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Les Premiers hommes dans la Lune

Les Premiers hommes dans la Lune

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 M. BEDFORD RENCONTRE M. CAVOR A LYMPNE

En m’asseyant ici pour écrire, à l’ombre d’une treille, sous le ciel bleu de l’Italie méridionale, il me vient à l’esprit, avec une sorte de naïf étonnement, que ma participation aux stupéfiantes aventures de M. Cavor fut, en somme, le résultat du plus simple accident. La chose eût pu advenir à n’importe quel autre individu.Je tombai au milieu de tout cela à une époque où je me croyais à l’abri des plus infimes possibilités d’expériences troublantes.J’étais venu à Lympne parce que je m’étais imaginé que Lympne devait être le plus paisible endroit du monde.

« Ici, au moins, m’étais-je dit, je trouverai le calme si nécessaire pour travailler. »

Ce livre en est la conséquence, tant la Destinée se plaît à embrouiller les pauvres petits plans des hommes.

Je puis, peut-être, dire ici que je venais alors de perdre de grosses sommes dans certaines entreprises malheureuses. Entouré maintenant de tout le confort de la richesse, j’éprouve un certain plaisir à faire cet aveu. Je veux même admettre encore que j’étais,jusqu’à un certain point, responsable de mes propres désastres. Ilse peut que, pour diverses choses, je sois doué de quelquecapacité, mais la conduite des affaires n’est certes pas de cenombre.

En ce temps-là j’étais jeune – je le suis encore, quant auxannées – mais tout ce qui m’est arrivé depuis a effacé de monesprit ce qu’il y restait de trop juvénile. Que j’en aie acquisquelque sagesse est une question plus douteuse…

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail des spéculationsqui me débarquèrent à Lympne, dans le comté de Kent. De nos jours,les transactions commerciales comportent une certaine dosed’aventure ; j’en acceptai les risques, et, comme il y ainvariablement dans ces matières une certaine obligation de prendreou de donner, le rôle m’échut finalement de donner – avec assez derépugnance. Quand je me crus tiré de ce mauvais pas, un créancierdésobligeant trouva bon de se montrer intraitable. Il me parut, endernier lieu, que la seule chose à faire pour en sortir étaitd’écrire un drame, si je ne voulais me résigner à gagnerpéniblement ma vie en acceptant un emploi mal rétribué. En dehorsdes transactions et des combinaisons d’affaires, nul autre travailqu’une pièce destinée au théâtre n’offre d’aussi opulentesressources. À vrai dire, j’avais dès longtemps pris l’habitude deconsidérer ce drame non encore écrit comme une réserve commode pourles jours de besoin, et ces jours-là étaient venus.

Je m’aperçus bientôt qu’écrire une pièce est un travail beaucoupplus long que je ne le supposais. D’abord, je m’étais donné dixjours pour la faire, et, afin d’avoir un pied-à-terre[1] convenable pendant qu’elle serait encours d’achèvement, je vins à Lympne. Je m’estimai heureux d’avoirdécouvert une sorte de petit pavillon ayant toutes ses pièces deplain-pied, et je le louai avec un bail de trois ans. J’y disposaiquelques rudiments de mobilier, et, pendant la confection de mondrame, je devais préparer aussi ma propre cuisine, et les mets queje composai auraient, à coup sûr, fait hurler un cordon-bleu.J’avais une cafetière, un plat à œufs, une casserole à pommes deterre et une poêle pour les saucisses et le lard. Tel était lesimple appareil de mon bien-être. Pour le reste, je fis venir àcrédit un baril de bière, et un boulanger confiant m’apporta monpain quotidien. Ce n’était pas là, sans doute, l’extrêmeraffinement du sybaritisme, mais j’ai connu des temps plusdurs.

Certes, si quelqu’un cherche la solitude, il la trouvera àLympne. Cette localité se trouve dans la partie argileuse du Kent,et mon pavillon était situé sur le bord d’une falaise, autrefoisbaignée par la Manche, d’où la vue s’étendait par-dessus les maraisde Romney jusqu’à la mer. Par un temps pluvieux, le village estpresque inaccessible et l’on m’a dit que parfois le facteur faisaitles parties les plus boueuses de sa route avec des bouts deplanches aux pieds. Je ne l’ai jamais vu se livrer à cet exercice,mais je me l’imagine parfaitement.

À la porte des quelques cottages et maisons qui constituent levillage actuel, on dispose de gros fagots de bouleau sur lesquelson essuie la glaise de ses semelles, détail qui peut donner quelqueidée de la contexture géologique du district. Je doute quel’endroit eût encore existé, sans quelques souvenirs affaiblis dechoses anciennes, disparues pour toujours. À l’époque romaine,c’était le grand port d’Angleterre, Portus Lemanus, et maintenantla mer s’est reculée de plus de sept kilomètres. Au long de lapente se trouvent encore des roches arrondies par les eaux et desmasses d’ouvrages romains en briques, d’où la vieille route, encorepavée par places, file comme une flèche vers le nord.

Je pris l’habitude d’aller flâner sur la colline en songeant àtout cela : les galères et les légions, les captifs et lesfonctionnaires, les femmes et les marchands, les spéculateurs commemoi, tout le fourmillement et le tumulte qui entraient et sortaientde la haie, et dont il ne restait plus que quelques moellons surune pente gazonnée, foulée par deux ou trois moutons – etmoi ! À l’endroit où s’ouvrait le port étaient maintenant lesbas-fonds du marais qui rejoignait, dans une large courbe, lapointe lointaine de Dungeness, et qu’agrémentaient des bouquetsd’arbres et les clochers de quelques anciennes villes médiévalesqui, à l’exemple de Lemanus, s’enfoncent peu à peu dansl’oubli.

Ce coup d’œil sur les marais était, à vrai dire, l’une des plusbelles vues que j’aie jamais contemplées. Dungeness se trouvait, jecrois, à environ vingt-cinq kilomètres, posée comme un radeau surla mer, et, plus loin, vers l’ouest, contre le soleil couchant,s’élevaient les collines de Hastings. Tantôt elles étaient procheset claires, tantôt effacées et basses, souvent ellesdisparaissaient dans les brumes du ciel. Les parties plus voisinesdes marais étaient coupées de fossés et de canaux.

La fenêtre derrière laquelle je travaillais donnait surl’horizon de cette crête, et c’est de là que, pour la premièrefois, je jetai les yeux sur Cavor. J’étais justement en train de medébattre avec mon scénario, forçant mon esprit à ne pas quittercette besogne extrêmement malaisée, et, chose assez naturelle, ilcaptiva mon attention.

Le soleil se couchait ; le ciel était une éclatantetranquillité de verts et de jaunes sur laquelle se découpait, ennoir, une fort bizarre petite silhouette.

C’était un petit homme court, le corps en boule, les jambesmaigres, secoué de mouvements brusques ; il avait trouvé bonde vêtir son extraordinaire personne d’une cape de joueur decricket et d’un pardessus qui recouvrait un veston, une culotte etdes bas de cycliste. Pourquoi s’affublait-il de ce costume, je nesaurais le dire, car jamais il n’avait monté à bicyclette ni jouéau cricket. C’était un assemblage fortuit de vêtements sortant onne sait d’où. Il ne cessait de gesticuler avec ses mains et sesbras, de balancer sa tête de côté et d’autre, et de ses lèvressortait un continuel bourdonnement. Il bourdonnait comme unemachine électrique. Vous n’avez jamais entendu chose pareille. Detemps à autre, il s’éclaircissait le gosier avec un bruit des plusextraordinaires.

Il avait plu, et sa marche saccadée était rendue plus bizarreencore par l’argile extrêmement glissante du sentier. Au momentexact où il se dessina tout entier sur le ciel, il s’arrêta, tirasa montre et hésita. Puis, avec une sorte de geste convulsif, iltourna les talons et s’en alla avec toutes les marques de la plusgrande hâte, ne gesticulant plus, mais avançant avec de grandesenjambées qui montraient les dimensions relativement larges de sespieds, grotesquement exagérées, je me le rappelle, par la glaisequi adhérait aux semelles.

Cela se passait le premier soir de mon séjour ; j’étaisgonflé d’ardeur par mon drame, et je considérai simplementl’incident comme une distraction fâcheuse : la perte de cinqminutes. Je me remis à mon scénario. Mais lorsque, le soir suivant,la même apparition se répéta avec une précision remarquable, puisencore le surlendemain, et, à vrai dire, tous les soirs où il neplut pas, il me fallait, à cette heure-là, un effort considérablepour concentrer mon attention sur le scénario.

« Au diable le bonhomme ! me dis-je. On croirait qu’ils’exerce à imiter les marionnettes. »

Plusieurs soirs de suite je le maudis de tout mon cœur. Puis monennui fit place à la surprise et à la curiosité. Pour quelle raisonavouable un homme se livrait-il à ce genre de pantomime ?

Le quatorzième soir je ne pus y tenir plus longtemps, etaussitôt qu’il apparut j’ouvris la porte vitrée, traversai lavéranda et me dirigeai vers le point où il s’arrêtaitinvariablement.

Il sortait sa montre comme j’arrivais près de lui. Il avait unefigure joufflue et rubiconde, avec des yeux d’un brun rougeâtre –jusque-là je ne l’avais aperçu qu’à contre-jour.

« Un moment, monsieur », fis-je comme il tournait lestalons.

Il me regarda, ébahi.

« Un moment, répéta-t-il, mais… certainement, ou, si vousdésirez me parler pendant plus longtemps et que ce ne soit pas tropvous demander – votre moment est déjà écoulé –, voudriez-vousprendre la peine de m’accompagner ?

– Avec plaisir, dis-je en me plaçant à côté de lui. – Meshabitudes sont régulières. Mon temps pour la distraction estlimité.

– Ceci, je présume, est le temps que vous consacrez àl’exercice ?

– En effet. Je viens ici pour admirer le soleil couchant.

– Vous n’admirez rien du tout.

– Monsieur ?

– Vous ne le regardez jamais.

– Je ne le regarde jamais ?

– Non, voilà treize soirs que je vous observe et pas une seulefois vous n’avez regardé le couchant, pas une seule fois !»

Il fronça les sourcils comme quelqu’un qui se trouve tout à coupen présence d’un problème embarrassant.

« Mais… je goûte le soleil… l’atmosphère… je suis ce sentier… jetraverse cette barrière, et j’en fais le tour, ajouta-t-il avec unbrusque mouvement de tête par-dessus son épaule.

– Pas du tout. Vous n’en avez jamais fait le tour. C’est absurded’ailleurs, il n’y a pas de sentier. Ce soir, par exemple…

– Oh ! ce soir ! Attendez. Ah ! je venaisjustement de regarder l’heure et m’étais aperçu que j’avais déjàdépassé de trois minutes ma demi-heure, aussi, décidant que jen’avais plus le temps d’en faire le tour, je m’en retournais…

– C’est ce que vous faites tous les jours. » Il me regarda,pensif :

« Peut-être bien… maintenant que j’y réfléchis…

Mais de quel sujet vouliez-vous m’entretenir ?

– Eh bien, mais… de celui-là !

– De celui-là ?

– Oui, pourquoi agissez-vous ainsi ? Tous les soirs, vousvenez en faisant un bruit…

– En faisant un bruit ?…

– Comme ceci. »

J’imitai son bourdonnement. Il écoutait, et il était évident quece bourdonnement ne le charmait guère.

« Je fais cela ? demanda-t-il.

– Chaque soir que Dieu fait.

– Je n’en avais pas la moindre idée. » Il s’arrêta net et meregarda gravement :

« Est-il possible que j’aie des manies ?

– Ma foi, cela m’en a tout l’air. »

Il prit sa lèvre inférieure entre son pouce et son index, et semit à considérer une flaque d’eau à ses pieds.

« Mon esprit est très occupé. Alors, vous voulez savoirpourquoi ? Eh bien, monsieur, je puis vous assurer que nonseulement je ne sais pas pourquoi je fais ces choses, mais encoreje ne savais même pas que je les faisais. En y réfléchissant, c’estabsolument comme vous l’avez dit, je n’ai jamais dépassé cetendroit… Et ces choses vous ennuient ? »

Sans me l’expliquer, je commençais à me radoucir envers lepauvre homme.

« Cela ne m’ennuie pas, dis-je, mais figurez-vous un instant quevous écriviez une pièce de théâtre…

– Je ne saurais pas.

– N’importe, quelque chose qui réclame toute votreattention.

– Ah ! fit-il, oui certes. »

Il demeura méditatif ; son expression me révéla siéloquemment sa détresse que je m’attendris un peu plus. Après tout,il y a quelque chose d’agressif à demander à un homme que l’on neconnaît pas pourquoi il fredonne sur une voie publique.

« Vous comprenez, dit-il faiblement, c’est une habitude.

– Oh ! je vous l’accorde.

– Il faut que je m’en débarrasse.

– Mais non, si cela doit vous contrarier. Après tout, rien nem’autorisait… C’est un peu trop de liberté…

– Pas du tout, monsieur, pas du tout. Je vous suis bien obligé.Je devrais m’observer là-dessus. À l’avenir je le ferai.Voulez-vous avoir la bonté, encore une fois, de me refaire… cebruit ?…

– Quelque chose comme cela : zou, zou, zou, zou, zou, zou, zou,zou. Mais vraiment, vous savez…

– Je vous suis infiniment obligé. En réalité, je le sais, jedeviens stupidement distrait. Vous avez tout à fait raison,monsieur, parfaitement raison. À vrai dire, vous me rendez un grandservice ; cette chose finira. Et, maintenant, monsieur, jevous ai déjà entraîné beaucoup plus loin qu’il ne faudrait.

– J’espère que mon impertinence…

– Pas du tout, monsieur, pas du tout. »

Nous nous considérâmes un moment. Je soulevai mon chapeau et luisouhaitai le bonsoir. Il me répondit par un geste convulsif, etnous nous séparâmes.

À la barrière, je me retournai et le regardai s’éloigner. Sonallure avait remarquablement changé ; il semblait affaissé etrabougri. Le contraste avec l’ancien personnage, gesticulant etfredonnant, éveilla d’une façon assez absurde en moi une sorte depitié sympathique. Je le contemplai jusqu’à ce qu’il eût disparu.Alors, regrettant sincèrement de m’être mêlé de ce qui ne meregardait pas, je me dirigeai vers mon pavillon et vers mondrame.

Le lendemain, non plus que le surlendemain, je ne l’aperçus.Mais il m’était resté dans l’esprit, et il me vint à l’idée que,comme personnage comiquement sentimental, il pouvait m’être utiledans le développement de mon intrigue. Le troisième jour, il vintme voir.

Pendant un moment je fus fort embarrassé pour deviner ce quiavait bien pu l’amener. De la façon la plus cérémonieuse, il entamaune conversation très indifférente ; puis, brusquement, il sedécida. Il voulait m’acheter mon pavillon.

« Vous comprenez, dit-il, je ne vous brime pas le moins dumonde, mais vous avez détruit une habitude, et cela désorganise mesjournées. Je viens me promener ici depuis des années… des années,sans doute, toujours en fredonnant… et vous avez rendu tout celaimpossible ! »

J’émis l’idée qu’il pourrait peut-être essayer une autredirection.

« Non ! il n’y a pas d’autre direction ; celle-ci estla seule. Je me suis informé. Et maintenant chaque après-midi, àquatre heures… je me trouve dans une situation inextricable.

– Mais, mon cher monsieur, si la chose vous tient tant aucœur…

– C’est une question vitale. Vous comprenez, je suis… je suisun… chercheur. Je suis lancé dans des recherches scientifiques.J’habite (il s’arrêta et parut réfléchir) juste là-bas, fit-il enlançant tout à coup son doigt dangereusement près de mon œil, lamaison avec des cheminées blanches, que vous voyez juste au-dessusdes arbres. Ma position est anormale… anormale. Je suis sur lepoint d’achever l’une des plus importantes démonstrations… je puisvous assurer que c’est une des plus importantes démonstrations quiaient jamais été faites. Cela exige une réflexion constante, uneaisance et une activité mentales incessantes. L’après-midi étaitmon meilleur moment !… le cerveau bouillonnant d’idéesnouvelles… de points de vue nouveaux…

– Mais pourquoi ne viendriez-vous plus par ici ?

– Ce serait tout différent. J’aurais conscience de moi-même. Jepenserais à vous… travaillant à votre pièce… m’observant irrité… aulieu de penser à mon travail… Non ! il faut que j’aie cepavillon. »

Je restai rêveur. J’avais besoin, certes, de réfléchirsérieusement à la chose avant de répondre quoi que ce soit dedécisif. J’étais généralement assez prêt aux affaires en cetemps-là, et les ventes avaient toujours eu de l’attrait pourmoi ; mais, en premier lieu, le pavillon ne m’appartenait pas,et, même si je le lui vendais un bon prix, je pourrais éprouverquelques inconvénients quand il s’agirait de l’entrée enjouissance, surtout si le propriétaire réel avait vent de latransaction ; en second lieu, ma foi… j’étais failli, etpassible des tribunaux si je contractais des dettes.

C’était là clairement une affaire qui exigeait un maniementdélicat. De plus, l’idée qu’il se trouvait à la poursuite dequelque précieuse invention m’intéressait aussi ; je pensaique j’aimerais en savoir plus long sur ces recherches, sans aucuneintention déshonnête, mais simplement avec l’espoir que cela feraitdiversion à ma besogne. Je tâcherai de sonder mon homme.

Il était tout à fait disposé à me fournir des indications. Àvrai dire, une fois qu’il fut lancé, la conversation se transformaen monologue. Il parlait comme quelqu’un qui s’est longtempsretenu, et qui a maintes fois approfondi son sujet. Il parlapendant près d’une heure, et il me faut avouer que je trouvai sondiscours singulièrement rebelle à ma compréhension. Mais d’un boutà l’autre j’éprouvai cette satisfaction que l’on ressent quand onse distrait d’un ouvrage que l’on s’est imposé.

Pendant cette première entrevue, je ne réussis à me faire qu’uneidée très vague de l’objet de ses recherches ; la moitié deses expressions étaient des mots techniques entièrement étrangerspour moi, et il prétendit éclaircir un ou deux points avec ce qu’illui plut d’appeler des mathématiques élémentaires, se livrant à descalculs sur un bout d’enveloppe, avec un stylo, de telle façonqu’il m’était même difficile de faire semblant de comprendre.

« Oui, faisais-je, continuez. »

Néanmoins j’en saisis suffisamment pour me convaincre qu’iln’était pas un simple cancre jouant à l’inventeur. En dépit de sonapparence, il se dégageait de lui une force qui rendait cettesupposition impossible ; quoi que ce fût, cela devait être unechose comportant des possibilités mécaniques. Il me parla d’unatelier qu’il s’était fait installer et de trois aides, autrefoischarpentiers-tâcherons, qu’il avait dressés. Or, d’un atelier de cegenre au brevet d’invention et à l’usine, il n’y a qu’un pas. Ilm’invita à aller visiter l’installation. J’acceptai avec,empressement et pris soin, par un ou deux rappels, de ne pas lelaisser oublier son offre.

La vente projetée resta fort heureusement en suspens.

Enfin, il se leva pour partir, s’excusant de la longueur de savisite. Parler de son œuvre, dit-il, était un plaisir qu’il negoûtait que trop rarement. Ce n’était pas souvent qu’il trouvait unauditeur aussi intelligent que moi, car il fréquentait fort peu lesprofessionnels de la science.

« Tant de mesquinerie, expliquait-il, tant d’intrigue ! Etréellement, quand on a une idée… une idée nouvelle et féconde… jene voudrais pas manquer de charité, mais… »

Je suis de ceux qui croient à l’excellence du premier mouvement,et je risquai alors ce qui était peut-être une propositiontéméraire, mais rappelez-vous que j’étais seul avec mon drame àLympne depuis quinze jours, et je conservais encore un remordsd’avoir bouleversé sa promenade.

« Pourquoi pas, dis-je, faire de ceci une nouvelle habitude à laplace de celle dont je vous ai privé ? Du moins… jusqu’à ceque nous soyons d’accord au sujet du pavillon. Ce qu’il vous fautc’est de pouvoir retourner votre œuvre dans votre esprit. C’est ceque vous avez fait jusqu’ici pendant vos promenades del’après-midi. Malheureusement, tout cela est fini… et vous nepouvez pas remettre les choses au point où elles étaient. Maispourquoi ne viendriez-vous pas me parler de vos travaux, vousservir de moi comme d’un mur contre lequel vous jetteriez vospensées pour les rattraper ensuite ? Il est certain que je nesuis pas assez savant pour vous voler votre idée et… je ne connaispas d’hommes de science. »

Je me tus. Il se mit à réfléchir : évidemment ma propositionparaissait lui plaire.

« Mais j’aurais peur de vous ennuyer, fit-il.

– Vous pensez que je suis trop nul !

– Oh ! non, mais les détails techniques…

– Quoi qu’il en soit, vous m’avez énormément intéressé cetaprès-midi.

– Certes, ce serait un grand secours pour moi. Rien n’éclaircitautant les idées que de les expliquer. Jusqu’à présent…

– Mon cher monsieur, c’est convenu. N’en parlons plus.

– Mais vraiment vous trouveriez le temps… ?

– Rien ne repose autant que de changer d’occupation », dis-jeavec l’accent d’une conviction profonde.

L’affaire était entendue. Sur les marches de la véranda, il seretourna.

« Je vous suis infiniment reconnaissant… », commença-t-il.

Je poussai un grognement interrogatif.

« … de m’avoir complètement guéri de cette habitude ridicule debourdonner. »

Je lui répondis, je crois, que j’étais très heureux de lui avoirété de quelque utilité, et il s’en alla.

Immédiatement, les pensées que notre conversation lui avaitsuggérées durent reprendre leur train ; ses brasrecommencèrent à s’agiter de la même façon, et l’écho affaibli deses zou, zou, zou, zou, zou, zou, me parvint, apporté par labrise…

Après tout, cela n’était pas mon affaire…

Il revint le lendemain et le surlendemain et débita chaque foisune longue conférence sur la physique, pour notre mutuellesatisfaction. Il parlait, avec un air d’extrême lucidité, d’éther,de tubes de force, de potentiel gravitationnel, et de choses de cegenre, tandis que je restais allongé dans mon second fauteuilpliant, proférant régulièrement des : oui –, continuez –, je voussuis –, pour le tenir en haleine.

C’était un sujet terriblement difficile, mais je ne pense pasqu’il ait jamais supposé jusqu’à quel point je ne le comprenaispas. Il y avait des moments où je me demandais s’il ne se moquaitpas de moi, mais, en tout cas, cela me reposait de ce mauditdrame.

De temps en temps, certaines choses s’éclairaient pour moi,l’espace de quelques secondes, pour s’évanouir juste au moment oùje croyais les tenir. Quelquefois mon attention fuyaitdésespérément, et j’abandonnais tout effort pour comprendre, assisdevant lui, le regardant fixement et me demandant s’il ne vaudraitpas mieux, après tout, me servir de lui comme de personnageprincipal dans une bonne farce, sans me préoccuper d’autrechose ; puis le hasard voulait que je comprisse un moment cequ’il disait.

À la première occasion j’allai visiter sa demeure. C’était unegrande maison, meublée à la diable, sans autres domestiques que lestrois aides ; le régime et le genre de vie de Cavor secaractérisaient par une simplicité philosophique. Il étaitvégétarien, ne buvait que de l’eau et se soumettait à toutes lesdisciplines de ce genre. Mais la vue de son installation pouvaitéveiller bien des questions. De la cave au grenier cela sentait lascience, ensemble déconcertant dans un village si écarté. Lespièces du rez-de-chaussée contenaient des établis et des appareilsnombreux. La boulangerie et la buanderie s’étaient transformées endes fours respectablement compliqués, des dynamos occupaient lacave et il y avait un gazomètre dans le jardin. Il me montra toutcela avec l’air confiant d’un homme qui a vécu trop seul. De saréclusion débordaient maintenant des excès de confidences dontj’avais la bonne chance d’être le bénéficiaire.

Les trois aides étaient d’honorables spécimens de cettecatégorie d’hommes à tout faire à laquelle ils appartenaient. Sinontrès intelligents, du moins consciencieux, solides, polis, etpleins de bonne volonté. L’un d’eux, Spargus, qui était chargé dela cuisine et de tous les travaux métalliques, avait étémarin ; le second, Gibbs, remplissait les fonctions demenuisier, et le troisième, qui avait été jardinier, faisaitmaintenant office de factotum. Ils étaient chargés exclusivement dutravail manuel, et tout l’ouvrage intelligent était fait par Cavor.Leur ignorance était des plus ténébreuses, comparée même à mesnotions très vagues.

Maintenant, occupons-nous de la nature de ces recherches. Ici,malheureusement, intervient une grave difficulté. Je ne suisnullement expert en matière scientifique, et s’il me fallait tenterd’exprimer, dans la langue éminemment savante de M. Cavor, le butauquel tendaient ses expériences, je craindrais d’embrouiller nonseulement le lecteur mais moi-même, et je commettrais presquecertainement quelque balourdise qui m’attirerait les railleries detous ceux qui sont au courant des derniers développements de laphysique mathématique. Le mieux que je puisse faire est, je crois,de donner ici mes impressions dans mon langage inexact, sansessayer de me parer d’une culture scientifique qui m’est absolumentétrangère.

L’objet des recherches de M. Cavor était une substance quidevait être opaque – il se servait d’un autre mot que j’aioublié, mais qui implique l’idée d’opacité – à toutes lesformes de l’énergie radiante. L’énergie radiante,m’expliqua-t-il, était tout ce qui ressemblait à la lumière, à lachaleur, à ces rayons Roentgen, dont il a tant été question, depuisquelques années, aux ondes électriques de Marconi, ou à lagravitation.

Tout cela, me dit-il, rayonne autour de centres et agit sur lescorps à distance ; de là le terme d’énergie radiante. Orpresque toutes les substances sont opaques à une forme quelconquede l’énergie radiante. Le verre, par exemple, est transparent à lalumière, mais il l’est beaucoup moins à la chaleur, de sorte qu’ilpeut servir à abriter du feu. L’alun est transparent à la lumière,mais bloque complètement la chaleur. D’un autre côté, une solutiond’iode dans du bisulfite de carbone intercepte complètement lalumière, mais est parfaitement transparente à la chaleur ;elle vous cachera complètement un feu en permettant à sa chaleur devous parvenir. Les métaux ne sont pas seulement opaques à lalumière et à la chaleur, mais aussi à l’énergie électrique quipasse à travers la solution d’iode et le verre presque comme si cesderniers n’étaient pas interposés, et ainsi de suite.

Or, toutes les substances connues sont transparentes à lagravitation. On peut employer des écrans de diverses sortes pourintercepter la lumière, l’ardeur et l’influence électrique dusoleil, ou la chaleur de la terre ; on peut abriter des objetscontre les rayons de Marconi par des plaques de métal, mais rienn’intercepte l’attraction gravitationnelle, que ce soitl’attraction terrestre ou l’attraction solaire. Il est biendifficile d’expliquer pourquoi il n’y a rien, et Cavor ne voyaitpas pourquoi une pareille substance n’existerait pas, et, à coupsûr, ce n’est pas moi qui pouvais le lui dire.

Jamais encore je ne m’étais creusé l’esprit sur de pareillesquestions.

Il me montra des papiers couverts de calculs que, sans doute,Lord Kelvin, ou le professeur Lodge, ou le professeur Karl Pearson,ou quelqu’un de ces grands hommes de science aurait pu comprendre,mais au milieu desquels je barbotais désespérément ; ilprétendait démontrer qu’une telle substance était possible, àcertaines conditions… C’était une série de raisonnementsahurissants, mais malgré l’effet qu’ils me produisirent à l’époque,il me serait impossible de les transcrire ici maintenant.

« Oui, répondais-je imperturbablement, oui… parfaitement…continuez. »

Il suffira, pour la clarté de cette histoire, de dire qu’ilcroyait pouvoir fabriquer cette prétendue substance opaque à lagravitation, au moyen d’un alliage compliqué de métaux et d’unenouvelle chose – un nouvel élément, je suppose – qui s’appelait, jecrois, hélium, et qu’on lui envoyait de Londres dans des flacons degrès cachetés. On a émis des doutes sur ce détail, mais j’ai laquasi-certitude que ces flacons cachetés contenaient véritablementde l’hélium. En tout cas, c’était quelque chose d’extrêmement ténuet gazeux.

Si seulement j’avais pris des notes !

Mais comment aurais-je pu prévoir alors qu’il me les faudraitpar la suite ?

Tous ceux qui possèdent la moindre imagination comprendrontquelles extraordinaires possibilités offrait une pareillesubstance, et ils sympathiseront un peu avec l’émotion que jeressentis à mesure que je dégageais cette idée du brouillard dephrases abstruses débitées par Cavor.

Intermède comique dans ma pièce, en vérité.

Il me fallut quelque temps pour croire que je l’avais interprétéexactement, et j’évitais avec grand soin de lui poser des questionsqui lui eussent permis de jauger la profondeur d’incompréhensiondans laquelle il déversait continuellement ses explications. Maisaucun de ceux qui liront cette histoire ne pourra sympathiserpleinement avec moi, parce qu’il lui sera impossible, d’après cettenarration aride, de se rendre compte de la conviction que j’avaisque cette surprenante substance allait positivement êtrefabriquée.

Je ne me rappelle pas avoir donné à mon drame une heure detravail consécutif après ma visite à sa maison ; monimagination avait autre chose à faire. Les possibilités de cettematière semblaient être de tous côtés sans limites ; j’enarrivais à des miracles et à des révolutions. Par exemple, si l’onvoulait soulever un poids, si énorme soit-il, on n’avait qu’àglisser sous sa masse une feuille de cette substance et on lesoulevait alors avec une paille.

Ma première idée fut, naturellement, d’appliquer ce principe auxcanons et aux cuirassés, à tous les matériaux et à toutes lesméthodes de guerre, et, de là, à la navigation, à la locomotion, àla construction et à toutes les formes imaginables de l’industriehumaine. Le hasard qui m’avait amené au lieu de naissance de cenouvel âge – une nouvelle ère, rien de moins – était une de ceschances qui se retrouvent une fois tous les mille ans. La chose sedéroulait et s’étendait indéfiniment. Entre autres résultats, j’yvoyais ma rédemption d’homme d’affaires ; j’y voyais unepremière société et des filiales en tous genres, des applicationsici et là, à droite, à gauche, ailleurs, des syndicats et destrusts, des privilèges et des concessions se propageant, sedéveloppant jusqu’à ce qu’une vaste et prodigieuse Compagnie pourl’Exploitation de la Cavorite conquît et gouvernât le monde.

Et j’en étais !

Je voulus aller droit au but. Je savais que je risquais lapartie, mais je voulus sauter le pas sans attendre.

« Nous avons en main, absolument, la chose la plus énorme quiait jamais été inventée, dis-je, en ayant soin d’accentuerfortement le nous. Si vous voulez m’écarter de la combinaison, ilfaudra que vous le fassiez à coups de canon ! Dès demain, jeviens m’installer ici en qualité de quatrième aide. »

Il parut surpris de mon enthousiasme, mais nullement soupçonneuxni hostile, et même il parla plutôt de ses recherches en termesdépréciateurs.

« Mais pensez-vous vraiment ?… dit-il en me regardant d’unair de doute. Et votre drame ?… Diable, mais où en est-il, cedrame ?

– Il n’y en a plus ! m’écriai-je. Ah ! mon chermonsieur, vous ne voyez donc pas ce que nous avons en main ?Ne savez-vous donc pas ce que vous allez faire ? »

C’était uniquement, de ma part, une tournure de rhétorique, maisle fait est qu’il ne se rendait compte de rien.

Tout d’abord je ne pouvais le croire. Il n’avait même pas eu lamoindre idée de la chose. Cet étonnant petit bonhomme avaittravaillé pendant tout ce temps au point de vue purementthéorique !

Quand il disait que c’était la découverte la plus importante quele monde ait jamais vue, il voulait dire, tout simplement qu’ellemettait d’accord un grand nombre de théories et résolvait maintproblème douteux ; il ne s’était pas plus soucié desapplications de la matière qu’il allait trouver que de sa premièreculotte. C’était une substance possible et il voulait la fabriquer,voilà tout.

Passé cela, il était puéril ! S’il trouvait cettesubstance, elle irait à la postérité sous le nom de Cavorite ouCavorine ; il deviendrait membre de divers Instituts ;son portrait serait donné en prime par La Nature et autresperspectives de cet acabit. C’était tout ce qu’il yvoyait !

Ainsi il aurait laissé tomber cette bombe sur le monde, commes’il avait découvert tout bonnement une nouvelle espèce demoucheron – si, par bonheur, je ne m’étais trouvé là. Et la choseserait restée en cet état, aurait raté comme une ou deux autrespetites choses que les hommes de science ont laissées en route.

Quand je me fus rendu compte de cela, ce fut moi qui parlai etCavor qui répéta : « Continuez, continuez. » Je bondissais,arpentant la pièce et gesticulant comme un jeune homme. J’essayaide lui faire comprendre ses devoirs et ses responsabilités en cetteoccurrence – nos devoirs et nos responsabilités. Je lui affirmaique nous pouvions acquérir une fortune suffisante pour nouspermettre, à notre fantaisie, toutes les révolutions sociales. Nouspourrions posséder et diriger le monde entier. Je lui parlai decompagnies, de brevets et des raisons que nous avions de fabriquersecrètement notre produit…

Tout cela semblait faire sur lui une impression assez semblableà celle que ses mathématiques avaient faite sur moi. Un air deperplexité envahit sa petite figure rouge. Il balbutia quelquechose à propos de l’indifférence pour les richesses, mais j’écartaices sornettes : il était condamné à être riche et ses balbutiementsn’y feraient rien. Je lui donnai à entendre quelle sorte d’hommej’étais et que j’avais une expérience considérable des affaires. Jelui laissai ignorer que j’étais alors un failli insolvable, parceque ce n’était qu’une situation temporaire ; mais je crois queje parvins à concilier mon évidente pauvreté avec mes ambitionsfinancières. Insensiblement, à la façon dont de tels projets sedéveloppent, l’accord se fit entre nous pour un monopole de laCavorite. Il se chargeait de la production de la matière et jedevais lancer l’affaire.

Je m’obstinais à employer le nous – je et vous n’existaient pluspour moi.

Il lui vint à l’esprit que les bénéfices dont je parlaispourraient servir à doter des laboratoires de recherches, maiscela, naturellement, était un point que nous aurions à décider plustard.

« C’est très bien ! C’est parfait ! » m’écriai-je.

La grande question était de se mettre en devoir de fabriquer lachose.

« Voilà une substance dont aucune maison, aucune usine, aucuneforteresse, aucun navire n’oserait se passer, plus universellementapplicable même qu’une spécialité médicale brevetée ! Il n’y apas un seul de ces dix mille usages possibles qui ne doive nousenrichir, Cavor, au-delà de tous les rêves de l’avarice !

– C’est vrai, dit-il sentencieusement, je commence à comprendre.C’est extraordinaire comme on obtient de nouveaux points de vue endiscutant.

– Et il se trouve que vous vous êtes adressé au bonendroit !

– Je suppose que personne n’est absolument ennemi d’une grandefortune, déclara-t-il. Naturellement il y a… il y a une difficulté…»

Il s’arrêta et j’écoutai sans broncher.

« Il est bien possible, vous savez, que nous ne puissions pasarriver à la fabriquer ! Cela peut être une de ces choses quisont théoriquement possibles, mais pratiquement absurdes. Ou bien,quand nous en ferons, il pourrait se trouver quelque petiteanicroche…

– Nous nous attaquerons à l’anicroche quand elle se présentera», dis-je.

Chapitre 2PREMIERS ESSAIS DE LA CAVORITE

Les craintes de Cavor étaient sans fondement, au moins en ce quiconcernait la fabrication. Le 14 octobre 1899, cette incroyablesubstance fut effectivement découverte.

Par un hasard assez singulier, elle se trouva finalementfabriquée par accident et au moment où Cavor s’y attendait lemoins. Il avait liquéfié un mélange de métaux et d’autres choses,dont je voudrais bien avoir la formule maintenant, et il seproposait d’entretenir la fusion de la mixture pendant une semaine,puis de la laisser refroidir lentement. À moins d’erreur dans sescalculs, le dernier état de la combinaison devait se trouveratteint quand la matière serait tombée à une température de 16degrés. Mais il arriva qu’à l’insu de Cavor une discussion s’élèveentre les hommes au sujet de l’entretien du fourneau : Gibbs, quis’en était jusqu’alors chargé, essaya de passer la corvée à celuiqui avait été jardinier, sous le prétexte que le charbon faisaitpartie du sol, puisqu’on l’en extrayait, et que, par conséquent, iln’entrait pas dans les attributions d’un menuisier ; lejardinier allégua, à son tour, que le charbon était une substancemétallique ou un minerai, qui intéressait le cuisinier. MaisSpargus insista pour que Gibbs continuât son office, puisqu’ilétait menuisier et que le charbon est notoirement une matièrevégétale fossile.

En conséquence, Gibbs cessa d’alimenter le fourneau et personnene s’en soucia plus ; Cavor était trop absorbé par certainsproblèmes intéressants, concernant une machine volante actionnéepar la Cavorite (annulant la résistance de l’air et un ou deuxautres points), pour s’apercevoir que quelque chose clochait. Lanaissance prématurée de son invention eut lieu juste au moment oùil était à mi-chemin de mon pavillon, en route pour trouver son théet sa conversation de chaque après-midi.

Je me rappelle ce jour-là avec une extrême netteté. L’eau du thébouillait et tout était prêt : le bruit de son « zou, zou » m’amenajusqu’à la véranda. Son active petite personne se découpait, noire,sur le couchant d’automne, et, vers la droite, les cheminées de samaison s’élevaient au-dessus d’un groupe d’arbres aux teintesmagnifiques. Plus loin se dressaient les collines de Wealden,indécises et bleutées, tandis que sur la gauche le marais brumeuxs’étendait spacieux et paisible.

Alors…

Les cheminées bondirent dans le ciel, se brisant, dans leurélan, en plusieurs longs chapelets de briques, suivies par le toitet par le mobilier. Puis, les rattrapant, une immense farineblanche s’éleva. Les arbres d’alentour se balancèrent,tourbillonnèrent et s’arrachèrent en morceaux qui sautèrent aussivers la flamme. Je fus complètement assourdi par un éclat detonnerre qui m’a laissé sourd d’une oreille, et tout autour de moiles fenêtres se fracassèrent d’elles-mêmes.

Je fis trois pas hors de la véranda, dans la direction de lamaison de Cavor, et au même instant survint la rafale.

Les pans de ma redingote furent instantanément relevéspar-dessus ma tête, et je me mis, malgré moi, à avancer par sautset par bonds à la rencontre de Cavor. Au même moment, il étaitlui-même saisi, roulé en tous sens et lancé à travers l’atmosphèrerésonnante. Je vis l’une de mes cheminées s’abattre sur le sol, àsix pas de moi ; je fis une vingtaine de bonds qui m’amenèrentirrésistiblement vers le foyer de la déflagration.

Cavor, dont les bras, les jambes et le pardessus battaientl’air, retomba, roula plusieurs fois sur lui-même, se remit surpied, fut soulevé et transporté en avant à une vitesse énorme, etil disparut finalement au milieu des arbres secoués et agités quise tordaient autour de la maison.

Une masse de fumée et de cendres et un carré de substancebleuâtre et brillante se précipitèrent vers le zénith. Un largefragment de clôture vola auprès de moi, tomba de côté, heurta lesol, s’aplatit, et le plus mauvais de l’affaire fut passé. Lacommotion aérienne ne fut plus qu’une forte rafale, et jeconstatai, en fin de compte, que je respirais et que j’étais surpied. En tournant le dos au vent, je parvins à m’arrêter et àrassembler les quelques idées qui me restaient.

En ces quelques secondes, la face entière des choses avaitchangé. Le tranquille coucher de soleil avait disparu, le cielétait obscurci de nuages menaçants, et tout était renversé, agitépar la tempête. Je jetai un coup d’œil en arrière pour voir si monpavillon tenait encore debout ; puis je m’avançai entrébuchant vers les arbres entre lesquels Cavor avait disparu et àtravers les branches dénudées desquels s’apercevaient les flammesde la maison incendiée. J’entrai dans le taillis, butant contre lestroncs et m’y cramponnant, mais mes recherches furent assezlongtemps vaines.

Enfin, au milieu d’un tas de branches et de treillages brisésqui s’étaient accotés au mur du jardin, j’entrevis quelque chosequi remuait ; j’y courus, mais avant que j’y fusse arrivé, ungros objet brun foncé s’en sépara, se dressa sur deux jambesboueuses et avança deux mains languissantes et ensanglantées.Quelques vêtements flottaient encore au gré du vent autour de cettemasse.

Je finis par reconnaître, dans cet être glaiseux, Cavor, touttrempé de la boue dans laquelle il avait roulé. Il se pencha pourfaire tête au vent, frottant ses yeux et sa bouche pour lesdébarrasser de la terre qui les recouvrait.

Il me tendit une sorte de moignon et trébucha d’un pas vers moi.Sa figure était bouleversée d’émotion et de petites écailles deboue s’en détachaient. Il paraissait aussi endommagé et aussipitoyable qu’une créature humaine pouvait l’être, et sa remarque enla circonstance m’ahurit au-delà de toute expression.

« … plimentez-moi, bégaya-t-il, complimentez-moi !

– Vous complimenter, dis-je, et pourquoi donc ?

– Ça y est !

– Ça y est ? Qui diable a pu causer cette explosion ?»

Un coup de vent emporta des bribes de ses phrases. Je devinaiqu’il disait que ce n’était pas du tout une explosion. Une rafaleme lança contre lui et nous demeurâmes cramponnés l’un àl’autre.

« Essayons de rentrer chez moi », lui hurlai-je dansl’oreille.

Il ne m’entendit pas et me cria quelque chose dont je saisisseulement : « Trois martyrs – la science » ; et aussi cefragment de réflexion : « Pas fameux en somme. » Il était en cemoment sous l’impression que ses trois aides avaient péri dans latrombe. Heureusement, il n’en était rien. Aussitôt leur patronsorti, ils s’étaient dirigés de concert vers l’unique cabaret deLympne pour discuter la question des fourneaux devant derafraîchissantes consommations.

Je répétai mon invitation à venir chez moi et cette fois ilcomprit. Nous nous cramponnâmes bras dessus, bras dessous, etpartîmes pour nous réfugier enfin sous le peu de toit qui merestait. Nous demeurâmes assez longtemps affalés dans des fauteuilset pantelants. Toutes les vitres étaient cassées et tous les menusobjets étaient en grand désordre, sans qu’il y eût de dommagesirréparables. Par bonheur, la porte de la cuisine avait résisté, desorte que ma vaisselle et mes ustensiles étaient intacts. La lampeà alcool brûlait encore, et je mis de l’eau à bouillir pour le thé.Cela fait, je pus écouter les explications de Cavor.

« C’est exact, c’est parfait, insistait-il. Ça y est et tout vabien.

– Comment, protestai-je, tout va bien ? Mais il n’y a pasune meule, ni une clôture, ni un toit de chaume qui ne soitendommagé à trente kilomètres à la ronde.

– Mais si, vraiment, tout va bien. Je n’avais naturellement pasprévu ce petit chavirement. Mon esprit était préoccupé d’un autreproblème et je suis assez enclin à faire peu de cas de cesrésultats pratiques et inattendus. Mais tout va bien.

– Ne croyez-vous donc pas, mon cher monsieur, m’écriai-je, quevous avez occasionné des millions de dégâts ?

– Pour ce qui est de cela, je m’en remets à votre discrétion. Jene suis pas un homme pratique, certes, cependant ne pensez-vous pasqu’on regardera la chose comme un cyclone ?

– Mais l’explosion…

– Il n’y a pas eu d’explosion. C’est parfaitement simple :seulement, comme je vous le dis, je suis porté a négliger cespetites choses. C’est mon « zou zou » sur une plus grande échelle.Par inadvertance, j’ai fait cette substance, cette Cavorite, sousforme d’une feuille large et mince… »

Il s’arrêta.

« Il est clair que cette nouvelle matière, n’est-ce pas, estopaque à la gravitation, qu’elle empêche les choses de graviter lesunes vers les autres ?

– Oui, oui, répondis-je. Et après ?

– Eh bien, aussitôt qu’elle eut atteint une température de 16degrés, après tout le processus de sa formation, l’air ainsi queles portions de plafond, de plancher et de toit qui se trouvaientau-dessus cessèrent d’avoir du poids. Je suppose que vous savez,car tout le monde le sait maintenant, que l’air est pesant, qu’ilexerce une pression sur tout ce qui se trouve à la surface de laterre, une pression en tout sens de 1 033 grammes par centimètrecarré ?

– Oui, je le sais, continuez.

– Je le sais aussi, remarqua-t-il. Seulement cela vous démontrecombien est inutile la connaissance qui n’est pas appliquée. Or,vous comprenez, au-dessus de notre Cavorite, il en fut autrement.L’air cessa d’exercer une pression, mais tout à l’entour ilcontinua de peser dans les mêmes proportions sur cet airsoudainement privé de poids. Ah ! vous commencez à comprendre…L’air qui entourait la Cavorite écrasa avec une force irrésistiblel’air soudain privé de poids qui se trouvait au-dessus de lafeuille. Celui-ci fut poussé verticalement avec violence, et celuiqui se précipitait pour le remplacer perdit immédiatement sonpoids, cessa d’exercer une pression, suivit l’autre, passa àtravers le plafond et fit sauter le toit…

« Vous concevez, continua-t-il après un instant de réflexion,cela formait une sorte de jet atmosphérique, une espèce de cheminéedans l’atmosphère. Si la Cavorite elle-même n’avait pas été libreet finalement aspirée par la cheminée, vous imaginez-vous ce quiserait arrivé ? »

Il me laissa le temps de réfléchir.

« Je suppose, dis-je, que l’air serait encore maintenant entrain de monter à toute vitesse au-dessus de cette infernalematière.

– Précisément, dit-il, comme un immense jet d’eau.

– Jaillissant dans l’espace ! Seigneur ! Mais celaaurait aspiré et lancé au diable toute l’atmosphère de laterre ! Cela aurait dérobé tout l’air du monde. C’était lamort de l’humanité entière, ce petit morceau de votre mixture.

– Cela ne jaillissait pas exactement dans l’espace, dit Cavor,mais pratiquement cela n’en valait pas mieux. L’air qui entoure laterre se fût trouvé enlevé à la façon dont on pèle une banane etlancé à des milliers de kilomètres. Il serait retombé,naturellement, mais sur un monde asphyxié, et, à notre point devue, cela ne valait guère mieux que s’il n’était jamaisrevenu ! »

Je le regardais ébahi. J’étais encore trop abasourdi pour merendre compte jusqu’à quel point tous mes espoirs étaientbouleversés.

« Qu’allez-vous faire, à présent ? demandai-je.

– Tout d’abord, si je puis emprunter une truelle de jardin, jegratterai un peu cette terre qui me recouvre ; ensuite, si jepuis me servir de vos commodités domestiques, je prendrai un bain.Cela fait, nous pourrons causer à loisir. Je pense qu’il seraitsage, dit-il en posant une main terreuse sur mon bras, de garderpour nous les détails de cette affaire… Je sais que j’ai causé degrands dégâts… Il est probable que des habitations ont étédévastées dans ce coin de campagne… Mais, d’un autre côté, il n’estpas possible que je rembourse tout ce dommage, et si l’on arrive àen découvrir la véritable cause, cela n’amènera que de l’animositéet des obstacles à mon travail. On ne peut pas tout prévoir, vouscomprenez, et je ne puis consentir un instant à ajouter à mesthéories l’embarrassant fardeau de considérations matérielles. Plustard, quand vous serez intervenu avec votre esprit pratique, quandla Cavorite sera lancée – lancée est le mot, n’est-ce pas ? –et qu’on aura réalisé tous les bénéfices que vous prévoyez, alorsnous pourrons arranger tout cela avec ces gens. Mais pasmaintenant… pas maintenant. Dans l’état actuel, si peusatisfaisant, de la science météorologique, il est probablequ’aucune autre explication ne sera offerte, et l’on attribueratout ceci à un cyclone. On ira peut-être jusqu’à ouvrir unesouscription publique, et, comme ma maison a été renversée etbrûlée, je recevrai, dans ce cas, une indemnité considérable quiserait fort utile à la poursuite de nos recherches. Mais si l’onsait que c’est moi qui ai causé tout ce fracas, il n’y aura pas desouscription publique, et tout le monde sera furieux. Pratiquement,je ne retrouverai plus jamais le moyen de travailler en paix. Mestrois aides peuvent ou non avoir péri, c’est un détail. S’ils sontmorts, la perte n’est pas grande ; ils étaient plus zélés quecapables, et cet événement prématuré est dû sans doute, dans unelarge mesure, à leur commune négligence des fourneaux. S’ils n’ontpas péri, je doute fort qu’ils aient l’intelligence d’expliquerl’affaire. Ils accepteront l’hypothèse du cyclone… Et si, pendantle temps que ma maison restera inhabitable, vous me permettez deloger dans une des pièces inoccupées de ce pavillon… »

Il s’arrêta et me regarda.

Un homme capable de causer tant de perturbation n’était guère unhôte agréable à accueillir.

« Peut-être, dis-je en me levant, ferons-nous mieux de commencerà chercher une raclette. »

Et je montai le chemin vers les ruines de la serre.

Pendant qu’il prenait son bain, j’examinai seul la question. Ilétait clair que la société de M. Cavor comportait des inconvénientsque je n’avais pas prévus. L’impardonnable distraction qui avaitfailli causer le dépeuplement du globe terrestre pouvait à chaqueminute occasionner les pires embarras. D’un autre côté, j’étaisjeune : mes affaires se trouvaient dans un piteux état et je mesentais dans d’excellentes dispositions pour tenter de turbulentesaventures, comportant des chances de profit, une fois le butatteint.

J’avais tout à fait décidé que j’aurais au moins la moitié de ceque pouvait rapporter cette affaire. Par bonheur, j’occupais monpavillon, comme je l’ai déjà expliqué, avec un bail de trois ans,sans être responsable des réparations, et mes meubles, pour le peuqu’il y en avait, avaient été achetés à la hâte, n’étaient pasencore payés, et étaient assurés. Finalement, je résolus deconserver mes relations avec Cavor et d’aller jusqu’au bout del’affaire. Certes, l’aspect des choses était grandementchangé ; je ne doutais plus du tout des étonnantespossibilités qu’offrait la substance, mais j’éprouvais quelquescraintes pour ce qui concernait les applications industrielles dela Cavorite.

Nous nous mîmes immédiatement à l’œuvre pour reconstruire sonlaboratoire et continuer nos expériences.

Les discours de Cavor étaient maintenant plus à ma portée qu’ilsne l’avaient été jusqu’alors, surtout lorsqu’on agita la questionde savoir comment nous allions fabriquer la substance nouvelle.

« Naturellement, il faut que nous en refabriquions, dit-il avecune sorte de gaieté que je ne m’attendais pas à trouver en lui, àcoup sûr, il faut que nous en refabriquions !… Mais nous avonslaissé derrière nous, une fois pour toutes, la partie théorique, etnous éviterons, si possible, le chambardement de notre petiteplanète. Mais… il faut qu’il y ait des risques ! Il enfaut ! Dans les travaux d’expérimentation il y en a toujours.Et ici, en votre qualité d’homme pratique, vous entrez en jeu. Pourma part, il me semble que nous pourrions peut-être l’obtenir enfeuilles très minces. Cependant, je ne sais pas. J’ai une vagueidée d’une autre méthode qu’il me serait difficile d’expliquerencore. Chose curieuse, cela m’est venu à l’esprit tandis que levent me roulait dans la boue et que j’étais fort incertain del’issue de l’aventure… Je suis absolument persuadé que c’est là ceque j’aurais dû faire. »

Malgré toute ma bonne volonté, nous rencontrâmes maintsobstacles ; néanmoins nous nous obstinions à réédifier lelaboratoire. Nous eûmes bien des choses à faire avant qu’il devîntabsolument urgent de prendre une décision sur la méthode et laforme précise de notre seconde expérience. Notre seul ennui sérieuxfut la grève des trois aides qui s’opposèrent à mon ingérence commecontremaître. Mais nous en vînmes à un compromis sur ce sujet aprèsdeux jours de pourparlers.

Chapitre 3LA CONSTRUCTION DE LA SPHÈRE

Je me rappelle distinctement à quelle occasion Cavor me parla deson idée de la sphère. Il y avait déjà pensé vaguement, mais cettefois-là le projet tout entier sembla lui venir d’un seul coup. Nousrentrions chez moi pour le thé, et, en route, il cessa brusquementson bourdonnement et s’écria soudain :

« Ça y est ! Cela le termine ! Une sorte de store àcylindre !

– Termine quoi ? questionnai-je.

– L’espace, n’importe où… la lune !

– Que voulez-vous dire ?

– Dire ? Mais il faut que ce soit une sphère ! Voilàce que je veux dire. »

Je fus obligé de m’avouer que je ne saisissais pas très bien, etle laissai pendant un instant causer à sa fantaisie. Je n’avaisalors aucune idée de ce qu’il méditait. Mais, après le thé, il medonna quelques éclaircissements.

« C’est comme cela, dit-il. La dernière fois, j’ai liquéfiécette matière qui soustrait les objets à la gravitation, dans unréservoir plat, avec un couvercle pour la maintenir. Aussitôtqu’elle se fut refroidie, tout ce vacarme est arrivé. Rien de cequi se trouvait au-dessus ne pesait plus. L’air s’élança entourbillonnant, la maison tourbillonna, et si la chose elle-mêmen’avait pas aussi tourbillonné, je ne sais pas ce qui seraitarrivé. Mais supposez que la substance soit flottante etcomplètement libre de s’élever ?

– Elle s’élèvera aussitôt.

– Exactement. Sans plus de fracas que si l’on tirait un coup decanon.

– Mais à quoi cela servira-t-il ?

– Je monte avec ! »

Je posai ma tasse et fixai les yeux sur Cavor.

« Imaginez une sphère assez grande pour contenir deux personneset leurs bagages. Elle serait faite en acier et revêtueintérieurement de verre épais ; elle contiendrait une réservesuffisante d’air solidifié, des nourritures concentrées, de l’eau,un appareil à distiller, et ainsi de suite ; sur le revêtementextérieur d’acier, elle serait pour ainsi dire émaillée…

– De Cavorite ?

– Oui !

– Mais de quelle façon pénétrerez-vous à l’intérieur ?

– C’est parfaitement aisé. Une ouverture pneumatique suffira. Ilfaudra naturellement qu’elle soit assez compliquée ; une valvesera nécessaire pour permettre, en cas de besoin, de jetercertaines choses au-dehors sans une trop grande perte d’air.

– Comme dans le projectile de Jules Verne, alors ? » MaisCavor n’avait jamais été un lecteur de ce genre de fiction.

« Je commence à comprendre, dis-je lentement. Vous entrerez etvous fermerez pendant que la Cavorite est encore chaude, etaussitôt qu’elle sera refroidie elle deviendra impénétrable à lagravitation et vous partirez.

– Par la tangente !

– Vous partirez en droite ligne… » Je m’arrêtai brusquement.

« Qui empêcherait la sphère de voyager en droite ligne, pourtoujours, dans l’espace ? demandai-je. Vous n’êtes pas certaind’atterrir quelque part, et même, en ce cas, commentreviendriez-vous ?

– J’y ai pensé, dit Cavor. C’est ce que je voulais dire quand jeme suis écrié que la chose était finie. La sphère intérieure deverre sera impénétrable à l’air et, excepté l’ouverture, elle seracontinue ; la sphère d’acier peut être faite par sections dontchacune s’enroulera sur une armature à la façon d’un store àcylindres. On pourrait les actionner facilement par des ressorts,les ouvrir et les fermer au moyen de l’électricité transmise pardes fils de platine fondus dans le verre. Tout cela n’est qu’unequestion de détails. Vous voyez donc que, à part l’épaisseur descylindres, l’extérieur de la sphère enduit de Cavorite consisteraen fenêtres ou en stores, comme vous voudrez les appeler. Or, quandtoutes ces fenêtres ou ces stores seront fermés, ni lumière, nichaleur, ni gravitation, ni énergie radiante d’aucune sorte nepourra pénétrer à l’intérieur de la sphère ; elle s’envolera àtravers l’espace en ligne droite, comme vous l’avez dit. Maisouvrez une fenêtre… Imaginez une des fenêtres, ouverte !Alors, immédiatement, tout corps pesant qui se trouvera dans nosparages nous attirera. »

Je m’assis, essayant de mieux comprendre.

« Vous y êtes ? fit-il.

– Oh ! oui, j’y suis.

– Pratiquement, il nous sera possible de virer et de louvoyerdans l’espace à notre fantaisie, d’être attirés par ceci etcela…

– Oh ! oui. C’est assez clair. Seulement…

– Quoi ?

– Je ne vois pas très bien à quoi cela servirait. Ce ne seraitque faire un saut hors du monde pour y retomber.

– À coup sûr ! Par exemple, on pourrait aller dans lalune !…

– Et quand on y serait, qu’est-ce que vous ytrouveriez ?

– Nous verrions ! Oh ! pensez aux connaissancesnouvelles !…

– Y trouverait-on de l’air ?

– C’est possible.

– C’est une belle idée, dis-je. Cela serait tout de même unefameuse entreprise. La lune ! Mais j’aimerais mieux me risquerd’abord dans quelque chose de plus simple.

– Il ne peut en être question… à cause de la difficulté detrouver de l’air.

– Pourquoi ne pas appliquer cette idée de stores à ressorts –des plaques de Cavorite dans de solides armatures d’acier – poursoulever de gros poids ?

– Ça ne marcherait pas, affirma-t-il. Après tout, s’en allerdans l’espace, en dehors, n’est pas pire qu’une expédition polaire…Et pourtant il y a des gens qui tentent ces expéditions !…

– Pas les gens d’affaires ; d’ailleurs, on les paie pourcela, et si la moindre chose ne va pas, on envoie d’autresexpéditions à leur secours. Mais cela, c’est simplement nous lancerhors du monde pour rien.

– Pour la découverte !

– Il faut bien que vous donniez un nom à vos projets téméraires.On pourra peut-être en faire un livre ?

– Je ne doute pas qu’il n’y ait des minéraux, dit Cavor.

– Par exemple ?

– Oh ! du soufre, des minerais, de l’or peut-être, et, quisait, de nouveaux éléments…

– Avec les frais de transport… Vous savez que vous n’êtes pas unhomme pratique. La lune est à trois cent quatre-vingt millekilomètres de nous…

– Il me semble qu’il ne coûterait pas grand-chose de transportern’importe où un poids quel qu’il soit, s’il est enfermé dans unemballage de Cavorite.

– Je n’avais pas pensé à cela… Livré franco sur la tête del’acheteur, eh ?

– Il y a d’ailleurs d’autres possibilités que la lune…

– Vous dites ?

– Il y a Mars… une atmosphère claire, un milieu nouveau, unesensation exhilarante de légèreté… Ce serait agréable d’yaller !…

– Il y a de l’air dans Mars ?

– Oui, certes.

– On dirait que ce n’est pas plus difficile d’y atteindre que degrimper jusqu’à un sanatorium. À propos, combien y a-t-il d’ici àMars ?

– Trois cents millions de kilomètres à présent, dit Cavorallégrement, et on va tout près du soleil. »

Mon imagination cherchait à se reconnaître.

« Après tout, dis-je, il y a quelque chose dans tout cela… quandce ne serait que le voyage… »

Une extraordinaire possibilité me traversa brusquement l’esprit.Je vis soudain, comme dans une vision, le système solaire toutentier parcouru par des projectiles à la Cavorite et des convois desphères de luxe. « Droits de préemption » fut le refrain qui metrotta dans la tête… « droits de préemption interplanétaire ». Jepensai à l’ancien monopole espagnol des ors de l’Amérique. Il nes’agissait plus de cette planète-ci ou de celle-là, mais bien detoutes. Je fixai la face rubiconde de Cavor, et soudain monimagination se prit à sauter et à danser. Je me mis à marcher delong en large ; ma langue était débridée.

« Je commence à y voir clair, dis-je, à y voir clair d’un bout àl’autre. »

La transition du doute à l’enthousiasme parut n’exiger qu’uneinfime parcelle de temps.

« Mais c’est extraordinaire ! m’écriai-je. C’esténorme ! Je n’aurais jamais rêvé chose pareille. »

Une fois la froideur de mon opposition disparue, lasurexcitation de Cavor, un instant contenue, eut libre jeu. Il seleva aussi et se mit à arpenter la pièce en gesticulant et enparlant très fort. Nous nous conduisions comme des hommes inspirés– nous étions des hommes inspirés.

« Nous arrangerons tout cela, déclara-t-il en réponse à quelquesdifficultés incidentes qui m’avaient arrêté. Nous allons commencerce soir même les dessins pour la fonte de la sphère d’acier. Nousallons les commencer tout de suite. » répondis-je, et nousregagnâmes en hâte le laboratoire pour nous mettre incontinent àl’ouvrage.

Je fus toute cette nuit-là comme un enfant au pays des fées.L’aube nous trouva tous deux encore attelés à la besogne ;nous n’avions pas éteint la lampe électrique malgré le grand jour.Je me rappelle exactement l’aspect de ce dessin. J’ombrais et jecoloriais, tandis que Cavor dessinait ; ils étaient, ceslavis, bien barbouillés et bâclés, mais merveilleusement corrects.Nous pûmes, après cette nuit de travail, commander les cadres etles stores d’acier qu’il nous fallait, et la sphère de verre futdessinée en moins d’une semaine. Nous abandonnâmes nosconversations et toute notre routine des après-midi ; noustravaillions, nous dormions et nous mangions quand la faim et lafatigue nous empêchaient de continuer. Notre enthousiasme gagna nostrois hommes, bien qu’ils n’eussent aucune idée de la destinationde la sphère. Pendant tout ce temps-là, Gibbs perdit l’habitude demarcher, et on le vit courir en tous sens avec des airsextraordinairement affairés.

Elle avançait vite, la sphère. Décembre et janvier s’enfuirent.J’employai, armé d’un balai, une journée entière à nous faire unsentier dans la neige, du pavillon jusqu’au laboratoire. Février etmars disparurent. Vers la fin de mars, l’achèvement fut proche. Enjanvier, un fardier attelé de nombreux chevaux avait amené uneimmense caisse ; nous avions, maintenant, notre sphère deverre épais toute prête et en position sous la grue que nous avionséquipée pour l’installer dans son manteau d’acier ; tous lesbarreaux et tous les stores de la carcasse étaient arrivés enfévrier, et la partie inférieure avait été montée : ce n’était pasréellement une carapace sphérique, mais de forme polyédrique munied’un store à cylindres sur chaque facette.

La Cavorite fut à demi achevée en mars : la pâte métalliqueavait déjà subi deux états et les barres et les stores d’acier enétaient en partie revêtus. Il était surprenant de voir comme noussuivions de près, en exécutant nos plans, les lignes de la premièreinspiration de Cavor. Quand le premier montage de la sphère futentièrement terminé, il proposa de démolir le toit grossier dulaboratoire dans lequel nous travaillions, et de construire un fourtout autour. Ainsi la dernière phase de la fabrication de laCavorite, dans laquelle la pâte est chauffée jusqu’au rouge sombredans un courant d’hélium, s’accomplirait lorsque l’enduit seraitdéjà sur la sphère.

Alors nous eûmes à discuter et à décider quelles provisions nousdevions prendre : aliments comprimés, essences concentrées,cylindres d’acier contenant une réserve d’oxygène, un appareil pourse débarrasser de l’acide carbonique et des déchets et pour rendreà l’air son oxygène au moyen de peroxyde de sodium, descondensateurs d’eau, et autres instruments. Je me rappelle le petitamoncellement qu’ils faisaient dans un coin : caisses, rouleaux etboîtes, ensemble évidemment fort banal.

Ce fut une période de surmenage avec fort peu de loisir pourpenser. Mais un jour, alors que nous approchions de la fin, je mesentis dans un état d’esprit bizarre. Toute la matinée j’avaismaçonné, des briques pour le fourneau, et je m’assis absolumentabattu auprès de ma besogne. Tout cela me paraissait morne etincroyable.

« Mais dites donc, Cavor, en somme, pourquoi faire toutcela ? »

Il sourit.

« La chose est prête à partir maintenant.

– La lune…, dis-je d’un air pensif. Mais qu’espérez-vous ?Je croyais que la lune était un monde mort ? »

Il haussa les épaules.

« Mais qu’espérez-vous ? répétai-je.

– Nous le verrons quand nous y serons.

– Nous y allons, alors ? dis-je, le regard fixe etvague.

– Vous êtes fatigué, remarqua-t-il, vous devriez faire un tourcet après-midi.

– Non, fis-je avec obstination, je veux finir ce briquetage.»

Je continuai donc ma besogne, me préparant ainsi une nuitd’insomnie.

Je ne pense pas avoir jamais subi une nuit pareille.

Quelques-unes, avant la culbute de mes affaires, avaient étéfort mauvaises, mais la pire d’entre elles avait été une doucesomnolence en comparaison de cette infinité de réveils douloureux.Je me trouvais tout à coup plongé dans la terreur de ce que nousallions faire.

Je ne me rappelle pas avoir songé avant cette nuit là auxrisques que nous pourrions courir. Ils arrivaient maintenant,semblables à ces bandes de spectres qui, jadis, assiégèrent Prague.L’étrangeté de notre tentative, ce qu’elle avait de surnaturel,m’accablait. J’étais comme un homme qui s’éveille de beaux rêvespour se trouver au milieu de la plus horrible réalité. Je restaissur mon lit, les yeux ouverts, et la sphère semblait devenir deplus en plus confuse et vague, et Cavor de plus en plus irréel etfantastique, et toute l’entreprise m’apparut à chaque moment plusfolle.

Je quittai mon lit et me mis à marcher ; puis je m’assisprès de la fenêtre et contemplai l’immensité de l’espace. Entre lesastres étaient le vide, les insondables ténèbres. J’essayai de mesouvenir des quelques connaissances acquises dans mes lecturesirrégulières, mais elles étaient trop vagues pour me fournir aucuneidée des choses auxquelles nous devions nous attendre. Enfin jeregagnai mon lit et j’obtins quelques instants de sommeil, decauchemar plutôt, pendant lesquels je tombais, tombais infinimentdans les abîmes du ciel.

Au déjeuner, je causai quelque étonnement à Cavor, en lui disantbrièvement :

« Je ne pars pas avec vous dans la sphère. » J’accueillis toutesses protestations avec une obstination revêche.

« C’est une folie, et je ne veux pas en être, dis-je. C’est unefolie ! »

Je refusai de l’accompagner au laboratoire. Je tournai quelquetemps sans but dans mon pavillon ; puis, prenant mon chapeauet ma canne, je me mis en route seul, pour je ne sais où. Lamatinée, par hasard, était superbe, une brise tiède, un ciel bleuet profond ; les premières verdures du printemps se montraientet des multitudes d’oiseaux chantaient. Je déjeunai sommairement debœuf et de bière dans une petite auberge d’Elham, et j’ahurisl’aubergiste en remarquant à propos du temps :

« Un homme qui quitte le monde par un temps pareil est unfou.

– C’est ce que j’ai répondu quand on me l’a annoncé », répliquasimplement l’aubergiste.

Je sus que, pour une pauvre âme au moins, ce bas monde s’étaitmontré dur : il y avait eu un suicide en cet endroit. Je repris monchemin avec un nouvel aliment pour mes pensées.

Dans l’après-midi, j’eus quelques heures de sommeil agréable surl’herbe, au soleil, et je continuai ma route, frais et dispos.

J’arrivai à une auberge d’aspect engageant près deCanterbury ; sa façade était toute revêtue de plantesgrimpantes, et la patronne était une vieille femme très propre dontl’aspect me plut. Je trouvai sur moi juste assez de monnaie pourm’offrir d’y passer la nuit. La vieille était fort loquace, et,entre autres détails, j’appris qu’elle n’avait jamais été jusqu’àLondres.

« Mes plus longs voyages ont été d’aller jusqu’à Canterbury,dit-elle. Je ne suis pas de ces coureurs qui ne tiennent pas enplace.

– Qu’est-ce que vous diriez d’une excursion dans la lune ?m’écriai-je.

– Tous vos ballons ne m’ont jamais rien dit de bon !répliqua-t-elle, croyant évidemment qu’il s’agissait d’uneexcursion facile et fréquente. Je ne voudrais y monter pour rien aumonde ! »

Cette façon de voir la chose me parut assez drôle. Après lesouper, je m’assis sur un banc à la porte de l’auberge, et bavardaiavec deux ouvriers sur le briquetage, les automobiles et le jeu decricket. Dans le ciel, un croissant faible, bleu et vague comme unealpe lointaine, s’enfonçait dans l’ouest sur la trace dusoleil.

Le jour suivant, je rentrai auprès de Cavor.

« Je vous accompagne, dis-je. Je me trouvais un peu dérangé, etc’est fini. »

Ce fut la seule fois où j’éprouvai des doutes sérieux sur notreentreprise. Affaire de nerfs, simplement. Après cela, je travaillaiavec un peu plus de méthode et pris chaque jour une heured’exercice.

Enfin, à part le chauffage du fourneau, les travaux furentachevés.

Chapitre 4DANS LA SPHÈRE

« Allons donc ! » dit Cavor, tandis que j’étais assis, unejambe pendante par l’ouverture de la sphère, dans l’intérieurobscur de laquelle mon regard plongeait.

Nous étions seuls : c’était le soir, le soleil venait de secoucher, et la tranquillité du crépuscule enveloppait touteschoses.

Je passai mon autre jambe dans l’intérieur et me laissai glissersur le verre poli jusqu’au fond de la boule ; puis je metournai pour prendre les bidons, les boîtes de nourriture et lesautres objets que me tendait Cavor. L’intérieur était tiède ;le thermomètre marquait 27 degrés, et comme nous ne devions perdreque fort peu de cette chaleur par la radiation, nous étions enpantoufles et vêtus de flanelle mince. Nous avions néanmoins unballot de vêtements épais en laine et plusieurs grossescouvertures, en prévision de quelque malchance. D’après les ordresde Cavor, je plaçai les paquets, les cylindres d’oxygène et lesautres bagages les uns à côté des autres, à mes pieds, et bientôtnous eûmes tout installé ; pendant un moment, il alla de côtéet d’autre dans l’atelier sans toit, cherchant ce que nouspourrions avoir oublié, puis il vint me rejoindre. Je remarquaiquelque chose dans sa main.

« Qu’avez-vous là ? demandai-je.

– N’avez-vous rien pris pour lire ?

– Seigneur ! non !

– J’ai oublié de vous le dire, mais il y a des incertitudes… Levoyage peut durer… Nous pourrons être des semaines…

– Mais…

– Nous serons à flotter dans cette sphère sans la moindreoccupation…

– Vous auriez bien dû me le dire. »

Il passa la tête par l’ouverture.

« Voyez ! fit-il ; voici quelque chose… là.

– Ai-je le temps ?

– Nous en avons pour une heure encore… »

Je passai la tête à mon tour, c’était un vieux numéro deTit-Bits qu’un des hommes avait dû apporter ; plusloin, dans un coin, je vis un fascicule du Lloyd’s News.Je regrimpai dans la sphère muni de ces papiers.

« Quel livre avez-vous ? » demandai-je.

Je lui pris le volume et lus le titre… Oeuvres complètes deWilliam Shakespeare.

Il rougit légèrement.

« Mon éducation a été purement scientifique, dit-il en manièred’excuse.

– Vous ne l’avez jamais lu ?

– Jamais.

– Vous allez vous régaler », fis-je.

C’est la sorte de phrase qu’il faut dire en pareil cas, bienqu’à parler vrai je n’eusse moi-même jamais beaucoup luShakespeare. Je doute même qu’il y ait beaucoup de gens qui lelisent réellement.

Je l’aidai à visser le couvercle de l’ouverture ; puis ilpressa un bouton pour clore le store correspondant dans le cadreextérieur. Le cercle de lumière crépusculaire disparut. Nous étionsdans les ténèbres.

Pendant un certain temps, ni l’un ni l’autre de nous ne parla.Bien que notre prison ne fût pas imperméable au son, tout étaitabsolument silencieux.

Je m’aperçus que nous n’aurions rien à saisir quand le choc denotre départ viendrait, et je me rendis compte que je serais mal àl’aise, à cause du manque de fauteuils.

« Pourquoi n’avons-nous pas de sièges ? demandai-je.

– J’ai arrangé tout cela, dit Cavor. Nous n’en aurons pasbesoin.

– Pourquoi pas ?

– Vous verrez », dit-il du ton d’un homme qui se refuse àparler.

Je gardai le silence… Soudain, il me vint à l’esprit que j’étaisun imbécile de m’être laissé enfermer dans la sphère.

« Est-il trop tard maintenant pour me retirer ? » medemandai-je.

Le monde, hors de la sphère, serait pour moi, je le savais,assez froid et inhospitalier ; depuis des semaines, j’avaisvécu sur des subsides que m’avait fournis Cavor. Mais, après tout,serait-il aussi froid que le zéro infini, aussi inhospitalier quel’espace vide ? N’eût été la crainte de paraître poltron, jecrois qu’à ce moment je l’aurais fait me rendre ma liberté. Maisj’hésitai, je tergiversai, je devins inquiet et irrité, et le tempspassa.

Il y eut une petite secousse, un bruit comme celui d’un bouchonde champagne qui sauterait dans une pièce voisine, suivi d’unsifflement affaibli. Pendant un court instant, j’eus la sensationd’une tension énorme, la conviction passagère que mes piedspressaient vers en bas avec une force d’innombrables tonnes ;cela dura un espace de temps infinitésimal, mais suffisant pourm’inviter à agir.

« Cavor ! appelai-je dans l’obscurité, mes nerfs sont enloques… Je ne crois pas… »

Je m’arrêtai, il ne fit aucune réponse.

« Au diable ! m’écriai-je. Je suis un imbécile !Qu’ai-je à faire ici ? Je ne pars pas, Cavor ! La choseest trop risquée, je veux sortir !

– Impossible, dit-il.

– Impossible ? Nous allons bien voir ! »

Il ne répondit pas, l’espace de dix secondes.

« Il est trop tard pour nous quereller maintenant, Bedford,dit-il. La petite secousse de tout à l’heure était le départ. Déjànous avançons aussi vite qu’un boulet dans le gouffre del’espace.

– Je… je… », balbutiai-je.

Après quoi, il me sembla que peu importait ce qui pourraitarriver.

Pendant un certain temps, je fus pour ainsi dire étourdi. Je netrouvai rien à dire. C’était absolument comme si je n’avais pasencore entendu parler de cette idée de quitter la terre. Puis jeperçus dans mes sensations corporelles un inexplicable changementc’était une sorte de légèreté, d’irréalité. À cela s’ajoutait unesensation bizarre dans la tête, un effet apoplectique presque, etle battement des vaisseaux sanguins dans les oreilles. Aucun de ceseffets physiques ne diminua à mesure que le temps s’écoulait, mais,à la fin, je m’y habituai si bien que je n’en éprouvai aucuneincommodité.

J’entendis un déclic, et une petite lampe à incandescenceapparut.

Je vis la figure de Cavor, aussi pâle que je sentais être lamienne. Nous nous regardâmes en silence. La transparente obscuritédu verre derrière lui eût fait croire qu’il flottait dans levide.

« Eh bien, nous y sommes, finis-je par dire.

– Oui, répéta-t-il, nous y sommes.

– Ne bougez pas ! s’exclama-t-il au bout d’un instant, enme voyant faire mine de gesticuler. Gardez vos muscles absolumentflasques, comme si vous étiez au lit. Nous sommes dans un petitunivers à nous. Regardez ces objets. »

Il m’indiqua du doigt les boites et les caisses que nous avionsposées sur les couvertures, dans la partie inférieure de la sphère.Je constatai avec étonnement qu’elles flottaient maintenant à unedistance d’au moins trente centimètres du mur de verre. Alors jevis, d’après son ombre, que Cavor n’était plus appuyé contre laparoi. Je passai mon bras derrière mon dos et trouvai que j’étais,moi aussi, suspendu dans l’espace sans toucher la sphère.

Je n’eus ni un cri ni un geste, mais la crainte me saisit. Il mesemblait que j’étais tenu et soulevé par quelque chose, sans que jesusse quoi. Le simple contact de ma main contre la paroi m’enéloignait rapidement. Je compris ce qui arrivait, sans que pourcela ma crainte disparût. Nous étions séparés de toute gravitationextérieure, et seule s’effectuait l’attraction des objets contenusdans notre sphère. En conséquence tout ce qui n’était pas fixécontre le verre tombait lentement, à cause de l’exiguïté de nosmasses, vers le centre de gravité de notre petit monde, vers lecentre de notre sphère.

« Il faut nous tourner, dit Cavor, et flotter dos à dos avec cesobjets entre nous. »

Ce fut la sensation la plus étrange qu’il soit possible deconcevoir, ce flottement libre dans l’espace. D’abord, à vrai dire,ce fut une horreur étrange, et quand cette horreur eut disparu, unesensation nullement désagréable et extrêmement reposante.

La sensation la plus proche de celle-là que je connaisse dansles choses terrestres est de reposer sur un lit de plume très épaiset très doux ; mais rien ne donne l’agrément de ce détachementdes choses et de cette complète indépendance !

Je ne m’étais pas attendu à ces douceurs. J’avais prévu uneviolente secousse au départ, le vertige étourdissant de la vitesse.Au lieu de cela, il me semblait que je n’avais plus de corps. Cen’était pas le commencement d’un voyage, c’était le commencementd’un rêve.

Chapitre 5EN ROUTE POUR LA LUNE

Bientôt Cavor éteignit la lumière. Il déclara que nous n’avionspas une trop grande provision d’énergie électrique et que nousdevions l’économiser pour lire. Pendant un certain temps – je nesaurais dire si ce fut long ou court – il n’y eut autre chose quel’absolue obscurité.

Dans ce vide, une question sembla se préciser.

« Comment marchons-nous ? demandai-je. Quelle est notredirection ?

– Nous nous échappons de la terre par la tangente, et, comme lalune est proche de sa troisième phase, nous allons quelque partvers elle. Je vais ouvrir un store… »

J’entendis un déclic, puis une fenêtre de la carapace extérieures’ouvrit toute grande. Le ciel, au-dehors, était aussi noir quel’intérieur de la sphère, mais le cadre de la fenêtre ouverteenfermait une infinité d’étoiles.

Ceux qui n’ont vu la voûte étoilée que de la terre ne peuventimaginer son aspect quand le voile vague et à demi brumeux de notreatmosphère n’est plus interposé.

Les astres que nous apercevons de la terre ne sont que lessurvivants épars qui réussissent à traverser notre couche d’airpoussiéreuse. Alors, au moins, je pus comprendre ce que l’onvoulait dire en parlant des multitudes célestes.

Nous devions bientôt voir des choses plus étranges, mais ce cielsans air et tout empoussiéré d’étoiles… Entre toutes, je crois quecette chose-là sera une des dernières que j’oublierai.

La petite fenêtre se referma avec un déclic ; une autres’ouvrit brusquement et se referma aussitôt, puis une troisième, etje dus un instant fermer les yeux, a cause de l’aveuglantesplendeur de la lune décroissante.

Il me fallut porter mes regards tour à tour sur Cavor et lesobjets qui m’entouraient, baignés de clarté blanche, pour habituerpeu à peu mes yeux à cette intense lumière, et pouvoir regarder lepâle éblouissement.

Quatre fenêtres furent ouvertes, afin que la gravitation de lalune pût agir sur toutes les substances de notre sphère. Jem’aperçus que je ne flottais plus librement dans l’espace, mais quemes pieds reposaient sur le verre, dans la direction de la lune.Nos couvertures et les caisses de provisions aussi glissèrentlentement, au long de la paroi, et s’arrêtèrent bientôt de façon àintercepter une partie de la vue.

Naturellement il me sembla qu’en regardant la lune je regardaisen bas. Sur la terre, en bas signifie vers le sol, la directiondans laquelle les choses tombent, et en haut, la direction opposée.À cet instant, l’effort de la gravitation nous attirait vers lalune, et j’étais complètement persuadé que notre planète étaitau-dessus de ma tête. Naturellement, quand tous les stores deCavorite étaient clos, en bas signifiait vers le centre de notresphère, et en haut, vers sa partie extérieure.

C’était là une expérience curieuse, ne ressemblant en rien auxchoses de la terre, de recevoir la lumière par en bas. Sur laterre, la lumière tombe d’en haut ou nous arrive de biais, mais làelle nous arrivait entre nos pieds, et pour voir nos ombres il nousfallait regarder au-dessus de nous.

D’abord j’éprouvai une sorte de vertige à reposer seulement surcette paroi de verre épais, et à contempler au-dessous de moi lalune à travers des milliers de kilomètres d’espace vide. Mais cemalaise s’évanouit aussitôt, devant la splendeur du coup d’œil.

Le lecteur pourra assez bien s’imaginer la chose, si, par unechaude nuit d’été, il se couche sur le gazon et regarde la luneentre ses pieds levés au-dessus de sa tête ; mais pour quelqueraison, probablement parce que l’absence d’air la rendait silumineuse, la lune semblait déjà considérablement plus large quevue de la terre. Les détails les plus minutieux de sa surfaceétaient extraordinairement clairs, et, comme nous apercevions sondisque hors de toute atmosphère, ses contours étaient brillants ettranchés ; il n’y avait, à l’entour, ni reflets ni halo, et lapoussière d’étoiles qui emplissait le ciel arrivait jusqu’au bordde sa circonférence et indiquait le contour de la partie qui étaitdans l’ombre. Tandis que je restais à contempler la lune entre mesjambes, ce sentiment de l’impossibilité qui ne m’avait pas quittédepuis notre départ m’assaillit avec une conviction dix fois plusforte.

« Cavor, dis-je, tout cela me fait une drôle d’impression. CesCompagnies que nous devions lancer et tous nos projets…

– Eh bien ?

– Je ne les vois pas par ici.

– Non, dit Cavor, mais cette impression ne durera pas.

– Je suppose que je suis fait pour venir à bout des pireschoses. Mais ceci… Je pourrais croire, ma foi, qu’il n’y a jamaiseu de monde.

– Ce numéro du Lloyd’s News peut, en ce cas, vous êtrede quelque utilité. »

Je considérai un instant la brochure, puis l’approchai de mesyeux, et je m’aperçus que je pouvais très aisément lire. Je tombaisur une colonne de petites annonces : « Un monsieur possédant unecertaine fortune serait disposé à prêter de l’argent… » Jeconnaissais ce genre de monsieur. Puis quelque original offrait à «vendre pour cent francs une bicyclette de marque absolument neuve,ayant coûté cinq cents francs ». Une dame en détresse désirait « sedéfaire, à tout prix, d’un service à poisson qui lui avait étédonné en cadeau de noces ». Sans doute quelque âme simpleétait-elle en train d’examiner consciencieusement le cadeau denoces ; un autre acquéreur s’éloignait triomphalement sur labicyclette de marque, et un troisième consultait avec confiance lebienfaisant monsieur. J’éclatai de rire en laissant tomber lepapier.

« Est-ce que l’on peut nous voir de la terre ?demandai-je.

– Pourquoi ?

– Je connais quelqu’un… qui s’intéresse à l’astronomie… et jepensais… que ce serait plutôt drôle si… mon ami… était, parhasard…, en train de regarder dans son télescope.

– Il faudrait le plus puissant des télescopes de la terre pournous apercevoir actuellement, et nous serions seulement un pointinfime. »

Pendant quelque temps, je restai silencieux, regardant fixementla lune.

« C’est un monde, dis-je. On en a une impression infiniment plusvive que de la terre. Des habitants peut-être…

– Des habitants ? s’écria-t-il. Non ! Chassez cetteidée. Considérez-vous comme une sorte de voyageur ultra-arctique,allant explorer les endroits désolés de l’espace. »

Il agita sa main en montrant sous nos pieds l’éblouissanteblancheur.

« Elle est morte… morte ! De vastes volcans éteints, desdéserts de lave, des bouleversements de neige, d’acide carboniquegelé ou d’air solidifié, et partout des éboulements, des crevasses,des fissures et des gouffres. Rien ne s’y passe. Depuis plus dedeux cents ans, les astronomes l’observent systématiquement avecdes télescopes. Quels changements pensez-vous qu’ils y aientvus ?

– Aucun.

– Ils ont découvert deux indiscutables éboulements, une crevassedouteuse et un léger changement périodique de couleur. Et c’esttout.

– Je ne savais même pas qu’ils y avaient découvert cela.

– Oh ! si. Mais quant à des habitants…

– À propos, demandai-je, quelles sont les choses les pluspetites que les télescopes permettent d’y voir ?

– On pourrait apercevoir, s’il y en avait, une église dedimensions ordinaires, et, certainement, on y verrait les villes,les édifices ou toutes autres constructions dues à la main de seshabitants. Ceux-ci, peut-être, sont des espèces d’insectes, quelquechose dans le genre des fourmis, par exemple, qui peuvent se cacherdans de profonds terriers pendant la nuit lunaire, ou bien quelqueautre sorte de créature n’ayant aucun équivalent terrestre. C’estla chose la plus probable, au cas où nous y trouverions de la vie.Songez combien les conditions y sont différentes ! La vie doits’y adapter à une journée aussi longue que quatorze joursterrestres, un soleil flamboyant sans nuage pendant quatorzejours ; puis une nuit d’égale longueur et de plus en plusfroide sous ces étoiles glaciales et âpres. Pendant ces nuits-là,le froid est inouï, l’extrême froid, le zéro absolu -273 degréscentigrades au-dessous du point de congélation de l’eau sur laterre. Quelle que soit la vie qui s’y trouve, il faut qu’ellehiverne à travers cela et se réveille de nouveau chaque matin.»

Il resta un instant méditatif.

« On peut s’imaginer des êtres vermiformes, reprit-il, absorbantde l’air solide comme les lombrics mangent de la terre, ou desmonstres à la peau épaisse…

– Mais alors, dis-je, pourquoi n’avons-nous pas apporté unfusil ? »

Il ne répondit pas à cette question.

« Non, conclut-il, nous devons y aller comme cela. Nous verronsquand nous y serons. »

Je me souvins de quelque chose.

« En tout cas, j’y trouverai des minéraux, quelles que soientles conditions de vie », déclarai-je.

Bientôt il me dit qu’il désirait modifier quelque peu notredirection, en laissant la terre nous attirer un instant. Il allaitouvrir pendant trente secondes un des stores ayant vue sur laplanète. Il m’avertit que la tête me tournerait et me conseillad’étendre les mains contre la paroi pour parer à ma chute. Je fisselon ses indications, et posai mes pieds contre les ballots et lescylindres à air, pour les empêcher de choir sur moi. Alors, avec undéclic, la fenêtre s’ouvrit toute grande, je tombai gauchement surles mains et la figure, et je vis un moment, entre mes doigts noirset aplatis, notre mère, la planète terrestre, roulant dans leciel.

Nous étions encore très près ; Cavor me dit que la distanceparcourue devait être d’environ mille trois cents kilomètres, etl’immense disque terrestre obstruait le ciel. On voyaitdistinctement que notre monde était un globe. Le continentau-dessous de nous était vague et crépusculaire, mais vers l’ouestles vastes étendues grises de l’Atlantique brillaient comme del’argent fondu sous le jour qui s’éloignait.

Je crus reconnaître, entre les nuages, la ligne des côtes deFrance et d’Espagne, et celle du Sud de l’Angleterre ; puis,avec un nouveau déclic, le store se ferma, et je me trouvai dans unétat d’extraordinaire confusion, glissant lentement sur la paroilisse.

Quand enfin mes idées s’ordonnèrent de nouveau dans mon esprit,il me parut hors de doute que la lune était en bas, et que la terreétait quelque part, au niveau de l’horizon ; la terre, quiavait été en bas depuis le commencement des choses, pour moi et marace.

Si minime était notre activité, si aisé devenait tout ce quenous avions à faire, à cause de l’annihilation pratique de notrepoids, que la nécessité de prendre de la nourriture ou du repos nese présenta pas à notre esprit pendant près de six heures aprèsnotre départ, comme l’indiqua le chronomètre de Cavor. J’éprouvaiquelque surprise de cette durée de temps. Même alors, je mesatisfis de fort peu de chose. Cavor examina l’appareil quiabsorbait l’acide carbonique et la vapeur d’eau, et déclara qu’ilfonctionnait d’une façon satisfaisante, notre consommationd’oxygène ayant été extraordinairement faible.

Notre conversation se trouvant épuisée, et n’ayant rien de plusà faire, nous cédâmes à une curieuse torpeur qui s’empara de nous,et, étendant nos couvertures sur la paroi de la sphère, de façon àintercepter la plus grande partie de la clarté lunaire, nous noussouhaitâmes bonne nuit, et nous nous endormîmes presqueaussitôt.

Ainsi, dormant, parlant et lisant tour à tour, mangeant parfoissans aucun appétit, mais nous trouvant la plupart du temps dans unesorte de quiétude qui n’était ni la veille ni le sommeil, nousvoguâmes pendant un laps de temps sans jours ni nuits,silencieusement, mollement, rapidement, vers la lune.

Il est curieux de constater ici que, pendant tout le temps quenous fûmes dans la sphère, nous n’éprouvâmes aucun désir denourriture. Nous n’en ressentions nullement le besoin quand nousnous abstenions. D’abord nous mangeâmes sans appétit, mais par lasuite nous jeûnâmes complètement. En somme, nous n’avons pas usé lavingtième partie des provisions comprimées que nous avionsemportées avec nous.

Chapitre 6L’ARRIVEE DANS LA LUNE

Je me rappelle qu’un jour Cavor ouvrit brusquement six de nosstores et m’éblouit de façon telle que je poussai des cris. On nevoyait que la lune, prodigieux cimeterre d’aurore blanche, dont labordure était ébréchée par des entailles de ténèbres, rivagequ’abandonnait une marée d’obscurité et hors duquel des pics et dessommets surgissaient sous l’éclat du soleil.

Je suppose que le lecteur a vu des photographies ou des imagesde la lune et qu’il n’est pas nécessaire, par conséquent, que jedécrive les grands traits de ce paysage, ces chaînes montagneusesimmenses et circulaires, plus vastes que les montagnes terrestres,leurs sommets resplendissants et leurs ombres dures et profondes,les plaines grises et désordonnées, les longues arêtes, lescollines et les cratères, tous passant d’une clarté aveuglante à ununiforme mystère d’ombre.

Notre sphère volait par le travers de ce monde à une centaine dekilomètres au-dessus de ses crêtes et de ses sommets. Nous pûmesvoir alors ce qu’aucun être ne verra jamais : sous l’éclat du jour,les sévères contours des rocs et des ravins, des plaines et descratères devinrent gris et indistincts sous une brume quis’épaississait ; la blancheur de leurs étendues éclairées serompait et s’entamait, diminuait et s’évanouissait, et, parendroits, d’étranges teintes brunes et olivâtres croissaient ets’étendaient. Mais nous n’avions guère le loisir d’examiner toutcela, car nous étions en présence du danger réel de notre voyage.Il nous fallait approcher de plus en plus de la lune pendant quenous passions à côté d’elle, ralentir notre allure et épier lemoment où nous pourrions nous laisser tomber sur sa surface.

Pour Cavor, ce fut une période d’intense activité ; pourmoi, d’oisiveté anxieuse. Je n’avais qu’à me retirer constamment deson chemin. Il bondissait d’un point à l’autre de la sphère, avecune agilité qui eût été impossible sur terre. Pendant ces dernièresheures, il ne cessa d’ouvrir et de fermer les stores de Cavorite,de se livrer à des calculs, et de consulter à chaque instant sonchronomètre à la lueur de la lampe à incandescence. Longtemps,toutes les fenêtres furent closes et nous restâmes silencieusementsuspendus dans les ténèbres, tournoyant dans l’espace.

Puis Cavor chercha en tâtonnant les boutons de manœuvre, etsoudain quatre fenêtres furent ouvertes. Je chancelai et couvrismes yeux, pénétré, brûlé et aveuglé par la splendeur inattendue dusoleil sous mes pieds. Les stores se refermèrent brusquement et matête tourbillonna dans une obscurité qui m’écrasait les yeux. Aprèscela nous flottâmes de nouveau dans un vaste et noir silence.

Cavor alluma soudain la lampe électrique et me dit qu’il seproposait de lier ensemble tous nos bagages et de les envelopperdans les couvertures pour les protéger contre le choc de notredescente. Nous nous livrâmes à ce travail pendant que les fenêtresétaient closes, car, de cette façon, les objets venaient se mettred’eux-mêmes au centre de la sphère. Ce fut là une singulièrebesogne : Cavor et moi, flottant librement dans cet espacesphérique, empaquetant et ficelant. Imaginez cela si vous lepouvez ! Ni haut ni bas et des mouvements inopinés résultantde chaque effort. Tantôt, une poussée de Cavor m’envoyait rouler àtoute force, et heurter la paroi ; tantôt je me débattaisdésespérément dans le vide. Un instant, la lampe électrique étaitau-dessus de ma tête ; l’instant d’après, sous mes pieds. Toutà coup, les semelles de Cavor flottaient devant mes yeux, ou biennous nous trouvions en travers l’un de l’autre. Mais finalementtous nos objets furent liés ensemble en un ballot capitonné et nousne gardâmes que deux couvertures, au milieu desquelles nous avionsfait un trou pour passer la tête et dans lesquelles nous devionsnous envelopper. Pendant l’espace d’une seconde, Cavor ouvrit unefenêtre sur la lune, et nous vîmes que nous tombions vers le centred’un immense cratère autour duquel d’autres cratères plus petits segroupaient en forme de croix. Alors, Cavor enroula de nouveau lesstores de la sphère du côté du soleil brûlant et aveuglant. Jesuppose qu’il se servait de l’attraction du soleil comme d’unfrein.

« Enveloppez-vous d’une couverture », me cria-t-il, en sereculant vivement, et pendant un moment je restai sanscomprendre.

Je tirai ma couverture d’entre mes pieds et l’enroulai autour demoi, en me couvrant la tête. Brusquement il referma les stores, enouvrit un autre qu’il referma ; puis se mit à les ouvrir touspour les abriter chacun sur son cylindre d’acier. Il y eut un chocbruyant et nous culbutâmes en tous sens, nous heurtant contre laparoi de verre, contre le gros ballot de nos bagages, et nouscramponnant l’un à l’autre : au-dehors, une substance blanches’éclaboussait de toutes parts comme si nous roulions au long d’unepente de neige…

Après une série de chocs vertigineux, il y eut un dernier coupsourd et je fus à demi écrasé sous le poids de nos bagages. Pendantun certain temps, tout fut tranquille… Puis j’entendis Cavorhaleter et grogner, ensuite le bruit d’un store en mouvement. Jefis un effort, repoussai le ballot et me relevai. Nos fenêtresouvertes étaient visibles comme des carreaux de noir profond, sertid’étoiles.

Nous étions bien vivants et la sphère demeurait immobile dansl’ombre épaisse de la muraille du grand cratère dans lequel nousétions tombés.

Nous nous assîmes, reprenant haleine et tâtant nos membrescontusionnés. Ni lui ni moi ne nous étions guère attendus à êtreaussi maltraités dans notre descente. Je me remis péniblement surpied.

« Et maintenant, dis-je, jetons un coup d’œil sur le paysagelunaire ? Mais… il fait terriblement sombre, Cavor !»

Le verre était tout embué et, en parlant, je l’essuyai avec macouverture.

« Nous sommes d’environ une demi-heure en avance sur le jour,dit-il. Nous allons attendre. »

Il était impossible de distinguer quoi que ce fût, nous aurionsété dans une sphère d’acier que nous n’aurions pas vu davantage.Les frottements que je fis avec la couverture barbouillèrent laparoi qui, à mesure, redevenait opaque sous une couche nouvelle devapeur condensée, à laquelle s’ajoutait une quantité toujours plusgrande des peluches de la couverture. Il était évident que jen’avais pas pris le bon moyen. Dans mes efforts pour essuyer lafenêtre, je glissai sur la surface humide et vins me cogner lementon contre un des cylindres d’oxygène qui dépassait duballot.

C’était exaspérant et absurde. Nous étions enfin arrivés sur lalune, au milieu d’on ne sait quelles merveilles, et tout ce quenous pouvions voir était la paroi grise et embuée de la boule deverre dans laquelle nous étions venus.

« Au diable ! dis-je ; dans ces conditions nousaurions aussi bien fait de rester chez nous ! »

Je m’assis sur le ballot, frissonnant et m’enveloppant avec plusde soin dans la couverture ; bientôt l’humidité des parois sechangea en paillettes et en fleurs de gelée.

« Pouvez-vous atteindre le chauffoir électrique ? demandaCavor. Oui… ce bouton noir… ou nous serons bientôt glacés. »

Je ne me le fis pas dire deux fois.

« Et à présent, fis-je, qu’allons-nous faire ?

– Attendre, déclara Cavor.

– Attendre ?

– Naturellement. Il nous faut attendre jusqu’à ce que notre airsoit de nouveau échauffé. Après quoi nos fenêtres seront claires.Jusque-là, nous n’avons pas à bouger. Il fait encore nuit ici… Nousattendrons simplement que le jour nous rattrape. Pour occuper letemps, n’avez-vous pas faim ? »

Je restai un instant sans lui répondre, toujours assis etirrité. À contrecœur, je détournai les yeux de l’énigme embrouilléedu verre et regardai Cavor en face.

« Oui, dis-je, j’ai faim. Je me sens aussi extrêmementdésappointé. J’avais espéré… je ne sais pas quoi… mais assurémentpas cela. »

Je rassemblai toute ma philosophie et, arrangeant frileusementma couverture, je m’assis de nouveau sur le ballot et commençai monpremier repas dans la lune. Je ne me souviens pas si je leterminai. Bientôt, par endroits qui se réunirent rapidement enespaces plus étendus, la paroi de verre se clarifia et le voilebrumeux qui nous avait caché le monde lunaire se leva devant nosyeux.

Nous contemplâmes alors le paysage de la lune.

Chapitre 7UN LEVER DE SOLEIL SUR LA LUNE

Tel que nous le vîmes d’abord, le paysage était des plusfarouches et des plus désolés. Nous nous trouvions dans un énormeamphithéâtre, vaste plaine circulaire qui formait le fond ducratère géant. Ses murs, comme de hautes falaises, nous enfermaientde tous côtés. De l’ouest, la lumière du soleil invisible tombaitsur eux, atteignant leur pied même et laissait voir un escarpementdésordonné de rocs bruns et grisâtres, bordé çà et là de talus etde crevasses pleines de neige.

La vue s’étendait à une vingtaine de kilomètres peut-être ;mais aucune atmosphère interposée ne diminuait la clartéminutieusement détaillée sous laquelle cette scène nousapparaissait. Toutes les surfaces se dessinaient claires etéblouissantes sur un fond d’obscurité étoilée qui semblait, à nosyeux terrestres, un rideau de velours glorieusement pailleté plutôtque la vaste étendue du ciel.

La falaise orientale ne fut, tout d’abord, que la simple lisièresans étoiles du dôme parsemé d’astres. Aucune teinte rosée, aucunepâleur naissante n’annonçait la venue du jour. Seule, la lumièrezodiacale, brume immense et lumineuse en forme de cône pointé versla splendeur de l’étoile du matin, nous avertit de l’approcheimminente du soleil.

Toute la lumière était réfléchie par les falaises de l’ouest.Nous apercevions une vaste plaine onduleuse, glaciale et grise,d’un gris qui se fonçait vers l’est et rejoignait les absoluesténèbres qu’abritait la falaise ; nous apercevionsd’innombrables sommets gris et arrondis, des protubérances énormeset fantastiques, des vagues d’une substance neigeuse, s’étendant decrête en crête jusqu’à la lointaine obscurité, nous donnant lepremier indice de la distance qui nous séparait de la paroi ducratère. Ces énormes protubérances semblaient être faites de neige,et je le crus alors. Mais non… C’étaient des monts et des massesd’air congelé !

Tel fut d’abord le paysage : puis soudain, rapide et prodigieux,vint le jour lunaire ! !

La lumière du soleil avait descendu la falaise : elle toucha lesmasses confuses de sa base et immédiatement s’avança vers nous avecdes bottes de sept lieues. La lointaine muraille sembla remuer etfrissonner et, au contact de l’aube, un nuage de brume grises’éleva du fond du cratère, tourbillons, bouffées, guirlandestraînantes et grisâtres plus épaisses, plus denses, jusqu’à cequ’enfin, de toute la plaine de l’ouest, une vapeur montât commed’un linge mouillé que l’on tient devant le feu, et, par-delà, lesfalaises ne furent plus qu’un éblouissement réfracté.

« C’est de l’air, dit Cavor, ce doit être de l’air… ou cela nemonterait pas ainsi au simple attouchement d’un rayon de soleil… etavec cette vitesse… »

Il leva les yeux au-dessus de nous.

« Regardez ! fit-il.

– Quoi ? demandai-je.

– Dans le ciel… Déjà… sur le noir… une petite tache de bleu.Voyez ! Les étoiles semblent plus larges… Les plus petites… ettoutes les vagues nébulosités que nous apercevions dans l’espacevide ont disparu ! »

De sa marche rapide et régulière, le jour s’approchait. Lessommets gris étaient tour à tour rejoints par le flamboiement et sechangeaient en une blanche intensité vaporeuse. Finalement, il n’yeut plus rien à l’ouest qu’un nuage de brouillard montant, lamarche tumultueuse et le jaillissement d’une épaisse brume. Lafalaise éloignée s’était reculée de plus en plus, s’étaitimprécisée dans le tourbillonnement pour sombrer et s’évanouir danssa confusion.

De proche en proche gagnait l’envahissement vaporeux, s’avançantaussi vite que l’ombre d’un nuage chassé par le vent d’ouest. Déjàautour de nous s’élevait une mince buée.

Cavor me saisit le bras.

« Quoi ? questionnai-je.

– Regardez ! Le soleil ! Le soleil ! »

Il me fit retourner et m’indiqua la crête de la falaise del’est, indécise au-dessus du nuage qui nous entourait, à peine plusdistincte que les ténèbres du ciel. Mais maintenant son contour semarquait par d’étranges formes rougeâtres, langues de flammevermillon qui se tordaient. Je m’imaginais que ce devaient être desspirales de vapeur qui, en passant à la lumière, formaient contrele ciel cette ligne de langues furieuses : mais c’étaient, enréalité, les proéminences solaires que je voyais, couronne de feuautour de l’astre, toujours cachée, par le voile atmosphérique, auxyeux des habitants de la terre.

Puis, le soleil !

Inévitable et sûre, parut une ligne brillante, une mince bordured’un éclat intolérable, qui prit une forme circulaire, devint unarc, un spectre flamboyant, et lança vers nous, comme un javelot,son ardente chaleur.

Cela sembla véritablement me crever les yeux. Je poussai un criet me retournai, aveuglé, cherchant à tâtons ma couverture.

Avec cette incandescence nous arriva un son, le premier qui nousfût parvenu de l’extérieur, depuis que nous avions quitté la terre,un sifflement et un bruissement, le froissement tempétueux dumanteau aérien du jour nouveau. Au moment où nous vinrent le son etla lumière, la sphère bascula, et, éblouis et aveuglés, noustrébuchâmes désespérément l’un contre l’autre. Elle bascula denouveau et le sifflement devint plus violent. J’avais, par force,fermé les yeux : je faisais des efforts maladroits pour me couvrirla tête avec ma couverture, et cette seconde secousse me fit perdrel’équilibre. Je tombai contre le ballot, et, ouvrant les yeux,j’entrevis ce qui se passait au-dehors de notre enveloppe. L’air seprécipitait… il bouillait… comme de la neige dans laquelle onplonge une tringle chauffée à blanc. Ce qui avait été de l’airsolide devenait soudain, au contact des rayons du soleil, une pâte,une boue, une liquéfaction flasque qui sifflait et bouillonnait ense transformant en gaz.

Une fois encore, la sphère tournoya plus violemment, mais nousnous étions cramponnés l’un à l’autre. Une minute après, noussubîmes encore un chavirement, nous culbutâmes, et je me retrouvaià quatre pattes. L’aube lunaire nous empoignait et semblait avoirl’intention de nous montrer ce qu’elle pouvait faire de deuxmisérables Terriens.

Je pus jeter un coup d’œil sur ce qui se passaitau-dehors ; des bouffées de vapeur, une boue à demi liquide,montait, glissait, tombait. Nous dégringolions dans les ténèbres.J’y descendais avec les genoux de Cavor sur la poitrine. Puis ilsembla s’envoler et je restai un moment étendu, à demi étouffé, lesyeux fixés vers en haut. Un immense éboulement de ces matièresconfuses s’était abattu sur nous, nous ensevelissait, bouillant,s’amincissant autour de nous. Je voyais des bulles danser au-dessusde la paroi supérieure et j’entendis Cavor gémir faiblement !Une seconde avalanche d’air en dégel nous avait attrapés, et,bredouillant des plaintes, nous commençâmes à rouler au long d’unepente, de plus en plus vite, franchissant des crevasses, etbondissant contre des talus, vers l’ouest, dans le bouillonnementtumultueux et ardent du jour lunaire.

Cramponnés l’un à l’autre, nous ne cessions de tournoyer, lancésde-ci, de-là, avec notre ballot qui nous heurtait et nousmeurtrissait. Nous nous entrechoquions, nous étreignant un instant,puis nous étions de nouveau violemment séparés, nos têtes secognaient, et l’univers entier dansait, devant nos yeux, en étoileet en traits de feu !

Sur la terre, nous nous serions mutuellement broyés une douzainede fois ; mais sur la lune, heureusement pour nous, nousn’avions plus qu’un sixième de notre poids terrestre, de sorte quenos heurts et nos chutes étaient fort cléments. Je me souviensd’avoir éprouvé une sensation d’intolérable malaise, d’avoir eul’impression que mon cerveau était sens dessus dessous dans moncrâne, et puis…

Quelque chose semblait être fort occupé sur ma figure : defaibles attouchements agaçaient mes oreilles. Je découvris que lasplendeur éclatante du paysage était mitigée par les verres delunettes teintées. Cavor était penché sur moi ; je voyais safigure à l’envers et ses yeux étaient protégés par des besiclesbleues. Il respirait irrégulièrement et ses lèvres étaientensanglantées.

« Ça va mieux », fit-il en essuyant le sang de son menton avecle dos de sa main.

Tout, autour de moi, semblait s’agiter pour trouver une place,mais c’était simplement l’effet de mon étourdissement. Je m’aperçusque Cavor avait clos quelques-uns des stores de la sphèreintérieure pour m’abriter de la clarté directe du soleil. Je merendais compte que tous les objets environnants étaient extrêmementbrillants.

« Seigneur ! » murmurai-je convulsivement.

Je tendis le cou pour mieux voir et je constatai qu’il y avaitau-dehors un flamboiement aveuglant, une transformation absolue desténèbres impénétrables qui nous avaient valu nos premièresimpressions.

« Est-ce que j’ai été longtemps sans connaissance ?demandai-je à Cavor.

– Je ne sais pas, le chronomètre est brisé… Un assez bon moment…Ah ! mon pauvre ami… j’ai eu peur !… »

Je restai quelque temps immobile, cherchant à reprendre mesesprits, et je vis que sa figure gardait encore des tracesd’émotion. Sans rien répondre, je passai ma main sur les contusionsde mon visage et j’examinai sa tête pour y trouver de semblablesdommages. Le dos de ma main droite avait le plus souffert ; lapeau était à vif, arrachée. Mon front était enflé et sanglant. Ilme tendit un petit gobelet contenant un peu d’un cordial qu’ilavait apporté et dont j’ai oublié le nom. Au bout d’un moment, jeme sentis mieux et commençai à remuer mes membres avec précaution.Bientôt je pus parler.

« Cela a été rude, repris-je, comme s’il n’y avait pas eud’intervalle.

– Oui !… plutôt ! »

Il réfléchissait, les mains posées sur les genoux. À travers seslunettes, il regarda au-dehors, puis revint vers moi.

« Bon Dieu ! fit-il. Oui, rude !

– Qu’est-il arrivé ? demandai-je après une pause.

– C’est bien comme je m’y attendais. Cet air s’est évaporé, sic’est de l’air. En tout cas, il est bien évaporé et la surface dela lune apparaît. Nous reposons sur un banc de roches. Ici et là,le sol est visible, bizarre espèce de sol… »

Il lui parut inutile de s’expliquer plus longuement et il m’aidaà m’installer pour que je pusse voir de mes propres yeux.

Chapitre 8UNE MATINÉE LUNAIRE

L’âpre violence, l’impitoyable blanc et noir du paysages’étaient atténués. L’éclat du soleil prenait une légère teinteambrée ; les ombres, sur la muraille du cratère, étaient d’unpourpre foncé. Vers l’est, une couche de brouillard sombre rampaitencore en se cachant du soleil ; mais, vers l’ouest, le cielétait bleu et clair. Je commençai à me rendre compte du temps quej’étais resté insensible.

Nous n’étions plus dans le vide. Une atmosphère s’était levéeautour de nous. Le contour des choses avait gagné en caractère etétait devenu aigu et varié ; à part, ici et là, des espacesombrés de substance blanche qui n’était plus de l’air, mais de laneige, l’aspect arctique avait absolument disparu. Partout delarges étendues roussâtres de sol nu et inégal s’étalaient sous leflamboiement du soleil. Par endroits, auprès des amas de neige, seformaient de passagères flaques d’eau ou de petits ruisseaux,seules choses mouvantes dans cette immensité stérile. Le soleilinondait les deux tiers de notre sphère, la transformant en serrechaude ; mais la partie inférieure était encore dans l’ombre,reposant sur un tas de neige.

Éparses sur la pente et accentuées par les filets de neige nonencore fondue, se trouvaient des formes semblables à des brindillesde bois mort, baguettes sèches et torses, de la même teinterouillée que le roc.

Cela attirait vivement l’attention. Des branches, dans un mondedénué de vie ? Puis, à mesure que mon œil s’accoutumait mieuxà la contexture de leur substance, je m’aperçus que presque toutecette surface était faite d’un tissu fibreux rappelant le tapisd’aiguilles brunes que l’on trouve au pied des sapins.

« Cavor !

– Quoi ?

– Il se peut que ce monde soit à présent un monde mort… maisautrefois… »

Quelque chose attira mes regards. Je découvris parmi cesaiguilles un certain nombre de petits objets ronds et il me semblaque l’un d’eux avait bougé.

« Cavor ! murmurai-je.

– Quoi ? »

Mais je ne répondis pas tout de suite. Je restai le regard fixe,incrédule encore. Pendant un instant, je ne pus en croire mes yeux.Poussant une rauque exclamation, je saisis le bras de Cavor et luidésignai l’objet de ma surprise.

« Regardez ! m’écriai-je, en retrouvant la voix. Là !…Oui !… Et là ! »

Ses yeux suivirent la direction qu’indiquait mon doigt.

« Eh ! » fit-il.

Comment décrire ce que je vis ? C’est une chose si peuimportante à conter, et qui pourtant me parut si merveilleuse, sipoignante d’émotion ! J’ai déjà dit que parmi cette litièred’aiguilles se trouvaient de petits corps arrondis, de petits corpsovales qui auraient pu passer pour de très petits cailloux. Etvoici qu’un d’abord, un autre ensuite, avait remué, puis craqué, etl’encoche ainsi faite laissait voir une mince ligne de vertjaunâtre qui se projeta au-dehors pour rencontrer l’ardentencouragement du soleil matinal. Un moment, ce fut tout ;puis, voilà que remua et éclata un troisième !

« C’est une semence », dit Cavor.

Je l’entendis murmurer très doucement : « La vie ! »

La vie, et immédiatement la même idée s’empara de notre esprit :notre vaste voyage n’avait pas été vain : nous n’étions pas venusseulement dans un désert aride de minéraux, mais dans un monde quivivait et remuait ! Nous restâmes aux aguets. Je me rappelleque je ne cessais d’essuyer le verre, avec ma manche, devant mesyeux, jaloux du plus faible soupçon de buée.

Le tableau n’était clair et net que dans le centre du champvisuel. Tout à l’entour, les fibres mortes et les semences étaientamplifiées et dénaturées par la courbure du verre. Mais nouspouvions voir suffisamment ! L’un après l’autre, tout au longde la plaine ensoleillée, ces miraculeux petits corps brunséclataient et s’entrouvraient comme des cotylédons, des cosses degraines, des gousses de fruits ; ils ouvraient des bouchesavides qui absorbaient la chaleur et la lumière tombant en cascadedu soleil matinal.

À chaque instant, un nombre toujours plus grand de ces grainesse rompait, tandis que les autres plus avancées débordaient deleurs cosses déchirées et passaient au second état de leurcroissance. Avec une ferme assurance, une rapide détermination, cessurprenantes semences lançaient une radicelle vers le sol et unbizarre petit bouton dans l’air.

En peu de temps, la pente entière fut parsemée de plantesminuscules, se dressant dans l’ardeur du soleil.

Elles n’y restaient pas longtemps : les boutons en forme defaisceaux se gonflaient, se distendaient et s’ouvraient parsaccades, lançant au-dehors une couronne de petites pointes aiguës,déployant un verticille de feuilles menues, pointues et brunes quis’allongeaient rapidement, visiblement, pendant qu’on lesobservait. Le mouvement était plus lent que ceux d’un animal, plusrapide que celui d’aucune plante que j’avais pu voirjusqu’alors.

Comment pourrais-je bien donner une idée de la façon dont cettecroissance s’opérait ? L’extrémité des feuilles grandissait demanière telle que nous pouvions les voir de nos yeux s’étendre enavant. La cosse brune se recroquevillait et était absorbée avec uneégale rapidité. Avez-vous jamais, par une journée froide, pris unthermomètre dans votre main tiède et observé le petit filet demercure monter dans le tube de verre ? Ces plantes lunairescroissaient comme cela.

En quelques minutes, sembla-t-il, les boutons des plus avancéesde ces plantes s’étaient allongés en tige et ils avaient déployé unnouveau verticille de feuilles et toute la pente qui, si peu detemps auparavant, était une étendue de litière morte,s’assombrissait maintenant sous ses herbages rabougris, de couleurvert olive et dont les pointes hérissées étaient secouées par lavigueur de leur croissance.

Je me retournai, et voilà qu’au long de la crête d’une roche,vers l’est, une frange similaire, dans un état à peine moinsavancé, se balançait et se courbait, sombre, contre l’aveuglantéclat du soleil. Au-delà de cette plante se profilait la silhouetted’une plante massive, se branchant gauchement comme un cactus et segonflant visiblement comme une vessie qu’on emplit d’air.

Vers l’ouest, je découvris encore une autre forme égalementdistendue, qui s’élevait au milieu des autres végétations. Mais icila lumière tombait sur ses côtés plats et je pus voir qu’elle étaitd’une teinte orange vif. Elle grandissait à vue d’œil. Si ondétournait un instant les yeux, ses contours avaient changé : elleprojetait des branches obtuses et bizarres, et en peu de temps ellese développait comme une sorte d’arbre de corail de plusieurs piedsde hauteur. Comparés à des végétations pareilles, nos cèpesterrestres, qui atteignent parfois des dimensions énormes en uneseule nuit, seraient des traînards désespérants. Mais il faut direque nos champignons croissent contre une attractiongravitationnelle six fois plus grande que celle de la lune.

Au-delà, hors de ravins et d’espaces plats que nous ne pouvionsvoir, mais où pénétrait le soleil, sur des rochers et des talus derocs brillants, un hérissement de végétations aiguës et charnuesgrandissait sous nos yeux, se pressant tumultueusement pourprofiter de la brève journée pendant laquelle elles devaientfleurir, fructifier, se semer et mourir. Cette croissance étaitcomme un miracle. C’est ainsi que l’on peut se représenter, d’aprèsla légende biblique, les arbres et les plantes poussant etgrandissant lors de la création, pour couvrir la désolation de laterre nouvellement née.

Imaginez cela ! Imaginez cette aube ! La résurrectionde l’air congelé, l’agitation et l’animation du sol, puis cettesilencieuse poussée de végétations, cette montée surnaturelle deplantes charnues et aiguës. Concevez tout cela éclairé par unéblouissement auprès duquel la plus intense clarté terrestresemblerait faible et trouble. Et toujours, au milieu de cettejungle vivante, partout où restait quelque ombre, s’attardaient destraînées de neige bleuâtre.

Pour compléter l’impression que nous eûmes, il faut avoirprésent à l’esprit ce fait que nous apercevions tout cela à traversune glace épaisse et courbe, défigurant le paysage comme unelentille défigure les objets – des images qui étaient vives etnettes au centre du tableau, et, vers les bords, amplifiées etirréelles.

Chapitre 9 ÀLA DECOUVERTE

Nous abandonnâmes notre observation, et nous tournâmes l’un versl’autre avec la même pensée, la même question dans les yeux. Pourque ces plantes pussent croître, il fallait qu’il y eût de l’air,si raréfié soit-il, de l’air que, nous aussi, nous pouvionsrespirer.

« L’ouverture ? fis-je.

– Oui, dit Cavor. Si c’est de l’air, nous le verronsbien !

– Dans un moment, ces plantes seront aussi hautes que nous.Supposez… Après tout… Est-ce certain ? Comment savez-vous quec’est de l’air ? Cela peut être de l’azote, de l’acidecarbonique même !

– C’est facile à savoir », répliqua-t-il.

Il se mit en devoir de le prouver : froissant un morceau depapier, il l’alluma et le jeta vivement dehors par la valved’ouverture. Je me penchai, essayant de voir à travers l’épaisseglace cette petite flamme dont le témoignage avait pour nous tantd’importance.

Je vis le papier dégringoler et se poser légèrement sur laneige. La flamme rose disparut. Un moment, elle sembla éteinte.Puis j’aperçus au bord du papier une petite langue bleuâtre quitrembla, grandit et s’étendit.

Tranquillement, toute la feuille de papier, sauf la partie quiétait en contact immédiat avec la neige, se carbonisa, serecroquevilla, laissant échapper un filet tremblant de fumée. Jen’avais plus aucun doute l’atmosphère de la lune était, soit del’oxygène pur, soit de l’air, et capable, par conséquent, à moinsque sa rareté ne fût excessive, de subvenir à notre vie deTerriens. Nous pouvions sortir de la sphère et vivre !

Je m’assis, une jambe de chaque côté de la valve et me préparaià la dévisser ; mais Cavor m’arrêta.

« Il y a d’abord une petite précaution à prendre »,déclara-t-il.

Il m’expliqua que bien qu’il y eût certainement au-dehors uneatmosphère oxygénée, elle pouvait cependant être assez raréfiéepour nous causer de graves inconvénients. Il me rappela le malaisedes montagnes et les saignements qui affligent souvent lesaéronautes dont l’ascension s’est opérée trop vite : il passaquelque temps à préparer une boisson au goût nauséeux qu’il voulutà toute force me faire prendre. Ce liquide m’engourdit un peu sansme produire d’autre effet désagréable. Alors il me permitd’entreprendre le dévissage.

Bientôt le tampon de verre de la valve fut suffisamment desserrépour que l’air plus dense, qui remplissait la sphère, commençât às’échapper au long du pas de vis en faisant le bruit d’unebouilloire sur le feu. Aussitôt Cavor m’arrêta. Il devenait évidentque la pression extérieure était beaucoup moindre que la pressionintérieure et nous n’avions aucun moyen de déterminer dans quelleproportion.

Je restais assis, tenant le stoppeur à deux mains, prêt à lerefermer si, en dépit de notre vif espoir, l’atmosphère lunaire setrouvait, après tout, trop raréfiée pour nous, et Cavor avait uncylindre d’oxygène comprimé à portée de la main, pour rétablir lapression. Nous nous regardâmes en silence : puis nos yeux seportèrent sur la fantastique végétation qui s’agitait etgrandissait visiblement et sans bruit au-dehors. Sans cesses’entendait ce sifflement aigu.

Le sang commença à me battre aux oreilles et le bruit desmouvements de Cavor diminua. Je remarquai combien tout devenaittranquille à mesure que l’air devenait moins dense.

Tandis que notre atmosphère sifflait en s’échappant, sonhumidité se condensait en petites bouffées de vapeur.

Bientôt ma respiration devint singulièrement courte et celadura, à vrai dire, tout le temps que nous fûmes exposés àl’atmosphère extérieure de la lune ; une sensation plutôtdésagréable dans les oreilles, au bout des doigts et dansl’arrière-gorge m’inquiéta un instant et disparut peu après.

Mais bientôt ce furent des vertiges et des nausées quichangèrent brusquement la nature de mon courage. Je fis faire untour au tampon de l’ouverture et donnai à Cavor quelques hâtivesexplications ; c’était lui qui était maintenant le plusardent. Il me répondit d’une voix qui paraissait extraordinairementmenue et lointaine à cause de la ténuité de l’air qui m’apportaitle son. Il me recommanda une goutte de cognac, en me donnantl’exemple, et je me sentis bientôt mieux. Je me remis à dévisser lestoppeur. Le battement du sang dans mes oreilles s’accrut et jeremarquai que le sifflement avait cessé. Pendant un moment, je nepus être sûr, néanmoins, que je ne l’entendais plus.

« Eh bien ! dit Cavor avec un soupçon de voix.

– Eh bien ? répondis-je.

– Continuons-nous ? »

Je réfléchis un instant.

« Et ce sera tout ?

– Si vous pouvez le supporter… »

En matière de réponse, je repris mon dévissage, enlevai lebouchon circulaire et le posai avec précaution sur le ballot. Deuxou trois flocons de neige tournoyèrent et fondirent au moment oùcet air ténu et peu familier prenait possession de notre sphère. Jem’agenouillai et m’installai au bord de l’ouverture, regardantau-dehors. Au-dessous, à moins d’un mètre de ma figure, s’étalaitla neige de la lune, qui jamais encore n’avait été foulée par despieds humains.

Il y eut une petite pause et nos yeux se rencontrèrent.

« Cela ne vous blesse pas trop les poumons ? demandaCavor.

– Non, c’est supportable », répondis-je.

Il étendit la main et prit sa couverture, passa la tête par letrou pratiqué au milieu et s’enveloppa. Il s’assit au bord de lavalve et sortit ses pieds jusqu’à ce qu’ils fussent à une quinzainede centimètres de la neige lunaire. Il hésita un moment, puiss’élança et se mit debout sur le sol vierge de la lune.

Il fit quelques pas en avant et fut réfracté grotesquement parla bordure de la vitre. Il resta un instant à regarder à droite età gauche. Puis il prit son élan et sauta.

Le verre dénaturait tout, mais il me sembla même alors qu’ilfaisait un saut extraordinaire. D’un seul bond, il avait franchiune distance de sept à dix mètres. Je le vis debout sur une masserocheuse et gesticulant de mon côté. Peut-être criait-il, mais leson de sa voix ne me parvenait pas. J’étais déconcerté comme unhomme qui vient d’assister à un tour d’escamotage.

Dans un état d’esprit des plus embarrassés, je me glissai aussihors de l’ouverture et je me trouvai debout devant un petitruisseau que la fonte des neiges avait produit. Je fis un pas etsautai.

Je fus lancé à travers l’air et vis le rocher sur lequel Cavorse tenait venir à ma rencontre ; je m’y cramponnai dans unétat d’infinie stupéfaction. J’eus un rire pénible et me sentisterriblement confus. Cavor se pencha et me hurla de faireattention, d’une voix que j’entendis faible et chevrotante. J’avaisoublié que, sur la lune, qui est quatre-vingts fois moindre que lamasse terrestre et dont le diamètre est quatre fois moindre, monpoids était à peine le sixième de ce qu’il est sur terre. Maismaintenant ce fait était suffisamment affirmé pour que je m’ensouvinsse.

« Nous sommes libérés des lisières de notre mère la terre », ditCavor.

Avec un effort mesuré, je me hissai sur le sommet et, me remuantavec autant de précaution qu’un rhumatisant, je me mis debout àcôté de lui, en plein soleil. La sphère était derrière nous, à dixmètres de là, sur son tas de neige qui diminuait peu à peu.

Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre sur l’énorme désordre deroches qui formait le fond du cratère, les mêmes végétationshérissées qui nous entouraient s’éveillaient à la vie,diversifiées, ici et là, par les masses en saillie des plantes enforme de cactus ; des lichens écarlates et pourprescroissaient si vite qu’ils semblaient ramper sur les rocs. Lasurface du cratère me sembla alors être un désert identique, seprolongeant jusqu’au pied des murailles environnantes.

Ces murailles étaient apparemment dénuées de végétation sauf àleur base et sur des contreforts, des terrasses et desplates-formes qui n’attirèrent pas alors beaucoup mon attention.Elles se trouvaient éloignées de plusieurs kilomètres dans toutesles directions, nous étions presque au centre du cratère et nousn’apercevions les falaises qui le bornaient qu’à travers unecertaine brume qui se dissipait sous le vent. Car il y avait mêmedu vent dans cet air rare, un vent rapide et cependant faible, quinous glaçait extrêmement sans exercer de pression. Il soufflaitautour du cratère, semblait-il, se dirigeant vers le côté chaud etéclairé, venant des ténèbres brumeuses qu’abritait la falaise del’est. Il était difficile de fixer nos regards sur ce brouillardobscur ; il nous fallait clore à moitié les yeux sous l’ombrede nos mains, à cause de l’excessive intensité du soleilimmobile.

« Cela parait désert, absolument désert », dit Cavor.

Je regardai autour de moi. Jusqu’alors je conservais un tenaceespoir de trouver quelque trace humaine, quelque fragment deconstruction, de maison ou d’engin quelconque ; mais, partout,les regards s’étendaient sur une confusion de rochers, de pics etde crêtes, sur les végétations soudaines et les cactus quis’enflaient et se gonflaient, négation plausible, semblait-il, detout espoir de ce genre.

« On peut croire que ces plantes sont ici les seulespropriétaires, dis-je. Je ne vois pas trace d’autres créatures.

– Pas d’insectes… pas d’oiseaux… Non ! pas une trace,parcelle ou fragment de vie animale. S’il y avait des animaux, quedeviendraient-ils pendant la nuit… ? Non !… Il ne doit yavoir que ces plantes, seules. »

Je mis mes mains au-dessus de mes yeux.

« C’est un véritable paysage de rêve. Ces choses ressemblentmoins aux plantes terrestres que tout ce que l’on peut imaginer aumilieu des rochers du fond de la mer. Voyez donc cela,là-bas ! On dirait un lézard changé en plante. Et cetteréverbération !

– Ce n’est encore que le grand matin » dit Cavor.

Il soupira et regarda autour de lui.

« Ceci n’est pas un monde pour les hommes, continua-t-il, etcependant, dans un sens, cela attire. »

Il resta silencieux un certain temps, puis commença sonbourdonnement méditatif. Je tressaillis en me sentant toucherlégèrement et j’aperçus une mince feuille de lichen livide quicommençait à me recouvrir le pied. Je secouai vivement la jambe etla plante tomba en mille bribes qui se mirent chacune à croître.J’entendis Cavor pousser une rapide exclamation et je vis qu’unedes raides baïonnettes des végétations l’avait piqué.

Il hésita et son regard chercha quelque chose parmi les rochersd’alentour. Un soudain reflet rose avait rampé sur un pilier deroc. C’était un rose réellement extraordinaire.

« Regardez », dis-je.

Mais quand je me retournai, Cavor avait disparu !

Un instant, je restai stupéfait, puis je voulus faire un paspour regarder au bas du rocher, mais, dans la surprise que mecausait sa disparition, j’oubliai une fois de plus que nous étionssur la lune. L’enjambée que je fis aurait, sur la terre, franchi unmètre ; sur la lune, elle m’emporta à six mètres, c’est-à-direcinq mètres au moins plus loin que le bord du rocher. Sur lemoment, la chose me fit l’effet d’un de ces cauchemars danslesquels on culbute et tombe jusqu’à l’infini. Car, tandis que surla terre on tombe de cinq mètres pendant la première seconde d’unechute, sur la lune on tombe de quatre-vingts centimètres avec,seulement, un sixième de son poids. Je tombai ou plutôt je sautai àenviron dix mètres, je suppose. Cela sembla exiger un temps assezlong, cinq ou six secondes. Je flottai dans l’air et tombai commeune plume, enfoncé jusqu’aux genoux dans un tas de neige, au basd’un ravin de roc gris bleu veiné de blanc. Je regardai autour demoi.

« Cavor ! » m’écriai-je.

mais nul Cavor n’était visible.

« Cavor ! » criai-je plus fort.

Seuls les échos du cratère me répondirent. Je tournaifurieusement au milieu des rochers et grimpai au sommet de l’und’eux.

« Cavor ! » criai-je, et ma voix résonna comme celle d’unagneau perdu.

La sphère n’était plus en vue, et pendant un instant unehorrible impression de désolation m’étreignit le cœur.

Alors j’aperçus Cavor ; il riait et gesticulait pourattirer mon attention. Il était perché sur un rocher dénudé à vingtou trente mètres plus loin. Je ne pouvais entendre sa voix, maisses gestes me disaient de sauter. J’hésitai, la distance meparaissait énorme. Cependant je réfléchis que je pouvais sûrementfranchir une plus grande distance que Cavor. Je fis un pas enarrière, pris mon élan et sautai de toutes mes forces. J’eusl’impression d’être lancé droit dans l’air comme si je ne devaisplus jamais redescendre…

C’était délicieux et horrible à la fois, aussi étrange qu’unrêve, de se sentir voler de cette façon. Je me rendis compte quemon élan avait été beaucoup trop violent. Je passai par-dessus latête de Cavor et j’entrevis dans un ravin une confusion de plantesépineuses qui s’étalaient pour me recevoir ; je poussai un crid’alarme, étendis les mains et raidis les jambes.

Je heurtai une énorme masse fongoïde qui s’éparpilla autour demoi, envoyant dans toutes les directions une quantité de sporesorangées et me couvrant d’une poussière de même teinte. Je culbutaiau milieu de cet éclaboussement et demeurai là, convulsé par defaibles et courts éclats de rire.

J’aperçus la petite figure ronde de Cavor penchée au-dessusd’une crête hérissée. Il me cria quelques questions qui ne meparvinrent pas.

« Eh ? » essayai-je de répondre, sans pouvoir y réussir, àcause du manque de respiration.

Il se fraya un chemin vers moi, avançant délicatement au milieudes buissons.

« Il nous faut être prudents. Cette lune n’a pas la moindrediscipline. Elle nous fera casser les os. » Il m’aida à me remettredebout.

« Vous faites des efforts exagérés », dit-il, secouant avec lamain la poussière jaune qui était restée après mes vêtements.

Je demeurai passif et haletant, tandis qu’il brossait mes coudeset mes genoux et qu’il me chapitrait sur mes infortunes.

« Nous sommes en désaccord avec la gravitation. Nos muscles sontencore mal éduqués et nous avons besoin d’un peu de pratique. Quandvous aurez repris haleine… »

J’arrachai de ma main deux ou trois petites épines et m’assissur un épaulement de roc. Mes muscles frissonnaient et j’avais cesentiment de désillusion personnelle qu’éprouve sur terre, à sapremière chute, le cycliste débutant. Cavor pensa soudain que l’airfroid du ravin après l’ardeur du soleil pouvait me donner la fièvre: aussi nous regrimpâmes sur le rocher. À part quelques éraflures,je n’avais reçu aucune blessure dangereuse dans ma chute et, sur leconseil de Cavor, nous cherchâmes des yeux une plateformefacilement abordable pour mon prochain saut. Notre choix s’arrêtasur une dalle rocheuse à dix mètres de distance et séparée de nouspar un petit taillis d’épines vert olive.

« Figurez-vous que c’est ici », disait Cavor, qui assumait desairs d’entraîneur, en indiquant un point situé à un mètre de mespieds.

Je fis ce bond sans difficulté et je dois avouer que j’éprouvaiune certaine satisfaction à voir Cavor manquer son coup d’undemi-mètre et tâter des épines à son tour.

« Vous voyez, il faut être bien prudent », déclara t-il en sedébarrassant de celles qui l’avaient pénétré.

Après cela il abandonna son rôle de Mentor et nous nous livrâmesensemble à de communs exercices pour nous perfectionner dans l’artde la locomotion lunaire.

Nous choisîmes ensuite un saut plus facile et nous le réussîmessans accident. Nous revînmes en arrière, allant et venant ainsi,plusieurs fois, pour accoutumer nos muscles à ces nouvellesproportions. Je n’aurais jamais cru, si je ne l’avais expérimentémoi-même, combien rapide pouvait être cette adaptation. En très peude temps vraiment, à coup sûr après moins de trente sauts, nouspouvions juger de l’effort nécessaire pour franchir une distanceavec presque autant d’assurance que sur terre.

Pendant tout cela, les végétations lunaires croissaient autourde nous, plus hautes, plus denses, et plus enchevêtrées, à chaquemoment plus épaisses et plus hautes, plantes épineuses, cactusmassifs et verts, végétations fongueuses ou charnues, lichens auxformes les plus étranges et les plus sinueuses. Mais nous étions siabsorbés par nos exercices de saut que nous ne nous préoccupionsguère de leur continuelle extension.

Une sorte d’extraordinaire ivresse s’était emparée denous ; c’était, je pense, en partie la joie de n’être plusconfinés dans la sphère, mais c’était surtout la douceur ténue del’air qui devait contenir une proportion d’oxygène beaucoup plusgrande que notre atmosphère terrestre. Malgré l’étrangeté dumilieu, je me sentais aussi aventureux qu’un citadin qui seraittransporté pour la première fois dans les montagnes, et je ne pensepas qu’il nous soit venu à l’esprit, ni à l’un ni à l’autre, d’êtrele moins du monde effrayés, malgré la présence de tantd’inconnu.

Nous étions atteints d’une folie entreprenante. Nous choisîmesun cône revêtu de lichen, à quinze mètres de nous peut-être, etnous abordâmes doucement sur son sommet, l’un après l’autre.

« Très bien ! Bon ! Très bien ! » nouscriions-nous réciproquement pour nous encourager.

Cavor prit trois pas d’élan et partit vers une pente de neigetentatrice à une bonne vingtaine de mètres plus loin. Je restai unmoment frappé par l’effet grotesque de sa personne en plein essor :sa petite casquette sale et ses cheveux raides, son petit corpsarrondi et ses jambes repliées contre la fantastique étendue dupaysage lunaire. Un accès de rire me secoua et je pris mon élanpour le suivre. Houp ! et je tombai à côté de lui.

Nous finies quelques enjambées gargantuesques, trois ou quatrebonds de plus et nous nous assîmes enfin dans un creux tapissé delichen. Nos poumons étaient endoloris et nous nous tenions lapoitrine en échangeant des regards interrogateurs. Cavor balbutiaquelque chose comme : sensation stupéfiante – et, à ce moment, unepensée me traversa l’esprit. Pour l’instant cela ne me parut pasparticulièrement effrayant, mais simplement une curiosité quinaissait naturellement de la situation.

« À propos, remarquai-je, à quel endroit se trouve exactement lasphère ? »

Cavor me regarda d’un air ébahi. « Eh ? » fit-il.

La pleine signification de ce que je venais de dire m’apparutalors d’une façon suraiguë.

« Cavor ! m’écriai-je, en posant ma main sur son bras, oùest la sphère ? »

Chapitre 10PERDUS DANS LA LUNE

Ma consternation sembla se peindre sur la figure de Cavor. Il semit brusquement debout et jeta un regard au milieu des taillisenvironnants, qui s’élevaient et grandissaient dans un emportementardent de vie. Faisant un geste de doute, il porta sa main à seslèvres et parla avec un soudain manque d’assurance.

« Je crois, dit-il lentement, que nous l’avons laissée… quelquepart… de ce côté-là… »

Il étendit un doigt hésitant qui décrivit un arc de cercle.

« Je n’en suis pas sûr. »

Son expression consternée s’accentua.

« En tout cas, dit-il en ramenant ses yeux vers moi, elle nepeut être loin. »

Nous étions maintenant debout tous les deux, proférant desaffirmations dénuées de sens, tandis que nos regards exploraient lajungle épaisse et enchevêtrée.

Autour de nous, sur les pentes ensoleillées, moussaient ets’agitaient les plantes aiguës, les cactus bombés, les lichensrampants, et, dans chaque coin d’ombre, des tas de neiges’attardaient. Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, s’étendait unemême monotonie de formes étranges. Et, quelque part, ensevelie déjàdans cette confusion inextricable, se trouvait notre sphère, notredemeure, notre refuge !… et notre seul espoir d’échapper àcette solitude fantastique de végétations éphémères, au milieu delaquelle nous étions tombés.

« Je crois, après tout, que ce doit être là-bas, déclara Cavoren indiquant soudain une nouvelle direction.

– Non, dis-je, nous avons décrit une courbe. Tenez, voici lamarque de mes talons. Il est clair que la sphère doit être plus àl’est, beaucoup plus. À coup sûr, elle doit être là-bas.

– Je crois que je n’ai pas cessé d’avoir le soleil à ma droite,prétendit Cavor.

– Il me semble, à moi, qu’à chaque saut mon ombre me précédait», ripostai-je.

Nous nous regardions. Le fond du cratère prenait dans notreimagination des dimensions énormes, et ses fourrés croissantsdevenaient impénétrables.

« Bon Dieu ! quels imbéciles nous sommes !

– Il est évident qu’il faut que nous la retrouvions !déclara Cavor, et cela au plus tôt. Le soleil prend de la force… Lachaleur nous aurait déjà fait perdre connaissance si l’air n’étaitpas aussi sec et… j’ai faim. »

À ces derniers mots, je le considérai avec ébahissement. Jen’avais pas encore soupçonné cet aspect possible de notre position,mais aussitôt je m’en rendis compte, me sentant un appétitdévorant.

« Oui ! répondis-je d’un ton convaincu, moi aussi j’aifaim ! »

Il se redressa avec un air résolu.

« Il faut absolument que nous retrouvions la sphère. »

Aussi calmement que possible, nous examinâmes les interminablesrécifs et fourrés qui formaient le fond du cratère, chacun de nouspesant en silence les chances que nous avions de retrouver lasphère avant d’être anéantis par la chaleur et par la faim.

« Il n’y a pas d’autre solution, répondis-je sans montrerbeaucoup d’empressement à commencer la chasse. Je voudrais bien queces maudits buissons mettent un peu de bonne volonté à poussermoins vite.

– Ma foi, oui, dit Cavor, elle était sur un banc de neige. »

Je scrutai du regard les alentours dans le vain espoir dereconnaître quelque monticule ou fourré avoisinant la sphère. Maispartout c’était la même déconcertante uniformité, partout desbuissons qui s’élevaient, des fongosités qui se distendaient, desbancs de neige qui diminuaient, tous, incessamment etinévitablement changés. Le soleil écorchait et accablait ; lafaiblesse d’une faim inexplicable se mêlait à notre infinieperplexité. Tandis que nous restions là, confondus et perdus parmices choses inhabituelles, nous perçûmes, pour la première fois surla lune, un son autre que le bruissement des plantes, le faiblesoupir du vent ou les bruits que nous avions faits nous-mêmes.

Boum… Boum … Boum …

Cela sortait de dessous nos pieds, une explosion qui provenaitde l’intérieur du sol. Nous l’entendions, nous semblait-il, autantavec nos pieds qu’avec nos oreilles. Sa sourde résonance étaitétouffée par la distance, épaissie par la nature des substancesinterposées. Je n’aurais pu imaginer de bruit qui nous eût plusétonnés ou qui eût plus complètement transformé l’apparence deschoses qui nous entouraient. Car ce son riche, lent et réguliernous parut ne pouvoir être autre chose que le battement de quelquegigantesque pendule enfoui dans la croûte lunaire.

Boum… Boum … Boum …

Ce bruit suggérait l’idée de cloîtres tranquilles, de nuits sanssommeil dans des cités populeuses, de veilles et d’attentesimpatientes, de tout ce qui est ordonné et méthodique dans la vie,et il résonnait poignant et mystérieux dans ce fantastique désert.Pour nos yeux, rien n’était changé : la désolation des fourrés etdes cactus, silencieusement balancés par le vent s’étendait sansinterruption jusqu’aux falaises éloignées ; le ciel tranquilleet sombre était vide au-dessus de nos têtes et le soleil ardentsurplombait et accablait. Et, à travers tout cela, comme unavertissement ou comme une menace, vibrait ce son énigmatique :

Boum… Boum … Boum …

Nous nous questionnâmes à voix faible et timide : « Unehorloge ?

– On le dirait !

– Qu’est-ce que c’est ?

– Qu’est-ce que cela peut être ?

– Comptons », suggéra Cavor, un peu tardivement car aussitôt lesbattements cessèrent.

Le silence, le rythmique désappointement de son interventioninattendue, nous surprirent comme un nouveau choc. Pendant unmoment, nous pûmes douter même d’avoir jamais entendu de bruit oubien nous demander s’il ne continuait pas encore. Avions-nousvraiment entendu ce bruit ?

Je sentis sur mon bras la pression de la main de Cavor. Il uneparla à mi-voix, comme s’il eût craint de réveiller quelque êtreendormi.

« Restons ensemble pour chercher la sphère, chuchota-t-il,retournons-y bien vite, car cela dépasse notre compréhension.

– De quel côté allons-nous ? »

Il hésita. Une intense conviction de la présence de chosesinvisibles autour de nous et près de nous dominait notre esprit.Que pouvaient-elles être ! Où pouvaient-elles setrouver ? Cette aride désolation, alternativement gelée etbrûlée, n’était-elle que l’écorce et le masque extérieur de quelquemonde souterrain ? En ce cas, de quelle sorte de monde ?Quel genre d’habitants n’allait-il pas bientôt vomir surnous ?

Alors, transperçant le silence suraigu, aussi soudain etéclatant qu’un coup de tonnerre imprévu, un vacarme se déchaînacomme si l’on ouvrait violemment d’immenses portes de métal.

Nous nous arrêtâmes net, retenant notre souffle. Cavors’approcha furtivement de moi.

« Je n’y comprends rien », murmura-t-il à mon oreille.

Il agita sa main vaguement vers le ciel, suggérantindistinctement des pensées encore plus vagues.

« Nous pouvons nous cacher s’il arrive quelque chose… »

Je jetai un regard autour de moi en faisant un signed’assentiment.

Nous nous remîmes en marche, avançant furtivement avec lesprécautions les plus exagérées pour ne pas faire de bruit, et nousdirigeant vers un fourré de broussailles. Une série de sons, commedes coups de marteaux sur une chaudière, nous firent hâter lepas.

« Marchons à quatre pattes », chuchota Cavor.

Les feuilles basses des plantes-baïonnettes, déjà recouvertespar de plus nouvelles, commençaient à se flétrir et à se racornir,de sorte que nous pouvions nous frayer un chemin à travers lestiges denses sans dommage sérieux, et nous étions trop absorbéspour faire attention aux égratignures. Au cœur du fourré, jem’arrêtai pantelant et les yeux fixés sur Cavor.

« C’est souterrain, c’est là-dessous ! murmura-t-il.

– Ils vont peut-être sortir !

– Il faut retrouver la sphère !

– Oui ! Mais… comment ?

– Il faut ramper jusqu’à ce que nous y arrivions.

– Mais si nous n’y arrivons pas ?

– Nous demeurerons cachés et nous verrons ce qu’ils sont.

– Nous ne nous quitterons pas », ajoutai-je.

Il réfléchit un instant.

« De quel côté allons-nous ?

– Ma foi, au petit bonheur ! »

Nous jetâmes de côté et d’autre des regards scrutateurs. Puis,avec la plus grande circonspection, nous commençâmes à nous glisserà travers la jungle, faisant, autant que nous pûmes en juger, uncircuit, nous arrêtant à chaque brin qui bougeait, à chaquefrôlement, anxieux d’apercevoir la sphère de laquelle nous nousétions si stupidement éloignés. De temps à autre, traversant le solau-dessous de nous, nous parvenaient des chocs, des heurtsétranges, inexplicables, des vacarmes mécaniques, et une fois oudeux nous crûmes entendre quelque chose comme un grincement et untapage affaiblis. Mais, apeurés comme nous l’étions, nous n’osâmespas tenter de nous relever pour examiner l’étendue du cratère.Pendant longtemps nous ne vîmes rien des êtres qui faisaient cesbruits si abondants et si persistants. À part l’affaiblissement quenous causaient la faim et le desséchement de nos gorges, cetterecherche à quatre pattes aurait pu nous paraître un rêve des plusanimés. Tout cela était si absolument irréel ! Le seul élémentqui comportât quelque réalité nous était fourni par ces sons.

Figurez-vous notre situation ! Autour de nous, la junglefantastique, avec ces feuilles-baïonnettes se dressant sans bruitau-dessus de nos têtes, avec ces lichens brillants et éclaboussésde soleil s’écrasant silencieusement sous nos mains et nos genouxet se soulevant dans la vigueur de leur croissance comme un tapisse soulève sous l’effort du vent. À chaque instant, quelqu’une desvessies fongueuses, gonflées et distendues sous le soleil, nousrecouvrait ; à chaque instant, quelque forme nouvelle, auxvives couleurs, nous faisait obstacle. Les cellules qui formaientces plantes étaient aussi larges qu’un pouce et semblables à descabochons de verre coloré.

Toutes ces choses étaient saturées de l’implacableresplendissement du soleil ; elles se dessinaient sur un cield’un noir bleuâtre et encore émaillé, malgré le soleil, de quelquesétoiles survivantes. Tout cela était étrange ! Les formes etla contexture des pierres mêmes étaient étranges. C’étaitl’étrangeté dans l’étrange. La sensation de notre propre corps nepouvait se comparer à rien et chacun de nos mouvements se terminaitpar une surprise. La respiration sifflait dans notre gorge, le sangpassait dans nos oreilles comme un flot haletant…

Et toujours revenaient, par intervalles, le tumulte, les coupssourds et les battements mécaniques, auxquels bientôt s’ajouta lebeuglement de grands animaux.

Chapitre 11LE BÉTAIL LUNAIRE

Pleins de terreur, nous avancions en rampant, pauvres Terriensperdus dans cette jungle lunaire désordonnée, fuyant devant lesbruits qui nous avaient surpris. Nous rampâmes longtemps, noussembla-t-il, avant d’apercevoir un Sélénite ou un animal lunaire,et cependant nous entendions les mugissements et les grognements deces derniers se rapprocher sans cesse derrière nous. Nousfranchîmes des ravins pierreux, des pentes neigeuses, desfongosités qui, sous nos pas, se déchiraient comme de mincesvessies en répandant une sorte de jus visqueux ; puis ce futun véritable pavement de champignons ressemblant à desvesses-de-loup, suivi d’interminables buissons. Et toujours, plusdésespérément, nos yeux cherchaient la sphère abandonnée. Lemugissement des animaux était parfois un long et vaste beuglementsemblable à celui des veaux ; parfois, c’étaient desbeuglements terrifiés ou courroucés ; puis, de nouveau, unmugissement bestial et embarrassé comme si ces créatures invisiblesavaient voulu manger et mugir en même temps.

Quand nous les entrevîmes, ce ne fut que par un coup d’œilinsuffisant et fugitif. Cavor, à ce moment là, marchait en tête etc’est lui qui s’aperçut d’abord de leur présence. Il s’arrêta courtet me fit signe de ne pas bouger.

Un bruit de craquements et d’écrasements paraissait s’avancerdirectement sur nous ; alors, tandis que nous étions blottis,cherchant à juger de la distance et de la direction de ce bruit, ily eut derrière nous un beuglement terrifiant, si proche et siviolent, que les tiges des plantes-baïonnettes se courbèrent et quenous sentîmes passer sur nous un souffle humide et chaud. En nousretournant, nous vîmes indistinctement, à travers une infinité detiges violemment secouées, le flanc luisant du veau lunaire et lalongue ligne de son dos se dresser sur le ciel.

Il est naturellement difficile pour moi de déterminer avecexactitude ce que j’en vis alors, parce que mes impressions furentensuite corrigées par d’autres observations. Avant tout, je fusfrappé de sa taille énorme : le tour de son corps devait mesurerprés de trente mètres et sa longueur peut-être soixante-dix. Unerespiration laborieuse soulevait ses flancs. Je constatai que soncorps gigantesque et flasque traînait sur le sol et que sa peauétait rugueuse et d’un blanc qui se tachetait de sombre au long dudos.

Mais je ne vis rien de ses pieds. Je crois que nous aperçûmescette fois-là le profil, au moins, de sa tête dépourvue de crâne,son cou gonflé de graisse, sa bouche baveuse et vorace, ses petitesnarines et ses minuscules yeux clos, car le veau lunaire fermeinvariablement ses yeux pendant le jour. Quand il ouvrit la bouchepour beugler de nouveau, nous eûmes un rapide aperçu d’une vastecavité rouge, et nous reçûmes le souffle jailli de ce gouffre, puisle monstre roula comme un navire, se traînant sur le sol enfroissant toute sa peau rugueuse, roula encore, passa près de nousen se vautrant, frayant ainsi un chemin au milieu du fourré, etdisparut rapidement à nos yeux, caché par les densesenchevêtrements des végétations. Plus loin, un autre apparut, puisun troisième, et enfin, comme s’il guidait vers leur pâturage cesblocs mouvants, un sélénite apparut un court instant. J’agrippaiconvulsivement le pied de Cavor en apercevant ce nouvel être, etnous restâmes immobiles et le regard fixe, longtemps après qu’ileut disparu.

Par contraste avec les veaux lunaires, il paraissait être unecréature insignifiante, une fourmi, d’un mètre quatre-vingts dehaut. Il portait des vêtements faits d’une substance semblable à ducuir, de sorte qu’aucune partie de son véritable corps neparaissait ; mais cela, nous l’ignorions encore entièrement.Il se présentait donc comme une créature compacte et hérissée,ayant beaucoup d’analogie avec un insecte compliqué, muni de longstentacules semblables à des lanières et d’un bras cliquetant, quise projetait hors de son corps cylindrique et brillant. La forme desa tête était dissimulée par une sorte de casque énorme et muni depointes longues et nombreuses. Nous découvrîmes, par la suite,qu’il se servait de ces pointes pour aiguillonner les animauxrécalcitrants, et une paire de besicles de verre sombre, disposéesur les côtés, donnait un aspect de gros bourgeon à l’appareilmétallique qui recouvrait sa tête. Ses bras ne dépassaient pasl’espèce d’étui ou de fourreau qui enfermait son corps et il étaitsoutenu par deux courtes jambes qui, bien qu’enveloppées dans unesorte de housse, paraissaient à nos yeux terrestresextraordinairement menues et faibles. Il avait des cuisses trèscourtes, des jambes fort longues et de petits pieds.

Malgré son enveloppe d’aspect pesant, le Sélénite avançait parenjambées qui, au point de vue terrestre, eussent étéconsidérables, et son appendice cliquetant était très affairé. Lanature de ses mouvements, pendant le court instant où nous le vîmespasser, suggérait la hâte et une certaine irritation ; peuaprès que nous l’eûmes perdu de vue, nous entendîmes le beuglementd’un des animaux se changer brusquement en un cri bref et aigu,suivi de bruissements plus rapides dus à l’accélération de sonallure. Graduellement ces mugissements s’éloignèrent, et ilsfinirent par cesser, comme si les pâturages cherchés eussent étéatteints.

Nous écoutâmes. Le monde lunaire sembla pour un instant avoirrepris toute sa tranquillité. Mais nous n’osâmes pas recommencerimmédiatement notre recherche rampante de la sphère disparue.

Quand nous rencontrâmes une seconde fois les veaux lunaires, ilsse trouvaient à quelque distance de nous dans un endroit encombréde roches écroulées. Les surfaces plates ou inclinées des rocsétaient revêtues d’une couche épaisse de végétations vertes ettachetées, croissant par bouquets denses et moussus que broutaientces créatures. En les apercevant, nous nous arrêtâmes sur lalisière du taillis de roseaux au milieu desquels nous rampions,tendant la tête pour entrevoir encore une fois le Sélénite. Cesanimaux se traînaient sur leur nourriture comme d’énormes limaces –troncs immenses et huileux –, mangeant voracement et bruyamment,avec une sorte d’avidité sanglotante. Ils semblaient des monstresformés simplement de graisse, gauches et écrasés, à un tel pointqu’un bœuf gras serait auprès d’eux un modèle d’agilité. Leursmandibules affairées, se tordant et ruminant, leurs yeux clos et lebruit appétissant de leurs mâchonnages donnaient l’impression d’unejouissance animale qui stimula singulièrement nos estomacsvides.

« Des pourceaux ! De dégoûtants pourceaux ! » proclamaCavor avec une ardeur inaccoutumée.

Après leur avoir jeté un coup d’œil irrité, il reprit son cheminau milieu des buissons vers la droite. Je m’attardai un instantpour me rendre compte que la plante tachetée était absolumentimpropre à servir de nourriture humaine, puis je me glissai à sasuite, mordillant un des brins que j’avais pris entre mesdents.

Bientôt nous fûmes arrêtés de nouveau par la proximité d’unSélénite, et, cette fois, nous pûmes l’examiner plus attentivement.Nous vîmes alors que son enveloppe extérieure était réellement unvêtement et non une sorte de tégument crustacé. Il était absolumentsemblable, avec son costume, à celui que nous avions déjàentrevu ; pourtant les extrémités d’une espèce de ouatage seprojetaient de son cou ; il était debout sur un promontoirerocheux et tournait la tête de droite et de gauche comme s’il eûtsurveillé le cratère. Nous demeurions immobiles, craignant, si nousbougions, d’attirer son attention, et au bout d’un instant il setourna et disparut.

Nous tombâmes sur un autre troupeau de veaux lunaires beuglantdans un ravin ; puis nous passâmes sur un endroit tout sonorede bruits et de battements mécaniques, comme si quelque immenseusine eût été proche de la surface. Entourés de ces sons, nousparvînmes au bord d’un grand espace ouvert, ayant peut-être deuxcents mètres de diamètre et parfaitement uni. À part quelqueslichens qui empiétaient sur sa marge, cet espace était dénudé etoffrait une surface poudreuse, d’un jaune poussiéreux. Noushésitâmes à nous aventurer dans cette clairière, mais comme elleprésentait moins d’obstacles à notre marche, nous commençâmes à encontourner le bord avec circonspection.

Pendant un instant les bruits intérieurs cessèrent et, à partles faibles bruissements des végétations croissantes, tout futsilencieux. Puis, brusquement, éclata un vacarme plus violent, plusvéhément et plus proche qu’aucun de ceux qui avaient alors frappénos oreilles. Il était absolument certain qu’il se produisait sousnos pieds. Nous nous accroupîmes aussi près du sol que nous lepûmes, prêts à nous enfoncer promptement dans le fourré voisin.Chaque coup et chaque battement semblaient vibrer à travers noscorps. Ces chocs devinrent de plus en plus forts et cette vibrationrégulière augmenta jusqu’à ce que tout le monde lunaire semblâtêtre secoué et ébranlé.

« À l’abri ! » murmura Cavor.

J’allais me diriger vers le fourré quand, à cet instant, unedétonation pareille à celle d’un canon se produisit et une chosearriva, qui me hante encore dans mes rêves. Je tournai la tête pourapercevoir Cavor, et en même temps j’étendis la main, et ma main nerencontra rien ! Elle plongea soudain dans un trou sansfond…

Ma poitrine heurta quelque chose de dur et je tombai en avant,les bras étendus, raides, dans le vide, le menton sur le bord del’abîme insondable qui s’était brusquement ouvert sous moi.L’ensemble de cette vaste surface circulaire et plate n’était autrechose qu’un gigantesque couvercle qui maintenant glissait de côtédans une fente préparée pour le recevoir.

Si Cavor n’eût pas été là, je crois que je serais resté rigide,la tête penchée sur l’ouverture, cherchant à voir dans cet énormegouffre, jusqu’à ce que je fusse repoussé par le bord de laglissière du couvercle et précipité dans les profondeurs.

Mais Cavor n’avait pas reçu le choc qui me paralysait. Il setrouvait un peu à l’écart quand le couvercle s’était mis à s’ouvriret, comprenant le péril que je courais, il me saisit les jambes etme tira en arrière. Je me remis sur mon séant, m’éloignai à quatrepattes de cette dangereuse ouverture, puis, me redressant, jetraversai à toutes jambes à la suite de Cavor la plaque de métal,frémissante et sonore. Elle semblait glisser avec une vélocité sanscesse accélérée et les buissons devant moi s’écartèrent sous monélan.

Ce n’était pas trop tôt. Le dos de Cavor disparut dans le fourréhérissé et, comme je grimpais derrière lui, la monstrueuse valvevint s’installer dans sa case avec un bruit retentissant. Nousrestâmes quelque temps pantelants, sans oser nous approcher dugouffre.

Mais avec de grandes précautions, et pas à pas, nous finîmes parnous installer de façon à regarder sans être vus. Les buissonsautour de nous craquaient et s’agitaient sous la force du courantd’air qui soufflait de ce puits. D’abord nous ne pûmes voir autrechose que des murs verticaux et lisses qui descendaient se perdredans une impénétrable obscurité. Puis, lentement et graduellementnous aperçûmes un certain nombre de petites lumières extrêmementfaibles allant et venant en tous sens.

Pendant un certain temps, ce prodigieux gouffre de mystèreabsorba notre intérêt au point que nous en oubliâmes presque lasphère. À mesure que nous nous accoutumions aux ténèbres, nousdistinguions de petites formes confuses et illusoires, se mouvantavec ces minuscules lumières. Nous faisions tous nos efforts pourvoir, stupéfaits et incrédules, comprenant si peu ce qui se passaitque nous ne trouvions rien à dire. Il nous était impossible depréciser la moindre chose qui pût nous aider à expliquer ces vaguesformes.

« Qu’est-ce que cela peut être ? demandai-je. Qu’est-ce quecela peut être ?

– La mécanique !… Ils doivent vivre dans ces cavernespendant la nuit et n’en sortir que quand le jour vient.

– Cavor ! dis-je, ce sont eux… alors… ces choses quiressemblent à des hommes.

– Ce que nous avons vu n’était pas un homme.

– Il ne faut rien hasarder…

– Il ne faut rien risquer avant d’avoir retrouvé la sphère.»

Il ajouta un grognement affirmatif et se prépara à repartir. Ilpromena ses regards autour de lui, poussa un soupir et indiqua unedirection. Nous nous lançâmes à travers la jungle, avançantvigoureusement au début, puis avec une ardeur décroissante.Bientôt, parmi de grandes formes pourpres et flasques, nousentendîmes un bruit de trépignements et de cris. Nous restâmesblottis où nous étions, et pendant quelques interminables minutesles bruits se promenèrent en tous sens, et s’approchèrent très prèsde nous. Mais cette fois nous n’aperçûmes rien. Je voulus dire àCavor que je ne pouvais guère aller plus loin sans nourriture, maisma gorge s’était trop desséchée pour qu’il me fût possible dechuchoter.

« Cavor, dis-je à voix rauque, il me faut manger. »

Il tourna de mon côté une figure consternée.

« C’est le cas de s’en passer, répondit-il.

– Mais j’ai besoin de manger, insistai-je. Regardez meslèvres.

– Moi aussi, j’ai soif depuis un moment.

– Si seulement il restait un peu de cette neige !

– Elle est toute fondue. Nous passons du climat des pôles àcelui des tropiques à la vitesse d’un degré par minute… »

Je me rongeai le poing.

« La sphère ! murmura Cavor. Il n’y a pas d’autremoyen ; il faut retrouver la sphère. »

Nous nous remîmes en route pour un nouvel effort à quatrepattes. Mon esprit était hanté par des visions de victuailles, deboissons glacées dans des verres inépuisables ; je soupiraisplus particulièrement après la bière et le souvenir me revint dubaril resté dans ma cave à Lympne. Je pensai aussi au garde-mangerqui lui tenait compagnie, spécialement à des beefsteaks et à despâtés de rognons – des beefsteaks tendres et à des pâtés biengarnis avec des sauces épaisses et riches. À chaque instant desséries de bâillements affamés me prenaient. Nous arrivâmes à unendroit recouvert de choses rouges et charnues, de végétationssemblables à des coraux monstrueux qui se cassaient et se rompaientquand nous les touchions. Je remarquai la nature des brisures. Cesmaudites choses avaient certainement l’aspect de matièrescomestibles ; puis il me sembla qu’elles avaient bonneodeur.

J’en ramassai un fragment et le flairai.

« Cavor », appelai-je d’une voix enrouée.

Il se tourna vers moi avec une figure grimaçante.

« Ne faites pas cela ! » me dit-il.

Je laissai tomber le fragment et nous continuâmes à ramper àtravers ces choses charnues et tentantes.

« Cavor ! pourquoi pas ? demandai-je encore.

– Poison ! » l’entendis-je répondre sans tourner latête.

Je franchis encore une certaine distance avant de medécider.

«Tant pis ! Je risque le tout pour le tout ! »

Il fit un geste pour m’en empêcher, mais j’avais déjà la bouchepleine. Il s’accroupit, examinant ma figure tandis que la sienne secontorsionnait avec les expressions les plus drôles.

« C’est bon ! dis-je.

– Ah ! diable ! » s’écria-t-il.

Il me regardait mâcher, sa face ridée et plissée exprimait à lafois le désir et la désapprobation : puis, succombant soudain à sonappétit, il commença à en arracher des poignées qu’il s’enfonçadans la bouche. Pendant quelques minutes nous ne fîmes quemanger.

Cette plante ressemblait assez à un champignon terrestre, maiselle était d’une contexture beaucoup moins compacte, et, quand onl’avalait, elle échauffait la gorge. D’abord nous n’éprouvâmesqu’une simple satisfaction mécanique. Puis le sang courut pluschaud dans nos veines : nous ressentions des démangeaisons auxlèvres et au bout des doigts et des idées nouvelles et légèrementincongrues commencèrent à s’agiter dans nos esprits.

« C’est excellent ! C’est succulent ! Quelle coloniepour notre surplus de population ! Le surplus misérable denotre population », répétai-je en m’octroyant une nouvelleportion.

J’étais plein d’une satisfaction philanthropique à constaterqu’il y avait dans la lune d’aussi bonne nourriture. L’abattementque m’avait causé la faim se changeait en une gaieté sansraison ; la peur et le malaise que j’avais éprouvésdisparurent entièrement. Je ne voyais plus du tout la lune sousl’aspect d’une planète d’où je désirais m’échapper par tous lesmoyens, mais comme un refuge possible pour l’humanité indigente. Jecrois bien qu’aussitôt que j’eus mangé de cette plante fongueusej’oubliai complètement les Sélénites, les veaux lunaires, lecouvercle et les vacarmes.

Quand j’eus répété par trois fois ma remarque sur le surplus dela population, Cavor m’approuva en répétant mes paroles. Je sentaisque ma tête tournait, mais j’attribuais cela à l’effet stimulant dela nourriture après un long jeûne.

« Hé !… excellente découverte… savez-vous, Cavor !balbutiai-je. Cela ressemble… un peu… à la pomme de terre… hé,hé !

– Qu’est-ce que… vous dites ?… bredouilla Cavor… découvertede la lune… qui ressemble… qui ressemble… un peu… à une pomme… deterre ? »

Je le regardai, choqué de sa voix soudain enrouée et de saprononciation négligée. Il me vint tout à coup à l’esprit qu’ilétait ivre, probablement à cause d’un excès de champignons. J’eusl’idée aussi qu’il se trompait, en s’imaginant avoir découvert lalune. Il ne l’avait pas découverte : il y était seulement parvenu.Posant ma main sur son bras, j’essayai de lui expliquer cela, maisla question fut trop subtile pour son cerveau. D’ailleurs, il medevenait tout d’un coup difficile de m’exprimer. Après un effortmomentané pour me comprendre – je me rappelle que je me demandaispendant ce temps-là si le champignon m’avait rendu les yeux aussivitreux que les siens – il se lança dans une suite de raisonnementspour son propre compte.

« Nous sommes les esclaves de ce que nous mangeons et de ce quenous buvons », annonça-t-il avec un hoquet solennel.

Il répéta sa phrase, et, comme je me trouvais d’humeurcontradictoire, je me décidai à discuter la chose. Il est possibleque je me sois écarté de la question, mais à coup sûr, Cavor ne meprêta pas l’attention convenable. Il se mit sur pied comme il put,en appuyant sa main sur ma tête, pour conserver son équilibre, cequi était un geste assez irrespectueux, et il regarda autour delui, n’ayant plus maintenant aucune crainte des habitants de lalune.

J’essayai de lui faire comprendre que sa hardiesse étaitdangereuse, pour quelque motif qui n’était plus bien clair dans monesprit et le mot dangereux s’étant je ne sais comment, emmêlé surma langue avec le mot indiscret, je finis par prononcer quelquechose comme injurieux, et, après un effort pour m’en sortir, jerepris ma discussion, m’adressant principalement aux végétationspeu familières, mais attentives, que j’avais de chaque côté de moi.Je sentais qu’il était nécessaire d’éclaircir immédiatement cetteconfusion entre la lune et une pomme de terre. Ensuite, je m’égaraidans une longue parenthèse sur l’importance des définitionsprécises dans toute discussion. Je faisais de mon mieux pourignorer le fait que nos sensations corporelles n’étaient plusagréables.

Par quelque détour que j’ai oublié maintenant, mon esprit futramené à des projets de colonisation.

« Il faut annexer cette lune, déclarai-je, il n’y a pas àtergiverser. Encore un poids de plus à ajouter au Fardeau del’Homme Blanc. Cavor !… nous sommes… heu… heu… des satapes…des satrapes, je veux dire… Un empire que César n’a jamais rêvé… Cesera dans tous les journaux… la Cavorie ! la Bedfordie !…heu… heu… limited. C’est-à-dire illimitée… en pratique. »

À coup sûr, j’étais ivre ! Je me lançai dans uneargumentation décousue pour prouver les bienfaits infinis que notrearrivée allait dispenser à la lune ! Je m’embarrassai dans unraisonnement qui ne parvenait pas à démontrer que l’arrivée deChristophe Colomb avait été, après tout, avantageuse à l’Amérique.Je m’aperçus que j’avais oublié la série de preuves que je meproposais d’énoncer et je me bornai à répéter pour passer letemps.

« Nous sommes comme Christophe Colomb ! Nous sommes commeChristophe Colomb !… »

À partir de ce moment, mes souvenirs des effets produits par cetabominable champignon deviennent confus. Je me rappelle vaguementque nous proclamâmes hautement notre intention de ne supporteraucune insolence de la part de ces stupides insectes, que nousdécidâmes qu’il convenait mal à des hommes de se cacherhonteusement à la surface d’un simple satellite, et que nous nousmunîmes d’énormes brassées de champignons, soit pour nous en servircomme de projectiles, soit dans tout autre but ; et sansprendre garde aux profondes déchirures que nous infligeaient lesplantes-baïonnettes, nous nous remîmes en route en pleinsoleil.

Nous dûmes presque immédiatement tomber sur les Sélénites. Ilsétaient six et suivaient à la file un sentier entre les rochers,faisant en marchant d’extraordinaires bruits, comme desglapissements ou des sifflements. Ils parurent nous apercevoir tousà la fois. Instantanément ils devinrent silencieux et immobilescomme des animaux, avec leurs faces tournées nous.

Je me sentis un moment dégrisé…

« Insectes, murmura Cavor, sales insectes ! Et ils croientque je vais m’amuser à ramper sur mon estomac !… »articula-t-il lentement comme s’il n’eût pu leur pardonner cetaffront.

Tout à coup, avec un cri furieux, il fit trois vastes enjambéeset bondit vers eux. Il sauta mal, décrivit en l’air une série deculbutes, tournoya juste au-dessus d’eux et disparut dans un énormeéclaboussement au milieu des cactus aux raquettes gonflées. Je n’aipas le moindre indice qui me permette de deviner ce que lesSélénites pensèrent de cette irruption stupéfiante et, selon moi,absolument dépourvue de dignité, de créatures venues de notreplanète.

Je crois me rappeler la vue de leur dos fuyant dans toutes lesdirections – mais je n’en suis pas très sûr. Tous ces derniersincidents, avant l’inconscience absolue, sont restés vagues etimprécis dans mon esprit.

Je sais que je fis un pas pour suivre Cavor, trébuchai et tombaila tête la première au milieu des rochers. Je fus, j’en suiscertain, soudainement et violemment malade. Il me semble encore mesouvenir d’une lutte acharnée et de griffes métalliques qui mesaisissaient.

Quand ma mémoire redevient claire, nous sommes prisonniers à jene sais quelle profondeur sous la surface de la lune ; plongésdans les ténèbres, au milieu de bruits étranges et troublants, noscorps couverts d’écorchures et de contusions, et nos têtesendolories.

Chapitre 12LA FACE DES SELÉNITES

Je me trouvai assis, les membres recroquevillés, dans uneobscurité tumultueuse. Pendant longtemps il me fut impossible decomprendre où j’étais et comment j’y étais venu. Je pensai auplacard où l’on m’enfermait parfois lorsque j’étais enfant ;puis à une chambre fort sombre et très sonore dans laquelle jerestai pendant une maladie. Mais ces bruits qui m’entouraientn’étaient pas des bruits connus. De plus, il y avait dans l’air unesaveur ténue, comme dans l’atmosphère d’une étable. Je supposaiaussi que nous étions encore à travailler à l’achèvement de lasphère, et que j’étais enfermé dans la cave… Finalement, jem’imaginai que nous étions dans l’intérieur de la sphère, voyageantà travers l’espace.

« Cavor, dis-je, pouvons-nous avoir un peu de lumière ?»

Il n’y eut pas de réponse.

« Cavor ! » insistai-je.

Un gémissement me répondit.

« Ma tête ! ma tête ! » entendis-je.

J’essayai de porter mes mains à mon front qui me faisait mal etje m’aperçus qu’elles étaient liées ensemble. Cela me surpritbeaucoup. Je les portai jusqu’à ma figure et je sentis sur ma jouele froid contact d’un métal. Mes mains étaient enchaînées. Jevoulus écarter et étendre mes jambes et je me rendis comptequ’elles étaient pareillement attachées et que même j’étaisassujetti au sol par une chaîne beaucoup plus forte qui m’entouraitla taille.

Je fus plus effrayé que je ne l’avais encore été par aucune denos étranges expériences. Pendant un moment, je tiraillaisilencieusement sur mes liens.

« Cavor ! m’écriai-je, pourquoi suis-je attaché ?pourquoi m’avez-vous lié les mains et les pieds ?

– Je ne vous ai pas attaché, répondit-il. Ce sont lesSélénites.

– Les Sélénites ? »

Mon esprit resta fixé un moment sur ce que ce mot évoquait.Alors mes souvenirs me revinrent : la désolation neigeuse, le dégelde l’air, la croissance de la végétation, nos bonds et notre fuiterampante au milieu des rochers et des plantes du cratère. Toute ladétresse de notre fiévreuse recherche de la sphère me revint… et,enfin, l’ouverture de la grande plaque qui recouvrait legouffre !

Puis je m’efforçai de retracer nos derniers mouvements jusqu’ànotre condition présente et les douleurs de ma tête devinrentintolérables. Je me heurtais à une barrière insurmontable, j’étaisarrêté par une infranchissable lacune.

« Cavor ?

– Quoi ?

– Où sommes-nous ?

– Comment le saurais-je ?

– Sommes-nous morts ?

– Quelle bêtise !

– Ils nous tiennent, alors ? »

Il ne répondit que par un grognement. Les dernières traces dupoison semblaient le rendre singulièrement irritable.

« Qu’allez-vous faire ?

– Comment voulez-vous que je le sache ?

– Oh ! très bien ! » fis-je.

Je restai silencieux ; mais bientôt je fus éveillé ensursaut d’une sorte de stupeur qui m’avait abattu.

« Oh ! Seigneur ! je voudrais bien que vous cessiez cebourdonnement. »

Nous retombâmes de nouveau dans le mutisme, écoutant la morneconfusion des bruits qui nous emplissaient les oreilles comme larumeur étouffée d’une rue ou d’une usine. Je ne pouvais rien ydistinguer. Mon attention s’attachait à un rythme, puis à un autreet les interrogeait en vain. Cependant, après un long laps detemps, je perçus un élément nouveau et plus aigu, qui ne se mêlaitpas au reste mais se détachait, pour ainsi dire, sur le fondtrouble des résonances.

C’était une série de bruits très peu définis, des cognements etdes frottements semblables à ceux que ferait une branche de lierrecontre une fenêtre, ou un oiseau qui voltigerait dans une boîte.Nous écoutâmes, cherchant à distinguer quelque chose autour denous, mais les ténèbres étaient comme un linceul de velours noir.Puis il y eut un bruit pareil à quelque subtil mouvement de pênesdans des serrures bien huilées. Alors apparut devant moi,suspendue, semblait-il, au milieu d’une immensité noire, une minceligne de clarté.

« Voyez-vous ? chuchota Cavor, très bas.

– Qu’y a-t-il ?

– Je ne sais pas. »

Nous fixâmes attentivement cette mince ligne brillante quis’agrandit en une bande plus large et plus pâle. Elle fit bientôtl’effet d’une lumière bleuâtre tombant sur un mur blanchi à lachaux. Les bords de la raie lumineuse perdirent leur parallélismeet une dentelure se dessina d’un côté. Je me retournai pour enfaire la remarque à Cavor, et fus stupéfait de voir son oreillebrillamment éclairée tandis que tout le reste de sa personne étaitdans l’ombre. Je me tordis le cou autant que mes liens me lepermettaient.

« Cavor ! dis-je, c’est derrière ! »

Son oreille disparut… pour faire place à un œil !

Soudain le craquement à la suite duquel était entrée la lumièrese renouvela, amplifié et révéla bientôt derrière nous l’embrasured’une porte ouverte. Au-delà s’étendait une perspective de nuancesaphir et dans l’ouverture se dressait un contour grotesquesilhouetté contre le reflet.

Nous fîmes tous deux des efforts convulsifs pour nous retourneret, n’y réussissant pas, nous restâmes à considérer cetteapparition par-dessus notre épaule. J’eus tout d’abord l’impressionde quelque gauche quadrupède qui aurait la tête baissée. Puis jem’aperçus que c’était le corps frêle et étroit, les jambesbancales, courtes et extrêmement déliées d’un Sélénite, avec satête affaissée entre les épaules. Il n’avait pas l’espèce de casqueet de vêtement qui couvraient ceux du dehors. Il était pour nousune forme noire et morne, mais instinctivement notre imaginationdotait d’une physionomie ces formes très humaines ; et pourmoi, du moins, je conclus immédiatement qu’il était un peu bossuavec un front élevé et de longs traits.

Il fit trois pas en avant et s’arrêta. Ses mouvements semblaientabsolument silencieux. Puis il s’avança de nouveau. Il marchaitcomme un oiseau en posant ses pieds l’un devant l’autre. Ils’écarta de la raie de lumière qui entrait par le cadre de la porteet on eût dit qu’il s’évanouissait entièrement dans l’ombre.

Un instant mes yeux le cherchèrent où il n’était pas, et jel’aperçus ensuite droit en face de nous, en pleine lumière.Seulement la physionomie humaine que je lui avais attribuée n’yétait pas du tout ! Le devant de sa face était vide.

Naturellement j’aurais dû m’y attendre, mais je n’y avais paspensé. Ce fut pour moi, pendant un moment, un choc écrasant. Celane semblait pas être une face ; on eût voulu que ce fût unmasque, une horreur, une difformité, qui bientôt serait désavouéeou expliquée.

L’ensemble avait assez l’air d’un casque à visière… mais je nepeux pas expliquer la chose. Avez-vous jamais vu la tête énormémentgrossie d’un insecte ? Il n’y avait ni nez niexpression ; c’était une surface luisante, dure et invariable,avec des yeux en saillie ; j’avais supposé que c’étaient desoreilles…

J’ai essayé de dessiner une de ces têtes, mais je n’ai pu yréussir. Ce que l’on ne peut rendre, c’est l’horrible manqued’expression ou plutôt l’horrible manque de changementd’expression. Chacune des têtes et des faces qu’un homme rencontresur la terre revêt ordinairement une expression. Quand on voyaitcette tête-là, on se figurait être soudain regardé par une machine.Cette chose indicible se dressait là, nous examinant.

Mais quand je dis qu’il y avait un manque de changementd’expression, cela ne signifie pas que cette figure n’eût pas unesorte d’expression figée, une immobilité aussi expressive qu’unseau à charbon, un capot de cheminée ou un ventilateur de bateau àvapeur. Il y avait une bouche incurvée vers le bas, comme unebouche humaine qui guette férocement.

Le cou sur lequel cette tête reposait en équilibre étaitarticulé en trois endroits, presque à la façon des courtesjointures d’une patte de crabe. Je ne pouvais voir lesarticulations des membres à cause des lanières qui lesemmaillotaient et qui formaient le seul vêtement que portât cetêtre.

À ce moment, mon esprit fut absorbé par l’affolanteimpassibilité de cet être. Je suppose qu’il était, lui aussi, fortétonné, avec peut-être plus de raisons que nous. Seulement, lediable soit de lui, il ne le montrait pas ! Nous, au moins,nous savions par suite de quelles circonstances nous étions enprésence de ces créatures invraisemblables. Mais concevez ce quepenserait un respectable Londonien, par exemple, qui tomberaitsoudain sur deux choses vivantes aussi grosses que des hommes etabsolument différentes des animaux terrestres, prenant leurs ébatsau milieu des moutons de Hyde-Park ?

Telle devait être la surprise du Sélénite.

Figurez-vous la nôtre ! Nous étions pieds et poings liés,sales et meurtris, avec des barbes incultes et des figureségratignées et ensanglantées. On peut s’imaginer Cavor, avec saculotte de cycliste déchirée en maints endroits parl’herbe-baïonnette, sa chemise de flanelle, sa vieille petitecasquette, sa chevelure raide en désordre dardant une mèche auxquatre coins du ciel…

Dans cette lumière bleue, sa figure ne paraissait plus rouge,mais très sombre ; ses lèvres et les traces de sang séché surses mains semblaient noires. Si cela eût été chose possible,j’étais pire que lui, à cause des fongosités jaunes au milieudesquelles j’avais dégringolé. Nos vestons étaient déboutonnés etnos chaussures nous avaient été retirées et se trouvaient non loinde nos pieds. Nous étions assis, le dos tourné à cette lumièrebizarre et bleuâtre, examinant un monstre tel que Dürer eût pu eninventer.

Cavor voulut parler, émit quelques sons enroués et toussa pours’éclaircir la gorge. Au-dehors, des beuglements terrifiantscommencèrent comme si quelque veau lunaire eût été en peine. Celase termina par un cri aigu et tout rentra dans le silence.

Bientôt le Sélénite se retourna, vacilla dans l’ombre, s’attardaune seconde à nous jeter un dernier regard, ferma sur nous la porteet nous nous retrouvâmes, à nouveau, plongés dans le bourdonnantmystère de ténèbres au milieu duquel nous nous étionsréveillés.

Chapitre 13CAVOR FAIT DES SUPPOSITIONS

Pendant quelque temps, nous ne parlâmes ni l’un ni l’autre.Rassembler en un seul faisceau toutes les avanies que nous nousétions attirées semblait dépasser le pouvoir de mes facultésmentales.

« Ils nous tiennent ! finis-je par dire.

– C’est la faute à cette espèce de champignon.

– Peut-être, mais si je n’en avais pas pris, nous aurionsdéfailli et serions morts de faim.

– Nous aurions pu aussi retrouver la sphère. »

Devant son obstination je perdis patience et je me mis à jurertout bas. Un long temps s’écoula pendant lequel nous nousdétestâmes en silence. Je tambourinais avec mes doigts par terre,entre mes genoux, et je faisais grincer les uns contre les autresles anneaux, de mes chaînes. Bientôt je fus forcé de parlerencore.

« Eh bien, que déchiffrez-vous dans tout cela ? demandai-jeavec humilité.

– Ce sont des créatures raisonnables… Ils fabriquent des objetset s’en servent… Ces lumières que nous avons vues… »

Il s’arrêta court. Il était clair qu’il ne pouvait rien ycomprendre. Quand il reprit la parole, ce fut en quelque sorte pouradmettre son impuissance.

« Après tout, ils sont plus humains que nous n’avions le droitde l’espérer. Je présume… »

Il eut encore une de ces pauses irritantes.

« Qu’est-ce que vous présumez ?

– Je suppose, en tout cas, que, sur chaque planète, s’il y a unanimal intelligent, il porte sa boîte crânienne à la partiesupérieure de sa personne ; il a des mains et marche debout…»

Bientôt il bifurqua dans une autre direction.

« Nous sommes à une certaine profondeur… C’est à dire…peut-être… sept cents mètres… ou peut-être plus encore…

– Pourquoi ?

– Il fait plus frais… et nos voix sont tellement plus fortes.Cette atténuation de tout… a complètement disparu… et aussi cettesensation de la gorge et des oreilles… »

Je ne l’avais pas encore remarqué, mais son observation m’en fitaviser aussitôt.

« L’air est plus dense. Nous sommes à une grandeprofondeur ; nous pourrions aussi bien être à mille mètressous la surface de la lune.

– Il ne nous était pas venu à l’idée qu’il pouvait y avoir unmonde sous la surface lunaire.

– Non !

– Comment aurions-nous pu l’imaginer ?

– Nous aurions pu. Seulement… il y a contre cela des habitudesd’esprit… »

Il se mit à réfléchir.

« Maintenant, fit-il, cela semble une chose si évidente !Parbleu ! C’est naturel ! La lune doit être une séried’énormes cavernes avec une atmosphère intérieure, et, au centre deces cavernes, une mer. On savait que la lune a un poids spécifiquemoindre que la terre ; on savait aussi qu’elle a au-dehors peud’air et peu d’eau ; on savait aussi que c’est une planètesœur de la terre et qu’il serait inexplicable qu’elle fût d’unecomposition différente. On devait, aussi clair que le jour,conclure qu’elle était creuse. Et cependant on n’a jamais acceptéle fait. Kepler, sans doute… »

À cet instant, le ton de sa voix exprimait l’intérêt éprouvé parun homme qui a découvert une jolie suite de raisonnements.

« Oui ! continua-t-il. Kepler avec ses subvolvaniavait raison, après tout !

– Vous auriez bien dû prendre la peine de vous en apercevoiravant de vous mettre en route. »

Il ne répliqua rien et poursuivit ses pensées en bourdonnantdoucement. Je sentis la patience me manquer.

« Que pensez-vous que soit devenue la sphère ?demandai-je.

– Perdue ! fit-il du ton d’un homme qui répond à unequestion sans importance.

– Au milieu de ces plantes ?

– À moins qu’ils ne l’aient trouvée…

– Et alors ?

– Que puis-je vous dire de plus ?

– Cavor ! m’impatientai-je avec amertume, j’ai debrillantes perspectives maintenant pour mes Sociétés… »

Il ne daigna pas répondre.

« Bon Dieu ! m’exclamai-je. Quand on pense à toute la peineque nous avons prise pour nous mettre dans de si beauxdraps !… Pourquoi sommes-nous venus ? Quecherchons-nous ? Qu’était la lune pour nous, ou nous pourelle ? Nous avons trop désiré et nous avons trop risqué. Nousaurions dû d’abord nous lancer dans des affaires plus simples.C’est vous qui avez proposé la lune. Les stores à ressorts garnisde Cavorite ! Je suis certain que nous aurions pu nous enservir sur la terre seulement… À coup sûr… ! Aviez-vousréellement compris ce que je voulais faire ? Un cylindred’acier…

– Sottise ! » interrompit Cavor.

La conversation en resta là.

Au bout d’un certain temps, Cavor entama un monologue à bâtonsrompus, sans recevoir d’encouragement de ma part.

« S’ils la trouvent, commença-t-il, s’ils la trouvent… qu’enferont-ils ? Voilà une question ! C’est peut-être même laseule question. Il est probable qu’ils n’y comprendront rien. S’ilscomprenaient cette sorte d’instrument, il y a longtemps qu’ilsseraient venus sur la terre. Y seraient-ils venus ? Pourquoipas ? En tout cas, ils y auraient envoyé quelque chose… Ilsn’eussent certes pas manqué une pareille occasion. Non ! maisils examineront la sphère. Il est clair qu’ils sont intelligents etcurieux. Ils l’examineront… ils y entreront… ils feront manœuvrerles boutons. Ouf ! En route ! Nous serions condamnés à lalune à perpétuité. Créatures étranges, connaissances étranges…

– Quant à des connaissances étranges !… interrompis-je, etles paroles me manquèrent.

– Dites donc, Bedford ? s’écria Cavor, vous vous êtes jointà cette expédition de votre propre gré !

– Vous m’aviez dit que nous allions à la découverte…

– Il y a toujours des risques dans ces sortes d’entreprises.

– Surtout quand on part sans armes et sans prévoir toutes leséventualités possibles !

– J’étais si absorbé par la sphère !… Nous avons été priset entraînés.

– Oui, moi, j’ai été pris, voulez-vous dire.

– Oh ! moi aussi, autant que vous. Comment pouvais-jesavoir, quand je me suis mis à travailler à la physiquemoléculaire, que cela finirait par m’amener ici… ici, entre tousautres endroits ?

– C’est cette maudite science, m’écriai-je.

– C’est le diable lui-même ; les prêtres et lesinquisiteurs du Moyen Age avaient raison, et les modernes ont tort.Vous risquez de petites expériences et l’on vous offre desmiracles. Puis, aussitôt que vous y êtes pris, vous êtes bernés etdémolis de la façon la plus inattendue. Vieilles passions etnouvelles armes… Tantôt cela bouleverse votre religion, tantôt celarenverse vos idées sociales, ou vous précipite dans la désolationet la misère !… N’importe !… Je ne vois pas d’utilité àce que vous me cherchiez querelle maintenant. Ces créatures… cesSélénites… de quelque nom qu’on les appelle, nous tiennent pieds etpoings liés. Quelle que soit l’humeur qu’il vous plaise d’arborerpour aller jusqu’au bout de la chose, vous êtes bien forcé d’allerjusqu’au bout… nous avons en perspective des expériences quiréclameront tout notre sang-froid. »

Il s’arrêta comme s’il eût attendu de ma part quelque paroled’assentiment. Mais je persistai dans ma bouderie.

« Au diable votre science ! dis-je.

– La question est de savoir de quelle façon communiquer aveceux. Les gestes, je le crains, seront différents. Indiquer lesobjets, par exemple… Il n’y a que les hommes et les singes qui lefassent. »

Cette assertion parut, même à un ignorant comme moi, évidemmenterronée.

« Mais presque tous les animaux, m’écriai-je, indiquent lesobjets avec leurs yeux ou leur nez ! »

Cavor médita un instant sur cette remarque.

« Oui, finit-il par dire. Il y a de telles différences, detelles différences !… On pourrait… Mais comment dire ? Ily a la parole. Les bruits qu’ils font, ces sons de flûte ou defifre… je ne vois pas comment nous pourrions imiter cela ?Est-ce leur langage, cette espèce de bruit ? Ils peuvent avoirdes sens différents, des moyens d’expression et de communicationdifférents. Certes, ils sont des intelligences, et nous sommesaussi des intelligences… Nous devons avoir quelque chose de commun.Qui sait jusqu’à quel point nous pouvons aller dans cettevoie ?

– Tout cela est en dehors de la question, déclarai-je. Ils sontplus éloignés de nous que le plus étrange des animaux de la terre.Ils sont d’une essence tout autre. À quoi bon parler de lasorte ? »

Cavor prit un moment de réflexion.

« Je ne suis pas de cet avis. Partout où il y a desintelligences, elles auront quelque chose de similaire… même sielles se sont développées sur des planètes différentes.Naturellement, si c’était une question d’instinct… si eux ou nousn’étions que de simples animaux…

– Sont-ils plus que cela ? Ils ressemblent beaucoup plus àdes fourmis dressées sur leurs pattes de derrière qu’à des êtreshumains… et qui a jamais pu se faire comprendre par lesfourmis ?

– Mais ces machines et cet habillement ! Non ! je nesuis pas de votre avis, Bedford. La différence qui nous sépared’eux est énorme…

– Elle est infranchissable !

– La ressemblance devra servir de pont pour la franchir, en cecas. Je me rappelle avoir lu une fois une étude du regrettéprofesseur Galton sur les possibilités de communication entre lesplanètes. À cette époque, malheureusement, il ne paraissait guèreprobable que cette lecture dût m’être d’aucune utilité pratique, etje ne lui ai pas donné, je le crains, l’attention qu’il auraitfallu… en vue de cette situation… Cependant… Attendez donc !Son idée était de commencer avec ces grandes vérités qui doivent setrouver à la base de toute existence mentale et concevable, etd’établir là-dessus un système. On débuterait avec les grandsprincipes de géométrie… Il conseillait de prendre quelqu’une despropositions fondamentales d’Euclide et d’indiquer par saconstruction que sa vérité nous est connue ; de démontrer, parexemple, que les angles à la base d’un triangle isocèle sont égaux,et que, si l’on prolonge les deux côtés égaux, les angles ainsiformés de l’autre côté de la base sont égaux ; ou encore quele carré construit sur l’hypoténuse d’un triangle rectangle estégal à la somme des carrés construits sur les deux autres côtés. Endémontrant notre connaissance de ces choses, nous prouverions quenous sommes en possession d’une intelligence raisonnable…Maintenant, supposez que je puisse dessiner une figure géométriqueavec un doigt mouillé, ou même la tracer dans l’air… »

Il se tut et je méditai ses paroles. Pendant un certain temps,je partageai presque son espoir insensé de communication,d’interprétation avec ces êtres effrayants. Puis ce désespoirirrité, dû à mon épuisement et à ma misère physiques, reprit soncours. Je me rendis compte avec une netteté nouvelle et soudaine del’extraordinaire folie de tout ce que j’avais fait jusqu’alors.

« Imbécile ! Oh ! imbécile ! Ineffableimbécile !… On dirait que tu n’existes que pour accomplir, àchaque instant, les pires stupidités !… Pourquoi, aussi, nousêtre écartés de la sphère ?… Pour sautiller et gambader à larecherche de brevets et de concessions dans les cratères de lalune !… Si seulement nous avions eu le bon sens de fixer unmouchoir à un bâton pour indiquer l’endroit où nous laissions lasphère ! »

Je me tus, rageant en silence.

« Il est clair qu’ils sont intelligents, ruminait Cavor. On peutfaire certaines hypothèses. Comme ils ne nous ont pas tués tout desuite, ils doivent avoir des intentions clémentes… Clémentes !limitées, tout au moins et, qui sait ? l’envie d’entrer enrelations ! Ils peuvent avoir des points communs avec nous…Cet appartement et les aperçus que nous avons eus de son gardien…Ces chaînes… Un haut degré d’intelligence…

– Plût au Ciel, m’écriai-je, que j’eusse réfléchi à deuxfois ! Plongeon après plongeon ! Le petit doigtd’abord ; puis le bras, peu à peu ! À cause de maconfiance en vous ! Pourquoi ne suis-je pas resté à écrire mapièce ? Voilà l’existence pour laquelle j’étais fait !J’aurais pu la finir, cette pièce, j’en suis certain ; c’étaitune excellente pièce. Le scénario était pour ainsi direterminé ! Puis… Imaginez-vous cela ! je saute dans lalune ! Pratiquement, j’ai gâché ma vie ! La vieilleaubergiste des environs de Canterbury avait plus de bon sens… »

Je levai les yeux et m’arrêtai court. Les ténèbres avaient denouveau fait place à cette lumière bleuâtre. La porte s’ouvrit etplusieurs Sélénites entrèrent sans bruit dans la pièce. Je nebougeai plus, fixant l’impassibilité de leurs faces.

Soudain cette impression d’étrangeté désagréable s’était changéeen intérêt. Je m’aperçus que le premier et le second de ces êtresportaient des sortes de bols. Nos esprits et les leurs avaient aumoins la compréhension commune d’un besoin élémentaire. Les bolsétaient d’un métal qui, comme nos chaînes, paraissait noir danscette clarté bleuâtre, et chacun d’eux contenait un certain nombrede fragments blanchâtres. Toutes les pensées sombres et la détressequi m’oppressaient se réunirent en un seul désir : la faim. Je visavec des yeux de loup s’approcher ces bols, et, bien que la choseme soit revenue en rêve, il me sembla alors tout à faitinsignifiant qu’il n’y eût pas de main au bout du bras qui tendaitun des bols vers moi, mais une sorte de pouce et de moignon assezsemblable à l’extrémité d’une trompe d’éléphant.

La matière contenue dans le bol était d’une contexture peuserrée et d’une couleur brun pâle, ressemblant assez à des morceauxde soufflé froid et ayant une vague odeur de champignons. D’aprèsune carcasse de veau lunaire à demi dépecée que nous vîmes peuaprès, j’incline à croire que la nourriture qu’on nous présentaalors devait être composée de la chair de cet animal.

Mes mains étaient si étroitement liées que je pouvais à peinetenir le bol ; mais quand ils virent mes efforts, deux d’entreeux, avec dextérité, desserrèrent d’un tour la chaîne de mespoignets. Leur tentacule fut mol et froid contre ma peau. Je saisisimmédiatement une bouchée de nourriture. Cela avait le même manquede consistance qui paraît être la caractéristique de toutes lesstructures organiques sur la lune ; cette viande avait le goûtde gaufres ou de meringues, mais ce n’était en aucune façondésagréable. J’en pris, coup sur coup, deux autres bouchées.

« J’en avais joliment besoin », fis-je, en mordant dans unmorceau plus gros encore.

Pendant un instant, nous mangeâmes ainsi sans avoir plusconscience de nous-mêmes. Nous mangeâmes et bientôt nous bûmescomme des mendiants aux soupes populaires. Jamais, ni auparavant,ni depuis, je n’ai senti une faim aussi dévorante et, si je n’avaispas subi moi-même cette expérience, je n’aurais jamais pu croirequ’à près de quatre cent mille kilomètres de notre monde, dans laplus profonde angoisse, entouré, épié par des êtres plus grotesqueset plus inhumains que les pires créations d’un cauchemar, il meserait possible de manger dans le plus complet oubli de toutes ceschoses.

Les Sélénites restaient debout devant nous, nous examinant etfaisant, de temps à autre, une sorte de gazouillis tremblotant quidevait, je suppose, leur servir de langage. Je ne frissonnai mêmepas à leur contact, et quand la première ardeur de ma faim futpassée, je pus remarquer que Cavor, lui aussi, avait mangé avec lemême abandon éhonté.

Chapitre 14ENTRÉE EN RELATIONS

Quand enfin nous eûmes fini de manger, les Sélénites dénouèrentles liens de nos pieds et les replacèrent de façon à nous donnerune certaine liberté de mouvements. Ils détachèrent aussi leschaînes qui nous tenaient la taille. Pour tout cela, ils durentnous manier sans appréhension, et de temps à autre leur têtebizarre s’abaissait tout près de ma figure où un tentacule moutouchait ma tête ou mon cou. Je ne me souviens pas d’avoir étéalors effrayé ou dégoûté de leur proximité. Je pense que notreincurable anthropomorphisme nous faisait imaginer des têteshumaines à l’intérieur de ces masques crustacés. La peau, commetout le reste d’ailleurs, semblait bleuâtre, mais c’était l’effetde la lumière, et elle avait un aspect dur et brillant, fortsemblable à des élytres d’insecte et non pas douce, moite ou poiluecomme le serait celle d’un animal vertébré. Autour de leur têteétait une rangée basse d’épines blanchâtres allant d’arrière enavant, et une seconde rangée beaucoup plus large s’incurvait dechaque côté, au-dessus des yeux.

Le Sélénite qui me détacha se servit de sa bouche pour aider sesmains.

« On dirait qu’ils veulent nous relâcher, dit Cavor.Attention ! Nous sommes sur la lune : ne faites pas demouvements soudains !

– Est-ce que vous allez essayer votre géométrie ?

– Si j’ai une occasion propice. Mais il se peut aussi qu’ilsnous fassent les premiers des avances. »

Nous demeurâmes passifs, et les Sélénites, ayant terminé leursarrangements, firent quelques pas en arrière et parurent nousexaminer. Je dis qu’ils parurent le faire, parce que, leurs yeux setrouvant sur le côté et non pas de front, on avait, pour déterminerla direction dans laquelle ils regardaient, la même difficultéqu’on aurait eue s’il se fut agi d’une poule ou d’un poisson. Ilsconversaient entre eux, avec ces bruits qu’il me paraissaitimpossible d’imiter ou de définir. La porte, derrière nous,s’ouvrit plus grande, et, jetant un regard par-dessus mon épaule,j’aperçus, au-delà, un vague et large espace dans lequel se tenaitun groupe assez nombreux de Sélénites.

« Est-ce qu’ils veulent que nous imitions ces bruits ?demandai-je à Cavor.

– Je ne le pense pas, répondit-il.

– Il me semble qu’ils essaient de nous faire comprendre quelquechose.

– Je ne puis rien deviner à leurs gestes. Avez-vous remarquécelui qui se démanche la tête comme un homme qui serait gêné par unfaux col ?

– Faisons-lui aussi des signes de tête. »

Nous gesticulâmes de la même façon, mais, voyant que cela neproduisait aucun effet, nous tentâmes une imitation des mouvementsdes Sélénites. Cela parut les intéresser. En tout cas, ils refirenttous le même mouvement ; mais comme cela ne menait à rien,nous y renonçâmes ; à la fin, ils cessèrent aussi et selivrèrent entre eux à une discussion animée. Alors l’un d’eux, unpeu plus court et un peu plus épais que les autres, et muni d’unebouche particulièrement large, s’accroupit soudain auprès de Cavor,mit ses mains et ses pieds dans la même posture que ceux de Cavor,puis, par un adroit mouvement, se releva.

« Cavor ! criai-je, ils veulent que nous nous relevions.»

Il me regarda ébahi, la bouche ouverte.

« Mais oui ! C’est cela ! » fit-il.

Avec maints efforts et maints gémissements, gênés par nos mainsliées, nous réussîmes à nous mettre sur pied. Les Sélénitess’écartèrent pour faire place à nos efforts, et parurent gazouilleravec plus de volubilité. Aussitôt que nous fûmes debout, leSélénite corpulent s’approcha, toucha tour à tour nos figures avecses tentacules et s’avança du côté de la porte ouverte. Lasignification de ce geste était assez évidente et nous lesuivîmes.

Nous remarquâmes que quatre des Sélénites qui se trouvaient surle seuil étaient d’une taille plus élevée et vêtus de la même façonque ceux que nous avions vus dans le cratère, c’est-à-dire avec descasques ronds et garnis de pointes et des sortes de justaucorpscylindriques ; chacun d’eux portait un aiguillon dont lapointe et la garde étaient faites du même métal terne que les bols.Ces quatre êtres vinrent se placer de chaque côté de nous au momentoù nous sortîmes de notre chambre pour pénétrer dans la caverned’où venait la lumière.

Nous ne pûmes nous faire immédiatement une idée de cettecaverne. Notre attention était accaparée par les mouvements et lesattitudes des Sélénites qui nous entouraient et par la nécessité decontrôler nos mouvements dans la crainte d’alarmer nos gardiens parquelque enjambée excessive. Devant nous marchait le Sélénite courtet corpulent qui avait résolu le problème de nous fairelever ; il se livrait à des gesticulations qui nousparaissaient presque toutes intelligibles : il nous invitait à lesuivre. Sa figure, en forme d’auget, allait de l’un à l’autre denous d’une façon qui était évidemment interrogative et nous fûmespendant un certain temps absorbés par toutes ces choses.

Mais enfin le vaste endroit qui formait l’arrière-plan de nosmouvements se précisa à nos regards. Il devint apparent que lasource d’une grande partie de ce tumulte de sons qui emplissait nosoreilles depuis qu’avait cessé l’ivresse stupéfiante deschampignons, était une énorme agglomération de machines en pleineactivité, dont les parties volantes et tournantes s’apercevaientindistinctement au-dessus des têtes et entre les corps desSélénites qui marchaient autour de nous. De ce mécanismeprovenaient non seulement le réseau de bruit qui emplissait l’air,mais aussi la singulière lumière bleue qui se répandait en toussens. Nous avions accepté comme une chose naturelle qu’une cavernesouterraine fût artificiellement éclairée, et à ce moment même,bien que le fait fût évident à mes yeux, je n’en compris réellementl’importance que lorsqu’au bout de peu de temps nous fûmes arrivésdans une zone de ténèbres.

Je ne saurais expliquer l’usage et la structure de ces immensesappareils, parce que ni l’un ni l’autre de nous n’apprit à quoi ilsservaient, ni comment ils fonctionnaient. L’une après l’autre, degrandes tiges de métal jaillissaient du centre vers le haut, lesextrémités décrivant, me sembla-t-il, une ligne parabolique ;chacune de ces tiges laissait tomber, en atteignant le sommet de sacourse, une sorte de bras ballant, qu’elle plongeait dans uncylindre vertical en le chassant avec force. Au moment où chacun deces bras plongeait, il se produisait un bruit sourd suivi d’unronflement, et une substance incandescente qui éclairait lacaverne, débordait hors du cylindre vertical, se déversait comme dulait bouillant au-dessus d’un pot et tombait par flaques lumineusesdans un réservoir placé au-dessous. C’était une lumière froide etbleue avec une sorte d’éclat phosphorescent, mais infinimentbrillant, et, des réservoirs qui la recevaient, elle s’écoulait pardes conduits à travers la caverne.

Régulièrement jaillissaient les bras de cet incompréhensibleappareil, et la substance lumineuse sifflait et se déversait. Toutd’abord la chose me parut de dimensions raisonnables et assezproche de nous ; mais je remarquai combien, en comparaison,les Sélénites paraissaient petits, et je me fis alors une idée del’immensité réelle de la machine et de la caverne. De cetextraordinaire engin, mes yeux revinrent aux faces des Sélénitespour lesquels je me sentis des égards nouveaux. Je m’arrêtai. Cavoren fit autant, et nous contemplâmes ces formidables balanciers.

« Mais c’est prodigieux ! m’écriai-je. À quoi cela peut-ilservir ? »

La figure de Cavor exprimait la plus respectueuseconsidération.

« Je n’y comprends rien ; assurément, ces êtres sont… Leshommes n’auraient pu faire rien de semblable ! Regardez dequelle façon ces manivelles sont montées sur des biellesd’assemblage ! »

Le Sélénite corpulent avait fait quelques pas sans que nous yayons pris garde. Il revint en arrière et se plaça entre nous et lagrande machine. J’évitai de le regarder, parce que je devinais queson idée devait être de nous faire signe de continuer à marcher. Ilrepartit dans la direction qu’il voulait nous voir suivre, seretourna, revint et nous toucha la joue pour attirer notreattention.

Mes regards rencontrèrent ceux de Cavor.

« Ne pouvons-nous pas lui montrer que nous sommes intéressés parcette machine ? demandai-je.

– Si, répondit Cavor, nous allons essayer. »

Il se tourna vers notre guide, sourit, indiqua la machine,recommença ses gestes, mit un doigt sur son front et indiqua denouveau la machine. Par quelque aberration d’esprit, il paruts’imaginer qu’une sorte de baragouin pourrait suppléer à cettemimique.

« Moi regarder ça, moi penser ça très fort, oui ! »

Cette manière d’agir sembla arrêter un instant les Sélénitesdans leur désir de nous faire avancer. Ils tournaient leurs facesles unes vers les autres, leurs têtes bizarres s’agitaient, lesvoix sifflotantes gazouillaient, rapides et liquides. Alors l’und’eux, grande créature maigre, ayant, en plus du vêtement queportaient aussi les autres, une sorte de manteau, enroula sonespèce de trompe autour de la taille de Cavor et l’entraînadoucement à la suite de notre guide qui se remit en marche.

Cavor résista.

« Nous pouvons aussi bien commencer à nous expliquer maintenant.Ils pourraient bien penser que nous sommes une nouvelle espèced’animaux, un nouveau genre de veau lunaire, peut-être. Il est detoute importance que nous fassions preuve, dès le début, d’unintérêt intelligent.

– Non ! non ! criait-il. Moi pas venir tout de suite,moi regarder ça.

– N’y aurait-il pas quelque théorème géométrique que vouspuissiez expliquer à propos de cette affaire ? suggérai-je,tandis que les Sélénites conféraient de nouveau entre eux.

– Il se pourrait qu’une parabole… », commença-t-il.

Soudain il poussa un cri et fit un saut de plus de sixpieds.

L’un des quatre Sélénites armés l’avait piqué avec sonaiguillon !

Je me tournai, faisant un rapide geste de menace vers leporte-aiguillon qui me suivait, et il recula brusquement. Ce geste,ainsi que le cri et le bond soudain de Cavor, étonnèrent lesSélénites. Ils s’écartèrent en hâte, tendant vers nous leur face àl’expression stupide et immobile. Pendant un de ces moments quisemblent n’avoir jamais de fin, nous restâmes dans une attitude deprotestation irritée, affrontant un demi-cercle de ces êtresinhumains.

« Il m’a piqué ! dit Cavor avec un sanglot dans lavoix.

– Je l’ai vu ! répondis-je. Ah ! mais non !commençai-je en m’adressant au Sélénite, nous ne voulons pas decela. Pour qui diable nous prenez-vous ? »

Je jetai promptement un coup d’œil de droite et de gauche. Auplus loin du bleu désert de la caverne, je vis une quantitéd’autres Sélénites arriver en courant vers nous.

La caverne s’étendait, large et basse, et reculait dans toutesles directions jusqu’aux ténèbres. Son plafond, je me le rappelle,semblait bombé comme s’il eût fléchi sous le poids de la vasteépaisseur de roc qui nous emprisonnait. Il n’y avait aucun moyend’en sortir, aucun ! Dessus, dessous, en tous sens étaitl’inconnu, et nous nous trouvions, hommes sans défense, entourés deces créatures inhumaines, armées d’aiguillons qu’ellesbrandissaient.

Chapitre 15LA PASSERELLE VERTIGINEUSE

Cette pause hostile dura un court instant. Je suppose que lesSélénites eurent, comme nous, quelques pensées très rapides. Monimpression la plus claire fut qu’il n’y avait rien contre quoi jepusse m’adosser et que nous allions sûrement être entourés et tués.L’absolue folie de notre présence en cet endroit m’accabla comme unreproche énorme et noir. Pourquoi m’étais-je lancé dans cetteexpédition insensée ?

Cavor s’approcha de moi et posa sa main sur mon bras. Sa facepâle et terrifiée était effrayante dans cette lumière bleue.

« Nous ne pouvons rien faire ! dit-il. C’est une erreur.Ils ne comprennent pas. Il nous faut les suivre où ils veulent nousemmener. »

Je le considérai un instant, puis mes regards se tournèrent denouveau vers les Sélénites qui venaient à la rescousse.

« Si j’avais mes mains libres…

– C’est inutile ! fit-il, pantelant.

– Inutile !…

– Suivons-les. »

Il tourna les talons et prit les devants dans la direction quinous avait été indiquée.

Je lui emboîtai le pas, essayant de paraître aussi soumis quepossible et tâtant les chaînes qui me liaient les poignets. Monsang bouillait. Je ne remarquai plus rien de cette caverne, bienqu’il ait dû s’écouler un long temps avant que nous fussionsparvenus à l’autre bout, ou, du moins, si je vis quelque chose, jene le notai pas et l’oubliai aussitôt ; mes pensées étaient,je suppose, toutes concentrées sur mes chaînes et sur lesSélénites, en particulier sur ceux qui portaient les casques et lesaiguillons. D’abord ils marchèrent à côté de nous à une distancerespectueuse, mais bientôt trois autres vinrent se joindre à eux etles premiers se rapprochèrent alors jusqu’à portée de la main. Enles voyant si près, j’eus un mouvement d’inquiétude. Le Sélénitecourt et corpulent marcha d’abord à notre droite, mais il repritbientôt sa place devant nous.

Avec quelle netteté l’image de ce groupe s’est imprimée dans moncerveau : le derrière de la tête baissée de Cavor juste devant moi,ses épaules affaissées, le visage béant de notre guide qui lepressait sans cesse, les porteurs d’aiguillons de chaque coté,vigilants et la bouche ouverte, dans un bleu monochrome.

Pourtant j’ai effectivement un autre souvenir, en dehors de mesimpressions purement personnelles, une sorte de caniveau traversaitle sol de la caverne et venait courir au long du sentier rocheuxque nous suivions. Il était plein de cette même matière lumineuseet d’un bleu brillant qui jaillissait de la grande machine. Jesuivais le bord de ce ruisseau et je puis témoigner que le liquidebleu n’irradiait aucune chaleur. Il avait un éclat brillant etn’était cependant ni plus froid ni plus chaud que le reste de cequi se trouvait dans la caverne.

Nous passâmes juste au-dessous des leviers haletants d’une autrevaste machine, et nous arrivâmes à un large tunnel dans lequelrésonna très fort le bruit que faisaient nos pieds sanssouliers ; à part le mince ruissellement de bleu sur notredroite, la voûte n’était nullement éclairée.

Les ombres travestissaient gigantesquement nos formes et cellesdes Sélénites sur les plafonds et les murs irréguliers du tunnel.De temps à autre, sur les parois, des cristaux scintillaient commedes gemmes ; parfois le tunnel s’exhaussait et formait unegrotte à stalactites d’où partaient des galeries qui s’enfonçaientdans les ténèbres.

Il me sembla que nous suivions ce chemin pendant fort longtemps.Le filet de lumière ruisselait très doucement et le bruit de nospas et leur écho faisaient une sorte de barbotement irrégulier. Monesprit se fixa sur le problème de mes chaînes.

« Si je pouvais faire glisser un tour en ce sens, puis le tordreainsi… Si j’essayais cela graduellement, s’apercevraient-ils que jedélivre mon poing du tour de chaîne le moins serré ?… S’ilss’en apercevaient, que feraient-ils ?

– Bedford ! s’écria Cavor, cela descend. Cela ne cesse pasde descendre. »

Sa remarque m’arracha à ma sombre préoccupation.

« S’ils avaient voulu nous tuer, continua-t-il, ralentissant lepas pour marcher au même niveau que moi, il n’y a pas de raisonpour qu’ils ne l’eussent pas fait encore.

– Non, c’est vrai ! dus-je admettre.

– Ils ne nous comprennent pas, reprit-il ; ils pensent quenous sommes simplement des animaux étranges… quelque espèce sauvagede veaux lunaires, peut-être. Ce sera seulement quand ils nousauront mieux observés qu’ils commenceront à croire que nous avonsdes esprits…

– Quand vous tracerez vos problèmes géométriques, dis-je.

– Cela se peut. »

Nous continuâmes à traîner la jambe pendant quelque tempsencore.

« D’ailleurs, vous comprenez, reprit Cavor, ceux-ci peuvent êtredes Sélénites d’une classe inférieure.

– Les satanés idiots ! répliquai-je en jetant un regardhaineux vers leurs faces exaspérantes.

– Si nous endurons ce qu’ils nous font…

– Nous y sommes bien forcés ! interrompis-je.

– Il peut y en avoir d’autres moins stupides. Ceci n’est que lacouche extérieure de leur monde. Il doit s’enfoncer, s’enfoncer,par des cavernes, des passages, des tunnels, jusqu’à la mer,enfin !… à des centaines de kilomètres plus bas ! »

Ces mots me firent songer à ces deux mille mètres de rochers etde tunnels qui devaient déjà sans doute s’entasser au-dessus de nostêtes ; ce fut comme un fardeau qui s’appesantit sur mesépaules.

« Loin du soleil et de l’air, fis-je, une mine qui n’a que huitcents mètres de profondeur est déjà suffocante.

– Ce ne l’est pas ici, en tout cas… Il est probable que… Laventilation ! L’air soufflerait du côté obscur de la lune versle côté éclairé et tout l’acide carbonique s’exhalerait par là pournourrir ces plantes. Au haut de ce tunnel, par exemple, on sent unevéritable brise. Et quel monde ce doit être ! L’avant-goût quenous donnent ces puits et ces machines…

– Et l’aiguillon ! remarquai-je, n’oubliez pasl’aiguillon ! »

Pendant quelque temps, il marcha un peu en avant.

« Et même cet aiguillon…, recommença-t-il.

– Eh bien ?

– J’étais furieux sur le moment. Mais… il est peut-êtrenécessaire que nous persévérions. Ils ont une peau différente etprobablement aussi des nerfs différents. Il se peut qu’ils necomprennent pas notre objection à être traités de la sorte… Toutcomme un habitant de Mars pourrait ne pas goûter notre habitude denous pousser du coude.

– Ils feront bien de prendre garde à la façon dont ils mepousseront du coude !

– Quant à la géométrie, ils procèdent après tout d’une façonintelligente, commençant avec les éléments de la vie et non de lapensée, la nourriture, la contrainte, la douleur. Ils s’adressentaux principes fondamentaux.

– Il n’y a pas de doute là-dessus », fis-je.

Il continua à parler du monde grandiose et prodigieux danslequel nous nous enfoncions. Je compris lentement, d’après son ton,que, même maintenant, il ne se désespérait pas absolument à l’idéede pénétrer plus avant et plus profondément dans ces terriers de laplanète. Son esprit s’occupait de machines et d’inventions, libredes mille appréhensions qui m’obsédaient. Ce n’était pas qu’il eûtl’intention d’utiliser en rien ces choses. Il désirait simplementen prendre connaissance.

« Après tout, dit-il, nous avons là une chancefantastique !… C’est la rencontre de deux mondes !…Qu’allons-nous voir ? Songez à tout ce qu’il y a là,au-dessous de nous !…

– Nous ne verrons pas grand-chose, s’il n’y fait pas plus clairqu’ici, remarquai-je.

– Ceci est seulement la croûte extérieure. Au-dessous… en bas…sur ce pied-là… il y aura de tout… Quelle histoire nousrapporterons !

– Un animal d’une espèce rare pourrait se consoler de la sortependant qu’on le mènerait au Jardin zoologique… Il ne s’ensuit pasqu’on va nous montrer toutes ces choses.

– Quand ils s’apercevront que nous avons des espritsraisonnables, répondit Cavor, ils voudront savoir ce qui se passesur la terre. Même s’ils sont incapables d’émotions généreuses, ilsenseigneront pour pouvoir apprendre… et toutes les choses qu’ilsdoivent connaître ! Tant de choses inimaginables !…

Il continua à spéculer sur la possibilité de connaître deschoses qu’il n’avait jamais espéré savoir sur terre ; ilspéculait de la sorte, ayant déjà dans la peau la blessure à vif deces aiguillons.

J’ai oublié beaucoup de ce qu’il disait, car mon attention étaitabsorbée par le fait que le tunnel que nous suivions s’élargissaitde plus en plus. Il semblait, d’après la sensation causée parl’air, que nous arrivions dans un espace plus vaste ; maisnous ne pouvions nous rendre compte de ses dimensions, parce qu’iln’était pas éclairé. Notre petit ruisseau de lumière se prolongeaiten un filet aminci qui s’évanouissait loin devant nous. Bientôt nosregards n’aperçurent plus les parois rocheuses. On ne pouvait voirautre chose que le sentier qui se déroulait sous nos pas et leruisselet de phosphorescence bleue.

Les formes de Cavor et du guide sélénite marchaient devantmoi ; le côté qu’ils offraient au ruisseau lumineux était d’unbleu clair et brillant ; leur côté obscur, maintenant que laréflexion de la paroi ne les éclairait plus, se perdaitindistinctement dans l’obscurité.

Bientôt je m’aperçus que nous approchions d’une déclivité, carla rigole du liquide bleu plongeait brusquement hors de vue.

Au même moment, sembla-t-il, nous eûmes atteint le bord. Leruisseau brillant faisait un méandre, hésitait, puis se précipitaità une profondeur dans laquelle le bruit de sa chute se perdaitabsolument pour nous, et l’obscurité du gouffre où il tombaitsemblait vide et impénétrable, sauf une forme semblable à unepasserelle qui se projetait, quittait le bord, s’effaçait et allaitse perdre dans les ténèbres.

Un instant Cavor et moi restâmes aussi près du bord que nousl’osions, cherchant à distinguer quelque chose dans cetteinsondable profondeur.

Alors notre guide vint nous tirer le bras ; puis il nouslaissa, s’avança jusqu’à la passerelle et s’engagea dessus enregardant en arrière. Quand il vit que nous l’observions, il seretourna et continua d’avancer, marchant avec autant de sécuritéque s’il eût été sur la terre ferme. Sa silhouette resta un instantdistincte, devint une tache bleue, puis s’évanouit. Il y eut unepause.

« Oui, certainement… », articula Cavor.

Un autre Sélénite fit aussi quelques pas au-dessus de l’abîme etse retourna de notre côté avec son expression indifférente. Lesautres semblaient prêts à s’y engager derrière nous. La faceétonnée de notre guide reparut : il venait voir pourquoi nous nel’avions pas suivi.

« Nous ne pouvons traverser cela à aucun prix !déclarai-je.

– Je ne pourrais faire trois pas là-dessus, même si j’avais lesmains libres », déclara à son tour Cavor.

Avec une morne consternation, nous considérâmes mutuellement nosfigures tirées.

« Ils ne doivent pas savoir ce qu’est le vertige, repritCavor.

– Il nous est absolument impossible de nous tenir en équilibresur cette planche.

– Je ne crois pas qu’ils voient les choses comme nous. Je les aiobservés et je me demande s’ils savent que cela n’est simplementpour nous que de l’obscurité. Comment pourrions-nous le leur fairecomprendre ?

– En tout cas, il faut essayer à toute force ! »

Je crois que nous échangeâmes à haute voix ces diversesconsidérations dans le vague espoir que les Sélénites pourraient,d’une façon ou d’une autre, se douter de ce que nous disions. Jesavais tout à fait clairement que la seule chose nécessaire étaitune explication. Mais quand je vis leurs têtes sans visageexpressif, je me rendis parfaitement compte qu’une explicationétait impossible. C’était là que nos ressemblances ne pouvaientrejoindre nos différences. N’importe ! Je n’allais sûrementpas m’aventurer sur cette passerelle. Je fis très rapidementglisser ma main hors du tour de chaîne peu serré et je commençai àtordre mes poignets dans le sens opposé. J’étais le plus proche dupont et, au même moment, deux Sélénites me saisirent en me poussantdoucement vers le gouffre. Je secouai violemment la tête.

« Pas de ça ! m’écriai-je. C’est inutile ! Vous necomprenez rien. »

Un autre Sélénite vint joindre ses efforts à ceux des autres etje fus contraint d’avancer.

« Attention ! criai-je. Lâchez tout, ou gare à vous !Ces tours-là vous sont faciles, mais… »

Je fis une brusque volte-face et j’éclatai en malédictions, carl’un des Sélénites armés m’avait frappé dans le dos avec sonaiguillon. J’arrachai mes poignets hors de l’étreinte des petitstentacules et je me tournai vers le porte-aiguillon.

« Espèce de brute ! Je vous ai prévenu pourtant ! Dequoi diable pensez-vous que je sois fait pour m’enfoncer cela dansla peau ? Si vous me retouchez encore… »

En matière de réponse, il me piqua une seconde fois.

J’entendis la voix de Cavor exprimant son alarme et sesinstances. Je crois qu’il voulait, même alors, transiger avec cescréatures. Mais cette seconde blessure sembla libérer une réserved’énergie accumulée en moi. Immédiatement je rompis net un anneaude ma chaîne, et en même temps disparurent toutes lesconsidérations qui nous laissaient sans résistance dans les mainsde ces êtres lunaires. Pendant une seconde au moins, je fus affoléde crainte et de colère et ne pensai nullement aux conséquences. Machaîne enroulée autour de mon poing, je frappai droit devant moi,en pleine face, le monstre à l’aiguillon.

Alors se produisit une de ces horribles surprises dont le mondelunaire est plein…

Ma main ainsi cuirassée sembla passer à travers ce corps qui sebrisa comme un œuf. On eût dit que j’avais frappé sur une de cespâtisseries à croûte dure qui renferment du liquide. Cela céda sousmon poing, et le corps sans consistance tourna et trébucha pendantune douzaine de mètres et s’affaissa comme une masse flasque. Mastupéfaction fut extrême, car je ne croyais pas qu’une chosevivante pût être aussi peu solide et j’aurais pu aisément mefigurer que j’étais le jouet d’un rêve.

Mais le danger redevint réel et imminent. Cavor ni les autresSélénites ne semblaient avoir bougé entre le moment où j’avais faitvolte-face et celui où le Sélénite frappé était allé s’abattre surle sol. Tous ces êtres en alerte s’écartèrent de nous, et ce momentd’arrêt dura au moins quelques secondes après l’affaissement duSélénite. Tous devaient s’efforcer de comprendre et je me rappelleque je restai debout, le bras demi-replié, essayant aussi decomprendre.

« Et ensuite ? Et ensuite ? » La questionm’étourdissait le cerveau.

Puis, soudain, tout se remit en branle. Je vis qu’il nousfallait détacher nos chaînes, mais qu’avant de le faire nousdevions mettre en déroute ces Sélénites. Je me tournai vers legroupe des trois porte-aiguillon. Sans attendre, l’un d’eux melança son arme qui siffla au-dessus de ma tête et alla tomberderrière moi, dans l’abîme des ténèbres sans doute.

Au moment où l’arme passa au-dessus de moi, je bondis de toutesmes forces sur le Sélénite. Quand il me vit prendre mon élan, ilfit un demi-tour pour s’enfuir, mais je le renversai à terre,tombai droit sur lui, glissai sur son corps fracassé etculbutai.

Je me remis sur mon séant, et de tous les côtés les dos bleusdes Sélénites reculaient dans l’ombre. Je forçai un chaînon et jedétachai l’entrave de mes chevilles ; je me redressaiaussitôt, ces liens dans mes mains. Un autre aiguillon, lancé commeune javeline, siffla auprès de moi et je fis mine de me précipitervers les ténèbres d’où il était sorti. Après quoi, je revins versCavor, qui était resté auprès du gouffre, à la clarté du ruisseaulumineux, faisant des efforts convulsifs pour libérer sespoignets.

« En avant ! par ici ! m’écriai-je.

– Mes mains ! » répondit-il.

Puis, comprenant que je n’osais pas courir vers lui dans lacrainte que mes sauts mal calculés pussent m’emporter par-delà lebord, il vint d’un pas traînant, les bras étendus ; je saisisses chaînes pour les détacher.

« Où sont-ils ? me demanda le pauvre homme d’un tonpantelant.

– Enfuis ! mais ils reviendront !… Ils lancent deschoses… De quel côté allons-nous ?

– Du côté de la lumière, vers le tunnel, hein ?

– Oui ! » répondis-je, au moment où je parvenais à délivrerses mains.

Je me mis à genoux pour attaquer les entraves de ses chevilles.Quelque chose, je ne sais quoi, vint tomber dans le ruisseletlivide en lançant des éclaboussures tout autour de nous. Au loin,sur notre droite, un gazouillis et des sifflements commencèrent.Ayant alors dénoué la chaîne des pieds de Cavor, je la lui plaçaidans les mains.

« Frappez avec cela ! » dis-je.

Sans attendre sa réponse, je me lançai à grands bonds au long dusentier par lequel nous étions venus. J’entendais derrière moi lebruit sourd de ses pas chaque fois qu’il touchait terre.

Nous avancions avec des enjambées énormes. Mais cette façon decourir, on peut aisément le comprendre, était absolument différentede ce qu’est une course sur terre. Ici-bas, on se lance et presqueinstantanément on reprend contact avec le sol ; mais sur lalune, à cause de la pesanteur plus faible, on partait à traversl’air pendant quelques secondes avant de retoucher le sol. En dépitde notre hâte violente, cela nous faisait l’effet de longuespauses, de pauses pendant lesquelles on aurait pu compter jusqu’àsept ou huit. Un coup de jarret et l’on prenait son essor. Pendantces intervalles, toutes sortes de questions me traversaientl’esprit : « Où sont les Sélénites ? Que vont-ils faire ?Parviendrons-nous jamais à ce tunnel ? Cavor est-il encoreloin en arrière ? N’y a-t-il pas de danger qu’ils lui coupentla route ? »

Je touchais le sol, je me lançais et je partais pour un nouvelélan. Je vis un Sélénite qui s’enfuyait devant moi, ses jambes semouvant exactement comme celles d’un homme sur la terre ! Jele vis, me semble t-il, regarder par-dessus son épaule etl’entendis pousser un cri aigu au moment où il disparaissait de monchemin en s’enfonçant de côté dans les ténèbres. C’était, je crois,notre guide, mais je n’en suis pas sûr.

Alors, après une autre vaste enjambée, les parois rocheusesreparurent à notre droite et à notre gauche : deux pas encore, etje me trouvai dans le tunnel, modérant mon allure à cause de lavoûte qui était peu élevée. J’arrivai à un coude où je m’arrêtai.Je me retournai, et Cavor apparut bientôt, barbotant à chaque pasdans le ruisseau de lumière bleue, et, se précisant peu à peu, ilvint trébucher contre moi. Nous nous cramponnâmes l’un à l’autre.Pour un moment, au moins, nous avions échappé à nos gardiens etnous nous trouvions seuls.

Nous étions hors d’haleine et nous parlâmes par phrasesentrecoupées et haletantes.

« Qu’allons-nous faire ?

– Nous cacher !

– Où ?

– Dans une de ces cavernes latérales.

– Et après ?

– Nous réfléchirons.

– Très bien ! en avant ! »

Nous nous remîmes en route et arrivâmes bientôt dans une cavernevaguement éclairée, d’où partaient en tous sens des galeries ;Cavor était en avant. Il hésita et choisit une ouverture noire quisemblait promettre une bonne cachette. Il s’avança dans cettedirection et se retourna.

« C’est tout à fait obscur, dit-il.

– Vos jambes et vos pieds nous éclaireront. Vous êtes touttrempé de ce liquide lumineux.

– Mais… »

Un tumulte de sons et, en particulier, un bruit qui semblaitêtre la vibration d’un gong devint distinct du côté du tunnelprincipal et ne nous suggéra que trop le vacarme de la poursuite.Nous décampâmes immédiatement du côté de la caverne ténébreuse, etnotre course était éclairée par la phosphorescence des jambes deCavor.

« Il est heureux, fis-je, qu’ils nous aient pris nos chaussures,sans quoi nous ferions un vacarme épouvantable. »

Nous continuâmes à courir, en modérant le plus possible nosélans pour ne pas heurter le plafond de la caverne. Au bout d’uninstant il sembla que nous eussions pris de l’avance sur le tumultequi s’assourdit, diminua et cessa.

Je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil en arrière et j’entendiss’éloigner le bruit des pas de Cavor. Puis il s’arrêta aussi.

« Bedford, chuchota-t-il, il y a une sorte de lumière devantnous. »

Je regardai, et tout d’abord je ne pus rien voir. Puis j’aperçussa tête et ses épaules faiblement silhouettées sur une obscuritémoins épaisse. Je vis aussi que ces ténèbres mitigées n’étaient pasbleuâtres comme l’avaient été toutes les clartés de l’intérieur dela lune, mais d’un gris pâle, d’une pâleur très vague et trèsfaible, la couleur de la lumière du jour. Cavor remarqua cettedifférence aussitôt ou même plus tôt que moi, et je pense que celal’emplit aussi du même espoir désordonné.

« Bedford ! murmura-t-il d’une voix qui tremblait,Bedford !… Cette lumière… Serait-ce possible ?… »

Il n’osa pas formuler ce qu’il espérait et nous gardâmes l’un etl’autre le silence. Soudain, d’après le bruit de ses pas, jecompris qu’il se remettait en marche vers cette pâleur.

Je le suivis, le cœur battant à tout rompre.

Chapitre 16POINTS DE VUE

À mesure que nous avancions, la clarté devenait de plus en plusnette. En peu de temps elle fut presque aussi vive que laphosphorescence des jambes de Cavor. Notre tunnel s’agrandissait enune caverne, de l’extrémité de laquelle venait cette lumièrenouvelle. Quelque chose que j’aperçus surexcita toutes mesespérances.

« Cavor ! cela vient d’en haut ! Je suis sûr que celavient d’en haut. »

Il ne répondit pas, mais accéléra son allure.

C’était indiscutablement une clarté grise, une lumièreargentée.

L’instant d’après, nous nous trouvions au-dessous. La lueurfiltrait à travers une crevasse du plafond, et tandis que jeregardais, la tête en l’air, jusqu’où allait cette fente, uneénorme goutte d’eau me tomba sur la figure. Je tressaillis etm’écartai vivement… Toc, la chute d’une autre goutte s’entenditdistinctement sur le sol rocheux.

« Cavor ! si l’un de nous soulève l’autre, on pourraatteindre cette fissure.

– Je vais vous soulever », me dit-il, et immédiatement il mehaussa comme si je n’avais pas plus pesé qu’un enfant.

Je passai un bras dans la crevasse, et juste au bout de mesdoigts je trouvai un petit rebord auquel je pus m’accrocher. Lalumière blanche était à présent beaucoup plus brillante. Avec deuxdoigts, je me soulevai presque sans effort, bien que, sur terre,mon poids fût de soixante-quinze kilos ; j’atteignis un recoinplus élevé de la roche et j’installai mes pieds sur l’étroitrebord. J’étendis les bras et j’explorai le roc en tâtonnant avecles mains : la fente s’élargissait graduellement.

« On peut grimper, dis-je à Cavor, vous allez sauter pourattraper mon bras que je vous tends. »

Je me calai entre les parois, posai un pied et un genou sur lerebord et abaissai ma main autant que je pus. Je ne voyais pasCavor, mais j’entendis le léger bruit qu’il fit en se ramassantpour sauter. D’un seul élan il vint, pas plus lourd qu’un chat, secramponner à mon bras. Je le tirai jusqu’à ce qu’il eût une mainsur le rebord.

« C’est renversant ! remarquai-je. Tout le monde pourraitêtre alpiniste dans la lune. »

Sans plus tarder, je commençai vivement l’escalade. Pendantquelques minutes je gravis la pente avec entrain, puis je levai denouveau la tête. La fissure s’agrandissait d’une façon continue etla clarté devenait plus brillante. Seulement… ce n’était pas lalumière du jour.

Au bout d’un moment je pus m’en rendre compte, et, à cette vue,mon désappointement fut tel que je me serais bien cogné la têtecontre le roc. J’apercevais seulement un espace ouvert, descendanten pente irrégulière, sur lequel croissait une forêt de petitschampignons en forme de massue dont chacun rayonnait cette lumièreargentée et rosâtre. Un instant je restai les yeux fixés sur leuréclat adouci, puis je m’élançai sur la plate-forme. J’en arrachaiune demi-douzaine et les lançai contre la paroi ; enfin jem’assis, éclatant d’un rire amer, et à ce moment la tête rousse deCavor émergeait.

« C’est encore cette maudite phosphorescence ! dis-je. Pasbesoin de tant se presser. Prenez un siège et faites comme chezvous. »

Tandis qu’il se mettait à bredouiller sa désillusion, jem’amusais à faire tomber dans la fissure des poignées de cesvégétaux.

« J’avais cru que c’était la clarté du soleil ! dit-ilpiteusement.

– La clarté du soleil ! m’écriai-je. L’aurore, le couchant,les nuages et les cieux orageux ! Les reverrons-nousjamais ? »

Tandis que je parlais, tout un tableau de notre monde semblaits’élever devant mes yeux, brillant, minuscule et clair commel’arrière-plan de certaines peintures italiennes.

« Le ciel qui change, la mer qui bouge, les collines et lesarbres verts, les villes et les cités resplendissant sous lesoleil… Pensez, Cavor, pensez à des toits humides sous les feux ducouchant !… Pensez aux fenêtres qui scintillent en reflétantl’incendie du ciel !… »

Il ne me répondit rien.

« Et nous voilà blottis et terrés dans cette sale planète quin’est pas un monde, avec son océan d’encre caché dans lesabominables ténèbres de l’intérieur et, à la surface, ce jourtorride et ce silence mortel des nuits. Et toutes ces choses quinous pourchassent maintenant, ces horribles êtres de cuir, hommesinsectes et créatures de cauchemar ! Après tout, ils ontraison ! Qu’avons-nous à faire ici, à les briser en millemorceaux et à apporter le désordre chez eux ? Autant que nouspuissions le supposer, la planète tout entière doit être déjà à nostrousses. À chaque minute, nous pouvons entendre leurspleurnichements et le bruit de leurs gongs. Qu’allons-nousfaire ? Où allons-nous aller ? Nous sommes ici à peu prèscomme des serpents dans une villa de banlieue…

– C’est votre faute, dit Cavor.

– Ma faute ! hurlai-je. Ah ! Seigneur !

– J’avais une idée.

– Que le diable soit de vos idées !

– Si nous nous étions obstinés à ne pas bouger…

– Avec ces aiguillons ?…

– Oui… Eh bien, ils nous auraient portés.

– Par-dessus ce pont ?

– Oui, ils auraient bien été forcés de nous porter.

– J’aimerais mieux être porté par une mouche au long d’unplafond. Ah ! oui, alors ! »

Je me remis à ma destruction des champignons. Soudain, uneconstatation inattendue me laissa stupéfait.

« Cavor ! dis-je, ces chaînes sont en or ! »

La tête dans ses mains, il était plongé dans de profondesréflexions. Il se tourna lentement vers moi, me fixa, puis, quandj’eus répété ma phrase, il abaissa ses regards sur la chaîne torduequi lui entourait le poignet droit.

« Mais oui !… Mais oui ! En effet ! »

Sa figure perdit presque aussitôt son expression intéressée. Ilhésita un instant, puis reprit de nouveau sa méditationinterrompue. Pendant longtemps je fus étonné de n’avoir pas plustôt observé ce fait et je finis par réfléchir que la lumièrebleuâtre qui nous avait jusque-là éclairé avait altéré à nos yeuxla couleur du métal. Dès que j’eus fait cette découverte, mespensées suivirent un cours qui m’entraîna fort loin. J’oubliai queje venais de demander, quelques minutes plus tôt, ce que nousavions à faire dans la lune.

« De l’or !… »

Ce fut Cavor qui parla le premier.

« Il me semble que nous avons deux voies à suivre…

– Lesquelles ?

– Ou bien il faut essayer de nous frayer un chemin de vive forceau besoin, jusqu’à l’extérieur et chercher la sphère jusqu’à ce quenous la trouvions ou que le froid de la nuit lunaire vienne noustuer, ou bien… »

Il se tut.

« Ou bien ? fis-je, à peu près certain de ce qui allaitsuivre.

– Ou bien nous pourrions tenter une fois de plus d’établirquelque sorte de relations avec ces gens de la lune.

– Pour ce qui me concerne, la première solution est labonne.

– J’hésite…

– Pas moi.

– Vous comprenez, dit Cavor, je ne pense pas que nous puissionsjuger les Sélénites par ce que nous avons déjà vu d’eux. Leur mondecentral, leur monde civilisé doit se trouver beaucoup plus loin,dans les profondeurs qui avoisinent leur mer. Cette région de lacroûte dans laquelle nous nous trouvons n’est qu’un districtfrontière, une région pastorale. En tout cas c’est là moninterprétation. Ces Sélénites que nous avons vus, peuvent n’êtreque l’équivalent de nos bergers ou de nos ouvriers d’usine. L’usagequ’ils ont fait de leurs aiguillons – qui, selon toute probabilité,leur servent pour leurs veaux lunaires – le manque d’imaginationdont ils ont donné la preuve en s’attendant à ce que nous soyonscapables de faire exactement ce qu’ils faisaient, leur indiscutablebrutalité, tout cela semble indiquer quelque chose de ce genre.Mais si nous avions supporté…

– Aucun de nous n’aurait pu supporter bien longtemps latraversée d’un gouffre sans fond sur une planche large de quinzecentimètres.

– Non, dit Cavor, mais alors…

– Mais alors, je ne veux rien savoir. »

Il découvrit un nouveau filon de possibilités.

« Supposez que nous ayons pu nous réfugier dans quelque coin etnous défendre contre ces travailleurs et ces rustres… Si nouspouvions, par exemple, tenir pendant une semaine, il est probableque la nouvelle de notre arrivée pénétrerait jusqu’aux parties pluspopuleuses et plus intelligentes…

– S’il en existe.

– Il doit en exister. Ou alors d’où viennent ces extraordinairesmachines ?…

– C’est probable, mais c’est la pire de nos deuxchances !

– Nous pourrions tracer des inscriptions sur les murs…

– Comment savons-nous si leurs yeux apercevraient les marquesque nous tracerions ? Si nous les gravions…

– Oui… peut-être… »

Je me lançai dans une série nouvelle de pensées.

« Après tout, dis-je, je suppose que vous ne croyez pas cesSélénites tellement plus sages que les hommes ?

– Ils doivent savoir beaucoup plus de choses… ou, en tout cas,beaucoup de choses différentes…

– Oui… oui, hésitai-je. Je pense que vous admettrezparfaitement, Cavor, que vous êtes un homme exceptionnel.

– Comment cela ?

– Eh bien, vous… vous êtes plutôt un solitaire ; vousl’avez été jusqu’à présent… je veux dire : vous ne vous êtes pasmarié.

– Je n’en ai pas eu besoin. Mais pourquoi ?

– Et vous n’êtes jamais devenu plus riche que vous ne l’étiez audébut.

– Je n’en ai jamais eu besoin non plus.

– Vous vous êtes lancé à la recherche de la science…

– Ma foi, une certaine curiosité est bien naturelle…

– C’est votre avis et c’est bien cela : vous pensez que chaqueesprit éprouve le besoin de savoir. Je me rappelle qu’une fois jevous ai demandé pourquoi vous poursuiviez toutes ces recherches, etvous m’avez dit que vous espériez devenir membre de quelqueInstitut, que vous feriez baptiser votre substance du nom deCavorite, et autres sornettes de ce genre. Vous saviez parfaitementbien que ce n’était pas pour cela, mais à cette époque ma questionvous prit à l’improviste et il vous sembla nécessaire de répondrequelque chose qui pût passer pour un motif plausible. En réalité,vous poursuiviez des recherches parce qu’il vous fallait le faire.C’est un besoin.

– Peut-être bien…

– Il n’y a pas plus d’un homme sur un million qui éprouve cebesoin. La plupart des hommes désirent… heu… heu… des chosesdiverses ; mais il en est fort peu qui désirent la sciencepour la science, et je ne suis pas de ce peu là, je vous l’assure…Ces Sélénites semblent être une espèce d’êtres habiles etindustrieux, mais savez-vous si les plus intelligents même d’entreeux peuvent s’intéresser à nous et à notre monde ? Je ne croismême pas qu’ils sachent que nous avons un monde. Ils ne sortentjamais la nuit…, ils gèleraient dehors. Ils n’ont jamais vu lescorps célestes, excepté le soleil aveuglant. Comment sauraient-ilsqu’il y a un autre monde ? Et, s’ils le savent, que leurimporte ? Pourquoi des gens vivant à l’intérieur d’une planèteprendraient-ils la peine d’observer cette sorte de choses ?Les hommes ne l’auraient pas fait s’ils n’en avaient eu besoin pourles saisons et la navigation. Pourquoi les peuples lunaires setourmenteraient-ils à ce propos ?… Eh bien ! Supposonsqu’il se trouve ici quelques philosophes comme vous. Ils serontjustement ceux d’entre les Sélénites qui n’entendront jamais parlerde notre existence. Figurez-vous qu’un Sélénite soit tombé sur laterre pendant que vous étiez à Lympne ; vous auriez été ledernier homme à apprendre sa venue puisque vous ne lisez jamais unjournal… Vous voyez bien que les chances sont contre vous, et c’estpour des chances comme cela que nous sommes assis tranquillementici à ne rien faire, pendant qu’un temps précieux s’enfuit. Nous nepouvons sortir d’embarras ; nous sommes venus sans armes, nousavons perdu notre sphère, nous n’avons pas de provisions, nous noussommes exhibés aux yeux des Sélénites, nous leur avons donné àpenser que nous sommes des animaux étranges, vigoureux etdangereux, et, à moins que les Sélénites ne soient de parfaitsimbéciles, ils doivent se mettre maintenant en devoir de nouschercher jusqu’à ce qu’ils nous trouvent, et quand ils nous aurontdécouverts ils tâcheront de nous prendre, s’ils le peuvent, ou ilsnous tueront s’ils n’y réussissent pas… et voilà ledénouement ! Quand ils nous auront pris, ils nous tuerontprobablement quand même, par suite de quelque malentendu. Ainsidébarrassés de nous, ils pourront peut-être discuter à notre sujet,sans grand profit pour nous…

– Continuez.

– D’un autre côté, voici de l’or qui se balance là comme de lasimple fonte. Si seulement nous pouvions en emporter une certainequantité, retrouver la sphère avant eux et repartir, alors…

– Alors…

– Nous pourrions rétablir les choses sur une base pluséquitable. On pourrait revenir dans une sphère plus grande, avecdes canons…

– Seigneur ! » s’écria Cavor, comme s’il eut entenduproférer d’effroyables hérésies.

Je me remis à jeter dans la crevasse de nouvelles poignées dechampignons lumineux.

« Écoutez, Cavor, dis-je, j’ai la moitié des voix dans cetteaffaire où l’opinion d’un homme pratique peut prévaloir. Je suis unhomme pratique, moi, et vous ne l’êtes certes pas. J’ai l’intentionbien arrêtée de ne plus me fier aux Sélénites et aux figuresgéométriques, si je peux l’éviter… voilà tout !… Repartir,révéler notre secret, au moins en partie, et revenir. »

Cavor continua à méditer pendant quelques instants.

« J’aurais dû m’embarquer seul, fit-il tout à coup.

– La question à débattre, dis-je, est de savoir de quelle façonnous allons retrouver la sphère. »

Nous nous mîmes à caresser nos genoux en silence. Puis, Cavorsembla se décider à accepter mes raisons.

« Je pense qu’on peut avoir quelques données, dit-il. Il estclair que, pendant le temps où le soleil est de ce côté-ci de lalune, l’air doit souffler à travers cette planète-éponge du côtéobscur vers le côté éclairé. De ce côté-ci, l’air arrivera ets’échappera des cavernes lunaires vers le cratère… Or, nous noustrouvons ici dans un courant… Et cela veut dire, reprit-il après unsilence, que notre situation n’est pas sans issue : quelque part,derrière nous, cette fente continue à s’élever. Le courant d’airsouffle vers en haut et c’est le chemin que nous devons suivre. Sinous essayons de grimper dans l’espèce de cheminée ou de fissurequi doit se trouver là, non seulement nous échapperons à cesgaleries dans lesquelles ils nous cherchent…

– Mais supposons que la cheminée soit trop étroite ?

– Nous redescendrons.

– Chut ! fis-je soudain.

– Qu’est-ce qu’il y a ? »

Nous écoutâmes. D’abord ce fut un murmure indistinct, où nousdémêlâmes bientôt les sons retentissants du gong.

« Ils doivent croire que nous sommes une espèce de veauxlunaires et qu’ils vont nous effrayer avec ce vacarme !

– Ils viennent par cette galerie, dit Cavor, c’est certain.

– ils ne penseront pas à la fissure et ils continueront leurchemin. »

Nous restâmes aux écoutes pendant quelques minutes.

« Cette fois, murmurai-je, il est probable qu’ils auront aveceux quelque espèce d’arme ou d’engin. »

Soudain, je me dressai d’un seul bond.

« Bonté du ciel ! m’écriai-je, ils vont nousdécouvrir ! Ils verront les poignées de végétaux que j’aijetés en bas. Ils vont… »

Je ne terminai pas ma phrase. Faisant demi-tour et sautantpar-dessus les champignons, je gagnai l’extrémité supérieure de lacavité. Je vis alors que l’espace libre remontait et se prolongeaitde nouveau en une fente que suivait le courant d’air et qui seperdait dans les ténèbres impénétrables. J’étais sur le point derecommencer mon escalade quand une heureuse inspiration me fitrevenir sur mes pas.

« Qu’est-ce que vous faites ? demanda Cavor.

– En avant ! en avant ! » répondis-je.

Je pris deux champignons phosphorescents et, plaçant l’un d’euxdans la poche de côté de mon veston de flanelle, de façon àéclairer notre fuite, je donnai l’autre à Cavor.

Le tumulte que faisaient maintenant les Sélénites était telqu’ils devaient se trouver déjà sous l’orifice de la fissure. Maisil se pouvait qu’ils éprouvassent quelques difficultés à grimper,ou qu’ils hésitassent à s’y engager par crainte d’une résistance denotre part.

En tout cas, nous avions maintenant l’encourageante connaissancede l’énorme supériorité musculaire que nous donnait notreprovenance d’une autre planète. L’instant d’après, je gravissais lapente avec une gigantesque vigueur, derrière les talons bleuâtresde Cavor.

Chapitre 17LE COMBAT DANS LA CAVERNE DES BOUCHERS LUNAIRES

Je ne sais quelle distance nous franchîmes dans cette escaladeavant d’arriver à la grille. Il se peut que nous n’ayons graviqu’une trentaine de mètres, mais il me sembla alors que nous nousétions hissés, pressés, soulevés, arc-boutés pendant deuxkilomètres d’ascension verticale. Chaque fois que le souvenir m’enrevient, j’entends encore les lourds entrechocs de nos chaînes d’orà tous nos mouvements, bientôt mes jointures et mes genoux furent àvif, et je me fis une grave meurtrissure à la joue.

Au bout d’un certain temps, notre violence première s’apaisa etnos efforts devinrent plus circonspects et moins pénibles. Letumulte des Sélénites lancés à notre poursuite s’était évanoui. Ilsemblait presque qu’ils n’avaient pu, après tout, découvrir notretrace, malgré le tas de champignons révélateurs qui devait setrouver sous l’orifice de la crevasse. Parfois les parois serapprochaient tellement qu’il nous était difficile de nous forcerun passage ; d’autres fois elles s’écartaient en formant degrandes cavités aux murs semés de cristaux saillants ou garnis devolumineuses pustules, sortes de fongoïdes ternes. Quelquefois lepassage se tortillait en spirale, ou bien s’inclinait presquejusqu’à une direction horizontale. Par intermittence nousentendions un bruit de gouttes d’eau. Une fois ou deux il noussembla que de petites choses vivantes s’étaient enfuies devantnous, sans que nous pussions voir ce que c’était. D’après ce qu’ilm’est permis de supposer, cela pouvait être des bêtes venimeuses,mais elles ne nous firent aucun mal et nous étions maintenant dansun tel état de surexcitation qu’une horreur ou une étrangeté deplus ou de moins nous importait peu.

Enfin, très haut, au-dessus de nos têtes, nous aperçûmes denouveau la familière lueur blanchâtre et nous constatâmes bientôtqu’elle filtrait à travers une grille qui nous barrait laroute.

Nous nous indiquâmes la chose à voix basse, et nous continuâmesavec plus de circonspection encore notre escalade. Bientôt nousarrivâmes sous la grille et, en me collant la figure contre lesbarreaux, je pus voir une portion restreinte de la caverne qu’ellefermait.

C’était évidemment un large espace, éclairé sans doute parquelque ruisseau de ce même liquide bleu que nous avions vus’échapper du grand mécanisme haletant. Un filet d’eau intermittentcoulait sur ma figure entre les barreaux.

Mon premier effort fut naturellement d’essayer de voir ce quipouvait se trouver sur le sol de la caverne, mais la grille setrouvait placée dans un creux dont le bord obstruait la vue. Notreattention déjouée s’occupa alors d’interpréter les bruits diversqui nous parvenaient et bientôt mes yeux découvrirent quelquesfaibles ombres qui s’agitaient sur le plafond obscur et trèsélevé.

Il devait indiscutablement y avoir dans cet espace plusieursSélénites, peut-être un nombre considérable de ces êtres, car nousentendions une rumeur confuse et des bruits sourds que j’identifiaiavec leur marche. Il se produisit aussi, à des intervallesréguliers, une succession de chocs suggérant l’idée d’un couteau oud’une bêche qu’on enfoncerait dans quelque substance molle. Puis ily eut un cliquetis de chaînes, un sifflement et un grondement,comme si on avait fait courir un chariot sur un planchercreux ; et sans cesse reprenait le même bruit intermittent.Les ombres dessinaient des formes qui se mouvaient rapidement etrythmiquement, selon ce bruit régulier, et elles s’arrêtaient quandil cessait.

Nous nous rapprochâmes pour discuter de ces choses à voixbasse.

« Ils ont l’air affairé, dis-je. Ils sont absorbés sans doutepar quelque travail.

– Oui.

– Ils ne nous cherchent pas et ne pensent pas à nous.

– Peut-être n’ont-ils pas entendu parler de notre arrivée…

– Les autres nous poursuivent là-dessous… Si tout à coup nousfaisions irruption ici… »

Nous nous regardâmes en silence.

« Nous pourrions avoir l’occasion d’entrer en pourparlers, ditCavor.

– Non ! répondis-je. Pas dans l’état où nous sommes. »

Nous restâmes un instant plongés chacun dans nos penséesparticulières.

Le même bruit continuait, et les mêmes ombres s’agitaient.J’examinai la grille.

« Elle est peu solide, remarquai-je. Nous pourrions forcer deuxbarreaux et nous glisser à travers. »

Nous perdîmes du temps à une discussion vague. Puis, je saisis àdeux mains l’une des barres, soulevai mes pieds contre la paroirocheuse jusqu’à ce qu’ils fussent presque au niveau de ma tête et,dans cette position, j’attirai le barreau vers moi. Il céda sibrusquement que je perdis presque l’équilibre. Je m’installai dansl’autre sens et je fis fléchir le barreau adjacent. Je retiraialors de ma poche le champignon lumineux et le laissai dégringolerdans la fissure.

« Pas d’acte inconsidéré ! » murmura Cavor, tandis que jeme faufilais par l’ouverture que j’avais élargie.

Quand je fus passé entre les barreaux, j’aperçus des formes quis’agitaient en tous sens ; je me baissai immédiatement defaçon que le rebord me dissimulât à leurs yeux, et, presque étenduà plat ventre, je fis signe à Cavor de s’installer dans cetteposition, car il se préparait aussi à sortir du trou. Bientôt nousnous trouvâmes côte à côte dans le creux de la grille, épiant lacaverne et ses occupants.

C’était un espace beaucoup plus vaste que nous ne l’avionssupposé d’après notre premier coup d’œil et nous nous trouvionsdans la partie la plus basse de son sol en pente. La cavernes’élargissait et son toit s’abaissait de telle sorte que nous nepouvions en apercevoir la partie la plus éloignée. Rangées en unelongue ligne qui se perdait au loin dans cette terrifianteperspective, une quantité de formes immenses, d’énormes massesblanchâtres s’étalaient, autour desquelles s’empressaient lesSélénites. D’abord, cela nous parut être de grands cylindres blancsdont nous ne comprenions pas l’usage. Puis je remarquai des têtes,tournées vers nous, sans yeux et sans peau, comme des têtes demouton dans la boutique d’un boucher. Je compris que c’étaient làdes carcasses de veaux lunaires, que l’on découpait à la façon dontles baleiniers découpent une baleine échouée. Les Sélénitesarrachaient la viande par lambeaux et l’on apercevait les côtesblanches des torses les plus éloignés. Le bruit que nous avionsentendu provenait des coups de hachette frappés par les bouchers.Plus loin, un véhicule semblable à un trolley tiré par un câble etchargé de viande molle remontait la pente de la caverne.

Cette immense avenue, avec son interminable rangée de masses devivres, nous donna l’impression de ce que devait être la populationdu monde lunaire, impression qui ne le cédait qu’à l’effet produitpar notre premier coup d’œil dans le puits.

Il me sembla tout d’abord que les Sélénites se trouvaient surdes planches supportées par des tréteaux. Je ne me rappelle pasavoir vu dans la lune aucun objet qui fût en bois : les portes, lestables, tout ce qui correspond à notre menuiserie terrestre étaitfait de métal, et, pour la plus grande partie, je crois, d’or qui,comme métal, se recommande naturellement de lui-même – touteschoses étant égales d’ailleurs – par sa solidité, sa dureté et lafacilité avec laquelle il se travaille.

Je vis que les planches, les tréteaux et les hachettes avaienten réalité cette même teinte mate qu’avaient eue mes chaînes, avantque la lumière blanche les éclairât.

Une quantité de barres ou de leviers, d’aspect massif, étaientépars sur le sol et avaient apparemment servi à retourner lacarcasse des veaux. Ils étaient longs d’environ deux mètres, avecdes poignées façonnées, et offraient l’aspect tentant d’armesdangereuses. La caverne était éclairée par trois ruisselets dufluide bleu qui la coupaient transversalement.

Nous demeurâmes longtemps à observer en silence.

« Eh bien ? » dit, à la fin Cavor.

Je m’accroupis plus bas encore et me tournai vers lui. Ilm’était venu une idée brillante.

« À moins qu’ils ne descendent ces masses au moyen d’une grue,dis-je, nous devons nous trouver plus près de la surface que je nele pensais.

– Pourquoi ?

– Le veau lunaire ne saute pas et il n’a pas d’ailes… »

Il se mit à regarder par-dessus le rebord de notre trou.

« Je me demande maintenant…, commença-t-il. Après tout, nous nenous sommes jamais beaucoup éloignés de la surface et… »

Je l’interrompis en lui saisissant le bras ; j’avaisentendu un bruit dans la fissure au-dessous de nous !

Nous nous blottîmes contre la grille dans une immobilitéabsolue, tous les sens en alerte. En peu de temps je ne pus plusdouter : quelqu’un escaladait doucement la crevasse. Lentement etsans le moindre bruit, je pris ma chaîne bien en main et attendisque ce quelqu’un vînt à paraître.

« Surveillez ceux de là-bas, dis-je à Cavor.

– Ils vont bien », répondit-il.

J’essayai la portée du coup en lançant mon poing dansl’ouverture de la grille. On entendait distinctement le gazouillistremblotant des Sélénites qui montaient, le frôlement de leursappendices contre les parois et la chute des fragments de rocqu’ils faisaient tomber.

Bientôt je pus voir quelque chose s’agiter vaguement dansl’obscurité, entre les barreaux de la grille, mais je ne pouvaisdistinguer ce que c’était. La forme sembla me mettre en joue uninstant ; puis, crac !… Je me mis sur pied d’un bond,frappai sauvagement ce quelque chose qui venait de m’être lancé.C’était la pointe aiguë d’une lance. J’ai réfléchi depuis que salongueur exagérée avait empêché qu’on l’inclinât dans l’étroitefissure, sans quoi j’eusse été sûrement atteint. Quoi qu’il ensoit, elle passa comme une langue de serpent à travers la grille etmanqua son but, s’abaissa soudain et reparut. Mais la seconde foisje la saisis et l’arrachai hors du trou, non sans qu’une autre aitété dirigée sans plus d’effet contre moi.

Je poussai un cri de triomphe quand je sentis l’étreinte duSélénite résister un instant à mon effort et céder ; puis jeme mis immédiatement à cogner de toutes mes forces dans le trouavec le manche ; des cris aigus montèrent de ces ténèbres etCavor, qui s’était emparé de l’autre lance, sautait et gesticulaità côté de moi en m’imitant vainement.

Un tumulte s’élevait à travers la grille, et au même instant unehache tournoya au-dessus de nous et vint s’abattre contre lesroches, pour nous rappeler à temps les manieurs de carcasses dubout de la caverne.

Je me retournai et je les vis tous s’avancer contre nous endésordre, brandissant leurs haches. S’ils n’avaient pas entenduparler de nous auparavant, ils comprirent la situation avec uneincroyable vivacité. Je les regardai venir, un instant, ma lance àla main.

« Gardez la grille, Cavor ! »

Je poussai un hurlement pour les intimider et me précipitai àleur rencontre. Deux d’entre eux me lancèrent leurs hachettes etmanquèrent leur coup ; le reste s’enfuit incontinent. Mes deuxagresseurs aussi détalèrent, les mains fermées et la tête basse. Jen’ai jamais vu des hommes courir aussi vite que ces êtres là.

Je savais que la lance dont je m’étais emparé ne pouvait m’êtred’aucun secours, mince et peu solide, efficace tout au plus pour unseul coup et trop longue pour de rapides parades. Aussi je mecontentai de pourchasser les Sélénites jusqu’à la premièrecarcasse ; arrivé là, je m’arrêtai pour ramasser une desbarres éparses à l’entour. Elle était convenablement lourde etcapable d’écraser proprement n’importe quelle quantité deSélénites. Je jetai de côté mon peu solide javelot et pris uneseconde barre dans mon autre main. Je me sentais dix fois plus ensûreté qu’avec la lance. D’un geste menaçant, je brandis mes armesdu côté des Sélénites, dont un groupe s’était arrêté dans la partiela plus éloignée de la caverne, puis je revins trouver Cavor.

Il bondissait autour de la grille, enfonçant à grands coupsentre les barreaux le manche rompu de sa lance. De ce côté-là, toutallait bien. Cet exercice maintiendrait les Sélénites dans leurtrou, pendant un certain temps tout au moins. Je me retournai versl’autre extrémité de la caverne. Que diable allions-nous fairemaintenant ?

Nous étions, jusqu’à un certain point, cernés. Mais ces bouchersavaient été surpris, fort probablement effrayés ; ilsn’avaient pas d’armes spéciales et n’étaient munis que de leurshachettes. C’est de ce côté qu’était notre salut. Leurs petitesformes trapues – car la plupart d’entre eux étaient plus courts etplus gros que les conducteurs de troupeaux que nous avions vusau-dehors – se groupaient au haut de la pente d’une façon quirévélait éloquemment leur indécision. Nous profitions évidemment del’avantage moral que possède un taureau lâché soudain au milieud’une ville. Malgré cela, il semblait qu’il y en eût des multitudes– et il en était fort probablement ainsi.

Les Sélénites qui grimpaient par la crevasse étaient munis delances infernalement longues ; ils pouvaient nous tenir enréserve d’autres surprises…

Mais le diable soit d’eux ! Si nous poussions une charge enremontant la caverne, nous laissions ceux-ci derrière nous ;si nous restions là, ces maudites petites brutes recevraient à coupsûr des renforts. Le Ciel seul savait quels terrifiants engins deguerre, canons, bombes, torpilles, ce monde inconnu, caché sous nospieds, ce vaste monde dont nous n’avions pénétré que l’épiderme,allait mobiliser pour notre destruction.

Il devenait clair que la seule chose à faire était de charger.Cela devint encore plus certain lorsque nous vîmes une quantité denouveaux Sélénites apparaître et descendre en courant versnous.

« Bedford ! » cria Cavor.

Je me retournai et voilà qu’il était à mi-chemin entre la grilleet moi.

« Voulez-vous bien retourner là-bas ! lui criai-je. À quoipensez-vous donc ?

– Ils ont une sorte de… C’est comme un canon ! »

Émergeant avec peine hors de la grille, entre des pointes delances défensives, parurent la tête et les épaules d’un Sélénite,singulièrement mince et angulaire, qui portait une sorte d’appareilcompliqué.

Je me rendis compte de la parfaite incapacité de Cavor contreles adversaires qui se présentaient. Un moment, j’hésitai. Puis jeme précipitai en avant, faisant tournoyer mes leviers, poussant descris et m’agitant en tous sens pour ne pas servir de but auSélénite. Il visait d’une façon très bizarre, avec la chose contreson estomac. Un léger sifflement s’entendit : son engin n’était pasun canon ; il se déchargea plutôt à la manière d’une arbalèteet le projectile m’atteignit pendant un saut.

Je ne tombai pas ; seulement je touchai le sol un peu plustôt que je ne l’eusse fait si je n’avais pas été touché et, d’aprèsla sensation que j’éprouvai à l’épaule, la chose pouvait avoirporté et glissé. Ma main gauche heurta une tige et je m’aperçusqu’une sorte de flèche s’était enfoncée dans mes chairs, versl’omoplate. Le moment d’après, je touchai terre, et, avec la barreque je tenais dans ma main droite, je frappai le Sélénite. Ils’écroula, s’écrasa, se mit en miettes, sa tête se brisa comme unœuf.

Je posai à terre un de mes leviers, arrachai la javeline de monépaule et m’acharnai à frapper à grands coups dans l’obscurité, aumoyen de cette arme, entre les barreaux de la grille. À chaque coupj’entendais des cris et des plaintes. Finalement je lançai l’épieusur eux, de toutes mes forces, me relevai en ramassant ma barre demétal et courus sus à la multitude du bout de la caverne.

« Bedford ! Bedford ! » appela Cavor au moment où jepassai près de lui.

Il me semble encore entendre le bruit de ses pas venant derrièremot…

Un élan… un bond… puis, à terre ; un nouvel élan… un autrebond… Chaque saut semblait durer des âges. À mesure que nousavancions, la caverne s’élargissait, et le nombre des Sélénitesaugmentait visiblement. D’abord, on eût dit qu’ils couraient entous sens comme des fourmis dans leurs galeries bouleversées ;deux ou trois brandissaient des hachettes et s’aventuraient à marencontre, mais la plupart s’enfuyaient, se jetaient de côté entreles carcasses. Bientôt nous en vîmes arriver une troupe qui portaitdes lances, suivis d’une foule d’autres.

Pendant un de mes bonds, j’aperçus un animal fort extraordinairequi semblait n’être qu’un amas de mains et de pieds et qui, affolé,cherchait un abri. La caverne s’assombrissait de plus en plus.Quelque chose passa au-dessus de ma tête. Au moment où je prenaisun nouvel élan, je vis une javeline s’enfoncer, le manche vibrant,dans une des carcasses à ma gauche. Puis, comme je touchais terre,une autre frappa le sol devant moi et j’entendis le sifflementéloigné de leur espèce d’engin. Pendant un instant, ce fut unevéritable averse. Ils tiraient à toute volée.

Je m’arrêtai court. Mes pensées ne durent pas être bien nettes àcette minute-là. Une sorte de phrase stéréotypée, je me rappelle,me trottait dans l’esprit : zone dangereuse, chercher abri. Je saisque je me jetai entre deux carcasses et restai là, immobile,pantelant, en proie à un véritable accès de fureur impuissante.

Je me retournai, cherchant des yeux Cavor et pendant un momentil parut avoir entièrement disparu. Puis il émergea des ténèbres,entre la rangée des carcasses et la paroi rocheuse de la caverne.Je vis sa petite figure bleuâtre et sombre, tout animée d’émotionet ruisselante de transpiration.

Il bredouillait quelque chose, mais je me souciais peu de savoirce qu’il disait. Je venais de me rendre compte que nous pourrions,en passant d’une carcasse à l’autre, remonter la caverne et nousapprocher suffisamment pour pousser une charge jusqu’au bout ;c’était cela qu’il fallait faire ou rien.

« En avant ! dis-je en montrant le chemin.

– Bedford ! » implora inutilement Cavor.

Tandis que nous suivions l’allée étroite, entre les corps desveaux et la paroi de la caverne, mon esprit ne cessait detravailler. Les rochers s’incurvaient en tous sens, de façon telleque nos adversaires ne pouvaient nous prendre en enfilade. Bienque, dans cet étroit espace, il nous fût impossible de sauter, nousétions encore capables, grâce à notre vigueur terrestre, d’avancerbeaucoup plus vite que les Sélénites ne reculaient. J’estimai quenous allions bientôt nous trouver au milieu d’eux. Une fois là, ilsseraient à peine plus redoutables que des scarabées ;seulement il y aurait à essuyer une volée de leurs projectiles.

J’imaginai un stratagème et, tout en continuant à courir, jeretirai mon veston de flanelle.

« Bedford ! gémit Cavor derrière moi.

– Quoi ? » répondis-je.

Il indiquait une direction au-dessus des carcasses. La lumièreblanche ! fit-il. Encore de la lumière blanche ! »

Je regardai aussi et je constatai que c’était vrai ; untrès faible et vague crépuscule blanchâtre se devinait àl’extrémité de la voûte. Cette vue décupla mes forces !

« Suivez-moi de près ! » dis-je.

Un Sélénite plat et long se précipita hors des ténèbres ets’enfuit avec des cris aigus. Je fis halte et, de la main, arrêtaiCavor ; j’ajustai mon veston sur une de mes barres et, courbéen deux, fis le tour de la carcasse suivante ; je posai àterre le veston et la barre, fis un pas pour me laisser voir etreculai immédiatement.

Un sifflement… et une flèche passa.

Nous étions en contact avec les Sélénites réunis là, tous, lesgros, les petits et les grands, derrière une batterie de leursengins pointés vers le bas de la caverne.

Trois ou quatre autres flèches suivirent la première ; puisleur feu cessa. Je passai vivement la tête et n’échappai à leur tirque par miracle. Cette fois, je m’attirai une douzaine de traits etj’entendis les Sélénites gazouiller et pousser des cris, comme sile combat les surexcitait. Je ramassai le veston et la barre.

« Maintenant, allez-y ! » fis-je, et je projetai en avantle mannequin.

En un instant, mon veston fut couvert de flèches et d’autresvenaient s’enfoncer dans la carcasse derrière nous. Instantanément,je laissai tomber le veston, (à moins que l’on ne me prouve lecontraire, il est toujours là-bas dans la lune), saisis mes deuxbarres et me précipitai en avant.

Pendant une minute peut-être, ce ne fut qu’un massacre. J’étaisdans une telle furie que j’avais perdu tout discernement et lesSélénites furent probablement trop effrayés pour combattre. En toutcas, ils ne m’opposèrent aucune sorte de résistance. Je voyaisrouge. Je me rappelle l’impression que j’avais au milieu de cespetites créatures couvertes de leurs enveloppes de cuir. J’avançaiscomme au milieu de grandes herbes, fauchant et abattant à droite età gauche. Des éclaboussures de substance molle volaient en toussens.

Je trépignais sur des choses qui s’écrasaient, criaient etglissaient sous mes pieds. La foule de ces êtres semblait s’ouvriret s’écouler ainsi que de l’eau, comme s’ils n’eussent eu aucunplan préalable de bataille.

Des javelines volaient autour de moi ; une d’elles vintm’écorcher l’oreille. Une fois, je fus atteint au bras, une autrefois à la joue ; mais je ne m’aperçus de ces blessures quelongtemps après, lorsque le sang qui s’en était échappé se futrefroidi…

Quant à Cavor, je ne sais nullement ce qu’il fit pendant cetemps-là. Un moment, cette lutte me sembla durer depuis un siècleet devoir se continuer ainsi pour toujours. Puis, soudain, tout futfini et je ne vis plus rien que des nuques et des dos qui selevaient, s’abaissaient, s’enfuyaient dans toutes lesdirections…

J’étais en somme sain et sauf. Je fis quelques pas en courant eten poussant des cris ; puis, complètement ahuri, je meretournai.

Dans mes vastes enjambées volantes, j’avais franchi toute lalargeur de leurs rangs. Les Sélénites se trouvaient maintenantderrière moi, cherchant précipitamment où se cacher.

J’éprouvai un extraordinaire étonnement et une subite exultationà voir se terminer de cette façon le grand combat dans lequel jem’étais lancé à corps perdu. L’idée ne me vint pas que cette issueétait due au peu de solidité des Sélénites, à leur débandadeinattendue, mais je me figurai seulement que j’étais doué decapacités prodigieuses.

J’éclatai d’un rire stupide. Comme cette lune étaitfantastique !

Un instant je contemplai les corps écrasés ou secoués de spasmesqui gisaient épars sur le sol de la caverne et, avec une vague idéede violences pires encore, je rejoignis en hâte Cavor.

Chapitre 18AU SOLEIL

Bientôt nous nous aperçûmes que la caverne s’ouvrait devant noussur un espace vide et brumeux. Un moment encore, et nous émergionsdans une sorte de galerie en pente, un vaste espace circulaire, unimmense puits cylindrique qui se dirigeait verticalement en haut eten bas. Autour de ce puits, la galerie en pente courait sansparapet ni protection d’aucune sorte pendant un tour et demi et,ensuite, beaucoup plus haut, elle s’enfonçait dans le roc, merappelant une de ces spirales que décrit la voie ferrée duSaint-Gothard. Tout cela était de dimensions effroyables. Je n’oseespérer donner une idée des proportions titanesques de l’endroit etde l’effet qu’il produisait. Nos yeux suivaient la vaste déclivitéde la paroi du puits, et, très loin au-dessus de nos têtes, nousapercevions une ouverture ronde, sertie de vagues étoiles, et lamoitié de son contour reflétait d’une façon aveuglante la blancheclarté du soleil.

À cette vue nous poussâmes simultanément un cri.

« En route ! m’écriai-je, prenant les devants.

– Mais… là ! » fit Cavor en s’avançant très prudemmentjusqu’au bord de la galerie.

Je suivis son exemple et, tendant le cou, je regardai dans lepuits ; mais j’étais ébloui par le reflet de la lumière duhaut et mes yeux s’arrêtèrent seulement sur d’insondables ténèbresdans lesquelles flottaient des taches spectrales d’écarlate et depourpre.

Cependant, si je ne voyais rien, je pouvais entendre. De cesténèbres un bruit montait, un bruit semblable au bourdonnementmenaçant que l’on entend auprès des ruches d’abeilles, une rumeursortant de cet énorme trou, venant peut-être d’une distance de sixmille mètres sous nos pieds…

Pendant un instant je restai l’oreille tendue, puis, serrant mesbarres dans mes mains, je me mis à gravir la galerie.

« Cela doit être le puits dans lequel nous avons jeté un coupd’œil quand le couvercle s’est ouvert, dit Cavor.

– Et les lumières que nous avons vues sont là dessous…

– Les lumières ! fit-il. Oui… les lumières d’un monde quemaintenant nous ne verrons plus jamais !…

– Nous reviendrons », déclarai-je, car maintenant que nousavions réussi jusqu’à ce point, je ne désirais plus que retrouverla sphère.

Je ne pus saisir ce qu’il répondit.

« Eh ? demandai-je.

– Oh ! rien, rien », fit-il, et nous continuâmes à marcheren silence.

Je suppose que cette voie latérale avait sept ou huit kilomètresde long, en tenant compte de ses sinuosités, et elle montait avecune pente qui l’aurait rendue presque impossible à gravir sur laterre, mais que l’on escaladait facilement dans les conditionslunaires de pesanteur.

Pendant toute cette partie de notre fuite, nous n’aperçûmes quedeux Sélénites, et, aussitôt qu’ils furent avertis de notreprésence, ils disparurent à toutes jambes. Il était clair qu’ilsavaient entendu parler de notre vigueur et de nos violences.

La route que nous suivîmes jusqu’à l’extérieur ne nous offritaucun obstacle. La galerie en spirale finit par se rétrécir en untunnel, montant en pente très accentuée et dont le sol portaitd’abondantes traces du passage des veaux lunaires, si resserré enproportion de sa voûte aux arches vastes qu’aucune partie n’enétait obscure. Presque immédiatement, nous commençâmes à voir deplus en plus clair ; puis, loin encore, au-dessus de nous etabsolument aveuglante, nous aperçûmes l’ouverture extérieuresurmontée d’une crête de hautes herbes-baïonnettes, écrasées parendroits, sèches et mortes, silhouettes épineuses contre lesoleil.

Il est étrange que nous, hommes à qui cette végétation avaitparu, peu de temps auparavant, si sauvage et si horrible, ayons pula revoir maintenant avec l’émotion qu’un exilé éprouverait enrevenant à son pays natal. Nous accueillîmes même avec joie l’airtrop rare qui nous faisait haleter en courant et qui rendait notreconversation, tout à l’heure facile, plutôt pénible à présent sinous voulions parler assez fort pour nous entendre.

Le cercle ensoleillé s’agrandissait de plus en plus, et derrièrenous le tunnel s’enfonçait dans une impénétrable obscurité. Lestouffes de végétation n’avaient plus aucune teinte verte, maiselles étaient d’une couleur brune, toutes sèches et durcies, etl’ombre des branches supérieures montait à perte de vue, projetantun enchevêtrement de formes sur les roches bouleversées.

À la sortie du tunnel se trouvait un espace où les végétauxavaient été écrasés par les veaux lunaires.

Nous parvînmes enfin à ce passage, au milieu d’une clarté etd’une chaleur qui nous blessaient et nous oppressaient. Noustraversâmes péniblement l’air sans ombre, et, ayant escaladé unepente entre des touffes de végétation, nous nous assîmes,essoufflés, dans un endroit élevé, abrités du soleil par une massede lave surplombante. Même à l’ombre, le roc était brûlant.

Il faisait une chaleur torride et nous éprouvions un grandmalaise physique, mais malgré cela nous étions soulagés de n’êtreplus enfouis dans cet effroyable souterrain.

Il nous semblait qu’ainsi revenus sous les étoiles nous noustrouvions dans notre élément. Tout l’effroi et la détresse de notreévasion à travers les crevasses et les passages obscurs nousavaient quittés. Le dernier combat livré nous avait remplis d’uneénorme confiance en nous-mêmes, pour tout ce qui concernait nosrelations personnelles avec les Sélénites. Nous considérionsmaintenant avec une sorte d’incrédulité l’ouverture noire d’où nousvenions d’émerger. C’était là-dessous, dans une clarté bleuâtre quisemblait maintenant à nos mémoires fort voisine des ténèbresabsolues, que nous avions rencontré ces êtres, caricatures humainesinsensées, créatures sans visage ; c’était là-dessous que nousavions marché craintifs devant eux et que nous avions enduré leurscaprices, jusqu’à ce qu’il nous fût impossible de les subir pluslongtemps ; et voilà qu’ils s’étaient brisés comme de la cire,qu’ils s’étaient éparpillés comme des brins de paille au vent,qu’ils s’étaient enfuis et évanouis comme les fantasmagories d’unmauvais rêve.

Je me frottais les yeux, me demandant si vraiment, après avoirmangé les fongosités rouges, je ne m’étais pas endormi et n’avaispas rêvé ces choses, lorsque je sentis soudain le sang séché sur mafigure, ma chemise collée contre mon bras et mon épauleendolorie.

« Le diable soit d’eux ! » m’écriai-je, palpant mesblessures d’une main tâtonnante.

Tout à coup le trou béant du puits me sembla un œil énorme quiépie.

« Cavor, que vont-ils faire à présent ? demandai-je.

– Et nous, qu’allons-nous faire aussi ? »

Il secoua la tête, le regard fixé sur l’ouverture noire.

« Comment présumer ce qu’ils sont capables de fairemaintenant ?

– Cela dépend de ce qu’ils pensent de nous, et je ne vois pascomment nous pourrions le deviner… Cela dépend aussi de ce qu’ilsont en réserve. Comme vous le dites, Cavor, nous avons à peinepénétré la couche extérieure de ce monde. Ils doivent avoir toutessortes de choses dans leurs terriers. Rien qu’avec ces engins quilançaient des javelines, ils pouvaient nous faire passer un mauvaisquart d’heure… Après tout, continuai-je, même si nous ne retrouvonspas immédiatement la sphère, il nous reste encore une chance. Nouspourrions résister et tenir bon… Pendant toute la nuit qui vient…nous pourrions descendre de nouveau dans le puits et nous battre…»

Je jetai autour de nous des regards scrutateurs.

Le caractère du paysage s’était entièrement transformé sous lafantastique croissance des végétations qui avaient séché depuis. Lacrête sur laquelle nous étions assis était fort élevée etcommandait une perspective étendue. Nous voyions maintenant le fonddu cratère desséché et flétri sous l’automne attardé del’après-midi lunaire.

Les uns derrière les autres ondulaient des champs et des pentes,couverts d’une végétation brune écrasée sous le passage des veauxlunaires, et au loin, dans le plein éclat du soleil, une troupe deces animaux s’ébattaient, lourdement, formes épaisses projetantchacune sa tache d’ombre, comme des moutons au flanc d’un talus.Mais on ne voyait pas la moindre trace de Sélénites, soit qu’ilseussent pris la fuite à notre sortie des passages intérieurs, soitqu’ils eussent coutume de se retirer après avoir amené lestroupeaux.

Sur le moment, je ne songeai qu’à la première hypothèse.

« Si nous mettions le feu à toutes ces broussailles, nousserions sûrs ainsi de retrouver la sphère parmi les cendres. »

Cavor ne parut pas m’avoir entendu. La main au-dessus de sesyeux, il observait les étoiles qui, malgré l’intense clarté dusoleil, étaient encore visibles en grand nombre dans le ciel.

« Depuis combien de temps pensez-vous que nous sommes ici ?demanda-t-il enfin.

– Où, ici ?

– Dans la lune.

– Deux jours terrestres, peut-être.

– Une dizaine probablement. Voyez donc ! le soleil a passéle zénith et il descend vers l’ouest ! Dans moins de quatrejours nous serons en pleine nuit.

– Allons donc. !… nous n’avons mangé qu’une fois !

– Je le sais bien et… il y a les étoiles !

– Mais pourquoi le temps nous semblerait-il différent malgré lesdimensions moindres de la planète ?

– Je n’en sais rien et je me borne à constater le fait.

– De quelle façon vous rendez-vous compte du temps,alors ?

– Par la faim, la fatigue… Mais tout cela, ici, s’éprouvedifféremment… toutes choses sont différentes… Il me semble que,depuis notre sortie de la sphère, il ne s’est écoulé que quelquesheures au plus… de longues heures.

– Dix jours ! cela nous en laisse encore… quatre », fis-je,regardant un instant le soleil et m’apercevant qu’il était déjà àla moitié de sa course entre le zénith et la cime occidentale desmonts.

« Cavor ! continuai-je, nous sommes fous de rester là àbavarder et à rêvasser… Par quoi commençons-nous ? »

À ces mots je me redressai.

« Nous allons établir un point fixe que nous pourronsreconnaître, repris-je ; par exemple, attacher un mouchoir,quelque chose, pour faire une sorte de drapeau, et diviser ensuitel’étendue du cratère par parties que nous explorerons tour àtour.

– Oui ! fit-il en se relevant aussi, nous n’avons pasd’autre ressource, aucune autre… oui, chercher la sphère… Nouspouvons la retrouver… sinon… Nous ne devons pas perdre de vue notrepavillon. »

Il regarda de droite et de gauche, leva les yeux au ciel, lesabaissa vers le tunnel, puis fit un soudain geste d’impatience quim’étonna.

« Nous nous sommes conduits comme des imbéciles ! Se mettredans une pareille passe ! Alors qu’on peut s’imaginer si bienqu’il aurait pu en être autrement et qu’on aurait pu accomplir tantde merveilles !

– Nous pouvons encore faire bien des choses.

– Mais jamais ce qu’il eût été possible de faire. Là, sous nospieds, il y a un monde ! Songez à ce que doit être cemonde ! Rappelez-vous cette machine que nous avons vue !…Et le puits !… Et le couvercle !… Tout cela n’était quel’extrême bord, une infime partie de la croûte ! Et cescréatures contre lesquelles nous nous sommes battus n’étaient quedes paysans ignorants, des habitants de la lisière extérieure, desrustres encore voisins de la brute… Là-dessous… Des cavernes, desgaleries, des voies, des constructions accumulées les unesau-dessus des autres ! Et cela doit s’élargir, s’agrandir,s’étendre et devenir plus populeux à mesure que l’on descend…Assurément !… Jusqu’à la mer centrale qui s’agite au cœur mêmede la lune… Pensez à ces flots noirâtres sous la morne clarté, sousles rares lumières… si même leurs yeux ont besoin de lumière !Songez aux cours d’eau tributaires qui descendent en cascadesl’alimenter. Pensez à la houle de sa surface, aux tourbillons et aumouvement de son flux et de son reflux ! Qui sait ? Ilsont peut-être des vaisseaux qui naviguent dessus ! Peut-êtrequ’au centre de puissantes cités fourmillent d’habitants régis pardes institutions d’une sagesse qui dépasse l’imagination humaine.Et nous sommes exposés à mourir ici et à ne jamais voir quelsmaîtres existent à coup sûr pour gouverner et diriger toutes ceschoses. Nous mourrons de froid ici, l’air se congèlera et fondraensuite sur nous… Et alors !… Alors ils nous découvriront, ilstrouveront nos corps raidis, ils trouveront la sphère introuvablepour nous et comprendront enfin, mais trop tard, toute la pensée ettout l’effort qui sont venus aboutir ici, en vain ! »

Pendant tout ce discours sa voix résonnait faible et lointainecomme s’il avait parlé au téléphone.

« Et les ténèbres ? demandai-je.

– On pourrait surmonter cela.

– Comment ?

– Je ne sais pas… Comment le saurais-je !… On pourraitporter une torche… se procurer une lampe. Et puis, ils pourraientcomprendre… »

Il resta un moment les bras pendants et la figure lamentable,les yeux fixés devant lui, sur cet espace qui le narguait. Puis,avec un geste de renonciation, il se tourna vers moi et fitdiverses propositions en vue d’une recherche systématique de lasphère.

« Nous reviendrons », dis-je pour le consoler.

Il promena son regard sur ce qui nous entourait.

« Tout d’abord il nous faut retourner sur la terre.

– Nous rapporterons des lampes, des outils, tout ce qu’il fautpour grimper, et cent autres choses nécessaires.

– Oui, dit-il, et nous emporterons ces barres d’or comme gage desuccès. »

Il considéra un instant en silence la paire de leviers. Il étaitdebout, les mains derrière le dos, et il se mit à parcourir duregard l’étendue du cratère. À la fin il poussa un soupir etparla.

« C’est moi qui ai trouvé le moyen de venir ici, mais trouver unmoyen ne signifie pas qu’on en soit toujours le maître. Si jeremporte mon secret sur la terre, qu’arrivera-t-il ? Je nevois pas comment je pourrais garder ce secret pendant toute uneannée, ni même pendant une partie d’année. Tôt ou tard il seradécouvert. D’autres hommes peuvent faire la même invention. Etalors… Les gouvernements feront tous leurs efforts pour venir ici.Les nations se battront entre elles pour cette conquête etextermineront ces créatures lunaires. Cela ne fera qu’étendre etdévelopper les industries guerrières et multiplier les conflits. Sije révèle mon secret, en peu de temps cette planète, jusqu’à sesgaleries les plus profondes, sera jonchée de cadavres humains… Onpeut douter du reste, mais cela au moins est certain ! Cen’est pas comme si les hommes avaient besoin de la lune. À quoileur servirait-elle ? Qu’ont-ils fait même de leur propreplanète ? Un champ de bataille et le théâtre de crimes et defolies innombrables. Si petit que soit son monde et si brève quesoit son existence, l’homme a encore dans sa courte vie beaucoupplus qu’il ne peut faire. Non !… La science a travaillé troplongtemps à forger des armes dont se servent des fous. Il est tempsqu’elle s’arrête. Que l’homme retrouve mon secret, lui-même !…Quand ce ne serait que dans mille ans !

– Il y a bien des moyens de garder un secret », dis-je.

Il leva les yeux sur moi en souriant.

« Après tout, dit-il, à quoi bon se tourmenter ? Il y a peude chances pour que nous retrouvions la sphère, et là-dessous ildoit se préparer bien des choses. C’est simplement l’habitudehumaine d’espérer jusqu’à la mort, qui nous fait parler de retour.Nos embarras ne font que commencer. Nous nous sommes montrésviolents envers ces gens, nous leur avons donné un avant-goût denos qualités, et nos chances valent à peu près celles d’un tigrequi se serait échappé et aurait tué un homme dans Hyde-Park. Lanouvelle de nos ravages doit courir de galerie en galerie,jusqu’aux parties centrales… il n’y a pas d’être sain d’esprit qui,après ce qu’ils ont vu de nous, nous laisserait ramener la sphèresur la terre.

– Nous n’améliorons pas la situation en ne bougeant pasd’ici.

– Enfin, dit-il, il faut nous séparer. Nous allons attacher unmouchoir sur une de ces hautes tiges et le fixer solidement ;avec ceci comme centre nous explorerons le cratère. Vous, vous irezvers l’ouest, avançant par demi-cercles, de gauche à droite, etvice versa. Vous avancerez d’abord avec votre ombre à votre droite,jusqu’à ce qu’elle se trouve à angle droit avec la direction dupoint où se trouve le mouchoir ; puis de même avec votre ombreà votre gauche. J’en ferai autant du côté de l’est. Nousregarderons dans chaque ravin et nous examinerons chaqueanfractuosité de rocher ; nous ferons tout ce que nouspourrons pour retrouver ma sphère. Si nous apercevons lesSélénites, nous nous cacherons comme nous le pourrons. Pour boire,nous trouverons de la neige, et si nous éprouvons le besoin denourriture, il nous faudra, au cas où cela serait possible, tuer unveau lunaire et manger la chair qu’il peut avoir… crue ! Etmaintenant chacun va partir de son côté.

– Et si l’un de nous rencontre la sphère ?

– Il devra revenir au mouchoir et, de là, faire des signes àl’autre.

– Et si ni l’un ni l’autre ne la… »

Cavor se mit à observer le soleil.

« Nous continuerons ces recherches jusqu’à ce que la nuit et lefroid nous arrêtent…

– Supposez que les Sélénites aient trouvé la sphère et l’aientcachée ?

Il haussa les épaules.

– Ou, continuai-je, s’ils sortent pour nous poursuivre et nousprendre ? »

Il ne répondit rien.

« Vous feriez bien d’emporter un levier », conseillai-je. Ilsecoua la tête et promena de nouveau ses regards sur l’étenduedéserte.

« En route ! » fit-il.

Cependant il resta un moment sans bouger, puis, se tournant versmoi, avec un air timide, il parut hésiter.

« Au revoir ! » articula-t-il soudain.

Je ressentis inopinément une émotion bizarre. J’eus le sentimentde toutes les vexations que nous avions pu nous infligerréciproquement, et, en particulier, je me rendis compte que j’avaispu souvent l’irriter et le froisser.

« Au diable tout cela, pensai-je, nous aurions pu mieuxfaire ! »

Je fus sur le point de lui demander d’échanger une poignée demain pour exprimer en quelque sorte mon présent état d’âme,lorsque, prenant son élan, il s’éloigna d’un bond dans la directiondu nord. Il sembla flotter à travers l’espace à la façon d’unefeuille morte… Il toucha terre légèrement et repartit.

Je demeurai un moment à le regarder s’éloigner ; puis, metournant à regret vers l’ouest, je me rassemblai sur moi-même avecl’appréhension d’un homme qui va sauter dans l’eau glacée ; jechoisis un point d’atterrissage et commençai l’exploration de mapart du désert lunaire. J’allai tomber assez maladroitement dans unamas de rochers, me relevai, et, ayant cherché un nouveau but, jeme hissai sur une sorte de dalle rocheuse et me remis en route.

Bientôt, je cherchai à apercevoir Cavor, mais il avaitdisparu ; seul, le mouchoir se dressait vaillamment sur sonpromontoire, très blanc sous l’ardeur du soleil.

Je me résolus, quoi qu’il pût arriver, à ne pas perdre de vuenotre pavillon.

Chapitre 19M. BEDFORD SEUL

Au bout de quelque temps, il me sembla que j’avais toujours étéseul dans la lune. Je poursuivis mes recherches d’abord avec unecertaine application, mais la chaleur était encore très forte et larareté de l’air m’oppressait péniblement. Bientôt j’arrivai dans unvaste ravin dont l’abord était encombré de hautes frondaisonsbrunies et sèches sous lesquelles je m’assis pour me reposer etreprendre haleine. Mon intention était de ne m’arrêter qu’uninstant. Posant mes barres près de moi, je m’assis et me pris latête dans les mains.

Avec une sorte d’indifférente curiosité, je vis qu’aux endroitsoù les lichens secs et craquants les laissaient apparaître, lesroches étaient veinées et éclaboussées d’or, et que, par places,des bosses jaunes arrondies et plissées surgissaient d’entre lesvégétations affaissées.

Qu’importait maintenant ? Une sorte de langueur s’étaitemparée de mes membres et de mon esprit. Un instant je désespéraide retrouver jamais la sphère dans ce vaste champ desséché. Il mesembla que, hors la venue des Sélénites, je n’avais plus aucunmobile pour agir. Puis je me persuadai que je devais quand mêmetenter quelques efforts, obéissant ainsi à cet impératif irraisonnéqui pousse un homme, avant toute chose, à préserver et à défendresa vie, encore qu’il ne la conserve souvent que pour mourir plusdouloureusement après.

Pourquoi étions-nous venus dans la lune ?

Cette question se présenta à moi comme un problème embarrassant.Quel est cet esprit qui incite perpétuellement l’homme à quitter lebonheur et la sécurité, à peiner, à courir au-devant du danger, àrisquer même une mort à peu près certaine ?

Là-haut, dans la lune, je compris, chose que j’aurais toujoursdû savoir, que l’homme n’est pas fait simplement pour mener uneexistence confortable et assurée, bien diverti et biennourri ; presque chaque homme, si vous lui posez la question,non pas avec des mots, mais en lui offrant des occasions, vouslaissera voir qu’il le sait. Contre son intérêt, contre sonbonheur, il est constamment entraîné à faire des chosesdéraisonnables. C’est quelque force étrangère à lui-même qui lemène et il faut qu’il marche. Mais pourquoi ?Pourquoi ?

Assis là, au milieu de cet or inutile, devant ces choses d’unautre monde, je fis le compte de toute ma vie. Présumant quej’allais mourir, irrémédiablement perdu dans la lune, je ne pusvoir, en aucune façon, quel but j’avais atteint. Il me futimpossible d’éclaircir ce point, mais, en tout cas, il m’apparutd’une façon plus évidente que jamais que je ne tendais pas vers monpropre but, que, dans toute mon existence, je n’avais, à vrai dire,jamais atteint un but qui me fût personnel. Quel objet, queldessein remplissais-je ?…

Je cessai de me tourmenter sur les raisons de notre venue dansla lune, et mes pensées prirent un essor plus large. Pourquoiétais-je venu sur la terre ? Pourquoi m’avait-on octroyé uneexistence particulière ?… Et je finis par me perdre dans cesspéculations sans fond…

Mes pensées devinrent vagues et nuageuses, sans plus suivre dedirection définie. Je ne m’étais senti ni assoupi ni harassé, et jem’imagine qu’on n’éprouve ni sommeil ni fatigue sur la lune ;mais je suppose, cependant, que j’étais physiquement épuisé. Quoiqu’il en soit, je m’endormis.

Je dus éprouver, à sommeiller ainsi, un grand réconfort ;pendant ce temps, le soleil descendait sur l’horizon, et l’ardentechaleur se calmait. Quand enfin je fus éveillé de monassoupissement par une clameur lointaine, je me sentis de nouveaucapable d’agir. Je me frottai les yeux et m’étirai. Puis, melevant, les membres quelque peu raides, je me disposaiimmédiatement à reprendre mes recherches. Mettant sur chaque épauleune de mes barres d’or, je sortis du ravin des rocs aurifères.

Le soleil était certainement plus bas, beaucoup plus bas, etl’air s’était aussi beaucoup rafraîchi. Je me rendis compte quej’avais dû dormir un temps assez long. Une faible brume bleutéeflottait devant la muraille occidentale. Je sautai sur un petitmonticule rocheux pour surveiller l’étendue du cratère. Je netrouvai plus aucune trace des veaux lunaires ni des Sélénites, etje n’aperçus pas non plus Cavor, mais je pus voir, au loin, monmouchoir étalé par la brise, au-dessus du fourré d’épines. Je jetaiun coup d’œil autour de moi, et bondis jusqu’à un belvédère plusconvenable.

Je continuai à avancer, décrivant d’abord un arc de cercle, etrevenant ensuite à mon point de départ, formant ainsi une série decroissants toujours plus étendus. C’était ennuyeux et désespérant.L’air était véritablement très rafraîchi et il me sembla quel’ombre de la muraille occidentale s’allongeait. De temps en tempsje m’arrêtais pour examiner l’étendue, mais il n’y avait ni tracede Cavor ni trace de Sélénites, et les veaux lunaires devaientavoir été reconduits à l’intérieur, car je n’en apercevais plusaucun.

J’éprouvais de plus en plus le désir de revoir Cavor. Le disquedu soleil s’était abaissé maintenant jusqu’à n’être plus séparé del’horizon que par une distance égale à peine à son diamètre.J’étais oppressé par l’idée que les Sélénites allaient bientôtrefermer leur couvercle et leur valve et nous laisser dehors,exposés à l’inexorable nuit lunaire, il me parut être grand tempsd’abandonner les recherches et de nous concerter. Je sentaiscombien il était urgent que nous prissions une prompte décision.Nous n’avions pas trouvé la sphère et il ne nous restait plus letemps de la chercher ; une fois ces valves closes en nouslaissant dehors, nous étions perdus. La grande nuit de l’espace,ces ténèbres du vide qui, seules, sont la mort absolue,descendraient sur nous. Tout mon être frissonnait en pensant àcette approche. Il nous fallait rentrer de nouveau dans lalune ; quand même ce serait pour y être tués. J’étais hantépar la vision de nos corps se raidissant sous le froid, pendantqu’avec nos dernières forces nous ferions résonner sous nos coupsla grande valve du puits.

Je ne pensais plus du tout à la sphère, et je me préoccupaisseulement de retrouver Cavor. J’étais presque décidé à rentrer dansla lune sans lui, plutôt que de le chercher jusqu’à ce qu’il fûttrop tard.

Déjà j’avais parcouru la moitié de la distance qui me séparaitdu mouchoir quand inopinément… j’aperçus la sphère !

Je pourrais presque dire que c’est elle qui me rencontra. Ellese trouvait dans un repli situé beaucoup plus à l’ouest que lapartie dans laquelle je m’étais aventuré, et les rayons obliques dusoleil couchant reflétés par la paroi de verre avaient tout à coupproclamé sa présence au milieu de scintillements éblouissants.

Un instant je crus que c’était là quelque subterfuge préparécontre nous par les Sélénites ; puis, je compris. Levant lesbras au ciel, je poussai un cri qui résonna à peine dans la ténuitéde l’atmosphère, et je me dirigeai, en quelques vastes enjambées,du côté de ma trouvaille.

Je calculai mal un de mes sauts et j’allai tomber, en me foulantla cheville, au fond d’un ravin profond ; après ce fâcheuxaccident, je trébuchai presque à chaque bond. J’étais dans un étatde surexcitation extraordinaire, secoué de tremblements violents ethors d’haleine. Trois fois au moins je dus m’arrêter, pressant demes deux mains ma poitrine et, en dépit de la sécheresse et de larareté de l’air, des gouttes de sueur me coulaient sur lafigure.

Jusqu’à ce que je l’eusse atteinte, la sphère occupa seule monesprit ; j’oubliai même mon inquiétude au sujet de Cavor. Mondernier saut m’envoya atterrir debout, les mains à plat sur laboule de verre, et, m’appuyant alors contre la sphère, j’essayaivainement de crier :

« Cavor ! la voilà ! »

Quand j’eus un peu repris haleine, je regardai à travers laglace épaisse, et les objets intérieurs me parurent avoir étébouleversés. Je me baissai pour voir de plus près, puis tentai dem’y introduire : mais il me fallut la soulever un peu pour passerma tête par l’ouverture. Le stoppeur était en dedans, et je pusvoir, alors, que rien n’avait été touché, que rien n’avaitsouffert. La sphère était là, telle que nous l’avions laissée quandnous nous étions risqués sur le tapis de neige. Pendant un moment,cet inventaire m’absorba tout entier ; je m’aperçus qu’unviolent tremblement me secouait. Je ne puis vous dire combien ilétait réconfortant de revoir cet espace familier et sombre. Bientôtje me glissai à l’intérieur et m’assis à côté de nos bagages,frissonnant et regardant à travers la paroi de verre l’étrangecontrée lunaire. Je plaçai mes barres d’or sur le ballot, cherchaiet pris un peu de nourriture, non pas parce que j’avais faim, maisparce qu’il s’en trouvait là. Puis il me vint à l’esprit qu’ilétait temps de sortir pour faire à Cavor les signaux convenus. Maisje ne le fis pas tout de suite : quelque chose me retenait malgrémoi dans la sphère.

Après tout, notre escapade tournait mieux que je n’avais pensé.Nous aurions encore le temps de nous procurer un peu plus de cemétal magique qui donne la puissance sur les hommes. Là-bas, àportée de la main, on n’avait qu’à se baisser pour en prendre, etla sphère voyagerait aussi bien à demi pleine d’or que vide ;nous pourrions, à présent, repartir maîtres de nous-mêmes et denotre monde. Alors !…

Enfin, je me levai et, avec un effort, sortis de la sphère. Unefois dehors, je frissonnai, car l’air du soir était devenu trèsfroid. Je me trouvais dans un creux et, avant de sauter jusqu’à unprochain rocher, je scrutai très soigneusement les buissons quim’entouraient. Une fois de plus, je refis ce qui avait été monpremier pas dans la lune, mais sans le moindre effortmaintenant.

Les végétations avaient crû et dépéri à vue d’œil et l’aspectdes rocs avait changé ; pourtant, il était encore possible dereconnaître la pente sur laquelle nous avions vu germer lessemences et la plate-forme d’où nous avions jeté notre premier coupd’œil sur le cratère.

La végétation épineuse de la pente était maintenant desséchée etbrunie ; elle avait atteint une hauteur de dix mètres etprojetait, à perte de vue, de longues ombres, et les petitesgraines qui pendaient par grappes des branches supérieures étaientnoires et mûres. Ces plantes avaient atteint leur but, accomplileur tâche, et elles étaient prêtes maintenant à se briser et à sefriper dès que la nuit arriverait. Les immenses cactus quis’étaient gonflés sous nos yeux avaient depuis longtemps éclaté, enéclaboussant leurs spores aux quatre coins de la lune.

Prodigieux petit coin de l’univers ! Point d’abordage deshommes !

Quelque jour, pensai-je, je ferai placer une inscription justeau milieu de ce trou. L’idée me vint que si ce fourmillant petitmonde comprenait seulement la pleine signification de cette minutefatale, son tumulte deviendrait furieux.

Mais jusqu’ici ils pouvaient à peine se douter de l’importancede notre venue. Car alors le cratère aurait sûrement été rempli duvacarme de leur poursuite, au lieu d’être aussi silencieux ettranquille que la mort ! Je cherchai des yeux quelque endroitd’où je pourrais faire des signaux à Cavor, et j’aperçus, encoredénudé et stérile, ce même sommet de rocher sur lequel, du point oùje me trouvais maintenant, il avait pour la première fois sauté. Unmoment je craignis de m’aventurer si loin de la sphère, mais, avecune angoisse de honte à cette hésitation, je m’élançai…

De cette position, j’inspectai attentivement le cratère. Auloin, au sommet de mon ombre énorme, se trouvait le mouchoir blancflottant au-dessus des buissons. Il était très petit et fortéloigné, mais nulle part je n’aperçus Cavor ; il me semblaitpourtant qu’il eût dû à ce moment être là-bas à m’attendre : tellesétaient bien nos conventions. En aucun endroit du cratère je nevoyais trace de lui.

Je demeurai là, anxieux et attentif, les mains au-dessus desyeux, m’attendant à chaque instant à le découvrir. Trèsprobablement, je dus rester ainsi un temps assez long. Je voulusappeler, mais je me souvins de la ténuité de l’air. Je fis un pasindécis du côté de la sphère. Mais une secrète crainte desSélénites me faisait hésiter à signaler mes faits et gestes enhissant une de nos couvertures au sommet de quelque buisson voisin.De nouveau j’inspectai le cratère. Il me produisit une impressionde vide absolu qui me glaça. Tout était immobile. Les bruits dumonde intérieur s’étaient évanouis et partout régnait un silence demort. À part le très faible murmure d’une brise naissante quicaressait les végétations, aucun son ne s’entendait… Et la brisequi soufflait était glaciale.

Le diable soit de Cavor !

J’aspirai l’air à pleins poumons et, les mains de chaque côté dema bouche, j’appelai de toutes mes forces : « Cavor ! »

On eût dit la voix d’un pygmée qui aurait, au loin, poussé uncri.

Il me fallait agir sans plus tarder, si je voulais sauverCavor.

Je regardai le mouchoir ; je regardai derrière moi l’ombreagrandie de la falaise : en protégeant mes yeux avec la main, jeregardai le soleil : il me sembla qu’il s’abaissait dans le cielpresque à vue d’œil.

Je retirai mon gilet et le jetai comme point de repère sur lescimes de végétation et me mis en route, en ligne droite, vers lemouchoir ; il se trouvait à une distance de plus de troiskilomètres, qui pouvait être franchie en quelques centaines debonds et d’enjambées.

J’ai déjà dit comment, pendant ces sauts, on paraissait demeurersuspendu au-dessus du sol. À chaque envolée je cherchais Cavor, medemandant pour quelle raison il se serait caché. À chaque élan jesentais que le soleil descendait derrière moi, et que l’ombreallait me rattraper. Chaque fois que je touchais terre j’étaistenté de retourner sur mes pas.

Un dernier saut, et je me trouvai dans une dépression de terrainau-dessous du rocher sur lequel s’élevait notre pavillon : un élanencore et j’étais debout sur ce belvédère. Me redressant autant queje le pus, je scrutai le vaste désert jusqu’aux traînées d’ombrequi accouraient. Très loin, au bas d’une large déclivité, s’ouvraitle tunnel hors duquel nous nous étions enfuis : mon ombrefantastiquement allongée s’étendit jusque vers le trou et, comme ledoigt de la nuit, vint en toucher le bord.

Dans tout ce silence, pas un bruit, pas trace de Cavor ;seuls le frémissement de la végétation et la vitesse de l’ombreaugmentèrent. Soudain je fus secoué d’un violent frisson.

« Cav… ! » commençai-je, pour comprendre une fois de plusl’inutilité de la voix humaine dans cet air raréfié.

Le silence !… Le silence de la mort !

Ce fut alors que mon regard errant découvrit quelque chose… unpetit objet gisant à cinquante mètres environ plus bas, au milieude branchages tordus et brisés.

Qu’était-ce ?

Je le savais et cependant, pour quelque raison inavouée, jevoulais l’ignorer.

Je m’approchai, c’était la petite casquette dont Cavor ne seséparait jamais. Je restai debout à m’examiner sans oser ytoucher.

Je m’aperçus alors que les végétaux environnants avaient ététrépignés et écrasés avec force. Hésitant encore, je fis un pas etramassai la casquette. Puis j’examinai les tiges et les branchesbrisées et aplaties, par endroits il y avait de petites tachesd’une certaine substance noirâtre que je n’osais pas toucher. À unevingtaine de pas peut-être, la brise qui s’élevait fit voltigerquelque chose de blanc.

C’était un morceau de papier, froissé comme s’il avait été serrédans la main. J’allai le ramasser : il portait des tachesrougeâtres et j’y découvris, presque aussitôt, de faibles traces decrayon. Je l’étalai en le défroissant : il était couvert d’uneécriture inégale et interrompue, se terminant par un brusquecrochet qui avait rayé tout le papier.

Je me mis en devoir de déchiffrer ce document. Il commençaitd’une façon à peu près distincte.

« J’ai été blessé au genou – je crois que ma rotule estendommagée et je ne puis ni courir ni ramper. »

Puis cela continuait moins lisiblement.

« Ils me poursuivent depuis un bon moment et c’est seulementune question de… »

Le mot temps semblait avoir été écrit ici, puis biffé pour unautre mot complètement indéchiffrable.

« … avant qu’ils ne me prennent. Ils sont en train de battreles environs. »

À cet endroit l’écriture devenait convulsive.

« Je les entends d’ici… »

Ce fut du moins ce que je devinai ; après cela, il y avaitune ou deux phrases tout à fait illisibles. Ensuite, venait unesérie de mots absolument distincts.

« … Une espèce de Sélénites entièrement différents quisemblent diriger les… »

De nouveau l’écriture n’était plus qu’une confusionprécipitée.

« Ils ont des boîtes crâniennes plus larges – un corps plusgrand et plus élancé – des jambes très courtes. Ils font enmarchant des bruits très doux et vont et viennent comme s’ilsobéissaient à un plan… Bien que je sois ici blessé et impuissant,leur aspect me donne bon espoir. »

C’était bien là Cavor.

« Ils n’ont lancé aucun projectile et n’ont pas tenté de meblesser. J’ai l’intention… »

C’est alors qu’intervenait le brusque crochet qui rayait lepapier ; au dos et sur les bords, il y avait des tachesbrunes… Du sang !

Tandis que je restais là, stupéfait et perplexe, avec cetteahurissante relique à la main, quelque chose de très doux, de trèsléger et de très froid me toucha un instant la main, et fondit :puis un autre petit point blanc passa en biais devant mes yeux.C’étaient de minuscules flocons de neige, les premiers flocons,hérauts de la nuit.

Tressaillant, je levai la tête : le ciel s’était assombripresque jusqu’aux ténèbres, s’était épaissi d’une multitudecroissante de froides et vigilantes étoiles. Je tournai mes regardsvers l’est, où la clarté de ce monde recroquevillé avait pris unesorte de teinte bronzée ; vers l’ouest, où le soleil perdaitmaintenant de son ardeur et de son éclat sous d’épaisses brumesblanches, se posait sur le haut de la muraille du cratère, sombraithors de vue tandis que les tiges des végétaux et les rocsbouleversés et déchiquetés se dressaient contre son disque en undésordre hérissé de formes noires. Dans le grand lac des ténèbres,vers l’ouest, une immense guirlande de brouillard s’abaissa ;un vent glacé fit frissonner le cratère. Tout à coup je me trouvaipris dans une rafale de neige et le monde autour de moi ne fut plusqu’une confusion grise.

C’est alors que j’entendis, non plus retentissant et pénétrantcomme la première fois, mais faible et vague comme une voixmourante, ce fracas, ce même fracas qui avait accueilli la venue dujour.

Boum… Boum… Boum…

Ce bruit se promena à travers le cratère ; il semblapalpiter à l’unisson des grandes étoiles et le croissant rouge sangdu disque solaire continuait à s’enfoncer derrière la hautemuraille.

Boum… Boum… Boum…

Qu’était-il arrivé à Cavor ? Au milieu de ce tapage, jedemeurai hésitant et stupide. Enfin tout bruit cessa.

Soudain l’orifice béant du tunnel, au bas de la pente, se fermacomme un œil.

Je me trouvai définitivement seul. Au-dessus de moi, m’enfermantet m’étreignant de plus en plus, existait l’Éternel, ce qui futavant le commencement et ce qui triomphera de la fin, ce videénorme dans lequel la lumière, la vie et l’être ne sont que lamince et fuyante splendeur d’une étoile filante ; le froid, lapaix, le silence, la nuit de l’espace, infinie et finale !

Mon impression de solitude et de désolation fit place ausentiment d’une présence accablante qui s’inclinait vers moi, quime touchait presque.

« Non ! m’écriai-je. Non ! Pas encore !Attendez ! Attendez ! Oh ! Attendez ! »

Ma voix s’éleva jusqu’à un cri perçant… Je jetai à terre lepapier froissé, je regrimpai sur la crête pour y retrouver madirection, puis, avec toute l’énergie dont j’étais capable, je memis à bondir vers la marque que j’avais laissée, vague et lointainemaintenant, sur la marge même de l’ombre.

Mes bonds se précipitaient et chacun d’eux durait un siècle…Devant moi, le segment pâle du soleil diminuait sans cesse etl’ombre rampait pour s’emparer de la sphère avant que je pussel’atteindre. Une distance de trois kilomètres m’en séparait encoreque je pouvais franchir en une centaine de grands sauts. L’air seraréfiait comme sous l’aspiration d’une pompe pneumatique et lefroid me paralysait les membres. Mais si je devais mourir, jemourrais en sautant.

À plusieurs reprises mon pied glissa sur la couche de neige quis’épaississait, brisant mon élan et abrégeant mon saut. Une foisj’allai tomber au milieu de buissons qui s’écrasèrent et sebrisèrent en fragments poussiéreux ; une autre fois jeculbutai et allai rouler dans un ravin d’où je me relevaicontusionné sanglant sans plus connaître ma direction.

Mais ces incidents n’étaient rien à côté de ces intervalles, ceshorribles pauses pendant lesquelles je volais vers le flot montantde la nuit…

Ma respiration devenait sifflante et l’on eût dit que des lamesde couteau me transperçaient chaque fois les poumons. Lesbattements de mon cœur résonnaient douloureusement contre le sommetde mon crâne…

Tout mon être n’était qu’angoisse.

« Couche-toi là ! Couche-toi là ! » me hurlaient masouffrance et mon désespoir…

Plus mes efforts étaient grands pour me rapprocher et plus monbut paraissait inaccessible ! J’étais engourdi et jetrébuchais, je me meurtrissais, je me coupais, et je ne saignaispas.

La sphère apparut à ma vue.

Je tombai sur les mains et les genoux… Mes poumons m’arrachaientdes plaintes…

Je me mis à ramper ; le givre s’accumulait sur mes lèvreset des glaçons pendaient à mes moustaches. Mon sang s’arrêtait danscette atmosphère glaciale.

Je n’étais plus qu’à une douzaine de mètres de la sphère. Mesyeux se troublaient…

« Couche-toi là ! criait le désespoir. Couche-toi là !»

Je touchai la sphère et m’arrêtai.

« Trop tard ! hurla le désespoir. Couche-toi là !»

Dans un dernier effort, je me raidis contre cette agonie,j’atteignis l’ouverture, stupéfait et à moitié mort. Autour de moi,la neige s’étendait. Je me laissai tomber à l’intérieur oùs’attardait encore un peu d’air tiède.

Les flocons de neige – les flocons d’air congelé – dansaientpartout.

De mes mains glacées je me mis à refermer la valve et à revisserà fond. Je sanglotais…

« Je veux ! » balbutiai-je entre mes dents quiclaquaient.

Puis avec mes doigts raidis et que je sentais cassants,j’appuyai sur les boutons qui fermaient les stores de Cavorite.

Tandis que je tâtonnais en essayant de les manœuvrer, carc’était la première fois que j’y touchais, j’aperçus vaguement, àtravers la glace qui s’embuait, les traînées rougeoyantes du soleildansant et palpitant à travers les rafales de neige et les formesnoires des végétaux se déformant, se ployant et se rompant sous laneige accumulée. Les flocons tourbillonnaient de plus en plusépais, noirs contre la lumière.

Qu’arriverait-il si maintenant les stores n’allaient pas obéiraux ressorts ?

Mais alors j’entendis sous ma main un déclic et, en moins d’uninstant, cette dernière vision du monde lunaire disparut à mesyeux.

J’étais enfermé dans le silence et les ténèbres de la sphèreinterplanétaire.

Chapitre 20DANS L’ESPACE INFINI

C’était presque comme si j’avais été mort. À vrai dire, jem’imagine très bien qu’un homme soudainement et violemment mis àmort éprouverait, de l’autre côté, les mêmes sensations quemoi.

Un instant, ce fut une agonie d’épouvante et un désir passionnéd’exister ; l’instant d’après, l’obscurité et le silence sanslumière ni vie, sans soleil, sans lune et sans étoiles – le videinfini.

Bien que la chose se fût accomplie de mon propre gré, bien quej’eusse déjà ressenti ce même effet en compagnie de Cavor, j’étaisétonné, stupéfait et accablé. Il me semblait que j’étais lancé dansd’énormes ténèbres. Je cessai d’appuyer mes doigts sur les boutonset je flottai comme si j’étais annihilé ; finalement,j’arrivai très doucement et sans heurt contre le ballot, la chaîneet les pinces d’or qui étaient venus à ma rencontre vers notrecommun centre de gravité.

Je ne sais pas combien de temps il me fallut pour y parvenir.Dans la sphère, naturellement, plus encore que sur la lune, le sensterrestre du temps était inefficace. Au contact du ballot, ce futcomme si je m’étais éveillé d’un sommeil sans rêves.

Je me rendis immédiatement compte que si je voulais resteréveillé et vivant, il me fallait une lumière, ouvrir une fenêtre defaçon que mes yeux pussent se poser sur quelque chose. De plus,j’étais transi ; je donnai au ballot une poussée qui m’envoyacontre la glace, et je saisis l’un des minces cordagesintérieurs ; je rampai alors jusqu’à ce que je parvinsse aubord de l’ouverture ; de là, je pus me reconnaître pourretrouver les boutons de la lumière et des stores ; je reprisun nouvel élan en passant contre le ballot et, me heurtant contrequelques objets sans consistance qui flottaient aussi, je posai mamain sur la corde qui avoisinait les boutons des stores. J’allumaitout d’abord la petite lampe pour voir contre quel objet j’étaisvenu me cogner et je découvris que le vieux numéro du Lloyd’sNews s’était glissé hors du ballot et flottait dans le vide.Cela me ramena de l’infini à mes propres dimensions. Je ne pusm’empêcher de rire un instant, mais les secousses me furentpénibles et me suggérèrent l’idée de faire un emprunt au cylindred’oxygène.

Après cela j’allumai le chauffoir et pris quelque nourriture. Jeme mis ensuite à manœuvrer aussi délicatement que possible lesstores de Cavorite, pour voir si je pourrais, en quelque façon,deviner comment la sphère voyageait. Je dus aussitôt refermer lepremier store que j’ouvris et je restai pendant un certain tempsébloui et aveuglé par l’éclat du soleil qui m’avait soudain frappé.Après un instant de réflexion, je me mis en devoir d’atteindre lesfenêtres qui se trouvaient à angle droit avec celle-ci ; cettefois, j’aperçus l’immense croissant de la lune, et, derrière, leminuscule croissant de la terre.

Je fus stupéfait de me trouver déjà si loin de la lune. J’avais,il est vrai, compté que non seulement je n’éprouverais cette foisque peu ou pas du tout la violente poussée que l’atmosphère nousavait donnée au départ, mais aussi que l’essor tangentiel de larotation de la lune serait vingt-huit fois moindre que celui de laterre. Je m’étais attendu à rester au-dessus du cratère, en margede la nuit lunaire ; mais tout cela n’était plus maintenantqu’une partie du contour de ce pale croissant qui emplissait leciel.

Quant à Cavor ?… Il était déjà infinitésimal.

J’essayai de m’imaginer ce qui avait bien dû lui arriver, maisje ne pus alors penser à autre chose qu’à sa mort. Je me lereprésentais, affaissé et brisé, au pied de quelque interminablecascade de fluide bleu tandis qu’autour de lui les stupidesinsectes inclinaient leurs têtes sans visages…

Après le contact inspirateur du numéro du journal, je redevins,pour un certain temps, un homme pratique, il m’apparaissaitclairement que ce que j’avais à faire était de retourner vers laterre ; mais, autant que je pouvais m’en rendre compte, jem’en éloignais.

Quoi qu’il ait pu arriver à Cavor, même s’il était encore vivant– ce qui me paraissait incroyable après le papier taché de sang –,j’étais impuissant à lui venir en aide. Il était là-bas, vivant oumort, derrière le manteau de ces impénétrables ténèbres et il ydevait au moins rester jusqu’à ce que je pusse ramener quelques-unsde nos semblables à la rescousse. Était-ce cela que jeferais ? En tout cas, j’avais dans l’esprit quelque projet dece genre : revenir sur la terre et, selon que de plus mûresréflexions pourraient m’y déterminer, soit montrer et expliquer lasphère à quelques personnes discrètes pour agir avec elles, soitgarder mon secret, vendre mon or, me procurer des armes, desprovisions et un aide, et, ainsi équipé, repartir pour allertraiter sur le pied d’égalité avec ces fragiles habitants de lalune, délivrer Cavor si cela était encore possible, ou tout aumoins me procurer une quantité d’or suffisante pour établir sur unebase plus solide ma conduite à venir.

Mais c’était là voir les choses d’un peu loin et il me fallaittout d’abord regagner la terre. Je m’occupai donc de déciderexactement de quelle façon devait s’opérer mon retour.

Je pus enfin déchiffrer, dans cette ténébreuse énigme, que mameilleure chance serait de redescendre vers la lune aussi près queje pouvais l’oser, pour reprendre de la vitesse, de fermer ensuitemes fenêtres, de passer de l’autre côté du globe lunaire, puis, unefois là, d’ouvrir mes stores du côté de la terre et de partir ainsià une bonne allure vers notre planète. Mais il m’eût été impossibled’affirmer ou de démontrer que, par ce moyen, j’atteindrais jamaisla terre et que je ne me trouverais pas simplement entraîné dansquelque gravitation ou rotation hyperboliques ou paraboliques.

Plus tard j’eus une heureuse inspiration, et, en ouvrantcertaines fenêtres du côté de la lune qui, dans le ciel, m’étaitapparue en face de la terre, je modifiai ma course de façon àavancer droit sur la terre, derrière laquelle je serais passé si jene m’étais pas avisé de cet expédient.

Je me livrai sur ces problèmes à toute une série deraisonnements compliqués, car je ne suis pas un mathématicien, etje suis persuadé, en somme, que ce fut ma bonne chance, beaucoupplus que mes facultés qui me ramena sur la terre.

Si j’avais connu alors, comme je les ai apprises depuis, toutesles chances mathématiques que j’avais contre moi, je doute fort quej’eusse pris la peine de toucher les boutons pour tenter de mediriger. Ayant pu démêler ce que je considérais comme la chose àfaire, j’ouvris toutes les fenêtres donnant sur la lune ;l’effort me souleva pendant un instant à quelques pieds en l’air,où je restai suspendu de la plus bizarre façon. Je revinsm’accroupir alors contre la paroi de verre, attendant que lecroissant eût pris des dimensions suffisantes et que je m’en fusseconvenablement rapproché. Alors, je fermerais les fenêtres,passerais derrière la lune avec la vélocité ainsi acquise – à moinsque je n’allasse me briser à sa surface et me mettrais ensuite enroute vers la terre.

Et c’est ce que je fis.

Je sentis enfin que mon allure était suffisante et, d’un seulcoup, je fis disparaître à mes yeux le croissant lunaire. Dans cetétat d’esprit qui était, je me le rappelle maintenant,singulièrement libre de toute anxiété et de toute détresse, jem’installai pour commencer, dans cette petite boule tournoyant àtravers l’espace infini, une veille qui durerait jusqu’à monarrivée sur terre. Le chauffoir avait donné à la sphère une chaleurtolérable ; l’air avait été rénové par l’oxygène et, à partcette faible congestion qui ne me quitta pas tant que dura monabsence de la terre, je me sentais en excellent état physique.J’avais éteint la lumière de peur d’en manquer plus tard, etj’étais dans une obscurité d’où j’apercevais, au-dessous de moi, laclarté de la terre et le scintillement des étoiles.

Tout était si absolument calme et silencieux que j’aurais pu mecroire véritablement le seul être vivant de tout l’univers ;et cependant, chose assez étrange, je n’éprouvais aucun sentimentde solitude ni de crainte, pas plus que si j’eusse été étendu surmon lit, dans ma propre maison. Cela me semble maintenant d’autantplus étrange que, pendant les dernières heures passées dans lecratère, la sensation de mon isolement absolu avait été uneagonie.

Si incroyable que cela paraisse, le laps de temps que jedemeurai dans l’espace n’est en aucune façon proportionné à toutautre intervalle de temps de mon existence.

Quelquefois je me figurais durer pendant d’incommensurableséternités ainsi qu’une divinité assise sur une feuille de lotus, etparfois je croyais qu’il se produisait un arrêt momentané dans monvoyage de la lune à la terre. En réalité, je passai ainsi plusieurssemaines de notre temps terrestre. Mais pendant cette période aumoins, j’en eus fini avec l’inquiétude et l’anxiété, avec la faimet l’épouvante. Je flottais dans la sphère, pensant avec un étrangedétachement, à tout ce que nous avions subi, à toute ma vie, auxmobiles de mes actions et aux résultats de mon existence. Il mesemblait, à flotter ainsi au milieu des étoiles, que je devenais deplus en plus grand, que je perdais tout sens du mouvement, et sanscesse l’impression de la petitesse de la terre et de la petitesseplus infinie encore de ma vie sur la planète resta implicite dansmes pensées.

Je ne saurais prétendre expliquer toutes les idées qui mepassèrent par l’esprit ; sans doute provenaient-ellesdirectement ou indirectement des curieuses conditions physiquesdans lesquelles je vivais. Je les relate ici simplement pour cequ’elles valent et sans commentaires.

J’étais continuellement ramené à un doute irrésistible sur mapropre identité. Je me dissociai de Bedford, si je puis m’exprimerainsi : je considérai Bedford comme une chose triviale etaccidentelle à laquelle je m’étais trouvé lié. Je vis Bedford soustoutes sortes de rapports, comme un âne ou une pauvre bête, enchaque circonstance où jusqu’ici j’inclinai à le prendre, avec untranquille orgueil, comme un individu énergique et courageux. Je levoyais, non pas seulement comme un âne, mais comme le descendant demaintes générations d’ânes. Je passai en revue son enfance et sonadolescence, et sa première rencontre avec l’amour, à peu prèscomme on examinerait les allées et venues d’une fourmi dans lesable…

À mon grand regret, il m’est demeuré quelque chose de cettepériode de lucidité et je doute fort de recouvrer jamais lacomplète satisfaction des anciens jours. Mais, au moment dont jeparle, la chose n’était nullement pénible parce que j’avaisl’extraordinaire conviction que je n’étais pas plus Bedford quequelqu’un d’autre, mais simplement un esprit flottant dans laparfaite sérénité de l’espace.

Pourquoi me tourmenterais-je des débuts et des insuffisances dece Bedford ? Je n’étais responsable ni d’eux ni de lui.

Pendant un certain temps, je me débattis contre cette illusionréellement grotesque. J’essayai d’appeler à mon secours la mémoirede faits marquants, d’émotions tendres et intenses ; jesentais que si je pouvais retrouver la secousse authentique d’unsentiment véritable, cette séparation croissante d’avec monindividu prendrait fin.

Mais je ne pus y parvenir.

Je vis encore Bedford descendant, d’une allure affairée,l’étroit trottoir de Chancery Lane, le chapeau en arrière, les pansde sa redingote flottant au vent, en route pour les examenspublics. Je le vis faire des tours et des détours, heurter ou mêmesaluer d’autres petites créatures similaires dans cette voiefourmillante. Moi, cela ? Je vis Bedford, ce même soir, dansle salon d’une certaine dame : sur la table, à côté de lui, sonchapeau qui avait singulièrement besoin d’un coup de brosse, et lepauvre garçon était tout en larmes. Moi, cela ? Je le vis encompagnie de cette dame dans des attitudes variées et sous le coupd’émotions diverses…

Je ne m’étais jamais senti aussi détaché.

Je le revis, toujours affairé, se hâtant vers Lympne pour yécrire un drame, ensuite accostant Cavor ; puis, en manches dechemise, travaillant à la construction de la sphère et s’enfuyant àCanterbury dans l’effroi de s’embarquer…

Moi, cela ? Je ne pouvais le croire !

Je voulus me prouver que j’étais victime d’une hallucination dueà la solitude et au fait que j’avais perdu toute pesanteur et toutsens de la résistance. Je m’efforçai de recouvrer ce sens en melançant contre les parois de la sphère, en me pinçant et en battantdes mains. Entre autres choses, j’allumai la lampe, capturail’exemplaire du Lloyd’s et relus ces annonces convaincantes etréalistes à propos d’une bicyclette n’ayant presque pas servi, dumonsieur qui possédait quelques capitaux et de la respectable dameen détresse qui vendait ses cadeaux de noces.

Sans aucun doute ces gens-là existaient quelque part.

« C’est là ton monde ! me disais-je, et tu esBedford ; tu retournes vivre parmi des choses de ce genre,pour tout le reste de ton existence ! »

Mais au-dedans de moi les doutes continuaient à s’agiter.

« Ce n’est pas toi qui lis, c’est Bedford ; mais tu n’espas Bedford, sais-tu ! C’est là où ton erreur commence. »

« Au diable ! finis-je par m’écrier. Si je ne suis pasBedford, qui suis-je ? »

Mais dans cette direction, aucune lumière n’apparaissait, malgréd’étranges fantaisies qui me traversaient l’esprit, des soupçonsbizarres et lointains comme des ombres que l’on aperçoit dans ladistance…

Croyez-vous que j’eus une sorte d’idée que j’étais réellementquelque chose qui se trouvait non seulement tout à fait en dehorsde notre monde, mais de tous les mondes, hors de l’espace et dutemps, et que ce pauvre Bedford n’était autre chose qu’un trou deserrure à travers lequel je regardais la vie ?

Bedford ! Malgré tous ces désaveux, j’étais trèscertainement, d’une manière indissoluble, lié à lui et je savaisque, quoi que je fisse et où que j’allasse, j’étais condamné àsubir ses désirs, à sympathiser avec ses joies et ses douleurs,jusqu’à la fin de sa vie. Et après la mort de Bedford… quedeviendrais-je ?

Mais c’est assez sur cette phase remarquable de mesexpériences ! Je les ai tout simplement relatées ici pourindiquer comment l’isolement et la séparation d’avec notre planètepeuvent influencer non seulement les fonctions des organes de notrecorps, mais aussi, à vrai dire, tout le système de l’esprit etprovoquer des troubles étranges et inattendus.

Pendant la plus grande partie de ce vaste voyage dans l’espace,je pensais à des choses immatérielles du genre de celle-ci ;je demeurais dissocié et insensible, mégalo-maniaque nuageux pourainsi dire, au milieu des étoiles et des planètes qui peuplent levide de l’immensité. Le monde vers lequel je retournais, de mêmeque les cavernes aux clartés bleuâtres de la lune, les têtescasquées des Sélénites, leurs machines gigantesques etprodigieuses, le destin de Cavor prisonnier et impuissant dans cemonde, tout cela me semblait infiniment menu et absolumentinsignifiant.

Finalement, je sentis l’attrait de la terre sur mon corps, etcette sensation me ramena à la vie réelle des hommes.

Ensuite il me devint de plus en plus clair qu’après tout j’étaiscertainement Bedford revenant, après de surprenantes aventures,vers le monde terrestre avec une vie que j’allais très probablementperdre dans ce retour.

Je me mis en devoir de démêler dans quelles conditions il mefallait tomber sur la terre.

Chapitre 21DESCENTE À LITTLESTONE

En arrivant dans les couches supérieures de l’atmosphèreterrestre, la sphère se mit à graviter selon une courbe â peu prèsparallèle à la surface de la terre. La température commençaimmédiatement à s’élever. Je compris qu’il convenait de descendresans tarder, car au-dessous de moi, dans un crépuscule assombri,s’étendait un vaste bras de mer.

J’ouvris autant de fenêtres qu’il me fut possible et je tombaidu soleil dans le soir et du soir dans la nuit. La terre devenaitplus vaste, sa masse absorbait peu à peu les astres scintillants,le voile argenté et translucide des nuages qui l’enveloppaients’étalait comme pour me capturer.

Enfin notre monde ne m’apparut plus sphérique mais plat, puis,au bout de peu de temps, concave, il ne fut plus une planète dansle ciel, mais le Monde… le Monde de l’homme. Je fermai toutes lesfenêtres qui donnaient du côté de la terre, sauf une que je laissaià demi ouverte pour me permettre de voir, et je dégringolai avecune rapidité croissante. La mer s’élargissait, si proche maintenantque je voyais le sombre scintillement des vagues se précipiter à marencontre. Le dernier store fut baissé et je m’assis farouche, memordant les poings et attendant le choc…

La sphère frappa la surface des flots avec un énormeéclaboussement. L’eau dut sauter à des centaines de mètres. Aumoment du choc, j’ouvris tous les stores de Cavorite. J’enfonçai…mais de plus en plus lentement ; je sentis sous mes pieds lapression de l’eau contre la paroi et je remontai comme unebulle.

Finalement je me trouvai flottant et ballotté à la surface de lamer… Mon voyage dans l’espace était achevé.

La nuit était sombre et le ciel couvert de nuages. Deux pointsjaunes au loin indiquèrent un navire qui passait et, plus près, unrayon rouge allait et venait. Si l’électricité qui alimentait malampe n’avait pas été épuisée, j’aurais pu être recueilli cettenuit-là. En dépit de la fatigue peu commune que je commençais àressentir, j’étais surexcité maintenant, et j’éprouvai un instantl’espoir furieux et impatient que mon voyage se terminât ainsi.

Mais je cessai bientôt de m’agiter et restai les poings sur lesgenoux, observant au loin cette lumière rouge. Le rayon sebalançait de haut en bas, sans s’arrêter jamais. Ma surexcitationse calma. Je compris que j’avais encore à passer toute cette nuitau moins dans la sphère et je me sentis infiniment lourd etlas ; bientôt le sommeil me gagna.

Un changement dans le rythme de mes mouvements m’éveilla. Jeregardai à travers la paroi de verre et je constatai que j’avaisatterri sur un large bas-fond de sable, il me sembla voir au loindes maisons et des arbres, et, du côté de la mer, l’image vague etdéformée d’un navire, entre ciel et eau.

Avec effort, je me mis debout. Mon unique désir était de quitterma prison. La valve de l’ouverture se trouvait à la partiesupérieure de la sphère et je m’attaquai à l’écrou. Lentement jeparvins à ouvrir la valve. De nouveau l’air s’infiltrait ensifflant à l’intérieur comme déjà, avec ce même bruit, il s’enétait échappé. Mais cette fois je n’attendis pas que la pression sefût équilibrée. Un moment après je laissai tomber valve et écrou defermeture et je vis au-dessus de ma tête, large et libre, le vieuxciel familier de la terre.

L’air m’entra si violemment dans les poumons que je perdishaleine ; poussant un cri, je pressai mes mains contre mapoitrine et m’assis. Pendant quelques instants, j’éprouvai deviolentes douleurs. Puis je me mis à respirer largement et enfin jepus me redresser et me mouvoir. Je voulus passer ma tête parl’ouverture, mais à ce moment la sphère bascula. On eût dit quequelque chose m’avait tiré la tête en bas ; je rentrai bienvite, sans quoi j’aurais été cloué la face sous l’eau. Aprèsquelques oscillations et quelques poussées, je parvins à me glissersur le sable où les vagues de la marée descendante arrivaientencore.

Je n’essayai pas de me mettre debout. Il me semblait que moncorps s’était soudain changé en plomb. Notre mère la terre avait denouveau remis sa lourde main sur moi – sans Cavorite intermédiaire.Je m’assis où j’étais, ne me souciant pas des flots qui mebaignaient les pieds.

C’était l’aube, une aube grise, plutôt nuageuse, mais laissantvoir ici et là de longues traînées de bleu verdâtre. Devant moi, unnavire était à l’ancre, terne silhouette, avec une lampe jaune. Lamer mourait sur le sable en longues vagues claires. Au loin, versla droite, la côte s’incurvait en une plage où s’élevaient desmaisonnettes et, à l’horizon, un phare au bout d’une pointe deterre. Une étendue de sable uni s’avançait vers l’intérieur,interrompue ici et là par des étangs et se terminant, à plus d’unkilomètre, en une bande coupée de buissons bas.

Au nord-est, une plage isolée s’apercevait, avec des groupes demaisons et de chalets qui étaient les constructions les plus hautesque j’aperçusse, taches mornes sur le ciel qu’illuminait l’aurore.Quelles étranges créatures pouvaient avoir construit ces pilesverticales dans un espace aussi vaste ? Elles ressemblaient àdes fragments de villes égarées dans un désert.

Longtemps je restai là, bâillant et me frottant les yeux. Enfinj’essayai de me relever. Il me sembla que je soulevais un poidsénorme, mais je parvins néanmoins à reprendre mon équilibre.

J’examinai les maisons éloignées. Pour la première fois depuisnotre inanition dans le cratère, je pensai à des nourrituresterrestres.

« Du jambon ! murmurai-je, des œufs !… du bon painrôti !… du bon café !… Et comment diable vais-je fairepour transporter tout mon bagage à Lympne ? »

Je me demandais où j’étais. En tout cas, je me trouvais sur unecôte est et, avant de tomber, j’avais aperçu l’Europe.

Soudain j’entendis des pas écraser le sable, et un petit homme àla figure ronde et à l’aspect amical, vêtu de flanelle, uneserviette autour du cou et son maillot de bain sur le bras, apparutnon loin du rivage. Je reconnus immédiatement que je devais être enAngleterre. L’homme regardait tour à tour la sphère et moi, avecébahissement. Il s’avança. Je devais avoir l’air d’un sauvageféroce, sale, échevelé, déguenillé d’une indescriptible façon… maisje ne pensai à rien de tout cela pour le moment. L’homme s’arrêta àune distance d’une vingtaine de mètres.

« Hé ! là-bas ? fit-il d’un ton incertain.

– Hé ! là-bas, vous-même ! » répliquai-je.

Rassuré par ma voix, il se rapprocha de quelques pas.

« Que peut bien être cette chose ? demanda-t-il en memontrant la sphère.

– Pouvez-vous me dire où je suis ? questionnai-je.

– Ici c’est Littlestone, dit-il en indiquant du doigt lesmaisons, là-bas c’est Dungeness. Est-ce que vous venez seulementd’aborder ? Qu’est-ce que c’est que cette chose que vous avezlà ? Quelque espèce de machine ?

– Oui.

– Est-ce que vous êtes venu vous échouer là ? Êtes-vousnaufragé, ou quoi ? Qu’est cette chose ? »

Je réfléchis rapidement, tâchant de me faire une opinion sur cepetit homme qui s’avança plus près.

« Diantre, fit-il, vous avez dû passer un mauvais moment ?Je croyais… Ma foi… À quel endroit avez-vous fait naufrage ?Est-ce que cette machine est un appareil de sauvetage ? »

Je me décidai à confirmer pour l’instant cette explication etlui répondis quelques phrases vagues.

« Mais j’ai besoin de secours, continuai-je d’une voix rauque.Je voudrais débarquer diverses choses que je ne peux guèreabandonner là. »

À ce moment j’aperçus trois autres jeunes gens d’aspectsympathique, munis eux aussi de serviettes et qui, coiffés dechapeaux de paille, descendaient de notre côté – évidemment lasection matinale des baigneurs de Littlestone.

« Du secours ! s’écria mon interlocuteur. Certes !»

Il fit quelques gestes empressés pour indiquer sa bonne volontéà me venir en aide.

« Que voulez-vous que je fasse ? »

Il se retourna en agitant les bras. Les trois jeunes gensaccélérèrent leur pas et tous quatre m’entourèrent bientôt,m’accablant de questions auxquelles je n’étais guère disposé àrépondre.

« Je vous conterai tout cela plus tard, interrompis-je. Je meursde besoin et je suis en loques.

– Venez à l’hôtel, dit le petit homme à figure ronde. Nousallons garder votre machine. »

J’hésitai.

« Je n’y tiens pas… Dans cette sphère, il y a deux grandesbarres d’or. »

Ils échangèrent quelques regards incrédules et m’observèrentavec une nouvelle attention.

J’allai jusqu’à la sphère, m’introduisis à l’intérieur etbientôt je déposai devant eux la chaîne brisée et les leviers desSélénites.

Si je n’avais pas été si horriblement fatigué, j’aurais puéclater de rire à leur surprise. On eût dit de jeunes chats autourd’un escargot. Ils ne savaient que faire de ce bagage. Le petithomme se baissa, souleva l’extrémité d’une des barres et la laissatomber avec un grognement. Tous l’imitèrent.

« C’est du plomb ou de l’or, dit l’un.

– Oh ! c’est de l’or, fit l’autre.

– De l’or à coup sûr », affirma le troisième.

Ils m’examinèrent tous trois fort étonnés et portèrent ensuiteleurs regards sur le navire à l’ancre.

« Mais enfin ! s’écria le petit homme, mais enfin ! oùavez-vous eu cela ? »

J’étais trop fatigué pour imaginer quelque histoire.

« Je l’ai eu dans la lune. »

Ils s’entre-regardèrent avec étonnement.

« Écoutez ! dis-je, je ne vais pas me mettre à discuter età expliquer. Aidez-moi à emporter ces morceaux d’or jusqu’àl’hôtel. Je suppose qu’avec des pauses vous pourrez, à vous quatre,emporter les deux barres, et moi je traînerai la chaîne. Je vousraconterai le reste quand je serai restauré.

– Et qu’allez-vous faire de cette chose ronde ?

– Elle ne prendra pas mal, répliquai-je. En tout cas, le diablesoit d’elle. Il faut bien qu’elle reste là maintenant. À la maréemontante elle flottera sans encombre. »

Prodigieusement émerveillés, les quatre jeunes gens, d’une façonfort obéissante, soulevèrent mes trésors sur leurs épaules, et,avec des membres de plomb, me semblait-il, je pris la tête de laprocession vers le groupe éloigné des maisons de la plage.

À mi-chemin nous fûmes rejoints par deux petites fillescraintives, portant des seaux et des pelles de bois, et un instantaprès apparut un jeune garçon maigre qui reniflait régulièrement.Je me rappelle qu’il tenait à la main une bicyclette et il nousaccompagna sur notre flanc droit pendant une centaine demètres ; Puis, ne nous trouvant plus, je suppose, suffisammentintéressants, il remonta sur sa bicyclette et partit dans ladirection de la sphère.

Je ne pus m’empêcher de me retourner pour voir où il allait.

« Il n’y touchera pas ! » affirma le petit homme d’un tonrassurant.

Je ne désirais que trop être rassuré.

Tout d’abord, quelque chose des teintes grises du matin pesa surmon esprit ; mais bientôt le soleil se dégagea des nuages unisde l’horizon et illumina le monde ; la nuance plombée de lamer disparut et les flots scintillèrent. Mon esprit s’éveilla. Jecompris toute la vaste importance des choses que j’avais accomplieset celles qu’il me restait encre à faire. Un des porteurs trébucha,chancelant sous le poids de l’or, et cela me fit éclater derire.

Quand je prendrai ma place dans ce monde, combien le monde serasurpris !

Si je n’avais pas été dans un tel état d’épuisement, lepropriétaire de l’hôtel eût été pour moi l’inépuisable source duplus comique amusement : il hésitait entre mon cortège respectablechargé d’or et mon apparence malpropre.

Enfin je me trouvai à nouveau dans une salle de bain terrestre,avec de l’eau chaude et des habits de rechange, à vrai direridiculement trop courts pour moi, mais propres, que le généreuxpetit homme m’avait prêtés. Il m’envoya aussi un rasoir, mais je nepus me décider à attaquer en ce moment le poil hirsute qui mecouvrait la figure.

Je préférai m’installer devant un breakfast bien anglais quej’attaquai avec une sorte d’appétit languissant, vieux de plusieurssemaines et fort décrépit. Je me mis en devoir de répondre auxquatre jeunes gens, leur avouant simplement la vérité.

« Eh bien, puisque vous insistez, je l’ai trouvé dans lalune.

– Dans la lune ?

– Oui ! la lune du ciel.

– Mais que voulez-vous dire ?

– Rien autre que ce que je dis, ma foi !

– Alors vous arriveriez de la lune ?

– Exactement !… À travers l’espace !… Dans cetteboule… »

Ce disant, j’avalai une délicieuse bouchée d’œuf. Je notai toutbas que lorsque je retournerais chercher Cavor, j’emporterais uneboîte d’œufs.

Je voyais clairement qu’ils ne croyaient pas un mot de ce que jeleur avais dit, mais ils me considéraient évidemment comme le plusrespectable menteur qu’ils aient jamais rencontré. Ils seregardaient tour à tour, puis concentraient leur attention sur moi.Je crois qu’ils s’attendaient à trouver la clef du mystère dans lafaçon dont je me servais du sel. Ils parurent attacher une certainesignification au fait que je mis du poivre dans mon œuf.

Ces masses d’or aux formes étranges sous lesquelles ils avaientployé occupaient leurs esprits. Là, devant moi, étaient posées cesbarres et ces chaînes, valant chacune des millions et aussi peufaciles à voler qu’une maison ou qu’un champ. Tandis qu’en buvantma tasse de café j’observais leur figure curieuse, je pensai à lasomme d’explications dans laquelle je devais m’aventurer pourrendre mes paroles compréhensibles.

« Vous ne prétendez pas réellement…, commença le plus jeune demes compagnons, du ton de quelqu’un qui parle à un enfantobstiné.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de me passer une tartine ?dis-je en lui coupant la parole.

– Enfin, voyons, commença un autre, nous n’allons pas croirecela, vous savez !

– Ah ! bien ! fis-je en haussant les épaules.

– Il ne veut rien nous dire », remarqua le plus jeune ens’adressant aux autres, et il ajouta avec une apparence de grandsang-froid : « Vous me permettez d’allumer une cigarette ?»

Je lui fis de la main un geste de cordial assentiment tout encontinuant à manger. Deux de mes compagnons se levèrent, gagnèrentla fenêtre la plus éloignée et se mirent à causer à voix basse.

Une pensée me frappa soudain.

« Est-ce que la marée monte ? » demandai-je.

Ma question fut suivie d’un moment de silence pendant lequel ilssemblèrent se demander lequel d’entre eux devait me répondre.

« Le reflux commence, dit le petit homme.

– Bah ! en tout cas, elle ne flottera pas loin »,répliquai-je.

Je décapitai mon troisième œuf et entrepris un petitdiscours.

« Écoutez ! dis-je, n’allez pas vous imaginer que jeveuille me montrer désagréable ou que je m’amuse à vous raconterdes histoires malhonnêtes… Non, rien de la sorte. Je suis obligéd’être quelque peu bref et mystérieux. Je comprends parfaitementque cela soit pour vous extrêmement étrange et que vos imaginationssoient surexcitées. Je puis vous assurer que vous êtes les témoinsd’un événement mémorable. Mais je ne peux pas vous rendre leschoses plus claires maintenant, c’est impossible ! Je vousdonne ma parole d’honneur que j’arrive de la lune et c’est tout cequ’il m’est permis de vous dire… Tout de même, je vous suisinfiniment obligé, vous savez… oui, infiniment. J’espère que mesmanières ne vous ont en aucune façon offensés.

– Oh ! pas le moins du monde, dit le plus jeune d’un tonaffable. Nous comprenons parfaitement. »

Sans me quitter des yeux, il se renversa en arrière avec sachaise et manqua de culbuter ; il ne recouvra son équilibrequ’après quelques efforts.

« Pas la moindre offense ! réitéra le petit homme.

– N’allez pas croire cela ! » renchérit un troisième.

À ces mots ils se levèrent tous, allant et venant dans la pièce,allumant des cigarettes, essayant de mille façons de montrer qu’ilsétaient dans des dispositions parfaitement aimables etn’éprouvaient pas la moindre curiosité à propos de moi et de lasphère.

« Quoi qu’il en soit, je vais avoir l’œil sur ce navire »,entendis-je murmurer l’un d’eux.

S’ils avaient pu trouver un prétexte pour sortir, ils l’eussentfait. J’achevai mon troisième œuf.

« Le temps, remarqua bientôt le petit homme, a été merveilleux,n’est-il pas vrai ? Je ne me rappelle pas que nous ayons eudepuis longtemps un été pareil… »

Au même moment un sifflement s’entendit, semblable à celui d’uneénorme fusée… Quelque part des vitres se brisèrent…

« Qu’est cela ? m’écriai-je.

– Ce n’est pas ?… » dit le petit homme en courant vers lafenêtre.

Les autres firent de même, et je restai les yeux fixés sureux.

Tout à coup je bondis, renversant mon œuf, et courus aussi à lafenêtre. Une pensée m’avait traversé l’esprit.

« On ne voit rien de ce côté, fit le petit homme en seprécipitant vers la porte.

– C’est ce gamin ! hurlai-je, braillant d’une voix rauqueet furieuse. C’est ce maudit gamin ! »

Me retournant, je bousculai le garçon qui me rapportait destartines et, en deux enjambées, j’étais hors de la pièce etj’arrivais en bas sur la petite terrasse de l’hôtel.

La mer qui, l’instant d’auparavant, était calme, s’agitaitmaintenant de vagues pressées, et à l’endroit où avait été lasphère, l’eau bouillonnait comme dans le sillage d’un navire.Au-dessus, une bouffée de nuages tourbillonnait comme une fumée quise disperse, et les trois ou quatre personnes qui se trouvaient surle rivage regardaient avec des figures interrogatives le lieu oùvenait de se produire cette détonation inattendue. Et c’était tout.Le garçon et les jeunes gens accoururent derrière moi. Des crispartirent des fenêtres et des portes, et des gens inquietsapparurent bouche bée.

Un instant je restai là, trop abasourdi par cet incident inopinépour penser à ces individus.

Tout d’abord ma surprise fut trop vive pour que je pusseenvisager la chose comme un désastre certain… J’étais dans l’étatd’un homme qui reçoit, par accident, un coup violent, et qui nevient à se rendre compte que peu à peu du dommage dont il asouffert.

« Seigneur ! »

Un frisson me secoua comme si l’on m’avait versé quelque acidele long du dos. Mes jambes faiblirent. Je me faisais une idée de ceque signifiait pour moi ce malheur. Là-haut, dans le ciel, flottaitdéjà ce maudit gamin. J’étais entièrement délaissé.

Il y avait bien de l’or dans la salle à manger… mon seul bienterrestre. Comment tout cela allait-il s’arranger ? L’effetproduit dans mon cerveau n’était qu’une confusion gigantesque etsans issue.

« Dites donc ? fit derrière moi la voix du petit homme,dites donc, savez-vous ce que c’est ? »

Je me retournai pour faire face à vingt ou trente personnes quim’entouraient et me bombardaient d’interrogations muettes et deregards indécis et soupçonneux. La contrainte de tous ces yeux mefut intolérable et je poussai un gémissement.

« Je n’y puis rien, m’écriai-je, je vous dis que je n’y puisrien. Je ne suis pas de force !… Cherchez vous-même et… et…allez au diable ! »

Je gesticulais convulsivement. Le petit homme recula d’un pascomme si je l’avais menacé, et je traversai les rangs des curieuxen m’enfuyant vers l’hôtel. Je saisis le garçon comme ilentrait.

« Entendez-vous ? hurlai-je. Faites-vous aider et portezimmédiatement ces barres dans ma chambre. »

Il ne paraissait pas comprendre et je continuai à m’égosiller età m’emporter contre lui. Un petit vieux parut, l’air affairé, avecun tablier vert et, derrière lui, deux des jeunes gens en costumede flanelle. Je m’élançai vers eux et leur demandai leurs services.Aussitôt que l’or fut dans ma chambre, je me sentis libre de leurchercher noise.

« Et maintenant, fichez-moi le camp ! vociférai-je.Tous ! Sortez ! si vous ne tenez pas à me voir devenirfou furieux. »

Je poussai le garçon par les épaules pendant qu’il hésitait surle seuil. Puis, aussitôt que j’eus refermé la porte sur eux, je medépouillai des vêtements que m’avait prêtés le petit homme, en lesjetant de droite et de gauche et je me mis immédiatement au lit. Jerestai très longtemps couché ainsi, pantelant, jurant et me calmantpeu à peu.

Enfin je fus suffisamment apaisé pour sortir du lit et sonner legarçon aux yeux ronds. Je lui demandai une chemise de flanelle, duwhisky, une bouteille de soda et quelques bons cigares. Après undélai exaspérant, pendant lequel je m’énervai sur la sonnette, cesdiverses choses me furent procurées ; je refermai la porte etme mis délibérément à examiner sans détours ma situation.

Le résultat net de notre grande expérience se présentait commeun échec indiscutable, une déroute dont j’étais le seul survivant.C’était un écroulement absolu, et l’accident de tout à l’heurecomplétait le désastre. Il n’y avait autre chose à faire pour moique d’essayer de me tirer de là et de sauver de notre lamentabledébâcle[2] ce qu’il pouvait en rester. Au coup fatalqui couronnait l’affaire, toutes mes vagues résolutions de tenterun autre voyage pour secourir Cavor s’évanouissaient. Mon intentiond’aller chercher dans la lune une cargaison d’or, de faire ensuiteanalyser un fragment de Cavorite pour redécouvrir le grand secret,peut-être de retrouver finalement le corps de Cavor… tout celas’écroulait.

J’étais le seul survivant et c’était tout…

Me mettre au lit dans une circonstance critique est, je pense,l’une des plus fameuses idées que j’aie jamais eues. Je crois quesans cela j’aurais perdu la tête ou me serais livré à quelqueextrémité fatale ou imprudente. Mais, enfermé ainsi, à l’abri detoute intervention importune, je pus examiner la situation soustous ses rapports et prendre à loisir mes dispositions.

Je me faisais naturellement une idée très claire de ce qui étaitarrivé au gamin : il s’était glissé dans la sphère, avait manœuvréles boutons, fermé les stores de Cavorite et il était parti malgrélui. Indubitablement, une valve avait dû rester ouverte, et mêmes’il l’avait fermée il y avait mille chances contre une pour qu’ilne revînt pas. Il était assez évident qu’il graviterait, avec mesbagages, au centre de la sphère et demeurerait là, n’offrant plusde légitime intérêt à la terre, si remarquable qu’il pût paraîtreaux habitants de quelque coin inaccessible de l’espace ;j’acquis très rapidement une conviction absolue sur ce point.

Quant aux responsabilités que je pouvais encourir à ce sujet,plus j’y réfléchissais, plus je devenais certain que, si je metaisais, je n’avais nullement à me tourmenter. Si je me trouvais enface de parents désolés venant me demander leur enfant perdu, jen’avais simplement qu’à leur réclamer ma sphère égarée ou à n’avoirpas l’air de comprendre ce qu’ils voulaient dire. J’avais eu, toutd’abord, la vision de parents en pleurs, de gardiens et de toutessortes de complications ; mais maintenant je voyais que, si jeme contentais de ne pas ouvrir la bouche, rien de fâcheuxn’arriverait de ce côté. À vrai dire, plus je restais là couché,fumant et réfléchissant, plus évidente s’affirmait la sagesse d’unimpénétrable silence.

Il est parfaitement du droit de tout citoyen britannique, pourvuqu’il ne commette aucun dommage ni aucun acte indécent,d’apparaître subitement en n’importe quel endroit, aussi déguenilléet malpropre qu’il lui plait, avec n’importe quelle quantité d’orvierge dont il lui semble convenable de s’encombrer, et personnen’a le droit de le tourmenter ou de l’inquiéter dans ses actions.Je me formulai finalement la chose, la répétant à plusieursreprises, comme une sorte de particulière Magna Charta dema liberté.

Une fois que j’eus obtenu ce résultat, je pus entreprendre, dansdes conditions identiques, l’examen de certaines considérationsauxquelles jusque-là je n’avais pas encore osé penser, c’est-à-direles conséquences de ma banqueroute. Mais, envisageant maintenantces circonstances avec calme et à loisir, je me rendis compte que,si je pouvais seulement supprimer mon identité en m’affublanttemporairement d’un nom moins notoire, et si je gardais la barbequi m’était poussée pendant ces deux derniers mois, les risquesd’ennuis à venir de la part du créancier intraitable auquel j’aidéjà fait allusion étaient, en réalité, des plus problématiques.Partant de là, il était facile de fabriquer un plan de conduiterationnel.

Je me fis apporter de quoi écrire, et adressai une lettre à laNew Rommey Bank – la plus voisine, me dit le garçon – informant ledirecteur que je désirais me voir ouvrir un compte et le priant dem’envoyer deux personnes de confiance, dûment autorisées, avec unevoiture attelée d’un bon cheval pour me débarrasser d’un quintald’or dont je me trouvais encombré.

Je signai ma lettre : H. G. Wells – nom qui me parut d’apparenceabsolument respectable.

Cela fait, je demandai l’Annuaire du Commerce de Folkestone,choisis au hasard l’adresse d’un magasin et écrivis aussi qu’onvint prendre mes mesures pour divers costumes et qu’on me livrât enmême temps une malle, une valise, des chemises, des chapeaux (àl’essai) et autres objets nécessaires. Dans une autre missive jepriais l’horloger de remettre au porteur une montre dontj’indiquais le prix.

Ayant envoyé porter ces lettres à leur adresse, je me fis monterle meilleur déjeuner que l’hôtel pût fournir. Après quoi jem’étendis paresseusement en fumant un cigare, attendant que, selonmes instructions, les deux employés dûment autorisés vinssent de labanque pour peser et emporter mon or.

Ayant terminé mon cigare, je ramenai les couvertures par-dessusmes oreilles afin d’étouffer tous les bruits, et je m’endormis trèsconfortablement…

Je m’endormis. Sans doute, c’était là pour le premier homme deretour de la lune une chose bien prosaïque à faire, et je me figureparfaitement que le jeune lecteur imaginatif sera fort désappointépar ma conduite. Mais j’étais horriblement fatigué et ennuyé… et,en somme, qu’y avait-il d’autre à faire ? Je n’avaiscertainement pas la plus petite chance d’être cru si je racontaismon histoire, et j’aurais été, en ce cas, exposé aux plusintolérables ennuis.

Je dormis. Quand, enfin, je me réveillai, je me trouvai denouveau prêt à affronter le monde, comme j’ai toujours eu coutumede le faire depuis que j’ai atteint l’âge de raison.

C’est ainsi que je me décidai à partir pour l’Italie, où je suisen ce moment, occupé à relater cette histoire. Si le monde ne veutpas l’accepter comme un fait, qu’on la prenne alors comme unefiction. Peu m’importe !

Et maintenant que mon récit est terminé, je reste stupéfait desonger que cette aventure a eu lieu et est achevée. Tout le mondepense que Cavor ne fut pas autre chose qu’un expérimentateur peubrillant qui se fit sauter avec sa maison à Lympne, et l’onattribue la détonation qui suivit mon arrivée à Littlestone auxessais d’explosifs que l’on fait continuellement aux établissementsnationaux de Lydd, à deux milles de là. Il me faut avouer que jen’ai pas jusqu’ici révélé la part qui me revient dans ladisparition de Master Tommy Simmons, l’imprudent gamin qui s’étaitintroduit dans la sphère ; car ce serait là probablement uncompte assez difficile à régler. On explique mon apparition enloques, avec deux barres d’or indubitable, sur la plage deLittlestone, de diverses façons ingénieuses… Je ne me soucie guèrede ce qu’on peut penser de moi. On va jusqu’à prétendre que j’aiimaginé cette série de contes à dormir debout pour éviter lesquestions trop pressantes sur les sources de ma fortune. Jevoudrais bien voir l’homme capable d’inventer une histoire qui setiendrait d’un bout à l’autre comme celle-ci. Ma foi, puisqu’onveut prendre mon récit comme une fiction – le voici.

J’en ai achevé la narration – et je suppose qu’il va me falloirà présent m’accommoder de nouveau des tourments et des misères dela vie terrestre.

Même quand on a été dans la lune, il faut gagner sa vie, etc’est pourquoi je suis installé ici à Amalfi, recomposant lescénario de cette pièce que j’avais esquissée avant que Cavor vîntfaire intrusion dans mon existence, et j’essaie de réorganiser mavie comme elle l’était auparavant.

Pourtant je dois convenir qu’il m’est difficile de concentrertoute mon attention sur mon travail lorsque le clair de luneenvahit ma chambre. C’est actuellement la pleine lune, et hier soirje suis resté sous la pergola, les yeux fixés pendant des heuressur cette pâleur brillante qui cache tant de choses. Imaginezcela ! Des tables et des sièges, des tréteaux et des leviersd’or ! Que le diable m’emporte !… Si l’on pouvaitredécouvrir cette Cavorite !… Mais une chose comme celan’arrive jamais deux fois dans une même vie.

Me voici donc en cet endroit dans une situation un peu plusaisée que lorsque j’étais à Lympne – et c’est tout. Et Cavor s’estsuicidé d’une façon plus compliquée que jamais humain n’avait pu lefaire. Ainsi l’histoire se termine, aussi définitivement et aussicomplètement qu’un rêve. Cela s’accorde si peu avec les autresévénements de l’existence une telle part en fut si absolumentétrangère à l’expérience humaine ; les bonds, la nourriture,la respiration de ces moments impondérables – qu’à vrai dire, parinstants, malgré tout mon or lunaire, je doute à demi moi-même quel’histoire entière soit autre chose qu’un rêve…

Ici se terminait primitivement la relation de cetteaventure ; mais pendant que l’ouvrage était sous presse unecommunication des plus extraordinaires nous est parvenue qui donne,certes, au récit un surprenant cachet de véracité. Nous l’avonsrésumée dans les chapitres suivants, pour l’offrir à la curiositédu lecteur.

Chapitre 22L’ ETONNANTE COMMUNICATION DE M. JULIUS WENDIGEE

Quand j’eus terminé le récit de mon retour sur la terre àLittlestone, j’écrivis en grosses lettres le mot FIN, le soulignaid’un paraphe compliqué et jetai ma plume de côté, absolumentpersuadé que l’histoire des Premiers Hommes dans la Luneétait achevée. Je ne m’étais pas seulement borné à cela, maisj’avais remis mon manuscrit entre les mains d’un agent littéraire,qui l’avait placé, et j’en avais vu paraître une grande partie dansle Strand Magazine ; j’allais me remettre à travailler lescénario de la pièce que j’avais commencée à Lympne, quand jem’aperçus que je n’étais pas encore au bout de mes aventures. Caralors me fut renvoyée d’Amalfi à Alger (il y a de cela sixsemaines) l’une des plus surprenantes communications qu’il ait étéen mon destin de recevoir.

En résumé, j’étais informé que M. Julius Wendigee, électricienhollandais qui expérimentait certain appareil du genre de celuiemployé en Amérique par M. Tesla dans l’espoir de découvrir quelqueméthode de communication avec Mars, recevait, jour après jour, decurieux fragments de messages, en anglais, qui devaientindiscutablement émaner de M. Cavor, dans la lune.

D’abord je me dis que la chose n’était qu’une farcelaborieusement élaborée par quelqu’un qui avait vu le manuscrit demon récit. Je répondis sur le ton de la plaisanterie à M. Wendigee,mais il me répliqua d’une façon qui dissipait entièrement toutsoupçon d’imposture ; et, dans un état de surexcitation bienconcevable, je quittai en toute hâte Alger pour me rendre au petitobservatoire du Saint-Gothard dans lequel il se livrait à sestravaux. Après sa relation et en présence de son matériel – etsurtout des messages de M. Cavor qui nous parvenaient mes derniersdoutes s’évanouirent.

Je résolus immédiatement d’accepter la proposition qu’il me fitde rester avec lui pour l’assister dans la tâche d’enregistrerjournellement les communications et d’essayer avec lui d’envoyer unmessage dans la lune.

Cavor, apprîmes-nous, était non seulement vivant, mais libre, aumilieu d’une inimaginable communauté de ces êtres au corps defourmi et marchant debout comme les hommes, dans l’obscurité bleuedes caves lunaires, il était resté, boiteux, semblait-il, maisautrement en parfaite santé – meilleure, disait-il distinctement,qu’elle ne l’était habituellement sur terre. Il avait eu une fièvrequi ne lui avait laissé aucune suite fâcheuse, mais, chosecurieuse, il paraissait avoir la conviction que j’étais mort dansle cratère de la lune ou perdu dans l’abîme de l’espace.

M. Wendigee commença à recevoir ces messages alors qu’il étaitengagé dans des investigations tout à fait différentes. Le lecteurse rappellera, sans aucun doute, l’émotion provoquée au début dusiècle par l’annonce que M. Nikola Tesla, le célèbre électricienaméricain, avait reçu un message de la planète Mars. La nouvelleramena l’attention sur un fait qui était depuis longtemps familieraux hommes de science, à savoir que, d’une source inconnue del’espace, des ondes électro-magnétiques, entièrement semblables àcelles qu’emploie M. Marconi pour son télégraphe sans fil, arriventconstamment jusqu’à la terre. Outre M. Tesla, un grand nombred’autres observateurs s’occupent de perfectionner des appareils quirecevraient et enregistreraient ces vibrations, bien qu’un petitnombre d’entre eux seulement osent aller jusqu’à considérer cesondes comme de véritables messages adressés par quelquecorrespondant extra-terrestre. Parmi ceux-là, cependant, nousdevons certainement compter M. Wendigee. Depuis 1898 il s’estexclusivement consacré à ces recherches, et, possédant une certainefortune, il s’est fait construire un observatoire sur les flancs duMont Rose, dans une situation singulièrement adaptée, de tous lespoints de vue, à des observations de ce genre.

Mes connaissances scientifiques, je dois l’admettre, ne sont pastrès étendues, mais autant qu’elles me permettent d’en juger, lescombinaisons imaginées par M. Wendigee pour surprendre etenregistrer le moindre trouble dans les conditionsélectro-magnétiques de l’espace sont particulièrement originales etingénieuses. Par une heureuse coïncidence, ses appareils furentmontés et mis en marche environ deux mois avant que Cavor ait faitsa première tentative de communication avec la terre. Nous avonsdonc les fragments de ces messages depuis le commencement. Parmalheur ce ne sont que des fragments, et le plus important de toutce qu’il avait à dire à l’humanité – entre autres, les instructionsqui permettraient de fabriquer à nouveau la Cavorite, si, à vraidire, il les transmit jamais – s’est perdu dans l’espace.

Nous ne réussîmes jamais à envoyer une réponse à Cavor. Il luiest, par conséquent, impossible de savoir quels messages nous avonsreçus et ceux qui nous manquent, et même que quelqu’un sur terre apu réussir à les capter. Et la persévérance qu’il montra enenvoyant dix-huit longues descriptions des affaires lunaires – cequ’elles seraient, si nous les avions complètes – indique combienson esprit doit s’être tourné vers sa planète natale, depuis deuxans qu’il l’a quittée.

On peut imaginer combien M. Wendigee dut être surpris quand ildécouvrit ses enregistreurs de troubles électro-magnétiquesentremêlés des phrases nettes de Cavor. M. Wendigee ne savait riende notre fol voyage dans la lune – et soudain ces mots anglais quisortent du vide !

Il est bon que le lecteur comprenne dans quelles conditions onpeut supposer que Cavor envoya ses messages. Il dut, à coup sûr,pendant un certain temps, avoir accès dans quelque caverneintérieure de la lune, renfermant une masse considérabled’appareils électriques, et il est possible qu’il ait rééquipé,peut-être furtivement, un mécanisme transmetteur du type Marconi,dont il eut le loisir de se servir à intervalles irréguliers,parfois pendant une demi-heure, d’autres fois pendant trois ouquatre heures d’affilée. C’est à ces moments qu’il envoya sesmessages vers notre planète, sans penser que la position relativede la lune et des divers points de la surface de la terre semodifie constamment. Par suite de cette circonstance et desimperfections inévitables de nos instruments, ses communicationsvont et viennent sur nos enregistreurs d’une manière absolumentincohérente ; elles deviennent tout à coup confuses, elless’effacent d’une façon mystérieuse et réellement exaspérante. Ilfaut dire aussi qu’il n’était pas un opérateur très expert : ilavait en partie oublié, ou même n’avait jamais complètement su, lecode en usage général, et à mesure qu’il se fatiguait il sautaitdes mots ou les transmettait incomplètement.

En somme, nous avons probablement perdu une bonne moitié de sescommunications, et une grande partie de ce que nous en avons estendommagée, interrompue et souvent effacée. Dans l’extrait quisuit, le lecteur doit s’attendre, par conséquent, à une quantitéconsidérable d’interruptions, de lacunes et de changementsinattendus de sujet.

M. Wendigee et moi préparons en collaboration une éditioncomplète et annotée des documents envoyés par Cavor et nousespérons la publier avec une description détaillée des instrumentsemployés. Ce sera le rapport complet et scientifique dont ce quisuit n’est qu’un résumé de vulgarisation. Mais nous donnons dumoins ici tout ce qui suffit pour compléter l’histoire que j’airacontée et pour indiquer le contour de ce que renferme cet autremonde, si proche, si analogue au nôtre et pourtant sidissemblable.

Chapitre 23EXTRAITS DES SIX PREMIERS MESSAGES TRANSMIS PAR M. CAVOR

Les deux premiers messages de M. Cavor peuvent fort bien êtreréservés pour le volume complet. Ils relatent avec brièveté et,dans certains détails, avec des variantes intéressantes mais sansaucune importance essentielle, la façon dont nous construisîmes lasphère et quittâmes notre planète. D’un bout à l’autre Cavor parlede moi comme d’un homme mort, mais avec un curieux changement deton quand il en vient à notre descente sur la lune : « ce pauvreBedford » ou « ce pauvre jeune homme », et il se blâme d’avoirinduit « un jeune homme qui n’était en aucune façon équipé pour detelles aventures » à abandonner une planète « sur laquelle il étaitindubitablement voué à réussir », et cela pour une entreprise aussiprécaire. Je crois qu’il sous-estime la part de mon énergie et demes capacités pratiques dans la réalisation de sa sphère théorique.« Nous arrivâmes », dit-il, sans plus mentionner notre passage àtravers l’espace que si nous avions fait un voyage tout ordinairedans un train de banlieue.

Puis il devient de plus en plus injuste envers moi. Injuste à unpoint même que je n’aurais pas soupçonné chez un homme habitué à larecherche de la vérité. Parcourant maintenant le récit que j’avaispréalablement narré de toutes ces choses, je dois insister sur cefait que j’ai été, d’une façon générale, plus juste envers Cavorqu’il ne l’est envers moi. Je n’ai atténué que peu de chose et n’airien supprimé. Mais voici ce qu’il dit :

« Il devint rapidement apparent que l’absolue étrangeté de notresituation et de ce qui nous entourait – perte énorme de poids, airraréfié mais hautement oxygéné, avec, pour conséquences, uneexagération des résultats de nos efforts musculaires, ledéveloppement rapide d’une végétation fantastique naissant despores obscures, un ciel blafard – surexcitait à l’excès moncompagnon. Sur la lune, son caractère sembla s’altérer : il devintimpulsif, téméraire et querelleur. Au bout de peu de temps,l’imprudence qu’il fit de dévorer quelques vésicules gigantesqueset l’intoxication qui s’ensuivit furent cause de notre capture parles Sélénites – avant que nous ayons eu la plus petite occasiond’observer convenablement leurs manières d’agir… »

Vous remarquerez qu’il avait absorbé aussi de ces mêmesvésicules, et qu’il n’en dit rien ; et il continue après celason récit :

« Nous arrivâmes à un passage difficile en leur compagnie etBedford, se méprenant sur certains de leurs gestes (ah ! ilsétaient jolis, leurs gestes), céda à une violente panique. Il semit à courir comme un fou, tua trois Sélénites et je dus par forcem’enfuir avec lui après cet outrage. Par la suite, nous nousbattîmes contre une foule de ces êtres qui voulaient nous barrer lepassage et en occîmes sept ou huit autres. Telle est la tolérancede ce peuple que, lorsqu’ils me recapturèrent, ils ne me mirent pasimmédiatement à mort. Nous retrouvâmes le chemin de l’extérieur etnous nous séparâmes dans le cratère où nous étions tombés, pouraugmenter nos chances de retrouver la sphère. Mais bientôt je fusentouré par une bande de Sélénites, conduits par deux êtrescurieusement différents, même de forme, de ceux que j’avais vusjusqu’alors, avec des têtes plus grandes et des corps plus petits,bien plus soigneusement enveloppés. Après leur avoir échappépendant quelque temps, je fis une chute dans une crevasse, meblessai assez gravement à la tête et me déplaçai la rotule ;trouvant alors qu’il m’était trop pénible de ramper, je résolus deme rendre – s’ils voulaient encore me permettre de le faire… Ilsparurent y consentir et, s’apercevant de mon incapacité à marcher,ils m’emportèrent avec eux dans la lune. Je n’ai plus, dès lors,rien su ni vu de Bedford, et, autant que j’aie pu m’en assurer, lesSélénites ne l’ont pas revu, soit que la nuit l’ait surpris dans lecratère, ou bien, ce qui est plus probable, qu’il ait découvert lasphère et, désirant me jouer un vilain tour, se soit enfui avecelle – pour constater, je le crains, qu’il ne savait pas la dirigeret pour trouver une mort plus lente dans l’abîme de l’espace. »

En ces quelques mots Cavor se débarrasse de moi et entame deplus intéressantes matières. L’idée me déplaît de paraître abuserde ma situation d’éditeur pour mutiler son histoire dans mon propreintérêt, mais je suis contraint de protester ici contre le tourqu’il donne à ces incidents. Il ne dit rien de ce papierconvulsivement rédigé dans lequel il donnait ou essayait de donnerune version très différente de ces événements. Cette redditionhonorable est une vue entièrement nouvelle de l’affaire, vue qu’ilse fit – j’insiste sur ce point – après qu’il eut commencé à sesentir en sécurité parmi les peuples lunaires ; et quant au «mauvais tour », je laisse très volontiers le lecteur décider entrenous sur le double exposé des circonstances. Je sais que je ne suispas un modèle – et je n’ai aucune prétention à l’être. Mais suis-jecela ?

Quoi qu’il en soit, c’est là la somme de mes torts. De ce momentje puis transcrire ou résumer Cavor, l’esprit bien tranquille, caril ne fait plus mention de moi.

Il faut croire que les Sélénites qui l’avaient surpris leportèrent à quelque endroit de l’intérieur, descendant « un grandpuits » au moyen de ce qu’il décrit comme « une sorte de ballon ».Nous inférons, d’après le passage assez confus dans lequel ilraconte ce fait et d’après un certain nombre d’allusionsoccasionnelles, que ce « grand puits » fait partie d’un énormesystème de tubes artificiels qui se dirigent vers la partiecentrale de notre satellite, partant chacun de ce que nous appelonsun « cratère » lunaire, jusqu’à une profondeur de plus de centcinquante kilomètres. Ces puits communiquent entre eux par destunnels transversaux, ils s’évasent en cavernes immenses et engrands espaces sphériques. La totalité de la substance solide de lalune n’est, jusqu’à plus de cent cinquante kilomètres àl’intérieur, qu’une simple éponge de roc.

« Cette nature spongieuse, dit Cavor, est en partie naturelle,mais elle est due, dans une large proportion, à la gigantesqueindustrie des Sélénites des temps passés. Les énormes montscirculaires de roc et de terre extraits du globe lunaire formentautour des puits ces grands cercles que les astronomes terrestres,trompés par une fausse analogie, appellent des volcans. »

C’est dans un de ces puits qu’on le descendit, au moyen de cette« sorte de ballon » dont il parle ; une obscurité absoluerégna d’abord, puis ils parvinrent dans une région où la clartéphosphorescente augmentait continuellement. Les dépêches de Cavornous le révèlent singulièrement peu soucieux de détails pour unhomme de science, mais il laisse entendre que cette lumière étaitdue aux ruisseaux et aux cascades de liquide – « contenant, sansaucun doute, quelque organisme phosphorescent » qui coulaienttoujours plus abondants vers la mer centrale. « À mesure que jedescendais, dit-il, les Sélénites aussi devenaient lumineux. »

Enfin, très loin au-dessous de lui, il vit pour ainsi dire unlac de feu sans chaleur, les eaux de la Mer Centrale,resplendissant et s’agitant dans une étrange perturbation « commeun lait bleu lumineux qui serait juste sur le point de bouillir».

Cette mer lunaire, dit Cavor dans un autre passage, n’est pas unocéan stagnant ; une marée solaire lui fait décrire unperpétuel mouvement autour de l’axe de la lune ; des tempêtes,des bouillonnements, des débordements étranges de ses eaux ontlieu, et parfois des vents froids et des grondements s’en élèventjusque dans les voies affairées de l’énorme fourmilière. C’estseulement quand l’eau est en mouvement qu’elle répand uneclarté ; dans ses rares saisons de calme, elle est noire.D’habitude, quand on la voit, des flots s’élèvent et retombent dansun gonflement huileux, des flaques et des masses d’écumebouillonnante et scintillante dérivent avec le courant lent etfaiblement lumineux ; Les Sélénites naviguent à travers sesdétroits caverneux et ses lagunes dans des petits bateaux platsd’une forme assez semblable à celle de nos canots ; avant mêmemon voyage aux galeries environnant le Grand Lunaire, qui estmaître de la lune, on me permit de faire une brève excursion surses eaux.

« Les cavernes et les passages sont naturellement très tortueux.Une large proportion de ces voies n’est connue que de pilotesexperts parmi les pêcheurs et il arrive fréquemment que desSélénites se perdent pour toujours dans ces labyrinthes. Dans lesretraites les plus éloignées m’a-t-on dit, d’étranges créatures secachent dont quelques-unes sont redoutables et dangereuses, ettoute la science lunaire a été incapable de les exterminer. On citeparticulièrement le Rapha, masse inextricable de tentacules voracesque l’on taille en morceaux pour les voir seulement semultiplier ; et le Tzie, créature foudroyante qu’on ne voitjamais, tant elle tue subtilement et soudainement… »

Il nous donne après cela un vague aperçu descriptif.

Je me rappelai pendant cette excursion ce que j’avais vu descavernes des mammouths ; si j’avais eu une torche jaune aulieu de cette sempiternelle lumière bleue et un solide mariniermaniant un aviron au lieu d’un Sélénite avec une tête en seau àcharbon actionnant une machine à l’arrière du canot, j’aurais pum’imaginer que j’étais tout à coup de retour sur la terre. Les rocsautour de nous étaient fort variés, parfois noirs, parfois veinéset d’un bleu pâle ; une fois même, ils étincelèrent etlancèrent des feux comme si nous étions arrivés dans une mine desaphirs. Au-dessous, on voyait des poissons fantastiques etphosphorescents jeter un éclat et disparaître dans les profondeursà peine moins phosphorescentes. Puis, bientôt, une longueperspective ultra-marine s’étendit au long d’un bras de merturgescent, laissant voir un canal sillonné de trafic avec unesorte de quai de débarquement, et ensuite un coup d’œil dans ce quiétait peut-être le puits énorme et encombré d’une des grandes voiesverticales.

« Dans un vaste espace surplombé de stalactites scintillantes uncertain nombre de bateaux étaient à la pêche. Nous nous approchâmesde l’un d’eux et j’examinai les pêcheurs sélénites qui relevaientleurs filets avec des bras excessivement longs. Ils avaient l’airde petits insectes bossus avec des appendices supérieurs trèssolides, des jambes courtes et bancales et le masque facialrecourbé. À la façon dont ils tiraient, ce filet me parut la chosela plus lourde que j’avais encore rencontrée sur la lune ; ilétait garni de poids – d’or, sans doute – et il fallut longtempspour l’amener car, dans ces eaux, les poissons les plus grands etles plus mangeables se cachent dans les profondeurs. Les poissonsqui emplissaient le filet montèrent comme un clair de lunebleu.

« Parmi leur pêche se trouvait une chose noire à l’œil mauvais,aux tentacules nombreux s’agitant férocement et dont les pêcheurssaluèrent l’apparition de petits cris et de gazouillements ;puis ils se mirent, avec des mouvements secs et nerveux, à latailler en morceaux au moyen de petites hachettes. Tous les membresséparés continuèrent à se tordre et à se détendre d’une façonmenaçante. Par la suite, quand la fièvre m’abattit, je rêvai àmaintes reprises de cette créature acharnée et furieuse surgissantsi vigoureuse et si active de cette mer inconnue. Ce fut la plusvive et la plus malfaisante de toutes les créatures vivantes quej’aie vues jusqu’ici dans le monde intérieur lunaire…

« La surface de cette nappe d’eau doit se trouver à trois centskilomètres, sinon plus, au-dessous du niveau de la croûteextérieure de la lune ; toutes les villes, ainsi que jel’appris, sont situées, immédiatement au-dessus de cette MerCentrale, en des espaces caverneux et des galeries artificiellestels que je les ai décrits, et elles communiquent avec l’extérieurpar d’énormes puits verticaux qui ouvrent invariablement dans ceque les astronomes terrestres appellent les cratères de la lune.J’avais déjà vu, lors des courses qui précédèrent ma capture, lecouvercle qui fermait la bouche d’un de ces puits.

« Sur la partie située immédiatement sous la croûte lunaire, jene suis pas encore arrivé à savoir quelque chose d’absolumentprécis. Il y a un énorme système de cavernes dans lesquelles lesveaux lunaires s’abritent pendant la, nuit ; il y a desabattoirs et autres établissements semblables – c’est dans l’un deceux-ci que Bedford et moi nous battîmes avec les boucherssélénites –, et j’ai vu, depuis, des ballons chargés de viandesdescendre des ténèbres supérieures. Jusqu’ici je ne suis guère plusrenseigné sur ces choses qu’un Zoulou échoué à Londres ne leserait, dans la même période de temps, sur les ressources en grainsde l’Angleterre. Il est clair cependant que ces puits verticaux etla végétation de la surface doivent jouer un rôle essentiel dans laventilation et le rafraîchissement de l’atmosphère lunaire.Plusieurs fois, et particulièrement lorsque je sortis de ma prison,un vent froid soufflait certainement de haut en bas du puits et ily eut plus tard une sorte de sirocco montant vers l’extérieur etqui correspondit à mon accès de fièvre. Car, au bout de troissemaines environ, je tombai malade d’une sorte de fièvreindéfinissable, et malgré les somnifères et les comprimés dequinine que fort heureusement j’avais conservés dans ma poche, jerestai souffrant et misérablement agité, presque jusqu’au moment oùje fus mené au palais du Grand Lunaire, qui est le Maître de laLune.

« Je ne veux pas, remarque-t-il, m’étendre sur l’état pitoyabledans lequel je me trouvai pendant ces jours de maladie. » Et ilcontinue à donner une quantité de détails minutieux que j’ometsici.

« Ma température, conclut-il, resta anormalement élevée pendantlongtemps et je perdis toute envie de manger. J’eus des intervallesde veille hébétée et de sommeils tourmentés de rêves ; je merappelle avoir passé par une crise de faiblesse telle que j’eus unenostalgie frénétique de la terre. J’éprouvais l’intolérable désirde voir une autre couleur rompre ce bleu perpétuel… »

Il se reprend alors à parler de l’atmosphère lunaire,emprisonnée dans cette éponge. Des astronomes et des physiciensm’ont assuré que tout ce qu’il raconte est absolument d’accord avecce que l’on sait déjà de l’état de la lune. Si les astronomesterrestres avaient eu assez de courage et d’imagination pourpousser à l’extrême une induction hardie, prétend M. Wendigee, ilsauraient pu prédire presque tout ce que Cavor révèle de lastructure générale de la lune. Ils savent maintenant, à peu prèscertainement, que la lune et la terre ne sont pas tant un satelliteet sa planète que deux sœurs, l’une petite et l’autre grande,formées d’une même masse et par conséquent de matière identique. Etpuisque la densité de la lune n’est que les trois cinquièmes decelle de la terre, c’est parce qu’elle est creusée et vidée par ungrand système de cavernes.

Il n’y avait aucune nécessité, dit Sir Jabez Flap, F.R.S.,l’amusant spécialiste des aspects facétieux des astres, d’allerdans la lune pour vérifier d’aussi faciles inductions ; et ilponctue la plaisanterie en faisant allusion au fromage degruyère ; mais, en tout cas, il aurait bien dû faire connaîtreavant notre voyage ce qu’il savait des cavités de la lune. Si lalune est creuse, l’apparente absence d’air et d’eau s’explique,alors, très aisément. La mer se trouve à l’intérieur, au fond descavernes, et l’air voyage à travers les immenses galeries, d’accordavec les simples lois de la physique. Les antres lunaires sont, ensomme, des endroits fort ventilés. À mesure que la lumière solairecontourne le globe, l’air des galeries supérieures se trouvesurchauffé, sa pression s’accroît, une partie s’échappe versl’extérieur et se mélange à l’air congelé qui s’évapore descratères, où les plantes absorbent son acide carbonique, tandis quela majeure partie se répand au long des galeries pour remplacerl’air condensé du côté froid. Il y a donc constamment une brisesoufflant vers l’est dans l’atmosphère des galeries supérieures etun échappement par les puits pendant les jours lunaires,échappement grandement compliqué, certes, par les formes et lesdimensions variées des grottes et des galeries et les appareilsingénieux imaginés par les Sélénites…

Chapitre 24L’HISTOIRE NATURELLE DES SÉLÉNITES

Du sixième au seizième, les messages de Cavor sont, pour laplupart, tellement incohérents et fragmentaires, ils abondenttellement en répétitions qu’ils peuvent difficilement former unenarration suivie. Nous les donnerons, en entier cela va sans dire,dans le rapport scientifique, mais il sera ici beaucoup pluscommode de continuer simplement à résumer et à citer comme dans lechapitre précédent. Nous avons soumis chaque mot à un sérieuxexamen critique, et mes brèves impressions et mes souvenirs deschoses lunaires ont été d’un secours inestimable pour interpréterce qui, sans eux, eût été impénétrablement obscur. En notre qualitéd’êtres vivants, notre intérêt va naturellement beaucoup plus àl’étrange communauté des insectes lunaires au milieu de laquelle ilvit, semble-t-il, comme un hôte honoré, qu’aux simples conditionsphysiques de leur monde.

J’ai déjà relaté clairement, je pense, que les Sélénites que jevis ressemblaient à l’homme en ce qu’ils se tenaient debout etavaient quatre membres, et j’ai comparé l’aspect général de leurtête et les jointures de leurs membres à ceux des insectes. J’aimentionné aussi la conséquence particulière sur leur fragileconstitution de la gravitation moindre de la lune. Cavor confirmemes dires sur tous ces points. Il les appelle « animaux », bienqu’ils ne tombent sous aucune division de la classification descréatures terrestres et il remarque que « le type insecteanatomique n’avait jamais, heureusement pour les hommes, excédé surla terre des dimensions relativement minimes ». Les plus grandsinsectes terrestres, actuels ou disparus, n’ont, en réalité, jamaismesuré plus de quinze centimètres de longueur ; « mais ici,avec la gravitation moindre de la lune, une créature qui estcertainement autant un insecte qu’un vertébré semble avoir étécapable d’atteindre et même de dépasser des dimensions humaines».

Il ne fait pas mention de la fourmi, mais toutes ses allusionsme suggèrent continuellement l’idée de la fourmi, avec son activitésans sommeil, son intelligence, son organisation sociale, sastructure, et plus particulièrement à cause de ce fait qu’ellepossède, en plus des deux formes mâle et femelle que possèdentpresque tous les animaux, un certain nombre d’autres créaturesasexuées, travailleurs, soldats et autres, différant les uns desautres par la structure, le caractère, la puissance et l’emploi, etcependant tous membres de la même espèce. Car ces Sélénites ont unegrande variété de formes ; ils ne sont pas seulement dedimensions colossales comparés aux fourmis, mais aussi, de l’avisde Cavor, en ce qui concerne l’intelligence, la moralité et lasagesse sociales, ils sont colossalement plus grands que leshommes.

Au lieu des quatre ou cinq formes différentes de fourmis quel’on a trouvées, il y a des formes innombrables de Sélénites. Je mesuis efforcé d’indiquer les différences très considérables que l’onobserve chez les divers Sélénites de la croûte extérieure que j’airencontrés. Les différences de dimensions, de teintes, deconformation sont certainement aussi tranchées que les disparitésentre les races d’hommes les plus largement séparées, mais lesdissemblances que je vis ne sont absolument rien en comparaison desénormes diversités dont parle Cavor. Il semble que les Sélénitesextérieurs avec lesquels je fus en contact étaient, pour ainsidire, d’une couleur unique et se livraient chacun à une seuleoccupation – bergers, bouchers, dépeceurs, et autres. Mais àl’intérieur de la lune, pratiquement insoupçonnées par moi, il setrouve, paraît-il, un grand nombre d’autres sortes de Sélénites,différant de dimensions, de formes, de facultés, d’aspect, sansqu’il y ait plusieurs espèces de créatures, mais seulement desformes diverses d’une seule espèce. La lune est, en vérité, unevaste fourmilière ; seulement, au lieu des quatre ou cinqsortes de fourmis – soldat, travailleur, mâle ailé, reine etesclave –, il se trouve des centaines de variétés de Sélénites etpresque tous les degrés entre une sorte et une autre.

On peut supposer que Cavor en fit sans tarder la découverte.J’infère, plutôt que je n’apprends d’après son récit, qu’il futcapturé par les bergers des veaux lunaires dirigés par ces autresSélénites qui « avaient des boites crâniennes (des têtes ?)beaucoup plus grosses et des jambes beaucoup plus courtes ».S’apercevant qu’il ne pouvait marcher même sous l’aiguillon, ilsl’emportèrent au milieu des ténèbres, s’engagèrent sur un pontétroit, une sorte de planche, qui peut bien avoir été celui-là mêmeque j’avais refusé de traverser, et le déposèrent dans quelquechose qui dut lui paraître tout d’abord une espèce d’ascenseur.C’était ce ballon – il avait dû sans aucun doute rester pour nousabsolument invisible dans l’obscurité – et ce qui m’avait semblén’être qu’une planche se projetant au-dessus du vide était, enréalité, une passerelle d’embarcadère. Dans ce véhicule, ilsdescendirent vers des couches constamment plus lumineuses de lalune, d’abord en silence à part le chuchotement desSélénites ; puis ils pénétrèrent dans une confusion demouvements. En peu de temps, les ténèbres profondes avaient renduson œil si sensible qu’il aperçut de mieux en mieux les choses quil’entouraient et finalement les contours vagues se précisèrent.

« Concevez un énorme espace cylindrique, dit Cavor dans sonseptième message, d’un diamètre de quatre cents mètres, peut-être,très confusément éclairé d’abord, puis tout à fait illuminé, avecde grandes plates-formes s’enroulant autour de ses parois en unespirale qui disparaît au-dessous dans un abîme de bleu ; laclarté devenait de plus en plus brillante sans qu’on puisse direcomment ni pourquoi. Pensez à la cage du plus vaste escalier ouascenseur dans laquelle vous ayez jamais regardé, et agrandissez-lacent fois. Imaginez-la, vue au crépuscule, à travers des lunettesbleues ; votre regard plonge dedans, et vous vous sentez,aussi, extraordinairement léger et affranchi du vertige que vouspourriez ressentir sur la terre : vous imaginerez ainsi quelquechose qui ressemble à ma première impression. Autour de cet énormepuits, figurez-vous une large galerie descendant en une spiralebeaucoup plus rapide qu’il ne serait croyable sur terre et formantun chemin en pente, séparé du gouffre seulement par un petitparapet qui s’efface dans la perspective trois kilomètres plusbas.

« Levant les yeux, j’aperçus l’inverse de la vision d’en bas, etcela faisait l’effet, naturellement, d’un cône très pointu. Unebrise s’abattait dans le puits, et très loin au-dessus de ma têteje crus entendre, s’affaiblissant peu à peu, les mugissements desmonstres lunaires qu’on ramenait de leur pâturage. Et tout au longdes galeries étaient épars de nombreux Sélénites, insectes falotset légèrement lumineux, contemplant notre apparition ou affairés àdes occupations inconnues.

« À moins d’une illusion de ma part, un flocon de neigedescendit rapidement avec la brise glaciale. Puis, tombant comme ungrêlon, une petite figure, homme-insecte, cramponnée à unparachute, nous dépassa à toute vitesse, se rendant vers lesparties centrales de la lune.

« Le Sélénite à grosse tête qui était assis à côté de moi, mevoyant avancer la tête, indiqua de sa main tronquée une sorte dejetée qu’on apercevait beaucoup plus bas, une sorte de passerellede débarcadère, pour ainsi dire, se projetant dans le vide ; àmesure qu’elle semblait monter vers nous, notre allure diminuaitsensiblement et en peu d’instants nous étions arrêtés par sontravers. Une amarre fut lancée et saisie et je me trouvai attiré auniveau d’une grande foule de Sélénites qui se bousculaient pour mevoir.

« C’était une multitude incroyable. Soudainement et violemments’imposa à mon attention l’innombrable quantité de différences quiexistent entre ces habitants de la lune.

« À vrai dire, il ne semblait pas y en avoir deux de semblablesdans toute cette cohue bondissante. Ils différaient de forme, ilsdifféraient de dimensions ! Certains étaient arrondis et hautperchés, d’autres couraient entre les jambes de leurs compagnons ous’enroulaient et s’entrelaçaient comme des serpents. Toussuggéraient d’une façon grotesque et inquiétante l’idée d’uninsecte qui aurait en un certain sens voulu caricaturerl’humanité ; tous offraient une inconcevable exagération dequelque trait particulier : l’un avait un vaste avant-bras droit,une immense antenne, pouvait-on dire ; l’autre semblait touten jambes, comme équilibré sur des béquilles ; celui-ciprojetait un énorme organe en forme de nez à côté d’un œil vif quilui donnait un surprenant aspect humain tant qu’on ne voyait pas lebas de sa face sans expression. Il faisait penser à cespolichinelles fabriqués avec des pinces de homard. L’étrange têted’insecte (à part le manque de mandibules et de palpes) desgardeurs de bétail lunaire subissait d’étonnantes transformations :ici elle était large et aplatie ; là, longue et étroite ;ici, le front absent était remplacé par des cornes et d’autresappendices ; là le visage était entouré d’une espèce de barbeet avait un profil grotesquement humain. Il y avait certainesboites crâniennes distendues comme des vessies jusqu’à desdimensions formidables. Les yeux aussi étaient étrangement variés,certains tout à fait éléphantins dans leur petitesse alerte ;d’autres, des trous de ténèbres, on voyait des formesdéconcertantes avec des têtes réduites à des proportionsmicroscopiques et des corps en boule, ainsi que des chosesfantastiques et sans consistance qui paraissaient n’exister quepour servir de base à de vastes yeux fixes et bordés de blanc. Etla chose qui me sembla un moment la plus bizarre de toutes fut devoir deux ou trois de ces fantastiques habitants d’un mondesouterrain séparé du soleil et de la pluie par de nombreuxkilomètres de rochers, qui portaient des ombrelles dans leurs mainsà tentacules – des ombrelles qui avaient une parfaite ressemblanceavec celles de la terre ! Mais je pensai bientôt auparachutiste que j’avais vu descendre dans le puits.

« Ces gens de la lune se conduisaient absolument comme une foulehumaine l’eût fait en de semblables circonstances ; ils sepoussaient et se bousculaient, s’écartaient et montaient les unssur les autres pour jeter un coup d’œil sur moi. À chaque minuteleur nombre augmentait et ils se pressaient plus violemment contreles disques de mes gardiens » – Cavor n’explique pas ce qu’il veutdire par là –, « à tout instant des formes nouvelles s’imposaient àmon attention désemparée. Bientôt on me fit signe d’avancer et l’onm’aida à m’installer dans une sorte de litière que des porteurs auxbras solides soulevèrent sur leurs épaules et je fus emporté àtravers ce cauchemar vers les appartements qui m’étaient préparés.J’étais entouré d’yeux, de faces, de masques, de tentacules, d’unbruissement assourdi comme le frottement d’ailes de grillons et debêlements et de gloussements produits par les voix des Sélénites…»

Nous concluons qu’il fut mené dans un « appartement hexagonal »où il resta confiné pendant un certain temps. Plus tard on luiaccorda plus de liberté ; à vrai dire, presque autantd’indépendance que dans une ville civilisée sur la terre. Et ilsemble que l’être mystérieux qui gouverne et possède la lune dutcharger deux Sélénites « à grosse tête » de le garder, de l’étudieret d’établir avec lui toute communication mentale qui seraitpossible. Si surprenant et incroyable que cela paraisse, ces deuxcréatures, ces hommes-insectes, ces êtres d’un autre monde,communiquaient en réalité avec Cavor au moyen d’un langageterrestre.

Cavor les désigne sous les noms de Phi-ou et de Tsi-pouf.Phi-ou, dit-il, avait environ un mètre soixante-dix de haut. Surdes jambes grêles d’environ quarante-cinq centimètres de long etdes pieds minces de l’ordinaire modèle lunaire se balançait unpetit corps, secoué par les pulsations du cerveau. Il avait delongs bras mous à jointures nombreuses se terminant par une griffetentaculée et son cou était articulé à la façon commune, maisexceptionnellement court et épais. Sa tête, indique Cavor, faisantapparemment allusion à quelque préalable description égarée dansl’espace, « est du type lunaire courant, mais étrangement modifié.La bouche a l’habituel bâillement sans expression, mais elle estextraordinairement petite et pointée vers le bas, et le masque estréduit aux dimensions d’un large museau plat. De chaque côté setrouvent de petits yeux de poule.

« Le reste de la tête, distendu en un immense globe, semblaitfaite du cuir rugueux des gardiens de troupeaux aminci en unesimple membrane à travers laquelle les mouvements pulsatifs ducerveau étaient distinctement visibles. Phi-ou était une créature,à vrai dire, affligée d’un cerveau terriblement hypertrophié et lereste de son organisme à la fois relativement et absolument diminué»

Dans un autre passage, Cavor compare Phi-ou, vu de dos, à Atlassupportant le monde.

Tsi-pouf, semble-t-il, était un insecte fort similaire, mais sa« face » était considérablement allongée et, le cerveau étanthypertrophié en différentes régions seulement, la tête n’était pasronde, mais de la forme d’une poire dont le pédoncule serait enbas. Il y avait aussi, au service de Cavor, des porte-litière,êtres déjetés aux épaules énormes ; des espèces d’huissiersaux membres d’araignée, et un valet de pied trapu.

La façon dont Phi-ou et Tsi-pouf s’attaquèrent au problème dulangage est assez simple. Ils vinrent dans l’appartement hexagonaloù Cavor était détenu et se mirent à imiter tous les bruits qu’ilfaisait, à commencer par un accès de toux. Cavor semble avoir saisileur intention avec une extrême rapidité et il se décida à leurarticuler des mots en indiquant du doigt les objets auxquels ilss’appliquaient ; le procédé fut probablement toujours le même.Phi-ou écoutait Cavor pendant un instant, puis indiquait l’objet etrépétait les syllabes qu’il avait entendues.

Le premier terme qu’il apprit fut homme et le second lunairedont, sur l’inspiration du moment, Cavor dut se servir au lieu deSélénite pour désigner la race des habitants de la lune. Dès quePhi-ou était certain de la signification d’un vocable, il lerépétait à Tsi-pouf qui s’en souvenait infailliblement. Ilsacquirent ainsi plus d’une centaine de noms pendant la premièreséance.

Par la suite, ils amenèrent avec eux un artiste pour lesassister, dans le travail d’explication, au moyen d’esquisses et dediagrammes – les dessins de Cavor étant plutôt rudimentaires. Cetartiste était, dit Cavor, « un être muni d’un bras actif et d’unœil pénétrant », et dessinait avec une vitesse incroyable.

Le onzième message n’est indubitablement qu’un court fragmentd’une longue communication. Après quelques phrases inachevées dontle sens est inintelligible, il continue :

« Mais je n’intéresserais que les linguistes et je seraisentraîné trop loin, si j’entrais dans le détail de la séried’absorbants colloques dont ceux-ci n’étaient que le début, et jedoute même de pouvoir donner une idée des tours et des détours quenous dûmes faire pour arriver à une compréhension mutuelle. Lesverbes furent franchis sans encombre – du moins, les verbes actifsque je pouvais exprimer par des dessins – ; quelques adjectifsfurent aisés, mais quand nous en vînmes aux noms abstraits, auxprépositions et à toutes ces espèces de figures du discours sibanales et au moyen desquelles on dit tant de choses sur terre, cefut absolument comme si j’avais plongé avec une ceinture de liège.À vrai dire, ces difficultés furent insurmontables jusqu’à ce queparût, à la sixième leçon, un quatrième assistant, porteur d’uneénorme tête ovoïde, dont la spécialité était évidemment la solutiondes problèmes compliqués de l’analogie. Il entra avec une allurepréoccupée, trébuchant contre un tabouret, et les complexités quise rencontraient devaient lui être désignées avec une certainequantité de cris, de poussées et de pincements avant qu’elles aientatteint sa compréhension ; mais aussitôt, sa pénétration étaitsurprenante. Chaque fois que se présentait la nécessité deréfléchir au-delà de la pensée, déjà puissante, de Phi-ou, cepersonnage à longue tête était mis à contribution, mais iltransmettait invariablement sa conclusion à Tsi-pouf, afin qu’ellene fût pas oubliée : Tsi-pouf fut toujours un arsenal de faits.Ainsi avançait notre tache.

« Elle parut longue et fut en réalité très courte – une questionde jours – avant que je pusse positivement converser avec cesinsectes lunaires. Il va sans dire que ce furent d’abord desentrevues infiniment ennuyeuses et exaspérantes ; mais peu àpeu nous en arrivâmes à une entente relative. Et ma patience s’estaccrue dans la mesure des difficultés. C’est Phi-ou qui se chargede tout ce qui est pourparlers, et il le fait avec une énormequantité de provisoires et méditatifs : « Hum ! hum ! »et il a attrapé une ou deux phrases : « Si je puis dire », et : «Si vous comprenez », dont il émaille ses discours.

« Imaginez-vous ce qu’il disait pour me présenter l’artiste.

« – Hum ! hum !… Lui… Si je puis dire… Dessine. Mangepeu… Boit peu… Dessine… Aime dessiner… Rien autre… Déteste tousceux qui ne dessinent pas comme lui… Coléreux… Déteste tous ceuxqui dessinent comme lui mieux… Déteste la plupart des gens. Détestetous ceux qui ne croient pas que le monde est fait pour dessiner.Coléreux. Hum… Tout le reste n’est rien pour lui… Seulementdessiner. Lui estime vous… Si vous comprenez… Nouvelle chose àdessiner. Laid… frappant… hein ?… »

« – Lui, disait-il en se tournant vers Tsi-pouf, aime serappeler les mots, se rappelle merveilleux plus que personne. Pensenon, dessine non… se rappelle, dit… (il se réfère ici à sonassistant pour le mot qui lui manque) des histoires… toutes choses.Il entend une fois… dit toujours. »

« C’est pour moi la chose la plus merveilleuse que j’aie jamaispu rêver, d’entendre ces extraordinaires créatures – car lafamiliarité même ne parvient pas à diminuer l’effet inhumain deleur aspect – rapprocher sans cesse leurs sifflotements d’unelangue terrestre cohérente, posant des questions, faisant desréponses. J’ai l’impression d’être revenu à la période de l’enfanceoù l’on dévore les récits fantastiques et fabuleux dans lesquels lafourmi et la sauterelle discutent tandis que l’abeille décide…»

Pendant que ces exercices linguistiques se poursuivaient, Cavorsemble avoir été gratifié d’un relâchement considérable desrigueurs de sa captivité. La méfiance et la crainte qu’avaitsoulevées notre malheureux conflit étaient, dit-il, « peu à peueffacées par la logique délibérée de tout ce que je fais »… « Jepuis maintenant aller et venir à mon gré, et les quelquesrestrictions auxquelles je dois me soumettre me sont imposées dansmon intérêt. C’est ainsi qu’il m’a été possible de découvrir cetappareil et, à l’aide d’une heureuse trouvaille au milieu desinnombrables matériaux qui encombrent cet énorme magasin, j’ai eule moyen d’envoyer ces messages. Jusqu’ici on n’a nullement essayéde se mêler de ce que je fais, bien que j’aie nettement déclaré àPhi-ou que je communiquais avec la terre.

« – Vous parlez à autre ? demanda-t-il, examinantl’instrument.

« – À d’autres », dis-je. Et je continuai ma transmission. »

Cavor corrigeait continuellement ses précédentes descriptionsdes Sélénites à mesure qu’il connaissait de nouveaux faits quipouvaient modifier ses conclusions ; aussi donnons-nous aveccertaines réserves les citations qui suivent. Nous les empruntonsaux neuvième, treizième et seizième messages, et, si vagues etfragmentaires qu’elles soient, elles donnent probablement untableau de la vie sociale de cette étrange communauté aussi completque l’humanité peut en espérer maintenant avant de nombreusesgénérations.

« Dans la lune, dit Cavor, chaque citoyen connaît sa place, etla discipline compliquée de l’éducation, de l’entraînement et de lachirurgie à laquelle il doit se soumettre le dispose enfin sicomplètement a son rôle qu’il n’a ni les idées ni les organes quilui permettraient d’en jouer un autre. Pourquoi serait-ceautrement ? demanderait Phi-ou. Si par exemple un Sélénite estdestiné à devenir un mathématicien, ses éducateurs et sesprofesseurs l’y disposent dès le début. Ils répriment dès sanaissance toute autre disposition ; ils encouragent ses goûtsmathématiques avec une habileté psychologique parfaite. Son cerveause développe, ou du moins ses facultés mathématiques croissent avecjuste les organes physiques nécessaires à soutenir cette partieessentielle. Finalement, en dehors du repos et des repas, son seuldélice est dans l’exercice et le déploiement de sa facultéparticulière ; il s’intéresse uniquement à son application, etfait exclusivement sa société des autres spécialistes de son genre.Son cerveau s’accroît constamment, au moins les seules parties quisont occupées par les mathématiques ; elles se gonflenttoujours plus et semblent aspirer toute la vie et la vigueur dureste de sa carcasse. Ses membres se recroquevillent, son cœur etles organes de la digestion diminuent, sa face d’insecte disparaîtsous ses contours enflés. Sa voix devient un simple murmure pourl’exposé des formules, et il est sourd à tout ce qui n’est pas unproblème proprement énoncé. La faculté du rire, sauf en cas de ladécouverte soudaine de quelque paradoxe, est atrophiée chezlui ; son émotion la plus profonde est le développement d’unnouveau calcul, et il remplit ainsi son office.

« Ou bien encore, un Sélénite désigné pour être gardien detroupeaux est dès ses plus jeunes années habitué à penser aubétail, à vivre avec lui, à trouver son plaisir dans ce qui leconcerne et à s’exercer à le soigner et le diriger. On l’entraînepour le rendre actif et nerveux, son œil est endurci ; onl’habitue aux enveloppes étroites aux contours anguleux quiconstituent l’uniforme du berger ; il finit par ne plusprendre aucun intérêt aux régions profondes de la lune ; ilregarde avec indifférence, dérision ou hostilité tous les Sélénitesqui ne sont pas également versés dans l’art des troupeaux. Il nepense qu’à des pâturages et son dialecte est composé des termestechniques de son métier. De cette façon, il aime son ouvrage etremplit avec une parfaite satisfaction les devoirs qui justifientson existence, et il en est de même avec les Sélénites de tousgenres et de toute condition – chacun est une unité parfaite dansun monde mécanique…

« Les êtres à grosse tête auxquels les travaux intellectuelssont dévolus, forment, dans cette étrange société, une sorted’aristocratie, et comme chef ils ont – puissance quintessenciellede la lune – ce merveilleux et gigantesque ganglion, le GrandLunaire, en présence duquel je dois bientôt être admis. Ledéveloppement illimité des esprits de la classe intellectuelle estrendu possible par l’absence de tout crâne osseux dans l’anatomielunaire, de cet étrange boîte qui jugule le développement ducerveau humain et signifie impérieusement « jusqu’ici et pas plusloin » à toutes ses possibilités.

« Ces intellectuels lunaires se divisent en trois classesprincipales, qui diffèrent grandement quant à l’influence et à laconsidération. Il y a les administrateurs, dont Phi-ou fait partie,Sélénites d’une grande souplesse d’esprit et d’une initiativeconsidérable, qui ont à répondre d’une certaine quantité de lapopulation lunaire ; les experts, comme le penseur à têteovoïde, qui sont destinés à remplir certaines opérationsspéciales ; et les érudits, qui sont les dépositaires de toutescience. À cette dernière classe appartient Tsi-pouf, le premierqui professa dans la lune un langage terrestre. En ce qui concerneces derniers, il est curieux de noter que la croissance illimitéedu cerveau lunaire a rendu inutile l’invention de tous cesadjuvants mécaniques du travail cérébral qui ont marqué la carrièrede l’homme. Il n’y a ni livres, ni annales d’aucune sorte, nibibliothèques ni inscriptions. Toute connaissance s’emmagasine dansces cerveaux distendus à la façon dont les fourmis du Texasemmagasinent le miel dans leurs abdomens boursouflés. Leursbibliothèques sont des collections de cerveaux vivants…

« Je remarque que les administrateurs, moins spécialisés,prennent à moi un intérêt très vif chaque fois qu’ils merencontrent. Ils se dérangent de leur route, m’examinent et posentdes questions auxquelles Phi-ou répond. Je les vois aller de-cide-là avec une suite de porteurs, de domestiques, de crieurs, deparachutistes, et autres groupes bizarres à contempler. Lesexperts, pour la plupart, m’ignorent complètement, de même qu’ilss’ignorent entre eux, ou ne font attention à moi que pour commenceraussitôt une bruyante exhibition de leur talent distinctif. Lesérudits sont presque toujours plongés dans une satisfactiond’eux-mêmes imperméable et apoplectique, dont seule une mise endoute de leur érudition peut les éveiller. Ils sont habituellementmenés par des domestiques nains ou gardiens, et souvent accompagnésde menues créatures, à l’air affairé, de petites femellesordinairement, qui, j’incline à le croire, sont pour eux des sortesd’épouses. Mais quelques-uns des plus profonds savants ont desdimensions qui leur interdisent la locomotion et on les transportede place en place dans une sorte de tonneau à porteurs, ballotantesgelées de science qui soulèvent chez moi un étonnement respectueux.Je viens d’en rencontrer un, en venant ici où l’on me permet dem’amuser avec ces joujoux électriques – c’était une vaste têtebranlante et chauve, recouverte d’une pellicule très mince, portéedans sa grotesque civière. Devant et derrière marchaient sesporteurs, et de curieux propagateurs de nouvelles, avec des figurescomme des trompettes, criaient sa renommée.

« J’ai déjà mentionné les cortèges qui accompagnent la plupartdes intellectuels : huissiers, porteurs, valets qui, ainsi que desmuscles et des tentacules extérieurs, remplacent les facultésphysiques restreintes de ces esprits hypertrophiés. Les porteursles suivent presque invariablement – parfois aussi des messagersextrêmement rapides avec des jambes comme des araignées, desdomestiques chargés de parachutes et d’autres individus munisd’organes vocaux qui pourraient vraisemblablement éveiller lesmorts. En dehors de leur intelligence spéciale, ces subordonnéssont aussi inertes et impuissants que des parapluies dans uneantichambre. Ils n’existent que pour les ordres auxquels ilsdoivent obéir, les devoirs qu’ils ont à remplir. Cependant la massede ces insectes, qui sillonnent les voies en spirale, remplissentles ballons ascendants et descendants et passent auprès de moicramponnés à de frêles parachutes, appartiennent à la classeouvrière. Servants ou fragments de machines, tels sont en réalitécertains de ces êtres sans métaphore ; l’unique tentacule duberger des veaux lunaires est remplacé chez certains par d’immensesfaisceaux, uniques ou en paires, de trois, cinq ou sept doigts poursaisir, soulever, guider, le reste n’étant autre chose que desappendices secondaires strictement nécessaires aux partiesimportantes. Certains ont d’énormes oreilles, comme des lièvres,placées juste derrière les yeux ; d’autres qui ont pour labeurde délicates opérations chimiques projettent en avant un vasteorgane olfactif ; d’autres encore ont des pieds plats commedes pédales avec des jointures ankylosées, et certains qui,m’a-t-on dit, sont souffleurs de verre, ont des poumons comme dessoufflets. Mais chacun de ces Sélénites ordinaires que j’ai vus estexcellemment adapté à la fonction sociale qu’il remplit. Lesouvrages fins sont confiés à des ouvriers affinés, miraculeusementrapetissés et conditionnés. Il en est que j’aurais pu tenir sur lapaume de ma main. Il existe même une espèce de Sélénitetournebroche, très commun, dont le devoir et l’unique délice est defournir la force motrice à de petits appareils variés. Et pourgouverner cela, pour réprimer toute tendance fâcheuse de quelquenature égarée, il y a les êtres les mieux musclés que j’aie vusdans la lune, une sorte de police lunaire, dont les membres sontentraînés dès leurs plus tendres années à obéir aux têtes gonfléeset à les respecter parfaitement.

« La confection de ces diverses sortes de travailleurs doitavoir lieu par des procédés curieux et intéressants. Je ne saisencore rien de bien clair à ce sujet, mais très récemment je tombaisur un certain nombre de jeunes Sélénites confinés dans des espècesde bocaux d’où sortaient seuls les membres supérieurs ; onpréparait ces êtres à devenir servants de machines d’un genrespécial. Le membre étendu, dans ce système hautement développéd’éducation technique, est stimulé par des irritants et nourri pardes injections, tandis que le reste du corps est privé desubsistance. Phi-ou, à moins que je l’aie mal compris, m’expliquaqu’au début ces bizarres petites créatures sont disposées à laisservoir des signes de souffrance dans leurs diverses positionsrecroquevillées, mais elles s’endurcissent facilement à leursort ; il m’emmena alors dans un endroit où l’on étirait etdressait des messagers aux membres flexibles. C’est parfaitementdéraisonnable, je le sais, mais ces aperçus des méthodesd’éducation auxquelles sont soumis ces êtres m’affectadésagréablement. J’espère cependant que cela me passera et qu’il mesera possible de voir encore de semblables aspects de cemerveilleux ordre social. Cette main misérable, sortant de cebocal, semblait appeler faiblement ses possibilités perdues ;j’en suis encore hanté, bien que ce soit, en somme, un procédébeaucoup moins cruel que notre méthode terrestre de laisser lesenfants devenir des hommes et de les transformer alors enmachines.

Il y a peu de temps encore – c’était je crois lors de ma onzièmeou douzième visite à cet appareil –, j’eus une curieuse révélationde la vie que mènent ces ouvriers. J’étais venu ici par unraccourci qui m’évitait les voies en spirale et les quais de la mercentrale. Des sinuosités d’une longue galerie sombre, nousémergeâmes dans une caverne vaste et basse où flottait une odeurterrestre et qui était assez brillamment éclairée. La lumièreprovenait d’une tumultueuse végétation de formes fongoïdes livides– dont quelques-unes, à vrai dire, ressemblaient singulièrement ànos champignons, mais dépassaient la taille d’un homme.

« – Les lunaires mangent ceci ? demandai-je à Phi-ou.

« – Oui, nourriture.

« – Seigneur, m’écriai-je tout à coup, qu’est cela ? »

« Je venais d’apercevoir un Sélénite exceptionnellement grand etmal bâti qui gisait immobile entre les tiges, la face tournée versle sol. Nous nous arrêtâmes.

« – Mort ? » questionnai-je. (Car jusqu’ici je n’avaisjamais vu de mort dans la lune, et cela avait excité macuriosité.)

« – Non ! s’exclama Phi-ou. Lui travailleur… pas travail àfaire – prend petite boisson alors… fait dormir… jusqu’à ce qu’onait besoin de lui. À quoi bon lui éveillé, hein ?… Pas besoinlui aller et venir pour rien.

« – En voici un autre ! » m’écriai-je.

« En fait, toute cette vaste étendue de sol à champignons étaitencombrée de ces formes prostrées, endormies par un narcotiquejusqu’à ce que la lune ait de nouveau besoin d’elles. Il y en avaitdes quantités de toute sorte et nous pûmes en retournerquelques-uns et les examiner de plus près que je n’avais étécapable de le faire auparavant. Ils respiraient bruyamment quand onles remuait, mais ils ne se réveillaient pas. Il en est un dont jeme souviens très distinctement ; il me laissa, je pense, uneimpression plus profonde parce que, par suite de quelque jeu delumière, sa pose donnait l’idée d’une forme humaine allongée àterre. Ses membres supérieurs étaient de longs et délicatstentacules – il était manipulateur d’objets fins – et son attitudefaisait penser à une souffrance acceptée avec résignation. Sansaucun doute, c’était de ma part une erreur absolue qued’interpréter ainsi cette expression mais je le fis, et tandis quePhi-ou le repoussait dans les ténèbres parmi les végétationslivides et charnues, je ressentis de nouveau et très distinctementune sensation désagréable, bien qu’en le voyant rouler de côté onne pût douter que ce ne fût un insecte.

« Cela ne fait qu’éclairer la façon inconsidérée dont nousacquérons nos habitudes de penser et de sentir. Droguer l’ouvrierdont on n’a pas besoin et le mettre en réserve vaut sûrementbeaucoup mieux que de le chasser de son atelier pour qu’il aillemourir de faim par les rues. Dans chaque communauté socialecomplexe, il y a nécessairement des interruptions dans l’emploi detoute énergie spécialisée, et sous ce rapport l’inquiétant problèmedes chômeurs est absolument aboli par les Sélénites. Et pourtantles esprits même scientifiquement éduqués sont si déraisonnablesque le souvenir me poursuit encore de ces formes prostrées parmiles calmes et lumineuses arcades de végétaux charnus, et j’évite ceraccourci malgré l’inconvénient du chemin commun, qui est pluslong, plus bruyant et plus encombré.

« Par cette route je passe auprès d’une immense caverne obscure,dans laquelle j’aperçois – regardant par les ouvertures hexagonalesd’une sorte de mur à alvéoles, ou paradant sur un large espacesitué plus au fond, ou choisissant les jouets et les amulettesfabriqués pour leur plaire par les joailliers acéphales aux doigtsdélicats qui travaillent dans des terriers – les mères de lapopulation lunaire, les reines de la ruche, pour ainsi dire. Cesont des créatures à l’air noble, bizarrement et parfois trèsjoliment ornées, avec une allure hautaine et, à part leur bouche,des têtes presque microscopiques.

« Sur la condition des sexes dans la lune, sur les mariages etles naissances parmi les Sélénites, je n’ai pu apprendre jusqu’àprésent que fort peu de chose. Avec les progrès rapides que Phi-oufait en langue anglaise, mon ignorance disparaîtra sans doute bienvite. Je suis d’avis que, comme chez les fourmis et les abeilles,une grande majorité des membres de cette communauté appartient ausexe neutre. D’ailleurs, sur terre, dans nos villes, il estbeaucoup d’humains qui ne mènent jamais cette vie de famille, depaternité ou de maternité qui est la vie naturelle de l’homme. Ici,de même que chez les fourmis, la chose est devenue une conditionnormale de la race : cette classe de matrones, seules mères dumonde lunaire, créatures corpulentes et majestueuses,merveilleusement adaptées à la reproduction des larves, sontspécialement chargées, selon les nécessités, de renouveler lesSélénites. Si j’ai bien interprété une explication de Phi-ou, cesfemelles sont absolument incapables de chérir les petits qu’ellesmettent au monde : des périodes d’indulgence stupide alternent avecdes accès de violence agressive, et aussitôt que possible lesmenues créatures qui naissent molles, flasques et de couleur pâlesont confiées aux soins d’une variété de femelles stériles,travailleuses qui, en certains cas, possèdent des cerveaux dedimensions presque masculines. »

Juste à ce point malheureusement le message fut interrompu. Sifragmentaire et si peu satisfaisante que soit la matière quiconstitue ce chapitre, il donne néanmoins une vague et largeimpression d’un monde absolument étrange et passionnant un mondeavec lequel le nôtre doit maintenant se préparer à compter bientôt.Ce déroulement intermittent de messages, ce murmure del’enregistreur dans les ténèbres au flanc des Alpes, est le premieravertissement d’un changement à venir dans les conditions humaines,tel que l’humanité n’a jusqu’ici pas su en imaginer. Dans cetteplanète, il y a de nouveaux éléments, de nouveaux appareils, denouvelles traditions, une submergeante avalanche d’idées nouvelles,une race étrange avec laquelle nous entrerons inévitablement enlutte pour la suprématie – l’or y étant aussi commun que le fer oule bois sur terre.

Chapitre 25LE GRAND LUNAIRE

L’avant-dernier message décrit, avec des détails parfoisexcessifs, la rencontre de Cavor et du Grand Lunaire qui est leMaître de la Lune. Cavor semble en avoir envoyé la plus grandepartie sans interruption, mais avoir été dérangé dans saconclusion. La fin nous parvint après un intervalle d’unesemaine.

Le message commence ainsi « Je puis enfin reprendre ce… » puisil est soudain illisible et reprend plus loin au milieu d’unephrase.

Les mots qui manquaient à cette phrase sont probablement : « lafoule », après quoi on lit clairement : « … devenait de plus enplus dense à mesure que nous approchions du palais du GrandLunaire, si je puis appeler palais une série d’excavations. Partoutdes visages me regardaient, faces et masques pâles et boursouflés,gros yeux fixes au-dessus de terribles narines tentaculaires oupetits yeux sous de monstrueux frontaux ; des créaturesrabougries, fourmillantes, se pressaient et glapissaient ; destêtes grotesques plantées sur des cous sinueux se glissaient entredeux épaules ou sous des bras. Maintenant autour de moi un espacelibre, marchait un cordon de solides gardes, avec des têtes en seauà charbon, qui s’étaient joints à nous quand nous avions quitté lebateau qui nous avait amenés à travers les canaux de la MerCentrale. L’artiste au petit cerveau nous rejoignit aussi et unebande compacte de maigres porteurs ployèrent sous la multituded’objets qu’on avait jugés convenir à mon état. Pendant cettedernière phase de notre voyage, je fus porté dans une litière,faite d’un métal très ductile qui me sembla sombre et tissé parmailles avec des barreaux d’un métal plus pâle ; autour demoi, à mesure que j’avançais, une longue procession se groupa.

« En tête, à la manière des hérauts, marchaient quatre créaturesà la face en trompette qui faisaient des braimentsdévastateurs ; puis venaient, devant et derrière, deshuissiers trapus ressemblant assez à de gros scarabées ; dechaque côté, une file de têtes savantes, sorte d’encyclopédieanimée, qui, m’expliqua Phi-ou, devaient se trouver à portée duGrand Lunaire pour lui servir de référence. Il n’était pas un faitde la science lunaire, pas un point de vue, pas une méthode depensée que ces êtres merveilleux ne tinssent renfermés dans leurstêtes. Des gardes et des porteurs suivaient, précédant le cerveaufrémissant de Phi-ou porté aussi sur une litière ; derrière,dans une litière légèrement moins importante, reposait Tsi-pouf etenfin moi, sur une litière plus élégante que les autres et entouréde mes serviteurs. Sur mes talons, d’autres hérauts-trompettesdéchiraient mes oreilles de clameurs véhémentes ; puiss’avançaient plusieurs grands cerveaux, correspondants spéciaux,pourrait-on dire, ou historiographes, chargés d’observer et de serappeler chaque détail de cette inoubliable entrevue. Une troupe degens portant et traînant des bannières, des masses fongueusesparfumées et de curieux symboles complétaient le cortège. Le cheminétait bordé d’huissiers et d’officiers couverts de parures quiscintillaient comme de l’acier, et, derrière eux, de chaque côté,surgissaient les têtes et les tentacules de cette énorme foule.

J’avoue que je ne suis encore que très peu familiarisé avecl’effet particulier que produit l’aspect des Sélénites et je netrouvais rien de très agréable à être, pour ainsi dire, ballottésur cette vaste mer d’êtres entomologiques surexcités. Un momentj’éprouvai ce genre de terreur qui ressemble, j’imagine, à ce queles gens veulent dire quand ils parlent d’hallucination. Je l’avaisdéjà ressentie auparavant dans ces cavernes lunaires, quand unefois je m’étais trouvé sans défense et le dos découvert au milieud’une foule de ces Sélénites –, mais jamais encore aussi vivement.C’est là une sensation absolument irrationnelle et j’espère envenir graduellement à bout, mais pendant un instant, tandis quej’avançais à travers les flots de cette multitude, ce fut seulementen me cramponnant à ma litière et en faisant appel à toute mavolonté que je réussis à refréner un cri ou quelque autremanifestation intempestive. Cela dura peut-être trois minutes, puisje repris le contrôle de moi-même.

« Nous gravîmes pendant quelque temps la spirale d’un des puitsverticaux et nous traversâmes ensuite une série de salles immenses,au plafond en dôme magnifiquement décoré. On avait certainementdisposé l’approche du Grand Lunaire de façon à donner une viveimpression de sa grandeur. Les salles – toutes, par bonheur,suffisamment lumineuses pour mon œil terrestre – formaient unhabile crescendo d’espace et de décoration. L’effet de leursdimensions progressives était rehaussé par la constante diminutionde la lumière et par une fine brume de parfums brûlés quis’épaississait à mesure qu’on avançait. Dans les premières, laclarté brillante rendait les choses nettes et concrètes, et il mesemblait que j’avançais continuellement vers quelque chose de plusvaste, de plus obscur et de moins matériel.

« Je dois dire que toute cette splendeur me faisait sentir àl’extrême dans quel état loqueteux et indigne je me trouvais.J’avais la barbe et les cheveux longs et en désordre, n’ayant pasconservé de rasoir, et une moustache rude me recouvrait les lèvres.Sur terre j’ai toujours été enclin à dédaigner toute attention à mapersonne au-delà du souci convenable de propreté. Mais, dans lescirconstances exceptionnelles qui s’offraient, représentant, enfait, ma planète et mon espèce, et devant compter très largementpour être bien accueilli sur l’attrait de mon extérieur, j’auraisdonné beaucoup pour porter quelque vêtement plus noble et plusartistique que les étoffes qui me recouvraient. J’avais été assezsereinement convaincu que la lune était inhabitée pour négligercomplètement de pareilles précautions ; j’étais vêtu d’unveston de flanelle, d’une culotte et de bas de cycliste, tachés detoutes les sortes de malpropreté que renfermait la lune ;j’avais aux pieds des savates dont la gauche n’avait plus de talonet je m’enveloppais dans une couverture au milieu de laquelle étaitun trou pour ma tête. Et c’est cette défroque que je porte encore àl’heure actuelle. Des poils raides n’agrémentaient pas précisémentmes traits, et un des genoux de ma culotte avait une largedéchirure fort visible tandis que j’étais accroupi dans malitière ; mon bas droit s’obstinait aussi à descendre sur macheville. Je me rends parfaitement compte de tout le tort que mamine dut faire à l’humanité, et si j’avais pu, par un expédientquelconque, improviser quelque chose d’un peu spécial etd’imposant, je l’aurais assurément fait. Mais je ne sus rienimaginer. Je tirai de ma couverture tout le parti possible, ladrapant à la manière d’une toge et pour le reste je m’assis aussidroit que le permettait le balancement de la litière…

« Imaginez la salle la plus vaste que vous ayez jamais vue,artistement décorée de majolique bleu foncé et bleu pâle, éclairéede lumière bleue, sans que vous sachiez comment, et emplie decréatures métalliques et livides présentant cette affolantediversité dont j’ai déjà parlé. Figurez-vous que ce hall se termineen une voûte au bout de laquelle se trouve une salle plus grandeencore, dans laquelle s’ouvre une autre plus vaste et ainsi desuite à perte de vue. À l’extrémité de la perspective, une série dedegrés, comme ceux de l’Ara Coeli, à Rome, qui montent plus hautqu’on ne peut voir et qui semblent s’élever de plus en plus àmesure qu’on s’approche de leur base. Mais j’arrivai finalementsous une immense voûte et aperçus le sommet de ces degrés, surlequel trônait le Grand Lunaire.

« Il était assis dans un resplendissement de bleu incandescent.Une atmosphère brumeuse emplissait ce lieu, de sorte que les murssemblaient reculés jusqu’à l’invisible. Cela vous donnaitl’impression de flotter dans un vide bleu obscur. Le Grand Lunaireparut d’abord être un petit nuage lumineux d’où rayonnait toute laclarté ambiante. Il méditait sur son trône glauque et son cerveaupouvait mesurer plusieurs mètres de diamètre. Pour quelque raisonque je ne saurais approfondir, un certain nombre de faisceaux delumière irradiaient d’un foyer situé derrière le trône, comme si leGrand Lunaire eût été une étoile, et un halo l’encerclait. Autourde lui, minuscules et indistincts dans cette splendeur, desserviteurs le soutenaient et le supportaient ; plus bas,éclipsés et debout en un vaste demi-cercle, étaient ses subordonnésintellectuels, ses mémorateurs, ses calculateurs, ses chercheurs,ses flatteurs et ses serviteurs et tous les insectes distingués dela cour lunaire. Plus bas encore se tenaient des huissiers et desmessagers ; puis, échelonnés sur les innombrables degrés,étaient les gardes, et à la base grouillait l’énorme, diverse etindistincte multitude des moindres dignitaires et fonctionnaires dela lune. Leur piétinement produisait un murmure confus sur le solrocheux et leurs membres s’agitaient avec un bruissementfrémissant.

« Quand je pénétrai dans l’avant-dernière salle, une musiques’éleva et s’étendit en une impériale magnificence de son, lesclameurs des crieurs de nouvelles s’apaisèrent…

« J’entrai dans la dernière et la plus vaste des salles…

« Mon cortège se déploya comme un éventail… Les huissiers et lesgardes qui me précédaient s’écartèrent à droite et à gauche et lestrois litières qui portaient Phi-ou, Tsi-pouf et moi s’avancèrentsur un sol poli et brillant, jusqu’au pied de l’escalier géant.Alors commença un vaste et haletant bourdonnement qui se mêla à lamusique. Les deux Sélénites mirent pied à terre, mais on m’ordonnade rester assis – comme une marque spéciale d’honneur, j’imagine.La musique cessa, mais le bourdonnement continua, et, par lemouvement simultané de dix mille têtes respectueuses, mon attentionfut dirigée vers le halo de suprême intelligence qui planaitau-dessus de nous.

« D’abord, quand j’essayai de le distinguer mieux dansl’éblouissante clarté, ce cerveau quintessenciel me parut fortsemblable à une vessie opaque et sans traits avec des ombres vagueset onduleuses de circonvolutions qui s’agitaient. Puis, au-dessousde cette énormité et juste au-dessus du bord du trône, onapercevait, en tressaillant, de minuscules yeux pénétrants qui vousexaminaient du milieu de ce rayonnement. Pas de visage, mais desyeux réfugiés dans deux trous. Au premier moment je ne pus voir queces petites prunelles fixes au-dessous desquelles je distinguai uncorps de nain aux membres d’insecte, pâles et recroquevillés. Leregard de cet être s’abaissait vers moi avec une étrange intensitéet la partie inférieure du globe céphalique était plissée. Depetites mains, tentacules d’aspect inutile, maintenaient cetteforme sur son trône…

« C’était grand, c’était pitoyable. On oubliait le vaste hall etla foule.

« Par saccades, on me fit monter l’escalier. Il me semblait quele cerveau à reflets pourpres surplombait au-dessus de moi et, àmesure que j’approchais, il absorbait de plus en plus l’effet del’ensemble. Les rangées de serviteurs et d’aides paraissaients’amoindrir et s’effacer dans le resplendissement de ce centre. Jem’aperçus que d’indistincts personnages faisaient couler un liquiderafraîchissant sur ce grand cerveau, le frictionnant et lesoutenant. Pour ma part, je demeurai cramponné à ma litière, lesregards fixés sur le Grand Lunaire et incapable de les endétourner. Enfin, quand j’eus atteint le palier qui n’était séparédu siège suprême que par une dizaine de degrés, la magnificenceconfondue de la musique atteignit le sommet de ses gradations etcessa ; et je restai nu, pour ainsi dire, dans cettevastitude, sous les yeux scrutateurs du Grand Lunaire.

« Il examinait le premier homme qu’il eut jamais contemplé…

« Cependant je parvins à détacher ma vue de sa grandeur et àporter mes regards sur les vagues figures effacées dans lebrouillard bleu qui l’entourait, puis, au bas des degrés, sur lesSélénites massés là par milliers, immobiles et attentifs. Une foisde plus monta vers moi de cette cohue une horreur irraisonnée… quipassa…

« Après un arrêt, vint la salutation. On m’aida à descendre dema litière et je restai gauchement debout tandis qu’un certainnombre de gestes curieux et sans doute profondément symboliquesétaient, par délégation, accomplis pour moi par deux frêlesfonctionnaires. Le cortège encyclopédique des savants qui m’avaientaccompagné jusqu’à l’entrée du dernier hall apparut rangé à droiteet à gauche, deux degrés au-dessus de moi, prêt aux besoins duGrand Lunaire. Le cerveau blanc de Phi-ou alla se placer environ àmi-chemin du trône dans une position telle qu’il pouvait aisémentcommuniquer entre nous sans être obligé de tourner le dos à l’un nià l’autre. Tsi-pouf prit place derrière son compagnon. D’adroitshuissiers s’avancèrent de côté vers moi, gardant toujours la faceentièrement tournée vers la Présence. Je m’assis à la turque etPhi-ou et Tsi-pouf s’agenouillèrent un peu plus haut que moi. Il yeut une pause. Les yeux des courtisans les plus proches allaient demoi au Grand Lunaire et revenaient à moi ; un sifflement etune rumeur d’attente passèrent sur les multitudes presqueinvisibles au-dessous, puis tout bruit cessa. Tout se tut.

« Pour la première et la dernière fois, pendant la durée de monséjour, la lune fut silencieuse.

« Je perçus une sorte de murmure faible et chevrotant. Le GrandLunaire s’adressait à moi. Sa voix semblait produite par lefrottement d’un doigt sur un panneau de verre.

« Je l’examinai attentivement pendant quelques minutes, puisjetai un coup d’œil vers l’alerte Phi-ou. Au milieu de ces êtresmembraneux, je me sentais ridiculement épais, charnu et solide,avec ma tête qui n’était que mâchoires et poil noir. Mon regardretourna vers le Grand Lunaire. Il s’était tu. Ses serviteursétaient affairés et ses superficies luisantes brillaient sous leliquide rafraîchissant dont on les arrosait.

« Phi-ou médita un instant ; il consulta Tsi-pouf, puis semit à pépier des mots reconnaissables, d’abord un peu nerveusement,de sorte qu’il n’était pas très intelligible :

« – Hum ! Hum !… Le Grand Lunaire… souhaite dire… ilcomprend que vous êtes… hum… homme… que vous êtes un homme de laplanète terre. Il souhaite dire que vous êtes le bienvenu… lebienvenu… et souhaite apprendre… apprendre, si je puis employer cemot… l’état de votre monde… et la raison qui vous a amené ici…»

« Il s’arrêta. J’étais sur le point de répondre, quand il repritla parole. Il émit des remarques dont l’enchaînement n’était pastrès clair, bien que j’incline à penser que c’était une série decompliments. Il me dit que la terre était à la lune ce que lesoleil est à la terre et que les Sélénites désiraient vivements’instruire des choses de la terre et de ses habitants. Ilmentionna alors, par manière de compliment aussi sans doute, lesdimensions et le diamètre relatifs de la terre et de la lune et ditavec quel émerveillement et quelle curiosité les Sélénites avaienttoujours observé notre planète. Je réfléchis un instant, les yeuxbaissés, et me décidai à répondre que les hommes aussi sedemandaient ce que contenait la lune et la croyaient morte, nesoupçonnant pas toute la magnificence que j’avais contemplée cejour-là. Le Grand Lunaire, en signe de remerciement, fit tournerses faisceaux de lumière d’une façon des plus déconcertantes, etdans toute l’immense salle coururent les pépiements, les murmureset les gazouillements qui répétaient ce que je venais de dire. LeGrand Lunaire continua alors en posant à Phi-ou des questionsauxquelles il était facile de répondre.

« Il avait compris, expliqua-t-il, que nous vivions à la surfacede la terre, que notre air et nos océans se trouvaient àl’extérieur du globe ; cela, d’ailleurs, il le savait déjà parses astronomes. Il était fort désireux d’avoir plus de détails surce qu’il appelait cet extraordinaire ordre de choses, car, d’aprèsla solidité de la terre, on avait toujours été disposé à laconsidérer comme inhabitable. Il s’efforça d’abord de biens’assurer des extrêmes de températures auxquels étaient exposés lesêtres terrestres, et il fut profondément intéressé par ladescription que je lui fis des nuages et de la pluie. Sonimagination était aidée par ce fait que, dans les galeriessupérieures du côté nocturne, l’atmosphère lunaire est fréquemmenttrès brumeuse. Il parut s’étonner que nous ne trouvions pas lalumière solaire trop intense pour nos yeux et m’écoutaattentivement quand j’expliquai que cette lumière était tempéréejusqu’à une couleur bleuâtre par la réfraction de l’air, bien queje ne sois pas très sûr qu’il ait clairement compris cela. Je luiexposai comment l’iris de l’œil humain peut contracter la pupilleet protéger la délicate structure interne contre les excès declarté et il me fut permis de m’approcher à quelques pas de laPrésence, afin qu’elle examinât elle-même cette structure. Celaamena une comparaison entre les yeux terrestres et les yeuxlunaires. Ces derniers ne sont pas seulement d’une extrêmesensibilité à toutes les lumières que perçoit l’œil humain, maisils peuvent aussi voir la chaleur, et, dans la lune, chaquedifférence de température se voit dans les objets.

« L’iris fut un organe entièrement nouveau pour le GrandLunaire. Un moment il s’amusa à m’envoyer ses rayons sur la figurepour voir mes pupilles se contracter. Comme conséquence, je fusébloui et aveuglé pendant quelques minutes…

« Mais, en dépit de ce désagrément, je trouvai, par degrésinsensibles, quelque chose de rassurant dans la rationalité de cetéchange de questions et de réponses. Je pouvais fermer mes yeux,réfléchir et presque oublier que le Grand Lunaire n’avait pas devisage…

« Quand je fus redescendu à ma place, le Grand Lunaire medemanda comment nous nous abritions de la chaleur et des tempêteset je lui parlai de l’art de bâtir et du mobilier. Ici nous nouségarâmes dans des malentendus et des contradictions, dus largement,je dois l’avouer, au vague de mes expressions. J’eus de grandesdifficultés à lui faire comprendre la nature d’une maison. Il luisembla, ainsi qu’à ceux qui l’entouraient, la chose la plus bizarredu monde que les hommes bâtissent des maisons quand ils pouvaientdescendre dans les excavations, et j’ajoutai une complicationnouvelle en essayant d’expliquer que les hommes avaientoriginellement logé dans des cavernes et qu’à l’heure actuelle ilsplaçaient leurs voies ferrées et maints autres établissements sousla surface du sol. Ici, je crois qu’un désir de perfectionintellectuelle me trahit. Il y eut aussi une inextricable confusionà la suite de l’imprudente tentative que je fis d’expliquer cequ’étaient les mines. Abandonnant enfin ce sujet, sans me permettrede l’élucider, le Grand Lunaire me demanda ce que nous faisions del’intérieur de notre globe.

« Un remous de gazouillis et de pépiements s’étendit jusqu’auxrecoins les plus éloignés de cette grande assemblée quand il futclairement établi que nous autres, hommes, ne connaissionsabsolument rien du contenu du monde sur lequel ont évolué lesimmémoriales générations de nos ancêtres. Il me fallut répétertrois fois que, des six mille cinq cents kilomètres de matière quiexistent entre la surface de la terre et son centre, les hommesconnaissaient à peine deux kilomètres, et cela très vaguement. Jedevinai que le Grand Lunaire demandait pourquoi j’étais venu dansla lune puisque nous n’avions pas encore touché à notre propreplanète, mais il ne m’importuna pas cette fois pour avoir uneexplication, étant trop anxieux de poursuivre les détails de cettefolle subversion de toutes ses idées. Il revint à la question dutemps et j’essayai de lui décrire le ciel perpétuellementchangeant, la neige, le gel et les ouragans.

« – Mais quand vient la nuit, demanda-t-il, ne fait-il pasfroid ? »

« Je lui répondis que la température était plus basse que dansla journée.

« – Et votre atmosphère ne gèle pas ? »

« Je lui affirmai que non, qu’il ne faisait jamais assez froidpour cela, parce que nos nuits étaient si courtes.

« – Elle ne se liquéfie même pas ? »

« J’étais sur le point de dire non, mais il me vint alors àl’esprit qu’une partie au moins de notre atmosphère, la vapeurd’eau qui y est en suspension, se liquéfie parfois et forme de larosée, se congèle aussi parfois et forme du givre et du verglas –procédé parfaitement analogue à la congélation de toutel’atmosphère extérieure de la lune pendant sa longue nuit. Jem’expliquai avec clarté sur se point et, de là, le Grand Lunairevint à me parler du sommeil ; car ce besoin de dormir quirevient si régulièrement toutes les vingt-quatre heures fait partieexclusivement de notre héritage terrestre. Dans la lune on ne serepose qu’à de rares intervalles et après des effortsexceptionnels. Je voulus alors dépeindre les douces splendeursd’une nuit d’été et je passai ensuite à une description de cesanimaux qui rôdent la nuit et dorment le jour. Je lui parlai delions et de tigres et il me parut que nous arrivions ici à uneimpasse. Car, sauf sous les eaux, il n’y a pas dans la lune decréatures qui ne soient absolument domestiquées et assujetties, etil en a été ainsi depuis d’immémoriales époques. Ils ont descréatures aquatiques monstrueuses, mais aucune bête de proie etl’idée de quelque chose de grand et de fort existant au-dehors,dans la nuit, est pour eux très difficile à admettre… »

Pendant une vingtaine de mots, la relation est ici tropentrecoupée pour être transcrite.

Le Grand Lunaire s’entretint avec ses savants, selon ce que jesuppose, sur l’étrange superficialité et la déraison de l’homme quise contente de vivre à la surface d’un monde, créature soumise auxtempêtes, aux vents et à tous les hasards de l’espace, qui ne saitmême pas former des ententes pour triompher des bêtes qui dévorentsa race, et qui cependant ose envahir une autre planète. Durant cetaparté, je réfléchissais ; puis, sur son désir, je lui parlaides diverses espèces d’hommes. Il m’accabla de questions.

« – Pour toutes sortes d’ouvrages, vous avez la même sorted’hommes ? Mais qui pense ? qui gouverne ? »

« Je lui donnai un aperçu de la méthode démocratique.

« Quand j’eus fini il ordonna qu’on répandît sur son front desliquides rafraîchissants ; après quoi il me pria de répétermon explication, croyant n’avoir pas tout saisi.

« – Ils font, alors, des choses différentes ? interrogeaPhi-ou.

« – Il en est, répliquai-je, qui sont des penseurs et d’autresdes fonctionnaires ; certains chassent ou sont mécaniciens,d’autres sont artistes ou travailleurs, mais tous gouvernent,ajoutai-je.

« – N’ont-ils pas des formes différentes qui les adaptent àleurs devoirs différents ?

« – Aucune que l’on puisse voir, dis-je, excepté, peut-être,pour les vêtements. Leurs esprits diffèrent sans doute quelque peu,continuai-je.

« – Leurs esprits doivent différer beaucoup, reprit le GrandLunaire, ou ils voudraient tous faire les mêmes choses. »

Afin de me mettre en plus intime harmonie avec ses idéespréconçues, je répondis que sa conjecture était vraie. Tout estdissimulé dans le cerveau et c’est là que sont les différences. Sil’on pouvait voir les esprits et les âmes des hommes, on lestrouverait aussi variés et inégaux que ceux des Sélénites. Il y ade grands hommes et de petits hommes, des hommes qui ont desmembres à longue portée et d’autres qui les ont rapides, des hommesbruyants, à l’esprit en trompette, et des hommes qui ont dessouvenirs et pas d’idées… »

Trois mots du récit sont indistincts ici.

« Il m’interrompit pour me rappeler une de mes précédentesphrases.

« – Vous avez dit que tous les hommes gouvernent ?insista-t-il.

– Jusqu’à un certain point », dis-je ; et je crains que monexplication n’ait rendu ses idées encore plus confuses.

« Il se rattrapa à un fait saillant.

« – Voulez-vous dire par là, demanda-t-il, qu’il n’y a pas deGrand Terrestre ? »

« Je pensai à divers personnages, mais l’assurai finalementqu’il n’en existait pas. J’expliquai que les autocrates etempereurs que nous avions essayés sur terre avaient habituellementfini dans la boisson, le vice ou la violence et que la sectioninfluente du peuple terrestre à laquelle j’appartenais, lesAnglo-Saxons, n’avaient pas l’intention d’essayer à nouveau decette sorte de chose. Ce à quoi le Grand Lunaire fut plus quedéconcerté.

« – Mais alors, comment conservez-vous la sagesse que vouspouvez acquérir ? »

« Je lui exposai de quelle façon nous aidions notre… (ici un motomis qui est probablement cerveau) limité, au moyen de livres et debibliothèques. Je lui contai comment notre science se développaitpar le labeur accumulé d’innombrables petits hommes. Il ne fitaucun commentaire, remarquant seulement qu’il était évident quenous avions acquis beaucoup en dépit de notre sauvagerie sociale,sans quoi je n’aurais pas pu venir à la lune. Cependant lecontraste était des plus marqués. Avec la connaissance, lesSélénites se développent et changent ; l’humanité emmagasinesa science et les hommes restent des brutes équipées. Le GrandLunaire déclara… »

Ici un fragment du message est incompréhensible.

« Il me fit alors lui décrire par quels moyens nous noustransportions sur cette terre et je le renseignai sur nos cheminsde fer et nos vaisseaux. Un moment il ne put pas comprendre quenous n’utilisions la force de la vapeur que depuis une centained’années. Quand il s’en fut rendu compte, il fut extraordinairementsurpris. Je puis mentionner comme une chose singulière que lesSélénites comptent par années, comme nous le faisons sur terre,bien que je n’aie rien pu deviner de leur système numéral. (Celad’ailleurs n’importe guère, puisque Phi-ou comprend notrenumération.) De là, j’en arrivai à lui dire que l’humanitén’habitait dans des villes que depuis neuf ou dix mille ans et queles hommes n’étaient pas encore unis en une fraternité unique, maisgroupés sous de nombreuses formes de domination. Cela étonnabeaucoup le Grand Lunaire, quand il eut saisi. D’abord il avaitpensé qu’il s’agissait seulement de divisions administratives.

« – Nos États et nos Empires ne sont encore que de grossièresesquisses d’un ordre de choses qui existera quelque jour »,repris-je ; et je continuai en… »

À cet endroit une longueur de transmission qui représenteprobablement trente ou quarante mots est complètementindéchiffrable.

« Le Grand Lunaire fut singulièrement impressionné par la foliequ’ont les hommes de s’obstiner dans l’inconvénient de languesdiverses.

« – Ils veulent communiquer entre eux et en même temps ils ne leveulent pas », dit-il ; puis pendant assez longtemps il mequestionna de près sur la guerre.

« Il fut d’abord perplexe et incrédule.

« – Vous prétendez, fit-il, voulant une confirmation, que vousparcourez la surface de votre monde, ce monde dont vous avez àpeine commencé à racler les richesses, vous tuant les uns lesautres pour des bêtes à manger ? »

« Je lui répondis que cela était parfaitement correct. Il medemanda des détails pour aider son imagination.

« – Mais est-ce que vos navires et vos pauvres petites villes nesont pas endommagés ? »

« À ma réponse, je m’aperçus que la destruction et la ruinel’impressionnaient presque autant que le meurtre.

« – Dites-m’en plus, insista le Grand Lunaire. Dépeignez-moi cequi se passe. Je ne puis concevoir ces choses. »

« Ainsi, bien qu’à contrecœur, je lui racontai l’histoire desguerres terrestres.

« Je lui narrai les premières cérémonies de la guerre, lesavertissements et les ultimatums, la direction et le maniement destroupes. Je lui donnai une idée de ce que sont les manœuvres, lespositions stratégiques et les batailles ; je lui parlai desièges et d’assauts, de populations affamées, de fatigues et deprivations dans les camps et les tranchées, et de sentinellesmourant de froid sous la neige ; de déroutes et de surprises,de résistances désespérées et d’espoirs derniers, de poursuitesimpitoyables des fuyards et de champs de carnage couverts de morts.Je lui parlai aussi du passé, d’invasions et de massacres, des Hunset des Tartares, des guerres de Mahomet, de celles des Califes etdes Croisades.

« À mesure que j’avançais et que Phi-ou traduisait, lesSélénites grondaient et murmuraient, sous le coup d’une émotiongraduellement intensifiée.

« J’expliquai qu’un cuirassé peut envoyer à une distance devingt kilomètres un projectile d’une tonne qui pénètre une plaquede fer de six centimètres d’épaisseur, et de quelle façon nousfaisons évoluer sous l’eau des navires à torpilles. Je me mis àdécrire un canon Maxim en action et ce que je pus reconstituer dela bataille de Colenso.

« Le Grand Lunaire restait si incrédule qu’il interrompit latraduction de Phi-ou pour me demander de confirmer mon récit. Ildoutait particulièrement de la description que je lui fis d’hommespoussant des acclamations et des cris de joie en allant à la(bataille ?).

« – Mais certainement ils n’y prennent pas plaisir », traduisitPhi-ou.

« Je lui assurai que des hommes de ma race considéraient unebataille comme la plus glorieuse expérience de la vie : à quoil’assemblée tout entière fut frappée de stupeur.

« – Mais à quoi est bonne cette guerre ? demanda le GrandLunaire, insistant sur le sujet.

– « Oh ! quant à être bonne…, dis-je. Elle réduit etéclaircit la population !

« – Mais à quoi cela sert-il… ? »

« Il y eut une pause, les liquides rafraîchissants luiaspergèrent le crâne, puis il parla. »

La réception du message se perd ici dans une série d’ondesbizarres ; celles-ci commencèrent à se manifester lorsqueCavor transmit le mot « pause », c’est-à-dire juste avant lediscours du Grand Lunaire, puis s’amplifièrent jusqu’à brouiller lemessage de Cavor. Ces ondes viennent évidemment d’un émetteurlunaire et leur perpétuelle synchronisation avec les signauxalternants de Cavor porte curieusement à penser qu’il s’agit d’unbrouillage systématique. D’abord, elles sont petites et régulières,de sorte qu’avec un peu de soin et la perte de quelques mots nousavons pu y démêler le message de Cavor. Ensuite, elles deviennentplus larges et plus grandes ; puis soudain elles sontirrégulières, d’une irrégularité qui fait penser à quelqu’un quigriffonnerait et raturerait une ligne d’écriture. Sur une certainelongueur, on ne peut rien déchiffrer de cette trace follementzigzagante ; très brusquement le brouillage cesse, laissantquelques mots clairs, puis il reprend et continue pendant tout lereste du message, oblitérant complètement ce que Cavor essayait detransmettre. Si c’est là, en fait, une intervention voulue,pourquoi les Sélénites auraient-ils préféré laisser Cavor envoyerses messages dans l’heureuse ignorance du brouillage auquel ils selivraient, alors qu’ils pouvaient parfaitement – ce qui leur auraitété plus facile et plus commode – interrompre et supprimer satransmission à n’importe quel moment ? C’est là un problèmeauquel je ne puis apporter aucune solution. La chose parait s’êtrepassée ainsi et c’est tout ce que je puis dire. Le dernier lambeaude sa description du Grand Lunaire reprend, au milieu d’une phrase,en ces termes :

« … m’interrogea très étroitement sur mon secret. Je pus en peude temps m’entendre avec lui, et finalement élucider ce qui étaitresté une énigme pour moi depuis que je m’étais rendu compte del’étendue de leur science ; c’est-à-dire, comment il sefaisait qu’ils n’aient pas découvert eux-mêmes la Cavorite. J’aidonc trouvé qu’ils la connaissent en tant que substance théorique,mais ils l’ont toujours regardée comme une impossibilité pratique,pour cette raison qu’il n’y a pas d’hélium dans la lune et quel’hélium… »

À travers les dernières lettres d’hélium reparaît soudain lebrouillage. Remarquez ce mot : « secret » car sur lui et sur luiseul je base mon interprétation du dernier message – M. Wendigee etmoi le considérons comme tel – que Cavor doive vraisemblablementnous envoyer.

Chapitre 26LE DERNIER MESSAGE DE M. CAVOR

L’avant-dernier message de Cavor se termine de cette façon peusatisfaisante. Il semble qu’on le voie, là-bas, auprès de sonappareil éclairé de lumière bleue, continuant jusqu’au derniermoment ses signaux, sans rien soupçonner du rideau qui s’étaitinterposé entre lui et nous, sans se douter non plus des dangersqui, même alors, devaient le menacer. Son désastreux manque de bonsens l’avait fait se trahir. Il avait parlé de guerre, il avaitparlé de toute la force et de la violence irrationnelle des hommes,de leurs insatiables agressions, de l’éternelle futilité de leursconflits. Il avait donné au monde lunaire tout entier cetteimpression de notre race, et il est très plausible, à mon avis,qu’il dut admettre que sur lui seul reposait la possibilité – dumoins pour longtemps que d’autres hommes vinssent sur la lune. Laligne de conduite que la raison froide et impitoyable de la lunedevait adopter me semble assez claire, et Cavor dut en avoir unevague idée, ou peut-être même s’en rendit-il tout à coup nettementcompte.

On se l’imagine allant de-ci, de-là, par la lune, le remords deson indiscrétion fatale s’imposant à son esprit. Pendant un certaintemps assurément le Grand Lunaire délibéra sur la situationnouvelle, et durant ce répit Cavor dut rester aussi libre quejamais. Nous pouvons croire que des obstacles de quelque sorteempêchèrent Cavor de se servir de son appareil électromagnétiqueaprès qu’il eut envoyé le dernier message que j’ai transcrit.

Plusieurs jours se passèrent sans que rien nous parvînt.Peut-être comparaissait-il à de nouvelles audiences, essayantd’atténuer l’effet de ses premières révélations. Qui peut espérerle deviner ?

Puis soudain, comme un cri dans la nuit, comme un cri suivi d’unmortel silence, arriva le dernier message. C’est le fragment leplus court que nous ayons – les commencements interrompus de deuxphrases.

Voici le premier : « J’ai été fou de faire connaître au GrandLunaire… »

Il y eut un intervalle d’une minute environ, dû, peut-on croire,à quelque intervention extérieure : – il s’éloigne de l’instrument,– pris d’une horrible hésitation parmi les masses confusesd’appareils entassés dans cette caverne obscurément bleue, – il yrevient précipitamment, plein d’une résolution qui vient trop tard.Alors parvient ceci, comme transmis en hâte « Cavorite fabriquéecomme suit : prenez… »

Ici vient un mot, un mot qui, tel que nous l’avons, estabsolument dénué de sens : – « Inut… »

Et c’est tout.

Il se peut que Cavor ait voulu rapidement épeler le mot «inutile » lorsque son destin devint imminent. Quoi qu’il se fûtproduit autour de l’appareil, nous ne saurions le dire. En toutcas, nous ne recevrons plus, j’en ai la certitude, de nouveaumessage de la lune. Pour ma part, un rêve des plus nets est venu àmon aide, et je vois, presque aussi distinctement que si j’avaisassisté à la chose, un Cavor échevelé, dans une lumière bleueuniforme, se débattant sous l’étreinte d’une multitude de cesinsectes sélénites, luttant de plus en plus désespérément à mesurequ’ils fourmillent plus nombreux autour de lui, criant, suppliant,peut-être même à la fin se défendant, et refoulé pas à pas hors deportée de ceux de sa race, rejeté pour toujours dans l’Inconnu –dans les Ténèbres, dans le Silence qui n’a pas de fin…

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Tags: H. G. Wells