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Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

de Gaston Leroux

Chapitre 1LA GRANDE MAISON DANS LAQUELLE IL N’Y AVAIT QUE DES AMIS DE LA KOULIGUINE

 

Viborg est un grand port sur le golfe de Finlande, et comme la population, qui y est nombreuse, s’y trouve tassée sur d’étroites langues de terre qui s’avancent entre les bassins, il est facile de s’y cacher et de passer à peu près inaperçu, pourvu, bien entendu, que l’on ait de faux passeports bien en règle. Mais ce n’est jamais ce qui manque en Russie.

La grande maison, pleine des amis de la Kouliguine, dont nous avons parlé dans la première partie de cet ouvrage[1], se trouvait dans le fond le plus ténébreux du plus vieux quartier de la ville, ce que l’on appelle,là-bas, le Faïtningen, dans une de ces petites rues qui aboutissent à la place du Vieux-Marché, non loin de la tour ronde.

La maison était la plus vieille de la rue. On eût dit une antique auberge avec ses murs de rondins noircis,calcinés par le temps. Son toit hospitalier portait sur quatre piliers façonnés au tour et pareils à de prodigieux et très vieux chandeliers d’église. Toute la demeure assurément, n’en conservait pas moins un aspect des moins appétissants pour un jeune couple d’amoureux dont la lune de miel venait de se passer dans un certainluxe.

Enfin, ce qui parut à Pierre le plusdéplaisant de tout, ce fut une sorte de cabaret russe, quis’annonçait sous le perron de la maison, et au-dessus d’une portebasse, par un écriteau bleu céleste sur lequel on pouvaitlire : Pritinny Kabatchok, ce qui veut proprementdire : « Au petit cabaret de refuge ».

– Ne vous inquiétez point de cela, fit Iouri àPierre, il ne vient se réfugier dans ce petit cabaret, comme danstoute la maison, que des amis de la Kouliguine, et il n’est pointd’exemple qu’aucun de ses hôtes y ait jamais eu d’ennuis avec ceuxde la police.

– Oui ! oui ! fit Pierre, jecommence à comprendre.

– Comprenez, maître que c’est ici que lapolice fait se réfugier ceux qu’il ne faut pas qu’elle trouve.

– C’est donc la police qui nous conduitici ?

– C’est la Kouliguine, qui est plus puissante,en vérité, que toutes les polices de la terre russe et qui sait quela police n’est jamais curieuse de ce qui se passe ici… Voici toutce que je peux vous dire, barine !

– Bien, bien, Iouri. Emménageons.

Tout ceci était dit pendant que Iouri etNastia vidaient les voitures de leurs paquets. Deux dvornicks, surun mot de Iouri, étaient sortis de la cour pour les aider danscette besogne.

Contre la porte entr’ouverte du cabaret, surle seuil, se tenait, les mains dans les poches, un homme de hautetaille, tête nue, en carrick de drap grossier, à larges poils.

– Celui-ci est Paul Alexandrovitch, lebuffetier, un homme qui en sait aussi long que moi sur bien deschoses. Avec cela, il est fort comme un ours de Lithuanie et malincomme un pope de village qui fait l’homme ivre pour ne pas dire lamesse !

– C’est bon ! C’est bon ! Je netiens pas à ce que tu me le présentes…

– Pendant que vous serez ici, c’est lui quiveillera sur vous, nuit et jour, barine.

– Et où vas-tu nous caser dans cettemaison ?

– Vous verrez, vous y serez très bien !Dans l’appartement qui a été occupé pendant trois semaines par ungaspadine tout à fait distingué, fit Iouri en s’effaçant pourlaisser passer son maître, qui pénétrait dans la maison ensoutenant Prisca.

– Cette maison me fait peur, disait la jeunefemme en frissonnant. Et ce n’est point tout ce que raconte Iouriqui me rassurera.

À ce moment, le domestique, qui leur avaitfait escalader un étage par un étroit escalier de planches, les fitpénétrer dans une antichambre d’où s’enfuit aussitôt une grossecommère en robe de perse bigarrée. Elle avait poussé un cri en lesapercevant, et Prisca en conclut qu’elle avait dû reconnaître legrand-duc.

Iouri dit que, si même la grosse commère avaitreconnu Son Altesse, cela n’avait aucune importance, et qu’elleferait désormais comme si elle ne l’avait jamais vu. Il sechargeait de cela comme de tout. Du reste, il priait les jeunesgens de l’attendre dans cette antichambre, car il allait se rendrecompte par lui-même de l’état dans lequel se trouvaitl’appartement.

Prisca était de moins en moins tranquille.Elle regardait autour d’elle avec un sentiment de méfiancegrandissant.

Pierre entoura Prisca de ses brasamoureux :

– Calme-toi, ma chère petite colombe. Commentveux-tu qu’on vienne chercher, ici, deux innocents comme nous,quand tant de bandits s’y sont trouvés en pleine sécurité ? Leraisonnement de Iouri est juste, et la Kouliguine savait assurémentce qu’elle faisait en ordonnant à son domestique de nous conduireici dans le cas où nous serions menacés.

– Puisque la Kouliguine est si puissante,comment se fait-il qu’elle ne nous fasse pas proposer de passer àl’étranger ? dit Prisca.

– C’est exact ! exprima Pierre, soudainrêveur.

– Vois-tu Pierre, après tout ce que tu as dità ta mère, il n’y a qu’en France que nous pourrions nous croire ensécurité. Sois persuadé qu’elle va remuer ciel et terre pour nousretrouver, et sa vengeance sera terrible. Tu sais que je ne crainspoint de mourir avec toi, mais il fait si bon vivre, mon Pierre, sibon vivre dans tes bras…

Il l’embrassa et lui promit qu’aussitôt quecela serait possible, il enverrait Iouri auprès de la Kouliguine,pour que celle-ci organisât leur fuite à l’étranger et leurprocurât les passeports nécessaires. Iouri revint. Son visage paruttout de suite à Pierre assez énigmatique.

Iouri les invita à le suivre, ce qu’ilsfirent, et, après avoir passé devant quelques portes entr’ouvertes,qui laissaient apercevoir parfois de bien singulières silhouettes,ils arrivèrent à une porte à double battant devant laquelle setrouvait Nastia, qui, après avoir fait une grande révérence, laleur ouvrit.

Alors, ils ne furent pas plus tôt dansl’appartement qu’ils se trouvèrent en face d’une jeune demoisellequi sautait de joie, tandis que, derrière elle, un monsieur d’uncertain âge, avait la figure ravagée certainement par le plussombre souci.

– Vera ! Gilbert ! s’écria legrand-duc.

Mais les deux autres ne crièrent point :« Monseigneur ! » et comme ils ne savaient encorecomment l’appeler, ils ne le nommèrent pas du tout.

Les portes furent soigneusement refermées etl’on échangea force poignées de main, souhaits, hommages, cependantque l’étonnement général s’exprimait par des exclamations sanssignification précise et par des soupirs, qui traduisaient un fondd’anxiété, dont seule la petite Vera était parfaitementexempte.

Elle se montrait rose et fraîche et trèsamusée comme à son ordinaire. Les événements continuaient pour elleà avoir d’autant plus d’attraits, qu’ils étaient plus inattendus,si dangereux fussent-ils.

Prisca ne connaissait point Vera, mais elleconnaissait Gilbert, qui lui avait souvent parlé de Vera, commed’une petite poupée tout à fait exceptionnelle.

Ce pauvre Gilbert faisait peine à voir. Jamaison ne lui avait vu figure aussi tragique, et c’était vrai qu’ilavait, soudain, vieilli, blanchi, qu’il était devenu presqueméconnaissable, en quelques semaines.

En vérité, l’aventure était redoutable pour cebrave garçon, qui avait vécu jusqu’alors fort bourgeoisement,accomplissant ses petits devoirs de théâtre sans heurt ni secousse,mettant sagement de l’argent de côté pour ses vieux jours, segardant comme nous l’avons dit, de toute histoire un peu sérieuseavec les femmes. Et voilà que tant de prudence aboutissait à cettecatastrophe : il était mêlé à une affaire d’État, et si bienmêlé qu’il était obligé de s’enfuir, de se cacher avec cette enfantqu’il adorait, dans un trou de Finlande, avec la menace, toujoursactive, d’un cachot à la Schlussenbourg, et peut-être même du lacetfatal !

Comment une pareille chose avait pu seproduire, voilà ce qui fut à peu près expliqué autour d’une soupe àla smitane (crème) d’un tchi merveilleux confectionné parNastia, après que l’on se fût arrangé pour vivre tous sans trop degêne, dans ce maudit appartement.

– Je vais vous raconter notre histoire !annonçait Vera, car lorsque c’est Gilbert qui la raconte, c’esttrop triste ! et, mon Dieu, je ne vois pas ce qu’il y ad’absolument triste là dedans ! Ce sont des choses quiarrivent tous les jours…

– C’est la première fois de ma vie, osainterrompre Gilbert, que…

– Que quoi ? que tu vas en prison ?D’abord, tu n’y es pas encore allé en prison !…

« Mais regardez-moi la bile qu’il se faitparce qu’on me soupçonne d’avoir, fait assassinerGounsowsky !

– L’ancien chef de l’Okrana ?s’écria Pierre.

– Lui-même ! Celui que tout le mondeappelait : le doux jambon !

– C’est abominable, reprit Gilbert. Quand j’aiappris une chose pareille, j’ai été le premier à courir à la policeet à dire que, ce jour-là, je n’avais pas quitté lapetite !

– Je te défends de m’appeler la petite !…fit Vera, qui avait de l’amour-propre.

– Mais enfin, interrogea Prisca, commenta-t-on pu vous accuser, vous, d’une chose aussiabominable ?

– Non seulement on m’accuse, moi, mais onaccuse aussi ma sœur !

– Hélène ! mais c’est insensé !s’exclama Pierre, et où es Hélène ?

– Oh ! elle est restée cachée àPetrograd, d’où elle veille sur nous tous. Je ne sais pas pourquoiGilbert se fait un pareil mauvais sang ; ma sœur est la bonneamie maintenant de Grap, le successeur de Gounsowsky ! Vouspensez que Grap a trop de reconnaissance à Hélène d’un tas dechoses, peut-être même de l’avoir débarrassé du « douxjambon » ! ajouta-t-elle en clignant de l’œil ducôté de Gilbert…

Mais celui-ci avait sans doute horreur de cequ’il ne prenait encore que comme une mauvaise plaisanterie, car ilordonna péremptoirement à Vera de cesser de parler en riant d’unforfait aussi atroce et qui pouvait avoir pour elle, enparticulier, et pour lui ; par surcroît, de si terriblesconséquences.

– Oh ! moi, je suis innocente !exprima Vera avec candeur, mais je ne sais pas toujours ce que faitma sœur, moi !…

– Vera ! Vera ! supplia Gilbert, jet’en prie ! assez ! en voilà assez comme cela !… jeconnais Hélène Vladimirovna depuis très longtemps ; elle n’aici que des amis…

– Certes ! acquiesça le grand-duc, maisvous voyez bien, Gilbert, que Vera se moque de vous…

– Elle se moque toujours de moi !…

– Je me moque de toi parce que tu as toujourspeur !… Peur de quoi, je me le demande… quand Grap, le nouveaudirecteur de l’Okrana, ne fait que les quatre volontésd’Hélène !… et a pris lui-même toutes dispositions nécessairespour que nous vivions ici bien tranquilles, dans cette maison où lapolice met tous ceux qu’elle ne veut pas arrêter…

– Quelle étrange histoire ! fit Prisca,mais qui donc veut vous arrêter alors, et qui donc vousaccuse ?

– La police politique particulière du palais,qui est à la dévotion de Raspoutine !… Vous comprendrez tout,quand vous saurez que ma sœur, pour sauver une jeune personne de lahaute société des entreprises de Raspoutine, avait promis sesfaveurs à Raspoutine, mais finalement les lui a refusées. Il y ades choses qui sont au-dessus des forces humaines ! dit masœur, et je la comprends. Seulement, pour se sauver de Raspoutine,qui a, juré sa perte, elle a dû se faire un ami de Grap, qui n’estpas beaucoup plus appétissant !… du moins, c’est monavis ! Et maintenant, c’est une lutte entre Grap etRaspoutine !

– Et si Raspoutine l’emporte, nous sommesfichus ! conclut mélancoliquement Gilbert… Moi, je parie pourRaspoutine !

– Toi, tu vois toujours tout ennoir !…

– Mais, saperlotte ! puisque ce n’est pasvous qui avez commis le crime, s’écria Gilbert, qu’on nous fichedonc la paix à tous !…

– Je me tue à t’expliquer que le crime n’estqu’un prétexte dans cette affaire… Et puis, calme-toi… Raspoutinen’en a plus pour longtemps. Grap est en train de grouper contre luitous les mécontents de la cour ; sans compter les grands-ducsqui ne viennent plus à la cour et qui marchent avec Grap.

– Voilà des nouvelles, exprima Pierre, avec untriste sourire… Nous n’en avions pas depuis longtemps ! maisje vois que l’union sacrée règne en maîtresse dans notre cher pays…et quelles sont les dernières nouvelles de la guerre ?…

– Des nouvelles de la guerre ? Il n’yen a plus ! Personne ne s’occupe plus de la guerreici ! dit Gilbert.

– Ne te brûle pas les sangs, mon petit vieuxcher inquiet ami ! Tout cela va changer bientôt ! fitVera.

– Et pourquoi donc cela changerait-il ?demanda Gilbert. Ta révolution ?… Je n’y croispas !… Et puis je les connais, tes révolutionnaires… desbavards !

– Je te défends de dire ça ! fulminaVera.

– Croyez-vous ! reprit l’acteur enhaussant les épaules, cette petite qui le fait à la nihiliste,maintenant, parce qu’on lui a fait l’honneur de la mêler à unehistoire absurde de drame policier auquel elle était tout à faitétrangère !… Ça l’amuse !… C’est inouï !… Et lavoilà qui prêche la révolution !… Vous y croyez, vous, auxbienfaits de la révolution russe ? demanda Gilbert augrand-duc en se tournant brusquement vers lui.

– Moi ? répondit Pierre en baisant lamain de Prisca, moi, je crois à l’amour !…

Chapitre 2M. KARATAËF EST UN NOUVEAU CLIENT DU KABATCHOK

 

Les premiers jours qui suivirent se passèrentsans événements extraordinaires, du moins en apparence. Priscacommençait à se rassurer. Elle avait consenti, sur le désir dePierre, à se laisser promener un peu par la ville, dans une drochkaconduite par Iouri.

Ils sortaient naturellement vers le soir etpassaient dans les quartiers les moins fréquentés ; ilsquittaient bientôt le Faïtningen où ils habitaient, ils s’enallaient par le pont d’Alex jusqu’aux solitudes boisées quiavoisinent le château de « Mon Repos », d’où l’on jouitd’un des plus beaux sites du golfe de Finlande.

Au cours de l’une de ces promenades, le soirdu quatrième jour, Pierre, sur les instances de Prisca, profita dece qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait l’entendre pourentreprendre Iouri au sujet du voyage à Petrograd qu’ils voulaientlui faire faire. Il s’agissait d’aller trouver la Kouliguine, quine donnait point de ses nouvelles et d’obtenir les passeportsnécessaires aux deux jeunes gens pour passer en France.

Iouri répondit qu’il avait reçu l’ordregénéral de ne point quitter le prince, mais que si le prince luidonnait absolument l’ordre écrit de rejoindre la Kouliguine, il neverrait aucun inconvénient à cela, à la condition toutefois que leprince lui promît de ne point sortir de la maison du Faïtningenpendant toute son absence.

Le prince le lui promit et lui dit qu’il luidonnerait, le soir même, une lettre pour la danseuse.

Iouri s’inclina et déclara qu’il étaitpossible qu’il quittât Viborg le soir même, mais qu’il ne savaitrien encore et que cela dépendait d’une conversation qu’il seproposait d’avoir avec sa petite maîtresse Vera Vladimirovna.

Pierre eut la curiosité bien naturelle dedemander à Iouri en quoi la conversation que celui-ci devait avoiravec la sœur d’Hélène pouvait avancer ou retarder leursprojets ; mais Iouri fit comme s’il n’avait pas entendu oucomme s’il n’avait pas compris ; et, fouettant ses chevaux,reprit à toute allure le chemin de la maison.

Il faisait nuit quand ils y arrivèrent. Ilparut à Prisca que leur demeure avait, ce soir-là, un aspect encoreplus lugubre que les autres jours. La traversée des escaliers etdes corridors où elle rencontrait des ombres silencieuses et dontles attitudes ne lui semblaient jamais normales lui donnait desfrissons. Quand ils furent dans la pièce qui leur était réservée,elle supplia Pierre d’écrire tout de suite la lettre qu’il devaitdonner à Iouri, et comme Iouri survenait presque aussitôt, elle fitpromettre à celui-ci de faire la plus grande diligencepossible :

– Je dois parler à Vera, dit Iouri.

– Je t’y engage, répondit le prince, car elledoit savoir mieux que toi où tu trouveras la Kouliguine.

– Non, pas mieux que moi, maître.

– En tout cas, elle peut avoir une commissionà te donner pour sa sœur. Elle s’étonne elle-même de ne pas avoirde ses nouvelles, ce n’est pas elle qui te retardera.

Sur ses entrefaites, Vera et Gilbertarrivèrent et furent mis au courant du prochain voyage de Iouri àPetrograd. Ils approuvèrent tous deux.

– Excusez-moi, fit alors Iouri, mais j’ai unmot à dire en secret à ma petite maîtresse.

On les laissa seuls. Tout le monde était fortintrigué, à commencer par Vera.

– Parle vite, fit celle-ci, tu m’impatientes,Iouri, avec tes airs…

Mais l’autre, sans se démonter, s’en fut voirsi personne n’écoutait aux portes, puis, sûr de n’être pas entendu,il dit à voix basse à la jeune fille :

– Êtes-vous sûr que Doumine soitmort ?

Vera eut un recul instinctif, considéra uninstant Iouri, enfin lui demanda en le fixant sévèrement dans lesyeux :

– Qui t’a dit que Doumine étaitmort ?

– C’est la Kouliguine, répondit le domestiquesans sourciller ; elle avait besoin que je sache cela… Maisvous croyez qu’il est mort, et il n’est peut-être pasmort !

– Si tu sais qu’il est mort, tu dois savoiraussi comment il est mort. Parle un peu pour voir, commanda Veratoujours un peu soupçonneuse.

– Vous l’avez tué chez la Katharina, réponditIouri, mais vous croyez peut-être l’avoir tué !…

– Qu’est-ce qui te fait supposer qu’il neserait pas mort ?… Moi, je l’ai vu mort, étendu dans son sang,sous un tapis…

– Je sais… je sais… mais on croit que les genssont morts et ils ne sont peut-être pas morts…

– Celui-là est mort et enterré…

– Je sais aussi où il est enterré et qui l’aenterré. Vous voyez bien que je sais tout.

– Alors, ne parle plus jamais de Doumine, iln’en vaut pas la peine, je t’assure…

– Mais on croit que les gens sont enterrés etils ne le sont peut-être pas ! reprit Iouri, qui étaitdécidément très entêté.

– Où veux-tu en venir ? Tu m’ennuies,encore une fois, mais tu ne réussiras pas à m’effrayer.

– Eh bien, je désire que la petite maîtressevienne avec son serviteur.

– Où cela ? Où me conduis-tu ? Jeveux savoir.

– Oh ! pas bien loin… aukabatchok, qui est en bas et qui est tenu par notre amiPaul Alexandrovitch.

– Tu m’intrigues ! Je te suis, dit tout àcoup Vera, qui était toute spontanéité.

Elle n’avertit même point Gilbert et celui-cifut tout étonné de trouver la chambre vide, quelques minutes plustard.

Vera et Iouri étaient donc descendus tous deuxau Pritinny Kabatchok, dont une entrée donnait directement sur levestibule de la maison, On descendait quelques marches et l’on setrouvait dans la salle commune, qui était proprement tenue et quioffrait l’aspect assez engageant de certains cabarets decampagne.

Paul Alexandrovitch, qui était assez négligéde sa personne, avait des soins inouïs pour son établissement. S’ils’appuyait de l’épaule, parfois, dans la journée, à sa porte,regardant ce qui se passait dans la rue, c’est qu’il n’avait plusrien à faire dans son cabaret ; mais, le plus souvent, on levoyait, un linge à la main, frottant les meubles ou faisant reluireles cuivres.

Les clients du kabatchok étaient, à vrai dire,les plus humbles habitants de la maison, qui venaient là, prendreun bol de thé, ou se réconforter d’un peu de tchi à la crème, dontPaul Alexandrovitch avait toujours une grande marmite pleine.

Il y avait aussi des clients de passage quiavaient une façon à eux de dire bonjour, en entrant, comme, parexemple de prononcer ces mots pleins de politesse :

« Je vous félicite d’avance de tout cequi peut vous arriver d’heureux. »

S’ils ne prononçaient point ces mots-là ous’ils ne les disaient point comme il fallait, absolument, aussitôttoutes les conversations étaient suspendues dans le kabatchok, oubien l’on ne parlait plus que de choses insignifiantes comme de lapluie ou du beau temps ou du « traînage » du futur hiver,sur les lacs.

Iouri entra le premier, Vera le suivait latête entourée d’un châle de laine blanche qui lui cachait à peuprès toute la figure.

Les clients qui étaient là ne se retournèrentmême pas quand Iouri eut prononcé la phrase habituelle, selon lesconvenances de l’endroit. Du reste, les gens qui fréquentaient lekabatchok ne montraient aucune curiosité les uns pour les autres etne se questionnaient point. Il y avait aussi des clients qui neparlaient jamais. Ils étaient peut-être muets. Paul Alexandrovitchles servait sur un signe.

Vera avait fait le tour de toutes lesphysionomies et maintenant elle regardait Iouri, qui lui servaittranquillement du thé, et elle se demandait pourquoi il l’avaitamenée là. Or, dans le moment, la porte de la rue s’ouvrit et unhomme maigre entra.

Il était vêtu d’un long caftan de nankin. Ilavait l’air d’un ouvrier de fabrique et d’un hardi compère, bienque son teint fût loin d’annoncer une santé robuste. Il avait unebarbe touffue qui lui mangeait les joues et il portait un bandeauplacé en travers de l’œil gauche.

Il salua suivant le rite, alla serrer la mainde Paul Alexandrovitch, qui lui dit : « Bonsoir,Karataëf ! » et s’en fut dans le coin le plus obscur dela pièce, où il se mit à lire un journal.

À cette apparition, Vera avaittressailli :

– Évidemment, il lui ressemble, dit-elle àvoix basse… C’est étrange, mais ce n’est pas lui !…

– Peut-on être sûr de cela ?…

– Sûr ! sûr ! absolument ! jesais où il est enterré. Ce n’est pas lui !… Il a quelque chosede lui !… Son nez droit, ce qui ne signifie rien, car il y abeaucoup de nez droits… Il y a surtout sa façon demarcher…

– Ah ! vous voyez bien ! vous voyezbien !…

– Mais ce n’est pas sa figure !non ! non ! ce n’est pas sa figure…

– C’est facile de changer sa figure enlaissant pousser sa barbe comme une forêt de Lithuanie et en secollant un bandeau sur l’œil… souffla Iouri, qui ne quittait pasl’homme des yeux… sans compter que le bandeau pourrait bien cacherune blessure…

– As-tu parlé de cela à PaulAlexandrovitch ?…

– Je ne pouvais lui dire, en vérité, ce quenous sommes les seuls à savoir, mais je lui ai demandé qui était ceclient de l’extérieur et s’il en était sûr ?…

– Que t’a-t-il répondu ?

– Qu’il en était absolument sûr ! quec’était un nommé Karataëf, employé à l’usine de munitions Popula etqu’il venait en droite ligne de Rostof-sur-le-Don, où il avait euune méchante affaire avec un gardavoï, lors des derniers troublesdu Midi…

– Tu vois, fit Vera, plus je le regarde etplus je constate que c’est loin d’être lui ! Tu esfou !… si tu ne m’avais pas communiqué ton idée, je n’auraisjamais pensé, moi, qu’il pût y avoir une ressemblance quelconque…quelconque… Tiens ! regarde-le maintenant… Hein ?… Jamaisl’autre n’a eu cette tête-là !… et puis, il était, lui, pluscarré des épaules, plus grand, plus fort ! Enfin, tu asentendu sa voix en entrant. Jamais l’autre n’a eu cette voixsourde.

– Il se lève, regardez-le, regardez-lebien !…

Karataëf se levait, en effet, et allait aubuffet bavarder à voix basse, avec Paul Alexandrovitch, qui avaitl’air fort occupé à effacer une tache qu’il venait de découvrir aumanche d’une cuiller de son plus beau service en fausse argenterie.Celui-ci répondait plus, ou moins à Karataëf, comme un homme quin’a pas de temps à perdre et qui se passerait parfaitement de vainspropos.

Si bien que Karataëf finit par lui tirer sarévérence et gagner la porte…

Pas une fois, Karataëf n’avait regardé du côtéde Iouri et de Vera. Mais tous deux ne le quittaient pas des yeux,surtout pendant qu’il se dirigeait vers la porte en leur tournantle dos, avec une démarche qui les frappait par sa ressemblanceextraordinaire avec celle qui avait été, paraît-il, l’apanage deDoumine, vivant.

– Barichnia ! Barichnia ! (petitemaîtresse) de dos, c’est lui tout craché !

– C’est exact que de dos c’est lui !répondit la barichnia en fixant encore Karataëf, qui venait des’arrêter sur le seuil pour dire deux mots à un moujik vraimentsordide qui venait d’entrer et qui repartit presque aussitôt.

– Il faut que je sache absolument qui est cefantôme de Doumine-là et si ce n’est pas Doumine lui-même !Écoute, écoute bien, barichnia (dans les circonstances solennellesimportantes, Iouri tutoyait ses maîtres, comme c’est de mode quandon veut marquer un dévouement exceptionnel ou un respect inouï), jevais suivre l’homme sans qu’il s’en doute.

– Prends garde à toi, Iouri !

– Oh ! j’en ai vu bien d’autres, et il nese doutera même pas que je suis dans son ombre… Quant à toi,barichnia, tu vas remonter dans ton quartir avec tous tes amis ettu n’en sortiras plus que s’il arrivait un mot de moi, c’estentendu ?

– Mais toi, tu ne reviendras pas ?

– J’espère que si, barichnia, j’espère que si…En tout cas, si je ne reviens pas, vous recevrez un mot de moi…c’est alors que je ne pourrais quitter l’homme sous peine de leperdre et je vous dirai ce qu’il en est ou ce qu’il faut faire… Detoutes façons, attendez de mes nouvelles d’ici une heure…

– Si c’était Doumine, qu’est-ce que tuferais ?

– Je m’arrangerais, cette fois, pour qu’il nerevienne plus nous intriguer au Pritinny Kabatchok, sous le nom deKarataëf ou sous n’importe quel autre nom, assurément !… Maisje m’en vais. Songe, barichnia, que, si c’est Doumine, il n’y a pasun instant à perdre… Il n’est pas venu ici pour le plaisir de boireun verre de kwass ou simplement pour s’assurer de la bonne santé dePaul Alexandrovitch… Passons par ici… sortons, sans avoir l’air derien, par le vestibule…

Ainsi fut fait, et Iouri quitta aussitôt Verapour entrer dans l’ombre de la rue, car le soir venait de tomber.Vera remonta aussitôt dans son appartement, comme le lui avaitrecommandé Iouri, et trouva tout le monde assez inquiet. On savaitqu’elle était entrée dans le cabaret avec Iouri, et Gilbert,trouvant la chose tout à fait bizarre, avait voulu larejoindre ; mais il en avait été empêché par Pierre, qui luiconseilla de ne rien faire et de ne rien déranger de ce que faisaitIouri, en qui il avait la plus grande confiance.

– Évidemment, il y a quelque chose denouveau ; nous allons le savoir tout à l’heure, si Vera veutbien nous le dire…

Elle le leur dit tout de suite. Elle étaitencore plus inquiète qu’eux, car elle en savait, plus long qu’eux,et Vera, qui n’aimait point d’être inquiète, ne manquait jamais depasser son inquiétude aux autres pour en être elle-mêmedébarrassée.

– Il y a, fit-elle tout bas, quand ils furenttous réunis au centre de la chambre, sous la lampe, il y a quecette maison pourrait bien être hantée par un revenant, un hommeque nous avions de bonnes raisons de croire mort et qui fut notreennemi acharné, un nommé Doumine, contremaître aux usines Poutilof,espion vendu à l’Allemagne, révolutionnaire qui trahissait larévolution, âme damnée de feu Gounsowsky et de Raspoutine… Iouri acru le reconnaître dans un nommé Karataëf qui fréquente lekabatchok de Paul Alexandrovitch, et il l’a suivi. Iouri, dans uneheure, doit nous donner de ses nouvelles !… Voilà ce qu’il ya !…

Chapitre 3DES OMBRES DANS LA RUE

 

– Votre avis, Vera, demanda Pierre, est-ce quenous n’avons plus ici aucune sécurité, si vraiment ce Doumine n’estpas mort !

– Oui, c’est mon avis, mais entre nous, PierreVladimirovitch (elle lui donnait maintenant à dessein le nom debaptême de son vrai père, le seigneur martyr Asslakow), mais entrenous, je crois que Iouri se trompe, malgré des ressemblances quej’ai moi-même relevées, assurément… oui, je crois qu’il se trompeet que Doumine est bien mort !

Pierre n’était guère très rassuré non plus,depuis qu’il savait les inquiétudes de Iouri.

Quant à Prisca, elle ne pouvait, de temps àautre, s’empêcher de manifester le plaisir qu’elle aurait à quittercette maison qui lui avait toujours fait peur.

Une heure, deux heures se passèrent dans cestranses, et l’on n’avait toujours aucune nouvelle de Iouri.

La fièvre commençait à être générale et lapetite Vera elle-même avait perdu son éternelle bonne humeur.

Elle était allée plusieurs fois à la fenêtrequi donnait sur la rue, essayant de percer le mystère des ténèbres…Au coin de cette rue sinistre, il lui avait semblé voir passer desombres suspectes dans la lueur clignotante d’un bec de gaz plantéau carrefour. Elle n’en parla à personne, ne voulant pas surtoutaugmenter l’inquiétude de Prisca.

Pierre dit :

– Il faut prendre une décision… Nous nepouvons rester ici… Les minutes qui s’écoulent sont précieuses pourchacun de nous… Si ce refuge n’est plus une sécurité pour nous, ilvaut mieux l’abandonner sans perdre un instant.

– Iouri m’a dit :

« – Surtout que personne ne sorte pendantmon absence. »

– Sans doute, et moi aussi j’ai promis à Iouride ne pas sortir tant qu’il ne serait pas de retour… Mais Iouri t’adit aussi qu’il serait là au bout d’une heure…

– Ou qu’il enverrait un mot…

– Deux heures sont passées et nous n’avonsrien reçu… Il faut aviser…

– Partons, dit Gilbert ; si nous nepartons pas, nous pouvons être pris ici comme dans unesouricière.

– Oh ! oui, partons, partons, soupiraPrisca.

– Et où irons-nous en sortant d’ici ? Ilfaut savoir encore cela, dit Pierre.

– Nous prendrons le train et nous nousrapprocherons de la frontière, expliqua Prisca, dont la seule idéefixe était celle-ci : franchir la frontière.

À ce moment, Vera, qui avait le front contrela vitre, se retourna et dit :

– Il est trop tard, la maison estsurveillée.

Il y eut des exclamations, tous voulurentcourir à la fenêtre. Vera les arrêta d’un geste :

– Éteignez, au moins la lampe.

La lampe fut éteinte. Alors, tous vinrent à lafenêtre et chacun put constater, en effet, que cette rue, toujourssi solitaire, était habitée par des ombres errantes qui necessaient de tourner autour de la maison et du kabatchok.

– Nous sommes perdus ! dit Gilbert.

Et il regarda longuement Vera, qui détourna latête. Alors ce bon Gilbert vint l’embrasser à son tour :

– Me pardonnes-tu ? Me pardonnes-tu det’avoir entraîné dans cette affaire ? implora la gamine.Pardonne-moi et je te jure que je serai ta femme, ta petite femme.Je t’aime bien, Gilbert !

Il la serra dans ses bras, il dit :

– Merci ! merci !

Mais tout de même il la remerciait d’une aussibelle promesse avec mélancolie, car l’heure n’était point auxtransports amoureux.

Pierre, qui, suivi de Prisca, était allé serenseigner, par lui-même, si l’on ne pouvait quitter la maison parquelque issue secrète, revint en disant :

– La maison est également surveillée parderrière. Le plus extraordinaire est que cela n’a l’air de gênerpersonne, Nastia raconte que, dans la maison, on lui a dit que celaarrivait parfois que la maison fût surveillée, que chacun savaitcela et qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Seulement, dansces moments-là, il ne faut pas quitter la maison.

– Certainement, Pierre Vladimirovitch, c’estce qu’il y a de mieux à faire, exprima Vera, je m’en tiens à cequ’a dit Iouri :

« – Ne sortons pasd’ici ! »

C’est alors que Nastia frappa à la porte. Elleapportait un pli pour le gaspadine Sponiakof. C’était le nouveaunom du grand-duc depuis qu’il était dans la maison.

– Qui t’a apporté cela ? demandaPierre.

– Le buffetier Paul Alexandrovitch.

Nastia se retira et tous furent autour dePierre.

– Ce doit être de Iouri. Vite ! fitVera.

– Connais-tu l’écriture de Iouri ?demanda Pierre en lui présentant l’enveloppe et sa suscription.

– Non ! je n’ai jamais vu l’écriture deIouri, mais ouvrez vite.

– C’est, en effet, de Iouri, dit Pierre qui,après avoir ouvert le pli, était allé à la signature.

Iouri disait :

 

« L’homme que j’ai montré à Vera estbien Doumine. J’en suis sûr maintenant. Je ne le quitte pas, car jesais qu’il est là pour faire un coup contre vous et contre la sœurde la Kouliguine. Il est urgent que vous quittiez la maison desuite. La maison est surveillée, mais si vous faites exactement ceque je vais vous dire il n’arrivera rien de mauvais. Le gaspadineSponiakof s’habillera d’une touloupe de moujik que lui donnera PaulAlexandrovitch et sortira de la maison par la porte du kabatchok,comme un client de passage. Il traversera la rue et gagnera desuite l’Esplanade. De là, il ira droit au port et entrera dans lecabaret qui est le dernier, au coin du quai, derrière laperspective Alexandre et le long de la ligne de chemin de fer. Là,il m’attendra. La barinia s’habillera avec les vêtements de Nastia.La petite maîtresse prendra la robe et le bonnet de sa gniagnia.Toutes deux sortiront par la porte des servantes. Elles se rendrontau cabaret du port, où nous nous retrouverons tous, mais par deschemins différents. Les barinias devront se rendre sur le port enpassant par la vieille Tour ronde et le Vieux Marché. Si vousfaites tout ceci, comme je dis, je réponds de tout et j’ai unbateau pour partir cette nuit même, ce qui évitera d’aller àPetrograd chercher des passeports pour passer la frontière. Votreserviteur jusqu’à la mort.

« Iouri. »

 

Iouri savait écrire. En plus de tous sesmétiers, il avait travaillé un instant pour être pope. Cela avaitété son idée d’entrer en religion s’il n’avait pu entrer au servicede la Kouliguine.

Chapitre 4COMMENT IOURI AVAIT SUIVI KARATAËF ET CE QU’IL EN ÉTAIT ARRIVÉ

 

Iouri avait donc suivi Karataëf et cela avecdes précautions merveilleuses, usant de l’ombre chaque fois qu’ille pouvait.

Plus il allait, plus Iouri était persuadéqu’il ne s’était pas trompé et que c’était bien Doumine qu’ilsuivait. Ainsi, quand Karataëf, après avoir quitté les ruesobscures du Faïtningen, se trouva au fond de l’Esplanade, devant lerestaurant populaire qui se dresse à gauche, dans l’ancien fossédes fortifications, la lumière qui venait des vitres de cetétablissement très fréquenté des matelots découpa au vif le gested’appel de l’homme qui en appelle un autre auprès de lui, et cegeste-là appartenait en propre à Doumine.

Un individu, botté plus haut que le genou etportant la coiffure des pêcheurs d’Œvel se détacha de l’ombreprojetée par le coin de la bâtisse et vint rejoindre aussitôtKarataëf.

Tous deux se dirigèrent vers le port,glissèrent le long des quais et arrivèrent ainsi à un kabatchok,près de la ligne du chemin de fer, et qui était séparé du port parune accumulation énorme de pièces de bois, dont il est fait àViborg un très grand commerce.

L’endroit était si retiré que Iouri hésita uneseconde à pousser plus avant, se demandant si, une fois entré danscette impasse, il lui serait facile d’en sortir.

Cependant, comme Karataëf et son compagnonavaient pénétré dans le kabatchok et que, la porte refermée, on nedistinguait rien de suspect, Iouri s’en fut jusqu’à la porte ducabaret et se haussa jusqu’à la vitre pour se rendre compte de cequi se passait dans ce mystérieux petit établissement.

Tout à coup, il entendit distinctement cesmots prononcés derrière lui :

– Vous serez bien mieux à l’intérieur pourvoir, ma petite âme du bon Dieu !

Et, avant qu’il ait eu le temps de seretourner, la porte était ouverte et il était projeté dans la piècepar trois matelots, dont, certes, il était loin de soupçonner laprésence derrière lui.

C’est que Iouri avait été tellement occupé parsa filature qu’il ne s’était pas aperçu qu’il était filélui-même.

Le geste de Karataëf devant le restaurantpopulaire de l’Esplanade n’avait pas appelé seulement unhomme ; il en avait appelé quatre ; seulement, Iouri n’enavait vu qu’un, celui qui avait rejoint tout de suite Karataëf etqui s’était éloigné avec lui ; quant aux trois qui suivirent,s’ils ne furent pas aperçus de Iouri, eux ne virent queIouri ; ils assistèrent à toutes ses manœuvres, en furentnaturellement fort intrigués et décidèrent de ne pas le laisserpartir sans avoir eu avec lui une petite explicationnécessaire.

Iouri était encore tout étourdi de l’aventure.Il s’était laissé prendre comme un niais et se vouait, à part, lui,à tous les diables.

Un coup d’œil jeté dans la petite pièce luipermit de constater que Karataëf et son compagnon n’étaient déjàplus là. Il en conçut quelque espoir. Si Karataëf était Doumine, cedernier reconnaîtrait Iouri immédiatement. Du reste, il n’eut guèrele loisir de se livrer à de nombreuses réflexions. Les autresl’avaient déjà entrepris et l’avaient fait asseoir d’une façonaussi brutale que joviale, au milieu d’eux, lui glissant, untabouret entre les jambes et pesant de leurs lourdes pattes sur sesépaules.

– Qu’allons-nous offrir à ce petit père, quilui fasse un vrai plaisir… mais un plaisir dont il sesouvienne ! disait l’un…

– Dont il se souvienne longtemps, ajoutaitl’autre… quelque chose de vraiment bon qui gratte le cuir…

– Et le chauffe ! disait le troisième ense frottant les mains qu’il avait énormes et dures.

– Surtout, ne te trouble pas parce que noussommes un peu démonstratifs !…

– C’est Dieu le père qui nous a faitainsi…

– Allons ! allons ! parlonssérieusement et nous boirons après… déclara celui qui paraissaitcommander aux deux autres. Allons, regarde-moi dans les deux yeux,petit père, et réponds droit : « Qu’est-ce que tu es venufaire ici ? »

– Je cherchais un endroit pour boire, réponditIouri avec une certaine sérénité apparente… pour boire un bon coupdéfendu !… quelque chose qui vous rince bien lagorge !…

– Parle, rien n’est trop bon assurément pourune gorge comme la tienne ! la gorge d’un fameux luron un peupâle ! Ah ! ah ! molodetz !molodetz !… (gaillard ! dégourdi ! bravegarçon !) Quel malheur qu’on ne puisse en faire unmarin !…

– Et pourquoi donc ne peut-on pas en faire unmarin ? prononça derrière le groupe une voix que Iourireconnut tout de suite pour être celle moitié de Karataëf et moitiéde Doumine.

Car c’était lui ! c’était bienlui !… Maintenant, il ne pouvait s’y tromper. Il le voyait detrop près et il voyait aussi que Karataëf savait que Iouri avaitdeviné sa vraie personnalité, sous sa barbe et son bandeau,Attention ! c’était le moment de jouer serré ! Si laVierge et les saints archanges ne s’en mêlent pas, la peau de Iourine vaut pas cinquante kopecks !

– Où avez-vous trouvé ce joli petitpère ? demanda Karataëf.

– Nous l’avons trouvé derrière la porte, entrain de regarder, entre deux rideaux, ce qui se passait ici…Alors, nous l’avons prié d’entrer avec nous, à cause de lafraîcheur du soir, tout simplement…

– Si je regardais à travers la vitre, c’étaitpour me rendre compte à quelle sorte de kabatchok j’avais affaire,répondit l’impassible Iouri, et si le buffetier serait capable deme donner un peu d’eau-de-vie de grain défendue… et quelque autredouceur dont on est privé un peu partout depuis cette mauditeguerre !

– Moi, j’imagine, dit l’un des matelots, qu’ilavait envie de boire avec toi, Karataëf, car il ne t’a pas quittédepuis le restaurant du Peuple, sur l’Esplanade !

– Ce n’est pas toi que je suivais, fitentendre Iouri d’une voix à peu près assurée, c’est le matelot quiavait une allure à aller boire dans un coin un solide verre devodka ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour boireun solide verre de vodka, petit père !

– Eh bien, petit père, tu vas en boire un etmême deux de la première qualité ! J’en ai à monbord ! Je t’emmène, dit Karataëf. C’est saint Michel quia guidé tes pas ! Remercie-le !…

– Tu es donc marin, toi aussi ?… Avec toncaftan, je t’aurais pris pour un ouvrier aux munitions.

– Je suis ce que je suis et tu le saisbien et moi aussi.C’est pourquoi nous avons deux mots à nousdire… Allons, en route, vous autres ! et soignez notre nouveaucompagnon !… Surtout ne lui faites pas de mal, quoi qu’ilarrive… J’ai besoin de lui… Étouffez-le seulement un peu s’ilcrie…

– Bah ! il ne criera pas, il nousaccompagnera bien gentiment !… C’est un gaillard tout à faitfameux !

Iouri, solidement encadré, se laissa en effetentraîner sans faire entendre aucune inutile protestation.

Il était à peu près fixé sur la condition deceux qui l’entouraient.

Ce devaient être des marins boches quifréquentaient depuis longtemps le rivage russe des provinces ditesallemandes. Il lui semblait reconnaître des types entr’aperçusnaguère à Cronstadt, quand il allait là-bas, sur les indications dela Kouliguine surveiller les manœuvres de Doumine, qui avait sesgrandes et petites entrées dans l’arsenal et qui y faisait entrerqui il voulait.

Iouri n’était que peu préoccupé de ce qui luiétait réservé, mais toute sa pensée était dirigée vers le grand-ducIvan qu’il fallait sauver coûte que coûte. Jamais la Kouliguine nelui pardonnerait un désastre de ce côté.

Assurément, c’était le grand-duc qui étaitvisé dans toute l’affaire. Doumine était venu faire à Viborg labesogne commandée par le parti de la cour, lequel obéissait àRaspoutine et à la consigne allemande.

Iouri était étonné que Paul Alexandrovitch, lebuffetier, lui eût donné des renseignements aussi nets et aussifaux sur Karataëf, et voilà maintenant qu’il se demandait s’ilsn’avaient pas partie liée tous les deux ! Les Boches devaientavoir acheté également Paul Alexandrovitch.

Les matelots qui suivaient Karataëf et quiemmenaient Iouri avaient fait le tour de la montagne de planches,qui s’avançait jusqu’à la pierre du quai.

Arrivés là, ils descendirent un étroitescalier au bas duquel une petite barque était attachée.

Iouri fut poussé dans le canot où tous prirentplace. La nuit était très épaisse. On distinguait fort peu de chosesur les eaux noires. Un feu rouge, un feu vert, par-ci par-là, etpar instants une grosse masse sombre que l’on contournait.

Ils firent ainsi le tour de la presqu’île dePopula et pas bien loin du pont s’accrochèrent au flanc d’un grosbateau que Iouri reconnut pour être un trois-mâts-barque quil’avait assez intrigué, quelques mois auparavant, en rade deCronstadt, toujours dans le temps qu’il surveillait Doumine.

Ce bateau battait alors pavillon suédois, maisil devait être boche ou faire de la besogne boche, ce qui est toutcomme, en temps de guerre.

Iouri fut presque aussitôt fixé là-dessus,car, sitôt à bord, après quelques mots de passe échangés, on le fitdescendre dans le carré du capitaine, où se trouvaient deux typesqu’il n’avait jamais vus, mais qui parlaient allemand et aveclesquels Karataëf s’entretint immédiatement dans la mêmelangue.

Iouri ne connaissait que quelques motsd’allemand. Tout de même, il ne fut pas long à comprendre que l’ons’occupait uniquement de lui et du sort qui lui était réservé. Surun ordre de Karataëf, on apporta sur la table où traînaient desverres et une bouteille de rhum, du papier, de l’encre et uneplume.

– Tu sais écrire, Iouri, lui dit Karataëf, tuvas nous montrer que tu as profité des leçons du maîtred’école…

– Je n’ai pas été à l’école, répondit Iourisans sourciller, c’est le pope qui m’a donné des leçons, mais il ya si longtemps de cela que je ne sais vraiment pas si je merappellerai comment on trace une lettre… comprends bien cela,Doumine !…

– Je suis heureux de constater, petit père,fit Doumine, que nous n’avons plus rien de caché l’un pour l’autre.Tu verras que nous finirons par faire les meilleurs amis du monde.Approche-toi donc de la table et écris ce que je vais te dire…

– À qui dois-je écrire ?…

– Oh ! à un gaspadine que tu connaisbien… à un nommé Sponiakof qui habite une certaine maison dans leFaïtningen.

– Et qu’est-ce que je vais lui dire, à cegaspadine ?

– Tu vas lui dire que tu as suivi Karataëf àsa sortie du kabatchok de Paul Alexandrovitch et que tu asdécouvert que ce sacré Karataëf était Doumine… Tout cela ne sauraitte gêner, puisque c’est la vérité…

– La vérité !… Après ?

– Après, comme je sais, moi, Karataëf, que legaspadine court certains dangers dans cette maison, je luiconseillerai de la quitter sur-le-champ pour venir te rejoindredans le kabatchok du quai Popula d’où nous sortons… Cela te va-t-iltoujours ?…

– Non ! Cela ne me va plus !

– Eh bien ! fais comme si cela t’allaitet écris…

– Vois donc quel pauvre homme je suis, petitpère, ce que je craignais arrive en plein. Je ne sais plus écrire.Je sens que je ne saurais tracer aucune lettre.

– Tant pis pour toi, fit Doumine, car lalettre sera écrite tout de même, et toi, je te ferai sauter lacervelle.

Et ce disant, Doumine posa son revolver sur latable.

Iouri ne broncha pas davantage. Seulement, ilpâlit soudain en pensant qu’il avait la lettre du grand-duc Ivandans sa poche et que ces bandits pourraient la découvrir.

Doumine s’était mis à écrire, mais ilconsidérait Iouri en dessous, et le mouvement que ce dernier fitassez sournoisement pour tâter sa poche et constater que la lettres’y trouvait toujours, ne lui échappa point.

– Que l’on fouille cet homme, dit-il.

Ils furent quatre sur Iouri à le dépouiller etils trouvèrent la lettre que Doumine décacheta et qu’il lut.

– Voilà qui va nous servir, dit-il. Nousallons faire allusion, dans notre petit mot, aux belles choses quise trouvent là dedans, et même si tu n’écris pas la lettre, legaspadine ne doutera point que c’est toi qui l’as écrite. Tu voisque tu ferais aussi bien de l’écrire toi-même.

– Je ne sais plus écrire ; fais de moi ceque tu veux.

– Puisque tu y tiens absolument, ma chèrepetite âme, je ferai de toi quelque chose qui sera mort dans uneheure ou deux si la lettre que tu ne veux pas écrire et quej’écris, moi, ne nous donne pas satisfaction. Mais heureusementpour ta chère petite peau de bête, gros dourak, j’espère bien quetout réussira pour le mieux. Qui donc connaît au vrai tonécriture ? Tu dois écrire à peu près comme cela, gros paysande la Terre Noire.

Et Doumine lui mit sous les yeux les quelqueslignes qu’il avait tracées… En vérité, c’était à peu près cela,mais Iouri déclara que lorsqu’il avait une écriture, elle était lecontraire de cela… et que les intéressés s’apercevraient tout desuite du subterfuge.

– Tu es le fils de l’orgueil ! Personnene connaît ton écriture…

– Paul Alexandrovitch, le buffetier, mon ami,a souvent reçu de mes nouvelles par la poste.

– Ah ! bien donc, tout va pour lemieux ! dit Doumine en ricanant.

Iouri était fixé. Il n’avait dit cela que pourêtre sûr de la trahison de Paul Alexandrovitch. Après la réponsesignificative de Doumine, il ne fallait pas être très fort poursavoir à quoi s’en tenir… Dès lors, persuadé que la lettre deDoumine avait les plus grandes chances de déterminer uneirréparable catastrophe, il ne pensa plus qu’à ce qu’il pourraitbien faire pour se mettre en travers d’un dessein aussifuneste.

Il se laissa retomber sur un banc, l’airaccablé, tout à fait anéanti, pendant que Doumine écrivait lalettre. En réalité, tous ses sens étaient en éveil et il pensaitd’une façon tout à fait aiguë à s’enfuir.

Le revolver de Doumine était toujours sur latable, Iouri calculait déjà le bond qu’il lui faudrait faire poursauter sur ce revolver-là, s’en emparer et le décharger quelque peuautour de lui, puis il s’élancerait sur l’échelle, grimperait surle pont et se jetterait à l’eau en tuant tout ce qui s’opposerait àsa fuite, tout simplement !… Une fois dans l’eau, Iouri semoquait de tous ces messieurs… Il nageait comme un sterlet de laVolga.

Tout cela était très beau en principe, mais ilfallait d’abord s’emparer du revolver, et, surtout, ne pas perdreune minute.

Chapitre 5 «PRISCA ! PRISCA ! »

 

Après que Pierre eut donné lecture de lalettre soi-disant envoyée par Iouri, les premiers mots prononcéspar Prisca furent :

– Moi, je ne te quitte pas, quoi qu’on décide,je ne te quitte pas !

Vera et Pierre ne disaient rien. Ilsréfléchissaient. Gilbert dit :

– Moi non plus, je ne te quitte pas, Vera.

– Tu feras ce qu’on te dira, déclara Vera, tun’es pas plus malin que les autres.

Pierre dit :

– Ou il ne faut rien faire ou il faut faire ceque dit Iouri.

– Ceci est juste, acquiesça Vera.

– Iouri dit que nous nous séparions, exprimaPrisca. Tu consentirais donc à me quitter dans un momentpareil ?

– Oui, dit Pierre, et si je dois sortir decette maison, je te prierai même de me laisser m’éloigner toutseul.

– C’est que tu crois être seul menacé, s’écriaPrisca.

Pierre rougit. Prisca l’avait deviné.

– Eh bien, je ne te quitte pas, déclara-t-elleà nouveau.

– Êtes-vous bien sûrs, demanda Gilbert, quecette lettre est de Iouri ? Ceci est de première importance.Qui est-ce qui connaît son écriture ici ?

– C’est la première fois que je la vois, ditVera.

– La lettre est sûrement de lui, fit remarquerPierre, car il y est fait allusion aux passeports et à notre départpour l’étranger, choses qu’il est le seul à connaître.

– En tout cas, dit Vera, il faudrait savoirqui a apporté cette lettre.

Tous furent de cet avis. On fit venir Nastiaet on lui ordonna d’aller chercher Paul Alexandrovitch, qui avaitapporté la lettre. Cinq minutes plus tard, le buffetier étaitlà.

– Dis-moi, Paul Alexandrovitch, demanda Vera,qui t’a remis cette lettre ?

– Un homme du port.

– Tu le connais ?

– Non, c’était la première fois que je levoyais.

– Et tu sais qui a envoyé cet homme ici ?Il ne te l’a pas dit ?

– Non. Il ne m’a rien dit. Mais c’est sansdoute Iouri qui l’envoie.

– Qu’est-ce qui t’a fait croire cela ?C’est très important !

– J’ai reconnu, sur l’enveloppe, l’écriture deIouri…

– C’est bien, Paul Alexandrovitch, tu peux teretirer…

– Si vous avez besoin de moi, ne vous gênezpas !… Je ferai tout ce qu’il faut pour vous être agréable etmême davantage ! Je suis votre serviteur.

Et il allait se retirer quand Pierre l’arrêtapour lui dire :

– N’as-tu pas remarqué qu’il y a plus de mondedans la rue que de coutume ?…

– Oui, mais il ne faut pas, s’en inquiéter…C’est sans doute qu’il y a des ordres pour qu’on ait l’air desurveiller la maison… ça n’a aucune importance, je vousassure !…

– À ton avis, il n’y a aucun danger à resterici, pour personne ?

– Aucun !…

– Et si Iouri nous écrivait qu’il y a dudanger, qu’en penserais-tu ?

– Ah ! ça, c’est autre chose !… SiIouri dit cela, il faut partir tout de suite…

Vera s’avança sous le nez dubuffetier :

– Tu sais, ton Karataëf, dont tu étais si sûr,c’est Doumine ! Tu as bien entendu parler deDoumine ?…

– Si j’ai entendu parler de Doumine !bien sûr que j’ai entendu parler de Doumine… Mais on m’avait ditqu’il était mort !

– On l’a cru mort ! Et il ne l’estpas ! Iouri est sûr que c’est Doumine !…

– Eh bien ! alors, il n’y a plus ici desécurité pour personne… pour personne !…déclara-t-il. Il faut que vous pensiez à cela !

– Veux-tu te retirer dans la chambre à-côté,nous avons à parler, fit Pierre, mais ne t’éloigne pas… nouspouvons avoir besoin de toi…

– Mon corps, mon âme t’appartiennent, petitpère !

Et Paul Alexandrovitch se signa. Quand il futsorti, la discussion reprit.

– Il n’y a plus à hésiter ! déclaraGilbert.

– Après ce que Paul Alexandrovitch vient denous dire, reprit Pierre, il faut nous en tenir à la lettre deIouri et ne pas nous en écarter d’une ligne… ou ne rien faire dutout ! et attendre les événements…

Vera dit :

– On ne peut plus attendre, ou nous allonsêtre « pincés »… Dans tous les cas, va-t’en, toi, Gilberttu n’as rien à faire dans tout ceci… Inutile que l’on te trouveavec nous…

– Je serai partout où sera ma femme, déclarale malheureux avec un pitoyable et bon sourire… est-ce que tu n’espas ma femme, maintenant ? Je ne te permets pas de reprendreta parole.

Prisca ne disait plus rien, mais, les dentsserrées, l’expression presque farouche, elle s’était rapprochée dePierre et suivait chacun de ses mouvements comme si elle avait peurqu’il lui échappât !

– Tu ne t’en iras pas sans moi !… Dis, tun’oserais pas ! tu ne voudrais pas !…

Elle lui avait dit cela d’une voix basse,sifflante. Il la regarda. Il ne la reconnaissait pas.

– C’est bien ! fit-il, mes amis :regardez Prisca ! Elle ne veut rien entendre… Nous restonsici, Prisca et moi ! mais vous, quittez-nous ! ne vousoccupez plus de nous…

– Pour peu que ça dure, toutes ces bellesparoles et toute cette noble discussion, déclara Vera, nous allonsêtre tous ramassés ici avant un quart d’heure.

Gilbert dit :

– Voici ce que je propose : nous suivronsde point en point le programme de Iouri en ce qui vous concerne.Comme il ne s’est pas occupé de moi dans sa lettre, je puis fairece que je veux. Alors, je sors déguisé en moujik, derrière cesdames. Je suis armé. Je reste dans l’ombre. On ne me voit pas et jeles protège.

– Ceci me paraît possible dit Pierre. D’autantplus que je prierai Paul Alexandrovitch de sortir, armé également,avec Gilbert. Tous deux seront prêts à répondre au premier appel del’une de vous. Et au besoin ils tireront un coup de revolver quej’entendrai, car je ne serai pas loin, moi non plus, etj’accourrai. Je connais le chemin que vous suivez… c’est presque lemien !…

Prisca secouait la tête et restait obstinémentfermée à tout arrangement, quel qu’il fût.

– Non ! non ! je ne veux pas… Tuprends tout le danger pour toi !…

– Vous allez voir que vous allez le faire« pincer », et vous seule en serez responsable !finit par éclater Vera. Allons ! il faut prendre unedécision ! Nous n’avons que trop perdu de temps.

Elle alla à la fenêtre.

– Tenez ! maintenant il y a deux ombressous le réverbère…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! soupiraPrisca, dont le souffle haletait, tragique, que faire ?

– Rien, puisque tu ne le veux pas, déclaraPierre, en s’asseyant avec une tranquillité terrible.

Prisca se tordait les mains.

– Eh bien ! dit-elle, je consens à fairece que tu veux, mais Paul Alexandrovitch sortira derrière toi etnon derrière nous. Nous avons Gilbert pour nous protéger, nous. Jene veux pas que tu restes seul. Tu peux bien prendre PaulAlexandrovitch avec toi.

– J’y consens, dit Pierre pour en finir. Et,maintenant, faisons vite.

On fit rentrer le buffetier, on le mit aucourant de tout et il procura les déguisements demandés. Chacuns’habillait en hâte. Seule, Prisca se laissait habiller par Nastiasans faire un geste pour l’aider. Elle était comme insensible àtout. L’idée qu’elle allait être séparée de Pierre, pendant cesquelques minutes de danger, semblait lui avoir ôté la vie.

Enfin, tout le monde fut prêt. C’était un vraicarnaval. Ils auraient bien ri dans un autre moment.

Le premier qui devait partir était Pierre. Ils’en fut embrasser Prisca, qui le regarda avec des yeux defolle.

Les lèvres de Prisca étaient de marbre. Pierreembrassait une statue. Quand il ouvrit ses bras, Prisca glissa dansceux de Nastia, et si Nastia n’avait pas été là pour la soutenir,elle serait tombée comme un bloc sur le plancher.

– Du courage ! cria Pierre une dernièrefois.

Et il la quitta en hâte, suivi dubuffetier.

Il était persuadé qu’en s’éloignant de cettemaison il éloignait d’eux le danger qui les menaçait. Quant à lui,il avait dans sa poche un revolver et il était décidé à ne pas selaisser prendre sans s’être défendu jusqu’à la dernière cartouche.Si c’était à sa vie qu’on en voulait, il saurait la faire payer unriche prix.

Il sortit, comme le recommandait la lettre deIouri, par la porte du kabatchok. Il pleuvait légèrement. Il jetaun rapide coup d’œil autour de lui et fit quelques pas dans la rue,qui paraissait déserte en ce moment.

Et de constater cela, il n’en fut guère plusrassuré. Tant de silence et de solitude ne lui disait rien de bon.Il traversa la rue sans se presser, d’une allure appesantie, avectoute l’apparence d’une brute qui s’est convenablement« rincée » avec de la vodka.

Mais il ne se présenta rien de suspect et ilsortit du Faïtningen sans avoir fait aucune fâcheuse rencontre.

Il s’était arrêté plusieurs fois pour écouterce qui se passait autour de lui, toujours avec l’apparence d’unmoujik. Rien.

En ce moment, Prisca et Vera devaient quitterla maison du Refuge, surveillées par Gilbert.

Certes, dans cette grande paix nocturne, s’ily avait eu un coup de feu, Pierre l’eût entendu. Comme il reprenaitsa marche, au coin de l’Esplanade, il sembla qu’une ombre remuaitdans la ruelle qu’il venait de quitter ; alors il se dissimuladans une encoignure et distingua bientôt un individu qui marquaquelque hésitation en ne trouvant plus personne devant lui.Aussitôt, Pierre reconnut Paul Alexandrovitch. Tout se passait donccomme c’était convenu.

Pierre reprit son chemin.

Il suivit les quais, comme le lui recommandaitla lettre de Iouri, et là il fut plus tranquille. Il se disait quesi une troupe lui tombait dessus, il se jetterait dans le port. Or,il défiait le meilleur nageur. Mais, encore tout se passa sans lemoindre, incident, et, suivant la ligne de chemin de fer, il setraîna bientôt près du kabatchok que lui ai ait signalé Iouri.

C’était là qu’il devait se rencontrer avecPrisca, Vera et Gilbert.

Tout de même, il fut arrêté, lui aussi, parl’aspect sinistre de l’endroit ; lui aussi, il hésita, commeavait hésité Iouri, à pénétrer dans cette sorte de cul-de-sac formépar l’accumulation de planches entre le quai et le kabatchok.

Il se retourna et aperçut la silhouette encorelointaine du buffetier. Il résolut, cette fois, d’attendre PaulAlexandrovitch. Celui-ci le rejoignit bientôt, et tous deux, aprèsavoir échangé quelques paroles, s’enfoncèrent dans les ténèbresqu’éclairait seulement la vitre bien pauvrement lumineuse ducabaret.

Après avoir pris la précaution de regarder àl’intérieur de l’établissement, ils pénétrèrent dans une petitesalle qui était vide de clients. Une gamine se présenta et demandace qu’il fallait servir. Ils réclamèrent du thé et attendirent sansdire une parole.

Paul Alexandrovitch avait dit à Pierre qu’ilétait sorti tout de suite sur ses pas et qu’il n’avait plus revules jeunes femmes depuis qu’il avait quitté leur appartement. Iln’y avait qu’à montrer de la patience. En somme, jusque-là toutallait bien.

Et puisque Iouri avait choisi cet endroitbizarre comme lieu de rendez-vous, c’est que l’on devait s’ytrouver en toute sécurité.

Seulement, Pierre avait espéré qu’en yarrivant, il y trouverait Iouri. Mais lui aussi allait sans doutearriver.

Un quart d’heure se passa. Personne !Alors Pierre commença de montrer de l’impatience. Prisca, au moins,aurait dû déjà être là avec Vera. À moins qu’elles n’eussentattendu pour sortir un moment où la rue leur eût semblé moinssuspecte. Au fond ; il ne savait pas ce qui s’était passéaprès son départ. Et c’est bien cela qui augmentait son inquiétude.Dix minutes plus tard, il n’y tenait plus. Il se leva. PaulAlexandrovitch lui demanda ce qu’il faisait. Pierre lui dit qu’ilne comprenait pas que ses compagnons ne l’eussent pas déjà rejointet qu’il allait voir ce qui se passait dans le Faïtningen… Alors,Paul Alexandrovitch lui déconseilla de sortir du cabaret où lesautres pourraient venir en son absence et où Iouri ne tarderaitpoint certainement d’arriver.

Si Pierre s’éloignait, il allait peut-êtretout perdre ! Mais Paul Alexandrovitch pouvait aller auxnouvelles, lui ! Et il reviendrait lui dire tout de suite cequ’il en était. Le buffetier parla dans ce sens.

– Cours donc ! lui répondit Pierre. Si,dans un quart d’heure, au plus tard, tu n’es pas là, je rentreraidans la maison du Refuge.

Et le buffetier s’en alla.

Pierre ne tenait plus en place. Il s’en fut àla porte, il regarda à travers les vitres. Il ouvrit la porte. Ilsortit, d’abord, sur le seuil, puis, ce fut plus fort que lui, ilalla jusqu’au quai. Et il attendit dans une angoisseinexprimable.

Il n’osait aller plus loin, car Prisca pouvaitarriver derrière lui, tandis qu’il la chercherait ailleurs.

Déjà il grondait, se rongeait les poings. Etce Iouri qui n’arrivait toujours pas !… En vain, Pierre seraisonnait-il, se disait-il que Iouri n’était peut-être pas librede quitter la filature de Doumine… l’absence prolongée de Iouricommençait de lui être suspecte, elle aussi…

L’impatience du jeune homme était devenuetelle qu’il prit la résolution de courir au Faïtningen, mais dansle moment Paul Alexandrovitch réapparut.

Il rassura Pierre ou imagina le rassurer enlui disant que ces dames étaient parties plus d’un quart d’heureaprès lui, à cause que la barinia Prisca s’était trouvée mal aprèsle départ de Pierre et qu’il avait fallu attendre qu’elle revînt àelle. Mais, finalement, tout s’était très bien passé et on n’allaitpas tarder à voir tout le monde arriver.

– Comment ne les as-tu pas rencontrés,toi ?

– Mais, je ne savais pas le chemin qu’ilsdevaient prendre !

– Par quel chemin es-tu retournélà-bas ?

– Par celui qui nous a conduits ici !

– Et par quel chemin en es-turevenu ?

– Par la Tour ronde et par le VieuxMarché.

– Mais c’est ce chemin-là qu’elles devaientsuivre ! Tu aurais dû les rencontrer !

– Que voulez-vous que je vous dise,barine ? Je n’ai vu personne.

– Mais c’est effrayant, où peuvent-elles êtrepassées ?

– Permettez-moi, barine, un mot, un seul petitmot de votre serviteur ! En entendant mes pas, les barinias sesont sans doute cachées quelque part. Elles ne savaient pas ce quiarrivait sur elles, ami ou ennemi ! Attendons !Attendons ! Elles vont venir.

– Je ne veux plus attendre ! Toi, tu vasrester ici et si elles viennent en mon absence tu les enfermerasdans le cabaret et tu veilleras sur elles. Tu leur diras que jereviens tout de suite.

– Le barine ne devrait pas, Iouri ne sera pascontent !…

Mais Pierre était déjà loin. Il courut d’unetraite au Faïtningen, en passant par le chemin que devait suivrePrisca. Il ne prenait plus aucune précaution, tant son émoi étaitimmense.

Il ne vit personne et arriva devant la maisondu Refuge. Rien, apparemment, n’était changé. Tout paraissaittranquille. La rue même n’était plus surveillée. Il entra dans lekabatchok. Il y avait là trois clients de la maison qui devisaienttranquillement autour des verres de kwass. Ils regardèrentcurieusement Pierre, mais ne lui adressèrent pas la parole.

Pierre pénétra dans la maison par le vestibuleet gravit l’escalier comme un fou. En haut, il espérait trouverNastia ou la gniagnia de Vera, mais l’appartement étaitvide !

On avait même enlevé tous les paquets, tousles sacs et valises qui appartenaient à la petite communauté.Pierre se retenait pour ne point crier sa détresse. Qui luidonnerait le moindre renseignement ? Qui ? Il sortit surle palier et frappa à des portes.

Des figures étranges se présentèrent à lui.Les unes sortaient du sommeil, les autres se préparaient au repos.Aucune ne savait rien. Du reste, elles auraient su quelque chosequ’elles n’auraient rien dit. Pierre connaissait ces ombres d’êtreshumains qui vivent dans un rêve extravagant et pour lesquels aucunecontingence n’existe.

Pierre se retrouva dans la rue et il repartitcomme une flèche pour le kabatchok du quai.

Au coin de la montagne de planches, il netrouva plus Alexandrovitch. Il se dit :

– Elles sont arrivées ! Il est avec ellesdans le cabaret !…

Il était au bout de son souffle quand ilpoussa la porte du cabaret. Il trouva, en effet, là dedans, PaulAlexandrovitch, mais tout seul, devant son bol de thé fumant etbavardant avec la petite fille qui était assise derrière lecomptoir.

– Tu n’as vu personne ? râla-t-il.

– Personne !…

– Mais enfin, à qui as-tu parlé, là-bas ?Qui t’a dit que Prisca s’était trouvée mal ?

– Sa servante Nastia !

– Les servantes étaient donc encore là quandtu es allé à la maison ?

– Mais oui.

– Moi, j’ai trouvé l’appartement vide etpersonne pour me dire un mot, un seul. Seigneur Jésus, qu’est-ilarrivé ?

– Que le barine prenne patience. Tout ceci nepeut s’expliquer que par la difficulté qu’auront eue les barinias àtrouver leur chemin. Elles se sont assurément trompées de chemin.Assurément. Mais elles vont arriver. Pourquoi n’arriveraient-ellespas ? Iouri a dû tout prévoir.

Pierre ne pouvait plus entendre PaulAlexandrovitch. Non, non, il ne pouvait plus l’entendre. Il nepouvait plus entendre personne. Il grinçait des dents comme s’ilallait devenir enragé.

La petite fille du comptoir avait disparu,mais le patron du kabatchok arriva sur ces entrefaites pourdéclarer à ces messieurs que l’heure de la fermeture avait sonné etpour recevoir leur monnaie et pour les mettre à la porte.

Ils se retrouvèrent sur le quai désert,derrière les planches et toujours personne. Et pas de Iouri.

Maintenant, Pierre s’arrachait les chairsqu’il déchirait de ses ongles.

– Tu vas rester ici, ordonnait-il à PaulAlexandrovitch, car enfin, comme tu dis, elles ont sans doute perduleur chemin et elles peuvent le retrouver. Moi, je vais courirencore les chercher partout.

– La pluie est fine, barine, et nous allonsêtre trempés comme du tchi, et tout cela bien inutilement, car mêmesi elles s’aperçoivent qu’elles se sont trompées de kabatchok,elles n’iront point en chercher un autre ; puis l’heure asonné de la fermeture de tous les établissements. D’un côté, ellesne peuvent rester dans la rue. Mon avis est que ce qu’ellestrouveront de mieux à faire sera de retourner, pour ce soir, à lamaison du Refuge, quitte à recommencer le coup demain. Quant à moi,je dois rentrer chez moi pour me mettre en règle avec lesordonnances, petit père, et poser les volets de ma boutique. Si lebarine voulait m’entendre, le barine rentrerait avec sonserviteur.

Pierre ne l’écoutait déjà plus. Il avait faitquelques pas en avant et, penché sur l’obscurité, il regardaithaletant quelque chose qui remuait dans l’ombre. Enfin ce quelquechose se précisa et une lumière sur le quai éclaira rapidement deuxsilhouettes de femmes.

– Les voilà ! cria le prince.

Et il bondit pour les rejoindre.

Quand il fut sur elles qui avaient poussé uncri, car elles ne l’avaient pas tout de suite reconnu, il laissaéchapper un affreux gémissement : c’était Nastia et lagniagnia avec leurs paquets.

– Qui vous a envoyées ici ? demanda-t-ild’une voix expirante.

– C’est la barinia, maître ! réponditNastia. Elle nous a dit de partir un quart d’heure après elle avecles paquets… Elle doit être ici, dans un petit cabaret !

– Elle n’est pas là ! Et personne ne saitoù elle est !

– Alors, elle doit être malade, quelque part,fit Nastia. Elle était déjà si souffrante, quand elle estpartie !

– Restez là ! n’en bougez pas ! Jevais courir la chercher partout ! partout !

Et il s’enfonça comme une bête sauvage dans lanuit noire.

Ah ! maintenant, il était prêt às’arracher le cœur pour avoir commis cette monstrueuse fauted’avoir quitté Prisca un instant ! C’est Prisca qui avaitraison ! Ils ne devaient pas se séparer ! C’était làqu’était la vérité première ! Et lui qui, bêtement,stupidement, croyant faire acte d’héroïsme et de sacrificepersonnel, avait exigé cette séparation !… Si un malheur étaitarrivé, c’est lui qui en aurait été la cause !… Car cettevérité nouvelle se faisait jour peu à peu dans son cerveauobscurci, c’est que la grande-duchesse n’aurait rien trouvé de plusfort, pour se venger de son fils, que de lui enlever Prisca !que de se venger de lui sur elle !…

Cette idée le faisait chavirer dans l’ombre,car Prisca dans les mains de la grande-duchesse, des Ténébreuses etde Raspoutine, c’était une chose épouvantable à imaginer ! Dequels supplices n’allait-on pas lui faire payer son amour pour legrand-duc Ivan ?…

Les ruelles du Faïtningen le revirent ànouveau, entendirent encore ses pas désordonnés et ses appels. Ilrevit la maison du Refuge et Paul Alexandrovitch qui mettaittranquillement les volets à la porte de son kabatchok et qui luidit :

– Elles ne sont pas ici. On ne les a pasrevues.

Mais il ne se fia pas à la parole de cethomme. Il ne se fiait plus à personne.

Il retourna dans l’appartement et le trouvatel qu’il l’avait vu une heure auparavant, vide, vide. Pas dePrisca. Où était Prisca ? Où était Prisca ?

Il redescendit dans la ville endormie.

Se rappelant ce que lui avait dit le buffetieret espérant que les femmes et Gilbert s’étaient trompés de cheminet avaient pu prendre un quai pour un autre, il fit le tour de lapresqu’île en prenant par le quai qui longe la baie de Viborg. Maisrien, rien que la nuit et le souffle humide de la mer et la plaintelugubre des flots.

Il remonta la perspective Alexandre, retrouval’autre quai et Nastia et la gniagnia derrière la montagne deplanches, mais il ne retrouva pas Prisca. Et, jusqu’à l’aurore ilne cessa de courir partout comme un malheureux fou en criant, enappelant :

– Prisca !… Prisca !…Prisca !…

Chapitre 6 ÀGENOUX DEVANT LE TSAR

 

Pierre vit lever l’aurore sur les quais deViborg, où il était revenu, épuisé. Il avait étendu sa souffranceet son désespoir sur le lit de planches qui se trouvait en face dukabatchok où lui avait donné rendez-vous Iouri. Iouri n’avait pasparu. Celui-ci aussi avait dû être victime de l’affreux complot, lapremière victime peut-être. Pierre avait renvoyé Nastia et lagniagnia à la maison du Refuge avec leurs paquets.

La pluie avait cessé, mais Pierre grelottait.Il était là, anéanti, n’ayant plus de forces pour rien. Tout àcoup, il se redressa, une nouvelle flamme dans les yeux. Oui, unevie nouvelle entrait en lui. Puisque le coup qui le frappait venaitd’en haut, eh bien ! il monteraitjusque-là !…

Il irait voir le tsar et saurait si bien lesupplier et l’apitoyer qu’il lui ferait rendre Prisca !

Il reprit une fois encore le chemin duFaïtningen, trouva Nastia en larmes, lui ordonna de mettre à sadisposition des effets convenables, se changea après s’être livré àdes ablutions qui lui firent le plus grand bien.

Il dit aux domestiques de faire viser leurspasseports et de prendre toutes dispositions pour rentrer le soirmême à Petrograd, Nastia retournerait au canal Catherine, dansl’appartement de Prisca.

– Ne pleure pas, Nastia ! Tu reverrasbientôt la petite maîtresse !

Il avait besoin de croire cela. Il essaya derevoir Paul Alexandrovitch, mais le buffetier était parti de grandmatin et n’avait pas reparu. Alors, Pierre laissa aux dvornicks unelettre pour Mme Sponiakof (Prisca), dans le casimprobable où elle se présenterait encore à la maison duRefuge.

Puis il se dirigea vers la gare. Une heureaprès, il était dans le train qui l’emportait à Petrograd. À lastation de Pergalovo, il y eut un assez long arrêt. Il mourait defaim. Il s’en fut au buffet.

En y entrant, son attention fut attirée parune silhouette qui ne lui paraissait pas inconnue. L’homme quiétait en train de manger tranquillement une tranche de jambon seretourna : c’était Iouri.

Le grand-duc n’eut pas le temps des’étonner ; Iouri s’était déjà précipité ; c’est toutjuste si Pierre parvint à l’empêcher de se jeter à ses pieds. Ilsn’étaient point seuls, et, en dépit du brouhaha d’un buffet degare, on pouvait les remarquer, la figure de Iouri étaitrayonnante :

– Ah ! monseigneur !

– Chut ! Comment es-tu là ?

– Oh ! barine, je vous croyaisperdu ! Je suis tombé, cette nuit, entre les mains d’une bandede mauvais garçons. Vous avez reçu la lettre ?

– Oui, ta lettre, Iouri, ta lettre !

– Ah ! petit père, ce n’est pas moi quiai écrit la lettre.

– Comment ! ce n’est pas toi !Cependant, Paul Alexandrovitch a reconnu ton écriture.

– Paul Alexandrovitch est un traître. Douminel’a acheté comme les autres. Il faut que je raconte ce qui s’estpassé à Votre Haute Noblesse.

Ils sortirent sur le quai, où ils pouvaientcauser avec plus de tranquillité, et Iouri narra au prince sacruelle aventure.

– Doumine, comme je vous l’ai dit, écrivaitdonc la lettre que je n’avais pas voulu écrire moi-même. Sonrevolver était près de lui sur la table. Au moment même où j’allaisbondir pour m’en emparer, Doumine leva la tête et dit, en meregardant :

« – Nous avons assez vu celui-là. Nousn’en avons plus besoin jusqu’à nouvel ordre. Qu’on le mette auxfers ! »

« J’étais perdu, mais, en vérité, barine,je ne pensais qu’à vous et à la barinia et au mal que l’on pouvaitvous faire avec cette fausse lettre. J’espère, barine, qu’il n’estpas arrivé de mal non plus à la barinia, ni à personne à cause demoi.

– Continue donc, Iouri ! commanda Pierred’une voix sourde ; ce n’est pas à toi à me poser desquestions.

– Ils m’ont descendu à fond de cale et ilsm’ont mis aux fers, mais le matelot qui m’a attaché était ivre etc’est ce qui m’a sauvé… il m’a mal attaché !

– Ah ! ah ! il t’a malattaché !…

– Assurément oui ! il m’a mal attaché…c’est ce que je constatai tout de suite quand je fus seul et je nefus pas longtemps à me libérer. J’étais libre d’aller et de venirau fond de la cale noire, dans cette sentine ! C’était quelquechose, cela, et je résolus bien d’en profiter à la premièreoccasion.

« On sortait de la cale par une écoutilledont le panneau était rabattu mais que j’aurais certainement laforce de soulever. Seulement, il ne fallait pas agir sansréfléchir.

« J’entendais marcher sur le pont. Je meconseillai d’être prudent. Le mieux était d’attendre qu’il n’y eûtplus aucun mouvement à bord. Mais toute une partie de la nuit, il yeut un grand remue-ménage et, moi, sur le dernier échelon de monéchelle, sous le panneau de mon écoutille, je n’étais certes pasaussi à mon aise qu’à cheval dans les prairies !… J’auraistant voulu me sauver de là, pour aller vous prévenir.

– Oui, oui !… c’est entendu !…

– Mais les heures s’écoulaient et jecontinuais à être réduit à l’impuissance… En soulevant légèrementun panneau, j’aperçus Doumine et deux de ses acolytes quiquittaient le bateau…

– Et alors ? dépêche-toi… j’ai hâte desavoir la fin de ton histoire…

– Nous y touchons, Votre Haute Noblesse. Je nesavais si je devais me réjouir du départ de Doumine… Avait-ilréussi son coup ? Que penser ? Que croire ? Enfin,je sentis tout à coup que l’on remuait… oui, on levait l’ancre, lebateau démarrait. Ainsi donc, pensai-je, tout ce remue-ménage quej’avais entendu, c’étaient des manœuvres… des manœuvres pourprendre le large au plus vite… Plus de doute, nous quittionsViborg !… et c’était la vérité, Votre Haute Noblesse, nousquittions le port, comme je vous le dis ! Je sentis bientôtcela au roulis et au tangage quand nous entrâmes dans le golfe deFinlande…

« Le jour allait venir… Il fallait agir…agir… Une heure après, je me décidai à sortir de mon trou, aprèsavoir remarqué que le silence s’était fait à peu près, du moins demon côté. Ainsi donc, je fis glisser le panneau de l’écoutille etje me trouvai sur le pont.

« Je fus assez heureux pour ne pas êtreaperçu des hommes de quart… Tout paraissait normal à bord ;nous avions une bonne brise qui nous poussait vers la rade deCronstadt.

« Aux premiers rayons du jour, je pusjuger que nous étions assez près encore de la côte, à quelquesencablures de Terijaki ; tout doucement, je me laissai glisserà la mer et, une demi-heure plus tard, j’abordai sur la grève. Jeme séchai dans une touba où je savais trouver des amis à nous etqui me donnèrent tout ce qu’il fallait pour meréconforter !…

– Tout s’arrangeait bien, en vérité, pour toi,Iouri !

– Oui, j’ai eu de la chance, si on peut dire…Enfin, j’étais si près de Petrograd que je résolus, dans l’anxiétéet l’indécision où je me trouvais, d’aller tout raconter à laKouliguine, quitte à reprendre le soir même le train pourViborg ! Dans le cas où le coup de Doumine aurait réussi, nousgagnions plusieurs heures pour aviser et agir… J’ai pensé que jefaisais pour le mieux et alors j’ai pris il y a quelques heures letrain de Terijaki… sans me douter que vous étiez dedans, VotreHaute Noblesse !… Ah ! barine ! je suis biencontent ! J’ai eu une belle peur pour vous !… Mais je medisais qu’avec la Kouliguine, on arriverait bien à vous tirer den’importe quelle mauvaise passe, en vérité ! Il ne faut pasdésespérer de Dieu le père ni des saints archanges ! Jamais…mais je me demande si Votre Haute Noblesse ne commet pas uneimprudence en rentrant à Petrograd !…

– Je ne me rends pas à Petrograd, Iouri, jerentre à Tsarskoïe-Selo !

– Que le ciel vous protège ! Il fautparler de cela d’abord à la Kouliguine…

– Non ! je n’ai plus de confiance,maintenant, qu’en mes ennemis, puisque mes amis n’ont pas su garderle seul être que j’aime au monde et qui m’est plus précieux que lavie !…

– Saints archanges ! serait-il arrivé unmalheur ?…

– Les deux barinias et le gaspadine Gilbertont disparu ! C’est ta lettre qui est cause de tout,Iouri !…

– Seigneur Jésus ! Qu’est-ce quej’apprends là ! le malheur est terrible ! voilà bien unecatastrophe inouïe !… Mais ce n’est pas moi qui ai écrit lalettre, sur l’image de la mère de Dieu !… On m’a menacé demort si je n’écrivais pas la lettre ! et je ne l’ai pasécrite !…

Et, cette fois, Iouri se jeta aux pieds duprince, qui n’eut que le temps de le relever… et de le pousser dansle train qui partait. Il y sauta derrière lui… et, pour le fairetaire :

– Je te crois, Iouri, cesse donc de telamenter ! je te crois ! Sinon, tu serais déjà mort de mamain !…

– Que vas-tu faire, petit père ? quevas-tu faire ?…

– Cela ne te regarde plus, Iouri. Cesse tesquestions, je te l’ordonne !…

Et le grand-duc, le laissant planté là, dansle corridor, alla reprendre sa place… La ligne du chemin de ferglissait maintenant tout au long de la grève, et un soleil radieuxbaignait les flots du golfe de Finlande.

Pierre était comme hébété. Il avait calculéqu’il lui faudrait tant de temps pour arriver à Petrograd, tant deminutes pour trouver une auto… Il se voyait déjà au palaisAlexandra ! Oui, oui, maintenant, il n’avait plus d’espoir quedans le tsar ! Il se répétait :

– Ça n’est pas possible, pas possible qu’il nem’entende pas, qu’il ne me comprenne pas ! Il n’est pasméchant, lui ! Il sait ce que c’est que d’aimer.

Soudain, il tourna la tête, car on frappait àla vitre, dans le couloir, et il aperçut Iouri qui lui faisaitsigne et qui lui montrait, de son doigt tendu, tout là-bas, unnavire à l’horizon du golfe…

Il sortit dans le corridor :

– Un trois-mâts-barque, lui souffla Iouri… sije ne me trompe, ça doit être le nôtre… Il va à Cronstadt !mais, si c’est lui, il a dû s’arrêter quelque part, car depuis uneheure au moins… au moins… et en calculant bien largement… ildevrait être arrivé…

Une illumination se fit dans l’esprit dePierre :

« Mon Dieu ! si elle était àbord de ce bateau ! »

– Elle doit être à bord ! fit-ilentendre. C’est ce bateau qui a dû emporter Prisca, Vera etGilbert !

Iouri pâlit :

– Votre Haute Noblesse a peut-êtreraison !… Je n’avais pas pensé à cela !…

– Tu aurais dû y penser, toi qui étais àbord ! et rester près d’eux ! au lieu de t’enfuir…

– Certes, déclara Iouri, très troublé… je suisbien coupable, si j’ai commis une faute pareille…

– Tout le remue-ménage dont tu m’as parlé etqui t’empêchait de sortir par l’écoutille, c’était cela !… Onles amenait à bord !… Comment n’as-tu pas eu idée de cela,puisque toute l’affaire était menée par Doumine et que ce bateauétait à Doumine ou à sa dévotion ? Comment ! commentn’as-tu pas pensé à cela ?

– Je n’ai jamais pensé à cela, Votre HauteNoblesse ! justement parce que j’ai vu Doumine quitter lebord ! je ne pouvais m’imaginer qu’une chose, c’est qu’ilallait au-devant de ses victimes et non qu’il les quittait… mais eny réfléchissant, il n’y a aucune raison certaine pour que lesbarinias soient à bord de cette barque ! aucune !

– Il n’y a aucun doute pour qu’elles n’ysoient pas !… ou tout au moins pour qu’elles n’y aient pas étéamenées, puis descendues sur un point de la côte… Il n’y a aucuneraison pour qu’elles n’y soient pas encore !… Ah ! ilfaudrait savoir ! il faudrait savoir cela !…

Pierre serrait, à le briser, le poignet deIouri…

– Aussitôt arrivé à Petrograd, j’irai àCronstadt ! déclara Iouri.

– Et moi, et moi !… où dois-jealler ? Je n’en sais plus rien ! Je ne sais plusrien ! Comment faire pour ne pas perdre de temps !…

– Votre Haute Noblesse devrait aller voir laKouliguine dès son arrivée à Petrograd ! Voilà mon avis ;pendant ce temps-là, j’irai à Cronstadt !

– Non ! non ! le mieux est quej’aille trouver le tsar tout de suite ! Le navire sera àCronstadt trois heures avant nous ! Nous arriverons encoretrop tard ! et puis il ne faut pas oublier qu’on les apeut-être déjà débarqués !… Écoute, tu iras à Cronstadt,toi ! pour te renseigner, car nous ne pouvons espérer quecela, avec ce bateau : avoir des renseignements… les heuressont précieuses ; je te trouverai ensuite chez la Kouliguine,en revenant de Tsarskoïe-Selo… Où trouverai-je laKouliguine ?

– Dans le Stchkoutchine-Dvor, chez laKatharina !… Vous n’aurez qu’à demander la Katharina ;tout le monde connaît la Katharina !…

– Oui ! oui ! voilà ce qu’il fautfaire, c’est entendu ! c’est bien entendu !…

– Mais Votre Haute Noblesse est-elle sûre quelorsqu’elle sera entrée à Tsarskoïe-Selo, on l’en laisseraressortir ?

– Oui ! je suis sûr de cela ! ou jeme tue aux pieds du tsar ! Ce sera ainsi, Iouri !

Et il rentra dans son compartiment.

« Oh ! se disait-il, je leurprouverai à tous que je ne suis plus un enfant et qu’ils ont finide jouer avec moi !… »

Maintenant, des sapins cachaient la mer et ilsne revirent plus le trois-mâts-barque. Arrivé à Petrograd, legrand-duc ne s’occupa même plus de Iouri. Il bondit dans un isvô,se fit conduire à un garage, sauta dans une auto qu’il conduisitlui-même, et cela sur le chemin de Tsarskoïe-Selo…

Quand il se présenta au palais Alexandra, il yeut une véritable stupeur chez la haute domesticité.

– Monseigneur ! Monseigneur est deretour !…

– Avertissez Sa Majesté tout desuite !

Mais il dut subir les allées et venues dumaréchal du palais, des aides de camp de service, et leursdiscours, leurs observations.

Il y eut des conciliabules qui n’enfinissaient pas. Le grand-duc écumait.

Soudain, il vit apparaître la comtesseWyronzew, qui se jeta presque dans ses bras avec des démonstrationsextraordinaires de la plus touchante anxiété.

– Ah ! comme Nadiijda Mikhaëlovna va êtreheureuse ! Enfin, son fils lui est rendu ! Elle qui lepleurait nuit et jour ! Vous allez rendre tout le monde bienheureux ici, c’est moi qui vous le dis, Ivan Andréïevitch !D’abord, je vais avertir la grande-duchesse !…

– N’en faites rien ! rugit Ivan, quiétait au bout de sa patience… Ce n’est pas ma mère que je suis venuvoir ici, c’est le tsar ! je veux voir le tsar tout desuite !…

Et elle fit quelques pas pour se retirer.

« Si ma mère est avertie avant que j’aievu le tsar, tout est perdu ! » se dit le grand-duc.

Alors, tout à coup, bousculant tout le monde,renversant la Wyronzew à droite, envoyant promener d’un coupd’épaule le grand maître des cérémonies à gauche, fonçant têtebaissée sur les aides de camp, il traversa les pièces, arriva aucabinet de travail de l’empereur, ouvrit la porte sans frapper, et,se jetant aux pieds du tsar, effrayé d’une pareilleentrée :

– Batouchka ! Batouchka ! Aiepitié !… s’écria-t-il.

Chapitre 7AIE PITIÉ !

 

Les aides de camp s’étaient précipitésderrière Ivan. Le tsar dit :

– Allez-vous-en tous. Qu’on nous laisseseuls.

La porte fut refermée. Ivan était toujours auxpieds du tsar. Celui-ci resta quelque temps sans parler, regardantavec sévérité cet enfant prodigue qui lui revenait avec dessanglots et des gestes de supplication.

Ivan pleurait comme un enfant.

– Que veut dire tout ceci ? fit le tsar.Que signifie une entrée pareille ? Je ne voulais plus te voir.Pourquoi es-tu là ? Tu m’as désobéi. Je ne te connais plus. Ilfaut que tu comprennes cela, Ivan Andréïevitch.

– Et toi, batouchka, comprends que ce n’estpas ta colère que je redoute, car je t’aime et je suis prêt à subiravec joie le sort que j’ai mérité. Oh ! batouchka, si tusavais ce qu’on a fait de moi, tu aurais pitié, et tu serais avecmoi, car je connais ton cœur qui est grand !

Les larmes qui accompagnaient ces premierscris étaient si sincères, la douleur du pauvre enfant était sidésespérée, que le tsar se sentit ému jusqu’au fond de l’âme. Maisil n’en voulait rien laisser paraître, et c’est toujours sur le tonle plus sévère qu’il ordonna à Ivan de se relever et de lui dire« ce qu’on lui avait fait ».

– Batouchka, on a fait de moi un corps sansâme, on a fait de moi un cadavre vivant en me prenant ce qui étaitmon bien le plus chéri. Tes ennemis et les miens, car ce sont lesmêmes, petit père, m’ont pris ma pure colombe, celle que Dieu avaitenvoyée sur la terre pour moi, pour moi seul !

– Celle pour laquelle tu as désobéi, et pourlaquelle tu m’as quitté…

– Ne crois pas cela, batouchka, ne crois pascela, en vérité. Oui, j’ai désobéi à l’empereur en quittant cettecour sans ta permission et je mérite un châtiment, mais elle, elle,qu’a-t-elle fait ? Elle ne sait rien des choses de cetteterre, petit père sacré. Elle m’aimait et elle ne savait pas quij’étais. Et elle ne m’a aimé que parce que j’ai été malheureux.Ah ! malheureux ! Si tu savais. Mais tu m’entendras. Tume comprendras. Tu es bon. Tu es l’infinie bonté ! Je n’aiplus d’espoir qu’en toi !

« Si j’ai fui, petit père, c’est que jene pouvais plus voir ce qui se passait ici, des choses abominablesque tu ne sais pas !… des crimes que tu ignoresassurément ! des trahisons inouïes sur lesquelles j’ai vouluabsolument t’ouvrir les yeux, mais elles étaient tellement hideusesque tu n’as pas voulu me croire. Rappelle-toi !… alors, j’aifui ! Je n’avais pas autre chose à faire ! J’ai disparu,batouchka ! et aussi parce que ma mère voulait metuer !…

– Qu’est-ce que tu dis, IvanAndréïevitch ?

– Oui ! oui ! petit père, c’esthorrible ! horrible ! je viens te supplier de me protégercontre Nadiijda Mikhaëlovna !

– Mesure tes paroles, malheureux enfant !car je jure que tout ceci ne se terminera pas seulement par deslarmes !… Si ce dont tu accuses Nadiijda Mikhaëlovna, si cetteabominable chose est vraie, pourquoi n’es-tu pas venu te jeter dansmes bras tout de suite ?

– Parce qu’alors, on ne m’aurait pas laisséapprocher de toi, batouchka !… Si je n’avais pas disparu danscette nuit maudite, ma mère aurait fait de moi ce qu’elle a fait deSerge Ivanovitch ! Elle m’aurait fait étouffer avec lesoreillers de la chambre de Catherine par la bande affolée desKhlisti, et, comme il a été fait pour l’autre, mon cadavreaurait été jeté dans le lac du grand palais !… Voilà pourquoitu ne m’as plus revu, je le jure !…

À l’énoncé de tant d’horreurs, Nicolas ne putretenir un frémissement. Il ne douta point de la parole de cetenfant éploré et, le relevant, car Ivan était resté à ses genoux,il le prit contre lui-même, sur son cœur, dans ses bras, et luidit :

– Parle, Vanioucha ! Ton petit pèret’écoute ! n’ais peur de rien, mon enfant ! Il faut toutme dire !

– Ah ! merci ! merci ! jesavais bien que je te trouverais, toi !… s’écria Ivan dans dessanglots… Je vais tout te dire !

Et il lui raconta l’affreuse nuit del’Ermitage et il lui dit ce qu’il avait vu de la cérémonie desKhlisti, des Ténébreuses, de Raspoutine… et lui raconta lamort de Serge et la poursuite dont lui-même Ivan avait été l’objet,et les paroles de mort jetées par Nadiijda Mikhaëlovna !…

Le tsar l’écoutait en silence. Il s’étaitassis à son bureau et, la tête dans les mains, les yeux clos, il nefaisait pas un mouvement… mais, quand Ivan s’arrêta, il le pria decontinuer :

– Parle ! parle encore ! dis-moitout ce que tu sais. Tu dois savoir d’autres choses encore !je suis maintenant, comme toi, un malheureux homme sur la terre etj’ai une soif ardente de la vérité !…

Alors Ivan dit :

– Toute la vérité a sa source dans l’enfer deRaspoutine ! Celui-là est un déserteur du vrai culte desimages ! un violenteur de toutes les lois saintes, undestructeur des saints temples, un contempteur qui souille lesvases ! Il a apporté la fange à ta cour et la trahison danstes armées !… c’est à cause de lui et de sa bande que tonempire chancelle !… Regarde à côté de toi ! et seulement,alors seulement, tu pourras comprendre jusqu’où peut aller lepouvoir du démon !

« Et alors qu’arrive-t-il ? Onentend dans tout l’empire des gémissements ! Il arrive ce quetu vois : un prince qui ne sait plus que pleurer, qui ne croitplus à rien parce qu’on lui a arraché le cœur ! Et tun’entends que celui-là, parce qu’il a pu forcer ta porte !Mais, ô terre natale ! nomme-moi une bourgade (ce coin, pourma part, je ne l’ai jamais vu !) où celui qui t’aime et tegarde ne gémisse point !… Il gémit par les champs, par lesroutes, il gémit dans les prisons, dans les bagnes, dans les mines,rivé à la chaîne, ainsi qu’il a été fait pour mon vrai pèreAsslakow… tu sais cela, batouchka ! Il n’y avait que moi quine le savais pas ! Je te dis qu’il y a partout un gémissementsans fin et tel qu’on ne peut voir avec joie le soleil !

« Les seuls qui ne gémissent point sontles traîtres ! Et seuls, les traîtres sont les maîtres de tonempire ! Voilà ce qu’il faut comprendre, s’il en est tempsencore ! Et si tu veux sauver la nation slave, ôbatouchka ! dépêche-toi ! dépêche-toi ! Dans leurenivrement, les misérables qui t’entourent ne sentent même pas lesinjures que leur font les étrangers : ils ne connaissent pointleur honte, ils s’y plaisent, au contraire ! Tout est vendu àl’étranger ! Voilà la vérité qu’il fallait te dire… Etmaintenant je t’en conjure à genoux, toi qui es juste et qui asbien voulu m’entendre et qui as pleuré avec moi, rends-moi maPrisca !…

Il n’avait fait un si long détour que pour enarriver là. Sa douleur et son amour étaient clairvoyants. Ivanavait compris tout de suite qu’il arrivait dans un bon moment.Après le premier heurt de la rencontre, le tsar s’était tropfacilement attendri pour qu’il n’y fût point préparé par un étatd’esprit assez pitoyable.

Si le premier cri du grand-duc avait été pourson propre désespoir et pour son propre espoir, et uniquement pourelle qu’il fallait sauver, il avait vite compris que letsar ne s’intéresserait à son infortune à lui, Ivan, qu’autantqu’il montrerait de l’intérêt pour les misères impériales quiétaient immenses. Et derrière toutes ces phrases déchirantes oùclamait le malheur général du temps, il n’y avait que la plainte deson cœur et le cri terrible de son destin qui voulait être sauvé etqui ne pouvait l’être que par le salut de Prisca !

Il faudrait tout ignorer de la triste etaimante et désolée âme slave, pour s’étonner de la force queconquérait, dans le moment, le grand-duc Ivan, par ses discoursdésordonnés où brûlait la flamme d’un amour partagé.

Le tsar l’écouta, et il arriva, ce qui devaitarriver. Il ne tarda pas à le plaindre. Lui aussi, il aima Priscaet il s’attendrit sur ses malheurs. Il était trop malheureuxlui-même pour ne point sentir battre le malheur dans le cœur d’unêtre de sa race, qui pleurait dans ses bras !

Toute cette pitié s’augmentait de la haineimmédiate qu’il avait pour ceux de son entourage, dont il sesentait depuis longtemps la proie inéluctable et dont Ivan luiavait précisé l’ignominie.

Il ne résista plus à l’appel forcenéd’Ivan :

– C’est ma femme, petit père ! lui jetaitle jeune homme, c’est celle que Dieu m’a donnée ! Ils me l’ontprise. Toi seul peux me la rendre !… Où est-ellemaintenant ? Où est-elle ? Donne des ordres, etvite ! petit père ! des ordres terribles pour qu’on latrouve ! pour qu’on la sauve ! Elle est peut-être dans uncachot, sous la Néva ! au fond d’une tour, dans un château dubord du golfe !… Ma mère a des châteaux où l’on peut fairetout ce qu’on veut, sans qu’on s’en occupe jamais ! Il faut sehâter, et puis on a peut-être conduit Prisca dans un couvent… dansun damné couvent dont les moines sont vendus à Raspoutine ou auxTénébreuses…

– Continue ! Va donc ! gémit letsar…

– La Wyronzew, que j’ai vue tout à l’heure,déclara Pierre avec une conviction qui emportait tout, la Wyronzewpossède plus de cent tours dans son sac ! Il faut que tusaches que c’est elle qui a ensorcelé ma mère et que, par elle, mamère a ensorcelé Maria Alexandrovna (la tsarine) ! Ma mère estavertie ! Elle sait que je suis ici ! Si tu n’intervienspas, j’aime mieux me tuer ! C’est elle qui a tout fait !C’est elle qui sait où est Prisca !

Il souffla un peu, embrassa les mains del’empereur et reprit :

– C’est elle qu’il faut interroger ! Situ ne la fais pas parler, Prisca est perdue, et moi, je suis mortavec elle !…

L’empereur, à son tour, soupiradouloureusement et profondément, car il avait été tout à faitbouleversé par ce que lui avait attesté, en dernier lieu, Ivanrelativement à l’influence de la grande-duchesse sur latsarine.

– Ivan Andréïevitch, commença-t-ilsolennellement, mais à voix basse, comme s’il avait peur d’êtreentendu, je sens que ton cœur est près du mien ; aussi je tepromets d’être juste pour tous ceux que tu aimes et d’étendre, sureux et sur toi, ma protection !…

Ayant dit, il appela un aide de camp et luicommanda de faire savoir à la grande-duchesse qu’elle eût à seprésenter, sans tarder, devant lui.

Presque immédiatement, la grande-duchesse, quiavait été avertie de l’arrivée d’Ivan et de son entrevue avecl’empereur par la Wyronzew, fit son entrée.

Elle avait sa figure des grands jours, lahauteur et la démarche des heures de gala, quand elle voulait enimposer à tous, dans les cérémonies plus ou moins solennelles. Elles’inclina devant le tsar et attendit. Elle n’eut pas un regard pourIvan.

Nicolas n’était pas toujours à son aise devantles grands airs de Nadiijda Mikhaëlovna. Mais, cette fois, ils nel’impressionnèrent pas du tout. La rancune bouillait dans son cœur,mais il contint la manifestation de sa haine personnelle, qu’ilavait des raisons de dissimuler, pour s’occuper uniquement, commeil l’avait promis, des affaires d’Ivan.

– Madame, lui dit-il, sans la regarder, votrefils est venu me demander son pardon. Il l’a obtenu, m’ayant promisde ne plus faire à l’avenir que notre volonté. Je veux aussi quevous fassiez la mienne. Il se passe des choses autour de moi, quine sont pas à mon gré. Nul ici n’a le droit de disposer pour quoique ce soit d’un pouvoir qui m’appartient. Ivan m’a tout dit.Tout, entendez-vous bien !

Alors il la regarda bien en face et d’unefaçon si terrible que Nadiijda Mikhaëlovna eut peur de lui, pour lapremière fois de sa vie.

Le tsar, après un silence effrayant, que lagrande-duchesse n’osa point rompre, reprit :

– Nous reparlerons de certaines choses, unautre jour. Mais, aujourd’hui, je veux vous faire part d’uneplainte qui est arrivée jusqu’à moi et qui a trait à un scandalequ’il est de notre intérêt, et du vôtre surtout, madame, de fairecesser. Une personne, appartenant à un pays allié, a disparu dansdes conditions que vous ne sauriez pas ignorer. Cette personne estinnocente de tout crime, et la loi qui la protège est celle del’hospitalité russe. Fût-elle même coupable, je n’admettrais pointqu’elle fût frappée en dehors de moi et de mes lois. Cettepersonne, madame, vous allez me dire immédiatement où elle est.

– Mais, sire, fit la grande-duchesse, avec lamine la plus étonnée du monde, je ne sais, en vérité, de qui vousavez la bonté de me parler. Tout ceci est, assurément, une parfaiteénigme pour moi.

Alors, le grand-duc Ivan éclata :

– Vous savez très bien de qui il s’agit, mamère. Il s’agit de celle que vous avez menacée devant moi. C’estvous qui avez mené cet abominable drame. C’est vous qui avez faitenlever Prisca.

– Ah ! ah ! il s’agit donc de cettepetite ? reprit la grande-duchesse, de son air le plusdéplaisant ; voilà donc de quoi faire beaucoup de bruit. Ehbien ! si elle a disparu, tant mieux pour tout le monde ettant mieux pour la volonté du tsar, qui ne trouvera plus cettedemoiselle entre Sa Majesté et vous !

Ivan voulut encore parler, mais d’un geste, letsar le fit taire. Le cynisme de la grande-duchesse l’exaspéraitfollement. C’est d’une voix tremblante de fureur concentrée qu’ildit :

– Nadiijda Mikhaëlovna, je veux quel’on ait retrouvé cette jeune femme, ce soir !

– Mais adressez-vous à votre police,sire ! moi, je ne suis pour rien dans cette affaire, je vousle jure !… Et cette scène dépasse toutes les bornes de mapatience. Permettez-moi de me retirer !

Nicolas II eût reçu une gifle qu’iln’aurait pas été plus humilié, ou plus bouillonnant d’une fièvrevengeresse. Ainsi voilà comment, maintenant, on osait lui parler,chez lui ! on le bravait en face ! on se permettait delui dire qu’on allait se retirer, sans qu’il en eût donnél’ordre ! Tout respect était anéanti ! L’étiquette laplus vulgaire était foulée aux pieds ! et par qui ? parcette femme pour laquelle il n’avait que du mépris et de la haineet dont les savantes manœuvres avaient dressé contre lui un partidevenu tout-puissant à la cour… Pour la première fois de sa vie, ilvit rouge… Oui, l’antique sang des tsars, le sang des Romanof, quiparaissait endormi sous cet épiderme placide, se mit tout à coup àcouler dans ses veines sa vague de feu ! Et c’est la figureembrasée, le geste plein de menaces qu’il se dirigea sur NadiijdaMikhaëlovna.

– Je vous ordonne de rester ici !… et jevous ordonne de me dire où elle est !…

Nadiijda avait reculé, terrifiée. Elle avaitpu croire que Nicolas allait la frapper : elle ne pouvaitparler, tant elle était stupéfaite de trouver un empereur qu’ellene connaissait pas !

– Dites-le, tout de suite ! tout desuite ! ou je vous fais arrêter ! arrêter ici ! dansce bureau et jeter dans un cachot à Pierre-et-Paul.

Alors Nadiijda Mikhaëlovna comprit qu’ilfallait changer de jeu. Ce fut fait en un tournemain !… Il n’yeut plus qu’une pauvre femme qui pleurait et se lamentait et criaitson innocence ! En vérité ! en vérité ! elle nesavait rien de cette affreuse histoire ! Et, dans tout l’éclatde sa protestation, elle se défendait avec une habileté démoniaque,apprenant qu’il fallait chercher ailleurs ! et que cettepersonne à laquelle s’intéressait l’empereur pouvait avoir étévictime de certains personnages, qui lui avaient, depuis longtemps,prêté une particulière attention !…

Ivan, sur ces derniers mots, ne lui permitpoint de continuer et exigea des précisions !

Ces précisions, elle les refusa… toujours dansles larmes. Elle ne pouvait rien dire, car elle n’était sûre derien, et pour rien au monde, même pour la sauver, elle, de lacolère de l’empereur, elle n’accuserait qui que ce fût !… Maissi l’on voulait savoir à peu près à quoi s’en tenir, on pouvait serenseigner auprès du successeur de Gounsowsky, à la direction del’Okrana, auprès de Grap lui-même. Or, justement Grapétait, ce jour-là, à Tsarskoïe-Selo. Il était allé à l’ambulance,et Mme Wyronzew l’avait vu. On pouvait interrogerGrap.

Le tsar donna des ordres immédiats pour quel’on fît venir Grap au palais et qu’on l’introduisît auprès delui.

En attendant Grap, Nicolas ordonna à lagrande-duchesse de se retirer dans son appartement et lui fitdéfendre de communiquer avec qui que ce fût. Un aide de camp futchargé de veiller à l’exécution de cette consigne.

La grande-duchesse était traitée comme uneprisonnière. Elle quitta le cabinet de l’empereur en lançant, à ladérobée, au grand-duc, un coup d’œil foudroyant.

En attendant Grap, le tsar se promena dans sonbureau avec une grande fébrilité. Il n’adressait pas la parole augrand-duc. Il était tout à sa pensée tumultueuse et il se grisaitlui-même de son exceptionnel mouvement d’autorité.

Quand Grap fut introduit, l’empereur alladroit au fait.

– Monsieur, dit-il au chef de la policesecrète, que savez-vous d’une demoiselle française, qui a été damede compagnie chez le comte Nératof et qui en est partie il y a unan environ pour aller habiter, paraît-il, un appartement sur lecanal Catherine ?

À ces mots, Grap, stupéfait, se tourna vers legrand-duc Ivan, qu’il était tout étonné de trouver dans le cabinetde l’empereur, et son geste avait l’air de dire : « Maisje crois que Son Altesse en sait sur cette demoiselle beaucoup pluslong que moi ! »

– Eh bien, vous ne m’avez pas entendu ?jeta l’empereur.

– Si Sa Majesté voulait préciser ce qu’elleattend de moi, balbutia Grap, énormément gêné.

– Il paraît que certains personnagess’intéressaient particulièrement à cette demoiselle…

Grap, rouge comme un coquelicot, n’osait plusregarder le grand-duc.

– Parlez, monsieur, fit Ivan. Répondez àl’empereur et dites tout ce que vous savez. Il ne s’agit point demoi, dans cette affaire, ne vous troublez pas. J’ai tout dit à SaMajesté, en ce qui me concerne.

– La grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna,exprima Nicolas, prétend que vous êtes au courant de certainsfaits !

– Oui, Votre Majesté, je sais maintenant dequoi il s’agit. J’ai eu l’occasion, en effet, de dire àMme la comtesse Wyronzew, que MllePrisca avait dû quitter la maison du comte Nératof, à la suite dedissentiments avec le comte…

– Et c’est tout ?

– Sire, je vais dire à Votre Majesté tout ceque je sais. Les faits se sont passés sous mon prédécesseur, à latête de l’Okrana, Gounsowsky. J’ai trouvé, dans lespapiers de ce dernier, les preuves d’une machination montée contrecette jeune personne.

– Par qui ? demanda l’empereur, devantl’hésitation de Grap.

Mais Grap n’hésitait que par coquetterie depolicier, qui veut paraître désolé d’avoir à démasquer unpersonnage bien en cour ; au fond de lui-même, il étaitenchanté, car, depuis qu’il avait perdu la piste de Prisca, enFinlande, le comte Nératof l’avait fort maltraité et s’était vengédu peu de réussite dans sa propre affaire, en déclarant partout queGrap était tout à fait incapable de mener à bien celles de lapolice de l’empire et qu’il fallait, dès maintenant, lui chercherun remplaçant.

C’est donc avec une certaine joie secrète queGrap finit par nommer le comte Nératof. Il expliqua à Sa Majestécomment le comte avait imaginé de faire quitter Petrograd à lajeune personne, en lui faisant peur des responsabilités qu’elleencourait à la suite de certaines leçons qu’elle donnait à unpersonnage de la plus haute aristocratie.

– Il s’agit de moi, batouchka, fit Ivan.

Grap osa sourire délicatement etcontinua :

– Le comte faisait surveiller la jeunepersonne par les agents de Gounsowsky. L’un d’eux avait étéspécialement chargé de lui faire prendre un train omnibus pourMoscou. Or, à une station intermédiaire et en pleine campagne, ildevait faire descendre cette demoiselle et tout était réglé pourqu’elle fût mise à la disposition du comte et ramenée dans unepropriété que le comte possède dans un faubourg de Petrograd, àKamenny-Ostrov. Le coup manqua et, le jour même, Gounsowskydisparaissait et l’agent, aussi. Il est probable que Gounsowsky aété assassiné, on ne sait par qui. On a voulu mêler à cette affairela Kouliguine et sa sœur ; je puis affirmer à Sa Majesté quela célèbre danseuse n’est pour rien dans ce sombre drame. Quant àl’agent de Gounsowsky, on a retrouvé son cadavre dans le fleuve,quelques jours plus tard.

– Que d’horreurs ! gronda le tsar. Etdepuis, que fit le comte ? Le savez-vous ? A-t-ilcontinué de s’intéresser à la personne en question ?

– Je puis d’autant mieux renseigner VotreMajesté sur ce point, répondit Grap, que le comte, aussitôt que jefus à la tête de l’administration de Gounsowsky, vint me trouverpour me prier de lui continuer les services que celui-ci lui avaitrendus dans quelques affaires fort importantes, où l’honneur decertaines grandes familles de la noblesse et de la bourgeoisieavait été mis à l’épreuve par les passions bien connues du comte.Je dis tout ce que je sais à Votre Majesté, car j’ai toujours penséque le premier devoir d’un bon sujet est de ne rien cacher à sonsouverain…

– Allez ! Grap !… Allez !…

– Entre autres conversations que nous eûmes,le comte et moi, celle qui concernait la jeune personne en questionne fut pas la moins intéressante. M. de Nératof n’avaitrenoncé à aucun de ses projets, et il me pria de le servir autantqu’il serait en mon pouvoir. Il venait d’apprendre que cettepersonne avait quitté Petrograd avec un jeune prince de la cour, etil redoutait que tous deux ne parvinssent à s’enfuir à l’étranger.Son plan était de faire enlever la jeune fille. Là, je l’arrêtainet et lui dis que je ne pouvais entrer dans ses vues et qu’uneentreprise pareille déshonorerait mon administration.

« Il me répondit que si j’agissais selonson désir, je rendrais service à tout le monde, à Sa Majesté, quiétait fort mécontente de la fugue du prince, à la famille duprince, et à celle de la fiancée du prince, et qu’ainsi je meserais conduit en bon citoyen. Je lui répliquai que j’étais prêt àfaire tout ce que m’ordonnerait mon souverain, mais que jen’agirais point sans ordre. Il partit là-dessus et revint metrouver le lendemain. Il avait l’ordre !

– Signé de qui ?

– De Votre Majesté !…

L’empereur et Ivan eurent, en même temps, lemême mouvement de stupeur…

– Qu’est-ce que vous dites, Grap !répétez un peu !… s’écria Nicolas.

– Je répète à Votre Majesté que le lendemainj’avais l’ordre timbré du sceau impérial !…

– L’ordre de quoi ?

– De m’assurer de la jeuneFrançaise !

– Ah ! par exemple ! Et vous l’avezencore cet ordre-là ?

– Le voici ! Votre Majesté !…

Grap sortit l’ordre de sa poche. L’empereurl’examina. Il était en règle…

– Que veut dire ceci ?… Je n’ai jamais eucet ordre-là sous les yeux, moi !…

– Votre Majesté a signé, sans s’en apercevoir,avec les autres ordres déjà revêtus du sceau impérial, qui luifurent présentés par le comte Volgorouky !… J’ai pu savoircomment les choses s’étaient passées… Le comte Nératof était allétrouver le général prince Rostopof, qui tenait beaucoup au mariagedu prince fugitif avec sa nièce, et le général Rostopof, pourobtenir, par inadvertance, la signature de Votre Majesté, s’étaitentendu avec la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna et le comteVolgorouky, qui présente, à l’ordinaire, les pièces à signer àVotre Majesté !…

En parlant ainsi, Grap « brûlait sesvaisseaux », mais il savait que, s’il n’abattait pas d’un couple parti de la grande-duchesse et de Raspoutine, c’en était fait,le lendemain, de sa place. Pour la sauver, nous avons vu qu’iln’hésitait pas à prêter au comte Nératof la paternité de l’intrigueRostopof, alors que c’était lui, Grap, qui avait donné l’idée àNératof de s’adresser à Rostopof pour obtenir, par surprise, lasignature de l’empereur…

Mais il mentait avec une telle conviction, lesprojets de Nératof étaient si infâmes et la fureur de Sa Majesté(en face de la preuve de sa bonne foi bafouée) était si parfaitequ’il comptait bien triompher et qu’il espérait déjà « tirerun gros bénéfice de sa loyale et courageuse attitude ».

En effet, cela ne tarda point ; mais,tout d’abord, l’empereur, mettant un frein à sa colère, voulutsavoir, pour en finir, ce que Grap avait fait de cet ordre-là.

– Rien du tout, déclara Grap ; je l’aimis dans un tiroir de mon bureau et je ne l’ai pointexécuté !

– Et comment donc, monsieur, avez-vous prissur vous-même de ne point exécuter un de mes ordres ?

– Sire, dit Grap, avec une convictionémouvante, je serais indigne d’occuper le poste auquel la bonnegrâce de mon souverain a bien voulu m’appeler, si j’ignorais quoique ce fût de ce qui se passe autour de lui ; si bien qu’avantmême qu’on eût surpris la signature de Sa Majesté, j’étais aucourant de l’intrigue qui se tramait pour abuser de sa bonne foi.En conséquence de quoi, j’eus grand soin de déclarer au comteNératof qu’il pouvait désormais s’en remettre à moi en tout ce quiconcernait cette affaire, qui lui tenait tant à cœur, mais, envérité, j’attendis, pour m’en occuper à nouveau, que Sa Majestévoulût bien elle-même me faire savoir ce qu’elle attendait de sonserviteur !

Ayant dit, Grap se tut, assez content de luiet prenant une pose modeste, mais avantageuse.

– Grap ! dit Nicolas, tu as agi comme tuas cru devoir le faire et ce n’est pas moi qui t’en blâmerai,puisque tu as été le seul, dans cette circonstance, à ne pasvouloir me tromper… Mais pourquoi n’es-tu pas venu me trouver et nem’as-tu point tout raconté, à moi, qui dois tout savoir ?

– Que Votre Majesté me pardonne !…exprima le policier, en levant les yeux au plafond, comme s’il ycherchait une aide divine pour soutenir sa faible humanité dans unmoment aussi grave… mais vos ennemis sont puissants… je n’ai puapprocher Votre Majesté qu’aujourd’hui même et parce qu’ils ontbien voulu m’envoyer chercher eux-mêmes, pour que je témoigne enleur faveur, et parce que je leur ai fait croire, depuis quelquesjours, que j’étais tout prêt à servir leurs desseins, sans quoitoute tentative de ma part eût été vaine, je l’assure !

– Eh bien ! mon ordre, Grap ! estque tu retrouves cette jeune fille, tout de suite, tum’entends ! et que tu l’arraches aux mains de ceux qui laretiennent prisonnière quels qu’ils soient, si haut placés, qu’ilssoient !… Et, naturellement, sans scandale, ajouta Nicolas,après réflexion.

– Sire, je vous demande quarante-huit heuresau plus, répondit Grap, et votre volonté sera accomplie ! jele jure !

– Écoute bien, Grap : il faut encore queje te demande autre chose ! et si tu me comprends bien, tafortune est faite ; je vois que tu es un homme de décision etde bon jugement ! Puisque tu sais tout ce qui se passe ici, etmême ailleurs, je désirerais en savoir du moins aussi long que toi…Et voici ce que je veux : que, tous les soirs, tu me fasses unrapport quotidien des événements du jour, qui peuvent m’intéresserplus particulièrement ; tu pourras tout dire en touteconfiance et sur n’importe quoi et sur n’importe qui, si haut placésoit-il ! tu entends ! tu m’entends bien ! si hautplacé soit-il, je le répète ! Je veux aussi, mais en cela jete recommande toute prudence et la plus rare discrétion, je veuxaussi, ajouta-t-il à voix basse, si basse, que Grap comprit plutôtla chose au mouvement des lèvres de l’empereur qu’au son de sesparoles, qui arrivaient à peine jusqu’à lui…, je veux aussi que tun’ignores rien de ce que fait Raspoutine, à chaque minute dujour et de la nuit, et que tu surveilles lesTénébreuses ! toutes ! si hautessoient-elles !…

L’empereur se tut, il avait fait là un effortconsidérable. Il essuya son front en sueur. Grap s’inclina.

– Tu m’as bien compris, Grap ? Tout àfait compris ?

– Oui, sire !…

– Eh bien, maintenant, je ne te retiensplus ! Va travailler !

– Sire, pour bien travailler suivant lesordres de Votre Majesté, j’aurai une demande à lui faire…

– Parle !

– J’avais une arme merveilleuse avec laquelleje pouvais sinon dénouer toutes les intrigues, du moins lesconnaître toutes, et l’on m’a désarmé, sire !…

– Alors, tu ne peux plus rien pourmoi ?

– Je puis tout, sire, si Votre Majestém’accorde cette petite chose que je vais lui demander.

– De quoi s’agit-il donc ?

– De permettre à la Kouliguine, qui a encourula disgrâce de Votre Majesté, de reparaître à la ville et authéâtre ! Il serait nécessaire aussi que Votre Majesté donnâtdes ordres pour que certaine police judiciaire à la dévotion deRaspoutine cessât d’inquiéter la danseuse à propos de ladisparition de Gounsowsky. Raspoutine ne cherche, dans cettedernière affaire, qu’à se venger de la Kouliguine, qui a repousséses avances. Et, je le répète à Sa Majesté, il est désirable que laKouliguine soit libre de toute contrainte et de toute crainte pourqu’elle puisse nous rendre tous les services que j’attends d’elle.En temps ordinaire, sa loge, son boudoir, son alcôve et sonantichambre sont le centre où viennent aboutir tous les bruits ettoutes les intrigues de la ville et de la cour.

– Et vous êtes sûr de la Kouliguine ?

– Oh ! sire, comme de moi-même !répondit Grap, avec un petit sourire des plus fats.

L’empereur comprit et rougit pour Grap.

– Eh bien, c’est entendu ! je vous donnela Kouliguine, mais vous, donnez-moi ce que je vousdemande !…

– J’ai l’honneur de le répéter à Votre Majestéet à Son Altesse, ajouta Grap, avec une légère inclination du bustedu côté du grand-duc, avant quarante-huit heures, nous serons fixéssur le sort de la jeune Française, et chaque jour l’empereurrecevra un rapport circonstancié, dont l’existence ne sera connueque de moi et de lui ! Avant de me retirer, j’oserai encoredemander à Sa Majesté comment elle entend que je lui fasse parvenirce rapport !

– Le plus secrètement qu’il vous serapossible, par l’entremise de mon valet de chambre, en qui j’aitoute confiance. Entendez-vous avec Zakhar !

Grap s’inclina encore et sortit. L’empereurdit :

– Cet homme me répugne ! Mais,hélas ! de quelque côté que je me retourne, les hommes merépugnent tous ! Il n’y a que toi qui m’aimes, Ivan, etencore, toi, tu es un enfant ! Crois-tu, Ivan, que je puisseavoir confiance en Grap ?

– Oui, sire, je le crois jusqu’au moment où ilaura triomphé de ses ennemis.

– Tu connais donc aussi les hommes,Ivan ?… si jeune !…

– J’ai déjà tant souffert, sire !

– Mon pauvre petit ! Es-tu content demoi ? J’ai fait tout ce que je pouvais faire !

– Sire, il vous reste à me permettre derepartir, à l’instant, pour Petrograd.

– Comment ! je viens seulement, de teretrouver et tu veux déjà me quitter !

– Sire, je vous promets d’être de retour, cesoir même !

– Que vas-tu faire ?

– Sire, n’avez-vous pas entendu que Grap vousa demandé quarante-huit heures pour être fixé sur le sort dePrisca ! Mais, moi, je ne puis attendre quarante-huit heures,sire !

– Et, alors, quel est ton dessein ?

– Je vais aider Grap à aller plus vite,sire !

– Ou le gêner… Enfin, fais ce que tuveux ! et reviens le plus tôt que tu pourras. N’oublie pas queje suis seul…, tout seul !…

– Je n’oublierai jamais ce que Votre Majesté afait pour moi ! Ma vie est à vous, sire !

Il baisa encore la main de l’empereur et sesauva. Derrière lui, Nicolas II poussa un profond soupir…

Chapitre 8LA PETITE MAISON DE KAMENNY-OSTROV

 

Quand on a passé le pont, en face du palais dePaul, l’on se trouve dans l’île de Kamenny.

Kamenny-Ostrov est un endroit délicieux, unesorte de grand parc entouré d’eau, qui, en faisait un des faubourgsles plus recherchés de Petrograd par la riche société, qui avaitédifié là des maisons de grand luxe où elle vivait l’été et où,quelquefois, l’hiver, elle s’amusait dans une solituderelative.

C’est à l’extrémité ouest de l’île, pas bienloin du théâtre d’été, qui est fermé depuis de longues années, quele comte Nératof avait « sa petite maison ». Et c’est làqu’au soir tombant (il tombait déjà si vite en cette fin desaison), dans un bosquet où il se dissimulait de son mieux, devantl’entrée de la datcha, dont on n’apercevait que les toits, derrièreles arbres qui le cachaient, que nous retrouvons le grand-ducIvan.

Nous croirons sans peine qu’Ivan avait lafièvre et qu’il était prêt à toutes les sottises capables de gênerGrap dans son « travail » autour du comte Nératof.

Il resta une heure à observer les alentours decette petite maison, dont on parlait si mystérieusement à Petrogradet à la cour. Il ne découvrit rien qui pût lui faire croire qu’à cemoment elle était habitée. Pas un domestique. Pas une allée etvenue. Pas une voiture.

Il ne pouvait continuer à perdre son tempsainsi.

Il pensa qu’il n’avait plus qu’une chose àfaire, aller au plus tôt au rendez-vous que lui avait donné Iouri,au Stchkoutchine-Dvor, chez cette Katharina où, paraissait-il, ilétait sûr de trouver la Kouliguine. Là, Iouri lui apporteraitpeut-être des nouvelles intéressantes de Cronstadt ; enfin, laKouliguine pourrait agir de son côté ; en tout cas, elle nemanquerait point de lui donner quelque bon conseil.

Au Stchkoutchine-Dvor, il se fit indiquer leréduit (connu de tous) de la célèbre marchande de bric-à-brac,mais, quand il fut devant celui-ci, il ne put que considérer unmagasin hermétiquement clos. Il frappa d’un poing anxieux sur cevisage de bois. Un voisin sortit et lui dit que la Katharina avaitfermé sa boutique le matin même, et était partie « sepromener », ce qui ne lui était pas arrivé, ajouta lecomplaisant voisin, depuis « une pièce de douzeans » !

Ivan s’en alla de là plus désespéré quejamais. C’est alors que ses pas le reportèrent, sans qu’il y mîtaucun empressement ni aucune contrainte à Kamenny-Ostrov, devant la« petite maison ». Il ne savait plus du tout ce qu’ilfaisait. Il souffrait horriblement, son imagination le torturait.Il voyait Prisca dans les bras de Nératof, réduite à l’impuissancepar quelque narcotique et victime de l’infâme vieillard.

Il pleurait comme un enfant et poussaitd’affreux soupirs.

Tout à coup, comme il était là, tout seul dansla nuit avec sa détresse, devant ce parc obscur et cette maisonmuette, il aperçut une lumière. Oui, une lumière venait de poindre,en face de lui, derrière les arbres, qui cachaient la maison.

Il y avait donc quelqu’un dans ladatcha !

Il glissa le long de la barrière, saisit unebranche et sauta dans la propriété. C’est un exercice auquel ilpouvait se livrer, maintenant que la nuit était tout à faitvenue.

De bosquets en bosquets, il s’avança vers lepoint lumineux. Le parc, le jardin devant la datcha étaienttoujours déserts. Il constata que la lumière éclairait la vitred’une fenêtre, au premier étage, dans l’intervalle des rideaux.

Une gouttière montait le long du mur etaboutissait à un balcon, qui se trouvait tout près de cettefenêtre. Au risque de se rompre les os, Ivan tenta l’escalade et laréussit avec un bonheur singulier, et sa volonté d’atteindre àcette fenêtre éclairée était telle qu’il s’en trouvait commeallégé, comme s’il avait des ailes.

La porte-fenêtre, qui donnait sur ce balcon,était garantie par des Persiennes closes. Il les secoua et neréussit qu’à faire du bruit. Or, il ne voulait pas qu’enl’entendît. Il pensait qu’il ne pourrait réussir à pénétrer lesmystères de la petite maison que s’il passait inaperçu. Uneimprudence pouvait tout compromettre. Il était persuadé de plus enplus qu’il allait trouver Prisca dans la datcha.

Des bruits de vaisselle, de cristaux choquésparvinrent jusqu’à lui. Il entendit même des voix. Mais, dehors,rien ne bougeait. Il avait la sensation que, peu à peu, la maisons’emplissait et cependant, autour de la datcha, c’était toujours ledésert, la solitude.

Par où ces gens arrivaient-ils ? Par quelmystérieux chemin ? Par un souterrain peut-être reliant entreelles deux datchas. On disait, à Petrograd, que cette maison étaitcurieusement truquée et que certaines jeunes personnes y auraientété amenées et en seraient reparties sans trop savoir comment.

Ivan eût bien voulu passer du balcon sur lapierre de la fenêtre où se voyait quelque clarté et d’où venait lebruit, mais il ne pouvait y parvenir que par un miracled’équilibre. S’il ne réussissait point ce miracle-là, il se tuait.Cependant, les minutes passaient. Et il se risqua. Et encore ilréussit à se maintenir sur la pierre de cette fenêtre, quil’attirait et qui semblait le préserver de tout, par la vertu mêmede son attraction.

À genoux, il put, entre deux rideaux maltirés, voir ce qui se passait dans cette pièce, qui était une salleà manger.

Une table était servie autour de laquelle setrouvaient une demi-douzaine de convives, quatre hommes et deuxfemmes. Le comte Nératof était là, avec sa figure épanouie, sesmanières élégantes et sa façon de parler aux dames, siprétentieusement méphistophélique. Ivan reconnut encore le jeuneAlexandre Nikitisch, un ami de feu Schomberg fils, et qui passaitpour avoir fait la cour à Mlle Khirkof, cette AgatheAnthonovna, dont on avait voulu faire la fiancée du grand-ducIvan.

Ce jeune Alexandre était à côté de celle quiavait été sa maîtresse, au vu et au su de tout Petrograd, lasomptueuse et si stupidement littéraire princesse Karamachef.

Enfin, il y avait, là, des gaspadines etquelques jolies femmes de moindre importance, mais bien connues parleur haute noce à Petrograd, un fils de marchand et deux hautstchinovnicks, qui avaient gagné des sommes énormes dans lesfournitures de guerre ; bref, tous ces gens de bonne mine,dont pas un, à s’en rapporter à l’extérieur, Dieu merci !n’avait l’air de se mourir de consomption ou de phtisie !

Ivan voyait et entendait tout ! Et riende ce qu’il voyait ne répondait à ses préoccupations. Toutefois, iln’en démordait pas. Il se disait que ces gens ne s’étaient pointaussi mystérieusement réunis pour dire des sottises quelconques,manger plus qu’à leur faim et se noyer dans le champagne.

Il avait été question, à plusieurs reprises,d’une certaine « surprise », qui lui avait fait dresserl’oreille. On attendait quelque chose pour le dessert, et laprincesse Karamachef s’en réjouissait d’avance. Elle avait mêmedéclaré à Nératof « qu’elle n’y croyait guère » et que,certainement, « cette demoiselle qui leur avait été promiseleur ferait faux bond ». Elle était trop amoureuse d’un autrepersonnage pour répondre à la flamme de cet excellent petit pèreaux cheveux blancs (Nératof).

En fallait-il davantage pour enflammerl’imagination d’Ivan, dans l’état où il se trouvait ? Ce qu’ilvenait d’entendre coïncidait, cette fois, si singulièrement avecses pensées qu’il ne douta point une seconde qu’il ne fût questionde sa malheureuse Prisca ! Ainsi est fait le cœur des pauvreshommes qui sont persuadés que leur désespoir remplit tout l’universet que tout s’y rapporte !

De telle sorte que, lorsque, à la fin du repas(alors que la fièvre d’Ivan et la mauvaise position dans laquelleil était obligé de se maintenir avaient fait de lui une espèce defou), la porte de la salle s’ouvrit soudain pour laisser rentrertrois domestiques en livrée, qui conduisaient une forme fémininetout enveloppée de voiles, qui la cachaient et masquaient sonvisage, le grand-duc assuré que cette silhouette ne pouvait êtreque celle de sa Prisca, malheureuse victime violentée par lesmercenaires du comte Nératof, se précipita avec la force d’unecatapulte sur la fenêtre qui le séparait des convives, passa autravers, dans un grand éclat de vitres brisées et vint tomber aumilieu de la société épouvantée.

La moins effrayée de toutes les personnes, quise trouvaient là, ne fut point celle qui venait d’arriver toutemmitouflée dans ses voiles. Elle poussa un cri et montra sonvisage et Ivan reconnut Nathalie Iveracheguine, qui était bienconnue pour sa soumission éperdue au culte de Raspoutine !

Rendu à lui-même par cette découverte, ilconsidéra d’un regard hébété tous ceux qui l’entouraient et quin’étaient pas moins ahuris que lui. Le grand-duc Ivan tombait duciel d’une façon si inattendue, que les convives ne trouvaientaucun terme pour exprimer leur effroi ou leur ahurissement.

Le comte Nératof qui, d’un premier mouvement,s’était réfugié derrière sa domesticité, fut le premier cependant às’avancer vers Son Altesse et à lui demander ce qui lui valait« l’honneur de sa visite ».

Ivan se passa les mains sur son visage, selonla manière des gens qui tentent de chasser le mauvais esprit, et,après avoir regardé encore Nathalie Iveracheguine, parvint àprononcer cette phrase :

– Je vous demande pardon, comte, je voudraisvous dire deux mots !

Le comte attesta tout de suite ceux quiétaient là qu’il était prêt à entendre autant de mots que SonAltesse jugerait à propos de lui en dire, mais Ivan, ayant expriméle désir d’un entretien secret, il le fit passer dans un petitfumoir où il leur fut loisible de s’expliquer.

Cependant, avant toute explication, Ivanréclama un verre d’eau. Il en avait besoin. Il ne le but point.Mais, avec un linge, il se lava les tempes. Puis, ainsi rafraîchi,il commença d’une voix, du reste, mal assurée :

– Comte, on m’avait dit que vous déteniez chezvous, après vous en être emparé d’une façon criminelle, unepersonne à laquelle je m’intéresse par-dessus tout et que vousconnaissez bien, puisqu’elle a fait partie de votremaison !

– J’imagine, répondit Nératof, en considérantle grand-duc avec une curiosité assez audacieuse, qu’il s’agit deMlle Prisca !

– D’elle-même, monsieur !

– Eh bien ! Monseigneur, si on vous a ditcela vous avez pu vous rendre compte, par vous-même que l’on vous amenti. J’ose affirmer que personne ne vous attendait ici, ni par lechemin que Votre Altesse a bien voulu prendre, ni par un autre… Jedonnais, ce soir, comme il m’arrive quelquefois, à souper à mesamis… Je leur avais réservé une surprise pour le dessert. Voussavez maintenant laquelle. Je n’ai rien de caché et ne veux rienavoir de caché pour vous !

« La princesse Karamachef, continua lecomte avec le plus grand calme, avait parié que NathalieIveracheguine, que j’avais invitée plusieurs fois à nos petitesfêtes, ne mettrait jamais les pieds chez moi. Elle y est venue, cesoir, presque de son plein gré. Tout cela n’est pas bien grave,comme vous voyez ! et se terminera de la façon la plusordinaire avant le jour, après le jeu et quelques bouteilles dechampagne. Je n’ose proposer à Votre Altesse de nous fairel’honneur de présider notre petite fête, je vois qu’elle a été tropprévenue contre moi et que, tout innocent que je suis d’un crimedont elle m’a cru trop vite coupable, elle n’en garde pas moins àmon égard une certaine méfiance, et peut-être même, hélas !quelque ressentiment !…

– Jurez-moi que vous n’êtes pour rien dansl’enlèvement de Prisca ! fit le grand-duc, d’une voixsombre.

– On a donc enlevé MllePrisca ? Monseigneur, je n’ignorais point l’intérêt que vouslui portiez, et, depuis que je sais cela, je ne me suis plus occupéd’elle, je vous le jure !

– Vous avez tort de jurer cela, comte, carvous n’ignoriez pas mes visites au canal Catherine, quand vous aveztenté de lui faire prendre le chemin de Moscou, où vous aviezpréparé votre traquenard !…

– Et pourrais-je demander à Votre Altesse, quia pu lui servir une aussi belle calomnie ?

– Nous en reparlerons avec Grap, comte.

– Ah ! c’est donc Grap !… Touts’explique, alors !… Tout s’explique !… Vous avez bienfait de me parler avec cette franchise, monseigneur !… car ilest probable que, du moment que Grap se trouve dans cette affaire,il va m’être permis de vous donner personnellement certainsrenseignements dont vous me remercierez, si Votre Altesse en saitfaire un bon usage ! Ils ne vous seront pas inutiles,assurément, pour retrouver celle que vous cherchez !…

– Parlez, monsieur, parlez !…

– Tout d’abord, monseigneur, permettez-moi devous demander, si vous êtes maintenant convaincu queMlle Prisca ne se trouve pas ici !… Je vous voisjeter partout, autour de vous, des regards si farouches ! Vousavez pénétré chez moi d’une façon si furieuse que je n’espère pointvous voir tout à fait calmé avant que vous vous soyez tout à faitrendu compte par vous-même de votre erreur ! Il vous reste àvisiter ma maison, de la cave au grenier, monseigneur !

Ivan se laissa tomber sur un siège et murmura,accablé :

– Je vous crois, monsieur, mais, encore unefois, parlez vite !… Où est-elle ? Où est-elle ? Oùpeut-elle être ? Qu’a-t-on pu en faire ?… Où lachercher ?…

Et comme le comte renouvelait ses offres delui faire visiter sa datcha :

– C’est bien ! c’est bien !Monsieur, ne parlons plus de cela ; je vous crois,s’écria-t-il, impatient.

– Alors, vous ne croyez plus Grap, insista lecomte.

– Qui donc dit vrai ? qui doncment ? éclata le grand-duc. Ah ! vous avez devant vous unêtre bien malheureux, comte !… Pourquoi Grap m’aurait-ilmenti ?…

– Eh ! parce que Grap et la Kouliguineont partie liée, maintenant !… ne le saviez-vouspas ?…

– Et alors ? interrogea Ivan, qui necomprenait pas où voulait en venir le comte : en quoi celapeut-il intéresser mon amour pour Prisca ?…

– Grap fait tout ce que veut laKouliguine !

– Eh bien !

– Eh bien ! c’est tout naturel que, pourfaire plaisir à la Kouliguine, il vous ait fait enleverPrisca !

– Vous divaguez, comte !… Pourquoi laKouliguine lui aurait-elle demandé une chose pareille ?

– Pour une raison qu’elle n’a certainement pasdite à Grap, mais que je sais, moi !

– Mais dites-la ! Mais dites-ladonc ! Vous me rendez fou !…

– Parce qu’elle vous aime !…

– La Kouliguine m’aime, moi !…

– Oh ! elle n’a pas cessé de vousaimer !

– Mais comment savez-vous qu’ellem’aime ?

– Elle me l’a dit !

– À vous !…

– À moi, et elle l’a dit à biend’autres !… Votre Altesse peut être fière ! on se consumepartout d’amour pour elle !…

– Ah ! ne raillez pas, comte ! nesouriez pas !… par Dieu ! je vous jure que ce n’est pasle moment de plaisanter !

– Par Dieu le père et sur les saintsarchanges, je ne plaisante pas ! je dis ce que je sais !et je n’avance que ce que je crois !

– Mais, malheureux ! c’est elle qui adirigé notre fuite, à Prisca et à moi !… Elle seule savait oùnous étions !…

– Elle seule, donc, pouvait vous prendrePrisca !… Au fond, tout ceci, monseigneur, ne me regarderaitpas, si je n’avais pas à me défendre contre un couple policierabominable, qui m’a accusé d’un crime que je n’ai pas commis !vous le voyez bien ! J’étais à dix mille lieues de penser àPrisca, moi ! Mais elle, la Kouliguine, y pensait, je vousassure !… Si elle a fait ce que vous dites, c’est qu’elle avu, c’est qu’elle a senti qu’elle devait patienter encore !…c’est qu’elle a escompté que votre aventure vous lasserait bientôt…Cette idée-là, elle l’avait fait répandre partout, même chez lesNératof et jusque chez la grande-duchesse : « Il selassera, prenez patience ! », mais sans doute la patienceaura fini par lui faire défaut à elle-même !

– Et elle aura averti ma mère de l’endroit oùj’étais caché avec Prisca ? C’est bien cela, n’est-ce pas, quevous avez voulu dire ?

– Mais je n’ai rien dit de cela, monseigneur,puisque j’ignore encore que la grande-duchesse ait su l’endroit oùvous vous cachiez !…

Ivan s’était dressé, étourdi sous les coupsnouveaux, qui le frappaient… ébloui par la lumière nouvelle qui lepénétrait comme eût pu le faire la flèche la plus cruelle !…Il était épouvanté aussi des mots qui étaient jaillis de lui et quiprécisaient l’infamie de cette Kouliguine, à laquelle il croyaittout devoir !… Et maintenant que la chose avait été prononcée,il lui fut impossible de ne plus y croire !… Oui, oui,maintenant, il croyait que la Kouliguine l’avait trahi !…l’avait trahi par amour !… Car elle l’aimait ! le comtene mentait pas ! C’était lui, Ivan, qui avait été un aveuglede ne pas voir cet amour ! La mélancolique image de Prisca luiavait alors tout caché ! Il se rappelait maintenant les traitslascifs de la courtisane qui, plusieurs fois, avait essayé del’attirer dans ses bras.

Ses souvenirs le brûlaient ! Il sesouvenait d’un baiser chez Serge, le soir même de la mort de sonami, un baiser si ardent… et dont il n’était parvenu à se détacherque pour la voir, la Kouliguine, rouler à demi évanouie sur ledivan dont il s’était détourné…

Et, le jour de sa fuite, le lendemain matin,comme elle l’avait reçu, dans sa chambre, comme elle l’avait encoreentouré de ses bras amoureux, dont il avait assez brutalementdénoué l’étreinte !…

C’était vrai ! C’était vrai ! maisune fille comme elle ne s’avouait jamais battue !…

Avec quelle ardeur, pour être sûre évidemmentqu’il ne lui échapperait pas, avait-elle pris la direction d’uneaventure, qui devait être courte… et à laquelle elle avaitelle-même fixé un terme, il se le rappelait cela aussi :« Six mois ! dans six mois, au premier signe que jeferai, il faudra venir ! »

Eh bien, elle n’avait pas pu attendre ces sixmois-là ! Il s’en fallait de quelques semaines ! Ellel’aimait trop !…

Comment ! si elle l’aimait ! maismaintenant il comprenait toute cette installation, qui l’avait tantintrigué quand il était arrivé dans la datcha qu’Hélène avait miseà leur disposition, dans l’île du Bonheur !…

Tout cela avait été préparé de longuedate ! pour le jour où Ivan serait devenu son amant !…Toute la datcha avait été faite pour Ivan ! elle était pleinede ses photographies ! de ses portraits ! Et cettedéfense d’emporter un seul de ces portraits !… de cesportraits, que gardait si jalousement Iouri.

Iouri ! encore un traître !…Ah ! comme tout s’expliquait encore de ce côté-là !…Ah ! les misérables !

Le pauvre Ivan était tellement pris par sesdéductions foudroyantes, qu’il ne s’apercevait pas que le comte luiparlait, qu’il ne l’entendait même pas, qu’il l’interrompait pardes exclamations ou des bribes de phrases, qui répondaient à sapropre pensée, mais dont l’autre ne pouvait savoir tout lesens.

Cependant Nératof se rendait bien compte del’effet produit et qu’il avait parfaitement réussi à rejeter surGrap et sur la Kouliguine une tempête qui pouvait lebroyer !

Il s’en félicitait d’autant plus, qu’il étaitsincère en accusant la danseuse. Et, du reste, son accusationdevait coïncider avec bien des faits qu’il ignorait, mais dont lerapprochement, dans la pensée du grand-duc, paraissait toutilluminer.

Enfin, le grand-duc était comme ivre et sesgestes désordonnés cherchaient les portes pour s’enfuir.

– Monseigneur ! par ici !permettez-moi de vous guider, je vais être obligé de conduire VotreAltesse par un petit chemin discret qui l’aurait bien amusé end’autres temps, mais je comprends que Votre Altesse !…

Ivan ne répondait plus. Il n’avait decuriosité pour rien et ne s’étonna même point d’entrer dans unplacard, de descendre dans un souterrain et de déboucher dans unbosquet, au bord de la route, où se tenait toute prête unedrochka.

– Remarquez, monseigneur, qu’on pourrait aussibien venir chez moi par la porte ordinaire, comme dans toutes lesdatchas, mais c’est plus amusant ainsi et mes amis s’imaginent,tout de suite, qu’ils vont assister chez moi à des chosesdéfendues, ce qui leur plaît beaucoup ! Au fond, nous sommesde grands enfants… Voilà tout !

Mais Ivan avait déjà sauté dans lavoiture.

– Au Stchkoutchine-Dvor ! jeta-t-il àl’isvotchick…

– Que diable va-t-il faire auStchkoutchine-Dvor ? se demandait Nératof, en rentrant dansson souterrain et en en refermant très bourgeoisement la porte…

Chapitre 9LE GRAND-DUC ET LA DANSEUSE

 

Où il allait ? Mais Ivan allait vers laKouliguine ! Il retournait au Stchkoutchine-Dvor dans l’espoirque la Katherina serait rentrée chez elle et qu’elle pourrait luidire où il trouverait la Kouliguine. Ah ! il voulait la voirtout de suite, tout de suite ! Et il l’étranglerait,assurément, de ses mains, si elle ne lui disait pas immédiatementce qu’elle avait fait de Prisca !…

Ah ! Dieu ! comment avait-il pu selaisser bafouer ainsi ? Comme on l’avait trompé !

Mais c’était donc vrai qu’il n’était qu’unenfant !… Certes, à un moment, il avait eu comme unehésitation devant la sincérité de Iouri ; mais alors, l’idée,rapide comme l’éclair, que Iouri et, par lui, la Kouliguine avaientpu organiser l’enlèvement de Prisca, lui avait paru si monstrueusequ’en toute bonne foi, il l’avait rejetée avec horreur !

Ah ! il se rappelait bien ; c’étaitquand il avait rencontré Iouri à ce buffet de gare, mangeanttranquillement sa tranche de jambon, alors qu’il croyait ledomestique victime avec Prisca, avec Vera, avec Gilbert, des agentsde Doumine, de Raspoutine et de Nadiijda Mikhaëlovna !… Oui, àce moment-là, tout de même, il sentait poindre en lui certainssoupçons… Et puis, encore, pendant le récit bizarre de l’évasion deIouri… il avait dressé l’oreille et fait quelquesobservations !… Ah ! Nératof avait raison ! Il n’yavait donc que des brigands sur cette terre !…

La drochka, qui emportait Ivan, traversaitcette partie des îles qu’il connaissait bien pour s’y être faitconduire, certain matin tragique, par Zakhar, déguisé enisvotchick.

Et, tout à coup, quelle ne fut pas sasurprise, en se trouvant en face de la fameuse datcha de ladanseuse, dont toutes les fenêtres étaient illuminées comme pourune grande fête.

Ivan fit arrêter immédiatement les chevaux etsauta sur le seuil de la propriété.

Un schwitzar s’avançait déjà, Ivan demanda sila Kouliguine était chez elle. Il lui fut réponduaffirmativement.

Ah ! Grap n’avait pas perdu son temps àTsarskoïe-Selo ! Et s’il s’était occupé peu des affaires desautres, il avait conduit assez heureusement les siennes… et cellesd’Hélène Vladimirovna !…

« Saints archanges ! pensait Ivan,dont la main avait saisi dans sa poche son revolver, la danseusen’a pas attendu longtemps pour triompher !… Elle n’a plusaucune raison de se cacher ! On ne l’ennuyait plus avecl’affaire Gounsowsky ! On oubliait le drame affreux, dont samaison de campagne avait été le théâtre. Elle était rentrée enfaveur ! Et, sans doute, pour fêter ce rapide retour de lafortune, traitait-elle, ce soir, quelques-uns de ses ferventsadmirateurs !… »

Courroucé souverainement et maudissant la vie,ainsi s’avançait Ivan, dans la maison d’Hélène.

Il se fit annoncer et on l’introduisitaussitôt dans une petite pièce particulière, qui devait servir deboudoir à la danseuse et qui était déjà empreinte de sonparfum.

Il y avait, là, un portrait en pied de laKouliguine, dans son costume de danseuse. Elle montrait des jambesadmirables, gantées de soie rose, une poitrine, qui supportait unénorme collier de gros brillants. Ses yeux, peints pour le théâtre,avaient, en même temps qu’un éclat surprenant, une langueur sipleine de promesses, que le grand-duc se détourna avec dégoût…

Et c’est de cette femme qu’il avait pu faireune amie ! Et c’est cette femme qui avait pu croire un instantqu’il se laissait aller à ses embrassements ! Qu’allait-ilfaire de cette femme ? Que venait-il faire chez elle ?Avait-il la prétention d’arrêter à lui tout seul une aussi bellecarrière ? Car il murmurait entre ses dents serrées :« Si la louve prend l’habitude d’aller au bercail, elleemportera l’une après l’autre les brebis, à moins qu’on ne latue ? »

La tuer ? Pourquoi la tuer ? Est-ceque cela lui rendrait Prisca ? Est-ce qu’il ne vaudrait pasmieux, en vérité, entrer en composition, comme on dit, avec cettepuissance de crime et de luxure ?…

Il attendait, farouchement, impatient… Lesbruits qui parvenaient jusqu’à lui étaient ceux d’un souper, d’unefête de nuit, comme il l’avait pensé. Ainsi, partout ons’amusait !… La grande ville était en liesse, partout !…Des femmes, des filles, des cartes, du champagne !… pendantqu’on se battait à la frontière !

Pourquoi la Kouliguine ne paraissent-elle doncpas ? Sans doute était-elle montée chez elle pour se faireplus séduisante encore ? Avec quelle joie triomphante elleavait dû entendre prononcer son nom par le valet ! Enfin, Ivanlui revenait, lui revenait tout seul !… Elle allait lereprendre dans ses bras, comme le matin où elle l’avait reçu danssa chambre !…

« Damnée ! » jeta Ivan touthaut, devant le portrait. Presque aussitôt, la porte, derrière lui,s’ouvrait et, comme si vraiment l’injure avait appelé la danseuse,la Kouliguine entra.

Elle était resplendissante, couverte debijoux, d’une beauté, d’une splendeur vraiment royales ; elles’avança rapidement vers Ivan, les mains tendues et avec une figureexprimant une joie inouïe de le revoir.

– Je vous demande pardon, monseigneur, de vousavoir fait attendre ! mais j’étais en train de me parer quandvous êtes arrivé… et, pour vous, j’ai voulu me faire encore plusbelle !…

Mais elle s’arrêta tout à coup devant lespectacle que lui offrait Ivan !…

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle,pourquoi me faites-vous cette horrible figure ?…

– Oui, horrible, madame ! s’écria legrand-duc en reculant devant tant de cynisme… vraimenthorrible ! Et ce que vous a raconté Iouri vous a paruassurément horrible ! n’est-ce pas, madame ?

– Iouri ! Mais je ne l’ai pas vu !répondit Hélène en considérant Ivan avec stupeur.

– C’est sans doute que vous n’avez plus besoinde lui. En vérité, maintenant, il peut se reposer…

– Monseigneur ! Monseigneur ! quesignifient de telles paroles ?… Pourquoi me regardez-vousainsi ?… Je ne suis donc plus votre amie ?…

– Hélène Vladimirovna ! vous êtes unemisérable !… Je suis venu pour vous dire cela !… car ilfaut que vous sachiez que je ne suis plus votre dupe !…

– Ah çà ! mais il est fou !… il estdevenu fou ! s’écria la danseuse, qui ne pouvait pas en croireses oreilles… Ivan Andréïevitch est fou !…

Et, cette fois, elle le regarda avecterreur…

– Hélène Vladimirovna, c’est vous qui m’avezvolé Prisca.

– On vous a volé Prisca !…

– Vous allez me la rendre sur-le-champ, vousentendez !… sur-le-champ ! ce soir même, ou je vous abatscomme une bête puante !

Et Ivan sortit son revolver.

La danseuse poussa un cri terrible, cri derage et de malédiction, cri de fureur indignée et de révoltesauvage, auquel tout le monde accourut, invités et domestiques.Chacun voulut s’interposer. Les femmes se mirent à hurler en voyantle revolver du grand-duc. Mais alors Hélène les chassa, mit enfuite tout le monde avec des vociférations et des coups !…

– Qu’on nous laisse seuls ! qu’on nouslaisse seuls !… Qu’est-ce que vous venez faire ici !… Dequoi vous mêlez-vous ? Allez au diable ! s’il me tue,cela ne vous regarde en rien ! allez ! mais allezdonc !…

Elle était comme une lionne, bondissait del’un à l’autre, entrant ses griffes ici et là et prête àmordre !

Le terrain fut vite déblayé, la porterefermée, et se retournant vers Ivan qui n’avait pas bougé et qui,très pâle, mais très résolu, tenait toujours son revolver, ellearracha son corsage, d’où jaillit tout entière une gorge de déesseet elle lui cria :

– Tue !…

– Tu aimes mieux mourir que de me rendrePrisca ! faut-il que tu m’aimes… fit le grand-ducd’une voix sourde… et la regardant avec une haine indicible…

Cette fois, Hélène avait compris, elle avaitcompris que toute sa haine subite, à lui, venait de ce qu’ilavait appris qu’elle l’aimait ! Tout s’expliquait. Ill’accusait de lui avoir volé Prisca par jalousie !c’était simple ! comme c’était simple ! Et comme il lahaïssait ! Ah ! si elle l’aimait, lui la haïssaitbien !…

– Eh bien ! qu’est-ce que tuattends ?… C’est vrai ! je t’aime ! et puisque tu mehais, je n’ai plus qu’à mourir ! la mort venant de ta main mesera douce ! tire ! tire ! tire, Ivan ! tire,mon Vanioucha !…

Et elle ferma les yeux. Tout à coup, elle lesrouvrit. Il y avait un immense sanglot autour d’elle :

– Rends-moi Prisca ! Rends-moiPrisca !… Vis ou meurs, que m’importe ! mais rends-moiPrisca !… Combien veux-tu pour me rendrePrisca ?…

– Ah ! malheureux ! j’aurais préféréton revolver ! Ça, vois-tu ! ça, ce que tu viens de direlà, je ne te le pardonnerai jamais, jamais ! Tout le reste etmême cette accusation infâme stupide, de t’avoir ravi Prisca, je tel’aurais pardonné, oui ! oui ! j’aurais pu te pardonnercela ! mais cette phrase que tu viens de prononcer et aveclaquelle tu m’as fait plus de mal que si tu m’avais écorchée viveet que si tu m’avais marché sur le cœur ! cette phrase resteratoujours entre nous deux, tu entends !… et quand tu saurastoute la vérité, que tu comprendras tout ce que j’ai fait pour toi,quand tu ne douteras plus de mon sacrifice et qu’alors tu tetraîneras à mes genoux en me demandant pardon, en me suppliant àmains jointes de te pardonner, je te repousserai du pied, IvanAndréïevitch ! et je te laisserai vivre avec le remords de çatoute ta vie !… Ah ! tu me reproches de t’avoiraimé ! Malheureux, où serais-tu si je ne t’avais pasaimé ?…

– Je ne serais peut-être pas en cemoment à tes pieds à te supplier de me rendre Prisca !…

– Ah ! peut-être !peut-être ! Tu as dit peut-être ! Tucommences à douter, insensé ! Ah ! trois fois insensé quiaccuses mon amour ! Écoute, Ivan Andréïevitch ! je vaiste dire des choses, car il y a des choses qu’il faut que tusaches ! Comme c’est, de toute apparence, la dernière fois,que nous aurons à nous expliquer là-dessus, il est préférable quej’éclaire les ténèbres du fond desquelles tu m’insultes !…Ivan Andréïevitch, tu n’aurais jamais su que je t’aimais, si tu nem’en avais pas parlé, aussi gentiment parlé, en vérité, le revolverdans la main et le désir de me tuer dans les yeux ! Oui, jet’ai aimé !… Je ne sais pas, moi, comment peut t’aimerl’autre !…

– Ah ! je te défends de parler de cetamour-là !

– Et pourquoi donc ? le crois-tu plus purque le mien ? le mien que nul n’aura souillé, pas mêmetoi ?… Tout le monde aura aimé la Kouliguine ; elle nes’en sera même pas aperçue !… Elle t’aimait assez pourt’entendre parler en souriant de ton amour pour une autre !…Tu entends !… en souriant. Elle t’a aimé assez pour allerchercher cette autre, dans un moment de détresse et pour luidire : « Il vous aime, il est malheureux, il vousattend !… » Et écoute bien encore ceci, IvanAndréïevitch ! Comme celle que tu aimais était surveillée parla police de Gounsowsky et qu’il fallait, pour la sécurité devotre amour, que cette surveillance cessât, la Kouliguine s’enalla chez Gounsowsky et lui demanda de donner des ordres enconséquence ; or, le chef de l’Okrana n’ayant rienvoulu entendre, elle lui fit donner ces ordres-là de force, et sibien, ma foi, qu’il en mourut et que le cadavre de son agent futretrouvé, à quelque temps de là, dans la Néva ! Voilà ce quej’ai fait, moi qui t’aimais !… Voilà ce qui se passait autourde votre charmante promenade en Finlande, monseigneur ! etbien d’autres choses encore qui l’ont rendue possible !…Trouve donc quelqu’un, Ivan Andréïevitch, qui fasse pour toi cequ’a fait Hélène Vladimirovna qui t’aimait.

Foudroyé par cette indignation sainte etcomprenant son indignité :

– Pardon ! Hélène ! pardon !…balbutia Ivan, éperdu.

– Et tu viens me demander combien il mefaut pour te rendre Prisca ! Que ne me demandes-tu,malheureux, combien il m’a fallu pour te la donner ?

– Pardon ! pardon ! s’écriait legrand-duc, qui ne résistait plus à cette flamme et qui était à sontour embrasé. Je suis un misérable ! Je suis unmalheureux ! pardon ! je te crois !…

Mais Hélène ne l’écoutait plus ! Dans sondélire, elle jetait tout, racontait tout, dévoilait tout !L’autre l’avait fait trop souffrir, il avait été trop injuste. Il ya des limites au sacrifice et à la patience et à toutes lesvertus !

– Tu m’as traitée comme la dernière des fillesque l’on achète ! Oublies-tu donc que le seul argent aveclequel tu es parti d’ici, alors, que tu étais proscrit par ta mère,c’est moi qui te l’ai donné ? Oui ! je suis àvendre ! et tout ce qui est à moi est à vendre ! pourtoi ! pour toi ! et je me suis vendue ! pourtoi !… et j’ai vendu pour toi, pour toi, Ivan ! j’aivendu à une vieille sorcière du Stchkoutchine-Dvor un bijou dont leprince Khirkof m’avait payée ; et sache encore que si leprince Khirkof est mort, c’est à cause de toi ! et le vieuxSchomberg aussi ! et le fils Schomberg aussi ! Tous mortsde par la volonté et l’astuce et l’abomination de la Kouliguine,pour que tu puisses tranquillement, très tranquillement, emporterdans tes bras, au fond de la Finlande, celle que tu aimais, IvanAndréïevitch !

Le grand-duc ne répondait plus, nel’interrompait plus ! Écrasé, anéanti, déjà déchiré du plusterrible remords, celui qui déchire un cœur qui s’est trompé et quis’accuse d’ingratitude et d’injustice, il courbait la tête etn’osait plus poser nulle part un regard hagard etdésespéré !…

Hélène le vit et en eut pitié. Elle suspenditl’éclat de sa colère… et aussi elle eut pitié d’elle-même et de sagrande misère, et, très simplement, elle se mit à pleurer.

Lui aussi pleura. Il y eut entre eux desminutes d’un silence plein de larmes !…

Il se sentait si coupable, il jugeait saconduite si infâme et celle d’Hélène si sublime qu’il n’osait plusmême demander pardon !

Ce fut elle qui reprit, d’une voix brisée, etavec une douceur lamentable :

– Hélas ! oui ! Ivan, je t’aiaimé !… Tu ne sauras, non, tu ne peux pas savoir comme je t’aiaimé. J’ai toujours gardé ce grand secret pour moi. Si on t’a ditque je t’aimais, c’est qu’on m’a devinée ou qu’on a su le culte queje t’avais voué ! J’essayais de m’entourer de tout ce que tuaimais, de tout ce que tu approchais, des objets que tu avaisfrôlés ou qui avaient attiré, un instant, ton attention !Serge, ce pauvre Serge qui, lui aussi, est mort pour toi, et quim’avait devinée et à qui j’avais fait jurer de ne jamais rien tedire, et qui ne t’a jamais rien dit, Serge Ivanovitch me parlaitsouvent de toi ! J’allais chez lui, et pendant qu’iltravaillait, dans son atelier, je m’étendais sur le divan etfermais les yeux et je lui disais : « Serge !parle-moi de lui !… » Tu ne sauras jamais ce que j’aisouffert quand j’ai connu ton amour pour Prisca ! et c’est moiqui t’ai donné Prisca, et j’ai crié de douleur toute seule, pendantdes nuits !… Ai-je espéré qu’un jour tu découvrirais enfin cefeu qui brûlait à tes pieds ? Ai-je osé espérer cela ?c’est possible !… en tout cas, j’ai préparé le temple de votreamour et tu l’as connu : c’est cette maison perdue au nord dumonde et qui était pleine de tes images !

« Et cette maison sacrée, je te l’aidonnée aussi ! à toi et à Prisca !… Comment ai-je faitune chose pareille ?… Comment me suis-je ainsi dépouillée pourqu’une autre puisse, en paix, soupirer dans tes bras ?Ah ! vois-tu, pour comprendre cela, Ivan, il faut avoir été aubout, à l’extrême bout de la souffrance humaine comme moi !…Alors, puisqu’il n’y a plus d’espoir, puisqu’il est mort, le cherespoir, il n’y a pas assez de supplices pour s’yplonger !… On se martyrise avec fureur ! on se broiele cœur et la chair avec démence ! et c’est en lambeaux quel’on s’écrie : « Qu’il soit heureux puisque jel’aime ! »… j’ai fait cela, mon Dieu, oui, j’ai fait toutcela !… j’ai fait tout cela, mon Ivan, pour que tu viennes medire : « Combien te faut-il ? » c’estcela qui est triste, vois-tu !… »

Ivan était à ses genoux, mais elle ne levoyait pas. Il lui avait pris les mains, mais elle ne le sentaitpoint. Elle lui parlait sans le regarder comme à une ombre quiaurait été là, en dehors de lui ! Que de fois ! monDieu ! que de fois, avait-elle parlé ainsi, tout haut, à cettechère ombre quand il était si loin, lui ! et maintenant qu’ilétait là, c’était avec son ombre qu’elle continuait des’entretenir. C’est avec elle qu’elle pleurait, c’est à ellequ’elle faisait des reproches !… Et quand enfin le remordstumultueux et le désespoir vivant de la vivante image qui était àses pieds lui eût fait découvrir à nouveau le grand-duc écroulé,elle se leva pour fuir cet inconnu qui ne l’avait jamais comprise,jamais devinée et qui était venu là pour l’injurier d’une façoninfâme.

Elle lui ôta d’entre les mains ses mainsinconsciemment prisonnières, elle le repoussa pour passer ! Etl’autre s’accrochait à elle :

– Hélène ! Hélène !Hélène !

– Mais ne me faites donc pas perdre de temps,monseigneur !… Vous me le reprocheriez encore tropcruellement, plus tard ! si nous nous revoyonsjamais !

– Hélène ! je vous en supplie,Hélène !

– Adieu, Ivan ! Je te promets de fairel’impossible pour sauver Prisca !… adieu !

Et elle disparut.

Chapitre 10LE GASPADINE GRAP N’EST PAS CONTENT NI CE PAUVRE IOURI NONPLUS

 

Grap était garçon. Tout tchinovnick qu’ilétait, il avait la prétention de mener la vie élégante des jeunesgens de bonne famille qui ont une grande fortune et qui lagaspillent honorablement.

Le poste qu’il occupait permettait à Grap demanier des fonds assez importants et d’en faire à peu près ce qu’ilvoulait. Grap était d’avis qu’il ne fallait jamais marchander lenatchaï (pourboire), ni les profits secrets aux bonsserviteurs de l’État, et comme il avait une haute conception de sapropre valeur et de ce que lui devait, de fait indéniable, la chosepublique, il était arrivé à peu près à ne plus marchander aveclui-même. Il aimait tellement la chose publique qu’il la mettait àpeu près tout entière dans sa poche, carrément.

Cette façon de faire permettait à cetintelligent gaspadine de s’habiller toujours à la dernière mode etde sacrifier à des goûts d’élégance qui faisaient son orgueil, etqui le différenciaient, pour sa plus grande gloire mondaine, de cetaffreux cuistre de Gounsowsky. Enfin, il avait des maîtresses et uncharmant appartement dans la grande Marskoïa, au-dessus durestaurant le plus « chic » de Petrograd, de Cubat, pourtout dire.

C’est là qu’après avoir accompli ses devoirsde tchinovnick dans le sombre immeuble de la vieille administrationpolicière, il revint s’habiller « pour la fête », commeon dit encore là-bas, et où il donnait rendez-vous à des amis.

Ceux-ci étaient nombreux, surtout depuis sarécente faveur ; et, comme la plupart prenaient leurs repaschez Cubat, ils n’avaient que deux étages à monter au dessert pouraller retrouver leur cher Grap qu’ils surprenaient presque toujoursen terrible discussion avec son bottier ou souriant gracieusement,devant une glace, à la soie nouvelle dont il disposaitharmonieusement les plis pour en faire la plus sensationnellecravate.

Ce qui avait mis le comble au crédit et autriomphe de Grap était le bruit qu’il avait fait habilement courirde ses excellentes relations très intimes avec la Kouliguine. Ça,alors, c’était un morceau de grand seigneur ! et Grap ne serefusait plus rien !

Les plus intimes amis du haut policier luiavaient demandé instamment de leur faire connaître l’illustredanseuse dans le particulier et ne cachaient point qu’ilsapprécieraient comme un grand honneur celui d’être assis à unetable dont la Kouliguine serait le plus bel ornement.

Mais Grap faisait la sourde oreille ousouriait sans répondre, comme font les amants discrets qui neveulent point qu’on ait à leur reprocher une parole incorrecte ouquelque vantardise, mais qui tiennent également à ce que l’ondevine que la dame dont il est question n’a plus rien à leurrefuser.

Or, justement, la Kouliguine avait jusqu’à cejour, jusqu’à ce soir, jusqu’à cet heureux et très béni soir, toutrefusé à Grap.

Sans quoi, il ne fait point de doute quecelui-ci n’eût point refusé à ses amis de les mettre, sans tarder,en face de son bonheur ! Hélène avait dit à Grap :

– Je t’appartiendrai quand tu m’auras montréce dont tu es capable ! Le soir du jour où tu auras fait leverpar l’empereur l’interdiction odieuse qui m’a frappée à la suite duduel Schomberg-Khirkof, je serai à toi ! pas avant !débrouille-toi comme tu pourras.

À ceci étaient venues s’ajouter de nouvellesexigences, lorsque la police judiciaire à la dévotion de Raspoutineétait venue tracasser la Kouliguine et Vera, à propos de ladisparition de Gounsowsky.

Hélène, pendant quelques jours, avait dû secacher ainsi que sa sœur, et, après un premier interrogatoire oùl’on avait entendu également Vera et Gilbert, Grap et Hélèneavaient jugé bon de faire fuir la petite et l’acteur et de lesmettre en sécurité dans la maison du Refuge, à Viborg !

Là, la police cachait, comme nous avons punous en rendre à peu près compte, tous ceux qu’elle tenait àsoustraire à l’action de la justice. Seulement, voilà une autreaffaire ! Grap et Hélène avaient compté sans Doumine, qu’ilscroyaient mort, et qui avait acheté avec l’argent boche l’homme dela police et d’Hélène, le buffetier Paul Alexandrovitch !

Paul Alexandrovitch avait été si bien achetépar Doumine que les lettres, qui lui furent remises par Iouri dèsl’arrivée des fugitifs à Viborg et que le buffetier devait faireparvenir à Hélène, passèrent tout naturellement dans la poche deDoumine, de telle sorte qu’Hélène croyait toujours le grand-duc etPrisca dans l’île du Bonheur à Saïma, tandis que Vera et Gilberthabitaient avec tant d’inquiétude la maison du Refuge !

Elle n’avait pas encore vu Iouri ! Etnous avons assisté à sa surprise quand se présenta devant elle legrand-duc Ivan.

Nous savons bien que Grap, qui venait de voirle grand-duc à Tsarskoïe-Selo et d’apprendre l’aventure de Priscade la bouche de Sa Majesté, aurait pu la renseigner ! MaisGrap n’avait eu aucune envie, ce soir-là, de mêler cette histoirecompliquée et redoutable à l’aventure qu’il poursuivait avec laKouliguine et qui allait recevoir un si aimablecouronnement !

Il avait tout simplement téléphoné à ladanseuse qu’il sortait de chez l’empereur, et que tout ce qu’il luiavait demandé pour elle et pour sa famille lui avait étéaccordé ! Elle pouvait réintégrer, en toute tranquillité, sondomicile, paraître à nouveau au théâtre, et elle n’avait plus rienà craindre, ni elle ni Vera, des investigations de la policejudiciaire relativement à la disparition de Gounsowsky !

– Voilà ce que j’ai fait pour vous, chèreamie, j’attends ma récompense !

– Je n’ai qu’une parole ! avait réponduune voix exquise au téléphone ! Je vous attendrai ce soir, àsouper, à la datcha des îles, avec mes amis !

– Puis-je amener les miens ?

– Tout ce que vous ferez sera bien fait, cherami !

Décidément, la Kouliguine n’avait plus rien àrefuser cette fois à l’heureux Grap !

Ce soir, Grap est en habit ; et seschaussettes sont de soie noire… mais ce sont des chaussettestissées par les araignées elles-mêmes, des fées qui se sont faitesaraignées, je vous dis, pour habiller les petits pieds du petitGrap !

Il y a là les plus fidèles des amis deGrap.

– Allons souper ! commanda Grap :c’est l’heure ! Elle nous attend !… Tâchez devous bien conduire là-bas ! Elle a invité desamis ; n’oubliez pas que ses amis appartiennent toujours à laplus haute noblesse ou à la riche bourgeoisie ! et qu’ilsjouent toujours un jeu d’enfer ! j’espère que vous n’avez pasoublié cela non plus !

– Non ! non ! Grap, soistranquille ; nous avons de l’argent, Grap ! nous avons del’argent plein nos poches, petit père !…

Dans l’auto de luxe qui le conduisait chez laKouliguine, Grap ne dit plus un mot. Il pensait àelle !… Que ne ferait-il pas avec elle ! vers quelssommets ne monterait-il pas ?… Mais son ambition qui étaitencore à satisfaire dans un lointain assez vague n’était que peu dechose, en somme, dans le moment, à côté de sa passion amoureuse quiétait bien près d’être couronnée.

Enfin, ce rêve impossible, ou tout au moinsqu’on pouvait croire impossible pour lui Grap et qui n’avait étéréalisé que par les plus nobles et les plus puissants seigneursgonflés de roubles : tenir la Kouliguine dans ses bras, ilallait vivre ce rêve insensé !

Voici les îles. L’impatience de Grap estgrande. Il se contient. Il ne veut pas faire paraître toute sajubilation ! son cœur se serre, son cou se gonfle, son col legêne… Voici la datcha !… Ah ! comme elle doitl’attendre !…

Elle l’attendait, en effet, avec impatience…car voici ce qui s’était passé à la datcha aussitôt qu’Hélène eutquitté le grand-duc.

Elle était dans un état de fureur, dedésespoir et d’indignation que n’avaient pu calmer les remordstardifs de l’homme qui venait, si affreusement, del’outrager ! Or, elle se heurtait presque tout de suite, dansle vestibule à Iouri, qui arrivait dans un grand désordre devêtements et qui se jetait à ses pieds.

Elle eut tôt fait de le relever d’une poigneétonnamment solide et de le jeter dans une petite salle où lepauvre garçon crut sa dernière heure venue, tellement il avait enface de lui de la colère déchaînée…

C’est tout juste si, dans son extrêmeagitation, la Kouliguine arrivait à prononcer quelques mots, àdonner une forme compréhensible aux bouts de phrases qu’elle luicrachait au visage :

« D’où viens-tu ?… Pourquoi nem’as-tu pas prévenue ? Traître !… tu périras de mamain !… Par la Vierge de Kazan, tu crèveras dans uncachot !… je te ferai dévorer par les rats de Pierre-et-Paul…Les saints archanges me sont témoins que je te mangerai lecœur ! » et autres choses de ce genre, du restecontradictoires…

– Maîtresse ! Nous avons ététrahis ! Doumine est vivant ! c’est lui qui a tout faitavec Raspoutine !

Iouri avait bien fait de jeter dans cetumultueux débat le nom de Doumine… Outre qu’il éclairait lesténèbres dans lesquelles se trouvait encore plongée la Kouliguine,il donnait un dérivatif à la fureur de la danseuse !

– Doumine vivant !… c’estimpossible !

– Je l’ai vu ! je l’ai entendu !c’est lui l’agent de Raspoutine et de toute la bocherie ! Iltravaille aussi pour Nadiijda Mikhaëlovna, pour toute laclique ! Laissez-moi tout vous raconter, barinia !…

– Mais je te le répète que c’estimpossible !…

– Vous avez pu le croire mort !…

– Mais c’est Katharina qui l’a enterré !Va me chercher tout de suite Katharina, d’abord ! ce que tum’apprends là est épouvantable !… Prends garde à toi si tu tetrompes !

– Oh ! maîtresse, vous savez que je nevous ai jamais trompée !…

– Je ne te dis pas que tu me trompes, mais quetu te trompes, dourak. Eh bien ! si tu te trompes, je te faismanger par mes chiens !…

– Maîtresse, je reviens du Stchkoutchine-Dvor,où je croyais vous trouver !… Katharina estpartie !…

– Comment, partie ?…

– Oui !… je suis sûr de cela… et lemagasin est abandonné !…

– Mais Katharina ne quitte jamais leStchkoutchine-Dvor !…

– Quelqu’un l’aura avertie qu’il se passaitquelque chose.

– Tu as raison, Iouri ! Si Doumine estvivant, c’est elle qui nous a trahis !… pour l’argent !…pour l’argent !… Elle aura sauvé Doumine pour del’argent !… On lui fait tout faire pour de l’argent !…L’autre n’était que blessé et elle l’aura soigné et elle l’auralaissé partir pour de l’argent !… oui ! oui ! tu asraison, Iouri ! voilà qui explique bien des choses et pourquoion nous a accusées, ma sœur et moi !… et d’autreschoses ! et d’autres ! oui ! oui !… EtVera ? Où est Vera ? Tu ne me parles pas deVera ?

– Vera a été enlevée en même temps que labarinia !… sanglota Iouri en retombant à genoux…

La Kouliguine poussa un sourd rugissement etde son haut talon donna un coup à défoncer la poitrine de ce pauvreIouri, qui ne put retenir un cri de douleur…

– Et j’apprends cela maintenant !

– Je te piétinerai jusqu’à ce que tu ne soisplus que de la bouillie ! Je maudis l’heure où je t’ai pris àmon service ! Mais tu crèveras ! Et la Katharina aussicrèvera ! Tous, tous, vous crèverez ! comme deschiens ! comme des chiens ! Je pendrai la Katharina parles cheveux dans mon chenil ! Et toi aussi ! et je vousferai manger par petits morceaux !… Dourak !Dourak ! D’où reviens-tu ?… Non ! non !tais-toi !… tais-toi, un instant, j’étouffe !… Et cettebête brute de Grap qui ne sait rien ! Tous desdouraks, tous !… Vous me le paierez tous, et cher,vous savez. Tais-toi… je te dis de te taire !… J’ai besoin deme calmer, sinon je ne réponds plus ni de moi, ni detoi !…

Elle se laissa tomber dans un fauteuil, saisitavec rage sa belle tête dans ses mains ardentes, fit entendreencore quelques sourds rugissements, et puis ce fut le silence.Elle commandait à la tempête ! Elle la domina. Elle l’apaisa.Enfin, elle tourna vers Iouri un visage terrible encore, maisrelativement calme :

– Raconte-moi tout !

L’autre raconta tout et expliqua tout parl’entente de Doumine et de Paul Alexandrovitch, le buffetier de lamaison du Refuge, que l’on croyait un ami fidèle et à touteépreuve, et qui les avait certainement trahis, du moins c’étaitl’idée de Iouri. Quand le domestique en arriva à sa fuite dubateau, la même pensée qui avait éclairé un instant le grand-ducillumina à son tour la Kouliguine. « Mais Prisca et Veraavaient peut-être été conduites à bord ! » (à noter, enpassant, que personne ne s’occupait de ce pauvre Gilbert). Iouriexpliqua qu’en prévision d’une telle éventualité, à laquelle il necroyait pas, du reste, par la raison que Doumine avait quitté lenavire et que c’était Doumine qui avait l’air de tout diriger, ilvenait de faire un petit voyage à Cronstadt, port vers lequelsemblait se diriger le trois-mâts-barque.

– Eh bien ?…

– Eh bien, le bateau est en rade et tire desbordées au large. Il semble attendre des ordres. Une chaloupemontée par trois matelots est venue à terre. Ils ne doivent pasquitter Cronstadt et regagner leur bord avant le matin, j’ai pum’assurer de cela et aussitôt j’ai pris le dernier bateau deservice qui m’a ramené à Petrograd. Je ne pensais pas devoir resterplus longtemps sans vous voir, maîtresse, et je suis venu cherchervos ordres ! Vous pardonnerez à votre malheureuxIouri !…

– Mon ordre est que tu retournes àCronstadt ! Fais-toi conduire en canot automobile ! Et, àCronstadt, arrange-toi pour retourner à bord ! tuentends ! fais comme tu pourras ; fais-toi reprendre parceux qui peuvent avoir intérêt à te garder !… arrange-toicomme tu voudras ! ceci n’est point mon affaire !… maisje veux que tu retournes à bord ! Il est possible que lesbarinias n’y soient plus ! Tant pis pour toi ! celat’apprendra à ne penser qu’à fuir sans te préoccuper du salut desautres !…

– Oh ! barinia ! barinia !soupira Iouri…

Mais l’autre n’avait pas le temps des’attendrir sur un aussi fidèle désespoir…

– Et si elles sont encore à bord,cette fois, tu pourras leur être utile, je l’espère, et peut-êtretrouveras-tu le moyen de me prévenir… Tu m’as prouvé quelqueintelligence, dans le temps !… Voici quelque chosequi t’en redonnera ! (et elle lui mit dans la main une liassede gros billets qu’elle tira fébrilement de son sac). Avec cela tupeux faire tout ce que tu voudras ! mais il faut levouloir !

– Si je ne te les ramène pas, maîtresse, tu neme verras plus ! s’écria Iouri en se jetant aux genoux de laKouliguine.

Mais celle-ci le repoussa du pied endisant :

– J’y compte bien !

Alors, Iouri s’en alla après lui avoirembrassé ce pied cruel qui avait failli lui briser la poitrine.

Iouri parti, Hélène donna à nouveau librecours à sa douleur furieuse et aux transports de sa rage contre lesévénements qui se retournaient si férocement contre elle, dans lemoment qu’elle les croyait enfin sous sa domination ! mais laplaie la plus terrible, celle dont elle souffrait à hurler commeune bête blessée à mort, c’était celle dont saignait son cœur etque lui avait faite impitoyablement le seul être qu’elle eûtvraiment aimé au monde, celui à qui elle avait tout donné, pour quielle avait tout sacrifié, même la plus secrète et la plus ardentepassion afin qu’il fût heureux !

Ah ! elle en était récompenséeaujourd’hui ! Elle était payée de tout et par tous ! Ellene savait même plus si Iouri ne la trahissait pas ! Katharina,sa grand’mère, avait bien vendu à Doumine les secrets de larévolution, et peut-être la vie de ses deux petites-filles pourquelques roubles !… Enfin, Grap lui-même ne la« roulait-il pas dans la farine » (comme disent lesFrançais), lui qui laissait les autres tranquillement frapperautour d’elle de pareils coups ! Ou Grap savait ou il nesavait pas ! le dilemme était simple et juste ; s’ilsavait, c’est qu’il était impuissant ! et s’il ne savait pas,c’est qu’il était un imbécile ! (dourak).Alors ?… alors, justement, on lui annonça que le gaspadineGrap venait d’arriver. Nous avons dit qu’il arrivaitbien !…

– Amenez-le-moi ici ! jeta-t-elle auvalet, les dents serrées, pâle, tremblante de sa colère et de ladouleur de son cœur qu’elle essayait en vain d’apaiser.

Grap entra ; il était reluisant, ciré,cosmétique, verni du haut en bas, l’œil en flamme et il avait lesmains tendues :

– Hélène ! ma chère Hélène !

– Dites donc, Grap, savez-vous cela, quePrisca a été enlevée de la maison du Refuge ?

Il ne prit point garde d’abord à cette voixsifflante, à cette attitude hostile… et il répondit sur le ton leplus plat :

– Mais oui, ma chère Hélène, je saiscela ! je sais tout, moi !…

– Alors, vous savez aussi que ma sœur Vera aété enlevée en même temps que Prisca ?

– Mais, ma chère Hélène, évidemment !…mais, je vous en prie, ne vous effrayez de rien !…

– Comment savez-vous tout cela et comment nele sais-je pas, moi ?

– Je vais vous dire…

– Vous n’avez plus rien à me dire puisque jen’ai plus rien à apprendre ! Et je ne sais vraiment pascomment vous osez vous présenter devant moi !… à moins quevous ne les ayez déjà retrouvées ?… Vous les avezretrouvées ?…

– Mais, ma chère Hélène, j’espère que vousserez aussi patiente que l’empereur, qui m’a accordé quarante-huitheures pour délai…

– Que me parlez-vous de l’empereur ?…l’empereur peut attendre ! moi, je ne peux pas !… Pashabituée, mon cher ! Je n’ai jamais attendu, moi !…

– Ma chère Hélène ! Ma chèreHélène ! je vous en supplie ! j’ai la parole del’empereur ! Il ne sera pas fait de mal à cesdemoiselles !…

– Allez-vous-en !…

– Mais je venais justement pour vous dire dene pas vous inquiéter !…

– Allez-vous-en !…

Ce pauvre Grap tournait sur lui-même, sur lapointe de ses souliers vernis, comme une toupie qui va bientôts’abattre et rouler, épuisée, sur le flanc… c’était si inattendu,cela, si inattendu ! et si injuste c’étaitinimaginable !

– Laissez-moi vous expliquer !

Ah ! les yeux d’Hélène sur Grap !Grap ne peut plus, assurément, en soutenir l’éclat ! Elle estterrible ! C’est bien ! il va s’en aller, il balbutie deschoses sans suite, relativement à la peine qu’elle lui a faite(dame ! il se croyait si sûr d’une si bonne soirée).

– Va-t’en, Grap, et que je ne revoie plus tonombre avant que tu aies retrouvé Prisca et Vera ! et si jamaisil est arrivé malheur à l’une d’elles, c’est moi qui irai au-devantde toi ! je te prie de le croire !…

Ceci est dit d’un ton tellement farouche queGrap, pris de peur, a envie de pleurer comme un enfant.

– Oui ! oui ! HélèneVladimirovna ! je reviendrai avec toutes les deux ! je teles ramènerai, petite sœur, pures toutes deux comme les anges,c’est moi qui te le dis : j’en prends à témoin la mère duprince des chérubins, mon espérance, et ma patronne !celle-là même qui est la mère de Dieu, et j’en atteste aussi tousles saints élus de Dieu !… À bientôt mon amour !

Et il se sauve, car il ne peut plus regarderle visage de la Kouliguine qui est devenu tropredoutable !

Il se retrouve dans le vestibule, touttitubant. Des domestiques le considèrent avec curiosité ; ilvoudrait les voir à tous les diables ! Il réclame un manteau,un pardessus fin de saison tout à fait chic et nouveau genre, ledernier que l’on met avant la dernière relève de l’hiver et qu’ils’était fait faire tout exprès pour cette charmantesoirée !…

Quelle misère !… Elle aura lieu sans lui,la soirée ! Ses amis sont déjà dans la salle du festin. Ilentend leurs rires. Il reconnaît la voix de ThemistoclusAlexievitch qui se porte encore sur le pavois à propos de tout cequ’il a fait pour la charité de guerre. Tous ces gens-là serontheureux, tous triompheront ce soir, excepté Grap ! surtout queses amis ne le voient pas prendre la fuite, si honteusement !il ne s’en relèverait jamais !…

Grap est déjà dans le jardin. Il a besoind’entrer dans le noir !… Il lui faut de l’ombre !… On abeau être habitué depuis sa première enfance à faire des grimaces,il y a des moments où le visage en a assez de mentir… Grap adéfendu qu’on l’accompagnât. Et son visage est maintenant tout seuldans les ténèbres ! Heureusement ! car c’est tout à faitlaid une figure qui grince de dépit, surtout quand c’est celle d’unamoureux dont la dite figure quelques minutes auparavant exprimaittous les espoirs.

Grap se retourne vers les fenêtres éclairéesde cette maison où l’on va festoyer sans lui… Et il se reculebrusquement, car une de ces fenêtres vient d’être ouverte et HélèneVladimirovna surgit devant lui dans toute sa splendeur, éclairée detous les feux de la salle ! Elle se penche un instant surl’ombre du jardin !

Grap soupire, mais tout à coup il s’aperçoitqu’il n’est pas seul à regarder la Kouliguine. Il y a une autreombre que la sienne dans le jardin !…

Et il la reconnaît, car cette silhouette neprend aucun soin pour se cacher : c’est le grand-ducIvan !…

Ah ! mais ! ah ! mais !Grap comprend tout maintenant ! Le voilà, celui qui est lacause de son malheur ! le voilà celui qui est venu simalencontreusement renseigner la Kouliguine sur des faits que Graptenait tant à lui cacher au moins jusqu’au lendemain !… Levoilà, l’empêcheur de fêter en rond ! celui qui s’est jeté autravers du programme de cette magnifique soirée !

Le parti de Grap fut vite pris. Sonirritation, son dépit, sa rancune conduisirent ses pasimmédiatement et dictèrent ses paroles :

– Monseigneur, je vous cherchais ! J’aireçu l’ordre de Sa Majesté de vous prier de revenir immédiatement àTsarkoïe-Selo ! Monseigneur m’excusera, mais, toujours surl’ordre de Sa Majesté, je mets à la disposition de Votre Altesse mapropre automobile… Elle est à la porte, vous me permettrez de vousy conduire. L’empereur tient à ce qu’il n’arrive rien de fâcheux àVotre Altesse ; j’aurai donc l’honneur del’accompagner !…

Ivan comprit qu’il ne se déferait point deGrap. Il ne le tenta même point. Qu’il rentrât à Tsarskoïe-Selo ouailleurs, le désarroi moral dans lequel il se trouvait ne luipermettait guère de choisir ; et, après tout, c’était encoreauprès de l’empereur qu’il avait le plus de chance de trouver unappui.

Il se laissa conduire docilement, sans mêmerépondre d’un geste. Dans la voiture, il ne dit pas un mot à Grap,assis en face de lui. Il ne savait nullement s’il pouvait avoirconfiance en celui-ci plutôt qu’en tant d’autres qui l’avaienttrompé. Il n’était plus capable de discerner ses amis de sesennemis. Il venait bien de le prouver par sa conduite envers HélèneVladimirovna…

Ses remords d’avoir ainsi méconnu un aussisublime dévouement étaient dans l’instant toujours aussi aigus. Sadouleur d’avoir perdu Prisca était toujours aussi vive… Tout celaarrivait à former un tout moral très bas, dans le sens del’épuisement de l’énergie… Sa pensée le ramenant à Grap, il sesouvint que la petite Vera avait dit que sa sœur était du dernierbien avec le nouveau chef de l’Okrana.

La scène qui s’était passée devant Ivan aupalais entre le tsar et Grap, confirmait singulièrement les proposde la jeune fille. Ainsi Hélène, l’orgueilleuse Kouliguine, cettefemme qui l’aimait tant, Ivan, pouvait avoir pour ami… pour amiintime… cet homme… cet homme-là !… N’était-ce pointsurprenant ?… Non ! rien ne devait surprendre chez ladanseuse :… C’était évidemment cette intimité qui expliquaitque Grap se fût trouvé justement là, dans les jardins de la datcha,dans le moment qu’il y était, lui, et qu’il s’y croyait seul, cequi avait été fort heureux pour Grap qui avait une consigne siurgente à exécuter. Tout de même, Ivan fut amené, par la pentenaturelle de sa pensée, à se dire que Grap ne faisait que ce quevoulait la Kouliguine et que la consigne aurait certainementattendu si tel avait été le bon plaisir d’Hélène ! Ce qui sepassait en ce moment était le résultat certain d’une entente entrele policier et la danseuse ! Quel était donc le dessein decelle-ci en faisant ramener Ivan comme un prisonnier chezl’empereur ? Décidément, cette femme était le mystèremême !

Ah ! cette femme !… Déjà les remordsqui le déchiraient étaient moins actifs… Devait-il admirer ?…devait-il haïr ?…

Pauvre Ivan ! il ne savait plus à quelsaint archange se vouer !…

En face de lui, Grap continuait de maudire enprofond aparté le jeune seigneur qui était venu se jeter au traversde son bonheur ! Entrons donc maintenant dans la pensée deGrap… Les raisons qu’il avait de détester le grand-duc, ce soir-là,se doublèrent soudain d’un certain sentiment de jalousie dont il seserait cru incapable !… Il lui revenait que des bruits avaientcouru sur les relations de la Kouliguine avec IvanAndréïevitch !… Si ces bruits étaient fondés et si laKouliguine avait encore « quelque chose pour legrand-duc », la façon dont il avait été reçu, lui, Grap,s’expliquait non seulement par l’irritation qui s’était emparée dela danseuse lorsqu’elle avait connu les malheurs qui avaient frappésa jeune sœur et ses amis, mais encore et surtout par le dépit dese voir traitée comme une beauté négligeable par un homme qui nevenait la trouver que parce qu’il en recherchait une autre !…Ah ! Grap, tout amoureux qu’il était, n’était pas unimbécile !… Non ! non ! on le verrait bien ! onle jugerait à l’œuvre !… Et d’abord il allait prendre sesprécautions en ce qui concernait le jeune seigneur… L’autos’arrêta. Grap en descendit pour tenir la portière comme un valetde pied. C’était bien le moins qu’il fût poli envers celui à qui ilréservait un certain tour de sa façon.

Le grand-duc pénétra dans le palais Alexandrasans même faire un signe de tête à Grap. Quand Ivan eut disparu,Grap fit demander aussitôt Zakhar… et, pendant qu’on allait luichercher le valet de chambre de l’empereur, il écrivit chez leconcierge un petit mot qu’il cacheta et qui était à l’adresse de SaMajesté.

Quand Zakhar se présenta, il lui remit lepli :

– À l’empereur, tout de suite ! fit-il auvalet.

– Je le sais ! Sa Majesté m’a faitprévenir !

Et il s’éloigna.

Grap remonta dans son auto :

– Et maintenant, grogna-t-il, j’espère quel’on va pouvoir travailler tranquillement.

Le tsar, qui veillait assez tard, cettenuit-là, lisait pendant ce temps le mot du policier…

« Rien à signaler aujourd’hui àl’empereur, en dehors du fait que Son Altesse le grand-duc Ivan,par son intervention inattendue, ce soir, à Petrograd, a faitéchouer le plan dont l’exécution m’eût permis, dès demain, deréaliser les engagements que j’ai pris devant Sa Majesté. Il estdésirable que Son Altesse, qui est revenue ce soir au palais, parmes soins, n’en sorte pas avant que j’aie terminé mon travail qui,par suite de ces événements, se trouve reculé de quelquesjours. »

Chapitre 11OÙ IOURI TROUVE QU’IL A ENCORE DE LA CHANCE DANS SES MALHEURS

 

À trente verstes environ à l’ouest del’embouchure de la Néva, le golfe de Finlande se rétrécit au pointde n’avoir plus que quatorze verstes de largeur. C’est ici qu’estla baie de Cronstadt. La ville est bâtie sur une île, l’île deKotline, qui a une longueur de onze verstes et une largeur de deux.C’est une forteresse qui sert de station à la flotte de laBaltique.

C’est non loin du débarcadère où viennents’attacher les bateaux qui font le service de Petrograd àCronstadt, que nous retrouvons Iouri pénétrant dans untraktir à matelots où, quelques heures auparavant, avantde se rendre chez la Kouliguine, il avait suivi trois marinsdébarquant d’une chaloupe qui semblait venir en droite ligne dutrois-mâts-barque dont il s’était évadé avec un empressement quilui avait été si cruellement reproché depuis.

Il avait alors été assez heureux poursurprendre la conversation de ces hommes qui, en effet,appartenaient à l’équipage en question… Il avait appris le nom dubâtiment qu’il ignorait encore : le Dago.

Allait-il retrouver ces hommes ? C’étaitbeaucoup compter sur la chance. D’abord, il était fort tard et tousles traktirs allaient fermer, du moins ceux qui ne s’étaient pointarrangés avec la police. De fait le cabaret s’était vidé. Seule, setrouvait là une bonne vieille qui n’avait plus qu’un œil poursurveiller l’entrée de la clientèle, car l’autre s’était refermésur un demi-sommeil.

La « baba » finit tout de même parse soulever à l’appel réitéré de Iouri et lui servit, moyennanttriple prix, un peu de vodka qu’elle tenait en réserve. Laconversation s’engagea et, comme Iouri se montra fort généreux, ilapprit que ses hommes étaient sortis une première fois pour dînerdans un cabaret du port, renommé pour sa soupe au poisson, puisétaient revenus, puis étaient repartis, mais qu’il avait la plusgrande chance de les retrouver dans un bouge où des demoisellesvenues de Riga, toutes bottées de cuir rouge, dansaient chaque soirdans le plus grand secret.

Pour pénétrer dans cet endroit mystérieux, ilfallait passer par une certaine peréoulok à l’extrémité delaquelle, sur la droite, on trouvait une porte épaisse qui nes’ouvrait que si on frappait quatre coups d’une certaine façon. La« baba » indiqua cette façon à Iouri et lui donna,par-dessus le marché, un bon conseil :

– Prends garde à tes roubles, petitpère !

Iouri lui souhaita une bonne nuit et sedirigea vers la peréoulok. Il trouva la porte et frappa comme illui avait été indiqué. On lui ouvrit et, toujours à la faveur deses roubles, il put pénétrer dans une salle assez étroite, basse deplafond et très enfumée, où la société se trouvait fort entasséeautour des tables qui supportaient un nombre incroyable debouteilles de champagne.

La marque n’en était pas de première qualité,mais là on ne buvait que du champagne.

Cependant, la clientèle n’était pointabsolument « reluisante ». Elle était formée à peu prèsentièrement de gens de mer de la dernière catégorie. Mais, dans lestemps de guerre, c’est souvent ceux qui paraissent les plusmisérables qui ont leurs poches les mieux garnies.

Iouri s’occupa beaucoup moins du spectacle quede chercher ses hommes.

Il finit par les découvrir à une petite table,écrasés dans un coin de muraille et bousculés sur leurs chaises parl’incessant va-et-vient des clients, des serviteurs et desdanseuses.

Leurs figures de brique cuite attestaientqu’ils avaient, au courant de la soirée, passablement contrevenuaux lois récentes contre la consommation de l’alcool, et cependantleur aspect ne laissait point que d’être assez mélancolique.

Ils avaient ces visages rudes au front bas età la mâchoire carrée, aux yeux clairs que l’on rencontre dans lesports des provinces baltiques, en Esthonie ou en Courlande, deRevel à Libau.

Et, quand ils s’interpellaient, ils sedonnaient des noms à consonance allemande. L’un d’eux, quis’appelait Wolmar, paraissait plus particulièrement triste et ne sedéridait point aux mornes plaisanteries que tentaient, àintervalles assez espacés, ses deux compagnons.

Iouri, par une savante manœuvre de flanc,était arrivé à se rapprocher d’eux. Puis, un très patient mouvementtournant le plaça derrière le trio, assez près pour qu’il pûtentendre ce que ces gens se disaient au milieu du tumulte général…Comme il était dissimulé dans l’encoignure d’une porte quiconduisait aux cuisines, il n’avait pas à craindre d’être reconnutout de suite.

Car ces hommes le connaissaient. Il avait déjàeu affaire à eux lors de sa prise de corps à Viborg ; et, plusparticulièrement, Wolmar avait été chargé de le mettre auxfers.

Or, Iouri ne tarda point de se rendre compteque cette sombre humeur qui était répandue sur des physionomiescependant enflammées par l’alcool leur venait de ce qu’un certainIouri avait quitté certaine cale sans leur permission.

– Eh ! Wenden ! rentre un instanttes sottes plaisanteries, grognait Wolmar… Tu es aussi coupable quemoi ! et il t’en cuira comme à moi, quand on découvrira le potaux roses… J’ai eu tort assurément de ne point visiter de plus prèsle cadenas quand je l’ai mis aux fers, mais toi tu étais de quartsur le pont quand il s’est échappé de la cale, et si tu n’avais pasété en train de te nettoyer le gosier au genièvre, tu l’auraisaperçu et tout ceci ne serait pas arrivé !…

– Quoi ? tout ceci ? Quoi ?tout ceci ? répliqua Wenden… Il n’y a pas de tout ceci,puisqu’il n’est encore rien arrivé du tout !… Personne quenous ne sait que le petit père s’est enfui ! et il sera bientemps après tout de nous faire du mauvais sang quand l’affaireéclatera… voilà mon avis !…

– Tout de même, reprit le troisième quirépondait au nom de Gordsh et qui fumait une pipe si courte qu’ilavait l’air d’en avoir avalé le tuyau… tout de même quand lecapitaine apprendra la chose, il faut s’attendre…

– Certes ! certes ! mais leprincipal, après tout, est que Karataëf (Doumine) n’en sacherien !…

– Comment veux-tu qu’il n’en sache rien ?Il faudra bien qu’on le lui apprenne !…

– Ça n’est pas moi qui m’en charge !soupira Wolmar.

– C’est nous qui irons aux fers ! ce nesera pas la première fois… émit Wenden, qui, décidément, étaitplein de philosophie…

– Je crains plus terrible que ça pourvous !… déclara Gordsh en s’entourant d’un nuage de fumée.

– Pourquoi, pour nous ?T’imagines-tu t’en tirer comme ça avec des félicitations ?…protesta Wolmar. Tu en es aussi… C’est à nous trois que l’hommeavait été confié… À ta place, je ne serais pas plus tranquille pourta peau que pour la mienne !…

– Mettez les panneaux ! v’làKarataëf !…

– C’est pas trop tôt ! fit Gordsh, jecroyais qu’il ne viendrait plus !…

Wolmar s’était déjà levé et faisait signe àKarataëf.

Iouri, en apercevant ce dernier, s’enfonçaencore dans son ombre et se laissa à peu près écraser sansprotester par deux énormes joyeux garçons qui le cachaient àKarataëf.

Doumine (donnons-lui son vrai nom) s’assit àla table des matelots et il y eut entre eux une assez longueconversation à voix basse dont Iouri ne put saisir un mot.

Mais il vit très bien Doumine glisser uneenveloppe à Wolmar.

C’étaient là sans doute les ordres qu’ilsattendaient et que Doumine était allé chercher on ne savait où…

Iouri aurait donné cher pour avoir cetteenveloppe-là… Or, ce n’était point l’argent qui lui manquait… Cefut avec une grande satisfaction qu’il vit enfin Doumine se leveret quitter la salle… Allait-il maintenant se lever et se montreraux trois compères ?… et entrer en conversation avec euximmédiatement ?… Il en eut assez l’envie, trouvant qu’aumilieu de tout ce monde, il se trouverait personnellement ensécurité… beaucoup plus en sécurité que s’il abordait le groupedans quelque coin obscur du port où ceux-ci pourraient disposer dupauvre Iouri à leur gré…

Et, déjà, il se rapprochait de la table quevenait de quitter Doumine quand les trois matelots, se levant toutà coup, la quittèrent à leur tour.

Ils gagnaient déjà la porte en jouant descoudes et en écrasant les pieds des clients, qui protestaient deleur mieux, mais inutilement… Ce fut Iouri qui s’était levé, luiaussi et les suivait, qui reçut les horions sans protester…

Son dessein était de se faire reconnaîtreavant qu’ils fussent sortis et de commencer les pourparlers tout desuite. Il avait pensé que ces gens étaient en faute et redoutaientun prochain châtiment. S’il les payait assez cher, ils nedemanderaient peut-être pas mieux que de déserter leur bord aprèsavoir livré la lettre, bien entendu !

Cependant, un événement se passa qui modifiadu tout au tout un plan qui avait les plus grandes chances deréussir à cause de sa simplicité.

Dans le passage qui conduisait à la porte desortie, dans le moment même que Iouri allait mettre la main surl’épaule de Wolmar, Iouri entendit soudain la voix deDoumine :

– Ah ! je vous ai attendus pour vous direqu’il n’y a qu’elle que l’on doit débarquer… quant auIouri, gardez-le aux fers jusqu’à nouvel ordre ! Vous merépondez de lui sur vos trois têtes !…

– Oui ! oui ! Karataëf ! c’estentendu ! c’est bien entendu comme cela… répondirent lesautres.

– Et toi, n’égare pas ma lettre, tu entends,Wolmar !

– Oh ! à quoi penses-tu là ? Envoilà des précautions !… Crois-tu que nous ne savons pas à quinous avons affaire ?… Tu peux compter sur nous !…absolument sur nous !…

Après quoi, ils sortirent tous les quatreensemble, en même temps que quelques autres clients, parmi lesquelsIouri passa inaperçu… Du reste, il faisait noir dans l’endroit oùils se trouvaient, comme dans un four.

Ainsi donc, elle était encore àbord ! et peut-être y étaient-elles toutes lesdeux ! Après ce qu’il venait d’entendre, Iouri ne pouvait plusdouter que l’une d’elles au moins ne fût restée à bord duDago…

C’était le grand-duc qui avait euraison ! Et la Kouliguine aussi avait eu raison de reprocher àIouri d’avoir quitté son bateau… Quant à Doumine, il était alléchercher des ordres, tout simplement !… Et maintenant, oùallait-on débarquer les jeunes femmes ?

Pour le savoir, il fallait retourner sur letrois-mâts-barque, Là était le devoir que lui avait, du reste,indiqué assez brutalement Hélène, avec l’écrasant égoïsme d’unefemme habituée à vaincre tous les obstacles et à disposer à son grédu dévouement passionné de ses amis ou de ses esclaves…

Karataëf avait quitté à nouveau les matelotset le groupe de ces derniers glissait maintenant dans la solitudedes quais, Iouri les suivait, étouffant le bruit de ses pas. Dureste, les trois gars étaient si préoccupés par ce que venait deleur dire Karataëf qu’ils ne pouvaient apercevoir une ombre surleur piste… Ils sacraient tout haut contre leur mauvais sort…

– Tu as entendu ! tu as entendu ce qu’ila dit !… sur nos trois têtes !… nous répondons de Iourisur nos trois têtes ! Il est bon, lui, avec nos troistêtes ! grognait Gordsh…

– Il croit peut-être que nous n’y tenonspas ! faisait Wenden.

– Oui ! oui ! je sens que tout celava très mal finir pour nous ! Ça n’est pas ton avis,Wolmar ?

– C’est si bien mon avis, répondit Wolmar, queje vais vous dire à ce propos quelque chose tout à l’heure…

– Pourquoi pas tout de suite ?…

– Parce que nous serons mieux dans la chaloupepour parler de choses et d’autres…

Ils firent encore quelques pas. Ils étaientarrivés a la jetée de bois où leur embarcation était attachée.C’était une forte norvégienne munie d’un moteur à pétrole.

Ils descendirent un escalier et Wolmar avaitdéjà un pied dans la barque quand Gordsh l’arrêta par cesmots :

– Eh bien ! pars si tu veux, moi, jereste !

– De quoi, tu restes ?

– Il a raison ! déclara Wenden… Moi nonplus, je ne retourne pas à bord !… pour ce qui nousattend ! Je tiens à ma peau… Le Karataëf est terrible !le capitaine le craint comme le choléra !… S’il découvre quele Iouri est parti, nous serons pendus dans l’heure. C’est aussisûr que me voilà ici…

– Qui donc prétend que nous retournerons àbord ? exprima Wolmar d’une voix sourde… C’est moi qui ai leplus à craindre, dans toute cette histoire… Vous pouvez avoirconfiance en moi : ce que j’avais à vous dire, c’estceci ; qu’il ne faut ni retourner à bord, ni rester àCronstadt, car ici Karataëf aurait tôt fait de nous rattraper…filons sur Petrograd ! là, on peut se cacher !…

– Oui, certes, cela vaut mieux !… Tu saisoù nous pourrons nous cacher ? dis un peu…

– Non ! mais on trouvera bien un coin.Quoi qu’il arrive, on sera toujours mieux qu’ici !

– Et alors, qu’allons-nous faire de la lettrede Karataëf ? interrogea Wenden, que toute cette combinaisonne satisfaisait pas encore.

– Ah ! bien, petit père, on ne peutpourtant pas la mettre à la poste.

– Nous sommes frais ! Nous sommes fraissi Karataëf nous remet la main dessus !… et il nous remettrasûrement là main dessus !… à Petrograd ou ailleurs, je te ledis !…

– Misère de misère ! Et tout cela, c’estla faute à Wolmar Tu ne pouvais donc pas y faire attention aucadenas, petit père ?

– Qu’est-ce que vous voulez que je vousdise ? Vous me soûlez avec votre cadenas !… Tu pouvaisbien surveiller le pont, toi !…

– Ah ! cette vache malsaine qui s’estsauvée ! Quel porc sauvage ! je souhaite qu’il soit noyé,assurément !

– Oui ! oui ! il est bien avancémaintenant ! Il a voulu nous jouer un tour ! il nouscause de l’ennui… et il s’est noyé !… ça luiapprendra !…

– Enfin ! qu’est-ce qu’on fait ?demanda Wenden en rallumant sa pipe… Restons-nous ici ?Allons-nous à Petrograd ? Rentrons-nous à bord ?

– Mes petits pères, on retourne àbord ! fit une voix derrière eux dans l’ombre…

Et, soudain, une figure se montra dans laflamme de l’allumette de Gordsh. Il y eut trois cris et troisbondissements.

– Eh bien ! eh bien ! ne m’étranglezpas ! ne m’étouffez pas ! je vous dis que je retourne àbord avec vous !

– Lui ! c’est lui !…

– Iouri ! ah ! pas d’erreur !c’est le Iouri !

– Ah bien ! ah bien ! ahbien !…

– Ah ! on ne te lâche plus, cecoup-ci !

– Wolmar ! c’est malheureux que toutesles boutiques soient fermées, sans ça t’irais acheter un cadenastout neuf…

… Et quelques autres facéties joyeuses ettempétueuses… Gordsh ne pouvait que répéter :

– Ah ! bien ! ah !bien !…

– L’étouffe pas ! tu vois bien que tul’étouffes ! fit Wolmar à Wenden qui tenait Iouri serré à lagorge.

– Comment que ça se fait que tu te trouveslà ? finit par demander Wolmar qui traduisait en langagenormal la stupéfaction enchantée de tous.

– Je vais vous dire ! émit Iouri, quandil put respirer. J’étais là-haut, à côté de vous, chez lesdanseuses et j’ai entendu vos plaintes rapport à moi ! Ça m’afait une telle peine que j’ai pensé tout de suite que ce ne seraitpas gentil de vous laisser dans un ennui pareil !

– Ah bien ! ah bien ! soupiraGordsh, et tu nous as suivis jusqu’ici !…

– Bien sûr ! pour retourner à bord avecvous, tout simplement !…

– Tout simplement !… Ah bien ! àfond de cale ?

– Oui, oui, à fond de cale ! aux ferstout simplement ! Comme vous voyez ! moi, je suis un bongarçon, vous savez !…

Ils restèrent un instant silencieux, à leregarder. Ah ! ils étaient bien contents de le retrouver, maisils ne comprenaient pas !…

– Oui ! oui ! as pas peur ! onte garde !… Tiens-le bien, fit Wolmar à Wenden, pendant que jevais dire un mot à Gordsh.

Et les deux hommes, remontant deux marchesderrière Iouri et Wenden, se consultèrent, puis ilsredescendirent.

– C’est fini ! demanda Wenden, qu’est-cequ’il y a de décidé !

– Il y a de décidé que l’affaire me paraîttrès louche, répondit Wolmar… et que maintenant, puisque noustenons le bonhomme et que nous ne le lâcherons plus, nous dironstout ce qui s’est passé au capitaine, sitôt notre retour àbord !…

– Vous avez bien tort ! fit entendreIouri. Si le capitaine apprend que vous m’avez laissé fuir et quej’ai pu, pendant que j’étais en liberté, faire des choses qui nesont peut-être pas dans son programme, il ne vous pardonneracertainement pas !…

– Il a raison ! dit Wenden… Puisque nousavons le bonheur de le « ravoir », faisons comme si rienne s’était passé ! c’est beaucoup plus sûr !…

Gordsh fut également de cet avis, mais Wolmarne se décidait pas…

– On va parler de ça en route, dit-il… fautréfléchir !

Iouri dit :

– Écoutez ! si vous me ramenez àbord ! si vous me jetez à fond de cale et si vous me remettezaux fers sans rien dire au capitaine, il y a cinq cents roublespour chacun de vous !…

– Tu plaisantes ! s’écria Wenden.

– Je plaisante si peu que si vous me laissezfouiller dans ma poche… je vous montre les quinze centsroubles !… je n’ai du reste que ça : toute ma fortune, jevous la donne !…

– S’il en est ainsi, tu n’as pas besoin denous la donner, nous allons la prendre !… dit Gordsh.

– Si vous voulez ! si vous voulez !moi, ce que j’en faisais, c’était pour vous éviter de mevoler ! Pure délicatesse, ma parole ! mais si ça vousfait plaisir ! volez-moi ! Non ! pas dans cettepoche-là !… dans l’autre !… dans l’autre !…oui !… là !…

Ils trouvèrent les quinze cents roubles… Leurfièvre était grande, les papiers tremblaient dans leurs mains.Gordsh craqua une allumette et constata que c’étaient de vrais bonsbillets et il y en avait exactement pour quinze centsroubles !…

– Tu n’en as plus ? interrogea Wolmar,d’une voix menaçante…

– Non ! non ! plus un kopeck !vous pouvez me fouiller ! je n’ai plus rien !…

Ils s’assurèrent de cela encore !…

– Et maintenant que nous voici d’accord,partons ! commanda Iouri, nous allons être enretard !…

– Une affaire comme celle-là estextraordinaire ! déclarait Gordsh (qui ne fut démenti parpersonne). On le raconterait qu’on ne le croirait pas !… etcependant Iouri est là !… et les quinze cents roublesaussi !…

– Et maintenant, je suis sûr que vous ne direzrien au capitaine ! exprima Iouri.

– Et pourquoi cela donc ? demandaWolmar.

– Parce que si vous dites quoi que ce soit aucapitaine, moi je lui dis que vous m’avez pris mes quinze centsroubles ! Alors, il voudra vous les prendre ! ou tout aumoins les partager.

– C’est sûr ! s’écria Wenden ! il nefaut rien dire ! non ! non !…

– Eh bien ! c’est entendu nous ne dironsrien !… acquiesça définitivement Wolmar…

– Absolument rien, je le jure ! prononçaGordsh en enlevant son bout de pipe de sa bouche et en crachantdans la mer pour donner plus de force à son serment.

– Embarque ! ordonna Wolmar…

Ils embarquèrent tous… Ils étaient maintenantcomme des fous. Et ils démarrèrent en chantant, et en gesticulant,en se donnant de grandes claques dans le dos et sur les cuisses àse casser les os.

Iouri était assis sur un paquet de cordes àcôté de Wolmar. Il tira celui-ci par le bas de sa touloupe, pourqu’il lui prêtât attention !…

– Dis donc, toi ! souffla Iouri…écoute-moi bien !… et surtout, n’aie l’air de rien ! tume comprendras, parce que tu es le plus intelligent, je t’ai jugéainsi tout de suite !… Écoute donc ! j’ai encore del’argent.

– Combien ? demanda l’autre entre sesdents.

– J’ai encore mille roubles dans une pochesecrète. Ils sont à toi si tu veux !

– Va, va, je t’écoute ! ne parle pas sifort, mon oreille est bonne.

– Ces mille roubles, je te les donne si tu mepasses la lettre que t’a remise Karataëf…

– Ça, je ne peux pas ! répondit tout desuite et très énergiquement, presque en sourdine, l’intelligentWolmar.

– Tu ne peux pas ?

– Je ne peux pas te donner la lettre, maisfais attention que je peux prendre les mille roubles !

– Tu ne peux pas les prendre tout seul !Vous êtes trois, ça ne vous fera jamais à chacun que trois centtrente-trois roubles, et encore il vous restera des kopecks qui neferont pas un chiffre rond et pour lesquels vous vous disputerez aucouteau ! Ça fera du bruit ! ça se saura !songes-y !… Enfin, je te répète qu’il y a mille roubles pourtoi tout seul si tu me donnes la lettre…

– Et moi, je te répète, espèce de damné,d’entêté, que je ne peux pas monter à bord sans donner la lettre aucapitaine.

– Bien, bien ! réfléchis, c’est tonaffaire !

Et ils ne se dirent plus rien jusqu’au momentoù ils abordèrent le Dago. Mais Iouri put remarquer queWolmar qui, avant qu’il lui eût parlé en particulier, partageait lagaîté de ses compagnons, était devenu, soudain, fort maussade.Évidemment, il pensait aux mille roubles.

L’abordage se fit tout à fait endouceur ; Wolmar et Gordsh montèrent d’abord par l’échelle decorde qui pendait aux flancs du Dago. Il y eut unconciliabule discret avec un gabier de garde qui s’éloigna avecWolmar. Gordsh fit un signe à Wenden et bientôt Iouri d’abord,Gordsh derrière lui, arrivaient sur le pont.

Deux minutes plus tard, Iouri était à fond decale, la même qu’il connaissait si bien. Les trois matelotsl’entouraient. Cette fois, ils prirent le plus grand soin de lemettre aux fers soigneusement et le cadenas fonctionna dans desconditions normales, ce dont chacun voulut s’assurer.

Iouri les remercia dans des termes touchants.Quant à Gordsh, au moment de le quitter, il voulut absolumentembrasser Iouri, comme c’est l’habitude, quand on s’estime.

Chapitre 12À FOND DE CALE

 

Il avait fallu moins de peine et moinsd’imagination à Iouri pour quitter sa prison que pour laréintégrer. Enfin, la première opération avait été gratuite et laseconde coûtait, en somme, assez cher !

En ce moment, Iouri comptait sur la bonnesemence qu’il avait jetée dans l’imagination avaricieuse deWolmar.

Wolmar savait que Iouri avait encore milleroubles sur lui. Iouri comptait le revoir bientôt et toutseul !

En effet, la chose ne tarda pas. Un peu debruit du côté de l’échelle, le feu d’une lanterne qu’on balancedans les ténèbres de la cale… et voici Wolmar ! Iouri savaitque c’était lui avant de l’avoir reconnu.

– Tu vas me donner tes mille roubles !commença de déclarer Wolmar, sans autre préambule.

– J’aime assez que l’on s’exprime clairement,répondit Iouri. Toi, tu veux mes mille roubles. Cela se comprenddès l’abord. On est fixé tout de suite. Tu es franc dans ton genre.Nous avons absolument la même nature, ce qui prouve que nous sommesfaits pour nous entendre ! Eh bien, je te dis, à montour : prends-les, ils sont dans ma veste, à gauche, sous lebras. Tu n’as qu’à défaire la doublure.

Wolmar ne se le fit pas dire deux fois etpénétra d’une poigne rapide dans le vêtement de Iouri. On entenditcraquer quelque chose et le poing de Wolmar se montra dans la lueurde la lanterne, avec un magnifique billet de mille roubles quidisparut presque aussitôt dans la poche du dit Wolmar.

– Tu es donc cousu de billets de banque ?questionna Wolmar, en soufflant un peu, non point à cause del’effort qu’il avait accompli pour mener à bien une aussi mincebesogne, mais parce que cela lui faisait vraiment battre le cœurd’être, soudain, devenu aussi riche… et si facilement !

– Non ! cette fois, je n’ai plusrien !… je n’ai plus rien sur moi ! repritIouri, mais je puis avoir autant d’argent que jeveux !

– Comment cela ?

– Je sers des maîtres qui me donnent tout ceque je leur demande, qui te donneront à toi tout ce que tu voudrassi tu consens à les servir en secret avec moi !

– Qui donc sont tes maîtres ? demandaWolmar, très intéressé.

– Cela ne te regarde pas. Ils sont riches, quecela te suffise… Et maintenant, laisse-moi parler. Si tu ne mecomprends pas tout de suite, tant pis pour toi !… je te le discomme je le pense !… as-tu donné la lettre aucapitaine ?…

– Non ! pas encore !… Ildort !… Il n’attend que moi pour le réveiller !c’est l’ordre !…

– Pourquoi ne le réveilles-tu pas ?…

– Dis donc, petit père ! je suis venupour te dire ceci : la lettre, il faut que je la donne aucapitaine… mais écoute-moi bien à ton tour, cette lettre est dansune enveloppe de rien du tout, en papier comme on en trouve aubuffet des gares… Ça n’est pas cacheté, on peut dégommerl’enveloppe, très facilement, en la laissant au-dessus d’unebouilloire quelques instants seulement… J’ai opéré comme cela,autrefois, avec certaine correspondance que je voulais connaître etcela m’a toujours réussi.

– Bien ! bien ! petit père, je medisais aussi, ce Wolmar n’a pas l’air d’être né d’hier ! Onfinira bien par s’entendre.

– C’est tout entendu !… et j’étais sisûr, moi aussi, que je m’entendrais avec un homme comme toi !…Tu me pardonneras si je me suis payé d’avance !

– Ne parlons plus de cette misère, petit père,je t’en prie !…

– Alors, compris, j’ouvre l’enveloppe, tu lisla lettre, je referme l’enveloppe et je la porte au capitaine… etje garde les mille roubles et tu n’en parles pas !… Cela tesuffit ?…

– Cela me suffit tout à fait !dépêche-toi d’aller ouvrir l’enveloppe.

– Je vais te dire, petit père… elle est déjàouverte, l’enveloppe… et voici la lettre… lis…

– Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela tout desuite ? En voilà des histoires, en vérité ! Montre-moid’abord l’enveloppe !… Iouri regarda attentivement l’enveloppeet y lut cette suscription : « Au capitaineWeisseinstein, à bord du Dago. »

– Ah ! c’est bien l’écriture de ce satanéKarataëf ! et je suis tout à fait content de connaître le nomdu capitaine et de lire celui de son bâtiment sur cette satanéeenveloppe ! Et maintenant, où est la lettre ?

– Mais la voilà, fit l’autre, en sortant unpetit carré de papier de l’enveloppe.

– C’est tout ?

– Oui, sur la tête de ma mère, qui était unefemme de Novgorod et qui n’a jamais menti !… voilà tout ce quej’ai trouvé dans la lettre !…

Sur le petit carré de papier, il y avait ceseul mot, que Iouri ne put lire, du reste, sans frémir :Troïtza !

– Eh ! eh ! ça n’est pas beaucoup,confirma-t-il, en comptant son émotion, ça n’est pas beaucoup, maisc’est déjà quelque chose !

– Enfin, tu es content ? demandaWolmar.

– Oui, je suis content, trèscontent !

– Eh bien ! tant mieux, parce que je vaiste dire, petit père… Mille roubles pour un seul mot, j’avais peurque tu trouves que c’était trop cher ! Comprends maintenantpourquoi je me suis payé d’avance !… et, encore une fois,excuse-moi !…

Chapitre 13LE VOYAGE DE NOCES DE GILBERT ET DE VERA

 

Iouri s’était si bien fait comprendre deWolmar que, lorsque le matelot quitta la cale où le fidèleserviteur de la Kouliguine restait rivé à ses fers, ce dernieravait la clef du cadenas dans sa poche. De telle sorte que, commeon ne lui avait pas entravé les mains, il pouvait se libérer ou« se faire prisonnier » à volonté, suivant les nécessitésdu moment.

Or, après une certaine conversation qu’ilvenait d’avoir avec Wolmar, Iouri était fort curieux d’aller collerun œil contre une singulière fente qui laissait passer un rayon delumière, tout là-haut, sur sa gauche, à une quinzaine de piedsau-dessus du fond de cale.

Celle-ci était à peu près pleine d’unecargaison de poisson salé, de légumes secs, et autres substancesalimentaires que l’on ne se pressait point de débarquer, pour desraisons relatives en général à une hausse très imminente des courssur le marché de la capitale.

Iouri, délivré de ses fers, manœuvra avecassez d’adresse, au milieu des caisses et des barils plus ou moinsbien arrimés, pour se rapprocher du point lumineux quil’intéressait et semblait l’attirer fatalement comme la flammed’une bougie attire un papillon de nuit.

Quelques barils dérangés, quelques caissesempilées les unes au-dessus des autres, une savante escalade detout cela et bientôt l’œil de Iouri fut où il désirait setrouver.

Il put apercevoir alors, entre deux planches,une petite cabine éclairée par une mauvaise lampe à huile suspendueau-dessus d’une table. Sous cette lampe, se penchait le profild’une jeune personne que Iouri reconnut aussitôt : c’étaitPrisca !…

Il fut frappé tout de suite par l’expressionsingulière de cette physionomie ; Prisca avait un air hostile,presque méchant, qu’il ne lui avait jamais vu… et elle semblaitregarder, en dessous quelque chose… fixer quelque chose…qui remua soudain dans l’ombre, et se rapprocha de la table… etaussitôt, l’expression du visage de Prisca disparut pour faireplace à un banal sourire… La chose que ne voyait pas bien Iouriparla… et, cette fois, il reconnut la voix de Vera !…

Ainsi donc, les deux jeunes femmes étaient àbord du Dago !… Toutes les deux !…

Le cœur de Iouri en fut réchauffé. Enfin, ilput entendre aussi la voix de Gilbert ! Les propos quis’échangeaient, et que Iouri entendait fort distinctement, eurenttôt fait de lui apprendre ce qui s’était cassé.

Disons-le tout de suite ! Prisca et Veraavaient été fort brutalement appréhendées dès leur sortie de lamaison du Refuge par une bande silencieuse qui s’était jetée surelles et les avait, en une seconde, mises dans l’impossibilité deproférer un cri.

Gilbert n’avait pas eu le temps d’intervenir.Il s’était tenu, sur le seuil de la maison, dissimulé derrière unauvent et s’apprêtait, au bruit de la rue, à courir au secours dePrisca et de Vera, quand trois individus, sortant derrière lui dukabatchok par la porte qui donnait sur le vestibule, l’avaientrenversé, ligoté et emporté dans la nuit du Faïtningen, comme unpaquet.

Les trois victimes furent conduites ainsi dansle sous-sol d’un marchand de galoches, dont la boutique s’ouvraitsur le quai, dans la partie la plus discrète de la rive duSalankhalati.

Là, ils ne purent échanger une parole, car ilsétaient gardés de près par de véritables brutes à moitié ivres.

Deux heures après, on les jetait au fond d’unepetite barque qui faisait le tour du bassin, et allait aborder leDago.

À bord, ils avaient été enfermés immédiatementdans cette cabine où se trouvait encore maintenant Prisca.

Cette fois, on les avait laissés seuls. Ilsn’avaient été interrogés par personne. Ils n’avaient vu personne.On s’était contenté de leur enlever leur bâillon et leursliens.

L’aventure avait été si soudaine etapparaissait, dès l’abord, si redoutable, qu’ils avaient continuéde rester silencieux, en face les uns des autres, dans le premiermoment, ne sachant vraiment que se dire… Les figures étaienttragiques. Prisca ne pensait qu’à son Pierre, et se demandait ceque l’on avait bien pu faire de lui. C’était elle qui souffrait leplus. Elle était prête à mourir pour Pierre, mais le plus cruelétait qu’elle en fût séparée ! Elle ne pouvait espérer qu’elleétait prisonnière seule Elle connaissait trop, maintenant, lesennemis du grand-duc pour qu’elle pût croire qu’il eût étéépargné !

Souffrir, oui ! mais souffrirensemble !…

Gilbert regardait Vera, avec un air siobstinément accablé, que celle-ci ne put, à la longue, s’empêcherd’en sourire.

– Tu souriras donc toujours ! prononçaGilbert sur un ton lamentable…

– Eh ! quoi, répondit-elle, tu gémis etle sort nous réunit jusqu’au bout ! Il n’y a qu’une personne,ici, qui ait le droit de se plaindre, c’est Prisca !

– C’est vrai, fit celle-ci. Qu’ont-ils fait demon Pierre ?…

– Tant qu’on n’est pas au bout de la corde,proféra Vera, on a tout avantage à se montrer optimiste, puisque lecontraire ne peut servir à rien ! Imaginons que votre Pierre aéchappé aux méchants et réjouissons-nous !…

Ce mot « réjouissons-nous », tombantdans leur détresse, glaça le cœur de Prisca, qui commença, dèslors, de regarder Vera d’une singulière façon…

Quant à Gilbert, il se détourna de Vera avecpeine, la jugeant assurément tout à fait brave, mais totalementdénuée de ce que l’on appelle généralement, chez les gens à peuprès civilisés, le sentiment. Et il ne put s’empêcher de traduiresa réprobation :

– Tiens, fit-il, petite Vera, tu n’as pas decœur ! Tu n’as jamais eu de cœur !

– J’en ai peut-être plus que toi !protesta Vera, et la preuve en est que, toute triste que je suis,au fond, du malheur qui vous arrive, j’essaie encore de plaisanter,et aussi de m’étourdir, mon bon Gilbert, pour ne point me fairetrop de reproches de vous avoir entraîné (tantôt elle lui disaittu, tantôt elle lui disait vous, selon son humeur du moment) dansune aussi sombre affaire ! J’ai pu vous juger, Gilbert, vousêtes un très brave garçon, et je vous aime bien ! je vous aimetout à fait bien ! je vous jure que je suis tout à fait votrepetite femme, avec tout mon cœur !… Et je ne retire pas laparole que je vous ai donnée… On s’épousera à la prochaineoccasion !…

Vera lui sourit, disant cela, si joliment, quel’autre la prit dans ses bras, avec une tendresse désespérée.

– À la prochaine occasion, petite Vera, elleest encore un peu lointaine, hélas ! soupira le bonGilbert.

– Est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on saitjamais ?… Tenez ! écoutez ! quel est cebranle-bas ?… Nous partons !… Nous levons l’ancre !…Gageons que ce vilain bateau nous conduit, sans s’en douter, dansle pays de nos noces !…

Et le voyage se poursuivit pendant de longuesheures, qui furent coupées par l’entrée de matelots portant quelquenourriture. Seule, l’étonnante petite Vera mangea avec appétit.

Puis, elle se reprit à parler avec volubilité.Gilbert, se contentant de la regarder avec de bons yeux attendris,répondait à peine. Quant à Prisca, elle ne disait rien, ne pensaitplus à rien. On eût pu l’oublier.

Vera ne s’apercevait pas que, pendant qu’elleparlait, Prisca la regardait presque avec fureur. Elle passait àcôté de cette colère qui grondait, dans ce coin, si près d’elle,comme elle avait passé près de tant d’autres orages de la vie, sanss’en apercevoir et le sourire en fleur.

Enfin, un monsieur à la casquette fortementgalonnée et qui avait aussi des galons sur les manches de savareuse, entra en déclarant que l’on était arrivé et en priantGilbert et Vera de s’apprêter à le suivre.

C’était le capitaine Weisseinstein qu’ilsavaient déjà eu l’occasion de remarquer, lors de leur arrivée àbord, à cause de la brutalité et de la rugosité de sa parole etaussi de sa figure terrible d’homme de mer, hâlée et sabotée etconservée au sel comme de la vieille chair de poisson plus dure quele cuir.

À ces mots « on est arrivé »,Gilbert s’était levé avec une satisfaction évidente. Cachot pourcachot, il préférait tout à une prison qui remue sur la mer !Tout de même, comme il vit que Prisca ne les suivait point, il fità la jeune femme de mélancoliques adieux et regretta d’être forcépar ses geôliers de se séparer d’elle dans un moment aussi grave etsans qu’ils puissent savoir, ni les uns, ni les autres, quel destinleur était réservé !

Mais ici, la grosse voix du capitaineWeisseinstein se fit entendre :

– Je vais vous renseigner, si cela peut vousfaire plaisir ! dit-il à Gilbert. On va vous diriger, vous etla petite, sur « Schlussenbourg ». Cela vousva-t-il ?

– Mais comment donc ! si cela nousva ! s’écria Vera, mais, mon cher monsieur, il n’y a vraimentque ce charmant petit château-là qui soit tout à fait digne denous !… Je vois qu’on nous soigne ! Compliments !capitaine !… Au revoir et merci !…

Elle embrassa Prisca, ne s’aperçut même pointque celle-ci ne lui rendait point son baiser, et elle entraînaGilbert…

Gilbert n’était guère solide sur ses jambes.Il le connaissait, maintenant, le pays de ses noces avecVera : c’était la plus hideuse prison de tout l’empire, laplus terrible, la plus redoutable citadelle pour criminels d’État,qui dressait ses murailles maudites à quelques verstes du lacLadoga, dans la contrée la plus désolée de la terre…

Chapitre 14DRAME DERRIÈRE UNE PLANCHE

 

Derrière sa planche, Iouri assistait à cedépart, et ce fut un moment bien difficile pour lui. Vera s’enallait, Prisca restait ; devait-il partir avec Vera ?devait-il rester avec Prisca ?… Tout au moins, la question seposait pour lui de cette façon : son devoir n’était-il pointd’aller prévenir immédiatement (autant que les difficultés de sacirculation personnelle le lui permettaient) la Kouliguine de cequ’on transférait Vera à la forteresse de Schlussenbourg ; oudevait-il, maintenant qu’il était renseigné sur le sort de sapetite maîtresse, rester à bord jusqu’au moment où il le seraitégalement sur celui de Prisca ?

Les événements, plus forts que tous lescalculs, hypothèses, imaginations et plans de conduite, devaientbientôt lui commander de rester.

Dans son hésitation, il avait quitté son posted’observation pour, traversant la cale, remonter l’échelle qui leconduisait au panneau. Mais, arrivé là, il dut s’arrêter. Instruitpar une première expérience, ceux-là mêmes qui, depuis, s’étaientfait ses complices, et peut-être Wolmar lui-même, plus intéresséque quiconque à ne point rompre tout contact avec le prisonnier,avaient dû s’arranger pour que ce panneau fermât plushermétiquement que jamais.

Quoi qu’il essayât, Iouri ne put ledéplacer.

Pendant ce temps, le prisonnier pouvait serendre compte, à l’attitude dansante et un peu désordonnée dubâtiment, que le Dago mettait en panne.

C’était le moment où Vera et son compagnondevaient quitter le bord…

Puis, l’inclinaison et le tangage du navirereprirent une ligne normale. On était reparti. Quelques instantsplus tard, Iouri comprit, à certains bruits sur le panneau, qu’onallait lui rendre visite. Il redescendit son échelle précipitammentet se remit aux fers le plus correctement qu’il put.

Ce n’était que Wolmar qui revenait voir Iouripour lui faire part de ce qui se passait.

– Où sommes-nous ? lui demanda celui-ciet où crois-tu que nous devons aller ? Et penses-tu que nousabordions bientôt ?

– Nous sommes en face d’Oranienbaum et c’estlà certainement qu’on est allé déposer la barinia et legaspadine !… Nous nous dirigeons maintenant sur Kernova, dansla baie de Koporja…

– Es-tu sûr de cela ? es-tu sûr que nousmettons le cap sur Kernova ?… s’exclama Iouri…

– Silence, donc !… j’en suis si sûr, quela « norvégienne » est commandée pour aller àKernova !… Et c’est moi qui suis de service… Il est probableque l’on va débarquer la barinia à Kernova, comme on a fait pour lapetite demoiselle à Oranienbaum !…

– Je crains bien, en effet, que les choses nese passent comme tu dis, acquiesça Iouri… mais alors si tu es deservice avec tes compagnons… nous allons pouvoir nous entendre pourfaire une bonne besogne !…

– Hélas ! fit Wolmar, ne te réjouis pastrop tôt. Nous ne serons point seuls !… L’expédition seradirigée par le capitaine lui-même, ni plus, ni moins !… Sachecela !…

Iouri baissa la tête :

– Il fallait s’y attendre, dit-il, mais quefaire ?… Il faut absolument faire quelque chose ! carun grand crime se prépare, tu entends, Wolmar ! untrès grand crime qui touche aux premiers personnages de l’empire etdans lequel tu auras certainement ta part de responsabilité si tune me sers pas de toutes tes forces et de toute ta malice !comprends-tu cela ?

– Hélas ! oui, je comprends !… maissonge que moi je ne suis pour rien dans tout ceci et que je ne teconnaissais pas avant-hier !

– Le regrettes-tu ?… Tu peux faire encoreune chose pour laquelle tu recevras ta récompense… c’est de medonner un chiffon de papier, une enveloppe et un crayon. J’écriraice que je dois écrire et tu mettras la chose à la poste àOranienbaum ou ailleurs…

– Oui ! cela est facile, mais tu écrirasaussi ce que tu me promets !

– Certes !… c’est entendu ! bien quema parole eût pu te suffire…

– Combien me promets-tu ?

– Écoute ! tu seras étonné de ce que jete promets, si tu fais encore ce que je vais te dire et si tulâches toute autre affaire pour un mois !

– Ma foi, au point où j’en suis, déclaraWolmar, après avoir réfléchi pendant quelques instants, je ne voispas pourquoi je resterais plus longtemps à bord du Dago,qui est commandé par une véritable brute, entre nous, un damnéanimal, qui ne me pardonnerait jamais ma bonté pour toi !…

– Alors, écoute ! écoute bien ! lecanot est parti pour Oranienbaum et vous n’en attendez pas leretour ?…

– Non ! sans doute repassera-t-on parlà !

– Et vous n’avez plus comme petite embarcationque la norvégienne ?

– C’est cela !

– Si bien que si nous nous emparions de lanorvégienne et que nous gagnions, avec elle, la côte, nous serionsà peu près tranquilles, car les fonds sont très bas, près de lacôte, et le Dago doit rester au large !

– Tu raisonnes comme un commandant d’escadre,ma parole ! Tu fais plaisir à entendre ! On ne s’ennuiepas avec toi !…

– Eh bien ! voici le programme :nous allons nous enfuir sur la norvégienne, avant qu’on soit en vuede la baie de Koporja !… Cela te va-t-il ?

– Et combien me promettras-tu sur lepapier ?…

– Deux mille roubles ! mais à unecondition…

– Laquelle ? demanda tout de suite Wolmarqui, déjà, trouvait du goût aux deux mille roubles…

– C’est que nous emmènerons avec nous labarinia qui est restée à bord !…

– Si tu y tiens absolument, j’en passerai parlà, mais comment donc l’emmèneras-tu ? Pourrais-tu me ledire ?… Sa porte est gardée sérieusement, je t’enpréviens !

– Ne t’occupe pas de cela : je ne tedemande qu’une chose, c’est de me descendre sur-le-champ, en mêmetemps que ce qu’il faut pour écrire, une pince et une scie bienaiguisée !…

– Bon ! bon ! tu vas avoir cela toutde suite ! Nous nous entendrons ! Je ne demande qu’à êtreloin d’ici, moi !… et le plus tôt possible !…

– Eh ! ne t’en va pas tout seul !Songe à ce que je t’ai promis !…

– Oui, oui ! j’ai confiance en toi. Dureste, à terre, je ne te quitterai pas avant que tu m’aies donnéles deux mille roubles, sois-en persuadé !…

Wolmar s’en alla, laissant Iouri à peu prèstranquille !…

Pendant ce temps, Prisca, restée seule, danssa cabine, n’avait pas fait un mouvement depuis le départ de Veraet de Gilbert. Elle réfléchissait. Elle continuait à réfléchirfarouchement…

Cette réflexion-là lui était venue toutd’abord devant la singulière attitude de Vera, au milieu de tousleurs malheurs. Il lui paraissait étrange de voir une gamine aussiintelligente que Vera prendre avec tant de désinvolture son partid’un aussi sombre drame, lequel pourrait entraîner les pirescatastrophes et elle avait été frappée par certaines phrases de lapetite qui semblaient séparer son sort de celui de sescompagnons : « Votre ennui, disait-elle… votremauvaise fortune », et elle avait l’air d’en rire ! etelle en riait !

C’était tout simplement monstrueux ! àmoins que ce ne fût d’un enfantillage sublime et divin !…

Or, Prisca avait tout à coup pensé que c’étaitmonstrueux. C’est qu’en effet, autour de la gaieté inexplicable deVera (inexplicable pour le cerveau occidental de Prisca), il yavait eu certaines choses tout aussi mystérieuses… il y avait eul’étrange conduite de Iouri, la lettre de Iouri, les événements,qui avaient suivi la lettre de Iouri.

Car, enfin, si Pierre, et Prisca, et Gilbertn’avaient rien fait de ce que leur commandait la lettre de Iouri,peut-être seraient-ils tous encore en sécurité dans la maison duRefuge ?

Or, ils avaient suivi, point à point, lesindications de ce singulier message et il en était résulté ladisparition du grand-duc et l’enlèvement de Prisca.

En ce qui concernait justement Vera, Prisca nepouvait être dupe de la comédie qui venait de se jouer devantelle ! On était venu chercher Vera et l’on avait pris le soinde dire tout haut, devant Prisca, qu’on conduisait la barinia àSchlussenbourg !… Quelle plaisanterie et quelleinfamie !

Vera avait continué et achevait la fourberiede Iouri ! Tous deux menaient le jeu abominable de laKouliguine !…

Car c’est évidemment à cela que devaientaboutir les réflexions de la pauvre Prisca… Son Pierre et elleavaient été, étaient les victimes d’Hélène Vladimirovna !…

Elle avait été folle, elle, Prisca, derepousser, dans ses moments de bonheur, cette idée qui la gênaitmais qui était venue la retrouver, à plusieurs reprises, del’amour de la Kouliguine pour le grand-duc Ivan !…

À la lueur des événements actuels, comme touts’éclairait ! Elle revoyait Hélène chez elle, dans sonappartement du canal Katherine, quand elle avait eu l’audace devenir y chercher Prisca !… Avec quelle hostilité l’avait-elleabordée ! et comme cette première entrevue les avait tout desuite dressées l’une en face de l’autre, comme des rivales !…Par quelle rouerie, pour quel dessin machiavélique, pour quellevengeance future qui se réalisait maintenant, laKouliguine avait-elle réussi à tromper la bonne foi de la jeunefille et du grand-duc, il ne devait pas être bien difficile dedémêler tout cela maintenant !

Ah ! oui ! la Kouliguine aimait IvanAndréïevitch ! De quel culte secret ne devait-elle pasl’entourer, pour avoir édifié ce temple d’amour, tout plein de sesimages, où elle avait si audacieusement enfermé les jeunes gens, auplus profond de la région de Saïma.

Elle ne les avait jetés aux bras l’un del’autre que pour avoir la joie effroyable de les séparer !

Comme Prisca en était là de sa torture moraleet de son accablement, il lui sembla entendre, derrière elle, lecraquement d’une planche.

Elle redressa brusquement la tête… Le mêmecraquement se reproduisit. Ceci partait du fond de sa cabine. Enmême temps, il lui sembla entendre comme un appel, un soufflelointain, qui prononçait son nom…

Elle se leva, le cœur battant à lui rompre lapoitrine… Elle ne doutait pas qu’on venait à son secours !… Etqui donc venait à son secours ?… Ce ne pouvait être quePierre. Oui, oui, c’était Pierre !… Pierre avait été enfermédans ce sinistre bateau, avec elle, en même temps qu’elle !…près d’elle ! et il trouvait le moyen de communiquer avecelle !…

Ah ! son Pierre allait la sauver,certainement !… Ils allaient se sauver tous lesdeux !…

Elle s’avança vers le fond de la cabine entitubant. Elle soupira :

– C’est toi ! C’est toi,Pierre ?

– C’est moi ! Iouri !…

Elle entendit très distinctement cela et ellerecula !

Son espoir subit tombait de si haut !…Elle recula d’autant plus qu’elle venait de se persuader, dansl’instant, que Iouri avait été l’instrument de la vengeance de laKouliguine ! Assurément, il continuait de travailler pourcette horrible femme !…

Il ne venait là que pour lui tendre unpiège !…

Iouri, étonné de ne plus entendre la voix dePrisca, l’appela à nouveau.

Pendant ce temps, il ne cessait de travailler.L’une des planches qui fermait au fond la cabine craquait de plusen plus, se soulevait sous la poussée d’une pince dont Priscapouvait voir luire l’extrémité aiguë…

Elle pensa que Iouri devait venir là pourl’assassiner !

Et elle alla chercher, d’une main tremblante,dans son corsage, un couteau que lui avait donné Nastia avantqu’elle quittât la maison du Refuge.

C’était un vrai coutelas comme en ont tous lespaysans de la Terre Noire, dont la lame, large dans son milieu, etse terminant par une pointe solide, se refermait et disparaissait àmoitié dans le manche de bois, cerclé d’acier…

En réalité, son émoi était tel qu’elle nesavait plus beaucoup ce qu’elle faisait.

Enfin, la planche fut entièrement arrachée etla tête de Iouri apparut :

– Venez vite ! lui cria-t-il. Nousn’avons pas un instant à perdre !

Il n’en dit pas davantage, étonné de la voirdressée devant lui, avec ce couteau qui tremblait si lamentablementdans sa petite main !… Elle le regardait avec des yeux defolle. À un mouvement qu’il fit, elle recula encore :

– Vous ne me reconnaissez pas !questionna-t-il, impatienté, c’est moi, Iouri !

– Oui ! oui ! râla-t-elle, je tereconnais ! va-t’en ! tu es un misérable !

« Ah çà ! mais assurément, elle aperdu la tête ! se dit Iouri. »

– Je vous dis que c’est moi, Iouri ! Jesuis venu pour vous sauver ! Entendez-moi, barinia…Entendez-moi !…

– Je t’entends ? Va retrouver celle quit’envoie ! et dis-lui que je saurai mourir de ma propremain !…

– Barinia ! je vous en supplie !dans quelques instants, il sera trop tard !… si vous me suiveztout de suite, je puis encore vous sauver !… J’ai acheté unhomme de l’équipage ! nous avons une petite embarcation pourgagner la côte ! Venez !

– Oui ! oui ! tu veux sans doute menoyer !… Oui, oui, je te comprends, maintenant une fois noyée,je ne gênerai plus personne ! Un accident, c’est si vitearrivé ! Va-t’en, je te dis ! C’est toi qui nous as tousperdus !…

Alors, Iouri comprit ce qui se passait dansl’esprit de la malheureuse. Il en eut une peine cruelle, mais il nes’attarda point à lui faire part de ses sentiments… Il jura surtous les saints du paradis orthodoxe qu’il était le plus loyal desserviteurs et prêt à donner sa vie pour sauver ses maîtres, maisencore fallait-il que ceux-ci ne l’accueillissent point à coups decouteau !…

– Venez, barinia, venez ! Vousregretterez plus tard ce que vous avez dit au pauvre Iouri !Mais venez, sans tarder, par la Vierge, mère de Dieu ! Vous nesavez donc pas où l’on vous conduit, barinia ?

– Non ! je ne le sais pas. Quem’importe ! On me conduit quelque part, sur un ordre officiel…mais toi, tu as reçu l’ordre « en dessous », de me fairedisparaître plus complètement !… Je t’ai compris !… jet’ai compris, Iouri !… Va-t’en, va-t’en !

– Écoutez-moi, barinia ! Iouri a saconscience pour lui ! Il peut parler ! On vous conduit aucouvent !… Mais vous ne vous imaginez pas ce qu’est le couventoù l’on va vous enfermer ! Ce n’est assurément pas celui de la« troïtza » qui est loin d’ici, près de Moscou !…Mais non, nous nous dirigeons vers la PetiteTroïtza ! par delà Kernova ! tout simplement !la Petite Troïtza ! vous avez bien entendu parler dela Petite Troïtza ?… C’est le monastère des femmesqui ont donné leur âme à la Wyronzew ! le couvent où règneRaspoutine ! C’est la chose la plus abominable qui soit sur laterre russe !… c’est le refuge des Scoptzi !c’est-à-dire des mutilateurs !… Comprenez-vous ?Comprenez-vous ? Vous avez bien entendu parler desScoptzi ?… plus terribles encore que lesKhlisti et en communication directe avec le diable !comme ceux de la secte des Sabatniki… ni plus ni moins… Etil y a surtout des femmes, des femmes plus terribles que les hommesmoines, vieux croyants plus cruels encore que n’importe lesquelsdes Raskolniks.

« Ainsi, ainsi, continuait-il, haletant,pas un instant à perdre ! que je sois maudit du père de monpère et de la mère de ma mère et aussi de la mère de Dieu, si je nevous dis pas la vérité !… Enfin, voyons ! voyons !…vous avez bien entendu parler des Ténébreuses !… Il en estvenu là-bas, à l’île du Bonheur !… Et vous avez fui l’île duBonheur à cause des Ténébreuses !… ça n’est pas pour vouslaisser enfermer dans leur couvent !…

« Ah ! malheur ! malheur !si vous tombez entre les mains des Scoptzi ! On saitce qu’il en reste des jeunes femmes qui tombent dans leurs mains,après qu’ils les ont fait passer par la messe du sabbat !C’est bien connu !… barinia !… barinia ! ayezpitié de vous !… »

La supplication de Iouri était devenue sipressante, si ardente, si désespérée que Prisca ne put s’empêcherd’en être d’abord profondément remuée, puis touchée ! puisépouvantée…

Il parlait avec un tel accent de vérité !Si ce qu’il disait était exact, dans quelle épouvantable géhenneson hésitation n’allait-elle pas la précipiter ? Et cependant,elle hésitait ! elle hésitait encore !

Iouri maintenant se tordait les bras dedésespoir.

Il venait de jeter une phrase d’attente àWolmar qui l’appelait du fond de la cale :

– Vous voyez bien ! vous voyez bien qu’onnous attend !… Il faut partir tout de suite !Venez ! mais venez donc !…

Et, sortant à moitié son corps qu’il avaitglissé entre deux planches, il avait saisi Prisca et l’entraînaitenfin !

Or, justement, le colloque qu’il venaitd’avoir avec cette voix mystérieuse, au fond de la cale noire et unregard de Prisca jeté dans le sombre abîme de cette cale firentencore hésiter la jeune femme qui, d’un mouvement instinctif seretint à la cloison de la cabine… et elle resta dans lacabine !

Dans le même moment, il y eut des bruits à laporte. Iouri n’eut que le temps de disparaître dans son antre et deredresser la planche qu’il avait fait sauter.

– Ne dites rien, surtout ! Laissez-lesrepartir ! souffla-t-il à Prisca.

C’étaient Weisseinstein et le second quientraient.

À ce moment même, le bâtiment se remit àdanser ainsi qu’il arrive quand il y a du vent et que l’on met enpanne.

– Êtes-vous prête ? demanda le capitaine.Nous sommes arrivés ! Veuillez nous suivre !

Chapitre 15VERS QUEL ABÎME…

 

C’est alors que Prisca put juger de la fauteimmense qu’elle avait commise en n’obéissant pas tout de suite àIouri et en mettant en doute la fidélité de cet héroïqueserviteur ! De toute évidence, il ne pouvait être le complicede ces gens qui venaient si brutalement se mettre au travers de sonentreprise.

Et maintenant, tout était fini ! Elleallait y aller au couvent de la Petite Troïtza !… C’est ellequi l’avait voulu !…

Elle put entendre encore derrière elle unesorte de gémissement, et puis, comme elle ne se décidait pas assezvite à suivre ses geôliers, ceux-ci l’empoignèrent, sans aucunegalanterie, et la portèrent hors de la cabine !

Prisca fut emportée et déposée, grelottante defroid et d’épouvante, au fond de la norvégienne, qui dansait à lavague et se heurtait avec des craquements sinistres aux flancs duDago.

Wolmar était à la barre et regardait laprisonnière avec une curiosité qui ne semblait pas dénuéed’intérêt.

Deux autres matelots prirent les rames. Cen’étaient point ceux qui avaient accompagné Wolmar à Cronstadt.

Le capitaine descendit à son tour et commandala manœuvre… Bientôt, on s’éloignait du Dago et l’on sedirigeait vers la falaise. On n’avançait que fort lentement, àcause du vent que l’on recevait par le travers.

Enfin, on doubla un banc d’écueils, derrièrelesquels la manœuvre devint plus facile.

Étendue au fond de la norvégienne, Priscasemblait morte. Elle avait les mains crispées sur son corsage, danslequel elle avait eu le temps de glisser à nouveau le couteau deNastia.

Les minutes de cette petite traversée luiparaissaient des siècles.

Des mains la secouèrent. On étaitarrivé !… tout au moins à la côte…

Un chemin escarpé s’offrait à la petitetroupe, entre deux rocs de la falaise. Ils le gravirent sous lapluie, une pluie très fine et après s’être mis dans l’eau jusqu’auxgenoux.

Wolmar portait dans ses bras puissants Priscaet la plaignait et soupirait sur son triste sort… mais hélas !il ne pouvait plus rien pour elle ! Il était trop tard !Et lui-même ne tenait plus à rien risquer dans une affaire quiparaissait réglée pour l’éternité !

Il avait bien promis, cependant, avant departir, à ce Iouri, qui disposait de tant de précieux roubles, derevenir lui raconter tout ce qui s’était passé ; mais, envérité, s’il pouvait ne plus revenir du tout et ne plus revoirjamais le redoutable Weisseinstein, ni même le Iouri, cela feraittout à fait son affaire. En secret, il adressait, dans ce sens, debrûlantes prières à sa sainte patronne. Il se décida ainsi àdisparaître, à se cacher dans le prochain port, à brûler lapolitesse à tous !

Une sorte de char paysan, une vieilletélègue les attendait sur le plateau. Elle était conduitepar un antique spécimen de la contrée, un bavard infatigable quiavait certainement, en attendant les voyageurs, vidé plus d’unpetit verre de vodka dans les kabatchoks du bordde la route.

Quelle route ! Un ravin ! QuandWolmar eut déposé Prisca sur le banc de la télègue, il reçutl’ordre de retourner avec ses deux compagnons à la norvégienne etde se rendre au petit port, où le capitaine reviendrait lesrejoindre et où ils devaient, sous peine d’un destin menaçant, semontrer discrets.

– Adieu, tous ! murmura Wolmar, et queDieu le Père vous bénisse !

La télègue se mit en route ; la pluie,momentanément, avait cessé. Dans le lointain, on voyait encore sepresser d’énormes nuages. Quelques étoiles finissaient dedisparaître à l’horizon. Cependant, les contours des arbres chargésde pluie et agités par le vent commençaient à se dessiner dansl’ombre.

L’aurore était pauvre et désolée comme tout cepays qu’elle éclairait si timidement encore !

On prit, par le travers de la plaine, unchemin qui n’était, à peu près, qu’une piste, à travers desfougères et des chardons humides.

Enfin, Weisseinstein mit sa main large étenduesur son front, les yeux fixés au-dessous, vers une ligne demurailles, couleur de safran, et de tours décapitées,dit :

– C’est là ?

– C’est là ! répéta le cocher, oui, c’estbien là ! Vous avez l’œil sûr d’un marin de la bonneécole ! Compliments à monsieur le capitaine !…Savez-vous, mon petit père, que j’ai connu ces vastes plainescouvertes de blé, de petits bois, de villages, heureusementpeuplées de beaux gars et de belles babas !… C’était au tempsdes anciens moines, qui ont été dépouillés et remplacés par lessaintes femmes ! Les très chères ne se sont plus occupéesque de notre salut à tous, pour lequel il fallait nous rendremisérables aux fins de gagner le paradis ! Et, pour ellesaussi, elles ont tout négligé ! Hélas ! il n’y a plusd’or sur les coupoles du monastère ! ni dans sescoffres !… Les vents gémissent terriblement dans ses muraillesà jour !… De pauvres femmes saintes ne sauraient avoirl’esprit d’administration, n’est-ce pas ?

« Mais j’en ai assez dit ! Tout cecine me regarde pas ! ni vous non plus ! assurément !…Encore une petite dame qui va gagner le paradis !fit-il en se tournant brusquement vers Prisca, qu’étourdissait sonlangage…

– Te tairas-tu, vieil ivrogne, grognaWeisseinstein, qui l’avait déjà bourré bien inutilement pourl’inciter à garder, ne fût-ce que cinq minutes, lesilence !

– Oui ! oui ! certes ! je metairai ! La parole a perdu le monde avec Satan, mais l’a sauvéavec le fils de Dieu ! Rien ne m’empêchera de proclamer que cemonastère est le plus terrible et le plus saint desmonastères ! Eh là ! seigneur ! regardez ces murs,ils sont sacrés ! c’est la Petite Troïtza ! Une choseaimée des puissances du ciel et de la terre ! et pleine demiracles ! c’est bien connu !

« Qu’il se lève celui qui dira lecontraire ! Il aura affaire à moi, tout vieux que jesuis ! Et alors !… et alors, c’est vrai que notrepetite dame s’en va gagner le paradis ?… j’en ai conduitcomme ça quelques-unes qui y sont certainement allées tout droit,car je ne les ai plus revues depuis.

Une bourrade envoya rouler le vieux aux piedsde ses chevaux.

On était arrivé sous le porche, en pleincentre de l’entrée principale.

Deux minces et longs personnages fortcorrects, habillés de pardessus comme à la ville et de chapeaux defeutre mou, qui n’avaient pas ouvert la bouche de tout le voyage,et qui étaient montés en cours de route sur la télègue, sans quePrisca s’en fût même aperçue, firent descendre la jeune femme deson char rustique et la reçurent dans leurs bras, presqueinanimée.

Weisseinstein les salua d’un adieu assez rude,replaça le cocher sur son siège, lui remit les guides en mains,regrimpa sur la télègue, et aussitôt les chevaux repartirent.

Prisca sembla, une seconde, revenue à la vieet poussa un cri strident qui monta vers le ciel désert et remplit,un instant, l’écho de la vallée.

Mais les deux hommes l’avaient déjà pousséesous le porche et frappaient à la poterne, au-dessus de laquelle onlisait, en caractères grecs, ces mots : PetiteTroïtza…

Chapitre 16LES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA

 

La porte avait un judas grillé, fermé d’unportillon qui s’entr’ouvrit.

Une antique figure ridée apparut, lança unregard au dehors et, presque aussitôt, la porte fut poussée.

Prisca se trouva dans le couvent, entre lesmains de quatre vieilles, sans qu’elle se rendît bien compte del’événement.

Les quatre vieilles parlaient si vite et leurlangage était si bizarre, qu’elle ne comprenait rien à ce qu’ellesse disaient, dans la figure les unes des autres, nez contre nez,menton contre menton, leurs doigts crochus sur la pauvre enfant,comme si elles se disputaient déjà une proie qu’elles allaientdévorer. Elles étaient singulièrement habillées d’une robe blancheet d’un manteau noir. Un bonnet noir leur enserrait étroitement latête. Des croix, quelques humbles bijoux orthodoxes leurbrinqueballaient sur la poitrine et cliquetaient à leurs gestes quiétaient désordonnés.

Cependant, elles se calmèrent, et Prisca putse rendre compte que ces singulières nonnes ne lui voulaient pointde mal, et que, ce qu’elle avait pu prendre, tout d’abord, pourmanifestations de dangereuse hostilité, n’étaient que « gestesamicaux ».

Toute leur ardeur querelleuse venait de cequ’elles se disputaient l’honneur d’aller conduire la nouvellepénitente à la mère supérieure de la communauté.

L’une d’elles, celle qui avait un regard deflamme sous ses vieilles paupières fripées et qui était la portièreen chef, finit même par confier, dans un langage convenable, àPrisca, que son arrivée avait été annoncée dans la nuit même, etqu’aussitôt, la très sainte mère avait donné des ordres pour queleur nouvelle compagne fût reçue avec de grands soins, car le bruitcourait qu’elle avait supporté de grandes fatigues.

– Il ne tient qu’à vous, ma petite colombe,d’oublier tous les maux que vous avez soufferts. Ici, si vous savezvous y prendre, c’est la maison du paradis, où tout s’efface dupassé dans le bonheur présent, surtout quand on est une jolie etaimable barinia comme vous !

Et, se tournant vers les autresvieilles :

– Voici, je vous présente des exemples de laméchanceté des hommes, mon cher soupir de la Vierge… Celle-ci estvotre sœur Tania, qui a été mariée à un colonel ivrogne, il y abien longtemps de cela, et qui a divorcé pour venir avecnous ! Celle que tu vois à tes pieds qu’elle réchauffe dansses vieilles mains ridées, c’est Kostia ! Elle est un peufolle, parce qu’elle a reçu, dans son jeune âge, un grand coup depieu sur la tête, que lui a administré un père qui ne l’aimait pas,et qui rentrait de la chasse…

« Et celle-là qui te sourit comme si ellevoulait te mordre, à cause de ses deux dents du haut et de sa dentdu bas mal plantée, c’est, pour la douceur, un petit ange échappéde la chaudière du démon ! À part cela, elle n’a point mauvaiscœur ; mais il faut lui pardonner parce qu’elle a été veuve debonne heure et que cela l’a rendue comme enragée ; n’est-ilpas vrai, chère Alexandra ?…

« Je ne vous parle pas de moi qui suisune vieille fille, qui en ai vu de toutes les couleurs, mon petitpigeon du Saint-Esprit !… Jusqu’au jour où je suis venue mejeter au pied des saints archanges et des hommes de Dieu qui ontreçu de lui le don du miracle ! Mais je bavarde, jebavarde ! et le temps passe, et il faut que je vous conduise,au plus tôt, devant notre chère mère à toutes. Vous verrez, elleest très bonne ! Avant de vous conduire auprès d’elle, j’aitenu à vous dire cela. Excusez-moi ! Je m’appelleCatherine…

Étant à bout de souffle, elle empoigna Priscaavec une aimable brutalité et la fit sortir de la conciergerie, quiétait une petite bâtisse carrée, au fond d’une cour. Cette courétait fermée d’une grille. On ouvrit la grille. Les trois autresfemmes suivaient en jacassant.

Elles traversèrent les jardins de la PetiteTroïtza. Ces jardins avaient dû être magnifiques quand ils étaiententretenus ; maintenant, ils poussaient à leur gré, au milieudes vieilles pierres et des bâtiments innombrables. Certes !la Petite Troïtza n’avait jamais été une ville immense comme laTroïtza moscovite, mais c’était encore un petit monde…

Prisca et les sœurs, toujours bavardant,toujours gesticulant, passèrent sous les voûtes des bâtiments, dontquelques-uns marquaient un état de grand délabrement etparaissaient même abandonnés depuis de longues années.

Soudain, comme elles traversaient une cour,entourée d’un cloître aux lourds arceaux, très bas sur leurscolonnes trapues, Prisca aperçut des êtres étranges qui glissaientdans l’ombre de ce cloître.

C’étaient des figures singulières d’hommes,prêtres ou moines, habillées de longues robes qui leur cachaientmême les pieds et qui leur recouvraient les bras. Seule la têtepassait et on ne voyait de cette tête enfermée dans une sorte decagoule, qu’une portion du visage, les deux yeux et labouche ; le nez lui-même disparaissait sous un morceaud’étoffe posé transversalement.

Cette apparition était si lugubre que Priscane put s’empêcher d’avoir un geste d’effroi et de s’arrêter,terrifiée, car, sous leur cagoule, tous les yeux laregardaient !

– Avancez ! avancez donc, mon petitpigeon ! et ne tremblez pas comme ça, lui souffla la vieillesorcière-portière aux yeux de flamme, pourquoi trembler ? Cesont nos saints martyrs ! Vous avez dû entendreparler ! Ce sont eux qui nous assurent le service duculte ; et ils n’hésitent devant aucun sacrifice dansles grandes circonstances. On pourrait faire le tour de tous lesRaskolniks, dans tous les couvents de la terre russe, onn’en trouverait pas de pareils assurément.

Prisca ne se soutenait plus.

– Nous allons vous porter, puisque vous êtessi faible, mon petit agneau.

– Non ! non ! ne me touchez pas.J’aurai la force, mais sortons vite d’ici. Ces hommes me fontpeur !

– Regarde ! Regarde ! en vérité,regarde autour de toi. Il n’y a plus aucune ombre. Il n’y a pluspersonne d’autre que nous ! Et écoute la cloche qui nousappelle. Ils sont tous partis à la messe. À la messe auknout ! Vite ! vite ! nous allons être enretard. Nous ne serons jamais arrivées pour « la messe duknout » !

– Qu’est-ce que c’est que ça : « lamesse du knout » ? demanda Prisca, de plus en pluseffrayée, je ne veux pas aller à cette messe-là, moi !Conduisez-moi vite auprès de votre mère supérieure, tout de suite,puisque c’est l’ordre que vous avez reçu, exécutez-le !

– Oui ! oui ! mon chérubin, biensûr. Tout ce que tu voudras, comment t’appelles-tu ? Noust’avons toutes dit nos noms.

– Vite ! vite ! voilà la messe quicommence. Nous sommes en retard avec toutes vos histoires,criaillaient les trois vieilles.

Elles arrivèrent devant un grand bâtimentcentral. Une demi-douzaine de nonnes de basse condition étaient entrain de nettoyer et de laver le seuil et l’escalier en l’honneurde la « mamouchka » qui allait descendre par là, tout àl’heure, pour se rendre à la messe. Prisca et celles quil’accompagnaient passèrent au milieu de la curiosité aiguë desservantes.

Ce bâtiment était tout à fait propre,badigeonné à neuf, clair et orné de belles images. On introduisitPrisca dans une sorte de parloir-salon garni de fauteuils rouges etor du plus mauvais goût et qui devaient être arrivés récemment endroite ligne des derniers pillages des salons mondains de laPologne galicienne. Toute cette modernité se mêlait à uneornementation orthodoxe de croix, de candélabres sacrés sur unecheminée à paravent et de bogs dans les coins, sur lesétagères.

Ces bogs sont les images que lesRusses multiplient avec un si grand luxe dans leurs églises et dansl’intérieur de leur maison. Elles sont peintes sur toile ou surbois. Jamais de statue ni de reliefs ; l’Église russe lesproscrit comme hétérodoxes. Tout ce qu’elle se permet, c’est derecouvrir les images les plus précieuses de plaques d’or oud’argent ciselées de manière à ne laisser à découvert que la têteet les bras des personnages. On incruste aussi dans leurs cadresdes pierres fines, même des diamants.

Il n’y avait point de nobles, point demarchands surtout, à l’époque où se passent les événements que nousretraçons, qui n’eussent de ces luxueuses images suspendues à l’undes angles de leur salon, ou de leur chambre à coucher. Dans lesisbas ou chaumières de paysans russes, la place d’honneurest sous la petite chapelle qu’ornent les images de famille ;on y fait asseoir les personnes respectables ou l’hôte dedistinction.

Or, Prisca venait de se laisser tomber sur unfauteuil, en tournant le dos aux saintes images, quand la saintemère du couvent fit son apparition.

Elle était habillée d’une robe blanche et d’unmanteau noir bordé d’hermine. Elle portait sur sa poitrine unegrosse croix de diamants de la plus grande richesse. Elle étaitcoiffée d’une espèce de cape à pointe noire semblable à celle enusage pour les veuves du seizième siècle. Avec cela, elle avait leplus grand air du monde.

Peut-être, sous sa coiffe, avait-elle descheveux blancs. On n’en savait rien. Telle quelle, avec ses jouesroses et ses yeux bleus, elle paraissait dans les trente àtrente-cinq années, au plus, ce qui est un très bel âge.

Elle commença de considérer Prisca avec unegrande sévérité, parce qu’elle tournait le dos aux bogs.

Elle lui fit entendre que ce n’était point làune attitude convenable ; et comme les femmes qui étaient làfaisaient chorus avec elle, elle les chassa très brutalement, avecdes paroles brèves, comme on fait avec les domestiques qui ontperdu un instant le sentiment de leur inexistence.

La pièce fut vide en un instant. Alors, labonne « mamouchka » s’assit auprès de Prisca accablée, etlui prit la main qu’elle caressa avec une grande douceurconsolante.

Elle l’appela « mon petit pigeon, mapetite colombe, mon petit agneau » et lui promit si bien lapaix, le repos et la « satisfaction générale de son corps etde son âme », au fond de cette retraite, que Prisca en conçutun semblant d’espoir.

Mon Dieu ! elle espérait ceci ;qu’on avait voulu simplement l’isoler dans un couvent et qu’onne lui ferait point d’autre mal ! Au fond, pourquoi luifaire du mal ? C’était tout à fait inutile ! Ses ennemisne pouvaient avoir d’autre but que de la séparer du grand-duc.C’était fait ! Elle n’avait plus rien à redouter, et, dans lapaix de ce couvent, elle aurait tout loisir de préparer sa fuite oud’attendre que son Pierre vînt la chercher !

Car il trouverait bien le moyen de la tirer delà ! Cette mère religieuse paraissait tout à fait une grandedame, admirablement élevée et incapable de faire souffririnutilement une pauvre créature, dont le seul tort avait étéd’ignorer que le jeune homme qu’elle aimait était prince.

Quant aux histoires que lui avaient contées cefou de Iouri, comment y ajouter foi ? Nous n’étions plus aumoyen âge ! On n’allait plus au sabbat ! Il y avait biendans ce couvent quelques figures de sorcières : mais Priscales avait entendues et jugées. C’étaient des petites vieilles,habituées aux soins du ménage, et radotant sur n’importe quoi, trèsprosaïquement et comme des servantes bavardes.

Quant aux moines à cagoule, est-ce que Priscaallait s’étonner d’une mascarade de plus ou de moins dans lacomédie du Raskol ? Il fallait s’attendre évidementaux choses les plus bizarres dès que l’on soulevait le voile duculte chez les vieux croyants. Ils le célébraient de bien desfaçons différentes. Tout de même, ils ne mangeaient pas les petitsenfants !

Ah ! Prisca ! Prisca ! Il terestait ton couteau, et tu avais résolu de mourir, s’il lefallait ! Mais combien serais-tu heureuse s’il ne lefallait pas ! Mourir sans lui, autant vivre, autant vivrepour essayer de revivre avec lui. Et tu te raccroches à lavie ! Dans ta détresse, tu serres tout doucement, toutdoucement, la main de la « mamouchka » !

Celle-ci a senti ta douce pression ! Ellese penche vers toi. Elle t’enveloppe de son doux regard enchanteur,elle dépose sur ton front un baiser plein d’une tendreprotection.

– Venez ! mon enfant, je vois que vousserez très raisonnable. Il le faut. Et nous continuerons à être debonnes amies. Je suis la vraie mère, la petite mère du sainttroupeau. Comment n’obéirait-on pas à sa mère ! Je vais vousfaire conduire à votre chambre, mon petit pigeon !

Elle appela Catherine, qui attendait sesordres dans le corridor et lui donna ses instructions concernantPrisca. Puis, elle rentra dans son appartement, disant qu’ellen’avait plus que le temps de se rendre à la messe.

Catherine s’empara à nouveau de Prisca, cettefois, avec une humeur des plus combatives. Elle la conduisit, ouplutôt elle la bouscula jusque dans la chambre qui lui avait étéréservée, au second étage de ce bâtiment central même qui était leplus commode, le plus hygiénique et l’un des plus luxueuxassurément de la communauté.

Prisca ne fut pas à demi étonnée de constaterque l’on ne mettait pas seulement une chambre à sa disposition,mais un petit salon, et un cabinet de toilette.

– Oui ! oui, ma colombe, tu es soignéecomme une grande dame de la cour. Plains-toi. Tandis que, moi,j’habite dans un trou à rats, comme de juste.

– Votre mère supérieure a un air tout à faitbon, émit Prisca.

– Tout à fait bon ! tout à faitbon ! ne t’y fie pas. Tu l’as vue, la très chère sainte mère,et tu as été troublée, séduite ! Ah ! elle est bien commeDieu le père l’a faite, toujours la même. Son regard est caressant,sa parole de miel, tu as été captivée du premier coup, c’est biencela ! Oh ! je vois ce qui se passe en vous,mademoiselle. Vous êtes étrangère, mais vous n’auriez pasété étrangère que c’était la même chose. Oui, certes, je constatetout l’effet produit sur vous par une première entrevue. C’étaitinévitable !… Mais permets à une vieille femme de Dieu, qui ade l’expérience, d’apporter un contrepoids dans la balance.

La vieille sorcière-portière alla à la porte,et, après un coup d’œil au dehors, la referma soigneusement.

– Ici, fit-elle en revenant mettre son beccrochu sous la pâle figure angoissée de Prisca, ici, sache-le bien,mademoiselle (elle disait ces mot en français), ici toutest jeu et tout joueur est fripon. Aussi importe-t-il d’avoir l’œilau guet. Je reviens à la petite sainte mère, s’il te plaît,mademoiselle. Sous un air de bonhomie apparente, elle al’intelligence déliée, incisive. C’est une femme, vois-tu, mapetite colombe, qui vous lit jusque dans les entrailles !

Elle souffla un peu, puis reprit :

– Comprends une fois pour toutes que la bontéest un vernis sur sa jolie figure. De la bonté ! Écoute monagneau, je vais te dire une chose qu’il ne faut répéter qu’auxsaints archanges. Il y avait ici une sœur qui était plus joliequ’elle, eh bien, elle lui a fait crever les yeux, fendre le nez etpercer la langue au fer rouge. Ainsi, juge !

– Je ne vous crois pas ! répliquanettement Prisca, que tout ce bavardage hypocrite fatiguaithorriblement.

– Tu ne me crois pas, vraiment, tu ne me croispas ! Eh bien ! viens donc te promener un peu avec moidans le jardin, du côté de l’église des Scoptzi, si tun’es pas trop fatiguée, ma chère petite âme, et viens faire unepetite prière avec ta servante, et tu verras ce qui peut arriver debon à une « demoiselle » qui a cessé de plaire à notretrès sainte mère ! Veux-tu, dis ? Veux-tu ?

– Qu’est-ce que c’est que l’église desScoptzi ? questionna Prisca, de nouveau intriguée.

– Sache qu’il y a ici l’église desScoptzi, et celle des Khlisti, et celle desSabatniki, et d’autres qui ne servent plus à rien. Maisles Scoptzi sont nos prêtres spéciaux à nous ; on lesa fait venir du fond de la Terre Noire, pour nous servir. Oui,ceux-là sont des prêtres terribles et qui savent vraiment ne riencraindre devant Dieu et devant le diable ; quant aux Khlisti,n’en parlons pas, n’est-ce pas ? Tu as entendu parlerpeut-être, des « Ténébreuses » ? Eh bien ! cesont elles qui font office de Khlisti quand elles viennentici pour leurs petites fêtes, avec leur Raspoutine.

« Ce sont des farceuses, ni plus nimoins, affirma la vieille avec un hochement de tête. Quant à ceRaspoutine, il ne porte d’attention qu’aux jolies femmes. N’enparlons pas. J’en ai connu des prophètes, à mon âge, des prophètesqui faisaient le salut de tout le monde, même des vieilles femmesde Dieu comme moi ; ça, c’étaient des envoyés de Dieu !Mais Raspoutine, c’est un bouc noir, tout simplement.

– Comment oses-tu parler ainsi de ceRaspoutine et de la sainte mère supérieure ? Ne crains-tupoint quelque châtiment, s’ils sont si terribles que ça ?questionna Prisca soupçonneuse.

– Pas même, répondit l’autre avec amertume.Non, pas même ! On ne s’occupe pas d’une pauvre vieille commemoi. Les vieilles ne comptent pas ici. Elles n’ont d’autre plaisirque de voir punir les jeunes qui ont eu le don de déplaire à toutela clique de la très sainte mère. Je te dis tout cela comme je lepense. Prends garde à toi, ma petite colombe ; c’est moi quit’en avertis. Prends garde à toi. Et maintenant, bois ce bouillonchaud que l’on t’apporte et couche-toi.

Prisca se jeta sur ce bouillon. Quand ellel’eut bu :

– Je veux être seule ! dit-elle àCatherine, va-t’en. J’ai besoin de me reposer.

– Si tu crois que je ne serais pas partie déjàsi je le pouvais ! grogna la vieille. Mais j’ai l’ordre de nepoint te quitter. Sans quoi, je serais à la messe, bien sûr, à lamesse des Scoptzi. Mais tu m’as fait manquer la messe.Tant pis pour moi et tant pis pour toi. Parce que tu aurais pu nonseulement prier, mais t’instruire. Et tu aurais déjà perdul’habitude que tu commences à prendre de me traiter dementeuse.

– Allons donc à la messe, décida Prisca,poussée par une curiosité aiguë et aussi par le besoin qu’elleavait de ne point rester seule avec cette vieille qui sentais laterre morte et dont elle haïssait les propos et l’affreuxsourire.

Elles descendirent donc et se retrouvèrentbientôt dans cette cour entourée de cloîtres où se promenaientnaguère les ombres des Scoptzi.

La porte d’une chapelle s’ouvrait au fond decette cour ; Prisca, suivie de la sorcière-portière en chef,et de deux autres sœurs surveillantes et dont la mission était sansdoute d’accompagner partout la prisonnière, pénétra dans la petiteéglise.

Ce devait être une messe basse et sans grandecérémonie. D’abord, il faisait sombre là dedans. Pas de bougiesallumées, excepté celles qui le sont toujours devant les bogs. Lesmurailles étaient couvertes d’icônes aux cadres d’or et d’argentcomme on en trouve dans toutes les églises de Russie ; unegrille de fer ouvragée fermait le chœur.

On n’apercevait d’abord que les nonnes, unetrentaine de nonnes de basse condition qui se prosternaient, serelevaient et se reprosternaient, se signaient, se frappaient lapoitrine, s’aplatissaient sur le pavé en marmottant d’étrangeslitanies.

Prisca fut poussée par sa petite troupe contreun pilier.

Elle avait assisté souvent à ce spectacleextérieur de la piété orthodoxe et n’y trouvait rien de bienextraordinaire quand, soudain, la grille du chœur fut ouverte etl’on aperçut le chœur et le tabernacle.

Tous les Scoptzi, « les prêtresmutilateurs » avec leurs longues robes suaires et leurscagoules et leurs bonnets pointus, se tenaient debout sur lesmarches de l’autel, à droite et à gauche. Au-dessous, dans lefauteuil abbatial était assise la très sainte mère. Elle avaitvraiment une figure angélique. Un doux rayon du dernier soleild’automne, passant à travers un vitrail, vint lui caresser lesjoues et éclairer son aimable visage.

Autour d’elle et sur les derniers degrés del’autel, assises sur des escabeaux, d’autres religieuses, quiavaient, du reste, le plus grand air, et qui étaient touteshabillées de blanc, la poitrine couverte d’emblèmes sacerdotaux,lui faisaient une sorte de cour, comme à une reine. C’étaient leschanoinesses.

Or, ce n’étaient ni les Scoptzi, avecleurs cagoules, ni la sœur supérieure avec sa cour de chanoinessestoutes blanches qui retenaient maintenant l’attention de Prisca,c’était une espèce de chevalet incliné diagonalement et auxextrémités duquel étaient fixés des anneaux de fer.

Il était placé en avant du chœur, à la hauteurdes grilles.

Ce n’était pas la première fois qu’elle voyaitun semblable appareil. Elle le reconnaissait. C’était l’appareilofficiel auquel on attachait le patient qui avait été condamné àrecevoir le knout.

On lui en avait montré un de cette sorte, àl’office de la police, dans une grande ville de province qu’elleavait visitée avec la famille Nératof.

À quel supplice allait-elle donc assister.Elle comprenait maintenant ces mots prononcés par les vieillesnonnes portières :

– Nous aurons aujourd’hui une messe duknout !

Presque aussitôt une toute jeune femme futamenée par l’exécuteur des hautes œuvres du couvent, un homme surlequel Prisca eut tout de suite de multiples renseignements :c’était un bourreau qui avait servi autrefois à Kiev et qui avaiteu des démêlés avec le gouverneur parce qu’il avait tué le patientau dixième coup, au lieu de donner tranquillement cinquante coupset de le laisser vivre !

Mais il était rentré en faveur, grâce àl’archevêque Barnabé, l’ami de Raspoutine, qui avait fait cadeau decet homme à l’homme de Dieu, lequel en avait fait cadeau aucouvent.

Cet homme qui avait, non point une figure debrute, mais au contraire une belle tête aux yeux bleus, bienencadrée de chevelure et de barbe blondes, ce qui lui donnait unair tendrement inspiré, était habillé comme l’étaient tous lesdonneurs de knout de profession dans le meilleur temps du knout quin’est pas fort éloigné, d’un pantalon de velours noir entonné dansses bottes, et d’une chemise de coton de couleur, boutonnée sur lecôté. Il avait les manches retroussées, de manière que rien ne vîntembarrasser ses mouvements.

Quant à la jeune femme que cet homme poussaitdevant lui, elle était vêtue d’une jupe sombre et d’une chemise quel’on avait rabattue, de façon que ses épaules et son dos fussent àpeu près découverts.

En dehors de cela, elle faisait grand’pitié àvoir à cause de son pauvre visage qui était tout envahid’épouvante.

On la voyait trembler. Elle avait les mainsdéjà attachées plat sur plat, comme il convient, les cordes luibrisant à peu près les poignets.

L’exécuteur la poussa vers le chevalet et l’yétendit assez brutalement, tandis qu’elle faisait entendre lespremiers gémissements de son âme et de son corps en détresse.

Ses pieds et ses mains furent fixés auxanneaux de fer. La malheureuse était ligotée de telle sorte qu’ellene pouvait plus faire aucun mouvement.

Elle était tendue là « comme une peaud’anguille que l’on fait sécher », selon la forte expressionde M. de Lagny ; qui nous fait assister à un suppliceidentique et nous le rapporte dans son livre si curieusementdocumenté : le Knout et les Russes.

La malheureuse, à un moment de cette premièreopération préalable, fit entendre un premier cri déchirant, c’estque la tension des cordes lui faisait déjà craquer les os et lesdisjoignait !… N’importe, tout à l’heure, les os vontautrement craquer et se disloquer !…

L’homme aux manches retroussées a pris à deuxmains l’instrument du supplice, le knout…

Le knout est une lanière de cuir épais,taillée triangulairement et longue de trois ou quatre mètres, larged’un pouce, s’amincissant par une extrémité et terminée carrémentpar l’autre… Le petit bout est fixé à un manche de bois d’environdeux pieds…

L’homme, qui s’était reculé, se rapprocha, lecorps courbé, traînant cette longue lanière à deux mains entre sesjambes…

Arrivé à trois ou quatre pas de la patiente,le voilà qui relève vigoureusement le knout au-dessus de sa tête,et le rabat aussitôt avec rapidité. La lanière voltige dans l’air,siffle, enlace le corps de la pauvre enfant comme d’un cercle defer…

Sinistre hurlement !… Malgré son état detension, la malheureuse bondit comme sous les étreintes puissantesdu galvanisme. Les cris qu’elle pousse n’ont plus riend’humain ! Et elle ne cessera plus de crier.

Autour d’elle, dans le chœur, rien ne luirépond. C’est le plus absolu silence de tous et de toutes. Tout lemonde regarde le spectacle avec un frémissement d’intérêt et debienveillance pour le bourreau.

Il n’y a de pitié pour la martyre que dans lebas de l’église, sur le parvis où grouille le peuple des servantesqui gémit, se signe, se prosterne et se frappe le front sur lespavés d’airain.

L’exécuteur retourne sur ses pas et recommencela même manœuvre autant de fois qu’il y a de coups à appliquer aucondamné. Quand la lanière enveloppe le corps par les angles quefont deux os, la chair et les muscles sont littéralement tranchésen rondelles comme avec un rasoir et les os craquent ; si elletombe à plat, la chair n’est pas tranchée mais broyée,écrasée ; le sang jaillit de toutes parts…

La patiente n’est plus qu’une pauvre chosehurlante ; on voit son dos qui n’est plus qu’une plaieaffreuse. Le reste de sa chair devient bleu et vert comme celled’un cadavre pourri !…

Cependant, ce bourreau-ci, qui a eu desmalheurs, a appris à frapper sans tuer. Cette jeune femme reçoitvingt coups de knout et n’est pas morte. Et elle n’en mourra point.Mais, pour le moment, elle n’en vaut guère mieux.

La figure d’ange de la supérieure n’a pointcessé de sourire gracieusement à la pauvre martyre !… Etmaintenant, la cérémonie est terminée…

Toutes ces dames se sont levées derrière lasupérieure qui passe devant la patiente évanouie entre les bras desScoptzi qui sont en train de la détacher. La bonne mère sepenche sur ce front couvert d’une sueur sanglante et y dépose unpieux baiser :

– C’est pour ton bien, mon petitpigeon !

Toutes les chanoinesses ont l’air d’être del’avis de la supérieure et embrassent le front livide etsanglant.

En somme, cette petite exécution ne semble pasavoir remué beaucoup les cœurs et nous aurions tort de nous enétonner nous-mêmes, surtout si nous n’oublions pas que la chose alieu dans un couvent de femmes russes, où il s’est passé de toustemps des événements autrement extraordinaires ! et tels qu’ilserait difficile de les rapporter ici.

M. Léouzon Le Duc, dans son livre siintéressant : La Russie contemporaine, écritceci : « Autant les monastères d’hommes se recommandenten certaines mesures par la science orthodoxe de leurs habitants etpar leur vertu, autant ceux qui servent de refuge aux femmes sesignalent généralement par leur ignorance et leurs désordres. On adéjà raconté sur ces derniers des faits étranges ; je pourraisen ajouter de plus étranges encore, et je défierais,ajoute M. Léouzon Le Duc, qui que ce soit de lecontester ! Mais à quoi bon grossir une honteusechronique ? conclut l’auteur. Le respect que nous portons àceux qui nous lisent nous impose une pudeur qu’il nous seraitimpossible de garder si nous touchions trop vivement aux mystèresdes Vierges orthodoxes… »

Nous sommes de l’avis de M. Léouzon LeDuc, et ce n’est pas nous qui soulèverons ce linceul d’ignominie.D’autant plus que nous sommes persuadés qu’il y a des exceptions àcette méchante règle relevée, hélas ! par tant d’auteurs.L’orthodoxie, elle aussi, a ses saintes. Pour le moment,contentons-nous de raconter les malheurs de Prisca !

* * * * * * *

 

Prisca est prisonnière dans un couvent, dontla sainteté s’est enfuie sous le souffle délétère de Raspoutine etdes Ténébreuses, qui, pour mettre le comble à leurs diableries,n’avaient pas craint de faire assurer le service divin par leséléments les plus fanatiques du Raskol. Elles avaient faitrechercher dans tous les coins monastiques de l’empire les plusrenommés de ces Scoptzi et de ces Sabatniki,prêtres fanatiques de la Douleur, dont nous ne pouvons nous faire àpeu près quelque idée que si nous nous rappelons avoir vu, à l’unede nos dernières expositions, les Aïssaouas.

Nous ne saurions douter maintenant que Priscane fût, dans cette dernière aventure, la victime de lagrande-duchesse elle-même, de cette Nadiijda Mikhaëlovna, quireportait sur la pauvre enfant toute la fureur dans laquellel’avait jetée l’attitude outrageante de son fils et sa conduitesacrilège. Ivan n’avait-il pas osé porter les mains sur sa mère. Ill’avait insultée, menacée, et cela pour cette Prisca…

Quand la grande-duchesse était sortie de ladatcha du lac Saïma, chassée par son fils, Prisca étaitcondamnée.

Nadiijda Mikhaëlovna s’était demandé pendantquelque temps :

« À quoi ? »

Nulle vengeance ne lui paraissait assezcruelle. Or, dans le même moment, le Raspoutine était tombé à unétat d’esprit bien désespérant pour les Ténébreuses ; ou bienson humeur effroyable leur rendait, à peu près, la vie impossible,ou bien, tout à coup il se réfugiait dans une sombre mélancolied’où il était bien difficile de le tirer et cela pendant des joursentiers.

La Wyronzew et Nadiijda Mikhaëlovna finirent,de guerre lasse, par questionner la femme de Raspoutine elle-mêmequi le connaissait mieux que quiconque, et qui, souvent, sansrecevoir de confidences, le devinait.

Elle leur dit tout de suite :

– Comment ne voyez-vous pas cela ?… Ils’agit d’une femme, assurément. Tenez, il y en a une qu’il poursuità boulets rouges en ce moment et contre laquelle il soulève toutela police judiciaire et à cause de laquelle il met sur les dentstous les pristafs (commissaires de police) de Petrograd,c’est la Kouliguine. Eh bien, m’est avis que Gricha ne serait passi méchant pour la Kouliguine s’il n’avait aucune idée sur elle.Quand je lui parle de ça, il me lance de tels regards que jen’insiste pas. Et je ne vous conseille pas de lui en parler. Maisrenseignez-vous !

Elles s’étaient renseignées et elles eurentbientôt acquis la certitude que le Novi (le« Nouveau »), comme on appelait maintenant le prophète,avait l’esprit fortement occupé par la Kouliguine depuis certainesoirée chez les Khirkof, où elle avait dansé.

Raspoutine avait tout fait pour la rejoindredepuis, mais avait été éconduit assez grossièrement, de quoi ilétait devenu fort sombre.

Ce n’était point la première fois que lesTénébreuses avaient à combattre des difficultés de ce genre. Dansune circonstance identique, elles avaient trouvé pour consolerRaspoutine cette petite Nathalie Iveracheguine, qui se mouraitd’avoir passé par de tels bras.

– On va lui donner Prisca, avait proposé trèsardemment Nadiijda Mikhaëlovna. Et il oubliera peut-être laKouliguine, au moins pendant quelques jours.

Le projet fut accepté d’enthousiasme et toutfut réglé pour qu’il réussît.

La grande-duchesse et la Wyronzew disposaientde trop de moyens, surtout depuis la réapparition deDoumine, pour que cette abominable machination n’aboutîtpoint.

Nous voyons maintenant où elle en était. Ensortant de l’église des Scoptzi et de la messe du knout,pendant laquelle on avait dû soutenir Prisca, qui était tombée dansles bras de ses gardiennes, dans le moment qu’elle voulait fuirl’affreux spectacle, la pauvre enfant ne devait plus se faireillusion sur ce qui l’attendait dans cette extraordinaire« retraite ».

Défaillante, elle eut cependant la force dedemander :

– Mais qu’est-ce que cette malheureuse a faitpour qu’on la martyrise ainsi ?

– Ce qu’elle a fait ? s’écria l’une deses gardiennes, mais elle est entrée dans le petit salon de notretrès sainte mère sans avoir salué les bogs ! Et, tout desuite, elle a tourné le dos aux saintes images, comme unehérétique. Si ceci ne mérite point deux mille coups de knout, quanddonc la fouetterait-on ? Notre très sainte mère est tropbonne.

– Oui, oui ! elle est trop bonne, répétaà mi-voix la vieille sorcière-portière à l’oreille de Prisca. Je tecrois bien qu’elle est trop bonne, et la petite martyre est tropjolie, ça lui apprendra, ça lui apprendra ! Enfin, personne nepeut se vanter d’avoir une humeur parfaite, si sainte que l’onsoit.

« Aussi notre très sainte mère a un goûtmarqué pour les liqueurs fortes. Il lui arrive parfois d’êtreincommodée, au point de tomber en syncope ou dans les convulsionsd’une fureur frénétique, la pauvre dame !

« On ne dirait point cela à la voir,n’est-ce pas, tant elle a la joue tendre et le sourire enfleur ? C’est un tempérament qui supporte tout. Cependant,quand elle a trop « pris », il faut couper sa robe et sescorsets. Après quoi, rendue à ses aises, elle bat à tour de brasles servantes. Mais celles-ci n’ont point à se plaindre. Elle lesbourre de coups sans grand dommage.

« Là où elle est admirable, c’estquand elle ne s’entend point avec une de ces demoiselles de qualitéqu’on amène ici pour son salut. Alors, en avant lerèglement ! Elle peut en faire ce qu’elle veut. Elle décrèteune messe de knout comme elle vous dit : « Bonjour, monpetit pigeon ! »

« Méfiez-vous. Je vous dis tout cela pourqu’il ne vous prenne point fantaisie, mon cher ange du Dieu vivant,de la contredire ni de la contrarier en rien. Quand elle est dansces états-là, nous disons que la très sainte mère a ses vapeurs. Àpart cela, défense, bien entendu, de manger de la viande et dubeurre en carême. Mais nous n’en sommes pas là.

Chapitre 17SUITE DES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA

 

Voulait-on étourdir Prisca ? S’emparer deson esprit ? Annihiler ses sens ? La rendre incapable detout discernement et de toute résistance ? Il est certain quele régime auquel elle fut soumise les jours suivants était bienfait pour la « séduire », tout au moins moralement ;car, physiquement, elle ne pouvait se plaindre d’aucun mauvaisprocédé.

Prisca n’allait pas au réfectoire commun, quiétait du reste une grande salle fort bien meublée, à la foismondaine et orthodoxe par son ornementation, qui rappelait à lafois les biens de la terre et les joies du ciel. Elle n’avait faitqu’y passer au cours d’une promenade que lui avait fait faire latrès sainte mère elle-même :

– Vous voyez, ma petite colombe, qu’on peut nepas être très malheureuse chez nous, en vérité. De la piétéhonorablement comprise et une vie agréable terrestre comme il siedà des personnes bien élevées qui n’attendent plus rien du mondeextérieur que des joies préparatrices du royaume de Dieu !

Tant de douceur dans la voix, dans l’air etdans l’esprit anéantissait déjà Prisca au souvenir de cettemesse-supplice dont la vision sanglante la poursuivait nuit etjour.

Elle avait déclaré qu’elle voulait vivre chezelle en attendant que l’on fît cesser une injuste détention« dont on aurait à répondre devant les magistrats de sonpays ».

On l’avait embrassée en souriant à cette joliemenace et on ne la laissait jamais prendre ses repas dans sachambre, surtout dans les premiers jours, sans qu’il y eût là deuxou trois des plus agréables « rentières de lacommunauté », qui lui tenaient compagnie.

On lui faisait réellement fête. On essaya deuxfois de l’enivrer. Alors, elle refusa de prendre autre chose que del’eau.

Il y avait des soirs où c’était une autrecomédie : cette vieille sorcière-portière de Catherineréapparaissait et ne lui permettait de s’endormir que lorsqu’ellelui avait fait entendre les plus sinistres histoires sur le comptede la très sainte mère supérieure ou des plus aimables de cesdames.

S’il fallait en croire Catherine, il n’y avaitpoint d’horreur qu’elles n’eussent commise, toujours pour lesalut des âmes récalcitrantes.

Tout cela ne tendait-il point à l’épouvante dela pauvre Prisca ?

Et, à représenter tour à tour la très saintemère supérieure si bonne et si terrible, Catherine netravaillait-elle point à un programme tracé d’avance et destiné àfaire réfléchir Prisca sur les inconvénients de n’être pas toujoursd’accord avec cette sainte mère-là ?

De tous les récits horrifiques qu’elleentendait, Prisca tira cette conclusion assez logique qu’on voulaitanéantir, à l’avance, en elle, tout esprit de résistance.

Mais que voulait-on faire d’elle ?Allait-on lui demander de devenir orthodoxe ! C’était peuprobable, mais on pourrait bien lui demander d’entrer dans certainefaçon de comprendre l’orthodoxie, selon la loi de certains hommesde Dieu, qui ont des lumières spéciales sur la matière, d’où est nétout l’effroyable Raskol, lequel n’est pas autre chose quel’anarchie religieuse permettant à ses adeptes d’entendre lestextes sacrés selon leurs fantaisies, leurs besoins et leursvices.

L’homme de Dieu du Raskol quand ils’appelle Raspoutine est plus puissant que le directeur du saintsynode lui-même. Qu’a été un Pobodionotzef, à côté d’unRaspoutine ! Tout ceci aboutissait à Raspoutine, àl’obéissance que l’on doit à Raspoutine. Et quand Catherine même endisait du mal, c’était moins pour l’en détourner, assurément, quepour lui en donner l’épouvante !

C’était à cause de l’idée de cela que lapauvre Prisca, entre les horreurs évoquées par la vieillesorcière-portière et la douceur bien civilisée et très menaçante dela très sainte mère, se prenait sa pauvre tête dans les mains, sedemandait si elle ne devait point souhaiter de devenir folle,s’interrogeait avec angoisse sur le supplice qui lui étaitréservé !

Malheur à elle si elle ne se pliait pas àtoutes les volontés qui rôdaient autour d’elle, dans l’ombre, pourfaire d’elle ce qu’elle ne savait pas encore.

Elle se dressait parfois à un bruit suspect,venu de la porte, de la croisée ou du mur, redoutant qu’on vînts’emparer d’elle pour quelque abominable sabbat, ou espérantavec délice qu’on venait la sauver !

Ah ! Pierre ! son Pierre ! oùétait-il ? Que faisait-il ? Qu’en avait-on fait ?Viendrait-il ? Viendrait-il la sauver ? Qui la sauveraitde là ?

Elle n’espérait plus en Iouri. Elle l’avaitreplacé au rang des traîtres.

En qui, en qui devait-elle espérer ?Pouvait-elle espérer encore ?

Il ne lui restait plus que son couteau.

Elle avait réussi à le cacher. Mais qu’ellel’eût gardé sur elle ou qu’elle l’eût dissimulé dans quelque coin,il restait toujours à sa portée !

Que pouvait-elle, avec un couteau contre tantd’ennemis ? Eh bien, mais elle pouvait se tuer ! C’étaitune solution, cela !…

Chapitre 18PRISCA A DES NOUVELLES DE PIERRE

 

Depuis quelques jours, Prisca se rendaitcompte dans son couvent d’enfer que quelque chose de nouveau sepréparait.

Jamais elle n’avait vu les religieuses aussiaffairées. Une joie générale était répandue sur toutl’établissement. Les nonnes servantes passaient leur temps àfrotter et à nettoyer. On secouait les tapis. On transportait desmeubles dans les petits appartements vides du bâtimentprincipal.

– Nous allons entrer en retraite, lui avaitdit la très sainte mère, j’espère que vous voudrez bien prendrepart à nos exercices, mon enfant ; ce sera une grande joiepour nous. Nous attendons des amies, les bienfaitrices de cemonastère qui vont venir prier avec nous. Je vous ferai savoirquand le moment en sera venu, quel saint homme aimé de Dieu nousprêchera cette retraite.

Prisca avait trop peur de deviner. Ellequestionna plusieurs chanoinesses qui lui répondirent en souriantque la curiosité était un péché puni par la religion…

Quant à la sorcière-portière, elle ne larevoyait plus. Sans doute trouvait-on qu’elle avait terminé sabesogne.

Or, la veille de la retraite, Prisca étaitderrière sa fenêtre, regardant vaguement au dehors la neige quis’était mise à tomber depuis quelques jours et qui recouvrait déjàde son tapis blanc les bâtiments, les toits des églises et lesarbres du jardin ; elle était là, agitant dans sa penséemalade les projets de fuite les plus insensés, quand elle se levad’un bond, en poussant une sourde exclamation.

… Là, là, devant elle, elle voyait descendrede voiture certaines grandes dames qu’elle connaissait trèsbien !

C’étaient les mêmes qui lui étaient apparues,le jour de la catastrophe, pendant l’absence de Pierre, à l’île duBonheur !…

Ah ! c’étaient bien elles !… Etvoici la plus terrible d’entre elles, qui gravissait le perrond’honneur, reçue par la très sainte mère qui s’inclinaithumblement : Nadiijda Mikhaëlovna ! lagrande-duchesse ! La mère du grand-duc Ivan !…

Et les autres qui venaient derrière elle,descendant de leurs voitures, une longue suite de riches voitures.C’étaient les Ténébreuses !…

Les Ténébreuses !… Prisca en reconnutquelques-unes dont les nobles visages avaient tant épouvanté sonPierre, le soir où elles étaient venues s’asseoir en face d’eux,sur cette terrasse du Roha qu’ils avaient dû fuir avec une bellerapidité !

Prisca regarde de tous ses yeux,regarde ! Les mains sur son cœur qui l’étouffe, sur ce couteauqui est devenu son suprême espoir, elle regarde défiler sous sesyeux, immenses d’effroi, le cortège de ses cruelles ennemies,conduites par celle qui a juré la perte de son Pierre et sans douteson martyre à elle !

Oui ! oui ! voilà son martyre quicommence !… c’était inévitable ! Elle le sentaitvenir !… Depuis qu’elle est entrée dans ce couvent maudit,elle a vécu dans une atmosphère de martyre !…

Et maintenant ses yeux cherchent si elle nevoit point celui qu’elle redoute par-dessus tout ! celuiqu’on lui a appris à redouter… le « Novi » !comme elles disent maintenant… le nouvel homme de Dieu à qui rienni personne ne doit résister !…

Car c’est certainement lui qui doit venirprêcher cette horrible retraite !…

Elle ne le voit pas !… mais elle saitqu’il va venir !… Elle en est sûre !… Elle le sent déjàquelque part dans le couvent !… Il la suggestionnedéjà !… et déjà elle se demande si, pour ne point échapper àses violences et à sa démoniaque emprise (car on raconte que sesyeux sont terribles et qu’on ne résiste point à ses yeux), elle neva pas se tuer tout de suite !…

Se tuer !… Oui !… elle y pensefortement !… Elle n’a pas peur de se tuer !… Maisavant de mourir, elle voudrait avoir des nouvelles dePierre !…

Chose extraordinaire, voilà que, tout à coup,elle est presque heureuse de l’arrivée au couvent de lagrande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, en dépit de tout ce que cettevisite annonce de redoutable !… Oui, elle en est absolumentsatisfaite ! car il est probable, il est à peu prèscertain que la grande-duchesse va lui donner des nouvelles dePierre !…

Nadiijda Mikhaëlovna ne saura pas résister àla joie méchante de venir lui annoncer que son Pierre est à jamaisperdu pour Prisca, et elle voudra le lui prouver et elle sera bienobligée de laisser échapper quelques paroles qui permettront àPrisca d’être plus ou moins fixée sur le sort de Pierre !…

On lui mentira peut-être, il faut s’yattendre, certes !… mais, parmi les mensonges, elle sauradémêler la vérité. En tout cas, elle saura s’il est mort ou vivantet si elle n’a plus qu’à mourir, elle !

Voilà ce qu’il faut savoir ! Voilà cequ’il faut savoir ! la seule chose qui vaille encore la peinede vivre !…

Et maintenant, elle trouve le tempslong ! oui ! oui, elle trouve-le temps long !Pourquoi ne l’a-t-on pas déjà demandée ? Pourquoi NadiijdaMikhaëlovna ne s’est-elle pas déjà présentée devant Prisca,puisqu’elle n’est venue que pour elle, Prisca ! de cela aussi,elle est sûre ! oh ! maintenant, Prisca est très lucide.Elle sait ce qu’elle veut ! D’abord, elle aura de lapatience ! En tout cas, elle s’y essaiera.

Elle est prête à accepter le dîner en communavec les chanoinesses, honneur qu’elle a repoussé sisouvent !… Mais, ce soir, elle acceptera d’être de la petitefête, quelle que soit l’issue tragique que la cruelle NadiijdaMikhaëlovna a pu préparer.

Ah ! entendre parler de Pierre !

Comme son pauvre cœur bat ! Ellepleure !… et elle ne sait pas si ce ne sont pas des pleurs dejoie !…

Mais les heures passent. Elle n’a pas vu chezelle la très sainte mère, ce soir. Sans doute celle-ci est-elletrès occupée à installer ses nouvelles magnifiques pénitentes… maiselle va venir tout à l’heure, elle priera sûrement Prisca deparaître au souper en commun.

Un peu folle, extrêmement agitée, Prisca donnedes soins brefs à sa toilette, à sa coiffure !… Mais la saintemère ne vient pas !… Et on lui apporte son souper dans sachambre !… Elle questionne la servante, qui n’a pas l’air del’entendre et ne lui répond pas !…

Et maintenant, c’est là longue nuit ;Prisca ne s’est pas dévêtue, elle s’est étendue sur sa couche et neferme point les yeux…

Elle entend, très tard, les bruits joyeux quimontent du rez-de-chaussée…

Puis c’est le silence… Exténuée, horriblementrompue moralement et physiquement, ses paupières finissent par sefermer… qui dira jamais les cauchemars dont peut être fait unpareil repos ?

Tout à coup, Prisca est tirée brutalement desa fiévreuse torpeur nocturne par une main qui la secoue :

– Lève-toi ! petite colombe !…lève-toi ! voici le jour, le beau jour de la retraite quicommence… et fais-toi belle ! Je t’ai apporté des habits toutneufs, des habits de religieuse riche qui vont bien à ton genre debeauté, ma petite âme. Sais-tu bien que l’on va te consacrer,aujourd’hui, sœur des Ténèbres ?

« Oui ! oui ! sœur desTénèbres, ni plus ni moins qu’une chanoinesse !… Tous lesbonheurs aux riches !… rien aux misérables, c’estl’ordre !… Tu ne t’ennuieras pas ici-bas, sanscompter que ton salut est assuré désormais là-haut !… tandisque moi qui ne suis qu’une pauvre tourière (pauvre vieillesorcière-portière) je n’aurai de bonheur quelà-haut ! Enfin ! il faut se contenter de ce queDieu le père et sa sainte Mère nous donnent ! N’est-ce pas,mon petit pigeon blanc pur comme l’oiseau du Saint-Esprit ?…Allons ! allons ! à l’ouvrage ! c’est l’ordre !Et moi je dois obéir ! et toi aussi, bien entendu !…

Prisca ne fit aucune résistance et se laissahabiller comme on en avait décidé.

Elle reçut une longue robe blanche dépouilléede tout ornement, et elle se laissa couper les cheveux d’unecertaine manière qui lui donnait une figure adorable de Jeanned’Arc s’apprêtant à monter son cheval de bataille. Les souffrancesde toutes sortes dont elle était accablée depuis de longuessemaines avaient émacié son visage, agrandi ses yeux.

Toute blanche dans sa robe, elle se dressaitdevant la vieille sorcière-portière comme une apparitioncéleste.

Et Catherine se signa devant elle comme devantles bogs plus de vingt fois.

Après quoi elle lui dit :« Viens ! » et l’entraîna fébrilement. Ses vieillesmains tremblaient d’un enthousiasme sacré. Déjà, on entendait lescloches de l’église des Scoptzi.

Prisca n’était pas plus tôt arrivée sous lepetit porche qu’elle était entreprise par deux dames chanoinessesqui l’arrachaient littéralement des mains de sa gardienne pour laconduire jusqu’au milieu du chœur tout resplendissant déjà del’embrasement des cierges et enfumé d’encens.

Elles l’assirent entre elles sur un tabouretau premier rang.

Les yeux de Prisca cherchaient lagrande-duchesse, mais, à part quelques prêtres à cagoule quiapparaissaient et disparaissaient, donnant leurs derniers soins auxapprêts de la cérémonie, il n’y avait encore presque personne dansl’église.

Cependant, elle se remplit tout d’un coup,avec cette sorte de précipitation qui est la marque des cérémoniesorthodoxes. Ainsi, les processions, là-bas, sont-elles devéritables courses.

Ainsi fut remplie en un instant l’église desScoptzi d’une trombe venue de la campagne environnante etque conduisaient, derrière les saintes images, deux prêtres àcagoule et toutes les religieuses servantes.

Quand tout ce monde se fut un peu calmé, lescloches reprirent leur carillonnade avec plus de force. Un nouveaucortège, solennel, celui-ci, passa au milieu de cette premièrefoule prosternée et s’avança vers le chœur resté à peu prèsdésert.

D’abord, on voyait s’avancer leseigneur-évêque Barnabé, ancien jardinier de Raspoutine, dans leshabits sacerdotaux les plus reluisants. Mitre en tête, il marchaitentre deux popes revêtus comme lui de chapes éblouissantes ;il traversa la nef portant à chaque main un candélabre d’or qu’iltournait de part et d’autre pour bénir le peuple.

Les chanoinesses venaient de s’asseoir dansles stalles à droite et à gauche du sanctuaire et chantaient enchœur le gospodi pomitui (Kyrie Eleison). Il semblait bienque pour des nonnes qui avaient fait vœu d’abstinence et quidevaient tous les jours répéter les prières les plus humbles, ellesavaient la figure bien riante et le regard bien assuré… Ceregard-là, en d’autres lieux, s’appelle de l’effronterie.

Elles paraissaient, en général, fort peuédifiées elles-mêmes de la cérémonie religieuse à laquelle ellesprenaient part et chantaient avec distraction, comme des gens quiaccomplissent une tâche convenue plutôt qu’un acte de piété…

Elles regardaient avec des sourires audacieuxle saint évêque Barnabé qui redescendait le long de la nef sur untapis de pourpre.

Et puis, leurs yeux se reportaient sur cettenéophyte qui dressait son profil d’ange effaré au premier rang etqui paraissait si peu tenir à la terre, dans ses voiles blancs, quepersonne, assurément, n’aurait été étonné, dans cette enceintesacrée, de la voir partir, dans un léger élan, pour les cieux.

Mais voilà que Barnabé et ses candélabres d’orremontent le long du tapis de pourpre. Le prélat précède tout uncortège nouveau.

Il y a là une douzaine de grandes dames quis’avancent deux par deux, dans des costumes magnifiques !

Elles ont mis certainement ce qu’elles avaientde plus riche ! Ce sont les Ténébreuses dans leurs plus beauxatours. Nous les avons vues, dans la capitale, tenir le sceptre desfêtes, comme on dit dans la bonne société. Rien ne semblait alorsdevoir égaler le luxe qui se déploie en pareilles circonstances.Nous avons assisté, pour notre part, à des cérémonies domestiques(nous faisons allusion aux spectacles mondains que se donne la trèshaute, très haute société) ; nous avons vu ces dames, dans lesfêtes officielles de la cour ou dans les soupers du premier del’an, aussi dans les premiers restaurants des deux capitales, pourtout dire, ruisselantes de diamants et de colliers sur le velourset sur le brocart.

Mais ici, quelle splendeur, qui dépasse toutdans cette fête religieuse du premier jour de la Retraite !Jamais il n’y eut autant de joyaux sur les décolletés de grandgala ! Jamais les robes n’ont été aussi lourdes. Que d’or surla soie et sur les dentelles ! Que de pierreries jusque sur laqueue de la robe !

C’est que les Ténébreuses ne font point leschoses à demi, et puisqu’il est d’un rite établi depuis des sièclesqu’il faut venir au Seigneur pour tout lui donner, au premier jourde la Retraite, de façon à rester quasi dépouillées comme lessaintes du désert, qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer,elles ne marchandent pas leur sacrifice.

Dieu le père, l’évêque Barnabé, leNovi Raspoutine et les pauvres du couvent, par-dessus lemarché, n’auront point à se plaindre. Quelles dépouilles !

Prisca se dresse soudain, elle vientd’apercevoir la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna qui clôt ledéfilé des Grandes Ténébreuses. Celle-ci aussi l’a vue. Leurs yeuxse croisent et ne se quittent plus. Or, la grande-duchesse luisourit ! Et son sourire non plus ne la quitte plus.« Salut à ma chère fille ! Très heureuse de retrouver machère fille dans ce saint lieu ! »

Ah ! comme ce sourire épouvante la pauvreenfant. Plus qu’un regard de la plus noire haine, c’est certain. Unsourire de Nadiijda Mikhaëlovna peut être plus dangereux que ledanger lui-même. Ceci est passé en proverbe. Et comme les yeux dePrisca l’implorent !

– Qu’avez-vous fait de votre fils ? râlela malheureuse.

Elle n’est venue ici que pour poser cettequestion-là. C’est fait. Mais n’a-t-elle pas été tout à fait follede croire qu’elle allait lui répondre comme cela, aussifacilement que cela ! Pour faire plaisir à Prisca ! Aufait, la grande-duchesse lui répond, mais cette réponse avant mêmequ’elle soit formulée, apparaît tout de suite plus terrible que lesilence lui-même parce qu’elle est déjà accompagnée de cet éternelsourire. Et elle éclate, la réponse, elle éclate toutdoucement.

– Son Altesse va très bien, mademoiselle…et laissez-moi la joie de vous annoncer moi-même son prochainmariage avec la princesse Khirkof.

Chapitre 19LA COLOMBE ET L’ÉPERVIER

 

Le cœur de Prisca est glacé. C’est faux,oh ! c’est faux ce qu’elle vient d’entendre là ! Commentpourrait-elle croire une chose pareille ? Cette détestablefemme a eu beau lui annoncer cette nouvelle mensongère avec, surson visage, autant de méchante joie que si elle avait été vraie,Prisca ne se laissera point prendre à un aussi naïf artifice. Non,non, son Pierre ne l’abandonne pas ! Son Pierre vit !Voilà d’abord la vérité première ! Et, du moment où il vit,Nadiijda Mikhaëlovna peut raconter tout ce qu’elle veut. Priscacroira tout, excepté cela, qui est impossible de toute éternité,que son Pierre l’abandonne. Et cependant, le cœur de Prisca estglacé. Parce que, il y a des choses que l’on ne peut pas entendre,même si on les sait fausses.

La grande-duchesse peut être heureuse de sonouvrage. Aussi passe-t-elle, très satisfaite, en vérité, avec sonair de souveraine.

Mais elle a beau être grande-duchesse etgrande dame, comme on dit, jusqu’au bout des ongles, ce n’est pasavec son face-à-main qu’elle aura aussi grand air que la trèssainte mère, qui apparaît maintenant dans toute sa gloire etaccompagnée de la pompe de sa charge.

Pendant que les cloches sonnent à toute volée,elle s’avance, cependant qu’une sorte de pallium antique, apporté,jadis, dit-on, de Jérusalem, est dressé devant elle par lesScoptzi cagoulés.

Des chanoinesses d’honneur soutiennent laqueue de sa robe, et c’est, à son côté, Raspoutine lui-même quiporte sa crosse d’or !

Le Novi, lui, a cette superbe d’êtreresté habillé en moujik (de choix, certes, avec des bottes vernieséclatantes) et de n’avoir rien changé à son allure de prophète dupeuple.

Il porte la crosse, mais il s’amuse à marchercarrément de temps en temps sur la longue queue de la robe de latrès sainte mère, quand l’occasion s’en présente.

Les popes de là-bas qui font office de diacreet de sous-diacre conduisent la supérieure vers son trône abbatialqui tient le milieu du chœur.

Avant d’y arriver, elle bénit les chanoinessesagenouillées à ses pieds.

Elle passe devant Prisca et la présente àRaspoutine. La malheureuse Prisca revient à la vie, pour frissonneréperdument sous le regard effronté du monstre.

Celui-ci reste un instant silencieux devantcette apparition céleste. Il plonge son regard de bête de proie del’Apocalypse dans ces yeux qui ne peuvent se détacher de lui et quidemandent grâce. Déjà, il sent palpiter d’horreur cette victimenouvelle ! Ainsi la colombe devant l’épervier.

Et il passe à son tour, sûr de son festin.

Le diacre et le sous-diacre ont apportél’évangile à baiser à la chanoinesse. Celle-ci le passe àRaspoutine, qui s’en empare comme d’un livre à lui et l’ouvre surses genoux, après s’être assis sur le trône abbatial lui-même quelui a désigné la sœur supérieure. Et celle-ci s’est courbée,agenouillée devant lui, en prière, comme devant le Fils deDieu !

L’office sacrilège continue de dérouler sonrite abominable où le péché est sanctifié suivant la savanteméthode de Raspoutine, aux fins d’un plus vaste repentir et d’uneplus grande joie au ciel… et sur la terre !…

Les chants, les parfums qui s’élèvent detoutes parts exaltent l’assemblée de plus en plus. Pendant cetemps, Raspoutine n’a pas cessé de regarder Prisca. On dirait qu’ilprend une joie toute neuve à épouvanter cette fragilitéblanche.

Horreur ! Prisca voudrait ne point leregarder. Mais ce regard attire le sien. Il est plus fort que tout.Et combien, facilement, il est plus fort que sa faiblesse. Elle nepeut résister à ces yeux qui la brûlent. En gémissant, elle devintla proie de ce regard…

Débats mystérieux de la mystérieusenature !… Puissance des ténèbres dont nous avons centillustres exemples !

Le regard triomphe ; cette enfant enmeurt. Et c’est un spectacle inoubliable pour les Ténébreuses quin’en perdent pas le plus petit épisode.

Spectacle rare aussi pour les amies de lagrande-duchesse, car celle-là, elle résiste.

Elle supplie ardemment, de toutes les forcesde son être à l’agonie, elle supplie son Dieu de lumière, le Dieude pur amour, de l’arracher à cette magie noire.

Et c’est le Novi qui l’emportera. Iln’y a pas de doute. Sous l’épouvantable regard du monstre, ellechancelle, elle raidit ses dernières forces pour ne point tomber àses pieds, vaincue, hypnotisée, conquise. Elle aussi, la pauvrePrisca, va-t-elle grossir de son pauvre petit corps blanc, dontl’esprit de volonté s’est enfui, l’effroyable phalange des fillesdes Ténèbres !

L’office touche à l’instant suprême de lafolie du repentir, telle que l’a conçu l’infernale imagination deRaspoutine servie par Barnabé.

Les Ténébreuses se sont rapprochées avecexaltation de l’autel et, sur un geste de l’évêque, commencent àjeter sur ses degrés tout l’or et tous les bijoux dont elles sesont parées. Puis, elles arrachent leurs vêtements, avec desprotestations d’amour pour la sainte Pauvreté et de remords pour leNovi dont elles se sont faites les esclaves. Et, dans cedésordre, toutes et tous se heurtent, se coudoient, se précipitentvers l’autel avec une ardeur sauvage, mais elles s’arrêtent etreculent tout à coup devant le geste terrible des Scoptzi,armés des couteaux sacrés.

Voici l’heure des prêtres mutilateurs, lemoment où cette folie va devenir sanguinaire.

Les portes grillées du chœur ont étérefermées ; et pendant que la tourbe populaire, dans unequasi-obscurité, continue de précipiter ses lamentables litanies,la hideuse solennité atteint son paroxysme dans l’embrasement descierges.

Les Ténébreuses sont folles, lesScoptzi sont fous ! Leur linceul est tombé et leurcagoule ôtée laisse voir des visages terriblement ravagés par leursmutilations fanatiques.

Il y en a qui n’ont plus d’oreilles, d’autresplus de nez. Leurs cous, leurs fronts, leurs joues sont couverts decicatrices.

La présence de Raspoutine, de l’archevêqueBarnabé, de la supérieure et de ses Ténébreuses les incite à desexploits farouches.

Ils se font de nouvelles mutilations etsecouent sur toutes ces folles leurs couteaux ensanglantés.

Notre moyen âge a eu ses possédés et sesmagiciennes. Ce n’est point seulement chez les sauvages Aïssaouasque nous relevons cette folie démoniaque des Scoptzi (que,hélas ! nous n’avons pas inventée). Il n’entre pas dans notredessein de rappeler ici certaines cérémonies atroces, dans leurexaltation hérésiarque ; qui furent poursuivies jusqu’au fondde nos monastères d’Occident par des juges qui crurent condamner lediable.

Chez Raspoutine, chez les Scoptzi,chez les Sabatniki russes, nous retrouvons le mêmeraisonnement accompagné des mêmes folies. Et quand une enfant néed’une aimable civilisation comme Prisca, tombe au milieu d’unescène comme celle dont nous n’avons voulu donner qu’une faibleidée, elle n’a plus, surtout si elle est sous le pouvoir du regardd’un Raspoutine, qu’à supplier Dieu de lui donner la force demourir pour n’en pas voir davantage.

Ce fut là, en effet, la suprême prièredésespérée de Prisca et elle put croire qu’elle avait été entenduecar, dans le moment que cette affreuse cohue roulait autour d’elleen hideux tourbillon, le charme infernal qui la liait auNovi, et qui l’amenait, victime marquée à l’avance, jusquedans les bras du faux homme de Dieu fut, un instant, rompu.

Était-ce l’éclair des couteaux sacrés, la vuedu sang répandu qui, rappelant tout à coup à son âme asserviequ’elle disposait, elle aussi, d’un fer libérateur, déclencha legeste avec lequel elle alla chercher dans son sein le couteauqu’elle y avait caché ?

Plus prompte que la ruée de Raspoutine sur lamain armée de Prisca, fut la lame dressée par la malheureuse etretournée dans ce sein pour s’y enfoncer !… Et le sang pur dela jeune femme vint mêler sur les degrés de l’autel son jet vermeilà l’éclaboussement immonde du sang noir des Scoptzi.

Prisca tomba sur les genoux ; ses bellespaupières se fermèrent ; son corps fragile s’inclina, nonpoint sous le coup foudroyant de la mort, mais avec la grâce d’unebiche blessée que peut sauver encore la pitié du chasseur. Pitiéplus terrible que ne l’eût été le coup mortel, puisque cettepitié-là allait la mettre dans les bras du prophète païen à qui lesang n’a jamais fait peur, même au milieu de sa bacchanale, et quine respecterait même point le souffle de l’agonie.

Déjà il se penche, déjà il pose sur sa proiesa griffe ardente, quand elle lui est ravie par une nouvelle venue,quelque diablesse, assurément, envoyée par Satan, tant elle bonditavec audace dans cette cohue qui appartient à l’enfer.

Échevelée, les vêtements en lambeaux, belle etredoutable comme une antique Érinnye, elle se dresse tout à coupentre Raspoutine et sa victime évanouie :

– La Kouliguine ! La Kouliguine !rugit le Novi… Cette fois, tu ne m’échapperaspas !

Chapitre 20LES NUITS AU PALAIS ALEXANDRA

 

Que faisait le grand-duc Ivan, pendant cesheures tragiques ? Retournons au palais Alexandra, àTsarskoïe-Selo, et nous verrons que le drame qui se jouait là-basne le cède en rien à celui qui achève de se dérouler au couvent dela Petite Troïtza.

Dès le premier soir où nous avons vu Grap leramener presque de force au palais, le jeune prince avait demandé àêtre reçu par l’empereur, mais celui-ci lui avait fait répondrequ’il ne pouvait le voir le soir même et qu’il eut à regagner sonappartement.

C’était un ordre qui venait compléter laconsigne dont Grap prétendait avoir assumé la charge. Ainsi, Ivanétait prisonnier au palais ; c’était un fait contre lequel ilne se fût point révolté, après le peu de succès de son expédition àPetrograd, si sa confiance dans le chef de l’Okrana avaitété absolue ; or, nous avons vu que les dernières réflexionsd’Ivan n’étaient pas très favorables à Grap et que le grand-ducavait commencé de se demander s’il ne devait point suspecter sabonne foi.

De même, la figure de la Kouliguine ne luiparaissait plus aussi nette que lorsqu’elle s’était dressée devantlui pour lui reprocher ses outrages et son ingratitude.L’association extraordinaire de ces deux personnages le laissaitfinalement dans un désarroi terrible, car, pendant qu’il se posaittoutes ces questions et qu’il était réduit à l’impuissance,qu’est-ce que devenait Prisca ?

Et voici que l’empereur ne répondait pointtout de suite à sa prière.

Il allait passer une nuit atroce. Dans sonappartement, il marchait de long en large, ne pouvant se résoudre àse coucher, sachant qu’il lui serait impossible de fermer l’œil, etcependant, après une aussi cruelle aventure, il était écrasé defatigue.

Il sonna un domestique et ce fut Zakhar qui seprésenta.

– Que Son Altesse ne s’étonne point, lui ditce singulier serviteur, si c’est moi qui prends son service :c’est par ordre de Sa Majesté.

– Oui, Sa Majesté veut être assurée que, cettefois, je respecte la consigne, Zakhar, et elle a compté sur toipour me surveiller.

– Son Altesse sait bien qu’elle ne peut l’êtremieux en effet que par moi-même. J’espère que Son Altesse n’a pasoublié la preuve que je lui ai donnée de mon entierdévouement ?

– Certes, non, Zakhar, et, comme je te l’aipromis, tu peux être assuré de ma reconnaissance.

– Monseigneur a vécu des moments bientragiques ; Monseigneur m’excusera d’y faire allusion, maismon dessein est de faire entendre à Monseigneur que Zakhar esttoujours là et qu’il donnerait sa vie pour Monseigneur.

– Merci, Zakhar ! C’est encore une choseque je n’oublierai point.

– Heureusement que les temps sont changés,reprit le valet. Et je crois que Son Altesse n’a plus rien àredouter. Je sais que Sa Majesté a une très grande affection pourSon Altesse.

Depuis quelque temps, le jeune prince écoutaitparler cet homme avec étonnement. Zakhar ne lui avait jamais ététrès sympathique. Tantôt, il le trouvait trop réservé et tropfroid ; tantôt, il remarquait chez cet étrange domestique, unpeu trop d’audace dans l’attitude ou le langage, et souvent il luiavait vu des allures mystérieuses. Ou il avait cru voir cela. Il nes’en était point autrement préoccupé dans un milieu où tout estmystère.

Quelques mois auparavant, il avait crul’estimer à sa propre valeur lorsqu’il lui avait donné quelquescentaines de roubles pour le payer du service qu’il lui avait renduen le sauvant de cette terrible affaire du grand palais.

Or, ce soir où la sensibilité d’Ivan avait ététout particulièrement aiguisée par les événements les plus cruelset par les tourments les plus douloureux, il lui semblait démêlerdans les traits de ce visage de valet jusque-là si fermé untressaillement nouveau, une vie nouvelle qu’il ne s’expliquait pas.Le regard n’était plus le même.

Enfin, la voix !… Il y avait dans la voixun certain tremblement, un accent qui touchait legrand-duc, même quand la phrase était banale ou servile.

Zakhar se rendit-il compte de l’impressionqu’il produisait ? Toujours est-il que, saluant le grand-duc,il se retira rapidement après lui avoir apporté la carafe d’eaufraîche demandée.

Mais sur le seuil il fut arrêté par la voix deSon Altesse :

– Dis-moi, Zakhar, est-ce que lagrande-duchesse, ma mère, est au palais ?…

– Non, monseigneur, le service de Son Altessela grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna ne commence que demainsoir…

– Aussitôt que ma mère sera au palais,fais-le-moi savoir, Zakhar !

– Son Altesse peut compter sur moi !

Et il disparut.

« Drôle d’homme ! fit Ivan entre lesdents ; est-ce parce qu’il m’a sauvé ? Voilà que je letrouve sympathique… Voilà que j’ai de la sympathie pour undomestique, moi ?… et pour celui-ci, que je ne pouvais pasvoir, pas sentir, tant ses façons singulières medéplaisaient !… On a dit que c’était une créature deRaspoutine ! Pourquoi donc cet homme s’intéresserait-il àmoi ?… Est-ce qu’on sait ?… On ne sait jamais rien,ici !… Ma mère me hait !… Et voilà un domestique quim’aime, je le crois bien !… Eh ! que m’importe que l’onme déteste ou que l’on m’aime, si l’on ne me rend pasPrisca !… »

Il était tombé, accablé, dans un fauteuil.C’est là qu’il s’endormit.

Il eut des cauchemars atroces, traversés parla vision de Prisca, qui courait toujours les plus affreuxdangers.

Quant à lui, on tentait de l’assassiner. Il sevoyait dans sa chambre, couché dans son lit, au petit palaisAlexandra, et, sur l’ordre de sa mère, qui voulait se débarrasserd’un fils qu’elle détestait, l’assassin poussait la porte, toutdoucement, tout doucement.

L’assassin avait une clef spéciale de cetteporte, qui lui avait été donnée par Nadiijda Mikhaëlovna.

Et maintenant, Ivan, toujours dans soncauchemar angoissé par le craquement de cette porte sur ses gonds,tournait la tête avec précaution et reconnaissait l’ombre quis’avançait vers sa couche. L’ombre avait une lame aiguë dans lamain…

Cette ombre abominable, c’était Zakhar !…oui ! oui : Zakhar lui-même !… celui-là qui luifaisait tant de protestations de dévouement jusqu’à la mort… ehbien ! il venait sournoisement dans sa chambre pourl’assassiner !…

Quelle horreur !… Ivan eût voulufuir ! mais il lui était impossible de faire unmouvement !…

… Aucun mouvement !… ses membres auraientété attachés à son lit qu’il n’eût pas été plus impuissant…

Une sueur glacée inondait le grand-duc… sescheveux se dressaient sur sa tête… et l’assassin levait lebras !… un bras qui s’allongeait ! s’allongeait !…s’allongeait jusqu’au plafond !… et qui, tout à coup,retombait…

C’est alors que le grand-duc poussait un cridéchirant, et Zakhar, qui avait peur, et qui n’avait pas eu tout àfait le temps d’accomplir son crime, s’enfuyait…

Oui ! avec la rapidité d’une ombre !mais pas par la porte ! non !… par lamuraille ! en face !…

Oui, il rentrait dans la muraille !… ouplutôt dans un placard creusé dans la muraille !…

Alors, Ivan pouvait remuer… il se jetait aubas de son lit, toujours dans son cauchemar, se précipitait vers leplacard, l’ouvrait et ne trouvait personne dedans !…

Il soupirait et se réveillait tout à fait…tout tremblant d’un cauchemar pareil !…

– Je grelotte, dans ce fauteuil, fit Ivan touthaut… Dieu ! quel abominable rêve !…

Il se coucha, épuisé, se traînant avec desgestes lourds et légers à la fois… c’est-à-dire que ses membres luiparaissaient d’une légèreté incomparable, mais qu’il avait la plusgrande difficulté à les remuer.

Cela continuait à tenir du rêve… À demiéveillé, à demi endormi… il se glissa dans sa couche… quellehorrible nuit !

Or, le cauchemar reprit de plus belle… cettefois, c’était la porte du placard qui s’ouvrait… et Zakhar(toujours Zakhar !) en sortait… avec les mêmes précautions queprécédemment… et il avait toujours cette lame à la main…

Mais alors, au lieu de se diriger vers le lit,il retournait à la porte de la chambre directement, en marchant surla pointe des pieds, et il refermait la porte tout doucement sansavoir essayé, cette fois, de tuer le grand-duc.

Quand Ivan sortit de son sommeil fiévreux, lelendemain matin, il était très sérieusement malade. Il voulut fairequelques pas, mais tourna sur lui-même. Il appela.

Ce fut Zakhar qui arriva encore et qui lerecoucha : et il le fit si délicatement qu’Ivan ne puts’empêcher de sourire à ses fantômes de la nuit !

– Mon pauvre Zakhar, figure-toi que, cettenuit, j’ai rêvé que tu venais m’assassiner !

Zakhar regarda attentivement Son Altesse et nerépondit point.

– Cela ne te fait pas sourire,Zakhar ?

– Monseigneur n’a pas remarqué que je nesouriais jamais ?

– C’est vrai ! je ne t’ai jamais vusourire ! Alors, jamais, jamais cela ne t’est arrivé desourire ?

– En vérité, je ne m’en souviens pas !…Mais Monseigneur devrait être assez raisonnable pour prendre unlong et parfait repos… je lui apporterai tout ce dont il peut avoirbesoin !… proposa le fidèle Zakhar.

– Eh bien ! Et Sa Majesté ? Je veuxvoir Sa Majesté !…

– Je ne sais pas si Sa Majesté pourra recevoirSon Altesse aujourd’hui !… depuis hier, elle ne veut plus voirpersonne ! personne !…

– Mais moi ! moi ! elle meverra ! il faut quelle me voie !…

– Le comte Volgorouky lui-même, qui apportaitles pièces à signer, a été chassé du cabinet !…

– Mon Dieu ! si je ne vois pasaujourd’hui l’empereur, je crois que je vais devenir fou !gémit Ivan.

– Nous essaierons d’arrangercela ! exprima singulièrement Zakhar, effrayé ducommencement de délire qui se montrait chez le grand-duc.

Chose surprenante, deux heures plus tard,Ivan, ayant accepté, sur les instances de Zakhar, de prendrequelque alimentation, se trouva tout à fait mieux.

Il se leva et descendit dans le parc. On étaitaux premières neiges. Il erra pendant des heures, abîmé dans sestristes pensées, attendant une audience de la bonne volonté de SaMajesté.

Quelques hauts personnages de la maison del’empereur étaient venus le saluer ; il leur avait à peineadressé une vague parole de politesse.

Il avait écouté sans lui répondre le colonelDobrouchkof, des Préobrajensky, qui lui avait fait connaîtrel’ordre de l’empereur le concernant, et le consignant au petitpalais, jusqu’à nouvel ordre.

Le soir venu, la fièvre le reprit.

Il passa et repassa devant les fenêtres ducabinet de travail de l’empereur qui étaient éclairées.

Il ne comprenait rien à cette attitudenouvelle de Nicolas. Du reste, tous les visages qu’il rencontraitétaient sombres, préoccupés. Il remonta chez lui où il dîna seul,servi par Zakhar, qui, décidément, ne le quittait plus.

– Que se passe-t-il donc ? Tous lesservices paraissent bouleversés, au palais ? demanda-t-ilencore au valet.

– Monseigneur, c’est exact ! mais je nepourrais vous en dire la cause, et, du reste, tout le mondel’ignore…

– Tu m’as promis de me faire approcher de SaMajesté, Zakhar, – je compte sur toi !… Si tu me manques deparole, j’entrerai de mon autorité pleine chez Sa Majesté. Ce nesera pas la première fois ! Elle m’a déjà pardonné !…

– Ne recommencez point cet éclat, monseigneur,il pourrait être dangereux !… Du reste, continuaZakhar, à voix très basse, en se rapprochant encore du grand-duc,Sa Majesté ne travaillera pas ce soir dans son cabinet…

– Et où donc travaillera-t-elle ?…

– Dans le petit salon qui précède la salle duconseil !…

– Comment se fait-il ?…

– Personne n’en sait rien ! Son Altessedoit continuer à être aussi ignorante que tout le monde… c’estjustement pour cela que Sa Majesté ne pourra s’étonner de trouver,ce soir, Son Altesse dans le petit salon au moment où elle yentrera !…

– Ah ! je comprends, Zakhar, merci, monami !…

– Que Votre Altesse comprenne tout à faitbien !… Zakhar ne doit avoir rien dit, il faut que la chosesoit faite par hasard !… tout à fait par hasard !…

– Ou ! oui ! il en sera ainsi,sois-en assuré ! Tu as ma parole !… Décidément, je feraita fortune, Zakhar !…

– Monseigneur est trop bon ! Monseigneurne sait pas ce que l’on peut faire faire à Zakhar pour del’argent ! répondit le domestique avec un sourire d’uneamertume si hautaine que le grand-duc en fut de nouveautroublé…

Il voulut lui poser des questions, mais Zakharétait déjà parti.

Il ne le revit plus que lorsque le moment futvenu pour Ivan de se rendre dans le petit salon précédant lachambre du conseil. Il y avait là quelques vieux livres abandonnésau fond d’une bibliothèque qui avait appartenu à l’impératriceÉlisabeth. C’était un coin obscur, dans une partie du palais oùpersonne ne se rendait jamais en temps ordinaire, surtout lesoir.

Zakhar, par un chemin détourné, conduisit legrand-duc Ivan dans le petit salon, dont les deux fenêtres étaienthermétiquement closes et avaient leurs lourds rideaux tirés.

Une petite lampe électrique à abat-jouréclairait seule une table-bureau qui était poussée contre le mur.Autour de cette lueur légère, les ténèbres et le silence.

– Son Altesse voudra bien dire à Sa Majestéqu’elle a allumé la lampe elle-même. Son Altesse est venue prendreun livre dans la petite bibliothèque du salon !…

Zakhar disparut… quelques secondes après, ilrevenait avec le tsar, guidant Sa Majesté dans l’obscurité ducorridor.

En pénétrant dans le petit salon, Nicolasaperçut une ombre étendue sur le canapé et fit brusquement un pasen arrière :

– Qui est là ? demanda-t-il, d’une voixrauque.

Zakhar s’était précipité comme pour préserverSa Majesté d’un danger.

Le grand-duc Ivan était déjà debout :

– C’est moi, Votre Majesté !… j’étaisvenu chercher un livre…

– Ah ! c’est toi, Vanioucha !…reprit la voix très douce du tsar… eh bien ! reste !

– Oh ! batouchka !…batouchka !… moi qui voulais tant te voir ! teparler !…

Zakhar était déjà parti et avait refermé laporte.

L’empereur attira à lui le jeune prince etl’embrassa avec une grande tendresse :

– Ah ! mon pauvre enfant, toi aussi, tues malheureux, mais tu es jeune… tu es si jeune !… tu as toutela vie ! toutes les espérances de la vie devant toi !…Tu ne régneras pas, toi !…

Ah ! tout ce qu’il y avait dans cesderniers mots : « Tu ne régneras pas,toi !… »

Nicolas avait mis dans ce gémissement toute lamisère d’un homme qui commande à trois cents millions d’hommeset qui est tout seul sur la terre !…

– Si je n’avais pas régné, on m’aurait aimé,Vanioucha !… Et il n’y avait que cela de bon au monde :être aimé. C’est toi qui as raison, mon Vanioucha c’esttoi !…

– Oh ! batouchka ! si tu savaiscomme un homme qui aime et qui est aimé peut êtremalheureux !…

– Oui, oui ! tu penses toujours à taPrisca !…

– Hélas ? à qui penserais-je donc ?…Les deux jours demandés par Grap se sont écoulés et je suistoujours aussi ignorant du sort de Prisca que lorsque je suis venume jeter à tes pieds, batouchka ! toi, mon seulespoir !

– Écoute, Ivan, tout est de ta fauteencore : tu as agi comme un enfant, toujours ! Si je n’aipas voulu te voir hier ni aujourd’hui, c’est que j’étais encoretrop furieux contre toi !… Ce Grap n’est pas content detoi ! Il me le dit dans ses rapports !

« Tu t’es mis au travers de ses projetset tu as fait échouer son plan, et, en agissant ainsi, tu t’esdesservi toi-même ! Voilà ce qu’il est bon que tusaches ! et il n’y a point d’autre raison à ma volonté de tetenir dans ce palais comme un prisonnier ! c’est pour tonbien ! calme-toi et prends patience !

– Oh ! soupira le pauvre Ivan, jeprendrais patience si j’avais confiance en Grap !

– Tu n’as point confiance en lui ?…

– Non ! ni en lui ! ni enpersonne !…

– Hélas ! moi nonplus !…

Encore un mot terrible qui les unissait dansleur malheur commun…

L’empereur et le jeune prince ne se direntplus rien, pendant quelque temps, à la suite de ce mot-là…

Puis, Nicolas se leva avec un soupir et allaécouter à la porte… Il y avait un silence mortel autour d’eux…

– Entends-tu le pas de Zakhar quiveille ?…

– Je n’entends rien, fit Ivan.

– Moi, je l’entends !… J’entendstout !… Il le faut bien !… Je crois que je puis avoirconfiance en cet homme-ci !…

– Oui, batouchka, Zakhar t’est fidèle, je lecrois aussi.

– Il m’a donné des preuves extraordinaires deson dévouement, reprit l’empereur à voix basse, sans lui il seraitcertainement arrivé des malheurs terribles ici ! Undomestique ! N’avoir plus de foi que dans un domestique !N’est-ce pas à pleurer, Vanioucha ? J’en suis réduit à meméfier de tous ceux même que j’ai comblés de mes faveurs. Deceux-là surtout, et je n’ai pas d’ami, pas un seul.

– Moi, batouchka, moi ! Je te l’ai déjàdit. Tu ne me crois donc pas ?

– Oui, toi ! mais toi, tu ne t’occupesque de ton amour, et tu as bien raison.

Le tsar s’effondra dans un fauteuil profond.Il n’était plus là qu’une petite, toute petite chose dans l’ombre,un misérable gémissement, une plainte désespérée, un soupir deterreur, car c’était cela qui dominait dans son lamentable étatd’âme, ce soir-là : la peur !

– Écoute, Ivan, ils veulent me tuer.Qu’est-ce que je leur ai fait et à quoi cela leur servira-t-il, mamort ?

« Je ne suis pas méchant, reprit-il, avecun soupir pitoyable. Je n’ai jamais été méchant. Au fond, je n’aijamais gêné personne, moi ! J’ai toujours fait ce qu’on avoulu, et le mieux, pour que tout le monde soit content. Ehbien ! ils veulent me tuer. C’est abominable !

– Ça n’est pas possible, pas possible,batouchka. C’est la police. C’est ce Grap qui te fait croire celapour se faire valoir.

– Non, ce n’est pas Grap. Tu ne sais pas. Tune te doutes pas. Ah ! on peut être brave et se dire :« J’en ai assez de la vie, je vais mourir » et se donnerla mort. Cela n’a rien d’extraordinaire ni de particulièrementdouloureux. Mais attendre la mort d’un autre, d’un autreque l’on ignore et qui viendra quand il voudra, et qui s’en vante,car il s’en vante. Il s’en vante de me donner la mort, quand ilvoudra, comme il voudra, à son heure. Ô Vanioucha, c’est cela quisera terrible ! Je ne sais plus où aller pour être sûr den’être pas mort dans cinq minutes !

L’extraordinaire enfantillage de cette terreurétait plus propre que tout à émouvoir le jeune prince dans cetteminute de désespoir commun.

Il était accouru vers le maître de toutes lesRussies pour qu’il lui donnât son concours tout-puissant dans sonpauvre petit drame personnel et voilà que le tsar se faisait pluspetit que lui encore et c’était le tsar qui gémissait dans sesbras.

– Tu ne sais pas, ma petite âme chérie, quetout me délaisse, et que celle-là même qui était la moitié de mapensée et de mon cœur ne me connaît plus. Apprends que je ne mesuis confié qu’à toi. Apprends que toi seul tu m’as vu pleurer ettrembler.

« Tiens, je vais te faire voir une chosequi est inimaginable ; une menace de mort que j’ai trouvéedans mon lit, une autre que j’ai trouvée sur mon bureau, une autreque j’ai trouvée devant les bogs. Ce sont des menaces écrites quiarrivent là sans qu’il soit possible de savoir comment. Tiens, lesvoilà, les voilà !

Et le malheureux Nikolouchka sortait de sespoches, où il les avait enfouis, ces chiffons de papier couverts dequelques lignes imprimées à la machine à écrire.

Elles disaient toutes la même chose :

 

« Tu vas mourir, songe à cela, tesjours sont comptés, tes heures mêmes… Tu vas payer, pour tous lescrimes que l’on commet en ton nom ! »

 

– Lis, lis. Depuis deux jours, ces papiers mepoursuivent partout, jusque dans mon lit. Je n’ose pousser uneporte, entrer dans une pièce, m’asseoir à mon bureau. J’ail’angoisse de trouver sous ma main, sous mon pied, ce sinistreavertissement.

– C’est affreux, murmura Ivan, en regardantles papiers avec horreur… Mais comment ?

– Ah ! comment ? Si je tourne lespages d’un livre, un papier s’en échappe, c’est la menace demort ! C’est l’annonce du crime prochain ! Comment celaest-il possible ? Qui donc rôde autour de moi, avec un sourireami, peut-être, et qui sème devant moi, derrière moi, une telleterreur pour moi ? Qui ? Qui ?

– Il faudrait savoir. Il faut savoir.

– Ah ! savoir !… savoircomment ? Je n’ose plus regarder mes gens et j’ai peur que mesgens voient que j’ai peur. Les premiers personnages de lacour sont peut-être les plus redoutables. Je n’ose les interroger…J’ai peur aussi que l’on se moque de moi avec ma peur. Je ne disrien. Je fuis. Je passe mon temps à fuir tout le monde et à me fuirmoi-même. C’est atroce !

– Oh ! batouchka, batouchka, faisait Ivanqui oubliait sa propre détresse devant cette prodigieuse« ruine » d’une majesté.

– Oui ! plains-moi. Cela me fait du bien.Je sens que tes larmes sont sincères. Tu es un pauvre petitmalheureux, mais bien moins malheureux que moi. Ta mère te déteste,c’est certain, mais moi, j’ai le monde entier contre moi.

« Hélas ! Hélas ! reprit-il endressant ses poings lamentables vers le ciel obscur, je suis trahipar tous. Et je suis obligé de les subir tous. Il y en a un qui estplus terrible que tous. Celui qui a voulu la guerre, qui me l’afaite et qui m’écrase. Et qui fait chez moi ce qu’ilveut ! Comment ne ferait-il pas chez moi tout ce qu’ilveut ? Moi-même, je dois toujours le subir. J’ai cru que cetteguerre m’en débarrasserait et c’est cette guerre qui me livre àlui. Je me heurte à lui, partout où je vais, chez moi.

« Tu devines de qui je parle,Vanioucha ?

– Oui ! oui !

– Et quand, sur le buvard de mon bureau, jelis ces mots terribles : « Tu vas mourir ! » jeme dis encore : « C’est peut-êtrelui ! » Et je me demande ce qu’il va me demanderpour que je ne meure point !

« Mes généraux sont ses généraux. Mesministres sont ses ministres. Sturmer, Soukhomlinoff, Protopopof,Raspoutine lui-même ont partie liée avec lui, contre moi.Je m’en rends compte maintenant.

« Que veux-tu que j’y fasse ? Sij’ai l’air de comprendre, on me dit ; « C’est pour tesauver ! » Si je ne veux pas comprendre, on me dit :« Tu seras sauvé, malgré toi ! » Si j’écoute Grap etce qui me vient de la police secrète, je dois laisser agir larévolution, qui seule me sauvera de là, grâce aux excès quedéclenchera une réaction triomphante.

« D’un autre côté, Raspoutine, Protopopofet les autres me signifient qu’il n’y a pas de réaction possiblesans la paix et l’entente avec Berlin. Alors ? alors ?Ils me remettent dans les mains de l’Autre ! De mon cherfrère devant Dieu ! Je sais ce que cela signifie. Etc’est peut-être parce que je ne marche pas assez vite dans la voiede Berlin, que tourbillonnent déjà autour de moi tous les oiseauxde la mort.

« Ah ! Vanioucha ! où donctrouverai-je un instant de repos ? Où reposer ma tête sanscraindre à chaque instant l’attentat qui me guette ? J’en aitant vu disparaître autour de moi des parents qui m’aimaientvraiment et qui n’ont plus été tout à coup que de la cendre, et desserviteurs qui me souriaient la veille encore et qui m’étaientdévoués… Eux aussi, ils avaient reçu des avertissements, et ils enriaient. Ils avaient tort. Tiens, Plehve ! Tu étais bienjeune, mais tu te le rappelles tout de même, Plehve. Il te faisaitpeur. Du reste, il faisait peur à tout le monde. C’est pour celaqu’il est mort. Il était brave, celui-là. La veille du jour où il aété mis en bouillie, je lui disais : « Méfiez-vous !Gardez-vous ! » Et il me répondait : « Commentne saurai-je pas me garder ? Moi qui suis chargé par SaMajesté de garder l’empire ? »[2]

« Vanioucha, c’est une bombe nihilistequi a tué Plehve, mais elle est partie d’ici.

« La mort ne quitte pas mes palais. Elleest toujours prête, toujours autour de moi, autour de nous. Nous lesavons bien, nous, les Romanof, qu’elle a tour à tour servis etaccablés. C’est une compagne dont nous nous sommes toujours méfiés.Ici, ou à Péterhof, à Petrograd comme à Moscou, à Pierre-et-Paul,au palais d’hiver comme au Kremlin !

« Vois-tu, les murs du Kremlin, ce sontencore ceux qui me font le plus peur, parce qu’ils ont été érigéspar la peur.

« Il y a cependant des soirs commecelui-ci où je voudrais m’y trouver, parce que j’arriverais bien àm’y cacher, à trouver un trou secret pour me terrer. Il y atoujours un coin dans le Kremlin où se cacher, un escalier par oùfuir, un mur dans lequel on peut entrer.

« Mais ici, c’est une datcha de campagneoù le premier passant venu peut vous égorger en sautant par lafenêtre. J’ai peur des fenêtres, Vanioucha ! Oui,oui, des fenêtres. Je veux des barreaux à toutes les fenêtres.Tiens, soulève le rideau et regarde. J’ai fait mettre des barreauxderrière les volets. Il n’y a qu’ici où je sois à peu prèstranquille. Mais personne ne se doute que je viens trembler ici.Tout le monde me croit dans mon cabinet, tout le monde, exceptéZakhar, Zakhar et toi, maintenant. Je suis entre vos mains…Qu’est-ce que cela ?

Dans le désordre de ses phrases précipitées,goûtant l’âpre et rare plaisir de se déchirer lui-même, d’étaler safaiblesse et toute sa misère devant un homme de sa race, quipouvait le comprendre, car celui-là souffrait de la mêmemystérieuse puissance obscure et tyrannique, l’autocrate, plusfaible qu’un enfant privé de sa gniagnia, s’était affalé sur latable-bureau où des papiers traînaient.

Tout à coup, il avait dressé la tête, et sesyeux, agrandis par un effroi nouveau, fixaient une enveloppe surlaquelle on lisait cette inscription rouge qui semblait avoir ététracée avec du sang, « PourNikolouchka ! »

Alors, il trembla comme une feuille :

– Tu vois, tu vois, râla-t-il. Qui est-ce quia pu apporter cela ici ? Qui savait que j’allais venir ?Je ne veux pas toucher à cela. Lis, toi, Vanioucha ! Lis etdéchire, et ne me dis rien de ce que tu auras lu. Je ne veux passavoir. Je ne veux pas savoir !

Ivan avança la main, se saisit de l’enveloppe,décacheta et lut :

« Sera-ce pour ce soir ? Sera-cepour demain ? »

Ivan allait déchirer cet affreux message, maisle tsar se jeta sur sa main et il voulut lire à son tour.

– Ah ! ah ! c’est bien cela, soupiraNicolas, le terme approche. Il n’y a rien à faire. Je sens que leterme approche. Où aller ? Mon Dieu ! où aller ?

Et, sans plus s’occuper d’Ivan, obsédé par sonunique pensée et son destin à lui, qui déjà l’étouffait et ne luilaissait plus le temps de s’apitoyer sur les autres, il alla à laporte, appela Zakhar et lui dit :

– Allons nous coucher et va mechercher le colonel Dobrouchkof, je ne veux pas qu’il me quitte dela nuit.

Ivan le vit s’éloigner, appuyé au bras deZakhar comme un vieillard. Alors, le prince remonta chez lui.

Comme il passait dans le couloir sur lequelouvrait l’appartement de la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna,il vit que celui-ci était éclairé. Sa mère devait être rentrée.

Il se fit annoncer.

Elle le reçut tout de suite. Elle était entreles mains de ses femmes, qui l’habillaient pour la nuit, et sa mineétait tout à fait bonne. Elle accueillit son fils avec une joieaffectée et ordonna qu’on les laissât seuls.

Aussitôt, le grand-duc, coupant court à toutesles formules de politesse, car ce qu’il venait de voir etd’entendre et sa détresse personnelle le mettaient en dehors detoute civilité princière ou autre :

– Madame, lui dit-il, ce que j’ai à vous direest fort simple. On n’a pas retrouvé Prisca ! Quoi que vousayez dit devant moi à Sa Majesté, je vous soupçonne d’être la causede mon malheur. Un secret instinct me pousse à vous croire l’uniqueresponsable de tout ce crime.

Ici, elle se récria. Il cria plus fortqu’elle. Et, encore une fois, elle eut peur, tant la rage amoureusele rendait redoutable.

Il grinçait des dents. Il fermait les poings.Elle se rappela la scène de la datcha et fit simplement :

– Eh bien ! continuez. Je vousécoute.

– Vous protestez contre une telle accusation.Mais oubliez-vous vos menaces ? Après tout, vous n’avezpeut-être pas eu le temps de les mettre à exécution. Écoutez bien.Je vais vous dire ceci : je vous souhaite de n’avoir point misla main au rapt de Prisca, car si jamais je pouvais être sûr devotre infamie et de votre lâcheté, je vous jure que Priscaserait bien vengée. Vous pouvez vous en rapporter à moi, mamère.

Il la fixait avec des yeux terribles.

Elle pâlit et ne répondit point.

Il se dirigea vers la porte et, sur le seuil,se retourna :

– Il est encore temps, dit-il, de me dire ceque vous savez, si vous savez quelque chose. Il est encoretemps que nous redevenions amis.

Ceci fut dit d’une voix sourde, très bas et unpeu honteusement.

Pour Prisca, il était prêt à tout, même à semontrer lâche.

Il attendit vainement encore une réponse.Alors il partit. Il rentra dans sa chambre, le front en feu, lecœur en délire ; il avala deux grands verres d’eau, coup surcoup.

Et, soit excès de désespoir, soit que toutesses forces physiques et morales fussent à bout, il s’endormitpresque aussitôt sur la couche où il venait de rouler engémissant.

Or, il eut le même cauchemar que la veille.Comme la veille, il vit la porte de sa chambre s’ouvrir, l’ombre deZakhar se glissa jusqu’à sa couche et se pencha sur lui comme pourle frapper, puis s’éloigna vers le placard, et disparut dans le murqui faisait face à son lit.

Et aussi, il y eut le retour, le retour deZakhar sortant du mur et regagnant la porte sur la pointe despieds.

Comme la veille, il avait voulu s’agiter,appeler, mais n’était-il pas prisonnier de son cauchemar ?

Chapitre 21OÙ LE CAUCHEMAR SE PRÉCISE

 

Toute la journée du lendemain fut occupée parIvan à guetter l’arrivée de Grap.

Il savait par Zakhar que le chef del’Okrana devait venir au palais, mandé par Sa Majesté.

En effet, Grap arriva vers les six heures dusoir et eut une longue entrevue avec Nicolas.

Quand il sortit du cabinet de l’empereur, ilse trouva en face du grand-duc Ivan, qui le pria de le suivre. MaisGrap était très pressé. Il avait d’abord le service de Sa Majesté àassurer et il ne se gêna point pour faire comprendre à soninterlocuteur que les autres affaires, si importantesfussent-elles, devaient céder le pas à ce service-là.

Cependant, dans les quelques minutes qu’il luiaccorda, Grap trouva le moyen d’affoler encore davantage le pauvreprince. L’enquête à laquelle on s’était livré permettait déjà derestreindre les recherches concernant Prisca autour de Raspoutineet de certaines intrigues qui avaient leur foyer à la cour même etjusque dans la famille de Son Altesse, il fallait, de ce fait,abandonner la piste Nératof, qui n’avait rien donné de bon.

On ne pouvait pas mieux désigner lecoupable.

Grap devait s’être encore fâché avec laWyronzew et la lutte qu’il menait si âprement en ce moment, soutenuen dessous par les grands-ducs, entraîné à fond par la Kouliguinecontre Raspoutine et sa clique, l’avait sans doute déterminé à neplus ménager la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

Quand il l’eut quitté, Ivan se renditimmédiatement chez sa mère, mais celle-ci venait de partir pourPetrograd.

Alors, il s’enferma chez lui pour réfléchiraux décisions très graves qu’il était prêt à prendre. Il voulaitaller aux extrêmes avec la grande-duchesse et il ne reculeraitdevant aucun drame ! Ne fallait-il pas en finir avec cetteabominable situation ? Du reste, il ne se sentait plus laforce de la supporter.

Comme il en était là de ses tristes pensées,il releva machinalement la tête à un craquement que fit entendre unmeuble. Et ses yeux se fixèrent sur la porte du placard que l’onavait ménagé dans la muraille, juste en face de lui.

Il reconnut cette porte qu’il voyait, chaquenuit, dans ses rêves. Et il pensa à son cauchemar. Pour la premièrefois, il s’étonna que celui-ci répétât d’une façon aussi parfaiteles mêmes détails, lui montrant le même placard dans lequel avaitdisparu l’ombre, toujours la même ombre qui, dans son rêve, étaitcelle de Zakhar.

N’était-ce pas là un fait extraordinaire etpresque anormal que ce rêve, qui se répétait si singulièrement etsi méthodiquement ?

Il se leva, alla au placard, l’ouvrit,constata la présence de quelques vêtements pendus à desportemanteaux ; rien d’autre n’attira ni ne retint sonattention.

Sur ces entrefaites, Zakhar lui apporta sonsouper, comme les soirs précédents.

Mais Ivan n’avait pas faim ; il pria levalet de tout remporter, ce que fit Zakhar, à l’exception cependantd’un compotier de fruits dont le grand-duc était toujours friand etqu’il gardait généralement à sa disposition, près de lui, lanuit.

Au fait, depuis qu’il était rentré au petitpalais, il ne mangeait guère que cela, le soir ; une poire, ouune pomme, une grappe de raisin.

Mangeant si légèrement, il ne pouvaitcomprendre l’étrange torpeur qui s’emparait alors de lui et qui leforçait à se jeter sur son lit, dans un rapide état de prostrationoù il devenait la proie de ce rêve fantastique qui le poursuivaitsi singulièrement. Il ne se rappelait point avoir ressenti depareils troubles physiques depuis son voyage en Extrême-Orient, où,pendant quelque temps, par dilettantisme et pour faire comme lesjeunes officiers de marine, ses compagnons, il s’était mis à fumerde l’opium.

De là à penser qu’il pouvait être la victimede quelque « drogue », il n’y avait pas loin.

Ce devait être encore là quelque tour de lagrande-duchesse, qui pouvait avoir intérêt à réduire sa force derésistance, peut-être à l’empoisonner.

Certes, il la croyait capable de tout pourassouvir une rancune même passagère, à plus forte raison pour sevenger des outrages de son fils !

La guerre était déclarée entre eux !Toutes les armes devaient lui paraître bonnes. Il frissonna.

Est-ce que sa mère ne l’empoisonnait pas,peu à peu ? Voilà la question qu’il se posa devantcette corbeille de fruits que Zakhar venait de glisser devantlui.

Il rappela le domestique et lui posa quelquesquestions. Ces fruits, d’où venaient-ils ? Par quelles mainspassaient-ils ?

Il ne cacha point à Zakhar le fond de sapensée.

– Ah ! que Son Altesse se rassure, c’estmoi-même qui vais les chercher dans la « forcerie », etnul n’y touche que moi !

– Bien ! bien ! Zakhar, je teparlais de cela, parce que je sais qu’il y a des gens qui nem’aiment pas beaucoup, ici. Tu comprends ?

– Certes, mais Monseigneur peut êtretranquille.

– Oui ! oui ! maintenant, je suistranquille.

Et Ivan prit la plus belle poire, et avec lepetit couvert d’argent, se mit à peler le fruit.

Zakhar s’inclina et sortit.

Aussitôt le prince alla cacher la poire dansun tiroir et reprit sa place.

Il réfléchit encore. Ses réflexions étaientplus sombres que jamais. Il avait vu pâlir Zakhar quand ilavait parlé des fruits.

Du moins il avait cru voir cela. Peut-être sel’était-il simplement imaginé.

Est-ce que l’état d’esprit lamentable danslequel il avait trouvé l’empereur, la nuit précédente, allaitégalement s’emparer de lui ?

Il se leva, marcha, voulut « seraisonner », y parvint partiellement.

Finalement, il se reprocha d’avoir pusoupçonner une seconde un homme comme Zakhar, qui lui avait donnétant de preuves de son dévouement.

Cependant, il ne toucha à aucun de cesfruits ; il se coucha tard, persuadé que sa mère ne rentreraitpoint au palais cette nuit-là, et, du reste, assez satisfait demettre encore une nuit de réflexion entre le drame auquel il étaitrésolu et l’heure présente.

Il devait penser à tout, avant d’aborder lagrande scène : savoir ce qu’il dirait exactement, ce qu’ilexigerait ; et la façon dont il frapperait si on ne luiaccordait pas ce qu’il allait demander.

La liberté de Prisca et la sienne ou la mortde la grande-duchesse. Il faudrait bien qu’elle choisisse…

Des pensées pareilles tiennent un jeune hommeéveillé. Si bien éveillé qu’Ivan en fut étonné lui-même après lesappesantissements extraordinaires des nuits précédentes.

Et il se félicita de ne pas avoir touchéaux fruits ni à la carafe d’eau…

Dans le même moment (il pouvait être deuxheures du matin), la porte de sa chambre fit entendre un légerbruit ; il tourna la tête et il vit cette porte s’ouvrir toutdoucement, tout doucement, comme dans son cauchemar !

Et si bien comme dans son cauchemar, qu’il sedemanda s’il ne rêvait pas encore.

En tout cas, il constata, au libre mouvementqu’il fit, qu’il pouvait disposer de ses membres, et qu’ils avaientcessé d’être enchaînés comme dans le cauchemar.

Or, il n’usa point de cette liberté.Il resta allongé sur sa couche et ses paupières se refermèrent àdemi…

Et, presque aussitôt, sous ses paupièresdemi-closes, il aperçut l’ombre et reconnut Zakhar.

Non, non, il ne rêvait pas, mais toutcontinuait de se passer comme dans son rêve.

Zakhar s’approcha du lit, se pencha surlui ; le bras de Zakhar se dressa au-dessus de lui… la main deZakhar était armée d’un poignard.

Et cette main, avec ce poignard, dessinaau-dessus du corps d’Ivan, le signe de la croix.

Zakhar bénissait Ivan. Puis, ils’éloigna, gagna le placard, s’enfonça dans le placard.

Le grand-duc s’était redressé derrière lui,avait glissé hors du lit ; il put le voir, à la lueur de laveilleuse, par la porte du placard restée entr’ouverte, écarter lesvêtements, appuyer sur la paroi du fond et disparaître.

Le fond s’était refermé.

Le grand-duc s’habilla à la hâte, prit unrevolver, l’arma et entra à son tour dans le placard. Mais ilappuya en vain sur la cloison de bois. Celle-ci ne bougea pas.

Ses mains tâtèrent ainsi toute la paroi,pendant plus d’une heure et ne trouvèrent point le ressort secretqui devait faire jouer le mécanisme.

Ivan sortit du placard en sueur. Il était toutà fait décidé à savoir, coûte que coûte, ce qui se passait derrièrece placard-là. Il attendrait le retour de Zakhar et l’ons’expliquerait. Mais son impatience était telle qu’au bout dequelques minutes il n’y tint plus. Il retourna au placard, à lacloison, recommença ses recherches hasardeuses.

Et, tout à coup, quelque chose céda sous samain et la cloison tourna.

Il n’eut qu’à avancer, il se trouvait dans unescalier secret.

La cloison s’était refermée derrière lui et ilétait dans les ténèbres.

L’escalier était fort étroit. Il devait avoirété pratiqué là entre ces deux murailles. Ivan descendit, à tâtons,quelques degrés et écouta. Aucun bruit, il descendit encore. Ildescendait toujours. Il devait bien avoir parcouru ainsi la hauteurde trois étages et, par conséquent, devait se trouver au niveau dessous-sols et peut-être sous les sous-sols. Enfin, iltoucha à la dernière marche et se glissa, toujours à tâtons, dansune sorte de boyau souterrain dans lequel il ne put s’enfoncerqu’en se courbant légèrement.

Il n’hésita pas, il avança. Il se heurtabientôt à une paroi et dut opérer une légère conversion surlui-même. Alors, il aperçut, assez loin, une faible lueur, etquelques bruits, comme ceux que ferait la pioche d’un terrassier,arrivèrent jusqu’à lui. Il précipita sa marche, ne prenant plusaucune précaution, sûr que Zakhar ne pouvait lui échapper.

Il avait hâte d’être sur l’homme et de voir àquelle besogne il se livrait.

Tout à coup, une voix sourde gronda :

– Qui est là ?

– C’est moi, le grand-duc Ivan, jeta le princeà la voix souterraine et, bientôt, il fut en face de la figureatroce de Zakhar.

Éclairée par le feu sournois d’une lanternesourde accrochée au soubassement d’un mur, cette tête, surgie desténèbres et qui semblait ne tenir à rien était effroyable.

On y lisait, moins de terreur que defureur.

– Que viens-tu faire ici ? Que viens-tufaire ici ?

– Qu’y fais-tu toi-même ?

L’homme, tout d’abord, ne répondit point.

Il haleta.

De toute évidence, il venait de se retenirdans un élan terrible contre un inconnu qui avait osé forcer laporte de son enfer, descendre derrière lui dans le mystèresouterrain dont il se croyait le seul maître.

Sans doute, le grand-duc Ivan avait-il étésecrètement inspiré par le Destin (qui ne frappe pas toujours, maisqui veille quelquefois) en jetant hâtivement son nom à cette têteen flammes qui se penchait si menaçante sur les ténèbresremuées.

Il y a des mots magiques qui semblent avoir ledon de conjurer le malheur. Certaines syllabes sont prononcées et,autour d’elles, tout s’apaise.

Ainsi la rage souveraine dont Zakhar avait ététransporté en se voyant « interrompu dans son travail »tombait-elle, peu à peu, et d’elle-même depuis que l’écho dusouterrain avait répondu à sa formidable question : Qui valà ! par ce nom : Ivan !

Interrompu dans son travail !…Oui, certes, on l’interrompait dans son travail et queltravail !…

Il avait rejeté les outils, pelle et pioche,qui lui servaient à finir de creuser cette excavation sous le murauquel il avait accroché sa lampe…

Maintenant, les yeux du grand-duc s’étaientfaits aux ténèbres et la moindre lueur lui laissait deviner lesobjets. Il distingua deux caisses, au pied de l’excavation, deuxcaisses d’aspect assez inoffensif, mais qui, tout de même, luiparurent formidables…

Cependant Zakhar s’assit sur l’une de cescaisses-là.

Il y eut un silence entre les deux hommes.Zakhar achevait de se calmer.

Ivan était au comble de l’horreur. Il répétasa question :

– Que fais-tu ici, malheureux ?…

L’autre ne répondait pas. Il essuyait avec samanche son front en sueur.

Ivan demanda :

– Qu’est-ce que c’est que cescaisses ?

– Ce n’est rien ! finit par répondrel’autre, d’une voix si extraordinairement calme qu’Ivan, pour lapremière fois, eut peur !…

C’est qu’il n’y a rien à faire contre un hommequi a une voix aussi calme que celle-là et qui est assis, au fondd’un souterrain, sous le palais de l’empereur, sur descaisses pareilles…

– Tu vois, reprit l’autre de sa voix glacée,ce sont des caisses qui me servent à m’asseoir !…

– Zakhar ! Zakhar ! et moi quiavais confiance en toi !

C’était enfantin, mais c’est quelquefois avecces enfantillages-là que l’on touche le cœur des grandscriminels.

Et puis, que lui aurait-il dit ? Ilfallait le tuer ! Ivan y songeait et, depuis un instant, danssa poche, tâtait son revolver, mais un geste maladroit, un coup maldirigé pouvait entraîner une irréparable catastrophe…

– Tu as eu raison d’avoir confiance en moi,répondit Zakhar, car je t’aime bien. Tu es assurément la seulepersonne au monde que j’aime !…

Ces dernières paroles furent prononcées encoreavec cette voix qui avait, par instants déjà, surpris et touché legrand-duc…

– Tu dis cela ! fit Ivan, tu dis cela ettu te disposes à faire tout sauter ici !…

– Oui, quand tu n’y seras pas…

– Alors, je reste !…

– Tu peux rester ce soir !…

– Écoute, Zakhar, je reste pour tedénoncer !…

– Non, tu ne me dénonceras pas !…

– Je te jure que cela sera fait avant uneheure ! N’essaye pas de faire un mouvement, je suisarmé !

Et Ivan tira son revolver.

– Rentre ton revolver, il ne peut te servir derien !…

– Tu le crois !… tu as peut-êtretort ! Écoute, Zakhar, je ne veux pas oublier que tu m’assauvé la vie !… Aussi, je vais te donner un bon conseil etnous serons quittes ! Va-t’en ! et garde-toi !… Pourqui travailles-tu, malheureux ?…

– Pour moi, et pour… et pourtoi !…

Sur ces derniers mots, Zakhar s’était relevéet s’avançait sur le grand-duc. Il y avait dans son regardd’assassin d’étranges lueurs qui n’étaient point de la haine…

– Pour moi !… qu’ai-je à faire avec toi,misérable ?…

Zakhar décrocha la petite lanterne et s’enembrasa le visage :

– Regarde-moi ! Regarde-moi bien !fit-il… tu ne me reconnais pas ?…

Chapitre 22SUITE D’UNE CONVERSATION AU-DESSUS DE DEUX CAISSES DE DYNAMITE

 

Étonné de cette question, Ivan fixa ces traitsextraordinairement tourmentés et essaya de déchiffrer leurmystère.

Non seulement il ne le reconnaissait pas, maisil ne reconnaissait plus le visage qu’il avait l’habitude de voirtous les jours. Où étaient cette face glacée, ces lignes de marbrequi ne reflétaient jamais la moindre émotion et qui semblaientdénoter une nature indifférente à tout ce qui n’était point leparfait service officiel d’un valet de Sa Majesté ?

Que signifiait ce ravage soudain quibouleversait si atrocement une physionomie ordinairement siplacide ? D’où venait-elle, cette physionomie-là ? D’oùremontait-elle ? Du fond de quel abîme d’âme ?

Trahissait-elle tout à coup de terribles vicescachés ? Était-elle le reflet momentané d’antiques douleurstout à coup ressuscitées ?

L’homme qui faisait cette besogne-làne devait pas appartenir à la commune humanité. Un illuminé peutjeter une bombe et s’enfuir. Mais celui-ci, qui avait si bientrompé tout le monde, et qui avait poursuivi son dessein pendant desi longs mois en jouant la comédie du dévouement, celui-ci devaitêtre quelqu’un…

Quelqu’un d’autre qu’un simple fanatique, dontles malins de la Terreur déclenchent le geste quasiinconscient.

Et pourquoi demandait-il à Ivan s’il lereconnaissait ? Devant qui donc Ivan setrouvait-il ? Quel lien pouvait exister entre cet intelligentbandit et ce jeune homme malheureux ?

– Du temps que je n’étais pasdomestique, je portais toute ma barbe, fit Zakhar. Si je lalaissais pousser, ma barbe, peut-être me reconnaîtrais-tu ?Mais nous ne sommes pas pressés ! Tu me reconnaîtras toutà l’heure.

– Je vous ai donc connu, du temps que vousn’étiez pas domestique ? demanda Ivan, extrêmementtroublé par le regard de ces yeux qui ne le quittaient plus, qui lefixaient avec une ardeur si singulière, où ne se lisait pas de lahaine.

– Jamais. Tu ne m’as jamais vu…

– Alors comment voulez-vous que jevous reconnaisse ?

– C’est encore une chose que tusauras tout à l’heure.

Maintenant, il disait « vous » à cevalet et c’est le domestique qui lui disait « tu ».

C’était effroyable, cette conversation au fondd’un souterrain, dans les sous-sols du palais impérial, entre cesdeux hommes que séparaient deux caisses de dynamite et cet abîmequi va du valet « au grand-duc » ! Comment legrand-duc arriva-t-il à poser la question suivante à cet homme quetout à l’heure il eût voulu anéantir ? À quelle sorted’émotion obéissait-il soudain ?

– Vous avez beaucoup souffert ?lui demanda-t-il…

L’autre ne répondit pas. Mais Ivan vit deuxlarmes, deux grosses larmes poindre au coin de ses paupièresbrûlées, obscurcir ces yeux tout à l’heure allumés par d’horriblesfeux, descendre lentement sur ces joues creusées par des mauxinconnus… et Ivan ne posa plus aucune question.

Soudain, Zakhar reprit à mi-voix :

– Vous avez beaucoup voyagé,monseigneur !… Vous est-il arrivé de traverser laSibérie ?…

– Oui, j’ai traversé la Sibérie.

– Avez-vous visité les mines ?…

– Mon Dieu ! soupira Ivan qui se mit àtrembler d’un nouvel émoi. Mon Dieu ! non !monsieur, je n’ai jamais visité les mines !…

– Moi, monseigneur, je les ai visitées… je lesai visitées pendant plus de vingt ans !… Oui, j’aiconnu cette « Maison des Morts » ! la Sibérie !Vous êtes un enfant gâté, monseigneur ! La Sibérie a dû êtrepour vous un très charmant voyage !… Sachez que c’est lacontrée de la terre où pleurent les plus vives douleurs… Ehbien ! j’ai connu là-bas des milliers de ces malheureux, maisje n’en ai pas connu un seul qui ait été plus malheureux quemoi…

Il y eut encore un silence tragique, puisZakhar reprit :

– Tenez, moi, j’ai été déporté en Sibérieparce que j’avais un fils que j’aimais !… et parce que j’aivoulu voir ce fils !… C’était défendu !… Il étaitentendu de toute éternité que je devais avoir un fils, mais que jene devais pas le voir !…

– Seigneur Jésus ! soupira Ivan, en secachant le visage, ayez pitié de moi !

– Voilà, monseigneur, la seule raison pourlaquelle j’ai dû visiter les mines de la Sibérie pendant plus devingt ans !

« – Oh ! remarquez qu’on vous faitfaire quelquefois cette petite visite-là sans vous donner deraisons du tout !… Moi, je savais à quoi m’en tenir !C’était déjà quelque chose !… J’ai connu là-bas un gaspadinede la très bonne société qui, en descendant de chez lui, a trouvéune télègue dans laquelle il a dû monter pour faire la petitevisite en question !… Il y est toujours, lui, ce chergaspadine ; et il continue de visiter les mines sanssavoir pourquoi !… nous étions devenus de très bons amis…j’ai connu aussi là-bas une dame de qualité qui est arrivée aussinous voir en robe de bal !… On ne lui avait pas donnéle temps de changer de toilette au sortir de la petite fête defamille qu’elle avait égayée de sa présence et de ses aimablespropos !…

Nouveau silence, Ivan ne respire plus. Encorela voix de Zakhar :

– Moi, je vous dis, monseigneur, trèstranquillement, puisque l’occasion s’en présente si heureusement cesoir, que de pareilles tortures feraient frissonner d’horreur descœurs moins cuirassés que le vôtre. Aussi je ne doute point que mespetites histoires ne vous attendrissent. Vous êtes doué, au fond,d’une excellente nature, et j’ai démêlé cela tout de suite, aupremier coup d’œil. J’ai un flair merveilleux pour sentirles bourreaux et les honnêtes gens ! Vous êtes un honnêtejeune homme, monseigneur. C’est que là-bas, voyez-vous, onfréquente tout le monde. Le bon et le mauvais. On s’instruit.N’importe, ce qu’il y a de plus désagréable aux mines, monseigneur,c’est la promiscuité, éclata la voix, tout à coup terribleet dont on ne savait dire si elle raillait ou maudissait !

Zakhar eut un formidable éclat de rire.

– Là-bas, il y en a pour tous les goûts. On yvoit des prêtres qui furent des saints. Ils sont rares en Russie,mais c’est là qu’on les trouve. Travaille et souffre en silence,galérien qui fus un ange sous l’étole (je dis cela, monseigneur,pour un brave homme de pope qui n’a été certainement condamné qu’àcause de ses vertus). Crève comme un lâche, toi qui fus unchevalier dans les combats (je dis cela, monseigneur, pour quelquesbraves soldats de ma connaissance). Au lieu des sourires de tafamille, des brises si douces de ton pays natal, tu auras lesregards farouches des gardiens, la caresse du knout, l’aspectdésolé des affreuses solitudes, le coudoiement des faussaires, del’assassin, du brigand qui a tué pour de l’or. Charmanteperspective, n’est-ce pas, monseigneur, au bout de laquelle je voisapparaître un certain poteau, et une certaine corde… et un certaincapuchon…

– Viens ! s’écria Ivan, qui ne put enentendre davantage et qui était en proie à une agitationsurhumaine. Viens, suis-moi, toi qui parles ainsi ! Par Dieule père, sais-tu bien ce que tu dis et dois-je bien le comprendre,moi-même ? Je te dis de me suivre. Je te l’ordonne !

– Et je t’obéis, fit Zakhar, dont l’étrange etsubite soumission apparut plus terrible que la révolte augrand-duc, qui déjà l’entraînait, l’arrachait à cet affreuxsouterrain.

Où allait-il ? Vers quelle lumièreallait-il ? Vers quoi montaient-ils ? Car ils montent,ils gravissent cet escalier secret au bout duquel Ivan a trouvé lecrime, le crime qu’il laisse derrière lui, en s’accrochant aucriminel.

Avec quelle docilité Zakhar suitIvan !

Les voilà maintenant tous deux dans lapaisible chambre du prince.

Celui-ci fait de la lumière, de l’éclatantelumière. Assez de nuit, assez de ténèbres. Il faut y voir clair surles visages et dans les cœurs.

Sur les visages d’abord, et Ivan s’estprécipité sur cet album où il a réuni toutes les images chères desa jeunesse, et où, certain jour, il avait été surpris de trouverlà un portrait qu’il n’y avait point mis, et sans qu’il pût savoirjamais comment il y était arrivé.

Cependant, il l’avait laissé là, ce portrait,sans raison d’abord et pour une raison supérieure, ensuite :quand il avait su par les confidences de la Kouliguine et, de sonmalheureux frère d’armes, Serge Ivanovitch, que ce portraitmystérieux était celui du prince Asslakow, et que ce prince étaitson père.

Des mots trop précis ont été prononcés dans lesouterrain par Zakhar pour qu’un rapprochement subit ne se soit pasfait entre les infortunes du prince, si dramatiquement rapportéespar Hélène Vladimirovna, et les tortures sibériennes deZakhar ! Et maintenant, voilà Ivan entre ce portrait etZakhar ! Tour à tour, il les contemple, les fixe, les fouillede son anxieux regard.

– Que cherches-tu donc ? souffla Zakhar…ne vois-tu donc pas, ajouta-t-il, avec un terrible sourire, qu’ilsuffit de quelques mois pour faire d’un visage un autre visage,d’un homme un autre homme, du plus généreux et du plus noble,un domestique !… de quelques mois passés dans la« Maison des Morts !… »

– Mon père ! s’écria le grand-duc ens’écroulant aux pieds de Zakhar !…

– Ton père ! répéta Zakhar, sans bougerde place, sans faire un geste devant l’émoi incommensurable dujeune homme, et à quoi vois-tu donc que je suis tonpère ?…

– Je le sais !… je le sens !… il n’ya que mon père et toi pour avoir subi de pareils malheurs !…Tu es le compagnon du pauvre Apostol ?… Tu es le princeAsslakow !… tu es mon père !…

– Et qui donc t’a dit que le prince Asslakowétait ton père ?…

– La fille d’Apostol elle-même, et aussi monmeilleur ami, celui que j’aimais comme un frère ! et que vousavez bien connu et qui est mort si affreusement !

– Et que tu as bien vengé, n’est-cepas ?…

Ah ! le ton sur lequel de telles parolesfurent dites.

Certes ! ce n’était point seulement àcelui qui avait oublié une telle vengeance qu’allait cette phraseredoutable, jetée avec une aussi farouche amertume, c’était encorede toute évidence au fils d’Asslakow lui-même, qui avait oubliéAsslakow pour ne vivre que son roman d’amour !…

– Allons ! relève-toi ! si tu es monfils, fit Zakhar, dont la voix ne marquait aucune tendresse et quis’efforçait au contraire de se montrer brutal (peut-être pourcacher son émotion immense) ; si tu es mon fils, il ne meplaît pas de voir mon fils à genoux !…

Ivan se releva, très pâle et chancelant, osantà peine regarder cet homme qui maintenant l’épouvantait.

– Eh bien ! oui, je suis ton père, repritZakhar d’une voix sourde en avançant un doigt sur l’album. Tienslà ! sur le portrait du prince Asslakow, au front et près dela tempe, il y a une ligne que l’on aperçoit à peine, mais qui estencore visible, la voilà !

Et Zakhar, relevant les mèches de ses cheveuxblancs montra, en effet, sur son front une ligne identique…

– Cette cicatrice, expliqua-t-il, m’est venued’un coup de sabre formidable que je reçus en duel un jour que,devant moi, l’on avait insulté ta mère…

Le grand-duc referma d’un geste lent l’album…Il s’était ressaisi et c’est d’une voix à peu près calme qu’ildit :

– Je déteste ma mère, j’ai aimé le princeAsslakow dès que j’ai su que c’était mon père… et je suis prêt àaimer Zakhar !…

Ils se regardèrent tous deux un instant ensilence et ils finirent par tomber dans les bras l’un de l’autre.Ce fut une étreinte longue et pleine de sanglots.

– Écoutez, mon père, vous savez donc combienmon cœur est plein d’amour ?

– Oui ! Ivan, oui ! autant que lemien est plein de haine !…

– Fuyons cette nuit même,voulez-vous ?

– Non ! pas cette nuit !… je tedirai quand il faudra fuir !… Ne t’inquiète pas decela ! ne t’inquiète de rien !… Chaque chosearrivera à son temps !… C’est moi qui te l’assure, mon petitIvan, mon fils chéri !… Et maintenant, cette nuit, nous nousen sommes assez dit… Il faut te reposer, Vanioucha !…Laisse-moi te serrer dans mes bras encore une fois !laisse-moi t’embrasser !… Ah ! si tu savais que de foisj’ai été tenté de t’embrasser !… Quel supplice de passer prèsde toi avec cette livrée, d’être traité par toi comme unlaquais !… de recevoir de l’argent de toi !

– Ce jour-là, mon père, vous m’avez sauvé lavie ! fit Ivan en rougissant jusqu’à la racine descheveux.

– Et ce jour-là… tu m’as payé !…J’ai tellement souffert de cela que j’en ai été presqueheureux ! C’est ainsi ! Les coups que tu me portais mebrûlaient le cœur. Oui, j’étais heureux de souffrir par toi ;je t’aimais tant en secret !

– Pauvre batouchka !…

– Oui, pauvre batouchka !… Quelquefois,dans ton sommeil, je me penchais sur toi et mes lèvress’approchaient de ton front ; mais j’avais peur que tu ne teréveilles et je me sauvais…

– Tu te sauvais dans cet affreuxsouterrain ? demanda à voix basse Ivan, qui n’avaitpas cessé de penser à l’œuvre de mort qu’il avait surprise au fondde ce souterrain-là.

– Oui, dans le souterrain… Mais ne parlons pasdu souterrain… cela ne te regarde pas, le souterrain !… Tu nel’as pas vu ?… En tout cas, je suis sûr que tu l’asoublié !…

– Non ! protesta énergiquementIvan ! non, je ne l’ai pas oublié ! et il faut en parler,au contraire !…

– Bavardages ! bavardages !enfantillages ! Vanioucha ! pense à celle que tu aimes,puisque tu n’es qu’un amoureux ! et laisse-moi fairepour le reste !…

– Non ! mon père ! Non ! je nevous laisserai pas faire !… Ce que vous préparez est un crimehorrible ! Oh ! comprenez-moi bien !… et laissez-moivous dire tout cela en vous étreignant dans mes bras !… Jesais que vous avez tous les droits !

– Oui, tous ! tous !…

– Je sais qu’ils vous les ont donnés !mais il y a tout de même des droits qui sont descrimes ! et puis vous n’avez pas le droit – celui-là,vous ne pouvez l’avoir, non ! non ! vous êtesjuste ! vous comprendrez que vous ne pouvez pas avoir le droitde frapper des innocents… et il y aura des innocents qui serontfrappés !

– Il n’y a pas d’innocents ! répliquaZakhar, soudain transformé…

C’était l’ange noir de la vengeance que legrand-duc avait tout à coup devant lui. Il ne restait plus rien del’homme qui, tout à l’heure, s’était, un instant, attendri dans sesbras.

Ce n’était plus le père qui parlait, c’étaitle révolté de la géhenne sibérienne qui était revenu de là-bas pourvenger un monde de damnés !

Quelle fureur dans sa parole et quelle flammedans son regard ! Ivan comprit qu’il allait se heurter àquelque chose de formidable.

Cependant, il ne recula point :

– Vous ne ferez pas ça ! dit-il.

Et il attendit une explosion.

Elle ne vint pas. Étonné et plus désemparé parce silence que par le plus terrible éclat, il releva la tête.L’homme s’en allait ! Ivan courut à lui et le rattrapa.

– Où vas-tu ? implora-t-il.

– Où mon service m’appelle, répondit l’autre,très calme… auprès de l’empereur !

– Batouchka ! Batouchka !jure-moi…

– Je te jure que mon heure est proche !voilà ce que je te jure… répliqua l’homme… et maintenant,laisse-moi partir… Sa Majesté va s’impatienter…

– Je ne te laisserai point accomplir ceforfait !

Zakhar, d’abord, ne répondit rien.

Il considéra quelque temps le grand-duc avecune immense pitié, puis il dit, toujours de ce ton calme quieffrayait maintenant Ivan plus que tout :

– Penses-tu que j’aie préparé cette heurependant plus de vingt ans pour y renoncer parce qu’elle fait peur àun jeune prince amoureux ? Penses-tu que j’aie servi cesgens-là pendant des mois et que je leur aie montré un visage delaquais pour céder à la prière d’un enfant ?… As-tu songé autravail effroyable accompli avec mes ongles sous la terre ?…et à l’effort qu’il m’a fallu pour courber l’échine dans lessalons ? Si tu n’es pas devenu fou subitement, laisse-moipasser et ne me demande plus rien !…

– Passe donc, et va, batouchka, c’est moi quite sauverai !…

– C’est à mon tour de te demander ce que tuvas faire ? reprit Zakhar qui était resté tout à fait maîtrede lui et qui, du reste, paraissait n’attacher qu’une importancetrès relative aux lamentations et aux objurgations du jeunehomme.

– Que t’importe ? Tu as fait ce que tu ascru devoir faire ; moi aussi, je ferai à mon idée !…

– Fais donc à ton idée, si tu peux ! émitZakhar… mais je te préviens que si un geste de toi ou une parole detoi vient se mettre au travers de mon chemin… et tente d’empêcherl’inévitable… je te préviens, Ivan, que je me tue sous tesyeux !

Et, quoi que tentât Ivan, Zakhar luiéchappa.

La porte de la chambre fut refermée.

Le grand-duc resta seul. Il enferma ses tempesbrûlantes dans ses mains qui tremblaient.

Zakhar l’avait deviné et avait prononcé lesseuls mots qui pussent suspendre l’action du jeune homme dans ledessein qu’il avait de se jeter au travers du crime, quoi qu’il dûtlui en coûter.

Tout de même, Ivan avait du sang des Romanofdans les veines, et l’empereur, jusqu’à ce jour, l’avait comblé deses bontés.

L’empereur l’aimait ! L’empereur luiavait été pitoyable ! C’est auprès de lui seulement qu’ilavait trouvé un refuge dans son désespoir…

Et l’empereur n’était pour riendirectement dans l’abominable destinée du princeAsslakow !

Pourtant, pour le sauver, Ivan n’allaitpas condamner son père à mort…

Chapitre 23IL Y A UN GRAND CONSEIL À LA COUR

 

Il passa le reste de la nuit en face duplacard dans lequel s’ouvrait l’escalier secret. Il avait essayé defaire jouer à nouveau le ressort qui pouvait lui ouvrir le cheminmystérieux de ce caveau où tout était préparé pour l’anéantissementdu palais Alexandre.

Mais ç’avait été en vain…

Sans doute, sans qu’Ivan s’en fût renducompte, Zakhar, en sortant de ce sombre gouffre, avait-il pris,cette fois, certaines précautions…

Ivan essayait de réfléchir, de trouver uneissue possible à cette atroce situation…

Que faire ?… Que faire pour empêcherça ?… pour que cette formidable mine n’éclatât point ?…et comment faire devant la terrible menace de sonpère ?…

L’événement avait été rapide ! La réalitéétait vite sortie, foudroyante, du cauchemar… Ivan ne se demandaitpas où était le devoir, entre son père et l’empereur…

Il souffrait atrocement, voilà tout ! ilsouffrait instinctivement ! il souffrait sentimentalement…

Instinctivement, parce que tout en lui de cequi tenait à sa race et à son éducation « impériale » serévoltait contre la possibilité de rester inactif devant unattentat auquel, en tant que fils du malheureux Asslakow, ilpouvait trouver une explication et une excuse, mais qu’ilmaudissait en tant que Romanof…

Sentimentalement, parce qu’il aimaitNikolouchka et parce qu’il plaignait son père, il passa par lesalternatives terribles d’un raisonnement sans conclusionpossible.

Dans un moment où il se rappelait plusâprement l’accent de Zakhar, évoquant sa vie de torture dans la« Maison des Morts », il essaya de s’exciter à éprouvertoute sa haine.

Mais il n’y parvint pas, même en se remémoranttoute sa douleur personnelle et ce qu’il avait à souffrir et cequ’il souffrait encore à cause de « ces gens-là »…

« Tu n’es pas de ces gens-là ! Tu nepeux être avec ceux qui ont assassiné ton frère d’armes, quitiennent prisonnière ta Prisca, qui t’ont poursuivi toi-même et quin’auraient pas hésité à te faire disparaître, s’il n’y avaitpas eu Zakhar !…

« Il faut être pour ton père ou pour tamère !… »

Oui, mais il y avait l’empereur… et il y avaiten lui, Ivan, le même sang qui coulait dans ses veines et danscelles de Nikolouchka !… Quoi qu’il pût penser, il étaitde ces gens-là ! Être complice de cela,jamais !…

« Alors, ton père va mourir !…c’est toi qui vas le tuer ! Tu n’as pas vengéSerge ! Tu n’as pas vengé Prisca !… Et tu vas tuer tonpère !… »

Sombre horreur !… noir abîme… débatfarouche de la conscience, déchirement des cœurs en face de cetteporte secrète derrière laquelle une mèche attend qu’onl’allume !…

Et la vie du palais reprend comme tous lesjours, comme tous ces jours tristes d’une guerre dont les uns neveulent plus et que les autres conduisent suivant le dessein del’étranger !…

Les ombres falotes ou louches d’un grand dramerecommencent à peupler les corridors, à tourner autour du cabinetimpérial.

Ivan a posé son front brûlant sur la vitre dela fenêtre de sa chambre qui donne sur le parc.

Il reste là, heureux de cette fraîcheur.

La neige continue de tomber. C’est bienl’hiver russe qui commence. Dans quelques jours, l’immense empireaura mis son grand manteau blanc taché de rouge sur les franges…les fleuves recommenceront à rouler d’énormes glaçons !… etpuis tout s’immobilisera dans le froid ; dans quelquessemaines glisseront les rapides traîneaux silencieux.

Combien de temps reste-t-il ainsi à rêver, àregarder quoi ?… Il n’essaie plus de réfléchir… Il nes’efforce plus à penser… Il reste là, voilà tout, dans cette pièce,qu’il faut traverser pour aller à l’escalier secret,pour descendre au crime…

Il est le portier du crime.

Tant qu’il sera là, il n’ouvrira pas aucrime !… il ne le laissera pas passer… Enfin, il espère que lecrime n’osera pas passer tant qu’il sera là !

Il reste !…

Il roule son front doucement sur la vitreglacée…

Le mouvement du parc finit par attirer sonattention et la retenir…

Les équipages arrivent, en effet, plusnombreux que de coutume…

De l’endroit où il se tient, Ivan peut voirles personnages qui en descendent.

Il les reconnaît :

« Tiens, voici Sturmer, le nouveauprésident du conseil, ministre de l’intérieur, l’un des hommesd’État les plus inféodés au parti boche et qui n’a rien à refuser àRaspoutine… »

D’autres ministres, celui des Affairesétrangères en compagnie du comte Nératof…

De la voiture suivante descendent lagrande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, la princesse Wyronzew et leprince général Rostopof !… celui qui voudrait tant voir Ivanmarié à sa nièce Agathe Anthonovna Khirkof…

C’est ensuite le comte Volgorouky, puis lemaréchal de la cour… deux grands-ducs, oncles de l’empereur… dehauts et puissants tchinovnicks… des généraux, le ministre de laGuerre, enfin les personnages les plus considérables del’empire…

Que se passe-t-il donc ?…

À ce moment, un aide de camp vient prévenirIvan que Sa Majesté désire le voir immédiatement.

Avant de se retourner et de suivre l’aide decamp, un dernier coup d’œil sur le parc lui fait voir Zakhar quitraverse la grande allée et disparaît par une porte de service.

Zakhar lui a paru aussi blanc que laneige !… Couvert de neige, il semblait une statue de marbreéclatant et son visage était en marbre. Et il marchait comme devaitmarcher la statue du commandeur quand elle traînait dans sespas les coups du Destin !…

Cette vision a encore augmenté l’affreuxtrouble d’Ivan.

Cependant, il suit l’aide de camp. Sur lepalier du premier étage, Ivan se trouve en face de lagrande-duchesse, sa mère. Il ne la voit pas. Elle lui adresse laparole. Il ne l’entend pas !…

Les antichambres, les salons sont pleins. Quese passe-t-il donc au palais d’exceptionnel, cematin-là ?…

Il interroge l’aide de camp, qui luirépond :

– Il y a grand conseil, monseigneur, unconseil très important, présidé par Sa Majesté et où les plusgraves résolutions, paraît-il, vont être prises, relativement à laconduite de la guerre. Sa Majesté a voulu réunir ce conseil avantde retourner au grand quartier général…

L’aide de camp conduisit Ivan dans le petitsalon-bibliothèque où il s’était déjà rencontré avec Sa Majesté, unsoir récent où leur commune inquiétude les avait jetés aux brasl’un de l’autre.

Nicolas se trouvait là avec le comteVolgorouky et Rostopof.

Il paraissait assez agité et mécontent. Ivandut attendre quelques instants que la conversation, qui faisaitallusion à l’attitude nouvelle de Sturmer et aux questions quiallaient être traitées dans le grand conseil, eût pris fin.

Pendant ce temps, une lumière terrible sefaisait dans l’esprit du grand-duc. L’idée de cette réunion subitedes plus grands personnages de l’empire, qui allait avoir lieudans la salle du conseil, au-dessus du caveau où il s’étaitrencontré la nuit précédente avec Zakhar, le faisaitdéfaillir.

Zakhar avait dit : « Mon heure estproche ! » De toute évidence, c’était celle-ci.

Zakhar, lui, savait que le conseil devaitavoir lieu, et ce qui se passait, ce matin-là, au palais Alexandraillustrait terriblement la parole menaçante de Zakhar !…

Cependant Ivan se rappelait aussi que Zakharlui avait dit que tout sauterait quand lui, Ivan, ne serait paslà…

Ivan était sûr que Zakhar ne ferait rien tantque lui, Ivan, courrait un danger.

Il était sûr de cela à cause du frémissementprofond de cet homme quand il l’avait serré dans ses bras ! Lefils ne doutait point de l’amour du père… Mais il ne doutait pasplus de la haine sacrée de ce père pour tous ceux qui n’étaientpoint son fils…

Volgorouky et Rostopof (ce dernier après unsingulier regard jeté sur le grand-duc) quittèrent le petit salonen s’inclinant profondément devant Ivan, l’empereur vint à lui toutde suite.

– Ivan, lui dit Nicolas rapidement, car ilparaissait fort préoccupé de ses propres affaires, tu vas partirtout de suite pour Petrograd.

– Partir ? et pourquoi donc voulez-vousque je vous quitte, batouchka, quand vous réunissez autour de vousles premiers de vos serviteurs et quand j’apprends que de grandesdécisions vont être prises ?… Je ne suis qu’un enfant, maisvous savez si je vous aime, batouchka ! et un conseil venu ducœur en vaut bien d’autres, je vous le dis, en vérité !…

Ivan lui avait pris la main et la lui baisaitavec me telle ardeur dévote que l’empereur en fut frappé et leconsidéra attentivement.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il. Tamain brûle ce matin, Vanioucha, et tes joues sont en feu !Es-tu malade ?…

– Je désire rester près de vous,Majesté !

– Quand tu sauras pourquoi je t’envoie àPetrograd, peut-être changeras-tu d’avis, mon enfant !

– Non ! non ! laissez-moi auprès devous ! Je ne veux pas vous quitter aujourd’hui ! je neveux pas vous quitter !

– Veux-tu m’effrayer ? Crois-tu quequelque danger me menace ?

– Je ne sais rien que mon désir,batouchka ! C’est une idée que j’ai que je ne dois pas vousquitter aujourd’hui !

– Écoute ! Tu es entêté ! Parce quetu m’as vu inquiet, l’autre nuit, tu t’imagines des choses folles…auxquelles je ne crois plus moi-même… Tu es malade aujourd’hui dumême mal qui me rongeait l’autre nuit !… Mais ce sont desrêves mauvais que j’ai chassés et qui ne reviendront plus !…J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre… Réjouis-toi. On sait où estta Prisca !…

– Où donc ? s’écria Ivan, quiimmédiatement ne pensa plus qu’à celle qu’il adorait.

– Je n’en sais rien ! Et pour que tul’apprennes, il faut que tu ailles à Petrograd. Grap t’yattend ! Cours tout de suite à la direction del’Okrana ! Voilà ce qu’il vient de me faire savoir.Tu n’as pas un instant à perdre, paraît-il !…

– Mon Dieu ! est-ce possible ! fitle grand-duc, en proie à une agitation qui le fit paraître un peufou aux yeux de l’empereur, mais celui-ci mit tout de suite lachose sur le compte de la passion du grand-duc pour la jeuneFrançaise…

– Va ! bonne chance, Vanioucha !

– Majesté ! Majesté ! dites-moi, ilfaut me dire ! Il faut que je sache !… C’est Grap quivous a fait savoir cela ?

– Oui, c’est Grap !

– Grap lui-même ?

– Grap lui-même !

– Mais pourquoi ne m’a-t-il pas demandé,moi ?

– Il n’a pas pu te voir ! Il est àPetrograd ! Il t’attend ! Il a téléphoné !…

– Et à qui a-t-il téléphoné cela, sire ?Est-ce à vous ?

– Non, pas à moi, mais àZakhar !

Ivan reçut le coup et chancela…

Nicolas fit un mouvement pour le retenir, maisdéjà Ivan s’était ressaisi. Il étreignit les mains de SaMajesté…

– Sire, j’irai plus tard à Petrograd ; jevous répète que je ne vous quitte pas aujourd’hui !…

– Mais je ne te comprends pas ! Tu mecaches quelque chose ! Que crains-tu ? Que redoutes-tupour moi ?

– Sire ! rien de précis et tout !…Je ne vous cache pas que, depuis l’autre soir, depuis ce que vousm’avez dit, depuis que vous m’avez fait lire ces papiers mystérieuxqui vous poursuivent partout, je ne vis plus ! Je ne vis plusen pensant aux dangers qui vous menacent !… Laissez-moipartager ces dangers auprès de Votre Majesté !… Je ne veux pasvous quitter !… Accorde-moi cela, batouchka ! Je te ledemande à genoux !

Et, de fait, le grand-duc Ivan se mit auxgenoux de l’empereur.

– C’est bon, viens !… Qu’il soit faitselon ton désir !

Et il le releva et l’embrassa…

– Merci, Majesté !…

– Tu es un tout petit enfant !…Vanioucha !… Il faut te céder ! Nous sommes tous,hélas ! des petits enfants !… C’est toi qui as peur,aujourd’hui ! C’est moi qui aurai peur demain !… Envérité, tu as raison, ne nous quittons pas !…

– Aurai-je place près de vous, au conseil,Majesté ?

– Oui, près de moi !… Viens !…

– Le plus près de toi que tu pourras,batouchka !…

– C’est entendu, le plus près de moipossible !… Du reste, écoute, il n’y aura que toi quim’approcheras… toi, et Zakhar !…

– Ah ! Zakhar sera là ?…

– Oui, c’est lui qui l’a voulu !… Ilavait sans doute aussi des raisons pour cela !… Zakhar seraderrière mon fauteuil… Mais c’est une chose entendue qu’il doitêtre toujours maintenant derrière mon fauteuil, quand nous donnonsaudience… Une chose entendue avec Grap… Il ne faut pas s’étonner decela !… Ne t’effraie donc pas à tort ! Écoute, Vanioucha,tu vas entrer dans la salle du conseil tout de suite. Moi, il fautque je parle à Sturmer d’abord…

Comme il disait ces mots, Sturmer futintroduit. Ivan pénétra dans la salle du conseil. Elle était déjàpresque pleine des hauts personnages en uniformes civils oumilitaires, tous chamarrés de décorations.

Tout le monde était debout. Des groupess’étaient formés autour de la grande table ovale recouverte d’unimmense tapis vert sur lequel on avait déposé des écritoires.

Des bougies, des lampes brûlaient dans un coinautour des bogs.

Ivan, qui n’avait point un fonds trèsreligieux mais qui était, quoiqu’il s’en défendît, extrêmementsuperstitieux comme tout vrai Russe de bonne race, alla droit auxsaintes images.

Le silence s’était fait à son entrée et tousle regardaient.

On était au courant de ses frasques quiavaient défrayé toutes les conversations à la cour comme à laville. On savait qu’il avait perdu la faveur de l’empereur et qu’ilvenait de retrouver son amitié.

Cependant, personne ne s’attendait à ce qu’ilassistât à ce conseil secret qui semblait ne devoir réunir que lesplus hautes têtes de l’armée, de la diplomatie ou de la politiqued’empire. C’est assez dire la curiosité qu’il excitait.

Quand il se releva (car il s’était mis àgenoux) et qu’il se retourna vers l’assemblée, il apparut avec unvisage d’une pâleur mortelle.

Il n’adressa la parole à personne.

Le maréchal de la cour entra et pria chacun dese tenir devant la place qui lui avait été assignée.

La place de l’empereur n’était point à lagrande table. Près de la porte, sur une petite estrade, on avaitmis une table, Derrière cette table était un haut fauteuil doré,c’était le siège de Sa Majesté.

Le comte Volgorouky étalait des dossiers surcette petite table.

Il n’y avait pas de place pour Ivan. Le grandmaître des cérémonies lui demanda s’il savait où il devait seplacer, car il n’avait reçu aucune instruction le concernant.

Ivan prit une chaise et la plaça derrière lapetite estrade, derrière le fauteuil de l’empereur.

À ce moment, Nicolas fit son entrée ets’assit ; tous s’assirent sur un signe de lui.

Il avait vu Ivan et lui avait adressé un légersalut amical de la main.

Cependant, l’empereur paraissait soucieux. Ildit quelques mots à voix basse au comte Volgorouky, qui allas’entretenir, un instant, à voix basse, avec Sturmer.

Ivan regardait de tous les côtés et ne voyaitpoint celui qu’il cherchait. Un tremblement nerveux commença del’agiter. Soudain, une ombre glissa devant lui, portant un énormepaquet de paperasses. C’était Zakhar.

Ivan se souleva. Il voulait être vu. Il étaitsi peu maître de son geste et de son émotion qu’il remua sa chaise,Zakhar se retourna et l’aperçut.

Il vit un Ivan qui le brûlait de son regardsuppliant. Il y avait aussi du défi dans ce regard-là. Les yeuxd’Ivan disaient à Zakhar : « Tu vois, je ne suis pasparti !… Je ne partirai pas !… Tu veux toutensevelir ! Eh bien ! je mourrai, moi aussi, avec lesautres et avec toi… »

Car, pour le jeune grand-duc, il ne faisaitpoint de doute, encore une fois, que le valet de Sa Majesté allaitprofiter de cette solennelle réunion de toutes les têtes del’autocratie pour courir sournoisement allumer sa mèche etaccomplir son forfait !

Son dernier espoir était celui-ci :que le père reculerait devant l’anarchiste !… S’ils’était trompé, tant pis ! Il paierait de sa vie sonerreur ! Il n’avait point trouvé autre chose : Donnersa vie pour sauver l’empereur sans dénoncer sonpère !…

Chapitre 24UNE BOMBE AU PALAIS ALEXANDRA

 

Zakhar resta un instant, devant l’apparitiond’Ivan, comme frappé de la foudre.

Évidemment, il s’attendait à tout, excepté àle trouver là. Il avait tout fait pour l’éloigner. Il avait menti àl’empereur et il avait fait prononcer à l’empereur le seul mot quidevait faire voler Ivan sur la route de Petrograd !

Par un concours de circonstances qui serencontre rarement aux heures de grande fatalité, il se trouva quele concierge du palais avait cru voir sortir le grand-duc dans uneautomobile. Il l’avait dit à Zakhar, qui ne le lui demandait mêmepas, tant il était sûr qu’Ivan était déjà loin.

Découvrant tout à coup son fils dans la salledu conseil, il comprit tout de suite ce que cette présencesignifiait. Ivan s’offrait en holocauste à la vengeance de sonpère !

Il y eut entre eux un éclair magnétique quiconfondit leur double pensée en une seule !

Et puis, il y eut un cri ! un criterrible de Zakhar, où plutôt un hurlement :

– Fuyez !…

Et lui-même, bousculant tout sur son passage,s’enfuit…

Il renversa dans sa course le grand maître descérémonies, qui était près de la porte… Il bondit… il disparut…

La clameur continuait à hurler dans levestibule, dans les escaliers, dans les couloirs :

– Fuyez !…

Et, tout à coup, le désordre futinexprimable.

Au premier cri poussé par Zakhar, touss’étaient levés, dans une épouvante déraisonnée, mais encore sedemandait-on ce que cette clameur, ce que cet éclat inattendusignifiaient !

Ce ne fut qu’en voyant se précipiter le valetet en l’entendant répéter en hurlant :« Fuyez ! » qu’ilscomprirent ceque fuyez signifiait…

Un cerveau de grand personnage russe n’estjamais complètement débarrassé de l’hypothèse latente d’un attentattoujours possible. Il ne doit pas chercher bien loin pour retrouvercette idée-là, tout de suite.

Fuyez ! chez l’empereur, ça veutdire : « Si vous ne fuyez pas, vous allez toussauter ! »

Et alors, ils s’enfuirent. C’est-à-dire qu’ilsse ruèrent comme des fous et comme de mauvaises bêtes traquées versles issues, qu’ils s’y écrasèrent avec des cris et des gestesd’assassinés.

L’empereur s’était dressé, lui, et ne fuyaitpas. Ivan s’était précipité aux côtés de l’empereur et tous deuxs’étreignaient la main.

Ivan comprenait qu’il avait fait son sacrificetrop tard et que tout était perdu ! La mèche était déjàallumée !…

Les deux autres grands-ducs, dans cetteépouvantable chose, avaient supplié le tsar de les suivre… maisNicolas ne leur avait même pas répondu.

Il restait là, dans une attitude fataliste,attendant le coup inévitable du destin et ne tentant rien pour s’ysoustraire.

Autour de lui, on continuait à se battre pourpasser. Quelques-uns avaient tenté d’ouvrir les fenêtres, mais àcause de leur fermeture spéciale, n’y avaient point réussi etétaient retournés grossir la meute hurlante des mauvais chiens degarde qui s’écrasaient aux portes, pour fuir leur maître…

Ce ne fut que lorsque la cohue hideuse se fûtévanouie que l’empereur consentit à obéir aux objurgations d’Ivanet de quelques serviteurs fidèles qui étaient accourus.

Nicolas se laissa alors entraîner hors dupalais et s’arrêta dans les jardins, entouré de ses aides de camp,et des membres de sa famille et de quelques dames de service à lacour.

La grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovnan’avait pas été la dernière à fuir du palais tout retentissant dela clameur d’un attentat.

Ivan pleurait. Il pleurait de joie. Une grandedétente de tout son être le faisait plus faible qu’un enfant. Samain tremblait maintenant dans celle du tsar, qu’il n’avait pasquittée.

La grande-duchesse remarqua cette intimité etfronça le sourcil.

Elle demandait des explications, mais personnene pouvait lui en fournir. On ne savait rien en dehors de ce grandcri qu’avait poussé Zakhar et de la fuite éperdue de Zakhar.

Ivan se disait : « Zakhar est arrivéà temps !… »

Le malheureux jeune prince devait apprendrebientôt qu’il s’en était fallu de bien peu qu’il arrivât enretard.

Ce fut le comte Volgorouky qui apporta, lepremier, des nouvelles précises : le misérable nihiliste,auteur de l’attentat, n’était autre que Zakhar qui avait donné lesignal de la fuite. Sans doute avait-il été épouvanté de sonforfait au moment où tout allait être accompli ; toujoursest-il qu’on l’avait vu se précipiter comme un insensé vers leschambres du second étage, en poussant des cris que personne necomprit d’abord.

Un officier de service et des valets, ignorantla cause de tout ce tumulte, avaient voulu, l’arrêter dans sacourse de fou, mais il s’était débarrassé d’eux avec une forcesurhumaine.

Ils coururent derrière lui, entrèrent derrièrelui dans la chambre du grand-duc Ivan et le virent disparaître parune porte secrète donnant dans un placard et ouvrant sur unescalier secret !

Ils l’avaient suivi et étaient descendus, surses talons, jusque dans un boyau souterrain fraîchement creusé etqui était bondé de dynamite et de poudre et où brûlait une mècheque Zakhar était arrivé tout juste pour éteindre !

Zakhar avait naturellement été faitprisonnier, et avait avoué tout ce qu’on avait voulu.

Du reste, il s’était vanté de son crime, etaux premières questions qui lui avaient été posées, avaitrépondu :

– C’est moi !… c’est moi qui ai toutfait !

On conçoit avec quelle angoisse haletante tousceux qui étaient là écoutaient le récit entrecoupé du comteVolgorouky et l’on s’explique les cris de mort qui ne manquaientpoint de l’interrompre, chaque fois qu’il prononçait le nom deZakhar, le fidèle valet de chambre de SaMajesté !…

– Qu’a-t-on fait de ce bandit ? grondaNadiijda Mikhaëlovna, qui avait déjà crié plusieurs fois qu’ilfallait « en faire des morceaux ».

– Ce misérable appartient à la justice !…exprima le comte Volgorouky sans aucun succès, du reste, car savoix fut immédiatement couverte par des cris de mort…

– Non ! non ! il n’y a pas dejustice pour ces gens-là ; À mort ! à mort tout desuite !…

– Il peut avoir des complices ! Il doitcertainement avoir des complices, il faut qu’il parle !…

– À la torture ! À la torture !

– J’ai donné des ordres pour qu’il fût arrachédes mains de ceux qui le frappaient déjà !… déclara lecomte.

Il attendait un mot de l’empereur, maiscelui-ci resta muet…

L’acharnement de ses ennemis l’anéantissait.Il ne se rendait point compte de ce qu’il pouvait représenterpersonnellement de haine pour certaine souffrance séculairerusse ; aussi chacune des manifestations de cette haine quiéclatait autour de lui et de sa famille, qui avait déjà faillil’emporter et emporter son fils, le laissait écraséd’incompréhension !…

Le maréchal de la cour, le grand maître descérémonies, les principaux dignitaires qui s’étaient tout à l’heuresi honteusement conduits et qui avaient fui si lâchement, étaientrevenus et l’entouraient de leurs supplications et de leursprotestations de dévouement…

Le général prince Rostopof dit :

– Votre Majesté ne saurait rester ici !Elle court peut-être encore quelque danger !… Le palais estminé ! Quels sont vos ordres, sire ?

Nicolas releva le col du manteau militaire quel’on avait jeté sur ses épaules et demanda :

– Où est donc l’impératrice ?

– Elle est partie ce matin, à l’improviste,pour Gatchina avec le tsarévitch et les jeunes princesses, dit lagrande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

– Eh bien ! fit l’empereur, allons lesrejoindre…

Et, en soupirant, il tourna le dos à sonpalais qui avait failli être son tombeau et où il avait goûté jadisun bonheur trop rapide…

Ivan n’était plus à ses côtés… et, soudain, ilse vit presque seul…

Toute la tourbe des courtisans s’étaitprécipitée vers un groupe terrible qui apparaissait entre lessoldats sur les degrés du perron impérial.

On sortait Zakhar ! et dans quelétat !… Le malheureux n’était plus qu’une plaie.

Les soldats, commandés par l’officier deservice à l’intérieur du palais, avaient la plus grande peine à lepréserver de la dernière rage des forcenés qui ne voulaient pointse le laisser enlever avant qu’il ne fût un cadavre.

Les femmes étaient les plus acharnées. LaWyronzew se distinguait entre toutes par sa furie.

Nicolas cria un ordre qui ne fut pas écouté…alors il s’éloigna rapidement, suivi d’un seul aide de camp.

Certainement, Zakhar ne fût point sorti vivantdu palais s’il n’eût trouvé là, soudain, un défenseur inattendu. Legrand-duc Ivan s’était jeté dans cette curée et, avec une rageaussi féroce que l’appétit de mort de cette meute de cour, ilrepoussait les mufles et les griffes et les armes !

Car il y en avait qui, par-dessus les soldatscourbés sur le corps pantelant de Zakhar, le frappaient de leurssabres.

Ivan alla jusqu’à saisir à la gorge le généralprince Rostopof, qui s’apprêtait à abattre un coup mortel sur latête du malheureux…

Enfin, il fit si bien qu’il le sauva.

Ce corps en charpie que l’on transportaitlaissait derrière lui une affreuse traînée de sang sur laneige.

Dans le moment qu’il fut déposé dansl’automobile de la police et remis entre les mains des policiers,Zakhar attacha sur Ivan un regard d’une vie extraordinaire…

Et les lèvres d’Ivan remuèrent alors,prononçant des syllabes muettes que Zakhar comprit certainement,car, à cette prière suppliante de pardon que lui adressait legrand-duc, il répondit par un nouveau regard plein d’une immensepitié – pitié sur son enfant, sur lui-même, sur ceux aussi dont ilavait voulu faire ses victimes, pitié désespérée d’un agonisant surle monde qu’il va quitter et qui lui fut si abominable… regardd’amour aussi sur son fils…

Pendant les heures qui suivirent, Ivan ne serendit point compte de ce qui se passait, ni de ce qu’il faisait oude ce qu’on lui faisait faire…

Il ne s’aperçut même point que le princeRostopof marchait dans chacun de ses pas…

Il se trouva quelques heures plus tard dansune auto entre la grande-duchesse, sa mère, la Wyronzew et legénéral prince qui ne lui avait pas adressé une seule fois laparole depuis le geste qui avait sauvé Zakhar…

D’autres autos suivaient… C’était un départgénéral… Mais, encore une fois, les yeux d’Ivan ne voyaient plusrien… rien que le regard dont Zakhar l’avait salué une dernièrefois…

Tout à coup, il demanda :

– Que va-t-on faire deZakhar ?

Et il fut étonné du son de sa voix. Cettequestion était tombée singulièrement dans le silence de sescompagnons…

On ne lui répondit pas d’abord… puis, aprèsquelques instants, la voix de Nadiijda Mikhaëlovna se fit entendre.Il ne reconnaissait point non plus la voix de sa mère… Du reste,tout lui semblait étranger depuis le drame…

Les choses, les gens appartenaient à un mondequ’il traversait, eût-on dit, pour la première fois, et qui,cependant, ne l’intéressait en rien !…

La grande-duchesse disait :

– Il a été transporté à la forteressePierre-et-Paul… De là, quand il ira un peu mieux, il sera transféréà la prison de Schlussenbourg pour y être pendu !…

– Comment n’invente-t-on pas de supplicesnouveaux pour de pareils maudits ! émit la Wyronzew… ondevrait les faire mourir à petit feu… leur arracher les chairs avecdes tenailles…

– Certes ! acquiesça la grande-duchesse,mais Nikolouchka est trop bon !…

Le général prince ne disait rien. Il mordaitde temps en temps sa grosse moustache en attachant sur Ivan unregard terrible que l’autre ne voyait pas…

Ivan ne dit plus rien, de son côté, pendanttout le voyage.

Il pensait à son père ensanglanté, seremémorait ses malheurs inouïs, voyait son ombre glisser pendantvingt ans dans les sombres galeries des mines sibériennes… puis ils’en échappait au moment où on allait le pendre, mais il nes’évadait du bagne que pour en retrouver un nouveau… ne se libéraitd’une corde au cou que pour retrouver le gibet deSchlussen-bourg ! Et, cette fois, c’était son fils qui luipassait la corde au cou !…

Chapitre 25EXPLICATION EN FAMILLE

 

À Gatchina, le soir même et dès l’arrivée aupalais, il y eut une scène terrible entre Ivan et lagrande-duchesse. On avait donné à Ivan une chambre qui communiquaitdirectement avec l’appartement de sa mère et dont il ne pouvaitsortir qu’en traversant cet appartement.

Il ne s’était pas aperçu qu’il était traité deplus en plus comme un prisonnier.

Un domestique vint l’avertir que sa mère ledemandait. Il la trouva avec le prince Rostopof.

Sa mère était assise. Le vieux prince étaitdebout. Il marquait une grande agitation.

– Je t’ai fait venir, prononça lagrande-duchesse, d’abord pour que tu présentes tes excuses auprince ! Tu l’as gravement offensé !

– Moi ? fit Ivan qui, à la vérité, necomprenait point où sa mère voulait en venir et sur le ton d’unhomme qui ne porte plus qu’un intérêt des plus médiocres auxcontingences de ce monde… fit en quoi donc ai-je pu vous offenser,prince ?

– Tu as, ce matin, devant moi, car j’aiassisté à ce geste avec stupeur, porté la main à la gorge du princedans le moment qu’il s’apprêtait à châtier cet abominableZakhar !

– C’est bien possible ! répliqua Ivan enfronçant les sourcils, car maintenant il se rappelait la scène…c’est bien possible, comme je me suis interposé, en effet, entrecet agonisant et ceux qui voulaient l’achever…

– Toi seul l’as défendu, Ivan ; tu étaisdonc fou ?… reprit Nadiijda Mikhaëlovna en se penchant versson fils et en essayant de pénétrer le mystère de ce visage fermédepuis longtemps pour elle et auquel elle ne comprenait plusrien.

Ivan répondit :

– Peut-être !

– Tu dis que tu aimes l’empereur et tudéfendais son assassin !…

– Non ! répliqua le jeune homme enregardant bien en face le prince Rostopof, je m’opposais à unassassinat, ce n’est pas la même chose !…

Le prince fit un mouvement vers Ivan et l’onput craindre qu’ils en vinssent aux mains. La grande-duchesses’était levée et placée entre eux.

– J’exige que tu présentes des excuses auprince ! fit-elle en pesant sur le bras de son fils une mainqui tremblait de rage contenue.

Il y eut un silence. Enfin, Ivanparla :

– Prince ! fit-il, je vous prie d’agréermes excuses !…

Rostopof salua militairement, puis s’inclinaprofondément devant la grande-duchesse et se retira dans une petitepièce à côté…

– Et maintenant que nous sommes seuls, Ivan,j’ai autre chose à te demander, commença Nadiijda Mikhaëlovna en serasseyant ; tu vas me dire comment tu savais qu’il allaity avoir un attentat !…

– Je ne le savais pas ! répondit Ivand’une voix sourde.

– Mais tu le prévoyais !…

– Peut-être…

– Voilà deux fois que tu prononces cemot : « Peut-être » ; je désire, jeveux que tu t’expliques davantage !… Ivan, ta conduite est deplus en plus incompréhensible. Il est nécessaire que nous sachionsà quoi nous en tenir sur ton compte. L’empereur lui-mêmeest tout à fait troublé en ce qui te regarde… C’est l’empereur quidésire savoir comment tu étais renseigné !… car tul’étais… Sa Majesté s’est ouverte de cela à Volgorouky qui m’achargée de t’interroger moi-même… et c’est une chance !…L’affaire est tellement grave que j’espère que tu comprendras qu’ilest de notre intérêt à tous qu’elle soit traitée enfamille !…

– Vous avez raison, ma mère, se décida tout àcoup Ivan… C’est une affaire qui ne doit pas sortir de lafamille…

– Tu es donc dans l’affaire,malheureux ?

– Oui, ma mère, et vousaussi !…

– Qu’est-ce que tu dis ?…

– Je dis que cette affaire vous intéresse aumoins autant que moi !… Oui, j’étais au courant de ce quiallait peut-être se passer… et je vais vous direcomment !…

– Tu oses avouer que tu étais le complice deZakhar !…

– Pas si fort, ma mère, le prince Rostopofpourrait entendre et cela pourrait vous gêner !…

– Le prince est à moitié sourd ! vadonc ! parle vite ! et que maudit soit le jour où je t’aisenti remué dans mon sein !

– Oui, ma mère ! maudit pour vous, pourmoi, et, pour mon père !

Nadiijda Mikhaëlovna ne tenait plus en place.Maintenant, elle tournait autour d’Ivan comme une bête autour de lavictime qu’elle s’apprête à dévorer. À ce dernier outrage, ellerépondit par un autre, le même qu’elle avait déjà lancé à la faced’Ivan :

– Parle ! mais parle donc,bâtard !

Chose étrange, ce fut Ivan qui retrouva soncalme le premier.

– Oui, je sais de qui je suis le fils, dit-il,à voix basse.

– Si tu le sais, gronda la grande-duchesse,garde-le pour toi ! moi, je l’ai oublié !…

– Il faudra pourtant vous en souvenir, mamère, le moment en est venu, je vous en avertis !

– Ton père est mort depuis longtemps ! neparlons pas de ton père !…

– Mon père est vivant, et je l’ai vu,madame !…

– Qu’est-ce que tu prétends ?

– Je dis que le prince Asslakow estvivant !… je dis qu’il s’est échappé des mines de la Sibérieoù vous l’avez fait jeter… je dis que depuis un an j’ai vu trèssouvent le prince Asslakow… je dis que, ces temps derniers, je levoyais tous les jours !

– Et où donc le voyais-tu ? Tu n’as pasquitté ce palais ?…

– Au palais même !…

– Tu rêves !

– C’est en effet en rêve qu’il m’estapparu !…

– Tu rêves et tu es fou ! c’est biencela, tu deviens fou ! cette histoire de petite fille, tonamourette avec cette Française t’a rendu fou !… Va-t-ilfalloir t’enfermer, Ivan ?… ou… ou te fairedisparaître ?

On sait ce que le mot« disparaître » signifie en Russie.

– Nous avons bien failli tousdisparaître, aujourd’hui ! répondit Ivan de plus enplus calme, et qui depuis quelques instants paraissait poursuivreune idée se rapportant à un certain plan…

Nadiijda Mikhaëlovna ne put s’empêcher defrissonner à ce rappel du danger couru.

Impressionnée par la nouvelle façon d’être dugrand-duc, elle se résolut enfin à l’écouter sans l’interrompre,espérant qu’il finirait bien par trahir son secret. De fait, il lelui dévoila tout de suite !…

– Oui, mon père m’est apparu en rêve, et jevais vous le raconter, moi-même…

Alors, rapidement et sans la quitter des yeux,il lui fit le récit des événements que nous connaissons… il latraîna avec lui dans le souterrain… Il remonta ensuite avec Zakharet ce fut la scène du portrait…

Au fur et à mesure qu’Ivan déroulaitl’aventure en lui répétant certaines imprécations de Zakhar,l’agitation de Nadiijda Mikhaëlovna reprenait… elle était à soncomble quand Ivan lui dit :

– J’avais dans un album la photographie duprince Asslakow. C’est devant ce portrait que je conduisisZakhar !… Asslakow a bien changé, ma mère !… Tout demême, avec cette photographie-là sous les yeux, et en regardantcertains traits et en confrontant certaine cicatrice, il n’y avaitplus de doute !… Croyez-en un fils bâtard qui a serré lanuit dernière son père dans ses bras !…

Devant l’horreur de cette révélation, NadiijdaMikhaëlovna eut un gémissement sourd et s’affaissa, écrasée, sur undivan.

Elle ne doutait point de ce que lui disait sonfils !… Maintenant que celui-ci avait parlé, ellereconnaissait elle-même Zakhar, le prince Asslakow ! car,chaque fois qu’elle avait rencontré sur son chemin Zakhar, elleavait pensé au prince Asslakow !… d’abord sans savoirpourquoi, et puis en se rendant compte qu’il y avait dans ce valetune certaine façon de marcher, certains gestes dont la nature ne sedéfait jamais quand elle vous les a donnés, qui rappelaientétrangement Asslakow…

Enfin, l’ovale, la coupe de son visage et laproéminence du front qui lui avait fait dire un jour enaparté : « Il y a des moments où l’on croirait se trouveren face du prince vieilli sous des habits de laquais… » Mais,du moment que l’autre était mort, elle n’était point femme às’amuser longtemps à des suggestions pareilles… Elle ne s’étaitplus occupée de Zakhar que pour l’éviter instinctivement… parceque le souvenir de l’autre la gênait tout de même un peu,quelquefois…

Asslakow ! Asslakow ! il était doncsorti du tombeau ! et pour quelle besogne !… Zakhar…Asslakow !…

Ivan maintenant se taisait… Il attendait quecette femme qui était sa mère sortît de son anéantissement pour luiparler à son tour de ce père qu’elle lui avait donné… Elle le fitavec un soupir féroce…

– Comment ne l’as-tu pas tué,toi ? dit-elle.

Ivan ne s’attendait point à cette suprêmehorreur…

– Oh ! ma mère, comme je vous hais etcomme je vous méprise… râla-t-il… et comme je le plains,lui !…

– Et tu as empêché Rostopof de le tuer !…mais malheureux, il va parler maintenant !

– On saura donc la vérité !… Est-ce quel’empereur ne la cherche pas !… Est-ce que vous n’êtes pointchargée de m’interroger pour la connaître ?… Maintenant, voussavez tout, ma mère !… Vous n’avez plus qu’à aller rapporternotre entretien à Sa Majesté ! et je ne doute point que vousne le fassiez de la façon la plus fidèle !…

– Tais-toi ! tu ne sauras donc jamais queme torturer !…

– Je comprends assez ce qu’une telleconfidence peut avoir de pénible pour vous, ma mère ; aussi nevous dérangez pas !… Je me charge d’instruire moi-mêmel’empereur de tout ceci !…

– Tu n’en feras rien ! je lejure !…

– Et moi, je jure qu’il saura tout, que lemonde entier saura tout… si vous ne m’aidez à sauver monpère !…

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu veux sauverZakhar ?…

– Il n’y a plus de Zakhar ! Il n’y a plusqu’un malheureux égaré par vos trahisons et vos infamies, un hommeque vous avez conduit au crime par votre crime et qui paiera pourvous sans qu’on sache quelle vengeance particulière l’a amené àvouloir anéantir toute la famille impériale !… Je vous jureque s’il va au gibet, vous irez au pilori, madame !… Vousm’avez pris ma fiancée… si vous ne me rendez pas ma fiancée etsi vous tuez mon père, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovnasera aux yeux de tous la plus misérable des femmes, comme ellel’est aux miens !…

Ivan s’était penché sur sa mère et attendaitsa réponse… mais encore elle ne bougeait plus…

– Eh bien ! répondez-vous !j’attends !… Répondez-moi et comprenez que je ne demande qu’àvous perdre, si tout n’est pas sauvé !… Avec l’aidede votre Raspoutine, il vous sera facile de faire évader dePierre-et-Paul ou de Schlussenbourg, ou encore pendant le trajetd’une prison à l’autre, votre victime… Quant à Prisca, je sais quevous n’avez qu’un mot à dire pour qu’elle me soitrendue !…

Alors la grande-duchesse se releva. Ce n’étaitplus du tout cette pauvre chose qui s’était affalée sur un meubleet que l’on eût pu croire brisée définitivement. Jamais, aucontraire, elle ne s’était redressée contre les coups du destinavec plus de décision.

– Attends-moi ! lui dit-elle, et ellesortit par cette porte qui avait donné passage à Rostopof.

« Je vais te répondre dans uneminute.

Ivan soupçonna immédiatement quelque piège. Ilsavait sa mère capable de tout.

Il voulut sortir du salon, mais trouva toutesles portes fermées. Il n’avait pas une arme sur lui. Ilattendit.

Il ne craignait pas la mort. Il était arrivé àun moment où il l’espérait peut-être. Il entendit un léger brouhahadans la pièce où sa mère avait suivi le prince Rostopof. Que sepassait-il là ? Que préparait-on ? Pourquoi ces sourdesvoix et tout à coup ce silence ?

La porte s’ouvre. La grande-duchesse estdevant lui. Elle referme la porte. Elle paraît tout à fait normale,nullement émue. Elle est redevenue la grande dame de la cour, laprincesse pleine d’un charme souverain, toujours altier,quelquefois tendre.

Elle ressort des formules qu’elle avaitoubliées depuis un long temps.

– Vanioucha ! c’est entendu, nousgarderons le silence sur tout ceci ! Et nous arrangerons leschoses comme il faut ! Nous y avons intérêt l’un et l’autre,du reste. Je t’accorde la grâce de Zakhar. Il pourra s’évader etsortira de l’empire… Es-tu content ? Tu vois que je ne saisrien te refuser…

C’était trop beau ! Ivan n’en pouvaitcroire ses oreilles.

– Et Prisca ? demanda-t-il d’une voixtremblante.

– Ta Prisca aussi sera libre et retournera enFrance.

Ivan ne savait que répondre. Il attendaitquelque chose encore, quelque chose qui expliquât une aussi facilevictoire… Il ne devait pas attendre longtemps.

– Tout ceci est à une condition, Vanioucha,c’est que tu vas consentir à épouser Agathe Anthonovna…

– Jamais !…

Le mot sortit de lui sans qu’il y fût, enquelque sorte, pour rien ! Il vint sur ses lèvres avant touteréflexion…

– Tu ne penses pas à ce que tu dis,Vanioucha !… Si tu répètes ce mot-là, c’est la mort de tonpère… et la condamnation de Prisca !…

– Alors, je parlerai !…

– Non… tu ne parleras pas !…

Elle était retournée à sa porte. Elle étaitprête à faire un signe. Ivan comprit qu’il était perdu, qu’ilsétaient tous perdus !… Il eut des remords pour son père ;une immense pitié pour la jeunesse de Prisca. S’il ne consentaitpas à ce qu’exigeait sa mère, il la voyait menacée des piressupplices.

Il dit :

– C’est bon ! Je consens àtout !

– J’en étais sûr, Vanioucha !… Alors, jevais faire entrer le prince Rostopof ; tu lui demanderastoi-même la main de sa nièce !

Deux minutes plus tard, le prince généralaccordait la main de sa nièce, Mlle Khirkof au grand-ducIvan et le remerciait très humblement de l’immense honneur qu’ilfaisait à sa maison…

Le soir même, Ivan était pris d’une fortefièvre. Il se mettait au lit. Il devait y rester des semaines…

Chapitre 26LE GRAND-DUC IVAN VA SE MARIER

 

Comment Prisca fut-elle ramenée dans sonappartement du canal Catherine ?

Par quel mystère, alors qu’elle se croyait àjamais perdue au fond du couvent de la Petite Troïtza et qu’elles’était évanouie au milieu de cette affreuse orgie conduite parRaspoutine, se réveillait-elle un clair matin d’hiver dans cettepetite chambre toute blanche où elle avait vécu des heures sitranquilles avant de la quitter pour suivre son amour ?

Voilà ce qu’elle ne pouvait s’expliquer.Pourquoi ses ennemis l’abandonnaient-ils enfin à son sort etcessaient-ils de la persécuter ?

En quittant Viborg, Nastia, comme il lui avaitété recommandé, était revenue au canal Catherine où, pendant desjournées et des nuits qui lui avaient paru interminables, elleavait attendu sa jeune maîtresse.

Enfin, certain soir, une auto fermée s’étaitarrêtée devant les fenêtres de l’appartement qui était aurez-de-chaussée et on avait frappé aux fenêtres.

Quelques minutes plus tard, on frappait aussià la porte, Des inconnus rapportaient Prisca dans un état defaiblesse tel qu’on eût pu craindre qu’elle ne trépassât dansl’heure. Puis ils étaient partis, après avoir recommandé à Nastiade prendre les plus grands soins de sa maîtresse et lui avoir donnél’adresse d’un docteur.

Prisca avait été des semaines entre la vie etla mort.

Maintenant, elle était sauvée.

Ses premières paroles furent naturellementpour demander son Pierre, mais Nastia ne put que pleurer. Onn’avait pas revu Pierre. Pierre n’avait pas donné signe de vie…Peut-être était-il mort ? Alors, elle demandait, elle aussi, àmourir !

Mais Nastia secouait la tête en affirmant quele jeune barine n’était pas mort… C’est tout ce qu’elle disait etelle se remettait à pleurer…

– Tu sais quelque chose ?… Nastia. Tu vasme dire ce que tu sais ! faisait la pauvre Prisca, égarée.

Mais encore Nastia secouait la tête etaffirmait qu’elle ne savait rien.

Un jour, Prisca demanda à Nastia d’aller luiacheter des journaux ; mais Nastia refusa en se signant et endéclarant que le docteur avait défendu toute lecture…

Dans l’après-midi, Prisca eut une visiteinattendue : celle de la petite Vera !… Ce fut avec unejoie immense qu’elle l’accueillit, oubliant tout à fait dessoupçons certainement injustifiés. Par elle, elle allaitcertainement avoir des nouvelles… la seule nouvelle quil’intéressât ! Qu’avait-on fait du grand-duc Ivan ? Sansdoute le retenait-on loin d’elle et attendait-il, pour larejoindre, un moment propice ! Mais être sûre, être sûre qu’ilétait vivant ! Ah ! si on pouvait lui affirmercela !…

Ce fut la première chose qu’elle demanda àVera.

– Mon Pierre est-il vivant ?

– Oui, il est vivant !

– Vous me le jurez !

– Je vous le jure !…

– Pourquoi ne vient-il point mevoir ?

– Il est retenu à la cour, où on le traite,paraît-il, en prisonnier…

– Et pas un mot de lui !… c’estatroce !

– Ayez confiance et soyez patiente !…

Prisca eut une grande crise de larmes, ce quila soulagea un peu. Elle s’aperçut alors que Vera était en granddeuil…

– De qui donc portez-vous le deuil ?osa-t-elle à peine demander ?…

– De mon pauvre Gilbert, fit Vera en éclatanten sanglots à son tour.

Alors, elles s’embrassèrent et se confièrentl’histoire de leurs malheurs depuis qu’elles avaient été sisingulièrement séparées.

Gilbert et Vera avaient été dirigés trèssecrètement sur Schlussenbourg. Ils avaient été jetés tous deux aucachot, au régime le plus dur.

Un jour, on avait remis en liberté Vera àlaquelle on avait fait jurer de ne jamais dire qu’elle avait étéemprisonnée en même temps que Gilbert. Le matin même du jour oùGilbert, lui aussi, devait être remis en liberté, on l’avait trouvépendu dans sa cellule !

– Pour moi, ce sont eux qui l’ontpendu ! Ils l’ont fait taire à jamais. Et jamais il n’a euun vrai baiser de moi ! gémit Vera… Il aurait vécu unjour de plus que nous serions mariés maintenant !…

Elle se reprit à pleurer :

– Le pauvre garçon ! le pauvregarçon ! Il m’aimait tant ! Il est mort à cause demoi ! Je ne m’en consolerai jamais !… C’estaffreux !…

– Comment êtes-vous sortie de cetteépouvantable intrigue ?… le savez-vous, au moins ; moi,j’ignore tout de ce qui a pu me sauver !…

– Oh ! en ce qui me concerne, c’est biensimple, fit Vera avec un gentil soupir… C’est ma sœur qui nous atirés de là !… Vous comprenez, quand elle a vu qu’il n’yavait rien à faire avec Grap, qui était décidément le moins fort,elle s’est mise très bien avec Raspoutine… il n’y avait pas autrechose à faire…

La Kouliguine avec Raspoutine ! Et cetteenfant trouvait cela tout naturel… Prisca n’osait plus laregarder.

Vera ne s’apercevait pas de la profondehorreur dans laquelle ses propos avaient plongé Prisca. Elle se mità bavarder à tort et à travers, et comme Prisca ne lui répondaitplus, elle s’en alla…

Le lendemain, le docteur eut une conversationassez longue avec Prisca. Il lui apprit que sa santé était tout àfait restaurée et qu’il ne s’agissait plus maintenant que de« soigner le moral », car elle allait avoir besoin detoutes ses forces… Et il lui annonça qu’elle était enceinte…

Elle en eut une joie infinie.

Un enfant ! Un enfant de sonPierre !… Dieu bénissait leur amour ! Elle ne doutaitpoint de la profonde allégresse de Pierre quand il saurait la choselui aussi…

Le soir même, elle jeta les yeux sur unjournal que le docteur avait, par mégarde, laissé là en s’enallant. Elle y lut, en première page, que le grand-duc IvanAndréïevitch allait se marier prochainement avec la jeune princesseKhirkof, Agathe Anthonovna…

Elle poussa un grand cri et Nastia la trouvaétendue comme morte, au pied de son lit, d’où elle avait roulé.

Ce furent des semaines de délire. Et puis,elle guérit encore. Elle voulait vivre pour son enfant ! maiselle ne voulait pas croire au mariage de Pierre ! Non !Non ! une chose pareille n’était pas possible !… Ellesavait que depuis longtemps on avait, à la cour, préparé cemariage-là, mais le grand-duc l’avait toujours repoussé. C’étaitune vieille intrigue de cette affreuse grande-duchesse NadiijdaMikhaëlovna, mais Pierre ne s’y était jamais prêté…

La grande-duchesse elle-même lui avait annoncéce mariage-là, méchamment, au couvent de la Petite Troïtza !mais elle ne l’avait pas cru !…

Et ce n’était pas parce qu’elle avait lu lanouvelle dans un journal qu’elle y croirait davantage,assurément !

Cependant Vera n’était plus revenue la voir.Elle trouvait cela bizarre. Elle ne comprenait pas non pluspourquoi la Kouliguine, qui avait maintenant toute liberté, quiretrouvait son succès au théâtre Marie et sa faveur dans lesmilieux politiques, qui pouvait tout, et quiparaissait avoir tout fait pour elle et pour Pierre, ne luidonnait point signe de vie, à elle !

Craignait-elle donc d’avoir à lui parler dePierre ? Et pourquoi ?…

Que de soupçons revinrent assiéger la pauvrePrisca !…

Et quelle torture en face de ce silenceobstiné de Pierre ?…

Sitôt qu’elle le put, elle voulut sortir… ellese traîna avec Nastia le long des canaux gelés ; elle erra,mélancolique, dans les patinoires, mais elle n’avait plus la forceni l’envie de prendre sa part d’un sport qui lui avait naguère tantplu !…

Un jour, elle cria encore de douleur en lisantl’annonce du mariage princier pour la semaine prochaine !…

On donnait des détails. La cérémonie auraitlieu à la cour, au palais Alexandra, où Nicolas était revenu, aprèssa visite au grand état-major.

Le journal rapportait qu’en attendant, lagrande-duchesse avait réoccupé, avec son fils, un hôtel de laPontanka, à Petrograd, et que tous les jours le grand-duc serendait chez sa fiancée, à l’hôtel des Grandes-Écuries, chez leprince Khirkof.

Comme une folle, Prisca se traîna de ce côté,en gémissant le nom de Pierre.

La fidèle Nastia la soutenait en pleurant.

C’était un couple lamentable. Soudain, au coinde la grande Kaniouche et de la perspective Newsky, elles furentbousculées par quelques gardavoïs qui écartaient la foule.

Deux magnifiques traîneaux passaient à touteallure, redescendant vers Fontanka.

Dans le premier, à côté d’un général, ellereconnut Pierre !

Elle cria :

– Pierre !

L’avait-il entendue ? Avait-il reconnucette voix qui lui avait été si chère ?

Sur un signe de Pierre, le traîneau s’étaitarrêté !… Prisca fit entendre un gémissement d’espoir…

Hélas ! si Pierre descendait de sontraîneau, ce n’était pas pour venir à elle, mais pour courir versle second traîneau qui, lui aussi, s’était arrêté… et dans lequelPrisca reconnut la Kouliguine !…

Le grand-duc et la danseuse échangèrentquelques paroles si près, si près… qu’on eût pu croire qu’ilsallaient se donner un baiser…

Prisca roulait, égarée dans les bras deNastia, quand une voix amie se fit entendre à sonoreille :

– Mademoiselle Prisca, venez chez moi, c’esttout près !…

C’était Nandette, l’amie de ce pauvre Serge,l’artiste du théâtre Michel qu’elle connaissait bien et que sonPierre lui avait présentée aux temps heureux de leurs promenadesaux îles, dans les belles nuits blanches d’autrefois…

Nastia et Nandette portèrent littéralementPrisca à quelques pas de là, dans le modeste quartir del’artiste…

Prisca et Nandette pleurèrent ensemble. Ellessavaient toutes deux pourquoi…

– C’est un mariage épouvantable, dit Nandette,et c’est la Kouliguine qui l’a voulu !… Je connaisAgathe Anthonovna ; elle n’aime pas le grand-duc, elle aime lefrère de la Kouliguine, mais celle-ci ne veut pas qu’Agatheprenne son frère à la révolution !… Je sais cela,moi… et Agathe a dû obéir, comme Ivan obéit de son côté, pouréviter les pires malheurs !… La Kouliguine sait bien cequ’elle fait ! c’est une femme horrible et néfaste. Sa passionpour le grand-duc n’est plus ignorée de personne… Quand le princesera marié à une personne qu’il n’aime pas et quand il aura perduainsi la seule femme qu’il ait jamais aimée, la Kouliguine comptebien faire du grand-duc tout ce qu’elle voudra ! Ellel’entortille déjà ! Vous avez vu comme ils se parlent, même enpublic, à deux pas de chez les Khirkof !…

« C’est elle qui a organisé la petitefête secrète de demain soir à laquelle doit assister Raspoutinelui-même, son nouvel amant, et où le grand-duc enterrera sa vie degarçon !… C’est une véritable orgie qu’elle prépare là !Il y aura des femmes, des femmes du monde, que ces messieursdoivent amener et qui assisteront, Dieu sait à quoi !

« Elles doivent venir masquées et garderleur masque ! C’est le programme de la Kouliguine ! jen’invente rien ! Le prince Féodor Iléitch, qui est de lapartie, m’a demandé si je voulais qu’il m’emmène… il m’a dit que jepourrais amener une amie du théâtre Michel, pourvu qu’elle soitgaie !… Vous pensez ce que je lui ai répondu !…

– Acceptez, madame, et emmenez-moi ! ditPrisca.

Chapitre 27UN ENTERREMENT DE VIE DE GARÇON

 

Le vendredi 15 décembre 1916, dans un petithôtel du canal de la Pontanka, appartenant à un jeune et fastueuxseigneur, il y avait, vers dix heures du soir, joyeusecompagnie.

Nous ne nommerons point tous les personnagesqui prirent part à cette soirée, ils appartenaient, pour laplupart, à des gens qui avaient voué une haine farouche àRaspoutine, mais ce fut encore un miracle accompli par laKouliguine que celui qui réunifia, pour une orgie que devaitprésider le prophète, ses pires ennemis.

L’influence que la danseuse avait prise sur leNovi était complète. Raspoutine ne voyait plus que parHélène Vladimirovna. Il faisait tout ce qu’elle voulait. Il nedoutait point d’elle ; et lorsqu’elle lui eut fait entendreque, par son entremise, les dernières hostilités que Grichacomptait à la cour allaient disparaître et que tout le mondefinirait par s’entendre, c’est-à-dire par ne plus luttercontre lui, il la crut.

Un sourire d’elle faisait tout passer. Unecaresse lui ôtait toute faculté de raisonnement. La soirée« d’enterrement de vie de garçon » du grand-duc Ivandevait être l’occasion d’un rapprochement définitif etnécessaire.

En dessous, elle lui avait fait avouer salassitude pour les Ténébreuses qui l’occupaient depuis troplongtemps. Il fallait au Novi des femmes nouvelles.

La Kouliguine lui avait promis qu’elle luiamènerait de fraîches esclaves de la plus hautesociété.

Celles-ci viendraient au souper, mais, avantle départ des importuns, elles exigeaient qu’on les laissâtmasquées.

Cette sorte de mascarade n’était pas pourdéplaire à Raspoutine, et il y avait acquiescé avecempressement.

Le souper est joyeux dans l’hôtel du canalFontanka. Le champagne a coulé à flots, les protestations d’amitié,les toasts enthousiastes se sont succédé dans le bruit des verresque l’on brise après y avoir mis les lèvres, selon la vieillecoutume, quand on est entre bons camarades et que l’on se promet dese soutenir à la vie, à la mort.

Toutes ces dames ne sont point masquées, et ily a de jolis visages qui sourient aux compliments les plusosés.

Seuls, trois mystérieux masques sont restéssilencieux dans l’allégresse générale qui confine déjà àl’orgie…

Par un singulier accord, on ne les taquinepoint. Et c’est d’un effet bizarre, angoissant, inquiétant, que cesmuettes convives, au visage invisible, qui regardent et écoutenttout ce qui se passe autour d’elles, en simples spectatrices, sansqu’un geste ou une parole vienne trahir leur pensée ou leurémotion.

Raspoutine trouve à cela un raffinementnouveau et admire la science de la Kouliguine, qui connaît tout ducœur des hommes, de leurs passions et de leurs désirs !

Jamais Hélène n’a été aussi belle, ni aussisomptueusement parée. Sa poitrine est éclatante de bijoux. Elle aencore une fortune dans ses cheveux et une autre à ses bras et àses mains. Jamais courtisane antique n’a enchâssé plusmagnifiquement sa chair esclave du maître du monde, que cette belledanseuse du théâtre Marie, aimée de ce rustre de Gricha !…

Toute la soirée, sa gaieté merveilleuse, quis’est tournée vers tous, a, cependant, paru ignorer la présence dugrand-duc Ivan. Elle est surtout occupée à verser à boire àGricha.

Le grand-duc Ivan, du reste, n’est pasgai.

Il est grave et poli.

Il a cette attitude, un peu fatale, d’unofficier qui prend part à une dernière fête avant de courir aucombat.

Il est toujours gracieux avec les dames etrépond aimablement à ses amis ; il s’efforce à sourire et yparvient, mais retourne vite à sa pensée isolée.

Un jeune prince, qui fut avec lui aux cadets,lui dit :

– Comme tu es sérieux, Vanioucha ! ondirait que tu es déjà marié !

Tout le monde rit.

– Sais-tu ce qu’on raconte, dit un autre, plusaudacieux encore. On dit que tu n’aimes pas Agathe Anthonovna etque tu ne la conduis à l’autel que contraint et forcé…

– Ceci est faux ! répond posément Ivan enpâlissant terriblement… Agathe Anthonovna a toutes les vertus etfera une excellente épouse !…

À l’autre bout de la table, il y eut un légerbrouhaha, un verre cassé devant l’une de ces dames au masque. Maisdans le bruit général, ceci passa à peu près inaperçu.

Derrière ce masque, il y avait Prisca, Priscaqui souffrait mille morts et que Nandette, masquée elle aussi,suppliait en vain de partir :

Tout à coup, l’orgie prend de l’ampleur. Leshommes se penchent vers les femmes avec des yeux ardents. Celles-ciont des rires éclatants. Les propos deviennent d’une audaceextrême.

Raspoutine, dont l’orgueil estincommensurable, de serrer dans ses bras, devant tous, laKouliguine, commence à s’enivrer.

Les uns et les autres vantent leurs bonnesfortunes.

Des noms sont prononcés par Raspoutine, nomsjusqu’alors respectés ou à peu près et qui sont les noms de sesvictoires, dit-il.

On commence à trouver qu’« il exagère unpeu » et, comme il n’aime point la contradiction, il jettedans le tumulte le nom suprême, celui de la première femme del’empire.

Alors, de partout montent desprotestations.

– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pasvrai !

– Nous te défendons de prononcer ce nom-là,crie le grand-duc Ivan.

Mais lui, furieux de cette résistance, insisteignoblement, veut donner des détails. Alors, on lui crie de setaire… On l’injurie…

– Pas celle-là ! Pas celle-là !Ignoble porc ! tu te vantes ! d’abord, tu te vantestoujours ! tu es un imposteur !

– Je suis le maître qui peut tout et à quirien ne résiste ! hurle-t-il en se levant…

Tout le monde s’est levé autour de lui… Ilcontinue, dans une rage grandissante :

– La Kouliguine elle-même n’a pas pu merésister.

– C’est vrai ! dit Hélène, qui, seule,semble avoir conservé son sang-froid. J’ai été à cethomme !

– Aucune des femmes que j’airegardées ne m’a résisté !

– Tu ne m’as pas eue, moi ! s’écrie toutà coup une femme… et son masque est arraché…

Raspoutine peut reconnaître AgatheAnthonovna…

À cette apparition, tous reculent. Legrand-duc lui-même s’exclame…

– Et moi non plus tu ne m’as pas eue !monstre ! crie un autre masque, et ce second masque tombe.

Cette fois, c’est Prisca…

– Prisca !… s’écrie le grand-duc… toiici, malheureuse !

Mais Raspoutine, le bousculant :

– Je ne t’ai pas eue, Prisca, mais je t’auraice soir !

Ivan, qui a ramassé un couteau sur la table,bondit sur lui…

Mais, dans cet horrible tumulte, il estrepoussé à son tour par la Kouliguine :

– Ne vous déshonorez pas, monseigneur, entouchant cet homme ! Il m’appartient ! c’est monamant !

À ces mots, la face lubrique, enthousiaste etépouvantée de Raspoutine se retourne vers la danseuse, avecreconnaissance…

– Toi seule as cru en moi, râle-t-il, toiseule es digne de moi !

Tous ont suivi le geste d’Ivan et veulentfrapper le Novi, mais elle le couvre de son beau corps demi-nu…

– Il m’appartient… Laissez-le-moi !rugissait-elle.

Et elle l’entraîna…

– Viens, Gricha ! viens, monamour !…

Cependant Ivan, comme une bête sauvage,s’accrochait à Gricha, le prenait à la gorge… La Kouliguine parvintencore à le lui arracher… et les autres entendirent la danseuse quidisait à Pierre, dans la figure :

– Reviens à toi ! Tu ne vas pas tesouiller du sang de ce porc !…

– Attends-moi ici !…

Gricha, en proie à une étrange ivresse, selaissa traîner par la Kouliguine, comme une brute obéissante… et onentendait encore celle-ci qui disait dans le vestibule :« Viens !… Ce ne sont pas des amis… je vais te conduirechez de vrais amis, je t’assure ! »

Puis ce fut le bruit d’une auto quis’éloignait sur le quai de la Fontanka…

Un silence de mort régnait maintenant dans lasalle du festin…

Ivan dit, sans regarder personne :

– Allez-vous-en, tous !… je désire êtreseul !…

La salle se vida…

Seules n’avaient pas bougé Agathe Anthonovna,Prisca et la femme au masque.

Ivan parut s’impatienter :

– Agathe Anthonovna, dit-il, votre placen’était pas ici ce soir. Votre conduite est d’une incorrectioninexcusable. Je souhaite que le prince n’en sache rien… Montez dansmon auto, qui vous déposera chez vous…

Agathe Anthonovna répondit d’une voixglacée :

– Monseigneur, je suis venue ici ce soir poursavoir et pour voir… J’ai su et j’ai vu… Je n’ai plus, en effet,rien à faire ici…

Puis, se tournant vers Prisca et lui tendantla main :

– Nous laissons monseigneur à laKouliguine !…

Prisca, qui ne se tenait debout que par unsuprême effort de sa volonté agonisante, attendit… Elle attenditune, deux, trois secondes !… Un gouffre s’ouvrait sous sespas !… Ah ! n’y point tomber ! n’y point tomberdevant celui qui ne parlait pas !… Ah ! ne pointsangloter, ne point hurler de douleur devant lui !… Ellefixait sur la nappe un point brillant… le couteau qu’il avaitlaissé retomber… le couteau dont il n’avait point frappéRaspoutine !… Elle sentait que, cette fois, elle ne semanquerait point, et que ce lui serait le soulagement suprême de sefouiller le cœur avec ce couteau-là !… Elle avança la main…mais sa main, rencontra celle d’Agathe Anthonovna… et, dans ce mêmemoment, elle sentit que quelque chose remuait dans sonsein !…

Et elle passa devant Pierre, qui n’eut pointun geste pour la retenir comme il n’avait point eu un mot pour luicrier de rester, elle passa, la main dans la main d’AgatheAnthonovna…

À ce moment, la femme qui avait gardé sonmasque, l’ôta…

– Et moi, monseigneur, mereconnaissez-vous ? fit Nandette…

Ivan sembla redescendre sur la terre… Il eutun gémissement :

– L’amie de Serge !…

– Oui, lâche !… dit-elle…

Et elle s’en fut rejoindre les deuxautres…

Alors Ivan s’écroula sur un divan, ne retenantplus ses sanglots : « Je ne peux plus !… Je ne peuxplus !… »

– Pierre ! s’écria Prisca…

– Prisca !…

Elle n’avait pas pu l’entendre pleurer… et ilsmêlèrent leur douleur en s’étreignant comme des fous…

Agathe et Nandette avaient continué leurchemin, mais avant qu’elles eussent atteint le« padiès », le schwitzar se dressait devantelles :

– L’ordre de la maîtresse est de resterici ! que ces dames m’excusent… Il y a du dangerdehors !…

– Quel danger ?

Et elles voulurent passer outre… Mais la portedonnant sur la Fontanka, malgré toutes les objurgations, restafermée… Elles durent retraverser la cour, rentrer dans levestibule. Agathe Anthonovna était furieuse. Elle résolut de seplaindre au grand-duc et de le sommer de la faire sortir de cettemaison. Elle ne voulait pas rester plus longtemps prisonnière de laKouliguine.

Dans le moment, on entendit, dans le grandsilence de cette nuit tragique, d’abord deux coups de feu… puistrois, presque coup sur coup… Apeurées, elles coururent à la pièceoù se trouvaient toujours Ivan et Prisca. La porte en était restéeentr’ouverte, Ceux-là n’avaient rien entendu. Ils ne connaissaientplus rien au monde que le baiser éperdu qu’ils échangeaient…

Agathe arrêta Nandette :

– Ne les troublons point ; le bonheur decette jeune femme me venge de la Kouliguine et me libère !

Dans le moment, la porte du grand padiès futouverte et refermée presque aussitôt. C’était la Kouliguine quirentrait. Elle était seule. Elle était terriblement pâle. Sa figureétait terrible à voir…

Agathe et Nandette se précipitèrent vers lesdeux amants :

– Prenez garde ! Voici laKouliguine !…

Pierre et Prisca s’étaient dressés. Hélèneparut. Elle fixa Pierre, qui n’avait pas encore eu le temps dedénouer son étreinte :

– Soyez heureux, monseigneur !laissa-t-elle tomber d’une voix sèche…

« Du reste, il doit y avoir ce soir unegrande joie dans tout l’empire : Raspoutine estmort !…

– Raspoutine est mort !…

– Mort !… s’écrièrent-ils tous. C’estvous qui l’avez tué ?…

– Non ! mais c’est moi qui me suis faitel’instrument du Destin !…

C’est elle en effet, qui, après l’avoirpréparé et déjà à moitié empoisonné au souper de garçond’Ivan, l’avait conduit vers un autre festin dont les gâteauxétaient bourrés de cyanure de potassium.

Le reste, ou plutôt les restes de Raspoutineappartiennent à l’histoire.

On sait maintenant comment le faux prophète,criblé de balles, résistant encore à un poison qui eût foudroyé untaureau, fut précipité dans la Néva, où il disparut entre deuxglaçons, après avoir jeté le cri de son agonie…

– Et maintenant, mes chers petits hôtes, fitla voix sèche de la Kouliguine, vous vous raconterez des histoiresune autre fois… En ce moment, les minutes sont comptées… Si vousvoulez m’en croire, monseigneur, et vous, mademoiselle Prisca, vousprendrez les passeports que voici sans perdre un instant, voussauterez dans l’auto qui vous attend au coin de la perspectiveNewsky et de la Fontanka, et où vous trouverez Asslakow,monseigneur ! dont on ignore encore à cette heure la fuite deSchlussenbourg… Ne vous occupez plus de rien !… Ne pensez àrien qu’à vous aimer ! un amour comme le vôtre est rare etprécieux ! allez le mettre à l’abri dans le pays neutre où jevous envoie… Adieu, monseigneur… adieu,mademoiselle !…

Ils s’élancèrent d’un même élan vers elle,mais elle avait déjà disparu avec Nandette et Agathe Anthonovna…« Venez ! avait-elle dit à cette dernière… mon frère vousattend !… »

Un domestique se dressait devant le grand-ducet Prisca, leur remettait des papiers et les priait del’accompagner…

Ils sortirent, et ils étaient encore sur lequai, quand la porte de l’hôtel se rouvrit et qu’une ombre, enjaillissant, clamait vers eux et les appelait.

Prisca avait reconnu la voix de Vera.

Ils accoururent.

La pauvre enfant était en proie à un véritabledélire.

On ne comprenait rien à ce qu’elle proféraitdans ses sanglots.

Ils la suivirent, sous le coup d’unpressentiment sinistre. Tout à coup, ils se trouvèrent dans lapièce à peine éclairée où, sur le divan qui avait vu tout à l’heurel’étreinte douloureuse de Prisca et du grand-duc, était allongée laKouliguine.

Elle avait une plaie atroce à la tempe et elletenait encore son revolver à la main.

Les jeunes gens se jetèrent à genoux devantcette moribonde.

Elle tourna la tête vers Ivan Andréïevitch ettrouva encore la force de dire :

– Vois-tu, Ivan, ça, c’était tropfort !… pour ton amour, j’ai dû subir Raspoutine… Jemeurs ! adieu ! je t’aime !

– Embrasse-la, commanda Prisca, éperdue.

Ivan colla ses lèvres à ces lèvres mourantes…Une joie infinie se répandit sur les traits de la Kouliguine… etelle mourut ainsi rendant son âme de courtisane dans un souffle depur amour…

ÉPILOGUE

I – LES JARDINS DU TASSE

 

On était au mois de décembre. Jamais la saisonn’avait été plus douce, de Sorrente au Pausilippe. La baie deNaples était un enchantement. Les jardins qui sont entre Sorrenteet Castellamare étaient chargés de fruits d’or. La légende veut quece soit sur ce coin de terre bénie que le Tasse, dans lerecueillement et au centre de la beauté, écrivit les plus bellespages de sa Jérusalem délivrée. Prisca, qui habitait cetendroit divin depuis plusieurs mois avec son Pierre et le petitenfant qui leur était né, n’évoquait point tant de littérature.

Le bambino était beau comme les anges deRaphaël. Elle l’appelait Jean, à la française, bien qu’il fût néd’Ivan. Quant à Ivan, elle continuait à l’appeler Pierre. La Russieétait oubliée. On n’en parlait plus. Ils étaient dans le Paradisterrestre qu’ils avaient retrouvé ! et cela au centre d’unmonde transformé en un enfer.

Ils vivaient en dehors de tout. Ils étaient« déracinés » dans l’idéal. C’était la sainte famille auxpremiers jours du monde. Dieu les récompensait d’avoir conçu sanspéché, car leur amour qui avait navigué sur des flots de sang étaitresté immaculé.

Cela dura jusqu’au jour où il se passa quelquechose de nouveau.

Cette chose nouvelle fut un peu d’ombre, quePrisca découvrit certain soir aux yeux de Pierre. Il venait derentrer d’une promenade à Castellamare. Il n’était point plus tôtdescendu de cheval et il ne l’avait pas encore embrassée qu’elleavait déjà aperçu cela : l’ombre dans le regard ! Et ilavait beau dire en riant et en ouvrant bien les yeux qu’iln’éprouvait aucun souci et qu’il ne lui était rien arrivé et que sapromenade avait été merveilleuse et que sa santé était parfaite,elle ne s’y trompa pas. On ne trompe point l’amour.

Elle embrassa frénétiquement son petit Jean enlui disant :

– Ton père ne m’aime plus ! Il me cachequelque chose !

Pierre rit comme un fou.

– Tu ris trop fort, Pierre !

Cependant, il se montra si tendre et si gaiqu’elle essaya d’oublier l’ombre qu’elle avait vue dans le regardde Pierre.

Quand Pierre revint de sa promenade, lelendemain soir, elle le fixa longuement.

– Ça n’est pas parti, dit-elle. Décidément,ces promenades du soir ne te réussissent pas. Je t’accompagneraidemain !

Elle l’accompagna à cheval. Ils allèrentjusqu’à Pompéi et revinrent lentement dans la douceur du soir de lacampagne napolitaine.

Elle lui disait :

– Mon Pierre, je lis dans ton âme comme jeregarde dans une onde pure. Le moindre nuage qui passe se reflètepour moi dans tes yeux comme sur la glace d’une fontaine. Depuisdeux jours, il y a un nuage au ciel !

Il ne répondit pas.

– Tu ne réponds pas ! Tu ne répondspas ! Tu vois bien qu’il y a quelque chose !

– Rien en dehors de ceci ; que je t’aimeet qu’il n’y a que toi au monde, et Jean !

– Comme tu as dit cela !

– Je ne sais plus que dire, envérité !

Ce soir-là encore, elle embrassa le petit Jeanavec frénésie. Et Pierre aussi se mit à l’embrasser violemment.Elle remarqua cela, poussa un soupir et se détourna.

Elle était prête à éclater en sanglots.

La nuit, elle ne dormit pas. Elle s’aperçutque Pierre non plus ne dormait pas.

– À quoi penses-tu ! Quand auras-tu finide me faire souffrir avec ton silence ?

– Tu as raison, dit-il tout à coup, il vautmieux que tu saches tout !

Elle ferma les yeux, elle était dans l’attentede quelque chose d’effrayant, mais ce qu’elle entendit était plusépouvantable que tout :

– On m’offre l’empire !fit-il.

Il n’eut pas besoin de répéter. Elle avaitcompris. Elle ne bougea pas plus qu’une morte.

– Ils sont fous ! ajouta-t-il tout desuite, inquiet à son tour de son silence.

Il était seul maintenant à parler. Il disaitdes choses comme ceci :

– L’empire à moi ! Tu penses !… Jeleur ai dit qu’ils rêvaient !… Venir comme cela, toutsimplement vous dire ; « Tu es empereur, ont’attend ! » J’ai ri ! Qu’est-ce que tu voulais queje leur dise ! J’ai ri. Et je suis parti !…

– Tu ne les as vus qu’une seule fois, cesgens-là ? interrogea la voix lointaine, la voix mourante dePrisca.

– Non, je les ai vus deux fois !

– Ah !

Et puis, tout à coup, elle eut une criseterrible de larmes.

Il l’entourait de ses bras, la consolait, luijurait qu’il ne pensait qu’à elle…

– Laisse-moi pleurer ! fit-elle. Notrebonheur est fini ! Encore une fois ! Encore unefois !… Tu es retourné les voir !…

– Il a fallu que je retourne lesvoir !

– Oui ! Oui ! Ah ! mon Pierreadoré !… mon pauvre enfant ! ils ne te lâcherontplus ! Tu leur appartiens ! Et tu le sais bien !tu y es retourné !

– Je te jure qu’il le fallait,Prisca !

– Mais je ne te fais aucun reproche !…Est-ce que j’existe, moi, devant une chose pareille ?… MonDieu ! je ne sais même pas si j’ai le droit depleurer !…

Elle se leva, passa un peignoir avec desgestes de folle et se jeta hors de la chambre.

Il courut derrière elle, dans la crainte dupire. Il la rejoignit près de la rampe qui surplombe la mer deSorrente. Elle disait ; « Mon enfant ! » etelle frissonnait.

La pensée du petit Jean lui avait rendu unelueur de raison.

Il comprit encore cela.

Alors, il la prit doucement par la main, luifit traverser le jardin, la fit rentrer dans la maison. Elle lesuivait comme en un rêve. Il la conduisit auprès du berceau oùreposait le petit Jean.

Il étendit la main sur l’enfant.

– Sur la tête de cet enfant… dit-il.

Mais il ne put achever. Elle lui avait pris lamain, la lui serrait dans son délire, dans une exaltation dedouleur inexprimable.

– Non ! non ! Je ne veux pas !je ne veux pas ! Ne jure rien ! ça lui porteraitmalheur !… Pierre ! Pierre ! mon enfant ni moin’avons rien à faire dans cette affreuse chose !… Nous nesommes rien ! nous ne sommes rien ! Oublie-nous !nous ne sommes rien ! Rien ! rien !…

Et elle s’écarta en sanglotant, enrâlant :

– Rien ! rien !

Le petit Jean se mit à pleurer. Alors elles’accrocha à son berceau comme une femme qui se noie à uneépave :

– Je n’ai plus que toi ! je n’ai plus quetoi ! Oh ! mon amour !…

Elle avait pris l’enfant, elle l’étreignaitsur son sein. Elle le couvrait de ses larmes. Elle n’écoutait mêmeplus ce que lui disait Pierre…

Et cependant Pierre jurait qu’il avaitrenvoyé ces gens-là comme ils étaient venus !

Elle s’endormit de faiblesse et d’épuisementau petit jour, sur ce coin de parquet où elle s’était écroulée avecson enfant.

Ce fut lui qui alla les étendre tous deux surla couche maternelle.

Et il les veilla longtemps, le cœur déchiré etle front lourd.

II – UN COUP DE ROSTOPOF

 

Le lendemain, Prisca ne posa aucune question àPierre.

Elle était d’une pâleur de cire et luisouriait comme les martyrs, dans le cirque, souriaient à leur Dieu.Elle s’occupa de donner tous ses soins à Jean et se montra d’uneaffection, d’une tendresse sublimes envers Pierre.

Lui non plus ne reparla pas de ces chosesterribles.

Le soir, il désira la voir venir avec lui à lapromenade, ainsi qu’elle avait fait la veille. Mais elle s’y refusadoucement, alléguant que l’enfant avait besoin d’elle. Alors, ilpartit seul.

Quand il eut refermé la porte de l’enclos,elle mit une main sur son cœur. Elle avait espéré, elle avait étésûre, un instant, qu’il ne sortirait pas. Et il étaitparti ! Il était retourné voir ces gens-là !

Elle ne douta plus du grand malheur.

Elle eut un gémissement désespéré vers lerivage, vers la mer qui n’avait jamais été aussi tranquille, versle ciel qui n’avait jamais été aussi pur et elle se voila les yeuxpour ne plus rien voir de ce qu’éclairait la lumière dujour !

Et quand elle rouvrit les yeux, la nuitl’entourait.

Et Pierre n’était pas rentré !

Elle alla déposer Jean dans son berceau. Elleresta penchée sur ce berceau. Elle n’avait plus de larmes. Elleétait comme détruite. Elle se passa la main sur le visage. Il luisembla qu’elle avait essuyé de la cendre. Cependant une flammeencore la ranima quand elle entendit la voix de Pierre. Elledescendit comme une automate. Elle vit tout de suite que Pierreavait une figure horriblement fatiguée.

Il s’assit avec une lassitude extrême. Il nelui cacha pas qu’il les avait encore vus, une dernière fois,pour leur donner congé. Et il fit le geste de quelqu’un quidîne. Il ne mangeait rien. Elle le regardait.

– Ils sont terribles ! dit-il encore, etils sont laids ! J’espère bien ne plus les rencontrerjamais !… Si j’ai voulu les revoir encore, c’est qu’ilsm’avaient menacé de me faire couper les vivres, tucomprends !

– Oh ! ciel ! si ce n’est quecela ! jeta-t-elle. Oh ! mon Pierre !

Elle allait ajouter :

– Je travaillerai.

Mais elle ne dit plus rien. Elle avait peur decet espoir immense qui revenait l’assiéger.

– Viens, lui dit Pierre, viens dans mes bras,Prisca ! Tu as douté de moi ! Tu m’as fait cruellementsouffrir. Je te pardonne. Sache que rien ne pourra jamais nousséparer, ni la pauvreté ni rien !

Ils fondirent leur âme dans un mêmesanglot.

Comme ils pénétraient dans là chambre quiprécédait la leur et où reposait à l’ordinaire le petit Jean, ilsaperçurent tout de suite le berceau vide.

D’abord, ils n’y attachèrent pointd’importance, imaginant que la « nounou sèche » avaitpris l’enfant avec elle, mais ce fut en vain qu’ils l’appelèrent.Celle-ci était absente ou était partie en emportant l’enfant, carl’enfant lui-même resta introuvable.

Ce que nous rapportons froidement ici, cetterecherche du petit Jean par le père affolé et la mère délirante,fut une chose qu’il serait impossible de dépeindre, tant ledésespoir qui l’accompagna semblait dépasser les bornes de ladouleur humaine.

Pierre cria d’une voix rauque :

– Ce sont eux qui nous l’ontvolé !

Elle avait compris. Elle savait de qui ilparlait.

– Oui, oui ! ce sont eux ! Ils ontvoulu se venger de toi ! Mais il faudra bien qu’ils nous lerendent, ou, je les tuerai tous de ma main, je leur arracherai lecœur avec mes dents !

Il avait couru à sa chambre et armait unrevolver. Elle le regardait faire en répétantmachinalement :

– Vite ! vite ! et moi aussi je veuxun revolver ! et moi aussi je veux un revolver pour les tuertous ! tous ! tous !

Pierre reprenait peu à peu son sang-froid etessayait de la calmer :

– Tu comprends. Nous savons où il est,maintenant ! Ils ne lui feront pas de mal, va ! Ils ontseulement voulu me faire peur ! Ils m’avaient dit que j’avaistort de les repousser !… que je m’en repentiraisbientôt !… qu’ils n’étaient pas gens à se laisser traiter dela sorte !… Maintenant, je les comprends… Voilà ce qu’ilspréparaient !… Ce sont des misérables !… Mais tuentends, j’aurai l’enfant tout de suite ! tout desuite !

– Ah oui ! tout de suite ! il fautbien ! Ce soir même, si, je ne l’ai pas, je seraimorte !… Comment ne suis-je pas déjà morte ?

Ils se trouvaient sur la route et elle criaitsi atrocement, appelant : « Jean ! où es-tu, monpetit Jean ?… » que les propriétés voisines se vidaientet que l’on accourait de partout au-devant d’eux.

Elle demandait à tous :

– Vous n’avez pas vu mon enfant ? On mel’a volé !

Personne ne l’avait vu, et nul ne savait quelui répondre ; mais en voyant pleurer cette mère, tout lemonde pleurait…

Il suppliait qu’on leur trouvât une voiture,un cheval, des bicyclettes… Les chevaux sur lesquels ils faisaientleur promenade appartenaient à un manège de Castellamare.

Ils couraient déjà du côté de Castellamarequand une auto passa à toute vitesse sur la route, remontant versNaples. Du plus loin qu’ils l’aperçurent, ils crièrent vers lechauffeur et se mirent au milieu de là route pour qu’il fût forcéde s’arrêter.

L’auto était vide. Pierre vida ses poches dansles mains du chauffeur qui consentit à conduire ces fous àTorre-del-Greco !

– C’est là qu’ils sont ? demanda la voixtremblante de Prisca.

– Oui ! Tu vois, ça n’est pas loin !Dans dix minutes, nous y serons !… Et puis, nous allonspeut-être rencontrer les misérables et le petit sur notrechemin !…

Prisca priait tout haut pour son petit. Ellene disait que deux mots, toujours les mêmes : « MonDieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » mais elle avaittout mis là dedans, tout ce qu’elle pouvait promettre sur la terreet dans le ciel.

Et elle dévorait de ses yeux agrandisfantastiquement la route éclairée par les phares.

Le moindre groupe rencontré, elle défaillaitd’espérance, elle se mettait les poings sur la bouche pour ne pascrier et on n’entendait plus que les sourds : « MonDieu ! Mon Dieu ! » qui roulaient au fond de sagorge.

Ils passaient alors sur la falaise deCastellamare, bien connue pour être le rendez-vous de tous lesdésespérés, de tous ceux qui ont besoin d’une mort prompte et quivouent à l’avance leur cadavre au flot des mers…

Là, sur cette grève, était la tombe deGraziella sur laquelle pleura un poète. Il y faudrait creuser aussibientôt la tombe de Prisca ! Pas plus tard que ce soir,assurément, si elle revenait de Torre-del-Greco les brasvides ! Elle tendrait ses bras vides au-dessus de l’abîme etelle sauterait dans la mer avec un grand cri d’amour à Pierre.

Une phrase de Pierre frappa sesoreilles :

– S’ils ne me rendent pas l’enfant tout desuite, je brûle la cervelle à Rostopof !…

– Ah ! mon Dieu ! c’est le généralRostopof ! Alors tout est fini ! tout est fini !fini ! fini ! Jamais il ne voudra nous rendre notreenfant !…

– Tais-toi ! tu es folle !…

– Ah ! oui ! folle !folle ! Ah ! je te dis que je lui mangerai le cœur à cemonstre !…

Elle était effrayante à voir.

– Il rendra Jean tout de suite, répéta-t-il.Il a voulu seulement me faire peur !… Je lui avais dit que jene retournerais pas chez lui ! que je ne voulais plus levoir ! Il m’a répondu ; « Nous verronscela ! nous en reparlerons avant longtemps !… »Tu vois comme c’est simple… Il s’est arrangé pour que la nurse, quicrut peut-être ne pas mal faire et à laquelle on aura racontéquelque histoire vraisemblable, lui amène l’enfant chez lui… Commecela, il se sera dit que je serais bien forcé de revenir chez luipour chercher mon enfant !… Et il me le rendra après m’avoirdit ce que je ne voulais pas entendre… Voilà comment il fautraisonner ! La vérité, la voilà !… Elle est odieuse, maiselle n’est pas si effroyable que nous aurions pul’imaginer !

Maintenant, Prisca, frappée de ces dernièresparoles, essayait de rassembler deux idées et de créer duraisonnement.

– Que veux-tu qu’il fasse du petit Jean ?dit-il. Rien ! Il ne va pas le tuer, n’est-ce pas ?

– Ah ! ah ! hurla-t-elle, letuer !… le tuer !… Non ! D’abord, il n’y a pas demonstre qui aurait le cœur de lui faire du mal à ce petit ! Ilest si beau ! Mon Dieu ! mon Jean ! si beau !Mais entends bien cela… ce Rostopof est bien connu !… C’est ledernier boïard… Rien ne lui a jamais résisté. Il ne voudra rendrel’enfant que si tu consens à le suivre, lui, en Russie ! C’estsimple, tout à fait ! J’y vois clair maintenant !…

« C’est nous deux, reprit-elle encore,l’enfant et moi qui te retenons ici ! Nous devons nousattendre à tout de ce monstre ! Pour sa politique, il feraitmourir à petit feu ses propres enfants !… Mais s’il ne te rendpas Jean tout de suite, tu le tueras tout de suite, comme unchien ! et nous retrouverons Jean après ! les autresauront peur !

– Nous irons à la police, si c’estnécessaire ! disait Pierre. Ces gens-là se croient toujourschez eux et pensent que tout leur est permis ! Ces temps-làsont passés !

– Nous n’avons pas besoin de la police !L’enfant tout de suite ou tue-le !…

Ils avaient dépassé la plaine de Pompéi. Ilslongeaient maintenant les derniers contreforts du Vésuve.

Ils furent bientôt dans l’interminable rue deTorre-del-Greco.

Soudain, Pierre donna l’ordred’arrêter :

– C’est là, fit-il.

Ils étaient devant les jardins d’une villa auxfenêtres de laquelle brillaient quelques lumières.

– Attends-moi dans l’auto. Je te promets derevenir avec l’enfant tout de suite !

– Jamais ! je ne te quitte pas !… Tues fou, Pierre ; je ne te quitte pas !… Ah ! ça,jamais !

– Eh bien, viens, fit-il… mais tu me laisserasdire et tu ne t’étonneras de rien !… Le principal estd’avoir l’enfant, n’est-ce pas ?

– Oui ! oui ! dis tout ce que tuvoudras, pourvu qu’il nous rende l’enfant tout desuite !… !

Il poussa la grille ; en quelques pasrapides, ils furent dans le vestibule de la villa dont la porteétait ouverte.

Ils se trouvèrent tout de suite en face d’unhomme que Prisca avait certainement vu, à Petrograd, elle n’auraitpu dire en quelle circonstance.

Pierre et cet homme échangèrent quelquesphrases en russe, d’où il résultait que le général princeRostopof attendait Pierre !

– Tu vois ! fit le jeune homme, c’estbien ce que j’ai pensé…

– Va ! va ! nous allons bienvoir !

Et elle jeta un regard terrible sur la main dePierre qui s’était glissée dans la poche du veston où elle savaitque se trouvait le revolver.

– Va ! Ils ont tous des têtes d’assassin,ici !

Elle parlait ainsi et elle n’avait encoreaperçu qu’un visage.

Derrière l’homme, ils traversèrent une pièceoù se trouvaient quatre Russes, quatre « gaspadines » quise turent aussitôt qu’ils eurent aperçu les nouveaux arrivants.

Ils avaient dès figures sévères ettristes.

Ils s’inclinaient profondément devant Pierre,qui était plus que jamais pour eux le grand-duc Ivan Andréïevitch,peut-être l’empereur de demain, celui qui sauverait la Russie del’anarchie ; du moins l’espéraient-ils de tout leur cœur,dévoués jusqu’à la mort à la dynastie des Romanof.

– Veuillez m’attendre un instant ici, priacelui qui les avait introduits.

Et il disparut dans une pièce adjacente dontil referma la porte.

Prisca dévisageait en silence les gens quil’entouraient, mais son regard exprimait tant de choses redoutableset une haine si cruelle que les autres, qui l’avaient d’abord fixéeavec curiosité, se détournèrent d’elle avec embarras.

On leur avait offert des sièges. Ils restèrentdebout. Pierre avait toujours la main sur son revolver. La porte serouvrit presque aussitôt et le gaspadine réapparut.

– Le général prince va recevoir SonAltesse ! dit-il. Il prie Madame de vouloir bien attendre iciquelques minutes !

Prisca protestait déjà, mais Pierre lui dit enla regardant bien dans les yeux :

– Je te jure que je serai dans deux minutesici avec l’enfant ! et pour cela il vaut mieux que le généralme voie tout seul ! et m’entende tout seul !

Elle le comprit, cette fois, et elle n’insistapas.

– Va ! fit-elle tout haut, jet’attends.

Pierre entra avec l’homme dans le bureau dugénéral.

Prisca avait aperçu dans un coin du mur lessaintes images que tout bon vieux Russe emporte toujours avec lui,surtout s’il reste l’esclave d’un traditionalisme étroit comme legénéral Rostopof.

Sans plus se préoccuper des personnesprésentes, elle se jeta à genoux devant l’icône de la mère deDieu :

– Rappelle-toi, lui dit-elle dans son ardenteprière, rappelle-toi que c’est à toi que j’ai demandé cet enfant etque c’est toi qui me l’as donné !

« Souviens-toi, vierge Marie !C’était un jour de printemps à Ekaterinof, le jour de tafête ! Le peuple était dans la joie, à cause de toi, au rivagedu golfe de Finlande ! Tu ne peux pas avoir oubliécela !

« Une foule de paysans et de paysannes enhabit du dimanche suivaient sur la route les popes et lesprincipaux d’entre eux qui portaient tes bannières. Tu rayonnaisau-dessus de tous les fronts et les chœurs de tout un peuplechantaient ta gloire, ô Marie !

« Et moi, je te vis passer et j’étais àcôté de mon Pierre ! Et je vis passer aussi une petite trouped’enfants qui se bousculaient autour de ta bannière. Ils étaientpresque nus et beaux comme des petits frères del’Enfant-Jésus !… et tout le peuple courait, se hâtait, sebousculait en chantant sur la route, autour de ta bannière !Alors, comme aujourd’hui, je me suis jetée à genoux devant tasainte image et j’ai prié le cœur de Marie de me bénir et de medonner à moi aussi un beau petit enfant, comme ceux qui couraientautour de toi…

« Et je t’ai priée de cela si ardemment,avec un tel élan de toute mon âme, ô Marie, que lorsque je me suisrelevée et que tu fus passée, et que la procession ne fut plusqu’un peu de poussière au loin sur la route, je savais que jeserais exaucée !

« Et cet enfant, tu me l’as donné !Il est à toi ! On n’a pas le droit d’y toucher ! On mel’a pris ! Il faut que tu me le rendes !

Ainsi pria Prisca, et elle se sentit touchée àl’épaule.

C’était Pierre. Elle resta à demi soulevéevers lui, attendant la parole de vie ou de mort. Il dit :

– C’est fait ! l’enfant est ici !nous l’emportons ! Alors Prisca, ivre de joie, embrassal’icône de Marie qui, encore une fois, l’avait exaucée. Ilssortirent dans le vestibule. Une antique gniagnia leur apporta lepetit Jean qui pleurait et qui ne pleura plus sur le sein dePrisca.

Ils remontèrent dans l’auto. Prisca sanglotaitéperdument sur son petit.

Elle n’entendit même pas ce que Pierre disaitau chauffeur, et cependant il eut avec cet homme une longueconversation tandis que la voiture refaisait le chemin deSorrente.

III – FUITE

 

Elle ne revint à la réalité des choses quelorsque l’auto s’arrêta devant leur villa et que Pierre lui eutdit :

– Fais rapidement une malle. Nouspartons !

La malle était faite dix minutes plus tard etils quittaient ces lieux divins où ils avaient passé tant de moisde bonheur et d’où ils s’enfuyaient comme ils avaient dû fuirautrefois l’île fortunée du lac Saïma.

– Ne nous arrêterons-nous donc jamais ?soupira-t-elle. Quand donc notre bonheur cessera-t-il d’être mauditdes hommes ?

Mais elle eut honte aussitôt de songémissement. Elle demanda pardon du fond de son cœur à celle quil’avait si ostensiblement protégée ce jour-là même.

Elle demanda à Pierre :

– Où allons-nous ?

– L’auto nous conduira à Rome. Là, nousprendrons des billets pour la France, mais, pour lesdépister, nous nous arrêterons à Gênes. À Gênes, nousprendrons des billets pour l’Argentine, mais nous nous arrêterons àGibraltar. À Gibraltar, nous prendrons un bateau qui nous conduiraen Angleterre.

– C’est parfait ainsi ! dit-elle. ÀLondres, nous serons en sûreté. Personne ne viendra nous chercherlà-bas et on peut si facilement vivre inconnus dans Londres !…Mon chéri ! mon chéri ! Tu as dû tout promettre,n’est-ce pas ? J’ai bien compris que tu allais tout luipromettre quand tu m’as demandé de te laisser entrer seul dans lapièce où il t’attendait.

– Oui, je lui ai tout promis. Il avait sur luiune image de la Vierge de Kazan. Il m’a fait jurer sur l’icônesainte que j’accepterais le trône et que je ne les fuirais plus, etque je resterais à leur disposition !… Un homme comme lui nepouvait imaginer qu’un Romanof se parjurerait sur la Vierge deKazan ! J’ai juré !

– Tu as bien fait de jurer, mon chéri !Ceci n’a aucune importance, je t’assure ! Leur Vierge deKazan, c’est une vierge à eux, au nom de laquelle ils commettenttous les crimes ! Tu n’as rien à faire avec la Vierge deKazan, toi ! C’est la Vierge des vieux boïards, et tu es unhomme nouveau ! Moi, j’ai une Vierge qui est bien pluspuissante que la Vierge de Kazan ! c’est la Vierged’Ekaterinof ! Celle-là, elle ne m’a jamais fait défaut !Chaque fois que je l’ai appelée, elle est venue ! C’est ellequi nous a donné le petit Jean, c’est elle qui nous l’a rendu… Jesuis bien tranquille, va ! Elle saura nous protéger contre laVierge de Kazan !… Je suis sûre qu’elle ne nous quittera pasde tout le voyage !

Et elle embrassa Pierre.

Le lendemain soir, ils prenaient le train àRome.

Le surlendemain, ils prenaient le train àGênes.

Si la Vierge d’Ekaterinof ne les quittait pas,il y avait un certain personnage qui les suivait bien aussi. Ilss’en aperçurent le second jour de leur voyage en mer.

En vérité, ils ne pouvaient être sûrs de cela,mais la coïncidence qui mettait à côté d’eux, sur le même paquebot,une espèce de type tatare qu’ils avaient déjà remarqué dans letrain les inquiétait avec raison.

C’était un de ces personnages à yeux« retroussés » et à pommettes saillantes, grand, fort etcarré des épaules, légèrement voûté que l’on rencontrait assezcommunément au temps de paix, dans les palaces et les grandsrestaurants des principales villes de l’empire, sous la livrée dumaître d’hôtel. Serviteurs obséquieux et dévoués, têtus, esclavesde la consigne, propres aux plus rudes travaux et aux entreprisesles plus délicates, sachant tenir un secret d’autant mieux qu’ilsgardent un silence presque absolu, faisant entendre par signesqu’ils ont compris.

Quand le regard tranquille du Tatarerencontrait celui de Pierre ou de Prisca, il n’insistaitjamais.

On voyait l’homme s’éloigner lentement d’unpas pesant et solide.

Dans l’état d’esprit où se trouvaient Pierreet Prisca, c’était tout à fait impressionnant.

Était-ce là quelque idée de Rostopof ?C’était possible.

Le vieux général devait avoir pris sesprécautions, en dépit de sa belle confiance dans un sermentprononcé sur l’image de la Vierge de Kazan.

Pierre et Prisca furent assez heureux àGibraltar pour débarquer sans avoir aperçu le Tatare. L’escale denuit les avait favorisés.

Ils descendirent dans un hôtel de la rueprincipale qui parcourt la ville de bout en bout. Tout le mondeétait obligé de passer par là, sous leurs fenêtres. Ils passèrentleur journée derrière leurs volets à regarder le mouvement de lamer et à s’assurer qu’ils n’apercevaient pas leur homme.

Vers l’heure du dîner, ils se réjouissaient den’avoir rien vu de suspect quand passa « la retraite ».C’était la musique et un piquet de la garnison qui parcouraient larue principale, selon la vieille mode, précédés d’une bichesoigneusement « pomponnée » et retenue par des rubans quetenait un soldat écossais aux mollets nus.

La petite bête était si jolie, si fière de sepromener dans un tel apparat avec un accompagnement aussi éclatantde tambours et de trompettes et de fifres, que Pierre entr’ouvritun volet pour la faire admirer au petit Jean, qui lui envoya desbaisers.

Mais le volet fut rabattu presque aussitôt parPrisca, qui venait de reconnaître le Tatare :

– Mon Dieu ! fit-elle, je le reconnaismaintenant ! C’est l’ancien schwitzar desKhirkof !… Je me rappelle que la comtesse Nératof,quand nous allions chez les Khirkof, disait toujours que cethomme-là lui faisait peur, qu’il avait des mains d’assassin !Je l’avais toujours vu dans sa livrée de « schwitzar »,galonné sur toutes les coutures, voilà pourquoi je ne l’ai pasreconnu tout de suite.

Pierre voulut la rassurer, mais l’argument del’éternelle coïncidence ne servait plus de rien.

Alors, Pierre dit :

– Écoute ! si c’est cela, ne nousdésespérons pas ! Nous savons maintenant à qui nous avonsaffaire… Ou l’on pourra s’entendre ou je te jure bien qu’il ne noussuivra pas longtemps !

Pierre était si résolu en disant cela et sonfront marquait une volonté si définitive d’en finir quePrisca ne s’y trompa point.

– Rien ne nous presse d’arriver à Londres,fit-elle. Le principal est d’y arriver seuls. Lâchons toutes lescorrespondances de paquebots ou de trains que cet homme peutsurveiller et allons tranquillement nous enfermer une semaine oudeux dans un coin de l’Espagne où personne n’aura l’idée de venirnous chercher ! Nous verrons ce que fera le Tatare, s’il aperdu notre piste, nous aviserons !

– Tu as raison, répondit Pierre. Qu’il tâchedonc de perdre notre piste. C’est le dernier bien que je luisouhaite !

Une heure après, après des précautionsenfantines, ils prenaient le petit steamer qui faisait le servicede la baie et les débarquait dans la solitude d’Algésiras.

Pierre avait parcouru le bateau en tous senspour s’assurer que le Tatare n’était pas là. Il ne l’avait pastrouvé.

Algésiras, avec sa plage et ses rues désertes,Algésiras où le passage d’un étranger ne pouvait passer inaperçuétait ce qu’il fallait à Pierre. Sans doute ne pouvait-il s’ycacher, mais l’autre non plus ! Si l’autre venait lepoursuivre jusque-là, il le saurait tout de suite et « soncompte était bon ».

Le lendemain matin, Pierre dormait encorequand Prisca se leva.

La première personne qu’elle vit, traversantla cour de l’hôtel, fut le Tatare.

Il venait d’arriver par le premier service debateau de Gibraltar.

Elle s’habilla à la hâte, prit dans le tiroirde la table de nuit le revolver et descendit.

Le Tatare était sous la porte. Assurément, ilne se cachait point d’eux. Au contraire, il semblait dire par saprésence ostensible :

« Sachez qu’il est inutile de nous fuir.Vous n’y parviendrez pas ! Où que vous alliez, nous voussuivrons partout. Ivan Andréïevitch a juré sur la Vierge de Kazan.Il nous appartient ! »

En passant à côté de lui, elle lui adressa laparole en russe et le pria de la suivre.

Il lui obéit immédiatement. Elle marchait sansse presser et avec un calme souverain. Le Tatare suivait à distancerespectueuse.

Il vint et ôta son chapeau melon et écouta cequ’elle avait à lui dire, les yeux à terre, en domestique de grandemaison, bien stylé.

– Vous nous suivez depuis l’Italie, luidit-elle, je vous connais ! Vous êtes l’ancien schwitzar deKhirkof. Vous êtes maintenant au service du général Rostopof. Vousnous gênez. Voici mille roubles pour que nous ne vous rencontrionsplus jamais sur notre chemin ! Les acceptez-vous ?

Il secoua la tête.

Alors, Prisca pâlit et sortit sonrevolver.

– Tu ne voleras plus mon enfant !s’écria-t-elle.

Et elle allait l’abattre quand l’autre se jetaà genoux, leva les mains dans un geste de supplication :

– Je vous jure, barinia, que je ne suis plusau service du prince général ! Le prince général m’a, aucontraire, chassé de chez lui parce que je n’ai pas voulu voler lepetit enfant de Son Altesse ! Je suis partout Son Altesse,dans l’espérance que Son Altesse voudra bien me prendre à sonservice !

Disant cela, le Tatare avait les yeux pleinsde larmes.

Elle lui ordonna de se relever et l’amena àPierre, qui fut stupéfait de la voir rentrer avec le Tatare.

Celui-ci se jeta de nouveau à genoux, réitérases supplications et ses offres de service.

Ce géant pleurait à fendre l’âme comme unenfant de six ans. Pierre l’interrogea longuement. Il était restévingt-cinq ans chez les Khirkof jusqu’à la mort du vieux.

Alors le général Rostopof, l’oncle de Khirkof,l’avait pris chez lui ; tout cela paraissait exact. Il donnades détails sur les ordres qu’il avait reçus d’aller chercherl’enfant que devait lui remettre la servante. Voler le fils d’unRomanof ; il se serait plutôt fait couper les mains ! Ildonnerait sa vie pour Ivan Andréïevitch ! « toute laRussie donnerait sa vie pour IvanAndréïevitch ! »

Pierre connaissait cette race. Il le crut oufit semblant de le croire :

– C’est bien ! Je te prends avecmoi ! Tu ne sais pas écrire ?

– Non, monseigneur !

– Eh bien, je veux que tu ne saches plusparler. Plus un mot, jamais, à personne ! Tu es muet pourtoujours !

Le Tatare acquiesça à ce programme avec unejoie sacrée. Le jour même, il commençait son service.

– S’il dit vrai, nous ne pouvions trouver unplus discret serviteur, fit Pierre ; s’il ment, il vaut mieuxqu’il soit avec nous, car il ne pourra échapper à notresurveillance. Mais, crois-moi, il ne ment pas ! Ils sont commeça !

IV – M. ET MME FOURNIER

 

M. et Mme Fournierétaient un jeune ménage qui habitait un coin retiré de Londres, àl’extrémité du Strand.

Ils avaient un enfant en bas âge qu’ilsadoraient, le petit Jean, et un domestique, qui ne parlaitjamais.

M. Fournier n’avait pas l’air très bienportant, et ceci expliquait qu’il fût libéré de toute obligationmilitaire.

Mme Fournier ne paraissaitpoint non plus très forte. Le ménage ne roulait pas, comme on dit,sur l’or.

Pour vivre, M. Fournier, qui était quasipolyglotte, donnait des leçons de langues étrangères, etMme Fournier donnait des leçons de piano.

Ils arrivaient tout juste « à joindre lesdeux bouts ».

Ils habitaient au cinquième étage d’une grandemaison peu réjouissante à voir avec ses hauts murs noircis partoutes les brumes et le travail de la Cité.

M. Fournier sortait le matin etl’après-midi ; Mme Fournier, qui s’occupait deson ménage, ne sortait pour ses leçons que l’après-midi.

Pendant son absence, le petit était confié audomestique, qui faisait fonction de nurse, de bonne à tout faire etd’homme de peine.

En dépit d’une existence, d’un extérieur aussipeu reluisant, quand M. et Mme Fournier setrouvaient réunis pour les repas dans leur petite salle à mangerobscure, meublée misérablement, mais où régnait une propretéparfaite, un certain air de bonheur que l’on ne rencontre pastoujours dans des appartements plus luxueux eût fait qu’unétranger, admis dans cette intimité, n’eût point trouvé ce petitmonde-là trop à plaindre.

Il y avait toujours des fleurs sur la tableque recouvrait un linge immaculé, une certaine grâce sur toutes ceshumbles choses et de la lumière dans tous les yeux.

Prisca était plus jolie que jamais, affinéepar les souffrances passées et aussi, hélas ! par le travailprésent.

Elle était d’une pâleur divine.

Pierre aussi était plus pâle qu’autrefois,mais le petit Jean avait des joues magnifiques.

Il y avait là trois cœurs qui vivaientmodestement à l’unisson. L’amour faisait passer sur tout lereste.

Or, un matin, vers les dix heures, ledomestique tatare annonça à Mme Fournier qu’il yavait dans l’antichambre un monsieur qui demandait à lui parler.Elle pensa que l’on venait pour quelque leçon et elle ordonna« d’introduire ».

Aussitôt que le visiteur fut là, elle poussaune sourde exclamation et se prit à trembler.

Elle avait reconnu un personnage qu’elle avaiteu autrefois l’occasion de voir chez le comte Nératof, l’ancienmaître de cérémonies de l’empereur, M. le comteVolgorouky.

Elle ne pouvait pas parler, tant sa surpriseétait grande et tant son angoisse l’étouffait. Elle montra un siègeau comte et elle se laissa tomber elle-même dans un fauteuil.

Ce personnage avait toujours passé pour unparfait gentilhomme et même pour un très brave homme.

Il était d’une politesse exquise, et sespremières paroles marquèrent un grand respect pourMme Fournier.

– Madame, dit-il enfin, après un silence quePrisca jugea interminable bien qu’elle redoutât tout ce que lecomte allait lui dire, madame, voici ce qui m’amène ! Je neserais pas venu si je ne connaissais vos qualités de cœur etd’intelligence et si je n’avais pas été sûr de trouver auprès devous un accueil attentif. Vous me comprendrez et vous m’approuverezquand vous aurez entendu. Il s’agit de votre Pierre. Il s’agit deson avenir. Il s’agit peut-être, hélas ! il s’agit sûrement deson bonheur !

– De son bonheur ? reprit-ellesourdement. Pierre n’est donc pas heureux ?

– Madame, il est aussi heureux que peut l’êtreun noble cœur auprès d’une personne comme vous ! Pierre vousaime ! Il vous l’a prouvé. Il ne vous quittera jamais !L’union que vous avez contractée et qui a été bénie par lanaissance de ce petit enfant est sacrée pour tous !Entendez-moi bien, pour tous ! Si je suis ici, si j’aiconsenti à faire une démarche devenue absolument nécessaire, c’estque j’ai le droit de vous parler ainsi ! Il ne saurait s’agirun instant de vous arracher les uns aux autres…

Prisca, à ces mots, se leva. Elle était pluspâle que jamais, mais elle ne tremblait plus.

– On l’a déjà essayé, monsieur ! On n’y apoint réussi !

– Je sais ! Ce fut une entrepriseabominable ; j’ai dit ce que j’en pensais au prince général etj’ai tenu à ce qu’il fût écarté de tout ceci.

– De tout quoi, monsieur ? Car je nesaisis pas encore où vous voulez en venir puisque vous êtes lepremier à reconnaître qu’il est impossible de nous séparer.

– Je m’explique : nous n’avons jamaiscessé de savoir où vous étiez ! Nous vous avons laisséorganiser votre vie comme vous l’entendiez et souffrir comme vousle vouliez !

– Nous ne permettons à personne, monsieur, deprétendre que nous avons souffert. Il y a des joies dans la vie quine sont appréciées que de certaines gens, et ceux-ci n’en demandentpoint d’autres.

– Son Altesse a souffert, déclara Volgorouky,elle souffre encore ! Et si nous n’y prenons garde, cecipourrait se terminer par votre désespoir, ce qu’il ne faut pas etce qui ne sera pas, car j’espère que je suis arrivé à temps etqu’avec votre aide, nous pourrons tout réparer !

La pauvre Prisca se mit les deux mains sur sesbeaux yeux pour que cet homme ne vît pas qu’elle pleurait. Cethomme parlait avec tant d’assurance des souffrances de Pierre qu’ilétait pour elle évident que le descendant des Romanof n’avait pointgoûté une joie aussi profonde qu’elle l’avait cru, dans le partageà ses côtés de leur misérable existence…

Le comte promenait un regard de plus en plustriste sur ce petit intérieur, sur ce pauvre mobilier, sur cetteintimité nue et dénuée de tout confort. Ses yeux allaient du pianovétuste collé contre le mur à la desserte de noyer qui supportaitune vaisselle sommaire.

– Madame, reprit-il, quand je dis que SonAltesse a souffert, je ne fais pas allusion, veuillez le croire, àla modestie d’une existence à laquelle il a consenti et à laquelleil était si peu habitué. Les grandes passions ne réfléchissent paset sont toujours prêtes à se jeter aux extrêmes et à tout subirplutôt que de renoncer à l’objet aimé. Il arrive souvent qu’au boutde quelques mois, sans que le cœur ait changé, les petits tracasd’une vie mesquine et difficile mettent durement à l’épreuve lesnatures les plus robustes. Madame, je vais préciser ma pensée. Jeveux bien croire que Son Altesse n’a pas souffert moralement detout ceci, mais il a souffert physiquement. Son Altesse est malade,madame !

– Oh ! mon Dieu ! gémit lamalheureuse femme.

Impassiblement, Volgorouky continua :

– Son Altesse est née pour le trône et ildonne des leçons ! Lui qui est fait pour commander à tout unpeuple, il a des obligations de mercenaire ! Quel que soitl’orgueil d’un sentiment que j’admire, il a eu à lutter avec detrop basses réalités pour n’en point être épuisé ! Et c’estlà-dessus que j’attire l’attention de votre cœur et de votreamour ! Si vous l’aimez pour lui-même plus que pour vous, cedont je ne veux pas douter, vous aurez pitié de lui, madame.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu !

C’est tout ce que pouvait dire Prisca, quis’était reprise à trembler affreusement.

– Madame, ce n’est pas en vain que, en dépitde toutes les lois de la destinée qui a fait de Son Altesse unprince royal, on tourne le dos à tous ses devoirs pour suivreuniquement les inclinations de son cœur… Qui vous dit que SonAltesse, dans ses moments de dépression solitaire, n’est pointassiégée, je ne dis pas par le regret d’avoir fait ce qu’il a fait,mais par le remords de n’avoir pas su concilier son bonheurpersonnel (vous voyez que je ne le mets pas en doute) avec ce qu’ildoit à son sang, à son nom, à ses sujets !

« Madame, à cette heure, il y a un peuplequi ne peut plus être relevé que par lui ! Et je le trouveici, dans un coin désolé de Londres, donnant des leçons aucachet ! Mais, madame, il y a eu des rois qui ont aimé desbergères, ils ne se sont point mis pour cela à filer laquenouille !

« Il y a toujours eu dans l’ombre dutrône une place pour l’amour. Et quand, dans cette ombreamoureuse, un enfant venait au monde, son sort, généralement,n’était point à plaindre ! Cela faisait un beau prince et unbrave soldat ! Et personne, je vous le jure, ne lui reprochaitsa naissance. D’aucuns l’enviaient.

« Madame, je crois vous en avoir assezdit pour m’être fait comprendre. Il faut que tout ceci cesse !et le plus tôt possible ! Et je compte sur vous pour cela, survous qui aimez Son Altesse et qui avez la plus grande influence surlui !… De ce changement que nous attendons, nous nousarrangerons pour que vous n’ayez point à souffrir, et l’avenir devotre enfant en devient magnifique ! C’est la gloire d’IvanAndréïevitch par vous que je suis venu chercher ici, et c’est lacarrière éblouissante de son fils que j’apporte !

Prisca se leva :

– Je vous ai enfin compris, monsieur, fit-elleavec un sourire plein d’une détresse immense… Vous venez de fairebriller à mes yeux la gloire de Son Altesse et l’avenir de sonfils… Hélas ! je n’évoquerai même pas devant lui la triste findu tsar et les malheurs du tsarévitch… je rapporterai à Son Altessefidèlement vos paroles… et je vous jure que je saurai si bienm’effacer que je ne mettrai pas une ombre à un si beautableau !…

– Madame, je n’en attendais pas moins d’ungrand cœur comme le vôtre. Puis-je compter également sur vous pourm’obtenir une audience de Son Altesse, une audience particulière,aujourd’hui même ?

– Je m’y engage, Excellence !… Soyez icià sept heures, Son Altesse vous recevra.

Le comte Volgorouky se leva, s’inclina trèsbas, baisa presque pieusement la main de Prisca et se retira…

Quand il revint à sept heures, IvanAndréïevitch l’attendait. Mais Prisca, elle aussi, était là. Legrand-duc avait exigé qu’elle assistât à l’entretien.

– Excellence, commença aussitôt Ivan en priantVolgorouky de s’asseoir, je suis tout à fait heureux de vous voiren bonne santé. Quant à la mienne, elle est moins atteinte que l’onne pourrait le supposer à première vue. J’ai le coffre solide,heureusement ! C’est l’atmosphère de Londres qui ne me vautrien ! Voyez-vous, comte, je sens que je me porterais tout àfait bien si, au lieu d’exercer mes petits talents dans le noir etdans l’humidité, j’allais m’installer au pays du soleil !C’est ce que nous allons faire, Dieu merci ! puisque j’ai leplaisir de voir que vous ne m’avez pas oublié et que je puis faireappel à votre haute protection !… Ne m’interrompez pas, jevous prie. Jusqu’alors, nous avons été obligés de fuir comme desvoleurs et de nous cacher pour échapper aux entreprises d’unRostopof, un homme capable de tout : il nous l’aprouvé !

« Mais, désormais, vous êtes là pour lefaire revenir au bons sens et lui prouver qu’il n’y a plus rien àfaire avec moi ! rien à espérer de moi ! Vous en partirezd’ici, convaincu ! Et vous tiendrez à honneur qu’on laisse legrand-duc Ivan Andréïevitch vivre à sa guise et comme les autreshommes !… Sachez donc, Excellence, que je ne peux pas êtreempereur !… que je ne veux plus être prince, ni grand-duc, nirien qu’un homme qui gagne sa vie, celle de sa femme et de sonenfant !

« C’est clair ! Vous m’avezcompris ! Je n’ai plus rien à vous dire… parlons d’autrechose !… Voulez-vous nous faire l’honneur d’accepter notremodeste repas ?

Complètement étourdi, le comte ne savait plusoù se mettre ni quelle contenance tenir.

Il s’attendait si peu à cette déclaration,après ce qui s’était passé entre Prisca et lui, qu’il regarda cettedernière avec un tel air d’ahurissement que le grand-duc et Priscane purent s’empêcher de sourire.

– Son Altesse ne parle pas sérieusement ?essaya-t-il de protester… Son Altesse n’a pas saisi ce que…

– Que l’on serve le dîner !

Et Ivan commanda à son domestique tatare demettre un couvert de plus…

– Nous avons déniché un petit vin blanc deFrance dont vous allez me dire des nouvelles !… Vous savez,nous ne sommes pas riches, comte ! mais nous pouvons encorefaire honneur aux amis quand il s’en présente… surtout lorsqu’ilsme sont aussi chers que vous-même dont j’ai toujours apprécié lesgrandes qualités de droiture et de dévouement à la malheureusecause des Romanof !

– Mais, monseigneur…

– Je regrette de n’avoir pas à vous offrir unpeu de caviar. La Russie néglige le commerce du caviar en cemoment, et c’est dommage !… Je dois dire, en outre, que c’esttout ce que je regrette de la haute situation qui me permettaitautrefois d’en voir tous les jours sur ma table…

– Oh ! monseigneur !…

Mais le comte n’osa rien dire sur le moment.Il mangea. Et la mine qu’il faisait en mangeant était sans doute deplus en plus réjouissante, car Pierre et Prisca ne paraissaientpoint s’ennuyer. Vers le milieu du repas, ce pauvre comte poussa unsoupir et exprima la douleur qu’il ressentait à voir se comporterainsi l’héritier des Romanof :

– Que va devenir la Russie sans lesRomanof ? dit-il. Ah ! vous n’avez certainement pointpensé à cela, monseigneur ?

Et il secoua la tête avec tristesse.

– C’est ce qui vous trompe, repartit Ivan. J’yai pensé beaucoup… et je ne souhaite pas pour elle un« replâtrage », comme on dit en France, avec lesRomanof.

« Voyez-vous, comte, les Romanof ont faitleur temps ! L’autocratie a fait son temps ! Le vieuxmonde, si j’ose dire, a fait son temps ! Ce qui se passe en cemoment est terrible, mais de cela il sortira autre chose que lepassé !…

« Certes, reprit Ivan, le rétablissementd’un équilibre normal des nations ne saurait se faire du jour aulendemain, et en ce qui concerne nos peuples spécialement, que dehauts et de bas à prévoir dans le balancement du destin ! Maismoins nous retournerons la tête vers le passé, plus tôt nousatteindrons l’heureuse stabilité politique qui fera tout au moinsles affaires du plus grand nombre, sinon de tout lemonde !

« C’est fini, voyez-vous, pour leshommes, de travailler pour la satisfaction temporelle de deux outrois cents grandes familles, défendues par l’épée ou leknout !

« Il faut bien vous rendre compte decela ! La terre ne s’est pas couverte de sang pendant unlustre pour se retrouver au point de départ ! Tant desacrifices, tant de jeunes hommes morts sur les champs de batailleou sur le pavé des places publiques, tant de mères en deuil, tantde ruines, tant de pays dévastés, disons le mot ; tant decrimes auront servi à quelque chose, je vous assure !

« Le Nouveau Monde n’a point traversé lesmers, l’Occident n’est point venu à la rencontre de l’Orient pourremettre un Romanof sur le trône !… Comprenez-vous cela,comte ?… Le comprenez-vous ?

– Il faudrait être aveugle, en effet,consentit Volgorouky, pour ne point admettre que la face du mondes’est modifiée dans le sens que vous dites, monseigneur ! Maisune grande révolution chez les gens et dans les choses n’ira point,comme vous le prévoyez vous-même, sans de redoutablesperturbations. Un stade intermédiaire s’impose. Et qui doncpourrait mieux y présider qu’un prince qui sait voir l’avenir, touten détenant la tradition d’une famille considérée pendant dessiècles par la Russie comme sacrée ?…

– Et dont, à chaque tournant de l’histoire, laRussie a assassiné tous les chefs !…

– Je reprends mon idée, monseigneur, car jesuis sûr que ce n’est point la crainte d’une aussi cruelle fin quipourrait vous retenir sur la route du devoir… Je disais donc qu’unprince qui détiendrait d’un côté la tradition des Romanof et qui,de l’autre, serait animé de cet esprit nouveau que je vois brillerdans vos yeux, serait accueilli avec enthousiasme par la nationcomme l’homme de son salut ! Voilà ce que j’avais à dire etqui mérite réflexion, à mon avis !

– On ne marie point le jour et la nuit !Votre Romanof sera suspect justement aux hommes d’avenir, car ilsera, quoi qu’il fasse ou qu’il veuille, le prisonnier des hommesdu passé ! C’est un héritage qui me fait peur !… Quevoulez-vous, mon cher, moi, je ne me sens pas de taille à opérerune pareille liquidation !

– Ce serait pourtant si beau, un Romanof quidresserait la torche de la liberté sur le monde !

– Je crois que, dans ce genre, répliqua Ivan,le monde ne peut rien voir de plus beau qu’un Romanof qui aurait puêtre empereur et qui préfère gagner son pain et celui de sa familleà la sueur de son front !

C’est sur ces paroles définitives que l’ancienmaître des cérémonies de Tsarskoïe-Selo les quitta, et quand laporte fut refermée et que Prisca et Pierre se retrouvèrent seulsdans leur modeste appartement avec le petit Jean que la mèreserrait éperdument sur son sein, Pierre s’écria, en embrassant safemme et en lui montrant le bambin :

– Ah ! non ! un trône, par le tempsqui court, ça n’est pas un cadeau à faire à un enfant !

FIN

 

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