Categories: Romans

Les Quarante-cinq – Tome I

Les Quarante-cinq – Tome I

d’ Alexandre Dumas
I – La porte Saint-Antoine

Etiamsi omnes !

Le 26 octobre de l’an 1585, les barrières de la porte Saint-Antoine se trouvaient encore, contre toutes les habitudes, fermées à dix heures et demie du matin.

À dix heures trois quarts, une garde de vingt Suisses, qu’on reconnaissait à leur uniforme pour être des Suisses des petits cantons, c’est-à-dire des meilleurs amis du roi Henri III, alors régnant, déboucha de la rue de la Mortellerie et s’avança vers la rue Saint-Antoine qui s’ouvrit devant eux et se referma derrière eux : une fois hors de cette porte, ils allèrent se ranger le long des haies qui, à l’extérieur de la barrière, bordaient les enclos épars de chaque côté de la route,et, par sa seule apparition, refoula bon nombre de paysans et de petits bourgeois venant de Montreuil, de Vincennes ou de Saint-Maur pour entrer en ville avant midi, entrée qu’ils n’avaient pu opérer la porte se trouvant fermée, comme nous l’avons dit.

S’il est vrai que la foule amène naturellement le désordre avec elle, on eût pu croire que, par l’envoi de cette garde, M. le prévôt voulait prévenir le désordre qui pouvait avoir lieu à la porte Saint-Antoine.

En effet, la foule était grande ; il arrivait par les trois routes convergentes, et cela à chaque instant, des moines des couvents de la banlieue, des femmes assisesde côté sur les bâts de leurs ânes, des paysans dans descharrettes, lesquelles venaient s’agglomérer à cette masse déjàconsidérable que la fermeture inaccoutumée des portes arrêtait à labarrière, et tous, par leurs questions plus ou moins pressantes,formaient une espèce de rumeur faisant basse continue, tandis queparfois quelques voix, sortant du diapason général, montaientjusqu’à l’octave de la menace ou de la plainte.

On pouvait encore remarquer, outre cette massed’arrivants qui voulaient entrer dans la ville, quelques groupesparticuliers qui semblaient en être sortis. Ceux-là, au lieu deplonger leur regard dans Paris par les interstices des barrières,ceux-là dévoraient l’horizon, borné par le couvent des Jacobins, leprieuré de Vincennes et la croix Faubin, comme si, par quelqu’unede ces trois routes formant éventail, il devait leur arriverquelque Messie.

Les derniers groupes ne ressemblaient pas malaux tranquilles îlots qui s’élèvent au milieu de la Seine, tandisqu’autour d’eux, l’eau, en tourbillonnant et en se jouant, détache,soit une parcelle de gazon, soit quelque vieux tronc de saule quifinit par s’en aller en courant après avoir hésité quelque tempssur les remous.

Ces groupes, sur lesquels nous revenons avecinsistance parce qu’ils méritent toute notre attention, étaientformés, pour la plupart, par des bourgeois de Paris forthermétiquement calfeutrés dans leurs chausses et leurspourpoints ; car, nous avions oublié de le dire, le tempsétait froid, la bise agaçante, et de gros nuages, roulant près deterre, semblaient vouloir arracher aux arbres les dernièresfeuilles jaunissantes qui s’y balançaient encore tristement.

Trois de ces bourgeois causaient ensemble, ouplutôt deux causaient et le troisième écoutait.

Exprimons mieux notre pensée et disons :le troisième ne paraissait pas même écouter, tant était grandel’attention qu’il mettait à regarder vers Vincennes.

Occupons-nous d’abord de ce dernier.

C’était un homme qui devait être de hautetaille lorsqu’il se tenait debout ; mais en ce moment, seslongues jambes, dont il semblait ne savoir que faire lorsqu’il neles employait pas à leur active destination, étaient repliées souslui, tandis que ses bras, non moins longs proportionnellement queses jambes, se croisaient sur son pourpoint. Adossé à la haie,convenablement étayé sur les buissons élastiques, il tenait, avecune obstination qui ressemblait à la prudence d’un homme qui désiren’être point reconnu, son visage, caché derrière sa large main,risquant seulement un œil dont le regard perçant dardait entre lemédium et l’annulaire écartés à la distance strictement nécessairepour le passage du rayon visuel.

À côté de ce singulier personnage, un petithomme, grimpé sur une butte, causait avec un gros homme quitrébuchait à la pente de cette même butte, et se raccrochait àchaque trébuchement aux boutons du pourpoint de soninterlocuteur.

C’étaient les deux autres bourgeois, formant,avec ce personnage assis, le nombre cabalistique trois, que nousavons annoncé dans un des paragraphes précédents.

– Oui, maître Miton, disait le petithomme au gros ; oui, je le dis et je le répète, qu’il y auracent mille personnes autour de l’échafaud de Salcède, cent mille aumoins. Voyez, sans compter ceux qui sont déjà sur la place deGrève, ou qui se rendent à cette place des différents quartiers deParis, – voyez, que de gens ici, et ce n’est qu’une porte. – Jugezdonc, puisqu’en comptant bien, nous en trouverions seize, desportes.

– Cent mille, c’est beaucoup, compèreFriard, répondit le gros homme ; beaucoup, croyez-moi,suivront mon exemple, et n’iront pas voir écarteler ce malheureuxSalcède, dans la crainte d’un hourvari, et ils auront raison.

– Maître Miton, maître Miton, prenezgarde, répondit le petit homme, vous parlez là comme un politique.Il n’y aura rien, absolument rien, je vous en réponds.

Puis, voyant que son interlocuteur secouait latête d’un air de doute :

– N’est-ce pas, monsieur ?continua-t-il en se retournant vers l’homme aux longs bras et auxlongues jambes, qui, au lieu de continuer à regarder du côté deVincennes, venait, sans ôter sa main de dessus son visage, venait,disons-nous, de faire un quart de conversion et de choisir labarrière pour point de mire de son attention.

– Plaît-il ? demanda celui-ci, commes’il n’eût entendu que l’interpellation qui lui était adressée etnon les paroles précédant cette interpellation qui avaient étéadressées au second bourgeois.

– Je dis qu’il n’y aura rien en Grèveaujourd’hui.

– Je crois que vous vous trompez, etqu’il y aura l’écartèlement de Salcède, répondit tranquillementl’homme aux longs bras.

– Oui, sans doute ; mais j’ajoutequ’il n’y aura aucun bruit à propos de cet écartèlement.

– Il y aura le bruit des coups de fouetque l’on donnera aux chevaux.

– Vous ne m’entendez pas. Par bruitj’entends émeute ; or, je dis qu’il n’y aura aucune émeute enGrève : s’il avait dû y avoir émeute, le roi n’aurait pas faitdécorer une loge à l’Hôtel-de-Ville pour assister au supplice avecles deux reines et une partie de la cour.

– Est-ce que les rois savent jamais quandil doit y avoir des émeutes ? dit en haussant les épaules,avec un air de souveraine pitié, l’homme aux longs bras et auxlongues jambes.

– Oh ! oh ! fit maître Miton ense penchant à l’oreille de son interlocuteur, voilà un homme quiparle d’un singulier ton : le connaissez-vous,compère ?

– Non, répondit le petit homme.

– Eh bien, pourquoi lui parlez-vous doncalors ?

– Je lui parle pour lui parler.

– Et vous avez tort ; vous voyezbien qu’il n’est point d’un naturel causeur.

– Il me semble cependant, reprit lecompère Friard assez haut pour être entendu de l’homme aux longsbras, qu’un des grands bonheurs de la vie est d’échanger sapensée.

– Avec ceux qu’on connaît, très bien,répondit maître Miton, mais non avec ceux que l’on ne connaîtpas.

– Tous les hommes ne sont-ils pasfrères ? comme dit le curé de Saint-Leu, ajouta le compèreFriard d’un ton persuasif.

– C’est-à-dire qu’ils l’étaientprimitivement ; mais, dans des temps comme les nôtres, laparenté s’est singulièrement relâchée, compère Friard. Causez doncavec moi, si vous tenez absolument à causer, et laissez cetétranger à ses préoccupations.

– C’est que je vous connais depuislongtemps, vous, comme vous dites, et je sais d’avance ce que vousme répondrez, tandis qu’au contraire peut-être cet inconnuaurait-il quelque chose de nouveau à me dire.

– Chut ! il vous écoute.

– Tant mieux, s’il nous écoute ;peut-être me répondra-t-il. Ainsi donc, monsieur, continua lecompère Friard en se tournant vers l’inconnu, vous pensez qu’il yaura du bruit en Grève ?

– Moi, je n’ai pas dit un mot decela.

– Je ne prétends pas que vous l’ayez dit,continua Friard d’un ton qu’il essayait de rendre fin ; jeprétends que vous le pensez, voilà tout.

– Et sur quoi appuyez-vous cettecertitude ? seriez-vous sorcier, monsieur Friard ?

– Tiens ! il me connaît !s’écria le bourgeois au comble de l’étonnement, et d’où meconnaît-il ?

– Ne vous ai-je pas nommé deux ou troisfois, compère ? dit Miton en haussant les épaules comme unhomme honteux devant un étranger du peu d’intelligence de soninterlocuteur.

– Ah ! c’est vrai, reprit Friard,faisant un effort pour comprendre, et comprenant, grâce à ceteffort ; c’est, sur ma parole, vrai ; eh bien !puisqu’il me connaît, il va me répondre. Eh bien ! monsieur,continua-t-il en se retournant vers l’inconnu, je pense que vouspensez qu’il y aura du bruit en Grève, attendu que si vous ne lepensiez pas vous y seriez, et qu’au contraire vous êtes ici…ha !

Ce ha ! prouvait que le compère Friardavait atteint, dans sa déduction, les bornes les plus éloignées desa logique et de son esprit.

– Mais vous, monsieur Friard, puisquevous pensez le contraire de ce que vous pensez que je pense,répondit l’inconnu, en appuyant sur mots prononcés déjà par soninterrogateur et répétés par lui, pourquoi n’y êtes-vous pas, enGrève ? Il me semble cependant que le spectacle est assezréjouissant pour que les amis du roi s’y foulent. Après cela,peut-être me répondrez-vous que vous n’êtes pas des amis du roi,mais de ceux de M. de Guise, et que vous attendez ici les Lorrainsqui, dit-on, doivent faire invasion dans Paris pour délivrer M. deSalcède.

– Non, monsieur, répondit vivement lepetit homme, visiblement effrayé de ce que supposaitl’inconnu ; non, monsieur, j’attends ma femme, mademoiselleNicole Friard, qui est allée reporter vingt-quatre nappes auprieuré des Jacobins, ayant l’honneur d’être blanchisseuseparticulière de don Modeste Gorenflot, abbé dudit prieuré desJacobins. Mais pour en revenir au hourvari dont parlait le compèreMiton, et auquel je ne crois pas ni vous non plus, à ce que vousdites du moins…

– Compère, compère ! s’écria Miton,regardez donc ce qui se passe.

Maître Friard suivit la direction indiquée parle doigt de son compagnon, et vit qu’outre les barrières dont lafermeture préoccupait déjà si sérieusement les esprits, on fermaitencore la porte.

Cette porte fermée, une partie des Suissesvint s’établir en avant du fossé.

– Comment ! comment ! s’écriaFriard pâlissant, ce n’est point assez de la barrière, et voilàqu’on ferme la porte, maintenant !

– Eh bien ! que vousdisais-je ? répondit Miton, pâlissant à son tour.

– C’est drôle, n’est-ce pas ? fitl’inconnu en riant.

Et, en riant, il découvrit, entre la barbe deses moustaches et celle de son menton, une double rangée de dentsblanches et aiguës qui paraissaient merveilleusement aiguisées parl’habitude de s’en servir au moins quatre fois par jour.

À la vue de cette nouvelle précaution prise,un long murmure d’étonnement et quelques cris d’effroi s’élevèrentde la foule compacte qui encombrait les abords de la barrière.

– Faites faire le cercle ! cria lavoix impérative d’un officier.

La manœuvre fut opérée à l’instant même, maisnon sans encombre : les gens à cheval et les gens encharrette, forcés de rétrograder, écrasèrent ça et là quelquespieds et enfoncèrent à droite et à gauche quelques côtes dans lafoule.

Les femmes criaient, les hommesjuraient ; ceux qui pouvaient fuir fuyaient en se renversantles uns sur les autres.

– Les Lorrains ! les Lorrains !cria une voix au milieu de tout ce tumulte.

Le cri le plus terrible, emprunté au pâlevocabulaire de la peur, n’eût pas produit un effet plus prompt etplus décisif que ce cri :

– Les Lorrains ! ! !

– Eh bien ! voyez-vous ?voyez-vous ? s’écria Miton tremblant, les Lorrains, lesLorrains, fuyons !

– Fuir, et où cela ? demandaFriard.

– Dans cet enclos, s’écria Miton en sedéchirant les mains pour saisir les épines de cette haie surlaquelle était moelleusement assis l’inconnu.

– Dans cet enclos, dit Friard ; celavous est plus aisé à dire qu’à faire, maître Miton. Je ne vois pasde trou pour entrer dans cet enclos, et vous n’avez pas laprétention de franchir cette haie qui est plus haute que moi.

– Je tâcherai, dit Miton, je tâcherai. Etil fit de nouveaux efforts.

– Ah ! prenez donc garde, ma bonnefemme ! cria Friard du ton de détresse d’un homme qui commenceà perdre la tête, votre âne me marche sur les talons. Ouf !monsieur le cavalier, faites donc attention, votre cheval va ruer.Tudieu ! charretier, mon ami, vous me fourrez le brancard devotre charrette dans les côtes.

Pendant que maître Miton se cramponnait auxbranches de la haie pour passer par-dessus, et que le compèreFriard cherchait vainement une ouverture pour se glisserpar-dessous, l’inconnu s’était levé, avait purement et simplementouvert le compas de ses longues jambes, et d’un simple mouvement,pareil à celui que fait un cavalier pour se mettre en selle, ilavait enjambé la haie sans qu’une seule branche effleurât sonhaut-de-chausse.

Maître Miton l’imita en déchirant le sien entrois endroits, mais il n’en fut point ainsi du compère Friard,qui, ne pouvant passer ni par-dessous ni par-dessus, et, de plus enplus menacé d’être écrasé par la foule, poussait des crisdéchirants, lorsque l’inconnu allongea son grand bras, le saisit àla fois par sa fraise et par le collet de son pourpoint, et,l’enlevant, le transporta de l’autre côté de la haie avec la mêmefacilité qu’il eût fait d’un enfant.

– Oh ! oh ! oh ! s’écriamaître Miton, réjoui de ce spectacle et suivant des yeuxl’ascension et la descente de son ami maître Friard, vous avezl’air de l’enseigne du Grand-Absalon.

– Ouf ! s’écria Friard en touchantle sol, que j’aie l’air de tout ce que vous voudrez, me voilà del’autre côté de la haie, et grâce à monsieur. Puis, se redressantpour regarder l’inconnu à la poitrine duquel il atteignait àpeine : Ah ! monsieur, continua-t-il, que d’actions degrâces ! Monsieur, vous êtes un véritable Hercule, paroled’honneur, foi de Jean Friard. Votre nom, monsieur, le nom de monsauveur, le nom de mon… ami ?

Et le brave homme prononça en effet ce derniermot avec l’effusion d’un cœur profondément reconnaissant.

– Je m’appelle Briquet, monsieur,répondit l’inconnu, Robert Briquet, pour vous servir.

– Et vous m’avez déjà considérablementservi, monsieur Robert Briquet, j’ose le dire ; oh ! mafemme vous bénira ; Mais, à propos, ma pauvre femme ! ômon Dieu, mon Dieu ! elle va être étouffée dans cette foule.Ah ! maudits Suisses qui ne sont bons qu’à faire écraser lesgens !

Le compère Friard achevait à peine cetteapostrophe, qu’il sentit tomber sur son épaule une main lourdecomme celle d’une statue de pierre.

Il se retourna pour voir quel étaitl’audacieux qui prenait avec lui une pareille liberté.

Cette main était celle d’un Suisse.

– Foulez-fous qu’on vous assomme, monbedit ami ? dit le robuste soldat.

– Ah ! nous sommes cernés !s’écria Friard.

– Sauve qui peut ! ajouta Miton.

Et tous deux, grâce à la haie franchie, ayantl’espace devant eux, gagnèrent le large, poursuivis par le regardrailleur et le rire silencieux de l’homme aux longs bras et auxlongues jambes qui, les ayant perdus de vue, s’approcha du Suissequ’on venait de placer là en vedette.

– La main est bonne, compagnon, dit-il, àce qu’il paraît ?

– Mais foui, moussieu, pas mauvaise, pasmauvaise.

– Tant mieux, car c’est chose importante,surtout si les Lorrains venaient comme on le dit.

– Ils ne fiennent bas.

– Non ?

– Bas di tout.

– D’où vient donc alors que l’on fermecette porte ! Je ne comprends pas.

– Fous bas besoin di gombrendre, répliquale Suisse en riant aux éclats de sa plaisanterie.

– C’être chuste, mon gamarate, trèschuste, dit Robert Briquet, merci.

Et Robert Briquet s’éloigna du Suisse pour serapprocher d’un autre groupe, tandis que le digne Helvétien,cessant de rire, murmurait :

– Bei Gott !… Ich glaube erspottet meiner. – Was ist das für ein Mann, der sich erlaubt einenSchweizer seiner kœniglichen Majestaet auszulachen ?

Ce qui, traduit en français, voulaitdire :

– Vrai Dieu ! je crois que c’est luiqui se moque de moi. Qu’est-ce que c’est donc que cet homme qui osese moquer d’un Suisse de Sa Majesté ?

II – Ce qui se passait à l’extérieur dela porte Saint-Antoine

Un de ces groupes était formé d’un nombreconsidérable de citoyens surpris hors de la ville par cettefermeture inattendue des portes. Ces citadins entouraient quatre oucinq cavaliers d’une tournure fort martiale et que la clôture deces portes gênait fort, à ce qu’il paraît, car ils criaient de tousleurs poumons :

– La porte ! la porte !

Lesquels cris, répétés par tous les assistantsavec des recrudescences d’emportement, occasionnaient dans cesmoments-là un bruit d’enfer.

Robert Briquet s’avança vers ce groupe, et semit à crier plus haut qu’aucun de ceux qui lecomposaient :

– La porte ! la porte !

Il en résulta qu’un des cavaliers, charmé decette puissance vocale, se retourna de son côté, le salua et luidit :

– N’est-ce pas honteux, monsieur, qu’onferme une porte de ville en plein jour, comme si les Espagnols oules Anglais assiégeaient Paris ?

Robert Briquet regarda avec attention celuiqui lui adressait la parole et qui était un homme de quarante àquarante-cinq ans.

Cet homme, en outre, paraissait être le chefde trois ou quatre autres cavaliers qui l’entouraient.

Cet examen donna sans doute confiance à RobertBriquet, car aussitôt il s’inclina à son tour etrépondit :

– Ah ! monsieur, vous avez raison,dix fois raison, vingt fois raison ; mais, ajouta-t-il, sansêtre trop curieux, oserais-je vous demander quel motif voussoupçonnez à cette mesure ?

– Pardieu ! dit un assistant, lacrainte qu’ils ont qu’on ne leur mange leur Salcède.

– Cap de Bious ! dit une voix,triste mangeaille.

Robert Briquet se retourna du côté où venaitcette voix dont l’accent lui indiquait un Gascon renforcé, et ilaperçut un jeune homme de vingt ou vingt-cinq ans, qui appuyait samain sur la croupe du cheval de celui qui lui avait paru le chefdes autres.

Le jeune homme était nu-tête ; sans douteil avait perdu son chapeau dans la bagarre.

Maître Briquet paraissait unobservateur ; mais, en général, ses observations étaientcourtes ; aussi détourna-t-il rapidement son regard du Gascon,qui sans doute lui parut sans importance, pour le ramener sur lecavalier.

– Mais, dit-il, puisqu’on annonce que ceSalcède appartient à M. de Guise, ce n’est déjà point un si mauvaisragoût.

– Bah ! on dit cela ? reprit leGascon curieux ouvrant de grandes oreilles.

– Oui, sans doute, on dit cela, on ditcela, répondit le cavalier en haussant les épaules ; mais, parle temps qui court, on dit tant de sornettes.

– Ah ! ainsi, hasarda Briquet avecson œil interrogateur et son sourire narquois, ainsi, vous croyez,monsieur, que Salcède n’est point à M. de Guise ?

– Non seulement je le crois, mais j’ensuis sûr, répondit le cavalier. Puis comme il vit que RobertBriquet, en se rapprochant de lui, faisait un mouvement qui voulaitdire : Ah bah ! et sur quoi appuyez-vous cettecertitude ? il continua :

– Sans doute, si Salcède eût été auduc, le duc ne l’eût pas laissé prendre, ou tout au moinsne l’eût pas laissé amener ainsi de Bruxelles à Paris, pieds etpoings liés, sans faire au moins en sa faveur une tentatived’enlèvement.

– Une tentative d’enlèvement, repritBriquet, c’était bien hasardeux ; car enfin, qu’elle réussîtou qu’elle échouât, du moment où elle venait de la part de M. deGuise, M. de Guise avouait qu’il avait conspiré contre le ducd’Anjou.

– M. de Guise, reprit sèchement lecavalier, n’eût point été retenu par cette considération, j’en suissûr, et, du moment où il n’a ni réclamé ni défendu Salcède, c’estque Salcède n’est point à lui.

– Cependant, excusez si j’insiste,continua Briquet ; mais ce n’est pas moi qui invente ; ilparaît certain que Salcède a parlé.

– Où cela ? devant lesjuges ?

– Non, pas devant les juges, monsieur, àla torture.

– N’est-ce donc pas la même chose ?demanda maître Robert Briquet, d’un air qu’il essayait inutilementde rendre naïf.

– Non, certes, ce n’est pas la mêmechose, il s’en faut : d’ailleurs on prétend qu’il a parlésoit ; mais on ne répète point ce qu’il a dit.

– Vous m’excuserez encore, monsieur,reprit Robert Briquet : on le répète et très longuementmême.

– Et qu’a-t-il dit ? voyons !demanda avec impatience le cavalier ; parlez, vous qui êtes sibien instruit.

– Je ne me vante pas d’être bieninstruit, monsieur, puisque je cherche au contraire à m’instruireprès de vous, répondit Briquet.

– Voyons ! entendons-nous ! ditle cavalier avec impatience ; vous avez prétendu qu’onrépétait les paroles de Salcède ; ses paroles, quellessont-elles ? dites.

– Je ne puis répondre, monsieur, que cesoient ses propres paroles, dit Robert Briquet qui paraissaitprendre plaisir à pousser le cavalier.

– Mais enfin, quelles sont celles qu’onlui prête ?

– On prétend qu’il a avoué qu’ilconspirait pour M. de Guise.

– Contre le roi de France sansdoute ? toujours même chanson !

– Non pas contre Sa Majesté le roi deFrance, mais bien contre Son Altesse monseigneur le ducd’Anjou.

– S’il a avoué cela…

– Eh bien ? demanda RobertBriquet.

– Eh bien ! c’est un misérable, ditle cavalier en fronçant le sourcil.

– Oui, dit tout bas Robert Briquet ;mais s’il a fait ce qu’il a avoué, c’est un brave homme. Ah !monsieur, les brodequins, l’estrapade et le coquemar font dire biendes choses aux honnêtes gens.

– Hélas ! vous dites là une grandevérité, monsieur, dit le cavalier en se radoucissant et en poussantun soupir.

– Bah ! interrompit le Gascon qui,en allongeant la tête dans la direction de chaque interlocuteur,avait tout entendu, bah ! brodequins, estrapade, coquemar,belle misère que tout cela ! Si ce Salcède a parlé, c’est uncoquin, et son patron un autre.

– Oh ! oh ! fit le cavalier nepouvant réprimer un soubresaut d’impatience, – vous chantez bienhaut, monsieur le Gascon.

– Moi ?

– Oui, vous.

– Je chante sur le ton qu’il me plaît,cap de Bious ! tant pis pour ceux à qui mon chant ne plaîtpas.

Le cavalier fit un mouvement de colère.

– Du calme ! dit une voix douce enmême temps qu’impérative, dont Robert Briquet chercha vainement àreconnaître le propriétaire.

Le cavalier parut faire un effort surlui-même ; cependant il n’eut pas la puissance de se contenirtout à fait.

– Et connaissez-vous bien ceux dont vousparlez, monsieur ? demanda-t-il au Gascon.

– Si je connais Salcède ?

– Oui.

– Pas le moins du monde.

– Et le duc de Guise ?

– Pas davantage.

– Et le duc d’Alençon ?

– Encore moins.

– Savez-vous que M. de Salcède est unbrave ?

– Tant mieux ; il mourra bravementalors.

– Et que M. de Guise, quand il veutconspirer, conspire lui-même ?

– Cap de Bious ! que me faitcela ?

– Et que M. le duc d’Anjou, autrefois M.d’Alençon, a fait tuer ou laissé tuer quiconque s’est intéressé àlui, – La Mole, – Coconas, – Bussy et le reste ?

– Je m’en moque.

– Comment ! vous vous enmoquez ?

– Mayneville ! Mayneville !murmura la même voix.

– Sans doute, je m’en moque. Je ne saisqu’une chose, moi, sang-dieu ! j’ai affaire à Parisaujourd’hui même, ce matin, et à cause de cet enragé de Salcède, onme ferme les portes au nez. Cap de Bious ! ce Salcède est unbélître, et encore tous ceux qui avec lui sont cause que les portessont fermées au lieu d’être ouvertes.

– Oh ! oh ! voici un rudeGascon, murmura Robert Briquet, et nous allons voir sans doutequelque chose de curieux.

Mais cette chose curieuse à laquelles’attendait le bourgeois n’arrivait aucunement. Le cavalier, à quicette dernière apostrophe avait fait monter le sang au visage,baissa le nez, se tut et avala sa colère.

– Au fait, vous avez raison, dit-il, foinde tous ceux qui nous empêchent d’entrer à Paris !

– Oh ! oh ! se dit RobertBriquet, qui n’avait perdu ni les nuances du visage du cavalier, niles deux appels qui avaient été faits à sa patience :ah ! ah ! il paraît que je verrai une chose plus curieuseencore que celle à laquelle je m’attendais.

Comme il faisait cette réflexion, un son detrompe retentit, et presque aussitôt les Suisses, fendant toutecette foule avec leurs hallebardes, comme s’ils découpaient ungigantesque pâté de mauviettes, séparèrent les groupes en deuxmorceaux compacts qui s’allèrent aligner de chaque côté du chemin,en laissant le milieu vide.

Dans ce milieu, l’officier dont nous avonsparlé, et à la garde duquel la porte paraissait confiée, passa avecson cheval, allant et revenant ; puis, après un momentd’examen qui ressemblait à un défi, il ordonna aux trompes desonner.

Ce qui fut exécuté à l’instant même, et fitrégner dans toutes les masses un silence qu’on eût cru impossibleaprès tant d’agitation et de vacarme.

Alors le crieur, avec sa tunique fleurdelisée,portant sur sa poitrine un écusson aux armes de Paris, s’avança, unpapier à la main, et lut de cette voix nasillarde touteparticulière aux lecteurs :

« Savoir faisons à notre bon peuple deParis et des environs que les portes seront closes d’ici à uneheure de relevée, et que nul ne pénétrera dans la ville avant cetteheure, et cela par la volonté du roi et par la vigilance de M. leprévôt de Paris. »

Le crieur s’arrêta pour reprendre haleine.Aussitôt l’assistance profita de cette pause pour témoigner sonétonnement et son mécontentement par une longue huée, que lecrieur, il faut lui rendre cette justice, soutint saissourciller.

L’officier fit un signe impératif avec lamain, et aussitôt le silence se rétablit.

Le crieur continua sans trouble et sanshésitation, comme si l’habitude l’avait cuirassé contre cesmanifestations à l’une desquelles il venait d’être en butte.

« Seront exceptés de cette mesure ceuxqui se présenteront porteurs d’un signe de reconnaissance, ou quiseront bien et dûment appelés par lettres et mandats.

Donné en l’hôtel de la prévôté de Paris, surl’ordre exprès de Sa Majesté, le 26 octobre de l’an de grâce1585. »

– Trompes, sonnez !

Les trompes poussèrent aussitôt leurs rauquesaboiements.

À peine le crieur eut-il cessé de parler que,derrière la haie des Suisses et des soldats, la foule se mit àonduler comme un serpent dont les anneaux se gonflent et setordent.

– Que signifie cela ? sedemandait-on chez les plus paisibles ; sans doute encorequelque complot !

– Oh ! oh ! c’est pour nousempêcher d’entrer à Paris, sans nul doute, que la chose a étécombinée ainsi, dit en parlant à voix basse à ses compagnons lecavalier qui avait supporté avec une si étrange patience lesrebuffades du Gascon : ces Suisses, ce crieur, ces verrous,ces troupes, c’est pour nous ; sur mon âme j’en suis fier.

– Place ! place ! vous autres,cria l’officier qui commandait le détachement. Mille diables !vous voyez bien que vous empêchez de passer ceux qui ont le droitde se faire ouvrir les portes.

– Cap de Bious ! j’en sais un quipassera quand tous les bourgeois de la terre seraient entre lui etla barrière, dit, en jouant des coudes, ce Gascon qui, par sesrudes répliques, s’était attiré l’admiration de maître RobertBriquet.

Et, en effet, il fut en un instant dansl’espace vide qui s’était formé, grâce aux Suisses, entre les deuxhaies des spectateurs.

Qu’on juge si les yeux se portèrent avecempressement et curiosité sur un homme, favorisé à ce pointd’entrer quand il était enjoint de demeurer dehors.

Mais le Gascon s’inquiéta peu de tous cesregards d’envie ; il se campa fièrement en faisant saillir àtravers son maigre pourpoint vert tous les muscles de son corps,qui semblaient autant de cordes tendues par une manivelleintérieure. Ses poignets secs et osseux dépassaient de trois bonspouces ses manches râpées ; il avait le regard clair, lescheveux jaunes et crépus, soit de nature, soit de hasard, car lapoussière entrait pour un bon dixième dans leur couleur. Ses pieds,grands et souples, s’emmanchaient à des chevilles nerveuses etsèches comme celles d’un daim. À l’une de ses mains, à une seule,il avait passé un gant de peau brodé, tout surpris de se voirdestiné à protéger cette autre peau plus rude que la sienne ;de son autre main il agitait une baguette de coudrier.

Il regarda un instant autour de lui ;puis, pensant que l’officier dont nous avons parlé était lapersonne la plus considérable de cette troupe, il marcha droit àlui.

Celui-ci le considéra quelque temps avant delui parler.

Le Gascon sans se démonter le moins du mondeen fit autant.

– Mais vous avez perdu votre chapeau, ceme semble ? lui dit-il.

– Oui, monsieur.

– Est-ce dans la foule ?

– Non, je venais de recevoir une lettrede ma maîtresse. Je la lisais, cap de Bious ! près de larivière, à un quart de lieue d’ici, quand tout à coup un coup devent m’enlève lettre et chapeau. Je courus après la lettre, quoiquele bouton de mon chapeau fût un seul diamant. Je rattrapai malettre ; mais quand je revins au chapeau, le vent l’avaitemporté dans la rivière, et la rivière dans Paris ! – il ferala fortune de quelque pauvre diable ; tant mieux !

– De sorte que vous êtesnu-tête ?

– Ne trouve-t-on pas de chapeaux à Paris,cap de Bious ! j’en achèterai un plus magnifique, et j’ymettrai un diamant deux fois gros comme le premier.

L’officier haussa imperceptiblement lesépaules ; mais, si imperceptible que fût ce mouvement, iln’échappa point au Gascon.

– S’il vous plait ? fit-il.

– Vous avez une carte ? demandal’officier.

– Certes que j’en ai une, et plutôt deuxqu’une.

– Une seule suffira si elle est enrègle.

– Mais je ne me trompe pas, continua leGascon en ouvrant des yeux énormes ; eh ! non, cap deBious ! je ne me trompe pas ; j’ai le plaisir de parler àM. de Loignac ?

– C’est possible, monsieur, réponditsèchement l’officier, visiblement peu charmé de cettereconnaissance.

– À monsieur de Loignac, moncompatriote ?

– Je ne dis pas non.

– Mon cousin ?

– C’est bon, votre carte ?

– La voici.

Le Gascon tira de son gant la moitié d’unecarte découpée avec art.

– Suivez-moi, dit Loignac sans regarderla carte, vous et vos compagnons, si vous en avez ; nousallons vérifier les laissez-passer.

Et il alla prendre poste près de la porte.

Le Gascon à tête nue le suivit.

Cinq autres individus suivirent le Gascon àtête nue.

Le premier était couvert d’une magnifiquecuirasse si merveilleusement travaillée qu’on eut cru qu’ellesortait des mains de Benvenuto Cellini. Cependant, comme le patronsur lequel cette cuirasse avait été faite avait un peu passé demode, cette magnificence éveilla plutôt le rire quel’admiration.

Il est vrai qu’aucune autre partie du costumede l’individu porteur de cette cuirasse ne répondait à la splendeurpresque royale du prospectus.

Le second qui emboîta le pas était suivi d’ungros laquais grisonnant et maigre, et hâlé comme il l’était,semblait le précurseur de don Quichotte comme son serviteur pouvaitpasser pour le précurseur de Sancho.

Le troisième parut portant un enfant de dixmois entre ses bras, suivi d’une femme qui se cramponnait à saceinture de cuir, tandis que deux autres enfants, l’un de quatreans, l’autre de cinq, se cramponnaient à la robe de la femme.

Le quatrième apparut boitant et attaché à unelongue épée.

Enfin, pour clore la marche, un jeune hommed’une belle mine s’avança sur un cheval noir, poudreux, mais d’unebelle race.

Celui-là, près des autres, avait l’air d’unroi.

Forcé de marcher assez doucement pour ne pasdépasser ses collègues, peut-être d’ailleurs intérieurementsatisfait de ne point marcher trop près d’eux, ce jeune hommedemeura un instant sur les limites de la haie formée par lepeuple.

En ce moment il se sentit tirer par lefourreau de son épée, et se pencha en arrière.

Celui qui attirait son attention par cetattouchement était un jeune homme aux cheveux noirs, à l’œilétincelant, petit, fluet, gracieux, et les mains gantées.

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur ? demanda le cavalier.

– Monsieur, une grâce.

– Parlez, mais parlez vite, je vousprie : vous voyez que l’on m’attend.

– J’ai besoin d’entrer en ville,monsieur, besoin impérieux, comprenez-vous ? – De votre côté,vous êtes seul, et avez besoin d’un page qui fasse encore honneur àvotre bonne mine.

– Eh bien ?

– Eh bien, donnant donnant :faites-moi entrer, je serai votre page.

– Merci, dit le cavalier ; mais jene veux être servi par personne.

– Pas même par moi ? demanda lejeune homme avec un si étrange sourire que le cavalier sentit sefondre l’enveloppe de glace où il avait tenté d’enfermer soncœur.

– Je voulais dire que je ne pouvais pasêtre servi.

– Oui, je sais que vous n’êtes pas riche,monsieur Ernauton de Carmainges, dit le jeune page.

Le cavalier tressaillit ; mais, sansfaire attention à ce tressaillement, l’enfant continua :

– Aussi ne parlerons-nous pas de gages,et c’est vous au contraire, si vous m’accordez ce que je vousdemande, qui serez payé, et cela au centuple des services que vousm’aurez rendus ; laissez-moi donc vous servir, je vous prie ensongeant que celui qui vous prie, a ordonné quelquefois.

Le jeune homme lui serra la main, ce qui étaitbien familier pour un page ; puis se retournant vers le groupede cavaliers que nous connaissons déjà :

– Je passe, moi, dit-il, c’est le plusimportant ; vous Mayneville, tâchez d’en faire autant parquelque moyen que ce soit.

– Ce n’est pas tout que vous passiez,répondit le gentilhomme ; il faut qu’il vous voie.

– Oh ! soyez tranquille, du momentoù j’aurai franchi cette porte, il me verra.

– N’oubliez pas le signe convenu.

– Deux doigts sur la bouche, n’est-cepas ?

– Oui, maintenant que Dieu vous aide.

– Eh bien, fit le maître du cheval noir,– mons le page, nous décidons-nous ?

– Me voici, maître, répondit le jeunehomme, et il sauta légèrement en croupe derrière son compagnon quialla rejoindre les cinq autres élus occupés à exhiber leurs carteset à justifier de leurs droits.

– Ventre de biche ! dit RobertBriquet qui les avait suivis des yeux, – voilà tout un arrivage deGascons, ou le diable m’emporte !

III – La revue

Cet examen que devaient passer nos sixprivilégiés que nous avons vus sortir des rangs du populaire pourse rapprocher de la porte, n’était ni bien long, ni biencompliqué.

Il s’agissait de tirer une moitié de carte desa poche et de la présenter à l’officier, lequel la comparait à uneautre moitié, et si, en la rapprochant, ces deux moitiéss’emboîtaient en faisant un tout, les droits du porteur de la carteétaient établis.

Le Gascon à tête nue s’était approché lepremier. Ce fut en conséquence par lui que la revue commença.

– Votre nom ? demandal’officier.

– Mon nom, monsieur l’officier ? ilest écrit sur cette carte sur laquelle vous verrez encore autrechose.

– N’importe ! votre nom ?répéta l’officier avec impatience ; ne savez-vous pas votrenom ?

– Si fait, je le sais ; cap deBious ! et je l’aurais oublié que vous pourriez me le dire,puisque nous sommes compatriotes et même cousins.

– Votre nom ? mille diables !Croyez-vous que j’aie du temps à perdre enreconnaissances ?

– C’est bon. Je me nomme Perducas dePincornay.

– Perducas de Pincornay ? reprit M.de Loignac, à qui nous donnerons désormais le nom dont l’avaitsalué son compatriote. Puis jetant les yeux sur la carte :

– Perducas de Pincornay, 26 octobre 1585,à midi précis.

– Porte Saint-Antoine, ajouta le Gasconen allongeant son doigt noir et sec sur la carte :

– Très bien ! en règle :entrez, fit M. de Loignac pour couper court à tout dialogueultérieur entre lui et son compatriote ; à vous maintenant,dit-il au second.

L’homme à la cuirasse s’approcha.

– Votre carte ? demanda Loignac.

– Eh quoi ? monsieur de Loignac,s’écria celui-ci, ne reconnaissez-vous pas le fils de l’un de vosamis d’enfance que vous avez fait sauter vingt fois sur vosgenoux ?

– Non.

– Pertinax de Montcrabeau, reprit lejeune homme avec étonnement ; vous ne le reconnaissezpas ?

– Quand je suis de service, je nereconnais personne, monsieur. Votre carte.

Le jeune homme à la cuirasse tendit sacarte.

– Pertinax de Montcrabeau, 26 octobre,midi précis, porte Saint-Antoine. Passez.

Le jeune homme passa, et, un peu étourdi de laréception, alla rejoindre Perducas, qui attendait l’ouverture de laporte.

Le troisième Gascon s’approcha ; c’étaitle Gascon à la femme et aux enfants.

– Votre carte ? demanda Loignac.

Sa main obéissante plonge aussitôt dans unepetite gibecière de peau de chèvre qu’il portait au côté droit.

Mais ce fut inutilement : embarrasséqu’il était par l’enfant qu’il portait dans ses bras, il netrouvait point le papier qu’on lui demandait.

– Que diable faites-vous de cet enfant,monsieur ? vous voyez bien qu’il vous gêne.

– C’est mon fils, monsieur deLoignac.

– Eh bien ! déposez votre fils àterre.

Le Gascon obéit ; l’enfant se mit àhurler.

– Ah ça ! vous êtes doncmarié ? demanda Loignac.

– Oui, monsieur l’officier.

– À vingt ans ?

– On se marie jeune chez nous, vous lesavez bien, monsieur de Loignac, vous qui vous êtes marié àdix-huit.

– Bon ! fit Loignac, en voilà encoreun qui me connaît.

La femme s’était approchée pendant ce temps,et les enfants, pendus à sa robe, l’avaient suivie.

– Et pourquoi ne serait-il pointmarié ? demanda-t-elle en se redressant et en écartant de sonfront hâlé ses cheveux noirs que la poussière du chemin y fixaitcomme une pâte ; est-ce que c’est passé de mode de se marier àParis ? Oui, monsieur, il est marié, et voici encore deuxautres enfants qui l’appellent leur père.

– Oui, mais qui ne sont que les fils dema femme, monsieur de Loignac, comme aussi ce grand garçon quitient derrière ; avancez, Militor, et saluez monsieur deLoignac, notre compatriote.

Un garçon de seize à dix-sept ans, vigoureux,agile et ressemblant à un faucon par son œil rond et son nezcrochu, s’approcha les deux mains passées dans sa ceinture debuffle ; il était vêtu d’une bonne casaque de laine tricotée,portait sur ses jambes musculeuses un haut-de-chausse en peau dechamois, et une moustache naissante ombrageait sa lèvre à la foisinsolente et sensuelle.

– C’est Militor, mon beau-fils, monsieurde Loignac, le fils aîné de ma femme, qui est une Chavantrade,parente des Loignac, Militor de Chavantrade, pour vous servir.Saluez donc, Militor.

Puis se baissant vers l’enfant qui se roulaiten criant sur la route :

– Tais-toi, Scipion, tais-toi, petit,ajouta-t-il tout en cherchant sa carte dans toutes ses poches.

Pendant ce temps, Militor, pour obéir àl’injonction de son père, s’inclinait légèrement et sans sortir sesmains de sa ceinture.

– Pour l’amour de Dieu, monsieur, votrecarte ! s’écria Loignac, impatienté.

– Venez ça et m’aidez, Lardille, dit à safemme le Gascon tout rougissant.

Lardille détacha l’une après l’autre les deuxmains cramponnées à sa robe, et fouilla elle-même dans la gibecièreet dans les poches de son mari.

– Rien ! dit-elle, il faut que nousl’ayons perdue.

– Alors, je vous fais arrêter, ditLoignac.

Le Gascon devint pâle.

– Je m’appelle Eustache de Miradoux,dit-il, et je me recommanderai de M. de Sainte-Maline, monparent.

– Ah ! vous êtes parent deSainte-Maline, dit Loignac un peu radouci. Il est vrai que, si onles écoutait, ils sont parents de tout le monde ! eh bien,cherchez encore, et surtout cherchez fructueusement.

– Voyez, Lardille, voyez dans les hardesde vos enfants, dit Eustache, tremblant de dépit etd’inquiétude.

Lardille s’agenouilla devant un petit paquetde modestes effets, qu’elle retourna en murmurant.

Le jeune Scipion continuait des’égosiller ; il est vrai que ses frères de mère, voyant qu’onne s’occupait pas d’eux, s’amusaient à lui entonner du sable dansla bouche.

Militor ne bougeait pas ; on eût dit queles misères de la vie de famille passaient au-dessous ou au-dessusde ce grand garçon sans l’atteindre.

– Eh ! fit tout à coup monsieur deLoignac ; que vois-je là-bas, sur la manche de ce dadais, dansune enveloppe de peau ?

– Oui, oui, c’est cela ! s’écriaEustache triomphant ; c’est une idée de Lardille, je me lerappelle maintenant ; elle a cousu cette carte surMilitor.

– Pour qu’il portât quelque chose, ditironiquement de Loignac. Fi ! le grand veau ! qui netient même pas ses bras ballants, dans la crainte de porter sesbras.

Les lèvres de Militor blêmirent de colère,tandis que son visage se marbrait de rouge sur le nez, le menton etles sourcils.

– Un veau n’a pas de bras ;grommela-t-il avec de méchants yeux, il a des pattes commecertaines gens de ma connaissance.

– La paix ! dit Eustache ; vousvoyez bien, Militor, que monsieur de Loignac nous fait l’honneur deplaisanter avec nous.

– Non, pardioux ! je ne plaisantepas, répliqua Loignac, et je veux au contraire que ce grand drôleprenne mes paroles comme je les dis. S’il était mon beau-fils, jelui ferais porter mère, frère, paquet, et, corbleu ! jemonterais dessus le tout, quitte à lui allonger les oreilles pourlui prouver qu’il n’est qu’un âne.

Militor perdit toute contenance, Eustacheparut inquiet ; mais sous cette inquiétude perçait je ne saisquelle joie de cette humiliation infligée à son beau-fils.

Lardille, pour trancher toute difficulté etsauver son premier-né des sarcasmes de M. de Loignac, offrit àl’officier la carte, débarrassée de son enveloppe de peau.

M. de Loignac la prit et lut.

– Eustache de Miradoux, 26 octobre, midiprécis, porte Saint-Antoine.

– Allez donc, dit-il, et voyez si vousn’oubliez pas quelqu’un de vos marmots, beaux ou laids.

Eustache de Miradoux reprit le jeune Scipionentre ses bras, Lardille s’empoigna de nouveau à sa ceinture, lesdeux enfants saisirent derechef la robe de leur mère, et cettegrappe de famille, suivie du silencieux Militor, alla se rangerprès de ceux qui attendaient après l’examen subi.

– La peste ! murmura Loignac entreses dents, en regardant Eustache de Miradoux et les siens faireleur évolution, la peste de soldats que M. d’Épernon aura là.

Puis se retournant :

– Allons, à vous ! dit-il.

Ces paroles s’adressaient au quatrièmepostulant.

Il était seul et fort raide, réunissant lepouce et le médium pour donner des chiquenaudes à son pourpointgris de fer et en chasser la poussière ; sa moustache, quiparaissait faite de poils de chat, ses yeux verts et étincelants,ses sourcils dont l’arcade formait un demi-cercle saillantau-dessus de deux pommettes saillantes, ses lèvres minces enfinimprimaient à sa physionomie ce type de défiance et deparcimonieuse réserve auquel on reconnaît l’homme qui cache aussibien le fond de sa bourse que le fond de son cœur.

– Chalabre, 26 octobre, midi précis,porte Saint-Antoine. C’est bon, allez ! dit Loignac.

– Il y aura des frais de route alloués auvoyage, je présume, fit observer doucement le Gascon.

– Je ne suis pas trésorier, Monsieur, ditsèchement Loignac, je ne suis encore que portier, passez.

Chalabre passa.

Derrière Chalabre venait un cavalier jeune etblond, qui, en tirant sa carte, laissa tomber de sa poche une cléet plusieurs tarots.

Il déclara s’appeler Saint-Capautel, et sadéclaration étant confirmée par sa carte qui se trouva être enrègle, il suivit Chalabre.

Restait le sixième qui, sur l’injonction dupage improvisé, était descendu de cheval et qui exhiba à M. deLoignac une carte sur laquelle on lisait :

« Ernauton de Carmainges, 26 octobre,midi précis, porte Saint-Antoine. »

Tandis que M. de Loignac lisait, le page,descendu de son côté, s’occupait à cacher sa tête en rattachant lagourmette parfaitement attachée du cheval de son faux maître.

– Le page est à vous, monsieur ?demanda Loignac à Ernauton en lui désignant du doigt le jeunehomme.

– Vous voyez, monsieur le capitaine, ditErnauton qui ne voulait mentir ni trahir, vous voyez qu’il bridemon cheval.

– Passez, fit Loignac en examinant avecattention M. de Carmainges dont la figure et la tournureparaissaient lui mieux convenir que celles de tous les autres.

– En voilà un supportable au moins,murmura-t-il.

Ernauton remonta à cheval ; le page, sansaffectation, mais sans lenteur, l’avait précédé et se trouvait déjàmêlé au groupe de ses devanciers.

– Ouvrez la porte, dit Loignac, etlaissez passer ces six personnes et les gens de leur suite.

– Allons, vite, vite, mon maître, dit lepage, en selle, et partons.

Ernauton céda encore une fois à l’ascendantqu’exerçait sur lui cette bizarre créature, et la porte étantouverte, il piqua son cheval et s’enfonça, guidé par lesindications du page, jusque dans le cœur du faubourgSaint-Antoine.

Loignac fit derrière les six élus refermer laporte, au grand mécontentement de la foule qui, la formalitéremplie, croyait qu’elle allait passer à son tour, et qui, voyantson attente trompée, témoigna bruyamment son improbation.

Maître Miton qui avait, après une courseeffrénée à travers champs, repris peu à peu courage et qui, tout ensondant le terrain à chaque pas, avait fini par revenir à la placed’où il était parti, maître Miton hasarda quelques plaintes sur lafaçon arbitraire dont la soldatesque interceptait lescommunications.

Le compère Friard, qui avait réussi àretrouver sa femme et qui, protégé par elle, paraissait ne plusrien craindre, le compère Friard contait à son auguste moitié lesnouvelles du jour, enrichies de commentaires de sa façon.

Enfin les cavaliers, dont l’un avait été nomméMayneville par le petit page, tenaient conseil pour savoir s’ils nedevaient pas tourner le mur d’enceinte, dans l’espérance assez bienfondée d’y trouver une brèche, d’entrer dans Paris sans avoirbesoin de se présenter plus longtemps à la porte Saint-Antoine ou àaucune autre.

Robert Briquet, en philosophe qui analyse, eten savant qui extrait la quintessence, Robert Briquet, disons-nous,s’aperçut que tout ce dénoûment de la scène que nous venons deraconter allait se faire près de la porte, et que les conversationsparticulières des cavaliers, des bourgeois et des paysans ne luiapprendraient plus rien.

Il s’approcha donc le plus qu’il put d’unepetite baraque qui servait de loge au portier et qui était éclairéepar deux fenêtres, l’une s’ouvrant sur Paris, l’autre sur lacampagne.

À peine était-il installé à ce nouveau postequ’un homme, accourant de l’intérieur de Paris au grand galop deson cheval, sauta à bas de sa monture, et, entrant dans la loge,apparut à la fenêtre.

– Ah ! ah ! fit Loignac.

– Me voici, monsieur de Loignac, dit cethomme.

– Bien, d’où venez-vous ?

– De la porte Saint-Victor.

– Votre bordereau ?

– Cinq.

– Les cartes ?

– Les voici.

Loignac prit les cartes, les vérifia, etécrivit sur une ardoise qui paraissait avoir été préparée à ceteffet, le chiffre 5.

Le messager partit.

Cinq minutes ne s’étaient point écoulées quedeux autres messagers arrivaient.

Loignac les interrogea successivement ;et toujours à travers son guichet.

L’un venait de la porte Bourdelle, etapportait le chiffre 4.

L’autre de la porte du Temple, et annonçait lechiffre 6.

Loignac écrivit avec soin ces chiffres sur sonardoise.

Ces messagers disparurent comme les premierset furent successivement remplacés par quatre autres, lesquelsarrivaient :

Le premier, de la porte Saint-Denis, avec lechiffre 5 ;

Le second, de la porte Saint-Jacques, avec lechiffre 3 ;

Le troisième, de la porte Saint-Honoré, avecle chiffre 8 ;

Le quatrième, de la porte Montmartre, avec lechiffre 4.

Un dernier apparut enfin, venant de la porteBussy, et apportant le chiffre 4.

Alors Loignac aligna avec attention, et toutbas, les lieux et les chiffres suivants :

Porte Saint-Victor 5
Porte Bourdelle 4
Porte du Temple 6
Porte Saint-Denis 5
Porte Saint-Jacques 3
Porte Saint-Honoré 8
Porte Montmartre 4
Porte Bussy 4
Enfin porte Saint-Antoine 6
__ Total, quarante-cinq, ci 45

– C’est bien.

– Maintenant, cria Loignac d’une voixforte, ouvrez les portes, et entre qui veut !

Les portes s’ouvrirent.

Aussitôt chevaux, mules, femmes, enfants,charrettes, se ruèrent dans Paris, au risque de s’étouffer dansl’étranglement des deux piliers du pont-levis.

En un quart d’heure s’écoula, par cette vasteartère qu’on appelait la rue Saint-Antoine, tout l’amas du flotpopulaire qui, depuis le matin, séjournait autour de cette diguemomentanée.

Les bruits s’éloignèrent peu à peu.

M. de Loignac remonta à cheval avec ses gens.Robert Briquet, demeuré le dernier, après avoir été le premier,enjamba flegmatiquement la chaîne du pont en disant :

– Tous ces gens-là voulaient voir quelquechose, et ils n’ont rien vu, même dans leurs affaires ; moi jene voulais rien voir, et je suis le seul qui ait vu quelque chose.C’est engageant, continuons ; mais à quoi bon continuer ?j’en sais, pardieu ! bien assez. Cela me sera-t-il bienavantageux de voir déchirer M. de Salcède en quatre morceaux ?Non, pardieu ! D’ailleurs j’ai renoncé à la politique.

Allons dîner ; le soleil marquerait midis’il y avait du soleil ; il est temps.

Il dit, et rentra dans Paris avec sontranquille et malicieux sourire.

IV – La loge en grève de S. M. le roiHenri III

Si nous suivions maintenant jusqu’à la placede Grève, où elle aboutit, cette voie populeuse du quartierSaint-Antoine, nous retrouverions dans la foule beaucoup de nosconnaissances ; mais tandis que tous ces pauvres citadins,moins sages que Robert Briquet, s’en vont, heurtés, coudoyés,meurtris, les uns derrière les autres, nous préférons, grâce auprivilège que nous donnent nos ailes d’historien, nous transportersur la place elle-même, et quand nous aurons embrassé tout lespectacle d’un coup d’œil, nous retourner un instant vers le passé,afin d’approfondir la cause après avoir contemplé l’effet.

On peut dire que maître Friard avait raison enportant à cent mille hommes au moins le chiffre des spectateurs quidevaient s’entasser sur la place de Grève et aux environs pourjouir du spectacle qui s’y préparait. Paris tout entier s’étaitdonné rendez-vous à l’Hôtel-de-Ville, et Paris est fortexact ; Paris ne manque pas une fête, et c’est une fête, etmême une fête extraordinaire, que la mort d’un homme, lorsqu’il asu soulever tant de passions, que les uns le maudissent et que lesautres le louent, tandis que le plus grand nombre le plaint.

Le spectateur qui réussissait à déboucher surla place soit par le quai, près du cabaret de l’Image Notre Dame,soit par le porche même de la place Beaudoyer, apercevait toutd’abord, au milieu de la Grève, les archers du lieutenant de robecourte, Tanchon, et bon nombre de Suisses et de chevau-légersentourant un petit échafaud élevé de quatre pieds environ.

Cet échafaud, si bas qu’il n’était visible quepour ceux qui l’entouraient, ou pour ceux qui avaient le bonheurd’avoir place à quelque fenêtre, attendait le patient dont lesmoines s’étaient emparés depuis le matin, et que, suivantl’énergique expression du peuple, ses chevaux attendaient pour luifaire faire le grand voyage.

En effet, sous un auvent de la première maisonaprès la rue du Mouton, sur la place, quatre vigoureux chevaux duPerche, aux crins blancs, aux pieds chevelus, battaient le pavéavec impatience et se mordaient les uns les autres, en hennissant,au grand effroi des femmes qui avaient choisi cette place de leurbonne volonté, ou qui avaient été poussées de ce côté par lafoule.

Ces chevaux étaient neufs ; à peinequelquefois, par hasard, avaient-ils, dans les plaines herbeuses deleur pays natal, supporté sur leur large échine l’enfant joufflu dequelque paysan attardé au retour des champs, lorsque le soleil secouche.

Mais après l’échafaud vide, après les chevauxhennissants, ce qui attirait d’une façon plus constante les regardsde la foule, c’était la principale fenêtre de l’Hôtel-de-Ville,tendue de velours rouge et or, et au balcon de laquelle pendait untapis de velours, orné de l’écusson royal.

C’est qu’en effet cette fenêtre était la logedu roi.

Une heure et demie sonnait à Saint-Jean enGrève, lorsque cette fenêtre, pareille à la bordure d’un tableau,s’emplit de personnages qui venaient poser dans leur cadre.

Ce fut d’abord le roi Henri III, pâle, presquechauve, quoiqu’il n’eût à cette époque que trente-quatre àtrente-cinq ans ; l’œil enfoncé dans son orbite bistrée, et labouche toute frémissante de contractions nerveuses.

Il entra, morne, le regard fixe, à la foismajestueux et chancelant, étrange dans sa tenue, étrange dans sadémarche, ombre plutôt que vivant, spectre plutôt que roi ;mystère toujours incompréhensible et toujours incompris pour sessujets, qui, en le voyant paraître, ne savaient jamais s’ilsdevaient crier : Vive le roi ! ou prier pour son âme.

Henri était vêtu d’un pourpoint noirpassementé de noir ; il n’avait ni ordre ni pierreries ;un seul diamant brillait à son toquet, servant d’agrafe à troisplumes courtes et frisées. Il portait dans sa main gauche un petitchien noir que sa belle-sœur, Marie Stuart, lui avait envoyé de saprison, et sur la robe soyeuse duquel brillaient ses doigts fins etblancs comme des doigts d’albâtre.

Derrière lui venait Catherine de Médicis, déjàvoûtée par l’âge, car la reine-mère pouvait avoir à cette époque desoixante-six à soixante-sept ans, mais pourtant encore la têteferme et droite, lançant sous son sourcil froncé par l’habitude unregard acéré, et, malgré ce regard, toujours mate et froide commeune statue de cire sous ses habits de deuil éternel.

Sur la même ligne apparaissait la figuremélancolique et douce de la reine Louise de Lorraine, femme deHenri III, compagne insignifiante en apparence, mais fidèle enréalité, de sa vie bruyante et infortunée.

La reine Catherine de Médicis marchait à untriomphe.

La reine Louise assistait à un supplice.

Le roi Henri traitait là une affaire.

Triple nuance qui se lisait sur le fronthautain de la première, sur le front résigné de la seconde, et surle front nuageux et ennuyé du troisième.

Derrière les illustres personnages que lepeuple admirait, si pâles et si muets, venaient deux beaux jeunesgens : l’un de vingt ans à peine, l’autre de vingt-cinq ans auplus.

Ils se tenaient par le bras, malgrél’étiquette qui défend devant les rois, – comme à l’église devantDieu, – que les hommes paraissent s’attacher à quelque chose.

Ils souriaient :

Le plus jeune avec une tristesse ineffable,l’aîné avec une grâce enchanteresse : ils étaient beaux, ilsétaient grands, ils étaient frères.

Le plus jeune s’appelait Henri de Joyeuse,comte de Bouchage ; l’autre, le duc Anne de Joyeuse. Récemmentencore il n’était connu que sous le nom d’Arques ; mais le roiHenri, qui l’aimait par-dessus toutes choses, l’avait fait, depuisun an, pair de France, en érigeant en duché-pairie la vicomte deJoyeuse.

Le peuple n’avait pas pour ce favori la hainequ’il portait autrefois à Maugiron, à Quélus et à Schomberg, hainedont d’Épernon seul avait hérité.

Le peuple accueillit donc le prince et lesdeux frères par de discrètes, mais flatteuses acclamations.

Henri salua la foule gravement et sanssourire, puis il baisa son chien sur la tète.

Alors, se retournant vers les jeunesgens :

– Adossez-vous à la tapisserie, Anne,dit-il à l’aîné ; ne vous fatiguez pas à demeurerdebout : ce sera long peut-être.

– Je l’espère bien, interrompitCatherine, – long et bon, sire.

– Vous croyez donc que Salcède parlera,ma mère ? demanda Henri.

– Dieu donnera, je l’espère, cetteconfusion à nos ennemis. Je dis nos ennemis, car ce sont vosennemis aussi, ma fille, ajouta-t-elle en se tournant vers lareine, qui pâlit et baissa son doux regard.

Le roi hocha la tête en signe de doute.

Puis, se retournant une seconde fois versJoyeuse, et voyant que celui-ci se tenait debout malgré soninvitation :

– Voyons, Anne, dit-il, faites ce quej’ai dit ; adossez-vous au mur, ou accoudez-vous sur monfauteuil.

– Votre Majesté est en vérité trop bonne,dit le jeune duc, et je ne profiterai de la permission que quand jeserai véritablement fatigué.

– En nous n’attendrons pas que vous lesoyez, n’est-ce pas, mon frère ? dit tout bas Henri.

– Sois tranquille, répondit Anne des yeuxplutôt que de la voix.

– Mon fils, dit Catherine, ne vois-je pasdu tumulte là-bas, au coin du quai ?

– Quelle vue perçante ! mamère ; – oui, en effet, je crois que vous avez raison.Oh ! les mauvais yeux que j’ai, moi, qui ne suis pas vieuxpourtant !

– Sire, interrompit librement Joyeuse, cetumulte vient du refoulement du peuple sur la place par lacompagnie des archers. C’est le condamné qui arrive, biencertainement.

– Comme c’est flatteur pour des rois, ditCatherine, de voir écarteler un homme qui a dans les veines unegoutte de sang royal !

Et en disant ces paroles, son regard pesaitsur Louise.

– Oh ! Madame, pardonnez-moi,épargnez-moi, dit la jeune reine avec un désespoir qu’elle essayaiten vain de dissimuler ; non, ce monstre n’est point de mafamille, et vous n’avez point voulu dire qu’il en était.

– Certes, non, dit le roi ; – et jesuis bien certain que ma mère n’a point voulu dire cela.

– Eh ! mais, fit aigrementCatherine, il tient aux Lorrains, et les Lorrains sont vôtres,madame ; je le pense, du moins. Ce Salcède vous touche donc,et même d’assez près.

– C’est-à-dire, interrompit Joyeuse avecune honnête indignation qui était le trait distinctif de soncaractère, et qui se faisait jour en toute circonstance contrecelui qui l’avait excitée, quel qu’il fût, c’est-à-dire qu’iltouche à M. de Guise peut-être, mais point à la reine deFrance.

– Ah ! vous êtes là, monsieur deJoyeuse, dit Catherine avec une hauteur indéfinissable, et rendantune humiliation pour une contrariété. Ah ! vous êtes là ?Je ne vous avais point vu.

– J’y suis, non seulement de l’aveu, maisencore par l’ordre, du roi, madame, répondit Joyeuse eninterrogeant Henri du regard. Ce n’est pas une chose si récréativeque de voir écarteler un homme, pour que je vienne à un pareilspectacle si je n’y étais forcé.

– Joyeuse a raison, madame, ditHenri ; il ne s’agit ici ni de Lorrains, ni de Guise, nisurtout de la reine ; il s’agit de voir séparer en quatremorceaux M. de Salcède, c’est-à-dire un assassin qui voulait tuermon frère.

– Je suis mal en fortune aujourd’hui, ditCatherine en pliant tout à coup, ce qui était sa tactique la plushabile, je fais pleurer ma fille, et, Dieu me pardonne ! jecrois que je fais rire M. de Joyeuse.

– Ah ! madame, s’écria Louise ensaisissant les mains de Catherine, est-il possible que VotreMajesté se méprenne à ma douleur ?

– Et à mon respect profond, ajouta Annede Joyeuse, en s’inclinant sur le bras du fauteuil royal.

– C’est vrai, c’est vrai, répliquaCatherine, enfonçant un dernier trait dans le cœur de sabelle-fille. Je devrais savoir combien il vous est pénible, machère enfant, de voir dévoiler les complots de vos alliés deLorraine ; et, bien que vous n’y puissiez mais, vous nesouffrez pas moins de cette parenté.

– Ah ! quant à cela, ma mère, c’estun peu vrai, dit le roi, cherchant à mettre tout le monded’accord ; car enfin, cette fois, nous savons à quoi nous entenir sur la participation de MM. de Guise à ce complot.

– Mais, sire, interrompit plus hardimentqu’elle n’avait fait encore Louise de Lorraine, – Votre Majestésait bien qu’en devenant reine de France, j’ai laissé mes parentstout en bas du trône.

– Oh ! s’écria Anne de Joyeuse, vousvoyez que je ne me trompais pas, sire ; voici le patient quiparaît sur la place. Corbleu ! la vilaine figure !

– Il a peur, dit Catherine ; ilparlera.

– S’il en a la force, dit le roi. Voyezdonc, ma mère, sa tête vacille comme celle d’un cadavre.

– Je ne m’en dédis pas, sire, ditJoyeuse, il est affreux.

– Comment voudriez-vous que ce fût beau,un homme dont la pensée est si laide ? Ne vous ai-je pointexpliqué, Anne, les rapports secrets du physique et du moral, commeHippocrate et Galenus les comprenaient et les ont expliquéseux-mêmes ?

– Je ne dis pas non, sire ; mais jene suis pas un élève de votre force, moi, et j’ai vu quelquefois defort laids hommes être de très braves soldats. N’est-ce pas,Henri ?

Joyeuse se retourna vers son frère, comme pourappeler son approbation à son aide ; mais Henri regardait sansvoir, écoutait sans entendre ; il était plongé dans uneprofonde rêverie ; ce fut donc le roi qui répondit pourlui.

– Eh ! mon Dieu ! mon cherAnne, s’écria-t-il, qui vous dit que celui-là ne soit pasbrave ? Il l’est pardieu ! comme un ours, comme un loup,comme un serpent. Ne vous rappelez-vous pas ses façons ? Il abrûlé, dans sa maison, un gentilhomme normand, son ennemi. Il s’estbattu dix fois, et a tué trois de ses adversaires ; il a étésurpris faisant de la fausse monnaie, et condamné à mort pour cefait.

– À telles enseignes, dit Catherine deMédicis, qu’il a été gracié par l’intercession de M. le duc deGuise, votre cousin, ma fille.

Cette fois, Louise était à bout de sesforces ; elle se contenta de pousser un soupir.

– Allons, dit Joyeuse, voilà uneexistence bien remplie, et qui va finir bien vite.

– J’espère, monsieur de Joyeuse, ditCatherine, qu’elle va, au contraire, finir le plus lentementpossible.

– Madame, dit Joyeuse en secouant latête, je vois là-bas sous cet auvent de si bons chevaux et qui meparaissent si impatients d’être obligés de demeurer là à ne rienfaire, que je ne crois pas à une bien longue résistance desmuscles, tendons et cartilages de M. de Salcède.

– Oui, si l’on ne prévoyait point lecas ; mais mon fils est miséricordieux, ajouta la reine avecun de ces sourires qui n’appartenaient qu’à elle ; il feradire aux aides de tirer mollement.

– Cependant, madame, objecta timidementla reine, je vous ai entendu dire ce matin à madame de Mercœur, ilme semble cela du moins, que ce malheureux ne subirait que deuxtirades.

– Oui-dà, s’il se conduit bien, ditCatherine ; en ce cas, il sera expédié le plus courammentpossible ; mais vous entendez, ma fille, et je voudrais,puisque vous vous intéressez à lui, que vous puissiez le lui fairedire : qu’il se conduise bien, cela le regarde.

– C’est que, madame, dit la reine, Dieune m’ayant point, comme à vous, donné la force, je n’ai pas grandcœur à voir souffrir.

– Eh bien ! vous ne regarderezpoint, ma fille.

Louise se tut.

Le roi n’avait rien entendu ; il étaittout yeux, car on s’occupait d’enlever le patient de la charrettequi l’avait apporté, pour le déposer sur le petit échafaud.

Pendant ce temps, les hallebardiers, lesarchers et les Suisses avaient fait élargir considérablementl’espace, en sorte que, tout autour de l’échafaud, il régnait unvide assez grand pour que tous les regards distinguassent Salcède,malgré le peu d’élévation de son piédestal funèbre.

Salcède pouvait avoir trente-quatre àtrente-cinq ans : il était fort et vigoureux ; les traitspâles de son visage, sur lequel perlaient quelques gouttes de sueuret de sang, s’animaient quand il regardait autour de lui d’uneindéfinissable expression, tantôt d’espoir, tantôt d’angoisse.

Il avait tout d’abord jeté les yeux sur laloge royale ; mais comme s’il eût compris qu’au lieu du salutc’était la mort qui lui venait de là, son regard ne s’y était pointarrêté.

C’était à la foule qu’il en voulait, c’étaitdans le sein de cette orageuse mer qu’il fouillait avec ses yeuxardents et avec son âme frémissante au bord de ses lèvres.

La foule se taisait.

Salcède n’était point un assassinvulgaire : Salcède était d’abord de bonne naissance, puisqueCatherine de Médicis, qui se connaissait d’autant mieux engénéalogie qu’elle paraissait en faire fi, avait découvert unegoutte de sang royal dans ses veines ; en outre, Salcède avaitété un capitaine de renom. Cette main, liée par une corde honteuse,avait vaillamment porté l’épée ; cette tête livide surlaquelle se peignaient les terreurs de la mort, terreurs que lepatient eût renfermées sans doute au plus profond de son âme, sil’espoir n’y avait tenu trop de place, cette tête livide avaitabrité de grands desseins.

Il résultait de ce que nous venons de direque, pour beaucoup de spectateurs, Salcède était un héros ;pour beaucoup d’autres une victime ; quelques-uns leregardaient bien comme un assassin, mais la foule a grand peined’admettre dans ses mépris, au rang des criminels ordinaires,ceux-là qui ont tenté ces grands assassinats qu’en registré lelivre de l’histoire en même temps que celui de la justice.

Aussi racontait-on dans la foule que Salcèdeétait né d’une race de guerriers, que son père avait combatturudement M. le cardinal de Lorraine, ce qui lui avait valu une mortglorieuse au milieu du massacre de la Saint-Barthélemy, mais queplus tard le fils, oublieux de cette mort, ou plutôt sacrifiant sahaine à une certaine ambition pour laquelle les populations onttoujours quelque sympathie, que ce fils, disons-nous, avait pactiséavec l’Espagne et avec les Guises pour anéantir, dans les Flandres,la souveraineté naissante du duc d’Anjou, si fort haï desFrançais.

On citait ses relations avec Baza et Balouin,auteurs présumés du complot qui avait failli coûter la vie au ducFrançois, frère de Henri III ; on citait l’adresse qu’avaitdéployée Salcède dans toute cette procédure pour échapper à laroue, au gibet et au bûcher sur lesquels fumait encore le sang deses complices ; seul il avait, par des révélations fausses etpleines d’artifice, disaient les Lorrains, alléchés ses juges, àtel point que, pour en savoir plus, le duc d’Anjou, l’épargnantmomentanément, l’avait fait conduire en France, au lieu de le fairedécapiter à Anvers ou à Bruxelles ; il est vrai qu’il avaitfini par en arriver au même résultat ; mais dans le voyage quiétait le but de ses révélations, Salcède espérait être enlevé parses partisans ; malheureusement pour lui il avait compté sansM. de Bellièvre, lequel, chargé de ce dépôt précieux, avait fait sibonne garde que ni Espagnols, ni Lorrains, ni ligueurs n’en avaientapproché d’une lieue.

À la prison, Salcède avait espéré ;Salcède avait espéré à la torture ; sur la charrette, il avaitespéré encore ; sur l’échafaud, il espérait toujours. Ce n’estpoint qu’il manquât de courage ou de résignation ; mais ilétait de ces créatures vivaces qui se défendent jusqu’à leurdernier souffle avec cette ténacité et cette vigueur que la forcehumaine n’atteint pas toujours chez les esprits d’une valeursecondaire.

Le roi ne perdait pas plus que le peuple cettepensée incessante de Salcède.

Catherine, de son côté, étudiait avec anxiétéjusqu’au moindre mouvement du malheureux jeune homme ; maiselle était trop éloignée pour suivre la direction de ses regards etremarquer leur jeu continuel.

À l’arrivée du patient, il s’était élevé commepar enchantement, dans la foule, des étages d’hommes, de femmes etd’enfants ; chaque fois qu’il apparaissait une tête nouvelleau-dessus de ce niveau mouvant, mais déjà toisé par l’œil vigilantde Salcède, il l’analysait tout entière dans un examen d’uneseconde qui suffisait comme un examen d’une heure à cetteorganisation surexcitée, en qui le temps, devenu si précieux,décuplait ou plutôt centuplait toutes les facultés.

Puis ce coup d’œil, cet éclair lancé sur levisage inconnu et nouveau, Salcède redevenait morne et tournaitautre part son attention.

Cependant le bourreau avait commencé às’emparer de lui, et il l’attachait par le milieu du corps aucentre de l’échafaud.

Déjà même, sur un signe de maître Tanchon,lieutenant de robe courte et commandant l’exécution, deux archers,perçant la foule, étaient allés chercher les chevaux.

Dans une autre circonstance ou dans une autreintention, les archers n’eussent pu faire un pas au milieu de cettemasse compacte ; mais la foule savait ce qu’allaient faire lesarchers, et elle se serrait et elle faisait passage, comme, sur unthéâtre encombré, on fait toujours place aux acteurs chargés derôles importants.

En ce moment, il se fit quelque bruit à laporte de la loge royale, et l’huissier, soulevant la tapisserie,prévint LL. MM. que le président Brisson et quatre conseillers,dont l’un était le rapporteur du procès, désiraient avoir l’honneurde converser un instant avec le roi au sujet de l’exécution.

– C’est à merveille, dit le roi.

Puis se retournant vers Catherine :

– Eh bien ! ma mère, continua-t-il,vous allez être satisfaite ?

Catherine fit un léger signe de tête entémoignage d’approbation.

– Faites entrer ces messieurs, reprit leroi.

– Sire, une grâce, demanda Joyeuse.

– Parle, Joyeuse, fit le roi, et pourvuque ce ne soit pas celle du condamné…

– Rassurez-vous, sire.

– J’écoute.

– Sire, il y a une chose qui blesseparticulièrement la vue de mon frère et surtout la mienne, ce sontles robes rouges et les robes noires ; que Votre Majesté soitdonc assez bonne pour nous permettre de nous retirer.

– Comment ! vous vous intéressez sipeu à mes affaires, monsieur de Joyeuse, que vous demandez à vousretirer dans un pareil moment ! s’écria Henri.

– N’en croyez rien, sire, tout ce quitouche Votre Majesté est d’un profond intérêt pour moi ; maisje suis d’une misérable organisation, et la femme la plus faibleest, sur ce point, plus forte que moi. Je ne puis voir uneexécution que je n’en sois malade huit jours. Or, comme il n’y aplus guère que moi qui rie à la cour depuis que mon frère, je nesais pas pourquoi, ne rit plus, jugez ce que va devenir ce pauvreLouvre, déjà si triste, si je m’avise, moi, de le rendre plustriste encore. Ainsi, par grâce, sire…

– Tu veux me quitter, Anne ? ditHenri avec un accent d’indéfinissable tristesse.

– Peste, sire ! vous êtesexigeant : une exécution en Grève, c’est la vengeance et lespectacle à la fois, et quel spectacle ! celui dont, tout aucontraire de moi ; vous êtes le plus curieux ; lavengeance et le spectacle ne vous suffisent pas, et il faut encoreque vous jouissiez en même temps de la faiblesse de vos amis.

– Reste, Joyeuse, reste ; tu verrasque c’est intéressant.

– Je n’en doute pas ; je crainsmême, comme je l’ai dit à Votre Majesté, que l’intérêt ne soitporté à un point où je ne puisse plus le soutenir ; ainsi vouspermettez, n’est-ce pas, sire ?

– Allons, dit Henri III en soupirant,fais donc à ta fantaisie ; ma destinée est de vivre seul.

Et le roi se retourna, le front plissé, verssa mère, craignant qu’elle n’eût entendu le colloque qui venaitd’avoir lieu entre lui et son favori.

Catherine avait l’ouïe aussi fine que lavue ; mais lorsqu’elle ne voulait pas entendre, nulle oreillen’était plus dure que la sienne.

Pendant ce temps, Joyeuse s’était penché àl’oreille de son frère et lui avait dit :

– Alerte, alerte, du Bouchage !tandis que ces conseillers vont entrer, glisse-toi derrière leursgrandes robes, et esquivons-nous ; le roi dit oui maintenant,dans cinq minutes il dira non.

– Merci, merci, mon frère, répondit lejeune homme ; j’étais comme vous, j’avais hâte de partir.

– Allons, allons, voici les corbeaux quiparaissent, disparais, tendre rossignol.

En effet, derrière MM. les conseillers, on vitfuir, comme deux ombres rapides, les deux jeunes gens.

Sur eux retomba la tapisserie aux panslourds.

Quand le roi tourna la tête, ils avaient déjàdisparu.

Henri poussa un soupir et baisa son petitchien.

V – Le supplice

Les conseillers se tenaient au fond de la logedu roi, debout et silencieux, attendant que le roi leur adressât laparole.

Le roi se laissa attendre un instant, puis, seretournant de leur côté :

– Eh bien ! messieurs, – quoi denouveau ? demanda-t-il. Bonjour, monsieur le présidentBrisson.

– Sire, répondit le président avec sadignité facile que l’on appelait à la cour sa courtoisie dehuguenot, nous venons supplier Votre Majesté, ainsi que l’a désiréM. de Thou, de ménager la vie du coupable. Il a sans doute quelquesrévélations à faire, et en lui promettant la vie on lesobtiendrait.

– Mais, dit le roi, ne les a-t-on pasobtenues, monsieur le président ?

– Oui, sire, – en partie : – est-cesuffisant pour Votre Majesté ?

– Je sais ce que je sais, messire.

– Votre Majesté sait alors à quoi s’entenir sur la participation de l’Espagne dans cetteaffaire ?

– De l’Espagne ? oui, monsieur leprésident, et même de plusieurs autres puissances.

– Il serait important de constater cetteparticipation, sire.

– Aussi, interrompit Catherine, le roia-t-il l’intention, monsieur le président, de surseoir àl’exécution, si le coupable signe une confession analogue à sesdépositions devant le juge qui lui a fait infliger la question.

Brisson interrogea le roi des yeux et dugeste.

– C’est mon intention, dit Henri, et jene le cache pas plus longtemps ; vous pouvez vous en assurer,monsieur Brisson, en faisant parler au patient par votre lieutenantde robe.

– Votre Majesté n’a rien de plus àrecommander ?

– Rien. Mais pas de variation dans lesaveux, ou je retire ma parole. – Ils sont publics, ils doivent êtrecomplets.

– Oui, sire. – Avec les noms despersonnages compromis ?

– Avec les noms, tous les noms !

– Même lorsque ces noms seraiententachés, par l’aveu du patient, de haute trahison et révolte aupremier chef ?

– Même lorsque ces noms seraient ceux demes plus proches parents ! dit le roi.

– Il sera fait comme Votre Majestél’ordonne.

– Je m’explique, monsieur Brisson ;ainsi donc, pas de malentendu. On apportera au condamné du papieret des plumes ; il écrira sa confession, montrant par làpubliquement qu’il s’en réfère à notre miséricorde et se met ànotre merci. Après, nous verrons.

– Mais je puis promettre ?

– Eh oui ! promettez toujours.

– Allez, messieurs, dit le président encongédiant les conseillers.

Et ayant salué respectueusement le roi, ilsortit derrière eux.

– Il parlera, sire, dit Louise deLorraine toute tremblante ; il parlera, et Votre Majesté feragrâce. Voyez comme l’écume nage sur ses lèvres.

– Non, non, il cherche, ditCatherine ; il cherche et pas autre chose. Que cherche-t-ildonc ?

– Parbleu ! dit Henri III, ce n’estpas difficile à deviner ; il cherche M. le duc de Parme, M. leduc de Guise ; il cherche monsieur mon frère, le roi trèscatholique. Oui, cherche ! cherche ! attends !crois-tu que la place de Grève soit lieu plus commode pour lesembuscades que la route des Flandres ? crois-tu que je n’aiepas ici cent Bellièvre pour t’empêcher de descendre de l’échafaudoù un seul t’a conduit ?

Salcède avait vu les archers partir pour allerchercher les chevaux. Il avait aperçu le président et lesconseillers dans la loge du roi, – puis il les avait vusdisparaître : il comprit que le roi venait de donner l’ordredu supplice.

Ce fut alors que parut sur sa bouche lividecette sanglante écume remarquée par la jeune reine : lemalheureux, dans la mortelle impatience qui le dévorait, se mordaitles lèvres jusqu’au sang.

– Personne ! personne !murmurait-il, pas un de ceux qui m’avaient promis secours !Lâches ! lâches ! lâches !…

Le lieutenant Tanchon s’approcha del’échafaud, et s’adressant au bourreau :

– Préparez-vous, maître, dit-il.

L’exécuteur fit un signe à l’autre bout de laplace, et l’on vit les chevaux, fendant la foule, laisser derrièreeux un tumultueux sillage qui, pareil à celui de la mer, se refermasur eux.

Ce sillage était produit par les spectateursque refoulait ou renversait le passage rapide des chevaux ;mais le mur démoli se refermait aussitôt, et parfois les premiersdevenaient les derniers, et réciproquement, – car les forts selançaient dans l’espace vide.

On put voir alors au coin de la rue de laVannerie, lorsque les chevaux y passèrent, un beau jeune homme denotre connaissance sauter au bas de la borne sur laquelle il étaitmonté, poussé par un enfant qui paraissait quinze à seize ans àpeine, et qui paraissait fort ardent à ce terrible spectacle.

C’était le page mystérieux et le vicomteErnauton de Carmainges.

– Eh ! vite, vite, glissa le page àl’oreille de son compagnon, jetez-vous dans la trouée, il n’y a pasun instant à perdre.

– Mais nous serons étouffés, réponditErnauton, – vous êtes fou, mon petit ami.

– Je veux voir, – voir de près, dit lepage d’un ton si impérieux qu’il était facile de voir que cet ordrepartait d’une bouche qui avait l’habitude du commandement.

Ernauton obéit.

– Serrez les chevaux, serrez les chevaux,dit le page ; ne les quittez pas d’une semelle, ou nousn’arriverons pas.

– Mais avant que nous arrivions, vousserez mis en morceaux.

– Ne vous inquiétez pas de moi. – Enavant ! en avant !

– Les chevaux vont ruer.

– Empoignez la queue du dernier ;jamais un cheval ne rue quand on le tient de la sorte.

Ernauton subissait malgré lui l’influenceétrange de cet enfant ; il obéit, s’accrocha aux crins ducheval, tandis que de son côté le page s’attachait à saceinture.

Et au milieu de cette foule onduleuse commeune mer, épineuse comme un buisson, laissant ici un pan de leurmanteau, là un fragment de leur pourpoint, plus loin la fraise deleur chemise, ils arrivèrent en même temps que l’attelage à troispas de l’échafaud sur lequel se tordait Salcède, dans lesconvulsions du désespoir.

– Sommes-nous arrivés ? murmura lejeune homme suffoquant et hors d’haleine, quand il sentit Ernautons’arrêter.

– Oui, répondit le vicomte, –heureusement, – car j’étais au bout de mes forces.

– Je ne vois pas.

– Passez devant moi.

– Non, non, pas encore… Quefait-on ?

– Des nœuds coulants à l’extrémité descordes.

– Et lui, que fait-il ?

– Qui, lui ?

– Le patient.

– Ses yeux tournent autour de lui commeceux de l’autour qui guette.

Les chevaux étaient assez près de l’échafaudpour que les valets de l’exécuteur attachassent aux pieds et auxpoings de Salcède les traits fixés à leurs colliers.

Salcède poussa un rugissement quand il sentitautour de ses chevilles le rugueux contact des cordes, qu’un nœudcoulant serrait autour de sa chair.

Il adressa alors un suprême, un indéfinissableregard à toute cette immense place dont il embrassa les cent millespectateurs dans le cercle de son rayon visuel.

– Monsieur, lui dit poliment lelieutenant Tanchon, vous plaît-il de parler au peuple avant quenous ne procédions ?

Et il s’approcha de l’oreille du patient pourajouter tout bas :

– Un bon aveu… pour la vie sauve.

Salcède le regarda jusqu’au fond de l’âme.

Ce regard était si éloquent qu’il semblaarracher la vérité du cœur de Tanchon et la fit remonter jusquedans ses yeux, où elle éclata.

Salcède ne s’y trompa point ; il compritque le lieutenant était sincère et tiendrait ce qu’ilpromettait.

– Vous voyez, continua Tanchon, on vousabandonne ; plus d’autre espoir en ce monde que celui que jevous offre.

– Eh bien ! dit Salcède avec unrauque soupir, faites faire silence, je suis prêt à parler.

– C’est une confession écrite et signéeque le roi exige.

– Alors déliez-moi les mains etdonnez-moi une plume, je vais écrire.

– Votre confession ?

– Ma confession, soit.

Tanchon, transporté de joie, n’eut qu’un signeà faire ; le cas était prévu. Un archer tenait toutes chosesprêtes : il lui passa l’écritoire, les plumes, le papier, queTanchon déposa sur le bois même de l’échafaud.

En même temps on lâchait de trois piedsenviron la corde qui tenait le poignet droit de Salcède, et on lesoulevait sur l’estrade pour qu’il pût écrire.

Salcède, assis enfin, commença par respireravec force et par faire usage de sa main pour essuyer ses lèvres etrelever ses cheveux qui tombaient humides de sueur sur sesgenoux.

– Allons, allons, dit Tanchon,mettez-vous à votre aise, et écrivez bien tout.

– Oh ! n’ayez pas peur, réponditSalcède en allongeant sa main vers la plume ; soyeztranquille, je n’oublierai pas ceux qui m’oublient, moi.

Et sur ce mot il hasarda un dernier coupd’œil.

Sans doute le moment était venu pour le pagede se montrer ; car, saisissant la main d’Ernauton :

– Monsieur, lui dit-il, par grâce,prenez-moi dans vos bras et soulevez-moi au-dessus des têtes quim’empêchent de voir.

– Ah ça ! mais vous êtes insatiable,jeune homme, en vérité.

– Encore ce service, monsieur.

– Vous abusez.

– Il faut que je voie le condamné,entendez-vous ? il faut que je le voie.

Puis, comme Ernauton ne répondait pas assezvivement sans doute à l’injonction :

– Par pitié, monsieur, par grâce !dit-il, je vous en supplie !

L’enfant n’était plus un tyran fantasque, maisun suppliant irrésistible.

Ernauton le souleva dans ses bras, non sansquelque étonnement de la délicatesse de ce corps qu’il serraitentre ses mains.

La tête du page domina donc les autrestêtes.

Justement Salcède venait de saisir la plume enachevant sa revue circulaire.

Il vit cette figure du jeune homme et demeurastupéfait.

En ce moment les deux doigts du pages’appuyèrent sur ses lèvres. Une joie indicible épanouit aussitôtle visage du patient ; on eût dit l’ivresse du mauvais richequand Lazare laisse tomber une goutte d’eau sur sa languearide.

Il venait de reconnaître le signal qu’ilattendait avec impatience et qui lui annonçait du secours.

Salcède, après une contemplation de plusieurssecondes, s’empara du papier que lui offrait Tanchon, inquiet deson hésitation, et il se mit à écrire avec une fébrileactivité.

– Il écrit ! il écrit ! murmurala foule.

– Il écrit ! répéta la reine-mèreavec une joie manifeste.

– Il écrit ! dit le roi ; parla mordieu ! je lui ferai grâce.

Tout à coup Salcède s’interrompit pourregarder encore le jeune homme.

Le jeune homme répéta le même signe, etSalcède se remit à écrire.

Puis, après un intervalle plus court, ils’interrompit encore pour regarder de nouveau.

Cette fois le page fit signe des doigts et dela tête.

– Avez-vous fini ? dit Tanchon quine perdait pas de vue son papier.

– Oui, fit machinalement Salcède.

– Signez, alors.

Salcède signa sans jeter sur le papier sesyeux qui restaient rivés sur le jeune homme. Tanchon avança la mainvers la confession.

– Au roi, au roi seul ! ditSalcède.

Et il remit le papier au lieutenant de robecourte, mais avec hésitation, et comme un soldat vaincu qui rend sadernière arme.

– Si vous avez bien avoué tout, dit lelieutenant, vous êtes sauf, monsieur de Salcède.

Un sourire mélangé d’ironie et d’inquiétude sefit jour sur les lèvres du patient, qui semblait interrogerimpatiemment son interlocuteur mystérieux.

Enfin Ernauton, fatigué, voulut déposer songênant fardeau ; il ouvrit les bras : le page glissajusqu’à terre.

Avec lui disparut la vision qui avait soutenule condamné.

Lorsque Salcède ne le vit plus, il le cherchades yeux ; puis, comme égaré :

– Eh bien ! cria-t-il, ehbien !

Personne ne lui répondit.

– Eh ! vite, vite, hâtez-vous !dit-il ; le roi tient le papier, il va lire !

Nul ne bougea.

Le roi dépliait vivement la confession.

– Oh ! mille démons ! criaSalcède, se serait-on joué de moi ? Je l’ai cependant bienreconnue. C’était elle, c’était elle !

À peine le roi eut-il parcouru les premièreslignes qu’il parut saisi d’indignation. Puis il pâlit ets’écria :

– Oh ! le misérable ! –oh ! le méchant homme !

– Qu’y a-t-il, mon fils ? demandaCatherine.

– Il y a qu’il se rétracte, mamère ; – il y a qu’il prétend n’avoir jamais rien avoué.

– Et ensuite ?

– Ensuite il déclare innocents etétrangers à tous complots MM. de Guise.

– Au fait, balbutia Catherine, si c’estvrai ?

– Il ment ! s’écria le roi ; ilment comme un païen !

– Qu’en savez-vous, mon fils ? MM.de Guise sont peut-être calomniés. – Les juges ont peut-être, dansleur trop grand zèle, interprété faussement les dépositions.

– Eh ! madame, s’écria Henri nepouvant se maîtriser plus longtemps, – j’ai tout entendu.

– Vous, mon fils ?

– Oui, moi.

– Et quand cela, s’il vousplaît ?

– Quand le coupable a subi la gêne, –j’étais derrière un rideau ; je n’ai pas perdu une seule deses paroles, et chacune de ses paroles m’entrait dans la tête commeun clou sous le marteau.

– Eh bien ! faites-le parler avec latorture, puisque la torture il lui faut ; ordonnez que leschevaux tirent.

Henri, emporté par la colère, leva lamain.

Le lieutenant Tanchon répéta ce signe.

Déjà les cordes avaient été rattachées auxquatre membres du patient : quatre hommes sautèrent sur lesquatre chevaux ; quatre coups de fouet retentirent, et lesquatre chevaux s’élancèrent dans des directions opposées.

Un horrible craquement et un horrible crijaillirent à la fois du plancher de l’échafaud. On vit les membresdu malheureux Salcède bleuir, s’allonger et s’injecter desang ; sa face n’était plus celle d’une créature humaine,c’était le masque d’un démon.

– Ah ! trahison !trahison ! cria-t-il. Eh bien ! je vais parler, je veuxparler, je veux tout dire ! Ah ! maudite duch…

La voix dominait les hennissements des chevauxet les rumeurs de la foule ; mais tout à coup elles’éteignit.

– Arrêtez ! arrêtez ! criaCatherine.

Il était trop tard. La tête de Salcède,naguère raidie par la souffrance et la fureur, retomba tout à coupsur le plancher de l’échafaud.

– Laissez-le parler, vociféra lareine-mère. Arrêtez, mais arrêtez donc !

L’œil de Salcède était démesurément dilaté,fixe, et plongeant obstinément dans le groupe où était apparu lepage.

Tanchon en suivait habilement ladirection.

Mais Salcède ne pouvait plus parler, il étaitmort.

Tanchon donna tout bas quelques ordres à sesarchers, qui se mirent à fouiller la foule dans la directionindiquée par les regards dénonciateurs de Salcède.

– Je suis découverte, dit le jeune page àl’oreille d’Ernauton ; par pitié, aidez-moi, secourez-moi,monsieur ; ils viennent ! ils viennent !

– Mais que voulez-vous doncencore ?

– Fuir : ne voyez-vous point quec’est moi qu’ils cherchent ?

– Mais qui êtes-vous donc ?

– Une femme… sauvez-moi !protégez-moi !

Ernauton pâlit, mais la générosité l’emportasur l’étonnement et la crainte.

Il plaça devant lui sa protégée, lui fraya unchemin à grands coups de pommeau de dague et la poussa jusqu’aucoin de la rue du Mouton, vers une porte ouverte.

Le jeune page s’élança et disparut dans cetteporte qui semblait l’attendre et qui se referma derrière lui.

Il n’avait pas même eu le temps de luidemander son nom ni où il le retrouverait.

Mais en disparaissant, le jeune page, commes’il eût deviné sa pensée, lui avait fait un signe plein depromesses.

Libre alors, Ernauton se retourna vers lecentre de la place, et embrassa d’un même coup d’œil l’échafaud etla loge royale.

Salcède était étendu raide et livide surl’échafaud.

Catherine était debout, livide et frémissantedans la loge.

– Mon fils, dit-elle enfin en essuyant lasueur de son front, mon fils, vous ferez bien de changer votremaître des hautes œuvres, c’est un ligueur !

– Et à quoi donc voyez-vous cela, mamère ? demanda Henri.

– Regardez, regardez !

– Eh bien ! je regarde.

– Salcède n’a souffert qu’une tirade, etil est mort.

– Parce qu’il était trop sensible à ladouleur.

– Non pas ! non pas ! fitCatherine avec un sourire de mépris arraché par le peu deperspicacité de son fils, mais parce qu’il a été étranglé pardessous l’échafaud avec une corde fine, au moment où il allaitaccuser ceux qui le laissent mourir. Faites visiter le cadavre parun savant docteur, et vous trouverez, j’en suis sûre, autour de soncou le cercle que la corde y aura laissé.

– Vous avez raison, dit Henri, dont lesyeux étincelèrent un instant, mon cousin de Guise est mieux servique moi.

– Chut ! chut ! mon fils, ditCatherine, pas d’éclat, on se moquerait de nous ; car cettefois encore c’est partie perdue.

– Joyeuse a bien fait d’aller s’amuserautre part, dit le roi ; on ne peut plus compter sur rien ence monde, même sur les supplices. Partons, mesdames,partons !

VI – Les deux Joyeuse

Messieurs de Joyeuse, comme nous l’avons vu,s’étaient dérobés pendant toute cette scène par les derrières del’Hôtel-de-Ville, et laissant aux équipages du roi leurs laquaisqui les attendaient avec des chevaux, ils marchaient côte à côtedans les rues de ce quartier populeux, qui ce jour-là étaientdésertes, tant la place de Grève avait été vorace despectateurs.

Une fois dehors ils avaient marché se tenantpar le bras, mais sans s’adresser la parole.

Henri, si joyeux naguère, était préoccupé etpresque sombre.

Anne semblait inquiet et comme embarrassé dece silence de son frère.

Ce fut lui qui rompit le premier lesilence.

– Eh bien ! Henri, demanda-t-il, oùme conduis-tu ?

– Je ne vous conduis pas, mon frère, jemarche devant moi, répondit Henri comme s’il se réveillait ensursaut.

– Désirez-vous aller quelque part, monfrère ?

– Et toi ?

Henri sourit tristement.

– Oh ! moi, dit-il, peu m’importe oùje vais.

– Tu vas cependant quelque part chaquesoir, dit Anne, car chaque soir tu sors à la même heure pour nerentrer qu’assez avant dans la nuit, et parfois pour ne pas rentrerdu tout.

– Me questionnez-vous, mon frère ?demanda Henri avec une charmante douceur mêlée d’un certain respectpour son aîné.

– Moi te questionner ? dit Anne,Dieu m’en préserve ; les secrets sont à ceux qui lesgardent.

– Quand vous le désirerez, mon frère,répliqua Henri, je n’aurai pas de secrets pour vous ; vous lesavez bien.

– Tu n’auras pas de secrets pour moi,Henri ?

– Jamais, mon frère ; n’êtes-vouspas à la fois mon seigneur et mon ami ?

– Dame ! je pensais que tu en avaisavec moi, qui ne suis qu’un pauvre laïque ; je pensais que tuavais notre savant frère, ce pilier de la théologie, ce flambeau dela religion, ce docte architecte de cas de conscience de la cour,qui sera cardinal un jour, que tu te confiais à lui, et que tutrouvais en lui à la fois confession, absolution, et quisait ?… et conseil ; car, dans notre famille, ajouta Anneen riant, on est bon à tout, tu le sais : témoin notre trèscher père.

Henri du Bouchage saisit la main de son frèreet la lui serra affectueusement.

– Vous êtes pour moi plus que directeur,plus que confesseur, plus que père, mon cher Anne, dit-il, je vousrépète que vous êtes mon ami.

– Alors, mon ami, pourquoi de gai que tuétais, t’ai-je vu peu à peu devenir triste, et pourquoi, au lieu desortir le jour, ne sors-tu plus maintenant que la nuit ?

– Mon frère, je ne suis pas triste,répondit Henri en souriant.

– Qu’es-tu donc ?

– Je suis amoureux.

– Bon ! et cettepréoccupation ?

– Vient de ce que je pense sans cesse àmon amour.

– Et tu soupires en me disantcela ?

– Oui.

– Tu soupires, toi, Henri, comte duBouchage, toi le frère de Joyeuse, toi que les mauvaises languesappellent le troisième roi de France. Tu sais que M. de Guise estle second, si toutefois ce n’est pas le premier ; toi qui esriche, toi qui es beau, toi qui seras pair de France, comme moi, etduc, comme moi, à la première occasion que j’en trouverai ; tues amoureux, tu penses et tu soupires ; tu soupires, toi quias pris pour devise : Hilariter (joyeusement).

– Mon cher Anne, tous ces dons du passéou toutes ces promesses de l’avenir n’ont jamais compté pour moi aurang des choses qui devaient faire mon bonheur. Je n’ai pointd’ambition.

– C’est-à-dire que tu n’en as plus.

– Ou du moins que je ne poursuis pas leschoses dont vous parlez.

– En ce moment peut-être ; mais plustard tu y reviendras.

– Jamais, mon frère. Je ne désire rien.Je ne veux rien.

– Et tu as tort, mon frère. Quand ons’appelle Joyeuse, c’est-à-dire un des plus beaux noms deFrance ; quand on a son frère favori du roi, on désire tout,on veut tout, et l’on a tout.

Henri baissa mélancoliquement et secoua satête blonde.

– Voyons, dit Anne, nous voici bienseuls, bien perdus. Le diable m’emporte, nous avons passé l’eau, sibien que nous voilà sur le pont de la Tournelle, et cela, sans nousen être aperçus.

Je ne crois pas que sur cette grève isolée,par cette bise froide, près de cette eau verte, personne viennenous écouter. As-tu quelque chose de sérieux à me dire,Henri ?

– Rien, rien, sinon que je suis amoureux,et vous le savez déjà, mon frère, puisque tout à l’heure je vousl’ai avoué.

– Mais, que diable ! ce n’est pointsérieux cela, dit Anne en frappant du pied. Moi aussi, par lepape ! je suis amoureux.

– Pas comme moi, mon frère.

– Moi aussi, je pense quelquefois à mamaîtresse.

– Oui, mais pas toujours.

– Moi aussi, j’ai des contrariétés, deschagrins même.

– Oui, mais vous avez aussi des joies,car on vous aime.

– Oh ! j’ai de grands obstaclesaussi ; on exige de moi de grands mystères.

– Ou exige ? vous avez dit : Onexige, mon frère. Si votre maîtresse exige, elle est à vous.

– Sans doute qu’elle est à moi,c’est-à-dire à moi et à M. de Mayenne ; car, confidence pourconfidence, Henri, j’ai justement la maîtresse de ce paillard deMayenne, une fille folle de moi, qui quitterait Mayenne à l’instantmême, si elle n’avait peur que Mayenne ne la tuât : c’est sonhabitude de tuer les femmes, tu sais. Puis je déteste ces Guises,et cela m’amuse… de m’amuser aux dépens de l’un d’eux. Ehbien ! je te le dis, je te le répète, j’ai parfois descontraintes, des querelles, mais je n’en deviens pas sombre commeun chartreux pour cela ; je n’en ai pas les yeux gros. Jecontinue de rire, sinon toujours, au moins de temps en temps.Voyons, dis-moi qui tu aimes, Henri ; ta maîtresse est-ellebelle au moins ?

– Hélas ! mon frère, ce n’est pointma maîtresse.

– Est-elle belle ?

– Trop belle.

– Son nom ?

– Je ne le sais pas.

– Allons donc !

– Sur l’honneur.

– Mon ami, je commence à croire que c’estplus dangereux encore que je ne le pensais. – Ce n’est point de latristesse, par le pape ! c’est de la folie.

– Elle ne m’a parlé qu’une seule fois, ouplutôt elle n’a parlé qu’une seule fois devant moi, et depuis cetemps je n’ai pas même entendu le son de sa voix.

– Et tu ne t’es pas informé ?

– À qui ?

– Comment ! à qui ? auxvoisins.

– Elle habite une maison à elle seule etpersonne ne la connaît.

– Ah ça ! mais est-ce uneombre ?

– C’est une femme, grande et belle commeune nymphe, sérieuse et grave comme l’ange Gabriel.

– Comment l’as-tu connue ? oùl’as-tu rencontrée ? – Un jour je poursuivais une jeune filleau carrefour de la Gypecienne ; j’entrai dans le petit jardinqui attient à l’église, il y a là un banc sous les arbres.Êtes-vous jamais entré dans ce jardin, mon frère ?

– Jamais ; n’importe,continue ; il y a là un banc sous des arbres, après ?

– L’ombre commençait à s’épaissir ;je perdis de vue la jeune fille, et, en la cherchant, j’arrivai àce banc.

– Va, va, j’écoute.

– Je venais d’entrevoir un vêtement defemme de ce côté, j’étendis les mains.

– Pardon, monsieur, me dit tout à coup lavoix d’un homme que je n’avais pas aperçu, pardon.

Et la main de cet homme m’écarta doucement,mais avec fermeté.

– Il osa te toucher, Joyeuse.

– Écoute, cet homme avait le visage cachédans une sorte de froc ; je le pris pour un religieux, puis ilm’imposa par le ton affectueux et poli de son avertissement, car enmême temps qu’il me parlait, il me désignait du doigt, à dix pas,cette femme dont le vêtement blanc m’avait attiré de ce côté, etqui venait de s’agenouiller devant ce banc de pierre, comme sic’eût été un autel.

Je m’arrêtai, mon frère. C’est vers lecommencement de septembre que cette aventure m’arriva : l’airétait tiède ; les violettes et les roses que font pousser lesfidèles sur les tombes de l’enclos m’envoyaient leurs délicatsparfums ; la lune déchirait un nuage blanchâtre derrière leclocheton de l’église, et les vitraux commençaient à s’argenter àleur faîte, tandis qu’ils se doraient en bas du reflet des ciergesallumés. Mon ami, soit majesté du lieu, soit dignité personnelle,cette femme à genoux resplendissait pour moi dans les ténèbrescomme une statue de marbre et comme si elle eût été de marbreréellement. Elle m’imprima je ne sais quel respect qui me fit froidau cœur.

Je la regardais avidement.

Elle se courba sur le banc, l’enveloppa de sesdeux bras, y colla les lèvres, et aussitôt je vis ses épaulesonduler sous l’effort de ses soupirs et de ses sanglots ;jamais vous n’avez ouï de pareils accents, mon frère ; jamaisfer acéré n’a déchiré si douloureusement un cœur !

Tout en pleurant, elle baisait la pierre avecune ivresse qui m’a perdu ; ses larmes m’ont attendri, sesbaisers m’ont rendu fou.

– Mais c’est elle, par le pape ! quiétait folle, dit Joyeuse ; est-ce que l’on baise une pierreainsi, est-ce que l’on sanglote ainsi pour rien ?

– Oh ! c’était une grande douleurqui la faisait sangloter, c’était un profond amour qui lui faisaitbaiser cette pierre ; seulement, qui aimait-elle ? quipleurait-elle ? pour qui priait-elle ? je ne sais.

– Mais cet homme, tu ne l’as pasquestionné ?

– Si fait.

– Et que t’a-t-il répondu ?

– Qu’elle avait perdu son mari.

– Est-ce qu’on pleure un mari de cettefaçon-là ? dit Joyeuse ; voilà, pardieu ! une belleréponse ; et tu t’en es contenté ?

– Il l’a bien fallu, puisqu’il n’a pasvoulu m’en faire d’autre.

– Mais cet homme lui-même, quelest-il ?

– Une sorte de serviteur qui habite avecelle.

– Son nom ?

– Il a refusé de me le dire.

– Jeune ? vieux ?

– Il peut avoir de vingt-huit à trenteans…

– Voyons, après ?… Elle n’est pasrestée toute la nuit à prier et à pleurer, n’est-ce pas ?

– Non : quand elle eut fini depleurer, c’est-à-dire quand elle eut épuisé ses larmes, quand elleeut usé ses lèvres sur le banc, elle se leva, mon frère ; il yavait dans cette femme un tel mystère de tristesse qu’au lieu dem’avancer vers elle, comme j’eusse fait pour toute autre femme, jeme reculai ; ce fut elle alors qui vint à moi ou plutôt de moncôté, car, moi, elle ne me voyait même pas ; alors un rayon dela lune frappa son visage, et son visage m’apparut illuminé,splendide : il avait repris sa morne sévérité ; plus unecontraction, plus un tressaillement, plus de pleurs, seulement, lesillon humide qu’ils avaient tracé. Ses yeux seuls brillaientencore ; sa bouche s’entr’ouvrait doucement pour respirer lavie qui, un instant, avait paru prête à l’abandonner ; ellefit quelques pas avec une molle langueur, et pareille à ceux quimarchent en rêve ; l’homme alors courut à elle et la guida,car elle semblait avoir oublié qu’elle marchait sur la terre.Oh ! mon frère, quelle effrayante beauté, quelle surhumainepuissance ! je n’ai jamais rien vu qui lui ressemblât sur laterre ; quelquefois seulement dans mes rêves, quand le ciels’ouvrait, il en était descendu des visions pareilles à cetteréalité.

– Après, Henri, après ? demandaAnne, prenant malgré lui intérêt à ce récit dont il avait d’abordeu l’intention de rire.

– Oh ! voilà qui est bientôt fini,mon frère ; son serviteur lui dit quelques mots tout bas, etalors elle baissa son voile. Il lui disait que j’étais là sansdoute ; mais elle ne regarda même pas de mon côté, elle baissason voile, et je ne la vis plus, mon frère ; il me sembla quele ciel venait de s’obscurcir, et que ce n’était plus une créaturevivante, mais une ombre échappée à ces tombeaux, qui, parmi leshautes herbes, glissait silencieusement devant moi.

Elle sortit de l’enclos ; je lasuivis.

De temps en temps l’homme se retournait etpouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout étourdi que jefusse : que veux-tu ? j’avais encore les ancienneshabitudes vulgaires dans l’esprit, l’ancien levain grossier dans lecœur.

– Que veux-tu dire, Henri ? demandaAnne ; je ne comprends pas.

Le jeune homme sourit.

– Je veux dire, mon frère, reprit-il, quema jeunesse a été bruyante, que j’ai cru aimer souvent, et quetoutes les femmes, pour moi jusqu’à ce moment, ont été des femmes àqui je pouvais offrir mon amour.

– Oh ! oh ! qu’est donccelle-là ? fit Joyeuse en essayant de reprendre sa gaîtéquelque peu altérée, malgré lui, par la confidence de son frère.Prends garde, Henri, tu divagues, ce n’est donc pas une femme dechair et d’os, celle-là ?

– Mon frère, dit le jeune homme enenfermant la main de Joyeuse dans une fiévreuse étreinte, monfrère, dit-il si bas que son souffle arrivait à peine à l’oreillede son aîné, aussi vrai que Dieu m’entend, je ne sais pas si c’estune créature de ce monde.

– Par le pape ! dit-il, tu me feraispeur, si un Joyeuse pouvait jamais avoir peur.

Puis, essayant de reprendre sagaîté :

– Mais enfin, dit-il, toujours est-ilqu’elle marche, qu’elle pleure et qu’elle donne très bien desbaisers ; toi-même me l’as dit, et c’est, ce me semble, d’unassez bon augure cela, cher ami. Mais ce n’est pas tout :voyons, après, après ?

– Après, il y a peu de chose. Je lasuivis donc, elle n’essaya point de se dérober à moi, de changer dechemin, de faire fausse route ; elle ne semblait même pointsonger à cela.

– Eh bien ! oùdemeurait-elle ?

– Du côté de la Bastille, dans la rue deLesdiguières ; à sa porte, son compagnon se retourna et mevit.

– Tu lui fis alors quelque signe pour luidonner à entendre que tu désirais lui parler ?

– Je n’osai pas ; c’est ridicule ceque je vais te dire, mais le serviteur m’imposait presque autantque la maîtresse.

– N’importe, tu entras dans lamaison ?

– Non, mon frère.

– En vérité, Henri, j’ai bien envie de terenier pour un Joyeuse ; mais au moins tu revins lelendemain ?

– Oui, mais inutilement, inutilement à laGypecienne, inutilement à la rue de Lesdiguières.

– Elle avait disparu ?

– Comme une ombre qui se seraitenvolée.

– Mais enfin tu t’informas ?

– La rue a peu d’habitants, nul ne put mesatisfaire ; je guettais l’homme pour le questionner, il nereparut pas plus que la femme ; cependant une lumière, que jevoyais briller le soir à travers les jalousies, me consolait enm’indiquant qu’elle était toujours là. J’usai de cent moyens pourpénétrer dans la maison : lettres, messages, fleurs, présents,tout échoua. Un soir la lumière disparut à son tour et ne reparutplus ; la dame, fatiguée de mes poursuites sans doute, avaitquitté la rue de Lesdiguières ; nul ne savait sa nouvelledemeure.

– Cependant tu l’as retrouvée, cettebelle sauvage ?

– Le hasard l’a permis ; je suisinjuste, mon frère, c’est la Providence qui ne veut pas que l’ontraîne la vie. Écoutez : en vérité, c’est étrange. Je passaisdans la rue de Bussy, il y a quinze jours, à minuit ; voussavez, mon frère, que les ordonnances pour le feu sont sévèrementexécutées ; eh bien ! non seulement je vis du feu auxvitres d’une maison, mais encore un incendie véritable qui éclataitau deuxième étage.

Je frappai vigoureusement à la porte, un hommeparut à la fenêtre.

– Vous avez le feu chez vous ! luicriai-je.

– Silence, par pitié ! me dit-il,silence, je suis occupé à l’éteindre.

– Voulez-vous que j’appelle leguet ?

– Non, non au nom du ciel, n’appelezpersonne !

– Mais cependant si l’on peut vousaider.

– Le voulez-vous ? alors venez, etvous me rendrez un service dont je vous serai reconnaissant toutema vie.

– Et comment voulez-vous que jevienne ?

– Voici la clef de la porte.

Et il me jeta la clef par la fenêtre. Jemontai rapidement les escaliers et j’entrai dans la chambre théâtrede l’incendie.

C’était le plancher qui brûlait : j’étaisdans le laboratoire d’un chimiste. En faisant je ne sais quelleexpérience, une liqueur inflammable s’était répandue à terre :de là l’incendie.

Quand j’entrai, il était déjà maître du feu,ce qui fit que je pus le regarder.

C’était un homme de vingt-huit à trenteans ; du moins il me parut avoir cet âge : une effroyablecicatrice lui labourait la moitié de la joue, une autre luisillonnait le crâne ; sa barbe touffue cachait le reste de sonvisage.

– Je vous remercie ; mais, vous levoyez, tout est fini maintenant ; si vous êtes aussi galanthomme que vous en avez l’air, ayez la bonté de vous retirer, car mamaîtresse pourrait entrer d’un moment à l’autre, et elles’irriterait en voyant à cette heure un étranger chez moi, ouplutôt chez elle.

Le son de cette voix me frappa d’inertie etpresque d’épouvante. J’ouvris la bouche pour lui crier : Vousêtes l’homme de la Gypecienne, l’homme de la rue de Lesdiguières,l’homme de la dame inconnue ; car vous vous rappelez, monfrère, qu’il était couvert d’un froc, que je n’avais pas vu sonvisage, que j’avais entendu sa voix seulement. J’allais lui direcela, l’interroger, le supplier, quand tout à coup une portes’ouvrit et une femme entra.

– Qu’y a-t-il donc, Rémy ?demanda-t-elle en s’arrêtant majestueusement sur le seuil de laporte, et pourquoi ce bruit ?

Oh ! mon frère, c’était elle, plus belleencore au feu mourant de l’incendie qu’elle ne m’avait apparu auxrayons de la lune ! c’était elle, c’était cette femme dont lesouvenir incessant me rongeait le cœur !

Au cri que je poussai, le serviteur me regardaplus attentivement à son tour.

– Merci, monsieur, me dit-il encore unefois, merci ; mais, vous le voyez, le feu est éteint. Sortez,je vous en supplie, sortez.

– Mon ami, lui dis-je, vous me congédiezbien durement.

– Madame, dit le serviteur, c’estlui.

– Qui, lui ? demanda-t-elle.

– Ce jeune cavalier que nous avonsrencontré dans le jardin de la Gypecienne, et qui nous a suivis ruede Lesdiguières.

Elle arrêta alors son regard sur moi, et à ceregard je compris qu’elle me voyait pour la première fois.

– Monsieur, dit-elle, par grâce,éloignez-vous !

J’hésitais, je voulais parler, prier ;mais les paroles manquaient à mes lèvres ; je restais immobileet muet, occupé à la regarder.

– Prenez garde, monsieur, dit leserviteur avec plus de tristesse que de sévérité, prenez garde,vous forceriez madame à fuir une seconde fois.

– Oh ! qu’à Dieu ne plaise !répondis-je en m’inclinant ; mais, madame, je ne vous offensepoint cependant.

Elle ne me répondit point. Aussi insensible,aussi muette, aussi glacée que si elle ne m’eût point entendu, ellese retourna, et je la vis disparaître graduellement dans l’ombre,descendant les marches d’un escalier sur lequel son pas neretentissait pas plus que ne l’eût fait le pas d’un fantôme.

– Et voilà tout ? demandaJoyeuse.

– Voilà tout. Alors le serviteur meconduisit jusqu’à la porte, en me disant :

– Oubliez, monsieur, au nom de Jésus etde la Vierge Marie, je vous en supplie, oubliez !

Je m’enfuis, éperdu, égaré, stupide, serrantma tête entre mes deux mains, et me demandant si je ne devenais pasfou.

Depuis, je vais chaque soir dans cette rue, etvoilà pourquoi, en sortant de l’Hôtel-de-Ville, mes pas se sontdirigés tout naturellement de ce côté ; chaque soir,disais-je, je vais dans cette rue, je me cache à l’angle d’unemaison qui est en face de la sienne, sous un petit balcon dontl’ombre m’enveloppe entièrement ; une fois sur dix, je voispasser de la lumière dans la chambre qu’elle habite : c’est làma vie, c’est là mon bonheur.

– Quel bonheur ! s’écriaJoyeuse.

– Hélas ! je le perds si j’en désireun autre.

– Mais si tu te perds toi-même avec cetterésignation ?

– Mon frère, dit Henri avec un tristesourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi.

– C’est impossible.

– Que veux-tu, le bonheur estrelatif ; je sais qu’elle est là, qu’elle vit là, qu’ellerespire là ; je la vois à travers la muraille, ou plutôt il mesemble la voir ; si elle quittait cette maison, si je passaisencore quinze jours comme ceux que je passai quand je l’eus perdue,mon frère, je deviendrais fou ou je me ferais moine.

– Non pas, mordieu ! il y a déjàbien assez d’un fou et d’un moine dans la famille ; restons-enlà maintenant, mon cher ami.

– Pas d’observations, Anne, pas derailleries ; les observations seraient inutiles, lesrailleries ne feraient rien.

– Et qui te parle d’observations et derailleries ?

– À la bonne heure. Mais…

– Laisse-moi seulement te dire unechose.

– Laquelle ?

– C’est que tu t’y es pris comme un francécolier.

– Je n’ai fait ni combinaisons nicalculs, je ne m’y suis pas pris, je me suis abandonné à quelquechose de plus fort que moi. Quand un courant vous emporte, mieuxvaut suivre le courant que de lutter contre lui.

– Et s’il conduit à quelqueabîme ?

– Il faut s’y engloutir, mon frère.

– C’est ton avis ?

– Oui.

– Ce n’est pas le mien, et à taplace…

– Qu’eussiez-vous fait, Anne ?

– Assez, certainement, pour savoir sonnom, son âge ; à ta place…

– Anne, Anne, vous ne la connaissezpas.

– Non, mais je te connais. Comment,Henri, vous aviez cinquante mille écus que je vous ai donnés surles cent mille dont le roi m’a fait cadeau à sa fête…

– Ils sont encore dans mon coffre,Anne : pas un ne manque.

– Mordieu ! tant pis ; s’ilsn’étaient pas dans votre coffre, la femme serait dans votrealcôve.

– Oh ! mon frère.

– Il n’y a pas de : oh ! monfrère ; un serviteur ordinaire se vend pour dix écus, un bonpour cent, un excellent pour mille, un merveilleux pour troismille. Voyons maintenant, supposons le phénix des serviteurs ;rêvons le dieu de la fidélité, et moyennant vingt mille écus, parle pape, il sera à vous ! Donc il vous restait cent trentemille livres pour payer le phénix des serviteurs. Henri, mon ami,vous êtes un niais.

– Anne, dit Henri en soupirant, il y ades gens qui ne se vendent pas ; il y a des cœurs qu’un roimême n’est pas assez riche pour acheter.

Joyeuse se calma.

– Eh bien, je l’admets, dit-il ;mais il n’en est pas qui ne se donnent.

– À la bonne heure.

– Eh bien ! qu’avez-vous fait pourque le cœur de cette belle insensible se donnât à vous ?

– J’ai la conviction, Anne, d’avoir faittout ce que je pouvais faire.

– Allons donc, comte du Bouchage, vousvoyez une femme triste, enfermée, gémissante, et vous vous faitesplus triste, plus reclus, plus gémissant, c’est-à-dire plusassommant qu’elle-même ! En vérité, vous parliez des façonsvulgaires de l’amour, et vous êtes banal comme un quartenier. Elleest seule, faites-lui compagnie ; elle est triste, soyezgai ; elle regrette, consolez-la, et remplacez.

– Impossible, mon frère.

– As-tu essayé ?

– Pourquoi faire ?

– Dame ! ne fût-ce que pour essayer.Tu es amoureux, dis-tu ?

– Je ne connais pas de mot pour exprimermon amour.

– Eh bien ! dans quinze jours, tuauras ta maîtresse.

– Mon frère !

– Foi de Joyeuse. Tu n’as pas désespéré,je pense ?

– Non, car je n’ai jamais espéré.

– À quelle heure la vois-tu ?

– À quelle heure je la vois ?

– Sans doute.

– Mais je vous ai dit que je ne la voyaispas, mon frère.

– Jamais ?

– Jamais.

– Pas même à sa fenêtre ?

– Pas même son ombre, vous dis-je.

– Il faut que cela finisse. Voyons,a-t-elle un amant ?

– Je n’ai jamais vu un homme entrer danssa maison, excepté ce Remy dont je vous ai parlé.

– Comment est la maison ?

– Deux étages, petite porte sur un degré,terrasse au-dessus de la deuxième fenêtre.

– Mais par cette terrasse, ne peut-onentrer ?

– Elle est isolée des autres maisons.

– Et en face, qu’y a-t-il ?

– Une autre maison à peu près pareille,quoique plus élevée, ce me semble.

– Par qui est habitée cettemaison ?

– Par une espèce de bourgeois.

– De méchante ou de bonnehumeur ?

– De bonne humeur, car parfois jel’entends rire tout seul.

– Achète-lui sa maison.

– Qui vous dit qu’elle soit àvendre ?

– Offre-lui-en le double de ce qu’ellevaut.

– Et si la dame m’y voit ?

– Eh bien ?

– Elle disparaîtra encore, tandis qu’endissimulant ma présence, j’espère qu’un jour ou l’autre je lareverrai.

– Tu la reverras ce soir.

– Moi ?

– Va te camper sous son balcon à huitheures.

– J’y serai comme j’y suis chaque jour,mais sans plus d’espoir que les autres jours.

– À propos ! l’adresse aujuste ?

– Entre la porte Bussy et l’hôtelSaint-Denis, presque au coin de la rue des Augustins, à vingt pasd’une grande hôtellerie ayant enseigne ; À l’Épée du fierChevalier.

– Très bien, à huit heures, ce soir.

– Mais que ferez-vous ?

– Tu le verras, tu l’entendras. Enattendant, retourne chez toi, endosse tes plus beaux habits, prendstes plus riches joyaux, verse sur tes cheveux tes plus finesessences ; ce soir tu entres dans la place.

– Dieu vous entende, mon frère !

– Henri, quand Dieu est sourd, le diablene l’est pas. Je te quitte, ma maîtresse m’attend ; non, jeveux dire la maîtresse de M. de Mayenne. Par le pape !celle-là n’est point une bégueule.

– Mon frère !

– Pardon, beau servant d’amour ; jene fais aucune comparaison entre ces deux dames, sois-en bienpersuadé, quoique, d’après ce que tu me dis, j’aime mieux lamienne, ou plutôt la nôtre. Mais elle m’attend, et je ne veux pasla faire attendre. Adieu, Henri, à ce soir.

– À ce soir, Anne.

Les deux frères se serrèrent la main et seséparèrent.

L’un, au bout de deux cents pas, soulevahardiment et laissa retomber avec bruit le heurtoir d’une bellemaison gothique sise au parvis Notre-Dame.

L’autre s’enfonça silencieusement dans une desrues tortueuses qui aboutissent au Palais.

VII – En quoi l’épée du fier chevaliereut raison sur le rosier d’amour.

Pendant la conversation que nous venons derapporter, la nuit était venue, enveloppant de son humide manteaude brumes la ville si bruyante deux heures auparavant.

En outre, Salcède mort, les spectateursavaient songé à regagner leurs gîtes, et l’on ne voyait plus quedes pelotons éparpillés dans les rues, au lieu de cette chaîne noninterrompue de curieux qui dans la journée étaient descendusensemble vers un même point.

Jusqu’aux quartiers les plus éloignés de laGrève, il y avait des restes de tressaillements bien faciles àcomprendre après la longue agitation du centre.

Ainsi du côté de la porte Bussy, par exemple,où nous devons nous transporter à cette heure pour suivrequelques-uns des personnages que nous avons mis en scène aucommencement de cette histoire, et pour faire connaissance avec despersonnages nouveaux ; à cette extrémité, disons-nous, onentendait bruire, comme une ruche au coucher du soleil, certainemaison teintée en rose et relevée de peintures bleues et blanches,qui s’appelait la Maison de l’Épée du fier Chevalier, etqui cependant n’était qu’une hôtellerie de proportionsgigantesques, récemment installée dans ce quartier neuf.

En ce temps-là Paris ne comptait pas une seulebonne hôtellerie qui n’eût sa triomphante enseigne. L’Épée dufier Chevalier était une de ces magnifiques exhibitionsdestinées à rallier tous les goûts, à résumer toutes lessympathies.

On voyait peint sur l’entablement le combatd’un archange ou d’un saint contre un dragon, lançant, comme lemonstre d’Hippolyte, des torrents de flamme et de fumée. Lepeintre, animé d’un sentiment héroïque et pieux tout à la fois,avait mis dans les mains du fier chevalier, armé de toutes pièces,non pas une épée, mais une immense croix avec laquelle il tranchaiten deux, mieux qu’avec la lame la mieux acérée, le malheureuxdragon dont les morceaux saignaient sur la terre.

On voyait au fond de l’enseigne, ou plutôt dutableau, car l’enseigne méritait bien certainement ce nom, onvoyait des quantités de spectateurs levant leurs bras en l’air,tandis que, dans le ciel, des anges étendaient sur le casque dufier chevalier des lauriers et des palmes.

Enfin au premier plan, l’artiste, jaloux deprouver qu’il peignait tous les genres, avait groupé descitrouilles, des raisins, des scarabées, des lézards, un escargotsur une rose ; enfin deux lapins, l’un blanc, l’autre gris,lesquels, malgré la différence des couleurs, ce qui eût pu indiquerune différence d’opinions, se grattaient tous les deux le nez, enréjouissance probablement de la mémorable victoire remportée par lefier chevalier sur le dragon parabolique qui n’était autre queSatan.

Assurément, ou le propriétaire de l’enseigneétait d’un caractère bien difficile, ou il devait être satisfait dela conscience du peintre. En effet, son artiste n’avait pas perduune ligne de l’espace, et s’il eût fallu ajouter un ciron autableau, la place eût manqué.

Maintenant avouons une chose, et cet aveu,quoique pénible, est imposé à notre conscience d’historien :il ne résultait pas de cette belle enseigne que le cabaret s’emplitcomme elle aux bons jours ; au contraire, par des raisons quenous allons expliquer tout à l’heure et que le public comprendra,nous l’espérons, il y avait, nous ne dirons pas même parfois, maispresque toujours, de grands vides à l’hôtellerie du FierChevalier.

Cependant, comme on dirait de nos jours, lamaison était grande et confortable ; bâtie carrément,cramponnée au sol par de larges bases, elle étendait superbement,au-dessus de son enseigne, quatre tourelles contenant chacune sachambre octogone ; le tout bâti, il est vrai, en pans debois ; mais coquet et mystérieux comme doit l’être toutemaison qui veut plaire aux hommes et surtout aux femmes ; maislà gisait le mal.

On ne peut pas plaire à tout le monde. Tellen’était pas cependant la conviction de dame Fournichon, hôtesse duFier Chevalier. En conséquence de cette conviction, elleavait engagé son époux à quitter une maison de bains dans laquelleils végétaient, rue Saint-Honoré, pour faire tourner la broche etmettre le vin en perce au profit des amoureux du carrefour Bussy,et même des autres quartiers de Paris. Malheureusement pour lesprétentions de dame Fournichon, son hôtellerie était située un peubien voisinement du Pré-aux-Clercs, de sorte qu’il venait, attirésà la fois par le voisinage et l’enseigne, à l’Épée du fierChevalier, tant de couples prêts à se battre, que les autrescouples moins belliqueux fuyaient comme peste la pauvre hôtellerie,dans la crainte du bruit et des estocades. Ce sont gens paisibleset qui n’aiment point à être dérangés que les amoureux, de sorteque, dans ces petites tourelles si galantes, force était de neloger que des soudards, et que tous les Cupidons, peintsintérieurement sur les panneaux de bois par le peintre del’enseigne, avaient été ornés de moustaches et d’autres appendicesplus ou moins décents par le charbon des habitués.

Aussi, dame Fournichon prétendait-elle, nonsans raison jusque-là, il faut bien le dire, que l’enseigne avaitporté malheur à la maison, et elle affirmait que si on avait voulus’en rapporter à son expérience, et peindre au-dessus de la porte,et au lieu de ce fier chevalier et de ce hideux dragon quirepoussaient tout le monde, quelque chose de galant, comme parexemple, le Rosier d’Amour, avec des cœurs enflammés aulieu de roses, toutes les âmes tendres eussent élu domicile dansson hôtellerie.

Malheureusement, maître Fournichon, incapabled’avouer qu’il se repentait de son idée et de l’influence que cetteidée avait eue sur son enseigne, ne tenait aucun compte desobservations de sa ménagère, et répondait en haussant les épaulesque lui, ancien porte-hocqueton de M. Danville, devaitnaturellement rechercher la clientèle des gens de guerre ; ilajoutait qu’un reître, qui n’a à penser qu’à boire, boit comme sixamoureux et que ne payât-il que la moitié de l’écot, on y gagneencore, puisque les amoureux les plus prodigues ne paient jamaiscomme trois reîtres.

D’ailleurs, concluait-il, le vin est plusmoral que l’amour.

À ces paroles, dame Fournichon haussait à sontour des épaules assez dodues pour qu’on interprétât malignementses idées en matière de moralité.

Les choses en étaient dans le ménageFournichon à cet état de schisme, et les deux époux végétaient aucarrefour Bussy, comme ils avaient végété rue Saint-Honoré, quandune circonstance imprévue vint changer la face des choses et fairetriompher les opinions de maître Fournichon, à la plus grandegloire de cette digne enseigne, où chaque règne de la nature avaitson représentant.

Un mois avant le supplice de Salcède, à lasuite de quelques exercices militaires qui avaient eu lieu dans lePré-aux-Clercs, dame Fournichon et son époux étaient installés,selon leur habitude, chacun à une tourelle angulaire de leurétablissement, oisifs, rêveurs et froids, parce que toutes lestables et toutes les chambres de l’hôtellerie du FierChevalier étaient complètement vides.

Ce jour-là le Rosier d’Amour n’avaitpas donné de roses.

Ce jour-là, l’Épée du fier Chevalieravait frappé dans l’eau.

Les deux époux regardaient donc tristement laplaine d’où disparaissaient, s’embarquant dans le bac de la tour deNesle pour retourner au Louvre, les soldats qu’un capitaine venaitde faire manœuvrer, et tout en les regardant et en gémissant sur ledespotisme militaire qui forçait de rentrer à leur corps de gardedes soldats qui devaient naturellement être si altérés, ils virentce capitaine mettre son cheval au trot et s’avancer, avec un seulhomme d’ordonnance, dans la direction de la porte Bussy.

Cet officier tout emplumé, tout fier sur soncheval blanc, et dont l’épée au fourreau doré relevait un beaumanteau de drap de Flandre, fut en dix minutes en face del’hôtellerie.

Mais comme ce n’était pas à l’hôtellerie qu’ilse rendait, il allait passer outre, sans avoir même admirél’enseigne, car il paraissait soucieux et préoccupé, ce capitaine,quand maître Fournichon, dont le cœur défaillait à l’idée de ne pasétrenner ce jour-là, se pencha hors de sa tourelle endisant :

– Vois donc, femme, le beaucheval !

Ce à quoi madame Fournichon, saisissant laréplique en hôtelière accorte, ajouta :

– Et le beau cavalier donc !

Le capitaine, qui ne paraissait pas insensibleaux éloges, de quelque part qu’ils lui vinssent, leva la tête commes’il se réveillait en sursaut. Il vit l’hôte, l’hôtesse etl’hôtellerie, arrêta son cheval et appela son ordonnance.

Puis, toujours en selle, il regarda fortattentivement la maison et le quartier.

Fournichon avait dégringolé quatre à quatreles marches de son escalier et se tenait à la porte, son bonnetroulé entre ses deux mains.

Le capitaine, ayant réfléchi quelquesinstants, descendit de cheval.

– N’y a-t-il personne ici ?demanda-t-il.

– Pour le moment, non, monsieur, réponditl’hôte humilié.

Et il s’apprêtait à ajouter :

– Ce n’est cependant pas l’habitude de lamaison.

Mais dame Fournichon, comme presque toutes lesfemmes, était plus perspicace que son mari ; elle se hâta, enconséquence, de crier du haut de sa fenêtre :

– Si monsieur cherche la solitude, ilsera parfaitement chez nous.

Le cavalier leva la tête, et voyant cettebonne figure, après avoir entendu cette bonne réponse, ilrépliqua :

– Pour le moment, oui ; c’estjustement ce que je cherche, ma bonne femme.

Dame Fournichon se précipita aussitôt à larencontre du voyageur, en se disant :

– Pour cette fois, c’est le Rosierd’Amour qui étrenne, et non l’Épée du fierChevalier.

Le capitaine qui, à cette heure, attiraitl’attention des deux époux, et qui mérite d’attirer en même tempscelle du lecteur, ce capitaine était un homme de trente àtrente-cinq ans, qui paraissait en avoir vingt-huit, tant il avaitsoin de sa personne. Il était grand, bien fait, d’une physionomieexpressive et fine ; peut-être, en l’examinant bien, eût-ontrouvé quelque affectation dans son grand air ; affecté ounon, son air était grand.

Il jeta aux mains de son compagnon la brided’un magnifique cheval qui battait d’un pied la terre, et luidit :

– Attends-moi ici, en promenant leschevaux.

Le soldat reçut la bride et obéit.

Une fois entré dans la grande salle del’hôtellerie, il s’arrêta, et jetant un regard de satisfactionautour de lui.

– Oh ! oh ! dit-il, une sigrande salle et pas un buveur ! très bien !

Maître Fournichon le regardait avecétonnement, tandis que madame Fournichon lui souriait avecintelligence.

– Mais, continua le capitaine, il y adonc quelque chose dans votre conduite ou dans votre maison quiéloigne de chez vous les consommateurs ?

– Ni l’un ni l’autre, monsieur, Dieumerci, répliqua madame Fournichon ; seulement le quartier estneuf, et, quant aux clients, nous choisissons.

– Ah ! fort bien, dit lecapitaine.

Maître Fournichon daignait pendant ce tempsapprouver de la tête les réponses de sa femme.

– Par exemple, ajouta-t-elle avec uncertain clignement d’yeux, qui révélait l’auteur du projet duRosier d’Amour, par exemple, pour un client comme VotreSeigneurie, on en laisserait volontiers aller douze.

– C’est poli, ma belle hôtesse,merci.

– Monsieur veut-il goûter le vin ?dit Fournichon de sa moins rauque voix.

– Monsieur veut-il visiter leslogis ? dit madame Fournichon de sa voix la plus douce.

– L’un et l’autre, s’il vous plaît,répondit le capitaine.

Fournichon descendit au cellier, tandis que safemme indiquait à son hôte l’escalier conduisant aux tourelles, surlequel déjà, retroussant son jupon coquet, elle le précédait, enfaisant craquer à chaque marche un vrai soulier de Parisienne.

– Combien pouvez-vous loger de personnesici ? demanda le capitaine lorsqu’il fut arrivé aupremier.

– Trente personnes, dont dix maîtres.

– Ce n’est point assez, belle hôtesse,répondit le capitaine.

– Pourquoi cela, monsieur ?

– J’avais un projet, n’en parlonsplus.

– Ah ! monsieur, vous ne trouverezcertainement pas mieux que l’hôtellerie du Rosierd’Amour.

– Comment ! du Rosierd’Amour ?

– Du Fier Chevalier, je veuxdire, et à moins d’avoir le Louvre et ses dépendances…

L’étranger attacha sur elle un singulierregard.

– Vous avez raison, dit-il, et à moinsd’avoir le Louvre…

Puis à part :

– Pourquoi pas, continua-t-il ; ceserait plus commode et moins cher.

Vous dites donc, ma bonne dame, reprit-il touthaut, que vous pourriez à demeure recevoir ici trentepersonnes ?

– Oui, sans doute.

– Mais pour un jour ?

– Oh ! pour un jour, quarante etmême quarante-cinq.

– Quarante-cinq ? parfandious !c’est juste mon compte.

– Vraiment ! voyez donc comme c’estheureux !

– Et sans que cela fasse esclandre audehors ?

– Quelquefois, le dimanche, nous avonsici quatre-vingts soldats.

– Et pas de foule devant la maison, pasd’espion parmi les voisins ?

– Oh ! mon Dieu, non ; nousn’avons pour voisin qu’un digne bourgeois qui ne se mêle desaffaires de personne, et pour voisine qu’une dame qui vit siretirée que depuis trois semaines qu’elle habite le quartier, je nel’ai pas encore vue ; tous les autres sont de petitesgens.

– Voilà qui me convient à merveille.

– Oh ! tant mieux, fit madameFournichon.

– Et d’ici en un mois, continua lecapitaine, retenez bien ceci, madame, d’ici en un mois…

– Le 26 octobre alors ?

– Précisément, le 26 octobre.

– Eh bien ?

– Eh bien, le 26 octobre, je loue votrehôtellerie.

– Tout entière ?

– Tout entière. Je veux faire unesurprise à quelques compatriotes, officiers, ou tout au moins gensd’épée pour la plupart, qui viennent à Paris chercherfortune ; d’ici là ils auront reçu avis de descendre chezvous.

– Et comment auront-ils reçu cet avis, sic’est une surprise que vous leur faites ? demanda imprudemmentmadame Fournichon.

– Ah ! répondit le capitaine,visiblement contrarié par la question ; ah ! si vous êtescurieuse ou indiscrète, parfandious !…

– Non, non, monsieur, se hâta de diremadame Fournichon effrayée.

Fournichon avait entendu ; auxmots : officiers ou gens d’épée, son cœur avait battud’aise.

Il accourut.

– Monsieur, s’écria-t-il, vous serez lemaître ici, le despote de la maison, et sans questions, monDieu ! Tous vos amis seront les bienvenus.

– Je n’ai pas dit mes amis, mon brave,dit le capitaine avec hauteur ; j’ai dit mes compatriotes.

– Oui, oui, les compatriotes de SaSeigneurie ; c’est moi que me trompais.

Dame Fournichon tourna le dos avechumeur : les roses d’amour venaient de se changer en buissonsde hallebardes.

– Vous leur donnerez à souper, continuale capitaine.

– Très bien.

– Vous les ferez même coucher au besoin,si je n’avais pu encore préparer leurs logements.

– À merveille.

– En un mot, vous vous mettrez à leurentière discrétion, sans le moindre interrogatoire.

– C’est dit.

– Voilà trente livres d’arrhes.

– C’est marché fait, monseigneur ;vos compatriotes seront traités en rois, et si vous voulez vous enassurer en goûtant le vin…

– Je ne bois jamais ; merci.

Le capitaine s’approcha de la fenêtre etappela le gardien des chevaux.

Maître Fournichon pendant ce temps avait faitune réflexion.

– Monseigneur, dit-il (depuis laréception des trois pistoles si généreusement payées à l’avance,maître Fournichon appelait l’étranger monseigneur), monseigneur,comment reconnaître-je ces messieurs ?

– C’est vrai, parfandious !j’oubliais ; donnez-moi de la cire, du papier et de lalumière.

Dame Fournichon apporta tout.

Le capitaine appuya sur la cire bouillante lechaton d’une bague qu’il portait à la main gauche.

– Tenez, dit-il, vous voyez cettefigure ?

– Une belle femme, ma foi.

– Oui, c’est une Cléopâtre ; ehbien ! chacun de mes compatriotes vous apportera une empreintepareille ; vous hébergerez donc le porteur de cetteempreinte ; c’est entendu, n’est-ce pas ?

– Combien de temps ?

– Je ne sais point encore ; vousrecevrez mes ordres à ce sujet.

– Nous les attendrons.

Le beau capitaine descendit l’escalier, seremit en selle et partit au trot de son cheval.

En attendant son retour, les époux Fournichonempochèrent leurs trente livres d’arrhes, à la grande joie del’hôte qui ne cessait de répéter :

– Des gens d’épée ! allons,décidément l’enseigne n’a pas tort, et c’est par l’épée que nousferons fortune.

Et il se mit à fourbir toutes ses casseroles,en attendant le fameux 26 octobre.

VIII – Silhouette de Gascon

Dire que dame Fournichon fut absolument aussidiscrète que le lui avait recommandé l’étranger, nous ne l’oserionspas. D’ailleurs elle se croyait sans doute dégagée de touteobligation envers lui, par l’avantage qu’il avait donné à maîtreFournichon à l’endroit de l’Épée du fier Chevalier ;mais comme il lui restait encore plus à deviner qu’on ne lui enavait dit, elle commença, pour établir ses suppositions sur unebase solide, par chercher quel était le cavalier inconnu qui payaitsi généreusement l’hospitalité à ses compatriotes. Aussi nemanqua-t-elle point d’interroger le premier soldat qu’elle vitpasser sur le nom du capitaine qui avait passé la revue.

Le soldat, qui probablement était d’uncaractère plus discret que son interlocutrice, lui demanda d’abord,avant de répondre, à quel propos elle faisait cette question.

– Parce qu’il sort d’ici, répondit madameFournichon, qu’il a causé avec nous, et qu’on est bien aise desavoir à qui l’on parle.

Le soldat se mit à rire.

– Le capitaine qui commandait la revue neserait pas entré à l’Épée du Fier Chevalier, madameFournichon, dit-il.

– Et pourquoi cela ? demandal’hôtesse ; il est donc trop grand seigneur pourcela ?

– Peut-être.

– Eh bien, si je vous disais que ce n’estpas pour lui qu’il est entré à l’hôtellerie du FierChevalier ?

– Et pour qui donc ?

– Pour ses amis.

– Le capitaine qui commandait la revue nelogerait pas ses amis à l’Épée du fier Chevalier, j’enréponds.

– Peste ! comme vous y allez, monbrave homme ! Et quel est donc ce monsieur qui est trop grandseigneur pour loger ses amis au meilleur hôtel de Paris ?

– Vous voulez parler de celui quicommandait la revue, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Eh bien ! ma bonne femme, celuiqui commandait la revue est purement et simplement M. le ducNogaret de Lavalette d’Épernon, pair de France, colonel général del’infanterie du roi, et un peu plus roi que Sa Majesté elle-même.Eh bien ! qu’en dites-vous, de celui-là ?

– Que si c’est lui qui est venu, il m’afait honneur.

– L’avez-vous entendu direparfandious ?

– Eh ! eh ! fit la dameFournichon, qui avait vu bien des choses extraordinaires dans savie, et à qui le mot parfandious n’était pas tout à faitinconnu.

Maintenant on peut juger si le 26 octobreétait attendu avec impatience.

Le 25 au soir, un homme entra, portant un sacassez lourd, qu’il déposa sur le buffet de Fournichon.

– C’est le prix du repas commandé pourdemain, dit-il.

– À combien par tête ? demandèrentensemble les deux époux.

– À six livres.

– Les compatriotes du capitaine neferont-ils donc ici qu’un seul repas ?

– Un seul.

– Le capitaine leur a donc trouvé unlogement ?

– Il paraît.

Et le messager sortit malgré les questions duRosier et de l’Épée, et sans vouloir davantagerépondre à aucune d’elles.

Enfin le jour tant désiré se leva sur lescuisines du Fier Chevalier.

Midi et demi venait de sonner aux Augustins,quand des cavaliers s’arrêtèrent à la porte de l’hôtellerie,descendirent de cheval et entrèrent.

Ceux-là étaient venus par la porte Bussy et setrouvaient naturellement les premiers arrivés, d’abord parce qu’ilsavaient des chevaux, ensuite parce que l’hôtellerie del’Épée était à cent pas à peine de la porte Bussy.

Un d’eux même, qui paraissait leur chef, tantpar sa bonne mine que par son luxe, était venu avec deux laquaisbien montés.

Chacun d’eux exhiba son cachet à l’image deCléopâtre et fut reçu par les deux époux avec toutes sortes deprévenances, surtout le jeune homme aux deux laquais.

Cependant, à l’exception de ce dernier, lesnouveaux arrivants ne s’installèrent que timidement et avec unecertaine inquiétude ; on voyait que quelque chose de grave lespréoccupait, surtout lorsque machinalement ils portaient leur mainà leur poche.

Les uns demandèrent à se reposer, les autres àparcourir la ville avant le souper ; le jeune homme aux deuxlaquais s’informa s’il n’y avait rien de nouveau à voir dansParis.

– Ma foi, dit dame Fournichon, sensible àla bonne mine du cavalier, si vous ne craignez pas la foule et sivous ne vous effrayez pas de demeurer sur vos jambes quatre heuresde suite, vous pouvez vous distraire en allant voir M. de Salcède,un Espagnol, qui a conspiré.

– Tiens, dit le jeune homme, c’estvrai ; j’ai entendu parler de cette affaire ; j’y vais,pardioux !

Et il sortit avec ses deux laquais.

Vers deux heures arrivèrent par groupes dequatre et cinq une douzaine de voyageurs nouveaux.

Quelques-uns d’entre eux arrivèrentisolés.

Il y en eut même un qui entra en voisin, sanschapeau, une badine à la main ; il jurait contre Paris, où lesvoleurs sont si audacieux que son chapeau lui avait été pris ducôté de la Grève, en traversant un groupe, et si adroits qu’iln’avait jamais pu voir qui le lui avait pris.

Au reste, c’était sa faute ; il n’auraitpas dû entrer dans Paris avec un chapeau orné d’une si magnifiqueagrafe.

Vers quatre heures il y avait déjà quarantecompatriotes du capitaine installés dans l’hôtellerie desFournichon.

– Est-ce étrange ? dit l’hôte à safemme, ils sont tous Gascons.

– Que trouves-tu d’étrange à cela ?répondit la dame ; le capitaine n’a-t-il pas dit que c’étaientdes compatriotes qu’il recevait ?

– Eh bien ?

– Puisqu’il est Gascon lui-même, sescompatriotes doivent être Gascons.

– Tiens, c’est vrai, dit l’hôte.

– Est-ce que M. d’Épernon n’est pas deToulouse ?

– C’est vrai, c’est vrai ; tu tiensdonc toujours pour M. d’Épernon ?

– Est-ce qu’il n’a pas lâché trois foisle fameux parfandious ?

– Il a lâché le fameux parfandious ?demanda Fournichon inquiet ; qu’est-ce que cetanimal-là ?

– Imbécile ! c’est son juronfavori.

– Ah ! c’est juste.

– Ne vous étonnez donc que d’une chose,c’est de n’avoir que quarante Gascons, quand vous devriez en avoirquarante-cinq.

Mais, vers cinq heures, les cinq autresGascons arrivèrent, et les convives de l’Épée setrouvèrent au grand complet.

Jamais surprise pareille n’avait épanoui desvisages de Gascons : ce furent pendant une heure des sandioux,des mordioux, des cap de Bious, des élans enfin de joie sibruyante, qu’il sembla aux époux Fournichon que toute la Saintonge,que tout le Poitou, tout l’Aunis et tout le Languedoc avaient faitirruption dans leur grande salle.

Quelques-uns se connaissaient : ainsiEustache de Miradoux vint embrasser le cavalier aux deux laquais,et lui présenta Lardille, Militor et Scipion.

– Et par quel hasard es-tu à Paris ?demanda celui-ci.

– Mais toi-même, mon cherSainte-Maline ?

– J’ai une charge dans l’armée, ettoi ?

– Moi, je viens pour affaire desuccession.

– Ah ! ah ! tu traînes donctoujours après toi la vieille Lardille ?

– Elle a voulu me suivre.

– Ne pouvais-tu partir secrètement, aulieu de t’embarrasser de tout ce monde qu’elle traîne après sesjupes ?

– Impossible, c’est elle qui a ouvert lalettre du procureur.

– Ah ! tu as reçu la nouvelle decette succession par une lettre ? demanda Sainte-Maline.

– Oui, répondit Miradoux.

Puis se hâtant de changer laconversation :

– N’est-ce pas singulier, dit-il, quecette hôtellerie soit pleine, et ne soit pleine que decompatriotes ?

– Non, ce n’est point singulier ;l’enseigne est appétissante pour des gens d’honneur, interrompitnotre ancienne connaissance Perducas de Pincorney, en se mêlant àla conversation.

– Ah ! ah ! c’est vous,compagnon, dit Sainte-Maline, vous ne m’avez toujours pas expliquéce que vous alliez me raconter vers la place de Grève, lorsquecette grande foule nous a séparés ?

– Et qu’allais-je vous expliquer ?demanda Pincorney en rougissant quelque peu.

– Comment, entre Angoulême et Angers, jevous ai rencontré sur la route, comme je vous vois aujourd’hui, àpied, une badine à la main et sans chapeau.

– Cela vous préoccupe,monsieur ?

– Ma foi, oui, dit Sainte-Maline ;il y a loin de Poitiers ici, et vous venez de plus loin que dePoitiers.

– Je venais de Saint-André de Cubsac.

– Voyez-vous ; et comme cela, sanschapeau ?

– C’est bien simple.

– Je ne trouve pas.

– Si fait, et vous allez comprendre. Monpère a deux chevaux magnifiques, auxquels il tient de telle façonqu’il est capable de me déshériter après le malheur qui m’estarrivé.

– Et quel malheur vous est-ilarrivé ?

– Je promenais l’un des deux, le plusbeau, quand tout à coup un coup d’arquebuse part à dix pas de moi,mon cheval s’effarouche, s’emporte et prend la route de laDordogne.

– Où il s’élance ?

– Parfaitement.

– Avec vous ?

– Non ; par bonheur, j’avais eu letemps de me glisser à terre ; sans cela je me noyais aveclui.

– Ah ! ah ! la pauvre bêtes’est donc noyée ?

– Pardioux ! vous connaissez laDordogne, une demi-lieue de large.

– Et alors ?

– Alors, je résolus de ne pas rentrer àla maison, et de me soustraire le plus loin possible à la colèrepaternelle.

– Mais votre chapeau ?

– Attendez donc, que diable ! monchapeau, il était tombé.

– Comme vous ?

– Moi, je n’étais pas tombé ; jem’étais laissé glisser à terre ; un Pincorney ne tombe pas decheval : les Pincorney sont écuyers au maillot.

– C’est connu, dit Sainte-Maline ;mais votre chapeau ?

– Ah ! voilà, mon chapeau ?

– Oui.

– Mon chapeau était donc tombé ; jeme mis à sa recherche, car c’était ma seule ressource, étant sortisans argent.

– Et comment votre chapeau pouvait-ilvous être une ressource ? insista Sainte-Maline, décidé àpousser Pincorney à bout.

– Sandioux ! et une grande ! Ilfaut vous dire que la plume de ce chapeau était retenue par uneagrafe en diamant que S. M. l’empereur Charles V donna à mongrand-père, lorsqu’en se rendant d’Espagne en Flandre il s’arrêtadans notre château.

– Ah ! ah ! et vous avez vendul’agrafe et le chapeau avec. Alors, mon cher ami, vous devez êtrele plus riche de nous tous, et vous auriez bien dû, avec l’argentde votre agrafe, acheter un second gant ; vous avez des mainsdépareillées : l’une est blanche comme une main de femme,l’autre est noire comme une main de nègre.

– Attendez donc : au moment où je meretournais pour chercher mon chapeau, je vois un corbeau énorme quifond dessus.

– Sur votre chapeau ?

– Ou plutôt sur mon diamant ; voussavez que cet animal dérobe tout ce qui brille : il fond doncsur mon diamant et me le dérobe.

– Votre diamant ?

– Oui, monsieur. Je le suis des yeuxd’abord ; puis ensuite, en courant, je crie :Arrêtez ! arrêtez ! au voleur ! La peste ! aubout de cinq minutes il était disparu, et jamais plus je n’en aientendu parler.

– De sorte qu’accablé par cette doubleperte…

– Je n’ai plus osé rentrer dans la maisonpaternelle, et je me suis décidé à venir chercher fortune àParis.

– Bon ! dit un troisième, le vents’est donc changé en corbeau ? Je vous ai entendu, ce mesemble, raconter à M. de Loignac qu’occupé à lire une lettre devotre maîtresse, le vent vous avait emporté lettre et chapeau, etqu’en véritable Amadis, vous aviez couru après la lettre, laissantaller le chapeau où bon lui semblait ?

– Monsieur, dit Sainte-Maline, j’ail’honneur de connaître M. d’Aubigné, qui, quoique fort bravesoldat, manie assez bien la plume ; narrez-lui, quand vous lerencontrerez, l’histoire de votre chapeau, et il fera un charmantconte là-dessus.

Quelques rires à demi étouffés se firententendre.

– Eh ! eh ! messieurs, dit leGascon irritable, rirait-on de moi par hasard ?

Chacun se retourna pour rire plus àl’aise.

Perducas jeta un regard inquisiteur autour delui et vit près de la cheminée un jeune homme qui cachait sa têtedans ses mains ; il crut que celui-là n’en agissait ainsi quepour se mieux cacher.

Il alla à lui.

– Eh ! monsieur, dit-il, si vousriez, riez au moins en face, que l’on voie votre visage.

Et il frappa sur l’épaule du jeune homme, quireleva un front grave et sévère.

Le jeune homme n’était autre que notre amiErnauton de Carmainges, encore tout étourdi de son aventure de laGrève.

– Je vous prie de me laisser tranquille,monsieur, lui dit-il, et surtout, si vous me touchez encore, de neme toucher que de la main où vous avez un gant ; vous voyezbien que je ne m’occupe pas de vous.

– À la bonne heure, grommela Pincorney,si vous ne vous occupez pas de moi, je n’ai rien à dire.

– Ah ! monsieur, fit Eustache deMiradoux à Carmainges, avec les plus conciliantes intentions, vousn’êtes pas gracieux pour notre compatriote.

– Et de quoi diable vous mêlez-vous,monsieur ? reprit Ernauton de plus en plus contrarié.

– Vous avez raison, monsieur, ditMiradoux en saluant, cela ne me regarde point.

Et il tourna les talons pour aller rejoindreLardille, assise dans un coin de la grande cheminée ; maisquelqu’un lui barra le passage.

C’était Militor, avec ses deux mains dans saceinture et son rire narquois sur les lèvres.

– Dites donc, beau-papa ? fit levaurien.

– Après ?

– Qu’en dites-vous ?

– De quoi ?

– De la façon dont ce gentilhomme vous arivé votre clou ?

– Heim !

– Il vous a secoué de la belle façon.

– Ah ! tu as remarqué cela,toi ? dit Eustache essayant de tourner Militor.

Mais celui-ci fit échouer la manœuvre en seportant à gauche et en se retrouvant de nouveau devant lui.

– Non seulement moi, continua Militor,mais encore tout le monde ; voyez comme chacun rit autour denous.

Le fait est qu’on riait, mais pas plus de celaque d’autre chose.

Eustache devint rouge comme un charbon.

– Allons, allons, beau-papa, ne laissezpas refroidir l’affaire, dit Militor.

Eustache se dressa sur ses ergots ets’approcha de Carmainges.

– On prétend, monsieur, lui dit-il, quevous avez voulu m’être particulièrement désagréable ?

– Quand cela ?

– Tout à l’heure.

– À vous ?

– À moi.

– Et qui prétend cela ?

– Monsieur, dit Eustache en montrantMilitor.

– Alors, monsieur, répondit Carmainges enappuyant ironiquement sur la qualification, alors monsieurest un étourneau.

– Oh ! oh !fit Militor furieux.

– Et je l’engage, continua Carmainges, àne point venir donner du bec sur moi, ou sinon je me rappellerailes conseils de M. de Loignac.

– M. de Loignac n’a point dit que jefusse un étourneau, monsieur.

– Non, il a dit que vous étiez unâne : préférez-vous cela ? Bien peu m’importe àmoi ; si vous êtes un âne, je vous sanglerai ; si vousêtes un étourneau, je vous plumerai.

– Monsieur, dit Eustache, c’est monbeau-fils ; traitez-le mieux, je vous prie, par égard pourmoi.

– Ah ! voilà comme vous me défendez,beau-papa ! s’écria Militor exaspéré ; s’il en est ainsi,je me défendrai mieux tout seul.

– À l’école, les enfants ! ditErnauton, à l’école !

– À l’école ! s’écria Militor ens’avançant, le poing levé, sur M. de Carmainges ; j’aidix-sept ans, entendez-vous, monsieur ?

– Et moi, j’en ai vingt-cinq, ditErnauton ; voilà pourquoi je vais vous corriger selon vosmérites.

Et le saisissant par le collet et par laceinture, il le souleva de terre et le jeta, comme il eût fait d’unpaquet, par la fenêtre du rez-de-chaussée, dans la rue, et celatandis que Lardille poussait des cris à faire crouler les murs.

– Maintenant, ajouta tranquillementErnauton, beau-père, belle-mère, beau-fils et toutes les famillesdu monde, j’en fais de la chair à pâté, si l’on veut me dérangerencore.

– Ma foi, dit Miradoux, je trouve qu’il araison, moi : pourquoi l’agacer, ce gentilhomme ?

– Ah ! lâche ! lâche ! quilaisse battre son fils ! s’écria Lardille en s’avançant versEustache et en secouant ses cheveux épars.

– Là, là, là, fit Eustache, du calme,cela lui fera le caractère.

– Ah ça ! dites donc, on jette doncdes hommes par la fenêtre ici ? dit un officier enentrant : que diable ! quand on se livre à ces sortes deplaisanteries, on devrait crier au moins : Garelà-dessous !

– Monsieur de Loignac ! s’écrièrentune vingtaine de voix.

– Monsieur de Loignac ! répétèrentles quarante-cinq.

Et à ce nom, connu par toute la Gascogne,chacun se leva et se tut.

IX – M. de Loignac

Derrière M. de Loignac entra à son tourMilitor, moulu de sa chute et cramoisi de colère.

– Serviteur, messieurs, ditLoignac ; nous menons grand bruit, ce me semble. – Ah !ah ! maître Militor a encore fait le hargneux, à ce qu’ilparaît, et son nez en souffre.

– On me paiera mes coups, grommelaMilitor en montrant le poing à Carmainges.

– Servez, maître Fournichon, criaLoignac, et que chacun soit doux avec son voisin, si c’estpossible. Il s’agit, à partir de ce moment, de s’aimer comme desfrères.

– Hum ! fit Sainte-Maline.

– La charité est rare, dit Chalabre enétendant sa serviette sur son pourpoint gris de fer, de manière àce que, quelle que fût l’abondance des sauces, il ne lui arrivâtaucun accident.

– Et s’aimer de si près, c’est difficile,ajouta Ernauton : il est vrai que nous ne sommes pas ensemblepour longtemps.

– Voyez, s’écria Pincorney qui avaitencore les railleries de Sainte-Maline sur le cœur, on se moque demoi parce que je n’ai point de chapeau, et l’on ne dit rien à M. deMontcrabeau, qui va dîner avec une cuirasse du temps de l’empereurPertinax dont il descend selon toute probabilité… Ce que c’est quela défensive !

Montcrabeau, piqué au jeu, se redressa, etavec une voix de fausset :

– Messieurs, dit-il, je l’ôte : avisà ceux qui aiment mieux me voir avec des armes offensives qu’avecdes armes défensives.

Et il délaça majestueusement sa cuirasse enfaisant signe à son laquais, gros grison d’une cinquantained’années, de s’approcher de lui.

– Allons, la paix ! la paix !fit M. de Loignac, et mettons-nous à table.

– Débarrassez-moi de cette cuirasse, jevous prie, dit Pertinax à son laquais.

Le gros homme la lui prit des mains.

– Et moi, lui dit-il tout bas, ne vais-jepoint dîner aussi ? Fais-moi donc servir quelque chose,Pertinax, je meurs de faim.

Cette interpellation, si étrangement familièrequ’elle fût, n’excita aucun étonnement chez celui auquel elle étaitadressée.

– J’y ferai mon possible, dit-il ;mais, pour plus grande certitude, enquérez-vous de votre côté.

– Hum ! fit le laquais d’un tonmaussade, voilà qui n’est point rassurant.

– Ne vous reste-t-il absolumentrien ? demanda Pertinax.

– Nous avons mangé notre dernier écu àSens.

– Dame ! voyez à faire argent dequelque chose.

Il achevait à peine, quand on entendit crierdans la rue, puis sur le seuil de l’hôtellerie :

– Marchand de vieux fer ! qui vendson fer et sa ferraille ?

À ce cri, madame Fournichon courut vers laporte, tandis que Fournichon transportait majestueusement lespremiers plats sur la table.

Si l’on en juge d’après l’accueil qui lui futfait, la cuisine de Fournichon était exquise.

Fournichon, ne pouvant faire face à tous lescompliments qui lui étaient adressés, voulut admettre sa femme àleur partage.

Il la chercha des yeux, maisinutilement : elle avait disparu.

Il l’appela.

– Que fait-elle donc ? demanda-t-ilà un marmiton en voyant qu’elle ne venait pas.

– Ah ! maître, un marché d’or,répondit celui-ci. Elle vend toute votre vieille ferraille pour del’argent neuf.

– J’espère qu’il n’est pas question de macuirasse de guerre ni de mon armet de bataille ! s’écriaFournichon en s’élançant vers la porte.

– Et non, et non, dit Loignac, puisquel’achat des armes est défendu par ordonnance du roi.

– N’importe, dit Fournichon.

Et il courut vers la porte.

Madame Fournichon rentrait triomphante.

– Eh bien, qu’avez-vous ? dit-elleen regardant son mari tout effaré.

– J’ai qu’on me prévient que vous vendezmes armes.

– Après ?

– C’est que je ne veux pas qu’on lesvende, moi !

– Bah ! puisque nous sommes en paix,mieux valent deux casseroles neuves qu’une vieille cuirasse.

– Ce doit cependant être un assez pauvrecommerce que celui du vieux fer, depuis cet édit du roi dontparlait tout à l’heure M. de Loignac ! dit Chalabre.

– Au contraire, monsieur, dit dameFournichon, et depuis longtemps ce même marchand-là me tentait avecses offres. Ma foi, aujourd’hui je n’ai pu y résister, etretrouvant l’occasion, je l’ai saisie. Dix écus, monsieur, sont dixécus, et une vieille cuirasse n’est jamais qu’une vieillecuirasse.

– Comment ! dix écus ! fitChalabre ; si cher que cela ? diable !

Et il devint pensif.

– Dix écus ! répéta Pertinax enjetant un coup d’œil éloquent sur son laquais ; entendez-vous,monsieur Samuel ?

Mais M. Samuel n’était déjà plus là.

– Ah ça ! mais, dit M. de Loignac,ce marchand-là risque la corde, ce me semble ?

– Oh ! c’est un brave homme, biendoux et bien arrangeant, reprit madame Fournichon.

– Mais que fait-il de toute cetteferraille ?

– Il la revend au poids.

– Au poids ! fit Loignac, et vousdites qu’il vous a donné dix écus ? de quoi ?

– D’une vieille cuirasse et d’une vieillesalade.

– En supposant qu’elles pesassent vingtlivres à elle deux, c’est un demi-écu la livre. Parfandious !comme dit quelqu’un de ma connaissance, ceci cache unmystère !

– Que ne puis-je tenir ce brave homme demarchand en mon château ! dit Chalabre dont les yeuxs’allumèrent, je lui en vendrais trois milliers pesant, de heaumes,de brassards et de cuirasses.

– Comment ! vous vendriez lesarmures de vos ancêtres ? dit Sainte-Maline d’un tonrailleur.

– Ah ! monsieur, dit Eustache deMiradoux, vous auriez tort ; ce sont des reliques sacrées.

– Bah ! dit Chalabre ; àl’heure qu’il est, mes ancêtres sont des reliques eux-mêmes, etn’ont plus besoin que de messes.

Le repas allait s’échauffant, grâce au vin deBourgogne dont les épices de Fournichon accéléraient laconsommation.

Les voix montaient à un diapason supérieur,les assiettes sonnaient, les cerveaux s’emplissaient de vapeurs autravers desquelles chaque Gascon voyait tout en rose, exceptéMilitor qui songeait à sa chute, et Carmainges qui songeait à sonpage.

– Voilà beaucoup de gens joyeux, ditLoignac à son voisin, qui justement était Ernauton, et ils nesavent pas pourquoi.

– Ni moi non plus, répondit Carmainges.Il est vrai que, pour mon compte, je fais exception, et ne suis pasle moins du monde en joie.

– Vous avez tort, quant à vous, monsieur,reprit Loignac ; car vous êtes de ceux pour qui Paris est unemine d’or, un paradis d’honneurs, un monde de félicités.

Ernauton secoua la tête.

– Eh bien, voyons !

– Ne me raillez pas, monsieur de Loignac,dit Ernauton ; et vous qui paraissez tenir tous les fils quifont mouvoir la plupart de nous, faites-moi du moins cette grâce dene point traiter le vicomte Ernauton de Carmainges en comédien debois.

– Je vous ferai encore d’autres grâcesque celle-là, monsieur le vicomte, dit Loignac en s’inclinant avecpolitesse ; je vous ai distingué au premier coup d’œil entretous, vous dont l’œil est fier et doux, et cet autre jeune hommelà-bas dont l’œil est sournois et sombre.

– Vous l’appelez ?

– M. de Sainte-Maline.

– Et la cause de cette distinction,monsieur, si cette demande n’est pas toutefois une trop grandecuriosité de ma part ?

– C’est que je vous connais, voilàtout.

– Moi, fit Ernauton surpris ; moi,vous me connaissez ?

– Vous et lui, lui et tous ceux qui sontici.

– C’est étrange.

– Oui, mais c’est nécessaire.

– Pourquoi est-ce nécessaire ?

– Parce qu’un chef doit connaître sessoldats.

– Et que tous ces hommes…

– Seront mes soldats demain.

– Mais je croyais que M. d’Épernon…

– Chut ! Ne prononcez pas ce nom-làici, ou plutôt ici ne prononcez aucun nom ; ouvrez lesoreilles et fermez la bouche, et puisque j’ai promis de vous fairetoutes grâces, prenez d’abord ce conseil comme un acompte.

– Merci, monsieur, dit Ernauton.

Loignac essuya sa moustache, et selevant :

– Messieurs, dit-il, puisque le hasardréunit ici quarante-cinq compatriotes, vidons un verre de ce vind’Espagne à la prospérité de tous les assistants.

Cette proposition souleva des applaudissementsfrénétiques.

– Ils sont ivres pour la plupart, ditLoignac à Ernauton : ce serait un bon moment pour faireraconter à chacun son histoire, mais le temps nous manque.

Puis haussant la voix :

– Holà ! maître Fournichon, dit-il,faites sortir d’ici tout ce qui est femmes, enfants et laquais.

Lardille se leva en maugréant ; ellen’avait point achevé son dessert.

Militor ne bougea point.

– M’a-t-on entendu là-bas ? ditLoignac avec un coup d’œil qui ne souffrait pas de réplique…Allons, allons, à la cuisine, monsieur Militor !

Au bout de quelques instants, il ne restaitplus dans la salle que les quarante-cinq convives et M. deLoignac.

– Messieurs, dit ce dernier, chacun devous sait qui l’a fait venir à Paris, ou du moins s’en doute. Bon,bon, ne criez pas son nom ; vous le savez, cela suffit. Voussavez aussi que vous êtes venus pour lui obéir.

Un murmure d’assentiment s’éleva de toutes lesparties de la salle ; seulement, comme chacun savaituniquement la chose qui le concernait et ignorait que son voisinfût venu, mu par la même puissance que lui, tous se regardèrentavec étonnement.

– C’est bien, dit Loignac ; vousvous regarderez plus tard, messieurs. Soyez tranquilles, vous avezle temps de faire connaissance. Vous êtes donc venus pour obéir àcet homme, reconnaissez-vous cela ?

– Oui ! oui ! crièrent lesquarante-cinq, nous le reconnaissons.

– Eh bien, pour commencer, continuaLoignac, vous allez partir sans bruit de cette hôtellerie pourvenir habiter le logement qu’on vous a désigné.

– À tous ? demandaSainte-Maline.

– À tous.

– Nous sommes tous mandés, nous sommestous égaux ici, continua Perducas dont les jambes étaient siincertaines qu’il lui fallut, pour maintenir son centre de gravité,passer un bras autour du cou de Chalabre.

– Prenez donc garde, dit celui-ci, vousfroissez mon pourpoint.

– Oui, tous égaux, reprit Loignac, devantla volonté du maître.

– Oh ! oh ! monsieur, dit enrougissant Carmainges, pardon, mais on ne m’avait pas dit que M.d’Épernon s’appellerait mon maître.

– Attendez.

– Ce n’est point cela que j’avaiscompris.

– Mais attendez donc, mauditetête !

Il se fit de la part du plus grand nombre unsilence curieux, et de la part de quelques autres un silenceimpatient.

– Je ne vous ai pas dit encore qui seraitvotre maître, messieurs…

– Oui, dit Sainte-Maline ; mais vousavez dit que nous en aurions un.

– Tout le monde a un maître !s’écria Loignac ; mais si votre air est trop fier pours’arrêter où vous venez de dire, cherchez plus haut ; nonseulement je ne vous le défends pas, mais je vous y autorise.

– Le roi, murmura Carmainges.

– Silence, dit Loignac, vous êtes venusici pour obéir, obéissez donc ; en attendant voici un ordreque vous allez me faire le plaisir de lire à haute voix, monsieurErnauton.

Ernauton déplia lentement le parchemin que luitendait M. de Loignac, et lut à haute voix :

« Ordre à M. de Loignac d’aller prendre,pour les commander, les quarante-cinq gentilshommes que j’ai mandésà Paris, avec l’assentiment de Sa Majesté.

NOGARET DE LA VALETTE,

Duc d’Épernon. »

Ivres ou rassis, tous s’inclinèrent : iln’y eut d’inégalités que dans l’équilibre, lorsqu’il fallut serelever.

– Ainsi, vous m’avez entendu, dit M. deLoignac : il s’agit de me suivre à l’instant même. Voséquipages et vos gens demeureront ici, chez maître Fournichon quien aura soin, et où je les ferai reprendre plus tard ; mais,pour le présent, hâtez-vous, les bateaux attendent.

– Les bateaux ? répétèrent tous lesGascons ; nous allons donc nous embarquer ?

Et ils échangèrent entre eux des regardsaffamés de curiosité.

– Sans doute, dit Loignac, que vous allezvous embarquer. Pour aller au Louvre, ne faut-il point passerl’eau ?

– Au Louvre, au Louvre ! murmurèrentles Gascons joyeux ; cap de Bious ! nous allons auLouvre !

Loignac quitta la table, fit passer devant luiles quarante-cinq, en les comptant comme des moutons, et lesconduisit par les rues jusqu’à la tour de Nesle.

Là se trouvaient trois grandes barques quiprirent chacune quinze passagers à bord et s’éloignèrent durivage.

– Que diable allons-nous faire auLouvre ? se demandèrent les plus intrépides, dégrisés parl’air froid de la rivière, et fort mesquinement couverts pour laplupart.

– Si j’avais ma cuirasse au moins !murmura Pertinax de Moncrabeau.

X – L’homme aux cuirasses

Pertinax avait bien raison de regretter sacuirasse absente, car à cette heure justement, par l’intermédiairede ce singulier laquais que nous avons vu parler si familièrement àson maître, il venait de s’en défaire à tout jamais.

En effet, sur ces mots magiques prononcés parmadame Fournichon : dix écus, le valet de Pertinax avait couruaprès le marchand.

Comme il faisait déjà nuit et que sans doutele marchand de ferraille était pressé, ce dernier avait déjà faitune trentaine de pas lorsque Samuel sortit de l’hôtel.

Celui-ci fut donc obligé d’appeler le marchandde ferraille.

Celui-ci s’arrêta avec crainte et jeta un coupd’œil perçant sur l’homme qui venait à lui ; mais le voyantchargé de marchandises, il s’arrêta.

– Que voulez-vous, mon ami ? luidit-il.

– Eh ! pardieu ! dit le laquaisd’un air fin, ce que je veux, c’est faire affaire avec vous.

– Eh bien, alors faisons vite.

– Vous êtes pressé ?

– Oui.

– Oh ! vous me donnerez bien letemps de souffler, que diable !

– Sans doute, mais soufflez vite, onm’attend.

Il était évident que le marchand conservaitune certaine défiance à l’endroit du laquais.

– Quand vous aurez vu ce que je vousapporte, dit ce dernier, comme vous me paraissez amateur, vousprendrez votre temps.

– Et que m’apportez-vous ?

– Une magnifique pièce, un ouvrage dont…Mais vous ne m’écoutez pas.

– Non, je regarde.

– Quoi ?

– Vous ne savez donc pas, mon ami, ditl’homme aux cuirasses, que le commerce des armes est défendu par unédit du roi ?

Et il jetait autour de lui des regardsinquiets.

Le laquais jugea qu’il était bon de paraîtreignorer.

– Je ne sais rien, moi, dit-il ;j’arrive de Mont-de-Marsan.

– Ah ! c’est différent alors, ditl’homme aux cuirasses, que cette réponse parut rassurer unpeu ; mais quoique vous arriviez de Mont-de-Marsan,continua-t-il, vous savez cependant déjà que j’achète desarmes ?

– Oui, je le sais.

– Et qui vous a dit cela ?

– Sangdioux ! nul n’a eu besoin deme le dire, et vous l’avez crié assez fort tout à l’heure.

– Où cela ?

– À la porte de l’hôtellerie del’Épée du fier Chevalier.

– Vous y étiez donc ?

– Oui.

– Avec qui ?

– Avec une foule d’amis.

– Avec une foule d’amis ? Il n’y ajamais personne d’ordinaire à cette hôtellerie.

– Alors, vous avez dû la trouver bienchangée ?

– En effet. Mais d’où venaient tous cesamis ?

– De Gascogne, comme moi.

– Êtes-vous au roi de Navarre ?

– Allons donc ! nous sommes Françaisde cœur et de sang.

– Oui, mais huguenots ?

– Catholiques comme notre saint père lepape, Dieu merci, dit Samuel en ôtant son bonnet ; mais cen’est point de cela qu’il s’agit, il s’agit de cette cuirasse.

– Rapprochons-nous un peu des murs, s’ilvous plaît ; nous sommes par trop à découvert en pleinerue.

Et ils remontèrent de quelques pas jusqu’à unemaison de bourgeoise apparence, aux vitraux de laquelle onn’apercevait aucune lumière.

Cette maison avait sa porte sous une sorted’auvent formant balcon. Un banc de pierre accompagnait sa façade,dont il faisait le seul ornement.

C’était en même temps l’utile et l’agréable,car il servait d’étriers aux passants pour monter sur leurs mulesou sur leurs chevaux.

– Voyons cette cuirasse, dit le marchand,quand ils furent arrivés sous l’auvent.

– Tenez.

– Attendez ; on remue, je crois,dans la maison.

– Non, c’est en face.

Le marchand se retourna.

En effet, en face il y avait une maison à deuxétages, dont le second s’éclairait parfois fugitivement.

– Faisons vite, dit le marchand enpalpant la cuirasse.

– Hein ! comme elle estlourde ! dit Samuel.

– Vieille, massive, hors de mode.

– Objet d’art.

– Six écus, voulez-vous ?

– Comment ! six écus ! et vousen avez donné dix là-bas pour un vieux débris decorselet !

– Six écus, oui ou non, répéta lemarchand.

– Mais considérez donc lesciselures ?

– Pour revendre au poids, qu’importentles ciselures ?

– Oh ! oh ! vous marchandezici, dit Samuel, et là-bas vous avez donné tout ce qu’on avoulu.

– Je mettrai un écu de plus, dit lemarchand avec impatience.

– Il y a pour quatorze écus, rien que dedorures.

– Allons, faisons vite, dit le marchand,ou ne faisons pas.

– Bon, dit Samuel, vous êtes un drôle demarchand : vous vous cachez pour faire votre commerce ;vous êtes en contravention avec les édits du roi, et vousmarchandez les honnêtes gens.

– Voyons, voyons, ne criez pas commecela.

– Oh ! je n’ai pas peur, dit Samuelen haussant la voix ; je ne fais pas un commerce illicite, etrien ne m’oblige à me cacher.

– Voyons, voyons, prenez dix écus ettaisez-vous.

– Dix écus ? Je vous dis que l’orseul le vaut ; ah ! vous voulez vous sauver ?

– Mais non ; quel enragé !

– Ah ! c’est que si vous voussauvez, voyez-vous, je crie à la garde, moi !

En disant ces mots, Samuel avait tellementhaussé la voix qu’autant eût valu qu’il eût effectué sa menace sansla faire.

À ce bruit, une petite fenêtre s’était ouverteau balcon de la maison contre laquelle le marché se faisait ;et le grincement qu’avait produit cette fenêtre en s’ouvrant, lemarchand l’avait entendu avec terreur.

– Allons, allons, dit-il, je vois bienqu’il faut faire tout ce que vous voulez ; voilà quinze écus,et allez-vous-en.

– À la bonne heure, dit Samuel enempochant les quinze écus.

– C’est bien heureux.

– Mais ces quinze écus sont pour monmaître, continua Samuel, et il me faut bien aussi quelque chosepour moi.

Le marchand jeta les yeux autour de lui entirant à demi sa dague du fourreau. Évidemment il avait l’intentionde faire à la peau de Samuel un accroc qui l’eût dispensé à toutjamais de racheter une cuirasse pour remplacer celle qu’il venaitde vendre ; mais Samuel avait l’œil alerte comme un moineauqui vendange, et il recula en disant :

– Oui, oui, bon marchand, je vois tadague ; mais je vois encore autre chose : cette figure aubalcon qui te voit aussi.

Le marchand, blême de frayeur, regarda dans ladirection indiquée par Samuel, et vit en effet au balcon une longueet fantastique créature, enveloppée dans une robe de chambre enfourrures de peaux de chat : cet argus n’avait perdu ni unesyllabe ni un geste de la dernière scène.

– Allons, allons, vous faites de moi ceque vous voulez, dit le marchand avec un rire pareil à celui duchacal qui montre ses dents, voilà un écus en plus. Et que lediable vous étrangle ! ajouta-t-il tout bas.

– Merci, dit Samuel ; bonnégoce !

Et saluant l’homme aux cuirasses, il disparuten ricanant.

Le marchand, demeuré seul dans la rue, se mità ramasser la cuirasse de Pertinax et à l’enchâsser dans celle deFournichon.

Le bourgeois regardait toujours, puis quand ilvit le marchand bien empêché :

– Il paraît, monsieur, lui dit-il, quevous achetez des armures ?

– Mais non, monsieur, répondit lemalheureux marchand ; c’est par hasard et parce que l’occasions’en est présentée ainsi.

– Alors, le hasard me sert àmerveille.

– En quoi, monsieur ? demanda lemarchand.

– Imaginez-vous que j’ai justement là, àla portée de ma main, un tas de vieilles ferrailles qui megênent.

– Je ne vous dis pas non ; mais pourle moment, vous le voyez, j’en ai tout ce que j’en puis porter.

– Je vais toujours vous les montrer.

– Inutile, je n’ai plus d’argent.

– Qu’à cela ne tienne, je vous feraicrédit ; vous m’avez l’air d’un parfait honnête homme.

– Merci, mais on m’attend.

– C’est étrange comme il me semble que jevous connais ! fit le bourgeois.

– Moi ? dit le marchand essayantinutilement de réprimer un frisson.

– Regardez donc cette salade, dit lebourgeois amenant avec son long pied l’objet annoncé, car il nevoulait point quitter la fenêtre de peur que le marchand ne sedérobât.

Et il déposa la salade dans la main dumarchand.

– Vous me connaissez, dit celui-ci,c’est-à-dire que vous croyez me connaître ?

– C’est-à-dire que je vous connais.N’êtes-vous point…

Le bourgeois sembla chercher ; lemarchand resta immobile et attendant.

– N’êtes-vous pas Nicolas ?

La figure du marchand se décomposa, on voyaitle casque trembler dans sa main.

– Nicolas ? répéta-t-il.

– Nicolas Truchou, marchand quincaillier,rue de la Cossonnerie.

– Non, non, répliqua le marchand quisourit et respira en homme quatre fois heureux.

– N’importe, vous avez une bonnefigure ; il s’agit donc de m’acheter l’armure complète,cuirasse, brassards et épée.

– Faites attention que c’est commercedéfendu, monsieur.

– Je le sais, votre vendeur vous l’a criéassez haut tout à l’heure.

– Vous avez entendu ?

– Parfaitement ; vous avez même étélarge en affaire : c’est ce qui m’a donné l’idée de me mettreen relations avec vous ; mais, soyez tranquille, je n’abuseraipas, moi ; je sais ce que c’est que le commerce : j’aiété négociant aussi.

– Ah ! et quevendiez-vous ?

– Ce que je vendais ?

– Oui.

– De la faveur.

– Bon commerce, monsieur.

– Aussi j’y ai fait fortune, et vous mevoyez bourgeois.

– Je vous en fais mon compliment.

– Il en résulte que j’aime mes aises, etque je vends toute ma ferraille parce qu’elle me gêne.

– Je comprends cela.

– Il y a encore là les cuissards ;ah ! et puis les gants.

– Mais je n’ai pas besoin de toutcela.

– Ni moi non plus.

– Je prendrai seulement la cuirasse.

– Vous n’achetez donc que descuirasses ?

– Oui.

– C’est drôle, car enfin vous achetezpour revendre au poids ; vous l’avez dit du moins, et du ferest du fer.

– C’est vrai, mais, voyez-vous, depréférence…

– Comme il vous plaira : achetez lacuirasse, ou plutôt, vous avez raison, allez, n’achetez rien dutout.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que, dans des temps commeceux où nous vivons, chacun a besoin de ses armes.

– Quoi ! en pleine paix ?

– Mon cher ami, si nous étions en pleinepaix, il ne se ferait pas un tel commerce de cuirasses, ventre debiche ! Ce n’est point à moi qu’on dit de ces choses-là.

– Monsieur ?

– Et si clandestin surtout.

Le marchand fit un mouvement pours’éloigner.

– Mais, en vérité, plus je vous regarde,dit le bourgeois, plus je suis sûr que je vous connais ; non,vous n’êtes pas Nicolas Truchou, mais je vous connais tout demême.

– Silence.

– Et si vous achetez des cuirasses.

– Eh bien ?

– Eh bien, je suis sûr que c’est pouraccomplir une œuvre agréable à Dieu.

– Taisez-vous !

– Vous m’enchantez, dit le bourgeois entendant par le balcon un immense bras dont la main alla s’emmancherà la main du marchand.

– Mais qui diable êtes-vous ?demanda celui-ci qui sentit sa main prise comme dans un étau.

– Je suis Robert Briquet, surnommé laterreur du schisme, ami de l’Union, et catholique enragé ;maintenant je vous reconnais positivement.

Le marchand devint blême.

– Vous êtes Nicolas… Grimbelot, corroyeurà la Vache sans os.

– Non, vous vous trompez. Adieu, maîtreRobert Briquet ; enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Et le marchand tourna le dos au balcon.

– Comment, vous vous en allez ?

– Vous le voyez bien.

– Sans me prendre ma ferraille ?

– Je n’ai pas d’argent sur moi, je vousl’ai dit.

– Mon valet vous suivra.

– Impossible.

– Alors, comment faire ?

– Dame ! restons comme noussommes.

– Ventre de biche ! je m’engarderais bien, j’ai trop grande envie de cultiver votreconnaissance.

– Et moi de fuir la vôtre, répliqua lemarchand qui, cette fois, se résignant à abandonner ses cuirasseset à tout perdre plutôt que d’être reconnu, prit ses jambes à soncou et s’enfuit.

Mais Robert Briquet n’était pas homme à selaisser battre ainsi ; il enfourcha son balcon, descendit dansla rue sans avoir presque besoin de sauter, et en cinq ou sixenjambées il atteignit le marchand.

– Êtes-vous fou, mon ami ? dit-il enposant sa large main sur l’épaule du pauvre diable ; sij’étais votre ennemi, si je voulais vous faire arrêter, je n’auraisqu’à crier : le guet passe à cette heure dans la rue desAugustins ; mais non, vous êtes mon ami, ou le diablem’emporte ! et la preuve, c’est que maintenant je me rappellepositivement votre nom.

Cette fois le marchand se mit à rire.

Robert Briquet se plaça en face de lui.

– Vous vous nommez Nicolas Poulain,dit-il, vous êtes lieutenant de la prévôté de Paris ; je mesouvenais bien qu’il y avait du Nicolas là-dessous.

– Je suis perdu ! balbutia lemarchand.

– Au contraire, vous êtes sauvé ;ventre de biche ! vous ne ferez jamais pour la bonne cause ceque j’ai intention de faire, moi.

Nicolas Poulain laissa échapper ungémissement.

– Voyons, voyons, du courage, dit RobertBriquet ; remettez-vous ; vous avez trouvé un frère,frère Briquet ; prenez une cuirasse, je prendrai les deuxautres : je vous fais cadeau de mes brassards, de mescuissards et de mes gants par dessus le marché ; allons, enroute, et vive l’Union !

– Vous m’accompagnez ?

– Je vous aide à porter ces armes quidoivent vaincre les Philistins : montrez-moi la route, je voussuis.

Il y eut dans l’âme du malheureux lieutenantde la prévôté un éclair de soupçon bien naturel, mais quis’évanouit aussitôt qu’il eut brillé.

– S’il voulait me perdre, se murmura-t-ilà lui-même, eût-il avoué qu’il me connaissait ?

Puis tout haut :

– Allons, puisque vous le voulezabsolument, venez avec moi, dit-il.

– À la vie, à la mort ! cria RobertBriquet en serrant d’une main la main de son allié, tandis que del’autre il levait triomphalement en l’air sa charge deferraille.

Tous deux se mirent en route.

Après vingt minutes de marche, Nicolas Poulainarriva dans le Marais ; il était tout en sueur, tant à causede la rapidité de la marche que du feu de leur conversationpolitique.

– Quelle recrue j’ai faite ! murmuraNicolas Poulain en s’arrêtant à peu de distance de l’hôtel deGuise.

– Je me doutais que mon armure allait dece côté, pensa Briquet.

– Ami, dit Nicolas Poulain en seretournant avec un geste tragique vers Briquet, tout confit en airsinnocents, avant d’entrer dans le repaire du lion, je vous laisseune dernière minute de réflexion ; il est temps de vousretirer si vous n’êtes pas fort de votre conscience.

– Bah ! dit Briquet, j’en ai vu biend’autres : Et non intremuit medulla mea,déclama-t-il ; ah ! pardon, vous ne savez peut-être pasle latin ?

– Vous le savez, vous ?

– Comme vous voyez.

– Lettré, hardi, vigoureux, riche, quelletrouvaille ! se dit Poulain ; allons, entrons.

Et il conduisit Briquet à la gigantesque portede l’hôtel de Guise, qui s’ouvrit au troisième coup du heurtoir debronze.

La cour était pleine de gardes et d’hommesenveloppés de manteaux qui la parcouraient comme des fantômes.

Il n’y avait pas une seule lumière dansl’hôtel.

Huit chevaux sellés et bridés attendaient dansun coin.

Le bruit du marteau fit retourner la plupartde ces hommes, lesquels formèrent une espèce de haie pour recevoirles nouveaux venus.

Alors Nicolas Poulain, se penchant à l’oreilled’une sorte de concierge qui tenait le guichet entrebâillé, luidéclina son nom.

– Et j’amène un bon compagnon,ajouta-t-il.

– Passez, messires, dit le concierge.

– Portez ceci aux magasins, fit alorsPoulain en remettant à un garde les trois cuirasses, plus laferraille de Robert Briquet.

– Bon ! il y a un magasin, se ditcelui-ci ; de mieux en mieux : pesté ! quelorganisateur vous faites, messire prévôt ?

– Oui, oui, l’on a du jugement, réponditPoulain en souriant avec orgueil ; mais venez que je vousprésente.

– Prenez garde, dit le bourgeois, je suisexcessivement timide. Qu’on me tolère, c’est tout ce que jeveux ; quand j’aurai fait mes preuves, je me présenterai toutseul, comme dit le Grec, par mes faits.

– Comme il vous plaira, répondit lelieutenant de la prévôté ; attendez-moi donc ici.

Et il alla serrer la main de la plupart despromeneurs.

– Qu’attendons-nous donc encore ?demanda une voix.

– Le maître, répondit une autre voix.

En ce moment, un homme de haute taille venaitd’entrer dans l’hôtel ; il avait entendu les derniers motséchangés entre les mystérieux promeneurs.

– Messieurs, dit-il, je viens en sonnom.

– Ah ! c’est monsieur deMayneville ! s’écria Poulain.

– Eh ! mais me voilà en pays deconnaissance, se dit Briquet à lui-même, et en étudiant une grimacequi le défigura complètement.

– Messieurs, nous voilà au complet ;délibérons, reprit la voix qui s’était fait entendre lapremière.

– Ah ! bon, dit Briquet, et dedeux ; celui-ci c’est mon procureur, maître Marteau.

Et il changea de grimace avec une facilité quiprouvait combien les études physionomiques lui étaientfamilières.

– Montons, messieurs, fit Poulain.

M. de Mayneville passa le premier, NicolasPoulain le suivit ; les hommes à manteaux vinrent aprèsNicolas Poulain, et Robert Briquet après les hommes à manteaux.

Tous montèrent les degrés d’un escalierextérieur aboutissant à une voûte.

Robert Briquet montait comme les autres, touten murmurant :

– Mais le page, ou donc est ce diable depage ?

XI – Encore la Ligue

Au moment où Robert Briquet montait l’escalierà la suite de tout le monde, en se donnant un air assez décent deconspirateur, il s’aperçut que Nicolas Poulain, après avoir parlé àplusieurs de ses mystérieux collègues, attendait à la porte de lavoûte.

– Ce doit être pour moi, se ditBriquet.

En effet, le lieutenant de la prévôté arrêtason nouvel ami au moment même où il allait franchir le redoutableseuil.

– Vous ne m’en voudrez point, luidit-il : mais la plupart de nos amis ne vous connaissent pointet désirent prendre des informations sur vous avant de vousadmettre au conseil.

– C’est trop juste, répliqua Briquet, etvous savez que ma modestie naturelle avait déjà prévu cetteobjection.

– Je vous rends justice, répliquaPoulain, vous êtes un homme accompli.

– Je me retire donc, poursuivit Briquet,bien heureux d’avoir vu en un soir tant de braves défenseurs del’Union catholique.

– Voulez-vous que je vousreconduise ? demanda Poulain.

– Non, merci, ce n’est point lapeine.

– C’est que l’on peut vous faire desdifficultés à la porte ; cependant d’un autre côté, onm’attend.

– N’avez-vous pas un mot d’ordre poursortir ? Je ne vous reconnaîtrais point là, maîtreNicolas ; ce ne serait pas prudent.

– Si fait.

– Et bien ! donnez-le-moi.

– Au fait ! puisque vous êtesentré…

– Et que nous sommes amis.

– Soit ; vous n’avez qu’àdire : Parme et Lorraine.

– Et le portier m’ouvrira ?

– À l’instant même.

– Très bien, merci. Allez à vos affaires,je retourne aux miennes.

Nicolas Poulain se sépara de son compagnon etalla rejoindre ses collègues.

Briquet fit quelques pas comme s’il allaitredescendre dans la cour, mais arrivé à la première marche del’escalier, il s’arrêta pour explorer les localités.

Le résultat de ses observations fut que lavoûte s’allongeait parallèlement au mur extérieur, qu’elle abritaitpar un large auvent. Il était évident que cette voûte aboutissait àquelque salle basse, propre à cette mystérieuse réunion à laquelleBriquet n’avait pas eu l’honneur d’être admis.

Ce qui le confirma dans cette supposition, quidevint bientôt une certitude, c’est qu’il vit apparaître unelumière à une fenêtre grillée, percée dans ce mur, et défendue parune espèce d’entonnoir en bois, comme on en met aujourd’hui auxfenêtres des prisons ou des couvents, pour intercepter la vue dudehors et ne laisser que l’air et l’aspect du ciel.

Briquet pensa bien que cette fenêtre étaitcelle de la salle des réunions, et que si l’on pouvait arriverjusqu’à elle, l’endroit serait favorable à l’observation, et que,placé à cet observatoire, l’œil pouvait facilement suppléer auxautres sens.

Seulement la difficulté était d’arriver à cetobservatoire et d’y prendre place pour voir sans être vu.

Briquet regarda autour de lui.

Il y avait dans la cour les pages avec leurschevaux, les soldats avec leurs hallebardes, et le portier avec sesclefs ; en somme, tous gens alertes et clairvoyants.

Par bonheur, la cour était fort grande et lanuit fort noire.

D’ailleurs, pages et soldats, ayant vudisparaître les affidés sous la voûte, ne s’occupaient plus derien, et le portier, sachant les portes bien closes etl’impossibilité où l’on était de sortir sans le mot de passe, nes’occupait plus que de préparer son lit pour la nuit et de soignerun beau coquemar de vin épicé qui tiédissait devant le feu.

Il y a dans la curiosité des stimulants aussiénergiques que dans les élans de toute passion. Ce désir de savoirest si grand qu’il a dévoré la vie de plus d’un curieux.

Briquet avait été trop bien renseignéjusque-là pour ne point désirer de compléter ses renseignements. Iljeta un second regard autour de lui, et, fasciné par la lumière querenvoyait cette fenêtre sur les barreaux de fer, il crut voir dansce signal d’appel, et dans ces barreaux si reluisants, quelqueprovocation pour ses robustes poignets.

En conséquence, résolu d’atteindre sonentonnoir, Briquet se glissa le long de la corniche qui, du perronqu’elle semblait continuer comme ornement, aboutissait à cettefenêtre, et suivit le mur comme aurait pu le faire un chat ou unsinge marchant appuyé des mains et des pieds aux ornements sculptésdans la muraille même.

Si les pages et les soldats eussent pudistinguer dans l’ombre cette silhouette fantastique glissant surle milieu du mur sans support apparent, ils n’eussent certes pasmanqué de crier à la magie, et plus d’un, parmi les plus braves,eût senti hérisser ses cheveux.

Mais Robert Briquet, ne leur laissa point letemps de voir ses sorcelleries.

En quatre enjambées, il toucha les barreaux,s’y cramponna, se tapit entre ces barreaux et l’entonnoir, de tellefaçon que du dehors il ne pût être aperçu, et que du dedans il fûtà peu près masqué par le grillage.

Briquet ne s’était pas trompé, et il futdédommagé amplement de ses peines et de son audace, lorsqu’une foisil en fut arrivé là.

En effet, son regard embrassait une grandesalle éclairée par une lampe de fer à quatre becs, et remplied’armures de toute espèce, parmi lesquelles, en cherchant bien, ileût pu certainement reconnaître ses brassards et son gorgerin.

Ce qu’il y avait là de piques, d’estocs, dehallebardes et de mousquets rangés en pile ou en faisceaux, eûtsuffi à armer quatre bons régiments.

Briquet donna cependant moins d’attention à lasuperbe ordonnance de ces armes qu’à l’assemblée chargée de lesmettre en usage ou de les distribuer. Ses yeux ardents perçaient lavitre épaisse et enduite d’une couche grasse de fumée et depoussière, pour deviner les visages de connaissance sous lesvisières ou les capuchons.

– Oh ! oh ! dit-il, voicimaître Crucé, notre révolutionnaire ; voici notre petitBrigard, l’épicier au coin de la rue des Lombards ; voicimaître Leclerc, qui se fait appeler Bussy, et qui, n’eût certes pasosé commettre un tel sacrilège du temps que le vrai Bussy vivait.Il faudra quelque jour que je demande à cet ancien maître, en faitd’armes, s’il connaît la botte secrète dont un certain David de maconnaissance est mort à Lyon. Peste ! la bourgeoisie estgrandement représentée, mais la noblesse… ah ! M. deMayneville ; Dieu me pardonne ! il serre la main deNicolas Poulain : c’est touchant, on fraternise. Ah !ah ! ce M. de Mayneville est donc orateur ? il se pose,ce me semble, pour prononcer une harangue ; il a le gesteagréable et roule des yeux persuasifs.

Et, en effet, M. de Mayneville avait commencéun discours.

Robert Briquet secouait la tête, tandis que M.de Mayneville parlait, non pas qu’il pût entendre un seul mot de laharangue ; mais il interprétait ses gestes et ceux del’assemblée.

– Il ne semble guère persuader sonauditoire. Crucé lui fait la grimace, Lachapelle-Marteau lui tournele dos, et Bussy-Leclerc hausse les épaules. Allons, allons,monsieur de Mayneville, parlez, suez, soufflez, soyez éloquent,ventre de biche ! Oh ! à la bonne heure, voici les gensde l’auditoire qui se raniment. Oh ! oh ! on serapproche, on lui serre la main, on jette en l’air leschapeaux ; diable !

Briquet, comme nous l’avons dit, voyait et nepouvait entendre ; mais nous qui assistons en esprit auxdélibérations de l’orageuse assemblée, nous allons dire au lecteurce qui venait de s’y passer.

D’abord Crucé, Marteau et Bussy s’étaientplaints à M. de Mayneville de l’inaction du duc de Guise.

Marteau, en sa qualité de procureur, avaitpris la parole.

– Monsieur de Mayneville, avait-il dit,vous venez de la part du duc Henri de Guise ? – Merci. – Etnous vous acceptons comme ambassadeur ; mais la présence duduc lui-même nous est indispensable. Après la mort de son glorieuxpère, à l’âge de dix-huit ans, il a fait adopter à tous les bonsFrançais le projet de l’Union et nous a enrôlés tous sous cettebannière. Selon notre serment, nous avons exposé nos personnes etsacrifié notre fortune pour le triomphe de cette saintecause ; et voilà que, malgré nos sacrifices, rien neprogresse, rien ne se décide. Prenez garde, monsieur de Mayneville,les Parisiens se lasseront ; or, Paris une fois las, quefera-t-on en France ? M. le duc devrait y songer.

Cet exorde obtint l’assentiment de tous lesligueurs, et Nicolas Poulain surtout se distingua par son zèle àl’applaudir.

M. de Mayneville répondit avec simplicité.

– Messieurs, si rien ne se décide, c’estque rien n’est mûr encore. Examinez la situation, je vous prie. M.le duc et son frère, M. le cardinal, sont à Nancy enobservation : l’un met sur pied une armée destinée à contenirles huguenots de Flandre, que M. le duc d’Anjou veut jeter sur nouspour nous occuper ; l’autre expédie courrier sur courrier àtout le clergé de France, et au pape, pour faire adopter l’Union.M. le duc de Guise sait ce que vous ne savez pas, messieurs, c’estque cette vieille alliance, mal rompue entre le duc d’Anjou et leBéarnais, est prête à se renouer. Il s’agit d’occuper l’Espagne ducôté de la Navarre, et de l’empêcher de nous envoyer des armes etde l’argent. Or, M. le duc veut être, avant de rien faire etsurtout avant de venir à Paris, en état de combattre l’hérésie etl’usurpation. Mais, à défaut de M. de Guise, nous avons M. deMayenne qui se multiplie comme général et comme conseiller, et quej’attends d’un moment à l’autre.

– C’est-à-dire, interrompit Bussy, et cefut à ce moment qu’il haussa les épaules, c’est-à-dire que vosprinces sont partout où nous ne sommes pas, et jamais où nous avonsbesoin qu’ils soient. Que fait madame de Montpensier, parexemple ?

– Monsieur, madame de Montpensier estentrée ce matin à Paris.

– Et personne ne l’a vue ?

– Si fait, monsieur.

– Et quelle est cette personne ?

– Salcède.

– Oh ! oh ! fit toutel’assemblée.

– Mais, dit Crucé, elle s’est donc rendueinvisible ?

– Pas tout à fait, mais insaisissable, jel’espère.

– Et comment sait-on qu’elle estici ? demanda Nicolas Poulain ; je ne présume pas que cesoit Salcède qui vous l’ait dit.

– Je sais qu’elle est ici, réponditMayneville, parce que je l’ai accompagnée jusqu’à la porteSaint-Antoine.

– J’ai entendu dire qu’on avait fermé lesportes, interrompit Marteau qui convoitait l’occasion de placer unsecond discours.

– Oui, monsieur, répondit Mayneville avecson éternelle politesse dont aucune attaque ne pouvait le fairesortir.

– Comment se les est-elle fait ouvriralors ?

– À sa façon.

– Et elle a le pouvoir de se faire ouvrirles portes de Paris ? dirent les ligueurs, jaloux etsoupçonneux comme sont toujours les petits lorsqu’ils s’allient auxgrands.

– Messieurs, dit Mayneville, il sepassait ce matin aux portes de Paris une chose que vous paraissezignorer ou du moins ne savoir que vaguement. La consigne avait étédonnée de ne laisser franchir la barrière qu’à ceux qui seraientporteurs d’une carte d’admission : de qui devait être signéecette carte ? je l’ignore. Or, devant nous, à la porteSaint-Antoine, cinq ou six hommes dont quatre assez pauvrementvêtus et d’assez mauvaise mine, six hommes sont venus ; ilsétaient porteurs de ces cartes obligées et nous ont passé devant laface. Quelques-uns d’entre eux avaient l’insolente bouffonnerie desgens qui se croient en pays conquis. – Quels sont ces hommes,quelles sont ces cartes ? répondez-nous, messieurs de Paris,vous qui avez charge de ne rien ignorer touchant les affaires devotre ville.

Ainsi, Mayneville, d’accusé, s’était faitaccusateur, ce qui est le grand art de l’art oratoire.

– Des cartes, des gens insolents, desadmissions exceptionnelles aux portes de Paris ; oh !oh ! que veut dire cela ? demanda Nicolas Poulain toutrêveur.

– Si vous ne savez pas ces choses, vousqui vivez ici, comment les saurions-nous, nous qui vivons enLorraine, passant tout notre temps à courir sur les routes pourjoindre les deux bouts de ce cercle qu’on appellel’Union ?

– Et ces gens, enfin, commentvenaient-ils ?

– Les uns à pied, les autres àcheval ; les uns seuls, d’autres avec des laquais.

– Sont-ce des gens du roi ?

– Trois ou quatre avaient l’air demendiants.

– Sont-ce des gens de guerre ?

– Ils n’avaient que deux épées à euxsix.

– Ce sont des étrangers ?

– Je les suppose Gascons.

– Oh ! firent quelques voix avec unaccent de mépris.

– N’importe, dit Bussy, fussent-ilsTurcs, ils doivent éveiller notre attention. On s’informera d’eux.Monsieur Poulain, c’est votre affaire. Mais tout cela ne nous ditrien des affaires de la Ligue.

– Il y a un nouveau plan, répondit M. deMayneville. Vous saurez demain que Salcède, qui nous avait déjàtrahis et qui devait nous trahir encore, non seulement n’a pointparlé, mais encore s’est rétracté sur l’échafaud ; et celagrâce à la duchesse qui, entrée à la suite d’un de ces porteurs decartes, a eu le courage de pénétrer jusqu’à l’échafaud, au risqued’être broyée mille fois, et de se faire voir au patient, au risqued’être reconnue. C’est en ce moment que Salcède s’est arrêté dansson effusion : un instant après, notre brave bourreaul’arrêtait dans son repentir. Ainsi, messieurs, vous n’avez rien àcraindre du côté de nos entreprises de Flandre. Ce secret terribles’en est allé roulant dans une tombe.

Ce fut cette dernière phrase qui rapprocha lesligueurs de M. de Mayneville.

Briquet devinait leur joie à leurs mouvements.Cette joie inquiétait beaucoup le digne bourgeois, qui parutprendre une résolution soudaine.

Il se laissa glisser du haut de son entonnoirsur le pavé de la cour, et se dirigea vers la porte où, surl’énonciation des deux mots : Parme et Lorraine, leportier lui livra passage.

Une fois dans la rue, maître Robert Briquetrespira si bruyamment que l’on comprenait que depuis bien longtempsil retenait son souffle.

Le conciliabule durait toujours ;l’histoire nous apprend ce qui s’y passait.

M. de Mayneville apportait de la part desGuises, aux insurgés futurs de Paris, tout le plan del’insurrection.

Il ne s’agissait de rien moins que d’égorgerles personnages importants de la ville, connus pour tenir en faveurdu roi, de parcourir les rues en criant : Vive lamesse ! mort aux politiques ! et d’allumer ainsi uneSaint-Barthélemy nouvelle avec les vieux débris del’ancienne ; seulement, dans celle-ci, on confondait lescatholiques mal pensants avec les huguenots de toute espèce.

En agissant ainsi on servait deux dieux, celuiqui règne au ciel et celui qui allait régner sur laFrance :

L’Éternel et M. de Guise.

XII – La chambre de sa majesté Henri IIIau Louvre

Dans cette grande chambre du Louvre, où déjàtant de fois nos lecteurs sont entrés avec nous et où nous avons vule pauvre roi Henri III dépenser de si longues et de si cruellesheures, nous allons le retrouver encore une fois, non plus roi, nonplus maître, mais abattu, pâle, inquiet et livré sans réserve à lapersécution de toutes les ombres que son souvenir évoqueincessamment sous ces voûtes illustres.

Henri était bien changé depuis cette mortfatale de ses amis que nous avons racontée ailleurs : ce deuilavait passé sur sa tête comme un ouragan dévastateur, et le pauvreroi, qui, se souvenant sans cesse qu’il était un homme, n’avait missa force et sa confiance que dans les affections privées, s’étaitvu dépouiller, par la mort jalouse, de toute confiance et de touteforce, anticipant ainsi sur le moment terrible où les rois vont àDieu, seuls, sans amis, sans garde et sans couronne.

Henri III avait été cruellement frappé :tout ce qu’il aimait était successivement tombé au tour de lui.Après Schomberg, Quélus et Maugiron tués en duel par Livarot etAntraguet, Saint-Mégrin avait été assassiné par M. deMayenne : les plaies étaient restées vives et saignantes…L’affection qu’il portait à ses nouveaux favoris, d’Épernon etJoyeuse, ressemblait à celle qu’un père qui a perdu ses meilleursenfants reporte sur ceux qui lui restent : tout en connaissantparfaitement les défauts de ceux-ci, il les aime, il les ménage, illes garde pour ne donner sur eux aucune prise à la mort.

Il avait comblé de biens d’Épernon, etcependant il n’aimait d’Épernon que par soubresauts et parcaprice ; en de certains moments même il le haïssait. C’estalors que Catherine, cette impitoyable conseillère en qui veillaittoujours la pensée, comme la lampe dans le tabernacle, c’est alorsque Catherine, incapable de folies même dans sa jeunesse, prenaitla voix du peuple pour fronder les affections du roi.

Jamais elle ne lui eût dit, quand il vidait letrésor pour ériger en duché la terre de Lavalette et l’agrandirroyalement, jamais elle ne lui eût dit : Sire, haïssez ceshommes qui ne vous aiment pas, ou, ce qui est bien pis, qui ne vousaiment que pour eux. Mais voyait-elle le sourcil du roi se froncer,l’entendait-elle, dans un moment de lassitude, accuser d’Épernond’avarice ou de couardise, elle trouvait aussitôt le mot inflexiblequi résumait tous les griefs du peuple et de la royauté contred’Épernon, et qui creusait un nouveau sillon dans la haineroyale.

D’Épernon, Gascon incomplet, avait pris, avecsa finesse et sa perversité native, la mesure de la faiblesseroyale ; il savait cacher son ambition, ambition vague, etdont le but lui était encore inconnu à lui-même ; seulementson avidité lui tenait lieu de boussole pour se diriger vers lemonde lointain et ignoré que lui cachaient encore les horizons del’avenir, et c’était d’après cette avidité seule qu’il segouvernait.

Le trésor se trouvait-il par hasard un peugarni, on voyait surgir et s’approcher d’Épernon, le bras arrondiet le visage riant ; le trésor était-il vide, ildisparaissait, la lèvre dédaigneuse et le sourcil froncé, pours’enfermer, soit dans son hôtel, soit dans quelqu’un de seschâteaux, où il pleurait misère jusqu’à ce qu’il eût pris le pauvreroi par la faiblesse du cœur et tiré de lui quelque donnouveau.

Par lui le favoritisme avait été érigé enmétier, métier dont il exploitait habilement tous les revenuspossibles. D’abord il ne passait pas au roi le moindre retard àpayer aux échéances ; puis, lorsqu’il devint plus tardcourtisan et que les bises capricieuses de la faveur royale furentrevenues assez fréquentes pour solidifier sa cervelle gasconne,plus tard, disons-nous, il consentit à se donner une part dutravail, c’est-à-dire à coopérer à la rentrée des fonds dont ilvoulait faire sa proie.

Cette nécessité, il le sentait bien,l’entraînait à devenir, de courtisan paresseux, ce qui est lemeilleur de tous les états, courtisan actif, ce qui est la pire detoutes les conditions. Il déplora bien amèrement alors les douxloisirs de Quélus, de Schomberg et de Maugiron, qui, eux, n’avaientde leur vie parlé affaires publiques ni privées, et quiconvertissaient si facilement la faveur en argent et l’argent enplaisirs ; mais les temps avaient changé : l’âge de feravait succédé à l’âge d’or ; l’argent ne venait plus commeautrefois : il fallait aller à l’argent, fouiller, pour leprendre, dans les veines du peuple, comme dans une mine à moitiétarie. D’Épernon se résigna et se lança en affamé dans lesinextricables ronces de l’administration, dévastant ça et là surson passage, et pressurant sans tenir compte des malédictions,chaque fois que le bruit des écus d’or couvrait la voix desplaignants.

** * * *

L’esquisse rapide et bien incomplète que nousavons tracée du caractère de Joyeuse peut montrer au lecteur quelledifférence il y avait entre les deux favoris qui se partageaient,nous ne dirons pas l’amitié, mais cette large portion d’influenceque Henri laissait toujours prendre sur la France et sur lui-même àceux qui l’entouraient. Joyeuse, tout naturellement et sans yréfléchir, avait suivi la trace et adopté la tradition des Quélus,des Schomberg, des Maugiron et des Saint-Mégrin : il aimait leroi et se faisait insoucieusement aimer par lui ; seulementtous ces bruits étranges qui avaient couru sur la merveilleuseamitié que le roi portait aux prédécesseurs de Joyeuse, étaientmorts avec cette amitié ; aucune tache infâme ne souillaitcette affection presque paternelle de Henri pour Joyeuse. D’unefamille de gens illustres et honnêtes, Joyeuse avait du moins enpublic le respect de la royauté, et sa familiarité ne dépassaitjamais certaines bornes. Dans le milieu de la vie morale, Joyeuseétait un ami véritable d’Henri ; mais ce milieu ne seprésentait guère. Anne était jeune, emporté, amoureux,égoïste ; c’était peu pour lui d’être heureux par le roi et defaire remonter le bonheur vers sa source ; c’était tout pourlui d’être heureux de quelque façon qu’il le fût. Brave, beau,riche, il brillait de ce triple reflet qui fait aux jeunes frontsune auréole d’amour. La nature avait trop fait pour Joyeuse, etHenri maudissait quelquefois la nature, qui lui avait laissé, à luiroi, si peu de chose à faire pour son ami.

Henri connaissait bien ces deux hommes, et lesaimait sans doute à cause du contraste. Sous son enveloppesceptique et superstitieuse, Henri cachait un fonds de philosophiequi, sans Catherine, se fût développé dans un sens d’utilitéremarquable.

Trahi souvent, Henri ne fut jamais trompé.

C’est donc avec cette parfaite intelligence ducaractère de ses amis, avec cette profonde connaissance de leursdéfauts et de leurs qualités, qu’éloigné d’eux, isolé, triste, danscette chambre sombre, il pensait à eux, à lui, à sa vie, etregardait dans l’ombre ces funèbres horizons déjà dessinés dansl’avenir pour beaucoup de regards moins clairvoyants que lessiens.

Cette affaire de Salcède l’avait fortassombri. Seul entre deux femmes dans un pareil moment, Henri avaitsenti son dénûment ; la faiblesse de Louisel’attristait ; la force de Catherine l’épouvantait. Henrisentait enfin en lui cette vague et éternelle terreur qu’éprouventles rois marqués par la fatalité, pour qu’une race s’éteigne en euxet avec eux.

S’apercevoir en effet que, quoique élevéau-dessus de tous les hommes, cette grandeur n’a pas de basesolide ; sentir qu’on est la statue qu’on encense, l’idolequ’on adore ; mais que les prêtres et le peuple, lesadorateurs et les ministres, vous inclinent ou vous relèvent selonleur intérêt, vous font osciller selon leur caprice, c’est, pour unesprit altier, la plus cruelle des disgrâces. Henri le sentaitvivement et s’irritait de le sentir.

Et cependant, de temps en temps, il sereprenait à l’énergie de sa jeunesse éteinte en lui bien avant lafin de cette jeunesse.

– Après tout, se disait-il, pourquoim’inquiéterais-je ? Je n’ai plus de guerres à subir ;Guise est à Nancy, Henri à Pau ; l’un est obligé de renfermerson ambition en lui-même, l’autre n’en a jamais eu.

Les esprits se calment ; nul Français n’asérieusement envisagé cette entreprise impossible de détrôner sonroi ; cette troisième couronne promise par les ciseaux d’or demadame de Montpensier n’est qu’un propos de femme blessée dans sonamour-propre ; ma mère seule rêve toujours à son fantômed’usurpation, sans pouvoir sérieusement me montrerl’usurpateur ; mais moi, qui suis un homme, moi qui suis uncerveau jeune encore malgré mes chagrins, je sais à quoi m’en tenirsur les prétendants qu’elle redoute.

Je rendrai Henri de Navarre ridicule, Guiseodieux, et je dissiperai, l’épée à la main, les ligues étrangères.Par la mordieu ! je ne valais pas mieux que je ne vauxaujourd’hui, à Jarnac et à Montcontour.

Oui, continuait Henri en laissant retomber satête sur sa poitrine ; oui, mais, en attendant, je m’ennuie,et c’est mortel de s’ennuyer. Eh ! voilà mon seul, monvéritable conspirateur, l’ennui ! et ma mère ne me parlejamais de celui-là.

Voyez, s’il me viendra quelqu’un cesoir ! Joyeuse avait tant promis d’être ici de bonneheure : il s’amuse, lui ; mais comment diable fait-ilpour s’amuser ? D’Épernon ? ah ! celui-là, il nes’amuse pas : il boude : il n’a pas encore touché satraite de vingt-cinq mille écus sur les pieds fourchus ; ehbien, ma foi ! qu’il boude tout à son aise.

– Sire, dit la voix de l’huissier, M. leduc d’Épernon.

Tous ceux qui connaissent les ennuis del’attente, les récriminations qu’elle suggère contre les personnesattendues, la facilité avec laquelle se dissipe le nuage lorsque lapersonne paraît, comprendront l’empressement que mit le roi àordonner que l’on avançât un pliant pour le duc.

– Ah ! bonsoir, duc, dit-il, je suisenchanté de vous voir.

D’Épernon s’inclina respectueusement.

– Pourquoi donc n’êtes-vous point venuvoir écarteler ce coquin d’Espagnol ; vous saviez bien quevous aviez une place dans ma loge, puisque je vous l’avais faitdire ?

– Sire, je n’ai pas pu.

– Vous n’avez pas pu ?

– Non, sire, j’avais affaire.

– Ne dirait-on pas, en vérité, qu’il estmon ministre avec sa mine d’une coudée, et qu’il vient m’annoncerqu’un subside n’a pas été payé, dit Henri en levant lesépaules.

– Ma foi, sire, dit d’Épernon prenant aubond la balle, Votre Majesté est dans le vrai ; le subside n’apas été payé, et je suis sans un écu.

– Bon, fit Henri impatient.

– Mais, reprit d’Épernon, ce n’est pointde cela qu’il s’agit, et je me hâte de le dire à Votre Majesté, carelle pourrait croire que ce sont là les affaires dont je me suisoccupé.

– Voyons ces affaires, duc.

– Votre Majesté sait ce qui s’est passéau supplice de Salcède.

– Parbleu, puisque j’y étais.

– On a tenté d’enlever le condamné.

– Je n’ai pas vu cela.

– C’est le bruit qui court par la villecependant.

– Bruit, sans cause et sansrésultat : on n’a pas remué.

– Je crois que Votre Majesté est dansl’erreur.

– Et sur quoi bases-tu tacroyance ?

– Sur ce que Salcède a démenti devant lepeuple ce qu’il avait dit devant les juges.

– Ah ! vous savez déjà cela,vous ?

– Je tâche de savoir tout ce quiintéresse Votre Majesté.

– Merci, mais où voulez-vous en veniravec ce préambule ?

– À ceci : un homme qui meurt commeSalcède est mort en bien bon serviteur, sire.

– Eh bien ! après ?

– Le maître qui a de tels serviteurs estbien heureux : voilà tout.

– Et tu veux dire que je n’ai pas de telsserviteurs, moi, ou plutôt que je n’en ai plus ? Tu as raison,si c’est cela que tu veux dire.

– Ce n’est pas cela que je veux dire.Votre Majesté trouverait dans l’occasion, et je puis en répondremieux que personne, des serviteurs aussi fidèles qu’en a trouvés lemaître de Salcède.

– Le maître de Salcède, le maître deSalcède ! nommez donc une fois les choses par leur nom, voustous qui m’entourez. Comment s’appelle-t-il ce maître ?

– Votre Majesté doit le savoir mieux quemoi, elle qui s’occupe de politique.

– Je sais ce que je sais. Dites-moi ceque vous savez, vous.

– Moi, je ne sais rien ; seulementje me doute de beaucoup de choses.

– Bon ! dit Henri ennuyé, vous venezici pour m’effrayer et me dire des choses désagréables, n’est-cepas ? Merci, duc, je vous reconnais bien là.

– Allons, voilà que Votre Majesté memaltraite, dit d’Épernon.

– C’est assez juste, je crois.

– Non pas, sire. L’avertissement d’unhomme dévoué peut tomber à faux ; mais cet homme n’en fait pasmoins son devoir en donnant cet avertissement.

– Ce sont mes affaires.

– Ah ! du moment que Votre Majestéle prend ainsi, vous avez raison, sire ; n’en parlons doncplus.

Ici, il se fit un silence que le roi rompit lepremier.

– Voyons, dit-il, ne m’assombris pas,duc. Je suis déjà lugubre comme un Pharaon d’Égypte en sa pyramide.Égaie-moi.

– Ah ! sire, la joie ne se commandepoint.

Le roi frappa la table de son poing aveccolère.

– Vous êtes un entêté, un mauvais ami,duc ! s’écria-t-il. Hélas ! hélas ! je ne croyaispas avoir tout perdu en perdant mes serviteurs d’autrefois.

– Oserais-je faire remarquer à VotreMajesté qu’elle n’encourage guère les nouveaux ?

Ici le roi fit une nouvelle pause pendantlaquelle, pour toute réponse, il regarda cet homme, dont il avaitfait la haute fortune, avec une expression des plussignificatives.

D’Épernon comprit.

– Votre Majesté me reproche sesbienfaits, dit-il du ton d’un Gascon achevé. Moi, je ne luireproche pas mon dévoûment.

Et le duc, qui ne s’était pas encore assis,prit le pliant que le roi avait fait préparer pour lui.

– Lavalette, Lavalette, dit Henri avectristesse, tu me navres le cœur, toi qui as tant d’esprit, toi quipourrais, par ta bonne humeur, me faire gai et joyeux. Dieu m’esttémoin que je n’ai point entendu parler de Quélus, si brave ;de Schomberg, si bon ; de Maugiron, si chatouilleux sur lepoint de mon honneur. Non, il y avait même en ce temps-là Bussy,Bussy, qui n’était point à moi si tu veux, mais que je me fusseacquis si je n’avais craint de donner de l’ombrage auxautres ; Bussy, qui est la cause involontaire de leur mort,hélas ! Où en suis-je venu, que je regrette même mesennemis ! Certes, tous quatre étaient de braves gens.Eh ! mon Dieu ! ne te fâche point de ce que je dis là.Que veux-tu, Lavalette, ce n’est point ton tempérament de donner àchaque heure du jour de grands coups de rapière sur toutvenant ; mais enfin, cher ami, si tu n’es pas aventureux ethaut à la main, tu es facétieux, fin, de bon conseil parfois. Tuconnais toutes mes affaires, comme cet autre ami plus humble aveclequel je n’éprouvai jamais un seul moment d’ennui.

– De qui Votre Majesté veut-elleparler ? demanda le duc.

– Tu devrais lui ressembler,d’Épernon.

– Mais encore faut-il que je sache quiVotre Majesté regrette.

– Oh ! pauvre Chicot, oùes-tu ?

D’Épernon se leva tout piqué.

– Eh bien ! que fais-tu ? ditle roi.

– Il paraît, sire, que Votre Majesté esten mémoire aujourd’hui ; mais, en vérité, ce n’est pas heureuxpour tout le monde.

– Et pourquoi cela ?

– C’est que Votre Majesté, sans y songerpeut-être, me compare à messire Chicot, et que je me sens assez peuflatté de la comparaison.

– Tu as tort, d’Épernon. Je ne puiscomparer à Chicot qu’un homme que j’aime et qui m’aime. C’était unsolide et ingénieux serviteur que celui-là.

Et Henri poussa un profond soupir.

– Ce n’est pas pour ressembler à maîtreChicot, je présume, que Votre Majesté m’ait fait duc et pair, ditd’Épernon.

– Allons, ne récriminons pas, dit le roiavec un si malicieux sourire que le Gascon, si fin et si impudentqu’il fût à la fois, se trouva plus mal à l’aise devant ce sarcasmetimide qu’il ne l’eût été devant un reproche flagrant.

– Chicot m’aimait, continua Henri, et ilme manque ; voilà tout ce que je puis dire. Oh ! quand jesonge qu’à cette même place où tu es ont passé tous ces jeuneshommes, beaux, braves et fidèles ; que là-bas, sur le fauteuiloù tu as posé ton chapeau, Chicot s’est endormi plus de centfois !

– Peut-être était-ce fort spirituel,interrompit d’Épernon ; mais, en tout cas, c’était peurespectueux.

– Hélas ! continua Henri, ce cherami n’a pas plus d’esprit que de corps aujourd’hui.

Et il agita tristement son chapelet de têtesde mort, qui fit entendre un cliquetis lugubre comme s’il eût étéfait d’ossements réels.

– Eh ! qu’est-il donc devenu, votreChicot ? demanda insoucieusement d’Épernon.

– Il est mort ! répondit Henri, mortcomme tout ce qui m’a aimé !

– Eh bien ! sire, reprit le duc, jecrois en vérité qu’il a bien fait de mourir ; il vieillissait,beaucoup moins cependant que ses plaisanteries, et l’on m’a dit quela sobriété n’était pas sa vertu favorite. De quoi est mort lepauvre diable, sire, d’indigestion ?

– Chicot est mort de chagrin, mauvaiscœur, répliqua aigrement le roi.

– Il l’aura dit pour vous faire rire unedernière fois.

– Voilà qui te trompe : c’est qu’iln’a pas même voulu m’attrister par l’annonce de sa maladie. C’estqu’il savait combien je regrette mes amis, lui qui tant de fois m’avu les pleurer.

– Alors c’est son ombre qui estrevenue.

– Plût à Dieu que je le revisse, même enombre ! Non, c’est son ami, le digne prieur Gorenflot, qui m’aécrit cette triste nouvelle.

– Gorenflot ! qu’est-ce quecela ?

– Un saint homme que j’ai fait prieur desJacobins, et qui habite ce beau couvent hors de la porteSaint-Antoine, en face de la croix Faubin, près de Bel-Esbat.

– Fort bien ! quelque mauvaisprêcheur à qui Votre Majesté aura donné un prieuré de trente millelivres et à qui elle se garde bien de le reprocher.

– Vas-tu devenir impie àprésent ?

– Si cela pouvait désennuyer VotreMajesté, j’essaierais.

– Veux-tu te taire, duc ; tuoffenses Dieu !

– Chicot l’était bien impie, lui, et ilme semble qu’on lui pardonnait.

– Chicot est venu dans un temps où jepouvais encore rire de quelque chose.

– Alors, Votre Majesté a tort de leregretter.

– Pourquoi cela ?

– Si elle ne peut plus rire de rien,Chicot, si gai qu’il fût, ne lui serait pas d’un grand secours.

– L’homme était bon à tout, et ce n’estpas seulement à cause de son esprit que je le regrette.

– Et à cause de quoi ? Ce n’estpoint à cause de son visage, je présume, car il était fort laid,mons Chicot.

– Il avait des conseils sages.

– Allons ! je vois que, s’il vivait,Votre Majesté en ferait un garde des sceaux, comme elle a fait unprieur de ce frocard.

– Allez, duc, ne riez pas, je vous prie,de ceux qui m’ont témoigné de l’affection et pour qui j’en ai eumoi-même. Chicot, depuis qu’il est mort, m’est sacré comme un amisérieux, et quand je n’ai point envie de rire, j’entends quepersonne ne rie.

– Oh ! soit, sire ; je n’ai pasplus envie de rire que Votre Majesté. Ce que j’en disais, c’est quetout à l’heure vous regrettiez Chicot pour sa belle humeur ;c’est que tout à l’heure vous me demandiez de vous égayer, tandisque maintenant vous désirez que je vous attriste…Parfandious ! Oh ! pardon, sire, ce maudit juronm’échappe toujours.

– Bien, bien, maintenant je suisrefroidi ; maintenant je suis au point où tu voulais me voirquand tu as commencé la conversation par de sinistres propos.Dis-moi donc tes mauvaises nouvelles, d’Épernon ; il y atoujours chez le roi la force d’un homme.

– Je n’en doute pas, sire.

– Et c’est heureux, car, mal gardé commeje le suis, si je ne me gardais point moi-même, je serais mort dixfois le jour.

– Ce qui ne déplairait pas à certainesgens que je connais.

– Contre ceux-là, duc, j’ai leshallebardes de mes Suisses.

– C’est bien impuissant à atteindre deloin.

– Contre ceux qu’il faut atteindre deloin, j’ai les mousquets de mes arquebusiers.

– C’est gênant pour frapper deprès : pour défendre une poitrine royale, ce qui vaut mieuxque des hallebardes et des mousquets, ce sont de bonnespoitrines.

– Hélas ! dit Henri, voilà ce quej’avais autrefois, et dans ces poitrines de nobles cœurs. Jamais onne fût arrivé à moi du temps de ces vivants remparts qu’on appelaitQuélus, Schomberg, Saint-Luc, Maugiron et Saint-Mégrin.

– Voilà donc ce que Votre Majestéregrette ? demanda d’Épernon, comptant saisir sa revanche enprenant le roi en flagrant délit d’égoïsme.

– Je regrette les cœurs qui battaientdans ces poitrines, avant toutes choses, dit Henri.

– Sire, dit d’Épernon, si j’osais, jeferais remarquer à Votre Majesté que je suis Gascon, c’est-à-direprévoyant et industrieux ; que je tâche de suppléer parl’esprit aux qualités que m’a refusées la nature ; en un mot,que je fais tout ce que je puis, c’est-à-dire tout ce que je dois,et que par conséquent j’ai le droit de dire : Advienne quepourra !

– Ah ! voilà comme tu t’en tires,toi ; tu viens me faire grand étalage des dangers vrais oufaux que je cours, et quand tu es parvenu à m’effrayer, tu terésumes par ces mots : Advienne que pourra !… Bienobligé, duc.

– Votre Majesté veut donc bien croire unpeu à des dangers ?

– Soit : j’y croirai si tu meprouves que tu peux les combattre.

– Je crois que je le puis.

– Tu le peux ?

– Oui, sire.

– Je sais bien. Tu as tes ressources, tespetits moyens, renard que tu es !

– Pas si petits.

– Voyons, alors.

– Votre Majesté consent-elle à selever ? – Pourquoi faire ?

– Pour venir avec moi jusqu’aux anciensbâtiments du Louvre.

– Du côté de la rue del’Astruce ?

– Précisément à l’endroit où l’ons’occupait de bâtir un garde-meubles, projet qui a été abandonnédepuis que Votre Majesté ne veut plus d’autres meubles que desprie-Dieu et des chapelets de têtes de mort.

– À cette heure ?

– Dix heures sonnent à l’horloge duLouvre ; ce n’est pas si tard, il me semble.

– Que verrai-je dans cesbâtiments ?

– Ah ! dame ! si je vous ledis, c’est le moyen que vous ne veniez pas.

– C’est bien loin, duc.

– Par les galeries, on y va en cinqminutes, sire.

– D’Épernon, d’Épernon.

– Eh bien, sire ?

– Si ce que tu veux me faire voir n’estpas très curieux, prends garde.

– Je vous réponds, sire, que ce seracurieux.

– Allons donc, fit le roi en se soulevantavec un effort.

Le duc prit son manteau et présenta au roi sonépée ; puis, prenant un flambeau de cire, il se mit à précéderdans la galerie Sa Majesté très chrétienne, qui le suivit d’un pastraînant.

XIII – Le Dortoir

Quoiqu’il ne fût encore que dix heures, commel’avait dit d’Épernon, un silence de mort envahissait déjà leLouvre ; à peine, tant le vent soufflait avec rage,entendait-on le pas alourdi des sentinelles et le grincement desponts-levis.

En moins de cinq minutes, en effet, les deuxpromeneurs arrivèrent aux bâtiments de la rue de l’Astruce, quiavaient conservé ce nom, même depuis l’édification deSaint-Germain-l’Auxerrois.

Le duc tira une clef de son aumônière,descendit quelques marches, traversa une petite cour, ouvrit uneporte cintrée, enfermée sous des ronces jaunissantes, et dont lebas s’embarrassait encore dans de longues herbes.

Il suivit pendant dix pas une route sombre, aubout de laquelle il se trouva dans une cour intérieure que dominaità l’un de ses angles un escalier de pierre.

Cet escalier aboutissait à une vaste chambre,ou plutôt à un immense corridor.

D’Épernon avait aussi la clef de cecorridor.

Il en ouvrit doucement la porte, et fitremarquer à Henri l’étrange aménagement qui, cette porte ouverte,frappait tout d’abord les yeux.

Quarante-cinq lits le garnissaient :chacun de ces lits était occupé par un dormeur.

Le roi regarda tous ces lits, tous cesdormeurs, puis se retournant du côté du duc avec une curiositéinquiète :

– Eh bien ! lui demanda-t-il, quelssont tous ces gens qui dorment ?

– Des gens qui dorment encore ce soir,mais qui dès demain ne dormiront plus, qu’à leur tour s’entend.

– Et pourquoi ne dormiront-ilsplus ?

– Pour que Votre Majesté puisse dormir,elle.

– Explique-toi ; tous ces gens-làsont donc tes amis ?

– Choisis par moi, sire, triés comme legrain dans l’aire ; des gardes intrépides qui ne quitterontpas Votre Majesté plus que son ombre, et qui, gentilshommes tous,ayant le droit d’aller partout où Votre Majesté ira, ne laisserontpersonne approcher de vous à la longueur d’une épée.

– C’est toi qui as inventé cela,d’Épernon ?

– Eh ! mon Dieu, oui, moi tout seul,sire.

– On en rira.

– Non pas, on en aura peur.

– Ils sont donc bien terribles, tesgentilshommes ?

– Sire, c’est une meute que vous lancerezsur tel gibier qu’il vous plaira, et qui, ne connaissant que vous,n’ayant de relation qu’avec Votre Majesté, ne s’adresseront qu’àvous pour avoir la lumière, la chaleur, la vie.

– Mais cela va me ruiner.

– Est-ce qu’un roi se ruinejamais ?

– Je ne puis déjà point payer lesSuisses.

– Regardez bien ces nouveaux venus, sire,et dites-moi s’ils vous paraissent gens de grandedépense ?

Le roi jeta un regard sur ce long dortoir quiprésentait un aspect assez digne d’attention, même pour un roiaccoutumé aux belles divisions architecturales.

Cette salle longue était coupée, dans toute salongueur, par une cloison sur laquelle le constructeur avait prisquarante-cinq alcôves, placées comme autant de chapelles à côté lesunes des autres, et donnant sur le passage à l’une des extrémitésduquel se tenaient le roi et d’Épernon.

Une porte, percée dans chacune de ces alcôves,donnait accès dans une sorte de logement voisin.

Il résultait de cette distribution ingénieuseque chaque gentilhomme avait sa vie publique et sa vie privée.

Au public, il apparaissait par l’alcôve.

En famille, il se cachait dans sa petiteloge.

La porte de chacune de ces petites logesdonnait sur un balcon, courant dans toute la longueur dubâtiment.

Le roi ne comprit pas tout d’abord cessubtiles distinctions.

– Pourquoi me les faites-vous voir tousainsi dormant dans leurs lits ? demanda le roi.

– Parce que, sire, j’ai pensé qu’ainsil’inspection serait plus facile à faire pour Votre Majesté ;puis ces alcôves, qui portent chacune un numéro, ont un avantage,c’est de transmettre ce numéro à leur locataire : ainsi chacunde ces locataires sera, selon le besoin, un homme ou unchiffre.

– C’est assez bien imaginé, dit le roi,surtout si nous seuls conservons la clef de toute cettearithmétique. Mais les malheureux étoufferont à toujours vivre dansce bouge.

– Votre Majesté va faire le tour avec moisi elle le désire, et entrer dans les loges de chacun d’eux.

– Tudieu ! quel garde-meubles tuviens de me faire, d’Épernon ! dit le roi, jetant les yeux surles chaises chargées de la défroque des dormeurs. Si j’y renfermeles loques de ces gaillards-là, Paris rira beaucoup.

– Il est de fait, sire, répondit le duc,que mes quarante-cinq ne sont pas très somptueusement vêtus ;mais, sire, s’ils eussent été tous ducs et pairs…

– Oui, je comprends, dit en souriant leroi, ils me coûteraient plus cher qu’ils ne vont me coûter.

– Eh bien, c’est cela même, sire.

– Combien me coûteront-ils, voyons ?Cela me décidera peut-être, car en vérité, d’Épernon, la mine n’estpas appétissante.

– Sire, je sais bien qu’ils sont un peumaigris et hâlés par le soleil qu’il fait dans nos provinces dusud, mais j’étais maigre et hâlé comme eux lorsque je vins àParis : ils engraisseront et blanchiront comme moi.

– Hum ! fit Henri, en jetant unregard oblique sur d’Épernon.

Puis, après une pause :

– Sais-tu qu’ils ronflent comme deschantres, tes gentilshommes ? dit le roi.

– Sire, il ne faut pas les juger sur cetaperçu, ils ont très bien dîné ce soir, voyez-vous.

– Tiens, en voici un qui rêve tout haut,dit le roi en tendant l’oreille avec curiosité.

– Vraiment ?

– Oui, que dit-il donc ? écoute.

En effet, un des gentilshommes, la tête et lesbras pendants hors du lit, la bouche demi-close, soupirait quelquesmots avec un mélancolique sourire.

Le roi s’approcha de lui sur la pointe dupied.

– Si vous êtes une femme, disait-il,fuyez ! fuyez !

– Ah ! ah ! dit Henri, il estgalant celui-là.

– Qu’en dites-vous, sire ?

– Son visage me revient assez.

D’Épernon approcha son flambeau.

– Puis il a les mains blanches, et labarbe bien peignée. – C’est le sire Ernauton de Carmainges, un joligarçon, et qui ira loin.

– Il a laissé là-bas quelque amourébauché, pauvre diable !

– Pour n’avoir plus d’autre amour quecelui de son roi, sire ; nous lui tiendrons compte dusacrifice.

– Oh ! oh ! voilà une bizarrefigure qui vient après ton sire… comment donc l’appelles-tudéjà ?

– Ernauton de Carmainges.

– Ah ! oui ! peste !quelle chemise a le numéro 34 ! on dirait d’un sac depénitent.

– Celui-là c’est M. de Chalabre :s’il ruine Votre Majesté, lui, ce ne sera pas, je vous en réponds,sans s’enrichir un peu.

– Et cet autre visage sombre, et qui n’apas l’air de rêver d’amour ?

– Quel numéro, sire ?

– Numéro 42.

– Fine lame, cœur de bronze, homme deressources, M. de Sainte-Maline, sire.

– Ah ça ! mais j’y réfléchis ;sais-tu que tu as eu là une idée, Lavalette ?

– Je le crois bien ; jugez donc unpeu, sire, quel effet vont produire ces nouveaux chiens de garde,qui ne quitteront pas plus Votre Majesté que l’ombre lecorps ; ces molosses qu’on n’a jamais vus nulle part, et qui,à la première occasion, vont se montrer d’une façon qui nous ferahonneur à tous.

– Oui, oui, tu as raison, c’est une idée.Mais attends donc.

– Quoi ?

– Ils ne vont pas me suivre comme monombre dans cet équipage-là, je présume. Mon corps a bonne façon, etje ne veux pas que son ombre, ou plutôt que ses ombres ledéshonorent.

– Ah ! nous en revenons, sire, à laquestion du chiffre.

– Comptais-tu l’éluder ?

– Non pas, au contraire, c’est en touteschoses la question fondamentale ; mais à l’endroit de cechiffre, j’ai encore eu une idée.

– D’Épernon, d’Épernon ! dit leroi.

– Que voulez-vous, sire, le désir deplaire à Votre Majesté double mon imagination.

– Allons, voyons, dis cette idée.

– Eh bien, si cela dépendait de moi,chacun de ces gentilshommes trouveraient demain matin, sur letabouret qui porte ses guenilles, une bourse de mille écus pour lepaiement du premier semestre.

– Mille écus pour le premier semestre,six mille livres par an ? allons donc ! vous êtes fou,duc ; un régiment tout entier ne coûterait point cela.

– Vous oubliez, sire, qu’ils sontdestinés à être les ombres de Votre Majesté ; et, vous l’avezdit vous-même, vous désirez que vos ombres soient décemmenthabillées. Chacun aura donc à prendre sur ses mille écus pour sevêtir et s’armer de manière à vous faire honneur ; et sur lemot honneur, laissez la longe un peu lâche aux Gascons. Or, enmettant quinze cents livres pour l’équipement, ce serait doncquatre mille cinq cents livres pour la première année, trois millepour la seconde et les autres.

– C’est plus acceptable.

– Et Votre Majesté accepte ?

– Il n’y a qu’une difficulté, duc. –Laquelle ?

– Le manque d’argent.

– Le manque d’argent ?

– Dame ! tu dois savoir mieux quepersonne que ce n’est point une mauvaise raison que je te donne là,toi qui n’as pas encore pu te faire payer ta traite.

– Sire, j’ai trouvé un moyen.

– De me faire avoir del’argent ?

– Pour votre garde, oui, sire.

– Quelque tour de pince-maille, pensa leroi en regardant d’Épernon de côté.

Puis tout haut :

– Voyons ce moyen, dit-il.

– On a enregistré, il y a eu six moisaujourd’hui même, un édit sur les droits de gibier et depoisson.

– C’est possible.

– Le paiement du premier semestre a donnésoixante-cinq mille écus que le trésorier de l’épargne a encaissésce matin, lorsque je l’ai prévenu de n’en rien faire, de sortequ’au lieu de verser au trésor, il tient à la disposition de VotreMajesté l’argent de la taxe.

– Je le destinais aux guerres.

– Eh bien, justement, sire. La premièrecondition de la guerre, c’est d’avoir des hommes ; le premierintérêt du royaume, c’est la défense et la sûreté du roi ; ensoldant la garde du roi, on remplit toutes ces conditions.

– La raison n’est pas mauvaise ;mais, à ton compte, je ne vois que quarante-cinq mille écusemployés ; il va donc m’en rester vingt mille pour mesrégiments.

– Pardon, sire, j’ai disposé, sauf leplaisir de Votre Majesté, de ces vingt mille écus.

– Ah ! tu en as disposé ?

– Oui, sire, ce sera un acompte sur matraite.

– J’en étais sûr, dit le roi, tu medonnes une garde pour rentrer dans ton argent.

– Oh ! par exemple, sire !

– Mais pourquoi juste ce compte dequarante-cinq ? demanda le roi, passant à une autre idée.

– Voilà, sire. Le nombre trois estprimordial et divin, de plus, il est commode. Par exemple, quand uncavalier a trois chevaux, jamais il n’est à pied : le secondremplace le premier qui est las, et puis il en reste un troisièmepour suppléer au second, en cas de blessure ou de maladie. Vousaurez donc toujours trois fois quinze gentilshommes : quinzede service, trente qui se reposeront. Chaque service durera douzeheures ; et pendant ces douze heures vous en aurez toujourscinq à droite, cinq à gauche, deux devant et trois derrière. Quel’on vienne un peu vous attaquer avec une pareille garde.

– Par la mordieu ! c’est habilementcombiné, duc, et je te fais mon compliment.

– Regardez-les, sire ; en vérité ilsfont bon effet.

– Oui, habillés ils ne seront pasmal.

– Croyez-vous maintenant que j’aie ledroit de parler des dangers qui vous menacent, sire ?

– Je ne dis pas.

– J’avais donc raison ?

– Soit.

– Ce n’est pas M. de Joyeuse qui auraiteu cette idée-là.

– D’Épernon ! d’Épernon ! iln’est point charitable de dire du mal des absents.

– Parfandious ! vous dites bien dumal des présents, sire.

– Ah ! Joyeuse m’accompagnetoujours. Il était avec moi à la Grève aujourd’hui, lui,Joyeuse.

– Eh bien ! moi j’étais ici, sire,et Votre Majesté voit que je ne perdais pas mon temps.

– Merci, Lavalette.

– À propos, sire, fit d’Épernon, après unsilence d’un instant, j’avais une chose à demander à VotreMajesté.

– Cela m’étonnait beaucoup, en effet,duc, que tu ne me demandasses rien.

– Votre Majesté est amère aujourd’hui,sire.

– Eh ! non, tu ne comprends pas, monami, dit le roi dont la raillerie avait satisfait la vengeance, ouplutôt tu me comprends mal : je disais que, m’ayant renduservice, tu avais droit à me demander quelque chose ; demandedonc.

– C’est différent, sire. D’ailleurs, ceque je demande à Votre Majesté, c’est une charge.

– Une charge ! toi, colonel généralde l’infanterie, tu veux encore une charge ; mais ellet’écrasera.

– Je suis fort comme Samson pour leservice de Votre Majesté ; je porterais le ciel et laterre.

– Demande alors, dit le roi ensoupirant.

– Je désire que Votre Majesté me donne lecommandement de ces quarante-cinq gentilshommes.

– Comment ! dit le roi stupéfait, tuveux marcher devant moi, derrière moi ? tu veux te dévouer àce point, tu veux être capitaine des gardes ?

– Non pas, non pas, sire.

– À la bonne heure, que veux-tu doncalors ? parle.

– Je veux que ces gardes, mescompatriotes, comprennent mieux mon commandement que celui de toutautre ; mais je ne les précéderai ni ne les suivrai :j’aurai un second moi-même.

– Il y a encore quelque chose là-dessous,pensa Henri en secouant la tête ; ce diable d’homme donnetoujours pour avoir.

Puis tout haut :

– Eh bien, soit, tu auras toncommandement.

– Secret ?

– Oui. Mais qui donc sera officiellementle chef de mes quarante-cinq ?

– Le petit Loignac.

– Ah ! tant mieux.

– Il agrée à Votre Majesté ?

– Parfaitement.

– Est-ce arrêté ainsi, sire ?

– Oui, mais…

– Mais ?

– Quel rôle joue-t-il près de toi, ceLoignac ?

– Il est mon d’Épernon, sire.

– Il te coûte cher alors, grommela leroi.

– Votre Majesté dit ?

– Je dis que j’accepte.

– Sire, je vais chez le trésorier del’épargne chercher les quarante-cinq bourses.

– Ce soir ?

– Ne faut-il pas que nos hommes lestrouvent demain sur leurs chaises.

– C’est juste. Va ; moi, je rentrechez moi.

– Content, sire ?

– Assez.

– Bien gardé dans tous les cas.

– Oui, par des gens qui dorment lespoings fermés.

– Ils veilleront demain, sire.

D’Épernon reconduisit Henri jusqu’à la portede la galerie et le quitta en se disant :

– Si je ne suis pas roi, j’ai des gardescomme un roi, et qui ne me coûtent rien, parfandious !

XIV – L’ombre de Chicot

Le roi, nous l’avons dit il n’y a qu’uninstant, n’avait jamais de déceptions sur le compte de ses amis. Ilconnaissait leurs défauts et leurs qualités, et il lisait, roi dela terre, aussi exactement au plus profond de leur cœur que pouvaitle faire le roi du ciel.

Il avait compris tout de suite où voulait envenir d’Épernon ; mais comme il s’attendait à ne rien recevoiren échange de ce qu’il donnerait, et qu’il recevait quarante-cinqestafiers en échange de soixante-cinq mille écus, l’idée du Gasconlui parut une trouvaille.

Et puis c’était une nouveauté. Un pauvre roide France n’est pas toujours grassement fourni de cette marchandisesi rare même pour des sujets, le roi Henri III surtout qui,lorsqu’il avait fait ses processions, peigné ses chiens, aligné sestêtes de mort et poussé sa quantité voulue de soupirs, n’avait plusrien à faire.

La garde instituée par d’Épernon plut donc auroi, surtout parce qu’on en parlerait, et qu’il pourrait enconséquence lire sur les physionomies autre chose que ce qu’il yvoyait tous les jours depuis qu’il était revenu de Pologne.

Peu à peu et à mesure qu’il se rapprochait desa chambre où l’attendait l’huissier, assez intrigué de cetteexcursion nocturne et insolite, Henri se développait à lui-même lesavantages de l’institution des quarante-cinq, et, comme tous lesesprits faibles ou affaiblis, il entrevoyait, s’éclaircissant, lesidées que d’Épernon avait mises en lumière dans la conversationqu’il venait d’avoir avec lui.

– Au fait, pensa le roi, ces gens-làseront sans doute fort braves : il y en aura, Dieumerci ! pour tout le monde… et puis, c’est beau, un cortège dequarante-cinq épées toujours prêtes à sortir du fourreau !

Ce dernier chaînon de sa pensée se soudant ausouvenir de ces autres épées si dévouées qu’il regrettait siamèrement tout haut et plus amèrement encore tout bas, amena Henrià une tristesse profonde dans laquelle il tombait si souvent àl’époque où nous sommes parvenus, qu’on eût pu dire que c’était sonétat habituel. Les temps si durs, les hommes si méchants, lescouronnes si chancelantes au front des rois, lui imprimèrent uneseconde fois cet immense besoin de mourir ou de s’égayer, poursortir un instant de cette maladie que déjà, à cette époque, lesAnglais, nos maîtres en mélancolie, avaient baptisée du nom despleen.

Il chercha des yeux Joyeuse, puis nel’apercevant nulle part, il le demanda.

– M. le duc n’est point encore revenu,dit l’huissier.

– C’est bien. Appelez mes valets dechambre, et retirez-vous.

– Sire, la chambre de Votre Majesté estprête, et Sa Majesté la reine a fait demander les ordres duroi.

Henri fit la sourde oreille.

– Doit-on faire dire à Sa Majesté,hasarda l’huissier, de mettre le chevet ?

– Non pas, dit Henri, non pas. J’ai mesdévotions, j’ai mes travaux ; et puis je suis souffrant, jedormirai seul.

L’huissier s’inclina.

– À propos, dit Henri le rappelant,portez à la reine ces confitures d’Orient qui font dormir.

Et il remit son drageoir à l’huissier.

Le roi entra dans sa chambre, que les valetsavaient en effet préparée.

Une fois là, Henri jeta un coup d’œil sur tousles accessoires si recherchés, si minutieux de ces toilettesextravagantes qu’il faisait naguère pour être le plus bel homme dela chrétienté, ne pouvant pas en être le plus grand roi.

Mais rien ne lui parlait plus en faveur de cetravail forcé, auquel autrefois il s’assujettissait si bravement.Tout ce qu’il y avait autrefois de la femme dans cette organisationhermaphrodite avait disparu. Henri était comme ces vieillescoquettes qui ont changé leur miroir contre un livre demesse : il avait presque horreur des objets qu’il avait leplus chéris.

Gants parfumés et onctueux, masques de toilefine imprégnés de pâtes, combinaisons chimiques pour friser lescheveux, noircir la barbe, rougir l’oreille et faire briller lesyeux, il négligea tout cela encore comme il le faisait déjà depuislongtemps.

– Mon lit, dit-il avec un soupir.

Deux serviteurs le déshabillèrent, luipassèrent un caleçon de fine laine de Frise, et, le soulevant avecprécaution, ils le glissèrent entre ses draps.

– Le lecteur de Sa Majesté ! criaune voix.

Car Henri, l’homme aux longues et cruellesinsomnies, se faisait quelquefois endormir avec une lecture, etencore fallait-il maintenant du polonais pour accomplir le miracle,tandis qu’autrefois, c’est-à-dire primitivement, le français luisuffisait.

– Non, personne, dit Henri, ou qu’il lisedes prières chez lui à mon intention. Seulement, si M. de Joyeuserentre, amenez-le-moi.

– Mais s’il rentre tard, sire ?

– Hélas ! dit Henri, il rentretoujours tard ; mais à quelque heure qu’il rentre, vousentendez, amenez-le.

Les serviteurs éteignirent les cires,allumèrent près du feu une lampe d’essences qui donnaient desflammes pâles et bleuâtres, sorte de récréation fantasmagoriquedont le roi se montrait fort épris depuis le retour de ses idéessépulcrales, puis ils quittèrent sur la pointe des pieds sa chambresilencieuse.

Henri, brave en face d’un danger véritable,avait toutes les craintes, toutes les faiblesses des enfants et desfemmes. Il craignait les apparitions, il avait peur des fantômes,et cependant ce sentiment l’occupait. Ayant peur, il s’ennuyaitmoins. Semblable en cela à ce prisonnier qui, ennuyé de l’oisivetéd’une longue détention, répondait à ceux qui lui annonçaient qu’ilallait subir la question :

– Bon, cela me fera toujours passer uninstant.

Cependant, tout en suivant les reflets de salampe sur la muraille, tout en sondant du regard les angles lesplus obscurs de la chambre, tout en essayant de saisir les moindresbruits qui eussent pu dénoncer la mystérieuse entrée d’une ombre,les yeux de Henri, fatigués du spectacle de la journée et de lacourse du soir, se voilèrent, et bientôt il s’endormit ou plutôts’engourdit dans ce calme et cette solitude.

Mais les repos de Henri n’étaient pas longs.Miné par cette fièvre sourde qui usait la vie en lui pendant lesommeil comme pendant la veille, il crut entendre du bruit dans sachambre et se réveilla.

– Joyeuse, demanda-t-il, est-cetoi ?

Personne ne répondit.

Les flammes de la lampe bleue s’étaientaffaiblies ; elles ne renvoyaient plus au plafond de chênesculpté qu’un cercle blafard qui verdissait l’or des caissons.

– Seul ! seul encore, murmura leroi. Ah ! le prophète a raison : Majesté devrait toujourssoupirer. Il eût mieux fait de dire : Elle soupiretoujours.

Puis, après une pause d’un instant :

– Mon Dieu ! marmotta-t-il en formede prière, donnez-moi la force d’être toujours seul pendant ma vie,comme seul je serai après ma mort !

– Eh ! eh ! seul après ta mort,ce n’est pas sûr, répondit une voix stridente qui vibra comme unepercussion métallique à quelques pas du lit ; et les vers,pour qui les prends-tu ?

Le roi, effaré, se souleva sur son séant,interrogeant avec anxiété chaque meuble de la chambre.

– Oh ! je connais cette voix,murmura-t-il.

– C’est heureux, répliqua la voix.

Une sueur froide passa sur le front duroi.

– On dirait la voix de Chicot,soupira-t-il.

– Tu brûles, Henri, tu brûles, réponditla voix.

Alors Henri, jetant une jambe hors du lit,aperçut à quelque distance de la cheminée, dans ce même fauteuilqu’il avait désigné une heure auparavant à d’Épernon, une tête surlaquelle le feu attachait un de ces reflets fauves qui seuls, dansles fonds de Rembrandt, illuminent un personnage qu’au premier coupd’œil on a peine à apercevoir.

Ce reflet descendait sur le bras du fauteuiloù était appuyé le bras du personnage, puis sur son genou osseux etsaillant, puis sur un cou-de-pied formant angle droit avec unejambe nerveuse, maigre et longue outre mesure.

– Que Dieu me protège ! s’écriaHenri, c’est l’ombre de Chicot !

– Ah ! mon pauvre Henriquet, dit lavoix, tu es donc toujours aussi niais ?

– Qu’est-ce à dire ?

– Les ombres ne parlent pas, imbécile,puisqu’elles n’ont pas de corps, et par conséquent pas de langue,reprit la figure assise dans le fauteuil.

– Tu es bien Chicot, alors ? s’écriale roi ivre de joie.

– Je ne veux rien décider à cetégard ; nous verrons plus tard ce que je suis, nousverrons.

– Comment, tu n’es donc pas mort, monpauvre Chicot ?

– Allons, bon ! voilà que tu criescomme un aigle ; si fait, au contraire, je suis mort, centfois mort.

– Chicot, mon seul ami !

– Au moins tu as cet avantage sur moi, dedire toujours la même chose. Tu n’es pas changé, peste !

– Mais toi, toi, dit tristement le roi,es-tu changé, Chicot ?

– Je l’espère bien.

– Chicot, mon ami, dit le roi en posantses deux pieds sur le parquet, pourquoi m’as-tu quitté,dis ?

– Parce que je suis mort.

– Mais tu disais tout à l’heure que tu nel’étais pas ?

– Et je le répète.

– Que veut dire cettecontradiction ?

– Cette contradiction veut dire, Henri,que je suis mort pour les uns et vivant pour les autres.

– Et pour moi, qu’es-tu ?

– Pour toi je suis mort.

– Pourquoi mort pour moi ?

– C’est facile à comprendre : écoutebien.

– Oui.

– Tu n’es pas maître chez toi.

– Comment !

– Tu ne peux rien pour ceux qui teservent.

– Mons Chicot !

– Ne nous fâchons pas, ou je mefâche.

– Oui, tu as raison, dit le roi tremblantque l’ombre de Chicot ne s’évanouît ; parle, mon ami,parle.

– Eh bien donc, j’avais une petiteaffaire à vider avec M. de Mayenne, tu te le rappelles ?

– Parfaitement.

– Je la vide : bien ; je rossece capitaine sans pareil ; très bien ; il me faitchercher pour me pendre, et toi, sur qui je comptais pour medéfendre contre ce héros, tu m’abandonnes ; au lieu del’achever, tu te raccommodes avec lui. Qu’ai-je fait alors ?je me suis déclaré mort et enterré par l’intermédiaire de mon amiGorenflot ; de sorte que depuis ce temps M. de Mayenne, qui mecherchait, ne me cherche plus.

– Affreux courage que tu as eu là,Chicot ! ne savais-tu pas la douleur que me causerait ta mort,dis ?

– Oui, c’est courageux, mais ce n’est pasaffreux du tout. Je n’ai jamais vécu si tranquille que depuis quetout le monde est persuadé que je ne vis plus.

– Chicot ! Chicot ! mon ami,s’écria le roi, tu m’épouvantes, ma tête se perd.

– Ah bah ! c’est d’aujourd’hui quetu t’aperçois de cela, toi ?

Je ne sais que croire.

– Dame ! il faut pourtant t’arrêterà quelque chose : que crois-tu, voyons ?

– Eh bien ! je crois que tu es mortet que tu reviens.

– Alors je mens : tu es poli.

– Tu me caches une partie de la vérité,du moins ; mais tout à l’heure, comme les spectres del’antiquité, tu vas me dire des choses terribles.

– Ah ! quant à cela, je ne dis pasnon. Apprête-toi donc, pauvre roi !

– Oui, oui, continua Henri, avoue que tues une ombre suscitée par le Seigneur.

– J’avouerai tout ce que tu voudras.

– Sans cela, enfin, comment serais-tuvenu ici par ces corridors gardés ? comment te trouverais-tulà, dans ma chambre, près de moi ? Le premier venu entre doncau Louvre, maintenant ? c’est donc comme cela qu’on garde leroi ?

Et Henri, s’abandonnant tout entier à laterreur imaginaire qui venait de le saisir, se rejeta dans son lit,prêt à se couvrir la tête avec ses draps.

– Là, là, là, dit Chicot avec un accentqui cachait quelque pitié et beaucoup de sympathie, là, net’échauffe pas, tu n’as qu’à me toucher pour te convaincre.

– Tu n’es donc pas un messager devengeance ?

– Ventre de biche ! est-ce que j’aides cornes comme Satan ou une épée flamboyante comme l’archangeMichel ?

– Alors, comment es-tu entré ?

– Tu y reviens ?

– Sans doute.

– Eh bien, comprends donc que j’aitoujours ma clef, celle que tu me donnas et que je me pendis au coupour faire enrager les gentilshommes de ta chambre, qui n’avaientque le droit de se la pendre au derrière ; eh bien ! aveccette clef on entre, et je suis entré.

– Par la porte secrète, alors ?

– Eh ! sans doute.

– Mais pourquoi es-tu entré aujourd’huiplutôt qu’hier ?

– Ah ! c’est vrai, voilà laquestion ; eh bien ! tu vas le savoir.

Henri abaissa ses draps, et avec le mêmeaccent de naïveté qu’eut pris un enfant :

– Ne me dis rien de désagréable, Chicot,reprit-il, je t’en prie ; oh ! si tu savais quel plaisirme fait éprouver ta voix !

– Moi, je te dirai la vérité, voilàtout : tant pis si la vérité est désagréable.

– Ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas, ditle roi, ta crainte de M. de Mayenne ?

– C’est très sérieux, au contraire. Tucomprends : M. de Mayenne m’a fait donner cinquante coups debâton, j’ai pris ma belle et lui ai donné cent coups de fourreaud’épée : suppose que deux coups de fourreau d’épée valent uncoup de bâton, et nous sommes manche à manche ; gare labelle ! suppose qu’un coup de fourreau d’épée vaille un coupde bâton, ce peut être l’avis de M. de Mayenne ; alors il meredoit cinquante coups de bâton ou de fourreau d’épée : or, jene crains rien tant que les débiteurs de ce genre, et je ne fussepas même venu ici, quelque besoin que tu eusses de moi, si jen’eusses pas su M. de Mayenne à Soissons.

– Eh bien ! Chicot, cela étant,puisque c’est pour moi que tu es revenu, je te prends sous maprotection, et je veux…

– Que veux-tu ? prends garde,Henriquet, toutes les fois que tu prononces les mots : jeveux, tu es prêt à dire quelque sottise.

– Je veux que tu ressuscites, que tusortes en plein jour.

– Là ! je le disais bien.

– Je te défendrai.

– Bon.

– Chicot, je t’engage ma paroleroyale.

– Bast ! j’ai mieux que cela.

– Qu’as-tu ?

– J’ai mon trou, et j’y reste.

– Je te défendrai, te dis-je !s’écria énergiquement le roi en se dressant sur la marche de sonlit.

– Henri, dit Chicot, tu vast’enrhumer ; recouche-toi, je t’en supplie.

– Tu as raison ; mais c’est qu’aussitu m’exaspères, dit le roi en se rengainant entre ses draps.Comment, quand moi, Henri de Valois, roi de France, je me trouveassez de Suisses, d’Écossais, de gardes françaises et degentilshommes pour ma défense, monsieur Chicot ne se trouve pointcontent et en sûreté ?

– Écoute, voyons : comment as tu ditcela ? Tu as les Suisses…

– Oui, commandés par Tocquenot.

– Bien. Tu as les Écossais…

– Oui, commandés par Larchant.

– Très bien. Tu as les gardesfrançaises…

– Commandés par Crillon.

– À merveille. Et puis après ?

– Et puis après ? Je ne sais si jedevrais te dire cela.

– Ne le dis pas : qui te ledemande ?

– Et puis après, une nouveauté,Chicot.

– Une nouveauté ?

– Oui, figure-toi quarante-cinq bravesgentilshommes.

– Quarante-cinq ! comment dis-tucela ?

– Quarante-cinq gentilshommes.

– Où les as-tu trouvés ? ce n’estpas à Paris, en tout cas ?

– Non, mais ils y sont arrivésaujourd’hui, à Paris.

– Oui-dà ! oui-dà ! dit Chicot,illuminé d’une idée subite ; je les connais tesgentilshommes.

– Vraiment !

– Quarante-cinq gueux auxquels il nemanque que la besace.

– Je ne dis pas.

– Des figures à mourir de rire !

– Chicot, il y a parmi eux des hommessuperbes.

– Des Gascons enfin, comme le colonelgénéral de ton infanterie.

– Et comme toi, Chicot.

– Oh ! mais moi, Henri, c’est biendifférent ; je ne suis plus Gascon depuis que j’ai quitté laGascogne.

– Tandis qu’eux ?…

– C’est tout le contraire : ilsn’étaient pas Gascons en Gascogne, et ils sont doubles Gasconsici.

– N’importe, j’ai quarante-cinqredoutables épées.

– Commandées par cette quarante-sixièmeredoutable épée qu’on appelle d’Épernon ?

– Pas précisément.

– Et par qui ?

– Par Loignac.

– Peuh !

– Ne vas-tu pas déprécier Loignac àprésent ?

– Je m’en garderais fort, c’est moncousin au vingt-septième degré.

– Vous êtes tous parents, vous autresGascons.

– C’est tout le contraire de vous autresValois, qui ne l’êtes jamais.

– Enfin, répondras-tu ?

– À quoi ?

– À mes quarante-cinq.

– Et c’est avec cela que tu comptes tedéfendre ?

– Oui, par la mordieu ! oui, s’écriaHenri irrité.

Chicot, ou son ombre, car n’étant pas mieuxrenseigné que le roi là-dessus, nous sommes obligé de laisser noslecteurs dans le doute ; Chicot, disons-nous, se laissaglisser dans le fauteuil, tout en appuyant ses talons au rebord dece même fauteuil, de sorte que ses genoux formaient le sommet d’unangle plus élevé que sa tête.

– Eh bien, moi, dit-il, j’ai plus detroupes que toi.

– Des troupes ? tu as destroupes ?

– Tiens ! pourquoi pas ?

– Et quelles troupes ?

– Tu vas voir. J’ai d’abord toute l’arméeque MM. de Guise se font en Lorraine.

– Es-tu fou ?

– Non pas, une vraie armée, six millehommes au moins.

– Mais à quel propos, voyons, toi qui assi peur de M. de Mayenne, irais-tu te faire défendre précisémentpar les soldats de M. de Guise ?

– Parce que je suis mort.

– Encore cette plaisanterie !

– Or, c’était à Chicot que M. de Mayenneen voulait. J’ai donc profité de cette mort pour changer de corps,de nom et de position sociale.

– Alors tu n’es plus Chicot ? dit leroi.

– Non.

– Qu’es-tu donc ?

– Je suis Robert Briquet, anciennégociant et ligueur.

– Toi, ligueur, Chicot ?

– Enragé ; ce qui fait, vois-tu,qu’à la condition de ne pas voir de trop près M. de Mayenne, j’aipour ma défense personnelle, à moi Briquet, membre de la sainteUnion, d’abord l’armée des Lorrains, ci, six mille hommes ;retiens bien les chiffres.

– J’y suis.

– Ensuite cent mille Parisiens à peuprès.

– Fameux soldats !

– Assez fameux pour te gêner fort, monprince. Donc, cent mille et six mille, cent six mille ;ensuite le parlement, le pape, les Espagnols, M. le cardinal deBourbon, les Flamands, Henri de Navarre, le duc d’Anjou.

– Commences-tu à épuiser la liste ?dit Henri impatienté.

– Allons donc ! il me reste encoretrois sortes de gens.

– Dis.

– Lesquels t’en veulent beaucoup.

– Dis.

– Les catholiques d’abord.

– Ah ! oui, parce que je n’aiexterminé qu’aux trois quarts les huguenots.

– Puis les huguenots, parce que tu les asaux trois quarts exterminés.

– Ah ! oui ; et lestroisièmes ?

– Que dis-tu des politiques,Henri ?

– Ah ! oui, ceux qui ne veulent nide moi, ni de mon frère, ni de M. de Guise.

– Mais qui veulent bien de ton beau-frèrede Navarre.

– Pourvu qu’il abjure.

– Belle affaire ! et comme la chosel’embarrasse, n’est-ce pas ?

– Ah ça ! mais les gens dont tu meparles là…

– Eh bien ?

– C’est toute la France.

– Justement : voilà mes troupes, àmoi, qui suis ligueur. Allons, allons ! additionne etcompare.

– Nous plaisantons, n’est-ce pas,Chicot ? dit Henri, sentant certains frissonnements courirdans ses veines.

– Avec cela que c’est l’heure deplaisanter, quand tu es seul contre tout le monde, mon pauvreHenriquet !

Henri prit un air de dignité tout à faitroyal.

– Seul je suis, dit-il ; mais seulaussi je commande. Tu me fais voir une armée, très bien. Maintenantmontre-moi un chef. Oh ! tu vas me désigner M. de Guise ;ne vois-tu pas que je le tiens à Nancy ? M. de Mayenne ?tu avoues toi-même qu’il est à Soissons ; le ducd’Anjou ? tu sais qu’il est à Bruxelles ; le roi deNavarre ? il est à Pau ; tandis que moi, je suis seul,c’est vrai, mais libre chez moi et voyant venir l’ennemi comme, dumilieu d’une plaine, le chasseur voit sortir des bois environnantsson gibier, poil ou plume.

Chicot se gratta le nez. Le roi le crutvaincu.

– Qu’as-tu à répondre à cela ?demanda Henri.

– Que tu es toujours éloquent,Henri ; il te reste la langue : c’est en vérité plus queje ne croyais, et je t’en fais mon bien sincère compliment ;mais je n’attaquerai qu’une chose dans ton discours.

– Laquelle ?

– Oh ! mon Dieu, rien, presque rien,une figure de rhétorique ; j’attaquerai ta comparaison.

– En quoi ?

– En ce que tu prétends que tu es lechasseur attendant le gibier à l’affût, tandis que je dis, moi, quetu es au contraire le gibier que le chasseur traque jusque dans songîte.

– Chicot !

– Voyons, l’homme à l’embuscade, quias-tu vu venir ? dis.

– Personne, pardieu !

– Il est venu quelqu’un cependant.

– Parmi ceux que je t’ai cités ?

– Non, pas précisément, mais à peuprès.

– Et qui est venu ?

– Une femme.

– Ma sœur, Margot ?

– Non, la duchesse de Montpensier.

– Elle ! à Paris ?

– Eh ! mon Dieu, oui.

– Eh bien ! quand cela serait,depuis quand ai-je peur des femmes ?

– C’est vrai, on ne doit avoir peur quedes hommes. Attends un peu alors. Elle vient en avant-coureur,entends-tu ? elle vient annoncer l’arrivée de son frère.

– L’arrivée de M. de Guise ?

– Oui.

– Et tu crois que celam’embarrasse ?

– Oh ! toi, tu n’es embarrassé derien.

– Passe-moi l’encre et le papier.

– Pourquoi faire ? pour signerl’ordre à M. de Guise de rester à Nancy ?

– Justement. L’idée est bonne,puisqu’elle t’est venue en même temps qu’à moi.

– Exécrable ! au contraire.

– Pourquoi ?

– Il n’aura pas plus tôt reçu cetordre-là qu’il devinera que sa présence est urgente à Paris, etqu’il accourra.

Le roi sentit la colère lui monter au front.Il regarda Chicot de travers.

– Si vous n’êtes revenu que pour me fairedes communications comme celle-là, vous pouviez bien vous tenir oùvous étiez.

– Que veux-tu, Henri, les fantômes nesont pas flatteurs.

– Tu avoues donc que tu es unfantôme ?

– Je ne l’ai jamais nié.

– Chicot !

– Allons ! ne te fâche pas, car demyope que tu es, tu deviendrais aveugle. Voyons, ne m’as-tu pas ditque tu retenais ton frère en Flandre ?

– Oui, certes, et c’est d’une bonnepolitique, je le maintiens.

– Maintenant, écoute, ne nous fâchonspas. Dans quel but penses-tu que M. de Guise reste àNancy ?

– Pour y organiser une armée.

– Bien ! du calme… À quoidestine-t-il cette armée ?

– Ah ! Chicot, vous me fatiguez avectoutes ces questions.

– Fatigue-toi, fatigue-toi, Henri !tu t’en reposeras mieux plus tard : c’est moi qui te lepromets. Nous disions donc qu’il destine cette armée ?

– À combattre les huguenots du nord.

– Ou plutôt à contrarier ton frèred’Anjou, qui s’est fait nommer duc de Brabant, qui tâche de sebâtir un petit trône en Flandre, et qui te demande constamment dessecours pour arriver à ce but.

– Secours que je lui promets toujours etque je ne lui enverrai jamais, bien entendu.

– À la grande joie de M. le duc de Guise.Eh bien ! Henri, un conseil ?

– Lequel ?

– Si tu feignais une bonne fois d’envoyerces secours promis, si ce secours s’avançait vers Bruxelles, nedût-il aller qu’à moitié chemin ?

– Ah ! oui ! s’écria Henri, jecomprends ; M. de Guise ne bougerait pas de la frontière.

– Et la promesse que nous a faite madamede Montpensier, à nous autres ligueurs, que M. de Guise serait àParis avant huit jours ?

– Cette promesse tomberait à l’eau.

– C’est toi qui l’as dit, mon maître, fitChicot en prenant toutes ses aises. Voyons, que penses-tu duconseil, Henri ?

– Je le crois bon… cependant…

– Quoi encore ?

– Tandis que ces deux messieurs serontoccupés l’un de l’autre, là-bas, au nord…

– Ah ! oui, le midi, n’est-cepas ? tu as raison, Henri, c’est du midi que viennent lesorages.

– Pendant ce temps-là, mon troisièmefléau ne se mettra-t-il pas en branle ? Tu sais ce qu’il fait,le Béarnais ?

– Non, le diable m’emporte !

– Il réclame.

– Quoi ?

– Les villes qui forment la dot de safemme.

– Bah ! voyez-vous l’insolent, à quil’honneur d’être allié à la maison de France ne suffit pas, et quise permet de réclamer ce qui lui appartient !

– Cahors, par exemple, comme si c’étaitd’un bon politique d’abandonner une pareille ville à un ennemi.

– Non, en effet, ce ne serait pas d’unbon politique ; mais ce serait d’un honnête homme, parexemple.

– Monsieur Chicot !

– Prenons que je n’ai rien dit ; tusais que je ne me mêle pas de tes affaires de famille.

– Mais cela ne m’inquiète pas : j’aimon idée.

– Bon !

– Revenons donc au plus pressé.

– À la Flandre ?

– J’y vais donc envoyer quelqu’un, enFlandre, à mon frère… Mais qui enverrai-je ? à qui puis-je mefier, mon Dieu ! pour une mission de cetteimportance ?

– Dame !…

– Ah ! j’y songe.

– Moi aussi.

– Vas-y, toi, Chicot.

– Que j’aille en Flandre, moi ?

– Pourquoi pas ?

– Un mort aller en Flandre ! allonsdonc !

– Puisque tu n’es plus Chicot, puisque tues Robert Briquet.

– Bon ! un bourgeois, un ligueur, unami de M. de Guise, faisant les fonctions d’ambassadeur près de M.le duc d’Anjou.

– C’est-à-dire que tu refuses ?

– Pardieu !

– Que tu me désobéis ?

– Moi, te désobéir ! Est-ce que jete dois obéissance ?

– Tu ne me dois pas obéissance,malheureux ?

– M’as-tu jamais rien donné qui m’engageavec toi ? Le peu que j’ai me vient d’héritage. Je suis gueuxet obscur. Fais-moi duc et pair, érige en marquisat ma terre de laChicoterie ; dote-moi de cinq cent mille écus, et alors nouscauserons ambassade.

Henri allait répondre et trouver une de cesbonnes raisons comme en trouvent toujours les rois quand on leurfait de semblables reproches, lorsqu’on entendit grincer sur satringle la massive portière de velours.

– M. le duc de Joyeuse ! dit la voixde l’huissier.

– Eh ! ventre de biche ! voilàton affaire ! s’écria Chicot. Trouve-moi un ambassadeur pourte représenter mieux que ne le fera messire Anne, je t’endéfie !

– Au fait, murmura Henri, décidément cediable d’homme est de meilleur conseil que ne l’a jamais été aucunde mes ministres.

– Ah ! tu en conviens donc ?dit Chicot.

Et il se renfonça dans son fauteuil en prenantla forme d’une boule, de sorte que le plus habile marin du royaume,accoutumé à distinguer le moindre point des lignes de l’horizon,n’eût pu distinguer une saillie au-delà des sculptures du grandfauteuil dans lequel il était enseveli.

M. de Joyeuse avait beau être grand-amiral deFrance, il n’y voyait pas plus qu’un autre.

Le roi poussa un cri de joie en apercevant sonjeune favori, et lui tendit la main.

– Assieds-toi, Joyeuse, mon enfant, luidit-il. Mon Dieu ! que tu viens tard.

– Sire, répondit Joyeuse, Votre Majestéest bien obligeante de s’en apercevoir.

Et le duc, s’approchant de l’estrade du lit,s’assit sur les coussins fleurdelisés épars à cet effet sur lesmarches de cette estrade.

XV – De la difficulté qu’a un roi detrouver de bons ambassadeurs

Chicot, toujours invisible dans sonfauteuil ; Joyeuse, à demi couché sur les coussins ;Henri, moelleusement pelotonné dans son lit, la conversationcommença.

– Eh bien ! Joyeuse, demanda Henri,avez-vous bien vagabondé par la ville ?

– Mais oui, sire, fort bien ; merci,répondit nonchalamment le duc.

– Comme vous avez disparu vite là-bas àla Grève ?

– Écoutez, sire, franchement c’était peurécréatif ; et puis je n’aime pas à voir souffrir leshommes.

– Cœur miséricordieux !

– Non, cœur égoïste… la souffranced’autrui me prend sur les nerfs.

– Tu sais ce qui s’est passé ?

– Où cela, sire ?

– En Grève.

– Ma foi, non.

– Salcède a nié.

– Ah !

– Vous prenez cela bien indifféremment,Joyeuse.

– Moi ?

– Oui.

– Je vous avoue, sire, que je n’ajoutaispas grande importance à ce qu’il pouvait dire ; d’ailleurs,j’étais sûr qu’il nierait.

– Mais puisqu’il a avoué.

– Raison de plus. Les premiers aveux ontmis les Guises sur leur garde ; ils ont travaillé pendant queVotre Majesté restait tranquille : c’était forcé, cela.

– Comment ! tu prévois de pareilleschoses, et tu ne me les dis pas ?

– Est-ce que je suis ministre, moi, pourparler politique ?

– Laissons cela, Joyeuse.

– Sire…

– J’aurais besoin de ton frère.

– Mon frère comme moi, sire, est tout auservice de Votre Majesté.

– Je puis donc compter sur lui ?

– Sans doute.

– Eh bien ! je veux le charger d’unepetite mission.

– Hors de Paris ?

– Oui.

– En ce cas, impossible, sire.

– Comment cela ?

– Du Bouchage ne peut se déplacer en cemoment.

Henri se souleva sur son coude et regardaJoyeuse en ouvrant de grands yeux.

– Qu’est-ce à dire ? fit-il.

Joyeuse supporta le regard interrogateur duroi avec la plus grande sérénité.

– Sire, dit-il, c’est la chose du mondela plus facile à comprendre. Du Bouchage est amoureux, seulement ilavait mal entamé les négociations amoureuses ; il faisaitfausse route, de sorte que le pauvre enfant maigrissait,maigrissait…

– En effet, dit le roi, je l’airemarqué.

– Et devenait sombre, sombre,mordieu ! comme s’il eût vécu à la cour de Votre Majesté.

Un certain grognement, parti du coin de lacheminée, interrompit Joyeuse qui regarda tout étonné autour delui.

– Ne fais pas attention, Anne, dit Henrien riant, c’est quelque chien qui rêve sur un fauteuil. Tu disaisdonc, mon ami, que ce pauvre du Bouchage devenait triste.

– Oui, sire, triste comme la mort :il paraît qu’il a rencontré de par le monde une femme d’humeurfunèbre ; c’est terrible, ces rencontres-là. Toutefois, avecce genre de caractère, on réussit tout aussi bien qu’avec lesfemmes rieuses ; le tout est de savoir s’y prendre.

– Ah ! tu n’aurais pas étéembarrassé, toi, libertin !

– Allons ! voilà que vous m’appelezlibertin parce que j’aime les femmes.

Henri poussa un soupir.

– Tu dis donc que cette femme est d’uncaractère funèbre ?

– À ce que prétend du Bouchage, aumoins : je ne la connais pas.

– Et malgré cette tristesse, turéussirais, toi ?

– Parbleu ! il ne s’agit qued’opérer par les contrastes ; je ne connais de difficultéssérieuses qu’avec les femmes d’un tempérament mitoyen :celles-là exigent, de la part de l’assiégeant, un mélange de grâceset de sévérité que peu de personnes réussissent à combiner. DuBouchage est donc tombé sur une femme sombre, et il a un amournoir.

– Pauvre garçon ! dit le roi.

– Vous comprenez, sire, continua Joyeuse,qu’il ne m’a pas eu plus tôt fait sa confidence que je me suisoccupé de le guérir.

– De sorte que…

– De sorte qu’à l’heure qu’il est, lacure commence.

– Il est déjà moins amoureux ?

– Non pas, sire ; mais il a espoirque la femme devienne plus amoureuse, ce qui est une façon plusagréable de guérir les gens que de leur ôter leur amour :donc, à partir de ce soir, au lieu de soupirer à l’unisson de ladame, il va l’égayer par tous les moyens possibles ; ce soir,par exemple, j’envoie à sa maîtresse une trentaine de musiciensd’Italie qui vont faire rage sous son balcon.

– Fi ! dit le roi, c’est commun.

– Comment ! c’est commun !trente musiciens qui n’ont pas leurs pareils dans le mondeentier !

– Ah ! ma foi, du diable si, quandj’étais amoureux de madame de Condé, on m’eût distrait avec de lamusique.

– Oui, mais vous étiez amoureux, vous,sire.

– Comme un fou, dit le roi.

Un nouveau grognement se fit entendre, quiressemblait fort à un ricanement railleur.

– Vous voyez bien que c’est toute autrechose, sire, dit Joyeuse en essayant, mais inutilement, de voird’où venait l’étrange interruption. La dame, au contraire, estindifférente comme une statue, et froide comme un glaçon.

– Et tu crois que la musique fondra leglaçon, animera la statue ?

– Certainement que je le crois.

Le roi secoua la tête.

– Dame, je ne dis pas, continua Joyeuse,qu’au premier coup d’archet la dame ira se jeter dans les bras dedu Bouchage : non ; mais elle sera frappée que l’on fassetout ce bruit à son intention ; peu à peu elle s’accoutumeraaux concerts, et si elle ne s’y accoutume pas, eh bien, il nousrestera la comédie, les bateleurs, les enchantements, la poésie,les chevaux, toutes les folies de la terre enfin, si bien que si lagaîté ne lui revient pas, à cette belle désolée, il faudra bien aumoins qu’elle revienne à du Bouchage.

– Je le lui souhaite, dit Henri ;mais laissons du Bouchage, puisqu’il serait si gênant pour lui dequitter Paris en ce moment ; il n’est pas indispensable pourmoi que ce soit lui qui accomplisse cette mission ; maisj’espère que toi, qui donnes de si bons conseils, tu ne t’es pasfait esclave, comme lui, de quelque belle passion ?

– Moi ! s’écria Joyeuse, je n’aijamais été si parfaitement libre de ma vie.

– C’est à merveille ; ainsi tu n’asrien à faire ?

– Absolument rien, sire.

– Mais je te croyais en sentiment avecune belle dame ?

– Ah ! oui, la maîtresse de M. deMayenne ; une femme qui m’adorait.

– Eh bien !

– Eh bien, imaginez-vous que ce soir,après avoir fait la leçon à du Bouchage, je le quitte pour allerchez elle ; j’arrive la tête échauffée par les théories que jeviens de développer ; je vous jure, sire, que je me croyaispresque aussi amoureux que Henri ; voilà que je trouve unefemme tremblante, effarée ; la première idée qui m’arrive estque je dérange quelqu’un ; j’essaie de la rassurer,inutile ; je l’interroge, elle ne répond point : je veuxl’embrasser, elle détourne la tête, et comme je fronçais lesourcil, elle se fâche, se lève, nous nous querellons et ellem’avertit qu’elle ne sera plus jamais chez elle lorsque je m’yprésenterai.

– Pauvre Joyeuse, dit le roi en riant, etqu’as-tu fait ?

– Pardieu ! sire, j’ai pris mon épéeet mon manteau, j’ai fait un beau salut et je suis sorti sansregarder en arrière.

– Bravo, Joyeuse ! c’estcourageux ! dit le roi.

– D’autant plus courageux, sire, qu’il mesemblait l’entendre soupirer, la pauvre fille.

– Ne vas-tu pas te repentir de tonstoïcisme ? dit Henri.

– Non, sire ; si je me repentais unseul instant j’y courrais bien vite, vous comprenez… mais rien nem’ôtera de l’idée que la pauvre femme me quitte malgré elle.

– Et cependant tu es parti ?

– Me voilà.

– Et tu n’y retourneras point ?

– Jamais… Si j’avais le ventre de M. deMayenne, je ne dis pas ; mais je suis mince, j’ai le droitd’être fier.

– Mon ami, dit sérieusement Henri, c’estbien heureux pour ton salut, cette rupture-là.

– Je ne dis pas non, sire ; mais, enattendant, je vais m’ennuyer cruellement pendant huit jours,n’ayant plus rien à faire, ne sachant plus que devenir ; aussim’a-t-il poussé des idées de paresse délicieuses ; c’estamusant de s’ennuyer, vrai… je n’en avais pas l’habitude, et jetrouve cela distingué.

– Je crois bien que c’est distingué, ditle roi ; j’ai mis la chose à la mode.

– Or, voilà mon plan, sire ; je l’aifait tout en revenant du parvis Notre-Dame au Louvre. Je me rendraitous les jours ici en litière ; Votre Majesté dira sesoraisons, moi je lirai des livres d’alchimie ou de marine, ce quivaudra encore mieux, puisque je suis marin. J’aurai de petitschiens que je ferai jouer avec les vôtres, ou plutôt de petitschats, c’est plus gracieux ; ensuite nous mangerons de lacrème et M. d’Épernon nous fera des contes. Je veux engraisseraussi, moi ; puis, quand la femme de du Bouchage sera detriste devenue gaie, nous en chercherons une autre qui de gaiedevienne triste ; cela nous changera ; mais, tout celasans bouger, sire : on n’est décidément bien qu’assis, et trèsbien couché. Oh ! les bons coussins, sire ! on voit bienque les tapissiers de Votre Majesté travaillent pour un roi quis’ennuie.

– Fi donc ! Anne, dit le roi.

– Quoi ! fi donc !

– Un homme de ton âge et de ton rangdevenir paresseux et gras ; les laides idées !

– Je ne trouve pas, sire.

– Je veux t’occuper à quelque chose,moi.

– Si c’est ennuyeux, je le veux bien.

Un troisième grognement se fit entendre :on eût dit que le chien riait des paroles que venait de prononcerJoyeuse.

– Voilà un chien bien intelligent, ditHenri ; il devine ce que je veux te faire faire.

– Que voulez-vous me faire faire,sire ? voyons un peu cela.

– Tu vas te botter.

Joyeuse fit un mouvement de terreur.

– Oh ! non, ne me demandez pas cela,sire ; c’est contre toutes mes idées.

– Tu vas monter à cheval.

Joyeuse fit un bond.

– À cheval ! non pas, je ne vaisplus qu’en litière ; Votre Majesté n’a donc pasentendu ?

– Voyons, Joyeuse, trêve de raillerie, tum’entends ? tu vas te botter et monter à cheval.

– Non, sire, répondit le duc avec le plusgrand sérieux, c’est impossible.

– Et pourquoi cela, impossible ?demanda Henri avec colère.

– Parce que… parce que… je suisamiral.

– Eh bien ?

– Et que les amiraux ne montent pas àcheval.

– Ah ! c’est comme cela ! fitHenri.

Joyeuse répondit par un de ces signes de têtecomme les enfants en font lorsqu’ils sont assez obstinés pour nepas répondre.

– Eh bien ! soit, monsieur l’amiralde France ; vous n’irez pas à cheval : vous avez raison,ce n’est pas l’état d’un marin d’aller à cheval ; mais c’estl’état d’un marin d’aller en bateau et en galère ; vous vousrendrez donc à l’instant même à Rouen, en bateau ; à Rouen,vous trouverez votre galère amirale : vous la monterezimmédiatement et vous ferez appareiller pour Anvers.

– Pour Anvers ! s’écria Joyeuse,aussi désespéré que s’il eût reçu l’ordre de partir pour Canton oupour Valparaiso.

– Je crois l’avoir dit, fit le roi d’unton glacial qui établissait sans conteste son droit de chef et savolonté de souverain ; je crois l’avoir dit, et je ne veux pasle répéter.

Joyeuse, sans témoigner la moindre résistance,agrafa son manteau, remit son épée sur son épaule et prit sur unfauteuil son toquet de velours.

– Que de peine pour se faire obéir,vertubleu ! continua de grommeler Henri ; si j’oubliequelquefois que je suis le maître, tout le monde, excepté moi,devrait au moins s’en souvenir.

Joyeuse, muet et glacé, s’inclina et mit,selon l’ordonnance, une main sur la garde de son épée.

– Les ordres, sire ? dit-il d’unvoix qui, par son accent de soumission, changea immédiatement encire fondante la volonté du monarque.

– Tu vas te rendre, lui dit-il, à Rouenoù je désire que tu t’embarques, à moins que tu ne préfères allerpar terre à Bruxelles.

Henri attendait un mot de Joyeuse ;celui-ci se contenta d’un salut.

– Aimes-tu mieux la route de terre ?demanda Henri.

– Je n’ai pas de préférence quand ils’agit d’exécuter un ordre, sire, répondit Joyeuse.

– Allons, boude, va ! boude, affreuxcaractère ! s’écria Henri. Ah ! les rois n’ont pasd’amis !

– Qui donne des ordres ne peut s’attendrequ’à trouver des serviteurs, répondit Joyeuse avec solennité.

– Monsieur, reprit le roi blessé, vousirez donc à Rouen ; vous monterez votre galère, vous rallierezles garnisons de Caudebec, Harfleur et Dieppe, que je ferairemplacer ; vous en chargerez six navires que vous mettrez auservice de mon frère, lequel attend le secours que je lui aipromis.

– Ma commission, s’il vous plaît,sire ? dit Joyeuse.

– Et depuis quand, répondit le roi,n’agissez-vous plus en vertu de vos pouvoirs d’amiral ?

– Je n’ai droit qu’à obéir, et autant queje le puis, sire, j’évite toute responsabilité.

– C’est bien, monsieur le duc ; vousrecevrez la commission à votre hôtel au moment du départ.

– Et quand sera ce moment,sire ?

– Dans une heure.

Joyeuse s’inclina respectueusement et sedirigea vers la porte.

Le cœur du roi faillit se rompre.

– Quoi ! dit-il, pas même lapolitesse d’un adieu ! Monsieur l’amiral, vous êtes peucivil ; c’est le reproche que l’on fait à messieurs les gensde mer. Allons, peut-être aurai-je plus de satisfaction de moncolonel général d’infanterie.

– Veuillez me pardonner, sire, balbutiaJoyeuse, mais je suis encore plus mauvais courtisan que mauvaismarin, et je comprends que Votre Majesté regrette ce qu’elle a faitpour moi.

Et il sortit, en fermant la porte avecviolence, derrière la tapisserie qui se gonfla, repoussée par levent.

– Voilà donc comme m’aiment ceux pourlesquels j’ai tant fait ! s’écria le roi. Ah !Joyeuse ! ingrat Joyeuse !

– Eh bien ! ne vas-tu pas lerappeler ? dit Chicot en s’avançant vers le lit. Quoi !parce que par hasard tu as eu un peu de volonté, voilà que tu terepens.

– Écoute donc, répondit le roi, tu escharmant, toi ! crois-tu qu’il soit agréable d’aller au moisd’octobre recevoir la pluie et le vent sur la mer ? jevoudrais bien t’y voir, égoïste !

– Libre à toi, grand roi, libre àtoi.

– De te voir par vaux et par chemins.

– Par vaux et par chemins ; c’est ence moment-ci mon désir le plus vif que de voyager.

– Ainsi, si je t’envoyais quelque part,comme je viens d’envoyer Joyeuse, tu accepterais ?

– Non seulement j’accepterais, mais jepostule, j’implore.

– Une mission ?

– Une mission.

– Tu irais en Navarre ?

– J’irais au diable, grand roi !

– Railles-tu, bouffon ?

– Sire, je n’étais pas déjà trop gaipendant ma vie, et je vous jure que je suis bien plus triste depuisma mort.

– Mais tu refusais tout à l’heure dequitter Paris.

– Mon gracieux souverain, j’avais tort,très grand tort, et je me repens.

– De sorte que tu désires quitter Parismaintenant ?

– Tout de suite, illustre roi, àl’instant même, grand monarque !

– Je ne comprends plus, dit Henri.

– Tu n’as donc pas entendu les paroles dugrand-amiral de France ?

– Lesquelles ?

– Celles où il t’a annoncé sa ruptureavec la maîtresse de M. de Mayenne.

– Oui ; eh bien, après ?

– Si cette femme, amoureuse d’un charmantgarçon comme le duc, car il est charmant, Joyeuse…

– Sans doute.

– Si cette femme le congédie ensoupirant, c’est qu’elle a un motif.

– Probablement ; sans cela elle nele congédierait pas.

– Eh bien, ce motif, lesais-tu ?

– Non.

– Tu ne le devines pas ?

– Non.

– C’est que M. de Mayenne va revenir.

– Oh ! oh ! fit le roi.

– Tu comprends enfin, je t’enfélicite.

– Oui, je comprends ; maiscependant…

– Cependant ?

– Je ne trouve pas ta raison trèsforte.

– Donne-moi les tiennes, Henri, je nedemande pas mieux que de les trouver excellentes, donne.

– Pourquoi cette femme ne romprait-ellepas avec Mayenne, au lieu de renvoyer Joyeuse ? Crois-tu queJoyeuse ne lui en saurait pas assez de gré pour conduire M. deMayenne au Pré-aux-Clercs et lui trouer son gros ventre ? Il al’épée mauvaise, notre Joyeuse.

– Fort bien ; mais M. de Mayenne ale poignard traître, lui, si Joyeuse a l’épée mauvaise.Rappelle-toi Saint-Mégrin. – Henri poussa un soupir et leva lesyeux au ciel. – La femme qui est véritablement amoureuse ne sesoucie pas qu’on lui tue son amant, elle préfère le quitter, gagnerdu temps ; elle préfère surtout ne pas se faire tuerelle-même. On est diablement brutal dans cette chère maison deGuise.

– Ah ! tu peux avoir raison.

– C’est bien heureux.

– Oui, et je commence à croire queMayenne reviendra ; mais toi, toi, Chicot, tu n’es pas unefemme peureuse ou amoureuse ?

– Moi, Henri, je suis un homme prudent,un homme qui ai un compte ouvert avec M. de Mayenne, une partieengagée : s’il me trouve, il voudra recommencer encore ;il est joueur à faire frémir, ce bon M. de Mayenne !

– Eh bien ?

– Eh bien ! il jouera si bien que jerecevrai un coup de couteau.

– Bah ! je connais mon Chicot, il nereçoit pas sans rendre.

– Tu as raison, je lui en rendrai dixdont il crèvera.

– Tant mieux, voilà la partie finie.

– Tant pis, morbleu ! aucontraire : tant pis, la famille poussera des cris affreux, tuauras toute la Ligue sur les bras, et quelque beau matin tu mediras : Chicot, mon ami, excuse-moi, mais je suis obligé de tefaire rouer.

– Je dirai cela ?

– Tu diras cela, et même, ce qui est bienpis, tu le feras, grand roi. J’aime donc mieux que cela tourneautrement, comprends-tu ? Je ne suis pas mal comme je suis,j’ai envie de m’y tenir. Vois-tu, toutes ces progressionsarithmétiques, appliquées à la rancune, me paraissentdangereuses ; j’irai donc en Navarre, si tu veux bien m’yenvoyer.

– Sans doute, je le veux.

– J’attends tes ordres, gracieuxprince.

Et Chicot, prenant la même pose que Joyeuse,attendit.

– Mais, dit le roi, tu ne sais pas si lamission te conviendra.

– Du moment où je te la demande.

– C’est que, vois-tu, Chicot, dit Henri,j’ai certains projets de brouille entre Margot et son mari.

– Diviser pour régner, dit Chicot ;il y a déjà cent ans que c’était l’A B C de la politique.

– Ainsi tu n’as aucunerépugnance ?

– Est-ce que cela me regarde ?répondit Chicot ; tu feras ce que tu voudras, grand prince. Jesuis ambassadeur, voilà tout ; tu n’as pas de comptes à merendre, et pourvu que je sois inviolable… oh ! quant à cela,tu comprends, j’y tiens.

– Mais encore, dit Henri, faut-il que tusaches ce que tu diras à mon beau-frère.

– Moi, dire quelque chose ! non,non, non !

– Comment, non, non, non ?

– J’irai où tu voudras, mais je ne dirairien du tout. Il y a un proverbe là-dessus : trop gratter…

– Alors, tu refuses donc ?

– Je refuse la parole, mais j’accepte lalettre.

« Celui qui porte la parole a toujoursquelque responsabilité ; celui qui présente une lettre n’estjamais bousculé que de seconde main.

– Eh bien ! soit, je te donnerai unelettre ; cela rentre dans ma politique.

– Vois un peu comme cela se trouve !donne.

– Comment dis-tu cela ?

– Je dis : donne.

Et Chicot étendit la main.

– Ah ! ne te figure pas qu’unelettre comme celle-là peut être écrite tout de suite ; il fautqu’elle soit combinée, réfléchie, pesée.

– Eh bien ! pèse, réfléchis,combine. Je repasserai demain à la pointe du jour, ou je l’enverraiprendre.

– Pourquoi ne coucherais-tu pasici ?

– Ici ?

– Oui, dans ton fauteuil.

– Peste ! c’est fini. Je necoucherai plus au Louvre ; un fantôme qu’on verrait dormirdans un fauteuil, quelle absurdité !

– Mais enfin, s’écria le roi, je veuxcependant que tu connaisses mes intentions à l’égard de Margot etde son mari. Tu es Gascon ; ma lettre va faire du bruit à lacour de Navarre : on te questionnera ; il faut que tupuisses répondre. Que diable ! tu me représentes ; je neveux pas que tu aies l’air d’un sot.

– Mon Dieu ! fit Chicot en haussantles épaules, que tu as donc l’esprit obtus, grand roi !Comment ! tu te figures que je vais porter une lettre à deuxcent cinquante lieues sans savoir ce qu’il y a dedans !

Mais sois donc tranquille, ventre debiche ! au premier coin de rue, sous le premier arbre où jem’arrêterai, je vais l’ouvrir, ta lettre. Comment ! tu envoiesdepuis dix ans des ambassadeurs dans toutes les parties du monde,et tu ne les connais pas mieux que cela ! Allons, mets-toi lecorps et l’âme en repos, moi je retourne à ma solitude.

– Où est-elle, ta solitude ?

– Au cimetière des Grands-Innocents,grand prince.

Henri regarda Chicot avec cet étonnement qu’iln’avait pas encore pu, depuis deux heures qu’il l’avait revu,chasser de son regard.

– Tu ne t’attendais pas à tout, n’est-cepas ? dit Chicot, prenant son feutre et son manteau : ceque c’est cependant que d’avoir des relations avec des gens del’autre monde ! C’est dit : à demain, moi ou monmessager.

– Soit, mais encore faut-il que tonmessager ait un mot d’ordre, afin qu’on sache qu’il vient de tapart, et que les portes lui soient ouvertes.

– À merveille ! si c’est moi, jeviens de ma part, si c’est mon messager, il vient de la part del’ombre.

Et sur ces paroles, il disparut si légèrementque l’esprit superstitieux de Henri douta si c’était réellement uncorps ou une ombre qui avait passé par une porte sans la fairecrier, sous cette tapisserie sans en agiter un des plis.

XVI – Comment et pour quelle cause Chicotétait mort

Chicot, véritable corps, n’en déplaise à ceuxde nos lecteurs qui seraient assez partisans du merveilleux pourcroire que nous avons eu l’audace d’introduire une ombre dans cettehistoire, Chicot était donc sorti après avoir dit au roi, selon sonhabitude, sous forme de raillerie, toutes les vérités qu’il avait àlui dire.

Voilà ce qui était arrivé :

Après la mort des amis du roi, depuis lestroubles et les conspirations fomentés par les Guises, Chicot avaitréfléchi. Brave, comme on sait, et insouciant, il faisait cependantle plus grand cas de la vie qui l’amusait, comme il arrive à tousles hommes d’élite. Il n’y a guère que les sots qui s’ennuient ence monde et qui vont chercher la distraction dans l’autre.

Le résultat de cette réflexion que nous avonsindiquée, fut que la vengeance de M. de Mayenne lui parut plusredoutable que la protection du roi n’était efficace ; et ilse disait, avec cette philosophie pratique qui le distinguait,qu’en ce monde rien ne défait ce qui est matériellement fait ;qu’ainsi toutes les hallebardes et toutes les cours de justice duroi de France ne raccommoderait pas, si peu visible qu’elle fût,certaine ouverture que le couteau de M. de Mayenne aurait faite aupourpoint de Chicot.

Il avait donc pris son parti en homme fatiguéd’ailleurs du rôle de plaisant, qu’à chaque minute il brûlait dechanger en rôle sérieux, et des familiarités royales qui, par lestemps qui couraient, le conduisaient droit à sa perte.

Chicot avait donc commencé par mettre entrel’épée de M. de Mayenne et la peau de Chicot la plus grandedistance possible. À cet effet, il était parti pour Beaune, dans letriple but de quitter Paris, d’embrasser son ami Gorenflot, et degoûter ce fameux vin de 1550, dont il avait été si chaleureusementquestion dans cette fameuse lettre qui termine notre récit de laDame de Monsoreau.

Disons-le, la consolation avait étéefficace : au bout de deux mois, Chicot s’aperçut qu’ilengraissait à vue d’œil et s’aperçut aussi qu’en engraissant il serapprochait de Gorenflot, plus qu’il n’était convenable à un hommed’esprit. L’esprit l’emporta donc sur la matière. Après que Chicoteut bu quelques centaines de bouteilles de ce fameux vin de 1550,et dévoré les vingt-deux volumes dont se composait la bibliothèquedu prieuré, et dans lesquels le prieur avait lu cet axiomelatin : Bonum vinum laetificat cor hominis, Chicot sesentit un grand poids à l’estomac et un grand vide au cerveau.

– Je me ferais bien moine,pensa-t-il ; mais chez Gorenflot je serais trop le maître, etdans une autre abbaye je ne le serais point assez ; certes, lefroc me déguiserait à tout jamais aux yeux de M. de Mayenne ;mais, de par tous les diables ! il y a d’autres moyens que lesmoyens vulgaires : cherchons. J’ai lu dans un autre livre, ilest vrai que celui-là n’est point dans la bibliothèque deGorenflot : Quaere et invenies.

Chicot chercha donc, et voici ce qu’il trouva.Pour le temps, c’était assez neuf.

Il s’ouvrit à Gorenflot, et le pria d’écrireau roi sous sa dictée.

Gorenflot écrivit difficilement, c’est vrai,mais enfin il écrivit que Chicot s’était retiré au prieuré, que lechagrin d’avoir été obligé de se séparer de son maître, lorsquecelui-ci s’était réconcilié avec M. de Mayenne, avait altéré sasanté, qu’il avait essayé de lutter en se distrayant, mais que ladouleur avait été la plus forte, et qu’enfin il avait succombé.

De son côté, Chicot avait écrit lui-même unelettre au roi. Cette lettre, datée de 1580, était divisée en cinqparagraphes.

Chacun de ces paragraphes était censé écrit àun jour de distance et selon que la maladie faisait desprogrès.

Le premier paragraphe était écrit et signéd’une main assez ferme.

Le second était tracé d’une main mal assurée,et la signature, quoique lisible encore, était déjà forttremblée.

Il avait écrit Chic… à la fin dutroisième.

Chi… à la fin du quatrième.

Enfin il y avait un C avec un pâté àla fin du cinquième.

Ce pâté d’un mourant avait produit sur le roile plus douloureux effet.

C’est ce qui explique pourquoi il avait cruChicot fantôme et ombre.

Nous citerions bien ici la lettre de Chicot,mais Chicot était, comme on dirait aujourd’hui, un homme fortexcentrique, et comme le style est l’homme, son style épistolairesurtout était si excentrique que nous n’osons reproduire ici cettelettre, quelque effet que nous devions en attendre.

Mais on la retrouvera dans les Mémoires del’Étoile. Elle est datée de 1580, comme nous l’avons dit,« année des grands cocuages, » ajouta Chicot.

Au bas de cette lettre, et pour ne pas laisserse refroidir l’intérêt de Henri, Gorenflot ajoutait que, depuis lamort de son ami, le prieuré de Beaune lui était devenu odieux, etqu’il aimait mieux Paris.

C’était surtout ce post-scriptum que Chicotavait eu grand peine à tirer du bout des doigts de Gorenflot.Gorenflot, au contraire, se trouvait merveilleusement à Beaune, etPanurge aussi. Il faisait piteusement observer à Chicot que le vinest toujours frelaté quand on n’est point là pour le choisir surles lieux. Mais Chicot promit au digne prieur de venir en personnetous les ans faire sa provision de romanée, de volnay et dechambertin, et comme, sur ce point et sur beaucoup d’autres,Gorenflot reconnaissait la supériorité de Chicot, il finit parcéder aux sollicitations de son ami.

À son tour, en réponse à la lettre deGorenflot et aux derniers adieux de Chicot, le roi avait écrit desa propre main :

« Monsieur le prieur, vous donnerez unesainte et poétique sépulture au pauvre Chicot, que je regrette detoute mon âme, car c’était non seulement un ami dévoué, mais encoreun assez bon gentilhomme, quoiqu’il n’ait jamais pu voir lui-mêmedans sa généalogie au-delà de son trisaïeul. Vous l’entourerez defleurs, et ferez en sorte qu’il repose au soleil, qu’il aimaitbeaucoup, étant du midi. Quant à vous dont j’honore d’autant mieuxla tristesse que je la partage, vous quitterez, ainsi que vous m’entémoignez le désir, votre prieuré de Beaune. J’ai trop besoin àParis d’hommes dévoués et bons clercs pour vous tenir éloigné. Enconséquence, je vous nomme prieur des Jacobins, votre résidenceétant fixée près la porte Saint-Antoine, à Paris, quartier quenotre pauvre ami affectionnait tout particulièrement.

Votre affectionné HENRI, qui vous prie de nepas l’oublier dans vos saintes prières. »

Qu’on juge si un pareil autographe, sorti toutentier d’une main royale, fit ouvrir de grands yeux au prieur, s’iladmira la puissance du génie de Chicot, et s’il se hâta de prendreson vol vers les honneurs qui l’attendaient.

Car l’ambition avait poussé autrefois déjà, onse le rappelle, un de ces tenaces surgeons dans le cœur deGorenflot, dont le prénom avait toujours été Modeste, etqui, depuis déjà qu’il était prieur de Beaune, s’appelait domModeste Gorenflot.

Tout s’était passé à la fois selon les désirsdu roi et de Chicot. Un fagot d’épines, destiné à représenterphysiquement et allégoriquement le cadavre, avait été enterré ausoleil, au milieu des fleurs, sous un beau cep de vigne ;puis, une fois mort et enterré en effigie, Chicot avait aidéGorenflot à faire son déménagement.

Dom Modeste s’était vu installer en grandepompe au prieuré des Jacobins. Chicot avait choisi la nuit pour seglisser dans Paris. Il avait acheté, près de la porte Bussy, unepetite maison qui lui avait coûté trois cents écus ; et quandil voulait aller voir Gorenflot, il avait trois routes : cellede la ville, qui était plus courte ; celle des bords de l’eau,qui était la plus poétique ; enfin celle qui longeait lesmurailles de Paris, qui était la plus sûre.

Mais Chicot, qui était un rêveur, choisissaitpresque toujours celle de la Seine ; et comme, en ce temps, lefleuve n’était pas encore encaissé dans des murs de pierre, l’eauvenait, comme dit le poète, lécher ses larges rives, le longdesquelles, plus d’une fois, les habitants de la Cité purent voirla longue silhouette de Chicot se dessiner par les beaux clairs delune.

Une fois installé, et ayant changé de nom,Chicot s’occupa à changer de visage : il s’appelait RobertBriquet, comme nous le savons déjà, et marchait légèrement courbéen avant ; puis l’inquiétude et le retour successif de cinq ousix années l’avaient rendu à peu près chauve, si bien que sachevelure d’autrefois, crépue et noire, s’était, comme la mer aureflux, retirée de son front vers la nuque.

En outre, comme nous l’avons dit, il avaittravaillé cet art si cher aux mimes anciens, qui consiste àchanger, par de savantes contractions, le jeu naturel des muscleset le jeu habituel de la physionomie. Il était résulté de cetteétude assidue que, vu au grand jour, Chicot était, lorsqu’ilvoulait s’en donner la peine, un Robert Briquet véritable,c’est-à-dire un homme dont la bouche allait d’une oreille àl’autre, dont le menton touchait le nez, et dont les yeuxlouchaient à faire frémir ; le tout sans grimaces, mais nonsans charme pour les amateurs du changement, puisque de fine,longue et anguleuse qu’elle était, sa figure était devenue large,épanouie, obtuse et confite.

Il n’y avait que ses longs bras et ses jambesimmenses que Chicot ne put raccourcir ; mais, comme il étaitfort industrieux, il avait, ainsi que nous l’avons dit, courbé sondos, ce qui lui faisait les bras presque aussi longs que lesjambes.

Il joignit à ces exercices physionomiques laprécaution de ne lier de relations avec personne. En effet, sidisloqué que fût Chicot, il ne pouvait éternellement garder la mêmeposture. Comment alors paraître bossu à midi, quand on avait étédroit à dix heures, et quel prétexte à donner à un ami qui vousvoit tout à coup changer de figure, parce qu’en vous promenant aveclui vous rencontrez par hasard un visage suspect.

Robert Briquet pratiqua donc la vie dereclus ; elle convenait d’ailleurs à ses goûts ; toute sadistraction était d’aller rendre visite à Gorenflot, et d’acheveravec lui ce fameux vin de 1550, que le digne prieur s’était biengardé de laisser dans les caves de Beaune.

Mais les esprits vulgaires sont sujets auchangement, comme les grands esprits : Gorenflot changea, nonpas physiquement.

Il vit en sa puissance, et à sa discrétion,celui qui jusque-là avait tenu ses destinées entre ses mains.Chicot venant dîner au prieuré lui parut un Chicot esclave, etGorenflot, à partir de ce moment, pensa trop de soi, et pas assezde Chicot.

Chicot vit sans s’offenser le changement deson ami : ceux qu’il avait éprouvés près du roi Henril’avaient façonné à cette sorte de philosophie. Il s’observadavantage, et ce fut tout. Au lieu d’aller tous les deux jours auprieuré, il n’y alla plus qu’une fois la semaine, puis tous lesquinze jours, enfin tous les mois. Gorenflot était si gonflé qu’ilne s’en aperçut pas.

Chicot était trop philosophe pour êtresensible ; il rit sous cap de l’ingratitude de Gorenflot et segratta le nez et le menton, selon son ordinaire.

– L’eau et le temps, dit-il, sont lesdeux plus puissants dissolvants que je connaisse : l’un fendla pierre, l’autre l’amour-propre. Attendons ; et ilattendit.

Il était dans cette attente lorsque arrivèrentles événements que nous venons de raconter, et au milieu desquelsil lui parut surgir quelques-uns de ces événements nouveaux quiprésagent les grandes catastrophes politiques. Or comme son roi,qu’il aimait toujours, tout trépassé qu’il était, lui parut, aumilieu des événements futurs, courir quelques dangers analogues àceux dont il l’avait déjà préservé, il prit sur lui de luiapparaître à l’état de fantôme, et, dans ce seul but, de luiprésager l’avenir. Nous avons vu comment l’annonce de l’arrivéeprochaine de M. de Mayenne, annonce enveloppée dans le renvoi deJoyeuse, et que Chicot, avec son intelligence de singe, avait étéchercher au fond de son enveloppe, avait fait passer Chicot del’état de fantôme à la condition de vivant, et de la position deprophète à celle d’ambassadeur.

Maintenant que tout ce qui pourrait paraîtreobscur dans notre récit est expliqué, nous reprendrons, si noslecteurs le veulent bien, Chicot à sa sortie du Louvre, et nous lesuivrons jusqu’à sa petite maison du carrefour Bussy.

XVII – La Sérénade.

Pour aller du Louvre chez lui, Chicot n’avaitpas longue route à faire.

Il descendit sur la berge, et commença àtraverser la Seine sur un petit bateau qu’il dirigeait seul, etque, de la rive de Nesle, il avait amené et amarré au quai désertdu Louvre.

– C’est étrange, disait-il, en ramant eten regardant, tout en ramant, les fenêtres du palais dont uneseule, celle de la chambre du roi, demeurait éclairée, malgrél’heure avancée de la nuit ; c’est étrange, après bien desannées, Henri est toujours le même : d’autres ont grandi,d’autres se sont abaissés, d’autres sont morts, lui a gagnéquelques rides au visage et au cœur, voilà tout ; c’estéternellement le même esprit, faible et distingué, fantasque etpoétique ; c’est éternellement cette même âme égoïste,demandant toujours plus qu’on ne peut lui donner, l’amitié àl’indifférence, l’amour à l’amitié, le dévoûment à l’amour, etmalheureux roi, pauvre roi, triste, avec tout cela, plus qu’aucunhomme de son royaume. Il n’y a en vérité que moi, je crois, qui aisondé ce singulier mélange de débauche et de repentir, d’impiété etde superstition, comme il n’y a que moi aussi qui connaisse leLouvre, dans les corridors duquel tant de favoris ont passé allantà la tombe, à l’exil ou à l’oubli ; comme il n’y a que moi quimanie sans danger et qui joue avec cette couronne qui brûle lapensée de tant de gens, en attendant qu’elle leur brûle lesdoigts.

Chicot poussa un soupir plus philosophe quetriste, et appuya vigoureusement sur ses avirons.

– À propos, dit-il tout à coup, le roi nem’a point parlé d’argent pour le voyage : cette confiancem’honore en ce qu’elle me prouve que je suis toujours son ami.

Et Chicot se mit à rire silencieusement, commec’était son habitude ; puis, d’un dernier coup d’aviron, illança son bateau sur le sable fin où il demeura engravé.

Alors, attachant la proue à un pieu par unnœud dont il avait le secret, et qui, dans ces temps d’innocence,nous parlons par comparaison, était une sûreté suffisante, il sedirigea vers sa demeure, située, comme on sait, à deux portées defusil à peine du bord de la rivière.

En entrant dans la rue des Augustins, il futfort frappé et surtout fort surpris d’entendre résonner desinstruments et des voix qui remplissaient d’harmonie le quartier,si paisible d’ordinaire à ces heures avancées.

– On se marie donc par ici ?pensa-t-il tout d’abord ; ventre de biche ! je n’avaisque cinq heures à dormir et je vais être forcé de veiller, moi quine me marie pas.

En approchant, il vit une grande lueur dansersur les vitres des rares maisons qui peuplaient sa rue ; cettelueur était produite par une douzaine de flambeaux que portaientdes pages et des valets de pied, tandis que vingt-quatre musiciens,sous les ordres d’un Italien énergumène, faisaient rage de leursvioles, psaltérions, cistres, rebecs, violons, trompettes ettambours.

Cette armée de tapageurs était placée en belordre devant une maison que Chicot, non sans surprise, reconnutêtre la sienne.

Le général invisible qui avait dirigé cettemanœuvre avait disposé musiciens et pages de manière à ce que tous,le visage tourné vers la maison de Robert Briquet, l’œil attachésur les fenêtres, semblassent ne respirer, ne vivre, ne s’animerque pour cette contemplation.

Chicot demeura un instant stupéfait à regardertoute cette évolution et à écouter tout ce tintamarre.

Puis frappant ses deux cuisses de ses mainsosseuses :

– Mais, dit-il, il y a méprise ; ilest impossible que ce soit pour moi que l’on mène si grandbruit.

Alors, s’approchant davantage, il se mêla auxcurieux que la sérénade avait attirés, et regardant attentivementautour de lui, il s’assura que toute la lumière des torches sereflétait sur sa maison, comme toute l’harmonie s’yengouffrait : nul dans cette foule ne s’occupait, ni de lamaison en face, ni des maisons voisines.

– En vérité, se dit Chicot, c’est bienpour moi : est-ce que quelque princesse inconnue serait tombéeamoureuse de moi par hasard ?

Cependant cette supposition, toute flatteusequ’elle était, ne parut point convaincre Chicot.

Il se retourna vers la maison qui faisait faceà la sienne.

Les deux seules fenêtres de cette maison,placées au second, les seules qui n’eussent point de volets,absorbaient par intervalles des éclairs de lumière ; maisc’était pour son plaisir à elle, pauvre maison, qui paraissaitprivée de toute vue, veuve de tout visage humain.

– Il faut qu’on dorme durement dans cettemaison, dit Chicot, ventre de biche ! un pareil bacchanalréveillerait des morts !

Pendant toutes ces interrogations et toutesces réponses que Chicot se faisait à lui-même, l’orchestrecontinuait ses symphonies comme s’il eût joué devant une assembléede rois et d’empereurs.

– Pardon, mon ami, dit alors Chicot,s’adressant à un porte-flambeau, mais pourriez-vous, s’il vousplaît, me dire pour qui toute cette musique ?

– Pour le bourgeois qui habite là,répondit le valet en désignant à Chicot la maison de RobertBriquet.

– Pour moi, reprit Chicot, décidémentc’est pour moi.

Chicot perça la foule pour lire l’explicationde l’énigme sur la manche et sur la poitrine des pages ; maistout blason avait soigneusement disparu sous une espèce de tabarcouleur de muraille.

– À qui êtes-vous, mon ami ? demandaChicot à un tambourin qui chauffait ses doigts avec son haleine,n’ayant rien à tambouriner en ce moment-là.

– Au bourgeois qui loge ici, réponditl’instrumentiste, désignant avec sa baguette le logis de RobertBriquet.

– Ah ! ah ! dit Chicot, nonseulement ils sont ici pour moi, mais ils sont à moi. De mieux enmieux ; enfin nous allons bien voir.

Et armant son visage de la plus compliquéegrimace qu’il pût trouver, il coudoya de droite et de gauche pages,laquais, musiciens, afin de gagner la porte, manœuvre à laquelle ilparvint non sans difficulté, et là, visible et resplendissant dansle cercle formé par les porte-flambeaux, il tira sa clef de sapoche, ouvrit la porte, entra, repoussa la porte et ferma lesverrous.

Puis, montant à son balcon, il apporta sur lasaillie une chaise de cuir, s’y installa commodément, le mentonappuyé sur la rampe, et là sans paraître remarquer les rires quiaccueillaient son apparition :

– Messieurs, dit-il, ne vous trompez-vouspoint, et vos trilles, cadences et roulades, sont-elles bien à monadresse ?

– Vous êtes maître Robert Briquet ?demanda le directeur de tout cet orchestre.

– En personne.

– Eh bien ! nous sommes tout à votreservice, monsieur, répliqua l’Italien, avec un mouvement de bâtonqui souleva une nouvelle bourrasque de mélodie.

– Décidément, c’est inintelligible, sedit Chicot en promenant ses yeux actifs sur toute cette foule etsur les maisons du voisinage.

Tout ce que les maisons avaient d’habitantsétaient à leurs fenêtres, sur le seuil de leurs maisons, ou mêlésaux groupes qui stationnaient devant la porte.

Maître Fournichon, sa femme et toute la suitedes quarante-cinq, femmes, enfants et laquais, peuplaient lesouvertures de l’Épée du fier Chevalier.

Seule, la maison en face était sombre, muettecomme un tombeau.

Chicot cherchait toujours des yeux le mot decette indéchiffrable énigme, quand tout à coup il crut voir, sousl’auvent même de sa maison, à travers les fentes du plancher dubalcon, un peu au-dessous de ses pieds, un homme tout enveloppéd’un manteau de couleur sombre, portant chapeau noir, plume rougeet longue épée, lequel, croyant n’être point vu, regardait de touteson âme la maison en face, cette maison, déserte, muette etmorte.

De temps en temps le chef d’orchestre quittaitson poste pour aller parler bas à cet homme.

Chicot devina bien vite que tout l’intérêt dela scène était là, et que ce chapeau noir cachait une figure degentilhomme.

Dès lors toute son attention fut pour cepersonnage : le rôle d’observateur lui était facile, saposition sur la rampe du balcon permettait à sa vue de distinguerdans la rue et sous l’auvent ; il réussit donc à suivre chaquemouvement du mystérieux inconnu dont la première imprudence nepouvait manquer de lui dévoiler les traits.

Tout à coup, et tandis que Chicot était toutabsorbé dans ces observations, un cavalier, suivi de deux écuyers,parut à l’angle de la rue, et chassa énergiquement, à coups dehoussine, les curieux qui s’obstinaient à faire galerie auxmusiciens.

– M. Joyeuse, murmura Chicot, quireconnut dans le cavalier le grand-amiral de France, botté etéperonné par ordre du roi.

Les curieux dispersés, l’orchestre se tut.

Probablement un signe du maître lui avaitimposé le silence.

Le cavalier s’approcha du gentilhomme cachésous l’auvent.

– En bien ! Henri, lui demanda-t-il,quoi de nouveau ?

– Rien, mon frère, rien.

– Rien !

– Non, elle n’a pas même paru.

– Ces drôles n’ont donc point faitvacarme !

– Ils ont assourdi tout le quartier.

– Ils n’ont donc pas crié, comme on leleur avait recommandé, qu’ils jouaient en l’honneur de cebourgeois ?

– Ils l’ont si bien crié qu’il est là enpersonne, sur son balcon, écoutant la sérénade.

– Et elle n’a point paru ?

– Ni elle ni personne.

– L’idée était ingénieuse, cependant, ditJoyeuse piqué, car enfin elle pouvait, sans se compromettre, fairecomme tous ces braves gens et profiter de la musique donnée à sonvoisin.

Henri secoua la tête.

– Ah ! l’on voit bien que vous ne laconnaissez point, mon frère, dit-il.

– Si fait, si fait, je la connais ;c’est-à-dire que je connais toutes les femmes, et comme elle estcomprise dans le nombre, eh bien ! ne nous décourageonspas.

– Oh ! mon Dieu, mon frère, vous medites cela d’un ton tout découragé.

– Pas le moins du monde ; seulementà partir d’aujourd’hui, il faut que chaque soir le bourgeois ait sasérénade.

– Mais elle va déménager.

– Pourquoi, si tu ne dis rien, si tu nela désignes pas, si tu restes toujours caché ? Le bourgeoisa-t-il parlé quand on lui a fait cette galanterie ?

– Il a harangué l’orchestre. Eh !tenez, mon frère, le voilà qui va parler encore.

En effet, Briquet, décidé à tirer la chose auclair, se levait pour interroger une seconde fois le chef del’orchestre.

– Taisez-vous, là-haut, et rentrez, criaAnne de mauvaise humeur ; que diable ! puisque vous avezeu votre sérénade, vous n’avez rien à dire, tenez-vous donc enrepos.

– Ma sérénade, ma sérénade, réponditChicot de l’air le plus gracieux ; mais je veux savoir aumoins à qui elle est adressée, ma sérénade.

– À votre fille, imbécile !

– Pardon, monsieur, mais je n’ai pas defille.

– À votre femme alors.

– Grâce à Dieu ! je ne suis pasmarié.

– Alors à vous, à vous en personne.

– Oui, à toi, et si tu ne rentrespas.

Joyeuse, joignant l’effet à la menace, poussason cheval vers le balcon de Chicot, et cela, tout au travers desinstrumentistes.

– Ventre de biche ! cria Chicot, sila musique est pour moi, qui donc vient ici m’écraser mamusique ?

– Vieux fou ! grommela Joyeuse enlevant la tête, si tu ne caches pas ta laide figure dans ton nid decorbeau, les musiciens vont te casser leurs instruments sur lanuque.

– Laissez ce pauvre homme, mon frère, ditdu Bouchage ; le fait est qu’il doit être fort étonné.

– Et pourquoi s’étonne-t-il,morbleu ! D’ailleurs tu vois bien qu’en faisant naître unequerelle, nous attirerons quelqu’un à la fenêtre ; donc,rossons le bourgeois, brûlons sa maison s’il le faut, mais,corbleu ! remuons-nous, remuons-nous !

– Par pitié, mon frère, dit Henri,n’extorquons pas l’attention de cette femme, nous sommesvaincus ; résignons-nous.

Briquet n’avait pas perdu un mot de ce dernierdialogue qui avait introduit un grand jour dans ses idées encoreconfuses ; il faisait donc mentalement ses préparatifs dedéfense, connaissant l’humeur de celui qui l’attaquait.

Mais Joyeuse, se rendant au raisonnement deHenri, n’insista point davantage ; il congédia pages, valets,musiciens et maestro.

Puis tirant son frère à part :

– Tu me vois au désespoir, dit-il, toutconspire contre nous.

– Que veux-tu dire ?

– Le temps me manque pour t’aider.

– En effet, tu es en costume de voyage,je n’avais point encore remarqué cela.

– Je pars cette nuit pour Anvers avec unemission du roi.

– Quand donc te l’a-t-ildonnée ?

– Ce soir.

– Mon Dieu !

– Viens avec moi, je t’ensupplie ?

Henri laissa tomber ses bras.

– Me l’ordonnez-vous, mon frère ?demanda-t-il, pâlissant à l’idée de ce départ.

Anne fit un mouvement.

– Si vous l’ordonnez, continua Henri,j’obéirai.

– Je te prie, du Bouchage, rien autrechose.

– Merci, mon frère.

Joyeuse haussa les épaules.

– Tant que vous voudrez, Joyeuse ;mais, voyez-vous, s’il me fallait renoncer à passer les nuits danscette rue, s’il me fallait cesser de regarder cette fenêtre…

– Eh bien ?

– Je mourrais.

– Pauvre fou !

– Mon cœur est là, voyez-vous, mon frère,dit Henri en étendant la main vers la maison, ma vie est là ;ne me demandez pas de vivre, si vous m’arrachez le cœur de lapoitrine.

Le duc croisa ses bras avec une colère mêléede pitié, mordit sa fine moustache, et après avoir réfléchi pendantquelques minutes de silence :

– Si notre père vous priait, Henri,dit-il, de vous laisser soigner par Miron, qui est un philosophe enmême temps que médecin…

– Je répondrais à notre père que je nesuis point malade, que ma tête est saine, et que Miron ne guéritpas du mal d’amour.

– Il faut donc adopter votre façon devoir, Henri ; mais pourquoi irais-je m’inquiéter ? Cettefemme est femme, vous êtes persévérant, rien n’est donc désespéré,et à mon retour je vous verrai plus allègre, plus jovial et pluschantant que moi.

– Oui, oui, mon bon frère, reprit lejeune homme en serrant les mains de son ami ; oui, jeguérirai, oui, je serai heureux, oui, je serai allègre ; mercide votre amitié, merci ! c’est mon bien le plus précieux.

– Après votre amour.

– Avant ma vie.

Joyeuse, profondément touché malgré safrivolité apparente, interrompit brusquement son frère.

– Partons-nous ? dit-il ; voilàque les flambeaux sont éteints, les instruments au dos desmusiciens, les pages en route.

– Allez, allez, mon frère, je vous suis,dit du Bouchage en soupirant de quitter la rue.

– Je vous entends, dit Joyeuse ; ledernier adieu à la fenêtre, c’est juste. Alors adieu aussi pourmoi, Henri.

Henri passa ses bras au cou de son frère, quise penchait pour l’embrasser.

– Non, dit-il, je vous accompagneraijusqu’aux portes ; attendez-moi seulement à cent pas d’ici. Encroyant la rue solitaire, peut-être se montrera-t-elle.

Anne poussa son cheval vers l’escorte arrêtéeà cent pas.

– Allons, allons, dit-il, nous n’avonsplus besoin de vous jusqu’à nouvel ordre ; partez.

Les flambeaux disparurent, les conversationsdes musiciens et les rires des pages s’éteignirent, comme aussi lesderniers gémissements arrachés aux cordes des violes et des luthspar le frôlement d’une main égarée.

Henri donna un dernier regard à la maison,envoya une dernière prière aux fenêtres, et rejoignit lentement, eten se retournant sans cesse, son frère, que précédaient les deuxécuyers.

Robert Briquet, voyant les deux jeunes genspartir avec les musiciens, jugea que le dénoûment de cette scène,si toutefois cette scène devait avoir un dénoûment, allait avoirlieu.

En conséquence, il se retira bruyamment dubalcon et ferma la fenêtre.

Quelques curieux obstinés demeurèrent encorefermes à leur poste ; mais, au bout de dix minutes, le pluspersévérant avait disparu.

Pendant ce temps, Robert Briquet avait gagnéle toit de sa maison, dentelé comme celui des maisons flamandes, etse cachant derrière une de ces dentelures, il observait lesfenêtres d’en face.

Sitôt que le bruit eut cessé dans la rue,qu’on n’entendit plus ni instruments, ni pas, ni voix ; sitôtque tout enfin fut rentré dans l’ordre accoutumé, une des fenêtressupérieures de cette maison étrange s’ouvrit mystérieusement, etune tête prudente s’avança au dehors.

– Plus rien, murmura une voix d’homme,par conséquent plus de danger ; c’était quelque mystificationà l’adresse de notre voisin ; vous pouvez quitter votrecachette, madame, et redescendre chez vous.

À ces mots, l’homme referma la fenêtre, fitjaillir le feu d’une pierre, et alluma une lampe qu’il tendit versun bras allongé pour la recevoir.

Chicot regardait de toutes les forces de saprunelle.

Mais il n’eut pas plus tôt aperçu la pâle etsublime figure de la femme qui recevait cette lampe, il n’eut pasplus tôt saisi le regard doux et triste qui fut échangé entre leserviteur et la maîtresse, qu’il pâlit lui-même et sentit comme unfrisson glacé courant dans ses veines.

La jeune femme, à peine avait-ellevingt-quatre ans, la jeune femme alors descendit l’escalier :son serviteur la suivit.

– Ah ! murmura Chicot, passant lamain sur son front pour en essuyer la sueur, et comme si en mêmetemps il eût voulu chasser une vision terrible, ah ! comte duBouchage, brave, beau jeune homme, amoureux insensé qui parlesmaintenant de devenir joyeux, chantant et allègre, passe ta deviseà ton frère, car jamais plus tu ne diras : hilariter.[1]

Puis il descendit à son tour dans sa chambre,le front assombri comme s’il fût descendu dans quelque passeterrible, dans quelque abîme sanglant, et s’assit dans l’ombre,subjugué, lui, le dernier, mais le plus complètement peut-être, parl’incroyable influence de mélancolie qui rayonnait du centre decette maison.

XVIII – La bourse de Chicot

Chicot passa toute la nuit à rêver sur sonfauteuil. Rêver est le mot, car, en vérité, ce furent moins despensées qui l’occupèrent que des rêves.

Revenir au passé, voir s’éclairer au feu d’unseul regard toute une époque presque effacée déjà de la mémoire, cen’est pas penser. Chicot habita toute la nuit un monde déjà laissépar lui bien en arrière, et peuplé d’ombres illustres ou gracieusesque le regard de la femme pâle, semblable à une lampe fidèle, luimontrait défilant une à une devant lui avec son cortège desouvenirs heureux et terribles.

Chicot, qui regrettait tant son sommeil enrevenant du Louvre, ne songea pas même à se coucher. Aussi quandl’aube vint argenter les vitraux de sa fenêtre :

– L’heure des fantômes est passée,dit-il, il s’agit de songer un peu aux vivants.

Il se leva, ceignit sa longue épée, jeta surses épaules un surtout de laine lie de vin, d’un tissu impénétrableaux plus fortes pluies, et, avec la stoïque fermeté du sage, ilexamina d’un coup d’œil le fond de sa bourse et la semelle de sessouliers.

Ceux-ci parurent à Chicot dignes de commencerune campagne ; celle-là méritait une attentionparticulière.

Nous ferons donc une halte à notre récit pourprendre le temps de la décrire à nos lecteurs.

Chicot, homme d’ingénieuse imagination, commechacun sait, avait creusé la maîtresse poutre qui traversait samaison de bout en bout, concourant ainsi à la fois à l’ornement,car elle était peinte de diverses couleurs, et à la solidité, carelle avait dix-huit pouces au moins de diamètre.

Dans cette poutre, au moyen d’une concavitéd’un pied et demi de long sur six pouces de large, il s’était faitun coffre-fort dont les flancs contenaient mille écus d’or.

Or, voici le calcul que s’était faitChicot.

– Je dépense par jour, avait-il dit, lavingtième partie d’un de ces écus : j’ai donc là de quoi vivrevingt mille jours. Je ne les vivrai jamais, mais je puis aller à lamoitié ; et puis, à mesure que je vieillirai, mes besoins etpar conséquent mes dépenses s’augmenteront, car encore faut-il quele bien-être progresse en proportion de la diminution de la vie.Tout cela me fait vingt-cinq ou trente bonnes années à vivre.Allons, c’est, Dieu merci ! bien assez.

Chicot se trouvait donc, grâce au calcul quenous venons de faire après lui, un des plus riches rentiers de laville de Paris, et cette tranquillité sur son avenir lui donnait uncertain orgueil.

Non pas que Chicot fût avare, longtemps mêmeil avait été prodigue ; mais la misère lui faisait horreur,car il savait qu’elle tombe comme un manteau de plomb sur lesépaules, et qu’elle courbe les plus forts.

Ce matin donc, en ouvrant sa caisse pour faireses comptes vis-à-vis de lui-même, il se dit :

– Ventre de biche ! le siècle estdur et les temps ne sont point à la générosité. Je n’ai pas dedélicatesse à faire avec Henri, moi. Ces mille écus d’or neviennent pas même de lui, mais d’un oncle qui m’en avait promis sixfois davantage : il est vrai que cet oncle était garçon. S’ilfaisait nuit encore, j’irais prendre cent écus dans la poche duroi, mais il est jour, et je n’ai plus de ressources qu’enmoi-même… et en Gorenflot.

Cette idée de tirer de l’argent de Gorenflotfit sourire son digne ami.

– Il ferait beau voir, continua-t-il, quemaître Gorenflot, qui me doit sa fortune, refusât cent écus à sonami pour le service du roi qui l’a nommé prieur des Jacobins.

Ah ! continua-t-il en hochant la tête, cen’est plus Gorenflot.

Oui, mais Robert Briquet est toujoursChicot.

Mais cette lettre du roi, cette fameuse épîtredestinée à incendier la cour de Navarre, je devais l’aller chercheravant le jour, et voilà que le jour est venu. Bah ! cetexpédient, je l’aurai, et même il frappera un terrible coup sur lecrâne de Gorenflot, si sa cervelle me paraît trop dure àpersuader.

En route, donc.

Chicot rajusta la planche qui fermait sacachette, l’assura avec quatre clous, la recouvrit de la dalle surlaquelle il sema la poussière convenable à boucher des jointures,puis, prêt au départ, il regarda une dernière fois cette petitechambre où, depuis bien des heureux jours, il était impénétrable etgardé comme le cœur dans la poitrine.

Puis il donna son coup d’œil à la maison d’enface.

– Au fait, se dit-il, ces diables deJoyeuse pourraient bien, une belle nuit, mettre le feu à mon hôtelpour attirer un instant à sa fenêtre la dame invisible. Eh !eh ! mais s’ils brûlaient ma maison, c’est qu’en même tempsils feraient un lingot de mes mille écus ! En vérité, je croisque je ferais prudemment d’enfouir la somme. Allons donc ! ehbien ! si messieurs de Joyeuse brûlent ma maison, le roi me lapaiera.

Ainsi rassuré, Chicot ferma sa porte dont ilemporta la clef ; puis comme il sortait pour gagner le bord dela rivière :

– Eh ! eh ! dit-il, ce NicolasPoulain pourrait fort bien venir ici, trouver mon absence suspecte,et… Ah ça ! mais ce matin je n’ai que des idées de lièvre. Enroute, en route !

Comme Chicot fermait la porte de la rue, avecnon moins de soin qu’il avait fermé la porte de sa chambre, ilaperçut à sa fenêtre le serviteur de la dame inconnue qui prenaitl’air, espérant sans doute, vu le bon matin, n’être pointaperçu.

Cet homme, comme nous l’avons déjà dit, étaitcomplètement défiguré par une blessure reçue à la tempe gauche etqui s’étendait sur une partie de la joue. L’un de ses sourcils, enoutre, déplacé par la violence du coup, cachait presque entièrementl’œil gauche, renfoncé dans son orbite.

Chose étrange ! avec ce front chauve etsa barbe grisonnante, il avait le regard vif, et comme unefraîcheur de jeunesse sur la joue qui avait été épargnée.

À l’aspect de Robert Briquet qui descendait leseuil de sa porte, il se couvrit la tête de son capuchon.

Il fit un mouvement pour rentrer, mais Chicotlui fit un signe pour qu’il demeurât.

– Voisin ! lui cria Chicot, letintamarre d’hier m’a dégoûté de ma maison ; je vais allerquelques semaines à ma métairie : seriez-vous assez obligeantpour donner de temps en temps un coup d’œil de ce côté ?

– Oui, monsieur, répondit l’inconnu, bienvolontiers.

– Et si vous aperceviez des larrons…

– J’ai une bonne arquebuse, monsieur,soyez tranquille.

– Merci. Toutefois j’aurais encore unservice à vous demander, mon voisin.

– Parlez, je vous écoute.

Chicot sembla mesurer de l’œil la distance quile séparait de son interlocuteur.

– C’est bien délicat à vous crier de siloin, cher voisin, dit-il.

– Je vais descendre alors, réponditl’inconnu.

En effet, Chicot le vit disparaître, et commependant cette disparition il s’était rapproché de la maison, ilentendit son pas s’approcher, puis la porte s’ouvrit, et ils setrouvèrent face à face.

Cette fois le serviteur avait complètementenveloppé son visage dans son capuchon.

– Il fait bien froid, ce matin, dit-il,pour dissimuler ou excuser cette mystérieuse précaution.

– Une bise glaciale, mon voisin, répliquaChicot, affectant de ne pas regarder son interlocuteur pour lemettre plus à l’aise.

– Je vous écoute, monsieur.

– Voici, reprit Chicot je pars.

– Vous m’avez déjà fait l’honneur de mele dire.

– Je m’en souviens parfaitement ;mais en partant je laisse de l’argent chez moi.

– Tant pis, monsieur, tant pis,emportez-le.

– Non pas, l’homme est plus lourd etmoins résolu quand il cherche à sauver sa bourse en même temps quesa vie. Je laisse donc ici de l’argent bien caché toutefois, sibien caché même que je n’ai à redouter qu’une mauvaise chanced’incendie. Si cela m’arrivait, veuillez, vous qui êtes mon voisin,surveiller la combustion de certaine grosse poutre dont vous voyezlà, à droite, le bout sculpté en forme de gargouille, surveillez,dis-je, et cherchez dans les cendres.

– En vérité, monsieur, dit l’inconnu avecun mécontentement visible, vous me gênez fort. Cette confidenceserait mieux faite à un ami qu’à un homme que vous ne connaissezpas, que vous ne pouvez connaître.

Tout en disant ces mots, son œil brillantinterrogeait la grimace doucereuse de Chicot.

– C’est vrai, répondit celui-ci, je nevous connais pas ; mais je suis très confiant aux physionomieset je trouve que votre physionomie celle est d’un honnêtehomme.

– Voyez cependant, monsieur, de quelleresponsabilité vous me chargez. Ne se peut-il pas aussi que toutecette musique ennuie ma maîtresse comme elle vous a ennuyévous-même, et qu’alors nous déménagions ?

– Eh bien, répondit Chicot, alors toutest dit, et ce n’est point à vous que je m’en prendrai, voisin.

– Merci de la confiance que voustémoignez à un pauvre inconnu, dit le serviteur ens’inclinant ; je tâcherai de m’en montrer digne.

Et saluant Chicot, il se retira chez lui.

Chicot, de son côté, le saluaaffectueusement ; puis voyant la porte refermée surlui :

– Pauvre jeune homme ! murmura-t-il,voilà pour cette fois un vrai fantôme ; et cependant je l’aivu si gai, si vivant, si beau !

XIX – Le prieuré des jacobins

Le prieuré dont le roi avait fait don àGorenflot, pour récompenser ses loyaux services et surtout sabrillante faconde, était situé à deux portées de mousquet, à peuprès, de l’autre côté de la porte Saint-Antoine.

C’était alors un quartier fort noblementfréquenté, que le quartier de la porte Saint-Antoine, le roifaisant de nombreuses visites au château de Vincennes, que l’onappelait encore à cette époque le bois de Vincennes.

Ça et là sur la route du donjon, quelquespetites maisons de grands seigneurs, avec des jardins charmants etdes cours magnifiques, faisaient comme un apanage au château, etbon nombre de rendez-vous s’y donnaient, dont, malgré la maniequ’avait alors le moindre bourgeois de s’occuper des affaires del’État, nous oserons dire que la politique était soigneusementexclue.

Il résultait de ces allées et venues de lacour, que la route, toute proportion gardée, avait alorsl’importance qu’ont conquise aujourd’hui les Champs-Élysées.

C’était, on en conviendra, une belle positionpour le prieuré qui se levait fièrement, à droite du chemin deVincennes.

Ce prieuré se composait d’un quadrilatère debâtiments, enfermant une énorme cour plantée d’arbres, d’un jardinpotager situé derrière les bâtiments, et d’une foule de dépendancesqui donnaient à ce prieuré l’étendue d’un village.

Deux cents religieux jacobins occupaient lesdortoirs situés au fond de la cour, parallèlement à la route.

Sur le devant, quatre belles fenêtres, avec unseul balcon de fer régnant le long de ces quatre fenêtres,donnaient aux appartements du prieuré l’air, le jour et la vie.

Semblable à une ville que l’on présume pouvoirêtre assiégée, le prieuré trouvait en lui toutes ses ressources surles territoires tributaires de Charonne, de Montreuil et deSaint-Mandé. Ses pâturages engraissaient un troupeau toujourscomplet de cinquante bœufs et de quatre-vingt-dix-neufmoutons ; les ordres religieux, soit tradition, soit loiécrite, ne pouvaient rien posséder par cent.

Un palais particulier abritait aussiquatre-vingt-dix-neuf porcs d’une espèce particulière, qu’élevaitavec amour ; et surtout avec amour-propre, un charcutierchoisi par dom Modeste lui-même.

De ce choix honorable, le charcutier étaitredevable aux exquises saucisses, aux oreilles farcies et auxboudins à la ciboulette qu’il fournissait autrefois à l’hôtelleriede la Corne-d’Abondance. Dom Modeste, reconnaissant des bons repasqu’il avait faits autrefois chez maître Bonhommet, acquittait ainsiles dettes de frère Gorenflot.

Il est inutile de parler des offices et de lacave. L’espalier du prieuré, exposé au levant et au midi, donnaitdes pêches, des abricots et des raisins incomparables ; enoutre, des conserves de ces fruits et des pâtes sucrées étaientconfectionnées par un certain frère Eusèbe, auteur du fameux rocherde confitures que l’Hôtel-de-Ville de Paris avait offert aux deuxreines, lors du dernier banquet de cérémonie qui avait eu lieu.

Quant à la cave, Gorenflot l’avait montéelui-même en démontant toutes celles de Bourgogne, car il avaitcette prédilection innée chez tous les véritables buveurs, lesquelsprétendent, en général, que le vin de Bourgogne est le seul quisoit véritablement du vin.

C’est au sein de ce prieuré, véritable paradisde paresseux et de gourmands, dans cet appartement somptueux dupremier étage, dont le balcon donne sur le grand chemin, que nousallons retrouver Gorenflot, orné d’un menton de plus, et de cettesorte de gravité vénérable que l’habitude constante du repos et dubien-être donne aux physionomies les plus vulgaires.

Dans sa robe blanche comme la neige, avec soncollet noir qui réchauffe ses larges épaules, Gorenflot n’a plusautant de liberté de geste que dans sa robe grise de simple moine,mais il a plus de majesté.

Sa main grasse comme une éclanche s’appuie surun in-quarto qu’elle couvre complètement ; ses deux gros piedsécrasent un chauffe-doux, et ses bras n’ont plus assez de longueurpour faire une ceinture à son ventre.

Sept heures et demie du matin viennent desonner. Le prieur s’est levé le dernier, profitant de la règle quidonne au chef une heure de sommeil de plus qu’aux autresmoines ; mais il continue tranquillement sa nuit dans un grandfauteuil à oreilles, moelleux comme un édredon.

L’ameublement de la chambre où sommeille ledigne abbé est plus mondain que religieux : une table à piedstournés et couverte d’un riche tapis, des tableaux de religiongalante, singulier mélange d’amour et de dévotion, qu’on ne trouvequ’à cette époque-là dans l’art ; des vases précieux d’égliseou de table sur des dressoirs ; aux fenêtres, de grandsrideaux de brocart vénitien, plus splendides, malgré leur vétusté,que les plus chères étoffes neuves ; voilà le détail desrichesses dont était devenu possesseur dom Modeste Gorenflot, etcela par la grâce de Dieu, du roi, et surtout de Chicot.

Donc le prieur dormait sur son fauteuil,tandis que le jour venait lui faire sa visite quotidienne, etcaressait de ses lueurs argentées les tons purpurins et nacrés duvisage du dormeur.

La porte de la chambre s’ouvrit doucement, etdeux moines entrèrent sans réveiller le prieur.

Le premier était un homme de trente àtrente-cinq ans, maigre, blême, et nerveusement cambré dans sa robede jacobin : il portait la tête haute ; son regard,décoché comme un trait de ses yeux de faucon, commandait avant mêmequ’il eût parlé, et cependant ce regard s’adoucissait par le jeu delongues paupières blanches qui faisaient ressortir en s’abaissantle large cercle de bistre dont ses yeux étaient bordés.

Mais quand au contraire brillait cetteprunelle noire entre ces sourcils épais et cet encadrement fauve del’orbite, on eût dit l’éclair qui jaillit des plis de deux nuagesde cuivre.

Ce moine s’appelait frère Borromée : ilétait depuis trois semaines trésorier du couvent.

L’autre était un jeune homme de dix-sept àdix-huit ans, aux yeux noirs et vifs, à la mine hardie, au mentonsaillant, de petite taille, mais bien prise, et qui, ayantretroussé ses larges manches, laissait voir avec une sorted’orgueil deux bras nerveux prompts à gesticuler.

– Le prieur dort encore, frère Borromée,dit le plus jeune des deux moines à l’autre ; leréveillerons-nous ?

– Gardons-nous-en bien, frère Jacques,répliqua le trésorier.

– En vérité, c’est dommage d’avoir unprieur qui dorme si longtemps, reprit le jeune frère, car on auraitpu essayer les armes ce matin. Avez-vous remarqué quelles bellescuirasses et quelles belles arquebuses il y a dans lenombre ?

– Silence, mon frère ! vous allezêtre entendu.

– Quel malheur ! reprit le petitmoine en frappant du pied un coup qui fut assourdi par l’épaistapis, quel malheur ! il fait si beau aujourd’hui, la cour estsi sèche ! quel bel exercice on ferait, frèretrésorier !

– Il faut attendre, mon enfant, dit frèreBorromée avec une feinte soumission, démentie par le feu de sesregards.

– Mais que n’ordonnez-vous toujours quel’on distribue les armes ? répliqua impétueusement Jacques enrelevant ses manches retombées.

– Moi, ordonner ?

– Oui, vous.

– Je ne commande pas, vous le savez bien,mon frère, reprit Borromée avec componction ; ne voilà-t-ilpas le maître là ?

– Sur ce fauteuil… endormi… quand tout lemonde veille, dit Jacques d’un ton moins respectueux qu’impatient…le maître ?

Et un regard de superbe intelligence semblavouloir pénétrer jusqu’au fond du cœur de frère Borromée.

– Respectons son rang et son sommeil, ditcelui-ci en s’avançant au milieu de la chambre, et cela simalheureusement, qu’il renversa un escabeau sur le parquet.

Bien que le tapis eût amorti le bruit dutabouret comme il avait amorti celui du coup de talon de frèreJacques, dom Modeste, à ce bruit, fit un bond et s’éveilla.

– Qui va là ? s’écria-t-il de lavoix tressaillante d’une sentinelle endormie.

– Seigneur prieur, dit frère Borromée,pardonnez si nous troublons votre pieuse méditation ; mais jeviens prendre vos ordres.

– Ah ! bonjour, frère Borromée, fitGorenflot avec un léger signe de tête.

Puis après un moment de réflexion, pendantlequel il était évident qu’il venait de tendre toutes les cordes desa mémoire :

– Quels ordres ? demanda-t-il enclignant trois ou quatre fois des yeux.

– Relativement aux armes et auxarmures.

– Aux armes ? aux armures ?demanda Gorenflot.

– Sans doute, Votre Seigneurie a commandéd’apporter des armes et des armures.

– À qui cela ?

– À moi.

– À vous ?… J’ai commandé des armes,moi ?

– Sans aucun doute, seigneur prieur, ditBorromée d’une voix égale et ferme.

– Moi ! répéta dom Modeste au comblede l’étonnement, moi ! et quand cela ?

– Il y a huit jours.

– Ah ! s’il y a huit jours… Maispourquoi faire, des armes ?

– Vous m’avez dit, seigneur, et je vaisrépéter vos propres paroles, vous m’avez dit : Frère Borromée,il serait bon de se procurer des armes pour armer nos moines et nosfrères ; les exercices gymnastiques développent les forces ducorps, comme les pieuses exhortations développent celles del’esprit.

– J’ai dit cela ? fit Gorenflot.

– Oui, révérend prieur, et moi, frèreindigne et obéissant, je me suis hâté d’accomplir vos ordres, et jeme suis procuré des armes de guerre.

– Voilà qui est étrange, murmuraGorenflot, je ne me souviens de rien de tout cela.

– Vous avez même ajouté, révérend prieur,ce texte latin : Militat spiritu, militat gladio.

– Oh ! s’écria dom Modeste enouvrant démesurément les yeux, j’ai ajouté le texte ?

– J’ai la mémoire fidèle, révérendprieur, répondit Borromée en baissant modestement sespaupières.

– Si je l’ai dit, reprit Gorenflot ensecouant doucement la tête de haut en bas, c’est que j’ai eu mesraisons pour le dire, frère Borromée. En effet, cela a toujours étémon opinion, qu’il fallait exercer le corps ; et quand j’étaissimple moine, j’ai combattu de la parole et de l’épée :Militat… spiritus… Très bien, frère Borromée ;c’était une inspiration du Seigneur.

– Je vais donc achever d’exécuter vosordres, révérend prieur, dit Borromée en se retirant avec frèreJacques, qui, tout frissonnant de joie, le tirait par le bas de sarobe.

– Allez, dit majestueusementGorenflot.

– Ah ! seigneur prieur, reprit frèreBorromée en rentrant quelques secondes après sa disparition,j’oubliais…

– Quoi ?

– Il y a au parloir un ami de VotreSeigneurie qui demande à vous parler.

– Comment se nomme-t-il ?

– Maître Robert Briquet.

– Maître Robert Briquet, repritGorenflot, ce n’est point un ami, frère Borromée, c’est une simpleconnaissance.

– Alors Votre Révérence ne le recevrapoint ?

– Si fait, si fait, dit nonchalammentGorenflot, cet homme me distrait ; faites-le monter.

Frère Borromée salua une seconde fois etsortit. Quant à frère Jacques, il n’avait fait qu’un bond del’appartement du prieur à la chambre où étaient déposées lesarmes.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit etChicot parut.

XX – Les deux amis

Dom Modeste ne quitta point la positionbéatement inclinée qu’il avait prise.

Chicot traversa la chambre pour venir àlui.

Seulement le prieur voulut bien pencherdoucement sa tête pour indiquer au nouveau venu qu’ill’apercevait.

Chicot ne parut pas un seul instant s’étonnerde l’indifférence du prieur ; il continua de marcher, puis,lorsqu’il fut à une distance respectueusement mesurée, il lesalua.

– Bonjour, monsieur le prieur,dit-il.

– Ah ! vous voilà, fit Gorenflot,vous ressuscitez à ce qu’il paraît ?

– Est-ce que vous m’avez cru mort,monsieur le prieur.

– Dame ! on ne vous voyait plus.

– J’avais affaire.

– Ah !

Chicot savait qu’à moins d’être échauffé pardeux ou trois bouteilles de vieux bourgogne, Gorenflot était avarede paroles. Or, comme selon toute probabilité, vu l’heure peuavancée de la journée, Gorenflot était encore à jeun, il prit unbon fauteuil et s’installa silencieusement au coin de la cheminée,en étendant ses pieds sur les chenets et en appuyant ses reins audossier moelleux.

– Est-ce que vous déjeunerez avec moi,monsieur Briquet ? demanda dom Modeste.

– Peut-être, seigneur prieur.

– Il ne faudrait pas m’en vouloir,monsieur Briquet, s’il me devenait impossible de vous donner toutle temps que je voudrais.

– Eh ! qui diable vous demande votretemps, monsieur le prieur ? ventre de biche ! je ne vousdemandais pas même à déjeuner, et c’est vous qui me l’avezoffert.

– Assurément, monsieur Briquet, fit domModeste avec une inquiétude que justifiait le ton assez ferme deChicot ; oui, sans doute, je vous ai offert, mais…

– Mais vous avez cru que je n’accepteraispas ?

– Oh ! non. Est-ce que c’est monhabitude d’être politique, dites, monsieur Briquet ?

– On prend toutes les habitudes que l’onveut prendre, quand on est un homme de votre supériorité, monsieurle prieur, répondit Chicot avec un de ces sourires quin’appartenaient qu’à lui.

Dom Modeste regarda Chicot en clignant desyeux. Il lui était impossible de deviner si Chicot raillait ouparlait sérieusement.

Chicot s’était levé.

– Pourquoi vous levez-vous, monsieurBriquet ? demanda Gorenflot.

– Parce que je m’en vais.

– Et pourquoi vous en allez-vous, puisquevous aviez dit que vous déjeuneriez avec moi ?

– Je n’ai pas dit que je déjeunerais avecvous, d’abord.

– Pardon, je vous ai offert.

– Et j’ai répondu peut-être :peut-être ne veut pas dire oui.

– Vous vous fâchez ?

Chicot se mit à rire.

– Moi, me fâcher, dit-il, et de quoi mefâcherais-je ? de ce que vous êtes impudent, ignare etgrossier ? Oh ! cher seigneur prieur, je vous connaisdepuis trop longtemps pour me fâcher de vos petitesimperfections.

Gorenflot, foudroyé par cette naïve sortie deson hôte, demeura la bouche ouverte et les bras étendus.

– Adieu, monsieur le prieur, continuaChicot.

– Oh ! ne partez pas.

– Mon voyage ne peut se retarder.

– Vous voyagez ?

– J’ai une mission.

– Et de qui ?

– Du roi.

Gorenflot roulait d’abîmes en abîmes.

– Une mission, dit-il, une mission duroi ! vous l’avez donc revu ?

– Sans doute.

– Et comment vous a-t-il reçu ?

– Avec enthousiasme ; il a de lamémoire, lui, tout roi qu’il est.

– Une mission du roi, balbutia Gorenflot,et moi impudent, moi ignare, moi grossier…

Son cœur se dégonflait à mesure, comme fait unballon qui perd son vent par des piqûres d’aiguille.

– Adieu, répéta Chicot.

Gorenflot se souleva sur son fauteuil, et, desa large main, arrêta le fugitif qui, avouons-le, se laissafacilement violenter.

– Voyons, expliquons-nous, dit leprieur.

– Sur quoi ? demanda Chicot.

– Sur votre susceptibilitéd’aujourd’hui.

– Moi, je suis aujourd’hui commetoujours.

– Non.

– Simple miroir des gens avec qui jesuis.

– Non.

– Vous riez, je ris ; vous boudez,je fais la grimace.

– Non, non, non !

– Si, si, si !

– Eh bien, voyons, je l’avoue, j’étaispréoccupé.

– Vraiment !

– Ne voulez-vous point être indulgentpour un homme en proie aux plus pénibles travaux ? Ai-je matête à moi, mon Dieu ! Ce prieuré n’est-il pas comme ungouvernement de province ? Songez donc que je commande à deuxcents hommes, que je suis tout à la fois économe, architecte,intendant ; tout cela sans compter mes fonctionsspirituelles.

– Oh ! c’est trop, en effet, pour unserviteur indigne de Dieu !

– Oh ! voilà qui est ironique, ditGorenflot ; monsieur Briquet, auriez-vous perdu votre charitéchrétienne ?

– J’en avais donc ?

– Je crois aussi qu’il entre de l’enviedans votre fait : prenez-y garde, l’envie est un péchécapital.

– De l’envie dans mon fait ; et quepuis-je envier, moi ? je vous le demande.

– Hum ! vous vous dites : leprieur dom Modeste Gorenflot monte progressivement, il est sur laligne ascendante.

– Tandis que moi, je suis sur la lignedescendante, n’est-ce pas ? répondit ironiquement Chicot.

– C’est la faute de votre fausseposition, monsieur Briquet.

– Monsieur le prieur, souvenez-vous dutexte de l’Évangile.

– Quel texte ?

– Celui qui s’élève sera abaissé, etcelui qui s’abaisse sera élevé.

– Peuh ! fit Gorenflot.

– Allons, voilà qu’il met en doute lestextes saints, l’hérétique ! s’écria Chicot en joignant lesdeux mains.

– Hérétique ! répétaGorenflot ; ce sont les huguenots qui sont hérétiques.

– Schismatique alors !

– Voyons, que voulez-vous dire, monsieurBriquet ? en vérité, vous m’éblouissez.

– Rien, sinon que je pars pour un voyageet que je venais vous faire mes adieux, donc. Adieu, seigneur domModeste.

– Vous ne me quitterez pas ainsi.

– Si fait, pardieu !

– Vous ?

– Oui, moi.

– Un ami ?

– Dans la grandeur on n’a plusd’amis.

– Vous, Chicot ?

– Je ne suis plus Chicot, vous me l’avezreproché tout à l’heure.

– Moi ! quand cela ?

– Quand vous avez parlé de ma fausseposition.

– Reproché ! ah ! quels motsvous avez aujourd’hui !

Et le prieur baissa sa grosse tête dont lestrois mentons s’aplatirent en un seul contre son cou detaureau.

Chicot l’observait du coin de l’œil : ille vit légèrement pâlir.

– Adieu, et sans rancune pour les véritésque je vous ai dites.

Et il fit un mouvement pour sortir.

– Dites-moi tout ce que vous voudrez,monsieur Chicot, dit dom Modeste ; mais n’ayez plus de cesregards-là pour moi !

– Ah ! ah ! il est un peutard.

– Jamais trop tard ! eh !tenez, on ne part pas sans manger, que diable ! ce n’est passain, vous me l’avez dit vingt fois vous-même ! eh bien !déjeunons.

Chicot était décidé à reprendre tous sesavantages d’un seul coup.

– Ma foi, non ! dit-il, on mangetrop mal ici.

Gorenflot avait supporté les autres atteintesavec courage ; il succomba sous celle-ci.

– On mange mal chez moi ?balbutia-t-il éperdu.

– C’est mon avis du moins, ditChicot.

– Vous avez eu à vous plaindre de votredernier dîner ?

– J’en ai encore l’atroce saveur aupalais ; pouah !

– Vous avez fait pouah ! s’écriaGorenflot en levant les bras au ciel.

– Oui, dit résolument Chicot, j’ai faitpouah !

– Mais à quel propos ? parlez.

– Les côtelettes de porc étaientindignement brûlées.

– Oh !

– Les oreilles farcies ne croquaient passous la dent.

– Oh !

– Le chapon au riz ne sentait quel’eau.

– Juste ciel !

– La bisque n’était pas dégraissée.

– Miséricorde !

– On voyait sur les coulis une huile quinage encore dans mon estomac.

– Chicot ! Chicot ! soupira domModeste, du même ton dont César expirant dit à son assassin :Brutus ! Brutus !…

– Et puis vous n’avez pas de temps à medonner.

– Moi ?

– Vous m’avez dit que vous aviezaffaire : me l’avez-vous dit, oui ou non ? Il ne vousmanquait plus que de devenir menteur.

– Eh bien ! cette affaire, on peutla remettre. C’est une solliciteuse à revoir, voilà tout.

– Recevez-la donc.

– Non ! non ! cher monsieurChicot ! quoiqu’elle m’ait envoyé cent bouteilles de vin deSicile.

– Cent bouteilles de vin deSicile ?

– Je ne la recevrai pas, quoique ce soitprobablement une très grande dame ; je ne la recevraipas : je ne veux recevoir que vous, cher monsieur Chicot. Ellevoulait devenir ma pénitente, cette grande dame qui envoie lesbouteilles de vin de Sicile par centaine ; eh bien, si vousl’exigez, je lui refuserai mes conseils spirituels ; je luiferai dire de prendre un autre directeur.

– Et vous ferez tout cela ?…

– Pour déjeuner avec vous, cher monsieurChicot ! pour réparer mes torts envers vous.

– Vos torts viennent de votre féroceorgueil, dom Modeste.

– Je m’humilierai, mon ami.

– De votre insolente paresse.

– Chicot ! Chicot ! à partir dudemain, je me mortifie en faisant faire tous les jours l’exercice àmes moines.

– À vos moines, l’exercice ! fitChicot en ouvrant les yeux ; et quel exercice, celui de lafourchette ?

– Non, celui des armes.

– L’exercice des armes ?

– Oui, et cependant c’est fatigant decommander.

– Vous, commander l’exercice auxJacobins ?

– Je vais le commander du moins.

– À partir de demain ?

– À partir d’aujourd’hui, si vousl’exigez.

– Et qui donc a eu cette idée de fairefaire l’exercice à des frocards ?

– Moi, à ce qu’il paraît, ditGorenflot.

– Vous ? impossible !

– Si fait, j’en ai donné l’ordre à frèreBorromée.

– Qu’est-ce encore que frèreBorromée ?

– Ah ! c’est vrai, vous ne leconnaissez pas.

– Qu’est-il ?

– C’est le trésorier.

– Comment as-tu un trésorier que je neconnaisse pas, bélître ?

– Il est ici depuis votre dernièrevisite.

– Et d’où te vient cetrésorier ?

– M. le cardinal de Guise me l’arecommandé.

– En personne ?

– Par lettre, cher monsieur Chicot, parlettre.

– Serait-ce cette figure de milan quej’ai vue en bas ?

– C’est cela même.

– Qui m’a annoncé ?

– Oui.

– Oh ! oh ! fitinvolontairement Chicot ; et quelle qualité a-t-il, cetrésorier si chaudement appuyé par M. le cardinal deGuise ?

– Il compte comme Pythagore.

– Et c’est avec lui que vous avez décidéces exercices d’armes ?

– Oui, mon ami.

– C’est-à-dire que c’est lui qui vous aproposé d’armer vos moines, n’est-ce pas ?

– Non, cher monsieur Chicot ; l’idéeest de moi, entièrement de moi.

– Et dans quel but ?

– Dans le but de les armer.

– Pas d’orgueil, pécheur endurci,l’orgueil est un péché capital ; ce n’est point à vous qu’estvenue cette idée.

– À moi ou à lui, je ne sais plus bien sic’est à lui ou à moi que l’idée est venue. Non, non, décidément,c’est à moi ; il paraît même qu’à cette occasion j’ai prononcéun mot latin très judicieux et très brillant.

Chicot se rapprocha du prieur.

– Un mot latin, vous, mon cherprieur ! dit Chicot, et vous le rappelez-vous, ce motlatin ?

– Militat spiritu…

– Militat spiritu, militatgladio.

– C’est cela, c’est cela ! s’écriadom Modeste avec enthousiasme.

– Allons, allons, dit Chicot, il estimpossible de s’excuser de meilleure grâce que vous ne le faites,dom Modeste ; je vous pardonne.

– Oh ! fit Gorenflot avecattendrissement.

– Vous êtes toujours mon ami, monvéritable ami.

Gorenflot essuya une larme.

– Mais déjeunons, et je serai indulgentpour le déjeuner.

– Écoutez, dit Gorenflot avecenthousiasme, je vais faire dire au frère cuisinier que si la chèren’est pas royale, je le fais fourrer au cachot.

– Faites, faites, dit Chicot, vous êtesle maître, mon cher prieur.

– Et nous décoifferons quelques-unes desbouteilles de la pénitente.

– Je vous aiderai de mes lumières, monami.

– Que je vous embrasse, Chicot !

– Ne m’étouffez pas, et causons.

XXI – Les convives

Gorenflot ne fut pas long à donner sesordres.

Si le digne prieur était bien sur la ligneascendante, comme il le prétendait, c’était surtout en ce quiconcernait les détails d’un repas et les progrès de la scienceculinaire.

Dom Modeste manda frère Eusèbe, qui comparut,non pas devant son chef, mais devant son juge. À la manière dont ilavait été requis, il avait au reste deviné qu’il se passait quelquechose d’extraordinaire à son endroit chez le révérend prieur.

– Frère Eusèbe, dit Gorenflot d’une voixsévère, écoutez ce que va vous dire M. Robert Briquet, mon ami.Vous vous négligez, à ce qu’il paraît. J’ai ouï parlerd’incorrections graves dans votre dernière bisque, et d’une fatalenégligence à propos du croquant de vos oreilles. Prenez garde,frère Eusèbe, prenez garde, un seul pas fait dans la mauvaise voieentraîne tout le corps.

Le moine rougit et pâlit tour à tour, etbalbutia une excuse qui ne fut point admise.

– Assez, dit Gorenflot.

Frère Eusèbe se tut.

– Qu’avez-vous aujourd’hui pourdéjeuner ? demanda le révérend prieur.

– J’aurai des œufs brouillés aux crêtesde coq.

– Après ?

– Des champignons farcis.

– Après ?

– Des écrevisses au vin de Madère.

– Menu pied que tout cela, menupied ; quelque chose qui fasse un fond, voyons, ditesvite.

– J’aurai en outre un jambon auxpistaches.

– Peuh ! fit Chicot.

– Pardon, interrompit timidementEusèbe ; il est cuit dans du vin de Xérès sec. Je l’ai piquéd’un bœuf attendri dans une marinade d’huile d’Aix, ce qui faitqu’avec le gras du bœuf on mange le maigre du jambon, et avec legras du jambon le maigre du bœuf.

Gorenflot hasarda vers Chicot un regardaccompagné d’un geste d’approbation.

– Bien cela, n’est-ce pas, dit-il,monsieur Robert ?

Chicot fit un geste de demi-satisfaction.

– Et après, demanda Gorenflot,qu’avez-vous encore ?

– On peut vous accommoder une anguille àla minute.

– Foin de l’anguille, dit Chicot.

– Je crois, monsieur Briquet, repritEusèbe en s’enhardissant peu à peu, je crois que vous pouvez goûterde mes anguilles sans trop vous en repentir.

– Qu’ont-elles donc de rare, vosanguilles ?

– Je les nourris d’une façonparticulière.

– Oh ! oh !

– Oui, ajouta Gorenflot, il paraît queles Romains ou les Grecs, je ne sais plus trop, un peuple d’Italieenfin, nourrissaient des lamproies comme fait Eusèbe. Il a lu celadans un auteur ancien nommé Suétone, lequel a écrit sur lacuisine.

– Comment ! frère Eusèbe, s’écriaChicot, vous donnez des hommes à manger à vos anguilles ?

– Non, monsieur, je hache menu lesintestins et les foies des volailles et du gibier, j’y ajoute unpeu de viande de porc, je fais de tout cela une espèce de chair àsaucisse que je jette à mes anguilles, qui, dans l’eau douce etrenouvelée sur un gravier fin, deviennent grasses en un mois, et,tout en engraissant, allongent considérablement. Celle quej’offrirai au seigneur prieur aujourd’hui, par exemple, pèse neuflivres.

– C’est un serpent alors, dit Chicot.

– Elle avalait d’une bouchée un poulet desix jours.

– Et comment l’avez-vousaccommodée ? demanda Chicot.

– Oui, comment l’avez-vousaccommodée ? répéta le prieur.

– Dépouillée, rissolée, passée au beurred’anchois, roulée dans une fine chapelure, puis remise sur le gril,pendant dix secondes ; après quoi j’aurai l’honneur de vous laservir baignant dans une sauce épicée de piment et d’ail.

– Mais la sauce ?

– Oui, la sauce elle-même ?

– Simple sauce d’huile d’Aix, battue avecdes citrons et de la moutarde.

– Parfait, dit Chicot.

Frère Eusèbe respira.

– Maintenant il manque les confiseries,fit observer judicieusement Gorenflot.

– J’inventerai quelque mets capabled’agréer au seigneur prieur.

– C’est bien, je m’en rapporte à vous,dit Gorenflot ; montrez-vous digne de ma confiance.

Eusèbe salua.

– Je puis donc me retirer ?demanda-t-il.

Le prieur consulta Chicot.

– Qu’il se retire, dit Chicot.

– Retirez-vous et envoyez-moi le frèresommelier.

Eusèbe salua et sortit.

Le frère sommelier succéda au frère Eusèbe etreçut des ordres non moins précis et non moins détaillés.

Dix minutes après, devant la table couverted’une fine nappe de lin, les deux convives, ensevelis dans deuxlarges fauteuils tout garnis de coussins, s’opposaient l’un àl’autre, fourchettes et couteaux en main, comme deuxduellistes.

La table, suffisamment grande pour sixpersonnes, était pourtant remplie, tant le sommelier avait accumuléles bouteilles de formes et d’étiquettes différentes.

Eusèbe, fidèle au programme, venait d’envoyerdes œufs brouillés, des écrevisses et des champignons quiparfumaient l’air d’une moelleuse vapeur de truffe, de beurre fraiscomme la crème, de thym et de vin de Madère.

Chicot attaqua en homme affamé. Le prieur, aucontraire, en homme qui se défie de lui-même, de son cuisinier etde son convive.

Mais, après quelques minutes, ce fut Gorenflotqui dévora, tandis que Chicot observait.

On commença par le vin du Rhin, puis l’onpassa au bourgogne de 1550 ; on fit une excursion dans unermitage dont on ignorait la date ; on effleura leSaint-Perey ; enfin l’on passa au vin de la pénitente.

– Qu’en dites-vous ? demandaGorenflot après en avoir goûté trois fois sans oser seprononcer.

– Velouté, mais léger, fit Chicot ;et comment s’appelle votre pénitente ?

– Je ne la connais pas, moi.

– Ouais ! vous ne savez pas sonnom ?

– Non, ma foi, nous traitons parambassadeur.

Chicot fit une pause pendant laquelle il fermadoucement les yeux comme pour savourer une gorgée de vin qu’ilretenait dans sa bouche avant de l’avaler, mais en réalité pourréfléchir.

– Ainsi donc, dit-il au bout de cinqminutes, c’est en face d’un général d’armée que j’ai l’honneur dedîner ?

– Oh ! mon Dieu, oui !

– Comment, vous soupirez en disantcela ?

– Ah ! c’est bien fatigant,allez.

– Sans doute, mais c’est honorable, maisc’est beau.

– Superbe ! seulement je n’ai plusde silence aux offices… et avant-hier j’ai été obligé de supprimerun plat au souper.

– Supprimer un plat… et pourquoidonc ?

– Parce que plusieurs de mes meilleurssoldats, je dois l’avouer, ont eu l’audace de trouver insuffisantle plat de raisiné de Bourgogne qu’on donne en troisième levendredi.

– Voyez-vous cela !…insuffisant !… et quelle raison donnaient-ils de cetteinsuffisance ?

– Ils prétendaient qu’ils avaient encorefaim, et réclamaient quelque chair maigre, comme sarcelle, homard,ou poisson de haut goût. Comprenez-vous ces dévorants ?

– Dame ! s’ils font des exercices,ce n’est point étonnant qu’ils aient faim, ces moines.

– Où serait donc le mérite ? ditfrère Modeste ; bien manger et bien travailler, c’est ce quepeut faire tout le monde. Que diable ! il faut savoir offrirses privations au Seigneur, continua le digne abbé en empilant unquartier de jambon et de bœuf sur une bouchée déjà respectable degalantine dont frère Eusèbe n’avait point parlé, le mets étant tropsimple, non pour être servi, mais pour figurer sur la carte.

– Buvez, Modeste, buvez, dit Chicot, vousallez vous étrangler, mon cher ami ; vous devenezcramoisi.

– C’est d’indignation, répliqua le prieuren vidant son verre qui contenait une demi-pinte.

Chicot le laissa faire, puis lorsque Gorenfloteut reposé son verre sur la table :

– Voyons, dit Chicot, achevons votrehistoire, elle m’intéresse vivement, parole d’honneur. Vous leuravez donc retiré un plat parce qu’ils trouvaient qu’ils n’avaientpas assez à manger.

– Tout juste.

– C’est ingénieux.

– Aussi la punition a-t-elle fait un rudeeffet ; j’ai cru qu’on allait se révolter ; les yeuxbrillaient, les dents claquaient.

– Ils avaient faim, dit Chicot ;ventre de biche ! c’est bien naturel.

– Ils avaient faim, n’est-cepas ?

– Sans doute.

– Vous le dites ? vous lecroyez ?

– J’en suis sûr.

– Eh bien ! j’ai remarqué, cesoir-là, un fait bizarre et que je recommanderai à l’analyse de lascience ; j’ai donc appelé frère Borromée, en le chargeant demes instructions touchant cette privation d’un plat, à laquellej’ai ajouté, voyant la rébellion, privation de vin.

– Enfin ? demanda Chicot.

– Enfin, pour couronner l’œuvre, j’aicommandé un nouvel exercice, voulant terrasser l’hydre de larévolte : les psaumes disent cela, vous savez ; attendezdonc : Cabis poriabis diagonem, eh ! vous neconnaissez que cela, mordieu !

– Proculcabis draconem, fitChicot en versant à boire au prieur.

– Draconem, c’est cela,bravo ! À propos de dragon, mangez donc de cette anguille,elle emporte la bouche, c’est merveilleux !

– Merci, je ne puis plus respirer ;mais racontez, racontez.

– Quoi ?

– Votre fait bizarre.

– Lequel ? je ne m’en souviensplus.

– Celui que vous vouliez recommander auxsavants.

– Ah ! oui, j’y suis, très bien.

– J’écoute.

– Je prescris donc un exercice pour lesoir ; je m’attendais à voir mes drôles exténués, hâves,suants, et j’avais préparé un sermon assez beau sur ce texte :Celui qui mange mon pain.

– Pain sec, dit Chicot.

– Précisément, pain sec, s’écriaGorenflot, en dilatant, par un rire cyclopéen, ses robustesmâchoires. J’aurais joué sur le mot, et d’avance j’en avais ri toutseul une heure, quand je me trouve au milieu de la cour en présenced’une troupe de gaillards animés, nerveux, bondissants comme dessauterelles, et ceci est l’illusion sur laquelle je veux consulterles savants.

– Voyons l’illusion.

– Et sentant le vin d’une lieue.

– Le vin ! Frère Borromée vous avaitdonc trahi ?

– Oh ! je suis sûr de Borromée,s’écria Gorenflot, c’est l’obéissance passive en personne : jedirais à frère Borromée de se brûler à petit feu, qu’il irait àl’instant même chercher le gril et chaufferait les fagots.

– Ce que c’est que d’être mauvaisphysionomiste, dit Chicot en se grattant le nez, il ne me fait pasdu tout cet effet-là, à moi.

– C’est possible, mais moi, je connaismon Borromée, vois-tu, comme je te connais, mon cher Chicot, ditdom Modeste qui devenait tendre en devenant ivre.

– Et tu dis qu’ils sentaient levin ?

– Borromée ?

– Non, tes moines.

– Comme des futailles, sans compterqu’ils étaient rouges comme des écrevisses ; j’en ai faitl’observation à Borromée.

– Bravo !

– Ah ! c’est que je ne m’endors pas,moi.

– Et qu’a-t-il répondu ?

– Attends, c’est fort subtil.

– Je le crois.

– Il a répondu que l’appétence très viveproduit des effets pareils à ceux de la satisfaction.

– Oh ! oh ! fit Chicot ;en effet, c’est fort subtil, comme tu dis, ventre de biche !C’est un homme très fort que ton Borromée ; je ne m’étonneplus s’il a le nez et les lèvres si minces ; et cela t’aconvaincu ?

– Tout à fait, et tu vas être convaincutoi-même ; mais voyons, approche-toi un peu de moi, car je neme remue plus sans étourdissement.

Chicot s’approcha. Gorenflot fit de sa largemain un cornet acoustique qu’il appliqua sur l’oreille deChicot.

– Eh bien ? demanda Chicot.

– Attends donc, je me résume. Voussouvenez-vous du temps où nous étions jeunes, Chicot ?

– Je m’en souviens.

– Du temps où le sang brûlait… où lesdésirs immodestes ?…

– Prieur ! prieur ! fit lechaste Chicot.

– C’est Borromée qui parle, et jemaintiens qu’il a raison ; l’appétence ne produisait-ellepoint parfois les illusions de la réalité ?

Chicot se mit à rire si violemment que latable, avec toutes les bouteilles, trembla comme un plancher denavire.

– Bien, bien, dit-il, je vais me mettre àl’école de frère Borromée, et quand il m’aura bien pénétré de sesthéories, je vous demanderai une grâce, mon révérend.

– Elle vous sera accordée, Chicot, commetout ce que vous demanderez à votre ami. Maintenant, dites, quelleest cette grâce ?

– Vous me chargerez de l’économat duprieuré pendant huit jours seulement.

– Et que ferez-vous pendant ces huitjours ?

– Je nourrirai frère Borromée de sesthéories ; je lui servirai un plat, un verre vide, en luidisant : Désirez de toute la force de votre faim et de votresoif une dinde aux champignons et une bouteille dechambertin ; mais prenez garde de vous griser avec cechambertin, prenez garde d’avoir une indigestion de cette dinde,cher frère philosophe.

– Ainsi, dit Gorenflot, tu ne crois pas àl’appétence, païen ?

– C’est bien ! c’est bien ! jecrois ce que je crois ; mais brisons sur les théories.

– Soit, dit Gorenflot, brisons et parlonsun peu de la réalité.

Et Gorenflot se versa un verre plein.

– À ce bon temps dont tu parlais tout àl’heure, Chicot, dit-il, à nos soupers à laCorne-d’Abondance !

– Bravo ! je croyais que tu avaisoublié tout cela, révérend.

– Profane ! tout cela dort sous lamajesté de ma position ; mais, morbleu ! je suis toujoursle même.

Et Gorenflot se mit à entonner sa chansonfavorite, malgré les chuts de Chicot.

Quand l’ânon est deslâché,

Quand le vin est débouché,

L’ânon dresse son oreille,

Le vin sort de la bouteille ;

Mais rien n’est si éventé

Que le moine en pleine treille ;

Mais rien n’est si débâté

Que le moine en liberté.

– Mais chut ! donc,malheureux ! dit Chicot ; si frère Borromée entrait, ilcroirait qu’il y a huit jours que vous n’avez ni bu ni mangé.

– Si frère Borromée entrait, ilchanterait avec nous.

– Je ne crois pas.

– Et moi, je te dis…

– De te taire et de répondre à mesquestions.

– Parle alors.

– Tu ne m’en donnes pas le temps,ivrogne !

– Oh ! ivrogne, moi !

– Voyons, il résulte de l’exercice desarmes que ton couvent est changé en une véritable caserne.

– Oui, mon ami, c’est le mot, véritablecaserne, caserne véritable ; jeudi dernier, est-cejeudi ? oui, c’est jeudi ; attends donc, je ne sais plussi c’est jeudi.

– Jeudi ou vendredi, la date n’y faitrien.

– C’est juste, le fait, voilà tout,n’est-ce pas ?

– Eh bien ! jeudi ou vendredi, dansle corridor, j’ai trouvé deux novices qui se battaient au sabreavec deux seconds qui se préparaient de leur côté à endécoudre.

– Et qu’as-tu fait ?

– Je me suis fait apporter un fouet pourrosser les novices qui se sont enfuis ; mais Borromée…

– Ah ! ah ! Borromée, encoreBorromée.

– Toujours.

– Mais Borromée ?…

– Borromée les a rattrapés et vous les afustigés de telle façon qu’ils sont encore au lit, lesmalheureux !

– Je demande à voir leurs épaules pourapprécier la vigueur du bras de frère Borromée, fit Chicot.

– Nous déranger pour voir d’autresépaules que des épaules de mouton, jamais ! Mangez donc de cespâtes d’abricot.

– Non pas, morbleu !j’étoufferais.

– Buvez alors.

– Non plus : j’ai à marcher,moi.

– Eh bien ! moi, crois-tu donc queje n’aie point à marcher ? et cependant je bois.

– Oh ! vous, c’est différent ;et puis pour crier les commandements il vous faut des poumons.

– Alors, un verre, rien qu’un verre decette liqueur digestive, dont Eusèbe a seul le secret.

– D’accord.

– Elle est si efficace, qu’eut-on dîné defaçon gloutonne, on se trouverait nécessairement avoir faim deuxheures après son dîner.

– Quelle recette pour les pauvres !Savez-vous que si j’étais roi, je ferais trancher la tête àEusèbe ; sa liqueur est capable d’affamer un royaume.Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?

– C’est l’exercice qui commence, ditGorenflot.

En effet, on venait d’entendre un grand bruitde voix et de ferraille venant de la cour.

– Sans le chef ? dit Chicot.Oh ! oh ! voilà des soldats assez mal disciplinés, ce mesemble.

– Sans moi ? jamais ! ditGorenflot ; d’ailleurs cela ne se peut pas,comprends-tu ? puisque c’est moi qui commande, puisquel’instructeur, c’est moi ; et, tiens, la preuve, c’est quej’entends frère Borromée qui vient prendre mes ordres.

En effet, au moment même, Borromée entrait,lançant à Chicot un regard oblique et prompt comme la flèchetraîtresse du Parthe.

– Oh ! oh ! pensa Chicot, tu aseu tort de me lancer ce regard-là ; il t’a trahi.

– Seigneur prieur, dit Borromée, onn’attend plus que vous pour commencer la visite des armes et descuirasses.

– Des cuirasses ! oh !oh ! se dit tout bas Chicot, un instant, j’en suis, j’ensuis !

Et il se leva précipitamment.

– Vous assisterez à mes manœuvres, ditGorenflot en se soulevant à son tour, comme ferait un bloc demarbre qui prendrait des jambes ; votre bras, mon ami ;vous allez voir une belle instruction.

– Le fait est que le seigneur prieur estun tacticien profond, dit Borromée, sondant l’imperturbablephysionomie de Chicot.

– Dom Modeste est un homme supérieur entoutes choses, répondit Chicot en s’inclinant.

Puis tout bas, à lui-même :

– Oh ! oh ! murmura-t-il,jouons serré, mon aiglon, ou voilà un milan qui t’arracherait lesplumes.

XXII – Frère Borromée

Lorsque Chicot, soutenant le révérend prieur,arriva par le grand escalier dans la cour du prieuré, le coup d’œilfut exactement celui d’une immense caserne en pleine activité.

Partagé en deux bandes de cent hommes chacune,les moines, la hallebarde, la pique ou le mousquet au pied,attendaient comme des soldats l’apparition de leur commandant.

Cinquante à peu près, parmi les plus forts etles plus zélés, avaient couvert leurs têtes de casques ou desalades : une ceinture attachait à leurs reins une longueépée ; il ne leur manquait absolument qu’un bouclier de mainpour ressembler aux anciens Mèdes, ou des yeux retroussés pourressembler à des Chinois modernes.

D’autres étalaient avec orgueil des cuirassesbombées, sur lesquelles ils aimaient à faire bruir un gantelet defer.

D’autres enfin, enfermés dans des brassards etdans des cuissards, s’exerçaient à développer leurs jointuresprivées d’élasticité par ces carapaces partielles.

Frère Borromée prit un casque des mains d’unnovice, et se le posa sur la tête par un mouvement aussi prompt,aussi régulier que l’eût pu faire un reître ou un lansquenet.

Tandis qu’il en attachait les brides, Chicotne pouvait s’empêcher de regarder le casque ; et tout en leregardant, sa bouche souriait ; enfin, tout en souriant, iltournait autour de Borromée, comme pour l’admirer sur toutes sesfaces.

Il fit plus, il s’approcha du trésorier, etpassa la main sur une des inégalités du heaume.

– Vous avez là un magnifique armet, frèreBorromée, dit-il ; où l’avez-vous donc acheté, mon cherprieur ?

Gorenflot ne put répondre, parce qu’en cemoment on l’attachait dans une cuirasse resplendissante, laquelle,bien que spacieuse à loger l’Hercule Farnèse, étreignaitdouloureusement les ondulations luxuriantes de la chair du digneprieur.

– Ne bridez pas ainsi, mordieu !s’écriait Gorenflot ; ne serrez pas de cette force,j’étoufferais, je n’aurais plus de voix ; assez !assez !

– Vous demandiez, je crois, au révérendprieur, dit Borromée, où il avait acheté mon casque ?

– Je demandais cela au révérend prieur etnon à vous, reprit Chicot, parce que je présume qu’en ce couvent,comme dans tous les autres, rien ne se fait que sur l’ordre dusupérieur.

– Certainement, dit Gorenflot, rien icine se fait que par mon ordre. Que demandez-vous, cher monsieurBriquet ?

– Je demande à frère Borromée s’il saitd’où vient ce casque.

– Il faisait partie d’un lot d’armuresque le révérend prieur a achetées hier pour armer le couvent.

– Moi ? fit Gorenflot.

– Votre Seigneurie a commandé, elle se lerappelle, que l’on apportât ici plusieurs casques et plusieurscuirasses, et l’on a exécuté les ordres de Votre Seigneurie.

– C’est vrai, c’est vrai, ditGorenflot.

– Ventre de biche ! dit Chicot, moncasque était donc bien attaché à son maître, qu’après l’avoirconduit moi-même à l’hôtel de Guise, il vienne comme un chien perdume retrouver au prieuré des Jacobins !

En ce moment, sur un geste de frère Borromée,les lignes se faisaient régulières et le silence s’établit dans lesrangs.

Chicot s’assit sur un banc, afin d’assister àson aise aux manœuvres.

Gorenflot se tint debout, d’aplomb sur sesjambes comme sur deux poteaux.

– Attention ! dit tout bas frèreBorromée.

Dom Modeste tira un sabre gigantesque de sonfourreau de fer, et, le brandissant en l’air, il cria d’une voix deStentor :

– Attention !

– Votre Révérence se fatigueraitpeut-être à faire les commandements, dit alors frère Borromée avecune douce prévenance. Votre Révérence souffrait ce matin :s’il lui plaît ménager sa précieuse santé, je commanderaiaujourd’hui l’exercice.

– Je le veux bien, dit dom Modeste :en effet je suis souffrant, j’étouffe ; allez.

Borromée s’inclina, et, en homme habitué à cessortes de consentements, il vint se placer au front de latroupe.

– Quel serviteur complaisant ! ditChicot ; c’est une perle que ce gaillard-là.

– Il est charmant ! je te le disaisbien, répondit dom Modeste.

– Je suis sûr qu’il te fait la même chosetous les jours, dit Chicot.

– Oh ! tous les jours. Il est soumiscomme un esclave ; je ne fais que lui reprocher sesprévenances. L’humilité n’est pas la servitude, ajoutasentencieusement Gorenflot.

– En sorte que tu n’as vraiment rien àfaire ici, et que tu peux dormir sur les deux oreilles : frèreBorromée veille pour toi.

– Oh ! mon Dieu, oui.

– Voilà ce que je voulais savoir, ditChicot dont l’attention se porta sur Borromée tout seul.

C’était merveille que de voir, pareil à uncheval de guerre, se redresser sous le harnais le trésorier desmoines.

Son œil dilaté lançait des flammes, son brasvigoureux imprimait à l’épée des secousses tellement savantes qu’oneût dit un maître en fait d’armes s’escrimant devant un peloton desoldats. Chaque fois que frère Borromée faisait une démonstration,Gorenflot la répétait en ajoutant :

– Borromée a raison ; mais je vousai déjà dit cela, moi ; rappelez-vous donc ma leçon d’hier.Passez l’arme d’une main dans l’autre ; soutenez la pique,soutenez-la donc : le fer à la hauteur de l’œil ; de latenue, par saint Georges ! du jarret ; demi-tour à gaucheest exactement la même chose que demi-tour à droite, excepté quec’est tout le contraire.

– Ventre de biche ! dit Chicot, tues un habile démonstrateur.

– Oui, oui, fit Gorenflot en caressantson triple menton, j’entends assez bien la manœuvre.

– Et tu as dans Borromée un excellentélève.

– Il m’a compris, dit Gorenflot ; ilest on ne peut plus intelligent.

Les moines exécutèrent la course militaire,sorte de manœuvre fort en vogue à cette époque, les passes d’armes,les passes d’épée, les passes de pique et les exercices à feu.

Lorsqu’on en fut à cette dernièreépreuve :

– Tu vas voir mon petit Jacques, dit leprieur à Chicot.

– Qu’est-ce que c’est que ton petitJacques ?

– Un gentil garçon que j’ai vouluattacher à ma personne, parce qu’il a des dehors calmes et une mainvigoureuse, et avec tout cela la vivacité du salpêtre.

– Ah ! vraiment ! Et où doncest-il, ce charmant enfant ?

– Attends, attends, je vais te lemontrer ; là, tiens, là-bas ; celui qui tient un mousquetà la main et qui s’apprête à tirer le premier.

– Et il tire bien ?

– C’est-à-dire qu’à cent pas le drôle nemanque pas un noble à la rose.

– Voilà un gaillard qui doit vertementservir une messe ; mais attends donc, à ton tour.

– Quoi donc ?

– Mais si, mais non.

– Tu connais mon petit Jacques ?

– Moi, pas le moins du monde.

– Mais tu croyais le connaîtred’abord ?

– Oui, il me semblait l’avoir vu danscertaine église, un jour, ou plutôt une nuit que j’étais renfermédans un confessionnal ; mais non, je me trompais, ce n’étaitpas lui.

Cette fois, nous devons l’avouer, les parolesde Chicot n’étaient pas exactement d’accord avec la vérité. Chicotétait trop bon physionomiste, quand il avait vu une figure unefois, pour oublier jamais cette figure.

Pendant qu’il était, sans s’en douter, l’objetde l’attention du prieur et de son ami, le petit Jacques, commel’appelait Gorenflot, chargeait en effet un mousquet pesant, longcomme lui-même, puis le mousquet chargé, il vint se camperfièrement à cent pas du but, et là, ramenant sa jambe droite enarrière, avec une précision toute militaire, il ajusta.

Le coup partit, et la balle alla se loger aumilieu du but, au grand applaudissement des moines.

– Tudieu ! c’est bien visé, ditChicot, et sur ma parole, voilà un joli garçon.

– Merci, monsieur, répondit Jacques, dontles joues pâles se colorèrent d’une rougeur de plaisir.

– Tu manies les armes habilement, monenfant, reprit Chicot.

– Mais, monsieur, j’étudie, fitJacques.

Et sur ces mots, laissant son mousquetinutile, après la preuve d’adresse qu’il avait donnée, il prit unepique des mains de son voisin, et fit un moulinet que Chicot trouvaparfaitement exécuté.

Chicot renouvela ses compliments.

– C’est surtout à l’épée qu’il excelle,dit dom Modeste. Ceux qui s’y connaissent le jugent trèsfort ; il est vrai que le drôle a des jarrets de fer, despoignets d’acier, et qu’il gratte le fer depuis le matin jusqu’ausoir.

– Ah ! voyons cela, dit Chicot.

– Vous voulez essayer sa force ? ditBorromée.

– Je voudrais en avoir la preuve,répondit Chicot.

– Ah ! continua le trésorier, c’estqu’ici personne, excepté moi peut-être, n’est capable de luttercontre lui ; êtes-vous d’une certaine force, vous ?

– Je ne suis qu’un pauvre bourgeois, ditChicot en secouant la tête ; autrefois j’ai poussé ma brettecomme un autre ; mais aujourd’hui mes jambes tremblent, monbras vacille et ma tête n’est plus fort présente.

– Mais cependant vous pratiqueztoujours ? dit Borromée.

– Un peu, répondit Chicot en lançant àGorenflot qui souriait un coup d’œil qui arracha aux lèvres decelui-ci le nom de Nicolas David.

Mais Borromée ne vit point le sourire,Borromée n’entendit pas ce nom, et avec un sourire plein detranquillité, il ordonna que l’on apportât les fleurets et lesmasques d’escrime.

Jacques, tout pétillant de joie sous sonenveloppe froide et sombre, releva sa robe jusqu’aux genoux etassura sa sandale sur le sable en faisant un appel.

– Décidément, dit Chicot, comme n’étantni moine ni soldat, il y a quelque temps que je n’ai fait desarmes, veuillez, je vous prie, frère Borromée, vous qui n’êtes quemuscles et tendons, donner la leçon à frère Jacques. Yconsentez-vous, cher prieur ? demanda Chicot à domModeste.

– Je l’ordonne ! déclama le prieur,toujours enchanté de placer ce mot.

Borromée ôta son casque, Chicot se hâta detendre les deux mains, et le casque, déposé entre les mains deChicot, permit de nouveau à son ancien maître de constater sonidentité ; puis, tandis que notre bourgeois accomplissait cetexamen, le trésorier relevait sa robe dans sa ceinture et sepréparait.

Tous les moines, animés de l’esprit de corps,vinrent faire cercle autour de l’élève et du professeur.

Gorenflot se pencha à l’oreille de sonami.

– C’est aussi amusant que de chantervêpres, n’est-ce pas ? dit-il naïvement.

– C’est ce que disent les chevau-légers,répondit Chicot avec la même naïveté.

Les deux combattants se mirent en garde ;Borromée, sec et nerveux, avait l’avantage de la taille ; ilavait en outre celui que donnent l’aplomb et l’expérience.

Le feu montait par vives lueurs aux yeux deJacques, et animait les pommettes de ses joues d’une rougeurfébrile.

On voyait peu à peu tomber le masque religieuxde Borromée, qui, le fleuret à la main, emporté par l’action sientraînante de la lutte d’adresse, se transformait en hommed’armes ; il entremêlait chaque coup d’une exhortation, d’unconseil, d’un reproche ; mais souvent la vigueur, lapromptitude, l’élan de Jacques triomphaient des qualités de sonmaître, et frère Borromée recevait quelque bon coup en pleinepoitrine.

Chicot dévorait ce spectacle des yeux, etcomptait les coups de bouton.

Lorsque l’assaut fut fini, ou plutôt lorsqueles tireurs firent une première pause.

– Jacques a touché six fois, dit Chicot,frère Borromée, neuf ; c’est fort joli pour l’écolier, mais cen’est point assez pour le maître.

Un éclair inaperçu à tout le monde, excepté àChicot, passa dans les yeux de Borromée, et vint révéler un nouveautrait de son caractère.

– Bon ! pensa Chicot, il estorgueilleux.

– Monsieur, répliqua Borromée d’une voixqu’à grand’peine il parvint à faire doucereuse, l’exercice desarmes est bien rude pour tout le monde, et surtout pour de pauvresmoines comme nous.

– N’importe, dit Chicot, décidé à poussermaître Borromée jusqu’en ses derniers retranchements ; lemaître ne doit pas avoir moins de la moitié en avantage sur sonélève.

– Ah ! monsieur Briquet, fitBorromée, tout pâle et se mordant les lèvres, vous êtes bienabsolu, ce me semble.

– Bon ! il est colère, pensa Chicot,deux péchés mortels ; on dit qu’un seul suffit pour perdre unhomme ; j’ai beau jeu.

Puis tout haut :

– Et si Jacques avait plus de calme,continua-t-il, je suis certain qu’il ferait jeu égal.

– Je ne crois pas, dit Borromée.

– Eh bien ! j’en suis sûr, moi.

– Monsieur Briquet, qui connaît lesarmes, dit Borromée avec un ton amer, devrait peut-être essayer laforce de Jacques par lui-même ; il s’en rendrait mieux comptealors.

– Oh ! moi, je suis vieux, ditChicot.

– Oui, mais savant, dit Borromée.

– Ah ! tu railles, pensaChicot ; attends, attends. Mais, continua-t-il, il y a unechose qui ôte de la valeur à mon observation.

– Laquelle ?

– C’est que frère Borromée, en dignemaître, a, j’en suis sûr, laissé toucher Jacques un peu parcomplaisance.

– Ah ! ah ! fit Jacques à sontour en fronçant le sourcil.

– Non certes, répondit Borromée en secontenant, mais exaspéré au fond ; j’aime Jacquescertainement, mais je ne le perds point avec ces sortes decomplaisances.

– C’est étonnant, fit Chicot comme separlant à lui-même, je l’avais cru, excusez-moi.

– Mais enfin, vous qui parlez, ditBorromée, essayez donc, monsieur Briquet.

– Oh ! ne m’intimidez pas, ditChicot.

– Soyez tranquille, monsieur, ditBorromée, on aura de l’indulgence pour vous ; on connaît leslois de l’Église.

– Païen ! murmura Chicot.

– Voyons, monsieur Briquet, une passeseulement.

– Essaie, dit Gorenflot, essaie.

– Je ne vous ferai point de mal,monsieur, dit Jacques prenant à son tour le parti de son maître, etdésirant de son côté, donner son petit coup de dent ; j’ai lamain très douce.

– Cher enfant ! murmura Chicot enattachant sur le jeune moine un inexprimable regard qui se terminapar un silencieux sourire.

– Voyons, dit-il, puisque tout le mondele veut…

– Ah ! bravo ! firent lesintéressés avec l’appétit du triomphe.

– Seulement, dit Chicot, je vous préviensque je n’accepte pas plus de trois passes.

– Comme il vous plaira, monsieur, fitJacques.

Et se levant lentement du banc sur lequel ilétait retourné s’asseoir, Chicot serra son pourpoint, passa songant d’arme, et assujettit son masque avec l’agilité d’une tortuequi attrape des mouches.

– Si celui-là arrive à la parade sur tescoups droits, souffla Borromée à Jacques, je ne fais plus assautavec toi, je t’en préviens.

Jacques fit un signe de tête, accompagné d’unsourire qui signifiait :

– Soyez tranquille, maître.

Chicot, toujours avec la même lenteur et lamême circonspection, se mit en garde, allongeant ses grands bras etses longues jambes, que, par un miracle de précision, il disposa demanière à en dissimuler l’énorme ressort et l’incalculabledéveloppement.

XXIII – La leçon

L’escrime n’était point, à l’époque dont nousessayons, non seulement de raconter les événements, mais encore depeindre les mœurs et les habitudes, ce qu’elle est aujourd’hui. Lesépées, tranchantes des deux côtés, faisaient que l’on frappaitpresque aussi souvent de taille que de pointe ; en outre, lamain gauche, armée d’une dague, était à la fois défensive etoffensive : il en résultait une foule de blessures, ou plutôtd’égratignures, qui étaient dans un combat réel un puissant motifd’excitation. Quélus, perdant son sang par dix-huit blessures, setenait debout encore, continuait de combattre, et ne fût pas tombé,si une dix-neuvième blessure ne l’eût couché dans le lit qu’il nequitta plus que pour le tombeau.

L’escrime, apportée d’Italie, mais encore dansl’enfance de l’art, consistait donc à cette époque dans une fouled’évolutions qui déplaçaient considérablement le tireur etdevaient, sur un terrain choisi par le hasard, rencontrer une fouled’obstacles dans les moindres accidents du sol.

Il n’était point rare de voir le tireurs’allonger, se raccourcir, sauter à droite, sauter à gauche,appuyer une main à terre ; l’agilité non seulement de la main,mais encore des jambes, mais de tout le corps, devait être une despremières conditions de l’art.

Chicot ne paraissait pas avoir apprisl’escrime à cette école ; on eût dit, au contraire, qu’ilavait pressenti l’art moderne, dont toute la supériorité, etsurtout toute la grâce, est dans l’agilité des mains et la presqueimmobilité du corps. Il se posa droit et ferme sur l’une et l’autrejambe, avec un poignet souple et nerveux à la fois, avec une épéequi semblait un jonc flexible et pliant, depuis la pointe jusqu’àla moitié de la lame, et qui était d’un inflexible acier depuis lagarde jusqu’au milieu.

Aux premières passes, en voyant devant lui cethomme de bronze dont le poignet seul semblait vivant, frère Jacqueseut des impatiences de fer qui ne produisirent sur Chicot d’autreeffet que de faire détendre son bras et sa jambe au moindre jourqu’il apercevait dans le jeu de son adversaire, et l’on comprendqu’avec cette habitude de frapper autant d’estoc que de pointe, cesjours étaient fréquents. À chacun de ces jours, ce grand brass’allongeait donc de trois pieds, et poussait droit dans lapoitrine du frère un coup de bouton aussi méthodique que si unmécanisme l’eût dirigé, et non un organe de chair incertain etinégal.

À chacun de ces coups de bouton, Jacques,rouge de colère et d’émulation, faisait un bond en arrière.

Pendant dix minutes, l’enfant déploya toutesles ressources de son agilité prodigieuse ; il s’élançaitcomme un chat-tigre, il se repliait comme un serpent, il seglissait sous la poitrine de Chicot, bondissait à droite et àgauche ; mais celui-ci, avec son air calme et son grand bras,saisissait son temps, et, tout en écartant le fleuret de sonadversaire, envoyait toujours le terrible bouton à son adresse.

Frère Borromée pâlissait du refoulement detoutes les passions qui l’avaient surexcité naguère.

Enfin Jacques se rua une dernière fois surChicot, qui, le voyant mal d’aplomb sur ses jambes, lui présenta unjour pour qu’il se fendît à fond. Jacques n’y manqua point, etChicot parant avec raideur, écarta le pauvre élève de la ligned’équilibre, à tel point qu’il perdit contenance et tomba.

Chicot, immobile comme un roc, était resté àla même place.

Frère Borromée se rongeait les doigts jusqu’ausang.

– Vous ne nous aviez pas dit, monsieur,que vous étiez un pilier de salle d’armes, dit-il.

– Lui ! s’écria Gorenflot ébahi,mais triomphant par un sentiment d’amitié facile àcomprendre ; lui, il ne sort jamais !

– Moi, un pauvre bourgeois, ditChicot ; moi, Robert Briquet, un pilier de salle d’armes,ah ! monsieur le trésorier !

– Mais enfin, monsieur, s’écria frèreBorromée, pour manier une épée comme vous le faites, il faut avoirénormément exercé.

– Eh ! mon Dieu, oui, monsieur,répondit Chicot avec bonhomie ; j’ai en effet tenu quelquefoisl’épée ; mais en la tenant j’ai toujours vu une chose.

– Laquelle ?

– C’est que, pour celui qui la tient,l’orgueil est un mauvais conseiller, et la colère un mauvaisaide ; maintenant écoutez, mon petit frère Jacques,ajouta-t-il, vous avez un joli poignet, mais vous n’avez ni jambesni tête ; vous êtes vif, mais ne raisonnez pas. Il y a dansles armes trois choses essentielles : la tête d’abord, puis lamain et les jambes ; avec la première on peut se défendre,avec la première et la seconde on peut vaincre ; mais enréunissant les trois on vainc toujours.

– Oh ! monsieur, dit Jacques, faitesdonc assaut avec frère Borromée ; ce sera certainement bienbeau à voir.

Chicot, dédaigneux, allait refuser laproposition ; mais il réfléchit que peut-être l’orgueilleuxtrésorier en prendrait-il davantage.

– Soit, dit-il, et si frère Borromée yconsent, je suis à ses ordres.

– Non, monsieur, répondit le trésorier,je serais battu ; j’aime mieux l’avouer que de fairepreuve.

– Oh ! qu’il est modeste, qu’il estaimable ! dit Gorenflot.

– Tu te trompes, lui répondit à l’oreillel’impitoyable Chicot, il est fou de vanité ; à son âge, sij’eusse trouvé pareille occasion, j’eusse demandé à genoux la leçonque Jacques vient de recevoir.

Cela dit, Chicot reprit son gros dos, sesjambes circonflexes, sa grimace éternelle, et revint s’asseoir surson banc.

Jacques le suivit ; l’admirationl’emportait chez le jeune homme sur la honte de la défaite.

– Donnez-moi donc des leçons, monsieurRobert, disait-il ; le seigneur prieur le permettra :n’est-ce pas, Votre Révérence ?

– Oui, mon enfant, réponditGorenflot ; avec plaisir.

– Je ne veux point marcher sur lesbrisées de votre maître, mon ami, dit Chicot ; et il saluaBorromée.

Borromée prit la parole.

– Je ne suis pas le seul maître deJacques, dit-il, je n’enseigne pas seul les armes ici ;n’ayant pas seul l’honneur, permettez que je n’aie pas seul ladéfaite.

– Qui donc est son autreprofesseur ? se hâta de demander Chicot, voyant chez Borroméela rougeur qui décelait la crainte d’avoir commis uneimprudence.

– Mais personne, reprit Borromée,personne.

– Si fait ! si fait, dit Chicot,j’ai parfaitement entendu. Quel est donc votre autre maître,Jacques ?

– Eh ! oui, oui, ditGorenflot ; un gros court que vous m’avez présenté, Borromée,et qui vient ici quelquefois ; une bonne figure, et qui boitagréablement.

– Je ne me rappelle plus son nom, ditBorromée.

Frère Eusèbe, avec sa mine béate et soncouteau passé dans sa ceinture, s’avança niaisement.

– Je le sais, moi, dit-il.

Borromée lui fit des signes multipliés qu’ilne vit pas.

– C’est maître Bussy-Leclerc,continua-t-il, lequel a été professeur d’armes à Bruxelles.

– Ah ! oui-dà, fit Chicot, maîtreBussy-Leclerc ! une bonne lame, ma foi !

Et tout en disant cela avec toute la naïvetédont il était capable, Chicot attrapait au passage le coup d’œilfuribond que dardait Borromée sur le malencontreux complaisant.

– Tiens, je ne savais pas qu’il s’appelâtBussy-Leclerc. On avait oublié de m’en informer, dit Gorenflot.

– Je n’avais pas cru que le nomintéressât le moins du monde Votre Seigneurie, dit Borromée.

– En effet, reprit Chicot, un maîtred’armes ou un autre, pourvu qu’il soit bon, n’importe.

– En effet, n’importe, reprit Gorenflot,pourvu qu’il soit bon.

Et là-dessus il prit le chemin de l’escalierde son appartement, escorté de l’admiration générale.

L’exercice était terminé.

Au pied de l’escalier, Jacques réitéra sademande à Chicot, au grand déplaisir de Borromée ; mais Chicotrépondit :

– Je ne sais pas démontrer, monami ; je me suis fait tout seul avec de la réflexion et de lapratique ; faites comme moi : à tout sain esprit le bienprofite.

Borromée commanda un mouvement qui tourna tousles moines vers les bâtiments pour la rentrée. Gorenflot s’appuyasur Chicot et monta majestueusement l’escalier.

– J’espère, dit-il avec orgueil, quevoilà une maison dévouée au service du roi, et bonne à quelquechose, heim !

– Peste ! je le crois bien, ditChicot ; on en voit de belles, révérend prieur, lorsque l’onvient chez vous.

– En un mois tout cela, en moins d’unmois même.

– Et fait par vous ?

– Fait par moi, par moi seul, comme vousvoyez, dit Gorenflot en se redressant.

– C’est plus que je n’attendais, mon ami,et quand je reviendrai de ma mission…

– Ah ! c’est vrai, cher ami !parlons donc de votre mission.

– D’autant plus volontiers que j’ai unmessage, ou plutôt un messager, à envoyer au roi avant mondépart.

– Au roi, cher ami, un messager ?vous correspondez donc avec le roi ?

– Directement.

– Et il vous faut un messager,dites-vous ?

– Il me faut un messager.

– Voulez-vous un de nos frères ? Ceserait un honneur pour le couvent si un de nos frères voyait leroi.

– Assurément.

– Je vais mettre deux de nos meilleuresjambes à vos ordres. Mais contez-moi, Chicot, comment le roi quivous croyait mort…

– Je vous l’ai déjà dit, je n’étais qu’enléthargie… et au moment venu j’ai ressuscité.

– Et pour rentrer en faveur ?demanda Gorenflot.

– Plus que jamais, dit Chicot.

– Alors, fit Gorenflot en s’arrêtant,vous pourrez donc dire au roi tout ce que nous faisons ici dans sonintérêt ?

– Je n’y manquerai pas, mon ami, je n’ymanquerai pas, soyez tranquille.

– Oh ! cher Chicot, s’écriaGorenflot qui se voyait évêque.

– Mais d’abord, j’ai deux choses à vousdemander.

– Lesquelles ?

– La première, de l’argent, que le roivous rendra.

– De l’argent ! s’écria Gorenflot ense levant avec précipitation, j’en ai plein mes coffres.

– Vous êtes bien heureux, par ma foi, ditChicot.

– Voulez-vous mille écus ?

– Non pas, c’est beaucoup trop, cher ami,je suis modeste dans mes goûts, humble dans mes désirs ; montitre d’ambassadeur ne m’enorgueillit pas, et je le cache plutôtque je ne m’en vante : cent écus me suffiront.

– Les voilà. Et la secondechose ?

– Un écuyer.

– Un écuyer ?

– Oui, pour m’accompagner ; j’aimela société, moi.

– Ah ! mon ami, si j’étais encorelibre comme autrefois, dit Gorenflot en poussant un soupir.

– Oui, mais vous ne l’êtes plus.

– La grandeur m’enchaîne, murmuraGorenflot.

– Hélas ! dit Chicot, on ne peut pastout faire à la fois ; ne pouvant avoir votre honorablecompagnie, très cher prieur, je me contenterai donc de celle dupetit frère Jacques.

– Du petit frère Jacques ?

– Oui, il me plaît, le gaillard.

– Et tu as raison, Chicot, c’est un sujetrare et qui ira loin.

– Je vais d’abord le mener à deux centcinquante lieues, moi, si tu me l’accordes.

– Il est à toi, mon ami.

Le prieur frappa sur un timbre, au bruitduquel accourut un frère servant.

– Qu’on fasse monter le frère Jacques etle frère chargé des courses de la ville.

Dix minutes après, tous deux parurent sur leseuil de la porte.

– Jacques, dit Gorenflot, je vous donneune mission extraordinaire.

– À moi, monsieur le prieur ?demanda le jeune homme étonné.

– Oui, vous allez accompagner M. RobertBriquet dans un grand voyage.

– Oh ! s’écria dans un enthousiasmenomade le jeune frère, moi en voyage avec M. Briquet, moi au grandair, moi en liberté ! Ah ! monsieur Robert Briquet, nousferons des armes tous les jours, n’est-ce pas ?

– Oui, mon enfant.

– Et je pourrai emporter monarquebuse ?

– Tu l’emporteras.

Jacques bondit et s’élança hors de la chambreavec des cris de joie.

– Quant à la commission, dit Gorenflot,je vous prie de donner vos ordres. Avancez, frère Panurge.

– Panurge, dit Chicot à qui ce nomrappelait des souvenirs qui n’étaient pas exempts de douceur ;Panurge !

– Hélas ! oui, fit Gorenflot, j’aichoisi ce frère qui s’appelle comme l’autre, Panurge, pour luifaire faire les courses que l’autre faisait.

– Il est donc hors de service, notreancien ami ?

– Il est mort, dit Gorenflot, il estmort.

– Oh ! fit Chicot aveccommisération, le fait est qu’il devait se faire vieux.

– Dix-neuf ans, mon ami, il avaitdix-neuf ans.

– C’est un fait de longévité remarquable,dit Chicot ; il n’y a que les couvents pour offrir de pareilsexemples.

XXIV – La pénitente

Panurge, ainsi annoncé par le prieur, semontra bientôt.

Ce n’était certes pas en raison de saconfiguration morale ou physique qu’il avait été admis à remplacerson défunt homonyme, car jamais figure plus intelligente n’avaitété déshonorée par l’application d’un nom d’âne.

C’était à un renard que ressemblait frèrePanurge, avec ses petits yeux, son nez pointu et sa mâchoire enavant.

Chicot le regarda un instant, et pendant cetinstant, si court qu’il fût, il parut avoir apprécié à sa valeur lemessager du couvent.

Panurge resta humblement près de la porte.

– Venez là, monsieur le courrier, ditChicot ; connaissez-vous le Louvre ?

– Mais oui, monsieur, réponditPanurge.

– Et dans le Louvre, connaissez-vous uncertain Henri de Valois ?

– Le roi ?

– Je ne sais pas si c’est bien le roi, eneffet, dit Chicot ; mais enfin on a l’habitude de le nommerainsi.

– C’est au roi que j’auraiaffaire !

– Justement : leconnaissez-vous ?

– Beaucoup, monsieur Briquet.

– Eh bien, vous demanderez à luiparler.

– On me laissera arriver ?

– Jusqu’à son valet de chambre,oui ; votre habit est un passeport ; Sa Majesté est fortreligieuse, comme vous savez.

– Et que dirai-je au valet de chambre deSa Majesté ?

– Vous direz que vous êtes envoyé parl’ombre.

– Par quelle ombre ?

– La curiosité est un vilain défaut, monfrère.

– Pardon.

– Vous direz donc que vous êtes envoyépar l’ombre.

– Oui.

– Et que vous attendez la lettre.

– Quelle lettre ?

– Encore !

– Ah ! c’est vrai.

– Mon révérend, dit Chicot en seretournant vers Gorenflot, décidément j’aimais mieux l’autrePanurge.

– Voilà tout ce qu’il y a à faire ?demanda le courrier.

– Vous ajouterez que l’ombre attendra ensuivant tout doucement la route de Charenton.

– C’est sur cette route que j’aurai àvous rejoindre, alors.

– Parfaitement.

Panurge s’achemina vers la porte et souleva aportière pour sortir : il sembla à Chicot qu’en accomplissantce mouvement, frère Panurge avait démasqué un écouteur.

Au reste, la portière retomba si rapidementque Chicot n’eût pas pu répondre que ce qu’il prenait pour uneréalité n’était pas une vision.

L’esprit subtil de Chicot le conduisit bienvite à la presque certitude que c’était frère Borromée quiécoutait.

– Ah ! tu écoutes, pensa-t-il ;tant mieux, en ce cas je vais parler pour toi.

– Ainsi, dit Gorenflot, vous voilà honoréd’une mission du roi, cher ami.

– Confidentielle, oui.

– Qui a rapport à la politique, je leprésume ?

– Et moi aussi.

– Comment ! vous ne savez pas dequelle mission vous êtes chargé ?

– Je sais que je porte une lettre, voilàtout.

– Un secret d’État sans doute ?

– Je le crois.

– Et vous ne vous doutez pas ?…

– Nous sommes assez seuls pour que jevous dise ce que je pense, n’est-ce pas ?

– Dites ; je suis un tombeau pourles secrets.

– Eh bien, le roi s’est enfin décidé àsecourir le duc d’Anjou.

– En vérité ?

– Oui ; M. de Joyeuse a dû partircette nuit pour cela.

– Mais vous, mon ami ?

– Moi, je vais du côté de l’Espagne.

– Et comment voyagez-vous ?

– Dame ! comme nous faisionsautrefois, à pied, à cheval, en chariot, selon que cela setrouvera.

– Jacques vous sera d’une bonne compagniepour le voyage, et vous avez bien fait de le demander, il comprendle latin, le petit drôle !

– J’avoue, quant à moi, qu’il me plaîtfort.

– Cela suffirait pour que je vous ledonnasse, mon ami ; mais je crois, en outre, qu’il vous seraitun rude second, en cas de rencontre.

– Merci, cher ami, maintenant je n’aiplus, je crois, qu’à vous faire mes adieux.

– Adieu !

– Que faites-vous ?

– Je m’apprête à vous donner mabénédiction.

– Bah ! entre nous, dit Chicot,inutile.

– Vous avez raison, répliqua Gorenflot,c’est bon pour des étrangers.

Et les deux amis s’embrassèrenttendrement.

– Jacques ! cria le prieur,Jacques !

Panurge montra son visage de fouine entre lesdeux portières.

– Quoi ! vous n’êtes pas encoreparti ? s’écria Chicot.

– Pardon, monsieur.

– Partez vite, dit Gorenflot, M. Briquetest pressé ; où est Jacques ?

Frère Borromée apparut à son tour, l’airdoucereux et la bouche riante.

– Frère Jacques ? répéta leprieur.

– Frère Jacques est parti, dit letrésorier.

– Comment, parti ! s’écriaChicot.

– N’avez-vous pas désiré que quelqu’unallât au Louvre, monsieur ?

– Mais c’était frère Panurge, ditGorenflot.

– Oh ! sot que je suis !j’avais entendu Jacques, dit Borromée en se frappant le front.

Chicot fronça le sourcil ; mais le regretde Borromée était en apparence si sincère qu’un reproche eût parucruel.

– J’attendrai donc, dit-il, que Jacquessoit revenu.

Borromée s’inclina en fronçant le sourcil àson tour.

– À propos, dit-il, j’oubliais d’annoncerau seigneur prieur, et j’étais même monté pour cela, que la dameinconnue vient d’arriver et qu’elle désire obtenir audience deVotre Révérence.

Chicot ouvrit des oreilles immenses.

– Seule ? demanda Gorenflot.

– Avec un écuyer.

– Est-elle jeune ? demandaGorenflot.

Borromée baissa pudiquement les yeux.

– Bon ! il est hypocrite, pensaChicot.

– Elle paraît encore jeune ! ditBorromée.

– Mon ami, dit Gorenflot se tournant ducôté du faux Robert Briquet, tu comprends ?

– Je comprends, dit Chicot, et je vouslaisse ; j’attendrai dans une chambre voisine ou dans lacour.

– C’est cela, mon cher ami.

– Il y a loin d’ici au Louvre, monsieur,fit observer Borromée, et frère Jacques peut tarder beaucoup,d’autant plus que la personne à laquelle vous écrivez hésiterapeut-être à confier une lettre d’importance à un enfant.

– Vous faites cette réflexion un peutard, frère Borromée.

– Dame ! je ne savais pas ; sil’on m’eût confié…

– C’est bien, c’est bien ; je vaisme mettre en route à petits pas vers Charenton ; l’envoyé,quel qu’il soit, me rejoindra sur le chemin.

Et il se dirigea vers l’escalier.

– Pas de ce côté, monsieur, s’il vousplaît, dit vivement Borromée ; la dame inconnue monte par là,et elle désire bien ne rencontrer personne.

– Vous avez raison, dit Chicot ensouriant, je prendrai par le petit escalier.

Et il s’avança vers une porte de dégagement,donnant dans un petit cabinet.

– Et moi, dit Borromée, je vais avoirl’honneur d’introduire la pénitente près du révérend prieur.

– C’est cela, dit Gorenflot.

– Vous savez le chemin ? demandaBorromée avec inquiétude.

– À merveille.

Et Chicot sortit par le cabinet.

Après ce cabinet venait une chambre :l’escalier dérobé donnait sur le palier de cette chambre.

Chicot avait dit vrai, il connaissait lechemin, mais il ne connaissait plus la chambre.

En effet, elle était bien changée depuis sadernière visite : de pacifique elle s’était faitebelliqueuse ; les parois des murailles étaient tapisséesd’armes, les tables et les consoles étaient chargées de sabres,d’épées et de pistolets ; tous les angles contenaient un nidde mousquets et d’arquebuses.

Chicot s’arrêta un instant dans cettechambre ; il éprouvait le besoin de réfléchir.

– On me cache Jacques, on me cache ladame, on me pousse par les petits degrés pour laisser le grandescalier libre, cela veut dire que l’on veut m’éloigner dumoinillon et me cacher la dame, c’est clair.

Je dois donc, en bonne stratégie, faireexactement le contraire de ce que l’on désire que je fasse.

En conséquence, j’attendrai le retour deJacques ; et je me posterai de manière à voir la damemystérieuse.

Oh ! oh ! voici une belle chemise demailles jetée dans ce coin, fine et d’une trempe exquise.

Il la souleva en l’admirant.

– Justement j’en cherchais une,dit-il : légère comme du lin, trop étroite de beaucoup pour leprieur ; en vérité on dirait que c’est pour moi que cettechemise a été faite : empruntons-la donc à dom Modeste ;je la lui rendrai à mon retour.

Et Chicot plia prestement la tunique qu’ilglissa sous son pourpoint.

Il rattachait la dernière aiguillette quandfrère Borromée parut sur le seuil.

– Oh ! oh ! murmura Chicot,encore toi ; mais tu arrives trop tard, l’ami.

Et croisant ses grands bras derrière son doset se renversant en arrière, Chicot fit comme s’il admirait lestrophées.

– Monsieur Robert Briquet cherche quelquearme à sa convenance ? demanda Borromée.

– Moi, cher ami, dit Chicot, et pourquoifaire, mon Dieu, une arme ?

– Dame ! quand on s’en sert sibien.

– Théorie, cher frère, théorie, voilàtout : un pauvre bourgeois comme moi peut être adroit de sesbras et de ses jambes ; mais ce qui lui manque, et ce qui luimanquera toujours, c’est le cœur d’un soldat. Le fleuret brilleassez élégamment dans ma main ; mais Jacques, croyez-le bien,me ferait rompre d’ici à Charenton avec la pointe d’une épée.

– Vraiment ? fit Borromée à demiconvaincu par l’air si simple et si bonhomme de Chicot, lequel,disons-le, venait de se faire plus bossu, plus tors et plus loucheque jamais.

– Et puis, le souffle me manque, continuaChicot : vous avez remarqué que je ne puis pas rompre ;les jambes sont exécrables, voilà surtout mon défaut.

– Me permettrez-vous de vous faireobserver, monsieur, que ce défaut est plus grand encore pourvoyager que pour faire des armes ?

– Ah ! vous savez que je voyage,répondit négligemment Chicot.

– Panurge me l’a dit, répliqua Borroméeen rougissant.

– Tiens, c’est drôle, je ne croyais pasavoir parlé de cela à Panurge ; mais n’importe, je n’ai pas deraison de me cacher. Oui, mon frère, je fais un petit voyage ;je vais dans mon pays où j’ai du bien.

– Savez-vous, monsieur Briquet, que vousprocurez un bien grand honneur au frère Jacques ?

– Celui de m’accompagner ?

– D’abord, mais ensuite de voir leroi.

– Ou son valet de chambre, car il estpossible et même probable que frère Jacques ne verra pas autrechose.

– Vous êtes donc un familier duLouvre ?

– Oh ! un des plus familiers,monsieur ; c’est moi qui fournissais le roi et les jeunesseigneurs de la cour de bas drapés.

– Le roi ?

– J’avais déjà sa pratique qu’il n’étaitencore que duc d’Anjou. À son retour de Pologne, il s’est souvenude moi et m’a fait fournisseur de la cour.

– C’est une belle connaissance que vousavez là, monsieur Briquet.

– La connaissance de SaMajesté ?

– Oui.

– Tout le monde ne dit pas cela, frèreBorromée.

– Oh ! les ligueurs.

– Tout le monde l’est peu ou prouaujourd’hui.

– Vous l’êtes peu, vous, à coupsûr ?

– Moi, pourquoi cela ?

– Quand on connaît personnellement leroi.

– Eh ! eh ! j’ai ma politiquecomme les autres, fit Chicot.

– Oui, mais votre politique est enharmonie avec celle du roi ?

– Ne vous y fiez pas ; nousdisputons souvent.

– Si vous disputez, comment vousconfie-t-il une mission ?

– Une commission, vous voulezdire ?

– Mission ou commission, peuimporte ; l’une ou l’autre implique confiance.

– Peuh ! pourvu que je sache bienprendre mes mesures, voilà tout ce qu’il faut au roi.

– Vos mesures !

– Oui.

– Mesures politiques, mesures definances ?

– Non, mesures d’étoffes.

– Comment ? fit Borroméestupéfait.

– Sans doute ; vous allezcomprendre.

– J’écoute.

– Vous savez que le roi a fait unpèlerinage à Notre-Dame de Chartres.

– Oui, pour obtenir un héritier.

– Justement. Vous savez qu’il y a unmoyen sûr d’arriver au résultat que poursuit le roi.

– Il paraît, en tout cas, que le roin’emploie pas ce moyen.

– Frère Borromée ! fit Chicot.

– Quoi ?

– Vous savez parfaitement qu’il s’agitd’obtenir un héritier de la couronne par miracle, et nonautrement.

– Et ce miracle, ou ledemande ?…

– À Notre-Dame de Chartres.

– Ah ! oui, la chemise ?

– Allons donc ! c’est cela. Le roilui a pris sa chemise, à cette bonne Notre-Dame, et l’a donnée à lareine, de sorte qu’en échange de cette chemise, il veut lui donnerune robe pareille à celle de la Notre-Dame de Tolède, qui est,dit-on, la plus belle et la plus riche robe de vierge qui existe aumonde.

– De sorte que vous allez…

– À Tolède, cher frère Borromée, àTolède, prendre mesure de cette robe et en faire une pareille.

Borromée parut hésiter s’il devait croire oune pas croire Chicot sur parole.

Après de mûres réflexions, nous sommesautorisés à penser qu’il ne le crut pas.

– Vous jugez donc, continua Chicot, commes’il ignorait entièrement ce qui se passait dans l’esprit du frèretrésorier, vous jugez donc que la compagnie des hommes d’églisem’eût été fort agréable en pareille circonstance. Mais le tempspasse, et frère Jacques ne peut tarder maintenant. Au surplus, jevais l’attendre dehors, à la Croix-Faubin, par exemple.

– Je crois que cela vaut mieux, ditBorromée.

– Vous aurez donc la complaisance de leprévenir, aussitôt son arrivée ?

– Oui.

– Et vous me l’enverrez ?

– Je n’y manquerai pas.

– Merci, cher frère Borromée, enchantéd’avoir fait votre connaissance !

Tous deux s’inclinèrent : Chicot sortitpar le petit escalier ; derrière lui, frère Borromée ferma laporte au verrou.

– Allons, allons, dit Chicot, il estimportant, à ce qu’il paraît, que je ne voie pas la dame ; ils’agit donc de la voir.

Et pour mettre ce projet à exécution, Chicotsortit du prieuré des Jacobins le plus ostensiblement possible,causa un instant avec le frère portier et s’achemina vers laCroix-Faubin en suivant le milieu de la route.

Seulement, arrivé à la Croix Faubin, ildisparut à l’angle du mur d’une ferme, et là, sentant qu’il pouvaitdéfier tous les argus du prieur, eussent-ils des yeux de fauconcomme Borromée, il se glissa le long des bâtiments, suivit dans unfossé une haie qui faisait retour, et gagna, sans avoir été aperçu,une charmille assez bien garnie qui s’étendait juste en face ducouvent.

Arrivé à ce point, qui lui présentait uncentre d’observation tel qu’il le pouvait désirer, il s’assit ouplutôt se coucha, et attendit que frère Jacques rentrât au couventet que la dame en sortît.

XXV – L’embuscade

Chicot, on le sait, n’était pas long à prendreun parti. Il prit celui d’attendre, et cela le plus commodémentpossible.

À travers l’épaisseur de la charmille, il sefit une fenêtre pour ne point laisser passer inaperçus les allantset les venants qui pouvaient l’intéresser.

La route était déserte. Au plus loin que lavue de Chicot pouvait s’étendre, il n’apparaissait ni cavalier, nicurieux, ni paysan. Toute la foule de la veille s’était évanouieavec le spectacle qui l’avait causée.

Chicot ne vit donc rien qu’un homme assezmesquinement vêtu, qui se promenait transversalement sur la route,et prenait des mesures avec un long bâton pointu, sur le pavé de SaMajesté le roi de France.

Chicot n’avait absolument rien à faire. Il futenchanté d’avoir trouvé ce bonhomme pour lui servir de point demire.

– Que mesurait-il ? pourquoimesurait-il ? voilà quelles furent, pendant une ou deuxminutes, les plus sérieuses réflexions de maître RobertBriquet.

Il se résolut à ne point le perdre de vue.

Malheureusement, au moment où, arrivé au boutde sa mesure, l’homme allait relever la tête, une plus importantedécouverte vint absorber toute son attention, en le forçant delever les yeux vers un autre point.

La fenêtre du balcon de Gorenflot s’ouvrit àdeux battants, et l’on vit apparaître la respectable rotondité dedom Modeste, lequel, avec ses gros yeux écarquillés, son souriredes jours de fête et ses plus galantes façons, conduisait une damepresque ensevelie sous une mante de velours garnie de fourrure.

– Oh ! oh ! se dit Chicot,voici la pénitente. L’allure est jeune ; voyons un peu latête : là, bien, tournez-vous encore un peu de ce côté ;à merveille ! Il est vraiment singulier que je trouve desressemblances à toutes les figures que je vois. Fâcheuse manie quej’ai là ! bon. Voilà l’écuyer à présent. Oh ! oh !quant à lui, je ne me trompe pas, c’est bien Mayneville. Oui, oui,la moustache retroussée, l’épée à coquille, c’est lui-même ;mais raisonnons un peu : si je ne me trompe pas pourMayneville, ventre de biche ! pourquoi me tromperais-je pourmadame de Montpensier ? car cette femme, eh oui !morbleu ! c’est la duchesse.

Chicot, on peut le croire, abandonna dès cemoment l’homme aux mesures, pour ne pas perdre de vue les deuxillustres personnages.

Au bout d’une seconde, il vit apparaîtrederrière eux la face pâle de Borromée, que Mayneville interrogea àplusieurs reprises.

– C’est cela, dit-il, tout le monde enest ; bravo ! conspirons, c’est la mode ; mais, quediable ! la duchesse veut-elle par hasard prendre pension chezdom Modeste, elle qui a déjà la maison de Bel-Esbat, à cent pasd’ici ?

En ce moment, l’attention de Chicot éprouva unnouveau motif d’excitation. Tandis que la duchesse causait avecGorenflot, ou plutôt le faisait causer, M. de Mayneville fit ungeste à quelqu’un du dehors.

Chicot, pourtant, n’avait vu personne, exceptél’homme aux mesures.

C’est qu’en effet c’était à lui que ce gesteétait adressé ; il en résultait que l’homme aux mesures nemesurait plus.

Il s’était arrêté, en face du balcon, deprofil et la face tournée du côté de Paris.

Gorenflot continuait ses amabilités avec lapénitente.

M. de Mayneville glissa quelques mots àl’oreille de Borromée, et celui-ci se mit à l’instant même àgesticuler derrière le prieur, d’une façon inintelligible pourChicot, mais claire, à ce qu’il paraît, pour l’homme aux mesures,car il s’éloigna, se posta dans un autre endroit où un nouveaugeste de Borromée et de Mayneville le cloua comme une statue.

Après quelques secondes d’immobilité, sur unnouveau signe fait par frère Borromée, il se livra à un genred’exercice qui préoccupa d’autant plus Chicot qu’il lui étaitimpossible d’en deviner le but. De l’endroit qu’il occupait,l’homme aux mesures se mit à courir jusqu’à la porte du prieuré,tandis que M. de Mayneville tenait sa montre à la main.

– Diable ! diable ! murmuraChicot, tout cela me paraît suspect ; l’énigme est bienposée ; mais, si bien posée qu’elle soit, peut-être en voyantle visage de l’homme aux mesures, la devinerais-je.

En ce moment, comme si le démon familier deChicot eût tenu à exaucer son vœu, l’homme aux mesures se retourna,et Chicot reconnut en lui Nicolas Poulain, lieutenant de laprévôté, le même à qui il avait vendu la veille ses vieillescuirasses.

– Allons, fit-il, vive la Ligue !j’en ai assez vu maintenant pour deviner le reste avec un peu detravail ! eh bien ! soit, on travaillera.

Après quelques pourparlers entre la duchesse,Gorenflot et Mayneville, Borromée referma la fenêtre et le balcondemeura désert.

La duchesse et son écuyer sortirent du prieurépour monter dans la litière qui les attendait. Dom Modeste, qui lesavait accompagnés jusqu’à la porte, s’épuisait en révérences.

La duchesse tenait encore ouverts les rideauxde cette litière pour répondre aux compliments du prieur, lorsqu’unmoine jacobin, sortant de Paris par la porte Saint-Antoine, vint àla tête des chevaux qu’il regarda curieusement, puis au côté de lalitière dans laquelle il plongea son regard.

Chicot reconnut dans ce moine le petit frèreJacques, revenu à grands pas du Louvre, et demeuré en extase devantmadame de Montpensier.

– Allons, allons, dit-il, j’ai de lachance. Si Jacques était revenu plus tôt, je n’eusse pu voir laduchesse, forcé que j’eusse été de courir à mon rendez-vous de laCroix-Faubin. Maintenant, voici madame de Montpensier partie aprèssa petite conspiration faite ; c’est le tour de maître NicolasPoulain. Celui-là, je vais l’expédier en dix minutes.

En effet, la duchesse, après avoir passédevant Chicot sans le voir, roulait vers Paris, et Nicolas Poulains’apprêtait à la suivre.

Comme la duchesse, il lui fallait passerdevant la haie habitée par Chicot.

Chicot le vit venir, comme le chasseur voitvenir la bête, s’apprêtant à la tirer quand elle serait à saportée.

Quand Poulain fut à la portée de Chicot,Chicot tira.

– Eh ! l’homme de bien, dit-il deson trou, un regard par ici, s’il vous plaît.

Poulain tressaillit et tourna la tête du côtédu fossé.

– Vous m’avez vu : très bien !continua Chicot. Maintenant, n’ayez l’air de rien, maître Nicolas…Poulain.

Le lieutenant de la prévôté bondit comme undaim, au coup de fusil.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il, etque désirez-vous ?

– Qui je suis ?

– Oui.

– Je suis un de vos amis, nouveau, maisintime ; ce que je veux, ah ! ça c’est un peu plus long àvous expliquer.

– Mais enfin, que désirez-vous ?parlez.

– Je désire que vous veniez à moi.

– À vous ?

– Oui, ici ; que vous descendiezdans le fossé.

– Pourquoi faire ?

– Vous le saurez ; descendezd’abord.

– Mais…

– Et que vous veniez vous asseoir le doscontre cette haie.

– Enfin…

– Sans regarder de mon côté, sans quevous ayez l’air de vous douter que je suis là.

– Monsieur…

– C’est beaucoup exiger, je le saisbien ; mais, que voulez-vous, maître Robert Briquet a le droitd’être exigeant.

– Robert Briquet ! s’écria Poulainexécutant à l’instant même la manœuvre commandée.

– Là, bien, asseyez-vous, c’est cela…Ah ! ah ! il paraît que nous prenions nos petitesdimensions sur la route de Vincennes ?

– Moi !

– Sans aucun doute ; après cela,qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un lieutenant de la prévôté fassel’office de voyer quand l’occasion s’en présente ?

– C’est vrai, dit Poulain un peu rassuré,vous voyez, je mesurais.

– D’autant mieux, continua Chicot, quevous opériez sous les yeux de très illustres personnages.

– De très illustres personnages ? Jene comprends pas.

– Comment ! vousignoriez ?…

– Je ne sais ce que vous voulez dire.

– Cette dame et ce monsieur qui étaientsur le balcon, et qui viennent de reprendre leur course vers Paris,vous ne savez point ce qu’ils étaient ?

– Je vous jure.

– Ah ! comme c’est heureux pour moid’avoir à vous apprendre une si riche nouvelle ! Figurez-vous,monsieur Poulain, que vous aviez pour admirateurs dans vosfonctions de voyer, madame la duchesse de Montpensier et M. lecomte de Mayneville. Ne remuez pas, s’il vous plaît.

– Monsieur, dit Nicolas Poulain, essayantde lutter, ces propos, la façon dont vous me les adressez…

– Si vous bougez, mon cher monsieurPoulain, reprit Chicot, vous m’allez pousser à quelque extrémité.Tenez-vous donc tranquille.

Poulain poussa un soupir.

– Là, bien, continua Chicot. Je vousdisais donc que, venant de travailler ainsi sous les yeux de cespersonnages, et n’en ayant pas été remarqué, c’est vous qui leprétendez ainsi ; je disais donc, mon cher monsieur, qu’ilserait fort avantageux pour vous qu’un autre personnage illustre,le roi, par exemple, vous remarquât.

– Le roi ?

– Sa Majesté, oui, monsieurPoulain ; elle est fort portée, je vous assure, à admirer touttravail et à récompenser toute peine.

– Ah ! monsieur Briquet, parpitié !

– Je vous répète, cher monsieur Poulain,que si vous remuez vous êtes un homme mort : demeurez donccalme pour éviter cette disgrâce.

– Mais que voulez-vous donc de moi, aunom du ciel ?

– Votre bien, pas autre chose ; nevous ai-je pas dit que j’étais votre ami ?

– Monsieur ! s’écria Nicolas Poulainau désespoir, je ne sais en vérité quel tort je fais à Sa Majesté,à vous, ni à qui que ce soit au monde !

– Cher monsieur Poulain, vous vousexpliquerez avec qui de droit ; ce ne sont point mesaffaires ; j’ai mes idées, voyez-vous, et j’y tiens ; cesidées sont que le roi ne saurait approuver que son lieutenant de laprévôté obéisse, quand il fait fonctions de voyer, aux gestes etindications de M. de Mayneville : qui sait, au reste, si leroi ne trouverait pas mauvais que son lieutenant de la prévôté aitomis de consigner dans son rapport quotidien que madame deMontpensier et M. de Mayneville sont entrés hier matin dans sabonne ville de Paris ? Rien que cela, tenez, monsieur Poulain,vous brouillerait bien certainement avec Sa Majesté.

– Monsieur Briquet, une omission n’estpas un crime, et certes Sa Majesté est trop éclairée…

– Cher monsieur Poulain, vous vousfaites, je crois, des chimères ; je vois plus clairement, moi,dans cette affaire-là.

– Que voyez-vous ?

– Une belle et bonne potence.

– Monsieur Briquet !

– Attendez donc, que diable ! avecune corde neuve, quatre soldats aux quatre points cardinaux, pasmal de Parisiens autour de la potence, et certain lieutenant de laprévôté de ma connaissance au bout de la corde.

Nicolas Poulain tremblait si fort que de cetremblement il ébranlait toute la charmille.

– Monsieur ! dit-il en joignant lesmains.

– Mais je suis votre ami, cher monsieurPoulain, continua Chicot, et, en cette qualité d’ami, voilà unconseil que je vous donne.

– Un conseil ?

– Oui, bien facile à suivre, Dieumerci ! Vous allez de ce pas, entendez-vous bien ? allertrouver…

– Trouver… interrompit Nicolas pleind’angoisses, trouver qui ?

– Un moment que je réfléchisse,interrompit Chicot, trouver… M. d’Épernon.

– M. d’Épernon, l’ami du roi ?

– Précisément ; vous le prendrez àpart.

– M. d’Épernon ?

– Oui, et vous lui conterez toutel’affaire du toisé de la route.

– Est-ce folie, monsieur ?

– C’est sagesse, au contraire, suprêmesagesse.

– Je ne comprends pas.

– C’est limpide, cependant. Si je vousdénonce purement et simplement comme l’homme aux mesures et l’hommeaux cuirasses, on vous branchera ; si, au contraire, vous vousexécutez de bonne grâce, on vous couvrira de récompenses etd’honneurs… Vous ne paraissez pas convaincu… À merveille, cela vame donner la peine de retourner au Louvre ; mais, ma foi,j’irai quand même ; il n’est rien que je ne fasse pourvous.

Et Nicolas Poulain entendit le bruit quefaisait Chicot en dérangeant les branches pour se lever.

– Non, non, dit-il, restez ici ;j’irai.

– À la bonne heure ; mais vouscomprenez, cher monsieur Poulain, pas de subterfuges, car demain,moi, j’enverrai une petite lettre au roi, dont j’ai l’honneur, telque vous me voyez, ou plutôt tel que vous ne me voyez pas, d’êtrel’ami intime, de sorte que, pour n’être pendu qu’après-demain, vousserez pendu aussi haut et plus court.

– Je pars, monsieur, dit le lieutenantatterré ; mais vous abusez étrangement…

– Moi ?

– Oh !

– Eh ! cher monsieur Poulain,élevez-moi des autels ; vous étiez un traître il y a cinqminutes, je fais de vous un sauveur de la patrie. À propos, courezvite, cher monsieur Poulain, car je suis très pressé de partird’ici ; pourtant je ne le puis faire que quand vous serezparti. Hôtel d’Épernon : n’oubliez pas.

Nicolas Poulain se leva, et, avec le visaged’un homme désespéré, s’élança comme une flèche dans la directionde la porte Saint-Antoine.

– Ah ! il était temps, dit Chicot,car voilà que l’on sort du prieuré.

« Mais ce n’est pas mon petitJacques.

« Eh ! eh ! dit Chicot, quelest ce drôle, taillé comme l’architecte d’Alexandre voulait taillerle mont Athos ? Ventre de biche ! c’est un bien groschien pour accompagner un pauvre roquet comme moi !

En voyant cet émissaire du prieur, Chicot sehâta de courir vers la Croix-Faubin, lieu du rendez-vous.

Comme il était forcé de s’y rendre par unchemin circulaire, la ligne droite eut sur lui l’avantage de larapidité, c’est-à-dire le moine géant, qui coupait la route àgrandes enjambées, arriva le premier à la croix.

Chicot, d’ailleurs, perdait un peu de temps àexaminer, tout en marchant, son homme, dont la physionomie ne luirevenait pas le moins du monde.

En effet, c’était un véritable Philistin quece moine. Dans la précipitation qu’il avait mise à venir trouverChicot, sa robe de Jacobin n’était pas même fermée, et l’onentrevoyait par une fente ses jambes musculeuses, affublées d’unhaut-de-chausse tout laïque.

Son capuchon mal rabattu laissait voir unecrinière sur laquelle n’avait point encore passé le ciseau duprieuré.

Eu outre, certaine expression des moinsreligieuses crispait les coins profonds de sa bouche, et lorsqu’ilvoulait passer du sourire au rire, il laissait apercevoir troisdents, lesquelles semblaient des palissades plantées derrière lerempart de ses grosses lèvres.

Des bras longs comme ceux de Chicot, mais plusgros, des épaules capables d’enlever les portes de Gaza, un grandcouteau de cuisine passé dans la corde de sa ceinture, tellesétaient, avec un sac roulé comme un bouclier autour de sa poitrine,les armes défensives et offensives de ce Goliath des Jacobins.

– Décidément, dit Chicot, il est fortlaid, et s’il ne m’apporte pas une excellente nouvelle, avec unetête comme celle-là, je trouverai qu’une pareille créature est fortinutile sur la terre.

Le moine, voyant toujours approcher Chicot, lesalua presque militairement.

– Que voulez-vous, mon ami ? demandaChicot.

– Vous êtes monsieur RobertBriquet ?

– En personne.

– En ce cas, j’ai pour vous une lettre durévérend prieur.

– Donnez.

Chicot prit la lettre ; elle était conçueen ces termes :

« Mon cher ami, j’ai bien réfléchi depuisnotre séparation, il m’est, en vérité, impossible de laisser alleraux loups dévorants du monde la brebis que le Seigneur m’a confiée.J’entends parler, vous le comprenez bien, de notre petit JacquesClément, qui tout à l’heure a été reçu par le roi, et s’estparfaitement acquitté de votre message.

Au lieu de Jacques, dont l’âge est encoretendre, et qui doit ses services au prieuré, je vous envoie un bonet digne frère de notre communauté ; ses mœurs sont douces etson humeur innocente : je suis sûr que vous l’agréerez pourcompagnon de route… »

– Oui, oui, pensa Chicot en jetant decôté un regard sur le moine : compte là-dessus.

« Je joins à cette lettre ma bénédiction,que je regrette de ne vous avoir pas donnée de vive voix.

Adieu, cher ami. »

– Voilà une bien belle écriture !dit Chicot lorsqu’il eut fini sa lecture. Je gagerais que la lettrea été écrite par le trésorier : il a une main superbe.

– C’est, en effet, frère Borromée qui aécrit la lettre, répondit le Goliath.

– Eh bien, en ce cas, mon ami, repritChicot en souriant agréablement au grand moine, vous allezretourner au prieuré.

– Moi ?

– Oui, et vous direz à Sa Révérence quej’ai changé d’avis, et que je désire voyager seul.

– Comment ! vous ne m’emmènerez pas,monsieur ? fit le moine avec un étonnement qui n’était pointexempt de menace.

– Non, mon ami, non.

– Et pourquoi cela, s’il vousplaît ?

– Parce que j’ai à faire deséconomies ; les temps sont durs, et vous devez mangerénormément.

Le géant montra ses trois défenses.

– Jacques mange tout autant que moi,dit-il.

– Oui, mais Jacques était un moine, fitChicot.

– Et moi, que suis-je donc ?

– Vous, mon ami, vous êtes un lansquenetou un gendarme, ce qui, entre nous soit dit, pourrait scandaliserla Notre-Dame vers qui je suis député.

– Que parlez-vous donc de lansquenet etde gendarme ? répondit le moine. Je suis un jacobin,moi ; est-ce que ma robe n’est pas reconnaissable ?

– L’habit ne fait pas le moine, mon ami,répliqua Chicot ; mais le couteau fait le soldat : ditescela au frère Borromée, s’il vous plaît.

Et Chicot tira sa révérence au géant quireprit le chemin du prieuré, en grondant comme un chien qu’onchasse.

Quant à notre voyageur, il laissa disparaîtrecelui qui devait être son compagnon, et lorsqu’il l’eut vus’engouffrer dans la grande porte du couvent, il alla se cacherderrière une haie, s’y dépouilla de son pourpoint, et passa la finechemise de mailles que nous connaissons sous sa chemise detoile.

Sa toilette achevée, il coupa à travers champspour rejoindre le chemin de Charenton.

XXVI – Les Guises

Le soir même du jour où Chicot partait pour laNavarre, nous retrouverons dans la grande chambre de l’hôtel deGuise où nous avons déjà, dans nos précédents récits, conduit plusd’une fois nos lecteurs ; nous retrouverons, disons-nous, dansla grande chambre de l’hôtel de Guise, ce petit jeune homme à l’œilvif, que nous avons vu entrer dans Paris en croupe sur le cheval deCarmainges, et qui n’était autre, nous le savons déjà, que la bellepénitente de dom Gorenflot.

Cette fois elle n’avait pris aucune précautionpour dissimuler sa personne ou son sexe. Madame de Montpensier,vêtue d’une robe élégante, le col évasé, les cheveux toutconstellés d’étoiles de pierreries, comme c’était la mode à cetteépoque, attendait avec impatience, debout dans l’embrasure d’unefenêtre, quelqu’un qui tardait à venir.

L’ombre commençait à s’épaissir, la duchessene distinguait plus qu’à grand’peine la porte de l’hôtel, surlaquelle ses yeux étaient constamment attachés.

Enfin le pas d’un cheval se fit entendre, etdix minutes après la voix de l’huissier annonçait mystérieusementchez la duchesse M. de Mayenne.

Madame de Montpensier se leva et courut audevant de son frère avec une telle précipitation, qu’elle oublia demarcher sur la pointe du pied droit, comme c’était son habitudelorsqu’elle tenait à ne pas boiter.

– Seul, mon frère ? dit-elle, vousêtes seul ?

– Oui, ma sœur, dit le duc en s’asseyantaprès avoir baisé la main de la duchesse.

– Mais, Henri, où donc est Henri ?Savez-vous bien que tout le monde l’attend ici ?

– Henri, ma sœur, n’a que faire encore àParis, tandis qu’au contraire il a encore fort à faire dans lesvilles de Flandre et de Picardie. Notre travail est lent etsouterrain ; nous avons de l’ouvrage là-bas : pourquoiquitterions-nous cet ouvrage pour venir à Paris, où tout estfait ?

– Oui, mais où tout se défera si vous nevous hâtez.

– Bah !

– Bah ! tant que vous voudrez, monfrère. Je vous dis, moi, que les bourgeois ne se contentent plus detoutes ces raisons, qu’ils veulent voir leur duc Henri, que voilàleur soif, leur délire.

– Ils le verront au bon moment.Mayneville ne leur a-t-il donc point expliqué tout cela ?

– Sans contredit ; mais vous lesavez, sa voix ne vaut pas les vôtres.

– Au plus pressé, ma sœur. EtSalcède ?

– Mort.

– Sans parler ?

– Sans souffler une parole.

– Bien. Et l’armement ?

– Achevé.

– Paris ?

– Divisé en seize quartiers.

– Et chaque quartier a le chef que nousavons désigné ?

– Oui.

– Vivons donc en repos. Pâque-Dieu !c’est ce que je viens dire à nos bons bourgeois.

– Ils ne vous écouteront pas.

– Bah !

– Je vous dis qu’ils sont endiablés.

– Ma sœur, vous avez un peu tropl’habitude de juger la précipitation d’autrui d’après vos propresimpatiences.

– M’en ferez-vous un reprochesérieux ?

– À Dieu ne plaise ! mais ce que ditmon frère Henri doit être exécuté. Or, mon frère Henri veut qu’onne se hâte aucunement.

– Que faire alors ? demanda laduchesse avec impatience.

– Quelque chose presse-t-il, masœur ?

– Tout, si l’on veut.

– Par quoi commencer, à votreavis ?

– Par prendre le roi.

– C’est votre idée fixe ; je ne dispas qu’elle soit mauvaise, si l’on pouvait la mettre àexécution ; mais projeter et faire sont deux :rappelez-vous combien de fois nous avons échoué déjà.

– Les temps sont changés ; le roin’a plus personne pour le défendre.

– Non, excepté les Suisses, les Écossais,les gardes françaises.

– Mon frère, quand vous voudrez, moi, moiqui vous parle, je vous le montrerai sur une grande route, escortéde deux laquais seulement.

– On m’a dit cela cent fois, et je nel’ai pas vu une seule.

– Vous le verrez donc si vous restezseulement à Paris trois jours.

– Encore un projet !

– Un plan, voulez-vous dire.

– Veuillez me le communiquer, en cecas.

– Oh ! c’est une idée de femme, etpar conséquent elle vous fera rire.

– À Dieu ne plaise que je blesse votreamour-propre d’auteur ! Voyons le plan.

– Vous vous moquez de moi, Mayenne.

– Non, je vous écoute.

– Eh bien ! en quatre mots,voici…

En ce moment l’huissier souleva latapisserie.

– Plaît-il à Leurs Altesses de recevoirM. de Mayneville ? demanda-t-il.

– Mon complice ? dit la duchesse,qu’il entre.

M. de Mayneville entra en effet, et vintbaiser la main du duc de Mayenne.

– Un seul mot, monseigneur, dit-il ;j’arrive du Louvre.

– Eh bien ! s’écrièrent à la foisMayenne et la duchesse.

– On se doute de votre arrivée.

– Comment cela ?

– Je causais avec le chef du poste deSaint-Germain-l’Auxerrois, deux Gascons passèrent.

– Les connaissez-vous ?

– Non ; ils étaient tout flambantsneufs. Cap de bious ! dit l’un, vous avez là un pourpoint quiest magnifique, mais qui, dans l’occasion, ne vous rendrait pas lesmêmes services que votre cuirasse d’hier.

– Bah ! bah ! si solide quesoit l’épée de M. de Mayenne, dit l’autre, gageons qu’ellen’entamera pas plus ce satin qu’elle n’eût entamé la cuirasse.

Et là-dessus le Gascon se répandit en bravadesqui indiquaient que l’on vous savait proche.

– Et à qui appartiennent cesGascons ?

– Je n’en sais rien.

– Et ils se sont retirés ?

– Oh ! pas ainsi, ils criaienthaut ; le nom de Votre Altesse fut entendu : quelquespassants s’arrêtèrent et demandèrent si effectivement vousarriviez. Ils allaient répondre à la question, quand tout à coup unhomme s’approcha du Gascon et lui toucha l’épaule : ou je metrompe bien, monseigneur, ou cet homme, c’était Loignac.

– Après ? demanda la duchesse.

– À quelques mots dits tout bas, leGascon ne répondit que par un geste de soumission, et suivit soninterrupteur.

– De sorte que ?

– De sorte que je n’ai pas pu en savoirdavantage ; mais, en attendant, défiez-vous.

– Vous ne les avez pas suivis ?

– Si fait, mais de loin ; jecraignais d’être reconnu comme gentilhomme de Votre Altesse. Ils sesont dirigés du côté du Louvre, et ont disparu derrière l’hôtel desMeubles. Mais après eux, toute une traînée de voix répétait :Mayenne ! Mayenne !

– J’ai un moyen tout simple de répondre,dit le duc.

– Lequel ? demanda sa sœur.

– C’est d’aller saluer le roi cesoir.

– Saluer le roi ?

– Sans doute, je viens à Paris ; jelui donne des nouvelles de ses bonnes villes de Picardie, il n’y arien à dire.

– Le moyen est bon, dit Mayneville.

– Il est imprudent, dit la duchesse.

– Il est indispensable, ma sœur, si eneffet on se doute de mon arrivée à Paris. C’était d’ailleursl’opinion de notre frère Henri, que je descendisse tout bottédevant le Louvre, pour présenter au roi les hommages de toute lafamille. Une fois ce devoir accompli, je suis libre, et je puisrecevoir qui bon me semble.

– Les membres du comité, parexemple ; ils vous attendent.

– Je les recevrai à l’hôtel Saint-Denis,à mon retour du Louvre, dit Mayenne. Donc, Mayneville, qu’on merende mon cheval tel qu’il est, sans le bouchonner. Vous viendrezavec moi au Louvre. Vous, ma sœur, attendez-nous, s’il vousplaît.

– Ici, mon frère ?

– Non, à l’hôtel Saint-Denis, où j’ailaissé mes équipages et où l’on me croit couché. Nous y serons dansdeux heures.

XXVII – Au Louvre

Ce jour-là aussi, jour de grandes aventures,le roi sortit de son cabinet et fit appeler M. d’Épernon.

Il pouvait être midi.

Le duc s’empressa d’obéir et de passer chez leroi.

Il trouva Sa Majesté debout dans une premièrechambre, considérant avec attention un moine jacobin qui rougissaitet baissait les yeux sous le regard perçant du roi.

Le roi prit d’Épernon à part.

– Regarde donc, duc, dit-il en luimontrant le jeune homme, la drôle de figure de moine que voilà.

– De quoi s’étonne Votre Majesté ?dit d’Épernon ; je trouve la figure fort ordinaire, moi.

– Vraiment ?

Et le roi se prit à rêver.

– Comment t’appelles-tu ? luidit-il.

– Frère Jacques, sire.

– Tu n’as pas d’autre nom ?

– Mon nom de famille, Clément.

– Frère Jacques Clément ? répéta leroi.

– Votre Majesté ne trouve-t-elle pasaussi quelque chose d’étrange dans le nom ? dit en riant leduc.

Le roi ne répondit point.

– Tu as très bien fait la commission,dit-il au moine sans cesser de le regarder.

– Quelle commission, sire ? demandale duc avec cette hardiesse qu’on lui reprochait, et que luidonnait une familiarité de tous les jours.

– Rien, dit Henri, un petit secret entremoi et quelqu’un que tu ne connais pas, ou plutôt que tu ne connaisplus.

– En vérité, sire, dit d’Épernon, vousregardez étrangement cet enfant, et vous l’embarrassez.

– C’est vrai, oui. Je ne sais pourquoimes regards ne peuvent pas se défendre de lui ; il me sembleque je l’ai déjà vu ou que je le verrai. Il m’est apparu dans unrêve, je crois. Allons, voilà que je déraisonne. Va-t’en, petitmoine, tu as fini ta mission. On enverra la lettre demandée à celuiqui la demande ; sois tranquille. D’Épernon ?

– Sire ?

– Qu’on lui donne dix écus.

– Merci, dit le moine.

– On dirait que tu as dit merci du boutdes dents ! reprit d’Épernon qui ne comprenait point qu’unmoine parût mépriser dix écus.

– Je dis merci du bout des dents, repritle petit Jacques, parce que j’aimerais bien mieux un de ces beauxcouteaux d’Espagne qui sont là appendus au mur.

– Comment, tu n’aimes pas mieux l’argentpour aller courir les farceurs de la foire Saint-Laurent, ou lesclapiers de la rue Sainte-Marguerite ? demanda d’Épernon.

– J’ai fait vœu de pauvreté et dechasteté, répliqua Jacques.

– Donne-lui donc une de ces lamesd’Espagne, et qu’il s’en aille, Lavalette, dit le roi.

Le duc, en homme parcimonieux, choisit parmiles couteaux celui qui lui paraissait le moins riche et le donna aupetit moine.

C’était un couteau catalan, à la lame large,effilée, solidement emmanchée dans un morceau de belle corneciselée.

Jacques le prit, tout joyeux de posséder unesi belle arme, et se retira.

Jacques parti, le duc essaya de nouveau dequestionner le roi.

– Duc, interrompit le roi, as-tu, parmites quarante-cinq, deux ou trois hommes qui sachent monter àcheval ?

– Douze au moins, sire, et tous serontcavaliers dans un mois.

– Choisis-en deux de ta main, et qu’ilsviennent me parler à l’instant même.

Le duc salua, sortit, et appela Loignac dansl’antichambre.

Loignac parut au bout de quelquessecondes.

– Loignac, dit le duc, envoyez-moi àl’instant même deux cavaliers solides ; c’est pour accomplirune mission directe de Sa Majesté.

Loignac traversa rapidement la galerie, arrivaprès du bâtiment, que nous nommerons désormais le logis desQuarante-Cinq.

Là, il ouvrit la porte et appela d’une voix demaître :

– Monsieur de Carmainges ! Monsieurde Biran !

– M. de Biran est sorti, dit lefactionnaire.

– Comment ! sorti sanspermission ?

– Il étudie le quartier que monseigneurle duc d’Épernon lui a recommandé ce matin.

– Fort bien ! Appelez M. deSainte-Maline, alors.

Les deux noms retentirent sous les voûtes, etles deux élus apparurent aussitôt.

– Messieurs, dit Loignac, suivez-moi chezM. le duc d’Épernon.

Et il les conduisit au duc, lequel, congédiantLoignac, les conduisit à son tour au roi.

Sur un geste de Sa Majesté, le duc se retiraet les deux jeunes gens restèrent.

C’était la première fois qu’ils se trouvaientdevant le roi. Henri avait un aspect fort imposant.

L’émotion se trahissait chez eux de façondifférente.

Sainte-Maline avait l’œil brillant, le jarrettendu, la moustache hérissée.

Carmainges, pâle, mais tout aussi résolu, bienque moins fier, n’osait, arrêter son regard sur Henri.

– Vous êtes de mes quarante-cinq,messieurs ? dit le roi.

– J’ai cet honneur, sire, répliquaSainte-Maline.

– Et vous, monsieur ?

– J’ai cru que monsieur répondait pournous deux, sire ; voilà pourquoi ma réponse s’est faitattendre ; mais quant à être au service de Votre Majesté, j’ysuis autant que qui que ce soit au monde.

– Bien. Vous allez monter à cheval etprendre la route de Tours : la connaissez-vous ?

– Je demanderai, dit Sainte-Maline.

– Je m’orienterai, dit Carmainges.

– Pour vous mieux guider, passez parCharenton, d’abord.

– Oui, sire.

– Vous pousserez jusqu’à ce que vousrencontriez un homme voyageant seul.

– Votre Majesté veut-elle nous donner sonsignalement ? demanda Sainte-Maline.

– Une grande épée au côté ou au dos, degrands bras, de grandes jambes.

– Pouvons-nous savoir son nom,sire ? demanda Ernauton de Carmainges, que l’exemple de soncompagnon entraînait, malgré les habitudes de l’étiquette, àinterroger le roi.

– Il s’appelle l’Ombre, dit Henri.

– Nous demanderons le nom de tous lesvoyageurs que nous rencontrerons, sire.

– Et nous fouillerons toutes leshôtelleries.

– Une fois l’homme rencontré et reconnu,vous lui remettrez cette lettre.

Les deux jeunes gens tendaient la mainensemble.

Le roi demeura un instant embarrassé.

– Comment vous appelle-t-on ?demanda-t-il à l’un d’eux.

– Ernauton de Carmainges,répondit-il.

– Et vous ?

– René de Sainte-Maline.

– Monsieur de Carmainges, vous porterezla lettre, et monsieur de Sainte-Maline la remettra.

Ernauton prit le précieux dépôt qu’ils’apprêta à serrer dans son pourpoint.

Sainte-Maline arrêta son bras au moment où lalettre allait disparaître, et il en baisa respectueusement lescel.

Puis il remit la lettre à Ernauton.

Cette flatterie fit sourire Henri III.

– Allons, allons, messieurs, dit-il, jevois que je serai bien servi.

– Est-ce tout, sire ? demandaErnauton.

– Oui, messieurs ; seulement unedernière recommandation.

Les jeunes gens s’inclinèrent etattendirent.

– Cette lettre, messieurs, dit Henri, estplus précieuse que la vie d’un homme. Sur votre tête, ne la perdezpas, remettez-la secrètement à l’Ombre, qui vous en donnera un reçuque vous me rapporterez, et surtout voyagez en gens qui voyagentpour leurs propres affaires. Allez.

Les deux jeunes gens sortirent du cabinetroyal, Ernauton comblé de joie ; Sainte-Maline gonflée dejalousie ; l’un avec la flamme dans les yeux, l’autre avec unavide regard qui brûlait le pourpoint de son compagnon.

Monsieur d’Épernon les attendait : ilvoulut questionner.

– M. le duc, répondit Ernauton, le roi nenous a point autorisés à parler.

Ils allèrent à l’instant même aux écuries, oùle piqueur du roi leur délivra deux chevaux de route, vigoureux etbien équipés.

M. d’Épernon les eût suivis certainement pouren savoir davantage, s’il n’eût été prévenu, au moment oùCarmainges et Sainte-Maline le quittaient, qu’un homme voulait luiparler à l’instant même et à tout prix.

– Quel homme ? demanda le duc avecimpatience.

– Le lieutenant de la prévôté del’Île-de-France.

– Eh ! parfandious !s’écria-t-il, suis-je échevin, prévôt ou chevalier duguet ?

– Non, monseigneur, mais vous êtes ami duroi, répondit une humble voix à sa gauche. Je vous en supplie, à cetitre écoutez-moi donc !

Le duc se retourna.

Près de lui, chapeau bas et oreilles basses,était un pauvre solliciteur qui passait à chaque seconde par unedes nuances de l’arc-en-ciel.

– Qui êtes-vous ? demandabrutalement le duc.

– Nicolas Poulain, pour vous servir,monseigneur.

– Et vous voulez me parler ?

– Je demande cette grâce.

– Je n’ai pas le temps.

– Même pour entendre un secret,monseigneur ?

– J’en écoute cent tous les jours,monsieur : le vôtre fera cent et un ; ce serait un detrop.

– Même si celui-là intéressait la vie deSa Majesté ? dit Nicolas Poulain en se penchant à l’oreille ded’Épernon.

– Oh ! oh ! je vousécoute ; venez dans mon cabinet.

Nicolas Poulain essuya son front ruisselant desueur, et suivit le duc.

XXVIII – La révélation

Monsieur d’Épernon, en traversant sonantichambre, s’adressa à l’un des gentilshommes qui s’y tenaient àdemeure.

– Comment vous nommez-vous,monsieur ? demanda-t-il à un visage inconnu.

– Pertinax de Montcrabeau, monseigneur,répondit le gentilhomme.

– Eh bien, monsieur de Montcrabeau,placez-vous à ma porte, et que personne n’entre.

– Oui, monsieur le duc.

– Personne, vous entendez ?

– Parfaitement.

Et M. Pertinax, qui était somptueusement vêtuet qui faisait le beau dans des bas oranges, avec un pourpoint desatin bleu, obéit à l’ordre de d’Épernon. Il s’adossa enconséquence au mur et prit position, les bras croisés, le long dela tapisserie.

Nicolas Poulain suivit le duc qui passa dansson cabinet. Il vit la porte s’ouvrir et se refermer, puis laportière retomber sur la porte, et il commença sérieusement àtrembler.

– Voyons votre conspiration,monsieur ? dit sèchement le duc ; mais, pour Dieu,qu’elle soit bonne, car j’avais aujourd’hui une multitude de chosesagréables à faire, et si je perds mon temps à vous écouter, gare àvous !

– Eh ! monsieur le duc, dit NicolasPoulain, il s’agit tout simplement du plus épouvantable desforfaits.

– Alors, voyons le forfait.

– Monsieur le duc…

– On veut me tuer, n’est-ce pas ?interrompit d’Épernon en se raidissant comme un Spartiate ; ehbien ! soit, ma vie est à Dieu et au roi : qu’on laprenne.

– Il ne s’agit pas de vous,monseigneur.

– Ah ! cela m’étonne.

– Il s’agit du roi. On veut l’enlever,monsieur le duc.

– Oh ! encore cette vieille affaired’enlèvement ! dit dédaigneusement d’Épernon.

– Cette fois la chose est assez sérieuse,monsieur le duc, si j’en crois les apparences.

– Et quel jour veut-on enlever SaMajesté ?

– Monseigneur, la première fois que SaMajesté ira à Vincennes dans sa litière.

– Comment l’enlèvera-t-on ?

– En tuant ses deux piqueurs.

– Et qui fera le coup ?

– Madame de Montpensier.

D’Épernon se mit à rire.

– Cette pauvre duchesse, dit-il, que dechoses on lui attribue !

– Moins qu’elle n’en projette,monseigneur.

– Et elle s’occupe de cela àSoissons ?

– Madame la duchesse est à Paris.

– À Paris !

– J’en puis répondre à monseigneur.

– Vous l’avez vue ?

– Oui.

– C’est-à-dire que vous avez cru lavoir.

– J’ai eu l’honneur de lui parler.

– L’honneur ?

– Je me trompe, monsieur le duc ; lemalheur.

– Mais, mon cher lieutenant de laprévôté, ce n’est point la duchesse qui enlèvera le roi ?

– Pardonnez-moi, monseigneur.

– Elle-même ?

– En personne, avec ses affidés, bienentendu.

– Et où se placera-t-elle pour présider àcet enlèvement ?

– À une fenêtre du prieuré des Jacobins,qui est, comme vous le savez, sur la route de Vincennes.

– Que diable me contez-vous là ?

– La vérité, monseigneur. Toutes lesmesures sont prises pour que la litière soit arrêtée au moment oùelle atteindra la façade du couvent.

– Et qui a pris ces mesures ?

– Hélas !

– Achevez donc, que diable !

– Moi, monseigneur.

D’Épernon fit un bond en arrière.

– Vous ? dit-il.

Poulain poussa un soupir.

– Vous en êtes, vous qui dénoncez ?continua d’Épernon.

– Monseigneur, dit Poulain, un bonserviteur du roi doit tout risquer pour son service.

– En effet, mordieu ! vous risquezla corde.

– Je préfère la mort à l’avilissement ouà la mort du roi ; voilà pourquoi je suis venu.

– Ce sont de beaux sentiments, monsieur,et il vous faut de bien grandes raisons pour les avoir.

– J’ai pensé, monseigneur, que vous êtesl’ami du roi, que vous ne me trahiriez point, et que voustourneriez au profit de tous la révélation que je viens faire.

Le duc regarda longtemps Poulain, et scrutaprofondément les linéaments de cette figure pâle.

– Il doit y avoir autre chose encore,dit-il ; la duchesse, toute résolue qu’elle soit, n’oseraitpas tenter seule une pareille entreprise.

– Elle attend son frère, répondit NicolasPoulain.

– Le duc Henri ! s’écria d’Épernonavec la terreur qu’on éprouverait à l’approche du lion.

– Non pas le duc Henri, monseigneur, leduc de Mayenne seulement.

– Ah ! fit d’Épernonrespirant ; mais n’importe il faut aviser à tous ces beauxprojets.

– Sans doute, monseigneur, fit Poulain,et c’est pour cela que je me suis hâté.

– Si vous avez dit vrai, monsieur lelieutenant, vous serez récompensé.

– Pourquoi mentirais-je,monseigneur ? Quel est mon intérêt, moi qui mange le pain duroi ? Lui dois-je, oui ou non, mes services ? J’irai doncjusqu’au roi, je vous en préviens, si vous ne me croyez pas, et jemourrai, s’il le faut, pour prouver mon dire.

– Non, parfandious ! vous n’irez pasau roi ; entendez-vous, maître Nicolas ? et c’est à moiseul que vous aurez affaire.

– Soit, monseigneur ; je n’ai ditcela que parce que vous paraissiez hésiter.

– Non, je n’hésite pas ; et d’abordce sont mille écus que je vous dois.

– Monseigneur désire donc que ce soit àlui seul ?

– Oui, j’ai de l’émulation, du zèle, etje retiens le secret pour moi. Vous me le cédez, n’est-cepas ?

– Oui, monseigneur.

– Avec garantie que c’est un vraisecret ?

– Oh ! avec toute garantie.

– Mille écus vous vont donc, sans compterl’avenir ?

– J’ai une famille, monseigneur.

– Eh bien ! mais, mille écus,parfandious !

– Et si l’on savait en Lorraine que j’aifait une pareille révélation, chaque parole que j’ai prononcée mecoûterait une pinte de sang.

– Pauvre cher homme !

– Il faut donc qu’en cas de malheur mafamille puisse vivre.

– Eh bien ?

– Eh bien ! voilà pourquoi j’accepteles mille écus.

– Au diable l’explication ! et quem’importe à moi pour quel motif vous les acceptez, du moment oùvous ne les refusez pas ? Les mille écus sont donc à vous.

– Merci, monseigneur.

Et voyant le duc s’approcher d’un coffre où ilplongea la main, Poulain s’avança derrière lui.

Mais le duc se contenta de tirer du coffre unpetit livre sur lequel il écrivit d’une gigantesque et effrayanteécriture :

« Trois mille livres à M. NicolasPoulain. »

De sorte que l’on ne pouvait savoir s’il avaitdonné ces trois mille livres, ou s’il les devait.

– C’est comme si vous les teniez,dit-il.

Poulain, qui avait avancé la main et la jambe,retira sa jambe et sa main, ce qui le fit saluer.

– Ainsi, c’est convenu ? dit leduc.

– Qu’y a-t-il de convenu,monseigneur ?

– Vous continuerez àm’instruire ?

Poulain hésita : c’était un métierd’espion qu’on lui imposait.

– Eh bien ! dit le duc, ce suprêmedévoûment est-il déjà évanoui ?

– Non, monseigneur.

– Je puis donc compter survous ?

Poulain fit un effort.

– Vous pouvez y compter, dit-il.

– Et, moi seul, je sais toutcela ?

– Vous seul ; oui, monseigneur.

– Allez, mon ami, allez ;parfandious ! que M. de Mayenne se tienne bien.

Il prononça ces mots en soulevant latapisserie pour donner passage à Poulain ; puis lorsqu’il eutvu celui-ci traverser l’antichambre et disparaître, il repassavivement chez le roi.

Le roi, fatigué d’avoir joué avec ses chiens,jouait au bilboquet.

D’Épernon prit un air affairé et soucieux, quele roi, préoccupé d’une si importante besogne, ne remarqua mêmepoint.

Cependant, comme le duc gardait un silenceobstiné, le roi leva la tête et le regarda un instant.

– Eh bien ! dit-il, qu’avons-nousencore, Lavalette ? voyons, es-tu mort ?

– Plût au ciel, sire ! réponditd’Épernon, je ne verrais pas ce que je vois.

– Quoi ? mon bilboquet ?

– Sire, dans les grands périls, un sujetpeut s’alarmer de la sécurité de son maître.

– Encore des périls ? le diable noirt’emporte, duc !

Et, avec une dextérité remarquable, le roienfila la boule d’ivoire par le petit bout de son bilboquet.

– Mais vous ignorez donc ce qui sepasse ? lui demanda le duc.

– Ma foi, peut-être, dit le roi.

– Vos plus cruels ennemis vous entourenten ce moment, sire !

– Bah ! qui donc ?

– La duchesse de Montpensier,d’abord.

– Ah ! oui, c’est vrai ; elleregardait hier rouer Salcède.

– Comme Votre Majesté dit cela !

– Qu’est-ce que cela me fait, àmoi ?

– Vous le saviez donc ?

– Tu vois bien que je le savais, puisqueje te le dis.

– Mais que M. de Mayenne arrivât, lesaviez-vous aussi ?

– Depuis hier soir.

– Eh quoi ! ce secret !… fit leduc avec une désagréable surprise.

– Est-ce qu’il y a des secrets pour leroi, mon cher ? dit négligemment Henri.

– Mais qui a pu vous instruire ?

– Ne sais-tu pas que, nous autresprinces, nous avons des révélations ?

– Ou une police.

– C’est la même chose.

– Ah ! Votre Majesté a sa police etn’en dit rien, reprit d’Épernon piqué.

– Parbleu ! qui donc m’aimera, si jene m’aime ?

– Vous me faites injure, sire !

– Si tu es zélé, mon cher Lavalette, cequi est une grande qualité, tu es lent, ce qui est un grand défaut.Ta nouvelle eût été très bonne hier à quatre heures, maisaujourd’hui…

– Eh bien ! sire,aujourd’hui ?

– Elle arrive un peu tard,conviens-en.

– C’est encore trop tôt, sire, puisque jene vous trouve pas disposé à m’entendre, dit d’Épernon.

– Moi, il y a une heure que jet’écoute.

– Quoi ! vous êtes menacé,attaqué ; l’on vous dresse des embûches, et vous ne vousremuez pas !

– Pourquoi faire, puisque tu m’as donnéune garde, et qu’hier tu as prétendu que mon immortalité étaitassurée ? Tu fronces les sourcils. Ah ça ! mais tesquarante-cinq sont-ils retournés en Gascogne, ou ne valent-ils plusrien ? En est-il de ces messieurs comme des mulets ? lejour où on les essaie, c’est tout feu ; les a-t-on achetés,ils reculent.

– C’est bien, Votre Majesté verra cequ’ils sont.

– Je n’en serai point fâché ; est-cebientôt, duc, que je verrai cela ?

– Plus tôt peut-être que vous ne lepensez, sire.

– Bon, tu vas me faire peur.

– Vous verrez, vous verrez, sire. Àpropos, quand allez-vous à la campagne ?

– Au bois ?

– Oui.

– Samedi.

– Dans trois jours alors ?

– Dans trois jours.

– Il suffit, sire.

D’Épernon salua le roi et sortit.

Dans l’antichambre, il s’aperçut qu’il avaitoublié de relever M. Pertinax de sa faction ; mais M. Pertinaxs’était relevé lui-même.

XXIX – Deux amis

Maintenant, s’il plaît au lecteur, noussuivrons les deux jeunes gens que le roi, enchanté d’avoir sespetits secrets à lui, envoyait de son côté au messager Chicot.

À peine à cheval, Ernauton et Sainte-Maline,pour ne point se laisser prendre le pas l’un sur l’autre,faillirent s’étouffer en passant au guichet.

En effet, les deux chevaux, allant de front,broyèrent l’un contre l’autre les genoux de leurs deuxcavaliers.

Le visage de Sainte-Maline devint pourpre,celui d’Ernauton devint pâle.

– Vous me faites mal, monsieur !cria le premier, lorsqu’ils eurent franchi la porte ;voulez-vous donc m’écraser ?

– Vous me faites mal aussi, ditErnauton ; seulement je ne me plains pas, moi.

– Vous voulez me donner une leçon, jecrois ?

– Je ne veux rien vous donner dutout.

– Ah ça ! dit Sainte-Maline enpoussant son cheval pour parler de plus près à son compagnon,répétez-moi un peu ce mot.

– Pourquoi faire ?

– Parce que je ne le comprends pas.

– Vous me cherchez querelle, n’est-cepas ? dit flegmatiquement Ernauton ; tant pis pourvous.

– Et à quel propos vous chercherais-jequerelle ? est-ce que je vous connais, moi ? ripostadédaigneusement Sainte-Maline.

– Vous me connaissez parfaitement,monsieur, dit Ernauton. D’abord, parce que là-bas d’où nous venons,ma maison est à deux lieues de la vôtre, et que je suis connu dansle pays, étant de vieille souche ; ensuite, parce que vousêtes furieux de me voir à Paris, quand vous croyiez y avoir étémandé seul ; en dernier lieu, parce que le roi m’a donné salettre à porter.

– Eh bien ! soit, s’écriaSainte-Maline blême de fureur, j’accepte tout cela pour vrai. Maisil en résulte une chose…

– Laquelle ?

– C’est que je me trouve mal près devous.

– Allez-vous-en si vous voulez ;pardieu ! ce n’est pas moi qui vous retiens.

– Vous faites semblant de ne me pointcomprendre.

– Au contraire, monsieur, je vouscomprends à merveille. Vous aimeriez assez à me prendre la lettrepour la porter vous-même, malheureusement il faudrait me tuer pourcela.

– Qui vous dit que je n’en ai pasenvie ?

– Désirer et faire sont deux.

– Descendez avec moi jusqu’au bord del’eau seulement, et vous verrez si, pour moi, désirer et faire sontplus d’un.

– Mon cher monsieur, quand le roi medonne à porter une lettre…

– Eh bien ?

– Eh bien, je la porte.

– Je vous l’arracherai de force, fat quevous êtes !

– Vous ne me mettrez pas, je l’espère,dans la nécessité de vous casser la tête comme à un chiensauvage ?

– Vous ?

– Sans doute, j’ai un grand pistolet, etvous n’en avez pas.

– Ah ! tu me paieras cela ! ditSainte-Maline, en faisant faire un écart à son cheval.

– Je l’espère bien ; après macommission faite.

– Schelme !

– Pour ce moment observez-vous, je vousen supplie, monsieur de Sainte-Maline ! car nous avonsl’honneur d’appartenir au roi, et nous donnerions mauvaise opinionde la maison, en ameutant le peuple. Et puis, songez quel triomphepour les ennemis de Sa Majesté, en voyant la discorde parmi lesdéfenseurs du trône.

Sainte-Maline mordait ses gants ; le sangcoulait sous sa dent furibonde.

– Là, là, monsieur, dit Ernauton, gardezvos mains pour tenir l’épée quand nous y serons.

– Oh ! j’en crèverai ! criaSainte-Maline.

– Alors ce sera une besogne toute faitepour moi, dit Ernauton.

On ne peut savoir où serait allée la ragetoujours croissante de Sainte-Maline, quand tout à coup Ernauton,en traversant la rue Saint-Antoine, près de Saint-Paul, vit unelitière, poussa un cri de surprise et s’arrêta pour regarder unefemme à demi voilée.

– Mon page d’hier !murmura-t-il.

La dame n’eut pas l’air de le reconnaître etpassa sans sourciller, mais en se rejetant cependant au fond de salitière.

– Cordieu ! vous me faites attendre,je crois, dit Sainte-Maline, et cela pour regarder desfemmes !

– Je vous demande pardon, monsieur, ditErnauton en reprenant sa course.

Les jeunes gens, à partir de ce moment,suivirent au grand trot la rue du Faubourg-Saint-Marceau : ilsne se parlaient plus, même pour quereller.

Sainte-Maline paraissait assez calmeextérieurement ; mais, en réalité, tous les muscles de soncorps frémissaient encore de colère.

En outre, il avait reconnu, et cettedécouverte ne l’avait aucunement adouci, comme on le comprendrafacilement ; en outre, il avait reconnu que, tout bon cavalierqu’il était, il ne pourrait dans aucun cas donné suivre Ernauton,son cheval étant fort inférieur à celui de son compagnon, et suantdéjà sans avoir couru.

Cela le préoccupait fort ; aussi, commepour se rendre positivement compte de ce que pourrait faire samonture, la tourmentait-il de la houssine et de l’éperon.

Cette insistance amena une querelle entre soncheval et lui. Cela se passait aux environs de la Bièvre. La bêtene se mit point en frais d’éloquence, comme avait faitErnauton ; mais, se souvenant de son origine (elle étaitNormande), elle fit à son cavalier un procès que celui-ciperdit.

Elle débuta par un écart, puis se cabra, puisfit un saut de mouton et se déroba jusqu’à la Bièvre où elle sedébarrassa de son cavalier, en roulant avec lui jusque dans larivière, où ils se séparèrent.

On eût entendu d’une lieue les imprécations deSainte-Maline, quoiqu’à moitié étouffées par l’eau. Quand il futparvenu à se mettre sur ses jambes, les yeux lui sortaient de latête, et quelques gouttes de sang, coulant de son front écorché,sillonnaient sa figure.

Moulu comme il l’était, couvert de boue,trempé jusqu’aux os, tout saignant et tout contusionné,Sainte-Maline comprenait l’impossibilité de rattraper sabête ; l’essayer même était une tentative ridicule.

Ce fut alors que les paroles qu’il avait ditesà Ernauton lui revinrent à l’esprit : s’il n’avait pas vouluattendre son compagnon une seconde rue Saint-Antoine, pourquoi soncompagnon aurait-il l’obligeance de l’attendre une ou deux heuressur la route ?

Cette réflexion conduisit Sainte-Maline de lacolère au plus violent désespoir, surtout lorsqu’il vit, du fond deson encaissement, le silencieux Ernauton piquer des deux enobliquant par quelque chemin qu’il jugeait sans doute le pluscourt.

Chez les hommes véritablement irascibles, lepoint culminant de la colère est un éclair de folie, quelques-unsn’arrivent qu’au délire ; d’autres vont jusqu’à la prostrationtotale des forces et de l’intelligence.

Sainte-Maline tira machinalement sonpoignard ; un instant il eut l’idée de se le planter jusqu’àla garde dans la poitrine. Ce qu’il souffrit en ce moment, nul nepourrait le dire, pas même lui. On meurt d’une pareille crise, ou,si on la supporte, on y vieillit de dix ans.

Il remonta le talus de la rivière, s’aidant deses mains et de ses genoux jusqu’à ce qu’il fût arrivé ausommet : arrivé là, son œil égaré interrogea la route ;on n’y voyait plus rien. À droite, Ernauton avait disparu, seportant sans doute en avant ; au fond, son propre cheval étaitdisparu également.

Tandis que Sainte-Maline roulait dans sonesprit exaspéré mille pensées sinistres contre les autres et contrelui-même, le galop d’un cheval retentit à son oreille, et il vitdéboucher de cette route de droite, choisie par Ernauton, un chevalet un cavalier.

Ce cavalier tenait un autre cheval enmain.

C’était le résultat de la course de M. deCarmainges : il avait coupé vers la droite, sachant bien que,poursuivre un cheval, c’était doubler son activité par la peur.

Il avait donc fait un détour et coupé lepassage au Bas-Normand, en l’attendant en travers d’une rueétroite.

À cette vue, le cœur de Sainte-Maline débordade joie : il ressentit un mouvement d’effusion et dereconnaissance qui donna une suave expression à son regard, puistout à coup son visage s’assombrit ; il avait compris toute lasupériorité d’Ernauton sur lui, car il s’avouait qu’à la place deson compagnon, il n’eût pas même eu l’idée d’agir comme lui.

La noblesse du procédé le terrassait : illa sentait pour la mesurer et en souffrir.

Il balbutia un remercîment auquel Ernauton nefit pas attention, ressaisit furieusement la bride de son cheval,et, malgré la douleur, se remit en selle.

Ernauton, sans dire un seul mot, avait prisles devants au pas en caressant son cheval.

Sainte-Maline, nous l’avons dit, étaitexcellent cavalier ; l’accident dont il avait été victimeétait une surprise ; au bout d’un instant de lutte danslaquelle cette fois il eut l’avantage, redevenu maître de samonture, il lui fit prendre le trot.

– Merci, monsieur, vint-il dire uneseconde fois à Ernauton, après avoir consulté cent fois son orgueilet les convenances.

Ernauton se contenta de s’incliner de soncôté, en touchant son chapeau de la main.

La route parut longue à Sainte-Maline.

Vers deux heures et demie environ, ilsaperçurent un homme qui marchait, escorté d’un chien : ilétait grand, avait une épée au côté ; il n’était pas Chicot,mais il avait des bras et des jambes dignes de lui.

Sainte-Maline, encore tout fangeux, ne put setenir ; il vit qu’Ernauton passait et ne prenait pas mêmegarde à cet homme. L’idée de trouver son compagnon en faute passacomme un méchant éclair dans l’esprit du Gascon ; il poussavers l’homme et l’aborda.

– Voyageur, demanda-t-il, n’attendez-vouspoint quelque chose ?

Le voyageur regarda Sainte-Maline dont en cemoment, il faut l’avouer, l’aspect n’était point agréable. Lafigure décomposée par la colère récente, cette boue mal séchée surses habits, ce sang mal séché sur ses joues, de gros sourcils noirsfroncés, une main fiévreuse étendue vers lui, avec un geste demenace bien plus que d’interrogation, tout cela parut sinistre aupiéton.

– Si j’attends quelque chose, dit-il, cen’est pas quelqu’un : et si j’attends quelqu’un, à coup sur cequelqu’un n’est pas vous.

– Vous êtes fort impoli, mon maître, ditSainte-Maline enchanté de trouver enfin une occasion de lâcher labride à sa colère, et furieux en outre de voir qu’il venait, en setrompant, de fournir un nouveau triomphe à son adversaire.

Et en même temps qu’il parlait, il leva samain armée de la houssine pour frapper le voyageur ; maiscelui-ci leva son bâton et en asséna un coup sur l’épaule deSainte-Maline, puis il siffla son chien qui bondit aux jarrets ducheval et à la cuisse de l’homme, et emporta de chaque endroit unlambeau de chair et un morceau d’étoffe.

Le cheval, irrité par la douleur, prit uneseconde fois sa course en avant, il est vrai, mais sans pouvoirêtre retenu par Sainte-Maline qui, malgré tous ses efforts, demeuraen selle.

Il passa ainsi emporté devant Ernauton, qui levit passer sans même sourire de sa mésaventure.

Lorsqu’il eut réussi à calmer son cheval,lorsque M. de Carmainges l’eut rejoint, son orgueil commençait, nonpas à diminuer, mais à entrer en composition.

– Allons ! allons ! dit-il ens’efforçant de sourire, je suis dans mon jour malheureux, à cequ’il paraît. Cet homme ressemblait fort cependant au portrait quenous avait fait Sa Majesté de celui à qui nous avons affaire.

Ernauton garda le silence.

– Je vous parle, monsieur, ditSainte-Maline exaspéré par ce sang-froid qu’il regardait avecraison comme une preuve de mépris, et qu’il voulait faire cesserpar quelque éclat définitif, dût-il lui en coûter la vie ; jevous parle, n’entendez-vous pas ?

– Celui que Sa Majesté nous avaitdésigné, répondit Ernauton, n’avait pas de bâton et n’avait pas dechien.

– C’est vrai, répondit Sainte-Maline, etsi j’avais réfléchi, j’aurais une contusion de moins à l’épaule, etdeux crocs de moins sur la cuisse. Il fait bon être sage et calme,à ce que je vois.

Ernauton ne répondit point ; mais sehaussant sur les étriers et mettant la main au-dessus de ses yeuxen manière de garde-vue :

– Voilà là bas, dit-il, celui que nouscherchons et qui nous attend.

– Peste ! monsieur, dit sourdementSainte-Maline, jaloux de ce nouvel avantage de son compagnon, vousavez une bonne vue ; moi je ne distingue qu’un point noir, etencore est ce à peine.

Ernauton, sans répondre, continuad’avancer ; bientôt Sainte-Maline put voir et reconnaître àson tour l’homme désigné par le roi. Un mauvais mouvement le prit,il poussa son cheval en avant pour arriver le premier.

Ernauton s’y attendait : il le regardasans menace et sans intention apparente : ce coup d’œil fitrentrer Sainte-Maline en lui-même, et il remit son cheval aupas.

XXX – Sainte-Maline

Ernauton ne s’était point trompé, l’hommedésigné était bien Chicot.

Il avait, de son côté, bonne vue et bonneoreille ; il avait vu et entendu les cavaliers de fort loin.Il s’était douté que c’était à lui qu’ils avaient affaire, de sortequ’il les attendait.

Quand il n’eut plus aucun doute à cet égard,et qu’il eût vu que les deux cavaliers se dirigeaient bien verslui, il posa sans affectation sa main sur la poignée de sa longueépée, comme pour prendre une attitude noble.

Ernauton et Sainte-Maline se regardèrent tousdeux une seconde, muets tous deux.

– À vous, monsieur, si vous le voulezbien, dit en s’inclinant Ernauton à son adversaire ; car, encette circonstance, le mot adversaire est plus convenable que celuide compagnon.

Sainte-Maline fut suffoqué ; la surprisede cette courtoisie lui serrait la gorge ; il ne réponditqu’en baissant la tête.

Ernauton vit qu’il gardait le silence, et pritalors la parole.

– Monsieur, dit-il à Chicot, nous sommes,monsieur et moi, vos serviteurs.

Chicot salua avec son plus gracieuxsourire.

– Serait-il indiscret, continua le jeunehomme, de vous demander votre nom ?

– Je m’appelle l’Ombre, monsieur,répondit Chicot.

– Oui, monsieur.

– Vous serez assez bon, n’est-ce pas,pour nous dire ce que vous attendez ?

– J’attends une lettre.

– Vous comprenez notre curiosité,monsieur, et elle n’a rien d’offensant pour vous.

Chicot s’inclina toujours, et avec un sourirede plus en plus gracieux.

– De quel endroit attendez-vous cettelettre ? continua Ernauton.

– Du Louvre.

– Scellée de quel sceau ?

– Du sceau royal.

Ernauton mit sa main dans sa poitrine.

– Vous reconnaîtriez sans doute cettelettre ? dit-il.

– Oui, si je la voyais.

Ernauton tira la lettre de sa poitrine.

– La voici, dit Chicot, et, pour plusgrande sûreté, vous savez, n’est-ce pas, que je dois vous donnerquelque chose en échange ?

– Un reçu ?

– C’est cela.

– Monsieur, reprit Ernauton, j’étaischargé par le roi de vous porter cette lettre ; mais c’estmonsieur que voici qui est chargé de vous la remettre.

Et il tendit la lettre à Sainte-Maline, qui laprit et la déposa aux mains de Chicot.

– Merci, messieurs, dit ce dernier.

– Vous voyez, ajouta Ernauton, que nousavons fidèlement rempli notre mission. Il n’y a personne sur laroute, personne ne nous a donc vus vous parler ou vous donner lalettre.

– C’est juste, monsieur, je le reconnais,et j’en ferai foi au besoin. Maintenant à mon tour.

– Le reçu, dirent ensemble les deuxjeunes gens.

– Auquel des deux dois-je leremettre ?

– Le roi ne l’a point dit ! s’écriaSainte-Maline en regardant son compagnon d’un air menaçant.

– Faites le reçu par duplicata, monsieur,reprit Ernauton, et donnez-en un à chacun de nous ; il y aloin d’ici au Louvre, et sur la route il peut arriver malheur à moiou à monsieur.

Et en disant ces mots, les yeux d’Ernautons’illuminaient à leur tour d’un éclair.

– Vous êtes un homme sage, monsieur, ditChicot à Ernauton.

Et il tira des tablettes de sa poche, endéchira deux pages, et sur chacune d’elles il écrivit :

« Reçu des mains de M. René deSainte-Maline la lettre apportée par M. Ernauton de Carmainges.

L’OMBRE. »

– Adieu, monsieur, dit Sainte-Maline ens’emparant de son reçu.

– Adieu, monsieur, et bon voyage, ajoutaErnauton : avez-vous autre chose à transmettre auLouvre ?

– Absolument rien, messieurs ; grandmerci, dit Chicot.

Ernauton et Sainte-Maline tournèrent la têtede leurs chevaux vers Paris, et Chicot s’éloigna d’un pas que lemeilleur mulet eût envié.

Lorsque Chicot eut disparu, Ernauton, quiavait fait cent pas à peine, arrêta court son cheval, ets’adressant à Sainte-Maline :

– Maintenant, monsieur, dit-il, pied àterre, si vous le voulez bien.

– Et pourquoi cela, monsieur ? fitSainte-Maline avec étonnement.

– Notre tâche est accomplie, et nousavons à causer. L’endroit me paraît excellent pour une conversationdu genre de la nôtre.

– À votre aise, monsieur, ditSainte-Maline en descendant de cheval comme l’avait déjà fait soncompagnon.

Lorsqu’il eut mis pied à terre, Ernautons’approcha et lui dit :

– Vous savez, monsieur, que, sans appelde ma part et sans mesure de la vôtre, sans cause aucune enfin,vous m’avez, durant toute la route, offensé grièvement. Il y aplus : vous avez voulu me faire mettre l’épée à la main dansun moment inopportun, et j’ai refusé. Mais à cette heure le momentest devenu bon, et je suis votre homme.

Sainte-Maline écouta ces mots d’un visagesombre et avec les sourcils froncés ; mais, choseétrange ! Sainte-Maline n’était plus dans ce courant de colèrequi l’avait entraîné au-delà de toutes les bornes, Sainte-Maline nevoulait plus se battre ; la réflexion lui avait rendu le bonsens ; il jugeait toute l’infériorité de sa position.

– Monsieur, répondit-il après un instantde silence, vous m’avez, quand je vous insultais, répondu par desservices ; je ne saurais donc maintenant vous tenir le langageque je vous tenais tout à l’heure.

Ernauton fronça le sourcil.

– Non, monsieur, mais vous pensez encoremaintenant ce que vous disiez tantôt.

– Qui vous dit cela ?

– Parce que toutes vos paroles étaientdictées par la haine et par l’envie, et que, depuis deux heures quevous les avez prononcées, cette haine et cette envie ne peuventêtre éteintes dans votre cœur.

Sainte-Maline rougit, mais ne réponditpoint.

Ernauton attendit un instant etreprit :

– Si le roi m’a préféré à vous, c’estparce que ma figure lui revient plus que la vôtre ; si je neme suis pas jeté dans la Bièvre, c’est que je monte mieux à chevalque vous ; si je n’ai pas accepté votre défi au moment où ilvous a plu de le faire, c’est que j’ai plus de sagesse ; si jene me suis pas fait mordre par le chien de l’homme, c’est que j’aiplus de sagacité ; enfin si je vous somme à cette heure de merendre raison et de tirer l’épée, c’est que j’ai plus de réelhonneur ; si vous hésitez, je vais dire plus de courage.

Sainte-Maline frissonnait, et ses yeuxlançaient des éclairs : toutes les passions mauvaises quesignalait Ernauton avaient tour à tour imprimé leurs stigmates sursa figure livide ; au dernier mot du jeune homme, il tira sonépée comme un furieux.

Ernauton avait déjà la sienne à la main.

– Tenez, monsieur, dit Sainte-Maline,retirez le dernier mot que vous avez dit ; il est de trop,vous l’avouerez, vous qui me connaissez parfaitement, puisque,comme vous l’avez dit, nous demeurons à deux lieues l’un del’autre ; retirez-le, vous devez avoir assez de monhumiliation ; ne me déshonorez pas.

– Monsieur, dit Ernauton, comme je ne memets jamais en colère, je ne dis jamais que ce que je veuxdire ; par conséquent je ne retirerai rien du tout. Je suissusceptible aussi, moi, et nouveau à la cour, je ne veux donc pasavoir à rougir chaque fois que je vous rencontrerai. Un coupd’épée, s’il vous plaît, monsieur, c’est pour ma satisfactionautant que pour la vôtre.

– Oh ! monsieur, je me suis battuonze fois, dit Sainte-Maline avec un sombre sourire, et sur mesonze adversaires deux sont morts. Vous savez encore cela, jeprésume ?

– Et moi, monsieur, je ne me suis jamaisbattu, répliqua Ernauton, car l’occasion ne s’en est jamaisprésentée ; je la trouve à ma guise, venant à moi quand jen’allais pas à elle, et je la saisis aux cheveux. J’attends votrebon plaisir, monsieur.

– Tenez, dit Sainte-Maline en secouant latête, nous sommes compatriotes, nous sommes au service du roi, nenous querellons plus, je vous tiens pour un brave homme ; jevous offrirais même la main, si cela ne m’était pas presqueimpossible. Que voulez-vous, je me montre à vous comme je suis,ulcéré jusqu’au fond du cœur, ce n’est point ma faute. Je suisenvieux, que voulez-vous que j’y fasse ? la nature m’a créédans un mauvais jour. M. de Chalabre, ou M. de Montcrabeau, ou M.de Pincorney ne m’eussent point mis en colère, c’est votre méritequi cause mon chagrin ; consolez-vous-en, puisque mon envie nepeut rien contre vous, et qu’à mon grand regret votre mérite vousreste. Ainsi nous en demeurons là, n’est-ce pas, monsieur ? jesouffrirais trop, en vérité, quand vous diriez le motif de notrequerelle.

– Notre querelle, personne ne la saura,monsieur.

– Personne ?

– Non, monsieur, attendu que si nous nousbattons, je vous tuerai ou me ferai tuer. Je ne suis pas de ceuxqui font peu de cas de la vie ; au contraire, j’y tiens fort.J’ai vingt-trois ans ; un beau nom, je ne suis pas tout à faitpauvre ; j’espère en moi et dans l’avenir, et soyeztranquille, je me défendrai comme un lion.

– Eh bien ! moi, tout au contrairede vous, monsieur, j’ai déjà trente ans et suis assez dégoûté de lavie, car je ne crois ni en l’avenir ni en moi ; mais toutdégoûté de la vie, tout incrédule au bonheur que je suis, j’aimemieux ne pas me battre avec vous.

– Alors, vous m’allez faire desexcuses ? dit Ernauton.

– Non, j’en ai assez fait et assez dit.Si vous n’êtes pas content, tant mieux. Alors vous cesserez dem’être supérieur.

– Je vous rappellerai, monsieur, que l’onne termine point ainsi une querelle sans s’exposer à faire rire,quand on est Gascons l’un et l’autre.

– Voilà précisément ce que j’attends, ditSainte-Maline.

– Vous attendez ?…

– Un rieur. Oh ! l’excellent momentque celui-là me fera passer.

– Vous refusez donc le combat ?

– Je désire ne pas me battre, avec vous,s’entend.

– Après m’avoir provoqué ?

– J’en conviens.

– Mais enfin, monsieur, si la patiencem’échappe et que je vous charge à grands coups d’épée ?

Sainte-Maline serra convulsivement lespoings.

– Alors, dit-il, tant mieux, je jetteraimon épée à dix pas.

– Prenez garde, monsieur, car en ce casje ne vous frapperai pas de la pointe.

– Bien, car alors j’aurai une raison devous haïr, et je vous haïrai mortellement ; puis un jour, unjour de faiblesse de votre part, je vous rattraperai comme vousvenez de le faire, et je vous tuerai désespéré.

Ernauton remit son épée au fourreau.

– Vous êtes un homme étrange, dit-il, etje vous plains du plus profond de mon cœur.

– Vous me plaignez ?

– Oui, car vous devez horriblementsouffrir.

– Horriblement.

– Vous ne devez jamais aimer ?

– Jamais.

– Mais vous avez des passions, aumoins ?

– Une seule.

– La jalousie, vous me l’avez dit.

– Oui, ce qui fait que je les ai toutes àun degré de honte et de malheur indicible : j’adore une femmedès qu’elle aime un autre que moi ; j’aime l’or quand c’estune autre main qui le touche ; je suis orgueilleux toujourspar comparaison ; je bois pour échauffer en moi la colère,c’est-à-dire pour la rendre aiguë quand elle n’est pas chronique,c’est-à-dire pour la faire éclater et brûler comme un tonnerre.Oh ! oui, oui, vous l’avez dit, monsieur de Carmainges, jesuis malheureux.

– Vous n’avez jamais essayé de devenirbon ? demanda Ernauton.

– Je n’ai pas réussi.

– Qu’espérez-vous ? que comptez-vousfaire alors ?

– Que fait la plante vénéneuse ?elle a des fleurs comme les autres, et certaines gens savent entirer une utilité. Que font l’ours et l’oiseau de proie ? ilsmordent, mais certains éleveurs savent les dresser à lachasse ; voilà ce que je suis et ce que je serai probablemententre les mains de M. d’Épernon et de M. de Loignac jusqu’au jouroù l’on dira : Cette plante est nuisible, arrachons-la ;cette bête est enragée, tuons-la.

Ernauton s’était calmé peu à peu.Sainte-Maline n’était plus pour lui un objet de colère, maisd’étude ; il ressentait presque de la pitié pour cet homme queles circonstances avaient entraîné à lui faire de si singuliersaveux.

– Une grande fortune, et vous pouvez lafaire ayant de grandes qualités, vous guérira, dit-il ;développez-vous dans le sens de vos instincts, monsieur deSainte-Maline, et vous réussirez à la guerre ou dansl’intrigue ; alors, pouvant dominer, vous haïrez moins.

– Si haut que je m’élève, si profondémentque je prenne racine, il y aura toujours au-dessus de moi desfortunes supérieures qui me blesseront ; au-dessous, des riressardoniques qui me déchireront les oreilles.

– Je vous plains, répéta Ernauton.

Et ce fut tout.

Ernauton alla à son cheval qu’il avait attachéà un arbre, et, le détachant, il se remit en selle.

Sainte-Maline n’avait pas quitté la bride dusien.

Tous deux reprirent la route de Paris, l’unmuet et sombre de ce qu’il avait entendu, l’autre de ce qu’il avaitdit.

Tout à coup Ernauton tendit la main àSainte-Maline.

– Voulez-vous que j’essaie de vousguérir, lui dit-il, voyons ?

– Pas un mot de plus, monsieur, ditSainte-Maline ; non, ne tentez pas cela, vous y échoueriez.Haïssez-moi, au contraire ; et ce sera le moyen que je vousadmire.

– Encore une fois, je vous plains,monsieur, dit Ernauton.

Une heure après, les deux cavaliers rentraientau Louvre et se dirigeaient vers le logis des quarante-cinq.

Le roi était sorti et ne devait rentrer que lesoir.

XXXI – Comment M. de Loignac fit uneallocution aux Quarante-Cinq

Chacun des deux jeunes gens se mit à lafenêtre de son petit logis pour guetter le retour du roi.

Chacun d’eux s’y établit avec des idées biendifférentes.

Sainte-Maline, tout à sa haine, tout à sahonte, tout à son ambition, le sourcil froncé, le cœur ardent.

Ernauton, oublieux déjà de ce qui s’étaitpassé et préoccupé d’une seule chose, c’est-à-dire de ce quepouvait être cette femme qu’il avait introduite dans Paris sous uncostume de page, et qu’il venait de retrouver dans une richelitière.

Il y avait là ample matière à réflexion pourun cœur plus disposé aux aventures amoureuses qu’aux calculs del’ambition.

Aussi Ernauton s’ensevelit-il peu à peu dansses réflexions, et cela si profondément que ce ne fut qu’en levantla tête qu’il s’aperçut que Sainte-Maline n’était plus là.

Un éclair lui traversa l’esprit. Moinspréoccupé que lui, Sainte-Maline avait guetté le retour duroi ; le roi était rentré, et Sainte-Maline était chez leroi.

Il se leva vivement, traversa la galerie etarriva chez le roi juste au moment où Sainte-Maline en sortait.

– Tenez, dit-il, radieux, à Ernauton,voici ce que le roi m’a donné.

Et il lui montra une chaîne d’or.

– Je vous fais mon compliment, monsieur,dit Ernauton, sans que sa voix trahît la moindre émotion.

Et il entra à son tour chez le roi.

Sainte-Maline s’attendait à quelquemanifestation de jalousie de la part de M. de Carmainges. Ildemeura en conséquence tout stupéfait de ce calme, attendant queErnauton sortît à son tour.

Ernauton demeura dix minutes à peu près chezHenri : ces dix minutes furent des siècles pourSainte-Maline.

Il sortit enfin : Sainte-Maline était àla même place ; d’un regard rapide il enveloppa son compagnon,puis son cœur se dilata. Ernauton ne rapportait rien, rien devisible du moins.

– Et à vous, demanda Sainte-Maline,poursuivant sa pensée, quelle chose le roi vous a-t-il donnée,monsieur ?

– Sa main à baiser, réponditErnauton.

Sainte-Maline froissa sa chaîne entre sesmains, de manière qu’il en brisa un anneau.

Tous deux s’acheminèrent en silence vers lelogis.

Au moment où ils entraient dans la salle, latrompette retentissait : à ce signal d’appel, lesquarante-cinq sortirent chacun de son logis, comme les abeilles deleurs alvéoles.

Chacun se demandait ce qui était survenu denouveau, tout en profitant de cet instant de réunion générale pouradmirer le changement qui s’était opéré dans la personne et leshabits de ses compagnons.

La plupart avaient affiché un grand luxe, demauvais goût peut-être, mais qui compensait l’élégance parl’éclat.

D’ailleurs, ils avaient ce qu’avait cherchéd’Épernon, assez adroit politique s’il était mauvais soldat :les uns la jeunesse, les autres la vigueur, d’autres l’expérience,et cela rectifiait chez tous au moins une imperfection.

En somme, ils ressemblaient à un corpsd’officiers en habits de ville, la tournure militaire étant, à trèspeu d’exception près, celle qu’ils avaient le plus ambitionnée.

Ainsi, de longues épées, des éperons sonnants,des moustaches aux ambitieux crochets, des bottes et des gants dedaim ou de buffle ; le tout bien doré, bien pommadé ou bienenrubanné, pour paraistre, comme on disait alors, voilà latenue d’instinct adoptée par le plus grand nombre.

Les plus discrets se reconnaissaient auxcouleurs sombres ; les plus avares, aux draps solides ;les fringants, aux dentelles et aux satins roses ou blancs.

Perducas de Pincorney avait trouvé, chezquelque juif, une chaîne de cuivre doré, grosse comme une chaîne deprison.

Pertinax de Montcrabeau n’était que faveurs etbroderies ; il avait acheté son costume d’un marchand de larue des Haudriettes, lequel avait recueilli un gentilhomme blessépar des voleurs. Le gentilhomme avait fait venir un autre vêtementde chez lui, et, reconnaissant de l’hospitalité reçue, il avaitlaissé au marchand son habit, quelque peu souillé de fange et desang ; mais le marchand avait fait détacher l’habit, qui étaitdemeuré fort présentable : restaient bien deux trous, tracesde deux coups de poignard ; mais Pertinax avait fait broderd’or ces deux endroits, ce qui remplaçait un défaut par unornement.

Eustache de Miradoux ne brillait pas ; illui avait fallu habiller Lardille, Militor et les deux enfants.Lardille avait choisi un costume aussi riche que les loissomptuaires permettaient aux femmes de le porter à cetteépoque ; Militor s’était couvert de velours et de damas,s’était orné d’une chaîne d’argent, d’un toquet à plumes et de basbrodés ; de sorte qu’il n’était plus resté au pauvre Eustachequ’une somme à peine suffisante pour n’être pas déguenillé.

M. de Chalabre avait conservé son pourpointgris de fer, qu’un tailleur avait rafraîchi et doublé à neuf :quelques bandes de velours habilement semées ça et là donnaient unrelief nouveau à ce vêtement inusable. M. de Chalabre prétendaitqu’il n’avait pas demandé mieux que de changer de pourpoint ;mais que, malgré les recherches les plus minutieuses, il lui avaitété impossible de trouver un drap mieux fait et plusavantageux.

Du reste, il avait fait la dépense d’unhaut-de-chausse ponceau, de bottes, manteau et chapeau ; letout harmonieux à l’œil, comme cela arrive toujours dans levêtement de l’avare.

Quant à ses armes, elles étaientirréprochables ; vieil homme de guerre, il avait su trouverune excellente épée espagnole, une dague du bon faiseur et unhausse-col parfait.

C’était encore une économie de cols godronnéset de fraises.

Ces messieurs s’admiraient donc réciproquementquand M. de Loignac entra, le sourcil froncé. Il fit former lecercle et se plaça au milieu de ce cercle, avec une contenance quin’annonçait rien d’agréable.

Il est inutile de dire que tous les yeux sefixèrent sur le chef.

– Messieurs, demanda-t-il, êtes-vous tousici ?

– Tous, répondirent quarante-cinq voix,avec un ensemble plein de promesses pour les manœuvres à venir.

– Messieurs, continua Loignac, vous avezété mandés ici pour servir de garde particulière au roi ;c’est un titre honorable, mais qui engage beaucoup.

Loignac fit une pause qui fut occupée par undoux murmure de satisfaction.

– Cependant plusieurs d’entre vous meparaissent n’avoir point parfaitement compris leurs devoirs ;je vais les leur rappeler.

Chacun tendit l’oreille : il étaitévident que l’on était ardent à connaître ses devoirs, sinonempressé à les accomplir.

– Il ne faudrait pas vous figurer,messieurs, que le roi vous enrégimente et vous paie pour agir enétourneaux, et distribuer ça et là, à votre caprice, des coups debec et des coups d’ongle ; la discipline est d’urgence,quoiqu’elle demeure secrète, et vous êtes une réunion degentilshommes, lesquels doivent être les premiers obéissants et lespremiers dévoués du royaume.

L’assemblée ne soufflait pas ; en effet,il était facile de comprendre, à la solennité de ce début, que lasuite serait grave.

– À partir d’aujourd’hui, vous vivez dansl’intimité du Louvre, c’est-à-dire dans le laboratoire même dugouvernement : si vous n’assistez pas à toutes lesdélibérations, souvent vous serez choisis pour en exécuter lateneur ; vous êtes donc dans le cas de ces officiers quiportent en eux, non seulement la responsabilité d’un secret, maisencore la puissance du pouvoir exécutant. Un second murmure desatisfaction courut dans les rangs des Gascons : on voyait lestêtes se redresser comme si l’orgueil eût grandi ces hommes deplusieurs pouces.

– Supposez maintenant, continua Loignac,qu’un de ces officiers sur lequel repose parfois la sûreté del’État ou la tranquillité de la couronne, supposez, dis-je, qu’unofficier trahisse le secret des conseils, ou qu’un soldat chargéd’une consigne ne l’exécute pas, il y va de la mort ; voussavez cela ?

– Sans doute, répondirent plusieursvoix.

– Eh bien ! messieurs, poursuivitLoignac avec un accent terrible, ici même, aujourd’hui, on a trahiun conseil du roi, et rendu impossible peut-être une mesure que SaMajesté voulait prendre.

La terreur commença de remplacer l’orgueil etl’admiration ; les quarante-cinq se regardèrent les uns lesautres avec défiance et inquiétude.

– Deux de vous, messieurs, ont étésurpris en pleine rue, caquetant comme deux vieilles femmes, etjetant au brouillard des paroles si graves que chacune d’ellesmaintenant peut aller frapper un homme et le tuer.

Sainte-Maline s’avança aussitôt vers M. deLoignac et lui dit :

– Monsieur, je crois avoir l’honneur devous parler ici au nom de mes camarades : il importe que vousne laissiez point planer plus longtemps le soupçon sur tous lesserviteurs du roi ; parlez vite, s’il vous plaît ; quenous sachions à quoi nous en tenir, et que les bons ne soient pointconfondus avec les mauvais.

– Ceci est facile, répondit Loignac.

L’attention redoubla.

– Le roi a reçu avis aujourd’hui qu’un deses ennemis, un de ceux précisément que vous êtes appelés àcombattre, arrivait à Paris pour le braver ou conspirer contrelui.

Le nom de cet ennemi a été prononcésecrètement, mais entendu d’une sentinelle, c’est-à-dire d’un hommequ’on eût dû regarder comme une muraille, et qui, comme elle, eûtdû être sourd, muet et inébranlable ; cependant, ce mêmehomme, tantôt, en pleine rue, a été répéter le nom de cet ennemi duroi avec des fanfaronnades et des éclats qui ont attiré l’attentiondes passants et soulevé une sorte d’émotion : je le sais, moi,qui suivais le même chemin que cet homme, et qui ai tout entendu demes oreilles ; moi qui lui ai posé la main sur l’épaule pourl’empêcher de continuer ; car, au train dont il allait, ileût, avec quelques paroles de plus, compromis tant d’intérêtssacrés que j’eusse été forcé de le poignarder sur la place, si àmon premier avertissement il ne fût demeuré muet.

On vit en ce moment Pertinax de Montcrabeau etPerducas de Pincorney pâlir et se renverser presque défaillantsl’un sur l’autre.

Montcrabeau, tout en chancelant, essaya debalbutier quelques excuses.

Aussitôt que, par leur trouble, les deuxcoupables se furent dénoncés, tous les regards se tournèrent verseux.

– Rien ne peut vous justifier, monsieur,dit Loignac à Montcrabeau ; si vous étiez ivre, vous devezêtre puni d’avoir bu ; si vous n’étiez que vantard etorgueilleux, vous devez être puni encore.

Il se fit un silence terrible. M. de Loignacavait, on se le rappelle, en commençant, annoncé une sévérité quipromettait de sinistres résultats.

– En conséquence, continua Loignac,monsieur de Montcrabeau et vous aussi, monsieur de Pincorney, vousserez punis.

– Pardon, monsieur, réponditPertinax ; mais nous arrivons de province, nous sommesnouveaux à la cour, et nous ignorons l’art de vivre dans lapolitique.

– Il ne fallait pas accepter cet honneurd’être au service de Sa Majesté, sans peser les charges de ceservice.

– Nous serons à l’avenir muets comme dessépulcres, nous vous le jurons.

– Tout cela est bon, messieurs ;mais réparerez-vous demain le mal que vous avez faitaujourd’hui ?

– Nous tâcherons.

– Impossible, je vous dis,impossible !

– Alors pour cette fois, monsieur,pardonnez-nous.

– Vous vivez, reprit Loignac sansrépondre directement à la prière des deux coupables, dans uneapparente licence que je veux réprimer, moi, par une strictediscipline : entendez-vous bien cela, messieurs ? Ceuxqui trouveront la condition dure la quitteront ; je ne suispas embarrassé de volontaires qui les remplaceront.

Nul ne répondit ; mais beaucoup de frontsse plissèrent.

– En conséquence, messieurs, repritLoignac, il est bon que vous soyez prévenus de cela : lajustice se fera parmi nous secrètement, expéditivement, sansécritures, sans procès ; les traîtres seront punis de mort, etsur-le-champ. Il y a toutes sortes de prétextes à cela, et personnen’aura rien à y voir. Supposons, par exemple, que M. de Montcrabeauet M. de Pincorney, au lieu de causer amicalement dans la rue dechoses qu’ils eussent dû oublier, eussent eu une dispute à proposde choses dont ils avaient le droit de se souvenir ; ehbien ! cette dispute ne peut-elle pas amener un duel entre M.de Pincorney et M. de Montcrabeau ? Dans un duel il arriveparfois qu’on se fend en même temps et que l’on s’enferre en sefendant ; le lendemain de cette dispute, on trouve ces deuxmessieurs morts au Pré-aux-Clercs, comme on a trouvé MM. de Quélus,de Schomberg et de Maugiron morts aux Tournelles : la chose ale retentissement qu’un duel doit avoir, et voilà tout.

Je ferai donc tuer, vous entendez bien cela,n’est-ce pas, messieurs ? je ferai donc tuer en duel ouautrement quiconque aura trahi le secret du roi.

Montcrabeau défaillit tout à fait et s’appuyasur son compagnon, dont la pâleur devenait de plus en plus livide,et dont les dents étaient serrées à se rompre.

– J’aurai, reprit Loignac, pour lesfautes moins graves, de moins graves punitions, la prison, parexemple, et j’en userai lorsqu’elle punira plus sévèrement lecoupable qu’elle ne privera le roi.

Aujourd’hui je fais grâce de la vie à M. deMontcrabeau qui a parlé, et à M. de Pincorney qui a écouté ;je leur pardonne, dis-je, parce qu’ils ont pu se tromper et qu’ilsignoraient ; je ne les punis point de la prison, parce que jepuis avoir besoin d’eux ce soir ou demain : je leur garde enconséquence la troisième peine que je veux employer contre lesdélinquants, l’amende.

À ce mot amende, la figure de M. de Chalabres’allongea comme un museau de fouine.

– Vous avez reçu mille livres, messieurs,vous en rendrez cent ; et cet argent sera employé par moi àrécompenser, selon leurs mérites, ceux à qui je n’aurai rien àreprocher.

– Cent livres ! murmuraPincorney ; mais, cap de bious ! je ne les ai plus, jeles ai employées à mes équipages.

– Vous vendrez votre chaîne, ditLoignac.

– Je veux bien l’abandonner au service duroi, répondit Pincorney.

– Non pas, monsieur ; le roin’achète point les effets de ses sujets pour payer leursamendes ; vendez vous-même et payez vous-même. J’avais un motà ajouter, continua Loignac.

J’ai remarqué divers germes d’irritation entredivers membres de cette compagnie : chaque fois qu’undifférend s’élèvera, je veux qu’on me le soumette, et seul j’auraile droit de juger de la gravité de ce différend et d’ordonner lecombat, si je trouve que le combat soit nécessaire. On se tuebeaucoup en duel de nos jours, c’est la mode ; et je ne mesoucie pas que, pour suivre la mode, ma compagnie se trouveincessamment dégarnie et insuffisante. Le premier combat, lapremière provocation qui aura lieu sans mon aveu, sera puni d’unerigoureuse prison, d’une amende très forte, ou même d’une peineplus sévère encore, si le cas amenait un grave dommage pour leservice.

Que ceux qui peuvent s’appliquer cesdispositions, se les appliquent ; allez, messieurs.

À propos, quinze d’entre vous se tiendront cesoir au pied de l’escalier de Sa Majesté quand elle recevra, et, aupremier signe, se dissémineront, si besoin est, dans lesantichambres ; quinze se tiendront en dehors, sans missionostensible, et se mêlant à la suite des gens qui viendront auLouvre ; quinze autres enfin demeureront au logis.

– Monsieur, dit Sainte-Maline ens’approchant, permettez-moi, non pas de donner un avis, Dieu m’engarde ! mais de demander un éclaircissement ; toute bonnetroupe a besoin d’être bien commandée : comment agirons-nousavec ensemble si nous n’avons pas de chef ?

– Et moi, que suis-je donc ? demandaLoignac.

– Monsieur, vous êtes notre général,vous.

– Non pas moi, monsieur, vous voustrompez, mais M. le duc d’Épernon.

– Vous êtes donc notre brigadier ?en ce cas ce n’est point assez, monsieur, et il nous faudrait unofficier par escouade de quinze.

– C’est juste, répondit Loignac, et je nepuis chaque jour me diviser en trois ; et cependant je ne veuxentre vous d’autre supériorité que celle du mérite.

– Oh ! quant à celle-là, monsieur,dussiez vous la nier, elle se fera bien jour toute seule, et àl’œuvre vous connaîtrez des différences, si dans l’ensemble il n’enest pas.

– J’instituerai donc des chefs volants,dit Loignac après avoir rêvé un instant aux paroles deSainte-Maline ; avec le mot d’ordre je donnerai le nom duchef : par ce moyen, chacun à son tour saura obéir etcommander ; mais je ne connais encore les capacités depersonne : il faut que ces capacités se développent pour fixermon choix. Je regarderai et je jugerai.

Sainte-Maline s’inclina et rentra dans lesrangs.

– Or, vous entendez, reprit Loignac, jevous ai divisés par escouades de quinze ; vous connaissez vosnuméros : la première à l’escalier, la seconde dans la cour,la troisième au logis ; cette dernière, demi-vêtue et l’épéeau chevet, c’est-à-dire prête à marcher au premier signal.Maintenant, allez, messieurs.

– Monsieur de Montcrabeau et monsieur dePincorney, à demain le paiement de votre amende ; je suistrésorier. Allez.

Tous sortirent : Ernauton de Carmaingesresta seul.

– Vous désirez quelque chose,monsieur ? demanda Loignac.

– Oui, monsieur, dit Ernauton ens’inclinant ; il me semble que vous avez oublié de préciser ceque nous aurons à faire. Être au service du roi est un glorieux motsans doute, mais j’eusse bien désiré savoir jusqu’où entraîne ceservice.

– Cela, monsieur, répliqua Loignac,constitue une question délicate et à laquelle je ne sauraicatégoriquement répondre.

– Oserai-je vous demander pourquoi,monsieur ?

Toutes ces paroles étaient adressées à M. deLoignac avec une si exquise politesse que, contre son habitude, M.de Loignac cherchait en vain une réponse sévère.

– Parce que moi-même j’ignore souvent lematin ce que j’aurai à faire le soir.

– Monsieur, dit Carmainges, vous êtes sihaut placé, relativement à nous, que vous devez savoir beaucoup dechoses que nous ignorons.

– Faites comme j’ai fait, monsieur deCarmainges ; apprenez ces choses sans qu’on vous lesdise : je ne vous en empêche point.

– J’en appelle à vos lumières, monsieur,dit Ernauton, parce qu’arrivé à la cour sans amitié ni haine, etn’étant guidé par aucune passion, je puis, sans valoir mieux, vousêtre cependant plus utile qu’un autre.

– Vous n’avez ni amitiés nihaines ?

– Non, monsieur.

– Vous aimez le roi cependant, à ce queje suppose, du moins ?

– Je le dois, et je le veux, monsieur deLoignac, comme serviteur, comme sujet et comme gentilhomme.

– Eh bien, c’est un des points cardinauxsur lesquels vous devez vous régler ; si vous êtes un habilehomme, il doit vous servir à trouver celui qui est àl’opposite.

– Très bien, monsieur, répliqua Ernautonen s’inclinant, et me voilà fixé ; reste un point cependantqui m’inquiète fort.

– Lequel, monsieur ?

– L’obéissance passive.

– C’est la première condition.

– J’ai parfaitement entendu, monsieur.L’obéissance passive est quelquefois difficile pour des gensdélicats sur l’honneur.

– Cela ne me regarde point, monsieur deCarmainges, dit Loignac.

– Cependant, monsieur, lorsqu’un ordrevous déplaît ?

– Je lis la signature de M. d’Épernon, etcela me console.

– Et M. d’Épernon ?

– M. d’Épernon lit la signature de SaMajesté, et se console comme moi.

– Vous avez raison, monsieur, ditErnauton, et je suis votre humble serviteur.

Ernauton fit un pas pour se retirer ; cefut Loignac qui le retint.

– Vous venez cependant d’éveiller en moicertaines idées, fit-il, et je vous dirai à vous des choses que jene dirais point à d’autres, parce que ces autres-là n’ont eu ni lecourage ni la convenance de me parler comme vous.

Ernauton s’inclina.

– Monsieur, dit Loignac en se rapprochantdu jeune homme, peut-être viendra-t-il ce soir quelqu’un degrand : ne le perdez pas de vue, et suivez-le partout où ilira en sortant du Louvre.

– Monsieur, permettez-moi de vous ledire, mais il me semble que c’est espionner, cela ?

– Espionner ! croyez-vous ? fitfroidement Loignac ; c’est possible, mais tenez…

Il tira de son pourpoint un papier qu’iltendit à Carmainges ; celui-ci le déploya et lut :

« Faites suivre ce soir M. de Mayenne,s’il osait par hasard se présenter au Louvre. »

– Signé ? demanda Loignac.

– Signé d’Épernon, lut Carmainges.

– Eh bien ! monsieur ?

– C’est juste, répliqua Ernauton ensaluant profondément, je suivrai M. de Mayenne.

Et il se retira.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

Share