le port, le suivit, à l’aide d’une longue-vue, dans sesdiverses manœuvres d’atterrissage, puis il crut distinguer à sonbord comme un remue-ménage, dont la distance l’empêchait dereconnaître la nature.
Il était depuis une heure absorbé dans cettecontemplation, quand on vint le prévenir qu’un homme, horsd’haleine, arrivait du Bourg-Neuf et demandait à lui parlersur-le-champ de la part de Karroly.
« Qu’y a-t-il ? interrogea leKaw-djer, lorsque cet homme fut introduit.
– Un bâtiment chilien vient d’entrer auBourg-Neuf, dit l’homme essoufflé par sa course rapide.
– Je l’ai vu. Ensuite ?
– C’est un navire de guerre.
– Je le sais.
– Il s’est affourché sur deux ancres aumilieu du port, et, avec ses canots, il débarque des soldats.
– Des soldats !… s’écria leKaw-djer.
– Oui, des soldats chiliens… en armes…Cent… deux cents… trois cents… Karroly ne s’est pas amusé à lescompter… Il a préféré m’envoyer pour vous mettre aucourant. »
L’incident en valait la peine et justifiaitamplement l’émotion de Karroly. Depuis quand des soldats arméspénètrent-ils en temps de paix sur un territoire étranger ? Lefait que ces soldats fussent chiliens ne laissait pas que derassurer le Kaw-djer. Selon toute probabilité, on n’avait rien àcraindre du pays auquel l’île Hoste devait son indépendance. Ledébarquement de ces soldats n’en était pas moins anormal, et laprudence voulait que l’on prît, à tout hasard, les précautionsnécessaires.
« Ils viennent !… » s’écrial’homme tout à coup, en montrant du doigt, par la fenêtre ouverte,la direction du Bourg-Neuf.
Sur la route, un groupe nombreux s’avançait,en effet, que le Kaw-djer évalua d’un coup d’œil. L’Hostelien avaitexagéré quelque peu. Il s’agissait bien d’une troupe de soldats,car les fusils étincelaient au soleil, mais leur nombre atteignaitcent cinquante tout au plus.
Le Kaw-djer, stupéfait, donna rapidement unesérie d’ordres clairs et précis. Des émissaires partirent de touscôtés. Cela fait, il attendit tranquillement.
En un quart d’heure, la troupe chilienne,suivie des yeux par les Hosteliens étonnés, arrivait sur la placeet prenait position devant le gouvernement. Un officier en grandetenue, qui devait être d’un grade élevé, à en juger par les doruresdont il était chamarré, s’en détacha, heurta du pommeau de sonsabre la porte qui s’ouvrit aussitôt, et demanda à parler augouverneur.
Il fut conduit dans la pièce où se tenait leKaw-djer, et dont la porte se referma silencieusement derrière lui.Une minute plus tard, un sourd grondement indiqua que les portesextérieures étaient fermées à leur tour. Sans qu’il s’en doutât,l’officier chilien était virtuellement prisonnier.
Mais celui-ci ne semblait éprouver aucun soucide sa situation personnelle. Il s’était arrêté à quelques pas duseuil, la main à son bicorne emplumé, les yeux fixés sur leKaw-djer qui, debout entre les deux fenêtres, gardait une complèteimmobilité.
Ce fut le Kaw-djer qui prit la parole lepremier.
« M’expliquerez-vous, monsieur, dit-ild’une voix brève, ce que signifie ce débarquement d’une force arméesur l’île Hoste ? Nous ne sommes pas en guerre avec le Chili,que je sache ? »
L’officier chilien tendit une large enveloppeau Kaw-djer.
« Monsieur le gouverneur, répondit-il,permettez-moi de vous présenter tout d’abord la lettre par laquellemon gouvernement m’accrédite auprès de vous. »
Le Kaw-djer rompit les cachets et lutattentivement, sans que rien dans l’expression de son visage trahîtles sentiments que sa lecture pouvait lui faire éprouver.
« Monsieur, dit-il avec calme lorsqu’ellefut achevée, le gouvernement chilien, ainsi que vous le savez sansdoute, vous met par cette lettre à ma disposition en vue durétablissement de l’ordre à l’île Hoste. »
L’officier s’inclina silencieusement en signed’assentiment.
« Le gouvernement chilien, monsieur, aété mal renseigné, continua le Kaw-djer. Comme tous les pays dumonde, l’île Hoste a connu, il est vrai, des périodes troublées.Mais ses habitants ont su rétablir eux-mêmes l’ordre qui estactuellement parfait. »
L’officier, qui paraissait embarrassé, nerépondit pas.
« Dans ces conditions, reprit leKaw-djer, tout en étant reconnaissant à la République du Chili deses intentions bienveillantes, je crois devoir décliner ses offreset vous prie de bien vouloir considérer votre mission commeterminée. »
L’officier semblait de plus en plusembarrassé.
« Vos paroles, monsieur le gouverneur,seront fidèlement transmises à mon gouvernement, dit-il, mais vouscomprendrez que je ne puisse me soustraire, tant que je n’aurai passa réponse, à l’accomplissement des instructions qui m’ont étédonnées.
– Instructions qui consistent ?…
– À installer sur l’île Hoste unegarnison, qui, sous votre haute autorité et sous mon commandementdirect, devra coopérer au rétablissement et au maintien del’ordre.
– Fort bien ! dit le Kaw-djer. Mais,si je m’opposais par hasard à l’établissement de cettegarnison ?… Vos instructions ont-elles prévu le cas ?
– Oui, monsieur le gouverneur.
– Quelles sont-elles, dans cettehypothèse ?
– De passer outre.
– Par la force ?
– Au besoin par la force, mais je veuxespérer que je n’en serai pas réduit à cette extrémité.
– Voilà qui est net, approuva le Kaw-djersans s’émouvoir. À vrai dire, je m’attendais un peu à quelque chosede ce genre… N’importe ! la question est clairement posée.Vous admettrez, toutefois, que, dans une matière aussi grave, je neveuille pas agir à la légère, et vous souffrirez par conséquent, jepense, que je prenne le temps de la réflexion.
– J’attendrai donc, monsieur legouverneur, répondit l’officier, que vous me fassiez connaîtrevotre décision. »
Ayant de nouveau salué militairement, ilpivota sur ses talons et se dirigea vers la porte. Mais cette porteétait fermée et résista à ses efforts. Il se retourna vers leKaw-djer.
« Suis-je tombé dans un guet-apens ?demanda-t-il d’un ton nerveux.
– Vous me permettrez de trouver laquestion plaisante, répondit ironiquement le Kaw-djer. Quel estcelui de nous qui s’est rendu coupable d’un guet-apens ? Neserait-ce pas celui qui, en pleine paix, a envahi, les armes à lamain, un pays ami ? »
L’officier rougit légèrement.
« Vous connaissez, monsieur legouverneur, dit-il avec une gêne évidente, la raison de ce qu’ilvous plaît d’appeler une invasion. Ni mon gouvernement, ni moi-mêmene pouvons être responsables de votre interprétation d’un événementdes plus simples.
– En êtes-vous sûr ? répliqua leKaw-djer de sa voix tranquille. Oseriez-vous donner votre paroled’honneur que la République du Chili ne poursuit aucun but autreque le but officiel et avoué ? Une garnison opprime aussiaisément qu’elle protège. Celle que vous avez mission de placer icine pourrait-elle pas aider puissamment le Chili, s’il en arrivaitjamais à regretter le traité du 26 octobre 1881, auquel nous devonsnotre indépendance ? »
L’officier rougit de nouveau et plusvisiblement que la première fois.
« Il ne m’appartient pas, dit-il, dediscuter les ordres de mes chefs. Mon seul devoir est de lesexécuter aveuglément.
– En effet, reconnut le Kaw-djer, maisj’ai, moi aussi, à remplir mon devoir, qui se confond avecl’intérêt du peuple placé sous ma garde. Il est donc tout simpleque j’entende peser mûrement ce que cet intérêt me commande defaire.
– M’y suis-je opposé ? répliqual’officier. Soyez sûr, monsieur le gouverneur, que j’attendraivotre bon plaisir tout le temps qu’il faudra.
– Cela ne suffit pas, dit le Kaw-djer. Ilfaut encore l’attendre ici.
– Ici ?… Vous me considérez donccomme un prisonnier ?
– Parfaitement, déclara le Kaw-djer.L’officier chilien haussa les épaules.
– Vous oubliez, s’écria-t-il en faisantun pas vers la fenêtre, qu’il me suffirait d’un cri d’appel…
– Essayez !… interrompit le Kaw-djerqui lui barra le passage.
– Qui m’en empêcherait ?
– Moi. »
Les yeux dans les yeux, les deux hommes seregardèrent comme des lutteurs prêts à en venir aux mains. Après unlong moment d’attente, ce fut l’officier chilien qui recula. Ilcomprit que, malgré sa jeunesse relative, il n’aurait pas raison dece grand vieillard aux épaules d’athlète, dont l’attitudemajestueuse l’impressionnait malgré lui.
« C’est cela, approuva le Kaw-djer.Reprenons chacun notre place, et attendez patiemment maréponse. »
Tous deux étaient debout. L’officier, à faibledistance de la porte d’entrée, s’efforçait d’adopter, en dépit deses inquiétudes, une contenance dégagée. En face de lui, leKaw-djer, entre les deux fenêtres, réfléchissait si profondémentqu’il en oubliait la présence de son adversaire. Avec calme etméthode, il étudiait le problème qui lui était posé.
Le mobile du Chili, d’abord. Ce mobile, iln’était pas difficile de le deviner. Le Chili invoquait en vain lanécessité de mettre fin aux troubles. Ce n’était là qu’un prétexte.Une protection qu’on impose ressemble trop à une annexion pourqu’il fût possible de s’y tromper. Mais pourquoi le Chilimanquait-il ainsi à la parole donnée ? Par intérêt évidemment,mais quelle sorte d’intérêt ? La prospérité de l’île Hoste nesuffisait pas à expliquer ce revirement. Jamais, malgré les progrèsréalisés par les Hosteliens, rien n’avait autorisé à croire que laRépublique Chilienne regrettât l’abandon de cette contrée jadissans la moindre valeur. Au reste, le Chili n’avait pas eu à seplaindre de son geste généreux. Il avait bénéficié du développementde ce peuple dont il était par la force des choses le fournisseurprincipal. Mais un facteur nouveau était intervenu. La découvertedes mines d’or changeait du tout au tout la situation. Maintenantqu’il était démontré que l’île Hoste recelait dans ses flancs untrésor, le Chili entendait en avoir sa part et déplorait sonimprévoyance passée. C’était limpide.
La question importante n’était pas,d’ailleurs, de déterminer la cause du revirement, quelle qu’ellefût. L’ultimatum étant nettement posé, l’important était d’arrêterla manière dont il convenait d’y répondre.
Résister ?… Pourquoi pas ? Les centcinquante soldats alignés sur la place n’étaient pas de taille àeffrayer le Kaw-djer, et pas davantage le bâtiment de guerreembossé devant le Bourg-Neuf. Alors même que ce navire eût contenud’autres soldats, ceux-ci n’étaient évidemment pas en nombre telque la victoire ne pût tourner finalement en faveur de la milicehostelienne. Quant au navire lui-même, il était assurément capabled’envoyer jusqu’à Libéria quelques obus qui feraient plus de bruitque de mal. Mais après ?… Les munitions finiraient pars’épuiser, et il lui faudrait alors appareiller, en admettant queles trois canons hosteliens n’aient réussi à lui causer aucuneavarie sérieuse.
Non, en vérité, résister n’eût pas étéprésomptueux. Mais résister, c’était des batailles, c’était dusang. Allait-il donc en faire couler encore sur cette terre,hélas ! saturée ? Pour défendre quoi ?L’indépendance des Hosteliens ? Les Hosteliens étaient-ilsdonc libres, eux qui s’étaient si docilement courbés sous la féruled’un maître ? Serait-ce donc alors sa propre autorité qu’ils’agissait de sauvegarder ? Dans quel but ? Ses méritesexceptionnels justifiaient-ils que tant de vies fussent sacrifiéesà sa cause ? Depuis qu’il exerçait le pouvoir, s’était-ilmontré différent de tous les autres potentats qui tiennentl’univers en tutelle ?
Le Kaw-djer en était là de ses réflexions,quand l’officier chilien fit un mouvement. Il commençait à trouverle temps long. Le Kaw-djer se contenta de l’exhorter du geste à lapatience et poursuivit sa méditation silencieuse.
Non, il n’avait été ni meilleur ni pire queles maîtres de tous les temps, et cela, simplement parce que lafonction de maître impose des obligations auxquelles nul ne peut seflatter d’échapper. Que ses intentions eussent toujours étédroites, ses vues désintéressées, cela ne l’avait nullement empêchéde commettre à son tour ces mêmes crimes nécessaires qu’ilreprochait à tant de chefs. Le libertaire avait commandé,l’égalitaire avait jugé ses semblables, le pacifique avait fait laguerre, le philosophe altruiste avait décimé la foule, et sonhorreur du sang versé n’avait abouti qu’à en verser plusencore.
Aucun de ses actes qui n’eût été encontradiction avec ses théories, et, sur tous les points, il avaittouché du doigt son erreur de jadis. D’abord les hommes s’étaientrévélés dans leur imperfection et leur incapacité natives, et ilavait dû les mener par la main comme de petits enfants. Puis lesappétits qui forment le fond de certaines natures avaient, pour sesatisfaire, causé une succession de drames et démontré lalégitimité de la force. Une triple preuve, enfin, lui avait étédonnée que la solidarité des groupes sociaux n’est pas moindre quecelle des individus, et qu’un peuple ne saurait s’isoler au milieudes autres peuples. C’est pourquoi, quand bien même l’un d’euxarriverait à se hausser à l’idéal inaccessible que le Kaw-djeravait autrefois considéré comme une vérité objective, le peupledevrait encore compter avec le reste de la terre, dont le progrèsmoral excède les forces humaines et ne peut être que le résultat desiècles d’efforts accumulés.
La première de ces preuves, c’était l’invasiondes Patagons. Semblable à tous les chefs, et ni plus ni moinsqu’eux, le Kaw-djer avait dû combattre et tuer. À cette occasion,Patterson lui avait démontré à quel degré d’abaissement unecréature peut s’avilir, et il avait dû, indulgent encore, s’arrogerle droit de disposer d’un coin de la planète comme de sa propriétépersonnelle. Il avait jugé, condamné, banni, au même titre que tousceux qu’il appelait des tyrans.
La deuxième preuve, la découverte des minesd’or la lui avait fournie. Ces milliers d’aventuriers qui s’étaientabattus sur l’île Hoste établissaient, sous la forme la pluséloquente, l’inévitable solidarité des nations. Contre le fléau, iln’avait pas trouvé de remède qui ne fût connu. Ce remède, c’esttoujours la force, la violence et la mort. Par son ordre, le sanghumain avait coulé à flots.
La troisième preuve enfin, l’ultimatum dugouvernement chilien la lui apportait, péremptoire.
Allait-il donc donner une fois de plus lesignal de la lutte, d’une lutte plus sanglante peut-être que lesprécédentes, et cela pour conserver aux Hosteliens, un chef sipareil en somme à tous les chefs de tous les pays et de tous lestemps ? À sa place, un autre que lui en aurait fait autant,et, quel que fût son successeur, qu’il fût le Chili ou tout autre,il ne pouvait être amené à employer des moyens pires que ceuxauxquels la fatalité des choses l’avait contraint.
Dès lors, à quoi bon lutter ?
Et puis, comme il était las ! L’hécatombedont il avait donné l’ordre, ce carnage monstrueux, cetteeffroyable tuerie, c’était une obsession qui ne le lâchait pas. Dejour en jour, sous le poids du lourd souvenir, sa haute taille sevoûtait, ses yeux perdaient de leur flamme, et sa pensée de saclarté. La force abandonnait ce corps d’athlète et ce cœur dehéros. Il n’en pouvait plus. Il en avait assez.
Voilà donc à quelle impasse ilaboutissait ! D’un regard effaré il suivait la longue route desa vie. Les idées dont il avait fait la base de son être moral etauxquelles il avait tout sacrifié la jonchaient de leurs débrislamentables. Derrière lui, il n’y avait plus que le néant. Son âmeétait dévastée ; c’était un désert parsemé de ruines où rienne restait debout.
Que faire à cela ?… Mourir ?… Oui,cela eût été logique, et pourtant il ne pouvait s’y résoudre. Nonpas qu’il eût peur de la mort. À cet esprit lucide et ferme, elleapparaissait comme une fonction naturelle, sans plus d’importanceet nullement plus à redouter que la naissance. Mais toutes sesfibres protestaient contre un acte qui eût volontairement abrégéson destin. De même qu’un ouvrier consciencieux ne saurait serésoudre à laisser un travail inachevé, c’était un besoin pourcette puissante personnalité d’aller jusqu’au bout de sa vie,c’était une nécessité pour ce cœur abondant de donner à autrui lasomme entière, sans en rien excepter, de dévouement et d’abnégationqui s’y trouvait contenue en puissance, et il considérait n’avoirpas fait assez tant qu’il n’aurait pas fait tout.
Ces contradictions, était-il donc impossiblede les concilier ?…
Le Kaw-djer parut enfin s’apercevoir de laprésence de l’officier chilien qui rongeait impatiemment sonfrein.
« Monsieur, dit-il, vous m’avez tout àl’heure menacé d’employer la force. Vous êtes-vous bien renducompte de la nôtre ?
– La vôtre ?… répéta l’officiersurpris.
– Jugez-en », dit le Kaw-djer enfaisant signe à son interlocuteur de s’approcher de la fenêtre.
La place s’étendait sous leurs yeux. En facedu gouvernement, les cent cinquante soldats chiliens étaientcorrectement alignés, sous le commandement de leurs chefs. Leurposition ne laissait pas toutefois d’être critique, car plus decinq cents Hosteliens les cernaient, fusils chargés, baïonnettes aucanon.
« L’armée hostelienne compte aujourd’huicinq cents fusils, dit froidement le Kaw-djer. Demain elle encomptera mille. Après demain quinze cents. »
L’officier chilien était livide. Dans quelguêpier s’était-il fourré ! Sa mission lui semblait biencompromise. Il voulut cependant faire contre mauvaise fortune bonvisage.
« Le croiseur… dit-il d’une voix malaffermie.
– Nous ne le craignons pas, interrompitle Kaw-djer. Nous ne craignons pas davantage ses canons, n’en étantpas nous-mêmes dépourvus.
– Le Chili… essaya encore de glisserl’officier, qui ne voulait pas se reconnaître vaincu.
– Oui, interrompit de nouveau leKaw-djer, le Chili a d’autres navires et d’autres soldats. C’estentendu. Mais il ferait une mauvaise affaire en les employantcontre nous. Il ne réduira pas aisément l’île Hoste, que peuplentmaintenant plus de six mille habitants. Sans compter que les centcinquante hommes que vous avez débarqués vont être pour nous demerveilleux otages ! »
L’officier garda le silence. Le Kaw-djerajouta d’une voix grave :
« Enfin, savez-vous qui jesuis ? »
Le Chilien considéra son adversaire qui serévélait si redoutable. Sans doute lut-il dans le regard decelui-ci une réponse éloquente à la question qui lui était posée,car il se troubla plus encore.
« Qu’entendez-vous par cettequestion ? balbutia-t-il. Il y a douze ou treize ans, auretour du Ribarto, dont le commandant avait cru vousreconnaître, des bruits ont couru. Mais ils devaient être erronés,puisque vous les aviez, paraît-il, démentis par avance.
– Ces bruits étaient fondés, dit leKaw-djer. S’il m’a plu alors, s’il me convient toujours d’oublierqui je suis, je pense que vous ferez sagement de vous en souvenir.Vous en conclurez, j’imagine, qu’il ne me serait pas impossible detrouver des concours assez puissants pour faire réfléchir legouvernement chilien. »
L’officier ne répondit pas. Il semblaitaccablé.
« Estimez-vous, reprit le Kaw-djer, queje sois en situation, non pas de céder purement et simplement, maisde traiter d’égal à égal ? »
L’officier chilien avait relevé la tête.Traiter ?… Avait-il bien entendu ?… La fâcheuse aventuredans laquelle il s’était si inconsidérément embarqué pouvait donctourner d’une manière favorable ?…
« Reste à savoir si cela est possible,continuait cependant le Kaw-djer, et de quels pouvoirs vous êtesinvesti.
– Les plus étendus, affirma vivementl’officier chilien.
– Écrits ?
– Écrits.
– Dans ce cas, veuillez me lescommuniquer », dit le Kaw-djer avec calme.
L’officier tira d’une poche intérieure de satunique un second pli qu’il remit au Kaw-djer.
« Les voici », dit-il.
Si le Kaw-djer avait cédé sans résistance à lapremière injonction, jamais il n’aurait connu ce document qu’il lutavec une extrême attention.
« C’est parfaitement en règle,déclara-t-il. Votre signature aura par conséquent toute la valeurcompatible avec les engagements humains, dont votre présence iciprouve, d’ailleurs, la fragilité. »
L’officier se mordit les lèvres sans répondre.Le Kaw-djer fit une pause, puis reprit :
« Parlons net. Le gouvernement chiliendésire redevenir suzerain de l’île Hoste. Je pourrais m’yopposer ; j’y consens. Mais j’entends faire mesconditions.
– J’écoute, dit l’officier.
– En premier lieu, le gouvernementchilien n’établira aucun impôt à l’île Hoste autre que ceuxconcernant les mines d’or, et il devra en être ainsi alors mêmequ’elles seront épuisées. Par contre, en ce qui regarde les minesd’or, il sera entièrement libre et fixera à son profit telleredevance qui lui conviendra. »
L’officier n’en croyait pas ses oreilles.Voilà que, sans difficulté, sans discussion d’aucune sorte, on luiabandonnait l’essentiel ! Dès lors, tout le reste irait desoi.
Cependant, le Kaw-djer continuait :
« À la perception d’un impôt sur lesmines devra se limiter la suzeraineté du Chili. Pour le surplus,l’île Hoste conservera sa complète autonomie et gardera sondrapeau. Le Chili pourra y entretenir un résident, étant bienentendu que ce résident n’aura qu’un simple droit de conseil, etque le gouvernement effectif sera exercé par un comité nommé àl’élection et par un gouverneur désigné par moi.
– Ce gouverneur, ce serait vous, sansdoute ? interrogea l’officier.
– Non, protesta le Kaw-djer. À moi, ilfaut la liberté totale, intégrale, sans limite, et d’ailleurs jesuis aussi las de donner des ordres qu’incapable d’en recevoir. Jeme retire donc, mais je me réserve de choisir monsuccesseur. »
L’officier écoutait sans les interrompre cesdéclarations. Cet amer désenchantement était-il sincère, et leKaw-djer n’allait-il rien stipuler pour lui même ?
« Mon successeur s’appelle Dick, repritmélancoliquement celui-ci après un court silence, et n’a pasd’autre nom. C’est un jeune homme. À peine s’il a vingt-deux ans –mais c’est moi qui l’ai formé, et j’en réponds. C’est entre sesmains, entre ses mains seules, que je résignerai le pouvoir… Tellessont mes conditions.
– Je les accepte, dit vivement l’officierchilien trop heureux d’avoir triomphé sur la questionprincipale.
– Fort bien, approuva le Kaw-djer. Jevais donc rédiger nos conventions par écrit. »
Il se mit au travail, puis le traité fut signéen triple expédition par les parties contractantes.
« Un de ces exemplaires est pour votregouvernement, expliqua le Kaw-djer, un deuxième pour monsuccesseur. Quant au troisième, je le garde, et, si les engagementsqu’il constate n’étaient pas tenus, je saurais, soyez-en certain,en assurer le respect… Mais tout n’est pas fini entre nous,ajouta-t-il en présentant un autre document à son interlocuteur. Ilreste à nous occuper de ma situation personnelle. Veuillez jeterles yeux sur ce deuxième traité qui la règle conformément à mavolonté. »
L’officier obéit. À mesure qu’il lisait, sonvisage exprimait un étonnement grandissant.
« Quoi ! s’écria-t-il quand salecture fut achevée, c’est sérieusement que vous proposezcela !
– Si sérieusement, répondit le Kaw-djer,que j’en fais la condition sine qua non de monconsentement au surplus de notre accord. Êtes-vous disposé àl’accepter ?
– À l’instant », affirmal’officier.
Les signatures furent de nouveauéchangées.
« Nous n’avons plus rien à nous dire,conclut alors le Kaw-djer. Faites rembarquer vos hommes, qui, sousaucun prétexte, ne doivent plus remettre le pied sur l’île Hoste.Demain, le nouveau régime pourra être inauguré. Je ferai lenécessaire pour qu’il ne s’élève aucune difficulté. Jusque-là, parexemple, j’exige le secret le plus absolu. »
Dès qu’il fut seul, le Kaw-djer envoyachercher Karroly. Pendant qu’on exécutait cet ordre, il écrivitquelques mots qu’il plaça sous enveloppe, en y joignant unexemplaire du traité conclu avec le gouvernement chilien. Cetravail, qui n’exigea que peu de minutes, était depuis longtempsterminé quand l’Indien fut introduit.
« Tu vas charger la Wel-Kiej deces objets, dit le Kaw-djer qui tendit à Karroly une liste surlaquelle figuraient, outre une certaine quantité de vivres, de lapoudre, des balles et des sacs de semences de diversessortes. »
Malgré ses habitudes d’aveugle dévouement,Karroly ne put s’empêcher de poser quelques questions. Le Kaw-djerallait donc partir pour un voyage ? Pourquoi alors neprenait-il pas le cotre du port, au lieu de la vieillechaloupe ? Mais, à ces questions, le Kaw-djer ne répondit quepar un mot :
« Obéis. »
Karroly parti, il fit appeler Dick.
« Mon enfant, dit-il en lui remettant lepli qu’il venait de clore, voici un document que je te donne. Ilt’appartient. Tu l’ouvriras demain au lever du soleil.
– Il sera fait ainsi », promit Dicksimplement.
La surprise qu’il devait éprouver, il nel’exprima pas. Si grand était l’empire qu’il avait acquis surlui-même qu’il ne la trahit par aucun signe. C’était un ordre qu’ilavait reçu. Un ordre s’exécute et ne se discute pas.
« Bien ! dit le Kaw-djer.Maintenant, va, mon enfant, et conforme-toi scrupuleusement à mesinstructions. »
Seul, le Kaw-djer s’approcha de la fenêtre etsouleva le rideau. Longuement, il regarda au dehors, afin de graverdans sa mémoire ce qu’il ne devait plus revoir. Devant lui, c’étaitLibéria, et, plus loin, le Bourg-Neuf, et, plus loin encore, lesmâts des navires amarrés dans le port. Le soir tombait, arrêtant letravail du jour. D’abord, la route du Bourg-Neuf s’anima, puis lesfenêtres des maisons brillèrent dans l’ombre grandissante. Cetteville, cette activité laborieuse, ce calme, cet ordre, ce bonheur,c’était son œuvre. Tout le passé s’évoqua à la fois, et il soupirade fatigue et d’orgueil.
Le temps était enfin venu de songer àlui-même. Sans marchander, il allait disparaître de cette fouledont il avait fait un peuple riche, heureux, puissant. Maître pourmaître, ce peuple ne s’apercevrait pas du changement. Lui, dumoins, il irait mourir, comme il avait vécu, dans la liberté.
Il n’attristerait d’aucun adieu ce départ quiétait une délivrance. Avant de partir, il ne serrerait dans sesbras, ni le fidèle Karroly, ni Harry Rhodes son ami, ni Hartlepoolce loyal et dévoué serviteur, ni Halg, ni Dick, ses enfants. À quoibon cela ? Pour la seconde fois, il s’évadait de l’humanité.Son amour s’amplifiait de nouveau, devenait vaste comme le monde,impersonnel comme celui d’un dieu, et n’avait plus besoin, pour sesatisfaire, de ces gestes puérils. Il disparaîtrait sans un mot,sans un signe.
La nuit devint profonde. Comme des paupièresque ferme le sommeil, les fenêtres des maisons s’éteignirent une àune. La dernière s’endormit enfin. Tout fut noir.
Le Kaw-djer sortit du gouvernement et marchavers le Bourg-Neuf. La route était déserte. Jusqu’au faubourg, ilne rencontra personne.
La Wel-Kiej se balançait près duquai. Il s’y embarqua et largua l’amarre. Au milieu du port, ildistinguait la masse sombre du vaisseau chilien, à bord duquel untimonier piquait minuit au même instant. Détournant la tête, leKaw-djer poussa au large et hissa la voile.
La Wel-Kiej prit son erre, évolua,sortit des jetées. Là, son allure s’accéléra sous l’effort d’unefraîche brise du Nord-Ouest. Le Kaw-djer pensif tenait la barre, enécoutant la chanson de l’eau contre le bordage.
Quand il voulut jeter un regard en arrière, ilétait trop tard. La pièce était jouée, le rideau tiré. LeBourg-Neuf, Libéria, l’île Hoste avaient disparu dans la nuit. Touts’évanouissait déjà dans le passé.
Dick, attentif à ne pas devancer le momentfixé, ouvrit, au premier rayon du soleil, le pli que lui avaitdonné le Kaw-djer. Il lut :
« Mon fils,
« Je suis las de vivre et j’aspire aurepos. Quand tu liras ces mots, j’aurai quitté la colonie sansesprit de retour. Je remets son sort entre tes mains. Tu es bienjeune encore pour assumer cette tâche, mais je sais que tu ne luiseras pas inférieur.
« Exécute loyalement le traité signé parmoi avec le Chili, mais exige rigoureusement la réciproque. Quandles gisements aurifères seront épuisés, nul doute que legouvernement chilien ne renonce de lui-même à une suzerainetépurement nominale.
« Ce traité coûte temporairement auxHosteliens l’île Horn qui devient ma propriété personnelle. Elleleur retournera après moi. C’est là que je me retire. C’est là quej’entends vivre et mourir.
« Si le Chili manquait à ses engagements,tu te souviendrais du lieu de ma retraite. Hors ce cas, je veux quetu m’effaces de ta mémoire. Ce n’est pas une prière. C’est unordre, le dernier.
« Adieu. N’aie qu’un seul objectif :la Justice ; qu’une seule haine : l’Esclavage ;qu’un seul amour : la Liberté. »
À l’heure où Dick, bouleversé, lisait cetestament de l’homme à qui il devait tant, celui-ci, le frontappesanti par de lourdes pensées, continuait à fuir, pointimperceptible, sur la vaste plaine de la mer. Rien n’était changé àbord de la Wel-Kiej, dont il tenait toujours la barred’une main ferme.
Mais l’aube empourpra le ciel, et un frissonde rayons d’or courut sur la surface palpitante de la mer. LeKaw-djer releva la tête ; ses yeux fouillèrent l’horizon duSud. Au loin, l’île Horn apparut dans la lumière grandissante. LeKaw-djer regarda passionnément cette vapeur confuse, qui marquaitle terme du voyage, non pas de celui qu’il accomplissait en cemoment, mais du long voyage de la vie.
Vers dix heures du matin, il vint aborder aufond d’une petite crique à l’abri du ressac. Aussitôt, il mit piedà terre et procéda au débarquement de sa cargaison. Une demi-heuresuffit à ce travail.
Alors, en homme pressé de se débarrasser d’unebesogne pénible qu’il a résolu d’accomplir, il saborda la chalouped’un furieux coup de hache. L’eau pénétra en bouillonnant par lablessure. La Wel-Kiej, comme eût chancelé un être frappé àmort, s’inclina sur bâbord, oscilla, coula dans l’eau profonde…D’un air sombre, le Kaw-djer la regarda s’engloutir. Quelque chosesaignait en lui. De cette destruction de la fidèle chaloupe quil’avait porté si longtemps, il éprouvait de la honte et du remordscomme d’un meurtre. Par ce meurtre, il avait tué en même temps lepassé. Le dernier fil qui le rattachait au reste du monde étaitdéfinitivement coupé.
La journée tout entière fut employée à monterjusqu’au phare les objets qu’il avait apportés et à visiter sondomaine. Le phare, les machines prêtes à fonctionner, le logementmeublé, tout y était complètement achevé. D’autre part, au point devue matériel, il lui serait facile de vivre là, grâce au magasinlargement pourvu de vivres, aux oiseaux marins qu’abattrait sonfusil, aux graines dont il s’était muni et qu’il sèmerait dans lescreux du rocher.
Un peu avant la fin du jour, son installationterminée, il sortit. À quelque distance du seuil, il aperçut un tasde pierres, où l’on avait amoncelé les débris retirés desfondations.
L’une de ces pierres attira plus vivement sonattention. Elle avait roulé sur le bord du plateau. Il eût suffi dela pousser du pied pour qu’elle s’engloutît dans la mer.
Le Kaw-djer s’approcha. Une flamme de mépriset de haine brillait dans son regard…
Il ne s’était pas trompé. Cette pierre zébréede lignes brillantes, c’était du quartz aurifère. Peut-êtrecontenait-elle toute une fortune que les ouvriers n’avaient pas sureconnaître. Elle gisait là, délaissée comme un bloc sansvaleur.
Ainsi le métal maudit le poursuivaitjusque-là !… Il revit les désastres qui s’étaient abattus surl’île Hoste, l’affolement de la colonie, l’envahissement desaventuriers accourus de tous les coins du monde, la faim,… lamisère,… la ruine…
Du pied, il poussa l’énorme pépite dansl’abîme, puis, haussant les épaules, il s’avança jusqu’à l’extrêmepointe du cap.
Derrière lui se dressait le pylône métalliqueportant à son sommet le lanterneau, d’où, pour la première fois,allait jaillir tout à l’heure un puissant rayon qui montrerait labonne route aux navires.
Le Kaw-djer, face à la mer, parcourut des yeuxl’horizon.
Un soir, il était déjà venu à cette fin dumonde habitable. Ce soir-là, le canon du Jonathan endétresse tonnait lugubrement dans la tempête. Quel souvenir !…Il y avait treize ans de cela !
Mais, aujourd’hui, l’étendue était vide.Autour de lui, si loin qu’allât son regard, partout, de tous côtés,il n’y avait rien que la mer. Et, quand bien même il eût franchi labarrière de ciel qui limitait sa vue, nulle vie ne lui fût encoreapparue. Au-delà, très loin, dans le mystère de l’Antarctique,c’était un monde mort, une région de glace où rien de ce qui vit nesaurait subsister.
Il avait donc atteint le but, et tel était lerefuge. Par quel sinistre chemin y avait-il été conduit ? Iln’avait pas souffert, pourtant, des douleurs coutumières deshommes. Lui-même était l’auteur et la victime de ses maux. Au lieud’aboutir à ce rocher perdu dans un désert liquide, il n’eût tenuqu’à lui d’être un de ces heureux qu’on envie, un de ces puissantsdevant lesquels les fronts se courbent. Et cependant il étaitlà !…
Nulle part ailleurs, en effet, il n’aurait eula force de supporter le fardeau de la vie. Les drames les pluspoignants sont ceux de la pensée. Pour qui les a subis, pour qui ensort, épuisé, désemparé, jeté hors des bases sur lesquelles il afondé, il n’est plus de ressource que la mort ou le cloître. LeKaw-djer avait choisi le cloître. Ce rocher, c’était une celluleaux infranchissables murs de lumière et d’espace.
Sa destinée en valait une autre, après tout.Nous mourons, mais nos actes ne meurent pas, car ils se perpétuentdans leurs conséquences infinies. Passants d’un jour, nos paslaissent dans le sable de la route des traces éternelles. Rienn’arrive qui n’ait été déterminé par ce qui l’a précédé, etl’avenir est fait des prolongements inconnus du passé. Quel que fûtcet avenir, quand bien même le peuple qu’il avait créé devraitdisparaître après une existence éphémère, quand bien même la terreabolie s’en irait dispersée dans l’infini cosmique, l’œuvre duKaw-djer ne périrait donc pas.
Debout comme une colonne hautaine au sommet derecueil, tout illuminé des rayons du soleil couchant, ses cheveuxde neige et sa longue barbe blanche flottant dans la brise, ainsisongeait le Kaw-djer, en contemplant l’immense étendue devantlaquelle, loin de tous, utile à tous, il allait vivre, libre, seul,– à jamais.