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Les trente neuf marches

Les trente neuf marches

de John Buchan

Chapitre 1 L’homme qui mourut

Cet après-midi de mai, je revins de la City vers les 3 heures, complètement dégoûté de vivre. Trois mois passés dans la mère patrie avaient suffi à m’en rassasier. Si quelqu’un m’eût prédit un an plus tôt que j’en arriverais là, je lui aurais ri au nez ; pourtant c’était un fait. Le climat me rendait mélancolique, la conversation de la généralité des Anglais me donnait la nausée ; je ne prenais pas assez d’exercice, et les plaisirs de Londres me paraissaient fades comme de l’eau de Seltz qui est restée au soleil.

– Richard Hannay, mon ami, me répétais-je, tu t’es trompé de filon, il s’agirait de sortir de là.

Je me mordais les lèvres au souvenir des projets que j’avais échafaudés pendant ces dernières années à Buluwayo. En y amassant mon pécule – il y en a de plus gros, mais je le trouvais suffisant –, je m’y étais promis des plaisirs de toutes sortes. Emmené loin de l’Écosse par mon père dès l’âge de six ans, je n’étais pas revenu au pays depuis lors :l’Angleterre m’apparaissait donc comme dans un rêve des Mille et Une Nuits, et je comptais m’y établir pour le restant de mesjours.

Mais je fus vite désillusionné. Au bout d’unesemaine j’étais las de voir les curiosités de la ville, et en moinsd’un mois j’en avais assez des restaurants, des théâtres et descourses de chevaux. Mon ennui provenait sans doute de ce que jen’avais pas un vrai copain pour m’y accompagner. Beaucoup de gensm’invitaient chez eux, mais ils ne s’intéressaient guère à moi. Ilsme lançaient deux ou trois questions sur l’Afrique du Sud, et puisrevenaient à leurs affaires personnelles. Des grandes damesimpérialistes me conviaient à des thés où je rencontrais desinstituteurs de la Nouvelle-Zélande et des directeurs de journauxde Vancouver, et où je m’assommais au-delà de tout. Ainsi donc, àtrente-sept ans, sain et robuste, muni d’assez d’argent pour mepayer du bon temps, je bâillais tout le long du jour à me décrocherla mâchoire. Un peu plus et je décidais de prendre le large et deretourner dans le « veld[1] », carj’étais l’homme le plus parfaitement ennuyé du Royaume-Uni.

Cet après-midi-là je venais de tarabuster monagent de change au sujet de placements, à seule fin de m’occuperl’esprit, et avant de retourner chez moi j’entrai à mon club – unestaminet pour mieux dire, qui admettait des Coloniaux commemembres. Je pris un apéritif à l’eau, en lisant les feuilles dusoir. Elles ne parlaient que du conflit dans le Proche-Orient, etil y avait entre autres un article sur Karolidès, le premierministre de Grèce. Il me plaisait, ce gars-là. C’était sous tousrapports le seul homme en vue considérable ; et, de plus, iljouait un jeu loyal, ce qu’on n’eût pu dire de beaucoup d’autres.J’appris qu’on le haïssait comme une vraie bête noire à Berlin et àVienne, mais que nous allions le soutenir ; et un journal mêmevoyait en lui la dernière barrière entre l’Europe et lacatastrophe. Je me demandai à ce propos s’il n’y aurait pas unemploi pour moi de ce côté. L’Albanie me séduisait, comme étant leseul pays où l’on fût à l’abri du bâillement.

Vers 6 heures, je rentrai chez moi,m’habillai, dînai au café Royal, et entrai dans un music-hall. Lespectacle était inepte ; rien que femmes cabriolantes ethommes à grimaces de singes ; aussi je ne restai guère. Lanuit étant douce et limpide, je regagnai à pied l’appartement quej’avais loué près de Portland Place. Autour de moi la foules’écoulait sur les trottoirs, active et bavarde, et j’enviai lesgens pour leurs occupations. Ces trottins, ces employés, cesélégants, ces policemen avaient au moins dans la vie un intérêt quiles faisait mouvoir. Je donnai une demi-couronne à un mendiant queje vis bâiller : c’était un frère de misère. À Oxford Circusje pris à témoin le ciel de printemps et fis un vœu. J’accordais undernier jour à ma vieille patrie pour me procurer quelque chose àma convenance : si rien n’arrivait je retournais au Cap par leprochain bateau.

Mon appartement formait le premier étage d’unnouvel immeuble situé derrière Langham Place. Il y avait unescalier commun, avec un portier et un garçon d’ascenseur àl’entrée, mais il n’y avait ni restaurant ni rien de ce genre, etchaque appartement était tout à fait indépendant des autres. Commeje déteste les domestiques à demeure, j’avais pris à mon service ungarçon qui venait chaque jour. Il arrivait le matin avant 8 heures,et partait d’habitude à 7, car je ne dînais jamais chez moi.

Je venais d’introduire ma clef dans la serrurequand un homme surgit à mes côtés. Je ne l’avais pas vus’approcher, et son apparition soudaine me fit tressaillir. C’étaitun individu fluet à la courte barbe brune et aux petits yeux bleuset vrilleurs. Je le reconnus pour le locataire du dernier étage,avec qui j’avais déjà échangé quelques mots dans l’escalier.

– Puis-je vous parler ? dit-il. Mepermettez-vous d’entrer une minute ?

Il contenait sa voix avec effort, et sa mainme tapotait le bras.

J’ouvris ma porte et le fis entrer. Il n’eutpas plus tôt franchi le seuil qu’il prit son élan vers la pièce dufond, où j’allais d’habitude fumer et écrire ma correspondance.Puis il s’en revint comme un trait.

– La porte est-elle bien fermée ?demanda-t-il fiévreusement.

Et il assujettit la chaîne de sa propremain.

– Je suis absolument confus, dit-il d’un tonmodeste. Je prends là une liberté excessive, mais vous me semblezdevoir comprendre. Je n’ai cessé de vous avoir en vue depuis huitjours que les choses se sont gâtées. Dites, voulez-vous me rendreun service ?

– Je veux bien vous écouter, fis-je. C’esttout ce que je puis promettre.

Ce petit bonhomme nerveux m’agaçait de plus enplus avec ses grimaces.

Il avisa sur la table à côté de lui un plateauà liqueurs, et se versa un whisky-soda puissant. Il l’avala entrois goulées, et brisa le verre en le reposant.

– Excusez-moi, dit-il. Je suis un peu agité,ce soir. Il m’arrive, voyez-vous, qu’à l’heure actuelle je suismort.

Je m’installai dans un fauteuil et allumai unepipe.

– Quel effet ça fait-il ?demandai-je.

J’étais bien convaincu d’avoir affaire à unfou.

Un sourire fugitif illumina son visagecontracté :

– Non, je ne suis pas fou… du moins pasencore. Tenez, monsieur, je vous ai observé, et je crois que vousêtes un type de sang-froid. Je crois aussi que vous êtes un honnêtehomme, et que vous n’auriez pas peur de jouer une partiedangereuse. Je vais me confier à vous. J’ai besoin d’assistanceplus que personne au monde, et je veux savoir si je puis comptersur vous.

– Allez-y de votre histoire, répondis-je, etje vous dirai ça.

Il parut se recueillir pour un grand effort,et puis entama un récit des plus abracadabrants. Au début je n’ycomprenais rien, et je dus l’arrêter et lui poser des questions.Mais voici la chose en substance :

Il était né en Amérique, au Kentucky. Sesétudes terminées, comme il avait passablement de fortune, il se miten route afin de voir le monde. Il écrivit quelque peu, joua lerôle de correspondant de guerre pour un journal de Chicago, etpassa un an ou deux dans le sud-est de l’Europe. Je m’aperçus qu’ilétait bon polyglotte, et qu’il avait beaucoup fréquenté la hautesociété de ces régions. Il citait familièrement bien des noms queje me rappelais avoir vus dans les journaux.

Il s’était mêlé à la politique, meraconta-t-il, d’abord parce qu’elle l’intéressait, et ensuite parentraînement inévitable. Je devinais en lui un garçon vif etd’esprit inquiet, désireux d’aller toujours au fond des choses. Ilalla un peu plus loin qu’il ne l’eût voulu.

Je donne ici ce qu’il me raconta, aussi bienque je pus le débrouiller. Au-delà et derrière les gouvernements etles armées, il existait d’après lui un puissant mouvement occulte,organisé par un monde des plus redoutables. Ce qu’il en avaitdécouvert par hasard le passionna : il alla plus avant, etfinit par se laisser prendre. À son dire, l’association comportaitune bonne part de ces anarchistes instruits qui font lesrévolutions, mais à côté de ceux-là il y avait des financiers quine visaient qu’à l’argent : un homme habile peut réaliser degros bénéfices sur un marché en baisse ; et les deuxcatégories s’entendaient pour mettre la discorde en Europe.

Il me révéla plusieurs faits bizarres donnantl’explication d’un tas de choses qui m’avaient intrigué – des faitsqui se produisirent au cours de la guerre des Balkans :comment un État prit tout à coup le dessus, pourquoi des alliancesfurent nouées et rompues, pourquoi certains hommes disparurent, etd’où venait le nerf de la guerre. Le but final de la machinationétait de mettre aux prises la Russie et l’Allemagne.

Je lui en demandai la raison. Il me réponditque les anarchistes croyaient triompher grâce à la guerre. Du chaosgénéral qui en résulterait, ils s’attendaient à voir sortir unmonde nouveau. Les capitalistes, eux, rafleraient la galette, etferaient fortune en rachetant les épaves. Le capital, à son dire,manquait de conscience aussi bien que de patrie. Derrière lecapital, d’ailleurs, il y avait la juiverie, et la juiveriedétestait la Russie pis que le diable.

– Quoi d’étonnant ? s’écria-t-il. Voilàtrois cents ans qu’on les persécute ! Ceci n’est que larevanche des pogroms. Les Juifs sont partout, mais il fautdescendre jusqu’au bas de l’escalier de service pour les découvrir.Prenez par exemple une grosse maison d’affaires germanique. Si vousavez à traiter avec elle, le premier personnage que vous rencontrezest le Prince von und zu Quelque chose, un élégant jeunehomme qui parle l’anglais le plus universitaire – sans morguetoutefois. Si votre affaire est d’importance, vous allez trouverderrière lui un Westphalien prognathe au front fuyant et distinguécomme un goret. C’est là l’homme d’affaires allemand qui inspireune telle frousse à vos journaux anglais. Mais s’il s’agit d’untrafic tout à fait sérieux qui vous oblige à voir le vrai patron,il y a dix contre un à parier que vous serez mis en présence d’unpetit Juif blême au regard de serpent à sonnettes et affalé dans unfauteuil d’osier. Oui, monsieur, voilà l’homme qui dirige le mondeà l’heure actuelle, et cet homme rêve de poignarder l’Empire duTzar, parce que sa tante a été violentée et son père knouté dansune masure des bords de la Volga.

Je ne pus m’empêcher de lui dire que ses juifsanarchistes me paraissaient avoir gagné bien peu de terrain.

– Oui et non, répondit-il. Ils ont progresséjusqu’à un certain point, mais ils se sont heurtés à plus fort quela finance, à ce qu’on ne peut acheter, aux vieux instinctscombatifs essentiels à l’humanité. Quand vous allez vous fairetuer, vous dénichez un drapeau et un pays quelconques à défendre,et si vous en réchappez vous les aimez pour tout de bon. Ces sotsbougres de soldats ont pris la chose à cœur, ce qui a bouleversé lejoli plan élaboré à Berlin et à Vienne. Toutefois mes bons amissont loin d’avoir joué leur dernière carte. Ils ont gardé l’as dansleur manche, et à moins que je ne parvienne à rester vivant un moisencore, ils vont le jouer et gagner.

– Mais je croyais que vous étiez mort !interrompis-je.

– Mors janua vitæ, sourit-il. (Jereconnus la citation : c’était à peu près tout ce que jesavais de latin.) J’y arrive, mais je dois vous instruire d’un tasde choses auparavant. Si vous lisez les journaux, vous connaissezsans doute le nom de Constantin Karolidès ?

Je dressai l’oreille à ces mots, car je venaisde lire des articles sur lui cet après-midi même.

– C’est l’homme qui a fait échouer toutesleurs combinaisons. C’est le seul grand cerveau de toute la bandepolitique, et il se trouve de plus que c’est un honnête homme. Enconséquence voilà douze mois qu’on a résolu sa mort. J’ai faitcette découverte sans peine, car elle était à la portée du dernierimbécile. Mais j’ai découvert en outre le moyen qu’ils se proposentd’employer, et cette connaissance était périlleuse. Voilà pourquoij’ai dû trépasser.

Il prit un nouveau whisky, et je m’en fis unégalement, car l’animal commençait à m’intéresser.

– Ils ne peuvent l’atteindre dans son paysmême, car il a une garde rapprochée composée d’Épirotes quitueraient père et mère pour lui. Mais le 15 juin il va venir danscette ville. Le Foreign Office britannique s’est avisé de donnerdes thés internationaux, dont le plus marquant est fixé à cettedate. Or on compte sur Karolidès comme principal invité, et si mesamis en font à leur guise il ne reverra jamais ses enthousiastesconcitoyens.

– Mais c’est bien simple, dis-je.Avertissez-le de rester chez lui.

– Et je jouerais leur jeu ? répliqua-t-ilvivement. S’il ne vient pas, les voilà victorieux, car il est leseul qui puisse démêler leur brouillamini. Et si l’on avertit songouvernement il ne viendra pas, car il ignore toute l’importanceque les enjeux atteindront le 15 juin.

– Et pourquoi pas le gouvernementbritannique ? fis-je. Nos dirigeants ne vont pas laissermassacrer leurs hôtes. Faites-leur signe, et ils prendront desprécautions supplémentaires.

– Mauvais moyen. On peut bourrer la ville depoliciers en bourgeois et doubler le service d’ordre, Constantinn’en sera pas moins un homme mort. Mes amis ne jouent pas ce jeupour des prunes. Ils tiennent à supprimer Karolidès dans une grandeoccasion, où toute l’Europe ait les yeux sur lui. Il sera assassinépar un Autrichien, et il y aura toutes les preuves voulues pourdémontrer la connivence des gros bonnets de Vienne et de Berlin. Letout d’une fausseté diabolique, bien entendu, mais l’affaireparaîtra noire à souhait pour le public. Je ne parle pas en l’air,mon cher monsieur. Je suis arrivé à connaître dans le dernierdétail cette infernale machination, et je puis vous dire qu’onn’aura pas vu ignominie plus raffinée depuis les Borgias. Mais celane se produira pas si un certain individu qui connaît les rouagesde l’affaire se trouve encore vivant à Londres à la date du 15juin. Et cet individu n’est autre que votre serviteur, Franklin P.Scudder.

Il commençait à me plaire, ce petit bonhomme.Ses mâchoires claquèrent comme une attrape à souris, et l’ardeur dela lutte brillait dans ses yeux vrilleurs. S’il me débitait unconte, il était certainement bon acteur.

– D’où tenez-vous cette histoire ? luidemandai-je.

– J’en eus le premier soupçon dans une aubergede l’Achensee, dans le Tyrol. Cela me mit en éveil, et jerecueillis mes autres documents dans un magasin de fourrures duquartier galicien à Bude, puis au cercle des Étrangers de Vienne,et dans une petite librairie voisine de la Racknitzstrasse, àLeipzig. Je complétai mes preuves il y a dix jours, à Paris. Je nepuis vous les exposer en détail à présent, car ce serait trop long.Lorsque ma conviction fut faite, je jugeai de mon devoir dedisparaître, et je regagnai cette cité par un détourinvraisemblable. Je quittai Paris jeune franco-américain à la mode,et je m’embarquai diamantaire juif à Hambourg. En Norvège, je fusun Anglais amateur d’Ibsen réunissant des matériaux pour sesconférences, mais au départ de Bergen j’étais un voyageur en cinémaspécialisé dans les films de ski. Et j’arrivai ici de Leith avec,dans ma poche, quantité d’offres de pâte à papier destinées auxjournaux de Londres. Jusqu’à hier je crus avoir suffisammentbrouillé ma piste, et j’en étais bien aise. Mais…

Ce souvenir parut le bouleverser, et ilengloutit une nouvelle rasade de whisky.

– Mais je vis un homme posté dans la rue enface de cet immeuble. Je restais d’ordinaire enfermé chez moi toutela journée, ne sortant qu’une heure ou deux après la tombée de lanuit. Je le surveillai un bout de temps par ma fenêtre, et je crusle reconnaître… Il entra et parla au portier… En revenant depromenade hier soir je trouvai une carte dans ma boîte aux lettres.Elle portait le nom de l’homme que je souhaite le moins rencontrersur la terre.

Le regard que je surpris dans les yeux de moninterlocuteur, le réel effroi peint sur ses traits, achevèrent deme convaincre. Je haussai la voix d’un ton pour lui demander cequ’il fit ensuite.

– Je compris que j’étais emboîté aussi netqu’un hareng mariné, et qu’il me restait un seul moyen d’en sortir.Je n’avais plus qu’à décéder. Si mes persécuteurs me croyaientmort, leur vigilance se rendormirait.

– Et comment avez-vous fait ?

– Je racontai à l’homme qui me sert de valetque je me sentais au plus mal, et je m’efforçai de prendre un aird’enterrement. J’y arrivai sans peine, car je ne suis pas mauvaiscomédien. Puis je me procurai un cadavre – il y a toujours moyen dese procurer un cadavre à Londres quand on sait où s’adresser. Je leramenai dans une malle sur un fiacre à galerie, et je fus obligé deme faire soutenir pour remonter jusqu’à mon étage. Il me fallait,voyez-vous, accumuler des témoignages en vue de l’enquête. Je memis au lit et ordonnai à mon serviteur de me confectionner uneboisson soporifique, après quoi je le renvoyai. Il voulait allerchercher un docteur, mais je sacrai un brin, disant que je nepouvais souffrir les drogues. Le mort était de ma taille, et commeje l’estimai défunt par suite d’excès alcooliques, je disposai çàet là des bouteilles bien en vue. La mâchoire était le point faiblede la ressemblance, mais je la lui fis sauter d’un coup derevolver. Il se trouvera je suppose demain quelqu’un pour jureravoir entendu la détonation, mais il n’y a pas de voisin à monétage, et je crus pouvoir risquer la chose. Je laissai donc lecorps dans mon lit, vêtu de mon pyjama, avec un revolver àl’abandon sur les couvertures et un désordre considérable àl’entour. Puis je revêtis un complet que je tenais en réserve àtoute occurrence. Je n’osai pas me raser, crainte de laisser unindice, et d’ailleurs il était complètement inutile pour moi desonger à gagner la rue. J’avais beaucoup pensé à vous depuis lematin, et je ne voyais rien d’autre à faire que de m’adresser àvous. De ma fenêtre je guettai votre retour, puis descendisl’escalier à votre rencontre… Et maintenant, monsieur, vous ensavez à peu près autant que moi sur cette affaire.

Il s’assit en clignotant comme une chouette,trépidant de nervosité et néanmoins résolu à fond. J’étais à cetteheure entièrement persuadé de sa franchise envers moi. Bien que sonrécit fût de la plus haute invraisemblance, j’avais maintes foisdéjà entendu raconter des choses baroques dont j’apprenais plustard l’authenticité, et je m’étais fait une règle de juger lenarrateur plutôt que son histoire. S’il eût prétendu élire domiciledans mon appartement à cette fin de me couper la gorge, il auraitinventé un conte moins dur à avaler.

– Passez-moi votre clef, lui dis-je, quej’aille jeter un coup d’œil sur le cadavre. Excusez ma méfiance,mais je tiens à vérifier un peu si possible.

Il secoua la tête d’un air désolé.

– Je pensais bien que vous me lademanderiez ; mais je ne l’ai pas prise. Elle est restée aprèsma chaîne, sur la table de toilette. Il me fallait l’abandonner,car je ne pouvais laisser aucun indice propre à exciter dessoupçons. Les seigneurs qui m’en veulent sont des citoyensbigrement éveillés. Vous devez me croire de confiance pour cettenuit, et demain vous aurez bien suffisamment la preuve del’histoire du cadavre.

Je réfléchis quelques instants.

– Soit. Je vous fais confiance pour la nuit.Je vais vous enfermer dans cette pièce et emporter la clef… Undernier mot, Mr Scudder. Je crois en votre loyauté, mais pour lecas contraire, je dois vous prévenir que je sais manier unpistolet.

– Bien sûr, fit-il, en se dressant avec unecertaine vivacité. Je n’ai pas l’avantage de vous connaître de nom,monsieur, mais permettez-moi de vous dire que vous êtes un hommechic… Je vous serais obligé de me prêter un rasoir.

Je l’emmenai dans ma chambre à coucher, que jemis à sa disposition. Au bout d’une demi-heure il en sortit unpersonnage que j’eus peine à reconnaître. Seuls ses yeux vrilleurset avides étaient les mêmes. Il avait rasé barbe et moustaches,fait une raie de milieu et taillé ses sourcils. De plus il setenait comme à la parade, et représentait, y inclus le teintbasané, le vrai type de l’officier britannique resté longtemps auxIndes. Il tira aussi un monocle, qu’il s’incrusta dans l’orbite, ettoute trace d’américanisme avait disparu de son langage.

– Ma parole ! Mr Scudder…,bégayai-je.

– Plus Mr Scudder, rectifia-t-il ; lecapitaine Théophilus Digby, du 40ème Gourkhas,actuellement en congé dans ses foyers. Je vous serais obligé,monsieur, de vous en souvenir.

Je lui improvisai un lit dans mon fumoir, etgagnai moi-même ma couche, plus joyeux que je ne l’avais été depuisun mois. Il arrive tout de même quelquefois des choses, dans cettemétropole de malheur !

Je fus réveillé le lendemain matin par untapage du diable que faisait mon valet Paddock en s’acharnant surla porte du fumoir. Ce Paddock était un garçon que j’avais tiréd’affaire là-bas, dans le Selawki, et emmené comme domestique lorsde mon retour en Angleterre. Il s’exprimait avec l’élégance d’unhippopotame, et n’entendait pas grand-chose à son service, mais jepouvais du moins compter sur sa fidélité.

– Assez de chahut, Paddock, lui dis-je. Il y aun ami à moi, le capitaine… le capitaine (je n’arrivais pas àretrouver son nom) en train de pioncer là-dedans. Apprête le petitdéjeuner pour deux et reviens ensuite me parler.

Je racontai à mon Paddock une belle histoirecomme quoi mon ami, « une grosse légume », avait lesnerfs très abîmés par l’excès de travail, et qu’il lui fallait unrepos et une tranquillité absolus. Personne ne devait le savoirchez moi, ou sinon il se verrait assailli de communications dusecrétariat des Indes et du premier ministre, et adieu sa cure derepos. Je dois dire que Scudder joua son rôle à merveille, lors dupetit déjeuner. Il fixa Paddock à travers son monocle, tel un vraiofficier anglais, l’interrogea sur la guerre des Boers, et mesortit un tas de boniments sur des copains de fantaisie. Paddockn’était jamais parvenu à me dire «sir», mais à Scudder il en donnacomme si sa vie en dépendait.

Je laissai mon hôte en compagnie du journal etd’une boîte de cigares et partis pour la Cité. Lorsque j’en revins,à l’heure du déjeuner, le garçon d’ascenseur m’accueillit d’un airsolennel.

– Sale affaire ici ce matin, monsieur. Legentleman du n° 15 s’est flanqué une balle dans la tête. Onvient de l’emporter à la morgue. La police est là-haut àprésent.

Je montai au n° 15, et trouvai deuxagents et un commissaire en train d’examiner les lieux. Je leurposai quelques questions stupides, et ils s’empressèrent dem’expulser. J’arrêtai alors le garçon qui avait servi Scudder, pourlui tirer les vers du nez, mais je vis tout de suite qu’il nesoupçonnait rien. C’était un type pleurnichard à face desacristain, et une demi-couronne aida fortement à le consoler.

J’assistai à l’enquête du lendemain. Le gérantd’une maison d’éditions déclara que le défunt était venu luiproposer de la pâte à papier et qu’il le croyait attaché à uneentreprise américaine. Le jury conclut à un suicide dans un accèsde fièvre chaude, et les quelques effets du mort furent transmis auconsul des États-Unis pour qu’il en disposât. Je racontai l’affaireen détail à Scudder, qui s’amusa beaucoup. Il regrettait de n’avoirpu assister à l’enquête, car il eût trouvé cela aussi savoureux quede lire son propre billet de mort.

Durant les deux premiers jours qu’il passachez moi dans cette pièce de derrière, il se tint fort tranquille.Il lisait, fumait, ou griffonnait abondamment sur un calepin, etchaque soir nous faisions une partie d’échecs, où il me battait àplates coutures. Il tâchait, je crois, d’apaiser ses nerfs, quivenaient d’être soumis à une rude épreuve. Mais le troisième jourje m’aperçus qu’il commençait à redevenir inquiet. Il dressa uneliste des jours à courir jusqu’au 15 juin, et les pointa au crayonrouge l’un après l’autre, ajoutant en regard des notessténographiques. Je le trouvais fréquemment absorbé dans une sombrerêverie, les yeux dans le vague, et ces accès méditatifs étaientsuivis d’un grand abattement.

Je ne tardai pas à voir qu’il était de nouveausur des épines. Il prêtait l’oreille au moindre bruit, et medemandait sans cesse si l’on pouvait se fier à Paddock. Une ou deuxfois il se montra fort hargneux, et s’en excusa. Je ne lui envoulus pas. J’étais plein d’indulgence, car il avait entrepris unetâche des plus ardues.

Son salut personnel le préoccupait bien moinsque la réussite du plan qu’il avait conçu. Ce petit bonhomme étaitun vrai silex, sans le moindre point faible. Un soir il prit un airtrès grave, et me dit :

– Écoutez, Hannay, il me semble que je doisvous mettre un peu plus au courant de cette histoire. Je seraisnavré de disparaître sans laisser quelqu’un d’autre pour soutenirla lutte.

Et il m’exposa en détail ce qu’il ne m’avaitappris qu’en gros.

Je ne lui accordai pas grande attention. Lefait est que ses aventures m’intéressaient plus que sa hautepolitique. À mon avis Karolidès et ses affaires ne me regardaientpas, et là-dessus je m’en remettais complètement à Scudder. Jeretins donc peu de chose de ce qu’il me dit. Il fut très net, jem’en souviens, sur ce point : le danger ne commencerait pourKarolidès qu’avec son arrivée à Londres, et ce danger viendrait desplus hautes sphères, que n’atteindrait pas une ombre de soupçon. Ilmentionna le nom d’une femme – Julia Czechenyi – comme associée àce danger. Elle devait, paraît-il, servir d’appeau, et soustraireKarolidès à la surveillance de ses gardes. Il m’entretint aussid’une Pierre-Noire et d’un homme qui zézayait en parlant, et il medécrivit très minutieusement un personnage qu’il ne pouvait évoquersans frémir – un vieillard doué d’une voix juvénile et dont lesyeux s’encapuchonnaient à sa volonté comme ceux d’un épervier.

Il parla aussi beaucoup de la mort. Ils’inquiétait excessivement de mener sa tâche à bonne fin, mais neredoutait point qu’on lui ôtât la vie.

– Mourir ? J’imagine que ce doit êtrecomme de s’endormir après une grande fatigue, et de s’éveiller parun beau jour d’été où la senteur des foins entre par la fenêtre.J’ai souvent remercié Dieu pour des matins de ce genre, jadis dansle pays de l’Herbe-Bleue[2], et jepense que je Le remercierai en m’éveillant de l’autre côté duJourdain.

Le lendemain il fut beaucoup plus gai, et lutpresque toute la journée la vie de Stonewall Jackson[3]. Je sortis pour aller dîner avec uningénieur des mines que je devais voir au sujet d’affaires, etrentrai vers 10 heures et demie, à temps pour notre partie d’échecsavant de nous mettre au lit.

J’avais le cigare aux lèvres, il m’ensouvient, lorsque je poussai la porte du fumoir. L’électricitén’était pas allumée, ce qui me parut étrange. Je me demandai siScudder était déjà couché. Je tournai le commutateur : il n’yavait personne dans la pièce. Mais j’aperçus dans le coin le pluséloigné un objet dont la vue me fit lâcher mon cigare et m’envahitd’une sueur froide…

Mon hôte gisait étendu sur le dos. Un longcoutelas qui lui traversait le cœur le clouait au plancher.

Chapitre 2Où le laitier part en voyage

Je m’assis dans un fauteuil, prêt à défaillir.Cette sensation dura peut-être cinq minutes, et fut suivie d’unaccès d’horreur folle : la vue de cette misérable face blancheaux yeux béants m’était insupportable. Je réussis enfin à prendreune nappe que j’étendis dessus ; puis j’allai en titubantjusqu’au buffet et m’emparai du cognac dont j’absorbai plusieursgoulées. Ce n’était certes pas la première fois que je voyais desgens mourir de mort violente ; et j’en avais moi-même occisplusieurs durant la guerre des Matabélés ; mais ce crime,commis de sang-froid et à huis clos, était tout autre chose. Jeparvins pourtant à me ressaisir. Je consultai ma montre ; ellemarquait 10 heures et demie.

L’idée me vint d’explorer minutieusementtoutes les pièces : il n’y avait personne, ni aucune trace depersonne. Je fermai alors tous les volets et les fenêtres au verrouet mis la chaîne à la porte.

Cependant je recouvrai mes esprits, avec lafaculté de penser. Il me fallut près d’une heure pour mettre lasituation au point ; et je ne me hâtai pas, car, à moins d’unretour offensif du meurtrier, il me restait jusqu’à 6 heures dumatin pour réfléchir.

J’étais dans le lac – bien évidemment. Touteombre de doute quant à la véracité de Scudder avait maintenantdisparu. La preuve de son histoire se trouvait là sous la nappe.Les individus, sachant qu’il savait ce qu’il savait, l’avaientdécouvert, et avaient pris le meilleur moyen pour s’assurer de sonsilence. Soit ; mais il venait de résider quatre jours chezmoi, et ses ennemis devaient bien supposer qu’il m’avait tout dit.Donc, ç’allait être à mon tour d’y passer. Peut-être cette nuitmême, ou demain, ou après-demain, mais de toute façon mon compteétait bon.

Soudain je m’avisai d’une autre probabilité.Je pouvais soit aller maintenant à la police, soit me coucher etlaisser à Paddock le soin de trouver le corps et d’y aller lematin. Mais de toute façon, que raconterais-je concernantScudder ? J’avais déjà induit en erreur Paddock à son sujet,et toute l’affaire paraissait déplorablement louche. Si, confessantla vérité, j’avouais à la police ce qu’il m’avait raconté, on semoquerait de moi, tout bonnement. J’avais mille chances contre unepour me voir accusé du meurtre, et les preuves matérielles étaientsuffisantes pour me faire condamner à mort. Peu de gens meconnaissaient en Angleterre ; je n’avais pas un seul vraicopain susceptible de témoigner en ma faveur. Peut-être ces ennemissecrets comptaient-ils là-dessus. Ils étaient capables de tout, etune prison anglaise était un aussi bon moyen de se débarrasser demoi jusqu’après le 15 juin qu’un coup de couteau dans mapoitrine.

D’ailleurs, si je racontais toute l’histoire,et si par miracle on me croyait, j’aurais joué leur jeu. Karolidèsresterait chez lui, et ils n’en demandaient pas plus. En tout cas,la face morte de Scudder m’avait par sa seule vue inspiré une foidéfinitive en son dessein. Il n’était plus, mais il avait mis saconfiance en moi, et je ne pouvais faire autrement que depoursuivre sa tâche.

On trouvera peut-être ce scrupule déplacé chezun homme en danger de mort, mais telle était ma façon de voir. Jesuis un garçon comme tout le monde, pas plus brave qu’un autre,mais je déteste voir un bon champion abattu, et malgré ce longcoutelas, tout ne serait pas fini pour Scudder si je pouvais jouerla partie à sa place.

Au bout d’une heure ou deux passées àréfléchir, ma résolution était prise. Il me fallait disparaîtred’une façon quelconque, et rester disparu jusque vers la fin de lapremière quinzaine de juin. À ce moment je devrais par un moyen ouun autre me mettre en rapport avec les gens du gouvernement et leurrépéter ce que Scudder m’avait confié. Je regrettai de tout moncœur qu’il ne m’en eût pas dit davantage, et que je n’eusse pasécouté plus attentivement le peu qu’il m’avait dit. Je neconnaissais rien en dehors des faits essentiels. Il y avaitbeaucoup de chances, même si j’esquivais les autres dangers, pourque l’on ne me crût finalement pas. Je devais en courir le risque,et souhaiter qu’il survînt quelque incident capable de confirmermon histoire aux yeux du gouvernement.

Mon premier devoir était de durer encore troissemaines. Comme nous étions au 24 mai, cela signifiait vingt joursà me cacher avant de pouvoir tenter de joindre les problématiquesautorités. Je prévoyais que deux catégories de gens merechercheraient – les ennemis de Scudder, afin de me supprimer, etla police, qui m’accuserait du meurtre de Scudder. Ç’allait êtreune chasse vertigineuse. Mais cette perspective, loin de m’abattre,me stimulait. J’étais demeuré si longtemps oisif que j’accueillaisavec joie toute occasion d’activité. Tant qu’il me fallait resterseul avec ce cadavre et m’en remettre au hasard, je ne valais pasmieux qu’un ver de terre écrasé ; mais du moment où le salutde ma tête dépendait de ma seule intelligence, j’affrontais lalutte avec joie.

Je me posai ensuite la question de savoir siScudder avait sur lui quelques papiers susceptibles de merenseigner un peu mieux. Je soulevai la nappe et explorai sespoches, car le corps ne m’inspirait plus aucune répugnance. Sonvisage était merveilleusement calme pour celui d’un homme frappé demort violente. Il n’y avait rien dans la pochette de côté, etseulement quelques pièces de billon et un porte-cigares dans legilet. La culotte renfermait un petit canif et de l’argent, et lapoche intérieure de la jaquette contenait un vieil étui à cigaresen peau de crocodile. Pas la moindre trace du petit calepin noirsur lequel je l’avais vu prendre des notes. Je ne doutai pas quel’assassin l’eût emporté.

Mais en relevant les yeux je vis des tiroirsgrands ouverts au secrétaire. Jamais Scudder ne les eût laissésdans cet état, car c’était le plus rangé des mortels. Quelqu’undevait y avoir cherché quelque chose – peut-être le calepin.

Je passai en revue l’appartement, et découvrisque tout avait été fouillé – l’intérieur des livres, les tiroirs,les placards, les cassettes, jusqu’aux poches des vêtements dans magarde-robe, et au buffet de la salle à manger. Nulle part il n’yavait trace de carnet. Fort probablement l’ennemi l’avait trouvé,mais ailleurs que sur le corps de Scudder.

Je pris alors un atlas, et consultai unegrande carte des îles Britanniques. Mon dessein était de gagner unerégion sauvage, où mettre à profit ma science du «veld», car dansune cité je serais comme un rat en cage. L’Écosse me parut convenirle mieux, puisque ma famille était écossaise et que je pouvaispasser partout pour un Écossais quelconque. Je songeai d’abord àêtre un touriste allemand, car mon père avait eu des associésallemands, et l’on m’avait appris à parler couramment cette langue,où je m’étais encore perfectionné grâce à mes trois ans de« prospection » pour le cuivre au Damaraland germanique.Mais je comptai qu’il serait moins voyant d’être un Écossais, outreque la police me repérerait moins facilement. Comme région, jechoisis le Galloway. C’était la partie sauvage de l’Écosse la plusproche, autant que j’en pouvais juger, et, à voir la carte, lapopulation n’y abondait pas.

Une recherche dans l’indicateur m’apprit qu’untrain quittait la gare Saint-Pancras à 7 heures 10, ce qui memettrait dans la soirée à une station quelconque du Galloway.C’était parfait, mais il m’importait davantage de savoir commentarriver à Saint-Pancras, car j’étais trop certain que les amis deScudder surveilleraient la maison. Ce problème m’arrêta unmoment ; puis il me vint une inspiration, sur quoi je me misau lit et dormis deux heures d’un mauvais sommeil.

Je me levai à 4 heures et ouvris lespersiennes de ma chambre à coucher. La jeune lumière d’un beaumatin d’été envahissait le ciel, et les moineaux pépiaient déjà. Ungrand revirement se fit en moi, et je m’apparus un pauvre insensé.J’inclinai à laisser aller les choses, convaincu que la policeanglaise verrait mon cas sous un jour raisonnable. Mais enrécapitulant la situation je ne trouvai plus aucun argument pourcombattre ma décision de la nuit, et je me résolus enfin, la bouchesèche, à exécuter mon plan. J’éprouvais non pas un trac réel, maiscomme une répugnance à aller au-devant des ennuis, si j’osem’exprimer ainsi.

Je dénichai un complet de cheviotte trèsusagé, une paire de forts souliers à clous, et une chemise deflanelle à col rabattu. Dans mes poches je bourrai une chemise derechange, une casquette de drap, plusieurs mouchoirs, et une brosseà dents. J’avais deux jours plus tôt retiré de la banque une bonnesomme d’or, pour le cas où Scudder aurait eu besoin d’argent, et jepris là-dessus cinquante livres en « souverains » dansune ceinture que j’avais rapportée de Rhodésie. C’était à peu prèstout ce qu’il me fallait. Ensuite je pris un bain, et taillai mamoustache, que je portais longue et retombante, en une courtefrange hérissée.

Puis je passai à un autre exercice.D’ordinaire Paddock arrivait ponctuellement à 7 heures 30 etouvrait lui-même à l’aide d’un passe-partout. Mais vers 7 heuresmoins 20, comme me l’avait appris une amère expérience, le laitiers’amenait à grand fracas de bidons, et déposait ma provision devantla porte. J’avais vu plusieurs fois ce laitier en sortant pour unepromenade matinale. C’était un jeune homme de ma taille à peu près,à la moustache peu fournie, et qui portait une blouse blanche. Surlui reposait toute ma combinaison.

Je pénétrai dans le fumoir obscur où les raisdu soleil naissant s’insinuaient peu à peu entre les lames despersiennes. J’y déjeunai d’un whisky-soda et de quelques biscuitsempruntés au buffet. À ce moment il allait être 6 heures. Je misune pipe dans ma poche et allai pour emplir ma blague au pot àtabac qui se trouvait sur la table voisine de la cheminée.

En manipulant le tabac, mes doigtsrencontrèrent un corps dur, et je ramenai au jour le petit calepinnoir de Scudder.

Cela me parut de bon augure. Je soulevai lanappe de dessus le cadavre, et m’étonnai de voir la paix et ladignité de cette face morte.

– Adieu, vieux camarade, lui dis-je ; jevais faire tout mon possible pour toi. Souhaite-moi bonne chance,où que tu sois.

Puis je restai dans le vestibule à attendre lelaitier. Ce fut là le plus dur de l’affaire, car je n’en pouvaisabsolument plus d’être enfermé. 6 heures 30 passèrent ; puis 6heures 40, et toujours pas de laitier. Cet imbécile avait choisi cejour entre tous pour venir en retard.

Une minute après 7 heures moins le quart jeperçus au dehors le tintamarre des bidons. J’ouvris la porte dupalier : notre homme était là, sifflotant, et dégageant monbidon du faisceau qu’il portait.

Il tressauta un peu à mon apparition.

– Entrez donc un instant, lui dis-je. J’aideux mots à vous dire.

Et je le fis passer dans la salle àmanger.

– Je suis sûr que vous avez l’esprit sportif,repris-je, et j’ai besoin que vous me rendiez un service.Prêtez-moi votre calot et votre blouse pour dix minutes, et cesouverain est à vous.

Ses yeux s’élargirent à la vue de l’or, et ils’épanouit en un sourire.

– Qué jeu c’est-y ? demanda-t-il.

– Un pari, fis-je. Je n’ai pas le temps devous expliquer, mais pour le gagner il faut que je sois moi-même unlaitier pendant dix minutes. Tout ce que vous avez à faire est derester ici jusqu’à mon retour. Vous vous mettrez un peu en retard,mais cela ne fera de tort à personne, et vous aurez ce jaunet pourvous.

– Ça colle ! fit-il joyeusement. C’estpas moi qui empêcherai jamais la rigolade. Tenez, patron, v’là lesfrusques.

Je mis son calot bleu et sa blouse blanche,empoignai les bidons, claquai ma porte, et descendis l’escalier ensifflant. Le portier, au bas, me conseilla de « fermer maboîte », ce qui voulait dire que mon déguisement étaitcongru.

Tout d’abord je pensai qu’il n’y avaitpersonne dans la rue. Puis je découvris un policeman à cent mètresplus loin, et un vagabond qui traînait ses savates sur l’autretrottoir. Un instinct me fit lever les yeux vers la maison d’enface, et à une croisée du premier étage j’aperçus une figure. Levagabond leva les yeux en passant, et je crus voir qu’on échangeaitun signal.

Je traversai la rue, sifflant allègrement, etimitant l’allure faraude du laitier. Mais au premier tournant, jepris une rue transversale et la remontai jusqu’à hauteur d’unterrain vague. Comme la rue était déserte, je lançai les bidons delait par-dessus la palissade et envoyai la coiffure et la blouseles rejoindre. Je venais à peine de mettre ma casquette lorsqu’unfacteur déboucha du coin. Je lui souhaitai le bonjour et il merépondit d’un air naturel. À ce moment 7 heures sonnèrent à uneéglise du voisinage.

Je n’avais plus une seconde à perdre. Sitôtarrivé dans Euston Road je pris mes jambes à mon cou. À l’horloged’Euston Station je vis 7 heures 5. À Saint-Pancras je n’eus pas leloisir de prendre un billet, d’autant que j’ignorais encore madestination. Un porteur me désigna le quai, où j’arrivai comme leconvoi s’ébranlait. Deux employés de la gare tentèrent de me barrerle passage, mais je les esquivai et sautai en marche dans ladernière voiture.

Trois minutes plus tard, tandis que le trainfilait en grondant sous les tunnels du nord, un contrôleurgrincheux m’interpellait. Il me délivra un billet pourNewton-Stewart, nom qui m’était revenu tout d’un coup à la mémoire,et il me fit passer du compartiment de première classe où jem’étais établi, dans une troisième « fumeurs », occupéepar un marin et une grosse femme avec un poupon. Il s’éloigna toutirrité, et en m’épongeant le front je fis remarquer à mes voisinsdans mon écossais le plus épais que c’était une rude affaired’attraper un train. Je m’étais déjà pénétré de mon rôle.

– Je vous demande un peu, quel malhonnête, cecontrôleur ! prononça la dame, d’un ton acerbe. Heureusementqu’il y a des Écossais pour le remettre à sa place. Voulait-il pasme faire prendre un billet pour cette moucheronne qui aura toutjuste un an au mois d’août, et empêcher ce monsieur decracher !

Le marin l’approuva d’un air flegmatique, etj’étrennai ma nouvelle vie dans une atmosphère de révolte contrel’autorité… Je me souvins que huit jours plus tôt je trouvais lemonde fastidieux.

Chapitre 3L’aventure de l’aubergiste littérateur

Il faisait ce jour-là un temps admirable pourvoyager dans le Nord : un bel azur de mai, avec toutes leshaies d’aubépine en fleurs, et je me demandais comment, lorsquej’étais encore un homme libre, j’avais pu rester indéfiniment àLondres, sans jouir de ce pays admirable. Je n’osai affronter lewagon-restaurant, et pris à Leeds un panier-repas que je partageaiavec la grosse femme. Par la même occasion je pris les journaux dumatin, qui donnaient les pronostics pour le Derby et les premièresnouvelles de la saison de cricket, plus quelques entrefilets surles affaires balkaniques et sur la visite à Kiel de l’escadreanglaise.

Les journaux parcourus, je tirai le petitcalepin noir de Scudder et l’examinai. Il était presque tout remplide notes, principalement de signes algébriques, parmi lesquels sedétachait çà et là un nom en caractères ordinaires. Ainsi les mots« Hofgaard », « Lunéville » et« Avocado » revenaient très souvent, et plus encore lemot « Pavia ».

Or, il me répugnait de croire que Scudder eûtjamais rien fait sans motif, et je me persuadai qu’il y avaitlà-dessous un « chiffre ». La cryptographie est un sujetqui m’a toujours intéressé, et j’en ai fait moi-même un peu jadiscomme agent de renseignements à Delagoa-Bay, au cours de la guerredes Boers. J’ai des dispositions pour les échecs, la« patience » et les jeux analogues, et je m’estimais debonne force dans le déchiffrement des cryptogrammes.

Celui-ci m’avait l’air d’appartenir au genrenumérique, où des séries de signes correspondent aux lettres del’alphabet ; mais comme tout homme un peu subtil arrive àtrouver la clef de ces documents-là en une heure ou deux detravail, je ne croyais pas que Scudder se serait contenté d’unprocédé aussi simple. Je m’attachai donc aux mots en clair, car onpeut composer un très bon cryptogramme numérique en se servant d’unmot-clef qui donne la série des lettres.

Je m’y essayai plusieurs heures, mais aucundes mots ne marchait. Je m’endormis et ne m’éveillai qu’à Dumfries,tout juste à temps pour sauter à bas et prendre le tortillard duGalloway. Il y avait sur le quai un homme dont la mine ne merevenait guère, mais il ne m’accorda même pas un coup d’œil, etj’en compris la raison lorsque je m’aperçus dans la glace d’undistributeur automatique. Avec ma figure basanée, ma vieilledéfroque et ma dégaine pesante, je ressemblais comme deux gouttesd’eau à l’un de ces paysans de la montagne qui s’entassaient dansles voitures de troisième.

Je voyageai avec une demi-douzaine de ceux-cidans une atmosphère de gros tabac et de pipes en terre. Ilsrevenaient du marché, et n’avaient à la bouche que des prix. Je lesentendis parler des résultats de l’agnèlement dans les vallées duCairn, du Deuch, et de dix autres rivières aussi énigmatiques. Unebonne moitié de ces hommes avaient déjeuné copieusement etexhalaient une forte odeur de whisky, mais ils ne firent aucuneattention à moi. Nous roulâmes lentement à travers une région depetites vallées boisées, puis ce fut une vaste étendue de bruyèredéserte, coupée d’eaux miroitantes, et enclose de hauts sommetsbleuâtres à l’horizon du nord.

Vers 5 heures, le compartiment se vida, et jerestai seul comme je l’espérais. Je descendis à la premièrestation, un petit patelin dont je ne regardai même pas le nom,située au beau milieu d’un marécage. Je crus revoir l’une de cespetites haltes perdues au fin fond du Karroo. Un vieux chef de garebêchait dans son jardin, et ce fut son outil sur l’épaule qu’ilaccourut au train, prit livraison d’un colis postal, et s’enretourna à ses pommes de terre. Un gamin de dix ans reçut monbillet à la sortie, et je débouchai sur une route qui filait touteblanche parmi la sombre verdure.

C’était un merveilleux soir de printemps, oùchaque montagne se détachait avec la pureté d’une améthyste. L’air,malgré la troublante senteur des herbes marécageuses, était vifcomme en pleine mer, et il produisit sur moi un effet des plussinguliers. Je me sentis tout à coup le cœur léger. Je me seraiscru volontiers un gosse en vacances, au lieu d’un homme detrente-sept ans recherché activement par la police. Je me sentaisdans les mêmes dispositions qu’autrefois lorsque je partais pourune grande trotte sur le haut veld par un matin glacé. On me croirasi l’on veut, mais je marchai sur cette route en sifflant. Jen’avais en tête aucun plan de campagne, si ce n’est d’aller del’avant parmi cette adorable contrée montagneuse aux senteursrustiques, et chaque mille parcouru augmentait ma bonne humeur.

En traversant un bosquet je me coupai unebaguette de coudrier, et abandonnai bientôt la grand-route pour unpetit chemin qui remontait le cours d’un torrent tumultueux. Je mecroyais encore bien à l’abri de toute poursuite et rien nem’empêchait pour ce soir de m’amuser comme je l’entendais. Jen’avais rien mangé depuis des heures, et la faim commençait à metenailler, lorsque j’arrivai à une chaumière de paysan nichée dansun creux au bord d’une cascade. Une femme au teint hâlé se tenaitdevant la porte, et me salua avec la modestie familière en usagesur la lande. Lorsque je lui demandai à loger pour la nuit elle merépondit que je serais le bienvenu « dans le lit dugrenier », et elle me servit promptement un frugal repascomposé d’œufs au lard, de galettes d’avoine et de laitcrémeux.

À la brune son homme rentra de lamontagne : un bon géant qui d’une enjambée couvrait la mêmedistance qu’en trois pas un simple mortel. Ils ne me questionnèrentpoint, car ils avaient le tact parfait de tous ceux qui vivent dansla solitude, mais je vis qu’ils me prenaient pour une sorte demarchand, et je me donnai la peine de les confirmer dans cetteopinion. Je parlai beaucoup des bestiaux, sujet peu familier à monhôte, de qui je tirai, concernant les marchés locaux du Galloway,maints détails que je notai dans ma mémoire pour m’en servir àl’occasion. À 10 heures je vacillais sur ma chaise, et le« lit du grenier » reçut un homme éreinté qui n’ouvritplus les yeux jusqu’à 5 heures, moment où le lever du soleil mit denouveau sur pied la petite maisonnée.

Mes hôtes refusèrent toute rétribution, et à 6heures, ayant déjeuné, je piétonnais de nouveau vers le sud. Mondessein était de rejoindre la ligne du chemin de fer à une ou deuxstations au delà de celle où j’étais descendu la veille et d’yreprendre le train en sens inverse. Je jugeais ce moyen le plussûr, car la police présumerait naturellement que je m’éloignaistoujours de Londres dans la direction de quelque port de l’Ouest.Je croyais avoir encore une bonne avance, car, selon monraisonnement, il faudrait plusieurs heures pour fixer l’accusationsur moi, et un laps de temps égal pour identifier l’individu quiavait pris le train à Saint-Pancras.

Il faisait encore ce joli temps pur etprintanier qui me rendait positivement incapable d’éprouver dusouci. Réellement je n’avais pas été d’aussi bonne humeur depuisdes mois. Je m’engageai sur une longue bande de bruyère courant auflanc d’une hauteur que le paysan avait appelée Cairnsmore ofFleet. Courlis et pluviers chantaient de toutes parts, et les présverts au long des torrents fourmillaient de jeunes agneaux. Toutema veulerie des mois précédents avait disparu et je me sentaisjeune comme à dix ans. Sur ces entrefaites je parvins à une croupequi dévalait vers un petit cours d’eau, et un mille plus loin surla lande j’aperçus la fumée d’un train.

En approchant de la station, je la jugeaiidéale pour mon dessein. La bruyère moutonnait tout alentour et nelaissait de place que pour la ligne à voie unique, la voied’évitement, une salle d’attente, un bureau, la maisonnette du chefde gare, et un minuscule carré de groseilliers et d’œillets depoète. Aucune route ne semblait y aboutir, et pour compléter ladésolation les vaguelettes d’un étang battaient leur berge degranit à un demi-mille de là. J’attendis caché dans la bruyèrehaute jusqu’au moment où je vis poindre à l’horizon la fumée d’untrain se dirigeant vers l’est. Alors je m’avançai vers le guichetet pris un billet pour Dumfries.

Les seuls occupants du wagon étaient un vieuxpaysan et son chien – une bête aux yeux sournois dont je me méfiai.L’homme dormait, et sur la banquette auprès de lui s’étalait leScotsman du matin. Je m’en saisis avidement, dans l’espoir d’ytrouver quelque chose.

Il contenait deux colonnes sur l’assassinat dePortland Place, comme on l’appelait. Mon Paddock avait donnél’alarme et fait arrêter le laitier. Ce pauvre diable semblaitavoir chèrement gagné son souverain – qui était pour moi del’argent bien placé – car il avait tenu la police en haleine laplus grande partie de la journée. À la dernière heure je trouvai denouveaux détails sur l’affaire. Le laitier était relâché, et levrai criminel, dont la police cachait l’identité, avait,croyait-on, quitté Londres par une des lignes du Nord. Un courtentrefilet me signalait comme le locataire de l’appartement. Je visdans cette insertion une ruse grossière de la police tendant à mepersuader que l’on ne me soupçonnait pas.

La feuille ne contenait rien d’autre, rien surla politique étrangère ni sur Karolidès, rien sur les sujets quiintéressaient Scudder. Je la reposai, et m’aperçus que nousapprochions de la station où j’étais descendu la veille. Le chef degare déterreur de pommes de terre avait été appelé à une autreoccupation, car le train allant vers l’ouest attendait pour laisserpasser le nôtre, et il en était descendu trois hommes qui luiposaient des questions. Je devinai qu’ils faisaient partie de lapolice locale, et que celle-ci, prévenue par Scotland Yard, avaitsuivi ma piste jusque dans ce pays perdu. Bien rencogné dansl’ombre, je ne les quittais pas des yeux. L’un d’eux, un carnet àla main, prenait des notes. Le vieux déterreur de pommes de terresemblait assez penaud, et le gamin qui avait recueilli mon billetparlait avec volubilité. Tous les cinq regardaient par-dessus labruyère dans la direction de la route blanche. Je comptais les voirprendre ma piste de ce côté-là.

Notre train quittait la station lorsque monvoisin s’éveilla. Il me lança un regard interrogateur, fit taireson chien d’un coup de pied, et me demanda où nous étions.Évidemment il avait beaucoup bu.

– Voilà ce que c’est d’être de la société detempérance, conclut-il avec l’amertume du regret.

Je lui exprimai mon étonnement de voir en luiun de ces vaillants ligueurs.

– Si fait, j’en suis, et à fond, dit-il d’unton agressif. J’ai prêté serment à la Saint-Martin dernière, etdepuis je n’ai pas touché une goutte de whisky. Pas même le jourd’Hogmanay[4], et pourtant j’en avais bien envie.

Il allongea ses pieds sur la banquette, etenfonça dans les coussins sa tête ébouriffée.

– Et je n’ai que ce que je mérite, geignit-il.Un crâne plus brûlant que le feu de l’enfer, et deux yeux quiregardent chacun de leur côté.

– Qu’est-ce qui vous a valu ça ?demandai-je.

– Le breuvage que l’on nomme eau-de-vie. En maqualité de tempérant je me suis gardé du whisky, mais j’ai sirotéde cette eau-de-vie toute la journée, et je ne m’en remettraisûrement pas de la quinzaine.

Sa voix se perdit dans un vagissement, et lalourde main du sommeil s’appesantit à nouveau sur lui.

J’avais formé le projet de descendre quelquesstations plus loin sur la ligne, mais une meilleure occasions’offrit bientôt, car le train s’arrêta court à l’orifice d’unetranchée qui dominait un torrent mugissant couleur de bière blonde.Je regardai au-dehors et vis que toutes les fenêtres étaientfermées et que nulle forme humaine ne se montrait à l’horizon.J’ouvris donc la portière et me jetai vivement dans un fourré decoudriers qui longeait la voie.

Tout allait au mieux sans ce satané chien.Persuadé que je décampais avec le bagage de son maître, il se mit àaboyer et faillit me happer le fond de la culotte. Réveillé aubruit, le paysan se dressa dans le cadre de la portière en beuglantque je venais de me suicider. Je me faufilai au travers du fourré,atteignis la berge du torrent, et sous le couvert des buissonsm’éloignai d’une centaine de mètres. Puis du fond de ma cachette jeregardai en arrière, et vis le chef de train et quelques voyageursgroupés devant la portière ouverte de mon compartiment et regardantdans ma direction. Mon départ eût été moins public si je m’étaisretiré clairon sonnant et musique en tête.

Par bonheur le paysan pochard fit diversion.Lui et son chien, qu’il tenait par une laisse attachée à saceinture, dégringolèrent soudain à bas du wagon, tête première surle ballast, et roulèrent à quelque distance jusqu’au bord de l’eau.Au cours du sauvetage qui s’ensuivit, le chien dut mordrequelqu’un, car je perçus un éclat de jurons violents. On finit parm’oublier ; et lorsque je me hasardai, après voir rampé unquart de mille, à jeter un coup d’œil en arrière, le train s’étaitremis en route et achevait de disparaître dans la tranchée.

Je me trouvais dans un vaste demi-cercle debruyère, dont la rivière jaune figurait le diamètre, et dont leshauteurs du nord formaient la circonférence. Rien qui révélât uneprésence humaine, pas d’autre bruit que le ruissellement des eauxet le piaulement continuel des courlis. Et cependant, chosebizarre, pour la première fois la crainte d’être poursuivi s’emparade moi. Ce n’était pas à la police que je songeais, mais bien à cesautres individus qui me savaient en possession du secret de Scudderet qui n’oseraient pas me laisser vivre. J’étais sûr qu’ils mepoursuivraient avec une vigilance et une perspicacité inconnues àla justice anglaise, et qu’une fois leurs serres refermées sur moije n’aurais plus de grâce à espérer.

Je regardai en arrière, mais le paysage étaitvide. L’acier des rails et les pierres mouillées du torrentluisaient au soleil, et l’on ne pouvait imaginer scène pluspacifique. Néanmoins je me mis à courir. Me dissimulant dans lescreux du marais, je courus tant que la sueur finit par m’aveugler.Cette crise de frayeur ne me passa qu’en atteignant l’hémicycle demontagnes, où je me jetai tout pantelant sur une crête dominant dehaut la cours naissant de la rivière jaune.

De mon poste d’observation je découvrais toutela lande qui s’étalait jusqu’au chemin de fer, et plus loin dans lesud les vertes cultures succédant à la bruyère. Bien que je possèdedes yeux d’aigle, je ne découvris dans toute cette étendue aucunobjet mouvant. Je regardai ensuite vers l’est par-dessus la crêteet vis un paysage tout autre : de molles vallées verdoyantes,plantées de sapins nombreux, et où de vagues stries poussiéreusesdécelaient des routes. Finalement je levai les yeux vers l’azur demai, et ce que j’y découvris précipita les battements de moncœur…

Bas sur l’horizon du sud un monoplan s’élevaitdans le ciel. Je compris, aussi sûr que si on me l’avait dit, quecet avion était à ma recherche, et qu’il n’appartenait pas à lapolice. Durant une heure ou deux je le guettai d’un bas-fond debruyère. Il survola d’abord à faible altitude les sommets deshauteurs, puis décrivit des spires au-dessus de la vallée quej’avais remontée. Après quoi il sembla y renoncer, et s’élevanttrès haut, retourna vers le sud.

Cet espionnage aérien me déplut, et me donnamoins bonne opinion de la contrée que j’avais choisie comme refuge.Ces collines aux végétations rases ne m’abritaient aucunementcontre les ennemis d’en haut, et il me fallait chercher un autregenre d’asile. L’aspect verdoyant du pays situé au-delà de l’arêtem’inspirait plus de confiance, car par là je trouverais des bois etdes maisons de pierre.

Vers 6 heures du soir je quittai la bruyèrepour un blanc ruban de route qui suivait le cours encaissé d’unerivière de plaine. Je la suivis, et peu à peu les berges adoucirentleur pente, le ravin se mua en plateau, et j’arrivai enfin à unesorte de col où un toit solitaire fumait dans le crépuscule. Laroute passait sur un pont, où un jeune homme s’adossait auparapet.

Il fumait une longue pipe en terre etcontemplait l’eau à travers ses lunettes. De la main gauche iltenait un petit livre où son doigt marquait la page. Avec lenteuril déclamait :

…Tel un griffon à travers le désert,

De sa marche ailée, par monts et par vaux

Poursuit l’Arimaspien…

Il se retourna brusquement au bruit de mon passur les pavés du pont, et me montra un visage d’adolescent,sympathique et hâlé.

– Je vous souhaite le bonsoir, dit-ilgravement. Voilà une belle nuit pour courir les routes.

De la maison m’arrivait l’odeur de la tourbequi brûle, mêlée à celle d’un rôti succulent.

– Est-ce là une auberge ? luidemandai-je.

– À votre service, monsieur, répondit-ilpoliment. J’en suis le patron, et j’espère que vous allez y passerla nuit, car à vous dire vrai je n’ai pas eu un voyageur depuishuit jours.

Je m’installai sur le parapet du pont etbourrai une pipe. Je devinais en lui un allié.

– Vous êtes bien jeune pour un aubergiste,dis-je.

– Mon père est mort il y a un an, et j’airepris son commerce. J’habite avec ma grand-mère. C’est un métierbien sédentaire pour un jeune homme, et ma vocation était toutautre.

– Quelle était-elle ?

Il rougit fortement.

– Je voulais écrire des livres,répondit-il.

– Hé, mon ami, que pouvez-vous demander demieux pour cela ? m’écriai-je. J’ai souvent pensé qu’unaubergiste ferait le meilleur romancier du monde.

– Plus de nos jours, répliqua-t-il avecvivacité. Autrefois peut-être, quand pèlerins et trouvèrescouraient les routes, avec les voleurs de grand chemin et lesmalles-poste. Mais plus de nos jours. Il ne vient ici que des autospleines de grosses dames qui s’arrêtent pour déjeuner, puisquelques pêcheurs au printemps, et les chasseurs en automne. Il n’ya pas grande matière à tirer de là. Ce que je voudrais, c’est voirle monde, voyager, et écrire des choses comme Kipling et Conrad.Mais jusqu’ici j’ai eu tout au plus quelques vers insérés dans leChamber’s Journal.

Je considérai l’auberge qui ressortait, doréepar le couchant, sur les collines assombries.

– J’ai pas mal roulé ma bosse par le monde, etje ne mépriserais pas un pareil ermitage. Croyez-vous donc quel’aventure se rencontre seulement sous les tropiques ou parmi lesseigneurs en chemise rouge ? L’aventure ! Qui sait sivous n’en frôlez pas une en ce moment même ?

– C’est bien ce que dit Kipling, fit-il, lesyeux brillants.

Et il me cita quelques vers de la pièce :«Le roman qu’amena le train de 9 h 15. »

– Eh bien donc voici pour vous un contevéridique, m’écriai-je, et dans un mois d’ici vous pourrez en faireun roman.

Installé sur le pont, dans le doux crépusculede mai, je lui arrangeai une histoire délicieuse. Elle était vraiedans les grandes lignes d’ailleurs, quoique j’en truquai lesdétails secondaires. Je prétendis être un potentat des mines deKimberley, qui avait eu de gros ennuis avec l’I. D. B.[5] pour avoir démasqué une bande noire.Celle-ci m’avait poursuivi au-delà des mers, avait tué mon meilleurami, et se trouvait à cette heure sur mes traces.

Je racontai fort bien l’histoire, même ce quin’en était pas vrai. Je décrivis ma fuite vers l’Afrique allemande,à travers le Kalahari, les jours embrasés sans une goutte d’eau,les merveilleuses nuits de velours bleu. J’improvisai un attentatcontre ma vie durant le voyage de retour, et je fis un chef-d’œuvred’horreur avec l’affaire de Portland Place.

– Vous cherchiez l’aventure,m’écriai-je ; eh bien ! voici que vous la trouvez. Cesdémons sont à ma poursuite, et la police avec eux. C’est une courseque j’ai l’intention de gagner.

– Bon Dieu ! souffla-t-il, respirant àpeine ; c’est du Ridder Haggard et du Conan Doyle toutpurs.

– Vous me croyez donc ? fis-je avecsatisfaction.

– Bien entendu je vous crois. (Et il me tenditla main.) Je crois tout ce qui sort de l’ordinaire. Le banal seulmérite de la méfiance.

Il était bien jeune, mais il m’en donnait pourmon argent.

– Je crois les avoir dépistés provisoirement,mais je dois rester caché un couple de jours. Pouvez-vous me garderchez vous ?

Dans son empressement, il me prit par le braset m’entraîna vers la maison.

– Vous serez mieux à l’abri ici que dans uncreux de mousse. Du reste je veillerai à ce que personne ne jase.Et vous me donnerez encore quelques tuyaux sur vosaventures ?

En montant le perron de l’auberge j’entendisau loin le ronflement d’un moteur. À l’horizon crépusculaire sesilhouettait mon ami, le monoplan.

 

Il me donna une chambre sur le derrière de lamaison, avec une belle vue sur le plateau, et mit à ma dispositionson propre cabinet de travail, où s’empilaient des éditions à bonmarché de ses auteurs favoris. Je ne vis pas la grand-mère,probablement alitée. Une vieille femme du nom de Margaretm’apportait mes repas, et l’aubergiste rôdait autour de moi à touteheure. Afin d’obtenir un peu de répit, je lui donnai de la besogne.Comme il possédait une motocyclette, je l’envoyai au matin chercherle journal qui arrivait dans la soirée avec le courrier. Je luirecommandai d’ouvrir l’œil, et de remarquer toutes les têtesinconnues qu’il verrait, en surveillant spécialement les autos etavions. Puis je me plongeai de toute mon attention dans le calepinde Scudder.

Il revint à midi avec le Scotsman. Lafeuille ne contenait rien d’intéressant pour moi qu’un nouvelinterrogatoire de Paddock et du laitier, et une redite del’affirmation de la veille, que l’assassin avait gagné le Nord. J’ytrouvai par ailleurs un long article, emprunté au Times,concernant Karolidès et les affaires balkaniques, mais où iln’était pas fait mention de voyage en Angleterre. Je me débarrassaide l’aubergiste pour l’après-midi, car l’étude du cryptogramme mepassionnait de plus en plus.

Comme je l’ai dit, c’était un cryptogrammenumérique, et une laborieuse série de recherches avait fini par melivrer la signification des zéros et des points. Le hic restait lemot-clef, et quand je songeais aux quelque cent mille mots qu’ilavait pu employer, je me sentais prêt à y renoncer. Mais vers 3heures il me vint une soudaine inspiration.

Le nom de Julia Czechenyi me traversa lamémoire. Scudder voyait en elle la clef de voûte de l’affaireKarolidès, et je m’avisai d’appliquer ce nom au chiffre.

Il marchait ! Les cinq lettres de« Julia » me donnèrent la position des cinq voyelles. Aégalait J, dixième lettre de l’alphabet, qui était représenté par Xdans le chiffre. E égalait U =XXI, et ainsi de suite« Czechenyi » me donna l’ordre numérique des principalesconsonnes. Je notai ce résultat sur un bout de papier etm’appliquai à lire les pages de Scudder.

Au bout d’une demi-heure je lisais encore,tout pâle et tambourinant des doigts sur la table.

Je jetai un coup d’œil par la fenêtre et visune grosse voiture de tourisme qui remontait la vallée dans ladirection de l’auberge. Elle s’arrêta devant la porte, et il se fitun remue-ménage de gens qui descendent. Ils étaient deux – deuxhommes en imperméable et passe-montagne.

Dix minutes plus tard l’aubergiste se glissaitdans ma chambre, les yeux brillants d’animation.

– Il y a en bas deux types qui vous cherchent,me dit-il à voix basse. Je les ai laissés dans la salle à mangerdevant des whiskies-sodas. Ils ont demandé de vos nouvelles, etprétendu vous avoir donné rendez-vous ici. Ah ! c’est qu’ilsvous ont décrit joliment bien, sans oublier vos bottines ni votrechemise. Je leur ai raconté que vous étiez arrivé ici hier soir etreparti ce matin à motocyclette, et là-dessus l’un des types a jurécomme un matelot.

Je me fis expliquer par lui de quoi ilsavaient l’air. L’un était un garçon mince aux yeux noirs avec dessourcils touffus ; l’autre souriait sans cesse et zézayait enparlant. Aucun des deux n’était étranger : sur ce point monjeune ami fut catégorique.

Je pris un bout de papier où j’écrivis cesmots en allemand et comme s’ils avaient fait partie d’unelettre :

« …Pierre-Noire. Scudder possédait cetuyau, mais il ne pouvait agir de toute une quinzaine. Je me croisincapable de rien faire d’utile pour l’heure, d’autant queKarolidès n’est pas fixé sur ses projets. Mais si M. T. ledésire je ferai du mieux… »

Je calligraphiai la page proprement, afinqu’elle eût l’air empruntée à une lettre personnelle.

– Portez ceci en bas ; dites-leur quevous l’avez trouvé dans ma chambre, et priez-les de me le rendres’ils me rattrapent.

Trois minutes plus tard j’entendis l’auto seremettre en marche, et de derrière le rideau je pus voir les deuxindividus. L’un était mince, l’autre bedonnant ; à part celaje ne les reconnaissais pas.

L’aubergiste reparut, très surexcité.

– Votre papier les a grouillés, dit-il enriant. Le brun est devenu pâle comme la mort et a juré desmilliards de dieux, et le gros a sifflé et tiré une sale tête. Ilsm’ont donné un demi-souverain pour leurs consommations et sontpartis sans attendre la monnaie.

– Voilà maintenant ce que vous allez faire,dis-je. Prenez votre moto et filez à Newton-Stewart trouver lecommissaire principal. Donnez-lui le signalement des deux hommes,et dites-lui que vous les soupçonnez de n’être pas étrangers àl’assassinat de Londres. Vous saurez bien trouver des motifs. Tousdeux reviendront, n’ayez crainte. Pas ce soir, car ils vont courirderrière moi sur la route, l’espace de quarante milles, mais demainmatin à la première heure. Prévenez la police de se trouver là sansfaute.

Il s’en alla, docile comme un enfant, tandisque je piochais les notes de Scudder. À son retour nous dînâmesensemble, et je ne pus moins faire que de me laisser interroger.Tout en le documentant copieusement sur la chasse au lion et laguerre des Matabélés, je songeais quelle affaire anodinereprésentaient ces aventures en comparaison de celle où je metrouvais englobé à cette heure. Quand il partit se coucher, jerestai levé pour en terminer avec Scudder. Il me fut impossible dedormir, et je restai jusqu’au jour dans un fauteuil, à fumer despipes.

Vers 8 heures du matin, j’assistai à l’arrivéede deux agents et d’un brigadier. Sous la direction del’aubergiste, ils garèrent leur auto dans une remise, et entrèrentdans la maison. Vingt minutes plus tard, je vis de ma fenêtre uneseconde voiture arriver sur le plateau, de la direction opposée. Aulieu de s’arrêter à l’auberge, elle stoppa deux cents mètres plusloin, à l’ombre d’un boqueteau. Je remarquai que ses occupantsprirent soin de la tourner avant de la quitter. Au bout de deuxminutes, j’entendis leurs pas grincer sur le cailloutis, au-dessousde ma fenêtre.

Je m’étais proposé de rester caché dans machambre en attendant les événements. Je me disais que, si jepouvais mettre aux prises la police et mes autres persécuteurs plusredoutables, il en sortirait peut-être quelque chose d’avantageuxpour moi. Mais il me vint alors une meilleure inspiration. Jegriffonnai deux lignes de remerciements pour mon hôte, ouvris lafenêtre et me laissai tomber sans bruit sur un massif degroseilliers. Sans être vu je franchis la rivière, me faufilai surla berge d’un ruisseau tributaire, et rejoignis la grand-route del’autre côté du boqueteau. Le véhicule était là, tout battant neufsous le soleil matinal, en dépit de la poussière de la route quidénotait une longue randonnée. Je mis en marche, m’installai auvolant, et filai en douceur sur le plateau.

Presque tout de suite la route dévala de tellesorte que je perdis de vue l’auberge, mais le vent m’apporta leséclats de voix furieuses.

Chapitre 4L’aventure du candidat radical

Me voici donc, par ce radieux matin de mai,faisant donner à cette voiture de 40 chevaux tout ce qu’ellepouvait, sur les routes raboteuses de la bruyère. Au début jelançais des coups d’œil en arrière par-dessus mon épaule etsurveillais avec anxiété le prochain virage ; mais bientôt jeconduisis d’un œil nonchalant, juste assez attentif pour rester surla chaussée. Car je songeais éperdument à ce que j’avais trouvédans le calepin de Scudder.

Le petit bonhomme m’avait raconté un tas debourdes. Tous ses contes au sujet des Balkans et desjuifs-anarchistes et de la conférence du Foreign Office étaientsimple fumisterie, de même pour Karolidès. Pas tout à faitcependant, comme on va le voir. J’avais accordé une foi entière àson histoire, et il m’avait mis dedans : son calepin medonnait une version tout autre, et au lieu de me dire : «Unefois passe, deux fois lasse», j’y croyais sans restriction.

Pourquoi, je l’ignore. Cela sonnaitterriblement vrai, et la première version était, si j’ose dire,malgré sa fausseté, aussi vraie dans le fond. Le 15 juin devaitfixer le sort, un sort plus important que le meurtre d’un Levantin.Vu cette importance je ne pouvais blâmer Scudder de m’avoir tenu endehors de ce jeu, afin de jouer sa partie à lui seul. Je ne doutaisaucunement que ce fût là son intention. Ce qu’il m’avait racontéparaissait déjà assez gros, mais la réalité était si démesurémentplus énorme que, l’ayant découverte, il tenait à la garder pourlui. Je ne lui en voulus pas. Ce qu’il recherchait par-dessus tout,en somme, c’était le danger.

Les notes renfermaient l’histoire complète –avec des lacunes, bien entendu, qu’il comptait remplir de mémoire.Il désignait ses sources, d’ailleurs, et par une manie singulièreleur attribuait à toutes des valeurs numériques, dont il faisait lasomme, laquelle correspondait au degré de crédibilité de chaquedéveloppement de l’histoire. Les quatre noms inscrits en caractèresordinaires étaient ses références, et il y avait encore un certainDucrosne qui obtenait cinq sur un maximum possible de cinq ;et un autre qui arrivait à trois. Le calepin renfermait toutes lesdonnées principales de l’affaire – et en outre de celles-ci uneexpression bizarre qui revenait une dizaine de fois entreguillemets. « Trente-neuf marches », telle était cetteexpression ; et la dernière fois qu’il l’employait il lacomplétait ainsi : « Trente-neuf marches, je les aicomptées ; marée haute à 22 h 17. » Je ne voyais rien àtirer de là.

La première chose que j’appris fut qu’il nepouvait être question d’empêcher la guerre. Celle-ci viendrait,aussi sûrement que la fête de Noël : on l’avait décidée,affirmait Scudder, déjà depuis février 1912. Elle éclaterait àl’occasion de Karolidès. Son compte était réglé d’avance, et onl’enverrait ad patres le 14 juin, deux semaines et quatrejours après ce matin de mai. Je conclus des notes de Scudder querien au monde ne pouvait l’empêcher. Son histoire de gardesépirotes qui tueraient père et mère était une vaste galéjade.

En second lieu, cette guerre serait unesurprise complète pour l’Angleterre. La mort de Karolidès mettraitles Balkans en feu, sur quoi Vienne lancerait un ultimatum. Ce quen’admettrait pas la Russie, et il s’ensuivrait un échange de grosmots. Mais Berlin jouerait au pacificateur, et verserait de l’huilesur les vagues, jusqu’au moment où trouvant soudain un bon prétexteà querelle, il s’en emparerait, et en cinq heures nous tomberaitdessus. Et ce plan, certes, était parfaitement combiné. Le miel desbeaux discours, et puis un coup de traîtrise. Cependant que nousparlerions du bon vouloir et des bonnes intentions de l’Allemagne,nos côtes seraient subrepticement encerclées de mines, et dessous-marins guetteraient chacun de nos vaisseaux de guerre.

Mais tout cela dépendait d’une troisièmechose, qui devait arriver le 15 juin. Je n’y aurais jamais riencompris s’il ne m’était arrivé jadis de faire la connaissance d’unofficier de l’état-major français, revenant d’Afrique occidentale,qui m’avait raconté un tas de choses. Celle-ci entre autres, qu’endépit de toutes les absurdités dites au parlement, il existait unevraie alliance effective entre la France et l’Angleterre, que lesdeux grands états-majors se rencontraient de temps à autre, etprenaient des mesures pour le cas de guerre en vue d’une actioncombinée. Or, en juin, un très grand manitou devait venir de Paris,et ce qu’on allait lui remettre n’était rien de moins que les plansde mobilisation de la flotte britannique. Du moins je compris qu’ils’agissait de quelque chose d’analogue ; en tout cas, d’undocument de la plus haute importance.

Mais à la date du 15 juin il se trouveraitd’autres personnages à Londres – et sur ceux-là je ne pouvais faireque des conjectures. Scudder se bornait à les appelercollectivement la « Pierre-Noire ». Ils représentaientnon pas nos alliés, mais nos ennemis mortels ; et c’était dansleurs poches qu’allait passer le document destiné à la France. Orcelui-ci devait, qu’on ne l’oublie pas, se transformer àl’improviste, huit ou quinze jours plus tard, dans les ténèbresd’une nuit d’été, en coups de canons et en torpilles véloces.

Telle était l’histoire que je venais dedéchiffrer dans une chambre d’auberge rustique, ayant vue sur uncarré de choux. Telle était l’histoire qui me bourdonnait dans lecerveau tandis que je lançais de vallon en vallon la puissantevoiture de tourisme.

Ma première impulsion avait été d’écrire unelettre au premier ministre, mais un peu de réflexion me fit voirl’inanité de cette démarche. Qui donc croirait à mon récit ?Je devais pour cela montrer un signe, une preuve à l’appui, et Dieusait si j’en étais capable. Avant tout il me fallait durermoi-même, et me trouver prêt à agir quand le moment seraitvenu ; et cette tâche ne serait déjà pas si aisée avec lapolice des îles Britanniques sonnant l’hallali derrière moi, et lessectateurs de la Pierre-Noire courant sur mes traces, invisibles etrapides.

À défaut d’un but bien déterminé, je dirigeaisma course vers l’est d’après le soleil, car la carte m’avait apprisqu’en allant au nord j’arriverais dans une région de mines dehouille et de villes industrielles. Je ne tardai pas à quitter leshauteurs de bruyère pour m’engager dans une large vallée. Sur unparcours de plusieurs milles je côtoyai en vitesse la muraille d’unparc, où j’aperçus un grand château par une éclaircie des ramures.Je passai par de vieux villages à toits de chaume, et par-dessus depaisibles cours d’eau, et devant des jardins éclatants d’aubépineet de jaune cytise. Une paix si profonde enveloppait la terre queje croyais difficilement que, quelque part derrière moi, il y avaitdes gens acharnés contre ma vie ; et voire, en outre, qued’ici un mois, sous la seule réserve qu’une chance inouïe ne mefavorisât, ces faces rondes de villageois seraient défaites etaltérées, et des cadavres joncheraient les campagnesd’Angleterre.

Vers midi, j’arrivai dans un long villageisolé, où je fus tenté de faire halte pour manger. Au beau milieude la rue se trouvait le bureau de poste, sur les marches duquel setenait la receveuse penchée sur un télégramme en compagnie d’unpolicier. Ils eurent un haut-le-corps en m’apercevant, et lepolicier leva le bras et me cria de stopper.

Je faillis commettre la sottise d’obéir. Maisj’entrevis dans un éclair que le télégramme me concernait ;que mes bons amis de l’auberge s’étaient entendus et réunis dans lemême désir de faire ma plus ample connaissance, et qu’il leur avaitété bien facile de télégraphier le signalement de ma personne et del’auto dans les trente villages par lesquels je pouvais passer. Jelâchai les freins, mais il n’était que temps : le policieravait agrippé la capote, et il ne quitta prise qu’après avoir reçumon poing gauche dans l’œil.

Je compris que ma place n’était pas sur lesgrandes routes, et que je devais me cantonner dans les chemins detraverse. Ce n’était pas facile sans carte ; je risquais detomber sur un chemin de ferme qui m’enverrait dans une mare auxcanards ou dans une cour d’écurie, et je ne pouvais m’offrir unretard de ce genre. Je vis enfin quelle gaffe j’avais commise envolant l’auto. Cette grosse machine verte était le plus sûr moyende me faire repérer sur toute l’étendue de l’Écosse. Et si jel’abandonnais pour continuer à pied, on la découvrirait au boutd’une heure ou deux, et je perdais mon avance dans lapoursuite.

La première chose à faire était d’emprunterles routes les plus désertes. Ces routes, je les trouvai bientôtquand j’eus rencontré l’affluent d’une grande rivière et me fusengagé dans une gorge enclose de parois abruptes, puis au-delà surune route en zigzag qui grimpait à un col. Je n’y rencontraipersonne, mais comme elle me conduisait trop au nord, j’obliquaivers l’est par un mauvais sentier et rencontrai finalement unegrande ligne de chemin de fer à double voie. Derrière celle-ci etsous mes pieds je découvris une autre vallée assez large, etm’avisai qu’en la traversant je pourrais trouver une auberge isoléeoù passer la nuit. Le soir tombait, et la faim me torturait, car jen’avais rien mangé depuis le matin que deux brioches achetées à lavoiture d’un boulanger.

À ce moment précis un vrombissement me fitlever la tête, et patatras ! cet infernal aéroplane était là,volant bas, à une dizaine de milles dans le sud et arrivant sur moien vitesse.

J’eus la présence d’esprit de me rappeler que,sur la lande nue, j’étais à la merci d’un avion, et que mon uniqueespoir était d’atteindre le couvert des arbres, dans la vallée. Duhaut en bas de la colline je filai comme un tonnerre, détournant latête chaque fois que je l’osais, pour surveiller cette sacréemachine volante. J’arrivai bientôt sur une route enclose de haies,qui plongeait dans le ravin encaissé d’un cours d’eau. Puis vint unpetit bois touffu où je ralentis l’allure.

Soudain sur ma gauche j’entendis le coup desirène d’une autre auto, et vis avec effroi que j’allais arriver àla hauteur d’un portail par où un chemin privé débouchait sur lagrand-route. Ma corne émit un beuglement désespéré, mais il étaittrop tard. Je bloquai les freins, mais la vitesse acquisem’emporta, et devant moi une autre auto jaillit en travers de monchemin. Une seconde de plus et c’était l’écrabouillement. Je fis laseule chose possible, et me jetai en plein dans la haie à droite,comptant trouver quelque chose de mou par-derrière.

Vain espoir ! Ma voiture entra dans lahaie comme dans du beurre, et piqua de l’avant en un plongeonvertigineux. Voyant ce qui se passait, je bondis sur mon siège,afin de sauter à bas. Mais une branche d’aubépine m’attrapa enpleine poitrine, me souleva et me retint, cependant qu’une tonne demétal coûteux filait par-dessous moi, faisait panache, et déboulaitavec un fracas formidable d’une hauteur de cinquante pieds dans lelit du ruisseau.

 

Peu à peu la branche céda. Elle me déposadélicatement, d’abord sur la haie, puis de là sur un berceaud’orties. Comme je reprenais pied, une main me saisit par le bras,et une voix compatissante et tout effrayée me demanda si j’étaisblessé.

Je me trouvai en présence d’un grand jeunehomme en lunettes d’automobiliste et paletot de cuir, qui sansarrêt maudissait sa maladresse et se confondait en excuses. Pour mapart, dès que je fus un peu remis de mon alerte, j’éprouvai plutôtde la joie. C’était là une façon comme une autre de me débarrasserde la voiture.

– C’est ma faute, monsieur, lui répondis-je.Je me félicite de n’avoir pas ajouté un homicide à mes autresfolies. Voilà la fin de mon tour d’Écosse automobile, mais ç’afailli être aussi la fin de ma vie.

Il tira sa montre et se livra dessus à uncalcul.

– Vous êtes un type de la bonne espèce,dit-il. J’ai un quart d’heure à perdre, et mon logis est à deuxminutes d’ici. Je vais m’occuper de vous rhabiller, de vous fairemanger et de vous donner un lit. Où est votre bagage, entreparenthèses ? Est-il tombé au fond du ravin avec lavoiture ?

– Le voici dans ma poche, répliquai-je, enexhibant une brosse à dents. Je suis un colonial et ne m’encombrepas en voyage.

– Un colonial ! s’écria-t-il. BonDieu ! vous m’êtes envoyé par le ciel ! Seriez-vous, parun hasard miraculeux, libre-échangiste ?

– Je le suis, répondis-je, sans la moindreidée d’où il voulait en venir.

Il me tapota l’épaule et me poussa dans savoiture. Trois minutes plus tard, nous stoppâmes devant un pavillonde chasse d’aspect cossu et caché parmi les pins, où il me fitentrer. Il me mena d’abord dans une chambre à coucher et étaladevant moi une demi-douzaine de ses complets, car le mien étaitréduit en lambeaux. J’en pris un commode, de serge bleue, quidifférait totalement de mes nippes précédentes, et lui empruntai uncol raide. Puis il me remorqua vers la salle à manger, où lesrestes d’un repas garnissaient la table, et me déclara que j’avaisexactement cinq minutes pour me repaître.

– Vous n’avez qu’à prendre un sandwich dansvotre poche, et nous trouverons à souper en rentrant. Il faut queje sois pour 8 heures à la loge maçonnique, faute de quoi mon agentélectoral me tirera les oreilles.

J’arrosai d’une tasse de café un morceau dejambon froid, tandis qu’il bavardait, debout sur le tapis decheminée.

– Vous me voyez dans un sacré embarras,monsieur… À propos, vous ne m’avez pas encore dit votre nom.Twisdon ? Un parent du vieux Twisdon de 1860 ? Non ?Eh bien ! sachez-le, je suis candidat libéral pour cettepartie du monde, et je viens d’assister cet après-midi à uneréunion, à Brattleburn – ma ville capitale, et l’odieuse forteressedu parti tory. J’ai obtenu de Crumpleton, l’ex-premier ministrecolonial, qu’il vienne parler pour moi ce soir, et il a faitafficher partout la réunion et vous a amorcé l’endroit à fond. Or,cet après-midi, je reçois une dépêche du bougre me disant qu’il aattrapé l’influenza à Blackpool, et me voilà en plan et obligé defaire tout moi-même. J’avais l’intention de parler dix minutes, età présent il me faut en dégoiser quarante ; or, j’ai eu beaume fouler les méninges pendant trois heures pour trouver quelquechose à dire, je me sens incapable de tenir le coup. Mais vousallez être assez gentil pour m’aider. Puisque vous êteslibre-échangiste, vous saurez exposer à nos gens quelle fichaisereprésente aux Colonies le protectionnisme. Tous les types commevous ont la langue bien pendue – ce qui n’est, – hélas ! pasmon cas !… Je vous en serai éternellement reconnaissant.

J’avais très peu d’idées sur le libre-échangedans un sens ou dans l’autre, mais je ne voyais pas d’autre moyend’en venir à mes fins. Mon jeune gentleman était beaucoup tropabsorbé par ses propres soucis pour s’aviser de l’incongruité qu’ily avait à prier un inconnu, qui venait d’échapper à la mort del’épaisseur d’un cheveu et de perdre une auto de mille guinées, deprendre la parole à sa place dans une réunion sans y être préparé.Mais la nécessité m’interdisait de m’appesantir sur desincongruités, aussi bien que de choisir mes auxiliaires.

– Entendu, répliquai-je. Je ne suis pas fameuxorateur, mais je leur raconterai quelque chose sur l’Australie.

Mes paroles semblèrent délivrer ses épaulesd’un fardeau séculaire, et ses remerciements furent enthousiastes.Il me prêta une ample peau de bique de chauffeur – pas un seulinstant il ne s’était avisé de me demander pourquoi j’avaisentrepris un périple en auto sans me munir d’un pardessus – ettandis que nous filions sur les routes poudreuses, il me déversadans l’oreille l’ingénu récit de son existence. Orphelin, il avaitété élevé par son oncle – j’ai oublié le nom de cet oncle, mais ilfaisait partie du cabinet, et chacun a pu lire ses discours dansles journaux. Il fit le tour du monde après sa sortie de Cambridge,puis, comme il cherchait une carrière, son oncle lui conseilla lapolitique. Il m’avoua qu’il n’avait pas de préférence de parti.

– Il y a de braves types dans les deux, medit-il d’un ton cordial, et des tas de pignoufs aussi. Je suislibéral parce que dans ma famille on a toujours été« whig ».

Mais malgré sa tiédeur en politique, il avaitdes aperçus bien arrêtés sur d’autres sujets. Il découvrit que jem’y connaissais un peu en chevaux, et s’étendit longuement sur lespartants du Derby ; puis il me confia ses projets pourl’amélioration de sa chasse. Au demeurant un très honnête,convenable et naïf jeune homme.

Comme nous traversions une petite ville, deuxpoliciers nous arrêtèrent, et braquèrent sur nous deuxlanternes.

– Excusez, sir Harry, dit l’un d’eux. Nousavons reçu l’ordre de rechercher une auto, dont le signalementcorrespond à peu près à la vôtre.

– Ça va bien, répliqua mon hôte, tandis que jeremerciais la Providence pour les voies retorses qui m’avaientprocuré le salut.

Après cela il cessa de parler, car sondiscours tout proche commençait à le travailler fortement. Seslèvres s’agitaient sans cesse, son regard errait, et je m’attendaispresque à une nouvelle catastrophe. Je tâchai de penser à ce quej’allais dire moi-même, mais j’avais la cervelle plus aride qu’uncaillou. Soudain je m’aperçus que nous étions dans une rue, arrêtésdevant une porte, et accueillis par de démonstratifs messieurs, desrubans à la boutonnière.

La salle contenait environ cinq centspersonnes, dont beaucoup de femmes, une collection de crâneschauves, et deux ou trois douzaines de jeunes gens. Le président,un pasteur à figure chafouine et à nez rubicond, déplora l’absencede Crumpleton, épilogua sur son influenza, et me délivra uncertificat de « maître incontesté de la penséeaustralienne ». Il y avait à la porte deux agents de police,et j’espérai bien qu’ils prenaient note de ce témoignage. Aprèsquoi sir Harry commença son discours.

Je n’ai jamais ouï rien de pareil. Il ignoraitle premier mot de l’art oratoire. Il avait devant lui une montagnede notes dont il lisait des passages, et lorsqu’il s’en écartait iltombait dans un bégaiement prolongé. De temps à autre lui revenaitune phrase apprise par cœur, et bombant la poitrine, il la débitaità l’instar de Henry Irving[6], puis toutaussitôt il se courbait en deux, ronronnant, sur ses paperasses.C’était d’ailleurs un galimatias effarant. Il parla de la« menace allemande », et la qualifia de simple inventiondes tories pour dépouiller le pauvre peuple de ses droits etrefouler la vaste marée des réformes sociales ; heureusementle « prolétariat conscient et organisé » s’en rendaitcompte et riait de ces méprisables tories. Il émit la propositionde réduire notre marine, en gage de notre bonne foi, puis d’envoyerà l’Allemagne un ultimatum lui enjoignant d’avoir à nous imiter,faute de quoi nous lui tomberions dessus. Il affirma que, sans lestories, l’Allemagne et la Grande-Bretagne travailleraient en frèresdans la paix et le progrès… Je songeai au petit calepin noir, dansma poche ! Ah ! ils s’en souciaient bien, de la paix etdu progrès, les amis de Scudder !

Pourtant, d’une certaine façon, le discours meplut. On pouvait voir la loyauté de ce garçon briller à travers legalimatias dont on l’avait gavé. Et puis, de l’entendre m’ôta unpoids de dessus l’esprit. Je ne valais pas grand-chose commeorateur, mais j’étais quand même supérieur de mille pour cent à sirHarry.

Quand vint mon tour, je ne m’en tirai pas simal. Je racontai simplement tout ce que je pus me rappeler surl’Australie – concernant son parti socialiste et ses servicesd’émigration et autres. Je ne crois pas m’être avisé de fairemention du libre-échange, mais j’affirmai qu’en Australie nousn’avions pas de tories, et rien que les partis travailliste etlibéral. Cela souleva une acclamation, qui devint de l’enthousiasmequand je leur exposai l’avenir merveilleux qui selon moi étaitréservé à l’Empire si nous nous décidions enfin à en mettre un boncoup.

Bref, j’imagine que ce fut plutôt un succès.Toutefois le pasteur ne m’apprécia pas, et en proposant un vote defélicitations, il déclara « digne d’un homme d’État » lediscours de sir Harry, et le mien « éloquent à la manière d’unprospectus d’émigration ».

Lorsque nous reprîmes place dans la voiture,mon hôte ne se tenait plus de joie d’en avoir fini avec lacorvée.

– Rudement à la hauteur, votre discours,Twisdon, dit-il. Et maintenant vous allez revenir à la maison avecmoi. Je suis tout seul, et si vous consentez à rester un jour oudeux, je vous montrerai à pêcher convenablement.

On nous servit un souper chaud – dont j’avaisle plus grand besoin –, après quoi nous bûmes des grogs dans unvaste et gai fumoir, devant un feu de bois crépitant. Je jugeail’heure venue de mettre cartes sur table. Les yeux de cet homme medisaient que je pouvais me fier à lui.

– Écoutez-moi, sir Harry, commençai-je. J’aiquelque chose de très important à vous dire. Vous êtes un charmantgarçon, et je serai franc avec vous. Où diantre avez-vous pris lefétide galimatias que vous venez de débiter ce soir ?

Ses traits se décomposèrent.

– Était-ce donc si mauvais que ça ?demanda-t-il, navré. Cela ne me paraissait qu’un peu faible. J’enai tiré le plus gros du Progressive Magazine et debrochures que mon agent électoral ne cesse de m’envoyer. Mais vousne croyez réellement pas que l’Allemagne irait jamais nous faire laguerre ?

– Posez la même question dans six semaines etvous n’aurez pas besoin de réponse, fis-je. Si vous voulez bien meprêter votre attention une demi-heure, je vais vous raconter unehistoire.

Je crois voir encore cette pièce claire avecses murs garnis de trophées de chasse et de vieilles estampes, sirHarry debout et trépidant sur le devant de cheminée, et moi-mêmeallongé dans un fauteuil, en train de parler. Je me figurais êtredédoublé, debout à côté de moi-même, écoutant ma propre voix commecelle d’un étranger, et me demandant avec impartialité quel degréde croyance méritait mon récit. C’était la première fois que jedisais à quelqu’un l’exacte vérité, ainsi qu’elle m’apparaissait,et cela me fit un bien énorme en donnant à mes yeux plus deconsistance à la chose. Je n’omis aucun détail. Il sut toutconcernant Scudder, et le laitier, et le calepin, et mes faits etgestes dans le Galloway. Mon récit l’empoignait de plus en plus, etil arpentait sans arrêt le devant de cheminée.

– Comme vous le voyez, terminai-je, vous avezreçu chez vous l’homme que l’on recherche pour l’assassinat dePortland Place. Votre devoir est d’envoyer votre auto chercher lapolice et de me livrer. Je ne pense pas en avoir pour fortlongtemps en prison. Comme par hasard, j’attraperai bien un coup decouteau entre les côtes une heure ou deux après mon arrestation.Néanmoins c’est là votre devoir, en tant que citoyen respectueux dela loi. Peut-être d’ici un mois le regretterez-vous, mais vousn’avez aucune raison de prévoir le cas.

Il me considérait de son regard brillant etassuré.

– Quel était votre emploi en Rhodésie,Hannay ? demanda-t-il.

– Ingénieur des mines, répondis-je. J’airéalisé là-bas une jolie fortune, et cette occupation m’a valu debonnes heures.

– Une profession qui n’amollit pas trop lesnerfs, n’est-ce pas ?

Je me mis à rire.

– Oh ! quant à ça, mes nerfs sont assezsolides.

Je pris un couteau de chasse sur une étagèredu mur, et exécutai le tour bien connu des Mashuanas, qui consisteà le jeter en l’air et à le rattraper entre les dents. Ce qui exigeun cœur rudement chevillé.

Il me regarda en souriant.

– Je n’ai pas besoin de preuves. Je puisn’être qu’une bourrique à la tribune, mais je sais apprécier unhomme. Vous n’êtes pas plus un assassin qu’un idiot, et je croisque vous m’avez dit la vérité. Je veux vous seconder. Voyons, quepuis-je faire pour vous ?

– Primo, je désire que vous écriviez unelettre à votre oncle. Il faut que je me mette en rapport avec lepersonnel du gouvernement à une date antérieure au 15 juin.

Il se tortilla la moustache.

– Ça ne vous servira guère. Cette affaireregarde le Foreign Office, et mon oncle refusera de s’en occuper.D’ailleurs, vous ne le persuaderiez jamais. Non, je ferai mieux quecela. Je vais écrire au secrétaire permanent du Foreign Office.C’est mon parrain, et le meilleur qui soit. Que faut-il luidire ?

Il se mit à une table et écrivit sous madictée. Je disais en substance que si un homme du nom de Twisdon(autant garder le pseudonyme) se présentait chez lui avant le 15juin, il eût à lui faire bon accueil. Ledit Twisdon prouverait sonidentité en donnant le mot de passe « Pierre-Noire » eten sifflant l’air d’« Annie Laurie ».

– Bon, dit sir Harry. C’est là le style quiconvient. Entre parenthèses mon parrain – il s’appelle sir WalterBullivant – passera les fêtes de la Pentecôte à sa maison decampagne. Elle est voisine d’Artinswell-sur-Kennet… Voilà qui estfait. Et ensuite ?

– Vous êtes à peu près de ma taille.Prêtez-moi le plus vieux costume de cheviotte que vous ayez.N’importe quoi, pourvu que la teinte soit complètement différentede celle des vêtements que j’ai abîmés tantôt. Puis montrez-moi unecarte de la région et expliquez-moi la configuration du pays.Enfin, si la police vient me chercher ici, vous n’avez qu’à montrerla voiture au fond du ravin. Si ce sont les autres, racontez-leurque j’ai pris l’express du sud après vous avoir vu.

Il fit, ou promit de faire, tout cela. Jerasai ce qui me restait de moustache, et m’introduisis dans unvieux complet de la teinte qu’on nomme, je crois, « mélangebruyère ». La carte me donna une idée de ma situationgéographique, et m’instruisit de deux choses que je voulaisconnaître : où l’on pouvait rejoindre la grande voie ferrée dusud, et quelles étaient à proximité les régions les plussauvages.

À 2 heures, mon hôte me tira du somme que jefaisais dans le fauteuil du fumoir, et me conduisit, encore maléveillé, sous la sombre nuit d’étoiles. Ayant déniché dans unhangar à outils une vieille bicyclette, il me la mit en mains.

– Première route à droite tout au bout de lasapinière, me recommanda-t-il. Au lever du jour, vous voustrouverez en pleine montagne. Là, je vous conseille de flanquer labécane dans un fossé et de gagner la bruyère à pied. Vous pouvezpasser huit jours au milieu des bergers, aussi en sûreté qu’au finfond de la Papouasie.

Je pédalai activement sur les affreuses routesen gravier de la montagne, jusqu’à l’heure où l’aube fit pâlir leciel. Quand le soleil se dégagea des brumes, je me trouvai dans unvaste monde de verdure, où des torrents dégringolaient de toutesparts, et que fermait un lointain horizon bleu. Là, du moins, jeserais vite averti de l’approche de mes ennemis.

Chapitre 5L’aventure du cantonnier à bésicles

Je m’assis sur le faîte même du partage deseaux, afin de me rendre compte de ma position.

Derrière moi la route s’élevait dans unelongue crevasse de la montagne, qui formait la vallée supérieure dequelque cours d’eau considérable. Devant, c’était une étendue platede peut-être un mille, toute piquetée de trous marécageux ethérissée de touffes d’herbe, au delà de laquelle la route dévalaitabruptement par un autre ravin jusque dans une plaine dont leslointains s’estompaient dans un vague bleuté. À gauche et à droite,j’avais de verts sommets aux contours arrondis et aussi lissesqu’un crâne chauve, mais au sud – c’est-à-dire à main gauche –s’entrevoyaient au delà de hautes cimes couvertes de bruyère, où jereconnus le massif de montagnes que, d’après la carte, j’avaischoisi comme retraite. J’étais sur le mamelon central d’un vastepays surélevé, et je pouvais voir à plusieurs milles le moindreobjet mouvant. Dans les prairies, à un demi-mille au-dessous de laroute, derrière moi, fumait la cheminée d’une cabane, mais c’étaitlà l’unique signe de vie humaine. Par ailleurs, rien que les appelsdes pluviers et le murmure de petits torrents.

Il était alors près de 7 heures, et comme jerestais là immobile, je perçus une fois de plus le vrombissementaérien de mauvais augure. Je compris alors que mon posted’observation pouvait tout aussi bien devenir une chausse-trape. Iln’y avait pas de quoi cacher une mésange, parmi ces vertessolitudes.

Immobile et résigné, j’entendis le ronflementse rapprocher. À la fin, je vis un aéroplane surgir de l’horizonsud. Il volait haut, mais sous mes yeux il s’abaissa de quelquescents pieds et se mit à décrire des orbes toujours plus étroitsalentour du massif montagneux, exactement comme un faucon tourneavant de s’abattre. Son altitude décroissait toujours, et bientôtl’observateur du bord m’aperçut. Je vis l’un des deux occupantsbraquer sur moi ses jumelles.

Tout à coup il se mit à monter rapidement enspirale, et je ne tardai pas à le voir s’enfoncer de nouveau dansl’est et se réduire à un point dans l’azur du matin.

Cela m’inspira des réflexions cruelles. Mesennemis m’avaient repéré, et ils ne tarderaient pas à me cerner.J’ignorais de quelles forces ils disposaient, mais ces forces nepouvaient manquer d’être suffisantes. L’aviateur avait vu mabicyclette, et il devait en conclure que je tenterais de fuir parla route. En ce cas, il me restait un espoir dans la bruyère, àdroite ou à gauche. Je roulai la bécane à quelques cents mètres dela route, et la projetai dans une mare où elle s’enfonça parmi lesroseaux et les renoncules aquatiques. Puis je grimpai sur un tertred’où l’on découvrait les deux vallées. Rien ne bougeait sur le longruban blanc qui y sinuait.

J’ai dit qu’il n’y avait pas de quoi cacherune souris dans tout le pays. À mesure que le jour s’avançait, lajeune lumière le baignait d’un éclat plus chaud, au point de merappeler le veld sud-africain et sa touffeur embaumée. En autretemps, ce pays m’aurait plu, mais pour l’heure j’y étouffais. Lalibre bruyère n’était que les murs d’une prison, et l’air vif desmontagnes, l’haleine d’un cachot.

Je jetai en l’air une pièce de monnaie :face, à droite ; pile, à gauche ; elle tomba face, et jeme dirigeai vers le nord. En peu de temps j’arrivai sur le bordd’une arête qui formait la muraille terminale du plateau. Jedécouvrais la grand-route sur un espace de dix milles peut-être, ettout là-bas je crus voir un objet mouvant, que je pris pour uneauto. Par-delà l’arête s’étalait, onduleuse, la verte bruyère, quise perdait dans des vallons boisés. Or, l’existence du veld m’adonné des yeux de lynx, et je vois des choses que la plupart desgens ne voient qu’à la lunette… Tout au bas de la pente, à unecouple de milles, plusieurs hommes s’avançaient, en ligne comme desrabatteurs à la chasse. Je me renfonçai hors de vue derrière laligne d’horizon. Cette direction m’étant interdite, il me fallaitessayer des vraies montagnes du sud, par-delà la grand-route.L’auto que j’avais remarquée se rapprochait, mais il lui restaitencore à franchir une bonne distance, aggravée de plusieurs côtestrès fortes. Je pris ma course à toute vitesse, ne me redressantque dans les creux, et tout courant je ne cessais de surveiller lapente de la montagne devant moi. Illusion ou réalité, je croyaisvoir des personnages – un, deux, plus peut-être – se mouvoir dansun ravin de l’autre côté du torrent…

Quand on est bloqué de toutes parts dans unepièce de terrain, il n’y a plus qu’une chance d’échapper. On doitrester sur place, et laisser les ennemis chercher en vain. Voilà ceque me disait le bon sens ; mais comment diable échapper auxrecherches sur cette espèce de table rase ? Je n’aurais pashésité à m’enterrer jusqu’au cou dans la vase, ou à rester sousl’eau, ou à grimper sur la plus haute branche. Mais il n’y avaitpas la moindre brindille de bois ; les trous marécageuxn’étaient que des mares minuscules, le torrent, un simple filetd’eau. Il n’y avait rien que la courte bruyère, et le flanc pelé dela montagne, et la grand-route blanche.

Ce fut alors que dans un repli caché de laroute, devant un tas de cailloux, je rencontrai le cantonnier.

Il venait tout juste d’arriver, et battaitmollement du marteau. Il me regarda d’un œil vitreux, etbâilla.

– Maudit soit le jour où j’ai abandonné laculture ! lança-t-il, comme parlant à l’univers. Au moins jene dépendais de personne, alors. À présent, me voilà l’esclave dugouvernement, enchaîné à la route, avec des yeux malades et desreins en compote.

Il souleva son marteau, cassa un caillou,rejeta l’outil en jurant, et se mit les deux mains sur lesoreilles.

– Miséricorde ! ma tête éclate !s’écria-t-il.

C’était un hirsute personnage, à peu près dema taille, mais fort voûté, avec une barbe de huit jours au menton,et le nez chaussé de grosses bésicles de corne.

– Je n’en peux plus ! s’écria-t-il denouveau. Que l’inspecteur me signale, tant pis ! je retourne àmon lit.

Je l’interrogeai sur la nature de son mal,bien que la cause en fût assez claire.

– Mon mal, c’est que j’ai bu. Ma fille Marys’est mariée hier, et on a dansé jusqu’à 4 heures du matin surl’aire. Moi, je suis resté à boire avec d’autres, et voilà. Jevoudrais n’avoir jamais vu la couleur du vin.

Je lui concédai qu’il ferait mieux d’aller seremettre au lit.

– C’est facile à dire, geignit-il. Mais j’aireçu hier soir une carte postale m’annonçant que le nouvelinspecteur des ponts et chaussées ferait sa tournée aujourd’hui. Ilva venir et ne me trouvera pas, ou bien il me trouvera soûl, et detoute façon je suis fichu. Je vais retourner me coucher et je diraique je suis malade, mais je crains que ça ne prenne pas, car onconnaît mon genre de maladie.

Il me vint une inspiration.

– Est-ce que ce nouvel inspecteur vousconnaît ? demandai-

– Lui ? pas du tout. Il n’y a pas huitjours qu’il est en place. Il court de tous côtés dans son auto demalheur, et vous dénicherait au fond d’une coquille d’escargot.

– Où est votre maison ? demandai-je.

Et il me montra d’un doigt vacillant la cabaneau bord du torrent.

– Eh bien ! retournez vous coucher,déclarai-je, et dormez tranquille. Je vais prendre votre emploipour un moment et je verrai l’inspecteur.

Il me regarda avec ahurissement ; puisquand l’idée eut pénétré dans sa cervelle embaumée, un sourirehébété d’ivrogne s’épanouit sur son visage.

– Vous êtes un bougre ! s’écria-t-il. Ças’arrange très bien. Comme j’ai fini ce tas de cailloux, vousn’aurez plus à en casser ce matin. Prenez seulement la brouette, etramenez des pierres de la carrière là-bas, assez pour faire unautre tas demain. Je m’appelle Alexander Turnbull, il y a sept ansque je fais ce métier, et avant ça j’ai été vingt ans cultivateursur les bords de la Leithen Water. Mes amis m’appellentBoit-sans-soif, ou bien encore Quat-z’yeux, parce que je porte desbésicles, à cause de ma mauvaise vue. Vous n’aurez qu’à parlerpoliment à l’inspecteur, et lui dire « sir », et il n’endemandera pas plus. Je serai de retour à midi.

Je lui empruntai ses bésicles et son vieuxchapeau crasseux ; je dépouillai veste, gilet, col, et les luidonnai à emporter chez lui ; je lui empruntai aussi sonmauvais tronçon de pipe en terre pour compléter l’accoutrement. Ilm’indiqua mes modestes fonctions, et sans plus de façon partit autrot vers son lit. Bien que le lit fût son objectif principal, jesuppose qu’il lui restait en outre un vieux fond de bouteille. Jefis des vœux pour qu’il arrivât sans encombre sous son toit avantl’entrée en scène de mes bons amis.

Après quoi je me mis en devoir de rendre matoilette plus conforme à mon rôle. J’ouvris le col de ma chemise –une vulgaire chemise bleue à carreaux blancs comme en portent lesterrassiers – et mis au jour un cou plus basané que celui d’unrétameur ambulant. Je roulai mes manches jusqu’au coude, révélantainsi des avant-bras dignes d’appartenir à un forgeron, brûlés desoleil et sillonnés de vieilles cicatrices. Je saupoudrai avec lapoussière de la route mes bottines et mes jambes de pantalon,relevant celles-ci et les liant au-dessus du genou à l’aide d’uneficelle. Puis je travaillai ma figure. Avec une poignée depoussière je traçai une démarcation de crasse autour de mon cou, àl’endroit où étaient censées s’arrêter les ablutions dominicales deMr Turnbull. J’enduisis également d’une bonne couche de poussièrele hâle de mes joues. Comme les yeux d’un cantonnier ne peuventmanquer d’être un peu enflammés, j’eus soin d’introduire de lapoussière dans les miens, et leur donnai un aspect chassieux en meles frottant vigoureusement.

Les sandwiches que j’avais reçus de sir Harryétaient restés dans ma veste, mais la collation du cantonnier,emballée dans un mouchoir rouge, se trouvait à ma disposition. Jemangeai avec grand plaisir plusieurs grosses tranches de pain biset de fromage, et bus une partie du thé froid. Le mouchoircontenait encore, noué d’une ficelle et adressé à Turnbull, unjournal local – apparemment destiné à charmer les loisirs de lasieste. Je refis le paquet, et déposai le journal bien en vue àcôté.

Mes bottines ne me satisfaisaient pas, mais aumoyen de quelques bons coups de pied parmi les cailloux je leurdonnai cet aspect granité qui caractérise la chaussure ducantonnier. Puis je mordis mes ongles et les éraflai, si bien queles bords en étaient tout abîmés et irréguliers. Aucun détail nedevait échapper aux gens contre qui j’étais en lutte. Je cassai unde mes cordons de souliers et le rattachai par un nœud grossier,puis je desserrai l’autre, en sorte que mes épaisses chaussettesdébordaient par-dessus les tiges. Toujours aucune trace de qui quece fût sur la route. L’auto que j’avais remarquée une demi-heureauparavant avait dû faire demi-tour.

Ma toilette terminée, j’empoignai la brouetteet commençai à faire la navette jusqu’à la carrière, située à unecentaine de mètres.

Un vieux batteur d’estrade que j’ai connu enRhodésie, et qui avait fait en son temps de bien drôles de choses,me disait une fois que le secret pour bien jouer un rôle était dese croire devenu réellement le personnage. En conséquence, je medépouillai de toute autre pensée pour m’absorber dans uneseule : à savoir, l’entretien des routes. Je vis ma demeuredans la petite cabane blanche. J’évoquai les années où j’étaiscultivateur sur les bords de la Leithen Water, je contraignis monesprit à convoiter amoureusement le sommeil dans un lit en armoire,et une bouteille de whisky à bon marché. Toujours rienn’apparaissait sur la longue route blanche.

De temps à autre un mouton s’écartait de labruyère pour venir me contempler. Un héron, à tire-d’ailes,s’abattit dans une vasque du torrent et se mit à pêcher, sans pluss’occuper de moi que si j’eusse été une borne milliaire. J’allaistoujours brouettant mes charges de cailloux, avec la pesantedégaine du professionnel. Je ne tardai pas à suer, et la poussièrede mon visage se changea en un enduit solide et tenace. Je comptaisdéjà les heures à subir jusqu’au soir, où la nuit viendrait mettrefin à la besogne monotone de Mr Turnbull.

Tout à coup une voix cinglante m’interpella dela route, et en levant les yeux je vis une petite Ford à deuxplaces, et un jeune homme à figure ronde et en chapeau melon.

– C’est vous, Alexander Turnbull ?demanda-t-il. Je suis le nouvel inspecteur des ponts et chausséesdu comté. Vous habitez Blackhopefoot et vous êtes chargé de lasection comprise entre Laidlaw-byres et Riggs ? Bien. Un jolibout de route, Turnbull, et pas mal entretenu. Un peu mou, à unmille d’ici, et les bas-côtés ont besoin d’être désherbés. Voyez àvous en occuper. Bonjour. Vous me reconnaîtrez la prochaine foisque vous me verrez.

D’évidence, ma simulation était assez bonnepour le redouté inspecteur. Je me remis au travail, et vers la finde la matinée j’eus la distraction d’un peu de passage. Unecarriole de boulanger affronta la montagne, et me vendit un sachetde pains d’épices que je bourrai à tout hasard dans ma poche depantalon. Puis passa un troupeau suivi de son berger, quim’inquiéta un peu en me demandant tout haut :

– Et Quat-z’yeux, qu’est-ce qu’ildevient ?

– Il est dans son lit, avec la colique,répondis-je.

Et le troupeau s’éloigna.

Aux environs de midi, une grosse auto dévalade la montagne, me dépassa et s’arrêta cent mètres plus bas. Sestrois occupants descendirent comme pour se dégourdir les jambes, etvinrent flâner de mon côté.

De ces hommes, j’en reconnaissais deux pourles avoir vus par la fenêtre de l’auberge du Galloway – un grandbrun mince et un autre bedonnant et souriant. Le troisième avaitl’air d’un homme du pays – un vétérinaire, peut-être, ou un petitfermier. Il portait une culotte cycliste de confection, et ses yeuxenfoncés luisaient, attentifs comme ceux d’une poule.

– Salut, dit ce dernier. C’est un métierjoliment commode que vous faites là.

Je n’avais pas levé les yeux à leur approche,mais sur cette interpellation je redressai lentement et péniblementle dos, à la manière des cantonniers ; crachai vigoureusement,à la manière des Écossais du bas peuple ; et les considérai unmoment avant de répondre. J’affrontai trois paires d’yeux auxquelsrien n’échappait.

– Il y a des métiers pires et il y en a demeilleurs, prononçai-je sentencieusement. Pour moi, j’aimeraismieux faire comme vous, rester assis sur mon derrière toute lajournée dans ces bons coussins. C’est vous qui massacrez mes routesavec vos satanées autos. Si le monde allait comme il doit, on vousforcerait à réparer ce que vous démolissez.

L’homme à l’œil luisant tiqua sur le journalposé à côté du paquet de Turnbull.

– Je vois que vous recevez les journaux assezvite, dit-il. Je jetai sur la feuille un regard négligent.

– Ouais, assez vite. Étant donné que cettefeuille est parue samedi dernier, je ne l’ai que six jours enretard.

Il la ramassa, regarda l’adresse, et lareposa. L’un de ses compagnons examinait mes bottines, et d’un moten allemand il appela sur elles l’attention de moninterlocuteur.

– Vous avez bon goût pour vos chaussures,fit-il. Celles-ci n’ont sûrement pas été fabriquées par un savetierde village.

– Comme vous dites, répliquai-je promptement.Elles ont été fabriquées à Londres. Je les ai eues du monsieur quiétait ici l’an dernier pour la chasse. Comment s’appelait-ildéjà ?

Et je me grattai la tête d’un airpréoccupé.

De nouveau le maigre parla en allemand.

– Partons, dit-il. Ce garçon est franc.

Ils me posèrent une dernièrequestion :

– Avez-vous vu passer quelqu’un, ce matin debonne heure ? Il était peut-être à bicyclette ou peut-être àpied.

Je faillis donner dans le panneau, et leurraconter une histoire de cycliste qui serait passé à toute vitesseau petit jour. Mais j’eus l’esprit de voir le danger. Je fissemblant de réfléchir profondément.

– Je ne me suis pas levé très tôt, repris-je.Voyez-vous, ma fille s’est mariée hier, et nous nous sommes couchéstard. Je suis sorti de la maison qu’il pouvait être 7 heures, et iln’y avait personne sur la route à ce moment. Depuis que je suismonté ici, j’ai vu passer tout juste le boulanger et le berger deRuchill, en plus de vous autres, messieurs.

L’un d’eux m’offrit un cigare, que je flairairespectueusement et fourrai dans le paquet de Turnbull. Ilsremontèrent en voiture, et je les perdis de vue au bout de troisminutes.

Mon cœur bondit de soulagement, mais jecontinuai à brouetter mes cailloux. Je n’eus pas tort, car dixminutes plus tard l’auto repassa, et l’un de ses occupants me fitde la main un signe d’adieu. Ces nobles seigneurs ne laissaientrien au hasard.

J’achevai le pain et le fromage de Turnbull,et ne tardai pas à compléter le tas de cailloux. La suitem’inquiétait. Je ne pouvais faire indéfiniment ce métier decantonnier. Une miséricordieuse providence avait retenu jusque-làMr Turnbull sous son toit, mais s’il rentrait en scène, il y auraitdu grabuge. Je soupçonnai que le cordon d’investissement seresserrait autour de la vallée, et que, dans quelque direction queje m’en allasse, je me heurterais à des questionneurs. Mais il mefallait sortir de là. Personne n’a les nerfs assez robustes poursupporter plus d’un jour d’être ainsi épié.

Je restai à mon poste jusque vers 5 heures.J’avais alors résolu de gagner à la nuit tombée la cabane deTurnbull et de me risquer à franchir les montagnes à la faveur del’obscurité. Mais tout à coup une nouvelle auto arriva sur la routeet ralentit à quelques mètres de moi. La brise se levait, etl’occupant voulait allumer une cigarette.

C’était une voiture de tourisme, dont unassortiment de bagage encombrait l’intérieur. Un seul homme s’ytrouvait, et par un singulier hasard, je le connaissais. Ils’appelait Marmaduke Jopley, et faisait l’opprobre de la création.C’était une sorte de louche agent de change, dont la spécialitéconsistait à cultiver les fils aînés, les jeunes pairs riches etles vieilles dames évaporées. « Marmie » était,paraît-il, un personnage bien connu dans les bals, les semaines depolo et les maisons de campagne. Mais cet habile maître chanteureût rampé un mille à plat ventre pour complaire à tout individupossédant un titre ou un million. Je dus m’adresser pour affaires àsa maison, lors de mon arrivée à Londres, et il m’invitaaimablement à dîner à son club. Une fois là, il en vint bien viteaux confidences, et me rebattit les oreilles de ses duchesses, tantet si bien que son snobisme m’écœura. Je demandai par la suite àquelqu’un comment il se faisait que personne ne lui flanquât lepied au derrière, et il me fut répondu que les Anglais respectaientle sexe faible.

Quoi qu’il en fût, je l’avais alors devantmoi, tiré à quatre épingles, dans une belle auto neuve, et enchemin apparemment pour aller rendre visite à l’un ou l’autre deses amis distingués. Une brusque foucade me prit, et en un clind’œil je sautai dans la voiture et empoignai mon homme parl’épaule.

– Hello, Jopley ! m’exclamai-je. Quellebonne rencontre, mon gars !

Il fut pris d’une frousse abominable. Il meregarda bouche bée.

– Qui diable êtes-vous ? haleta-t-il.

– Je m’appelle Hannay, répliquai-je. Retour deRhodésie, souviens-toi.

– Bon Dieu ! L’assassin ! fit-ild’une voix étranglée.

– Tout juste. Et il va commettre un secondassassinat, mon bon, si tu ne fais pas comme je te le dis. Retirece paletot et donne-le-moi. Cette casquette, également.

Abruti de terreur, il obéit. Par-dessus monpantalon sale et ma chemise grossière je revêtis son élégantpaletot de chauffeur, que je boutonnai jusqu’en haut afin de cacherles défectuosités de mon col. J’enfonçai la casquette sur ma tête,et complétai ma tenue par ses gants. Le poudreux cantonnier fut enune minute métamorphosé en l’un des touristes les plus élégantsd’Écosse. Sur la tête de Mr Jopley je collai l’inénarrablecouvre-chef de Mr Turnbull, avec défense d’y toucher.

Puis, non sans peine, je tournai la voiture.Mon dessein était de refaire le chemin qu’il venait de parcourir,car mes surveillants, pour l’avoir déjà vu, le laisseraient sansdoute passer sans objection, et la tête de Marmie offrait quelqueanalogie avec la mienne.

– Maintenant, mon petit, lui dis-je, tu vasrester tranquille comme un enfant bien sage. Je ne te veux pas demal. Je ne fais qu’emprunter ta bagnole pour une heure ou deux.Mais si tu me joues des tours, et surtout si tu ouvres le bec,aussi sûr que Dieu me voit je te mords le cou. Compris ?

Je goûtai beaucoup cette promenade vespérale.Nous descendîmes la vallée pendant une huitaine de milles,traversâmes un village ou deux, et je ne pus m’empêcher deremarquer plusieurs individus d’aspect louche qui flânaient le longde la route. C’étaient là les surveillants qui auraient eu beaucoupà me dire s’ils m’avaient vu en un autre costume ou en une autrecompagnie. Dans le fait, ils me regardèrent sans insister. L’und’eux toucha sa casquette en guise de salut, et je lui répondisaimablement.

À la brune, je m’engageai dans une valléetransversale qui, d’après mes souvenirs de la carte, menait versune partie déserte de la montagne. Bientôt les villages seraréfièrent, puis les fermes, et puis même les dernières cabanes. Àla fin, nous atteignîmes une lande solitaire où la nuitobscurcissait peu à peu le couchant reflété par les maresfangeuses. En ce lieu nous fîmes halte, je tournai obligeamment lavoiture, et restituai ses effets à Mr Jopley.

– Mille remerciements, lui dis-je. Vous êtesplus utile que je ne le croyais. Maintenant, filez prévenir lapolice.

Je m’assis sur le versant de la hauteur, ettout en regardant décroître les feux arrière, je réfléchis auxdivers genres de crimes que j’avais déjà collectionnés.Contrairement à l’opinion générale, je n’étais pas un assassin,mais j’étais devenu un infâme menteur, un éhonté imposteur, et unvoleur de grand chemin avec une prédilection marquée pour les autosde prix.

Chapitre 6L’aventure de l’archéologue chauve

Je passai la nuit à l’abri d’un rocher sur uneterrasse du versant de montagne où la bruyère poussait molle etfournie. Gîte plutôt froid, car je n’avais ni veste ni gilet.Ceux-ci se trouvaient sous la garde de Mr Turnbull, comme le petitcalepin noir de Scudder, ma montre et – le pis de tout – ma pipe etma blague à tabac. Seul mon argent m’accompagnait dans ma ceinture,avec une bonne demi-livre de pains d’épices dans ma poche depantalon.

Je soupai d’une moitié de ces gâteaux, et enm’insinuant profondément dans la bruyère, je réussis à meréchauffer un peu. J’avais repris courage, et commençais à goûtercette folle partie de cache-cache. Jusque-là, une chancemiraculeuse m’avait favorisé. Le laitier, l’aubergiste lettré, sirHarry, le cantonnier, et ce crétin de Marmie, tout cela étaitl’œuvre d’une bonne fortune immédiate. Ce premier succès me donnaiten quelque sorte l’impression que je finirais bien par m’entirer.

Mon principal tourment était une faimabominable. Quand un Juif de la City se tire un coup de revolver etqu’on fait une enquête, les journaux racontent toujours que ledéfunt avait « mangé un repas copieux ». Je me fis laréflexion qu’on n’en dirait pas autant de moi, si je me cassais lecou dans un trou de marais. Je me mettais à la torture – car lesgâteaux de pain d’épices ne faisaient qu’accentuer ma péniblevacuité – avec les réminiscences de toutes les bonnes mangeaillesdont à Londres j’avais fait fi. Par exemple les croustillantessaucisses de Paddock et ses savoureux émincés de lard, et sesmoelleux œufs pochés – combien de fois m’en étais-je détourné avecdédain ! Et ces côtelettes, spécialité du club, et ce jambonmerveilleux figurant au menu froid, comme mon âme aspirait verseux ! Mon désir flottait entre toutes les variétés existantesde comestibles, et il se fixa définitivement sur un bifteck demarchand de vin et un quart de brune avec un « Welshrabbit » pour suivre. Dans l’attente sans espoir de cesdélices, je m’endormis.

Je m’éveillai une heure avant l’aube, toutroidi et glacé. Il me fallut un moment pour me rappeler masituation, car je m’étais endormi très fatigué et d’un sommeilpesant. Je vis d’abord le pâle ciel bleu à travers un lacis debruyère, puis un grand pan de montagne, et enfin mes propresbottines correctement disposées dans un buisson de ronce. Je medressai sur les coudes et jetai un coup d’œil dans la vallée, et cesimple coup d’œil me fit lacer mes bottines en toute hâte.

Car il y avait des hommes là-bas, à moins d’unquart de mille, égaillés en éventail sur le versant de la hauteur,en train de battre la bruyère. Marmie n’avait pas été long àchercher sa vengeance.

Je quittai ma terrasse en rampant et medissimulai derrière un rocher ; puis de là je gagnai unecrevasse peu profonde qui coupait en biais le flanc de la montagne.Cette crevasse me conduisit bientôt dans l’étroite gorge d’untorrent, par laquelle je me hissai jusqu’au sommet de l’arête. Delà, je regardai en arrière, et vis que l’on ne m’avait pas encoreaperçu. Mes ennemis fouillaient méthodiquement le versant de lamontagne et s’élevaient peu à peu.

Caché derrière la ligne d’horizon, je courus,l’espace peut-être d’un demi-mille, jusqu’au moment où je m’estimaiparvenu à hauteur de l’extrémité supérieure du ravin. Alors je memontrai, et fus découvert à l’instant par l’un des rabatteurs, quiavertit ses collègues. J’entendis s’élever des appels, et vis laligne de recherche modifier sa direction. Je fis semblant de battreen retraite au long de la crête, mais en réalité je revins sur mespas, et en vingt minutes je fus de retour derrière l’arête dominantl’endroit où j’avais dormi. De ce poste, j’eus la satisfaction devoir la poursuite, complètement égarée sur une fausse piste,refluer sur la montagne jusqu’au plus haut du ravin.

J’avais devant moi tout un choix de chemins,et je me décidai pour une arête qui faisait un angle avec celle oùj’étais, et qui par conséquent mettrait bientôt un profond ravinentre moi et mes ennemis. L’exercice m’avait réchauffé le sang, etje commençais à m’amuser beaucoup. Sans m’arrêter, je déjeunai desrestes poudreux des pains d’épices.

Je connaissais très mal le pays, et n’avaispas idée de ce que j’allais faire. Je me fiais à la vigueur de mesjambes, mais je me rendais compte que ceux qui me poursuivaientconnaissaient bien la topographie des lieux, et que mon ignorancem’handicapait fortement. Je voyais devant moi une mer de montagnes,s’élevant très haut dans le sud, mais vers le nord s’abaissant parvastes ondulations entrecoupées de vaux larges et peu profonds.L’arête que j’avais choisie s’abaissait, un mille ou deux plusloin, vers une lande qui formait comme une sorte de poche entre leshauteurs. Cette direction me semblait aussi bonne à prendre qu’uneautre.

Mon stratagème m’avait procuré une bonneavance – de quelque vingt minutes – et j’avais déjà mis derrièremoi la largeur d’un ravin lorsque je vis surgir les premières têtesde mes poursuivants. La police avait sans nul doute requis lacoopération des talents locaux, et les hommes que je pus voiravaient l’apparence de bergers ou de gardes-chasse. Ils poussèrentune clameur en m’apercevant, et je les saluai de la main. Deuxplongèrent dans le ravin et commencèrent à escalader mon arête,tandis que les autres restaient de leur côté de la montagne. Je mefigurais prendre part à ce jeu de collégiens qu’on nomme « lapoursuite ».

Mais le jeu ne tarda point à dégénérer. Cesgars derrière moi, des hommes robustes, étaient sur leur bruyèrenatale. En me retournant, je vis que trois seulement venaient surmoi en droite ligne, et je supposai que les autres faisaient undétour afin de me couper le chemin. Mon défaut de connaissance deslieux risquait fort de causer ma perte, et je résolus de quitter celabyrinthe de ravins pour la poche de lande que j’avais vue deshauteurs. Il me fallait pour cela augmenter mon avance afin de medébarrasser d’eux, et je crus la chose faisable, à la condition detrouver un terrain propice. Avec du couvert, j’aurais essayé del’affût, mais sur ces pentes dénudées on eût distingué une mouche àun mille. Je ne devais mettre mon espoir que dans la vigueur de mesjambes et dans la solidité de mes poumons, mais il me fallait pourles utiliser un terrain plus facile, car je n’avais pas le piedmontagnard. Ah ! posséder ici un bon poneyafrikander !

Je donnai un grand effort et quittai mon arêtepour m’enfoncer dans la lande avant qu’aucune forme humaine eûtsurgi de la crête derrière moi. Je franchis un torrent, et arrivaisur une grande route qui faisait communiquer deux vallées. Devantmoi s’étendait un large espace de bruyère en pente dont le sommetse couronnait d’un maigre plumeau d’arbres. Dans le talus longeantla route s’ouvrait un portail, d’où un sentier envahi d’herbesmenait sur la première ondulation de la lande.

J’escaladai le talus et suivis le sentier. Aubout de cent mètres – sitôt hors de vue de la grande route –l’herbe cessait et il devenait un chemin très respectable,entretenu avec un soin évident. Nul doute qu’il allât à une maison,et l’envie me vint de faire comme lui. Jusque-là, ma veine s’étaitmaintenue, et il se pouvait que ma meilleure chance m’attendît danscette habitation écartée. En tout cas il y avait là-bas des arbres,et par conséquent du couvert.

Au lieu de suivre le chemin, je pris le lit dutorrent qui coulait à sa droite, où la fougère poussait dru et dontles berges surélevées formaient un abri passable. Ma prudence étaitjustifiée, car je n’eus pas plus tôt gagné ce creux qu’en meretournant je vis la meute surgir au sommet de l’arête d’où jevenais de descendre.

Je cessai alors de me retourner ; je n’enavais pas le loisir. Je courais le long du torrent, me baissant auxendroits découverts, et la plupart du temps à gué dans l’eau peuprofonde. Je rencontrai une maisonnette abandonnée avec les restesd’une meule de tourbe, et un jardin envahi de végétations folles.Puis j’arrivai dans une prairie fraîchement coupée, et aussitôtaprès sur la lisière d’un bosquet de sapins courbés par le vent. Delà je vis les cheminées de la maison qui fumaient à quelque centmètres sur ma gauche. J’abandonnai le torrent, franchis un autretalus – au-delà duquel j’eus sous les pieds, quasi sans m’yattendre, une pelouse négligée. Un regard en arrière m’apprit quej’étais hors de vue de la meute, laquelle n’avait pas encoredépassé la première ondulation de la lande.

La pelouse était très négligée, taillée non àla tondeuse mécanique mais à la faux, et ornée de massifs derhododendrons broussailleux. Un couple de coqs de bruyère, oiseauxqu’on voit peu dans les jardins, s’envola à mon approche. La maisonen face de moi était la ferme banale des pays de lande, mais il s’yaccolait une annexe plus prétentieuse blanchie à la chaux. Cetteaile se prolongeait par une véranda vitrée, où derrière lescarreaux je vis un gentleman âgé qui me regardait avecmansuétude.

Je franchis la bordure de grossier cailloutiset pénétrai dans la véranda par la porte ouverte. L’intérieurformait une pièce agréable, des vitres d’un côté, et de l’autre unemuraille de livres. D’autres bouquins s’entrevoyaient dans la piècesuivante. Sur le sol, en guise de meubles, reposaient des vitrinescomme on en voit dans les musées, pleines de monnaies et debizarres ustensiles de pierre.

Il y avait dans le milieu un bureau américain,et assis à ce bureau, devant des papiers et des volumes ouverts, setenait le paterne vieux gentleman. Sa figure était ronde etluisante, comme celle de Mr Pickwick, de grosses lunetteschevauchaient le bout de son nez, et le dessus de son crâne étaitaussi lisse et dénudé qu’un cul de bouteille. À mon entrée, il nefit pas un mouvement, mais haussa ses placides sourcils, etattendit que je prisse la parole.

Il n’était guère facile, ayant à peine cinqminutes de répit, d’expliquer à un inconnu qui j’étais et ce que jedésirais, et d’obtenir son assistance. Je ne l’essayai pas. L’œilde cet homme me parut si vif et perspicace, que je fus incapable detrouver un mot. Je restai à le contempler en balbutiant.

– Vous avez l’air pressé, mon garçon, dit-ilavec calme.

D’un signe de tête je désignai la fenêtre.Elle donnait vue sur la lande par une trouée dans le bosquet, etrévélait à un mille de distance plusieurs personnages quis’avançaient à travers la bruyère.

– Ah ah ! je vois, dit-il.

Et s’emparant d’une paire de jumelles marines,il examina tranquillement les personnages.

– On fuit la justice, hein ? Ehbien ! nous étudierons l’affaire à loisir. En attendant jem’oppose à voir mon domicile envahi par ces lourdauds de policierscampagnards. Entrez dans mon cabinet, vous y verrez deux portes enface de vous. Prenez celle de gauche et enfermez-vous. Vous serezparfaitement en sûreté.

Et cet homme extraordinaire se remit àécrire.

Je suivis ses instructions et me trouvai dansune petite chambre noire à odeur de produits chimiques, et éclairéeuniquement par une étroite lucarne tout en haut de la muraille. Laporte s’était refermée derrière moi avec un déclic métallique,telle une porte de coffre-fort. Une fois de plus je rencontrais unasile inespéré.

Néanmoins je ne me sentais pas à mon aise. Ily avait dans ce vieux gentleman un quelque chose qui m’intriguaitet qui m’effrayait presque. Il avait été trop aimable et tropaccueillant : on eût dit qu’il m’attendait. Et son regardm’avait paru terriblement perspicace.

Aucun bruit ne me parvenait dans cette pièceobscure. Rien n’empêchait que les policiers fussent en train defouiller la maison, et dans ce cas ils voudraient savoir ce qu’il yavait derrière cette porte. Je tâchai de m’armer de patience, etd’oublier la faim qui me tourmentait.

Puis je vis la chose sous un jour plussympathique. Le vieux gentleman ne pouvait décemment me refuser àmanger, et je me mis à évoquer mon déjeuner. Des œufs au lard mesuffiraient à la rigueur, mais il me fallait tout un quartier delard et un demi-cent d’œufs. Et alors, tandis que cette perspectiveme mettait l’eau à la bouche, il se fit un déclic, et la portes’ouvrit.

Je me retrouvai au grand jour, et vis dans lapièce qu’il nommait son cabinet, le maître de la maison assis dansun fauteuil et me considérant d’un œil singulier.

– Sont-ils partis ? demandai-je.

– Ils sont partis. Je leur ai persuadé quevous aviez franchi la montagne. Je ne veux pas que la polices’interpose entre moi et quelqu’un dont je suis enchanté de fairela connaissance. Voici un matin heureux pour vous, monsieur RichardHannay.

Tandis qu’il parlait, ses paupièrestressaillirent et parurent s’avancer un peu au-dessus de ses yeuxgris perçants. Je me rappelai dans un éclair l’expression qu’avaiteue Scudder en me décrivant l’homme qu’il redoutait le plus aumonde. Cet homme, d’après lui, « pouvait s’encapuchonner lesyeux à la manière d’un épervier ». Et je compris que jem’étais jeté tête baissée dans le quartier-général de l’ennemi.

Mon premier mouvement fut d’étrangler le vieuxscélérat et de gagner le large. Il parut deviner mon intention, caril sourit aimablement, et d’un signe de tête me montra la portederrière moi. Je me retournai, et vis deux serviteurs qui metenaient sous leurs revolvers.

Il savait mon nom, mais il ne me connaissaitpas de vue. Et cette réflexion, en me traversant l’esprit,m’inspira un faible espoir.

– Je ne sais ce que vous voulez dire,répliquai-je avec rudesse. Qui donc appelez-vous RichardHannay ? Je m’appelle Ainslie.

– Tiens tiens ! fit-il, sourianttoujours. Mais bien entendu vous avez plusieurs noms. Nous n’allonspas nous chicaner pour un de plus ou de moins.

Je m’étais ressaisi, et je m’avisai que matenue, sans veste ni gilet ni col, ne me dénonçait du moins pas.J’affectai mon air le plus rogue, et haussai les épaules.

– Je comprends que vous allez me livrer pourfinir, et j’appelle ça un sacré sale tour. Bon Dieu ! jevoudrais n’avoir jamais vu cette maudite auto ! Tenez, voicil’argent, et que le diable vous emporte !

Et je jetai sur la table quatresouverains.

Il ouvrit un peu les yeux.

– Oh ! que non, je ne vais pas vouslivrer. Mes amis et moi nous avons un petit compte à régler enparticulier avec vous, et voilà tout. Vous en savez un peu trop,monsieur Richard Hannay. Votre habileté comme acteur est grande,mais il vous reste des progrès à faire.

Il parlait avec assurance, mais je voyais ledoute poindre dans son esprit.

– Ah ! pour l’amour de Dieu, assez deboniments ! m’écriai-je. Tout se met contre moi. Je n’ai euque de la déveine depuis mon débarquement à Leith. Quel mal fait unpauvre diable qui a le ventre vide, de ramasser un peu d’argentqu’il trouve dans une auto décarcassée ? Voilà tout ce quej’ai fait, et pour cela je suis turlupiné depuis deux jours par cesbougres de policiers sur ces bougresses de montagnes. Je vous jureque j’en ai assez. Vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez,vieux frère. Ned Ainslie n’a plus le courage de lutter.

Je vis que le doute gagnait du terrain.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de me fairele récit de vos derniers faits et gestes ? medemanda-t-il.

– J’en suis incapable, patron, fis-je sur leton pleurnichard d’un authentique mendigot. Je n’ai rien eu à memettre sous la dent depuis deux jours. Donnez-moi d’abord unmorceau à manger, et puis vous saurez la vérité vraie.

Ma faim devait se lire sur mon visage, car ilfit signe à l’un des deux hommes du seuil. Un bout de pâté froid etun verre de bière furent déposés devant moi, et je les engloutisavec une avidité bestiale – ou plutôt avec l’avidité de NedAinslie, car je soutenais mon rôle. Au beau milieu de mon repas, ilm’adressa tout à coup la parole en allemand, mais je levai vers luiun visage inexpressif autant qu’un mur de pierre.

Puis je lui contai mon histoire – comme quoij’avais une semaine auparavant débarqué à Leith d’un navired’Arkhangel, et faisais route par l’intérieur des terres pour allerrejoindre mon frère à Wigtown. Je me trouvais à court de galette –à la suite d’une bordée, laissai-je entendre – et j’étaisabsolument à sec lorsque je rencontrai un trou dans une haie, etregardant par ce trou, aperçus une grosse auto couchée dans letorrent. Étant descendu voir de quoi il retournait, je découvristrois souverains éparpillés sur le siège et un autre sur leplancher. Il n’y avait personne aux environs ni aucune trace depropriétaire, aussi j’empochai la galette. Mais de façon ou d’autrela justice m’avait pisté. Lorsque je voulus changer un souveraindans la boutique d’un boulanger, la femme se mit à crier au voleur,et un peu plus tard, tandis que je me débarbouillais dans untorrent, je faillis être pincé, et ne m’échappai qu’en abandonnantma veste et mon gilet.

– Ils peuvent reprendre leur argent,m’écriai-je, pour ce que j’en suis devenu plus gras. Ces buveurs desang ne s’en prennent jamais qu’aux pauvres bougres. Tenez, sic’était vous, patron, qui aviez trouvé les jaunets, personne nevous aurait rien dit.

– Vous faites un bon menteur, Hannay, medit-il.

Je me mis en rage.

– Vous m’embêtez à la fin, nom d’untonnerre ! Je vous répète que je m’appelle Ainslie, et que dema vie je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un nommé Hannay.J’aimerais encore mieux la police que vous, avec vos Hannay et vostrucs de larbins à pistolets… Mais non, patron, je n’ai rien dit.Je vous suis très obligé de la boustifaille, et je vous remercieraide me laisser aller, maintenant que la voie est libre.

De toute évidence il était fort embarrassé. Ilfaut comprendre qu’il ne m’avait jamais vu, et mon aspect devaitdifférer considérablement de mes photographies, à supposer qu’il enait eu une en main. À Londres, j’étais très correct et bienhabillé, et ici j’étais un vulgaire chemineau.

– Je n’ai pas l’intention de vous laisseraller. Si vous êtes en effet ce que vous prétendez, vous aurezbientôt une occasion de le prouver. Si vous êtes ce que je crois,je doute que vous voyiez encore longtemps la lumière du jour.

Il frappa sur un timbre, et un troisièmedomestique surgit de la véranda.

– Je veux l’auto dans cinq minutes, dit-il.Nous serons trois à déjeuner.

Puis il me regarda fixement, et cette épreuvefut la plus rude de toutes.

Il y avait quelque chose d’effrayant et dediabolique dans ces yeux froids, méchants, inhumains, et de la plusinfernale malice. Ils me fascinaient comme des yeux de serpent.J’éprouvai la tentation violente de me rendre à merci et de luioffrir de passer sous ses ordres ; mais si l’on songe auxsentiments que m’inspirait toute l’affaire on se rendra compte quecette tentation dut être purement physique, la faiblesse d’uncerveau hypnotisé et dominé par une volonté plus forte. Je réussisnéanmoins à tenir bon et même à ricaner.

– Vous me reconnaîtrez la prochaine fois,patron, dis-je.

– Karl, fit-il en allemand à l’un des hommesdu seuil, vous mettrez cet individu dans le magasin jusqu’à monretour, et vous me répondrez de lui.

Je fus emmené hors de la pièce, un revolver àchaque tempe.

 

Le magasin était une pièce humide située dansla partie ancienne qui servait jadis de ferme. Il n’y avait pas detapis sur le plancher déjeté, et rien pour s’asseoir qu’un tabouretd’écolier. Il y faisait noir comme dans un four, car les fenêtresétaient closes de contrevents massifs. À tâtons je me rendis compteque le long des murs s’empilaient des caisses, des barils et dessacs pleins d’une matière dense. Cet intérieur sentait le moisi etl’abandon. Mes geôliers tournèrent la clef dans la serrure et jeles entendis traîner la semelle en montant la garde au-dehors.

Je m’assis dans ces ténèbres glaciales, tout àfait déprimé. Le vieux était parti en auto chercher les deuxgredins qui m’avaient interrogé la veille. Or, eux m’avaient vusous les apparences du cantonnier, et ils ne pouvaient manquer deme reconnaître, car j’étais dans la même tenue. Que pouvait bienfaire un cantonnier à vingt milles de son chantier, et poursuivipar la police ! Une question ou deux les mettraient sur lavoie. Probablement ils avaient vu Mr Turnbull, probablement aussiMarmie ; selon toute apparence ils remonteraient jusqu’à sirHarry, et le tout leur deviendrait clair comme de l’eau de roche.Quel espoir me restait-il, dans cette maison perdue de la lande,avec ces trois bandits et leurs serviteurs armés ?

Je songeai avec regret aux policiers, en trainde patauger à ma recherche dans la montagne. Eux du moins étaientdes compatriotes et d’honnêtes gens, et ils seraient plusmiséricordieux que ces vampires étrangers. Mais ils ne m’auraientpas écouté. Ce vieux démon aux paupières glissées n’avait pas mislongtemps à se débarrasser d’eux. Il possédait sûrement desaccointances avec le commissariat. Sans nul doute il avait desrecommandations ministérielles qui lui accordaient pleine licencede conspirer contre l’Angleterre. Car telle est la politiqueaveugle que nous suivons dans la mère patrie.

Les trois hommes devant être de retour pour ledéjeuner, il ne me restait plus qu’une paire d’heures à attendre.Ce qui équivalait à attendre la mort, car je ne voyais aucun moyende me dépêtrer de là. J’enviai la force d’âme de Scudder, carj’avoue sans ambages que je ne me sentais pas grande fermeté. Laseule chose qui me soutînt était la fureur. Je bouillais de rage àsonger de quelle façon ces espions avaient mis le grappin sur moi.Je souhaitai pouvoir au moins tordre le cou à l’un d’eux avant desuccomber.

Plus j’y songeais plus ma colèreaugmentait ; à la fin je n’y tins plus et je me levai pourfaire le tour de la chambre. J’essayai les volets, mais ils avaientun système de fermeture à clef, et je ne parvins pas à lesébranler. Du dehors m’arrivait un caquètement assourdi de poules augrand soleil. Puis je fourrageai parmi les sacs et les caisses. Jene pus ouvrir ces dernières, et les sacs semblaient remplisd’espèces de biscuits de chien qui fleuraient la cannelle. Maisdans mon périple autour de la pièce, je trouvai dans unrenfoncement du mur une poignée qui me parut mériter un plus ampleexamen.

C’était la porte d’un placard – ce qu’on nomme« resserre » en Écosse – et elle était fermée à clef. Jela secouai, et elle me parut peu résistante. À défaut de meilleureoccupation, je déployai ma vigueur contre cette porte, en obtenantplus de prise sur la poignée grâce à mes bretelles dont jel’entortillai. Elle céda enfin avec un craquement qui devait,pensais-je, attirer mes gardiens. Après une courte attente, je memis à explorer les rayons du placard.

Il contenait une foule d’objets bizarres. Jeretrouvai dans mes poches de pantalon une ou deuxallumettes-bougies, et en craquai une. Elle s’éteignit presque toutde suite, mais à sa lueur j’eus le temps d’apercevoir dans un coinun petit tas de lampes électriques de poche. J’en cueillisune : elle fonctionnait.

Muni de cette lampe, je continuai mesinvestigations. Il y avait des flacons et des caisses de substancesaux odeurs suspectes, évidemment des produits chimiques destinés àdes expériences, et aussi des rouleaux de fil de cuivre fin et descoupons innombrables d’une mince soie imperméabilisée. Il y avaitune boîte de détonateurs et une provision de cordeau Bickford.Puis, tout au fond d’un rayon, je trouvai un emballage de fortcarton brun, et à l’intérieur une caissette de bois. Je réussis àen arracher le couvercle ; elle contenait une demi-douzaine depetits blocs grisâtres, de deux pouces de côté chacun.

J’en pris un, et constatai qu’il s’effritaitsans peine entre mes doigts. Puis je le flairai et y portai lalangue. Après quoi je m’assis pour réfléchir. Je n’avais pas étéingénieur des mines pour rien, et au premier coup d’œil, jereconnus de la cheddite.

Avec un de ces blocs, je pouvais faire sauterla maison en mille morceaux. J’avais vu agir le produit enRhodésie, et je savais sa puissance. Mais, par malheur, mon savoirn’était pas précis. J’ignorais la charge exacte et la vraie manièrede l’amorcer ; je n’avais même qu’une vague idée de sa force,car je ne l’avais pas manipulé de mes propres mains.

Toutefois c’était une chance, la seulepossible. Le risque était grand, mais d’autre part il y avait lacertitude absolue de ma perte. Si je m’en servais, les chancesétaient, à mon estimation, de cinq contre une pour me faire sauterjusqu’au plus haut des arbres ; mais si je ne m’en servaispas, selon toute probabilité j’occuperais avant le soir une fossede six pieds dans le jardin. Telle fut la manière dont j’envisageaila situation. La perspective était plutôt sombre des deux parts,mais en tout cas il restait une chance, aussi bien pour moi quepour mon pays.

Le souvenir du petit Scudder me décida. Jeconnus là peut-être le plus sale moment de ma vie, car je ne vauxrien pour ces résolutions de sang-froid. Je réussis néanmoins àtrouver la force de serrer les dents et de rejeter les crainteshideuses qui m’envahissaient. Je refusai simplement d’y penser, etaffectai de croire que je me livrais à une simple expérience de feud’artifice.

Je pris un détonateur, et y fixai une couplede pieds de mèche. Puis je pris le quart d’un bloc de cheddite, yadaptai le détonateur, et l’enfouis sous l’un des sacs voisins dela porte, dans une fissure du plancher. Je soupçonnais la moitiédes caisses de renfermer de la dynamite. Pourquoi pas, en effet,puisque le placard contenait de si violents explosifs ? Dansce cas nous ferions un merveilleux voyage aérien, moi, lesdomestiques allemands et un bon arpent du terrain circonvoisin. Enoutre, comme j’avais presque tout oublié concernant la cheddite, ilse pouvait que l’explosion fît détoner les autres blocs du placard.Mais cela ne menait à rien d’envisager ces possibilités. Lesrisques étaient effroyables, mais je devais les subir.

Je me ratatinai tout au-dessous de l’appui defenêtre, et allumai la mèche. Puis j’attendis une minute ou deux.Il régnait un silence de mort – troublé par le seul frottement delourdes semelles dans le couloir, et le paisible caquètement despoules au-dehors. Je recommandai mon âme à son créateur, et medemandai si dans cinq secondes…

Une onde de feu énorme sembla jaillir duplancher et m’enveloppa un instant d’une atmosphère de fournaise.Puis le mur en face de moi s’éclaira de jaune d’or et s’écrouladans un fracas de tonnerre qui me mit la cervelle en bouillie.Quelque chose tomba sur moi, m’attrapant le coin de l’épaulegauche.

Et je crois bien qu’alors je perdisconnaissance.

Ma syncope dura tout au plus quelquessecondes. Je me sentis asphyxié par d’épaisses vapeurs jaunâtres,et, me dégageant des décombres, je me remis débout. Quelque partderrière moi je perçus l’air libre. Le cadre de la fenêtre étaittombé, et par la brèche irrégulière la fumée se déversait au soleilde midi. J’enjambai le linteau brisé et me trouvai dans une cour,emplie d’un brouillard dense et acre. Je me sentais fort mal enpoint, et prêt à défaillir, mais je pouvais encore me mouvoir, etje m’éloignai de la maison à l’aveuglette et en titubant.

Un petit ru de moulin coulait dans un chenalde bois, de l’autre côté de la cour : je tombai dedans. L’eaufraîche me ranima, et je retrouvai assez mes esprits pour songer àm’enfuir. Je remontai le ru en pataugeant parmi son visqueux enduitverdâtre, et parvins à la roue du moulin. Arrivé là, je m’insinuaipar le pertuis de l’arbre de couche dans le vieux moulin où jem’abattis sur un matelas de balle d’avoine. Un clou m’accrocha, lefond de la culotte, et je laissai derrière moi un lambeau de« mélange bruyère ».

Le moulin ne servait plus depuis longtemps.Les échelles tombaient de vétusté et les rats avaient rongé degrands trous dans le plancher du grenier. Un malaise me prit, unvertige tourbillonna sous mon crâne, tandis que mon bras et monépaule gauches semblaient frappés de paralysie. Je regardai par lafenêtre, et vis la maison encore surmontée d’un brouillard, et dela fumée s’échappant d’une fenêtre de l’étage. J’avais, Dieu mepardonne, mis le feu à l’immeuble, et de derrière celui-ci meparvenaient des cris confus.

Mais je ne pouvais m’attarder, car le moulinétait évidemment une mauvaise cachette. Pour peu que l’on mecherchât, on suivrait naturellement le ru, et je ne doutais pas quela recherche dût commencer dès qu’ils verraient que mon cadavren’était pas dans le magasin. D’une seconde fenêtre, je vis que del’autre côté du moulin se dressait un vieux colombier de pierre. Sije pouvais y arriver sans laisser de traces, j’y trouveraispeut-être un refuge, car je me disais que mes ennemis, s’ils mecroyaient en état de me mouvoir, s’imagineraient que j’avais gagnéle large, et me chercheraient sur la lande.

Je descendis tant bien que mal par l’échellerompue, en éparpillant de la balle d’avoine derrière moi afin dedissimuler mes empreintes. Je fis de même sur le plancher dumoulin, et sur le seuil, où la porte ne tenait plus qu’à des gondsbranlants. J’avançai prudemment la tête, et vis qu’entre moi et lecolombier s’étendait un morceau de terrain aride et négligé, où mespas ne laisseraient aucune trace. De plus, on y était bien caché dela maison par les bâtiments du moulin. Je traversai furtivement ceterrain, gagnai le derrière du colombier, et me mis en devoir d’ygrimper.

J’ai rarement entrepris quelque chose de plusmalaisé. Mon épaule et mon bras me cuisaient en diable, et mon étatde vertige risquait à chaque instant de me faire tomber. Mais jeréussis quand même. En utilisant des pierres en saillie et desbrèches entre les moellons, ainsi qu’une solide tige de lierre, jefinis par atteindre le sommet. Un petit parapet l’entourait,derrière lequel je trouvai la place de m’étendre sur le dos. Puisje continuai mes exercices par le classique évanouissement.

Je repris connaissance avec un fort mal detête, et le soleil me brûlant la figure. Un bon moment, je restaiimmobile, car ces abominables exhalaisons semblaient avoir dissousmes membres et obnubilé mon cerveau. Il m’arrivait de la maison deséclats de voix gutturales et le bruit de moteur d’une auto arrêtée.Le parapet offrait une petite brèche ; je me traînaijusque-là, et ma vue plongea sur une partie de la cour. Despersonnages surgirent : un domestique, la tête embobelinéed’un pansement, et un jeune homme en culotte cycliste. Ils avaientl’air de chercher quelque chose ; et ils se dirigèrent vers lemoulin. Tout à coup l’un d’eux aperçut le lambeau de « mélangebruyère » accroché au clou, et appela son compagnon. Tous deuxregagnèrent la maison, et en ramenèrent deux autres individus pourl’examiner. Je reconnus la face ronde de celui qui m’avait capturétout à l’heure, et crus distinguer aussi l’homme au zézaiement.Tous étaient munis de revolvers.

Durant une demi-heure ils mirent le moulinsens dessus dessous. Je les entendais donner des coups de pied dansles tonneaux et soulever les lames pourries du plancher. Après quoiils ressortirent et restèrent juste au-dessous du colombier àdiscuter avec vivacité. Le domestique au pansement reçut une vertesemonce. Je les entendis toucher à la porte du colombier, et uninstant je m’imaginai avec terreur qu’ils allaient monter. Mais ilsse ravisèrent, et regagnèrent la maison.

Tout ce long après-midi de soleil dévorant, jerestai à rôtir sur la plate-forme. Je souffrais surtout de la soif.Ma langue était sèche comme du bois, et pour comble j’entendais lebruissement frais de l’eau dans le ru de moulin. Je suivais desyeux le petit cours d’eau à travers la lande, et le remontais enimagination jusqu’au haut du val, où il devait jaillir d’une sourceglacée, ourlée de fougères et de mousses. J’aurais donné millelivres pour m’y tremper la figure.

Je découvrais la plus grande partie du cerclede bruyère. Je vis l’auto s’éloigner rapidement avec deuxpassagers, et un individu monté sur un poney galoper vers l’est. Jepensai qu’ils me cherchaient, et leur souhaitai bien duplaisir.

Mais je vis autre chose de plus intéressant.La maison se trouvait située presque au sommet d’une intumescencede la lande qui couronnait une sorte de plateau, et le seul pointqui fût plus élevé était la grande montagne à six milles de là. Sonsommet réel, comme je l’ai déjà dit, portait un assez gros bouquetd’arbres – formé en majeure partie de sapins, avec quelques frêneset hêtres. Sur le colombier, j’étais à peu près de niveau avec lesommet des arbres, et je pouvais voir ce qui se passait derrière.Au lieu d’être massif, le bois formait un simple anneau, àl’intérieur duquel s’étendait un ovale de gazon vert, quiressemblait fort à un vaste terrain de cricket.

Je ne mis pas longtemps à deviner son usage.C’était un aérodrome, et un aérodrome secret. L’endroit avait étéfort judicieusement choisi. À supposer en effet que quelqu’un vîtun avion y descendre derrière les arbres, il le croirait partiau-delà de la hauteur. Comme l’endroit se trouvait au sommet d’unepente et au milieu d’un vaste amphithéâtre, un observateurquelconque, d’une direction quelconque, devait conclure que l’avionavait continué son chemin. Seul, quelqu’un de tout proches’apercevrait que l’aéro, sans dépasser la colline, était descenduau milieu du bois. Un observateur muni d’une longue-vue et placésur la grande montagne, plus élevée, aurait peut-être découvert lavérité, mais il n’y venait que des bergers, et les bergersn’emportent pas avec eux de lunettes d’approche. En regardant ducolombier, je distinguais tout au loin une ligne bleue que jesavais être la mer, et j’enrageais de me dire que nos ennemispossédaient cette tour de guet secrète pour épier nos eaux.

Je m’avisai ensuite que si l’avion revenaitj’avais dix chances contre une d’être découvert. Aussi, durant toutl’après-midi, je restai couché, priant Dieu de ramener l’obscurité,et je me réjouis de voir enfin le soleil disparaître derrière lesmontagnes de l’ouest, et la brume du soir s’étaler sur la lande.L’aéroplane revint tard. Le crépuscule était déjà très avancélorsque je perçus le bruissement de ses ailes et le vis descendreen vol plané vers son gîte, dans le bois. Des lumières s’agitèrentun moment, et il y eut beaucoup d’allées et venues du côté de lamaison. Puis la nuit tomba, et le silence se fit.

Grâce à Dieu, la nuit était sombre. La lune, àson dernier quartier, ne se lèverait que très tard. Vers 9 heures,autant que j’en pus juger, n’y tenant plus de soif, je me mis endevoir de descendre. Ce n’était pas facile ; et de plus,arrivé à mi-chemin, j’entendis s’ouvrir la porte de derrière de lamaison, et vis la lueur d’une lanterne sur le mur du moulin. Durantquelques minutes d’angoisse je restai suspendu au lierre et priaiDieu que l’individu, quel qu’il fût, ne vînt pas vers le colombier.Enfin la lumière disparut, et je me laissai tomber le plusdoucement possible sur le pavé de la cour.

Je rampai à plat ventre, dissimulé derrièreune digue de pierre, jusqu’au rideau d’arbres qui entourait lamaison. Si j’avais su comment m’y prendre, j’aurais mis l’aéro enaction, mais je compris que toute tentative de ce genre seraitprobablement vaine. Comme je ne doutais pas qu’il y eût uneprotection quelconque autour de la maison, je m’enfonçai dans lebois sur les mains et les genoux, en tâtant avec précaution chaquepouce de terrain devant moi. Je faisais sagement, car j’arrivaibientôt à un fil de fer tendu à deux pieds du sol. Si j’avais butécontre, il n’eût pas manqué de mettre en branle une sonnerie dansla maison, et j’étais pris.

Cent mètres plus loin, je trouvai un autre filingénieusement disposé sur la berge d’un ruisselet. Plus loinc’était la lande, et au bout de cinq minutes j’étais enfoncé dansla fougère et la bruyère. Peu après je contournais l’épaulement dela hauteur, par le petit ravin d’où coulait le ru du moulin. Dixminutes plus tard je trempais ma figure dans la source etj’absorbais des pintes de l’eau béatifique.

Mais je ne fis halte pour de bon qu’aprèsavoir mis une douzaine de milles entre moi et cette mauditedemeure.

Chapitre 7Le pêcheur à la mouche

Je m’assis au sommet d’une colline etenvisageai ma situation. J’étais médiocrement satisfait, car lajoie résultant de mon évasion disparaissait sous un violent malaisephysique. Les gaz de la cheddite m’avaient positivement empoisonné,et les heures d’insolation sur le colombier n’avaient pas amélioréles choses. J’éprouvais un mal de tête fou, et me sentais maladecomme un chien. Mon épaule était mal arrangée. Au début je croyaisqu’il s’agissait seulement d’une ecchymose, mais elle commençait àenfler, et je ne pouvais plus me servir de mon bras gauche.

J’avais projeté de retrouver la cabane de MrTurnbull, afin de reprendre mes affaires, et en particulier lecalepin de Scudder, après quoi je rejoindrais la grande ligne etretournerais vers le sud. Il me semblait que plus tôt je memettrais en relations avec l’homme du Foreign Office, sir WalterBullivant, mieux cela vaudrait. Je ne voyais pas comment jepourrais obtenir plus de preuves que je n’en avais déjà. Ilaccepterait mon histoire ou la rejetterait, mais de toute façon,avec lui, je serais en meilleures mains qu’avec ces diaboliquesAllemands. J’éprouvais une bienveillance croissante à l’égard de lapolice anglaise.

Il faisait un merveilleux clair d’étoiles, etje n’eus pas grande difficulté à trouver mon chemin. La carte desir Harry m’avait donné une idée générale du pays, et je n’eus qu’àme diriger vers l’ouest-sud-ouest pour atteindre la rivière oùj’avais rencontré le cantonnier. Dans toutes ces pérégrinationsj’ignorais les noms des localités, mais je crois que cette rivièren’était rien de moins que le cours supérieur de la Tweed. D’aprèsmon calcul je devais m’en trouver à quelque dix-huit milles, ce quim’empêcherait d’y être avant le matin. Il me fallait donc passer lajournée quelque part, car je ne pouvais, mis comme je l’étais, memontrer au grand jour. Je n’avais ni veste ni gilet, ni col nichapeau ; mon pantalon était en loques, mon visage et mesmains noircis par l’explosion. Je suppose que j’avais encored’autres agréments, car je me sentais les yeux terriblementinjectés. Bref je n’étais pas un spectacle à offrir sur unegrand-route à d’honnêtes citoyens.

Peu après le lever du jour, je tentai de medébarbouiller dans un torrent, puis me dirigeai vers une cabane depaysan, car j’avais besoin de nourriture. Le paysan était sorti, etsa femme restait seule, sans voisin une lieue à la ronde. C’étaitune honnête vieille, et courageuse d’ailleurs, car malgré l’effroique lui inspirait ma vue, elle s’empara d’une hache, dont ellen’eût pas hésité à se servir contre un malfaiteur.

– J’ai fait une chute, lui dis-je, sans donnerd’explications.

Et elle vit à mon air que j’étais très mal enpoint. Sans me poser de questions, cette bonne samaritaine me donnaune jatte de lait additionnée d’une rasade de whisky, et m’offritde me reposer un peu devant l’âtre de la cuisine. Elle voulutpanser mon épaule, mais celle-ci me faisait tant de mal que je nelui permis pas d’y toucher.

Je ne sais pour quoi elle me prit – un voleurrepentant, peut-être ; car lorsque j’allai pour lui payer lelait, et lui tendis un souverain (je n’avais pas de plus petitemonnaie) elle secoua la tête et marmotta que « je ferais mieuxde donner ça à ceux à qui ça revenait ». Là-dessus jeprotestai si énergiquement qu’elle dut finir par me croirehonnête : elle accepta la pièce et me donna en échange, outreun vieux chapeau de son homme, un plaid chaud et neuf. Elle memontra la manière de draper le plaid autour de mes épaules, etquand je sortis de la chaumière je représentais au naturell’Écossais type que l’on voit sur les illustrations des poèmes deBurns. Mais en tout cas j’étais plus ou moins vêtu.

Je m’en trouvai bien, car le temps changeadans la matinée, et la pluie se mit à tomber dru. Je cherchai unabri dans le creux d’un ravin, sous un rocher où une accumulationde fougères mortes faisait une couche passable. Je m’y livrai ausommeil, et ne me réveillai qu’à la tombée de la nuit,misérablement courbaturé, lanciné par mon épaule comme par une ragede dents. Je mangeai le pain d’avoine et le fromage que la vieillem’avait donnés, et me remis en marche avant l’obscurité.

Je ne dis rien des souffrances de cette nuitpassée dans l’humidité des montagnes. Faute d’étoiles pour meguider, je dus m’en tirer tant bien que mal d’après mes souvenirsde la carte. Par deux fois je perdis mon chemin, et je fisplusieurs mauvaises chutes dans des trous à tourbe. Je n’avais àparcourir qu’environ dix milles à vol d’oiseau, mais j’en fis plusprès de vingt, grâce à mes erreurs. Vers la fin du trajet, jemarchais les dents serrées, la tête vide et bourdonnante. Mais j’envins à bout, et au petit jour je frappais à la porte deM. Turnbull. Le brouillard était dense et opaque, et de lacabane je ne voyais pas la grand-route.

Turnbull en personne m’ouvrit – dégrisé, etmême plus que dégrisé. Il était tiré à quatre épingles dans uncomplet noir, antique mais bien conservé ; il s’était rasé pasplus tard que le soir précédent, il portait un col de toile, etdans sa main gauche il tenait une bible de poche. Il ne me reconnutpas tout de suite.

– Qui êtes-vous, pour venir vagabonder par iciun dimanche matin ? me demanda-t-il.

J’avais entièrement perdu le compte des jours.Le dimanche ! telle était donc l’explication de cette grandetenue insolite.

La tête me tournait si violemment que je nepus former de réponse cohérente. Mais il me reconnut, et vit quej’étais malade.

– Avez-vous rapporté mes bésicles ?demanda-t-il.

Je les tirai de la poche de mon pantalon etles lui tendis.

– Vous venez sans doute pour votre jaquette etvotre gilet ? Entrez toujours… Fichtre, camarade, vous avezl’air rudement démoli. Tenez-vous un peu, que je vous apporte unechaise.

Je compris que j’en étais pour un accès depaludisme. Il me restait de vieilles fièvres dans le sang, et lanuit d’humidité venait de les faire sortir ; de plus, monépaule et les effets des gaz se coalisaient pour m’aplatir tout àfait. Sans me laisser le temps de me reconnaître, Mr Turnbullm’aida à me déshabiller, et me mit au lit dans l’une des deuxarmoires qui garnissaient les murs de la cuisine.

Il ne vous abandonnait pas dans le besoin, cevieux cantonnier. Sa femme était morte des années auparavant, etdepuis le mariage de sa fille il vivait seul. Pendant près de dixjours, il me donna tous les soins rudimentaires que réclamait monétat. Il ne me fallait qu’être laissé en paix tant que la fièvresuivait son cours, et, lorsque ma peau reprit sa températurenormale, je m’aperçus que l’accès avait à peu près guéri monépaule. Mais il fut assez grave, et tout en quittant le lit au boutde cinq jours, il me fallut encore du temps pour me remettred’aplomb.

Il partait chaque matin, me laissant du laitpour la journée, et fermant à clef la porte derrière lui ; età la brune il revenait s’asseoir silencieux au coin de l’âtre. Pasune âme n’approcha de la maison. Quand je me trouvai mieux, il nem’importuna pas de questions. À plusieurs reprises il me procura unScotsman vieux de deux jours, et je remarquai quel’intérêt soulevé par l’assassinat de Portland Place était épuisé.On n’en parlait plus, et il n’était guère question que d’unecertaine Assemblée générale – une sorte de farce ecclésiastique, àce que je compris.

Un jour, il tira ma ceinture d’un tiroir ferméà clef.

– Il y a joliment de la galette là-dedans, medit-il. Vous feriez bien de compter pour voir si tout y est.

Il ne s’informa même pas de mon nom. Je luidemandai si personne n’était venu prendre des informations à lasuite de mon accès de travaux routiers.

– Si fait, un homme en automobile. Il voulaitsavoir qui avait pris ma place ce jour-là, et je lui ai réponduqu’il était maboul. Mais comme il ne me lâchait pas, je lui ai ditfinalement qu’il parlait sans doute de mon beau-frère de Cleuch,qui des fois me donne un coup de main. Il avait l’air d’un homme duSud, et je ne comprenais pas la moitié de son parler anglais.

Je devins très impatient, ces derniers jours,et je ne me sentis pas plus tôt d’aplomb que je décidai de partir.On était alors au 12 juin, et comme si la chance me favorisait, unbouvier passa ce matin-là, menant des bêtes à Moffat. C’était unnommé Hislop, un ami de Turnbull : il entra pour déjeuner avecnous et m’offrit de m’emmener avec lui.

Je forçai Turnbull à accepter cinq livres pourma pension, mais ce ne fut pas sans peine. Il n’y eut jamais êtreplus indépendant. Il devint positivement grossier quand je lepressai, et tout rouge et bourru il prit à la fin mon argent sansdire merci. Lorsque je lui parlai de ce que je lui devais, ilgrommela confusément qu’« une bonne manière en valait uneautre ». On eût cru, à nous voir nous séparer, que nous nousquittions fâchés.

Hislop était une joyeuse créature, qui bavardatout le long de la montée et jusque dans le val ensoleillé d’Annan.Je lui parlai des marchés du Galloway, et du prix des moutons, etil resta persuadé que j’étais un berger de par là-bas. Mon plaid etmon vieux chapeau, comme je l’ai dit, me donnaient l’air d’un vraiÉcossais de théâtre. Mais c’est une corvée singulièrement lente quede conduire du bétail, et nous mîmes presque une journée àparcourir une douzaine de milles.

Si j’avais eu l’esprit moins inquiet, j’auraisgoûté ces heures-là. Il faisait un azur éclatant, le paysage semodifiait constamment, avec ses collines rousses et ses lointainesprairies vertes, et il s’élevait un concert perpétuel derossignols, de courlis et d’eaux courantes. Mais je ne me souciaisguère de l’été imminent, et moins encore de la conversationd’Hislop, car l’approche du fatidique 15 juin m’accablait sous lesdifficultés de mon entreprise désespérée.

Je dînai dans un modeste cabaret de Moffat, etfis à pied les deux derniers milles jusqu’à la bifurcation de lagrande ligne. L’express de nuit pour le sud ne devait passer quevers minuit, et pour tuer le temps je montai sur le versant de lahauteur, où, fatigué de la marche, je m’endormis. Je faillis dormirtrop longtemps : je dus courir à la station et j’attrapai letrain deux minutes avant son départ. Le contact des duresbanquettes de troisième et l’odeur du tabac grossier me réjouirentétonnamment. Et puis, je me sentais enfin prêt à en venir auxprises avec ma tâche.

Je fus débarqué à Crewe en pleine nuit, et ilme fallut attendre jusqu’à 6 heures un train pour Birmingham. Dansl’après-midi, j’arrivai à Reading, et me transférai dans un trainvicinal qui serpentait parmi les bas-fonds du Berkshire. Je metrouvai alors dans une grasse contrée de prairies submergées et delentes rivières envahies de roseaux. Vers 8 heures du soir, unindividu éreinté et sali par le voyage – un hybride entre le valetde ferme et le vétérinaire – avec un plaid à carreaux noirs etblancs sur le bras (car je n’osais le porter au sud de la frontièreécossaise) descendit à la petite station d’Artinswell. Il y avaitdu monde sur le quai ; et je préférai attendre d’être sorti delà pour demander mon chemin.

La route traversait d’abord un bois de grandshêtres, puis longeait une vallée peu profonde, d’où l’on voyait deverts sommets de dunes par-dessus les arbres lointains. Au sortirde l’Écosse, l’air semblait lourd et fade, mais infiniment doux,car les tilleuls, les marronniers et les lilas formaient desberceaux de fleurs. J’arrivai bientôt à un pont au-dessous duquelun cours d’eau limpide et lente coulait entre des parterres neigeuxde renoncules aquatiques. Un peu plus haut il y avait unmoulin ; et son déversoir faisait dans l’ombre odorante unbruit agréablement frais. Ce paysage, en somme, m’apaisa et metranquillisa. Je me mis à siffler en considérant les vertesprofondeurs, et l’air qui me vint aux lèvres fut « AnnieLaurie ».

Un pêcheur remontait du bord de l’eau, et enapprochant de moi lui aussi commença de siffler. Mon air devaitêtre communicatif, car il suivit mon exemple. C’était un hommerobuste, en vieux complet de flanelle peu propre, avec une musettede toile en bandoulière. Il m’adressa un signe de tête ; et jecrois bien n’avoir jamais vu figure plus fine et plus avenante. Ilappuya contre le pont sa mince canne à pêche de dix pieds etregarda l’eau avec moi.

– Elle est limpide, hein ? fit-ilaimablement. Regardez-moi ce gros là-bas. Il pèse quatre livrescomme une once. Mais le bon moment du soir est passé et il n’y aplus moyen de les crocher.

– Je ne le vois pas, dis-je.

– Regardez, là-bas ! À un mètre desroseaux, juste au-dessus de cette épinoche.

– Je le tiens à présent. On jurerait unepierre noire.

– Tout juste, dit-il.

Et il siffla encore une mesure d’« AnnieLaurie ».

– C’est Twisdon qu’il s’appelle, n’est-cepas ? fit-il par-dessus l’épaule, sans quitter des yeux lecourant.

– Non…, dis-je. C’est-à-dire oui.

J’avais entièrement oublié mon pseudonyme.

– Un sage conspirateur ne doit pas oublier sonnom, observa-t-il, en adressant un sourire épanoui à une poule debruyère qui émergeait de l’ombre du pont.

Je restai à le considérer ; et samâchoire ferme et carrée, son front large et ridé, les plusénergiques de ses joues, me firent voir que j’avais enfin trouvé unallié qui en valait la peine. Ses yeux bleus et bizarres semblaientvoir très profondément.

Tout à coup il fronça le sourcil.

– C’est honteux ! fit-il, élevant lavoix, honteux qu’un homme bien constitué comme vous ose demanderl’aumône. Je veux bien vous faire donner à manger, mais vousn’aurez pas un sou de moi.

Un dog-cart passait, conduit par unjeune homme qui leva son fouet pour saluer le pêcheur. Lorsqu’ileut disparu, celui-ci reprit sa canne.

– Voilà ma maison, dit-il, en désignant unportail blanc à cent mètres de là. Attendez cinq minutes, et puisallez-vous-en à la porte de derrière.

Et là-dessus il me quitta.

Je fis comme il m’indiquait. Au bout d’unchemin que bordait une véritable jungle de boules-de-neige et delilas, je trouvai un joli chalet dont la pelouse descendait à larivière. La porte de derrière était ouverte, et un majestueuxmaître d’hôtel m’attendait.

– Par ici, monsieur, dit-il.

Et il me conduisit par un corridor et par unescalier de service à une jolie chambre donnant sur la rivière. J’ytrouvai à ma disposition une garde-robe assortie : un habit desoirée avec tous ses accessoires, un complet de flanelle marron,des chemises, cols, cravates, rasoirs et brosses à cheveux, jusqu’àune paire de bottines de marque.

– Sir Walter a pensé que les effets de MrReggie vous iraient, monsieur, dit le maître d’hôtel. Il a iciquelques affaires, car il vient régulièrement passer le dimanche.La salle de bains est à côté, monsieur, et j’ai fait chaufferl’eau. On dîne dans une demi-heure, monsieur. Vous entendrez legong.

L’imposant individu se retira, et je melaissai aller tout ébaubi dans une bergère recouverte de guipure.C’était une vraie féerie de passer tout à coup de la mendicité à ceconfort bien ordonné. D’évidence, pour un motif qui m’échappait,sir Walter croyait en moi. Je me regardai dans la glace et vis unpersonnage basané, hirsute et farouche, avec une barbe de huitjours, de la poussière dans les yeux et les oreilles, pourvu d’unechemise grossière et sans col, d’informes vêtements de vieillecheviotte, et de souliers qui ne connaissaient plus le ciragedepuis un mois. Je faisais un charmant chemineau et un jolibouvier ; et voici que j’étais introduit par un majordomedistingué dans ce gracieux temple du luxe. Et le plus beau, c’estqu’on ne savait même pas mon nom.

Je résolus de ne pas me casser la tête sur ceproblème, et d’accepter les dons que m’envoyaient les dieux. Je merasai et me baignai avec délices, m’insinuai dans la belle chemisecraquante et dans le costume de soirée qui ne m’allait pas tropmal. Lorsque j’eus fini, la glace me renvoya l’image d’un jeunehomme assez présentable.

Sir Walter m’attendait dans la pénombre d’unesalle à manger où une petite table ronde s’éclairait de flambeauxd’argent. À sa vue – à la vue de cet homme si respectable, posé etsûr de lui, incarnation de la loi, du gouvernement et de toutes lesconvenances – j’eus un geste de recul et me sentis un intrus. Ilétait impossible qu’il sût la vérité à mon sujet, ou sinon il nem’aurait pas traité de la sorte. Je ne pouvais réellement accepterson hospitalité sur des bases mensongères.

– Je vous suis plus obligé que je ne peuxl’exprimer, mais je me vois forcé de mettre les choses au point,lui dis-je. Bien que je sois innocent, la police est à marecherche. Je tiens à vous en informer, et je ne m’étonnerais passi vous me jetiez à la porte.

Il sourit.

– Ça va bien. Que cela ne trouble pas votreappétit. Nous en reparlerons après dîner.

Jamais repas ne me fit plus grand plaisir, carje n’avais rien mangé de toute la journée que des sandwiches debuffet. Sir Walter me traita avec distinction, en m’offrant unchampagne supérieur, suivi d’un porto exquis. Je faillis pleurerd’énervement, à me voir assis là, servi par un valet de pied et unmaître d’hôtel impeccable, et à me rappeler que je venais de vivretrois semaines durant comme un bandit, avec le monde entier contremoi. J’entretins sir Walter du poisson-tigre du Zambèze, qui vousemporterait les doigts d’un coup de dents si on le laissait faire,et nous causâmes cynégétique en long et en large du globe, car ilavait chassé un peu dans sa jeunesse.

Nous prîmes le café dans son cabinet, agréablepièce garnie de livres et de trophées, pleine de désordre et deconfort. Je pris la résolution, si jamais je me dépêtrais de cetteaffaire et possédais un jour une maison à moi, de m’organiser unechambre pareille. Puis, les tasses à café débarrassées et noscigares allumés, mon hôte passa ses longues jambes pardessus lebras de son fauteuil et me pria de lui débiter mon récit.

– J’ai obéi aux instructions de Harry,ajouta-t-il, et il m’a promis qu’en échange vous me raconteriezquelque chose d’intéressant. Je vous écoute, Mr Hannay.

Je sursautai à l’entendre m’appeler par monvrai nom.

Je commençai par le tout commencement. Je dismon ennui à Londres, et ce soir où, en rentrant chez moi, Scudderm’arrêta devant ma porte. Je lui répétai tout ce que Scudderm’avait raconté au sujet de Karolidès et de la conférence duForeign Office, sur quoi il pinça les lèvres en souriant. Puis j’envins à l’assassinat, et il reprit son sérieux. Il sut toutconcernant le laitier, mon voyage dans le Galloway, et mondéchiffrement des notes de Scudder, à l’auberge.

– Vous les avez sur vous ? demanda-t-ilavec vivacité.

Et il poussa un soupir de soulagement lorsqueje tirai de ma poche le petit calepin.

Je ne parlai pas de son contenu. Mais jerapportai ma rencontre avec sir Harry, et les discours de laréunion. Cela le fit rire aux éclats.

– Harry a débité les pires absurdités,alors ? Je le crois bien volontiers. C’est le meilleur garçondu monde, mais sa ganache d’oncle lui a bourré la cervelle debourdes. Allez toujours, Mr Hannay.

Ma journée de cantonnier excita son intérêt.Il me fit décrire méticuleusement les deux individus de l’auto, etparut interroger sa mémoire. Il retrouva sa gaieté en apprenant lesort de cet imbécile de Jopley.

Mais l’épisode du vieillard dans la maison dela lande le rendit grave. De nouveau il me fallut décrire sonextérieur dans le dernier détail.

– Doucereux et chauve, et clignant des yeuxcomme un volatile… Un vrai oiseau de mauvais augure ! Et vousavez dynamité son ermitage après qu’il vous eut sauvé de lapolice ! Voilà du noble travail !

J’arrivai enfin au bout de mes pérégrinations.Il se leva lentement, et debout sur le devant du foyer, abaissavers moi son regard.

– Vous pouvez rayer la police de vos soucis,dit-il. Vous n’avez plus à craindre en rien la justice de votrepays.

– Grand Dieu ! m’écriai-je. A-t-onretrouvé l’assassin ?

– Non. Mais depuis une quinzaine on ne songeplus à vous inculper.

– Pourquoi ? demandai-je avecétonnement.

– Tout d’abord parce que j’ai reçu une lettrede Scudder. Je le connaissais un peu, et il a travaillé plusieursfois pour moi. Il était à demi-toqué, à demi génial, maisfoncièrement honnête. L’ennui avec lui était son inclination àmener sa partie seul. Cela le rendait à peu près inutile dans unservice secret – chose regrettable, car il possédait des facultéshors ligne. C’était, je crois, l’homme le plus brave du monde, caril tremblait toujours de peur, et cependant il ne reculait devantrien. J’ai reçu de lui une lettre le 31 mai.

– Mais il était mort depuis huit jours.

– La lettre fut écrite et mise à la poste le23. Évidemment il ne prévoyait pas une fin aussi proche. Sacorrespondance mettait d’ordinaire une semaine à me parvenir, carelle était expédiée sous double enveloppe en Espagne, et de là àNewcastle. Il avait la manie, vous le savez, de dissimuler sestraces.

– Que disait-il ? balbutiai-je.

– Rien. Simplement qu’il était en danger, maisqu’il avait trouvé asile chez un ami sûr, et que je recevrais deses nouvelles avant le 15 juin. Il ne me donnait pas d’adresse,mais disait qu’il logeait près de Portland Place. Son intentionétait, je crois, de vous disculper s’il lui arrivait quelque chose.En recevant cette lettre je me rendis à Scotland Yard, repassai lesdétails de l’enquête, et conclus que c’était vous, Mr Hannay, l’amien question. Nous prîmes sur votre compte des informations, qui setrouvèrent favorables. Je crus comprendre que votre disparitionavait pour cause non seulement la police, mais encore une autrecrainte – et en recevant le billet de Harry je devinai le reste. Jevous ai attendu à tout moment depuis huit jours.

On peut imaginer quel poids cela m’ôta del’esprit. Je me sentis de nouveau un homme libre, car je n’avaisplus à lutter que contre les ennemis de mon pays, et non pluscontre sa justice.

– Et maintenant, voyons ce petit calepin, ditsir Walter.

Son examen nous prit une grande heure. Je luiexpliquai le chiffre, et il sut s’en servir tout de suite. Ilcorrigea ma lecture en divers passages, mais ma traduction setrouva correcte en gros. Dès avant la fin son visage revêtait unsérieux extrême, et il resta ensuite quelque temps silencieux.

– Je ne sais que faire, dit-il enfin. Il araison sur un point – à savoir : ce qui va se passeraprès-demain. Comment diable cela a-t-il pu transpirer ? Voilàdéjà qui est assez mauvais. Mais tout ce qui concerne la guerre etla Pierre-Noire – cela me fait l’effet du pire mélo. Que n’ai-jeplus de confiance dans le jugement de Scudder ! L’ennui aveclui c’est qu’il était trop romanesque. Il avait le tempéramentartiste, et il prétendait embellir la vérité toute nue. Il avait enoutre quelques travers bizarres. Les Juifs, par exemple, lefaisaient voir rouge. Les Juifs et la haute finance.

« La Pierre-Noire, reprit-il. DerSchwarzstein. C’est comme dans les livraisons à deux sous. Ettout ce bourrage concernant Karolidès. C’est la partie faible del’histoire, car je sais pertinemment que le vertueux Karolidès estcapable de durer plus longtemps que nous deux. Aucun pays en Europene désire le voir disparaître. De plus, il vient de déployer sestalents à Berlin et à Vienne et de procurer à mon chef quelquesmauvais moments. Non ! Scudder a perdu la piste là-dessus.Franchement, Hannay, je ne crois pas cette partie de son histoire.Il se brasse quelque vilaine affaire, il en a découvert trop, et ily a perdu la vie. Soit. Mais je suis prêt à donner ma parole qu’ils’agit là de simple espionnage. Une certaine grande puissanceeuropéenne est entichée de son système d’espionnage, et sesméthodes ne sont pas des plus scrupuleuses. Comme elle paye auxpièces, ses émissaires n’iront pas reculer devant un meurtre oudeux. Ils veulent nos instructions navales pour leur collection duMarinamt[7] ; mais ces instructions serontclassées dans un cartonnier – voilà tout.

À ce moment le majordome pénétra dans lapièce.

– On vous demande au téléphone, de Londres,sir Walter. C’est Mr Heath, qui désire vous parlerpersonnellement.

Mon hôte s’en alla au téléphone.

Il revint au bout de cinq minutes, toutpâle.

– Je fais mes excuses aux mânes de Scudder,dit-il. Karolidès a été tué d’un coup de revolver, ce soir,quelques minutes avant 7 heures.

Chapitre 8Où la pierre-noire apparaît

Le lendemain matin, après huit heures d’unsommeil sans rêves, je descendis pour déjeuner, et trouvai devantles rôties et les confitures sir Walter occupé à déchiffrer untélégramme. Ses fraîches couleurs de la veille semblaient un peuatténuées.

– J’ai passé une heure au téléphone aprèsvotre coucher, dit-il. J’ai engagé mon chef à parler au PremierLord et au secrétaire de la guerre, et ils font venir Royer un jourplus tôt. Cette dépêche le confirme. Il sera à Londres à 5 heures.Bizarre que le mot du code pour sous-chef d’état-major général soit« Porcher ».

Il me désigna les plats chauds etreprit :

– Je ne crois d’ailleurs pas que cela serve àgrand-chose. Si vos bons amis ont été assez malins pour découvrirle premier arrangement, ils le seront encore pour découvrir samodification. Je donnerais un an de ma vie pour savoir où est lafuite. Nous croyons qu’il n’y avait en Angleterre que cinqpersonnes au courant de la visite de Royer, et vous pouvez êtrecertain qu’il n’y en avait même pas autant en France, car là-basils prennent mieux leurs précautions.

Tandis que je mangeais il continua de parler,et à mon étonnement, il me favorisa de son entière confiance.

– Ne peut-on changer les dispositions ?demandai-je.

– On pourrait, répondit-il. Mais nous voulonsl’éviter, si possible. Elles sont le résultat d’un travail infini,et aucun succédané ne les vaudrait. D’ailleurs, sur certainspoints, tout changement est impossible. Néanmoins on pourrait fairequelque chose, si c’était absolument nécessaire. Mais vous voyez ladifficulté, Hannay. Nos ennemis ne vont pas être stupides au pointde dévaliser Royer, ou autre truc enfantin du même genre. Ilssavent que cela ferait du bruit et nous mettrait sur nos gardes. Cequ’ils veulent, c’est obtenir les détails à l’insu de nous tous, defaçon à ce que Royer retourne à Paris persuadé que toute l’affaireest demeurée absolument secrète. S’ils ne peuvent arriver à cerésultat, ils ratent leur coup, car ils savent que dès l’instant oùnous avons des soupçons, tous les plans vont être modifiés.

– Alors nous devons nous attacher aux pas duFrançais jusqu’à son retour chez lui, répliquai-je. S’ils croyaientpouvoir obtenir l’information à Paris, c’est là qu’ilsessaieraient. Autrement dit, ils ont préparé à Londres quelquedessein machiavélique, dont ils escomptent le succès.

– Royer dîne avec mon chef, après quoi ilvient chez moi, où quatre personnes le verront : Whittaker del’amirauté, moi-même, sir Arthur Drew, et le général Winstanley. LePremier Lord, un peu souffrant, est parti à Sherringham. Chez moi,Royer recevra de Whittaker un certain document, après quoi il seratransporté en auto à Portsmouth, d’où un torpilleur l’emmènera auHavre. Son voyage est trop sérieux pour user du paquebot ordinaire.On ne le perdra pas de vue un seul instant jusqu’à ce qu’il soitrendu sain et sauf sur la terre de France. De même pour Whittakerjusqu’à sa rencontre avec Royer. C’est tout ce que nous pouvonsfaire de mieux, et je ne vois pas la moindre anicroche possible.Mais je n’en avoue pas moins que je ne suis aucunement rassuré. Cetassassinat de Karolidès va faire un bruit de tous les diables dansles chancelleries d’Europe.

Après le déjeuner, il me demanda si je savaisconduire une auto.

– Eh bien ! vous me servirez de chauffeurpour aujourd’hui et vous porterez la livrée de Hudson. Vous avez àpeu près sa taille. Vous êtes intéressé dans cette affaire et nousne devons rien laisser au hasard. Nos adversaires sont des hommesrésolus à tout, qui ne respecteraient pas la retraite campagnarded’un homme d’État surmené.

Lors de mon arrivée à Londres, j’avais achetéune auto, et je m’étais amusé à parcourir le sud de l’Angleterre,de sorte que je connaissais un peu la géographie du pays. J’emmenaisir Walter à la ville par la route de Bath et marchai bon train.C’était une matinée de juin, tiède et sans un souffle, quipromettait de s’alourdir par la suite, mais en attendant il faisaitdélicieux à rouler par les petites villes aux rues arrosées defrais, et le long des jardins de la vallée de la Tamise. Jedébarquai sir Walter à son hôtel de Queen Anne’s Gâte à 11 heureset demie précises. Le majordome suivait par le train avec lebagage.

Son premier soin fut de me conduire à ScotlandYard. Un correct gentleman à figure rase de notaire nous yreçut.

– Je vous amène l’assassin de PortlandPlace.

Telle fut la présentation de sir Walter.

On lui répondit par un sourire oblique.

– Le cadeau eût naguère été le bienvenu,Bullivant. Car c’est là, je suppose, ce Mr Richard Hannay quipendant quelques jours a si fort intéressé mon service ?

– Mr Hannay l’intéressera encore. Il abeaucoup à vous raconter, mais pas aujourd’hui. Pour des raisonsmajeures, son histoire doit attendre encore vingt-quatre heures.Alors, je vous le garantis, elle vous intéressera et même vousédifiera. Je tiens à ce que vous affirmiez à Mr Hannay qu’il n’aplus à craindre aucune tracasserie.

Cette assurance me fut donnée aussitôt.

– Vous pouvez aller où bon vous semblera, medit-on. Votre appartement, que vous ne désirez peut-être plusoccuper, vous attend, gardé par votre domestique. Comme on ne vousa jamais inculpé officiellement, nous pensions qu’il n’y avait paslieu à réhabilitation publique. Mais sur ce point, bien entendu,vous ferez comme bon vous semblera.

– Nous aurons peut-être encore besoin de votreaide, Macgillivray, dit sir Walter quand nous prîmes congé.

Après quoi il me rendit ma liberté.

– Venez me revoir demain, Hannay. Je n’ai pasbesoin de vous recommander de vous tenir parfaitement coi. À votreplace, j’irais me coucher, d’autant que vous devez avoir desarriérés de sommeil à liquider. Vous ferez mieux de ne pas vousmontrer, car si l’un de vos bons amis de la Pierre-Noire vousvoyait, cela pourrait vous attirer des désagréments.

 

Je me sentis singulièrement désemparé. Audébut, je trouvai fort agréable d’être à nouveau un homme libre, etde pouvoir aller où je voulais sans crainte aucune. Cet unique moispassé au ban de la société m’avait amplement suffi. J’allai auSavoy, et m’y commandai un déjeuner des plus soignés, après quoi jefumai le meilleur cigare qu’on trouvât dans l’établissement. Maismon inquiétude persistait. Lorsque je me voyais regardé parquelqu’un du restaurant, je me figurais qu’il pensait àl’assassinat.

Je pris ensuite un taxi et me fis conduire àplusieurs milles dans le nord de Londres. Je revins à pied entredes champs et des rangées de villas et de terrasses, auxquellessuccédèrent des bouges et des rues sordides. Ce retour ne me pritguère moins de deux heures. Cependant mon inquiétude ne faisaitqu’empirer. Je sentais que de graves, de formidables événementsétaient sur le point de s’accomplir, et moi, moi la chevilleouvrière de toute l’affaire, je m’en trouvais exclu. Royer allaitdébarquer à Douvres, sir Walter allait faire des projets avec lesquelques personnes d’Angleterre qui étaient dans le secret, etquelque part dans l’ombre la Pierre-Noire travaillerait.J’éprouvais le sentiment du danger et de la catastrophe imminente,et j’avais la singulière persuasion que moi seul je pouvais laconjurer, que moi seul je pouvais lutter. Mais j’étais hors du jeuà présent. Et quoi de plus naturel ? Il n’y avait nulleapparence que des ministres de cabinet, des lords de l’amirauté etdes généraux iraient m’admettre dans leurs conseils.

J’en vins bientôt à désirer la rencontre del’un de mes trois ennemis. Il s’ensuivrait des résultats.J’éprouvais un désir immodéré d’avoir avec ces messieurs uneexplication, au cours de laquelle je pourrais cogner et démolirquelqu’un. J’en arrivai bientôt à être d’une humeur exécrable.

Je n’éprouvais aucune envie de retourner à monappartement. Il faudrait bien en arriver là un jour ou l’autre,mais comme il me restait encore assez d’argent, je résolus deremettre la chose au lendemain matin et d’aller coucher àl’hôtel.

Mon irritation persista durant tout le dîner,que je pris dans un restaurant de Jermyn Street. Je n’avais plusfaim, et je laissai passer plusieurs plats sans y toucher. Je buspresque toute une bouteille de bourgogne, sans qu’elle parvînt à medérider. Une agitation abominable s’était emparée de moi. J’avaisbeau n’être qu’un garçon comme tout le monde, sans talentsparticuliers, je n’en restais pas moins convaincu que l’on avaitbesoin de moi pour aider à terminer cette affaire – que sans moitout irait à vau-l’eau. Je me répétais que c’était là une sotteoutrecuidance, que trois ou quatre des plus habiles personnages quifussent, et disposant de toutes les ressources de l’Empirebritannique, s’occupaient de l’affaire. Je n’arrivais pas à mepersuader. Il me semblait qu’une voix me parlât à l’oreille, necessant de m’exhorter à agir, faute de quoi je m’en repentirais àtout jamais.

En fin de compte, vers 9 heures et demie, jerésolus d’aller à Queen Anne’s Gate. Fort probablement je ne seraispas reçu, mais cela me mettrait la conscience en repos,d’essayer.

Je descendis Jermyn Street. Au coin de DukeStreet je croisai une troupe de jeunes hommes en habit de soiréequi sortaient de dîner et se rendaient au music-hall. Parmi eux setrouvait Mr Marmaduke Jopley.

À ma vue, il s’arrêta court.

– Bon Dieu ! c’est l’assassin !s’écria-t-il. À moi, les amis, attrapez-le ! C’est Hannay,l’auteur du crime de Portland Place.

Il me saisit par le bras, et ses compagnonsm’entourèrent. Bien qu’il n’en pût résulter pour moi aucun ennui,ma mauvaise humeur me poussa à me conduire stupidement. Unpoliceman survint. J’aurais dû lui dire la vérité, et au cas où ilne m’eût pas cru, lui demander de me conduire à Scotland Yard, oudu moins au poste de police le plus proche. Mais sur le moment toutdélai me parut insupportable, et je ne pus me contenir devant latête de crétin que faisait Marmie. Je lui appliquai un« gauche », et eus la satisfaction de le voir s’étaler detout son long dans le ruisseau. Il s’ensuivit une affreuse bagarre.Tous sautèrent sur moi en un instant, et le policeman me prit àrevers. Je distribuai quelques bons coups, et je pense qu’en combatloyal je les aurais tous roulés ; mais le policeman meceintura par-derrière, et un autre individu en profita pour meserrer à la gorge.

En proie à une fureur noire, j’entendis legardien de l’ordre demander de quoi il s’agissait, et Marmiedéclarer entre ses dents brisées, que j’étais l’assassinHannay.

– Oh ! Assez, nom de Dieu !m’écriai-je. Faites-le taire ! Quant à vous, l’agent, je vousconseille de me laisser tranquille. Scotland Yard est édifié surmon compte, et vous attraperez un fameux savon si vous vous occupezde moi.

– Il vous faut venir avec moi, jeune homme,dit le policeman. Je vous ai vu frapper ce monsieur avec unebrutalité inouïe. C’est vous d’ailleurs qui avez commencé, car ilne vous faisait rien. Je vous ai vu. Si vous ne venez pastranquillement, je serai forcé de vous attacher.

Mon exaspération, jointe à l’idée tyranniquequ’à aucun prix je ne devais m’attarder, me donna la force d’unéléphant en rut. Je culbutai proprement le policeman, envoyai auplancher l’homme qui me tenait au collet, et détalai à toute alluredans Duke Street. J’entendis derrière moi un coup de sifflet, etune ruée de gens.

Je suis doué d’une jolie vitesse, et cesoir-là j’avais des ailes. En un clin d’œil je fus dans Pall Mallet tournai vers Saint-James’s Park. J’évitai le policeman de gardeaux portes du palais, plongeai dans un embarras de voitures àl’entrée du Mall, et me dirigeai vers le pont, le tout avant quemes poursuivants eussent traversé la chaussée. Dans les allées duparc, je me lançai à fond de train. Heureusement elles étaientpresque désertes, et personne ne tenta de m’arrêter. Je ne voyaisqu’une chose : arriver à Queen Anne’s Gate.

Lorsque je pénétrai dans cette paisibleartère, elle me parut vide. En face de l’hôtel de sir Walter, situédans la partie resserrée, je vis trois ou quatre autos arrêtées. Jeralentis à quelques mètres en avant, et marchai droit à la porte.Si le majordome me refusait l’entrée, ou si même il tardait àm’ouvrir, j’étais fichu.

Il ne tarda point. J’avais à peine sonné quela porte s’ouvrit.

– Il faut que je voie sir Walter, haletai-je.Mon affaire est d’importance capitale.

Le majordome était de haute taille. Sans qu’unde ses muscles bougeât, il me tint le battant ouvert, puis lereferma sur moi.

– Sir Walter est occupé, monsieur, et j’aireçu l’ordre de n’introduire personne chez lui. Vous voudrez bienattendre.

L’hôtel était à l’ancienne mode, avec un grandvestibule où des pièces donnaient de chaque côté. Au fond se voyaitun réduit, pourvu d’un téléphone et d’une couple de chaises, où lemajordome m’offrit de m’asseoir.

– Écoutez, chuchotai-je. Il se passe du vilainet j’y suis mêlé. Mais sir Walter est au courant, et c’est pour luique je travaille. Si on vient vous demander après moi, dites quevous ne m’avez pas vu.

Il fit un signe d’assentiment, et toutaussitôt un bruit de voix s’éleva au-dehors, et on sonnaviolemment. Le majordome fut admirable. Il ouvrit la porte, etl’air impassible comme une image attendit la question. Puis il leuren donna de sa façon. Il leur dit à qui appartenait l’hôtel, répétales ordres reçus, et les repoussa du seuil, majestueusement. Jevoyais tout de mon réduit, et m’amusais comme au théâtre.

J’attendais depuis peu de temps lorsqu’onsonna de nouveau. Le majordome ne fit pas de difficultés àintroduire le nouveau visiteur.

Pendant qu’il retirait son pardessus, je visqui c’était. On ne pouvait alors ouvrir un journal ou une revuesans rencontrer cette figure – la barbe grise taillée en bouc, lesdures mâchoires de lutteur, le nez carré du bout, et les yeux bleuset perçants. C’était le Premier Lord de l’Amirauté, l’homme qui a,dit-on, reconstitué la flotte britannique.

Il passa devant mon réduit, et pénétra dansune salle en arrière du vestibule. La porte en s’ouvrant me laissaentendre un bruit de voix assourdies. Elle se referma, et je metrouvai de nouveau seul.

Durant vingt minutes, je restai là, sanssavoir à quoi me résoudre. J’éprouvais encore l’absolue convictionque j’étais nécessaire, mais quand ou comment, je l’ignorais tout àfait. Je ne cessais de consulter ma montre, et lorsque lesaiguilles approchèrent de 10 heures et demie, je commençai à croireque la conférence tirait à sa fin. D’ici un quart d’heure, Royerfilerait sur la route de Portsmouth.

Soudain un timbre retentit, et le majordomeparut. La porte de la salle du fond se rouvrit, et le Premier Lordde l’Amirauté sortit. Comme il passait devant moi, il jeta un coupd’œil dans ma direction, et pendant une seconde nous nousdévisageâmes.

Cela ne dura qu’une seconde, mais c’en futassez pour me faire bondir le cœur. Je n’avais jamais vu le grandhomme auparavant, et il ne me connaissait pas non plus. Mais aucours de cette durée infime, une lueur parut dans son regard :il me reconnaissait ! Impossible de s’y méprendre. C’était unéclair, une étincelle, un rien, mais ce rien signifiait une chose,et une seule. Ce fut involontaire de sa part, et cela disparutaussitôt. Il continua son chemin. Livré à un tourbillon de follesimaginations, j’entendis la porte de la rue se refermer surlui.

J’attrapai l’annuaire du téléphone et cherchaile numéro de son domicile. La communication me fut donnée aussitôt,et je perçus la voix d’un valet.

– Est-ce que Sa Seigneurie est chezelle ? demandai-je.

– Mylord est rentré il y a une demi-heure, fitla voix. Il est déjà couché, car il est indisposé ce soir. Peut-onfaire votre commission, monsieur ?

Je raccrochai et me laissai tomber sur unechaise. Mon rôle dans cette affaire n’était décidément pas terminé.Nous l’échappions belle, mais j’arrivais à temps.

Il n’y avait pas un instant à perdre. Je medirigeai vers la porte de la salle du fond, où j’entrai sansfrapper. Cinq personnes installées autour d’une table rondelevèrent sur moi des yeux étonnés. Il y avait là sir Walter, et leministre de la guerre, Drew, que je connaissais par sesphotographies. Un petit homme âgé devait être Whittaker, le chef del’amirauté, et j’identifiai le général Winstanley grâce à la longuecicatrice de son front. Le cinquième était un gros petit homme à lamoustache poivre et sel et aux sourcils broussailleux, qui venaitde s’arrêter au milieu d’une phrase.

Les traits de sir Walter exprimaient lasurprise et l’irritation.

– Je vous présente Mr Hannay, dont je vous aiparlé, dit-il à la ronde, en manière d’excuse. Il me semble, MrHannay, que votre visite est intempestive.

Je recouvrais peu à peu mon sang-froid.

– Cela reste à voir, monsieur,répliquai-je ; mais je crois plutôt qu’elle arrive juste àpoint. Pour l’amour de Dieu, messieurs, dites-moi qui vient desortir d’ici à la minute ?

– Lord Alloa, dit sir Walter, rougissant decolère.

– Ce n’était pas lui ! m’écriai-je ;c’était sa vivante image, mais ce n’était pas lord Alloa !c’était quelqu’un qui m’a reconnu, quelqu’un que j’ai vu le moisdernier. Il venait à peine de franchir le seuil que j’ai téléphonéà l’hôtel de lord Alloa : on m’a répondu qu’il était rentrédepuis une demi-heure, pour se mettre au lit aussitôt.

– Mais qui… qui…, haleta quelqu’un.

– La Pierre-Noire ! m’écriai-je.

Et je me laissai tomber dans le fauteuilvacant depuis si peu de temps, au milieu de cinq personnagesentièrement bouleversés.

Chapitre 9Les trente-neuf marches

– C’est absurde ! déclara le chef del’amirauté.

Sir Walter se leva et quitta la pièce, nouslaissant pensifs et les yeux baissés. Il revint au bout de dixminutes, la mine allongée.

– J’ai causé avec Alloa, dit-il. Je l’ai faittirer de son lit – non sans difficulté. Il est rentré directementaprès le dîner chez Mulross.

– Mais c’est de la folie ! interrompit legénéral Winstanley. Vous voudriez me faire croire que cet homme apu venir ici et rester là à côté de moi pendant toute unedemi-heure sans que je m’aperçoive de la substitution ? Ilfaut qu’Alloa ait perdu la tête.

– Ne voyez-vous pas de quelle habileté ils ontfait preuve ? dis-je. Vous étiez trop préoccupés d’autre chosepour voir clair. L’identité de lord Alloa allait de soi. S’il sefût agi de quelqu’un d’autre, vous l’auriez peut-être regardé plusattentivement, mais sa présence à lui était toute naturelle, etcela vous a fermé les yeux.

Mais alors le Français parla, très posément,et en bon anglais.

– Ce jeune homme a raison. Sa psychologie estjuste. Nos ennemis n’ont pas été si bêtes !

Il pencha sur l’assistance son frontméditatif.

– Je vais vous conter une histoire, fit-il.Elle m’est arrivée il y a longtemps, au Sénégal. J’étais cantonnédans un poste perdu, et pour me distraire j’avais pris l’habitudede pêcher dans la rivière où abondaient de gros barbeaux. Unepetite jument arabe – appartenant à cette race, originaire desdunes salines, que l’on trouvait naguère à Tombouctou – portait decoutume mon panier à provisions. Or, un matin où je faisais bonnepêche, la jument se montra singulièrement agitée. Je l’entendishennir, se plaindre et frapper du pied, et je la calmai de la voix,tout en m’occupant du poisson. Je ne cessais pas de la voir du coinde l’œil, croyais-je, attachée à un arbre distant de vingt mètres…Au bout de deux heures, l’envie me vint de manger un morceau. Jerassemblai mon poisson dans un sac de toile goudronnée et descendisvers ma jument le long de la berge, en traînant ma ligne. Arrivéauprès d’elle, je lui jetai sur le dos le sac…

Il s’interrompit et nous regarda.

– Ce fut l’odeur qui me donna l’éveil. Jetournai la tête et vis à trois pas de moi un lion qui meconsidérait… Un vieux mangeur d’hommes, la terreur du village… Ilne restait plus de la jument qu’un amas sanglant d’os et de peau,caché derrière lui…

– Comment cela finit-il ? demandai-je,car j’étais assez chasseur pour reconnaître une histoireauthentique.

– Je lui fourrai ma canne à pêche dans lagueule, et j’avais un revolver. Puis mes serviteurs arrivaientjustement avec des fusils. Mais il m’a laissé sa marque.

Et il nous montra sa main où manquaient troisdoigts.

– Réfléchissez, dit-il. La jument était mortedepuis plus d’une heure, et le fauve n’avait cessé de me surveillerdepuis. J’ignorai le meurtre parce que j’étais habitué àl’agitation de ma bête, et je ne remarquai pas son absence, parceque je la percevais simplement comme une tache rousse, et le lionen tenait lieu. Eh bien ! messieurs, s’il me fut possible deme leurrer de la sorte, dans un pays où l’on a les sens aux aguets,pourquoi voudriez-vous que nous, citadins préoccupés d’affaires, nenous trompions pas également ?

Sir Walter acquiesça. Nul ne songeait à lecontredire.

– Mais je ne comprends pas, reprit Winstanley.Leur but était d’obtenir ces renseignements à notre insu. Or ilsuffisait pour découvrir la supercherie que l’un de nous rappelâtnotre rencontre de ce soir à Alloa.

Sir Walter eut un rire bref.

– Ce choix d’Alloa prouve leur intelligence.Lequel d’entre nous fût allé lui reparler de ce soir ? Ou luiserait-il arrivé, à lui, d’entamer ce sujet ?

Et en effet le Premier Lord de la Mer étaitbien connu pour sa taciturnité et son humeur peu endurante.

– Resterait à savoir, dit le général, quelavantage sa visite ici va procurer à cet espion ? Il n’a puretenir de mémoire plusieurs pages de chiffres et de nomsétrangers.

– Ce n’est pas difficile, répliqua leFrançais. Un bon espion doit s’exercer à posséder une mémoirephotographique. À l’instar de votre Macaulay. Remarquez qu’il n’arien dit, mais qu’il a parcouru ces papiers à diverses reprises.Nous devons, je crois, admettre qu’il en a emporté tout le détailimprimé dans son souvenir. Quand j’étais plus jeune, j’étaiscapable de ce petit tour de force.

– Dans ce cas il ne nous reste plus qu’unechose à faire, c’est de changer nos dispositions, dit avectristesse sir Walter.

Whittaker semblait fort ennuyé.

– Avez-vous raconté à lord Alloa ce qui s’estpassé ? demanda-t-il. Non ? Eh bien ! je ne puisl’affirmer en toute certitude, mais je crains fort que pour fairedes changements sérieux il ne nous faille modifier la géographie del’Angleterre.

– Je dois vous dire autre chose, ajouta Royer.J’ai parlé librement lorsque cet homme était ici. J’ai laissééchapper quelques mots sur les dispositions militaires de mongouvernement. J’avais l’autorisation de le faire. Mais cetteinformation est d’un prix inestimable pour nos adversaires. Non,mes amis, je ne vois qu’un moyen. L’homme qui est venu ici doit,ainsi que ses confédérés, être pris, et pris sans retard.

– Bon Dieu ! m’écriai-je, mais nousn’avons pas l’ombre d’un indice.

– En outre, fit Whittaker, il y a la poste. Àl’heure qu’il est, la nouvelle est peut-être en route.

– Non, répliqua le Français. Vous neconnaissez pas la manière de faire d’un espion. Il reçoit sarécompense en personne, et il remet en personne ses renseignements.Nous autres, en France, nous ne connaissons que trop cette espèce.Il nous reste une chance, mes amis. Ces individus doivent passer lamer : que l’on fouille les navires et que l’on surveille lesports. Croyez-moi, c’est un cas des plus graves, tant pour laFrance que pour l’Angleterre.

Le bon sens parfait de Royer nous réconforta.Il représentait l’homme d’action parmi des indécis. Mais je nevoyais d’espoir d’aucun côté. Comment pouvions-nous, parmi lescinquante millions d’habitants de ces îles, et en douze heures,mettre la main sur les plus habiles canailles del’Europe ?

 

Tout à coup il me vint une idée.

– Où est le calepin de Scudder ?lançai-je à sir Walter. Vite, donnez-le ; je me rappelle qu’ily a quelque chose dedans.

Il ouvrit un pupitre fermé à clef et me passale calepin.

Je trouvai l’endroit, et lus :

– « Trente-neuf marches. » Et encoreune fois : « Trente-neuf marches – je les ai comptées. –Haute mer à 22 h 17. »

L’homme de l’amirauté me regardait comme s’ilm’eût cru fou.

– Ne comprenez-vous pas que c’est unindice ? m’écriai-je. Scudder connaissait le repaire de cesgens… Il a gardé pour lui le nom de l’endroit, mais il savait paroù ils devaient quitter le pays. C’est demain leur jour, et c’estun endroit où la mer est haute à 22 heures 17.

– Ils sont peut-être partis ce soir, ditquelqu’un.

– Sûrement non. Ils n’iraient pas se presser,quand ils ont leur bon petit moyen secret. Je connais lesAllemands. Ils sont entichés de travailler d’après un plan. Oùdiable puis-je me procurer un annuaire des marées ?

Whittaker reprit courage.

– C’est un moyen, fit-il. Allons-nous-enjusqu’à l’Amirauté. Nous montâmes dans deux des autos quiattendaient – à l’exception de sir Walter, qui se rendit à ScotlandYard pour « mobiliser Macgillivray », comme il dit.

Après avoir parcouru d’interminables corridorset des pièces nues où s’affairaient les femmes de ménage, nousarrivâmes enfin à une petite salle garnie de livres et de cartes.On dénicha le préposé, qui tira aussitôt de la bibliothèquel’Annuaire officiel des marées. Je m’installai au pupitre, entouréde mes compagnons debout, car j’avais en quelque sorte pris lecommandement de l’expédition.

Rien à faire. Il y avait des centaines derubriques, et autant que je pus voir, 22 heures 17 s’appliquait àcinquante endroits. Il nous fallait trouver un moyen de rétrécir lechamp de nos investigations.

Je me pris la tête à deux mains pourréfléchir. Il devait y avoir un moyen de déchiffrer cette énigme.Que voulait dire Scudder avec ses trente-neuf marches ? Jepensai à des marches de quai ; mais s’il s’était agi de cela,il n’eût pas mentionné leur nombre. Il devait s’agir d’un endroitcomportant plusieurs escaliers, dont l’un se distinguait des autrespar le fait de posséder trente-neuf marches.

Tout à coup il me vint une idée, et je me misà rechercher tous les départs de paquebots. Aucun ne partait à 22heures 17.

Quelle importance avait la marée haute ?S’il s’agissait d’un port, ce devait être un petit port, où l’onattendait la marée, ou bien il s’agissait d’un navire à gros tirantd’eau. Mais aucun vapeur de service régulier ne partait à cetteheure-là, et d’ailleurs je ne pouvais m’imaginer qu’ils iraientvoyager par un grand navire quittant un port régulier. Donc ils’agissait d’un petit port où la marée prenait de l’importance, oumême il n’y avait pas de port du tout.

Mais dans le cas d’un petit port, je ne voyaispas ce que les marches signifiaient. Aucun port à ma connaissancene présentait une série d’escaliers. Ce devait être plutôt unendroit que caractérisait un escalier déterminé, et où la mer étaitpleine à 22 heures 17. En somme je conjecturai que l’endroit devaitse trouver sur une côte sans abri. Mais les escaliers continuaientà m’embarrasser.

Je revins ensuite à des considérations plusgénérales. Par où y avait-il chance qu’un homme partît pourl’Allemagne, un homme pressé, désirant faire une traversée rapideet secrète ? Assurément pas d’aucun des grands ports. Non plusque des côtes de la Manche, de l’Ouest ou de l’Écosse, étant donnéque cet homme partait de Londres. Je mesurai les distances sur lacarte, et m’efforçai de me mettre dans la peau de mon adversaire. Àsa place je gagnerais Ostende, Anvers ou Rotterdam, et je partiraisde quelque part sur la côte Est, entre Cromer et Douvres.

Toutes ces conjectures demeuraient trèsvagues, et je ne prétends pas qu’elles fussent ingénieuses niscientifiques. Je n’avais rien d’un Sherlock Holmes. Mais je mesuis toujours reconnu une sorte d’instinct, dans les matières de cegenre. Je ne sais si je me fais comprendre, mais je m’efforçais detirer de ma raison tout ce qu’elle pouvait fournir, et une foisqu’elle se butait à une impasse, je m’en remettais à l’instinct, etmes divinations se trouvaient d’ordinaire correctes.

Je consignai donc toutes mes déductions surune feuille du papier de l’amirauté. Je les libellai commesuit :

ENTIÈRES CERTITUDES

(1) Endroit où existent plusieursescaliers ; celui en question se distingue par le fait qu’il atrente-neuf marches.

(2) Marée haute à 22 h 17. Appareillageuniquement possible à marée haute.

(3) Les marches ne sont pas des marches dequai : l’endroit n’est donc probablement pas un port.

(4) Pas de paquebot de nuit régulier à 22 h17. Le moyen de transport doit être un caboteur (peu probable), unyacht, ou un bateau de pêche. Mon raisonnement n’allait pas plusloin. Je dressai une autre liste, que j’intitulai« Conjectures », mais je lui attribuais la même certitudequ’à l’autre.

CONJECTURES

(1) L’endroit n’est pas un port, mais une côteouverte.

(2) Bateau petit – lougre, yacht, ou canot àmoteur.

(3) L’endroit, quelque part sur la côte, estentre Cromer et Douvres.

Il m’apparut peu banal de trôner devant cebureau, sous les yeux d’un ministre, d’un maréchal de l’arméebritannique, de deux hauts dignitaires du gouvernement, et d’ungénéral français, cependant que du griffonnage d’un défunt jem’efforçais d’extraire un secret qui était pour nous une questionde vie ou de mort.

Sir Walter nous avait rejoints, etMacgillivray ne tarda pas à le suivre. Il venait d’envoyer desordres pour faire rechercher, dans les ports et les gares, lestrois hommes dont j’avais donné le signalement à sir Walter. Pasplus que les autres, toutefois, il ne croyait que cela dût servir àgrand-chose.

– Voici tout ce que je peux y voir, dis-je. Ilnous faut découvrir un lieu où plusieurs escaliers descendent aurivage, l’un de ces escaliers possédant trente-neuf marches. Celieu me paraît situé sur une côte ouverte, aux falaises assezélevées, quelque part entre le Walsh et la Manche. De plus en cetendroit la mer est haute demain soir à 22 heures 17.

Puis une idée me vint. J’ajoutai :

– N’y a-t-il pas un inspecteur des garde-côtesou quelqu’un du même genre qui connaisse la côte Est ?

Whittaker en savait un, qui habitait àClapham. Il partit en auto le chercher, et nous restâmes dans lapetite salle à l’attendre, en causant de choses et autres.J’allumai une pipe et repassai toute l’affaire au point dem’endolorir les méninges.

Vers 1 heure du matin, l’homme des garde-côtesarriva. C’était un beau vieillard, qui ressemblait à un officier demarine, et qui montrait pour nous tous un respect excessif. Jelaissai le ministre de la guerre l’interroger lui-même, car jesentais qu’il me trouverait bien osé de parler le premier.

– Voudriez-vous nous énumérer les endroits quevous connaissez sur la côte Est, où il y a des falaises, et oùplusieurs escaliers descendent à la mer ?

Il réfléchit un instant.

– De quel genre d’escaliers parlez-vous,monsieur ? Il existe beaucoup d’endroits où des chemins sonttaillés dans la falaise, et beaucoup de ces chemins possèdentquelques marches. Ou parlez-vous d’escaliers ordinaires,d’escaliers tout en marches, si l’on peut dire ?

Sir Walter se tourna vers moi.

– Nous parlons d’escaliers ordinaires,dis-je.

Il réfléchit une minute ou deux.

– Il me semble que je n’en connais pas. Maisattendez. Il y a un endroit du Norfolk – Brattlesham – auprès d’unterrain de golf, où se trouvent des escaliers pour permettre auxjoueurs d’aller chercher les balles perdues.

– Ce n’est pas cela, dis-je.

– Il y a ensuite beaucoup dedigues-promenades ; c’est peut-être ce que vous voulez dire.Chaque station de bains de mer en possède.

Je fis un signe négatif.

– Ça doit être plus retiré que cela,dis-je.

– Ma foi, messieurs, je ne vois rien d’autre.À moins que, peut-être, le Ruff…

– Qu’est-ce que le Ruff ?demandai-je.

– C’est un grand promontoire de craie, dans leKent, tout près de Bradgate. On a bâti dessus un tas de villas,dont plusieurs ont des escaliers descendant à un rivage privé.C’est un endroit tout à fait grand genre, et ceux qui y résidentaiment d’être tranquilles chez eux.

J’ouvris en toute hâte l’annuaire des maréeset cherchai Bradgate. La marée haute y était le 15 juin, à 22heures 27.

– Nous voilà enfin sur la piste, m’écriai-jeavec animation. Comment puis-je savoir l’heure de la marée auRuff ?

– Je vais vous le dire, monsieur, fit l’hommedes garde-côtes. J’ai une fois occupé une maison là-bas dans cemême mois-ci, et je sortais chaque soir pour aller pêcher en mer.La marée y est de dix minutes en avance sur Bradgate.

Je refermai le livre et regardai mescompagnons.

– Messieurs, leur dis-je, si l’un de cesescaliers possède trente-neuf marches, nous avons résolu leproblème. Je voudrais que vous me prêtiez votre voiture, sirWalter, et une carte routière. Si Mr Macgillivray veut bienm’accorder dix minutes, nous pourrons combiner quelque chose pourdemain.

Je sentais le ridicule de prendre ainsi ladirection de l’affaire, mais ils ne parurent pas s’en apercevoir,et après tout, puisque j’avais moi-même ouvert la danse… D’ailleursles entreprises ardues me connaissaient, et ces éminentspersonnages étaient trop avisés pour ne pas le voir. Ce fut legénéral Royer qui me donna tout pouvoir.

– Pour ma part, dit-il, je remets volontiersl’affaire entre les mains de Mr Hannay.

À 3 heures et demie, je filais à toute vitesseau clair de lune entre les haies du Kent, avec le meilleur policierde Macgillivray, sur le siège à côté de moi.

Chapitre 10Où plusieurs sociétés se retrouvent à la mer

Par un matin de juin rose et bleu, je metrouvai à Bradgate, dominant du Griffin Hôtel une mer d’huile où lebateau-phare du banc de Cock se réduisait aux dimensions d’unebouée de sauvetage. Une couple de milles au-delà dans le sud, etbeaucoup plus près de la côte, un petit torpilleur avait jetél’ancre. En sa qualité d’ancien marin, Scaife, l’homme deMacgillivray, reconnut le navire, et me dit son nom et celui ducommandant. Je pus donc télégraphier aussitôt à sir Walter.

Après le petit déjeuner, Scaife obtint d’unagent de location la clef ouvrant les portes des six ou septescaliers du Ruff. Je l’y accompagnai à pied par la plage, ettandis qu’il les explorait successivement, je restai caché dans uncreux de falaise, car je ne voulais pas risquer d’être vu. Mais àcette heure les environs étaient absolument déserts, et tout letemps que je restai sur ce rivage, je ne vis rien que desmouettes.

Il mit plus d’une heure à remplir sa mission,et lorsque je le vis revenir vers moi, consultant un bout depapier, je ne nierai pas que je ne fusse ému. Tout, en effet,reposait sur l’exactitude de ma supposition.

Il me lut à haute voix le nombre des marchesde chaque escalier : 34, 33, 39, 42, 47, puis, à l’endroit oùla falaise s’abaissait : 21. Je faillis pousser un cri en medressant.

Nous regagnâmes la ville en toute hâte, pourtélégraphier à Macgillivray. Je lui demandai six hommes, quiauraient à se répartir entre plusieurs hôtels déterminés. Aprèsquoi Scaife se mit en devoir de jeter un coup d’œil sur la maisond’où dépendaient les trente-neuf marches.

Les nouvelles qu’il me rapporta m’intriguèrentet me rassurèrent à la fois. La maison – dite Trafalgar Lodge –appartenait à un vieux monsieur nommé Appleton – un agent de changeretiré des affaires, disait le loueur de villas. Mr Appleton, quipassait là une bonne partie de l’été, s’y trouvait actuellement,depuis près de huit jours. Scaife ne put recueillir beaucoup dedétails à son sujet, sinon que ce vieillard était fort comme ilfaut, payait régulièrement ses factures, et tenait toujours unbillet de cinq livres à la disposition des bonnes œuvres del’endroit. Mais de plus Scaife réussit à pénétrer dans la maisonpar la porte de service, en se faisant passer pour un représentanten machines à coudre. La domesticité se composait de troispersonnes seulement – une cuisinière, une servante, une femme dechambre – qui ressemblaient à toutes celles qu’on trouve dans unhonnête intérieur bourgeois. La cuisinière n’était pas bavarde, etelle eut vite fait de mettre à la porte Scaife ; mais celui-cicrut pouvoir m’affirmer qu’elle ne savait rien. La maisonattenante, en construction, offrait un bon abri pourl’observation ; de l’autre côté, une villa à louer possédaitun jardin négligé et broussailleux.

J’empruntai la longue-vue de Scaife, et partisfaire un tour sur le Ruff, avant le déjeuner. Je me tinsconstamment derrière la rangée des villas, et trouvai un bon posted’observation sur la lisière du terrain de golf. De là, jedécouvrais la bande de gazon qui longeait le sommet de la falaise,avec des bancs disposés à intervalles réguliers, et les petitsenfoncements carrés, munis de garde-fous et entourés deplates-bandes, par où les escaliers descendaient à la plage. Jevoyais en plein Trafalgar Lodge, villa de briques rouges munied’une véranda, et située entre une pelouse de tennis derrière, et,devant, le classique jardinet des stations balnéaires, plein demarguerites et de géraniums rabougris. D’un mât de pavillongigantesque, un Union Jack retombait à longs plis dans l’airimmobile.

Je ne tardai pas à voir quelqu’un sortir de lamaison et vaguer sur la falaise. Lorsque je le tins dans le champde ma longue-vue, je distinguai un vieillard vêtu d’un pantalon deflanelle blanche, d’une veste de drap bleu, et d’un chapeau depaille, et qui tenait à a la main une jumelle marine et un journal.Il s’assit sur l’un des bancs de fer et se mit à lire. Par instantsil déposait sa feuille et dirigeait sa jumelle sur la mer. Ilexamina longuement le torpilleur. Quand je l’eus surveillé unedemi-heure, il se leva et rentra dans la maison pour déjeuner. Demon côté, je retournai à l’hôtel.

Je n’avais pas grande confiance. Cette honnêteet banale demeure ne répondait guère à mon attente. Cet hommeétait-il l’archéologue chauve de l’odieuse ferme de la lande ?Impossible de le dire. Il ressemblait tout à fait à ces vieuxbirbes béats que l’on rencontre immanquablement dans la banlieue etaux bains de mer. On n’eût pu trouver meilleur spécimen d’individuabsolument inoffensif.

Mais après déjeuner, assis sur la terrasse del’hôtel, je repris courage, en voyant apparaître l’objet précis quej’attendais et que j’avais craint de ne pas voir. Un yacht s’envint du sud et jeta l’ancre tout juste en face du Ruff. C’était unbateau d’environ cent cinquante tonnes, et son enseigne blanche memontra qu’il appartenait à l’escadre. En conséquence je descendisau port avec Scaife, et nous engageâmes un batelier pour nous menerà la pêche.

Il faisait un après-midi calme et chaud. Nousprîmes à nous deux environ vingt livres de perches et d’églefins,et le bercement de la mer bleue me fit envisager la situation sousun jour plus riant. Au haut des blanches falaises du Ruff je voyaisle rouge et le vert des villas, et en particulier le grand mât depavillon de Trafalgar Lodge. Vers 4 heures, quand nous en eûmesassez de la pêche, je commandai au matelot de nous promener autourdu yacht, qui semblait posé sur la mer comme un bel oiseau blancprêt à prendre son essor. Scaife me déclara que ce devait être unbâtiment très vite, et pourvu d’une machinerie puissante.

Il se nommait l’Ariadne, comme mel’apprit le béret d’un de ses hommes occupé à astiquer des cuivres.Je lui adressai la parole, et il me répondit dans l’aimable parlerde l’Essex. Un autre matelot qui survint échangea quelques motsavec moi dans un anglais indéniable. Notre batelier entama uneconversation avec l’un d’eux au sujet du temps, et nous restâmesainsi quelques minutes à nous balancer à une longueur d’aviron desécubiers de tribord.

Mais soudain les hommes se détournèrent denous et se penchèrent sur leur besogne : un officiers’approchait sur le pont. C’était un jeune homme avenant et debonne mine, qui nous posa quelques questions concernant notre pêchedans le meilleur anglais. Mais il ne pouvait y avoir de doute à sonégard. Sa chevelure frisottée, non plus que la coupe de son col etde sa cravate, ne provenaient sûrement pas d’Angleterre.

Cela contribuait un peu à me rassurer ;mais en regagnant Bradgate à l’aviron, mes doutes revinrent avecobstination. Mon principal souci était de me dire que mes ennemissavaient que je tenais mes informations de Scudder, et que c’étaitScudder qui m’avait mis sur la piste pour trouver cet endroit.S’ils savaient que Scudder possédait cet indice, nemodifieraient-ils pas inévitablement leurs dispositions ? Ilsattachaient trop d’importance à leur réussite pour rien laisser auhasard. Restait donc à savoir jusqu’à quel point ils se trouvaientinformés de ce que savait Scudder. La veille au soir, je déclaraisavec assurance que les Allemands ne dévient jamais de la lignetracée ; mais s’ils soupçonnaient le moins du monde que jetenais leur piste, ils ne commettraient pas la sottise de ne pas labrouiller. Je me demandai si l’homme d’hier soir s’était aperçu queje le reconnaissais. Je ne le croyais pas, et je m’attachai à cettepersuasion. Mais toute l’affaire ne m’avait jamais paru aussidifficile que cet après-midi-là, alors que, tout compte fait,j’aurais dû me réjouir d’un succès assuré.

À l’hôtel, je rencontrai le commandant dutorpilleur, auquel Scaife me présenta, et avec qui j’échangeaiquelques mots. Après quoi je crus bon de consacrer une heure oudeux à surveiller Trafalgar Lodge.

Je trouvai plus loin sur la hauteur un endroitpropice dans le jardin d’une maison inoccupée. De là, j’apercevaisen plein la pelouse, où deux personnages jouaient au tennis. L’unétait le vieillard déjà vu, l’autre était plus jeune, et portait àla taille une écharpe aux couleurs d’une société. Ils jouaient avecune activité frénétique, tels des gens de la ville qui recherchentl’exercice violent pour s’assouplir les membres. On ne peutimaginer plus innocent spectacle. Ils poussaient des appels et desrires, et ils s’arrêtèrent pour boire, lorsqu’une servante leurapporta deux gobelets sur un plateau. Je n’en croyais pas mes yeux,me demandant si je ne faisais pas le plus magnifique imbécile duglobe. Un mystère profond enveloppait les hommes qui m’avaientpourchassé sur la lande d’Écosse en avion et en auto, et quelquepeu aussi le diabolique antiquaire. Il était tout simpled’attribuer à ces gens-là le coup de couteau qui cloua Scudder auparquet, aussi bien que des projets fatals à la paix du monde. Maisces deux impeccables citoyens qui prenaient leur inoffensifdivertissement, et s’apprêtaient à se mettre à table pour dîner encausant platement Bourse, cricket et ragots de leur Surbitonnatal ! J’avais tissé un filet pour prendre des vautours etdes faucons, et patatras ! voilà que deux grosses perdrixvenaient se jeter dedans !

Survint ensuite un troisième personnage, unjeune homme à bicyclette, portant sur le dos un étui à crosses degolf. Il s’en alla vers la pelouse de tennis, où les joueursl’accueillirent tumultueusement. De toute évidence ces derniers leblaguaient, et leur blague sonnait terriblement anglaise. Puis legros homme, s’épongeant le front à l’aide d’un foulard de soie,déclara qu’il allait prendre un tub. Je l’entendis prononcer motpour mot : « Je suis absolument en nage, Bob. Ça vadiminuer mon poids et mon handicap. Vous verrez demain si je nevous bats pas ; je vous rends même un coup d’avance. » Ontrouverait difficilement expressions beaucoup plus anglaises.

Ils rentrèrent tous trois dans la maison, etje me sentais le dernier des idiots. Pour cette fois, j’avais« écorcé l’arbre qu’il ne fallait pas ». Ces hommesjouaient peut-être la comédie ; mais pour quel public ?Ils ne savaient pas que j’étais à trente mètres d’eux, cachéderrière un rhododendron. Il était réellement impossible de croireque ces trois joyeux compagnons fussent autre chose que ce qu’ilsparaissaient être : c’est-à-dire trois banals Anglais,banlieusards, sportifs, ennuyeux, si l’on veut, mais abjectementinnocents.

Et pourtant ils étaient trois ;et l’un était vieux, l’autre gros, le troisième brun etmaigre ; et leur maison concordait avec les notes deScudder ; et à un demi-mille au large se balançait un yacht àvapeur avec à bord au moins un officier allemand. Je songeai àKarolidès assassiné, à l’Europe menacée du cataclysme, et à ceuxque j’avais laissés dans Londres et qui attendaient anxieusement cequi allait se passer d’ici quelques heures. On ne pouvait douterque l’enfer fût déchaîné quelque part. La Pierre-Noire avait gagnéla partie, et si elle survivait à cette nuit de juin, elleplacerait son gain en banque.

Il ne me restait plus qu’une chose àfaire : marcher de l’avant, et à fond, comme si je ne doutaisde rien, et au risque de me rendre ridicule. De ma vie, je n’aientrepris une tâche avec plus de répugnance. J’aurais préféré, dansla disposition d’esprit où j’étais alors, entrer dans un repaired’anarchistes tous browning au poing, ou combattre un lion furieuxavec un pistolet à bouchon, plutôt que de pénétrer dans l’heureusedemeure de ces trois joyeux Anglais pour leur dire que rienn’allait plus. Quelles gorges chaudes on ferait de moi !

Mais soudain je me rappelai une chose quem’avait dite autrefois en Rhodésie le vieux Peter Pienaar. J’aidéjà cité Peter dans ce récit. C’était le meilleur éclaireur quej’aie jamais connu, et avant de se convertir à la respectabilité,il piétina bien souvent les plates-bandes de la loi, ce qui luivalut d’être recherché activement par les autorités. Examinant unjour avec moi le chapitre des déguisements, Peter me sortit unethéorie qui me frappa. D’après lui, en dehors des certitudesabsolues telles que les empreintes digitales, la simple apparencephysique avait bien peu d’utilité pour l’identification dès que lefugitif savait réellement son affaire. Les cheveux teints et lesfausses barbes le faisaient rire, ainsi que les autres puérilitésdu même genre. Une seule chose importait :l’ »atmosphère », comme prononçait Peter.

Celui qui arrive à se situer dans un milieuabsolument différent de celui qui l’entourait lorsqu’on le vitd’abord, et qui en outre – c’est le plus important – se met audiapason de ce milieu et se conduit comme s’il n’en était jamaissorti, celui-là est capable de dérouter les plus fins détectives.Et il vous racontait cette anecdote à l’appui : ayant un jouremprunté un habit noir, il alla à l’église et assista à l’officecôte à côte avec l’homme qui le recherchait. Si ce dernier l’eût vuen honnête compagnie avant ce jour-là, il l’eût reconnu ; maisil ne l’avait jamais vu que dans une taverne, occupé à moucher leslampes à coups de revolver.

Le souvenir des propos de Peter me donna lepremier réconfort réel que j’eusse éprouvé de la journée. J’avaisconnu en Peter un vieil oiseau fort avisé, et par ailleurs les garsque je poursuivais étaient l’élite de la volière. Pourquoi nejoueraient-ils pas le jeu de Peter ? Un sot s’efforce deparaître différent ; un homme habile paraît lui-même tout enétant différent.

Peter avait encore une autre maxime, quej’utilisai dans mon rôle de cantonnier. « Si vous faites unpersonnage, vous ne serez jamais à sa hauteur tant que vous ne vouspersuaderez pas que vous êtes ce personnage. » Le jeu detennis s’expliquait peut-être ainsi. Ces gens n’avaient pas besoinde jouer la comédie : il leur suffisait de tourner la manettepour passer dans une autre vie, où ils évoluaient avec le mêmenaturel que dans la première. Et Peter ne se lassait pas de répéterque c’était là le grand secret de tous les criminels fameux.

Comme 8 heures approchaient, j’allai retrouverScaife pour lui donner ses instructions. Je convins avec lui de lafaçon de disposer ses hommes, et sortis ensuite faire un tour, carje ne me sentais aucun appétit. Je longeai le terrain de golfdésert, puis gagnai un point de la falaise situé plus au nordderrière la rangée de villas. Sur les jolis petits chemins toutneufs je croisai des gens en villégiature qui revenaient du tennisou de la plage, et un garde-côtes du poste de T. S. F., plus desbaudets et leurs conducteurs qui rentraient chez eux. Au large,dans le crépuscule bleu, je vis des feux s’allumer sur l’Ariadne,et plus au sud sur le torpilleur ; et au-delà du banc de Cock,les feux plus puissants des vapeurs qui se dirigeaient vers laTamise. Tout ce spectacle était si paisible et si normal que maconfiance décroissait à chaque minute. Vers 9 heures et demie, jedus prendre mon courage à deux mains pour m’en aller vers TrafalgarLodge.

Chemin faisant je repris confiance à la vued’un lévrier qui marchait d’un pas élastique derrière une bonned’enfant. Il me rappela un chien que je possédais en Rhodésie, etl’époque où je l’emmenais sur les monts Pali chasser le bouquetinde la variété grise. Or, un jour que nous en poursuivions un, nousle perdîmes subitement tous les deux. Un lévrier se fit à sa vue,et j’ai moi-même de bons yeux ; mais ce bouquetin s’évanouitpurement et simplement du paysage. Par la suite je me rendis comptede sa manœuvre. Sur la roche grise des kopjes il ne se détachaitpas plus qu’un corbeau sur une nuée d’orage. Il n’eut pas besoin decourir : il lui suffit de rester immobile pour se confondreavec le terrain.

À peine ce souvenir m’eut-il traversé l’espritque je l’appliquai au cas présent et tirai la conclusion. Les gensde la Pierre-Noire n’avaient pas besoin de fuir. Ils se résorbaienttranquillement dans le paysage. J’étais sur la bonne piste ;et m’enfonçant cette vérité dans la tête, je me jurai de ne plusl’oublier. Le dernier mot restait à Peter Pienaar.

Les hommes de Scaife devaient être maintenantà leurs postes ; mais on ne voyait âme qui vive. La maison selivrait comme une place publique aux regards des passants. Unebarrière de trois pieds de haut la séparait du chemin de lafalaise ; toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaientouvertes, et des lumières voilées, avec un murmure de voix,indiquaient où ses habitants achevaient de dîner. C’étaitréellement la maison de verre. Avec l’impression d’être le plusgrand sot de la terre, j’ouvris le portail et sonnai.

 

Un homme dans mon genre, qui a parcouru lemonde à la dure, s’entend très bien avec deux catégories de gens,que l’on peut nommer la supérieure et l’inférieure. Il lescomprend, et eux le comprennent. Je me trouvais en pays deconnaissance avec des paysans, des chemineaux et descantonniers ; j’étais également assez à l’aise avec des hommescomme sir Walter et ceux que j’avais rencontrés le soir précédent.J’en ignore la cause, mais c’est là un fait. Mais ce qu’un type dema sorte ne comprend pas, c’est le monde béat et satisfait de lahaute bourgeoisie, les gens qui habitent dans les villas et dans labanlieue. Il ignore leur façon de voir, il ne partage pas leurspréjugés, et il est aussi intimidé par eux que par un ours brun.Quand une pimpante soubrette vint m’ouvrir la porte, j’eus peine àrecouvrer la parole.

Je demandai Mr Appleton, et fus introduit. Monplan était de marcher droit à la salle à manger, et par ma brusqueapparition de provoquer chez ces hommes, qui devaient me connaître,le sursaut révélateur qui eût confirmé mon hypothèse. Mais lorsqueje me trouvai dans cet élégant vestibule, son aspect me dompta. Ily avait là ces crosses de golf et ces raquettes de tennis, ceschapeaux de paille et ces casquettes, cet assortiment de gants, ceporte-cannes garni, que l’on rencontre dans dix mille demeuresd’Angleterre. Un tas de pardessus et d’imperméables correctementplies garnissait le couvercle d’un coffre de chêne ancien ;une horloge de nos aïeux tiquetaquait ; des bassinoires decuivre fourbi ornaient les murs, avec un baromètre et unelithographie représentant Chiltern gagnant le Saint-Léger. Cetintérieur était aussi orthodoxe qu’une église anglicane. Lorsque lafille me demanda mon nom, je le lui donnai machinalement, et elleme fit entrer dans le fumoir, sur la droite du vestibule.

Le fumoir était pire encore. Je n’eus pas letemps de l’examiner en détail, mais je pus voir au-dessus de lacheminée plusieurs photographies encadrées, et j’aurais juré queces groupes représentaient des collèges ou des universitésanglaises. Je n’y jetai qu’un regard, et parvenant à me ressaisir,je suivis la fille. Mais j’arrivai trop tard. Elle avait déjàpénétré dans la salle à manger et dit mon nom à son maître :je manquai ainsi l’occasion de voir l’effet qu’il produisit sur lestrois hommes.

À mon entrée, le vieillard, placé à l’autrebout de la table, se leva pour venir au-devant de moi. Il était enhabit de soirée – smoking et cravate noire – comme l’autre, quej’appelais en moi-même le gros. Quant au troisième, l’individubrun, il portait un complet de serge bleu, un col blanc souple, etles couleurs d’un club ou d’un collège.

L’accueil du vieillard fut parfait.

– Mr Hannay ? dit-il, avec hésitation.Vous désirez me causer ? Un instant, mes amis, et je reviens.Voulez-vous passer dans le fumoir ?

Bien que je n’eusse pas pour un liardd’assurance, je m’efforçai de jouer la partie. Sans obéir à soninvitation, je pris une chaise et m’y installai.

– Je pense que nous nous sommes déjàrencontrés, dis-je, et vous devez connaître l’affaire quim’amène.

La pièce était peu éclairée, mais je pusnéanmoins voir, à la physionomie des trois hommes, qu’ils jouaientà merveille l’incompréhension.

– Possible, possible, répartit le vieillard.Je n’ai pas très bonne mémoire, mais je vous prierais néanmoins,monsieur, d’exposer le but de votre mission, car en vérité jel’ignore.

– Eh bien ! voilà, repris-je (cependantque je me faisais tout l’effet de raconter de pures inepties), jesuis venu vous dire que rien ne va plus. J’ai en poche un mandatd’arrêt contre vous trois, messieurs.

– Un mandat d’arrêt ! fit le vieillard,d’un air authentiquement scandalisé. Un mandat d’arrêt ! Justeciel, et pour quel crime ?

– Pour l’assassinat de Franklin Scudder, àLondres, le 23 du mois dernier.

– C’est la première fois que j’entends ce nom,répliqua le vieillard, d’un air abasourdi.

L’un de ses compagnons prit laparole :

– C’est l’homme assassiné à Portland Place. Jeme rappelle l’avoir lu. Mais bon Dieu ! monsieur, c’est de ladémence ! D’où sortez-vous donc ?

– De Scotland Yard, répondis-je.

Il y eut alors une minute de parfait silence.Le vieillard, les yeux baissés sur son assiette, tripotait unenoix. Il incarnait la stupeur de l’innocence.

Puis le gros parla. Il hésitait un peu, commes’il cherchait ses mots.

– Ne vous tourmentez pas, mon oncle, fit-il.Ce n’est rien qu’une absurde méprise, comme il en arriveparfois ; mais nous n’aurons pas de peine à rétablir les faitset à démontrer notre innocence. Je puis prouver que, le 23 mai, jen’étais pas en Angleterre, et que Bob était dans un sanatorium.Vous étiez à Londres, il est vrai, mais vous pouvez dire ce quevous faisiez ce jour-là.

– Naturellement, Percy ! Rien de plusfacile. Le 23 ? C’était le lendemain du mariage d’Agathe… Ceque je faisais ? Voyons. Je suis arrivé le matin de Woking etj’ai déjeuné au club avec Charlie Symons. Après… Ah oui ! j’aidîné chez les Fishmongers. Je me le rappelle, car le punch ne m’apas réussi, et je me suis trouvé indisposé le lendemain. Et tenez,quand le diable y serait, voilà la boîte à cigares dont on m’a faitcadeau à ce dîner.

Et avec un rire nerveux, il désigna l’objetsur la table.

– Je crois, monsieur, dit le jeune homme,s’adressant à moi avec déférence, que vous reconnaissez votreerreur. Comme tout bon Anglais, nous ne demandons pas mieux qued’aider la justice ; mais nous ne voulons pas que les gens deScotland Yard se rendent ridicules. N’est-ce pas, mononcle ?

Le vieillard sembla recouvrer la parole.

– Assurément, Bob, assurément, nous feronstout notre possible pour aider les autorités. Mais… mais ceci estun peu exagéré. Je n’en reviens pas.

– Comme Nellie va rire, dit le gros homme.Elle qui prétend toujours que vous finirez par mourir d’ennui parcequ’il ne vous arrive jamais rien. Mais cette fois-ci vous êtesservi à souhait.

Et il se mit à rire, l’air très amusé.

– C’est pardieu vrai. Quand j’y pense !Quelle histoire cela fera pour le club ! En vérité, Mr Hannay,je devrais plutôt me fâcher, invoquer mon innocence ; maisc’est vraiment trop farce ! Je vous pardonne presque la peurque vous m’avez faite. À vous voir si funèbre, je me demandais sipar hasard je n’avais pas tué quelqu’un dans un accès desomnambulisme.

C’était trop évidemment sincère pour être dela comédie. Tout courage m’abandonnait, et mon premier mouvementfut de m’excuser et de déguerpir. Mais je me répétai que je devaisaller jusqu’au bout, dussé-je devenir la risée du Royaume-Uni. Lesbougies de la table donnaient un éclairage insuffisant, et pourcacher mon trouble je me levai, m’approchai de la porte, et,tournant le commutateur, donnai l’électricité. La brusqueillumination les éblouit tous, et j’en profitai pour examiner lestrois visages.

Ils ne m’apprirent rien. L’un était vieux etchauve, l’autre épais, le troisième brun et mince. D’après leursphysionomies, rien n’empêchait ces trois hommes d’être ceux quim’avaient persécuté en Écosse, mais rien non plus ne me permettaitde les identifier. J’en suis encore à me demander par quel mystère,après avoir, dans le personnage du cantonnier, scruté deux de cespaires d’yeux, et dans celui de Ned Ainslie, la troisième, je nepus alors me faire une certitude, malgré ma bonne mémoire et mapassable faculté d’observation. Tous trois semblaient êtreexactement ce qu’ils prétendaient, et je n’étais sûr d’enreconnaître aucun.

Dans cette gaie salle à manger, avec seseaux-fortes aux murs, et le portrait d’une vieille dame en grandsatours au-dessus de la cheminée, je n’apercevais rien qui pûtrappeler les bandits de la lande. Sur l’étui à cigarettes en argentposé à côté de moi je lisais qu’il avait été gagné par PercivalAppleton, esq., du club St. Bede, dans un concours de golf… Il mefallut me raccrocher ferme à Peter Pienaar pour ne pas déguerpiraussitôt de la maison.

– Eh bien ! monsieur, dit poliment levieillard, êtes-vous satisfait de votre examen ?

Il me fut impossible d’articuler un mot.

– Vous reconnaîtrez, j’espère, qu’il est devotre devoir d’abandonner cette ridicule affaire. Je ne porte pasplainte, mais vous sentez bien quel ennui ce doit être pour desgens honorables.

Je fis un signe négatif.

– Pardieu ! s’exclama le jeune homme.Voilà qui est par trop violent.

– Auriez-vous l’intention de nous emmener auposte ? demanda le gros. Ce serait peut-être le meilleur moyend’en finir, mais je suppose que le commissariat local ne voussatisferait pas. J’ai le droit de vous faire exhiber vos pouvoirs,mais je ne tiens pas à vous attirer des désagréments. Vousaccomplissez votre devoir, après tout. Mais vous admettrez quec’est là une affreuse maladresse. Quelles sont vosintentions ?

Il ne me restait plus qu’unealternative : ou bien appeler mes hommes pour les fairearrêter tous trois, ou bien reconnaître ma gaffe et vider leslieux. Je me sentis magnétisé par tout cet entourage, parl’innocence évidente – et non seulement par l’innocence, mais parl’étonnement et l’ennui ingénus qu’exprimaient ces trois honnêtesvisages.

« Oh ! Peter Pienaar ! » melamentai-je en moi-même.

Et pour un instant je fus sur le point de metraiter d’idiot et de leur présenter mes excuses.

– En attendant, je propose une partie debridge, dit le gros. Cela donnera le temps de réfléchir à MrHannay. Vous savez d’ailleurs qu’il nous fallait un quatrième.Jouez-vous, monsieur ?

J’acceptai comme s’il se fût agi d’une banaleinvitation au club. Tout cet ensemble m’avait magnétisé, je lerépète. Nous passâmes dans le fumoir où une table de jeu étaitdressée, et l’on m’offrit à boire et à fumer. Je pris place à latable comme dans un songe. Par la fenêtre ouverte on voyait la lunebaigner de sa lumière blonde les falaises et la mer. Les troishommes avaient repris leur sang-froid, et causaient avec aisance,émaillant leur conversation de cet argot inévitable dans une maisonde joueurs de golf. Je devais faire une drôle de tête, au milieud’eux, avec mes sourcils froncés et mes regards errants.

Mon partenaire était le jeune homme brun. Jejoue bien au bridge, d’habitude, mais ce soir-là je dus êtreabsolument exécrable. Ils me sentaient dérouté, et cela leurinspirait une confiance toujours croissante. Je ne les perdais pasde vue, mais leurs traits ne m’apprenaient rien. Non seulement ilsavaient l’air autres, mais ils étaient autres. Je meraccrochai en désespéré aux maximes de Peter Pienaar.

 

Ce fut un petit incident qui m’ouvrit lesyeux.

Le vieillard alla pour prendre un cigare. Maisau lieu de le choisir tout de suite, il laissa retomber sa main, ets’adossa un instant à son fauteuil, tandis que ses doigtstambourinaient sur ses genoux.

Je lui avais vu faire ce même geste dans laferme de la lande, alors que je me tenais devant lui avec, braquéssur moi, les revolvers de ses serviteurs.

C’était un rien, qui dura une seconde à peine,et il y avait mille chances contre une pour qu’il m’échappât, maisje le surpris, et en un clin d’œil l’atmosphère me paruts’éclaircir. Le brouillard qui enveloppait mon cerveau se dissipa,et ce fut en pleine et absolue certitude que je reconnus les troishommes.

La pendule de la cheminée sonnait alors 10heures.

Leurs visages me parurent se métamorphosersous mes yeux et me révéler leurs secrets. Le jeune étaitl’assassin. Je discernais à présent une impitoyable cruauté là oùje ne voyais tantôt que de la bonne humeur. C’était son poignard,je n’en doutais plus, qui avait cloué Scudder au parquet ;c’était son pareil qui avait percé d’une balle Karolidès.

Les traits du gros homme me semblaient sedissocier et se reformer continuellement sous mes yeux. Ilpossédait, non pas un seul visage, mais bien cent masques diversqu’il revêtait à son gré. Ce garçon eût fait un acteur admirable.J’ignorais si oui ou non c’était lui le lord Alloa de la soiréeprécédente, mais peu m’importait. C’était lui, je le devinais, quiavait d’abord repéré Scudder, et laissé sa carte pour celui-ci.D’après Scudder, il zézayait, et j’imaginais sans peine combiencette affectation pouvait contribuer à le rendre effrayant.

Mais le vieux les dépassait de loin. Il étaitpur cerveau, et froid, impassible, mathématique, impitoyable commeun marteau-pilon. À présent que mes yeux s’étaient dessillés, je nevoyais plus en lui aucune affabilité. Sa mâchoire semblait avoir latrempe de l’acier, et ses yeux l’inhumaine phosphorescence des yeuxd’oiseau.

Cependant je jouais toujours, et à chaqueseconde une haine plus grande inondait mon cœur. Elle m’étouffait,et je n’arrivais plus à répondre à mon partenaire. Leur compagnie àtous me devenait de plus en plus intolérable…

– Hé là ! Bob, voyez donc l’heure !dit le vieillard. Vous ferez bien de songer à prendre votre train.Bob doit aller en ville ce soir, ajouta-t-il, en s’adressant àmoi.

Son ton était à présent d’une faussetéinfernale.

Je consultai la pendule. Il était près de 10heures et demie.

– Je regrette, mais il lui faut renoncer à cevoyage, déclarai-je.

– Oh zut ! fit le jeune homme. Je croyaisque vous aviez laissé tomber cette ineptie. Je suis réellementforcé de partir. Je vous laisserai mon adresse si vous voulez, avecles garanties que vous jugerez convenables.

– Non, il faut que vous restiez,répliquai-je.

Ils durent comprendre que la partie étaitperdue. Leur unique espoir était de me persuader que je me trompaisgrossièrement, et cet espoir leur échappait. Mais le vieillard pritde nouveau la parole.

– Je me porte caution pour mon neveu. Celadoit vous suffire, Mr Hannay.

C’était peut-être l’imagination, mais je crusremarquer de l’embarras dans la placidité de son ton.

Il y en avait certainement, car lorsque je leregardai ses paupières retombèrent avec cet encapuchonnementd’épervier que la crainte m’avait gravé dans la mémoire.

Je lançai un coup de sifflet.

Au même instant la lumière s’éteignit. Deuxbras vigoureux m’enveloppèrent le torse, m’interceptant les pochesoù l’on porte d’habitude un revolver.

– Schnell, Franz ! Das Boot, dasBoot ! cria une voix, tandis que je voyais deux de mesgens apparaître sur la pelouse illuminée.

Le jeune homme brun s’élança, et sautant parla fenêtre, il franchit la clôture basse avant qu’une main pût lesaisir. J’agrippai le vieux, et la pièce se remplit de personnages.Je vis empoigner le gros, mais je ne m’occupais que du dehors, oùFranz galopait vers l’entrée de l’escalier de la plage. Un homme lepoursuivit, mais sans succès. La porte de l’escalier se refermaderrière le fugitif, et je restai béant, toujours serrant la gorgedu vieux à peu près la durée nécessaire à effectuer la descente desmarches jusqu’à la mer.

Soudain mon prisonnier m’échappa et s’élançavers le mur. Il se fit un déclic, comme d’une manette rabattue.Puis retentit un grondement lointain, bien au-dessous du niveau dusol, et par la fenêtre je vis un nuage de craie pulvérisée jaillirà l’entrée de l’escalier.

Quelqu’un ralluma l’électricité.

Le vieillard me considérait avec des yeuxflamboyants.

– Il est sauvé, s’écria-t-il ; vous nel’attraperez pas. Il est déjà loin… et victorieux… DerSchwarzstein ist in der Siegeskrone[8].

Ses yeux exprimaient plus que la simple joiedu triomphe. Naguère encapuchonnés comme ceux d’un oiseau de proie,ils étincelaient à présent d’un orgueil farouche. Une éclatanteflambée de fanatisme les emplissait, et je compris enfin quellepuissance formidable j’avais combattue. Cet homme était plus qu’unespion ; c’était, à sa façon perverse, un patriote.

Tandis que les menottes se refermaient sur sespoignets, je lui lançai ce dernier trait :

– Je souhaite que Franz supporte bien savictoire. Je dois vous dire que depuis une heure l’Ariadneest en notre pouvoir.

 

Six semaines plus tard, comme chacun sait,nous étions en guerre. Je m’engageai dès la première semaine dansl’armée nouvelle, où mon expérience acquise au Matabeleland mevalut dès l’abord le grade de capitaine. Mais j’avais, je crois,fait ma vraie campagne avant de revêtir l’uniforme kaki.

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Tags: John Buchan