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Les Pieds Fourchus

Les Pieds Fourchus

de Gustave Aimard

Chapitre 1 UN MYSTÈRE

Les nombreuses superstitions qui régnaient dans la Nouvelle-Angleterre, avant la guerre de l’indépendance, ont survécu dans beaucoup de contrées. Malgré le progrès de la civilisation, elles maintiennent leur empire sur l’inculte population des frontières.

Si l’on eut consulté l’almanach, le printemps était arrivé ; mais on pouvait se croire en plein hiver dans le District du Maine, si l’on regardait les neiges entassées sur les montagnes, les glaces flottant sur les cours des rivières, sur les ondes paisibles des lacs ; l’horreur sombre des brouillards serpentait jour et nuit sur les montagnes, l’âpre concert des tempêtes rugissait dans les grands bois, le désert était sillonné par les tourmentes.

Au lieu de l’aubépine joyeuse, des fleurs de mai, des jeunes pousses de l’Érable à sucre, on voyait partout un blanc manteau de neige : c’était la joie des enfants, qui, peu soucieux de la saison, bâtissaient des maisons fondantes, se lançaient des boules faciles à briser, glissaient, tombaient et se poursuivaient joyeusement, se lançant en l’air leurs chaudes haleines qui formaient de petits nuages éphémères.

Cependant, à l’hôtellerie de l’Oncle Jerry,nonobstant nuages et tempêtes, se faisaient de merveilleuxpréparatifs de noces. Tous les voisins du New-Hampshire et duVermont, à quarante milles à la ronde, étaient prévenus qu’on nepouvait manquer un tel rendez-vous, les sentiers fussent-ilsrompus, les passages des montagnes interceptés, les ruisseauxdébordés : jamais pareille assemblées n’aurait été vue, depuisl’inauguration de la nouvelle église.

Confortablement installée à la cime d’un« bon et honnête coteau », la vieille maison était vastemais laide : on y trouvait toutes les dépendances qu’exige lapaisible installation du voyageur : écurie, remises, étables,bassins, et jusqu’au grand banc de pierre où l’on se repose ausoleil tout y était au grand complet.

Et elle n’était pas trop grande lorsqu’on ycélébrait une noce, une fête militaire, une réunion de trappeurs,ou lorsque quelques amis éprouvaient le besoin d’être en compagniede l’Oncle Jerry.

On l’appelait souvent le« Brigadier » ; d’autres le surnommaient le« Quadrumane ». Ce dernier sobriquet faisait allusion àsa stature gigantesque et à sa force prodigieuse ; c’était uneflatteuse assimilation avec l’orang-outang, ce terrible hôte del’Afrique centrale.

Il faut convenir qu’avec ses deux mains ilfaisait l’ouvrage de quatre, malgré son grand âge, qu’il s’agît delabourer, charpenter, bûcheronner ou boire.

Tout voyageur passant dans un rayon decinquante milles venait rendre visite à l’Oncle Jerry ; oninstallait chez lui mulets, chevaux, voitures, femmes, filles ousœurs ; et cela sans gêne ; il suffisait de lui dire« s’il vous plaît ! ». Le Brigadier objectait-il queson auberge était remplie, on restait quand même ; on campaitdans les cours, dans les greniers à foin, dans les magasins depaille ; les couvertures de chevaux servaient de tente ;il y en avait qui couchaient sous le manteau de la vastecheminée.

Souvent des personnages qu’il n’avait jamaisvus, qu’il ne devait jamais revoir, venaient gravement s’attablerchez lui, comme usant d’un droit indiscutable, et disparaissaientsans dire merci. Le vieux bonhomme, quoique né quaker, était connupour le méthodiste le plus hospitalier de la contrée ; deplus, il était un peu magistrat, ses portes étaient toujoursouvertes même pour le vagabond le plus délabré.

Tout ce monde là allait et venait,non-seulement sans lâcher un mot de ses affaires, mais encore sansse laisser voir pour ainsi dire, et ordinairement sans faireconnaître son nom. On pouvait reconnaître des« friends », se rendant au « meeting » le plusproche, ou à quelque marché : des « méthodistes »,prêcheurs en plein air ; des étrangers qui avaient entenduparler du sire Jérémiah, et qui venaient vérifier de leurs propreyeux, le point intéressant de savoir si tout était gigantesquecomme on le disait, l’hôte et l’hôtellerie.

L’Oncle Jérémiah était né quaker, ainsi quenous l’avons dit, dans les environs de « Porchmouth »(Portsmouth). Nous avertissons le lecteur que cet hommeconsidérable avait un faible, consistant à prononcer l’anglaiscomme un flamand ou un allemand : il aimait à« germaniser » dans le langage.

Sa patrie, néanmoins, était leNew-Hampshire : ayant épousé, en premières noces, une jeune etjolie méthodiste, pour lui plaire il se lança dans les affaires demilice qui l’entraînèrent si loin qu’il fallut quitter le pays.Sans proférer une plainte, sans dire mot, le Brigadier pritdélicatement sa chère petite femme sous un bras, sa petite mallesous l’autre, et disparut aussi soudainement et aussimystérieusement que si la terre l’eut englouti comme les filsd’Éliab : son départ devint une légende chez lesméthodistes.

Toute une génération grandit et vieillit sansavoir reçu de ses nouvelles ; à la longue, on finit par neplus s’en occuper ; le bruit courait qu’il avait émigré ducôté de l’Est est que là, il dirigeait une grande et belle ferme duDistrict du Maine ; on disait encore qu’il s’était établi prèsde la baie des Français, où il avait épousé une seconde, peut-êtreune troisième femme beaucoup plus jeune que lui.

On faisait encore, sur son compte, lescommentaires les plus étranges et les hypothèses les plusmystérieuses ; et plus d’un esprit faible se sentait effrayéen l’approchant : sans doute, ses larges épaules et sa naturecolossale étaient de nature a inspirer des sentiments sérieux etcirconspects. Cela n’empêchait point les curieux de chuchoter surlui de le comparer au Juif-Errant, et même, « en vérité »de se demander s’il ne serait point le Juif-Errant en personne.

Car avait-il ou non cent trente ans… ?C’est ce qu’on ne pouvait décider… Mais on pouvais croire, d’aprèsses discours, qu’il avait servi dans la guerre del’Indépendance ; il pouvait bien avoir vu le siège deLouisbourg, la mort de Montgomery ou celle de Wolfe ;peut-être avait-il connu le père d’Aaron-Burr, et avait-il pilotéle fils dans le désert du Nord, sur la route de Kennebec lorsqu’ilcourait au secours de Montgomery ; il n’était pas impossiblequ’il eût été à l’école de Bénédict Arnold ; et sûrement ildevait connaître le secret du fameux trésor du Capitaine Kidd.

Ce qu’il y avait d’affligeant, c’est que lebonhomme, avec son allure pesante et tranquille, ne disait que cequ’il voulait, et parfois, après quelques mots bref, regardait sesinterlocuteurs dans le blanc des yeux, de façon à lesdéconcerter.

Une fois le ministre tressaillit dejoie : il put croire que le Brigadier allait trahir sonsecret. On parlait d’Ethan Allen et de la prise de Ticonderoga. Lesyeux du vieillard étincelèrent, il lâcha quelques phrases indiquantqu’il aurait combattu parmi les « Gars de laMontagne-Verte », aux côtés du terrible Vermonter lorsquecelui-ci foudroya le commandant par la réponse commençantainsi : « Au nom du Dieu tout-puissant et du CongrèsContinental… ». Alors, raconta le Ministre, alors, levieillard emporté par le feu de ses souvenirs s’oublia un instant…mais pas assez pour satisfaire notre curiosité, et depuis, cela nelui est plus arrivé.

Une chose certaine, c’était qu’il possédaitune belle ferme, obtenue à des conditions parfaitementignorées : de plus, il avait quelque juridiction seigneurialeet judiciaire on ne savait pourquoi : cela faisait égalementchuchoter, et même hausser les épaules. Néanmoins on ne savait riende clair sur toutes ces matières, malgré la persévérance canine quela meute des curieux mettaient dans ses recherches.

En définition, l’Oncle Jerry était plutôtcraint qu’aimé : cependant comme habituellement il disait cequ’il pensait, il faisait ce qu’il disait, on ajoutait foi à sesparoles. D’autres part il n’inquiétait personne pour opinionpolitiques ou religieuses, laissant chacun libre comme il voulaitl’être lui même : il resta donc en bon termes avec les« Amis » qui lui pardonnèrent ses deux ou trois mariages,et le traitant toujours comme l’un des leurs, continuèrent del’appeler « Jérémiah ». De tout cela il résulta quel’Oncle Jerry était en butte à tous les désagréments qu’éprouve unchef de taverne, sans y joindre les bénéfices d’un seigneur. Mais,tout plein de courtoisie chrétienne, et conciliant par nature, ilfaisait tout à tous, pourvu qu’on ne l’ennuyât pas trop :gardant son chapeau sur sa tête, dans sa maison ; disanttu et toi avec les quakers, quelque fois mêmeavec sa femme. D’ordinaire il affectait de parler le langage dupeuple, et quelque fois il en faisait usage avec une verve et unesaveur toute martiale.

Et maintenant supposons le rideau levé.

La famille est à table se disposant aurepas ; l’Oncle Jerry est plongé dans un vaste fauteuil encuir ; un bol plein de lait et de rôties de pain noir grilléest devant lui ; et devant lui sur un réchaud bouillonne unegrande mesure de cidre ; un plat de pommes cuites complète lasymétrie du service. À côté du Brigadier est immense échiquiergarni de ses pions, comme si un partenaire était attendu. Et eneffet, il ne craignait personne au « noble jeu », danstout le voisinage on savait bien que l’honorable« squire » n’avait pas encore trouvé son homme.

Autour de la cheminée qu’illumine un feupétillant, sont rangés des bancs en bois, des blocs en troncsd’arbres servant de tabourets aux enfants, et une arméed’ustensiles de ménage.

Au coin du foyer est assis un grand jeunehomme, au visage pâle et sérieux, aux longs cheveux, boutonnéjusqu’au cou comme un prédicateur méthodiste ; il esttellement absorbé dans la contemplation d’une ardoise toutegriffonnée et d’un gros livre, qu’il reste complètement étranger àla conversation.

Un peu plus loin de l’âtre est une jeune femmeaux longs et abondants cheveux noirs, aux yeux brillants, mais ausévère visage ; autour de sa bouche se joue une espèce desourire sarcastique, déplaisant, et triste. Son pied tient enrespect un rouet à filer, pendant qu’elle dispose une botte de linautour de sa quenouille.

À côté d’elle est assise la Tante SarahHooper, ou la grand’mère comme on l’appelle ; devant lavénérable matrone est un baquet plein de pommes qu’elles pèle etcoupe en morceaux pour faire une marmelade.

Le plancher, soigneusement sablé, frotté,balayé, balayé artistement avec un balai de ciguë combiné à cetteintention, offre à l’œil les dessins onduleux d’une petite meragitée, tant le sable a été semé avec symétrie. Cette mosaïque dubalai est du dernier genre et du suprême bon goût ;la gentilhommerie du voisinage a adopté cette mode.

Deux ou trois brassés de sapins résineux,mélangés à d’autres broussailles toutes incrustées de neige et deglace, sont empilées dans un coin. Au dehors, gronde la tempête quiébranle le vieil édifice jusque dans ses fondations ; uneneige fine et serrée crépite sur les vitres, on dirait la grêle oudes coups de becs d’oiseaux. Il fait bon de se pelotonner au coinde ce bon feu brillant et chaud dans cette cuisine bien close, sousce toit hospitalier.

Toute la famille était depuis quelques momentsdans un profond silence, lorsque, dans le vestibule, s’élevèrentsoudain des clameurs confuses suivies d’un tumulte extraordinaire.Le Brigadier sauta sur son siège, et poussa une formidableinterjection ; son petit banc roula au loin sur leplancher.

– Ho ! là ! Ho ! qu’est-cequ’il y a encore par là ?… grommela-t-il ; je croyais lesenfants couchés depuis au moins une demi-heure.

– Voyez ça vous même, mon mari ! ilsne m’écoutent pas, moi, répliqua la Tante Sarah, en activant sonfuseau d’une main, pendant que de l’autre elle rajustait seslunettes ; oh ! les méchantes petitespestes ! !

– Boule de neige, grand’Man, crièrentplusieurs petites voix fraîches et animées ; en même temps,avec de bruyants éclats de rire, une demi douzaine de diablotinsdes deux sexes firent irruption dans la salle.

– Merci de nous ! s’écria la jeunefemme aux cheveux noirs, que faites vous donc ?

Par la porte grande ouverte, la troupeturbulente poussait avec grands efforts une masse énorme, statue deneige glissant sur ses pieds comme sur des traîneaux. Le colosseeffleura en passant les lunettes de la grand’mère ; donna unsoufflet sur la joue de la jeune femme occupée à garnir de pommesune large étagère, et vint s’abattre tête première sur le jeunehomme qui, depuis une heure, s’exténuait à dessiner aux méchantesclartés d’une branche fumeuse de pin. La maison trembla sous cettechute, de la cave au grenier ; l’ardoise, chargée descientifique hiéroglyphes, tomba par terre et se brisa malgré soncadre aux coins argentés ; le livre vola dans lescendres ; un nuage de vapeur et de neige obscurcitl’air : le fragile chef-d’œuvre venait de se briser en millemorceaux.

La jeune femme recula en poussant un faiblecri ; le jeune homme ne dit rien, ne fit même pas un gested’impatience ; il se contenta de regarder avec un tristesourire les débris lamentables de sa pauvre vieille ardoise ;il se hâta de ramasser trois ou quatre feuillets, qui échappés deson livre, volaient vers le feu. Néanmoins un éclair fugitifs’était allumé dans ses yeux, mais il avait aussitôt disparu, pluséphémère qu’une étincelle.

– Qu’est-ce donc encore ? s’écria laTante Sarah, voyez ce que vous avez fait, petits fléaux !Voyez ! affreux polissons ! Voyez ! raceendiablée ! les figures de Master Burleigh sonttoutes éclaboussées, et son ardoise est perdue !

Le jeune homme releva la tête, sans faireattention aux ruines éparses du « bonhomme deneige » ; ses grands yeux expressifs se fixèrent sur lajeune femme avec inquiétude : celle-ci répondit par unsourire, et regarda la porte entr’ouverte comme si elle se fûtattendue à voir entrer quelqu’un.

– N’y pensons plus, Tante Sarah, dit-ild’une voix basse et douce, en rejetant en arrière sa bellechevelure noire, d’un mouvement de tête ; la pauvre ardoiseavait vu de meilleurs jours avant d’arriver en ma possession.

– Ton père s’en était servi longtemps,hein ? demanda l’Oncle Jérémiah.

– Oui ; et… et… il se servait duvieux Pike, murmura le jeune homme d’une voix émue en détournantson visage de la lumière.

Le « Spire » hocha la tête en signed’assentiment ; la Tante Sarah poursuivit :

– Mais, le vieux Pike est hors deservice, Master Burleigh…

Et ôtant ses lunettes elle les essuya aveccomponction.

– C’est vrai ; soupira le maîtred’école partageant l’émotion de la bonne Tante Sarah… J’aimaiscette ardoise parce qu’elle avait servi à mon père.

Ces derniers mots furent dits d’une voixtremblante. La jeune femme quitta son rouet, et s’approchant delui, posa sa main sur son épaule : un douloureux sourire luirépondit.

– Et tu as raison, Iry Burleigh, répliquale Brigadier, car ton père était fameux aux échecs, au trictrac, àtous les jeux ; je n’ai jamais vu son pareil.

– Et son écriture ressemblait àl’imprimé, continua la Tante Sarah ; Iry est la vivante imagede son père… je m’en souviens… il me semble le voir au lutrin, avecsa superbe, longue et soyeuse chevelure, avec ses grands yeuxsolennels, et son allure sérieuse.

Le maître d’école avait recueilli les débrisde l’ardoise, il s’exerçait patiemment à les rajuster l’un àl’autre ; quand il eut fini, il les contempla en silence.

Tout-à-coup, un tumulte extraordinaire s’élevadans l’escalier, des cris et des trépignements troublèrent laconversation ; un bruit semblable se fit entendre dans leschambres de l’étage supérieur ; enfin le même tapage sereproduisit dans le cellier, puis dans le grenier à fourrages.

Le Brigadier échangea un regard avec safemme ; le maître d’école avec la jeune femme, mais personnene bougea.

– Femme, va donc voir ce qu’il fontencore, dit le Brigadier.

– Que n’y vas-tu toi même ? Aprèstout, ce ne sont pas mes enfants ; ils me rendent la viemalheureuse ! je le déclare, quelques fois je ne sais si jemarche sur mes pieds ou sur ma tête.

– On s’y fait avec le temps, femme.

– Oh ! jamais, jamais ! Jepense qu’ils sont écervelés !

– Pooh ! Pooh ! fit leBrigadier en se renversant sur son fauteuil avec un rire caverneuxplus semblable au glouglou d’une énorme bouteille qu’à la voixhumaine.

Quand il eut donné cours à son hilarité, iltrouva bon de commencer ses préparatifs pour se mettre au lit, etdéboutonnant son pantalon étala autour de sa vaste personne, salongue et ample chemise : puis, il déboucla ses jarretières.Alors, douillettement étendu sur son siège, il promena lentementautour de lui ses yeux bleus-clairs, enfin il les fixa sur la jeunefemme d’une façon significative, comme s’il y avait eu un moyenmystérieux de correspondance entre eux. Elle rougit faiblement etregarda Burleigh par dessus son rouet ; mais en rencontrantses yeux, elle détourna ses regards avec une sorte detressaillement, comme si elle eut été mécontente d’elle-même.

– Encore ! Les voilà encore !s’écria la Tante Sarah, personne n’ira donc pas voir ce qu’ilsfont ? Lucy, mon enfant, voulez-vous ?… avant qu’ilsmettent la maison sans dessus dessous.

Lucy se leva en sursaut, et renversant unelourde chaise, courut à la porte d’entrée, suivie du Brigadier quimarchait les mains sur les hanches, par rapport à ses rhumatismes,disait-il, et qui la poursuivait de son œil malin.

Il était facile de deviner à ses lèvresplissés, à l’allure tourmentée de son chapeau écrasé d’un coup depoing sur l’oreille, que l’Oncle Jerry ne détestait pas le bruit,et ne partait en guerre que pour la forme, c’est-à-dire pourapaiser la grand-mère : au fond, les instincts égrillards desa progéniture lui agréaient fort. S’il eut été maître de lasituation, il en aurait fait tout juste pour satisfaire sa femme,et enhardir les gamins sans quitter son fauteuil où il auraitpiétiné un instant, il aurait mis son chapeau de travers, roulé degros yeux ; puis il aurait ri, à laisser rouler ses béquillessur le plancher : tout cela au grand scandale de Watch levieux chien de garde blotti dans les cendres.

Mais Lucy et le Brigadier arrivèrent troptard : à leur approche les enfants avaient dégringolél’escalier, criant, riant, se culbutant, les mains pleines deneige.

Dans le corridor, il y avait deux ou troissentiers neigeux attestant que cette petite racaille y avait passé,les uns pieds nus, d’autres en sabots, les poches pleines deprovisions fondantes qui s’étaient semées en route, mais quefaire ? le mal était accompli ; dans leur fuite, lespetits scélérats avaient emporté jusqu’à leur lit.

– En vérité ! dit la Tante Sarah, àla vue de tout ce criminel dégât, je ne supporterai pas cela pluslongtemps. Je vais mettre demain toute cette vermine à laporte.

– Oh ! tu ne voudrais pas,mère !

– Je ne voudrais pas ! oui-dà !vous le verrez ! vous le verrez ! Brigadier Hooper.

Le vieux Squire savait bien à quoi s’en tenirsur ce point ; il connaissait l’excellent cœur de sa bonnefemme : bien crier, bien oublier, c’était ça, et tout étaitpour le mieux.

– Oh ! Seigneur ! encore !cria-t-elle une dernière fois, peu d’instant après que tout lemonde fut rentré dans la cuisine, Lucy, courez là-haut, chère,parlez-leur, couchez-les, dites-leur d’être de gentils enfants, etde ne pas faire mourir leur pauvre grand-mère de chagrin.

Lucy partit de nouveau, tirant derrière elleun peloton de laine bleue : le petit chat trouva bon dequitter la place où il se rôtissait à loisir, pour faire des farcesavec ce jouet imprévu : Watch ne vit point cela de bonœil ; quoique ayant beaucoup vécu, il n’aurait jamais eu lafaiblesse de commettre une telle inconvenance ; se bienchauffer, le nez entre ses deux grosses pattes de devant, telleétait sa préoccupation sincère.

Lucy en arrivant au grenier trouva les enfantsdans un étrange pêle-mêle, l’un avait les pieds surl’oreiller ; deux autres étaient en croix sur le bord dulit ; tous affectaient d’êtres plongés dans un profondsommeil, ronflant, soufflant à qui mieux mieux. Ils s’étaientfourrés dans le premier lit venu, dans leurs plus bizarresaccoutrements : le plus jeune, vêtu d’une chemise en flanellejaune avait étalé sur le traversin ses petits talons rouges ethumides ; tout en suçant avec ardeur son pouce mouillé, ilpétrissait une boule de neige pour en faire un bonhomme ; maisil ne pouvait réussir.

Les filles avaient jeté leur dévolu sur lesdeux meilleurs lits des plus belles chambres, et s’étaientdisposées pour la nuit, en apparence du moins : jupons,casaques, tout était éparpillé sur une commode ; mais, sur lescouvertures, on avait façonné sournoisement des tartes, des pâtés,des gâteaux de neige, et on attendait qu’ils fussent cuits pour lesmanger.

Tout ce joyeux petit peuple ne s’inquiétaitguère du vent furieux qui faisait frissonner la maison, gémir lesvolets, grincer la girouette ; pendant que les grand sapinsbalançaient leur longues tiges sifflantes, que la neige brillanteargentait montagnes et vallées, chaque enfant était si absorbé dansses graves manipulations de neige, qu’il ne prenait garde qu’aubruit sourd de la porte, la porte de Tante Sarah, et aux bondstriomphants du voisin dans son lit.

Il suffisait à ces jolies petites créaturesd’être couvées par l’œil paternel, dans une bonne chambreclose ; avec une fête, une noce ! en perspective, pendantlaquelle tout serait en l’air dans la maison. Bien sûr ! ilsallaient s’en donner à cœur joie ! on taquinerait le cousinLuther, Hooper, la Tante Loo-Loo, le vieux Watch, ce cher vieuxWatch, et le reste de la famille. Et puis, quel bon temps on allaitavoir avec les jeunes veaux, les petits agneaux ! avec lespommes d’hiver, les noix, les gâteaux, les flans, les fritures, etmille autres bonne choses ! – « Oh my » – sanscompter les culbutes dans la neige, les rondes autour du poulailleret de ses œufs, les glorieuses dégringolades sur les meules defoin, depuis le toit jusqu’à terre. Après l’orage, il y aurait dela glace, et on irait en traîneau, du sommet de la colline jusqu’àla rivière, franchissant comme une flèche, troncs d’arbres,clôtures, broussailles, sans respirer, sans prendre haleine.

Oui, elles étaient trop occupées ces petitestêtes pour penser à autre chose.

– Gamins ! polissons !

– Grand-mère ! ce n’est pasmoi ! criaille la troupe remuante, en se fourrant au hasarddans les lits, comme une nichée de poulets effrayés.

– Au lit ! méchante race ! aulit, de suite ! dit sévèrement Lucy en tirant les couvertureset jetant par terre leur chef-d’œuvre de neige.

– Ah ! très-bien ! voyez ce quevous faites, dit l’aînée en se couvrant la tête avec lesdraps : je vous déclare que vous devriez rougir de vous-même,cousine Loo ! voilà sur le plancher nos gâteaux, nos tourtesglacées, nos brioches ! c’est joli ce que vous avez faitlà !

– Pas un mot de plus, Jerutha Jane Pope,répondit la cousine Loo, ayant peine à garder son sérieuxlorsqu’elle entendait cette grande fille prendre ainsi la chose surun ton grave ; si je vous entends encore j’amèneraigrand’mère. Ah ! voilà grand-père lui-même ! il écoute enbas. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous tenirtranquilles.

Un coup de sifflet aigu arrivé de l’escalier,suivit des pas pesants de grand’père, produisit un effet magique.Les chuchotements s’éteignirent, tout rentra dans le silence etl’immobilité.

La cousine Loo descendit triomphante pourraconter son succès et s’asseoir auprès d’une corbeille de pommesqu’elle préparait pour le marché.

Chapitre 2QU’EST-CE QUE C’ÉTAIT ?

L’Oncle Jerry se renversa confortablement dansson fauteuil, plaça ses béquilles à ces côtés, quitta son largechapeau de quaker, et se mit à dénouer le ruban blanc quiréunissait par derrière ses longs cheveux argentés, uneréminiscence de la vieille passion militaire.

Tout-à-coup dans la pièce voisine, s’éleva letintement d’une vieille horloge, silencieuse depuis plus de douzemois… un, deux, trois… puis un long silence… un, deux,trois… encore une pause… un… et ce fut fini. Cecarillon inattendu était si grinçant, si bruyant et tellementsinistre, que chacun leva la tête, et regarda avec étonnement ducoté où pareil bruit venait de surgir.

– Sept seulement ! fitl’Oncle Jérémiah en sortant de sa poche un oignon de typeantédiluvien : pourquoi le vieil horloge parle-t-il ainsi,après avoir été muet si longtemps ? Je pense qu’il a perdul’esprit.

– Moi aussi, dit la Tante Sarah ; jene l’avais point entendu bavarder ainsi depuis le jour où nousavons enterré la femme du ministre qui logeait précisément danscette chambre ; et vous, Lucy, l’avez-vous entendu… ?

– Non, Tante Sarah ; et je suis sûreque, depuis lors, il n’avait pas sonné.

– Ouais ! continua l’OncleJérémiah ; moi je dis que c’est un peu étrange ! mistressMoody ne mourut-elle pas juste au bout de sept jours,femme ?

– Certainement ! au moment même oùl’horloge tintait.

– Et que dites vous de cela, MasterBurleigh ?

– Je trouve que c’est une singulièrecoïncidence.

– Mais comment se fait-il que l’horlogesonne après un si long silence ; hein ?

– Oh ! les enfants y ont fourré lamain, j’ose le dire.

– Et moi, je jurerais que Jeruthy JanePope a planté son doigt dans le pâté ; elle se trouve toujoursmêlée à quelque sottise, dit la Tante Sarah.

– Oui ; mais comment arrive-t-ilqu’il a sonné juste sept heures ? demanda Lucy.

– L’explication est facile, répartit lemaître d’école ; l’enfant a lancé la machine dont lesaiguilles se trouvaient sur cette heure-là.

– Pauvre moi ! pauvre moi ! ditl’Oncle Jérémiah, je suis si éveillé en ce moment, que si je memets au lit je ne pourrai fermer l’œil.

– C’est un fait, père, répliqua sa femmeque toute la nuit vous avez été agité ; l’orage a bien su noustenir éveillés.

– Mais, que vais-je faire ? Si levoisin Smith, ou le voisin Hanson étaient plus proches, nousferions une partie d’échecs : Ha-ho ! ajouta-t-il enbâillant, et jetant une de ses béquilles à terre.

À ce bruit inusité le chien leva la tête engrognant ; ensuite il agita la queue mais discrètement, car ilne lui fit frapper que trois coups sur le plancher, trois coupssolennels, comme s’il eut répété une leçon donnée parl’horloge.

– C’est pitié, Iry, continua leBrigadier, que tu ne saches pas jouer ; toi dont le père étaitde première force.

Le maître d’école sourit.

– Peut-être pourrais-tu faire une petitepartie, si je te rendais un pion ou deux : hein ?

– Non, merci. Je ne reçois jamais de telavantages : si je joue c’est au pair.

– Oh ! oh ! répliqua levieillard ; je t’entends, tu aimes l’égalité, hein ?

Et il tira l’échiquier à lui pour y placer lespions, tout en souriant malicieusement. Master Burleigh se plaçavis-à-vis de lui avec un sérieux imperturbable ; la partiecommença.

Mais après quelques coups, le Brigadier qui,d’abord, avait joué négligemment, se mit tout-à-coup àhésiter ; au contraire, son adversaire, après avoirméticuleusement serré son jeu, était arrivé à s’emparer du milieude l’échiquier ; dès lors il marcha rapidement, serrant deprès le Brigadier, sans lui laisser le temps de respirer.

De leur côté, la Tante Sarah et Lucy avaiententamé à voix basse une conversation qui s’animait au fur et àmesure que le jeu captivait les deux partenaires.

La tempête redoublait de rugissements.

Bientôt le Brigadier commença à donner dessignes de malaise, il s’agitait sur sa chaise, se pinçait lementon, respirait bruyamment, écartait les jambes, et nedissimulait point qu’il était mécontent de lui-même. Au moment dejouer, et pendant que son imperturbable antagoniste l’attendaitpatiemment, il resta en méditation, l’index posé sur un pion, nesachant qu’en faire, et craignant de l’avancer après avoir changédeux ou trois fois d’avis, il retira vivement la main, renversad’un coup de pied son petit banc ; après cela il parutrespirer plus à l’aise.

– C’est à vous de jouer, sir ; ditpaisiblement le maître d’école.

– Jouer ! où donc ? Ah !je vois ; mais, suis-je forcé de jouer ?

– Certainement ; vous savez qu’on nesouffle pas à ce jeu-là.

Le Brigadier joua, affectant un air mystérieuxet satisfait, en homme content de dresser un piège. Cette mimiqueaurait presque trompé sa femme, belle joueuse avant son mariage, sien regardant son mari, elle n’avait pas surpris comme un nuageerrant sur ses traits inquiets ; elle en conclut qu’il avaitde graves appréhensions sur l’issue du combat.

En effet, la partie se termina en quelquescoups : l’Oncle Jerry n’eut que le temps de se débattre tantbien que mal ; son flegmatique adversaire perditvolontairement deux pions, mais avec les trois qui lui restaient,en rafla cinq au Brigadier vaincu.

La Tante Sarah, stupéfaite regarda sonmari.

– Où diable as-tu pris ce coup-là,Iry ? demanda le Brigadier en tourmentant la grosse chaîne desa lourde montre, et en se détournant pour éviter le regard de safemme. C’est le plus beau que j’aie vu de ma vie.

– C’est mon père qui me l’a appris,sir.

– Je le crois ! oui, je lecrois ! ou bien que je sois pendu ! Mais puisque tu jouessi bien, comment la passion du jeu ne te tient-elle pas !

– Cela m’épouvante de jouer, sir, j’aipeur de moi. D’ailleurs cela me prendrait beaucoup de temps etinterromprait mes études.

– Très-bien ! Iry : mais jevoudrais avoir le secret de ce coup-là : veux-tu me donnerrevanche ?

– Avec plaisir.

Une nouvelle partie recommença : pas unmot ne fut échangé, jusqu’au moment où le Brigadier relevantsoudainement le tête, demanda :

– Femme, où est donc cette peste deLuther ? je ne l’ai pas vu aujourd’hui.

La Tante Sarah reconnut à l’intonation que lejeu n’allait pas au gré du Brigadier ; elle réponditdoucement :

– Il est allé chercher les bestiaux,père.

– Les bestiaux dehors ! par ce tempssombre ! et cette tempête effrayante ? C’est là votrejeu, Iry ?

– Non, sir, voilà ; répondit lejeune homme en désignant le pion qu’il venait de mouvoir.

– Et quand est-il sorti, mère ?

– Au point du jour, murmura Lucy appuyéesur la table, faisant signe à l’Oncle Jérémiah, et fixant les yeuxsur Burleigh, qui, la tête dans les mains, attendait qu’il plût auvieillard de jouer.

– Oui père, il est sorti avant le jour etdepuis lors n’est pas rentré, ajouta la Tante Sarah.

– Voilà un coup chanceux, mère !

Le Brigadier regarda sa femme avec uneexpression comique de perplexité, hésitant à jouer, et roulant unpion entre le pouce et l’index.

– Je n’ai point lâché la pièce, Iry, vousle voyez, dit-il.

Le maître d’école fit un signed’assentiment.

La Tante Sarah opéra une diversion en faveurde son mari :

– Quoiqu’il en soit, les vaches sontdehors par la nuit noire, poursuivit-elle.

– Dehors ! la nuit ! Est-cepossible, femme ? qui les a détachées ? Où estPaletiah ?

Nulle réponse ne fut faite.

– Il n’est jamais là quand on lecherche : jouez-vous Iry, voulez-vous ?

– Elles ont passés par la cour desvaches, suivies de toutes les génisses, ajouta Lucy ; aprèsavoir défoncé la clôture, elles se sont dispersées dans lesbois.

– Elles ont eu une frayeur,peut-être.

– Le cousin Luther l’a dit, ajoutaLucy.

– Par les ours, peut-être ; dit laTante Sarah.

– Quelle bêtise ! mère ; est-ceque les ours bougent en hiver ? Ce seraient plutôt desloups ; voici le moment où l’on voit par ici le grand loupblanc du Canada.

– Le cousin Luther a entendu crier lespetits porcs et grogner la vieille truie ; en même temps ils’est fait un tumulte dans la laiterie. Aussitôt il a sauté hors deson lit pour voir ce que c’était ; mais, quand il est arrivé,les vaches, les veaux avaient disparu, il n’était resté que lespetits porcs, la vieille truie, les bœufs, Black-Prince et lajument grise.

– Et qu’a-t-il fait pour savoir la causede toute cette frayeur, a-t-il découvert des traces.

– Impossible de rien voir, une neige fineet serrée couvrait tout en tombant, d’ailleurs les bestiaux en sedébattant avaient piétiné partout : il n’y a eu moyen de riendécouvrir.

L’Oncle Jerry devint soucieux et pensif :d’un mouvement brusque et qui semblait involontaire, il renversal’échiquier en bouleversant les pions avec une brusquerie qu’iln’avait jamais manifestée vis-à-vis d’un hôte étranger.

Tout le monde le regarda avec surprise ;il resta un instant immobile et rêveur : ensuite, il tiraillasa chaîne de montre, reboucha ses jarretières et se coiffa dusurprenant bonnet de velours, qui d’habitude couvrait sa longue etsoyeuse chevelure blanche.

Au bout d’un instant il redressa sa hautetaille et jeta les yeux sur un lourd fusil de la fabrique deLouisbourg, qui suspendu à un gigantesque bois de rennes, décoraitle manteau de la cheminée. Cette arme, toujours chargée à balle ouà chevrotines, était constamment en état de faire feu. Ensuite ilalla à la fenêtre, sans se soucier de ses béquilles, et regardad’un air de défi les tourbillons blancs que chassait l’orage.

À ce moment, Lucy terminant sa causerie avecTante Sarah, sortait pâle et inquiète se dirigeant vers l’office.La vieille Sarah fit un signe au maître d’école ; ce dernierse leva aussitôt. Alors, tous deux entamèrent une conversation àvoix basse, les yeux tournés vers l’Oncle Jérémiah ; aprèsquelques mots échangés, le maître d’école parut terrifié et devintsombre et triste. Enfin il poussa un long soupir, pritrespectueusement la main de Tante Sarah et lui dit d’une voixtremblante :

– Je voudrais savoir si c’est bien lavraie pensée de Lucy.

– Oui, Master Burleigh ; la pauvreenfant a lutté pendant trois jours pour se donner le courage devous parler elle-même ; elle n’a pu s’y décider, en présencede ce mariage projeté, après vous avoir vu si tourmenté, etarrivant de si loin. Elle aimerait mieux mourir, m’a-t-elle dit,que de vous parler de cela elle-même, car elle sait qu’elle vousbriserait le cœur.

– C’est un grand chagrin pour moi, jevous assure, dit le jeune homme avec amertume, mais il faut que jela voie, Tante Sarah ! il le faut : si son langageconfirme vos paroles, je la laisserai en paix pour toujours. Il y alà-dessous un effrayant mystère ; nous ne pourrons l’éclaircirqu’en nous rencontrant face à face. Si Lucy Day était une coquetteévaporée, je lui dirai adieu immédiatement ; mais je connaissa fierté, son généreux caractère, je serai prudent et patient avecelle. Tout cela vient de son éducation de couvent : plût àDieu qu’elle n’eût jamais vu Québec ! J’avais de tristespressentiments aujourd’hui ; sa conduite envers moi depuis unesemaine a été bien étrange.

– Étrange ! comment ?

– Je ne pourrais vous exprimer celaconvenablement par la parole, Tante Sarah ; mais je suis sûrde ce que je dis ; j’en ai perdu le sommeil, je ne dormiraiplus.

– Vous avez, je pense, aussi perdul’appétit, car ce que vous mangez l’un et l’autre ne soutiendraitpas un moineau ; vous avez aussi tout deux des absencesd’esprit : je vous vois souvent les yeux pleins delarmes ; et si je vous regarde à la dérobée, je vous voistoujours vous dévorant des yeux comme un chat fait d’unesouris.

À ce moment l’Oncle Jerry revint de lafenêtre. La conversation cessa, et comme si elle eut exécuté unplan concerté d’avance, Lucy reparut : elle était plus pâleencore, s’il eut été possible, mais calme et maîtresse d’elle mêmequoique ses yeux clairs eussent une expression de profondetristesse alliée à une sorte de tendresse fière.

Personne ne parla : Burleigh ne leva pasmême les yeux et resta le visage enfoncé dans les mains, insensibleà tout ce qui se passait autour de lui, incapable de dire unmot.

Le Brigadier, en passant, accrocha avec samanche l’échiquier et renversa quelques pions remis debout. Ilserait difficile de dire si ce fut fait exprès ou non.

Après un long silence, le Brigadier se penchapar-dessus la table, saisi une étagère portant la poire à poudreainsi que le sac à plomb, et d’un mouvement de sa large mainarracha les supports en faisant craquer la planche. Sa femme etLucy reculèrent effrayées ; le maître d’école ne vit etn’entendit rien.

– Oui, chère, dit la Tante Sarah, voussavez ce tapis que nous avons trouvé en lambeaux, comme si leschiens l’avaient écartelé, et auquel j’ai travaillé tant l’étédernier.

– Oui, et bien ? demanda Lucy en serapprochant d’elle, et grimpant sur un bloc pour mieux entendre larévélation que la vieille femme allait lui faire.

– Ah ! si j’étais son grand’père,mais grâce à Dieu je ne le suis point, les choses iraientautrement… je la fustigerais d’importance toutes les fois que je latrouverais en faute,… sur le foin, par exemple, avec les garçons,pour chercher les œufs ; préparant des mensonges :prenant de la pâte pour se fabriquer des gâteaux, cette petitepeste, fainéante propre à rien !

Lucy hasarda quelques mots en faveur de lapauvre Jerutha Jane contre laquelle était dirigée cette sortie,mais la grand’mère ne voulut rien entendre.

– En vérité, continua celle-ci, je vousle dis Lucy Day, il est sûr qu’elle est toujours au fond de toutesottise ; aussi elle a des yeux égarés qu’elle roule comme sielle s’étranglait en avalant une pelote de beurre.

À ce moment Burleigh retira ses mains dedevant son visage, et les deux femmes purent voir de grossesgouttes de sueur rouler sur ses tempes et sur son front. Ilsemblait prêter l’oreille.

– Je ne vous comprend pas, Tante Sarah,reprit Lucy.

– Pourquoi ne m’appelez-vous pasgrand’mère, Loo ?

– Parce que tout le monde vous appelleTante Sarah ; cela vous rajeunit.

– Bien ! voici ce que je voulaisdire, repartit la vieille femme en souriant ; c’est JeruthaJane Pope qui a troublé les vaches et les a fait fuir dans lebois.

Et la Tante Sarah appuya cette opinion d’unpincement de lèvres, et d’un hochement de tête fortsignificatifs.

– Oh ! vous ne voulez pas dire…Bonté divine ! Et pourquoi aurait elle fait cela ?

– Ce n’est pas par malice, jesuppose ! dit ironiquement la vieille femme en lançant un coupd’œil à Burleigh.

– Qu’est-ce que tout ça, mère ?demanda l’Oncle Jerry ; qu’est-ce que tu marmotteslà ?

– Oh ! nous ne pouvons nousentendre… merci de moi ! Qu’est-ce que tout ça ? lesenfants ! les enfants ! répliqua aigrement sa femme enprenant sur ses bras un énorme baquet en bois : tiens, voilàla batterie de cuisine en train !

– Ou bien le nouveau miroir que vousm’avez donné, murmura Lucy.

– Ou la vaisselle qui est sur la tabledans le vestibule, reprit Tante Sarah.

– Enfants ! hurla le Brigadier,cesserez-vous ce bruit d’enfer !

– Ah ! mes amis ! ah ! mesamis ! s’écria la Tante Sarah, écoutez !

Un tumulte extraordinaire se faisait, denouveau, entendre dans les escaliers, tantôt en bas, tantôt enhaut, sans qu’on pût rien distinguer.

La vieille femme voulut courir au travers destrognons de pommes, des tranches de citrouilles, des paniers, deschiffons amoncelés, et des pelotons de laine, elle ne put yréussir :

– Allons donc, père ! cria-t-elled’une larmoyante, tu vois bien que je ne peux me dégager de tout cequi est enchevêtré autour de mes jambes.

– Ne te fâche pas, mère ! réponditle Brigadier en se hâtant lourdement de porter aide à safemme ; ne te fâche pas !

Mais il eut la main malheureuse ; plus iltirait de ci de là, plus la Tante Sarah était empêtrée.

– Holà ! holà ! encore quelquechose ! glapit-elle exaspérée.

La grande porte venait de s’ouvrir avecfracas. Des voix se faisaient entendre dans la cour, accompagnés depiétinements extraordinaires ; le tapage fut tel que Burleighlui-même prêta l’oreille.

– Tiens ! c’est notre garçon !s’écria l’Oncle Jerry ; par ici Luther ! par ici !c’est la bonne route, le chemin de la cuisine.

Des pas d’éléphant retentirent dans levestibule, et un gros garçon enveloppé d’une grossière couverturede laine fit irruption dans la salle, après avoir à demi enfoncé laporte d’un coup de crosse de fusil. En se secouant comme un ours,il fit voler autour de lui la neige dont il était couvert.

– As-tu trouvé les vaches,Luther ?

– Oui, père, elles sont toutes ici saineset sauves : mais je jure que j’ai eu une fameuse corvée à lesramener, au milieu d’une tourmente pareille, sans personne pourm’aider.

– Personne ! Pourquoi ? Où estdonc Paletiah ?

– À l’école, avec Liddy, je pense.

– Quelle frayeur ont-elles donc eue, etqui peut les avoir détachés ?

– Je n’en ai aucune idée, père.

– Les loups ou les ours ? insinuaLucy.

– Je ne puis dire. Je n’ai pu reconnaîtreaucune trace ; la neige couvre tout, il y en a bien deux outrois pieds de haut dans les bois.

– Bien ! bien ! mongarçon ; je suis content de te voir : ça tire à marcherpar ce temps-là, hein ?

– Je le pense ! Voudriez-vous medonner les haricots d’hier soir, mère ?

Lucy courut à l’office.

– C’est juste, enfant ; on va tedonner un bon souper ; du pudding et du lait, ou une bonnesoupe blanche, ou du bon riz gras à l’indienne ; tu trouverastout excellent, j’ose le dire.

– Débarrasse toi de tes affaires, Luther,continua le père ; prend une chaise et assieds-toi, mets-toi àton aise, que diable ! ensuite tu nous raconteras tonexpédition.

– Oui, père ; mais je voudraissavoir pourquoi j’ai entendu tant de bruit dans la maison, et ceque signifient les lumières que j’ai vues à toutes lesfenêtres ?

– Des lumières… ! auxfenêtres… ? quelles fenêtres, Luther ?

– Celles des escaliers, du grenier, de lafaçade de derrière, partout enfin.

Le Brigadier tourna vers sa femme des regardseffarés.

– Ce sont ces petites canaillesd’enfants, encore ! s’écria la vieille femme ; jamais ona vu de tels fléaux, Luther, jamais ; j’en suis abrutie :dégringoler les escaliers ; laisser toutes les portesouvertes ; jeter au père des boules de neige ; faire destours diaboliques pour nous effrayer ; voilà leurvie !

Et la bonne femme lança un regard sur Burleighet sur Lucy : cette dernière, après avoir mis la table, setenait à quelque distance dans l’ombre, les yeux fermés, maisécoutant avec attention tout ce qui se passait autour d’elle.

Le maître d’école paraissait endormi, ouabsorbé dans les calculs métaphysiques ; son vieux livre, levieux Pike, tout effeuillé, était restait ouvert devant lui sansqu’une page eût été tournée depuis la partie d’échecs.

– Oh ! ne demande rien à celui-là,dit l’Oncle Jerry répondant pour Burleigh à sa femme ; il nesait pas ce que l’on dit autour de lui, on croirait que le tonnerreest tombé sur sa tête.

Le jeune homme sourit d’un air distrait ;mais il était facile de voir qu’il n’avait nullement compris lesparoles du Brigadier.

Pendant ce temps, Luther s’était débarrassé desa défroque neigeuse, et s’était installé près d’un feu rôtissant,devant une collection de plats qui auraient pu suffire à un festinde famille.

Le même tapage se fit encore entendre dans lamaison d’une façon si bizarre qu’on put le croire « partout etnulle part ».

– Voilà encore ! voilà encore !Luther ! Lucy ! courez ! courez ! s’écria laTante Sarah cramoisie de fureur ; je crois, sur mon âme, quela maison est hantée par les sorciers.

Aux exclamations de sa femme, le Brigadier fitcrier sa chaise à grand bruit, se pencha en avant comme pour selever, et, satisfait de ce commencement de démonstration, resta lesdeux coudes appuyés sur la table, étudiant avec inquiétude levisage de sa femme, pour savoir si elle était contente delui : puis, s’apercevant que personne ne faisait attention àsa pantomime, il se rassit tout doucement dans sa chaise et laissales choses suivre leur cours.

Cependant, il lui fallut s’ébranlerenfin : suivant les ordres de sa mère, et sur un signe deLucy, Luther avait couru jusque dans la partie la plus obscure duvestibule, où le bruit paraissait le plus fort. Le Brigadier ne putrésister au désir de suivre son « mignon », et marchavers lui, chevelure au vent, habits déboutonnés, tenant en l’airune torche de pin résineux qui illuminait les moindres recoins.

Chose étrange ! On ne vit rien, onn’entendit rien ; et pendant longtemps régna le plus profondsilence.

– Voilà qui me passe, je ledéclare ! s’écria Luther en se retournant vers son père, commepour lui demander une explication. Mais ce dernier, d’un air àmoitié effrayé, moitié embarrassé, détourna les yeux, de manière àéviter les regards de son fils.

Enfin, prenant son courage à deux mains,l’Oncle Jerry se mit à crier : « enfants !enfants ! » d’une voix formidable qui dut être entendue àun demi-mille malgré le grondement de l’orage.

Aucune réponse ne fut faite. Alors les deuxhommes montèrent jusqu’à la porte de la chambre à coucher,l’ouvrirent doucement et écoutèrent… Au milieu du plus profondsilence ils n’entendirent que la respiration égale des petitsdormeurs, rien ne bougea autour d’eux.

– Particulièrement étrange ! Luther,hein ? dit le vieillard ; d’où penses-tu que vienne cebruit.

– Il partait bien d’ici, père ;juste de l’endroit où nous sommes, repartit le gros garçon en seserrant contre son père, et en parlant d’une voix chevrotante.

– Ils ne dorment pas, bien sûr, cescoquins d’enfants ; mais comment ont-ils pu se sauver dansleurs lits, si vite, et sans le moindre bruit… ? voilà qui meparaît fort !

– Eh ! bien ! père !demanda la Tante Sarah en passant la tête par la porteentre-baillée, et avançant une torche allumée : queregardez-vous là ? qu’attendez-vous ? je voudrais savoirce que signifient tous ces chuchotements ?

– Quels chuchotements, femme ?

– Quels chuchotements… ! Vous êtespeut-être muet ?

– Oh ! oui, j’entends, maislaisse-nous, nous sommes sur la bonne voie : quand la chosesera éclaircie, nous saurons quel est ce mystère.

Tante Sarah ferma la porte et retourna à sespommes.

– Luther !

– Oui, père.

– Je commence à croire que le vieuxScratch (le Diable) s’en mêle, avec ces chuchotements dontparle ta mère.

– Je ne sais pas, père… je… ne… sais…bégaya Luther sentant ses jambes fléchir et ses genouxtrembler.

– Que voulait donc dire ta mère, enaffirmant tout à l’heure que la maison esthantée… ?

– Je ne peux pas dire, père… mais quandon entend des bruits… incompréhensibles… c’est un fait, père ;depuis les vieilles guerres indiennes, on dit que la maison est…Ah ! qu’est-ce que cela ?

– Quoi ? Luther ! je ne voisrien.

– Non, père ! murmura Luther en sepressant contre le vieillard ; mais je viens d’entendre…quelque chose comme des… murmures… des soupirs… ah !seigneur ! encore ! !

Le Brigadier bouleversé, serra le bras deLuther en lui montrant la porte ouverte de nouveau, et au traversde laquelle paraissaient les figures pâles, terrifiées, de TanteSarah, et de Lucy qui se tenaient par la main. Paletiah, le pâtre,regardant par dessus leurs épaules, faisaient flamboyer sur le fondnoir sa chevelure rouge et ébouriffée ; le maître d’école, sehaussant sur la pointe des pieds pour voir par-dessus toutes lestêtes, gardait un sérieux inexprimable, sans pouvoir, toutefois,dissimuler son étonnement. En effet, les murmures que l’onentendait un peu partout, semblaient à la fois loin et près ;on eût dit que l’air s’animait et se mettait à babillermystérieusement.

– Mais enfin ! qu’y a-t-il, pèrequ’y a-t-il donc ? demanda la Tante Sarah en s’approchant d’unpas ou deux, pendant que Lucy, tremblante, se cramponnait à ellecomme pour l’empêcher d’avancer.

– Rien, femme ! ce n’est rien, à lafin ! répondit son mari ; ce ne sont pas les enfants, tuvois comme ils sont tranquilles.

– Mais, ces chuchotements de voix ?…d’où viennent-ils ?

– Ah ! par ma foi ! je ne sais…on les entend à droite, à gauche, en haut, en bas, près et lointout à la fois, et on ne trouve rien.

– Ce sont ces poisons,d’enfants, j’ose le dire ; hasarda Paletiah avec de largesyeux effarés et un sourire nerveux.

– Oui ! de vrais petitsbourreaux ! ajouta Tante Sarah en retournant à ses affaires,mais je dis que Jerutha Jane Pope est au fond de tout ça :Vous allez vous en convaincre, père, si vous pouvez lasurprendre ; montons à son perchoir.

– Repose-t-en sur moi, femme ; jevais m’assurer de la chose ; vous autres, retournez à lacuisine, fermez la porte et tenez-vous tranquilles jusqu’à cej’appelle. Mais laissez-nous une chandelle… Prends la Luther,veux-tu ? Et maintenant, continua-t-il à voix basse,lorsqu’ils furent seuls, montons l’escalier, ayons l’œil etl’oreille au guet ; sur ta vie ne dis pas un mot à ta mère dece que nous allons voir… hein ? que dis-tu ?

– Je n’ai point parlé, père.

– Je croyais… on entend rien… on ne voitrien… le mal n’est pas si grand que je pensais, continua levieillard de plus en plus troublé, entraînant avec lui le pauvreLuther consterné. Ne bouge pas, Luther ! ne souffle pas !murmura-t-il soudain.

Le vacarme invisible et mystérieux parcouraitde nouveau la maison, de la cave au grenier.

– C’est incroyable ! dit levieillard ; puis, prenant avec vivacité la chandelle des mainsde son fils, il courut jusqu’au sommet de l’escalier, ouvritbrusquement la porte de la chambre et regarda, le flambeau enl’air. Tout-à-coup, il se retourna comme si quelqu’un l’avaitpoussé par derrière ; deux ou trois voix paraissaient faireconversation dans l’escalier.

Le Brigadier confondu et Luther se regardèrentsans rien dire. Après un moment d’hésitation, les deux hommescoururent dans toute la maison avec une sorte d’égarement,poursuivis partout par ce fugitif et insaisissable tumulte.

Las de cette recherche aussi fantastiquequ’infructueuse, ils revinrent à la cuisine :

– Eh ! bien ! quoi denouveau ? demanda Tante Sarah, en leur ouvrant la porte ;l’avez-vous bien corrigée.

– Qui ?

– Jerutha Jane !

– Oh ! ce n’est pas elle.

– Êtes-vous allés voir dans la chambredes autres enfants ?

– Non ! répliqua le vieillard enadressant un regard à Luther : mais j’aimerais mieux que tu yaillasses, mère ; mes rhumatismes…

– Bien ! bien ! je sais :alors, repose-toi ; mais vous auriez dû vérifier de cecôté-là. J’y vais, moi ! je verrais bien ce qu’ils font.

Elle se mit en route, faisant craquer chaquemarche sous le poids de sa lourde personne : car c’était unepuissante femme, moins ingambe que son mari, quoique beaucoup plusjeune que lui.

Elle trouva ses enfants profondément endormis,soigneusement enveloppés dans leurs draps, quelques-uns, même,ayant la tête sous l’oreiller : évidemment il n’étaient pourrien dans tout ce bruit. La prudente matrone, ne se fiant pas auxapparences, les éveilla d’autorité, et les confessasévèrement : aucun d’eux n’avait bougé depuis la visite de lacousine Loo-Loo ; mais tous se plaignirent d’avoir étaiteffrayés par des bruits extraordinaires autour de la chambre, dansle grenier et la cheminée. Jerutha Jane, les lèvres pâles etmontrant le blanc des yeux, déclara que son lit avait étéhouspillé, et qu’elle avait vu quelque chose passer par lafenêtre.

– Oh ! effrontée ! répondit laTante Sarah ; va te coucher et laisse nous tranquilles avectes sottises. L’orage vous a tourné la cervelle à tous.

En redescendant, elle fit part à son mari dece qu’elle avait constaté ; après quoi elle s’assit, touteessoufflée, dans le grand fauteuil en cuir, envoya Luther balayerla neige amoncelée devant la porte d’entrée, et toute la familleresta pendant quelques minutes plongés dans le silence complet.

Tout à coup l’Oncle Jerry releva sa tête qu’ilavait plongée dans ses deux mains, et demanda quel quantième demois on était.

– Le vingt-six : fut-il répondu.

– Le vingt-six février !… le jourmême où miss Moody est morte ! c’est ça ! j’aurais dûm’en douter.

Alors joignant les mains pour prier, mais sansse découvrir ni se mettre à genoux : « Que le Seigneursoit miséricordieux pour nous, et nous délivre des embûches del’ennemi ! » dit-il avec solennité.

Un silence funèbre régna de nouveau : ilne fut troublé que par la vieille horloge ressuscitée qui sonnaneuf heures, en trois fois, avec des pauses, comme il avait sonnésept heures. Chacun tressaillit.

– Peut-être Master Burleigh sera disposéà dire quelques mots de prière ? demanda Lucy d’une voixtimide et hésitante.

Burleigh regarda Tante Sarah ; mais netrouvant dans ses yeux aucun encouragement, il se tourna vers lemari.

– S’il te plaît Iry ; dit le vieuxbrave en chevrotant ; nous n’avons jamais eu autant besoin deprières, je peux le dire.

À ces mots, il quitta son chapeau, au grandétonnement de la famille.

Le maître d’école tomba à genoux, inclina sabelle tête pensive, et d’une voix très-basse, fit une prière simpleet courte, mais si touchante que des larmes coulèrent de tous lesyeux.

Chapitre 3LE PIED FOURCHU

Le lendemain deux étrangers firent apparitionau moment du déjeuner, sans dire mot. C’étaient de grands gaillardsaux larges épaules, aux regards rudes, munis de longs fusils, decouteaux de chasse et d’un sac plein de munitions : on auraitdit des trappeurs.

Où avaient-ils passé la nuit ? Commentarrivaient-ils par la porte de derrière ? S’étaient-ilségarés, ou bien n’avaient-ils pas voulu suivre la rivière ?C’est ce qu’on ne put deviner, car on ne leur adressa aucunequestion.

Ils s’assirent sans saluer. Quoique le maîtrede la maison leur eût adressé à chacun une inclination de tête, etse mirent à manger comme des affamés. Leur présence embarrassabientôt toute la famille ; on causa d’abord à mi-voix, ensuitetout bas, avec de longues pauses, puis enfin régna un silence demort. Les étrangers ne s’inquiétèrent nullement de ce qui sepassait autour d’eux ; ils étaient trop occupés à dévorer, etne levèrent pas les yeux jusqu’à ce qu’ils eussent expédié ladernière miette. Quand ont leur demanda si leur intention était derester et de coucher dans l’hôtellerie, ils ne répondirent qu’enfaisant eux-mêmes l’addition de leur repas sans oublier un poissonni une pomme de terre.

Depuis minuit le vent avait sauté au nord, etl’atmosphère éclaircie était devenu glaciale : de telle façonqu’à leur entrée dans l’auberge leurs grands manteaux étaientraides comme du carton, et leurs barbes hérissées de givre.

Le Brigadier faisait bonne contenance de sonmieux, mais on le voyait tantôt pâle, tantôt rouge, souvent absorbédans des rêveries sans suite, et dissimulant mal une secrèteinquiétude. Sa femme n’eut pas de peine à s’en apercevoir ;mais, gênée, par la présence des deux inconnus, elle n’osa demanderaucune explication.

Ils venaient d’achever leur déjeuner et lepatriarche débattait dans son esprit le point de savoir s’il leurlirait un chapitre de la Bible ou leur proposerait de faire laprière, lorsque la porte s’ouvrit doucement derrière lui, et l’onvit apparaître la face rougeaude et velue du berger. Il était pâle,hors d’haleine, et se mit à faire des signes à Luther qui, seul,regardait de son côté.

Ce dernier repoussa sa chaise et se leva poursortir.

– Où vas-tu ? qu’est-ce qu’il y aencore ? demanda sa mère.

– Rien, mère, je veux donner quelquesexplications à Paletiah concernant le sentier à faire dans la courdes vaches avant que Liddy s’en aille.

– Liddy ! où va-t-elle donc ?dit grand-père.

– Chez ses parents, pour un jour ou deux,répondit sa femme.

– Chez ses parents ! etpourquoi ?

– Oh ! dit Jerutha, elle a eu sipeur la nuit dernière, lorsqu’elle allait traire, qu’elle a déclaréqu’elle ne passerait pas une soirée de plus sous ce toit ;quand bien même vous lui donneriez la ferme, Grand-Père.

– Quelle frayeur a-t-elle eue ?

– Que dois-je faire, Grand-Mère ?voilà que Grand-Père me demande de lui raconter ça ; et vouset Tante Lucy me faites signe de ne rien dire.

– Je voudrais que vous apprissiez àmodérer votre langue, Jeruthy Jane, et à ne parler que lorsqu’onvous interroge ; interrompit aigrement la Grand-Mère.

– Ne t’inquiète pas, femme :explique-moi cette affaire, je te prie, Jeruthy.

– Voilà Grand-Père. Avant de se mettre aulit elle s’est approchée du mien toute tremblante, pouvant à peineparler, et claquants des dents ; puis, elle m’a raconté qu’aumoment où elle finissait de traire les vaches, elle les a entenduesse débattre, alors elle a levé la tête pour voir ce que c’était, etelle a aperçu une paire d’yeux monstrueux qui l’a regardaientpar-dessus la palissade : elle croit avoir vu aussi de grandescornes et une tête de cheval, la plus grosse qu’elle ait rencontréeen sa vie. Épouvantée, elle a laissé là son baquet pour se sauver àla maison ; mais avant d’arriver à la petite porte elle esttombée, et si Grand-Mère ne s’était trouvée là pour lui portersecours, on l’aurait trouvée étouffée sous la neige.

– Vous êtes folle et stupide, petitefille !

– Folle ou non, Grand-mère, je saisqu’elle n’a pas dormi de la nuit, et que, lorsqu’elle a entenducrier la vieille truie et les petits porcs, quand elle a entendules vaches briser les clôtures avec grand fracas et s’enfuir dansles bois, elle s’est levée toute égarée, jurant que jamais pluselle ne dormirait sous notre toit.

– Femme, entends-tu tout ça ?

– Oh ! assurément ! maisfaut-il faire attention à ces balivernes de gamine ? Chacunsait que Liddy est une idiote, et Jeruthy Jane dit plus demensonges que de paroles. Mais Luther attend vos ordres.

Le père fit un signe de tête en regardant laporte : Luther comprit et se précipita hors de la chambre. Lesdeux étrangers ne dissimulaient pas leur étonnement et jetaientautour d’eux des regards inquiets.

Avant qu’ils se fussent remis à déjeuner, etau moment où le vieillard préparait révérencieusement sa Bible,après avoir quitté son chapeau, la porte s’ouvrit avec violence,Luther fit irruption dans l’appartement, les yeux hagards, lescheveux hérissés, la tête nue.

– Père ! dit-il d’une voix rauque,père ! on a besoin de vous.

– Pourquoi ? Où ?

– Hors de la cour des vaches, tout prèsdes clôtures.

– On croirait qu’il a rencontré unesprit, murmura Lucy en s’adressant à l’étranger le plus proched’elle.

Mais au lieu de lui répondre par un sourirecomme elle s’y attendait, ce dernier regarda Luther et devintsérieux : ensuite se penchant vers son compagnon, il lui parlabas et tout deux lancèrent au vieillard un regard dont l’expressionfit frémir Lucy.

– Allons, père allons ! repritimpatiemment Luther ; nous n’avons pas de temps à perdre pourvoir ce que je veux vous montrer ; cela aura disparu avantnotre arrivée, si nous ne nous pressons pas.

Le vieillard s’élança avec la promptitude d’unjeune homme ; Luther le mena à la cour des vaches, derrière lapalissade, à l’endroit où Liddy avait vul’apparition : là Luther s’arrêta, tremblant, lesyeux dilatés, et, ne pouvant parler, montrant du doigt sur laneige, la profonde empreinte d’un large PIEDFOURCHU.

– Vous voyez, père ! dit-il en luiserrant le bras convulsivement ; vous voyez que la pauvreLiddy a dit vrai. C’est ici, juste ici, qu’elle a vu les grandsyeux qui la regardaient, et les longues cornes qui dépassaient lesclôtures, et la grosse, énorme tête.

– Ouais ! s’écria le père en semettant à genoux pour mieux examiner l’empreinte… C’est biença ! tout-à-fait ça ! ajouta-t-il en se relevant, aprèsune minutieuse inspection.

Et il se frotta les mains avec un air dejubilation.

– Comment ! père ! vous n’êtespas ému ?

– Pas trop, garçon, pas trop ! oùest Paletiah ?

– Chez le ministre.

– Tête de bois ! qu’a-t-il besoin duministre ? je voudrais le savoir.

– Mais, père ! est-ce un PIEDFOURCHU, oui ou non ?

– Certainement !

– Est-ce une piste d’animaux duvoisinage, de nos bestiaux ?

– Non, mon garçon, assurément.

– Eh bien ! alors ?

– Mes raquettes pour marcher sur la neigesont-elles en état ?

– Oui, père, mais… ?

– Et mon brave vieux fusil, est-il prêt àfaire feu ?

– Tout prêt : bien sûr. Mais, monbon, mon gracieux père, à quoi pensez-vous ?

Le vieux bonhomme sifflota, se baissa denouveau, écarta la neige, donna un dernier coup d’œil àl’empreinte, et se remit à se frotter allégrement les mains.

– Père ! je dis… père !Penseriez-vous à marcher, raquettes aux pieds et fusil en maincontre… le vieux Scratch en personne ?

– Ah ! j’y songe… Luther ! ilnous faudra quelques braves petits chiens, bons quêteurs, ardentssur la piste, légers à ne pas briser la croûte de la neige, etcapable de souffler sur les talons de n’importe qui, le vieuxScratch ou un cariboo.

– Nous n’en manquerons pas : il y ena pour le lapin, le renard, le loup même ; et ardents, je vousen réponds : mais, que ne prenez-vous le vieux Watch ? Ila la mâchoire solide, et ce qu’il tient, il ne le lâche plus :nous pourrions lui adjoindre une demi-douzaine de gros dogues de saforce.

– Pas de grosses bêtes, Luther, mongarçon ! Ce serait les mener à la boucherie : j’en ai vuqui étaient lancés à vingt pieds en l’air et qui, en retombant,cassait la croûte de la neige et y disparaissaient pourtoujours.

– La mort… ! vingt pieds enl’air… ! Mais à quoi pensez-vous, père, à quoi… ?

– Luther !

– Sir.

– Vous faites-vous une idée de ce quesignifie ce pied fourchu ? à genoux, à genoux, garçon !étudiez-moi ça !

– Oui, père !

– Bien ! et… qu’enpensez-vous ?

– Ouf ! certainement, c’est le pieddu vieux Gentilhomme (du diable), je le reconnais bien.

– Vous n’êtes pas sot, Luther !

Le jeune homme commença à perdre contenance etse mit à regarder autour de lui : l’attitude de son pèrel’étonnait ; il ne l’avait jamais vu de si belle humeur. Levieillard semblait rajeuni ; sa parole et son geste avaientune ardeur juvénile, railleuse, un entrain incompréhensible.

– Luther !

– Quoi, Père ?

– Que direz-vous si je vous apprends quececi est une trace de Renne.

Luther leva les mains avec un cri.

– Un pied de Moose, père ! qui aentendu parler de Moose dans cette contrée ? Êtes-voussûr ?

– Si je suis sûr ! n’ai-je paschassé le Moose du Canada au Labrador, et tout le long du SaintLaurent, pendant cinquante années ? Est-ce que je ne dois pasles connaître, hein ?

– Hurrah ! pour vous,Père !

– À vrai dire, je n’en avais jamais vupar ici. Ces animaux n’aiment pas l’odeur de la mer, je n’en aiaperçu aucune trace jusqu’à ce jour : mais nous l’aurons biensûr ; aussi vrai que je m’appelle Jérémiah Hooper. Allons,allons ! en avant les raquettes, les fusils, lescartouchières, les sacs à balle, les chiens et deux ou trois bonsvoisins ! Dis à Paletiah de préparer deux ou trois couverturede laine, des peaux de mouton ; nous allons rentrer et fairenos préparatifs de voyage.

– Mais vos rhumatismes, Père ? Neprendrez-vous pas vos béquilles ?

– Mes béquilles ! mescrochets ! et quant à mes rhumatismes, mon garçon, pare-moicette botte.

En disant ces mots, l’allègre vieillard enlevad’un coup de pied le chapeau de Luther, sur sa tête, et le fitvoler dans les branches d’un arbre. Le Brigadier avait été fameuxlutteur dans son temps ; le tour qu’il venait de faire étaitune passe à laquelle il n’avait jamais rencontré deparade.

Ces démonstrations joviales rendirent Lutherplus heureux, il respira librement et se trouva merveilleusementdisposé à répondre à sa mère qui l’appelait du seuil de laporte.

– Eh ! Oui, mère ! nous sommesà vous dans un moment, s’écria le vieillard qui pensa seulement àson déjeuner interrompu et au chapitre de la Bible.

Au même instant il prit le galop avec lalégèreté d’un Rhinocéros, et arriva dans la cuisine suivi de Lutherqui pouvait à peine lui tenir pied.

Sur leur passage ils rencontrèrent Burleighdebout à l’entrée du vestibule : l’Oncle Jerry remarqua qu’iltenait à la main un chiffon de papier froissé. Le maître d’école,d’un air consterné, tournait et retournait cela en tous sens commes’il eut cherché jusque dans la contexture du papier un nom, unedate, une adresse.

– Holà ! dit le facétieuxpatriarche, s’arrêtant une seconde au milieu de la neige :quoi de nouveau, ami Burleigh ? Tes yeux sonttroublés ?

– Oncle Jérémiah connaissez vous cetteécriture ? Ne lisez pas ! dites-moi seulement si vous laconnaissez.

Le vieillard prit le chiffon, le regarda etsecoua la tête :

– Jamais vu, jusqu’à ce jour. Qu’est-ceque c’est ?

– Excusez moi ; c’est un secret quiest tombé en ma possession par hasard ; je n’oserais en fairepart à personne avant de l’avoir approfondi.

– Allons ! allons donc !père ! Et vous aussi Master Burleigh ! criait la TanteSarah, finissons de déjeuner pour être libres de vaquer à nosaffaires. La Bible est ouverte, elle vous attend.

Tous deux entrèrent, se mirent à table, etaprès la lecture d’un chapitre, les étrangers furent invités à direla prière. Chacun d’eux refusa d’un air embarrassé ; alors oneut recours au maître d’école qui récita les grâces d’unevoix tremblante. À peine eut-il fini que, repoussant sa chaise enarrière, il courut dehors. Mais son absence ne fut paslongue : quand il revint, chacun remarqua qu’il était pâlecomme un mort et que ses yeux portaient des traces de larmes.

Au bout d’un instant il se rapprocha de Lucyet lui demanda si elle voudrait lui accorder cinq minutesd’entretien dans la chambre voisine.

– Certainement, répondit-elle d’une façonhésitante et chagrine, et elle le suivit aussitôt.

Il commença par fermer la porte, assura leloquet, ouvrit les volets ; ensuite, lui montrant le chiffonde papier, lui demanda :

– Vous en souvenez-vous ?

Surprise et émue, elle ouvrit la bouche pourrépliquer, et chercha à s’emparer du papier : n’ayant pu yréussir, elle resta muette, se laissa tomber sur une chaise et secouvrit le visage de ces deux mains en sanglotant à se briser lecœur.

– Rendez-moi ce papier, sir !dit-elle en reprenant sa présence d’esprit : en même tempselle se leva et s’approcha très-près de Burleigh, le visage irrité,les yeux ardents.

– Excusez-moi pour un moment, Lucy. Jevous le remettrai lorsque j’aurai encore échangé quelques parolesavec vous : mais, encore une fois, pardon.

– L’avez-vous lu, sir ?

– Oui.

– De quel droit, je vous prie ?

– Je vais vous le dire : pourchercher la signature, mes yeux ont couru rapidement jusqu’à lafin ; n’y trouvant ni adresse ni signature j’ai été obligé dele lire.

– Obligé… ! ah ! etpourquoi ?

– Pour savoir à qui ilappartenait.

– Me permettrez-vous de demander, Sir,comment vous avez trouvé cela ?

– Sur les marches de l’escalier, il y aun quart d’heure, comme j’allais à la vacherie… vous lelirai-je ?

– De tout mon cœur, Sir ! Et à hautevoix, s’il vous plaît.

– Vous ne voulez pas vous asseoir pendantcette lecture, Miss Day ?

– Non M. Burleigh, je préfère resterdebout.

Le maître d’école se mit à lire lentement etavec une apparence de grand calme ; mais le papier tremblaitdans ses mains, et tressaillait aux palpitations tumultueuses deson cœur. L’expression de sa voix vibrante parut troubler la jeunefemme, car elle se détourna vers une fenêtre pour cacher son visageau lecteur.

L’écriture était griffonnée, le style décousu,le début abrupte ; tout dénotait une précipitation extrêmechez l’auteur de ce billet, ainsi conçu :

« TRÈS CHÉRIE. – Un mot seulement :je remets en vos mains la conduite de toute l’affaire. Si vousn’êtes point encore mariée avec ce Burleigh, au reçu de laprésente, je vous prie de me faire savoir votre résolution suprême.Le reste me regarde.

Le vieux chasseur de rennes sera pour moi, caril était l’ami de mon père et de mon grand-père : quand ilm’aura vu, (ce qui aura lieu bientôt), son assistance ne me ferapas défaut. Je vous répète, très chérie, ce que je vous ai ditdéjà ; il m’est impossible de vivre sans vous, cela ne serapas. J’ai trop souffert, trop attendu : malheur à l’homme quis’interpose entre nous, ma patience est à bout. Aimez moi bien, machérie, et espérez. À vous pour la vie. – Ce 26 Févr. – E. O.F »

Cette lecture finie, le jeune homme tendit lepapier à Lucy en lui disant :

– Avez-vous quelque explication à mefournir ?

– Aucune.

– Quelque question àm’adresser ?

– Une seule. Si j’ai bien compris, vousm’avez dit avoir été obligé de lire cette lettre parcequ’elle était sans signature, et que vous vouliez en connaîtrel’auteur ou le possesseur.

– Vous avez parfaitement compris. Je n’aipas dit qu’il n’y eût point d’initiales ; mais je ne sais pasce que signifient les lettres E. O. F ; cela ne m’a rienappris de les voir.

– Encore une question, s’il vous plaît,je présume, sir, que, lorsque vous avez lu ce passage :« … Si vous n’êtes point encore mariée avec ceBurleigh » il ne vous a pas été difficile de deviner lapersonne à laquelle s’adressait la lettre.

Le maître d’école inclina la tête enrougissant fortement.

– Et alors, continua impérieusement lajeune femme, se redressant avec un air de princesse offensée… etalors, sir, vous avez néanmoins achevé la lecture, sachant bience qui n’était pas. Bonjour, sir.

– Un moment, Lucy !

Elle sourit dédaigneusement, et lui fit signede la tête qu’il pouvait parler.

– J’ai une question à vous adresser.

– Dites.

– Connaissez-vous la conversation quej’ai eue avec votre tante, hier soir, concernant notremariage ?

– Notre mariage !

– Notre projet de mariage,veux-je dire.

– Eh bien ! oui.

– L’avez-vous chargée de me dire ce quevous ne vous sentiez pas le courage de me dire vous-même ?

– Oui, sir.

– Et pourquoi n’êtes-vous pas venue àmoi, avec votre loyale franchise, cette franchise sans peur et sansreproche que j’aime tant en vous ;… pourquoi, Lucy, n’ai-jepas entendu vos lèvres elles-mêmes m’apporter ce tristemessage ? Je l’aurai mieux supporté !

– Je ne le pouvais, sir, vous le savezbien ; je vous connais trop bien ; je vous respectetrop ; j’ai trop pitié de vous.

– Pitié ! Lucy ? Aucunsentiment plus tendre que la pitié ne vous a retenue… ?

– Je n’ai plus rien à vous dire, monsieurBurleigh. Bonjour, sir.

– Dieu ait pitié de moi, Lucy ! Jene puis vous quitter ainsi : je tremble pour l’avenir… etplutôt sur vous que sur moi.

– Vous êtes trop bon, sir.

– Et vous n’avez pas d’autre explicationà me donner ?

– Non, sir.

– Et nous voilà séparés,… nous nousquittons…, nous qui avons vécu ensemble, nous aimant sitendrement ;… nous sommes perdus l’un pour l’autre,… (sais-jepourquoi… ?) et vous ne me dites rien pour alléger cettemontagne de tristesse qui va m’écraser… ?

Sa voix s’altéra. Lucy détourna la tête ;des larmes roulaient sur ses paupières.

– Votre main, je vous prie, pour unmoment.

Elle laissa retomber sa main sur le côté.Burleigh la saisit entre les deux siennes, et se disposait à lespresser contre ses lèvres lorsque la jeune femme s’arracha à sonétreinte et s’enfuit. Le maître d’école ne la vit plus, jusqu’aumoment où il vint rejoindre le groupe de chasseurs réunis pourchasser l’énorme caribou qui, depuis plusieurs jours, mettait enémoi tout le voisinage.

Lorsque le Brigadier eut finit la lecture, etque Burleigh eut dit deux mots de prière, la Tante Sarah voulutqu’on lui expliquât les mystères de la vacherie : ce fut chosefacile.

– Une piste de moose, si près de lamer ! dit un des étrangers, que pensez-vous de ça, Bob ?Ajouta-t-il en frappant dans le dos de son compagnon un coup depoing de force à faire rouler dans le feu tout autre individu moinsmassif et moins robuste que lui.

– C’est vrai, Joë, je ne l’aurai pas cru.Si vous n’avez pas vos raquettes, je retourneraivolontiers jusqu’au campement pour les chercher, afin qu’on puissese lancer à la poursuite du renne. J’ose dire, mon vieux gentleman,s’il vous plaît.

Le Brigadier le regarda fixement sans riendire jusqu’à ce que l’autre eût baissé les yeux enmurmurant :

–… Brigadier, s’il vous plaît.

Alors le vieillard se dérida, fit un signe, etla conversation s’engagea activement. Les deux étrangersconnaissaient parfaitement de réputation le vieux chasseur derennes, ils se montrèrent très-empressés de l’aider autant qu’ilspourraient.

– Nous avons suivi sa piste pendanttrente milles, et nous l’avons perdue au milieu des bois,là-haut ; dit le plus âgés des voyageurs en montrant du doigtla cime du coteau le plus éloigné.

– Il doit avoir plus d’un yard de taille,observa le vieillard ; si nous commençons vivement la chasse,nous l’aurons, aussi sûr que voilà un fusil ; avant quatrejours nous dépisterons sa femelle et peut-être un ou deux jeunesqui doivent marcher avec lui. Mais ce sera une rude besogne.Avez-vous remarqué s’il a brouté quelque part ?

– Pas beaucoup : si vous voulez,nous vous conduirons à l’endroit où nous sommes tombés sur sapiste ; vous verrez ses glissades sur la neige, sespercées dans les broussailles, et les traces de sang laisséespar les écorchures que la glace rompue faisait à ses jarrets.

– Oh ! oh ! beuglait-ilfort ? demanda le Brigadier trépignant d’ardeur, et incapablede se contenir pendant que Luther préparaient les vivres, lescouvertures, les raquettes, les peaux de mouton.

– Certes oui ! On aurait cruentendre une horde de buffles dans une gorge de montagne, plutôtqu’un moose solitaire ; n’est-ce pas Joë ?

Joë fit un signe d’assentiment et visitaamoureusement l’amorce de son fusil qu’il avait dressé contrel’appui de la cheminée.

Luther et Paletiah reparurent ployant sous lesmunitions.

– Il nous faudra des traîneaux,garçon ! cria le Brigadier en tambourinant des deux mains surla table.

– Ils sont prêts, Père ! plutôt deuxfois qu’une.

– Bien ! N’oublions pas de prendreaussi de l’avoine, quelques bottes de paille, des haches, deux outrois bouts de planches, une scie ; tout ce que qu’il faudrapour établir un campement.

– Pensez-vous suivre le sentier dont nousvous avons parlé, général ? demandèrent les étrangers.

Le vieux brave tressaillit ; ce titre nelui avait pas été donné depuis qu’il avait quitté le service.

– Non, répondit-il, car il traverse desbois trop fourrés ; ne trouvez-vous pas ?

– C’est juste.

– Où avez-vous trouvé les premièresempreintes ?

– Près du Lac Moose-Head. (Tête demoose).

– Ah ! Et il y avait des pas devache ou de veaux ? ou bien une piste ?

– Celle du mâle, sir, et rien de plus.Nous l’avons entendu bondir dans le fourré par-dessus les arbres,il y a même un endroit où nous avons vu des écorces rongées.

– C’était large ?

– Comme votre jambe, sir.

Luther ouvrit de grands yeux.

– Comment font-ils pour brouter de sigrands morceaux d’écorce ?

– Ils se levèrent sur les pieds dederrière, tant haut qu’ils peuvent, avec leur premier andouillerils font une profonde incision dans le tronc, ensuite leurs dentsincisives achèvent l’opération ; ils arrachent ainsi deslambeaux de sept ou huit pieds quelquefois.

– Est ce possible !

– Ah ! mais oui ! et souventils broient des arbustes qui ont plus d’un pouce de diamètre. Maisnous perdons là un temps précieux à bavarder. Allons !Luther ! En avant les paquets ! Paletiah ! Harnacheles chevaux ! Femme donne-nous de tondouble-saur !

Les étrangers se regardèrent en entendant cemot bizarre.

– Vous ne connaissez pas ça ! Nousappelons ainsi un friand hachis de poisson salé et de pommes deterre : c’est la nourriture de voyage. Mère ! Tu sais cequ’il nous faut ? du porc fumé, du riz grillé à l’indienne,des pommes, du gâteau de noix, du café, de la mélasse, un baril deSanta-Cruz ou de la Jamaïque, un flacon de thé.

– Ah çà ! vous allez donccamper ?

– Tout juste.

– Pardon, mister, continua le Brigadieren se tournant vers celui des voyageurs qui paraissait s’intéresserle plus à ces préparatifs : permettez-moi deux ou troisquestions avant cette explication qui fera de nous des compagnonsfidèles dans le désert.

– Questionnez, sir.

– À quelle distance sont les premiersarbres écorcés ?

– Environ trois milles à vold’oiseau.

– Quelle espèce d’arbres a étéattaquée ?

– Les érables, en général c’est du grosbois.

– Oh ! oh ! ah ! s’écriale vieux chasseur en faisant un entrechat ; vous êtes sansdoutes de vieux chasseurs, et vous connaissez cescréatures ?

– Non ! nous sommes des novices,général ; mais le bruit de votre réputation nous aattirés ; nous sommes venus pour prendre vos leçons.

– Vraiment ! votre nom s’il vousplaît ?

– Frazier. Sans doute vous n’avez pasoublié votre vieux major, Bob Frazier ?

– Non pas !

– Eh bien ! sir, nous sommes deux deses fils : au premier appel, huit autres garçons plus grandsque nous sont prêts à partir.

– Et comment va le vieuxgentleman ?

– Il est mort il y a cinq ans. Mais nosaînés nous ont parlé de vous.

– Oh ! oh ! encore unequestion, s’il vous plaît ?

– Dites, sir.

– Avez-vous remarqué si les arbresavaient été broutés avant ou après la chute de la neige ?

– Non : mais qu’est-ce que celasignifierait ?

– Cela veut dire que si c’est avant,notre moose est loin maintenant, il faudra joliment courir pour lerattraper. La piste sur la neige est-elle large ?

– Oh oui… vous avez dans l’idée qu’il yen a un troupeau ?

– Seigneur ! La mère et ses petitsveaux : il y en a presque toujours deux. Le mâle chemine entête, après lui les jeunes, la mère les suit.

Luther vint interrompre la conversation, encriant :

– Tout est prêt, Père.

Alors ce fut un concert bizarre ; desclochettes, des traîneaux, les jappements des roquets, les sourdsaboiements du vieux Watch, se mêlaient à l’envie, de façon à sefaire entendre à un mille à la ronde. Chacun s’enveloppa de peauxde moutons, prit ses mitaines et se présenta en complet attirail devoyage.

Le thermomètre marquait vingt degrés audessous de zéro, il fallut prendre des voiles pour garantir le nez,les yeux et les lèvres.

– Tu viens avec nous Iry, hein ?demanda l’Oncle Jerry au maître d’école qu’il trouva debout sous leportail, une carabine sous le bras, encapuchonné d’une vaste peaude loup. – Comme tu es pâle ! Qu’est-ce qu’il y adonc ?

– Ce n’est pas la peine d’en parler,sir.

– Nous n’avons jamais chassé le moose,hein ?

– Quelquefois.

– Hurrah ! pour toujours ! criaJerutha ; c’est moi qui partirais bien aussi !

– Bonté du ciel ! répliqua TanteSarah ; avez-vous jamais vu ? Ça chasserait le moose, enquittant le berceau !

L’Oncle Jerry se mit à rire et à danser avecune agilité qui étonna tout le monde ; en même temps ilfrappait sur l’épaule de Burleigh :

– Mais as-tu rapporté de la chasse,hein ?

Le maître d’école secoua la tête avec unsourire, sans répondre, et se retourna tout à coup. Une portevenait de s’ouvrir derrière eux, dans le corridor, et l’onentendait le chuchotement des enfants qui paraissaient s’exciterentre eux à faire quelque chose de hardi.

– Oh ! quelle bêtise !na ! dit tout à coup Jerutha ; pourquoi ne pas luisouhaiter un bon voyage ? n’est-il pas de la famille ? situ avais vu seulement comme il est pâle !

Lucy était dans l’ombre derrière les enfants,se dissimulant de toutes ses forces.

– Et maintenant, dit la Tante Sarah, jesuppose que nous avons l’explication de tout le tumulte qui nous atenus éveillés la nuit dernière ?

– Certainement, répondit son mari ;c’est le moose qui est venu regarder par-dessus les palissades etqui a tant effrayé les bestiaux.

– Voilà qui explique les frayeurs deLiddy.

– Bien sûr ! ajouta le vieuxchasseur en s’éloignant sans autre explication, car les deuxétrangers paraissaient s’impatienter de l’attendre.

– Mais les chuchotements et les bruitsqui couraient de la cave au grenier, dis donc, mon homme, est-ceque le moose y est pour quelque chose ?

– Ma foi non !… peut-être nos jeunesamis pourraient nous donner quelque explication à ce sujet,continua le vieillard en lançant un coup d’œil aux deuxvoyageurs.

Ils secouèrent négativement la tête.

– Voyez-vous quelque inconvénient à nousfaire connaître le lieu où vous avez passé la nuit ?

– Pas le moins du monde ! Nous noussommes égarés et nous avons passés tout notre temps à bataillercontre la neige.

– Mais, quand vous avez eu notre maisonen vue, quelle heure était-il ?

– Le jour commençait.

– Et vous n’étiez ici ni dans la soiréeni dans la nuit ?

– Ici ! non vraiment ! voussavez bien quand nous sommes arrivés.

– Oui ! et vous ne vous êtes arrêtésnulle part en route ?

– Mais non ! pourquoi cesquestions ?… Nous avons pataugé dans cette infernale neige,sans raquettes, depuis avant hier jusqu’à ce matin, au moment où enarrivant chez vous, nous vous avons trouvés déjeunant tous.

– Bon ! observa Tante Sarah, voiciencore que les étrangers ne sont pour rien dans cette affaire.

– Bon ! Bah ! Hop ! !dit en écho l’Oncle Jerry ; laisse donc cette question, Iry,ajouta-t-il en saisissant par le bras le maître d’école quis’apprêtait à faire une réponse ; il sera toujours temps del’éclaircir quand nous aurons tué le moose.

Et il le poussa dehors vivement : lejeune homme se laissa faire avec son sérieux accoutumé.

– J’ai à te parler, Iry, murmura l’OncleJerry, de manière à n’être pas entendu de sa femme.

Mais rien ne pouvait échapper à la fineoreille de la matrone, car lorsque la lourde porte fut retombéeavec bruit, et que la bande joyeuse fut à quelques pas, la vieillefemme joignit ses mains en secouant la tête et s’écria :

– Voilà, voilà encore un mystère !Cet Iry Burleigh sait tout ! Il est au fond de tout ça…

Elle s’arrêta court en apercevant près d’elleLucy qui suivait de l’œil le départ des chasseurs.

– Pourquoi avez vous jeté un cri tout àl’heure, Lucy Day… ? Pourquoi cette pâleur ? il n’y aaucun danger à la chasse du moose, pour un homme qui s’y entend.Allons ! allons ! enfant, du courage.

Lucy essaya vainement de sourire ; sesyeux humides, sa main crispée froissa le papier caché dans sapoitrine, elle ne répondit rien.

– Allons ! Au rouet, mignonne !continua la vieille femme ; voilà le moment d’entamer quelquevieille complainte comme vous savez si bien en chanter,travaillons.

– Oui, Tante !

Une minute plus tard elle était assise devantson petit rouet, et filait avec une fiévreuse activité, comme sic’eut été là son unique souci.

Après un court silence qu’interrompaitseulement le bruit du rouet et la respiration de Lucy, un grandtapage s’éleva encore, près de la maison : on eut dit unebande de gamins sortant de l’école.

– Oh ! La là ! cria la TanteSarah, voilà Jeruthy Jane avec toute la marmaille qui se culbutenten traîneaux ; ils vont se rompre le cou ! ah !coquins et coquines ! dit-elle aigrement en ouvrant lafenêtre, attendez-moi ! attendez… !

La bande folle prit le galop et disparut dansun tourbillon de neige.

Chapitre 4LE CAMPEMENT

L’Oncle Jérémiah était un magistrat, nommé àla majorité dans le Town-Meeting ; il aurait donc eule droit de requérir, par corvée, des travailleurs pour frayer lesroutes ; mais la croûte glacée de la neige est assez fortepour porter le plus lourd traîneau avec son double attelage, alorsmême que les chevaux eussent marché au galop.

– En avant les enfants ! çava ! cria le Brigadier lorsque la marche fut commencée.

– Ça va ! Père, réponditLuther ; rien ne nous empêche de trotter rudement jusqu’à ceque nous ayons atteint les bois.

– Bien sûr ! et pourquoi neferions-nous pas une vingtaine de milles avant d’y arriver ?Quand nous serons dans les fourrés nous ne pourrons franchir quedouze milles par jour, au plus. En tous cas, il faut nous attendreau dégel, sans quoi nous aurons à camper une semaine ou deux ;n’est-ce pas, Iry ?

Le maître d’école fit un signed’assentiment ; tout à coup son compagnon, le plus âgé desFrazier, tressaillit, et le regarda avec curiosité.

– Iry ! Ira !murmura-t-il ; votre nom n’est-il point Burleigh.

– C’est mon nom, sir ; IraBurleigh.

– Mais ! Seriez vous ce garçon quidevait se marier prochainement ?

Le visage du maître d’école passa par toutesles couleurs de l’arc-en-ciel, et il se disposait à répondre,lorsque l’autre partit d’un grossier éclat de rire, puis serapprochant de son frère qui occupait le second traîneau :

– Par ici, Joë, par ici ! luicria-t-il, range-toi contre mon Sleigh (traîneau). Pardon,général ; j’ai deux mots à dire à Joë, ajouta-t-il en posantlourdement sa main sur les rênes, au grand étonnement de l’OncleJerry.

Joë fit ce que demandait son frère :

– Quoi de nouveau Bob ? Dit-il en sepenchant vers lui.

– Que penses-tu de ce mariage, Joë,hein ?

– Oh ! Malheur ! Ne me parlepas de noces ici ! Je n’en veux pas entendre un seul mot. Sije n’avais pas promis à Ned de tirer au clair cette mauditeaffaire, je veux être pendu si je m’en occuperais. QueDiable ! As-tu à me tracasser pour ça, Bob ?

– Si tu savais retenir ta langue devantles étrangers, nous verrions une bonne farce, Joë.

– Voilà, général, voilà ! Encore uneminute, nous allons marcher comme l’éclair. – Tu sais ce que frèreNed nous a dit en nous racontant ce qu’il y avait dans l’air… et ceque nous lui avons promis ?

– Eh bien ! qu’as-tu à me regardercomme si tu te cassais les dents sur une boulette de beurre ?N’avons-nous pas été muets ? N’avons-nous pas tenu notrepromesse ?

– Tiens-toi bien ! Regarde cegarçon, là, à côté de moi.

– Je le vois, après ?

– L’as-tu déjà vu quelque part ?

– Jamais.

– Le reconnaîtrais-tu s’il lui prenaitenvie de marcher sur nos talons ?

– Certainement.

– Joë !… c’est M. Ira Burleigh.

– Tonnerre ! Que me dis-tu ?Comment as-tu su cela ?

– Il n’y a pas plus de cinq minutes.

– C’est par le grand chasseur de moose,hein ?

L’Oncle Jérémiah dressa l’oreille et regardaFrazier.

– Oui, Joë, j’ai fait un pari avec leBrigadier lui-même, si la vérité est connue.

– Ah ! C’est comme ça, frère ?répondit Joë à voix basse, cherchant à distinguer les traits deBurleigh sous son capuchon, et sifflant d’une façon si comique quele Brigadier ne put s’empêcher de rire.

– En avant ! en avant !garçons ! cria-t-il tout à coup, en craignant les rênes etmettant les chevaux au triple galop ; Hurrah ! Pour lefutur ! Trois bans pour le fiancé !

Le maître d’école se tourna brusquement verslui, la main sur la crosse de son fusil, prêt à faire une réponseviolente ; mais après un court combat intérieur, il relevavivement son capuchon et donna une claque sur la cuisse du mauvaisplaisant, si fort qu’il en ressauta. Le Brigadier prit un airembarrassé, personne ne dit mot et un silence de mort régna pendantque les chevaux, blancs d’écume et de givre, soufflaient au sommetd’une rude côte.

Burleigh et l’Oncle Jerry se regardèrent à ladérobée cherchant à comprendre ce que tout cela voulait dire, et nesachant comment concilier le mutisme préalable et la grossièreloquacité actuelle des deux voyageurs.

Néanmoins, ce petit incident n’eut pas desuites, et jamais partie de chasse ne fut plus joyeuse, plusbruyante, plus animée ; il y avait quatre traîneaux atteléschacun de trois chevaux, et de nouvelles recrues vinrent s’yjoindre avant qu’on eût quitté les bords de la rivière. Les petitschiens étaient exaspérés d’ardeur ; ils sentaient la poudre etcomprenaient très-bien qu’il s’agissait de quelque gibier solennel,plus important que l’ours, le loup, ou le renard, voire même lecariboo. Aussi quels bonds ! quelles culbutes ! Parfoisla meute entière disparaissait sous la neige trépignée tropétourdiment, et ne reparaissait à la surface qu’après s’êtreouverte une voie souterraine. Le vieux Watch ne partageait pointces idées folâtres, et gardant son sérieux d’une façonimperturbable se réservait pour les grandes occasions.

On courut vaillamment pendant près d’une heuresur la lisière des grands bois, mais bientôt il fallut traverserdes fourrés presque impraticables. La neige amoncelée etmoutonnante comme les vagues de la mer opposait aux chevaux decontinuels obstacles qui les faisaient souvent culbuter entraînantavec eux les traîneaux. Mais tout l’équipage était bientôt remissur pied et la course continuait avec une nouvelle ardeur.

Il ne faisait presque pas de vent ; maisle froid était rude ; il gelait à pierre fendre. Tous lesérables à sucre avaient leurs écorces largement crevassées ;c’était un temps favorable pour la récolte du sucre. Seulement lesgelées extraordinaires qui venaient de se déclarer avaient arrêtétous les travaux ; les chasseurs aperçurent, sur leur route,de nombreux établissements forestiers abandonnés, demi-ensevelissous la neige ; les nombreux fourneaux, marmites, chaudrons etcuves étaient gelés et disloqués par la rigueur excessive de latempérature. Toute une armée de travailleurs venus des quatre coinsde l’horizon avaient disparu comme une volée d’oiseaux depassage.

Le Brigadier profita d’un campement encoreassez bien frayé pour y faire halte, donner à boire et à manger auxchevaux. Son premier soin fut de rompre le silence qui lui pesait,et de rétablir la bonne harmonie dans la petite troupe.

– Y a-t-il des érables à sucre dans votrepays ? demanda-t-il à Frazier aîné.

– Oh ! oui ! ils forment bienle quart de nos forêts.

– Diable ! Faites-vous dusucre ?

– Pas beaucoup. Nous ne sommes pas assezpatients. Mais les Français en fabriquent passablement.

– Quelle récolte produit un arbre chezvous ?

Frazier hocha la tête et regarda le maîtred’école comme pour l’appeler à son secours. Ce dernier qui luigardait encore un peut rancune, ne se pressa pas de répondre à cemuet appel ; néanmoins, voyant dans les yeux du jeune hommeune intention conciliatrice, il se prêta de bonne grâce à faire lapaix.

– Je crois, sir, dit-il, que sous lalatitude dont il s’agit, le rendement d’un arbre ne doit pasexcéder deux pounds (livres).

– Pas plus que ça ! interrompit leBrigadier ; comment, farceur ! ici on tire jusqu’à sixpounds par pied de bonne venue comme ceux que nous voyons. Tu lesais bien, Iry.

Le maître d’école fit un signe affirmatif.

– Et cette année je gage qu’on passerasix. Qu’en penses-tu, Iry ?

– Je le crois, jamais saison ne fut plusfavorable ; je n’avais, aussi, jamais vu tant de cabanes et defourneaux.

– Oui vraiment ! J’en suisépaté.

Frazier, à ce mot, partit d’un gros éclat derire, et la cordialité régna sans le moindre nuage.

Midi était arrivé ;… l’heure du dînerlorsqu’on était au logis : le Brigadier n’eut garde del’oublier. Après avoir réuni tous les joyeux convives, y comprisles chiens, il plongea les mains sous les couvertures, dans lesmystérieuses profondeurs de son traîneau, et retira toute unecargaison de vivres solides et friands, de liquides aussi agréablesà voir et à sentir qu’à boire. Puis, se sentant en gaîté, il bondità pieds joints hors du sleigh et retomba sur ses pointes aussilégèrement qu’eût pu le faire Fanni Essler ou toute autredemi-déesse aérienne.

Le repas commença et fut signalé par laprodigieuse prouesse de mâchoires. Dès ce moment les chasseursavaient cessé d’être solitaires ; de grands corbeauxgrisonnants, commencèrent à tournoyer autour d’eux attendant lesrestes du festin ; plus d’un écureuil voltigea de branche enbranche dans leur voisinage ; pendant que gagnantsilencieusement le dessous du vent, un grand loup maigre ou unrenard explorait les broussailles, en flairant avec inquiétude etconvoitise ces odeurs inusitées d’hommes et de pâtés, de chevaux etde grillades, de chiens et de poissons frits.

Le bruit de la cavalcade avait aussi excitél’attention des habitations disséminées çà et là sur la litière desbois : des forestiers, des trappeurs, des settlers, étaientaccourus pour voir passer cette chasse bruyante ; les uns,arrivés trop tard, n’apercevant rien, avaient frissonné en pensantque ce pouvait bien être la chevauché fantastique des huitjoueurs de quilles, ou une vision de l’autre monde ; lesautres, après avoir observé les empreintes des traîneaux, et cellesdes chevaux, avaient regardé d’un air de méfiance dans la directionde la vieille hôtellerie, bien connue pour être hantée, et avaientgrommelé quelques mots impolis à l’adresse du Vieux Chasse-Diable,autrement dit l’Oncle Jerry.

Mais, en vérité, le digne homme s’inquiétaitbien peu de ce qui était autour de lui ou derrière : avant etaprès le dîner, siffler une copieuse goutte deBrandy ; bien manger, bien rire, parler joyeusement, ce fut,pendant une heure, son unique affaire ; après quoi la galopaderecommença avec accompagnement obligé de grelots d’aboiements, etde cris joyeux. Watch lui-même, le vieux Watch se répandit engambades, en mugissants aboiements, comme s’il eut rajeuni ainsique son maître.

Vers la tombée de la nuit tout ce fracas futapaisé, il fallut songer au repos. Les roquets furent rappelés etattachés, avec permission de se coucher dans les traîneaux.

L’Oncle Jérémiah remarqua dans le temps dessignes précurseurs du dégel ; il en fit l’observation àBurleigh :

– Si l’atmosphère est assez radoucie,après demain soir, dit le jeune homme, nous pourrons marcher avecnos raquettes, nous laisserons les chevaux au campement.

– Oui, Iry, il y a chance pour cela, jevois que vous connaissez l’affaire, quoique, à mon avis, vousn’ayez jamais dû voir de moose dans ces montagnes. Si nousmanœuvrons bien, nous serons bientôt sur les talons de cegaillard-là ; dans tous les cas, nous sommes sûrs de la vacheet des veaux, si le mâle est obligé de faire la trace.

– Ne nous pressons pas, sir ; voicile moment de camper ; il nous faut encore un jour pouratteindre la piste.

À ce moment un chien aboya ; un autre luirépondit ; il n’en fallut pas d’avantage pour mettre sur piedtoute la meute qui se mit à crier du haut du gosier.

– Paix là ! paix canaillée !hurla le Brigadier en joignant aux paroles l’éloquence du fouet. Ilne faut pas leur laisser faire tout ce vacarme qu’on pourraitentendre à cent milles à la ronde ; le moose en prendral’alarme. Bon ! voilà encore ! On va vous museler,mauvaise race ! Sans quoi vous ne ferez que des sottises.

– Comme vos yeux brillent, masterBurleigh dit tout à coup Luther après un long silence.

– Là ! là ! doucement dit leBrigadier ; la jeunesse doit apprendre à tenir sa languemuette… elle fera bien de commencer ce soir.

– D’autant mieux, répliqua Burleigh, quele simple bruit d’une branche rompue fait souvent fuir le moose àvingt ou trente milles tout d’une traite : ça a l’oreille sifine ! Les Indiens, qui l’appellent « Aptaptou »,prétendent qu’il entend l’herbe croître et les étoiles marcher.

– Voici une expédition magnifique, et unbeau temps, Ira, hein ?

– Mieux que ça, incomparable si nouspouvons marcher en raquettes comme je l’espère… Oui, le vent achangé, l’air se radoucit.

– C’est bien ce qu’il nous fallait,reprit joyeusement le Brigadier en se frottant les mains. Où sommesnous, à peu près ? demanda-t-il à Bob Frazier.

Celui ci roula des yeux inquiets autour delui, regarda tour à tour les collines et les vallées, puis ilchercha à sonder l’épaisseur des bois ; enfin il leva les yeuxen l’air murmurant quelques mots sur « l’Étoile polaire »et ne sut que dire ; il avait l’air tout ahuri etdéconcerté.

Le Brigadier le contemplait avecinquiétude ; Burleigh, toujours imperturbable, gardait unetranquillité parfaite, mais de singulière apparence.

– Je vous déclare, Général, dit enfinFrazier, que je suis tout dérouté. Nous avons traversé etretraversé les bois en changeant si souvent de direction que… surla piste… dont nous avons parlé… : mais voyons ce que dira monfrère. Hé ! Joë !

– Qu’est-ce qu’il y a, Bob ?

– Venez par ici, voulez-vous ?

Joë, d’un saut fut près des causeurs.

– Êtes-vous un peu en pays deconnaissance, Joë ?

– Quelle connaissance ?

– Allons, bon ! où sommes-nous, jedis ?

– Ma foi, non ! depuis les vingtderniers milles, je n’y connais rien.

– Malédiction ! et pourquoi n’as-turien dit ?

– Que voulais-tu que je dise ? Jepensais que tu savais ton affaire : tu marchais en avant, jen’avais qu’à te suivre.

– Vous êtes parfaitement sérieux,Joë ?

– Parfaitement !

– Vous savez ce que vous dites ?

– Très bien, Bob !

– Je vous en fais mon compliment !consultons le maître d’école.

– Vous feriez bien : les effets dela neige m’éblouissent, la poussière glacée m’entre dans les yeux,je suis gelé… vous pouvez voir toute ma respiration sur ma peau debuffle.

– Oh ! étourdi ! soyez doncsérieux une fois en votre vie !

– Parlez au Brigadier.

Ce dernier hocha la tête :

– Je ne suis pas familier avec cepays ; il y a une douzaine de milles, j’ai vu un sentier quimène à un campement fait depuis cinq ou six ans. Mais ici je suistout à fait hors de ma latitude.

– Qu’allons-nous faire, maintenant ?dit Joë.

– Ce que nous allons faire… !répliqua Bob ;… piquer droit, et faire encore une bonne traited’ici à la nuit ; ensuite nous tiendrons consultation. Carnous ne pouvons songer à battre en retraite ; n’est-ce pasl’ancien… ? pardon, sir : que dites-vous decela ?

– Jamais ! répondit le vieillardavec énergie ! allons ! garçon, tenons un conseil deguerre :

Chacun se réunit autour de lui, et il ouvritainsi la conférence :

– Mes amis ! la première question àl’ordre du jour est celle-ci : où sommes nous… ? oùdiable sommes-nous ?

Personne ne répondit ; la question futréitérée avec un grand sérieux, sans résultat : alors l’OncleJérémiah commença à jeter autour de lui des regards mécontents.

– Demandez à M. Burleigh, fit Joë enl’indiquant de la tête.

– Voyons, Iry, dit le Brigadier en setournant vers lui ; que dis-tu… ? as-tu quelque idée dulieu où nous sommes ?

– Parfaitement ; je connaistrès-bien tout le voisinage : nous sommes à vingt milles,nord-est, du lac Moose-Head.

– Pas possible !

– Et si nous sommes sages, nous camperonsdans le bois le plus proche, pendant qu’il fait encore assez jourpour trouver une source ; et nous ne devrons pas perdre uneminute.

– Vite ! campons, mes garçons !Où trouves-tu le bois le plus proche ?

– Par ici, répliqua Burleigh ; et jeserai bien étonné, si après demain à l’aurore, je ne vous mène pasdroit au bouquet d’érables, près duquel les deux étrangers ontremarqué les arbres écorcés et la neige piétinée.

– Tu parles d’or, Iry ; touche-moila main !

– Hurrah, pour nous ! criaLuther.

– Hurrah ! hurrah ! répétèrenten écho Paletiah et le cocher, s’escrimant à qui montrerait lesmeilleurs poumons.

L’itinéraire ainsi tracé devenait facile etimmanquable. Les deux voyageurs ne purent contenir leurallégresse : un roquet hurla d’une façon lamentable, Watchrépondit par un sourd grondement ; Joë venait de leur pincerla queue en signe de réjouissance.

– Paix là ! sir, dit impérativementle Brigadier ; nous voici dans le bois.

L’entrée de la cavalcade sous les voûtessombres des feuillages eut quelque chose de fantastique ; leséchos des clairières renvoyaient au loin le tintement des grelots,le bruit sur la glace des pas précipités des chevaux, les crisbrefs de leurs conducteurs : les longs arbres recourbés enberceaux étaient empourprés des derniers rayons du soleil couchant,qui leur envoyait sa gloire lumineuse à travers les brumes dusoir ; on aurait dit une gigantesque illumination allumée parquelque esprit de la forêt en l’honneur des nouveaux arrivants.

Une heure fut employée à fouiller lesbroussailles, à se frayer passage au travers des fondrières où leschevaux disparaissaient sous la neige, à batailler contre lesavalanches qui roulaient des hauteurs : enfin on atteignit unplateau bien abrité que le maître d’école déclara parfait pour lecampement.

– Encore une poignée de main, Iry !s’écria le Brigadier au comble de la joie ; tu es un homme,toi !

Les chevaux furent aussitôt débarrassés deleurs harnais, couverts de peaux de moutons, et solidementattachés : ensuite, jouant activement de la hache, chaquechasseur s’occupa de faire place nette, et en quelques instants lesol fut aplani. La neige, rejetée tout autour en forme de rempartcirculaire, formait un abri haut de cinq ou six pieds ; ungrand cèdre aux larges branches formait le toit ; sous cetabri furent amoncelées des broussailles sèches qui devaient formerdes lits. Paletiah, sous la direction de Burleigh, ouvrit unsentier conduisant à la source, qui bientôt jaillit librement,débarrassée de la neige.

Avant la nuit, un vaste amas de fougères, deciguës, de jeunes pousses de cèdre, avait été disposé en formed’abri de manière à fournir en même temps des sièges moelleux quitous faisaient face au feu. Les branches les plus longues, appuyéescontre celle du grand cèdre, continuaient le toit jusqu’à terre etcomplétaient le confortable du campement, la cheminée n’avait pasété oubliée, un trou au centre de l’édifice en remplissait lesfonctions.

L’établissement fait, et le feu brillammentallumé, on donna à manger et à boire aux chevaux, et on leur mitjusqu’aux jarrets une litière abondante. Les chiens aussi firent unbon repas ; leurs lits, naturellement, furent ceux deschevaux ; ils s’installèrent avec joie dans cette broussailleparfumée, et s’endormirent après avoir donné à leurs maîtres uncoup d’œil de reconnaissance.

– Il faut être bon pour les bêtes, disaitle Brigadier, elles sont bonnes pour nous.

Les animaux ainsi pourvus, les chasseurssongèrent à eux-mêmes : le feu clair et chaud brûlait déjàdans un foyer improvisé de pierres amoncelées ; une vastethéière commença ses joyeux murmures qui s’exhalèrent bientôt enodorants tourbillons ; la table, un énorme tronc d’arbreéquarri, fut, en un clin d’œil, chargée de provisions ; desbougies extraites des baies de l’arbre à cire fournissaientl’éclairage le plus satisfaisant. Chaque membre de la petite troupeavait industrieusement mis la main à l’œuvre : il n’y en avaitpas un qui ne fut familier avec la vie au désert.

Le souper fini, chacun s’installa à son gréautour du feu, et après quelques mots de conversation interrompue,on garda le silence.

Le Brigadier s’était adossé contre un sacd’avoine, avait joint ses mains sur ses genoux relevés, et tenantainsi les pieds en l’air, contre le feu, il restait immobile, lesyeux béatement fermés.

– Comment vous trouvez-vous, Père,demanda Luther : un peu raide, hein ?

– Pas le moins du monde, Luther.

– Et vos rhumatismes ?… et vosbéquilles ?…

– Laissons tout ça à la maison,Luther.

La conversation en resta là ; Luther,alors, se tourna vers le maître d’école qui était fort occupé àobserver Frazier aîné en homme qui cherche un souvenir demi-effacé,ou qui sonde un mystère. Le plus jeune des deux étrangers étendusur une pile de couvertures, les jambes à l’air, fraternisait avecle vieux Watch en lui grattant les oreilles et lui faisant donnerla patte.

– Enfants ! il nous faudra être surpied demain matin, longtemps avant les lueurs de l’aurore, dit leBrigadier.

– Et être prêt à une rude besogne, ajoutaBurleigh ; ce n’est pas un jeu d’enfant que d’affronter unmoose, en cette saison de l’année, par une neige épaisse, alors queses andouillers sont grands, et qu’il a avec lui sa femelle et sespetits.

– Bah ! vous ne prétendez pas direqu’il y ait du danger, master Burleigh, demanda Luther avec le plusvif intérêt.

– Demandez à votre père !

– Serait-ce vrai, Père ?

– Certes, oui ! J’aimerais mieuxescarmoucher avec un chat sauvage, avec un ours même, n’ayantd’autre arme que mes mains, qu’avec un moose mâle, lorsque son boisest jeune et qu’il a sa femelle et ses petits à défendre.

– Que dites-vous là, général ?demanda brusquement Frazier aîné, est-ce qu’on va à la chasse sansarmes ?

– J’entends, armé d’un couteau de chasseseulement : car pour une lutte corps à corps un fusil ne sertde rien.

– Étant avec mon père, n’avez vous pas euune fameuse prise, en chasse, il y a quelques années ?

– Oui, il y a un demi-siècle aumoins ; c’était un fameux chasseur ! et qui ne craignaitaucun être vivant sur terre. Ah ! ah ! nous avons faitplus d’une partie ensemble, de Québec au Labrador.

– Quelle est la meilleur saison dechasse ? demanda Joë.

– Je le sais parfaitement. Quelquefoisc’est mars, d’autre fois septembre. En septembre elle est plusdangereuse, car c’est la saison du rut ; ils courent çà et làau travers des bois avec une telle violence qu’on les entend destrois milles sur les eaux du lac Moose-Head. Alors, si deux mâlesse rencontrent, ils se battent avec une fureur inimaginable, sefrappant de leurs longs andouillers, des pieds de devant, serenversant par terre, jusqu’à ce que l’un deux soit mort ou hors decombat ; le sol est déchiré tout autour des combattants, despoignées de poils sanglants jonchent la terre ; c’est à fairetrembler. En mars, il fait meilleur pour cette chasse : qu’endis-tu, Iry ?

Le maître d’école fit un signed’assentiment.

– Et pourquoi ? demandaFrazier ; excusez mes questions, je cherche à m’instruireavant d’être à la besogne.

– Parce que en mars, le soleil fond laneige, répondit le maître d’école ; la nuit, une croûte deglace se forme, et le moose ne peut pas voyager bien loin.

– En vérité ! et pourquoi ?

– Parce que cet animal meut ses piedsperpendiculairement et que le tranchant de la glace lui blesse lesjambes.

– Oh ! quelle affaire ! s’écriaLuther.

– Bonté divine ! je n’avais jamaisentendu pareille histoire ! ajouta Paletiah.

– Quand la neige est tendre, ils sonthors d’affaire, continua le maître d’école, car ils peuventfaire la trace.

– Faire la trace ?Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Cela veut dire qu’ils plongent dans laneige, y ouvrent un chemin avec leurs épaules, et tracent ainsi unchemin.

– Alors, c’est le moment de chausser lesraquettes, hein ?

– Oui ; mais croyez-moi, ce n’estpas une agréable besogne de suivre avec des raquettes un grandmoose : avec son trot allongé, il prend toujoursl’avance ; si on n’a pas de petits chiens légers pour leharceler, on est exposé à courir après lui plusieurs jours,plusieurs longs jours, sans l’atteindre.

– De petits chiens ? Pourquoi pasdes gros ?

– Parce que les roquets l’inquiète en luimordant les jambes ; ils tournent autour de lui sans casser lacroûte de glace, car leur poids n’est pas assez fort pourcela : le moose est ainsi retardé dans sa fuite, le chasseur ale temps d’arriver. Au contraire, les gros chiens ont la mauvaisehabitude de lui sauter à la gorge ou au mufle ; l’animal leséventre d’un coup de pied de devant, et passe son chemin.

– C’est bien ça ! bien ça !très-exact ! s’écria le Brigadier : le mufle…

–… Est le manger le plus délicat du monde,interrompit Burleigh, apprêté comme la tête de veau.

– C’est presque aussi bon que la moelletirée toute chaude de l’os de la jambe, mangée en tartine comme dubeurre, poursuivit l’Oncle Jerry.

– Ou bien le filet tout cru, ditJoë ; c’est la part du chasseur ! Ou bien encore lalangue.

–… Tout cru : il y en a qui mangent dumoose cru ! demanda Luther regardant Burleigh d’un airébahi.

Le Brigadier éclata de rire en voyantl’attitude ahurie du pauvre Luther.

– Oh ! oh ! mon garçon !tu en apprendras encore bien d’autres, avant d’être capabled’attaquer tout seul un moose.

– Comment est-ce gros, un moose ?vous en avez vu, Père ? poursuivit Luther ; quelle est ladimension de ses cornes, ou andouillers, comme les appelait tout àl’heure Master Burleigh ? vous n’avez pas encore répondu àcette question, Père ?

– Tu ne m’en laisses pas le temps… tufais trois questions à la fois.

– Est-ce lourd, un moose ?

– Il y en a qui dépassent douze centslivres ; mais huit ou neuf cents forment déjà un joliappoint.

– Est… est-ce bien haut, Père ? àquoi ça ressemble-t-il ? je voudrais bien le savoir avant dem’endormir.

– Vous dormirez tous déjà, si vous aviezsongé qu’il faudra être sur pied demain matin deux heures avant lejour. Cependant je veux bien répondre à ta question, seulement jeprie Iry de parler pour moi ; écoute-le.

– Je veux bien, sir, dit aussitôtBurleigh ; c’est une grande, farouche, énorme créature del’espèce-daim, avec une tête colossale.

– Ressemblant à une tête d’âne,hein ? observa le Brigadier : n’est-ce pas,Iry ?

– Oui, un peu ; mais plutôt à celled’un cheval de rivière, le behemot, ou autrement ditl’hippopotame du Nil.

Tous les auditeurs ouvrir de grands yeux etprêtèrent avidement l’oreille. Le Brigadier, qui avait commencé soninstallation de nuit sur un volumineux amas de fourrures, se relevasur un coude et écouta comme si ces détails eussent été entièrementnouveaux pour lui. Le maître d’école continua.

–… Avec de longues oreilles, une queue et uncou très-courts ; la crinière rude, épaisse, hérissée ;le bois, palmé, long de cinq pieds, occupant parfoisjusqu’à quatre pieds en largeur ; la corne du pied estfourchue ; le poil long est abondant sur le cou et le dos, estcourt et soyeux sous le ventre.

– Quelle est sa couleur ?

– Rouge-brun, dans l’hiver, et chez lesjeunes ; cette teinte tourne au brun noir chez lesadultes : c’est pourquoi quelques naturalistes l’appellent« Cerf noir d’Amérique ».

– Que dites-vous là !

– J’ai mesuré un moose : du nez à laqueue, il avait sept pieds deux pouces ; de l’épaule auxsabot, il avait cinq pieds.

– La taille d’un cheval de seizepalmes ! mon pauvre Luther ! ajouta le Brigadier.

– Tous les mâles ont des cornes ou bois,qui tombent chaque année ; chez les jeunes, elles sont àl’état de bouton ; à quatre ans les palmes semontrent ; à cinq ans le bois est complet.

– Vous n’avez plus rien à dire ?soupira Joë.

– Non, plus rien que je sache… ah !il faut mentionner une espèce de glaude hérissée de poilsrudes comme ceux d’un sanglier, longue de dix ou douze pouces,pendant sous son cou.

– Une… quoi… ? Master Burleigh,demanda Luther.

– Une glaude ou pochepoilue, sir.

– Est-ce possible ! s’écria Lutherparfaitement satisfait de cette explication.

–… Pendant sous la gorge, mon garçon, ajoutale Brigadier ; juste où vous devrez viser, si le hasard placeun moose devant la mire de votre fusil, la tête en avant.

– Autrement, il faudrait viser au défautde l’épaule, s’il ne présente pas le poitrail, ajouta Burleigh,… cequi arrivera pourtant toujours si vous êtes froid et patient.

– Et, reprit le Brigadier, si vous n’avezpas un sang-froid de concombre, et une présence d’esprit parfaite,laissez-moi vous dire, mon cher garçon, qu’à la première rencontred’un moose passant à travers branches et arbres avec un bruit detonnerre ; rasant, comme avec la cognée, des arbres gros commele bras ; soufflant, bondissant, lançant des éclairs par lesyeux ; vous formerez des vœux sincères pour être bien loin,dans un bon lit, par exemple !

– C’est déjà mon opinion, Père, je megarde bien de vous contredire : si vous voulez je garderai lecamp demain, je laisserai partir les vieux chasseurs plusaguerris.

– Adopté : mais il te faut uncompagnon ; Paletiah restera, il bâtira une cheminée en écorcede pin, cela conduira haut la fumée et nous servira de point deralliement. Le voisin Smith vous fera société.

– Père !

– Quoi, encore ?

– Tout bien réfléchi, Père… je resteraiici.

– Oui, tu cacheras la tête sous lesbranches au premier bruit, comme Saul, fils de Kish, répliqua leBrigadier en riant à gorge déployée.

Tout le monde l’imita : mais bientôt, àun signal donné, chacun se coucha et s’endormit d’un profondsommeil.

Chapitre 5LA CHASSE

Deux heures avant le jour, tous nos chasseursétaient debout et prêts à partir. Le déjeuner ne fut pasnégligé ; ensuite, le Brigadier réunit un nouveau conseil deguerre, parla des diverses opérations de la journée, desdispositions à prendre, puis, se tournant vers le maîtred’école :

– À vous, Iry ; tracez-nous les loisde la chasse.

– Je vous demande pardon, sir ; vousseul devez parler sur ce point, comme notre ancien et notremaître.

– Le plus ancien, pas le meilleur,Iry.

– Bravo ! s’écria Joë, c’estoriginal ; on dirait un échange de litanies entre un Quaker etun Méthodiste.

Chacun sourit, mais le vieillard insista pourfaire parler Burleigh :

– Allons ! allons ! Iry, nousn’avons pas une minute à perdre ; dis-nous ce qu’il y aura àfaire, n’oublie rien.

– J’obéis volontiers, sir. Quelqu’una-t-il une carabine parmi nous ?

Après un instant de réflexion plusieursrépondirent :

– Non, sir, nos fusils sont à canonslisses.

– À deux coups ?

– Non, à un coup.

– Chargés à balle et àchevrotines ?

– Oui.

– Bien : éclaircissons entièrementcette question avant de passer à une autre. Que les bons tireurs,sûrs de leur coup à balle franche, se rangent près de moi.

Le Brigadier et Joë, leur arme à la main, seplacèrent à ses côtés.

– Pourquoi parlez-vous de balle franche,Iry ? demanda le Brigadier.

– Je ne me sers jamais dechevrotines.

– Diable !

– Maintenant, comprenez bien ; noussommes la réserve : gardons-nous bien d’avoir des chevrotinesdans nos fusils, car nous pouvons être obligés de tirer lestement àgrande distance ; dans ce cas la chevrotine écarte, une balle,seule, va droit au but.

– C’est vrai, Iry ; et la chose envaut la peine quand il s’agit de vie ou de mort, ajouta leBrigadier.

– Vous avez raison, sir. Le reste de latroupe chargera ses armes avec une balle et des chevrotines.

– Ceci vous regarde, frère Bob, et vousaussi Paletiah, ainsi que ce jeune brave qui demande de rester à lagarde du camp : hein ? dit Joë.

– Tenez-vous tranquille, je vous prie,répartit Bob. Allez toujours, master Burleigh, n’avez-vous plusrien à expliquer ?

– Si : convenons bien que, lorsquenous serons séparés, nul d’entre nous ne tirera un coup de fusil,pour quelque prétexte et sur quel gibier que ce soit, si ce n’estsur un moose. Quelque grande que soit la tentation ! répondezà cela, messieurs.

– Convenu ! admis !adopté !

– Enfin, une dernièrerecommandation : lorsque nous serons sur la piste, il faudramarcher sans bruit, sans dire un seul mot ; lorsque nousserons proches du gîte, pas un souffle ! pas un murmure !sur votre vie ! si vous apercevez l’animal ; pas un signede main ! un silence d’ombre ! car le mâle broute la têtehaute, l’oreille tendue, lorsque sa femelle et ses petits sont aveclui ; il est toujours sur le qui vive, écoutant, broutant,écoutant encore, et saisissant avec une prodigieuse finesse lemoindre son qui surgit au loin. J’en ai vu que le craquement de laraquette faisait fuir comme le vent, à plusieurs milles dedistance.

– J’en ai perdu un, une fois…, unénorme ! dit le Brigadier, au bruit qu’a fait un glaçon entombant ; il est parti comme une sauvage créature au momentoù, le doigt sur la détente, j’allais lâcher mon coup.

– Notez bien, continua Burleigh, que lemoose se gîte toujours sur le versant méridional desmontagnes ; par ce moyen vous saurez prendre le dessous duvent en marchant sur lui.

– Le dessous du vent… que diable est-ceça ? demanda Luther.

– C’est marcher ayant le vent en face,mon garçon, expliqua le Brigadier.

– Autrement, poursuivit le maîtred’école, vous ne réussirez jamais à le joindre, il vous éventeraitbien longtemps avant que vous pussiez l’apercevoir.

– Encore quelque chose à dire ?

– Plus qu’un mot ; quand nous seronsséparés, vous serez exposés à vous perdre dans les bois ; pourvous guider, prenez d’avance vos points de repère, consultez lamousse sur les arbres, les pentes de la chaîne montagneuse,l’étoile polaire lorsque vous pouvez la voir, commemaintenant ; vous pourrez ainsi rabattre droit sur lecampement. Le premier qui trouve une trace, ou qui remarque desarbres écorcés, doit en donner avis aux compagnons le plusdiligemment possible.

– Comment ? en tirant un coup defusil ? demanda Bob Frazier.

– Mais non ! mais non ! survotre vie, sir ! une fois sur la piste du moose il ne fautplus s’occuper que de la suivre, sans se détourner d’un pas, sansjeter un cri, sans souffler, pour ainsi dire ; il faudraitmarcher en l’air sans rien toucher : autrement ildisparaîtrait lui et sa famille.

– Quelle famille ?

– Sa femme, ses petits ;quelquefois, avant la saison du rut, on trouve deux ou troisfamilles réunies.

– Est-ce tout ? demanda Job.

– Oui. Ah ! pardon ; un instantencore ! j’oubliais quelque chose. Quelques uns d’entre vousne sont, je crois, pas très-expérimentés ; qu’ils retiennentbien ce que je vais dire ! Si, dans l’ombre du bois, vousentendez la course impétueuse et bruyante de la bête fauve quipasse comme un ouragan, broyant tout sur son passage ; si vousêtes convaincu que c’est le moose ; si vous croyez pouvoirtirer au jugé, sans l’apercevoir ; tirez, mais souvenez-vousque si, par malheur, ce n’est point un compagnon de chasse que vousayez tué, si vous avez blessé le moose, instantanément il sera survous, vous n’aurez d’autre ressource que de lui vendre chèrementvotre vie.

– Hé ! hé ! voilà un jeu quipeut devenir sérieux ! observa Frazier jeune ; lesrelations avec ce gibier là ne sont pas sans danger.

– Très-dangereuses ! si on ne prendpas bien ses précautions. Les jeunes chasseurs sont souvent descauses de tribulations, ils tuent ou estropient leurs camarades,ils font manquer des occasions superbes ; c’est leurimpatiente exaltation qui les pousse à mal.

– Prrrrou ! fit Joë, voyez legénéral ! comme il est loin en avant !

– Ah ! il nous fait des signaux,reprit Burleigh ; rejoignons-le vivement, il paraît avoirbesoin de nous.

– Mais vous venez de nous dire qu’il nefallait même pas faire des signes, master Burleigh.

– Sans doute, lorsqu’on est sur la piste,et qu’on croit l’animal proche ; mais en pleine clairière,comme ici, cela n’a aucun inconvénient. Hallo ! quoi denouveau dans le vent ! Voilà Oncle Jerry sur la lisière dubois, sans nous avoir attendus : il faut qu’il ait trouvéquelque chose, il va dans la bonne direction, courons vite !Ah ! sur ma vie ! voilà Luther, eh !Luther !

– Eh bien ! quoi ?

– Regagnez le campement, je vousprie ; emmenez Watch avec vous. Nous n’avons besoin ni de l’unni de l’autre, pour le moment.

– Il ne voudra pas me suivre, il voit lepère et tire de son côté ; il m’entraîne sur la glace.

– Liez-le avec une bonne corde et ne lelaissez pas échapper ou il arriverait malheur à lui et ànous ; d’ailleurs vous en avez besoin pour la garde ducamp.

Luther et Watch se retirèrent l’un traînantl’autre, ou étant traînés en quelques places glissantes.

– En avant, les amis ! cria Joës’élançant vers le bois.

– Hoo ! hoo ! en avant !répéta une voix étrangère ; et que le diable emporte ledernier !

Chacun se retourna étonné ; tout à-couples deux Frazier poussèrent une exclamation :

– Tiens ! c’est Ned ! Commentva, Ned ?

– Comment va, Bob ? et toi,Joë ? cria le nouvel arrivant, beau garçon vêtu d’un étrangecostume, demi chasseur, demi militaire.

– D’où arrives-tu, Ned ?

– N’en parlons pas pour le moment ;marchons vite, si nous ne voulons pas que ce vieux Nemrod là-hauttriomphe sur toute la ligne.

Sur ce propos, il partit en avant, faisant leplus étrange moulinet avec ses deux bras et marchant avec unesurprenante rapidité sur ses raquettes longues de trois pieds etdemi. Il eut promptement gagné l’avance sur le Brigadier, qui, deson côté, s’était arrêté au bruit pour attendre l’arrivée dunouveau venu.

– Hallo ! Édouard, c’est vous !s’écria-t-il en le reconnaissant, d’où venez-vous donc ?

– De l’Est, là-bas, répondit le jeunehomme en indiquant les plateaux inférieurs où était située laGrand-Maison.

– Est-il possible ! vous avez vu lavieille femme et les enfants ?

– Oui.

– Et comment les avez-vouslaissés ?

– À ravir, tous ; excepté Lucy.

– Qu’a-t-elle donc ?

– On ne peut pas savoir… les nerfspeut-être.

– Bon ! bon ! ça ne me surprendpas ; elle devait se marier ces jours-ci, précisément cesjours… Ned.

– Ah ! fort bien ! alors n’enparlons plus. Le temps me durait de vous voir, et je suis venu vousdire un petit bonjour.

– Venez ici, mon garçon, je vousmontrerai dans cinq minutes quelque chose qui vous fera dresser lescheveux sur la tête : voyez-vous, du côté du bois… non, non,pas là, plus loin où on aperçoit une sorte de clairière ?

– Oui, je vois maintenant :qu’est-ce que c’est ?

– Un pas accéléré jusque-là !voulez-vous ?

– Vous ressemblez à ces héros de laBible, qui à l’âge de soixante-dix ans avaient conservé leurvigueur de jeunesse, dit le jeune homme en s’évertuant à suivre leBrigadier qui marchait à pas de géant. Je ne connais pas un coureurqui voulût se charger de vous tenir pied.

– En vérité, Ned ? non ! mesjambes sont rouillées…

– Il n’y paraît guère… vous êtes un hommed’or… ça ne rouille pas.

– Allons, Ned, marchons ! ce n’estpas là notre affaire pour le moment.

– En avant ! mais je tiens à direque vous me faites croire au Juif-Errant.

Arrivé à la clairière, le vieillard ôta sonchapeau, et appela vivement, par signes, les retardataires.

– Regardez, mes enfants, leur dit-il àvoix basse lorsqu’ils furent tous réunis ; voyez-vous ça,là-bas devant ?

À ces mots, il leur montra des ondulationsinégales qui se dessinaient sur la neige.

– Ah ! dit Burleigh, vous avezraison, sir, voilà une trace sous la neige ; je la distingueaussi clairement que si elle n’avait pas été recouverte.

– Serviteur, sir ! murmura leBrigadier en levant les épaules ; est-ce qu’il est tombébeaucoup de neige là-dessus ? Vous voyez bien que non…D’ailleurs sur ce plateau découvert, le vent la balayetoujours ; on dirait qu’il a plu en cet endroit :

– Je devine ! riposta Burleigh, il ya une source chaude par ici, qui ne gèle pas, elle a ramolli laneige. Je vais voir ça !

– Ah ! il est malin ! dit leBrigadier en se frottant joyeusement les mains, pendant queBurleigh s’élançait dans le fourré.

– Quel est ce beau garçon, demandal’étranger après avoir regardé tous les chasseurs debout, appuyéssur leurs fusils, tenant chacun un chien en laisse.

– Qui, Ned ?

– Ce hardi gaillard, aux longs cheveux,qui bondit sur la neige comme une panthère, et dont l’œiltransperce les bois.

– Çà ! Tu ne le connais donc pas,frère ?

– Non vraiment.

– Eh ! c’est le maître d’école.

– Serait-ce monsieur Burleigh,Bob ?

– Oui, Ned ! Ira Burleigh, le maîtred’école !

– Tonnerre et éclair ! tu ne sais ceque tu dis.

À ce moment Burleigh reparut dans uneéclaircie, la main étendue, désignant du doigt l’abri formé par unsapin gigantesque.

D’un saut, tous furent auprès de lui etregardèrent avidement ; des empreintes parfaitement visibles,quoique saupoudrées d’un peu de neige fraîche, formaient un étroitsentier qui passait au pied d’un jeune arbre penché.

Le Brigadier tressaillit : les chiens semirent à renifler avec ardeur, tirant sur leur laisse à larompre.

– Nous ne sommes pas loin de la bonnevoie, dit Burleigh sur un ton très-bas ; le bouquet d’érablesà sucre que nous cherchons n’est pas à cinq milles d’ici. Voyezd’ailleurs, il y a là-haut un piège à moose, et rien n’a passé surce sentier depuis le grand orage.

– Un piège ? sir, qu’appelez-vousainsi ? demanda Ned.

Burleigh lui montra le jeune arbre penché,qu’une corde mince tirait de force jusqu’au dessus dusentier ; l’autre bout était attaché a un arbre, et dans lemilieu était un nœud coulant maintenu par une détente.

Les chasseurs visitèrent ce piège dans le plusprofond silence.

– Quel est le but de cette machine,sir ? demanda Édouard en regardant Burleigh avec une attentionet une expression singulières, qui furent remarquées par tous lesassistants.

– Je vous l’expliquerai volontiers. Lemoose, en passant par là pour aller boire, engage son bois dans lacorde que vous voyez, ses pieds font partir la détente ;l’arbre se redresse et enlève l’animal qui reste suspendu sur lesjambes de derrière.

– Et le pauvre diable meurt par voie destrangulation ! observa Bob Frazier.

– Cruel ! honteux ! dirent à lafois Joë, Ned et le Brigadier, qui ajouta en clignotant les yeuxd’une façon comique : je ne me consolerais pas si j’apercevaislà une de ces braves brutes, morte suffoquée.

– Coupons tout ça ! s’écriaJoë ; l’arbre se redressera.

– Gardez-vous-en sur votre vie !répliqua vivement Burleigh ; c’est une loi de la chasse de nejamais toucher à l’œuvre d’autrui. Cette trappe a été tendueprobablement par quelque indien Penobscot… ; malheur à quidétruira ce piège, ou touchera seulement à la corde.

– Pshaw ! que les Penobscots soientpendus ! reprit Ned.

Et tirant son large couteau de chasse, iltrancha la corde d’un seul coup, avant que personne eût pul’arrêter ; l’arbre se releva avec une violenteélasticité.

Le Brigadier le saisit par le bras d’un airsérieux.

– Jeune homme ! dit-il, vous avezfait une folie, une sottise grave ; et le meilleur conseil queje puisse vous donner, c’est de remettre les choses en l’état oùelles étaient ; ployez l’arbre, rétablissez le piège, sansperdre un moment. Faudra-t-il que je le fasse pour vous ?

– Flamme et furie ! non !Quelle peur vous avez.

– Peur ?… oh ! oh !…Master Burleigh, voudriez-vous avoir l’obligeance de replacer lacorde.

Burleigh regarda le jeune téméraire, quidevint pâle, et après avoir murmuré entre ses dents quelquesparoles inintelligibles, dit à haute voix :

– Laissez-moi faire, sir, continuez tousvotre marche ; je réparerai ma faute, et j’en prends lesconséquences à ma charge.

Ces mots furent prononcés avec une sombreirritation, et accompagnés d’un regard hautain qui contrarièrent leBrigadier. Mais bientôt, sûr d’être fidèlement accompagné par tousles autres chasseurs, il poussa en avant, laissant Ned libre defaire ce qu’il voudrait.

Sur leur route, ils rencontrèrent une cabaneoù étaient rangées des pièces de venaison demi-salées,demi-gelées ; il y avait des coqs de bruyère, des perdrix, deslièvres ; la moitié d’un cariboo était suspendue aux branchesd’un arbre.

– Nous pourrons très-bien nous consolersi nous manquons le moose, dit Joë en se disposant à décrocher unepaire de perdrix placées plus bas que les autres.

– Non ! non ! par l’honneur,s’écria le Brigadier ; gardez-vous-en ! ce gibier estsacré. Les chasseurs en font souvent des réserves semblablespendant tout l’hiver, et j’ai quelquefois acheté chez moi, pour lamettre dans le sel, de la venaison qui était gelée depuis dessemaines, peut-être des mois.

– Ma foi ! laissez-moi vous dire quevos chasseurs de mooses sont d’étranges farceurs, observa BobFrazier ; je vous aime mieux qu’eux. En tout cas je détestecette trappe à moose.

– Je ne dis pas non. Ce piège que nousvenons de voir est l’ouvrage des Passamaquoldies, j’ai reconnu leurmanière de faire à cette façon d’employer pour ressort une branchehorizontale, comme dirait le maître d’école, qui tire la corde etserre le nœud coulant ; alors la pauvre bête meurt plus vite,mais toujours en se débattant et poussant des beuglementspitoyables. Mais, nous ne sommes pas loin du gîte, peut-être ;il doit être sur le flanc sud ou sud-est de ces collines ;qu’en pensez-vous, Iry ?

Le maître d’école fit un signe d’assentiment,et ajouta quelques mots sur la probabilité de rencontrer bientôt lebouquet d’érables.

– Quoiqu’il en soit, reprit le Brigadier,comme nous ne pouvons savoir où nous en sommes, le meilleur sera dene plus rien dire maintenant.

– Oui, marchons dans le plus completsilence, suivant notre général jusqu’à ce que ses signaux nousavertissent de ce qu’il faudra faire, dit Burleigh ; alorschacun pour soi, seulement, il serait bon de nous tenir autant quepossible à portée les uns des autres, afin de nous prêtermutuellement secours dans les moments critiques. J’ai vu lesmeilleurs chasseurs manquer leur premier coup de fusil. Il fautbien se méfier, si la créature n’est que blessée, elle vous chargeavec fureur, ou vous lance d’affreux coups de corne au moment oùvous la croyez expirante ; il ne faut s’en approcher qu’avecles plus grandes précautions.

À ces mots il poussa en avant, avec vivacité,comme s’il eut aperçu quelque chose.

Dans un moment de halte, Burleigh indiqua deloin à ses compagnons le bois le plus proche, en leur faisant signed’y marcher à couvert. Midi était proche ; le Brigadier et lesdeux Frazier avaient une faim de tigres, ils firent un bref etsobre repas : du porc grillé, du biscuit de Medford, unegoutte de rhum dans de la glace fondue ; tout fut expédié enquelques minutes.

Ils se dirigèrent ensuite silencieusement versl’endroit où ils avaient aperçu Burleigh en dernier lieu, mais ilavait disparu comme une ombre. Les jeunes gens se disposaient àl’appeler pour l’inviter à déjeuner. Le Brigadier les arrêtavivement, et pas un mot ne fut prononcé.

Tout à coup un souffle de vent leur apporta unbruit lointain ressemblant à celui que produit la cognée dubûcheron froissant l’écorce d’un arbre. Après avoir prêté uneoreille attentive, le Brigadier quitta ses raquettes et s’élançadans la direction du bruit, glissant silencieusement au travers desbranches, rampant parfois, avançant avec une vitesse prodigieuse.Les deux Frazier le suivirent de leur mieux, avec beaucoup depeine.

Le bruit se rapprochait et devenait plus fortà chaque bouffée de vent ; bientôt on ne put douter que ce fûtun moose qui broutait l’écorce des arbres ; seulement, ladirection n’était pas facile à déterminer. Le Brigadier suivit lapiste de Burleigh, quoiqu’elle parût s’éloigner du bruit ; lesautres passèrent chacun de leur côté ; bientôt ils furentdispersés, cherchant au hasard, déroutés par mille échos confus quirépercutaient les sons dans toutes les directions.

Soudain un coup de feu retentit, des cris sefirent entendre : « hé ! hé ! garçons, lâchezles chiens ! » Presque en même temps les broussaillesfrissonnèrent au passage d’une grande bête.

Une minute après, la voix de Burleighretentit :

– Le voilà ! le voilà ! garde àvous ! il vient.

Chaque homme regarda son amorce et se tintprêt, l’œil sur le fourré. Les chiens furent lâchés et partirent enaboyant comme des furieux, toute la troupe s’élança aprèseux : on eut dit la chasse infernale de Freischütz.

Encore un coup de feu ! et du fracas dansle fourré : puis on entendit une lourde bête tomber dans lesarbres en se débattant avec violence.

– Tête à lui ! faites-luitête ! hurla le Brigadier ; ou bien il va gagner lebois !

– Il va là ! tayaut !tayaut ! hurrah ! crièrent les voix éparses çà et là.

Et chacun courut au bruit.

Presque au même instant apparut comme unéclair, le moose fendant les taillis, la tête haute, le bois enarrière, se frayant un chemin large d’au moins six pieds ; iltraversa une clairière, et en un clin d’œil disparut derrière uncoteau : quelques secondes après, sa femelle et deux jeunesbondirent à sa suite.

Tout cela passa hors de portée ; pas unchasseur ne put tirer ni leur couper les devants ; mais dansla même minute les chiens passèrent, hurlant et courant comme desenragés. Deux nouveaux coups de feu se succédèrent rapidement etfurent suivis de triomphants hurrah poussés par trois voixdifférentes : on put reconnaître celle de Ned Frazier ;(le dernier venu, qui était resté en arrière pour rajuster lepiège).

– Un coup de main, là ! lesenfants ! un coup de main ! cria le Brigadier d’un ton àse faire entendre à un mille à la ronde ; un coup dejarret ! en avant les raquettes !

Ned apparut sur la lisière du bois,rechargeant son arme. Plus loin se montrait le maître d’école cachéderrière un gros arbre, le fusil en avant, prêt à faire feu.

– Par où a-t-il pris, OncleJérémiah ! s’écria ce dernier.

– Par ici ! répondit levieillard ; suivons-le, ou bien nous le perdrons.

– Mais la vache et les petits !observa Ned.

– Ne vous inquiétez donc pas de cescréatures, il y en a déjà deux de mortes, aussi certainement quevoilà un fusil.

– Ne pourrions-nous pas au moins donnerle coup de grâce à la mère ?

– Rien n’empêche, si toutefois la pauvresotte nous attend jusque là pour mourir, dit le Brigadier ;allons ! voici les chiens, s’ils la trouvent ils vont luifaire un joli parti ! Halloo ! halloo !

Quelques pas plus loin on rencontra lafemelle, blessée à mort, cherchant à se précipiter dans un ravinprofond où elle aurait échappé à toutes les recherches ; lemaître d’école l’acheva d’un coup de fusil au défaut del’épaule.

Néanmoins, le mâle avait disparu ; ils’écoula bien une heure et demi avant que tous les chasseurseussent chaussé leurs raquettes, et fussent prêts à suivre leBrigadier : les gros vêtements furent mis de côté ainsi queles fourrures, chacun se rendit le plus léger possible, pour êtreplus apte à faire une chasse à courre acharnée.

Ils eurent la chance de le rejoindre, grâceaux bons petits chiens, qui, ardents et légers, s’étaient ameutésautour de lui, et le harcelaient sans jamais s’exposer à son boisredoutable.

L’animal tenait tête, soufflait, faisait volerdes tourbillons de neige en chargeant ses insaisissables ennemis.Chose étrange ! quoiqu’on fût au mois de mars, le magnifiqueanimal n’avait pas perdu ses andouillers. Au lieu d’avoir affaire àune ramure naissante, on se trouvait en présence d’un boisprodigieux dont les pointes s’élevaient à plus de onze pieds dusol.

– Je comprends les frayeurs de la pauvreLiddy, et je crois à son récit, dit Burleigh au Brigadierlorsqu’ils se furent rapprochés ; quelles cornes !entendez dans la feuillée ! il fait autant de bruit qu’unebande de chevaux sauvages, ou une horde de buffles !

– C’est vrai, Iry, répliqua le Brigadieren essuyant avec sa manche la sueur qui ruisselait de sonfront ; je n’ai jamais vu de pareil ! tu as raison, milletonnerres ! c’est le géant de son espèce.

– Et, comprenez-vous que les deuxFrazier, qui ont marché sur sa piste, vous aient affirmé ne pasl’avoir aperçu !

– Je saurai ce qu’il en est, répliqua leBrigadier en hochant la tête.

En effet, à la première occasion, ilquestionna les deux jeunes gens ; leur réponse futvague : ils avaient bien aperçu une ombre sillonner lebois ; mais c’était la nuit, par le clair de lune, ilsn’avaient pu bien juger l’animal, qui d’ailleurs avait passé horsde portée.

On entrait dans la plus chaude période de lachasse : tous les chasseurs étaient dispersés, sans avoirensemble aucun moyen de communication. La plupart d’entre euxs’efforçaient de marcher avec le Brigadier ou le maître d’école,et, lorsqu’ils les perdaient de vue, ils suivaient leurs pistesautant que possible.

À force d’avancer, les hardis aventuriersavaient laissé derrière eux les basses collines ; ilsparcouraient maintenant la région des grands bois où l’Arborvitæ atteint des dimensions gigantesques, et s’élève à lahauteur de soixante pieds.

Le Brigadier était toujours le premier ;Burleigh et Ned Frazier le suivaient d’assez près ; le restede la troupe venait ensuite comme il pouvait. Parfois, dans quelqueclairière lointaine illuminée par le soleil couchant, on apercevaitla gigantesque stature de l’Oncle Jerry se détachant brillante surle fond sombre des bois ; le canon poli de son fusil reluisaitdans ses mains comme une arme enflammée et magique ; au mêmeinstant il disparaissait comme un brouillard fantôme emporté par levent.

Après une rude ascension, Burleigh et Frazierse trouvèrent assez proches du Brigadier : ils le virents’arrêter subitement comme quelqu’un qui écoute ; en mêmetemps ils entendirent, sur leur droite, les graves aboiements d’undogue : « Par Jupiter ! » cria une voix quisortait du fourré, « c’est le vieux Watch. »

– Je parierais que Luther est pourquelque chose là-dedans, grommela Burleigh ; je vous le dis,M. Frazier, il est heureux pour lui que son père soit trop loinpour s’en apercevoir.

– N’entendez-vous pas deshurlements ? N’entendez-vous pas, Burleigh ? réponditNed.

– Ce sont les loups, répliqua le maîtred’école après avoir prêté l’oreille un instant ; ils sedirigent du côté de notre campement, tout en chassant un moose pourleur souper.

– Réussiront-ils ?

– Avec cette croûte glacée qui couvre laneige, ils ont beaucoup de chances pour eux, car elle les portesans se briser, tandis que le moose y plonge jusqu’au cou ;c’est là sa perte.

– Pauvre garçon !

– Ah ! un coup de fusil !… unautre encore… et un autre ! j’ai vu la flamme ; ils sontproches.

Les glapissements des roquets, la voixgrondante du dogue, les hurlements des loups se confondirent dansune diabolique harmonie qui s’éteignit peu à peu dans lelointain.

– Oui ! continua Burleigh, ilsl’auront, le noble animal, plus d’espoir pour lui… Mais voyez donc,qu’y a-t-il de nouveau dans l’air ?

On apercevait le vieux chasseur épaulant sonfusil, comme s’il allait faire feu ; un instant après ill’abaissa, traversa la colline en courant aussi vite qu’un moose,et disparut. Les deux jeunes gens s’élancèrent sans pouvoir lerejoindre ; ils ne purent même l’apercevoir.

– Ça ne s’est jamais vu, murmura Burleighessoufflé ; cet homme là est prodigieux, rien ne lefatigue ; il arrivera à faire chasse tout seul, nousn’arrivons pas à la hauteur de sa cheville. Essayons de lui gagnerles devants.

– Les devants ! je voudrais vous yvoir ! j’aimerais autant tenir tête à un moose, et dans lasaison du rut. Ce vieux coureur est d’une race d’acier ;tenez ! le voyez-vous ! voyez-vous là-haut ! audiable ! dans les nuages !

– Ma foi, courons du mieux possible, nousl’atteindrons quand nous pourrons ; c’est là le sort de lachasse.

Malgré tous leurs efforts, plusieurs heuress’écoulèrent avant qu’ils pussent atteindre « le vieuxNemrod », comme l’appelait Ned. Enfin ils l’aperçurent,quittant sa grande capote au pied d’un arbre.

– Ah ! nous le joindrons cette fois,s’écria Burleigh, je crois qu’il joue le bon jeu, il va droit augîte ; peut-être y trouverons-nous deux ou trois famillesréunies.

Ce fut pendant quelques minutes une vraiecourse au clocher entre les deux jeunes gens ; l’un cherchantà devancer l’autre.

Tout à coup, au détour d’un bois, ilstombèrent à l’improviste sur le Brigadier : il respiraitbruyamment, appuyé contre un arbre, tous ses vêtements ouverts, enmanches de chemise, s’éventant avec son large chapeau defeutre.

Le digne homme ne pouvait plus parler tant ilétait essoufflé ; il paraissait, du reste, parfaitementjoyeux, et content de lui.

– Eh ! bien mon bon sir, demandaNed, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

– Fusils chargés… ?

– Oui.

– Je vois la fumée sortant de vos canons,master Burleigh.

Ce dernier fit un effort pour ébaucher unlamentable sourire ; il secoua la tête. Le Brigadier luimontra du doigt, à la distance d’un demi-mille, un objet noirâtrequi se dessinait sur la neige au pied de la colline la plus proche.Le maître d’école bondit sur lui-même, ses yeux lancèrent deséclairs.

– Vois-tu ça, mon garçon ! dit leBrigadier en lui frappant sur l’épaule.

– Quoi ? demanda Frazier, je ne voisrien.

– Comment ! ce point noir, là-bas,au bord d’un ravin… ?

– Non, je ne distingue rien.

– Eh bien ! enfant ! c’est unmoose.

– Un moose !

– Parbleu oui ! qu’en dis-tu.Iry ?

– Certainement ! mais voici la nuit,il s’agit de camper.

– Ici ! à présent !tonnerre ! s’écria Frazier ; en vue du gibier… ? quenous n’avons rien à nous mettre sous la dent pour souper… ?sans abri contre le froid… ? Malepeste ! nous aurons faitune belle fin de journée ! Nous serions de fameux niais sinous ne prenions pas garde que le thermomètre est à un demi-mètreen dessous de zéro.

– Il en sera pourtant ainsi, répliquafroidement Burleigh ; il n’y a plus rien à faire cesoir : demain, par exemple, je vous promets de tuer un moose.Pour aujourd’hui nous ferons comme nous pourrons : nous nouscoucherons serrés les uns contre les autres ; des fougères,des broussailles de sapin nous serviront de matelas et decouvertures ; une tranche de salaison, un œuf dur feront notresouper.

– Vous vous croyez bien sûr de votreaffaire pour demain, observa Frazier d’un air mécontent ; jene parierais pas pour vous, moi, car j’ai mes pressentiments ;ils ne sont pas favorables.

– Enfant ! vous ne voyez pas que legaillard fait ses préparatifs pour la nuit.

– Quels préparatifs ?

– Eh bien ! il va se coucher sachantbien, qu’il dormira tranquille : faisons-en autant quelui.

– Vous avez de fameux yeux,général ! Je n’aperçois rien, si ce n’est un vieux troncd’arbre ; et encore je ne suis pas sûr.

Le jeune homme avait une bonne raison pour nepas voir, il regardait dans une direction tout à faitopposée ; il fallut que le Brigadier le prit par les épauleset pointa avec la mire du fusil, pour amener ses yeux dans la bonneligne. Alors il fut convaincu, et remarqua même les mouvements del’animal.

Chacun se mit à l’œuvre pour préparer lecoucher : on creusa un trou dans la neige, on y empila desfougères, des ramilles de cèdre, de la mousse prise aux branchesdes sapins. Ensuite, les trois chasseurs s’y blottirent étroitementserrés l’un contre l’autre.

– Général ! dit Frazier, prenez monmanteau, voulez-vous ?

Le Brigadier refusa et dit avec un orgueilleuxmouvement de tête :

– Je ne suis plus un jeune homme, il estvrai ; mais je ne crains pas plus le froid que la fatigue.

– Prenez, prenez, Oncle Jérémiah, ditBurleigh ; ce serait une honte pour nous si nous ne partagionspas nos vêtements avec vous.

Le patriarche se rendit avec un sourire, etbientôt les trois amis dormirent d’un bon sommeil dans leur lit deneige.

Chapitre 6BATAILLE À MORT

Le lendemain matin, quoique raides de froid etmeurtris par la dureté de leur lit, nos hardis chasseurs furentdebout longtemps avant l’aurore, et prêts à reprendre la chasse.Sans chiens, guidés par la seule lueur des étoiles, ils selancèrent avec une souplesse et une ardeur félines vers le gîtequ’ils avaient remarqué la veille.

Le Brigadier se détourna un peu, avecBurleigh, pour prendre le dessous du vent, et arriver sur la bêtesans qu’elle sentît son approche. En même temps, il posta sescompagnons sur une éminence d’où on pouvait voir le pays àplusieurs milles à la ronde. Ensuite toute la bande s’arrêta,attendant le jour, et écoutant, dans l’espoir que les chiens,toujours en chasse, leur ramèneraient peut-être le gibier.

– Général, dit le maître d’école àl’Oncle Jérémiah, lorsqu’ils se trouvèrent seuls ; commentvous trouvez-vous ce matin ? vous semblez pâle.

– Tu crois, Iry ? j’ai plutôt lesjointures raides, autant que j’en puis juger. Je ne suis plus ceque j’étais il y a vingt-cinq ans ; j’espère néanmoins êtredigne de moi jusqu’à la fin.

– Comment avez-vous dormi ?

– Pas trop bien ; je n’avais jamaistant souffert du froid. La fougère et la feuillée de sapin sont demalheureux manteaux.

– Vous ne semblez pas dans votre assietteordinaire, général. Nous ferions bien de laisser la chasse et deretourner au campement.

– Nous ! reculer ! abandonnerla partie si belle ! tourner les talons après une misérablecampagne de trois jours ! Et pourquoi ? s’il vousplaît ; pour qui me prenez-vous ?

– Pour qui vous êtes, sir ; un hommequi en vaut dix mille, même à votre âge.

– Bien ! bien ! Iry ; jene vaux pas plus que mon pareil ; et s’il faut dire vrai, jene suis pas d’aplomb aujourd’hui. J’ai fait un vilain rêvecette nuit ; croyez-vous aux rêves, vous ?

– Je ne saurais trop vous dire,sir ; et pourtant il m’est arrivé de bien étranges choses à lasuite de certains rêves. Mon père a eu ainsi des révélationseffrayantes, il me l’a dit.

– Oui ! cela me remet en mémoirequelque chose dont je voulais vous parler, il y a trois nuits, voussavez, alors que nous fûmes si effrayés.

– Effrayés, sir !

– Bien certainement ! vous n’étiezpas effrayé, Iry ? voyons ! sur l’honneur, vous n’aviezpas peur ?

– Je ne sais comment vous répondre,sir ; je conviens que j’étais en état de trouble et deperplexité ; mais…

– Regardez-moi, Iry, là bien dans lesyeux ; et répondez sans détours. Je vous ai observé pendanttout ce tapage mystérieux ; j’ai eu l’œil sur vous sans quevous vous en doutassiez.

– Vous vous êtes un peu trompé,général ; je me suis parfaitement aperçu que vous me guettiezcomme un chat fait pour une souris, et je me suis comporté enconséquence.

– Vraiment ! vous êtes profond, IryBurleigh ; votre père l’était aussi…, mais revenons à laquestion.

– Comme vous voudrez.

– Pensez-vous, oui ou non, Iry, que notrevielle maison soit hantée ?

– Avant de vous répondre, permettez-moide vous demander ce que vous entendez par ces mots :« une maison hantée. »

– Plus bas, Iry ! Je vois NedFrazier qui regarde par ici. Je vous demandais si, dans votreopinion, les bruits que nous avions entendus l’autre soir sontl’œuvre des esprits.

– Quels esprits, général ?

– Les esprits qui, au témoignage du pèreCumming et de tous les voisins, fréquentaient la ferme de Blaisdellavant que je l’eusse achetée !

– Non, sir ! je ne puis dire que jecroie cela.

– Alors pensez-vous que ces tapagesnocturnes aient été produits par Jeruthy Jane et les autresenfants ?

– Oui, quelquefois, mais pastoujours.

– Qui était-ce donc alors,hein ?

– Que sais-je ?… les volets,… lescroisées,… les portes,… l’ouragan.

– Iry Burleigh ! regardez-moi ;je vous pose cette question en homme qui va mourir !

– Mourir ! vous ! à quoipensez-vous ?

– Je pense juste, mon enfant ;j’approche du terme de mon voyage ; j’ai reçu unavertissement, Iry. Et maintenant répondez-moi avec franchise, jevous en prie : n’avez-vous pas entendu des chuchotements dansla maison !

– Eh bien ! sir, puisque vous prenezla chose si fort au sérieux, je vous dirai que je n’ai pas prisgarde à la différence qu’il peut y avoir entre des chuchotements etdes voix.

– Enfin ! avez-vous entendu desvoix ?

– Pour cela, oui ! du cellier, dubûcher, du garde-manger, sont parties des voix bien distinctes, desvoix humaines.

– Bien ! continuez.

– Avez-vous lu les affidavits(déclarations sans serment) du père Cumming et desautres ?

– Oui, mais seulement il y a un moisenviron. J’en avais bien entendu parler vaguement avant d’acheterBlaisdell’s house, avant même d’y songer : on disait que cettevieille baraque était hantée, et que s’il le fallait, plus decinquante témoins attesteraient avoir vu, de leurs propres yeux,(les uns le jour, les autres la nuit), l’esprit de M. Butler yfaisant apparition.

– C’est bien cela, sir ; telles ontété les déclarations.

– Moi j’ai regardé tout ça comme descontes, et je n’en ai pas cru un mot : on m’offrait la fermepour le quart de sa valeur ; j’étais décidé à l’acheter, et jel’ai acquise, hantée ou non hantée, sans m’inquiéter davantage. Jene pouvais penser, sans rire, à habiter la maison des esprits, etje n’avais pas donné une seule pensée à toutes ces histoiresjusqu’au mois dernier, époque où un étrange tumulte s’est faitentendre dans la maison. J’étais resté seul, à cause de mesrhumatismes, pendant que toute la famille était allée au meeting…Mais vous avez frissonné, il me semble, Iry ?

– Je ne pense pas, sir :continuez.

– J’étais dans mon lit, fort bienéveillé, tout-à-coup j’entendis comme une conversation près de moi…Vous comprenez, j’ai tiré avantage de ces mystères-là pour acheterle domaine à vil prix ; j’ai acheté au préjudice de la veuveet des orphelins… et maintenant je vais être jugé !

– Je ne vois pas cela, sir.

– Mais c’est mon opinion. Et maintenantdites-moi sincèrement si vous pensez que ces affidavits émanent degens honnêtes ?

– Je le pense.

– Et que tout s’est passéloyalement !

– Oui, autant que j’en puis juger ;je les connais presque tous, ces déclarants ; hommes oufemmes, ils sont tous d’un caractère sage, prudent et pieux. Quantà Parson Cumming, c’était un gradué de l’université d’Harvard, unhomme d’une importance scolastique indiscutable. Je possède labrochure qu’il a publiée en 1800, je crois ; il est y questionde spectre féminin qui fit apparition dans le mois d’août de cetteannée-là. Ce livre est à votre service quand vous voudrez ;…mais vous paraissez troublé, sir ?

– Je le suis en effet, Iry, j’ai fait lemal, et mon repentir ne peut dissiper le sombre nuage que m’alaissé ce rêve.

– Quel était donc votre rêve,sir ?

– Je n’aime pas à y songer, Iry. En deuxmots… le sang criait vengeance contre moi, les deux spectres deGeorges Butler et de sa femme me poursuivaient en criant d’une voixsourde et enrouée : « Il y a un signe sur toi ! il yaura du sang dans ta route ! » – Ah ! j’entends leschiens !…

Tous les chasseurs se redressèrent en sursaut,écoutant, les mains contre leurs oreilles.

– Encore un mot, Iry, dit le Brigadieravec des yeux égarés comme s’il apercevait un objet invisible pourBurleigh, que penses-vous de toute cette affaire, en l’envisageantraisonnablement.

– Je dis que tout cela estincompréhensible si on n’admet pas que les déclarations sontvraies.

– Dans ce cas je suis un hommemort ; et si je survis à ce jour, c’est bien la dernière foisque je vais à la chasse du moose.

En ce moment on entendit les aboiementséloignés des chiens, mais dans une direction toute autre que celleque les chasseurs allaient prendre. Peu après les frères Frazierfirent des signaux auxquels tout le monde accourut. À l’aspect dece tohu-bohu, le Brigadier proposa à ses compagnons de se diviseren deux bandes.

– Je resterai avec Burleigh, noussuivrons cette direction, dit-il en montrant un point noir quiparaissait mouvant sur la pente glacée d’une colline assezproche ; vous…

– Il vient ! il vient !hurlèrent les Frazier au grand déplaisir du Brigadier et deBurleigh.

– Allez-y ! courez, mes garçonschacun sa route ; je suis sûr qu’il nous a vus ou entendus,tout à l’heure les premiers seront les derniers. Vous pouvez criermaintenant tant que vous voudrez ; ça n’arrivera qu’àl’étourdir ; ah ! si seulement j’avais leschiens !

À ces mots, suivi de Burleigh, il se mit enchasse. Les autres chasseurs continuèrent à se développer sur lalisière du bois, rétrécissant graduellement leur enceinte autour del’animal qui paraissait démoralisé par le nombre et la position deses ennemis. Un instant il sembla décidé à traverser, au grandtrot, la clairière, mais tout-à-coup il bondit vers le fourré. Sesmouvements agiles indiquaient qu’il n’était pas sérieusementblessé.

– Hallo ! cria le Brigadier lorsquela bête fut en vue ; halloo ! c’est bien le gaillard aveclequel nous avons eu affaire ! voyez ses cornes !

Et il se lança vers lui à travers bois etbroussailles qui craquaient devant lui comme devant unhippopotame.

En effet la ramure de l’animal étaitmagnifique, jamais chasseur n’en vit une plus gigantesque.

– Hurrah ! voici lesroquets !

Au même instant, les échos répétèrent milleaboiements très-proches. L’Oncle Jerry couru dans leurdirection ; Burleigh fit un détour, espérant couper lesdevants à la bête, avant qu’elle gagne le fort du bois.

Les cris de la meute se rapprochaient ;la voix sourde d’un gros dogue s’y mêlait par intervalles ;parfois retentissait la plainte d’un chien blessé ; çà et làdes coups de feu : tous ces bruits réunis formaient un vacarmeinfernal.

Soudain, au moment où le Brigadier seprécipitait vers une éclaircie, toute blanche de neige, un horriblecraquement fit frissonner le bois devant lui, en trois ou quatreplaces différentes : un moment ému, il reprit bientôt sonsang-froid, mit son fusil en joue et marcha droit au bruit. Soudainune clameur aigüe frappa ses oreilles, c’était Burleigh qui criaitde façon à glacer d’effroi le plus intrépide veneur :

– Garde à vous, sir ! garde àvous ! courez, sur votre vie ! faites feu etcourez ! ou vous êtes perdu !

Mais avant que le vieillard eût fait face, leterrible ennemi sortait du fourré et courait droit sur lui.

Le danger était pressant ; il n’y avaitde salut à espérer que dans une lutte corps à corps, si le coup defusil ne le foudroyait pas. Le Brigadier aurait voulu viser audéfaut de l’épaule, mais l’animal se présentant de front, il tiradonc en plein poitrail.

Le moose tomba à genoux, sur le coup :mais, presque aussitôt, après deux ou trois plongeons dans laneige, il se releva et se lança sur le Brigadier au triplegalop.

– Derrière un arbre ! hurlaBurleigh ; prenez abri derrière un arbre, pour Dieu,courez ! cela me donnera le temps d’arriver à portée defusil.

Le vieillard bondit comme un chat sauvage, etcomme le moose enfonçait dans la neige, pendant quelques secondesil y eut espoir de salut.

Mais à chaque saut il prenait de l’avance,bientôt le Brigadier sentit sa respiration brûlante sur sonépaule ; pour gagner du temps il lui jeta son long manteau àla tête : le moose furieux se secoua, trépigna, et le manteaudisparut en morceaux. La poursuite recommença : le vieillardessaya de lui lancer son chapeau ; le vent l’emporta loin dubut.

Les chiens soufflaient le poil à la bête, etse ruaient sur elle comme un ouragan, sans même attirer sonattention. Le moose ne voyait que l’homme qui l’avait blessé.

Enfin, le Brigadier fit un faux pas, et tombaabouché dans la neige, sans pouvoir se relever, embarrassé qu’ilétait par ses raquettes.

Cependant le vieux brave ne perdit pas latête, il savait que Burleigh était proche ; il venaitd’entendre les aboiements du vieux Watch ; des secours nedevaient pas tarder à arriver. Au moment où l’énorme quadrupède secabrait pour le fouler aux pieds, il se jeta vivement de côté etesquiva ainsi le choc mortel de ses sabots fourchus. En retombant,l’animal, par son poids, s’enfonça lourdement dans la neigejusqu’aux oreilles, si profondément que l’un de ses andouillersvint se coucher sur la glace tout près du vieillard : cedernier saisit la corne à deux mains et y resta suspendu. À cemoment Watch arrivait ; d’un bond furieux il s’élança à lagorge du moose : Burleigh apparut à son tour, le fusil enjoue, mais n’osant faire feu, de crainte de blesser son vieilami.

– Feu ! Burleigh ! n’aie paspeur pour moi ! cria le Brigadier, ne le manque pas !

Le moose se cabra et rua frénétiquement ;tout à coup son énorme andouiller, ébranlé sans doute par cettelutte et par les chocs qu’il avait reçus dans les bois, tombaarraché de sa tête comme une branche frappée par le tonnerre. Cettenouvelle blessure exaspéra l’animal ; il chercha à frapper del’autre andouiller le vieux chasseur qui avait roulé par terre.Mais, par un effort désespéré, ce dernier saisit encore le bois dumoose et fut jeté en l’air par un haut le corps que fit l’animal.Le malheureux chasseur était, on peut le dire, suspendu entre lavie et la mort.

Burleigh fit feu.

La détonation fit résonner les bois, et allase répercuter dans mille échos, comme une décharged’artillerie.

Le monstre furieux tomba lourdement, têtepremière dans la neige, précisément dans le creux où cherchant àécraser l’Oncle Jerry sous ses pieds, il avait failli terminer d’unseul coup toutes ses affaires en ce bas monde.

Watch le saisit dans sa chute, toujourscramponné à sa gorge par des mâchoires d’acier.

Toujours indomptable, quoique cruellementmeurtri, le Brigadier se rua sur le moose, et avant que Burleighfût à portée de l’aider, acheva l’animal en lui plongeant jusqu’aumanche son long couteau dans la poitrine.

L’air et les bois tremblèrent au bruit dessauvages hurrah que poussa la bande triomphante des chasseurs, enmême temps que le fidèle Watch aboyait et que la meute des roquetss’égosillait en affreux glapissements.

– Hurrah ! pour le vieuxchasseur !

– Hurrah ! pour l’OncleJerry !

– Hurrah ! pour le Squire !

– Hurrah ! pour mon père !

On continua ainsi plusieurs minutes, jusqu’àperte d’haleine, en y mêlant des salves de mousqueterie.

– Assez ! enfants !assez ! vous me comblez ! criait le bonhommeattendri ; ah ! voilà les vrais chasseurs de moose !voilà une chasse, mes amis ! allons, chargez vosarmes !

Après avoir soigneusement chargé et amorcé,ils tinrent brièvement conseil : il fut résolu définitivementque la moitié de la bande se mettrait à battre les bois avec leschiens, pendant que l’autre moitié s’occuperait des préparatifs dusouper, soit sur place dans un camp volant, soit au grand campementprécédemment établi. Il fut recommandé par le maître d’école derester avant la chute du jour et de ne pas s’oublier trop tard dansles forêts, quelque tentation que put offrir la chasse.

Lorsque le vieux chasseur eut coupé le mufle,le foie et le cœur, il demanda l’aide de ses compagnons pourextraire les os à moelle, et découper en tranches la chair bonne àmanger.

Burleigh fut le premier à l’œuvre ;agrandissant le trou formé dans la neige sanglante par lesconvulsions du terrible animal, il ouvrit le corps trèsadroitement, et découpa des morceaux, de nature à dédommageramplement toute la bande d’un jeûne forcé de quarante-huitheures.

– Et maintenant qu’allons-nousfaire ? demanda-t-il au Brigadier.

– Poussez en avant ! j’ai bonneidée ! nous trouverons peut-être deux ou trois familles parlà… halloo ! – Où donc est Ned Frazier ?

– Il est parti, général, ainsi que vousle lui avez enjoint, répondit le plus jeune des deux frèresrestants ; vous lui avez dit de « marcher comme ill’entendrait. »

Burleigh se retourna soudain avec un mouvementfébrile, et dit d’un ton sérieux :

– Vous auriez mieux fait de suivre votrefrère, sir, et de ne pas vous éloigner de lui : de plus à monavis, un chien ou deux ne vous auraient point été inutiles.

– Vous avez raison, Iry, ajouta leBrigadier, et figurons-nous bien qu’il serait fort dangereux denous disperser hors de portée de la voix. Et au moment où la petitetroupe se remit en marche, il se rapprocha de Burleigh pour luidire à voix basse : C’est fini avec mon rêve, Iry.

– Oh ! oui, je le pense ainsi.

– Un vilain rêve, Iry Burleigh ;mais, ajouta-t-il en levant les deux mains au ciel, j’ai reçu uneleçon que je n’oublierai jamais. Je vois maintenant pourquoi lafemme Butler m’est apparue en songe.

– Que voulez-vous dire, sir ?

– Pour me mettre face à face avec lamort, et m’obliger à payer plus cher la ferme de Blaisdell.

Burleigh secoua la tête :

– Jamais, mon bon sir, jamaisjamais ! pourquoi la paieriez-vous plus cher ? vous enoffririez dans ce cas, plus que personne.

– C’est parfaitement vrai, Iry ;mais je n’ajoute pas foi à ces histoires ; d’autres y croient,et s’ils n’y eussent pas cru, ils auraient donné un meilleur prixde cette propriété.

– Mais vous pensez aujourd’hui que ceshistoires sont vraies, n’est-ce pas ? si je vous comprendsbien, à présent vous êtes inquiet à cause des idées nouvelles quivous remplissent l’imagination.

– Vous n’avez pas tort, Iry : depuisquelque temps je me sens sombre et mal à l’aise ; tout àl’heure, quand je pouvais voir dans les yeux du moose l’image de lamort prête à me fouler aux pieds, il m’a passé dans la tête unefoule d’idées. Lorsque nous serons de retour dans la maison, nousparlerons affaire, et je vous confierai un tas de papiers àdébrouiller.

– Très-bien, je vous entends : maisil faudra voir plus tard ; n’agissez pas avec précipitation etsous l’impression d’une pensée inquiète.

– Plus tard !… plus tard !…qu’entendez-vous par là, Iry ? ce matin vous m’avez dit lamême chose.

– C’est entendu ; mais nous nepouvons rien avant d’être à la maison. Et maintenant, quefaisons-nous ?

– Revenons au campement, Iry.

– Peut-être ; mais que décidons-nouspour la chasse ; restons-nous sur notre triomphe !

– Oh ! non ; si tu veux resterici et tout préparer pour le souper, je pousserai une pointe enavant avec quelques compagnons.

– Excusez-moi, sir, je n’aimerais pointvous laisser aller seul en expédition. Ici, par exemple, je n’auraipas d’inquiétude ; nos compagnons feront ce qu’ils voudront etbattront en retraite même sans souper, s’il leur plaît. Sauf votreavis, j’irai seul en avant flairer l’air de ce bois.

– Adopté ! je suis joliment rompu,et il me semble que je reçois la visite de mes vieuxrhumatismes.

Burleigh sourit :

– Ce n’est pas étonnant après l’assautque vous avez eu avec ce monstre.

– Mais, continua le Brigadier, nous avonsentendu par là la voix de Luther, ce devait être lui, car Watch estici ; tâchez donc de l’apercevoir pour que je sache comment ilse fait qu’il ait rompu la consigne et laissé le camp pour venirnous trouver. Ah ! il est proche, le vieux Watch flaire sonarrivée.

Comme le Brigadier parlait encore, Lutherapparut en courant.

– Bonjour, Père, comment allez-vousaujourd’hui ?… et vos rhumatismes ?

– Assez joliment. Mais me direz-vous,Luther, pourquoi vous avez laissé le campement ?

– Ce n’est point ma faute, Père, Watch avoulu s’échapper et m’a traîné sur la neige au moins pendant cinqminutes, avant que j’aie pu le retenir. Il m’a bien fallu lesuivre, à moins de lui tirer un coup de fusil, ce qui aurait étémalheureux ; enfin il m’a été impossible de le ramener.

– Pourquoi ne le laissiez-vous pasaller ?

– Ah ! Père ! vous l’aviezdéfendu !

– Bien ! garçon, bien ! Et,quelles nouvelles du camp… du troupeau ?

– Excellentes. Smith, Jones, et le voisinLibby sont venus nous joindre ; mais ne connaissant pas votreroute, ils ont pris le parti d’attendre là vos nouvelles. Maisdites donc, Père ; qui est-ce qui a coupé la corde du piège àmoose sur la route ?

– Tu as donc passé par là,Luther !

– Oui ; je suivais Watch, quisuivait votre piste.

Burleigh avait fait un mouvement pour parler,mais s’était retenu, attendant la réponse.

– La trappe n’était donc pastendue ?

– Non ; la corde était coupée, lesapin redressé. Burleigh échangea un coup d’œil avec le vieuxchasseur, et s’écria :

– Voilà justement ce que jecraignais.

– Le méchant gamin ! fit leBrigadier songeant à Ned ; as-tu vu les trois Frazier, Ned,surtout ?

– Je les ai vus tous trois ; mais jene sais qui a coupé la corde.

– Ne t’en inquiète pas. Iry, sur votrevie courez, et lorsque vous verrez ces Frazier, dites-leur de setenir loin de cette route : il arriverait unmalheur !

Burleigh s’élança avec une promptitudefurieuse qui stupéfia Luther ; mais avant qu’il fût hors deportée de la voix, le Brigadier lui cria :

– Ne les laissez pas retourner au camp,Iry, ou bien ce sont des hommes morts ; tâchez de les ramenerici ; leur souper sera prêt.

– Souper… ! observa Luther enregardant le soleil.

–… Goûter, dîner, souper, comme tu voudras.Ils auront un appétit qui leur fera trouver tout bon, je te legarantis, quelque nom qu’on adopte.

– Très-bien, Père.

– Ça va nous ragaillardir, un bonrepas ! Ils pourraient être ici dans une heure :néanmoins je ne les attends qu’après le coucher du soleil.

– Vous devez avoir besoin de prendre unair de feu, Père.

– Oui, ma foi ! prends ma hachetteet coupe de la broussaille, tant que tu pourras pendant que je vaispréparer les grillades. Ah ! ah ! c’est ça une bonneaffaire ! allons Luther, presse !

Le gros garçon partit au galop : le pèrese mit à dépecer le moose en belles tranches fumantes, sans oublierle mufle, le foie et les os à moelle ; bientôt Luther reparutcourbé sous un énorme faix de broussailles.

Le feu ne tarda pas à s’allumer, brillant,pétillant, réjouissant ; le foyer avait été artistement bâtiavec des pierres longues et étroites. Le Brigadier, les cheveux auvent, les manches retroussées, s’en donnait à cœur joie à sabesogne ; tout à coup il s’arrêta pour écouter, puis,regardant le fusil de Luther appuyé contre un arbre, il lui demandad’un ton inquiet s’il était chargé.

– Oui, Père.

– Et amorcé ?

– Vous pouvez voir, Père.

– Vous pouvez voir, Père ! !tête de bois ! ! ! il y va de votre vie, et vous nepouvez voir ça vous-même ! ! ! venez ici, etcouchez-vous à plat ventre sur la neige.

Parlant ainsi, le Brigadier prit le fusil,ouvrit le bassinet, secoua l’amorce et la remplaça avec le plusgrand soin, boucla à sa ceinture sa poudrière et son sac àballes ; puis s’agenouilla derrière un tas de neige, guettantl’approche de quelqu’un ou de quelque chose.

Mais rien n’apparut. Après une attente dequelques minutes, le Brigadier déposa le fusil, en murmurant quepeut-être il s’était trompé ; et il reprit ses préparatifsculinaires.

Le pauvre Luther fort mal à son aise, et levieux Watch inquiet, demeurèrent immobiles. Le chien s’assit, lesyeux fixés vers un amas de troncs d’arbres assez éloignés au fondde la clairière ; par intervalle il agitait ses oreilles commepour percevoir quelque son furtif et lointain ; ensuite ilregardait Luther, et le caressait en remuant sa queue qui balayaitla neige.

– Qu’est-ce donc, Père ? demandaenfin le jeune homme en se soulevant sur ses deux coudes.

– Prenez votre fusil et je vous ledirai.

Au moment où Luther prenait l’arme, son pèrela saisit, sonda le canon avec la baguette pour assurer la charge,épingla soigneusement la lumière, remit dans le bassinet une amorcefraîche : cette opération faite minutieusement, il remit lefusil à son fils en lui disant :

– Gardez ce fidèle compagnon à votreportée, si vous tenez à vivre. Nous ne pouvons savoir ce qui vaarriver.

– Oui, Père, mais vous ne m’avez pasrépondu ; vous ne répondez jamais à mes questions. Je voudraisbien savoir ce que vous avez vu.

– Fort bien ! j’ai aperçu l’ombred’un indien, juste dans cette direction : là derrière un grossapin, il a disparu comme un éclair.

– Avez-vous entendu quelquechose ?

– Non j’ai eu beau écouter, écouter…rien ! comment voulez-vous qu’on entende à cettedistance ? petit sot ! est-ce qu’un mocassin fait dubruit ?

– Mais, Père, peut-être il a desraquettes.

– Non ! par le Diable !autrement il serait à la poursuite du moose ou du cariboo.Ah ! une idée me revient : qui est-ce qui a tiré descoups de feu juste au moment où vous nous avez rejoints ?

– Je ne suis pas sûr, Père : lesFrazier ont tiré chacun deux ou trois coups de fusil, maispourquoi ? je l’ignore : ils étaient loin, je n’ai rienvu.

– Ils se fusillaient avec les indiens,probablement. As-tu rencontré des chiens errants ?

– Non, Père ; mais j’ai entendu desaboiements qui ne ressemblent pas à ceux de nos chiens : ilsme rappellent ce que nous avons entendu chez les Penobscots ;…une espèce de grondement suivi d’un ou deux cris.

– Assez, mon garçon, assez ! lesPenobscots sont sur nos traces, nous n’avons qu’à faire bon guetjour et nuit, et à ne dormir que d’un œil.

– Oui, Père ; mais qu’y a-t-il doncentre nous et ces indiens ?

En deux mots le vieillard lui raconta commentNed Frazier avait coupé la corde du piège à moose.

Luther frissonna et se sentit inquiet.

Le repas était prêt. Ils attendirent d’heureen heure l’arrivée de quelqu’un de leurs compagnons, sans voirpersonne. À la fin, voyant le soleil couché, ils ne purent résisterà la tentation de mordre à belles dents dans ces succulentes etjuteuses grillades.

Le père avait mis à part le fameux filetcru, délices des vieux chasseurs, il l’expédia en se léchantles lèvres ; vainement il essaya d’en faire manger à Luther,le jeune novice n’était pas encore à la hauteur de son père :il préféra les viandes rôties, et joua vaillamment desmâchoires.

Le vieillard s’efforça encore de déciderLuther à manger des tartines de moelle, le beurre demoose, délicatement étendue sur du pain de riz grillé. Le grosgarçon avait le cœur délicat, et trouva cette gourmandise tropgrasse et huileuse pour son goût.

Au moment le plus chaud du festin, Watch fitun bond soudain, grogna et aboya formidablement. Une seconde après,des voix retentirent dans le fourré, et toute la bande deschasseurs apparut successivement ; le plus jeune Frazier seulmanquait.

– Vous ne l’avez pas vu, Iry ?demanda le Brigadier.

– Non ; vainement nous avons battules bois, tirant des coups de fusil pour l’appeler ; ce jeunefou n’a pas répondu.

– Il n’en fait pas d’autre, ce Ned !s’écria Frazier aîné ; toujours il a le diable au corps :je ne serais pas étonné qu’il fût retourné à la maison.

– Ou bien, ajouta l’autre frère, il aurapréféré aller courtiser quelque jolie fille, comme il y en a tantdans les régions de l’est.

Le Brigadier devint pensif ; Burleighparaissait fort inquiet.

– Allons ! allons !enfants ! s’écria tout à coup le Brigadier ; voyons sivous saurez attaquer convenablement la cuisine de moose ?Courage ! jeunes gens ! à l’œuvre ! et toi, vieuxcamarade Watch, c’est ton tour maintenant : tu as bien gagnéton souper, aujourd’hui et en mille autres circonstances.

Parlant ainsi, le bon vieux chasseur faisait àchacun de copieuses distributions de vivres, de grillades, d’os àmoelle, de riz grillé à l’indienne ; et riait de tout son cœuren voyant fonctionner ses affamés convives.

Le repas fini, on donna un coup d’œil auxfusils, on posa une sentinelle en compagnie de Watch, et ons’endormit paisiblement.

Chapitre 7COMPLICATIONS

Le jour suivant nos chasseurs, complètementrompus de fatigue, au lieu de se mettre en campagne avant le pointdu jour, prirent l’agréable résolution de rester couchés jusqu’àl’heure du déjeuner : en conséquence, moelleusement étendusdans leurs matelas de fougère, les pieds tournés contre le feu, ilsdevisèrent à l’aise et décidèrent de continuer leur expéditionjusqu’à ce qu’ils eussent trouvé le fameux gîte des mooses,dussent-ils pour cela courir jusqu’à la fin du mois.

Le Brigadier faisait des réflexions attestantque les tranches de venaison l’intéressaient davantage que leSport, et paraissait opiner pour une marche rétrograde ;Burleigh l’encourageait dans cette idée et n’eut pas de peine à leconvaincre.

Luther était retourné au camp avec ordred’attacher le vieux Watch à un arbre avec une corde capabled’étrangler un chat sauvage.

Les voisins et amis, survenus les uns aprèsles autres, furent invités à rester au camp pour contribuer à sagarde et se régaler du moose.

– Mon avis, dit Burleigh, serait que lesrestants prissent avec eux la carcasse du moose, en nous laissantquelques bonnes tranches, et après l’avoir soigneusementécorché.

– Vous parlez comme un sage, Iry,répliqua le Brigadier ; les compagnons vont se rendre au campchargés, chacun, de leur part ; ils pourront envoyer untraîneau pour emporter le corps et la peau du moose. Et toi,Luther, je te le répète, veille bien à ce que les fusils soienttoujours chargés et à portée de la main, si tu ne veux pasdescendre dans le royaume des taupes. Dis au voisin Smith, et auvoisin Libby que s’ils savaient comme on est bien là-bas dans lecampement, en société avec les grillades de moose, ils y voudraientpasser leur vie. Quant à moi, réflexion faite, il faut que jemarche en avant ; nous serons de retour dans deux ou troisjours au plus tard, et nous rapporterons de quoi fairebombance.

– Oui, Père, répondit Luther ; jevais les endoctriner de votre part, et ils seraient bien ingrats dene pas me croire, car je prêcherai d’exemple.

– Ah ! mais ! ne riezpas ! ajouta le jeune homme avec un sérieux comique.

– Bien ! bien ! Luther,répliqua le père en souriant, vous aurez en partage la meilleurepart, comme l’ordonne la Bible, pendant que le reste de la tribus’en ira en guerre.

– Oh ! sauvons-nous ! ditfacétieusement Luther en prenant son élan, suivi de Watch.

Ces arrangements pris, chacun partit de soncôté ; ceux qui continuaient la chasse se dispersèrent dans lebois, mais sans se perdre de vue, toujours recherchant le bouquetd’érables signalé par le maître d’école.

Quoique la distance ne fût pas considérable,les chasseurs furent obligés d’avancer avec beaucoup de précautionet de lenteur, de telle sorte qu’ils n’arrivèrent en vue du gîtequ’à la tombée de la nuit. Après une courte délibération entreBurleigh et le Brigadier, les autres chasseurs furent placés àdivers postes cachés, avec ordre de ne se montrer que lorsqu’ilsseraient appelés : Burleigh, ensuite, poussa courageusement enavant, suivi tout doucement par le Brigadier.

Après une rude et pénible ascension ilsparvinrent à un fourré épais : Burleigh, pour faire moins debruit, quitta ses raquettes et ne garda que des mocassins ; leBrigadier, chaussé de gros brodequins de vache, marcha sur sestraces. Tous deux firent un long circuit pour prendre le dessous duvent, et arrivèrent au cœur de la place en rampant comme des chats.L’examen des lieux, quoiqu’il fît obscur au point de ne pasdistinguer une main de l’autre, leur causa une grandesatisfaction : la neige était foulée sur un large espace,comme l’aire d’une grange ; l’écorce des arbres n’était rongéequ’en partie, et seulement jusqu’à la surface de la glace ;les menues branches et les broussailles étaient encoreabondantes ; tout annonçait le refuge de plusieurs familles demooses, et on pouvait espérer qu’elles y reviendraient se gîterpendant la nuit.

– Iry ! mon garçon ! que dis-tude ça ? murmura le Brigadier en redressant sa grande taille eten se frottant joyeusement les mains ; ils reviendront ce soirpeut-être, et nous en ferons une belle affaire, hein ?

– Ah ! oui : nous voilà bienrécompensés de nos fatigues.

– Si ce n’était pas trop tard, nouscommencerions bien la battue avant l’arrivée des autreschasseurs.

– Ce serait une bonne idée, si nousn’avions pas à craindre d’être dérangés par tous ces ahuris aupremier mouvement du gibier ; d’ailleurs nous n’avons pas dechiens avec nous.

– Qu’importe, nous n’avons pas à suivredes pistes dans la neige ; dans mon opinion il nous suffira deles guetter et de les fusiller au gîte.

– C’est possible ; mais évitons cesjeunes chasseurs étourdis et enragés qui veulent toujours tirer lespremiers. J’opine pour rester ici à l’affût jusqu’à ce que lesanimaux paraissent.

– Adopté.

Nos deux héros se postèrent en silence etattendirent patiemment : le Brigadier était assis dans laneige, adossé contre un arbre, son fusil couché en travers sur sesgenoux ; Burleigh, debout, montait la garde sur une éminenced’où son regard perçant commandait tous les environs.

De longues heures s’écoulèrent ainsi dans unemuette immobilité, le sommeil commença à appesantir les paupièresdu jeune homme : cependant il n’osait faire aucun mouvementpour secouer sa torpeur, craignant de quitter son poste au momentcritique. Bientôt, pour comble de disgrâce, ayant quitté sonmanteau pour en couvrir les épaules de l’Oncle Jerry, il sentit unfroid insupportable glacer tout son corps.

Le moindre geste leur était interdit, souspeine d’effaroucher les furtifs hôtes des bois, dont ilsattendaient l’arrivée. Jamais nuit n’avait paru plus longue et pluspénible au Brigadier, pendant le cours de son aventureusecarrière ; jamais son attente et son courage n’avaient étémoins récompensés : aucun être vivant n’apparut dans lesilence de la nuit ; et quand vint le jour, rien n’apparutencore.

– Oh ! là ! là ! dit toutà coup le Brigadier parlant à voix basse en homme de précaution querien ne peut prendre au dépourvu ; mon pauvre Iry ! voilàune affaire bâclée ! tous ces imbéciles de mooses ont détalé,sans esprit de retour, et si nous voulons du butin, il faudra leurcourir après. Que dis-tu de ça ?

– Je suis de votre avis : toutefoisil sera bon de réunir les compagnons, et de déjeuner avanttout ; nous ferons bien de mettre dans nos poches quelquesœufs durs, quelques gâteaux de riz, et une pincée de sel.

Le Brigadier hocha la tête.

– Hé ! hé ! mon ami, il y a eudes moments, (avant-hier soir, par exemple), où nous n’aurionsnullement fait fi d’un œuf dur et d’une pincée de sel. Et si, enquittant la maison, je n’avais pas eu la précaution de bien bourrervos poches, en dépit de toutes vos belles espérances, nousn’aurions eu chacun, pour souper, qu’une colique, et rien deplus.

Tout bien réfléchi, il fut décidé que leBrigadier resterait encore en embuscade au même endroit, pendantque Burleigh irait rassembler les autres chasseurs, et lesinviterait à faire tous leurs préparatifs pour poursuivre la chassependant plusieurs jours encore s’il le fallait.

– Cependant, voyez donc ! grommelale Brigadier, l’écorce est fraîchement rongée ; voilà desbourgeons, des rameaux encore verts, là sur la neige.

– J’ai examiné avec soin les empreintes,répondit Burleigh ; elles forment deux sentiers ; jejurerais qu’il a passé par là au moins une demi-douzaine de mooses,depuis vingt-quatre heures. Ils doivent avoir été effrayés parquelqu’un de notre troupe.

– Je ne pense pas ; aucun d’eux nes’est avancé à plus d’un mille d’ici ; à moins que ce ne soitcet imbécile de Ned Frazier, que la peste confonde !

– Édouard Frazier ! vouscroyez !

– Oui, cette tête d’âne ! Je neserais pas surpris que ce butor fût venu par ici, courant après lesfemmes, comme l’a dit Bob son frère.

Burleigh devint sombre et ne réponditrien : toujours pensif, il secoua la main au Brigadier, etpartit pour son expédition rétrograde.

Dans l’ardeur de la chasse il avait parcouruun chemin très-long sans s’en apercevoir : il lui fallut plusde trois heures pour regagner la clairière qu’ils avaient quittéela veille. Tout y était silencieux et solitaire, au point qu’ilcrut un instant s’être égaré. Pendant qu’il se demandait si sescompagnons avaient déserté leurs postes, une perdrix se levabruyamment dans le fourré, à une portée de pistolet.

Au même instant Bob Frazier apparut, sortantd’un gros arbre creux :

– Eh bien ! fit-il, quoi denouveau ?

Burleigh attendit que tous l’eussent rejoint,dans le plus grand silence.

– Et vous autres ? demanda-t-il àson tour, qu’avez-vous à dire ?

– Nous ! répliqua l’autre Frazier,nous pouvons dire que ces bois sont vivants ! ça vousétonne ?

– Que voulez-vous dire, je vousprie ?

– Il y a par ici du moose, du cariboo, del’indien… que sais-je ?

– Avez-vous vu quelque chose ?

– Je ne sais que dire… L’ombre d’unchasseur a fait apparition, là-bas, derrière ces troisarbres : dans mon opinion c’est un indien.

– Vraiment ! Que pouvait-il chercherpar là ?

– Des mooses probablement, commenous.

– Il est surprenant qu’il soit resté iciaussi longtemps.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Si c’est le même qu’a vu le Brigadier,il ne doit pas être en ce lieu avec de bonnes intentions. Si onmarchait un peu sur lui ?… qu’en dites-vous ?

– Courons ! s’écrièrent les deuxfrères en se lançant à la poursuite de l’inconnu, sans prendreaucune précaution, malgré tout ce que put leur dire Burleigh.

Au moment où, après avoir visité l’amorce deson fusil, il se préparait à les suivre par un sentier couvert, sonregard vigilant aperçut un mouvement dans le fourré. Mais l’arrivéed’un nouveau venu détourna son attention. C’était le plus jeunefils du voisin Smith, qui accourait à perte d’haleine, élevantau-dessus de sa tête un billet tout froissé qu’il venait de tirerde sa veste soigneusement boutonnée.

Le maître d’école sentit tout son sang refluerau cœur, lorsque l’enfant lui cria en s’éventant avec son petitchapeau ravagé par les branches :

– Je savais bien que je vous trouverais,moi ! Je connais votre route quand on me dit que vous êtes àla chasse du moose !

Burleigh se détourna sans répondre, etdéployant à la hâte le billet qu’on venait de lui remettre, lut cequi suit :

« Vous me pardonnerez, j’espère, masterB. – Mais si vous voulez approfondir un triste mystère, plus tôtvous reviendrez à la maison, mieux cela vaudra. Voilà tout ce queje peux vous dire ; seulement vous n’avez pas une minute àperdre. Je vous envoie la jument grise pour le cas où vous aimeriezmieux revenir à cheval qu’en traîneau. »

J.J. P.

– Petit, qui t’a remis cela ?demanda Burleigh.

– Jerutha Jane Pope.

– Comment sont les chemins ?

– Impraticables, à moins d’être àcheval.

– Où est le traîneau à uneplace ?

– Au camp.

– Et la jument grise ?

– Ici près, sur la lisière du bois ;de plus, vous trouverez dans le porte-manteau de la selle la granderedingote du père.

– Bien ! ton nom, enfant ?

– Noah, sir ; Noah Smith, pour vousservir.

– Bien ! Noah Smith, je mesouviendrai de toi. Sais-tu pourquoi on m’appelle ?

– Non, en vérité ! je n’ai guère eule temps de causer, je vous en réponds : Jerutha Jane, elleest venue chez mon père au milieu de la nuit ; elle a parlé uninstant avec ma mère ; puis, on m’a appelé, et je suis partiau grand galop, aussi vite que la jument pouvait courir.

– Mais, si je prends la jument, Noah, quedeviendras-tu ?

– Ce que je deviendrai ? Je resteraiici pour voir le fun (réjouissances) ! Ah !c’est que j’aime les campements, moi ! je suis bon dans lescampements, moi ! j’y suis bon à tout ! Et puis, je seraisi content de voir un moose !… si vous n’y trouvez pasd’inconvénient.

– Pas le moins du monde, Noah.Adieu ; mais ne t’avise pas l’aller à la chasse du moose sansêtre avec un bon protecteur ; prends bien garde ! tupourrais te trouver dans un cruel embarras. Adieu.

– Adieu ! bonne route !répondit l’enfant.

Burleigh avait piqué des deux et était déjàloin.

À ce moment on entendit dans le bois un coupde fusil, mais si éloigné qu’aucun chasseur, après avoir prêté uninstant l’oreille, ne crut devoir s’en préoccuper : Iry n’yfit pas même attention ; tourmenté d’inquiétude il dévoraitl’espace, emporté par la bonne jument grise, qui était la premièretrotteuse de tout le pays.

Il ne s’arrêta qu’en vue de la grandemaison : il rajusta ses vêtements, visita son fusil qu’ilavait rejeté en bandoulière sur son épaule, et se demanda ce qu’ilfallait faire.

Il faisait noir, si noir qu’il ne pouvaitdistinguer sa montre dans sa main : néanmoins, convaincu que,depuis longtemps, tout le monde était couché, il hésitait àpénétrer dans le logis, au risque de déranger toute la famille, etse disposait à conduire la jument près de quelque meule de foin età s’y installer jusqu’au jour, comme le faisait souvent plus d’unvoyageur.

Pendant qu’il délibérait avec lui-même, unfilet de lumière passa au travers du volet de la cuisine ; uninstant après un murmure se fit entendre à côté de lui et une mainse posa sur son bras. Il recula vivement et ses cheveux sedressèrent sur sa tête.

– Hush ! Hush ! souffla unevoix très-basse.

– Qui est là ? qui êtes-vous ?demanda-t il brusquement.

– Comment ! vous ne me reconnaissezpas, master Burleigh ?

– Jerutha Jane ! c’est vous, je ledevine sans vous voir.

– Êtes-vous prêt, sir ?

– Un moment ; il faut que je mettela grise à l’écurie avant tout.

– Laissez-moi faire, je m’en charge.

– Non, non, ma chère enfant, il faut queje vous dise deux mots : ah ! que faites-vous ?

– Je déboucle les sangles, j’enlève laselle.

En même temps la jeune fille joignait l’actionà la parole.

– Diable ! vous êtes adroite.

– Laissez-moi donc faire sansinquiétude : j’y vois la nuit, et vous n’y voyezrien.

– Vous voyez dans l’obscurité ?

– Aussi bien que les autres pendant lejour.

– Êtes-vous dans votre bon sens,Jerutha ?

– Mais ! je le pense ! Demandezà grand’mère, elle vous certifiera que non-seulement j’yvois dans l’obscurité, mais encore au travers d’unbandeau ; seulement j’ai perdu cette dernière facultél’an passé.

– Oh ! oh !

– Aussi vrai que vous êtes vivant, masterBurleigh : on prétendait que j’étais ensorcelée… mais je ne lesuis pas plus que vous. C’est un effet de ma santé, de ma bonne etforte santé. N’en parlons plus ; voilà la besogne faite !vous reconnaîtrez que j’y vois la nuit,j’espère !

– Mais ! mais ! la bride estôtée, la gourmette décrochée, les rênes débouclées ! murmuraBurleigh en promenant ses mains sur la tête de la jument.

–… Et la selle enlevée, et une bonnecouverture sur son dos ! Et maintenant, si vous voulez medonner le temps de jeter une botte de foin dans le râtelier, unepoignée d’avoine dans la crèche, je serai ensuite à votreservice.

Cinq minutes après elle était au côté deBurleigh, demi riant, demi soupirant :

– Que me commandez-vous, masterBurleigh ?

– Vous commander, mon enfant ! Dieum’en garde ! Seulement je voudrais savoir pourquoi vous m’avezenvoyé un message, pourquoi vous m’avez fait revenir, et ce quevous appelez un triste mystère ?

– Master Burleigh, répondit la jeunefille d’une voix émue, je désire que vous voyiez par vous-même, devos propres yeux, que vous entendiez de vos oreilles ; et letriste mystère sera éclairci. Vous êtes trompé ! Nous sommestous trompés ! Il y a ici une malheureuse créature ensorcelée.Si vous ne voyez point cette pauvre Lucy Day… si vous n’avez pasbientôt une explication avec elle, je… ajouta l’enfant en pleurant,je… suis sûre qu’avant trois mois elle sera sous terre.

– Que voulez-vous dire,Jerutha ?

– Je dis ce que je dis. Elle s’est miseau lit le lendemain de votre départ, et ne l’a plus quitté qu’unjour, pour aller avec la Tante Sarah voir une de ses plus chèresbonnes amies, qu’elle avait connue à sa pension de Québec.

Burleigh resta comme foudroyé. Tout son sangs’arrêta dans ses veines comme s’il allait mourir.

– Et… l’a-t-elle vue, Jerutha ?…demanda-t-il enfin d’une voix étranglée.

– Oui, mais bien contre son gré, je lesais ; et en revenant elle s’est remise au lit.

– Où est-elle maintenant ?

– Dans la maison, elle occupe votrechambre. Que dirai-je encore ?

– Voulez-vous voir Lucy ougrand’mère ?

– Non, non, pas encore ; il faut quej’aie le temps de mettre mes affaires en ordre, et de faire mesréflexions.

– Très-bien ! quand vous serezdisposé, entrez par la porte de derrière et montez à la chambre dunord, j’y ai tout préparé pour vous. Bonne nuit, cher monsieur,bonne nuit !

Elle s’éloigna laissant Burleigh plongé dansses réflexions ; il écouta pendant quelques minutes le bruitdécroissant de ses pas légers :

–… Cher monsieur, m’a-t-elle dit,murmura-t-il ;… cette enfant !… Pas tant enfant, aprèstout ;… c’est plutôt une petite femme :… la voilà qui vaavoir seize ans… ça a déjà une petite tête !

Devisant ainsi, et suivant les indicationsqu’elle lui avait données, il s’introduisit dans la maison et sedisposait, à tâtons, à gagner sa chambre, lorsque dans l’ombre unemain toucha son coude et la même voix murmura.

– Pas un mot ! sur votre vie !Ils sont ensemble, il faut que vous les voyiezavant de vous montrer. Courez à votre chambre, vous y trouvereztoutes vos affaires : lorsque vous entendrez un coup frappécontre le volet, descendez doucement, vous les trouverezface à face : alors vous saurez tout.

– Un mot avant de me quitter. – Où estBlack-Prince ?

– Dans la stalle la plus proche de laporte.

– Pourquoi ne me l’avez-vous pas envoyé,au lieu de la Grise ?

– Parce que je n’étais pas sûre qu’onvous trouverait ; et que si vous veniez par ici, vous pouviezavoir besoin du cheval.

– Ma valise ? le grandmanteau ? la petite lanterne de corne ? la boite àallumettes ?

– Sur le guéridon ou sur une chaise, àcôté de votre lit.

– Merci, chère enfant ; que vousêtes bonne et attentive pour moi !

– Ah ! voyez ! la luneéclaire ; vous n’aurez pas besoin de votre lanterne.

– Je ne marche jamais sans ma lanterne,Jerutha, lorsque je suis seul ; je ne vois pas, comme vous,dans l’obscurité, et lorsqu’en arrivant dans une auberge étrangère,je veux installer mon bon cheval Black-Prince, il me faut de lalumière, sous peine de troubler toute l’écurie.

À ces mots, ils se séparèrent, et Burleighentra dans la chambre, agité de sombres pressentiments. Il allumaune chandelle, ouvrit sa valise, la mit en ordre, et il prenait sagrande redingote lorsqu’un coup retentit sur le volet ; jetantun rapide coup d’œil sur la fenêtre, il aperçut la petite main quirenouvelait le signal.

Tout troublé, il marcha vers la croisée et vitsur le seuil de la porte l’ombre d’un homme… le mystères’éclaircissait.

Prenant sa valise d’une main, son fusil del’autre, il descendit l’escalier à pas de chat, déposa son fusildans l’encoignure de la porte, et écouta ; des chuchotementsentremêlés de pleurs se faisaient entendre dans le corridor de lacuisine. Il entrouvrit la porte, prêt à appeler ; mais ilresta muet en reconnaissant Ned Frazier qui, les yeux flamboyants,cherchait à saisir dans ses bras une femme agenouillée devant lui,sanglotant, le suppliant, et qu’à ses longs cheveux noirs Burleighreconnut être Lucy Day.

– Oh ! pitié ! pitié !Édouard ! disait-elle d’une voix basse et mourante ; pourl’amour de Dieu ! laissez-moi ! vous savez que je nepourrai jamais être votre femme ; j’aimerais mieuxmourir !

– Meurs donc ! répondit le jeunehomme avec une expression farouche, en la secouant violemment et lajetant à ses pieds, comme s’il eut voulu meurtrir sur la terre levisage pâle et presque inanimé de la pauvre fille.

– Ah ! maudit ! s’écriaBurleigh, bondissant comme une panthère et prenant Frazier à lagorge ; ah ! maudit ! c’est toi quimourras !

Mais son adversaire, fort et musculeux,accoutumé aux luttes, le reçut rudement ; d’un coup de têteBurleigh fit rejeté à quelques pas sur le sol.

Réunissant toutes ses forces, il renouvelaaussitôt l’attaque : se cramponnant de la main droite au coude Frazier, parant les coups de la main gauche, il lui donna uncroc en jambes, et l’envoya rouler, tête première, jusqu’au bas del’escalier.

Lucy se précipita entre eux, et poussa descris perçants auxquels répondirent toutes les voix de lamaison.

Ned Frazier, en se relevant avait tiré soncouteau ; Burleigh dégaina le sien, et demeura immobile, l’œilen feu, attendant l’attaque.

Au même instant se précipitèrent dans lasalle, Jerutha Jane et la Tante Sarah, échevelées, éperdues.

– Oh ! malheur ! vous, unministre de l’évangile ! cria Jerutha.

– Vous ! meurtrier ! touchez ledonc ! sur votre vie ! hurlait Lucy en couvrant NedFrazier de son corps.

– Laissez-nous ! oh !laissez-nous ! je vous en prie, Master Burleigh, repritJerutha.

Et le voyant hésiter, elle ajouta :

– Grand’mère ! donnez vos soins àcette pauvre Lucy.

Cette dernière se laissa tomber sur unechaise, et se mit à sangloter, la tête dans ses mains, comme si soncœur allait se briser.

Burleigh s’élança dehors, suivi parFrazier : et lorsque la malheureuse Lucy revint à elle, aumilieu d’un silence de mort, elle ne vit que Jerutha à genoux, etla Tante Sarah immobile, comme pétrifiée par l’étonnement et lafrayeur.

Chapitre 8CATASTROPHE

Au lever du jour, le cheval noir de Burleightraversa rapidement la vallée de Blaisdell, emportant vers les boisson cavalier muni d’armes et de provisions comme pour une longueroute.

Les jours suivants on n’eut aucune nouvelle deFrazier ni du maître d’école ; tous deux avaient disparu dansla direction du grand désert.

Si le lecteur y consent, nous reviendrons àl’Oncle Jerry.

Avec ses hardis compagnons, il avait continuéla chasse jusqu’aux frontières du Labrador sur le territoire duCanada. Mais, après avoir exploré pendant quelques jours le théâtrede ses anciens exploits, le vieux chasseur campa sur la rive duMadawaska et ordonna les préparatifs du retour.

Dans la soirée, un bruit de voix s’éleva aumilieu du silence ; la petite troupe crut entendre des cris,une dispute ; puis, deux coups de feu retentirent presque enmême temps ; quelques secondes après, la détonation plusretentissante d’une carabine cingla l’air, et la solitude redevintsilencieuse.

– C’est quelque bande de chasseurs,observa le Brigadier ; je suis bien aise de ne pas me trouversur leur route, sans savoir à qui nous aurions à faire. Quelmalheur que Burleigh ne soit plus avec nous ! je ne comprendsrien à sa brusque disparition.

– N’a-t-il pas un cheval noirmaintenant ? demanda le voisin Smith récemment arrivé ducamp.

– Il n’en prend jamais d’autre, réponditLuther.

– Eh bien ! je crois l’avoir vupasser comme une flèche, avant hier, monté sur une superbebête ; il suivait les fourrés comme s’il eut voulu éviterd’être vu. Je l’ai reconnu lorsque, au sortir de la grandeclairière, il a lancé son cheval à la nage pour traverser larivière : il avait l’air d’un homme qui chasse un tout autregibier que le moose.

– Ce ne doit pas être Iry, répondit leBrigadier, il nous aurait déjà rejoint. D’ailleurs Black-Princeétait resté à la ferme ; Burleigh l’avait laissé en réservepour accomplir le grand voyage qu’il doit faire avant la conclusionde son mariage.

– Black-Prince est un rude cheval,observa Luther ; le soir du grand tapage à la maison, ildéfonça sa stalle, sauta par dessus les barrières, et auraitdisparu pour toujours, si Jerutha Jane n’avait pas eu des yeuxperçants.

– Diable !… mais qu’allons-nousfaire maintenant ; irons-nous en avant ou en arrière ?demanda le Brigadier.

– Si notre frère Ned était ici, répliquaBob Frazier, il nous donnerait un bon conseil. Il connaît tous lesindiens du Canada ; les Ottawas avaient fait de lui une sortede chef.

– Eh bien ! tant pis !retournons au camp, continua le Brigadier ; que la pestem’enlève si je sais où sont allés ces deux gaillards.

Sur ce propos, la petite troupe fit volte faceet reprit sa route sur la lisière du grand bois où avaient retentitrois coups de feu quelques instants auparavant.

La nuit était venue, assombrissant les forêtssolitaires ; tout à coup, nos chasseurs se trouvèrent sansavoir rien entendu, à quelques pas d’une longue file d’indiens. Cesguerriers sauvages, marchant dans un parfait silence, suivaient unepiste unique, chacun mettant le pied dans la même empreinte ;on aurait dit des ombres noires glissant sur la neige.

Le Brigadier s’arrêta brusquement ; lavision indienne disparut promptement sans paraître accorder lamoindre attention aux Faces-pâles. Au même instant leBrigadier prêta l’oreille à un cri sourd et lointain.

– Qu’est-ce que cela ? murmura-t-il,n’entendez-vous rien ?

– Oui, fit Luther, mais je ne distinguepas bien ; et il se redressa, plaçant sa main ouverte contrel’oreille, pour mieux écouter.

– C’est le hurlement d’un chien, dit lepère, il est très-éloigné.

– Le voilà qui recommence ! s’écriaBob Frazier.

– Ce doit être un loup, objecta Joë.

Le Brigadier secoua mélancoliquement latête.

– Non, mes enfants, ce n’est pas unloup ; ce n’est pas l’aboiement bref et rauque du loup. C’estune sorte de plainte, un appel.

– Peut-être est-ce un avertissement,Père ?

– Peut-être… Luther… ; si c’en estun, il faut qu’il nous trouve préparés ; nous ne savons pas cequi peut arriver. Écoute-moi, enfant ; je suis le plus âgé,sans doute je suis le plus proche de la fin des jours. Promets-moiune chose, pour quand je ne serai plus de ce monde.

– Parlez, Père, parlez ! réponditLuther pâlissant, je vous jure d’obéir.

– Promets-moi, mon fils, (et rapporte àta mère cette promesse solennelle), promets-moi de faire offrir auxhéritiers Blaisdell, ou la restitution de leur ferme, ou unsupplément de prix tel que l’estimeront trois honnêtes experts.

– Oui, Père ; je le jure !

– Vous m’entendez tous, compagnons !vous êtes témoins ?

– Nous le sommes, répondirent leschasseurs étonnés.

– Très-bien ! c’est assez. Mescomptes sont réglés maintenant ; je suis prêt.Partons !

Ils marchèrent en silence jusqu’au plusprochain campement, allumèrent leur feu, et firent un glorieuxsouper de moose, puis, ils se couchèrent. Seul le Brigadier ne puts’endormir : après s’être agité vainement dans son litjusqu’après minuit, il se leva, ranima le feu et s’assit à côté dufoyer sur une grosse pierre. Sa rêverie fut bientôt troublée parles mêmes sons plaintifs et lointains que le vent de la nuitapportait par intervalles.

Poussé par une invincible curiosité, levieillard prit son fusil et s’avança dans la direction de la voixmystérieuse. La clarté des étoiles scintillant dans un ciel glacésuffisait pour guider sa marche aventureuse. Au bout de quelquesminutes il distingua le hurlement d’un chien ; peu à peu lessons se rapprochèrent ; il n’était plus qu’à un mille à peinede l’objet de ses recherches.

Cependant Luther, ne voyant pas revenir sonpère, s’était levé pour monter sur une éminence d’où il pouvaitvoir assez loin dans les environs ; aux mouvements de sonjeune maître, le vieux Watch, déjà inquiet, se débattit pour rompresa corde ; puis s’apercevant que Luther s’éloignait à larecherche de son père, le chien fidèle prit un tel élan que sonlien fût brisé, et il s’élança en aboyant sur la voie duBrigadier.

Ce bruit subit éveilla les dormeurs :

– Tonnerre ! grommela Joë en sefrottant les yeux, et en regardant autour de lui d’un airégaré ; voilà-t-il pas ce damné chien et ses enragés demaîtres qui sont partis pour la chasse. Qu’est-ce qu’il y aencore ? le vieux Mathusalem est toujours sur pied. Bob !eh ! Bob !

– Bien ! murmura la voix somnolentede Bob ; qu’y a-t-il dans l’air, Joë ?

– Je n’en sais rien ; mais nousferons bien d’aller voir.

Dès qu’ils eurent fait quelques pas, ilsentendirent de nouveau le long et triste hurlement qui leur semblabeaucoup plus proche. Peu après les aboiements de Watch yrépondirent ; enfin la voix de Luther s’éleva dans lebois.

– Par ici, messieurs, par ici ! nousvoilà, Père !

Les deux Frazier s’élancèrent avec ardeur etarrivèrent presque en même temps que Luther. Au premier coup d’œilils aperçurent le Brigadier agenouillé près d’un cadavre étendu surla neige ; à ses côtés Luther debout semblait pétrifiéd’horreur ; à quelques pas un chien inconnu demi-couché sur laglace, le museau en l’air, hurlait d’une voix désolée.

Le cadavre était tourné sa face contre terre,mais un seul regard apprit aux deux frères quel était ce mort. Sansprononcer une parole, ils tombèrent à genoux près du Brigadier… ilsavaient reconnu leur frère Ned.

– Oh ! frère ! frère !sanglota Joë d’une voix terrible.

Bob prit dans ses bras le corps déjà raide etglacé, et chercha les blessures en silence. Un mince filet de sangl’aida dans sa recherche ; Édouard avait reçu une balle dansle cœur.

Pendant que toute la troupe réunie tenaitconseil au milieu d’une consternation générale, le Brigadierfouillait le terrain pour en tirer des renseignements. Tout autourdu mort apparaissaient les traces d’une lutte violente, lessouliers de Ned avaient laissé des empreintes bien marquées sur laneige ; la glace rompue en plusieurs endroits, des branchesbrisées éparses çà et là, tout annonçait les mouvements désespérés,les trépignements convulsifs d’une vraie bataille.

Watch courait partout flairant et cherchant àdémêler les pistes ; l’autre chien, fidèle compagnon du mort,ne voulut point quitter son maître et resta couché près de lui,refusant caresses et nourriture, et poussant par intervalles lelong et sinistre hurlement déjà si souvent entendu.

– Ah ! s’écria enfin le Brigadier,en voilà un ! voyons donc ce que c’est.

Et il montra l’empreinte bien nette d’unpied : la seule peut-être qui fut aisée à étudier, toutes lesautres étant confondues et entremêlées dans un inextricabledésordre.

Chacun regarda avidement : c’était uneempreinte de mocassin.

– Bien ! murmura le Brigadier ;juste ce que je craignais ! les indiens ont passé par là,voilà une affaire entendue ; nous n’avons plus qu’à partir auplus vite.

Ce fut aussi l’avis des frères Frazier. Ilsprirent leurs dispositions pour emporter le cadavre ; ensuitela petite troupe se mit en route pour ses foyers, renonçanttristement à la chasse.

Les frères Frazier jurèrent de découvrir lemeurtrier et de le livrer à la justice, dussent-ils le poursuivrejusqu’au bout du monde.

– Vous avez raison, mes enfants, leur ditle Brigadier ; le Dieu vengeur du sang innocent sera avecvous ; il vous livrera l’assassin… mais comment allez-vousfaire avec ce corps ?

– Nous l’emporterons à la maison, si vousvoulez nous prêter votre traîneau à deux places, et une paire dechevaux.

– Très-volontiers : Luther va passerdevant pour tout préparer ; nous le suivrons de près, etchacun rentrera chez soi.

Quelques heures après la bande, naguère sijoyeuse, suivait silencieusement la route qui ramenait aulogis ; le Brigadier, préoccupé de sombres pensées, les frèresFrazier, roulant des projets de vengeance.

Jusqu’à son arrivée chez lui, le Brigadiern’avait pas hésité à penser que Ned Frazier avait péri dans unequerelle avec quelque indien du Canada. Cette hypothèse réalisaitles pressentiments de mauvais augure que le vieillard avaitexprimés, lorsque le jeune téméraire eut détruit le piège à moosequ’il avait précédemment rencontré.

Mais, en apprenant qu’après la scène violentedont Lucy avait été la cause involontaire, Burleigh et Édouardavaient disparu, sans que depuis lors on eût reçu de leursnouvelles, le bon Brigadier fut agité de soupçons pénibles contreson jeune ami, le maître d’école.

Ce fut bien pis encore lorsque des rameursdignes de foi vinrent apprendre que Burleigh avait été vu couranten toute hâte vers le désert sur son cheval noir, et que sur unrayon de plus de cent milles on ne l’avait plus revu. Plus tard ilfut rapporté que le jeune homme avait laissé chez un voisin sonfusil à deux coups, et l’avait échangé contre une carabine. Enfinil fut constaté que le maître d’école, mettant de côté toutes seschaussures civilisées, était parti chaussé de mocassins indiens,Luther lui-même l’avait remarqué pendant la chasse.

Le pauvre Oncle Jerry fut atterré : lessoupçons semblaient se changer en horribles certitudes. Commemagistrat il devait ouvrir une information juridique, et provoquerdes poursuites contre le meurtrier, alors même qu’il serait hors desa juridiction.

Une pensée le consolait un peu : Burleighne pouvait être un assassin ! il avait probablement agi en casde légitime défense, et n’avait tué son adversaire qu’en se voyantattaqué, pour protéger sa propre vie. N’avait-on pu entendu d’aborddeux fusils ?… c’était la provocation de Ned !… puis, uncoup de carabine ?… c’était la riposte de Burleigh défendantson existence !…

Des semaines, des mois se passèrent :Burleigh ne reparut pas. En attendant, la médisance et la calomnieallaient leur train : la mort de Ned, le crime de Burleighétaient racontée par toutes les bouches avec des variantes et desexagérations effroyables. La famille Frazier s’en mêla, demandajustice, cria vengeance contre Burleigh.

À la fin, l’autorité supérieure s’en émut, etun beau jour, ou plutôt un triste jour, un mandat de justice futlancé, ordonnant « l’arrestation d’Ira Burleigh prévenu demeurtre sur la personne d’Édouard Frazier. » Le même mandat,contenant son signalement et celui de son cheval, fut envoyé jusquedans le comté de Vermont où Burleigh avait été aperçu en dernierlieu.

Le désolé Brigadier, ses devoirs accomplis, setenait mélancoliquement renfermé chez lui ; et depuis cetteténébreuse affaire la ferme de Blaisdell était devenue triste etsilencieuse.

Le vieillard, la Tante Sarah, Lucy Dayelle-même ne causaient que de l’absent.

Chose étrange ! « ce Burleigh »que, présent, elle avait repoussé, Lucy Day, la bizarre jeunefille, Lucy le pleurait jour et nuit, depuis sa disparition.Expliquera qui pourra ces oscillations de certains espritsféminins !… toujours est-il que la mort, en rayant Frazier dunombre des vivants, avait également effacé son souvenir de l’espritde Lucy.

Quant à la Tante Sarah, elle avait toujoursadoré Burleigh ; il était resté, envers et contre tous, sonfavori.

Les deux femmes, chaudement appuyées parJerutha Jane Pope proclamaient donc sans cesse l’innocence demaster Burleigh. Leur affectueuse obstination à cet égardréconfortait puissamment le Brigadier, qui au fond pensait commeelles.

– Oh ! oui, disait Lucy, remuant àpeine ses lèvres pâles, et serrant l’une contre l’autre ses mainsfroides et tremblantes ; si son bras a tué, c’était pour sedéfendre : l’autre était dur et hautain… il a étél’agresseur ; je connais master Burleigh, et je sais mieux quevous, Grand-Père, mieux que personne, combien il est incapabled’une mauvaise action ! Je donnerais ma vie pour gage de soninnocence.

– Patience ! patience !répétait le Brigadier ; s’il est innocent Dieu ledéfendra.

Et chacun, se recueillant dans la même pensée,poussait un profond soupir, puis gardait longuement le silence.

Chapitre 9UN REVENANT

Six mois s’étaient écoulés depuis lesévénements qui viennent d’être rapportés. Histoires funèbres etmystérieuses, mandats de justice, inculpation de Burleigh, toutétait oublié.

Si, parfois, quelque membre de la familleFrazier soulevait de nouveau cette question mystérieuse ; plusd’un auditeur secouait la tête en observant que les indiens duCanada se servaient tous de carabines, et que rien n’était prouvécontre Burleigh.

L’époque des moissons était arrivée, amenantavec elle des fêtes champêtres analogues aux réjouissancesindiennes à l’occasion du Grain nouveau.

Par une belle journée d’août, l’Oncle Jerry,entouré de toute sa famille, présidait un gigantesque festin servirustiquement, en plein air, sur le bord de la rivière. Déjà lesplats circulaient, escortée de brocs pleins de cidre ou debière ; les clameurs animées des convives commençaient leursbruyants concerts. Tout à coup, le silence régna un instant et descris retentirent :

– C’est lui ! c’est lui ! levoilà qui vient !

Et chacun regarda vers la lisière du bois. LeBrigadier se leva pour voir celui qu’on annonçait ainsi ; unnuage passa devant ses yeux, et il frissonna des pieds à la tête enapercevant debout à l’entrée d’une clairière, un jeune homme pâle,aux longs cheveux noirs, appuyé contre un arbre et portant sur sonépaule une longue carabine.

– Fondez sur lui ! courez, mesenfants ! saisissez-le, mort ou vif ! s’écria leBrigadier.

Personne ne bougea. Quelques crissurgirent :

– Allez donc ! courage !avez-vous peur ?

Le Brigadier se leva et marcha droit à lui. Aulieu de fuir, le nouveau venu fit la moitié du chemin et ens’approchant étendit la main ; puis, il la laissa retomber enmurmurant d’une voix brisée :

– Non ! Sir, Non ! ma main netouchera pas la vôtre avant que vous ayez reconnu moninnocence ; je viens ici pour la démontrer.

Le jeune homme était pâle et défait ; samaigreur effrayante se trahissait sous ses vêtements noirs.

– Iry Burleigh ! dit le vieillard,je suis affligé de vous voir. Que venez-vous faire ici ?

– Vous ! affligé de me voir ?vous… ! après avoir mis ma tête à prix, comme celle d’unassassin. Et pourtant vous me connaissiez bien ! OncleJérémiah.

– Que pouvais-je faire ? reprit lepatriarche d’un ton triste et solennel ; les apparencesétaient contre vous…, et je suis magistrat.

– C’est vrai ! aussi suis-je venu melivrer à vous, vieil ami, parce que j’ai vu votre signature au basde ce papier menaçant, parce que je sais que vous êtes un magistratintègre ; je suis parti à l’instant où j’ai su que la justiceme cherchait, et j’ai fait trois cents milles pour lui apporter matête… Je suis venu à vous parce que vous fûtes l’ami de mon père. –Ici sa voix fut altérée par un léger tremblement ; maisbientôt il poursuivit d’un ton haut et ferme, en s’adressant à lafoule :

– Soyez témoins, amis et frères !que je me présente librement, volontairement, respectueux pour laloi, et que je m’abandonne à elle tout entier.

À ces mots il déposa sa carabine, son couteaude chasse, ses munitions aux pieds du Brigadier ; puis iltendit ses mains pour qu’on les liât de cordes si l’onvoulait :

– Je ne vous demande à tous qu’une chose,ajouta-t-il, c’est de vous souvenir de la manière dont je viensd’agir… – Et maintenant je me demande si j’entendrai ici une voixamie…

Une jeune femme se leva éperdue et fendit lafoule avec égarement.

– Oh ! sir ! oh !sir !… oh ! Master Burleigh ! s’écria-t-elle en sejetant à genoux près de lui ; nous avons toujours eu foi envous ! il n’y a jamais eu un soupçon dans notre âme !

Burleigh laissa tomber un douloureux regard,et leva les mains au ciel ; ensuite il appuya ses lèvres pâlessur le front de la jeune femme en murmurant.

– Lucy ! Lucy ! Dieu nousaide !

– Et, elle ! continua Lucy, entournant ses yeux brillant d’une généreuse ardeur vers une autrejeune fille qui la suivait pleurant à chaudes larmes ; ellen’a jamais douté de vous, jamais un seul instant.

– Vous aussi, Jerutha ? chèreenfant ! vous n’avez donc pas oublié votre vieux maître.

– Oh ! jamais ! jamais !quand le monde entier vous renierait, je ne vous abandonneraispas !

– Vous promettez beaucoup, Jerutha ;souvenez-vous de saint Pierre… Mais ayons confiance ! Je mesens fort maintenant ; le jour est proche où mon innocencesera reconnue. Et je le dis bien haut, je le dis à tous !Aussi vrai que j’aspire au salut éternel, je suis étranger à lamort d’Édouard Frazier.

En même temps il promena autour de lui sesregards étincelants et inspirés.

La foule se répandit en cris divers, pardessus lesquels dominaient des acclamations sympathiques. Bientôtl’assemblée se dispersa sans terminer la fête ; chacun sehâtait de rapporter chez lui l’étrange incident qui avait marqué cejour mémorable.

Burleigh fut retenu prisonnier ainsi qu’ill’avait demandé ; l’information judiciaire commença sous ladirection du Brigadier.

Les premiers interrogatoires roulèrent sur lesfaits accusateurs précédemment connus : la querelle àBlaisdell ; l’altercation dans les bois ; les trois coupsde feu, dont un dénonçait une carabine ; l’empreinte desmocassins ; la longue et inexpliquée disparition deBurleigh ; etc.…

L’accusé ne fit aucun effort pour se défendre,et se contenta d’ajourner ses réponses au moment où il seraittraduit devant les assises du Comté.

On lui conseilla de prendre un avocat ;plusieurs officieux se présentèrent ; il refusa doucement maisavec une fermeté inébranlable.

– J’ai mis en Dieu toute ma confiance,dit-il ; il connaît mon innocence et la fera triompher.

L’instruction préliminaire ne fut pas longue,au bout de quelques jours, Burleigh fut conduit à la prisoncentrale pour comparaître aux prochaines assises du grand jury.

Son départ fut un deuil pour les habitants dela petite vallée ; quand on le vit, résigné et souriant,tendre ses mains aux chaînes, tous les yeux se mouillèrent delarmes ; lorsqu’il monta dans la lugubre charrette desprisonniers, escorté de deux shériffs, un cri déchirant s’élevadans la foule, et le dernier regard de Burleigh aperçut Lucy qu’onemportait mourante.

Longtemps après que le triste convoi se futperdu dans la poussière lointaine, les passants saluèrentaffectueusement le Brigadier debout, tête nue, immobile etconsterné, ne voyant autre chose que l’horizon sombre au fondduquel avait disparu le fils de son vieil ami. Jerutha pâle etfroide à côté du patriarche pleurait silencieusement, le front dansla main de son père.

Un incident remarquable fit ressortir laloyauté de Burleigh. Lorsqu’il eut passé une nuit dans sa prisonnouvelle, le geôlier vint le visiter :

– Mon ami, lui dit le jeune prisonnier,si j’avais voulu m’échapper, la chose eut été facile : venezvoir.

Alors il le conduisit sous la cheminée, et luimontra le bleu du ciel qui se voyait parfaitement au travers d’unconduit spacieux et commode à escalader. Les grilles jadis établiespour prévenir des évasions, s’étaient descellées et pendaient lelong de la muraille, offrant plutôt un point d’appui qu’unobstacle.

Le geôlier étonné s’empressa de le transférerdans une autre pièce : mais il se souvint longtemps de cetétrange captif qui repoussait même l’ombre de la liberté.

Le jour du jugement arriva enfin après unelongue attente ; Burleigh comparut devant le jury. On luidemanda s’il avait un conseil.

– Non ! répondit-il, Dieu medéfendra.

On lui demanda s’il voulait décliner lacompétence du jury.

– À quoi bon ? répliqua-t-il avec uncalme sourire, ne serai-je pas toujours jugé par deshommes ?

On s’informa de ses moyens de défense.

– Je suis innocent, dit-il, je lejure.

– Mais cette réponse ne suffit pas,observa l’Attorney ; il faut des preuves.

– Quelles preuves ?

– Un alibi, par exemple.

– Ah ! c’est vrai, je n’y songeaispas. Je puis l’établir. Mais le jury voudra-t-il m’accorder undélai ?

– Autant qu’il sera nécessaire. Et destémoins à décharge… ? pouvez-vous en fournir ?

– Des témoins… ? oui ! mais ilssont à Québec.

– C’est bien loin ; nous ne pourronsles contraindre à venir ici.

– Ils se rendront à ma demande. Que l’onveuille bien me donner de quoi écrire ; je vais leur adresserune lettre.

– Le jury renvoie les débats de cetteaffaire à quinzaine, dit le président ; il engage l’accusé àfaire toutes les démarches utiles pour la manifestation de lavérité :

Le jour venu, Burleigh comparut de nouveau.Lecture fut donnée du bill d’accusation établissant lescirconstances présumées du meurtre.

Burleigh affirma qu’il se présentait pourplaider « non coupable. »

On lui communiqua la liste des jurés pourqu’il pût exercer son droit de récusation.

Burleigh, sans même y jeter les yeux, larendit au shériff.

Les juges se regardèrent avecétonnement ; on put lire dans leurs yeux qu’ils regardaient leprévenu comme privé de sa raison.

– Vos témoins ? luidemanda-t-on.

– Ils ne sont pas encore arrivés. Plaiseà la cour m’accorder encore une semaine. À ce moment, si Dieu nem’a pas suscité un défenseur, je serai prêt à mourir.

Les magistrats accordèrent le sursis demandéet Burleigh fut ramené à sa prison.

Six jours s’écoulèrent sans que personne vîntle visiter dans la solitude de son cachot.

Le septième et dernier jour, on vint lechercher pour le conduire aux assises. En traversant la placepublique, Burleigh vit une foule immense qui encombrait les abordsdu palais de justice. Du milieu de cette marée humaine dont lesvagues s’agitaient sans cesse, il crut distinguer les visages amisdu Brigadier et des membres de sa famille ; il crut un instantapercevoir quelque chose comme un signal partir d’un groupe plusrapproché : mais ces visions s’évanouirent et le prisonnier seretrouva seul, à la barre, en présence du glaive de la justice.

La séance fut ouverte, et le public admis dansla salle du jury.

Au lieu d’adresser à Burleigh les questionssacramentelles d’usage, le chef du jury donna la parole àl’Attorney général.

– Nous avons, dit-il, des renseignementsde haute importance ; plaira-t-il à la cour d’en prendreconnaissance ?

– La cour consent, répondit le présidentaprès avoir consulté le jury.

À ce moment, la chambre des témoins futouverte ; un long murmure parcourut l’assemblée.

Burleigh ouvrit les yeux qu’il tenait fermés,et regarda. Aussitôt une flamme de triomphe parut illuminer sonpâle visage ; le sang afflua à ses joues ; il se levad’un mouvement exalté et leva les mains au ciel enmurmurant :

– Dieu tout-puissant !merci !

Trois personnes s’avançaient lentement dansl’enceinte de la cour : un missionnaire catholique, un indien,et l’aîné des frères Frazier.

– Le jury est prié d’entendre letémoignage du R. P. Francis, missionnaire catholique Irlandais, ditl’Attorney général.

– Parlez, répondit le président ens’adressant au vénérable prêtre.

– Depuis plusieurs années, dit cedernier, j’exerce mon ministère dans Québec et toute sa province.J’ai été longtemps attaché, comme professeur, au collège que les R.P. Jésuites tiennent dans cette ville. Burleigh, mon cher Ira quevoici, a été instruit dans cet établissement dont il fut lemeilleur élève. D’affectueuses relations ont continué jusqu’à cejour entre lui et ses anciens maîtres qu’il visitait souventlorsque le temps où les distances le permettaient. J’affirme devantDieu et devant la justice que Burleigh a passé auprès de nous, àQuébec, tous les mois écoulés depuis le printemps dernier ; iln’a donc pu être le meurtrier de sir Édouard Frazier, puisqu’il nese trouvait pas sur les lieux où est survenue la mort de cedernier.

Le missionnaire, en finissant de parler, sepencha vers Burleigh et le serra dans ses bras.

L’assemblée toute entière fut agitée d’un longfrémissement ; quelques hurrahs éclatèrent.

Le président, quoique visiblement ému, imposasilence, et donna de nouveau la parole à l’Attorney général.

Celui-ci demanda qu’on entendît la déclarationde l’indien.

C’était un guerrier Ottawas, aux traits dursmais francs et ouverts, à l’œil intelligent. Il s’avança, suivi deFrazier, et prit la parole en anglais intelligible, malgré l’accentguttural avec lequel il le prononçait.

« – Les Ottawas marchaient sur le sentierde guerre, dit-il, dans le mois où les journées étaient courtes etles nuits longues. Un soir, notre jeune frère blanc, Œil dePanthère (Édouard Frazier), revenait d’une expédition avec leschasseurs de moose. Il remontait la rive du Madawaska lorsqu’unPenobscot se plaça devant lui.

« – Chien des Faces-Pâles ! luidit-il, tu as rongé la corde qui tendait mon piège ! Queldroit avais-tu ?

« – Le droit de mon couteau de chasse,mendiant coureur de bois ! éloigne-toi de mon chemin, jedéteste les bêtes puantes.

« Le Penobscot recula de quelques pas encaressant le canon de sa carabine, dont il armait la batterie.

« Œil de Panthère était brave etardent, il mit en joue et fit feu de ses deux coups.

« Le Penobscot tomba à la renverse ;Œil de Panthère continua sa route : mais quand il eutfait quelques pas, l’indien se releva comme un jeune pin qui seredresse, sa carabine partit, le jeune chef blanc s’affaissa surlui-même, il avait reçu la balle dans le cœur.

« J’avais entendu les voix, les coups defeu, je bondis aussitôt vers les combattants ; mais j’arrivaistrop tard. La carabine du Penobscot fumait encore à côté de sonmaître retombé mort.

« – Le jeune savant aux longs cheveuxnoirs (Burleigh) n’était point là ; ce n’est pas lui qui a tuéŒil de Panthère. »

Bob Frazier prit à son tour laparole :

« – Je viens, dit-il, confirmer ladéclaration que le jury a entendue. Le Père Francis m’a appris, ily a deux jours, la vérité que j’ignorais, sur la mort de monfrère ; d’après les indications du Révérend Père, je suis allédans la tribu des Ottawas qui portait à Ned une grandeamitié ; là, j’ai su que le meurtrier était un Penobscot, etaussitôt, pour obéir à la voix de ma conscience, je suis venu faireconnaître devant la justice l’innocence de Burleigh, auquel jedemande pardon pour toutes les peines que lui a causées cettetriste affaire. »

– Comment se fait-il, demanda leprésident au missionnaire, que vos révélations soient sitardives ; tellement que quelques jours plus tard elleseussent pu devenir inutiles ?

– Depuis quelques semaines j’étais absentpour une mission éloignée, répondit le bon Père ; à mon retourseulement j’ai trouvé les lettres de Burleigh. Alors, plein dedouleur, je me suis hâté de rechercher l’indien que la cour vientd’écouter ; un de nos missionnaires en visitant la tribu desOttawas avait entendu le récit de cette funeste histoire, et grâceà Dieu m’en avait parlé à son retour. Jusqu’à ce moment, j’avaisignoré que des soupçons fussent dirigés sur Burleigh.

Après cette dernière explication, les débatsfurent clos. La sentence du jury ne pouvait être douteuse ;Burleigh fut déclaré « non coupable ».

Une formidable acclamation de joie reçutBurleigh, lorsque libre, il s’avança vers ses amis.

Ses yeux ne l’avaient pas trompé, au sortir dela prison ; l’Oncle Jerry, la Tante Sarah, Lucy, Jerutha mêmeet Luther, étaient venus, fidèles à leur ancienne amitié. Il courutà eux, chancelant de joie et d’émotion ; le Brigadier le reçutdans ses bras, puis plaçant les deux mains de Lucy dans celles dujeune homme :

– Que la bénédiction de Dieu soit survous, mes enfants ! dit-il, votre bonheur sera la joie de mavieillesse !

FIN

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