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Les Quarante-cinq – Tome II

Les Quarante-cinq – Tome II

d’ Alexandre Dumas
XXXII – Messieurs les bourgeois de Paris

M. de Mayenne, dont on s’occupait tant au Louvre, et qui s’en doutait si peu, partit de l’hôtel de Guise par une porte de derrière, et tout botté, à cheval, comme s’il arrivait seulement de voyage, il se rendit au Louvre, avec trois gentilshommes.

M. d’Épernon, averti de sa venue, fit annoncer la visite au roi.

M. de Loignac, prévenu de son côté, avait fait donner un second avis aux quarante-cinq : quinze se tenaient donc, comme il était convenu, dans les antichambres ; quinze dans la cour et quatorze au logis.

Nous disons quatorze, parce qu’Ernauton ayant,comme on le sait, reçu une mission particulière, ne se trouvait point parmi ses compagnons.

Mais comme la suite de M. de Mayenne n’était de nature à inspirer aucune crainte, la seconde compagnie reçut l’autorisation de rentrer à la caserne.

M. de Mayenne, introduit près de Sa Majesté,lui fit avec respect une visite que le roi accueillit avec affection.

– Eh bien ! mon cousin, lui demanda le roi, vous voilà donc venu visiter Paris ?

– Oui, sire, dit Mayenne ; j’ai cru devoir venir, au nom de mes frères et au mien, rappeler à Votre Majesté qu’elle n’a pas de plus fidèles sujets que nous.

– Par la mordieu ! dit Henri, lachose est si connue, qu’à part le plaisir que vous savez me faireen me visitant, vous pouviez, en vérité, vous épargner ce petitvoyage.

Il faut bien certainement qu’il y ait eu uneautre cause.

– Sire, j’ai craint que votrebienveillance pour la maison de Guise ne fût altérée par les bruitssinguliers que nos ennemis font circuler depuis quelque temps.

– Quels bruits ? demanda le roi aveccette bonhomie qui le rendait si dangereux aux plus intimes.

– Comment ! demanda Mayenne un peudéconcerté, Votre Majesté n’aurait rien ouï dire qui nous fûtdéfavorable ?

– Mon cousin, dit le roi, sachez, unefois pour toutes, que je ne souffrirais pas qu’on dit ici du mal deMM. de Guise ; et comme on sait cela mieux que vous neparaissez le savoir, on n’en dit pas, duc.

– Alors, sire, dit Mayenne, je neregretterai pas d’être venu, puisque j’ai eu le bonheur de voir monroi et de le trouver en pareilles dispositions ; seulement,j’avouerai que ma précipitation aura été inutile.

– Oh ! duc, Paris est une bonneville d’où l’on a toujours quelque service à tirer, fit le roi.

– Oui, sire, mais nous avons nos affairesà Soissons.

– Lesquelles, duc ?

– Celles de Votre Majesté, sire.

– C’est vrai, c’est vrai, Mayenne :continuez donc à les faire comme vous ayez commencé ; je saisapprécier et reconnaître comme il faut la conduite de messerviteurs.

Le duc se retira en souriant.

Le roi rentra dans sa chambre en se frottantles mains.

Loignac fît un signe à Ernauton qui dit un motà son valet et se mit à suivre les quatre cavaliers.

Le valet courut à l’écurie, et Ernauton suività pied.

Il n’y avait pas de danger de perdre M. deMayenne ; l’indiscrétion de Perducas de Pincorney avait faitconnaître l’arrivée à Paris d’un prince de la maison de Guise. Àcette nouvelle, les bons ligueurs avaient commencé à sortir deleurs maisons et à éventer sa trace.

Mayenne n’était pas difficile à reconnaître àses larges épaules, à sa taille arrondie et à sa barbe en écuelle,comme dit l’Étoile.

On l’avait donc suivi jusqu’aux portes duLouvre, et, là, les mêmes compagnons l’attendaient pour lereprendre à sa sortie et l’accompagner jusqu’aux portes de sonhôtel.

En vain Mayneville écartait les plus zélés enleur disant :

– Pas tant de feu, mes amis, pas tant defeu ; vrai Dieu ! vous allez nous compromettre.

Le duc n’en avait pas moins une escorte dedeux ou trois cents hommes lorsqu’il arriva à l’hôtel Saint-Denisoù il avait élu domicile.

Ce fut une grande facilité donnée à Ernautonde suivre le duc, sans être remarqué.

Au moment où le duc rentrait et où il seretournait pour saluer, dans un des gentilshommes qui saluaient enmême temps que lui, il crut reconnaître le cavalier quiaccompagnait ou qu’accompagnait le page qu’il avait fait entrer parla porte Saint-Antoine, et qui avait montré une si étrangecuriosité à l’endroit du supplice de Salcède.

Presque au même instant, et comme Mayennevenait de disparaître, une litière fendit la foule. Mayneville allaau devant d’elle : un des rideaux s’écarta, et, grâce à unrayon de lune, Ernauton crut reconnaître et son page et la dame dela porte Saint-Antoine.

Mayneville et la dame échangèrent quelquesmots, la litière disparut sous le porche de l’hôtel ;Mayneville suivit la litière, et la porte se referma. Un instantaprès, Mayneville parut sur le balcon, remercia au nom du duc lesParisiens, et, comme il se faisait tard, il les invita à rentrerchez eux, afin que la malveillance ne pût tirer aucun parti de leurrassemblement.

Tout le monde s’éloigna sur cette invitation,à l’exception de dix hommes qui étaient entrés à la suite duduc.

Ernauton s’éloigna comme les autres, ouplutôt, tandis que les autres s’éloignaient, fit semblant des’éloigner.

Les dix élus qui étaient restés, à l’exclusionde tous autres, étaient les députés de la Ligue, envoyés à M. deMayenne pour le remercier d’être venu, mais en même temps pour leconjurer de décider son frère à venir.

En effet, ces dignes bourgeois que nous avonsdéjà entrevus pendant la soirée aux cuirasses, ces dignesbourgeois, qui ne manquaient pas d’imagination, avaient combiné,dans leurs réunions préparatoires, une foule de plans auxquels ilne manquait que la sanction et l’appui d’un chef sur lequel on pûtcompter.

Bussy-Leclerc venait annoncer qu’il avaitexercé trois couvents au maniement des armes, et enrégimenté cinqcents bourgeois, c’est-à-dire mis en disponibilité un effectif demille hommes.

Lachapelle-Marteau avait pratiqué lesmagistrats, les clercs et tout le peuple du palais. Il pouvaitoffrir à la fois le conseil et l’action ; représenter leconseil par deux cents robes noires, l’action par deux centshoquetons.

Brigard avait les marchands de la rue desLombards, des piliers des halles et de la rue Saint-Denis.

Crucé partageait les procureurs avecLachapelle-Marteau, et disposait, de plus, de l’Université deParis.

Delbar offrait tous les mariniers et les gensdu port, dangereuse espèce formant un contingent de cinq centshommes.

Louchard disposait de cinq cents maquignons etmarchands de chevaux, catholiques enragés.

Un potier d’étain qui s’appelait Pollard et uncharcutier nommé Gilbert présentaient quinze cents bouchers etcharcutiers de la ville et des faubourgs.

Maître Nicolas Poulain, l’ami de Chicot,offrait tout et tout le monde.

Quand le duc, bien claquemuré dans une chambresûre, eut entendu ces révélations et ces offres :

– J’admire la force de la Ligue, dit-il,mais le but qu’elle vient sans doute me proposer, je ne le voispas.

Maître Lachapelle-Marteau s’apprêta aussitôt àfaire un discours en trois points ; il était fort prolixe, lachose était connue ; Mayenne frissonna.

– Faisons vite, dit-il.

Bussy-Leclerc coupa la parole à Marteau.

– Voici, dit-il. Nous avons soif d’unchangement ; nous sommes les plus forts, et nous voulons enconséquence ce changement : c’est court, clair et précis.

– Mais, demanda Mayenne, commentopérerez-vous pour arriver à ce changement ?

– Il me semble, dit Bussy-Leclerc aveccette franchise de parole qui chez un homme de si basse conditionque lui pouvait passer pour de l’audace, il me semble que l’idée del’Union venant de nos chefs, c’était à nos chefs et non à nousd’indiquer le but.

– Messieurs, répliqua Mayenne, vous avezparfaitement raison : le but doit être indiqué par ceux quiont l’honneur d’être vos chefs ; mais c’est ici le cas de vousrépéter que le général doit être le juge du moment de livrer labataille, et qu’il a beau voir ses troupes rangées, armées etanimées, il ne donne le signal de la charge que lorsqu’il croitdevoir le faire.

– Mais enfin, monseigneur, reprit Crucé,la Ligue est pressée, nous avons déjà eu l’honneur de vous ledire.

– Pressée de quoi, monsieur Crucé ?demanda Mayenne.

– Mais d’arriver.

– À quoi ?

– À notre but ; nous avons notreplan aussi, nous.

– Alors, c’est différent, ditMayenne ; si vous avez votre plan, je n’ai plus rien àdire.

– Oui, monseigneur ; maispouvons-nous compter sur votre aide ?

– Sans aucun doute, si ce plan nousagrée, à mon frère et à moi.

– C’est probable, monseigneur, qu’il vousagréera.

– Voyons ce plan, alors.

Les ligueurs se regardèrent : deux outrois firent signe à Lachapelle-Marteau de parler.

Lachapelle-Marteau s’avança et parutsolliciter du duc la permission de s’expliquer.

– Dites, fit le duc.

– Le voici, monseigneur, ditMarteau : il nous est venu, à Leclerc, à Crucé et à moi ;nous l’avons médité, et il est probable que son résultat estcertain.

– Au fait, monsieur Marteau, au fait.

– Il y a plusieurs points dans la villequi relient toutes les forces de la ville entre elles : legrand et le petit Châtelet, le palais du Temple, l’Hôtel-de-Ville,l’Arsenal et le Louvre.

– C’est vrai, dit le duc.

– Tous ces points sont défendus par desgarnisons à demeure, mais peu difficiles à forcer, parce qu’ellesne peuvent s’attendre à un coup de main.

– J’admets encore ceci, dit le duc.

– Cependant la ville se trouve en outredéfendue, d’abord par le chevalier du guet avec ses archers,lesquels promènent aux endroits en péril la véritable défense deParis.

Voici ce que nous avons imaginé :

Saisir chez lui le chevalier du guet, qui logeà la Couture-Sainte-Catherine.

Le coup de main peut se faire sans éclat,l’endroit étant désert et écarté.

Mayenne secoua la tête.

– Si désert et si écarté qu’il soit,dit-il, on n’enfonce pas une bonne porte, et l’on ne tire pas unevingtaine de coups d’arquebuse sans un peu d’éclat.

– Nous avons prévu cette objection,monseigneur, dit Marteau ; un des archers du chevalier du guetest à nous. Au milieu de la nuit nous irons frapper à la porte,deux ou trois seulement : l’archer ouvrira : il iraprévenir le chevalier que Sa Majesté veut lui parler. Cela n’a riend’étrange : une fois par mois, à peu près, le roi mande cetofficier pour des rapports et des expéditions. La porte ouverteainsi, nous faisons entrer dix hommes, des mariniers qui logent auquartier Saint-Paul, et qui expédient le chevalier du guet.

– Qui égorgent, c’est-à-dire ?

– Oui, monseigneur. Voilà donc lespremiers ordres de défense interceptés. Il est vrai que d’autresmagistrats, d’autres fonctionnaires peuvent être mis en avant parles bourgeois trembleurs ou les politiques. Il y a M. le président,il y a M. d’O, il y a M. de Chiverny, M. le procureurLaguesle ; eh bien ! on forcera leurs maisons à la mêmeheure : la Saint-Barthélemy nous a appris comment cela sefaisait, et on les traitera comme on aura traité M. le chevalier duguet.

– Ah ! ah ! fit le duc, quitrouvait la chose grave.

– Ce sera une excellente occasion,monseigneur, de courir sus aux politiques, tous désignés dans nosquartiers, et d’en finir avec les hérésiarques religieux et leshérésiarques politiques.

– Tout cela est à merveille, messieurs,dit Mayenne, mais vous ne m’avez pas expliqué si vous prendrezaussi en un moment le Louvre, véritable château-fort, où veillentincessamment des gardes et des gentilshommes. Le roi, si timidequ’il soit, ne se laissera pas égorger comme le chevalier duguet ; il mettra l’épée à la main, et, pensez-y bien, il estle roi ; sa présence fera beaucoup d’effet sur les bourgeois,et vous vous ferez battre.

– Nous avons choisi quatre mille hommespour cette expédition du Louvre, monseigneur, et quatre millehommes qui n’aiment pas assez le Valois pour que sa présenceproduise sur eux l’effet que vous dites.

– Vous croyez que cela suffira ?

– Sans doute, nous serons dix contre un,dit Bussy-Leclerc.

– Et les Suisses ? Il y en a quatremille, messieurs.

– Oui, mais ils sont à Lagny, et Lagnyest à huit lieues de Paris ; donc, en admettant que le roipuisse les faire prévenir, deux heures aux messagers pour faire lacourse à cheval, huit heures aux Suisses pour faire la route àpied, cela fera dix heures ; et ils arriveront juste à tempspour être arrêtés aux barrières, car, en dix heures, nous seronsmaîtres de toute la ville.

– Eh bien, soit, j’admets toutcela ; le chevalier du guet est égorgé, les politiques sontdétruits, les autorités de la ville ont disparu, tous les obstaclessont renversés, enfin : vous avez arrêté sans doute ce quevous feriez alors ?

– Nous faisons un gouvernement d’honnêtesgens que nous sommes, dit Brigard, et pourvu que nous réussissionsdans notre petit commerce, que nous ayons le pain assuré pour nosenfants et nos femmes, nous ne désirons rien de plus. Un peud’ambition peut-être fera désirer à quelques-uns d’entre nousd’être dizainiers, ou quarteniers, ou commandants d’une compagniede milice ; eh bien ! monsieur le duc, nous le serons,mais voilà tout ; vous voyez que nous ne sommes pointexigeants.

– Monsieur Brigard, vous parlez d’or, ditle duc ; oui, vous êtes honnêtes, je le sais bien, et vous nesouffrirez dans vos rangs aucun mélange.

– Oh ! non, non ! s’écrièrentplusieurs voix ; pas de lie avec le bon vin.

– À merveille ! dit le duc, voilàparler. Maintenant, voyons : ça, monsieur le lieutenant de laprévôté, y a-t-il beaucoup de fainéants et de mauvais peuple dansl’Île-de-France ?

Nicolas Poulain, qui ne s’était pas mis uneseule fois en avant, s’avança comme malgré lui.

– Oui, certes, monseigneur, dit-il, iln’y en a que trop.

– Pouvez-vous nous donner à peu près lechiffre de cette populace ?

– Oui, à peu près.

– Estimez donc, maître Poulain.

Poulain se mit à compter sur ses doigts.

– Voleurs, trois à quatremille ;

Oisifs et mendiants, deux mille à deux millecinq cents ;

Larrons d’occasion, quinze cents à deuxmille ;

Assassins, quatre à cinq cents.

– Bon ! voilà, au bas chiffre, sixmille ou six mille cinq cents gredins de sac et de corde. À quellereligion appartiennent ces gens-là ?

– Plaît-il, monseigneur ? interrogeaPoulain.

– Je demande s’ils sont catholiques ouhuguenots.

Poulain se mit à rire.

– Ils sont de toutes les religions,monseigneur, dit-il, ou plutôt d’une seule : leur Dieu estl’or, et le sang est leur prophète.

– Bien, voilà pour la religionreligieuse, si l’on peut dire cela ; et maintenant, enreligion politique, qu’en dirons-nous ? Sont-ils valois,ligueurs, politiques zélés, ou navarrais ?

– Ils sont bandits et pillards.

– Monseigneur, ne supposez pas, ditCrucé, que nous irons jamais prendre ces gens pour alliés.

– Non, certes, je ne le suppose pas,monsieur Crucé, et c’est bien ce qui me contrarie.

– Et pourquoi cela vous contrarie-t-il,monseigneur ? demandèrent avec surprise quelques membres de ladéputation.

– Ah ! c’est que, comprenez bien,messieurs, ces gens-là qui n’ont pas d’opinion, et qui parconséquent ne fraternisent pas avec vous, voyant qu’il n’y a plus àParis de magistrats, plus de force publique, plus de royauté, plusrien enfin de ce qui les contient encore, se mettront à piller vosboutiques pendant que vous ferez la guerre, et vos maisons pendantque vous occuperez le Louvre : tantôt ils se mettront avec lesSuisses contre vous, tantôt avec vous contre les Suisses, de façonqu’ils seront toujours les plus forts.

– Diable, firent les députés en seregardant entre eux.

– Je crois que c’est assez grave pourqu’on y pense, n’est-ce pas, messieurs ? dit le duc. Quant àmoi, je m’en occupe fort, et je chercherai un moyen de parer à cetinconvénient, car votre intérêt avant le nôtre, c’est la devise demon frère et la mienne.

Les députés firent entendre un murmured’approbation.

– Messieurs, maintenant permettez à unhomme qui a fait vingt-quatre lieues à cheval dans sa nuit et danssa journée, d’aller dormir quelques heures ; il n’y a paspéril dans la demeure, quant à présent du moins, tandis que si vousagissez il y en aurait : ce n’est point votre avispeut-être ?

– Oh ! si fait, monsieur le duc, ditBrigard.

– Très bien.

– Nous prenons donc bien humblement congéde vous, monseigneur, continua Brigard, et quand vous voudrez biennous fixer une nouvelle réunion…

– Ce sera le plus tôt possible,messieurs, soyez tranquilles, dit Mayenne ; demain peut-être,après-demain au plus tard.

Et prenant effectivement congé d’eux, il leslaissa tout étourdis de cette prévoyance qui avait découvert undanger auquel ils n’avaient pas même songé.

Mais à peine avait-il disparu qu’une portecachée dans la tapisserie s’ouvrit et qu’une femme s’élança dans lasalle.

– La duchesse ! s’écrièrent lesdéputés.

– Oui, messieurs ! s’écria-t-elle,et qui vient vous tirer d’embarras, même !

Les députés qui connaissaient sa résolution,mais qui en même temps craignaient son enthousiasme, s’empressèrentautour d’elle.

– Messieurs, continua la duchesse ensouriant, ce que n’ont pu faire les Hébreux, Judith seule l’afait ; espérez, moi aussi, j’ai mon plan.

Et présentant aux ligueurs deux blanchesmains, que les plus galants baisèrent, elle sortit par la porte quiavait déjà donné passage à Mayenne.

– Tudieu ! s’écria Bussy-Leclerc ense léchant les moustaches et en suivant la duchesse, je croisdécidément que voilà l’homme de la famille.

– Ouf ! murmura Nicolas Poulain enessuyant la sueur qui avait perlé sur son front à la vue de madamede Montpensier, je voudrais bien être hors de tout ceci.

XXXIII – Frère Borromée

Il était dix heures du soir à peu près :MM. les députés s’en retournaient assez contrits, et à chaque coinde rue qui les rapprochait de leurs maisons particulières, ils sequittaient en échangeant leurs civilités.

Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin detous, chemina seul et le dernier, réfléchissant profondément à lasituation perplexe qui lui avait fait pousser l’exclamation parlaquelle commence le dernier paragraphe de notre dernierchapitre.

En effet, la journée avait été pour tout lemonde, et particulièrement pour lui, fertile en événements.

Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant dece qu’il venait d’entendre, et se disant que si l’Ombre avait jugéà propos de le pousser à une dénonciation du complot de Vincennes,Robert Briquet ne lui pardonnerait jamais de n’avoir pas révélé leplan de manœuvre si naïvement développé par Lachapelle-Marteaudevant M. de Mayenne.

Au plus fort de ses réflexions, et au milieude la rue de la Pierre-au-Réal, espèce de boyau large de quatrepieds, qui conduisait rue Neuve-Saint-Méry, Nicolas Poulain vitaccourir, en sens opposé à celui dans lequel il marchait, une robede Jacobin retroussée jusqu’aux genoux.

Il fallait se ranger, car deux chrétiens nepouvaient passer de front dans cette rue.

Nicolas Poulain espérait que l’humilitémonacale lui céderait le haut pavé, à lui homme d’épée ; maisil n’en fut rien : le moine courait comme un cerf aulancer ; il courait si fort qu’il eût renversé une muraille,et Nicolas Poulain, tout en maugréant, se rangea pour n’être pointrenversé.

Mais alors commença pour eux, dans cette gainebordée de maisons, l’évolution agaçante qui a lieu entre deuxhommes indécis qui voudraient passer tous deux, qui tiennent à nepas s’embrasser, et qui se trouvent toujours ramenés dans les brasl’un de l’autre.

Poulain jura, le moine sacra, et l’homme derobe, moins patient que l’homme d’épée, le saisit par le milieu ducorps pour le coller contre la muraille.

Dans ce conflit, et comme ils étaient sur lepoint de se gourmer, ils se reconnurent.

– Frère Borromée ! dit Poulain.

– Maître Nicolas Poulain ! s’écriale moine.

– Comment vous portez-vous ? repritPoulain, avec cette admirable bonhomie et cette inaltérablemansuétude du bourgeois parisien.

– Très mal, répondit le moine, beaucoupplus difficile à calmer que le laïque, car vous m’avez mis enretard et j’étais fort pressé.

– Diable d’homme que vous êtes !répliqua Poulain ; toujours belliqueux comme un Romain !Mais où diable courez-vous à cette heure avec tant de hâte ?est-ce que le prieuré brûle ?

– Non pas ; mais j’étais allé chezmadame la duchesse pour parler à Mayneville.

– Chez quelle duchesse ?

– Il n’y en a qu’une seule, ce me semble,chez laquelle on puisse parler à Mayneville, dit Borromée, quid’abord avait cru pouvoir répondre catégoriquement au lieutenant dela prévôté, parce que ce lieutenant pouvait le faire suivre, maisqui cependant ne voulait pas être trop communicatif avec lecurieux.

– Alors, reprit Nicolas Poulain,qu’alliez-vous faire chez madame de Montpensier ?

– Eh ! mon Dieu ! c’est toutsimple, dit Borromée, cherchant une réponse spécieuse ; notrerévérend prieur a été sollicité par madame la duchesse de devenirson directeur ; il avait accepté, mais un scrupule deconscience l’a pris, et il refuse. L’entrevue était fixée àdemain : je dois donc, de la part de dom Modeste Gorenflot,dire à la duchesse qu’elle ne compte plus sur lui.

– Très bien ; mais vous n’avez pasl’air d’aller du côté de l’hôtel de Guise, mon très cherfrère ; je dirai même plus, c’est que vous lui tournezparfaitement le dos.

– C’est vrai, reprit frère Borromée,puisque j’en viens.

– Mais où allez-vous alors ?

– On m’a dit, à l’hôtel, que madame laduchesse était allée faire visite à M. de Mayenne, arrivé ce soiret logé à l’hôtel Saint-Denis.

– Toujours vrai. Effectivement, ditPoulain, le duc est à l’hôtel Saint-Denis, et la duchesse est prèsdu duc ; mais, compère, à quoi bon, je vous prie, jouer au finavec moi ? Ce n’est pas d’ordinaire le trésorier qu’on envoiefaire les commissions du couvent.

– Auprès d’une princesse, pourquoipas ?

– Et ce n’est pas vous, le confident deMayneville, qui croyez aux confessions de madame la duchesse deMontpensier.

– À quoi donc croirais-je ?

– Que diable ! mon cher, vous savezbien la distance qu’il y a du prieuré au milieu de la route,puisque vous me l’avez fait mesurer : prenez garde ! vousm’en dites si peu que j’en croirai peut-être beaucoup trop.

– Et vous aurez tort, cher monsieurPoulain ; je ne sais rien autre chose. Maintenant ne meretenez pas, je vous prie, car je ne trouverais plus madame laduchesse.

– Vous la trouverez toujours chez elle oùelle reviendra et où vous auriez pu l’attendre.

– Ah ! dame ! fit Borromée, jene suis pas fâché non plus de voir un peu M. le duc.

– Allons donc.

– Car enfin vous le connaissez : siune fois je le laisse partir chez sa maîtresse, on ne pourra plusmettre la main dessus.

– Voilà qui est parlé. Maintenant que jesais à qui vous avez affaire, je vous laisse ; adieu, et bonnechance.

Borromée, voyant le chemin libre, jeta, enéchange des souhaits qui lui étaient adressés, un leste bonsoir àNicolas Poulain, et s’élança dans la voie ouverte.

– Allons, allons : il y a encorequelque chose de nouveau, se dit Nicolas Poulain en regardant larobe du jacobin qui s’effaçait peu à peu dans l’ombre ; maisquel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui se passe ?est-ce que je prendrais goût par hasard au métier que je suiscondamné à faire ? fi donc !

Et il s’alla coucher, non point avec le calmed’une bonne conscience, mais avec la quiétude que nous donne danstoutes les positions de ce monde, si fausses qu’elles soient,l’appui d’un plus fort que nous.

Pendant ce temps Borromée continuait sacourse, à laquelle il imprimait une vitesse qui lui donnaitl’espérance de rattraper le temps perdu.

Il connaissait en effet les habitudes de M. deMayenne, et avait sans doute, pour être bien informé, des raisonsqu’il n’avait pas cru devoir détailler à maître NicolasPoulain.

Toujours est-il qu’il arriva suant etsoufflant à l’hôtel Saint-Denis, au moment où le duc et laduchesse, ayant causé de leurs grandes affaires, M. de Mayenneallait congédier sa sœur pour être libre d’aller rendre visite àcette dame de la Cité dont nous savons que Joyeuse avait à seplaindre.

Le frère et la sœur, après plusieurscommentaires sur l’accueil du roi et sur le plan des dix, étaientconvenus des faits suivants.

Le roi n’avait pas de soupçons, et se faisaitde jour en jour plus facile à attaquer.

L’important était d’organiser la Ligue dansles provinces du nord, tandis que le roi abandonnait son frère etqu’il oubliait Henri de Navarre. De ces deux derniers ennemis, leduc d’Anjou, avec sa sourde ambition, était le seul àcraindre ; quant à Henri de Navarre, on le savait par desespions bien renseignés, il ne s’occupait que de faire l’amour àses trois ou quatre maîtresses.

– Paris était préparé, disait tout hautMayenne ; mais leur alliance avec la famille royale donnait dela force aux politiques et aux vrais royalistes ; il fallaitattendre une rupture entre le roi et ses alliés : cetterupture, avec le caractère inconstant de Henri, ne pouvait pastarder à avoir lieu.

Or, comme rien ne presse, continuait de direMayenne, attendons.

– Moi, disait tout bas la duchesse,j’avais besoin de dix hommes répandus dans tous les quartiers deParis pour soulever Paris après ce coup que je médite ; j’aitrouvé ces dix hommes, je ne demande plus rien.

Ils en étaient là, l’un de son dialogue,l’autre de ses apartés, lorsque Mayneville entra tout àcoup, annonçant que Borromée voulait parler à M. le duc.

– Borromée ! fit le duc surpris,qu’est-ce que cela ?

– C’est, monseigneur, réponditMayneville, celui que vous m’envoyâtes de Nancy, quand je demandaià Votre Altesse un homme d’action et un homme d’esprit.

– Je me rappelle ! je vous répondisque j’avais les deux en un seul, et je vous envoyai le capitaineBorroville. A-t-il changé de nom, et s’appelle-t-ilBorromée ?

– Oui, monseigneur, de nom etd’uniforme ; il s’appelle Borromée, et est jacobin.

– Borroville, jacobin !

– Oui, monseigneur.

– Et pourquoi donc est-il jacobin ?Le diable doit bien rire, s’il l’a reconnu sous le froc.

– Pourquoi il est jacobin ? Laduchesse fit un signe à Mayneville. Vous le saurez plus tard,continua celui-ci, c’est notre secret, monseigneur ; et, enattendant, écoutons le capitaine Borroville, ou le frère Borromée,comme il vous plaira.

– Oui, d’autant plus que sa visitem’inquiète, dit madame de Montpensier.

– Et moi aussi, je l’avoue, ditMayneville.

– Alors introduisez-le sans perdre uninstant, dit la duchesse.

Quant au duc, il flottait entre le désird’entendre le messager et la crainte de manquer au rendez-vous desa maîtresse.

Il regardait à la porte et à l’horloge. Laporte s’ouvrit, et l’horloge sonna onze heures.

– Eh ! Borroville, dit le duc, nepouvant s’empêcher de rire, malgré un peu de mauvaise humeur, commevous voilà déguisé, mon ami !

– Monseigneur, dit le capitaine, je suisen effet bien mal à mon aise sous cette diable de robe ; maisenfin, il faut ce qu’il faut, comme disait M. de Guise le père.

– Ce n’est pas moi, toujours, qui vous aifourré dans cette robe-là, Borroville, dit le duc ; ne m’engardez donc point rancune, je vous prie.

– Non, monseigneur, c’est madame laduchesse ; mais je ne lui en veux pas, puisque j’y suis pourson service.

– Bien, merci, capitaine ; etmaintenant, voyons, qu’avez-vous à nous dire si tard ?

– Ce que malheureusement je n’ai pu vousdire plus tôt, monseigneur, car j’avais tout le prieuré sur lesbras.

– Eh bien ! maintenant parlez.

– Monsieur le duc, dit Borroville, le roienvoie ses secours à M. le duc d’Anjou.

– Bah ! dit Mayenne, nousconnaissons cette chanson-là ; voilà trois ans qu’on nous lachante.

– Oh ! oui, mais cette fois,monseigneur, je vous donne la nouvelle comme sûre.

– Hum ! dit Mayenne, avec unmouvement de tête pareil à celui d’un cheval qui se cabre, commesûre ?

– Aujourd’hui même, c’est-à-dire la nuitdernière, à deux heures du matin, M. de Joyeuse est parti pourRouen. Il prend la mer à Dieppe et porte à Anvers trois millehommes.

– Oh ! oh ! fit le duc ;et qui vous a dit cela, Borroville ?

– Un homme qui lui-même part pour laNavarre, monseigneur.

– Pour la Navarre ! chezHenri ?

– Oui, monseigneur.

– Et de la part de qui va-t-il chezHenri ?

– De la part du roi ; oui,monseigneur, de la part du roi, et avec une lettre du roi.

– Quel est cet homme ?

– Il s’appelle Robert Briquet.

– Après ?

– C’est un grand ami de domGorenflot.

– Un grand ami de domGorenflot ?

– Ils se tutoient.

– Ambassadeur du roi ?

– Ceci, j’en suis assuré ; il a duprieuré envoyé chercher au Louvre une lettre de créance, et c’estun de nos moines qui a fait la commission.

– Et ce moine ?

– C’est notre petit guerrier, JacquesClément, celui-là même que vous avez remarqué, madame laduchesse.

– Et il ne vous a pas communiqué cettelettre ? dit Mayenne ; le maladroit !

– Monseigneur, le roi ne la lui a pointremise ; il l’a fait porter au messager par des gens àlui.

– Il faut avoir cette lettre,morbleu !

– Certainement qu’il faut l’avoir, dit laduchesse.

– Comment n’avez-vous point songé àcela ? dit Mayneville.

– J’y avais si bien pensé que j’avaisvoulu adjoindre au messager un de mes hommes, un Hercule ;mais Robert Briquet s’en est défié et l’a renvoyé.

– Il fallait y aller vous-même.

– Impossible.

– Pourquoi cela ?

– Il me connaît.

– Pour moine, mais pas pour capitaine,j’espère ?

– Ma foi, je n’en sais rien : ceRobert Briquet a l’œil fort embarrassant.

– Quel homme est-ce donc ? demandaMayenne.

– Un grand sec, tout nerfs, tout muscleset tout os, adroit, railleur et taciturne.

– Ah ! ah ! et maniantl’épée ?

– Comme celui qui l’a inventée,monseigneur.

– Figure longue ?

– Monseigneur, il a toutes lesfigures.

– Ami du prieur ?

– Du temps qu’il était simple moine.

– Oh ! j’ai un soupçon, fit Mayenneen fronçant le sourcil, et je m’éclaircirai.

– Faites vite, monseigneur, car, fenducomme il est, ce gaillard-là doit marcher rondement.

– Borroville, dit Mayenne, vous allezpartir pour Soissons, où est mon frère.

– Mais le prieuré, monseigneur ?

– Êtes-vous donc si embarrassé, ditMayneville, de faire une histoire à dom Modeste, et ne croit-ilpoint tout ce que vous voulez lui faire croire ?

– Vous direz à M. de Guise, continuaMayenne, tout ce que vous savez de la mission de M. de Joyeuse.

– Oui, monseigneur.

– Et la Navarre, que vous oubliez,Mayenne ? dit la duchesse.

– Je l’oublie si peu que je m’en charge,répondit Mayenne. Qu’on me selle un cheval frais, Mayneville.

Puis il ajouta tout bas :

– Vivrait-il encore ? Oh ! oui,il doit vivre !

XXXIV – Chicot latiniste

Après le départ des jeunes gens, on serappelle que Chicot avait marché d’un pas rapide.

Mais aussi, dès qu’ils eurent disparu dans levallon que forme la côte du pont de Juvisy sur l’Orge, Chicot quisemblait, comme Argus, avoir le privilège de voir par derrière etqui ne voyait plus ni Ernauton ni Sainte-Maline, Chicot s’arrêta aupoint culminant de la butte, interrogea l’horizon, les fossés, laplaine, les buissons, la rivière, tout enfin, jusqu’aux nuagespommelés qui glissaient obliquement derrière les grands ormes duchemin, et sûr de n’avoir aperçu personne qui le gênât oul’espionnât, il s’assit au revers d’un fossé, le dos appuyé contreun arbre et commença ce qu’il appelait son examen deconscience.

Il avait deux bourses d’argent, car il s’étaitaperçu que le sachet remis par Sainte-Maline, outre la lettreroyale, contenait certains objets arrondis et roulants quiressemblaient fort à de l’or ou à de l’argent monnayé.

Le sachet était une véritable bourse royale,chiffrée de deux H, un brodé dessus, l’autre brodé dessous.

– C’est joli, dit Chicot en considérantla bourse, c’est charmant de la part du roi ! Son nom, sesarmes ! on n’est pas plus généreux et plus stupide !

Décidément, jamais je ne ferai rien delui.

Ma parole d’honneur, continua Chicot, si unechose m’étonne, c’est que ce bon et excellent roi n’ait pas du mêmecoup fait broder sur la même bourse la lettre qu’il m’envoie porterà son beau-frère, et mon reçu. Pourquoi nous gêner ? Tout lemonde politique est au grand air aujourd’hui : politiquonscomme tout le monde. Bah ! quand on assassinerait un peu cepauvre Chicot, comme on a déjà fait du courrier que ce même Henrienvoyait à Rome à M. de Joyeuse, ce serait un ami de moins, voilàtout ; et les amis sont si communs par le temps qui court,qu’on peut en être prodigue.

Que Dieu choisit mal quand ilchoisit !

Maintenant, voyons d’abord ce qu’il y ad’argent dans la bourse, nous examinerons la lettre après :cent écus ! juste la même somme que j’ai empruntée àGorenflot. Ah ! pardon, ne calomnions pas : voilà unpetit paquet… de l’or d’Espagne, cinq quadruples. Allons !allons ! c’est délicat ; il est bien gentil,Henriquet ! eh ! en vérité, n’étaient les chiffres et lesfleurs de lis, qui me paraissent superflus, je lui enverrais ungros baiser.

Maintenant cette bourse-là me gêne ; ilme semble que les oiseaux, en passant au-dessus de ma tête, meprennent pour un émissaire royal et vont se moquer de moi, ou, cequi serait bien pis, me dénoncer aux passants.

Chicot vida sa bourse dans le creux de samain, tira de sa poche le simple sac de toile de Gorenflot, y fitpasser l’argent et l’or, en disant aux écus :

– Vous pouvez demeurer tranquillementensemble, mes enfants, car vous venez du même pays.

Puis, tirant à son tour la lettre du sachet,il y mit en sa place un caillou qu’il ramassa, referma les cordonsde la bourse sur le caillou et le lança, comme un frondeur faitd’une pierre, dans l’Orge qui serpentait au-dessous du pont.

L’eau jaillit, deux ou trois cercles endiaprèrent la calme surface, et allèrent, en s’élargissant, sebriser contre ses bords.

– Voilà pour moi, dit Chicot ;maintenant travaillons pour Henri.

Et il prit la lettre qu’il avait posée à terrepour lancer la bourse plus facilement dans la rivière.

Mais il venait par le chemin un âne chargé debois.

Deux femmes conduisaient cet âne qui marchaitd’un pas aussi fier que si, au lieu de bois, il eût porté desreliques.

Chicot cacha la lettre sous sa large main,appuyée sur le sol, et les laissa passer.

Une fois seul, il reprit la lettre, en déchiral’enveloppe et en brisa le sceau avec la plus imperturbabletranquillité, et comme s’il se fût agi d’une simple lettre deprocureur.

Puis il reprit l’enveloppe qu’il roula entreses deux mains, le sceau qu’il broya entre deux pierres, et envoyale tout rejoindre le sachet.

– Maintenant, dit Chicot, voyons lestyle.

Et il déploya la lettre et lut :

« Notre très cher frère, cet amourprofond que vous portait notre très cher frère et roi défunt,Charles IX, habite encore sous les voûtes du Louvre et me tient aucœur opiniâtrement. »

Chicot salua.

« Aussi me répugne-t-il d’avoir à vousentretenir d’objets tristes et fâcheux ; mais vous êtes fortdans la fortune contraire ; aussi je n’hésite plus à vouscommuniquer de ces choses qu’on ne dit qu’à des amis vaillants etéprouvés. »

Chicot interrompit et salua de nouveau.

« D’ailleurs, continua-t-il, j’ai unintérêt royal à vous persuader cet intérêt : c’est l’honneurde mon nom et du vôtre, mon frère.

Nous nous ressemblons en ce point, que noussommes tous deux entourés d’ennemis. Chicot vousl’expliquera. »

– Chicotus explicabit ! ditChicot, ou plutôt evolvet, ce qui est infiniment plusélégant.

« Votre serviteur, M. le vicomte deTurenne, fournit des sujets quotidiens de scandale à votre cour. ÀDieu ne plaise que je regarde en vos affaires, sinon pour votrebien et honneur ! mais votre femme, qu’à mon grand regret jenomme ma sœur, devrait avoir ce souci pour vous en mon lieu etplace… ce qu’elle ne fait. »

– Oh ! oh ! dit Chicotcontinuant ses traductions latines : Quaeque omittitfacere. C’est dur.

« Je vous engage donc à veiller, monfrère, à ce que les intelligences de Margot avec le vicomte deTurenne, étrangement lié avec nos amis communs, n’apportent honteet dommage à la maison de Bourbon. Faites un bon exemple aussitôtque vous serez sûr du fait, et assurez-vous du fait aussitôt quevous aurez ouï Chicot expliquant ma lettre. »

– Statim atque audiveris Chicotumlitteras explicantem.

Poursuivons, dit Chicot.

« Il serait fâcheux que le moindresoupçon planât sur la légitimité de votre héritage, mon frère,point précieux auquel Dieu m’interdit de songer ; car,hélas ! moi, je suis condamné d’avance à ne pas revivre dansma postérité.

Les deux complices que, comme frère et commeroi, je vous dénonce, s’assemblent la plupart du temps en un petitchâteau qu’on appelle Loignac. Ils choisissent le prétexte d’unechasse ; ce château est en outre un foyer d’intriguesauxquelles les messieurs de Guise ne sont point étrangers ;car vous savez, à n’en pas douter, mon cher Henri, de quel étrangeamour ma sœur a poursuivi Henri de Guise et mon propre frère, M.d’Anjou, du temps que je portais ce nom moi-même, et qu’ils’appelait, lui, duc d’Alençon. »

– Quo et quam irregulari amore sitprosecuta et Henricum Guisium et germanum meum, etc.

« Je vous embrasse et vous recommande mesavis, tout prêt d’ailleurs à vous aider en tout et pour tout. Enattendant, aidez-vous des avis de Chicot, que je vousenvoie. »

– Age, auctore Chicoto.Bon ! me voilà conseiller du royaume de Navarre.

« Votre affectionné, etc.,etc. »

Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tête entre sesdeux mains.

– Oh ! fit-il, voilà, ce me semble,une assez mauvaise commission, et qui me prouve qu’en fuyant unmal, comme dit Horatius Flaccus, on tombe dans un pire.

En vérité, j’aime mieux Mayenne.

Et cependant, à part son diable de sachetbroché que je ne lui pardonne pas, la lettre est d’un habile homme.En effet, en supposant Henriot pétri de la pâte qui sertd’ordinaire à faire les maris, cette lettre le brouille du mêmecoup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et même avec l’Espagne.En effet, pour que Henri de Valois soit si bien informé, au Louvre,de ce qui se passe chez Henri de Navarre, à Pau, il faut qu’il aitquelque espion là-bas, et cet espion va fort intriguer Henriot.

D’un autre côté, cette lettre va m’attirerforce désagréments si je rencontre un Espagnol, un Lorrain, unBéarnais ou un Flamand, assez curieux pour chercher à savoir ce quel’on m’envoie faire en Béarn.

Or, je serais bien imprévoyant si je nem’attendais point à la rencontre de quelqu’un de cescurieux-là.

Mons Borromée surtout, ou je me trompe fort,doit me réserver quelque chose.

Deuxième point.

Quelle chose Chicot a-t-il cherchée, lorsqu’ila demandé une mission près du roi Henri ?

La tranquillité était son but.

Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avecsa femme.

Ce n’est point l’affaire de Chicot, attenduque Chicot, en brouillant entre eux de si puissants personnages, vase faire des ennemis mortels qui l’empêcheront d’atteindre l’âgeheureux de quatre-vingts ans.

Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre quetant qu’on est jeune.

Mais autant valait alors attendre le coup decouteau de M. de Mayenne.

Non, car il faut réciprocité en toutechose ; c’est la devise de Chicot.

Chicot poursuivra donc son voyage.

Mais Chicot est homme d’esprit, et Chicotprendra ses précautions. En conséquence, il n’aura sur lui que del’argent, afin que si l’on tue Chicot, on ne fasse tort qu’àlui.

Chicot va donc mettre la dernière main à cequ’il a commencé, c’est-à-dire qu’il va traduire d’un bout àl’autre cette belle épître en latin, et se l’incruster dans lamémoire où déjà elle est gravée aux deux tiers ; puis ilachètera un cheval, parce que réellement, de Juvisy à Pau, il fautmettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.

Mais avant toutes choses, Chicot déchirera lalettre de son ami Henri de Valois en un nombre infini de petitsmorceaux, et il aura soin surtout que ces petits morceaux s’enaillent, réduits à l’état d’atomes, les uns dans l’Orge, les autresdans l’air, et que le reste enfin soit confié à la terre, notremère commune, dans le sein de laquelle tout retourne, même lessottises des rois.

Quand Chicot aura fini ce qu’il commence…

Et Chicot s’interrompit pour exécuter sonprojet de division. Le tiers de la lettre s’en alla donc par eau,l’autre tiers par l’air, et le troisième tiers disparut dans untrou creusé à cet effet avec un instrument qui n’était ni une dagueni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer l’un etl’autre, et que Chicot portait à sa ceinture.

Lorsqu’il eut fini cette opération ilcontinua :

– Chicot se remettra en route avec lesprécautions les plus minutieuses, et il dînera en la bonne ville deCorbeil, comme un honnête estomac qu’il est.

En attendant, occupons-nous, continua Chicot,du thème latin que nous avons décidé de faire ; je crois quenous allons composer un assez joli morceau.

Tout à coup Chicot s’arrêta ; il venaitde s’apercevoir qu’il ne pouvait traduire en latin le motLouvre ; cela le contrariait fort.

Il était également forcé de macaroniser le motMargot en Margota, comme il avait déjà fait de Chicot en Chicotus,attendu que, pour bien dire, il eût fallu traduire Chicot parChicôt, et Margot par Margôt, ce qui n’était plus latin, maisgrec.

Quant à Margarita, il n’y pensait point ;la traduction, à son avis, n’eût point été exacte.

Tout ce latin, avec la recherche du purisme etla tournure cicéronienne, conduisit Chicot jusqu’à Corbeil, villeagréable, où le hardi messager regarda un peu les merveilles deSaint-Spire et beaucoup celles d’un rôtisseur-traiteur-aubergistequi parfumait de ses vapeurs appétissantes les alentours de lacathédrale.

Nous ne décrirons point le festin qu’ilfit ; nous n’essaierons point de peindre le cheval qu’ilacheta dans l’écurie de l’hôtelier ; ce serait nous imposerune tâche trop rigoureuse ; disons seulement que le repas futassez long et le cheval assez défectueux pour nous fournir, sinotre conscience était moins grande, la matière de près d’unvolume.

XXXV – Les quatre vents

Chicot, avec son petit cheval qui devait êtreun bien fort cheval pour porter un si grand personnage ;Chicot, après avoir couché à Fontainebleau, fit le lendemain uncoude à droite, jusqu’à un petit village nommé Orgeval. Il eût bienvoulu faire ce jour-là quelques lieues encore, car il paraissaitdésireux de s’éloigner de Paris ; mais sa monture commençaitde butter si fréquemment et si bas, qu’il jugea qu’il était urgentde s’arrêter.

D’ailleurs ses yeux, d’ordinaire si exercés,n’avaient réussi à rien apercevoir tout le long de la route.

Hommes, chariots et barrières lui avaient paruparfaitement inoffensifs.

Mais Chicot, en sûreté, pour l’apparence dumoins, ne vivait pas pour cela en sécurité ; personne, eneffet, nos lecteurs doivent le savoir, ne croyait moins et ne sefiait moins aux apparences que Chicot.

Avant de se coucher et de faire coucher soncheval, il examina donc avec grand soin toute la maison.

On montra à Chicot de superbes chambres avectrois ou quatre entrées ; mais, à l’avis de Chicot, nonseulement ces chambres avaient trop de portes, mais encore cesportes ne fermaient pas assez bien.

L’hôte venait de faire réparer un grandcabinet sans autre issue qu’une porte sur l’escalier ; cetteporte était armée de verrous formidables à l’intérieur.

Chicot se fit dresser un lit dans ce cabinet,qu’il préféra du premier coup à ces magnifiques chambres sansfortifications, qu’on lui avait montrées.

Il fit jouer les verrous dans leurs gâches, etsatisfait de leur jeu solide et facile à la fois, il soupa chezlui, défendit qu’on enlevât la table, sous prétexte qu’il luiprenait parfois des faimvalles dans la nuit, soupa, se déshabilla,plaça ses habits sur une chaise et se coucha.

Mais avant de se coucher, pour plus grandeprécaution, il tira de ses habits la bourse ou plutôt le sacd’écus, et le plaça sous son chevet avec sa bonne épée.

Puis il repassa trois fois la lettre dans sonesprit.

La table lui faisait un second contrefort, etcependant ce double rempart ne lui parut point suffisant ; ilse releva, prit une armoire entre ses deux bras, et la plaça enface de l’issue qu’elle boucha hermétiquement.

Il avait donc entre lui et toute agressionpossible, une porte, une armoire, et une table.

L’hôtellerie avait paru à Chicot à peu prèsinhabitée. L’hôte avait une figure candide ; il faisait cejour-là un vent à décorner des bœufs, et l’on entendait dans lesarbres voisins ces craquements effroyables qui deviennent, au direde Lucrèce, un bruit si doux et si hospitalier pour le voyageurbien clos et bien couvert, étendu dans un bon lit.

Chicot, après tous ses préparatifs de défense,se plongea délicieusement dans le sien. Il faut le dire, ce litétait moelleux et constitué de façon à garantir un homme de toutesles inquiétudes, vinssent-elles des hommes, vinssent-elles deschoses.

En effet, il s’abritait sous ses largesrideaux de serge verte, et une courtine, épaisse comme un édredon,chatouillait d’une douce chaleur les membres du voyageurendormi.

Chicot avait soupé comme Hippocrate ordonne dele faire, c’est-à-dire modestement : il n’avait bu qu’unebouteille de vin ; son estomac, dilaté comme il convient,envoyait à tout l’organisme cette sensation de bien-être quecommunique, sans y faillir jamais, ce complaisant organe, suppléantdu cœur chez beaucoup de gens qu’on appelle des honnêtes gens.

Chicot était éclairé par une lampe qu’il avaitposée sur le rebord de la table qui avoisinait son lit ; illisait, avant de s’endormir et un peu pour s’endormir, un livretrès curieux et fort nouveau qui venait de paraître, et qui étaitl’œuvre d’un certain maire de Bordeaux, que l’on appelait Montagneou Montaigne.

Ce livre avait été imprimé à Bordeaux même en1581 ; il contenait les deux premières parties d’un ouvrageassez connu depuis et intitulé les Essais. Ce livre étaitassez amusant pour qu’un homme le lût et le relût pendant le jour.Mais il avait en même temps l’avantage d’être assez ennuyeux pourne point empêcher de dormir un homme qui a fait quinze lieues àcheval et qui a bu sa bouteille de vin généreux à souper.

Chicot estimait fort ce livre, qu’il avaitmis, en partant de Paris, dans la poche de son pourpoint et dont ilconnaissait personnellement l’auteur. Le cardinal du Perron l’avaitsurnommé le bréviaire des honnêtes gens ; et Chicot, capableen tout point d’apprécier le goût et l’esprit du cardinal, Chicot,disons-nous, prenait volontiers les Essais du maire deBordeaux pour bréviaire.

Cependant il arriva qu’en lisant son huitièmechapitre, il s’endormit profondément.

La lampe brûlait toujours ; la porte,renforcée de l’armoire et de la table, était toujours fermée ;l’épée était toujours au chevet avec les écus. Saint MichelArchange eût dormi comme Chicot, sans songer à Satan, mêmelorsqu’il eût su le lion rugissant de l’autre côté de cette porteet à l’envers de ses verrous.

Nous avons dit qu’il faisait grand vent ;les sifflements de ce serpent gigantesque glissaient avec desmélodies effrayantes sous la porte, et secouaient les airs d’unefaçon bizarre ; le vent est la plus parfaite imitation ouplutôt la plus complète raillerie de la voix humaine : tantôtil glapit comme un enfant qui pleure, tantôt il imite, dans sesgrondements, la grosse colère d’un mari qui se querelle avec safemme.

Chicot se connaissait en tempête ; aubout d’une heure, tout ce fracas était devenu pour lui un élémentde tranquillité ; il luttait contre toutes les intempéries dela saison.

Contre le froid, avec sa courtine ;

Contre le vent, avec ses ronflements.

Cependant, tout en dormant, il semblait àChicot que la tempête grossissait et surtout se rapprochait d’unefaçon insolite.

Tout à coup, une rafale d’une force invincibleébranle la porte, fait sauter gâches et verrous, pousse l’armoirequi perd son équilibre et tombe sur la lampe qu’elle éteint et surla table qu’elle écrase.

Chicot avait la faculté, tout en dormant bien,de s’éveiller vite et avec toute sa présence d’esprit ; cetteprésence d’esprit lui indiqua qu’il valait mieux se laisser glisserdans la ruelle que de descendre en avant du lit. En se laissantglisser dans la ruelle, ses deux mains alertes et aguerries seportèrent rapidement à gauche sur le sac d’écus, à droite sur lapoignée de son épée.

Chicot ouvrit de grands yeux.

Nuit profonde.

Chicot alors ouvrit les oreilles, et il luisembla que cette nuit était littéralement déchirée par le combatdes quatre vents qui se disputaient toute cette chambre, depuisl’armoire, qui continuait d’écraser de plus en plus la table,jusqu’aux chaises, qui roulaient et se choquaient tout en secramponnant aux autres meubles.

Il semble à Chicot, au milieu de tout cefracas, que les quatre vents sont entrés chez lui en chair et enos, et qu’il a affaire à Eurus, à Notus, à Aquilo et à Boréas enpersonne, avec leurs grosses joues et surtout leurs gros pieds.

Résigné, parce qu’il comprend qu’il ne peutrien contre les dieux de l’Olympe, Chicot s’accroupit dans l’anglede sa ruelle, semblable au fils d’Oïlée, après une de ses grandesfureurs que raconte Homère.

Seulement il tient la pointe de sa longue épéeen arrêt et du côté du vent, ou plutôt des vents, afin que si lesmythologiques personnages s’approchent inconsidérément de lui, ilss’embrochent tout seuls, dût-il résulter ce qui résulta de lablessure faite par Diomède à Vénus.

Seulement, après quelques minutes du plusabominable tintamarre qui ait jamais déchiré l’oreille humaine,Chicot profite d’un moment de répit que lui donne la tempête pourdominer de sa voix les éléments déchaînés et les meubles livrés àdes colloques trop bruyants pour être tout à fait naturels.

Chicot crie et vocifère : Ausecours !

Enfin, Chicot fait tant de bruit à lui toutseul, que les éléments se calment, comme si Neptune en personneavait prononcé le fameux Quos ego, et qu’après six ou huitminutes pendant lesquelles Eurus, Notus, Boréas, Aquilo semblentbattre en retraite, l’hôte reparaît avec une lanterne et vientéclairer le drame.

La scène sur laquelle il venait de se jouerprésentait un aspect déplorable, et qui ressemblait fort à celuid’un champ de bataille. La grande armoire, renversée sur la tablebroyée, démasquait la porte sans gonds et qui, retenue seulementpar un de ses verrous, oscillait comme une voile de navire ;les trois ou quatre chaises qui complétaient l’ameublement avaientle dos renversé et les pieds en l’air ; enfin les faïences quigarnissaient la table gisaient éclopées et étoilées sur lesdalles.

– Mais c’est donc ici l’enfer !s’écria Chicot en reconnaissant son hôte à la lueur de salanterne.

– Oh ! monsieur, s’écria l’hôte enapercevant l’affreux dégât qui venait d’être consommé, oh !monsieur, qu’est-il donc arrivé ?

Et il leva les mains et par conséquent salanterne au ciel.

Combien y a-t-il de démons logés chez vous,dites-moi, mon ami ? hurla Chicot.

– Oh ! Jésus ! queltemps ! répondit l’hôte avec le même geste pathétique.

– Mais les verrous ne tiennent doncpas ? continua Chicot ; la maison est donc decarton ? J’aime mieux sortir d’ici : Je préfère laplaine.

Et Chicot se dégagea de la ruelle du lit, etapparut, l’épée à la main, dans l’espace demeuré libre entre lepied du lit et la muraille.

– Oh ! mes pauvres meubles !soupira l’hôte.

– Et mes habits ! s’écriaChicot : où sont-ils, mes habits qui étaient sur cettechaise ?

– Vos habits, mon cher monsieur ?fit l’hôte avec naïveté ; mais s’ils y étaient, ils doivent yêtre encore.

– Comment ! s’ils y étaient !mais supposez-vous, par hasard, dit Chicot, que je sois venu hierdans le costume où vous me voyez ?

Et Chicot essaya, mais en vain, de se draperdans sa légère tunique.

– Mon Dieu ! monsieur, réponditl’hôte assez embarrassé de répondre à un pareil argument, je saisbien que vous étiez vêtu.

– C’est heureux que vous enconveniez.

– Mais…

– Mais quoi ?

– Le vent a tout ouvert, toutdispersé.

– Ah ! c’est une raison.

– Vous voyez bien, fit vivementl’hôte.

– Cependant, reprit Chicot, suivez moncalcul, cher ami. Quand le vent entre quelque part, et il fautqu’il soit entré ici, n’est-ce pas, pour y faire le désordre quej’y vois ?

– Sans aucun doute.

– Eh bien ! quand le vent entrequelque part, c’est en venant du dehors ?

– Oui, certes, monsieur.

– Vous ne le contestez pas ?

– Non, ce serait folie.

– Eh bien ! le vent devait donc, enentrant ici, amener les habits des autres dans ma chambre, au lieud’emporter les miens je ne sais où.

– Ah ! dame ! oui, ce mesemble. Cependant, la preuve du contraire existe ou sembleexister.

– Compère, dît Chicot, qui venaitd’explorer le plancher avec son œil investigateur, compère, quelchemin le vent a-t-il pris pour venir me trouver ici ?

– Plaît-il, monsieur ?

– Je vous demande d’où vient levent ?

– Du nord, monsieur, du nord.

– Eh bien ! il a marché dans laboue, car voici ses souliers imprimés sur le carreau.

Et Chicot montrait, en effet, sur la dalle lestraces toutes récentes d’une chaussure boueuse. L’hôte pâlit.

– Maintenant, mon cher, dit Chicot, sij’ai un conseil à vous donner, c’est de surveiller ces sortes devents qui entrent dans les auberges, pénètrent dans les chambres enenfonçant les portes, et se retirent en volant les habits desvoyageurs.

L’hôte recula de deux pas, afin de se dégagerde tous ces meubles renversés, et de se retrouver à l’entrée ducorridor.

Puis, lorsqu’il sentit sa retraiteassurée :

– Pourquoi m’appeler voleur ?dit-il.

– Tiens ! qu’avez-vous donc fait devotre figure de bonhomme ? demanda Chicot : je voustrouve tout changé.

– Je change, parce que vousm’insultez.

– Moi !

– Sans doute, vous m’appelez voleur,répliqua l’hôte sur un ton encore plus élevé, et ressemblant fort àde la menace.

– Mais je vous appelle voleur parce quevous êtes responsable de mes effets, il me semble, et que meseffets ont été volés ; vous ne le nierez pas ?

Et ce fut Chicot qui, à son tour, comme unmaître d’armes qui tâte son adversaire, fit un geste de menace.

– Holà ! cria l’hôte, holà !venez à moi, vous autres !

À cet appel, quatre hommes armés de bâtons,parurent dans l’escalier.

– Ah ! voici Eurus, Notus, Aquilo etBoréas, dit Chicot, ventre de biche ! puisque l’occasion s’enprésente, je veux priver la terre du vent du Nord ; c’est unservice à rendre à l’humanité ; il y aura printempséternel.

Et il détacha un si rude coup de sa longueépée dans la direction de l’assaillant le plus proche, que sicelui-ci, avec la légèreté d’un véritable fils d’Éole, n’eût pointfait un bond en arrière, il était percé d’outre en outre.

Malheureusement comme, tout en faisant cebond, il regardait Chicot, et par conséquent, ne pouvait voirderrière lui, il tomba sur le rebord de la dernière marche del’escalier, le long duquel, ne pouvant garder son centre degravité, il dégringola à grand bruit.

Cette retraite fut un signal pour les troisautres qui disparurent par l’orifice ouvert devant eux ou plutôtderrière eux, avec la rapidité de fantômes qui s’abîment dans unetrappe.

Cependant, le dernier qui disparut avait eu letemps, tandis que ses compagnons opéraient leur descente, de direquelques mots à l’oreille de l’hôte.

– C’est bien, c’est bien ! grommelacelui-ci, on les retrouvera, vos habits.

– Eh bien, voilà tout ce que jedemande.

– Et l’on va vous les apporter.

– À la bonne heure : ne pas allernu, c’est un souhait raisonnable, ce me semble.

On apporta en effet les habits, maisvisiblement détériorés.

– Oh ! oh ! fit Chicot, il y abien des clous dans votre escalier. Diables de vents, va !mais enfin, réparation d’honneur. Comment pouvais-je voussoupçonner ? vous avez une si honnête figure.

L’hôte sourit avec aménité.

– Et maintenant, dit-il, vous allez vousrendormir, je présume ?

– Non, merci, non, j’ai dormi assez.

– Qu’allez-vous donc faire ?

– Vous allez me prêter votre lanterne,s’il vous plaît, et je continuerai ma lecture, répliqua Chicot,avec le même agrément.

L’hôte ne dit rien ; il tendit seulementsa lanterne à Chicot et se retira.

Chicot redressa son armoire contre la porte,et se rengaina dans son lit.

La nuit fut calme ; le vent s’étaitéteint, comme si l’épée de Chicot avait pénétré dans l’outre quil’entretenait.

Au point du jour, l’ambassadeur demanda soncheval, paya sa dépense et partit en disant :

– Nous verrons ce soir.

XXVI – Comment Chicot continua son voyageet ce qui lui arriva

Chicot passa toute sa matinée à s’applaudird’avoir eu le sang-froid et la patience que nous avons dits pendantcette nuit d’épreuves.

– Mais, pensa-t-il, on ne prend pas deuxfois un vieux loup au même piège ; il est donc à peu prèscertain qu’on va inventer aujourd’hui une diablerie nouvelle à monendroit : tenons-nous donc sur nos gardes.

Le résultat de ce raisonnement, plein deprudence, fut que Chicot fit pendant toute la journée une marcheque Xénophon n’eût pas trouvée indigne d’immortaliser dans saretraite des Dix Mille.

Tout arbre, tout accident de terrain, toutemuraille lui servaient de point d’observation ou de fortificationnaturelle.

Il avait même conclu, chemin faisant, desalliances, sinon offensives, du moins défensives.

En effet, quatre gros marchands épiciers deParis, qui s’en allaient commander à Orléans leurs confitures decotignac, et à Limoges leurs fruits secs, daignèrent agréer lasociété de Chicot, lequel s’annonça pour un chaussetier deBordeaux, retournant chez lui après ses affaires faites. Or, commeChicot, Gascon d’origine, n’avait perdu son accent que lorsquel’absence de cet accent lui était particulièrement nécessaire, iln’inspira aucune défiance à ses compagnons de voyage.

Cette armée se composait donc de cinq maîtreset de quatre commis épiciers : elle n’était pas plusméprisable quant à l’esprit que quant au nombre, attendu leshabitudes belliqueuses introduites depuis la Ligue dans les mœursde l’épicerie parisienne.

Nous n’affirmerons pas que Chicot professaitun grand respect pour la bravoure de ses compagnons ; mais,alors certainement, le proverbe dit vrai qui assure que troispoltrons ensemble ont moins peur qu’un brave tout seul.

Chicot n’eut plus peur du tout, du moment oùil se trouva avec quatre poltrons ; il dédaigna même de seretourner dès lors, comme il faisait auparavant, pour voir ceux quipouvaient le suivre.

Il résulta de là qu’on atteignit sansencombre, en politiquant beaucoup, et en faisant force bravades, laville désignée pour le souper et le coucher de la troupe.

On soupa, on but sec, et chacun gagna sachambre.

Chicot n’avait épargné, pendant ce festin, nisa verve railleuse qui divertissait ses compagnons, ni les coups demuscat et de bourgogne qui entretenaient sa verve : on avaitfait bon marché entre commerçants, c’est-à-dire entre gens libres,de Sa Majesté le roi de France et de toutes les autres majestés,fussent-elles de Lorraine, de Navarre, de Flandre ou d’autreslieux.

Or, Chicot s’alla coucher après avoir donné,pour le lendemain, rendez-vous à ses quatre épiciers, qui l’avaientpour ainsi dire triomphalement conduit à sa chambre.

Maître Chicot se trouvait donc gardé comme unprince, dans son corridor, par les quatre voyageurs dont les quatrecellules précédaient la sienne, sise au bout du couloir, et parconséquent inexpugnable, grâce aux alliances intermédiaires.

En effet, comme à cette époque les routesétaient peu sûres, même pour ceux qui n’étaient chargés que deleurs propres affaires, chacun s’était assuré de l’appui du voisin,en cas de malencontre. Chicot, qui n’avait pas raconté sesmésaventures de la nuit précédente, avait poussé, on le comprend, àla rédaction de cet article du traité qui avait au reste été adoptéà l’unanimité.

Chicot pouvait donc, sans manquer à saprudence accoutumée, se coucher et s’endormir. Il pouvait d’autantmieux le faire qu’il avait, par renfort de prudence, visitéminutieusement la chambre, poussé les verrous de sa porte et ferméles volets de sa fenêtre, la seule qu’il y eût dansl’appartement ; il va sans dire qu’il avait sondé la murailledu poing, et que partout la muraille avait rendu un sonsatisfaisant. Mais il arriva, pendant son premier sommeil, unévénement que le sphinx lui-même, ce devin par excellence, n’auraitjamais pu prévoir : c’est que le diable était en train de semêler des affaires de Chicot, et que le diable est plus fin quetous les sphinx du monde.

Vers neuf heures et demie, un coup fut frappétimidement à la porte des commis épiciers logés tous quatreensemble, dans une sorte de galetas, au-dessus du corridor desmarchands, leurs patrons. L’un d’eux ouvrit d’assez mauvaisehumeur, et se trouva nez à nez avec l’hôte.

– Messieurs, leur dit ce dernier, je voisavec bien de la joie que vous vous êtes couchés touthabillés ; je veux vous rendre un grand service. Vos maîtresse sont fort échauffés à table en parlant politique. Il paraîtqu’un échevin de la ville les a entendus et a rapporté leurs proposau maire ; or, notre ville se pique d’être fidèle ; lemaire vient d’envoyer le guet qui a saisi vos patrons et les aconduits à l’Hôtel-de-Ville pour s’expliquer. La prison est bienprès de l’Hôtel-de-Ville, mes garçons, gagnez au pied ; vosmules vous attendent, vos patrons vous rejoindront toujoursbien.

Les quatre commis bondirent comme deschevreaux, se faufilèrent dans l’escalier, sautèrent touttremblants sur leurs mules et reprirent le chemin de Paris, aprèsavoir chargé l’hôte d’avertir leurs maîtres de leur départ et de ladirection adoptée, s’il arrivait que leurs maîtres revinssent àl’hôtellerie.

Cela fait, et ayant vu disparaître les quatregarçons au coin de la rue, l’hôte s’en alla heurter, avec la mêmeprécaution, à la première porte du corridor.

Il gratta si bien, que le premier marchand luicria d’une voix de Stentor :

– Qui va là ?

– Silence, malheureux ! réponditl’hôte : venez auprès de la porte, et marchez sur la pointedes pieds.

Le marchand obéit ; mais comme c’était unhomme prudent, tout en collant son oreille à la porte, il n’ouvritpas et demanda :

– Qui êtes-vous ?

– Ne reconnaissez-vous pas la voix devotre hôte ?

– C’est vrai ; eh ! mon Dieu,qu’y a-t-il ?

– Il y a que vous avez à table un peulibrement parlé du roi, et que le maire en a été informé parquelque espion, en sorte que le guet est venu. Heureusement quej’ai eu l’idée d’indiquer la chambre de vos commis, de sorte qu’ilest occupé à arrêter là-haut vos commis au lieu de vous arrêtervous-mêmes ici.

– Oh ! oh ! quem’apprenez-vous ? fit le marchand.

– La simple et pure vérité !Hâtez-vous de vous sauver, tandis que l’escalier est encorelibre…

– Mais, mes compagnons ?

– Oh ! vous n’aurez pas le temps deles prévenir.

– Pauvres gens !

– Et le marchand s’habilla en toutehâte.

Pendant ce temps l’hôte, comme frappé d’uneinspiration subite, cogna du doigt la cloison qui séparait lepremier marchand du second.

Le second, réveillé par les mêmes paroles etla même fable, ouvrit doucement sa porte ; le troisième,réveillé comme le second, appela le quatrième ; et tous quatrealors, légers comme une volée d’hirondelles, disparurent en levantles bras au ciel et en marchant sur la pointe des orteils.

– Ce pauvre chaussetier, disaient-ils,c’est sur lui que tout va tomber ; il est vrai que c’est luiqui en a dit le plus. Ma foi, gare à lui, car l’hôte n’a pas eu letemps de le prévenir comme nous !

En effet, maître Chicot, comme on le comprend,n’avait été prévenu de rien.

Au moment même où les marchands s’enfuyaienten le recommandant à Dieu, il dormait du plus profond sommeil.

L’hôte s’en assura en écoutant à laporte ; puis il descendit dans la salle basse dont la portesoigneusement fermée s’ouvrit à son signal.

Il ôta son bonnet et entra.

La salle était occupée par six hommes armésdont l’un paraissait avoir le droit de commander aux autres.

– Eh bien ? dit ce dernier.

– Eh bien, monsieur l’officier, j’ai obéien tout point.

– Votre auberge est déserte ?

– Absolument.

– La personne que nous vous avonsdésignée n’a pas été prévenue ni réveillée ?

– Ni prévenue, ni réveillée.

– Monsieur l’hôtelier, vous savez au nomde qui nous agissons ; vous savez quelle cause nous servons,car vous êtes vous-même défenseur de cette cause ?

– Oui, certes, monsieur l’officier ;aussi voyez-vous que j’ai sacrifié, pour obéir à mon serment,l’argent que mes hôtes eussent dépensé chez moi ; mais il estdit dans ce serment : Je sacrifierai mes biens à la défense dela sainte religion catholique.

– Et ma vie !… vous oubliez ce mot,dit l’officier d’une voix altière.

– Mon Dieu ! s’écria l’hôte enjoignant les mains, est-ce qu’on me demande ma vie ? j’aifemme et enfants !

– On ne vous la demandera que si vousn’obéissez point aveuglément à ce qui vous sera recommandé.

– Oh ! j’obéirai, soyeztranquille.

– En ce cas, allez vous coucher ;fermez les portes, et, quoi que vous entendiez ou voyiez, ne sortezpas, dût votre maison brûler et s’écrouler sur votre tête. Vousvoyez que votre rôle n’est pas difficile.

– Hélas ! hélas ! je suisruiné, murmura l’hôte.

– On m’a chargé de vous indemniser, dîtl’officier ; prenez ces trente écus que voici.

– Ma maison estimée trente écus !fit piteusement l’aubergiste.

– Eh ! vive Dieu ! l’on ne vouscassera pas seulement une vitre, pleureur que vous êtes… Fi !les vilains champions de la sainte Ligue que nous avonslà !

L’hôte partit et s’enferma comme unparlementaire prévenu du sac de la ville.

Alors l’officier commanda aux deux hommes lesmieux armés de se placer sous la fenêtre de Chicot.

Lui-même, avec les trois autres, monta aulogis de ce pauvre chaussetier, comme l’appelaient ses compagnonsde voyage, déjà loin de la ville.

– Vous savez l’ordre ? ditl’officier. S’il ouvre, s’il se laisse fouiller, si nous trouvonssur lui ce que nous cherchons, on ne lui fera pas le moindremal ; mais, si le contraire arrive, un bon coup de dague,entendez-vous bien ? pas de pistolet, pas d’arquebuse.D’ailleurs, c’est inutile, étant quatre contre un.

On était arrivé à la porte.

L’officier heurta.

– Qui va là ? dit Chicot, réveilléen sursaut.

– Pardieu ! dit l’officier, soyonsrusé.

Vos amis les épiciers, lesquels ont quelquechose d’important à vous communiquer, dit-il.

– Oh ! oh ! fit Chicot, le vind’hier vous a bien grossi la voix, mes épiciers.

L’officier adoucit sa voix, et dans lediapason le plus insinuant :

– Mais ouvrez donc, cher compagnon etconfrère.

– Ventre de biche ! comme votreépicerie sent la ferraille ! dit Chicot

– Ah ! tu ne veux pas ouvrir !cria l’officier impatienté ; alors sus ! enfoncez laporte !

Chicot courut à la fenêtre, la tira à lui, etvit en bas les deux épées nues.

– Je suis pris ! s’écria-t-il.

– Ah ! ah ! compère, ditl’officier, qui avait entendu le bruit de la fenêtre qui s’ouvrait,tu crains le saut périlleux : tu as raison. Allons,ouvre-nous, ouvre !

– Ma foi, non, dit Chicot ; la porteest solide, et il me viendra du renfort quand vous ferez dubruit.

L’officier éclata de rire et ordonna auxsoldats de desceller les gonds.

Chicot se mît à hurler pour appeler lesmarchands.

– Imbécile ! dit l’officier,crois-tu que nous t’avons laissé du secours ! Détrompe-toi, tues bien seul, et par conséquent bien perdu ! Allons, faiscontre mauvaise fortune bon cœur… Marchez, vous autres !

Et Chicot entendît frapper trois crosses demousquet contre la porte avec la force et la régularité de troisbéliers.

– Il y a là, dit-il, trois mousquets etun officier ; en bas, deux épées seulement : quinze piedsà sauter, c’est une misère. J’aime mieux les épées que lesmousquets.

Et nouant son sac à sa ceinture, il monta sanshésiter sur le rebord de la fenêtre, tenant son épée à la main.

Les deux hommes demeurés en bas tenaient leurlame en l’air.

Mais Chicot avait deviné juste. Jamais unhomme, fût-il Goliath, n’attendra la chute d’un homme, fût-il unpygmée, lorsque cet homme peut le tuer en se tuant.

Les soldats changèrent de tactique et sereculèrent, décidés à frapper Chicot lorsqu’il serait tombé.

C’est là que le Gascon les attendait. Ilsauta, en homme habile, sur les pointes et resta accroupi. Au mêmeinstant, un des hommes lui détacha un coup de pointe voire qui eûtpercé une muraille.

Mais Chicot ne se donna même pas la peine deparer. Il reçut le coup en plein thorax ; mais, grâce à lacotte de mailles de Gorenflot, la lame de son ennemi se brisa commeverre.

– Il est cuirassé ! dit lesoldat.

– Pardieu ! répliqua Chicot, quid’un revers lui avait déjà fendu la tête.

L’autre se mit à crier, ne songeant plus qu’àparer, car Chicot attaquait.

Malheureusement il n’était pas même de laforce de Jacques Clément. Chicot l’étendit, à la seconde passe, àcôté de son camarade.

En sorte que, la porte enfoncée, l’officier nevit plus, en regardant par la fenêtre, que ses deux sentinellesbaignant dans leur sang.

À cinquante pas des moribonds, Chicots’enfuyait assez tranquillement.

– C’est un démon ! cria l’officier,il est à l’épreuve du fer.

– Oui, mais pas du plomb, fit un soldaten le couchant en joue.

– Malheureux ! s’écria l’officier enrelevant le mousquet, du bruit ! tu réveillerais toute laville : nous le trouverons demain.

– Ah ! voilà, dit philosophiquementun des soldats ; c’est quatre hommes qu’il eût fallu mettre enbas, et deux en haut seulement.

– Vous êtes un sot ! réponditl’officier.

– Nous verrons ce que M. le duc lui diraqu’il est, à lui ! grommela ce soldat pour se consoler.

Et il reposa la crosse de son mousquet àterre.

XXXVII – Troisième journée de voyage

Chicot ne s’enfuyait avec cette mollesse queparce qu’il était à Étampes, c’est-à-dire dans une ville, au milieud’une population, sous la sauvegarde d’une certaine quantité demagistrats qui, à sa première réquisition, eussent donné cours à lajustice et eussent arrêté M. de Guise lui-même.

Ses assaillants comprirent admirablement leurfausse position. Aussi l’officier, on l’a vu, au risque de laisserfuir Chicot, défendit à ses soldats l’usage des armesbruyantes.

Ce fut par la même raison qu’il s’abstint depoursuivre Chicot qui eût, au premier pas qu’on eût fait sur sestraces, poussé des cris à réveiller toute la ville.

La petite troupe, réduite d’un tiers,s’enveloppa dans l’ombre, abandonnant, pour se moins compromettre,les deux morts, et en laissant leurs épées auprès d’eux pour qu’onsupposât qu’ils s’étaient entretués.

Chicot chercha, mais en vain, dans lequartier, ses marchands et leurs commis.

Puis, comme il supposait bien que ceux à quiil avait eu affaire, voyant leur coup manqué, n’avaient garde derester dans la ville, il pensa qu’il était de bonne guerre à luid’y rester.

Il y eut plus : après avoir fait undétour et de l’angle d’une rue voisine avoir entendu s’éloigner lepas des chevaux, il eut l’audace de revenir à l’hôtellerie.

Il y trouva l’hôte qui n’avait pas encorerepris son sang-froid et qui le laissa seller son cheval dansl’écurie, en le regardant avec le même ébahissement qu’il eût faitpour un fantôme.

Chicot profita de cette stupeur bienveillantepour ne pas payer sa dépense, que de son côté l’hôte se garda biende réclamer.

Puis il alla achever sa nuit dans la grandesalle d’une autre hôtellerie, au milieu de tous les buveurs,lesquels étaient bien loin de se douter que ce grand inconnu, auvisage souriant et à l’air gracieux, tout en manquant d’être tué,venait de tuer deux hommes.

Le point du jour le trouva sur la route, enproie à des inquiétudes qui grandissaient d’instants en instants.Deux tentatives avaient échoué heureusement ; une troisièmepouvait lui être funeste.

À ce moment il eût composé avec tous lesGuisards, quitte à leur conter les bourdes qu’il savait si bieninventer.

Un bouquet de bois lui donnait desappréhensions difficiles à décrire ; un fossé lui faisaitcourir des frissons par tout le corps ; une muraille un peuhaute était sur le point de le faire retourner en arrière.

De temps en temps il se promettait, une fois àOrléans, d’envoyer au roi un courrier pour demander de ville enville une escorte.

Mais comme jusqu’à Orléans la route futdéserte et parfaitement sûre, Chicot pensa qu’il aurait inutilementl’air d’un poltron, que le roi perdrait sa bonne opinion de Chicot,et qu’une escorte serait bien gênante ; d’ailleurs centfossés, cinquante haies, vingt murs, dix taillis avaient déjà étépassés sans que le moindre objet suspect se fût montré sous lesbranches ou sur les pierres.

Mais, après Orléans, Chicot sentit sesterreurs redoubler ; quatre heures approchaient, c’est-à-direle soir. La route était fourrée comme un bois, elle montait commeune échelle ; le voyageur, se détachant sur le chemingrisâtre, apparaissait pareil au More d’une cible, à quiconque sefût senti le désir de lui envoyer une balle d’arquebuse.

Tout à coup Chicot entendit au loin un certainbruit semblable au roulement que font sur la terre sèche leschevaux qui galopent.

Il se retourna, et au bas de la côte dont ilavait atteint la moitié, il vit des cavaliers montant à toutebride.

Il les compta ; ils étaient sept.

Quatre avaient des mousquets sur l’épaule.

Le soleil couchant tirait de chaque canon unlong éclat d’un rouge de sang.

Les chevaux de ces cavaliers gagnaientbeaucoup sur le cheval de Chicot. Chicot d’ailleurs ne se souciaitpas d’engager une lutte de rapidité dont le résultat eût été dediminuer ses ressources en cas d’attaque.

Il fit seulement marcher son cheval enzig-zags, pour enlever aux arquebusiers la fixité du point demire.

Ce n’était point sans une profondeintelligence de l’arquebuse en général, et des arquebusiers enparticulier, que Chicot employait cette manœuvre ; car aumoment où les cavaliers se trouvaient à cinquante pas de lui, ilfut salué par quatre coups qui, suivant la direction dans laquelletiraient les cavaliers, passèrent droit au-dessus de sa tête.

Chicot s’attendait, comme on l’a vu, à cesquatre coups d’arquebuse ; aussi avait-il fait son pland’avance. En entendant siffler les balles, il abandonna les rêneset se laissa glisser à bas de son cheval. Il avait eu la précautionde tirer son épée du fourreau, et tenait à la main gauche une daguetranchante comme un rasoir, et pointue comme une aiguille.

Il tomba donc, disons-nous, et cela, de tellefaçon que ses jambes fussent des ressorts pliés, mais prêts à sedétendre ; en même temps, grâce à la position ménagée dans lachute, sa tête se trouvait garantie par le poitrail de soncheval.

Un cri de joie partit du groupe des cavaliersqui, en voyant tomber Chicot, crut Chicot mort.

– Je vous le disais bien, imbécile, diten accourant au galop un homme masqué ; vous avez tout manqué,parce qu’on n’a pas suivi mes ordres à la lettre. Cette fois levoici à bas : mort ou vif, qu’on le fouille, et s’il bougequ’on l’achève.

– Oui, monsieur, répliquarespectueusement un des hommes de la foule.

Et chacun mit pied à terre, à l’exception d’unsoldat qui réunit toutes les brides et garda tous les chevaux.

Chicot n’était pas précisément un hommepieux ; mais, dans un pareil moment, il songea qu’il y a unDieu, que ce Dieu lui ouvrait les bras, et qu’avant cinq minutespeut-être le pécheur serait devant son juge.

Il marmotta quelque sombre et fervente prièrequi fut certainement entendue là-haut.

Deux hommes s’approchèrent de Chicot ;tous deux avaient l’épée à la main.

On voyait bien que Chicot n’était pas mort, àla façon dont il gémissait.

Comme il ne bougeait pas et ne s’apprêtait enrien à se défendre, le plus zélé des deux eut l’imprudence des’approcher à portée de la main gauche ; aussitôt la daguepoussée comme par un ressort, entra dans sa gorge où la coquilles’imprima comme sur de la cire molle. En même temps la moitié del’épée que tenait la main droite de Chicot disparut dans les reinsdu second cavalier qui voulait fuir.

– Tudieu ! cria le chef, il y atrahison : chargez les arquebuses ; le drôle est bienvivant encore.

– Certes oui, je suis encore vivant, ditChicot dont les yeux lancèrent des éclairs ; et, prompt commela pensée, il se jeta sur le cavalier chef, lui portant la pointeau masque.

Mais déjà deux soldats le tenaientenveloppé : il se retourna, ouvrit une cuisse d’un large coupd’épée et fut dégagé.

– Enfants ! enfants ! cria lechef, les arquebuses, mordieu !

– Avant que les arquebuses soient prêtes,dit Chicot, je t’aurai ouvert les entrailles, brigand, et j’auraicoupé les cordons de ton masque, afin que je sache qui tu es.

– Tenez ferme, monsieur, tenez ferme etje vous garderai, dit une voix qui fit à Chicot l’effet dedescendre du ciel.

C’était la voix d’un beau jeune homme, montésur un bon cheval noir. Il avait deux pistolets à la main, etcriait à Chicot :

– Baissez-vous, baissez-vousmorbleu ! mais baissez-vous donc.

Chicot obéit.

Un coup de pistolet partit, et un homme roulaaux pieds de Chicot, en laissant échapper son épée.

Cependant les chevaux se battaient ; lestrois cavaliers survivants voulaient reprendre les étriers, et n’yparvenaient pas ; le jeune homme tira, au milieu de cettemêlée, un second coup de pistolet qui abattit encore un homme.

– Deux à deux, dit Chicot ; généreuxsauveur, prenez le vôtre, voici le mien.

Et il fondit sur le cavalier masqué, qui,frémissant de rage ou de peur, lui tint tête cependant comme unhomme exercé au maniement des armes.

De son côté le jeune homme avait saisi à brasle corps son ennemi, l’avait terrassé sans même mettre l’épée à lamain, et le garrottait avec son ceinturon, comme une brebis àl’abattoir.

Chicot, en se voyant en face d’un seuladversaire, reprenait son sang-froid et par conséquent sasupériorité.

Il poussa rudement son ennemi, qui était douéd’une corpulence assez ample, l’accula au fossé de la route, et,sur une feinte de seconde, lui porta un coup de pointe au milieudes côtes.

L’homme tomba.

Chicot mit le pied sur l’épée du vaincu pourqu’il ne pût la ressaisir, et de son poignard coupant les cordonsdu masque :

– Monsieur de Mayenne !…dit-il ; ventre de biche ! je m’en doutais.

Le duc ne répondit pas ; il étaitévanoui, moitié de la perte de son sang, moitié du poids de lachute.

Chicot se gratta le nez, selon son habitudelorsqu’il avait à faire quelque acte de haute gravité ; puis,après la réflexion d’une demi-minute, il retroussa sa manche, pritsa large dague, et s’approcha du duc pour lui trancher purement etsimplement la tête.

Mais alors il sentit un bras de fer quiétreignait le sien, et entendit une voix qui lui disait :

– Tout beau, monsieur ! on ne tuepas un ennemi à terre.

– Jeune homme, répondit Chicot, vousm’avez sauvé la vie, c’est vrai : je vous en remercie de toutmon cœur ; mais acceptez une petite leçon fort utile en cestemps de dégradation morale où nous vivons. Quand un homme a subien trois jours trois attaques, lorsqu’il a couru trois fois risquede la vie, lorsqu’il est tout chaud encore du sang d’ennemis quilui ont tiré de loin, sans provocation aucune de sa part, quatrecoups d’arquebuse, comme ils eussent fait à un loup enragé, alors,jeune homme, ce vaillant, permettez moi de le dire, peut hardimentfaire ce que je vais faire.

Et Chicot reprit le cou de son ennemi pourachever son opération.

Mais cette fois encore le jeune hommel’arrêta.

– Vous ne le ferez pas, monsieur, dit-il,tant que je serai là du moins. On ne verse pas ainsi tout entier unsang comme celui qui sort de la blessure que vous avez déjàfaite.

– Bah ! dit Chicot avec surprise,vous connaissez ce misérable ?

– Ce misérable est M. le duc de Mayenne,prince égal en grandeur à bien des rois.

– Raison de plus, dit Chicot d’une voixsombre… Mais vous, qui êtes-vous ?

– Je suis celui qui vous a sauvé la vie,monsieur, répondit froidement le jeune homme.

– Et qui, vers Charenton, m’a, si je neme trompe, remis une lettre du roi, voici tantôt trois jours.

– Précisément.

– Alors vous êtes au service du roi,monsieur ?

– J’ai cet honneur, répondit le jeunehomme en s’inclinant.

– Et, étant au service du roi, vousménagez M. de Mayenne : mordieu ! monsieur, permettez-moide vous le dire, ce n’est pas d’un bon serviteur.

– Je crois, au contraire, que c’est moiqui suis le bon serviteur du roi en ce moment.

– Peut-être, fit tristement Chicot,peut-être ; mais ce n’est pas le moment de philosopher.Comment vous nomme-t-on ?

– Ernauton de Carmainges, monsieur.

– Eh bien ! monsieur Ernauton,qu’allons-nous faire de cette charogne égale en grandeur à tous lesrois de la terre ? car, moi, je tire au large, je vous enavertis.

– Je veillerai sur M. de Mayenne,monsieur.

– Et le compagnon qui écoute là-bas,qu’en faites-vous ?

– Le pauvre diable n’entend rien ;je l’ai serré trop fort, à ce que je pense, et il s’estévanoui.

– Allons, monsieur de Carmainges, vousavez sauvé ma vie aujourd’hui, mais vous la compromettezfurieusement pour plus tard.

– Je fais mon devoir aujourd’hui, Dieupourvoira au futur.

– Qu’il soit donc fait ainsi que vous ledésirez. D’ailleurs, je répugne à tuer cet homme sans défense,quoique cet homme soit mon plus cruel ennemi. Ainsi donc, adieu,monsieur.

Et Chicot serra la main d’Ernauton.

– Il a peut-être raison, se dit-il ens’éloignant pour reprendre son cheval ; puis revenant sur sespas :

– Au fait, dit-il, vous avez là sept bonschevaux : je crois en avoir gagné quatre pour ma part ;aidez-moi donc à en choisir… Vous y connaissez-vous ?

– Prenez le mien, répondit Ernauton, jesais ce qu’il peut faire.

– Oh ! c’est trop de générosité,gardez-le pour vous.

– Non, je n’ai pas autant besoin que vousde marcher vite.

Chicot ne se fit pas prier ; il enfourchale cheval d’Ernauton et disparut.

XXXVIII – Ernauton de Carmainges

Ernauton resta sur le champ de bataille, assezembarrassé de ce qu’il allait faire des deux ennemis qui allaientrouvrir les yeux entre ses bras.

En attendant, comme il n’y avait aucun dangerqu’ils s’éloignassent, et qu’il était probable que maître RobertBriquet, c’est sous ce nom, on se le rappelle, qu’Ernautonconnaissait Chicot, et comme il était probable, disons-nous, quemaître Robert Briquet ne reviendrait point sur ses pas pour lesachever, le jeune homme se mit à la découverte de quelqueauxiliaire, et ne tarda point à trouver sur la route même ce qu’ilcherchait.

Un chariot qu’avait dû croiser Chicot dans sacourse apparaissait au haut de la montagne, se détachant en vigueursur un ciel rougi par les feux du soleil couchant.

Ce chariot était traîné par deux bœufs etconduit par un paysan.

Ernauton aborda le conducteur, qui avait bonneenvie en l’apercevant de laisser sa charrette et de s’enfuir sousle taillis, et lui raconta qu’un combat venait d’avoir lieu entrehuguenots et catholiques ; que ce combat avait été fatal àquatre d’entre eux, mais que deux avaient survécu.

Le paysan, assez effrayé de la responsabilitéd’une bonne œuvre, mais plus effrayé encore, comme nous l’avonsdit, de la mine guerrière d’Ernauton, aida le jeune homme àtransporter M. de Mayenne dans son chariot, puis le soldat qui,évanoui ou non, continuait de demeurer les yeux fermés.

Restaient les quatre morts.

– Monsieur, demanda le paysan, ces quatrehommes étaient-ils catholiques ou huguenots ?

Ernauton avait vu le paysan, au moment de saterreur, faire le signe de la croix.

– Huguenots, dit-il.

– En ce cas, reprit le paysan, il n’y aaucun inconvénient que je fouille ces parpaillots, n’est-cepas ?

– Aucun, répondit Ernauton, qui aimaitautant que le paysan auquel il avait affaire héritât que le premierpassant venu.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois, etretourna les poches des morts.

Les morts avaient eu bonne solde de leurvivant, à ce qu’il paraît, car, l’opération terminée, le front dupaysan se dérida.

Il résulta du bien-être qui se répandait dansson corps et dans son âme à la fois qu’il piqua plus rudement sesbœufs, afin d’arriver plus vite à sa chaumière.

Ce fut dans l’étable de cet excellentcatholique, sur un bon lit de paille, que M. de Mayenne reprit sessens. La douleur causée par la secousse du transport n’avait pasréussi à le ranimer ; mais quand l’eau fraîche versée sur lablessure en fit couler quelques gouttes de sang vermeil, le ducrouvrit les yeux et regarda les hommes et les choses environnantesavec une surprise facile à concevoir.

Dès que M. de Mayenne eut rouvert les yeux,Ernauton congédia le paysan.

– Qui êtes-vous, monsieur ? demandaMayenne.

Ernauton sourit.

– Ne me reconnaissez-vous pas,monsieur ? lui dit-il.

– Si fait, reprit le duc en fronçant lesourcil, vous êtes celui qui êtes venu au secours de monennemi.

– Oui, répondit Ernauton ; mais jesuis aussi celui qui ai empêché votre ennemi de vous tuer.

– Il faut bien que cela soit, ditMayenne, puisque je vis, à moins toutefois qu’il ne m’ait crumort.

– Il s’est éloigné vous sachant vivant,monsieur.

– Au moins croyait-il ma blessuremortelle.

– Je ne sais ; mais en tout cas, sije ne m’y fusse opposé, il allait vous en faire une qui l’eûtété.

– Mais alors, monsieur, pourquoiavez-vous aidé à tuer mes gens, pour empêcher ensuite cet homme deme tuer ?

– Rien de plus simple, monsieur, et jem’étonne qu’un gentilhomme, vous me semblez en être un, necomprenne pas ma conduite. Le hasard m’a conduit sur la route quevous suiviez, j’ai vu plusieurs hommes en attaquer un seul, j’aidéfendu l’homme seul ; puis quand ce brave, au secours de quij’étais venu, car, quel qu’il soit, monsieur, cet homme estbrave ; puis quand ce brave, demeuré seul à seul avec vous,eut décidé la victoire par le coup qui vous abattit, alors, voyantqu’il allait abuser de la victoire en vous tuant, j’ai interposémon épée.

– Vous me connaissez donc ? demandaMayenne avec un regard scrutateur.

– Je n’ai pas besoin de vous connaître,monsieur ; je sais que vous êtes un homme blessé, et cela mesuffit.

– Soyez franc, monsieur, reprit Mayenne,vous me connaissez.

– Il est étrange, monsieur, que vous neconsentiez point à me comprendre. Je ne trouve point, quant à moi,qu’il soit plus noble de tuer un homme sans défense que d’assaillirà six un homme qui passe.

– Vous admettez cependant qu’à toutechose il puisse y avoir des raisons.

Ernauton s’inclina, mais ne réponditpoint.

– N’avez-vous pas vu, continua Mayenne,que j’ai croisé l’épée seul à seul avec cet homme ?

– Je l’ai vu, c’est vrai.

– D’ailleurs cet homme est mon plusmortel ennemi.

– Je le crois, car il m’a dit la mêmechose de vous.

– Et si je survis à mablessure ?

– Cela ne me regardera plus, et vousferez ce qu’il vous plaira, monsieur.

– Me croyez-vous bien dangereusementblessé ?

– J’ai examiné votre blessure, monsieur,et je crois que, quoique grave, elle n’entraîne point danger demort. Le fer a glissé le long des côtes, à ce que je crois, et nepénètre pas dans la poitrine. Respirez, et, je l’espère, vousn’éprouverez aucune douleur du côté du poumon.

Mayenne respira péniblement, mais sanssouffrance intérieure.

– C’est vrai, dit-il ; mais leshommes qui étaient avec moi ?

– Sont morts, à l’exception d’unseul.

– Les a-t-on laissés sur le chemin,demanda Mayenne.

– Oui.

– Les a-t-on fouillés ?

– Le paysan que vous avez dû voir enrouvrant les yeux, et qui est votre hôte, s’est acquitté de cesoin.

– Qu’a-t-il trouvé sur eux ?

– Quelque argent.

– Et des papiers ?

– Je ne sache point.

– Ah ! fit Mayenne avec unesatisfaction évidente.

– Au reste, vous pourriez prendre desinformations près de celui qui vit.

– Mais celui qui vit, oùest-il ?

– Dans la grange, à deux pas d’ici.

– Transportez-moi près de lui, ou plutôttransportez-le près de moi, et si vous êtes homme d’honneur, commeje le crois, jurez-moi de ne lui faire aucune question.

– Je ne suis point curieux, monsieur, etde cette affaire je sais tout ce qu’il m’importe de savoir.

Le duc regarda Ernauton avec un rested’inquiétude.

– Monsieur, dit celui-ci, je seraisheureux que vous chargeassiez tout autre de la commission que vousvoulez bien me donner.

– J’ai tort, monsieur, et je lereconnais, dit Mayenne ; ayez cette extrême obligeance de merendre le service que je vous demande.

Cinq minutes après, le soldat entrait dansl’étable.

Il poussa un cri en apercevant le duc deMayenne ; mais celui-ci eut la force de mettre le doigt surses lèvres. Le soldat se tut aussitôt.

– Monsieur, dit Mayenne à Ernauton, mareconnaissance sera éternelle, et sans doute un jour nous nousretrouverons en circonstances meilleures : puis-je vousdemander à qui j’ai l’honneur de parler ?

– Je suis le vicomte Ernauton deCarmainges, monsieur.

Mayenne attendait un plus long détail, mais cefut au tour du jeune homme d’être réservé.

– Vous suiviez le chemin de Beaugency,monsieur, continua Mayenne.

– Oui, monsieur.

– Alors, je vous ai dérangé, et vous nepouvez plus marcher cette nuit, peut-être ?

– Au contraire, monsieur, et je compte meremettre en route tout à l’heure.

– Pour Beaugency ?

Ernauton regarda Mayenne en homme que cetteinsistance désoblige fort.

– Pour Paris, dit-il.

Le duc parut étonné.

– Pardon, continua Mayenne, mais il estétrange qu’allant à Beaugency, et arrêté par une circonstance aussiimprévue, vous manquiez le but de votre voyage sans une cause biensérieuse.

– Rien de plus simple, monsieur, réponditErnauton, j’allais à un rendez-vous. Notre événement, en me forçantde m’arrêter ici, m’a fait manquer ce rendez-vous ; je m’enretourne.

Mayenne essaya en vain de lire sur le visageimpassible d’Ernauton une autre pensée que celle qu’exprimaient sesparoles.

– Oh ! monsieur, dit-il enfin, quene demeurez-vous avec moi quelques jours ! j’enverrais à Parismon soldat que voici pour me chercher un chirurgien, car vouscomprenez, n’est-ce pas, que je ne puis rester seul ici avec cespaysans qui me sont inconnus ?

– Et pourquoi, monsieur, répliquaErnauton, ne serait-ce point votre soldat qui resterait près devous, et moi qui vous enverrais un chirurgien ?

Mayenne hésita.

– Savez-vous le nom de mon ennemi ?demanda-t-il.

– Non, monsieur.

– Quoi ! vous lui avez sauvé la vie,et il ne vous a pas dit son nom ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

– Vous ne le lui avez pasdemandé ?

– Je vous ai sauvé la vie aussi, à vous,monsieur : vous ai-je, pour cela, demandé le vôtre ?mais, en échange, vous savez tous deux le mien. Qu’importe que lesauveur sache le nom de son obligé ? c’est l’obligé qui doitsavoir celui de son sauveur.

– Je vois, monsieur, dit Mayenne, qu’iln’y a rien à apprendre de vous, et que vous êtes discret autant quevaillant.

– Et moi, monsieur, je vois que vousprononcez ces paroles avec une intention de reproche, et je leregrette ; car, en vérité, ce qui vous alarme devrait aucontraire vous rassurer. On n’est pas discret beaucoup aveccelui-ci sans l’être un peu avec celui-là.

– Vous avez raison : votre main,monsieur de Carmainges.

Ernauton lui donna la main, mais sans que riendans son geste indiquât qu’il savait donner la main à unprince.

– Vous avez inculpé ma conduite,monsieur, continua Mayenne ; je ne puis me justifier sansrévéler de grands secrets ; mieux vaut, je crois, que nous nepoussions pas plus loin nos confidences.

– Remarquez, monsieur, répondit Ernauton,que vous vous défendez quand je n’accuse pas. Vous êtesparfaitement libre, croyez-le bien, de parler et de vous taire.

– Merci, monsieur, je me tais. Sachezseulement que je suis un gentilhomme de bonne maison, en positionde vous faire tous les plaisirs que je voudrai.

– Brisons là-dessus, monsieur, réponditErnauton, et croyez que je serai aussi discret à l’égard de votrecrédit que je l’ai été à l’égard de votre nom. Grâce au maître queje sers, je n’ai besoin de personne.

– Votre maître ? demanda Mayenneavec inquiétude, quel maître, s’il vous plaît ?

– Oh ! plus, de confidences, vousl’avez dit vous-même, monsieur, répliqua Ernauton.

– C’est juste.

– Et puis votre blessure commence às’enflammer ; causez moins, monsieur, croyez-moi.

– Vous avez raison. Oh ! il mefaudra mon chirurgien.

– Je retourne à Paris, comme j’ai eul’honneur de vous le dire ; donnez-moi son adresse.

Mayenne fit un signe au soldat qui s’approchade lui ; puis tous deux causèrent à voix basse.

Avec sa discrétion habituelle, Ernautons’éloigna.

Enfin, après quelques minutes de consultation,le duc se retourna vers Ernauton.

– Monsieur de Carmainges, dit-il, votreparole d’honneur que, si je vous donnais une lettre pour quelqu’un,cette lettre serait fidèlement remise à cette personne ?

– Je vous la donne, monsieur.

– Et j’y crois ; vous êtes tropgalant homme, pour que je ne me fie pas aveuglément à vous.

Ernauton s’inclina.

– Je vais vous confier une partie de monsecret, dit Mayenne ; je suis des gardes de madame la duchessede Montpensier.

– Ah ! fit naïvement Ernauton,madame la duchesse de Montpensier a des gardes, je l’ignorais.

– Dans ces temps de troubles, monsieur,reprit Mayenne, tout le monde s’entoure de son mieux, et la maisonde Guise étant maison souveraine…

– Je ne demande pas d’explication,monsieur ; vous êtes des gardes de madame la duchesse deMontpensier, cela me suffit.

– Je reprends donc : j’avais missionde faire un voyage à Amboise, quand, en chemin, j’ai rencontré monennemi. Vous savez le reste.

– Oui, dit Ernauton.

– Arrêté par cette blessure avant d’avoiraccompli ma mission, je dois compte à madame la duchesse des causesde mon retard.

– C’est juste.

– Vous voudrez bien lui remettre en mainspropres, la lettre que je vais avoir l’honneur de luiécrire ?

– S’il y a toutefois de l’encre et dupapier ici, répliqua Ernauton se levant pour se mettre en quête deces objets.

– Inutile, dit Mayenne ; mon soldatdoit avoir sur lui mes tablettes.

Effectivement le soldat tira de sa poche destablettes fermées. Mayenne se retourna du côté du mur pour fairejouer un ressort ; les tablettes s’ouvrirent : il écrivitquelques lignes au crayon, et referma les tablettes avec le mêmemystère.

Une fois fermées, il était impossible, si l’onignorait le secret, de les ouvrir, à moins de les briser.

– Monsieur, dit le jeune homme, danstrois jours ces tablettes seront remises.

– En mains propres !

– À madame la duchesse de Montpensierelle-même.

Le duc serra les mains de son bienveillantcompagnon, et, fatigué à la fois de la conversation qu’il venait defaire et de la lettre qu’il venait d’écrire, il retomba, la sueurau front, sur la paille fraîche.

– Monsieur, dit le soldat dans un langagequi parut à Ernauton assez peu en harmonie avec le costume,monsieur, vous m’avez lié comme un veau, c’est vrai ; mais,que vous le vouliez ou non, je regarde ce lien comme une chaîned’amitié, et vous le prouverai en temps et lieu.

Et il lui tendit une main dont le jeune hommeavait déjà remarqué la blancheur.

– Soit, dit en souriant Carmainges ;me voilà donc avec deux amis de plus ?

– Ne raillez pas, monsieur, dit lesoldat, on n’en a jamais de trop.

– C’est vrai, camarade, réponditErnauton.

Et il partit.

XXXIX – La cour aux chevaux

Ernauton partit à l’instant même, et comme ilavait pris le cheval du duc en remplacement du sien, qu’il avaitdonné à Robert Briquet, il marcha rapidement, de sorte que vers lamoitié du troisième jour il arriva à Paris.

À trois heures de l’après-midi il entrait auLouvre, au logis des quarante-cinq.

Aucun événement d’importance, d’ailleurs,n’avait signalé son retour.

Les Gascons, en le voyant, poussèrent des crisde surprise.

M. de Loignac, à ces cris, entra, et, enapercevant Ernauton, prit sa figure la plus renfrognée, ce quin’empêcha point Ernauton de marcher droit à lui.

M. de Loignac fit signe au jeune homme depasser dans le petit cabinet situé au bout du dortoir, espèce desalle d’audience où ce juge sans appel rendait ses arrêts.

– Est-ce donc ainsi qu’on se conduit,monsieur ? lui dit-il tout d’abord ; voilà, si je comptebien, cinq jours et cinq nuits d’absence, et c’est vous, vous,monsieur, que je croyais un des plus raisonnables, qui donnezl’exemple d’une pareille infraction ?

– Monsieur, répondit Ernauton ens’inclinant, j’ai fait ce qu’on m’a dit de faire.

– Et que vous a-t-on dit defaire ?

– On m’a dit de suivre M. de Mayenne, etje l’ai suivi.

– Pendant cinq jours et cinqnuits ?

– Pendant cinq jours et cinq nuits,monsieur.

– Le duc a donc quitté Paris ?

– Le soir même, et cela m’a parususpect.

– Vous aviez raison, monsieur.Après ?

Ernauton se mit alors à racontersuccinctement, mais avec la chaleur et l’énergie d’un homme decœur, l’aventure du chemin et les suites que cette aventure avaiteues. À mesure qu’il avançait dans son récit, le visage si mobilede Loignac s’éclairait de toutes les impressions que le narrateursoulevait dans son âme.

Mais lorsque Ernauton en vint à la lettreconfiée à ses soins par M. de Mayenne :

– Vous l’avez, cette lettre ?s’écria M. de Loignac.

– Oui, monsieur.

– Diable ! voilà qui mérite qu’on yprenne quelque attention, répliqua le capitaine ;attendez-moi, monsieur, ou plutôt venez avec moi, je vous prie.

Ernauton se laissa conduire, et arrivaderrière Loignac dans la cour aux chevaux du Louvre.

Tout se préparait pour une sortie duroi : les équipages étaient en train de s’organiser ; M.d’Épernon regardait essayer deux chevaux nouvellement venusd’Angleterre, présent d’Élisabeth à Henri : ces deux chevaux,d’une harmonie de proportions remarquable, devaient ce jour-là mêmeêtre attelés en première main au carrosse du roi.

M. de Loignac, tandis qu’Ernauton demeurait àl’entrée de la cour, s’approcha de M. d’Épernon et le toucha au basde son manteau.

– Nouvelles, monsieur le duc,dit-il ; grandes nouvelles !

Le duc quitta le groupe dans lequel il setrouvait, et se rapprocha de l’escalier par lequel le roi devaitdescendre.

– Dites, monsieur de Loignac, dites.

– M. de Carmainges arrive de par-delàOrléans : M. de Mayenne est dans un village, blessédangereusement.

Le duc poussa une exclamation.

– Blessé ! répéta-t-il.

– Et de plus, continua Loignac, il aécrit à madame de Montpensier une lettre que M. de Carmainges adans sa poche.

– Oh ! oh ! fit d’Épernon.Parfandious ! faites venir M. de Carmainges, que je lui parleà lui-même.

Loignac alla prendre par la main Ernauton,qui, ainsi que nous l’avons dit, s’était tenu à l’écart, parrespect, pendant le colloque de ses chefs.

– Monsieur le duc, dit-il, voici notrevoyageur.

– Bien, monsieur. Vous avez, à ce qu’ilparaît, une lettre de M. le duc de Mayenne ? fitd’Épernon.

– Oui, monseigneur.

– Écrite d’un petit village prèsd’Orléans ?

– Oui, monseigneur.

– Et adressée à madame deMontpensier ?

– Oui, monseigneur.

– Veuillez me remettre cette lettre, s’ilvous plaît.

Et le duc étendit la main avec la tranquillenégligence d’un homme qui croit n’avoir qu’à exprimer ses volontés,quelles qu’elles soient, pour que ses volontés soientexécutées.

– Pardon, monseigneur, dit Carmainges,mais ne m’avez-vous point dit de vous remettre la lettre de M. leduc de Mayenne à sa sœur ?

– Sans doute.

– Monsieur le duc ignore que cette lettrem’est confiée.

– Qu’importe !

– Il importe beaucoup, monseigneur ;j’ai donné à M. le duc ma parole que cette lettre serait remise àla duchesse elle-même.

– Êtes-vous au roi ou à M. le duc deMayenne ?

– Je suis au roi, monseigneur.

– Eh bien ! le roi veut voir cettelettre.

– Monseigneur, ce n’est pas vous qui êtesle roi.

– Je crois, en vérité, que vous oubliez àqui vous parlez, monsieur de Carmainges ! dit d’Épernon enpâlissant de colère.

– Je me le rappelle parfaitement,monseigneur, au contraire ; et c’est pour cela que jerefuse.

– Vous refusez, vous avez dit que vousrefusiez, je crois, monsieur de Carmainges ?

– Je l’ai dit.

– Monsieur de Carmainges, vous oubliezvotre serment de fidélité.

– Monseigneur, je n’ai juré jusqu’àprésent, que je sache, fidélité qu’à une seule personne, et cettepersonne, c’est Sa Majesté. Si le roi me demande cette lettre, ill’aura ; car le roi est mon maître, mais le roi n’est pointlà.

– Monsieur de Carmainges, dit le duc quicommençait à s’emporter visiblement, tandis qu’Ernauton, aucontraire, semblait devenir plus froid à mesure qu’ilrésistait ; monsieur de Carmainges, vous êtes comme tous ceuxde votre pays, aveugle dans la prospérité ; votre fortune vouséblouit, mon petit gentilhomme ; la possession d’un secretd’État vous étourdit comme un coup de massue.

– Ce qui m’étourdit, monsieur le duc,c’est la disgrâce dans laquelle je suis prêt à tomber vis-à-vis deVotre Seigneurie, mais non ma fortune, que mon refus de vous obéirrend, je ne le cache point, très aventurée ; mais iln’importe, je fais ce que je dois et ne ferai que cela, et nul,excepté le roi, n’aura la lettre que vous me demandez, si ce n’estla personne à qui elle est adressée.

D’Épernon fit un mouvement terrible.

– Loignac, dit-il, vous allez à l’instantmême faire conduire au cachot M. de Carmainges.

– Il est certain que, de cette façon, ditCarmainges, en souriant, je ne pourrai remettre à madame deMontpensier la lettre dont je suis porteur, tant que je resteraidans ce cachot, du moins ; mais une fois sorti…

– Si vous en sortez, toutefois, ditd’Épernon.

– J’en sortirai, monsieur, à moins quevous ne m’y fassiez assassiner, dit Ernauton avec une résolutionqui, à mesure qu’il parlait, devenait plus froide et plusterrible ; oui, j’en sortirai, les murs sont moins fermes quema volonté ; eh bien ! monseigneur, une fois sorti…

– Eh bien ! une foissorti ?

– Eh bien ! je parlerai au roi, etle roi me répondra.

– Au cachot, au cachot ! hurlad’Épernon perdant toute retenue ; au cachot, et qu’on luiprenne sa lettre.

– Nul n’y touchera ! s’écriaErnauton en faisant un bond en arrière et en tirant de sa poitrineles tablettes de Mayenne ; et je mettrai cette lettre enmorceaux, puisque je ne puis sauver cette lettre qu’à ceprix ; et, ce faisant, M. le duc de Mayenne m’approuvera et SaMajesté me pardonnera.

Et en effet, le jeune homme, dans sarésistance loyale, allait séparer en deux morceaux la précieuseenveloppe, quand une main arrêta mollement son bras.

Si la pression eût été violente, nul doute quele jeune homme n’eût redoublé d’efforts pour anéantir lalettre ; mais, voyant qu’on usait de ménagement, il s’arrêtaen tournant la tête sur son épaule.

– Le roi ! dit-il.

En effet, le roi, sortant du Louvre, venait dedescendre son escalier, et arrêté un instant sur la dernièremarche, il avait entendu la fin de la discussion, et son bras royalavait arrêté le bras de Carmainges.

– Qu’y a-t-il donc, messieurs ?demanda-t-il de cette voix à laquelle il savait donner, lorsqu’ille voulait, une puissance toute souveraine.

– Il y a, sire, s’écria d’Épernon sans sedonner la peine de cacher sa colère, il y a que cet homme, un devos quarante-cinq, du reste il va cesser d’en faire partie ;il y a, dis-je, qu’envoyé par moi en votre nom pour surveiller M.de Mayenne pendant son séjour à Paris, il l’a suivi jusqu’au-delàd’Orléans, et là a reçu de lui une lettre adressée à madame deMontpensier.

– Vous avez reçu de M. de Mayenne unelettre pour madame de Montpensier ? demanda le roi.

– Oui, sire, répondit Ernauton ;mais M. le duc d’Épernon ne vous dit point dans quellescirconstances.

– Eh bien ! cette lettre, demanda leroi, où est-elle ?

– Voilà justement la cause du conflit,sire ; M. de Carmainges refuse absolument de me la donner, etveut la porter à son adresse : refus qui est d’un mauvaisserviteur, à ce que je pense.

Le roi regarda Carmainges.

Le jeune homme mit un genou en terre.

– Sire, dit-il, je suis un pauvregentilhomme, homme d’honneur, voilà tout. J’ai sauvé la vie à votremessager, qu’allaient assassiner M. de Mayenne et cinq de sesacolytes, car, en arrivant à temps, j’ai fait tourner la chance ducombat en sa faveur.

– Et pendant ce combat, il n’est rienarrivé à M. de Mayenne ? demanda le roi.

– Si fait, sire, il a été blessé, et mêmegrièvement.

– Bon ! dit le roi ;après ?

– Après, sire ?

– Oui.

– Votre messager, qui paraît avoir desmotifs particuliers de haine contre M. de Mayenne…

Le roi sourit.

– Votre messager, sire, voulait acheverson ennemi, peut-être en avait-il le droit ; mais j’ai penséqu’en ma présence à moi, c’est-à-dire en présence d’un homme dontl’épée appartient à Votre Majesté, cette vengeance devenait unassassinat politique, et…

Ernauton hésita.

– Achevez, dit le roi.

– Et j’ai sauvé M. de Mayenne de votremessager, comme j’avais sauvé votre messager de M. de Mayenne.

D’Épernon haussa les épaules, Loignac morditsa longue moustache, le roi demeura froid.

– Continuez, dit-il.

M. de Mayenne, réduit à un seul compagnon, lesquatre autres ont été tués, M. de Mayenne, réduit, dis-je, à unseul compagnon, ne voulant pas se séparer de lui, ignorant quej’étais à Votre Majesté, s’est fié à moi et m’a recommandé deporter une lettre à sa sœur. J’ai cette lettre, la voici : jel’offre à Votre Majesté, sire, pour qu’elle en dispose comme elledisposerait de moi. Mon honneur m’est cher, sire ; mais dumoment où j’ai, pour répondre à ma conscience, la garantie de lavolonté royale, je fais abnégation de mon honneur, il est entrebonnes mains.

Ernauton, toujours à genoux, tendit lestablettes au roi.

Le roi les repoussa doucement de la main.

– Que disiez-vous donc, d’Épernon ?M. de Carmainges est un honnête homme et un fidèle serviteur.

– Moi, sire, fit d’Épernon, Votre Majestédemande ce que je disais ?

– Oui ; n’ai-je donc pas entendu lemot de cachot ? Mordieu ! tout au contraire, quand onrencontre par hasard un homme comme M. de Carmainges, il faudraitparler, comme chez les anciens Romains, de couronnes et derécompenses. La lettre est toujours à celui qui la porte, duc, ou àcelui à qui on la porte.

D’Épernon s’inclina en grommelant.

– Vous porterez votre lettre, monsieur deCarmainges.

– Mais sire, songez à ce qu’elle peutrenfermer, dit d’Épernon. Ne jouons pas à la délicatesse, lorsqu’ils’agit de la vie de Votre Majesté.

– Vous porterez votre lettre, monsieur deCarmainges, reprit le roi, sans répondre à son favori.

– Merci, sire, dit Carmainges en seretirant.

– Où la portez-vous ?

– À madame la duchesse deMontpensier ; je croyais avoir eu l’honneur de le dire à VotreMajesté.

– Je m’explique mal. À quelle adresse,voulais-je dire ? est-ce à l’hôtel de Guise, à l’hôtelSaint-Denis ou à Bel…

Un regard de d’Épernon arrêta le roi.

– Je n’ai aucune instruction particulièrede M. de Mayenne à ce sujet, sire ; je porterai la lettre àl’hôtel de Guise, et là je saurai où est madame de Montpensier.

– Alors vous vous mettrez en quête de laduchesse ?

– Oui, sire.

– Et l’ayant trouvée ?

– Je lui rendrai mon message.

– C’est cela. Maintenant, monsieur deCarmainges… Et le roi regarda fixement le jeune homme.

– Sire ?

– Avez-vous juré ou promis autre chose àM. de Mayenne que de remettre cette lettre aux mains de sasœur.

– Non, sire.

– Vous n’avez point promis, par exemple,insista le roi, quelque chose comme le secret sur l’endroit où vouspourriez rencontrer la duchesse ?

– Non, sire, je n’ai rien promis depareil.

– Je vous imposerai donc une seulecondition, monsieur.

– Sire, je suis l’esclave de VotreMajesté.

– Vous rendrez cette lettre à madame deMontpensier, et aussitôt cette lettre rendue, vous viendrez merejoindre à Vincennes où je serai ce soir.

– Oui, sire.

– Et où vous me rendrez un compte fidèleoù vous aurez trouvé la duchesse.

– Sire, Votre Majesté peut y compter.

– Sans autre explication ni confidence,entendez-vous ?

– Sire, je le promets.

– Quelle imprudence ! fit le ducd’Épernon ; oh ! sire !

– Vous ne vous connaissez pas en hommes,duc, ou du moins en certains hommes. Celui-ci est loyal enversMayenne, donc il sera loyal envers moi.

– Envers vous, sire ! s’écriaErnauton, je serai plus que loyal, je serai dévoué.

– Maintenant, d’Épernon, dit le roi, pasde querelles ici, et vous allez à l’instant même pardonner à cebrave serviteur ce que vous regardiez comme un manque de dévoûment,et ce que je regarde, moi, comme une preuve de loyauté.

– Sire, dit Carmainges, M. le ducd’Épernon est un homme trop supérieur pour ne pas avoir vu aumilieu de ma désobéissance à ses ordres, désobéissance dont je luiexprime tous mes regrets, combien je le respecte et l’aime ;seulement, j’ai fait, avant toute chose, ce que je regardais commemon devoir.

– Parfandious ! dit le duc enchangeant de physionomie avec la même mobilité qu’un homme qui eûtôté ou mis un masque, voilà une épreuve qui vous fait honneur, moncher Carmainges, et vous êtes en vérité un joli garçon :n’est-ce pas, Loignac ? Mais, en attendant, nous lui avonsfait une belle peur.

Et le duc éclata de rire.

Loignac tourna ses talons pour ne pasrépondre : il ne se sentait pas, tout Gascon qu’il était, laforce de mentir avec la même effronterie que son illustre chef.

– C’était une épreuve ? dit le roiavec doute ; tant mieux, d’Épernon, si c’était uneépreuve ; mais je ne vous conseille pas ces épreuves-là avectout le monde, trop de gens y succomberaient.

– Tant mieux ! répéta à son tourCarmainges, tant mieux, monsieur le duc, si c’est uneépreuve ; je suis sûr alors des bonnes grâces demonseigneur.

Mais, tout en disant ces paroles, le jeunehomme paraissait aussi peu disposé à croire que le roi.

– Eh bien, maintenant que tout est fini,messieurs, dit Henri, partons.

D’Épernon s’inclina.

– Vous venez avec moi, duc ?

– C’est-à-dire que j’accompagne VotreMajesté à cheval ; c’est l’ordre qu’elle a donné, jecrois ?

– Oui. Qui tiendra l’autreportière ? demanda Henri.

– Un serviteur dévoué de Votre Majesté,dit d’Épernon : M. de Sainte-Maline. Et il regarda l’effet quece nom produisait sur Ernauton.

Ernauton demeura impassible.

– Loignac, ajouta-t-il, appelez M. deSainte-Maline.

– Monsieur de Carmainges, dit le roi, quicomprit l’intention du duc d’Épernon, vous allez faire votrecommission, n’est-ce pas, et revenir immédiatement àVincennes ?

– Oui, sire.

Et, Ernauton, malgré toute sa philosophie,partit assez heureux de ne point assister au triomphe qui allait sifort réjouir le cœur ambitieux de Sainte-Maline.

XL – Les sept péchés de Madeleine

Le roi avait jeté un coup d’œil sur seschevaux, et les voyant si vigoureux et si piaffants, il n’avait pasvoulu courir seul le risque de la voiture ; en conséquence,après avoir, comme nous l’avons vu, donné toute raison à Ernauton,il avait fait signe au duc de prendre place dans son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place à laportière : un seul piqueur courait en avant.

Le duc était placé seul sur le devant de lamassive machine, et le roi, avec tous ses chiens, s’installa sur lecoussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait unpréféré : c’était celui que nous lui avons vu à la main danssa loge de l’Hôtel-de-Ville, et qui avait un coussin particuliersur lequel il sommeillait doucement.

À la droite du roi était une table dont lespieds étaient pris dans le plancher du carrosse : cette tableétait couverte de dessins enluminés que Sa Majesté découpait avecune adresse merveilleuse, malgré les cahots de la voiture.

C’étaient, pour la plupart, des sujets desainteté. Toutefois, comme à cette époque il se faisait, àl’endroit de la religion, un mélange assez tolérant des idéespaïennes, la mythologie n’était pas mal représentée dans lesdessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours méthodique,avait fait un choix parmi tous ces dessins, et s’occupait àdécouper la vie de Madeleine la pécheresse.

Le sujet prêtait par lui-même au pittoresque,et l’imagination du peintre avait encore ajouté aux dispositionsnaturelles du sujet : on y voyait Madeleine, belle, jeune etfêtée ; les bains somptueux, les bals et les plaisirs de tousgenres figuraient dans la collection.

L’artiste avait eu l’ingénieuse idée, commeCallot devait le faire plus tard à propos de sa Tentation de saintAntoine, l’artiste, disons-nous, avait eu l’ingénieuse idée decouvrir les caprices de son burin du manteau légitime de l’autoritéecclésiastique : ainsi chaque dessin, avec le titre courantdes sept péchés capitaux, était expliqué par une légendeparticulière :

« Madeleine succombe au péché de lacolère.

Madeleine succombe au péché de lagourmandise.

Madeleine succombe au péché de l’orgueil.

Madeleine succombe au péché de laluxure. »

Et ainsi de suite jusqu’au septième et dernierpéché capital.

L’image que le roi était occupé de découper,quand on passa la porte Saint-Antoine, représentait Madeleinesuccombant au péché de la colère.

La belle pécheresse, à moitié couchée sur descoussins, et sans autre voile que ces magnifiques cheveux dorésavec lesquels elle devait plus tard essuyer les pieds parfumés duChrist ; la belle pécheresse, disons-nous, faisait jeter àdroite, dans un vivier rempli de lamproies dont on voyait les têtesavides sortir de l’eau comme autant de museaux de serpents, unesclave qui avait brisé un vase précieux, tandis qu’à gauche ellefaisait fouetter une femme encore moins vêtue qu’elle, attenduqu’elle portait son chignon retroussé, laquelle avait, en coiffantsa maîtresse, arraché quelques-uns de ces magnifiques cheveux dontla profusion eût dû rendre Madeleine plus indulgente pour une fautede cette espèce.

Le fond du tableau représentait des chiensbattus pour avoir laissé passer impunément de pauvres mendiantscherchant une aumône, et des coqs égorgés pour avoir chanté tropclair et trop matin.

En arrivant à la Croix-Faubin, le roi avaitdécoupé toutes les figures de cette image, et se disposait à passerà celle intitulée :

« Madeleine succombant au péché de lagourmandise. »

Celle-ci représentait la belle pécheressecouchée sur un de ces lits de pourpre et d’or où les anciensprenaient leurs repas : tout ce que les gastronomes romainsconnaissaient de plus recherché en viandes, en poissons et enfruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au falerne,jusqu’aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile, ornaitcette table. À terre, des chiens se disputaient un faisan, tandisque l’air était obscurci d’oiseaux aux mille couleurs quiemportaient de cette table bénie des figues, des fraises et descerises, qu’ils laissaient tomber parfois sur une population desouris qui, le nez en l’air, attendaient cette manne qui leurtombait du ciel.

Madeleine tenait à la main, tout rempli d’uneliqueur blonde comme la topaze, un de ces verres à forme singulièrecomme Pétrone en a décrit dans le festin de Trimalcion.

Tout préoccupé de cette œuvre importante, leroi s’était contenté de lever les yeux en passant devant le prieurédes Jacobins, dont la cloche sonnait vêpres à toute volée.

Aussi toutes les portes et toutes les fenêtresdu susdit prieuré étaient-elles fermées si bien, qu’on eût pu lecroire inhabité, si l’on n’eût entendu retentir dans l’intérieur dumonument les vibrations de la cloche.

Ce coup d’œil donné, le roi se remitactivement à ses découpures.

Mais, cent pas plus loin, un observateurattentif lui eût vu jeter un coup d’œil plus curieux que le premiersur une maison de belle apparence qui bordait la route à gauche, etqui, bâtie au milieu d’un charmant jardin, ouvrait sa grille de feraux lances dorées sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommaitBel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins,Bel-Esbat avait toutes ses fenêtres ouvertes, à l’exception d’uneseule devant laquelle retombait une jalousie.

Au moment où le roi passa, cette jalousieéprouva un imperceptible frémissement.

Le roi échangea un coup d’œil et un sourireavec d’Épernon, puis se remit à attaquer un autre péchécapital.

Celui-là, c’était le péché de la luxure.

L’artiste l’avait représenté avec de sieffrayantes couleurs, il avait stigmatisé le péché avec tant decourage et de ténacité, que nous n’en pourrons citer qu’untrait ; encore ce trait est-il tout épisodique.

L’ange gardien de Madeleine s’envolait touteffrayé au ciel, en cachant ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux détails,absorbait tellement l’attention du roi, qu’il continuait d’allersans remarquer certaine vanité qui se prélassait à la portièregauche de son carrosse.

C’était grand dommage, car Sainte-Maline étaitbien heureux et bien fier sur son cheval.

Lui, si près du roi, lui, cadet de Gascogne, àportée d’entendre Sa Majesté le roi très chrétien, lorsqu’il disaità son chien :

– Tout beau ! master Love, vousm’obsédez.

Ou à M. le duc d’Épernon, colonel général del’infanterie du royaume :

– Duc, voilà, ce me semble, des chevauxqui me vont rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour fairetomber son orgueil, Sainte-Maline regardait à l’autre portièreLoignac, que l’habitude des honneurs rendait indifférent à ceshonneurs mêmes, et alors trouvant que ce gentilhomme était plusbeau avec sa mine calme et son maintien militairement modeste,qu’il ne pouvait l’être, lui, avec tous ses airs de capitan,Sainte-Maline essayait de se modérer ; mais bientôt certainespensées rendaient à sa vanité son féroce épanouissement.

– On me voit, on me regarde, disait-il,et l’on se demande : Quel est cet heureux gentilhomme quiaccompagne le roi ?

Au train dont on allait et qui ne justifiaitguère les appréhensions du roi, le bonheur de Sainte-Maline devaitdurer longtemps, car les chevaux d’Élisabeth, chargés de pesantsharnais tout ouvrés d’argent et de passementerie, emprisonnés dansdes traits pareils à ceux de l’arche de David, n’avançaient pasrapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s’enorgueillissait trop, quelquechose comme un avertissement d’en haut vint tempérer sa joie,quelque chose de triste par-dessus tout pour lui : il entenditle roi prononcer le nom d’Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes,le roi prononça ce nom.

Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Malinese pencher pour saisir au vol cette intéressante énigme.

Mais, comme toutes les choses véritablementintéressantes, l’énigme demeurait interrompue par un incident oupar un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui luiétait arrachée par le chagrin d’avoir donné a certain endroit deson image un coup de ciseau hasardeux, ou bien par une injonctionde se taire, adressée avec toute la tendresse possible à masterLove, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais visible, defaire autant de bruit qu’un dogue.

Le fait est que de Paris à Vincennes le nomd’Ernauton fut prononcé au moins six fois par le roi, et au moinsquatre fois par le duc, sans que Sainte-Maline pût comprendre àquel propos avaient eu lieu ces dix répétitions.

Il se figura, on aime toujours à se leurrer,qu’il ne s’agissait de la part du roi que de demander la cause dela disparition du jeune homme, et de la part de d’Épernon que deraconter cette cause présumée ou réelle.

Enfin l’on arrive à Vincennes.

Il restait encore au roi trois péchés àdécouper. Aussi, sous le prétexte spécieux de se livrer à cettegrave occupation, Sa Majesté, à peine descendue de voiture,s’enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide dumonde : aussi, Sainte-Maline commençait-il à s’accommoder dansune grande cheminée où il comptait se réchauffer, et dormir en seréchauffant, lorsque Loignac lui posa la main sur l’épaule.

– Vous êtes de corvée aujourd’hui, luidit-il de cette voix brève qui n’appartient qu’à l’homme qui, ayantbeaucoup obéi, sait à son tour se faire obéir ; vous dormirezdonc un autre soir : ainsi debout, monsieur deSainte-Maline.

– Je veillerai quinze jours de suite,s’il le faut, monsieur, répondit celui-ci.

– Je suis fâché de n’avoir personne sousla main, dit Loignac en faisant semblant de chercher autour delui.

– Monsieur, interrompit Sainte-Maline, ilest inutile que vous vous adressiez à un autre ; s’il le faut,je ne dormirai pas d’un mois.

– Oh ! nous ne serons pas siexigeants que cela ; tranquillisez-vous.

– Que faut il faire, monsieur ?

– Remonter à cheval et retourner àParis.

– Je suis prêt ; j’ai mis mon chevaltout sellé au râtelier.

– C’est bien. Vous irez droit au logisdes quarante-cinq.

– Oui, monsieur.

– Là, vous réveillerez tout le monde,mais de telle façon, qu’excepté les trois chefs que je vais vousdésigner, nul ne sache où l’on va ni ce que l’on va faire.

– J’obéirai ponctuellement à cespremières instructions.

– Voici les autres :

Vous laisserez quatorze de ces messieurs à laporte Saint-Antoine ;

Quinze autres à moitié chemin ;

Et vous ramènerez ici les quatorze autres.

– Regardez cela comme fait, monsieur deLoignac ; mais à quelle heure faudra-t-il sortir deParis ?

– À la nuit tombante.

– À cheval ou à pied ?

– À cheval.

– Quelles armes ?

– Toutes : dague, épée etpistolets.

– Cuirassés ?

– Cuirassés.

– Le reste de la consigne,monsieur ?

– Voici trois lettres : une pour M.de Chalabre, une pour M. de Biran, une pour vous. M. de Chalabrecommandera la première escouade, M. de Biran la seconde, vous latroisième.

– Bien, monsieur.

– On n’ouvrira ces lettres que sur leterrain, quand sonneront six heures. M. de Chalabre ouvrira lasienne porte Saint-Antoine, M. de Biran à la Croix-Faubin, vous àla porte du donjon.

– Faudra-t-il venir vite ?

– De toute la vitesse de vos chevaux,sans donner de soupçons cependant, ni se faire remarquer. Poursortir de Paris, chacun prendra une porte différente : M. deChalabre, la porte Bourdelle ; M. de Biran, la porte duTemple ; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vousprendrez la route directe, c’est-à-dire la porte Saint-Antoine.

– Bien, monsieur.

– Le surplus des instructions est dansces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement poursortir.

– À propos, reprit Loignac, d’ici à laCroix-Faubin, allez aussi vite que vous voudrez ; mais de laCroix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous avez encore deuxheures avant qu’il ne fasse nuit ; c’est plus de temps qu’ilne vous en faut.

– À merveille, monsieur.

– Avez-vous bien compris, et voulez-vousque je vous répète l’ordre ?

– C’est inutile, monsieur.

– Bon voyage, monsieur deSainte-Maline.

Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dansles appartements.

– Quatorze dans la première troupe,quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évidentqu’on ne compte pas sur Ernauton, et qu’il ne fait plus partie desquarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonflé d’orgueil, fit sacommission en homme important, mais exact. Une demi-heure après sondépart de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suiviesà la lettre, il franchissait la barrière.

Un quart d’heure après, il était au logis desquarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient déjàdans leurs chambres la vapeur du souper qui fumait aux cuisinesrespectives de leurs ménagères.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avaitpréparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices,c’est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de soncôté, Militor donnait quelques soins, c’est-à-dire quelques coupsd’une fourchette de fer à l’aide de laquelle il expérimentait ledegré de cuisson des viandes et des légumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l’aide dece singulier domestique qu’il ne tutoyait pas et qui le tutoyait,Pertinax de Montcrabeau, disons-nous, exerçait, pour une escouade àfrais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondéepar cet habile administrateur réunissait huit associés quimettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamaisostensiblement : on eût cru à un être mythologique placé parsa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine,c’était sa maigreur.

Il regardait déjeuner, dîner et souper sescompagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, maisqui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche lesmoustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu’on luioffrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il,les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n’étaient jamaismoins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés decoqs de bruyère et de poissons fins. Le tout avait été habilementarrosé à profusion de vins d’Espagne et de l’Archipel des meilleurscrûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette société, comme on voit, disposaità sa guise de l’argent de Sa Majesté Henri III.

Au reste, on pouvait juger le caractère dechacun d’après l’aspect de son petit logement. Les uns aimaient lesfleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur sa fenêtre,quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante ;d’autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir sonhabileté à les découper ; d’autres enfin, en véritableschanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou lanièce.

M. d’Épernon avait dit tout bas à Loignac queles quarante-cinq n’habitant pas l’intérieur du Louvre, il pouvaitfermer les yeux là-dessus, et Loignac fermait les yeux.

Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné,tout ce monde devenait soldat et esclave d’une disciplinerigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt à tout.

À huit heures on se couchait l’hiver, à dixheures l’été ; mais quinze seulement dormaient, quinze autresne dormaient que d’un œil, et les autres ne dormaient pas dutout.

Comme il n’était que cinq heures et demie dusoir, Sainte-Maline trouva son monde debout, et dans lesdispositions les plus gastronomiques de la terre.

Mais d’un seul mot il renversa toutes lesécuelles.

– À cheval, messieurs ! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs à laconfusion de cette manœuvre, il expliqua l’ordre à messieurs deBiran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons eten agrafant leurs cuirasses, entassèrent quelques larges bouchéeshumectées par un grand coup de vin ; les autres, dont lesouper était moins avancé, s’armèrent avec résignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturonde son épée d’un ardillon, prétendit avoir soupé depuis plus d’uneheure.

On fit l’appel.

Quarante-quatre seulement, y comprisSainte-Maline, répondirent.

– M. Ernauton de Carmainges manque, ditM. de Chalabre, dont c’était le tour d’exercer les fonctions defourrier.

Une joie profonde emplit le cœur deSainte-Maline et reflua jusqu’à ses lèvres qui grimacèrent unsourire, chose rare chez cet homme au tempérament sombre etenvieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernautonse perdait immanquablement par cette absence, sans raison, aumoment d’une expédition de cette importance.

Les quarante-cinq, ou plutôt lesquarante-quatre partirent donc, chaque peloton par la route qui luiétait indiquée, c’est-à-dire M. de Chalabre, avec treize hommes,par la porte Bourdelle ;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte duTemple ;

Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres,par la porte Saint-Antoine.

XLI – Bel-Esbat

Il est inutile de dire qu’Ernauton, queSainte-Maline croyait si bien perdu, poursuivait au contraire lecours inattendu de sa fortune ascendante.

Il avait d’abord calculé tout naturellementque la duchesse de Montpensier, qu’il était chargé de retrouver,devait être à l’hôtel de Guise, du moment où elle était àParis.

Ernauton se dirigea donc d’abord vers l’hôtelde Guise.

Lorsque, après avoir frappé à la grande portequi lui fut ouverte avec une extrême circonspection, il demandal’honneur d’une entrevue avec madame la duchesse de Montpensier, illui fut d’abord cruellement ri au nez.

Puis, comme il insista, il lui fut dit qu’ildevait savoir que Son Altesse habitait Soissons et non Paris.

Ernauton s’attendait à cette réception :elle ne le troubla donc point.

– Je suis désespéré de cette absence,dit-il, j’avais une communication de la plus haute importance àfaire à Son Altesse de la part de M. le duc de Mayenne.

– De la part de M. le duc deMayenne ? fit le portier, et qui donc vous a chargé de cettecommunication ?

– M. le duc de Mayenne lui-même.

– Chargé ! lui, le duc !s’écria le portier avec un étonnement admirablement joué ; etoù cela vous a-t-il chargé de cette communication ? M. le ducn’est pas plus à Paris que madame la duchesse.

– Je le sais bien, réponditErnauton ; mais moi aussi je pouvais n’être pas à Paris ;moi aussi, je puis avoir rencontré M. le duc ailleurs qu’àParis ; sur la route de Blois, par exemple.

– Sur la route de Blois ? reprit leportier un peu plus attentif.

– Oui, sur cette route il peut m’avoirrencontré et m’avoir chargé d’un message pour madame deMontpensier.

Une légère inquiétude apparut sur le visage del’interlocuteur, lequel, comme s’il eût craint qu’on ne forçât saconsigne, tenait toujours la porte entrebâillée.

– Alors, demanda-t-il, cemessage ?…

– Je l’ai.

– Sur vous ?

– Là, dit Ernauton en frappant sur sonpourpoint.

Le fidèle serviteur attacha sur Ernauton unregard investigateur.

– Vous dites que vous avez ce message survous ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Et que ce message estimportant ?

– De la plus haute importance.

– Voulez-vous me le faire apercevoirseulement ?

– Volontiers.

Et Ernauton tira de sa poitrine la lettre deM. de Mayenne.

– Oh ! oh ! quelle encresingulière ! fit le portier.

– C’est du sang, répliqua flegmatiquementErnauton.

Le serviteur pâlit à ces mots, et plus encoresans doute à cette idée que ce sang pouvait être celui de M. deMayenne.

En ce temps, il y avait disette d’encre, maisgrande abondance de sang versé ; il en résultait que souventles amants écrivaient à leurs maîtresses, et les parents à leursfamilles, avec le liquide le plus communément répandu.

– Monsieur, dit le serviteur avec grandehâte, j’ignore si vous trouverez à Paris ou dans les environs deParis madame la duchesse de Montpensier ; mais, en tout cas,veuillez vous rendre sans retard à une maison du faubourgSaint-Antoine qu’on appelle Bel-Esbat et qui appartient à madame laduchesse ; vous la reconnaîtrez, vu qu’elle est la première àmain gauche en allant à Vincennes, après le couvent desJacobins ; très certainement vous trouverez là quelquepersonne au service de madame la duchesse et assez avancée dans sonintimité pour qu’elle puisse vous dire où madame la duchesse setrouve en ce moment.

– Fort bien, dit Ernauton, qui compritque le serviteur n’en pouvait ou n’en voulait pas dire davantage,merci.

– Au faubourg Saint-Antoine, insista leserviteur : tout le monde connaît et vous indiquera Bel-Esbat,quoiqu’on ignore peut-être qu’il appartient à madame deMontpensier ; madame de Montpensier ayant acheté cette maisondepuis peu de temps, et pour se mettre en retraite.

Ernauton fit un signe de tête et tourna versle faubourg Saint-Antoine.

Il n’eut aucune peine à trouver, sans demandermême aucun renseignement, cette maison de Bel-Esbat, contiguë auprieuré des Jacobins.

Il agita la clochette, la porte s’ouvrit.

– Entrez, lui dit-on.

Il entra et la porte se referma derrièrelui.

Une fois introduit, on parut attendre qu’ilprononçât quelque mot d’ordre ; mais, comme il se contentaitde regarder autour de lui, on lui demanda ce qu’il désirait.

– Je désire parler à madame la duchesse,dit le jeune homme.

– Et pourquoi venez-vous chercher madamela duchesse à Bel-Esbat ? demanda le valet.

– Parce que, répliqua Ernauton, leportier de l’hôtel de Guise m’a renvoyé ici.

– Madame la duchesse n’est pas plus àBel-Esbat qu’à Paris, répliqua le valet.

– Alors, dit Ernauton, je remettrai à unmoment plus propice à m’acquitter envers elle de la commission dontm’a chargé M. le duc de Mayenne.

– Pour elle, pour madame laduchesse ?

– Pour madame la duchesse.

– Une commission de M. le duc deMayenne ?

– Oui.

Le valet réfléchit un instant.

– Monsieur, dit-il, je ne puis prendresur moi de vous répondre ; mais j’ai ici un supérieur qu’ilconvient que je consulte. Veuillez attendre.

– Que voilà des gens bien servis,mordieu ! dit Ernauton. Quel ordre, quelle consigne, quelleexactitude ! Certes, ce sont des gens dangereux que les gensqui peuvent avoir besoin de se garder ainsi. On n’entre pas chezmessieurs de Guise comme au Louvre, il s’en faut ; aussicommence-je à croire que ce n’est pas le vrai roi de France que jesers.

Et il regarda autour de lui : la courétait déserte ; mais toutes les portes des écuries ouvertes,comme si l’on attendait quelque troupe qui n’eût qu’à entrer et àprendre ses quartiers.

Ernauton fut interrompu dans son examen par levalet qui rentra : il était suivi d’un autre valet.

– Confiez-moi votre cheval, monsieur, etsuivez mon camarade, dit-il ; vous allez trouver quelqu’un quipourra vous répondre beaucoup mieux que je ne puis le faire,moi.

Ernauton suivit le valet, attendit un instantdans une espèce d’antichambre, et bientôt après, sur l’ordrequ’avait été prendre le serviteur, fut introduit dans une petitesalle voisine, où travaillait à une broderie une femme vêtue sansprétention, quoique avec une sorte d’élégance.

Elle tournait le dos à Ernauton.

– Voici le cavalier qui se présente de lapart de M. de Mayenne, madame, dit le laquais.

Elle fit un mouvement.

Ernauton poussa un cri de surprise.

– Vous, madame ! s’écria-t-il enreconnaissant à la fois et son page et son inconnue de la litière,sous cette troisième transformation.

– Vous ! s’écria à son tour la dame,en laissant tomber son ouvrage et en regardant Ernauton.

Puis faisant un signe au laquais :

– Sortez, dit-elle.

– Vous êtes de la maison de madame laduchesse de Montpensier, madame ? demanda Ernauton avecsurprise.

– Oui, fit l’inconnue ; mais vous,vous, monsieur, comment apportez-vous ici un message de M. deMayenne ?

– Par une suite de circonstances que jene pouvais prévoir et qu’il serait trop long de vous raconter, ditErnauton avec une circonspection extrême.

– Oh ! vous êtes discret, monsieur,continua la dame en souriant.

– Toutes les fois qu’il le faut, oui,madame.

– C’est que je ne vois point ici occasionà discrétion si grande, fit l’inconnue ; car, en effet, sivous apportez réellement un message de la personne que vousdites…

Ernauton fit un mouvement.

– Oh ! ne nous fâchons pas ; sivous apportez en effet un message de la personne que vous dites, lachose est assez intéressante pour qu’en souvenir de notre liaison,tout éphémère qu’elle soit, vous nous disiez quel est cemessage.

La dame mit dans ces derniers mots toute lagrâce enjouée, caressante et séductrice que peut mettre une joliefemme dans sa requête.

– Madame, répondit Ernauton, vous ne meferez pas dire ce que je ne sais pas.

– Et encore moins ce que vous ne voulezpas dire.

– Je ne me prononce point, madame, repritErnauton en s’inclinant.

– Faites comme il vous plaira à l’égarddes communications verbales, monsieur.

– Je n’ai aucune communication verbale àfaire, madame ; toute ma mission consiste à remettre unelettre à Son Altesse.

– Eh bien ! alors cette lettre, ditla dame inconnue en tendant la main.

– Cette lettre ? repritErnauton.

– Veuillez nous la remettre.

– Madame, dit Ernauton, je croyais avoireu l’honneur de vous faire connaître que cette lettre étaitadressée à madame la duchesse de Montpensier.

– Mais, la duchesse absente, repritimpatiemment la dame, c’est moi qui la représente ici ; vouspouvez donc…

– Je ne puis.

– Vous défiez-vous de moi,monsieur ?

– Je le devrais, madame, dit le jeunehomme avec un regard à l’expression duquel il n’y avait point à setromper ; mais malgré le mystère de votre conduite, vousm’avez inspiré, je l’avoue, d’autres sentiments que ceux dont vousparlez.

– En vérité ! s’écria la dame enrougissant quelque peu sous le regard enflammé d’Ernauton.

Ernauton s’inclina.

– Faites-y attention, monsieur lemessager, dit-elle en riant, vous me faites une déclarationd’amour.

– Mais, oui, madame, dit Ernauton, je nesais si je vous reverrai jamais, et, en vérité, l’occasion m’esttrop précieuse pour que je la laisse échapper.

– Alors, monsieur, je comprends.

– Vous comprenez que je vous aime,madame, c’est chose fort facile à comprendre, en effet.

– Non, je comprends comment vous êtesvenu ici.

– Ah ! pardon, madame, dit Ernauton,à mon tour, c’est moi qui ne comprends plus.

– Oui, je comprends qu’ayant le désir deme revoir vous avez pris un prétexte pour vous introduire ici.

– Moi, madame, un prétexte !Ah ! vous me jugez mal ; j’ignorais que je dusse jamaisvous revoir, et j’attendais tout du hasard, qui déjà deux foism’avait jeté sur votre chemin ; mais prendre un prétexte, moi,jamais ! Je suis un étrange esprit, allez, et je ne pense pasen toute chose comme tout le monde.

– Oh ! oh ! vous êtes amoureux,dites-vous, et vous auriez des scrupules sur la façon de revoir lapersonne que vous aimez ? Voilà qui est très beau, monsieur,fit la dame avec un certain orgueil railleur ; eh bien !je m’en étais doutée que vous aviez des scrupules.

– Et à quoi, madame, s’il vousplaît ? demanda Ernauton.

– L’autre jour vous m’avezrencontrée ; j’étais en litière ; vous m’avez reconnue,et cependant vous ne m’avez pas suivie.

– Prenez garde, madame, dit Ernauton,vous avouez que vous avez fait attention à moi.

– Ah ! le bel aveu vraiment !Ne nous sommes-nous pas vus dans des circonstances qui mepermettent, à moi surtout, de mettre la tête hors de ma portièrequand vous passez ? Mais non, monsieur s’est éloigné au grandgalop, après avoir poussé un ah ! qui m’a fait tressaillir aufond de ma litière.

– J’étais forcé de m’éloigner,madame.

– Par vos scrupules ?

– Non, madame, par mon devoir.

– Allons, allons, dit en riant la dame,je vois que vous êtes un amoureux raisonnable, circonspect, et quicraignez surtout de vous compromettre.

– Quand vous m’auriez inspiré certainescraintes, madame, répliqua Ernauton, y aurait-il rien d’étonnant àcela ? Est-ce l’habitude, dites-moi, qu’une femme s’habille enhomme, force les barrières et vienne voir écarteler en Grève unmalheureux, et cela avec force gesticulations plusqu’incompréhensibles, dites ?

La dame pâlit légèrement, puis cacha pourainsi dire sa pâleur sous un sourire.

Ernauton poursuivit.

– Est-il naturel, enfin, que cette dame,aussitôt qu’elle a pris cet étrange plaisir, ait peur d’êtrearrêtée, et fuie comme une voleuse, elle qui est au service demadame de Montpensier, princesse puissante, quoique assez mal encour ?

Cette fois, la dame sourit encore, mais avecune ironie plus marquée.

– Vous avez peu de perspicacité,monsieur, malgré votre prétention à être observateur, dit-elle,car, avec un peu de sens, en vérité, tout ce qui vous paraît obscurvous eût été expliqué à l’instant même. N’était-il pas bien natureld’abord que madame la duchesse de Montpensier s’intéressât au sortde M. de Salcède, à ce qu’il dirait, à ses révélations fausses ouvraies, fort propres à compromettre toute la maison deLorraine ? et si cela était naturel, monsieur, l’était-ilmoins que cette princesse envoyât une personne, sûre, intime, danslaquelle elle pouvait avoir toute confiance, pour assister àl’exécution, et constater de visu, comme on dit au palais,les moindres détails de l’affaire ? Eh bien ! cettepersonne, monsieur, c’était moi, moi, la confidente intime de SonAltesse. Maintenant, voyons, croyez-vous que je pusse aller enGrève avec des habits de femme ? Croyez-vous enfin que jepusse rester indifférente, maintenant que vous connaissez maposition près de la duchesse, aux souffrances du patient et à sesvelléités de révélations ?

– Vous avez parfaitement raison, madame,dit Ernauton en s’inclinant, et maintenant, je vous le jure,j’admire autant votre esprit et votre logique que, tout à l’heure,j’admirais votre beauté.

– Grand merci, monsieur. Or, à présentque nous nous connaissons l’un et l’autre, et que voilà les chosesbien expliquées entre nous, donnez-moi la lettre, puisque la lettreexiste et n’est point un simple prétexte.

– Impossible, madame.

L’inconnue fit un effort pour ne pass’irriter.

– Impossible ? répéta-t-elle.

– Oui, impossible, car j’ai juré à M. leduc de Mayenne de ne remettre cette lettre qu’à madame la duchessede Montpensier elle-même.

– Dites plutôt, s’écria la dame,commençant à s’abandonner à son irritation, dites plutôt que cettelettre n’existe pas ; dites que, malgré vos prétendusscrupules, cette lettre n’a été que le prétexte de votre entréeici ; dites que vous vouliez me revoir, et voilà tout. Ehbien ! monsieur, vous êtes satisfait : non seulement vousêtes entré ici, non-seulement vous m’avez revue, mais encore vousm’avez dit que vous m’adoriez.

– En cela comme dans tout le reste,madame, je vous ai dit la vérité.

– Eh bien ! soit, vous m’adorez,vous m’avez voulu voir, vous m’avez vue, je vous ai procuré unplaisir en échange d’un service. Nous sommes quittes, adieu.

– Je vous obéirai, madame, dit Ernauton,et puisque vous me congédiez, je me retire.

Cette fois, la dame s’irrita tout de bon.

– Oui-dà, dit-elle, mais si vous meconnaissez, moi, je ne vous connais pas, vous. Ne vous semble-t-ilpas dès lors que vous avez sur moi trop d’avantages ?Ah ! vous croyez qu’il suffit d’entrer, sous un prétextequelconque, chez une princesse quelconque, car vous êtes ici chezmadame de Montpensier, monsieur, et de dire : J’ai réussi dansma perfidie, je me retire. Monsieur, ce trait-là n’est pas d’ungalant homme.

– Il me semble, madame, dit Ernauton, quevous qualifiez bien durement ce qui serait tout au plus unesupercherie d’amour, si ce n’était, comme j’ai eu l’honneur de vousle dire, une affaire de la plus haute importance et de la plus purevérité. Je néglige de relever vos dures expressions, madame, etj’oublie absolument tout ce que j’ai pu vous dire d’affectueux etde tendre, puisque vous êtes si mal disposée à mon égard. Mais jene sortirai pas d’ici sous le poids des fâcheuses imputations quevous me faites subir. J’ai en effet une lettre de M. de Mayenne àremettre à madame de Montpensier, et cette lettre la voici, elleest écrite de sa main, comme vous pouvez le voir à l’adresse.

Ernauton tendit la lettre à la dame, mais sansla quitter.

L’inconnue y jeta les yeux ets’écria :

– Son écriture ! du sang !

Sans rien répondre, Ernauton remit la lettredans sa poche, salua une dernière fois avec sa courtoisiehabituelle, et pâle, la mort dans le cœur, il retourna versl’entrée de la salle.

Cette fois on courut après lui, et, commeJoseph, on le saisit par son manteau.

– Plaît-il, madame ? dit-il.

– Par pitié, monsieur, pardonnez, s’écriala dame, pardonnez ; serait-il arrivé quelque accident auduc ?

– Que je pardonne ou non, madame, ditErnauton, c’est tout un ; quant à cette lettre, puisque vousne me demandez votre pardon que pour la lire, et que madame deMontpensier seule la lira…

– Eh ! malheureux insensé que tu es,s’écria la duchesse avec une fureur pleine de majesté, ne mereconnais-tu pas, ou plutôt ne me devines-tu pas pour la maîtressesuprême, et vois-tu ici briller les yeux d’une servante ? Jesuis la duchesse de Montpensier ; cette lettre, remets-lamoi.

– Vous êtes la duchesse ! s’écriaErnauton en reculant épouvanté.

– Eh ! sans doute. Allons, allons,donne ; ne vois-tu pas que j’ai hâte de savoir ce qui estarrivé à mon frère ?

Mais, au lieu d’obéir, comme s’y attendait laduchesse, le jeune homme, revenu de sa première surprise, se croisales bras.

– Comment voulez-vous que je croie à vosparoles, dit-il, vous dont la bouche m’a déjà menti deuxfois ?

Ces yeux, que la duchesse avait déjà invoquésà l’appui de ses paroles, lancèrent deux éclairs mortels ;mais Ernauton en soutint bravement la flamme.

– Vous doutez encore ! Il vous fautdes preuves quand j’affirme ! s’écria la femme impérieuse endéchirant à beaux ongles ses manchettes de dentelles.

– Oui, madame, répondit froidementErnauton.

L’inconnue se précipita vers un timbre qu’ellepensa briser, tant fut violent le coup dont elle le frappa.

La vibration retentit stridente par tous lesappartements, et avant que cette vibration fût éteinte un valetparut.

– Que veut madame ? demanda levalet.

L’inconnue frappa du pied avec rage.

– Mayneville, dit-elle, je veuxMayneville. N’est-il donc pas ici ?

– Si fait, madame.

– Eh bien ! qu’il vienne doncalors !

Le valet s’élança hors de la chambre ;une minute après Mayneville entrait précipitamment.

– À vos ordres, madame, ditMayneville.

– Madame ! et depuis quandm’appelle-t-on simplement madame, monsieur de Mayneville ? fitla duchesse exaspérée.

– Aux ordres de Votre Altesse, repritMayneville incliné et surpris jusqu’à l’ébahissement.

– C’est bien ! dit Ernauton, carj’ai là en face un gentilhomme, et s’il me fait un mensonge, par leciel ! au moins, je saurai à qui m’en prendre.

– Vous croyez donc enfin ? dit laduchesse.

– Oui, madame, je crois, et comme preuve,voici la lettre.

Et le jeune homme, en s’inclinant, remit àmadame de Montpensier cette lettre si longtemps disputée.

XLII – La lettre de M. de Mayenne

La duchesse s’empara de la lettre, l’ouvrit etlut avidement, sans même chercher à dissimuler les impressions quise succédaient sur sa physionomie, comme des nuages sur le fondd’un ciel d’ouragan.

Lorsqu’elle eut fini, elle tendit àMayneville, aussi inquiet qu’elle-même, la lettre apportée parErnauton ; cette lettre était ainsi conçue :

« Ma sœur, j’ai voulu moi-même faire lesaffaires d’un capitaine ou d’un maître d’armes : j’ai étépuni.

J’ai reçu un bon coup d’épée du drôle que voussavez, et avec lequel je suis depuis longtemps en compte. Le pis detout cela, c’est qu’il m’a tué cinq hommes, desquels Boularon etDesnoises, c’est-à-dire deux de mes meilleurs ; après quoi ils’est enfui.

Il faut dire qu’il a été fort aidé dans cettevictoire par le porteur de cette présente, jeune homme charmant,comme vous pouvez voir ; je vous le recommande : c’est ladiscrétion même.

Un mérite qu’il aura auprès de vous, jeprésume, ma très chère sœur, c’est d’avoir empêché que monvainqueur ne me coupât la tête, lequel vainqueur en avait grandeenvie, m’ayant arraché mon masque pendant que j’étais évanoui etm’ayant reconnu.

Ce cavalier si discret, ma sœur, je vousrecommande de découvrir son nom et sa profession ; il m’estsuspect, tout en m’intéressant. À toutes mes offres de service, ils’est contenté de répondre que le maître qu’il sert ne le laissemanquer de rien.

Je ne puis vous en dire davantage sur soncompte, car je vous dis tout ce que j’en sais ; il prétend nepas me connaître. Observez ceci.

Je souffre beaucoup, mais sans danger de lavie, je crois. Envoyez-moi vite mon chirurgien ; je suis,comme un cheval, sur la paille. Le porteur vous dira l’endroit.

Votre affectionné frère,

MAYENNE. »

Cette lettre achevée, la duchesse etMayneville se regardèrent, aussi étonnés l’un que l’autre.

La duchesse rompit la première ce silence, quieût fini par être interprété d’Ernauton.

– À qui, demanda la duchesse, devons-nousle signalé service que vous nous avez rendu, monsieur ?

– À un homme qui, chaque fois qu’il lepeut, madame, vient au secours du plus faible contre le plusfort.

– Voulez-vous me donner quelques détails,monsieur ? insista madame de Montpensier.

Ernauton raconta tout ce qu’il savait etindiqua la retraite du duc. Madame de Montpensier et Maynevillel’écoutèrent avec un intérêt facile à comprendre.

Puis lorsqu’il eut fini :

– Dois-je espérer, monsieur, demanda laduchesse, que vous continuerez la besogne si bien commencée et quevous vous attacherez à notre maison ?

Ces mots, prononcés de ce ton gracieux que laduchesse savait si bien prendre dans l’occasion, renfermaient unsens bien flatteur après l’aveu qu’Ernauton avait fait à la damed’honneur de la duchesse ; mais le jeune homme, laissant decôté tout amour-propre, réduisit ces mots à leur signification depure curiosité.

Il voyait bien que décliner son nom et sesqualités, c’était ouvrir les yeux de la duchesse sur les suites decet événement ; il devinait bien aussi que le roi, en luifaisant sa petite condition d’une révélation du séjour de laduchesse, avait autre chose en vue qu’un simple renseignement.

Deux intérêts se combattaient donc enlui : homme amoureux, il pouvait sacrifier l’un ; hommed’honneur, il ne pouvait abandonner l’autre.

La tentation devait être d’autant plus fortequ’en avouant sa position près du roi, il gagnait une énormeimportance dans l’esprit de la duchesse, et que ce n’était pas unemince considération pour un jeune homme venant droit de Gascogne,que d’être important pour une duchesse de Montpensier.

Sainte-Maline n’y eût pas résisté uneseconde.

Toutes ces réflexions affluèrent à l’esprit deCarmainges, et n’eurent d’autre influence que de le rendre un peuplus orgueilleux, c’est-à-dire un peu plus fort.

C’était beaucoup que d’être en ce moment-làquelque chose, beaucoup pour lui, alors que certainement on l’avaitbien un peu pris pour jouet.

La duchesse attendait donc sa réponse à cettequestion qu’elle lui avait faite : Êtes-vous disposé à vousattacher à notre maison ?

– Madame, dit Ernauton, j’ai déjà eul’honneur de dire à M. de Mayenne que mon maître est un bon maître,et me dispense, par la façon dont il me traite, d’en chercher unmeilleur.

– Mon frère me dit dans sa lettre,monsieur, que vous avez semblé ne point le reconnaître. Comment, nel’ayant point reconnu là-bas, vous êtes-vous servi de son nom pourpénétrer jusqu’à moi ?

– M. de Mayenne paraissait désirer garderson incognito, madame ; je n’ai pas cru devoir le reconnaître,et il y avait, en effet, un inconvénient à ce que là-bas lespaysans chez lesquels il est logé, sachent à quel illustre blesséils ont donné l’hospitalité. Ici, cet inconvénient n’existaitplus ; au contraire, le nom de M. de Mayenne pouvant m’ouvrirune voie jusqu’à vous, je l’ai invoqué : dans ce cas, commedans l’autre, je crois avoir agi en galant homme.

Mayneville regarda la duchesse, comme pour luidire :

– Voilà un esprit délié, madame.

La duchesse comprit à merveille.

Elle regarda Ernauton en souriant.

– Nul ne se tirerait mieux d’une mauvaisequestion, dit-elle, et vous êtes, je dois l’avouer, homme debeaucoup d’esprit.

– Je ne vois pas d’esprit dans ce quej’ai l’honneur de vous dire, madame, répondit Ernauton.

– Enfin, monsieur, dit la duchesse avecune sorte d’impatience, ce que je vois de plus clair dans toutcela, c’est que vous ne voulez rien dire.

Peut-être ne réfléchissez-vous point assez quela reconnaissance est un lourd fardeau pour qui porte monnom ; que je suis femme, et que vous m’avez deux fois renduservice, et que si je voulais bien savoir votre nom ou plutôt quivous êtes…

– À merveille, madame, je sais que vousapprendrez facilement tout cela ; mais vous l’apprendrez d’unautre que de moi, et moi je n’aurai rien dit.

– Il a raison toujours, dit la duchesseen arrêtant sur Ernauton un regard qui dut, s’il fut saisi danstoute son expression, faire plus de plaisir au jeune homme quejamais regard ne lui en avait fait.

Aussi n’en demanda-t-il pas davantage, etpareil au gourmet qui se lève de table quand il croit avoir bu lemeilleur vin du repas, Ernauton salua et demanda son congé à laduchesse sur cette bonne manifestation.

– Ainsi, monsieur, voilà tout ce que vousayez à me dire ? demanda la duchesse.

– J’ai fait ma commission, répliqua lejeune homme ; il ne me reste donc plus qu’à présenter mes trèshumbles hommages à Votre Altesse.

La duchesse le suivit des yeux sans lui rendreson salut ; puis, lorsque la porte se fut refermée derrièrelui :

– Mayneville, dit-elle en frappant dupied, faites suivre ce garçon.

– Impossible, madame, répondit celui-ci,tout notre monde est sur pied ; moi-même, j’attendsl’événement ; c’est un mauvais jour pour faire autre chose quece que nous avons décidé de faire.

– Vous avez raison, Mayneville ; envérité, je suis folle ; mais plus tard…

– Oh ! plus tard, c’est autrechose ; à votre aise, madame.

– Oui, car il m’est suspect comme à monfrère.

– Suspect ou non, reprit Mayneville,c’est un brave garçon, et les braves gens sont rares. Il fautavouer que nous avons du bonheur ; un étranger, un inconnu quinous tombe du ciel pour nous rendre un service pareil.

– N’importe, n’importe, Mayneville ;si nous sommes obligés de l’abandonner en ce moment, surveillez-leplus tard au moins.

– Eh ! madame, plus tard, ditMayneville, nous n’aurons plus besoin, je l’espère, de surveillerpersonne.

– Allons, décidément, je ne sais ce queje dis ce soir ; vous avez raison, Mayneville, je perds latête.

– Il est permis à un général comme vous,madame, d’être préoccupé à la veille d’une action décisive.

– C’est vrai. Voici la nuit, Mayneville,et le Valois revient de Vincennes à la nuit.

– Oh ! nous avons du temps devantnous ; il n’est pas huit heures, madame, et nos hommes ne sontpoint encore arrivés d’ailleurs.

– Tous ont bien le mot, n’est-cepas ?

– Tous.

– Ce sont des gens sûrs ?

– Éprouvés, madame.

– Comment viennent-ils ?

– Isolés, en promeneurs.

– Combien en attendez-vous ?

– Cinquante ; c’est plus qu’il n’enfaut ; comprenez donc, outre ces cinquante hommes, nous avonsdeux cents moines qui valent autant de soldats, si toutefois ils nevalent pas mieux.

– Aussitôt que nos hommes seront arrivés,faites ranger vos moines sur la route.

– Ils sont déjà prévenus, madame, ilsintercepteront le chemin, les nôtres pousseront la voiture sur eux,la porte du couvent sera ouverte et n’aura qu’à se refermer sur lavoiture.

– Allons souper alors, Mayneville, celanous fera passer le temps. Je suis d’une telle impatience, que jevoudrais pousser l’aiguille de la pendule.

– L’heure viendra, soyez tranquille.

– Mais nos hommes, nos hommes ?

– Ils seront ici à l’heure ; huitheures viennent de sonner à peine, il n’y a point de tempsperdu.

– Mayneville, Mayneville, mon pauvrefrère me demande son chirurgien ; le meilleur chirurgien, lemeilleur topique pour la blessure de Mayenne, ce serait une mèchedes cheveux du Valois tonsuré, et l’homme qui lui porterait ceprésent, Mayneville, cet homme-là serait sûr d’être lebienvenu.

– Dans deux heures, madame, cet hommepartira pour aller trouver notre cher duc dans sa retraite ;sorti de Paris en fuyard, il y rentrera en triomphateur.

– Encore un mot, Mayneville, fit laduchesse en s’arrêtant sur le seuil de la porte.

– Lequel, madame ?

– Nos amis de Paris sont-ilsprévenus ?

– Quels amis ?

– Nos ligueurs.

– Dieu m’en préserve, madame. Prévenir unbourgeois, c’est sonner le bourdon de Notre-Dame. Le coup fait,songez donc qu’avant que personne en sache rien, nous avonscinquante courriers à expédier, et alors, le prisonnier sera ensûreté dans le cloître ; alors, nous pourrons nous défendrecontre une armée.

S’il le faut alors, nous ne risquerons plusrien et nous pourrons crier sur les toits du couvent : LeValois est à nous !

– Allons, allons, vous êtes un hommehabile et prudent, Mayneville, et le Béarnais a bien raison de vousappeler Mèneligue. Je comptais bien faire un peu ce que vous venezde dire ; mais c’était confus. Savez-vous que maresponsabilité est grande, Mayneville, et que jamais, dans aucuntemps, femme n’aura entrepris et achevé œuvre pareille à celle queje rêve ?

– Je le sais bien, madame, aussi je nevous conseille qu’en tremblant.

– Donc, je me résume, reprit la duchesseavec autorité : les moines armés sous leurs robes ?

– Ils le sont.

– Les gens d’épée sur la route ?

– Ils doivent y être à cette heure.

– Les bourgeois prévenus aprèsl’événement ?

– C’est l’affaire de troiscourriers ; en dix minutes, Lachapelle-Marteau, Brigard etBussy-Leclerc sont prévenus ; ceux-là de leur côtépréviendront les autres.

– Faites d’abord tuer ces deux grandsnigauds que nous avons vus passer aux portières ; cela faitqu’ensuite nous raconterons l’événement selon qu’il sera plusavantageux à nos intérêts de le raconter.

– Tuer ces pauvres diables, fitMayneville ; vous croyez qu’il est nécessaire qu’on les tue,madame ?

– Loignac ? voilà-t-il pas une belleperte !

– C’est un brave soldat.

– Un méchant garçon de fortune ;c’est comme cet autre escogriffe qui chevauchait à gauche de lavoiture avec ses yeux de braise et sa peau noire.

– Ah ! celui-là j’y répugneraimoins, je ne le connais pas ; d’ailleurs je suis de votreavis, madame, et il possède une assez méchante mine.

– Vous me l’abandonnez alors ? ditla duchesse en riant.

– Oh ! de bon cœur, madame.

– Grand merci, en vérité.

– Mon Dieu, madame, je ne discutepas ; ce que j’en dis, c’est toujours pour votre renommée àvous et pour la moralité du parti que nous représentons.

– C’est bien, c’est bien, Mayneville, onsait que vous êtes un homme vertueux, et l’on vous en signera lecertificat, si la chose est nécessaire. Vous ne serez pour riendans toute cette affaire, ils auront défendu le Valois et aurontété tués en le défendant. Vous, ce que je vous recommande, c’est cejeune homme.

– Quel jeune homme ?

– Celui qui sort d’ici ; voyez s’ilest bien parti, et si ce n’est pas quelque espion qui nous estdépêché par nos ennemis.

– Madame, dit Mayneville, je suis à vosordres.

Il alla au balcon, entr’ouvrit les volets,passa sa tête et essaya de voir au dehors.

– Oh ! la sombre nuit !dit-il.

– Bonne, excellente nuit, reprit laduchesse ; d’autant meilleure qu’elle est plus sombre :aussi, bon courage, mon capitaine.

– Oui ; mais nous ne verrons rien,madame, et pour vous cependant il est important de voir.

– Dieu, dont nous défendons les intérêts,voit pour nous, Mayneville.

Mayneville qui, on peut le croire du moins,n’était pas aussi confiant que madame de Montpensier enl’intervention de Dieu dans les affaires de ce genre, Mayneville seremit à la fenêtre, et, regardant autant qu’il était possible de lefaire dans l’obscurité, demeura immobile.

– Voyez-vous passer du monde ?demanda la duchesse en éteignant les lumières par précaution.

– Non, mais j’entends marcher deschevaux.

– Allons, allons, ce sont eux,Mayneville. Tout va bien.

Et la duchesse regarda si elle avait toujoursà sa ceinture la fameuse paire de ciseaux d’or qui devait jouer unsi grand rôle dans l’histoire.

XLIII – Comment Dom Modeste Gorenflotbénit le roi à son passage devant le prieuré des jacobins

Ernauton sortit le cœur assez gros, mais laconscience assez tranquille ; il avait eu ce singulier bonheurde déclarer son amour à une princesse, et de faire, par laconversation importante qui lui avait immédiatement succédé,oublier sa déclaration, juste assez pour qu’elle ne fît pas de tortau présent et qu’elle portât fruit pour l’avenir.

Ce n’est pas le tout, il avait encore eu lachance de ne pas trahir le roi, de ne pas trahir M. de Mayenne etde ne point se trahir lui-même.

Donc il était content, mais il désirait encorebeaucoup de choses, et, parmi ces choses, un prompt retour àVincennes pour informer le roi.

Puis, le roi informé, pour se coucher etsonger.

Songer, c’est le bonheur suprême des gensd’action, c’est le seul repos qu’ils se permettent.

Aussi à peine hors la porte de Bel-Esbat,Ernauton mit-il son cheval au galop ; puis à peine eut-ilencore fait cent pas au galop de ce compagnon si bien éprouvédepuis quelques jours, qu’il se vit tout à coup arrêté par unobstacle que ses yeux, éblouis par la lumière de Bel-Esbat etencore mal habitués à l’obscurité, n’avaient pu apercevoir et nepouvaient mesurer.

C’était tout simplement un gros de cavaliersqui, des deux côtés de la route, se refermant sur le milieu,l’entouraient et lui mettaient sur la poitrine une demi-douzained’épées et autant de pistolets et de dagues.

C’était beaucoup pour un homme seul.

– Oh ! oh ! dit Ernauton, onvole sur le chemin à une lieue de Paris ; peste soit dupays ! Le roi a un mauvais prévôt ; je lui donnerai leconseil de le changer.

– Silence, s’il vous plaît, dit une voixqu’Ernauton crut reconnaître ; votre épée, vos armes, etfaisons vite.

Un homme prit la bride du cheval, deux autresdépouillèrent Ernauton de ses armes.

– Peste ! quels habiles gens !murmura Ernauton.

Puis se retournant vers ceux quil’arrêtaient :

– Messieurs, dit-il, vous me ferez aumoins la grâce de m’apprendre…

– Eh ! mais, c’est M. de Carmainges,dit le détrousseur principal, celui-là même qui venait de saisirl’épée du jeune homme et qui la tenait encore.

– M. de Pincorney ! s’écriaErnauton. Oh ! fi ! le vilain métier que vous faiteslà !

– J’ai dit silence, répéta la voix duchef retentissante à quelques pas ; qu’on mène cet homme audépôt.

– Mais monsieur de Sainte-Maline, ditPerducas de Pincorney, cet homme que nous venons d’arrêter…

– Eh bien ?

– C’est notre compagnon, M. Ernauton deCarmainges.

– Ernauton ici ! s’écriaSainte-Maline pâlissant de colère ; lui, que fait-illà ?

– Bonsoir, messieurs, dit tranquillementCarmainges : je ne croyais pas, je l’avoue, me trouver en sibonne compagnie.

Sainte-Maline resta muet.

– Il paraît qu’on m’arrête, continuaErnauton ; car je ne présume point que vous me dévalisiez.

– Diable ! diable ! grommelaSainte-Maline, l’événement n’était pas prévu.

– De mon côté non plus, je vous jure, diten riant Carmainges.

– C’est embarrassant ; voyons, quefaites-vous sur la route ?

– Si je vous faisais cette question,monsieur de Sainte-Maline, me répondriez-vous ?

– Non.

– Trouvez bon alors que j’agisse commevous agiriez.

– Alors vous ne voulez pas dire ce quevous faisiez sur la route ?

Ernauton sourit, mais ne répondit pas.

– Ni où vous alliez ?

Même silence.

– Alors, monsieur, dit Sainte-Maline,puisque vous ne vous expliquez point, je suis forcé de vous traiteren homme ordinaire.

– Faites, monsieur ; seulement jevous préviens que vous répondrez de ce que vous aurez fait.

– À M. de Loignac ?

– À plus haut que cela.

– À M. d’Épernon ?

– À plus haut encore.

– Eh bien ! soit, j’ai ma consigne,et je vais vous envoyer à Vincennes.

– À Vincennes ! à merveille !c’est là que j’allais, monsieur.

– Je suis heureux, monsieur, ditSainte-Maline, que ce petit voyage cadre si bien avec vosintentions.

Deux hommes, le pistolet au poing,s’emparèrent aussitôt du prisonnier, qu’ils conduisirent à deuxautres hommes placés à cinq cents pas des premiers. Ces deux autresen firent autant, et de cette sorte Ernauton eut, jusque dans lacour même du donjon, la société de ses camarades.

Dans cette cour, Carmainges aperçut cinquantecavaliers désarmés, qui, l’oreille basse et la pâleur au front,entourés de cent cinquante chevau-légers venus de Nogent et deBrie, déploraient leur mauvaise fortune et s’attendaient à unvilain dénoûment d’une entreprise si bien commencée.

C’étaient nos quarante-cinq qui, pour leurentrée en fonctions, avaient pris tous ces hommes, les uns parruse, les autres de vive force ; tantôt en s’unissant dixcontre deux ou trois, tantôt en accostant gracieusement lescavaliers qu’ils devinaient être redoutables, et en leur présentantà brûle-pourpoint le pistolet, quand les autres croyaient toutsimplement rencontrer des camarades et recevoir une politesse.

Il en résultait que pas un combat n’avait étélivré, pas un cri proféré, et qu’en une rencontre de huit contrevingt, un chef de ligueurs qui avait porté la main à son poignardpour se défendre et ouvert la bouche pour crier, avait étébâillonné, presque étouffé et escamoté par les quarante-cinq avecl’agilité que met un équipage de navire à faire filer un câbleentre les doigts d’une chaîne d’hommes.

Or, pareille chose eût bien réjoui Ernautons’il l’eût connue ; mais le jeune homme voyait, mais necomprenait pas, ce qui rembrunit un peu son existence pendant dixminutes.

Cependant lorsqu’il eut reconnu tous lesprisonniers auxquels on l’agrégeait :

– Monsieur, dit-il à Sainte-Maline, jevois que vous étiez prévenu de l’importance de ma mission, et,qu’en galant compagnon, vous avez eu peur pour moi d’une mauvaiserencontre, ce qui vous a déterminé à prendre la peine de me faireescorter ; maintenant, je puis vous le dire, vous aviez granderaison ; le roi m’attend et j’ai d’importantes choses à luidire. J’ajouterai même que comme, sans vous, je ne fusseprobablement point arrivé, j’aurai l’honneur de dire au roi ce quevous avez fait pour le bien de son service.

Sainte-Maline rougit comme il avaitpâli ; mais il comprit, en homme d’esprit qu’il était quandquelque passion ne l’aveuglait point, qu’Ernauton disait vrai etqu’il était attendu. On ne plaisantait pas avec MM. de Loignac etd’Épernon ; il se contenta donc de répondre :

– Vous êtes libre, monsieurErnauton ; enchanté d’avoir pu vous être agréable.

Ernauton s’élança hors des rangs et monta lesdegrés qui conduisaient à la chambre du roi.

Sainte-Maline l’avait suivi des yeux, et, àmoitié de l’escalier, il put voir Loignac qui accueillait M. deCarmainges et lui faisait signe de continuer sa route.

Loignac de son côté descendit ; il venaitprocéder au dépouillement de la prise.

Il se trouva, et ce fut Loignac qui constatace fait, que la route, devenue libre, grâce à l’arrestation descinquante hommes, serait libre jusqu’au lendemain, puisque l’heureoù ces cinquante hommes devaient se trouver réunis à Bel-Esbatétait passée.

Il n’y avait donc plus péril pour le roi àrevenir à Paris.

Loignac comptait sans le couvent des Jacobinset sans l’artillerie et la mousqueterie des bons pères.

Ce dont d’Épernon était parfaitement informé,lui, par Nicolas Poulain.

Aussi, quand Loignac vint dire à sonchef : – Monsieur, les chemins sont libres, d’Épernon luirépliqua-il :

– C’est bien. L’ordre du roi est que lesquarante-cinq fassent trois pelotons ; un devant et un dechaque côté des portières ; peloton assez serré pour que lefeu, s’il y a feu par hasard, n’atteigne pas le carrosse.

– Très bien, répondit Loignac avecl’impassibilité du soldat ; mais, quant à dire feu, comme jene vois pas de mousquets, je ne prévois pas de mousquetades.

– Aux Jacobins, monsieur, vous ferezserrer les rangs, dit d’Épernon.

Ce dialogue fut interrompu par le mouvementqui s’opérait sur l’escalier.

C’était le roi qui descendait, prêt àpartir : il était suivi de quelques gentilshommes parmilesquels, avec un serrement de cœur facile à comprendre,Sainte-Maline reconnut Ernauton.

– Messieurs, demanda le roi, mes bravesquarante-cinq sont-ils réunis ?

– Oui, sire, dit d’Épernon en luimontrant un groupe de cavaliers qui se dessinait sous lesvoûtes.

– Les ordres ont été donnés ?

– Et seront suivis, sire.

– Alors partons, dit Sa Majesté.

Loignac fit sonner le boute-selle.

L’appel fait à voix basse, il se trouva queles quarante-cinq étaient réunis, pas un ne manquait.

On confia aux chevau-légers le soind’emprisonner les gens de Mayneville et de la duchesse, avecdéfense, sous peine de mort, de leur adresser une seule parole.

Le roi monta dans son carrosse et plaça sonépée nue à côté de lui.

M. d’Épernon jura parfandious ! et essayagalamment si la sienne jouait bien au fourreau.

Neuf heures sonnaient au donjon : l’onpartit.

Une heure après le départ d’Ernauton, M. deMayneville était encore à la fenêtre, d’où nous l’avons vu essayer,mais vainement, de suivre la route du jeune homme dans lanuit ; seulement, cette heure écoulée, il était beaucoup moinstranquille, et surtout un peu plus enclin à espérer le secours deDieu, car il commençait à croire que le secours des hommes luimanquait.

Pas un de ses soldats n’avait paru : laroute, silencieuse et noire, ne retentissait, à des intervalleséloignés, que du bruit de quelques chevaux dirigés à toute bridesur Vincennes.

À ce bruit, M. Mayneville et la duchesseessayaient de plonger leurs regards dans les ténèbres pourreconnaître leurs gens, pour deviner une partie de ce qui sepassait, ou savoir la cause de leur retard.

Mais, ces bruits éteints, tout rentrait dansle silence.

Ce va-et-vient perpétuel, sans aucun résultat,avait fini par inspirer à Mayneville une telle inquiétude, qu’ilavait fait monter à cheval un des gens de la duchesse, avec ordred’aller s’informer auprès du premier peloton de cavaliers qu’ilrencontrerait.

Le messager n’était point revenu.

Ce que voyant l’impatiente duchesse, elle enavait envoyé un second, qui n’était pas plus revenu que lepremier.

– Notre officier, dit alors la duchesse,toujours disposée à voir les choses en beau, notre officier auracraint de n’avoir pas assez de monde, et il garde comme renfort lesgens que nous lui envoyons ; c’est prudent, maisinquiétant.

– Inquiétant, oui, fort inquiétant,répondit Mayneville, dont les yeux ne quittaient pas l’horizonprofond et sombre.

– Mayneville, que peut-il donc êtrearrivé ?

– Je vais monter à cheval moi-même, etnous le saurons, madame.

Et Mayneville fit un mouvement poursortir.

– Je vous le défends, s’écria la duchesseen le retenant, Mayneville ; qui donc resterait près demoi ? qui donc connaîtrait tous nos officiers, tous nos amis,quand le moment sera venu ? Non, non, demeurez,Mayneville ; on se forge des appréhensions bien naturelles,quand il s’agit d’un secret de cette importance ; mais, envérité, le plan était trop bien combiné, et surtout tenu tropsecret pour ne pas réussir.

– Neuf heures, dit Mayneville répondant àsa propre impatience, plutôt qu’aux paroles de la duchesse ;eh ! voilà les jacobins qui sortent de leur couvent et qui serangent le long des murs de la cour ; peut-être ont-ilsquelque avis particulier, eux.

– Silence ! s’écria la duchesse enétendant la main vers l’horizon.

– Quoi ?

– Silence, écoutez !

On commençait d’entendre au loin un roulementpareil à celui du tonnerre.

– C’est la cavalerie, s’écria laduchesse, ils nous l’amènent, ils nous l’amènent !

Et passant, selon son caractère emporté, del’appréhension la plus cruelle à la joie la plus folle, elle battitdes mains en criant : Je le tiens ! je letiens !

Mayneville écouta encore.

– Oui, dit-il, oui, c’est un carrosse quiroule et des chevaux qui galopent.

Et il commanda à pleine voix :

– Hors les murs, mes pères, hors lesmurs ! Aussitôt la grande grille du prieuré s’ouvritprécipitamment, et, dans un bel ordre, sortirent les cent moinesarmés, à la tête desquels marchait Borromée.

Ils prirent position en travers de laroute.

On entendit alors la voix de Gorenflot quicriait :

– Attendez-moi ! attendez-moidonc ! il est important que je sois à la tête du chapitre pourrecevoir dignement Sa Majesté.

– Au balcon, sire prieur ! aubalcon ! s’écria Borromée ; vous savez bien que vousdevez nous dominer tous. L’Écriture a dit : Tu les dominerascomme le cèdre domine l’hysope !

– C’est vrai, dit Gorenflot, c’estvrai ; j’avais oublié que j’eusse choisi ce poste ;heureusement que vous êtes là pour me faire souvenir, frèreBorromée, heureusement !

Borromée donna un ordre tout bas, et quatrefrère, sous prétexte d’honneur et de cérémonie, vinrent flanquer ledigne prieur à son balcon.

Bientôt la route, qui faisait un coude àquelque distance du prieuré, se trouva illuminée d’une quantité deflambeaux, grâce auxquels la duchesse et Mayneville purent voirreluire des cuirasses et briller des épées.

Incapable de se modérer, elle cria :

– Descendez, Mayneville, et vous mel’amènerez tout lié, tout escorté de gardes !

– Oui, oui, madame, dit le gentilhommeavec distraction ; mais une chose m’inquiète.

– Laquelle ?

– Je n’entends pas le signal convenu.

– À quoi bon le signal, puisqu’on letient ?

– Mais on ne devait l’arrêter qu’ici, enface du prieuré, ce me semble, insista Mayneville.

– Ils auront trouvé plus loin l’occasionmeilleure.

– Je ne vois pas notre officier.

– Je le vois, moi.

– Où ?

– Cette plume rouge !

– Eh bien ?

– C’est M. d’Épernon ! M. d’Épernon,l’épée à la main !

– On lui a laissé son épée ?

– Par la mort ! il commande.

– À nos gens ? Il y a donctrahison ?

– Eh ! madame, ce ne sont pas nosgens.

– Vous êtes fou, Mayneville.

En ce moment Loignac, à la tête du premierpeloton des quarante-cinq, brandissant une large épée, cria :Vive le roi !

– Vive le roi ! répondirent avecleur formidable accent gascon les quarante-cinq dansl’enthousiasme.

La duchesse pâlit et tomba sur le rebord de lacroisée, comme si elle allait s’évanouir.

Mayneville, sombre et résolu, mit l’épée à lamain. Il ignorait si, en passant, ces hommes n’allaient pas envahirla maison.

Le cortège avançait toujours comme une trombede bruit et de lumière. Il avait atteint Bel-Esbat, il allaitatteindre le prieuré.

Borromée fit trois pas en avant. Loignacpoussa son cheval droit à ce moine, qui semblait sous sa robe delaine lui offrir le combat.

Mais Borromée, en homme de tête, vit que toutétait perdu, et prit à l’instant même son parti.

– Place ! place ! cria rudementLoignac, place au roi !

Borromée, qui avait tiré son épée sous sarobe, remit sous sa robe son épée au fourreau.

Gorenflot, électrisé par les cris, par lebruit des armes, ébloui par le flamboiement des torches, étendit sadextre puissante, et l’index et le médium étendus, bénit le roi duhaut de son balcon.

Henri, qui se penchait à la portière, le vitet le salua en souriant.

Ce sourire, preuve authentique de la faveurdont le digne prieur des jacobins jouissait en cour, électrisaGorenflot, qui entonna à son tour un : Vive le roi ! avecdes poumons capables de soulever les arceaux d’une cathédrale.

Mais le reste du couvent resta muet. En effet,il attendait une tout autre solution à ces deux mois de manœuvreset à cette prise d’armes qui en avait été la suite.

Mais Borromée, en véritable reître qu’ilétait, avait d’un coup d’œil calculé le nombre des défenseurs duroi, reconnu leur maintien guerrier. L’absence des partisans de laduchesse lui révélait le sort fatal de l’entreprise : hésiterà se soumettre, c’était tout perdre.

Il n’hésita plus, et au moment où le poitraildu cheval de Loignac allait le heurter, il cria : Vive leroi ! d’une voix presque aussi sonore que venait de le faireGorenflot.

Alors le couvent tout entier hurla : Vivele roi ! en agitant ses armes.

– Merci, mes révérends pères,merci ! cria la voix stridente de Henri III.

Puis il passa devant le couvent, qui devaitêtre le terme de sa course, comme un tourbillon de feu, de bruit etde gloire, laissant derrière lui Bel-Esbat dans l’obscurité.

Du haut de son balcon, cachée par l’écusson defer doré, derrière lequel elle était tombée à genoux, la duchessevoyait, interrogeait, dévorait chaque visage, sur lequel lestorches jetaient leur flamboyante lumière.

– Ah ! fit-elle avec un cri, endésignant un des cavaliers de l’escorte. Voyez ! voyez,Mayneville !

– Le jeune homme, le messager de M. leduc de Mayenne au service du roi ! s’écria celui-ci.

– Nous sommes perdus ! murmura laduchesse.

– Il faut fuir, et promptement, madame,dit Mayneville ; vainqueur aujourd’hui, le Valois abuserademain de sa victoire.

– Nous avons été trahis ! s’écria laduchesse. Ce jeune homme nous a trahis ! Il savaittout !

Le roi était déjà loin : il avaitdisparu, avec toute son escorte, sous la porte Saint-Antoine, quis’était ouverte devant lui et refermée derrière lui.

XLIV – Comment Chicot bénit le roi LouisXI d’avoir inventé la poste, et résolut de profiter de cetteinvention

Chicot, auquel nos lecteurs nous permettrontde revenir, Chicot, après la découverte importante qu’il venait defaire en dénouant les cordons du masque de M. de Mayenne, Chicotn’avait pas un instant à perdre pour se jeter le plus vite possiblehors du retentissement de l’aventure.

Entre le duc et lui, c’était désormais, on lecomprend bien, un combat à mort. Blessé dans sa chair, moinsdouloureusement que dans son amour-propre, Mayenne, qui maintenant,aux anciens coups de fourreau, joignait le récent coup de lame,Mayenne ne pardonnerait jamais.

– Allons ! allons ! s’écria lebrave Gascon, en précipitant sa course du côté de Beaugency, c’estici l’occasion ou jamais de faire courir sur des chevaux de postel’argent réuni de ces trois illustres personnages, qu’on appelleHenri de Valois, dom Modeste Gorenflot et Sébastien Chicot.

Habile comme il l’était à mimer, non seulementtous les sentiments, mais encore toutes les conditions, Chicot prità l’instant même l’air d’un grand seigneur, comme il avait pris,dans des conditions moins précaires, l’air d’un bon bourgeois.Aussi, jamais prince ne fut servi avec plus de zèle que maîtreChicot, lorsqu’il eut vendu le cheval d’Ernauton, et causé un quartd’heure avec le maître de poste.

Chicot, une fois en selle, était résolu de nepoint s’arrêter qu’il ne se jugeât lui-même en lieu desûreté : il galopa donc aussi vite que voulurent bien le luipermettre les chevaux de trente relais. Quant à lui, il semblaitfait d’acier, ne paraissant pas, au bout de soixante lieuesdévorées en vingt heures, éprouver la moindre fatigue.

Lorsque, grâce à cette rapidité, il eut entrois jours atteint Bordeaux, Chicot jugea qu’il lui étaitparfaitement permis de reprendre quelque peu haleine.

On peut penser, quand on galope ; on nepeut même guère faire que cela.

Chicot pensa donc beaucoup.

Son ambassade, qui prenait de la gravité aufur et à mesure qu’il s’avançait vers le terme de son voyage, sonambassade lui apparut sous un jour bien différent, sans que nouspuissions dire précisément sous quel jour elle lui apparut.

Quel prince allait-il trouver dans cet étrangeHenri, que les uns croyaient un niais, les autres un lâche, tous unrenégat sans conséquence ?

Mais son opinion à lui, Chicot, n’était pascelle de tout le monde. Depuis son séjour en Navarre, le caractèrede Henri, comme la peau du caméléon, qui subit le reflet de l’objetsur lequel il se trouve, le caractère de Henri, touchant le solnatal, avait éprouvé quelques nuances.

C’est que Henri avait su mettre assez d’espaceentre la griffe royale et cette précieuse peau, qu’il avait sihabilement sauvée de tout accroc pour ne plus redouter lesatteintes.

Cependant sa politique extérieure étaittoujours la même ; il s’éteignait dans le bruit général,éteignant avec lui et autour de lui quelques noms illustres, que,dans le monde français, on s’étonnait de voir refléter leur clartésur une pâle couronne de Navarre. Comme à Paris, il faisait courassidue à sa femme, dont l’influence, à deux cents lieues de Paris,semblait cependant être devenue inutile. Bref, il végétait, heureuxde vivre.

Pour le vulgaire, c’était sujetd’hyperboliques railleries.

Pour Chicot, c’était matière à profondesréflexions.

Lui Chicot, si peu ce qu’il paraissait être,savait naturellement deviner chez les autres le fond sousl’enveloppe. Henri de Navarre, pour Chicot, n’était donc pas encoreune énigme devinée, mais c’était une énigme.

Savoir que Henri de Navarre était une énigmeet non pas un fait pur et simple, c’était déjà beaucoup savoir.Chicot en savait donc plus que tout le monde, en sachant, comme cevieux sage de la Grèce, qu’il ne savait rien.

Là où tout le monde se fût avancé le fronthaut, la parole libre, le cœur sur les lèvres, Chicot sentait doncqu’il fallait aller le cœur serré, la parole composée, le frontgrimé comme celui d’un acteur.

Cette nécessité de dissimulation lui futinspirée, d’abord par sa pénétration naturelle, ensuite parl’aspect des lieux qu’il parcourait.

Une fois dans la limite de cette petiteprincipauté de Navarre, pays dont la pauvreté était proverbiale enFrance, Chicot, à son grand étonnement, cessa de voir imprimée surchaque visage, sur chaque maison, sur chaque pierre, la dent decette misère hideuse qui rongeait les plus belles provinces decette superbe France qu’il venait de quitter.

Le bûcheron qui passait le bras appuyé au jougde son bœuf favori ; la fille au jupon court et à la démarchealerte, qui portait l’eau sur sa tête à la façon des choéphoresantiques ; le vieillard qui chantonnait une chanson de sajeunesse en branlant sa tête blanchie ; l’oiseau familier quijacassait dans sa cage en picotant la mangeoire pleine ;l’enfant bruni, aux membres maigres, mais nerveux, qui jouait surles tas de feuilles de maïs ; tout parlait à Chicot une languevivante, claire, intelligible ; tout lui criait, à chaque pasqu’il faisait en avant :

– Vois ! on est heureuxici !

Parfois, au bruit des roues criant dans leschemins creux, Chicot éprouvait des terreurs subites. Il serappelait les lourdes artilleries qui défonçaient les chemins de laFrance. Mais au détour du chemin, le chariot du vendangeur luiapparaissait chargé de tonnes pleines et d’enfants à la facerougie. Lorsque de loin un canon d’arquebuse lui faisait ouvrirl’œil, derrière une haie de figuiers ou de pampres, Chicot songeaitaux trois embuscades qu’il avait si heureusement franchies. Cen’était pourtant qu’un chasseur suivi de ses grands chiens,traversant la plaine giboyeuse en bartavelles et en coqs debruyère.

Quoiqu’on fût avancé dans la saison et queChicot eût laissé Paris plein de brume et de frimas, il faisaitbeau, il faisait chaud. Les grands arbres qui n’avaient pointencore perdu leurs feuilles, que, dans le Midi, ils ne perdentjamais entièrement, les grands arbres versaient du haut de leursdômes rougissants une ombre bleue sur la terre crayeuse. Leshorizons fins, purs et dégradés de nuances, miroitaient dans lesrayons du soleil, tout diaprés de villages aux blanchesmaisons.

Le paysan béarnais, au béret incliné surl’oreille, piquait dans les prairies ces petits chevaux de troisécus qui bondissent infatigables sur leurs jarrets d’acier, fontvingt lieues d’une traite et, jamais étrillés, jamais couverts, sesecouent en arrivant au but, et vont brouter dans la premièretouffe de bruyère venue, leur unique, leur suffisant repas.

– Ventre de biche ! disait Chicot,je n’ai jamais vu la Gascogne si riche. Le Béarnais vit comme uncoq en pâte.

Puisqu’il est si heureux, il y a toute raisonde croire, comme le dit son frère le roi de France, qu’il est…bon ; mais il ne l’avouera peut-être pas, lui. En vérité,quoique traduite en latin, la lettre me gêne encore ; j’aipresque envie de la retraduire en grec.

Mais, bah ! je n’ai jamais entendu direque Henriot, comme l’appelait son frère Charles IX, sût le latin.Je lui ferai de ma traduction latine une traduction françaiseexpurgata, comme on dit à la Sorbonne.

Et Chicot, tout en faisant ces réflexions toutbas, s’informait tout haut où était le roi.

Le roi était à Nérac. D’abord on l’avait cru àPau, ce qui avait engagé notre messager à pousser jusqu’àMont-de-Marsan ; mais, arrivé là, la topographie de la couravait été rectifiée, et Chicot avait pris à gauche pour rejoindrela route de Nérac, qu’il trouva pleine de gens revenant du marchéde Condom.

On lui apprit, – Chicot, on se le rappelle,fort circonspect quand il s’agissait de répondre aux questions desautres, Chicot était fort questionneur, – on lui apprit,disons-nous, que le roi de Navarre menait fort joyeuse vie, etqu’il ne se reposait point dans ses perpétuelles transitions d’unamour à l’autre.

Chicot avait fait, par les chemins, l’heureuserencontre d’un jeune prêtre catholique, d’un marchand de moutons etd’un officier, qui se tenaient fort bonne compagnie depuisMont-de-Marsan, et devisaient avec force bombances, partout où l’ons’arrêtait.

Ces gens lui parurent, par cette associationtoute de hasard, représenter merveilleusement la Navarre, éclairée,commerçante et militante. Le clerc lui récita les sonnets que l’onfaisait sur les amours du roi et de la belle Fosseuse, fille deRené de Montmorency, baron de Fosseux.

– Voyons, voyons, dit Chicot, il faudraitpourtant nous entendre : on croit à Paris que Sa Majesté leroi de Navarre est folle de mademoiselle Le Rebours.

– Oh ! dit l’officier, c’était àPau, cela.

– Oui, oui, reprit le clerc, c’était àPau.

– Ah ! c’était à Pau ? repritle marchand qui, en sa qualité de simple bourgeois, paraissait lemoins bien informé des trois.

– Comment ! demanda Chicot, le roi adonc une maîtresse par ville ?

– Mais cela se pourrait bien, repritl’officier, car, à ma connaissance, il était l’amant demademoiselle Dayelle, tandis que j’étais en garnison àCastelnaudary.

– Attendez donc, attendez donc, fitChicot : mademoiselle Dayelle, une Grecque ?

– C’est cela, dit le clerc, uneCypriote.

– Pardon, pardon, dit le marchandenchanté de placer son mot, c’est que je suis d’Agen,moi !

– Eh bien ?

– Eh bien ! je puis répondre que leroi a connu mademoiselle de Tignonville à Agen.

– Ventre de biche ! fit Chicot, quelvert galant ! Mais, pour en revenir à mademoiselle Dayelle,j’ai connu la famille…

– Mademoiselle Dayelle était jalouse etmenaçait sans cesse ; elle avait un joli petit poignardrecourbé qu’elle posait sur sa table à ouvrage, et, un jour, le roiest parti, emportant le poignard, et disant qu’il ne voulait pointqu’il arrivât malheur à celui qui lui succéderait.

– De sorte qu’à cette heure Sa Majestéest tout entière à mademoiselle Le Rebours ? demandaChicot.

– Au contraire, au contraire, fit leprêtre, ils sont brouillés ; mademoiselle Le Rebours étaitfille de président et, comme telle, un peu trop forte en procédure.Elle a tant plaidé contre la reine, grâce aux insinuations de lareine-mère, que la pauvre fille en est tombée malade. Alors lareine Margot, qui n’est pas sotte, a pris ses avantages et elle adécidé le roi à quitter Pau pour Nérac, de sorte que voilà un amourcoupé.

– Alors, demanda Chicot, la nouvellepassion du roi est pour la Fosseuse ?

– Oh ! mon Dieu, oui ; d’autantplus qu’elle est enceinte : c’est une frénésie.

– Mais que dit la reine ? demandaChicot.

– La reine ? fit l’officier.

– Oui, la reine.

– La reine met ses douleurs au pied ducrucifix, dit le prêtre.

– D’ailleurs, ajouta l’officier, la reineignore toutes ces choses.

– Bon ! fit Chicot, la chose n’estpoint possible.

– Pourquoi cela ? demandal’officier.

– Parce que Nérac n’est pas une villetellement grande, que l’on ne s’y voie d’une façontransparente.

– Ah ! quant à cela, monsieur, ditle clerc, il y a un parc, et dans ce parc des allées de plus detrois mille pas, toutes plantées de cyprès, de platanes et desycomores magnifiques ; c’est une ombre à ne pas s’y voir àdix pas en plein jour. Songez un peu quand on y va la nuit.

– Et puis la reine est fort occupée,monsieur, dit le clerc.

– Bah ! occupée ?

– Oui.

– Et de qui, s’il vous plaît ?

– De Dieu, monsieur, répliqua le prêtreavec morgue.

– De Dieu ! s’écria Chicot.

– Pourquoi pas ?

– Ah ! la reine estdévote ?

– Très dévote.

– Cependant, il n’y a pas de messe aupalais, à ce que j’imagine ? fit Chicot.

– Et vous imaginez fort mal, monsieur.Pas de messe ! nous prenez-vous pour des païens ?Apprenez, monsieur, que si le roi va au prêche avec sesgentilshommes, la reine se fait dire la messe dans une chapelleparticulière.

– La reine ?

– Oui, oui.

– La reine Marguerite ?

– La reine Marguerite ; à tellesenseignes que moi, prêtre indigne, j’ai touché deux écus pour avoirdeux fois officié dans cette chapelle ; j’y ai même fait unfort beau sermon sur le texte :

« Dieu a séparé le bon grain del’ivraie. » Il y a dans l’Évangile : « Dieuséparera ; » mais j’ai supposé, moi, comme il y a fortlongtemps que l’Évangile est écrit, j’ai supposé que la chose étaitfaite.

– Et le roi a eu connaissance de cesermon ? demanda Chicot.

– Il l’a entendu.

– Sans se fâcher ?

– Tout au contraire, il a fortapplaudi.

– Vous me stupéfiez, répondit Chicot.

– Il faut ajouter, dit l’officier, qu’onne fait pas que courir le prêche ou la messe ; il y a de bonsrepas au château, sans compter les promenades, et je ne pense pasque nulle part en France les moustaches soient plus promenées quedans les allées de Nérac.

Chicot venait d’obtenir plus de renseignementsqu’il ne lui en fallait pour bâtir tout un plan.

Il connaissait Marguerite pour l’avoir vue àParis tenir sa cour, et il savait du reste que si elle était peuclairvoyante en affaires d’amour, c’était lorsqu’elle avait unmotif quelconque de s’attacher un bandeau sur les yeux.

– Ventre de biche ! dit-il, voilàpar ma foi des allées de cyprès et trois mille pas d’ombre qui metrottent désagréablement par la tête. Je m’en vais dire la vérité àNérac, moi qui viens de Paris, à des gens qui ont des allées detrois mille pas et des ombres telles, que les femmes n’y voientpoint leurs maris se promener avec leurs maîtresses. Corbiou !on me déchiquetera ici pour m’apprendre à troubler tant depromenades charmantes.

Heureusement, je connais la philosophie duroi, et j’espère en elle. D’ailleurs, je suis ambassadeur ;tête sacrée. Allons !

Et Chicot continua sa course.

Il entra vers le soir à Nérac, justement àl’heure de ces promenades qui préoccupaient si fort le roi deFrance et son ambassadeur.

Au reste, Chicot put se convaincre de lafacilité des mœurs royales à la façon dont il fut admis à uneaudience.

Un simple valet de pied lui ouvrit les portesd’un salon rustique dont les abords étaient tout émaillés defleurs ; au-dessus de ce salon étaient l’antichambre du roi etla chambre qu’il aimait à habiter le jour, pour donner cesaudiences sans conséquence dont il était si prodigue.

Un officier, voire même un page, allait leprévenir quand se présentait un visiteur. Cet officier ou ce pagecourait après le roi jusqu’à ce qu’il le trouvât, en quelqueendroit qu’il fût. Le roi venait sur cette seule invitation, etrecevait le requérant.

Chicot fut profondément touché de cettefacilité toute gracieuse. Il jugea le roi bon, candide et toutamoureux.

Ce fut bien plus encore son opinion, lorsqu’aubout d’une allée sinueuse et bordée de lauriers-roses en fleurs, ilvit arriver avec un mauvais feutre sur la tête, un pourpointfeuille-morte et des bottes grises, le roi de Navarre tout épanoui,un bilboquet à la main.

Henri avait le front uni, comme si aucun soucin’osait l’effleurer de l’aile, la bouche rieuse, l’œil brillantd’insouciance et de santé.

Tout en s’approchant, il arrachait de la maingauche les fleurs de la bordure.

– Qui me veut parler ? demanda-t-ilà son page.

– Sire, répondit celui-ci, un homme quim’a l’air moitié seigneur, moitié homme de guerre.

Chicot entendit ces derniers mots et s’avançagracieusement.

– C’est moi, sire, dit-il.

– Bon ! s’écria le roi en levant sesdeux bras au ciel, monsieur Chicot en Navarre, monsieur Chicot cheznous, ventre saint-gris ! soyez le bienvenu, cher monsieurChicot.

– Mille grâces, sire.

– Bien vivant, grâce à Dieu.

– Je l’espère du moins, cher sire, ditChicot, transporté d’aise.

– Ah ! parbleu, dit Henri, nousallons boire ensemble d’un petit vin de Limoux dont vous medonnerez des nouvelles. Vous me faites en vérité bien joyeux,monsieur Chicot ; asseyez-vous là.

Et il montrait un banc de gazon.

– Jamais, sire, dit Chicot en sedéfendant.

– Avez-vous donc fait deux cents lieuespour me venir voir, afin que je vous laisse debout ? Non pas,monsieur Chicot, assis, assis ; on ne cause bien qu’assis.

– Mais, sire, le respect.

– Du respect chez nous, en Navarre !tu es fou, mon pauvre Chicot, et qui donc pense à cela ?

– Non, sire, je ne suis pas fou, réponditChicot ; je suis ambassadeur.

Un léger pli se forma sur le front pur duroi ; mais il disparut si rapidement que Chicot, toutobservateur qu’il était, n’en reconnut même pas la trace.

– Ambassadeur, dit Henri avec unesurprise qu’il essaya de rendre naïve, ambassadeur dequi ?

– Ambassadeur du roi Henri III. Je viensde Paris et du Louvre, sire.

– Ah ! c’est différent alors, dit leroi en se levant de son banc de gazon avec un soupir. Allez,page ; laissez-nous. Montez du vin au premier, dans machambre ; non, dans mon cabinet. Venez avec moi, Chicot, queje vous conduise.

Chicot suivit le roi de Navarre. Henrimarchait plus vite alors qu’en revenant par son allée delauriers.

– Quelle misère ! pensa Chicot, devenir troubler cet honnête homme dans sa paix et dans sonignorance. Bast ! il sera philosophe !

XLV – Comment le roi de Navarre devinaque Turennius voulait dire Turenne et Margota Margot.

Le cabinet du roi de Navarre n’était pas biensomptueux, comme on le présume. Sa Majesté Béarnaise n’était pointriche, et du peu qu’elle avait, ne faisait point de folies. Cecabinet occupait, avec la chambre à coucher de parade, toute l’ailedroite du château ; un corridor était pris sur l’antichambreou chambre des gardes et sur la chambre à coucher ; cecorridor conduisait au cabinet.

De cette pièce spacieuse et assezconvenablement meublée, quoiqu’on n’y trouvât aucune trace du luxeroyal, la vue s’étendait sur des prés magnifiques situés au bord dela rivière.

De grands arbres, saules et platanes,cachaient le cours de l’eau sans empêcher les yeux de s’éblouir detemps en temps, lorsque le fleuve sortant, comme un dieumythologique, de son feuillage, faisait resplendir au soleil demidi ses écailles d’or, ou à la lune de minuit, ses draperiesd’argent.

Les fenêtres donnaient donc d’un côté sur cepanorama magique, terminé au loin par une chaîne de collines, unpeu brûlée du soleil le jour, mais qui, le soir, terminaitl’horizon par des teintes violâtres d’une admirable limpidité, etde l’autre côté sur la cour du château. Éclairée ainsi, à l’orientet à l’occident, par ce double rang de fenêtres correspondantes lesunes avec les autres, rouge ici, bleue là, la salle avait desaspects magnifiques, quand elle reflétait avec complaisance lespremiers rayons du soleil, ou l’azur nacré de la lunenaissante.

Ces beautés naturelles préoccupaient moinsChicot, il faut le dire, que la distribution de ce cabinet, demeurehabituelle de Henri. Dans chaque meuble, l’intelligent ambassadeursemblait en effet chercher une lettre, et cela avec d’autant plusd’attention, que l’assemblage de ces lettres devait lui donner lemot de l’énigme qu’il cherchait depuis longtemps, et qu’il avait,plus particulièrement encore, cherché tout le long de la route.

Le roi s’assit, avec sa bonhomie ordinaire etson sourire éternel, dans un grand fauteuil de daim à clous dorés,mais à franges de laine ; Chicot, pour lui obéir, fit rouleren face de lui un pliant ou plutôt un tabouret recouvert de même etenrichi de pareils ornements.

Henri regardait Chicot de tous ses yeux, avecdes sourires, nous l’avons déjà dit, mais en même temps avec uneattention qu’un courtisan eût trouvée fatigante.

– Vous allez trouver que je suis biencurieux, cher monsieur Chicot, commença par dire le roi ; maisc’est plus fort que moi : je vous ai regardé si longtempscomme mort, que, malgré toute la joie que me cause votrerésurrection, je ne puis me faire à l’idée que vous soyez vivant.Pourquoi donc avez-vous tout à coup disparu de ce monde ?

– Eh ! sire, fit Chicot, avec saliberté habituelle, vous avez bien disparu de Vincennes, vous.Chacun s’éclipse selon ses moyens, et surtout ses besoins.

– Vous avez toujours plus d’esprit quetout le monde, cher monsieur Chicot, dit Henri, et c’est à celasurtout que je reconnais ne point parler à votre ombre.

Puis prenant un air sérieux :

– Mais, voyons, ajouta-t-il, voulez-vousque nous mettions l’esprit de côté et que nous parlionsaffaires ?

– Si cela ne fatigue pas trop VotreMajesté, je me mets à ses ordres.

L’œil du roi étincela.

– Me fatiguer ! reprit-il, puis,d’un autre ton : Il est vrai que je me rouille ici,continua-t-il avec calme. Mais je ne suis pas fatigué tant que jen’ai rien fait. Or, aujourd’hui Henri de Navarre a, deçà et delà,fort traîné son corps, mais le roi n’a pas encore fait agir sonesprit.

– Sire, j’en suis bien aise, réponditChicot ; ambassadeur d’un roi, votre parent et votre ami, j’aides commissions fort délicates à faire près de Votre Majesté.

– Parlez vite alors, car vous piquez macuriosité.

– Sire…

– Vos lettres de créance d’abord, c’estune formalité inutile, je le sais, puisqu’il s’agit de vous ;mais enfin je veux vous montrer que tout paysan béarnais que noussommes, nous savons notre devoir de roi.

– Sire, j’en demande pardon à VotreMajesté, répondit Chicot, mais tout ce que j’avais de lettres decréance, je l’ai noyé dans les rivières, jeté dans le feu,éparpillé dans l’air.

– Et pourquoi cela, cher monsieurChicot ?

– Parce qu’on ne voyage pas, quand on serend en Navarre, chargé d’une ambassade, comme on voyage pour alleracheter du drap à Lyon, et que si l’on a le dangereux honneur deporter des lettres royales, on risque de ne les porter que chez lesmorts.

– C’est vrai, dit Henri avec une parfaitebonhomie, les routes ne sont pas sûres, et en Navarre nous ensommes réduits, faute d’argent, à nous confier à la probité desmanants ; ils ne sont pas très voleurs, du reste.

– Comment donc ! s’écria Chicot,mais ce sont des agneaux, ce sont de petits anges, sire, mais enNavarre seulement.

– Ah ! ah ! fit Henri.

– Oui, mais hors de la Navarre onrencontre des loups et des vautours autour de chaque proie ;j’étais une proie, sire, de sorte que j’ai eu mes vautours et mesloups.

– Qui ne vous ont pas mangé tout à fait,au reste, je le vois avec plaisir.

– Ventre de biche ! sire, ce n’estpas leur faute ! ils ont bien fait tout ce qu’ils ont pu pourcela. Mais ils m’ont trouvé trop coriace, et n’ont pu entamer mapeau. Mais, sire, laissons là, s’il vous plaît, les détails de monvoyage, qui sont choses oiseuses, et revenons-en à notre lettre decréance.

– Mais puisque vous n’en avez pas, chermonsieur Chicot, dit Henri, il me paraît fort inutile d’yrevenir.

– C’est-à-dire que je n’en ai pasmaintenant, mais que j’en avais une.

– Ah ! à la bonne heure !donnez, monsieur Chicot.

Et Henri étendit la main.

– Voilà le malheur, sire, repritChicot ; j’avais une lettre comme je viens d’avoir l’honneurde le dire à Votre Majesté, et peu de gens l’eussent euemeilleure.

– Vous l’avez perdue ?

– Je me suis hâté de l’anéantir, sire,car M. de Mayenne courait après moi pour me la voler.

– Le cousin Mayenne ?

– En personne.

– Heureusement il ne court pas bien fort.Engraisse-t-il toujours ?

– Ventre de biche ! pas en cemoment, je suppose.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’en courant, comprenez-vous,sire, il a eu le malheur de me rejoindre, et dans la rencontre, mafoi, il a attrapé un bon coup d’épée.

– Et de la lettre ?

– Pas l’ombre, grâce à la précaution quej’avais prise.

– Bravo ! vous aviez tort de ne pasvouloir me raconter votre voyage, monsieur Chicot, dites-moi celaen détail, cela m’intéresse vivement.

– Votre Majesté est bien bonne.

– Seulement une chose m’inquiète.

– Laquelle ?

– Si la lettre est anéantie pour mons deMayenne, elle est de même anéantie pour moi ; comment doncsaurai-je alors quelle chose m’écrivait mon bon frère Henri,puisque sa lettre n’existe plus ?

– Pardon, sire ! elle existe dans mamémoire.

– Comment cela ?

– Avant de la déchirer, je l’ai apprisepar cœur.

– Excellente idée, monsieur Chicot,excellente, et je reconnais bien là l’esprit d’un compatriote. Vousallez me la réciter, n’est-ce pas ?

– Volontiers, sire.

– Telle qu’elle était, sans y rienchanger ?

– Sans y faire un seul contre-sens.

– Comment dites-vous ?

– Je dis que je vais vous la direfidèlement ; quoique j’ignore la langue, j’ai bonnemémoire.

– Quelle langue ?

– La langue latine donc.

– Je ne vous comprends pas, dit Henriavec son clair regard à l’adresse de Chicot. Vous parlez de languelatine, de lettre…

– Sans doute.

– Expliquez-vous ; la lettre de monfrère était-elle donc écrite en latin ?

– Eh ! oui, sire.

– Pourquoi en latin ?

– Ah ! sire, sans doute parce que lelatin est une langue audacieuse, la langue qui sait tout dire, lalangue avec laquelle Perse et Juvénal ont éternisé la démence etles erreurs des rois.

– Des rois ?

– Et des reines, sire.

Le sourcil du roi se plissa sur sa profondeorbite.

– Je veux dire des empereurs et desimpératrices, reprit Chicot.

– Vous savez donc le latin, vous,monsieur Chicot ? reprit froidement Henri.

– Oui et non, sire.

– Vous êtes bienheureux si c’est oui, carvous avez un avantage immense sur moi, qui ne le sais pas ;aussi je n’ai jamais pu me mettre sérieusement à la messe à causede ce diable de latin ; donc vous le savez, vous ?

– On m’a appris à le lire, sire, commeaussi le grec et l’hébreu.

– C’est très commode, monsieur Chicot,vous êtes un livre vivant.

– Votre Majesté vient de trouver le mot,un livre vivant. On imprime quelques pages dans ma mémoire, onm’expédie où l’on veut, j’arrive, on me lit et l’on mecomprend.

– Ou l’on ne vous comprend pas.

– Comment cela, sire ?

– Dame ! si l’on ne sait pas lalangue dans laquelle vous êtes imprimé.

– Oh ! sire, les rois saventtout.

– C’est ce que l’on dit au peuple,monsieur Chicot, et ce que les flatteurs disent aux rois.

– Alors, sire, il est inutile que jerécite à Votre Majesté cette lettre que j’avais apprise par cœur,puisque ni l’un ni l’autre de nous n’y comprendra rien.

– Est-ce que le latin n’a pas beaucoupd’analogie avec l’italien ?

– On assure cela, sire.

– Et avec l’espagnol ?

– Beaucoup, à ce qu’on dit.

– Alors, essayons ; je sais un peul’italien, mon patois gascon ressemble fort à l’espagnol, peut-êtrecomprendrai-je le latin sans jamais l’avoir appris.

Chicot s’inclina.

– Votre Majesté ordonne donc ?

– C’est-à-dire que je vous prie, chermonsieur Chicot.

Chicot débuta par la phrase suivante, qu’ilenveloppa de toutes sortes de préambules :

« Frater carissime,

« Sincerus amor quo te prosequebaturgermanus noster Carolus nonus, functus nuper, colet usque regiamnostram et pectori meo pertinaciter adhaeret. »

Henri ne sourcilla point, mais au dernier motil arrêta Chicot du geste.

– Ou je me trompe fort, dit-il, ou l’onparle dans cette phrase d’amour, d’obstination et de mon frèreCharles IX.

– Je ne dirais pas non, dit Chicot, c’estune si belle langue que le latin, que tout cela tiendrait dans uneseule phrase.

– Poursuivez, dit le roi.

Chicot continua.

Le Béarnais écouta avec le même flegme tousles passages où il était question de sa femme et du vicomte deTurenne ; mais au dernier nom :

– Turennius ne veut-il pas direTurenne ? demanda-t-il.

– Je pense que oui, sire.

– Et Margota, ne serait-ce pasle petit nom d’amitié que mes frères Charles IX et Henri IIIdonnaient à leur sœur, ma bien-aimée épouse Marguerite ?

– Je n’y vois rien d’impossible, répliquaChicot. Et il poursuivit son récit jusqu’au bout de la dernièrephrase, sans qu’une seule fois le visage du roi eût changéd’expression.

Enfin il s’arrêta sur la péroraison, dont ilavait caressé le style avec des ronflements si sonores, qu’on eûtdit un paragraphe des Verrines ou du discours pour le poèteArchias.

– C’est fini ? demanda Henri.

– Oui, sire.

– Eh bien ! ce doit êtresuperbe.

– N’est-ce pas, sire ?

– Quel malheur que je n’en aie comprisque deux mots : Turennius et Margota, etencore !

– Malheur irréparable, sire, à moins queVotre Majesté ne se décide à faire traduire la lettre par quelqueclerc.

– Oh ! non, dit vivement Henri, etvous-même, monsieur Chicot, qui avez mis tant de discrétion dansvotre ambassade en faisant disparaître l’autographe original, vousne me conseillez point, n’est-ce pas, de livrer cette lettre à unepublicité quelconque ?

– Je ne dis point cela, sire.

– Mais vous le pensez ?

– Je pense, puisque Votre Majestém’interroge, que la lettre du roi son frère, recommandée à moi avectant de soin, et expédiée à Votre Majesté par un envoyéparticulier, contient peut-être çà et là quelque bonne chose dontVotre Majesté pourrait faire son profit.

– Oui ; mais pour confier ces bonneschoses à quelqu’un, il faudrait que j’eusse en ce quelqu’un pleineconfiance.

– Certainement.

– Eh bien, faites une chose, dit Henricomme illuminé par une idée.

– Laquelle ?

– Allez trouver ma femme Margota ;elle est savante ; récitez-lui la lettre, et bien sûr qu’ellecomprendra, elle. Alors, et tout naturellement, elle mel’expliquera.

– Ah ! Voilà qui estadmirable ! s’écria Chicot, et Votre Majesté parle d’or.

– N’est-ce pas ? Vas-y.

– J’y cours, Sire.

– Ne change pas un lot à la lettre,surtout.

– Cela me serait impossible ; ilfaudrait que je susse le latin, et je ne le sais pas ; quelquebarbarisme tout au plus.

– Allez-y, mon ami, allez.

Chicot prit les renseignements pour trouverMme Marguerite, et quitta le roi, plus convaincu que jamais que leroi était une énigme.

XLVI – L’allée des trois mille pas

La reine habitait l’autre aile du châteaudivisée à peu près de la même façon que celle que venait de quitterChicot.

On entendait toujours de ce côté quelquemusique, on y voyait toujours rôder quelque panache.

La fameuse allée des trois mille pas, dont ilavait été tant question, commençait aux fenêtres même deMarguerite, et sa vue ne s’arrêtait jamais que sur des objetsagréables, tels que massifs de fleurs, berceaux de verdure,etc.

On eût dit que la pauvre princesse essayait dechasser, par le spectacle des choses gracieuses, tant d’idéeslugubres qui habitaient au fond de sa pensée.

Un poète périgourdin – Marguerite, en provincecomme à Paris, était toujours l’étoile des poètes, – un poètepérigourdin avait composé un sonnet à son intention.

« Elle veut, disait-il, par le soinqu’elle met à placer garnison dans son esprit, en chasser tous lestristes souvenirs. »

Née au pied du trône, fille, sœur et femme deroi, Marguerite avait en effet profondément souffert. Saphilosophie, plus fanfaronne que celle du roi de Navarre, étaitmoins solide, parce qu’elle n’était que factice et due à l’étude,tandis que celle du roi naissait de son propre fonds.

Aussi Marguerite, toute philosophe qu’elleétait, ou plutôt qu’elle voulait être, avait-elle déjà laissé letemps et les chagrins imprimer leurs sillons expressifs sur sonvisage.

Elle était néanmoins encore d’une remarquablebeauté, beauté de physionomie surtout, celle qui frappe le moinschez les personnes d’un rang vulgaire, mais qui plaît le plus chezles illustres, à qui l’on est toujours prêt à accorder lasuprématie de la beauté physique. Marguerite avait le sourirejoyeux et bon, l’œil humide et brillant, le geste souple etcaressant ; Marguerite, nous l’avons dit, était toujours uneadorable créature.

Femme, elle marchait comme uneprincesse ; reine, elle avait la démarche d’une charmantefemme.

Aussi elle était idolâtrée à Nérac, où elleimportait l’élégance, la joie, la vie. Elle, une princesseparisienne, avait pris en patience le séjour de la province,c’était déjà une vertu dont les provinciaux lui savaient le plusgrand gré.

Sa cour n’était pas seulement une cour degentilshommes et de dames, tout le monde l’aimait à la fois, commereine et comme femme ; et, de fait, l’harmonie de ses flûteset de ses violons, comme la fumée et les reliefs de ses festins,étaient pour tout le monde.

Elle savait faire du temps un emploi tel, quechacune de ses journées lui rapportait quelque chose, et qu’aucuned’elles n’était perdue pour ceux qui l’entouraient.

Pleine de fiel pour ses ennemis, mais patienteafin de se mieux venger ; sentant instinctivement sousl’enveloppe d’insouciance et de longanimité d’Henri de Navarre, unmauvais vouloir pour elle et la conscience permanente de chacun deses déportements, sans parents, sans amis, Marguerite s’étaithabituée à vivre avec de l’amour, ou tout au moins avec dessemblants d’amour, et à remplacer par la poésie et le bien-être,famille, époux, amis et le reste.

Nul excepté Catherine de Médicis, nul exceptéChicot, nul excepté quelques ombres mélancoliques qui fussentrevenues du sombre royaume de la mort, nul n’eût su dire pourquoiles joues de Marguerite étaient déjà si pâles, pourquoi ses yeux senoyaient involontairement de tristesses inconnues, pourquoi enfince cœur profond laissait voir son vide, jusque dans son regardautrefois si expressif.

Marguerite n’avait plus de confidents. Lapauvre reine n’en voulait plus, depuis que les autres avaient, pourde l’argent, vendu sa confiance et son honneur.

Elle marchait donc seule, et cela doublaitpeut-être encore aux yeux des Navarrais, sans qu’ils s’endoutassent eux-mêmes, la majesté de cette attitude, mieux dessinéepar son isolement.

Du reste, ce mauvais vouloir, qu’elle sentaitchez Henri, était tout instinctif, et venait bien plutôt de lapropre conscience de ses torts, que des faits du Béarnais. Henriménageait en elle une fille de France ; il ne lui parlaitqu’avec une obséquieuse politesse, ou qu’avec un gracieuxabandon ; il n’avait pour elle, en toute occasion et à proposde toutes choses, que les procédés d’un mari et d’un ami.

Aussi, la cour de Nérac, comme toutes lesautres cours vivant sur les relations faciles, débordait-elled’harmonies au moral et au physique.

Telles étaient les études et les réflexionsque faisait, sur des apparences bien faibles encore, Chicot, leplus observateur et le plus méticuleux des hommes.

Il s’était présenté d’abord au palais,renseigné par Henri, mais il n’y avait trouvé personne. Marguerite,lui avait-on dit, était au bout de cette belle allée parallèle aufleuve, et il se rendait dans cette allée, qui était la fameuseallée des trois mille pas, par celle des lauriers roses.

Lorsqu’il fut aux deux tiers de l’allée, ilaperçut au bout, sous un bosquet de jasmin d’Espagne, de genêts etde clématites, un groupe chamarré de rubans, de plumes et d’épéesde velours ; peut-être toute cette belle friperie était-elled’un goût un peu usé, d’une mode un peu vieillie ; mais pourNérac c’était brillant, éblouissant même. Chicot, qui venait endroite ligne de Paris, fut satisfait du coup d’œil.

Comme un page du roi précédait Chicot, lareine, dont les yeux erraient ça et là avec l’éternelle inquiétudedes cœurs mélancoliques, la reine reconnut les couleurs de Navarreet l’appela.

– Que veux-tu, d’Aubiac ?demanda-t-elle.

Le jeune homme, nous aurions pu dire l’enfant,car il n’avait que douze ans à peine, rougit et ploya le genouxdevant Marguerite.

– Madame, dit-il en français, car lareine exigeait qu’on proscrivît le patois de toutes lesmanifestations de service ou de toutes les relations d’affaires, ungentilhomme de Paris, envoyé du Louvre à Sa Majesté le roi deNavarre, et renvoyé par Sa Majesté le roi de Navarre à vous, désireparler à Votre Majesté.

Un feu subit colora le beau visage deMarguerite ; elle se tourna vivement et avec cette sensationpénible qui, à toute occasion, pénètre les cœurs longtempsfroissés.

Chicot était debout et immobile à vingt pasd’elle.

Ses yeux subtils reconnurent au maintien et àla silhouette, car le Gascon se dessinait sur le fond orangé duciel, une tournure de connaissance ; elle quitta le cercle, aulieu de commander au nouveau venu d’approcher.

En se retournant toutefois pour donner unadieu à la compagnie, elle fit signe du bout des doigts à un desplus richement vêtus et des plus beaux gentilshommes.

L’adieu pour tous était réellement un adieupour un seul.

Mais comme le cavalier privilégié neparaissait pas sans inquiétude, malgré ce salut qui avait pour butde le rassurer, et que l’œil d’une femme voit tout :

– Monsieur de Turenne, dit Marguerite,veuillez dire à ces dames que je reviens dans un instant.

Le beau gentilhomme au pourpoint blanc et bleus’inclina avec plus de légèreté que ne l’eût fait un courtisanindifférent.

La reine vint d’un pas rapide à Chicot, quiavait examiné toute cette scène, si bien en harmonie avec lesphrases de la lettre qu’il apportait, sans bouger d’unesemelle.

– Monsieur Chicot ! s’écriaMarguerite étonnée, en abordant le Gascon.

– Aux pieds de Votre Majesté, fit Chicot,de Votre Majesté, toujours bonne et toujours belle, et toujoursreine à Nérac comme au Louvre.

– C’est miracle de vous voir si loin deParis, monsieur.

– Pardonnez-moi, madame, car ce n’est pasle pauvre Chicot qui a eu l’idée de faire ce miracle.

– Je le crois bien, vous étiez mort,disait-on.

– Je faisais le mort.

– Que voulez-vous de nous, monsieurChicot ? serais-je particulièrement assez heureuse pour qu’onse souvînt de la reine de Navarre en France ?

– Oh ! madame, dit Chicot ensouriant, soyez tranquille, on n’oublie pas les reines chez nous,quand elles ont votre âge et surtout votre beauté.

– On est donc toujours galant àParis ?

– Le roi de France, ajouta Chicot sansrépondre à la dernière question, écrit même à ce sujet au roi deNavarre.

Marguerite rougit.

– Il écrit ? demanda-t-elle.

– Oui, madame.

– Et c’est vous qui avez apporté lalettre ?

– Apporté, non pas, par des raisons quele roi de Navarre vous expliquera, mais apprise par cœur et répétéede souvenir.

– Je comprends. Cette lettre étaitd’importance, et vous avez craint qu’elle ne se perdît ou qu’on nevous la volât ?

– Voilà le vrai, madame ; maintenantque Votre Majesté m’excuse, mais la lettre était écrite enlatin.

– Oh ! très bien ! s’écria lareine : vous savez que je sais le latin.

– Et le roi de Navarre, demanda Chicot,le sait-il ?

– Cher monsieur Chicot, réponditMarguerite, il est fort difficile de savoir ce que sait ou ne saitpas le roi de Navarre.

– Ah ! ah ! fit Chicot, heureuxde voir qu’il n’était pas le seul à chercher le mot del’énigme.

– S’il faut en croire les apparences,continua Marguerite, il le sait fort mal, car jamais il necomprend, ou du moins ne semble comprendre, quand je parle en cettelangue avec quelqu’un de la cour.

Chicot se mordit les lèvres.

– Ah diable ! fit-il.

– Lui avez-vous dit cette lettre ?demanda Marguerite.

– C’était à lui qu’elle étaitadressée.

– Et a-t-il paru la comprendre ?

– Deux mots seulement.

– Lesquels ?

– Turennius et Margota.

– Turennius etMargota ?

– Oui, ces deux mots se trouvent dans lalettre.

– Alors qu’a-t-il fait ?

– Il m’a envoyé vers vous, madame.

– Vers moi ?

– Oui, en disant que cette lettreparaissait contenir des choses trop importantes pour la fairetraduire par un étranger, et qu’il valait mieux que ce fût vous,qui étiez la plus belle des savantes et la plus savante desbelles.

– Je vous écouterai, monsieur Chicot,puisque c’est l’ordre du roi que je vous écoute.

– Merci, madame : où plaît-il àVotre Majesté que je parle ?

– Ici ; non, non, chez moiplutôt : venez dans mon cabinet, je vous prie.

Marguerite regarda profondément Chicot, qui,par pitié pour elle peut-être, lui avait d’avance laissé entrevoirun coin de la vérité.

La pauvre femme sentit le besoin d’un appui,d’un dernier retour vers l’amour peut-être, avant de subirl’épreuve qui la menaçait.

– Vicomte, dit-elle à M. de Turenne,votre bras jusqu’au château. Précédez-nous, monsieur Chicot, jevous en supplie.

XLVII – Le cabinet de Marguerite

Nous ne voudrions pas être accusés de nepeindre que festons et qu’astragales et de laisser se sauver àpeine le lecteur à travers le jardin ; mais tel maître, tellogis, et s’il n’a pas été inutile de peindre l’allée des troismille pas et le cabinet de Henri, il peut être de quelque intérêtaussi de peindre le cabinet de Marguerite.

Parallèle à celui de Henri, percé de portes dedégagement ouvertes sur des chambres et des couloirs, de fenêtrescomplaisantes et muettes comme les portes, fermées par desjalousies de fer à serrures dont les clefs tournent sans bruit,voilà pour l’extérieur du cabinet de la reine.

À l’intérieur, des meubles modernes, destapisseries d’un goût à la mode du jour, des tableaux, des émaux,des faïences, des armes de prix, des livres et des manuscritsgrecs, latins et français, surchargeant toutes les tables, desoiseaux dans leurs volières, des chiens sur les tapis, un mondetout entier enfin, végétaux et animaux, vivant d’une commune vieavec Marguerite.

Les gens d’un esprit supérieur ou d’une viesurabondante ne peuvent marcher seuls dans l’existence ; ilsaccompagnent chacun de leurs sens, chacun de leurs penchants, detoute chose en harmonie avec eux, et que leur force attractiveentraîne dans leur tourbillon, de sorte qu’au lieu d’avoir vécu etsenti comme les gens ordinaires, ils ont décuplé leurs sensationset doublé leur existence.

Certainement Épicure est un héros pourl’humanité ; les païens eux-mêmes ne l’ont pas compris :c’était un philosophe sévère, mais qui, à force de vouloir que rienne fût perdu dans la somme de nos ressorts et de nos ressources,procurait, dans son inflexible économie, des plaisirs à quiconqueagissant tout spirituellement ou tout bestialement, n’eût perçu quedes privations ou des douleurs.

Or, on a beaucoup déclamé contre Épicure sansle connaître, et l’on a beaucoup loué, sans les connaître aussi,ces pieux solitaires de la Thébaïde qui annihilaient le beau de lanature humaine en neutralisant le laid. Tuer l’homme, c’est tueraussi avec lui les passions, sans doute, mais enfin c’est tuer,chose que Dieu défend de toutes ses forces et de toutes seslois.

La reine était femme à comprendre Épicure, engrec, d’abord, ce qui était le moindre de ses mérites ; elleoccupait si bien sa vie, qu’avec mille douleurs elle savaitcomposer un plaisir, ce qui, en sa qualité de chrétienne, luidonnait lieu à bénir plus souvent Dieu qu’un autre, qu’il s’appelâtDieu ou Théos, Jéhovah ou Magog.

Toute cette digression prouve clair comme lejour la nécessité où nous étions de décrire les appartements deMarguerite.

Chicot fut invité à s’asseoir dans un beau etbon fauteuil de tapisserie représentant un Amour éparpillant unnuage de fleurs ; un page, qui n’était pas d’Aubiac, mais quiétait plus beau et plus richement vêtu, offrit de nouveauxrafraîchissements au messager. Chicot n’accepta point, et se mit endevoir quand le vicomte de Turenne eut quitté la place, de réciter,avec une imperturbable mémoire, la lettre du roi de France et dePologne par la grâce de Dieu.

Nous connaissons cette lettre, que nous avonslue en français en même temps que Chicot ; nous croyons doncde toute inutilité d’en donner la traduction latine.

Chicot transmettait cette traduction avecl’accent le plus étrange possible, afin que la reine fût le pluslongtemps possible à la comprendre ; mais si fort habile qu’ilfût à travestir son propre ouvrage, Marguerite le saisissait au volet ne cachait aucunement sa fureur et son indignation.

À mesure qu’il avançait dans la lettre, Chicots’enfonçait de plus en plus dans l’embarras qu’il s’étaitcréé ; à certains passages scabreux il baissait le nez commeun confesseur embarrassé de ce qu’il entend ; et à ce jeu dephysionomie, il avait un grand avantage, car il ne voyait pasétinceler les yeux de la reine et se crisper chacun de ses nerfsaux énonciations si positives de tous ses méfaits conjugaux.

Marguerite n’ignorait pas la méchancetéraffinée de son frère ; assez d’occasions la lui avaientprouvée ; elle savait aussi, car elle n’était point femme à serien dissimuler à elle-même, elle savait à quoi s’en tenir sur lesprétextes qu’elle avait fournis et sur ceux qu’elle pouvait fournirencore ; aussi, au fur et à mesure que Chicot lisait, labalance s’établissait-elle dans son esprit entre la colère légitimeet la crainte raisonnable.

S’indigner à point, se défier à propos, éviterle danger en repoussant le dommage, prouver l’injustice enprofitant de l’avis, c’était le grand travail qui se faisait dansl’esprit de Marguerite, tandis que Chicot continuait sa narrationépistolaire.

Il ne faut pas croire que Chicot demeurât lenez éternellement baissé ; Chicot levait tantôt un œil, tantôtl’autre, et alors il se rassurait en voyant que, sous ses sourcilsà demi froncés, la reine prenait tout doucement un parti.

Il acheva donc avec assez de tranquillité lessalutations de la lettre royale.

– Par la sainte communion ! dit lareine, quand Chicot eut achevé, mon frère écrit joliment enlatin ; quelle véhémence, quel style ! Je ne l’eussejamais cru de cette force.

Chicot fit un mouvement de l’œil, et ouvritles mains en homme qui a l’air d’approuver par politesse, mais quine comprend pas.

– Vous ne comprenez pas ! reprit lareine, à qui tous les langages étaient familiers, même celui de lamimique. Je vous croyais cependant fort latiniste, monsieur.

– Madame, j’ai oublié : tout ce queje sais aujourd’hui, tout ce qui me reste enfin de mon anciennescience, c’est que le latin n’a pas d’article, qu’il a un vocatif,et que la tête est du genre neutre.

– Ah ! vraiment ! s’écria enentrant un personnage tout hilare et tout bruyant.

Chicot et la reine se retournèrent d’un mêmemouvement.

C’était le roi de Navarre.

– Quoi ! fit Henri en s’approchant,la tête en latin est du genre neutre, monsieur Chicot, et pourquoidonc n’est-elle pas du genre masculin ?

– Ah ! dame ! sire, fit Chicot,je n’en sais rien, puisque cela m’étonne comme Votre Majesté.

– Et moi aussi, dit Margot rêveuse, celam’étonne.

– Ce doit être, dit le roi, parce quec’est tantôt l’homme et tantôt la femme qui sont les maîtres, etcela selon le tempérament de l’homme ou de la femme.

Chicot salua.

– Voilà certes, dit-il, la meilleureraison que je connaisse, sire.

– Tant mieux, je suis enchanté d’êtreplus profond philosophe que je ne croyais : maintenantrevenons à la lettre ; sachez, madame, que je brûle de savoirles nouvelles de la cour de France, et voilà justement que ce bravemonsieur Chicot me les apporte dans une langue inconnue ; sansquoi…

– Sans quoi ? répéta Marguerite.

– Sans quoi, je me délecterais, ventresaint-gris ! vous savez combien j’aime les nouvelles, etsurtout les nouvelles scandaleuses, comme sait si bien les racontermon frère Henri de Valois.

Et Henri de Navarre s’assit en se frottant lesmains.

– Voyons, monsieur Chicot, continua leroi de l’air d’un homme qui s’apprête à se bien réjouir, vous avezdit cette fameuse lettre à ma femme, n’est-ce pas ?

– Oui, sire.

– Eh bien ! ma mie, dites-moi un peuce que contient cette fameuse lettre.

– Ne craignez-vous pas, sire, dit Chicot,mis à l’aise par cette liberté dont les deux époux couronnés luidonnaient l’exemple, que ce latin dans lequel est écrite la missiveen question, ne soit d’un mauvais pronostic ?

– Pourquoi cela ? demanda leroi.

Puis, se retournant vers sa femme :

– Eh bien ! madame ?demanda-t-il.

Marguerite se recueillit un instant, comme sielle reprenait une à une, pour la commenter, chacune des phrasestombées de la bouche de Chicot.

– Notre messager a raison, sire,dit-elle, quand son examen fut terminé et son parti pris, le latinest un mauvais pronostic.

– Eh quoi ! fit Henri, cette chèrelettre renfermerait de vilains propos ? Prenez garde, ma mie,le roi votre frère est un clerc de première force et de premièrepolitesse.

– Même lorsqu’il me fait insulter dans malitière, comme cela est arrivé à quelques lieues de Sens, quand jesuis partie de Paris pour venir vous rejoindre, sire.

– Lorsqu’on a un frère de mœurs sévèreslui-même, fit Henri de ce ton indéfinissable qui tenait le milieuentre le sérieux et la plaisanterie, un frère roi, un frèrepointilleux…

– Doit l’être pour le véritable honneurde sa sœur et de sa maison, car enfin je ne suppose pas, sire, quesi Catherine d’Albret, votre sœur, occasionnait quelque scandale,vous feriez révéler ce scandale par un capitaine des gardes.

– Oh ! moi, je suis un bourgeoispatriarcal et bénin, dit Henri, je ne suis pas roi, ou, si je lesuis, c’est pour rire, et, ma foi ! je ris ; mais lalettre, la lettre, puisque c’est à moi qu’elle était adressée, jedésire savoir ce qu’elle contient.

– C’est une lettre perfide, sire.

– Bah !

– Oh ! oui, et qui contient plus decalomnies qu’il n’en faut pour brouiller, non seulement un mariavec sa femme, mais un ami avec tous ses amis.

– Oh ! oh ! fit Henri en seredressant et en armant son visage naturellement si franc et siouvert d’une défiance affectée, brouiller un mari et une femme,vous et moi, donc ?

– Vous et moi, sire.

– Et en quoi cela, ma mie ?

Chicot se sentait sur les épines, et il eûtdonné beaucoup, quoiqu’il eût très faim, pour s’aller coucher sanssouper.

– Le nuage va crever, murmurait-il enlui-même, le nuage va crever !

– Sire, dit la reine, je regrette fortque Votre Majesté ait oublié le latin, qu’on a dû lui enseignercependant.

– Madame, je ne me rappelle plus qu’unechose de tout le latin que j’ai appris, c’est cette phrase :Deus et virtus aeterna ; singulier assemblage demasculin, de féminin, et de neutre, que mon professeur n’a jamaispu expliquer que par le grec, que je comprenais encore moins que lelatin.

– Sire, continua la reine, si vouscompreniez, vous verriez dans la lettre force compliments de toutenature pour moi.

– Oh ! très bien, dit le roi.

– Optimè, fit Chicot.

– Mais en quoi, reprit Henri, descompliments pour vous peuvent-ils nous brouiller, madame ? carenfin, tant que mon frère Henri vous fera des compliments, je seraide l’avis de mon frère Henri ; si l’on disait du mal de vousdans cette lettre, ah ! ce serait autre chose, madame, et jecomprendrais la politique de mon frère.

– Ah ! si l’on disait du mal de moi,vous comprendriez la politique de Henri ?

– Oui, de Henri de Valois : il apour nous brouiller des motifs que je connais.

– Attendez alors, sire, car cescompliments ne sont qu’un exorde insinuant pour arriver à desinsinuations calomnieuses contre vos amis et les miens.

Et après ces mots audacieusement jetés,Marguerite attendit un démenti.

Chicot baissa le nez, Henri haussa lesépaules.

– Voyez, ma mie, dit-il, si, après tout,vous n’avez pas trop entendu le latin, et si cette intentionmauvaise est bien dans la lettre de mon frère.

Si doucement et si onctueusement que Henri eûtprononcé ces mots, la reine de Navarre lui lança un regard plein dedéfiance.

– Comprenez-moi jusqu’au bout, dit-elle,sire.

– Je ne demande pas mieux, Dieu m’en esttémoin, madame, répondit Henri.

– Avez-vous besoin ou non de vosserviteurs, voyons ?

– Si j’en ai besoin, ma mie ? Labelle question ! Que ferais je sans eux et réduit à mespropres forces, mon Dieu !

– Eh bien ! sire, le roi veutdétacher de vous vos meilleurs serviteurs.

– Je l’en défie.

– Bravo ! sire, murmura Chicot.

– Eh ! sans doute, fit Henri aveccette étonnante bonhomie qui lui était si particulière, que,jusqu’à la fin de sa vie, chacun s’y laissa prendre, car messerviteurs me sont attachés par le cœur et non par l’intérêt. Jen’ai rien à leur donner, moi.

– Vous leur donnez tout votre cœur, toutevotre foi, sire, c’est le meilleur retour d’un roi à ses amis.

– Oui, ma mie, eh bien !

– Eh bien, sire, n’ayez plus foi eneux.

– Ventre saint-gris ! je n’enmanquerai que s’ils m’y forcent, c’est-à-dire s’ils déméritent.

– Bon, alors, fit Marguerite, on vousprouvera qu’ils déméritent, sire ; voilà tout.

– Ah ! ah ! fit le roi ;mais en quoi ?

Chicot baissa de nouveau la tête, comme ilfaisait dans tous les moments scabreux.

– Je ne puis vous conter cela, sire,répondit Marguerite, sans compromettre…

Et elle regarda autour d’elle.

Chicot comprit qu’il gênait et se recula.

– Cher messager, lui dit le roi, veuillezm’attendre en mon cabinet : la reine a quelque chose departiculier à me dire, quelque chose de très utile pour monservice, à ce que je vois.

Marguerite resta immobile, à l’exception d’unléger signe de tête que Chicot crut avoir saisi seul.

Voyant donc qu’il faisait plaisir aux deuxépoux en s’en allant, il se leva et quitta la chambre, avec un seulsalut à l’adresse de tous deux.

XLVIII – Composition en version

Éloigner ce témoin que Marguerite supposaitplus fort en latin qu’il ne voulait l’avouer, était déjà untriomphe, ou du moins un gage de sécurité pour elle ; car,nous l’avons dit, Marguerite ne croyait pas Chicot si peu lettréqu’il le voulait paraître, tandis qu’avec son mari tout seul, ellepouvait donner à chaque mot latin plus d’extension ou decommentaires que tous les scoliastes en us n’en donnèrentjamais à Plaute ou à Perse, ces deux énigmes en grands vers dumonde latin.

Henri et sa femme eurent donc la satisfactiondu tête à tête.

Le roi n’avait sur le visage aucune apparenced’inquiétude, ni aucun soupçon de menace. Décidément le roi nesavait pas le latin.

– Monsieur, dit Marguerite, j’attends quevous m’interrogiez.

– Cette lettre vous préoccupe fort, mamie, dit-il ; ne vous alarmez donc pas ainsi.

– Sire, c’est que cette lettre est, oudevrait être un événement ; un roi n’envoie pas ainsi unmessager à un autre roi, sans des raisons de la plus hauteimportance.

– Eh bien, alors, dit Henri, laissons làmessage et messager, ma mie ; n’avez-vous point quelque chosecomme un bal ce soir ?

– En projet, oui, sire, dit Margueriteétonnée, mais il n’y a rien là d’extraordinaire, vous savez quepresque tous les soirs nous dansons.

– Moi, j’ai une grande chasse pourdemain, une grande chasse.

– Ah !

– Oui, une battue aux loups.

– Chacun notre plaisir, sire : vousaimez la chasse, moi le bal, vous chassez, moi je danse.

– Oui, ma mie, dit Henri en soupirant, eten vérité, il n’y a pas de mal à cela.

– Certainement, mais Votre Majesté ditcela en soupirant.

– Écoutez-moi, madame.

Marguerite devint tout oreilles.

– J’ai des inquiétudes.

– À quel sujet, sire ?

– Au sujet d’un bruit qui court.

– D’un bruit ? Votre Majestés’inquiète d’un bruit ?

– Quoi de plus simple, ma mie, quand cebruit peut vous causer de la peine ?

– À moi ?

– Oui, à vous.

– Sire, je ne vous comprends pas.

– N’avez-vous rien ouï dire ? fitHenri du même ton.

Marguerite se mit à trembler sérieusement quece ne fût une façon d’attaquer de son mari.

– Je suis la femme du monde la moinscurieuse, sire, dit-elle, et je n’entends jamais que ce qu’on vientcorner à mes oreilles. D’ailleurs, j’estime si pauvrement ce quevous appelez ces bruits, que je les entendrais à peine lesécoutant ; à plus forte raison me bouchant les oreilles quandils passent.

– C’est votre avis, alors, madame, qu’ilfaut mépriser tous ces bruits ?

– Absolument, sire, et surtout nousautres rois.

– Pourquoi nous surtout,madame ?

– Parce que nous autres rois, étant danstous les discours, nous aurions vraiment trop à faire, si nous nouspréoccupions.

– Eh bien, je crois que vous avez raison,ma mie, et je vais vous fournir une excellente occasion d’appliquervotre philosophie.

Marguerite crut le moment décisifarrivé : elle rappela tout son courage, et d’un ton assezferme :

– Soit, sire, de grand cœur,dit-elle.

Henri commença du ton d’un pénitent qui aquelque gros péché à avouer :

– Vous connaissez le grand intérêt que jeporte à ma fille Fosseuse ?

– Ah ! ah ! s’écria Marguerite,voyant qu’il ne s’agissait pas d’elle, et prenant un air detriomphe. Oui, oui, à la petite Fosseuse, votre amie.

– Oui, madame, répondit Henri, toujoursdu même ton, oui, à la petite Fosseuse.

– Ma dame d’honneur ?

– Votre dame d’honneur.

– Votre folie, votre amour.

– Ah ! vous parlez là, ma mie, commeun de ces bruits que vous accusiez tout à l’heure.

– C’est vrai, sire, dit en souriantMarguerite, et je vous en demande bien humblement pardon.

– Ma mie, vous avez raison, bruit publicment souvent, et nous avons, nous autres rois surtout, grand besoind’établir ce théorème en axiome ; ventre saint-gris !madame, je crois que je parle grec.

Et Henri éclata de rire.

Marguerite lut une ironie dans ce rire sibruyant et surtout dans le regard si fin qui l’accompagnait.

Un peu d’inquiétude la reprit.

– Donc, Fosseuse ? dit-elle.

– Fosseuse est malade, ma mie ; etles médecins ne comprennent rien à sa maladie.

– C’est étrange, sire. Fosseuse, d’aprèsle dire de Votre Majesté, est toujours restée sage. Fosseuse qui, àvous entendre, aurait résisté à un roi, si un roi lui eût parléd’amour ; Fosseuse, cette fleur de pureté, ce cristal limpide,doit laisser l’œil de la science pénétrer jusqu’au fond de sesjoies et de ses douleurs !

– Hélas ! il n’en est point ainsi,dit tristement Henri.

– Quoi ! s’écria la reine avec cetteimpétueuse méchanceté que la femme la plus supérieure ne manquejamais de lancer comme un dard sur une autre femme ; quoi,Fosseuse n’est pas une fleur de pureté ?

– Je ne dis pas cela, répondit sèchementHenri, Dieu me garde d’accuser personne. Je dis que ma filleFosseuse est atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à dissimuler auxmédecins.

– Soit aux médecins, mais envers vous,son confident, son père… cela me paraît bien singulier.

– Je n’en sais pas plus long, ma mie,répondit Henri en reprenant son gracieux sourire, ou si j’en saisplus long, je juge à propos de m’arrêter là.

– Alors, sire, dit Marguerite, quicroyait deviner à la tournure de l’entretien, qu’elle avaitl’avantage et que c’était à elle d’accorder un pardon quand ellecroyait avoir au contraire à en solliciter un, alors, sire, je nesais plus ce que désire Votre Majesté et j’attends qu’elles’explique.

– Eh bien, puisque vous attendez, ma mie,je vais tout vous conter.

Marguerite fit un mouvement indiquant qu’elleétait prête à tout entendre.

– Il faudrait… continua Henri, mais c’estbeaucoup exiger de vous, ma mie…

– Dites toujours, sire.

– Il faudrait que vous eussiezl’obligeance de vous transporter auprès de ma fille Fosseuse.

– Moi, rendre une visite à cette filleque l’on dit avoir l’honneur d’être votre maîtresse, honneur quevous ne déclinez pas ?

– Allons, allons, doucement, ma mie, ditle roi. Sur ma parole, vous feriez scandale avec ces exclamations,et je ne sais vraiment point si le scandale que vous feriez neréjouirait point la cour de France, car, dans cette lettre du roimon beau-frère que Chicot m’a récitée, il y avait :Quotidiè scandalum, c’est-à-dire, pour un triste humanistecomme moi, quotidiennement scandale.

Marguerite fit un mouvement.

– On n’a pas besoin de savoir le latinpour cela, continua Henri, c’est presque du français.

– Mais sire, à qui s’appliqueraient cesparoles ? demanda Marguerite.

– Ah ! voilà ce que je n’ai pucomprendre. Mais vous qui savez le latin, vous m’aiderez quand nousen serons là, ma mie.

Marguerite rougit jusqu’aux oreilles, tandisque, la tête baissée, la main en l’air, Henri avait l’air dechercher naïvement à quelle personne de sa cour le quotidièscandalum pouvait s’appliquer.

– C’est bien, monsieur, dit la reine,vous voulez, au nom de la concorde, me pousser à une démarchehumiliante ; au nom de la concorde, j’obéirai.

– Merci, ma mie, dit Henri, merci.

– Mais cette visite, monsieur, quel serason but ?

– Il est tout simple, madame.

– Encore, faut-il qu’on me le dise,puisque je suis assez naïve pour ne point le deviner.

– Eh bien, vous trouverez Fosseuse aumilieu des filles d’honneur, couchant dans leur chambre. Ces sortesde femelles, vous le savez, sont si curieuses et si indiscrètes,qu’on ne sait à quelle extrémité Fosseuse va être réduite.

– Mais elle craint donc quelquechose ! s’écria Marguerite, avec un redoublement de colère etde haine ; elle veut donc se cacher !

– Je ne sais, dit Henri. Ce que je sais,c’est qu’elle a besoin de quitter la chambre des fillesd’honneur.

– Si elle veut se cacher, qu’elle necompte pas sur moi. Je puis fermer les yeux sur certaines choses,mais jamais je n’en serai complice.

Et Marguerite attendit l’effet de sonultimatum.

Mais Henri semblait n’avoir rienentendu ; il avait laissé retomber sa tête et avait repriscette attitude pensive qui avait frappé Marguerite un instantauparavant.

– Margota, murmura-t-il,Margota cum Turennio. Voilà ces deux noms que jecherchais, madame. Margota cum Turennio.

Marguerite, cette fois, devint cramoisie.

– Des calomnies ! sire,s’écria-t-elle, allez-vous me répéter des calomnies !

– Quelles calomnies ? fit Henri leplus naturellement du monde ; est-ce que vous comprenez là descalomnies, madame ? C’est un passage de la lettre de mon frèrequi me revient : Margota cum Turennio conveniunt incastello nomme Loignac. Décidément il faudra que je me fassetraduire cette lettre par un clerc.

– Voyons, cessons ce jeu, sire, repritMarguerite toute frissonnante, et dites-moi nettement ce que vousattendez de moi.

– Eh bien, je désirerais, ma mie, quevous séparassiez Fosseuse d’avec les filles, et que l’ayant misedans une chambre seule, vous ne lui envoyassiez qu’un seul médecin,un médecin discret, le vôtre par exemple.

– Oh ! je vois ce que c’est !s’écria la reine. Fosseuse qui prônait sa vertu, Fosseuse quiétalait une menteuse virginité, Fosseuse est grosse et prêted’accoucher.

– Je ne dis pas cela, ma mie, fit Henri,je ne dis pas cela : c’est vous qui l’affirmez.

– C’est cela, monsieur, c’est cela !s’écria Marguerite ; votre ton insinuant, votre faussehumilité me le prouvent. Mais il est de ces sacrifices, fût-on roi,qu’on ne demande point à sa femme. Défaites vous-même les torts demademoiselle de Fosseuse, sire ; vous êtes son complice, celavous regarde : au coupable la peine, et non à l’innocent.

– Au coupable, bon ! voilà que vousme rappelez encore les termes de cette affreuse lettre.

– Et comment cela ?

– Oui, coupable se dit nocens,n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, nocens.

– Eh bien ! il y a dans lalettre : Margota cum Turennio, ambo nocentes, conveniuntin castello nomine Loignac. Mon Dieu ! que je regrette dene pas avoir l’esprit aussi orné que j’ai la mémoiresûre !

– Ambo nocentes, répéta tout basMarguerite, plus pâle que son col de dentelles gauderonnées ;il a compris, il a compris.

– Margota cum Turennio, ambonocentes. Que diable a voulu dire mon frère parambo ? poursuivit impitoyablement Henri de Navarre.Ventre saint-gris ! ma mie, c’est bien étonnant que, sachantle latin comme vous le savez, vous ne m’ayez point encore donnél’explication de cette phrase qui me préoccupe.

– Sire, j’ai eu l’honneur de vous diredéjà…

– Eh ! pardieu ! interrompit leroi, voici justement Turennius qui se promène sous vosfenêtres et qui regarde en l’air, comme s’il vous attendait, lepauvre garçon. Je vais lui faire signe de monter ! il est fortsavant, lui, il me dira ce que je veux savoir.

– Sire, sire ! s’écria Marguerite ense soulevant sur son fauteuil et en joignant les deux mains, sire,soyez plus grand que tous les brouillons et tous les calomniateursde France.

– Eh ! ma mie, on n’est pas plusindulgent en Navarre qu’en France, ce me semble, et tout à l’heure,vous-même… étiez fort sévère à l’égard de cette pauvreFosseuse.

– Sévère, moi ! s’écriaMarguerite.

– Dame ! j’en appelle à vossouvenirs ; ici, cependant, nous devrions être indulgents,madame ; nous menons si douce vie, vous dans les bals que vousaimez, moi dans les chasses que j’aime.

– Oui, oui, sire, dit Marguerite, vousavez raison, soyons indulgents.

– Oh ! j’étais bien sûr de votrecœur, ma mie.

– C’est que vous me connaissez, sire.

– Oui. Vous allez donc voir Fosseuse,n’est-ce pas ?

– Oui, sire.

– La séparer des autres filles ?

– Oui, sire.

– Lui donner votre médecin àvous ?

– Oui, sire.

– Et pas de garde. Les médecins sontdiscrets par état, les gardes sont bavardes par habitude.

– C’est vrai, sire.

– Et si par malheur ce qu’on dit étaitvrai, et que réellement la pauvre fille eût été faible et eûtsuccombé…

Henri leva les yeux au ciel.

– Ce qui est possible, continua-t-il. Lafemme est chose fragile, res fragilis mulier, comme ditl’Évangile.

– Eh bien ! sire, je suis femme, etsais l’indulgence que je dois avoir pour les autres femmes.

– Ah ! vous savez toutes choses, mamie ; vous êtes, en vérité, un modèle de perfection et…

– Et ?

– Et je vous baise les mains.

– Mais croyez bien, sire, repritMarguerite, que c’est pour l’amour de vous seul que je fais unpareil sacrifice.

– Oh ! oh ! dit Henri, je vousconnais bien, madame, et mon frère de France aussi, lui qui dittant de bien de vous dans cette lettre, et qui ajoute :Fiat sanum exemplum statim, atque res certior eveniet. Cebon exemple, sans doute, ma mie, c’est celui que vous donnez.

Et Henri baisa la main à moitié glacée deMarguerite.

– Puis s’arrêtant sur le seuil de laporte :

– Mille tendresses de ma part à Fosseuse,madame, dit-il ; occupez-vous d’elle comme vous m’avez promisde le faire, moi je pars pour la chasse ; peut-être ne vousreverrai-je qu’au retour, peut-être même jamais… ces loups sont demauvaises bêtes ; venez, que je vous embrasse, ma mie.

Il embrassa presque affectueusementMarguerite, et sortit, la laissant stupéfaite de tout ce qu’ellevenait d’entendre.

XLIX – L’ambassadeur d’Espagne

Le roi rejoignit Chicot dans son cabinet.

Chicot était encore tout agité des craintes del’explication.

– Eh bien ! Chicot, fit Henri.

– Eh bien ! sire, réponditChicot.

– Tu ne sais pas ce que la reineprétend ?

– Non.

– Elle prétend que ton maudit latin vatroubler tout notre ménage.

– Eh ! sire, s’écria Chicot, pourDieu, oublions-le, ce latin, et tout sera dit. Il n’en est pas d’unmorceau de latin déclamé comme d’un morceau de latin écrit, le ventemporte l’un, le feu ne peut pas quelquefois réussir à dévorerl’autre.

– Moi, dit Henri, je n’y pense plus, oule diable m’emporte.

– À la bonne heure !

– J’ai bien autre chose à faire, ma foi,que de penser à cela.

– Votre Majesté préfère se divertir,hein ?

– Oui, mon fils, dit Henri, assezmécontent du ton avec lequel Chicot avait prononcé ce peu deparoles ; oui, Ma Majesté aime mieux se divertir.

– Pardon, mais je gêne peut-être VotreMajesté.

– Eh ! mon fils, reprit Henri enhaussant les épaules, je t’ai déjà dit que ce n’était pas ici commeau Louvre. Ici l’on fait au grand jour tout amour, toute guerre,toute politique.

Le regard du roi était si doux, son sourire sicaressant, que Chicot se sentit tout enhardi.

– Guerre et politique moins qu’amour,n’est-ce pas, sire ? dit-il.

– Ma foi, oui, mon cher ami, jel’avoue : ce pays est si beau, ces vins du Languedoc sisavoureux, ces femmes de Navarre si belles !

– Eh ! sire, reprit Chicot, vousoubliez la reine, ce me semble ; les Navarraises sont-ellesplus belles et plus accortes qu’elle, par hasard ? En ce cas,j’en fais mon compliment aux Navarraises.

– Ventre saint-gris ! tu as raison,Chicot, et moi qui oubliais que tu es ambassadeur, que tureprésentes le roi Henri III, que le roi Henri III est frère demadame Marguerite, et que par conséquent devant toi, parconvenance, je dois mettre madame Marguerite au-dessus de toutesles femmes ! Mais il faut excuser mon imprudence,Chicot ; je ne suis point habitué aux ambassadeurs, monfils.

En ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit, etd’Aubiac annonça d’une voix haute :

– M. l’ambassadeur d’Espagne.

Chicot fit sur son fauteuil un bond quiarracha un sourire au roi.

– Ma foi, dit Henri, voilà un démentiauquel je ne m’attendais pas. L’ambassadeur d’Espagne ! Et quediable vient-il faire ici ?

– Oui, répéta Chicot, que diable vient-ilfaire ici ?

– Nous allons le savoir, dit Henri ;peut-être notre voisin l’Espagnol a-t-il quelque démêlé defrontière à discuter avec moi.

– Je me retire, fit Chicot humblement.C’est sans doute un véritable ambassadeur que vous envoie S. M.Philippe II, tandis que moi…

– L’ambassadeur de France céder leterrain à l’Espagnol, et cela en Navarre ! Ventresaint-gris ! cela ne sera point ; ouvre ce cabinet delivres, Chicot, et t’y installe.

– Mais de là j’entendrai tout malgré moi,sire.

– Eh ! tu entendras, morbleu !que m’importe ? je n’ai rien à cacher, moi. À propos, vousn’avez plus rien à me dire de la part du roi votre maître, monsieurl’ambassadeur ?

– Non, sire, plus rien absolument.

– C’est cela, tu n’as plus qu’à voir et àentendre alors, comme font tous les ambassadeurs de la terre ;tu seras donc à merveille dans ce cabinet pour faire ta charge.Vois de tous tes yeux et entends de toutes tes oreilles, mon cherChicot.

Puis il ajouta :

– D’Aubiac, dis à mon capitaine desgardes d’introduire M. l’ambassadeur d’Espagne.

Chicot, en entendant cet ordre, se hâtad’entrer dans le cabinet des livres, dont il ferma soigneusement latapisserie à personnages.

Un pas lent et compassé retentit sur leparquet sonore : c’était celui de l’ambassadeur de S. M.Philippe II.

Lorsque les préliminaires consacrés auxdétails d’étiquette furent achevés et que Chicot eut pu seconvaincre, du fond de sa cachette, que le Béarnais s’entendaitfort bien à donner audience :

– Puis-je parler librement à VotreMajesté ? demanda l’envoyé dans la langue espagnole, que toutGascon ou Béarnais peut comprendre comme celle de son pays, à causedes analogies éternelles.

– Vous pouvez parler, monsieur, réponditle Béarnais.

Chicot ouvrit deux larges oreilles. L’intérêtétait grand pour lui.

– Sire, dit l’ambassadeur, j’apporte laréponse de S. M. catholique.

– Bon ! fit Chicot, s’il apporte laréponse, c’est qu’il y a eu demande.

– Touchant quel sujet ? demandaHenri.

– Touchant vos ouvertures du moisdernier, sire.

– Ma foi, je suis très oublieux, ditHenri. Veuillez me rappeler quelles étaient ces ouvertures, je vousprie, monsieur l’ambassadeur.

– Mais à propos des envahissements desprinces lorrains en France.

– Oui, et particulièrement à propos deceux de mon compère de Guise. Fort bien ! je me souviensmaintenant ; continuez, monsieur, continuez.

– Sire, reprit l’Espagnol, le roi monmaître, bien que sollicité de signer un traité d’alliance avec laLorraine, a regardé une alliance avec la Navarre comme plus loyale,et, tranchons le mot, comme plus avantageuse.

– Oui, tranchons le mot, dit Henri.

– Je serai franc avec Votre Majesté,sire, car je connais les intentions du roi mon maître à l’égard deVotre Majesté.

– Et moi, puis-je lesconnaître ?

– Sire, le roi mon maître n’a rien àrefuser à la Navarre.

Chicot colla son oreille à la tapisserie, touten se mordant le bout du doigt pour s’assurer qu’il ne dormaitpas.

– Si l’on n’a rien à me refuser, ditHenri, voyons ce que je puis demander.

– Tout ce qu’il plaira à Votre Majesté,sire.

– Diable !

– Qu’elle parle donc ouvertement etfranchement.

– Ventre saint-gris, tout, c’estembarrassant !

– Sa Majesté le roi d’Espagne veut mettreson nouvel allié à l’aise ; la proposition que je vais faire àVotre Majesté en témoignera.

– J’écoute, dit Henri.

– Le roi de France traite la reine deNavarre en ennemie jurée ; il la répudie pour sœur, du momentoù il la couvre d’opprobre, cela est constant. Les injures du roide France, et je demande pardon à Votre Majesté d’aborder ce sujetsi délicat…

– Abordez, abordez.

– Les injures du roi de France sontpubliques ; la notoriété les consacre.

Henri fit un mouvement de dénégation.

– Il y a notoriété, continua l’Espagnol,puisque nous sommes instruits ; je me répète donc, sire :le roi de France répudie madame Marguerite pour sa sœur, puisqu’iltend à la déshonorer en la faisant fouiller par un capitaine de sesgardes.

– Eh bien ! monsieur l’ambassadeur,où voulez-vous en venir ?

– Rien de plus facile, en conséquence, àVotre Majesté, de répudier pour femme celle que son frère répudiepour sœur.

Henri regarda vers la tapisserie derrièrelaquelle Chicot, l’œil effaré, attendait, tout palpitant, lerésultat d’un si pompeux début.

– La reine répudiée, continual’ambassadeur, l’alliance entre le roi de Navarre et le roid’Espagne…

Henri salua.

– Cette alliance, continua l’ambassadeur,est toute conclue, et voici comment. Le roi d’Espagne donnel’infante sa fille au roi de Navarre, et Sa Majesté elle-mêmeépouse madame Catherine de Navarre, sœur de Votre Majesté.

Un frisson d’orgueil parcourut tout le corpsdu Béarnais, un frisson d’épouvante tout le corps de Chicot. L’unvoyait surgir à l’horizon sa fortune, radieuse comme le soleillevant, l’autre voyait descendre et mourir le sceptre et la fortunedes Valois.

L’Espagnol, impassible et glacé, ne voyaitrien, lui, que les instructions de son maître.

Il se fit, pendant un instant, un silenceprofond ; puis, après cet instant, le roi de Navarrereprit :

– La proposition, monsieur, estmagnifique, et me comble d’honneur.

– Sa Majesté, se hâta de dire lenégociateur orgueilleux qui comptait sur une acceptationd’enthousiasme, Sa Majesté le roi d’Espagne ne se propose desoumettre à Votre Majesté qu’une seule condition.

– Ah ! une condition, dit Henri,c’est trop juste ; voyons la condition.

– En aidant Votre Majesté contre lesprinces lorrains, c’est-à-dire en ouvrant le chemin du trône àVotre Majesté, mon maître désirerait se faciliter par votrealliance un moyen de garder les Flandres, auxquelles monseigneur leduc d’Anjou mord, à cette heure, à pleines dents. Votre Majestécomprend bien que c’est toute préférence donnée à elle par monmaître, sur les princes lorrains, puisque MM. de Guise, ses alliésnaturels comme princes catholiques, font tout seuls un parti contreM. le duc d’Anjou, en Flandre. Or, voici la condition, laseule ; elle est raisonnable et douce : Sa Majesté le roid’Espagne s’alliera à vous par un double mariage ; il vousaidera à… – l’ambassadeur chercha un instant le mot propre, – àsuccéder au roi de France, et vous lui garantirez les Flandres. Jepuis donc maintenant, connaissant la sagesse de Votre Majesté,regarder ma négociation comme heureusement accomplie.

Un silence, plus profond encore que lepremier, succéda à ces paroles, afin, sans doute, de laisserarriver dans toute sa puissance la réponse que l’ange exterminateurattendait pour frapper ça ou là, sur la France ou surl’Espagne.

Henri de Navarre fit trois ou quatre pas dansson cabinet.

– Ainsi donc, monsieur, dit-il enfin,voilà la réponse que vous êtes chargé de m’apporter.

– Oui, sire.

– Rien autre chose avec ?

– Rien autre chose.

– Eh bien ! dit Henri, je refusel’offre de Sa Majesté le roi d’Espagne.

– Vous refusez la main del’infante ! s’écria l’Espagnol, avec un saisissement pareil àcelui que cause la douleur d’une blessure à laquelle on ne s’attendpas.

– Honneur bien grand, monsieur, réponditHenri en relevant la tête, mais que je ne puis croire au-dessus del’honneur d’avoir épousé une fille de France.

– Oui, mais cette première alliance vousapprochait du tombeau, sire ; la seconde vous approche dutrône.

– Précieuse, incomparable fortune,monsieur, je le sais, mais que je n’achèterai jamais avec le sanget l’honneur de mes futurs sujets. Quoi ! monsieur je tireraisl’épée contre le roi de France, mon beau-frère, pour l’Espagnolétranger ; quoi ! j’arrêterais l’étendard de France dansson chemin de gloire, pour laisser les tours de Castille et leslions de Léon achever l’œuvre qu’il a commencée ; quoi !je ferais tuer des frères par des frères ; j’amèneraisl’étranger dans ma patrie ! Monsieur, écoutez bien ceci :j’ai demandé à mon voisin le roi d’Espagne des secours contre MM.de Guise, qui sont des factieux avides de mon héritage, mais noncontre le duc d’Anjou, mon beau-frère, mais non contre le roi HenriIII, mon ami ; mais non contre ma femme, sœur de mon roi. Voussecourrez les Guises, dites-vous, vous leur prêterez votre appui.Faites ; je lancerai sur eux et sur vous tous les protestantsd’Allemagne et ceux de France. Le roi d’Espagne veut reconquérirles Flandres qui lui échappent ; qu’il fasse ce qu’a fait sonpère Charles-Quint : qu’il demande passage au roi de Francepour aller réclamer son titre de premier bourgeois de Gand, et leroi Henri III, j’en suis garant, lui donnera un passage aussi loyalque l’a fait le roi François Ier. Je veux le trône de France, ditSa Majesté catholique, c’est possible, mais je n’ai point besoinqu’il m’aide à le conquérir ; je le prendrai bien tout seuls’il est vacant, et cela malgré toutes les majestés du monde. Ainsidonc, adieu, monsieur. Dites à mon frère Philippe que je lui suisbien reconnaissant de ses offres. Mais je lui en voudraismortellement si, lui les faisant, il m’avait cru un seul instantcapable de les accepter.

Adieu, monsieur.

L’ambassadeur demeurait stupéfait ; ilbalbutia :

– Prenez garde, sire, la bonneintelligence entre deux voisins dépend d’une mauvaise parole.

– Monsieur l’ambassadeur, reprit Henri,sachez bien ceci : Roi de Navarre ou roi de rien, c’est toutun pour moi. Ma couronne est si légère, que je ne la sentirais mêmepas tomber si elle me glissait du front ; d’ailleurs, à cemoment-là, j’aviserais de la retenir, soyez tranquille.

Adieu, encore une fois, monsieur, dites au roivotre maître que j’ai des ambitions plus grandes que celles qu’ilm’a fait entrevoir. Adieu.

Et le Béarnais, redevenant, non pas lui-même,mais l’homme que l’on connaissait en lui, après s’être un instantlaissé dominer par la chaleur de son héroïsme, le Béarnais,souriant avec courtoisie, reconduisit l’ambassadeur jusqu’au seuilde son cabinet.

L – Les pauvres du roi de Navarre

Chicot était plongé dans une surprise siprofonde, qu’il ne songea point, Henri resté seul, à sortir de soncabinet.

Le Béarnais leva la tapisserie et alla luifrapper sur l’épaule.

– Eh bien, maître Chicot, dit-il, commenttrouvez-vous que je m’en sois tiré ?

– À merveille, sire, répliqua Chicotencore étourdi. Mais, en vérité, pour un roi qui ne reçoit passouvent d’ambassadeurs, il paraît que, quand vous les recevez, vousles recevez bons.

– C’est pourtant mon frère Henri qui mevaut ces ambassadeurs-là.

– Comment cela, sire ?

– Oui, s’il ne persécutait pasincessamment sa pauvre sœur, les autres ne songeraient pas à lapersécuter. Crois-tu que si le roi d’Espagne n’avait pas sul’injure publique faite à la reine de Navarre, quand un capitainedes gardes a fouillé sa litière, crois-tu qu’on viendrait meproposer de la répudier ?

– Je vois avec bonheur, sire, réponditChicot, que tout ce que l’on tentera sera inutile, et que rien nepourra rompre la bonne harmonie qui existe entre vous et lareine.

– Eh ! mon ami, l’intérêt qu’on a ànous brouiller est clair…

– Je vous avoue, sire, que je ne suis passi pénétrant que vous le croyez.

– Sans doute, tout ce que désire monfrère Henri, c’est que je répudie sa sœur.

– Comment cela ? Expliquez-moi lachose, je vous prie. Peste ! je ne croyais pas venir à sibonne école.

– Tu sais qu’on a oublié de me payer ladot de ma femme, Chicot.

– Non, je ne le savais pas, sire ;seulement je m’en doutais.

– Que cette dot se composait de troiscent mille écus d’or.

– Joli denier.

– Et de plusieurs villes de sûreté, et,entre ces villes, celle de Cahors.

– Jolie ville, mordieu !

– J’ai réclamé, non pas mes trois centmille écus d’or, tout pauvre que je suis, je me prétends plus richeque le roi de France, mais Cahors.

– Ah ! vous avez réclamé Cahors,sire. Ventre de biche ! vous avez bien fait, et à votre place,j’eusse fait comme vous.

– Et voilà pourquoi, dit le Béarnais avecson fin sourire, voilà pourquoi… Comprends-tu maintenant ?

– Non, le diable m’emporte !

– Voilà pourquoi on me voudrait brouilleravec ma femme au point que je la répudiasse. Plus de femme, tuentends, Chicot, plus de dot, par conséquent plus de trois centmille écus, plus de villes, et surtout plus de Cahors. C’est unefaçon comme une autre d’éluder sa parole, et mon frère de Valoisest fort adroit à ces sortes de pièges.

– Vous aimeriez cependant fort à tenircette place, n’est-ce pas, sire ? dit Chicot.

– Sans doute ; car enfin, qu’est-ceque ma royauté de Béarn ? une pauvre petite principauté quel’avarice de mon beau-frère et de ma belle-mère ont tellementrognée, que le titre de roi qui y est attaché est devenu un titreridicule.

– Oui, tandis que Cahors ajoute à cetteprincipauté…

– Cahors serait mon boulevard, lasauvegarde de ceux de ma religion.

– Eh bien, mon cher sire, faites votredeuil de Cahors, car que vous soyez brouillé ou non avec madameMarguerite, le roi de France ne vous la remettra jamais, et à moinsque vous ne la preniez…

– Oh ! s’écria Henri, je laprendrais bien, si elle n’était si forte, et surtout si je nehaïssais la guerre.

– Cahors est imprenable, sire, ditChicot.

Henri arma son visage d’une impénétrablenaïveté.

– Oh ! imprenable, imprenable,dit-il ; si aussi bien j’avais une armée… que je n’ai pas.

– Écoutez, sire, dit Chicot, nous nesommes pas ici pour nous dire des douceurs. Entre Gascons, voussavez, on va franchement. Pour prendre Cahors, où est M. de Vezin,il faudrait être un Annibal ou un César, et Votre Majesté…

– Eh bien ! Ma Majesté ?…demanda Henri avec son narquois sourire.

– Votre Majesté l’a dit, elle n’aime pasla guerre.

Henri soupira ; un trait de flammeillumina son œil plein de mélancolie ; mais, comprimantaussitôt ce mouvement involontaire, il lissa de sa main noircie parle hâle sa barbe brune, en disant :

– Jamais je n’ai tiré l’épée, c’estvrai ; jamais je ne la tirerai : je suis un roi de pailleet un homme de paix ; cependant, Chicot, par un contrastesingulier, j’aime à m’entretenir de choses de guerre : c’estde mon sang cela. Saint Louis, mon ancêtre, avait ce bonheur,qu’étant pieux d’éducation et doux de nature, il devenait àl’occasion un rude jouteur de lance, une vaillante épée. Causons,si tu veux, Chicot, de M. de Vezin, qui est un César et un Annibal,lui.

– Sire, pardonnez-moi, dit Chicot, sij’ai pu non seulement vous blesser, mais encore vous inquiéter. Jene vous ai parlé de M. de Vezin que pour éteindre tout vestige deflamme folle que la jeunesse et l’ignorance des affaires eussent pufaire naître dans votre cœur. Cahors, voyez-vous, est si biendéfendue et si bien gardée, parce que c’est la clef du Midi.

– Hélas ! dit Henri en soupirantplus fort, je le sais bien !

– C’est, poursuivit Chicot, la richesseterritoriale unie à la sécurité de l’habitation. Avoir Cahors,c’est posséder greniers, celliers, coffres-forts, granges,logements et relations ; posséder Cahors, c’est avoir toutpour soi ; ne point posséder Cahors, c’est avoir tout contresoi.

– Eh ! ventre saint-gris !murmura le roi de Navarre, voilà pourquoi j’avais si grande enviede posséder Cahors, que j’ai dit à ma pauvre mère d’en faire unedes conditions sine quâ non de mon mariage. Tiens !voilà que je parle latin à présent. Cahors était donc l’apanage dema femme : on me l’avait promis, on me le devait.

– Sire, devoir et payer… fit Chicot.

– Tu as raison, devoir et payer sont deuxchoses bien différentes, mon ami, de sorte que ton opinion, à toi,est que l’on ne me paiera point.

– J’en ai peur.

– Diable ! fit Henri.

– Et franchement… continua Chicot.

– Eh bien !

– Franchement, on aura raison, sire.

– On aura raison ? pourquoi cela,mon ami ?

– Parce que vous n’avez pas su fairevotre métier de roi, épouseur d’une fille de France, parce que vousn’avez pas su vous faire payer votre dot d’abord et remettre vosvilles ensuite.

– Malheureux ! dit Henri en souriantavec amertume, tu ne te souviens donc pas du toscin deSaint-Germain-l’Auxerrois ? Il me semble qu’un marié que l’onveut égorger la nuit même de ses noces ne songe pas tant à sa dotqu’à sa vie.

– Bon ! fit Chicot ; maisdepuis ?

– Depuis ? demanda Henri.

– Oui ; nous avons eu la paix, ce mesemble. Eh bien ! il fallait profiter de cette paix pourinstrumenter ; il fallait, excusez-moi, sire, il fallait, aulieu de faire l’amour, négocier. C’est moins amusant, je le saisbien, mais plus profitable. Je vous dis cela, en vérité, sire,autant pour le roi mon maître que pour vous. Si Henri de Franceavait dans Henri de Navarre un allié fort, Henri de France seraitplus fort que tout le monde, et, en supposant que catholiques etprotestants pussent se réunir dans un même intérêt politique,quitte à débattre leurs intérêts religieux après ; catholiqueset protestants, c’est-à-dire les deux Henri, feraient à eux deuxtrembler le genre humain.

– Oh ! moi, dit Henri avec humilité,je n’aspire à faire trembler personne, et pourvu que je ne tremblepas moi-même… Mais tiens, Chicot, ne parlons plus de ces choses quime troublent l’esprit. Je n’ai pas Cahors, eh bien ! je m’enpasserai.

– C’est dur, mon roi !

– Que veux-tu ! puisque tu pensestoi-même que jamais Henri ne me rendra cette ville.

– Je le pense, sire, j’en suis sûr, etcela pour trois raisons.

– Dis-les-moi, Chicot.

– Volontiers. La première, c’est queCahors est une ville de bon produit ; que le roi de Franceaimera mieux se la réserver que de la donner à qui que ce soit.

– Ce n’est pas tout à fait honnête cela,Chicot.

– C’est royal, sire.

– Ah ! c’est royal de prendre ce quiplaît ?

– Oui, cela s’appelle se faire la part dulion, et le lion est le roi des animaux.

– Je me souviendrai de ce que tu me dislà, mon bon Chicot, si jamais je me fais roi. Ta seconde raison,mon fils ?

– La voici : madame Catherine…

– Elle se mêle donc toujours depolitique, ma bonne mère Catherine ? interrompit Henri.

– Toujours ; madame Catherineaimerait mieux voir sa fille à Paris qu’à Nérac, près d’elle queprès de vous.

– Tu crois ? Elle n’aime cependantpas sa fille d’une folle manière, madame Catherine.

– Non ; mais madame Marguerite voussert d’otage, sire.

– Tu es confit en finesse, Chicot. Lediable m’emporte, si j’eusse jamais songé à cela ; mais enfintu peux avoir raison ; oui, oui, une fille de France, aubesoin, est un otage. Eh bien ?

– Eh bien ! sire, en diminuant lesressources on diminue le plaisir du séjour. Nérac est une villefort agréable, qui possède un parc charmant et des allées comme iln’en existe nulle part ; mais madame Marguerite, privée deressources, s’ennuiera à Nérac, et regrettera le Louvre.

– J’aime mieux ta première raison,Chicot, dit Henri en secouant la tête.

– Alors je vais vous dire latroisième.

Entre le duc d’Anjou qui cherche à se faire untrône et qui remue la Flandre, entre messieurs de Guise quivoudraient se forger une couronne et qui remuent la France ;entre Sa Majesté le roi d’Espagne, qui voudrait tâter de lamonarchie universelle et qui remue le monde, vous, prince deNavarre, vous faites la balance et maintenez un certainéquilibre.

– En vérité ! moi, sans poids.

– Justement. Voyez plutôt la républiquesuisse. Devenez puissant, c’est-à-dire pesant, et vous emporterezle plateau. Vous ne serez plus un contrepoids, vous serez unpoids.

– Oh ! j’aime beaucoup cetteraison-là, Chicot, et elle est parfaitement bien déduite. Tu esvéritablement clerc, Chicot.

– Ma foi, sire, je suis ce que je puis,dit Chicot, flatté, quoi qu’il en eût, du compliment, et selaissant aller à cette bonhomie royale à laquelle il n’était pointaccoutumé.

– Voilà donc l’explication de masituation ? dit Henri.

– Complète, sire.

– Et moi qui ne voyais rien de tout cela,Chicot, moi qui espérais toujours, comprends-tu ?

– Eh bien, sire, si j’ai un conseil àvous donner, c’est de cesser d’espérer, au contraire !

– Je vais donc faire, Chicot, pour cettecréance du roi de France, ce que je fais pour ceux de mes métayersqui ne peuvent me solder le fermage ; je mets un P à côté deleur nom.

– Ce qui veut dire payé.

– Justement.

– Mettez deux P, sire, et poussez unsoupir.

Henri soupira.

– Ainsi ferai-je, Chicot, dit-il. Aureste, mon ami, tu vois qu’on peut vivre en Béarn et que je n’aipas absolument besoin de Cahors.

– Je vois cela, et, comme je m’endoutais, vous êtes un prince sage, un roi philosophe… Mais quel estce bruit ?

– Du bruit ? où cela ?

– Mais dans la cour, ce me semble.

– Regarde par la fenêtre, mon ami,regarde.

Chicot s’approcha de la croisée.

– Sire, dit-il, il y a en bas unedouzaine de gens assez mal accoutrés.

– Ah ! ce sont mes pauvres, fit leroi de Navarre en se levant.

– Votre Majesté a ses pauvres ?

– Sans doute, Dieu ne recommande-t-ilpoint la charité ? Pour n’être point catholique, Chicot, jen’en suis pas moins chrétien.

– Bravo ! sire.

– Viens, Chicot, descendons ; nousferons ensemble l’aumône, puis nous remonterons souper.

– Sire, je vous suis.

– Prends cette bourse qui est sur latablette, près de mon épée, vois-tu ?

– Je la tiens, sire…

– À merveille.

Ils descendirent donc : la nuit étaitvenue. Le roi, tout en marchant, paraissait soucieux,préoccupé.

Chicot le regardait et s’attristait de cettepréoccupation.

– Où diable ai-je eu l’idée, se disait-ilà lui-même, d’aller porter politique à ce brave prince ? Jelui ai mis la mort au cœur, en vérité ! Absurde bélître que jesuis, va !

Une fois descendu dans la cour, Henri deNavarre s’approcha du groupe de mendiants qui avait été signalé parChicot.

C’était, en effet, une douzaine d’hommes destature, de physionomie et de costumes différents ; des gensqu’un inhabile observateur eût remarqués à leur voix, à leur pas, àleurs gestes, pour des bohémiens, des étrangers, des passantsinsolites, et qu’un observateur eût reconnus, lui, pour desgentilshommes déguisés.

Henri prit la bourse des mains de Chicot etfit un signe.

Tous les mendiants parurent comprendreparfaitement ce signe.

Ils vinrent alors le saluer, chacun à sontour, avec un air d’humilité qui n’excluait point un regard pleind’intelligence et d’audace, adressé au roi lui seul, comme pour luidire :

– Sous l’enveloppe le cœur brûle.

Henri répondit par un signe de tête, puisintroduisant l’index et le pouce dans la bourse que Chicot tenaitouverte, il y prit une pièce.

– Eh ! fit Chicot, vous savez quec’est de l’or, sire ?

– Oui, mon ami, je le sais.

– Peste ! vous êtes riche.

– Ne vois-tu pas, mon ami, dit Henri avecun sourire, que toutes ces pièces d’or me servent à deuxaumônes ? Je suis pauvre, au contraire, Chicot, et je suisforcé de couper mes pistoles en deux pour faire vie qui dure.

– C’est vrai, dit Chicot avec unesurprise croissante, les pièces sont des moitiés de pièces coupéesavec des dessins capricieux.

– Oh ! je suis comme mon frère deFrance, qui s’amuse à découper des images : j’ai mes tics. Jem’amuse, dans mes moments perdus, moi, à rogner mes ducats. UnBéarnais pauvre et honnête est industrieux comme un juif.

– C’est égal, sire, dit Chicot ensecouant la tête, car il devinait quelque nouveau mystère cachélà-dessous ; c’est égal, voilà une singulière façon de fairel’aumône.

– Tu ferais autrement, toi ?

– Oui, ma foi, au lieu de prendre lapeine de séparer chaque pièce, je la donnerais entière endisant : Voilà pour deux !

– Ils se battraient, mon cher, et jeferais du scandale en voulant faire du bien.

– Enfin ! murmura Chicot, résumantpar ce mot, qui est la quintessence de toutes les philosophies, sonopposition aux idées bizarres du roi.

Henri prit donc une demi-pièce d’or dans labourse, et, se plaçant devant le premier des mendiants avec cettemine calme et douce qui composait son maintien habituel, il regardacet homme sans parler, mais non sans l’interroger du regard.

– Agen, dit celui-ci en s’inclinant.

– Combien ? demanda le roi.

– Cinq cents.

– Cahors. Et il lui remit la pièce et enprit une autre dans la bourse.

Le mendiant salua plus bas encore que lapremière fois, et s’éloigna.

Il fut suivi d’un autre qui salua avechumilité.

– Auch, dit-il en saluant.

– Combien ?

– Trois cent cinquante.

– Cahors. Et il lui remit la secondepièce, et en prit une autre dans la bourse.

Le second disparut comme le premier. Untroisième s’approcha et salua.

– Narbonne, dit-il.

– Combien ?

– Huit cents.

– Cahors. Et il lui remit la troisièmepièce et en prit une autre dans la bourse.

– Montauban, dit un quatrième.

– Combien ?

– Six cents.

– Cahors.

Tous enfin, s’approchant et en saluant,prononcèrent un nom, reçurent l’étrange aumône, et accusèrent unchiffre dont le total monta à huit mille.

À chacun d’eux Henri répondit : Cahors,sans qu’une seule fois l’accentuation de sa voix variât dans laprononciation du mot.

La distribution faite, il ne se trouva plus dedemi-pièces dans la bourse, plus de mendiants dans la cour.

– Voilà, dit Henri.

– C’est tout, sire ?

– Oui, j’ai fini.

Chicot tira le roi par la manche.

– Sire ? dit-il.

– Eh bien !

– M’est-il permis d’êtrecurieux ?

– Pourquoi pas ? La curiosité estchose naturelle.

– Que vous disaient ces mendiants ?et que diable leur répondiez-vous ?

Henri sourit.

– C’est qu’en vérité, tout est mystèreici.

– Tu trouves ?

– Oui ; je n’ai jamais vu fairel’aumône de cette façon.

– C’est l’habitude à Nérac, mon cherChicot. Tu sais le proverbe : Chaque ville a son usage.

– Singulier usage, sire.

– Non, le diable m’emporte ! et rienn’est plus simple ; tous ces gens que tu vois courent le payspour recevoir des aumônes ; mais ils sont tous d’une villedifférente.

– Après, sire ?

– Eh bien ! pour que je ne donne pastoujours au même, ils me disent le nom de leur ville ; decette façon, tu comprends, mon cher Chicot, je puis répartirégalement mes bienfaits et je suis utile à tous les malheureux detoutes les villes de mon État.

– Voilà qui est bien, sire, quant au nomde la ville qu’ils vous disent ; mais pourquoi à tousrépondez-vous Cahors ?

– Ah ! répliqua Henri avec un air desurprise parfaitement joué ; je leur ai répondu :Cahors ?

– Parbleu !

– Tu crois ?

– J’en suis sûr.

– C’est que, vois tu, depuis que nousavons parlé de Cahors j’ai toujours ce mot à la bouche. Il en estde cela comme de toutes les choses qu’on ne peut avoir et qu’ondésire ardemment : on y songe, et on les nomme en ysongeant.

– Hum ! fit Chicot en regardant avecdéfiance du côté par où les mendiants avaient disparu ; c’estbeaucoup moins clair que je ne le voudrais, sire ; il y aencore, outre cela…

– Comment ! il y a encore quelquechose ?

– Il y a ce chiffre que chacunprononçait, et qui, additionné, fait un total de plus de huitmille.

– Ah ! quant à ce chiffre, Chicot,je suis comme toi, je n’ai pas compris, à moins que, comme lesmendiants sont, ainsi que tu le sais, divisés par corporations, àmoins qu’ils n’aient accusé le chiffre des membres de chacune deces corporations, ce qui me paraît probable.

– Sire ! sire !

– Viens souper, mon ami ; rienn’ouvre l’esprit, à mon avis, comme de manger et de boire. Nouschercherons à table, et tu verras que si mes pistoles sont rognées,mes bouteilles sont pleines.

Le roi siffla un page et demanda sonsouper.

Puis, passant familièrement son bras souscelui de Chicot, il remonta dans son cabinet, où le souper étaitservi.

En passant devant l’appartement de la reine,il jeta les yeux sur les fenêtres et ne vit pas de lumière.

– Page, dit-il, Sa Majesté la reinen’est-elle point au logis ?

– Sa Majesté, répondit le page, est alléevoir mademoiselle de Montmorency, que l’on dit fort malade.

– Ah ! pauvre Fosseuse, ditHenri ; c’est vrai, la reine est un bon cœur. Viens souper,Chicot, viens.

LI – La vraie maîtresse du roi deNavarre

Le repas fut des plus joyeux. Henri semblaitn’avoir plus rien dans la pensée ni sur le cœur, et quand il étaitdans ces dispositions d’esprit, c’était un excellent convive que leBéarnais.

Quant à Chicot, il dissimulait de son mieux cecommencement d’inquiétude qui l’avait pris à l’apparition del’ambassadeur d’Espagne, qui l’avait suivi dans la cour, quis’était augmenté à la distribution de l’or aux mendiants, et qui nel’avait pas quitté depuis.

Henri avait voulu que son compère Chicotsoupât seul à seul avec lui ; à la cour du roi Henri, ils’était toujours senti un grand faible pour Chicot, un de cesfaibles comme en ont les gens d’esprit pour les gensd’esprit ; et Chicot, de son côté, sauf les ambassadesd’Espagne, les mendiants à mot d’ordre et les pièces d’or rognées,Chicot avait une grande sympathie pour le roi de Navarre.

Chicot voyant le roi changer de vin et secomporter de tout point en bon convive, Chicot résolut de seménager un peu, lui, de façon à ne rien laisser passer de ce que laliberté du repas et la chaleur des vins inspiraient de saillies auBéarnais.

Henri but sec, et il avait une façond’entraîner ses convives qui ne permettait guère à Chicot de resteren arrière de plus d’un verre de vin sur trois.

Mais c’était, on le sait, une tête de fer quela tête de mons Chicot.

Quant à Henri de Navarre, tous ces vinsétaient vins de pays, disait-il, et il les buvait commepetit-lait.

Tout cela était assaisonné de forcecompliments qu’échangeaient entre eux les deux convives.

– Que je vous porte envie, dit Chicot auroi, et que votre cour est aimable et votre existence fleurie,sire ; que de bons visages je vois dans cette bonne maison etque de richesses dans ce beau pays de Gascogne !

– Si ma femme était ici, mon cher Chicot,je ne te dirais point ce que je vais te dire ; mais en sonabsence, je puis t’avouer que la plus belle partie de ma vie estcelle que tu ne vois pas.

– Ah ! sire, on en dit, en effet, debelles sur Votre Majesté.

Henri se renversa dans son fauteuil et secaressa la barbe en riant.

– Oui, oui, n’est-ce pas ?dit-il ; on prétend que je règne beaucoup plus sur messujettes que sur mes sujets.

– C’est la vérité, sire, et pourtant celam’étonne.

– En quoi, mon compère ?

– En ce que, sire, vous avez beaucoup decet esprit remuant qui fait les grands rois.

– Ah ! Chicot, tu te trompes, ditHenri ; je suis encore plus paresseux que remuant, et lapreuve en est toute ma vie. Si j’ai un amour à prendre, c’esttoujours le plus rapproché de moi ; si c’est du vin que jechoisis, c’est toujours du vin de la bouteille la plus proche. À tasanté, Chicot !

– Sire, vous me faites honneur, réponditChicot, en vidant son verre jusqu’à la dernière goutte ; carle roi le regardait de cet œil fin qui semblait pénétrer au plusprofond de la pensée.

– Aussi, continua le roi en levant lesyeux au ciel, que de querelles dans mon ménage, compère !

– Oui, je comprends : toutes lesfilles d’honneur de la reine vous adorent, sire !

– Elles sont mes voisines, Chicot.

– Eh ! eh ! sire, il résulte decet axiome que si vous habitiez Saint-Denis, au lieu d’habiterNérac, le roi pourrait bien ne pas vivre aussi tranquille qu’il lefait.

Henri s’assombrit.

– Le roi ! que me dites-vous là,Chicot ? reprit Henri de Navarre, le roi ! est-ce quevous vous figurez que je suis un Guise, moi ? Je désireCahors, c’est vrai, mais parce que Cahors est à ma porte :toujours mon système, Chicot. J’ai de l’ambition, mais assis ;une fois levé, je ne me sens plus désireux de rien.

– Ventre de biche ! sire, réponditChicot, cette ambition des choses à la portée de la main ressemblefort à celle de César Borgia, qui cueillait un royaume ville àville, disant que l’Italie était un artichaut qu’il fallait mangerfeuille à feuille.

– Ce César Borgia n’était pas un simauvais politique, ce me semble, compère, dit Henri.

– Non, mais c’était un fort dangereuxvoisin et un fort méchant frère.

– Ah ça ! mais me compareriez-vous àun fils de pape, moi chef des huguenots ? Un instant, monsieurl’ambassadeur.

– Sire, je ne vous compare àpersonne.

– Pour quelle raison ?

– Par la raison que je crois qu’il setrompera, celui qui vous comparera à un autre qu’à vous-même. Vousêtes ambitieux, sire.

– Quelle bizarrerie ! fit leBéarnais ; voilà un homme qui, à toute force, veut me forcerde désirer quelque chose.

– Dieu m’en garde, sire ; tout aucontraire, je désire de tout mon cœur que Votre Majesté ne désirerien.

– Tenez, Chicot, dit le roi, rien ne vousrappelle à Paris ? n’est-ce pas ?

– Rien, sire.

– Vous allez donc passer quelques joursavec moi.

– Si votre Majesté me fait l’honneur desouhaiter ma compagnie, je ne demande pas mieux que de lui donnerhuit jours.

– Huit jours : eh bien, soit,compère : dans huit jours vous me connaîtrez comme un frère.Buvons, Chicot.

– Sire, je n’ai plus soif, dit Chicot,qui commençait à renoncer à la prétention qu’il avait eue d’abordde griser le roi.

– Alors, je vous quitte, compère, ditHenri ; un homme ne doit plus rester à table quand il n’y faitrien. Buvons, vous dis-je.

– Pourquoi faire ?

– Pour mieux dormir. Ce petit vin du paysdonne un sommeil plein de douceur. Aimez-vous la chasse,Chicot ?

– Pas beaucoup, sire ; etvous ?

– J’en suis passionné, moi, depuis monséjour à la cour du roi Charles IX.

– Pourquoi Votre Majesté me fait-ellel’honneur de s’informer si j’aime la chasse ? demandaChicot.

– Parce que je chasse demain, et comptevous emmener avec moi.

– Sire, ce sera beaucoup d’honneur,mais…

– Oh ! compère, soyez tranquille,cette chasse est faite pour réjouir les yeux et le cœur de touthomme d’épée. Je suis bon chasseur, Chicot, et je tiens à ce quevous me voyiez dans mes avantages, que diable ! Vous voulez meconnaître, dites-vous ?

– Ventre de biche, sire, c’est un de mesplus grands désirs, je l’avoue.

– Eh bien ! c’est un côté souslequel vous ne m’avez pas encore étudié.

– Sire, je ferai tout ce qu’il plaira auroi.

– Bon ! c’est chose convenue !Ah ! voici un page ; on nous dérange.

– Quelque affaire importante, sire.

– Une affaire ! à moi ! lorsqueje suis à table ! Il est étonnant, ce cher Chicot, pour secroire toujours à la cour de France. Chicot, mon ami, sache unechose, c’est qu’à Nérac…

– Eh bien ! sire ?

– Quand on a bien soupé, l’on secouche.

– Mais ce page ?

– Eh bien ! mais ce page ne peut-ilannoncer autre chose que des affaires ?

– Ah ! je comprends, sire, et jevais me coucher.

Chicot se leva, le roi en fit autant, et pritle bras de son hôte.

Cette hâte à le renvoyer parut suspecte àChicot, à qui toute chose d’ailleurs, depuis l’annonce del’ambassadeur d’Espagne, commençait à paraître suspecte. Il résolutdonc de ne sortir du cabinet que le plus tard qu’il pourrait.

– Oh ! oh ! fit-il enchancelant, c’est étonnant, sire.

Le Béarnais sourit.

– Qu’y a-t-il d’étonnant,compère ?

– Ventre de biche ! la tête metourne. Tant que j’étais assis, cela allait à merveille ;mais, à cette heure que je suis levé, brrr.

– Bah ! dit Henri, nous n’avons faitque goûter le vin.

– Bon ! goûter, sire. Vous appelezcela goûter. Bravo, sire. Ah ! vous êtes un rude buveur, et jevous rends hommage, comme à mon seigneur suzerain ! Bon !vous appelez cela goûter, vous ?

– Chicot, mon ami, dit le Béarnais,essayant de s’assurer, par un de ces regards subtils quin’appartenaient qu’à lui, si Chicot était véritablement ivre, oufaisait semblant de l’être, Chicot, mon ami, je crois que ce que tuas de mieux à faire maintenant, c’est de t’aller coucher.

– Oui, sire, bonsoir, sire.

– Bonsoir, Chicot, et à demain.

– Oui, sire, à demain, et Votre Majesté araison, ce que Chicot a de mieux à faire, c’est de se coucher.Bonsoir, sire.

Et Chicot se coucha sur le plancher.

En voyant cette résolution de son convive,Henri jeta un regard vers la porte.

Si rapide qu’eut été ce regard, Chicot lesaisit, au passage.

Henri s’approcha de Chicot.

– Tu es tellement ivre, mon pauvreChicot, que tu ne t’aperçois pas d’une chose.

– Laquelle ?

– C’est que tu prends les nattes de moncabinet pour ton lit.

– Chicot est un homme de guerre. Chicotne regarde pas à si peu.

– Alors tu ne t’aperçois pas de deuxchoses ?

– Ah ! ah !… Et quelle est laseconde ?

– C’est que j’attends quelqu’un.

– Pour souper ? soit !soupons.

Et Chicot fit un effort infructueux pour sesoulever.

– Ventre saint-gris ! s’écria Henri,comme tu as l’ivresse subite, compère ! Va-t’en,mordieu ! tu vois bien qu’elle s’impatiente.

– Elle ! fit Chicot, qui,elle ?

– Eh ! mordieu, la femme quej’attends, et qui fait faction à la porte, là…

– Une femme ! Eh ! que nedisais-tu cela, Henriquet… Ah ! pardon, fit Chicot, jecroyais… je croyais parler au roi de France. Il m’a gâté,voyez-vous, ce bon Henriquet. Que ne disiez-vous cela, sire ?Je m’en vais.

– À la bonne heure, tu es un vraigentilhomme, Chicot. Là, bien, lève-toi et va-t’en, car j’ai unebonne nuit à passer, entends-tu ? toute une nuit.

Chicot se leva et gagna la porte entrébuchant.

– Adieu, sire, et bonne nuit… bonnenuit.

– Adieu, cher ami, adieu, dors bien.

– Et vous, sire…

– Chuuut !

– Oui, oui, chuuut !

Et il ouvrit la porte.

– Tu vas trouver le page dans la galerie,et il t’indiquera ta chambre. Va.

– Merci, sire.

Et Chicot sortit, après avoir salué aussi basque peut le faire un homme ivre.

Mais, aussitôt la porte refermée derrière lui,toute trace d’ivresse disparut ; il fit trois pas en avant et,revenant tout à coup, il colla son œil à la large serrure.

Henri était déjà occupé d’ouvrir la porte àl’inconnue que Chicot, curieux comme un ambassadeur, voulaitconnaître à toute force.

Au lieu d’une femme, ce fut un homme quientra.

Et lorsque cet homme eut ôté son chapeau,Chicot reconnut la noble et sévère figure de Duplessis-Mornay, leconseiller rigide et vigilant de Henri de Navarre.

– Ah ! diable ! fit Chicot,voilà qui va surprendre notre amoureux et le gêner, certes, plusque je ne le gênais moi-même.

Mais le visage de Henri, à cette apparition,n’exprima que la joie ; il serra les mains du nouveau venu,repoussa la table avec dédain et fit asseoir Mornay auprès de luiavec toute l’ardeur qu’eut mise un amant à s’approcher de samaîtresse.

Il semblait avide d’entendre les premiers motsqu’allait prononcer le conseiller ; mais tout à coup, et avantque Mornay eût parlé, il se leva et lui faisant signe d’attendre,il alla à la porte et poussa les verrous avec une circonspectionqui donna beaucoup à penser à Chicot.

Puis il attacha son regard ardent sur descartes, des plans et des lettres que le ministre fit successivementpasser sous ses yeux.

Le roi alluma d’autres bougies, et se mit àécrire et à pointer les cartes de géographie.

– Oh ! oh ! fit Chicot, voilàla bonne nuit du roi de Navarre. Ventre de biche ! si ellesressemblent toutes à celles-là, Henri de Valois pourra bien enpasser quelques-unes de mauvaises.

En ce moment, il entendit marcher derrièrelui ; c’était le page qui gardait la galerie et l’attendaitpar ordre du roi.

Dans la crainte d’être surpris, s’il demeuraitplus longtemps aux écoutes, Chicot redressa sa grande taille, etdemanda sa chambre à l’enfant.

D’ailleurs, il n’avait plus rien àapprendre ; l’apparition de Duplessis lui avait tout dit.

– Venez avec moi, s’il vous plaît,monsieur, dit d’Aubiac, je suis chargé de vous conduire à votreappartement.

Et il conduisit Chicot au second étage, où sonlogis avait été préparé.

Pour Chicot plus de doute ; ilconnaissait la moitié des lettres composant cette énigme qu’onappelait roi de Navarre. Aussi, au lieu de s’endormir, il s’assitsombre et pensif sur son lit, tandis que la lune, descendant auxangles aigus du toit, versait, comme du haut d’une aiguièred’argent, sa lumière azurée sur le fleuve et sur les prairies.

– Allons, allons, dit Chicot assombri,Henri est un vrai roi, Henri conspire. Tout ce palais, son parc, laprovince qui entoure la ville, tout est un foyer deconspiration ; toutes les femmes font l’amour, mais l’amourpolitique ; tous les hommes se forgent l’espoir d’unavenir.

Henri est astucieux, son intelligence toucheau génie ; il a des intelligences avec l’Espagne, le pays desfourberies. Qui sait si sa réponse si noble à l’ambassadeur n’estpas une contre-partie de ce qu’il pense, et si même il n’en a pasaverti cet ambassadeur par un clignement d’yeux, ou quelque autreconvention tacite que, moi caché, je n’ai pu sentir.

Henri entretient des espions ; il lessolde ou les fait solder par quelque agent. Ces mendiants n’étaientni plus ni moins que des gentilshommes déguisés. Leurs pièces d’orsi artistement découpées sont des gages de reconnaissance, des motsd’ordre palpables.

Henri feint d’être amoureux fou, et tandisqu’on le croit occupé à faire l’amour, il passe ses nuits àtravailler avec Mornay, qui ne dort jamais et qui ne connaît pasl’amour.

Voilà ce que j’avais à voir, je l’ai vu.

La reine Marguerite a des amants, le roi lesait ; il les connaît et les tolère, parce qu’il a encorebesoin d’eux ou d’elle, peut-être de tous à la fois. N’étant pashomme de guerre, il faut bien qu’il s’entretienne des capitaines,et n’ayant pas beaucoup d’argent, force lui est de leur laisserchoisir la monnaie qui leur convient le mieux.

Henri de Valois me disait qu’il ne dormaitpas ; ventre de biche ! il fait bien de ne pasdormir.

Heureusement encore que ce perfide Henri estun bon gentilhomme, auquel Dieu, en donnant le génie de l’intrigue,a oublié de donner la vigueur d’initiative. Henri, dit-on, a peurdu bruit des mousquets, et quand, tout jeune, il a été conduit auxarmées, on s’accorde à raconter qu’il ne pouvait tenir plus d’unquart d’heure en selle.

Heureusement répéta Chicot.

Car dans les temps où nous vivons, si avecl’intrigue un pareil homme avait le bras, cet homme serait le roidu monde.

Il y a bien Guise. Celui-là possède les deuxvaleurs : il a le bras et l’intrigue, lui ; mais il a ledésavantage d’être connu pour brave et habile, tandis que duBéarnais nul ne se défie.

Moi seul je l’ai deviné.

Et Chicot se frotta les mains.

– Eh bien ! continua-t-il, l’ayantdeviné, je n’ai plus rien à faire ici, moi ; donc, tandisqu’il travaille ou dort, je vais tranquillement et doucement sortirde la ville.

Il n’y a pas beaucoup d’ambassadeurs, jecrois, qui puissent se vanter d’avoir en une journée accompli leurmission tout entière ; moi, je l’ai fait.

Donc je sortirai de Nérac, et une fois hors deNérac je galoperai jusqu’en France.

Il dit et commença de rechausser ses éperons,qu’il avait détachés au moment de se présenter devant le roi.

LII – De l’étonnement qu’éprouva Chicotd’être si populaire dans la ville de Nérac

Chicot, ayant bien arrêté sa résolution dequitter incognito la cour du roi de Navarre, commença de faire sonpetit paquet de voyage.

Il le simplifia du mieux qu’il lui futpossible, ayant pour principe que l’on va plus vite toutes les foisque l’on pèse moins.

Assurément, son épée était la plus lourdeportion du bagage qu’il emportait.

– Voyons, que me faut-il de temps, sedemandait Chicot en lui-même tout en nouant son paquet, pour faireparvenir au roi la nouvelle de ce que j’ai vu et par conséquent dece que je crains ?

Deux jours pour arriver jusqu’à une ville delaquelle un bon gouverneur fasse partir des courriers ventre àterre.

Que cette ville, par exemple, soit Cahors,Cahors dont le roi de Navarre parle tant et qui l’occupe à si justetitre.

Une fois là, je pourrai me reposer, car enfinles forces de l’homme n’ont qu’une certaine mesure.

Je me reposerai donc à Cahors, et les chevauxcourront pour moi.

Allons, mon ami Chicot, des jambes, de lalégèreté, du sang-froid. Tu croyais avoir accompli toute tamission, niais ! tu n’en es qu’à la moitié, etencore !

Cela dit, Chicot éteignit sa lumière, ouvritle plus doucement qu’il put sa porte et se mit à sortir àtâtons.

C’était un habile stratégiste queChicot ; il avait, en suivant d’Aubiac, jeté un regard àdroite, un regard à gauche, un regard devant, un regard derrière,et reconnu toutes les localités.

Une antichambre, un corridor, un escalier,puis, au bas de cet escalier, la cour.

Mais Chicot n’eut pas plus tôt fait quatre pasdans l’antichambre qu’il heurta quelque chose qui se dressaaussitôt.

Ce quelque chose était un page couché sur lanatte en dehors de la chambre, et qui, réveillé, se mit àdire :

– Eh ! bonsoir, monsieur Chicot,bonsoir.

Chicot reconnu d’Aubiac.

– Eh ! bonsoir, monsieur d’Aubiac,dit-il ; mais écartez-vous un peu, s’il vous plaît, j’ai enviede me promener.

– Ah ! mais, c’est qu’il est défendude se promener la nuit dans le château, monsieur Chicot.

– Pourquoi cela, s’il vous plaît,monsieur d’Aubiac ?

– Parce que le roi redoute les voleurs etla reine les galants.

– Diable !

– Or, il n’y a que les voleurs et lesgalants pour se promener la nuit au lieu de dormir.

– Cependant, cher monsieur d’Aubiac, ditChicot avec son plus charmant sourire, je ne suis ni l’un nil’autre, moi, je suis ambassadeur et ambassadeur très fatiguéd’avoir parlé latin avec la reine et soupé avec le roi ; carla reine est une rude latiniste et le roi un rude buveur ;laissez-moi donc sortir, mon ami, car j’ai grand désir de mepromener.

– Dans la ville, monsieurChicot ?

– Oh ! non, dans les jardins.

– Peste ! dans les jardins, monsieurChicot, c’est encore bien plus défendu que dans la ville.

– Mon petit ami, dit Chicot, c’est uncompliment à vous faire, vous êtes d’une vigilance bien grande àvotre âge. Vous n’avez donc rien qui vous occupe ?

– Non.

– Vous n’êtes donc ni joueur niamoureux ?

– Pour jouer il faut de l’argent,monsieur Chicot ; pour être amoureux, il faut unemaîtresse.

– Assurément, dit Chicot, et il fouilladans sa poche.

Le page le regardait faire.

– Cherchez bien dans votre mémoire, moncher ami, lui dit-il, et je parie que vous y trouverez quelquefemme charmante à qui je vous prie d’acheter force rubans et dedonner force violons avec ceci.

Et Chicot glissa dans la main du page dixpistoles qui n’étaient pas rognées comme celles du Béarnais.

– Allons donc, monsieur Chicot, dit lepage, on voit bien que vous venez de la cour de France, vous avezdes manières auxquelles on ne saurait rien refuser ; sortezdonc de votre chambre ; mais surtout ne faites point debruit.

Chicot ne se le fit point dire à deux fois, ilglissa comme une ombre dans le corridor, et du corridor dansl’escalier ; mais, arrivé au bas du péristyle, il trouva unofficier du palais, dormant sur une chaise.

Cet homme fermait la porte par le poids mêmede son corps ; essayer de passer eût été folie.

– Ah ! petit brigand de page,murmura Chicot, tu savais cela, et tu ne m’as point prévenu.

Pour comble de malheur, l’officier paraissaitavoir le sommeil très léger : il remuait, avec des soubresautsnerveux, tantôt un bras, tantôt une jambe ; une fois même ilétendit le bras comme un homme qui menace de s’éveiller.

Chicot chercha autour de lui s’il n’y avaitpas une issue quelconque par laquelle, grâce à ses longues jambeset à un poignet solide, il put s’évader sans passer par laporte.

Il aperçut enfin ce qu’il désirait.

C’était une de ces fenêtres cintrées qu’onappelle impostes, et qui était demeurée ouverte, soit pour laisserpénétrer l’air, soit parce que le roi de Navarre, propriétaireassez peu soigneux, n’avait pas jugé à propos d’en renouveler lesvitres.

Chicot reconnut la muraille avec sesdoigts ; il calcula, en tâtonnant, chaque espace compris entreles saillies, et s’en servit pour poser le pied comme sur deséchelons. Enfin, il se hissa, nos lecteurs connaissent son adresseet sa légèreté, sans faire plus de bruit que n’en eût fait unefeuille sèche frôlant la muraille sous le souffle du ventd’automne.

Mais l’imposte était d’une convexitédisproportionnée, si bien que l’ellipse n’en était pas égale àcelle du ventre et des épaules de Chicot, bien que le ventre fûtabsent et que les épaules, souples comme celles d’un chat,semblassent se démettre et se fondre dans les chairs pour occupermoins d’espace.

Il en résulta que lorsque Chicot eut passé latête et une épaule, et lâché du pied la saillie du mur, il setrouva pendu entre le ciel et la terre, sans pouvoir reculer niavancer.

Il commença alors une série d’efforts dont lepremier résultat fut de déchirer son pourpoint et d’entamer sapeau.

Ce qui rendait la position plus difficile,c’était l’épée dont la poignée ne voulait point passer, faisant uncrampon intérieur qui retenait Chicot collé sur le châssis del’imposte.

Chicot réunit toutes ses forces, toute sapatience, toute son industrie, pour détacher l’agrafe de sonbaudrier, mais c’était sur cette agrafe justement que pesait lapoitrine ; il lui fallut donc changer de manœuvre ; ilréussit à couler son bras derrière son dos et à tirer l’épée dufourreau ; une fois l’épée tirée, il fut plus facile detrouver, grâce à ce corps anguleux, un interstice par où se glissala poignée, l’épée alla donc tomber la première sur la dalle, etChicot, glissant par l’ouverture comme une anguille la suivit enamortissant sa chute avec ses deux mains.

Toute cette lutte de l’homme contre lesmâchoires ferrées de l’imposte ne s’était point exécutée sansbruit ; aussi Chicot, en se relevant, se trouva-t-il face àface avec un soldat.

– Ah ! mon Dieu ! vousseriez-vous fait mal, monsieur Chicot ? lui demanda celui-cien lui présentant le bout de sa hallebarde en guise de soutien.

– Encore ! pensa Chicot.

Puis, songeant à l’intérêt que lui avaittémoigné ce brave homme :

– Non, mon ami, lui dit-il, aucun.

– C’est bien heureux, dit le soldat, jedéfie que qui que ce soit accomplisse un pareil tour sans se casserla tête ; en vérité, il n’y avait que vous pour cela, monsieurChicot.

– Mais d’où diable sais-tu mon nom ?demanda Chicot surpris, en essayant toujours de passer.

– Je le sais, parce que je vous ai vu aupalais aujourd’hui, et que j’ai demandé : Quel est cegentilhomme de haute mine qui cause avec le roi ?

– C’est monsieur Chicot, m’a-t-onrépondu ; voilà comment je le sais.

– C’est on ne peut plus galant, ditChicot ; mais comme je suis très pressé, mon ami, tupermettras…

– Quoi, monsieur Chicot ?

– Que je te quitte et que j’aille à mesaffaires.

– Mais on ne sort pas du palais lanuit ; j’ai une consigne.

– Tu vois bien qu’on en sort, puisquej’en suis sorti, moi.

– C’est une raison, je le saisbien ; mais…

– Mais ?

– Vous rentrerez, voilà tout, monsieurChicot.

– Ah ! non.

– Comment, non !

– Pas par là du moins, la route est tropmauvaise.

– Si j’étais un officier au lieu d’êtreun soldat, je vous demanderais pourquoi vous êtes sorti parlà ; mais cela ne me regarde point ; ce qui me regarde,c’est que vous rentriez. Rentrez donc, monsieur Chicot, je vous enprie.

Et le soldat mit dans sa prière un tel accentde persuasion, que cet accent toucha Chicot. En conséquence Chicotfouilla dans sa poche, et en tira dix pistoles.

– Tu es trop ménager, mon ami, luidit-il, pour ne pas comprendre que, puisque j’ai mis mes habitsdans un état pareil pour être passé par là, ce serait bien pis sij’y repassais ; j’achèverais alors de déchirer mes habits, etj’irais tout nu, ce qui serait fort indécent, dans une cour où il ya tant de jeunes et jolies femmes, à commencer par la reine ;laisse-moi donc passer pour aller chez le tailleur, mon ami.

Et il lui mit les dix pistoles dans lamain.

– Passez vite alors, monsieur Chicot,passez vite.

Et il empocha l’argent.

Chicot était dans la rue ; ils’orienta ; il avait parcouru la ville pour arriver au palais,c’était la route opposée à suivre, puisqu’il devait sortir par laporte opposée à celle par laquelle il était entré. Voilà tout.

La nuit, claire et sans nuages, n’était pasfavorable à une évasion. Chicot regrettait ces bonnes nuitsbrumeuses de France, qui, à l’heure qu’il était, faisaient que,dans les rues de Paris, on pouvait passer à quatre pas l’un del’autre sans se voir ; en outre, sur le pavé pointu de laville, ses souliers ferrés résonnaient comme des fers decheval.

Le malencontreux ambassadeur n’eut pas plustôt tourné le coin de la rue, qu’il rencontra une patrouille.

Il s’arrêta de lui-même en songeant qu’ilaurait l’air suspect en essayant de se dissimuler ou de forcer lepassage.

– Eh ! bonsoir, monsieur Chicot, luidit le chef de la patrouille, en le saluant de l’épée, voulez-vousque nous vous reconduisions au palais ? vous m’avez tout l’aird’être égaré et de chercher votre chemin.

– Ah ça ! tout le monde me connaîtdonc ici ? murmura Chicot. Pardieu ! voilà qui estétrange.

Puis tout haut et de l’air le plus dégagéqu’il put prendre :

– Non, cornette, dit-il, vous voustrompez, je ne vais point au palais.

– Vous avez tort, monsieur Chicot,répondit gravement l’officier.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce qu’un édit très sévère défend auxhabitants de Nérac de sortir la nuit, à moins d’urgente nécessité,sans permission et sans lanterne.

– Excusez-moi, monsieur, dit Chicot, maisl’édit ne peut me regarder, moi.

– Et pourquoi cela ?

– Je ne suis point de Nérac.

– Oui, mais vous êtes à Nérac… Habitantne veut pas dire qui est de… habitant veut dire qui demeure à… Or,vous ne nierez pas que vous ne demeuriez à Nérac, puisque je vousrencontre dans les rues de Nérac.

– Vous êtes logique, monsieur ;malheureusement, moi, je suis pressé. Faites donc une petiteinfraction à votre consigne et laissez-moi passer, je vousprie.

– Vous allez vous perdre, monsieurChicot ; Nérac est une ville tortueuse, vous tomberez dansquelque trou punais, vous avez besoin d’être guidé ; permettezque trois de mes hommes vous reconduisent au palais.

– Mais je ne vais pas au palais, vousdis-je.

– Où allez-vous donc, alors ?

– Je ne puis dormir la nuit, et alors, jeme promène. Nérac est une charmante ville pleine d’accidents, à cequ’il m’a paru ; je veux la voir, l’étudier.

– On vous conduira partout où vousdésirerez, monsieur Chicot. Holà ! trois hommes !

– Je vous en supplie, monsieur, ne m’ôtezpas le pittoresque de ma promenade ; j’aime à aller seul.

– Vous serez assassiné par lesvoleurs.

– J’ai mon épée.

– Ah ! c’est vrai, je ne l’avais pasvue ; alors vous serez arrêté par le prévôt comme étantarmé.

Chicot vit qu’il n’y avait pas moyen de s’entirer par des subtilités ; il prit l’officier à part.

– Voyons, monsieur, dit-il, vous êtesjeune et charmant, vous savez ce que c’est que l’amour, un tyranimpérieux.

– Sans doute, monsieur Chicot, sansdoute.

– En bien ! l’amour me brûle,cornette. J’ai une certaine dame à visiter.

– Où cela ?

– Dans un certain quartier.

– Jeune ?

– Vingt-trois ans.

– Belle ?

– Comme les amours.

– Je vous en fais mon compliment,monsieur Chicot.

– Bien ! vous m’allez laisserpasser, alors ?

– Dame ! il y a urgence, à ce qu’ilparaît ?

– Urgence, c’est le mot, monsieur.

– Passez donc.

– Mais seul, n’est-ce pas ? Voussentez que je ne puis compromettre ?…

– Comment donc !… Passez, monsieurChicot, passez.

– Vous êtes un galant homme,cornette.

– Monsieur !

– Non, ventre de biche ! c’est unbeau trait. Mais voyons, comment me connaissez-vous ?

– Je vous ai vu au palais avec leroi.

– Ce que c’est que les petitesvilles ! pensa Chicot ; s’il fallait qu’à Paris je fusseconnu comme cela, combien de fois aurais-je eu la peau trouée aulieu du pourpoint !

Et il serra la main du jeune officier qui luidit :

– À propos, de quel côtéallez-vous ?

– Du côté de la porte d’Agen.

– Ne vous égarez pas, surtout.

– Ne suis-je pas dans lechemin ?

– Si fait, allez tout droit, et pas demauvaise rencontre ; voilà ce que je vous souhaite.

– Merci.

Et Chicot partit plus leste et plus joyeux quejamais.

Il n’avait pas fait cent pas, qu’il se trouvanez à nez avec le guet.

– Mordieu ! quelle ville biengardée ! pensa Chicot.

– On ne passe pas ! cria le prévôtd’une voix de tonnerre.

– Mais, monsieur, objecta Chicot, jedésirerais cependant…

– Ah ! monsieur Chicot ! c’estvous ; comment allez-vous dans les rues par un temps sifroid ? demanda l’officier magistrat.

– Ah ! décidément, c’est unegageure, pensa Chicot fort inquiet.

Et, saluant, il fit un mouvement pourcontinuer son chemin.

– Monsieur Chicot, prenez garde, dit leprévôt.

– Garde à quoi, monsieur lemagistrat ?

– Vous vous trompez de route : vousallez du côté des portes.

– Justement.

– Alors, je vous arrêterai, monsieurChicot.

– Non pas, monsieur le prévôt ;peste ! vous feriez un beau coup.

– Cependant…

– Approchez, monsieur le prévôt, et quevos soldats n’entendent point ce que nous allons dire.

Le prévôt s’approcha.

– J’écoute, dit-il.

– Le roi m’a donné une commission pour lelieutenant de la porte d’Agen.

– Ah ! ah ! fit le prévôt d’unair de surprise.

– Cela vous étonne ?

– Oui.

– Cela ne devrait pas vous étonnerpourtant, puisque vous me connaissez.

– Je vous connais pour vous avoir vu aupalais avec le roi.

Chicot frappa du pied : l’impatiencecommençait à le gagner.

– Cela doit suffire pour vous prouver quej’ai la confiance de Sa Majesté.

– Sans doute, sans doute ; allezdonc faire la commission du roi, monsieur Chicot, je ne vous arrêteplus.

– C’est drôle, mais c’est charmant, pensaChicot, j’accroche en route, mais je roule toujours. Ventre debiche ! voilà une porte, ce doit être celle d’Agen ; danscinq minutes, je serai dehors.

Il arriva effectivement à cette porte gardéepar une sentinelle qui se promenait de long en large, le mousquetsur l’épaule.

– Pardon, mon ami, fit Chicot,voulez-vous ordonner que l’on m’ouvre la porte ?

– Je n’ordonne pas, monsieur Chicot,répondit la sentinelle avec aménité, attendu que je suis simplesoldat.

– Tu me connais, toi aussi ! s’écriaChicot, exaspéré.

– J’ai cet honneur, monsieurChicot ; j’étais ce matin de garde au palais, je vous ai vucauser avec le roi.

– Eh bien ! mon ami, puisque tu meconnais, apprends une chose.

– Laquelle ?

– C’est que le roi m’a donné un messagetrès pressé pour Agen, ouvre-moi donc la poterne seulement.

– Ce serait avec grand plaisir, monsieurChicot ; mais je n’ai pas les clefs, moi.

– Et qui les a ?

– L’officier de service.

Chicot soupira.

– Et où est l’officier de service ?demanda-t-il.

– Oh ! ne vous dérangez point pourcela. Le soldat tira une sonnette qui alla réveiller dans son postel’officier endormi.

– Qu’y a-t-il ? demanda ce dernieren passant la tête par sa lucarne.

– Mon lieutenant, c’est un monsieur quiveut qu’on lui ouvre la porte pour sortir en plaine.

– Ah ! monsieur Chicot, s’écrial’officier, pardon, désolé de vous faire attendre ;excusez-moi, je suis à vous, je descends.

Chicot se rongeait les ongles avec uncommencement de rage.

– Mais n’en trouverai-je pas un qui ne meconnaisse ! c’est donc une lanterne que ce Nérac, et je suisdonc la chandelle, moi !

L’officier parut sur la porte.

– Excusez, monsieur Chicot, dit-il ens’avançant en grande hâte, je dormais.

– Comment donc, monsieur, fit Chicot,mais la nuit est faite pour cela ; seriez-vous assez bon pourme faire ouvrir la porte ? Je ne dors pas, moi,malheureusement. Le roi… vous savez sans doute, vous aussi, que leroi me connaît ?

– Je vous ai vu causer aujourd’hui avecSa Majesté au palais.

– C’est cela, justement, grommela Chicot.Eh bien ! soit, si vous m’avez vu causer avec le roi, vous nem’avez pas entendu causer, au moins.

– Non, monsieur Chicot, je ne dis que cequi est.

– Moi aussi ; or, le roi, en causantavec moi, m’a commandé d’aller lui faire cette nuit une commissionà Agen ; or, cette porte est celle d’Agen, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur Chicot.

– Elle est fermée ?

– Comme vous voyez.

– Veuillez me la faire ouvrir, je vousprie.

– Comment donc, monsieur Chicot !Anthenas, Anthenas, ouvrez la porte à M. Chicot, vite, vite,vite !

Chicot ouvrit de grands yeux et respira commeun plongeur qui sort de l’eau après cinq minutes d’immersion.

La porte grinça sur ses gonds, porte duparadis pour le pauvre Chicot, qui entrevoyait derrière cette portetoutes les délices de la liberté.

Il salua cordialement l’officier et marchavers la voûte.

– Adieu, dit-il, merci.

– Adieu, monsieur Chicot, bonvoyage !

Et Chicot fit encore un pas vers la porte.

– À propos, étourdi que je suis !cria l’officier en courant après Chicot et en le retenant par samanche ; j’oubliais, cher monsieur Chicot, de vous demandervotre passe.

– Comment ! ma passe ?

– Certainement ; vous êtes homme deguerre, monsieur Chicot, et vous savez ce que c’est qu’une passe,n’est-ce pas ? On ne sort pas, vous comprenez bien, d’uneville comme Nérac, sans passe du roi, surtout lorsque le roil’habite.

– Et de qui doit être signée cettepasse ?

– Du roi lui-même. Ainsi, puisque c’estle roi qui vous envoie en plaine, il n’aura pas oublié de vousdonner une passe.

– Ah ! ah ! doutez-vous doncque ce soit le roi qui m’envoie ? dit Chicot l’œil en feu, caril se voyait sur le point d’échouer, et la colère lui suggéraitcette mauvaise pensée de tuer l’officier, le concierge, et de fuirpar la porte ouverte, au risque d’être poursuivi dans sa fuite parcent coups d’arquebuse.

– Je ne doute de rien, monsieur Chicot,surtout de ces choses que vous me faites l’honneur de me dire, maisréfléchissez que si le roi vous a donné cette commission…

– En personne, monsieur, enpersonne !

– Raison de plus. Sa Majesté sait doncque vous allez sortir…

– Ventre de biche ! s’écria Chicot,je le crois bien, qu’elle le sait.

– J’aurai donc une carte de sortie àremettre demain matin à M. le gouverneur de la place.

– Et le gouverneur de la place, demandaChicot, c’est ?…

– C’est M. de Mornay, qui ne badine pasavec les consignes, monsieur Chicot, vous devez savoir cela, et quime ferait passer par les armes purement et simplement si jemanquais à la mienne.

Chicot commençait à caresser la poignée de sonépée avec un mauvais sourire, lorsque se retournant, il s’aperçutque la porte était obstruée par une ronde extérieure, laquelle setrouvait là justement pour empêcher Chicot de passer, eût-il tué lelieutenant, la sentinelle et le concierge.

– Allons, se dit Chicot avec unsoupir ; c’est bien joué, je suis un sot, j’ai perdu.

Et il tourna les talons.

– Voulez-vous qu’on vous reconduise,monsieur Chicot ? demanda l’officier.

– Ce n’est pas là peine, merci, répliquaChicot.

Chicot revint sur ses pas, mais il n’étaitpoint au bout de son martyre.

Il rencontra le prévôt, qui lui dit :

– Tiens ! monsieur Chicot, vous avezdonc déjà fait votre commission ? peste ! c’est à faire àvous, vous êtes leste !

Plus loin le cornette le saisit au coin de larue et lui cria :

– Bonsoir, monsieur Chicot. Ehbien ! cette dame, vous savez ?… Êtes-vous content deNérac, monsieur Chicot ?

Enfin, le soldat du péristyle, toujours ensentinelle à la même place, lui lâcha sa dernière bordée :

– Cordieu ! monsieur Chicot, luidit-il, le tailleur vous a bien mal raccommodé, et vous êtes, Dieume pardonne, plus déchiré encore qu’en sortant.

Chicot ne voulut pas risquer de se dépouillercomme un lièvre en repassant par la filière de l’imposte, il secoucha devant la porte et feignit de s’endormir.

Par hasard, ou plutôt par charité, la portes’ouvrit, et Chicot rentra penaud et humilié dans le palais.

Sa mine effarée toucha le page, toujours à sonposte.

– Cher monsieur Chicot, lui dit-il,voulez-vous que je vous donne la clef de tout cela ?

– Donne, serpent, donne, murmuraChicot.

– Eh bien ! le roi vous aime tant,qu’il a tenu à vous garder.

– Et tu le savais, brigandeau, et tu nem’as pas averti !

– Oh ! monsieur Chicot, impossible,c’était un secret d’État.

– Mais je t’ai payé, scélérat ?

– Oh ! le secret valait mieux quedix pistoles, vous en conviendrez, cher monsieur Chicot.

Chicot rentra dans sa chambre et se rendormitde rage.

LIII – Le grand veneur du roi deNavarre

En quittant le roi, Marguerite s’était rendueà l’instant même à l’appartement des filles d’honneur.

En passant, elle avait pris avec elle sonmédecin Chirac, qui couchait au château, et elle était entrée aveclui chez la pauvre Fosseuse qui, pâle et entourée de regardscurieux, se plaignait de douleurs d’estomac, sans vouloir, tant sadouleur était grande, répondre à aucune question ni accepter aucunsoulagement.

Fosseuse avait à cette époque vingt à vingt etun ans ; c’était une belle et grande personne, aux yeux bleus,aux cheveux blonds, au corps souple et plein de mollesse et degrâce ; seulement depuis près de trois mois elle ne sortaitplus et se plaignait de lassitudes qui l’empêchaient de selever ; elle était restée sur une chaise longue, et de cettechaise longue avait fini par passer dans son lit.

Chirac commença par congédier les assistants,et, s’emparant du chevet de la malade, il demeura seul avec elle etla reine.

Fosseuse, épouvantée de ces préliminaires,auxquels les deux physionomies de Chirac et de la reine, l’uneimpassible et l’autre glacée, ne laissaient pas que de donner unecertaine solennité, Fosseuse se souleva sur son oreiller, etbalbutia un remercîment pour l’honneur que lui faisait la reine samaîtresse.

Marguerite était plus pâle que Fosseuse ;c’est que l’orgueil blessé est plus douloureux que la cruauté ou lamaladie.

Chirac tâta le pouls de la jeune fille, maisce fut presque malgré elle.

– Qu’éprouvez-vous ? luidemanda-t-il après un moment d’examen.

– Des douleurs d’estomac, monsieur,répondit la pauvre enfant ; mais ce ne sera rien, je vousassure, et si j’avais seulement la tranquillité…

– Quelle tranquillité,mademoiselle ? demanda la reine.

Fosseuse fondit en larmes.

– Ne vous affligez point, mademoiselle,continua Marguerite. Sa Majesté m’a priée de vous visiter pour vousremettre l’esprit.

– Oh ! que de bontés,madame !

Chirac lâcha la main de Fosseuse.

– Et moi, dit-il, je sais à présent quelest votre mal.

– Vous savez ? murmura Fosseuse entremblant.

– Oui, nous savons que vous devezbeaucoup souffrir, ajouta Marguerite.

Fosseuse continuait à s’épouvanter d’êtreainsi à la merci de deux impassibilités, celle de la science, cellede la jalousie.

Marguerite fit un signe à Chirac, qui sortitde la chambre. Alors la peur de Fosseuse devint untremblement ; elle faillit s’évanouir.

– Mademoiselle, dit Marguerite, quoiquedepuis quelque temps, vous agissiez envers moi comme envers uneétrangère, et qu’on m’avertisse chaque jour des mauvais offices quevous me rendez près de mon mari…

– Moi, madame ?

– Ne m’interrompez point, je vous prie.Quoique enfin vous ayez aspiré à un bien trop au-dessus de vosambitions, l’amitié que je vous portais et celle que j’ai vouée auxpersonnes d’honneur à qui vous appartenez, me pousse à voussecourir dans le malheur où l’on vous voit en ce moment.

– Madame, je vous jure…

– Ne niez pas, j’ai déjà trop dechagrins ; ne ruinez pas d’honneur, vous d’abord, et moiensuite, moi qui ai presque autant d’intérêt que vous à votrehonneur, puisque vous m’appartenez. Mademoiselle, dites-moi tout,et en ceci je vous servirai comme une mère.

– Oh ! madame ! madame !croyez-vous donc à ce qu’on dit ?

– Prenez garde de m’interrompre,mademoiselle, car, à ce qu’il me semble, le temps presse. Jevoulais dire qu’en ce moment, M. Chirac, qui sait votre maladie,vous vous rappelez les paroles qu’il a dites à l’instant même,qu’en ce moment, M. Chirac est dans les antichambres où il annonceà tous que la maladie contagieuse dont on parle dans le pays, estau palais, et que vous menacez d’en être atteinte. Cependant, moi,s’il en est temps encore, je vous emmènerai au Mas-d’Agenois, quiest une maison fort écartée du roi, mon mari ; nous serons làseules ou à peu près ; le roi, de son côté, part avec sa suitepour une chasse, qui, dit-il, doit le retenir plusieurs joursdehors ; nous ne sortirons du Mas-d’Agenois qu’après votredélivrance.

– Madame ! madame ! s’écria laFosseuse, pourpre à la fois de honte et de douleur, si vous ajoutezfoi à tout ce qui se dit sur mon compte, laissez-moi misérablementmourir.

– Vous répondez mal à ma générosité,mademoiselle, et vous comptez aussi par trop sur l’amitié du roi,qui m’a priée de ne pas vous abandonner.

– Le roi !… le roi auraitdit ?…

– En doutez-vous, quand je parle,mademoiselle ? Moi, si je ne voyais les symptômes de votre malréel, si je ne devinais, à vos souffrances, que la crise approche,j’aurais peut-être foi en vos dénégations.

Dans ce moment, comme pour donner entièrementraison à la reine, la pauvre Fosseuse, terrassée par les douleursd’un mal furieux, retomba livide et palpitante sur son lit.

Marguerite la regarda quelque temps sanscolère, mais aussi sans pitié.

– Faut-il toujours que je croie à vosdénégations, mademoiselle ? dit-elle enfin à la pauvre fille,quand celle-ci put se relever et montra en se relevant un visage sibouleversé et si baigné de larmes, qu’il eût attendri Catherineelle-même.

En ce moment, et comme si Dieu eût vouluenvoyer du secours à la malheureuse enfant, la porte s’ouvrit, etle roi de Navarre entra précipitamment.

Henri, qui n’avait point pour dormir les mêmesraisons que Chicot, n’avait pas dormi, lui.

Après avoir travaillé une heure avec Mornay,et avoir pendant cette heure pris toutes ses dispositions pour lachasse si pompeusement annoncée à Chicot, il était accouru aupavillon des filles d’honneur.

– Eh bien ! que dit-on ? fit-ilen entrant, que ma fille Fosseuse est toujourssouffrante !

– Voyez-vous, madame, s’écria la jeunefille à la vue de son amant, et rendue plus forte par le secoursqui lui arrivait, voyez-vous que le roi n’a rien dit et que je faisbien de nier ?

– Monsieur, interrompit la reine en seretournant vers Henri, faites cesser, je vous prie, cette luttehumiliante ; je crois avoir compris tantôt que Votre Majestém’avait honorée de sa confiance et révélé l’état de mademoiselle.Avertissez-la donc que je suis au courant de tout, pour qu’elle nese permette pas de douter lorsque j’affirme.

– Ma fille, demanda Henri avec unetendresse qu’il n’essayait pas même de voiler, vous persistez doncà nier ?

– Le secret ne m’appartient pas, sire,répondit la courageuse enfant, et tant que je n’aurai pas de votrebouche reçu congé de tout dire…

– Ma fille Fosseuse est un brave cœur,madame, répliqua Henri ; pardonnez-lui, je vous enconjure ; et vous, ma fille, ayez en la bonté de votre reinetoute confiance ; la reconnaissance me regarde, et je m’encharge.

Et Henri prit la main de Marguerite et laserra avec effusion.

En ce moment, un flot amer de douleur vintassaillir de nouveau la jeune fille ; elle céda donc uneseconde fois sous la tempête, et, pliée comme un lis, elle inclinasa tête avec un sourd et douloureux gémissement.

Henri fut touché jusqu’au fond du cœur, quandil vit ce front pâle, ces yeux noyés, ces cheveux humides etépars ; quand il vit enfin perler sur les tempes et sur leslèvres de Fosseuse cette sueur de l’angoisse qui semble voisine del’agonie.

Il se précipita tout éperdu vers elle, et, lesbras ouverts :

– Fosseuse ! chère Fosseuse !murmura-t-il en tombant à genoux devant son lit.

Marguerite, sombre et silencieuse, alla collerson front brûlant aux vitres de la fenêtre.

Fosseuse eut la force de soulever ses braspour les passer au cou de son amant, puis elle attacha ses lèvressur les siennes, croyant qu’elle allait mourir, et que dans cedernier, dans ce suprême baiser, elle jetait à Henri son âme et sonadieu.

Puis elle retomba sans connaissance.

Henri, aussi pâle qu’elle, inerte et sans voixcomme elle, laissa tomber sa tête sur le drap de son lit d’agonie,qui semblait si près de devenir un linceul.

Marguerite s’approcha de ce groupe, où étaientconfondues la douleur physique et la douleur morale.

– Relevez-vous, monsieur, et laissez-moiaccomplir le devoir que vous m’avez imposé, dit-elle avec uneénergique majesté.

Et comme Henri semblait inquiet de cettemanifestation et se soulevait à demi sur un genou :

– Oh ! ne craignez rien, monsieur,dit-elle, dès que mon orgueil seul est blessé, je suis forte ;contre mon cœur, je n’eusse point répondu de moi, mais heureusementmon cœur n’a rien à faire dans tout ceci.

Henri releva la tête.

– Madame ? dit-il.

– N’ajoutez pas un mot, monsieur, fitMarguerite en étendant sa main, ou je croirais que votre indulgencea été un calcul. Nous sommes frère et sœur, nous nousentendrons.

Henri la conduisit jusqu’à Fosseuse, dont ilmit la main glacée dans la main fiévreuse de Marguerite.

– Allez, sire, allez, dit la reine,partez pour la chasse. À cette heure, plus vous emmènerez de gensavec vous, plus vous éloignerez de curieux du lit de…mademoiselle.

– Mais, dit Henri, je n’ai vu personneaux antichambres.

– Non, sire, reprit Marguerite ensouriant, on croit que la peste est ici ; hâtez-vous doncd’aller prendre vos plaisirs ailleurs.

– Madame, dit Henri, je pars, et je vaischasser pour nous deux.

Et il attacha un tendre et dernier regard surFosseuse, encore évanouie, et s’élança hors de l’appartement.

Une fois dans les antichambres, il secoua latête comme pour faire tomber de son front un rested’inquiétude ; puis, le visage souriant, de ce sourirenarquois qui lui était particulier, il monta chez Chicot, lequel,nous l’avons dit, dormait les poings fermés.

Le roi se fit ouvrir la porte, et secouant ledormeur dans son lit :

– Eh ! eh ! compère, dit-il,alerte, alerte, il est deux heures du matin.

– Ah ! diable, fit Chicot, vousm’appelez compère, sire. Me prendriez-vous pour le duc de Guise,par hasard ?

En effet, Henri, lorsqu’il parlait du duc deGuise, avait l’habitude de l’appeler son compère.

– Je vous prends pour mon ami,dit-il.

– Et vous me faites prisonnier, moi, unambassadeur ! Sire, vous violez le droit des gens.

Henri se mit à rire. Chicot, homme d’espritavant tout, ne put s’empêcher de lui tenir compagnie.

– Tu es fou. Pourquoi, diable, voulais-tudonc t’en aller d’ici, n’es-tu pas bien traité ?

– Trop bien, ventre de biche ! tropbien ; il me semble être ici comme une oie qu’on engraissedans une basse-cour. Tout le monde me dit : Petit, petitChicot, – qu’il est gentil ! mais on me rogne l’aile, mais onme ferme la porte.

– Chicot, mon enfant, dit Henri ensecouant la tête, rassure-toi, tu n’es pas assez gras pour matable.

– Eh ! mais, sire, dit Chicot en sesoulevant, je vous trouve tout guilleret ce matin ; quellesnouvelles donc ?

– Ah ! je vais te dire : c’estque je pars pour la chasse, vois-tu, et je suis toujours très gaiquand je vais en chasse. Allons, hors du lit, compère, hors dulit !

– Comment, vous m’emmenez,sire ?

– Tu seras mon historiographe,Chicot.

– Je tiendrai note des coupstirés ?

– Justement.

Chicot secoua la tête.

– Eh bien ! qu’as-tu ? demandale roi.

– J’ai, répondit Chicot, que je n’aijamais vu pareille gaîté, sans inquiétude.

– Bah !

– Oui, c’est comme le soleil quandil…

– Eh bien ?

– Eh bien ! sire, pluie, éclair ettonnerre ne sont pas loin.

Henri se caressa la barbe en souriant etrépondit :

– S’il fait de l’orage, Chicot, monmanteau est grand et tu seras à couvert.

Puis s’avançant vers l’antichambre, tandis queChicot s’habillait tout en murmurant :

– Mon cheval ! cria le roi ; etqu’on dise à M. de Mornay que je suis prêt.

– Ah ! c’est M. de Mornay qui estgrand veneur pour cette chasse ? demanda Chicot.

– M. de Mornay est tout ici, Chicot,répondit Henri. Le roi de Navarre est si pauvre, qu’il n’a pas lemoyen de diviser ses charges en spécialités. Je n’ai qu’un homme,moi.

– Oui, mais il est bon, soupiraChicot.

LIV – Comment on chassait le loup enNavarre

Chicot, en jetant les yeux sur les préparatifsdu départ, ne put s’empêcher de remarquer à demi-voix que leschasses du roi Henri de Navarre étaient moins somptueuses quecelles du roi Henri de France.

Douze ou quinze gentilshommes seulement, parmilesquels il reconnut M. le vicomte de Turenne, objet descontestations matrimoniales, formaient toute la suite de S. M.

De plus, comme ces messieurs n’étaient richesqu’à la surface, comme ils n’avaient point d’ les dépenses, et mêmeparfois d’utiles dépenses, presque tous, au lieu du costume dechasse en usage à cette époque, portaient le heaume et lacuirasse ; ce qui fit demander à Chicot si les loups deGascogne avaient dans leurs forêts mousquets et artillerie.

Henri entendit la question, quoiqu’elle ne luifût pas directement adressée ; il s’approcha de Chicot et luitoucha l’épaule.

– Non, mon fils, lui dit-il, les loups deGascogne n’ont ni mousquets ni artillerie ; mais ce sont derudes bêtes, qui ont griffes et dents, et qui attirent leschasseurs dans des fourrés où l’on risque fort de déchirer seshabits aux épines ; or, on déchire un habit de soie ou develours, et même un justaucorps de drap ou de buffle, mais on nedéchire pas une cuirasse.

– Voilà une raison, grommela Chicot, maiselle n’est pas excellente.

– Que veux-tu, dit Henri, je n’en ai pasd’autre.

– Il faut donc que je m’en contente.

– C’est ce que tu as de mieux à faire,mon fils.

– Soit.

– Voilà un soit qui sent sacritique intérieure, reprit Henri en riant ; tu m’en veux det’avoir dérangé pour aller à la chasse ?

– Ma foi, oui.

– Et tu gloses.

– Est-ce défendu ?

– Non, mon ami, non, la gloserie estmonnaie courante en Gascogne.

– Dame ! vous comprenez, sire :je ne suis pas chasseur, moi, répliqua Chicot, et il faut bien queje m’occupe à quelque chose, moi, pauvre fainéant, qui n’ai rien àfaire, tandis que vous vous pourléchez les moustaches, vous autres,du fumet de ces bons loups que vous allez forcer à douze ou quinzeque vous êtes.

– Ah ! oui, dit le roi en souriantencore de la satire, les habits d’abord, puis le nombre ;raille, raille, mon cher Chicot.

– Oh ! sire !

– Mais je te ferai observer que tu n’espas indulgent, mon fils : le Béarn n’est pas grand comme laFrance ; le roi, là-bas, marche toujours avec deux centsveneurs, moi, ici, je pars avec douze, comme tu vois.

– Oui, sire.

– Mais, continua Henri, tu vas croire queje gasconne, Chicot : eh bien ! quelquefois ici, ce quin’arrive point là-bas, quelquefois ici, des gentilshommes decampagne, apprenant que je fais chasse, quittent leurs maisons,leurs châteaux, leurs mas, et viennent se joindre à moi, ce quiparfois me compose une assez belle escorte.

– Vous verrez, sire, que je n’aurai pasle bonheur d’assister à une chose pareille, dit Chicot ; envérité, sire, je suis en guignon.

– Qui sait ! répondit Henri avec sonrire goguenard.

Puis, comme on avait laissé Nérac, franchi lesportes de la ville, comme depuis une demi-heure à peu près onmarchait déjà dans la campagne :

– Tiens, dit Henri à Chicot, en amenantsa main au-dessus de ses yeux pour s’en faire une visière, tiens,je ne me trompe pas, je pense.

– Qu’y a-t-il ? demanda Chicot.

– Regarde donc là-bas aux barrières dubourg de Moiras ; ne sont-ce point des cavaliers quej’aperçois ?

Chicot se haussa sur ses étriers.

– Ma foi, sire, je crois que oui,dit-il.

– Et moi j’en suis sûr.

– Cavaliers, oui, dit Chicot en regardantavec plus d’attention ; mais chasseurs, non.

– Pourquoi pas chasseurs ?

– Parce qu’ils sont armés comme desRoland et des Amadis, répondit Chicot.

– Eh ! qu’importe l’habit, mon cherChicot ; tu as déjà appris en nous voyant que l’habit ne faitpas le chasseur.

– Mais, s’écria Chicot, je vois au moinsdeux cents hommes là-bas.

– Eh bien ! que prouve cela, monfils ? que Moiras est une bonne redevance.

Chicot sentit sa curiosité aiguillonnée deplus en plus.

La troupe que Chicot avait dénombrée au plusbas chiffre, car elle se composait de deux cent cinquantecavaliers, se joignit silencieusement à l’escorte ; chacun deshommes qui la composaient était bien monté, bien équipé, et le toutétait commandé par un homme de bonne mine, qui vint baiser la mainde Henri avec courtoisie et dévoûment.

On passa le Gers à gué ; entre le Gers etla Garonne, dans un pli de terrain, on trouva une seconde trouped’une centaine d’hommes : le chef s’approcha de Henri et paruts’excuser de ne pas lui amener un plus grand nombre de chasseurs.Henri accueillit ses excuses en lui tendant la main.

On continua de marcher et l’on trouva laGaronne ; comme on avait traversé le Gers, on traversa laGaronne ; seulement comme la Garonne est plus profonde que leGers, aux deux tiers du fleuve, on perdit pied, et il fallut nagerpendant l’espace de trente ou quarante pas ; cependant, contretoute attente, on atteignit l’autre rive sans accident.

– Tudieu ! dit Chicot, quelsexercices faites-vous donc, sire ? quand vous avez des pontsau-dessus et au-dessous d’Agen, vous trempez comme cela voscuirasses dans l’eau ?

– Mon cher Chicot, dit Henri, nous sommesdes sauvages, nous autres ; il faut donc nous pardonner ;tu sais bien que feu mon frère Charles m’appelait sonsanglier ; or, le sanglier, – mais tu n’es pas chasseur, toi,tu ne sais pas cela ; – or, le sanglier ne se dérangejamais : il va droit son chemin ; je l’imite, ayant sonnom ; je ne me dérange pas non plus. Un fleuve se présente surmon chemin, je le coupe ; une ville se dresse devant moi,ventre saint-gris ! je la mange comme un pâté.

Cette facétie du Béarnais souleva de grandséclats de rire autour de lui.

M. de Mornay seul, toujours aux côtés du roi,ne rit point avec bruit ; il se contenta de se pincer leslèvres, ce qui était chez lui l’indice d’une hilaritéextravagante.

– Mornay est de bien bonne humeuraujourd’hui, dit le Béarnais tout joyeux à l’oreille de Chicot, ilvient de rire de ma plaisanterie.

Chicot se demanda duquel des deux il devaitrire, ou du maître, si heureux d’avoir fait rire son serviteur, oudu serviteur, si difficile à égayer.

Mais avant toute chose, le fond de la penséepour Chicot demeurait l’étonnement.

De l’autre côté de la Garonne, à unedemi-lieue du fleuve à peu près, trois cents cavaliers cachés dansune forêt de pins apparurent aux yeux de Chicot.

– Oh ! oh ! monseigneur, dit-iltout bas à Henri, est-ce que ces gens ne seraient point des jalouxqui auraient entendu parler de votre chasse et qui auraient desseinde s’y opposer ?

– Non pas, dit Henri, et tu te trompesencore cette fois, mon fils : ces gens sont des amis qui nousviennent de Puymirol, de vrais amis.

– Tudieu ! sire, vous allez avoirplus d’hommes à votre suite que vous ne trouverez d’arbres dans laforêt.

– Chicot, mon enfant, dit Henri, jecrois, Dieu me pardonne, que le bruit de ton arrivée s’est déjàrépandu dans le pays, et que ces gens-là accourent des quatre coinsde la province pour faire honneur au roi de France, dont tu esl’ambassadeur.

Chicot avait trop d’esprit pour ne pass’apercevoir que depuis quelque temps déjà on se moquait delui.

Il en prit de l’ombrage, mais non pas del’humeur.

La journée finit à Monroy, où lesgentilshommes de la contrée, réunis comme s’ils eussent étéprévenus d’avance que le roi de Navarre devait passer, luioffrirent un beau souper, dont Chicot prit sa part avecenthousiasme, attendu qu’on n’avait pas jugé à propos de s’arrêteren route pour une chose si peu importante que le dîner, et qu’enconséquence on n’avait point mangé depuis Nérac.

On avait gardé pour Henri la plus belle maisonde la ville, la moitié de la troupe coucha dans la rue où était leroi, l’autre en dehors des portes.

– Quand donc entrerons-nous enchasse ? demanda Chicot à Henri au moment où celui-ci sefaisait débotter.

– Nous ne sommes pas encore sur leterritoire des loups, mon cher Chicot, répondit Henri.

– Et quand y serons-nous, sire ?

– Curieux !

– Non pas, sire ; mais, vouscomprenez, on désire savoir où l’on va.

– Tu le sauras demain, mon fils ; enattendant couche-toi là, sur les coussins à ma gauche ; tiens,voilà déjà Mornay qui ronfle à ma droite.

– Peste ! dit Chicot, il a lesommeil plus bruyant que la veille.

– Oui, c’est vrai, dit Henri, il n’estpas bavard ; mais c’est à la chasse qu’il faut le voir, et tule verras.

Le jour paraissait à peine, quand un grandbruit de chevaux réveilla Chicot et le roi de Navarre.

Un vieux gentilhomme, qui voulut servir le roilui-même, apporta à Henri la tartine de miel et le vin épicé dumatin.

Mornay et Chicot furent servis par lesserviteurs du vieux gentilhomme.

Le repas fini on sonna le boute-selle.

– Allons, allons, dit Henri, nous avonsune bonne journée à faire aujourd’hui ; à cheval, messieurs, àcheval !

Chicot vit avec étonnement que cinq centscavaliers avaient grossi l’escorte.

Ces cinq cents cavaliers étaient arrivéspendant la nuit.

– Ah ça ! mais, dit-il, ce n’est pasune suite que vous avez, sire, ce n’est plus même une troupe, c’estune armée.

Henri ne répondit rien que ces troismots :

– Attends encore, attends.

À Lauzerte six cents hommes de pied vinrent seranger derrière cette troupe de cavaliers.

– Des fantassins ! s’écria Chicot,de la pédaille !

– Des rabatteurs, fit le roi, rien autrechose que des rabatteurs.

Chicot fronça le sourcil et de ce moment il neparla plus.

Vingt fois ses yeux se tournèrent vers lacampagne, c’est-à-dire que vingt fois l’idée de fuir lui traversal’esprit. Mais Chicot avait sa garde d’honneur, sans doute à titrede représentant du roi de France.

Il en résultait que Chicot était si bienrecommandé à cette garde, comme un personnage de la plus hauteimportance, qu’il ne faisait pas un geste sans que ce geste ne fûtrépété par dix hommes.

Cela lui déplut, et il en dit deux mots auroi.

– Dame ! lui dit Henri, c’est tafaute, mon enfant ; tu as voulu te sauver de Nérac, et j’aipeur que tu ne veuilles te sauver encore.

– Sire, répondit Chicot, je vous engagema foi de gentilhomme que je n’y essaierai même pas.

– À la bonne heure.

– D’ailleurs j’aurais tort.

– Tu aurais tort ?

– Oui ; car, en restant, je suisdestiné, je crois, à voir des choses curieuses.

– Eh bien, je suis aise que ce soit tonopinion, mon cher Chicot, car c’est aussi la mienne.

En ce moment on traversait la ville deMontcuq, et quatre petites pièces de campagne prenaient rang dansl’armée.

– Je reviens à ma première idée, sire,dit Chicot, que les loups de ce pays sont des maîtres loups, etqu’on les traite avec des égards inconnus aux loupsordinaires : de l’artillerie pour eux, sire !

– Ah ! tu as remarqué ? ditHenri, c’est une manie des gens de Montcuq, depuis que je leur aidonné pour leurs exercices ces quatre pièces, que j’ai fait acheteren Espagne et qu’on m’a passées en fraude, ils les traînentpartout.

– Enfin, murmura Chicot, arriverons-nousaujourd’hui, sire ?

– Non, demain.

– Demain matin ou demain soir ?

– Demain matin.

– Alors, dit Chicot, c’est à Cahors quenous chassons, n’est-ce pas, sire ?

– C’est de ce côté-là, fit le roi.

– Mais comment, sire, vous qui avez del’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie pour chasser leloup, comment avez-vous oublié de prendre l’étendard royal ?L’honneur que vous faites à ces dignes animaux eût été complet.

– On ne l’a pas oublié, Chicot, ventresaint-gris ! on n’aurait eu garde : seulement on lelaisse à l’étui de peur de le salir. Mais puisque tu veux unétendard, mon enfant, pour savoir sous quelle bannière tu marches,on va t’en montrer un beau. Tirez l’étendard de son fourreau,commanda le roi, monsieur Chicot désire savoir comment sont faitesles armes de Navarre.

– Non, non, c’est inutile, ditChicot ; plus tard ; laissez-le où il est, il estbien.

– D’ailleurs, sois tranquille, dit leroi, tu le verras en temps et lieu.

On passa la seconde nuit à Catus, à peu prèsde la même façon qu’on avait passé la première ; depuis lemoment où Chicot avait donné sa parole d’honneur de ne pas fuir, onne faisait plus attention à lui.

Il fit un tour par le village et allajusqu’aux avant-postes. De tous côtés des troupes de cent, centcinquante, deux cents hommes, venaient se joindre à l’armée. Cettenuit, c’était le rendez-vous des fantassins.

– C’est bien heureux que nous n’allionspas jusqu’à Paris, dit Chicot, nous y arriverions avec cent millehommes.

Le lendemain, à huit heures du matin, on étaiten vue de Cahors, avec mille hommes de pied et deux millechevaux.

On trouva la ville en défense ; deséclaireurs avaient alarmé le pays ; M. de Vezin s’étaitaussitôt précautionné.

– Ah ! ah ! fit le roi, à quiMornay communiqua cette nouvelle, nous sommes prévenus ; c’estcontrariant.

– Il faudra faire le siège en règle,sire, dit Mornay ; nous attendons encore deux mille hommes àpeu près, c’est autant qu’il nous faut, pour balancer les chancesdu moins.

– Assemblons le conseil, dit M. deTurenne, et commençons les tranchées.

Chicot regardait toutes ces choses, etécoutait toutes ces paroles d’un air effaré.

La mine pensive et presque piteuse du roi deNavarre le confirmait dans ses soupçons, que Henri était un pauvrehomme de guerre, et cette conviction seule le rassurait un peu.

Henri avait laissé parler tout le monde, et,pendant l’émission des divers avis, il était resté muet comme unpoisson.

Tout à coup il sortit de sa rêverie, releva latête, et du ton du commandement :

– Messieurs, dit-il, voilà ce qu’il fautfaire. Nous avons trois mille hommes, et deux que vous attendez,dites-vous, Mornay ?

– Oui, sire.

– Cela fera cinq mille en tout ;dans un siège en règle on nous en tuera mille ou quinze cents endeux mois ; la mort de ceux-là découragera les autres :nous serons obligés de lever le siège et de battre enretraite ; en battant en retraite, nous en perdrons milleautres, ce sera la moitié de nos forces.

Sacrifions cinq cents hommes tout de suite etprenons Cahors.

– Comment entendez-vous cela, sire ?demanda Mornay.

– Mon cher ami, nous irons droit à celledes portes qui se trouvera la plus proche de nous. Nous trouveronsun fossé sur notre route ; nous le comblerons avec desfascines ; nous laisserons deux cents hommes à terre, maisnous atteindrons la porte.

– Après, sire ?

– Après la porte atteinte, nous la feronssauter avec des pétards, et l’on se logera. Ce n’est pas plusdifficile que cela.

Chicot regarda Henri, tout épouvanté.

– Oui, grommela-t-il, poltron et vantard,voilà bien mon Gascon ; est-ce toi, dis, qui iras placer lepétard sous la porte ?

À l’instant même, comme s’il eût entendul’aparté de Chicot, Henri ajouta :

– Ne perdons pas de temps, messieurs, laviande refroidirait ; allons en avant, et qui m’aime mesuive !

Chicot s’approcha de Mornay, à qui il n’avaitpas eu le temps, tout le long de la route, d’adresser une seuleparole.

– Dites donc, monsieur le comte, luiglissa-t-il à l’oreille, est-ce que vous avez envie de vous faireécharper tous ?

– Monsieur Chicot, il nous faut cela pourbien nous mettre en train, répliqua tranquillement Mornay.

– Mais vous ferez tuer le roi !

– Bah ! Sa Majesté a une bonnecuirasse !

– D’ailleurs, dit Chicot, il ne sera passi fou que d’aller aux coups, je présume ?

Mornay haussa les épaules et tourna les talonsà Chicot.

– Allons, dit Chicot, je l’aime encoremieux quand il dort que quand il veille, quand il ronfle que quandil parle ; il est plus poli.

LV – Comment le roi Henri de Navarre secomporta la première fois qu’il vit le feu

La petite armée s’avança jusqu’à deux portéesde canon de la ville ; là on déjeuna.

Le repas pris, il fut accordé deux heures auxofficiers et aux soldats pour se reposer.

Il était trois heures de l’après-midi,c’est-à-dire qu’il restait deux heures de jour à peine, lorsque leroi fit appeler les officiers sous sa tente.

Henri était fort pâle, et tandis qu’ilgesticulait, ses mains tremblaient si visiblement, qu’elleslaissaient aller leurs doigts comme des gants pendus pour sécher. –Messieurs, dit-il, nous sommes venus pour prendre Cahors ; ilfaut donc prendre Cahors, puisque nous sommes venus pourcela ; mais il faut prendre Cahors par force, par force,entendez-vous ? c’est-à-dire en enfonçant du fer et du boisavec de la chair.

– Pas mal, fit Chicot, qui écoutait enépilogueur, et si le geste ne démentait pas la parole, on nepourrait guère demander autre chose, même à M. de Crillon.

– Monsieur le maréchal de Biron, continuaHenri, monsieur le maréchal de Biron, qui a juré de faire pendrejusqu’au dernier huguenot, tient la campagne à quarante-cinq lieuesd’ici. Un messager, selon toute probabilité, lui est déjà, àl’heure qu’il est, expédié par M. de Vezin. Dans quatre ou cinqjours, il sera sur notre dos ; il a dix mille hommes aveclui : nous serons pris entre la ville et lui. Ayons donc prisCahors avant qu’il n’arrive, et nous le recevrons comme M. de Vezins’apprête à nous recevoir, mais avec une meilleure fortune, jel’espère. Dans le cas contraire, au moins, il aura de bonnespoutres catholiques pour pendre les huguenots, et nous lui devonsbien cette satisfaction. Allons, sus, sus, messieurs ! je vaisme mettre à votre tête, et des coups, ventre saint-gris ! descoups comme s’il en grêlait.

Ce fut là toute l’allocution royale ;mais elle était suffisante, à ce qu’il paraît, car les soldats yrépondirent par des murmures enthousiastes et les officiers par desbravos frénétiques.

– Beau phraseur, toujours Gascon, ditChicot à part lui. Comme il est heureux qu’on ne parle pas avec lesmains ! Ventre de biche ! le Béarnais aurait rudementbégayé : d’ailleurs nous le verrons à l’œuvre.

La petite armée partit sous le commandement deMornay pour prendre ses positions.

Au moment où elle s’ébranla pour se mettre enmarche, le roi vint à Chicot.

– Pardonne-moi, ami Chicot, luidit-il ; je t’ai trompé en te parlant chasse, loups et autresbalivernes ; mais je le devais décidément, et c’est ton avis àtoi-même, puisque tu me l’as dit en toutes lettres. Décidément leroi Henri ne veut pas me payer la dot de sa sœur Margot, et Margotcrie, Margot pleure pour avoir son cher Cahors. Il faut faire ceque femme veut pour avoir la paix dans son ménage : je vaisdonc essayer de prendre Cahors, mon cher Chicot.

– Que ne vous a-t-elle demandé la lune,sire, puisque vous êtes si complaisant mari ? répliqua Chicot,piqué des plaisanteries royales.

– J’eusse essayé, Chicot, dit leBéarnais : je l’aime tant, cette chère Margot !

– Oh ! vous avez bien assez deCahors, et nous allons voir comment vous allez vous en tirer.

– Ah ! voilà justement où j’envoulais venir ; écoute, ami Chicot : le moment estsuprême et surtout désagréable. Ah ! je ne fais pas blanc demon épée, moi ; je ne suis pas brave, et la nature se révolteen moi à chaque arquebusade. Chicot, mon ami, ne te moque pas tropdu pauvre Béarnais, ton compatriote et ton ami ; si j’ai peuret que tu t’en aperçoives, ne le dis pas.

– Si vous avez peur,dites-vous ?

– Oui.

– Vous avez donc peur d’avoirpeur ?

– Sans doute.

– Mais alors, ventre de biche ! sic’est là votre naturel, pourquoi diable vous fourrez-vous danstoutes ces affaires-là ?

– Dame ! quand il le faut.

– M. de Vezin est un terriblehomme !

– Je le sais cordieu bien !

– Qui ne fera de quartier à personne.

– Tu crois, Chicot ?

– Oh ! j’en suis sûr, quant àcela ; plume rouge ou plume blanche, peu lui importe ; ilcriera aux canons : Feu !

– Tu dis cela pour mon panache blanc,Chicot.

– Oui, sire, et comme vous êtes le seulqui en ayez un de cette couleur…

– Après ?

– Je vous donnerai le conseil de l’ôter,sire.

– Mais, mon ami, puisque je l’ai mis pourqu’on me reconnaisse ; si je l’ôte…

– Eh bien ?

– Eh bien ! mon but sera manqué,Chicot.

– Vous le garderez donc, sire, malgré monavis ?

– Oui, décidément je le garde.

Et en prononçant ces paroles, qui indiquaientune résolution bien arrêtée, Henri tremblait plus visiblementencore qu’en haranguant ses officiers.

– Voyons, dit Chicot, qui ne comprenaitrien à cette double manifestation, si différente, de la parole etdu geste : voyons, il en est temps encore, sire, ne faites pasde folies, vous ne pouvez pas monter à cheval dans cet état.

– Je suis donc bien pâle, Chicot ?demanda Henri.

– Pâle comme un mort, sire.

– Bon ! fit le roi.

– Comment, bon ?

– Oui, je m’entends.

En ce moment, le bruit du canon de la place,accompagné d’une mousquetade furieuse, se fit entendre :c’était M. de Vezin qui répondait à la sommation de se rendre quelui adressait Duplessis-Mornay.

– Hein ! dit Chicot, que pensez-vousde cette musique ?

– Je pense qu’elle me fait un froid dediable dans la moelle des os, répliqua Henri. Allons ! moncheval, mon cheval ! s’écria-t-il d’une voix saccadée etcassante comme le ressort d’une horloge.

Chicot le regardait et l’écoutait sans riencomprendre à l’étrange phénomène qui se développait sous sesyeux.

Henri se mit en selle, mais il s’y reprit àdeux fois.

– Allons, Chicot, dit-il, à cheval aussi,toi, tu n’es pas homme de guerre non plus, hein ?

– Non, sire.

– Eh bien ! viens, Chicot, nousallons avoir peur ensemble, viens voir le feu, mon ami,viens ; un bon cheval à M. Chicot !

Chicot haussa les épaules, et monta sanssourciller un beau cheval d’Espagne qu’on lui amena d’après l’ordreque le roi venait de donner.

Henri mit sa monture au galop ; Chicot lesuivit.

En arrivant sur le front de sa petite armée,Henri leva la visière de son casque.

– Hors le drapeau ! le drapeau neufdehors ! cria-t-il d’une voix chevrotante.

On tira le fourreau, et le drapeau neuf, audouble écusson de Navarre et de Bourbon, se déploya majestueusementdans les airs ; il était blanc, et portait sur azur d’un côtéles chaînes d’or, de l’autre côté les fleurs de lis d’or avec lelambel posé en cœur.

– Voilà, dit Chicot à part lui, undrapeau qui sera bien mal étrenné, j’en ai peur.

En ce moment, et comme pour répondre à lapensée de Chicot, le canon de la place tonna, et ouvrit une filetout entière d’infanterie à dix pas du roi.

– Ventre saint-gris ! dit-il, as-tuvu, Chicot ? c’est pour tout de bon, il me semble.

Et ses dents claquaient.

– Il va se trouver mal, dit Chicot.

– Ah ! murmura Henri, ah ! tuas peur, carcasse maudite, tu grelottes, tu trembles ;attends, je vais te faire trembler pour quelque chose.

Et enfonçant ses deux éperons dans le ventredu cheval blanc qui le portait, il devança cavalerie, infanterie etartillerie, et arriva à cent pas de la place, rouge du feu desbatteries qui tonnaient du haut du rempart, pareil à un fracas detempête, et qui se reflétait sur son armure comme les rayons d’unsoleil couchant.

Là, il tint son cheval immobile pendant dixminutes, la face tournée vers la porte de la ville, etcriant :

– Les fascines, ventre saint-gris, lesfascines !

Mornay l’avait suivi, visière levée, épée aupoing.

Chicot fit comme Mornay ; il s’étaitlaissé cuirasser, mais il ne tira point l’épée.

Derrière ces trois hommes, bondirent, exaltéspar l’exemple, les jeunes gentilshommes huguenots criant ethurlant :

– Vive Navarre !

Le vicomte de Turenne marchait à leur tête,une fascine sur le cou de son cheval.

Chacun vint et jeta sa fascine ; en uninstant le fossé creusé sous le pont-levis fut comblé.

Les artilleurs s’élancèrent ; en perdanttrente hommes sur quarante, ils réussirent à placer leurs pétardssous la porte.

La mitraille et la mousqueterie sifflaientcomme un ouragan de feu autour de Henri ; vingt hommestombèrent en un instant à ses yeux.

– En avant ! en avant !dit-il ; et il poussa son cheval au milieu des artilleurs.

Et il arriva au bord du fossé au moment où lepremier pétard venait de jouer.

La porte s’était fendue en deux endroits.

Les artilleurs allumèrent le secondpétard.

Il se fit une nouvelle gerçure dans lebois ; mais aussitôt par la triple ouverture, vingt arquebusespassèrent, qui vomirent des balles sur les soldats et lesofficiers.

Les hommes tombaient autour du roi comme desépis fauchés.

– Sire, disait Chicot sans songer à lui,sire, au nom du ciel, retirez-vous.

Mornay ne disait rien, mais il était fier deson élève, et de temps en temps il essayait de se mettre devantlui ; mais Henri l’écartait de la main par une secoussenerveuse.

Tout à coup Henri sentit que la sueur perlaità son front et qu’un brouillard passait sur ses yeux.

– Ah ! nature maudite !s’écria-t-il, il ne sera pas dit que tu m’auras vaincu.

Puis, sautant à bas de son cheval :

– Une hache ! cria-t-il, unehache !

Et d’un bras vigoureux il abattit canonsd’arquebuses, lambeaux de chêne et clous de bronze. Enfin unepoutre tomba, un pan de porte, un pan de mur, et cent hommes seprécipitèrent par la brèche en criant :

– Navarre ! Navarre ! Cahorsest à nous ! Vive Navarre !

Chicot n’avait pas quitté le roi ; ilétait avec lui sous la voûte de la porte où Henri était entré undes premiers ; mais, à chaque arquebusade, il le voyaitfrissonner et baisser la tête.

– Ventre saint-gris ! disait Henrifurieux, as-tu jamais vu pareille poltronnerie, Chicot ?

– Non, sire, répliqua celui-ci, je n’aijamais vu de poltron pareil à vous ; c’est effrayant.

En ce moment, les soldats de M. de Vezintentèrent de déloger Henri et son avant-garde, établis sous laporte et dans les maisons environnantes.

Henri les reçut l’épée à la main.

Mais les assiégés furent les plus forts ;ils réussirent à repousser Henri et les siens au-delà du fossé.

– Ventre saint-gris ! s’écria leroi, je crois que mon drapeau recule ; en ce cas-là, je leporterai moi-même.

Et d’un effort sublime, arrachant son étendarddes mains de celui qui le portait, il le leva en l’air et lepremier rentra dans la place, à moitié enveloppé dans ses plisflottants.

– Aie donc peur ! disait-il, trembledonc maintenant, poltron !

Les balles sifflaient et s’aplatissaient surses armes avec un bruit strident, et trouaient le drapeau avec unbruit mat et sourd.

MM. de Turenne, Mornay et mille autress’engouffrèrent dans cette porte ouverte, s’élançant à la suite duroi.

Le canon dut se taire à l’extérieur :c’était face à face, c’était corps à corps, qu’il fallait désormaislutter.

On entendit au-dessus du bruit des armes, dufracas des mousquetades, des froissements du fer, M. de Vezin quicriait :

– Barricadez les rues, faites des fossés,crénelez les maisons.

– Oh ! dit M. de Turenne qui étaitassez proche pour l’entendre, le siège de la ville est fait, monpauvre Vezin.

Et en manière d’accompagnement à ces paroles,il lui tira un coup de pistolet qui le blessa au bras.

– Tu te trompes, Turenne, tu te trompes,répondit M. de Vezin, il y a vingt sièges dans Cahors ; donc,s’il y en a un de fait, il en reste encore dix-neuf à faire.

M. de Vezin se défendit cinq jours et cinqnuits de rue en rue, de maison en maison.

Par bonheur pour la fortune naissante de Henride Navarre, il avait trop compté sur les murailles et la garnisonde Cahors, de sorte qu’il avait négligé de faire prévenir M. deBiron.

Pendant cinq jours et cinq nuits, Henricommanda comme un capitaine et combattit comme un soldat ;pendant cinq jours et cinq nuits, il dormit la tête sur une pierreet s’éveilla la hache au poing.

Chaque jour, on conquérait une rue, une place,un carrefour ; chaque nuit la garnison essayait de reprendrela conquête du jour.

Enfin dans la nuit du quatrième au cinquièmejour, l’ennemi harassé parut devoir donner quelque repos à l’arméeprotestante. Ce fut Henri qui l’attaqua à son tour ; on forçaun poste retranché qui coûta sept cents hommes ; presque tousles bons officiers y furent blessés ; M. de Turenne futatteint d’une arquebusade à l’épaule, Mornay reçut un grès sur latête et faillit être assommé.

Le roi seul ne fut point atteint : à lapeur qu’il avait éprouvée d’abord et qu’il avait si héroïquementvaincue, avait succédé une agitation fébrile, une audace presqueinsensée ; toutes les attaches de son armure étaient brisées,autant par ses propres efforts que par les coups des ennemis ;il frappait si rudement, que jamais un coup de lui ne blessait sonhomme ; il le tuait. Quand ce dernier poste fut forcé, le roientra dans l’enceinte, suivi de l’éternel Chicot, qui, silencieuxet sombre, voyait, depuis cinq jours et avec désespoir, grandir àses côtés le fantôme effrayant d’une monarchie destinée à étoufferla monarchie des Valois.

– Eh bien ! qu’en penses-tu,Chicot ? dit le roi, en haussant la visière de son casque, etcomme s’il eût pu lire dans l’âme du pauvre ambassadeur.

– Sire, murmura Chicot avec tristesse,sire, je pense que vous êtes un véritable roi.

– Et moi, sire, s’écria Mornay, je disque vous êtes un imprudent : comment ! gantelets à bas etvisière haute quand on tire sur vous de tous côtés, et tenez,encore une balle !

En effet, en ce moment, une balle coupait ensifflant une des plumes du cimier de Henri.

Au même instant et comme pour donner pleineraison à Mornay, le roi fut enveloppé par une dizained’arquebusiers de la troupe particulière du gouverneur.

Ils avaient été embusqués là par M. de Vezin,et tiraient bas et juste.

Le cheval du roi fut tué, celui de Mornay eutla jambe cassée.

Le roi tomba, dix épées se levèrent surlui.

Chicot seul était resté debout, il sauta à basde son cheval, se jeta en avant du roi, et fit avec sa rapière unmoulinet si rapide, qu’il écarta les plus avancés.

Puis, relevant Henri embarrassé dans lesharnais de sa monture, il lui amena son propre cheval, et luidit :

– Sire, vous témoignerez au roi de Franceque, si j’ai tiré l’épée contre lui, je n’ai du moins touchépersonne.

Henri attira Chicot à lui, et, les larmes auxyeux, l’embrassa.

– Ventre saint-gris ! dit-il, tuseras à moi, Chicot ; tu vivras, tu mourras avec moi, monenfant. Va, mon service est bon comme mon cœur.

– Sire, répondit Chicot, je n’ai qu’unservice à suivre en ce monde, c’est celui de mon prince.Hélas ! il va diminuant de lustre, mais je serai fidèle àl’adverse fortune, moi qui ai dédaigné la prospère. Laissez-moidonc servir et aimer mon roi tant qu’il vivra, sire ; je seraibientôt seul avec lui, ne lui enviez donc point son dernierserviteur.

– Chicot, répliqua Henri, je retiensvotre promesse, vous entendez ! vous m’êtes cher et sacré, etaprès Henri de France vous aurez Henri de Navarre pour ami.

– Oui, sire, répondit simplement Chicot,en baisant avec respect la main du roi.

– Maintenant, vous voyez, mon ami, dit leroi, Cahors est à nous ; M. de Vezin y fera tuer tout sonmonde ; mais moi, plutôt que de reculer, j’y ferais tuer toutle mien.

La menace était inutile, et Henri n’avait pasbesoin de s’obstiner plus longtemps. Ses troupes, conduites par M.de Turenne, venaient de faire main-basse sur la garnison ; M.de Vezin était pris.

La ville était rendue.

Henri prit Chicot par la main et l’amena dansune maison toute brûlante et toute trouée de balles, qui luiservait de quartier général, et là il dicta une lettre à M. deMornay, pour que Chicot la portât au roi de France.

Cette lettre était rédigée en mauvais latin etfinissait par ces mots :

« Quod mihi dixisti profuitmultum. Cognosco meos devotos, nosce tuos.Chicotus caetera expediet. »

Ce qui signifie à peu près :

« Ce que vous m’avez dit m’a été fortutile. Je connais mes fidèles, connaissez les vôtres. Chicot vousdira le reste. »

– Et maintenant, ami Chicot, continuaHenri, embrassez-moi et prenez garde de vous souiller, car, Dieu mepardonne ! je suis sanglant comme un boucher. Je vousoffrirais bien une part de venaison si je savais que vous dussiezl’accepter, mais je vois dans vos yeux que vous refuseriez.Toutefois, voici ma bague, prenez-la, je le veux ; et puis,adieu, Chicot, je ne vous retiens plus ; piquez vers laFrance, vous aurez du succès à la cour en racontant ce que vousavez vu.

Chicot accepta la bague et partit. Il futtrois jours à se persuader qu’il n’avait pas fait un rêve et qu’ilne se réveillerait pas à Paris devant les fenêtres de sa maison, àlaquelle M. de Joyeuse donnait des sérénades.

LVI – Ce qui se passait au Louvre vers lemême temps à peu près où Chicot entrait dans la ville de Nérac

La nécessité où nous nous sommes trouvé desuivre notre ami Chicot jusqu’au bout de sa mission, nous a un peulonguement, nous en demandons bien pardon à nos lecteurs, écarté duLouvre.

Il ne serait cependant pas juste d’oublierplus longtemps et le détail des suites de l’entreprise de Vincenneset celui qui en avait été l’objet.

Le roi, après avoir passé si bravement devantle danger, avait éprouvé cette émotion rétrospective que ressententparfois les cœurs les plus forts, lorsque le danger est loin ;il était donc rentré au Louvre sans rien dire ; il avait faitses prières un peu plus longues que d’habitude, et, une fois livréà Dieu, il avait oublié de remercier, tant sa ferveur était grande,les officiers si vigilants et les gardes si dévoués qui l’avaientaidé à sortir du péril.

Puis il se mit au lit, étonnant ses valets dechambre par la rapidité avec laquelle il fit sa toilette ; oneût dit qu’il avait hâte de dormir pour retrouver le lendemain sesidées plus fraîches et plus lucides.

Aussi d’Épernon, qui était resté dans lachambre du roi le dernier de tous, attendant toujours unremercîment, en sortit-il de fort mauvaise humeur, voyant que leremercîment n’était point venu.

Et Loignac, debout près de la portière develours, voyant que M. d’Épernon passait sans souffler mot, seretourna-t-il brusquement vers les quarante-cinq en leurdisant :

– Le roi n’a plus besoin de vous,messieurs, allez vous coucher.

À deux heures du matin, tout le monde dormaitau Louvre.

Le secret de l’aventure avait été fidèlementgardé et n’avait transpiré nulle part. Les bons bourgeois de Parisronflaient donc consciencieusement, sans se douter qu’ils avaienttouché du bout du doigt à l’avènement au trône d’une dynastienouvelle.

M. d’Épernon se fit débotter sur-le-champ, etau lieu de courir la ville, comme il en avait l’habitude, avec unetrentaine de cavaliers, il suivit l’exemple que lui avait donné sonillustre maître en se mettant au lit sans adresser la parole àpersonne.

Le seul Loignac qui, pareil au justum ettenacem d’Horace, n’eût pas été distrait de ses devoirs par lachute du monde, le seul Loignac visita les postes des Suisses etdes gardes françaises qui faisaient leur service avec régularité,mais sans excès de zèle.

Trois légères infractions aux lois de ladiscipline furent punies cette nuit-là comme des fautes graves.

Le lendemain Henri, dont tant de gensattendaient le réveil avec impatience, pour savoir à quoi s’entenir sur ce qu’ils devaient espérer de lui, le lendemain Henriprit quatre bouillons dans son lit au lieu de deux, qu’il avaitl’habitude de prendre, et fit prévenir M. d’O et M. de Villequierqu’ils eussent à venir travailler dans sa chambre à la rédactiond’un nouvel édit des finances.

La reine reçut avis de dîner seule, et, commeelle faisait témoigner par un gentilhomme quelque inquiétude pourla santé de Sa Majesté, Henri daigna répondre que le soir ilrecevrait les dames et ferait la collation dans son cabinet.

Même réponse fut faite à un gentilhomme de lareine-mère, qui, depuis deux ans retirée en son hôtel de Soissons,envoyait cependant chaque jour prendre des nouvelles de sonfils.

MM. les secrétaires d’État se regardèrent avecinquiétude. Le roi était ce matin-là distrait au point que leursénormités en matière d’exactions n’arrachèrent pas même un sourireà Sa Majesté.

Or, la distraction d’un roi est surtoutinquiétante pour des secrétaires d’État.

Mais, en échange, Henri jouait avec masterLove, lui disant, chaque fois que l’animal serrait ses doigtseffilés entre ses petites dents blanches :

– Ah ! ah ! rebelle ! tume veux mordre aussi, toi ? ah ! ah ! petit chien,tu t’attaques aussi à ton roi ? mais tout le monde s’en mêledonc aujourd’hui ?

Puis Henri, avec autant d’efforts apparentsqu’Hercule, fils d’Alcmène, en fit pour dompter le lion de Némée,Henri domptait ce monstre gros comme le poing, tout en lui disantavec une satisfaction indicible :

– Vaincu, master Love, vaincu, infâmeligueur de master Love, vaincu ! vaincu ! !vaincu ! ! !

Ce fut tout ce que MM. d’O et Villequier, cesdeux grands diplomates qui croyaient qu’aucun secret humain nedevait leur échapper, purent saisir au passage. À part cesapostrophes à master Love, Henri était demeuré parfaitementsilencieux.

Il eut à signer, il signa ; il eut àécouter, il écouta en fermant les yeux avec tant de naturel, qu’ilfut impossible de savoir s’il écoutait ou s’il dormait.

Enfin trois heures de l’après-midisonnèrent.

Le roi fit appeler M. d’Épernon.

On lui répondit que le duc passait la revuedes chevau-légers.

Il demanda Loignac.

On lui répondit que Loignac essayait deschevaux limousins.

On s’attendait à voir le roi contrarié de cedouble échec que venait de subir sa volonté ; pas dutout : contre l’attente générale, le roi, de l’air le plusdégagé du monde, se mit à siffloter une fanfare de chasse,distraction à laquelle il ne se livrait que lorsqu’il étaitparfaitement satisfait de lui.

Il était évident que toute l’envie que le roiavait eue de se taire depuis le matin se changeait en unedémangeaison croissante de parler.

Cette démangeaison finit par devenir un besoinirrésistible ; mais le roi, n’ayant personne, fut obligé deparler tout seul.

Il demanda son goûter, et, pendant qu’ilgoûtait, se fit faire une lecture édifiante, qu’il interrompit pourdire au lecteur :

– C’est Plutarque, n’est-ce pas, qui aécrit la vie de Sylla ?

Le lecteur, qui lisait du sacré, et que l’oninterrompait par une question profane, se retourna avec étonnementdu côté du roi.

Le roi répéta sa question.

– Oui, sire, répondit le lecteur.

– Vous souvenez-vous de ce passage oùl’historien raconte que le dictateur évita la mort ?

Le lecteur hésita.

– Non pas, sire, précisément,dit-il ; il y a fort longtemps que je n’ai lu Plutarque.

En ce moment on annonça Son Éminence lecardinal de Joyeuse.

– Ah ! justement, s’écria le roi,voici un savant homme, notre ami ; il va nous dire cela sanshésiter, lui.

– Sire, dit le cardinal, serais-je assezheureux pour arriver à propos ? c’est chose rare en cemonde.

– Ma foi, oui ; vous avez entendu maquestion ?

– Votre Majesté demandait, je crois, dequelle façon et en quelle circonstance le dictateur Sylla échappa àla mort.

– Justement. Pouvez-vous y répondre,cardinal ?

– Rien de plus facile, sire.

– Tant mieux.

– Sylla, qui fit tuer tant d’hommes,sire, ne risqua jamais perdre la vie que dans les combats :Votre Majesté faisait-elle allusion à un combat ?

– Oui, et dans un des combats qu’illivra, je crois me rappeler qu’il vit la mort de très près.

Ouvrez un Plutarque, s’il vous plaît,cardinal ; il doit y en avoir un là, traduit par ce bon Amyot,et lisez-moi ce passage de la vie du Romain où il échappa, grâce àla vitesse de son cheval blanc, aux javelines de ses ennemis.

– Sire, il n’est point besoin d’ouvrirPlutarque pour cela, l’événement eut lieu dans le combat qu’illivra à Teleserius le Samnite, et à Lamponius le Lucanien.

– Vous devez savoir cela mieux quepersonne, mon cher cardinal, vous êtes si savant.

– Votre Majesté est vraiment trop bonnepour moi, répondit le cardinal en s’inclinant.

– Maintenant, dit le roi après une courtepause, maintenant expliquez-moi comment le lion romain, qui étaitsi cruel, ne fut jamais inquiété par ses ennemis.

– Sire, dit le cardinal, je répondrai àVotre Majesté par un mot de ce même Plutarque.

– Répondez, Joyeuse, répondez.

– Carbon, l’ennemi de Sylla, disaitsouvent :

« J’ai à combattre tout à la fois un lionet un renard qui habitent dans l’âme de Sylla ; mais c’est lerenard qui me donne la plus grande peine. »

– Ah ! oui-dà, répondit Henrirêveur, c’était le renard !

– Plutarque le dit, sire.

– Et il a raison, fit le roi, il araison, cardinal. Mais à propos de combat, avez-vous reçu desnouvelles de votre frère ?

– Duquel, sire ? Votre Majesté saitque j’en ai quatre.

– Du duc d’Arques, de mon ami, enfin.

– Pas encore, sire.

– Pourvu que M. le duc d’Anjou, qui,jusqu’ici, a si bien su faire le renard, sache maintenant faire unpeu le lion ! dit le roi.

Le cardinal ne répondit point ; car,cette fois, Plutarque ne lui était d’aucun secours ; ilcraignait, en adroit courtisan, de répondre désagréablement au roien répondant agréablement pour le duc d’Anjou.

Henri, voyant que le cardinal gardait lesilence, en revint à ses batailles avec maître Love ; puis,tout en faisant signe au cardinal de rester, il se leva, s’habillasomptueusement et passa dans son cabinet, où sa courl’attendait.

C’est surtout à la cour que l’on sent avec lemême instinct que l’on retrouve chez les montagnards, c’est surtoutà la cour que l’on sent l’approche ou la fin des orages ; sansque nul eût parlé, sans que nul eût encore aperçu le roi, tout lemonde était disposé selon la circonstance.

Les deux reines étaient visiblementinquiètes.

Catherine, pâle et anxieuse, saluait beaucoupet parlait d’une manière brève et saccadée.

Louise de Vaudémont ne regardait personne etn’écoutait rien.

Il y avait des moments où la pauvre jeunefemme avait l’air de perdre la raison.

Le roi entra.

Il avait l’œil vif et le teint rose : onpouvait lire sur son visage une apparence de bonne humeur quiproduisit sur tous ces visages mornes qui attendaient l’apparitiondu sien, l’effet que produit un coup de soleil sur les bosquetsjaunis par l’automne.

Tout fut doré, empourpré à l’instantmême ; en une seconde tout rayonna.

Henri baisa la main de sa mère et celle de safemme avec la même galanterie que s’il eût encore été duc d’Anjou.Il adressa mille flatteuses politesses aux dames qui n’étaient plushabituées à des retours de cette sorte, et alla même jusqu’à leuroffrir des dragées.

– On était inquiet de votre santé, monfils, dit Catherine regardant le roi avec une attentionparticulière, comme pour s’assurer que ce teint n’était pas dufard, que cette belle humeur n’était pas un masque.

– Et l’on avait tort, madame, répondit leroi ; je ne me suis jamais mieux porté.

Et il accompagna ces paroles d’un sourire quipassa sur toutes les bouches.

– Et à quelle heureuse influence, monfils, demanda Catherine avec une inquiétude mal déguisée,devez-vous cette amélioration dans votre santé ?

– À ce que j’ai beaucoup ri, madame,répondit le roi.

Tout le monde se regarda avec un si profondétonnement, qu’il semblait que le roi venait de dire uneénormité.

– Beaucoup ri ? Vous pouvez beaucouprire, mon fils, fit Catherine avec sa mine austère, alors vous êtesbien heureux.

– Voilà cependant comme je suis,madame.

– Et à quel propos vous êtes-vous laisséaller à une pareille hilarité ?

– Il faut vous dire, ma mère, qu’hiersoir j’étais allé au bois de Vincennes.

– Je l’ai su.

– Ah ! vous l’avez su ?

– Oui, mon fils : tout ce qui voustouche m’importe ; je ne vous apprends rien de nouveau.

– Non, sans doute ; j’étais doncallé au bois de Vincennes, lorsqu’au retour mes éclaireurs mesignalèrent une armée ennemie dont les mousquets brillaient sur laroute.

– Une armée ennemie sur la route deVincennes ?

– Oui, ma mère.

– Et où cela ?

– En face la piscine des Jacobins, prèsde la maison de notre bonne cousine.

– Près de la maison de madame deMontpensier ! s’écria Louise de Vaudémont.

– Précisément ; oui, madame, près deBel-Esbat ; j’approchai bravement pour livrer bataille, etj’aperçus…

– Mon Dieu ! continuez, sire, fit lareine, véritablement inquiète.

– Oh ! rassurez-vous, madame.

Catherine attendait avec anxiété ; maisni une parole ni un geste ne trahissaient son inquiétude.

– J’aperçus, continua le roi, un prieurétout entier de bons moines qui me présentaient les armes avec debelliqueuses acclamations.

Le cardinal de Joyeuse se mit à rire :toute la cour renchérit aussitôt sur cette manifestation.

– Oh ! dit le roi, riez, riez, vousavez raison, car il en sera parlé longtemps ; j’ai en Franceplus de dix mille moines dont je ferai au besoin dix millemousquetaires ; alors je créerai une charge de grand-maîtredes mousquetaires tonsurés de Sa Majesté très chrétienne, et jevous la donnerai, cardinal.

– Sire, j’accepte ; tous lesservices me seront bons, pourvu qu’ils agréent à Votre Majesté.

Pendant le colloque du roi et du cardinal, lesdames s’étaient levées selon l’étiquette du temps, et une à une,après avoir salué le roi, elles quittaient la chambre ; lareine les suivit avec ses dames d’honneur.

La reine-mère demeura seule ; il y avaitdans la gaîté insolite du roi un mystère qu’elle voulaitapprofondir.

– Ah ! cardinal, dit tout à coup leroi au prélat, qui se préparait à partir, voyant la reine-mèrerester et devinant qu’elle voulait parler à son fils, à propos, quedevient donc votre frère du Bouchage ?

– Mais, sire, je ne sais.

– Comment, vous ne savez ?

– Non, je le vois à peine, ou plutôt jene le vois plus, répliqua le cardinal.

Une voix grave et triste résonna au fond del’appartement.

– Me voici, sire, dit cette voix.

– Eh ! c’est lui, s’écriaHenri ; approchez, comte, approchez.

Le jeune homme obéit.

– Eh ! vive Dieu ! dit le roile regardant avec étonnement, sur ma foi de gentilhomme, ce n’estplus un corps, c’est une ombre qui marche.

– Sire, il travaille beaucoup, balbutiale cardinal, stupéfait lui-même du changement que huit joursavaient apporté dans le maintien et sur le visage de son frère.

En effet, du Bouchage était pâle comme unestatue de cire, et son corps, sous la soie et la broderie,participait de la roideur et de la ténuité des ombres.

– Venez ça, jeune homme, lui dit le roi,venez. Merci, cardinal, de votre citation de Plutarque ; enpareille occasion, je vous promets de recourir toujours à vous.

Le cardinal devina que le roi désirait resterseul avec Henri, et s’esquiva légèrement.

Le roi le vit partir du coin de l’œil, etramena son regard sur sa mère, laquelle demeurait immobile.

Il ne restait plus dans le salon que la reinemère, M. d’Épernon, qui lui faisait mille civilités, et duBouchage.

À la porte se tenait Loignac, moitiécourtisan, moitié soldat, faisant son service plutôt qu’autrechose.

Le roi s’assit et fit signe à du Bouchaged’approcher de lui.

– Comte, lui dit-il, pourquoi vouscachez-vous ainsi derrière les dames, ne savez-vous point que j’aiplaisir à vous voir ?

– Ce m’est un honneur bien grand quecette bonne parole, sire, répondit le jeune homme en s’inclinantavec un profond respect.

– Alors, comte, d’où vient donc qu’on nevous voit plus au Louvre ?

– On ne me voit plus, sire ?

– Non, en vérité, et je m’en plaignais àvotre frère le cardinal, qui est encore plus savant que je necroyais.

– Si Votre Majesté ne me voit pas, ditHenri, c’est qu’elle n’a pas daigné jeter les yeux sur le coin dece cabinet, sire, j’y suis tous les jours à la même heure quand leroi paraît. J’assiste de même régulièrement au lever de Sa Majesté,et je la salue encore respectueusement quand elle sort du conseil.Jamais je n’y ai manqué, et jamais je n’y manquerai, tant que jepourrai me tenir debout, car c’est un devoir sacré pour moi.

– Et c’est cela qui te rend sitriste ? dit amicalement Henri.

– Oh ! Votre Majesté ne le pensepas.

– Non, ton frère et toi, vousm’aimez.

– Sire.

– Et je vous aime aussi. À propos, tusais que ce pauvre Anne m’a écrit de Dieppe.

– Je l’ignorais, sire.

– Oui, mais tu n’ignores pas qu’il étaitdésolé de partir.

– Il m’a avoué ses regrets de quitterParis.

– Oui, mais sais-tu ce qu’il m’adit : c’est qu’il existait un homme qui eût regretté Parisbien davantage, et que si cet ordre te fût arrivé à toi, tu seraismort.

– Peut-être, sire.

– Il m’a dit plus, car il dit beaucoup dechoses, ton frère, quand il ne boude point toutefois ; il m’adit que, le cas échéant, tu m’eusses désobéi ; est-cevrai ?

– Sire, Votre Majesté a eu raison demettre ma mort avant ma désobéissance.

– Mais enfin, si tu n’étais pas mortcependant de douleur à l’ordre de ce départ ?

– Sire, c’eût été une plus terriblesouffrance pour moi de désobéir que de mourir, et cependant, ajoutale jeune homme en baissant son front pâle comme pour cacher sonembarras, j’eusse désobéi.

Le roi se croisa les bras et regardaJoyeuse.

– Ah ça ! dit-il, mais tu es un peufou, ce me semble, mon pauvre comte.

Le jeune homme sourit tristement.

– Oh ! je le suis tout à fait, sire,dit-il, et Votre Majesté a tort de ménager les termes à monendroit.

– Alors, c’est sérieux, mon ami.

Joyeuse étouffa un soupir.

– Raconte-moi cela. Voyons ?

Le jeune homme poussa l’héroïsme jusqu’àsourire.

– Un grand roi comme vous êtes, sire, nepeut s’abaisser jusqu’à de pareilles confidences.

– Si fait, Henri, si fait, dit leroi ; parle, raconte, tu me distrairas.

– Sire, répondit le jeune homme avecfierté, Votre Majesté se trompe ; je dois le dire, il n’y arien dans ma tristesse qui puisse distraire un noble cœur.

Le roi prit la main du jeune homme.

– Allons, allons, dit-il, ne te fâchepas, du Bouchage ; tu sais que ton roi, lui aussi, a connu lesdouleurs d’un amour malheureux.

– Je le sais, oui, sire, autrefois.

– Je compatis donc à tes souffrances.

– C’est trop de bontés de la part d’unroi.

– Non pas ; écoute, parce qu’il n’yavait rien au-dessus de moi, quand je souffris ce que tu souffres,que le pouvoir de Dieu, je n’ai pu m’aider de rien ; toi, aucontraire, mon enfant, tu peux t’aider de moi.

– Sire ?

– Et par conséquent, continua Henri avecune affectueuse tristesse, espérer de voir la fin de tespeines.

Le jeune homme secoua la tête en signe dedoute.

– Du Bouchage, dit Henri, tu serasheureux, ou je cesserai de m’appeler le roi de France.

– Heureux, moi ! hélas ! sire,c’est chose impossible, dit le jeune homme avec un sourire mêléd’une amertume inexprimable.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que mon bonheur n’est pas de cemonde.

– Henri, insista le roi, votre frère, enpartant, vous a recommandé à moi comme à un ami. Je veux, puisquevous ne consultez, sur ce que vous avez à faire, ni la sagesse devotre père, ni la science de votre frère le cardinal, je veux êtrepour vous un frère aîné. Voyons, soyez confiant, instruisez-moi. Jevous assure, du Bouchage, qu’à tout, excepté à la mort, mapuissance et mon affection pour vous trouveront un remède.

– Sire, répondit le jeune homme en selaissant glisser aux pieds du roi, sire, ne me confondez point parl’expression d’une bonté à laquelle je ne puis répondre. Monmalheur est sans remède, car c’est mon malheur qui fait ma seulejoie.

– Du Bouchage, vous êtes un fou, et vousvous tuerez de chimères : c’est moi qui vous le dis.

– Je le sais bien, sire, répondittranquillement le jeune homme.

– Mais enfin, s’écria le roi avec quelqueimpatience, est-ce un mariage que vous désirez faire, est-ce uneinfluence que vous voulez exercer ?

– Sire, c’est de l’amour qu’il fautinspirer. Vous voyez que tout le monde est impuissant à me procurercette faveur : moi seul je dois l’obtenir et l’obtenir pourmoi seul.

– Alors pourquoi te désespérer ?

– Parce que je sens que je nel’obtiendrai jamais, sire.

– Essaie, essaie, mon enfant ; tu esriche, tu es jeune : quelle est la femme qui peut résister àla triple influence de la beauté, de l’amour et de lajeunesse ? Il n’y en a point, du Bouchage, il n’y en apoint.

– Combien de gens à ma place béniraientVotre Majesté pour son indulgence excessive, pour sa faveur dontelle m’accable ! Être aimé d’un roi comme Votre Majesté, c’estpresque autant que d’être aimé de Dieu.

– Alors tu acceptes : bien ! Nedis rien, si tu tiens à être discret : je prendrai desinformations, je ferai faire des démarches. Tu sais ce que j’aifait pour ton frère ; j’en ferai autant pour toi : centmille écus ne m’arrêteront pas.

Du Bouchage saisit la main du roi et la collasur ses lèvres.

– Qu’un jour Votre Majesté me demande monsang, dit-il, et je le verserai jusqu’à la dernière goutte, pourlui prouver combien je lui suis reconnaissant de la protection queje refuse.

Henri III tourna les talons avec dépit.

– En vérité, dit-il, ces Joyeuse sontplus entêtés que des Valois. En voilà un qui va m’apporter tous lesjours sa mine longue et ses yeux cerclés de noir : comme cesera réjouissant ! avec cela qu’il y a déjà trop de figuresgaies à la cour !

– Oh ! sire, qu’à cela ne tienne,s’écria le jeune homme, j’étendrai la fièvre sur mes joues comme unfard joyeux, et tout le monde croira, en me voyant sourire, que jesuis le plus heureux des hommes.

– Oui, mais moi, je saurai le contraire,misérable entêté, et cette certitude m’attristera.

– Votre Majesté me permet-elle de meretirer ? demanda du Bouchage.

– Oui, mon enfant, va et tâche d’êtrehomme.

Le jeune homme baisa la main du roi, allasaluer la reine-mère, passa fièrement devant d’Épernon, qui ne lesaluait pas, et sortit.

À peine eut-il passé le seuil de la porte quele roi cria :

– Fermez, Nambu.

Aussitôt l’huissier auquel cet ordre étaitadressé proclama dans l’antichambre que le roi ne recevait pluspersonne.

Alors Henri s’approcha du duc d’Épernon, etlui frappant sur l’épaule :

– Lavalette, lui dit-il, tu feras fairece soir à tes quarante-cinq une distribution d’argent, et tu leurdonneras congé pour toute une nuit et un jour. Je veux qu’ils seréjouissent. Par la messe ! ils m’ont sauvé, les drôles, sauvécomme le cheval blanc de Sylla.

– Sauvé ! dit Catherine avecétonnement.

– Oui, ma mère.

– Sauvé de quoi ?

– Ah ! voilà ! demandez àd’Épernon.

– Je vous le demande à vous, c’est mieuxencore, ce me semble.

– Eh bien ! madame, notre très chèrecousine, la sœur de votre bon ami M. de Guise… Oh ! ne vous endéfendez pas, c’est votre bon ami.

Catherine sourit en femme qui dit :

– Il ne comprendra jamais.

Le roi vit le sourire, serra les lèvres etcontinua :

– La sœur de votre bon ami de Guise m’afait tendre hier une embuscade.

– Une embuscade ?

– Oui, madame ; hier j’ai failliêtre arrêté, assassiné peut-être.

– Par M. Guise ? s’écriaCatherine.

– Vous n’y croyez pas ?

– Non, je l’avoue, dit Catherine.

– D’Épernon, mon ami, pour l’amour deDieu, contez l’aventure tout au long à madame la reine-mère. Si jeparlais moi-même et qu’elle continuât à hausser les épaules commeelle les hausse, je me mettrais en colère, et, ma foi, je n’aipoint de santé de reste.

Puis se retournant vers Catherine :

– Adieu, madame, adieu ; chérissezM. de Guise tant qu’il vous plaira ; j’ai déjà fait rouer M.de Salcède, vous vous le rappelez ?

– Sans doute !

– Eh bien ! que MM. de Guise fassentcomme vous, qu’ils ne l’oublient pas.

Cela dit, le roi haussa les épaules plus hautque sa mère ne les avait haussées, et rentra dans ses appartements,suivi de master Love, qui était forcé de courir pour le suivre.

LVII – Plumet rouge et plumet blanc

Après être revenu aux hommes, revenons un peuaux choses.

Il était huit heures du soir, et la maison deRobert Briquet toute seule, triste, sans un reflet, profilait sasilhouette triangulaire sur un ciel pommelé, évidemment plusdisposé à la pluie qu’au clair de lune.

Cette pauvre maison, dont on sentait que l’âmeétait sortie, faisait un digne pendant à cette maison mystérieusedont nous avons déjà eu l’honneur d’entretenir nos lecteurs et quis’élevait en face d’elle. Les philosophes, qui prétendent que rienne vit, ne parle, ne sent, comme les choses inanimées, eussent dit,en voyant les deux maisons, qu’elles bâillaient vis à vis l’une del’autre.

Non loin de là, on entendait un grand bruitd’airain mêlé de voix confuses, de murmures vagues et deglapissements, comme si des corybantes eussent célébré dans unantre les mystères de la bonne déesse.

C’était probablement ce bruit qui attirait àlui un jeune homme au toquet violet, à la plume rouge et au manteaugris, beau cavalier qui s’arrêtait des minutes entières devant cevacarme, puis revenait lentement, pensif et la tête baissée, versla maison de maître Robert Briquet.

Or, cette symphonie d’airain choqué, c’étaitle bruit des casseroles ; ces murmures vagues, ceux desmarmites bouillant sur les brasiers, et des broches tournant auxpattes des chiens ; ces cris, ceux de maître Fournichon, hôtedu Fier-Chevalier, occupé du soin de ses fourneaux, et cesglapissements, ceux de dame Fournichon, qui faisait préparer lesboudoirs des tourelles.

Quand le jeune homme au toquet violet avaitbien regardé le feu, bien respiré le parfum des volailles, bieninterrogé les rideaux des fenêtres, il revenait sur ses pas, puisrecommençait à examiner encore.

Il y avait cependant, si indépendante queparût sa marche au premier abord, une limite que le promeneur nefranchissait jamais : c’était l’espèce de ruisseau qui coupaitla rue devant la maison de Robert Briquet, et aboutissait à lamaison mystérieuse.

Mais aussi, il faut le dire, chaque fois quele promeneur arrivait sur cette limite, il y trouvait, comme unesentinelle vigilante, un autre jeune homme du même âge à peu prèsque lui, au toquet noir à la plume blanche, au manteau violet, qui,le front plissé, l’œil fixe, la main sur l’épée, semblait dire,semblable au géant Adamastor :

– Tu n’iras pas plus loin sans trouver latempête.

Le promeneur au plumet rouge, c’est-à-dire lepremier que nous avons introduit sur la scène, fit vingt tours àpeu près sans rien remarquer de tout cela, tant il était préoccupé.Certainement, il n’était pas sans avoir vu un homme arpentant commelui la voie publique ; mais cet homme était trop bien vêtupour être un voleur, et jamais l’idée ne lui fût venue des’inquiéter de rien, sinon de ce qui se faisait auFier-Chevalier.

Mais l’autre, au contraire, à chaque retour duplumet rouge, fonçait en noir la teinte sombre de son visage ;enfin la dose de fluide irrité devint si lourde chez le plumetblanc, qu’elle finit par frapper le plumet rouge et par attirer sonattention.

Il leva la tête et lut sur le visage de celuiqui se trouvait en face de lui, toute la mauvaise volonté qu’ilparaissait éprouver à son égard.

Cela l’induisit naturellement à penser qu’ilgênait le jeune homme ; puis cette pensée amena le désir des’informer en quoi il le gênait.

Il se mit en conséquence à regarderattentivement la maison de Robert Briquet.

Puis de cette maison il passa à celle quifaisait son pendant.

Enfin, lorsqu’il les eut bien regardées l’uneet l’autre sans s’inquiéter ou sans paraître s’inquiéter au moinsde la façon dont le jeune homme au plumet blanc le regardait, illui tourna le dos et revint aux rutilants éclairs des fourneaux demaître Fournichon.

Le plumet blanc, heureux d’avoir mis sonadversaire en déroute, car il attribuait à déroute le mouvement devolte-face qu’il venait de lui voir faire, le plumet blanc se mit àmarcher dans son sens, c’est-à-dire de l’est à l’ouest, tandis quel’autre s’avançait de l’ouest à l’est.

Mais quand chacun d’eux fut arrivé au pointqu’il s’était intérieurement marqué pour sa course, il se retournaet revint en droite ligne sur l’autre, et en si droite ligne que,n’eût été le ruisseau, Rubicon nouveau qu’il fallait franchir, ilsse fussent heurtés nez à nez tant la précision de la ligne droiteavait été scrupuleusement respectée.

Le plumet blanc frisa sa petite moustache avecun mouvement d’impatience visible.

Le plumet rouge prit un air étonné, puis illança un nouveau regard à la maison mystérieuse.

On eût pu voir alors le plumet blanc faire unpas pour franchir le Rubicon, mais le plumet rouge s’était déjàéloigné : la marche en ligne inverse recommença.

Pendant cinq minutes, on eût pu croire qu’ilsne se rencontreraient qu’aux antipodes ; mais bientôt, avec lemême instinct et la même précision que la première fois, tous deuxse retournèrent en même temps.

Comme deux nuages qui suivent sous dessouffles contraires la même zone du ciel, et que l’on voit avancerl’un sur l’autre en déployant leurs flocons noirs, prudentesavant-gardes, les deux promeneurs arrivèrent cette fois en facel’un de l’autre, résolus à se marcher sur les pieds plutôt que dereculer d’un pas.

Plus impatient sans doute que celui qui venaità sa rencontre, le plumet blanc, au lieu de demeurer, comme ilavait fait jusque-là, sur la limite du ruisseau, enjamba leditruisseau et fit reculer son adversaire, qui, ne se doutant pas decette agression, et les bras pris sous son manteau, faillit perdrel’équilibre.

– Ah ça ! monsieur, dit ce dernier,êtes-vous fou, ou avez-vous l’intention de m’insulter ?

– Monsieur, j’ai l’intention de vousfaire comprendre que vous me gênez fort ; il m’avait mêmesemblé que, sans que j’eusse besoin de vous le dire, vous vous enétiez aperçu.

– Pas le moins du monde, monsieur, carj’ai pour système de ne voir jamais ce que je ne veux pas voir.

– Il y a cependant certaines choses quiattireraient vos regards, je l’espère, si on les faisait briller àvos yeux.

Et joignant le mouvement à la parole, le jeunehomme au plumet blanc se débarrassa de sa cape et tira son épée quiétincela sous un rayon de la lune glissant en ce moment entre deuxnuages.

Le plumet rouge resta immobile.

– On dirait, monsieur, répliqua-t-il enhaussant les épaules, que vous n’avez jamais mis une lame hors dufourreau, tant vous vous hâtez de la faire sortir contre quelqu’unqui ne se défend pas.

– Non, mais qui se défendra, jel’espère.

Le plumet rouge sourit avec une tranquillitéqui doubla l’irritation de son adversaire.

– Pourquoi cela ? et quel droitavez-vous de m’empêcher de me promener dans la rue ?

– Pourquoi vous y promenez-vous, danscette rue ?

– Parbleu, la belle demande ! parceque cela me plaît.

– Ah ! cela vous plaît.

– Sans doute ; vous vous y promenezbien, vous ! avez-vous licence du roi de fouler seul le pavéde la rue de Bussy ?

– Que j’aie licence ou non, peuimporte.

– Vous vous trompez ; il importebeaucoup, au contraire ; je suis fidèle sujet de Sa Majesté,et ne voudrais point lui désobéir.

– Ah ! vous raillez, jecrois !

– Quand cela serait ? vous menacezbien, vous !

– Ciel et terre ! Je vous dis quevous me gênez, monsieur, et que si vous ne vous éloignez point debonne volonté, je saurai bien, moi, vous éloigner de force.

– Oh ! oh ! monsieur, c’est cequ’il faudra voir.

– Eh ! morbleu ! c’est ce queje vous dis depuis une heure, voyons.

– Monsieur, j’ai particulièrement affairedans ce quartier-ci. Vous voilà donc prévenu. Maintenant, si c’estchez vous un absolu désir, j’échangerai volontiers une passed’épée ; mais je ne m’éloignerai pas.

– Monsieur, dit le plumet blanc enfaisant siffler son épée et en rassemblant ses deux pieds, comme unhomme qui s’apprête à tomber en garde, je me nomme le comte Henridu Bouchage, je suis frère de M. le duc de Joyeuse ; unedernière fois, vous plaît-il de me céder le pas et de vousretirer ?

– Monsieur, répondit le plumet rouge, jeme nomme le vicomte Ernauton de Carmainges ; vous ne me gênezpas du tout, et je ne trouve aucunement mauvais que vousdemeuriez.

Du Bouchage réfléchit un instant, et remit sonépée au fourreau.

– Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suisà moitié fou, étant amoureux.

– Et moi aussi, je suis amoureux,répondit Ernauton, mais je ne me crois aucunement fou pourcela.

Henri pâlit.

– Vous êtes amoureux ?

– Oui, monsieur.

– Et vous l’avouez ?

– Depuis quand est-ce un crime ?

– Mais amoureux dans cette rue.

– Pour le moment, oui.

– Au nom du ciel, monsieur, dites-moi quivous aimez ?

– Ah ! monsieur du Bouchage, vousn’avez point réfléchi à ce que vous me demandez ; vous savezbien qu’un gentilhomme ne peut révéler un secret dont il n’a que lamoitié.

– C’est vrai ; pardon, monsieur deCarmainges ; mais c’est qu’en vérité, nul n’est aussimalheureux que moi sous le ciel.

Il y avait tant de vraie douleur et dedésespoir éloquent dans ces quatre mots prononcés par le jeunehomme, qu’Ernauton en fut profondément touché.

– O mon Dieu ! je comprends, dit-il,vous craignez que nous ne soyons rivaux.

– Je le crains.

– Hum ! fit Ernauton. Eh bien !monsieur, je vais être franc.

Joyeuse pâlit et passa sa main sur sonfront.

– Moi, continua Ernauton, j’ai unrendez-vous.

– Vous avez un rendez-vous ?

– Oui, en bonne forme !

– Dans cette rue ?

– Dans cette rue.

– Écrit ?

– Oui, d’une fort jolie écrituremême.

– De femme ?

– Non, d’homme.

– D’homme ! que voulez-vousdire ?

– Mais pas autre chose que ce que je dis.J’ai un rendez-vous avec une femme, d’une assez jolie écritured’homme ; ce n’est pas précisément aussi mystérieux, maisc’est plus élégant ; on a un secrétaire, à ce qu’ilparaît.

– Ah ! murmura Henri, achevez,monsieur, au nom du ciel, achevez.

– Vous me demandez de telle façon,monsieur, que je ne saurais vous refuser. Je vais donc vous dire lateneur du billet.

– J’écoute.

– Vous verrez si c’est la même chose quevous.

– Assez, monsieur, par grâce ; moi,l’on ne m’a point donné de rendez-vous, moi, je n’ai pas reçu debillet.

Ernauton tira de sa bourse un petitpapier.

– Voilà le billet, monsieur, dit-il, ilme serait difficile de vous le lire par cette nuit obscure ;mais il est court et je le sais par cœur ; vous enrapportez-vous à moi de ne vous point tromper ?

– Oh ! tout à fait !

– Voici donc les termes dans lesquels ilest conçu :

« Monsieur Ernauton, mon secrétaire estpar moi chargé de vous dire que j’ai grand désir de causer avecvous une heure ; votre mérite m’a touchée. »

– Il y a cela ? demanda duBouchage.

– Ma foi, oui, monsieur, la phrase estmême soulignée. Je passe une autre phrase un peu tropflatteuse.

– Et vous êtes attendu ?

– C’est-à-dire que j’attends, comme vousvoyez.

– Alors on doit vous ouvrir laporte ?

– Non, on doit siffler trois fois par lafenêtre.

Henri, tout frémissant, posa une de ses mainssur le bras d’Ernauton, et de l’autre lui montrant la maisonmystérieuse :

– De là ? demanda-t-il.

– Pas du tout, répondit Ernauton enmontrant les tourelles du Fier-Chevalier, de là.

Henri poussa un cri de joie.

– Mais vous n’allez donc pas ici ?dit-il.

– Eh non ! le billet ditpositivement : Hôtellerie du Fier-Chevalier.

– Oh ! soyez béni, monsieur, dit lejeune homme en lui serrant la main ; oh ! pardonnez-moimon incivilité, ma sottise. Hélas ! vous le savez, pourl’homme qui aime véritablement, il n’existe qu’une femme, et envous voyant sans cesse revenir jusqu’à cette maison, j’ai cru quec’était par cette femme que vous étiez attendu.

– Je n’ai rien à vous pardonner,monsieur, dit Ernauton en souriant, car, en vérité, j’ai eu uninstant de mon côté l’idée que vous étiez dans cette rue pour lemême motif que moi.

– Et vous avez eu cette incroyablepatience de ne me rien dire, monsieur ! Oh ! vous n’aimezpas, vous n’aimez pas !

– Ma foi, écoutez, je n’ai pas encoregrands droits ; j’attendais un éclaircissement quelconqueavant de me fâcher. Ces grandes dames sont si étranges dans leurscaprices, et une mystification est si amusante !

– Allons, allons, monsieur de Carmainges,vous n’aimez pas comme moi, et cependant…

– Et cependant ? répétaErnauton.

– Et cependant vous êtes plusheureux.

– Ah ! l’on est cruel dans cettemaison !

– Monsieur de Carmainges, dit Joyeuse,voilà trois mois que j’aime comme un fou celle qui l’habite, et jen’ai pas encore eu le bonheur d’entendre le son de sa voix.

– Diable ! vous n’êtes pas avancé.Mais attendez donc.

– Quoi ?

– Est-ce qu’on n’a pas sifflé ?

– En effet, il me semble avoirentendu.

Les deux jeunes gens écoutèrent, un secondcoup se fit entendre dans la direction duFier-Chevalier.

– Monsieur le comte, dit Ernauton, vousm’excuserez de ne pas vous faire plus longue compagnie, mais jecrois que voilà mon signal.

Un troisième coup retentit.

– Allez, monsieur, allez, dit Henri, etbonne chance.

Ernauton s’éloigna lestement, et soninterlocuteur le vit disparaître dans l’ombre de la rue pourreparaître dans la lumière que jetaient les fenêtres duFier-Chevalier et disparaître encore.

Quant à lui, plus morne qu’auparavant, carcette espèce de lutte l’avait un instant fait sortir de saléthargie :

– Allons, dit-il, faisons mon métieraccoutumé, frappons comme d’habitude à la porte maudite qui jamaisne s’ouvre.

Et, en disant ces mots, il s’avança chancelantvers la porte de la maison mystérieuse.

LVIII – La porte s’ouvre

Mais en arrivant à la porte de la maisonmystérieuse, le pauvre Henri fut repris de son hésitationhabituelle.

– Du courage, se dit-il à lui-même,frappons.

Et il fit encore un pas.

Mais, avant de frapper, il regarda encore unefois derrière lui et vit sur le chemin le reflet brillant deslumières de l’hôtellerie.

– Là-bas, se dit-il, entrent pour l’amouret pour la joie des gens qu’on appelle et qui n’ont pas mêmedésiré ; pourquoi n’ai-je pas le cœur tranquille et le sourireinsouciant ? j’entrerais peut-être là-bas aussi, moi, au lieud’essayer vainement d’entrer ici.

On entendit la cloche deSaint-Germain-des-Prés qui vibrait mélancoliquement dans lesairs.

– Allons, voilà dix heures qui sonnent,murmura Henri

Il mit le pied sur le seuil de la porte etsouleva le heurtoir.

– Vie effroyable ! murmura-t-il, viede vieillard. Oh ! quel jour pourrais-je donc dire :Belle mort, riante mort, douce tombe, salut !

Il frappa un deuxième coup.

– C’est cela, continua-t-il en écoutant,voilà le bruit de la porte intérieure qui crie, le bruit del’escalier qui gémit, le bruit du pas qui s’approche : ainsitoujours, toujours la même chose.

Et il frappa une troisième fois.

– Encore ce coup, dit-il, le dernier.C’est cela : le pas devient plus léger, le serviteur regardeau treillis de fer, il voit ma pâle, ma sinistre, mon insupportablefigure, puis il s’éloigne sans ouvrir jamais !

La cessation de tout bruit sembla justifier laprédiction du malheureux jeune homme.

– Adieu, maison cruelle ; adieujusqu’à demain, dit-il.

Et, se baissant de manière à ce que son frontfût au niveau du seuil de pierre, il y déposa du fond de l’âme unbaiser qui fit tressaillir le dur granit, moins dur cependantencore que le cœur des habitants de cette maison.

Puis, comme il avait fait la veille, et commeil comptait faire le lendemain, il se retira.

Mais à peine avait-il fait deux pas enarrière, qu’à sa profonde surprise le verrou grinça dans sagâche ; la porte s’ouvrit, et le serviteur s’inclinaprofondément.

C’était le même dont nous avons tracé leportrait lors de son entrevue avec Robert Briquet.

– Bonsoir, monsieur, dit-il d’une voixrauque, mais dont le son cependant parut à du Bouchage plus douxque les plus suaves concerts des chérubins qu’on entend dans cessonges d’enfance, où l’on rêve encore du ciel.

Tremblant, éperdu, Henri, qui avait déjà faitdix pas pour s’éloigner, se rapprocha vivement, et, joignant lesmains, il chancela si visiblement, que le serviteur le retint pourl’empêcher de tomber sur le seuil ; ce que cet homme fit, aureste, avec l’expression visible d’une respectueuse compassion.

– Voyons, monsieur, dit-il, mevoilà ; expliquez-moi, je vous prie, ce que vous désirez.

– J’ai tant aimé, répondit le jeunehomme, que je ne sais plus si j’aime encore. Mon cœur a tant battu,que je ne puis dire s’il bat toujours.

– Vous plairait-il, monsieur, dit leserviteur avec respect, de vous asseoir là près de moi et decauser ?

– Oh ! oui.

Le serviteur lui fit un signe de la main.

Henri obéit à ce signe, comme il eût obéi à unsigne du roi de France ou de l’empereur romain.

– Parlez, monsieur, dit le serviteur,quand ils furent assis l’un près de l’autre, et dites-moi votredésir.

– Mon ami, répondit du Bouchage, ce n’estpas d’aujourd’hui que nous nous parlons et que nous nous touchonsainsi. Mainte fois, vous le savez, je vous ai attendu et surpris audétour d’une rue ; alors je vous ai offert assez d’or pourvous enrichir, quand vous eussiez été le plus avide deshommes ; d’autres fois, j’ai essayé de vous intimider ;jamais vous ne m’avez écouté, toujours vous m’avez vu souffrir, etcela, sans compatir, visiblement au moins, à mes souffrances.Aujourd’hui, vous me dites de vous parler, vous m’invitez à vousexprimer mon désir : qu’est-il donc arrivé, mou Dieu ! etquel nouveau malheur me cache cette condescendance de votrepart ?

Le serviteur poussa un soupir. Il y avaitévidemment un cœur pitoyable sous cette rude enveloppe.

Ce soupir fut entendu de Henri etl’encouragea.

– Vous savez, continua-t-il, que j’aimeet comment j’aime ; vous m’avez vu poursuivre une femme et ladécouvrir malgré ses efforts pour se cacher et pour me fuir ;jamais, dans mes plus grandes douleurs, une parole amère ne m’estéchappée, jamais je n’ai donné suite à ces pensées de violence quinaissent du désespoir et des conseils que nous souffle avecl’ardeur du sang la fougueuse jeunesse.

– C’est vrai, monsieur, dit le serviteur,et en ceci pleine justice vous est rendue par ma maîtresse et parmoi.

– Ainsi convenez-en, continua Henri enpressant entre ses mains les mains du vigilant gardien, ainsi nepouvais-je pas un soir, quand vous me refusiez l’entrée de cettemaison, ne pouvais-je pas enfoncer la porte, ainsi que le fait tousles jours le moindre écolier ivre ou amoureux ? Alors, nefût-ce que pour un moment, j’aurais vu cette femme inexorable, jelui eusse parlé.

– C’est vrai encore.

– Enfin, continua le jeune comte, avecune douceur et une tristesse inexprimables, je suis quelque choseen ce monde, mon nom est grand, ma fortune est grande, mon créditest grand, le roi lui-même, le roi me protège ; tout à l’heureencore le roi me conseillait de lui confier mes douleurs, me disaitde recourir à lui, m’offrait sa protection.

– Ah ! fit le serviteur avec uneinquiétude visible.

– Je n’ai point voulu, se hâta de dire lejeune homme ; non, non, j’ai tout refusé, tout refusé, pourvenir prier à mains jointes de s’ouvrir cette porte qui, je le saisbien, ne s’ouvre jamais.

– Monsieur le comte, vous êtes en effetun cœur loyal et digne d’être aimé.

– Eh bien, interrompit Henri avec undouloureux serrement de cœur, cet homme au cœur loyal, et, de votreavis même, digne d’être aimé, à quoi le condamnez-vous ?Chaque matin mon page apporte une lettre, on ne la reçoit mêmepas ; chaque soir je viens heurter à cette porte moi-même, etchaque soir on m’éconduit ; enfin on me laisse souffrir, medésoler, mourir dans cette rue, sans avoir pour moi la compassionqu’on aurait pour un pauvre chien qui hurle. Ah ! mon ami, jevous le dis, cette femme n’a pas le cœur d’une femme ; onn’aime pas un malheureux, soit ; ah ! mon Dieu ! onne peut pas plus commander à son cœur d’aimer que de lui dire den’aimer plus. Mais on a pitié d’un malheureux qui souffre, et onlui dit un mot de consolation ; mais on plaint un malheureuxqui tombe, et on lui tend la main pour le relever ; mais non,non, cette femme se complaît avec mon supplice ; non, cettefemme n’a pas de cœur, elle m’eût tué avec un refus de sa bouche,ou fait tuer avec quelque coup de couteau, avec quelque coup depoignard ; mort, au moins, je ne souffrirais plus.

– Monsieur le comte, répondit leserviteur après avoir scrupuleusement écouté tout ce que venait dedire le jeune homme, la dame que vous accusez est loin, croyez-lebien, d’avoir le cœur aussi insensible et surtout aussi cruel quevous le dites ; elle souffre plus que vous, car elle vous a vuquelquefois, car elle a compris ce que vous souffrez, et elleressent pour vous une vive sympathie.

– Oh ! de la compassion, de lacompassion ! s’écria le jeune homme en essuyant la sueurfroide qui coulait de ses tempes ; oh ! vienne le jour oùson cœur, que vous vantez, connaîtra l’amour, l’amour tel que je lesens, et si, en échange de cet amour, on lui offre alors de lacompassion, je serai bien vengé.

– Monsieur le comte, monsieur le comte,ce n’est pas une raison de n’avoir point aimé que de ne pasrépondre à l’amour ; cette femme a peut-être connu la passionplus forte que vous ne la connaîtrez jamais, cette femme apeut-être aimé comme jamais vous n’aimerez.

Henri leva les mains au ciel.

– Quand on a aimé ainsi, on aimetoujours ! s’écria-t-il.

– Vous ai-je donc dit qu’elle n’aimaitplus, monsieur le comte ? demanda le serviteur.

Henri poussa un cri douloureux et s’affaissacomme s’il eût été frappé de mort.

– Elle aime ! s’écria-t-il, elleaime ! ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Oui, elle aime ; mais ne soyezpoint jaloux de l’homme qu’elle aime, monsieur le comte ; cethomme n’est plus de ce monde. Ma maîtresse est veuve, ajouta leserviteur compatissant, espérant calmer par ces mots la douleur dujeune homme.

Et, en effet, comme par enchantement, ces motslui rendirent le souffle, la vie et l’espoir.

– Voyons, au nom du ciel, dit-il, nem’abandonnez pas ; elle est veuve, dites-vous, alors ellel’est depuis peu, alors elle verra se tarir la source de seslarmes ; elle est veuve, ah ! mon ami, elle n’aimepersonne alors, puisqu’elle aime un cadavre, une ombre, un nom. Lamort, c’est moins que l’absence ; me dire qu’elle aime unmort, c’est me dire qu’elle m’aimera… Eh ! mon Dieu, toutesles grandes douleurs se sont calmées avec le temps. Quand la veuvede Mausole, qui avait juré à la tombe de son époux une douleuréternelle, quand la veuve de Mausole eut épuisé ses larmes, ellefut guérie. Les regrets sont une maladie : quiconque n’est pasemporté dans la crise sort de cette crise plus vigoureux et plusvivace qu’auparavant.

Le serviteur secoua la tête.

– Cette dame, monsieur le comte,répondit-il, comme la veuve du roi Mausole, a juré au mort uneéternelle fidélité ; mais je la connais, et elle tiendra mieuxsa parole que ne l’a fait cette femme oublieuse dont vous meparlez.

– J’attendrai, j’attendrai dix ans s’ille faut ! s’écria Henri ; Dieu n’a pas permis qu’ellemourût de chagrin ou qu’elle abrégeât violemment ses jours ;vous voyez bien que puisqu’elle n’est pas morte, c’est qu’elle peutvivre, et que, puisqu’elle vit, je puis espérer.

– Oh ! jeune homme, jeune homme, ditle serviteur avec un accent lugubre, ne comptez pas ainsi avec lessombres pensées des vivants, avec les exigences des morts. Elle avécu ! dites-vous : oui, elle a vécu ! non pas unjour, non pas un mois, non pas une année ; elle a vécu septans.

Joyeuse tressaillit.

– Mais savez-vous pourquoi, dans quelbut, pour accomplir quelle résolution elle a vécu ? Elle seconsolera, espérez-vous ? Jamais, monsieur le comte,jamais ! C’est moi qui vous le dis, c’est moi qui vous lejure, moi, qui n’étais que le très humble serviteur du mort, moi,qui, tant qu’il a vécu, étais une âme pieuse, ardente et pleined’espérance, et qui, depuis qu’il est mort, suis devenu un cœurendurci ; eh bien ! moi, moi, qui ne suis que sonserviteur, je vous le répète, jamais je ne me consolerai.

– Cet homme tant regretté, interrompitHenri, ce mort bienheureux, ce mari…

– Ce n’était pas le mari, c’étaitl’amant, monsieur le comte, et une femme comme celle quemalheureusement vous aimez n’a qu’un amant dans toute sa vie.

– Mon ami, mon ami ! s’écria lejeune homme, effrayé de la majesté sauvage de cet homme à l’espritélevé, et qui cependant était perdu sous des habits vulgaires, monami, je vous en conjure, intercédez pour moi !

– Moi ! s’écria-t-il, moi !Écoutez, monsieur le comte, si je vous eusse cru capable d’user deviolence envers ma maîtresse, je vous eusse tué, tué de cettemain.

Et il tira de dessous son manteau un brasnerveux et viril qui semblait celui d’un homme de vingt-cinq ans àpeine, tandis que ses cheveux blanchis et sa taille courbée luidonnaient l’apparence d’un homme de soixante ans.

– Si, au contraire, continua-t-il,j’eusse pu croire que ma maîtresse vous aimât, c’est elle quiserait morte.

Maintenant, monsieur le comte, j’ai dit ce quej’avais à dire, ne cherchez point à m’en faire avouer davantage,car, sur mon honneur, et quoique je ne sois pas gentilhomme,croyez-moi, mon honneur vaut quelque chose, car, sur mon honneur,j’ai dit tout ce que je pouvais avouer.

Henri se leva la mort dans l’âme.

– Je vous remercie, dit-il, d’avoir eucette compassion pour mes malheurs ; maintenant je suisdécidé.

– Ainsi, vous serez plus calme àl’avenir, monsieur le comte, ainsi vous vous éloignerez de nous,vous nous laisserez à une destinée pire que la vôtre,croyez-moi.

– Oui, je m’éloignerai de vous, en effet,soyez tranquille, dit le jeune homme, et pour toujours.

– Vous voulez mourir, je vouscomprends.

– Pourquoi vous le cacherais-je ? jene puis vivre sans elle, il faut bien que je meure, du moment où jene la possède pas.

– Monsieur le comte, nous avons biensouvent parlé de la mort avec ma maîtresse ; croyez-moi, c’estune mauvaise mort que celle qu’on se donne de sa propre main.

– Aussi, n’est-ce point celle-là que jechoisirai ; il y a pour un jeune homme de mon nom, de mon âgeet de ma fortune, une mort qui de tout temps a été une belle mort,c’est celle que l’on reçoit en défendant son roi et son pays.

– Si vous souffrez au-delà de votreforce, si vous ne devez rien à ceux qui vous survivront, si la mortdu champ de bataille vous est offerte, mourez, monsieur le comte,mourez ; il y a longtemps que je serais mort, moi, si jen’étais condamné à vivre.

– Adieu et merci, répondit Joyeuse entendant la main au serviteur inconnu. Au revoir dans un autremonde !

Et il s’éloigna rapidement, jetant aux piedsdu serviteur, touché de cette douleur profonde, une pesante boursed’or.

Minuit sonnait à l’égliseSaint-Germain-des-Prés.

LIX – Comment aimait une grande dame enl’an de grâce 1586

Les trois coups de sifflet qui, à intervalleségaux, avaient traversé l’espace, étaient bien ceux qui devaientservir de signal au bienheureux Ernauton.

Aussi, quand le jeune homme fut proche de lamaison, il trouva dame Fournichon sur la porte où elle attendaitles clients avec un sourire qui la faisait ressembler à une déessemythologique interprétée par un peintre flamand.

Dame Fournichon maniait encore dans sesgrosses mains blanches un écu d’or qu’une autre main aussi blanche,mais plus délicate que la sienne, venait d’y déposer enpassant.

Elle regarda Ernauton, et mettant les mainssur ses hanches, remplit la capacité de la porte de manière àrendre tout passage impossible.

Ernauton, de son côté, s’arrêta en homme quidemande à passer.

– Que voulez-vous, monsieur ?dit-elle ; qui demandez-vous ?

– Trois coups de sifflet ne sont-ilspoint partis tout à l’heure de la fenêtre de cette tourelle, bonnedame ?

– Si fait.

– Eh bien ! c’est moi que ces troiscoups de sifflet appelaient.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Alors c’est différent, si vous medonnez votre parole d’honneur.

– Foi de gentilhomme, ma chère madameFournichon.

– En ce cas, je vous crois ; entrez,beau cavalier, entrez.

Et, joyeuse d’avoir enfin une de cesclientèles, comme elle les désirait si ardemment pour ce malheureuxRosier-d’Amour qui avait été détrôné par leFier-Chevalier, l’hôtesse fit monter Ernauton parl’escalier en limaçon qui conduisait à la plus ornée et à la plusdiscrète de ses tourelles.

Une petite porte, peinte assez vulgairement,donnait accès dans une sorte d’antichambre et de cette antichambreon arrivait dans la tourelle même, meublée, décorée, tapissée avecun peu plus de luxe qu’on n’en eût attendu dans ce coin écarté deParis ; mais, il faut le dire, dame Fournichon avait mis dugoût à l’embellissement de cette tourelle, sa favorite, etgénéralement on réussit dans ce que l’on fait avec amour.

Madame Fournichon avait donc réussi autantqu’il était donné à un assez vulgaire esprit de réussir en pareillematière.

Lorsque le jeune homme entra dansl’antichambre, il sentit une forte odeur de benjoin etd’aloès : c’était un holocauste fait sans doute par lapersonne un peu trop susceptible, qui, en attendant Ernauton,essayait de combattre, à l’aide de parfums végétaux, les vapeursculinaires exhalées par la broche et par les casseroles.

Dame Fournichon suivait le jeune homme pas àpas, elle le poussa de l’escalier dans l’antichambre, et del’antichambre dans la tourelle avec des yeux tout rapetissés par unclignotement anacréontique ; puis elle se retira.

Ernauton resta la main droite à la portière,la main gauche au loquet de la porte, et à demi courbé par sonsalut.

C’est qu’il venait d’apercevoir dans lavoluptueuse demi-teinte de la tourelle, éclairée par une seulebougie de cire rosé, une de ces élégantes tournures de femme quicommandent toujours, sinon l’amour, du moins l’attention, quandtoutefois ce n’est pas le désir.

Renversée sur des coussins, tout enveloppée desoie et de velours, cette dame, dont le pied mignon pendait àl’extrémité de ce lit de repos, s’occupait de brûler à la bougie lereste d’une petite branche d’aloès dont elle approchait parfois,pour la respirer, la fumée de son visage, emplissant aussi de cettefumée les plis de son capuchon et ses cheveux, comme si elle eûtvoulu tout entière se pénétrer de l’enivrante vapeur.

À la manière dont elle jeta le reste de labranche au feu, dont elle abaissa sa robe sur son pied et sa coiffesur son visage masqué, Ernauton s’aperçut qu’elle l’avait entenduentrer et le savait près d’elle.

Cependant, elle ne s’était pointretournée.

Ernauton attendit un instant ; elle ne seretourna point.

– Madame, dit le jeune homme d’une voixqu’il essaya de rendre douce à force de reconnaissance, madame…vous avez fait appeler votre humble serviteur : le voici.

– Ah ! fort bien, dit la dame,asseyez-vous, je vous prie, monsieur Ernauton.

– Pardon, madame, mais je dois avanttoute chose vous remercier de l’honneur que vous me faites.

– Ah ! cela est civil, et vous avezraison, monsieur de Carmainges, et cependant vous ne savez pasencore qui vous remerciez, je présume.

– Madame, dit le jeune homme s’approchantpar degrés, vous avez le visage caché sous un masque, la mainenfouie sous des gants ; vous venez, au moment même oùj’entrais, vous venez de me dérober la vue d’un pied qui, certes,m’eût rendu fou de toute votre personne ; je ne vois rien quime permette de reconnaître ; je ne puis donc que deviner.

– Et vous devinez qui je suis ?

– Celle que mon cœur désire, celle quemon imagination fait jeune, belle, puissante et riche, trop richeet trop puissante même, pour que je puisse croire que ce quim’arrive est bien réel, et que je ne rêve pas en ce moment.

– Avez-vous eu beaucoup de peine à entrerici ? demanda la dame sans répondre directement à ce flot deparoles qui s’échappait du cœur trop plein d’Ernauton.

– Non, madame, l’accès m’en a même étéplus facile que je ne l’eusse pensé.

– Pour un homme, tout est facile, c’estvrai ; seulement il n’en est pas de même pour une femme.

– Je regrette bien, madame, toute lapeine que vous avez prise et dont je ne puis que vous offrir mesbien humbles remercîments.

Mais la dame paraissait déjà avoir passé à uneautre pensée.

– Que me disiez-vous, monsieur ?fit-elle négligemment en ôtant son gant ; pour montrer uneadorable main ronde et effilée à la fois.

– Je vous disais, madame, que sans avoirvu vos traits, je sais qui vous êtes, et que, sans crainte de metromper, je puis vous dire que je vous aime.

– Alors vous croyez pouvoir répondre queje suis bien celle que vous vous attendiez à trouver ici ?

– À défaut du regard, mon cœur me ledit.

– Donc, vous me connaissez ?

– Je vous connais, oui.

– En vérité, vous, un provincial à peinedébarqué, vous connaissez déjà les femmes de Paris ?

– Parmi toutes les femmes de Paris,madame, je n’en connais encore qu’une seule.

– Et celle-là, c’est moi ?

– Je le crois.

– Et à quoi me reconnaissezvous ?

– À votre voix, à votre grâce, à votrebeauté.

– À ma voix, je le comprends, je ne puisla déguiser ; à ma grâce, je puis prendre le mot pour uncompliment ; mais à ma beauté, je ne puis admettre la réponseque par hypothèse.

– Pourquoi cela, madame ?

– Sans doute ; vous me reconnaissezà ma beauté, et ma beauté est voilée.

– Elle l’était moins, madame, le jour où,pour vous faire entrer dans Paris, je vous tins si près de moi, quevotre poitrine effleurait mes épaules, et que votre haleine brûlaitmon cou.

– Aussi, à la réception de ma lettre,vous avez deviné que c’était de moi qu’il s’agissait.

– Oh ! non, non, madame, ne lecroyez pas. Je n’ai pas eu un seul instant une pareille pensée.J’ai cru que j’étais le jouet de quelque plaisanterie, la victimede quelque erreur ; j’ai pensé que j’étais menacé dequelqu’une de ces catastrophes qu’on appelle des bonnes fortunes,et ce n’est que depuis quelques minutes qu’en vous voyant, en voustouchant…

Et Ernauton fit le geste de prendre une main,qui se retira devant la sienne.

– Assez, dit la dame ; le fait estque j’ai commis une insigne folie.

– Et en quoi, madame, je vousprie ?

– En quoi ! Vous dites que vous meconnaissez, et vous me demandez en quoi j’ai fait unefolie ?

– Oh ! c’est vrai, madame, et jesuis bien petit, bien obscur auprès de Votre Altesse.

– Mais, pour Dieu ! faites-moi doncle plaisir de vous taire, monsieur. N’auriez-vous point d’esprit,par hasard ?

– Qu’ai-je donc fait, madame, au nom duciel ? demanda Ernauton effrayé.

– Quoi ! vous me voyez unmasque…

– Eh bien ?

– Si je porte un masque, c’estprobablement dans l’intention de me déguiser, et vous m’appelezAltesse ? Que n’ouvrez-vous la fenêtre et que ne criez-vousmon nom dans la rue !

– Oh ! pardon, pardon, fit Ernautonen tombant à genoux, mais je croyais à la discrétion de cesmurs.

– Il me paraît que vous êtescrédule ?

– Hélas ! madame, je suisamoureux !

– Et vous êtes convaincu que tout d’abordje réponds à cet amour par un amour pareil ?

Ernauton se releva tout piqué.

– Non, madame, répondit-il.

– Et que croyez-vous ?

– Je crois que vous avez quelque chosed’important à me dire ; que vous n’avez pas voulu me recevoirà l’hôtel de Guise ou dans votre maison de Bel-Esbat, et que vousavez préféré un entretien secret dans un endroit isolé.

– Vous avez cru cela ?

– Oui.

– Et que pensez-vous que j’aie eu à vousdire ? Voyons, parlez ; je ne serais point fâchéed’apprécier votre perspicacité.

Et la dame, sous son insouciance apparente,laissa percer malgré elle une espèce d’inquiétude.

– Mais que sais-je, moi, réponditErnauton, quelque chose qui ait rapport à M. de Mayenne, parexemple.

– Est-ce que je n’ai pas mes courriers,monsieur, qui demain soir m’en auront dit plus que vous ne pouvezm’en dire, puisque vous m’avez dit, vous, tout ce que vous ensaviez ?

– Peut-être aussi quelque question à mefaire sur l’événement de la nuit passée ?

– Ah ! quel événement, et de quoiparlez-vous ? demanda la dame, dont le sein palpitaitvisiblement.

– Mais de la panique éprouvée par M.d’Épernon, de l’arrestation de ces gentilshommes lorrains.

– On a arrêté des gentilshommeslorrains ?

– Une vingtaine, qui se sont trouvésintempestivement sur la route de Vincennes.

– Qui est aussi la route de Soissons, –ville où M. de Guise tient garnison, ce me semble. – Ah ! aufait, monsieur Ernauton, vous qui êtes de la cour, vous pourriez medire pourquoi l’on a arrêté ces gentilshommes.

– Moi, de la cour ?

– Sans doute.

– Vous savez cela, madame ?

– Dame ! pour avoir votre adresse,il m’a bien fallu prendre des renseignements, des informations.Mais finissez vos phrases, pour l’amour de Dieu ! Vous avezune déplorable habitude, celle de croiser la conversation ; etqu’est-il résulté de cette échauffourée ?

– Absolument rien, madame, que je sachedu moins.

– Alors pourquoi avez-vous pensé que jeparlerais d’une chose qui n’a pas eu de résultat ?

– J’ai tort cette fois comme les autres,madame, et j’avoue mon tort.

– Comment, monsieur, mais de quel paysêtes-vous ?

– D’Agen ?

– Comment, monsieur, vous êtes Gascon,car Agen est en Gascogne, je crois ?

– À peu près.

– Vous êtes Gascon, et vous n’êtes pasassez vain pour supposer tout simplement que, vous ayant vu, lejour de l’exécution de Salcède, à la porte Saint-Antoine, je vousai trouvé de galante tournure ?

Ernauton rougit et se troubla. La damecontinua imperturbablement :

– Que je vous ai rencontré dans la rue,et que je vous ai trouvé beau ?

Ernauton devint pourpre.

– Qu’enfin, porteur d’un message de monfrère Mayenne, vous êtes venu chez moi, et que je vous ai trouvéfort à mon goût ?

– Madame, madame, je ne pense pas cela,Dieu m’en garde.

– Et vous avez tort, répliqua la dame, ense retournant vers Ernauton pour la première fois, et en arrêtantsur ses yeux deux yeux flamboyants sous le masque, tandis qu’elledéployait, sous le regard haletant du jeune homme, la séductiond’une taille cambrée, se profilant en lignes arrondies etvoluptueuses sur le velours des coussins.

Ernauton joignit les mains.

– Madame ! madame !s’écria-t-il, vous raillez-vous de moi ?

– Ma foi, non ! reprit-elle du mêmeton dégagé ; je dis que vous m’avez plu, et c’est lavérité.

– Mon Dieu !

– Mais vous-même, n’avez-vous pas osé medéclarer que vous m’aimiez ?

– Mais quand je vous ai déclaré cela, jene savais pas qui vous étiez, madame, et maintenant que je le sais,oh ! je vous demande bien humblement pardon.

– Allons, voilà maintenant qu’ildéraisonne, murmura la dame avec impatience. Mais restez donc ceque vous êtes, monsieur, dites donc ce que vous pensez, ou vous meferez regretter d’être venue.

Ernauton tomba à genoux.

– Parlez, madame, dit-il, parlez, que jeme persuade que tout ceci n’est point un jeu, et peut-êtreoserai-je enfin vous répondre.

– Soit. Voici mes projets sur vous, ditla dame en repoussant Ernauton, tandis qu’elle arrangeaitsymétriquement les plis de sa robe. J’ai du goût pour vous, mais jene vous connais pas encore. Je n’ai pas l’habitude de résister àmes fantaisies, mais je n’ai pas la sottise de commettre deserreurs. Si nous eussions été égaux, je vous eusse reçu chez moi etétudié à mon aise avant que vous eussiez même soupçonné mesintentions à votre égard. La chose était impossible ; il afallu s’arranger autrement et brusquer l’entrevue. Maintenant voussavez à quoi vous en tenir sur moi. Devenez digne de moi, c’esttout ce que je vous recommande.

Ernauton se confondit en protestations.

– Oh ! moins de chaleur, monsieur deCarmainges, je vous prie, dit la dame avec nonchalance : cen’est pas la peine. Peut-être est-ce votre nom seulement qui m’afrappée la première fois que nous nous rencontrâmes, et qui m’aplu. Après tout, je crois bien décidément que je n’ai pour vousqu’un caprice et que cela se passera. Cependant n’allez pas vouscroire trop loin de la perfection et désespérer. Je ne peux passouffrir les gens parfaits. Oh ! j’adore les gens dévoués, parexemple. Retenez bien ceci, je vous le permets, beau cavalier.

Ernauton était hors de lui. Ce langagehautain, ces gestes pleins de volupté et de mollesse, cetteorgueilleuse supériorité, cet abandon vis-à-vis de lui enfin, d’unepersonne aussi illustre, le plongeaient à la fois dans les déliceset dans les terreurs les plus extrêmes. Il s’assit près de sa belleet fière maîtresse, qui le laissa faire, puis il essaya de passerson bras derrière les coussins qui la soutenaient.

– Monsieur, dit-elle, il paraît que vousm’avez entendue, mais que vous ne m’avez pas comprise. Pas defamiliarité, je vous prie ; restons chacun à notre place. Ilest sûr qu’un jour je vous donnerai le droit de me nommer vôtre,mais ce droit, vous ne l’avez pas encore.

Ernauton se releva pâle et dépité.

– Excusez-moi, madame, dit-il. Il paraitque je ne fais que des sottises ; cela est tout simple :je ne suis point fait encore aux habitudes de Paris. Chez nous, enprovince, à deux cents lieues d’ici, cela est vrai, une femme,lorsqu’elle dit : « J’aime, » aime et ne se refusepas. Elle ne prend point le prétexte de ses paroles pour humilierun homme à ses pieds. C’est votre usage comme Parisienne, c’estvotre droit comme princesse. J’accepte tout cela. Seulement, quevoulez-vous, l’habitude me manquait, l’habitude me viendra.

La dame écouta en silence. Il était visiblequ’elle continuait d’observer attentivement Ernauton, pour savoirsi son dépit aboutirait à une réelle colère.

– Ah ! ah ! vous vous fâchez,je crois, dit-elle superbement.

– Je me fâche, en effet, madame, maisc’est contre moi-même, car j’ai pour vous, moi, madame, non pas uncaprice passager, mais de l’amour, un amour très véritable et trèspur. Je ne cherche pas votre personne, car je vous désirerais, s’ilen était ainsi : voilà tout ; mais je cherche à obtenirvotre cœur. Aussi ne me pardonnerai-je jamais, madame, d’avoiraujourd’hui par des impertinences compromis le respect que je vousdois, respect que je ne changerai en amour, madame, qu’alors quevous me l’ordonnerez.

Trouvez bon seulement, madame, qu’à partir dece moment j’attende vos ordres.

– Allons, allons, dit la dame,n’exagérons rien, monsieur de Carmainges : voilà que vous êtestout glacé après avoir été tout de flammes.

– Il me semble, cependant, madame…

– Eh ! monsieur, ne dites doncjamais à une femme que vous l’aimerez comme vous voudrez, c’estmaladroit ; montrez-lui que vous l’aimerez comme elle voudra,à la bonne heure !

– C’est ce que j’ai dit, madame.

– Oui, mais c’est ce que vous ne pensezpas.

– Je m’incline devant votre supériorité,madame.

– Trêve de politesses, il me répugneraitde faire ici la reine. Tenez, voici ma main, prenez-la, c’est celled’une simple femme : seulement elle est plus brûlante et plusanimée que la vôtre.

Ernauton prit respectueusement cette bellemain.

– Eh bien ! dit la duchesse.

– Eh bien ?

– Vous ne la baisez pas ? êtes-vousfou ? et avez-vous juré de me mettre en fureur ?

– Mais, tout à l’heure…

– Tout à l’heure je vous la retirais,tandis que maintenant…

– Maintenant ?

– Eh ! maintenant je vous ladonne.

Ernauton baisa la main avec tant d’obéissance,qu’on la lui retira aussitôt.

– Vous voyez bien, dit le jeune hommeencore une leçon !

– J’ai donc eu tort ?

– Assurément, vous me faites bondir d’unextrême à l’autre ; la crainte finira par tuer la passion. Jecontinuerai de vous adorer à genoux, c’est vrai ; mais jen’aurai pour vous ni amour ni confiance.

– Oh ! je ne veux pas de cela, ditla dame d’un ton enjoué, car vous seriez un triste amant, et cen’est point ainsi que je les aime, je vous en préviens. Non, resteznaturel, restez vous, soyez monsieur Ernauton de Carmainges, pasautre chose. J’ai mes manies. Eh ! mon Dieu, ne m’avez-vouspas dit que j’étais belle ? Toute belle femme a sesmanies : respectez-en beaucoup, brusquez-en quelques-unes, neme craignez pas surtout, et quand je dirai au trop bouillantErnauton : Calmez-vous, qu’il consulte mes yeux, jamais mavoix.

À ces mots elle se leva.

Il était temps : le jeune homme, rendu àson délire, l’avait saisie entre ses bras, et le masque de laduchesse effleura un instant les lèvres d’Ernauton ; mais cefut alors qu’elle prouva la profonde vérité de ce qu’elle avaitdit, car, à travers son masque, ses yeux lancèrent un éclair froidet blanc comme le sinistre avant-coureur des orages.

Ce regard imposa tellement à Carmainges, qu’illaissa tomber ses bras et que tout son feu s’éteignit.

– Allons, dit la duchesse, c’est bien,nous nous reverrons. Décidément, vous me plaisez, monsieur deCarmainges.

Ernauton s’inclina.

– Quand êtes-vous libre ?demanda-t-elle négligemment.

– Hélas ! assez rarement, madame,répondit Ernauton.

– Ah ! oui, je comprends, ce serviceest fatigant, n’est-ce pas ?

– Quel service ?

– Mais celui que vous faites près du roi.Est-ce que vous n’êtes pas d’une garde quelconque de SaMajesté ?

– C’est-à-dire madame, que je fais partied’un corps de gentilshommes.

– C’est cela que je veux dire ; etces gentilshommes sont Gascons, je crois ?

– Tous, oui, madame.

– Combien sont-ils donc ? on me l’adit, je l’ai oublié.

– Quarante-cinq.

– Quel singulier compte ?

– Cela s’est trouvé ainsi.

– Est-ce un calcul ?

– Je ne crois pas ; le hasard sesera chargé de l’addition.

– Et ces quarante-cinq gentilshommes nequittent pas le roi, dites-vous ?

– Je n’ai point dit que nous ne quittionspoint Sa Majesté, madame.

– Ah ! pardon, je croyais vousl’avoir entendu dire. Au moins disiez-vous que vous aviez peu deliberté.

– C’est vrai, j’ai peu de liberté,madame, parce que, le jour, nous sommes de service pour les sortiesde Sa Majesté ou pour ses chasses, et que, le soir, on nousconsigne au Louvre.

– Le soir ?

– Oui.

– Tous les soirs ?

– Presque tous.

– Voyez donc ce qui fût arrivé, si cesoir, par exemple, cette consigne vous avait retenu ! Moi, quivous attendais, moi, qui eusse ignoré le motif qui vous empêchaitde venir, n’aurais-je pas pu croire que mes avances étaientméprisées ?

– Ah ! madame, maintenant, pour vousvoir, je risquerai tout, je vous jure.

– C’est inutile et ce serait absurde, jene le veux pas.

– Mais alors ?

– Faites votre service ; c’est à moide m’arranger là-dessus, moi, qui suis toujours libre et maîtressede ma vie.

– Oh ! que de bontés,madame !

– Mais tout cela ne m’explique pas,continua la duchesse avec son insinuant sourire, comment, ce soir,vous vous êtes trouvé libre et comment vous êtes venu.

– Ce soir, madame, j’avais médité déjà dedemander une permission à M. de Loignac, notre capitaine, qui meveut du bien, quand l’ordre est venu de donner toute la nuit auxquarante-cinq.

– Ah ! cet ordre est venu ?

– Oui.

– Et à quel propos cette bonnechance ?

– Comme récompense, je crois, madame,d’un service assez fatigant que nous avons fait hier àVincennes.

– Ah ! fort bien, dit laduchesse.

– Ainsi, voilà à quelle circonstance jedois, madame, le bonheur de vous voir ce soir tout à mon aise.

– Eh bien ! écoutez, Carmainges, ditla duchesse avec une douce familiarité qui emplit de joie le cœurdu jeune homme ; voici ce que vous allez faire : chaquefois que vous croirez être libre, prévenez l’hôtesse par unbillet ; tous les jours un homme à moi passera chez elle.

– Oh ! mon Dieu ! mais c’esttrop de bonté, madame.

La duchesse posa sa main sur le brasd’Ernauton.

– Attendez donc, dit-elle.

– Qu’y a-t-il, madame ?

– Ce bruit, d’où vient-il ?

En effet, un bruit d’éperons, de voix, deportes heurtées, d’exclamations joyeuses, montait de la salle d’enbas, comme l’écho d’une invasion.

Ernauton passa sa tête par la porte quidonnait dans l’antichambre.

– Ce sont mes compagnons, dit-il, quiviennent ici fêter le congé que leur a donné M. de Loignac.

– Mais par quel hasard ici, justement encette hôtellerie où nous sommes ?

– Parce que c’est justement auFier-Chevalier, madame, que le rendez-vous d’arrivée a étédonné, parce que, de ce jour bienheureux de leur entrée dans lacapitale, mes compagnons ont pris en affection le vin et les pâtésde maître Fournichon, et quelques-uns même les tourelles demadame.

– Oh ! fit la duchesse avec unmalicieux sourire, vous parlez bien expertement, monsieur, de cestourelles.

– C’est la première fois, sur monhonneur, qu’il m’arrive d’y pénétrer, madame. Mais vous, vous quiles avez choisies ? osa-t-il dire.

– J’ai choisi, et vous allez comprendrefacilement cela ; j’ai choisi le lieu le plus désert de Paris,un endroit près de la rivière, près du grand rempart, un endroit oùpersonne ne peut me reconnaître, ni soupçonner que je puissealler ; mais, mon Dieu ! qu’ils sont donc bruyants, voscompagnons, ajouta la duchesse.

En effet, le vacarme de l’entrée devenait uninfernal ouragan ; le bruit des exploits de la veille, lesforfanteries, le bruit des écus d’or et le cliquetis des verres,présageaient l’orage au grand complet.

Tout à coup on entendit un bruit de pas dansle petit escalier qui conduisait à la tourelle, et la voix de dameFournichon cria d’en bas :

– Monsieur de Sainte-Maline !monsieur de Sainte-Maline !

– Eh bien ? répondit la voix dujeune homme.

– N’allez pas là haut, monsieur deSainte-Maline, je vous en supplie.

– Bon ! et pourquoi pas, chère dameFournichon ? toute la maison n’est-elle pas à nous, cesoir ?

– Toute la maison, soit, mais pas lestourelles.

– Bah ! les tourelles sont de lamaison, crièrent cinq ou six autres voix, parmi lesquelles Ernautonreconnut celles de Perducas de Pincorney et d’Eustache deMiradoux.

– Non, les tourelles n’en sont pas,continuait dame Fournichon, les tourelles font exception, lestourelles sont à moi ; ne dérangez pas mes locataires.

– Madame Fournichon, dit Sainte-Maline,je suis votre locataire aussi, moi, ne me dérangez donc pas.

– Sainte-Maline ! murmura Ernautoninquiet, car il connaissait les mauvais penchants et l’audace decet homme.

– Mais, par grâce ! répéta madameFournichon.

– Madame Fournichon, dit Sainte-Maline,il est minuit ; à neuf heures, tous les feux doivent êtreéteints, et je vois un feu dans votre tourelle ; il n’y a queles mauvais serviteurs du roi qui transgressent les édits duroi ; je veux connaître quels sont ces mauvais serviteurs.

Et Sainte-Maline continua d’avancer, suivi deplusieurs Gascons, dont les pas s’emboîtaient dans les siens.

– Mon Dieu ! s’écria la duchesse,mon Dieu ! monsieur de Carmainges, est-ce que ces gens-làoseraient entrer ici ?

– En tout cas, madame, s’ils osaient, jesuis là, et je puis vous dire d’avance, madame : n’ayez aucunecrainte.

– Oh ! mais ils enfoncent lesportes, monsieur.

En effet, Sainte-Maline, trop avancé pourreculer maintenant, heurtait si violemment à cette porte, qu’ellese brisa en deux : elle était d’un sapin que madame Fournichonn’avait pas jugé à propos d’éprouver, elle dont le respect pour lesamours allait jusqu’au fanatisme.

LX – Comment Sainte-Maline entra dans latourelle et de ce qui s’ensuivit

Le premier soin d’Ernauton, lorsqu’il vit laporte de l’antichambre se fendre sous les coups de Sainte-Maline,fut de souffler la bougie qui éclairait la tourelle.

Cette précaution, qui pouvait être bonne, maisqui n’était que momentanée, ne rassurait cependant pas la duchesse,lorsque tout à coup dame Fournichon, qui avait épuisé toutes sesressources, eut recours à un dernier moyen et se mit àcrier :

– Monsieur de Sainte-Maline, je vouspréviens que les personnes que vous troublez sont de vosamis : la nécessité me force à vous l’avouer.

– Eh bien ! raison de plus pour quenous leur présentions nos compliments, dit Perducas de Pincorneyd’une voix avinée, et trébuchant derrière Sainte-Maline sur ladernière marche de l’escalier.

– Et quels sont ces amis, voyons ?dit Sainte-Maline.

– Oui, voyons-les, voyons-les, criaEustache de Miradoux.

La bonne hôtesse, espérant toujours prévenirune collision qui pouvait, tout en honorant leFier-Chevalier, faire le plus grand tort auRosier-d’Amour, monta au milieu des rangs pressés desgentilshommes, et glissa tout bas le nom d’Ernauton à l’oreille deson agresseur.

– Ernauton ! répéta tout hautSainte-Maline, pour qui cette révélation était de l’huile au lieud’eau jetée sur le feu, Ernauton ! ce n’est pas possible.

– Et pourquoi, cela ? demanda madameFournichon.

– Et pourquoi cela ? répétèrentplusieurs voix.

– Eh ! parbleu ! ditSainte-Maline, parce que Ernauton est un modèle de chasteté, unexemple de continence, un composé de toutes les vertus. Non, non,vous vous trompez, dame Fournichon, ce n’est point M. de Carmaingesqui est enfermé là-dedans.

Et il s’approcha vers la seconde porte pour enfaire autant qu’il avait fait de la première, quand tout à coupcette porte s’ouvrit, et Ernauton parut debout sur le seuil, avecun visage qui n’annonçait point que la patience fût une de cesvertus qu’il pratiquait si religieusement, au dire deSainte-Maline.

– De quel droit M. de Sainte-Malinea-t-il brisé cette première porte ? demanda-t-il ; et,ayant déjà brisé celle-là, veut-il encore brisercelle-ci ?

– Eh ! c’est lui, en réalité, c’estErnauton ! s’écria Sainte-Maline ; je reconnais sa voix,car, quant à sa personne, le diable m’emporte si je pourrais diredans l’obscurité de quelle couleur elle est.

– Vous ne répondez pas à ma question,monsieur, réitéra Ernauton.

Sainte-Maline se mit à rire bruyamment, ce quirassura ceux des quarante-cinq qui, à la voix grosse de menacesqu’ils venaient d’entendre, avaient jugé qu’il était prudent dedescendre à tout hasard deux marches de l’escalier.

– C’est à vous que je parle, monsieur deSainte-Maline, m’entendez-vous ? s’écria Ernauton.

– Oui, monsieur, parfaitement, réponditcelui-ci.

– Alors qu’avez-vous à dire ?

– J’ai à dire, mon cher compagnon, quenous voulions savoir si c’était vous qui habitiez cette hôtelleriedes amours.

– Eh bien maintenant, monsieur, que vousavez pu vous assurer que c’était moi, puisque je vous parle etqu’au besoin je pourrais vous toucher, laissez-moi en repos.

– Cap-de-Diou ! dit Sainte-Maline,vous ne vous êtes pas fait ermite et vous ne l’habitez pas seul, jesuppose.

– Quant à cela, monsieur, vous mepermettrez de vous laisser dans le doute, en supposant que vous ysoyez.

– Ah ! bah ! continuaSainte-Maline en s’efforçant de pénétrer dans la tourelle, est-ceque vraiment vous seriez seul ? Ah ! vous êtes sanslumière, bravo !

– Allons, messieurs, dit Ernauton d’unton hautain, j’admets que vous soyez ivres, et je vouspardonne ; mais il y a un terme même à la patience que l’ondoit à des hommes hors de leur bon sens ; les plaisanteriessont épuisées, n’est-ce pas ? faites-moi donc le plaisir devous retirer.

Malheureusement Sainte-Maline était dans un deses accès de méchanceté envieuse.

– Oh ! oh ! nous retirer,dit-il, comme vous nous dites cela, monsieur Ernauton !

– Je vous dis cela de façon à ce que vousne vous trompiez pas à mon désir, monsieur de Sainte-Maline, et,s’il le faut même, je le répète : retirez-vous, messieurs, jevous en prie.

– Oh ! pas avant que vous ne nousayez admis à l’honneur de saluer la personne pour laquelle vousdésertez notre compagnie.

À cette insistance de Sainte-Maline, le cercleprêt à se rompre se reforma autour de lui.

– Monsieur de Montcrabeau, ditSainte-Maline avec autorité, descendez, et remontez avec unebougie.

– Monsieur de Montcrabeau, s’écriaErnauton, si vous faites cela, souvenez-vous que vous m’offensezpersonnellement.

Montcrabeau hésita, tant il y avait de menacesdans la voix du jeune homme.

– Bon ! répliqua Sainte-Maline, nousavons notre serment, et M. de Carmainges est si religieux endiscipline qu’il ne voudra pas l’enfreindre ; nous ne pouvonstirer l’épée les uns contre les autres ; ainsi éclairez.Montcrabeau, éclairez.

Montcrabeau descendit, et, cinq minutes après,remonta avec une bougie qu’il voulut remettre à Sainte-Maline.

– Non pas, non pas, dit celui-ci, gardez,je vais peut-être avoir besoin de mes deux mains.

Et Sainte-Maline fit un pas en avant pourpénétrer dans la tourelle.

– Je vous prends à témoin, tous tant quevous êtes ici, dit Ernauton, qu’on m’insulte indignement et qu’onme fait violence sans motifs, et qu’en conséquence – Ernauton tiravivement son épée – et qu’en conséquence j’enfonce cette épée dansla poitrine du premier qui fera un pas en avant.

Sainte-Maline, furieux, voulut mettre aussil’épée à la main, mais il n’avait pas encore dégainé à moitié,qu’il vit briller sur sa poitrine la pointe de l’épéed’Ernauton.

Or, comme en ce moment il faisait un pas enavant, sans que M. de Carmainges eût besoin de se fendre, ou depousser le bras, Sainte-Maline sentit le froid du fer, et recula endélire, comme un taureau blessé.

Alors, Ernauton fit en avant un pas égal aupas de retraite que faisait Sainte-Maline, et l’épée se retrouvamenaçante sur la poitrine de ce dernier.

Sainte-Maline pâlit : si Ernauton s’étaitfendu, il le clouait à la muraille.

Il repoussa lentement son épée aufourreau.

– Vous mériteriez mille morts pour votreinsolence, monsieur, dit Ernauton ; mais le serment dont vousme parliez tout à l’heure me lie, et je ne vous toucherai pasdavantage ; laissez-moi le chemin libre.

Il fit un pas en arrière pour voir si l’onobéirait.

Et avec un geste suprême, qui eût fait honneurà un roi :

– Au large, messieurs, dit-il ;venez, madame, je réponds de tout.

On vit alors apparaître au seuil de latourelle une femme dont la tête était couverte d’une coiffe, dontle visage était couvert d’un voile, et qui prit toute tremblante lebras d’Ernauton.

Alors le jeune homme remit son épée aufourreau, et comme s’il était sûr de n’avoir plus rien à craindre,il traversa fièrement l’antichambre peuplée de ses compagnonsinquiets et curieux à la fois.

Sainte-Maline, dont le fer avait légèrementeffleuré la poitrine, avait reculé jusque sur le palier, toutétouffant de l’affront mérité qu’il venait de recevoir devant sescompagnons et devant la dame inconnue.

Il comprit que tout se réunissait contre lui,rieurs et hommes sérieux, si les choses demeuraient entre lui etErnauton dans l’état où elles étaient ; cette conviction lepoussa à une dernière extrémité.

Il tira sa dague au moment où Carmaingespassait devant lui.

Avait-il l’intention de frapperCarmainges ? avait-il l’intention de faire ce qu’il fit ?voilà ce qu’il serait impossible d’éclaircir sans avoir lu dans laténébreuse pensée de cet homme, où lui-même peut-être ne pouvaitlire dans ses moments de colère.

Toujours est-il que son bras s’abattit sur lecouple, et que la lame de son poignard, au lieu d’entamer lapoitrine d’Ernauton, fendit la coiffe de soie de la duchesse, ettrancha un des cordons du masque.

Le masque tomba à terre.

Le mouvement de Sainte-Maline avait été siprompt, que, dans l’ombre, nul n’avait pu s’en rendre compte, nuln’avait pu s’y opposer.

La duchesse jeta un cri. Son masquel’abandonnait et, le long de son col, elle avait senti glisser ledos arrondi de la lame, qui cependant ne l’avait pas blessée.

Sainte-Maline eut donc, tandis qu’Ernautons’inquiétait de ce cri poussé par la duchesse, tout le temps deramasser le masque et de le lui rendre, de sorte qu’à la lueur dela bougie de Montcrabeau, il put voir le visage de la jeune femme,que rien ne protégeait.

– Ah ! ah ! dit-il de sa voixrailleuse et insolente : c’est la belle dame de lalitière : mes compliments, Ernauton, vous allez vite enbesogne.

Ernauton s’arrêtait et avait déjà tiré àmoitié du fourreau son épée, qu’il se repentait d’y avoir remise,lorsque la duchesse l’entraîna par les degrés en lui disant toutbas :

– Venez, venez, je vous en supplie,monsieur de Carmainges.

– Je vous reverrai, monsieur deSainte-Maline, dit Ernauton en s’éloignant, et soyez tranquille,vous me paierez cette lâcheté avec les autres.

– Bien, bien ! fit Sainte-Maline,tenez votre compte de votre côté ; je tiens le mien ;nous les réglerons tous deux un jour.

Carmainges entendit, mais ne se retourna mêmepoint, il était tout entier à la duchesse.

Arrivé au bas de l’escalier, personne nes’opposa plus à son passage ; ceux des quarante-cinq quin’avaient pas monté l’escalier blâmaient sans doute tout bas laviolence de leurs camarades.

Ernauton conduisit la duchesse à sa litièregardée par deux serviteurs.

Arrivée là et se sentant en sûreté, laduchesse serra la main de Carmainges et lui dit :

– Monsieur Ernauton, après ce qui vientde se passer, après l’insulte dont, malgré votre courage, vousn’avez pu me défendre, et qui ne manquerait pas de se renouveler,nous ne pouvons plus revenir ici ; cherchez, je vous prie,dans les environs, quelque maison à vendre ou à louer entotalité ; avant peu, soyez tranquille, vous recevrez de mesnouvelles.

– Dois-je prendre congé de vous,madame ? dit Ernauton, en s’inclinant en signe d’obéissanceaux ordres qui venaient de lui être donnés, et qui étaient tropflatteurs à son amour-propre pour qu’il les discutât.

– Pas encore, monsieur de Carmainges, pasencore ; suivez ma litière jusqu’au nouveau pont, dans lacrainte que ce misérable, qui m’a reconnue pour la dame de lalitière, mais qui ne m’a point reconnue pour ce que je suis, nemarche derrière nous et ne découvre ainsi ma demeure.

Ernauton obéit, mais personne ne lesespionna.

Arrivée au pont Neuf, qui alors méritait cenom, puisqu’il y avait à peine sept ans que l’architecte Ducerceaul’avait jeté sur la Seine, arrivée au pont Neuf, la duchesse tenditla main aux lèvres d’Ernauton en lui disant :

– Allez, maintenant, monsieur.

– Oserai-je vous demander quand je vousreverrai, madame ?

– Cela dépend de la hâte que vous mettrezà faire ma commission, et cette hâte me sera une preuve du plus oudu moins de désir que vous aurez de me revoir.

– Oh ! madame, en ce cas,rapportez-vous-en à moi.

– C’est bien, allez, mon chevalier.

Et la duchesse donna une seconde fois sa mainà baiser à Ernauton, puis s’éloigna.

– C’est étrange, en vérité, dit le jeunehomme revenant sur ses pas, cette femme a du goût pour moi, je n’enpuis douter, et elle ne s’inquiète pas le moins du monde si je puisou non être tué par ce coupe-jarret de Sainte-Maline.

Et un léger mouvement d’épaules prouva que lejeune homme estimait cette insouciance à sa valeur.

Puis revenant sur ce premier sentiment quin’avait rien de flatteur pour son amour-propre :

– Oh ! poursuivit-il, c’est qu’eneffet elle était bien troublée, la pauvre femme, et que la crainted’être compromise est, chez les princesses surtout, le plus fort detous les sentiments.

Car, ajoutait-il en souriant à lui-même, elleest princesse.

Et comme ce dernier sentiment était le plusflatteur pour lui, ce fut ce dernier sentiment qui l’emporta.

Mais ce sentiment ne put effacer chezCarmainges le souvenir de l’insulte qui lui avait été faite ;il retourna donc droit à l’hôtellerie, pour ne laisser à personnele droit de supposer qu’il avait eu peur des suites que pourraitavoir cette affaire.

Il était naturellement décidé à enfreindretoutes les consignes et tous les serments possibles, et à en finiravec Sainte-Maline au premier mot qu’il dirait ou au premier gestequ’il se permettrait de faire.

L’amour et l’amour-propre blessés du même couplui donnaient une rage de bravoure qui lui eût certainement, dansl’état d’exaltation où il était, permis de lutter avec dixhommes.

Cette résolution étincelait dans ses yeux,lorsqu’il toucha le seuil de l’hôtellerie duFier-Chevalier.

Madame Fournichon, qui attendait ce retouravec anxiété, se tenait toute tremblante sur le seuil.

À la vue d’Ernauton, elle s’essuya les yeux,comme si elle avait abondamment pleuré, et jetant ses deux bras aucou du jeune homme, elle lui demanda pardon, malgré tous lesefforts de son mari, qui prétendait que, n’ayant aucun tort, safemme n’avait aucun pardon à demander.

La bonne hôtelière n’était point assezdésagréable pour que Carmainges, eût-il à se plaindre d’elle, luitînt obstinément rancune ; il assura donc dame Fournichonqu’il n’avait contre elle aucun levain de rancune, et que son vinseul était coupable.

Ce fut un avis que le mari parut comprendre,et dont par un signe de tête il remercia Ernauton.

Pendant que ces choses se passaient à laporte, tout le monde était à table, et l’on causait chaleureusementde l’événement qui faisait sans contredit le point culminant de lasoirée.

Beaucoup donnaient tort à Sainte-Maline aveccette franchise qui est le principal caractère des Gasconslorsqu’ils causent entre eux.

Plusieurs s’abstenaient, voyant le sourcilfroncé de leur compagnon et sa lèvre crispée par une réflexionprofonde.

Au reste on n’en attaquait point avec moinsd’enthousiasme le souper de maître Fournichon, mais on philosophaiten l’attaquant, voilà tout.

– Quant à moi, disait tout haut M. Hectorde Biran, je sais que M. de Sainte-Maline est dans son tort, et quesi je me fusse appelé un instant Ernauton de Carmainges ; M.de Sainte-Maline serait à cette heure couché sous cette table aulieu d’être assis devant.

Sainte-Maline leva la tête et regarda Hectorde Biran.

– Je dis ce que je dis, réponditcelui-ci, et tenez, voilà là-bas sur le seuil de la porte quelqu’unqui paraît être de mon avis.

Tous les regards se tournèrent vers l’endroitindiqué par le jeune gentilhomme, et l’on aperçut Carmainges, pâleet debout dans le cadre formé par la porte.

À cette vue qui semblait une apparition,chacun sentit un frisson lui courir par tout le corps.

Ernauton descendit du seuil, comme eût fait lastatue du commandeur de son piédestal, et marcha droit àSainte-Maline, sans provocation réelle, mais avec une fermeté quifit battre plus d’un cœur.

À cette vue, de toutes parts on cria à M. deCarmainges :

– Venez par ici, Ernauton ; venez dece côté, Carmainges, il y a une place près de moi.

– Merci, répondit le jeune homme, c’estprès de M. de Sainte-Maline que je veux m’asseoir.

Sainte-Maline se leva ; tous les yeuxétaient fixés sur lui.

Mais, dans le mouvement qu’il fit en selevant, sa figure changea complètement d’expression.

– Je vais vous faire la place que vousdésirez, monsieur, dit-il sans colère, et en vous la faisant, jevous adresserai des excuses bien franches et bien sincères, pour mastupide agression de tout à l’heure ; j’étais ivre, vousl’avez dit vous-même ; pardonnez-moi.

Cette déclaration, faite au milieu du silencegénéral, ne satisfit point Ernauton, quoiqu’il fût évident que pasune syllabe n’en avait été perdue pour les quarante-trois convives,qui regardaient avec anxiété de quelle façon se terminerait cettescène.

Mais aux dernières paroles de Sainte-Maline,les cris de joie de ses compagnons montrèrent à Ernauton qu’ildevait paraître satisfait, et qu’il était pleinement vengé.

Son bon sens le força donc à se taire.

En même temps, un regard jeté surSainte-Maline lui indiquait qu’il devait se défier de lui plus quejamais.

– Ce misérable est brave, cependant, sedit tout bas Ernauton, et s’il cède en ce moment, c’est par suitede quelque odieuse combinaison qui le satisfait davantage.

Le verre de Sainte-Maline était plein ;il remplit celui d’Ernauton.

– Allons, allons ! la paix, lapaix ! crièrent toutes les voix : à la réconciliation deCarmainges et de Sainte-Maline !

Carmainges profita du choc des verres et dubruit de toutes les voix, et se penchant vers Sainte-Maline, avecle sourire sur les lèvres pour qu’on ne pût soupçonner le sens desparoles qu’il lui adressait :

– Monsieur de Sainte-Maline, lui dit-il,voilà la seconde fois que vous m’insultez sans m’en faireréparation ; prenez garde : à la troisième offense, jevous tuerai comme un chien.

– Faites, monsieur, si vous trouvez votrebelle, répondit Sainte-Maline, car, foi de gentilhomme, à votreplace, j’en ferais autant que vous.

Et les deux ennemis mortels choquèrent leursverres, comme eussent pu faire les deux meilleurs amis.

LXI – Ce qui se passait dans la maisonmystérieuse

Tandis que l’hôtellerie duFier-Chevalier, séjour apparent de la concorde la plusparfaite, laissait, portes closes, mais caves ouvertes, filtrer, àtravers les fentes de ses volets, la lumière des bougies et la joiedes convives, un mouvement inaccoutumé avait lieu dans cette maisonmystérieuse, que nos lecteurs n’ont jamais vue qu’extérieurementdans les pages de ce récit.

Le serviteur, au front chauve, allait etvenait d’une chambre à l’autre, portant ça et là des objetsempaquetés qu’il enfermait dans une caisse de voyage.

Ces premiers préparatifs terminés, il chargeaun pistolet et fit jouer dans sa gaîne de velours un largepoignard ; puis il le suspendit, à l’aide d’un anneau, à lachaîne qui lui servait de ceinture, à laquelle il attacha, enoutre, son pistolet, un trousseau de clefs et un livre de prièresrelié en chagrin noir.

Tandis qu’il s’occupait ainsi, un pas légercomme celui d’une ombre effleurait le plancher du premier étage etglissait le long de l’escalier.

Tout à coup une femme pâle et pareille à unfantôme, sous les plis de son voile blanc, apparut au seuil de laporte, et une voix, douce et triste comme un chant d’oiseau au fondd’un bois, se fit entendre.

– Remy, dit cette voix, êtes-vousprêt ?

– Oui, madame, et je n’attends plus, àcette heure, que votre cassette pour la joindre à la mienne.

– Croyez-vous donc que ces boîtes serontfacilement chargées sur nos chevaux ?

– J’en réponds, madame ; d’ailleurs,si cela vous inquiète le moins du monde, nous pouvons nousdispenser d’emporter la mienne : n’ai-je point là-bas tout cequ’il me faut ?

– Non, Remy, non, sous aucun prétexte jene veux que vous manquiez du nécessaire en route ; et puis,une fois là-bas, le pauvre vieillard étant malade, tous lesdomestiques seront occupés autour de lui. O Remy ! j’ai hâtede rejoindre mon père ; j’ai de tristes pressentiments, et ilme semble que depuis un siècle je ne l’ai pas vu.

– Cependant, madame, dit Remy, vousl’avez quitté il y a trois mois, et il n’y a pas entre ce voyage etle dernier plus d’intervalle qu’entre les autres.

– Remy, vous qui êtes si bon médecin, nem’avez-vous pas avoué vous-même, en le quittant la dernière fois,que mon père n’avait plus longtemps à vivre ?

– Oui, sans doute, mais c’était unecrainte exprimée et non une prédiction faite ; Dieu prendparfois en oubli les vieillards, et ils vivent, c’est étrange àdire, par l’habitude de vivre ; il y a même plus :parfois encore le vieillard est comme l’enfant, malade aujourd’hui,dispos demain.

– Hélas ! Remy, et comme l’enfantaussi, le vieillard, dispos aujourd’hui, demain est mort.

Remy ne répondit pas, car aucune réponserassurante ne pouvait réellement sortir de sa bouche, et un silencelugubre succéda pendant quelques minutes au dialogue que nousvenons de rapporter.

Chacun des deux interlocuteurs resta dans saposition morne et pensive.

– Pour quelle heure avez-vous demandé leschevaux, Remy ? reprit enfin la dame mystérieuse.

– Pour deux heures après minuit.

– Une heure vient de sonner.

– Oui, madame.

– Personne ne guette au dehors,Remy ?

– Personne.

– Pas même ce malheureux jeunehomme ?

– Pas même lui !

Remy soupira.

– Vous me dites cela d’une façon étrange,Remy.

– C’est que celui-là aussi a pris unerésolution.

– Laquelle ? demanda la dame entressaillant.

– Celle de ne plus nous voir, ou du moinsde ne plus essayer à nous voir.

– Et où va-t-il ?

– Où nous allons tous : aurepos.

– Dieu le lui donne éternel, répondit ladame d’une voix grave et froide comme un glas de mort, etcependant…

Elle s’arrêta.

– Cependant ? reprit Remy.

– N’avait-il rien à faire en cemonde.

– Il avait à aimer si on l’eût aimé.

– Un homme de son nom, de son rang et deson âge devrait compter sur l’avenir.

– Y comptez-vous, vous, madame, qui êtesd’un âge, d’un rang et d’un nom qui n’ont rien à envier ausien ?

Les yeux de la dame lancèrent une sinistrelueur.

– Oui, Remy, dit-elle, j’y compte,puisque je vis ; mais attendez donc…

Elle prêta l’oreille.

– N’est-ce pas le trot d’un cheval quej’entends ?

– Oui, ce me semble.

– Serait-ce déjà notreconducteur ?

– C’est possible ; mais, en ce cas,il aurait devancé le rendez-vous de près d’une heure.

– On s’arrête à la porte, Remy.

– En effet.

Remy descendit précipitamment, et arriva aubas de l’escalier au moment où trois coups, rapidement heurtés, sefaisaient entendre.

– Qui va là ? demanda Remy.

– Moi, répondit une voix cassée ettremblante, moi, Grandchamp, le valet de chambre du baron.

– Ah ! mon Dieu ! vous,Grandchamp, vous à Paris ! Attendez que je vous ouvre ;mais parlez bas.

Et il ouvrit la porte.

– D’où venez-vous donc ? demandaRemy à voix basse.

– De Méridor.

– De Méridor ?

– Oui, cher monsieur Remy.Hélas !

– Entrez, entrez vite. MonDieu !

– Eh bien ! Remy, dit du haut del’escalier la voix de la dame, sont-ce nos chevaux ?

– Non, non, madame, ce ne sont paseux.

Puis, revenant au vieillard :

– Qu’y a-t-il, mon bonGrandchamp ?

– Nous ne devinez pas ? répondit leserviteur.

– Hélas ! si, je devine ; maisau nom du ciel ne lui annoncez pas cette nouvelle tout d’un coup.Oh ! que va-t-elle dire, la pauvre dame !

– Remy, Remy, dit la voix, vous causezavec quelqu’un, ce me semble ?

– Oui, madame, oui.

– Avec quelqu’un dont je reconnais lavoix.

– En effet, madame… Comment la ménager,Grandchamp ? la voilà.

La dame, qui était descendue du premier aurez-de-chaussée, comme elle était descendue déjà du second aupremier, apparut à l’extrémité du corridor.

– Qui est là ? demanda-t-elle ;on dirait que c’est Grandchamp.

– Oui madame, c’est moi, répondithumblement et tristement le vieillard en découvrant sa têteblanchie.

– Grandchamp, toi ! oh ! monDieu ! mes pressentiments ne m’avaient point trompée, mon pèreest mort !

– En effet, madame, répondit Grandchampoubliant toutes les recommandations de Remy, en effet, Méridor n’aplus de maître.

Pâle, glacée, mais immobile et ferme, la damesupporta le coup sans fléchir.

Remy, la voyant si résignée et si sombre, allaà elle, et lui prit doucement la main.

– Comment est-il mort ? demanda ladame, dites, mon ami.

– Madame, M. le baron, qui ne quittaitplus son fauteuil, a été frappé, il y a huit jours, d’une troisièmeattaque d’apoplexie. Il a pu une dernière fois balbutier votre nom,puis, il a cessé de parler et dans la nuit il est mort.

Diane fit au vieux serviteur un geste deremercîment ; puis, sans ajouter un mot, elle remonta dans sachambre.

– Enfin la voilà libre, murmura Remy,plus sombre et plus pâle qu’elle. Venez, Grandchamp, venez.

La chambre de la dame était située au premierétage, derrière un cabinet qui avait vue sur la rue, tandis quecette chambre elle-même ne tirait son jour que d’une petite fenêtrepercée sur une cour.

L’ameublement de cette pièce était sombre,mais riche ; les tentures, en tapisseries d’Arras, les plusbelles de l’époque, représentaient les divers sujets de laPassion.

Un prie-Dieu en chêne sculpté, une stalle dela même matière et du même travail, un lit à colonnes torses, avecdes tapisseries pareilles à celles des murs, enfin un tapis deBruges, voilà tout ce qui ornait la chambre.

Pas une fleur, pas un joyau, pas unedorure ; le bois et le fer bruni remplaçaient partout l’argentet l’or ; un cadre de bois noir enfermait un portrait d’hommeplacé dans un pan coupé de la chambre et sur lequel donnait le jourde la fenêtre, évidemment percée pour l’éclairer.

Ce fut devant ce portrait que la dame allas’agenouiller, avec un cœur gonflé, mais des yeux arides.

Elle attacha sur cette figure inanimée un longet indicible regard d’amour, comme si cette noble image allaits’animer pour lui répondre.

Noble image, en effet, et l’épithète semblaitfaite pour elle.

Le peintre avait représenté un jeune homme devingt-huit à trente ans, couché à moitié nu sur un lit derepos ; de son sein entr’ouvert tombaient encore quelquesgouttes de sang ; une de ses mains, la main droite, pendaitmutilée, et cependant elle tenait encore un tronçon d’épée.

Ses yeux se fermaient comme ceux d’un hommequi va mourir ; la pâleur et la souffrance donnaient à cettephysionomie un caractère divin que le visage de l’homme ne commenceà prendre qu’au moment où il quitte la vie pour l’éternité.

Pour toute légende, pour toute devise, onlisait sous ce portrait, en lettres rouges comme du sang :

Aut Cesar aut nihil.

La dame étendit le bras vers cette image, etlui adressant la parole comme elle eût fait à un dieu :

« Je t’avais supplié d’attendre, quoiqueton âme irritée dût être altérée de vengeance, dit-elle ; etcomme les morts voient tout, ô mon amour, tu as vu que je n’aisupporté la vie que pour ne pas devenir parricide ; toi mort,j’eusse dû mourir ; mais, en mourant, je tuais mon père.

Et puis, tu le sais encore, sur ton cadavresanglant j’avais fait un vœu, j’avais juré de payer la mort par lamort, le sang par le sang ; mais alors je chargeais d’un crimela tête blanchie du vénérable vieillard qui m’appelait soninnocente enfant.

Tu as attendu, merci, bien-aimé, tu asattendu, et maintenant je suis libre ; le dernier lien quim’enchaînait à la terre vient d’être brisé par le Seigneur, auSeigneur grâces soient rendues. Je suis tout à toi : plus devoiles, plus d’embûches, je puis agir au grand jour, car,maintenant, je ne laisserai plus personne après moi sur la terre,j’ai le droit de la quitter. »

Elle se releva sur un genou et baisa la mainqui semblait pendre hors du cadre.

« Tu me pardonnes, ami, dit-elle, d’avoirles yeux arides, c’est en pleurant sur ta tombe que mes yeux sesont desséchés, ces yeux que tu aimais tant.

Dans peu de mois j’irai te rejoindre, et tu merépondras enfin, chère ombre à qui j’ai tant parlé sans jamaisobtenir de réponse. »

À ces mots, Diane se releva respectueusement,comme si elle eût fini de converser avec Dieu ; elle allas’asseoir sur sa stalle de chêne.

– Pauvre père ! murmura-t-elle d’unton froid et avec une expression qui semblait n’appartenir à aucunecréature humaine.

Puis elle s’abîma dans une rêverie sombre quilui fit oublier, en apparence, le malheur présent et les malheurspassés.

Tout à coup elle se dressa, la main appuyée aubras du fauteuil.

– C’est cela, dit-elle, et ainsi toutsera mieux. Remy !

Le fidèle serviteur écoutait sans doute à laporte, car il apparut aussitôt.

– Me voici, madame, répondit-il.

– Mon digne ami, mon frère, dit Diane,vous la seule créature qui me connaisse en ce monde, dites-moiadieu.

– Pourquoi cela, madame ?

– Parce que l’heure est venue de nousséparer, Remy.

– Nous séparer ! s’écria le jeunehomme avec un accent qui fit tressaillir sa compagne. Quedites-vous, madame ?

– Oui, Remy. Ce projet de vengeance meparaissait noble et pur, tant qu’il y avait un obstacle entre luiet moi, tant que je ne l’apercevais qu’à l’horizon ; ainsisont les choses de ce monde : grandes et belles de loin.Maintenant que je touche à l’exécution, maintenant que l’obstacle adisparu, je ne recule pas, Remy ; mais je ne veux pasentraîner à ma suite, dans le chemin du crime, une âme généreuse etsans tache : ainsi, vous me quitterez, mon ami. Toute cettevie passée dans les larmes me comptera comme une expiation devantDieu et devant vous, et elle vous comptera aussi à vous, jel’espère ; et vous, qui n’avez jamais fait et qui ne ferezjamais de mal, vous serez deux fois sûr du ciel.

Remy avait écouté les paroles de la dame deMonsoreau d’un air sombre et presque hautain.

– Madame, répondit-il, croyez-vous doncparler à un vieillard trembleur et usé par l’abus de la vie ?Madame, j’ai vingt-six ans, c’est-à-dire toute la sève de lajeunesse qui paraît tarie en moi. Cadavre arraché de la tombe, sije vis encore, c’est pour l’accomplissement de quelque actionterrible, c’est pour jouer un rôle actif dans l’œuvre de laProvidence. Ne séparez donc jamais ma pensée de la vôtre, madame,puisque ces deux pensées sinistres ont si longtemps habité sous lemême toit : où vous irez, j’irai ; ce que vous ferez, jevous y aiderai ; sinon, madame, et si, malgré mes prières,vous persistez dans cette résolution de me chasser…

– Oh ! murmura la jeune femme, vouschasser ! quel mot avez-vous dit là, Remy ?

– Si vous persistez dans cetterésolution, continua le jeune homme, comme si elle n’avait pointparlé, je sais ce que j’ai à faire, moi, et toutes nos étudesdevenues inutiles aboutiront pour moi à deux coups depoignard : l’un, que je donnerai dans le cœur de celui quevous connaissez, l’autre dans le mien.

– Remy, Remy ! s’écria Diane enfaisant un pas vers le jeune homme et en étendant impérativement samain au-dessus de sa tête, Remy, ne dites pas cela. La vie de celuique vous menacez ne vous appartient pas : elle est à moi, jel’ai payée assez cher pour la lui prendre moi-même quand le momentoù il doit la perdre sera venu. Vous savez ce qui est arrivé, Remy,et ce n’est point un rêve, je vous le jure, le jour où j’allaim’agenouiller devant le corps déjà froid de celui-ci…

Et elle montra le portrait.

– Ce jour, dis-je, j’approchai mes lèvresdes lèvres de cette blessure que vous voyez ouverte, et ces lèvrestremblèrent et me dirent : – Venge-moi, Diane,venge-moi !

– Madame !

– Remy, je te le répète, ce n’était pasune illusion, ce n’était pas un bourdonnement de mon délire :la blessure a parlé, elle a parlé, te dis-je, et je l’entendsencore murmurer :

« Venge-moi, Diane, venge-moi. »

Le serviteur baissa la tête.

– C’est donc à moi et non pas à vous lavengeance, continua Diane ; d’ailleurs, pour qui et par quiest-il mort ? Pour moi et par moi.

– Je dois vous obéir, madame, réponditRemy, car j’étais aussi mort que lui. Qui m’a fait enlever dumilieu des cadavres dont cette chambre était jonchée ? vous.Qui m’a guéri de mes blessures ? vous. Qui m’a caché ?vous, vous, c’est-à-dire la moitié de l’âme de celui pour lequelj’étais mort si joyeusement ; ordonnez donc, j’obéirai, pourvuque vous n’ordonniez pas que je vous quitte.

– Soit, Remy, suivez donc mafortune ; vous avez raison, rien ne doit plus nousséparer.

Remy montra le portrait.

– Maintenant, madame, dit-il avecénergie, il a été tué par trahison ; c’est par trahison qu’ildoit être vengé. Ah ! vous ne savez pas une chose, vous avezraison, la main de Dieu est avec nous ; vous ne savez pas que,cette nuit, j’ai trouvé le secret de l’aqua tofana, cepoison des Médicis, ce poison de René, le Florentin.

– Oh ! dis-tu vrai ?

– Venez voir, madame, venez voir.

– Mais Grandchamp, qui attend, quedira-t-il de ne plus nous voir revenir, de ne plus nousentendre ? car c’est en bas, n’est-ce pas, que tu veux meconduire ?

– Le pauvre vieillard a fait à chevalsoixante lieues, madame ; il est brisé de fatigue, et vient des’endormir sur mon lit.

– Venez.

Diane suivit Remy.

LXII – Le laboratoire

Remy emmena la dame inconnue dans la chambrevoisine, et, poussant un ressort caché sous une lame du parquet, ilfit jouer une trappe qui glissait dans la largeur de la chambrejusqu’au mur.

Cette trappe, en s’ouvrant, laissaitapercevoir un escalier sombre, raide et étroit. Remy s’y engagea lepremier et tendit son poing à Diane, qui s’y appuya et descenditaprès lui.

Vingt marches de cet escalier, ou, pour mieuxdire, de cette échelle, conduisaient dans un caveau circulaire noiret humide, qui pour tout meuble renfermait un fourneau avec sonâtre immense, une table carrée, deux chaises de jonc, quantité defioles et de boîtes de fer.

Et pour tous habitants, une chèvre sansbêlements et des oiseaux sans voix, qui semblaient dans ce lieuobscur et souterrain les spectres des animaux dont ils avaient laressemblance, et non plus ces animaux eux-mêmes.

Dans le fourneau, un reste de feu s’en allaitmourant, tandis qu’une fumée épaisse et noire fuyait silencieusepar un conduit engagé dans la muraille.

Un alambic posé sur l’âtre laissait filtrerlentement, et goutte à goutte, une liqueur jaune comme l’or.

Ces gouttes tombaient dans une fiole de verreblanc, épais de deux doigts, mais en même temps de la plus parfaitetransparence, et qui était fermée par le tube de l’alambic quicommuniquait avec elle.

Diane descendit et s’arrêta au milieu de tousces objets à l’existence et aux formes étranges sans étonnement etsans terreur ; on eût dit que les impressions ordinaires de lavie ne pouvaient plus avoir aucune influence sur cette femme, quivivait déjà hors de la vie.

Remy lui fit signe de s’arrêter au pied del’escalier ; elle s’arrêta où lui disait Remy.

Le jeune homme alla allumer une lampe qui jetaun jour livide sur tous les objets que nous venons de détailler etqui, jusque-là, dormaient ou s’agitaient dans l’ombre.

Puis il s’approcha d’un puits creusé dans lecaveau touchant aux parois d’une des murailles, et qui n’avait niparapet, ni margelle, attacha un seau à une longue corde et laissaglisser la corde sans poulie dans l’eau, qui sommeillaitsinistrement au fond de cet entonnoir, et qui fit entendre un sourdclapotement ; enfin il ramena le seau plein d’une eau glacéeet pure comme le cristal.

– Approchez, madame, dit Remy.

Diane approcha.

Dans cette énorme quantité d’eau, il laissatomber une seule goutte du liquide contenu dans la fiole de verre,et la masse entière de l’eau se teignit à l’instant même d’unecouleur jaune ; puis cette couleur s’évapora, et l’eau, aubout de dix minutes, était devenue transparente commeauparavant.

La fixité des yeux de Diane donnait seule uneidée de l’attention profonde qu’elle donnait à cette opération.

Remy la regarda.

– Eh bien ? demanda celle-ci.

– Eh bien ! trempez maintenant, ditRemy, dans cette eau qui n’a ni saveur ni couleur, trempez unefleur, un gant, un mouchoir ; pétrissez avec cette eau dessavons de senteur, versez-en dans l’aiguière où l’on puisera pourse laver les dents, les mains et le visage, et vous verrez, commeon le vit naguère à la cour du roi Charles IX, la fleur étoufferpar son parfum, le gant empoisonner par son contact, le savon tuerpar son introduction dans les pores. Versez une seule goutte decette huile pure sur la mèche d’une bougie ou d’une lampe, le cotons’en imprégnera jusqu’à un pouce à peu près, et pendant une heure,la bougie ou la lampe exhalera la mort, pour brûler ensuite aussiinnocemment qu’une autre lampe ou une autre bougie.

– Vous êtes sûr de ce que vous dites là,Remy ? demanda Diane.

– Toutes ces expériences, je les aifaites, madame ; voyez ces oiseaux qui ne peuvent plus dormiret qui ne veulent plus manger, ils ont bu de l’eau pareille à cetteeau. Voyez cette chèvre qui a brouté de l’herbe arrosée de cettemême eau, elle mue, et ses yeux vacillent ; nous aurons beaula rendre maintenant à la liberté, à la lumière, à la nature, savie est condamnée, à moins que cette nature à laquelle nous larendrons ne révèle à son instinct quelques-uns de cescontre-poisons que les animaux devinent, et que les hommesignorent.

– Peut-on voir cette fiole, Remy ?demanda Diane.

– Oui, madame, car tout le liquide estprécipité, à cette heure ; mais attendez.

Remy la sépara de l’alambic avec desprécautions infinies ; puis, aussitôt, il la boucha d’untampon de molle cire qu’il aplatit à la surface de son orifice, et,enveloppant cet orifice d’un morceau de laine, il présenta leflacon à sa compagne.

Diane le prit sans émotion aucune, le soulevaà la hauteur de la lampe, et, après avoir regardé quelque temps laliqueur épaisse qu’il contenait :

– Il suffit, dit-elle ; nouschoisirons, lorsqu’il sera temps, du bouquet, des gants, de lalampe, du savon ou de l’aiguière. La liqueur tient-elle dans lemétal ?

– Elle le ronge.

– Mais alors ce flacon se brisera,peut-être.

– Je ne crois pas ; voyezl’épaisseur du cristal ; d’ailleurs nous pourrons l’enfermerou plutôt l’emboîter dans une enveloppe d’or.

– Alors, Remy, reprit la dame, vous êtescontent, n’est-ce pas ?

Et quelque chose comme un pâle sourireeffleura les lèvres de la dame, et leur donna ce reflet de viequ’un rayon de la lune donne aux objets engourdis.

– Plus que je ne fus jamais, madame,répondit celui-ci ; punir les méchants, c’est jouir de lasainte prérogative de Dieu.

– Écoutez, Remy, écoutez !

Et la dame prêta l’oreille.

– Vous avez entendu quelquebruit ?

– Le piétinement des chevaux dans la rue,ce me semble ; Remy, nos chevaux sont arrivés.

– C’est probable, madame, car il est àpeu près l’heure à laquelle ils devaient venir ; mais,maintenant, je vais les renvoyer.

– Pourquoi cela ?

– Ne sont-ils plus inutiles ?

– Au lieu d’aller à Méridor, Remy, nousallons en Flandre ; gardez les chevaux.

– Ah ! je comprends.

Et les yeux du serviteur, à leur tour,laissèrent échapper un éclair de joie qui ne pouvait se comparerqu’au sourire de Diane.

– Mais Grandchamp, ajouta-t-il,qu’allons-nous en faire ?

– Grandchamp a besoin de se reposer, jevous l’ai dit. Il demeurera à Paris et vendra cette maison, dontnous n’avons plus besoin. Seulement vous rendrez la liberté à tousces pauvres animaux innocents que nous avons fait souffrir parnécessité. Vous l’avez dit : Dieu pourvoira peut-être à leursalut.

– Mais tous ces fourneaux, ces cornues,ces alambics ?

– Puisqu’ils étaient ici quand nous avonsacheté la maison, qu’importe que d’autres les y trouvent aprèsnous ?

– Mais ces poudres, ces acides, cesessences ?

– Au feu, Remy, au feu !

– Éloignez-vous alors.

– Moi ?

– Oui, du moins mettez ce masque deverre.

Et Remy présenta à Diane un masque, qu’elleappliqua sur son visage.

Alors, appuyant lui-même sur sa bouche et surson nez un large tampon de laine, il pressa le cordon du soufflet,aviva la flamme du charbon ; puis, quand le feu fut bienembrasé, il y versa les poudres qui éclatèrent en pétillementsjoyeux, les unes lançant des feux verts, les autres se volatilisanten étincelles pâles comme le soufre ; et les essences, qui, aulieu d’éteindre la flamme, montèrent comme des serpents de feu dansle conduit, avec des grondements pareils à ceux d’un tonnerrelointain.

Enfin, quand tout fut consumé :

– Vous avez raison, madame, dit Remy, siquelqu’un, maintenant, découvre le secret de cette cave, cequelqu’un pensera qu’un alchimiste l’a habité ; aujourd’hui,on brûle encore les sorciers, mais on respecte les alchimistes.

– Eh ! d’ailleurs, dit la dame,quand on nous brûlerait, Remy, ce serait justice, ce mesemble : ne sommes-nous point des empoisonneurs ? Etpourvu qu’au jour où je monterai sur le bûcher, j’aie accompli matâche, je ne répugne pas plus à ce genre de mort qu’à unautre : la plupart des anciens martyrs sont morts ainsi.

Remy fit un geste d’assentiment, et, reprenantsa fiole des mains de sa maîtresse, il l’empaquetasoigneusement.

En ce moment on heurta à la porte de larue.

– Ce sont vos gens, madame, vous ne voustrompiez pas. Vite, remontez et répondez, tandis que je vais fermerla trappe.

La dame obéit.

Une même pensée vivait tellement dans ces deuxcorps, qu’il eût été difficile de dire lequel des deux pliaitl’autre sous sa domination.

Remy remonta derrière elle, et poussa leressort.

Le caveau se referma.

Diane trouva Grandchamp à la porte ;éveillé par le bruit, il était venu ouvrir.

Le vieillard ne fut pas peu surpris quand ilconnut le prochain départ de sa maîtresse, qui lui apprit ce départsans lui dire où elle allait.

– Grandchamp, mon ami, lui dit-elle, nousallons, Remy et moi, accomplir un pèlerinage, voté depuislongtemps ; vous ne parlerez de ce voyage à personne, et vousne révélerez mon nom à qui que ce soit.

– Oh ! je le jure, madame, dit levieux serviteur. Mais on vous reverra cependant ?

– Sans doute, Grandchamp, sansdoute ; ne se revoit-on pas toujours, quand ce n’est point ence monde, dans l’autre au moins ? Mais, à propos, Grandchamp,cette maison nous devient inutile.

Diane tira d’une armoire une liasse depapiers.

– Voici les titres qui constatent lapropriété : vous louerez ou vendrez cette maison. Si d’ici àun mois, vous n’avez trouvé ni locataire, ni acquéreur, vousl’abandonnerez tout simplement et vous retournerez à Méridor.

– Et si je trouve acquéreur, madame,combien la vendrai-je ?

– Ce que vous voudrez.

– Alors je rapporterai l’argent àMéridor ?

– Vous le garderez pour vous, mon vieuxGrandchamp.

– Quoi ! madame, une pareillesomme ?

– Sans doute. Ne vous dois-je pas biencela pour vos bons services, Grandchamp ? et puis, outre mesdettes envers vous, n’ai-je pas aussi à payer celles de monpère ?

– Mais, madame, sans contrat, sansprocuration, je ne puis rien faire.

– Il a raison, dit Remy.

– Trouvez un moyen, dit Diane.

– Rien de plus simple. Cette maison a étéachetée en mon nom ; je la revends à Grandchamp, qui, de cettefaçon, pourra la revendre lui-même à qui il voudra.

– Faites.

Remy prit une plume et écrivit sa donation aubas du contrat de vente.

– Maintenant, adieu, dit la dame deMonsoreau à Grandchamp, qui se sentait tout ému de rester seul encette maison, adieu, Grandchamp ; faites avancer les chevauxtandis que je termine les préparatifs.

Alors Diane remonta chez elle, coupa avec unpoignard la toile du portrait, le roula, l’enveloppa dans uneétoffe de soie et plaça le rouleau dans la caisse de voyage.

Ce cadre, demeuré vide et béant, semblaitraconter plus éloquemment qu’auparavant encore toutes les douleursqu’il avait entendues.

Le reste de la chambre, une fois ce portraitenlevé, n’avait plus de signification et devenait une chambreordinaire.

Quand Remy eut lié les deux caisses avec dessangles, il donna un dernier coup d’œil dans la rue pour s’assurerque nul n’y était arrêté, excepté le guide ; puis aidant sapâle maîtresse à monter à cheval :

– Je crois, madame, lui dit-il tout bas,que cette maison sera la dernière où nous aurons demeuré silongtemps.

– L’avant-dernière, Remy, dit la dame desa voix grave et monotone.

– Quelle sera donc l’autre ?

– Le tombeau, Remy.

LXIII – Ce que faisait en Flandremonseigneur François de Flandre, duc d’Anjou et de Brabant, comtede Flandre

Maintenant, il faut que nos lecteurs nouspermettent d’abandonner le roi au Louvre, Henri de Navarre àCahors, Chicot sur la grande route, et la dame de Monsoreau dans larue, pour aller trouver en Flandre monseigneur le duc d’Anjou, toutrécemment nommé duc de Brabant, et au secours duquel nous avons vus’avancer le grand amiral de France, Anne Daigues, duc deJoyeuse.

À quatre-vingts lieues de Paris, vers le nord,le bruit des voix françaises et le drapeau de France flottaient surun camp français aux rives de l’Escaut.

C’était la nuit : des feux disposés en uncercle immense bordaient le fleuve si large devant Anvers, et sereflétaient dans ses eaux profondes.

La solitude habituelle des polders à la sombreverdure était troublée par le hennissement des chevauxfrançais.

Du haut des remparts de la ville, lessentinelles voyaient reluire, au feu des bivouacs, le mousquet dessentinelles françaises, éclair fugitif et lointain que la largeurdu fleuve jeté entre cette armée et la ville rendait aussiinoffensif que ces éclairs de chaleur qui brillent à l’horizon parun beau soir d’été.

Cette armée était celle du duc d’Anjou.

Ce qu’elle était venue faire là, il faut bienque nous le racontions à nos lecteurs. Ce ne sera peut-être pasbien amusant, mais ils nous pardonneront en faveur de l’avis :tant de gens sont ennuyeux sans prévenir !

Ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdreleur temps à feuilleter la Reine Margot et la Dame deMonsoreau, connaissent déjà M. le duc d’Anjou, ce princejaloux, égoïste, ambitieux et impatient, qui, né si près du trônedont chaque événement semblait le rapprocher, n’avait jamais puattendre avec résignation que la mort lui fît un chemin libre.

Ainsi l’avait-on vu d’abord désirer le trônede Navarre sous Charles IX, puis celui de Charles IX lui-même,enfin celui de France occupé par son frère, Henri, ex-roi dePologne, lequel avait porté deux couronnes, à la jalousie de sonfrère qui n’avait jamais pu en attraper une.

Un instant alors il avait tourné les yeux versl’Angleterre, gouvernée par une femme, et pour avoir le trône, ilavait demandé à épouser la femme, quoique cette femme s’appelâtÉlisabeth et eût vingt ans de plus que lui.

Sur ce point, la destinée avait commencé delui sourire, si toutefois c’eût été un sourire de la fortune, qued’épouser l’altière fille de Henri VIII. Celui qui, toute sa vie,dans ses désirs hâtifs, n’avait pu réussir même à défendre saliberté ; qui avait vu tuer, fait tuer peut-être, ses favorisLa Mole et Coconnas, et sacrifié lâchement Bussy, le plus brave deses gentilshommes : le tout sans profit pour son élévation etavec grand dommage pour sa gloire, ce répudié de la fortune sevoyait tout à la fois accablé des faveurs d’une grande reine,inaccessible jusque-là à tout regard mortel, et porté par tout unpeuple à la première dignité que ce peuple pouvait conférer.

Les Flandres lui offraient une couronne, etÉlisabeth lui avait donné son anneau.

Nous n’avons pas la prétention d’êtrehistorien ; si nous le devenons parfois, c’est quand parhasard l’histoire descend au niveau du roman, ou, mieux encore,quand le roman monte à la hauteur de l’histoire ; c’est alorsque nous plongeons nos regards curieux dans l’existence princièredu duc d’Anjou, laquelle ayant constamment côtoyé l’illustre chemindes royautés, est pleine de ces événements, tantôt sombres, tantôtéclatants, qu’on ne remarque d’habitude que dans les existencesroyales.

Traçons donc en quelques mots l’histoire decette existence.

Il avait vu son frère Henri III embarrassédans sa querelle avec les Guises et il s’était allié auxGuises ; mais bientôt il s’était aperçu que ceux-ci n’avaientd’autre but réel que celui de se substituer aux Valois sur le trônede France.

Il s’était alors séparé des Guises ;mais, comme on l’a vu, ce n’était pas sans quelque danger que cetteséparation avait eu lieu, et Salcède, roué en Grève, avait prouvél’importance que la susceptibilité de MM. de Lorraine attachait àl’amitié de M. d’Anjou.

En outre, depuis longtemps déjà, Henri IIIavait ouvert les yeux, et un an avant l’époque où cette histoirecommence, le duc d’Alençon, exilé ou à peu près, s’était retiré àAmboise.

C’est alors que les Flamands lui avaient tendules bras. Fatigués de la domination espagnole, décimés par leproconsulat du duc d’Albe, trompés par la fausse paix de don Juand’Autriche, qui avait profité de cette paix pour reprendre Namur etCharlemont, les Flamands avaient appelé à eux Guillaume de Nassau,prince d’Orange, et l’avaient fait gouverneur général duBrabant.

Un mot sur ce nouveau personnage, qui a tenuune si grande place dans l’histoire et qui ne fera qu’apparaîtrechez nous.

Guillaume de Nassau, prince d’Orange, avaitalors cinquante à cinquante et un ans ; fils de Guillaume deNassau, dit le Vieux, et de Julienne de Stolberg, cousin de ce Renéde Nassau tué au siège de Saint-Dizier, ayant hérité de son titrede prince d’Orange, il avait, tout jeune encore, nourri dans lesprincipes les plus sévères de la réforme, il avait, disons-nous,tout jeune encore, senti sa valeur et mesuré la grandeur de samission.

Cette mission, qu’il croyait avoir reçue duciel, à laquelle il fut fidèle toute sa vie, et pour laquelle ilmourut comme un martyr, fut de fonder la république de Hollande,qu’il fonda en effet.

Jeune, il avait été appelé par Charles-Quint àsa cour. Charles-Quint se connaissait en hommes ; il avaitjugé Guillaume, et souvent le vieil empereur, qui tenait alors danssa main le globe le plus pesant qu’ait jamais porté une mainimpériale, avait consulté l’enfant sur les matières les plusdélicates de la politique des Pays-Bas. Bien plus, le jeune hommeavait vingt-quatre ans à peine, quand Charles-Quint lui confia, enl’absence du fameux Philibert-Emmanuel de Savoie, le commandementde l’armée de Flandre. Guillaume s’était alors montré digne decette haute estime ; il avait tenu en échec le duc de Neverset Coligny, deux des plus grands capitaines du temps, et, sousleurs yeux, il avait fortifié Philippeville et Charlemont ; lejour où Charles-Quint abdiqua, ce fut sur Guillaume de Nassau qu’ils’appuya pour descendre les marches du trône, et ce fut lui qu’ilchargea de porter à Ferdinand la couronne impériale, queCharles-Quint venait de résigner volontairement.

Alors était venu Philippe II, et, malgré larecommandation de Charles-Quint à son fils, de regarder Guillaumecomme un frère, celui-ci avait bientôt senti que Philippe II étaitun de ces princes qui ne veulent pas avoir de famille. Alorss’était affermie en sa pensée cette grande idée del’affranchissement de la Hollande et de l’émancipation desFlandres, qu’il eût peut-être éternellement enfermée en son esprit,si le vieil empereur, son ami et son père, n’eût point eu cetteétrange idée de substituer la robe du moine au manteau royal. Alorsles Pays-Bas, sur la proposition de Guillaume, demandèrent lerenvoi des troupes étrangères ; alors commença cette lutteacharnée de l’Espagne, retenant la proie qui voulait luiéchapper ; alors passèrent sur ce malheureux peuple, toujoursfroissé entre la France et l’Empire, la vice-royauté de Marguerited’Autriche et le proconsulat sanglant du duc d’Albe ; alorss’organisa cette lutte à la fois politique et religieuse, dont laprotestation de l’hôtel de Culembourg, qui demandait l’abolition del’inquisition dans les Pays-Bas, fut le prétexte ; alorss’avança cette procession de quatre cents gentilshommes vêtus avecla plus grande simplicité, défilant deux à deux et venant apporterau pied du trône de la vice-gouvernante l’expression du désirgénéral, résumé dans cette protestation ; alors, et à la vuede ces gens si graves et si simplement vêtus, échappa à Barlaimont,un des conseillers de la duchesse, ce mot de gueux, qui,relevé par les gentilshommes flamands et accepté par eux, désignadès lors, dans les Pays-Bas, le parti patriote, qui, jusque-là,était sans appellation.

Ce fut à partir de ce moment que Guillaumecommença de jouer le rôle qui fit de lui un des plus grands acteurspolitiques qu’il y ait au monde. Constamment battu dans cette luttecontre l’écrasante puissance de Philippe II, il se relevaconstamment, et toujours plus fort après ses défaites, toujourslevant une nouvelle armée, qui remplace l’armée disparue, mise enfuite ou anéantie, il reparaît plus fort qu’avant sa défaite, ettoujours salué comme un libérateur.

C’est au milieu de ces alternatives detriomphes moraux et de défaites physiques, si cela peut se direainsi, que Guillaume apprit à Mons la nouvelle du massacre de laSaint-Barthélemy.

C’était une blessure terrible et qui allaitpresque au cœur des Pays-Bas ; la Hollande et cette portiondes Flandres qui était calviniste perdaient par cette blessure leplus brave sang de ses alliés naturels, les huguenots deFrance.

Guillaume répondit à cette nouvelle, d’abordpar la retraite, comme il avait l’habitude de le faire ; deMons où il était, il recula jusqu’au Rhin ; il attendit lesévénements.

Les événements font rarement faute aux noblescauses.

Une nouvelle à laquelle il était impossible des’attendre, se répandit tout à coup.

Quelques gueux de mer, il y avait des gueux demer et des gueux de terre, quelques gueux de mer, poussés par levent contraire dans le port de Brille, voyant qu’il n’y avait aucunmoyen pour eux de regagner la haute mer, se laissèrent aller à ladérive, et, poussés par le désespoir, ils prirent la ville quiavait déjà préparé ses potences pour les pendre.

La ville prise, ils chassèrent les garnisonsespagnoles des environs, et ne reconnaissant point parmi eux unhomme assez fort pour faire fructifier le succès qu’ils devaient auhasard, ils appelèrent le prince d’Orange ; Guillaumeaccourut ; il fallait frapper un grand coup ; il fallait,en compromettant toute la Hollande, rendre à tout jamais impossibleune réconciliation avec l’Espagne.

Guillaume fit rendre une ordonnance quiproscrivait de Hollande le culte catholique, comme le culteprotestant était proscrit en France.

À ce manifeste, la guerre recommença : leduc d’Albe envoya contre les révoltés son propre fils, Frédéric deTolède, qui leur prit Zutphen, Narden et Harlem, mais cet échec,loin d’abattre les Hollandais, sembla leur avoir donné une nouvelleforce : tout se souleva ; tout prit les armes, depuis leZuyderzée jusqu’à l’Escaut ; l’Espagne eut peur un instant,rappela le duc d’Albe, et lui donna pour successeur don Louis deRequesens, l’un des vainqueurs de Lépante.

Alors s’ouvrit pour Guillaume une nouvellesérie de malheurs : Ludovic et Henri de Nassau, qui amenaientun secours au prince d’Orange, furent surpris par un deslieutenants de don Louis, près de Nimègue, défaits et tués ;les Espagnols pénétrèrent en Hollande, mirent le siège devant Leydeet pillèrent Anvers.

Tout était désespéré, quand le ciel vint uneseconde fois au secours de la république naissante. Requesensmourut à Bruxelles.

Ce fut alors que toutes les provinces, réuniespar un seul intérêt, dressèrent d’un commun accord et signèrent, le8 novembre 1576, c’est-à-dire quatre jours après le sac d’Anvers,le traité connu sous le nom de paix de Gand, par lequel elless’engageaient à s’entr’aider à délivrer le pays de la servitude desEspagnols et des autres étrangers.

Don Juan reparut, et avec lui la mauvaisefortune des Pays-Bas. En moins de deux mois, Namur et Charlemontfurent pris.

Les Flamands répondirent à ces deux échecs ennommant le prince d’Orange gouverneur général du Brabant.

Don Juan mourut à son tour. Décidément Dieu seprononçait en faveur de la liberté des Pays-Bas. Alexandre Farnèselui succéda.

C’était un prince habile, charmant de façons,doux et fort en même temps, grand politique, bon général ; laFlandre tressaillit en entendant pour la première fois cettemielleuse voix italienne l’appeler amie, au lieu de la traiter enrebelle.

Guillaume comprit que Farnèse ferait plus pourl’Espagne avec ses promesses que le duc d’Albe avec sessupplices.

Il fit signer aux provinces, le 29 janvier1579, l’union d’Utrecht, qui fut la base fondamentale du droitpublic de la Hollande.

Ce fut alors que, craignant de ne pouvoirexécuter seul ce plan d’affranchissement pour lequel il luttaitdepuis quinze ans, il fit proposer au duc d’Anjou la souverainetédes Pays-Bas, sous la condition qu’il respecterait les privilègesdes Hollandais et des Flamands et respecterait leur liberté deconscience.

C’était un coup terrible porté à Philippe II.Il y répondit en mettant à prix à 25,000 écus la tête deGuillaume.

Les États assemblés à la Haye déclarèrentalors Philippe II déchu de la souveraineté des Pays-Bas, etordonnèrent que dorénavant le serment de fidélité leur fût prêté àeux, au lieu d’être prêté au roi d’Espagne.

Ce fut en ce moment que le duc d’Anjou entraen Belgique et y fut reçu par les Flamands avec la défiance dontils accompagnaient tous les étrangers. Mais l’appui de la Francepromis par le prince français leur était trop important pour qu’ilsne lui fissent pas, en apparence au moins, bon et respectueuxaccueil.

Cependant la promesse de Philippe II portaitses fruits. Au milieu des fêtes de sa réception, un coup depistolet partit aux côtés du prince d’Orange ; Guillaumechancela : on le crut blessé à mort ; mais la Hollandeavait encore besoin de lui.

La balle de l’assassin avait seulementtraversé les deux joues. Celui qui avait tiré le coup, c’était JeanJaureguy, le précurseur de Balthasar Gérard, comme Jean Chateldevait être le précurseur de Ravaillac.

De tous ces événements il était resté àGuillaume une sombre tristesse qu’éclairait rarement un sourirepensif. Flamands et Hollandais respectaient ce rêveur, comme ilseussent respecté un Dieu, car ils sentaient qu’en lui, en lui seul,était tout leur avenir ; et quand ils le voyaient s’avancer,enveloppé dans son large manteau, le front voilé par l’ombre de sonfeutre, le coude dans sa main gauche, le menton dans sa maindroite, les hommes se rangeaient pour lui faire place, et lesmères, avec une certaine superstition religieuse, le montraient àleurs enfants en leur disant :

– Regarde, mon fils, voilà leTaciturne.

Les Flamands, sur la proposition de Guillaume,avaient donc élu François de Valois duc de Brabant, comte deFlandre, c’est-à-dire prince souverain.

Ce qui n’empêchait pas, bien au contraire,Élisabeth de lui laisser espérer sa main. Elle voyait dans cettealliance un moyen de réunir aux calvinistes d’Angleterre ceux deFlandre et de France : la sage Élisabeth rêvait peut-être unetriple couronne.

Le prince d’Orange favorisait en apparence leduc d’Anjou, lui faisant un manteau provisoire de sa popularité,quitte à lui reprendre le manteau quand il croirait le temps venude se débarrasser du pouvoir français, comme il s’était débarrasséde la tyrannie espagnole.

Mais cet allié hypocrite était plus redoutablepour le duc d’Anjou qu’un ennemi ; il paralysait l’exécutionde tous les plans qui eussent pu lui donner un trop grand pouvoirou une trop haute influence dans les Flandres.

Philippe II, en voyant cette entrée d’unprince français à Bruxelles, avait sommé le duc de Guise de venir àson aide, et cette aide, il la réclamait au nom d’un traité faitautrefois entre don Juan d’Autriche et Henri de Guise.

Les deux jeunes héros, qui étaient à peu prèsdu même âge, s’étaient devinés, et, en se rencontrant et associantleurs ambitions, ils s’étaient engagés à se conquérir chacun unroyaume.

Lorsqu’à la mort de son frère redouté,Philippe II trouva dans les papiers du jeune prince le traité signépar Henri de Guise, il ne parut pas en prendre ombrage. D’ailleursà quoi bon s’inquiéter de l’ambition d’un mort ? La tomben’enfermait-elle pas l’épée qui pouvait vivifier lalettre ?

Seulement un roi de la force de Philippe II,et qui savait de quelle importance en politique peuvent être deuxlignes écrites par certaines mains, ne devait pas laisser croupirdans une collection de manuscrits et d’autographes, attrait desvisiteurs de l’Escurial, la signature de Henri de Guise, signaturequi commençait à prendre tant de crédit parmi ces trafiquants deroyauté, qu’on appelait les Orange, les Valois, les Hapsbourg etles Tudor.

Philippe II engagea donc le duc de Guise àcontinuer avec lui le traité fait avec don Juan ; traité dontla teneur était que le Lorrain soutiendrait l’Espagnol dans lapossession des Flandres, tandis que l’Espagnol aiderait le Lorrainà mener à bonne fin le conseil héréditaire que le cardinal avaitjadis entré dans sa maison.

Ce conseil héréditaire n’était autre chose quede ne point suspendre un instant le travail éternel qui devaitconduire, un beau jour, les travailleurs à l’usurpation du royaumede France.

Guise acquiesça ; il ne pouvait guèrefaire autrement ; Philippe II menaçait d’envoyer un double dutraité à Henri de France, et c’est alors que l’Espagnol et leLorrain avaient déchaîné contre le duc d’Anjou, vainqueur et roidans les Flandres, Salcède, Espagnol, et appartenant à la maison deLorraine, pour l’assassiner.

En effet un assassinat terminait tout à lasatisfaction de l’Espagnol et du Lorrain.

Le duc d’Anjou mort, plus de prétendant autrône de Flandre, plus de successeur à la couronne de France.

Restait bien le prince d’Orange ; mais,comme on le sait déjà, Philippe II tenait tout prêt un autreSalcède qui s’appelait Jean Jaureguy.

Salcède fut pris et écartelé en place deGrève, sans avoir pu mettre son projet à exécution.

Jean Jaureguy blessa grièvement le princed’Orange, mais enfin il ne fit que le blesser.

Le duc d’Anjou et le Taciturne restaient donctoujours debout, bons amis en apparence, rivaux plus mortels enréalité que ne l’étaient ceux mêmes qui voulaient les faireassassiner.

Comme nous l’avons dit, le duc d’Anjou avaitété reçu avec défiance. Bruxelles lui avait ouvert ses portes, maisBruxelles n’était ni la Flandre ni le Brabant ; il avait donccommencé, soit par persuasion, soit par force, à s’avancer dans lesPays-Bas, à y prendre, ville par ville, pièce par pièce, sonroyaume récalcitrant ; et, sur le conseil du prince d’Orange,qui connaissait la susceptibilité flamande, à manger feuille àfeuille, comme eût dit César Borgia, le savoureux artichaut deFlandre.

Les Flamands, de leur côté, ne se défendaientpas trop brutalement ; ils sentaient que le duc d’Anjou lesdéfendait victorieusement contre les Espagnols ; ils sehâtaient lentement d’accepter leur libérateur, mais enfin ilsl’acceptaient.

François s’impatientait et frappait du pied envoyant qu’il n’avançait que pas à pas.

– Ces peuples sont lents et timides,disaient à François ses bons amis, attendez.

– Ces peuples sont traîtres etchangeants, disait au prince le Taciturne, forcez.

Il en résultait que le duc, à qui sonamour-propre naturel exagérait encore la lenteur des Flamands commeune défaite, se mit à prendre de force les villes qui ne selivraient point aussi spontanément qu’il eût désiré.

C’est là que l’attendaient, veillant l’un surl’autre, son allié, le Taciturne, prince d’Orange ; son ennemile plus sombre, Philippe II.

Après quelques succès, le duc d’Anjou étaitdonc venu camper devant Anvers, pour forcer cette ville, que le ducd’Albe, Requesens, don Juan, et le duc de Parme avaient tour à tourcourbée sous leur joug, sans l’épuiser jamais, sans la façonner àl’esclavage un instant.

Anvers avait appelé le duc d’Anjou à sonsecours contre Alexandre Farnèse ; lorsque le duc d’Anjou, àson tour, voulut entrer dans Anvers, Anvers tourna ses canonscontre lui.

Voilà dans quelle position s’était placéFrançois de France, au moment où nous le retrouvons dans cettehistoire, le surlendemain du jour où l’avaient rejoint Joyeuse etsa flotte.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

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