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Les Rustiques

Les Rustiques

de Louis Pergaud

Préface

PERGAUD-LE-RUSTIQUE

 

Quand Louis Pergaud arrivait chez moi, ledimanche, j’avais l’impression que l’on ouvrait une fenêtre… L’airentrait avec lui, un air salubre et vif qui sentait la terre et lesfeuilles, l’herbe mouillée et les sapins. Il avait beau être vêtucomme vous et moi, il m’apparaissait en costume de chasse, et sonchien Miraut l’attendait en bas. Il apportait son pays, laFranche-Comté, à la semelle de ses gros souliers. Il avait leparler rude, le regard franc, la poignée de main cordiale. Ildétestait le mensonge, les détours et les manigances. Il appelaitpar leur nom les gens et les choses. Il savait haïr… ; maiscomme il aimait !

Je fis sa connaissance grâce àMlle Louise Read, la Dévouée par excellence, queson cœur n’égara jamais, puisqu’il la conduisit chez Barbeyd’Aurevilly, chez J.-K. Huysmans et chez François Coppée, entreautres.

Louis Pergaud, qui venait de publier DeGoupil à Margot, était encore, à cette époque, instituteur,enfin « l’homme en proie aux enfants ». Il avait ceci decommun avec Louise Michel, qu’il aimait mieux les bêtes que lesgosses. J’ai cru longtemps qu’il n’avait pas raison ; je croisà présent qu’il n’avait pas tout à fait tort. Les gosses sontsouvent plus dangereux que les bêtes ou sont nuisibles.

Bref, Pergaud n’avait rien d’un maîtred’école. On le voyait plutôt le fusil de chasse que la férule declasse à la main.

Le Prix Goncourt, en 1910, l’émancipa. Avecquelle joie naïve il le reçut ! Une dame de Vie Heureuse,manifesta son raffinement de lettrée, ma chère, en disant que lelivre du petit instituteur primaire était écrit avec un manche depioche. Justement ! Ce manche de pioche nous avait séduit,parmi les plumes d’oie. Quoi ! De la paille et de la terrehumide, qui restent au fer de la pioche, valent bien le cheveu aubec de la plume.

Il s’agissait, pour le petit employé à laPréfecture de la Seine, de conquérir une seconde fois sonindépendance. Car il n’avait qu’un mois de congé par an… et c’estpeu pour un conteur rustique. Pendant onze mois, il rongeait sonfrein. Il avait bien emporté sa pioche à écrire, mais la bonneterre natale et tout ce qui l’anime lui manquaient pour travaillerallègrement. Chaque année, au retour des vacances, il vidait soncarnier, en retirait successivement La Revanche duCorbeau, La Guerre des boutons, Miraut chien dechasse… Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps, leplaisir de prolonger, par la pensée, l’existence d’un mois au grandair. Il aspirait au succès beaucoup moins par esprit de lucre quepour réaliser le rêve de vivre la plupart du temps à la campagne,de son métier.

Il n’était pas, somme toute, le plus àplaindre ; il songeait à son ami Léon Deubel, Franc-Comtoiscomme lui, au poète mort jeune, de misère et d’épuisement… Maisl’homme d’action réveille à chaque instant les songeurs de cetteforte espèce ; et Louis Pergaud ne s’attendrissait sur lecamarade disparu, que pour réunir son œuvre dispersée, et lapublier.

Pergaud, chien de chasse lui-même, suivait,par la plaine et par les halliers, les traces de la perdrix grise,aux plumes qu’elle y avait laissées.

Si la guerre en surprit un, vous pouvez direque ce fut celui-là.

Le 2 août, il m’écrivait :

« Demain lundi je pars pour Verdun et jeviens vous dire au revoir.

« Vous savez si je hais la guerre ;mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs et nous devons nousdéfendre.

« C’est dans cet esprit que je rejoinsmon corps. Paris a été digne et grave. Hier soir, je voyais desfemmes et des gosses accompagnant le mari qui allait partir… etj’étais saisi de rage contre les misérables qui ont préparé etvoulu l’immonde boucherie qui se prépare.

« Tant pis pour eux si le sort nous estfavorable !

« Je vous embrasse.

« Louis Pergaud,

« Sergent, 29e Compagnie du 166ed’Infanterie.

Je courus chez Pergaud, rue Marguerin… Ilvenait de partir. Je ne l’ai pas revu.

Je ne l’ai pas revu ; mais il me donnaitsouvent de ses nouvelles ; il m’en donnait encore lorsqu’iln’avait plus que quelques jours à vivre et qu’il se savaitcondamné…

Il avait l’esprit de corps, ce mobiliséantimilitariste. Il m’écrivait, le 13 mars 1915 :

« Notre 166e est un régimentdes plus solides et des plus vaillants : ça été un des piliersde la défense de Verdun. On y trouve pas mal de Parisiens, des gensde la Meuse et de Meurthe-et-Moselle, et beaucoup de mineurs duNord et du Pas-de-Calais. Ce sont de vrais poilus qui ont dumordant, de l’entrain et de l’esprit parfois, souvent même.

Il me citait leurs mots, les plaisanteriesgrasses dont l’auteur de La Guerre des boutonss’amusait.

Il avait un bon colonel, père d’un jeuneconfrère qui débutait dans la presse. D’autres chefs luitémoignaient leur estime, parmi lesquelsM. de Moro-Giafferi.

Je lui avais demandé de me désigner les hommesde sa compagnie, la 2e, qui ne recevaient aucun colis.Il m’envoya les noms d’une quinzaine d’entre eux… et huit joursavant sa mort, au lendemain de deux attaques meurtrières, il merassurait sur leur compte.

C’était au mois de mars 1915 ; il venaitd’être nommé sous-lieutenant… et déjà quelques-unes de sesillusions s’étaient dissipées, mais sans amoindrir sensiblement,comme on va le voir, son bloc moral.

« Vous savez avec quelle ardeur je suisparti, me disait-il dans une de ses lettres. Pacifiste etantimilitariste, je ne voulais pas plus de la botte du Kaiser quede n’importe quelle botte éperonnée pour mon pays ; jedéfendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir déjàcombattu par la plume. J’étais disposé à oublier tout, à passer surtout, persuadé que dans le danger tout se fondrait… Je me battrai,certes, avec la même énergie qu’auparavant ; mais si j’ai lebonheur d’en revenir, ce sera, je crois, plus antimilitaristeencore qu’avant mon départ.

« C’est dans la souffrance, dans lapromiscuité douloureuse, que l’on découvre bien les bas-fonds del’âme humaine avec ses recoins de crasse et d’égoïsme, et j’ai pujeter la sonde dans bien des cœurs. Mon Dieu, il y a du bon,évidemment, et rien n’est désespéré ; mais les hauts comme lesbas ont leurs saletés ! Que doit être l’Allemagnemilitariste ? Quel gigantesque fumier, quelle pourrituremorale !… Allons-y jusqu’au bout et jetons bas tout ça !Je crois vraiment que c’est l’œuvre de 93 que nous continuons.Dommage qu’il ne suffise pas d’avoir du cœur au ventre pourtriompher.

Il écrivait cela au crayon, sur ses genoux,dans la cloaque des tranchées. Et le crayon faisait ce qu’ilpouvait pour grincer comme une plume, en traçant encorececi :

« Je voudrais que les salauds qui parlentdu confort des tranchées et qui donnent aux patriotes en chambredes photos truquées de tranchées d’opéra-comique, fussent obligésde passer vingt-quatre heures devant Marchéville, dans les maraisde la Woëvre que nous occupons. La tranchée est un ruisseau avecquelques îlots où l’on s’agrippe en naufragés. Ces îlots sont de laboue sur laquelle on pose des claies qui s’enfoncent peu à peu.Pour établir des abris, il faut exhausser le plancher, si j’osedire, et l’on doit rester plié en deux là-dessous, trop heureuxencore qu’il y ait de la place. Malgré cela, pas de gravesmaladies. Les hommes, dès qu’ils voient un quart de vin et quelquesbrins de paille sèche, reprennent courage et bonne humeur.

Nous rapprochons de la fin – pour Pergaud.

La lettre suivante est datée du 22 mars1915 :

« Je viens de vivre quelques journéesinoubliables. Le 19, on nous a lancés à l’assaut de tranchéesboches formidablement retranchées sur lesquelles l’artillerie,malgré une « bouzillade » furieuse n’avait aucun effet.J’ai vu tomber à mes côtés quantité de braves dont le sacrificehéroïque méritait mieux que ça. Au demeurant, c’était une opérationstupide à tous les points de vue… ; mais il fallait sans douteune troisième étoile au c… sinistre qui commande la division demarche et qui a nom B… de M… Je vous donne là l’opinion de tout lerégiment qui, sans rien dire, a obéi comme il devait, se faisanthacher par les mitrailleuses et les marmites. Comment ai-je pupasser au travers ? Je l’ignore ; mais je n’oublieraijamais ce champ de bataille tragique, les morts, les blessés, lesmares de sang, les fragments de cervelle, les plaintes, la nuitnoire illuminée de fusées, et le 75 achevant nos blessés accrochésaux fils de fer qui nous séparent des lignes ennemies. Ça varecommencer demain… mais on ne passera que sur nos cadavres ;je suis aussi sûr de mes poilus que de moi-même.

À sa femme, Pergaud écrivait, à la même date,la même chose :

« 19 Mars

« Nous recherchons nos blessés. On est enadmiration devant nous… N’empêche qu’il y a 111 morts, 15 blesséset autant de disparus. Et pourquoi ? Pour que le c… sinistrequi a nom B. de M., ait sa troisième étoile ! Laprise de Marchéville ne signifie rien, rien. Il est idiot de songerà prendre un village et des tranchées aussi puissamment retranchés,avec des effectifs aussi réduits que les nôtres, nos poilusfussent-ils des lions. Ce soir, la première compagnie seule doitrecommencer l’opération. C’est ridicule et odieux. Et le 75 noustape dessus, achevant nos blessés.

« 20 Mars

« Nous mangeons un peu et nous nouscouchons. On parle de la folie dangereuse de B. de M. etdes camarades morts.

« 21 Mars.

« Conversation avec les capitaines L… V…et P… Le soir, on se réunit pour chasser le cafard et on plaisanteles crétins de la Division de marche, qui vous envoient à la mortet qui se terrent, eux, au moindre danger.

Le drame est-il assez saisissant, dans la nuitlugubre, sous ce ciel d’encre que perce la troisième étoile ?…Que dites-vous de ce B. de M. qui doit absolument fairequelque chose pour appeler l’attention sur lui ? Qu’à cela netienne ! Il n’a pas, comme Napoléon, cent mille hommes derente ; mais il jouit tout de même d’une certaine aisance,avec une compagnie à dépenser par jour. Pourquoi se gênerait-il, dumoment que des illuminés comme Pergaud s’imaginent continuer93 ?…

La dernière lettre que je reçus de Pergaud estdu 3 avril.

« La vieille vie, disait-il, a reprisjusqu’à… peut-être la semaine prochaine… Je devine autour de notresecteur une activité formidable et des mouvements de troupesrassurants. Mais quelles visions de notre dernier engagement !Un de nos médecins auxiliaires, en plein jour et protégé par sonseul brassard, est allé ramasser nos blessés jusque devant lestranchées ennemies, à six pas des Boches… qui n’ont pas tiré. Vousdire notre émotion à nous… Que de fois n’ont-ils pas fusillé à boutportant nos majors et nos brancardiers… Aussi de la journée, plusune seule cartouche n’a été tirée, d’un côté comme de l’autre…

C’était trop beau pour durer. Quatre joursaprès, le 7 avril, à 8 heures du soir, l’ordre arrivait de partirimmédiatement pour Fresnes-en-Woëvre, par une pluie battante. ÀFresnes, la compagnie rassemblée au pied de la statue du généralMargueritte, recevait l’ordre d’attaquer la cote 233 à 2 heures dumatin. Et l’on se remettait en marche, à travers des marais, avecde l’eau jusqu’aux genoux.

À 2 heures exactement, Pergaud et les hommesde sa section, la première, sortaient de la tranchée de départ. Ladeuxième section était commandée par le sergent Louis Desprez, quia raconté ainsi l’affaire :

« Il faisait une nuit très noire. Quandles assaillants arrivèrent à proximité du réseau, la fusilladecommença à crépiter. Sous les balles, nous entraînâmes nos hommesjusqu’aux fils de fer. Mais là, ils trouvèrent le réseauintact : impossible de passer. Trempés par la pluie, ilsavaient perdu la direction et obliqué hors du secteur préparé parle génie. Les hommes et leurs chefs tentèrent de se frayer unchemin quand même à travers l’entre-croisement barbelé ; maisils offraient une cible trop facile et ils finirent par prendre leparti de se coucher et d’attendre. Aux premières lueurs du jour,ils reçurent l’ordre de se replier. Le sergent Desprez fut frappéd’une balle au moment où il rassemblait ce qui lui restait de sasection. Les débris de celle de Pergaud rentrèrent seuls :notre brave ami avait disparu. On croit qu’il a voulu traverser leréseau et qu’il a été fait prisonnier dans la tranchée ennemie. Ilse trouvait, au moment de l’attaque, à trente-cinq mètres du pontSaint-Pierre, à droite en allant de Marchéville à Saulx.

Ces détails me sont confirmés parM. Raveton, l’avoué parisien, qui était au 166e,avec Pergaud depuis le début de la guerre et qui prit part àl’attaque du 8 avril.

« Après avoir franchi deux rangs de filsde fer dans lesquels l’artillerie avait fait des brèches, nous noussommes trouvés en face d’un troisième rang de fils que l’artillerieavait laissés intacts, à quelques mètres de la tranchée. L’alarme aété rapidement donnée chez les Boches… Aussitôt un feu d’artificenous éclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nousdémolissait. C’était fini ; il n’y avait plus moyen de rienfaire. Ordre a été donné de se replier. Au petit jour, la fusilladeayant un peu diminué, l’ordre put être exécuté ; mais nouslaissions beaucoup de monde sur le terrain, beaucoup de blessésnotamment qui furent faits prisonniers. J’ai eu des nouvelles d’unde mes camarades qui est mort en captivité. Je n’en ai jamais eu dePergaud. Il est tombé ; des hommes l’ont vu et pensaient qu’ilétait blessé au pied. Il commandait, à ce moment-là : Enavant !… à sa section. Cette attaque se passait sous la pluie,une pluie qui ne discontinuait pas depuis huit jours, et le terrainétait un vrai marécage où l’on enfonçait jusqu’à la ceinture.

**

*

On a cherché partout Pergaud… ; etn’est-ce pas le chercher encore que d’écrire sur lui ? Et, àforce de le chercher, ne finira-t-on pas par le retrouver toutentier dans ses livres qu’on relira, dans sa correspondance àpublier, dans l’amitié qui se souvient de son commerce aveclui ?

Tout entier ? Non. À moitié seulement.Pauvre cher Pergaud ! Je ne reverrai plus, le dimanche, dansl’encadrement de la porte, son visage mâle et pâle, ses yeux noirs,sa maigre moustache, la mèche rebelle qui balayait son beau front,sa main tendue, l’élan de sa personne et de son cœur.

On peut toujours pousser la porte… ; maisla fenêtre fermée, il ne l’ouvrira plus, en entrant.

LUCIEN DESCAVES.

Le retour

Il y avait trois jours que Le Mousse, flanquéde Finaud, était parti, le fusil à l’épaule, pour la foire deRocfontaine.

Le chien, qui faisait vieux et n’aimait pointà découcher, était, comme d’habitude, rentré dès le premier soir etgardait le coin du feu, car on était en hiver.

La Moussotte n’avait pas été le moins du mondeémue de l’absence prolongée de « son homme » ; il yavait beau temps qu’elle était habituée à ces bordées si régulièresqu’elles en étaient presque devenues réglementaires, et commec’était une paysanne au cœur fruste, dépourvue de toutesentimentalité, sinon de sentiment, elle attendait, avec laconfiance des simples, mêlée à je ne sais quelle sorte de joieperverse, le soir de ce troisième jour pour accueillir le retourprésumé de son époux de la rafale de reproches et du torrentd’injures par lesquels elle soulageait son cœur de ménagère et sevengeait un peu, elle et son sexe, de la tenue ou de la retenue,injuste à son sens, que son costume de femme l’obligeait àgarder.

L’hiver était rude. Sur les routes que lecourt dégel de midi amollissait vaguement, la boue se ridait, sehérissait en lilliputiennes murailles et les sillons durcis quibordaient les ornières ne s’affaissaient point. Malgré lessoleillées qui précisaient les dessins délicats des ramilless’enchevêtrant, la forêt de la Côte, dominant le village, restaitmaussade et grise.

La Moussotte allait de temps à autre jusqu’auseuil de la porte, interrogeant le coin du bois d’où la routes’échappait de la forêt, la main en abat-jour sur les yeux, lepoing sur la hanche et, quand elle rentrait dans la chambresurchauffée du poêle où se mariaient des odeurs complexes detourteaux broyés et de racines cuites pour le lécher des vaches,Finaud la regardait d’un œil mi-interrogateur, mi-narquois,s’étirant successivement du devant et du derrière dans l’attente,lui aussi, du retour de son maître.

Cependant Le Mousse n’arrivait pas.

Adolphe-Virgile Mourot, dit Le Mousse, étaitun paysan aisé, presque riche pour la campagne, qui faisait de laculture en dilettante, chassait par fantaisie et « buvait partempérament ».

C’était le meilleur homme du monde. Il n’étaitpas dans le canton, disait-on, un cochon auquel il n’eût rendu unservice ou payé un verre ; aussi malgré qu’il fût républicain,républicain comme l’étaient les quarante-huitards, dans un paysconfit en religion, il avait été durant douze ans maire de sonvillage et l’aurait été sans doute plus longtemps encore si unedouce philosophie acquise avec les années et un scepticisme nondépourvu certes de quelque élégance ne lui eussent fait résignerces honorifiques fonctions.

Mais il se flattait, avec une discrétion debon goût, d’arriver toujours bon premier, sans jamais poser sacandidature, sur la liste quadriennale des conseillers municipauxet il était connu à cinq lieues à la ronde pour sa bonté naturelleet aussi (chacun a ses petits défauts) pour son insolence rare etd’ailleurs sans malice quand les libations trop prolongéesl’avaient mis hors de ce qu’on est convenu d’appeler l’étatnormal.

Car quand Le Mousse avait bu un verre de trop,il sortait aussitôt de son naturel paisible et conciliant etdevenait agaçant, « rogneur », plus malembouché qu’untoucheur de bestiaux et invectivant sans nul prétexte le premierquidam venu en une série de vocables aussi énergiquesqu’invariables dont on riait toujours, car on connaissait ce bravehomme.

Le temps avait passé. Dix heures venaient desonner à la vieille horloge comtoise dont le nombril de verrelaissait voir la lentille de cuivre du balancier passer et repasserimpitoyablement.

Le Mousse n’était pas rentré.

La Moussotte devenait rageuse. Après avoirfermé la porte à double tour pour le faire poser, histoire de luiapprendre à respecter les usages et les conventions, elle étaitallée la rouvrir et passait du poêle à la cuisine et de la cuisineau poêle avec l’affairement inquiet d’un fauve qui n’a pas encoremangé.

Elle mouchait la chandelle qui clairait sur lebord de l’évier quand la porte s’ouvrit.

Ses petits cheveux filasse, frisottants,hérissés autour du front lui donnaient un aspect farouche de médusedomestique tel qu’il fit reculer Théodule et Julot, venant, à lafin de la veillée, prendre des nouvelles de leur ami Le Mousse.

Ils écopèrent pour le patron et, bien qu’ilsfussent de sang-froid, elle les qualifia de soulauds, d’ivrognes,de sacs à vin, de « gouillands » et autres compliments dumême genre, comme s’ils eussent été responsables de la fugueprolongée de leur ami.

Ils la laissèrent dire, puis, ayant appris quele maître n’était pas là, se retirèrent en se prouvant mutuellementque Le Mousse avait de très bons et justes motifs pour déserter unintérieur où il n’avait pour société, en dehors de sa bonne bête dechien, qu’une brute sans égards et sans raisonnement.

Le lendemain, il n’y avait toujours pas deMousse.

La Moussotte ne se connaissait plus ;elle en oublia de se peigner, cassa de la vaisselle et se répanditpar tout le village en imprécations dont l’énergie ne le cédait enrien à celle des prophètes de la Bible.

Mais Le Mousse ne rentra pas de lajournée ; Le Mousse ne rentra pas de la nuit.

Alors ce fut de la rage. Finaud, prudemment,se retira à l’écurie pendant que sa maîtresse repartait par levillage interroger ceux qui étaient allés avec son mari à la foirede Rocfontaine.

Elle n’apprit rien de particulier.

Ils avaient laissé Le Mousse au « CaféTerminus » en train de discuter avec un jeune et farouche« libéral » des environs des opinions respectives deMoïse et de Darwin sur le système du monde. Il faut dire ici que LeMousse croyait ces deux grands hommes contemporains l’un de l’autredepuis qu’il avait lu dans son journal le Brandon unarticle du député Bonquiet sur cette importante question, et commel’autre s’en tenait absolument aux sept jours de la Genèse, LeMousse assommait son contradicteur sous des arguments fantastiquestout en le traitant d’imbécile, d’idiot, de jésuite et decalotin.

La matinée se traîna lentement. La questionn’avançait pas, le village tout entier commençait à s’émouvoir.

Vers midi, le facteur Blénoir déboula de laCôte, son sac au flanc et un fusil à l’épaule.

C’était le fusil du Mousse.

Le facteur Blénoir descendit directement chezLa Moussotte auprès de qui s’entassaient les commères et où sonentrée fit sensation.

Il parla :

En traversant « le Blue », immensemarais semé de flaques stagnantes, de champs de roseaux, de troussans fond, sillonné la nuit par les fanaux mystérieux des feuxfollets, voilé le jour d’une éternelle brume et nimbé d’une auréolemacabre de légendes, il avait, lui, Blénoir, au bord de la chausséeen remblai, consolidée de cailloux, qui menait au chef-lieu decanton, aperçu, le long d’une marnière, ce fusil qu’il avaitaussitôt reconnu pour celui du Mousse.

Un doute terrible avait assailli l’esprit dufacteur Blénoir. Il regarda le flingot, un Lefaucheux à deux coups,et constata, circonstance aggravante, que le coup de gauche avaitété tiré.

Il avait hésité. Devait-il laisser là ce fusilet aller prévenir les autorités qui mèneraient l’enquête etprocéderaient aux constatations d’usage ? Mais… satournée ?

Problème complexe où deux impératifscatégoriques se disputaient sa conscience honnête et droite.

Le facteur Blénoir avait réfléchi !…

Quelqu’un pouvait passer après lui et enlevercette arme. N’était-il pas agent assermenté ?

Et Blénoir avait su heureusement trouver unesolution élégante qui conciliait les obligations de son métier avecson devoir de citoyen.

Après avoir minutieusement relevé l’état deslieux, il avait ramassé le fusil et marché vers le village pour yfaire sa distribution et avertir les intéressés.

On offrit un verre de vin au facteur Blénoir,qui accepta, repartit et, tout en faisant sa tournée, colportal’événement en le commentant et but naturellement à peu près autantde verres qu’il distribua de lettres.

Au récit qu’il avait fait, La Moussotte avaitpâli, chancelé et toute sa colère amassée s’effondra dans un délugede larmes.

Elle restait là où elle était, immobile,inconsolable et comme une chiffe aux mains des bonnes femmes quis’efforçaient à la réconforter.

– Mon pauvre Mousse !

Toutes les consolations étaient inutiles. Ellepleurait, sanglotait, se mouchait, se tordait, hurlait, criait, seroulait à terre, parlant de son homme en phrasesentrecoupées :

– Dire qu’il n’avait pas même fait sontestament !…

**

*

On ne pouvait rester ainsi. Les gens s’étaientréunis autour de la maison. Les hommes tenaient conseil.

Fallait-il prévenir les gendarmes ?C’était grave !

Julot et Théodule, en qualité d’amis, navrésde la tournure sinistre des événements, décidèrent ce qu’ilconvenait de faire.

Les jeunes gens de bonne volonté (ilsl’étaient tous) et, parmi les intimes, les hommes validesrésolurent, séance tenante, de partir battre le Blue en tous senset tenir les métairies pour tâcher d’avoir quelques renseignementssur le disparu.

Au nombre d’une trentaine ils gravirent lechemin de la Côte et se partagèrent les recherches après avoirconvenu de se retrouver tous pour quatre heures au« bouchon » de Rondot où convergeaient les sentiers etdécider en commun, selon les renseignements recueillis, de ce qu’ilfaudrait faire.

Ils se séparèrent.

La Moussotte, au village, était dans unesituation lamentable. La maison du Mousse semblait mise aupillage.

Sous prétexte de nouvelles, de condoléances oude consolations, toutes les commères du village étaient là commedans la maison d’un mort à qui les voisins et les amis viennentjeter l’eau bénite et dire le dernier adieu.

On parlait bas avec des mines contristées,apitoyées, des yeux mi-clos et alanguis, mais par contre on buvaitsec, car, en ces douloureuses circonstances, il convenait de sesoutenir, de ne point se laisser aller, et les tasses de café etles « larmes » de prune, et les verres de vin sucrés’engloutissaient silencieusement.

La tête de la cafetière poussait sans cesse lecouvercle instable d’une marmite d’eau bouillante et la sœur de LaMoussotte, consciente de ses devoirs, veillait à ce que tous ceuxqui étaient venus ne manquassent de rien.

L’anxiété était à son comble… Onl’entretenait.

– Pas de nouvelles ! Doux Jésus, queva-t-on apprendre ?

Le soleil baissait rouge sur le moulin duVernois ; le chien du père Bréda aboya longuement !

– C’est mauvais signe, prédit la vieilleGriotte à la grande Phémie. L’autre se signa gravement.

Le chien aboya plus fort.

– On dirait qu’il hurle à la mort.

Les larmes montèrent aux yeux des deux femmes,quand, tout à coup, comme si le son s’évadait brusquement dutournant de la montagne, on entendit des voix hurlantes, beuglantde tous leurs poumons aussi faux que possible :

 

En m’en r’venant des noces )
Vive l’amour ) bis
J’étais bien fatigué )
Vive, ô gué, les lauriers ) bis

 

Du coup toutes les femmes bondirent à laporte, agitées de sentiments complexes, l’air ahuri, se regardantcomme des poules qui craignent un danger ou qui attendent dugrain.

Les voix, enflant de volume, rugissaient,toujours aussi fausses et sans nul souci de la syntaxe :

 

Auprès d’une fontaine, )
Vive l’amour ! ) bis
Je me suis reposé )
Vive, ô gué, les lauriers ! ) bis

 

L’énigme allait se dénouer. Et, tout d’uncoup, jaillissant hors du bois, l’on vit…

Bras dessus, bras dessous, sur quatre rangs,Le Mousse en tête encadré de Julot et de Théodule, tous leschercheurs marchant au pas cadencé, le chapeau sur l’oreille, lesjoues enluminées, les gueules largement ouvertes, beuglant de tousleurs poumons, contents, heureux, jubilant, suant le vin et la joiepar tous les pores et fiers comme s’ils eussent conduit au Capitoleun général victorieux.

Le Mousse n’était pas foutu ! C’était unévénement communal.

La bande joyeuse descendait, le ramenant dansses foyers, tandis que La Moussotte, au milieu des femmes, passaitpar toutes les couleurs.

Les autres approchaient, goguenards, hurlanttoujours, et bientôt les deux groupes s’affrontèrent, l’un joyeuxet narquois, l’autre ahuri et digne.

Alors La Moussotte se détacha des femmes et,oubliant ses larmes et ses rudes émotions, se remémorant seulementsa livre de café filée, son kilo de sucre fondu, sa bouteille degoutte disparue, ses litres de vin liquidés, elle se campa devantson homme et lui rugit à la face :

– Brigand, canaille, gouillaud, voleur,soulaud ! Tout le répertoire y passa, glissant d’ailleurs surla sérénité imperturbable, et le calme sourire du brave homme.

Quand sa digne conjointe se fut un peu calmée,toute la bande, invitée par le patron, entra dans la cuisine oùFinaud, qui n’avait jamais été inquiet au sujet de son maître, vintavec joie lui lécher les mains.

Le Mousse en fut ému : il l’embrassa surle crâne, se laissa lécher le nez et allait entamer l’éloge decette bonne bête quand son épouse le relança.

Mais Julot lui coupa sans façon laparole :

– C’était bien la peine de pleurnichercomme tu faisais à midi pour le recevoir comme ça quand on te leramène !

– C’est vrai ! fit Le Mousse, éprisde justice.

– Où était-il donc ce sac à vin ?interrogea enfin La Moussotte, chez qui renaissait lacuriosité.

– À la ferme du Rondfou, en train deboire !

Car, insoucieux en effet du temps, ivre de vinet de discussions métaphysiques, Le Mousse avait visité une à unetoutes les fermes du plateau, traversé le marais du Blue avec unesûreté de primitif livré à son instinct, semé son fusil sans s’enapercevoir pour venir échouer dans cette dernière métairie oùThéodule et Julot l’avaient enfin déniché, discutant avec lefermier des systèmes philosophiques de Moïse et de Darwin, tout enbuvant des litres et en cassant des noix.

Alors la certitude qu’il était en noce et lespattes au chaud tandis qu’elle se lamentait de sa perte remit LaMoussotte dans un bel état de fureur.

Puis, comme Julot racontait à son ami lesdivers événements qui s’étaient déroulés depuis quelques jours, lesinquiétudes que son absence prolongée avait suscitées, les transespar lesquelles eux, les vrais copains, avaient passé, Le Mousse,comprenant les dangers dont il aurait pu être menacé, se mit àpleurer à chaudes larmes sur le sort qu’il aurait pu courir.

Un point d’histoire

– Connaissez-vous Turinaz ? medemanda un jour de l’automne dernier et à brûle-pourpoint le pèreMilot, le cordonnier de Longeverne, tandis que je fumais une pipeprès de sa banchette en le regardant tirer le ligneul.

– Turinaz, fis-je, interloqué légèrementet interrogeant à mon tour : ce n’est pas un homme dupays ?

– Mais non ! reprit moninterlocuteur : Turinaz, vous savez bien ! le Turinaz desjournaux.

– Ah ! m’exclamai-je, subitementéclairé : le curé, l’évêque, l’archevêque de… de… voyons,attendez donc que je me rappelle.

– Oui ! quelque chose dans cegenre-là ! Vous ne savez donc pas ce qu’il a fait ?

– Ma foi, pour vous dire au juste… Maisil a dû avoir des histoires avec le gouvernement au moment de laséparation ou des inventaires.

– Peut-être bien !

– Ah ça ! père Milot, repris-je,est-ce que vous vous occuperiez de politique à l’heureactuelle ? Je croyais que vous vous targuiez, avec raisond’ailleurs, de n’avoir jamais fourré le nez dans ces foutaises etque vous continuiez à vous en moquer largement. Qu’est-ce qu’a doncfait Turinaz qui vous préoccupe tant que ça ?

– Mais, je n’en sais rien, et c’étaitprécisément pour l’apprendre que je vous demandais si vous leconnaissiez ; vous vivez à Paris, vous autres, vous devez êtreau courant de toutes ces histoires.

– J’ai peut-être connu l’affaire dans lemoment où elle s’est passée, mais vous comprenez bien qu’on nedonne pas une égale attention à tout ce qu’on lit ou qu’on parcourtdans les colonnes des journaux et je m’intéresse, vous savez,beaucoup plus aux chroniques littéraires qu’aux questions de droitcanon. Pourtant, si vous me mettiez sur la voie, peut-êtrepourrais-je me remémorer et vous expliquer tout de même…

– Et Rocafort, vous savez quic’est ? continua le père Milot, persévérant dans la méthodesocratique.

– Le nom, fis-je, ne m’est pas tout àfait inconnu, mais je n’arrive pas à fixer de façon précise àquelle occasion je l’ai entendu.

– Vous ne savez pas pourquoi il s’estengueulé avec Turinaz ?

– Ils se sont donc eng… je veux direattrapés !

– Oui, quelque part, dans les journaux,bien sûr. Ils n’étaient pas du même avis et probablement pas dumême bord.

– Les polémiques naissent habituellementdans ces circonstances-là, fis-je remarquer judicieusement, mais jecrois pourtant bien me souvenir que, dans le cas qui vouspréoccupe, les contradicteurs devaient être tous deux catholiques,apostoliques et romains, sans toutefois que je puisse préciser aujuste ce que fait Rocafort.

– Alors, je n’y comprends plus rien dutout. Pourtant, ils se sont engueulés, ça c’est sûr ; Médée(Amédée) n’était pas saoul le jour où il m’en a parlé : iln’était que neuf heures du matin.

– Eh bien, si Amédée vous a raconté lachose, vous savez tout et c’est vous qui allez me mettre aucourant…

– Je ne sais absolument rien que ce queje viens de vous dire : Turinaz et Rocafort se sont engueulésdans les journaux ; un point, c’est tout, et j’ignoreabsolument pour quel motif.

» Mais je me figurais que tout le mondesavait ça à Paris, que toute la France s’en était émue du momentque Médée, lui-même, s’emballait avec tant de chaleur en m’enparlant.

– Y a-t-il longtemps de ça ?

– Voici deux ans bientôt, mais je ne suispas sûr que la querelle était toute fraîche quand il m’a mis lapuce à l’oreille avec cette histoire-là. Je n’ai pas pu savoir dansquel journal il l’avait lue et il se peut que ce n’ait pas été dujour ni de la veille.

– Vous ne savez pas ce qu’ils se sontreproché ?

– Ma foi non, et cela m’intrigue, je n’aipas pu arriver à lui faire décrocher.

» Vous savez comment est Médée, kifkifson frère Nastase dont je vous ai parlé et que vous connaissez bienpuisqu’il est de vos bons amis.

– Anastase, mais oui, je remets toujourspour lui faire une visite ; depuis que vous lui avez prêté unde mes livres, il tient absolument à me conter les histoiresamusantes de sa vie et je suis certain que je ne m’ennuierai pas lejour où j’irai, comme il me le dit lui-même, lui dévider sonécheveau.

– Savoir, si ce sera drôle ! Je vousconseille toujours de ne pas vous mettre à boire pour commencer,car, dès qu’il a un verre dans le nez, il ne peut plus dire.

» Sans doute, il sait toujours : ila la tête farcie de ses sujets, ses idées se pressent, ilcommencera dix histoires, mettra en train vingt phrases,s’embrouillera, bafouillera, recommencera, puis il vous fixera deses yeux brillants en vous disant : vous comprenez ?

» Et vous n’aurez rien compris dutout.

– Amédée, l’interrompis-je, est sansdoute affligé du même défaut.

– Médée, il est encore pire que sonfrère. Mais, avant d’en revenir à Turinaz, il faut que je vousmette au courant du fameux discours que prononça un jour Nastase,l’après-midi de la fête patronale d’Ouvent : j’y étais.

» C’est pas d’hier cettehistoire-là ; faut vous dire que c’était au moment du procèsde Rennes et que, dans ce petit village qui compte tout justetrente-cinq électeurs, les deux partis étaient cependant bientranchés. Naturellement, Nastase, qui a toujours été un rouge,tenait pour la révision ; on discutait dur ; chacun avaitson journal et soutenait mordicus son opinion ; ça n’empêchaitpas de trinquer et de dire des blagues.

» On ne parlait que de« conclusions ». Tout le monde en avait plein la bouchecomme ce fameux avocat d’alors dont j’ai oublié le nom. Personne nepouvait prononcer une phrase, dire un mot, apprécier un argument,juger un fait sans qu’aussitôt les autres ne demandassent :« la conclusion » ?

» La conclusion, naturellement, c’est quetout le monde voulait avoir raison.

» Bref, Nastase, très surexcité, les yeuxplus flamboyants que jamais, s’écria tout à coup en selevant : Messieurs, je demande la parole.

» Vous savez que Nastase a une certaineinstruction ; il a été maire d’Ouvent pendant seize ans ;il a fréquenté un peu les grosses légumes et connaît les usagesparlementaires ; c’est pour ça qu’il a employé cette formuleau lieu de réclamer simplement comme les autres :« Laissez-moi dire ! »

» D’ailleurs il a pas mal lu,Nastase ; autrefois, avec Totome, ils passaient des soirées etdes veillées à chercher des mots chics dans le petitLarousse ; il sait même du latin, ce bougre-là, et il aime àle placer dans la conversation : ecce homo,sic, eurêka, cynégétique, unguibuset rostro, high life, et bien d’autres motsencore.

Je ne crus point ici devoir détromper le pèreMilot au sujet de ses croyances linguistiques et ilcontinua :

– On fit silence après avoir déclaré,fort cérémonieusement, qu’on accordait la parole à Nastase, quivida son verre et monta sur la table.

» Il était en manches de chemise, commed’ailleurs presque tout le monde, et je le verrai toujours :sa figure basanée, ses traits énergiques, ses cheveux de corbeau,ses yeux noirs lui composaient une physionomie qui avait vraimentdu cachet, et il avait l’air tellement convaincu !

» Chacun écoutait :

» – Messieurs, commença-t-il, enétendant les bras… Messieurs, mes amis…

» Une larme lui vint au bord despaupières.

» – Mes chers amis, continua-t-il,écoutez-moi bien, écoutez-moi… Oui, je vais vous dire, laissez-moivous dire… je… c’est-à-dire… n’est-ce pas… parfaitement ! Jevais vous dire… la justice !… la vérité !… vouscomprenez ? Enfin, je voudrais vous faire comprendre…

» Il se frappait le front de son poingfermé, ses yeux étaient des charbons ardents ; on attendaittoujours ; il coupait l’air de grands gestes, reprenant :« Mes amis, mes chers amis… citoyens… » puis d’un immensemouvement de bras et branlant la tête en signe de conclusion :« Vous comprenez, n’est-ce pas ! vous comprenez bien ceque je veux dire ? »

» Ce fut tout. Il se rassit secoué,vibrant d’émotion, une larme roulant dans sa moustache, au milieudes applaudissements frénétiques de ses partisans et desprotestations non moins énergiques de ses adversaires.

» Voilà ! Eh bien, Médée, c’estcomme je vous l’ai dit, encore pis. Qu’il vous parle culture,élevage, politique ou religion, on ne comprend jamais rien :aussi je tremble quand je le vois « rappliquer » avec unepaire de souliers à raccommoder ; je suis sûr d’en avoir pourdeux heures, car, comme tous les bègues, il s’acharne à me fairesaisir ce qu’il comprend fort bien sans doute, mais ne peut pasm’expliquer. Je me demande comment il s’est annoncé quand il estallé voir sa femme.

» Un beau matin il s’est amené ici avecune paire de brodequins à recoudre ; il avait probablement lutout fraîchement la polémique entre Turinaz et Rocafort et croyaitsans doute que tout le monde était, comme lui, au courant deshistoires qui mettaient en bisbille ces deux individus.

» Moi, je n’en connaissais, je vous lerépète, pas le premier mot quand, s’étant assis là où vous êtes, enattendant que j’aie fini son travail, car c’était pressant – c’esttoujours pressant avec lui – et il avait absolument besoin de ses« croquenots » pour onze heures, il m’a dit commeça :

» – Eh bien ! qu’est-ce que tupenses des histoires de Turinaz ?

» – Turinaz ? que je luiréponds.

» – Oui, avec Rocafort !

» – Rocafort ! fis-je, je n’enai jamais entendu parler.

» – Comment, tu ne connais pas lesaffaires de Turinaz ?

» – Ma foi non, raconte-moi voirça.

» Je pensais bien que ça devait êtreintéressant puisque ça l’avait si vivement excité.

» – Ah ben ! mon vieux,s’exclama-t-il ; c’en est des malins tous les deux, des sacréstypes et rudement instruits.

» – Ah !

» – Oui, des gaillards calés !Ah, mon ami, ce qu’ils savent causer ceux-là, et écrire, etdiscuter !

» – Qu’est-ce qu’il y a donceu ?

» – Eh bien, Turinaz, qui ne pensaitpas comme Rocafort, a commencé par lui écrire… mais Rocafort l’abien relevé. Là-dessus, Turinaz a repris et il te lui a rivé sonclou carrément ; mais Rocafort ne s’est pas tenu pour battu,il lui a reprouvé qu’il avait tort et que cela ne pouvait pass’être passé comme ça. Tu crois que Turinaz a été vaincu pourautant ? Non, mon vieux, c’est un malin, et il lui a répondu,si tu savais ce qu’il lui a bien répondu. Ce que c’est tout de mêmeque d’avoir de l’instruction ! Un type comme toi ou moi, monvieux, nous aurions été bouchés à la première raison, mais…Turinaz ! jamais de la vie ; pourtant Rocafort est aussiroublard ! Ah ! cré nom de nom !

» – Enfin, tu ne me dis pas pourquelle affaire ils se sont pris de bec ; c’est pas pour deshistoires de femme !

» – Tu vas comprendre :Turinaz, qui est un type calé en fait de religion, voulait que çasoit d’une certaine façon, mais Rocafort…

» – Je ne comprends rien dutout !

» – C’est pourtant bien simple,écoute-moi. Quand Turinaz a eu commencé, Rocafort a répondu…

» – Il a répondu à quoi ?

» – Tu ne me laisses pas dire nonplus. Je te dis que Turinaz… Mais bon dieu ! ce que Rocafortlui en a bien bouché un coin ! tout de même, Turinaz…

» Et vous ne me croirez pas si vousvoulez, mais je vous jure sur la tête de ma belle-mère que c’estaussi vrai que me voilà : pendant trois heures d’horloge,jusqu’à midi sonnant, ce sacré type m’a tenu la jambe avec lesdémêlés de Turinaz et de Rocafort, et j’ai eu beau essayer de lefaire accoucher, de le mettre sur la voie, d’obtenir un mot quim’aurait permis de deviner de quoi il s’agissait et où, et quand,et comment ; pas moyen, vous m’entendez, pas moyen !

» Il était là : mais Turinaz !…mais Rocafort !… s’arrêtait, réfléchissait, poussait ungrognement d’admiration, louait Turinaz en brandissant unepantoufle, puis au moment où j’espérais lui tirer un mot enfind’explication, se réemballait sur les arguments de Rocafort,s’exclamait encore, et, revenant aux raisons de l’adversaire,repartait de plus belle : pourtant ce sacré Turinaz !…tout de même ce Rocafort !

» Et je n’y ai rien, rien, rien comprisdu tout sinon que deux hommes qui s’appelaient Turinaz et Rocafortse sont engueulés dans les journaux, je ne sais trop quand,probablement au sujet de la religion.

» Vous me direz que c’est aussi bête des’attraper pour ça que pour autre chose. Sans doute ! Maismoi, intrigué par cette mystérieuse affaire, j’ai voulu savoir.

» J’ai interrogé les clients, les amisqui viennent à la maison faire la causette : nul n’a rien pudire à ce sujet ; j’ai demandé à Nastase, qui ne se souvenaitpas non plus. Le gamin de Médée est venu ici quelques jours aprèset je n’ai pas manqué de le questionner à son tour :

» – Eh bien ! ton pèrediscute-t-il toujours au sujet de Turinaz ?

» – Mon papa ne s’est disputé avecpersonne ces temps-ci, m’a-t-il répondu.

» Je n’ai pas été trop étonné, car il nedoit guère parler de politique chez lui, surtout à ses gosses. Maisau pays il y a des gens qui lisent les journaux : le maîtred’école, le brigadier forestier, le maire : je leur ai demandéde me renseigner parce que, à la fin des fins, je me demandais siTurinaz et Rocafort avaient vraiment existé. Ils avaient bienentendu parler vaguement autrefois de ces deux citoyens-là, mais nesavaient plus au juste au sujet de quoi. Le curé, peut-être, auraitpu me donner le fin mot de cette histoire, mais il est vieux, nesort guère de chez lui, et comme je ne suis pas un de ses clientsles plus assidus, je n’ai pas osé aller le déranger.

» Il faut, à mon avis, que ce sacrébougre de Médée soit tombé sur un ancien journal dont il n’aura pasregardé la date et qu’il m’ait raconté comme étant du neuf unevieille affaire, car c’est un garçon qui ne rit pas, lui, et quin’a jamais eu l’idée de jouer une farce à un voisin ou à unami.

» Je me suis dit : quand not’Parisien s’en viendra, je lui demanderai et il m’expliquera, luiqui sait tout. Mais voilà que vous non plus vous ne pouvez rien medire de sûr ni de précis. C’est malheureux !

» Ah, termina-t-il, un peumélancoliquement, je vois qu’il faut que j’en fasse mon deuil etque je ne saurai jamais pourquoi Turinaz et Rocafort se sontengueulés dans les journaux.

Le sermon difficile

Le curé de Melotte paissait depuis trentelongues années le petit troupeau que le Seigneur, parl’intermédiaire de son archevêque,Jacques-Marie-Adrien-Césaire-Fulgence Mahieu, avait commis à sagarde.

Il avait marié les vieux, baptisé les jeunes,enterré les aïeuls, catéchisé des générations de moutards et malgréses soins vigilants et sa ferme douceur, malgré toutes cesqualités, dis-je, et d’autres encore, il avait vu – son Dieu savaitavec quels serrements de cœur – la foi baisser lentement commel’eau d’un vivier dont la source est tarie, et son église, sa chèrepetite église, se vider peu à peu chaque dimanche.

Il savait pourtant qu’il n’était pour riendans ce malheur des temps et qu’un pareil et désolant malaisesévissait dans les paroisses d’alentour et même ailleurs et presquepartout.

L’indifférence en matière de foi était devenuede règle, car d’hostilité on n’en sentait point trop encore ;à peine sourdait-elle, peut-être, dans quelques propos sacrilègesque les mauvaises langues : francs-maçons, libres-penseurs,anarchistes, parpaillots, ennemis déclarés de Dieu et de sesministres, brebis galeuses fort rares heureusement dans sontroupeau, s’essayaient malicieusement dans l’ombre à propager.

Car si ses paroissiens préféraient aux flotsde son éloquence dominicale et sacrée déversée ex cathedraou jetée simplement de la table de communion, le plaisir pluspositif de la partie de quilles et de l’apéro sous la tonnelle del’ami Nestor, dit Castor, aubergiste patenté, il n’en était pasmoins vrai qu’aux grands dimanches, à Pâques, à la Pentecôte, à laFête-Dieu, voire à la Saint-Pierre, fête patronale, ainsi qu’àl’Assomption, à la Toussaint et à Noël, tous les hommes, jeunes etvieux, avec les femmes et les enfants, se trouvaient là, au grandcomplet.

De même si beaucoup, si la plupart, pour nepas dire tous, négligeaient depuis de longues années leur devoirpascal, il ne s’en trouvait pas un qui, à l’heure dernière,n’appelât à son chevet ce brave vieux bougre qui les avait vusvivre et les avait aidés en tout temps de ses bons conseils et deses encouragements amicaux.

Le curé de Melotte était donc encoreuniversellement aimé et respecté : n’était-il pas un des plusvieux du village et des plus anciens de la paroisse ! Mais iln’était plus craint. Ses foudres de carton, ses tonnerreslointains, l’évocation des bûchers infernaux, la promesse desfélicités paradisiaques dans un éden, somme toute, passablementmorne et fort problématique, ne faisaient plus guère frémir quequelques vieilles dévotes et les gosses de neuf à onze ans qui,sous sa paternelle férule, préparaient, plus ou moins sagement,leur première communion.

Ce n’était pourtant pas que ses conseilsfussent mauvais ni que ses défenses fussent exagérées ; il nes’était jamais permis, comme beaucoup de ses collègues, d’interdireaux jeunes, voire aux adultes et aux vieux, si ça leur disait, dedanser à leur saoul le soir de la fête patronale et même tout autredimanche quand la moisson était abondante ou que la vendange étaitbonne ; de même il n’avait jamais gardé rancune à uncultivateur ou à un vigneron qui avait pris, par hasard, et sans lalui demander, l’autorisation de travailler les jours habituellementconsacrés au Seigneur.

Il se bornait à des recommandations anodineset à des conseils mitigés : ne buvez pas tant d’apéritifs, unverre de bon vin fait beaucoup plus de bien ; ne dites doncpas de gros mots devant les enfants, ils ont bien le temps de lesapprendre tout seuls ; à quoi sert de se disputer et de s’envouloir, nous n’avons déjà pas tant de jours à passer surterre !

On le voit, le curé de Melotte n’exagérait pasdans le sens de l’intolérance religieuse. Au début, il s’étaitdemandé souventes fois si son indulgence n’était pas simplement unecoupable faiblesse ; mais il s’était bien aperçu, auxrésultats obtenus par quelques collègues intransigeants et sévères,que sa méthode, à lui, était la seule bonne à l’heure actuelle,puisqu’elle lui permettait, du moins, de rattraper au momentsuprême les brebis perdues et de les remettre dans la bonneroute.

D’autre part, cette mansuétude et cette bontévraiment chrétiennes lui avaient assis, parmi les ouailles, unesolide réputation de brave et d’honnête homme, malgré certainehistoire, scabreuse au premier abord, mais dont on connaissait lefin mot, et que faisaient courir dans la région les quatre ou cinqmauvaises langues citées plus haut.

Au fond, rien n’était plus simple ni plusinnocent, oyez plutôt :

Un soir quelconque de mardi gras, le curé deMelotte, avec quelques amis, avait, comme tout le monde, un peufestoyé et mangé et bu un peu plus peut-être que de coutume. Cetrès léger excès, péché de gourmandise dont il s’accusaitd’ailleurs véhémentement, et duquel il n’était guère coutumier,l’avait vivement dérangé, de sorte que le lendemain, à l’heure del’office, un accident subit le contraignit précipitamment à changerde pantalon. La messe du jour des Cendres finissait desonner ; il n’eut que le temps de réendosser prestement sasoutane et de filer en hâte à la sacristie pour revêtir les habitssacerdotaux.

Tout alla bien d’abord, mais lorsque l’heurevint de frotter de cendres le front de ses paroissiens en leurrépétant la formule latine consacrée : Memento quia pulvises, « Souviens-toi que tu n’es que poussière », ilse troussa vivement afin d’atteindre dans sa poche la petite boîtemétallique préparée et contenant la poudre grise nécessaire à lacérémonie.

Il ne la sentit point, se tâta vivement del’autre côté, ne la trouva pas davantage et, dans son trouble,oubliant le lieu dans lequel il se trouvait et la gravité del’heure, il s’exclama à mi-voix :

– Sapristi, j’ai oublié tout ce qu’il mefaut dans ma culotte !

Le mot ne fut point perdu, et voilà commentnaissent les légendes et se fondent les réputationscalomnieuses ; cela passa en proverbe et l’on en vint à dired’un gaillard qui… d’un gaillard que… d’un gaillard enfin… d’ungaillard :

– Ah, ah ! il est comme le curé deMelotte, il a tout ce qu’il lui faut dans sa culotte, laissantentendre des choses… enfin, n’insistons pas.

Nonobstant, les gens de bonne foi, et c’est deceux-là seuls que compte l’opinion, savaient à quoi s’en tenir surcette fable, et sa vieille réputation restait vierge de toutsoupçon et nette de toute souillure.

Or, depuis quelque temps, le curé de Melottedevenait inquiet, il s’attristait, s’aigrissait, se montait et semettait dans de saintes colères.

Sans doute les gamins qu’il évangélisaitn’usaient pas toujours entre eux et avec leurs camarades desvillages voisins d’une politesse et d’une mansuétude quirappelaient la vieille galanterie française et la charitéchrétienne, ils s’engueulaient et se rossaient avec conviction etfréquemment ; les hommes plus que de raison s’attardaient chezl’ami Castor ; les femmes bavardaient peut-être plus longtempsencore que jadis ; mais que tout cela était peu dechose !

Ce qui tourmentait et désolait et retournaitle curé de Melotte, c’était le dévergondage des filles et desgarçons du pays.

Depuis longtemps déjà il soupçonnait la chose,car de l’apprendre en confession il n’y fallait guèrecompter ; à partir de quinze ou seize ans tous s’émancipaientet se dispensaient de cette corvée ennuyeuse : des galopinsqu’il avait baptisés et calottés jadis, des gamines qu’il avaitvues en nattes et en jupes courtes ! Hélas ! c’était bienle cas de le dire, il n’y avait plus d’enfants !

On lui avait fait des rapports, et lui-mêmeavait vu, vu souvent, vu, oui, de ses propres yeux.

Oh ! évidemment non ! N’allez pascroire des choses… et qu’il fût tombé sur des couples, des couples…parfaitement ; bien sûr que non ! D’abord il n’auraitjamais osé s’approcher, il aurait fui plutôt ; tout spectacleimmodeste est un péché qui peut être mortel.

Mais, de loin, il avait remarqué qu’on serelevait trop vivement à son approche, qu’on rabattait etdéfroissait des tabliers et des jupes, que le garçon avait un airembarrassé, gauche et drôle. Il ne pouvait point douter.

Longtemps cependant il s’était tu, secontentant, lorsqu’il les rencontrait, de dévisager sévèrement lescoupables : ils avaient rougi les premières fois, mais avaientcontinué. Alors, à part, entre quatre-z-yeux, il les avaitattrapés, admonestés, menacés : ils avaient nié énergiquement.Il avait entrepris ensuite, à mots couverts, et en restant dans ledomaine des généralités, les parents : les parents avaientsouri en haussant les épaules :

– Voyons, m’sieu le curé, à vingt ans, onpeut bien embrasser les filles.

Non, ils ne voulaient rien savoir ni les uns,ni les autres ; ils étaient comme les impies du psaume :In exitu Israël de Ægypto, ils avaient des oreilles etn’entendaient point, des yeux et ne voulaient point voir.

Tout de même, il ne pouvait pas aller dire auxmamans : Sapristi, mais gardez donc un peu mieux vos filles ouelles se feront… manger du loup !

Il le dit : on l’accusa de radoter.

À la fin, cela devenait grave ; saconscience le tourmentait, parlait, criait, hurlait, lui ordonnaitd’agir, d’agir sans retard.

Ces enfants, sous ses yeux, perdaient leurâme, sans compter que leurs corps…, car enfin, c’est unemalhonnêteté pour une jeune fille qui se marie, sinon pour ungarçon, de donner comme intégral un… capital ébréché. Oui,parfaitement, c’est malhonnête !

Si encore elles avaient fait des gosses !Si l’une d’entre elles seulement, n’importe laquelle, avait eu unenfant, peut-être que les autres pères et mères auraient enfinouvert l’œil. À quelque chose, malheur est bon !

Mais non, et c’est bien ce qui décelait leurprofonde perversité, pas une ne se laissait pincer !L’immoralité du siècle était hypocrite et se répandait lentementcomme une tache d’huile, souillant son village. Du moment que rienn’éclatait, les parents, les malheureux ! faisaient la sourdeoreille ; ils riaient même, les coupables !

Oui, c’était son devoir de les avertir ;il fallait qu’il le fît, qu’il le fît avec force, qu’il le fît avecéclat, qu’il le clamât en pleine chaire, un beau dimanche, car celadevenait scandaleux à la fin !

Sur les bords du Doubs, dans le sentier quilonge les vignes d’abord et le bois ensuite, l’herbe tendre,l’ombre fraîche, l’eau limpide, le silence, la solitude, et jepense « quelque diable aussi les poussant »… C’était là,oui là, sous ces ombrages propices au doux repos et aux austèresméditations que tous les jours, tous les matins, de dix heures àmidi, les couples revenant du marché s’arrêtaient et faisaient desstations, des stations… trop longues pour être honnêtes.

Le curé de Melotte réfléchit à toutcela : il y songea le long des jours et pendant ses veilles etdurant ses nuits blanches.

La Pentecôte approchait : c’était lemoment de profiter. Les hommes viendraient en grand nombre àl’office ce jour-là, d’autant qu’il saurait leur mettre l’eau à labouche : « Venez à la messe, ne manquez pas mon prônesurtout, j’ai quelque chose de très sérieux, de très intéressant,de très grave à vous apprendre ; venez, vous verrez que vousne vous en repentirez pas. »

Ainsi, c’était décidé ; ce jour-là ilfrapperait le grand coup ; il leur dirait leur fait à tous,aux coupables comme aux parents qui ne l’étaient pas moins ;il mettrait le doigt sur la plaie, les points sur les i, afin qu’onsût bien de quoi il s’agissait et que les responsabilités fussentbien fixées.

Pourtant la chose en soi était grave ; cen’est pas tout que de dire : vos filles sont des dévergondéeset vos garçons des chenapans ; mais… il n’y aurait pas que desvieillards et des adultes à l’église, il y aurait aussi desenfants.

Se pourrait-il que lui, prêtre, pasteurd’âmes, s’oubliât à proférer des paroles imprudentes, des mots quipourraient choquer ces oreilles innocentes, éveiller des pensersmauvais, épandre comme une buée impure sur le cristal limpide deces petits cœurs, vierges et neufs ! Malheur à l’homme par quile scandale arrive !… il fallait que seuls comprissent ceuxqui devaient comprendre.

Le curé de Melotte pria ; il demanda àson Dieu de lui dicter les paroles qu’il devait prononcer et, ledimanche suivant, très ému, mais ferme en son dessein, plein de lacertitude où il était que l’avait inspiré la divine sagesse, ilcommença :

– In nomine Patris et Filii et Spiritussancti. Amen.

» Mes frères, mes très chers frères,

» Depuis trente ans, vous le savez, queDieu m’a confié le soin de vivre parmi vous, j’ai éprouvé bien desdouleurs et bien des joies.

» Vous ne doutez pas que j’ai toujoursfait tout ce qu’il m’a été possible pour vous garder dans le bonchemin et vous aider à faire votre salut. On ne m’a pas toujoursécouté et je le déplore ; je le regrette pour vous, mesfrères, pour vous, mes sœurs, et pour moi aussi, car le Seigneur,un jour, me demandera compte des brebis que j’ai laisséess’égarer.

» Mon cœur a saigné bien souvent, car jevous aime comme il est écrit et n’ai pu supporter sans souffrancele spectacle de vos misères spirituelles.

» C’est pour cela que je dois, comme unpère, vous parler durement, et qu’aujourd’hui ma conscience et mondevoir m’ordonnant de ne plus me taire, je ferai violence à messentiments naturels pour dire ce qu’il faut que je dise, car il yva de votre âme, du salut de votre âme immortelle, mes frères.

» C’est surtout à vous, pères et mères,que je m’adresse. Écoutez-moi :

» Tous les matins vous envoyez vos filset vos filles porter les légumes au marché, et de ceci je ne vousblâme point, car vous vous dites : ils sont jeunes et noussommes vieux, leurs jambes sont plus solides que les nôtres, et cequi serait pour nous une fatigue et une corvée est pour eux unexercice et un délassement ; c’est parfaitement juste.

» Mais savez-vous bien, mes sœurs, ce quise passe au marché ? Non, vous ne le savez pas et je vais vousl’apprendre.

» Lorsque le travail est terminé, que leslégumes sont vendus, que les fruits sont livrés, les garçons,invariablement, font aux filles la proposition suivante : situ veux payer un gâteau, j’offrirai une bouteille avec du pain etdu fromage ou du saucisson. On accepte toujours, mes frères.

» Vous me dites : Quel mal y a-t-ilà cela ? et je réponds : Aucun, mes frères ; cesjeunes gens ont travaillé, marché, couru, parlé, discuté, ils ontbon appétit, ils ont faim et ils ont soif, il est tout naturelqu’ils veuillent se restaurer et je pense comme vous.

» Cependant, ce saucisson et ce gâteau,le mange-t-on en ville ? ce litre de vin, le boit-on sur unetable de restaurant ? Non, mes frères, et j’appelle ici toutevotre attention.

» Ce petit repas ne se consomme qu’auretour, le long du bois, au bord du Doubs.

» – C’est charmant, vousexclamez-vous ! Il est certes beaucoup plus agréable de mangersur l’herbe qu’enfermé dans une salle malpropre et au milieu d’uneatmosphère viciée.

» Encore ici, vous avez raison.

» Mais, je continue. On s’en vient doncdeux à deux et quand on a trouvé dans un petit coin, au bord dubois, un endroit paisible et solitaire, on déballe les provisionset l’on s’assied.

» Proprement, pour ne pas la salir, lafille relève sa jupe, et, sur son jupon, sur son jupon tendu, mesfrères, tendu comme une nappe, comme une nappe, vous m’entendezbien, mes sœurs, on étale victuailles, pain, vin et gâteaux, etl’on mange.

» – Mais c’est parfait.

» C’est parfait, n’est-ce pas ; oui…c’est parfait, mais, sapristi, continua-t-il alors s’excitant,s’échauffant, devenant tout rouge et furieux, c’est parfait !oui, eh bien ! quand on a mangé, quand on a bu, quand on acausé, quand on a ri, savez-vous ce qui se passe ? Lesavez-vous, dites ? Non ! Eh bien, moi, je vais vous ledire !

» Eh bien, scanda-t-il, frappant à grandscoups de poing le bord de la chaire, eh bien ! mes frères,oui, oui, eh bien ! le garçon, le garçon fait sauter la nappe,fait sauter la nappe, vous m’entendez, et il grimpe sur la table…Voilà ! Voilà ! Voilà !

Et il descendit de sa chaire, plus rouge etplus excité que jamais, les yeux lançant des éclairs et brandissantvers la nef un poing terrible et vengeur.

Les mauvaises langues répètent que, dans sontrouble, il ajouta : « C’est la grâce que je voussouhaite à toutes », mais je me suis renseigné à bonnessources, et je proteste, et l’on peut me croire : c’est unepure calomnie.

Retrouvailles

PERSONNAGES

Virgile Blondeau, dit Kudonte, maire deChambotte, 58 ans.

Narcisse Cassard, dit Peau de Cabe, adjoint,57 ans.

Phrasie ou Euphrasie, femme de Kudonte.

Adèle, femme de Peau de Cabe.

Pierre, fils de Kudonte, 14 ans.

La scène se passe chez le maire deChambotte, village de 127 habitants. On est dans la chambre dupoêle, c’est-à-dire la salle à manger d’une maison de paysans. Àgauche de la fenêtre, un grand lit à rideaux de cretonne ; àdroite de la porte d’entrée un poêle de fonte allumé. Des chaisessont alignées le long du mur de chaque côté d’un buffet large ethaut. Gravures diverses ; chromos de chasse et degibiers ; un portrait de Gambetta encadré, un autre cadre« Dieu seul ». Au centre de la pièce, une table chargéede restes de victuailles, de bouteilles vides, de taille et deformes variées. Une lampe à pétrole est allumée. La porte de lacuisine est entr’ouverte. On entend, par instants, des bruits devaisselle.

Face à face, à table, Kudonte et Peau deCabe achèvent de dîner. Ils ont déjà déjeuné ensemble et ont bupassablement : ils parlent lentement et d’une voixpâteuse.

KUDONTE, trinquant.

À la tienne, mon vieux ! Comment letrouves-tu ? C’est de ma dernière vendange.

Ça se sent ! Il gratte encore un peu,mais il a un de ces bouquets !… Avec quelques années debouteille, ça fera un crâne vin. C’est du Gevrey.

Il boit, fait claquer sa langue contre sonpalais, puis la passe sur ses moustaches, apparemment pour lesessuyer ou ne rien laisser perdre.

PEAU DE CABE

À la tienne ! Ma foi, non ! il n’estpas mauvais ! et à la santé de l’habillé de soie qu’on asaigné aujourd’hui. À propos, combien faisait-il, toncochon ?

KUDONTE

Deux cent vingt-trois livres de viande !Crois-tu qu’il avait profité ! Je l’avais acheté à la foire dela Saint-Pierre, mais c’était un gaillard qui avait bonne bouche,il mangeait de tout : des pommes de terre, du son, des gaudes,de l’herbe, de l’eau de vaisselle, des orties, ma parole on luiaurait servi de la… chose qu’il en aurait bouffé.

Et tu as vu la viande : belle et franche.C’est pas comme ces espèces de crevures qui ne savent pas sur quoimordre.

PEAU DE CABE

Pour ça oui, tu en as de la veine. Et nosfemmes avaient joliment réussi le boudin. Je m’en suis foutu unebosse, à midi. C’est que l’air du bois m’avait sérieusement aiguiséles dents.

KUDONTE

Tu en as donc encore ?

PEAU DE CABE

Chineur, va ! C’est façon de dire, tucomprends : plus que quelques chicots jaunis par la chique quimontent la garde sur mes gencives, mais le coffre estbon !

Il se frappe sur la poitrine.

KUDONTE

C’est le bon vin qui nous conserve. On dira cequ’on voudra ; mais de not’ temps on voyait tout de même deslurons autrement solides qu’au jour d’aujourd’hui. J’sais pas siles jeunes gens, à nos âges, seront conservés comme nous avectoutes leurs saloperies d’absinthe et de petits verres qu’ilss’enfilent en place de vin.

PEAU DE CABE, convaincu.

Et on est encore gaillard, tu sais !…

KUDONTE

Chut ! chut ! mon vieux, voici nosfemmes.

Ils boivent.

Adèle, Phrasie et Pierre entrent.

ADÈLE, à Peau de Cabe.

Eh bien ! Narcisse, es-tu prêt ? Tusais qu’il est passé onze heures. Not’ Jeanne dort sur sa chaise àla cuisine. Il faudra clairer les bêtes : t’enviens-tu ?

PEAU DE CABE, qui se trouve bien et qui n’est paspressé.

Ah !

KUDONTE, qui l’est encore moins.

Déjà ! vous êtes bien pressée, ce soir.Nous n’avons pas encore eu seulement le temps de parler du budgetadditionnel.

ADÈLE, étonnée ou en ayant l’air.

Comment, vous n’avez pas eu le temps !Mais vous vous êtes mis à table à midi sonnant et vous n’en avezpas bougé depuis. Ça fait bientôt un tour d’horloge.

PEAU DE CABE, digne.

Je te demande bien pardon, labourgeoise : mais nous sommes très bien sortis vers cinqheures pour pisser un coup et aller boire la bière chez l’amiHumbert !

ADÈLE

C’est possible, mais enfin, à table ici ou àtable à l’auberge, c’est toujours à table.

KUDONTE

Vous ne comprenez rien à la politique !N’essayez pas de discuter avec nous : vous avez tort.

D’ailleurs, c’est pas tous les jours que Peaude Cabe m’amène mes fagots de la coupe, ça n’est qu’une fois l’an,le jour qu’on saigne le cochon. Des amis de toujours comme lui etmoi, on ne peut pas se quitter comme ça : on aurait l’air dequoi ?

PEAU DE CABE, insistant.

Pour une fois, tu peux bien clairer les bêtestoute seule.

KUDONTE

Si vous avez peur, Pierre vousreconduira !

PEAU DE CABE

Et puis, t’as pas besoin de moi au lit…aujourd’hui.

ADÈLE

Pas plus aujourd’hui qu’hier ni quedemain ! Oh non ! vraiment, pour ce que tu…

PEAU DE CABE, se rebiffant.

Dis donc ! mais, encore la semainepassée, qui c’est qui… deux fois…

ADÈLE, coupant la phrase.

Pierre, mon petit, va vite allumer lalanterne, tu nous reconduiras.

Pierre sort.

À son mari, moitié grondeuse, moitiériante :

T’as pas honte de dire des choses comme çadevant des enfants !

KUDONTE, égrillard.

Eh ! eh ! ah, vous filez !C’est bien dommage, on allait tout savoir.

ADÈLE, souriant.

Vous n’auriez pas su grand’chose. Allons,bonsoir !

Elle tend la main à Kudonte.

À son mari :

Surtout, Narcisse, ne bois pas trop de kirsch.Tu sais que ça te joue le tour chaque fois et que ça te fiche lapituite et la g… tête de bois.

PEAU DE CABE, se frappant la poitrine.

Le coffre est bon.

Les femmes se retournent.

PHRASIE

Tu vois, je te l’avais bien dit. Ils ne sontpas pressés.

ADÈLE

J’en étais sûre, tous les ans c’est la mêmehistoire ; mais du moment que je sais où il est, je ne suispas en souci. Il va rentrer encore comme l’année dernière… à pointd’heure !

PHRASIE, appelant.

Tu es prêt, Pierre !

PIERRE, la lanterne à la main, entr’ouvrant la porte.

Voilà, voilà.

Phrasie et Adèle sortent. On entend laporte du dehors claquer et des adieux échangés.

Bonsoir ! Bonne nuit ! Merci !De même.

KUDONTE, qui vient de vider son verre, appelant.

Phrasie !

PHRASIE, entrant.

Quoi ? Vous voulez que je vous serve lecafé ?

KUDONTE, conciliant.

Oui, oui ! c’est-à-dire, non ! Avantde nous le verser tu serais bien gentille de nous monter unebouteille de vin d’Arbois, tu sais, dans la troisième caisse, aufond, à gauche.

PHRASIE

Bon ! bon ! je connais, mais c’esttout, tu sais, je ne veux pas redescendre encore une fois à lacave, parce que je suis fatiguée, moi, et quand je vous aurai servile café et la goutte, je veux monter me coucher. Vous vousarrangerez à votre idée : depuis le temps que je suis sur mesjambes…

KUDONTE

Oui, oui, va toujours.

À son ami.

C’est de l’année où nous avons été élus duConseil municipal la première fois, il y a eu dix-sept ans au moisde mai, mon vieux ! Tu te souviens ?

PEAU DE CABE, l’air convaincu.

Si je me rappelle !… Quelle cuite nousavons prise !

PHRASIE, rentrant, la bouteille à la main.

Voilà vot’ bouteille ! C’est pas pourvous reprocher le vin ni la pitance, mais il me semble que vous enavez bientôt assez !

KUDONTE, les yeux sur la bouteille.

Doucement ! doucement ! Le bon vinc’est le contraire des femmes, ça ne doit pas être secoué.

À Phrasie, qui le regarde.

Va préparer ton café !

Il débouche sa bouteille avec précautionet gravité.

PEAU DE CABE

Il faudra que tu viennes goûter ma vendange unde ces jours. Dimanche, si tu veux, on encanera lafeuillette !

KUDONTE, pris tout entier par son opération. Il n’a pas entendul’offre de son ami et revient à sa première idée.

Par une voix de majorité ! Hein !Nous l’avons frisée la veste ! Et nous en devions avoir trois.Il est vrai que, depuis, on n’a jamais lâché la rampe et que noussommes, toi adjoint et moi maire de Chambotte jusqu’au jour où nousgraisserons nos bottes pour aller voir le père éternel.

 

Ils boivent.

PEAU DE CABE

Oui, trois voix ! Ce salaud de Picon quinous a trahis au dernier moment : un cochon à qui je prêtaismes bœufs, mon cheval et ma voiture chaque fois qu’il en avaitbesoin. Et il y avait huit jours que je lui rinçais lagueule !

KUDONTE, philosophe.

Qu’il y a des gens vaches au monde ! Ettu lui as reprêté tout de même ton attelage !

PEAU DE CABE

Qu’est-ce que tu veux ? Il s’en est venuun soir pleurer dans mon gilet, me demander pardon !

KUDONTE

Je lui aurais foutu mon pied au…derrière !

PEAU DE CABE

Tu aurais fait comme moi ! Moi, je nepeux pas voir un homme pleurer.

J’y ai dit ! C’est bon ! fous-moi lapaix et ne recommence plus, sans quoi…

Il se passe l’index sous le nez et manquede tomber.

Bernique pour r’avoir les voitures et lecalandau !

KUDONTE

Il y avait aussi Laugu qui avait juré de bienfaire. (Le dieu des ivrognes ait son âme !) Mais les blancsnous l’ont attrapé le samedi soir et l’ont tellement saoulé qu’ilne s’est réveillé que cinq minutes après la clôture du scrutin.

PEAU DE CABE

Heureusement que j’ai pu tenir Batiti. Je nel’ai pas lâché çui-là jusqu’à ce qu’il ait mis son bulletin dans letrou, sans quoi, on était roulé !

KUDONTE

Ah ! tout ça ne nous rajeunit pas, monvieux.

PEAU DE CABE, se refrappant la poitrine, avec effort.

Le coffre est bon !

Ils trinquent, boivent, balbutient encorequelques phrases vagues, puis se taisent.

Les fronts s’inclinent, les yeux seferment, se rouvrent, se referment ; ils font des efforts pourlutter contre le sommeil, puis, vaincus, s’endorment.

PIERRE, rentrant et passant la tête parl’entrebâillement de la porte.

Tiens, ils dorment !

À sa mère :

Dis, m’man, j’crois qu’ils sont en train depioncer : faut-il les réveiller pour que tu leur verses lecafé ?

PHRASIE, apparaissant.

Non, non ! Laisse-les. Je m’en doutaisbien, mais je ne croyais pas que ça viendrait sitôt. Ils n’ont pasassez bu.

Elle se retourne.

PIERRE

Aïe !

PHRASIE

Quoi ?

PIERRE

C’est mon père qui vient de renverser sonverre en remuant le bras.

PHRASIE

Serre vite les bouteilles et ne laisse pas lesverres trop près de leurs coudes : s’ils bougeaient encore,ils me casseraient toute ma vaisselle.

Pierre range les bouteilles dans un coin.Sa mère s’avance dans la pièce et contemple les deux hommesendormis.

PIERRE

M’man, faut pas les laisser dormir comme ça,ils ne sont pas à leur aise !

PHRASIE, pratique.

Justement, ils se réveilleront plus tôt et ilsiront se coucher tout seuls. Tu sais bien comme c’est difficile defaire se déshabiller ton père quand il est saoul. Allons nouscoucher.

PIERRE

Si tu veux, m’man, j’vais attendre un peu à lacuisine et je leur verserai le café quand ils se réveilleront.

Ils sortent.

Le rideau tombe.

Le rideau se relève.

Même décor. La lampe a baissé, la pièceest un peu assombrie. Peau de Cabe et Kudonte sont affalés, l’un enaccordéon sur sa chaise, l’autre sur la table, la tête entre lesbras. Une bouteille renversée malgré les précautions de Pierre ataché la nappe. Silence.

Le maire Kudonte lève lentement la tête etouvre les yeux. Il se passe la main sur le front, se grattel’oreille, se frotte les paupières, s’étend et, par mégarde, ficheun coup de poing dans une assiette.

Le bruit réveille Peau de Cabe d’on nesait quel rêve : il se roidit et fronce les sourcils commepour fixer ses souvenirs.

Kudonte regarde autour de lui dans lapénombre, ne reconnaît rien, ne se souvient de rien. Soudain ilaperçoit en face de lui Peau de Cabe, qui le regarde d’un airahuri.

Ils se fixent anxieusement, se grattent latête, se passent la main sur les sourcils, très intrigués par leurprésence l’un en face de l’autre dans ce lieu… inconnu.

KUDONTE, parlant enfin.

… Dites donc !… l’homme !… Mais… ilme semble que je vous connais !

PEAU DE CABE, aussi intrigué.

C’est comme moi ! depuis une demi-heureje me dis : voilà une physionomie qui ne m’est pasinconnue !

KUDONTE

Oui, sûrement !… Où diable avons-nous punous rencontrer ? Nous avons déjà dû boire un verre ensemblequelque part !

PEAU DE CABE

Ne serait-ce pas à la foire de Vercel, chez…la Bleue… ou chez une autre, pasque, vous savez, moi, je suis bienavec tout le monde et pour ne pas faire de jaloux je vais chez tousles aubergistes.

KUDONTE

Tiens, nous avons les mêmes idées ! Maisce n’est pas possible qu’on se soit vu là-bas. Je ne passe jamaisune foire sans entrer chez elle… vous comprenez… une vieilleconnaissance, et pour faire un civet, il n’y a qu’elle !

PEAU DE CABE

Oui, j’ai pu vous voir là, mais pour sûr queje vous ai encore rencontré ailleurs. De quelle classeêtes-vous ?

KUDONTE

De la classe 72. J’ai fait mes cinq ans au 35,à Belfort.

PEAU DE CABE, la bouche ouverte.

Pas possible ! Mais, moi aussi ! Ah,bon dieu ! comme on se retrouve sans s’y attendre ! Unvieux camarade de régiment.

Il veut se lever et fait le geste detendre la main à Kudonte, mais retombe lourdement sur sonsiège.

Ah ! Vous étiez au 35 ! Moi, j’étaisà la troisième du un.

KUDONTE

Moi j’étais à la deuxième. Alors, vous avezconnu Vivard. Le juteux Vivard ! Quelle vache, hein !Vous souvenez-vous comme il visait les hommes pour desriens ?

PEAU DE CABE

Ah ! si je me souviens. Le salaud !Mais c’était le bon temps tout de même : on était jeune !hein, les caboulots de la vieille ville, la rue de laGrande-Fontaine, les boîtes en dessous du Château… la grandeCarmen !

KUDONTE

Vous l’avez… connue aussi… vous !Ah ! c’est épatant ! Dire que j’ai revu presque tous mesanciens camarades de régiment et que vous… je ne vous remetspas…

PEAU DE CABE

C’est cependant vrai ! Pourtant, nom deD… je vous connais quand même !

KUDONTE

Moi aussi ! Vous allez dire peut-être queje suis bien curieux ; mais enfin, là, d’oùêtes-vous ?

PEAU DE CABE

De Chambotte ! J’suis l’adjoint deChambotte, Cassard ; on m’appelle Peau de Cabe.

KUDONTE, levant les bras, ahuri.

De… de… de Chambotte ! Vous êtes deChambotte ? Mais nom de D… ! moi aussi, j’suis deChambotte, j’suis le maire de Chambotte, Virgile Blondeau,Kudonte !

PEAU DE CABE

C’est… c’est toi ! Mais sacredieuoui ! c’est foutre vrai ! Il me semblait bien aussi queje te connaissais. On ne voit pas clair non plus dans cette boîte.C’est bien toi ?

KUDONTE

Pour sûr que c’est bien moi ! On ne m’apas changé en nourrice puisque c’est ma mère qui m’a donné àtéter ! Ah ben, nom de nom ! celle-là, elle estforte.

PEAU DE CABE

Mais nous… nous sommes (il regarde autourde lui), nous sommes chez toi ! J’me disais bien aussique j’connaissais cette maison.

Ce vieux Gambetta (montrant le portraitd’un air attendri), des républicains comme ça, on n’en faitplus.

KUDONTE

Ah ! ma vieille branche ! ce que jesuis content tout de même que ce soit toi qui soit là et de teretrouver comme ça.

PEAU DE CABE

Et moi donc, mon vieux. Pour une veine, c’estune veine ! Et toujours bien portant, tu sais ! Le coffreest bon ! (Il se frappe sur la poitrine.)

KUDONTE

On ne va pas se quitter comme ça !

Il appelle.

Phrasie !… Phrasie ! Phrasie !nom de D… !

PIERRE, se réveillant à la cuisine et apparaissant.

Ah ! vous voilà réveillés tout demême !

KUDONTE et PEAU DE CABE, ensemble.

Réveillés !

PIERRE

Bien sûr, puisque vous dormiez !

KUDONTE et PEAU DE CABE

Dormiez !

PIERRE

Oui ! Vous ne vous en êtes pasaperçus !

KUDONTE, père et maître :

Qu’est-ce que tu chantes, morveux ! Jeviens de retrouver mon ami Peau de Cabe et on va boire unverre.

PIERRE

Comment, retrouvé ? Mais vous avez passétoute la journée ensemble et toute la nuit.

Cassard a amené les fagots et on a saigné lecochon ! Vous ne vous souvenez pas ?

Peau de Cabe et Kudonte se frottent latête et se regardent un peu gênés devant le sourire de Pierre, ilsse taisent ; puis :

KUDONTE, à son ami.

Que ça soit comme ça ou pas, après tout, jem’en fous ; mais de t’avoir retrouvé, moi, ça me fait plaisir,ça m’a remué le cœur et séché le gosier ! Vrai ! J’ai euune sacrée émotion quand tu m’as dis que tu avais fait ton temps autrente-cinq.

PEAU DE CABE

Il me semble que je boirais bien un coup toutde même.

PIERRE

Je vais vous servir le café !

KUDONTE

Oui, oui ! c’est-à-dire non ! Avantde le verser, va donc à la cave nous chercher une vieille bouteilled’Arbois.

Rideau.

La disparition mystérieuse

« En ces temps-là, la Bourgogne étaitheureuse »… et la Franche-Comté itou. Des coteaux d’Arbois, dePoligny et de Salins, descendait, chaque automne, avec les cuvespleines, le beau vin couleur peau d’oignon, jailli des grappes depoulsard, et les vignerons à rouge trogne bénissaient le Seigneurdont le bon soleil gorgeait de vie les pampres vigoureux etemplissait leurs futailles.

Donc, à cette époque que nous ne préciseronspas davantage, dans le temps vivaient, l’un à Salins, l’autre surles hauteurs du plateau de Cornabeuf, deux vrais amis comme on n’enfait plus guère aujourd’hui, deux vieux camarades que, nonseulement avaient unis, dès leur plus tendre enfance, les liensd’un sentiment fraternel, mais que l’Art encore, en cecoin perdu de province, faisait communier fort souvent, sous lesespèces de discussions aussi pacifiques que passionnées ;discussions qu’avivait de son feu généreux la rouge puréeseptembrale, si douce aux cœurs douloureux et aux gosiersaltérés.

Ainsi, le poète Étienne Lecourt, admirateur deCasimir Delavigne et auteur – peu goûté dans son pays, où nul n’estprophète – auteur, disons-nous des Échos du Cœur, tenaiten haute et particulière estime le musicien Jacques Mirondeau, sonaîné, lequel, heureux des seuls accords qu’il tirait de son violon,avait vécu libre et sans lois, comme son ami Étienne, jusqu’àquarante-cinq ans, âge auquel, par amour pour la musique, il avaitépousé Mlle Euphrasie Jeannerot, de vingt ans plusvieille que lui, qui nourrissait pour l’harmonie le culte le plusfervent et passait devant son piano toutes les heures qu’elle neconsacrait pas à son ménage.

Le mariage n’atténua point la bonne affectionqui unissait les deux hommes ; au contraire, et souventesfois, quand le musicien, pour une raison ou pour une autre, tardaitplus que de coutume à descendre en ville, le poète montait faire aucampagnard et à sa femme une visite d’amitié et de respect.

Ce jour-là, précisément, Étienne Lecourt, parle sentier abrupt, hérissé de rochers et bordé de déclivitésdangereuses, qui serpente au flanc de la montagne, avait grimpéjusqu’à Cornabeuf et, Mme Mirondeau au piano,Jacques, l’archet en main, ils avaient passé tous trois undélicieux après-midi à faire de la musique et à discuter desdernières productions romantiques, en particulier de celles de« Mocieu Victor Hugo », lequel était, de l’avisd’Étienne, la honte des lettres françaises et la risée del’Europe.

Vers la tombée du jour, le poète, ayant prisson parapluie, baisa galamment les mains deMme Mirondeau et lui fit ses adieux.

– Je vous accompagne à deux pas, déclaraJacques, en échangeant pour ses sabots les pantoufles brodées parles soins de son épouse ; je rapporterai mon lait enrevenant.

Les deux amis partirent, entrèrent dans une oudeux maisons, puis, la discussion ne paraissant point épuisée, ilscontinuèrent, dans le crépuscule qui tombait, à marcher endevisant, l’un le pot à la main, l’autre son parapluie sous lebras…

**

*

Il y avait trois jours que la petite ville deSalins, la commune de Cornabeuf et tous les villages des environsétaient intrigués et inquiets, que les parents, les amis et lesvoisins vivaient dans l’angoisse, car, depuis trois jours, on étaitabsolument sans nouvelles du poète et du musicien.

Quel accident terrible ou quel crime atrocecachait cette double disparition ?

Une demi-heure après le départ de son mari,Mme Mirondeau avait commencé à s’émouvoir de cetteabsence prolongée ; ayant interrogé la route, et ne voyantrien venir, elle s’impatienta, et, inquiète, jetant un fichu surses épaules, partit aux informations.

Chez Gaulenot, l’aubergiste, où elle entrad’abord, le patron lui apprit que les deux hommes, après avoiravalé une seule chopine, sur le pouce, étaient repartis, devisant,croyait-il, de poésie métrique ou de système métrique, il ne savaitpas au juste, n’étant point savant comme l’étaient cesmessieurs.

Le fromager, qu’elle interrogea ensuite,l’avisa que Jacques, accompagné du monsieur aux longs cheveux,avait emporté son lait, comme d’habitude. C’était tout ce qu’ilsavait.

Où donc était-il passé depuis le temps, car iln’avait assurément pu songer, dans l’accoutrement où il était, àdescendre en ville ?

Rentrée à la maison, ayant réussi à fairepartager aux voisins son inquiétude, Mme Mirondeaules décida, et ce fut facile, car tous portaient à Jacques uneréelle affection, à partir sans tarder à la recherche de sonépoux.

Au nombre d’une demi-douzaine, munis delanternes, ils s’engagèrent sur le chemin de Salins, qu’avaient dûsuivre les deux hommes. Jusqu’au sommet de la côte, ilsn’aperçurent rien, mais au pied de la croix de bois, érigée àl’endroit où le sentier s’engage dans la montagne, ils trouvèrent,tout plein et garni de sa couche de crème, le pot au lait dumusicien, signe indubitable qu’il avait passé par là.

Ayant tenu conseil et réfléchi, ils conclurentque leur voisin, entraîné par son ami, avait dû descendre avec luià Salins et qu’il en remonterait probablement dans la soirée.Toutefois, par acquit de conscience, et au cas où un accidentquelconque se fût produit, ils descendirent presque jusqu’à mi-côtele sentier, en hurlant le nom de Jacques dans toutes lesdirections. Rien ne leur répondit que les fidèles échos de lavallée qui, dans la nuit étoilée et paisible, roulaient ironiquesen se répercutant au loin.

Mme Mirondeau s’était couchéeà demi rassurée. Mais, le lendemain, Jacques n’étant pas revenu, undes voisins, qui avait justement des courses à faire au marché,partit dès la première heure pour aller là-bas quérir desrenseignements.

L’homme de Cornabeuf, arrivant à la maisonqu’habitait le poète Étienne Lecourt, sur le flanc du coteau deBelin, trouva la porte ouverte et l’appartement désert. Ilappela : aucune voix ne lui répondit ; il monta aupremier étage et ne trouva rien.

Très intrigué, fort inquiet il s’engagea dansles rues de la ville, et tout en vaquant à ses affaires, informaceux qu’il rencontra de l’étrange et mystérieuse disparition.

Personne, la veille au soir, n’avait vu lepoète ni le musicien, et bientôt toute la population fut prévenue.Comme c’était jour de marché, la rumeur tomba sur les paysans commeun pavé dans une mare, se propageant rapidement dans tout lecanton, et les gens de Cornabeuf, dès la rentrée de leurcompatriote, n’hésitèrent point, tandis qu’on prévenait en hâte lesautorités, à partir explorer en tous sens la montagne.

On fouilla les anfractuosités de roc ;des citoyens courageux descendirent, au moyen de cordes nouées boutà bout dans des précipices inexplorés ; on pénétra dans lesrecoins les plus solitaires et les plus sauvages ; on sondales trous de la rivière ; on visita les bouges de la ville lesplus suspects et des maisons plus mal famées encore ; maisnulle part on ne trouva trace de l’un ou de l’autre des hommesdisparus.

Et cela durait depuis trois jours etl’angoisse croissait avec la fatigue et l’énervement des recherchesvaines.

Que s’était-il passé ? CertainementJacques Mirondeau et Étienne Lecourt étaient morts : mais oùpourrissaient leurs corps ? Quelque rôdeur étranger, quelqueassassin inconnu les avait-il égorgés dans la montagne emportantpour les enfouir au loin leurs cadavres dépouillés ?

L’énigme semblait indéchiffrable. Les gens deCornabeuf, sentant peser sur eux l’horreur de ce mystère, sebarricadaient le soir dans leurs maisons, tandis qu’à Salins descitoyens érudits, évoquant les vieilles traditions et les époquestroublées, parlaient de constituer chaque nuit des patrouilles quiveilleraient sur la ville endormie.

Comme poignait l’aube du quatrième jour etqu’un rassemblement imposant discutait les dernières hypothèsespossibles, un gamin tout à coup fit remarquer que de la fuméesemblait monter de la maison du poète.

Son père, après l’avoir traité d’imbécile etcalotté pour lui apprendre à se mêler sans y être invité à laconversation des grandes personnes, fut tout de même forcé dereconnaître, avec ceux qui l’entouraient, que le gars n’avait pastort ; et puissamment intrigués, tous ceux qui étaientprésents se précipitèrent dans la direction de la maison d’ÉtienneLecourt.

Ainsi que l’avait fait le paysan de Cornabeuf,ils entrèrent, et, dans tout le rez-de-chaussée qu’ils visitèrent,ne découvrirent absolument rien. Sans se décourager, ils montèrentà l’étage supérieur qu’ils explorèrent à son tour ; mais pasplus là qu’au grenier ils ne réussirent à découvrir la source de lafumée.

Pourtant, comme logiquement, proverbialementmême, elle devait exister, ils s’entêtèrent, et, à laqueue-leu-leu, descendirent l’escalier qui menait au sous-sol.

Ainsi qu’il en est dans la plupart des maisonsbâties dans le flanc de la colline, le sous-sol n’est qu’un demisous-sol, c’est-à-dire qu’une partie se trouve en terre et l’autreà l’air libre. Une sorte de cellier précédant la cave occupait cedernier emplacement. On y entra.

Devant une table, encombrée par un chanteau depain, une demi-meule de gruyère et une innombrable quantité debouteilles vides, les deux amis qu’on croyait morts devisaientpaisiblement comme des sages. Sur le poêle, récemment allumé, dansune casserole, un morceau de viande achevait de se carboniser.

Car, étant arrivés à la croix du haut de laCôte, au moment où la discussion était palpitante, Étienne Lecourtavait décidé son camarade à l’accompagner jusqu’à Salins,l’invitant à partager fraternellement son pain, son fromage et unmorceau de veau qu’il avait à rôtir.

Jacques Mirondeau avait accepté sans façons etdepuis trois jours ils étaient là, discutant tour à tourlittérature et musique devant la meule de fromage et les bouteillesde vin. Le paysan de Cornabeuf, pas plus que les gens de Salins,n’y avait rien vu, car chacun ignorait que le poète Lecourt, pourêtre plus près de sa cave, avait jugé bon de transformer soncellier en cuisine et salle à manger.

D’ailleurs, l’arrivée de leurs compatriotes neparut point troubler les hautes préoccupations des deux artistes,et les braves Salinois, ahuris, purent entendre le poète ÉtienneLecourt clôturant d’une phrase lapidaire leur débat solennel etcourtois :

– Oui, mon cher Jacques, c’est comme jeviens d’avoir l’honneur de vous l’expliquer, et vous m’avez biensaisi : au fond, n’est-ce pas, ce mocieu Victor Hugo n’estqu’un jeanfoutre.

Deux électeurs sérieux

Tous les quatre ans, au moment des électionsmunicipales, Laugu du Moulin et Abel le Rat, journaliers àLongeverne, l’un ancien meunier, l’autre ex-rat de cave, le premierdécavé, le second révoqué pour avoir tous deux trop fêté la divebouteille, se sentaient prendre du poids.

Comme les deux partis politiques (les Rougeset les Blancs) étaient à peu près d’égale force au village et quele succès dépendait des voix douteuses de quelques citoyens, genreAbel et Laugu, ces deux-ci avaient depuis longtemps jugé tout leparti qu’ils pouvaient tirer – ou soutirer – comme on voudra, d’unesi admirable situation.

Ils se contentaient donc de ménager la chèvrerépublicaine et le chou réactionnaire avec une délicatesse, undoigté qu’eût pu leur envier tel politicien de plus grandeenvergure ; député, sénateur, voire sous-secrétaire d’État ouministre.

Par un savant jeu d’avances et decompensations, ils laissaient successivement croire aux ferventsdes deux partis qu’ils étaient leurs hommes pourvu toutefois que leconfident eût provoqué cet aveu par l’offre de deux ou troisbouteilles de picolo de l’année ou de derrière les fagots, selon lagravité de l’heure présente.

Ils avaient un chic spécial et une habiletéextraordinaire pour s’excuser auprès des Rouges d’avoir été vus àl’offerte le dimanche, et auprès des Blancs pour s’être laisséentraîner à fêter le 14 juillet parmi les drapeaux, les lampions,les litres et les Marseillaise.

Ils avaient vu avec plaisir les citoyensconscients du pays adhérer à des comités divers : libéraux,démocratiques, républicains, radicaux, socialistes et senti, enbons chiens qui éventent de loin le gibier, tout le parti que leurgénie assoiffé pourrait tirer de ces enrégimentations volontaires,non seulement aux élections municipales, mais à chaque coup descrutin qu’il s’agît d’un conseiller quelconque ou d’un député.

Pour eux, leur pauvreté bien connue lesprivait de la joie de se jeter dans la mêlée, n’ayant jamais,disaient-ils, les quarante sous nécessaires pour faire partie del’une ou de l’autre de ces associations politiques et trop fiers etdignes pour accepter l’aumône d’une cotisation que certainsrichards dévoués à leur cause eussent payée bien volontiers.

C’est ainsi qu’ils avaient béni plusieursgénérations de députés, conseillers généraux, conseillersd’arrondissement et municipaux qui leur avaient valu d’innombrablesjours de liesse et des quantités incalculables de verres.

Seuls, les Sénateurs n’avaient pas leursympathie. C’étaient de vieux fainéants, et voilà tout !

Ah ! oui, qu’ils le bénissaient lesuffrage universel et il n’aurait pas fallu qu’un jeanfoutre d’unpays voisin vînt contester leur droit « sacré etimprescriptible », qu’ils lui auraient bien fait voir de quelbois on se chauffait à Longeverne, si toutefois les lois del’équilibre, constamment compromises chez ces sympathiquescitoyens, leur eussent permis une démonstration aussiénergique.

Il y avait bien eu, parfois, mon Dieu, desanicroches. Ainsi, un printemps, Abel saoulé huit jours durant etmaintenu reclus dans cet état chez sa bonne femme de tante dévouéeau parti blanc, avait été mené à l’urne par un « pur »,son billet à la main, tellement et si bien que les Rouges lui enavaient fait la tête jusqu’aux élections suivantes, où ilss’étaient d’ailleurs juré de profiter de l’exemple et d’agir demême. Une autre fois, Laugu, trop ivre, n’avait pu aller jusqu’à lasalle de vote et les deux partis lui en avaient voulu à tel pointque c’en avait été un désastre pendant deux ou trois ans. Mais cespetites leçons leur avaient servi, et comme des guerriers quisupportent toutes les épreuves tant qu’ils n’ont pas atteint aubut, quittes à mourir après y avoir touché, comme le soldat deMarathon, ils allaient et votaient dignes et graves dans le mystèreet les fumées de l’ivresse.

Or, cette année-là, comme les électionsétaient fixées au 1er mai, il y eut dès le1er avril, une propagande active et des menées sourdesde part et d’autre pour conquérir les douteux. Naturellement, Abelle Rat et Laugu du Moulin étaient d’iceux.

Un beau matin ou un beau soir, l’instituteuraborda le père Cyprien, vice-président du comité rouge, et lui ditconfidentiellement :

– Vous savez, j’ai causé avec Abel !C’est une affaire faite ; il suffira de le maintenir.Parlez-en à vos hommes !

D’autre part, Cyprien lui disait :

– C’est comme Laugu. Je l’aiconfessé : nous le tenons ! Il n’y aura qu’à veiller.

Le même jour, le Gros du Maréchal faisait àses féaux, les chefs du parti blanc, la même confidence avec lamême conclusion :

– Tenir en haleine Abel et Laugu !On savait la manière !

Le terrible, c’est que le succès dépendaitmaintenant uniquement du vote de ces deux olibrius, les autresdouteux ayant été tellement cuisinés et retournés, tenus etretenus, qu’ils avaient juré de « marcher ».

– C’est comme « j’y ai dit » àGibus, faisait le Gros du Maréchal : T’es libre, n’est-ce pas,mais moi-z’aussi ; du moment que tu votes contre ma liste etque tu me tournes le dos, j’ai pas de raisons de t’aider, moi, etsi tu me rembourses pas les cinq cents francs que je t’ai prêtéspour acheter ta vache, je te fous l’huissier dans les pattes. Je tedis pas ça pour te menacer, au contraire : mais tucomprends !

D’autre part Baptiste de la Grange avaitaverti loyalement son voisin :

– J’ai pas de conseils à te donner, maissi tu ne votes pas pour ma liste, tu peux te fouiller pour que jete prête le carcan pour rentrer tes foins et faire tes charrois. Dumoment qu’un bon voisin ne vaut pas une voix, c’est plus la peinede se gêner.

Laugu et Abel, eux, n’avaient, heureusement,ni charrois à faire, ni vache à nourrir ; ils étaient garçonset libres et n’avaient que leurs bras… et leurs gosiers aussi,comme disait le Rat, même que le monde était bien content – le paysmanquant de « jornaliers » – de les nourrir pendant lamauvaise saison pour les avoir au moment des moissons et desfoins.

Pour l’heure ils se contentaient de viderconsciencieusement les chopines que Rouges et Blancs leur offraientà tire-larigot, se bornant, lorsque le partenaire émettait un doutesur la sincérité de leurs convictions, à lui répondre par l’une oul’autre de ces phrases sacramentelles et lapidaires :

– Tu sais bien que je suis du boncôté !

Ou encore :

– On a toujours fait pour le bien !leur psychologie du racoleur leur ayant depuis longtemps appris quecelui-ci interprétait toujours le « bon côté » et le« bien » comme étant sa façon de voir à lui etd’agir.

Or, le matin, jour de l’élection, Laugu duMoulin et Abel le Rat, après un petit somme pour cuver les cuitesde la semaine, s’étant levés et de concert, mais en grand mystère,avaient préparé leurs billets qu’ils avaient soigneusement répartisdans leurs poches de gilet ; puis, la chose réglée, étaientpartis faire leur « tournée ».

Conformément aux principes et à l’expérienceacquise, ils ne votaient qu’à la dernière minute, profitantjusqu’au bout des offres libatoires des champions des deuxclans.

Et comme, ce jour-là, il fallait donner desgages plus précis d’attachement aux partis, ils exhibaient auxBlancs, de la poche droite de leur gilet, un billet conforme àl’opinion blanche, et chez les Rouges, de la poche gauche, unbillet portant tous les noms de la liste rouge.

Quand, vers midi, le vin ayant un peu échaufféles esprits, les politiciens sérieux s’étonnaient avec aigreur deles voir trinquer indifféremment avec les uns et avec les autres,ils tiraient de leur poche, et toujours confidentiellement, lebillet de la liste adverse en disant simplement :

– Tu vois, je les roule ; je leurmontre ce billet-là et je leur fais croire que je vote poureux ; tu comprends, je suis pauvre, j’ai besoin de tout lemonde ; mais pas de danger, tu sais que je suis du boncôté !

Et cela continua jusqu’au soir.

Cinq minutes avant que ne sonne la clocheannonçant la fermeture du scrutin, Laugu, raide comme la Justicedans sa blouse bleue, brodée, et Abel, titubant dans sa vieilleredingote de rat, mais dignes quand même et flanqués d’une escorteimposante de Rouges et de Blancs anxieux de leur acte, remettaientès mains du président un billet immaculé, puis repartaient se fairepayer indifféremment à boire par les uns et par les autres dans lesdeux auberges du village.

Quand fut achevé le dépouillement, on constataqu’il y avait 47 bulletins pour les Rouges et 47 bulletins pour lesBlancs. Le président, abasourdi, et son bureau ahuri, prononcèrentle ballottage.

Il y eut un grand silence ! Tous, Rougeset Blancs, faisaient des têtes !…

– Je voudrais bien savoir, disait le Grosdu Maréchal en descendant l’escalier de la mairie, quel est celuide ces deux cochons qui nous a joué le tour !

Du côté rouge, Cyprien confiait au maîtred’école :

– Quelle est donc la ganache qui nous alâchés d’un cran ?

– Qui ? Abel le Rat ou Laugu duMoulin ? Il fallait en avoir le cœur net.

Et alternativement, les chefs rouges et leschefs blancs emmenèrent discrètement chez eux, pour de nouvelleslibations, Abel et Laugu.

Mais, chez les Rouges, Abel montrait enricanant le bulletin blanc qui lui restait, disait-il, et, chez lesBlancs, brandissait triomphalement le bulletin rouge, preuve qu’ilavait voté du bon côté. Et Laugu opérait de même, car lesgaillards, rompus à la tactique, avaient plusieurs bulletins danschaque poche, de sorte que Rouges et Blancs furent vite convaincusde leur honnêteté politique et, par conclusion et commeconséquence, qu’il y avait un traître parmi eux.

Des suspicions planèrent : la campagneélectorale se resserra. Abel et Laugu continuèrent à boire pendantles quinze jours et les quinze nuits qui précédèrent le secondtour. C’était leur moisson à eux, pas ! comme disait le Rat,et ils opérèrent le deuxième coup comme ils avaient fait lapremière fois ; du moins, le résultat fut le même et les deuxcamps, dans la consternation, eurent chacun cinq élus : lesplus anciens.

Cependant, Abel et Laugu fêtèrent avecdiscrétion le succès des deux partis.

Abel le Rat m’a pourtant livré leur secret unsoir entre quatre-z-yeux et quatre litres aussi.

– Tu comprends, je peux bien te le dire àtoi, puisque tu ne restes pas dans le pays et que tu t’en batsl’œil.

» Ils nous paient à boire des deux côtés,alors, on leur doit quelque chose. Seulement, on ne peut paspartager une voix en deux, comme un litre : alors, ons’arrange.

» Une fois, c’est Laugu qui vote rouge etmoi blanc, la foi d’après, c’est le contraire ; la dernièrefois, comme il y a eu deux tours, on a pu voter pour tous.

» Comme ça, il n’y a rien à dire, et onne leur-z-y doit rien !

Et il ajouta, concluant :

– On est honnête ou on ne l’estpas !

L’évasion de Kinkin

Maintenant qu’il avait dépassé la zone etfranchi les lignes de rebat, Kinkin marchait plus librement,respirant à longs traits, rêvassait même un peu.

Tout à l’heure, en remontant la Réverotte pourpasser au gué du Moulin Neuf, n’avait-il point remarqué une superbetruite qui se calait sous un rocher de la rive.

Son coup d’œil l’avait soupesée : deux outrois livres au moins, fameux morceau qu’il pourrait vendrefacilement chez l’un ou l’autre de ses clients, fines gueules etgros bonnets du chef-lieu de canton. La question se posaitseulement de savoir s’il la prendrait au filet ou à la main.

Car Kinkin savait conduire de front plusieursaffaires et les menait jusqu’au bout presque toujours avecsuccès.

Et s’il n’avait point fait fortune à exercercertains métiers plutôt décriés : contrebande, maraude etbraconnages divers, il avait assez de philosophie innée ou acquisepour n’en point accuser le destin, sachant fort bien qu’outre lesfemmes contre qui il était sans défense, il avait encore, entre lenez et le menton, un sacré pertuis qui lui coûtait fort cher pource qu’il réclamait, étant toujours à sec, de fréquents et copieuxarrosages.

La veille de ce jour, il était parti de lacôte de Longeverne pour aller quérir aux Brenets, petit village dela frontière suisse, une charge de tabac.

Il avait repassé le Doubs à la minuit, au lacde Chaillon, puis il avait remonté les crêts par un des millessentiers que l’ingéniosité des contrebandiers leur fait sans cessefrayer à travers ces prés-bois et ces boqueteaux de sapins.

Kinkin, vers la quarantaine, était un gaillardde taille moyenne qui dissimulait sous des dehors chétifs et uneallure pataude une force herculéenne et une agilité de singe. Iln’épatait plus ses compatriotes en démarrant à lui seul une voiturechargée qu’un bon carcan avait dû laisser en panne, et d’aucunsl’avaient vu, certain jour, les cognes à ses trousses, son fusild’une main et un lièvre de l’autre, franchissant les clôtures deronces artificielles et les murs de pâtures aussi allègrement ques’ils n’eussent eu que vingt-cinq centimètres au lieu de quatrebons pieds de haut.

Ce jour-là, par un heureux hasard, il avaitdépisté les gabelous de Villers et glissé entre les lignes de ceuxdu Luhier et de Fuans sans être obligé de prendre le pas de courseni de se colleter, comme cela lui était arrivé quelquefois, quandil se trouvait seul à seul et inconnu, homme contre homme, devantle représentant du fisc.

Cependant, tout de gris habillé pour êtremoins aisément distingué des choses, Kinkin longeait les murs etles haies, le corps, par l’effet de la charge, légèrement penché,tout comme un paisible cultivateur qui revient des champs vers sonlogis.

Les douaniers, certes, n’étaient plus àredouter dans la « fin » de Rocfontaine, mais il restaitles « cognes » qui ne le connaissaient que trop et ces« salauds » de rats de cave qui l’avaient à l’œil depuisqu’il avait vécu librement avec la Zéna, bien connue pour sonlangage imagé et la qualité des allumettes par elle fabriquées etqu’elle débitait envers et contre la régie, à la barbe desautorités municipales.

Ce nonobstant, les gendarmes sont visibles deloin et les rats, qui sont des bourgeois, ne voyagent qu’envoiture ; ils sont donc tous, quand on n’est pas vendu,facilement évitables.

Or, Kinkin n’avait pas d’ennemis : aucontraire. Tous les fermiers du plateau lui savaient gré de lesapprovisionner de tabac en toute saison et plus spécialement enété, au moment où les travaux pressants les empêchent d’envoyer auvillage acheter le « trèfle » quotidien.

Ce sont services que fumeurs n’oublient pointet Kinkin pouvait, chez n’importe lequel d’entre eux, demander àtoute heure du jour et de la nuit aide et protection contre tousces fainéants que le gouvernement entretient pour l’em…bêtement deshonnêtes gens, savoir : cognes, rats, gardes et gabelous.

Kinkin avançait de son allure massive, sonballot dans le dos, le long d’une grande et large haie quiaboutissait à la route, la grand’route, qu’il voyait libre aussiloin que possible des deux côtés de la haie.

Grande donc fut sa surprise lorsque, arrivantau bout et touchant au chemin, il se vit appréhender vigoureusementpar deux douaniers qui s’étaient dissimulés dans l’intérieur dutaillis et dont il n’avait naturellement pu soupçonner laprésence.

– M… zut ! pensa-t-il.

Mais, faisant contre mauvaise fortune boncœur, il sourit philosophiquement et, au gabelou triomphant qui luidisait :

– Hein ! vous y êtes bien ?

Il répondit en traînassant et de son air leplus bête :

– Ah ! ma foi, oui, mais si j’avaissu que vous étiez là, j’aurais bien passé ailleurs.

Les deux douaniers échangèrent un signe dontle plus jeune compléta le sens en confiant à l’autre :

– Il en a une couche !

Pourtant, cette prise qu’ils n’escomptaientpoint les embarrassait un peu, car ils n’étaient venus, loin deleur brigade, s’aposter en cet endroit que pour en pincer un autre,le surnommé Souris, qui leur avait été dénoncé comme devant passerpar là avec une grosse charge de poudre.

– Comment ça se fait que vous êtesici ? interrogea Kinkin.

– Si on vous le demande, vous direz quevous n’en saviez rien, riposta le plus âgé.

– C’était pour vous coffrer, vous voyez,ajouta bienveillamment le deuxième préposé, mis en joie.

– Cause toujours, mon petit, pensaitKinkin.

Et il ajouta :

– C’est pas la première et c’est pas ladernière fois. Après tout, le gouvernement me nourrira et il n’aurapas grand bénéfice.

– Comment vous appelez-vous ? fit leplus vieux des douaniers.

– Je vous répondrais bien comme vous toutà l’heure, répliqua Kinkin, mais pris pour pris, autant vous ledire tout de suite puisque vous y tenez : je m’appelleGagé.

– Et où que vous restez ?

– Ça, messieurs, j’peux pas vous ledire.

– Comment, vous ne pouvez pas ?

– Non, messieurs, tantôt ici, tantôtlà ; je f… le camp dès que ça me dit, mai[1],kifkif l’oiseau sur la branche, sauf que je suis un peu pluslourd.

– Enfin, on vous connaît bien parici ?

– Oui… non… peut-être… j’sais pas…

– Eh bien, vous allez venir avec nouschez le maire de Rocfontaine ; on le saura bien où qu’il estvot’ domicile.

– Comme vous voudrez, messieurs,acquiesça Kinkin.

Et ils se dirigèrent d’une allure assez rapidevers le chef-lieu de canton, distant de quatre ou cinqkilomètres.

Chemin faisant, Kinkin, que tousconnaissaient, avait grand peur de rencontrer un citoyen quelconquequi eût pu, sans croire mal faire, révéler sa véritable identitéqu’il avait eu, comme on l’a vu, bien soin de celer. Il songeait,d’autre part, à retarder autant que possible son arrivée au pays età se débarrasser de ses deux encombrants gardes du corps qui letenaient chacun par un bras après lui avoir mis les poucettes.

– Si ça ne vous faisait rien, messieurs,d’aller un peu moins vite ; on voit que vous êtes jeunes, vousautres, et que vous n’avez pas, comme moi, une longue trotte dansles pattes.

Ils ralentirent un peu l’allure.

Pour le cabriolet, Kinkin songea au moyenclassique.

Il continua à bavarder avec ses gardiens puis,au bout d’un quart d’heure, lorsqu’on fut en vue des fermes de laCôte, il se tâta le ventre en faisant la grimace.

– J’sais pas si c’est l’embêtementd’avoir été pincé, avoua-t-il, mais v’là la colique qui me prend.Voudriez-vous m’enlever une petite minute vos instruments pendantque…

Les deux gabelous s’interrogèrent du regard,mais gagnés par la bonhomie du prisonnier, assurés qu’ils étaientde sa lourdeur et de sa fatigue et confiants en leur force et leuragilité, ils acquiescèrent et libérèrent les mains de Kinkin touten ne le quittant pas, d’ailleurs, d’une semelle.

Kinkin, gentiment, fit ce qu’il devait faire,renoua ses cordons de souliers, se boutonna soigneusement,assujettit sa casquette puis vint se placer entre les deuxdouaniers, tendant docilement à l’un et à l’autre chacun de sespoignets.

Sans défiance, ils allaient lui repasser lesmenottes quand, d’un seul coup, de chaque main empoignant ungabelou, il les lança l’un et l’autre, avec une vigueurfoudroyante, dans le fossé gauche de la route où ils allèrentpirouetter, tandis que lui, à toutes jambes, sans lâcher sonballot, filait tel un lièvre par la droite, vers les maisons de laCôte.

Sitôt qu’ils furent redressés, les deuxdouaniers, ahuris et furieux, s’élancèrent à sa poursuite, sacrantet jurant de tous leurs poumons :

– Arrêtez-le ! arrêtez-le !

Mais la campagne était déserte et Kinkinenjambait les murs, trouait les haies, sautait les clôtures deronces avec une agilité de singe qui épatait ces bravesdouaniers.

Dès qu’il eut atteint le groupe de fermes, ilcontourna une ou deux maisons puis disparut.

Suant et soufflant, pantalons et tuniquesdéchirés, mains écorchées, ses deux poursuivants arrivèrent enfinau hameau :

– Où est-il ? où est-il ?crièrent-ils au premier paysan qu’ils rencontrèrent et chez qui,naturellement, venait de se cacher Kinkin.

– Qui ? répondit cet homme d’un airahuri.

– Le contrebandier, un contrebandier avecun ballot. Nous l’avons arrêté, il nous a fichus par terre, ils’est sauvé. Il a passé par ici, vous l’avez vu ?

– Non, mais s’il a passé par ici avecvous deux à ses trousses, il n’a pas dû prendre racine ; ilaura bien sûr filé par derrière, et s’il a gagné le bois, dame, ilest chez lui.

– Vous ne le connaissez pas ?

– Ma foi, non. Je ne l’ai pas vu. Commentvoulez-vous que je le connaisse ?

– C’est un assez grand et gros bonhommequi traîne en causant, un type d’une quarantaine d’années. Il n’y apas de contrebandiers par ici ?

– Pas que je connaisse, reprit l’autre.Mais si vous l’avez tenu un moment, vous avez bien blagué aveclui ?

– Mais oui, nous le menions chez lemaire, il ne voulait pas nous dire où il habite !

– Tiens, tiens, mais vous a-t-il dit sonnom ? reprit l’autre qui songeait que, pour l’heure, Kinkindevait être bien caché dans un coin de sa grange.

– Oui, il nous a dit qu’il s’appelaitGagé.

– Ah ! Gagé, reprit-il, et vous leguettiez ?

– Non, c’en était un autre qu’onattendait et il a bien pu passer depuis le temps.

– C’est assez possible, en effet.Ah ! il vous a dit qu’il s’appelait Gagé ? Eh bien cedoit être un menteur !

– Vous croyez ?

– Oui, d’après ce que vous venez de medire, ce n’est pas Gagé qu’il doit s’appeler à c’t’heure, c’estDégagé.

» Je vous souhaite bonne chance,messieurs les douaniers.

L’assassinat de la Vouivre

Le vieux Jean-Claude avait eu son enfancebercée au récit des légendes de la Vouivre, en qui il croyait detoutes les forces de son âme.

Sa grand’mère lui avait affirmé, devant lepoêle ronronnant et le chat mystérieux, quand sifflait la bise ettourbillonnait la neige, l’avoir vue de ses propres yeux, les soirsde clair de lune et les nuits d’étoiles, promener par les préshumides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent ailé. Dans lesmiroirs des flaques encadrées de prèles scintillaient les feux deson escarboucle de diamant qu’elle déposait à son côté avant de sepencher sur la nacre cristalline des ruisseaux pour s’y désaltérerselon le rite. Et la foi, bue avec les paroles de l’aïeule morte,s’était implantée si profondément en lui que toutes les raillerieset les hochements incrédules des fortes têtes n’en avaient jamaiseu raison.

Ah ! pouvoir lui ravir l’escarboucle,l’escarboucle qui eût assuré la fortune et la puissance au héros decette fabuleuse aventure ! Nul audacieux des temps jadisn’avait osé le faire. La bête l’eût dévoré !

Jean-Claude, par ce soir d’automne, revenaitdu village voisin où il avait livré à un paysan, cultivateur commelui, une génisse qu’il lui avait vendue. Ses écus de cinq livres,entassés dans un petit sac à plomb, se froissaient doucement sousla doublure de sa veste et caressaient son oreille de leurbruissement argentin.

Il sortit du bois du Chênois, longeant lesprés humides d’Épenouse, où serpentaient des ruisselets grossis parles pluies froides des jours précédents. Les feuilles tombaient desarbres avec des crépitements grêles ; dans l’azur lavé, lesétoiles scintillaient et le croissant gonflé d’un premier quartierde lune s’avivait à l’occident. Il allait arriver à la source de laMoraie et songeait en lui-même :

– Oui, ils l’ont vue jadis et elle existetoujours, bien sûr ; mais elle se cache, car elle sait que leshommes ont maintenant des fusils, qu’ils ne craignent plus ni dieuxni diables et que sa force et son agilité n’auraient raison de leuradresse et de leur avarice !

» Ah ! lui ravirl’escarboucle !

» Voilà pourtant les lieux qu’ellehantait jadis. Elle a rôdé sous ces saules, elle s’est mirée à ceruisseau et elle y revient sans doute encore de temps à autre, parles nuits sombres et les bises d’hiver. C’était son endroitfavori ; la « mémé » m’a tant dit qu’elle préféraitnotre Moraie aux étangs croupissants de Chambotte et à la rivièrede Brémondans.

» Mais…

Et Jean-Claude sentit ses jambes s’amollir etflageoler sous lui.

Derrière le premier rideau de saules que lesrayons de lune trouaient de leurs ciseaux d’argent, un objeténorme, comme un diamant fantastique, scintillait, jetant tout àl’entour des feux blancs éblouissants. Et il lui sembla que quelquechose avait craqué par derrière.

– C’est elle, mon Dieu ! pensaJean-Claude.

Cinq cents mètres à peine le séparaient duvillage ; il les franchit en cinq minutes et vint pousserviolemment l’huis du grand Baptiste, chez qui les amis s’étaientrassemblés pour la première veillée.

– La Vouivre ! cria-t-il, j’ai vu laVouivre !

Tous le fixèrent avec des yeux ronds.

Mais la foi débordait des yeux deJean-Claude ; il n’eut pas de peine à les convaincre et àbriser le léger vernis d’incrédulité vantarde derrière lequelvoulaient s’abriter leur ignorance naïve et leur candeurpuérile.

Pourquoi pas ? après tout ! On voittant de choses si bizarres et plus incompréhensibles.

Mais Jean-Claude poursuivit :

– Nous allons prendre des fusils et lacerner ; nous la tuerons et son escarboucle nous fera tousriches !

Personne ne discuta. Un rêve de lucre planasur l’assemblée.

Deux minutes après, les tricots boutonnés, lesgros brodequins lacés, ils étaient prêts à partir, le fusil à lamain.

Le plan d’attaque était simple.

On allait remonter la Moraie en profitant del’abri des buissons, s’espacer à gauche pour lui couper la retraitesur les bois de Valrimont et se rabattre en demi-cercle versl’endroit désigné par Jean-Claude. Il n’y aurait de libre quel’espace découvert assez restreint du couchant par où, si ellevoulait fuir, on pourrait la tirer avec des chances del’atteindre.

Narcisse, le chasseur, un des meilleurs fusilsdu canton, tirerait le premier.

Dévalant la combe des prés, les tirailleurs,en grand silence, s’égaillèrent sous le clair de lune.

Sans bruit, au centre, Jean-Claude rampaitprès de Narcisse ; ils allaient lentement, comme englués dansla brume. À côté d’eux, le ruisseau chantait sur les graviers,élevant la voix aux tournants comme pour appeler les petits flotsretardataires qui musaient aux berges ; la nuit était limpideet le croissant de lune brillait clair dans l’azur noirci.

À quarante pas de l’endroit où il avait vu labête, dix minutes auparavant, Jean-Claude serra le bras deNarcisse, murmurant d’une voix basse comme le souffle d’unmourant :

– La vois-tu ?… Là-bas,derrière !

Narcisse pencha la tête en avant, les sourcilsfroncés, les yeux fixes, sa longue barbe noire, raide et commefigée.

C’était vrai ! Là-bas quelque chosebrillait intensément et cette clarté mystérieuse ne pouvaitprovenir d’une source naturelle de lumière.

Vers la gauche, une branche craqua : lesautres étaient proches.

– Attention ! Elle va sesauver ! Vois, ça remue, bredouilla Jean-Claude.

Le profil de bouc de Narcisse s’inclina sur lecanon du Lefaucheux à deux coups chargé de chevrotines.

Une détonation formidable fit tressauter lanuit et il y eut comme un bond désespéré à côté de l’escarboucle,qui sembla pâlir un peu.

Au même moment, une rafale de coups de feuravagea le silence : les autres tiraient aussi.

– En avant ! rugit Narcisse, quiavait remplacé sa cartouche vide.

– En avant ! rugirent les autres, enformidable écho.

Malgré l’enthousiasme de leurs cris, pas unn’apparut, et Narcisse avança seul, très prudemment d’ailleurs, lefusil à l’épaule, prêt à faire feu. Jean-Claude, à trois pasderrière lui, tremblait d’émotion et de peur.

Le vieux chasseur arriva sur le lieu dumassacre. Un éclat de rire homérique le secoua de la tête auxpieds.

À côté d’un fond de bouteille cassé en millemorceaux et qui scintillait à la lune, un grand lièvre, criblé deplombs, gisait, saignant, les membres cassés, la tête trouée, lestripes hors du ventre.

Rassurés par le rire de Narcisse, les autressurgirent enfin lentement des buissons voisins et s’approchèrent àleur tour.

Un peu honteux de s’être laissé prendre aumirage facile du rêve de lucre et à la fascination de la légendeancienne, ils essayaient de s’excuser, alléguant leur incrédulitéintérieure et leur passé de gens à qui on ne la fait pas.

– Tout de même, trancha Narcisse, on ferabien de n’en rien dire, les gens des alentours se ficheraient denous. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de mangerl’oreillard.

Comme les émotions de cette nocturne équipéeavaient affamé les traqueurs, ce fut ce même soir qu’on leva lecuir du lièvre et qu’on le mit à la casserole. Jean-Claude futcondamné à fournir la sauce et à payer quatre litres au lieu dedeux pour apprendre à vouloir en conter aux camarades et aussi pourarroser le bon marché qu’il avait fait en vendant sa génisse.

Et voilà pourquoi maintenant les gens deBémont-en-Comté, quand on leur parle de la Vouivre, hochent la têteet clignent de l’œil d’un air entendu et un peu narquois en vousdisant :

– La Vouivre, il y a beau temps qu’on l’atuée !

Un renseignement précis

Le jour où la chose advint, le gros Léon, dontles idées étaient aussi chancelantes que ses jambes, n’y songeaguère, mais, une fois la bordée tirée et l’ivresse laborieusementcuvée, c’est-à-dire trois jours francs après l’heure où elle débutamodestement par l’offre d’une bouteille à son ami Zidore, il ne puts’empêcher de se dire que ce dernier était une franche fripouilleet qu’il ne l’y reprendrait plus.

Un renseignement, n’est-ce pas, c’est unrenseignement et Longeverne, bon Dieu ! ce n’est pas laNormandie, puisque c’est la Comté, la vieille Comté de Bourgogne,où l’on ne doit pas se permettre de jouer traîtreusement sur lesmots.

Voici les faits :

Un beau soir du bon vieux temps, le grosZidore, ayant soif, passa, comme par hasard, devant la maison deson ami Léon qu’il trouva sur le pas de sa porte.

– Salut, ma vieille branche,s’écria-t-il. Ça boulotte ?

– Oui, pas mal ; et toi ?

Et les deux hommes, s’étant enquiscordialement de leur santé respective, parlèrent de la pluie et dubeau temps, puis transportèrent la conversation sur divers autressujets d’un intérêt tout aussi palpitant ; ensuite de quoi, legros Zidore, à brûle-poil, fit à son ami la propositionsuivante :

– Si tu voulais payer un litre, je« t’enseignerais » un lièvre.

– Ah ! là là ! ricanaLéon ; si tu en « savais » un, tu n’en parlerais paset tu irais bien vite tout seul le nettoyer.

– Si j’avais le temps, oui, biensûr ; mais malheureusement la charrue me presse. Toi qui n’asrien à faire, qui n’es pas cultivateur et qui as toutes tesminutes, tu peux aller et c’en sera toujours un que les chasseursdu pays voisin n’auront pas. Tant qu’à ne pas l’avoir, j’aime mieuxque ce soit toi qu’un autre qui profite de mon renseignement.

» Un bon renseignement ça vaut quelquechose ; tu peux bien payer un « kilo », c’est ungros lièvre.

– Tu es si blagueur, objectait Léon en segrattant la tête.

Isidore Cachot et Léon Coulaud étaient en cetemps-là les deux chasseurs de Longeverne. Comme ils avaient dubien au soleil, des écus en poche, qu’ils étaient, par conséquent,des gros du pays, on les désignait généralement, le premier sous lenom de gros Zidore, le second sous celui de gros Léon, appellationsqui leur seyaient d’autant mieux qu’ils avaient conquis, comme ilconvenait à leur âge et à leur position sociale, la pointe de bedonqui confère toute son importance au campagnard cossu.

Tous deux aimaient à boire et étaient grandsamis. Le gros Zidore faisait de la culture ; le gros Léon, quiavait épousé une femme riche, ne faisait rien, ses trois millefrancs de rente lui permettant l’oisiveté. Il charmait les heuresen se promenant, en chassant et en buvant. À ce petit commerce-là,il se ruinait lentement, tandis que son ami, plus roublard,s’enrichissait encore ; il est juste d’ajouter que si Zidoreaimait à boire ainsi que Léon, c’était surtout aux frais de cedernier et qu’il avait, pour arriver au but, diverses cordes à sonarc qu’il savait utiliser, au mieux des jours et des circonstances,avec une très grande sûreté de main.

Comme ils étaient en ce temps-là les deuxseuls fusils de la commune, dès qu’un paysan avait repéré les lieuxet heures de sortie d’un lièvre, dès qu’il pouvait indiquer, àcinquante mètres près, l’endroit où l’oreillard rentrait en forêt,son canton de remise et, souvent même, son gîte, il s’en venaitannoncer la chose à l’un ou l’autre des deux compères, en luidisant :

– Je vais « t’enseigner » unlièvre.

Un tel tuyau se récompensait habituellementpar l’offre d’une bouteille, et les malins, après avoir passé chezl’un, se rendaient chez l’autre, de sorte qu’ils profitaient, levin étant assez rare alors dans les ménages, de deux bouteilles aulieu d’une.

Le renseignement connu, les deux amis jouaientau plus habile. Rivaux comme tous bons chasseurs, c’était à quiraserait à l’autre le lièvre indiqué, et le roulé subissaitnaturellement les quolibets du vainqueur.

Le gros Léon, se montrant plus généreux, avaitgénéralement de meilleurs tuyaux que son confrère, lequel, ensecret, lui gardait bien un peu rancune de la chose. D’ailleurs lesindicateurs, gens avisés, avaient haussé peu à peu le taux de leursrenseignements. S’ils commençaient par réclamer un litre pour prixde leurs démarches et observations, dès que ledit flacon étaitliquidé, ils en faisaient venir un deuxième, un troisième et même,si le temps point trop ne les pressait, un quatrième et uncinquième, menaçant, au cas où Léon eût fait de la« rebiffe » et au mépris des conventions, d’aller, séancetenante, révéler l’existence de l’oreillard au gros Zidore.

Pour empêcher une telle révélation, Léon eûtvidé son tonneau. Au bout d’un certain nombre de litres, il n’étaitd’ailleurs plus nécessaire de stimuler par des menaces sagénérosité. De son chef, il descendait à la cave, remontait litreset carafes, invitait les amis qui passaient, même le gros Zidore,et cela se terminait habituellement par une cuite générale, danslaquelle tous roulaient sous la table. Ce jour-là, le tuyau offertpar le gros Zidore pouvait bien paraître suspect à gros Léon, quiformula des objections.

– C’est Gibus qui me l’a dit, affirmal’autre ; même que j’ai dû lui payer un litre et une goutte devieux marc.

– Gibus ! sursauta Léon. Ah !le chameau ! Il m’avait juré, quand il « saurait »un lièvre, de ne « l’enseigner » qu’à moi-même. Quandest-ce qu’il t’a…

– Il ne tient qu’à toi de le savoir,interrompit Zidore. Paye deux litres, et je te dirai tout.

Après s’être un peu fait tirer l’oreille,Léon, tenaillé de curiosité, céda enfin ; il emmena Zidoredans la chambre du poêle et s’en fut quérir deux flacons.

Le plus dur est fait, pensa Zidore, qui, dèsle premier litre, commença par détourner adroitement laconversation et se mit à parler du cours des bestiaux aux dernièresfoires de la région, ainsi que de la récolte et de la vendange. Dèsle deuxième litre, il entama les souvenirs du régiment ; ilpassa la revue de tous les camarades de chambrée et de tous leschefs, du colon au dernier des cabots, en passant par le capiston,le yeutenant, le juteux, le doublard et le piédeban ; il narratoutes les histoires de la compagnie dont il se souvint, en inventad’autres, submergea son camarade sous un flux d’évocations et deréminiscences, tant et si bien qu’il lui fit oublier tout à fait laraison pour laquelle ils s’étaient attablés et lui fit remonterquelques autres bouteilles.

Deux heures avaient passé ; le Carcan,ayant appris qu’il y avait ripaille, s’était amené sous prétexted’un outil à emprunter et s’était joint à leur chantier ;Théodore, venu pour chercher le Carcan, avait fait de même ;Pigi vint pour un autre motif, et Laugu et toute la bande joyeusedes bons soiffards du pays. Tout à fait lancé maintenant, le grosLéon remplissait et vidait litres sur litres.

Mais Gibus, attiré par l’odeur, s’amena luiaussi, et son apparition subite rappela tout à coup au gros Léon lemotif de ces libations. C’est pourquoi il poussa une exclamationénergique en interpellant l’arrivant :

– Canaille ! Pourquoi que tu ne mel’as pas dit, à moi, ousqu’il était ce lièvre ?

– Quel lièvre ? fit Gibusétonné.

– Alors, c’est ce menteur de Zidore quim’a monté le coup.

– Moi, protesta Zidore, je t’ai dit desblagues ! Jamais de la vie. Gibus va dire si j’ai menti.

Et, prenant l’autre à témoin :

– Ne m’as-tu pas raconté, avant-hier,qu’en allant à la foire à Sancey, après avoir dépassé la ferme deFéli, à six kilomètres d’ici, entre les deux bois, tu avais vu unlièvre qui passait sur la route… il y a de ça trois semaines, à peuprès ?

– Oui, c’est bien vrai !

– Eh bien ! alors, qu’est-ce que tuas à me traiter de menteur, gros Léon ?

– Oh ! s’exclama l’autre, où veux-tuque je le retrouve, cet oreillard ?

– Ça, mon ami, rétorqua Zidore, ce n’estpas mon affaire et je m’en f… ; je t’avais promis de« t’enseigner » un lièvre, c’est fait ; tu dois deuxlitres, paye-les ! Quant à l’oreillard, si tu le rencontres,tu lui donneras le bonjour de ma part.

**

*

Tout de même, oui, conclut gros Léon, Zidoreest une fripouille, mais, pour ce lièvre-là, ça n’avait pasd’importance, puisque j’étais si paf que je n’aurais pas pu letirer.

La chute

Il n’y a pas à dire, mais quand les dieux oules destins, comme vous voudrez, ont décidé qu’ils vous feraienttrébucher sur la route de la gloire ou de la fortune, il estinutile de regimber. Aussi bien que le plus gigantesque pavé, lemoindre fétu vous envoie mordre la poussière, et cela quand vousvous y attendez le moins. Ce fut une de ces causes, en apparencebien minime, qui enleva pour le restant de leurs jours à LéonCoulaud le chasseur et à son féal Isidore Cachot, plus connus sousles noms de gros Zidore et de gros Léon, la prépondérance sur lesaffaires communales et le gouvernement de la mairie de Longevernequ’ils détenaient depuis déjà seize ans, un joli bail comme onvoit.

Ah ! les voies de Dieu (on a bien raisonde le dire) sont impénétrables et ses instruments inconscientsviennent se jeter dans nos jambes comme des roquets dans un jeu dequilles.

Ce qui détermina la chute de gros Zidore et degros Léon, ce fut tout simplement une petite jalousie de chasseursprovoquée par un malheureux renard, un vulgaire goupil, un vieuxcharbonnier à museau chafouin, à queue pelée et par-dessus lemarché, maigre comme un cent de clous.

Un matin de mars, ce fut parmi la marmaille deLongeverne une émotion profonde lorsqu’on vit le grand Bati revenirde la forêt en rapportant sur ses épaules un renard qu’il avaitmuselé avec son mouchoir de poche. Il avait pris la bête aupiège : depuis huit jours il la guettait.

Tout le village, par les moutards, fut bientôtinformé de la chose, s’émut à son tour, et chaque maison délégua unou plusieurs de ses habitants chez le trappeur pour être bienrenseignée et fixée sur ce notoire événement.

Le grand Bati avait attaché son renard au pieddu buffet de la cuisine et les visiteurs défilèrent devant leprisonnier.

Ils trouvèrent généralement que messire Goupil« faisait une sale gueule » et ça leur paraissait drôle,car ils ne songeaient point à se demander la « gueule »qu’ils auraient faite eux-mêmes dans des circonstancesanalogues.

Ils questionnèrent le grand Bati :

– Qu’est-ce que tu veux faire ?

– J’vas le tuer pour avoir la peau quiest encore bonne, déclarait le traqueur.

– Sans compter les quarante sous deprime ! C’est une femelle ? interrogeait le voisin.

– Ça, j’sais pas. J’suis pas allé luiregarder sous la queue, mais si tu veux voir, ne te gênepas !

– Il est gras ? s’enquérait unautre.

– Tâte-lui le râble !

Prudemment, l’amateur déclinait l’offre touten se réservant un petit quartier de bidoche.

– J’ai déjà promis le train de derrière àGibus et à Pigi, répondait Bati dont la femme s’opposaiténergiquement à empoisonner ses casseroles en cuisant un gibier sihaut en odeur ; pour le reste, choisis.

Et le renard, d’avance fut promis, distribué,partagé entre cinq ou six amateurs de cette viande au fumetpuissant.

Gros Zidore et gros Léon prévenus eux aussipar la rumeur publique ne manquèrent point d’accourir et, vivementintéressés parce que de la partie, s’enquirent minutieusement del’endroit où le voisin avait repéré son renard et de toutes lespéripéties de la capture.

Ils félicitèrent de sa chance leur confrèreoccasionnel, tout en dissimulant avec soin la pointe de jalousiequi se mêlait à leurs compliments.

– Sacré grand Bati ! Est-ilveinard ?

Et en dedans, ils songeaient :

– Ce n’est pas à nous qu’une telleaventure pouvait arriver ! Pourtant nous payons vingt-huitfrancs de permis de chasse, dix francs d’amodiation sans compterl’impôt et la nourriture des chiens.

– Comment vas-tu le tuer, interrogeaZidore ?

– Avec une trique, expliqua Bati ;j’vais l’assommer à coups de rondins sur la tête ou surl’échine.

– Mais c’est idiot, se récria Léon.

– C’est criminel, renchérit Zidore. On netue pas une bête sauvage de cette façon ; il faut lui flanquerun bon coup de fusil dans les côtes : c’est plushumain !

À cette affirmation de sentimentshumanitaires, Bati ne contredit point, mais il objecta simplementqu’il n’avait pas de flingot.

– Ne sommes-nous pas là ?ripostèrent les deux autres. Si tu veux, nous allons revenir dansquelques minutes ; tu attacheras ton renard à un piquet et onte le fusillera à trente mètres.

– C’est peut-être un peu loin, émettaitle traqueur !

– Tu ne voudrais pourtant pas qu’on lemassacrât ! Tirer plus près, ce serait un assassinat.

– Va pour trente mètres ! approuvaBati, vaincu par ces scrupules et que la corvée d’assommer une bêteà coups de trique n’enchantait au fond que tout juste.

La nouvelle fut bientôt connue et tous lesgosses du pays ainsi que de nombreux amateurs revinrent avec lesdeux chasseurs devant la porte de la cuisine où le malheureuxcondamné, tremblait, hérissé, les dents claquant, attendant qu’onl’exécutât.

À un petit chêne, au milieu du terraincommunal, le grand Bati s’en fut attacher son prisonnier, puis seretira tandis que tout le monde se massait derrière les deuxchasseurs qui apprêtaient leurs armes.

– N’approchez pas trop, recommandaZidore : vous nous chargeriez la main !… Tu tireras lepremier, ajouta-t-il en s’adressant à Léon ; moi, je resteraien réserve au cas où tu le manquerais.

– Le manquer ! se rebiffa gros Léon.Pour qui que tu me prends, par hasard ?

– Tire donc, fit Zidore de son airgoguenard.

Au bout de sa ficelle, le renard se secouaitet se démenait comme un possédé.

– La corde est bonne, rassurait Bati, etle nœud est solide.

Sa casquette en arrière, le coude haut, lesjambes écartées selon les principes acquis jadis autrente-cinquième d’Infanterie, Léon ajustait la bête tandis que lesgamins se bouchaient d’avance les oreilles tout en écarquillant lesyeux.

– Baoum ! Un coup formidableretentit.

Le renard, affolé par le sifflement desplombs, donna une si furieuse secousse que la corde, à moitiécoupée par la décharge, se rompit net et qu’il prit la fuite.

– Baoum ! Un nouveau coup partit.C’était gros Zidore, cette fois qui tirait. L’animal culbuta.

– Hein, s’exclama-t-il, si j’avais pasété là ? Tu vois bien que j’avais raison.

– C’est pas possible, protestait Léon,que je l’aie manqué, pas possible, non ! Je me connais ;je le couvrais bien de mon coup de fusil ; il était sûrementtouché, blessé, blessé à mort ; oui, sûrement il ne serait pasallé loin. C’était bien inutile que tu tires ; c’est unecartouche de fichue, tout simplement.

– Inutile ! tu en as dutoupet ; sans moi, il filait bel et bien et on pouvait sebomber pour le revoir.

La discussion se montait,s’envenimait :

– Tu n’es qu’un maladroit !

– Et toi, un malappris !

Mais un cri général, poussé par les gamins lescalma et les réconcilia immédiatement.

– Le renard ! Le renard qui seréveille ! Le renard qui f… le camp !

Messire Goupil, vaguement étourdi par quelqueplomb qui lui avait meurtri la caboche, se réveillait en effet fortopportunément et, sans demander de plus amples explications,profitait de l’algarade pour gagner le large, emportant le bout dela corde coupée par le plomb de gros Léon et le mouchoir du grandBati.

– Baoum ! baoum ! Les deuxcoups de fusil des deux chasseurs partirent encore presquesimultanément, mais le vieux renard qui n’avait pas mis ses quatrepieds dans le même sabot, était déjà loin.

– Nom de D… ! C’est de ta faute,rageait Léon !

– Pas vrai, c’est de la tienne !

Bati ne l’entendait pas ainsi :

– Vous m’avez fait perdre mon renard, çane passera pas comme ça ! ah, mais non ! La peau valaitbien quinze francs. Faut me les payer ou je vais au juge de paix.Et la prime donc ! Quarante sous ! C’était unefemelle.

– Dis rien, on te le remboursera,concilia Léon.

– Tu le rembourseras, précisa Zidore,parce que si tu n’avais pas coupé la ficelle, moi, je ne l’auraispas manqué.

– Des nêf’es, t’avais qu’à tirer lepremier ! Tu m’as émotionné en me disant que je lemanquerais.

– Oui ou non, me payerez-vous ?insista Bati.

– On te réglera ça, répondirent-ils pourne pas prolonger une discussion qui faisait pleuvoir sur eux lesrailleries et les quolibets.

– Ce qu’il doit rigoler, lerenard !

– Voilà comment on se monte un petittrousseau.

– C’est vrai, se ressouvint Bati, et montire-jus, et ma corde ! C’est vingt sous de plus, une cordetoute neuve !

– C’est bon ! c’est bon !tais-toi !

Bati, rassuré se calma ; mais pendant cetemps Gibus regardait Pigi et Pigi regardait Gibus et les autresamateurs à qui l’on avait promis et distribué la viande du renardavant de l’avoir tué se regardaient avec des yeux ronds comme desprunelles de hiboux.

– C’est des cochons, déclara net Gibus,en parlant de Léon et de Zidore.

– Des voleurs ! renchérissait unautre, et ils pourront se brosser pour avoir ma voix au mois demai !

– Si on allait en parler un peu àl’auberge…

Et tandis que le brave renard, miraculeusementsauvé, se libérait du mouchoir muselière et de la corde de Bati,cinq hommes, cinq électeurs conscients juraient sur le verre qu’ilsallaient boire de flanquer à la porte du Conseil municipal lesmisérables dont la maladresse les privait d’une ventrée dont ilss’étaient pourléchés d’avance les badigoinces.

Le jour venu, ils votèrent comme un seulhomme, car on ne badine pas avec le ventre et Zidore et Léon furentblackboulés et tous leurs féaux avec eux.

Et voilà quelle fut l’origine de ladégringolade des deux plus riches propriétaires de Longeverne car,à dater de ce jour, ni gros Zidore, ni gros Léon ne présidèrentplus jamais aux destinées de leur pays natal. Étonnez-vous donc,après un tel malheur, qu’ils aient cherché des consolations dans levin !

Un petit logement

– Alors, t’as bien réfléchi, tu ne veuxpas me louer ta chambre du fond ? Une fois, deux fois…

– Non, non !

– Pour soixante francs ?

– Pas pour mille !

– Eh bien ! garde-la, ta hutte àcochons ; tiens, veux-tu que je te dise, tu ne vaux pas mieuxque les autres et tu n’es qu’un feignant, toi aussi.

– Et toi, tu n’es qu’un malappris.

Crachant en signe de mépris dans la directiondu seuil de son interlocuteur, Arsène Barit, dit Cacaine, quittaaprès une bordée de jurons le père Désiré et, dans le crépusculetombant, reprit à pas lents la direction du logis qu’il occupaitvers le haut du village.

Arsène Barit cherchait un logement.

À la Saint-Martin dernière, qui est l’un desdeux termes de l’année paysanne, son propriétaire, FerréolTournier, l’avait, sans façons aucunes, prévenu qu’il en avaitassez d’un locataire aussi mauvaise langue que lui et qu’il eût àsonger à prendre ses cliques et ses claques pour le 25 marsprochain.

L’explication qu’ils avaient eue alors avaitété des plus orageuses. Cacaine, qui avait passé quelques mois àParis, avait traité l’autre de sale vautour ; puis on s’était,avec force images, comparé aux animaux les plus disgraciés et lesplus mal réputés de la terre. Sur quoi, maître Tournier, exaspéré,avait mis son locataire au défi de trouver au pays quelqu’un quivoulût, même à prix d’or, accepter de l’héberger une nuit àl’écurie et Cacaine, dans un ricanement hautain, pariait millefrancs, dont il n’avait d’ailleurs pas le premier écu, qu’iltrouverait sans chercher cent logis pour un seul, et qui vaudraienttous mieux que la boîte à puces que l’autre avait eu le front delui louer pour quarante francs par an.

Il faut croire pourtant que cette dernièreaffirmation était un peu aventurée, car on était fin février, et,depuis deux mois qu’il s’adressait à ses compatriotes, détenteursde locaux vacants, Arsène Barit essuyait partout le même refus,accompagné de cette invariable explication :

– Tu es trop mauvaise langue, mongarçon !

Il était de notoriété publique, en effet, àVelrans et aux environs, que le sieur Cacaine n’était pas la perledes locataires ni le modèle des camarades.

Très curieux de son naturel, il était toujoursinformé avant quiconque des menus potins du pays et n’avait pas sonpareil pour les répandre et les amplifier. Pas un qui n’eût passépar son laminoir !

C’était surtout le dimanche, après la messe,devant un pernod « bien tassé » qu’il fallait le voir etl’entendre : un tel mettait de l’eau dans le lait qu’ilportait à la fromagerie, la maison de celui-là était hypothéquéejusqu’à la dernière aisseule, tel autre couchait avec la femme duvoisin, le curé était un vieux cochon et le maître d’école unfainéant. Nul n’échappait à sa dent et, comme il était solide, bienmusclé et assez « braque » de son naturel, qu’il menaçaitélégamment de casser la gueule à quiconque lui chercherait noise,il était aussi détesté que craint dans le pays. Il y vivaitpourtant, soit en faisant le terrassier, soit en bricolant à devagues besognes de charpentier et de maçon, soit encore, au momentdes travaux, en se louant comme journalier pour faucher les foinset les blés.

On ne l’occupait, il est vrai, qu’àcontre-cœur et quand on ne pouvait pas faire autrement ; maiscomme le village manquait d’ouvriers agricoles, beaucoup decultivateurs tout de même, certains jours où l’ouvrage pressaitdur, étaient bien contents de le trouver là et de solliciter,contre argent comptant, ses services.

Cela ne pouvait cependant pas toujours durer.À la suite d’une affaire dans laquelle le village tout entier avaitfailli, par la faute de sa langue, en venir aux mains, un hommeénergique parmi les anciens de la commune avait réuni quelques-unsde ses camarades et là, après avoir décidé son propriétaire à leflanquer à la porte, on avait avisé aux moyens de l’empêcher deretrouver coûte que coûte dans la région un nouveau logis.

Il s’en irait semer la discorde et la zizanieailleurs, où il voudrait, pourvu que le pays fût débarrassé de sapersonne.

Et voilà pourquoi, depuis deux mois, malgré desavantes entrées en matière et d’insidieux discours, Cacaine netrouvait personne qui consentît à lui louer, même en payantd’avance et à un taux certes fort élevé pour le canton, la chambrequ’il sollicitait.

Après les premiers refus, il avait souri,hautain et méprisant ; mais à présent qu’il soupçonnaitl’entente secrète et flairait la conspiration, il ne décoléraitplus.

– Ah, tas de cochons, salauds !grognait-il en remontant chez lui, bougres de canailles ! ah,vous voulez que je fiche le camp d’ici ? eh bien, non !je ne m’en irai pas et, bon gré mal gré, vous me logerez, oui, vousme logerez : je le jure sur les tripes de mon père !

À dater de ce jour, Cacaine ne travailla pluset, sans doute pour mûrir en toute tranquillité son plan decampagne, hanta fort régulièrement les divers bouchons de lacommune, proclamant sur tous les tons que les indigènes de Velransn’étaient que des sauvages, des jean-foutres et des lâches etqu’ils lui paieraient tout ça en bloc plus tôt qu’ils ne lepensaient.

On n’avait pas été trop rassuré audébut ; on craignait même qu’il ne lui vînt l’idée de mettrele feu aux quatre coins du village, simple histoire d’obliger sescompatriotes à chercher eux aussi des logements ; mais rien dece genre n’arriva et l’on reprit entièrement confiance quand onconstata qu’il ne dessaoulait plus et vendait même, pour continuerà boire, tout ce qui lui appartenait, sauf quelques hardes et sesoutils.

On en conclut qu’il allait quitter Velranspour repartir comme jadis « sur le trimard », et chacunrespira.

Il continuait pourtant à menacer le village dereprésailles mystérieuses.

– Vous me le paierez ! Mais cela neprenait plus, et tous étaient persuadés qu’il ne gueulait ainsi quepour effrayer les gens.

Du dix-huit au vingt-cinq mars, à l’auberge oùil s’installa à demeure de l’ouverture à la fermeture, il ne cessa,en liquidant ses derniers écus, de débiter sur chaque habitant toutce qu’il savait et même ce qu’il ne savait pas ; puis levingt-cinq au soir, son sac d’outils en bandoulière et son baluchonsur l’épaule, il fit au bistro et à ses clients des adieuxironiques et rien moins que polis :

– Je pars chercher un petitlogement ; mais, soyez tranquilles, tas de salauds, vous mereverrez !

– Bon voyage ! crièrent quelquesspectateurs en suivant du regard sa haute silhouette, qui s’enfonçapeu à peu et disparut dans la nuit.

Depuis un mois, le village n’avait aucunenouvelle de Cacaine et ne cherchait pas à en obtenir, trop heureuxd’être débarrassé à si bon compte. On se félicitait et ontriomphait.

– Ses menaces ? peuh ! desparoles de soulaud. Comment avait-on pu le supporter et le craindresi longtemps !

Ce fut vers cette époque que la mère Désiré,sans qu’on sût pourquoi ni comment, fut prise de coliques bizarresqui l’obligèrent à s’aliter. Deux ou trois jours après, plusieursautres personnes, des enfants surtout, atteintes de vomissementssuspects, durent à leur tour garder la chambre et le lit. Et toutle village bientôt, à des degrés variant selon la constitution etla force de résistance de chacun, fut en proie à des malaisesétranges, symptômes inexplicables d’empoisonnement.

Le médecin, appelé, n’y avait d’abord riencompris et avait pensé que cela passerait ; mais comme la mèreDésiré agonisait et que quelques autres ne valaient guère mieux, iljugea que l’enquête rigoureuse et sévère qui s’imposait devait luifaire découvrir la source occulte de cette extraordinaireépidémie.

Ses soupçons se portèrent sur l’eau, véhiculenaturel des germes contagieux. Pour procéder méthodiquement, ilcommença par se rendre chez le maire et s’enquit de l’état dessources alimentant la commune.

– Nous avons un grand réservoir quidessert toutes nos fontaines, déclara son interlocuteur. La clefs’en trouve à la mairie, mais jamais personne au pays n’a eu à seplaindre de l’eau.

– Il faut pourtant que j’en prélève unflacon pour l’analyser, insista le docteur ; de votre côté,vous ferez bien de visiter votre château d’eau et d’en effectuer uncurage sérieux : je ne serais pas étonné qu’on y découvrîtquelque chose d’anormal.

– Allons donc ! protesta lemaire ; notre eau n’a pas sa pareille dans tout le canton,mais puisque vous y tenez…

Accompagnés des conseillers municipaux, dusecrétaire de mairie et de quelques notables, les deux hommes sedirigèrent du côté du réservoir, où l’on arriva bientôt. La clefintroduite dans la serrure refusa de tourner et comme le secrétairela retirait, la porte s’ouvrit toute seule. Voilà qui étaitbizarre : elle n’était pas verrouillée alors qu’elle aurait dûl’être à double tour.

Ferréol qui, pour la circonstance, s’étaitmuni d’une forte gaffe de fer, s’exclama, furibond :

– Pourvu que cette fripouille de Cacainene nous ait pas flanqué un chien crevé dans le réservoir !

Et il jeta la sonde, qu’il promena sur lefond. L’exploration ne dura pas longtemps.

Ferréol soudain blêmit : il venait detoucher quelque chose de volumineux et de pesant ; on dutl’aider à retirer son crochet alourdi du poids mystérieux qui yétait suspendu.

– C’est bizarre, remarquait le médecin.Un corps d’animal noyé devrait presque flotter sur l’eau.

Le groupe anxieusement suivait la perche, quipeu à peu remontait.

Tuméfiée, méconnaissable, la masse informed’un corps violacé, noirâtre, aux chairs blettes, tombant endécomposition creva la surface sombre et bouillonnante du liquideet l’on vit un homme aux cheveux et à la barbe rongés sur la faceduquel nul d’abord n’aurait pu mettre un nom.

On recula et il n’y eut, parmi tous ceux quiétaient présents, qu’un même cri d’horreur. Blêmes, hâves, lesnotables de Velrans faisaient de violents efforts pour ne pasvomir.

Hissé jusqu’à l’ouverture du réservoir, lecadavre fut déposé sur le sol et, après un minutieux examen, auxvêtements et au sac d’outils, quelques-uns des témoins de cettescène reconnurent dans l’être qu’ils avaient devant eux Cacaine ledisparu.

Des hoquets de dégoût convulsèrent de nouveauleurs faces hâlées, zébrées de rides : depuis un mois, ilsavaient bu de l’eau dans laquelle mijotait ce noyé ; depuis unmois tout le pays s’abreuvait de cette pourriture.

– La crapule !

Enfin, sur l’ordre du docteur, on transportadans la salle de mairie le funèbre colis que deux hommes dévouésdévêtirent et fouillèrent.

C’était à n’en pas douter Cacaine, sans autrechose dans ses poches que son livret militaire aux feuilletsdétrempés et collés et, dans la doublure de la veste, une petiteboîte en métal, très solide, soigneusement close et comme soudéepar la rouille.

On l’ouvrit avec difficulté et une lettreapparut, à peine humide, tant la fermeture était hermétique. Elleétait adressée à messieurs les habitants, à messieurs lesconseillers et à monsieur le maire de Velrans.

Avec une fébrilité très compréhensible, cedernier la décacheta aussitôt et, dans le grand silence qui s’étaitétabli, en donna lecture à haute voix. Elle était bien signéeArsène Barit, dit Cacaine, et ne comportait que cette simplephrase :

« Eh bien ! tas de salauds, je vousl’avais pourtant prédit ! Je l’ai trouvé tout de même, monpetit logement, et je vous emm… ! »

Une revanche

C’était le dernier-né, le chien-nid, comme ondisait, d’une famille de paysans du Jura. Il était prénommé Victor,mais comme il est coutume de donner aux plus jeunes des sobriquetsd’amitié et qu’il était retors et rusé comme un renard, on l’avaitsurnommé le Tors.

Il avait grandi dans le giron de la famille,entouré de la tendresse de tous et dès qu’il avait porté culotte,partagé son temps entre l’école, l’hiver, et la garde du bétail,l’été.

Il avait poussé rude et sain dans la grandepâture enclavée dans les bois de sapins qui balançaient au ventleurs fuseaux gracieux et avait acquis, avec la santé, cette rudeindépendance de caractère et cette énergie têtue qui font lesbrutes ou les héros.

Choyé par les siens, protégé par ses aînés, ilavait conquis l’assurance, l’arrogance presque de ceux qui sesentent forts, et, comme ses petits muscles étaient solides etnerveux, les discussions avec les camarades se réglaient toujours àla manière antique, par des bordées d’injures qui précédaient lecrêpage en règle des tignasses.

Il aimait les champs et les bois etprofessait, hormis la famille, pour toutes les institutionssociales qui sont la base des régimes : l’école, l’église, lapropriété, celle des fruits en particulier, un mépris qui n’avaitd’égal que le soin qu’on prenait à les lui faire admettre.

L’école, il la subissait tout de même, parcequ’il y retrouvait les camarades, que le maître n’était pas tropvache, disait-il, et qu’en dehors des heures de classe, il pouvaitvider les querelles entamées et dépenser en coups de poing sonactivité musculaire ; mais il éprouvait à l’endroit del’église, où ses parents l’envoyaient chaque dimanche, uneinvincible répulsion.

Il ne pouvait supporter l’immobilité ; illui répugnait de se mettre à genoux et, comme il n’avait pas –oh ! mais pas du tout ! – l’esprit mystique, il trouvaitparfaitement ridicule d’entendre le curé brailler des choses« qu’on n’y comprenait rien ».

C’était d’ailleurs par l’église qu’il avait lapremière fois fait connaissance avec les misères et lesvicissitudes de la vie, sous forme d’une taloche administrée par samère pour avoir déchiré une culotte neuve en s’accrochant au bancd’œuvre.

Des associations d’idées s’étaient, là-dessus,faites en lui naturellement, et bien malin eût été celui quil’aurait pu convaincre que l’église est le vestibule d’un lieu dedélices appelé « Paradis ».

Il avait huit ans lorsque, certain dimanche oùil s’était, paraît-il, montré plus turbulent encore que de coutume,Bédouin, le garde-champêtre, ainsi désigné parce qu’il avait faitla campagne d’Afrique, Bédouin, vêtu d’un pantalon de gendarme,d’un habit rouge, coiffé d’un bicorne et nanti de sa hallebarde desuisse, vint le prendre à son banc, et, de force, le contraignit àse mettre à genoux au milieu de la nef.

Le Tors fit une belle résistance en décochantde toutes ses forces au digne fonctionnaire des coups de pied dansles jambes, mais ce fut inutile et il dut se résigner àl’humiliation de cette exhibition publique à ce piloriparoissial.

Il ne pleura point, mais il jura de sevenger.

Tout le temps qu’il fut là et longtemps,longtemps après, son petit cerveau rumina les vengeances les plusféroces et les plus invraisemblables.

Ah ! s’il avait pu crêper la toison de cevieux ramollot ! mais le digne garde et suisse attitré de lacommune ne pouvait offrir à la jeune violence de ses petites mainsqu’un crâne depuis longtemps dénudé, et, à la réflexion, le Tors serendait parfaitement compte qu’il n’était pas le plus fort.

Il rejeta donc un à un bien des projets quilui parurent impossibles à réaliser et se résolut, en fin decompte, quand les fruits seraient mûrs, à profiter d’un jour où sonennemi serait en tournée quelque part, dans le finage, pour mettreà sac son potager et ses arbres, opération qui lui parut à la foisjuste et profitable.

C’était sage en effet, mais l’on n’était qu’enjuin et, sauf pour les poires de moisson qui mûrissent en août, ilfallait encore attendre longtemps avant de savourer concurremmentles pommes du verger et la vengeance désirée. Le Tors s’y résignacependant, certain que son jour viendrait.

Un après-midi que ses bêtes ruminaient,couchées à l’ombre, et qu’il charmait la solitude de la pâture enédifiant soigneusement avec un peu de marne extraite d’unetourbière voisine et des bouses de vaches à demi-fraîches, desconstructions ingénieuses, à la façon des bébés qui, dans lesjardins publics, s’amusent à faire des châteaux de sable, il vit àl’horizon se dresser la haute silhouette de son ennemi qui revenaitsans doute de visiter son collègue, le garde-forestier de la Joux,un vieux briscard comme lui avec qui il aimait à rappeler le passéet à choquer le verre.

Le Tors résolut de ne pas le voir et de lelaisser passer sans rien dire, affectant à son égard l’indifférencedédaigneuse qui lui parut le mieux convenir à sa dignité offensée.Mais le représentant de la loi ne l’entendait pas ainsi.

L’âme dilatée par l’horizon grandiose, sansdoute, et peut-être aussi par les chopines de rouge, les rincetteset surincettes qu’il avait ingurgitées, il voulut être aimable avecson jeune et farouche tributaire et vint droit au gosse qui, lesmains dans la… matière, affectait, non sans grandeur, unecontention d’esprit digne des plus grands ouvrages.

Le Tors gardait un silence obstiné, maisl’autre était tenace et voulut bavarder. Aussi, après avoir toussétrois coups vigoureusement, il prit la parole :

– Qu’est-ce que tu fais là, mon petitami ?

– Charogne ! pensa le Tors, qui nedesserra pas les dents.

– Tiens, tiens ! Mais tu faisl’ingénieur, « l’architèque » à ce que je vois. Trèsbien ! très bien !

– ! ! !

– Et qu’est-ce que ça représente, cebâtiment-là ?

– Ça, fit le Tors entre ses mâchoires,c’est not’ mâson.

– Ah bien ! Et ceci ?

– C’est l’école, fit-il,laconiquement.

– Bon, et cette grande bâtisse avec cepetit bacul ?

– C’est l’église et la maison du béd… dusuisse.

– Et ce grand piquet-là ?

– C’est le curé.

– C’est vraiment très bien, mais je nevois pas le garde !

Alors, avec un petit air innocent qui jurait àcôté de l’éclair de triomphe des yeux, un sourire qui aurait vouluêtre niais et se plissait malicieusement et qui voulait dire :« Tu sais, mon vieux Bédouin, c’est sans préjudice del’affaire du verger ! » le Tors répondit de sa voix laplus angélique :

– Le garde, je n’ai pas assez de m… pourle faire !

L’argument décisif

On avait chargé le jeune Camus d’une missionde confiance et il n’en était pas fier à demi.

Comme ce matin-là, il baguenaudait par lacuisine, traînant ses sabots sur les dalles pour faire du bruit,attendant sans impatience aucune l’heure de l’école, son père,revenant de l’étable, l’interpella à brûle-poil au moment précis oùil posait, en guise de tampon, son mouchoir de poche sur unepoignée de noisettes adroitement subtilisées du sac où la mère lesavait serrées.

– Qu’est-ce que tu f… là ?

– Moi, rien, répondit-il.

D’un coup d’œil scrutateur, le pèrel’examinait et le gars, craignant d’être fouillé, commençait à n’enpas mener large, une danse soignée ne manquant jamais de punir sanssursis tout vol domestique. Aussi, fut-il ahuri d’entendre sonvieux lui ordonner sans autre interrogatoire inquiétant :

– Tu vas aller tout de suite mettre tessouliers !

S’attendant à la paire de claques, prélude dela raclée, l’avant-bras déjà presque levé pour la paradehabituelle, Camus en demeura un instant muet de stupéfaction.

– Pourquoi faire ? interrogea-t-ilau bout de quelques secondes, à peine rassuré, mais seressaisissant tout de même.

– Tu vas mener not’e bique au bouc dupère Gosey.

– Mener la bique ?

– Oui !

– M… !

– Hein ? De quoi ? répliqua lepère ; ça ne va pas à Mocieu ! faut p’t’être que j’écriveà l’archevêque pour qu’il vienne !

– Non, mais non, papa, aucontraire ; ça veut dire que j’suis bien aise d’aller et pismême que tu peux être tranquille, la Blanchette, alle s’en viendrapas sans en avoir pour ses huit sous.

– Qui c’est qui te demande desexplications, sacré morveux ! Tu vas fermer ton bec d’abord,et si tu dis un seul mot de la chose à Lebrac ou à un autre de tescamarades, je te préviens que c’est à moi que tu auras affaire.

– Moi, j’leur ai jamais rien dit,protesta Camus. Pourquoi que j’leur dirais quéque chose ?

– C’est bon, file et grouille-toi un peu,hein, nom de D… !

Camus ne se fit pas répéter une injonctionaussi impérieuse et, dans sa précipitation à lacer ses brodequinsen cassa même les deux cordons. Mais il se garda bien de l’avouer,se contentant de réparer le mal, nouant deux bouts l’un à l’autrepour reconstituer le premier et remplaçant le second par un bout deficelle de longueur suffisante.

Deux minutes après, un foulard de coton au couet son béret « Le Vengeur » planté sur la tignasseépaisse, il attendait dans une posture recueillie et digne lesultimes recommandations paternelles.

– C’est bien compris, articula le père,voilà huit sous que tu donneras à Gosey. Ne les perds pas surtoutet tâche moyen que j’apprenne que tu as baguenaudé le long duchemin si tu as envie que je prenne la trique. Tu monteras par lepetit sentier.

Camus prit dans sa main gauche les quatredécimes et, de la droite, se saisit de la corde au bout de laquelleBlanchette bêlante, la queue animée d’un perpétuel frétillement,attendait qu’on se mît en route. Heureux comme un prince, ils’engagea dans le bois par le sentier de la Côte se tenant à quatrepour ne pas entonner son refrain favori :

Rien n’est si beau

Qu’un artilleur sur un chameau…

– C’te veine, monologuait-il ! Uneclasse de gouappée, et moi que j’savais justement pas ma leçon desystème métrique. Les mesures de volume, c’est ça qu’est emm…bêtant ! P’t’être que Lebrac va se faire fout’e en retenue etpis Tintin aussi, et pis Boulot ; et pis, moi, j’m’en vasrigoler avec le bouc au père Gosey ; Mêe-êe-êe-êe-êe-êe. Il enfait une gueule quand il voit la bique s’amener. C’qui vont rienêtre épatés les autres quand j’y raconterai comment qu’il afait ! Ah, ah ! le père i veut pas que j’y en parle auxaut’es, i veut pas que j’y dise ; eh bien, j’y dirai quandmême, na !

Et enchanté, d’une voix suraiguë, poussant detous ses poumons il beugla aussi haut qu’il put :

Rien n’est si vilain

Qu’un fantassin, sur…

Mais ce hurlement de joie, auquel nes’attendait guère Blanchette, l’épouvanta tellement qu’elle fit unécart terrible, et, bondissant en avant, envoya son conducteurrouler les quatre fers en l’air, toutes paumes ouvertes, en pleinmilieu du taillis.

Un blasphème de rage jaillit de la gorge deCamus, mais songeant avant tout à sa chèvre, sitôt redressé, il seprécipita sur la corde. L’ayant ressaisie, il ramena bien viteBlanchette sur le lieu de l’accident et l’attacha solidement aupremier baliveau venu.

– Sale vache, chameau,« murie, » hurlait-il ; j’t’en vais flanquer, moi,des coups de trique ; attends, vieille charogne.

» Et mes sous, bon Dieu de bonDieu ! mes sous que j’ai laissé tomber ! où qu’i sont,maintenant, mes huit ronds ?

Un frisson froid courut dans le dos dugamin : s’il allait ne pas retrouver son argent ? Commentaller sans la somme réglementaire trouver ce vieux rapia de Goseyqui ne transigeait pas sur de telles questions ; d’un autrecôté comment revenir à la maison sans avoir rempli la mission donton l’avait chargé !

– Faut que j’les retrouve ; y a pasde bon Dieu ! décida Camus et, tout en se frictionnant lescôtes, ayant bien délimité le canton où devraient se circonscrireses recherches, il se mit sans tarder à la besogne.

– Y a du pied, s’exclama-t-iljoyeusement, au bout d’une minute, en découvrant un gros sou.

Nul doute que les autres allaient apparaître àleur tour.

De fait, après quelques investigationssavantes, un nouveau décime apparut encore entre deux souches et ils’en saisit précipitamment.

Enfiévré, il continua à fureter avec ardeur,tandis que Blanchette, furieusement impatiente, bêlait sur son tonlamentable et suppliant :

– Braille donc, vache ! marmonnaitCamus, ça t’apprendra !

Mais le malheureux conducteur eut beaumultiplier ses sondages, découvrir pouce par pouce le sol,détourner toutes les feuilles et toutes les branches l’une aprèsl’autre, pas une piécette nouvelle n’apparut, et, un quart d’heureaprès, morne et désolé, il pleurait à côté de sa chèvre.

– Comment faire, grands dieux, commentfaire ?

Des envies folles lui venaient de rosserBlanchette à coups de trique ; mais cela ne changerait rien àla situation, et, furibond il sacrait comme un païen pour sesoulager un peu.

Le front barré des plis de la plus douloureuseperplexité, il était là, immobile, demandant, après l’avoirvigoureusement blasphémé, un miracle à son Dieu, quand apparut auloin la silhouette de m’sieu le curé de Rocfontaine qui venaitdéjeuner avec son collègue de Longeverne.

Camus crut aux miracles et remercia leciel.

Pleurant à chaudes larmes, invoquant tous lessaints du Paradis, il symbolisait la désolation la plus intégralequand, le voyageur approchant, ému d’un tel désespoir, le rejoignitenfin :

– Qu’est-ce que tu as, monenfant ?

En phrases entrecoupées, noyées de larmes,hachées de sanglots, Camus exposa la situation, narrant à sa façonl’accident.

– J’ai pus que quat’ sous et j’peux pasaller comme ça chez Gosey, et pis, si j’rent’e chez nous, c’est monpère qui va m’fiche la pile.

– C’est bien ennuyeux, en effet, concédal’interlocuteur.

– Ah ! si j’avais encore quatreautres sous, insinua dolemment Camus.

Mais m’sieu le curé ne comprit pas sans doutele sens de cette insidieuse allusion ; toutefois comme il nevoulait pas abandonner dans les eaux de la tribulation le jeuneparoissien de son confrère, il lui donna quelques salutairesencouragements.

– Ne pleure pas comme ça, mon gros :le père Gosey est un brave homme ; il comprendra très bien lemalheur qui t’arrive et il se contentera des quatre sous qui terestent !

– Oh, ça non, m’sieu le curé, protestaCamus qui savait déjà ce que c’est que la vie et connaissait leprix des choses.

– Mais si !

– Je vous dis que non !

– Je te dis que si !

– Ah ! vous croyez, reprit legosse ; et vous croyez ça !

Et voulant à tout prix trouver une raison quiconvainquît son partenaire, qui le mit au pied du mur, il lui lançaen pleine figure cette irréfutable apostrophe :

– Voyons, m’sieu le curé, est-ce que vousle feriez bien, vous, pour quat’ sous ?

Un sauvetage

Ils avaient joué à des jeux divers : auxbilles d’abord, mais comme Camus et Lebrac avaient perdu beaucoupet qu’ils étaient, autant dire pannés puisqu’il ne leur en restaitplus que deux ou trois à chacun, on ne put continuer. Alors on jouaaux voleurs : Camus et Lebrac, ainsi que Tintin, furent lesgendarmes, alors que Boulot, qui avait gagné douze billes, Tétas,qui en avait gagné huit, et Grangibus, qui n’avait « rienfait », devaient représenter les voleurs.

Sous le porche de l’église qui simulait unemaison, des cailloux qui figuraient des trésors ou des lapins, onne sut jamais, furent disposés en tas ; ensuite de quoi, lestrois gendarmes s’éloignèrent vers la droite et les trois voleursse retirèrent vers la gauche.

Dès que les cognes eurent disparu au premiercontour, Boulot, Tétas et Grangibus, en se rasant, revinrent àl’église pour emplir leurs poches de butin, tandis que les troisgendarmes, frisant d’imaginaires moustaches, s’amenaient à leurtour en se dandinant et en flairant le vent comme troisrenards.

– Brigadier, vous avez raison, dit Lebracà Camus qui n’avait pourtant émis aucune idée. Il me semble que çabouge par là-bas et ça n’est pas naturel.

– C’est des voleurs, conclut Tintin. Enavant !

– Ah, tas de salauds, attendez !s’exclama le trio en s’élançant.

Les trois voleurs, les poches alourdies decailloux, prirent la fuite aussitôt, tout en donnant les signes lesplus manifestes d’une vive terreur.

La justice avec frénésie poursuivit le crime.Chacun des agents de la force publique s’était attaché spécialementà un bandit et bientôt, ainsi qu’il doit en être dans unerépublique bien policée, les trois chenapans, embarrassés duproduit de leur vol, furent appréhendés vigoureusement.

– Misérable, voler de l’argent !

– Canaille, prendre les poules desgens !

– Crapule, barboter du linge dans les« ormoires » !

– Non, c’est pas du jeu, protestaitBoulot à Lebrac : tu tapes trop fort et tu pinces. Lesgendarmes i n’ont pas le droit de battre les voleurs ; j’veuxplus être voleur si c’est comme ça, na ; j’veux être gendarmeet j’t’en foutrai, moi aussi !

– Rends l’argent, insistait Lebrac enfouillant les poches.

– Me chipe pas mes billes,hein !

– C’est jamais que les miennes !

– Les tiennes ! t’en as dutoupet ! J’les ai pas gagnées peut-être ? Mais si c’estpour ça que tu me bats, dis-le ; d’abord je ne joue plus,na !

Tétas, qui avait sans doute à se plaindre deprocédés aussi violents, se rebellait non moins énergiquement entreles mains de Camus.

Seuls, Tintin et Grangibus, tout essoufflés deleur course, riaient à pleine bouche en se disputant.

– Tu veux pas les rendre, non ?

– Non !

– Eh bien ! f…-toi-les quéque part,tes cailloux.

Les émotions de ce jeu violent étant épuisées,on en chercha un autre, les deux groupes ennemis s’étant tout demême réconciliés.

Les hasards de la course, qui avait été assezlongue, les avaient amenés hors du village, non loin du« Creux », une espèce de mare située à quelque centmètres de la grand’route, derrière une large haie. L’attrait del’eau, magique sur les gosses, les décida à s’y rendre malgré ladéfense familiale.

– Va-t-on voir s’il y a desrainettes ? proposa Tintin.

– On leur foutra des cailloux, insinuaGrangibus.

Et les poches bourrées de projectiles choisis,ils se dirigèrent vers l’étang.

Dès qu’ils arrivèrent à la haie, et quelquesprécautions qu’ils prissent pour ne pas faire de bruit, il y eutimmédiatement une douzaine de plongées batraciennes qui retentirenten pflocs sonores.

– Les vaches ! s’exclama Tétas.Elles se cavalent dans l’eau, pas moyen d’en chaufferune !

Bientôt, en effet, les six gosses arrivésdevant les roseaux de la rive et écarquillant les yeux, ne virentque l’eau ensoleillée, mais point de rainettes.

Ils voulurent alors faire le tour de la mareet, à la queue-leu-leu, s’avancèrent, mais, à chaque pas, unplongeon nouveau à quelques mètres plus loin les prévenait qu’ilsvenaient encore de troubler le sommeil d’une petite grenouilleverte aventurée sur la rive.

Ils s’en énervèrent, s’accusantréciproquement.

– Tu les épouvantes, aussi ; tumarches trop fort !

– C’est pas vrai ! Eh bien, passe lepremier, tu verras, toi !

– J’en vois une, souffla Boulot, commefigé et coupant fort à propos la querelle commençante.

– Où, où donc ? s’exclamèrent-ils,tous, en sourdine.

– Là, là ! près de cette grandefeuille, fit-il en montrant du doigt.

– Tapez pas, vous autres, ordonna Camusaux camarades qui prenaient déjà leurs cailloux, j’ai ma fronde, jevais y foutre.

Les cinq moutards, les yeux rivés sur larainette, s’immobilisèrent tandis que Camus avec une lenteur et desprécautions inouïes, sortait de sa poche sa fronde à« lastiques ».

Il choisit avec un soin méticuleux son plusbeau caillou, qu’il plaça dans le cuir du lance-pierres, puis, unejambe en avant, l’autre en arrière, le buste cambré, il tendit lesélastiques.

– Vise bien, recommandait Lebrac. Si tula manques, tu la reverras pas de sitôt.

Sans répondre, l’œil gauche fermé, un peupâle, Camus en faisant « Han ! » lança la pierre etpoussa un cri de triomphe cinq fois répercuté :

– Touchée !

La rainette, atteinte en plein flanc, écartaitles pattes et ouvrait la gueule en montrant son goitre blanc.

– Faut l’attraper, proposa Lebrac. Avecune perche on l’amènera tout doucement jusqu’au bord : ensuitede quoi on la déculottera et on la fera cuire sur la braise pour laboulotter.

La proposition rallia tout le monde et l’on semit en devoir d’en réaliser l’exécution ; on coupa desbaguettes et l’on chercha des perches légères, mais aucune ne setrouva être assez grande pour atteindre la grenouille, qui bâillaittoujours, la gueule ouverte, sur sa feuille de nénuphar.

– On peut pourtant pas la laisser là,rageait Lebrac ; ce ne serait pas la peine de l’avoir tuée.J’vais me déchausser et aller la prendre.

– C’est peut-être trop profond, insinuaTintin, plus prudent. Tant pis, va, laissons-la et attendons-en uneautre.

– Jamais de la vie, répliqua Lebrac quitenait à son idée, mesurez voir la profondeur.

Un bâton, trempé à un mètre de la rive,n’accusa qu’un fond d’un bon demi-pied.

– C’est rien, constata le gosse en ôtantses souliers et ses bas ; et il replia ensuite jusqu’au hautdes cuisses, en quintuple bourrelet, son pantalon, tout enaffirmant : « Jamais ça ne montera si haut. »Pourtant, sur le conseil de Boulot, il ôta tout de même sa chemisepour ne pas en mouiller les manches. Et il entra dans l’eau.

Après quatre ou cinq pas prudents, comme leliquide lui montait à peine à mi-jambes, enhardi, il avança plusrapidement, l’œil rivé à la grenouille. Mais au septième pas qu’ilfit, il enfonça brusquement de dix à quinze centimètres et sesgenoux furent submergés ; au huitième, l’eau touchait à sonpantalon et lui arrivait au ventre ; toutefois il n’était plusqu’à deux mètres de la rainette.

Il hésita. Mais ce n’était pas la peined’avoir parcouru pour rien tout ce trajet ; mouillé pourmouillé, tant pis, il aurait au moins son gibier ; encore deuxou trois pas et, en étendant le bras…

Mais l’eau soudain lui monta à la poitrine etil sentit que ses pieds n’étaient plus sur le dur, qu’ilsenfonçaient dans quelque chose de mou et de tiède, dans la vase dufond sans doute, et que, petit à petit, ça semblait le tirer par enbas.

L’eau autour de lui avait des glougloutementssinistres et des bulles de gaz venaient crever sous sesaisselles.

– Reviens, reviens, criaient lescamarades ; reviens vite.

Lebrac, aux trois quarts enlizé, céda à leursappels et voulut tourner bride. Impossible, ses extrémitésinférieures jusqu’à mi-jambes étaient prises et il enfonçaittoujours, toujours, lentement : l’eau atteignait les épaules.Il pâlit un peu, puis, tentant un effort désespéré, réussit àdégager un pied, tandis que l’autre restait prisonnier de la glumouvante et fétide des profondeurs.

Tournant sur le tronc, il fit tout de mêmedemi-tour en reposant le pied libre ; mais pendant qu’ildépêtrait l’autre, le premier se réenfonçait de nouveau, de sortequ’il déployait de surhumains efforts à patauger sur place, del’eau jusqu’au cou, tandis que les amis criaient toujours comme desfous.

– Lebrac ! Lebrac !Lebrac, viens-t’en !

Grangibus, le premier, reprit un peu sonsang-froid, s’exclamant :

– Faut le retirer. Déshabillons-nous eton fera la chaîne.

– Il est trop loin ! troploin ! Mon Dieu, mon Dieu ! pleurait Tintin.

– Nos ficelles, nos ficelles ?reprit Grangibus en tapant sur ses poches. Vite, vite !

Et, prestement doublées, les ficelles quidevaient servir, l’heure d’avant, à ligoter les voleurs, furentnouées bout à bout en un clin d’œil.

On jeta ce lien à Lebrac qui le manqua à deuxreprises, puis réussit enfin à en saisir l’extrémité :

– Tiens bon ! lui cria-t-on.

Et les cinq camarades, faisant la chaîne ens’empoignant par le milieu du corps, tirèrent sur Grangibus quiavait enroulé la cordelette autour de son bras.

Lebrac fut décollé de la vase et fit un grandpas vers la rive, quand la ficelle cassa net et il se mit àenfoncer de nouveau sans songer, hypnotisé par on ne sait quoi, àavancer vers le bord. Le danger renaissait.

– La perche, une perche, reprit Grangibusqui ne perdait plus le nord.

Camus, parmi celles qu’on avait arrachées àune clôture voisine, choisit la plus longue et la plus solide et onla tendit à l’enlizé, dont les yeux ronds semblaient vouloir sortirdes orbites.

Il s’y agrippa désespérément et les cinqsauveteurs, se cramponnant comme ils pouvaient à l’autre bout,amenèrent enfin, à plat ventre, au rivage le malheureux pêcheur degrenouilles.

On découvrit alors la raison pour laquelle ilétait resté si bêtement en panne, lui, le débrouillard, quand laficelle avait cassé.

Son pantalon dans l’aventure s’étaitdéboutonné et, ayant glissé au bas de ses jambes, il n’avaitd’autre ressource pour ne pas s’en séparer à jamais que de croiserses pieds ou d’écarter les pattes ainsi que la rainetteelle-même.

Ce fut dans cette posture batracienne qu’ilaborda.

– C’te veine ! s’exclama-t-il entouchant terre. Si j’l’avais laissé là-dedans, qu’est-ce quej’aurais pris en rentrant chez nous !

– J’vais te redonner cinq billes, fitBoulot, très ému.

– On va te le laver, mon vieux, reprirentles autres, qui, du même coup, puisant à l’aide d’une vieillecasserole trouvée fort à propos, lessivèrent à grande eau lerescapé.

Et pendant que le pantalon séchait au soleilsur la haie, Lebrac faisait, en crachant par terre, jurer à sesamis que pas un d’entre eux ne parlerait de l’affaire auvillage.

– Comme ça, conclut-il, je ne recevraiqu’une simple pile !

La traque aux nids

Yavait Michaud, y avait Langlois,

Yavait Landouillard…

Comme dans la chanson, nous étions sept ;c’est-à-dire, non, ne dramatisons rien et restons sincère, nousn’étions que six : Lebrac, Camus, Gambette, Tintin, Grangibuset La Crique.

Vétérans chevronnés de la guerre des boutons,grands maraudeurs de pommes et abatteurs de noix, tous, garnementsde dix à douze ans, nous avions ce printemps-là reformé notreassociation de bandits grimpeurs, pillards aériens et détrousseursde nids. Pour le partage, ainsi qu’on le verra, nous étionstoujours un de trop, sinon deux ; pour la besogne, lacriminelle besogne, nous étions de trop tous les six.

Ce n’était point pourtant aux petits oiseauxque nous en voulions, sauf Camus qui avait conservé un goût trèsvif pour les bouvreuils, prédilection qui lui avait d’ailleurs valuson nom : un bouvreuil, là-bas, s’appelant un camus. Donc, lespinsons, chardonnerets, linots, serins, fauvettes et mésangespouvaient bâtir en paix, pondre, couver et faire éclore sans hâteavec nous ; c’était dans le grand que nous donnions et par lesbois que se perpétraient nos rapts et nos meurtres.

Nous traquions les jeunes merles pour leurapprendre à siffler, les geais pour leur apprendre à parler, lescorbeaux pour leur apprendre à se saouler, les pies pour leurapprendre à chaparder et les grives pour rien, pour l’égalitédevant le malheur sans doute.

Or la tactique et les règles de notreassociation étaient les suivantes :

Nous entrions en forêt à un endroit déterminéet, à nous six, nous battions en tous sens un espace donné,habituellement le grand rectangle compris entre une tranchéesommière et deux tranchées transversales, plus ou moins selon lebois et le temps dont nous disposions.

Dès que l’un des traqueurs apercevait un nid,il l’annonçait aux autres en criant de tous ses poumons :Preu ! Immédiatement on entendait : seu ! puistrois ! quat’ ! cinq ! et enfin, comme un grognementgrave, der !

Ces diverses exclamations affirmaient que lepreu ou premier, celui qui avait trouvé le nid, avait le droit dechoisir parmi les oisillons celui qui lui semblerait le plusbeau ; le seu ou second venait immédiatement après, puis letroisième et ainsi de suite.

Comme il était assez rare que le nid contîntplus de cinq petits, le der ou dernier « se bombait »généralement. Selon les lois de l’expérience et d’une sageapproximation, les trois premiers étaient sûrs, le quatrième avaitde fortes chances et pouvait espérer, quant au cinquième sesespérances se trouvaient considérablement amoindries. On pouvaitd’ailleurs échanger son numéro comme on vend un billet de loterieet, quand tous étaient réunis au pied de l’arbre, avant la montée,on troquait, on marchandait, on vendait :

– Je te passe ma place contre la tienne,proposait habituellement le quatre au cinq.

– Allez !

– Seulement, tu me donneras quat’ billeset une agate !

– Quatre billes et une agate ! ben,mon cochon, t’en as du culot ; j’te donne deux billes et uneblanche, voilà. J’sais pas ce qu’y a dans c’nid : on n’a passeulement vu la mère. S’il était coucouté ?

– Ou s’il est parti, appuyait uncopain !

– Voui, mais s’il y a quatre beaux petitsbien drus, qui c’est qui sera le c… s’il n’a pas fait lemarché ?

– Et s’il n’y en a que trois ?

– Veux-tu pour quat’ billes ?

– Non, deux !

– Eh bien ! garde ton numéro cinq ettu te taperas, tu n’es rien qu’un rapia !

– C’est toi que tu n’en es qu’un etpuisque c’est comme ça, je voudrais que l’nid soille plein dem… !

– Salaud !

Les discussions n’allaient généralement pasplus loin ; une fois les combinaisons faites, les marchésconsacrés en tapant dans la main, celui dont le tour était venu,« montait le nid » et annonçait. S’il était prêt on leprenait ; s’il ne l’était pas, on attendait, mais il n’y avaitplus à revenir sur ce qui avait été réglé.

On ne sut jamais ce que Lebrac faisait de sesoiseaux. Gambette et Camus les revendaient à des amateurs ; LaCrique à qui son père avait formellement interdit ce genre dechasse et Tintin qui était dans le même cas troquaientrégulièrement leurs parts de prise avec Grangibus qui, au moulin oùil avait en abondance des graines et des farines ainsi que descages, se livrait avec rage à l’élevage de ses captifs.

Pourtant, Grangibus n’avait pas deveine : beaucoup de ses oisillons, privés des soins maternels,périssaient ; un corbeau déjà dressé et comment (il buvait duvin), avait jugé bon néanmoins de renoncer aux bienfaits de lacivilisation et de reprendre la clé des bois ; une pie, malgréses ailes à demi-rognées, avait agi de même ; un merle quisifflait la Marseillaise : « Aux armes,citoyens ! » était mort, sans doute d’une fièvrepatriotique ; enfin un geai qui donnait les plus bellesespérances – « il bouffait, mon ami, comme un cochon » –bouffa si bien qu’un jour il avala, avec la bouillie de maïs quelui tendait Grangibus, la petite palette en bois qui lui servait defourchette et s’étrangla, comme de juste.

Ces accidents ne désespéraient point l’éleveurqui avec de nouveaux sujets, faisait de nouveaux essais et mettait,au jour le jour, les camarades au courant des progrès réalisés parses pensionnaires.

Ses récits éblouirent Tintin qui se résolut,malgré le veto familial, à dresser lui aussi, merles et geais.

Il eut moins de veine encore queGrangibus.

Le premier soir comme il se ramenait à lamaison avec deux geais et un merle, son père lui tomba dessus et,pour lui apprendre l’obéissance et le respect des nids, l’obligea àtordre le cou à ses malheureuses victimes qui tournaient déjà del’œil, à les plumer, à les vider, à les barder de lard, à les cuirelui-même et à les manger pour son souper.

D’écœurement, de dégoût et d’indigestion,Tintin vomit tripes et boyaux et faillit en crever pendant lanuit.

Le lendemain, il déclara qu’il quittaitl’association.

Camus le suivit bientôt et elle futdéfinitivement dissoute, voici dans quelles mémorablescirconstances :

À une heure moins cinq minutes, un beau jour,Lebrac découvrit sur un peuplier, au bord d’une source, un nid depies et cria : preu ! Camus arriva bon dernier.

Depuis longtemps, pourtant, il désirait uneagace. C’était le temps où celle de Grangibus commençait à chiperles petites cuillers.

Compter sur un cinquième oisillon étaithasardeux ! L’heure de la classe arrivant, on décida que lenid ne serait monté qu’à quatre heures et l’on vint à l’école.

Camus, de même que Trochu, avait son plan.

Personne ne le remarqua lorsque, au nom de samère et pour on ne sait quelle fabuleuse commission, il demanda aumaître la permission de sortir à quatre heures moins un quart et,le moment venu, il réussit à s’éclipser sans être vu.

Quand la sortie s’effectua, les camaradesfurent bien étonnés de ne pas le voir. La Crique, pris d’unsoupçon, communiqua son idée aux associés et tous, craignantd’avoir été roulés par le gaillard, filèrent ventre à terre, dansla direction du peuplier où était le nid.

Ils arrivèrent.

Camus, au pied de l’arbre, gisait couché surle dos, tout pâle, les yeux clos. Nul doute qu’il n’était monté àl’arbre et avait dégringolé. D’oiseaux, il n’en avait point entresa chemise et sa peau, dans « ses estomacs » comme ondisait ; mais le nid vide était à côté de lui et, au fond desa poche, un œuf d’agace, pourri, cassé qui poissait la doublure etempestait.

– Bon Dieu ! il est peut-êtretué !

La Crique tâta le cœur qui battait encorelentement.

– Non, affirma-t-il !

On se mit à frictionner vigoureusement leblessé ; on lui versa de l’eau froide sur la figure etGambette, ayant gardé dans son bissac un peu de vin qui lui restaitde son déjeuner, approcha le goulot de sa petite bouteille deslèvres de Camus qui ouvrit enfin les yeux.

D’un œil ahuri il regarda les copains, puis sesouvint sans doute, porta les mains à son derrière qui lui cuisaitet se tâta les côtes en faisant la grimace :

– Ben, m… ! affirma-t-il en guise deremerciement, j’y irai pus aux nids !

Voyant qu’il en était quitte pour la peur, lesquatre associés qu’il avait voulu flouer l’attrapèrentvéhémentement :

– Ça t’apprendra, bougre decochon !

– C’est bien fait, tu l’as pasvolé !

– Tu recommenceras, salebarboteur !

– C’est le bon Dieu qui t’apuni !

Devant ce débordement d’injures, Camus, malgréson ahurissement, éprouva tout de même le besoin de se rebiffer et,tout en se frottant les fesses, il crâna, menaçant etblasphématoire :

– Si que la branche aurait été solide, jem’en foutrerais pas mal de vot’ bon Dieu !

Deux veinards

Ce n’était point sans raisons, ni même pour demauvais prétextes que les gamins de Longeverne tenaient ensuspicion les deux Grangers, ainsi surnommés parce qu’ilshabitaient, à quelque cinq cents mètres du village, une belle etvaste maison de ferme, fort bien installée et que l’on appelait,selon la coutume du pays comtois, la Grange.

Les deux Grangers ne portaient point deblouses comme les autres gosses ; ils étaient, en toutesaison, chaussés, non de brodequins à gros clous, mais de souliersà bouts pointus, ce qui faisait dire à Camus qu’ils mettaient tousles jours leurs « croquenots » du dimanche ; ilsavaient des casquettes à visière de cuir et à galon d’or, comme lescollégiens ou les « séminards », et suivaient la mode enarborant des pantalons courts avec, en été, des chaussetteslaissant à nu leurs mollets, ce qui ne se faisait pas à lacampagne.

Mais ce n’était point précisément pour celaqu’on les avait à l’œil : pas plus au village qu’en ville,s’il y contribue comme de juste, l’habit ne fait le moine.

Ce qui les rendait « indésirables »,si l’on peut dire, aux regards de leurs condisciples, c’étaient lesprévenances particulières dont les entouraient, à l’école, lemaître, et, à l’église, le curé.

Leur père, le Granger, gros cultivateur,mi-paysan, moitié monsieur ayant, comme on dit, du foin dans sesbottes, était bien avec toutes les grosses légumes du canton etrecevait assez fréquemment les deux personnages municipauxsusnommés, avec qui il aimait à bavarder et faire la partie, ledimanche.

Et dans le petit monde des gosses, on sedemandait pourquoi ces deux honorables (sans doute) et puissants (ôcombien !) directeurs de consciences enfantines se trouvaienttoujours si vite et si bien renseignés sur tous les délits,frasques et tours, commis ou projetés par leurs jeunes et bruyantstributaires.

La Crique, assez sagement, avait induit que çadevait venir de la Grange ; mais, comme on n’avait jamais euen mains de preuves palpables, on ne pouvait bannir des jeuxquotidiens, ni mettre en quarantaine les deux traîtres présumés,car on aurait pu s’exposer à une sévère, sinon juste, punition dumaître.

Ceux-ci, d’ailleurs, un peu hautains etdédaigneux, affectaient souvent de regarder comme indignes d’euxles amusements habituels des gosses. La vérité est qu’en tout ilsauraient voulu dominer, être les premiers, être chefs, et que niLebrac, ni Camus, forts du sentiment populaire qui les avaientportés à ces dignités, n’avaient l’intention de leur céder cespostes d’ailleurs tenus par eux avec une majesté en tout digne del’investiture dont ils avaient été revêtus.

Les Grangers avaient encore contre eux ceciqu’en un grand nombre de circonstances ils semblaient favorisés parune chance qui était au moins insolente pour les camarades.

Quand il se trouvait, par hasard, qu’und’entre eux fût compromis, en classe, dans une affaire debavardage, discussion ou jeu défendu, il arrivait toujours, prenantun air de sainte-nitouche, à s’en tirer sain et sauf, tandis queles copains, eux, ne manquaient pas d’écoper pour lui.

– C’est des veinards ! disait avecune amertume dégoûtée, Tintin, de l’air dont il eût dit :C’est des salauds !

Cette veine était réelle, et lorsque l’entraind’une partie et la joie contagieuse des joueurs les poussaient à semêler aux groupes, ce qu’on ne leur demandait jamais, ilséchappaient presque toujours aux coups sournois qui leur étaientdestinés.

Encore dans la dernière bataille à coups deboules de neige, lorsqu’ils se furent joints à la bande à Camus etque Tintin, avec sept ou huit autres, s’apprêtait « à leurpaumer la gueule », ils n’avaient reçu que quelquesinoffensifs projectiles et on ne put jamais obtenir le corps àcorps qui eût permis de les frotter et laver comme on le souhaitaitsi ardemment.

On avait bien pensé quelquefois à leurchercher noise et à les contraindre au combat individuel. Mais ilsne se séparaient pas, et, dès que l’un d’eux se trouvait être auxprises avec un adversaire, l’autre, sous le spécieux prétexte queles autorités ne toléraient pas de batailles, filait immédiatement,et selon le cas, prévenir l’instituteur, le curé, le gardechampêtre ou toute autre puissance dont l’intervention, toujoursredoutable, se manifestait par l’écopage du champion de la justiceenfantine envers et malgré les témoignages unanimes descamarades.

Les parents eux-mêmes prenaient fait et causecontre leurs rejetons, ne voulant point mécontenter le Granger, unhomme serviable qui, lorsqu’on avait pour une huitaine ou unequinzaine de jours, besoin d’un billet de cent francs vousl’avançait généreusement, sans intérêts, mais vous demandaitbonnement en échange et quand on n’y pensait plus, en pleins foinsou en pleine moisson un petit charroi qui, vu le temps, valait biensept ou huit francs et qu’on n’osait guère lui refuser.

Cette fois cependant la mesure était comble etLebrac l’avait dit.

On était en plein hiver, un bel hiverjusqu’alors : sec et froid. Il avait fortement neigé dès ledébut de décembre, et il y avait eu de magnifiques batailles àcoups de boules de neige, au cours desquelles, malheureusement, onn’avait pu laver la figure aux deux Grangers ; par contre,quelques carreaux cassés ayant fait interdire ce sport dangereux,on avait établi, dans toutes les rues en pente avoisinant l’école,de superbes glissades.

Il y en avait pour toutes les heures dujour : des grandes pour avant et après la classe, des petitespour les récréations. Mais la plus belle était celle de devant lacour où, selon une coutume immémoriale, on allait« luger » à toutes les sorties. Elle avait étéparticulièrement soignée. Le grand Lebrac l’avait commencéelui-même en nivelant la neige avec ses sabots sans clous et toutplats, et les autres l’imitant, ils avaient peu à peu frayé unsillage de neige d’abord, de glace ensuite, qui avait biencinquante mètres de long. Cette glace fondait un tantinet à midimais regelait le soir, et, chaque matin, on commençait par larepolir avec amour. Qu’elle était belle ! Lisse comme unmiroir et plus glissante cent fois que les parquets de la cure oùl’on piquait des têtes quand on n’enlevait pas ses sabots.

Dès que les rangs étaient rompus, tous, aupetit bonheur, prenaient place derrière les chefs qui se lançaientà tour de rôle les premiers, attrapaient la piste et filaient lelong de la pente, tantôt debout, tantôt pliés, tantôt accroupis,avec une rapidité de flèche.

De temps en temps, un des glisseurs perdaitbien l’équilibre, culbutait et tous ceux qui suivaient prenaient labûche derrière lui, roulant l’un sur l’autre parmi la neige finequi vous glaçait les doigts et vous fichait l’onglée. Honnis ceuxqui auraient pleuré ! On se secouait, on riait, et onrecommençait.

Les deux Grangers se glissaient aussi, mais decrainte qu’on leur tombât dessus, ils ne partaient que lesderniers.

Ce jour-là, au coup de sifflet du maître pourla rentrée, Lebrac qui, malgré les ordres, venait de se lancer unedernière fois au risque de la retenue sentit que ses sabotsenrayaient malgré lui et pirouetta le nez le premier àmi-chemin.

Plus ému du motif de sa chute que de la bûcheelle-même, avant de se mettre en rang, il remonta un peu pour voirce qu’il y avait.

Il vit ! De gros clous, des sortes degrappes avaient rayé et entamé profondément la surface lisse de laglissade.

– Quel était le salaud qui, avec detelles chaussures aux pieds, avait osé glisser ?

Cette question le préoccupa tout le reste del’après-midi. Il n’en parla point, mais à quatre heures, dès que lasortie fut opérée et que les Grangers qui, en hiver, nes’attardaient jamais, furent partis, tous les camarades étantplacés derrière lui pour une ultime tournée, il quitta le premierrang et passa une rigoureuse et sévère revue de pieds. Tous, l’unaprès l’autre, durent lui exhiber le dessous de leurs semelles etils le firent, les uns de bonne grâce, les autres furieux de cequ’on osât les soupçonner d’un crime aussi noir.

Sa visite terminée, Lebrac dut convenir quepas un de ceux qui étaient devant lui n’était coupable. Il les menavisiter les endroits atteints auxquels on résolut de porter surl’heure un prompt remède : avec de la neige fraîche que l’oncompressa, piétina, tassa et fit fondre pour la faire regeler, celaredevint glace ou à peu près, mais cela ne désignait point lecoupable.

– Je parierais, fit La Crique, que c’estun des Grangers. Immédiatement, en effet, on se souvint que l’aînédes deux frères s’était glissé une fois, juste avant Lebrac,parbleu, et il y eut dans toute la bande une immense clameur deréprobation, de colère et de vengeance.

– Il faut leur défendre de se reglisser,demain !

– Penses-tu qu’ils t’écouteront :ils iront se plaindre qu’on ne les laisse pas jouer et c’est nousqu’on punira.

– C’est trop vache, pourtant, d’éreinternos glissades.

– Faut leur fout’ une danse, exigeaCamus. J’en ai assez, moi, à la fin, de leurs sales g…, j’veux leurz-i beugner, na !

– Tu seras puni et on n’y gagnerarien.

– Non, voici ce qu’il faut faire, proposaLa Crique : Ils se lancent toujours les derniers« pasqu’ils » ont peur qu’on les fasse tomber. Eh bien,on va rester trois ou quatre au-dessus : Camus, moi et deux outrois autres en disant qu’on ne veut pas luger et quand ilsverront, au bout de deux ou trois fois qu’on ne va vraiment pas,ils veulent bien se lancer.

» Alors Camus partira de toutes sesforces, les rattrapera et les flanquera par terre ; nous, onarrivera par derrière pour l’aider ; vous autres, vousremonterez vite pour nous retomber encore dessus et quand on seratous en paquet et qu’ils seront pris dans le tas on leur en foutrapour leur apprendre et on leur fera bouffer de la neige plus qu’àleur saoul.

» Ça y est ti ?

– Ça y est !

Et tout le soir, certaine de sa revancheprochaine, la petite troupe, dans l’air tiédissant, s’amusafollement, doublement heureuse du plaisir présent et de la rosséevengeresse du lendemain.

On se sépara toutes dispositions prises. Ceserait dès le matin, à huit heures moins le quart. Personne nemanquerait à l’appel.

L’on fut se coucher, plein d’espérance.

Mais il est écrit qu’il ne faut jamais se fierà l’avenir, ni compter sur le lendemain. Quand ils furent habillés,au petit jour, l’aurore suivante, les gars de Longeverneconstatèrent avec amertume et désolation qu’il faisait trop doux etqu’il pleuvait à verse.

C’était le dégel, le sinistre dégel, avec quil’on n’avait point tablé. Et devant ce qui avait été la belleglissade, songeant au plaisir perdu et à la raclée justicière,renvoyée encore aux calendes, devant les copains qui faisaient un« blair » de six pieds, Tintin grogna, rageur etamer :

– Vous croyez qu’ils ne sont pasveinards, ces cochons-là !

La vengeance du père Jourgeot

Par un entrebâillement de rideaux, un rayon desoleil planta dans la pièce sa lance d’or, et son éclat, entourantcomme d’un trait lumineux les masses confuses des meublesgrossiers, sembla transformer la chambre du poêle du pèreJourgeot.

L’atmosphère était chaude et pesante. Desracines coupées et des feuilles de betteraves, bouillant dans unemarmite sur le feu, mêlaient leur parfum âcre à l’odeur de renferméqui semblait stagner dans les encoignures. Les vitres embuéesmettaient une doublure de mousseline à la translucidité des rideauxde cretonne blanchissant avec la lumière levante. On n’entendaitque le roulement monotone de l’eau heurtant à petits coupssemi-métalliques le couvercle en fonte de la marmite et lebattement régulier de la vieille horloge comtoise dont l’énormelentille de cuivre s’avivait avec le flot de soleil qui déferlaiten chatoyant.

Silencieusement, repoussant d’une main ridéeet d’un bras osseux les rideaux sombres aux plis épais quientouraient la tête du lit et mettaient entre les choses et sesyeux leur tenture ténébreuse, le vieux s’étira et bâilla.

D’un coup d’œil machinal il interrogea lecadran : six heures ; c’était le moment. Sa femme, elle,était déjà levée. Jeune et alerte, tous les matins avant le leverdu soleil elle sortait des draps et, pendant que son époux reposaitencore, elle vaquait silencieusement aux premiers soins de lamaison de ferme, c’est-à-dire allumait le feu, préparait le lécherdes bêtes et trayait ses vaches.

Dans la tiède torpeur du réveil le pèreJourgeot savoura ce délicieux engourdissement qui est comme laprise de conscience des bons sommeils réparateurs et des nuitstranquilles ; puis, bien réveillé, il goûta la sérénité deceux qui voient avec confiance les jours se suivre, assuré qu’ilétait d’une matinée sans souci et d’un avenir sans nuages.

Sa Julie ? Quelle brave femme, et quevaillante à la besogne ! C’était elle qui assumait dans lamaison les travaux de l’homme que sa vieillesse lui eût rendusdifficiles. Combien de ménagères auraient, d’elles-mêmes, priscette initiative généreuse ! Il en sourit dans sa barbe et,une fois de plus, se félicita de sa chance.

Avait-il assez hésité ! Avait-il étéassez bête ! Quand on arrive à un certain âge, c’estextraordinaire comme on devient méfiant et ridicule. Ainsipensait-il en s’étirant de nouveau voluptueusement.

C’est que vert encore à l’âge de soixante-dixans, le père Jourgeot s’était longuement tâté le pouls avant de sedécider à régulariser avec sa bonne la situation deservante-maîtresse qu’elle occupait dans la maison depuis quatre oucinq ans déjà.

Un beau jour, cependant, des symptômescaractéristiques d’un état nouveau, vomissements, vertiges etautres signes précurseurs d’un héritier prochain et d’un scandalequi ne l’était pas moins l’avaient contraint à se décider.

– Après tout, pensait-il, la Julie étaitune bonne ouvrière et, en l’épousant, il serait quitte de lui payerses gages. Qu’importait, au fond, qu’après sa mort son bien allât àelle plutôt qu’à des petits-cousins dont il se fichait comme de sapremière culotte ! Mais tout de même, procréer à son âge luiparaissait louche et, bien qu’un tel résultat flattât sa vanité devieux coq, la crainte d’avoir été aidé dans cette œuvre par descollaborateurs bénévoles autant qu’inconnus le retenait hésitant aubord du fossé conjugal.

Cette attitude philosophique ne faisait pointl’affaire de la Julie qui, pincée, voulait au moins tirer del’aventure tout le profit possible.

Quelques scènes habilement espacées, pleurs etgrincements de dents, amenèrent l’hésitant Jourgeot plus prèsencore de la culbute et, en désespoir de cause, il s’en fut confierses appréhensions à son conscrit, le grand Louis, et demander à sonamitié éclairée un avis fortement motivé ainsi qu’il les donnaittoujours.

Pour la première fois, peut-être, le grandLouis fut hésitant :

– Voyons, qu’est-ce que tu en penses… àsoixante-huit ans ? interrogeait Jourgeot.

– Tu sens bien ce que tu peux faire,répliquait le camarade.

– Oui, bien sûr, évidemment que… pour cequi est de la chose… mais enfin je croyais qu’à mon âge… ça nevalait plus rien.

– Heum ! Ça dépend ! Ça dépenddes femmes ! Peut-être bien qu’oui et peut-être que non !Ça se peut comme ça ne se peut pas ! On a vu des choses plusdrôles !

– Pour sûr, approuvait Jourgeot. Dire quej’aurais été si tranquille sans cette sacrée histoire.

Le grand Louis reprit le crachoir et, deuxheures durant, sa vaste érudition et sa prodigieuse mémoire tinrentl’ami Jourgeot sous le charme de récits étonnants etcontradictoires où l’on voyait tantôt des vieillards solides –comme Jourgeot – devenir pères de fort beaux enfants ; tantôtces mêmes vieillards, ou d’autres qui leur ressemblaient comme desfrères, endosser de la meilleure foi du monde des paternitésimputables à de mystérieux jouvenceaux, aussi discrets queserviables. La vérité ne se dévoilait que trop tard.

À la suite de ces discours, Jourgeot rentrachez lui aux trois quarts abruti et plus que jamais perplexe.

Bref, se trouvant dans le même embarras quePanurge et n’ayant pas comme ce dernier la ressource de pouvoir, enla soixante et huitième année de son âge, entreprendre un voyage decircumnavigation pour aller consulter l’oracle de la divebouteille, comme sa servante d’autre part devenait de plus en plusimpérative et pressante, il lui déclara le lendemain matin qu’il laconduirait devant le maire et devant le curé, se disant à lui-même,en manière de consolation, que, s’il était dans son destin dedevenir cocu, il le serait certainement moins longtemps que s’ilavait suivi l’exemple de ses anciens camarades et s’était comme cesderniers marié vers la trentaine.

Tout s’était passé le plus normalement dumonde. Comme il avait suffisamment payé à boire aux jeunes gens, onne lui avait point fait le charivari ainsi qu’il est coutume defaire aux vieux birbes qui prennent des femmes de beaucoup moinsâgées qu’eux. L’héritier ensuite était venu, malingre et chétif, etn’avait point tardé à renoncer aux plaisirs incertains de ce mondepour rentrer dans celui d’où il venait. Puis, les jours avaientcoulé et, dans la maison, la Julie, devenue maîtresse pour de bon,avait pris les rênes du ménage, travaillant dur comme devant etsoignant avec zèle son époux dans la certitude que la peine qu’elleprenait alors lui serait largement comptée lorsque le vieux auraitatteint le bout de son rouleau.

Somme toute, dans l’aventure, le père Jourgeotn’avait pas fait, en épousant sa maîtresse, un marché dedupe ; il s’était déchargé de bien des soucis et s’étaitpréparé une vieillesse heureuse et tranquille dont il commençait àsavourer les joies.

Depuis que le rejeton était mort, il nedoutait plus le moins du monde qu’il n’en avait été le véritablepère et, bien rassuré sur les sentiments de fidélité de saconjointe, dormait sur les deux oreilles.

D’un coup de pied, il rejeta la couverture ets’apprêta à descendre de sa couche, quand le pas de sa femme,passant de l’écurie à la cuisine, l’immobilisa un instant, assis,les jambes pendantes au-dessus de la peau de blaireau qui leurservait de descente de lit.

Son ouïe, très fine ainsi que la conserventcertains vieillards, lui laissa percevoir, à l’instant même où laJulie pénétrait dans la cuisine, le bruit particulier, sorte degrincement aigu que produisait toujours, quand on l’ouvrait ouqu’on la fermait, la porte mal graissée de l’étable.

– Elle l’avait probablement entr’ouverte,afin de voir plus clair, pensa-t-il et c’est le vent qui l’aurarefermée.

– Tu es déjà debout, s’écria la Julie enparaissant sur le seuil de la chambre.

– Oui, répondit-il, simplement ;puis, interrogeant à son tour : tu as donc fini de traire lesvaches ?

– Je termine à la minute, précisa-t-elleet je ne me suis pas amusée.

– Quel temps fait-il ? s’enquitJourgeot.

– Je crois qu’il fera beau, mais je n’ensuis pas trop sûre, car je n’ai pas encore eu le temps de mettre lenez dehors.

Jourgeot, qui allait faire remarquer qu’ilserait bon tout de même de graisser un peu les gonds de la ported’écurie, sentit, à cette réplique, un soupçon lui traverserl’esprit. Il se tut, gardant pour lui sa réflexion, se disant quetout cela lui semblait assez bizarre et que non, sûrement non, ilne s’était pas trompé.

Avant tout, il était prudent de voir et, sansrien changer à ses habitudes, s’étant vêtu lentement, il sortitdans la cour où il constata qu’il faisait un temps superbe et pasun brin de vent.

Plus intrigué que jamais il rentra à lacuisine et, pour aller visiter les bêtes, passa sans délai àl’écurie. Les bœufs et les vaches se portaient bien, mais ilremarqua que la porte de dehors n’était fermée qu’au loquet alorsque, la veille au soir, il était sûr d’avoir poussé le verrou.

– Elle avait donc été ouverte.

Oui, elle l’avait été certainement, car siretirer un verrou est un acte machinal que sa femme avait puaccomplir sans s’en apercevoir, comment expliquer que le bruit defermeture entendu distinctement par lui ait pu coïncider avec larentrée de sa conjointe dans la cuisine.

– Tout cela est louche, conclut le pèreJourgeot, et m’est avis qu’il faut ouvrir l’œil, et le bon.

Les histoires du grand Louis lui revinrent àl’esprit et il se prit à envisager, non sans ennui, l’embêtementqu’il y aurait à se trouver dans l’un de ces cas si pénibles et siridicules, prévus et exposés naguère par son ami.

– Le mieux d’abord, pensa-t-il, pour nepas donner l’éveil, est de continuer comme devant.

Et rien en effet dans son langage, pas plusque dans ses silences ni dans son attitude, ne décela à sabourgeoise qu’il avait les sens aux aguets et faisait bonnegarde.

Quelques jours se passèrent, pas beaucoup, unepetite semaine à peine, et le père Jourgeot fut édifié. Fallait-ilqu’il eût les yeux bouchés, et l’entendement épais ! Ah oui,qu’il y était, et comment !

Les bottes de paille de l’écurie, le tas defoin de la grange, l’établi de la chambre du fond, la haie vive duverger, la pile de fagots de la remise, le coin de la table de lacuisine, le canapé de la chambre du poêle et son lit, son proprelit même en auraient pu conter de belles si les choses pouvaientrévéler les scènes dont elles ont été les impassibles témoins etles complices inconscients.

Et maintenant qu’il savait, qu’il ne pouvaitplus douter de son infortune conjugale, qu’il avait pu de sespropres yeux, et à maintes reprises, constater le fait et examinerà loisir l’attitude des coupables, maintenant, oui, il comprenait,il s’expliquait le sens de certains mots étranges jetés commenégligemment par les voisins dans la conversation, de certainsgestes particuliers auxquels il n’avait point songé à attribuer unsens symboliste occulte et qui, à cette heure amère où la véritéretirait ses voiles un à un, revêtaient à ses yeux dessillés et àses oreilles débouchées la valeur d’accusations et de témoignagesplus que probants.

Comme toujours, en pareil cas, il avait été ledernier à s’apercevoir de la chose.

Ce vaurien de Mablot, ce dégoûtant, cesaligaud ! Et lui qui le tenait en si haute estime, lui quiavait tant chanté ses louanges !

– Un bon ouvrier ! et c’est si rareà trouver par le temps qui court !

Ah oui ! tout s’expliquait. Bien sûr, legaillard n’y regardait pas à un coup de main, il ne boudait pas àla besogne et durant toute la saison des foins et le cours desmoissons, il l’avait servi comme jamais de sa vie paysan ne l’avaitété.

Levé d’aussi bonne heure qu’on lui demandait,travaillant aussi tard qu’on le désirait, pas gourmand sur lanourriture ni délicat quant à la boisson, il avait fourni untravail de cheval, et pour trois francs par jour seulement.

Le salaud ! Il se payait d’un autre côté…sur la bête, comme on dit là-bas, sans compter les repas, lespetits gueuletons intimes où lui, le vieux, n’était sûrement pasconvié. Son tonneau, en effet, il s’en apercevait à présent, avaitfilé bien vite et il lui semblait que les saucisses et les morceauxde salé disparaissaient de la cheminée avec une rapidité quin’était guère jusqu’alors explicable.

Comment n’avait-il pas eu idée de ça, lui, levieux célibataire roublard, initié de longue date à toutes cespratiques, car enfin, ces tours-là, il les connaissait bien pourles avoir longuement pratiqués au temps de sa jeunesse, et mêmeplus tard encore.

Depuis quand ce commerce-là durait-il ?Depuis les foins assurément, cela c’était indubitable, mais quisait si auparavant déjà, il n’y avait pas quelque chose. Pourquoil’autre avait-il si facilement accepté ses offres ? Peut-êtrequ’avant le mariage il pinçait déjà en cachette la Julie. Alorstout ce manège, toute cette comédie, ne visait qu’à lui faireendosser, à lui le patron bonne poire, la paternité du moutard. Bonsang de bon sang ! n’allait-on pas aussi, un de ces quatrematins, lui servir un bouillon d’onze heures et l’envoyer brouterles pissenlits par la racine entre les quatre murs de l’enclos desmorts !

Ah ! mais non, cela ne se passerait pascomme ça ! Une colère sourde et terrible, qu’il tentaitvainement de refréner, l’envahit et le domina. Se venger, lestuer ! La violence naturelle à son tempérament sanguin luidicta les pires conseils.

Agir, agir sans retard. Quelques jourscependant passèrent au cours desquels il observa sa femme de l’œildu fauve guettant sa proie. Elle le trompait, oui, bien sûr, ellecontinuait : mais rien pourtant ne décelait chez elle lesombre calcul auquel il avait pensé.

La colère de Jourgeot ne diminua point pourautant ; la pensée surtout qu’il avait été roulé et la riséedu pays lui était insupportable ; aussi rumina-t-il savengeance, car il ne voulait pas une vengeance stupide, il voulaitquelque chose de propre et de neuf, qui n’eût l’air de rien, maisqui établît quand même aux yeux de tous qu’il n’était pasl’imbécile qu’on avait supposé, qu’il n’était pas dupe et qu’il nel’avait jamais été. Car, plus encore que dans son cœur, le vieuxsouffrait dans son amour-propre et dans son orgueil.

Ah ! si l’autre avait étémarié !

Tous les matins ou presque, les deux complicesse rejoignaient à l’écurie. Les surprendre était jeu d’enfant.

Deux jours après, sautant du lit quelquesminutes après le départ de sa femme et sans faire crier les portes,son fusil à la main, il arrivait au seuil de l’étable. La pénombrele dissimulait, la rumeur sourde des vaches qui ruminaient dominaitle bruit de sa respiration précipitée ; derrière la croupemassive d’un de ses grands bœufs de labour, il s’agenouilla etattendit.

La Julie, lui tournant le dos, était en trainde traire et, du pis qu’elle pressait en cadence, le lait tombaitdans le chaudron de fer battu avec un roulement semi-argentin detambour.

Son attente ne fut pas longue. Une ombreglissa devant la fenêtre, et la porte qui donnait sur la cours’ouvrit brusquement pour aussitôt se refermer.

À ce bruit familier, sa femme, sanshésitation, abandonnait la vache, posait son petit banc d’un côté,son seau de l’autre, et, s’essuyant les mains à son tablier, seprécipitait les bras tendus vers l’arrivant.

Sous la moustache blonde du grand gaillard,ses lèvres goulues cherchaient la bouche voluptueuse, cependant quel’autre, sans s’attarder à des bagatelles inutiles et connaissantla valeur du temps, troussait vigoureusement les jupes.

Et ce fut sans plus tarder, parmi la paille,préparée d’avance bien sûr, la culbute amoureuse, l’éclair descuisses sans pantalon, l’étreinte farouche et brutale.

Et Jourgeot, d’un œil hagard, dilaté, le rougeau front, le sang aux tempes, voyait tout cela, un étrangepincement au cœur. Son fusil s’était levé peu à peu et il tenaitsous le double regard des canons d’acier le couple vautré dans lapaille.

Bon Dieu ! tirer dans le tas ! Fairedeux charognes de ces deux salauds qui se fichaient de lui !Il épaulait, son œil gauche se ferma, son index nerveusement pritcontact avec le froid métallique de la gâchette et puis… et puis ilvit trouble, le sang battait dans son crâne avec trop de violencetandis que, dans une vision fulgurante, il apercevait nettementtout ce qui allait suivre cet acte de justice sommaire etsauvage : les cadavres blêmes, figés dans leur pose impudique,les gendarmes, les constatations, les magistrats, la courd’assises ; sa vie privée fouillée jusques à quand, samésaventure rendue plus publique encore, prenant des proportionsénormes, défrayant la chronique des journaux, sans compter qu’ildevenait, quoi qu’on en dise et malgré ses raisons, unassassin.

– Bon Dieu de bon Dieu ! Une sueurfroide le fit chanceler sur ses jambes flageolantes comme si elleseussent été bourrées de coton.

Et cette vieillesse paisible qu’il croyaits’être réservée, ses bonnes et douces habitudes perdues, tout sonbien-être fichu, son bonheur flambé !

Le souvenir du passé le retint au bord del’abîme et l’aida à considérer les événements d’un œil moinstroublé.

Ah ! ça, il n’était plus un gosse ;il savait bien qu’il était logique qu’un tel sort fût réservé auxvieux birbes tels que lui qui prenaient des jeunes femmes !Pourquoi aurait-il échappé à la règle ? Combien dejouvencelles avait-il culbutées jadis ; combien de marisavait-il mis dans la situation où il se trouvait à l’heureactuelle ?

Le Destin aujourd’hui vengeait les maristrompés.

– Ne fais pas à autrui…, murmura-t-il.C’est juste, mais je n’aurais jamais cru que ce serait si dur àavaler.

Sur la paille, le couple étroitement serrépoussait des soupirs étouffés, puis ce fut le silence. L’homme sereleva, rajustant ses bretelles et son pantalon cependant que laJulie, assise à terre, les cuisses écartées, repiquait des épinglesdans son chignon dérangé.

– À demain, murmura-t-il en se penchantpour l’embrasser, et il disparut aussi furtivement qu’il étaitentré.

Et la femme retourna à la vache et à sonchaudron cependant que Jourgeot sans bruit quittait l’écurie et,tout frissonnant, revenait s’enfoncer sous les couvertures de sonlit.

Une houle de pensées et de sentimentscontradictoires s’agitaient dans son cerveau et bouleversaient sapoitrine ; pouvait-il se résigner, simplement ? Non, ceserait lâche et il serait plus ridicule encore qu’auparavant, carsi d’aucuns peut-être, en petit comité, le plaignaient encore, ilsne lui accorderaient plus aucune sympathie du moment qu’ilsauraient connaissance de son attitude indigne d’un homme qui a unpeu de sang rouge dans les veines.

Non, cela ne pouvait se passer ainsi et lehasard bientôt lui ménagea une magnifique occasion de revanche.

C’était cette fois à la remise, sur un lit defagots. Il avait vu l’autre passer et, sans qu’elle s’en soitdoutée, suivi sa femme à pas de loup juste assez vite pour arriverau moment précis du belutage quotidien et prévu. Il n’avait pas sonfusil et, inconsciemment, jetant un regard circulaire autour delui, chercha une arme meurtrière. Près de la porte, contre le mur,une fourche se dressait, une de ces fourches d’acier aux longuesdents puissantes et fines qui se plantent dans les gerbes de blécomme des canines de chat dans un ventre de souris.

Il la saisit. Cette fois ça y était, il lestenait. Ah ! la ficher dans les reins de Mablot et le clouercomme ça en plein déduit sur la femelle pâmée. Les embrocher raidestous les deux du même coup ! Le père Jourgeot sentit dans lesmuscles de ses bras une force herculéenne et leva le trident. Maisde nouveau la vision de la cour d’assises lui passa devant les yeuxet son bras ne se détendit point pour l’œuvre vengeresse et il eutpeur de la force étrange qui l’avait envahi.

Sur la pointe des pieds, il se retira, et lesamants ne soupçonnèrent pas le danger.

Décidément les actes violents lui étaientimpossibles à accomplir. Il fallait se venger autrement, sans enavoir l’air, sans qu’on pût le soupçonner. Il épia, et le hasardencore une fois le servit.

Cette fois, il avait trouvé. C’était toujoursau même endroit de l’étable que l’acte se perpétrait, et dans leplancher de sa grange, comme dans celui de toutes les vieillesdemeures, il y avait des trous, les plateaux pourris et enlevésn’étant pas toujours remplacés immédiatement.

Juste au-dessus de l’endroit qu’il avaitsoigneusement repéré, le père Jourgeot un beau soir enleva uneplanche, recouvrit le trou avec de la paille et disposa enéquilibre au bord de cette trappe un énorme sac contenant plus desix doubles de blé.

À l’instant même où sa femme arrivait àl’écurie le lendemain matin, lui, par un trajet détourné, montait àla grange, se postait à côté du sac et attendait.

La souricière était bien tendue ; aumoment où ils y penseraient le moins, quand les petits râles devolupté lui annonceraient l’ensemencement final, il ferait choir dequatre mètres de haut sur les reins et le derrière du mâle ce poidsformidable, par lequel il coopérerait lui aussi, à sa manière, à lafécondation de la Julie.

Comment prouver qu’il aurait fait lecoup ? L’impunité lui était acquise : il nierait ;d’ailleurs personne ne l’accuserait et si quelques-uns, au fond, sedoutaient de la chose, devant une mise en scène si bien combinée,ils ne pourraient s’empêcher de dire :

– Ce Jourgeot, hein, on ne le roule pascomme ça ! Quel vieux roublard !

Mais le moment arrivé, pas plus que les joursprécédents, il ne put se résigner à pousser le sac.

La bouillie de chair et de sang qu’il entreviten image l’épouvanta, d’autant que sa femme, la garce, lui étaitchère malgré tout. De plus, il avait fini par se convaincrequ’aucun calcul n’avait déterminé son acte ; elle se donnait àl’autre par nécessité, par besoin d’un mâle, et même, comme si elleeût senti qu’elle frustrait le vieux d’une tendresse à laquelle ilavait droit, elle cherchait à compenser la chose en l’entourantplus que jamais de soins et de prévenances.

D’ailleurs, peu à peu, malgré les terriblesrévoltes du début, Jourgeot en était arrivé à se familiariser aveccette situation et à concevoir qu’on peut tout de même vivre en…partageant. Donc, toutes rages éteintes, il acceptait la chose enattendant les événements, quitte à se venger d’autre façon le jouroù l’occasion se présenterait, car il tenait toujours à prouverqu’il n’était point dupe et à se débarrasser de Mablot en mettantles rieurs de son côté.

Ce fut pour ces raisons sans doute qu’ilaccueillit d’un air enjoué et d’une âme égale l’annonce câlinementfaite par la Julie d’une paternité future et les sourires desvoisins, les cancans des commères et jusqu’aux plaisanterieségrillardes du maire ainsi que de son secrétaire de mairie, lemaître d’école, qui le félicitaient ironiquement de saverdeur :

– Si vous allez tous les ans me donner dutravail comme ça et des inscriptions à faire au registre desnaissances, je serai obligé de demander à la commune uneaugmentation.

– Toi, mon ami, pensa Jourgeot, tout ensouriant aimablement, tu vas un petit peu trop loin, mais rira bienqui rira le dernier.

Cependant, chaque fois qu’on faisait allusionà la chose, le vieux souriait, et, dans sa figure madrée, plisséede rides, creusée de sillons, embroussaillée de poils, ses petitsyeux vifs et clignotants brillaient étrangement.

Au fur et à mesure que les jours passaient, laJulie s’arrondissait :

– Elle en met un de baluchon, disaientles commères. Pour sûr qu’elle en va faire deux. Et ce pauvreJourgeot, qui ne se doute de rien, mais là, de rien !Jésus ! qu’il y a donc des gens bêtes au monde !

Lui, aimable, souriait toujours, répondait auxplaisanteries par des plaisanteries et s’intéressait activement àla layette du petit.

Enfin, le grand jour arriva.

Au milieu d’un cercle affairé de commèresaccourues pour donner soi-disant leurs soins à l’accouchée, lasage-femme triomphante brandit un petit être rougeaud, gigotant,qui braillait d’une voix obstinée et sonore.

– Pour de la gueule, il a de la gueule,constata Jourgeot, qui entrait.

– C’est un gros garçon, annonça lasage-femme. Jésus ! comme il ressemble à son papa ! Commeil vous ressemble, Jourgeot ! s’extasia-t-elle, la bouche enchose de poule, selon la sacramentelle formule.

Et toutes les bonnes voisines de répéter avecleur meilleur sourire :

– Comme il ressemble à sonpapa !

– Oui, approuva Jourgeot, d’un airironique en se penchant sur cet amas piaillant de chair rougeâtreet mollasse ; oui, il me ressemble mieux qu’un loup !

Un silence se fit soudain, et le sourire descommères se mua en grimace. Diable ! le vieux sedoutait-il ? Mais déjà Jourgeot, souriant à son tour,s’enquérait avec sollicitude de la santé de son épouse. Les femmeséchangèrent des clins d’œil rassurés et toutes pensèrent que, selonsa coutume, il n’avait fait que plaisanter.

Malgré le froid que cette réflexion avait uninstant jeté, tout se passa quand même le mieux du monde.

– Préparez l’acte, avait dit Jourgeot aumaire, et laissez en blanc le nom des témoins : dès quej’aurai un moment, je monterai avec ceux que j’aurai choisis.

Jourgeot avait son idée. Il surveillait larue, guettant le passage de Mablot.

Au bout d’un temps plus ou moins long, qu’ilemploya à bricoler de-ci de-là par la cuisine, il aperçut enfin,discutant avec animation, son gaillard qui passait en compagnied’un voisin.

Il sortit comme par hasard juste au moment oùils arrivaient à hauteur de sa maison.

– Comme ça se trouve bien !s’exclama-t-il. J’étais justement en quête de deux bons bougrespour un petit service. Vous voulez bien me le rendre ?

– Ce ne serait pas le premier, répliquaavec un air de suffisance et en souriant malignement Mablot, et cene sera pas le dernier, espérons-le.

Son camarade sourit à son tour. L’allusionétait transparente et l’ironie de cette réponse ne lui échappaitpoint.

– Justement, convint Jourgeot, c’est pourdéclarer le gosse à la mairie. Tu peux bien mettre ta signature àcôté de la mienne… comme témoin : c’est la moindre deschoses.

– Naturellement, naturellement, acquiesçaMablot, qui ne s’attendait guère à celle-là et commençait à rirejaune.

Sans proférer d’autres paroles, tous troiss’en furent à la Maison commune, où Jourgeot fit inscrire Mablotcomme premier témoin et son camarade comme deuxième.

– L’ordre n’y fait rien, voulut rétorquerle secrétaire qui réprimait une violente envie de rire.

– Si, si, insista Jourgeot, en le fixantdroit dans les yeux ; j’y tiens.

– Fichtre ! pensa-t-il, et son envied’éclater fit place à un sourire légèrement contraint.

Ayant donné lecture de l’acte, il passa laplume au déclarant qui, d’une main ferme, en lettres énormes,inscrivit comme signature :

« JOURGEOT ET COMPAGNIE »

Ce fait, il tendit gracieusement la plume àmessire Mablot, qui la saisit entre ses doigts fébriles. Le paraphede l’autre flamboyait au milieu de la page et ce fut d’une maintremblante et mal assurée que, l’ayant lu, il aligna à côté un« Mablot » chancelant comme une démarche d’ivrogne. Et ledeuxième témoin ne fut pas moins ébahi de la chose non plus que lemaire et son secrétaire.

Cependant, bien que cela ne fût pas trèsrégulier, pas un n’osa dire un mot ni formuler une réflexion, tantle vieux avait un air goguenard et narquois.

Un silence embarrassant planait ; tousallongeaient un nez, un nez, tandis que Jourgeot, reprenant sonsourire, son bon sourire des jours précédents, les invitaitpoliment :

– Maintenant, Messieurs, que le père asûrement signé !… et les témoins aussi, je vous offrel’apéritif. Vous n’allez pas refuser : vous comprenez que cespetites choses-là ne vont plus m’arriver tous les jours ; unefois, oui ; mais deux, non : je n’y tiens pas,continuait-il en souriant toujours du côté de Mablot.

Ils furent tellement abrutis de la propositionet des termes dans lesquels elle était faite qu’ils n’osèrentrefuser et, tout le temps que dura l’absorption du pernod, Jourgeottriomphant pérora, les dévisageant chacun à son tour, avec un airde satisfaction goguenarde non dissimulée.

Eux, se creusaient la tête, souriant bêtement,le front ridé, les yeux inquiets :

– Certainement, le vieux savait ; ilsavait tout depuis longtemps, il se fichait de la chose sans douteet pendant qu’ils riaient de lui, c’était lui qui se payait leurtête. Telle fut bientôt leur conviction intime.

Le village tout entier ne tarda pas à êtreinformé de la scène ; c’était Mablot maintenant qu’onregardait en rigolant et de travers.

Ce sacré Jourgeot, il avait fait signer lepère tout de même, et tous ceux qui lui avaient naguère lancé despointes ou lâché des allusions perfides baissaient maintenant lenez ou détournaient la tête quand il passait.

Le séducteur, comprenant que cela allait maltourner pour lui, ne tenta pas de revoir la Julie et quelques joursplus tard, son baluchon sur le dos, quitta le pays pour allerchercher de l’embauche ailleurs.

– C’était un garçon qui était « biende service », affirma malicieusement Jourgeot quand un voisinlui annonça ce départ.

L’autre, gêné, détourna aussitôt laconversation.

Mais Jourgeot, tenace, insistait :

– Il pousse, mon petit gaillard, ilpousse ! Ça fera un rude lapin, m’est avis ! Il sera monbâton de vieillesse et peut-être que c’est lui qui me donnera dupain quand je serai trop vieux.

La Julie, mise au courant de tout par decomplaisantes voisines, filait doux elle aussi et, bien queJourgeot n’eût jamais devant elle fait allusion à rien, elledorlotait son homme tout autant que son gosse.

– Eh, eh ! pensait le vieux, jecrois que je n’ai pas été si bête que ça, après tout !

La vieillesse paisible et douce qu’il avaitrêvée lui ouvrait de nouveau sa perspective de jours calmes et sansnuages ; mais son triomphe ne fut vraiment complet que le jouroù le Procureur de la République flanqua au maire du pays un« poil » magistral pour avoir laissé inscrire desinsanités sur les registres de l’état civil.

« Jourgeot et compagnie ! »C’était se moquer de la loi, cela, et il fallait être stupide pourtolérer de pareilles plaisanteries. À la première irrégularité ilserait suspendu de ses fonctions, sinon révoqué tout à fait.

Le maire furieux, craignant qu’on ne le prîtdans le village pour un incapable, dégomma sur l’heure sonsecrétaire de mairie, et le lendemain il faisait signer à sonConseil municipal d’abord, à ses administrés ensuite, une pétitioncontre cet imbécile de maître d’école qu’il fallait absolument etau plus vite faire f… le camp du pays.

Un satyre

Comme l’angelus sonnait, le soleil s’étantdepuis un moment déjà mussé derrière les nuages rouges du Mont dela Bouloie, Mimile, le petit gars du père Victor, qui gardait sesbêtes dans l’enclos des Essarts, rassembla ses vaches et ses bœufset, le fouet claquant comme pour une menace, modula longuement d’ungosier sonore le cri coutumier de ralliement et de retour :« À l’eau lô-lô-lô lô-lô…ve ! »

Dans l’air rafraîchi où une impalpable brumese condensait en rosée, les bêtes levèrent leur mufle humide et,dociles à l’invite de leur jeune gardien, gravirent le coteau pourreprendre, par la saignée pratiquée dans le petit bois quidélimitait en haut leur pâture, le chemin de terre bordé de haiesvives aboutissant au village.

Aux alentours et dans les lointainsinvisibles, les tintements joyeux des clochettes argentines et lesbourdons graves des sonneaux indiquaient à Mimile que les autrespetits bergers, ainsi que les bergères de son âge rapatriaientcomme lui vers l’abreuvoir et vers l’étable leurs troupeauxrepus.

À quelque cent mètres en avant, dans le mêmechemin, les trois vaches et les six bouvillons de sa petitecamarade, la Tavie, qui, depuis une semaine, pâturaient dans laprairie voisine de son enclos, prenaient le pas accéléré, excitéspar les coups de fouet, et les injures vigoureuses : bougre decharogne, sale chameau, etc., de leur conductrice, que l’ombregrandissante, malgré sa hardiesse naturelle, tant soit peueffrayait sans qu’elle en voulût convenir.

Dans l’azur à peine noirci du couchant,l’étoile du berger brillait d’un feu paisible, sans unscintillement ; l’air était calme ; pas un frissonn’agitait les faîtes ajourés en dentelles sombres des haies vivessur lesquels on voyait zigzaguer comme l’éclair noir d’un volsilencieux de souris-volante ou virer en frou-frou soyeux et quasimuet le planement furtif d’une chouette.

Mimile, qui avait joué tout le jour avec sapetite voisine la Tavie dans la grande haie qui séparait leurspâtures respectives, suivait d’un œil vigilant la marche de sontroupeau. Le Frisé, un jouvenceau d’un an, capricieux et fantasqueen diable, lui donnait surtout du fil à retordre, cherchant àprofiter de tous les passages frayés dans l’une ou l’autre haiepour s’éclipser subitement. Aussi, tout en poussant à pleine gorgedes mélodies de sa composition où les trala la la lère alternaientavec des « Frisé par ci, Frisé par là, ah grandsalaud ! » et autres menaces de circonstance, Mimilefaisait de temps à autre claquer vigoureusement son fouet pour,d’une façon précise et tangible, rappeler au sentiment de ladiscipline ses tributaires encornés se bousculant dans les ornièresboueuses de l’étroit chemin.

La première maison du village, derrièrel’écran circulaire de son noyer centenaire, présenta bientôt samasse compacte dont l’obscurité grandissante amplifiait encore lesdimensions, et le Creux, sorte de mare, par delà son armée naine deroseaux alignés, montant sur son pourtour une garde muette,apparut, lamé de reflets d’argent.

Une bousculade plus violente seproduisit ; les petits veaux et les génisses rejetés de droiteet de gauche par la poussée des grands bestiaux s’égratignèrent auxronces flottantes des haies. Mais le berger, qui avait pourconsigne de ne pas laisser boire ses bêtes à la mare, se jeta auplus épais de la mêlée et, passant devant le troupeau, de salanière sifflante fit rebrousser chemin aux impatients et les remitdans le droit chemin.

La grande rue du village s’ouvrait, resserréeentre ses deux rigoles desséchées par le soleil, avec ses maisonsun peu retirées où brillaient des lumières et quelques vergersgardés par des murs de pierres brutes empilées simplement les unessur les autres, au-dessus desquelles les arbres fruitiers tendaientleurs branches envahissantes. Au centre du pays se trouvaitl’abreuvoir municipal qu’entretient de son jet intarissable etfrais, craché par un gros triton joufflu, la bonne source canaliséeaprès maints procès coûteux soutenus au temps jadis par les anciensdes anciens de la commune.

Sans penser à autre chose qu’à ne point semerau port quelque vache à l’humeur vagabonde ou quelque génissecapricieuse, Mimile, son fouet à la main, était planté là, derrièreson troupeau s’abreuvant à longs traits, quand le père Louchon,prenant son air le plus croquemitaine, s’approcha de lui :

– Ah ah ! te voilà, petitpolisson ! s’exclama-t-il en le menaçant du doigt ; medirais-tu bien ce que tu faisais hier après-midi avec la Tavie dansle gros buisson de la haie des Essarts ?

– Moi, rien ! on s’amusait, repartitMimile naïvement.

– Et à quoi vous amusiez-vous ?… Ahah ! tu ne réponds rien !… Petit satyre ! que jevous y reprenne encore tous les deux, ajouta-t-il en clignant del’œil d’un air malicieux, tandis que le gamin, rougissant pourcacher sa confusion, courait détourner la Poumotte, sa plus vieillevache, qui prenait fort opportunément une direction opposée à cellede son étable.

– Satyre ! pensait Mimile en suivantson troupeau. Qu’est-ce que ce vieil imbécile a bien voulu medire ? Et il eut beau réfléchir à tout ce qu’il avait faitavec la Tavie, il n’arriva point à trouver une explicationplausible : ça tire ! ça tire ? J’sais pas ce quec’est, moi ; m… iel pour toi, vieux bac !

Et il n’y pensa plus.

Tout de même la menace du père Louchon l’avaitinduit en méfiance. Aussi, lorsque, le lendemain, se trouvant avecses vaches et ses bœufs dans l’enclos des Essarts, la petite têteblonde ébouriffée de la Tavie apparut dans l’ouverture de la haie,il fit semblant de ne pas la voir.

– Hé, Mimile, cria-t-elle !viens-tu ? On va bien s’amuser aujourd’hui, Mimile !

Forcé de lever la tête, il répondit à son tourpar une brève interrogation :

– Quoi ?

– T’entends donc pas c’que je tedis ; viens t’amuser…

– Non !

– Non ? Pourquoi ?

– Pasque !

Et la Tavie eut beau insister, multiplier lesinterrogations sous les formes les plus diverses, il s’en tinténergiquement à son refus et à sa laconique explication :« pasque ! »

C’est que le petit gars, réfléchi et un peutimide, avait, malgré ses huit ans, pensé qu’il devait être sansdoute fort grave de se livrer, en compagnie d’une fillette du mêmeâge, à des jeux que les parents, l’école et l’église n’encouragentni ne tolèrent, jeux qui lui valaient en outre, du père Louchon, ladénomination peu aimable de satyre.

Dépitée à son tour, après avoir traité sonjeune voisin d’âne et d’imbécile, la gamine refranchit la haie etse résolut à charmer seule les heures de la vesprée.

Elle s’appliqua donc, à l’ombre d’un grosbuisson, avec des pierres, de la mousse, des rameaux verts et desfleurs, à édifier une petite niche au fond de laquelle un cailloulong, dressé sur une de ses bases, figurait un saint ou une sainte.Auprès de cet élu, une procession d’autres cailloux représentantdes fidèles venaient en pèlerinage demander ou la pluie ou le beautemps, à moins que ce ne fût la destruction des souris et des versblancs, ou encore l’extermination des chenilles.

Mimile, de son côté, utilisant des cailloux,des baguettes de coudrier taillées et d’autres matériaux tout aussirudimentaires, se livrait dans une taupinière à des travaux defortification avec remblais, talus, poternes, pont-levis, sansoublier les fossés dans lesquels il se réservait, le moment venu,de pisser un coup pour en rendre le passage plus difficile à unimaginaire ennemi.

Tout était paisible aux alentours. Lespâturages, enclavés dans les bois de tous côtés, sauf au levant, oùdes haies vives érigeaient leurs épaisses barrières épineuses,restaient d’un vert dru malgré la chaleur torride de cette find’été. Seuls, dans un des versants caillouteux de la forêt, deux outrois vieux hêtres accusaient, par quelques feuilles roussiesprématurément, l’arrivée prochaine de l’automne et la mort del’été.

Le sifflement intermittent d’un merle effrayépar l’approche d’une femme en quête de mûres ou par le passage d’unécureuil, l’appel criard d’un geai sautant d’une branche à uneautre dans un roux ébouriffement de plumes troublaient à peine lecalme plat de cette mer vallonnée de verdure sur laquelle un soleilimplacable versait à pleines écluses ses cascades lumineuses etchaudes de rayons.

Dans la prairie, les vaches lentementavançaient, broutant devant elles sans hâte et sans trêve. Le fanonmusculeux ballottait de droite et de gauche comme une épaissedraperie qu’agitaient les mouvements de mufle réguliers et lents,tandis que la queue vigilante voltigeait sans relâche alentour deleurs cuisses et de leurs flancs, chassant les taons assoiffés desang et les mouches importunes. De temps à autre, l’une d’elles,capricieuse ou lassée d’un mets toujours pareil, levait la tête ethumait le vent pour surprendre, dans la symphonie des parfumsexhalés par les herbes fines de la prairie, quelque harmonienouvelle plus tentante et aller entamer plus loin un sillagenouveau, comme un mineur qui délaisse pour une veine plus riche unfilon appauvri ou épuisé.

Mimile alors levait la tête, surveillantattentivement les évolutions de la bête, et, quand il la voyaittendre le museau du côté de la haie voisine, par un ou plusieursvigoureux claquements de fouet, la rappelait à l’ordre et ausentiment de la discipline.

Il venait par cet infaillible procédé de fairerentrer dans le cerveau du Frisé, toujours prêt à chercher ailleursce qu’il avait devant lui, la perception des saines doctrines et,tranquillisé pour un temps, se remettait à l’œuvre, qui prenaitbonne tournure, quand, du sentier qui à travers bois conduit à laferme de la Bouloie en passant par les enclos, déboucha Le Rouge,un bâton à la main et son baluchon sur l’épaule.

– Tiens, pensa-t-il, il fait sa tournéepour les allumettes.

Le Rouge, dans le pays, était connu de tous,les gosses n’avaient pas peur de lui, car, malgré sa réputation debraconnier, de contrebandier, d’ivrogne et de« goûillaud », comme on disait, il n’avait jamais fait demal à personne et si l’on pouvait le soupçonner de quelques délitsde maraude ou de petits vols champêtres, nul n’avait jamais eudirectement à se plaindre de ses agissements.

Les gamins aimaient même assez à lerencontrer, car il les interrogeait sur le passage des gendarmes,ainsi que sur les allées et venues de gens suspects, tels quedouaniers, rats de cave, voire rats volants, autre genre d’oiseaux,si l’on peut dire, de la même famille que les autres qui, sous lesplus spécieux prétextes, s’introduisaient chez les braves paysanspour allumer leur cigare et vous leur flanquaient un beauprocès-verbal si on ne leur présentait pas une« souffrante » sortant des boîtes de la régie.

Le Rouge n’aimait point trop à rencontrer sursa route ces gaillards-là ; aussi, selon la précision desréponses qui lui étaient faites, gratifiait-il ses éclaireurs decadeaux princiers sous les espèces d’un petit ou d’un gros sou.

Le gosse aurait pu, dès qu’il le vit, se leverpour signaler au voyageur sa présence, mais comme on n’était pasdans la saison où l’on joue aux billes et où les pièces de monnaiesont précieuses, il ne bougea point, se donnant exclusivement à sestravaux et Le Rouge ne le découvrit pas auprès de son buisson,accroupi dans la terre et dans le soleil.

Le contrebandier traversa donc dans sa largeurl’enclos de Mimile et passa dans celui de la Tavie où il s’arrêtasans doute un instant à bavarder avec la gamine ; mais unefois la haie franchie, le berger le perdit de vue. Repris toutentier par son œuvre, il oublia vite cette apparition et se remit àbesogner en silence. Son travail avançait : c’étaitmagnifique, du moins il en jugeait ainsi.

Une allée fortifiée de bouts de boisconduisant à une poterne monumentale en coudre venait d’êtreterminée et il parachevait son ouvrage en installant sur ce châssisune sorte de trappe qui se manœuvrait de l’intérieur à l’aide d’uneficelle, quand un glapissement suraigu, suivi de hurlementsfarouches, le tirèrent en sursaut de son extase laborieuse.

D’un seul bond, il fut debout, écarquillantles quinquets, et courut entre les deux haies.

La vieille Zélie, qui était venue au bois,sans doute pour y cueillir des mûres, s’enfuyait à toutes jambesdans la direction du village, gesticulant comme une folle, beuglantcomme un âne en colère.

– Au brigand ! au bandit ! ausatyre ! Ah ! le grand cochon, le saligaud !

Mimile, qui la regardait s’enfuir, ahuri detout ce tapage, se demandant quelle en pouvait bien être la cause,aperçut alors Le Rouge. Il sortait du buisson dans lequel il avaitjoué la veille avec la Tavie et courait après la femme en luicriant :

– Taisez-vous ! mais taisez-vousdonc, vieille folle ; pour l’amour de Dieu, taisez-vous !je vous donnerai tout ce que vous voudrez : ma montre, monporte-monnaie, tout, tout, tout…

Mais la vieille n’entendait rien, ne voulaitrien entendre et hurlait de plus belle :

– Au satyre ! au satyre ! aubrigand !

On eût dit qu’elle avait retrouvé ses jambesde dix-huit ans, tant elle filait rapidement ; bientôt mêmeelle disparut au haut de la crête dans un épaulement de terrain etMimile, détournant la tête, découvrit à ce moment la petite Taviequi sortait à son tour du gros buisson où elle se trouvait sansdoute avec le contrebandier.

– Qu’est-ce qu’ils ont donc bien pufaire ? se demandait le gosse. Peut-être ce qu’on a faitensemble avant-hier. La vieille l’appelle satyre et c’est bien cemot-là que le père Louchon me disait hier au soir ; pourtant,lui, ne s’est pas sauvé vers le village en gueulant comme un chienbattu quand il m’a vu avec la Tavie !

Le Rouge, cependant, désespérant d’atteindrela vieille femme, s’arrêta et s’épongea le front. Il avait des yeuxégarés et l’air à moitié fou. Pour qu’il ne s’aperçût pas de saprésence, Mimile rentra dans l’intérieur de la haie. Il le vitalors lever en l’air des bras désespérés, revenir vers la filletteà qui il jeta en hâte quelques mots incompréhensibles et seprécipiter vers la forêt dans laquelle il s’engouffra et disparutcomme un noyé qui s’enfonce dans une eau sombre, sans bruit,refermée sur sa tête.

Pendant ce temps, époumonée et rouge, lescheveux défaits et les habits en loque, la vieille Zélie arrivaitau village où ses hurlements l’avaient précédée. Émus par les crisentendus, tous ceux qui travaillaient aux champs aussi bien queceux qui étaient à la maison accouraient ou sortaient sur le pas deleur porte, interrogeant la rue. La foule grossissait de minute enminute.

Immédiatement entourée, la cueilleuse de mûresfit à ceux qui se trouvaient là un récit qui devait à coup sûr êtreeffrayant, car aussitôt la place de la fontaine retentitd’imprécations, de blasphèmes et d’épouvantables cris de colère etde rage :

– Le saligaud ! le brigand ! lesatyre !

– Ah, le cochon ! si jel’attrape !

– Il faut le prendre !

– Qu’on aille chercher lesgendarmes !

– Cette pauvre petite !

Seul dans la pâture avec la Tavie, Le Rouge etla vieille disparus, Mimile, vaguement alarmé et un peu inquiet,mais surtout très intrigué, était accouru pour demander à sa petitecamarade des explications :

– Qu’est-ce qu’il t’a fait, LeRouge ?

– Rien !

– Mais si ; en partant, il t’a ditquelque chose.

– C’est pas vrai !

– Qu’est-ce qu’elle avait, la vieilleZélie ?

– Je sais pas.

– Mais si, que tu sais. Pourquoi que tune veux pas me le dire ? eh bien, puisque c’est ça, je ledirai « à vos gens[2] »quand ils viendront.

– Qu’est-ce que tu veux y dire ? Etpuis, si tu dis quelque chose, eh bien, moi je dirai que t’es venuaussi avec moi dans le buisson, comme Le Rouge, toute la semainepassée et puis encore hier toute l’après-midi, na !

Le gosse n’eut pas le temps de s’expliquerdavantage ; déjà les gens en hâte arrivaient, les uns armés detriques énormes, d’autres de fourches de fer, d’autres encore devieux sabres et certains même de fusils de chasse.

Les interrogations se croisaient et lesexclamations aussi :

– Où est-il passé ?

– L’avez-vous vu ?

– Allez-vous en vite, les enfants,allez-vous en !

– Viens-t’en toi, viens, petitemalheureuse, larmoyait, blême, la mère de la bergère en lasaisissant brutalement au poignet, tandis que les autres commères,accourues avec elle, dévisageaient la gamine avec des regardsinquisiteurs où apparaissait peut-être une vague pitié, maissurtout une curiosité malsaine décelée par d’égrillards plissementsde paupières et de furtifs avivements de prunelle.

Mimile, d’un geste vague, désigna aux hommesla forêt, où ils pénétrèrent à la queue leu leu avec leurs tridentset leurs fusils.

– Je lui tire dessus s’il dit le moindremot, affirmait l’un.

– Et moi, je l’embroche avec ma fourche,déclarait un autre.

En entendant des menaces aussi précises,Mimile sentit son inquiétude grandir terriblement.

– Quel épouvantable crime avait donccommis Le Rouge pour attirer sur lui la colère et les malédictionsde tout un pays ?

Si sa camarade au moins avait parlé !Mais non, il ne possédait pas la moindre précision. Comme lui, ilétait entré avec la Tavie dans le buisson et comme lui on lequalifiait de satyre. Si jamais on venait à apprendre qu’il étaitdans le même cas que Le Rouge !… Allait-on le traiter demême ? Pourvu que le père Louchon ne s’avisât point deraconter ce qu’il savait ! Et la Tavie qui le menaçait s’ildisait un mot, de tout révéler. Grands dieux ! Cela pouvaitêtre grave, extrêmement grave !

– C’est un satyre, qu’ils ont dit, et moiaussi j’en suis un, puisque le père Louchon me l’a répété hier ausoir. Pourvu qu’on n’en sache rien !

Les satyres sont des gens qu’on poursuit avecdes fusils pour les tuer, des triques pour les assommer, desfourches pour les embrocher parce qu’ils sont entrés dans lesbuissons avec les petites filles.

– Je l’ai échappé belle et j’ai eu de lachance de ne pas écouter la Tavie aujourd’hui ; ce serait moipeut-être qu’on serait en train de poursuivre maintenant à traversles bois.

La face rouge, les yeux hagards, le corpsbaigné de sueur, il ramenait en hâte son troupeau.

– Pauvre gamin, s’apitoyèrent quelquescommères. Il est encore tout épouvanté de l’affaire.

Les bœufs et les vaches arrivaient à lafontaine et s’alignaient le long de l’abreuvoir. Mimile avait lagorge sèche et le front brûlant : il voulut boire, lui.Montant sur le rebord de pierre du grand bassin, il se dressa àcôté de la borne, les pieds sur une des tiges de fer grâceauxquelles les femmes maintenaient en face du goulot leur arrosoiret là, disposant sa main sous le jet limpide pour faire une sortede petite auge, il aspira à longs traits le breuvage glacé.

La Tavie, au même moment, rentrait chez elle,bousculée rudement par sa mère, et les femmes s’engouffraient dansla maison derrière elles, avides d’interroger et d’apprendre endétail tout ce qui s’était passé ; mais la gamine, les yeuxagrandis et cerclés de noir, les mâchoires serrées, un plivolontaire au front, restait sombre et muette.

Les commères l’entouraient, se pressant, sebousculant, parlant toutes à la fois, donnant leur avis :

– Faut pas la toucher avant que lesgendarmes soient là !

– A-t-on prévenu le médecin ?

– Ah ! le brigand : il n’enréchappera pas.

– Sûr qu’on devrait lui couper lecou !

– Il ira au bagne et c’est bienfait ; c’est pas trop tôt qu’on débarrasse le pays de cettevermine ; quand on songe que ça aurait aussi bien pu nousarriver, à nous !

– Oh ! une femme peut toujours sedéfendre !

– Ah, vous croyez !

Mimile, durant ce temps, avait ramené àl’étable son troupeau et seul, son père se trouvant au nombre destraqueurs et sa mère parmi les curieuses, avait attaché chaque bêteà la crèche par son lien de fer ou de corde ; puis, dévoré decuriosité, il était sorti bien vite et avait rejoint un groupe dequelques bambins de son âge, lesquels ayant entendu des lambeaux dephrases échappés à la conversation des parents, discutaientgravement de l’affaire.

– Alors, Le Rouge, i va aller enprison ?

– Oui, et la Tavie ?

– La Tavie, non ; pisque le maire adit qu’elle avait pas de « décernement ».

– Ah !

– Tu sais rien, toi, Mimile ?

– Non !

– Pourtant, t’étais pas loin, t’as rienvu ?

– Rien du tout, affirma-t-il enrougissant légèrement, comme honteux d’en savoir moins que lesautres.

– Ils disent qu’on devrait i couper lecou, au Rouge, pasqu’i s’a amusé avec la Tavie : s’amuser avecune gosse comme ça, que disait la mère Tintin, si c’estpossible ! Las moi ! Doux Jésus !

– À quoi qu’i pouvait biens’amuser ? Je croyais que les hommes i s’amusaient plus qu’enbuvant et en jouant aux quilles.

– Mes vieux, vous savez, i devaient fairedes choses…

– Tu crois que les hommes i s’amusentencore comme ça ?

– Ça se pourrait bien, quand je suiscouché et qu’on croit que je dors, j’ai entendu…

– Alors, pourquoi qu’ils ont couru aprèsLe Rouge avec des fusils si eusses…

– C’est pasque c’est défendu tant qu’onn’a pas été soldat ; mon père me le dit bien, quand j’ydemande du tabac : tu fumeras quand tu seras soldat.

– Alors, Le Rouge a fait descochoncetés ?

Quelques traqueurs, le visage en sueur,revenaient déjà de leur chasse à l’homme et la discussion tomba,d’autant qu’on signalait d’autre part l’apparition desgendarmes.

Les gens du village n’avaient trouvé nullepart trace du passage du Rouge ; quant aux représentants de laforce publique, on les aperçut bientôt débouchant du chemin quimenait au chef-lieu de canton. Tous deux avaient l’air grave etpréoccupé, ainsi qu’il sied à des gens investis de l’autorité etqui sentent qu’ils ont à remplir une mission particulièrementdélicate et redoutable.

– C’est pas de la blague, pensait Mimile,qui, les tempes bourdonnantes et la gorge sèche, s’en fut denouveau mettre son museau sous le goulot de la fontaine.

On indiqua au brigadier la demeure de la Tavieet, accompagné de son subordonné, il s’y rendit sans perdre uneminute. Des curieux essayèrent de se faufiler à leur suite, maisils s’opposèrent à toute intrusion importune, voulant avant tout eten premier lieu interroger la petite victime ainsi que ses parentspour passer ensuite à l’audition des témoins.

Avec des frissons, Mimile vit la porte serefermer sur leurs dolmans.

– Pourvu qu’elle ne dise rien, serépétait-il, et que le père Louchon se taise, lui aussi.

Cependant, tout le village était enémoi : un à un ou par petits groupes les traqueurs étaientrentrés et, en attendant la sortie des gendarmes, discutaientviolemment. Chose bizarre, le père Louchon, qui venait de passer àcôté de Mimile, ne paraissait pas plus se soucier de lui que s’iln’eût pas existé et, dans le groupe acharné des discoureurs, ilavait plutôt l’air de chercher à excuser Le Rouge.

– Sait-on jamais ? disait-il.D’abord, tant que le médecin ne se sera pas prononcé, on ne peutrien dire. Vous devriez pourtant savoir qu’il y a des enfantsnaturellement vicieux et cette gamine-là, – je ne suis pas unaveugle et je m’y connais – vous a des yeux à la perdition de sonâme.

Mais on contrecarrait le père Louchon, onl’engueulait même, on gesticulait, on vociférait, on vouait LeRouge aux pires supplices, puis on se rapprochait pour confabuler àvoix basse après avoir écarté rudement les gosses quis’approchaient pour écouter.

Certains mots pourtant revenaient, qu’ils nepouvaient pas ne pas entendre : bagne, chaînes, boulets,fièvres, Biribi, Cayenne, La Nouvelle. Leurs syllabes sonnaientainsi que des coups de trompettes, éclatant dans la rumeur brumeusedes phrases assourdies comme des éclairs au cœur d’un nuage et sefixaient en traits ineffaçables dans les oreilles et dans lescervelles enfantines.

Mimile se sentait plus gêné encore. Il étaittantôt rouge et, tantôt pâle, tantôt brûlant et tantôt glacé. Latête lui faisait mal ; une fatigue sournoise engourdissait sesjambes, ses jarrets étaient douloureux, le cou lui semblait raideet ses yeux papillotaient comme le soir après la soupe, quand lemarchand de sable est passé.

Il restait quand même, voulant en savoir leplus possible et, comme les autres, ne quitta la place de lafontaine qu’après la sortie des gendarmes, plus graves et plussévères que jamais.

Sa mère vint le chercher pour la soupe du soirmais il ne se sentait aucun appétit, mangea très peu et gagna sonlit en quittant la table.

Les idées tourbillonnaient dans sa tête commeces essaims fous de papillons bleus que l’on voit voltiger aprèsles averses au-dessus des flaques de boue. Il pensait :Biribi, Cayenne, le boulet, la chaîne, un satyre, se sauver, sesauver comme Le Rouge !

À grand’peine, il s’endormit, mais d’unsommeil fiévreux, peuplé de visions sinistres où défilaient, dansdes décors inconnus et sauvages, des processions d’hommes sombrestraînant des chaînes cliquetantes et des boulets énormes.

En sursaut, dans la nuit, il s’éveilla, labouche amère, le front brûlant, le corps en moiteur. Il mourait desoif : boire, boire ! Il sauta du lit et, pieds nus, enchemise, courut à la seille de la cuisine sur laquelle flottait lebassin de cuivre. Collant ses lèvres au métal frais, il butavidement, puis, la tête lourde et vacillante, regagna sacouche.

– Elle n’a rien dit, murmura-t-il, et lepère Louchon non plus. Et son cerveau longtemps remua, brassa,retourna ces deux idées ; puis tout tourbillonna de nouveau,tout sombra dans le noir et sa conscience d’enfant chavira derechefau fond d’un sommeil pesant, hanté de cauchemars.

À l’aube, tenaillé par la crainte, ils’éveilla. Son mal de tête ne s’était pas calmé ; des douleursaiguës lui traversaient le crâne, le fond des yeux le faisaitsouffrir et ses tempes bourdonnaient. Mais l’inquiétude était plusforte que la douleur ; il voulait savoir, une énergiedésespérée l’animait et il se leva comme d’habitude.

Un instant il songea à profiter de sa libertépour gagner les bois, comme Le Rouge : mieux valait la fuiteet la solitude à la prison et à la torture, au boulet et à lachaîne. Dans la forêt, il y a des mûres et des noisettes, il y aaussi des pommes sauvages : les renards ont des terriers pours’abriter en hiver de la neige et du froid, les écureuils ont desboules de mousse et ce n’est pas le bois qui manque pour sechauffer !

Mais il se sentit faible, les jambesflageolantes et, comme on n’avait pas trop l’air de se soucier delui, un vague sentiment de confiance lui revint.

On annonçait pour bientôt la venue du docteur,du médecin « légisse », disaient les femmes, qui seraitaccompagné de ces Messieurs du Parquet.

Qu’était-ce encore que ceux-là ?

Il le sut l’heure d’après, en voyant arriver,dans un break couvert, des gens en tube ou en chapeau melon qui, àleur tour, se rendirent chez la Tavie.

Une demi-heure plus tard, une nouvelle arrivéesensationnelle se produisit. Les menottes aux mains, encadré pardeux gendarmes, Le Rouge, qui s’était constitué prisonnier durantla nuit, s’engageait dans la grande rue du village. Il était pâle,défait, et triste comme quelqu’un qui aurait longuementsouffert.

Une rumeur furieuse monta de la fouleamassée : des injures, des menaces lui furent criées, despoings brandis se tendirent de son côté, tandis que des femmes,plus excitées encore, menaçaient de lui crever les yeux avec leursaiguilles à tricoter.

Lui, secouait la tête continuellement,éperdument, en signe de dénégation.

– Misérable ! bandit !satyre !

– Attends, canaille ! la courd’assises, les juges rouges, la guillotine, le couperet !

Les gosses, figés d’horreur, écoutaient cesinjures et ces malédictions, et, parmi eux, Mimile, plus pâle etplus tremblant que jamais sur ses jambes molles.

Les trois nouveaux arrivés pénétrèrent euxaussi dans la maison de la Tavie.

– C’est pour la confrontation, déclara legarde champêtre qui avait pu, ayant introduit les magistrats,assister à une partie de l’instruction.

– Eh bien ! l’interrogeait-on.Qu’est-ce qu’a dit le médecin ?

– Pas grand’chose, il paraît que l’acten’a pas dû être emperpétré.

– Ah ! mais la vieille Zélie apourtant vu ! Qu’a-t-elle dit ?

– Elle prétend qu’elle a vu la gamineavec ses jupes retroussées.

– Et la gosse ?

– La gosse dit que ce n’est pas vrai,qu’elle n’avait que des cailloux et des fleurs dans sa robe repliéeen poche et nouée derrière son dos. Quant au Rouge, vous avez pu levoir, il nie formellement.

Mais Mimile ne pouvait plus rien entendre deces conversations qui lui eussent enlevé de dessus le cœur un poidsterrible.

Pâle comme un linceul, après avoir assisté àl’arrivée du Rouge et entendu les mots de cour d’assises et deguillotine, il avait dû s’appuyer contre un mur pour ne pas tomber.Sa mère, prévenue, l’avait emmené immédiatement à la maison où,sitôt rendue, elle le déshabilla et le fit coucher.

– J’ai… j’ai bien mal, balbutiaitl’enfant d’une voix dolente, bien mal à la tête.

– C’est rien, t’auras pris froid cettenuit en te découvrant ; je vais te faire une infusion et quandtu auras dormi, ce sera passé, affirma la femme.

Pendant ce temps, chez la Tavie, laconfrontation ne donnait pas plus de résultats que l’interrogatoireet que l’expertise du médecin. Le témoignage de la vieille Zélie,dont les yeux n’avaient plus leur acuité de vingt ans, devenaitsuspect et les magistrats restaient perplexes. Le Rouge devait-ilêtre maintenu en état d’arrestation ? Rien ne justifiait cettemesure, sauf, cependant, les promesses qu’il avait faites à lavieille alors qu’elle se sauvait en courant vers le village.

Mais il les expliquait d’une façon fortplausible par l’affolement qu’il éprouvait devant la perspectived’un scandale.

Pour en finir, avant de signer le non-lieu, leProcureur demanda aux personnes présentes, s’il ne se trouvait passur le théâtre de la scène quelque témoin oculaire qu’il pourraitinterroger. On lui désigna le jeune Mimile, dont le père setrouvait justement parmi les hommes qui confabulaient sur laplace.

– Vous tenez à interroger le petit,répondit Victor à l’interrogation des magistrats, rien n’est plusfacile. Je vous l’aurais bien fait venir ici, mais tout à l’heureil était un peu souffrant et ma femme l’a emmené à la maison pourle faire coucher. Si vous voulez m’accompagner jusque-là, il vousracontera ce qu’il a vu ; pas grand’chose d’ailleurs, car unegrande haie sépare les deux enclos. Enfin, ce sera comme vous ledésirerez.

– Nous allons vous accompagner,décidèrent les magistrats.

Et, suivis à distance par la foule, tousprirent la direction de la maison de Mimile.

Bien qu’il fût couché, l’enfant n’allait pasmieux et la fièvre, loin de se calmer, augmentait. Dans son petitlit de la chambre du fond, couché sur son matelas de balled’avoine, les yeux grands ouverts et fixes, il regardait d’un airégaré tantôt le plafond et tantôt la porte. Son nez amincifrémissait comme un mufle de chat, ses mains s’agitaient, tandisque de ses lèvres entr’ouvertes de longues séries de motsinintelligibles sortaient par moments, à la suite desquels ilretombait dans un silence obstiné.

– Voici la tisane, mon petit, annonçadoucement sa mère, en entrant dans la pièce.

Le timbre câlin et doux de cette voix connuesembla le surprendre et le ramener à lui ; un sourire erra surses lèvres et il se souleva un peu, cependant que la femme,s’asseyant à son chevet, lui présentait le bol fumant.

Un silence pesant plana dans la chambre, quipermit vaguement d’entendre la rumeur de la foule en marche.

Mimile, les sens aiguisés par la fièvre, laperçut nettement et se dressa subitement sur son séant, l’oreilletendue, les yeux agrandis.

– Ne te débouche pas, mon enfant, tu astrop chaud, tu pourrais prendre froid, recommanda la maman.

Mais Mimile n’écoutait plus les paroles de samère :

– Ils viennent ! Mon Dieu ! Ilsviennent, cria-t-il d’une voix angoissée. Elle a dit… ! Il adit… !

Et les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

– Qu’est-ce qu’ils ont dit, monpetit ! Rien. Dors, dors !

– Si, si, répliqua farouchement le gamin.Les gendarmes ! les juges rouges ! Biribi, le boulet, laguillotine. Mon Dieu, c’est pas vrai : j’ai rienfait !

– Mais non, mon petit, mais non, tu n’asrien fait. Dors tranquille, calme-toi, voyons !

Cependant la rumeur des pas s’était tue, maison entendait des bruits de voix. Puis la porte de dehors s’ouvritet le père Victor, précédant les magistrats, entra dans la cuisineet dans la chambre du poêle.

Sur le seuil de la pièce où se trouvaient sonfils et sa femme il s’arrêta :

– Tenez, Messieurs, s’écria-t-il, levoici ! Donnez-vous donc la peine d’entrer.

Les hommes aux favoris sévères, aux vêtementsplus sévères encore, gravement s’avancèrent, le Procureur entête ; les autres se pressaient derrière lui, mais aucun nepénétra dans la pièce.

Dès qu’il aperçut le premier, l’enfant,affolé, jetant son bol de tisane, repoussant les couvertures, sautadebout sur son lit, agitant les bras, gesticulant comme un fou,poussant des cris épouvantables, se débattant comme si on eût voulule ligoter et protestant de toutes ses forces.

Distinctement, jusque dans la rue, onl’entendit hurler :

– Un satyre ! un satyre ! unsatyre ! Et, sur le plancher, il s’affala comme une masse,raide et sans connaissance.

Joséphine est enceinte

Ce matin-là, en rencontrant son ami Léon, legros Zidore se tapa sur les cuisses cependant qu’un large rireépanouissait sa face de pleine lune :

– Eh bien, mon vieux, qu’est-ce que tu endis ? V’là que ça y est tout de même !

– De quoi ? reprit l’autre, l’œilallumé.

– Comment, tu ne sais pas lanouvelle ? continua-t-il en s’esclaffant de nouveau ? LePape…

– Eh bien ! quoi ? LePape !

– Il a « enceintré » sabonne !

– Sans blague ? insista Léon enéclatant de rire à son tour.

– Sûr, comme me voilà, précisa Zidore. Ondirait que ça t’épate ?

– Pas du tout, au contraire, répliqual’autre.

Ce n’était point, en effet, que nul au pays nese doutât de la chose. Il y avait beau temps, au lavoir communal ousous les auvents d’aisseaux qu’on échangeait d’oreille à oreille depetites réflexions et qu’on se faisait part d’observationsparticulières dont l’ensemble constituait un faisceau de preuvesdes plus concluants.

Le Pape était l’épicier de Longeverne etdepuis plusieurs mois, mainte commère se rendant à la boutique,pour une emplette quelconque, avait remarqué que Joséphine« crachait dans les cendres » comme on dit là-bas,c’est-à-dire, à tout propos et même hors de propos, étoilait leplancher d’un jet de salive claire comme de l’eau et cettesalivation, au jugement des femmes expérimentées, était vraiment unpeu trop abondante pour être honnête.

La mère de Joséphine avait accueilli avec unebelle indignation les rumeurs orageuses qui étaient venues jusqu’àelle, criant à qui voulait l’entendre que les gens étaient bientarés, bien mauvais pour supposer pareille chose d’une jeune fillequ’elle avait toujours élevée dans la crainte des châtimentséternels et le culte de la vierge Marie.

Mais cette fois, il n’y avait vraiment plus àprotester ni à nier. Six mois de retard dans les« histoires », l’aveu des rapports de la propre bouche dela donzelle et une explication orageuse avec le Pape venait defaire éclater un scandale qui couvait depuis assez longtemps.

Et le village en était tout guilleret :on avait enfin un sujet de conversation autre que la prévision desondées et des sécheresses.

– Qu’allait faire le Pape ?

– Qu’allait décider le Carcan ?

Bien qu’elle portât ce nom impérial,Joséphine, en effet, n’était que la fille du Carcan, une sorte debraque, ivrogne comme plusieurs Polonais, mal embouché comme troisgrenadiers et plus paresseux qu’une demi-douzaine de couleuvres. Onl’appelait ainsi à cause de son grand cou nerveux, supportant unetête chevaline à la mâchoire allongée et pendante au-dessus delaquelle la bouche fort vaste semblait un entonnoir perpétuellementouvert.

Heureux père de trois enfants, le Carcan lesavait de bonne heure placés comme domestiques et, tout en tenantavec sa femme une petite culture, arrivait bon an mal an à nouerles deux bouts en mangeant, ou plutôt en buvant les gages de sesrejetons.

Quant au Pape, il devait ce surnom catholique,apostolique et romain à son prénom de Léon. Comme il était letreizième héritier d’une famille bénie de Dieu et qu’à l’heure desa naissance Léon XIII occupait le siège de saint Pierre, lesvoisins avaient trouvé tout naturel ce rapprochement.

C’était un chaud lapin, disait-on au village,où il passait pour user envers les femmes d’argumentsirrésistibles.

– Comme un âne, mon vieux ! seconfiaient les gens renseignés.

Aussi, lorsqu’il fut devenu veuf, éprouva-t-ilquelque difficulté à rencontrer dans le pays une jouvencelle quiconsentît à assumer dans son ménage les travaux domestiques et à secharger d’élever ses deux gosses.

La mère de Joséphine, plus confiante que lesautres en la vertu de sa fille ou peut-être escomptant une chuteavantageuse, l’avait poussée à s’engager comme servante, non sanslui avoir fait quelques petites recommandations qui l’autorisèrentà tempêter bruyamment lorsque l’inévitable fut advenu.

– Malheureuse, comment as-tufait ?

– Ce n’est pas de ma faute, balbutiait lacoupable. Il était triste et il buvait. Un soir qu’il était restécomme ça longtemps à table, je l’ai entendu tout à coup monterl’escalier. Très excité, son revolver à la main, il a ouvert laporte de ma chambre, s’est approché du lit et m’a dit :« Si tu ne me laisses pas coucher avec toi, je te casse lafigure et je me brûle la cervelle après. » Ma foi, moi, j’aieu peur qu’il ne le fasse réellement et j’ai mieux aimé lui donnerune petite place dans le lit.

– Tu ne pouvais pas venir me le dire toutde suite ! Te voilà propre maintenant ! Si seulement onpouvait le décider à te prendre pour femme. Mais ses vieux, à lui,vont mettre des bâtons dans les roues. Ah ! bon Dieu demisère !

Les parents du Pape, en effet, dès que larumeur publique leur eût apporté l’écho des exploits de leur fils,commencèrent par fermer à triple verrou la porte de leur cuisineafin de pouvoir exhaler tout à leur aise leur fureur et prendre enfamille quelques décisions au sujet de la tactique à adopter en lacirconstance.

– Ah ! le grand cochon, disait lepère. Je savais bien qu’il ferait quelque chose comme ça. Mais,elle aussi, si elle n’était pas une traînée, une salope, une rienqui vaille, se serait-elle laissé faire ?

– On ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle l’aprovoqué dans le but de se faire épouser ensuite, insista la mère.Une sans le sou !

– Ça non, jamais, je ne laisserai pasfaire ça, reprenait le vieux ; c’est déjà assez honteux pournous tous qu’il se soit abaissé à coucher avec. Mais qu’une Carcanentre dans la famille, tant que je serai en vie, non, non etnon !

Les tantes et les oncles accourus pour prendreleur part du malheur commun dont les éclaboussures lesatteignaient, approuvèrent cette fière et sévère décision et chacund’eux, en particulier, se chargea, tout en ne mâchant pas aucoupable les paroles vengeresses qu’il se proposait de lui jeter àla face, de l’empêcher, si telle était son intention, de consommerson crime jusqu’au bout. Il était impossible en effet qu’il songeâtà se mésallier avec une fille qui n’avait pas un sou et dont lepère se saoulait…

– Dont la mère était une sale langue,ajoutait une des sœurs.

– Dont le grand oncle avait été prisjadis à mettre de l’eau dans son lait…

– Dont la petite cousine avait étécondamnée, il y avait quelque trente ans, pour s’être crêpé lechignon avec une des tantes de la belle-sœur de la grand’mère…ainsi ! bref, tout ce qu’il y avait de plus sale parmi le salepeuple du pays.

Cependant, la mère de Joséphine ne s’en étaitpas tenue à des reproches à sa fille et, forte de son droit de mèreoutragée par ricochet, elle était allée trouver le séducteur.

Griffes dardées, langue affilée, le chignon decôté, le tablier défait, le caraco ouvert, elle arriva à la portede la boutique quelques heures après que sa fille lui eût fait saconfession.

– Grand cochon, tu en fais dupropre ! s’exclama-t-elle à peine entrée.

Joséphine qui était en train de peser du caféou du sucre à deux ou trois bonnes femmes, pissa dans ses jupes dedétresse en remarquant l’altération des traits du Pape à cetteapostrophe véhémente.

– Qu’est-ce que vous voulez,interrogea-t-il, d’une voix blanche ?

– Tu as le toupet de me le demander,grand dégoûtant, sale femellier ! Qu’est-ce que ma fille vadevenir maintenant que tu nous l’as emplie ?

– Dites donc, répliqua le Pape, devenuplus blême encore, ma boutique n’est pas un champ de foire et vousallez me faire le plaisir d’aller gueuler dehors…

» Et vivement ! continua-t-il, ensaisissant une trique d’un geste résolu.

La femme n’eut que le temps de se retirer encintrant l’échine pour éviter à son derrière le contact brutal dubois cependant que Joséphine qui avait contemplé immobile et muettecette scène rapide était violemment empoignée au collet et projetéeà toute volée dans le dos de sa mère.

– Ça t’apprendra à aller lui monter lecoup, ragea le Pape ; et que je ne vous revoie plus ici nil’une ni l’autre, sinon… gare à vot’e peau !

Suffoquée de colère et d’indignation aprèscette expulsion brutale, la femme du Carcan fit un beau scandale,et ameuta tout le quartier, hurlant contre les saligauds, qui,parce qu’ils ont quat’ sous, en profitent pour engrosser sousmenace de mort les pauvres filles et les laisser ensuite sur lepavé. Là-dessus, elle déclara qu’on allait voir et que ça n’allaitsûrement pas se passer comme ça !

Le Carcan rentrait des champs ; il futmis au courant de l’affaire et bientôt mêla son organe tonitruantaux glapissements de sa conjointe. Il traita d’abord Joséphine deputain, chose affirma-t-il qui ne l’étonnait guère attendu qu’elleétait la fille de sa mère, puis sous prétexte de prendre conseil,se dirigea vers l’auberge où il fit venir une première chopinesuivie de plusieurs autres.

Et tout en buvant, il mâchait entre ses dentsdes « chameaux par-ci, cochons par-là, vaches, grues, truies,etc. », quand l’aubergiste, que la chose intéressait en cesens qu’il détestait le Pape, s’immisça dans ses monologues.

En homme à qui les bons conseils ne coûtentrien, il lui représenta donc charitablement qu’il aurait grand tortde ne pas profiter de l’occasion qui lui était offerte pour fairemarcher un salaud de richard qui jetait sans scrupules ledéshonneur et la misère dans les familles pauvres, maishonorables.

– Du moment, n’est-ce pas, ajouta-t-il,que la recherche de la paternité est autorisée dans ce cas-là,attendu que ta fille notoirement a vécu avec lui commeconcubine.

– Hein, de quoi ? s’écria le Carcan,ahuri par ce déballage de mots inconnus.

– Je te dis que la recherche de lapaternité est autorisée.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Avec force arguments et exemples convaincants,l’autre s’ingénia à lui faire entendre qu’une loi récemment votéeobligeait le père à venir en aide à la fille qu’il avaitséduite.

– Ah ! La paternité existe !gueula le Carcan. Ah, ben ! nom de D… ! on va voir !Ah, mon cochon, tu veux « enceintrer » les filles et leslaisser sur le dos de leurs vieux ; attends voir unpeu !

La nouvelle, comme une traînée de poudre, serépandit dans le pays :

– Le Carcan va poursuivre le Pape enjustice. Paraît qu’il a le droit. Et il va le fairemarcher !

– Ah, tant mieux ! On varire !

Cependant le Pape fut lui aussi par sa familleaverti de ce qui se préparait et bien qu’il eût prétendu fortementqu’il resterait maître chez lui, il commença par n’en pas menerlarge.

– On ne veut pas que tu la prennes pourfemme, articula en dernier ressort son père ; arrange-toicomme tu voudras.

– Eh ! je n’y tiens pas non plus,protestait-il, mais comment l’empêcher de marcher ?

– Comment ? À toi de voir, ripostale vieux. Tu ne m’as pas demandé avis pour coucher avec ladonzelle ; eh bien, « tâche moyen » aussi de tedébrouiller tout seul.

**

*

Le Carcan ne rentra chez lui que le soir.Joséphine pleurait dans un coin et sa mère, tout en cardant àgestes secs et comme rageurs un paquet de laine, poussait de tempsà autre une virulente malédiction.

Point trop saoul, le chef de famille mit aucourant sa conjointe et sa fille des renseignements recueillis ettout de suite intéressées, les deux femmes se rapprochèrent pourécouter ses explications et tenir conseil.

– La paternité existe, déclarasentencieusement le Carcan ! Par « conséquence » ilfaudra que ça « soille » le mariage ou qu’il paye pourélever le gosse.

– Il ne voudra jamais se marier avec moimaintenant, pleurnicha Joséphine en songeant à la scène dumatin ; je suis sûre qu’on lui a monté le coup.

– Alors, conclut le Carcan, il« crachera du bassinet ».

Un silence se fit. Chacun réfléchissait. LeCarcan, au fond, préférait à toute autre cette solution. Sa fillemariée, si le ménage y gagnait quelques bouteilles de vin etquelques livres de café, par contre, il y perdait lui tout lebénéfice de ses gages, simplement. Si Joséphine ne se mariait pas,elle continuerait à « turbiner » pour la maison, lavieille élèverait le mioche, et lui, le patron, empocherait lagalette que le Pape, de gré ou de force lui remettrait. Car, s’ilne voulait pas, de bonne volonté, payer la somme qu’il luiréclamerait, il le conduirait, avec l’assistance judiciaire devantles tribunaux du chef-lieu et étalerait, aux yeux de toutl’arrondissement, sa cochonnerie, son vadrouillage et sasaleté !

– Combien qu’on va lui demander ?questionna la mère.

– Cinq mille balles, fixa le Carcan.C’est pas trop pour bien élever un enfant.

– Si on pouvait seulement en obtenirdeux, reprenait-elle, un peu sceptique devant la possibilité detoucher d’un seul coup une si grosse somme !

– Ah, ça, non ! jamais !protestait son homme. Non, sûrement non ! Je ne descendrai pasà moins de trois mille !

– Quand iras-tu ?

– Demain matin, sans faute.

– Allez, va te coucher, continua-t-il ens’adressant à sa fille. Ça ne sert à rien de pleurnicher comme tule fais et du moment qu’on va arranger la chose…

Joséphine s’étant retirée, il reprit,s’adressant à sa moitié :

– Tu comprends, il vaut mieux qu’il ensoit ainsi : avec les sous que nous allons recevoir du Pape,nous pourrons refaire la grange, repaver l’écurie et reblanchir lacuisine, sans compter que si la parcelle de Gibus venait à sevendre, ça nous botterait joliment d’avoir quelques écus en pochepour la monter et la souffler à ce gros cochon de Zidore qui laguette, à ce que j’en ai entendu dire.

» Mais, je meurs de soif,s’interrompit-il. Y a donc rien à boire ici ?

– Voyons, lui fit remarquer d’un ton fortconciliant sa conjointe, tu sors de l’auberge et tu ne dois pasavoir si soif que ça.

– C’est ce qui te trompe ; je lacrève.

– Tu sais bien qu’il n’y a pas de vin àla maison ; chaque fois qu’on a fait venir un petit tonneau,tu l’as vidé dans les huit jours.

– Si tu allais en chercher deuxlitres ! Puisqu’on va toucher de l’argent du Pape, on peutbien se payer ça. D’ailleurs, j’ai besoin de réfléchir à la façondont je m’y prendrai demain et quand j’ai le gosier sec, ça m’ôtetoutes mes idées.

– J’pourrais te faire du café,insinua-t-elle encore, pour résister jusqu’au bout.

– Non, c’est du vin qu’il me faut.

Résignée, elle mit dans le cabas deux litresvides et s’en fut à l’auberge d’où elle revint bientôt avec le vinqu’elle but en compagnie du Carcan tout en discutant de la tactiqueà suivre.

Cette manœuvre était simple. Dès le lendemainmatin, ainsi qu’il l’avait dit, profitant de l’indignation et duscandale causés dans le pays, le Carcan se rendrait chez le Pape etsans se laisser emberlificoter par de belles promesses et decaptieux discours, le sommerait, soit de conduire Joséphine devantle maire, soit de lui verser la somme de cinq mille francs, fautede quoi il l’assignerait en justice où il le ferait condamner commepère de l’enfant à venir, à la pension alimentaire exigible. Nuldoute que l’autre, lié par l’aveu de ses relations avec Joséphineet pour éviter que le scandale se propageât plus avant dans larégion, ne vînt, après quelques concessions auxquelles, par degrés,consentirait le Carcan, à céder à ses exigences et à lui verser lestrois mille balles qu’il réclamerait en dernier ressort.

Il était dix heures à la vieille horlogequand, ces conclusions optimistes adoptées et les deux litres devin engloutis, les deux conjoints se glissèrent dans les draps.D’ordinaire, cinq minutes après que la chandelle était soufflée, leCarcan ronflait avec force et sa moitié l’accompagnait ensourdine ; mais ce soir-là, était-ce l’énervement qui précèdela réalisation des grands projets ou l’effet des litres ingurgités,mais plus d’une heure ils se retournèrent, s’agitèrent etsoupirèrent en faisant craquer les ressorts fatigués du vieuxsommier.

De bonne heure, le lendemain matin, le Carcans’éveilla et, sitôt levé, commença par jeter vers les bouteilles uncoup d’œil inquisiteur ; mais pas une goutte de vin ne restaitni dans l’une ni dans l’autre ; ils avaient tout lampé laveille.

Ainsi que cela se produisait chaque fois qu’ilavait trop pompé le jour d’avant, il se sentait la tête un peufiévreuse, le front chaud, les nerfs excités et la gorge sèche.

Une chopine de blanc eût certes bien fait sonaffaire surtout, prétendait-il, qu’il avait particulièrement besoinde se sentir d’attaque pour aller affronter le suborneur de safille.

Sa femme s’étant obstinément refusée à céder àses injonctions, il se résigna de fort méchante humeur à vaquer àses travaux quotidiens dans la ferme ; puis, s’étantdébarbouillé sommairement et chaussé, il passa sur sa chemise songilet à manches et prit le chemin de la maison du Pape.

Ce dernier cependant, prévenu, comme on sait,depuis la veille des manigances du Carcan, avait réfléchi lui aussià l’attitude qu’il devait tenir.

Refuser de discuter était impolitique :c’était le procès brutal et sans délais. Le mieux était de paraîtreentrer dans les vues de l’adversaire, d’avoir l’air d’hésiter entreles deux solutions proposées, de louvoyer, d’atermoyer le pluspossible, tactique très réalisable en présence des bouteilles.

Sait-on jamais de quoi demain serafait !

Et puis, de même qu’on n’achète pas un cochondans un sac, on ne signe pas non plus d’avance et on ne paye pasdavantage pour un « salé » qui est encore logé gratisdans le bidon de « sa maternelle ». Quand il aurait« débarqué », il serait toujours temps de voir.

Donc quand le Carcan se présenta,contrairement aux prévisions faites, le Pape lui fit bonaccueil.

– J’ai à te parler ! annonça leCarcan.

– Entre, répondit l’autre : on seraplus tranquilles dans la cuisine.

– Tu sais ce qui m’amène ?

– Je m’en doute un peu, reprit le Paped’un air conciliant et résigné. On va régler la chose. Autant faireça à l’amiable devant une bouteille de vin blanc que de se boufferle nez.

– Bien sûr, bien sûr, reprit l’arrivant,enchanté de la tournure que prenait l’affaire.

Et sur une invitation aussi courtoise, trophonnête pour refuser, selon son expression favorite, il s’assit àla grande table sur laquelle le Pape déposa deux verres de bonnetaille et quelques biscuits avant de descendre à la cave quérirdeux litres.

Les verres étant emplis l’on trinqua et l’onbut, puis il y eut entre les deux hommes un assez long silencelourd de gêne, durant lequel tous deux devaient évidemment chercherla phrase insidieuse qui leur permettrait d’aborder leur sujet.

Chacun tenant à rester sur la défensive, lesilence se prolongeait quand le Carcan, pour rompre cette gêne,trouva un moyen terme et entama l’éloge du vin qui restait dans sonverre. Cela lui permit de le reporter à ses lèvres comme s’il eûtvoulu, par cette deuxième dégustation, acquérir la confirmationdéfinitive de l’opinion qu’il venait d’émettre et qui ne demandaitsans doute que quelques verres encore pour s’asseoirsolidement.

L’autre saisit la balle au bond, puis parlades autres crus qu’il avait également en réserve dans sa cave et,puisqu’on était réunis – c’était l’occasion ou jamais – déclaraqu’il allait les faire goûter à son interlocuteur.

Après le premier litre, le Carcan se sentaitmieux, plein d’optimisme et enclin à penser que ce Pape qu’on luiavait représenté comme une sale fripouille, avait du bon tout demême.

Le vin rouge succéda au vin blanc et fut louécongrûment lui aussi, puis le blanc refit de nouveau sonapparition, mais cette fois sous la forme d’une bouteillecachetée.

Cependant diverses femmes étaient venues à laboutique, et la sœur du Pape remplaçant provisoirement Joséphineles avait servies sans qu’aucun des buveurs se dérangeât. Trèsintriguées de voir l’entretien se prolonger si longtemps, ellesauraient bien voulu pouvoir saisir, dans les phrases prononcées parles deux hommes quelque mot qui leur permît de préjuger du résultatfinal de l’entrevue afin de pouvoir annoncer immédiatement lanouvelle aux voisines allumées de curiosité ; mais non, rien,rien que des bribes de phrases dans le genre decelles-ci :

– Çui-là, c’est du fameux !

– En voilà un qui vous réchauffe lacorniaule !

ou encore :

– Sacrédié ! un litre comme ça teréveillerait un mort !

Était-ce fini ? était-ce en train ?se demandaient-elles vainement.

La vérité, c’est que les coudes sur la table,les pattes au chaud et du vin dans son verre, le Carcan avaitoublié presque entièrement le but de sa visite et que Joséphine àcette heure, aurait bien pu faire six bâtards jumeaux,quadri-jumeaux, hexajumeaux du Pape ou de l’archevêque qu’il s’enserait foutu autant que de sa première chaussette.

Le Pape, lui, buvait peu et gardait tout sonsang-froid, se réservant d’attaquer quand l’autre serait tout àfait mûr et bien à point.

Ce moment ne semblait pas trop éloigné et ilpouvait escompter une victoire point trop difficile à remporterquand la porte de la rue s’ouvrit bruyamment, livrant passage à unefurie enjuponnée.

C’était la femme du Carcan, prévenue par unecharitable voisine que son homme était en train de se saouler avecle Pape.

– Espèce de cochon, ivrogne, goret, tun’as donc pas honte de boire avec ce truand-là ! se mit-elle àhurler en désignant le Pape qui, une main dans l’entournure de songilet, se préparait justement à entamer les négociations.

Furieux de cette intervention qui réduisait ànéant ou tout au moins entravait fort ses projets, il bondit commeun taureau qu’on pique et, les poings serrés, la mâchoire avancée,les yeux flamboyants, riposta :

– De quoi, sale bavarde, vieille garce,tu viens encore m’insulter chez moi, attends un peu nom deD… !

Et saisissant un fouet qui traînait dans uncoin il s’élança vers l’intruse le bras rejeté en arrière pour lacingler de toutes ses forces.

Mais l’autre, qui savait à quelle catégorie demâle elle avait affaire et comme Panurge craignait les coups, nes’attarda pas à discuter ; néanmoins tout en filantprécipitamment, elle trouva le temps de jeter à son époux cettephrase qui n’était pas, en l’occurrence, une vainemenace :

– Attends un peu, grand soulaud, tu n’aspas fini quand tu rentreras !

– Tu viens de voir et d’entendre, fitconstater le Pape au Carcan, quelle sale langue c’est que tafemme ; elle ferait se battre deux bornes ; nous étionslà, bien tranquilles et tout prêts à nous accorder, réglant lachose en hommes, en gens sérieux, quand il a fallu que cette« chameau »-là vienne chercher à mettre la bisbille entrenous.

» Ah ! tiens, bon Dieu !vois-tu, je suis furieux ; il est préférable que tu t’enailles ; nous reparlerons de l’affaire un autre jour.

– Pour ce qui est d’être un chameau,approuva le Carcan, tu as foutrement raison. C’est une salecharogne et je lui ferai voir, en rentrant, de quelle sorte de boisje me chauffe ; mais du moment que nous sommes en train,pourquoi ne pas continuer ?

– Ah, mais non ! pas aujourd’hui,protesta le Pape. Tu n’as donc pas entendu ce qu’elle gueulait dansla rue en sortant : que je cherchais à te saouler pour mieuxte rouler ! Comme si nous avions besoin de ça pour nousentendre !

Le Carcan eut beau insister, le Pape demeurainflexible.

– Si ta rosse n’était pas venue, biensûr, un litre de plus, un litre de moins, mais pour l’instant jecrois que le mieux est que tu t’en ailles et si tu es vraiment lemaître chez toi, comme tu le dis, de le faire voir.

– Pour sûr que je suis le maître, et onva bien le voir, répliqua l’autre.

Croyant tout compromis, peut-être tout perdu,la femme de Carcan, furieuse avait bondi hors de chez le Pape enhurlant des malédictions contre les deux hommes : son ivrognede mari et le putassier qui saoulait le père après avoir garni lafille. Et l’imbécile qui se laissait rouler pour quelqueslitres.

– Ah ! ce que son avaloir leur avaitdéjà coûté cher !

Mais le Carcan, à grands pas, revenait aulogis la gueule tordue, les yeux flamboyants, le front barré derides féroces de haine et de colère.

– T’as fini de pomper ?soulaud ; c’est ça ce que tu appelles régler les affaires,gouillaud !

– En tout cas, répliqua-t-il, je t’ai pasencore réglé la tienne, mais ça ne va pas tarder !

Et sans autre préambule, avant qu’elle s’yattendît, il la gifla si largement qu’il l’envoya culbuter contrele lit d’un seul revers de main.

– Brute, crapule, assassin !

Pif ! paf ! les gifles commencèrentà pleuvoir et la vaisselle à danser : le pot à eau lancé àtoute volée par la femme vint se briser contre la caisse del’horloge après avoir passé à deux doigts de la tête du Carcan.

– Maman, papa, papa, maman, mon Dieu, monDieu ! larmoyait Joséphine accourue au bruit de ladispute.

– Fous le camp, ma fille !sauve-toi, sauve-toi vite, tu vois bien qu’il est ivre-fou, cecochon-là, conseillait la mère.

Mais Joséphine voulait s’interposer à toutprix.

– C’est toi qui es cause de ceshistoires, espèce de petite putain, gueulait le père, tandis que,dans la mêlée qui les joignait, des coups de poings et des coups depieds lancés au petit bonheur, la fille, placée comme tampon aumilieu, prenait sa large part.

Suffoquée, abasourdie, elle s’abattit bientôtdans un coin cependant que sa mère, vaincue, échevelée, hurlante,gagnait la porte et filait cacher sa défaite momentanée dansquelque coin obscur de la grange ou de l’écurie.

Revenue un peu à elle, Joséphine, prise decoliques s’enfuit dans sa chambre où elle se barricada comme elleput, rien moins que rassurée.

Maître des lieux, le Carcan dont la rage et lasoif n’étaient pas calmées, cassa encore une chaise et quelquesassiettes pour bien se prouver qu’il était le maître et que nuldans la maison n’avait le droit de lui en remontrer, puis, n’ayantplus personne sur qui cogner et gueulant comme Jérémie devant desruines, décida d’aller à l’auberge où il pourrait au moins sedégonfler un peu d’une part, et calmer sa soif, d’autre part.

Quand, au bout d’une heure, rassurée par lesilence, la mère de Joséphine sortit de sa cachette et rentra dansl’appartement saccagé, elle commença par se lamenter de toute sagorge, puis elle appela sa fille pour qu’elle l’aidât un peu àremettre en état ce qui n’avait pas été irrémédiablement détériorédans la bagarre. Mais l’autre couchée sur son lit, gémissante etdouloureuse, ne se souleva qu’avec peine pour retomber bientôtlourdement sur sa couche.

– Miséricorde ! se lamenta lavieille. Il ne nous manquait plus que ça ! Ah, je savais bienqu’un malheur n’arrive jamais seul ; qu’est-ce qui nous pendencore à l’oreille ? Ma fille enceinte, mon ménage en morceauxet un cochon d’homme qui se cuite au lieu de faire marcher comme ildevrait le dégoûtant qui a mis Joséphine dans l’état où elle setrouve au jour d’aujourd’hui.

Cependant, le Carcan attablé, buvait avecfureur tandis qu’à la maison les douleurs de Joséphinepersistaient, augmentaient, prenaient une tournureparticulière.

Deux heures après, une voisine dépêchée par safemme vint adresser au Carcan une communication qui était,paraît-il, d’une extrême urgence :

– Ta femme m’a dit de venir te dire…

– Ta gueule ! Ma femme, je l’emm… ettoi aussi ! Fous-moi le camp, je ne veux pas entendre parlerd’elle ni de toi !

Et ce fut par cette invariable réponse qu’ilaccueillit toutes les parlementaires juponnées que, patiente etpersévérante, sa femme persistait à lui dépêcher d’heure en heuresous des prétextes, semblait-il, de plus en plus urgents.

À la nuit noire, quand l’aubergiste ferma sesportes, il rentra, chancelant sur ses longues quilles et tellementivre qu’il ne remarqua même point, avant de se jeter à moitiéhabillé sur le lit, que sa femme se trouvait dans la chambre de safille avec des voisines et que, malgré l’heure tardive, lachandelle clairait encore.

Toute la nuit il ronfla sans s’inquiéter derien ; mais au petit jour, s’étant éveillé et levé, aprèss’être éclairci les idées et rafraîchi la caboche en se la trempantdans une seille d’eau froide, il réfléchit à la situation.

La veille, il avait engueulé et rossé safemme : très bien ! C’était nécessaire et juste. Mais làn’était pas toute l’affaire. Restait la question du futur gosse desa fille. Trois mille francs, c’est de l’argent. Il ne fallait pasque la chose traînât en longueur et il se devait de battre le fertandis qu’il était encore chaud.

Tout de suite décidé, il enfila son pantalon,chaussa ses sabots et, ayant endossé son gilet à manches,s’apprêtait à partir pour l’épicerie quand sa femme inopinément,pénétra dans la pièce.

Bien que furieuse encore et décidée à ne paslui adresser la parole pendant huit jours, elle ne put moins faire,le voyant sur le point de partir au village, que l’interroger surses intentions :

– Et où t’en vas-tu comme ça ?

– Ben, chez le Pape, parbleu !

– Et pourquoi faire ?

– Pourquoi faire, pourquoi faire !pas pour lui demander sa bénédiction, bien sûr ; pourrégler…

– Régler ! régler !ricana-t-elle. Il est un peu tard maintenant et tout est réglé.

– ?…

– Oui, tu as tellement épouvantéJoséphine et elle a reçu tant de coups de pied au ventre qu’hieraprès-midi elle a été prise de douleurs et qu’elle en a fait unefausse-couche pendant la nuit ; même qu’elle a failli enclaquer. Je te l’ai envoyé dire dix fois, mais monsieur s’enfoutait pas mal : Monsieur était en train de pinter ! Ehbien, pinte ! Aujourd’hui, tu peux leur courir après, testrois mille francs ! Ils sont encrottés dans le jardin :c’était un gros garçon ! Dire, qu’avec ça nous aurions pu êtresi bien !

Pâle, devenu plus blême encore à ce récit, leCarcan ne peut qu’exhaler d’un accent sincèrement navré, le mot deCambronne ; puis ses joues progressivement rosirent ets’empourprèrent et enfin il éclata rageant désespérément :

– Nom de D… ! de nom de D…, de sacréde nom de D… de milliards de D… de nom de D… !

**

*

Six mois plus tard, le gros Léon, un matin,rencontrant son ami Zidore, l’interpella, la faceréjouie :

– Eh bien ! ma vieille branche, tusais la nouvelle ?

– Non, reprit l’autre, l’œilpétillant.

– Comment tu ne sais pas ; mais levillage ne parle que de ça et c’est le Pape lui-même qui vient deme mettre au courant.

– Quoi donc ?

– La femme du Carcan…

– Eh bien !

– Elle est pleine !

– Pas possible !

– Si, si, il paraît que ça date de laveille du jour où il est allé trouver le Pape ; ils avaient budeux litres et comme ils étaient énervés, dame, ils n’ont pas pus’endormir tout de suite. Voici cinq mois qu’elle n’a rienrevu…

– Et le Pape ?

– Le Pape, il se tord ! Elle dirapas que c’est moi cette fois-ci, qu’il dit. Et je lui souhaite quedeux bessonnes, oui, deux pisseuses pour lui apprendre à venirembêter les honnêtes gens !

FIN

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