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Les Quarante-cinq – Tome III

Les Quarante-cinq – Tome III

d’ Alexandre Dumas
LXIV – Préparatifs de bataille

Le camp du nouveau duc de Brabant était assis sur les deux rives de l’Escaut : l’armée, bien disciplinée,était cependant agitée d’un esprit d’agitation facile à comprendre.

En effet, beaucoup de calvinistes assistaient le duc d’Anjou, non point par sympathie pour le susdit duc, mais pour être aussi désagréables que possible à l’Espagne, et aux catholiques de France et d’Angleterre ; ils se battaient donc plutôt par amour-propre que par conviction ou par dévoûment, et l’on sentait bien que la campagne une fois finie, ils abandonneraient le chef ou lui imposeraient des conditions.

D’ailleurs ces conditions, le duc d’Anjou laissait toujours croire qu’à l’heure venue, il irait au devant d’elles. Son mot favori était : « Henri de Navarre s’est bien fait catholique, pourquoi François de France ne se ferait-il pas huguenot ? »

De l’autre côté, au contraire, c’est-à-dire chez l’ennemi, existaient, en opposition avec ces dissidences morales et politiques, des principes distincts, une cause parfaitement arrêtée, le tout parfaitement pur d’ambition ou de colère.

Anvers avait d’abord eu l’intention de sedonner, mais à ses conditions et à son heure ; elle nerefusait pas précisément François, mais elle se réservaitd’attendre, forte par son assiette, par le courage et l’expériencebelliqueuse de ses habitants ; elle savait d’ailleurs qu’enétendant le bras, outre le duc de Guise en observation dans laLorraine, elle trouvait Alexandre Farnèse dans le Luxembourg.Pourquoi, en cas d’urgence, n’accepterait-elle pas les secours del’Espagne contre Anjou, comme elle avait accepté le secours d’Anjoucontre l’Espagne ?

Quitte, après cela, à repousser l’Espagneaprès que l’Espagne l’aurait aidée à repousser Anjou.

Ces républicains monotones avaient pour eux laforce d’airain du bon sens.

Tout à coup ils virent apparaître une flotte àl’embouchure de l’Escaut, et ils apprirent que cette flottearrivait avec le grand amiral de France, et que ce grand amiral deFrance amenait un secours à leur ennemi.

Depuis qu’il était venu mettre le siège devantAnvers, le duc d’Anjou était devenu naturellement l’ennemi desAnversois.

En apercevant cette flotte, et en apprenantl’arrivée de Joyeuse, les calvinistes du duc d’Anjou firent unegrimace presque égale à celle que faisaient les Flamands. Lescalvinistes étaient fort braves, mais en même temps fortjaloux ; ils passaient facilement sur les questions d’argent,mais n’aimaient point qu’on vînt rogner leurs lauriers, surtoutavec des épées qui avaient servi à saigner tant de huguenots aujour de la Saint-Barthélemy.

De là, force querelles qui commencèrent lesoir même de l’arrivée de Joyeuse, et se continuèrenttriomphalement le lendemain et le surlendemain.

Du haut de leurs remparts, les Anversoisavaient chaque jour le spectacle de dix ou douze duels entrecatholiques et huguenots. Les polders servaient de champ clos, etl’on jetait dans le fleuve beaucoup plus de morts qu’une affaire enrase campagne n’en eût coûté aux Français. Si le siège d’Anvers,comme celui de Troie, eût duré neuf ans, les assiégés n’eussent eubesoin de rien faire autre chose que de regarder faire lesassiégeants ; ceux-ci se fussent certainement détruitseux-mêmes.

François faisait, dans toutes ces querelles,l’office de médiateur, mais non sans d’énormes difficultés ;il y avait des engagements pris avec les huguenots français :blesser ceux-ci, c’était se retirer l’appui moral des huguenotsflamands, qui pouvaient l’aider dans Anvers.

D’un autre côté, brusquer les catholiquesenvoyés par le roi pour se faire tuer à son service, était pour leduc d’Anjou chose non seulement impolitique, mais encorecompromettante.

L’arrivée de ce renfort, sur lequel le ducd’Anjou lui-même ne comptait pas, avait bouleversé les Espagnols,et de leur côté les Lorrains en crevaient de fureur.

C’était bien quelque chose pour le duc d’Anjouque de jouir à la fois de cette double satisfaction.

Mais le duc ne ménageait point ainsi tous lespartis sans que la discipline de son armée en souffrît fort.

Joyeuse, à qui la mission n’avait jamaissouri, on se le rappelle, se trouvait mal à l’aise au milieu decette réunion d’hommes si divers de sentiments ; il sentaitinstinctivement que le temps des succès était passé. Quelque chosecomme le pressentiment d’un grand échec courait dans l’air, et,dans sa paresse de courtisan comme dans son amour-propre decapitaine, il déplorait d’être venu de si loin pour partager unedéfaite.

Aussi trouvait-il en conscience et disait-iltout haut que le duc d’Anjou avait eu grand tort de mettre le siègedevant Anvers. Le prince d’Orange, qui lui avait donné ce traîtreconseil, avait disparu depuis que le conseil avait été suivi, etl’on ne savait pas ce qu’il était devenu. Son armée était engarnison dans cette ville, et il avait promis au duc d’Anjoul’appui de cette armée ; cependant on n’entendait point direle moins du monde qu’il y eût division entre les soldats deGuillaume et les Anversois, et la nouvelle d’un seul duel entre lesassiégés n’était pas venue réjouir les assiégeants depuis qu’ilsavaient assis leur camp devant la place.

Ce que Joyeuse faisait surtout valoir dans sonopposition au siège, c’est que cette ville importante d’Anversétait presque une capitale : or, posséder une grande ville parle consentement de cette grande ville, c’est un avantageréel ; mais prendre d’assaut la deuxième capitale de sesfuturs États, c’était s’exposer à la désaffection des Flamands, etJoyeuse connaissait trop bien les Flamands pour espérer, ensupposant que le duc d’Anjou prît Anvers, qu’ils ne se vengeraientpas tôt ou tard de cette prise, et avec usure.

Cette opinion, Joyeuse l’exposait tout hautdans la tente du duc, cette nuit même où nous avons introduit noslecteurs dans le camp français.

Pendant que le conseil se tenait entre sescapitaines, le duc était assis ou plutôt couché sur un longfauteuil qui pouvait au besoin servir de lit de repos, et ilécoutait, non point les avis du grand amiral de France, mais leschuchotements de son joueur de luth Aurilly.

Aurilly, par ses lâches complaisances, par sesbasses flatteries et par ses continuelles assiduités, avaitenchaîné la faveur du prince ; jamais il ne l’avait servicomme avaient fait ses autres amis, en desservant, soit le roi,soit de puissants personnages, de sorte qu’il avait évité l’écueiloù la Mole, Coconnas, Bussy et tant d’autres s’étaient brisés.

Avec son luth, avec ses messages d’amour, avecses renseignements exacts sur tous les personnages et les intriguesde la cour, avec ses manœuvres habiles pour jeter dans les filetsdu duc la proie qu’il convoitait, quelle que fût cette proie,Aurilly avait fait, sous main, une grande fortune, adroitementdisposée en cas de revers ; de sorte qu’il paraissait toujoursêtre le pauvre musicien Aurilly, courant après un écu, et chantantcomme les cigales lorsqu’il avait faim.

L’influence de cet homme était immense parcequ’elle était secrète.

Joyeuse, en le voyant couper ainsi dans sesdéveloppements de stratégie et détourner l’attention du duc,Joyeuse se retira en arrière, interrompant tout net le fil de sondiscours.

François avait l’air de ne pas écouter, maisil écoutait réellement ; aussi cette impatience de Joyeuse nelui échappa-t-elle point, et, sur-le-champ :

– Monsieur l’amiral, dit-il,qu’avez-vous ?

– Rien, monseigneur ; j’attendsseulement que Votre Altesse ait le loisir de m’écouter.

– Mais j’écoute, monsieur de Joyeuse,j’écoute, répondit allègrement le duc. Ah ! vous autresParisiens, vous me croyez donc bien épaissi par la guerre deFlandre, que vous pensez que je ne puis écouter deux personnesparlant ensemble, quand César dictait sept lettres à lafois !

– Monseigneur, répondit Joyeuse enlançant au pauvre musicien un coup d’œil sous lequel celui-ci pliaavec son humilité ordinaire, je ne suis pas un chanteur pour avoirbesoin que l’on m’accompagne quand je parle.

– Bon, bon, duc ; taisez-vous,Aurilly.

Aurilly s’inclina.

– Donc, continua François, vousn’approuvez pas mon coup de main sur Anvers, monsieur deJoyeuse ?

– Non, monseigneur.

– J’ai adopté ce plan en conseil,cependant.

– Aussi, monseigneur, n’est-ce qu’avecune grande réserve que je prends la parole, après tantd’expérimentés capitaines.

Et Joyeuse, en homme de cour, salua autour delui.

Plusieurs voix s’élevèrent pour affirmer augrand amiral que son avis était le leur.

D’autres, sans parler, firent des signesd’assentiment.

– Comte de Saint-Aignan, dit le prince àl’un de ses plus braves colonels, vous n’êtes pas de l’avis de M.de Joyeuse, vous ?

– Si fait, monseigneur, répondit M. deSaint-Aignan.

– Ah ! c’est que, comme vous faisiezla grimace…

Chacun se mit à rire. Joyeuse pâlit, le comterougit.

– Si M. le comte de Saint-Aignan, ditJoyeuse, a l’habitude de donner son avis de cette façon, c’est unconseiller peu poli, voilà tout.

– Monsieur de Joyeuse, repartit vivementSaint-Aignan, Son Altesse a eu tort de me reprocher une infirmitécontractée à son service ; j’ai, à la prise deCateau-Cambrésis, reçu un coup de pique dans la tête, et, depuis cetemps j’ai des contractions nerveuses, ce qui occasionne lesgrimaces dont se plaint Son Altesse… Ce n’est pas, toutefois, uneexcuse que je vous donne, monsieur de Joyeuse, c’est uneexplication, dit fièrement le comte en se retournant.

– Non, monsieur, dit Joyeuse en luitendant la main, c’est un reproche que vous faites, et vous avezraison.

Le sang monta au visage du duc François.

– Et à qui ce reproche ? dit-il.

– Mais, à moi, probablement,monseigneur.

– Pourquoi Saint-Aignan vous ferait-il unreproche, monsieur de Joyeuse, à vous qu’il ne connaîtpas ?

– Parce que j’ai pu croire un instant queM. de Saint-Aignan aimait assez peu Votre Altesse pour lui donnerle conseil de prendre Anvers.

– Mais enfin, s’écria le prince, il fautque ma position se dessine dans le pays. Je suis duc de Brabant etcomte de Flandre de nom. Il faut que je le sois aussi de fait. CeTaciturne, qui se cache je ne sais où, m’a parlé d’une royauté. Oùest-elle, cette royauté ? dans Anvers. Où est-il, lui !dans Anvers aussi, probablement. Eh bien ! il faut prendreAnvers, et, Anvers pris, nous saurons à quoi nous en tenir.

– Eh ! monseigneur, vous le savezdéjà, sur mon âme, ou vous seriez en vérité moins bon politiquequ’on ne le dit. Qui vous a donné le conseil de prendreAnvers ? M. le prince d’Orange, qui a disparu au moment de semettre en campagne ; M. le prince d’Orange, qui, tout enfaisant Votre Altesse duc de Brabant, s’est réservé la lieutenancegénérale du duché ; le prince d’Orange, qui a intérêt à ruinerles Espagnols par vous et vous par les Espagnols ; M. leprince d’Orange, qui vous remplacera, qui vous succédera, s’il nevous remplace et ne vous succède déjà ; le prince d’Orange…Eh ! monseigneur, jusqu’à présent en suivant les conseils duprince d’Orange, vous n’avez fait qu’indisposer les Flamands.Vienne un revers, et tous ceux qui n’osent vous regarder en facecourront après vous comme ces chiens timides qui ne courentqu’après les fuyards.

– Quoi ! vous supposez que je puisseêtre battu par des marchands de laine, par des buveurs debière ?

– Ces marchands de laine, ces buveurs debière ont donné fort à faire au roi Philippe de Valois, àl’empereur Charles V, et au roi Philippe II, qui étaient troisprinces d’assez bonne maison, monseigneur, pour que la comparaisonne puisse pas vous être trop désagréable.

– Ainsi, vous craignez unéchec ?

– Oui, monseigneur, je le crains.

– Vous ne serez donc pas là, monsieur deJoyeuse ?

– Pourquoi donc n’y serais-jepoint ?

– Parce que je m’étonne que vous doutiezà ce point de votre propre bravoure, que vous vous voyiez déjà enfuite devant les Flamands : en tout cas, rassurez-vous :ces prudents commerçants ont l’habitude, quand ils marchent aucombat, de s’affubler de trop lourdes armures pour qu’ils aient lachance de vous atteindre, courussent-ils après vous.

– Monseigneur, je ne doute pas de moncourage ; monseigneur, je serai au premier rang, mais je seraibattu au premier rang, tandis que d’autres le seront au dernier,voilà tout.

– Mais enfin votre raisonnement n’est paslogique, monsieur de Joyeuse : vous approuvez que j’aie prisles petites places.

– J’approuve que vous preniez ce qui nese défend point.

– Eh bien ! après avoir pris lespetites places qui ne se défendaient pas, comme vous dites, je nereculerai point devant la grande parce qu’elle se défend, ou plutôtparce qu’elle menace de se défendre.

– Et Votre Altesse a tort : mieuxvaut reculer sur un terrain sûr que de trébucher dans un fossé encontinuant de marcher en avant.

– Soit, je trébucherai, mais je nereculerai pas.

– Votre Altesse fera ici comme ellevoudra, dit Joyeuse en s’inclinant, et nous, de notre côté, nousferons comme voudra Votre Altesse ; nous sommes ici pour luiobéir.

– Ce n’est pas répondre, duc.

– C’est cependant la seule réponse que jepuisse faire à Votre Altesse.

– Voyons, prouvez-moi que j’aitort ; je ne demande pas mieux que de me rendre à votreavis.

– Monseigneur, voyez l’armée du princed’Orange, elle était vôtre, n’est-ce pas ? Eh bien ! aulieu de camper avec vous devant Anvers, elle est dans Anvers, cequi est bien différent ; voyez le Taciturne, comme vousl’appelez vous-même : il était votre ami et votreconseiller ; non seulement vous ne savez pas ce qu’est devenule conseiller, mais encore vous croyez être sûr que l’ami s’estchangé en ennemi ; voyez les Flamands : lorsque vousétiez en Flandre, ils pavoisaient leurs barques et leurs muraillesen vous voyant arriver ; maintenant ils ferment leurs portes àvotre vue et braquent leurs canons à votre approche, ni plus nimoins que si vous étiez le duc d’Albe. Eh bien ! je vous ledis : Flamands et Hollandais, Anvers et Orange n’attendentqu’une occasion de s’unir contre vous, et ce moment sera celui oùvous crierez feu à votre maître d’artillerie.

– Eh bien ! répondit le duc d’Anjou,on battra du même coup Anvers et Orange, Flamands etHollandais.

– Non, monseigneur, parce que nous avonsjuste assez de monde pour donner l’assaut à Anvers, en supposantque nous n’ayons affaire qu’aux Anversois, et que tandis que nousdonnerons l’assaut, le Taciturne tombera sur nous sans rien dire,avec ces éternels huit ou dix mille hommes, toujours détruits ettoujours renaissants, à l’aide desquels depuis dix ou douze ans iltient en échec le duc d’Albe, don Juan Requesens et le duc deParme.

– Ainsi, vous persistez dans votreopinion ?

– Dans laquelle ?

– Que nous serons battus.

– Immanquablement.

– Eh bien ! c’est facile à éviter,pour votre part, du moins, monsieur de Joyeuse, continua aigrementle prince ; mon frère vous a envoyé vers moi pour mesoutenir ; votre responsabilité est à couvert, si je vousdonne congé en vous disant que je ne crois pas avoir besoin d’êtresoutenu.

– Votre Altesse peut me donner congé, ditJoyeuse ; mais, à la veille d’une bataille, ce serait unehonte pour moi que l’accepter.

Un long murmure d’approbation accueillit lesparoles de Joyeuse ; le prince comprit qu’il avait été troploin.

– Mon cher amiral, dit-il en se levant eten embrassant le jeune homme, vous ne voulez pas m’entendre. Il mesemble pourtant que j’ai raison, ou plutôt que, dans la position oùje suis, je ne puis avouer tout haut que j’ai eu tort ; vousme reprochez mes fautes, je les connais : j’ai été trop jalouxde l’honneur de mon nom ; j’ai trop voulu prouver lasupériorité des armes françaises, donc j’ai tort. Mais le mal estfait ; en voulez-vous commettre un pire ? Nous voicidevant des gens armés, c’est-à-dire devant des hommes qui nousdisputent ce qu’ils m’ont offert. Voulez-vous que je leurcède ? Demain alors, ils reprendront pièce à pièce ce que j’aiconquis ; non, l’épée est tirée, frappons, ou sinon nousserons frappés ; voilà mon sentiment.

– Du moment où Votre Altesse parle ainsi,dit Joyeuse, je me garderai d’ajouter un mot ; je suis icipour vous obéir, monseigneur, et d’aussi grand cœur, croyez-lebien, si vous me conduisez à la mort, que si vous me menez à lavictoire ; cependant… mais non, monseigneur.

– Quoi ?

– Non, je veux et dois me taire.

– Non, par Dieu ! dites,amiral ; dites, je le veux.

– Alors en particulier, monseigneur.

– En particulier ?

– Oui, s’il plaît à Votre Altesse.

Tous se levèrent et reculèrent jusqu’auxextrémités de la spacieuse tente de François.

– Parlez, dit celui-ci.

– Monseigneur peut prendre indifféremmentun revers que lui infligerait l’Espagne, un échec qui rendraittriomphants ces buveurs de bière flamands, ou ce prince d’Orange àdouble face ; mais s’accommoderait-il aussi volontiers defaire rire à ses dépens M. le duc de Guise ?

François fronça le sourcil.

– M. de Guise ? dit-il ;eh ! qu’a-t-il à faire dans tout ceci ?

– M. de Guise, continua Joyeuse, a tenté,dit-on, de faire assassiner monseigneur ; si Salcède ne l’apas avoué sur l’échafaud, il l’a avoué à la gêne. Or, c’est unegrande joie à offrir au Lorrain, qui joue un grand rôle dans toutceci, ou je m’y trompe fort, que de nous faire battre sous Anvers,et de lui procurer, qui sait ? sans bourse délier, cette mortd’un fils de France, qu’il avait promis de payer si cher à Salcède.Lisez l’histoire de Flandre, monseigneur, et vous y verrez que lesFlamands ont pour habitude d’engraisser leurs terres avec le sangdes princes les plus illustres et des meilleurs chevaliersfrançais.

Le duc secoua la tête.

– Eh bien ! soit, Joyeuse, dit-il,je donnerai, s’il le faut, au Lorrain maudit la joie de me voirmort, mais je ne lui donnerai pas celle de me voir fuyant. J’aisoif de gloire, Joyeuse ; car, seul de mon nom, j’ai encoredes batailles à gagner.

– Et Cateau-Cambrésis que vous oubliez,monseigneur ; il est vrai que vous êtes le seul.

– Comparez donc cette escarmouche àJarnac et à Moncontour, Joyeuse, et faites le compte de ce que jeredois à mon bien-aimé frère Henri. Non, non, ajouta-t-il, je nesuis pas un roitelet de Navarre ; je suis un prince français,moi.

Puis se retournant vers les seigneurs, qui,aux paroles de Joyeuse, s’étaient éloignés :

– Messieurs, ajouta-t-il, l’assaut tienttoujours ; la pluie a cessé, les terrains sont bons, nousattaquerons cette nuit.

Joyeuse s’inclina.

– Monseigneur voudra bien détailler sesordres, dit-il, nous les attendons.

– Vous avez huit vaisseaux, sans compterla galère amirale, n’est-ce pas, monsieur de Joyeuse ?

– Oui, monseigneur.

– Vous forcerez la ligne, et ce serachose facile, les Anversois n’ayant dans le port que des vaisseauxmarchands ; alors vous viendrez vous embosser en face du quai.Là, si le quai est défendu, vous foudroierez la ville en tentant undébarquement avec vos quinze cents hommes.

Du reste de l’armée je ferai deux colonnes,l’une commandée par M. le comte de Saint-Aignan, l’autre commandéepar moi-même. Toutes deux tenteront l’escalade par surprise aumoment où les premiers coups de canon partiront.

La cavalerie demeurera en réserve, en casd’échec, pour protéger la retraite de la colonne repoussée.

De ces trois attaques, l’une réussiracertainement. Le premier corps, établi sur le rempart, tirera unefusée pour rallier à lui les autres corps.

– Mais il faut tout prévoir, monseigneur,dit Joyeuse. Supposons ce que vous ne croyez pas supposable,c’est-à-dire que les trois colonnes d’attaque soient repousséestoutes trois.

– Alors nous gagnons les vaisseaux sousla protection du feu de nos batteries, et nous nous répandons dansles polders, où les Anversois ne se hasarderont point à nous venirchercher.

On s’inclina en signe d’adhésion.

– Maintenant, messieurs, dit le duc, dusilence.

Qu’on éveille les troupes endormies, qu’onembarque avec ordre ; que pas un feu, pas un coup de mousquetne révèlent notre dessein. Vous serez dans le port, amiral, avantque les Anversois se doutent de votre départ. Nous, qui allons letraverser et suivre la rive gauche, nous arriverons en même tempsque vous.

Allez, messieurs, et bon courage. Le bonheurqui nous a suivis jusqu’ici ne craindra point de traverser l’Escautavec nous.

Les capitaines quittèrent la tente du prince,et donnèrent leurs ordres avec les précautions indiquées.

Bientôt, toute cette fourmilière humaine fitentendre son murmure confus : mais on pouvait croire quec’était celui du vent, se jouant dans les gigantesques roseaux etparmi les herbages touffus des polders.

L’amiral s’était rendu à son bord.

LXV – Monseigneur

Cependant les Anversois ne voyaient pastranquillement les apprêts, hostiles de M. le duc d’Anjou, etJoyeuse ne se trompait pas en leur attribuant toute la mauvaisevolonté possible.

Anvers était comme une ruche quand vient lesoir, calme et déserte à l’extérieur, au dedans pleine de murmureet de mouvement.

Les Flamands en armes faisaient despatrouilles dans les rues, barricadaient leurs maisons, doublaientles chaînes et fraternisaient avec les bataillons du princed’Orange, dont une partie déjà était en garnison à Anvers, et dontl’autre partie rentrait par fractions, qui, aussitôt rentrées,s’égrenaient dans la ville.

Lorsque tout fut prêt pour une vigoureusedéfense, le prince d’Orange, par un soir sombre et sans lune, entraà son tour dans la ville sans manifestation aucune, mais avec lecalme et la fermeté qui présidaient à l’accomplissement de toutesses résolutions, lorsque ces résolutions étaient une foisprises.

Il descendit à l’Hôtel-de-Ville, où sesaffidés avaient tout préparé pour son installation.

Là il reçut tous les quarteniers et centeniersde la bourgeoisie, passa en revue les officiers des troupessoldées, puis enfin reçut les principaux officiers qu’il mit aucourant de ses projets.

Parmi ses projets, le plus arrêté était deprofiter de la manifestation du duc d’Anjou contre la ville pourrompre avec lui. Le duc d’Anjou en arrivait où le Taciturne avaitvoulu l’amener, et celui-là voyait avec joie ce nouveau compétiteurà la souveraine puissance se perdre comme les autres.

Le soir même où le duc d’Anjou s’apprêtait àattaquer, comme nous l’avons vu, le prince d’Orange, qui étaitdepuis deux jours dans la ville, tenait conseil avec le commandantde la place pour les bourgeois.

À chaque objection faite par le gouverneur auplan offensif du prince d’Orange, si cette objection pouvait amenerdu retard dans les plans, le prince d’Orange secouait la tête commeun homme surpris de cette incertitude.

Mais, à chaque hochement de tête, lecommandant de la place répondait :

– Prince, vous savez que c’est choseconvenue, que monseigneur doit venir : attendons doncmonseigneur.

Ce mot magique faisait froncer le sourcil auTaciturne ; mais tout en fronçant le sourcil et en rongeantses ongles d’impatience, il attendait.

Alors chacun attachait ses yeux sur une largehorloge aux lourds battements, et semblait demander au balancierd’accélérer la venue du personnage attendu si impatiemment.

Neuf heures du soir sonnèrent :l’incertitude était devenue une anxiété réelle ; quelquesvedettes prétendaient avoir aperçu du mouvement dans le campfrançais.

Une petite barque plate comme le bassin d’unebalance avait été expédiée sur l’Escaut ; les Anversois, moinsinquiets encore de ce qui se passait du côté de la terre que de cequi se passait du côté de la mer, avaient désiré avoir desnouvelles précises de la flotte française : la petite barquen’était point revenue.

Le prince d’Orange se leva, et, mordant decolère ses gants de buffle, il dit aux Anversois :

– Monseigneur nous fera tant attendre,messieurs, qu’Anvers sera prise et brûlée quand il arrivera :la ville, alors, pourra juger de la différence qui existe sous cerapport entre les Français et les Espagnols.

Ces paroles n’étaient point faites pourrassurer messieurs les officiers civils, aussi se regardèrent-ilsavec beaucoup d’émotion.

En ce moment, un espion qu’on avait envoyé surla route de Malines, et qui avait poussé son cheval jusqu’àSaint-Nicolas, revint en annonçant qu’il n’avait rien vu ni entenduqui annonçât le moins du monde la venue de la personne que l’onattendait.

– Messieurs, s’écria le Taciturne à cettenouvelle, vous le voyez, nous attendrions inutilement ;faisons nous-mêmes nos affaires ; le temps nous presse et lescampagnes ne sont garanties en rien. Il est bon d’avoir confianceen des talents supérieurs ; mais vous voyez qu’avant tout,c’est sur soi-même qu’il faut se reposer.

Délibérons donc, messieurs.

Il n’avait point achevé, que la portière de lasalle se souleva et qu’un valet de la ville apparut et prononça ceseul mot qui, dans un pareil moment, paraissait en valoir milleautres :

– Monseigneur !

Dans l’accent de cet homme, dans cette joiequ’il n’avait pu s’empêcher de manifester en accomplissant sondevoir d’huissier, on pouvait lire l’enthousiasme du peuple ettoute sa confiance en celui qu’on appelait de ce nom vague etrespectueux :

Monseigneur !

À peine le son de cette voix tremblanted’émotion s’était-il éteint, qu’un homme d’une taille élevée etimpérieuse, portant avec une grâce suprême le manteau quil’enveloppait tout entier, entra dans la salle, et saluacourtoisement ceux qui se trouvaient là.

Mais au premier regard son œil fier et perçantdémêla le prince au milieu des officiers. Il marcha droit à lui etlui offrit la main.

Le prince serra cette main avec affection, etpresque avec respect.

Ils s’appelèrent monseigneur l’un l’autre.

Après ce bref échange de civilités, l’inconnuse débarrassa de son manteau.

Il était vêtu d’un pourpoint de buffle,portait des chausses de drap et de longues bottes de cuir.

Il était armé d’une longue épée qui semblaitfaire partie, non de son costume, mais de ses membres, tant ellejouait avec aisance à son côté ; une petite dague était passéeà sa ceinture, près d’une aumônière gonflée de papiers.

Au moment où il rejeta son manteau, on putvoir ces longues bottes, dont nous avons parlé, toutes souillées depoussière et de boue.

Ses éperons, rougis du sang de son cheval, nerendaient plus qu’un son sinistre à chaque pas qu’il faisait surles dalles.

Il prit place à la table du conseil.

– Eh bien ! où en sommes-nous,monseigneur ? demanda-t-il.

– Monseigneur, répondit le Taciturne,vous avez dû voir en venant jusqu’ici que les rues étaientbarricadées.

– J’ai vu cela.

– Et les maisons crénelées, ajouta unofficier.

– Quant à cela, je n’ai pu le voir ;mais c’est d’une bonne précaution.

– Et les chaînes doublées, dit unautre.

– À merveille, répliqua l’inconnu d’unton insouciant.

– Monseigneur n’approuve point cespréparatifs de défense ? demanda une voix avec un accentsensible d’inquiétude et de désappointement.

– Si fait, dit l’inconnu, mais cependantje ne crois pas que, dans les circonstances où nous nous trouvons,elles soient fort utiles ; elles fatiguent le soldat etinquiètent le bourgeois. Vous avez un plan d’attaque et de défense,je suppose ?

– Nous attendions monseigneur pour le luicommuniquer, répondit le bourgmestre.

– Dites, messieurs, dites.

– Monseigneur est arrivé un peu tard,ajouta le prince, et, en l’attendant, j’ai dû agir.

– Et vous avez bien fait,monseigneur ; d’ailleurs, on sait que lorsque vous agissez,vous agissez bien. Moi non plus, croyez-le bien, je n’ai pointperdu mon temps en route.

Puis, se retournant du côté desbourgeois :

– Nous savons par nos espions, dit lebourgmestre, qu’un mouvement se prépare dans le camp desFrançais ; ils se disposent à une attaque ; mais commenous ne savons de quel côté l’attaque aura lieu, nous avons faitdisposer le canon de telle sorte qu’il soit partagé avec égalitésur toute l’étendue du rempart.

– C’est sage, répondit l’inconnu avec unléger sourire, et regardant à la dérobée le Taciturne, qui setaisait, laissant, lui homme de guerre, parler de guerre tous lesbourgeois.

– Il en a été de même de nos troupesciviques, continua le bourgmestre, elles sont réparties par postesdoubles sur toute l’étendue des murailles, et ont ordre de courir àl’instant même au point d’attaque.

L’inconnu ne répondit rien ; il semblaitattendre que le prince d’Orange parlât à son tour.

– Cependant, continua le bourgmestre,l’avis du plus grand nombre des membres du conseil est qu’il sembleimpossible que les Français méditent autre chose qu’une feinte.

– Et dans quel but cette feinte ?demanda l’inconnu.

– Dans le but de nous intimider et denous amener à un arrangement à l’amiable qui livre la ville auxFrançais.

L’inconnu regarda de nouveau le princed’Orange : on eût dit qu’il était étranger à tout ce qui sepassait, tant il écoutait toutes ces paroles avec une insouciancequi tenait du dédain.

– Cependant, dit une voix inquiète, cesoir on a cru remarquer dans le camp des préparatifs d’attaque.

– Soupçons sans certitude, reprit lebourgmestre. J’ai moi-même examiné le camp avec une excellentelunette qui vient de Strasbourg : les canons paraissaientcloués au sol, les hommes se préparaient au sommeil sans aucuneémotion, M. le duc d’Anjou donnait à dîner dans sa tente.

L’inconnu jeta un nouveau regard sur le princed’Orange. Cette fois il lui sembla qu’un léger sourire crispait lalèvre du Taciturne, tandis que, d’un mouvement à peine visible, sesépaules dédaigneuses accompagnaient ce sourire.

– Eh ! messieurs, dit l’inconnu,vous êtes dans l’erreur complète ; ce n’est point une attaquefurtive qu’on vous prépare en ce moment, c’est un bel et bon assautque vous allez essuyer.

– Vraiment ?

– Vos plans, si naturels qu’ils vousparaissent, sont incomplets.

– Cependant, monseigneur… firent lesbourgeois, humiliés que l’on parût douter de leurs connaissances enstratégie.

– Incomplets, reprit l’inconnu, en ceci,que vous vous attendez à un choc, et que vous avez pris toutes vosprécautions pour cet événement.

– Sans doute.

– Eh bien ! ce choc, messieurs, sivous m’en croyez…

– Achevez, monseigneur.

– Vous ne l’attendrez pas, vous ledonnerez.

– À la bonne heure ! s’écria leprince d’Orange, voilà parler.

– En ce moment, continua l’inconnu, quicomprit dès lors qu’il allait trouver un appui dans le prince, lesvaisseaux de M. Joyeuse appareillent.

– Comment savez-vous cela,monseigneur ? s’écrièrent tous ensemble le bourgmestre et lesautres membres du conseil.

– Je le sais, dit l’inconnu.

Un murmure de doute passa comme un souffledans l’assemblée, mais, si léger qu’il fût, il effleura lesoreilles de l’habile homme de guerre qui venait d’être introduitsur la scène pour y jouer, selon toute probabilité, le premierrôle.

– En doutez-vous ? demanda-t-il avecle plus grand calme et en homme habitué à lutter contre toutes lesappréhensions, tous les amours-propres et tous les préjugésbourgeois.

– Nous n’en doutons pas, puisque vous ledites, monseigneur. Mais que cependant Votre Altesse nous permettede lui dire…

– Dites.

– Que s’il en était ainsi…

– Après ?

– Nous en aurions des nouvelles.

– Par qui ?

– Par notre espion de marine.

En ce moment un homme poussé par l’huissierentra lourdement dans la salle, et fit avec respect quelques passur la dalle polie en s’avançant moitié vers le bourgmestre, moitiévers le prince d’Orange.

– Ah ! ah ! dit le bourgmestre,c’est toi, mon ami.

– Moi-même, monsieur le bourgmestre,répondit le nouveau venu.

– Monseigneur, dit le bourgmestre, c’estl’homme que nous avons envoyé à la découverte.

À ce mot de monseigneur, lequel ne s’adressaitpas au prince d’Orange, l’espion fit un mouvement de surprise et dejoie, et s’avança précipitamment pour mieux voir celui que l’ondésignait par ce titre.

Le nouveau venu était un de ces marinsflamands dont le type est si reconnaissable, étant siaccentué : la tête carrée, les yeux bleus, le col court et lesépaules larges ; il froissait entre ses grosses mains sonbonnet de laine humide, et lorsqu’il fut près des officiers, on vitqu’il laissait sur les dalles une large trace d’eau.

C’est que ses vêtements grossiers étaientlittéralement trempés et dégouttants.

– Oh ! oh ! voilà un brave quiest revenu à la nage, dit l’inconnu en regardant le marin aveccette habitude de l’autorité, qui impose soudain au soldat et auserviteur, parce qu’elle implique à la fois le commandement et lacaresse.

– Oui, monseigneur, oui, dit le marinavec empressement, et l’Escaut est large et rapide aussi,monseigneur.

– Parle, Goes, parle, continua l’inconnu,sachant bien le prix de la faveur qu’il faisait à un simple mateloten l’appelant par son nom.

Aussi, à partir de ce moment, l’inconnu parutexister seul pour Goes, et s’adressant à lui, quoique envoyé par unautre, c’était peut-être à cet autre qu’il eût dû rendre compte desa mission :

– Monseigneur, dit-il, je suis parti dansma plus petite barque ; j’ai passé avec le mot d’ordre aumilieu du barrage que nous avons fait sur l’Escaut avec nosbâtiments, et j’ai poussé jusqu’à ces damnés Français. Ah !pardon, monseigneur.

Goes s’arrêta.

– Va, va, dit l’inconnu en souriant, jene serai qu’à moitié damné.

– Ainsi donc, monseigneur, puisquemonseigneur veut bien me pardonner…

L’inconnu fit un signe de tête. Goescontinua :

– Tandis que je ramais dans la nuit avecmes avirons enveloppés de linge, j’ai entendu une voix quicriait :

– Holà de la barque, quevoulez-vous ?

Je croyais que c’était à moi quel’interpellation était adressée, et j’allais répondre une chose oul’autre, quand j’entendis crier derrière moi :

– Canot amiral.

L’inconnu regarda les officiers avec un signede tête qui signifiait :

– Que vous avais-je dit ?

– Au même instant, continua Goes, etcomme je voulais virer de bord, je sentis un chocépouvantable ; ma barque s’enfonça ; l’eau me couvrit latête ; je roulai dans un abîme sans fond ; mais lestourbillons de l’Escaut me reconnurent pour une vieilleconnaissance, et je revis le ciel.

C’était tout bonnement le canot amiral qui, enconduisant M. de Joyeuse à bord, avait passé sur moi. Maintenant,Dieu seul sait comment je n’ai pas été broyé ou noyé.

– Merci, brave Goes, merci, dit le princed’Orange, heureux de voir que ses prévisions s’étaientréalisées ; va, et tais-toi.

Et étendant le bras de son côté, il lui mitune bourse dans la main.

Cependant le marin semblait attendre quelquechose : c’était le congé de l’inconnu.

Celui-ci lui fit un signe bienveillant de lamain, et Goes se retira, visiblement plus satisfait de ce signequ’il ne l’avait été du cadeau du prince d’Orange.

– Eh bien, demanda l’inconnu aubourgmestre, que dites-vous de ce rapport ? doutez-vous encoreque les Français vont appareiller, et croyez-vous que c’était pourpasser la nuit à bord que M. de Joyeuse se rendait du camp à lagalère amirale ?

– Mais, vous devinez donc,monseigneur ? dirent les bourgeois.

– Pas plus que monseigneur le princed’Orange, qui est en toutes choses de mon avis, je suis sûr. Mais,comme Son Altesse, je suis bien renseigné, et, surtout, je connaisceux qui sont là de l’autre côté.

Et sa main désignait les polders.

– De sorte, continua-t-il, qu’il m’eûtbien étonné de ne pas les voir attaquer cette nuit.

Donc, tenez-vous prêts, messieurs ; car,si vous leur en donnez le temps, ils attaqueront sérieusement.

– Ces messieurs me rendront la justiced’avouer qu’avant votre arrivée, monseigneur, je leur tenais justele langage que vous leur tenez maintenant.

– Mais, demanda le bourgmestre, commentmonseigneur croit-il que les Français vont attaquer ?

– Voici les probabilités :l’infanterie est catholique, elle se battra seule. Cela veut direqu’elle attaquera d’un côté ; la cavalerie est calviniste,elle se battra seule aussi. Deux côtés. La marine est à M. deJoyeuse, il arrive de Paris ; la cour sait dans quel but ilest parti, il voudra avoir sa part de combat et de gloire. Troiscôtés.

– Alors, faisons trois corps, dit leBourgmestre.

– Faites-en un, messieurs, un seul, avectout ce que vous avez de meilleurs soldats, et laissez ceux dontvous doutez en rase campagne, à la garde de vos murailles. Puis,avec ce corps, faites une vigoureuse sortie au moment où lesFrançais s’y attendront le moins. Ils croient attaquer :qu’ils soient prévenus et attaqués eux-mêmes ; si vous lesattendez à l’assaut, vous êtes perdus, car à l’assaut le Françaisn’a pas d’égal, comme vous n’avez pas d’égaux, messieurs, quand, enrase campagne, vous défendez l’approche de vos villes.

Le front des Flamands rayonna.

– Que disais-je, messieurs ? fit leTaciturne.

– Ce m’est un grand honneur, ditl’inconnu, d’avoir été, sans le savoir, du même avis que le premiercapitaine du siècle.

Tous deux s’inclinèrent courtoisement.

– Donc, poursuivit l’inconnu, c’est chosedite, vous faites une furieuse sortie sur l’infanterie et lacavalerie. J’espère que vos officiers conduiront cette sortie defaçon que vous repousserez les assiégeants.

– Mais leurs vaisseaux, leurs vaisseaux,dit le bourgmestre, ils vont forcer notre barrage ; et commele vent est nord-ouest, ils seront au milieu de la ville dans deuxheures.

– Vous avez vous-mêmes six vieux navireset trente barques à Sainte-Marie, c’est-à-dire à une lieue d’ici,n’est-ce pas ? C’est votre barricade maritime, c’est votrechaîne fermant l’Escaut.

– Oui, monseigneur, c’est cela même.Comment connaissez-vous tous ces détails ?

L’inconnu sourit.

– Je les connais, comme vous voyez,dit-il ; c’est là qu’est le sort de la bataille.

– Alors, dit le bourgmestre, il fautenvoyer du renfort à nos braves marins.

– Au contraire, vous pouvez disposerencore de quatre cents hommes qui étaient là ; vingt hommesintelligents, braves et dévoués suffiront.

Les Anversois ouvrirent de grands yeux.

– Voulez-vous, dit l’inconnu, détruire laflotte française tout entière aux dépens de vos six vieux vaisseauxet de vos trente vieilles barques ?

– Hum ! firent les Anversois en seregardant, ils n’étaient pas déjà si vieux nos vaisseaux, ellesn’étaient pas déjà si vieilles nos barques.

– Eh bien ! estimez-les, ditl’inconnu, et l’on vous en paiera la valeur.

– Voilà, dit tout bas le Taciturne àl’inconnu, les hommes contre lesquels j’ai chaque jour à lutter.Oh ! s’il n’y avait que les événements, je les eusse déjàsurmontés.

– Voyons, messieurs, reprit l’inconnu enportant la main à son aumônière, qui regorgeait, comme nous l’avonsdit, estimez, mais estimez vite ; vous allez être payés entraites sur vous-mêmes, j’espère que vous les trouverez bonnes.

– Monseigneur, dit le bourgmestre, aprèsun instant de délibération avec les quarteniers, les dizainiers etles centeniers, nous sommes des commerçants et non desseigneurs ; il faut donc nous pardonner certaines hésitations,car notre âme, voyez-vous, n’est point en notre corps, mais en noscomptoirs. Cependant, il est certaines circonstances où, pour lebien général, nous savons faire des sacrifices. Disposez donc denos barrages comme vous l’entendrez.

– Ma foi, monseigneur, dit le Taciturne,c’est affaire à vous. Il m’eût fallu six mois à moi pour obtenir ceque vous venez d’enlever en dix minutes.

– Je dispose donc de votre barrage,messieurs ; mais voici de quelle façon j’en dispose :

Les Français, la galère amirale en tête, vontessayer de forcer le passage. Je double les chaînes du barrage, enleur laissant assez de longueur pour que la flotte se trouveengagée au milieu de vos barques et de vos vaisseaux. Alors, de vosbarques et de vos vaisseaux, les vingt braves que j’y ai laissésjettent des grappins, et, les grappins jetés, ils fuient dans unebarque après avoir mis le feu à votre barrage chargé de matièresinflammables.

– Et, vous l’entendez, s’écria leTaciturne, la flotte française brûle tout entière.

– Oui, tout entière, dit l’inconnu ;alors, plus de retraite par mer, plus de retraite à travers lespolders, car vous lâchez les écluses de Malines, de Berchem, deLier, de Duffel et d’Anvers. Repoussés d’abord par vous, poursuivispar vos digues rompues, enveloppés de tous les côtés par cettemarée inattendue et toujours montante, par cette mer qui n’auraqu’un flux et pas de reflux, les Français seront tous noyés,abîmés, anéantis.

Les officiers poussèrent un cri de joie.

– Il n’y a qu’un inconvénient, dit leprince.

– Lequel, monseigneur ? demandal’inconnu.

– C’est qu’il faudrait toute une journéepour expédier les ordres différents aux différentes villes, et quenous n’avons qu’une heure.

– Une heure suffit, répondit celui qu’onappelait monseigneur.

– Mais qui préviendra laflottille ?

– Elle est prévenue.

– Par qui ?

– Par moi. Si ces messieurs avaientrefusé de me la donner, je la leur achetais.

– Mais Malines, Lier, Duffel ?

– Je suis passé par Malines et par Lier,et j’ai envoyé un agent sûr à Duffel. À onze heures les Françaisseront battus, à minuit la flotte sera brûlée, à une heure lesFrançais seront en pleine retraite, à deux heures Malines romprases digues, Lier ouvrira ses écluses, Duffel lancera ses canauxhors de leur lit : alors toute la plaine deviendra un océanfurieux qui noiera maisons, champs, bois, villages, c’estvrai ; mais qui, en même temps, je vous le répète, noiera lesFrançais, et cela de telle façon, qu’il n’en rentrera pas un seulen France.

Un silence d’admiration et presque d’effroiaccueillit ces paroles ; puis, tout à coup, les Flamandséclatèrent en applaudissements.

Le prince d’Orange fit deux pas vers l’inconnuet lui tendit la main.

– Ainsi donc, monseigneur, dit-il, toutest prêt de notre côté ?

– Tout, répondit l’inconnu. Et tenez, jecrois que du côté des Français tout est prêt aussi.

Et du doigt il montrait un officier quisoulevait la portière.

– Messeigneurs et messieurs, ditl’officier, nous recevons l’avis que les Français sont en marche ets’avancent vers la ville.

– Aux armes ! cria lebourgmestre.

– Aux armes ! répétèrent lesassistants.

– Un instant, messieurs, interrompitl’inconnu de sa voix mâle et impérieuse ; vous oubliez de melaisser vous faire une dernière recommandation plus importante quetoutes les autres.

– Faites ! faites ! s’écrièrenttoutes les voix.

– Les Français vont être surpris, donc cene sera pas même un combat, pas même une retraite, mais unefuite : pour les poursuivre, il faut être légers. Cuirassesbas, morbleu ! Ce sont vos cuirasses dans lesquelles vous nepouvez remuer, qui vous ont fait perdre toutes les batailles quevous avez perdues. Cuirasses bas ! messieurs, cuirassesbas !

Et l’inconnu montra sa large poitrine protégéeseulement par un buffle.

– Nous nous retrouverons aux coups,messieurs les capitaines, continua l’inconnu ; en attendant,allez sur la place de l’Hôtel-de-Ville, où vous trouverez tous voshommes en bataille. Nous vous y rejoignons.

– Merci, monseigneur, dit le prince àl’inconnu, vous venez de sauver à la fois la Belgique et laHollande.

– Prince, vous me comblez, réponditcelui-ci.

– Est-ce que Votre Altesse consentira àtirer l’épée contre les Français ? demanda le prince.

– Je m’arrangerai de manière à combattreen face des huguenots, répondit l’inconnu en s’inclinant avec unsourire que lui eût envié son sombre compagnon, et que Dieu seulcomprit.

LXVI – Français et Flamands

Au moment où tout le conseil sortait del’Hôtel-de-Ville, et où les officiers allaient se mettre à la têtede leurs hommes et exécuter les ordres du chef inconnu qui semblaitenvoyé aux Flamands par la Providence elle-même, une longue rumeurcirculaire qui semblait envelopper toute la ville, retentit et serésuma dans un grand cri.

En même temps l’artillerie tonna.

Cette artillerie vint surprendre les Françaisau milieu de leur marche nocturne, et lorsqu’ils croyaientsurprendre eux-mêmes la ville endormie. Mais au lieu de ralentirleur marche, elle la hâta.

Si l’on ne pouvait prendre la ville parsurprise à l’échelade, comme on disait en ce temps-là, on pouvait,comme nous avons vu le roi de Navarre le faire à Cahors, on pouvaitcombler le fossé avec des fascines et faire sauter les portes avecdes pétards.

Le canon des remparts continua donc detirer ; mais dans la nuit son effet était presque nul ;après avoir répondu par des cris aux cris de leurs adversaires, lesFrançais s’avancèrent en silence vers le rempart avec cettefougueuse intrépidité qui leur est habituelle dans l’attaque.

Mais tout à coup, portes et poterness’ouvrent, et de tous côtés s’élancent des gens armés ;seulement, ce n’est point l’ardente impétuosité des Français quiles anime, c’est une sorte d’ivresse pesante qui n’empêche pas lemouvement du guerrier, mais qui rend le guerrier massif comme unemuraille roulante. C’étaient les Flamands qui s’avançaient enbataillons serrés, en groupes compactes au-dessus desquelscontinuait à tonner une artillerie plus bruyante queformidable.

Alors le combat s’engage pied à pied, l’épéeet le couteau se choquent, la pique et la lame se froissent, lescoups de pistolet, la détonation des arquebuses éclairent lesvisages rougis de sang.

Mais pas un cri, pas un murmure, pas uneplainte : le Flamand se bat avec rage, le Français avec dépit.Le Flamand est furieux d’avoir à se battre, car il ne se bat ni parétat ni par plaisir. Le Français est furieux d’avoir été attaquélorsqu’il attaquait. Au moment où l’on en vient aux mains, avec cetacharnement que nous essaierions inutilement de rendre, desdétonations pressées se font entendre du côté de Sainte-Marie, etune lueur s’élève au-dessus de la ville comme un panache deflammes. C’est Joyeuse qui attaque et qui va faire diversion enforçant la barrière qui défend l’Escaut, qui va pénétrer avec saflotte jusqu’au cœur de la ville. Du moins, c’est ce qu’espèrentles Français.

Mais il n’en est point ainsi.

Poussé par un vent d’ouest, c’est-à-dire parle plus favorable à une pareille entreprise, Joyeuse avait levél’ancre, et, la galère amirale en tête, il s’était laissé aller àcette brise qui le poussait malgré le courant. Tout était prêt pourle combat ; ses marins, armés de leurs sabres d’abordage,étaient à l’arrière ; ses canonniers, mèche allumée, étaient àleurs pièces ; ses gabiers avec des grenades dans leshunes ; enfin des matelots d’élite, armés de haches, setenaient prêts à sauter sur les navires et les barques ennemis et àbriser chaînes et cordages pour faire une trouée à la flotte. Onavançait en silence. Les sept bâtiments de Joyeuse, disposés enmanière de coin, dont la galère amirale formait l’angle le plusaigu, semblaient une troupe de fantômes gigantesques glissant àfleur d’eau. Le jeune homme, dont le poste était sur son banc dequart, n’avait pu rester à son poste. Vêtu d’une magnifique armure,il avait pris sur la galère la place du premier lieutenant, et,courbé sur le beaupré, son œil semblait vouloir percer les brumesdu fleuve et la profondeur de la nuit. Bientôt, à travers cettedouble obscurité, il vit apparaître la digue qui s’étendait sombreen travers du fleuve ; elle semblait abandonnée et déserte.Seulement il y avait, dans ce pays d’embûches, quelque chosed’effrayant dans cet abandon et cette solitude.

Cependant on avançait toujours ; on étaiten vue du barrage, à dix encablures à peine, et à chaque seconde ons’en rapprochait davantage, sans qu’un seul quivive ! fût encore venu frapper l’oreille desFrançais.

Les matelots ne voyaient dans ce silencequ’une négligence dont ils se réjouissaient ; le jeune amiral,plus prévoyant, y devinait quelque ruse dont il s’effrayait.

Enfin la proue de la galère amirale s’engageaau milieu des agrès des deux bâtiments qui formaient le centre dubarrage, et, les poussant devant elle, elle fit fléchir par lemilieu toute cette digue flexible dont les compartiments tenaientl’un à l’autre par des chaînes, et qui, cédant sans se rompre,prit, en s’appliquant aux flancs des vaisseaux français la mêmeforme que ses vaisseaux offraient eux-mêmes.

Tout à coup, et au moment où les porteurs dehaches recevaient l’ordre de descendre pour rompre le barrage, unefoule de grappins, jetés par des mains invisibles, vinrent secramponner aux agrès des vaisseaux français.

Les Flamands prévenaient la manœuvre desFrançais et faisaient ce qu’ils allaient faire.

Joyeuse crut que ses ennemis lui offraient uncombat acharné. Il l’accepta. Les grappins lancés de son côtélièrent par des nœuds de fer les bâtiments ennemis aux siens. Puis,saisissant une hache aux mains d’un matelot, il s’élança le premiersur celui des bâtiments qu’il retenait d’une plus sûre étreinte, encriant : À l’abordage ! à l’abordage !

Tout son équipage le suivit, officiers etmatelots, en poussant le même cri que lui ; mais aucun cri nerépondit au sien, aucune force ne s’opposa à son agression.

Seulement on vit trois barques chargéesd’hommes glissant silencieusement sur le fleuve, comme troisoiseaux de mer attardés.

Ces barques fuyaient à force de rames, lesoiseaux s’éloignaient à tire d’ailes.

Les assaillants restaient immobiles sur cesbâtiments qu’ils venaient de conquérir sans lutte.

Il en était de même sur toute la ligne.

Tout à coup, Joyeuse entendit sous ses piedsun grondement sourd, et une odeur de souffre se répandit dansl’air. Un éclair traversa son esprit ; il courut à uneécoutille qu’il souleva : les entrailles du bâtimentbrûlaient.

À l’instant, le cri : Auxvaisseaux ! aux vaisseaux ! retentit sur toute laligne.

Chacun remonta plus précipitamment qu’iln’était descendu ; Joyeuse, descendu le premier, remonta ledernier.

Au moment où il atteignait la muraille de sagalère, la flamme faisait éclater le pont du bâtiment qu’ilquittait.

Alors, comme de vingt volcans, s’élancèrentdes flammes, chaque barque, chaque sloop, chaque bâtiment était uncratère ; la flotte française, d’un port plus considérable,semblait dominer un abîme de feu.

L’ordre avait été donné de trancher lescordages, de rompre les chaînes, de briser les grappins ; lesmatelots s’étaient élancés dans les agrès avec la rapidité d’hommesconvaincus que de cette rapidité dépendait leur salut.

Mais l’œuvre était immense ; peut-être sefût-on détaché des grappins jetés par les ennemis sur la flottefrançaise, mais il y avait encore ceux jetés par la flottefrançaise sur les bâtiments ennemis.

Tout à coup vingt détonations se firententendre ; les bâtiments français tremblèrent dans leurmembrure, gémirent dans leur profondeur.

C’étaient les canons qui défendaient la digue,et qui, chargés jusqu’à la gueule et abandonnés par les Anversois,éclataient tout seuls au fur et à mesure que le feu les gagnait,brisant sans intelligence tout ce qui se trouvait dans leurdirection, mais brisant.

Les flammes montaient, comme de gigantesquesserpents, le long des mâts, s’enroulaient autour des vergues, puisde leurs langues aiguës, venaient lécher les flancs cuivrés desbâtiments français.

Joyeuse, avec sa magnifique armure damasquinéed’or, donnant, calme et d’une voix impérieuse, ses ordres au milieude toutes ces flammes, ressemblait à une de ces fabuleusessalamandres aux millions d’écaillés, qui, à chaque mouvementqu’elles faisaient, secouaient une poussière d’étincelles.

Mais bientôt les détonations redoublèrent plusfortes et plus foudroyantes ; ce n’étaient plus les canons quitonnaient, c’étaient les saintes-barbes qui prenaient feu,c’étaient les bâtiments eux-mêmes qui éclataient.

Tant qu’il avait espéré rompre les liensmortels qui l’attachaient à ses ennemis, Joyeuse avait lutté ;mais il n’y avait plus d’espoir d’y réussir : la flamme avaitgagné les vaisseaux français, et à chaque vaisseau ennemi quisautait, une pluie de feu, pareille à un bouquet d’artifice,retombait sur son pont.

Seulement, ce feu, c’était le feu grégeois, cefeu implacable, qui s’augmente de ce qui éteint les autres feux, etqui dévore sa proie jusqu’au fond de l’eau.

Les bâtiments anversois, en éclatant, avaientrompu les digues ; mais les bâtiments français, au lieu decontinuer leur route, allaient à la dérive tout en flammeseux-mêmes, et entraînant après eux quelques fragments du brûlotrongeur, qui les avait étreints de ses bras de flammes.

Joyeuse comprit qu’il n’y avait plus de luttepossible ; il donna l’ordre de mettre toutes les barques à lamer, et de prendre terre sur la rive gauche.

L’ordre fut transmis aux autres bâtiments àl’aide des porte-voix ; ceux qui ne l’entendirent pas, eurentinstinctivement la même idée.

Tout l’équipage fut embarqué jusqu’au derniermatelot, avant que Joyeuse quittât le pont de sa galère.

Son sang-froid semblait avoir rendu lesang-froid à tout le monde : chacun de ses marins avait à lamain sa hache ou son sabre d’abordage.

Avant qu’il eût atteint les rives du fleuve,la galère amirale sautait, éclairant d’un côté la silhouette de laville, et de l’autre l’immense horizon du fleuve qui allait, ens’élargissant toujours, se perdre dans la mer.

Pendant ce temps, l’artillerie des rempartsavait éteint son feu : non pas que le combat eût diminué derage, mais au contraire parce que Flamands et Français en étantvenus aux mains, on ne pouvait plus tirer sur les uns sans tirersur les autres.

La cavalerie calviniste avait chargé à sontour, faisant des prodiges ; devant le fer de ses cavaliers,elle ouvre ; sous les pieds de ses chevaux, elle broie ;mais les Flamands blessés éventrent les chevaux avec leurs largescoutelas.

Malgré cette charge brillante de la cavalerie,un peu de désordre se met dans les colonnes françaises, et elles nefont plus que se maintenir au lieu d’avancer, tandis que des portesde la ville sortent incessamment des bataillons frais qui se ruentsur l’armée du duc d’Anjou.

Tout à coup, une grande rumeur se faitentendre presque sous les murailles de la ville. Les cris :Anjou ! Anjou ! France ! France ! retentissentsur les flancs des Anversois, et un choc effroyable ébranle toutecette masse si serrée, par la simple impulsion de ceux qui lapoussent, que les premiers sont braves parce qu’ils ne peuventfaire autrement.

Ce mouvement, c’est Joyeuse qui lecause : ces cris, ce sont les matelots qui les poussent :quinze cents hommes armés de haches et de coutelas et conduits parJoyeuse auquel on a amené un cheval sans maître, sont tombés tout àcoup sur les Flamands ; ils ont à venger leur flotte enflammes et deux cents de leurs compagnons brûlés ou noyés.

Ils n’ont pas choisi leur rang de bataille,ils se sont élancés sur le premier groupe qu’à son langage et à soncostume ils ont reconnu pour un ennemi.

Nul ne maniait mieux que Joyeuse sa longueépée de combat ; son poignet tournait comme un moulinetd’acier, et chaque coup de taille fendait une tête, chaque coup depointe trouait un homme.

Le groupe de Flamands sur lequel tomba Joyeusefut dévoré comme un grain de blé par une légion de fourmis.

Ivres de ce premier succès, les marinspoussèrent en avant.

Tandis qu’ils gagnaient du terrain, lacavalerie calviniste, enveloppée par ces torrents d’hommes, enperdait peu à peu ; mais l’infanterie du comte de Saint-Aignancontinuait de lutter corps à corps avec les Flamands.

Le prince avait vu l’incendie de la flottecomme une lueur lointaine ; il avait entendu les détonationsdes canons et les explosions des bâtiments sans soupçonner autrechose qu’un combat acharné, qui de ce côté devait naturellement seterminer par la victoire de Joyeuse : le moyen de croire quequelques vaisseaux flamands luttassent avec une flottefrançaise !

Il s’attendait donc à chaque instant à unediversion de la part de Joyeuse, lorsque tout à coup on vint luidire que la flotte était détruite et que Joyeuse et ses marinschargeaient au milieu des Flamands.

Dès lors le prince commença de concevoir unegrande inquiétude : la flotte, c’était la retraite et parconséquent la sûreté de l’armée.

Le duc envoya l’ordre à la cavaleriecalviniste de tenter une nouvelle charge, et cavaliers et chevauxépuisés se rallièrent pour se ruer de nouveau sur lesAnversois.

On entendait la voix de Joyeuse crier aumilieu de la mêlée : Tenez ferme, monsieur deSaint-Aignan ! France ! France !

Et, comme un faucheur entamant un champ deblé, son épée tournoyait dans l’air et s’abattait, couchant devantlui sa moisson d’hommes ; le faible favori, le sybaritedélicat, semblait avoir revêtu avec sa cuirasse la force fabuleusede l’Hercule néméen.

Et l’infanterie qui entendait cette voixdominant la rumeur, qui voyait cette épée éclairant la nuit,l’infanterie reprenait courage, et, comme la cavalerie, faisait unnouvel effort et revenait au combat.

Mais alors l’homme qu’on appelait monseigneursortit de la ville sur un beau cheval noir.

Il portait des armes noires, c’est-à-dire lecasque, les brassards, la cuirasse et les cuissards d’acierbruni ; il était suivi de cinq cents cavaliers bien montésqu’avait mis sous ses ordres le prince d’Orange.

De son côté, Guillaume le Taciturne, par laporte parallèle, sortait avec son infanterie d’élite, qui n’avaitpas encore donné.

Le cavalier aux armes noires courut au pluspressé : c’était à l’endroit où Joyeuse combattait avec sesmarins.

Les Flamands le reconnaissaient ets’écartaient devant lui en criant joyeusement :Monseigneur ! monseigneur ! Joyeuse et ses marinssentirent l’ennemi fléchir ; ils entendirent ces cris, et toutà coup ils se trouvèrent en face de cette nouvelle troupe, qui leurapparaissait subitement comme par enchantement.

Joyeuse, poussa son cheval sur le cavaliernoir, et tous deux se heurtèrent avec un sombre acharnement.

Du premier choc de leurs épées se dégagea unegerbe d’étincelles.

Joyeuse, confiant dans la trempe de son armureet dans sa science de l’escrime, porta de rudes coups qui furenthabilement parés. En même temps un des coups de son adversaire letoucha en pleine poitrine, et, glissant sur la cuirasse, alla, audéfaut de l’armure, lui tirer quelques goûtes de sang del’épaule.

– Ah ! s’écria le jeune amiral ensentant la pointe du fer, cet homme est un Français, et il y aplus, cet homme a étudié les armes sous le même maître que moi.

À ces paroles, on vit l’inconnu se détourneret essayer de se jeter sur un autre point.

– Si tu es Français, lui cria Joyeuse, tues un traître, car tu combats contre ton roi, contre ta patrie,contre ton drapeau.

L’inconnu ne répondit qu’en se retournant eten attaquant Joyeuse avec fureur.

Mais, cette fois, Joyeuse était prévenu etsavait à quelle habile épée il avait affaire. Il parasuccessivement trois ou quatre coups portés avec autant d’adresseque de rage, de force que de colère.

Ce fut l’inconnu qui à son tour fit unmouvement de retraite.

– Tiens ! lui cria le jeune homme,voilà ce qu’on fait quand on se bat pour son pays : cœur puret bras loyal suffisent à défendre une tête sans casque, un frontsans visière.

Et arrachant les courroies de son heaume, ille jeta loin de lui, en mettant à découvert sa noble et belle tête,dont les yeux étincelaient de vigueur, d’orgueil et dejeunesse.

Le cavalier aux armes noires, au lieu derépondre avec la voix ou de suivre l’exemple donné, poussa un sourdrugissement et leva l’épée sur cette tête nue.

– Ah ! fit Joyeuse en parant lecoup, je l’avais bien dit, tu es un traître, et en traître tumourras.

Et en le pressant, il lui porta l’un surl’autre deux ou trois coups de pointe, dont l’un pénétra à traversune des ouvertures de la visière de son casque.

– Ah ! je te tuerai, disait le jeunehomme, et je t’enlèverai ton casque, qui te défend et te cache sibien, et je te pendrai au premier arbre que je trouverai sur monchemin.

L’inconnu allait riposter, lorsqu’un cavalier,qui venait de faire sa jonction avec lui, se pencha à son oreilleet lui dit :

– Monseigneur, plus d’escarmouche ;votre présence est utile là-bas.

L’inconnu suivit des yeux la directionindiquée par la main de son interlocuteur, et il vit les Flamandshésiter devant la cavalerie calviniste.

– En effet, dit-il d’une voix sombre, làsont ceux que je cherchais.

En ce moment, un flot de cavaliers tomba surles marins de Joyeuse, qui, lassés de frapper sans relâche avecleurs armes de géant, firent leur premier pas en arrière.

Le cavalier noir profita de ce mouvement pourdisparaître dans la mêlée et dans la nuit.

Un quart d’heure après, les Français pliaientsur toute la ligne et cherchaient à reculer sans fuir.

M. de Saint-Aignan prenait toutes ses mesurespour obtenir de ses hommes une retraite en bon ordre.

Mais une dernière troupe de cinq cents chevauxet de deux mille hommes d’infanterie sortit toute fraîche de laville, et tomba sur cette armée harassée et déjà marchant àreculons. C’étaient ces vieilles bandes du prince d’Orange, quitour à tour avaient lutté contre le duc d’Albe, contre don Juan,contre Requesens, et contre Alexandre Farnèse.

Alors il fallut se décider à quitter le champde bataille et à faire retraite par terre, puisque la flotte surlaquelle on comptait en cas d’événement était détruite.

Malgré le sang-froid des chefs, malgré labravoure du plus grand nombre, une affreuse déroute commença.

Ce fut en ce moment que l’inconnu, avec toutecette cavalerie qui avait à peine donné, tomba sur les fuyards etrencontra de nouveau à l’arrière-garde Joyeuse avec ses marins,dont il avait laissé les deux tiers sur le champ de bataille.

Le jeune amiral était remonté sur sontroisième cheval, les deux autres ayant été tués sous lui. Son épées’était brisée, et il avait pris des mains d’un marin blessé une deces pesantes haches d’abordage, qui tournait autour de sa tête avecla même facilité qu’une fronde aux mains d’un frondeur.

De temps en temps il se retournait et faisaitface, pareil à ces sangliers qui ne peuvent se décider à fuir, etqui reviennent désespérément sur le chasseur.

De leur côté, les Flamands, qui, selon larecommandation de celui qu’ils avaient appelé monseigneur, avaientcombattu sans cuirasse, étaient lestes à la poursuite et nedonnaient pas une seconde de relâche à l’armée angevine.

Quelque chose comme un remords, ou tout aumoins comme un doute, saisit au cœur l’inconnu en face de ce granddésastre.

– Assez, messieurs, assez, dit-il enfrançais à ses gens, ils sont chassés ce soir d’Anvers, et danshuit jours seront chassés de Flandre : n’en demandons pas plusau Dieu des armées.

– Ah ! c’était un Français, c’étaitun Français ! s’écria Joyeuse, je t’avais deviné, traître.Ah ! sois maudit, et puisses-tu mourir de la mort destraîtres !

Cette furieuse imprécation sembla découragerl’homme que n’avaient pu ébranler mille épées levées contrelui : il tourna bride, et, vainqueur, s’enfuit presque aussirapidement que les vaincus.

Mais cette retraite d’un seul homme ne changearien à la face des choses : la peur est contagieuse, elleavait gagné l’armée tout entière, et, sous le poids de cettepanique insensée, les soldats commencèrent à fuir endésespérés.

Les chevaux s’animaient malgré la fatigue careux-mêmes semblaient être aussi sous l’influence de la peur ;les hommes se dispersaient pour trouver des abris : enquelques heures l’armée n’exista plus à l’état d’armée.

C’était le moment où, selon les ordres demonseigneur, s’ouvraient les digues et se levaient les écluses.Depuis Lier jusqu’à Termonde, depuis Haesdonk jusqu’à Malines,chaque petite rivière, grossie par ses affluents, chaque canaldébordé envoyait dans le plat pays son contingent d’eaufurieuse.

Ainsi, quand les Français fugitifscommencèrent à s’arrêter, ayant lassé leurs ennemis, quand ilseurent vu les Anversois retourner enfin vers leur ville suivis dessoldats du prince d’Orange ; quand ceux qui avaient échappésains et saufs du carnage de la nuit crurent enfin être sauvés, etrespirèrent un instant, les uns avec une prière, les autres avec unblasphème, c’était à cette heure même qu’un nouvel ennemi, aveugle,impitoyable, se déchaînait sur eux avec la célérité du vent, avecl’impétuosité de la mer ; toutefois, malgré l’imminence dudanger qui commençait à les envelopper, les fugitifs ne sedoutaient de rien.

Joyeuse avait commandé une halte à ses marins,réduits à huit cents, et les seuls qui eussent conservé une espèced’ordre dans cette effroyable déroute.

Le comte de Saint-Aignan, haletant, sans voix,ne parlant plus que par la menace de ses gestes, le comte deSaint-Aignan essayait de rallier ses fantassins épars.

Le duc d’Anjou, à la tête des fuyards, montésur un excellent cheval, et accompagné d’un domestique tenant unautre cheval en main, poussait en avant, sans paraître songer àrien.

– Le misérable n’a pas de cœur, disaientles uns.

– Le vaillant est magnifique desang-froid, disaient les autres.

Quelques heures de repos, prises de deuxheures à six heures du matin, rendirent aux fantassins la force decontinuer la retraite.

Seulement, les vivres manquaient.

Quant aux chevaux, ils semblaient plusfatigués encore que les hommes, se traînant à peine, car ilsn’avaient pas mangé depuis la veille.

Aussi marchaient-ils à la queue del’armée.

On espérait gagner Bruxelles qui était au ducet dans laquelle on avait de nombreux partisans ; cependant onn’était pas sans inquiétude sur son bon vouloir ; un instantaussi l’on avait cru pouvoir compter sur Anvers comme on croyaitpouvoir compter sur Bruxelles.

Là, à Bruxelles, c’est-à-dire à huit lieues àpeine de l’endroit où l’on se trouvait, on ravitaillerait lestroupes, et l’on prendrait un campement avantageux, pourrecommencer la campagne interrompue au moment que l’on jugerait leplus convenable.

Les débris que l’on ramenait devaient servirde noyau à une armée nouvelle.

C’est qu’à cette heure encore nul ne prévoyaitle moment épouvantable où le sol s’affaisserait sous les pieds desmalheureux soldats, où des montagnes d’eau viendraient s’abattre etrouler sur leurs têtes, où les restes de tant de braves gens,emportés par les eaux bourbeuses, rouleraient jusqu’à la mer, ous’arrêteraient en route pour engraisser les campagnes duBrabant.

M. le duc d’Anjou se fit servir à déjeunerdans la cabane d’un paysan, entre Héboken et Heckhout.

La cabane était vide, et, depuis la veille ausoir, les habitants s’en étaient enfuis ; le feu allumé pareux la veille brûlait encore dans la cheminée.

Les soldats et les officiers voulurent imiterleur chef et s’éparpillèrent dans les deux bourgs que nous venonsde nommer ; mais ils virent avec une surprise mêlée d’effroique toutes les maisons étaient désertes, et que les habitants enavaient à peu près emporté toutes les provisions.

Le comte de Saint-Aignan cherchait fortunecomme les autres ; cette insouciance du duc d’Anjou, à l’heuremême où tant de braves gens mouraient pour lui, répugnait à sonesprit, et il s’était éloigné du prince.

Il était de ceux qui disaient :

« Le misérable n’a pas decœur ! »

Il visita, pour son compte, deux ou troismaisons qu’il trouva vides ; il frappait à la porte d’unequatrième, quand on vint lui dire qu’à deux lieues à la ronde,c’est-à-dire dans le cercle du pays que l’on occupait, toutes lesmaisons étaient ainsi.

À cette nouvelle, M. de Saint-Aignan fronça lesourcil et fit sa grimace ordinaire.

– En route, messieurs, en route !dit-il aux officiers.

– Mais, répondirent ceux-ci, nous sommesharassés, mourant de faim, général.

– Oui ; mais vous êtes vivants, etsi vous restez ici une heure de plus, vous êtes morts ;peut-être est-il déjà trop tard.

M. de Saint-Aignan ne pouvait rien désigner,mais il soupçonnait quelque grand danger caché dans cettesolitude.

On décampa.

Le duc d’Anjou prit la tête, M. deSaint-Aignan garda le centre, et Joyeuse se chargea del’arrière-garde.

Mais deux ou trois mille hommes encore sedétachèrent des groupes, ou affaiblis par leurs blessures, ouharassés de fatigue, et se couchèrent dans les herbes, ou au pieddes arbres, abandonnés, désolés, frappés d’un sinistrepressentiment.

Avec eux restèrent les cavaliers démontés,ceux dont les chevaux ne pouvaient plus se traîner, ou quis’étaient blessés en marchant.

À peine, autour du duc d’Anjou, restait-iltrois mille hommes valides et en état de combattre.

LXVII – Les voyageurs

Tandis que ce désastre s’accomplissait,précurseur d’un désastre plus grand encore, deux voyageurs, montéssur d’excellents chevaux du Perche, sortaient de la porte deBruxelles pendant une nuit fraîche, et poussaient en avant dans ladirection de Malines.

Ils marchaient côte à côte, les manteaux entrousse, sans armes apparentes, à part toutefois un large couteauflamand, dont on voyait briller la poignée de cuivre à la ceinturede l’un d’eux.

Ces voyageurs cheminaient de front, chacunsuivant sa pensée, peut-être la même, sans échanger une seuleparole.

Ils avaient la tournure et le costume de cesforains picards qui faisaient alors un commerce assidu entre leroyaume de France et les Flandres, sorte de commis-voyageurs,précurseurs et naïfs, qui, à cette époque, faisaient le travail deceux d’aujourd’hui, sans se douter qu’ils touchassent à laspécialité de la grande propagande commerciale.

Quiconque les eût vus trotter si paisiblementsur la route, éclairée par la lune, les eût pris pour de bonnesgens, pressés de trouver un lit, après une journée convenablementfaite.

Cependant il n’eût fallu qu’entendre quelquesphrases, détachées de leur conversation par le vent, quand il yavait conversation, pour ne pas conserver d’eux cette opinionerronée que leur donnait la première apparence.

Et d’abord, le plus étrange des mots échangésentre eux fut le premier mot qu’ils échangèrent, quand ils furentarrivés à une demi-lieue de Bruxelles à peu près.

– Madame, dit le plus gros au plus sveltedes deux compagnons, vous avez en vérité eu raison de partir cettenuit ; nous gagnons sept lieues en faisant cette marche, etnous arrivons à Malines au moment où, selon toute probabilité, lerésultat du coup de main sur Anvers sera connu. On sera là-bas danstoute l’ivresse du triomphe. En deux jours de très petites marches,et pour vous reposer vous avez besoin de courtes étapes, en deuxjours de petites marches, nous gagnons Anvers, et cela justement àl’heure probable où le prince sera revenu de sa joie et daigneraregarder à terre, après s’être élevé jusqu’au septième ciel.

Le compagnon qu’on appelait madame, et qui nese révoltait aucunement de cette appellation, malgré ses habitsd’homme, répondit d’une voix calme, grave et douce à lafois :

– Mon ami, croyez-moi. Dieu se lassera deprotéger ce misérable prince, et il le frappera cruellement ;hâtons-nous donc de mettre à exécution nos projets, car je ne suispas de ceux qui croient à la fatalité, moi, et je pense que leshommes ont le libre arbitre de leurs volontés et de leurs faits. Sinous n’agissons pas et que nous laissions agir Dieu, ce n’était pasla peine de vivre si douloureusement jusque aujourd’hui.

En ce moment, une haleine du nord-ouest passasifflante et glacée.

– Vous frissonnez, madame, dit le plusâgé des deux voyageurs ; prenez votre manteau.

– Non, Remy, merci ; je ne sensplus, tu le sais, ni douleurs du corps ni tourments del’esprit.

Remy leva les yeux au ciel, et demeura plongédans un sombre silence.

Parfois, il arrêtait son cheval et seretournait sur ses étriers, tandis que sa compagne le devançait,muette comme une statue équestre.

Après une de ces haltes d’un instant, et quandson compagnon l’eut rejointe :

– Tu ne vois plus personne derrièrenous ? dit-elle.

– Non, madame, personne.

– Ce cavalier, qui nous avait rejoints lanuit à Valenciennes, et qui s’était enquis de nous après nous avoirobservés si longtemps avec surprise ?

– Je ne le revois plus.

– Mais il me semble que je l’ai revu,moi, avant d’entrer à Mons.

– Et moi, madame, je suis sûr de l’avoirrevu avant d’entrer à Bruxelles.

– À Bruxelles, tu dis ?

– Oui, mais il se sera arrêté dans cettedernière ville.

– Remy, dit la dame en se rapprochant deson compagnon, comme si elle craignait que sur cette route déserteon ne pût l’entendre ; Remy, ne t’a-t-il point paru qu’ilressemblait…

– À qui, madame ?

– Comme tournure du moins, car je n’aipas vu son visage, à ce malheureux jeune homme.

– Oh ! non, non, madame, se hâta dedire Remy, pas le moins du monde ; et, d’ailleurs, commentaurait-il pu deviner que nous avons quitté Paris et que nous sommessur cette route ?

– Mais comme il savait où nous étions,Remy, quand nous changions de demeure à Paris.

– Non, non, madame, reprit Remy, il nenous a pas suivis ni fait suivre, et, comme je vous l’ai ditlà-bas, j’ai de fortes raisons de croire qu’il avait pris un partidésespéré, mais vis-à-vis de lui seul.

– Hélas ! Remy, chacun porte sa partde souffrance en ce monde ; Dieu allège celle de ce pauvreenfant !

Remy répondit par un soupir au soupir de samaîtresse, et ils continuèrent leur route sans autre bruit quecelui du pas des chevaux sur le chemin sonore.

Deux heures se passèrent ainsi.

Au moment où nos voyageurs allaient entrerdans Vilvorde, Remy tourna la tête.

Il venait d’entendre le galop d’un cheval autournant du chemin.

Il s’arrêta, écouta, mais ne vit rien.

Ses yeux, cherchèrent inutilement à percer laprofondeur de la nuit, mais comme aucun bruit ne troublait sonsilence solennel, il entra dans le bourg avec sa compagne.

– Madame, lui dit-il, le jour va bientôtvenir ; si vous m’en croyez, nous nous arrêterons ici ;les chevaux sont las, et vous avez besoin de repos.

– Remy, dit la dame, vous voulezinutilement me cacher ce que vous éprouvez. Remy, vous êtesinquiet.

– Oui, de votre santé, madame ;croyez-moi, une femme ne saurait supporter de pareilles fatigues,et c’est à peine si moi-même…

– Faites comme il vous plaira, Remy,répondit la dame.

– Eh bien ! alors, entrez dans cetteruelle à l’extrémité de laquelle j’aperçois une lanterne qui semeurt ; c’est le signe auquel on reconnaît leshôtelleries : hâtez-vous, je vous prie.

– Vous avez donc entendu quelquechose ?

– Oui, comme le pas d’un cheval. Il estvrai que je crois m’être trompé ; mais, en tout cas, je resteun instant en arrière pour m’assurer de la réalité ou de lafausseté de mes doutes.

La dame, sans répliquer, sans essayer dedétourner Remy de son intention, toucha les flancs de son cheval,qui pénétra dans la ruelle longue et tortueuse.

Remy la laissa passer devant, mit pied à terreet lâcha la bride à son cheval, qui suivit naturellement celui desa compagne.

Quant à lui, courbé derrière une bornegigantesque, il attendit.

La dame heurta au seuil de l’hôtelleriederrière la porte de laquelle, suivant la coutume hospitalière desFlandres, veillait ou plutôt dormait une servante aux largesépaules et aux bras robustes.

La fille avait déjà entendu le pas du chevalclaquer sur le pavé de la ruelle, et, réveillée sans humeur, ellevint ouvrir la porte et recevoir dans ses bras le voyageur ouplutôt la voyageuse.

Puis elle ouvrit aux deux chevaux la largeporte cintrée dans laquelle ils se précipitèrent, en reconnaissantune écurie.

– J’attends mon compagnon, dit la dame,laissez-moi m’asseoir près du feu en l’attendant : je ne mecoucherai point qu’il ne soit arrivé.

La servante jeta de la paille aux chevaux,referma la porte de l’écurie, rentra dans la cuisine, approcha unescabeau du feu, moucha avec ses doigts la massive chandelle, et serendormit.

Pendant ce temps, Remy, qui s’était placé enembuscade, guettait le passage du voyageur dont il avait entendugaloper le cheval.

Il le vit entrer dans le bourg, marcher au pasen prêtant l’oreille attentivement ; puis, arrivé à la ruelle,le cavalier vit la lanterne, et parut hésiter s’il passerait outreou s’il se dirigerait de ce côté.

Il s’arrêta tout à fait à deux pas de Remy,qui sentit sur son épaule le souffle de son cheval.

Remy porta la main à son couteau.

– C’est bien lui, murmura-t-il, lui de cecôté, lui qui nous suit encore. Que nous veut-il ?

Le voyageur croisa les deux bras sur sapoitrine, tandis que son cheval soufflait avec effort en allongeantle cou.

Il ne prononçait pas une seule parole ;mais, au feu de ses regards, dirigés tantôt en avant, tantôt enarrière, tantôt dans la ruelle, il n’était point difficile dedeviner qu’il se demandait s’il fallait retourner en arrière,pousser en avant, ou se diriger vers l’hôtellerie.

– Ils ont continué, murmura-t-il àdemi-voix, continuons.

Et, rendant les rênes à son cheval, ilcontinua son chemin.

– Demain, se dit Remy, nous changerons deroute.

Et il rejoignit sa compagne, qui l’attendaitimpatiemment.

– Eh bien ! dit-elle tout bas, noussuit-on ?

– Personne : je me trompais. Il n’ya que nous sur la route, et vous pouvez dormir en toutesécurité.

– Oh ! je n’ai pas sommeil, Remy,vous le savez bien.

– Au moins vous souperez, madame, carhier déjà vous ne prîtes rien.

– Volontiers, Remy.

On réveilla la pauvre servante, qui se leva,cette seconde fois, avec le même air de bonne humeur que lapremière, et qui apprenant ce dont il était question, tira dubuffet un quartier de porc salé, un levraut froid et desconfitures ; puis elle apporta un pot de bière de Louvainécumante et perlée.

Remy se mit à table près de sa maîtresse.

Alors celle-ci emplit à moitié un verre à ansede cette bière dont elle se mouilla les lèvres, rompit un morceaude pain dont elle mangea quelques miettes, puis se renversa sur sachaise en repoussant le verre et le pain.

– Comment ! vous ne mangez plus, mongentilhomme ? demanda la servante.

– Non, j’ai fini, merci.

La servante, alors, se mit à regarder Remy quiramassait le pain rompu par sa maîtresse, le mangeait lentement etbuvait un verre de bière.

– Et la viande, dit-elle, vous ne mangezpas de viande, monsieur ?

– Non, mon enfant, merci.

– Vous ne la trouvez donc pasbonne ?

– Je suis sûr qu’elle est excellente,mais je n’ai pas faim.

La servante joignit les mains pour exprimerl’étonnement où la plongeait cette étrange sobriété : cen’était pas ainsi qu’avaient l’habitude d’en user ses compatriotesvoyageurs.

Remy, comprenant qu’il y avait un peu de dépitdans le geste invocateur de la servante, jeta une pièce d’argentsur la table.

– Oh ! dit la servante, pour cequ’il faut vous rendre, mon Dieu ! vous pouvez bien gardervotre pièce : six deniers de dépense à deux !

– Gardez la pièce tout entière, ma bonne,dit la voyageuse, mon frère et moi, nous sommes sobres, c’est vrai,mais nous ne voulons pas diminuer votre gain.

La servante devint rouge de joie, et cependanten même temps des larmes de compassion mouillaient ses yeux, tantces paroles avaient été prononcées douloureusement.

– Dites-moi, mon enfant, demanda Remy,existe-t-il une route de traverse d’ici à Malines ?

– Oui, monsieur, mais bienmauvaise ; tandis qu’au contraire, monsieur ne sait peut-êtrepas cela, mais il existe une grande route excellente.

– Si fait, mon enfant, je sais cela. Maisje dois voyager par l’autre.

– Dame ! je vous prévenais,monsieur, parce que, comme votre compagnon est une femme, la routesera doublement mauvaise, pour elle surtout.

– En quoi, ma bonne ?

– En ce que, cette nuit, grand nombre degens de la campagne traversent le pays pour aller sousBruxelles.

– Sous Bruxelles ?

– Oui, ils émigrent momentanément.

– Pourquoi donc émigrent-ils ?

– Je ne sais ; c’est l’ordre.

– L’ordre de qui ? du princed’Orange ?

– Non, de monseigneur.

– Qui est ce monseigneur !

– Ah ! dame ! vous m’endemandez trop, monsieur, je ne sais pas ; mais enfin, tant ily a que, depuis hier au soir, on émigre.

– Et quels sont les émigrants ?

– Les habitants de la campagne, desvillages, des bourgs, qui n’ont ni digues ni remparts.

– C’est étrange, fit Remy.

– Mais nous-mêmes, dit la fille, au pointdu jour nous partirons, ainsi que tous les gens du bourg. Hier, àonze heures, tous les bestiaux ont été dirigés sur Bruxelles parles canaux et les routes de traverse ; voilà pourquoi, sur lechemin dont je vous parle, il doit y avoir à cette heureencombrement de chevaux, de chariots et de gens.

– Pourquoi pas sur la grande route ?la grande route, ce me semble, vous procurerait une retraite plusfacile.

– Je ne sais ; c’est l’ordre.

Remy et sa compagne se regardèrent.

– Mais nous pouvons continuer, n’est-cepas, nous qui allons à Malines ?

– Je le crois, à moins que vous nepréfériez faire comme tout le monde, c’est-à-dire vous acheminersur Bruxelles.

Remy regarda sa compagne.

– Non, non, nous repartirons sur-le-champpour Malines, s’écria la dame en se levant ; ouvrez l’écurie,s’il vous plaît, ma bonne.

Remy se leva comme sa compagne en murmurant àdemi voix :

– Danger pour danger, je préfère celuique je connais : d’ailleurs le jeune homme a de l’avance surnous… et si par hasard il nous attendait, eh bien ! nousverrions !

Et comme les chevaux n’avaient pas même étédessellés, il tint l’étrier à sa compagne, se mit lui-même enselle, et le jour levant les trouva sur les bords de la Dyle.

LXVIII – Explication

Le danger que bravait Remy était un dangerréel, car le voyageur de la nuit, après avoir dépassé le bourg etcouru un quart de lieue en avant, ne voyant plus personne sur laroute, s’aperçut bien que ceux qu’il suivait s’étaient arrêtés dansle village.

Il ne voulut point revenir sur ses pas, sansdoute pour mettre à sa poursuite le moins d’affectationpossible : mais il se coucha dans un champ de trèfle, ayant eule soin de faire descendre son cheval dans un de ces fossésprofonds qui en Flandre servent de clôture aux héritages.

Il résultait de cette manœuvre que le jeunehomme se trouvait à portée de tout voir sans être vu.

Ce jeune homme, on l’a déjà reconnu, commeRemy l’avait reconnu lui-même et comme la dame l’avait soupçonné,ce jeune homme c’était Henri du Bouchage, qu’une étrange fatalitéjetait une fois encore en présence de la femme qu’il avait juré defuir.

Après son entretien avec Remy sur le seuil dela maison mystérieuse, c’est-à-dire après la perte de toutes sesespérances, Henri était revenu à l’hôtel de Joyeuse, bien décidé,comme il l’avait dit, à quitter une vie qui se présentait pour luisi misérable à son aurore : et, en gentilhomme de cœur, en bonfils, car il avait le nom de son père à garder pur, il s’étaitrésolu au glorieux suicide du champ de bataille.

Or, on se battait en Flandre ; le duc deJoyeuse, son frère, commandait une armée et pouvait lui choisir uneoccasion de bien quitter la vie. Henri n’hésita point ; ilsortit de son hôtel à la fin du jour suivant, c’est-à-dire vingtheures après le départ de Remy et de sa compagne.

Des lettres arrivées de Flandre annonçaient uncoup de main décisif sur Anvers. Henri se flatta d’arriver à temps.Il se complaisait dans cette idée que du moins il mourrait l’épée àla main, dans les bras de son frère, sous un drapeaufrançais ; que sa mort ferait grand bruit, et que ce bruitpercerait les ténèbres dans lesquelles vivait la dame de la maisonmystérieuse.

Nobles folies ! glorieux et sombresrêves ! Henri se reput quatre jours entiers de sa douleur etsurtout de cet espoir qu’elle allait bientôt finir.

Au moment où, tout entier à ces rêves de mort,il apercevait la flèche aiguë du clocher de Valenciennes, et oùhuit heures sonnaient à la ville, il s’aperçut qu’on allait fermerles portes ; il piqua son cheval des deux et faillit, enpassant sur le pont-levis, renverser un homme qui rattachait lessangles du sien.

Henri n’était pas un de ces nobles insolentsqui foulent aux pieds tout ce qui n’est point un écusson. Il fit enpassant des excuses à cet homme, qui se retourna au son de sa voix,puis se détourna aussitôt.

Henri, emporté par l’action de son cheval,qu’il essayait d’arrêter en vain, Henri tressaillit comme s’il eûtvu ce qu’il ne s’attendait pas à voir.

– Oh ! je suis fou,pensa-t-il ; Remy à Valenciennes ; Remy, que j’ai laissé,il y a quatre jours, rue de Bussy ; Remy sans sa maîtresse,car il avait pour compagnon un jeune homme, ce me semble ? Envérité, la douleur me trouble le cerveau, m’altère la vue à cepoint que tout ce qui m’entoure revêt la forme de mes immuablesidées.

Et, continuant son chemin, il était entré dansla ville sans que le soupçon qui avait effleuré son esprit, y eûtpris racine un seul instant.

À la première hôtellerie qu’il trouva sur sonchemin, il s’arrêta, jeta la bride aux mains d’un valet d’écurie,et s’assit devant la porte, sur un banc, pendant qu’on préparait sachambre et son souper.

Mais tandis que, pensif, il était assis sur cebanc, il vit s’avancer les deux voyageurs qui marchaient côte àcôte, et il remarqua que celui qu’il avait pris pour Remy tournaitfréquemment la tête.

L’autre avait le visage caché sous l’ombred’un chapeau à larges bords.

Remy, en passant devant l’hôtellerie, vitHenri sur le banc, et détourna encore la tête ; mais cetteprécaution même contribua à le faire reconnaître.

– Oh ! cette fois, murmura Henri, jene me trompe point, mon sang est froid, mon œil clair, mes idéesfraîches ; revenu d’une première hallucination, je me possèdecomplètement. Or, le même phénomène se produit, et je crois encorereconnaître, dans l’un de ces voyageurs, Remy, c’est-à-dire leserviteur de la maison du faubourg.

Non ! continua-t-il, je ne puis resterdans une pareille incertitude, et sans retard il faut quej’éclaircisse mes doutes.

Henri, cette résolution prise, se leva etmarcha dans la grande rue sur les traces des deux voyageurs ;mais, soit que ceux-ci fussent déjà entrés dans quelque maison,soit qu’ils eussent pris une autre route, Henri ne les aperçutplus.

Il courut jusqu’aux portes ; ellesétaient fermées.

Donc les voyageurs n’avaient pas pusortir.

Henri entra dans toutes les hôtelleries,questionna, chercha et finit par apprendre qu’on avait vu deuxcavaliers se dirigeant vers une auberge de mince apparence, situéerue du Beffroi.

L’hôte était occupé à fermer lorsque duBouchage entra.

Tandis que cet homme, affriandé par la bonnemine du jeune voyageur, lui offrait sa maison et ses services,Henri plongeait ses regards dans l’intérieur de la chambred’entrée, et de l’endroit où il se trouvait, pouvait apercevoirencore, sur le haut de l’escalier, Remy lui-même, lequel montait,éclairé par la lampe d’une servante.

Il ne put voir son compagnon, qui, sans doute,étant passé le premier, avait déjà disparu.

Au haut de l’escalier, Remy s’arrêta. En lereconnaissant positivement, cette fois, le comte avait poussé uneexclamation, et, au son de la voix du comte, Remy s’étaitretourné.

Aussi, à son visage si remarquable par lacicatrice qui le labourait, à son regard plein d’inquiétude, Henrine conserva-t-il aucun doute, et, trop ému pour prendre un parti àl’instant même, s’éloigna-t-il en se demandant, avec un horribleserrement de cœur, pourquoi Remy avait quitté sa maîtresse, etpourquoi il se trouvait seul sur la même route que lui.

Nous disons seul, parce que Henri n’avaitd’abord prêté aucune attention au second cavalier.

Sa pensée roulait d’abîme en abîme.

Le lendemain, à l’heure de l’ouverture desportes, lorsqu’il crut pouvoir se trouver face à face avec les deuxvoyageurs, il fut bien surpris d’apprendre que, dans la nuit, cesdeux inconnus avaient obtenu du gouverneur la permission de sortir,et que, contre toutes les habitudes, on avait ouvert les portespour eux.

De cette façon, et comme ils étaient partisvers une heure du matin, ils avaient six heures d’avance surHenri.

Il fallait rattraper ces six heures. Henri mitson cheval au galop et rejoignit à Mons les voyageurs qu’ildépassa.

Il vit encore Remy, mais, cette fois, il eûtfallu que Remy fût sorcier pour le reconnaître. Henri s’étaitaffublé d’une casaque de soldat et avait acheté un autrecheval.

Toutefois, l’œil défiant du bon serviteurdéjoua presque cette combinaison, et, à tout hasard, le compagnonde Remy, prévenu par un seul mot, eut le temps de détourner sonvisage que Henri, cette fois encore, ne put apercevoir.

Mais le jeune homme ne perdit pointcourage ; il questionna dans la première hôtellerie qui donnaasile aux voyageurs, et comme il accompagnait ses questions d’unirrésistible auxiliaire, il finit par apprendre que le compagnon deRemy était un jeune homme fort beau, mais fort triste, sobre,résigné, et ne parlant jamais de fatigue.

Henri tressaillit, un éclair illumina sapensée.

– Ne serait-ce point une femme ?demanda-t-il.

– C’est possible, répondit l’hôte ;aujourd’hui beaucoup de femmes passent ainsi déguisées pour allerrejoindre leurs amants à l’armée de Flandre, et comme notre état ànous autres aubergistes est de ne rien voir, nous ne voyonsrien.

Cette explication brisa le cœur de Henri.N’était-il pas probable, en effet, que Remy accompagnât samaîtresse déguisée en cavalier ?

Alors, et si cela était ainsi, Henri necomprenait rien que de fâcheux dans cette aventure.

Sans doute, comme le disait l’hôte, la dameinconnue allait rejoindre son amant en Flandre.

Remy mentait donc lorsqu’il parlait de cesregrets éternels ; cette fable d’un amour passé qui avait àtout jamais habillé sa maîtresse de deuil, c’était donc lui quil’avait inventée pour éloigner un surveillant importun.

– Eh bien ! alors, se disait Henri,plus brisé de cette espérance qu’il ne l’avait jamais été de sondésespoir, eh bien ! tant mieux, un moment viendra où j’auraile pouvoir d’aborder cette femme et de lui reprocher tous cessubterfuges qui abaisseront cette femme, que j’avais placée si hautdans mon esprit et dans mon cœur, au niveau des vulgaritésordinaires ; alors, alors, moi qui m’étais fait l’idée d’unecréature presque divine, alors, en voyant de près cette enveloppesi brillante d’une âme tout ordinaire, peut-être me précipiterai-jemoi-même du faîte de mes illusions, du haut de mon amour.

Et le jeune homme s’arrachait les cheveux etse déchirait la poitrine, à cette idée qu’il perdrait peut-être unjour cet amour et ces illusions qui le tuaient, tant il est vraique mieux vaut un cœur mort qu’un cœur vide.

Il en était là, les ayant dépassés comme nousavons dit et rêvant à la cause qui avait pu pousser en Flandre, enmême temps que lui, ces deux personnages indispensables à sonexistence, lorsqu’il les vit entrer à Bruxelles.

Nous savons comment il continua de lessuivre.

À Bruxelles, Henri avait pris de sérieusesinformations sur la campagne projetée par M. le duc d’Anjou.

Les Flamands étaient trop hostiles au ducd’Anjou pour bien accueillir un Français de distinction ; ilsétaient trop fiers du succès que la cause nationale venaitd’obtenir, car c’était déjà un succès que de voir Anvers fermer sesportes au prince que les Flandres avaient appelé pour régner surelles ; ils étaient trop fiers, disons-nous, de ce succès pourse priver d’humilier un peu ce gentilhomme qui venait de France, etqui les questionnait avec le plus pur accent parisien, accent qui,à toute époque, a paru si ridicule au peuple belge.

Henri conçut dès lors des craintes sérieusessur cette expédition, dont son frère menait une si grandepart ; il résolut en conséquence de précipiter sa marche surAnvers.

C’était pour lui une surprise indicible que devoir Remy et sa compagne, quelque intérêt qu’ils parussent avoir àn’être pas reconnus, suivre obstinément la même route qu’ilsuivait.

C’était une preuve que tous deux tendaient àun même but.

Au sortir du bourg, Henri, caché dans lestrèfles où nous l’avons laissé, était certain, cette fois au moins,de voir en face le visage de ce jeune homme qui accompagnaitRemy.

Là il reconnaîtrait toutes ses incertitudes ety mettrait fin.

Et c’est alors, comme nous le disons, qu’ildéchirait sa poitrine, tant il avait peur de perdre cette chimèrequi le dévorait, mais qui le faisait vivre de mille vies, enattendant qu’elle le tuât.

Lorsque les deux voyageurs passèrent devant lejeune homme, qu’ils étaient loin de soupçonner être caché là, ladame était occupée à lisser ses cheveux, qu’elle n’avait point osérenouer à l’hôtellerie.

Henri la vit, la reconnut, et faillit roulerévanoui dans le fossé où son cheval paissait tranquillement.

Les voyageurs passèrent.

Oh ! alors, la colère s’empara de Henri,si bon, si patient, tant qu’il avait cru voir chez les habitants dela maison mystérieuse cette loyauté qu’il pratiquait lui-même.

Mais après les protestations de Remy, maisaprès les hypocrites consolations de la dame, ce voyage ou plutôtcette disparition constituait une espèce de trahison envers l’hommequi avait si opiniâtrement, mais en même temps si respectueusementassiégé cette porte.

Lorsque le coup qui venait de frapper Henrifut un peu amorti, le jeune homme secoua ses beaux cheveux blonds,essuya son front couvert de sueur, et remonta à cheval, bien décidéà ne plus prendre aucune des précautions qu’un reste de respect luiavait conseillé de prendre, et il se mit à suivre les voyageurs,ostensiblement et à visage découvert.

Plus de manteau, plus de capuchon, plusd’hésitation dans sa marche, la route était à lui comme auxautres ; il s’en empara tranquillement, réglant le pas de soncheval sur le pas des deux chevaux qui le précédaient.

Il était décidé à ne parler ni à Remy, ni à sacompagne, mais à se faire seulement reconnaître d’eux.

– Oh ! oui, oui, se disait-il, s’illeur reste à tous deux une parcelle de cœur, ma présence, bienqu’amenée par le hasard, n’en sera pas moins un sanglant reprochepour les gens sans foi qui me déchirent le cœur à plaisir.

Il n’avait pas fait cinq cents pas à la suitedes deux voyageurs, que Remy l’aperçut.

Le voyant ainsi délibéré, ainsireconnaissable, s’avancer le front haut et découvert, Remy setroubla.

La dame s’en aperçut et se retourna.

– Ah ! dit-elle, n’est-ce pas cejeune homme, Remy ?

Remy essaya encore de lui faire prendre lechange et de la rassurer.

– Je ne pense point, madame,dit-il ; autant que je puis en juger par l’habit, c’est unjeune soldat wallon qui se rend sans doute à Amsterdam, et passepar le théâtre de la guerre pour y chercher aventure.

– N’importe, je suis inquiète, Remy.

– Rassurez-vous, madame, si ce jeunehomme eût été le comte du Bouchage, il nous eût déjà abordés ;vous savez s’il était persévérant.

– Je sais aussi qu’il était respectueux,Remy, car, sans ce respect même, je me fusse contentée de vousdire : Éloignez-le, Remy, et je ne m’en fusse point inquiétéedavantage.

– Eh bien, madame, s’il était sirespectueux, ce respect, il l’aura conservé, et vous n’aurez pasplus à craindre de lui, en supposant que ce soit lui, sur la routede Bruxelles à Anvers qu’à Paris, dans la rue de Bussy.

– N’importe, continua la dame enregardant encore derrière elle, nous voici à Malines, changeons dechevaux, s’il le faut, pour marcher plus vite, mais hâtons-nousd’arriver à Anvers, hâtons-nous.

– Alors, au contraire, je vous dirai,madame, n’entrons point à Malines ; nos chevaux sont de bonnerace, poussons jusqu’à ce bourg qu’on aperçoit là-bas à gauche etqui se nomme, je crois, Villebrock ; de cette façon nouséviterons la ville, l’auberge, les questions, les curieux, et nousserons moins embarrassés pour changer de chevaux ou d’habits si parhasard la nécessité exige que nous en changions.

– Allons, Remy, droit au bourg alors.

Ils prirent à gauche, s’engageant dans unsentier à peine frayé, mais qui, cependant, se rendait visiblementà Villebrock.

Henri quitta la route au même endroit qu’eux,prit le même sentier qu’eux, et les suivit, gardant toujours sadistance.

L’inquiétude de Remy se manifestait dans sesregards obliques, dans son maintien agité, dans ce mouvementsurtout qui lui était devenu habituel, de regarder en arrière avecune sorte de menace, et d’éperonner tout à coup son cheval.

Ces différents symptômes, comme on le comprendbien, n’échappaient point à sa compagne.

Ils arrivèrent à Villebrock.

Des deux cents maisons dont se composait cebourg, pas une n’était habitée ; quelques chiens oubliés,quelques chats perdus couraient effarés dans cette solitude, lesuns appelant leurs maîtres avec de longs hurlements, les autresfuyant légèrement, et s’arrêtant, lorsqu’ils se croyaient ensûreté, pour montrer leur museau mobile, sous la traverse d’uneporte ou par le soupirail d’une cave.

Remy heurta en vingt endroits, ne vit rien, etne fut entendu de personne.

De son côté, Henri, qui semblait une ombreattachée aux pas des voyageurs, de son côté Henri s’était arrêté àla première maison du bourg, avait heurté à la porte de cettemaison, mais tout aussi inutilement que ceux qui le précédaient, etalors ayant deviné que la guerre était cause de cette désertion, ilattendait pour se remettre en route que les voyageurs eussent prisun parti.

C’est ce qu’ils firent après que leurs chevauxeurent déjeuné avec le grain que Remy trouva dans le coffre d’unehôtellerie abandonnée.

– Madame, dit alors Remy, nous ne sommesplus dans un pays calme, ni dans une situation ordinaire ; ilne convient pas que nous nous exposions comme des enfants. Nousallons certainement tomber dans une bande de Français ou deFlamands, sans compter les partisans espagnols, car, dans lasituation étrange où sont les Flandres, les routiers de toutes lesespèces, les aventuriers de tous les pays doivent y pulluler ;si vous étiez un homme je vous tiendrais un autre langage :mais vous êtes femme, vous êtes jeune, vous êtes belle, vouscourrez donc un double danger pour votre vie et pour votrehonneur.

– Oh ! ma vie, ma vie, ce n’estrien, dit la dame.

– C’est tout, au contraire, madame,répondit Remy, lorsque la vie a un but.

– Eh bien, que proposez-vous alors ?Pensez et agissez pour moi, Remy ; vous savez que ma pensée, àmoi, n’est pas sur cette terre.

– Alors, madame, répondit le serviteur,demeurons ici, si vous m’en croyez, j’y vois beaucoup de maisonsqui peuvent offrir un abri sûr ; j’ai des armes, nous nousdéfendrons ou nous nous cacherons, selon que j’estimerai que nousserons assez forts ou trop faibles.

– Non, Remy, non, je dois aller en avant,rien ne m’arrêtera, répondit la dame en secouant la tête ; jene concevrais de craintes que pour vous, si j’avais descraintes.

– Alors, fit Remy, marchons.

Et il poussa son cheval sans ajouter uneparole.

La dame inconnue le suivit, et Henri duBouchage, qui s’était arrêté en même temps qu’eux, se remit enmarche avec eux.

LXIX – L’eau

À fur et à mesure que les voyageursavançaient, le pays prenait un aspect étrange.

Il semblait que les campagnes fussentdésertées comme les bourgs et les villages.

En effet, nulle part les vaches paissant dansles prairies, nulle part la chèvre se suspendant aux flancs de lamontagne, ou se dressant le long des haies pour atteindre lesbourgeons verts des ronces et des vignes vierges, nulle part letroupeau et son berger, nulle part la charrue et son travailleur,plus de marchand forain passant d’un pays à un autre, sa balle surle dos, plus de charretier chantant le chant rauque de l’homme duNord, et qui se balance en marchant près de sa lourde charrette unfouet bruyant à la main.

Aussi loin que s’étendait la vue dans cesplaines magnifiques, sur les petits coteaux, dans les grandesherbes, à la lisière des bois, pas une figure humaine, pas unevoix.

On eût dit la nature la veille du jour oùl’homme et les animaux furent créés.

Le soir venait. Henri, saisi de surprise etrapproché par le sentiment des voyageurs qui le précédaient, Henridemandait à l’air, aux arbres, aux horizons lointains, aux nuagesmêmes, l’explication de ce phénomène sinistre.

Les seuls personnages qui animassent cettemorne solitude, c’étaient, se détachant sur la teinte pourprée dusoleil couchant, Remy et sa compagne, penchés pour écouter siquelque bruit ne viendrait pas jusqu’à eux ; puis, en arrière,à cent pas d’eux, la figure de Henri, conservant sans cesse la mêmedistance et la même attitude.

La nuit descendit sombre et froide, le vent dunord-ouest siffla dans l’air, et emplit ces solitudes de son bruitplus menaçant que le silence.

Remy arrêta sa compagne, en posant la main surles rênes de son cheval :

– Madame, lui dit-il, vous savez si jesuis inaccessible à la crainte, vous savez si je ferais un pas enarrière pour sauver ma vie ; eh bien ! ce soir, quelquechose d’étrange se passe en moi, une torpeur inconnue enchaîne mesfacultés, me paralyse, et me défend d’aller plus loin. Madame,appelez cela terreur, timidité, panique même ; madame, je vousle confesse : pour la première fois de ma vie… j’ai peur.

La dame se retourna ; peut-être tous cesprésages menaçants lui avaient-ils échappé, peut-être n’avait-ellerien vu.

– Il est toujours là ?demanda-t-elle.

– Oh ! ce n’est plus de lui qu’ilest question, répondit Remy ; ne songez plus à lui, je vousprie ; il est seul et je vaux un homme seul. Non, le dangerque je crains ou plutôt que je sens, que je devine, avec unsentiment d’instinct bien plutôt qu’à l’aide de ma raison ; cedanger, qui s’approche, qui nous menace, qui nous enveloppepeut-être, ce danger est autre ; il est inconnu, et voilàpourquoi je l’appelle un danger.

La dame secoua la tête.

– Tenez, madame, dit Remy, voyez-vouslà-bas des saules qui courbent leurs cimes noires ?

– Oui.

– À côté de ces arbres j’aperçois unepetite maison ; par grâce, allons-y ; si elle esthabitée, raison de plus pour que nous y demandionsl’hospitalité ; si elle ne l’est pas, emparons-nous-en ;madame, ne faites pas d’objection, je vous en supplie.

L’émotion de Remy, sa voix tremblante,l’incisive persuasion de ses discours décidèrent sa compagne àcéder.

Elle tourna la bride de son cheval dans ladirection indiquée par Remy.

Quelques minutes après, les voyageursheurtaient à la porte de cette maison, bâtie en effet sous unmassif de saules.

Un ruisseau, affluent de la Nethe, petiterivière qui coulait à un quart de lieue de là ; un ruisseauenfermé entre deux bras de roseaux et deux rives de gazon, baignaitle pied des saules de son eau murmurante ; derrière la maison,bâtie en briques et couverte de tuiles, s’arrondissait un petitjardin, enclos d’une haie vive.

Tout cela était vide, solitaire, désolé.

Personne ne répondit aux coups redoublés quefrappèrent les voyageurs.

Remy n’hésita point : il tira soncouteau, coupa une branche de saule, l’introduisit entre la porteet la serrure, et pesa sur le pêne.

La porte s’ouvrit.

Remy entra vivement. Il mettait à toutes sesactions depuis une heure l’activité d’un homme travaillé par lafièvre. La serrure, produit grossier de l’industrie d’un forgeronvoisin, avait cédé presque sans résistance.

Remy poussa précipitamment sa compagne dans lamaison, poussa la porte derrière lui, tira un verrou massif, etainsi retranché, respira comme s’il venait de gagner la vie.

Non content d’avoir abrité ainsi sa maîtresse,il l’installa dans l’unique chambre du premier étage, où, entâtonnant, il rencontra un lit, une chaise et une table.

Puis, un peu tranquillisé sur son compte, ilredescendit au rez-de-chaussée, et, par un contrevent entr’ouvert,il se mit à guetter par une fenêtre grillée les mouvements ducomte, qui, en les voyant entrer dans la maison, s’en étaitrapproché à l’instant même.

Les réflexions de Henri étaient sombres et enharmonie avec celles de Remy.

– Bien certainement, se disait-il,quelque danger inconnu à nous, mais connu des habitants, plane surle pays : la guerre ravage la contrée ; les Français ontemporté Anvers ou vont l’emporter : saisis de terreur, lespaysans ont été chercher un refuge dans les villes.

Cette explication était spécieuse, etcependant elle ne satisfaisait pas le jeune homme.

D’ailleurs elle le ramenait à un autre ordrede pensées.

– Que vont faire de ce côté Remy et samaîtresse ? se demandait-il. Quelle impérieuse nécessité lespousse vers ce danger terrible ? Oh ! je le saurai, carle moment est enfin venu de parler à cette femme et d’en finir àjamais avec tous mes doutes. Nulle part encore l’occasion ne s’estprésentée aussi belle.

Et il s’avança vers la maison.

Mais tout à coup il s’arrêta.

– Non, non, dit-il avec une de ceshésitations subites si communes dans les cœurs amoureux, non, jeserai martyr jusqu’au bout. D’ailleurs n’est-elle pas maîtresse deses actions et sait-elle quelle fable a été forgée sur elle par cemisérable Remy ? Oh ! c’est à lui, c’est à lui seul quej’en veux, à lui qui m’assurait qu’elle n’aimait personne !Mais, soyons juste encore, cet homme devait-il pour moi, qu’il neconnaît pas, trahir les secrets de sa maîtresse ? Non !non ! mon malheur est certain, et ce qu’il y a de pire dansmon malheur, c’est qu’il vient de moi seul et que je ne puis enrejeter le poids sur personne. Ce qui lui manque, c’est larévélation entière de la vérité ; c’est de voir cette femmearriver au camp, suspendre ses bras au cou de quelque gentilhomme,et lui dire : Vois ce que j’ai souffert, et comprends combienje t’aime !

Eh bien ! je la suivrai jusque-là ;je verrai ce que je tremble de voir, et j’en mourrai : ce serade la peine épargnée au mousquet et au canon.

Hélas ! vous le savez, mon Dieu !ajoutait Henri avec un de ces élans comme il en trouvait parfois aufond de son âme, pleine de religion et d’amour, je ne cherchais pascette suprême angoisse ; je m’en allais souriant à une mortréfléchie, calme, glorieuse ; je voulais tomber sur le champde bataille avec un nom sur les lèvres, le vôtre, mon Dieu !avec un nom dans le cœur, le sien ! Vous ne l’avez pas voulu,vous me destinez à une mort désespérée, pleine de fiel et detortures : soyez béni, j’accepte.

Puis, se rappelant ces jours d’attente et cesnuits d’angoisse qu’il avait passés en face de cette inexorablemaison, il trouvait qu’à tout prendre, à part ce doute qui luirongeait le cœur, sa position était moins cruelle qu’à Paris, caril la voyait parfois, il entendait le son de sa parole, qu’iln’avait jamais entendu, et marchant à sa suite, quelques-uns de cesarômes vivaces qui émanent de la femme que l’on aime venaient,mêlés à la brise, lui caresser le visage.

Aussi, continuait-il, les yeux fixés sur cettechaumière où elle était renfermée :

– Mais en attendant cette mort, et tandisqu’elle repose dans cette maison, je prends ces arbres pour abri,et je me plains, moi qui puis entendre sa voix si elle parle, moiqui puis apercevoir son ombre derrière la fenêtre ! Oh !non, non, je ne me plains pas ; Seigneur !Seigneur ! je suis encore trop heureux.

Et Henri se coucha sous ces saules, dont lesbranches couvraient la maison, écoutant avec un sentiment demélancolie impossible à décrire le murmure de l’eau qui coulait àses côtés.

Tout à coup il tressaillit ; le bruit ducanon retentissait du côté du nord et passait emporté par levent.

– Ah ! se dit-il, j’arriverai troptard, on attaque Anvers.

Le premier mouvement de Henri fut de se lever,de remonter à cheval et de courir, guidé par le bruit, là où l’onse battait ; mais pour cela il fallait quitter la dameinconnue et mourir dans le doute.

S’il ne l’avait point rencontrée sur sa route,Henri eût suivi son chemin, sans un regard en arrière, sans unsoupir pour le passé, sans un regret pour l’avenir ; mais, enla rencontrant, le doute était entré dans son esprit, et avec ledoute l’irrésolution.

Il resta.

Pendant deux heures, il resta couché, prêtantl’oreille aux détonations successives qui arrivaient jusqu’à lui,se demandant quelles pouvaient être ces détonations irrégulières etplus fortes qui de temps en temps étaient venues couper lesautres.

Il était loin de se douter que ces détonationsétaient causées par les vaisseaux de son frère qui sautaient.

– Enfin, vers deux heures, tout secalma ; vers deux heures et demie, tout se tut.

Le bruit du canon n’était point parvenu, à cequ’il paraissait, dans l’intérieur de la maison, ou, s’il y étaitparvenu, les habitants provisoires y étaient demeurésinsensibles.

– À cette heure, se disait Henri, Anversest pris et mon frère est vainqueur ; mais, après Anvers,viendra Gand ; après Gand, Bruges, et l’occasion ne memanquera pas pour mourir glorieusement.

Mais, avant de mourir, je veux savoir ce queva chercher cette femme au camp des Français.

Et comme, à la suite de toutes ces commotionsqui avaient ébranlé l’air, la nature était rentrée dans son repos,Joyeuse, enveloppé de son manteau, rentra dans son immobilité.

Il était tombé dans cette espèced’assoupissement à laquelle, vers la fin de la nuit, la volonté del’homme ne peut résister, lorsque son cheval, qui paissait àquelques pas de lui, dressa l’oreille et hennit tristement.

Henri ouvrit les yeux.

L’animal, debout sur ses quatre pieds, la têtetournée dans une autre direction que celle du corps, aspirait labrise, qui, ayant tourné à l’approche du jour, venait dusud-est.

– Qu’y a-t-il, mon bon cheval ? ditle jeune homme en se levant et en flattant le cou de l’animal avecsa main ; tu as vu passer quelque loutre qui t’effraie, ou turegrettes l’abri d’une bonne étable ?

L’animal, comme s’il eût entendul’interpellation, et comme s’il eût voulu y répondre, se porta d’unmouvement franc et vif dans la direction de Lier, et, l’œil fixe etles naseaux ouverts, il écouta.

– Ah ! ah ! murmura Henri,c’est plus sérieux, à ce qu’il me paraît : quelque troupe deloups suivant les armées pour dévorer les cadavres.

Le cheval hennit, baissa la tête, puis, par unmouvement rapide comme l’éclair, il se mit à fuir du côté del’ouest.

Mais, en fuyant, il passa à la portée de lamain de son maître, qui le saisit par la bride comme il passait, etl’arrêta.

Henri, sans rassembler les rênes, l’empoignapar la crinière et sauta en selle. Une fois là, comme il était boncavalier, il se fit maître de l’animal et le contint.

Mais, au bout d’un instant, ce que le chevalavait entendu, Henri commença de l’entendre lui-même, et cetteterreur qu’avait ressentie la brute grossière, l’homme fut étonnéde la ressentir à son tour.

Un long murmure, pareil à celui du vent,strident et grave à la fois, s’élevait des différents points d’undemi-cercle qui semblait s’étendre du sud au nord ; desbouffées d’une brise fraîche et comme chargée de particules d’eauéclaircissaient par intervalle ce murmure, qui alors devenaitsemblable au fracas des marées montantes sur les grèvescaillouteuses.

– Qu’est-ce que cela ? demandaHenri ; serait-ce le vent ? non, puisque c’est le ventqui m’apporte ce bruit, et que les deux sons m’apparaissentdistincts.

Une armée en marche, peut-être ? maisnon ; – il pencha son oreille vers la terre, – j’entendrais lacadence des pas, le froissement des armures, l’éclat des voix.

Est-ce le crépitement d’un incendie ? nonencore, car on n’aperçoit aucune lueur à l’horizon, et le cielsemble même se rembrunir.

Le bruit redoubla et devint distinct :c’était le roulement incessant, ample, grondant, que produiraientdes milliers de canons traînés au loin sur un pavé sonore.

Henri crut un instant avoir trouvé la raisonde ce bruit en l’attribuant à la cause que nous avons dite, maisaussitôt :

– Impossible, dit-il, il n’y a point dechaussée pavée de ce côté, il n’y a pas mille canons dansl’armée.

Le bruit approchait toujours.

Henri mit son cheval au galop et gagna uneéminence.

– Que vois-je ! s’écria-t-il enatteignant le sommet.

Ce que voyait le jeune homme, son chevall’avait vu avant lui, car il n’avait pu le faire avancer dans cettedirection, qu’en lui déchirant le flanc avec ses éperons, etlorsqu’il fut arrivé au sommet de la colline il se cabra àrenverser son cavalier sous lui. Ce qu’ils voyaient, cheval etcavalier, c’était, à l’horizon, une bande blafarde, immense,infinie, pareille à un niveau, s’avançant sur la plaine, formant uncercle immense et marchant vers la mer.

Et cette bande s’élargissait pas à pas auxyeux de Henri, comme une bande d’étoffe qu’on déroule.

Le jeune homme regardait encore indécis cetétrange phénomène, lorsqu’en ramenant sa vue sur la place qu’ilvenait de quitter, il s’aperçut que la prairie s’imprégnait d’eau,que la petite rivière débordait, et commençait de noyer, sous sanappe soulevée sans cause visible, les roseaux qui, un quartd’heure auparavant, se hérissaient sur ses deux rives.

L’eau gagnait tout doucement du côté de lamaison.

– Malheureux insensé que je suis !s’écria Henri, je n’avais pas deviné : c’est l’eau !c’est l’eau ! les Flamands ont rompu leurs digues.

Henri s’élança aussitôt du côté de la maison,et heurta furieusement à la porte.

– Ouvrez, ouvrez ! cria-t-il.

Nul ne répondit.

– Ouvrez, Remy, cria le jeune homme,furieux à force de terreur, ouvrez, c’est moi Henri du Bouchage,ouvrez !

– Oh ! vous n’avez pas besoin devous nommer, monsieur le comte, répondit Remy de l’intérieur de lamaison, et il y a longtemps que je vous ai reconnu ; mais jevous préviens d’une chose, c’est que si vous enfoncez cette portevous me trouverez derrière elle, un pistolet à chaque main.

– Mais, tu ne comprends donc pas,malheureux ! cria Henri, avec un accent désespéré :l’eau, l’eau, c’est l’eau !…

– Pas de fable, pas de prétextes, pas deruses déshonorantes, monsieur le comte. Je vous dis que vousn’entrerez ici qu’en passant sur mon corps.

– Alors, j’y passerai ! s’écriaHenri, mais j’entrerai. Au nom du ciel, au nom de Dieu, au nom deton salut et de celui de ta maîtresse, veux-tu ouvrir ?

– Non !

Le jeune homme regarda autour de lui, etaperçut une de ces pierres homériques, comme en faisait rouler surses ennemis Ajax Télamon ; il souleva cette pierre entre sesbras, l’éleva sur sa tête, et s’avançant vers la maison, il lalança dans la porte.

La porte vola en éclats.

En même temps une balle siffla aux oreilles deHenri, mais sans le toucher.

Henri sauta sur Remy.

Remy tira son second pistolet, mais l’amorceseule prit feu.

– Mais tu vois bien que je n’ai pasd’armes, insensé ! s’écria Henri ; ne te défends doncplus contre un homme qui n’attaque pas, regarde seulement,regarde.

Et il le traîna près de la fenêtre, qu’ilenfonça d’un coup de poing.

– Eh bien ! dit-il, vois-tumaintenant, vois-tu ?

Et il lui montrait du doigt la nappe immensequi blanchissait à l’horizon, et qui grondait en marchant, comme lefront d’une armée gigantesque.

– L’eau ! murmura Remy.

– Oui, l’eau ! l’eau ! s’écriaHenri ; elle envahit ; vois à nos pieds : la rivièredéborde, elle monte ; dans cinq minutes on ne pourra plussortir d’ici.

– Madame ! cria Remy,madame !

– Pas de cris, pas d’effroi, Remy.Prépare les chevaux ; et vite, vite !

– Il l’aime, pensa Remy, il lasauvera.

Remy courut à l’écurie. Henri s’élança versl’escalier.

Au cri de Remy, la dame avait ouvert saporte.

Le jeune homme l’enleva dans ses bras, commeil eût fait d’un enfant.

Mais elle, croyant à la trahison ou à laviolence, se débattait de toute sa force et se cramponnait auxcloisons.

– Dis-lui donc, cria Henri, dis-lui doncque je la sauve.

Remy entendit l’appel du jeune homme, aumoment où il revenait avec les deux chevaux.

– Oui ! oui ! cria-t-il, oui,madame, il vous sauve, ou plutôt il vous sauvera ;venez ! venez !

LXX – La fuite

Henri, sans perdre de temps à rassurer ladame, l’emporta hors de la maison, et voulut la placer avec lui surson cheval.

Mais elle, avec un mouvement d’invinciblerépugnance, glissa hors de cet anneau vivant, et fut reçue parRemy, qui l’assit sur le cheval préparé pour elle.

– Oh ! que faites-vous, madame, ditHenri, et comment comprenez-vous mon cœur ? Il ne s’agit paspour moi, croyez-le bien, du plaisir de vous serrer dans mes bras,de vous presser sur ma poitrine d’homme, quoique, pour cettefaveur, je fusse prêt à sacrifier ma vie ; il s’agit de fuirplus rapide que l’oiseau. Eh ! tenez ; tenez, tenez, lesvoyez-vous, les oiseaux qui fuient ?

En effet, dans le crépuscule à peine naissantencore, on voyait des nuées de courlis et de pigeons traverserl’espace d’un vol rapide et effaré, et, dans la nuit, domaineordinaire de la chauve-souris silencieuse, ces vols bruyants,favorisés par la sombre rafale, avaient quelque chose de sinistre àl’oreille, d’éblouissant aux yeux.

La dame ne répondit rien ; mais, commeelle était en selle, elle poussa son cheval en avant sans détournerla tête.

Mais son cheval et celui de Remy, forcés demarcher depuis deux jours, étaient fatigués.

À chaque instant Henri se retournait, etvoyant qu’ils ne pouvaient le suivre :

– Voyez, madame, disait-il, comme moncheval devance les vôtres, et pourtant je le retiens des deuxmains ; par grâce, madame, tandis qu’il en est temps encore,je ne vous demande plus de vous emporter dans mes bras, mais prenezmon cheval et laissez-moi le vôtre.

– Merci, monsieur, répondait lavoyageuse, de sa voix toujours calme, et sans que la moindrealtération se trahît dans son accent.

– Mais, madame, s’écriait Henri en jetantderrière lui des regards désespérés, l’eau nous gagne !entendez-vous ! entendez-vous !

En effet, un craquement horrible se faisaitentendre en ce moment même ; c’était la digue d’un village quevenait d’envahir l’inondation : madriers, supports, terrassesavaient cédé, un double rang de pilotis s’était brisé avec lefracas du tonnerre, et l’eau, grondant sur toutes ces ruines,commençait d’envahir un bois de chênes dont on voyait frissonnerles cimes, et dont on entendait craquer les branches comme si toutun vol de démons passait sous sa feuillée.

Les arbres déracinés s’entrechoquant auxpieux, les bois des maisons écroulées flottant à la surface del’eau ; les hennissements et les cris lointains des hommes etdes chevaux, entraînés par l’inondation, formaient un concert desons si étranges et si lugubres, que le frisson qui agitait Henripassa jusqu’à l’impassible, l’indomptable cœur de l’inconnue.

Elle aiguillonna son cheval, et son cheval,comme s’il eût senti lui-même l’imminence du danger, redoublad’efforts pour s’y soustraire.

Mais l’eau gagnait, gagnait toujours, et,avant dix minutes, il était évident qu’elle aurait rejoint lesvoyageurs.

À chaque instant Henri s’arrêtait pourattendre ses compagnons, et alors il leur criait :

– Plus vite, madame ! par grâce,plus vite ! l’eau s’avance, l’eau accourt ! lavoici !

Elle arrivait, en effet, écumeuse,tourbillonnante, irritée ; elle emporta comme une plume lamaison dans laquelle Remy avait abrité sa maîtresse ; ellesouleva comme une paille la barque attachée aux rives du ruisseau,et majestueuse, immense, roulant ses anneaux comme ceux d’unserpent, elle arriva, pareille à un mur, derrière les chevaux deRemy et de l’inconnue.

Henri jeta un cri d’épouvante et revint surl’eau, comme s’il eût voulu la combattre.

– Mais vous voyez bien que vous êtesperdue ! hurla-t-il, désespéré. Allons, madame, il est encoretemps peut-être, descendez, venez avec moi, venez !

– Non, monsieur, dit-elle.

– Mais dans une minute il sera troptard ; regardez, regardez donc !

La dame détourna la tête ; l’eau était àcinquante pas à peine.

– Que mon sort s’accomplisse !dit-elle ; vous, monsieur, fuyez ! fuyez !

Le cheval de Remy, épuisé, butta des deuxjambes de devant et ne put se relever, malgré les efforts de soncavalier.

– Sauvez-la ! sauvez-la !fût-ce malgré elle, s’écria Remy.

Et en même temps, comme il se dégageait desétriers, l’eau s’écroula comme un gigantesque monument sur la têtedu fidèle serviteur.

Sa maîtresse, à cette vue, poussa un criterrible et s’élança en bas de sa monture, résolue à mourir avecRemy.

Mais Henri, voyant son intention, s’étaitélancé en même temps qu’elle ; il la saisit en enveloppant sataille avec son bras droit, et remontant sur son cheval, il partitcomme un trait.

– Remy ! Remy ! cria la dame,les bras étendus de son côté, Remy !

Un cri lui répondit. Remy était revenu à lasurface de l’eau, et, avec cet espoir indomptable, bien qu’insensé,qui accompagne le mourant jusqu’au bout de son agonie, il nageait,soutenu par une poutre.

À côté, de lui passa son cheval, battant l’eaudésespérément avec ses pieds de devant, tandis que le flot gagnaitle cheval de sa maîtresse, et que, devant le flot, à vingt pas toutau plus, Henri et sa compagne ne couraient pas, mais volaient surle troisième cheval, fou de terreur.

Remy ne regrettait plus la vie, puisqu’ilespérait, en mourant, que celle qu’il aimait uniquement seraitsauvée.

– Adieu, madame, adieu ! cria-t-il,je pars le premier, et je vais dire à celui qui nous attend quevous vivez pour…

Remy n’acheva point ; une montagne d’eaupassa sur sa tête et alla s’écrouler jusque sous les pieds ducheval de Henri.

– Remy, Remy ! cria la dame, Remy,je veux mourir avec toi ! Monsieur, je veux l’attendre ;monsieur, je veux mettre pied à terre ; au nom du Dieu vivant,je le veux !

Elle prononça ces paroles avec tant d’énergieet de sauvage autorité, que le jeune homme desserra ses bras et lalaissa glisser à terre, en disant :

– Bien, madame, nous mourrons ici toustrois ; merci à vous qui me faites cette joie que je n’eussejamais espérée.

Et comme il disait ces mots en retenant soncheval, l’eau bondissante l’atteignit, comme elle avait atteintRemy ; mais, par un dernier effort d’amour, il retint par lebras la jeune femme qui avait mis pied à terre.

Le flot les envahit, la lame furieuse lesroula durant quelques secondes pêle-mêle avec d’autres débris.

C’était un spectacle sublime que le sang-froidde cet homme, si jeune et si dévoué, dont le buste tout entierdominait le flot, tandis qu’il soutenait sa compagne de la main, etque ses genoux, guidant les derniers efforts du cheval expirant,cherchaient à utiliser jusqu’aux suprêmes efforts de sonagonie.

Il y eut un moment de lutte terrible, pendantlequel la dame, soutenue par la main droite de Henri, continuait dedépasser de la tête le niveau de l’eau, tandis que de la maingauche Henri écartait les bois flottants et les cadavres dont lechoc eût submergé ou écrasé son cheval.

Un de ces corps flottants, en passant prèsd’eux, cria ou plutôt soupira :

– Adieu ! madame, adieu !

– Par le ciel ! s’écria le jeunehomme, c’est Remy ! Eh bien ! toi aussi, je tesauverai.

Et, sans calculer le danger de ce surcroît depesanteur, il saisit la manche de Remy, l’attira sur sa cuissegauche et le fit respirer librement.

Mais en même temps le cheval, épuisé du triplepoids, s’enfonçait jusqu’au cou, puis jusqu’aux yeux ; enfin,les jarrets brisés pliant sous lui, il disparut tout à fait.

– Il faut mourir ! murmura Henri.Mon Dieu, prends ma vie, elle fut pure.

Vous, madame, ajouta-t-il, recevez mon âme,elle était à vous !

En ce moment, Henri sentit Remy qui luiéchappait ; il ne fit aucune résistance pour le retenir ;toute résistance était inutile.

Son seul soin fut de soutenir la dameau-dessus de l’eau pour qu’elle, au moins, mourût la dernière, etqu’il se pût dire à lui-même, à son dernier moment, qu’il avaitfait tout ce qu’il avait pu pour la disputer à la mort.

Tout à coup, et comme il ne songeait plus qu’àmourir lui-même, un cri de joie retentit à ses côtés.

Il se retourna et vit Remy qui venaitd’atteindre une barque.

Cette barque, c’était celle de la petitemaison que nous avons vu soulever par l’eau ; l’eau l’avaitentraînée, et Remy, qui avait repris ses forces, grâce au secoursque lui avait porté Henri, Remy, la voyant passer à sa portée,s’était détaché du groupe, haletant, et en deux brassées l’avaitatteinte.

Ses deux rames étaient attachées à sonabordage, une gaffe roulait au fond.

Il tendit la gaffe à Henri qui la saisit,entraînant avec lui la dame, qu’il souleva par dessous ses épauleset que Remy reprit de ses mains.

Puis, lui-même, saisissant le rebord de labarque, il monta près d’eux.

Les premiers rayons du jour naissaientmontrant les plaines inondées et la barque se balançant comme unatome sur cet océan tout couvert de débris.

À deux cents pas à peu près, vers la gauche,s’élevait une petite colline qui, entièrement entourée d’eau,semblait une île au milieu de la mer.

Henri saisit les avirons et rama du côté de lacolline vers laquelle d’ailleurs le courant les portait.

Remy prit la gaffe et, debout à l’avant,s’occupa d’écarter les poutres et les madriers contre lesquels labarque pouvait se heurter.

Grâce à la force de Henri, grâce à l’adressede Remy, on aborda ou plutôt on fut jeté contre la colline.

Remy sauta à terre et saisit la chaîne de labarque, qu’il tira vers lui.

Henri s’avança pour prendre la dame entre sesbras ; mais elle étendit la main et, se levant seule, ellesauta à terre.

Henri poussa un soupir ; un instant ileut l’idée de se rejeter dans l’abîme et de mourir à sesyeux ; mais un irrésistible sentiment l’enchaînait à la vie,tant qu’il voyait cette femme, dont il avait si longtemps désiré laprésence sans l’obtenir jamais.

Il tira la barque à terre et alla s’asseoir àdix pas de la dame et de Remy, livide, dégouttant d’une eau quis’échappait de ses habits, plus douloureuse que le sang.

Ils étaient sauvés du danger le plus pressant,c’est-à-dire de l’eau ; l’inondation, si forte qu’elle fût, nemonterait jamais à la hauteur de la colline.

Au-dessous d’eux, dès lors, ils pouvaientcontempler cette grande colère des flots, qui n’a de colèreau-dessus d’elle que celle de Dieu.

Henri regardait passer cette eau rapide,grondante, qui charriait des amas de cadavres français, près d’eux,leurs chevaux et leurs armes.

Remy ressentait une vive douleur àl’épaule ; un madrier flottant l’avait atteint au moment oùson cheval s’était dérobé sous lui.

Quant à sa compagne, à part le froid qu’elleéprouvait, elle n’avait aucune blessure ; Henri l’avaitgarantie de tout ce dont il était en son pouvoir de lagarantir.

Henri fut bien surpris de voir que ces deuxêtres, si miraculeusement échappés à la mort, ne remerciaient quelui, et n’avaient pas eu pour Dieu, premier auteur de leur salut,une seule action de grâces.

La jeune femme fut debout la première ;elle remarqua qu’au fond de l’horizon, du côté de l’occident, onapercevait quelque chose comme des feux à travers la brume.

Il va sans dire que ces feux brûlaient sur unpoint élevé que l’inondation n’avait pu atteindre.

Autant qu’on pouvait en juger au milieu de cefroid crépuscule qui succédait à la nuit, ces feux étaient distantsd’une lieue environ.

Remy s’avança sur le point de la colline quise prolongeait du côté de ces feux, et il revint dire qu’il croyaitqu’à mille pas à peu près de l’endroit où l’on avait pris terre,commençait une espèce de jetée qui s’avançait en droite ligne versles feux.

Ce qui faisait croire à Remy à une jetée, outout au moins à un chemin, c’était une double ligne d’arbres,directe et régulière.

Henri fit à son tour ses observations, qui setrouvèrent concorder avec celles de Remy ; mais cependant ilfallait, dans cette circonstance, donner beaucoup au hasard.

L’eau, entraînée sur la déclivité de laplaine, les avait rejetés à gauche de leur route en leur faisantdécrire un angle considérable ; cette dérivation, ajoutée à lacourse insensée des chevaux, leur ôtait tout moyen des’orienter.

Il est vrai que le jour venait, mais nuageuxet tout chargé de brouillard ; dans un temps clair, et sur unciel pur, on eût aperçu le clocher de Malines, dont on ne devaitêtre éloigné que de deux lieues à peu près.

– Eh bien, monsieur le comte, demandaRemy, que pensez-vous de ces feux ?

– Ces feux, qui semblent vous annoncer, àvous, un abri hospitalier, me semblent menaçants, à moi, et je m’endéfie.

– Et pourquoi cela ?

– Remy, dit Henri en baissant la voix,voyez tous ces cadavres : tous sont français, pas un n’estflamand ; ils nous annoncent un grand désastre : lesdigues ont été rompues pour achever de détruire l’armée française,si elle a été vaincue ; pour détruire l’effet de sa victoire,si elle a triomphé. Pourquoi ces feux ne seraient-ils pas aussibien allumés par des ennemis que par des amis, ou pourquoi neseraient-ils pas tout simplement une ruse ayant pour but d’attirerles fugitifs ?

– Cependant, dit Remy, nous ne pouvonsdemeurer ici ; le froid et la faim tueraient ma maîtresse.

– Vous avez raison, Remy, dit lecomte : demeurez ici avec madame ; moi, je vais gagner lajetée, et je viendrai vous rapporter des nouvelles.

– Non, monsieur, dit la dame, vous nevous exposerez pas seul : nous nous sommes sauvés tousensemble, nous mourrons tous ensemble. Remy, votre bras, je suisprête.

Chacune des paroles de cette étrange créatureavait un accent irrésistible d’autorité, auquel personne n’avaitl’idée de résister un seul instant.

Henri s’inclina et marcha le premier.

L’inondation était plus calme, la jetée, quivenait aboutir à la colline, formait une espèce d’anse où l’eaus’endormait. Tous trois montèrent dans le petit bateau, et lebateau fut lancé de nouveau au milieu des débris et des cadavresflottants.

Un quart d’heure après ils abordaient à lajetée.

Ils assurèrent la chaîne du bateau au piedd’un arbre, prirent terre de nouveau, suivirent la jetée pendantune heure à peu près, et arrivèrent à un groupe de cabanesflamandes au milieu duquel, sur une place plantée de tilleulsétaient réunis, autour d’un grand feu, deux ou trois cents soldatsau-dessus desquels flottaient les plis d’une bannièrefrançaise.

Tout à coup la sentinelle, placée à cent pas àpeu près du bivouac, aviva la mèche de son mousquet encriant :

– Qui vive ?

– France ! répondit du Bouchage.

Puis se retournant vers Diane :

– Maintenant, madame, dit-il, vous êtessauvée ; je reconnais le guidon des gendarmes d’Aunis, corpsde noblesse dans lequel j’ai des amis.

Au cri de la sentinelle et à la réponse ducomte, quelques gendarmes accoururent en effet au devant desnouveaux venus, deux fois bien accueillis au milieu de ce désastreterrible, d’abord parce qu’ils survivaient au désastre, ensuiteparce qu’ils étaient des compatriotes.

Henri se fit reconnaître tant personnellementqu’en nommant son frère. Il fut ardemment questionné et raconta dequelle façon miraculeuse lui et ses compagnons avaient échappé à lamort, mais sans rien dire autre chose.

Remy et sa maîtresse s’assirentsilencieusement dans un coin ; Henri les alla chercher pourles inviter à s’approcher du feu.

Tous deux étaient encore ruisselantsd’eau.

– Madame, dit-il, vous serez respectéeici comme dans votre maison : je me suis permis de dire quevous étiez une de mes parentes, pardonnez-moi.

Et sans attendre les remercîments de ceuxauxquels il avait sauvé la vie, Henri s’éloigna pour rejoindre lesofficiers qui l’attendaient.

Remy et Diane échangèrent un regard qui, s’ileût été vu du comte, eût été le remercîment si bien mérité de soncourage et de sa délicatesse.

Les gendarmes d’Aunis auxquels nos fugitifsvenaient de demander l’hospitalité, s’étaient retirés en bon ordreaprès la déroute et le sauve qui peut des chefs.

Partout où il y a homogénéité de position,identité de sentiment et habitude de vivre ensemble, il n’est pointrare de voir la spontanéité dans l’exécution après l’unité dans lapensée.

C’est ce qui était arrivé cette nuit même auxgendarmes d’Aunis.

Voyant leurs chefs les abandonner et lesautres régiments chercher différents partis pour leur salut, ilss’entregardèrent, serrèrent leurs rangs au lieu de les rompre,mirent leurs chevaux au galop, et sous la conduite d’un de leursenseignes, qu’ils aimaient fort à cause de sa bravoure, et qu’ilsrespectaient à un degré égal à cause de sa naissance, ils prirentla route de Bruxelles.

Comme tous les acteurs de cette terriblescène, ils virent tous les progrès de l’inondation et furentpoursuivis par les eaux furieuses ; mais le bonheur voulutqu’ils rencontrassent sur leur chemin le bourg dont nous avonsparlé, position forte à la fois contre les hommes et contre leséléments.

Les habitants, sachant qu’ils étaient ensûreté, n’avaient pas quitté leurs maisons, à part les femmes, lesvieillards et les enfants qu’ils avaient envoyés à la ville ;aussi les gendarmes d’Aunis en arrivant trouvèrent-ils de larésistance ; mais la mort hurlait derrière eux : ilsattaquèrent en hommes désespérés, triomphèrent de tous lesobstacles, perdirent dix hommes à l’attaque de la chaussée, mais selogèrent et firent décamper les Flamands.

Une heure après, le bourg était entièrementcerné par les eaux, excepté du côté de cette chaussée par laquellenous avons vu aborder Henri et ses compagnons.

Tel fut le récit que firent à du Bouchage lesgendarmes d’Aunis.

– Et le reste de l’armée ? demandaHenri.

– Regardez, répondit l’enseigne, à chaqueinstant passent des cadavres qui répondent à votre question.

– Mais… mais mon frère ? hasarda duBouchage d’une voix étranglée.

– Hélas ! monsieur le comte, nous nepouvons vous en donner de nouvelles certaines ; il s’est battucomme un lion ; trois fois nous l’avons retiré du feu. Il estcertain qu’il avait survécu à la bataille, mais à l’inondation nousne pouvons le dire.

Henri baissa la tête, et s’abîma dans d’amèresréflexions ; puis tout à coup :

– Et le duc ? demanda-t-il.

L’enseigne se pencha vers Henri, et à voixbasse :

– Comte, dit-il, le duc s’était sauvé despremiers. Il était monté sur un cheval blanc sans aucune tachequ’une étoile noire au front. Eh bien ! tout à l’heure, nousavons vu passer le cheval au milieu d’un amas de débris ; lajambe d’un cavalier était prise dans l’étrier et surnageait à lahauteur de la selle.

– Grand Dieu ! s’écria Henri.

– Grand Dieu ! murmura Remy qui, àces mots du comte : « Et le duc ! » s’étantlevé, venait d’entendre ce récit, et dont les yeux se reportèrentvivement sur sa pâle compagne.

– Après ? demanda le comte.

– Oui, après ? balbutia Remy.

– Eh bien ! dans le remous queformait l’eau à l’angle de cette digue, un de mes hommes s’aventurapour saisir les rênes flottantes du cheval ; il l’atteignit,souleva l’animal expiré. Nous vîmes alors apparaître la botteblanche et l’éperon d’or que portait le duc. Mais, au même instant,l’eau s’enfla comme si elle se fût indignée de se voir arracher saproie. Mon gendarme lâcha prise pour n’être point entraîné, et toutdisparut. Nous n’aurons pas même la consolation de donner unesépulture chrétienne à notre prince.

– Mort ! mort, lui aussi, l’héritierde la couronne, quel désastre !

Remy se retourna vers sa compagne, et avec uneexpression impossible à rendre :

– Il est mort, madame ! dit-il, vousvoyez.

– Soit loué le Seigneur qui m’épargne uncrime, répondit-elle, en levant en signe de reconnaissance lesmains et les yeux au ciel.

– Oui, mais il nous enlève la vengeance,répondit Remy.

– Dieu a toujours le droit de sesouvenir. La vengeance n’appartient à l’homme que lorsque Dieuoublie.

Le comte voyait avec une espèce d’effroi cetteexaltation des deux étranges personnages qu’il avait sauvés de lamort ; il les observait de loin de l’œil et cherchaitinutilement, pour se faire une idée de leurs désirs ou de leurscraintes, commenter leurs gestes et l’expression de leursphysionomies.

La voix de l’enseigne le tira de sacontemplation.

– Mais vous-même, comte, demandacelui-ci, qu’allez-vous faire ?

Le comte tressaillit.

– Moi ? dit-il.

– Oui, vous.

– J’attendrai ici que le corps de monfrère passe devant moi, répliqua le jeune homme avec l’accent d’unsombre désespoir ; alors moi aussi je tâcherai de l’attirer àterre, pour lui donner une sépulture chrétienne, et croyez-moi, unefois que je le tiendrai, je ne l’abandonnerai pas.

Ces mots sinistres furent entendus de Remy, etil adressa au jeune homme un regard plein d’affectueuxreproches.

Quant à la dame, depuis que l’enseigne avaitannoncé cette mort du duc d’Anjou, elle n’entendait plus rien, ellepriait.

LXXI – Transfiguration

Après qu’elle eut fait sa prière, la compagnede Remy se souleva si belle et si radieuse, que le comte laissaéchapper un cri de surprise et d’admiration.

Elle paraissait sortir d’un long sommeil dontles rêves auraient fatigué son cerveau et altéré la sérénité de sestraits, sommeil de plomb qui imprime au front humide du dormeur lestortures chimériques de son rêve.

Ou plutôt c’était la fille de Jaïre, réveilléeau milieu de la mort sur son tombeau, et se relevant de sa couchefunèbre, déjà épurée et prête pour le ciel.

La jeune femme, sortie de cette léthargie,promena autour d’elle un regard si doux, si suave, et chargé d’unesi angélique bonté, que Henri, crédule comme tous les amants, sefigura la voir s’attendrir à ses peines et céder enfin à unsentiment, sinon de bienveillance, du moins de reconnaissance et depitié.

Tandis que les gendarmes, après leur frugalrepas, dormaient ça et là dans les décombres ; tandis que Remylui-même cédait au sommeil et laissait sa tête s’appuyer sur latraverse d’une barrière à laquelle son banc était appuyé, Henrivint se placer près de la jeune femme, et d’une voix si basse et sidouce qu’elle semblait un murmure de la brise :

– Madame, dit-il, vous vivez !…Oh ! laissez-moi vous dire toute la joie qui déborde de moncœur, lorsque je vous regarde ici en sûreté, après vous avoir vuelà-bas sur le seuil du tombeau.

– C’est vrai, monsieur, répondit la dame,je vis par vous, et, ajouta-t-elle avec un triste sourire, jevoudrais pouvoir vous dire que je suis reconnaissante.

– Enfin, madame, reprit Henri avec uneffort sublime d’amour et d’abnégation, quand je n’aurais réussiqu’à vous sauver pour vous rendre à ceux que vous aimez.

– Que dites-vous ? demanda ladame.

– À ceux que vous alliez rejoindre àtravers tant de périls, ajouta Henri.

– Monsieur, ceux que j’aimais sont morts,ceux que j’allais rejoindre le sont aussi.

– Oh ! madame, murmura le jeunehomme en se laissant glisser sur ses deux genoux, jetez les yeuxsur moi, sur moi qui ai tant souffert, sur moi qui vous ai tantaimée. Oh ! ne vous détournez pas ; vous êtes jeune, vousêtes belle comme un ange des cieux. Lisez bien dans mon cœur que jevous ouvre, et vous verrez que ce cœur ne contient pas un atome del’amour comme le comprennent les autres hommes. Vous ne me croyezpas ! Examinez les heures passées, pesez-les une à une :laquelle m’a donné la joie ? laquelle l’espoir ? etcependant j’ai persisté. Vous m’avez fait pleurer, j’ai bu meslarmes ; vous m’avez fait souffrir, j’ai dévoré mesdouleurs ; vous m’avez poussé à la mort, j’y marchais sans meplaindre. Même en ce moment, où vous détournez la tête, où chacunede mes paroles, toute brûlante qu’elle soit, semble une goutted’eau glacée tombant sur votre cœur, mon âme est pleine de vous, etje ne vis que parce que vous vivez. Tout à l’heure n’allais-je pasmourir près de vous ? Qu’ai-je demandé ? rien. Votremain, l’ai-je touchée ? Jamais, autrement que pour vous tirerd’un péril mortel. Je vous tenais entre mes bras pour vous arracheraux flots, avez-vous senti l’étreinte de ma poitrine ? Non. Jene suis plus qu’une âme, et tout en moi a été purifié au feudévorant de mon amour.

– Oh ! monsieur, par pitié ne meparlez point ainsi.

– Par pitié aussi, ne me condamnez point.On m’a dit que vous n’aimiez personne ; oh ! répétez-moicette assurance : c’est une singulière faveur, n’est-ce pas,pour un homme qui aime que de s’entendre dire qu’il n’est pasaimé ! mais je préfère cela, puisque vous me dites en mêmetemps que vous êtes insensible pour tous. Oh ! madame, madame,vous qui êtes la seule adoration de ma vie, répondez-moi.

Malgré les instances de Henri, un soupir futtoute la réponse de la jeune femme.

– Vous ne me dites rien, reprit le comte.Remy, du moins, a eu plus pitié de moi que vous : il a essayéde me consoler, lui ! Oh ! je le vois, vous ne merépondez pas, parce que vous ne voulez pas me dire que vous alliezen Flandre joindre quelqu’un plus heureux que moi, que moi qui suisjeune cependant, que moi qui porte en ma vie une partie desespérances de mon frère, que moi qui meurs à vos pieds sans quevous me disiez : J’ai aimé, mais je n’aime plus ; oubien : J’aime, mais je cesserai d’aimer !

– Monsieur le comte, répliqua la jeunefemme avec une majestueuse solennité, ne me dites point de ceschoses qu’on dit à une femme ; je suis une créature d’un autremonde, et ne vis point en celui-ci. Si je vous avais vu moinsnoble, moins bon, moins généreux ; si je n’avais pour vous aufond de mon cœur le sourire tendre et doux d’une sœur pour sonfrère, je vous dirais : Levez-vous, monsieur le comte, etn’importunez plus des oreilles qui ont horreur de toute paroled’amour. Mais je ne vous dirai pas cela, monsieur le comte, car jesouffre de vous voir souffrir. Je dis plus : à présent que jevous connais, je vous prendrais la main, je l’appuierais sur moncœur, et je vous dirais volontiers : Voyez, mon cœur ne batplus ; vivez près de moi, si vous voulez, et assistez jour parjour, si telle est votre joie, à cette exécution douloureuse d’uncorps tué par les tortures de l’âme ; mais ce sacrifice quevous accepteriez comme un bonheur, j’en suis sûre…

– Oh ! oui, s’écria Henri.

– Eh bien ! ce sacrifice, je dois lerepousser. Dès aujourd’hui quelque chose vient d’être changé en mavie ; je n’ai plus le droit de m’appuyer sur aucun bras de cemonde, pas même sur le bras de ce généreux ami, de cette noblecréature qui repose là-bas et qui a pendant un instant le bonheurd’oublier ! Hélas ! pauvre Remy, continua-t-elle endonnant à sa voix la première inflexion de sensibilité que Henrieût remarquée en elle, pauvre Remy, ton réveil à toi aussi va êtretriste ; tu ne sais pas les progrès de ma pensée, tu ne lispas dans mes yeux, tu ne sais pas qu’au sortir de ton sommeil tu tetrouveras seul sur la terre, car seule je dois monter à Dieu.

– Que dites-vous ? s’écriaHenri : pensez-vous donc à mourir aussi, vous ?

Remy, réveillé par le cri douloureux du jeunecomte, souleva sa tête et écouta.

– Vous m’avez vue prier, n’est-cepas ? continua la jeune femme.

Henri fit un signe affirmatif.

– Cette prière, c’étaient mes adieux à laterre : cette joie que vous avez remarquée sur mon visage,cette joie qui m’inonde en ce moment, c’est la même que vousremarqueriez en moi, si l’ange de la mort venait me dire :Lève-toi, Diane, et suis-moi aux pieds de Dieu !

– Diane ! Diane ! murmuraHenri, je sais donc comment vous vous appelez… Diane ! nomchéri, nom adoré !…

Et l’infortuné se coucha aux pieds de la jeunefemme, en répétant ce nom avec l’ivresse d’un indiciblebonheur.

– Oh ! silence, dit la jeune femme,de sa voix solennelle, oubliez ce nom qui m’est échappé ; nul,parmi les vivants, n’a droit de me percer le cœur en leprononçant.

– Oh ! madame, madame, s’écriaHenri, maintenant que je sais votre nom, ne me dites pas que vousallez mourir.

– Je ne dis pas cela, monsieur, reprit lajeune femme de sa voix grave, je dis que je vais quitter ce mondede larmes, de haines, de sombres passions, d’intérêts vils et dedésirs sans noms ; je dis que je n’ai plus rien à faire parmiles créatures que Dieu avait créées mes semblables ; je n’aiplus de larmes dans les yeux, le sang ne fait plus battre mon cœur,ma tête ne roule plus une seule pensée, depuis que la pensée quil’emplissait tout entière est morte ; je ne suis plus qu’unevictime sans prix, puisque je ne sacrifie rien, ni désir, niespérances, en renonçant au monde ; mais enfin, telle que jesuis, je m’offre au Seigneur : il me prendra en miséricorde,je l’espère, lui qui m’a fait tant souffrir et qui n’a pas vouluque je succombasse à ma souffrance.

Remy, qui avait écouté ces paroles, se levalentement et vint droit à sa maîtresse.

– Vous m’abandonnez ? dit-il d’unevoix sombre.

– Pour Dieu, répliqua Diane, en levantvers le ciel sa main pâle et amaigrie comme celle de la sublimeMadeleine.

– C’est vrai ! répondit Remy enlaissant retomber sa tête sur sa poitrine, c’est vrai !

Et comme Diane abaissait sa main, il la pritde ses deux bras, l’étreignit sur sa poitrine comme il eût fait dela relique d’une sainte.

– Oh ! que suis-je auprès de cesdeux cœurs ? soupira le jeune homme avec le frisson del’épouvante.

– Vous êtes, répondit Diane, la seulecréature humaine sur laquelle j’ai attaché deux fois mes yeuxdepuis que j’ai condamné mes yeux à se fermer à jamais.

Henri s’agenouilla.

– Merci, madame, dit-il, vous venez devous révéler à moi tout entière ; merci, je vois clairement madestinée : à partir de cette heure, plus un mot de ma bouche,plus une aspiration de mon cœur ne trahiront en moi celui qui vousaimait.

Vous êtes au Seigneur, madame, je ne suispoint jaloux de Dieu.

Il venait d’achever ces paroles et se relevaitpénétré de ce charme régénérateur qui accompagne toute grande etimmuable résolution, quand, dans la plaine encore couverte devapeurs qui allaient s’éclaircissant d’instants en instants,retentit un bruit de trompettes lointaines.

Les gendarmes sautèrent sur leurs armes, etfurent à cheval avant le commandement.

Henri écoutait.

– Messieurs, messieurs !s’écria-t-il, ce sont les trompettes de l’amiral, je les reconnais,je les reconnais, mon Dieu, Seigneur ! puissent-ellesm’annoncer mon frère !

– Vous voyez bien que vous souhaitezencore quelque chose, lui dit Diane, et que vous aimez encorequelqu’un ; pourquoi donc choisiriez-vous le désespoir,enfant, comme ceux qui ne désirent plus rien, comme ceux quin’aiment plus personne ?

– Un cheval ! s’écria Henri, qu’onme prête un cheval !

– Mais par où sortirez-vous ?demanda l’enseigne, puisque l’eau nous environne de tout côtés.

– Mais vous voyez bien que la plaine estpraticable ; vous voyez bien qu’ils marchent, eux, puisqueleurs trompettes sonnent.

– Montez en haut de la chaussée, monsieurle comte, répondit l’enseigne, le temps s’éclaircit et peut-êtrepourrez-vous voir.

– J’y vais, dit le jeune homme.

Henri s’avança en effet vers l’éminencedésignée par l’enseigne, les trompettes sonnaient toujours parintervalles, sans se rapprocher ni s’éloigner.

Remy avait repris sa place auprès deDiane.

LXXII – Les deux frères

Un quart d’heure après, Henri revint ; ilavait vu, et chacun pouvait le voir comme lui, il avait vu sur unecolline, que la nuit empêchait de distinguer, un détachementconsidérable de troupes françaises cantonnées et retranchées.

À part un large fossé d’eau qui entourait lebourg occupé par les gendarmes d’Aunis, la plaine commençait à sedégager comme un étang qu’on vide, la pente naturelle du terrainentraînant les eaux vers la mer, et plusieurs points du terrain,plus élevés que les autres, commençant à reparaître, comme après undéluge.

Le limon fangeux des eaux roulantes avaitcouvert toutes les campagnes, et c’était un triste spectacle que devoir, au fur et à mesure que le vent soulevait le voile de vapeursétendu sur la plaine, une cinquantaine de cavaliers enfonçant dansla fange, et tentant de gagner, sans pouvoir y réussir, soit lebourg, soit la colline.

De la colline on avait entendu leurs cris dedétresse, et voilà pourquoi les trompettes sonnaientincessamment.

Dès que le vent eut achevé de chasser lebrouillard, Henri aperçut sur la colline le drapeau de France, sedéroulant superbement dans le ciel.

Les gendarmes hissaient, de leur côté, lacornette d’Aunis, et de part et d’autre, on entendait des feux demousqueterie tirés en signe de joie.

Vers onze heures, le soleil apparut sur cettescène de désolation, desséchant quelques parties de la plaine, etrendant praticable la crête d’une espèce de chemin decommunication.

Henri, qui essayait ce sentier, fut le premierà s’apercevoir, aux bruits des fers de son cheval, qu’une routeferrée conduisait, en faisant un détour circulaire, du bourg à lacolline ; il en conclut que les chevaux enfonceraientpar-dessus le sabot, jusqu’à mi-jambe, jusqu’au poitrail peut-être,dans la fange, mais n’iraient pas plus avant, soutenus qu’ilsseraient par le fond solide du sol.

Il demanda de tenter l’épreuve, et, commepersonne ne lui faisait concurrence dans ce dangereux essai, ilrecommanda à l’enseigne Remy et sa compagne, et s’aventura dans lepérilleux chemin.

En même temps qu’il partait du bourg, onvoyait un cavalier descendre de la colline, et, comme Henri lefaisait, tenter, de son côté, de se mettre en chemin pour se rendreau bourg.

Tout le versant de la colline qui regardait lebourg était garni de soldats spectateurs qui levaient leurs bras auciel et semblaient vouloir arrêter le cavalier imprudent par leurssupplications.

Les deux députés de ces deux tronçons du grandcorps français poursuivirent courageusement leur chemin, et bientôtils s’aperçurent que leur tâche était moins difficile qu’ils nel’eussent pu craindre, et surtout qu’on ne le craignait poureux.

Un large filet d’eau, qui s’échappait d’unaqueduc, crevé par le choc d’une poutre, sortait de dessous lafange et lavait, comme à dessein, la chaussée bourbeuse, découvrantsous son flot plus limpide le fond du fossé que cherchait l’ongleactif des chevaux.

Déjà les cavaliers n’étaient plus qu’à deuxcents pas l’un de l’autre.

– France ! cria le cavalier quivenait de la colline.

Et il leva son toquet, ombragé d’une plumeblanche.

– Oh ! c’est vous ! s’écriaHenri avec une grande exclamation de joie, vous,monseigneur ?

– Toi, Henri ! toi, mon frère !s’écria l’autre cavalier.

Et au risque de dévier à droite ou à gauche,les deux chevaux partirent au galop, se dirigeant l’un versl’autre ; et bientôt, aux acclamations frénétiques desspectateurs de la chaussée et de la colline, les deux cavalierss’embrassèrent longuement et tendrement.

Aussitôt, le bourg et la colline sedégarnirent : gendarmes et chevau-légers, gentilshommeshuguenots et catholiques, se précipitèrent dans le chemin ouvertpar les deux frères.

Bientôt les deux camps s’étaient joints, lesbras s’étaient ouverts, et sur le chemin où tous avaient crutrouver la mort, on voyait trois mille Français crier merci au cielet vive la France !

– Messieurs, dit tout à coup la voix d’unofficier huguenot, c’est vive M. l’amiral qu’il faut crier, carc’est à M. le duc de Joyeuse et non à un autre que nous devons lavie cette nuit, et ce matin le bonheur d’embrasser noscompatriotes.

Une immense acclamation accueillit cesparoles.

Les deux frères échangèrent quelques motstrempés de larmes ; puis le premier :

– Et le duc ? demanda Joyeuse àHenri.

– Il est mort, à ce qu’il paraît,répondit celui-ci.

– La nouvelle est-elle sûre ?

– Les gendarmes d’Aunis ont vu son chevalnoyé et l’ont reconnu à un signe. Ce cheval tirait encore à sonétrier un cavalier dont la tête était enfoncée sous l’eau.

– Voilà un sombre jour pour la France,dit l’amiral.

Puis, se retournant vers ses gens :

– Allons, messieurs, dit-il à haute voix,ne perdons pas de temps. Une fois les eaux écoulées, nous seronsattaqués très probablement ; retranchons-nous jusqu’à ce qu’ilnous soit arrivé des nouvelles et des vivres.

– Mais, monseigneur, répondit une voix,la cavalerie ne pourra marcher ; les chevaux n’ont point mangédepuis hier quatre heures, et les pauvres bêtes meurent defaim.

– Il y a du grain dans notre campement,dit l’enseigne ; mais comment ferons-nous pour leshommes ?

– Eh ! reprit l’amiral, s’il y a dugrain, c’est tout ce que je demande : les hommes vivront commeles chevaux.

– Mon frère, interrompit Henri, tâchez,je vous prie, que je puisse vous parler un moment.

– Je vais aller occuper le bourg,répondit Joyeuse, choisissez-y un logement pour moi et m’yattendez.

Henri alla retrouver ses deux compagnons.

– Vous voilà au milieu d’une armée,dit-il à Remy ; croyez-moi, cachez-vous dans le logement queje vais prendre ; il ne convient point que madame soit vue dequi que ce soit. Ce soir, lorsque chacun dormira, j’aviserai à vousfaire plus libres.

Remy s’installa donc avec Diane dans lelogement que leur céda l’enseigne des gendarmes, redevenu, parl’arrivée de Joyeuse, simple officier aux ordres de l’amiral.

Vers deux heures, le duc de Joyeuse entra,trompettes sonnantes, dans le bourg, fit loger ses troupes, donnades consignes sévères pour que tout désordre fût évité.

Puis il fit faire une distribution d’orge auxhommes, d’avoine aux chevaux, et d’eau à tout le monde, distribuaaux blessés quelques tonneaux de bière et de vin que l’on trouvadans les caves, et lui-même, à la vue de tous, dîna d’un morceau depain noir et d’un verre d’eau, tout en parcourant les postes.

Partout il fut accueilli comme un sauveur, pardes cris d’amour et de reconnaissance.

– Allons, allons, dit-il, au retour, ense retrouvant seul avec son frère, viennent les Flamands, et je lesbattrai ; et même, vrai Dieu ! si cela continue, je lesmangerai, car j’ai grand’faim ; et, ajouta-t-il tout bas àHenri en jetant dans un coin son pain, dans lequel il avait parumordre avec tant d’enthousiasme, voilà une exécrablenourriture.

Puis lui jetant le bras autour ducou :

– Ça, maintenant, ami, causons, etdis-moi comment tu te trouves en Flandre quand je te croyais àParis.

– Mon frère, dit Henri à l’amiral, la viem’était devenue insupportable à Paris, et je suis parti pour vousretrouver en Flandre.

– Toujours par amour ? demandaJoyeuse.

– Non, par désespoir. Maintenant, je vousle jure, Anne, je ne suis plus amoureux ; ma passion, c’est latristesse.

– Mon frère, mon frère, s’écria Joyeuse,permettez-moi de vous dire que vous êtes tombé sur une misérablefemme.

– Comment cela ?

– Oui, Henri, il arrive qu’à un certaindegré de méchanceté ou de vertu, les êtres créés dépassent lavolonté du créateur et se font bourreaux et homicides, ce quel’Église réprouve également ; ainsi, par trop de vertu, ne pastenir compte des souffrances d’autrui, c’est de l’exaltationbarbare, c’est une absence de charité chrétienne.

– Oh ! mon frère, mon frère, s’écriaHenri, ne calomniez point la vertu !

– Oh ! je ne calomnie pas la vertu,Henri ; j’accuse le vice, et voilà tout. Je le répète donc,cette femme est une misérable femme, et sa possession, si désirablequ’elle soit, ne vaudra jamais les tourments qu’elle te faitsouffrir. Eh ! mon Dieu, c’est dans un pareil cas qu’on doituser de ses forces et de sa puissance, car on se défendlégitimement, bien loin d’attaquer, par le diable ! Henri, jesais bien qu’à votre place, moi, je serais allé prendre d’assaut lamaison de cette femme ; je l’aurais prise elle-même commej’aurais pris sa maison, et ensuite, lorsque, selon l’habitude detoute créature domptée, qui devient aussi humble devant sonvainqueur qu’elle était féroce avant la lutte ; lorsqu’elleserait venue jeter ses bras autour de votre cou en vousdisant : Henri, je t’adore ! alors je l’eusse repousséeen répondant : Vous faites bien, madame, c’est à votre tour,et j’ai assez souffert pour que vous souffriez aussi.

Henri saisit la main de son frère.

– Vous ne pensez pas un mot de ce quevous avancez là, Joyeuse, lui dit-il.

– Si, par ma foi.

– Vous si bon, si généreux !

– Générosité avec les gens sans cœur,c’est duperie, frère.

– Oh ! Joyeuse, Joyeuse, vous neconnaissez point cette femme.

– Mille démons ! je ne veux pas laconnaître.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’elle me ferait commettre ceque d’autres nommeraient un crime, et que je nommerais, moi, unacte de justice.

– Oh ! mon bon frère, dit le jeunehomme avec un angélique sourire, que vous êtes heureux de ne pasaimer ! Mais, s’il vous plaît, monseigneur l’amiral, laissonslà mon fol amour, et causons des choses de la guerre.

– Soit ! aussi bien, en parlant deta folie, tu me rendrais fou.

– Vous voyez que nous manquons devivres.

– Je le sais, et j’ai déjà pensé au moyende nous en procurer.

– Et l’avez-vous trouvé ?

– Je pense qu’oui.

– Lequel ?

– Je ne puis bouger d’ici avant d’avoirreçu des nouvelles de l’armée, attendu que la position est bonne etque je la défendrais contre des forces quintuples ; mais jepuis envoyer à la découverte un corps d’éclaireurs ; ilstrouveront des nouvelles d’abord, ce qui est la vie véritable desgens réduits à la situation où nous sommes ; des vivresensuite, car, en vérité, cette Flandre est un beau pays.

– Pas trop, mon frère, pas trop.

– Oh ! je ne parle que de la terretelle que Dieu l’a faite, et non des hommes qui, éternellement,gâtent l’œuvre de Dieu. Comprenez-vous, Henri, quelle folie ceprince a faite ; quelle partie il a perdue ; commel’orgueil et la précipitation l’ont ruiné vite, ce malheureuxFrançois. Dieu a son âme, n’en parlons plus ; mais, en vérité,il pouvait s’acquérir une gloire immortelle et l’un des beauxroyaumes de l’Europe, tandis qu’il a fait les affaires de qui… deGuillaume le Sournois. Au reste, savez-vous, Henri, que lesAnversois se sont bien battus ?

– Et vous aussi, à ce qu’on dit, monfrère.

– Oui, j’étais dans un de mes bons jours,et puis il y a une chose qui m’a excité.

– Laquelle ?

– C’est que j’ai rencontré, sur le champde bataille, une épée de ma connaissance.

– Un Français ?

– Un Français.

– Dans les rangs des Flamands ?

– À leur tête. Henri, voilà un secretqu’il faut savoir pour donner un pendant à l’écartèlement deSalcède en place de Grève.

– Enfin, cher seigneur, vous voici revenusain et sauf, à ma grande joie ; mais, moi, je n’ai rien faitencore, il faut bien que je fasse quelque chose aussi.

– Et que voulez-vous faire ?

– Donnez-moi le commandement de voséclaireurs, je vous prie.

– Non, c’est en vérité trop périlleux,Henri ; je ne vous dirais pas ce mot devant desétrangers ; mais je ne veux pas vous faire mourir d’une mortobscure, et par conséquent d’une laide mort. Les éclaireurs peuventrencontrer un corps de ces vilains Flamands qui guerroient avec desfléaux et des faux : vous en tuez mille ; il en reste un,celui-là vous coupe en deux ou vous défigure. Non, Henri,non ; si vous tenez absolument à mourir, je vous réserve mieuxque cela.

– Mon frère, accordez-moi ce que je vousdemande, je vous prie ; je prendrai toutes les mesures deprudence, et je vous promets de revenir ici.

– Allons, je comprends !

– Que comprenez-vous ?

– Vous voulez essayer si le bruit dequelque action d’éclat n’amollira pas le cœur de la farouche.Avouez que c’est cela qui vous donne cette insistance.

– J’avouerai cela, si vous voulez, monfrère.

– Soit, vous avez raison. Les femmes quirésistent à un grand amour, se rendent parfois à un peu debruit.

– Je n’espère pas cela.

– Triple fou que vous êtes alors, si vousle faites sans cet espoir. Tenez, Henri, ne cherchez pas d’autreraison au refus de cette femme, sinon que c’est une capricieuse quin’a ni cœur ni yeux.

– Vous me donnez ce commandement,n’est-ce pas, mon frère ?

– Il le faut bien, puisque vous levoulez.

– Je puis partir ce soir même ?

– C’est de rigueur, Henri ; vouscomprenez que nous ne pouvons attendre plus longtemps.

– Combien mettez-vous d’hommes à madisposition ?

– Cent hommes, pas davantage. Je ne puisdégarnir ma position, Henri, vous comprenez bien cela.

– Moins, si vous voulez, mon frère.

– Non pas, car je voudrais pouvoir vousen donner le double. Seulement engagez-moi votre parole d’honneurque si vous avez affaire à plus de trois cents hommes, vous battrezen retraite au lieu de vous faire tuer.

– Mon frère, dit en souriant Henri, vousme vendez bien cher une gloire que vous ne me livrez pas.

– Alors, mon cher Henri, je ne vous lavendrai ni ne vous la donnerai ; un autre officier commanderala reconnaissance.

– Mon frère, donnez vos ordres, et je lesexécuterai.

– Vous n’engagerez donc le combat qu’àforces égales, doubles ou triples, mais vous ne dépasserez pointcela.

– Je vous le jure.

– Très bien ; maintenant quel corpsvoulez-vous avoir ?

– Laissez-moi prendre cent hommes desgendarmes d’Aunis ; j’ai bon nombre d’amis dans ce régiment,et, en choisissant mes hommes, j’en ferai ce que je voudrai.

– Va pour les gendarmes d’Aunis.

– Quand partirai-je ?

– Tout de suite. Seulement vous ferezdonner la ration aux hommes pour un jour, aux bêtes pour deux.Rappelez-vous que je désire avoir des nouvelles promptes etsûres.

– Je pars, mon frère ; avez-vousquelque ordre secret ?

– Ne répandez pas la mort du duc ;laissez croire qu’il est à mon camp. Exagérez mes forces, et sivous retrouvez le corps du prince, quoique ce soit un méchant hommeet un pauvre général, comme, à tout prendre, il était de la maisonde France, faites-le mettre dans une boîte de chêne, et faites-lerapporter par vos gendarmes, afin qu’il soit enterré àSaint-Denis.

– Bien, mon frère ; est-cetout ?

– C’est tout.

Henri prit la main de son aîné pour la baiser,mais celui-ci le serra dans ses bras.

– Encore une fois, vous me promettez,Henri, dit Joyeuse, que ce n’est point une ruse que vous employezpour vous faire tuer bravement ?

– Mon frère, j’ai eu cette pensée envenant vous rejoindre ; mais cette pensée, je vous jure, n’estplus en moi.

– Et depuis quand vous a-t-ellequitté ?

– Depuis deux heures.

– À quelle occasion ?

– Mon frère, excusez-moi.

– Allez, Henri, allez, vos secrets sont àvous.

– Oh ! que vous êtes bon, monfrère !

Et les jeunes gens se jetèrent une secondefois dans les bras l’un de l’autre, et se séparèrent, non sansretourner encore la tête l’un vers l’autre, non sans se saluer dusourire et de la main.

LXXIII – L’expédition

Henri, transporté de joie, se hâta d’allerrejoindre Diane et Remy.

– Tenez-vous prêts dans un quart d’heure,leur dit-il, nous partons. Vous trouverez deux chevaux tout sellésà la porte du petit escalier de bois qui aboutit à cecorridor ; mêlez-vous à notre suite et ne soufflez mot.

Puis, apparaissant au balcon de châtaignierqui faisait le tour de la maison :

– Trompettes des gendarmes, cria-t-il,sonnez le boute-selle.

L’appel retentit aussitôt dans le bourg, etl’enseigne et ses hommes vinrent se ranger devant la maison.

Leurs gens venaient derrière eux avec quelquesmulets et deux chariots. Remy et sa compagne, selon le conseildonné, se dissimulaient au milieu d’eux.

– Gendarmes, dit Henri, mon frèrel’amiral m’a donné momentanément le commandement de votrecompagnie, et m’a chargé d’aller à la découverte ; cent devous devront m’accompagner : la mission est dangereuse, maisc’est pour le salut de tous que vous allez marcher en avant. Quelssont les hommes de bonne volonté ?

Les trois cents hommes se présentèrent.

– Messieurs, dit Henri, je vous remercietous ; c’est avec raison qu’on a dit que vous aviez étél’exemple de l’armée, mais je ne puis prendre que cent hommes parmivous ; je ne veux point faire de choix, le hasarddécidera.

Monsieur, continua Henri en s’adressant àl’enseigne, faites tirer au sort, je vous en prie.

Pendant qu’on procédait à cette opération,Joyeuse donnait ses dernières instructions à son frère.

– Écoute bien, Henri, disait l’amiral,les campagnes se dessèchent ; il doit exister, à cequ’assurent les gens du pays, une communication entre Conticq etRupelmonde ; vous marchez entre une rivière et un fleuve, leRupel et l’Escaut ; pour l’Escaut, vous trouverez avantRupelmonde des bateaux ramenés d’Anvers ; le Rupel n’est pointindispensable à passer. J’espère que vous n’aurez pas besoind’ailleurs d’aller jusqu’à Rupelmonde pour trouver des magasins devivres ou des moulins.

Henri s’apprêtait à partir sur cesparoles.

– Attends donc, lui dit Joyeuse, tuoublies le principal : mes hommes ont pris trois paysans, jet’en donne un pour vous servir de guide. Pas de fausse pitié ;à la première apparence de trahison, un coup de pistolet ou depoignard.

Ce dernier point réglé, il embrassa tendrementson frère, et donna l’ordre du départ.

Les cent hommes tirés au sort par l’enseigne,du Bouchage en tête, se mirent en route à l’instant même.

Henri plaça le guide entre deux gendarmestenant constamment le pistolet au poing.

Remy et sa compagne étaient mêlés aux gens dela suite. Henri n’avait fait aucune recommandation à leur égard,pensant que la curiosité était déjà bien assez excitée à leurendroit, sans l’augmenter encore par des précautions plusdangereuses que salutaires.

Lui-même, sans avoir fatigué ou importuné seshôtes par un seul regard, après être sorti du bourg, revint prendresa place aux flancs de la compagnie.

Cette marche de la troupe était lente, lechemin parfois manquait tout à coup sous les pieds des chevaux, etle détachement tout entier se trouvait embourbé.

Tant que l’on n’eut point trouvé la chausséeque l’on cherchait, on dut se résigner à marcher comme avec desentraves.

Quelquefois des spectres, fuyant au bruit deschevaux, sillonnaient la plaine ; c’étaient des paysans un peutrop prompts à revenir dans leurs terres, et qui redoutaient detomber aux mains de ces ennemis qu’ils avaient voulu anéantir.

Parfois aussi, ce n’étaient que de malheureuxFrançais à moitié morts de froid et de faim, incapables de luttercontre des gens armés, et qui, dans l’incertitude où ils étaient detomber sur des amis ou des ennemis, préféraient attendre le jourpour reprendre leur pénible route.

On fit deux lieues en trois heures ; cesdeux lieues avaient conduit l’aventureuse patrouille sur les bordsdu Rupel, que bordait une chaussée de pierre ; mais alors lesdangers succédèrent aux difficultés : deux ou trois chevauxperdirent pied dans les interstices de ces pierres, ou, glissantsur les pierres fangeuses, roulèrent avec leurs cavaliers dansl’eau encore rapide de la rivière.

Plus d’une fois aussi, de quelque bateauamarré à l’autre bord, partirent des coups de feu qui blessèrentdeux valets d’armée et un gendarme.

Un des deux valets avait été blessé aux côtésde Diane ; elle avait manifesté des regrets pour cet homme,mais aucune crainte pour elle.

Henri, dans ces différentes circonstances, semontra pour ses hommes un digne capitaine et un véritableami ; il marchait le premier, forçant toute la troupe à suivresa trace, et se fiant moins encore à sa propre sagacité qu’àl’instinct du cheval que lui avait donné son frère, si bien que decette façon il conduisait tout le monde au salut, en risquant seulla mort.

À trois lieues de Rupelmonde, les gendarmesrencontrèrent une demi-douzaine de soldats français accroupisdevant un feu de tourbe : les malheureux faisaient cuire unquartier de chair de cheval, seule nourriture qu’ils eussentrencontrée depuis deux jours.

L’approche des gendarmes causa un grandtrouble parmi les convives de ce triste festin : deux ou troisse levèrent pour fuir ; mais l’un d’eux resta assis et lesretint en disant :

– Eh bien ! s’ils sont ennemis, ilsnous tueront, et au moins la chose sera finie tout de suite.

– France ! France ! cria Henriqui avait entendu ces paroles ; venez à nous, pauvresgens.

Ces malheureux, en reconnaissant descompatriotes, accoururent à eux ; on leur donna des manteaux,un coup de genièvre ; on y ajouta la permission de monter encroupe derrière les valets.

Ils suivirent ainsi le détachement.

Une demi-lieue plus loin, on trouva quatrechevau-légers avec un cheval pour quatre ; ils furentrecueillis également.

Enfin, on arriva sur les bords del’Escaut : la nuit était profonde ; les gendarmestrouvèrent là deux hommes qui tâchaient, en mauvais flamand,d’obtenir d’un batelier le passage sur l’autre rive.

Celui-ci refusait avec des menaces.

L’enseigne parlait le hollandais. Il s’avançadoucement en tête de la colonne, et tandis que celle-ci faisaithalte, il entendit ces mots :

– Vous êtes des Français, vous devezmourir ici ; vous ne passerez pas.

L’un des deux hommes lui appuya un poignardsur la gorge, et, sans se donner la peine d’essayer à lui parler salangue, il lui dit en excellent français :

– C’est toi qui mourras ici, tout Flamandque tu es, si tu ne nous passes pas à l’instant même.

– Tenez ferme, monsieur, tenezferme ! cria l’enseigne, dans cinq minutes nous sommes àvous.

Mais pendant le mouvement que les deuxFrançais firent en entendant ces paroles, le batelier détacha lenœud qui retenait sa barque au rivage et s’éloigna rapidement enles laissant sur le bord.

Mais un des gendarmes, comprenant de quelleutilité pouvait être le bateau, entra dans le fleuve avec soncheval et abattit le batelier d’un coup de pistolet.

Le bateau sans guide tourna surlui-même ; mais comme il n’avait pas encore atteint le milieudu fleuve, le remous le repoussa vers la rive.

Les deux hommes s’en emparèrent aussitôt qu’iltoucha le bord, et s’y logèrent les premiers.

Cet empressement à s’isoler étonnal’enseigne.

– Eh ! messieurs, demanda-t-il, quiêtes-vous, s’il vous plaît ?

– Monsieur, nous sommes officiers aurégiment de la Marine, et vous gendarmes d’Aunis, à ce qu’ilparaît.

– Oui, messieurs, et bien heureux depouvoir vous être utiles ; n’allez-vous point nousaccompagner ?

– Volontiers, messieurs.

– Montez sur les chariots alors, si vousêtes trop fatigués pour nous suivre à pied.

– Puis-je vous demander où vousallez ? fit celui des deux officiers de marine qui n’avaitpoint encore parlé.

– Monsieur, nos ordres sont de pousserjusqu’à Rupelmonde.

– Prenez garde, reprit le mêmeinterlocuteur, nous n’avons pas traversé le fleuve plus tôt, parceque, ce matin, un détachement d’Espagnols a passé venantd’Anvers ; au coucher du soleil, nous avons cru pouvoir nousrisquer ; deux hommes n’inspirent pas d’inquiétude, mais vous,toute une troupe.

– C’est vrai, dit l’enseigne, je vaisappeler notre chef.

Il appela Henri, qui s’approcha en demandantce qu’il y avait.

– Il y a, répondit l’enseigne, que cesmessieurs ont rencontré ce matin un détachement d’Espagnols quisuivaient le même chemin que nous.

– Et combien étaient-ils ? demandaHenri.

– Une cinquantaine d’hommes.

– Eh bien ! et c’est cela qui vousarrête ?

– Non, monsieur le comte ; mais,cependant, je crois qu’il serait prudent de nous assurer du bateauà tout hasard ; vingt hommes peuvent y tenir, et, s’il y avaiturgence de traverser le fleuve, en cinq voyages, et en tirant noschevaux par la bride, l’opération serait terminée.

– C’est bien, dit Henri, qu’on garde lebateau, il doit y avoir des maisons à l’embranchement du Rupel etde l’Escaut.

– Il y a un village, dit une voix.

– Allons-y, c’est une bonne position quel’angle formé par la jonction de deux rivières. Gendarmes, enmarche ! Que deux hommes descendent le fleuve avec le bateau,tandis que nous le côtoierons.

– Nous allons diriger le bateau, dit l’undes deux officiers, si vous le voulez bien.

– Soit, messieurs, dit Henri ; maisne nous perdez point de vue, et venez nous rejoindre aussitôt quenous serons installés dans le village.

– Mais si nous abandonnons le bateau etqu’on nous le reprenne ?

– Vous trouverez à cent pas du village unposte de dix hommes, à qui vous le remettrez.

– C’est bien, dit l’officier de marine,et d’un vigoureux coup d’aviron, il s’éloigna du rivage.

– C’est singulier, dit Henri, en seremettant en marche, voici une voix que je connais.

Une heure après il trouva le village gardé parle détachement d’Espagnols dont avait parlé l’officier :surpris au moment où ils s’y attendaient le moins, ils firent àpeine résistance.

Henri fit désarmer les prisonniers, lesenferma dans la maison la plus forte du village, et mit un poste dedix hommes pour les garder.

Un autre poste de dix hommes fut envoyé pourgarder le bateau.

Dix autres hommes furent dispersés ensentinelles sur divers points avec promesse d’être relevés au boutd’une heure.

Henri décida ensuite que l’on souperait vingtpar vingt, dans la maison en face de celle où étaient enfermés lesprisonniers espagnols. Le souper des cinquante ou soixante premiersétait prêt ; c’était celui du poste qu’on venaitd’enlever.

Henri choisit, au premier étage, une chambrepour Diane et pour Remy, qu’il ne voulait point faire souper avectout le monde.

Il fit placer à table l’enseigne avec dix-septhommes, en le chargeant d’inviter à souper avec lui les deuxofficiers de marine, gardiens du bateau.

Puis il s’en alla, avant de se mettre à tablelui-même, visiter ses gens dans leurs diverses positions.

Au bout d’une demi-heure, Henri rentra.

Cette demi-heure lui avait suffi pour assurerle logement et la nourriture de tous ses gens, et pour donner lesordres nécessaires en cas de surprise des Hollandais.

Les officiers, malgré son invitation de nepoint s’inquiéter de lui, l’avaient attendu pour commencer leurrepas ; seulement, ils s’étaient mis à table ;quelques-uns dormaient de fatigue sur leurs chaises.

L’entrée du comte réveilla les dormeurs, etfit lever les éveillés.

Henri jeta un coup d’œil sur la salle.

Des lampes de cuivre, suspendues au plafond,éclairaient d’une lueur fumeuse et presque compacte.

La table, couverte de pains de froment et deviande de porc, avec un pot de bière fraîche par chaque homme, eûteu un aspect appétissant, même pour des gens qui depuisvingt-quatre heures n’eussent pas manqué de tout.

On indiqua à Henri la place d’honneur.

Il s’assit.

– Mangez, messieurs, dit-il.

Aussitôt cette permission donnée, le bruit descouteaux et des fourchettes sur les assiettes de faïence prouva àHenri qu’elle était attendue avec une certaine impatience etaccueillie avec une suprême satisfaction.

– À propos, demanda Henri à l’enseigne,a-t-on retrouvé nos deux officiers de marine ?

– Oui, monsieur.

– Où sont-ils ?

– Là, voyez, au bout de la table.

Non seulement ils étaient assis au bout de latable, mais encore à l’endroit le plus obscur de la chambre.

– Messieurs, dit Henri, vous êtes malplacés et vous ne mangez point, ce me semble.

– Merci, monsieur le comte, répondit l’und’eux, nous sommes très fatigués, et nous avions en vérité plusbesoin de sommeil que de nourriture ; nous avons déjà dit celaà messieurs vos officiers, mais ils ont insisté, disant que votreordre était que nous soupassions avec vous. Ce nous est un grandhonneur, et dont nous sommes bien reconnaissants. Mais néanmoins,si, au lieu de nous garder plus longtemps, vous aviez la bonté denous faire donner une chambre…

Henri avait écouté avec la plus grandeattention, mais il était évident que c’était bien plutôt la voixqu’il écoutait que la parole.

– Et c’est aussi l’avis de votrecompagnon ? dit Henri, lorsque l’officier de marine eut cesséde parler.

Et il regardait ce compagnon, qui tenait sonchapeau rabattu sur ses yeux et qui s’obstinait à ne pas soufflermot, avec une attention si profonde, que plusieurs des convivescommencèrent à le regarder aussi.

Celui-ci, forcé de répondre à la question ducomte, articula d’une façon presque inintelligible ces deuxmots :

– Oui, comte.

À ces deux mots, le jeune hommetressaillit.

Alors, se levant, il marcha droit au bas boutde la table, tandis que les assistants suivaient avec une attentionsingulière les mouvements de Henri et la manifestation bien visiblede son étonnement.

Henri s’arrêta près des deux officiers.

– Monsieur, dit-il à celui qui avaitparlé le premier, faites-moi une grâce.

– Laquelle, monsieur le comte.

– Assurez-moi que vous n’êtes pas lefrère de M. Aurilly, ou peut-être M. Aurilly lui-même.

– Aurilly ! s’écrièrent tous lesassistants.

– Et que votre compagnon, continua Henri,veuille bien relever un peu le chapeau qui lui couvre le visage,sans quoi je l’appellerai monseigneur, et je m’inclinerai devantlui.

Et en même temps, son chapeau à la main, Henris’inclina respectueusement devant l’inconnu.

Celui-ci leva la tête.

– Monseigneur le duc d’Anjou !s’écrièrent les officiers.

– Le duc vivant !

– Ma foi, messieurs, dit l’officier,puisque vous voulez bien reconnaître votre prince vaincu etfugitif, je ne résisterai pas plus longtemps à cette manifestationdont je vous suis reconnaissant ; vous ne vous trompiez pas,messieurs, je suis bien le duc d’Anjou.

– Vive monseigneur ! s’écrièrent lesofficiers.

LXXIV – Paul-Émile

Toutes ces acclamations, bien que sincères,effarouchèrent le prince.

– Oh ! silence, silence, messieurs,dit-il, ne soyez pas plus contents que moi, je vous prie, dubonheur qui m’arrive. Je suis enchanté de n’être pas mort, je vousprie de le croire, et cependant, si vous ne m’eussiez pointreconnu, je ne me fusse pas le premier vanté d’être vivant.

– Quoi ! monseigneur, dit Henri,vous m’aviez reconnu, vous vous retrouviez au milieu d’une troupede Français, vous nous voyiez désespérés de votre perte, et vousnous laissiez dans cette douleur de vous avoir perdu !

– Messieurs, répondit le prince, outreune foule de raisons qui me faisaient désirer de garderl’incognito, j’avoue, puisqu’on me croyait mort, que je n’eussepoint été fâché de cette occasion, qui ne se représenteraprobablement pas de mon vivant, de savoir un peu quelle oraisonfunèbre on prononcera sur ma tombe.

– Monseigneur, monseigneur !

– Non, vraiment, reprit le duc, je suisun homme comme Alexandre de Macédoine, moi ; je fais la guerreavec art et j’y mets de l’amour-propre comme tous les artistes. Ehbien ! sans vanité, j’ai, je crois, fait une faute.

– Monseigneur, dit Henri en baissant lesyeux, ne dites point de pareilles choses, je vous prie.

– Pourquoi pas ? Il n’y a que lepape qui soit infaillible, et depuis Boniface VIII, cetteinfaillibilité est fort discutée.

– Voyez à quelle chose vous nousexposiez, monseigneur, si quelqu’un de nous se fût permis de donnerson avis sur cette expédition, et que cet avis eût été unblâme.

– Eh bien ! pourquoi pas ?Croyez-vous que je ne me sois point déjà fort blâmé moi-même ;non pas d’avoir livré la bataille, mais de l’avoirperdue ?

– Monseigneur, cette bonté nous effraie,et que Votre Altesse me permette de le lui dire, cette gaîté n’estpoint naturelle. Que Votre Altesse ait la bonté de nous rassurer,en nous disant qu’elle ne souffre point.

Un nuage terrible passa sur le front duprince, et couvrit ce front, déjà si fatal, d’un crêpesinistre.

– Non pas, dit-il, non pas. Je ne fusjamais mieux portant, Dieu merci ! qu’à cette heure, et je mesens à merveille au milieu de vous.

Les officiers s’inclinèrent.

– Combien d’hommes sous vos ordres, duBouchage ?

– Cent cinquante, monseigneur.

– Ah ! ah ! cent cinquante surdouze mille, c’est la proportion du désastre de Cannes. Messieurs,on enverra un boisseau de vos bagues à Anvers, mais je doute queles beautés flamandes puissent s’en servir, à moins de se faireeffiler les doigts avec les couteaux de leurs maris : ilscoupaient bien, ces couteaux !

– Monseigneur, reprit Joyeuse, si notrebataille est une bataille de Cannes, nous sommes plus heureux queles Romains, car nous avons conservé notre Paul-Émile.

– Sur mon âme, messieurs, reprit le duc,le Paul-Émile d’Anvers, c’est Joyeuse, et, sans doute, pour pousserla ressemblance jusqu’au bout avec son héroïque modèle, ton frèreest mort, n’est-ce pas, du Bouchage ?

Henri se sentit le cœur déchiré par cettefroide question.

– Non, monseigneur, répondit-il, ilvit.

– Ah ! tant mieux, dit le duc avecun sourire glacé ; quoi ! notre brave Joyeuse a survécu.Où est-il que je l’embrasse ?

– Il n’est point ici, monseigneur.

– Ah ! oui, blessé.

– Non, monseigneur, sain et sauf.

– Mais fugitif comme moi, errant, affamé,honteux et pauvre guerrier, hélas ! Le proverbe a bienraison : Pour la gloire l’épée, après l’épée le sang, après lesang les larmes.

– Monseigneur, j’ignorais le proverbe, etje suis heureux, malgré le proverbe, d’apprendre à Votre Altesseque mon frère a eu le bonheur de sauver trois mille hommes, aveclesquels il occupe un gros bourg à sept lieues d’ici, et, tel queme voit Son Altesse, je marche comme éclaireur de son armée.

Le duc pâlit.

– Trois mille hommes ! dit-il, etc’est Joyeuse qui a sauvé ces trois mille hommes ? Sais-tu quec’est un Xénophon, ton frère ; il est pardieu fort heureux quemon frère, à moi, m’ait envoyé le tien, sans quoi je revenais toutseul en France. Vive Joyeuse, pardieu ! foin de la maison deValois ; ce n’est pas elle, ma foi, qui peut prendre pour sadevise : Hilariter.

– Monseigneur, oh !monseigneur ! murmura du Bouchage suffoqué de douleur, envoyant que cette hilarité du prince cachait une sombre etdouloureuse jalousie.

– Non, sur mon âme, je dis vrai, n’est-cepas, Aurilly ? Nous revenons en France pareils à François Ieraprès la bataille de Pavie. Tout est perdu, plus l’honneur !Ah ! ah ! ah ! j’ai retrouvé la devise de la maisonde France, moi !

Un morne silence accueillit ces riresdéchirants comme s’ils eussent été des sanglots.

– Monseigneur, interrompit Henri,racontez-moi comment le dieu tutélaire de la France a sauvé VotreAltesse.

– Eh ! cher comte, c’est biensimple, le dieu tutélaire de la France était occupé à autre chosede plus important sans doute en ce moment, de sorte que je me suissauvé tout seul.

– Et comment cela, monseigneur ?

– Mais à toutes jambes.

Pas un sourire n’accueillit cetteplaisanterie, que le duc eût certes punie de mort si elle eût étéfaite par un autre que par lui.

– Oui, oui, c’est bien le mot.Hein ? comme nous courions, continua-t-il, n’est-ce pas, monbrave Aurilly ?

– Chacun, dit Henri, connaît la froidebravoure et le génie militaire de Votre Altesse, nous la supplionsdonc de ne pas nous déchirer le cœur en se donnant des tortsqu’elle n’a pas. Le meilleur général n’est pas invincible, etAnnibal lui-même a été vaincu à Zama.

– Oui, répondit le duc, mais Annibalavait gagné les batailles de la Trébie, de Trasimène et de Cannes,tandis que moi je n’ai gagné que celle de Cateau-Cambrésis ;ce n’est point assez, en vérité, pour soutenir la comparaison.

– Mais monseigneur plaisante lorsqu’ildit qu’il a fui ?

– Non, pardieu ! je ne plaisantepas : d’ailleurs trouves-tu qu’il y ait de quoi plaisanter, duBouchage ?

– Pouvait-on faire autrement, monsieur lecomte ? dit Aurilly, croyant qu’il était besoin qu’il vînt enaide à son maître.

– Tais-toi, Aurilly, dit le duc ;demande à l’ombre de Saint-Aignan si l’on pouvait ne pasfuir ?

Aurilly baissa la tête.

– Ah ! vous ne savez pas l’histoirede Saint-Aignan, vous autres ; c’est vrai ; je vais vousla conter en trois grimaces.

À cette plaisanterie qui, dans lacirconstance, avait quelque chose d’odieux, les officiersfroncèrent le sourcil, sans s’inquiéter s’ils déplaisaient ou non àleur maître.

– Imaginez-vous donc, messieurs, dit leprince sans paraître avoir le moins du monde remarqué ce signe dedésapprobation, imaginez-vous qu’au moment où la bataille sedéclarait perdue, il réunit cinq cents chevaux et, au lieu de s’enaller comme tout le monde, il vint à moi et me dit :

– Il faut donner, monseigneur.

– Comment, donner ? luirépondis-je ; vous êtes fou, Saint-Aignan, ils sont centcontre un.

– Fussent-ils mille, répliqua-t-il avecune affreuse grimace, je donnerai.

– Donnez, mon cher, donnez,répondis-je ; moi je ne donne pas, au contraire.

– Vous me donnerez cependant votrecheval, qui ne peut plus marcher, et vous prendrez le mien qui estfrais ; comme je ne veux pas fuir, tout cheval m’est bon, àmoi.

Et, en effet, il prit mon cheval blanc, et medonna son cheval noir, en me disant :

– Prince, voilà un coureur qui fera vingtlieues en quatre heures, si vous le voulez.

Puis, se retournant vers ses hommes :

– Allons, messieurs, dit-il,suivez-moi ; en avant ceux qui ne veulent pas tourner ledos !

Et il piqua vers l’ennemi avec une secondegrimace plus affreuse que la première.

Il croyait trouver des hommes, il trouva del’eau ; j’avais prévu la chose, moi : Saint-Aignan et sespaladins y sont restés.

S’il m’eût écouté, au lieu de faire cettevaillantise inutile, nous l’aurions à cette table, et il ne feraitpas à cette heure une troisième grimace plus laide probablementencore que les deux premières.

Un frisson d’horreur parcourut le cercle desassistants.

– Ce misérable n’a pas de cœur, pensaHenri. Oh ! pourquoi son malheur, sa honte et surtout sanaissance le protègent-ils contre l’appel qu’on aurait tant debonheur à lui adresser !

– Messieurs, dit à voix basse Aurilly quisentit le terrible effet produit au milieu de cet auditoire de gensde cœur par les paroles du prince, vous voyez comme monseigneur estaffecté, ne faites donc point attention à ses paroles : depuisle malheur qui lui est arrivé, je crois qu’il a vraiment desinstants de délire.

– Et voilà, dit le prince en vidant sonverre, comment Saint-Aignan est mort et comment je vis ; aureste, en mourant, il m’a rendu un dernier service : il a faitcroire, comme il montait mon cheval, que c’était moi qui étaismort ; de sorte que ce bruit s’est répandu non seulement dansl’armée française, mais encore dans l’armée flamande, qui alorss’est ralentie à ma poursuite ; mais rassurez-vous, messieurs,nos bons Flamands ne porteront pas la chose en paradis ; nousaurons une revanche, messieurs, et sanglante même, et je me composedepuis hier, mentalement du moins, la plus formidable armée qui aitjamais existé.

– En attendant, monseigneur, dit Henri,Votre Altesse va prendre le commandement de mes hommes ; il nem’appartient plus à moi, simple gentilhomme, de donner un seulordre là où est un fils de France.

– Soit, dit le prince, et je commence parordonner à tout le monde de souper, et à vous particulièrement,monsieur du Bouchage, car vous n’avez pas même approché de votreassiette.

– Monseigneur, je n’ai pas faim.

– En ce cas, du Bouchage, mon ami,retournez visiter vos postes. Annoncez aux chefs que je vis, maispriez-les de ne pas s’en réjouir trop hautement, avant que nousn’ayons gagné une meilleure citadelle ou rejoint le corps d’arméede notre invincible Joyeuse, car je vous avoue que je me souciemoins que jamais d’être pris, maintenant que j’ai échappé au feu età l’eau.

– Monseigneur, Votre Altesse sera obéierigoureusement, et nul ne saura, excepté ces messieurs, qu’ellenous fait l’honneur de demeurer parmi nous.

– Et ces messieurs me garderont lesecret ? demanda le duc.

Tout le monde s’inclina.

– Allez à votre visite, comte.

Du Bouchage sortit de la salle.

Il n’avait fallu, comme on le voit, qu’uninstant à ce vagabond, à ce fugitif, à ce vaincu, pour redevenirfier, insouciant et impérieux.

Commander à cent hommes ou à cent mille, c’esttoujours commander ; le duc d’Anjou en eût agi de même avecJoyeuse. Les princes ne demandent jamais ce qu’ils croient mériter,mais ce qu’ils croient qu’on leur doit.

Tandis que du Bouchage exécutait l’ordre avecd’autant plus de ponctualité qu’il voulait paraître moins dépitéd’obéir, François questionnait, et Aurilly, cette ombre du maître,laquelle suivait tous ses mouvements, questionnait aussi.

Le duc trouvait étonnant qu’un homme du nom etdu rang de du Bouchage eût consenti à prendre ainsi le commandementd’une poignée d’hommes, et se fût chargé d’une expédition aussipérilleuse. C’était en effet le poste d’un simple enseigne et noncelui du frère d’un grand-amiral.

Chez le prince tout était soupçon, et toutsoupçon avait besoin d’être éclairé.

Il insista donc, et apprit que legrand-amiral, en mettant son frère à la tête de la reconnaissance,n’avait fait que céder à ses pressantes instances.

Celui qui donnait ce renseignement au duc, etqui le donnait sans mauvaise intention aucune, était l’enseigne desgendarmes d’Aunis, lequel avait recueilli du Bouchage, et s’étaitvu enlever son commandement, comme du Bouchage venait de se voirenlever le sien par le duc.

Le prince avait cru apercevoir un légersentiment d’irritabilité dans le cœur de l’enseigne contre duBouchage, voilà pourquoi il interrogeait particulièrementcelui-ci.

– Mais, demanda le prince, quelle étaitdonc l’intention du comte, qu’il sollicitait avec tant d’instanceun si pauvre commandement ?

– Rendre service à l’armée d’abord, ditl’enseigne, et de ce sentiment je n’en doute pas.

– D’abord, avez-vous dit ? – quelest l’ensuite, monsieur ?

– Ah ! monseigneur, dit l’enseigne,je ne sais pas.

– Vous me trompez ou vous vous trompezvous-même, monsieur ; vous savez.

– Monseigneur, je ne puis donner, même àVotre Altesse, que les raisons de mon service.

– Vous le voyez, dit le prince en seretournant vers les quelques officiers demeurés à table, j’avaisparfaitement raison de me tenir caché, messieurs, puisqu’il y adans mon armée des secrets dont on m’exclut.

– Ah ! monseigneur, repritl’enseigne, Votre Altesse comprend bien mal ma discrétion ; iln’y a de secrets qu’en ce qui concerne M. du Bouchage ; nepourrait-il pas arriver, par exemple, que tout en servant l’intérêtgénéral, M. Henri eût voulu rendre service à quelque parent ou àquelque ami, en le faisant escorter ?

– Qui donc est ici parent ou ami ducomte ? Qu’on le dise ; voyons, que jel’embrasse !

– Monseigneur, dit Aurilly en venant semêler à la conversation avec cette respectueuse familiarité dont ilavait pris l’habitude, monseigneur, je viens de découvrir unepartie du secret, et il n’a rien qui puisse motiver la défiance deVotre Altesse. Ce parent que M. du Bouchage voulait faire escorter,eh bien !…

– Eh bien ! fit le prince, achève,Aurilly.

– Eh bien ! monseigneur, c’est uneparente.

– Ah ! ah ! ah ! s’écriale duc, que ne me disait-on la chose tout franchement ? Cecher Henri !… Eh ! mais, c’est tout naturel… Allons,allons, fermons les yeux sur la parente, et n’en parlons plus.

– Votre Altesse fera d’autant mieux, ditAurilly, que la chose est des plus mystérieuses.

– Comment cela ?

– Oui, la dame, comme la célèbreBradamante dont j’ai vingt fois chanté l’histoire à Votre Altesse,la dame se cache sous des habits d’homme.

– Oh ! monseigneur, dit l’enseigne,je vous en supplie ; M. Henri m’a paru avoir de grandsrespects pour cette dame, et, selon toute probabilité, envoudrait-il aux indiscrets.

– Sans doute, sans doute, monsieurl’enseigne ; nous serons muet comme des sépulcres, soyeztranquille ; muet comme le pauvre Saint-Aignan ;seulement, si nous voyons la dame, nous tâcherons de ne pas luifaire de grimaces. Ah ! Henri a une parente avec lui, commecela tout au milieu des gendarmes ? et où est-elle, Aurilly,cette parente ?

– Là-haut.

– Comment ! là-haut, dans cettemaison-ci ?

– Oui, monseigneur ; mais,chut ! voici M. du Bouchage.

– Chut ! répéta le prince en riantaux éclats.

LXXV – Un des souvenirs du ducd’Anjou

Le jeune homme, en rentrant, put entendre lefuneste éclat de rire du prince ; mais il n’avait point assezvécu auprès de Son Altesse pour connaître toutes les menacesrenfermées dans une manifestation joyeuse du duc d’Anjou.

Il eût pu s’apercevoir aussi, au trouble dequelques physionomies, qu’une conversation hostile avait été tenuepar le duc en son absence et interrompue par son retour.

Mais Henri n’avait point assez de défiancepour deviner de quoi il s’agissait : nul n’était assez son amipour le lui dire en présence du duc.

D’ailleurs Aurilly faisait bonne garde, et leduc, qui sans aucun doute avait déjà à peu près arrêté son plan,retenait Henri près de sa personne, jusqu’à ce que tous lesofficiers présents à la conversation fussent éloignés.

Le duc avait fait quelques changements à ladistribution des postes.

Ainsi, quand il était seul, Henri avait jugé àpropos de se faire centre, puisqu’il était chef, et d’établir sonquartier général dans la maison de Diane.

Puis, au poste le plus important aprèscelui-là, et qui était celui de la rivière, il envoyaitl’enseigne.

Le duc, devenu chef à la place de Henri,prenait la place de Henri, et envoyait Henri où celui-ci devaitenvoyer l’enseigne.

Henri ne s’en étonna point. Le prince s’étaitaperçu que ce point était le plus important, et il le luiconfiait : c’était chose toute naturelle, si naturelle, quetout le monde, et Henri le premier, se méprit à son intention.

Seulement il crut devoir faire unerecommandation à l’enseigne des gendarmes, et s’approcha de lui.C’était tout naturel aussi qu’il mît sous sa protection les deuxpersonnes sur lesquelles il veillait et qu’il allait être forcé,momentanément du moins, d’abandonner.

Mais, aux premiers mots que Henri tentad’échanger avec l’enseigne, le duc intervint.

– Des secrets ! dit-il avec sonsourire.

Le gendarme avait compris, mais trop tard,l’indiscrétion qu’il avait faite. Il se repentait, et, voulantvenir en aide au comte :

– Non, monseigneur, répondit-il ;monsieur le comte me demande seulement combien il me reste delivres de poudre sèche et en état de servir.

Cette réponse avait deux buts, sinon deuxrésultats : le premier, de détourner les soupçons du duc s’ilen avait ; le second, d’indiquer au comte qu’il avait unauxiliaire sur lequel il pouvait compter.

– Ah ! c’est différent, répondit leduc, forcé d’ajouter foi à ces paroles sous peine de compromettrepar le rôle d’espion sa dignité de prince.

Puis, pendant que le duc se retournait vers laporte qu’on ouvrait :

– Son Altesse sait que vous accompagnezquelqu’un, glissa tout bas l’enseigne à Henri.

Du Bouchage tressaillit ; mais il étaittrop tard. Ce tressaillement lui-même n’avait point échappé au duc,et, comme pour s’assurer par lui-même si les ordres avaient étéexécutes partout, il proposa au comte de le conduire jusqu’à sonposte, proposition que le comte fut bien forcé d’accepter.

Henri eût voulu prévenir Remy de se tenir surses gardes, et de préparer à l’avance quelque réponse ; maisil n’y avait plus moyen : tout ce qu’il put faire, ce fut decongédier l’enseigne par ces mots :

– Veillez bien sur la poudre, n’est-cepas ? veillez-y comme j’y veillerais moi-même.

– Oui, monsieur le comte, répliqua lejeune homme.

En chemin, le duc demanda à duBouchage :

– Où est cette poudre que vousrecommandez à notre jeune officier, comte ?

– Dans la maison où j’avais placé lequartier général, Altesse.

– Soyez tranquille, du Bouchage, réponditle duc, je connais trop bien l’importance d’un pareil dépôt, dansla situation où nous sommes, pour ne pas y porter toute monattention. Ce n’est point notre jeune enseigne qui le surveillera,c’est moi.

La conversation en resta là. On arriva, sansparler davantage, au confluent du fleuve et de la rivière ; leduc fit à du Bouchage force recommandations de ne pas quitter sonposte, et revint.

Il retrouva Aurilly ; celui-ci n’avaitpoint quitté la salle du repas, et, couché sur un banc, dormaitdans le manteau d’un officier.

Le duc lui frappa sur l’épaule et leréveilla.

Aurilly se frotta les yeux et regarda leprince.

– Tu as entendu ? lui demandacelui-ci.

– Oui, monseigneur, répondit Aurilly.

– Sais-tu seulement de quoi je veuxparler ?

– Pardieu ! de la dame inconnue, dela parente de M. le comte du Bouchage.

– Bien ; je vois que le faro deBruxelles et la bière de Louvain ne t’ont point encore trop épaissile cerveau.

– Allons donc, monseigneur, parlez oufaites seulement un signe, et Votre Altesse verra que je suis plusingénieux que jamais.

– Alors, voyons, appelle toute tonimagination à ton aide et devine.

– Eh bien, monseigneur, je devine queVotre Altesse est curieuse.

– Ah ! parbleu ! c’est uneaffaire de tempérament cela ; il s’agit seulement de me direce qui pique ma curiosité à cette heure.

– Vous voulez savoir quelle est la bravecréature qui suit ces deux messieurs de Joyeuse à travers le feu età travers l’eau ?

– Per mille periculaMartis ! comme dirait ma sœur Margot, si elle était là,tu as mis le doigt sur la chose, Aurilly. À propos, lui as-tuécrit, Aurilly ?

– À qui, monseigneur ?

– À ma sœur Margot.

– Avais-je donc à écrire à SaMajesté ?

– Sans doute.

– Sur quoi ?

– Mais sur ce que nous sommes battus,pardieu ! ruinés, et sur ce qu’elle doit se bien tenir.

– À quelle occasion,monseigneur ?

– À cette occasion, que l’Espagne,débarrassée de moi au nord, va lui tomber sur le dos au midi.

– Ah ! c’est juste.

– Tu n’as pas écrit ?

– Dame ! monseigneur !

– Tu dormais.

– Oui, je l’avoue ; mais encorel’idée me fût-elle venue d’écrire, avec quoi eusse-je écrit,monseigneur ? Je n’ai ici, ni papier, ni encre, ni plume.

– Eh bien cherche. Quaere etinvenies, dit l’Évangile.

– Comment diable Votre Altesse veut-elleque je trouve tout cela dans la chaumière d’un paysan qui, il y amille à parier contre un, ne sait pas écrire ?

– Cherche toujours, imbécile, et si tu netrouves pas cela, eh bien…

– Eh bien ?

– Eh bien, tu trouveras autre chose.

– Oh ! imbécile que je suis !s’écria Aurilly, en se frappant le front, ma foi, oui, VotreAltesse a raison, et ma tête s’embourbe ; cela tient à ce quej’ai une affreuse envie de dormir, voyez-vous, monseigneur.

– Allons, allons, je veux bien tecroire ; chasse cette envie-là pour un instant, et puisque tun’as pas écrit, toi, j’écrirai, moi ; cherche-moi seulementtout ce qu’il me faut pour écrire ; cherche, Aurilly, cherche,et ne reviens que lorsque tu auras trouvé ; moi, je resteici.

– J’y vais, monseigneur.

– Et si, dans ta recherche, attends donc,et dans ta recherche, tu t’aperçois que la maison soit d’un stylepittoresque… Tu sais combien j’aime les intérieurs flamands,Aurilly ?

– Oui, monseigneur.

– Eh bien, tu m’appelleras.

– À l’instant même, monseigneur ;vous pouvez être tranquille.

Aurilly se leva, et, léger comme un oiseau, ilse dirigea vers la chambre voisine, où se trouvait le pied del’escalier.

Aurilly était léger comme un oiseau ;aussi à peine entendit-on un léger craquement au moment où il mitle pied sur les premières marches ; mais aucun bruit ne décelasa tentative.

Au bout de cinq minutes, il revint près de sonmaître qui s’était installé, ainsi qu’il avait dit, dans la grandesalle.

– Eh bien ? demanda celui-ci.

– Eh bien, monseigneur, si j’en crois lesapparences, la maison doit être diablement pittoresque.

– Pourquoi cela ?

– Peste ! monseigneur, parce qu’onn’y entre pas comme on veut.

– Que dis-tu ?

– Je dis qu’un dragon la garde.

– Quelle est cette sotte plaisanterie,mon maître ?

– Eh ! monseigneur, ce n’estmalheureusement pas une sotte plaisanterie, c’est une tristevérité. Le trésor est au premier, dans une chambre derrière uneporte sous laquelle on voit luire de la lumière.

– Bien, après ?

– Monseigneur veut dire avant.

– Aurilly !

– Eh bien ! avant cette porte,monseigneur, on trouve un homme couché sur le seuil dans un grandmanteau gris.

– Oh ! oh ! M. du Bouchage sepermet de mettre un gendarme à la porte de sa maîtresse ?

– Ce n’est point un gendarme,monseigneur, c’est quelque valet de la dame ou du comtelui-même.

– Et quelle espèce de valet ?

– Monseigneur, impossible de voir safigure, mais ce que l’on voit, et parfaitement, c’est un largecouteau flamand passé à sa ceinture et sur lequel il appuie unevigoureuse main.

– C’est piquant, dit le duc ;réveille-moi un peu ce gaillard-là, Aurilly.

– Oh ! par exemple, non,monseigneur.

– Tu dis ?

– Je dis que, sans compter ce quipourrait m’arriver à l’endroit du couteau flamand, je ne vais pasm’amuser à me faire un mortel ennemi de MM. de Joyeuse, qui sonttrès bien en cour. Si nous eussions été roi des Pays-Bas, passeencore ; mais nous n’avons qu’à faire les gracieux,monseigneur, surtout avec ceux qui nous ont sauvés ; car lesJoyeuse nous ont sauvés. Prenez garde, monseigneur, si vous ne ledites pas, ils le diront.

– Tu as raison, Aurilly, dit le duc enfrappant du pied ; toujours raison, et cependant…

– Oui, je comprends ; et cependantVotre Altesse n’a pas vu un seul visage de femme depuis quinzemortels jours. Je ne parle point de ces espèces d’animaux quipeuplent les polders ; cela ne mérite pas le nom d’hommes nide femmes ; ce sont des mâles et des femelles, voilà tout.

– Je veux voir cette maîtresse de duBouchage, Aurilly ; je veux la voir, entends-tu ?

– Oui, monseigneur, j’entends.

– Eh bien, réponds-moi alors.

– Eh bien, monseigneur, je réponds quevous la verrez peut-être ; mais pas par la porte, aumoins.

– Soit, dit le prince, mais si je ne puisla voir par la porte, je la verrai par la fenêtre, au moins.

– Ah ! voilà une idée, monseigneur,et la preuve que je la trouve excellente, c’est que je vais vouschercher une échelle.

Aurilly se glissa dans la cour de la maison etalla se heurter au poteau d’un appentis sous lequel les gendarmesavaient abrité leurs chevaux.

Après quelques investigations, Aurilly trouvace qu’on trouve presque toujours sous un appentis, c’est-à-dire uneéchelle.

Il la manœuvra au milieu des hommes et desanimaux assez habilement pour ne pas réveiller les uns, et ne pasrecevoir de coups de pied des autres, et alla l’appliquer dans larue à la muraille extérieure.

Il fallait être prince et souverainementdédaigneux des scrupules vulgaires, comme le sont en général lesdespotes de droit divin, pour oser, en présence du factionnaire sepromenant de long en large devant la porte où étaient enfermés lesprisonniers, pour oser accomplir une action aussi audacieusementinsultante à l’égard de du Bouchage, que celle que le prince étaiten train d’accomplir.

Aurilly le comprit et fit observer au princela sentinelle qui, ne sachant pas quels étaient ces deux hommes,s’apprêtait à leur crier : Qui vive !

François haussa les épaules et marcha droit ausoldat.

Aurilly le suivit.

– Mon ami, dit le prince, cette place estle point le plus élevé du bourg, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, dit la sentinellequi, reconnaissant François, lui fit le salut d’honneur, etn’étaient ces tilleuls qui gênent la vue, à la lueur de la lune, ondécouvrirait une partie de la campagne.

– Je m’en doutais, dit le prince ;aussi ai-je fait apporter cette échelle pour regarder par-dessus.Monte donc, Aurilly, ou plutôt, non, laisse-moi monter ; unprince doit tout voir par lui-même.

– Ou dois-je appliquer l’échelle,monseigneur ? demanda l’hypocrite valet.

– Mais, au premier endroit venu, contrecette muraille, par exemple.

L’échelle appliquée, le duc monta.

Soit qu’il se doutât du projet du prince, soitpar discrétion naturelle, le factionnaire tourna la tête du côtéopposé au prince.

Le prince atteignit le haut del’échelle ; Aurilly demeura au pied.

La chambre dans laquelle Henri avait enferméDiane était tapissée de nattes et meublée d’un grand lit de chêne,avec des rideaux de serge, d’une table et de quelques chaises.

La jeune femme, dont le cœur paraissaitsoulagé d’un poids énorme depuis cette fausse nouvelle de la mortdu prince, qu’elle avait apprise au camp des gendarmes d’Aunis,avait demandé à Remy un peu de nourriture, que celui-ci avaitmontée avec l’empressement d’une joie indicible.

Pour la première fois alors, depuis l’heure oùDiane avait appris la mort de son père, Diane avait, goûté un metsplus substantiel que le pain ; pour la première fois, elleavait bu quelques gouttes d’un vin du Rhin que les gendarmesavaient trouvé dans la cave et avaient apporté à du Bouchage.

Après ce repas, si léger qu’il fût, le sang deDiane, fouetté par tant d’émotions violentes et de fatiguesinouïes, afflua plus impétueux à son cœur, dont il semblait avoiroublié le chemin ; Remy vit ses yeux s’appesantir et sa têtese pencher sur son épaule.

Il se retira discrètement, et, comme on l’avu, se coucha sur le seuil de la porte, non qu’il eût la moindredéfiance, mais parce que, depuis le départ de Paris, c’était ainsiqu’il agissait.

C’était à la suite de ces dispositions quiassuraient la tranquillité de la nuit, qu’Aurilly était monté etavait trouvé Remy couché en travers du corridor.

Diane, de son côte, dormait le coude appuyésur la table, sa tête appuyée sur sa main.

Son corps souple et délicat était renversé decôté sur sa chaise au long dossier ; la petite lampe de ferplacée sur la table, près de l’assiette à demi garnie, éclairaitcet intérieur qui paraissait si calme à la première vue, et danslequel venait cependant de s’éteindre une tempête, qui allait serallumer bientôt.

Dans le cristal rayonnait, pur comme dudiamant en fusion, le vin du Rhin à peine effleuré par Diane ;ce grand verre ayant la forme d’un calice, placé entre la lampe etDiane, adoucissait encore la lumière et rafraîchissait la teinte duvisage de la dormeuse.

Les yeux fermés, ces yeux aux paupièresveinées d’azur, la bouche suavement entr’ouverte, les cheveuxrejetés en arrière par-dessus le capuchon du grossier vêtementd’homme qu’elle portait, Diane devait apparaître comme une visionsublime aux regards qui s’apprêtaient à violer le secret de saretraite.

Le duc, en l’apercevant, ne put retenir unmouvement d’admiration ; il s’appuya sur le bord de lafenêtre, et dévora des yeux jusqu’aux moindres détails de cetteidéale beauté.

Mais tout à coup, au milieu de cettecontemplation, ses sourcils se froncèrent ; il redescenditdeux échelons avec une sorte de précipitation nerveuse.

Dans cette situation, le prince n’était plusexposé aux reflets lumineux de la fenêtre, reflets qu’il avait parufuir : il s’adossa donc au mur, croisa ses bras sur sapoitrine, et rêva.

Aurilly, qui ne le perdait pas des yeux, putle voir avec ses regards perdus dans le vague, comme sont ceux d’unhomme qui appelle à lui ses souvenirs les plus anciens et les plusfugitifs.

Après dix minutes de rêverie et d’immobilité,le duc remonta vers la fenêtre, plongea de nouveau ses regards àtravers les vitres, mais ne parvint sans doute pas à la découvertequ’il désirait, car la même ombre resta sur son front, et la mêmeincertitude dans son regard.

Il en était là de ses recherches, lorsqueAurilly s’approcha vivement du pied de l’échelle.

– Vite, vite, monseigneur, descendez, ditAurilly, j’entends des pas au bout de la rue voisine.

Mais au lieu de se rendre à cet avis, le ducdescendit lentement, sans rien perdre de son attention à interrogerses souvenirs.

– Il était temps ! dit Aurilly.

– De quel côté vient le bruit ?demanda le duc.

– De ce côté, dit Aurilly, et il étenditla main dans la direction d’une espèce de ruelle sombre.

Le prince écouta.

– Je n’entends plus rien, dit-il.

– La personne se sera arrêtée ;c’est quelque espion qui nous guette.

– Enlève l’échelle, dit le prince.

Aurilly obéit ; le prince, pendant cetemps, s’assit sur le banc de pierre qui bordait de chaque côté laporte de la maison.

Le bruit ne s’était point renouvelé, etpersonne ne paraissait à l’extrémité de la ruelle.

Aurilly revint.

– Eh bien ! monseigneur,demanda-t-il, est-elle belle ?

– Fort belle, répondit le prince d’un airsombre.

– Qui vous fait si triste alors,monseigneur ? Vous aurait-elle vu ?

– Elle dort.

– De quoi vous préoccupez-vous en cecas ?

Le prince ne répondit pas.

– Brune ?… blonde ?… interrogeaAurilly.

– C’est bizarre, Aurilly, murmura leprince, j’ai vu cette femme-là quelque part.

– Vous l’avez reconnue alors.

– Non, car je ne puis mettre aucun nomsur son visage ; seulement sa vue m’a frappé d’un coup violentau cœur.

Aurilly regarda le prince tout étonné, puis,avec un sourire dont il ne se donna pas la peine de dissimulerl’ironie :

– Voyez-vous cela ! dit-il.

– Eh ! monsieur, ne riez pas, jevous prie, répliqua sèchement François ; ne voyez-vous pas queje souffre ?

– Oh ! monseigneur, est-ilpossible ? s’écria Aurilly.

– Oui, en vérité, c’est comme je te ledis, je ne sais ce que j’éprouve ; mais, ajouta-t-il d’un airsombre, je crois que j’ai eu tort de regarder.

– Cependant, justement à cause de l’effetque sa vue a produit sur vous, il faut savoir quelle est cettefemme, monseigneur.

– Certainement qu’il le faut, ditFrançois.

– Cherchez bien dans vos souvenirs,monseigneur ; est-ce à la cour que vous l’avez vue ?

– Non, je ne crois pas.

– En France, en Navarre, enFlandre ?

– Non.

– C’est une Espagnolepeut-être ?

– Je ne crois pas.

– Une Anglaise ? quelque dame de lareine Élisabeth ?

– Non, non, elle doit se rattacher à mavie d’une façon plus intime ; je crois qu’elle m’est apparuedans quelque terrible circonstance.

– Alors vous la reconnaîtrez facilement,car, Dieu merci ! la vie de monseigneur n’a pas vu beaucoup deces circonstances dont Son Altesse parlait tout à l’heure.

– Tu trouves ? dit François, avec unfunèbre sourire.

Aurilly s’inclina.

– Vois-tu, dit le duc, maintenant je mesens assez maître de moi pour analyser mes sensations : cettefemme est belle, mais belle à la façon d’une morte, belle comme uneombre, belle comme les figures qu’on voit dans les rêves ;aussi me semble-t-il que c’est dans un rêve que je l’ai vue ;et, continua le duc, j’ai fait deux ou trois rêves effrayants dansma vie, et qui m’ont laissé comme un froid au cœur. Eh bien !oui, j’en suis sûr maintenant, c’est dans un de ces rêves-là quej’ai vu la femme de là-haut.

– Monseigneur, monseigneur, s’écriaAurilly, que Votre Altesse me permette de lui dire que, rarement,je l’ai entendue exprimer si douloureusement sa susceptibilitésmatière de sommeil ; le cœur de Son Altesse est heureusementtrempé de manière à lutter avec l’acier le plus dur ; et lesvivants n’y mordent pas plus que les ombres, j’espère ; tenez,moi, monseigneur, si je ne me sentais sous le poids de quelqueregard qui nous surveille de cette rue, j’y monterais à mon tour, àl’échelle, et j’aurais raison, je vous le promets, du rêve, del’ombre et du frisson de Votre Altesse.

– Ma foi, tu as raison, Aurilly, vachercher l’échelle ; dresse-la et monte ; qu’importe lesurveillant ! n’es-tu pas à moi ? Regarde, Aurilly,regarde.

Aurilly avait déjà fait quelques pas pourobéir à son maître, quand soudain un pas précipité retentit sur laplace et Henri cria au duc :

– Alarme ! monseigneur,alarme !

D’un seul bond Aurilly rejoignit le duc.

– Vous, dit le prince, vous ici,comte ! et sous quel prétexte avez-vous quitté votreposte ?

– Monseigneur, répondit Henri avecfermeté, si Votre Altesse croit devoir me faire punir, elle lefera. En attendant, mon devoir était de venir ici, et m’y voicivenu.

Le duc, avec un sourire significatif, jeta uncoup d’œil sur la fenêtre.

– Votre devoir, comte ?Expliquez-moi cela, dit-il.

– Monseigneur, des cavaliers ont paru ducôté de l’Escaut ; on ne sait s’ils sont amis ou ennemis.

– Nombreux ? demanda le duc avecinquiétude.

– Très nombreux, monseigneur.

– Eh bien, comte, pas de fausse bravoure,vous avez bien fait de revenir ; faites réveiller vosgendarmes. Longeons la rivière qui est moins large, et décampons,c’est le plus prudent parti.

– Sans doute, monseigneur, sansdoute ; mais il serait urgent, je crois, de prévenir monfrère.

– Deux hommes suffiront.

– Si deux hommes suffisent, monseigneur,dit Henri, j’irai avec un gendarme.

– Non pas, morbleu ! dit vivementFrançois, non pas, du Bouchage, vous viendrez avec nous.Peste ! ce n’est point en de pareils moments que l’on sesépare d’un défenseur tel que vous.

– Votre Altesse emmène toutel’escorte ?

– Toute.

– C’est bien, monseigneur, répliqua Henrien s’inclinant ; dans combien de temps part VotreAltesse ?

– Tout de suite, comte.

– Holà ! quelqu’un ! criaHenri.

Le jeune enseigne sortit de la ruelle commes’il n’eût attendu que cet ordre de son chef pour paraître.

Henri lui donna ses ordres, et presqueaussitôt on vit les gendarmes se replier sur la place de toutes lesextrémités du bourg, en faisant leurs préparatifs de départ.

Au milieu d’eux le duc s’entretenait avec lesofficiers.

– Messieurs, dit-il, le prince d’Orangeme fait poursuivre, à ce qu’il paraît ; mais il ne convientpas qu’un fils de France soit fait prisonnier sans le prétexted’une bataille comme Poitiers ou Pavie. Cédons donc au nombre etreplions-nous sur Bruxelles. Je serai sûr de ma vie et de maliberté tant que je demeurerai au milieu de vous.

Puis, se tournant vers Aurilly :

– Toi, tu vas rester ici, lui dit-il.Cette femme ne peut nous suivre. Et d’ailleurs je connais assez cesJoyeuse pour savoir que celui-ci n’osera point emmener sa maîtresseavec lui en ma présence. D’ailleurs nous n’allons point au bal, etnous courrons d’un train qui fatiguerait la dame.

– Où va monseigneur ?

– En France ; je crois que mesaffaires sont tout à fait gâtées ici.

– Mais dans quelle partie de laFrance ? Monseigneur pense-t-il qu’il soit prudent pour lui deretourner à la cour ?

– Non pas ; aussi, selon toutes lesapparences, je m’arrêterai en route dans un de mes apanages, àChâteau-Thierry, par exemple.

– Votre Altesse est-elle fixée ?

– Oui, Château-Thierry me convient soustous les rapports, c’est à une distance convenable de Paris, àvingt-quatre lieues ; j’y surveillerai MM. de Guise, qui sontla moitié de l’année à Soissons. Donc, c’est à Château-Thierry quetu m’amèneras la belle inconnue.

– Mais, monseigneur, elle ne se laisserapeut-être pas emmener.

– Es-tu fou ? puisque du Bouchagem’accompagne à Château-Thierry et qu’elle suit du Bouchage, leschoses, au contraire, iront toutes seules.

– Mais elle peut vouloir aller d’un autrecôté, si elle remarque que j’ai de la pente à la conduire versvous.

– Ce n’est pas vers moi que tu laconduiras, mais, je te le répète, c’est vers le comte. Allonsdonc ! mais, parole d’honneur, on croirait que c’est lapremière fois que tu m’aides en pareille circonstance. As-tu del’argent ?

– J’ai les deux rouleaux d’or que VotreAltesse m’a donnés au sortir du camp des polders.

– Va donc de l’avant. Et par tous lesmoyens possibles, tu entends ? par tous, amène-moi ma belleinconnue à Château-Thierry ; peut-être qu’en la regardant deplus près je la reconnaîtrai.

– Et le valet aussi ?

– Oui, s’il ne te gêne pas.

– Mais s’il me gêne ?

– Fais de lui ce que tu fais d’une pierreque tu rencontres sur ton chemin, jette-le dans un fossé.

– Bien, monseigneur.

Tandis que les deux funèbres conspirateursdressaient leurs plans dans l’ombre, Henri montait au premier etréveillait Remy.

Remy, prévenu, frappa à la porte d’unecertaine façon, et presque aussitôt la jeune femme ouvrit.

Derrière Remy, elle aperçut du Bouchage.

– Bonsoir, monsieur, dit-elle avec unsourire que son visage avait désappris.

– Oh ! pardonnez-moi, madame, sehâta de dire le comte, je ne viens point vous importuner, je viensvous faire mes adieux.

– Vos adieux ! vous partez, monsieurle comte ?

– Pour la France, oui, madame.

– Et vous nous laissez ?

– J’y suis forcé, madame, mon premierdevoir étant d’obéir au prince.

– Au prince ! il y a un prince,ici ? dit Remy.

– Quel prince ? demanda Diane enpâlissant.

– M. le duc d’Anjou que l’on croyaitmort, et qui est miraculeusement sauvé, nous a rejoints.

Diane poussa un cri terrible, et Remy devintsi pâle, qu’il semblait avoir été frappé d’une mort subite.

– Répétez-moi, balbutia Diane, que M. leduc d’Anjou est vivant, que M. le duc d’Anjou est ici.

– S’il n’y était point, madame, et s’ilne me commandait de le suivre, je vous eusse accompagnée jusqu’aucouvent dans lequel, m’avez-vous dit, vous comptez vousretirer.

– Oui, oui, dit Remy, le couvent, madame,le couvent.

Et il appuya un doigt sur ses lèvres.

Un signe de tête de Diane lui apprit qu’elleavait compris ce signe.

– Je vous eusse accompagnée d’autant plusvolontiers, madame, continua Henri, que vous pourrez être inquiétéepar les gens du prince.

– Comment cela ?

– Oui, tout me porte à croire qu’il saitqu’une femme habite cette maison, et il pense sans doute que cettefemme est une amie à moi.

– Et d’où vous vient cettecroyance ?

– Notre jeune enseigne l’a vu dresser uneéchelle contre la muraille et regarder par cette fenêtre.

– Oh ! s’écria Diane, monDieu ! mon Dieu !

– Rassurez-vous, madame, il a entendudire à son compagnon qu’il ne vous connaissait pas.

– N’importe, n’importe, dit la jeunefemme en regardant Remy.

– Tout ce que vous voudrez, madame, tout,dit Remy en armant ses traits d’une suprême résolution.

– Ne vous alarmez point, madame, ditHenri, le duc va partir à l’instant même ; un quart d’heureencore et vous serez seule et libre. Permettez-moi donc de voussaluer avec respect et de vous dire encore une fois que jusqu’à monsoupir de mort mon cœur battra pour vous et par vous. Adieu !madame, adieu !

Et le comte, s’inclinant aussi religieusementqu’il eût fait devant un autel, fit deux pas en arrière.

– Non ! non ! s’écria Dianeavec l’égarement de la fièvre ; non, Dieu n’a pas voulucela ; non ; Dieu avait tué cet homme, il ne peut l’avoirressuscité ; non, non, monsieur ; vous vous trompez, ilest mort !

En ce moment même, et comme pour répondre àcette douloureuse invocation à la miséricorde céleste, la voix duprince retentit dans la rue.

– Comte, disait-elle, comte, vous nousfaites attendre.

– Vous l’entendez, madame, dit Henri. Unedernière fois, adieu !

Et serrant la main de Remy, il s’élança dansl’escalier.

Diane s’approcha de la fenêtre, tremblante etconvulsive comme l’oiseau que fascine le serpent des Antilles.

Elle aperçut le duc à cheval ; son visageétait coloré par la lueur des torches que portaient deuxgendarmes.

– Oh ! il vit le démon, ilvit ! murmura Diane à l’oreille de Remy avec un accenttellement terrible, que le digne serviteur en fut épouvantélui-même ; il vit, vivons aussi ; il part pour la France.Soit, Remy, c’est en France que nous allons.

LXXVI – Séduction

Les préparatifs du départ des gendarmesavaient jeté la confusion dans le bourg ; leur départ fitsuccéder le plus profond silence au bruit des armes et desvoix.

Remy laissa ce bruit s’éteindre peu à peu etse perdre tout à fait ; puis, lorsqu’il crut la maisoncomplètement déserte, il descendit dans la salle basse pours’occuper de son départ et de celui de Diane.

Mais, en poussant la porte de cette salle, ilfut bien surpris de voir un homme assis près du feu, le visagetourné de son côté.

Cet homme guettait évidemment la sortie deRemy, quoique en l’apercevant, il eût pris l’air de la plusprofonde insouciance.

Remy s’approcha, selon son habitude, avec unedémarche lente et brisée, en découvrant son front chauve et pareilà celui d’un vieillard accablé d’années.

Celui vers lequel il s’approchait avait lalumière derrière lui, de sorte que Remy ne put distinguer sestraits.

– Pardon, monsieur, dit-il, je me croyaisseul ou presque seul ici.

– Moi aussi, réponditl’interlocuteur ; mais je vois avec plaisir que j’aurai descompagnons.

– Oh ! de bien tristes compagnons,monsieur, se hâta de dire Remy, car, excepté un jeune homme maladeque je ramène en France…

– Ah ! fit tout à coup Aurilly enaffectant toute la bonhomie d’un bourgeois compatissant, je sais ceque vous voulez dire.

– Vraiment ? demanda Remy.

– Oui, vous voulez parler de la jeunedame.

– De quelle jeune dame ? s’écriaRemy sur la défensive.

– Là ! là ! ne vous fâchezpoint, mon bon ami, répondit Aurilly ; je suis l’intendant dela maison de Joyeuse ; j’ai rejoint mon jeune maître parl’ordre de son frère ; et, à son départ, le comte m’arecommandé une jeune dame et un vieux serviteur qui ont l’intentionde retourner en France, après l’avoir suivi en Flandre…

Cet homme parlait ainsi en s’approchant deRemy avec un visage souriant et affectueux. Il s’était placé, dansson mouvement, au milieu du rayon de la lampe, en sorte que toutela clarté l’illuminait.

Remy alors put le voir.

Mais, au lieu de s’avancer de son côté versson interlocuteur, Remy fit un pas en arrière, et un sentimentsemblable à celui de l’horreur se peignit un instant sur son visagemutilé.

– Vous ne répondez pas, on dirait que jevous fais peur ? demanda Aurilly de son visage le plussouriant.

– Monsieur, répondit Remy en affectantune voix cassée, pardonnez à un pauvre vieillard que ses malheurset ses blessures ont rendu timide et défiant.

– Raison de plus, mon ami, réponditAurilly, pour que vous acceptiez le secours et l’appui d’un honnêtecompagnon ; d’ailleurs, comme je vous l’ai dit tout à l’heure,je viens de la part d’un maître qui doit vous inspirerconfiance.

– Assurément, monsieur.

Et Remy fit un pas en arrière.

– Vous me quittez ?…

– Je vais consulter ma maîtresse ;je ne puis rien prendre sur moi, vous comprenez.

– Oh ! c’est naturel ; maispermettez que je me présente moi-même, je lui expliquerai mamission dans tous ses détails.

– Non, non, merci ; madame dortpeut-être encore, et son sommeil m’est sacré.

– Comme vous voudrez. D’ailleurs, je n’aiplus rien à vous dire, sinon ce que mon maître m’a chargé de vouscommuniquer.

– À moi ?

– À vous et à la jeune dame.

– Votre maître, M. le comte du Bouchage,n’est-ce pas ?

– Lui-même.

– Merci, monsieur.

Lorsqu’il eut refermé la porte, toutes lesapparences du vieillard, excepté le front chauve et le visage ridé,disparurent à l’instant même, et il monta l’escalier avec une telleprécipitation et une vigueur si extraordinaire, que l’on n’eût pasdonné vingt-cinq ans à ce vieillard qui, un instant auparavant, enparaissait soixante.

– Madame ! madame ! s’écriaRemy d’une voix altérée, dès qu’il aperçut Diane.

– Eh ! qu’y a-t-il encore,Remy ? le duc n’est-il point parti ?

– Si fait, madame ; mais il y a iciun démon mille fois pire, mille fois plus à craindre que lui ;un démon sur lequel tous les jours, depuis six ans, j’ai appelé lavengeance du ciel comme vous le faisiez pour son maître, et celacomme vous le faisiez aussi, en attendant la mienne.

– Aurilly, peut-être ? demandaDiane.

– Aurilly lui-même ; l’infâme estlà, en bas, oublié comme un serpent hors du nid par son infernalcomplice.

– Oublié, dis-tu, Remy ! oh !tu te trompes ; toi qui connais le duc, tu sais bien qu’il nelaisse point au hasard le soin de faire le mal, quand ce mal, ilpeut le faire lui-même ; non ! non ! Remy, Aurillyn’est point oublié ici, il y est laissé, et laissé pour un desseinquelconque, crois-moi.

– Oh ! sur lui, madame, je croiraitout ce que vous voudrez !

– Me connaît-il ?

– Je ne crois pas.

– Et t’a-t-il reconnu ?

– Oh ! moi, madame, répondit Remyavec un triste sourire, moi, l’on ne me reconnaît pas.

– Il m’a devinée, peut-être ?

– Non, car il a demandé à vous voir.

– Remy, je te dis que, s’il ne m’a pointreconnue, il me soupçonne.

– En ce cas, rien de plus simple, ditRemy d’un air sombre, et je remercie Dieu de nous tracer sifranchement notre route ; le bourg est désert, l’infâme estseul, comme je suis seul… j’ai vu un poignard à sa ceinture… j’aiun couteau à la mienne.

– Un moment, Remy, un moment, dit Diane,je ne vous dispute pas la vie de ce misérable ; mais, avant dele tuer, il faut savoir ce qu’il nous veut, et si, dans lasituation où nous sommes, il n’y a pas moyen d’utiliser le malqu’il veut nous faire. Comment s’est-il présenté à vous,Remy ?

– Comme l’intendant de M. du Bouchage,madame.

– Tu vois bien, il ment ; donc il aun intérêt à mentir. Sachons ce qu’il veut, tout en lui cachantnotre volonté à nous.

– J’agirai selon vos ordres, madame.

– Pour le moment, quedemande-t-il ?

– À vous accompagner.

– En quelle qualité ?

– En qualité d’intendant du comte.

– Dis-lui que j’accepte.

– Oh ! madame !

– Ajoute que je suis sur le point depasser en Angleterre, où j’ai des parents, et que cependantj’hésite ; mens comme lui ; pour vaincre, Remy, il fautau moins combattre à armes égales.

– Mais il vous verra.

– Et mon masque ! D’ailleurs jesoupçonne qu’il me connaît, Remy.

– Alors, s’il vous connaît, il vous tendun piège.

– Le moyen de s’en garantir, est d’avoirl’air d’y tomber.

– Cependant…

– Voyons, que crains-tu ? connais-tuquelque chose de pire que la mort ?

– Non.

– Eh bien ! n’es-tu donc plus décidéà mourir pour l’accomplissement de notre vœu ?

– Si fait ; mais non pas à mourirsans vengeance.

– Remy, Remy, dit Diane avec un regardbrillant d’une exaltation sauvage, nous nous vengerons, soistranquille, toi du valet, moi du maître.

– Eh bien ! soit, madame, c’estchose dite.

– Va, mon ami, va.

Et Remy descendit, mais hésitant encore. Lebrave jeune homme avait, à la vue d’Aurilly, ressenti malgré lui cefrissonnement nerveux plein de sombre terreur que l’on ressent à lavue des reptiles ; il voulait tuer parce qu’il avait eupeur.

Mais cependant, au fur et à mesure qu’ildescendait, la résolution rentrait dans cette âme si fortementtrempée, et en rouvrant la porte, il était résolu, malgré l’avis deDiane, à interroger Aurilly, à le confondre, et, s’il trouvait enlui les mauvaises intentions qu’il lui soupçonnait, à le poignardersur la place.

C’était ainsi que Remy entendait ladiplomatie.

Aurilly l’attendait avec impatience ; ilavait ouvert la fenêtre afin de garder d’un seul coup d’œil toutesles issues.

Remy vint à lui, armé d’une résolutioninébranlable ; aussi ses paroles furent-elles douces etcalmes.

– Monsieur, lui dit-il, ma maîtresse nepeut accepter ce que vous lui proposez.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous n’êtes point l’intendantde M. du Bouchage.

Aurilly pâlit.

– Mais qui vous a dit cela ?demanda-t-il.

– Rien de plus simple. M. du Bouchage m’aquitté en me recommandant la personne que j’accompagne, et M. duBouchage, en me quittant, ne m’a pas dit un mot de vous.

– Il ne m’a vu qu’après vous avoirquitté.

– Mensonges, monsieur,mensonges !

Aurilly se redressa ; l’aspect de Remylui donnait toutes les apparences d’un vieillard.

– Vous le prenez sur un singulier ton,brave homme, dit-il en fonçant le sourcil. Prenez garde, vous êtesvieux, je suis jeune ; vous êtes faible, je suis fort.

Remy sourit, mais ne répondit rien.

– Si je vous voulais du mal, à vous ou àvotre maîtresse, continua Aurilly, je n’aurais que la main àlever.

– Oh ! oh ! fit Remy, peut-êtreme trompé-je, et est-ce du bien que vous lui voulez ?

– Sans doute.

– Expliquez-moi ce que vous désirez,alors.

– Mon ami, dit Aurilly, je désire fairevotre fortune d’un seul coup, si vous me servez.

– Et si je ne vous sers pas ?

– En ce cas-là, puisque vous me parlezfranchement, je vous répondrai avec une pareille franchise :en ce cas-là, je désire vous tuer…

– Me tuer ! ah ! fit Remy avecun sombre sourire.

– Oui, j’ai plein pouvoir pour cela.

Remy respira.

– Mais pour que je vous serve, dit-il,faut-il au moins que je connaisse vos projets.

– Les voici : vous avez devinéjuste, mon brave homme ; je ne suis point au comte duBouchage.

– Ah ! et à qui êtes-vous ?

– Je suis à un plus puissantseigneur.

– Faites-y attention : vous allezmentir encore.

– Et pourquoi cela ?

– Au-dessus de la maison de Joyeuse, jene vois pas beaucoup de maisons.

– Pas même la maison de France ?

– Oh ! oh ! fit Remy.

– Et voilà comme elle paie, ajoutaAurilly en glissant un des rouleaux d’or du duc d’Anjou dans lamain de Remy.

Remy tressaillit au contact de cette main, etfit un pas en arrière.

– Vous êtes au roi ? demanda-t-ilavec une naïveté qui eût fait honneur même à un homme plus rusé quelui.

– Non, mais à son frère, M. le ducd’Anjou.

– Ah ! très bien ; je suis letrès humble serviteur de M. le duc.

– À merveille.

– Mais après ?

– Comment, après ?

– Oui, que désire monseigneur ?

– Monseigneur, très cher, dit Aurilly ens’approchant de Remy et en essayant pour la seconde fois de luiglisser le rouleau dans la main, monseigneur est amoureux de votremaîtresse.

– Il la connaît donc ?

– Il l’a vue.

– Il l’a vue ! s’écria Remy dont lamain crispée s’appuya sur le manche de son couteau, et quand celal’a-t-il vue ?

– Ce soir.

– Impossible, ma maîtresse n’a pas quittésa chambre.

– Eh bien ! voilà justement ;le prince a agi comme un véritable écolier, preuve qu’il estvéritablement amoureux.

– Comment a-t-il agi ? voyons,dites.

– Il a pris une échelle et a grimpé aubalcon.

– Ah ! fit Remy en comprimant lesbattements tumultueux de son cœur ; ah ! voilà comment ila agi ?

– Il paraît qu’elle est fort belle,ajouta Aurilly.

– Vous ne l’avez donc pas vue,vous ?

– Non, mais d’après ce que monseigneurm’a dit, je brûle de la voir, ne fût-ce que pour juger del’exagération que l’amour apporte dans un esprit sensé. Ainsi donc,c’est convenu, vous êtes avec nous.

Et pour la troisième fois, Aurilly essaya defaire accepter l’or à Remy.

– Certainement que je suis à vous, ditRemy en repoussant la main d’Aurilly ; mais encore faut-il queje sache quel est mon rôle dans les événements que vouspréparez.

– Répondez-moi d’abord : la dame delà-haut est-elle la maîtresse de M. du Bouchage ou de sonfrère ?

Le sang monta au visage de Remy.

– Ni de l’un ni de l’autre, dit-il aveccontrainte ; la dame de là-haut n’a pas d’amant.

– Pas d’amant ! mais alors c’est unmorceau de roi. Une femme qui n’a pas d’amant ! morbleu !monseigneur, nous avons trouvé la pierre philosophale.

– Donc, reprit Remy, monseigneur le ducd’Anjou est amoureux de ma maîtresse ?

– Oui.

– Et que veut-il ?

– Il veut l’avoir à Château-Thierry, oùil se rend à marches forcées.

– Voilà, sur mon âme, une passion venuebien vite.

– C’est comme cela que les passionsviennent à monseigneur.

– Je ne vois à cela qu’un inconvénient,dit Remy.

– Lequel ?

– C’est que ma maîtresse va s’embarquerpour l’Angleterre.

– Diable ! voilà en quoi justementvous pouvez m’être utile : décidez-la.

– À quoi ?

– À prendre la route opposée.

– Vous ne connaissez pas ma maîtresse,monsieur ; c’est une femme qui tient à ses idées ;d’ailleurs, ce n’est pas le tout qu’elle aille en France au lieud’aller à Londres. Une fois à Château-Thierry, croyez-vous qu’ellecède aux désirs du prince ?

– Pourquoi pas ?

– Elle n’aime pas le duc d’Anjou.

– Bah ! on aime toujours un princedu sang.

– Mais comment monseigneur le ducd’Anjou, s’il soupçonne ma maîtresse d’aimer M. le comte duBouchage ou M. le duc de Joyeuse, a-t-il eu l’idée de l’enlever àcelui qu’elle aime ?

– Bonhomme, dit Aurilly, tu as des idéestriviales, et nous aurons de la peine à nous entendre, à ce que jevois ; aussi je ne discuterai pas ; j’ai préféré ladouceur à la violence, et maintenant, si tu me forces à changer deconduite, eh bien ! soit, j’en changerai.

– Que ferez vous ?

– Je te l’ai dit, j’ai plein pouvoir duprince. Je te tuerai dans quelque coin, et j’enlèverai la dame.

– Vous croyez à l’impunité ?

– Je crois à tout ce que mon maître medit de croire. Voyons, décideras-tu ta maîtresse à venir enFrance ?

– J’y tâcherai ; mais je ne puisrépondre de rien.

– Et quand aurai-je la réponse ?

– Le temps de monter chez elle et de laconsulter.

– C’est bien ; monte, jet’attends.

– J’obéis, monsieur.

– Un dernier mot, bonhomme : tu saisque je tiens dans ma main ta fortune et ta vie ?

– Je le sais.

– Cela suffit, va, je m’occuperai deschevaux pendant ce temps.

– Ne vous hâtez pas trop.

– Bah ! je suis sûr de laréponse ; est-ce que les princes trouvent descruelles ?

– Il me semblait que cela arrivaitquelquefois.

– Oui, dit Aurilly, mais c’est choserare, allez.

Et tandis que Remy remontait, Aurilly, commes’il eût été certain de l’accomplissement de ses espérances, sedirigeait réellement vers l’écurie.

– Eh bien ? demanda Diane enapercevant Remy.

– Eh bien ! madame, le duc vous avue.

– Et…

– Et il vous aime.

– Le duc m’a vue ! le ducm’aime ! s’écria Diane ; mais tu es en délire, Remy.

– Non ; je vous dis ce qu’il m’adit.

– Et qui t’a dit cela ?

– Cet homme ! cet Aurilly ! cetinfâme !

– Mais s’il m’a vue, il m’a reconnue,alors.

– Si le duc vous eût reconnue,croyez-vous qu’Aurilly oserait se présenter devant vous et vousparler d’amour au nom du prince ? Non, le duc ne vous a pasreconnue.

– Tu as raison, mille fois raison, Remy.Tant de choses ont passé depuis six ans dans cet esprit infernal,qu’il m’a oubliée. Suivons cet homme, Remy.

– Oui, mais cet homme vous reconnaîtra,lui.

– Pourquoi veux-tu qu’il ait plus demémoire que son maître ?

– Oh ! parce que son intérêt à luiest de se souvenir, tandis que l’intérêt du prince estd’oublier ; que le duc oublie, lui, le sinistre débauché,l’aveugle, le blasé, l’assassin de ses amours, cela se conçoit.Lui, s’il n’oubliait pas, comment pourrait-il vivre ? MaisAurilly n’aura pas oublié, lui ; s’il voit votre visage, ilcroira voir une ombre vengeresse, et vous dénoncera.

– Remy, je croyais t’avoir dit quej’avais un masque, je croyais que tu m’avais dit que tu avais uncouteau.

– C’est vrai, madame, dit Remy, et jecommence à croire que Dieu est d’intelligence avec nous pour punirles méchants.

Alors appelant Aurilly du haut del’escalier :

– Monsieur, dit-il, monsieur !

– Eh bien ? demanda Aurilly.

– Eh bien, ma maîtresse remercie M. lecomte du Bouchage d’avoir ainsi pourvu à sa sûreté, et elle accepteavec reconnaissance votre offre obligeante.

– C’est bien, c’est bien, dit Aurilly,prévenez-la que les chevaux sont prêts.

– Venez, madame, venez, dit Remy, enoffrant son bras à Diane.

Aurilly attendait au bas de l’escalier,lanterne en main, avide qu’il était de voir le visage del’inconnue.

– Diable ! murmura-t-il, elle a unmasque. Oh ! mais d’ici à Château-Thierry les cordons de soieseront usés… ou coupés.

LXXVII – Le voyage

On se mit en route.

Aurilly affectait avec Remy le ton de la plusparfaite égalité, et, avec Diane, les airs du plus profondrespect.

Mais il était facile pour Remy de voir que cesairs de respect étaient intéressés.

En effet, tenir l’étrier d’une femme quandelle monte à cheval ou qu’elle en descend, veiller sur chacun deses mouvements avec sollicitude, et ne laisser échapper jamais uneoccasion de ramasser son gant ou d’agrafer son manteau, c’est lerôle d’un amant, d’un serviteur ou d’un curieux.

En touchant le gant, Aurilly voyait lamain ; en agrafant le manteau, il regardait sous lemasque ; en tenant l’étrier, il provoquait un hasard qui luifît entrevoir ce visage, que le prince, dans ses souvenirs confus,n’avait point reconnu, mais que lui, Aurilly, avec sa mémoireexacte, comptait bien reconnaître.

Mais le musicien avait affaire à fortepartie ; Remy réclama son service auprès de sa compagne, et semontra jaloux des prévenances d’Aurilly.

Diane elle-même, sans paraître soupçonner lescauses de cette bienveillance, prit parti pour celui qu’Aurillyregardait comme un vieux serviteur et voulait soulager d’une partiede sa peine, et elle pria Aurilly de laisser faire à Remy tout seulce qui regardait Remy.

Aurilly en fut réduit, pendant les longuesmarches, à espérer l’ombre et la pluie, pendant les haltes, àdésirer les repas.

Pourtant il fut trompé dans son attente, pluieou soleil n’y faisait rien, et le masque restait sur levisage ; quant aux repas, ils étaient pris par la jeune femmedans une chambre séparée.

Aurilly comprit que, s’il ne reconnaissaitpas, il était reconnu ; il essaya de voir par les serrures,mais la dame tournait constamment le dos aux portes ; ilessaya de voir par les fenêtres, mais il trouva devant les fenêtresd’épais rideaux, ou, à défaut de rideaux, les manteaux desvoyageurs.

Ni questions ni tentatives de corruption neréussirent sur Remy ; le serviteur annonçait que telle étaitla volonté de sa maîtresse et par conséquent la sienne.

– Mais ces précautions sont-elles doncprises pour moi seul ? demandait Aurilly.

– Non, pour tout le monde.

– Mais enfin, M. le duc d’Anjou l’avue ; alors elle ne se cachait pas.

– Hasard, pur hasard, répondait Remy, etc’est justement parce que, malgré elle, ma maîtresse a été vue parM. le duc d’Anjou, qu’elle prend ses précautions pour n’être plusvue par personne.

Cependant les jours s’écoulaient, onapprochait du terme, et, grâce aux précautions de Remy et de samaîtresse, la curiosité d’Aurilly avait été mise en défaut.

Déjà la Picardie apparaissait aux regards desvoyageurs.

Aurilly qui, depuis trois ou quatre jours,essayait de tout, de la bonne mine, de la bouderie, des petitssoins, et presque des violences, commençait à perdre patience, etles mauvais instincts de sa nature prenaient peu à peu ledessus.

On eût dit qu’il comprenait que, sous le voilede cette femme, était caché un secret mortel.

Un jour il demeura un peu en arrière avecRemy, et renouvela sur lui ses tentatives de séduction, que Remyrepoussa, comme d’habitude.

– Enfin, dit Aurilly, il faudra cependantbien qu’un jour ou l’autre je voie ta maîtresse.

– Sans doute, dit Remy, mais ce sera aujour qu’elle voudra, et non au jour que vous voudrez.

– Cependant si j’employais laforce ? dit Aurilly.

Un éclair qu’il ne put retenir jaillit desyeux de Remy.

– Essayez ! dit-il.

Aurilly vit l’éclair, il comprit ce qui vivaitd’énergie dans celui qu’il prenait pour un vieillard.

Il se mit à rire.

– Que je suis fou ! dit-il, et quem’importe qui elle est ? C’est bien la même, n’est-ce pas, queM. le duc d’Anjou a vue ?

– Certes !

– Et qu’il m’a dit de lui amener àChâteau-Thierry ?

– Oui.

– Eh bien, c’est tout ce qu’il mefaut ; ce n’es pas moi qui suis amoureux d’elle, c’estmonseigneur, et pourvu que vous ne cherchiez pas à fuir, àm’échapper…

– En avons-nous l’air ? ditRemy.

– Non.

– Nous en avons si peu l’air, et c’est sipeu notre intention, que, n’y fussiez-vous pas, nous continuerionsnotre route pour Château-Thierry ; si le duc désire nous voir,nous désirons le voir aussi, nous.

– Alors, dit Aurilly, cela tombe àmerveille.

Puis, comme s’il eût voulu s’assurer du désirréel qu’avaient Remy et sa compagne de ne pas changer dechemin :

– Votre maîtresse veut-elle s’arrêter iciquelques instants ? dit-il.

Et il montrait une espèce d’hôtellerie sur laroute.

– Vous savez, lui dit Remy, que mamaîtresse ne s’arrête que dans les villes.

– Je l’avais vu, dit Aurilly, mais je nel’avais pas remarqué.

– C’est ainsi.

– Eh bien, moi qui n’ai pas fait de vœu,je m’arrête un instant ; continuez votre route, je vousrejoins.

Et Aurilly indiqua le chemin à Remy, descenditde cheval et s’approcha de l’hôte, qui vint au devant de lui avecde grands respects et comme s’il le connaissait.

Remy rejoignit Diane.

– Que vous disait-il ? demanda lajeune femme.

– Il exprimait son désir ordinaire.

– Celui de me voir ?

– Oui.

Diane sourit sous son masque.

– Prenez garde, dit Remy, il estfurieux.

– Il ne me verra pas. Je ne le veux pas,et c’est te dire qu’il n’y pourra rien.

– Mais une fois que vous serez àChâteau-Thierry, ne faudra-t-il point qu’il vous voie à visagedécouvert ?

– Qu’importe, si la découverte arrivetrop tard pour eux ? D’ailleurs le maître ne m’a pointreconnue.

– Oui, mais le valet vousreconnaîtra.

– Tu vois que jusqu’à présent ni ma voixni ma démarche ne l’ont frappé.

– N’importe, madame, dit Remy, tous cesmystères qui existent depuis huit jours pour Aurilly, n’avaientpoint existé pour le prince, ils n’avaient point excité sacuriosité, point éveillé ses souvenirs, au lieu que, depuis huitjours, Aurilly cherche, calcule, suppute ; votre vue frapperaune mémoire éveillée sur tous les points, il vous reconnaîtra s’ilne vous a pas reconnue.

En ce moment ils furent interrompus parAurilly, qui avait pris un chemin de traverse et qui les ayantsuivis sans les perdre de vue, apparaissait tout à coup dansl’espoir de saisir quelques mots de leur conversation.

Le silence soudain qui accueillit son arrivéelui prouva significativement qu’il gênait ; il se contentadonc de suivre par derrière comme il faisait quelquefois.

Dès ce moment, le projet d’Aurilly futarrêté.

Il se défiait réellement de quelque chose,comme l’avait dit Remy ; seulement il se défiaitinstinctivement, car, pas un instant, son esprit, flottant deconjectures en conjectures, ne s’était arrêté à la réalité.

Il ne pouvait s’expliquer qu’on lui cachâtavec tant d’acharnement ce visage que tôt ou tard il devaitvoir.

Pour mieux conduire son projet à sa fin, ilsembla de ce moment y avoir complètement renoncé, et se montra leplus commode et le plus joyeux compagnon possible durant le restede la journée.

Remy ne remarqua point ce changement sansinquiétude.

On arriva à une ville et l’on y coucha commed’habitude.

Le lendemain, sous prétexte que la traiteétait longue, on partit avec le jour.

À midi, il fallut s’arrêter pour laisserreposer les chevaux.

À deux heures on se remit en route. On marchaencore jusqu’à quatre.

Une grande forêt se présentait dans lelointain : c’était celle de La Fère.

Elle avait cet aspect sombre et mystérieux denos forêts du Nord ; mais cet aspect si imposant pour lesnatures méridionales, à qui, avant toute chose, il faut la lumièredu jour, et la chaleur du soleil, était impuissant sur Remy et surDiane, habitués aux bois profonds de l’Anjou et de la Sologne.

Seulement ils échangèrent un regard commes’ils eussent compris tous deux que c’était là que les attendaitcet événement qui, depuis le moment du départ, planait sur leurstêtes.

On entra dans la forêt.

Il pouvait être six heures du soir.

Au bout d’une demi-heure de marche, le jourétait sur son déclin.

Un grand vent faisait tourbillonner lesfeuilles et les enlevait vers un étang immense, perdu dans lesprofondeurs des arbres, comme une autre mer Morte, et qui côtoyaitla route qui s’étendait devant les voyageurs.

Depuis deux heures la pluie, qui tombait partorrents, avait détrempé le terrain argileux. Diane, assez sûre deson cheval, et d’ailleurs assez insouciante de sa propre sûreté,laissait aller son cheval sans le soutenir ; Aurilly marchaità droite, Remy à gauche.

Aurilly était sur la lisière de l’étang, Remysur le milieu du chemin.

Aucune créature humaine n’apparaissait sousles sombres arceaux de verdure, sur la longue courbe du chemin.

On eût dit que la forêt était un de ces boisenchantés sous l’ombre desquels rien ne peut vivre, si l’on n’eûtentendu parfois sortir de ses profondeurs le rauque hurlement desloups que réveillait l’approche de la nuit.

Tout à coup Diane sentit que la selle de soncheval, sellé comme d’habitude par Aurilly, vacillait ettournait ; elle appela Remy, qui sauta au bas du sien et sepencha pour resserrer la courroie.

En ce moment Aurilly s’approcha de Dianeoccupée, et du bout de son poignard coupa la ganse de soie quiretenait le masque.

Avant qu’elle eût deviné le mouvement ou portéla main à son visage, Aurilly enleva le masque et se pencha verselle, qui de son côté se penchait vers lui.

Les yeux de ces deux créatures s’étreignirentdans un regard terrible ; nul n’eût pu dire lequel était leplus pâle et lequel le plus menaçant.

Aurilly sentit une sueur froide inonder sonfront, laissa tomber le masque et le stylet, et frappa ses deuxmains avec angoisse en criant :

– Ciel et terre !… – La dame deMonsoreau ! ! !

– C’est un nom que tu ne répéterasplus !… s’écria Remy en saisissant Aurilly à la ceinture et enl’enlevant de son cheval.

Tous deux roulèrent sur le chemin.

Aurilly allongea la main pour ressaisir sonpoignard.

– Non, Aurilly, non, lui dit Remy en sepenchant sur lui et en lui appuyant le genou sur la poitrine, non,il faut demeurer ici.

Le dernier voile qui paraissait étendu sur lesouvenir d’Aurilly sembla se déchirer.

– Le Haudoin ! s’écria-t-il, je suismort !

– Ce n’est pas encore vrai, dit Remy enétendant sa main gauche sur la bouche du misérable qui se débattaitsous lui, mais tout à l’heure !

Et, de sa main droite, il tira son couteau desa gaîne.

– Maintenant, dit-il, Aurilly, tu asraison, maintenant tu es bien mort.

Et l’acier disparut dans la gorge du musicien,qui poussa un râle inarticulé.

Diane, les yeux hagards, à demi-tournée sur saselle, appuyée au pommeau, frémissante, mais impitoyable, n’avaitpoint détourné la tête de ce terrible spectacle.

Cependant, lorsqu’elle vit le sang jaillir lelong de la lame, elle se renversa en arrière, et tomba de soncheval, raide comme si elle était morte.

Remy ne s’occupa point d’elle en ce terriblemoment ; il fouilla Aurilly, lui enleva les deux rouleauxd’or, puis attacha une pierre au cou du cadavre et le précipitadans l’étang.

La pluie continuait de tomber à flots.

– Efface, ô mon Dieu ! dit-il,efface la trace de ta justice, car elle a encore d’autres coupablesà frapper.

Puis il se lava les mains dans l’eau sombre etdormante, prit dans ses bras Diane encore évanouie, la hissa surson cheval, et monta lui-même sur le sien en soutenant sacompagne.

Le cheval d’Aurilly, effrayé par leshurlements des loups qui se rapprochaient, comme si cette scène leseût appelés, disparut dans les bois.

Lorsque Diane fut revenue à elle, les deuxvoyageurs, sans échanger une seule parole, continuèrent leur routevers Château-Thierry.

LXXVIII – Comment le roi Henri IIIn’invita point Crillon à déjeuner, et comment Chicot s’invita toutseul

Le lendemain du jour où les événements quenous venons de raconter s’étaient passés dans la forêt de la Fère,le roi de France sortait du bain à neuf heures du matin à peuprès.

Son valet de chambre, après l’avoir roulé dansune couverture de fine laine, et l’avoir épongé avec deux nappes decette épaisse ouate de Perse, qui ressemble à la toison d’unebrebis, le valet de chambre avait fait place aux coiffeurs et auxhabilleurs, qui, eux-mêmes, avaient fait place aux parfumeurs etaux courtisans.

Enfin, ces derniers partis, le roi avait mandéson maître-d’hôtel, en lui disant qu’il prendrait autre chose queson consommé ordinaire, attendu qu’il se sentait en appétit cematin.

Cette bonne nouvelle, répandue à l’instantmême dans le Louvre, y faisait naître une joie bien légitime, et lefumet des viandes commençait à s’exhaler des offices, lorsqueCrillon, colonel des gardes françaises, on se le rappelle, entrachez Sa Majesté pour prendre ses ordres.

– Ma foi, mon bon Crillon, lui dit leroi, veille comme tu voudras ce matin au salut de mapersonne ; mais, pour Dieu ! ne me force point à faire leroi ; je suis tout béat et tout hilare aujourd’hui ; ilme semble que je ne pèse pas une once et que je vais m’envoler.J’ai faim, Crillon, comprends-tu cela, mon ami ?

– Je le comprends d’autant mieux, sire,répondit le colonel des gardes françaises, que j’ai grand’faimmoi-même.

– Oh ! toi, Crillon, dit en riant leroi, tu as toujours faim.

– Pas toujours, sire ; oh !non, Votre Majesté exagère, mais trois fois par jour ; etVotre Majesté ?

– Oh ! moi, une fois par an, etencore quand j’ai reçu de bonnes nouvelles.

– Harnibieu ! il paraît alors quevous avez reçu de bonnes nouvelles, sire ? Tant mieux, tantmieux, car elles deviennent de plus en plus rares, à ce qu’il mesemble.

– Pas la moindre, Crillon ; mais tusais le proverbe ?

– Ah ! oui : pas de nouvelles,bonnes nouvelles. Je ne m’y fie pas aux proverbes, sire, et surtoutà celui-là ; il ne vous est rien venu du côté de laNavarre ?

– Rien.

– Rien ?

– Sans doute, preuve qu’on y dort.

– Et du côté de la Flandre ?

– Rien.

– Rien ? preuve qu’on s’y bat. Et ducôté de Paris ?

– Rien.

– Preuve qu’on y fait des complots.

– Ou des enfants, Crillon. À proposd’enfants, Crillon, je crois que je vais en avoir un.

– Vous, sire ! s’écria Crillon, aucomble de l’étonnement.

– Oui, la reine a rêvé cette nuit qu’elleétait enceinte.

– Enfin, sire… dit Crillon.

– Eh bien ! quoi ?

– Cela me rend on ne peut plus joyeux desavoir que Votre Majesté avait faim de si grand matin. Adieu,sire.

– Va, mon bon Crillon, va.

– Harnibieu ! sire, fit Crillon,puisque Votre Majesté a si grand’faim, elle devrait bien m’inviterà déjeuner.

– Pourquoi cela, Crillon ?

– Parce qu’on dit que Votre Majesté vitde l’air du temps, ce qui la fait maigrir, attendu que l’air estmauvais, et que j’aurais été enchanté de pouvoir dire :Harnibieu ! ce sont pures calomnies, le roi mange comme toutle monde.

– Non, Crillon, non, au contraire, laissecroire ce qu’on croit ; cela me fait rougir de manger comme unsimple mortel, devant mes sujets. Ainsi, Crillon, comprends bienceci : un roi doit toujours rester poétique, et ne se jamaismontrer que noblement. Ainsi, voyons, un exemple.

– J’écoute, sire.

– Rappelle-toi le roi Alexander.

– Quel roi Alexander ?

– Alexander Magnus. Ah ! tu ne saispas le latin, c’est vrai. Eh bien ! Alexandre aimait à sebaigner devant ses soldats, parce qu’Alexandre était beau, bienfait et suffisamment dodu, ce qui fait qu’on le comparait àl’Apollon, et même à l’Antinous.

– Oh ! oh ! sire, fit Crillon,vous auriez diablement tort de faire comme lui et de vous baignerdevant les vôtres, car vous êtes bien maigre, mon pauvre sire.

– Brave Crillon, va, dit Henri en luifrappant sur l’épaule, tu es un bien excellent brutal, tu ne meflattes pas, toi ; tu n’es pas courtisan, mon vieil ami.

– C’est qu’aussi vous ne m’invitez pas àdéjeuner, reprit Crillon en riant avec bonhomie et en prenant congédu roi, plutôt content que mécontent, car la tape sur l’épauleavait fait balance au déjeuner absent.

Crillon parti, la table fut dresséeaussitôt.

Le maître-d’hôtel royal s’était surpassé. Unecertaine bisque de perdreaux avec une purée de truffes et demarrons attira tout d’abord l’attention du roi, que de belleshuîtres avaient déjà tenté.

Aussi le consommé habituel, ce fidèleréconfortant du monarque, fut-il négligé ; il ouvrait en vainses grands yeux dans son écuelle d’or ; ses yeux mendiants,comme eût dit Théophile, n’obtinrent absolument rien de SaMajesté.

Le roi commença l’attaque sur sa bisque deperdreaux.

Il en était à sa quatrième bouchée, lorsqu’unpas léger effleura le parquet derrière lui, une chaise grinça surses roulettes, et une voix bien connue demanda aigrement :

– Un couvert !

Le roi se retourna.

– Chicot ! s’écria-t-il.

– En personne.

Et Chicot, reprenant ses habitudes, qu’aucuneabsence ne lui pouvait faire perdre, Chicot s’étendit dans sachaise, prit une assiette, une fourchette, et sur le plat d’huîtrescommença, en les arrosant de citron, à prélever les plus grosses etles plus grasses, sans ajouter un seul mot.

– Toi ici ! toi revenu !s’écria Henri.

– Chut ! lui fit de la main Chicot,la bouche pleine.

Et il profita de cette exclamation du roi pourattirer à lui les perdreaux.

– Halte-là, Chicot, c’est mon plat !s’écria Henri en allongeant la main pour retenir la bisque.

Chicot partagea fraternellement avec sonprince et lui en rendit la moitié.

Puis il se versa du vin, passa de la bisque àun pâté de thon, du thon à des écrevisses farcies, avala parmanière d’acquit, et par-dessus le tout, le consommé royal ;puis, poussant un grand soupir :

– Je n’ai plus faim, dit-il.

– Par la mordieu ! je l’espère bien,Chicot.

– Ah !… bonjour, mon roi, commentvas-tu ? Je te trouve un petit air tout guilleret cematin.

– N’est-ce pas, Chicot ?

– De charmantes petites couleurs.

– Hein ?

– Est-ce à toi ?

– Parbleu !

– Alors, je t’en fais mon compliment.

– Le fait est que je me sens on ne peutplus dispos ce matin.

– Tant mieux, mon roi, tant mieux.

Ah ça ! mais ton déjeuner ne finissaitpoint là, et il te restait bien encore quelques petitesfriandises ?

– Voici des cerises confites par lesdames de Montmartre.

– Elles sont trop sucrées.

– Des noix farcies de raisin deCorinthe.

– Fi ! on a laissé les pépins dansles raisins.

– Tu n’es content de rien.

– C’est que, parole d’honneur, toutdégénère, même la cuisine, et qu’on vit de plus en plus mal à lacour.

– Vivrait-on mieux à celle du roi deNavarre ? demanda Henri en riant.

– Eh ! eh !… je ne dis pasnon.

– Alors, c’est qu’il s’y est fait degrands changements.

– Ah ! quant à cela, tu ne crois passi bien dire, Henriquet.

– Parle-moi un peu de ton voyage,alors ; cela me distraira.

– Très volontiers, je ne suis venu quepour cela. Par où veux-tu que je commence ?

– Par le commencement. Comment as-tu faitla route ?

– Oh ! une véritable promenade.

– Tu n’as pas eu de désagréments par leschemins ?

– Moi, j’ai fait un voyage de fée.

– Pas de mauvaises rencontres ?

– Allons donc ! est-ce qu’on sepermettrait de regarder de travers un ambassadeur de Sa Majestétrès chrétienne ? Tu calomnies tes sujets, mon fils.

– Je disais cela, reprit le roi, flattéde la tranquillité qui régnait dans son royaume, parce que n’ayantpoint de caractère officiel, ni même apparent, tu pouvaisrisquer.

– Je te dis, Henriquet, que tu as le pluscharmant royaume du monde ; les voyageurs y sont nourrisgratis, on les y héberge pour l’amour de Dieu, ils n’y marchent quesur des fleurs, et, quant aux ornières, elles sont tapissées develours à franges d’or ; c’est incroyable, mais cela est.

– Enfin, tu es content, Chicot ?

– Enchanté.

– Oui, oui, ma police est bien faite.

– À merveille ! c’est une justice àlui rendre.

– Et la route est sûre ?

– Comme celle du paradis : on n’yrencontre que de petits anges qui passent en chantant les louangesdu roi.

– Chicot, nous en revenons à Virgile.

– À quel endroit de Virgile ?

– Aux Bucoliques. O fortunatosnimium !

– Ah ! très bien, et pourquoi cetteexception en faveur des laboureurs, mon fils ?

– Hélas ! parce qu’il n’en est pasde même dans les villes.

– Le fait est, Henri, que les villes sontun centre de corruption.

– Juges-en : tu fais cinq centslieues sans encombre.

– Je te le dis, sur des roulettes.

– Moi, je vais seulement à Vincennes,trois quarts de lieue…

– Eh bien ?

– Eh bien ! je manque d’êtreassassiné sur la route.

– Ah bah ! fit Chicot.

– Je te conterai cela, mon ami, je suisen train d’en faire imprimer la relation circonstanciée ; sansmes quarante-cinq, j’étais mort.

– Vraiment ! et où la choses’est-elle passée ?

– Tu veux demander où elle devait sepasser ?

– Oui.

– À Bel-Esbat.

– Près du couvent de notre amiGorenflot ?

– Justement.

– Et comment s’est-il conduit dans cettecirconstance, notre ami ?

– À merveille, comme toujours,Chicot ; je ne sais si de son côté il avait entendu parler dequelque chose, mais, au lieu de ronfler comme font à cette heuretous mes fainéants de moines, il était debout sur son balcon,tandis que tout son couvent tenait la route.

– Et il n’a rien fait autrechose ?

– Qui ?

– Dom Modeste.

– Il m’a béni avec une majesté quin’appartient qu’à lui, Chicot.

– Et ses moines ?

– Ils ont crié vive le roi ! àtue-tête.

– Et tu ne t’es pas aperçu d’autrechose ?

– De quelle chose ?

– C’est qu’ils portassent une armequelconque sous leur robe.

– Ils étaient armés de toutes pièces,Chicot ; voilà où je reconnais la prévoyance du digneprieur ; voilà où je me dis : Cet homme savait tout, etcependant cet homme n’a rien dit, rien demandé ; il n’est pasvenu le lendemain, comme d’Épernon, fouiller dans toutes mespoches, en me disant : Sire, pour avoir sauvé le roi.

– Oh ! quant à cela, il en étaitincapable ; d’ailleurs ses mains n’y entreraient pas, dans tespoches.

– Chicot, pas de plaisanteries sur domModeste, c’est un des plus grands hommes qui illustreront monrègne, et je te déclare qu’à la première occasion je lui faisdonner un évêché.

– Et tu feras très bien, mon roi.

– Remarque une chose, Chicot, dit le roien prenant son air profond, lorsqu’ils sortent des rangs du peupleles gens d’élite sont complets ; nous autres gentilshommes,vois-tu, nous prenons dans notre sang certaines vertus et certainsvices de race, qui nous font des spécialités historiques. Ainsi,les Valois sont fins et subtils, braves, mais paresseux ; lesLorrains sont ambitieux et avares avec des idées, de l’intrigue, dumouvement ; les Bourbons sont sensuels et circonspects, maissans idée, sans force, sans volonté ; vois plutôt Henri.Lorsque la nature, au contraire, pétrit de prime saut un homme néde rien, elle n’emploie que sa plus fine argile ; ainsi tonGorenflot est complet.

– Tu trouves ?

– Oui, savant, modeste, rusé,brave ; on fera de lui tout ce qu’on voudra, un ministre, ungénéral d’armée, un pape.

– Là, là ! sire, arrêtez-vous, ditChicot : si le brave homme vous entendait, il crèverait danssa peau, car il est fort orgueilleux, quoi que tu en dises, leprieur dom Modeste.

– Tu es jaloux, Chicot !

– Moi, Dieu m’en garde : lajalousie ! fi, la vilaine passion.

– Oh ! c’est que je suis juste, moi,la noblesse du sang ne m’aveugle point, stemmata quidfaciunt ?

– Bravo ! Et tu disais donc, monroi, que tu avais failli être assassiné ?

– Oui.

– Par qui ?

– Par la Ligue, mordieu !

– Comment se porte-t-elle, laLigue ?

– Toujours de même.

– Ce qui veut dire de mieux enmieux ; elle engraisse, Henriquet, elle engraisse.

– Oh ! oh ! les corpspolitiques ne vivent point, qui s’engraissent trop jeunes ;c’est comme les enfants, Chicot.

– Ainsi, tu es content, monfils ?

– À peu près.

– Tu te trouves en paradis ?

– Oui, Chicot, et ce m’est une grandejoie de te voir arriver au milieu de ma joie, et j’y entrevois unsurcroît de joie.

– Habemus consulem facetum,comme disait Caton.

– Tu apportes de bonnes nouvelles,n’est-ce pas, mon enfant ?

– Je crois bien.

– Et tu me fais languir, friand que tues.

– Par où veux-tu que je commence, monroi ?

– Je te l’ai déjà dit, par lecommencement ; mais tu divagues toujours.

– Dois-je prendre à partir de mondépart ?

– Non, le voyage a été excellent, tu mel’as dit, n’est-ce pas ?

– Tu vois bien que je reviens entier, ceme semble.

– Oui, voyons donc l’arrivée enNavarre.

– J’y suis.

– Que faisait Henri, quand tu esarrivé ?

– L’amour.

– Avec Margot ?

– Oh ! non.

– Cela m’eût étonné ; il est donctoujours infidèle à sa femme ? le scélérat ; infidèle àune fille de France ! Heureusement qu’elle le lui rend. Etlorsque tu es arrivé, quel était le nom de la rivale deMargot ?

– Fosseuse.

– Une Montmorency ! Allons, ce n’estpas mal pour cet ours du Béarn. On parlait ici d’une paysanne,d’une jardinière, d’une bourgeoise.

– Oh ! c’est vieux tout cela.

– Ainsi, Margot est trompée ?

– Autant que femme peut l’être.

– Et elle est furieuse ?

– Enragée.

– Et elle se venge ?

– Je le crois bien.

Henri se frotta les mains avec une joie sanspareille.

– Que va-t-elle faire ? s’écria t-ilen riant ; va-t-elle remuer ciel et terre, jeter Espagne surNavarre, Artois et Flandre sur Espagne ? va-t-elle un peuappeler son petit frère Henriquet contre son petit mari Henriot,hein ?

– C’est possible.

– Tu l’as vue ?

– Oui.

– Et au moment où tu l’as quittée, quefaisait-elle ?

– Oh ! cela, tu ne devineraisjamais.

– Elle se préparait à prendre un autreamant ?

– Elle se préparait à êtresage-femme.

– Comment ! que signifie cettephrase, ou plutôt cette inversion anti-française ? Il y aéquivoque, Chicot, gare à l’équivoque !

– Non pas, mon roi, non pas. Peste !nous sommes un peu trop grammairien pour faire des équivoques, tropdélicat pour faire des coq-à-l’âne, et trop véridique pour avoirjamais voulu dire femme sage ! Non, non, mon roi ; c’estbien sage-femme que j’ai dit.

– Obstetrix ?

– Obstetrix, oui, mon roi ;Juno Lucina, si tu aimes mieux.

– Monsieur Chicot !

– Oh ! roule tes yeux tant que tuvoudras ; je te dis que ta sœur Margot était en train de faireun accouchement quand je suis parti de Nérac.

– Pour son compte ! s’écria Henri enpâlissant, Margot aurait des enfants ?

– Non, non, pour le compte de sonmari ; tu sais bien que les derniers Valois n’ont pas la vertuprolifique ; ce n’est point comme les Bourbons,peste !

– Ainsi Margot accouche, verbe actif.

– Tout ce qu’il y a de plus actif.

– Qui accouche-t-elle ?

– Mademoiselle Fosseuse.

– Ma foi, je n’y comprends rien, dit leroi.

– Ni moi non plus, dit Chicot ; maisje ne me suis pas engagé à te faire comprendre ; je me suisengagé à te dire ce qui est, voilà tout.

– Mais ce n’est peut-être qu’à son corpsdéfendant qu’elle a consenti à cette humiliation ?

– Certainement, il y a eu lutte ;mais du moment où il y a eu lutte, il y a eu infériorité de part oud’autre ; vois Hercule avec Antée, vois Jacob avec l’ange, ehbien ! ta sœur a été moins forte que Henri, voilà tout.

– Mordieu ! j’en suis aise, envérité.

– Mauvais frère.

– Ils doivent s’exécrer alors ?

– Je crois qu’au fond ils ne s’adorentpas.

– Mais en apparence ?

– Ils sont les meilleurs amis du monde,Henri.

– Oui ; mais un beau matin viendraquelque nouvel amour qui les brouillera tout à fait.

– Eh bien ! ce nouvel amour estvenu, Henri.

– Bah !

– Oui, d’honneur ; mais veux-tu queje te dise la peur que j’ai ?

– Dis.

– J’ai peur que ce nouvel amour, au lieude les brouiller, ne les raccommode.

– Ainsi, il y a un nouvelamour ?

– Eh ! mon Dieu, oui.

– Du Béarnais ?

– Du Béarnais.

– Pour qui ?

– Attends donc ; tu veux toutsavoir, n’est-ce pas ?

– Oui, raconte, Chicot, raconte ; turacontes très bien.

– Merci, mon fils ; alors, si tuveux tout savoir, il faut que je remonte au commencement.

– Remonte, mais dis vite.

– Tu avais écrit une lettre au féroceBéarnais ?

– Comment sais-tu cela ?

– Parbleu ! je l’ai lue.

– Qu’en dis-tu ?

– Que si ce n’était pas délicat deprocédé, c’était au moins astucieux de langage.

– Elle devait les brouiller.

– Oui, si Henri et Margot eussent été desconjoints ordinaires, des époux bourgeois.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que le Béarnais n’estpoint une bête.

– Oh !

– Et qu’il a deviné.

– Deviné quoi ?

– Que tu voulais le brouiller avec safemme.

– C’était clair, cela.

– Oui, mais ce qui l’était moins, c’étaitle but dans lequel tu voulais les brouiller.

– Ah ! diable ! le but.

– Oui, ce damné Béarnais ne s’est-il pasavisé de croire que tu n’avais d’autre but, en le brouillant avecsa femme, que de ne pas payer à ta sœur la dot que tu luidois !

– Ouais !

– Mon Dieu, oui, voilà ce que ce Béarnaisdu diable s’est logé dans l’esprit.

– Continue, Chicot, continue, dit le roidevenu sombre ; après ?

– Eh bien ! à peine eut-il devinécela qu’il devint ce que tu es en ce moment, triste etmélancolique.

– Après, Chicot, après ?

– Alors, cela l’a distrait de sadistraction, et il n’a presque plus aimé Fosseuse.

– Bah !

– C’est comme je te le dis ; alorsil a été pris de cet autre amour dont je te parlais.

– Mais c’est donc un Persan que cethomme, c’est donc un païen, un Turc ? il pratique donc lapolygamie ? Et qu’a dit Margot ?

– Cette fois, mon fils, cela vat’étonner, mais Margot a été ravie.

– Du désastre de Fosseuse, je conçoiscela.

– Non pas, non pas, enchantée pour sonpropre compte.

– Elle prend donc goût à l’état desage-femme ?

– Ah ! cette fois elle ne sera passage-femme.

– Que sera-t-elle donc ?

– Elle sera marraine, son mari le lui apromis et les dragées sont même répandues à l’heure qu’il est.

– Dans tous les cas, ce n’est point avecson apanage qu’il les a achetées.

– Tu crois cela, mon roi ?

– Sans doute, puisque je lui refuse cetapanage. Mais quel est le nom de la nouvelle maîtresse ?

– Oh ! c’est une belle et fortepersonne, qui porte une ceinture magnifique, et qui est fortcapable de se défendre si on l’attaque.

– Et s’est-elle défendue ?

– Pardieu !

– De sorte que Henri a été repoussé avecperte ?

– D’abord.

– Ah ! ah ! etensuite ?

– Henri est entêté ; il est revenu àla charge.

– De sorte ?

– De sorte qu’il l’a prise.

– Comment cela ?

– De force.

– De force !

– Oui, avec des pétards.

– Que diable me dis-tu donc là,Chicot ?

– La vérité.

– Des pétards ! et qu’est-ce doncque cette belle que l’on prend avec des pétards ?

– C’est mademoiselle Cahors.

– Mademoiselle Cahors !

– Oui, une belle et grande fille, ma foi,qu’on disait pucelle comme Péronne, qui a un pied sur le Lot,l’autre sur la montagne, et dont le tuteur est, ou plutôt était M.de Vesin, un brave gentilhomme de tes amis.

– Mordieu ! s’écria Henrifurieux ; ma ville ! il a pris ma ville !

– Dame ! tu comprends,Henriquet ; tu ne voulais pas la lui donner après la lui avoirpromise ; il a bien fallu qu’il se décidât à la prendre. Mais,à propos, tiens, voilà une lettre qu’il m’a chargé de te remettreen main propre.

Et Chicot, tirant une lettre de sa poche, laremit au roi.

C’était celle que Henri avait écrite après laprise de Cahors, et qui finissait par ces mots :

Quod mihi dixisti profuit multum ;cognosco meos devotos ; nosce tuos ; Chicotus cœteraexpediet.

Ce qui signifiait :

« Ce que tu m’as dit, m’a été fortutile ; je connais mes amis, connais les tiens ; Chicotte dira le reste. »

LXXIX – Comment après avoir reçu desnouvelles du Midi, Henri en reçut du Nord

Le roi, au comble de l’exaspération, put àpeine lire la lettre que Chicot venait de lui donner.

Pendant qu’il déchiffrait le latin du Béarnaisavec des crispations d’impatience qui faisaient trembler leparquet, Chicot, devant un grand miroir de Venise suspenduau-dessus d’un dressoir d’orfèvrerie, admirait sa tenue et lesgrâces infinies que sa personne avait prises sous l’habitmilitaire.

Infinies était le mot, car jamais Chicotn’avait paru si grand ; sa tête, un peu chauve, étaitsurmontée d’une salade conique dans le genre de ces armetsallemands que l’on ciselait si curieusement à Trêves et à Mayence,et il était occupé pour le moment à replacer sur son buffle,graissé par la sueur et le frottement des armes, une demi-cuirassede voyage, que, pour déjeuner, il avait posée sur un buffet ;en outre, tout en rebouclant sa cuirasse, il faisait sonner sur leparquet des éperons plus capables d’éventrer que d’éperonner uncheval.

– Oh ! je suis trahi ! s’écriaHenri lorsqu’il eut achevé la lecture ; le Béarnais avait unplan, et je ne l’en ai pas soupçonné.

– Mon fils, répliqua Chicot, tu connaisle proverbe : Il n’est pire eau que l’eau qui dort.

– Va-t’en au diable, avec tesproverbes !

Chicot s’avança vers la porte comme pourobéir.

– Non, reste.

Chicot s’arrêta.

– Cahors pris ! continua Henri.

– Et de la bonne façon même, ditChicot.

– Mais il a donc des généraux, desingénieurs ?

– Nenni, dit Chicot, le Béarnais est troppauvre ; comment les paierait-il ? Non pas, il fait toutlui-même.

– Et… il se bat ? dit Henri avec unesorte de dédain.

– Te dire qu’il s’y met tout d’abord etd’enthousiasme, non, je n’oserais pas, non ; il ressemble àces gens qui tâtent l’eau avant que de se baigner ; il semouille le bout des doigts dans une petite sueur de mauvais augure,se prépare la poitrine avec quelques meâ culpâ, le frontavec quelques réflexions philosophiques ; cela lui prend lesdix premières minutes qui suivent le premier coup de canon, aprèsquoi il donne une tête dans l’action et nage dans le plomb fondu etdans le feu comme une salamandre.

– Diable ! fit Henri,diable !

– Et je t’assure, Henri, qu’il y faisaitchaud, là-bas.

Le roi se leva précipitamment et arpenta lasalle à grands pas.

– Voilà un échec pour moi !s’écriait-il en terminant tout haut sa pensée commencée tout bas,on en rira. Je serai chansonné. Ces coquins de Gascons sontcaustiques, et je les entends déjà, aiguisant leurs dents et leurssourires sur les horribles airs de leurs musettes. Mordieu !heureusement que j’ai eu l’idée d’envoyer à François ce secourstant demandé ; Anvers va me compenser Cahors ; le Nordeffacera les fautes du Midi.

– Amen ! dit Chicot en plongeantdélicatement, pour achever son dessert, le bout de ses doigts dansles drageoirs et dans les compotiers du roi.

En ce moment la porte s’ouvrit et l’huissierannonça :

– M. le comte du Bouchage !

– Ah ! s’écria Henri, je te ledisais bien, Chicot, voilà ma nouvelle qui arrive. Entrez, comte,entrez.

L’huissier démasqua la porte, et l’on vitapparaître dans le cadre de cette porte, à la portière tombant àdemi, le jeune homme qu’on venait d’annoncer, pareil à un portraiten pied d’Holbein ou du Titien.

Il s’avança lentement et fléchit le genou aumilieu du tapis de la chambre.

– Toujours pâle, lui dit le roi, toujourslugubre. Voyons, ami, pour un moment, prends ton visage de Pâques,et ne me dis pas de bonnes choses avec un mauvais air ; parlevite, du Bouchage, parce que j’ai soif de ton récit. Tu viens deFlandre, mon fils ?

– Oui, sire.

– Et lestement, à ce que je vois.

– Sire, aussi vite qu’un homme peutmarcher sur la terre.

– Sois le bienvenu. Anvers, où en estAnvers ?

– Anvers appartient au prince d’Orange,sire.

– Au prince d’Orange, qu’est-ce que c’estque cela ?

– À Guillaume, si vous l’aimez mieux.

– Ah ça, mais, et mon frère nemarchait-il pas sur Anvers ?

– Oui, sire ; mais maintenant, cen’est plus sur Anvers qu’il marche, c’est sur Château-Thierry.

– Il a quitté l’armée ?

– Il n’y a plus d’armée, sire.

– Oh ! fit le roi en faiblissant desgenoux et en retombant dans son fauteuil, mais Joyeuse ?

– Sire, mon frère, après avoir fait desprodiges avec ses marins, après avoir soutenu toute la retraite,mon frère a rallié le peu d’hommes échappés au désastre, et a faitavec eux une escorte à M. le duc d’Anjou.

– Une défaite ! murmura le roi.

Puis, tout à coup, avec un éclair étrange dansle regard :

– Alors les Flandres sont perdues pourmon frère ?

– Absolument, sire.

– Sans retour ?

– Je le crains.

Le front du prince s’éclaircit graduellementcomme sous le jour d’une pensée intérieure.

– Ce pauvre François, dit-il en souriant,il a du malheur en couronnes. Il a manqué celle de Navarre ;il a étendu la main vers celle d’Angleterre ; il a touchécelle de Flandre : gageons, du Bouchage, qu’il ne régnerajamais : pauvre frère, lui qui en a tant envie !

– Eh ! mon Dieu ! c’esttoujours comme cela quand on a envie de quelque chose, dit Chicotd’un ton solennel.

– Et combien de prisonniers ?demanda le roi.

– Deux mille, à peu près.

– Combien de morts ?

– Autant au moins ; M. deSaint-Aignan est du nombre.

– Comment ! il est mort, ce pauvreSaint-Aignan ?

– Noyé.

– Noyé ! Comment ! vous vousêtes donc jetés dans l’Escaut ?

– Non pas ; c’est l’Escaut qui s’estjeté sur nous.

Le comte fit alors au roi un récit exact de labataille et de l’inondation.

Henri l’écouta d’un bout à l’autre avec unepose, un silence et une physionomie qui ne manquaient pas demajesté.

Puis, lorsque le récit fut fini, il se leva etalla s’agenouiller devant le prie-Dieu de son oratoire, fit sonoraison, et, un instant après, revint avec un visage parfaitementrasséréné.

– Là ! dit-il, j’espère que jeprends les choses en roi. Un roi soutenu par le Seigneur estréellement plus qu’un homme. Voyons, comte, imitez-moi, et puisquevotre frère est sauvé comme le mien, Dieu merci, eh bien !déridons-nous un peu.

– Je suis à vos ordres, sire.

– Que veux-tu pour prix de tes services,du Bouchage ? parle.

– Sire, dit le jeune homme en secouant latête, je n’ai rendu aucun service.

– Je le conteste ; mais en tout cas,ton frère en a rendu.

– D’immenses, sire.

– Il a sauvé l’armée, dis-tu, ou plutôtles débris de l’armée.

– Il n’y a pas, dans ce qu’il en reste,un seul homme qui ne vous dise qu’il doit la vie à mon frère.

– Eh bien ! du Bouchage, ma volontéest d’étendre mon bienfait sur vous deux, et j’imiterai en cela leSeigneur tout-puissant qui vous a protégés d’une façon si visibleen vous faisant tous deux pareils, c’est-à-dire riches, braves etbeaux ; en outre j’imiterai ces grands politiques si bieninspirés toujours, lesquels avaient pour coutume de récompenser lesmessagers de mauvaises nouvelles.

– Allons donc ! dit Chicot, jeconnais des exemples de messagers pendus pour avoir été porteurs demauvais messages.

– C’est possible, dit majestueusementHenri, mais il y a le sénat qui a remercié Varron.

– Tu me cites des républicains. Valois,Valois, le malheur te rend humble.

– Voyons, du Bouchage, que veux-tu ?que désires-tu ?

– Puisque Votre Majesté me fait l’honneurde me parler si affectueusement, j’oserai mettre à profit sabienveillance ; je suis las de la vie, sire ; etcependant j’ai répugnance à abréger ma vie, car Dieu ledéfend ; tous les subterfuges qu’un homme d’honneur emploie enpareil cas sont des péchés mortels ; se faire tuer à l’armée,se laisser mourir de faim, oublier de nager quand on traverse unfleuve, ce sont des travestissements de suicide au milieu desquelsDieu voit parfaitement clair, car, vous le savez, sire, nos penséesles plus secrètes sont à jour devant Dieu ; je renonce donc àmourir avant le terme que Dieu a fixé à ma vie, mais le monde mefatigue et je sortirai du monde.

– Mon ami ! fit le roi.

Chicot leva la tête et regarda avec intérêt cejeune homme si beau, si brave, si riche, et qui cependant parlaitd’une voix si désespérée.

– Sire, continua le comte avec l’accentde la résolution, tout ce qui m’arrive depuis quelque tempsfortifie en moi ce désir ; je veux me jeter dans les bras deDieu, souverain consolateur des affligés, comme il est en mêmetemps souverain maître des heureux de la terre ; daignez donc,sire, me faciliter les moyens d’entrer en religion, car, ainsi quedit le prophète, mon cœur est triste comme la mort.

Chicot, le railleur personnage, interrompit uninstant la gymnastique incessante de ses bras et de sa physionomie,pour écouter cette douleur majestueuse qui parlait si noblement, sisincèrement, par la voix la plus douce et la plus persuasive queDieu ait jamais donnée à la jeunesse et à la beauté.

Son œil brillant s’éteignit en reflétant leregard désolé du frère de Joyeuse, tout son corps s’étendit ets’affaissa par la sympathie de ce découragement qui semblait avoir,non pas détendu, mais tranché chaque fibre du corps de duBouchage.

Le roi, lui aussi, avait senti son cœur sefondre à l’audition de cette douloureuse requête.

– Ah ! je comprends, ami, dit-il, tuveux entrer en religion, mais tu te sens homme encore, et tu crainsles épreuves.

– Je ne crains pas pour les austérités,sire, mais pour le temps qu’elles laissent à l’indécision ;non, non, ce n’est point pour adoucir les épreuves qui me serontimposées, car j’espère ne rien retirer à mon corps des souffrancesphysiques, à mon esprit des privations morales ; c’est pourenlever à l’un ou à l’autre tout prétexte de revenir aupassé ; c’est pour faire, en un mot, jaillir de la terre,cette grille qui doit me séparer à jamais du monde, et qui, d’aprèsles règles ecclésiastiques, d’ordinaire pousse lentement comme unehaie d’épines.

– Pauvre garçon, dit le roi qui avaitsuivi le discours de du Bouchage en scandant pour ainsi direchacune de ses paroles, pauvre garçon ! je crois qu’il fera unbon prédicateur, n’est-ce pas, Chicot ?

Chicot ne répondit rien. Du Bouchagecontinua :

– Vous comprenez, sire, que c’est dans mafamille même que s’établira la lutte ; que c’est dans mesproches que je trouverai la plus rude opposition ; mon frèrele cardinal, si bon en même temps qu’il est si mondain, chercheramille raisons de me faire changer d’avis, et s’il ne réussit pointà me persuader, comme j’en suis sûr, il s’attaquera auximpossibilités matérielles, et m’alléguera Rome, qui met des délaisentre chaque degré des ordres. Là, Votre Majesté esttoute-puissante, là je reconnaîtrai la force du bras que VotreMajesté veut bien étendre sur ma tête. Vous m’avez demandé ce queje désirais, sire, vous m’avez promis de satisfaire à mondésir ; mon désir, vous le voyez, est tout en Dieu ;obtenez de Rome que je sois dispensé du noviciat.

Le roi, de rêveur qu’il était, se relevasouriant, et prenant la main du comte :

– Je ferai ce que tu me demandes, monfils, lui dit-il ; tu veux être à Dieu, tu as raison, c’est unmeilleur maître que moi.

– Beau compliment que tu lui faislà ! murmura Chicot entre sa moustache et ses dents.

– Eh bien ! soit, continua le roi,tu seras ordonné selon tes désirs, cher comte, je te lepromets.

– Et Votre Majesté me comble dejoie ! s’écria le jeune homme en baisant la main de Henri avecautant de joie que s’il eût été fait duc, pair ou maréchal deFrance. Ainsi, c’est chose dite.

– Parole de roi, foi de gentilhomme, ditHenri.

La figure de du Bouchage s’éclaira ;quelque chose comme un sourire d’extase passa sur ses lèvres ;il salua respectueusement le roi, et disparut.

– Voilà un heureux, un bien heureux jeunehomme ! s’écria Henri.

– Bon ! s’écria Chicot, tu n’as rienà lui envier, ce me semble, il n’est pas plus lamentable que toi,sire.

– Mais comprends donc, Chicot, il va êtremoine, il va se donner au ciel.

– Eh ! qui diable t’empêche d’enfaire autant ? Il demande des dispenses à son frère lecardinal ; mais j’en connais un cardinal, moi, qui te donneratoutes les dispenses nécessaires ; il est encore mieux que toiavec Rome, celui-là ; tu ne le connais pas ? c’est lecardinal de Guise.

– Chicot !

– Et si la tonsure t’inquiète, car,enfin, c’est une opération délicate que celle de la tonsure, lesplus jolies mains du monde, les plus jolis ciseaux de la rue de laCoutellerie, des ciseaux d’or, ma foi, te donneront ce précieuxsymbole, qui portera au chiffre trois le nombre des couronnes quetu auras portées et qui justifiera la devise : Manetultima cœlo.

– De jolies mains, dis-tu ?

– Eh bien ! voyons, est-ce que tuvas dire, par hasard, du mal des mains de madame la duchesse deMontpensier après en avoir dit de ses épaules ? Quel roi tufais, et quelle sévérité tu montres à l’endroit de tessujettes !

Le roi fronça le sourcil et passa sur sestempes une main tout aussi blanche que celles dont on lui parlait,mais plus tremblante assurément.

– Voyons, voyons, dit Chicot, laissonstout cela, car je vois, du reste, que la conversation t’ennuie, etrevenons aux choses qui m’intéressent personnellement.

Le roi fit un geste moitié indifférent, moitiéapprobatif.

Chicot regarda autour de lui, faisant marcherson fauteuil sur les deux pieds de derrière.

– Voyons, dit-il à demi-voix, réponds,mon fils : ces messieurs de Joyeuse sont partis comme celapour les Flandres.

– D’abord, que veut dire ton commecela ?

– Il veut dire que ce sont des gens siâpres, l’un au plaisir, l’autre à la tristesse, qu’il me paraîtsurprenant qu’ils aient quitté Paris sans faire un peu de vacarme,l’un pour s’amuser, l’autre pour s’étourdir.

– Eh bien ?

– Eh bien ! comme tu es de leursmeilleurs amis, tu dois savoir comment ils s’en sont allés.

– Sans doute, que je le sais.

– Alors, dis-moi, Henriquet, as-tuentendu dire ?…

Chicot s’arrêta.

– Quoi ?

– Qu’ils aient battu quelqu’un deconsidérable, par exemple ?

– Je ne l’ai pas entendu dire.

– Ont-ils enlevé quelque femme aveceffraction et pistolades ?

– Pas que je sache.

– Ont-ils… brûlé quelque chose, parhasard ?

– Quoi ?

– Que sais-je, moi ? ce qu’on brûlepour se distraire quand on est grand seigneur, la maison d’unpauvre diable, par exemple.

– Es-tu fou, Chicot ? brûler unemaison dans ma ville de Paris, est-ce que l’on oserait se permettred’y faire de ces choses-là ?

– Ah ! oui, l’on se gêne !

– Chicot !

– Enfin, ils n’ont rien fait dont tu aiesentendu le bruit ou vu la fumée ?

– Ma foi, non.

– Tant mieux, dit Chicot, respirant avecune sorte de facilité qu’il n’avait pas eue pendant tout le tempsqu’avait duré l’interrogatoire qu’il venait de faire subir àHenri.

– Sais-tu une chose, Chicot ? ditHenri.

– Non, je ne la sais pas.

– C’est que tu deviens méchant.

– Moi ?

– Oui, toi.

– Le séjour de la tombe m’avait édulcoré,grand roi, mais ta présence me surit. Omnia lethoputrescunt.

– C’est-à-dire que je suis moisi ?fit le roi.

– Un peu, mon fils, un peu.

– Vous devenez insupportable, Chicot, etje vous attribue des projets d’intrigue et d’ambition que jecroyais loin de votre caractère.

– Des projets d’ambition, à moi ?Chicot ambitieux ! Henriquet, mon fils, tu n’étais que niais,tu deviens fou, il y a progrès.

– Et moi je vous dis, monsieur Chicot,que vous voulez éloigner de moi tous mes serviteurs, en leursupposant des intentions qu’ils n’ont pas, des crimes auxquels ilsn’ont pas pensé ; je dis que vous voulez m’accaparer,enfin.

– T’accaparer ! moi ! s’écriaChicot ; t’accaparer ! pourquoi faire ? Dieu m’enpréserve, tu es un être trop gênant, bone Deus ! sanscompter que tu es difficile à nourrir en diable. Oh ! non,non, par exemple.

– Hum ! fit le roi.

– Voyons, explique-moi d’où te vientcette idée cornue ?

– Vous avez commencé par écouterfroidement mes éloges à l’endroit de votre ancien ami, dom Modeste,à qui vous devez beaucoup.

– Moi, je dois beaucoup à domModeste ? Bon, bon, bon ! après ?

– Après, vous avez essayé de me calomniermes Joyeuse, deux amis véritables, ceux-là.

– Je ne dis pas non.

– Ensuite, vous avez lancé votre coup degriffe sur les Guises.

– Ah ! tu les aimes à présent,ceux-là aussi ; tu es dans ton jour d’aimer tout le monde, àce qu’il paraît.

– Non, je ne les aime pas ; maiscomme, en ce moment, ils se tiennent cois et couverts ; comme,en ce moment, ils ne me font pas le moindre tort ; comme je neles perds pas un instant de vue ; que tout ce que je remarqueen eux c’est toujours la même froideur de marbre, et que je n’aipas l’habitude d’avoir peur des statues, si menaçantes qu’ellessoient, je m’en tiens à celles dont je connais le visage etl’attitude ; vois-tu, Chicot, un fantôme, lorsqu’il est devenufamilier, n’est plus qu’un compagnon insupportable. Tous cesGuises, avec leurs regards effarouchés et leurs grandes épées, sontles gens de mon royaume qui jusque aujourd’hui m’ont fait le moinsde tort ; et ils ressemblent, veux-tu que je dise àquoi ?

– Dis, Henriquet, tu me ferasplaisir ; tu sais bien que tu es plein de subtilités dans lescomparaisons.

– Ils ressemblent à ces perches qu’onlâche dans les étangs pour donner la chasse aux gros poissons etles empêcher d’engraisser par trop : mais suppose un instantque les gros poissons n’en aient pas peur.

– Eh bien ?

– Elles n’ont pas assez bonnes dents pourentamer leurs écailles.

– Oh ! Henri, mon enfant, que tu esdonc subtil !

– Tandis que ton Béarnais…

– Voyons, as-tu aussi une comparaisonpour le Béarnais ?

– Tandis que ton Béarnais, qui miaulecomme un chat, mord comme un tigre…

– Sur ma vie, dit Chicot, voilà Valoisqui pourlèche Guise ! Allons, allons, mon fils, tu es en tropbonne voie pour t’arrêter. Divorce tout de suite et épouse madamede Montpensier ; tu auras au moins une chance avec elle ;si tu ne lui fais pas d’enfant, elle t’en fera ; n’a-t-ellepas été amoureuse de toi dans le temps ?

Henri se rengorgea.

– Oui, dit-il, mais j’étais occupéailleurs ; voilà la source de toutes ses menaces. Chicot, tuas mis le doigt dessus ; elle a contre moi une rancune defemme, et elle m’agace de temps en temps, mais heureusement je suishomme, et je n’ai qu’à en rire.

Henri achevait ces paroles en relevant son colrabattu à l’italienne, quand l’huissier Nambu cria du seuil de laporte :

– Un messager de M. le duc de Guise pourSa Majesté !

– Est-ce un courrier ou ungentilhomme ? demanda le roi.

– C’est un capitaine, sire.

– Par ma foi, qu’il entre, et il sera lebienvenu.

En même temps un capitaine de gendarmes entravêtu de l’uniforme de campagne, et fit le salut accoutumé.

LXXX – Les deux compères

Chicot, à cette annonce, s’était assis, et,selon son habitude, tournait impertinemment le dos à la porte, etson œil à demi voilé se plongeait dans une de ces méditationsintérieures qui lui étaient si habituelles, quand les premiers motsque prononça le messager des Guises le firent tressaillir.

En conséquence, il rouvrit l’œil.

Heureusement, ou malheureusement, le roi,occupé du nouveau venu, ne fit point attention à cettemanifestation, toujours effrayante de la part de Chicot.

Le messager se trouvait placé à dix pas dufauteuil dans lequel Chicot s’était blotti, et comme le profil deChicot dépassait à peine les garnitures du fauteuil, l’œil deChicot voyait le messager tout entier, tandis que le messager nepouvait voir que l’œil de Chicot.

– Vous venez de la Lorraine ?demanda le roi à ce messager, dont la taille était assez noble etla mine assez guerrière.

– Non pas, sire, mais de Soissons, où M.le duc, qui n’a pas quitté cette ville depuis un mois, m’a remiscette lettre que j’ai l’honneur de déposer aux pieds de VotreMajesté.

L’œil de Chicot étincelait et ne perdait pasun geste du nouveau venu, comme ses oreilles n’en perdaient pas uneparole.

Le messager ouvrit son buffle fermé par desagrafes d’argent, et tira d’une poche de cuir, doublée de soie,placée sur le cœur, non pas une lettre, mais deux lettres, carl’une entraîna l’autre à laquelle elle s’était attachée par la cirede son cachet, de sorte que, comme le capitaine n’en tirait qu’une,la seconde ne tomba pas moins sur le tapis.

L’œil de Chicot suivit cette lettre au vol,comme l’œil du chat suit le vol de l’oiseau.

Il vit aussi, à la chute inattendue de cettelettre, la rougeur se répandre sur les joues du messager, sonembarras pour la ramasser, comme pour donner la première auroi.

Mais Henri ne vit rien, lui ; Henri,modèle de confiance, c’était son heure, ne fit attention à rien. Ilouvrit seulement celle des deux lettres qu’on voulait bien luioffrir, et lut.

De son côté, le messager, voyant le roiabsorbé dans sa lecture, s’absorba dans la contemplation du roi,sur le visage duquel il semblait chercher le reflet de toutes lespensées que cette intéressante lecture pouvait faire naître dansson esprit.

– Ah ! maître Borromée ! maîtreBorromée ! murmura Chicot, en suivant de son côté des yeuxchaque mouvement du fidèle de M. de Guise ! Ah ! tu escapitaine, et tu ne donnes qu’une lettre au roi quand tu en as deuxdans ta poche ; attends, mon mignon, attends.

– C’est bien ! c’est bien ! fitle roi en relisant chaque ligne de la lettre du duc avec unesatisfaction visible ; allez, capitaine, allez, et dites à M.de Guise que je suis reconnaissant de l’offre qu’il me fait.

– Votre Majesté ne m’honore point d’uneréponse écrite ? demanda le messager.

– Non, je le verrai dans un mois ou sixsemaines ; par conséquent, je le remercierai moi-même ;allez !

Le capitaine s’inclina et sortit del’appartement.

– Tu vois bien, Chicot, dit alors le roià son compagnon, qu’il croyait toujours dans le fond de sonfauteuil, tu vois bien, M. de Guise est pur de toute machination.Ce brave duc, il a su l’affaire de Navarre : il craint que leshuguenots ne s’enhardissent et ne relèvent la tête, car il a apprisque les Allemands veulent déjà envoyer du renfort au roi deNavarre. Or, que fait-il ? devine ce qu’il fait.

Chicot ne répondit point : Henri crutqu’il attendait l’explication.

– Eh bien ! continua-t-il, ilm’offre l’armée qu’il vient de lever en Lorraine pour surveillerles Flandres, et il me prévient que, dans six semaines, cette arméesera toute à ma disposition avec son général. Que dis-tu de cela,Chicot ?

Silence absolu de la part du Gascon.

– En vérité, mon cher Chicot, continua leroi, tu as cela d’absurde, mon ami, que tu es entêté comme une muled’Espagne, et que si l’on a le malheur de te convaincre de quelqueerreur, ce qui arrive souvent, tu boudes ; eh ! oui, tuboudes comme un sot que tu es.

Pas un souffle ne vint contredire Henri dansl’opinion qu’il venait de manifester d’une façon si franche sur sonami.

Il y avait quelque chose qui déplaisait plusencore à Henri que la contradiction, c’était le silence.

– Je crois, dit-il, que le drôle a eul’impertinence de s’endormir. Chicot, continua-t-il en s’avançantvers le fauteuil, ton roi te parle, veux-tu répondre ?

Mais Chicot ne pouvait répondre, attendu qu’iln’était plus là. Et Henri trouva le fauteuil vide.

Ses yeux parcoururent toute la chambre ;le Gascon n’était pas plus dans la chambre que dans lefauteuil.

Son casque avait disparu comme lui et aveclui.

Le roi fut saisi d’une sorte de frissonsuperstitieux ; il lui passait quelquefois par l’esprit queChicot était un être surhumain, quelque incarnation diabolique, dela bonne espèce, c’est vrai, mais diabolique, enfin.

Il appela Nambu.

Nambu n’avait rien de commun avec Henri.C’était un esprit fort au contraire, comme le sont en général ceuxqui gardent les antichambres des rois. Il croyait aux apparitionset aux disparitions des êtres vivants, et non des spectres.

Nambu assura positivement à Sa Majesté avoirvu Chicot sortir cinq minutes avant la sortie de l’envoyé demonseigneur le duc de Guise.

Seulement il sortait avec une légèreté et lesprécautions d’un homme qui ne voulait pas qu’on le vît sortir.

– Décidément, fit Henri en passant dansson oratoire, Chicot s’est fâché d’avoir eu tort. Que les hommessont mesquins, mon Dieu ! Je dis cela pour tous, et même pourles plus spirituels.

Maître Nambu avait raison ; Chicot,coiffé de sa salade et raidi par sa longue épée, avait traversé lesantichambres sans grand bruit ; mais quelque précaution qu’ilprît, il lui avait bien fallu laisser sonner ses éperons sur lesdegrés qui conduisaient des appartements au guichet du Louvre,bruit qui avait fait retourner beaucoup de monde, et avait valu àChicot force saluts, car on savait la position de Chicot près duroi, et beaucoup saluaient Chicot plus bas qu’ils n’eussent saluéle duc d’Anjou.

Dans un angle du guichet, Chicot s’arrêtacomme pour rattacher un éperon.

Le capitaine de M. de Guise, nous l’avons dit,était sorti cinq minutes à peine après Chicot, auquel il n’avaitprêté aucune attention. Il avait descendu les degrés et avaittraversé les cours, fier et enchanté à la fois ; fier, parcequ’à tout prendre il n’était point un soldat de mauvaise mine, etqu’il se plaisait à faire parader ses grâces devant les Suisses etles gardes de Sa Majesté très chrétienne : enchanté, parce quele roi l’avait accueilli de façon à prouver qu’il n’avait aucunsoupçon contre M. de Guise. Au moment où il franchissait le guichetdu Louvre, et où il traversait le pont-levis, il fut réveillé parun cliquetis d’éperons qui semblait être l’écho des siens.

Il se retourna, pensant que le roi faisaitpeut-être courir après lui, et grande fut sa stupéfaction enreconnaissant, sous les pointes retroussées de sa salade, le visagebénin et la physionomie chattemite du bourgeois Robert Briquet, sadamnée connaissance.

On se rappelle que le premier mouvement de cesdeux hommes à l’égard l’un de l’autre n’avait pas été précisémentun mouvement de sympathie.

Borromée ouvrit sa bouche d’un demi-piedcarré, comme dit Rabelais, et croyant voir que celui qui le suivaitdésirait avoir affaire à lui, il suspendit sa marche, de sorte queChicot l’eut rejoint en deux enjambées.

On sait, au reste, quelles enjambées c’étaientque celles de Chicot.

– Corbœuf ! dit Borromée.

– Ventre de biche ! s’écriaChicot.

– Mon doux bourgeois !

– Mon révérend père !

– Avec cette salade !

– Sous ce buffle !

– C’est merveille pour moi de vousvoir !

– C’est satisfaction pour moi de vousrejoindre !

Et les deux fiers à bras se regardèrentpendant quelques secondes avec l’hésitation hostile de deux coqsqui vont se quereller et qui, pour s’intimider l’un l’autre, sedressent sur leurs ergots.

Borromée fut le premier qui passa du grave audoux.

Les muscles de son visage se détendirent, etavec un air de franchise guerrière et d’aimable urbanité :

– Vive Dieu ! dit-il, vous êtes unrusé compère, maître Robert Briquet !

– Moi, mon révérend ! réponditChicot, à quelle occasion me dites-vous cela, je vousprie ?

– À l’occasion du couvent des Jacobins,où vous m’avez fait croire que vous n’étiez qu’un simple bourgeois.Il faut, en vérité, que vous soyez dix fois plus retors et plusvaillant qu’un procureur et un capitaine tout ensemble.

Chicot sentit que le compliment était fait deslèvres, et non du cœur.

– Ah ! ah ! répondit-il avecbonhomie, et que devons-nous dire de vous, seigneurBorromée ?

– De moi ?

– Oui, de vous.

– Et pourquoi ?

– Pour m’avoir fait croire que vousn’étiez qu’un moine. Il faut, en vérité, que vous soyez dix foisplus retors que le pape lui-même ; et, compère, je ne vousdéprécie point en disant cela, car le pape d’aujourd’hui est,convenez-en, un rude éventeur de mèches.

– Pensez-vous ce que vous dites ?demanda Borromée.

– Ventre de biche ! est-ce que jemens jamais, moi ?

– Eh bien ! touchez là.

Et il tendit la main à Chicot.

– Ah ! vous m’avez malmené auconvent, frère capitaine, dit Chicot.

– Je vous prenais pour un bourgeois, monmaître, et vous savez bien le souci que nous avons des bourgeois,nous autres gens d’épée.

– C’est vrai, dit Chicot en riant, c’estcomme des moines, et cependant vous m’avez pris au piège.

– Au piège ?

– Sans doute ; car, sous cedéguisement vous tendiez un piège. Un brave capitaine comme vous netroque point, sans grave raison, sa cuirasse contre un froc.

– Avec un homme d’épée, dit Borromée, jen’aurai pas de secrets. Eh bien ! oui, j’ai certains intérêtspersonnels dans le couvent des Jacobins ; mais vous ?

– Et moi aussi, dit Chicot ; maischut !

– Causons un peu de tout cela,voulez-vous ?

– Sur mon âme, j’en brûle.

– Aimez-vous le bon vin ?

– Oui, quand il est bon.

– Eh bien ! je connais un petitcabaret sans rival, selon moi, dans Paris.

– Eh ! j’en connais un aussi, ditChicot ; comment s’appelle le vôtre ?

– La Corne d’Abondance.

– Ah ! ah ! fit Chicot entressaillant.

– Eh bien ! que se passe-t-ildonc ?

– Rien.

– Avez-vous quelque chose contre cecabaret ?

– Non pas, au contraire.

– Vous le connaissez ?

– Pas le moins du monde, et je m’enétonne.

– Vous plaît-il que nous y marchions,compère ?

– Comment donc ! tout de suite.

– Allons donc.

– Où est-ce ?

– Du côté de la porte Bourdelle. L’hôteest un vieux dégustateur, et qui sait parfaitement apprécier ladifférence qu’il y a entre le palais d’un homme comme vous et legosier d’un passant altéré.

– C’est-à-dire que nous y pourrons causerà l’aise.

– Dans la cave, si nous voulons.

– Et sans être dérangés ?

– Nous fermerons les portes.

– Allons, dit Chicot, je vois que vousêtes l’homme de ressource, et aussi bien vu dans les cabarets quedans les couvents.

– Croiriez-vous que j’ai desintelligences avec l’hôte ?

– Cela m’en a tout l’air.

– Ma foi non, et cette fois vous êtesdans l’erreur ; maître Bonhomet me vend du vin quand je veux,et je le paie quand je peux, voilà tout.

– Bonhomet ? dit Chicot. Sur maparole, voilà un nom qui promet.

– Et qui tient. Venez, compère,venez.

– Oh ! oh ! se dit Chicot ensuivant le faux moine, c’est ici qu’il faut faire un choix parmites meilleures grimaces, ami Chicot ; car si Bonhomet tereconnaît tout de suite, c’est fait de toi, et tu n’es qu’unsot.

LXXXI – La corne d’abondance

Le chemin que Borromée faisait suivre àChicot, sans se douter que Chicot le connaissait aussi bien quelui, rappelait à notre Gascon les beaux jours de l’âge de sajeunesse.

En effet, combien de fois, la tête vide, lesjambes souples, les bras pendants ou ballants, comme ditl’admirable argot populaire, combien de fois Chicot, sous un rayonde soleil d’hiver ou dans l’ombre fraîche de l’été, avait-il ététrouver cette maison de la Corne d’Abondance vers laquelleun étranger le conduisait en ce moment !

Alors quelques pièces d’or, et même d’argentsonnant dans son escarcelle, le faisaient plus heureux qu’unroi ; il se laissait aller au savoureux bonheur defainéantiser, autant que bon lui semblerait, à lui qui n’avait nimaîtresse au logis, ni enfant affamé sur la porte, ni parentssoupçonneux et grondants derrière la fenêtre.

Alors Chicot s’asseyait insoucieux sur le bancde bois ou l’escabeau du cabaret ; il attendait Gorenflot, ouplutôt le trouvait exact aux premières fumées du repas préparé.

Alors Gorenflot s’animait à vue d’œil, etChicot, toujours intelligent, toujours observateur toujoursanatomiste, Chicot étudiait chacun des degrés de son ivresse,étudiant cette curieuse nature à travers la vapeur subtile d’uneémotion raisonnable ; et sous l’influence du bon vin, de lachaleur et de la liberté, la jeunesse remontait splendide,victorieuse et pleine de consolations à son cerveau.

Chicot, en passant devant le carrefour Bussy,se haussa sur les pointes pour tâcher d’apercevoir la maison qu’ilavait recommandée aux soins de Remy, mais la rue était sinueuse, ets’arrêter n’eût pas été d’une bonne politique ; il suivit doncle capitaine Borromée avec un petit soupir.

Bientôt la grande rue Saint-Jacques apparut àses yeux, puis le cloître Saint-Benoît, et presque en face ducloître, l’hôtellerie de la Corne d’Abondance, de laCorne d’Abondance un peu vieillie, un peu crasseuse, un peulézardée, mais ombragée toujours par des platanes et desmarronniers à l’extérieur, et meublée à l’intérieur de ses potsd’étain luisants et de ses casseroles brillantes qui sont lesfictions de l’or et de l’argent pour les buveurs et les gourmands,mais qui attirent réellement le véritable or et le véritable argentdans la poche du cabaretier, par des raisons sympathiques dont ilfaut demander compte à la nature.

Chicot, après son coup d’œil jeté du seuil dela porte sur l’intérieur et l’extérieur, Chicot fit le gros dos,perdit encore six pouces de sa taille, qu’il avait déjà diminuée enprésence du capitaine, il y ajouta une grimace de satyre fortdifférente de ses allures franches et de ses jeux honnêtes dephysionomie, et se prépara à affronter la présence de son ancienhôte, maître Bonhomet.

D’ailleurs Borromée passa le premier pour luimontrer le chemin, et, à la vue de ces deux masques, maîtreBonhomet ne se donna la peine de reconnaître que celui qui marchaitdevant.

Si la façade de la Corne d’Abondances’était lézardée, la façade du digne cabaretier, de son côté aussi,avait subi les ravages du temps.

Outre les rides, qui correspondent sur levisage humain aux gerçures que le temps imprime au front desmonuments, maître Bonhomet avait pris des façons d’homme puissant,qui, pour tous autres que pour les gens d’épée, le rendaient dedifficile approche, et qui racornissaient, pour ainsi dire, sonvisage.

Mais Bonhomet respectait toujoursl’épée : c’était son faible ; il avait contracté cettehabitude dans un quartier fort éloigné de toute surveillancemunicipale, sous l’influence des Bénédictins pacifiques.

En effet, s’il s’élevait, par malheur, unequerelle en ce glorieux cabaret, avant qu’on eût été à laContrescarpe chercher les Suisses ou les archers du guet, l’épéeavait déjà joué, et joué de façon à mettre plusieurs pourpoints enperce ; ce méchef était arrivé sept ou huit fois à Bonhomet etlui avait coûté cent livres chaque fois ; il respectait doncl’épée, d’après ce système : crainte fait respect.

Quant aux autres clients de la Corned’Abondance, écoliers, clercs, moines et marchands, Bonhomets’en arrangeait tout seul ; il avait acquis une certainecélébrité en coiffant d’un large seau de plomb les récalcitrants oudéloyaux payeurs, et cette exécution mettait toujours de son côtécertains piliers de cabaret qu’il s’était choisis parmi les plusvigoureux courtauds des boutiques voisines.

Au reste, on savait si bon et si pur le vinque chacun avait le droit d’aller chercher lui-même à lacave ; on connaissait si bien sa longanimité à l’égard decertaines pratiques créditées à son comptoir, que personne nemurmurait de ses humeurs fantasques.

Ces humeurs, quelques vieux habitués lesattribuaient à un fond de chagrin que maître Bonhomet aurait eudans son ménage.

Telles furent, du moins, les explications queBorromée crut devoir donner à Chicot sur le caractère de l’hôtedont ils allaient apprécier ensemble l’hospitalité.

Cette misanthropie de Bonhomet avait eu unfâcheux résultat pour la décoration et le confortable del’hôtellerie. En effet, le cabaretier se trouvant, c’était son idéedu moins, fort au-dessus de ses pratiques, ne donna aucun soin àl’embellissement du cabaret ; il en résulta que Chicot, enentrant dans la salle, se reconnut tout d’abord ; rien n’étaitchangé, sinon la teinte fuligineuse du plafond, qui, du gris, étaitpassée au noir.

En ces temps bienheureux, les aubergesn’avaient point encore contracté l’odeur si âcre et si fade dutabac brûlé, dont s’imprègnent aujourd’hui les boiseries et lestentures des salles, odeur qu’absorbe et qu’exhale tout ce qui estporeux et spongieux.

Il résultait de là que, malgré sa crassevénérable et sa tristesse apparente, la salle de la Corned’Abondance ne contrariait point, par des exhalaisonsexotiques, les miasmes vineux profondément engagés dans chaqueatome de l’établissement, en sorte que, permis soit-il de le dire,un vrai buveur trouvait plaisir dans ce temple du dieu Bacchus, caril respirait l’arôme et l’encens le plus cher à ce dieu.

Chicot passa derrière Borromée, comme nousl’avons dit, et ne fut aucunement vu, ou plutôt aucunement reconnude l’hôte de la Corne d’Abondance.

Il connaissait le coin le plus obscur de lasalle commune, et comme s’il n’en eût pas connu d’autre, il allaits’y installer, lorsque Borromée l’arrêtant :

– Tout beau ! l’ami, dit-il, il y aderrière cette cloison un petit réduit où deux hommes à secretspeuvent honnêtement converser après boire, et même pendant qu’ilsboivent.

– Allons-y, alors, dit Chicot.

Borromée fit un signe à notre hôte, quivoulait dire :

– Compère, le cabinet est-illibre ?

Bonhomet répondit par un autre signe quivoulait dire :

– Il l’est.

Et il conduisit Chicot, qui faisait semblantde se heurter à tous les angles du corridor, dans ce petit réduitsi connu de ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leurtemps à lire la Dame de Monsoreau.

– Là ! dit Borromée, attendez-moiici tandis que je vais user d’un privilège accordé aux familiers del’établissement, et dont vous userez vous-même à votre tour, quandvous y serez plus connu.

– Lequel ? demanda Chicot.

– C’est d’aller moi-même à la cavechoisir le vin que nous allons boire.

– Ah ! ah ! fit Chicot ;joli privilège. Allez.

– Borromée sortit.

Chicot le suivit de l’œil ; puis,aussitôt que la porte se fut refermée derrière lui, il allasoulever de la muraille une image de l’assassinat de Crédit tué parles mauvais payeurs, laquelle image était encadrée dans un cadre debois noir, et faisait pendant à un autre représentant une douzainede pauvres hères tirant le diable par la queue.

Derrière cette image, il y avait un trou, etpar ce trou on pouvait voir dans la grande salle sans être vu.

Ce trou, Chicot le connaissait, car c’était untrou de sa façon.

– Ah ! ah ! dit-il, tu meconduis dans un cabaret dont tu es l’habitué ; tu me poussesdans un réduit où tu crois que je ne pourrai pas être vu, et d’oùtu penses que je ne pourrai pas voir, et dans ce réduit il y a untrou, grâce auquel tu ne feras pas un geste que je ne le voie.Allons, allons, mon capitaine, tu n’es pas fort !

Et Chicot, tout en prononçant ces paroles avecun air de mépris qui n’appartenait qu’à lui, appliqua son œil à lacloison, forée artistement dans un défaut du bois.

Par ce trou, il aperçut Borromée appuyantd’abord précautionneusement son doigt sur ses lèvres, et causantensuite avec Bonhomet, qui acquiesçait à ses désirs par un signe detête olympien.

Au mouvement des lèvres du capitaine, Chicot,fort expert en pareille matière, devina que la phrase prononcée parlui voulait dire :

– Servez-nous dans ce réduit, et quelquebruit que vous y entendiez, n’y pénétrez pas.

Après quoi Borromée prit une veilleuse quibrûlait éternellement sur un bahut, souleva une trappe, etdescendit lui-même à la cave, profitant du privilège le plusprécieux accordé aux habitués de l’établissement.

Aussitôt Chicot frappa à la cloison d’unefaçon particulière.

En entendant cette façon de frapper, quidevait lui rappeler quelque souvenir profondément enraciné dans soncœur, Bonhomet tressaillit, regarda en l’air et écouta.

Chicot frappa une seconde fois, et en hommequi s’étonne que l’on n’ait pas obéi à un premier appel.

Bonhomet se précipita vers le réduit et trouvaChicot debout et le visage menaçant.

À cette vue, Bonhomet poussa un cri, ilcroyait Chicot mort, comme tout le monde, et pensait se trouver enface de son fantôme.

– Qu’est-ce à dire, mon maître, ditChicot, et depuis quand habituez-vous les gens de ma trempe àappeler deux fois ?

– Oh ! cher monsieur Chicot, ditBonhomet, serait-ce vous, ou n’est-ce que votre ombre ?

– Que ce soit moi ou mon ombre, ditChicot, du moment où vous me reconnaissez, mon maître, j’espère quevous m’obéirez de point en point.

– Oh ! certainement, cher seigneur,ordonnez.

– Quelque bruit que vous entendiez dansce cabinet, maître Bonhomet, et quelque chose qui s’y passe,j’espère que vous attendrez que je vous appelle pour y venir.

– Et cela me sera d’autant plus facile,cher monsieur Chicot, que la recommandation que vous me faites estexactement la même que vient de me faire votre compagnon.

– Oui, mais ce n’est pas lui quiappellera, entendez-vous bien, seigneur Bonhomet, ce seramoi ; ou, s’il appelle, vous entendez, ce sera exactementcomme s’il n’appelait pas.

– C’est chose convenue, monsieurChicot.

– Bien ; et maintenant éloignez tousvos autres clients sous un prétexte quelconque, et que dans dixminutes nous soyons aussi libres et aussi isolés chez vous, que sinous étions venus pour y pratiquer le jeûne, le jour duvendredi-saint.

– Dans dix minutes, seigneur Chicot, iln’y aura pas un chat dans tout l’hôtel, à l’exception de votrehumble serviteur.

– Allez, Bonhomet, allez, vous avezconservé toute mon estime, dit majestueusement Chicot.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! dit Bonhomet en se retirant, que va-t-il donc se passerdans ma pauvre maison ?

Et comme il s’en allait à reculons, ilrencontra Borromée qui remontait de la cave avec sesbouteilles.

– Tu as entendu ? lui ditcelui-ci ; dans dix minutes, pas une âme dansl’établissement.

Bonhomet fit de sa tête, si dédaigneuse àl’ordinaire, un signe d’obéissance et se retira dans sa cuisine,afin d’y rêver aux moyens d’obéir à la double injonction de sesdeux redoutables clients.

Borromée rentra dans le réduit, et trouvaChicot qui l’attendait, la jambe en avant et le sourire sur leslèvres.

Nous ignorons comment maître Bonhomet s’yétait pris ; mais, la dixième minute écoulée, le dernierécolier franchissait le seuil de sa porte, donnant le bras audernier clerc, et disant :

– Oh ! oh ! le temps est àl’orage chez maître Bonhomet ; décampons, ou gare lagrêle.

LXXXII – Ce qui arriva dans le réduit demaître Bonhomet

Lorsque le capitaine rentra dans le réduitavec un panier de douze bouteilles à la main, Chicot le reçut d’unair tellement ouvert et souriant, que Borromée fut tenté de prendreChicot pour un niais.

Borromée avait hâte de déboucher lesbouteilles qu’il était allé chercher à la cave ; mais cen’était rien, en comparaison de la hâte de Chicot.

Aussi les préparatifs ne furent-ils pas longs.Les deux compagnons, en buveurs expérimentés, demandèrent quelquessalaisons, dans le but louable de ne pas laisser éteindre la soif.Ces salaisons leur furent apportées par Bonhomet, auquel chacund’eux jeta un dernier coup d’œil.

Bonhomet répondit à chacun d’eux ; maissi quelqu’un eût pu juger ces deux coups d’œil, il eût trouvé unegrande différence entre celui qui était adressé à Borromée et celuiqui était adressé à Chicot.

Bonhomet sortit et les deux compagnonscommencèrent à boire.

D’abord, comme si l’occupation était tropimportante pour que rien dût l’interrompre, les deux buveursavalèrent bon nombre de rasades sans échanger une seule parole.

Chicot surtout était merveilleux ; sansavoir dit autre chose que :

– Par ma foi, voilà du jolibourgogne !

Et :

– Sur mon âme, voilà d’excellentjambon !

Il avait avalé deux bouteilles, c’est-à-direune bouteille par phrase.

– Pardieu ! murmurait à part luiBorromée, voilà une singulière chance que j’ai eue de tomber sur unpareil ivrogne.

À la troisième bouteille, Chicot leva les yeuxau ciel.

– En vérité, dit-il, nous buvons d’untrain à nous enivrer.

– Bon ! ce saucisson est sisalé ! dit Borromée.

– Ah ! cela vous va, dit Chicot,continuons, l’ami, j’ai la tête solide.

Et chacun d’eux avala encore sa bouteille.

Le vin produisait sur les deux compagnons uneffet tout opposé : il déliait la langue de Chicot et nouaitcelle de Borromée.

– Ah ! murmura Chicot, tu te tais,l’ami ; tu doutes de toi.

– Ah ! se dit tout bas Borromée, tubavardes, donc tu te grises.

– Combien faut-il donc de bouteilles,compère ? demanda Borromée.

– Pour quoi faire ? dit Chicot.

– Pour être gai.

– Avec quatre, j’ai mon compte.

– Et pour être gris ?

– Mettons-en six.

– Et pour être ivre ?

– Doublons.

– Gascon ! pensa Borromée ; ilbalbutie et n’en est encore qu’à la quatrième.

– Alors nous avons de la marge, ditBorromée, en tirant du panier une cinquième bouteille pour lui etune cinquième pour Chicot.

Seulement Chicot remarquait que des cinqbouteilles rangées à la droite de Borromée, les unes étaient àmoitié, les autres aux deux tiers, aucune n’était vide.

Cela le confirma dans cette pensée qui luiétait venue tout d’abord, que le capitaine avait de mauvaisesintentions à son égard.

Il se souleva pour aller au devant de lacinquième bouteille que lui présentait Borromée, et oscilla sur sesjambes.

– Bon ! dit-il, avez-voussenti ?

– Quoi ?

– Une secousse de tremblement deterre.

– Bah !

– Oui, ventre de biche !heureusement que l’hôtellerie de la Corne d’Abondance estsolide, quoiqu’elle soit bâtie sur pivot.

– Comment ! elle est bâtie surpivot ? demanda Borromée.

– Sans doute, puisqu’elle tourne.

– C’est juste, dit Borromée en avalantson verre jusqu’à la dernière goutte ; je sentais bienl’effet, mais je ne devinais pas la cause.

– Parce que vous n’êtes pas latiniste,dit Chicot, parce que vous n’avez pas lu le traité De naturarerum ; si vous l’eussiez lu, vous sauriez qu’il n’y apas d’effet sans cause.

– Eh bien ! mon cher confrère, ditBorromée, car enfin vous êtes capitaine comme moi, n’est-cepas ?

– Capitaine depuis la plante des piedsjusqu’à la pointe des cheveux, répondit Chicot.

– Eh bien ! mon cher capitaine,reprit Borromée, dites-moi, puisqu’il n’y a pas d’effet sans cause,à ce que vous prétendez, dites-moi quelle était la cause de votredéguisement ?

– De quel déguisement ?

– De celui que vous portiez lorsque vousêtes venu chez dom Modeste.

– Comment donc étais-jedéguisé ?

– En bourgeois.

– Ah ! c’est vrai.

– Dites-moi cela, et vous commencerez monéducation de philosophe.

– Volontiers ; mais, à votre tour,vous me direz, n’est-ce pas, pourquoi vous étiez déguisé enmoine ? confidence pour confidence.

– Tope ! dit Borromée.

– Touchez là, dit Chicot, et il tendit samain au capitaine.

Celui-ci frappa d’aplomb dans la main deChicot.

– À mon tour, dit Chicot.

Et il frappa à côté de la main deBorromée.

– Bien ! dit Borromée.

– Vous voulez donc savoir pourquoij’étais déguisé en bourgeois ? demanda Chicot d’une langue quiallait s’épaississant de plus en plus.

– Oui, cela m’intrigue.

– Et vous me direz à votretour ?

– Parole d’honneur.

– Foi de capitaine ; d’ailleursn’est-ce pas chose convenue ?

– C’est vrai, je l’avais oublié. Ehbien ! c’est tout simple.

– Dites alors.

– Et en deux mots vous serez aucourant.

– J’écoute.

– J’espionnais pour le roi.

– Comment, vous espionniez.

– Oui.

– Vous êtes donc espion parétat ?

– Non, en amateur.

– Qu’espionniez-vous chez domModeste ?

– Tout. J’espionnais dom Modeste d’abord,puis frère Borromée ensuite, puis le petit Jacques, puis tout lecouvent.

– Et qu’avez-vous découvert, mon digneami ?

– J’ai d’abord découvert que dom Modesteétait une grosse bête.

– Il ne faut pas être fort habile pourcela.

– Pardon, pardon, car Sa Majesté HenriIII, qui n’est pas un niais, le regarde comme la lumière del’Église, et compte en faire un évêque.

– Soit, je n’ai rien à dire contre cettepromotion, au contraire ; je rirai bien ce jour-là ; etqu’avez-vous découvert encore ?

– J’ai découvert que certain frèreBorromée n’était pas un moine, mais un capitaine.

– Ah ! vraiment ! vous avezdécouvert cela ?

– Du premier coup.

– Après ?

– J’ai découvert que le petit Jacquess’exerçait avec le fleuret, en attendant qu’il s’escrimât avecl’épée, et qu’il s’exerçait sur une cible, en attendant qu’ils’exerçât sur un homme.

– Ah ! tu as découvert cela !dit Borromée, en fronçant le sourcil, et, après, qu’as-tu découvertencore ?

– Oh ! donne-moi à boire, ou sanscela je ne me souviendrai plus de rien.

– Tu remarqueras que tu entames lasixième bouteille, dit Borromée en riant.

– Aussi je me grise, dit Chicot, je neprétends pas le contraire ; sommes-nous donc venus ici pourfaire de la philosophie ?

– Non, nous sommes venus ici pourboire.

– Buvons donc !

Et Chicot remplit son verre.

– Eh bien ! demanda Borroméelorsqu’il eut fait raison à Chicot, te souviens-tu ?

– De quoi ?

– De ce que tu as vu encore dans lecouvent ?

– Parbleu ! dit Chicot.

– Eh bien ! qu’as-tu vu ?

– J’ai vu que les moines, au lieu d’êtredes frocards, étaient des soudards, et au lieu d’obéir à domModeste, t’obéissaient à toi. Voilà ce que j’ai vu.

– Ah ! vraiment ; mais sansdoute ce n’est pas encore tout ?

– Non ; mais à boire, à boire, àboire, ou la mémoire va m’échapper.

Et comme la bouteille de Chicot était vide, iltendit son verre à Borromée, qui lui versa de la sienne.

Chicot vida son verre sans reprendrehaleine.

– Eh bien ! nousrappelons-nous ? demanda Borromée.

– Si nous nous rappelons ?… je lecrois bien !

– Qu’as-tu vu encore ?

– J’ai vu qu’il y avait un complot.

– Un complot ! dit Borromée,pâlissant.

– Un complot, oui, répondit Chicot.

– Contre qui ?

– Contre le roi.

– Dans quel but ?

– Dans le but de l’enlever.

– Et quand cela ?

– Quand il reviendrait de Vincennes.

– Tonnerre !

– Plaît-il ?

– Rien. Ah ! vous avez vucela ?

– Je l’ai vu.

– Et vous en avez prévenu leroi !

– Parbleu ! puisque j’étais venupour cela.

– Alors c’est vous qui êtes cause que lecoup a manqué ?

– C’est moi, dit Chicot.

– Massacre ! murmura Borromée entreses dents.

– Vous dites ? demanda Chicot.

– Je dis que vous avez de bons yeux,l’ami.

– Bah ! répondit Chicot enbalbutiant, j’ai vu bien autre chose encore. Passez-moi une de vosbouteilles, à vous, et je vous étonnerai quand je vous dirai ce quej’ai vu.

Borromée se hâta d’obtempérer au désir deChicot.

– Voyons, dit-il, étonnez-moi.

– D’abord, dit Chicot, j’ai vu M. deMayenne blessé.

– Bah !

– La belle merveille ! il était surma route. Et puis, j’ai vu la prise de Cahors.

– Comment ! la prise deCahors ! vous venez donc de Cahors ?

– Certainement. Ah ! capitaine,c’était beau à voir, en vérité, et un brave comme vous eût prisplaisir à ce spectacle.

– Je n’en doute pas ; vous étiezdonc près du roi de Navarre ?

– Côte à côte, cher ami, comme noussommes.

– Et vous l’avez quitté ?

– Pour annoncer cette nouvelle au roi deFrance.

– Et vous arrivez du Louvre ?

– Un quart d’heure avant vous.

– Alors, comme nous ne nous sommes pasquittés depuis ce temps-là, je ne vous demande pas ce que vous avezvu depuis notre rencontre au Louvre.

– Au contraire, demandez, demandez, car,sur ma parole, c’est le plus curieux.

– Dites, alors.

– Dites, dites ! fit Chicot ;ventre de biche ! c’est bien facile à dire :Dites !

– Faites un effort.

– Encore un verre de vin pour me délierla langue… tout plein, bon. Eh bien ! j’ai vu, camarade, qu’entirant la lettre de Son Altesse le duc de Guise de ta poche, tu enas laissé tomber une autre.

– Une autre ! s’écria Borromée enbondissant.

– Oui, dit Chicot, qui est là.

Et après avoir fait deux ou trois écarts,d’une main avinée, il posa le bout de son doigt sur le pourpoint debuffle de Borromée, à l’endroit même où était la lettre.

Borromée tressaillit comme si le doigt deChicot eût été un fer rouge, et que ce fer rouge eût touché sapoitrine au lieu de toucher son pourpoint.

– Oh ! oh ! dit-il, il nemanquerait plus qu’une chose.

– À quoi ?

– À tout ce que vous avez vu.

– Laquelle ?

– C’est que vous sussiez à qui cettelettre est adressée.

– Ah ! belle merveille ! ditChicot en laissant tomber ses deux bras sur la table ; elleest adressée à madame la duchesse de Montpensier.

– Sang du Christ ! s’écria Borromée,et vous n’avez rien dit de cela au roi, j’espère ?

– Pas un mot, mais je le lui dirai.

– Et quand cela ?

– Quand j’aurai fait un somme, ditChicot.

Et il laissa tomber sa tête sur ses bras,comme il avait laissé tomber ses bras sur la table.

– Ah ! vous savez que j’ai unelettre pour la duchesse ? demanda le capitaine d’une voixétranglée.

– Je sais cela, roucoula Chicot,parfaitement.

– Et si vous pouviez vous tenir sur vosjambes, vous iriez au Louvre ?

– J’irais au Louvre.

– Et vous me dénonceriez ?

– Et je vous dénoncerais.

– De sorte que ce n’est pas uneplaisanterie ?

– Quoi ?

– Qu’aussitôt votre somme achevé…

– Eh bien ?

– Le roi saura tout ?

– Mais, mon cher ami, reprit Chicot ensoulevant sa tête et en regardant Borromée d’un air languissant,comprenez donc ; vous êtes conspirateur, je suis espion ;j’ai tant par complot que je dénonce ; vous tramez un complot,je vous dénonce. Nous faisons chacun notre métier, et voilà.Bonsoir, capitaine.

Et en disant ces mots, non seulement Chicotavait repris sa première position, mais encore il s’était arrangésur son siège et sur la table de telle façon, que le devant de satête étant enseveli dans ses mains et le derrière abrité par soncasque, il ne présentait de surface que le dos.

Mais aussi, ce dos, dépouillé de sa cuirasseplacée sur une chaise, s’était complaisamment arrondi.

– Ah dit Borromée, en fixant sur soncompagnon un œil de flamme, ah ! tu veux me dénoncer, cherami ?

– Aussitôt que je serai réveillé, cherami, c’est convenu, fit Chicot.

– Mais il faut savoir si tu teréveilleras ! s’écria Borromée.

Et, en même temps, il appliqua un furieux coupde dague sur le dos de son compagnon de bouteille, croyant lepercer d’outre en outre et le clouer à la table.

Mais Borromée avait compté sans la cotte demailles empruntée par Chicot au cabinet d’armes de dom Modeste.

La dague se brisa comme du verre sur cettebrave cotte de mailles, à laquelle, pour la seconde fois, Chicotdevait la vie.

En outre, avant que l’assassin fût revenu desa stupeur, le bras droit de Chicot, se détendant comme un ressort,décrivit un demi-cercle et vint frapper d’un coup de poing pesantcinq cents livres le visage de Borromée, qui alla rouler, toutsanglant et tout meurtri, contre la muraille.

En une seconde, Borromée fut debout ; enune autre seconde il eut l’épée à la main.

Ces deux secondes avaient suffi à Chicot pourse redresser et dégainer à son tour.

Toutes les vapeurs du vin s’étaient dissipéescomme par enchantement ; Chicot se tenait à demi rejeté sur sajambe gauche, l’œil fixe, le poignet ferme et prêt à recevoir sonennemi.

La table, comme un champ de bataille surlequel étaient couchées les bouteilles vides, s’étendait entre lesdeux adversaires, et servait de retranchement à chacun.

Mais la vue du sang qui coulait de son nez surson visage, et de son visage à terre, enivra Borromée, et, perdanttoute prudence, il s’élança contre son ennemi, se rapprochant delui autant que le permettait la table.

– Double brute ! dit Chicot, tu voisbien que décidément c’est toi qui es ivre, car, d’un côté à l’autrede la table, tu ne peux pas m’atteindre, tandis que mon bras est desix pouces plus long que le tien, et mon épée de six pouces pluslongue que la tienne. Et la preuve, tiens !

Et Chicot, sans même se fendre, allongea lebras avec la rapidité de l’éclair, et piqua Borromée au milieu dufront.

Borromée poussa un cri, plus encore de colèreque de douleur ; et comme, à tout prendre, il était d’unebravoure excessive, il redoubla d’acharnement dans son attaque.

Chicot, toujours de l’autre côté de la table,prit une chaise et s’assit tranquillement.

– Mon Dieu ! que ces soldats sontstupides ! dit-il en haussant les épaules. Cela prétend savoirmanier une épée, et le moindre bourgeois, si c’était son bonplaisir, les tuerait comme mouches. Allons, bien ! il vam’éborgner maintenant. Ah ! tu montes sur la table ;bon ! il ne manquait plus que cela. Mais prends donc garde,âne bâté que tu es, les coups de bas en haut sont terribles, et, sije le voulais, tiens, je t’embrocherais comme une mauviette.

Et il le piqua au ventre, comme il l’avaitpiqué au front.

Borromée rugit de fureur, et sauta en bas dela table.

– À la bonne heure, dit Chicot ;nous voilà de plain-pied, et nous pouvons causer tout en escrimant.Ah ! capitaine, capitaine, nous assassinons donc quelquefoiscomme cela dans nos moments perdus, entre deux complots ?

– Je fais pour ma cause ce que vousfaites pour la vôtre, dit Borromée, ramené aux idées sérieuses, eteffrayé, malgré lui, du feu sombre qui jaillissait des yeux deChicot.

– Voilà parler, dit Chicot, et cependant,l’ami, je vois avec plaisir que je vaux mieux que vous. Ah !pas mal.

Borromée venait de porter à Chicot un coup quiavait effleuré sa poitrine.

– Pas mal, mais je connais labotte ; c’est celle que vous avez montrée au petit Jacques. Jedisais donc que je valais mieux que vous, l’ami, car je n’ai pointcommencé la lutte, quelque bonne envie que j’en eusse ; il y aplus, je vous ai laissé accomplir votre projet, en vous donnanttoute latitude, et même encore, dans ce moment, je ne fais queparer ; c’est que j’ai un arrangement à vous proposer.

– Rien ! s’écria Borromée, exaspéréde la tranquillité de Chicot, rien !

Et il lui porta une botte qui eût percé leGascon d’outre en outre, si celui-ci n’eût pas fait, sur seslongues jambes, un pas qui le mit hors de la portée de sonadversaire.

– Je vais toujours te le dire, cetarrangement, pour ne rien avoir à me reprocher.

– Tais-toi ! dit Borromée, inutile,tais-toi !

– Écoute, dit Chicot, c’est pour maconscience ; je n’ai pas soif de ton sang, comprends-tu ?et ne veux te tuer qu’à la dernière extrémité.

– Mais, tue, tue donc, si tu peux !s’écria Borromée exaspéré.

– Non pas ; déjà une fois dans mavie j’ai tué un autre ferrailleur comme toi, je dirai même un autreferrailleur plus fort que toi. Pardieu ! tu le connais, ilétait aussi de la maison de Guise, lui, un avocat.

– Ah ! Nicolas David ! murmuraBorromée, effrayé du précédent et se remettant sur ladéfensive.

– Justement.

– Ah ! c’est toi qui l’astué ?

– Oh ! mon Dieu, oui, avec un jolipetit coup que je vais te montrer, si tu n’acceptes pasl’arrangement.

– Eh bien ! quel est l’arrangement,voyons ?

– Tu passeras du service du duc de Guiseà celui du roi, sans quitter cependant celui du duc de Guise.

– C’est-à-dire que je me ferais espioncomme toi ?

– Non pas, il y aura unedifférence ; moi on ne me paie pas, et toi on te paiera ;tu commenceras par me montrer cette lettre de M. le duc de Guise àmadame la duchesse de Montpensier ; tu m’en laisseras prendreune copie, et je te laisserai tranquille jusqu’à nouvelle occasion.Hein ! suis-je gentil ?

– Tiens, dit Borromée, voilà maréponse.

La réponse de Borromée était un coupe sur lesarmes, si rapidement exécuté, que le bout de l’épée effleural’épaule de Chicot.

– Allons, allons, dit Chicot, je voisbien qu’il faut absolument que je te montre le coup de NicolasDavid, c’est un coup simple et joli.

Et Chicot, qui jusque-là s’était tenu sur ladéfensive, fit un pas en avant et attaqua à son tour.

– Voici le coup, dit Chicot : jefais une feinte en quarte basse.

Et il fit sa feinte ; Borromée para enrompant ; mais, après ce premier pas de retraite, il fut forcéde s’arrêter, la cloison se trouvant derrière lui.

– Bien ! c’est cela, tu pares lecercle, c’est un tort, car mon poignet est meilleur que letien ; je lie donc l’épée, je reviens en tierce haute, je mefends, et tu es touché, ou plutôt tu es mort.

En effet, le coup avait suivi ou plutôtaccompagné la démonstration, et la fine rapière, pénétrant dans lapoitrine de Borromée, avait glissé comme une aiguille entre deuxcôtes et piqué profondément, et avec un bruit mat, la cloison desapin.

Borromée étendit les bras et laissa tomber sonépée, ses yeux se dilatèrent sanglants, sa bouche s’ouvrit, uneécume rouge parut sur ses lèvres, sa tête se pencha sur son épauleavec un soupir qui ressemblait à un râle, puis ses jambes cessèrentde le soutenir, et son corps, en s’affaissant, élargit la coupurede l’épée, mais ne put la détacher de la cloison, maintenue qu’elleétait contre la cloison par le poignet infernal de Chicot, de sorteque le malheureux, semblable à un gigantesque phalène, resta clouéà la muraille que ses pieds battaient par saccades bruyantes.

Chicot, froid et impassible comme il étaitdans les circonstances extrêmes, surtout quand il avait au fond ducœur cette conviction qu’il avait fait tout ce que sa consciencelui prescrivait de faire, Chicot lâcha l’épée qui demeura plantéehorizontalement, détacha la ceinture du capitaine, fouilla dans sonpourpoint, prit la lettre et en lut la suscription :

Duchesse de Montpensier.

Cependant le sang filtrait en filetsbouillants de la blessure, et la souffrance de l’agonie se peignaitsur les traits du blessé.

– Je meurs, j’expire, murmura-t-il ;mon Dieu, seigneur, ayez pitié de moi !

Ce dernier appel à la miséricorde divine, faitpar un homme qui sans doute n’y avait guère songé que dans cemoment suprême, toucha Chicot.

– Soyons charitable, dit-il, et puisquecet homme doit mourir, qu’il meure au moins le plus doucementpossible.

Et s’approchant de la cloison, il retira aveceffort son épée de la muraille, et, soutenant le corps de Borromée,il empêcha que ce corps ne tombât lourdement à terre.

Mais cette dernière précaution était inutile,la mort était accourue rapide et glacée, elle avait déjà paralyséles membres du vaincu ; ses jambes fléchirent, il glissa dansles bras de Chicot et roula lourdement sur le plancher.

Cette secousse fit jaillir de la blessure unflot de sang noir, avec lequel s’enfuit le reste de la vie quianimait encore Borromée.

Alors Chicot alla ouvrir la porte decommunication, et appela Bonhomet.

Il n’appela pas deux fois, le cabaretier avaitécouté à la porte, et avait successivement entendu le bruit destables, des escabeaux, du frottement des épées et de la chute d’uncorps pesant ; or, il avait, surtout après la confidence quilui avait été faite, trop d’expérience, ce digne monsieur Bonhomet,du caractère des gens d’épée en général, et de celui de Chicot enparticulier, pour ne pas deviner de point en point ce qui s’étaitpassé.

La seule chose qu’il ignorât, c’était celuides deux adversaires qui avait succombé.

Il faut le dire à la louange de maîtreBonhomet, sa figure prit une expression de joie véritable,lorsqu’il entendit la voix de Chicot, et qu’il vit que c’était leGascon qui, sain et sauf, ouvrait la porte.

Chicot, à qui rien n’échappait, remarqua cetteexpression, et lui en sut intérieurement gré.

Bonhomet entra en tremblant dans la petitesalle.

– Ah ! bon Jésus !s’écria-t-il, en voyant le corps du capitaine baigné dans sonsang.

– Eh ! mon Dieu, oui, mon pauvreBonhomet, dit Chicot, voilà ce que c’est que de nous ; ce chercapitaine est bien malade, comme tu vois.

– Oh ! mon bon monsieur Chicot, monbon monsieur Chicot ! s’écria Bonhomet prêt à se pâmer.

– Eh bien ! quoi ? demandaChicot.

– Que c’est mal à vous d’avoir choisi monlogis pour cette exécution ; un si beau capitaine !

– Aimerais-tu mieux voir Chicot à terreet Borromée debout ?

– Non, oh ! non ! s’écrial’hôte du plus profond de son cœur.

– Eh bien ! c’est ce qui devaitarriver cependant sans un miracle de la Providence.

– Vraiment ?

– Foi de Chicot ; regarde un peudans mon dos, mon dos me fait bien mal, cher ami.

Et il se baissa devant le cabaretier pour queses deux épaules arrivassent à la hauteur de son œil.

Entre les deux épaules le pourpoint étaittroué, et une tache de sang ronde et large comme un écu d’argentrougissait les franges du trou.

– Du sang ! s’écria Bonhomet, dusang ! ah ! vous êtes blessé !

– Attends, attends.

Et Chicot défit son pourpoint, puis sachemise.

– Regarde maintenant, dit-il.

– Ah ! vous aviez unecuirasse ! ah ! quel bonheur, cher monsieur Chicot ;et vous dites que le scélérat a voulu vous assassiner ?

– Dame ! il me semble que ce n’estpas moi qui ai été m’amuser à me donner un coup de poignard entreles deux épaules. Maintenant que vois-tu ?

– Une maille rompue.

– Il y allait bon jeu bon argent, ce chercapitaine ; et du sang ?

– Oui, beaucoup de sang sous lesmailles.

– Enlevons la cuirasse alors, ditChicot.

Chicot enleva la cuirasse et mit à nu un torsequi semblait ne se composer que d’os, de muscles collés sur les os,et de peau collée sur les muscles.

– Ah ! monsieur Chicot, s’écriaBonhomet, vous en avez large comme une assiette.

– Oui, c’est cela, le sang estextravasé ; il y a ecchymose, comme disent les médecins ;donne-moi du linge blanc, verse en partie égale dans un verre debonne huile d’olive et de la lie de vin, et lave-moi cette tache,mon ami, lave.

– Mais ce corps, cher monsieur Chicot, cecorps, que vais-je en faire ?

– Cela ne te regarde pas.

– Non. Donne-moi encre, plume etpapier.

– À l’instant même, cher monsieurChicot.

Bonhomet s’élança hors du réduit.

Pendant ce temps, Chicot, qui n’avaitprobablement pas de temps à perdre, chauffait à la lampe la pointed’un petit couteau, et coupait au milieu de la cire le scel de lalettre.

Après quoi, rien ne retenant plus la dépêche,Chicot la tira de son enveloppe et la lut avec de vives marques desatisfaction.

Comme il venait d’achever cette lecture,maître Bonhomet rentra avec l’huile, le vin, le papier et laplume.

Chicot arrangea la plume, l’encre et le papierdevant lui, s’assit à la table, et tendit le dos à Bonhomet avec unflegme stoïque.

Bonhomet comprit la pantomime et commença lesfrictions.

Cependant, comme si, au lieu d’irriter unedouloureuse blessure, on l’eût voluptueusement chatouillée, Chicot,pendant ce temps, copiait la lettre du duc de Guise à sa sœur, etfaisait ses commentaires à chaque mot.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Chère sœur, l’expédition d’Anvers aréussi pour tout le monde, mais a manqué pour nous ; on vousdira que le duc d’Anjou est mort ; n’en croyez rien, ilvit.

Il vit, entendez-vous, là est toutela question.

Il y a toute une dynastie dans ces mots ;ces deux mots séparent la maison de Lorraine du trône de Francemieux que ne le ferait le plus profond abîme.

Cependant ne vous inquiétez pas trop de cela.J’ai découvert que deux personnes que je croyais trépassées,existent encore, et il y a une grande chance de mort pour le princedans la vie de ces deux personnes.

Pensez donc à Paris seulement ; dans sixsemaines il sera temps que la Ligue agisse ; que nos ligueurssachent donc que le moment approche et se tiennent prêts.

L’armée est sur pied ; nous comptonsdouze mille hommes sûrs et bien équipés ; j’entrerai avec elleen France, sous prétexte de combattre les huguenots allemands quivont porter secours à Henri de Navarre ; je battrai leshuguenots, et, entré en France en ami, j’agirai enmaître. »

– Eh ! eh ! fit Chicot.

– Je vous fais mal, cher monsieur ?dit Bonhomet, suspendant les frictions.

– Oui, mon brave.

– Je vais frotter plus doucement, soyeztranquille.

Chicot continua.

« P. S. J’approuve entièrementvotre plan à l’égard des Quarante-Cinq ; seulement,permettez-moi de vous dire, chère sœur, que vous ferez à cesdrôles-là plus d’honneur qu’ils n’en méritent… »

– Ah ! diable ! murmura Chicot,voilà qui devient obscur. Et il relut :

« J’approuve entièrement votre plan àl’égard des Quarante-Cinq… »

– Quel plan ? se demanda Chicot.

« Seulement, permettez-moi de vous dire,chère sœur, que vous ferez à ces drôles-là plus d’honneur qu’ilsn’en méritent. »

– Quel honneur ?

Chicot reprit :

« Qu’ils n’en méritent.

Votre affectionné frère,

H. DE LORRAINE. »

– Enfin, dit Chicot, tout est clair,excepté le post-scriptum. Bon ! nous surveillerons lepost-scriptum.

– Cher monsieur Chicot, se hasarda dedire Bonhomet, voyant que Chicot avait cessé d’écrire, sinon depenser, cher monsieur Chicot, vous ne m’avez point dit ce quej’aurais à faire de ce cadavre.

– C’est chose toute simple.

– Pour vous qui êtes plein d’imagination,oui, mais pour moi ?

– Eh bien ! suppose, par exemple,que ce malheureux capitaine se soit pris de querelle dans la rueavec des Suisses ou des reîtres, et qu’on te l’ait apporté blessé,aurais-tu refusé de le recevoir ?

– Non, certes, à moins que vous ne mel’eussiez défendu, cher monsieur Chicot.

– Suppose que, déposé dans ce coin, ilsoit, malgré les soins que tu lui donnais, passé de vie à trépasentre tes mains. Ce serait un malheur, voilà tout, n’est-cepas ?

– Certainement.

– Et au lieu d’encourir des reproches, tumériterais des éloges pour ton humanité. Suppose encore qu’enmourant, ce pauvre capitaine ait prononcé le nom bien connu pourtoi du prieur des Jacobins Saint-Antoine.

– De dom Modeste Gorenflot ? s’écriaBonhomet avec étonnement.

– Oui, de dom Modeste Gorenflot. Ehbien ! tu vas prévenir dom Modeste ; dom Modestes’empresse d’accourir, et comme on retrouve dans une des poches dumort sa bourse, tu comprends, il est important qu’on retrouve labourse, je te dis cela par manière d’avis, et comme on retrouvedans une des poches du mort sa bourse, et dans l’autre cettelettre, on ne conçoit aucun soupçon.

– Je comprends, cher monsieur Chicot.

– Il y a plus, tu reçois une récompenseau lieu de subir une punition.

– Vous êtes un grand homme, cher monsieurChicot ; je cours au prieuré Saint-Antoine.

– Attends donc, que diable ! j’aidit, la bourse et la lettre.

– Ah ! oui, et la lettre, vous latenez ?

– Justement.

– Il ne faudra pas dire qu’elle a été lueet copiée ?

– Pardieu ! c’est justement pourcette lettre parvenue intacte que tu recevras une récompense.

– Il y a donc un secret dans cettelettre ?

– Il y a, par le temps qui court, dessecrets dans tout, mon cher Bonhomet.

Et Chicot, après cette réponse sentencieuse,rattacha la soie sous la cire du scel en employant le même procédé,puis il unit la cire si artistement, que l’œil le plus exercé n’yeût pu voir la moindre fissure.

Après quoi, il remit la lettre dans la pochedu mort, se fit appliquer sur sa blessure le linge imprégné d’huileet de lie de vin en manière de cataplasme, remit la cotte demailles préservatrice sur sa peau, sa chemise sur sa cotte demailles, ramassa son épée, l’essuya, la repoussa au fourreau ets’éloigna.

Puis, revenant :

– Après tout, dit-il, si la fable quej’ai inventée ne te paraît pas bonne, il te reste à accuser lecapitaine de s’être passé lui-même son épée au travers ducorps.

– Un suicide ?

– Dame ! cela ne compromet personne,tu comprends.

– Mais on n’enterrera point ce malheureuxen terre sainte.

– Peuh ! dit Chicot, est-ce un grandplaisir à lui faire ?

– Mais, oui, je crois.

– Alors, fais comme pour toi, mon cherBonhomet ; adieu.

Puis, revenant une seconde fois :

– À propos, dit-il, je vais payer,puisqu’il est mort.

Et Chicot jeta trois écus d’or sur latable.

Après quoi, il rapprocha son index de seslèvres en signe de silence et sortit.

LXXXIII – Le mari et l’amant

Ce ne fut pas sans une puissante émotion queChicot revit la rue des Augustins si calme et si déserte, l’angleformé par le pâté de maisons qui précédaient la sienne, enfin sachère maison elle-même avec son toit triangulaire, son balconvermoulu et ses gouttières ornées de gargouilles.

Il avait eu tellement peur de ne trouver qu’unvide à la place de cette maison ; il avait si fort redouté devoir la rue bronzée par la fumée d’un incendie, que rue et maisonlui parurent des prodiges de netteté, de grâce et de splendeur.

Chicot avait caché dans le creux d’une pierreservant de base à une des colonnes de son balcon, la clef de samaison chérie. En ce temps-là une clef quelconque de coffre ou demeuble égalait en pesanteur et en volume les plus grosses clefs denos maisons d’aujourd’hui ; les clefs des maisons étaientdonc, d’après les proportions naturelles, égales à des clefs devilles modernes.

Aussi Chicot avait-il calculé la difficultéqu’aurait sa poche à contenir la bienheureuse clef, et avait-ilpris le parti de la cacher où nous avons dit.

Chicot éprouvait donc, il faut l’avouer, unléger frisson en plongeant les doigts dans la pierre ; cefrisson fut suivi d’une joie sans pareille lorsqu’il sentit lefroid du fer.

La clef était bien réellement à la place oùChicot l’avait laissée.

Il en était de même des meubles de la premièrechambre, de la planchette clouée sur la poutre et enfin des milleécus sommeillant toujours dans leur cachette de chêne.

Chicot n’était point un avare : tout aucontraire ; souvent même il avait jeté l’or à pleines mains,sacrifiant ainsi le matériel au triomphe de l’idée, ce qui est laphilosophie de tout homme d’une certaine valeur ; mais quandl’idée avait cessé momentanément de commander à la matière,c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait pas besoin d’argent, de sacrifice,lorsqu’en un mot l’intermittence sensuelle régnait dans l’âme deChicot, et que cette âme permettait au corps de vivre et de jouir,l’or, cette première, cette incessante, cette éternelle source desjouissances animales, reprenait sa valeur aux yeux de notrephilosophe, et nul mieux que lui ne savait en combien de parcellessavoureuses se subdivise cet inestimable entier que l’on appelle unécu.

– Ventre de biche ! murmurait Chicotaccroupi au milieu de sa chambre, sa dalle ouverte, sa planchette àcôté de lui et son trésor sous ses yeux ; ventre debiche ! j’ai là un bienheureux voisin, digne jeune homme, quia fait respecter et a respecté lui-même mon argent ; en véritéc’est une action qui n’a pas de prix par le temps qui court.Mordieu ! je dois un remercîment à ce galant homme, et ce soiril l’aura.

Et là-dessus Chicot replaça sa planchette surla poutre, sa dalle sur la planchette, s’approcha de la fenêtre, etregarda en face.

La maison avait toujours cette teinte grise etsombre que l’imagination prête comme une couleur de teintenaturelle aux édifices dont elle connaît le caractère.

– Il ne doit pas encore être l’heure dedormir, dit Chicot, et d’ailleurs ces gens-là, j’en suis certain,ne sont pas de bien enragés dormeurs ; voyons.

Il descendit et alla, préparant toutes lesgracieusetés de sa mine riante, frapper à la porte du voisin.

Il remarqua le bruit de l’escalier, lecraquement d’un pas actif, et attendit cependant assez longtempspour se croire obligé de frapper de nouveau.

À ce nouvel appel, la porte s’ouvrit, et unhomme parut dans l’ombre.

– Merci et bonsoir, dit Chicot enétendant la main, me voici de retour et je viens vous rendre mesgrâces, mon cher voisin.

– Plaît-il ? fit une voixdésappointée et dont l’accent surprit fort Chicot.

En même temps l’homme qui était venu ouvrir laporte faisait un pas en arrière.

– Tiens ! je me trompe, dit Chicot,ce n’est pas vous qui étiez mon voisin au moment de mon départ, etcependant, Dieu me pardonne, je vous connais.

– Et moi aussi, dit le jeune homme.

– Vous êtes monsieur le vicomte Ernautonde Carmainges.

– Et vous, vous êtes l’Ombre.

– En vérité, dit Chicot, je tombe desnues.

– Enfin, que désirez-vous,monsieur ? demanda le jeune homme avec un peu d’aigreur.

– Pardon, je vous dérange peut-être, moncher monsieur ?

– Non, seulement vous me permettrez devous demander, n’est-ce pas, ce qu’il y a pour votre service.

– Rien, sinon que je voulais parler aumaître de la maison.

– Parlez alors.

– Comment cela ?

– Sans doute ; le maître de lamaison, c’est moi.

– Vous ? et depuis quand je vousprie ?

– Dame ! depuis trois jours.

– Bon ! la maison était donc àvendre ?

– Il paraît, puisque je l’ai achetée.

– Mais l’ancien propriétaire ?

– Ne l’habite plus, comme vous voyez.

– Où est-il ?

– Je n’en sais rien.

– Voyons, entendons-nous bien, ditChicot.

– Je ne demande pas mieux, réponditErnauton avec une impatience visible ; seulemententendons-nous vite.

– L’ancien propriétaire était un homme devingt-cinq à trente ans, qui en paraissait quarante ?

– Non ; c’était un homme desoixante-cinq à soixante-six ans, qui paraissait son âge.

– Chauve ?

– Non, au contraire, avec une forêt decheveux blancs.

– Il a une cicatrice énorme au côtégauche de la tête, n’est-ce pas ?

– Je n’ai pas vu la cicatrice, mais bonnombre de rides.

– Je n’y comprends plus rien, fitChicot.

– Enfin, reprit Ernauton, après uninstant de silence, que vouliez-vous à cet homme, mon cher monsieurl’Ombre ?

Chicot allait avouer ce qu’il venaitfaire ; tout à coup le mystère de la surprise d’Ernauton luirappela certain proverbe cher aux gens discrets.

– Je voulais lui rendre une petite visitecomme cela se fait entre voisins, dit-il, voilà tout.

De cette façon, Chicot ne mentait pas et nedisait rien.

– Mon cher monsieur, dit Ernauton avecpolitesse, mais en diminuant considérablement l’ouverture de laporte qu’il tenait entrebâillée, mon cher monsieur, je regrette dene pouvoir vous donner des renseignements plus précis.

– Merci, monsieur, dit Chicot, jechercherai ailleurs.

– Mais, continua Ernauton, en continuantde repousser la porte, cela ne m’empêche point de m’applaudir duhasard qui me remet en contact avec vous.

– Tu voudrais me voir au diable, n’est-cepas ? murmura Chicot, en rendant salut pour salut.

Cependant comme, malgré cette réponse mentale,Chicot, dans sa préoccupation, oubliait de se retirer, Ernauton,enfermant son visage entre la porte et le chambranle, luidit :

– Bien au revoir, monsieur.

– Un instant encore, monsieur deCarmainges, fit Chicot.

– Monsieur, c’est à mon grand regret,répondit Ernauton, mais je ne saurais tarder, j’attends quelqu’unqui doit venir frapper à cette porte même, et ce quelqu’un m’envoudrait de ne pas mettre toute la discrétion possible à lerecevoir.

– Il suffit, monsieur, je comprends, ditChicot ; pardon de vous avoir importuné, et je me retire.

– Adieu, cher monsieur l’Ombre.

– Adieu, digne monsieur Ernauton.

Et Chicot, en faisant un pas en arrière, sevit doucement fermer la porte au nez.

Il écouta pour voir si le jeune homme défiantguettait son départ, mais le pas d’Ernauton remontal’escalier ; Chicot put donc regagner sans inquiétude samaison, dans laquelle il s’enferma, bien résolu à ne pas troublerles habitudes de son nouveau voisin ; mais, selon son habitudeà lui, à ne pas trop le perdre de vue.

En effet, Chicot n’était pas homme às’endormir sur un fait qui lui paraissait de quelque importance,sans avoir palpé, retourné, disséqué ce fait avec la patience d’unanatomiste distingué ; malgré lui, et c’était un privilège ouun défaut de son organisation, malgré lui toute forme incrustée enson cerveau se présentait à l’analyse par ses côtés saillants, defaçon que les parois cérébrales du pauvre Chicot en étaientblessées, gercées et sollicitées à un examen immédiat.

Chicot, qui jusque-là avait été préoccupé decette phrase de la lettre du duc de Guise :

« J’approuve entièrement votre plan àl’égard des Quarante-Cinq, » abandonna donc cette phrase dontil se promit de reprendre plus tard l’examen, pour couler à fond,séance tenante, la préoccupation nouvelle qui venait de prendre laplace de l’ancienne préoccupation.

Chicot réfléchit qu’il était on ne peut plusétrange de voir Ernauton s’installer en maître dans cette maisonmystérieuse dont les habitants avaient ainsi disparu tout àcoup.

D’autant plus, qu’à ces habitants primitifspouvait bien se rattacher pour Chicot une phrase de la lettre duduc de Guise relative au duc d’Anjou.

C’était là un hasard digne de remarque, etChicot avait pour habitude de croire aux hasards providentiels.

Il développait même à cet égard, lorsqu’onl’en sollicitait, des théories fort ingénieuses.

La base de ces théories était une idée qui, ànotre avis, en valait bien une autre.

– Cette idée, la voici.

Le hasard est la réserve de Dieu.

Le Tout-Puissant ne fait donner sa réservequ’en des circonstances graves, surtout depuis qu’il a vu leshommes assez sagaces pour étudier et prévoir les chances d’après lanature et les éléments régulièrement organisés.

Or, Dieu aime ou doit aimer à déjouer lescombinaisons de ces orgueilleux, dont il a déjà puni l’orgueilpassé en les noyant, et dont il doit punir l’orgueil à venir en lesbrûlant.

Dieu donc, disons-nous, ou plutôt disaitChicot, Dieu aime à déjouer les combinaisons de ces orgueilleuxavec les éléments qui leur sont inconnus, et dont ils ne peuventprévoir l’intervention.

Cette théorie, comme on le voit, renferme despécieux arguments, et peut fournir de brillantes thèses ;mais sans doute le lecteur, pressé comme Chicot de savoir ce quevenait faire Carmainges dans cette maison, nous saura gré d’enarrêter le développement.

Donc Chicot réfléchit qu’il était étrange devoir Ernauton dans cette maison où il avait vu Remy.

Il réfléchit que cela était étrange par deuxraisons : la première, à cause de là parfaite ignorance où lesdeux hommes vivaient l’un de l’autre, ce qui faisait supposer qu’ildevait y avoir eu entre eux un intermédiaire inconnu à Chicot.

La seconde, que la maison avait dû être vendueà Ernauton, qui n’avait pas d’argent pour l’acheter.

– Il est vrai, se dit Chicot ens’installant le plus commodément qu’il put sur sa gouttière, sonobservatoire ordinaire, il est vrai que le jeune homme prétendqu’une visite va lui venir, et que cette visite est celle d’unefemme ; aujourd’hui, les femmes sont riches, et se permettentdes fantaisies. Ernauton est beau, jeune et élégant : Ernautona plus, on lui a donné rendez-vous, on lui a dit d’acheter cettemaison ; il a acheté la maison, et accepté le rendez-vous.

Ernauton, continua Chicot, vit à lacour ; ce doit donc être quelque femme de la cour à qui il aitaffaire. Pauvre garçon, l’aimera-t-il ? Dieu l’enpréserve ! il va tomber dans ce gouffre de perdition.Bon ! ne vais-je pas lui faire de la morale, moi ?

De la morale doublement inutile et décuplementstupide.

Inutile, parce qu’il ne l’entend point, et quel’entendit-il, il ne voudrait pas l’écouter.

Stupide, parce que je ferais mieux de m’allercoucher et de penser un peu à ce pauvre Borromée.

À ce propos, continua Chicot devenu sombre, jem’aperçois d’une chose : c’est que le remords n’existe pas, etn’est qu’un sentiment relatif ; le fait est que je n’ai pas deremords d’avoir tué Borromée, puisque la préoccupation où me met lasituation de M. de Carmainges me fait oublier que je l’aitué ; et lui de son côté, s’il m’eût cloué sur la table commeje l’ai cloué contre la cloison, lui, n’aurait certes pas à cetteheure plus de remords que je n’en ai moi-même.

Chicot en était là de ses raisonnements, deses inductions et de sa philosophie, qui lui avaient bien pris uneheure et demie en tout, lorsqu’il fut tiré de sa préoccupation parl’arrivée d’une litière venant du côté de l’hôtellerie duFier-Chevalier.

Cette litière s’arrêta au seuil de la maisonmystérieuse.

Une femme voilée en descendit, et disparut parla porte qu’Ernauton tenait entr’ouverte.

– Pauvre garçon ! murmura Chicot, jene m’étais pas trompé, et c’était bien une femme qu’il attendait,et là-dessus je m’en vais dormir.

Et là-dessus Chicot se leva, mais restantimmobile quoique debout.

– Je me trompe, dit-il, je ne dormiraipas ; mais je maintiens mon dire : si je ne dors pas, cene sera point le remords qui m’empêchera de dormir, ce sera lacuriosité, et c’est si vrai ce que je dis là, que, si je demeure àmon observatoire, je ne serai préoccupé que d’une chose, c’est àsavoir laquelle de nos nobles dames honore le bel Ernauton de sonamour.

Mieux vaut donc que je reste à monobservatoire, puisque si j’allais me coucher, je ne me relèveraiscertainement pas pour y revenir.

Et là-dessus, Chicot se rassit.

Une heure s’était écoulée à peu près, sans quenous puissions dire si Chicot pensait à la dame inconnue ou àBorromée, s’il était préoccupé par la curiosité ou bourrelé par leremords, lorsqu’il crut entendre au bout de la rue le galop d’uncheval.

En effet, bientôt un cavalier apparutenveloppé dans son manteau.

Le cavalier s’arrêta au milieu de la rue etsembla chercher à se reconnaître.

Alors le cavalier aperçut le groupe queformaient la litière et les porteurs.

Le cavalier poussa son cheval sur eux ;il était armé, car on entendait son épée battre sur seséperons.

Les porteurs voulurent s’opposer à sonpassage ; mais il leur adressa quelques mots à voix basse, etnon seulement ils s’écartèrent respectueusement, mais encore l’und’eux, comme il eut mis pied à terre, reçut de ses mains les bridesde son cheval.

L’inconnu s’avança vers la porte, et y heurtarudement.

– Tudieu ! se dit Chicot, que j’aibien fait de rester ! mes pressentiments, qui m’annonçaientqu’il allait se passer quelque chose, ne m’avaient point trompé.Voilà le mari, pauvre Ernauton ! nous allons assister tout àl’heure à quelque égorgement.

Cependant, si c’est le mari, il est bien bond’annoncer son retour en frappant si rudement.

Toutefois, malgré la façon magistrale dontavait frappé l’inconnu, on paraissait hésiter à ouvrir.

– Ouvrez ! cria celui quiheurtait.

– Ouvrez, ouvrez ! répétèrent lesporteurs.

– Décidément, reprit Chicot, c’est lemari ; il a menacé les porteurs de les faire fouetter oupendre, et les porteurs sont pour lui.

Pauvre Ernauton ! il va être écorchévif.

Oh ! oh ! si je le souffre,cependant, ajouta Chicot.

Car enfin, reprit-il, il m’a secouru, et parconséquent, le cas échéant, je dois le secourir.

Or, il me semble que le cas est échu oun’échoira jamais.

Chicot était résolu et généreux ;curieux, en outre ; il détacha sa longue épée, la mit sous sonbras, et descendit précipitamment son escalier.

Chicot savait ouvrir sa porte sans la fairecrier, ce qui est une science indispensable à quiconque veutécouter avec profit.

Chicot se glissa sous le balcon, derrière unpilier et attendit.

À peine était-il installé que la portes’ouvrit en face, sur un mot que l’inconnu souffla par laserrure ; cependant il demeura sur la porte.

Un instant après, la dame apparut surl’encadrement de cette porte.

La dame prit le bras du cavalier qui lareconduisit à la litière, en ferma la porte et monta à cheval.

– Plus de doute, c’était le mari, ditChicot, bonne pâte de mari après tout, puisqu’il ne cherche pas unpeu dans la maison pour faire éventrer mon ami de Carmainges.

La litière se mit en route, le cavaliermarchant à la portière.

– Pardieu ! se dit Chicot, il fautque je suive ces gens-là ; que je sache ce qu’ils sont et oùils vont ; je tirerai certainement de ma découverte quelquesolide conseil pour mon ami de Carmainges.

Chicot suivit en effet le cortège, enobservant cette précaution de demeurer dans l’ombre des murs etd’éteindre son pas dans le bruit du pas des hommes et deschevaux.

La surprise de Chicot ne fut pas médiocre,lorsqu’il vit la litière s’arrêter devant l’auberge duFier-Chevalier.

Presque aussitôt, comme si quelqu’un eûtveillé, la porte s’ouvrit.

La dame, toujours voilée, descendit, entra etmonta à la tourelle, dont la fenêtre du premier étage étaitéclairée.

Le mari monta derrière elle.

Le tout était respectueusement précédé de dameFournichon, laquelle tenait à la main un flambeau.

– Décidément, dit Chicot en se croisantles bras, je n’y comprends plus rien !…

LXXXIV – Comment Chicot commença à voirclair dans la lettre de M. de Guise

Chicot croyait bien avoir déjà vu quelque partla tournure de ce cavalier si complaisant ; mais sa mémoire,s’étant un peu embrouillée pendant ce voyage de Navarre, où ilavait vu tant de tournures différentes, ne lui fournissait pas avecsa facilité ordinaire le nom qu’il désirait prononcer.

Tandis que, caché dans l’ombre, il sedemandait, les yeux fixés sur la fenêtre illuminée, ce que cethomme et cette femme étaient venus faire en tête-à-tête auFier-Chevalier, oubliant Ernauton dans la maisonmystérieuse, notre digne Gascon vit ouvrir la porte del’hôtellerie, et, dans le sillon de lumière qui s’échappa del’ouverture, il aperçut comme une silhouette noire demoinillon.

– Oh ! oh ! murmura-t-il, voilàce me semble une robe de jacobin ; maître Gorenflot serelâche-t-il donc de la discipline, qu’il permet à ses moutonsd’aller vagabonder à pareille heure de la nuit et à pareilledistance du prieuré ?

Chicot suivit des yeux ce jacobin pendantqu’il descendait la rue des Augustins, et un certain instinctparticulier lui dit qu’il trouverait dans ce moine le mot del’énigme qu’il avait vainement demandé jusque-là.

D’ailleurs, de même que Chicot avait crureconnaître la tournure du cavalier, il croyait reconnaître dans lemoinillon certain mouvement d’épaule, certain déhanchementmilitaire qui n’appartiennent qu’aux habitués des salles d’armes etdes gymnases.

– Je veux être damné, murmura-t-il, sicette robe-là ne renferme point ce petit mécréant qu’on voulait medonner pour compagnon de route et qui manie si habilementl’arquebuse et le fleuret.

À peine cette idée fut-elle venue à Chicot,que, pour s’assurer de sa valeur, il ouvrit ses grandes jambes,rejoignit en dix pas le petit compère, qui marchait retroussant sarobe sur sa jambe sèche et nerveuse pour aller plus vite.

Cela ne fut pas difficile, d’ailleurs, attenduque le moinillon s’arrêtait de temps en temps pour jeter un regardderrière lui, comme s’il s’éloignait à grand’peine et à regret.

Ce regard était constamment dirigé vers lesvitres flamboyantes de l’hôtellerie.

Chicot n’avait pas fait dix pas qu’il étaitcertain de ne pas s’être trompé.

– Holà ! mon petit compère,dit-il ; holà ! mon petit Jacquot : holà ! monpetit Clément. Halte !

Et il prononça ce dernier mot d’une façon similitaire, que le moinillon en tressaillit.

– Qui m’appelle ? demanda le jeunehomme avec un accent rude et plus provocateur que bienveillant.

– Moi ! répliqua Chicot en sedressant devant le jacobin ; moi, me reconnais-tu, monfils ?

– Oh ! monsieur RobertBriquet ! s’écria le moinillon.

– Moi-même, petit. Et où vas-tu commecela si tard, enfant chéri ?

– Au prieuré, monsieur Briquet.

– Soit ; mais d’oùviens-tu ?

– Moi ?

– Sans doute, petit libertin.

Le jeune homme tressaillit.

– Je ne sais pas ce que vous dites,monsieur Briquet, reprit-il ; je suis, au contraire, envoyé encommission importante par dom Modeste, et lui-même en fera foi prèsde vous, si besoin est.

– Là, là, tout doux, mon petit saintJérôme ; nous prenons feu comme une mèche, à ce qu’ilparaît.

– N’y a-t-il pas de quoi, lorsqu’ons’entend dire ce que vous me dites ?

– Dame ! c’est que, vois-tu, unerobe comme la tienne sortant d’un cabaret à pareille heure…

– D’un cabaret, moi ?

– Eh ! sans doute, cette maison d’oùtu sors, n’est-ce pas celle du Fier-Chevalier ?Ah ! tu vois bien que je t’y prends !

– Je sortais de cette maison, ditClément, vous avez raison, mais je ne sortais pas d’un cabaret.

– Comment, fit Chicot, l’hôtellerie duFier-Chevalier n’est-elle pas un cabaret ?

– Un cabaret est une maison où l’on boit,et comme je n’ai pas bu dans cette maison, cette maison n’est pointun cabaret pour moi.

– Diable ! la distinction estsubtile, et je me trompe fort, ou tu deviendras un jour un rudethéologien ; mais enfin si tu n’allais pas dans cette maisonpour y boire, pourquoi donc y allais-tu.

Clément ne répondit rien, et Chicot put liresur sa figure, malgré l’obscurité, une ferme volonté de ne pas direun seul mot de plus.

Cette résolution contraria fort notre ami, quiavait pris l’habitude de tout savoir.

Ce n’était pas que Clément mît de l’aigreurdans son silence ; bien au contraire, il avait paru charmé derencontrer d’une façon si inattendue son savant professeur d’armes,maître Robert Briquet, et il lui avait fait tout l’accueil qu’onpouvait attendre de cette nature concentrée et revêche.

La conversation était complètement tombée.Chicot, pour la renouer, fut sur le point de prononcer le nom defrère Borromée ; mais, quoique Chicot n’eût point de remords,ou ne crût pas en avoir, ce nom expira sur ses lèvres.

Le jeune homme, tout en demeurant muet,semblait attendre quelque chose ; on eût dit qu’il regardaitcomme un bonheur de rester le plus longtemps possible aux environsde l’hôtellerie du Fier-Chevalier.

Robert Briquet essaya de lui parler de cevoyage que l’enfant avait eu un instant l’espoir de faire aveclui.

Les yeux de Jacques Clément brillèrent auxmots d’espace et de liberté.

Robert Briquet raconta que, dans le pays qu’ilvenait de parcourir, l’escrime était fort en honneur : ilajouta négligemment qu’il en avait même rapporté quelques coupsmerveilleux.

C’était mettre Jacques sur un terrain brûlant.Il demanda à connaître ces coups, et Chicot, avec son long bras, endessina quelques-uns sur le bras du petit frère.

Mais tous ces marivaudages de Chicotn’amollirent pas l’opiniâtreté du petit Clément : et tout enessayant de parer ces coups inconnus que lui montrait son amimaître Robert Briquet, il gardait un obstiné silence à l’endroit dece qu’il était venu faire dans le quartier.

Dépité, mais maître de lui, Chicot résolutd’essayer de l’injustice ; l’injustice est une des pluspuissantes provocations qui aient été inventées pour faire parlerles femmes, les enfants et les inférieurs, de quelque nature qu’ilssoient.

– N’importe, petit, dit-il, comme s’ilrevenait à sa première idée, n’importe, tu es un charmantmoinillon ; mais tu vas dans les hôtelleries, et dans quelleshôtelleries encore ; dans celles où l’on trouve de bellesdames, et tu t’arrêtes en extase devant la fenêtre où l’on peutvoir leur ombre ; petit, petit, je le dirai à dom Modeste.

Le coup frappa juste, plus juste même que nel’avait supposé Chicot, car il ne se doutait pas, en commençant,que la blessure dût être si profonde.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il,rouge de honte et de colère, je ne regarde point les femmes.

– Si fait, si fait, poursuivit Chicot, ily avait au contraire une fort belle dame auFier-Chevalier, lorsque tu en es sorti, et tu t’esretourné pour la voir encore, et je sais que tu l’attendais dans latourelle, et je sais que tu lui as parlé.

Chicot procédait par induction.

Jacques ne put se contenir.

– Sans doute, je lui ai parlé !s’écria-t-il, est-ce un péché que de parler aux femmes ?

– Non, lorsqu’on ne leur parle pas de sonpropre mouvement et poussé par la tentation de Satan.

– Satan n’a rien à faire dans tout ceci,il a bien fallu que je parle à cette dame puisque j’étais chargé delui remettre une lettre.

– Chargé par dom Modeste ! s’écriaChicot.

– Oui, allez donc vous plaindre à luimaintenant !

Chicot, un moment étourdi et tâtonnant dansles ténèbres, sentit à ces paroles un éclair traverser l’obscuritéde son cerveau.

– Ah ! dit-il, je le savais bien,moi.

– Que saviez-vous ?

– Ce que tu ne voulais pas me dire.

– Je ne dis pas même mes secrets, à plusforte raison les secrets des autres.

– Oui ; mais à moi.

– Pourquoi à vous ?

– À moi qui suis un ami de dom Modeste,et puis à moi…

– Après ?

– À moi qui sais d’avance tout ce que tupourrais me dire.

Le petit Jacques regarda Chicot en secouant latête avec un sourire d’incrédulité.

– Eh bien ! dit Chicot, veux-tu queje te raconte, moi, ce que tu ne veux pas me raconter ?

– Je le veux bien, dit Jacques.

Chicot fit un effort.

– D’abord, dit-il, ce pauvreBorromée…

La figure de Jacques s’assombrit.

– Oh ! fit l’enfant, si j’avais étélà…

– Si tu avais été là ?

– La chose ne se serait point passéeainsi.

– Tu l’aurais défendu contre les Suissesavec lesquels il avait pris querelle ?

– Je l’eusse défendu contre tout lemonde !

– De sorte qu’il n’eût pas ététué ?

– Ou que je me fusse fait tuer aveclui.

– Enfin, tu n’y étais pas, de sorte quele pauvre diable est trépassé dans une méchante hôtellerie et entrépassant a prononcé le nom de dom Modeste ?

– Oui.

– Si bien qu’on a prévenu domModeste ?

– Un homme tout effaré, qui a jetél’alarme dans le couvent.

– Et dom Modeste a fait appeler salitière, et a couru à la Corne d’Abondance.

– D’où savez-vous cela ?

– Oh ! tu ne me connais pas encore,petit ; je suis un peu sorcier, moi.

Jacques recula de deux pas.

– Ce n’est pas tout, continua Chicot quis’éclairait, à mesure qu’il parlait, à la propre lumière de sesparoles ; on a trouvé une lettre dans la poche du mort.

– Une lettre, c’est cela.

– Et dom Modeste a chargé son petitJacques de porter cette lettre à son adresse.

– Oui.

– Et le petit Jacques a couru à l’instantmême à l’hôtel de Guise.

– Oh !

– Où il n’a trouvé personne.

– Bon Dieu !

– Que M. de Mayneville.

– Miséricorde !

– Lequel M. de Mayneville a conduitJacques à l’hôtellerie du Fier-Chevalier.

– Monsieur Briquet, monsieur Briquet,s’écria Jacques, si vous savez cela !…

– Eh ! ventre de biche ! tuvois bien que je le sais, s’écria Chicot, triomphant d’avoir dégagécet inconnu, si important pour lui, des langes ténébreux où ilétait enveloppé d’abord.

– Alors, reprit Jacques, vous voyez bien,monsieur Briquet, que je ne suis pas coupable.

– Non, dit Chicot, tu n’es coupable nipar action, ni par omission, mais tu es coupable par pensée.

– Moi ?

– Sans doute, tu trouves la duchesse fortbelle.

– Moi !

– Et tu te retournes pour la voir encoreà travers les carreaux.

– Moi ! ! !

Le moinillon rougit et balbutia :

– C’est vrai, elle ressemble à une viergeMarie qui était au chevet de ma mère.

– Oh ! murmura Chicot, combienperdent de choses les gens qui ne sont pas curieux !

– Alors il se fit raconter par le petitClément, qu’il tenait désormais à sa discrétion, tout ce qu’ilvenait de raconter lui-même, mais, cette fois, avec des détailsqu’il ne pouvait savoir.

– Vois-tu, dit Chicot quand il eut fini,quel pauvre maître d’escrime tu avais dans frèreBorromée !

– Monsieur Briquet, fit le petit Jacques,il ne faut pas dire de mal des morts.

– Non, mais avoue une chose.

– Laquelle ?

– C’est que Borromée tirait moins bienque celui qui l’a tué.

– C’est vrai.

– Et maintenant, voilà tout ce quej’avais à te dire. Bonsoir, mon petit Jacques, à bientôt, et si tuveux…

– Quoi, monsieur Briquet ?

– Eh bien ! c’est moi qui tedonnerai des leçons d’escrime à l’avenir.

– Oh ! bien volontiers.

– Maintenant, en route, petit, car ont’attend avec impatience au prieuré.

– C’est vrai ; merci, monsieurBriquet, de m’en avoir fait souvenir.

Et le moinillon disparut en courant.

Ce n’était pas sans raison que Chicot avaitcongédié son interlocuteur. Il en avait tiré tout ce qu’il voulaitsavoir et, d’un autre côté, il lui restait encore quelque chose àapprendre.

Il rejoignit donc à grands pas sa maison. Lalitière, les porteurs et le cheval étaient toujours à la porte duFier-Chevalier.

Il regagna sans bruit sa gouttière.

La maison située en face de la sienne étaittoujours éclairée.

Dès lors, il n’eut plus de regards que pourcette maison.

Il vit d’abord, par la fente d’un rideau,passer et repasser Ernauton, qui paraissait attendre avecimpatience.

Puis il vit revenir la litière, il vit partirMayneville, enfin, il vit entrer la duchesse dans la chambre oùpalpitait Ernauton plutôt qu’il ne respirait.

Ernauton s’agenouilla devant la duchesse quilui donna sa blanche main à baiser.

Puis la duchesse releva le jeune homme et lefit asseoir devant elle, à une table élégamment servie.

– C’est singulier, dit Chicot, celacommençait comme une conspiration, et cela finit comme unrendez-vous d’amour.

Oui, continua Chicot, mais qui l’a donné cerendez-vous d’amour ?

Madame de Montpensier.

Puis s’éclairant à une lumièrenouvelle :

– Oh ! oh ! murmura-t-il.« Chère sœur, j’approuve votre plan à l’égard desQuarante-Cinq : seulement, permettez-moi de vous dire quec’est bien de l’honneur que vous ferez à ces drôles-là. »

Ventre de biche ! s’écria Chicot, j’enreviens à ma première idée ; ce n’est pas de l’amour, c’estune conspiration.

Madame la duchesse de Montpensier aime M.Ernauton de Carmainges ; surveillons les amours de madame laduchesse.

Et Chicot surveilla jusqu’à minuit et demi,heure à laquelle Ernauton s’enfuit, le manteau sur le nez, tandisque madame la duchesse de Montpensier remontait en litière.

– Maintenant, murmura Chicot endescendant son escalier, quelle est cette chance de mort qui doitdélivrer le duc de Guise de l’héritier présomptif de lacouronne ? quels sont ces gens que l’on croyait morts et quisont vivants ?

Mordieu ! je pourrais bien être sur latrace !

LXXXV – Le cardinal de Joyeuse

La jeunesse a des opiniâtretés dans le mal etdans le bien qui valent l’aplomb des résolutions d’un âge mûr.

Tendus vers le bien, ces sortes d’entêtementsproduisent les grandes actions et impriment à l’homme qui débutedans la vie un mouvement qui le porte, par une pente naturelle,vers un héroïsme quelconque.

Ainsi Bayard et du Guesclin devinrent degrands capitaines pour avoir été les plus hargneux et les plusintraitables enfants qu’on eût jamais vus ; ainsi ce gardeurde pourceaux dont la nature avait fait le pâtre de Montalte, etdont le génie fit Sixte-Quint, devint un grand pape pour s’êtreobstiné à mal faire sa besogne de porcher.

Ainsi les pires natures Spartiates sedéveloppèrent-elles dans le sens de l’héroïsme, après avoircommencé par l’entêtement dans la dissimulation et la cruauté.

Nous n’avons ici à tracer que le portrait d’unhomme ordinaire ; cependant plus d’un biographe eût trouvédans Henri du Bouchage, à vingt ans, l’étoffe d’un grand homme.

Henri s’obstina dans son amour et dans saséquestration du monde. Comme le lui avait demandé son frère, commel’avait exigé le roi, il demeura quelques jours seul avec sonéternelle pensée ; puis, sa pensée s’étant faite de plus enplus immuable, il se décida un matin à visiter son frère lecardinal, personnage important, qui à l’âge de vingt-six ans étaitdéjà cardinal depuis deux ans, et qui de l’archevêché de Narbonneétait passé au plus haut degré des grandeurs ecclésiastiques, grâceà la noblesse de sa race et à la puissance de son esprit.

François de Joyeuse, que nous avons déjàintroduit en scène pour éclaircir le doute de Henri de Valois àl’égard de Sylla, François de Joyeuse, jeune et mondain, beau etspirituel, était un des hommes les plus remarquables de l’époque.Ambitieux par nature, mais circonspect par calcul et par position,François de Joyeuse pouvait prendre pour devise : Rienn’est trop, et justifier sa devise.

Peut-être seul de tous les hommes de cour etFrançois de Joyeuse était un homme de cour avant tout, il avait suse faire deux soutiens des deux trônes religieux et laïque desquelsil ressortissait comme gentil homme français et comme prince del’Église ; Sixte le protégeait contre Henri III, Henri III leprotégeait contre Sixte. Il était Italien à Paris, Parisien à Rome,magnifique et adroit partout.

L’épée seule de Joyeuse, le grand-amiral,donnait à ce dernier plus de poids dans la balance ; mais onvoyait, à certains sourires du cardinal, que, s’il manquait de cespesantes armes temporelles que, tout élégant qu’il était, maniaitsi bien le bras de son frère, il savait user et même abuser desarmes spirituelles confiées à lui par le souverain chef del’Église.

Le cardinal François de Joyeuse étaitpromptement devenu riche, riche de son propre patrimoine d’abord,puis ensuite de ses différents bénéfices. En ce temps-là, l’Églisepossédait, et même possédait beaucoup, et quand ses trésors étaientépuisés, elle connaissait les sources, aujourd’hui taries, où lesrenouveler.

François de Joyeuse menait donc grand train.Laissant à son frère l’orgueil de la maison militaire, ilencombrait ses antichambres de curés, d’évêques,d’archevêques ; il avait sa spécialité. Une fois cardinal,comme il était prince de l’Église, et par conséquent supérieur àson frère, il avait pris des pages à la mode italienne et desgardes à la mode française. Mais ces gardes et ces pages n’étaientencore pour lui qu’un plus grand moyen de liberté. Souvent ilrangeait gardes et pages autour d’une grande litière, par lesrideaux de laquelle passait la main gantée de son secrétaire,tandis que lui, à cheval, l’épée au dos, courait la ville déguiséavec une perruque, une fraise énorme, et des bottes de cavalierdont le bruit réjouissait l’âme.

Le cardinal jouissait donc d’une fort grandeconsidération, car, à de certaines élévations, les fortuneshumaines sont absorbantes, et forcent, comme si elles étaientcomposées rien que d’atomes crochus, toutes les autres fortunes às’allier à elles comme des satellites, et par cette raison, le nomglorieux de son père, l’illustration récente et inouïe de son frèreAnne, jetaient sur lui tout leur éclat. En outre, comme il avaitsuivi scrupuleusement ce précepte, de cacher sa vie et de répandreson esprit, il n’était connu que par ses beaux côtés, et, dans safamille même, passait pour un fort grand homme, bonheur que n’ontpas eu bien des empereurs chargés de gloire et couronnés par touteune nation.

Ce fut vers ce prélat que le comte du Bouchagealla se réfugier après son explication avec son frère, après sonentretien avec le roi de France. Seulement, comme nous l’avons dit,il laissa s’écouler quelques jours pour obéir à l’injonction de sonaîné et de son roi.

François habitait une belle maison dans laCité. La cour immense de cette maison ne désemplissait pas decavaliers et de litières ; mais le prélat, dont le jardinconfinait à la berge de la rivière, laissait ses cours et sesantichambres s’emplir de courtisans ; et, comme il avait uneporte de sortie sur la berge, et un bateau qui le transportait sansbruit aussi loin et aussi doucement qu’il lui plaisait, près decette porte, il arrivait souvent que l’on attendait inutilement leprélat, auquel une indisposition grave ou une pénitence austèreservait de prétexte pour ne pas recevoir. C’était encore del’Italie au sein de la bonne ville du roi de France, c’était Veniseentre les deux bras de la Seine.

François était fier, mais nullementvain ; il aimait ses amis comme des frères et ses frèrespresque autant que ses amis. Plus âgé de cinq ans que du Bouchage,il ne lui épargnait ni les bons ni les mauvais conseils, ni labourse ni le sourire.

Mais comme il portait merveilleusement bienl’habit de cardinal, du Bouchage le trouvait beau, noble, presqueeffrayant, en sorte qu’il le respectait plus peut-être qu’il nerespectait leur aîné à tous deux. Henri, sous sa belle cuirasse etses chamarrures de militaire fleuri, confiait en tremblant sesamours à Anne, il n’eût pas même osé se confesser à François.

Cependant, lorsqu’il se dirigea vers l’hôteldu cardinal, sa résolution était prise, il abordait franchement leconfesseur d’abord, l’ami ensuite.

Il entra dans la cour d’où sortaient àl’instant même plusieurs gentilshommes fatigués d’avoir sollicité,sans l’avoir obtenue, la faveur d’une audience.

Il traversa les antichambres, les salles, puisles appartements. On lui avait dit, à lui comme aux autres, que sonfrère était en conférence ; mais il ne serait venu à aucundomestique l’idée de fermer une porte devant du Bouchage.

Du Bouchage traversa donc tous lesappartements et parvint jusqu’au jardin, véritable jardin de prélatromain, avec de l’ombre, de la fraîcheur et des parfums, comme onen trouve aujourd’hui à la villa Pamphile ou au palaisBorghèse.

Henri s’arrêta sous un massif : en cemoment la grille du bord de l’eau roula sur ses gonds, et un hommeentra caché dans un large manteau brun et suivi d’une sorte depage. Cet homme aperçut Henri, qui était trop absorbé dans son rêvepour penser à lui, et se glissa entre les arbres, évitant d’être vuni par du Bouchage ni par aucun autre.

Henri ne prit pas garde à cette entréemystérieuse ; ce ne fut qu’en se retournant qu’il vit l’hommeentrer dans les appartements.

Après dix minutes d’attente, il allait yentrer à son tour et questionner un valet de pied pour savoir àquelle heure précisément son frère serait visible, quand undomestique, qui paraissait le chercher, l’aperçut, vint à lui et lepria de vouloir bien passer dans la salle des livres, où lecardinal l’attendait.

Henri se rendit lentement à cette invitation,car il devinait une nouvelle lutte : il trouva son frère lecardinal qu’un valet de chambre accommodait dans un habit deprélat, un peu mondain peut-être, mais élégant et surtoutcommode.

– Bonjour, comte, dit le cardinal ;quelles nouvelles, mon frère ?

– Excellentes nouvelles quant à notrefamille, dit Henri ; Anne, vous le savez, s’est couvert degloire dans cette retraite d’Anvers, et il vit.

– Et, Dieu merci ! vous aussi vousêtes sain et sauf, Henri ?

– Oui, mon frère.

– Vous voyez, dit le cardinal, que Dieu ases desseins sur nous.

– Mon frère, je suis tellementreconnaissant à Dieu, que j’ai formé le projet de me consacrer àson service ; je viens donc vous parler sérieusement de ceprojet, qui me parait mûr, et dont je vous ai déjà dit quelquesmots.

– Vous pensez toujours à cela, duBouchage ? fit le cardinal en laissant échapper une légèreexclamation, qui indiquait que Joyeuse allait avoir un combat àlivrer.

– Toujours, mon frère.

– Mais c’est impossible, Henri, reprit lecardinal ; ne vous l’a-t-on pas déjà dit ?

– Je n’ai pas écouté ce que l’on m’a dit,mon frère, parce qu’une voix plus forte, qui parle en moi,m’empêche d’entendre toute parole qui me détournerait de Dieu.

– Vous n’êtes pas assez ignorant deschoses du monde, mon frère, dit le cardinal du ton le plus sérieux,pour croire que cette voix soit véritablement celle duSeigneur ; au contraire, et je l’affirmerais, c’est unsentiment tout mondain qui vous parle. Dieu n’a rien à voir danscette affaire, n’abusez donc pas de son saint nom, et surtout neconfondez pas la voix du ciel avec celle de la terre.

– Je ne confonds pas, mon frère, je veuxdire seulement que quelque chose d’irrésistible m’entraîne vers laretraite et la solitude.

– À la bonne heure, Henri, et nousrentrons dans les termes vrais. Eh bien ! mon cher, voici cequ’il faut faire ; je m’en vais, prenant acte de vos paroles,vous rendre le plus heureux des hommes.

– Merci ! oh ! merci, monfrère !

– Écoutez-moi, Henri. Il faut prendre del’argent, deux écuyers, et voyager par toute l’Europe, comme ilconvient à un fils de la maison dont nous sommes. Vous verrez despays lointains, la Tartarie, la Russie même, les Lapons, cespeuples fabuleux que ne visite jamais le soleil ; vous vousensevelirez dans vos pensées jusqu’à ce que le germe dévorant quitravaille en vous soit éteint ou assouvi… Alors vous nousreviendrez.

Henri, qui s’était assis, se leva plus sérieuxque n’avait été son frère.

– Vous ne m’avez pas compris, dit-il,monseigneur.

– Pardon, Henri, vous avez dit retraiteet solitude.

– Oui, j’ai dit cela ; mais, parretraite et solitude, j’ai entendu parler du cloître, mon frère, etnon des voyages ; voyager, c’est jouir encore de la vie, moije veux presque souffrir la mort, et, si je ne la souffre pas, lasavourer du moins.

– C’est là une absurde pensée,permettez-moi de vous le dire, Henri, car enfin quiconque veuts’isoler est seul partout. Mais soit, le cloître. Eh bien ! jecomprends que vous soyez venu vers moi pour me parler de ce projet.Je connais des bénédictins fort savants, des augustins trèsingénieux, dont les maisons sont gaies, fleuries, douces etcommodes. Au milieu des travaux de la science ou des arts, vouspasserez une année charmante, en bonne compagnie, ce qui estimportant, car on ne doit pas s’encrasser en ce monde, et si aubout de cette année, vous persistez dans votre projet, ehbien ! mon cher Henri, je ne vous ferai plus opposition, etmoi-même vous ouvrirai la porte qui vous conduira doucement ausalut éternel.

– Vous ne me comprenez décidément pas,mon frère, répondit du Bouchage en secouant la tête, ou plutôtvotre généreuse intelligence ne veut pas me comprendre : cen’est pas un séjour gai, une aimable retraite que je veux, c’est laclaustration rigoureuse, noire et morte ; je tiens à prononcermes vœux, des vœux qui ne me laissent pour toute distraction qu’unetombe à creuser, qu’une longue prière à dire.

Le cardinal fronça le sourcil et se leva deson siège.

– Oui, dit-il, j’avais parfaitementcompris, et j’essayais, par ma résistance sans phrases et sansdialectique, de combattre la folie de vos résolutions ; maisvous m’y forcez, écoutez-moi.

– Ah ! mon frère, dit Henri avecabattement, n’essayez pas de me convaincre, c’est impossible.

– Mon frère, je vous parlerai au nom deDieu d’abord, de Dieu que vous offensez, en disant que vient de luicette résolution farouche : Dieu n’accepte pas des sacrificesirréfléchis. Vous êtes faible, puisque vous vous laissez abattrepar la première douleur ; comment Dieu vous saurait-il gréd’une victime presque indigne que vous lui offrez ?

Henri fit un mouvement.

– Oh ! je ne veux plus vous ménager,mon frère, vous qui ne ménagez personne d’entre nous, reprit lecardinal ; vous qui oubliez le chagrin que vous causerez ànotre frère aîné, à moi.

– Pardon, interrompit Henri, dont lesjoues se couvrirent de rougeur, pardon, monseigneur, le service deDieu est-il donc une carrière si sombre et si déshonorante, quetoute une famille en prenne le deuil ! Vous, mon frère, vousdont je vois le portrait en cette chambre, avec cet or, cesdiamants, cette pourpre, n’êtes-vous pas l’honneur et la joie denotre maison, bien que vous ayez choisi le service de Dieu, commemon frère aîné celui des rois de la terre ?

– Enfant ! enfant ! s’écria lecardinal avec impatience ; vous me feriez croire que la têtevous a tourné. Comment ! vous allez comparer ma maison à uncloître ; mes cent valets, mes piqueurs, mes gentilshommes etmes gardes, à la cellule et au balai, qui sont les seules armes etla seule richesse du cloître ! Êtes-vous en démence ?N’avez-vous pas dit tout à l’heure que vous repoussez cessuperfluités qui sont mon nécessaire, les tableaux, les vasesprécieux, la pompe et le bruit ? Avez-vous, comme moi, ledésir et l’espoir de mettre sur votre front la tiare de saintPierre ? Voilà une carrière, Henri ; on y court, on ylutte, on y vit ; mais vous ! vous, c’est la sape dumineur, c’est la bêche du trappiste, c’est la tombe du fossoyeurque vous voulez ; plus d’air, plus de joie, plusd’espoir ! Et tout cela, j’en rougis pour vous qui êtes unhomme, tout cela, parce que vous aimez une femme qui ne vous aimepas. En vérité, Henri, vous faites tort à votre race !

– Mon frère ! s’écria le jeune hommepâle et les yeux flamboyants d’un feu sombre, aimez-vous mieux queje me casse la tête d’un coup de pistolet, ou que je profite del’honneur que j’ai de porter une épée pour me l’enfoncer dans lecœur ? Pardieu ! monseigneur, vous qui êtes cardinal etprince, donnez-moi l’absolution de ce péché mortel, la chose serafaite si vite que vous n’aurez pas eu le temps d’achever cettelaide et indigne pensée : que je déshonore ma race, ce que,grâce à Dieu, ne fera jamais un Joyeuse.

– Allons, allons, Henri ! dit lecardinal en attirant à lui son frère, et le retenant dans ses bras,allons, cher enfant, aimé de tous, oublie et sois clément pour ceuxqui t’aiment. Je t’en supplie en égoïste ; écoute : choserare ici-bas, nous sommes tous heureux, les uns par l’ambitionsatisfaite, les autres par les bénédictions de tout genre que Dieufait fleurir sur notre existence ; ne jette donc pas, je t’ensupplie, Henri, le poison mortel de la retraite sur les joies de tafamille ; songe que notre père en pleurera, songe que tous,nous porterons au front la tache noire de ce deuil que tu vas nousfaire. Je t’adjure, Henri, de te laisser fléchir : le cloîtrene te vaut rien. Je ne te dis pas que tu y mourras, car tu merépondrais, malheureux, par un sourire, hélas ! tropintelligible ; non, je te dirai que le cloître est plus fatalque la tombe : la tombe n’éteint que la vie, le cloître éteintl’intelligence, le cloître courbe le front, au lieu de relever auciel ; l’humidité des voûtes passe peu à peu dans le sang ets’infiltre jusque dans la moelle des os, pour faire du cloîtré unestatue de granit de plus dans son couvent. Mon frère, mon frère,prends-y garde : nous n’avons que quelques années, nousn’avons qu’une jeunesse. Eh bien ! les années de la bellejeunesse se passeront aussi, car tu es sous l’empire d’une grandedouleur, mais à trente ans tu te feras homme, la sève de maturitéviendra ; elle entraînera ce reste de douleur usée, et alorstu voudras revivre, mais il sera trop tard, car alors tu serastriste, enlaidi, souffreteux, ton cœur n’aura plus de flamme, tonœil n’aura plus d’étincelles, ceux que tu chercheras, te fuirontcomme un sépulcre blanchi, dont tout regard craint la noireprofondeur : Henri, je te parle avec amitié, avecsagesse ; écoute-moi.

Le jeune homme demeura immobile et silencieux.Le cardinal espéra l’avoir attendri et ébranlé dans sarésolution.

– Tiens, dit-il, essaie d’une autreressource, Henri ; ce dard empoisonné que tu traînes à toncœur, porte-le partout, dans le bruit, dans les fêtes, assieds-toiavec lui à nos festins ; imite le faon blessé, qui traverseles taillis, les halliers, les ronces, pour essayer d’arracher deson flanc la flèche retenue aux lèvres de la blessure ;quelquefois la flèche tombe.

– Mon frère, par grâce, dit Henri,n’insistez pas davantage ; ce que je vous demande, n’est pointle caprice d’un instant, la décision d’une heure, c’est le fruitd’une lente et douloureuse résolution. Mon frère, au nom du ciel,je vous adjure de m’accorder la grâce que je vous demande.

– Eh bien ! quelle grâcedemandes-tu, voyons ?

– Une dispense, monseigneur.

– Pour quoi faire ?

– Pour abréger mon noviciat.

– Ah ! je le savais, du Bouchage, tues mondain jusque dans ton rigorisme, pauvre ami. Oh ! je saisla raison que tu vas me donner. Oh ! oui, tu es bien un hommede notre monde, tu ressembles à ces jeunes gens qui se fontvolontaires et veulent bien du feu, des balles, des coups, mais nonpas du travail de la tranchée et du balayage des tentes. Il y a dela ressource, Henri ; tant mieux, tant mieux !

– Cette dispense, mon frère, cettedispense, je vous la demande à genoux.

– Je te la promets ; je vais écrireà Rome. C’est un mois qu’il faut pour que la réponse arrive ;mais en échange, promets-moi une chose.

– Laquelle ?

– C’est, pendant ce mois d’attente, de nerefuser aucun des plaisirs qui se présenteront à vous ; et sidans un mois vous tenez encore à vos projets, Henri, eh bien !je vous livrerai cette dispense de ma main. Êtes vous satisfaitmaintenant et n’avez-vous plus rien à demander ?

– Non, mon frère, merci ; mais unmois, c’est si long, et les délais me tuent.

– En attendant, mon frère, et pourcommencer à vous distraire, vous plairait-il de déjeuner avecmoi ? J’ai bonne compagnie ce matin.

Et le prélat se mit à sourire d’un air que luieût envié le plus mondain des favoris de Henri III.

– Mon frère… dit du Bouchage en sedéfendant.

– Je n’admets pas d’excuse ; vousn’avez que moi ici, puisque vous arrivez de Flandre, et que votremaison ne doit pas être remontée encore.

À ces mots, le cardinal se leva, et tirant uneportière qui fermait un grand cabinet somptueusementmeublé :

– Venez, comtesse, dit-il, que nouspersuadions M. le comte du Bouchage de demeurer avec nous.

Mais au moment où le cardinal avait soulevé laportière, Henri avait vu, à demi-couché sur des coussins, le pagequi était rentré avec le gentilhomme de la grille du bord de l’eau,et dans ce page, avant même que le prélat n’eût dénoncé son sexe,il avait reconnu une femme.

Quelque chose comme une terreur subite, commeun effroi invincible le prit, et tandis que le mondain cardinalallait chercher le beau page par la main, Henri du Bouchages’élançait hors de l’appartement, si bien que lorsque Françoisramena la dame, toute souriante de l’espoir de ramener un cœur versle monde, la chambre était parfaitement vide.

François fronça le sourcil, et s’asseyantdevant une table chargée de papiers et de lettres, il écrivitprécipitamment quelques lignes.

– Veuillez sonner, chère comtesse,dit-il, vous avez la main sur le timbre.

Le page obéit.

Un valet de chambre de confiance parut.

– Qu’un courrier monte à l’instant même àcheval, dit François, et porte cette lettre à M. le grand-amiral, àChâteau-Thierry.

LXXXVI – On a des nouvellesd’Aurilly

Le lendemain de ce jour, le roi travaillait auLouvre avec le surintendant des finances, lorsqu’on vint leprévenir que M. de Joyeuse l’aîné venait d’arriver et l’attendaitdans le grand cabinet d’audience, venant de Château-Thierry, avecun message de M. le duc d’Anjou.

Le roi quitta précipitamment sa besogne etcourut à la rencontre de cet ami si cher.

Bon nombre d’officiers et de courtisansgarnissaient le cabinet ; la reine-mère était venue cesoir-là, escortée de ses filles d’honneur, et ces demoiselles sifringantes étaient des soleils toujours escortés de satellites.

Le roi donna sa main à baiser à Joyeuse etpromena un regard satisfait sur l’assemblée.

Dans l’angle de la porte d’entrée, à sa placeordinaire, se tenait Henri du Bouchage, accomplissantrigoureusement son service et ses devoirs.

Le roi le remercia et le salua d’un signe detête amical, auquel Henri répondit par une révérence profonde.

Ces intelligences firent tourner la tête àJoyeuse qui sourit de loin à son frère, sans cependant le saluertrop visiblement de peur d’offenser l’étiquette.

– Sire, dit Joyeuse, je suis mandé versVotre Majesté par M. le duc d’Anjou, revenu tout récemment del’expédition des Flandres.

– Mon frère se porte bien, monsieurl’amiral ? demanda le roi.

– Aussi bien, sire, que le permet l’étatde son esprit, cependant je ne cacherai pas à Votre Majesté quemonseigneur paraît souffrant.

– Il aurait besoin de distraction aprèsson malheur, dit le roi, heureux de proclamer l’échec arrivé à sonfrère tout en paraissant le plaindre.

– Je crois que oui, sire.

– On nous a dit, monsieur l’amiral, quele désastre avait été cruel.

– Sire…

– Mais que, grâce à vous, bonne partie del’armée avait été sauvée ; merci, monsieur l’amiral, merci. Cepauvre monsieur d’Anjou désire-t-il pas nous voir ?

– Ardemment, sire.

– Aussi, le verrons-nous. Êtes-vous pasde cet avis, madame ? dit Henri, en se tournant versCatherine, dont le cœur souffrait tout ce que son visages’obstinait à cacher.

– Sire, répondit-elle, je serais alléeseule au devant de mon fils ; mais, puisque Votre Majestédaigne se réunir à moi dans ce vœu de bonne amitié, le voyage mesera une partie de plaisir.

– Vous viendrez avec nous, messieurs, ditle roi aux courtisans ; nous partirons demain, je coucherai àMeaux.

– Sire, je vais donc annoncer àmonseigneur cette bonne nouvelle ?

– Non pas ! me quitter si tôt,monsieur l’amiral, non pas ! Je comprends qu’un Joyeuse soitaimé de mon frère et désiré, mais nous en avons deux… Dieumerci !… Du Bouchage, vous partirez pour Château-Thierry, s’ilvous plaît.

– Sire, demanda Henri, me sera-t-ilpermis, après avoir annoncé l’arrivée de Sa Majesté à monseigneurle duc d’Anjou, de revenir à Paris ?

– Vous ferez comme il vous plaira, duBouchage, dit le roi.

Henri salua et se dirigea vers la porte.Heureusement Joyeuse le guettait.

– Vous permettez, sire, que je dise unmot à mon frère ? demanda-t-il.

– Dites. Mais qu’y a-t-il ? fit leroi plus bas.

– Il y a qu’il veut brûler le pavé pourfaire la commission, et le brûler pour revenir, ce qui contrariemes projets, sire, et ceux de M. le cardinal.

– Va donc, va, et tance-moi cet enragéamoureux.

Anne courut après son frère et le rejoignitdans les antichambres.

– Eh bien ! dit Joyeuse, vous partezavec beaucoup d’empressement, Henri ?

– Mais oui, mon frère.

– Parce que vous voulez bien viterevenir ?

– C’est vrai.

– Vous ne comptez donc séjourner quequelque temps à Château-Thierry ?

– Le moins possible.

– Pourquoi cela ?

– Où l’on s’amuse, mon frère, là n’estpoint ma place.

– C’est justement, au contraire, Henri,parce que monseigneur le duc d’Anjou doit donner des fêtes à lacour, que vous devriez rester à Château-Thierry.

– Cela m’est impossible, mon frère.

– À cause de vos désirs de retraite, devos projets d’austérité ?

– Oui, mon frère.

– Vous êtes allé au roi demander unedispense ?

– Qui vous a dit cela ?

– Je le sais.

– C’est vrai, j’y suis allé.

– Vous ne l’obtiendrez pas.

– Pourquoi cela, mon frère ?

– Parce que le roi n’a pas intérêt à sepriver d’un serviteur tel que vous.

– Mon frère le cardinal fera alors ce queSa Majesté ne voudra pas faire.

– Pour une femme, tout cela !

– Anne, je vous en supplie, n’insistezpas davantage.

– Ah ! soyez tranquille, je nerecommencerai pas ; mais, une fois, allons au but. Vous partezpour Château-Thierry ; en bien ! au lieu de revenir aussiprécipitamment que vous le voudriez, je désire que vous m’attendiezdans mon appartement ; il y a longtemps que nous n’avons vécuensemble ; j’ai besoin, comprenez cela, de me retrouver avecvous.

– Mon frère, vous allez à Château-Thierrypour vous amuser, vous. Mon frère, si je reste à Château-Thierry,j’empoisonnerai tous vos plaisirs.

– Oh ! que non pas ! jerésiste, moi, et suis d’un heureux tempérament, fort propre àbattre en brèche vos mélancolies.

– Mon frère…

– Permettez, comte, dit l’amiral avec uneimpérieuse insistance, je représente ici notre père, et vousenjoints de m’attendre à Château-Thierry ; vous y trouverezmon appartement qui sera le vôtre. Il donne, au rez-de-chaussée,sur le parc.

– Si vous ordonnez, mon frère… dit Henriavec résignation.

– Appelez cela du nom qu’il vous plaira,comte, désir ou ordre, mais attendez-moi.

– J’obéirai, mon frère.

– Et je suis persuadé que vous ne m’envoudrez pas, ajouta Joyeuse en pressant le jeune homme dans sesbras.

Celui-ci se déroba un peu aigrement peut-êtreà l’accolade fraternelle, demanda ses chevaux et partitimmédiatement pour Château-Thierry.

Il courait avec la colère d’un hommecontrarié, c’est-à-dire qu’il dévorait l’espace.

Le soir même il gravissait, avant la nuit, lacolline sur laquelle Château-Thierry est assis, avec la Marne à sespieds.

Son nom lui fit ouvrir les portes du châteauqu’habitait le prince ; mais, quant à une audience, il futplus d’une heure à l’obtenir.

Le prince, disaient les uns, était dans sesappartements ; il dormait, disait un autre ; il faisaitde la musique, supposait le valet de chambre.

Seulement nul, parmi les domestiques, nepouvait donner une réponse positive.

Henri insista pour n’avoir plus à penser auservice du roi et se livrer, dès lors, tout entier à satristesse.

Sur cette insistance, et comme on le savaitlui et son frère des plus familiers du duc, on le fit entrer dansl’un des salons du premier étage, où le prince consentait enfin àle recevoir.

Une demi-heure s’écoula, la nuit tombaitinsensiblement du ciel.

Le pas traînant et lourd du duc d’Anjourésonna dans la galerie ; Henri, qui le reconnut, se préparaau cérémonial d’usage.

Mais le prince, qui paraissait fort pressé,dispensa vite son ambassadeur de ces formalités en lui prenant lamain et en l’embrassant.

– Bonjour, comte, dit-il, pourquoi vousdérange-t-on pour venir voir un pauvre vaincu ?

– Le roi m’envoie, monseigneur, vousprévenir qu’il a grand désir de voir Votre Altesse, et que, pour lalaisser reposer de ses fatigues, c’est Sa Majesté qui se rendra audevant d’elle et qui viendra visiter Château-Thierry demain au plustard.

– Le roi viendra demain ! s’écriaFrançois avec un mouvement d’impatience.

Mais il se reprit promptement.

– Demain, demain ! dit-il, mais, envérité, rien ne sera prêt au château ni dans la ville pour recevoirSa Majesté.

Henri s’inclina en homme qui transmet unordre, mais qui n’a point charge de le commenter.

– La grande hâte où Leurs Majestés sontde voir Votre Altesse ne leur a pas permis de penser auxembarras.

– Eh bien ! eh bien ! fit leprince avec volubilité, c’est à moi de mettre le temps en double.Je vous laisse donc, Henri ; merci de votre célérité, car vousavez couru vite, à ce que je vois : reposez-vous.

– Votre Altesse n’a pas d’autres ordres àme transmettre ? demanda respectueusement Henri.

– Aucun. Couchez-vous. On vous servirachez vous, comte. Je n’ai pas de service ce soir, je suissouffrant, inquiet, j’ai perdu appétit et sommeil, ce qui mecompose une vie lugubre et à laquelle, vous le comprenez, je nefais participer personne.

À propos, vous savez la nouvelle ?

– Non, monseigneur ; quellenouvelle ?

– Aurilly a été mangé par les loups…

– Aurilly ! s’écria Henri avecsurprise.

– Eh ! oui… dévoré !… C’estétrange : comme tout ce qui m’approche meurt mal !Bonsoir, comte, dormez bien.

Et le prince s’éloigna d’un pas rapide.

LIXXVII – Doute

Henri descendit, et en traversant lesantichambres il trouva bon nombre d’officiers de sa connaissancequi accoururent à lui, et qui avec force amitiés lui offrirent dele conduire à l’appartement de son frère, situé à l’un des angles,du château.

C’était la bibliothèque que le duc avaitdonnée pour habitation à Joyeuse, durant son séjour àChâteau-Thierry.

Deux salons, meublés au temps de François 1er,communiquaient l’un avec l’autre et aboutissaient à labibliothèque ; cette dernière pièce donnait sur lesjardins.

C’est dans la bibliothèque qu’avait faitdresser son lit Joyeuse, esprit paresseux et cultivé à lafois : en étendant le bras il touchait à la science, enouvrant les fenêtres il savourait la nature ; lesorganisations supérieures ont besoin de jouissances plus complètes,et la brise du matin, le chant des oiseaux et le parfum des fleursajoutaient un nouveau charme aux triolets de Clément Marot ou auxodes de Ronsard.

Henri décida qu’il garderait toutes chosescomme elles étaient, non pas qu’il fût mu par le sybaritismepoétique de son frère, mais au contraire par insouciance, et parcequ’il lui était indifférent d’être là ou ailleurs.

Mais comme, en quelque situation d’esprit quefût le comte, il avait été élevé à ne jamais négliger ses devoirsenvers le roi ou les princes de la maison de France, il s’informaavec le plus grand soin de la partie du château qu’habitait leprince depuis son retour.

Le hasard envoyait, sous ce rapport, unexcellent cicérone à Henri ; c’était ce jeune enseigne dontune indiscrétion avait, dans le petit village de Flandre où nousavons fait faire une halte d’un instant à nos personnages, livré auprince le secret du comte ; celui-ci n’avait pas quitté leprince depuis son retour, et pouvait parfaitement renseignerHenri.

En arrivant à Château-Thierry, le prince avaitd’abord cherché la dissipation et le bruit ; alors il habitaitles grands appartements, recevait matin et soir, et, pendant lajournée, courait le cerf dans la forêt, ou volait à la pie dans leparc ; mais depuis la nouvelle de la mort d’Aurilly, nouvellearrivée au prince sans que l’on sût par quelle voie, le princes’était retiré dans un pavillon situé au milieu du parc ; cepavillon, espèce de retraite inaccessible, excepté aux familiers dela maison du prince, était perdu sous le feuillage des arbres, etapparaissait à peine au-dessus des charmilles gigantesques et àtravers l’épaisseur des haies.

C’était dans ce pavillon que depuis deux joursle prince s’était retiré ; ceux qui ne le connaissaient pasdisaient que c’était le chagrin que lui avait causé la mortd’Aurilly qui le plongeait dans cette solitude ; ceux qui leconnaissaient prétendaient qu’il s’accomplissait dans ce pavillonquelque œuvre honteuse ou infernale qui, un matin, éclaterait aujour.

L’une ou l’autre de ces suppositions étaitd’autant plus probable, que le prince semblait désespéré quand uneaffaire ou une visite l’appelait au château ; si bienqu’aussitôt cette visite reçue ou cette affaire achevée, ilrentrait dans sa solitude, servi seulement par deux vieux valets dechambre qui l’avaient vu naître.

– Alors, fit Henri, les fêtes ne serontpas gaies, si le prince est de cette humeur.

– Assurément, répondit l’enseigne, carchacun saura compatir à la douleur du prince, frappé dans sonorgueil et dans ses affections.

Henri continuait de questionner sans levouloir, et prenait un étrange intérêt à ces questions ; cettemort d’Aurilly qu’il avait connu à la cour, et qu’il avait revu enFlandre ; cette espèce d’indifférence avec laquelle le princelui avait annoncé la perte qu’il avait faite ; cette réclusiondans laquelle le prince vivait, disait-on, depuis cette mort ;tout cela se rattachait pour lui, sans qu’il sût comment, à latrame mystérieuse et sombre sur laquelle, depuis quelque temps,étaient brodés les événements de sa vie.

– Et, demanda-t-il à l’enseigne, on nesait pas, avez-vous dit, d’où vient au prince la nouvelle de lamort d’Aurilly ?

– Non.

– Mais enfin, insista-t-il, raconte-t-onquelque chose à ce sujet ?

– Oh ! sans doute, ditl’enseigne ; vrai ou faux, vous le savez, on raconte toujoursquelque chose.

– Eh bien ! voyons.

– On dit que le prince chassait sous lessaules près de la rivière, et qu’il s’était écarté des autreschasseurs, car il fait tout par élans, et s’emporte à la chassecomme au jeu, comme au feu, comme à la douleur, quand tout à coupon le vit revenir avec un visage consterné.

Les courtisans l’interrogèrent, pensant qu’ilne s’agissait que d’une simple aventure de chasse.

Il tenait à la main deux rouleaux d’or.

– Comprenez-vous cela, messieurs ?dit-il d’une voix saccadée ; Aurilly est mort, Aurilly a étémangé par les loups !

Chacun se récria.

– Non pas, dit le prince, il en estainsi, ou le diable m’emporte ; le pauvre joueur de luth avaittoujours été plus grand musicien que bon cavalier ; il paraîtque son cheval l’a emporté, et qu’il est tombé dans une fondrièreoù il s’est tué ; le lendemain deux voyageurs qui passaientprès de cette fondrière, ont trouvé son corps à moitié mangé parles loups, et la preuve que la chose s’est bien passée ainsi, etque les voleurs n’ont rien à faire dans tout cela, c’est que voicideux rouleaux d’or qu’il avait sur lui et qui ont été fidèlementrapportés.

– Or, comme on n’avait vu personnerapporter ces deux rouleaux d’or, continua l’enseigne, on supposaqu’ils avaient été remis au prince par ces deux voyageurs, qui,l’ayant rencontré et reconnu au bord de la rivière, lui avaientannoncé cette nouvelle de la mort d’Aurilly.

– C’est étrange, murmura Henri.

– D’autant plus étrange, continual’enseigne, que l’on a vu, dit-on, encore, – est-ce vrai ?est-ce une invention ? – le prince ouvrir la petite porte duparc, du côté des châtaigniers, et, par cette porte, passer commedeux ombres. Le prince a donc fait entrer deux personnes dans leparc, les deux voyageurs probablement ; c’est depuis lors quele prince a émigré dans son pavillon, et nous ne l’avons vu qu’à ladérobée.

– Et nul n’a vu ces deux voyageurs ?demanda Henri.

– Moi, dit l’enseigne, en allant demanderau prince le mot d’ordre du soir pour la garde du château, j’airencontré un homme qui m’a paru étranger à la maison de SonAltesse, mais je n’ai pu voir son visage, cet homme s’étantdétourné à ma vue et ayant rabattu sur ses yeux le capuchon de sonjustaucorps.

– Le capuchon de sonjustaucorps !

– Oui, cet homme semblait un paysanflamand, et m’a rappelé, je ne sais pourquoi, celui qui vousaccompagnait, quand nous nous rencontrâmes là-bas.

Henri tressaillit ; cette observation serattachait pour lui à cet intérêt sourd et tenace que lui inspiraitcette histoire : à lui aussi qui avait vu Diane et soncompagnon confiés à Aurilly, cette idée était venue que les deuxvoyageurs qui avaient annoncé au prince la mort du malheureuxjoueur de luth, étaient de sa connaissance.

Henri regarda avec attention l’enseigne.

– Et quand vous crûtes avoir reconnu cethomme, quelle idée vous est venue, monsieur ?demanda-t-il.

– Voici ce que je pense, réponditl’enseigne ; cependant je ne voudrais rien affirmer ; leprince n’a sans doute pas renoncé à ses idées sur la Flandre ;il entretient en conséquence des espions ; l’homme au surcotde laine est un espion, qui dans sa tournée aura appris l’accidentarrivé au musicien et aura apporté deux nouvelles à la fois.

– Cela est vraisemblable, dit Henrirêveur ; mais cet homme, que faisait-il quand vous l’avezvu ?

– Il longeait la haie qui borde leparterre, vous verrez cette haie de vos fenêtres, et gagnait lesserres.

– Alors vous dites que les deuxvoyageurs, car vous dites qu’ils sont deux…

– On dit qu’on a vu entrer deuxpersonnes, moi, je n’en ai vu qu’une seule, l’homme au surcot.

– Alors, selon vous, l’homme au surcothabiterait les serres ?

– C’est probable.

– Et ces serres, ont-elles unesortie ?

– Sur la ville, oui, comte.

Henri demeura quelque temps silencieux ;son cœur battait avec violence ; ces détails, indifférents enapparence pour lui, qui semblait dans tout ce mystère avoir unedouble vue, avaient un immense intérêt.

La nuit était venue sur ces entrefaites, etles deux jeunes gens causaient sans lumière dans l’appartement deJoyeuse.

Fatigué de la route, alourdi par lesévénements étranges qu’on venait de lui raconter, sans force contreles émotions qu’ils venaient de faire naître en lui, le comte étaitrenversé sur le lit de son frère et plongeait machinalement lesyeux dans l’azur du ciel, qui semblait constellé de diamants.

Le jeune enseigne était assis sur le rebord dela fenêtre, et se laissait aller volontiers, lui aussi, à cetabandon de l’esprit, à cette poésie de la jeunesse, à cetengourdissement velouté de bien-être que donne la fraîcheurembaumée du soir.

Un grand silence couvrait le parc et la ville,les portes se fermaient, les lumières s’allumaient peu à peu, leschiens aboyaient au loin dans les chenils contre les valets chargésde fermer le soir les écuries.

Tout à coup l’enseigne se souleva, fit avec lamain un signe d’attention, se pencha en dehors de la fenêtre etappelant d’une voix brève et basse le comte étendu sur lelit :

– Venez, venez, dit-il.

– Quoi donc ? demanda Henri, sortantviolemment de son rêve.

– L’homme, l’homme !

– Quel homme ?

– L’homme au surcot, l’espion.

– Oh ! fit Henri en bondissant dulit à la fenêtre et en s’appuyant sur l’enseigne.

– Tenez, continua l’enseigne, levoyez-vous là-bas ? il longe la haie ; attendez, il vareparaître ; tenez, regardez dans cet espace éclairé par lalune ; le voilà, le voilà !

– Oui.

– N’est-ce pas qu’il estsinistre ?

– Sinistre, c’est le mot, répondit duBouchage en s’assombrissant lui-même.

– Croyez-vous que ce soit unespion ?

– Je ne crois rien et je crois tout.

– Voyez, il va du pavillon du prince auxserres.

– Le pavillon du prince est donclà ? demanda du Bouchage, en désignant du doigt le point d’oùparaissait venir l’étranger.

– Voyez cette lumière qui tremble aumilieu du feuillage.

– Eh bien ?

– C’est celle de la salle à manger.

– Ah ! s’écria Henri, le voilà quireparaît encore.

– Oui, décidément il va aux serresrejoindre son compagnon ; entendez-vous ?

– Quoi ?

– Le bruit d’une clef qui crie dans laserrure.

– C’est étrange, dit du Bouchage, il n’ya rien dans tout cela que de très ordinaire, et cependant…

– Et cependant vous frissonnez, n’est-cepas ?

– Oui ! dit le comte, mais qu’est-ceencore ?

On entendait le bruit d’une espèce decloche.

– C’est le signal du souper de la maisondu prince ; venez-vous souper avec nous, comte ?

– Non, merci, je n’ai besoin de rien, etsi la faim me presse, j’appellerai.

– N’attendez point cela, monsieur, etvenez vous réjouir dans notre compagnie.

– Non pas ; impossible.

– Pourquoi ?

– S. A. R. m’a presque enjoint de mefaire servir chez moi ; mais que je ne vous retarde point.

– Merci, comte, bonsoir ! surveillezbien notre fantôme.

– Oh ! oui, je vous enréponds ; à moins, continua Henri, craignant d’en avoir tropdit, à moins que le sommeil ne s’empare de moi. Ce qui me paraîtplus probable et plus sain que de guetter les ombres et lesespions.

– Certainement, dit l’enseigne enriant.

Et il prit congé de du Bouchage.

À peine fut-il hors de la bibliothèque, queHenri s’élança dans le jardin.

– Oh ! murmura-t-il, c’estRemy ! c’est Remy ! je le reconnaîtrais dans les ténèbresde l’enfer.

Et le jeune homme, sentant ses genoux tremblersous lui, appuya ses deux mains humides sur son front brûlant.

– Mon Dieu ! dit-il, n’est-ce pasplutôt une hallucination de mon pauvre cerveau malade, et n’est-ilpas écrit que dans le sommeil ou dans la veille, le jour ou lanuit, je verrai incessamment ces deux figures qui ont creusé unsillon si sombre dans ma vie ?

En effet, continua-t-il comme un homme quisent le besoin de se convaincre lui-même, pourquoi Remy serait-ilici, dans ce château, chez le duc d’Anjou ? Qu’y viendrait-ilfaire ? Quelles relations le duc d’Anjou pourrait-il avoiravec Remy ? Comment enfin aurait-il quitté Diane, lui, sonéternel compagnon ? Non ! ce n’est pas lui.

Puis, au bout d’un instant, une convictionintime, profonde, instinctive, reprenant le dessus sur ledoute :

– C’est lui ! c’est lui !murmura-t-il désespéré et en s’appuyant à la muraille pour ne pastomber.

Comme il achevait de formuler cette penséedominante, invincible, maîtresse de toutes les autres, le bruitaigu de la serrure retentit de nouveau, et quoique ce bruit fûtpresque imperceptible, ses sens surexcités le saisirent.

Un inexprimable frisson parcourut tout lecorps du jeune homme.

Il écouta de nouveau.

Il se faisait autour de lui un tel silence,qu’il entendait battre son propre cœur.

Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’il vîtapparaître rien de ce qu’il attendait.

Cependant, à défaut des yeux, ses oreilles luidisaient que quelqu’un approchait.

Il entendait crier le sable sous ses pas.

Soudain la ligne noire de la charmille sedentela ; il lui sembla sur ce fond sombre voir se mouvoir ungroupe plus sombre encore.

– Le voilà qui revient, murmura Henri,est-il seul ? est-il accompagné ?

Le groupe s’avançait du côté où la luneargentait un espace de terrain vide.

C’est au moment où, marchant en sens opposé,l’homme au surcot traversait cet espace, que Henri avait crureconnaître Remy.

Cette fois Henri vit deux ombres biendistinctes ; il n’y avait point à s’y tromper.

Un froid mortel descendit jusqu’à son cœur etsembla l’avoir fait de marbre.

Les deux ombres marchaient vite, quoique d’unpas ferme ; la première était vêtue d’un surcot de laine, et,à cette seconde apparition comme à la première, le comte crut bienreconnaître Remy.

La seconde, complètement enveloppée d’un grandmanteau d’homme, échappait à toute analyse.

Et cependant, sous ce manteau, Henri crutdeviner ce que nul n’eût pu voir.

Il poussa une sorte de rugissement douloureux,et dès que les deux mystérieux personnages eurent disparu derrièrela charmille, le jeune homme s’élança derrière et se glissa demassifs en massifs à la suite de ceux qu’il voulait connaître.

– Oh ! murmurait-il tout enmarchant, est-ce que je ne me trompe pas, mon Dieu ? est-ceque c’est possible ?

LXXXVIII – Certitude

Henri se glissa le long de la charmille par lecôté sombre, en observant la précaution de ne point faire de bruit,soit sur le sable, soit le long des feuillages.

Obligé de marcher, et, tout en marchant, deveiller sur lui, il ne pouvait bien voir. Cependant, à la tournure,aux habits, à la démarche, il persistait à reconnaître Remy dansl’homme au surcot de laine.

De simples conjectures, plus effrayantes pourlui que des réalités, s’élevaient dans son esprit à l’égard ducompagnon de cet homme.

Ce chemin de la charmille aboutissait à lagrande haie d’épines et à la muraille de peupliers qui séparait dureste du parc le pavillon de M. le duc d’Anjou, et l’enveloppaitd’un rideau de verdure au milieu duquel, comme nous l’avons dit, ildisparaissait entièrement dans le coin isolé du château. Il y avaitde belles pièces d’eau, des taillis sombres percés d’alléessinueuses, et des arbres séculaires sur le dôme desquels la luneversait les cascades de sa lumière argentée, tandis que, dessous,l’ombre était noire, opaque, impénétrable.

En approchant de cette haie, Henri sentit quele cœur allait lui manquer.

En effet, transgresser aussi audacieusementles ordres du prince et se livrer à des indiscrétions aussitéméraires, c’était le fait, non plus d’un loyal et probegentilhomme, mais d’un lâche espion ou d’un jaloux décidé à toutesles extrémités.

Mais comme, en ouvrant la barrière quiséparait le grand parc du petit, l’homme fit un mouvement quilaissa son visage à découvert, et que ce visage était bien celui deRemy, le comte n’eut plus de scrupules et poussa résolument enavant, au risque de tout ce qui pouvait arriver.

La porte avait été refermée ; Henri sautapar-dessus les traverses et se remit à suivre les deux étrangesvisiteurs du prince.

Ceux-ci se hâtaient.

D’ailleurs un autre sujet de terreur vintl’assaillir.

Le duc sortit du pavillon au bruit que firentsur le sable les pas de Remy et de son compagnon.

Henri se jeta derrière le plus gros desarbres, et attendit.

Il ne put rien voir, sinon que Remy avaitsalué très bas, que le compagnon de Remy avait fait une révérencede femme et non un salut d’homme, et que le duc, transporté, avaitoffert son bras à ce dernier comme il eût fait à une femme.

Puis tous trois, se dirigeant vers lepavillon, avaient disparu sous le vestibule, dont la porte s’étaitrefermée derrière eux.

– Il faut en finir, dit Henri, et adopterun endroit plus commode d’où je puisse voir chaque signe sans êtrevu.

Il se décida pour un massif situé entre lepavillon et les espaliers, massif au centre duquel jaillissait unefontaine, asile impénétrable, car ce n’était pas la nuit, par lafraîcheur et l’humidité naturellement répandues autour de cettefontaine, que le prince affronterait l’eau et les buissons.

Caché derrière la statue qui surmontait lafontaine, se grandissant de toute la hauteur du piédestal, Henriput voir ce qui se passait dans le pavillon, dont la principalefenêtre s’ouvrait tout entière devant lui.

Comme nul ne pouvait, ou plutôt ne devaitpénétrer jusque-là, aucune précaution n’avait été prise.

Une table était dressée, servie avec luxe etchargée de vins précieux enfermés dans des verres de Venise.

Deux sièges seulement à cette tableattendaient deux convives.

Le duc se dirigea vers l’un, et quittant lebras du compagnon de Remy, en lui indiquant l’autre siège, ilsembla l’inviter à se séparer de son manteau, qui, fort commodepour une course nocturne, devenait fort incommode lorsqu’on étaitarrivé au but de cette course, et que ce but était un souper.

Alors, la personne à laquelle l’invitationétait faite jeta son manteau sur une chaise, et la lumière desflambeaux éclaira sans aucune ombre le visage pâle etmajestueusement beau d’une femme que les yeux épouvantés de Henrireconnurent tout d’abord.

C’était la dame de la maison mystérieuse de larue des Augustins, la voyageuse de Flandre : c’était cetteDiane enfin dont les regards étaient mortels comme des coups depoignard.

Cette fois elle portait les habits de sonsexe, était vêtue d’une robe de brocart ; des diamantsbrillaient à son cou, dans ses cheveux et à ses poignets.

Sous cette parure, la pâleur de son visageressortait encore davantage, et sans la flamme qui jaillissait deses yeux, on eût pu croire que le duc, par l’emploi de quelquemoyen magique, avait évoqué l’ombre de cette femme plutôt que lafemme elle-même.

Sans l’appui de la statue sur laquelle ilavait croisé ses bras plus froids que le marbre lui-même, Henri fûttombé à la renverse dans le bassin de la fontaine.

Le duc semblait ivre de joie ; il couvaitdes yeux cette merveilleuse créature qui s’était assise en face delui, et qui touchait à peine aux objets servis devant elle. Detemps en temps François s’allongeait sur la table pour baiser unedes mains de sa muette et pâle convive, qui semblait aussiinsensible à ses baisers que si sa main eût été sculptée dansl’albâtre dont elle avait la transparence et la blancheur.

De temps en temps, Henri tressaillait, portaitla main à son front, essuyait avec cette main la sueur glacée quien dégouttait et se demandait :

– Est-elle vivante ? est-ellemorte ?

Le duc faisait tous ses efforts et déployaittoute son éloquence pour dérider ce front austère.

Remy, seul serviteur, car le duc avait éloignétout le monde, servait ces deux personnes, et de temps en temps,frôlant avec le coude sa maîtresse lorsqu’il passait derrière elle,semblait la ranimer par ce contact, et la rappeler à la vie ouplutôt à la situation.

Alors un flot de vermillon montait au front dela jeune femme, ses yeux lançaient un éclair, elle souriait commesi quelque magicien avait touché un ressort inconnu de cetintelligent automate et avait opéré sur le mécanisme des yeuxl’éclair, sur celui des joues le coloris, sur celui des lèvres lesourire.

Puis elle retombait dans son immobilité.

Le prince cependant se rapprocha, et par sesdiscours passionnés commença d’échauffer sa nouvelle conquête.

Alors Diane, qui, de temps en temps, regardaitl’heure à la magnifique horloge accrochée au-dessus de la tête duprince, sur le mur opposé à elle, Diane parut faire un effort surelle-même et, gardant le sourire sur les lèvres, prit une part plusactive à la conversation.

Henri, sous son abri de feuillage, sedéchirait les poings et maudissait toute la création, depuis lesfemmes que Dieu a faites, jusqu’à Dieu qui l’avait créélui-même.

Il lui semblait monstrueux et inique que cettefemme, si pure et si sévère, s’abandonnât ainsi vulgairement auprince, parce qu’il était doré en ce palais.

Son horreur pour Remy était telle, qu’il luieût ouvert sans pitié les entrailles, afin de voir si un telmonstre avait le sang et le cœur d’un homme.

C’est dans ce paroxysme de rage et de mépris,que se passa pour Henri le temps de ce souper si délicieux pour leduc d’Anjou.

Diane sonna. Le prince, échauffé par le vin etpar les galants propos, se leva de table pour aller embrasserDiane.

Tout le sang de Henri se figea dans sesveines. Il chercha à son côté s’il avait une épée, dans sa poitrines’il avait un poignard.

Diane, avec un sourire étrange, et qui certesn’avait eu jusque-là son équivalent sur aucun visage, Dianel’arrêta en chemin.

– Monseigneur, dit-elle, permettezqu’avant de me lever de table, je partage avec Votre Altesse cefruit qui me tente.

À ces mots, elle allongea la main vers lacorbeille de filigrane d’or, qui contenait vingt pêchesmagnifiques, et en prit une.

Puis, détachant de sa ceinture un charmantpetit couteau dont la lame était d’argent et le manche demalachite, elle sépara la pêche en deux parties et en offrit une auprince, qui la saisit et la porta avidement à ses lèvres, commes’il eût baisé celles de Diane.

Cette action passionnée produisit une telleimpression sur lui-même, qu’un nuage obscurcit sa vue au moment oùil mordait dans le fruit.

Diane le regardait avec son œil clair et sonsourire immobile.

Remy, adossé à un pilier de bois sculpté,regardait aussi d’un air sombre.

Le prince passa une main sur son front, yessuya quelques gouttes de sueur qui venaient de perler sur sonfront, et avala le morceau qu’il avait mordu.

Cette sueur était sans doute le symptôme d’uneindisposition subite ; car, tandis que Diane mangeait l’autremoitié de la pêche, le prince laissa retomber ce qui restait de lasienne sur son assiette, et, se soulevant avec effort, il semblainviter sa belle convive à prendre avec lui l’air dans lejardin.

Diane se leva, et sans prononcer une paroleprit le bras que lui offrait le duc.

Remy les suivit des yeux, surtout le princeque l’air ranima tout à fait.

Tout en marchant, Diane essuyait la petitelame de son couteau à un mouchoir brodé d’or, et le remettait danssa gaîne de chagrin.

Ils arrivèrent ainsi tout près du buisson oùse cachait Henri.

Le prince serrait amoureusement sur son cœurle bras de la jeune femme.

– Je me sens mieux, dit-il, et pourtantje ne sais quelle pesanteur assiège mon cerveau ; j’aime trop,je le vois, madame.

Diane arracha quelques fleurs à un jasmin, unebranche à une clématite et deux belles roses qui tapissaient toutun côté du socle de la statue, derrière laquelle Henri serapetissait effrayé.

– Que faites-vous, madame ? demandale prince.

– On m’a toujours assuré, monseigneur,dit-elle, que le parfum des fleurs était le meilleur remède auxétourdissements. Je cueille un bouquet dans l’espoir que, donné parmoi, ce bouquet aura l’influence magique que je lui souhaite.

Mais, tout en réunissant les fleurs dubouquet, elle laissa tomber une rose, que le prince s’empressa deramasser galamment.

Le mouvement de François fut rapide, maispoint si rapide cependant qu’il ne donnât le temps à Diane delaisser tomber, sur l’autre rose, quelques gouttes d’une liqueurrenfermée dans un flacon d’or qu’elle tira de son sein.

Puis elle prit la rose que le prince avaitramassée et la mettant à sa ceinture :

– Celle-là est pour moi, dit-elle,changeons.

Et, en échange de la rose qu’elle recevait desmains du prince, elle lui tendit le bouquet.

Le prince le prit avidement, le respira avecdélices et passa son bras autour de la taille de Diane. Mais cettepression voluptueuse acheva sans doute de troubler les sens deFrançois, car il fléchit sur ses genoux et fut forcé de s’asseoirsur un banc de gazon qui se trouvait là.

Henri ne perdait pas de vue ces deuxpersonnages, et cependant il avait aussi un regard pour Remy, qui,dans le pavillon, attendait la fin de cette scène, ou plutôtsemblait en dévorer chaque détail.

Lorsqu’il vit le prince fléchir, il s’approchajusqu’au seuil du pavillon. Diane, de son côté, sentant Françoischanceler, s’assit près de lui sur le banc.

L’étourdissement de François dura cette foisplus longtemps que le premier ; le prince avait la têtepenchée sur la poitrine. Il paraissait avoir perdu le fil de sesidées et presque le sentiment de son existence, et cependant lemouvement convulsif de ses doigts sur la main de Diane indiquaitque d’instinct il poursuivait sa chimère d’amour.

Enfin, il releva lentement la tête, et seslèvres se trouvant à la hauteur du visage de Diane, il fit uneffort pour toucher celles de sa belle convive ; mais comme sielle n’eût point vu ce mouvement, la jeune femme se leva.

– Vous souffrez, monseigneur ?dit-elle, mieux vaudrait rentrer.

– Oh ! oui, rentrons ! s’écriale prince dans un transport de joie ; oui, venez,merci !

Et il se leva tout chancelant ; alors, aulieu que ce fût Diane qui s’appuyât à son bras, ce fut lui quis’appuya au bras de Diane ; et grâce à ce soutien, marchantplus à l’aise, il parut oublier fièvre et étourdissement ; seredressant tout à coup, il appuya, presque par surprise, ses lèvressur le col de la jeune femme.

Celle-ci tressaillit comme si, au lieu d’unbaiser, elle eût ressenti la morsure d’un fer rouge.

– Remy, un flambeau !s’écria-t-elle, un flambeau !

Aussitôt Remy rentra dans la salle à manger etalluma, aux bougies de la table, un flambeau isolé qu’il prit surun guéridon ; et, se rapprochant vivement de l’entrée dupavillon ce flambeau à la main :

– Voilà, madame, dit-il.

– Où va Votre Altesse ? demandaDiane en saisissant le flambeau et détournant la tête.

– Oh ! chez moi !… chezmoi !… et vous me guiderez, n’est-ce pas, madame ?répliqua le prince avec ivresse.

– Volontiers, monseigneur, réponditDiane.

Et elle leva le flambeau en l’air, en marchantdevant le prince.

Remy alla ouvrir, au fond du pavillon, unefenêtre par où l’air s’engouffra de telle façon, que la bougieportée par Diane lança, comme furieuse, toute sa flamme et sa fuméesur le visage de François, placé précisément dans le courantd’air.

Les deux amants, Henri les jugea tels,arrivèrent ainsi, en traversant une galerie, jusqu’à la chambre duduc, et disparurent derrière la tenture de fleurs de lis qui luiservait de portière.

Henri avait vu tout ce qui s’était passé avecune fureur croissante, et cependant cette fureur était tellequ’elle touchait à l’anéantissement.

On eût dit qu’il ne lui restait de force quepour maudire le sort qui lui avait imposé une si cruelleépreuve.

Il était sorti de sa cachette, et, brisé, lesbras pendants, l’œil atone, il se préparait à regagner, demi-mort,son appartement dans le château.

Lorsque, soudain, la portière derrièrelaquelle il venait de voir disparaître Diane et le prince serouvrit, et la jeune femme, se précipitant dans la salle à manger,entraîna Remy, qui, debout, immobile, semblait n’attendre que sonretour.

– Viens !… lui dit-elle, viens, toutest fini…

Et tous deux s’élancèrent comme ivres, fous oufurieux dans le jardin.

Mais, à leur vue, Henri avait retrouvé toutesa force ; Henri s’élança au devant d’eux, et ils letrouvèrent tout à coup au milieu de l’allée, debout, les brascroisés, et plus terrible dans son silence, que nul ne le futjamais dans ses menaces. Henri, en effet, en était arrivé à cedegré d’exaspération, qu’il eût tué quiconque se fût avisé desoutenir que les femmes n’étaient pas des monstres envoyés parl’enfer pour souiller le monde.

Il saisit Diane par le bras, et l’arrêtacourt, malgré le cri de terreur qu’elle poussa, malgré le couteauque Remy lui appuya sur la poitrine, et qui effleura leschairs.

– Oh ! vous ne me reconnaissez pas,sans doute, dit-il avec un grincement de dents terrible, je suis ceneuf jeune homme qui vous aimait et à qui vous n’ayez pas vouludonner d’amour, parce que, pour vous, il n’y avait plus d’avenir,mais seulement un passé. Ah ! belle hypocrite, et toi, lâchementeur, je vous connais enfin, je vous connais et vousmaudis ; à l’un je dis : je te méprise ; àl’autre : tu me fais horreur !

– Passage ! cria Remy, d’une voixétranglée, passage ! jeune fou… ou sinon…

– Soit, répondit Henri, achève tonouvrage, et tue mon corps, misérable, puisque tu as tué monâme.

– Silence ! murmura Remy furieux, enenfonçant de plus en plus sa lame sous laquelle criait déjà lapoitrine du jeune homme.

Mais Diane repoussa violemment le bras deRemy, et saisissant celui de du Bouchage, elle l’amena en faced’elle.

Elle était d’une pâleur livide ; sesbeaux cheveux, raidis, flottaient sur ses épaules ; le contactde sa main sur le poignet d’Henri faisait à ce dernier un froidpareil à celui d’un cadavre.

– Monsieur, dit-elle, ne jugez pastémérairement des choses de Dieu !… Je suis Diane de Méridor,la maîtresse de M. de Bussy, que le duc d’Anjou laissa tuermisérablement quand il pouvait le sauver. Il y a huit jours queRemy a poignardé Aurilly, le complice du prince ; et quant auprince, je viens de l’empoisonner avec un fruit, un bouquet, unflambeau. Place ! monsieur, place à Diane de Méridor, qui, dece pas, s’en va au couvent des Hospitalières.

Elle dit, et, quittant le bras de Henri, ellereprit celui de Remy, qui l’attendait.

Henri tomba agenouillé, puis renversé enarrière, suivant des yeux le groupe effrayant des assassins, quidisparurent dans la profondeur des taillis, comme eût fait uneinfernale vision.

Ce n’est qu’une heure après que le jeunehomme, brisé de fatigue, écrasé de terreur et la tête en feu,réussit à trouver assez de force pour se traîner jusqu’à sonappartement ; encore fallut-il qu’il se reprît à dix fois pourescalader la fenêtre. Il fit quelques pas dans la chambre et s’enalla, tout trébuchant, tomber sur son lit.

Tout dormait dans le château.

LXXXIX – Fatalité

Le lendemain, vers neuf heures, un beau soleilpoudrait d’or les allées sablées de Château-Thierry.

De nombreux travailleurs, commandés la veille,avaient, dès l’aube, commencé la toilette du parc et desappartements destinés à recevoir le roi qu’on attendait.

Rien encore ne remuait dans le pavillon oùreposait le duc, car il avait défendu, la veille, à ses deux vieuxserviteurs, de le réveiller. Ils devaient attendre qu’ilappelât.

Vers neuf heures et demie, deux courriers,lancés à toute bride, entrèrent dans la ville, annonçant laprochaine arrivée de Sa Majesté.

Les échevins, le gouverneur et la garnisonprirent rang pour faire haie sur le passage de ce cortège.

À dix heures le roi parut au bas de lacolline. Il était monté à cheval depuis le dernier relais. C’étaitune occasion qu’il saisissait toujours, et principalement à sonentrée dans les villes, étant beau cavalier.

La reine-mère le suivait en litière ;cinquante gentilshommes, richement vêtus et bien montés, venaient àleur suite.

Une compagnie des gardes, commandée parCrillon lui-même, cent vingt Suisses, autant d’Écossais, commandéspar Larchant, et toute la maison de plaisir du roi, mulets, coffreset valetaille, formaient une armée dont les files suivaient lessinuosités de la route qui monte de la rivière au sommet de lacolline.

Enfin le cortège entra en ville au son descloches, des canons et des musiques de tout genre.

Les acclamations des habitants furentvives ; le roi était si rare en ce temps-là, que, vu de près,il semblait encore avoir gardé un reflet de la Divinité.

Le roi, en traversant la foule, cherchavainement son frère. Il ne trouva que Henri du Bouchage à la grilledu château.

Une fois dans l’intérieur, Henri III s’informade la santé du duc d’Anjou, à l’officier qui avait pris sur lui derecevoir Sa Majesté.

– Sire, répondit celui-ci, Son Altessehabite depuis quelques jours le pavillon du parc, et nous nel’avons pas encore vue ce matin. Cependant il est probable que, seportant bien hier, elle se porte bien encore aujourd’hui.

– C’est un endroit bien retiré, à cequ’il paraît, dit Henri, mécontent, que ce pavillon du parc, pourque le canon n’y soit pas entendu ?

– Sire, se hasarda de dire un des deuxserviteurs du duc, Son Altesse n’attendait peut-être pas si tôtVotre Majesté.

– Vieux fou, grommela Henri, crois-tudonc qu’un roi vienne comme cela chez les gens sans lesprévenir ? M. le duc d’Anjou sait mon arrivée depuis hier.

Puis, craignant d’attrister tout ce monde parune mine soucieuse, Henri, qui voulait paraître doux et bon auxdépens de François, s’écria :

– Puisqu’il ne vient pas au devant denous, allons au devant de lui.

– Montrez-nous le chemin, dit Catherinedu fond de sa litière.

Toute l’escorte prit la route du vieuxparc.

Au moment où les premiers gardes touchaient lacharmille, un cri déchirant et lugubre perça les airs.

– Qu’est cela ? fit le roi setournant vers sa mère.

– Mon Dieu ! murmura Catherineessayant de lire sur tous les visages, c’est un cri de détresse oude désespoir.

– Mon prince ! mon pauvre duc !s’écria l’autre vieux serviteur de François en paraissant à unefenêtre avec les signes de la plus violente douleur.

Tous coururent vers le pavillon, le roientraîné par les autres.

Il arriva au moment où l’on relevait le corpsdu duc d’Anjou, que son valet de chambre, entré sans ordre, pourannoncer l’arrivée du roi, venait d’apercevoir gisant sur le tapisde sa chambre à coucher.

Le prince était froid, raide, et ne donnaitaucun signe d’existence qu’un mouvement étrange des paupières etune contraction grimaçante des lèvres.

Le roi s’arrêta sur le seuil de la porte, ettout le monde derrière lui.

– Voilà un vilain pronostic !murmura-t-il.

– Retirez-vous, mon fils, lui ditCatherine, je vous prie.

– Ce pauvre François ! dit Henri,heureux d’être congédié et d’éviter ainsi le spectacle de cetteagonie.

Toute la foule s’écoula sur les traces duroi.

– Étrange ! étrange ! murmuraCatherine agenouillée près du prince ou plutôt du cadavre, sansautre compagnie que celle des deux vieux serviteurs ; et,tandis qu’on courait toute la ville pour trouver le médecin duprince et qu’un courrier partait pour Paris afin de hâter la venuedes médecins du roi restés à Meaux avec la reine, elle examinaitavec moins de science sans doute, mais non moins de perspicacitéque Miron lui-même aurait pu le faire, les diagnostics de cetteétrange maladie à laquelle succombait son fils.

Elle avait de l’expérience, laFlorentine ; aussi avant toute chose, elle questionnafroidement, et sans les embarrasser, les deux serviteurs, quis’arrachaient les cheveux et se meurtrissaient le visage dans leurdésespoir.

Tous deux répondirent que le prince étaitrentré la veille à la nuit, après avoir été dérangé fortinopportunément par M. Henri du Bouchage, venant de la part duroi.

Puis ils ajoutèrent qu’à la suite de cetteaudience, donnée au grand château, le prince avait commandé unsouper délicat, ordonné que nul ne se présentât au pavillon sansêtre mandé ; enfin, enjoint positivement qu’on ne le réveillâtpas au matin, ou qu’on n’entrât pas chez lui avant un appelpositif.

– Il attendait quelque maîtresse, sansdoute ? demanda la reine-mère.

– Nous le croyons, madame, répondirenthumblement les valets, mais la discrétion nous a empêchés de nousen assurer.

– En desservant, cependant, vous avez dûvoir si mon fils a soupé seul ?

– Nous n’avons pas desservi encore,madame, puisque l’ordre de monseigneur était que nul n’entrât dansle pavillon.

– Bien, dit Catherine, personne n’a doncpénétré ici ?

– Personne, madame.

– Retirez-vous.

Et Catherine, cette fois, demeura tout à faitseule.

Alors, laissant le prince sur le lit, comme onl’avait déposé, elle commença une minutieuse investigation dechacun des symptômes ou de chacune des traces qui surgissaient àses yeux comme résultat de ses soupçons ou de ses craintes.

Elle avait vu le front de François chargéd’une teinte bistrée, ses yeux sanglants et cerclés de bleu, seslèvres labourées par un sillon semblable à celui qu’imprimé lesoufre brûlant sur des chairs vives.

Elle observa le même signe sur les narines etsur les ailes du nez.

– Voyons, dit-elle en regardant autour duprince.

Et la première chose qu’elle vit, ce fut leflambeau dans lequel s’était consumée toute la bougie allumée laveille au soir par Remy.

– Cette bougie a brûlé longtemps,dit-elle, donc il y a longtemps que François était dans cettechambre. Ah ! voici un bouquet sur le tapis…

Catherine le saisit précipitamment, puisremarquant que toutes les fleurs étaient encore fraîches, àl’exception d’une rose qui était noircie et desséchée :

– Qu’est cela ? murmura-t-elle,qu’a-t-on versé sur les feuilles de cette fleur ?… Je connais,il me semble, une liqueur qui fane ainsi les roses.

Elle éloigna le bouquet d’elle enfrissonnant :

– Cela m’expliquerait les narines et ladissolution des chairs du front ; mais les lèvres ?

Catherine courut à la salle à manger. Lesvalets n’avaient pas menti, rien n’indiquait qu’on eût touché aucouvert depuis la fin du repas.

Sur le bord de la table, une moitié de pêche,dans laquelle s’imprimait un demi-cercle de dents, fixa plusparticulièrement les regards de Catherine.

Ce fruit, si vermeil au cœur, avait noircicomme la rose et s’était émaillé au dedans de marbrures violetteset brunes. L’action corrosive se distinguait plus particulièrementsur la tranche, à l’endroit où le couteau avait dû passer.

– Voilà pour les lèvres, dit-elle ;mais François a mordu seulement une bouchée dans ce fruit. Il n’apas tenu longtemps à sa main ce bouquet, dont les fleurs sontencore fraîches, le mal n’est pas sans remède, le poison ne peutavoir pénétré profondément.

Mais alors, s’il n’a agi quesuperficiellement, pourquoi donc cette paralysie si complète et cetravail si avancé de la décomposition ! Il faut que je n’aiepas tout vu.

En disant ces mots, Catherine porta ses yeuxautour d’elle, et vit suspendu à son bâton de bois de rose, par sachaîne d’argent, le papegai rouge et bleu qu’affectionnaitFrançois.

L’oiseau était mort, raide, et les aileshérissées.

Catherine ramena son visage anxieux sur leflambeau dont elle s’était déjà occupée une fois, pour s’assurer, àsa complète combustion, que le prince était rentré de bonneheure.

– La fumée ! se dit Catherine, lafumée ! La mèche du flambeau était empoisonnée ; mon filsest mort !

Aussitôt elle appela. La chambre se remplit deserviteurs et d’officiers.

– Miron ! Miron ! disaient lesuns.

– Un prêtre, disaient les autres.

Mais elle, pendant ce temps, approchait deslèvres de François un des flacons qu’elle portait toujours dans sonaumônière, et interrogea les traits de son fils pour juger l’effetdu contre-poison.

Le duc ouvrit encore les yeux et labouche ; mais dans ses yeux ne brillait plus un regard, à cegosier ne montait plus la voix.

Catherine, sombre et muette, s’éloigna de lachambre en faisant signe aux deux serviteurs de la suivre avantqu’ils n’eussent encore communiqué avec personne.

Alors elle les conduisit dans un autrepavillon, où elle s’assit, les tenant l’un et l’autre sous sonregard.

– M. le duc d’Anjou, dit-elle, a étéempoisonné dans son souper, c’est vous qui avez servi cesouper ?

À ces paroles on vit la pâleur de la mortenvahir le visage des deux hommes.

– Qu’on nous donne la torture,dirent-ils ; qu’on nous tue, mais qu’on ne nous accusepas.

– Vous êtes des niais ; croyez-vousque si je vous soupçonnais, la chose ne serait pas faite ?Vous n’avez pas, je le sais bien, assassiné votre maître, maisd’autres l’ont tué, et il faut que je connaisse les meurtriers. Quiest entré au pavillon ?

– Un vieil homme, vêtu misérablement, quemonseigneur recevait depuis deux jours.

– Mais… la femme ?

– Nous ne l’avons pas vue… De quellefemme Votre Majesté veut-elle parler ?

– Il est venu une femme qui a fait unbouquet…

Les deux serviteurs se regardèrent avec tantde naïveté, que Catherine reconnut leur innocence à ce seulregard.

– Qu’on m’aille chercher, dit-elle alors,le gouverneur de la ville et le gouverneur du château.

Les deux valets se précipitèrent vers laporte.

– Un moment ! dit Catherine, en lesclouant par ce seul mot sur le seuil. Vous seuls et moi nous savonsce que je viens de vous dire ; je ne le dirai pas, moi ;si quelqu’un l’apprend, ce sera par l’un de vous ; ce jour-làvous mourrez tous deux. Allez !

Catherine interrogea moins ouvertement lesdeux gouverneurs. Elle leur dit que le duc avait reçu de certainepersonne une mauvaise nouvelle qui l’avait affecté profondément,que là était la cause de son mal, qu’en interrogeant de nouveau lespersonnes, le duc se remettrait sans doute de son alarme.

Les gouverneurs firent fouiller la ville, leparc, les environs, nul ne sut dire ce qu’étaient devenus Remy etDiane.

Henri seul connaissait le secret, et il n’yavait point danger qu’il le révélât.

Tout le jour, l’affreuse nouvelle, commentée,exagérée, tronquée, parcourut Château-Thierry et la province ;chacun expliqua, selon son caractère et son penchant, l’accidentsurvenu au duc.

Mais nul, excepté Catherine et du Bouchage, nes’avoua que le duc était un homme mort.

Ce malheureux prince ne recouvra pas la voixni le sentiment, ou, pour mieux dire, il ne donna plus aucun signed’intelligence.

Le roi, frappé d’impressions lugubres, cequ’il redoutait le plus au monde, eût bien voulu repartir pourParis ; mais la reine-mère s’opposa à ce départ, et force futà la cour de demeurer au château.

Les médecins arrivèrent en foule ; Mironseul devina la cause du mal, et jugea sa gravité ; mais ilétait trop bon courtisan pour ne pas taire la vérité, surtoutlorsqu’il eut consulté les regards de Catherine.

On l’interrogeait de toutes parts, et ilrépondait que certainement M. le duc d’Anjou avait éprouvé degrands chagrins et essuyé un violent choc.

Il ne se compromit donc pas, ce qui est fortdifficile en pareil cas.

Lorsque Henri III lui demanda de répondreaffirmativement ou négativement à cette question :

– Le duc vivra-t-il ?

– Dans trois jours, je le dirai à VotreMajesté, répliqua le médecin.

– Et à moi, que me direz-vous ? fitCatherine à voix basse.

– À vous, madame, c’est différent ;je répondrai sans hésitation.

– Quoi ?

– Que Votre Majesté m’interroge.

– Quel jour mon fils sera-t-il mort,Miron ?

– Demain au soir, madame.

– Si tôt ?

– Ah ! madame, murmura le médecin,la dose était aussi par trop forte.

Catherine mit un doigt sur ses lèvres, regardale moribond et répéta tout bas son mot sinistre :

– Fatalité !

XC – Les hospitalières

Le comte avait passé une terrible nuit, dansun état voisin du délire et de la mort.

Cependant, fidèle à ses devoirs, dès qu’ilentendit annoncer l’arrivée du roi, il se leva et le reçut à lagrille comme nous avons dit ; mais après avoir présenté seshommages à Sa Majesté, salué la reine-mère et serré la main del’amiral, il s’était renfermé dans sa chambre, non plus pourmourir, mais pour mettre décidément à exécution son projet que rienne pouvait plus combattre.

Aussi, vers onze heures du matin, c’est-à-direquand à la suite de cette terrible nouvelle qui s’étaitrépandue : Le duc d’Anjou est atteint à mort ! chacun sefut dispersé, laissant le roi tout étourdi de ce nouvel événement,Henri alla frapper à la porte de son frère qui, ayant passé unepartie de la nuit sur la grande route, venait de se retirer dans sachambre.

– Ah ! c’est toi, demanda Joyeuse àmoitié endormi : qu’y a-t-il ?

– Je viens vous dire adieu, mon frère,répondit Henri.

– Comment, adieu ?… tupars ?

– Je pars, oui, mon frère, et rien ne meretient plus ici, je présume.

– Comment, rien ?

– Sans doute ; ces fêtes auxquellesvous désiriez que j’assistasse n’ayant pas lieu, me voilà dégagé dema promesse.

– Vous vous trompez, Henri, répondit legrand-amiral ; je ne vous permets pas plus de partiraujourd’hui que je ne vous l’eusse permis hier.

– Soit, mon frère ; mais alors, pourla première fois de ma vie, j’aurai la douleur de désobéir à vosordres et de vous manquer de respect ; car à partir de cemoment, je vous le déclare, Anne, rien ne me retiendra plus pourentrer en religion.

– Mais cette dispense venant deRome ?

– Je l’attendrai dans un couvent.

– En vérité, vous êtes décidémentfou ! s’écria Joyeuse, en se levant avec la stupéfactionpeinte sur son visage.

– Au contraire, mon cher et honoré frère,je suis le plus sage de tous, car moi seul sais bien ce que jefais.

– Henri, vous nous aviez promis unmois.

– Impossible, mon frère !

– Encore huit jours.

– Pas une heure.

– Mais tu souffres bien, pauvreenfant !

– Au contraire, je ne souffre plus, voilàpourquoi je vois que le mal est sans remède.

– Mais enfin, mon ami, cette femme n’estpoint de bronze : on peut l’attendrir, je la fléchirai.

– Vous ne ferez pas l’impossible,Anne ; d’ailleurs, se laissât-elle fléchir maintenant, c’estmoi qui ne consentirais plus à l’aimer.

– Allons ! en voilà bien d’uneautre.

– C’est ainsi, mon frère.

– Comment ! si elle voulait de toi,tu ne voudrais plus d’elle ! mais c’est de la rage,pardieu !

– Oh ! non, certes ! s’écriaHenri avec un mouvement d’horreur, entre cette femme et moi il nepeut plus rien exister.

– Qu’est-ce à dire ? demanda Joyeusesurpris, quelle est donc cette femme alors ? Voyons ;parle, Henri ; tu le sais bien, nous n’avons jamais eu desecrets l’un pour l’autre.

Henri craignit d’en avoir trop dit, etd’avoir, en se laissant aller au sentiment qu’il venait demanifester, ouvert une porte par laquelle l’œil de son frère pûtpénétrer jusqu’au terrible secret qu’il renfermait dans soncœur ; il tomba donc dans un excès contraire, comme il arriveen pareil cas, et pour rattraper la parole imprudente qui lui étaitéchappée, il en prononça une plus imprudente encore.

– Mon frère, dit-il, ne me pressez plus,cette femme ne m’appartiendra plus, puisqu’elle appartientmaintenant à Dieu.

– Folies, contes ! cette femme, unenonnain ! elle vous a menti.

– Non, mon frère, cette femme ne m’apoint menti, cette femme est Hospitalière ; n’en parlons pluset respectons tout ce qui se jette dans les bras du Seigneur.

Anne eut assez de pouvoir sur lui-même pour nepoint manifester à Henri la joie que cette révélation luicausait.

Il poursuivit :

– Voilà du nouveau, car vous ne m’en avezjamais parlé.

– C’est du nouveau, en effet, car elle apris récemment le voile ; mais, j’en suis certain, comme lamienne, sa résolution est irrévocable. Ainsi, ne me retenez plus,mon frère, embrassez-moi comme vous m’aimez ; laissez-moi vousremercier de toutes vos bontés, de toute votre patience, de votreamour infini pour un pauvre insensé, et adieu !

Joyeuse regarda le visage de son frère ;il le regarda en homme attendri qui compte sur son attendrissementpour décider la persuasion dans autrui.

Mais Henri demeura inébranlable à cetattendrissement, et répondit par son triste et éternel sourire.

Joyeuse embrassa son frère, et le laissapartir.

– Va, se dit-il à lui-même, tout n’estpoint fini encore, et, si pressé que tu sois, je t’aurai bientôtrattrapé.

Il alla trouver le roi qui déjeunait dans sonlit, ayant Chicot à ses côtés.

– Bonjour ! bonjour ! dit Henrià Joyeuse, je suis bien aise de te voir, Anne, je craignais que tune restasses couché toute la journée, paresseux ! Comment vamon frère ?

– Hélas ! sire, je n’en sais rien,je viens vous parler du mien.

– Duquel ?

– De Henri.

– Veut-il toujours se fairemoine ?

– Plus que jamais.

– Il prend l’habit ?

– Oui, sire.

– Il a raison, mon fils.

– Comment, sire ?

– Oui, l’on va vite au ciel par cechemin.

– Oh ! dit Chicot au roi, on y vabien plus vite encore par le chemin que prend ton frère.

– Sire, Votre Majesté veut-elle mepermettre une question ?

– Vingt, Joyeuse, vingt ! jem’ennuie fort à Château-Thierry, et tes questions me distrairont unpeu.

– Sire, vous connaissez toutes lesreligions du royaume ?

– Comme le blason, mon cher.

– Qu’est-ce que les Hospitalières, s’ilvous plaît ?

– C’est une toute petite communauté trèsdistinguée, très rigide, très sévère, composée de vingt dameschanoinesses de saint Joseph.

– Y fait-on des vœux ?

– Oui, par faveur, et sur la présentationde la reine.

– Est-ce une indiscrétion que de vousdemander où est située cette communauté, sire ?

– Non pas : elle est située rue duChevet-Saint-Landry, dans la Cité, derrière le cloîtreNotre-Dame.

– À Paris ?

– À Paris.

– Merci, sire.

– Mais pourquoi diable me demandes-tucela ? Est-ce que ton frère aurait changé d’avis et qu’au lieude se faire capucin, il voudrait se faire Hospitalièremaintenant ?

– Non, sire, je ne le trouverais pas sifou, d’après ce que Votre Majesté me fait l’honneur de medire ; mais je le soupçonne d’avoir eu la tête montée parquelqu’un de cette communauté ; je voudrais, en conséquence,découvrir ce quelqu’un et lui parler.

– Par la mordieu ! dit le roi d’unair fat, j’y ai connu, voilà bientôt sept ans, une supérieure quiétait fort belle.

– Eh bien ! sire, c’est peut-êtreencore la même.

– Je ne sais pas ; depuis ce temps,moi aussi, Joyeuse, je suis entré en religion ; ou à peuprès.

– Sire, dit Joyeuse, donnez-moi, à touthasard, je vous prie, une lettre pour cette supérieure, et moncongé pour deux jours.

– Tu me quittes ! s’écria le roi, tume laisses tout seul ici ?

– Ingrat ! fit Chicot en haussantles épaules ; est-ce que je ne suis pas là, moi ?

– Ma lettre, sire, s’il vous plaît, ditJoyeuse.

Le roi soupira, et cependant il écrivit.

– Mais tu n’as que faire à Paris ?dit Henri en remettant la lettre à Joyeuse.

– Pardon, sire, je dois escorter ou dumoins surveiller mon frère.

– C’est juste ; va donc, et reviensvite.

Joyeuse ne se fit point réitérer cettepermission ; il commanda ses chevaux sans bruit, et s’assurantque Henri était déjà parti, il poussa au galop jusqu’à sadestination.

Sans débotter, le jeune homme se fit conduiredirectement rue du Chevet-Saint-Landry.

Cette rue aboutissait à la rue d’Enfer, et àsa parallèle, la rue des Marmouzets.

Une maison noire et vénérable, derrière lesmurs de laquelle on distinguait quelques hautes cimes d’arbres, desfenêtres rares et grillées, une petite porte en guichet ;voilà quelle était l’apparence extérieure du couvent desHospitalières.

Sur la clef de voûte du porche, un grossierartisan avait gravé ces mots latins avec un ciseau :

MATRONAE HOSPITES

Le temps avait à demi rongé l’inscription etla pierre.

Joyeuse heurta au guichet et fit emmener seschevaux dans la rue des Marmouzets, de peur que leur présence dansla rue ne fit une trop grande rumeur.

Alors, frappant à la grille du tour :

– Veuillez prévenir madame la supérieure,dit-il, que monseigneur le duc de Joyeuse, grand-amiral de France,désire l’entretenir de la part du roi.

La figure de la religieuse qui avait paruderrière la grille rougit sous sa guimpe, et le tour sereferma.

Cinq minutes après, une porte s’ouvrait etJoyeuse entrait dans la salle du parloir.

Une femme belle et de haute stature fit àJoyeuse une profonde révérence, que l’amiral lui rendit en hommereligieux et mondain tout à la fois.

– Madame, dit-il, le roi sait que vousdevez admettre, ou que vous avez admis au nombre de vospensionnaires une personne à qui je dois parler. Veuillez me mettreen rapport avec cette personne.

– Monsieur, le nom de cette dame, s’ilvous plaît ?

– Je l’ignore, madame.

– Alors, comment pourrai-je accéder àvotre demande ?

– Rien de plus aisé. Qui avez-vous admisdepuis un mois ?

– Vous me désignez trop positivement outrop peu cette personne, dit la supérieure, et je ne pourrais merendre à votre désir.

– Pourquoi ?

– Parce que, depuis un mois, je n’ai reçupersonne, si ce n’est ce matin.

– Ce matin ?

– Oui, monsieur le duc, et vous comprenezque votre arrivée, deux heures après la sienne, ressemble trop àune poursuite pour que je vous accorde la permission de luiparler.

– Madame, je vous en prie.

– Impossible, monsieur.

– Montrez-moi seulement cette dame.

– Impossible, vous dis-je… D’ailleurs,votre nom suffit pour vous ouvrir la porte de ma maison ; maispour parler à quelqu’un ici, excepté à moi, il faut un ordre écritdu roi.

– Voici cet ordre, madame, réponditJoyeuse en exhibant la lettre que Henri lui avait signée.

La supérieure lut et s’inclina.

– Que la volonté de Sa Majesté soitfaite, dit-elle, même quand elle contrarie la volonté de Dieu.

Et elle se dirigea vers la cour ducouvent.

– Maintenant, madame, fit Joyeuse enl’arrêtant avec politesse, vous voyez que j’ai le droit ; maisje crains l’abus et l’erreur ; peut-être cette dame n’est-ellepas celle que je cherche, veuillez me dire comment elle est venue,pourquoi elle est venue, et de qui elle étaitaccompagnée ?

– Tout cela est inutile, monsieur le duc,répliqua la supérieure, vous ne faites pas erreur, et cette damequi est arrivée ce matin seulement après s’être fait attendrequinze jours, cette dame que m’a recommandée une personne qui atoute autorité sur moi, est bien la personne à qui monsieur le ducde Joyeuse doit avoir besoin de parler.

À ces mots, la supérieure fit une nouvellerévérence au duc et disparut.

Dix minutes après, elle revint accompagnéed’une Hospitalière dont le voile était rabattu tout entier sur sonvisage.

C’était Diane, qui avait déjà pris l’habit del’ordre.

Le duc remercia la supérieure, offrit unescabeau à la dame étrangère, s’assit lui-même, et la supérieurepartit en fermant de sa main les portes du parloir désert etsombre.

– Madame, dit alors Joyeuse sans autrepréambule, vous êtes la dame de la rue des Augustins, cette femmemystérieuse que mon frère, M. le comte du Bouchage, aime follementet mortellement.

L’Hospitalière inclina la tête pour répondre,mais elle ne parla pas.

Cette affectation parut une incivilité àJoyeuse ; il était déjà fort mal disposé envers soninterlocutrice ; il continua :

– Vous n’avez pas supposé, madame, qu’ilsuffît d’être belle, ou de paraître belle, de n’avoir pas un cœurcaché sous cette beauté, de faire naître une misérable passion dansl’âme d’un jeune homme et de dire un jour à cet homme : Tantpis pour vous si vous avez un cœur, je n’en ai pas, et ne veux pasen avoir.

– Ce n’est pas cela que j’ai répondu,monsieur, et vous êtes mal informé, dit l’Hospitalière, d’un ton devoix si noble et si touchant que la colère de Joyeuse en fut unmoment affaiblie.

– Les termes ne font rien au sens,madame ; vous avez repoussé mon frère, et vous l’avez réduitau désespoir.

– Innocemment, monsieur, car j’aitoujours cherché à éloigner de moi M. du Bouchage.

– Cela s’appelle le manège de lacoquetterie, madame, et le résultat fait la faute.

– Nul n’a le droit de m’accuser,monsieur ; je ne suis coupable de rien ; vous vousirritez contre moi, je ne répondrai plus.

– Oh ! oh ! fit Joyeuse ens’échauffant par degrés, vous avez perdu mon frère, et vous croyezvous justifier avec cette majesté provocatrice ; non, non, ladémarche que je fais doit vous éclairer sur mes intentions ;je suis sérieux, je vous le jure, et vous voyez, au tremblement demes mains et de mes lèvres, que vous aurez besoin de bons argumentspour me fléchir.

L’Hospitalière se leva.

– Si vous êtes venu pour insulter unefemme, dit-elle avec le même sang-froid, insultez-moi,monsieur ; si vous êtes venu pour me faire changer d’avis,vous perdez votre temps : retirez-vous.

– Ah ! vous n’êtes pas une créaturehumaine, s’écria Joyeuse exaspéré, vous êtes un démon !

– J’ai dit que je ne répondraisplus ; maintenant ce n’est point assez, je me retire.

Et l’Hospitalière fit un pas vers laporte.

Joyeuse l’arrêta.

– Ah ! un instant ! Il y a troplongtemps que je vous cherche pour vous laisser fuir ainsi ;et puisque je suis parvenu à vous joindre, puisque votreinsensibilité m’a confirmé dans cette idée, qui m’était déjà venue,que vous êtes une créature infernale, envoyée par l’ennemi deshommes pour perdre mon frère, je veux voir ce visage sur lequell’abîme a écrit ses plus noires menaces, je veux voir le feu de ceregard fatal qui égare les esprits. À nous deux, Satan !

Et Joyeuse, tout en faisant le signe de lacroix d’une main, en manière d’exorcisme, arracha de l’autre levoile qui couvrait le visage de l’Hospitalière ; maiscelle-ci, muette, impassible, sans colère, sans reproche, attachantson regard doux et pur sur celui qui l’outrageait sicruellement :

– Oh ! monsieur le duc, dit-elle, ceque vous faites là est indigne d’un gentilhomme !

Joyeuse fut frappé au cœur : tant demansuétude amollit sa colère, tant de beauté bouleversa saraison.

– Certes, murmura-t-il après un longsilence, vous êtes belle, et Henri a dû vous aimer ; mais Dieune vous a donné la beauté que pour la répandre comme un parfum surune existence attachée à la vôtre.

– Monsieur, n’avez-vous point parlé àvotre frère ? ou si vous lui avez parlé, il n’a point jugé àpropos de vous faire son confident ; sans cela il vous eûtraconté que j’ai fait ce que vous dites : j’ai aimé, jen’aimerai plus ; j’ai vécu, je dois mourir.

Joyeuse n’avait pas cessé de regarderDiane ; la flamme de ces regards tout-puissants s’étaitinfiltrée jusqu’au fond de son âme, pareille à ces jets de feuvolcaniques qui fondent l’airain des statues rien qu’en passantauprès d’elles.

Ce rayon avait dévoré toute matière dans lecœur de l’amiral ; l’or pur bouillonnait seul, et ce cœuréclatait comme le creuset sous la fusion du métal.

– Oh ! oui, dit-il encore une foisd’une voix plus basse et en continuant de fixer sur elle un regardoù s’éteignait de plus en plus le feu de la colère ; oh !oui, Henri a dû vous aimer… Oh ! madame, par pitié, à genoux,je vous en supplie, madame, aimez mon frère !

Diane resta froide et silencieuse.

– Ne réduisez pas une famille à l’agonie,ne perdez pas l’avenir de notre race, ne faites pas mourir l’un dedésespoir, les autres de regret.

Diane ne répondait pas et continuait deregarder tristement ce suppliant incliné devant elle.

– Oh ! s’écria enfin Joyeuse enétreignant furieusement son cœur avec une main crispée ;oh ! ayez pitié de mon frère, ayez pitié de moi-même ! Jebrûle ! ce regard m’a dévoré !… Adieu, madame,adieu !

Il se releva comme un fou, secoua ou plutôtarracha les verrous de la porté du parloir, et s’enfuit éperdujusqu’à ses gens, qui l’attendaient au coin de la rue d’Enfer.

XCI – Son altesse monseigneur le duc deGuise

Le dimanche, 10 juin, à onze heures environ,toute la cour était rassemblée dans la chambre qui précédait lecabinet où, depuis sa rencontre avec Diane de Méridor, le ducd’Anjou se mourait lentement et fatalement.

Ni la science des médecins, ni le désespoir desa mère, ni les prières ordonnées par le roi, n’avaient conjurél’événement suprême.

Miron, le matin de ce 10 juin, déclara au roique la maladie était sans remède, et que François d’Anjou nepasserait pas la journée.

Le roi affecta de manifester une grandedouleur, et, se tournant vers les assistants :

– Voilà qui va donner bien des espérancesà mes ennemis, dit-il.

À quoi la reine-mère répondit :

– Notre destinée est dans les mains deDieu, mon fils.

À quoi Chicot, qui se tenait humble et contritprès de Henri III, ajouta tout bas :

– Aidons Dieu quand nous pouvons,sire.

Néanmoins, le malade perdit, vers onze heureset demie, la couleur et la vue ; sa bouche, ouvertejusqu’alors, se ferma ; le flux de sang qui, depuis quelquesjours, avait effrayé tous les assistants comme autrefois la sueurde sang de Charles IX, s’arrêta subitement, et le froid gagnatoutes les extrémités.

Henri était assis au chevet du lit de sonfrère.

Catherine tenait, dans la ruelle, une mainglacée du moribond.

L’évêque de Château-Thierry et le cardinal deJoyeuse disaient les prières des agonisants, que tous lesassistants répétaient, agenouillés et les mains jointes.

Vers midi, le malade ouvrit les yeux ; lesoleil se dégagea d’un nuage et inonda le lit d’une auréoled’or.

François, qui n’avait pu jusque-là remuer unseul doigt, et dont l’intelligence avait été voilée comme ce soleilqui reparaissait, François leva un bras vers le ciel avec le gested’un homme épouvanté.

Il regarda autour de lui, entendit lesprières, sentit son mal et sa faiblesse, devina sa position,peut-être parce qu’il entrevoyait déjà ce monde obscur et sinistreoù vont certaines âmes après qu’elles ont quitté la terre.

Alors il poussa un cri et se frappa le frontavec une force qui fit frémir toute l’assemblée.

Puis fronçant le sourcil comme s’il venait delire en sa pensée un des mystères de sa vie :

– Bussy ! murmura-t-il ;Diane !

Ce dernier mot, nul ne l’entendit queCatherine, tant le moribond l’avait articulé d’une voixaffaiblie.

Avec la dernière syllabe de ce nom, Françoisd’Anjou rendit le dernier soupir.

En ce moment même, par une coïncidenceétrange, le soleil, qui dorait l’écusson de France et les fleurs delis d’or, disparut ; de sorte que ces fleurs de lis, sibrillantes il n’y avait qu’un instant, devinrent aussi sombres quel’azur qu’elles étoilaient naguère d’une constellation presqu’aussiresplendissante que celle que l’œil du rêveur va chercher auciel.

Catherine laissa tomber la main de sonfils.

Henri III frissonna et s’appuya tremblant surl’épaule de Chicot, qui frissonnait aussi, mais à cause du respectque tout chrétien doit aux morts.

Miron approcha une patène d’or des lèvres deFrançois, et après trois secondes, l’ayant examinée :

– Monseigneur est mort, dit-il.

Sur quoi, un long gémissement s’éleva desantichambres, comme accompagnement du psaume que murmurait lecardinal :

Cedant iniquitates meae ad vocemdeprecationis meae.

– Mort ! répéta le roi en se signantdu fond de son fauteuil ; mon frère, mon frère !

– L’unique héritier du trône de France,murmura Catherine, qui, abandonnant la ruelle du mort, était déjàrevenue près du seul fils qui lui restait.

– Oh ! dit Henri, ce trône de Franceest bien large pour un roi sans postérité ; la couronne estbien large pour une tête seule… Pas d’enfants, pasd’héritiers !… Qui me succédera ?

Comme il achevait ces paroles, un grand bruitretentit dans l’escalier et dans les salles.

Nambu se précipita vers la chambre mortuaire,en annonçant :

– Son Altesse monseigneur le duc deGuise !

Frappé de cette réponse à la question qu’ils’adressait, le roi pâlit, se leva et regarda sa mère.

Catherine était plus pâle que son fils. Àl’annonce de cet horrible malheur qu’un hasard présageait à sarace, elle saisit la main du roi et l’étreignit pour luidire :

– Voici le danger… mais ne craignez rien,je suis près de vous !

Le fils et la mère s’étaient compris dans lamême terreur et dans la même menace.

Le duc entra, suivi de ses capitaines. Ilentra le front haut, bien que ses yeux cherchassent ou le roi, oule lit de mort de son frère, avec un certain embarras.

Henri III, debout, avec cette majesté suprêmeque lui seul peut-être trouvait en de certains moments dans sanature si étrangement poétique, Henri III arrêta le duc dans samarche par un geste souverain qui lui montrait le cadavre royal surle lit froissé par l’agonie.

Le duc se courba et tomba lentement àgenoux.

Autour de lui, tout courba la tête et plia lejarret.

Henri III resta seul debout avec sa mère, etson regard brilla une dernière fois d’orgueil.

Chicot surprit ce regard et murmura tout bascet autre verset des Psaumes :

Dejiciet patentes de sede et exaltabithumiles.

(Il renversera le puissant du trône et feramonter celui qui se prosternait.)

FIN

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