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Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

de Nikolai Gogol

GOGOL – ET LES VEILLÉES DU HAMEAU
I

 

« Tous, nous sommes sortis de la Capote de Gogol » disait Dostoïevski, et la remarque s’appliquait si justement à lui-même que les premières œuvres du Nouveau Gogol, ainsi que le baptisait un fameux critique russe, semblent écrites par un Gogol ressuscité, ressurgi de ses cendres.

Les écrivains de l’école gogolienne jouissent depuis longtemps déjà d’une renommée mondiale, alors que Gogol lui-même est jusqu’à présent trop peu connu hors de sa patrie. Je dis bien jusqu’à présent, parce que cet auteur est fatalement appelé à susciter un intérêt plus grand. En effet, la personnalité dramatique de Gogol, tissée de contradictions d’une finesse extrême, et son talent, si fertile également en contrastes,sont tels qu’il suffit d’aborder Gogol pour ne plus pouvoir s’en détacher, l’oublier, le bannir de ses pensées ; et l’on ne cesse plus de rire avec lui de cette allégresse lumineuse qui lui est propre, de froncer les sourcils devant ses grimaces, de verserces mêmes larmes qu’il qualifiait de jamais vues en cemonde et de partager ses tortures et sa peine.

Or, la curiosité à l’égard de Gogol, chef detoute l’école réaliste russe, devra se manifester, dès que l’oncommencera à connaître réellement la littérature de son pays. Dèsmaintenant, l’on entend citer de plus en plus fréquemment son nom,bien qu’encore vide de toute sa substance, son nom toujoursétranger, et pour l’heure incompréhensible. L’énigme de Gogol resteà poser, et le lecteur occidental ne se doute pas pour l’instantque Gogol est peut-être bien l’un des génies les plus grands de laRussie, sinon de l’univers entier.

Créateur du réalisme russe, illustrefondateur, avec Pouchkine, de la nouvelle littérature russe… Onimagine aussitôt une carrière d’écrivain longue et prospère,marchant de pair avec la stabilisation de la vie nationale, desnormes sociales, avec cette peinture sereinement objective de laRussie gogolienne – l’expression est d’usage courant.Fut-elle longue, cette carrière ? Gogol a vécu en tout et pourtout quarante-trois ans, et en tant qu’écrivain, au sens strict dumot, infiniment moins, de sept à huit ans. Les manuels delittérature mentionnent ces dates extrêmes de sa biographie :1809, date de sa naissance, dans un petit hameau de la région dePoltava, et 1852, année de sa fin douloureuse à Moscou, combustionlente au début, puis à plein feu. Mais ces bornes, 1809-1852, sesont trouvées trop écartées encore pour limiter son activitéd’écrivain. Avant 1829, Gogol se préparait surtout (uniquement enimagination, cela va de soi) à devenir un grand homme d’État, unesorte de Messie russe, et ce n’est qu’à cette date – il avait donceffectivement vingt ans – qu’il prit la plume. À partir de 1837, ilmena une lutte acharnée, exténuante et sans espoir, double lutte, àla fois contreson talent qui ne consentait pas à se plieraux fins qu’il lui assignait, et pour ce talent,impuissant à se manifester, asphyxié au milieu de toutes lescontradictions où cette âme maladive sombrait chaque jourdavantage.

Ces contradictions avaient de tout tempsexisté chez lui, dès les années de la petite enfance etconstituaient une partie intégrante de sa nature. Il mariait unecertaine étroitesse d’esprit à une pensée de flamme, prompte auxessors ; une gaîté insouciante, puérile, l’aptitude à rire età faire rire les autres alternaient avec des accès d’une« mélancolie noire » de l’espèce la plus cruelle,meurtrière de sa vie et de son âme. Le solide sens pratique, lasagacité de l’homme retors et intéressé faisaient très bon ménageavec une propension illimitée à bâtir des châteaux enEspagne ; la folie des grandeurs, la confiance en soi, commeen une sorte d’être à part, élu de Dieu, une superbe diaboliquecédaient brusquement la place à un mépris de soi-même, à unehumilité, excessifs au même degré. Sur ce dernier point du reste iln’y avait pas de contradiction particulière ; en réalité,l’humilité de Gogol était « plutôt del’orgueil », et procédait de l’orgueil. Il se faisait delui-même une si haute idée, il exigeait de lui, en tant qu’élu deDieu, des qualités tellement élevées que son être réeln’arrivait pas à s’en contenter, et qu’il s’estimait en sommeindigne de soi.

Des contradictions écartelèrent égalementGogol écrivain. Innombrables, mais d’une nature spéciale,dégénérant par la suite en manies d’ordre psychique, elles seramenaient essentiellement à ce fait, qu’aspirant au bien et à laperfection, rêvant de beauté céleste, sans tache, il ne voyait rienque groins de porcs et gueules grimaçantes. Dans de pareillesconditions, il était difficile de décrire autre chose quegroins et hures. Or Gogol aurait voulu, auraitpassionnément souhaité, et ce vain désir le mettait au supplice,être un tout autre écrivain, devenir cet homme de lettresfortuné,qui « outre les caractères ennuyeux, déplaisants,saisissants de par la tristesse de leur réalité, aborde aussi descaractères représentant tout ce qu’il y a de digne dans la personnehumaine…

» Battant des mains, tous se précipitentà sa suite et se ruent derrière son char de triomphateur. Il n’apoint d’égal au monde : il est Dieu. »

Et tout de suite, parlant de lui-même ilajoute :

« Tout autre est le lot de l’écrivain.Celui-là fait surgir et rend palpables des visions qui défilentconstamment sous ses yeux, mais échappent à l’indifférent ;s’enfonce dans le bourbier infect et bouleversant, des bagatellesstupides qui alourdissent notre existence ; sonde les arcanesdes caractères distants et froids, cousus de pièces et de lambeaux,des caractères gris et quotidiens qui encombrent notre voiecommune. Pour tout dire, l’écrivain ressemble à un sculpteurinexorable qui taillerait nos vices dans la pierre, d’une mainferme, en bas-relief, et les rendrait évidents à tous.

» Longtemps encore, docile aucommandement d’une autorité qui m’échappe, il me faudra donner lamain à ces héros étranges, scruter l’univers immense de la vieemportée dans un tourbillon, l’observer à travers un rire que jedécouvre à tous et des larmes que je cache… »

Aux approches de 1840, Gogol, s’imagine qu’ilest encore loin, ce temps, mais croit qu’il finira par éclore, cetemps où « le redoutable ouragan de l’inspiration jaillitd’une source différente, naît d’une tête environnée d’une terreurpanique et d’éclairs, le temps où l’on pressent dans unfrémissement inquiet le majestueux tonnerre des parolesnouvelles. »

D’année en année, Gogol ressent avec uneurgence croissante le besoin mystique de parolesnouvelles, et d’autres images, le besoin d’une profonde beautéintérieure. Il attend, espère, prie, adjure, le tout en pureperte : le don s’octroie, mais ne s’arrache pas de force. Etson propre don, son véritable talent, Gogol l’enfouit dans laterre.

Le premier réaliste authentique de la Russie,créateur de l’école réaliste russe… Il est facile de se présenterun peintre réaliste, assis devant son chevalet, quelque part àl’orée d’un bois et s’attachant à dessiner, à copier chaque courbed’un pétale sur un arbre. Il est tout aussi facile de se faire uneidée de l’écrivain réaliste inscrivant sur son calepin, ou dans samémoire (tel fut, plus tard, le procédé de Tourgueniev)l’expression du regard, les sourires, le visage des passants qu’ilcroise, leurs gestes, leurs paroles, leurs actes, en s’efforçant depénétrer dans les arcanes de leur mécanisme moral, puis dereproduire le tout dans son œuvre, peinture artistique de la vie.Facile enfin de se figurer l’écrivain copiant de la sorte sonmodèle… Comme il ressemble peu, cet écrivain imaginaire, à Gogol,auteur réaliste aussi, mais pas observateur calme et impartial,mais bien un rêveur imaginistequi combine divers éléments,mais ne peint pas d’après nature.

Paradoxe encore plus fort – tout en lui estparadoxal et contradictoire – ce réaliste craint comme le feu leréalisme dans l’art. Pour écrire, il fuit, aussi loin que possiblede son modèle, et sa fuite est consciente, il n’agit point àl’instar du poète décrit par Pouchkine qui, sauvage etténébreux, plein de sons et de trouble, va chercher refuge au borddes vagues désertes, dans les bois bruissants. Touteffet réaliste, par trop réaliste, lui paraît un sacrilège, un pasen dehors des frontières de l’art. Ainsi dans la nouvelle lePortrait, un peintre sans fortune achète un tableau ancienchez un marchand de bric-à-brac :

« C’était un vieillard au teint bronzé,aux pommettes saillantes, l’air souffrant de consomption. Ilsemblait que ses traits avaient été fixés au moment précis d’unréflexe convulsif et ils n’évoquaient point une force nordique. LeMidi brasillant restait empreint sur ce visage. Le personnage étaitdrapé d’un ample costume oriental… Ses yeux surtout étaientextraordinaires. »

Le peintre emporta le tableau chez lui« et soudain un frisson le saisit et il pâlit. Se détachant dela toile posée verticalement, le visage de quelqu’un, tordu par uneconvulsion le toisait ; deux regards terribles étaientdirectement braqués sur lui…

» Il se mit en devoir d’examiner lapeinture de près et de la nettoyer… Le visage entier était presquerendu à la vie et les yeux le scrutaient d’une telle façon qu’ilfinit par sursauter et, rompant de quelques pas, il murmura d’unevoix qui trahissait la stupeur :

– Il regarde, il regarde avec des yeuxhumains.

»… Ceci n’était déjà plus de l’art : ceciallait jusqu’à détruire l’harmonie du portrait lui-même ;c’étaient des yeux humains ! On pouvait les croire arrachés àun être vivant pour être placés ici. Dès lors, il n’était plusquestion de cette jouissance élevée qui vous envahit entièrementl’âme à l’examen de l’œuvre d’un artiste, quelque affreux quepuisse être l’objet choisi pour modèle. On éprouvait ici on ne saitquelle sensation morbide, angoissante.

– D’où cela vient-il ? se demandamalgré lui le peintre, car enfin, nous avons pourtant affaire ici àquelque chose pris d’après nature, une nature vivante ; d’oùvient dès lors ce sentiment étrange et désagréable à la fois ?Serait-ce que l’imitation servile, à la lettre, est déjà en soi undélit, et semble un cri, rien qu’un cri, un son sansharmonie ? Ou bien est-ce qu’en s’attaquant au sujet, sans lamoindre passion, avec une totale indifférence, en dehors de toutesympathie avec lui, il se présentera inévitablement dans son uniqueet affreuse réalité, sans l’auréole d’une certaine penséeinaccessible aux sens, mais voilée sous chaque détail, il seprésentera avec ce réalisme qui se découvre à celui qui, désireuxde concevoir le secret d’un parfait animal humain, s’arme d’unscalpel pour le disséquer jusqu’aux entrailles et n’a plus sous lesyeux qu’un homme répugnant ? »

Ses contes et nouvelles de Petite-Russie,Gogol les écrivit à Saint-Pétersbourg, loin de son Ukraine nataleet moins encore d’après ses propres souvenirs que d’après desmatériaux que lui aurait communiqués sa mère. C’est à Pétersbourgaussi que fut créée la comédie immortelle, le Revizor,satire de la province russe que Gogol ne connaissait pas du tout etne pouvait d’ailleurs connaître, pour la raison qu’il n’y a jamaisvécu. C’est dans cette même capitale qu’il commença aussi lesÂmes Mortes, épopée grandiose – du moins d’après ledessein – de la province russe. Commencée à Pétersbourg, à l’époqueoù le génie de l’auteur atteignait son plein épanouissement, lacréation de l’œuvre se poursuivit dans le « beaulointain ». Gogol passa en effet les quinze dernièresannées de sa vie à l’étranger, le plus souvent à Rome, etconsidérait qu’il lui fallait de toute nécessité vivre hors deRussie pour écrire sur son pays. Seuls, les contes et nouvellespétersbourgeois – La Capote en tête – ont été écrits surplace, avec pour thème l’existence quotidienne des petitsfonctionnaires que l’auteur eut réellement l’occasiond’observer.

Dans de telles conditions, comment se fait-ilque ce rêveur qui, selon le mot qu’il a maintes fois répété, nepouvait décrire que ce qui existait en lui, et qui éprouvait lanécessité d’imaginer (et non de voir !)lesqualités à quelque catégorie qu’elles appartinssent, ait pu donnernaissance à un écrivain réaliste ? C’est ce qu’il futpourtant et il se trouve que ces critiques qui lui donnèrent cetitre, en prenant la Russie de son imagination pour la Russieauthentique du temps de Nicolas Ier et antérieure àl’abolition du servage, ont donné par hasard dans le mille. Ils sesont trompés bien sûr, en recevant le grossissement des couleurs,l’exagération, la manie de stéréotyper, une création synthétiquepour un portrait exact, pour une épreuve photographique. Mais s’ilsse sont trompés tous, non seulement ceux qui vinrent bien aprèslui, mais aussi ses contemporains, il faut donc qu’il ait été unécrivain réaliste. Et qui donc ne trompa-t-il pas par son réalisme,lui qui souffrait tant de la façon excessive dont il calomniait laRussie ! Même un esprit réaliste aussi sobre ou aussi peuenclin à se laisser duper par des faux-semblants artistiques quel’empereur Nicolas Ier quitta, l’air sombre, lethéâtre après la première représentation du Revizor endisant :

« Chacun en a pris pour son grade,mais le plus soigné c’est encore moi ! »

Gogol a pu donner le change même à Pouchkine,et l’on n’ira tout de même pas prétendre que Pouchkine neconnaissait pas sa Russie ! Y avait-il quelque chose en cepays de caché pour Pouchkine ? Quelqu’un pouvait-il découvriren Russie quoi que ce fût ignoré de ce grand poète ? Il n’enest pas moins vrai qu’après la lecture par Gogol des premierschapitres des Âmes Mortes, Pouchkine tomba dans unesongerie amère et s’écria :

« Dieu, comme elle est triste, notreRussie ! »

L’exclamation stupéfia l’auteur qui,rapportant l’impression produite sur Pouchkine ajouta cetteobservation :

« Pouchkine, si parfaitement au courantdes choses russes, n’avait pas remarqué que tout cela n’étaitqu’une caricature, fruit de mon imagination. »

L’illusion de la réalité exacte et rendue avecprécision ne découlait pas tant du sujet même de la peinture,c’est-à-dire la vie réelle et quotidienne, que de la méthode, duprocédé de la description : une manière réaliste de reproduireminutieusement des détails connus de tous, et en tout cas d’unevérité authentique et indiscutable.

« On s’est livré à bien des commentairessur mon compte, écrivait Gogol, on a analysé certains côtés de mapersonnalité, mais on n’a point défini ce qu’il y a d’essentiel enmoi. Pouchkine est le seul à l’avoir flairé. Il m’a dit de touttemps que pas un écrivain n’a possédé ce don d’étaler si nettementla trivialité de la vie, de savoir souligner avec une telle vigueurla platitude de l’homme moyen, de telle façon que ces menus riensqui d’ordinaire échappent à la vue, sautent brusquement et avec unrelief énorme aux yeux de tous. Voilà ma faculté principale, quin’appartient qu’à moi seul, et qui de fait manque aux autresécrivains. »

Gogol dessine avec tant de netteté génialetous les détails les plus insignifiants, sculpte avec une telleperfection l’image créée par son imagination, qu’elle provoquel’illusion complète de la réalité, – si même elle ne paraît pasplus réelle que nature, parce que dans ce faux-semblant se trouventsoulignés ces menus détails de l’existence courante quid’ordinaire échappent à la vue. Voilà pourquoi, quellequ’ait été dans ses œuvres la part de charge, d’imagination pure,d’invention, de la propension à stéréotyper, Gogol, avec sonprocédé réaliste d’écriture (et c’est bien là l’uniquechose à compter comme « école » en matière d’art) estcomme la souche de cette tendance psychologico-réaliste dans lalittérature russe, dont les meilleurs représentants ont été Tolstoïet Dostoïevski.

Si courte qu’ait été l’activité créatrice deGogol, elle se divise en trois périodes :

Période lyrique et romantique, ou périodepetite-russienne, avec les Veillées du hameau près deDikanka (et partiellement Mirgorod).

Période pouchkinienne et réaliste avecMirgorod, les nouvelles, le Revizor, et lepremier tome des Âmes Mortes.

Période de mysticisme religieux, où le talentdécline, période qui vit les essais d’achèvement des ÂmesMortes, période des Extraits choisis de la Correspondanceavec mes amis, des Réflexions sur la célébration du cultedivin, etc.

À proprement parler, cette dernière phase esten marge de la littérature artistique et représente bien moinsd’intérêt en soi que d’utilité pour la compréhension de la tragédiemorale de Gogol en tant qu’écrivain et en tant qu’homme.

La période centrale, pendant laquelle s’est lemieux révélée la maîtrise de son talent littéraire et qui offre leplus d’importance est la période pouchkinienne et réaliste. Nous laqualifions de pouchkinienne parce qu’elle se trouve en étroiteliaison avec Pouchkine, si étroite même que l’on est parfois tentéde croire que ce poète ne s’est pas borné à guider Gogol en luiindiquant cette route gogolienne qu’il a suivie – et dontil commença à s’écarter tout de suite après la mort du grandlyrique, – qu’il ne s’est pas contenté de déterminer le caractèrede son talent, mais bien qu’il a en quelque sorte crééGogol.

Selon ses propres dires, Gogol faillitabandonner le métier littéraire après les Veillées, maiscomme il l’a raconté :

« … Pouchkine me contraignit à considérerla chose d’un œil sérieux. Il y avait déjà longtemps qu’il mepoussait à m’attaquer à un ouvrage de longue haleine, si bien qu’unbeau jour, après que je lui eusse donné lecture d’une brèveesquisse de courtes scènes, il me dit :

– Avec une telle aptitude à devinerl’être humain et à l’exhiber brusquement en quelques traits commes’il était vivant, avec un pareil don, comment ne pas mettre enchantier une œuvre d’importance ? C’est tout simplement unpéché !

» Et pour conclure, il me livra un sujetqu’il avait personnellement choisi, et dont il voulait lui-mêmetirer quelque chose dans le genre d’un poème, et qu’il n’auraitpoint consenti, comme il le disait, à céder à nul autre qu’à moi.C’était le sujet des Âmes Mortes. (L’idée duRevizorlui appartient également.) »

Ce n’est pas uniquement l’idée duRevizor qui revient à Pouchkine, celui-ci mit au pointavec Gogol le plan de la comédie. En se bornant à dire quePouchkine donna à Gogol le simple sujet des Âmes Mortes,on resterait également en deçà de la vérité ; il ressortnettement des phrases suivantes de Gogol que l’illustre ami indiquaen outre la façon de traiter ce thème :

« Pouchkine estime que le sujet desÂmes Mortes est excellent pour moi, du fait qu’il melaisse toute liberté de parcourir avec mon héros la Russie d’unbout à l’autre, et d’en tirer une multitude de personnages des plusvariés. »

Les deux œuvres capitales de Gogol, celles quilui assurent le droit à l’immortalité – le Revizor et lesÂmes Mortes – sont liées au nom de Pouchkine. Se rattacheégalement à l’influence pouchkinienne la troisième de ses œuvrespar rang d’importance, la Capote, nouvelle dont procède latendance humanitaire et réaliste de la littérature russe.

Jusqu’à un certain point, Akaki Akakiévitch,le pauvre fonctionnaire peu favorisé de Dieu et encore plusmaltraité par ses semblables, qui ne vit que dans l’espoir de sepayer une capote neuve, a été inspiré par la nouvellepétersbourgeoise de Pouchkine, le Cavalier de Bronze, où serencontre pareillement un homme de rien, Eugène, que seul aide àvégéter le souvenir de sa fiancée, de sa Parachka. Le destin brisele rêve de ces deux êtres, en sorte que la vie perd tout sens àleurs yeux, et leur esprit borné ne résiste pas au choc. Mais chezPouchkine, cet Eugène, bien que les cochers le cinglent à coups defouet, et que de méchants enfants lui lancent des cailloux,n’éveille pas autant de compassion qu’Akaki Akakiévitch, prototypede tous ces offensés et humiliés, revendiquant leur placeau soleil, au même titre que le reste des mortels. Ce n’est passans raison qu’un jeune homme, s’étant avisé de se joindre à sescamarades pour se moquer d’Akaki Akakiévitch :

« … longtemps par la suite, au milieumême des plus folles minutes, se remémorait un pauvre hère bas surjambes, au front dégarni de cheveux, et qui disait ces mots qui luiallèrent à l’âme :

– Laissez-moi tranquille ! Pourquoime tourmentez-vous ?

» Et sous ces mots pathétiques d’autresrésonnaient en écho : « Je suis tonfrère !… »

Enfin, cette période se relie à Pouchkine parcette manière réaliste dont il a été question plus haut et verslaquelle le grand poète russe a indubitablement aiguillé Gogol.

Cette manière réaliste, cette flagellationsatirique de la trivialité et de la mesquinerie, ce ton nouveau, lerire à travers les larmes, rire amer et larmes de fiel, rattachentl’une des tendances de Mirgorod à la période centrale del’activité créatrice de Gogol. (Comment Ivan Ivanovitch sebrouilla avec Ivan Nikiforovitch.) Un autre élément deMirgorod (Vii) apparaît comme une suite immédiate desVeillées du Hameau près de Dikanka, autrement dit, unecontinuation de la première période, la plus lumineuse, et enapparence, la moins mélancolique, la période lyrico-romantique etpetite-russienne.

Nous allons nous arrêter à celle-ci, en nousefforçant d’oublier pour un temps à quel point se révèle parfoisamère et morne la route de la vie, et « que l’on s’ennuieici-bas, ami lecteur ! »

II

 

Quelle ivresse, et quelle splendeur qu’unjour d’été en Petite Russie !

Ainsi débutent les Veillées du Hameau près deDikanka. Et il y a dans ces récits tant de soleil, de lumière, tantde gai sourire, tant de cascades de rires retentissants, les yeuxclairs des jouvencelles aux sourcils noirs et leurs dents d’uneblancheur éblouissante y brillent de tant d’éclat, les jeunes gensy font preuve d’une telle audace insouciante et étourdie, et surtoutes choses se répand une telle surabondance de rayonssolaires ; qu’il y a donc d’allégresse en cette naturegénéreuse et en cette vie large !… d’où vient-elle, cette joiedébordante ?

À cette question, Gogol en personne nousfournit dans sa Confession d’un auteur une réponse qui,comme toujours, n’est pas d’une rigoureuse vérité et ne va pas aufond des choses.

« La raison de cette gaîté que l’on aremarquée dans mes premières compositions parues dans la presse seramenait à un besoin moral. Sur moi fondaient des accès d’uneangoisse dont je ne pouvais moi-même m’expliquer la cause, mais quipeut-être bien avait sa source dans mon état maladif. Pour mondivertissement personnel, je m’offrais l’invention de toutes leschoses burlesques que pouvait bien enfanter mon esprit. Je créaisde pied en cap des personnages et des caractères comiques, lesplaçais dans les situations les plus risibles, sans se mettre lemoins du monde martel en tête sur le point de savoir pourquoi cela,à quoi bon, et à qui cela pouvait bien servir. Voilà d’où sontsorties mes premières œuvres qui ont provoqué chez certains un rireaussi insouciant, aussi exempt de préoccupations que l’avait été lemien, mais qui ont amené d’autres à se demander dans leurperplexité comment de telles folies étaient capables de naître dansla cervelle d’un homme doué de quelque sens commun. Peut-êtrequ’avec les ans, et avec le besoin de m’offrir des distractions,cette gaîté aurait disparu, y compris, et en même temps qu’elle, mamanie d’écrire. »

Il faudrait donc en déduire que ce sont desaccès d’angoisse qui ont fait naître les contes joyeux de Gogol.Mais d’où vient alors qu’ils suscitaient en lui même un rireinsouciant, exempt de préoccupations ? Que non seulementdans l’adolescence, mais aussi dans la prime enfance, Gogol ait étésujet à des crises d’humeur noire, le fait ne laisse placeà aucun doute ; cette humeur noire il l’hérita de sa mère,mais ce fut elle aussi qui lui légua cette faculté de rire sanssouci, cette alternance du rire et des larmes, cet authentiquetalent qui forçait les autres à rire.

Au surplus, les joyeux récits de Gogoln’avaient point été sa première production littéraire, puisqu’en1829 avait paru son poème en vers Hans Kùchelgarten, œuvrenon dépourvue de mérite artistique, ni d’intérêt, nid’originalité.

Dans Hans Kùchelgarten Gogol ne serévéla point un grand artisan de la forme et de la techniquepoétique, mais son vers est coulant et surtout on n’y rencontrepoint de ces lieux communs tellement rebattus dans lesimages ; de même ce poème constitue une combinaison nonseulement originale, mais nouvelle à l’époque du lyrisme le plusélevé, le plus romantique et des « grossièretés barioléesde l’école flamande ». En l’occurrence, et ce détailprendra une grosse importance pour le Gogol à venir, en dépit duromantisme de la conception générale du sujet et de l’effort à letraiter sur le mode lyrique, ce qui est le mieux venu reste encorela grossièreté bariolée, la méprisableprose, qui l’emporte sur le lyrisme le plus guindé, trahissantparfois un certain mauvais goût.

Les critiques tombèrent avec un acharnementinjuste sur l’œuvre du débutant qui pourtant témoignaitindiscutablement d’un grand talent, et ils en firent de tellesgorges chaudes que l’auteur gonflé d’amour-propre se mit à racheterdans toutes les librairies les exemplaires de son poème et à lesjeter au feu – préfigurant ainsi le futur Gogol livrant aux flammesle second tome des Âmes Mortes – mais renonçapour toujours aux vers.

Il lui était facile de détruire lesexemplaires parus, mais impossible de pratiquer dans son âme lamême opération sur une œuvre sortie de son génie. HansKùchelgarten apparaît donc dans la carrière littéraire deGogol comme un facteur littéraire déterminant les deux faces de saproduction, le côté lyrique, et le côté burlesque et réaliste, lapoésie et la prose, poésie tout de même malgré larenonciation aux vers. Ces deux côtés de son talent ressortent avecun relief saisissant dans les Veillées du Hameau près deDikanka (nous verrons tout à l’heure pour quelle raison lelyrisme y prédomine), mais on peut aussi constater leur présencedans les Âmes Mortes où se rencontre une telleabondance de digressions.

Bien que Gogol rappelle à chaque instant qu’iln’a embrassé que fortuitement le métier littéraire (il rêvaitdavantage de faire carrière dans l’administration), il ne s’agitpoint là, bien entendu, d’un pur hasard, mais bien d’une nécessitéintime, d’une fatalité, car si ce besoin n’avait point existé, ilne se serait pas attelé en 1830 à la composition des Veilléesdu Hameau près de Dikanka tout de suite après lachute verticale de Hans Kùchelgarten.

Comment lui est venue l’idée d’écrirejustement ces Veillées,ces lumineux et joyeux récits dePetite Russie ?

Tout d’abord, en fin matois, en espritéminemment pratique (de tout temps il affecta d’être l’homme« détaché des choses de ce monde », mais tout en jouantce rôle il s’entendait merveilleusement à arranger ses affaires età forcer autrui à les mener à bien pour lui), Gogol nota cetintérêt pour la Petite Russie qui naissait alors àSaint-Pétersbourg (Tout le monde s’intéresse tellement ici àtout ce qui touche à la Petite Russie, écrivait-il à sa mère),intérêt que venait encore réchauffer les nouvelles ukrainiennes deNariéjny, Kotliarevsky et autres qui ont exercé une importanceconsidérable sur le Gogol des Veillées du Hameau et mêmesur l’auteur de Mirgorod. Aussi bien, le mobile capitalfut peut-être la nostalgie qu’il éprouvait pour son pays ensoleilléet les mélancoliques souvenances de l’Ukraine qui l’assaillaientdans ce Pétersbourg froid, gris, où il avait été de surcroît sifraîchement accueilli.

Autant lui pesaient jadis, à son village,comme au lycée de Niéjine où il avait appris n’importe quoin’importe comment, la terne monotonie et l’intolérable ennuide l’existence quotidienne en Petite Russie, alors qu’il soupiraitardemment après ce brillant Pétersbourg que ses rêveries luidépeignaient comme une terre promise, un paradis à la félicitéexclusive, autant, après son amère déception de Pétersbourg, illanguissait passionnément après sa Petite Russie, et ill’idéalisait dans des rêvasseries tournant parfois àl’hallucination. Son beau lointain s’illuminait devant luide toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et avec un enthousiasmeexagéré (le sens de la mesure faisait en général défaut à Gogol),provoquait la nostalgie lyrique de l’inaccessible. Plus elle estloin de lui, moins abordable elle est, cette nature méridionale, etplus elle acquiert d’attrait à ses yeux ; il cherche alors àla rendre dans ses Veillées du hameau encore plus bellequ’elle ne lui apparaît et plus nettement aussi la mélancolie percedans ces joyeux récits.

À la dualité du tempérament de Gogol –idéalisme mystique et sens pratique, – à la qualité de son talent –lyrisme et réalisme comique – correspond le dualisme des tendancesdans les Veillées du hameau près de Dikanka, tendanceromantique et tendance réaliste. Le romantisme trouvait son alimentdans ses croyances, ses rêveries et ses livres, comme dans lescontes, traditions, légendes, chansons que, sur demande de sonfavori, sa mère lui envoyait à profusion. Sans l’appoint de cesmatériaux, les Veillées n’auraient pu venir au monde.D’autre part, le réalisme se nourrissait des observations faitespar l’auteur dans la région de Poltava et à Niéjine avant le départpour Pétersbourg en 1829, observations demeurées dans sa mémoire etque son imagination aurait déformées en caricatures.

Le romantisme, l’idéalisation et le lyrismeprédominent dans la description des paysages et de la jeunegénération : gars et jouvencelles. Les garçons ont bien étéidéalisés par Gogol, mais sous un coloris assez pâle parcomparaison avec leurs camarades de l’autre sexe. En revanche, sesjeunes filles aux sourcils noirs et au corsage bien meublé sont siparfaites, si appétissantes que ni livres, ni chansons, nisouvenirs n’auraient suffi à leur prêter vie. De fait, ellesapparaissent toutes comme la personnification de cette idée, douceet torturante à la fois, que Gogol se faisait de la femme, rêvedont il brûlait des années d’études au lycée et qu’il ne lui futjamais donné de réaliser dans l’existence, (la femme cessa bientôtde compter dans la vie privée de Gogol et après Mirgorod,elle disparut même de ses œuvres).

Les représentants de la génération plus âgéesont peints d’une manière toute différente, non seulement dans lecoloris et les contours de leur silhouette ; c’est ici queprédomine le burlesque réaliste et que triomphe l’auteur réalisteque deviendra Gogol.

Dans ce folklore fantastique, parmi leslégendes populaires qui ont servi de cadre et de sujet à toutes lesVeillées, le récit Ivan Schponka et sa tanteoccupe une place tout à fait à part. Il ne repose sur aucune espècede légende populaire, on n’y trouve aucun élément fantastique,nulle trace de diablerie, on n’y rencontre aucune de ces joliesHannahs et Oksanas, aucun de ces lurons petits-russiensd’opéra-comique, pas un écho non plus de chansons sonores ni de cestonitruants éclats de rire sans souci. Le ton de Schponka,et le type même du héros, dont procédera le Podkoliéssine de laNoce et le Tientiénikov du second tome des ÂmesMortes, l’écriture, tout est absolument différent, et serattache plutôt aux nouvelles de Mirgorod et auxÂmes Mortes. Il me semble que ce fut précisémentdans ce récit que Pouchkine devina en Gogol la faculté de créer unpersonnage par petites touches fines, presque imperceptibles et dele rendre vivant des pieds à la tête.

La première partie des Veillées paruten 1831 la seconde en 1832. Elles connurent un immense succès etd’un seul coup Gogol devint un auteur en vue, pour un certain tempsil eut en lui-même une confiance absolument aveugle, sa folie desgrandeurs s’accentua encore davantage.

Le succès des contes petits-russienseut pour effet de développer chez Gogol la propension à traiter dessujets similaires et l’idée lui vint de composer Mirgorod,considéré comme suite aux Veillées.L’ouvrage parut en 1835et l’écrivain, misant sur la curiosité éveillée dans le public parl’œuvre initiale le rattacha aux Veillées en lui donnantpour sous-titre, Nouvelles servant de suite aux Veillées duhameau près de Dikanka. Mais en fait, si l’on excepteVii, où cependant l’élément romantique et fantastique sefond avec le côté réaliste, bien mieux que dans l’Effroyablevengeance, légende de la même veine comprise dans lesVeillées, le recueil de Mirgorod ne saurait êtreconsidéré comme une suite du premier ouvrage, avec lequel il n’a decommun que le coloris local, et le lieu de l’action, soit laPetite-Russie. Dans la période comprise entre 1832 et 1835, ils’était fait tant de changements dans les préoccupations de Gogol,dans sa manière d’écrire – parallèlement à Mirgorod iltravaillait aux « nouvelles pétersbourgeoises » et à sescomédies, – et sa route avait tellement bifurqué en matière decréations qu’il ne pouvait plus être question d’une suite auxVeillées.

Au cours de ces années, il faisait desconférences d’histoire, se laissait emballer par des perspectiveshistoriques grandioses. Mais il manquait des connaissances et de lapersévérance indispensables à la réalisation de plans d’unepareille envergure, et la seule chose qu’il menât à bien dans cetordre d’idées et qu’il réussît complètement, fut une nouvellehistorique, située à l’époque de la lutte entre la Pologne etl’Ukraine, lutte dont l’enjeu était la religion et la nationalité,ce Tarass Boulba qui occupe une place tout à fait à partdans l’œuvre de Gogol.

Abstraction faite du thème épique de ce récit,la première partie de Mirgorod comprend une nouvelleintitulée Campagnards à l’ancienne mode. Ils’agit bien d’une nouvelle et non plus d’un conte ou légende, –c’est là le principal trait de différence entre Mirgorod,et les Veillées. D’année en année, Gogol tend désormais àapprofondir et à développer ce genre, cependant que la forme chezlui se complique et se perfectionne. Dans les Campagnards àl’ancienne mode Gogol se plaît à conter au ralenti, ens’arrêtant longuement sur des descriptions à la fois lyriques etréalistes, fines comme un travail de dentellière, et surabondant enmenus détails, la vie et la mort d’un vieux couple, Philémon etBaucis de Petite-Russie, en usant magistralement du procédé, plustard développé par Léon Tolstoï, et qui consiste à rendre un étatd’âme en accumulant les détails extérieurs les plus dérisoires.

La composition de la dernière nouvelle durecueil Mirgorod, Comment Ivan Ivanovitch se brouilla avec IvanNikiforovitch, a de toute évidence été influencée par le romanpetit-russien de Nariéjny, Les deux Ivans, ou la manie desprocès. Gogol l’avait conçue comme une anecdote trèscomique, et il est clair qu’il se proposait de rappeler la notecomique des Veillées.Il donna bien une peinturecaricaturale (ici, le comique repose sur des contrastes et desoppositions inattendus) de deux amis devenus des ennemis, mais ilne soutint pas cette note jusqu’au bout, et écrivit une nouvellechagrine et affligeante sur la mesquinerie humaine, en sorte que leton de ce récit aboutit à cet accord final : « Que l’ons’ennuie ici-bas, ami lecteur ! ».

Mais ici nous sortons des limites de lapériode ces premiers récits et nouvelles, après quoi s’ouvre laphase la plus mûre et la plus parfaite de l’œuvre de Gogol.

M. HOFMANN

PRÉAMBULE

« En voilà bien d’une autre !Veillées du hameau près de Dikanka ? Quelles sontdonc ces veillées lancées à travers le monde par un certainapiculteur ? Vertudieu ! comme si l’on n’avait pasécorché assez d’oies pour faire des plumes, ni transmuésuffisamment de chiffons en papier ! Comme s’il y avait troppeu d’olibrius, de n’importe quelle condition ou rang social, à semaculer les doigts avec de l’encre. Faut-il encore que cetapiculteur cède à la tentation de marcher sur leurs brisées ?Vraiment, les imprimés ont pullulé à un point que l’on devra semettre martel en tête pour découvrir les marchandises que ce papierpourrait bien envelopper ! »

Je sais, je sais… il y a un mois que mespressentiments me soufflent toutes ces phrases. Que l’un de mespareils, je vous dis, qu’un villageois se hasarde en effet hors deson petit trou pour lorgner le reste du monde, oh ! bonnesgens !… cela revient absolument à se fourvoyer, comme ilarrive parfois, dans les appartements d’un grand seigneur où chacunvous barre le passage et commence à se moquer de vous. Passe encoresi ce n’était que la valetaille la plus gourmée, mais non !…n’importe quel galopin en guenilles – du premier coup d’œil, unrien du tout ! – d’ordinaire confiné dans l’arrière-cour, semêle, lui aussi, de vous turlupiner, et, les voilà qui se mettentde toutes parts à taper du pied :

– Où vas-tu ? où tefourres-tu ? qu’est-ce qu’il te faut ? Déguerpis, rustre,fiche le camp !…

Je vous dirais que… Bah ! trêve demots ! Il me serait plus commode de me faire voiturer deuxfois l’an à Mirgorod où ni le juge au tribunal de district, ni levénérable curé ne m’ont vu depuis cinq printemps, que de meprésenter dans ce grand monde. Or, puisque tu y as paru, mon cher,pleure ou garde l’œil sec, mais rends compte de tonaction !

Chez nous, chers lecteurs… (soit dit sans vousoffenser, car peut-être en voudrez-vous à l’apiculteur de vousparler à la bonne franquette, comme s’il s’adressait au premiervenu de ses parents par alliance ou de ses intimes…) chez nousdonc, cette coutume s’est établie depuis des temps immémoriaux dansnos villages : aussitôt finis les travaux des champs, lepaysan se hisse sur son poêle pour s’y reposer tout l’hiver, etceux de mon état abritent leurs abeilles dans un sous-sol sanslumière. Une fois que l’on n’aperçoit plus de cigognes dans lesnuées, ni de poires sur les branches, dès les premières approchesdu soir, un lumignon point immanquablement quelque part au bout dela rue ; des rires et des chants se propagent au loin, onracle une balalaïka, voire un violon, et de causer en menanttapage… Voilà ce qu’on entend chez nous parveillées ! Ces veillées ressemblent, révérenceparler, à vos bals, sans que l’on puisse dire toutefois que lasimilitude soit parfaite. Si vous vous rendez au bal, c’est à seulefin de tricoter des jambes et d’étouffer un bâillement au creux devotre main, alors que chez nous les jeunes filles dont la foules’assemble dans une seule et même chaumine ne s’y présentent pashistoire de danser, mais armées de fuseaux et de peignes à carder.Oh ! pour commencer, elles ont bien l’air de s’affairer, lesfuseaux ronflent, les chansons coulent de source et pas unedonzelle ne laisse errer de-ci de-là un regard distrait. Mais àpeine les gars font-ils irruption dans la chaumière sur les talonsdu ménétrier, que les cris jaillissent, les folâtreries vont leurtrain, les danses s’organisent, et il s’y joue des tels tours queça me gêne d’en parler.

Pourtant, le fin du fin, c’est quand tout lemonde se serre étroitement, coude à coude, pour se poser desdevinettes, ou simplement pour une longue causerie à bâtons rompus.Seigneur ! que ne conte-t-on pas ? Où donc les vieillardsvont-ils déterrer tout cela ? quelles peurs daignent-ils vousépargner ? Or, nulle part il ne fut peut-être raconté autantde légendes merveilleuses qu’aux soirées de Panko le Rouquin.

Pour quelle raison les villageois m’ont-ilssurnommé le Rouquin ? ma parole, je ne saurais le dire. Mescheveux sont maintenant, ce me semble, plutôt gris que rouges. Maischez nous, ne m’en veuillez pas de grâce, nous avons cettehabitude : que le monde donne un beau jour à un individu unquelconque sobriquet, celui-ci colle au porteur jusqu’à laconsommation des siècles.

Il arrivait à d’honnêtes gens de se réunir àla veille d’une grande fête dans la cabane de l’homme aux abeilleset de prendre place autour de la table : pour le coup, prièrede prêter attentivement l’oreille ! Il convient d’ajouter queces personnes étaient loin d’être n’importe qui, ou des rustresvulgaires. Il se pourrait même que leur visite eût honoré tel outel, de classe plus élevée qu’un apiculteur.

Ainsi, connaissez-vous, par exemple, ThomasGrigoriévitch, sacristain à l’église de Dikanka ? Ah ! ilen a dans la caboche ! Quelles belles histoires il savaitdégoiser ! Vous en trouverez deux dans le présent volume.Jamais il ne portait de ces houppelandes de coutil que vous voyezsur le dos de maints sacristains de village ; si vous entriezchez lui, il vous recevait toujours en sarrau de drap fin, nuancepurée de patates refroidie, qu’il payait, sauf erreur, six roublesl’aune à Poltava. Quant à ses bottes, nul dans le hameau entiern’aurait osé prétendre qu’elles fleurassent le goudron, car au sude chacun il les oignait d’une graisse d’oie superfine, et tellequ’à mon avis bien des paysans en auraient volontiers usé pouraméliorer leur gruau. De même, nul n’avancera que de sa vie il sesoit torché le nez à un pan de son sarrau, à la façon de bon nombrede ses collègues. Bien au contraire, il extrayait de son sein unmouchoir blanc, plié soigneusement et ourlé de fil rouge, et unefois nettoyé ce qu’il fallait, il repliait ce linge jusqu’à leréduire au douzième de sa grandeur, avant de le rentrer.

Quant à un autre de mes visiteurs… ehbien ! c’était un si parfait damoiseau qu’on aurait pu lebombarder de but en blanc magistrat ou greffier. Il lui arrivait delever un seul doigt, droit devant lui, et alors, l’œil rivé àl’extrémité de ce doigt, le voilà parti à vous en débiter, de cestyle fleuri et alambiqué, en usage chez les folliculaires.Souventes fois, on prêtait bien l’oreille un bout de temps, mais laperplexité finissait par avoir raison de vous : dût-onm’assommer, se disait-on, mais je n’y entends goutte ! Un beaujour, Thomas Grigoriévitch lui servit à ce propos un excellentapologue. Il lui conta comment un écolier, apprenant à lire chez uncertain sacristain, s’en revint à la maison paternelle et se campaen latiniste consommé, au point d’en avoir oublié notre langueorthodoxe. À tous les mots il collait une désinence enus ; chez lui, une bêche devenait bêchusetune bonne femme, bonne femmus ! Il lui advint unefois d’accompagner son père aux champs et, ses yeux tombant sur unrâteau, le latiniste demanda à l’auteur de ses jours :

– Papa, comment appelez-vous ça dansvotre idiome ?

Or, juste à ce moment, comme il bayait auxcorneilles, il posa le pied sur les dents de l’instrument aratoire.Le vieux en était encore à chercher sa réponse, quand, vlan !…le manche, décrivant sa parabole, s’en vint cogner au frontl’écolier.

– Maudit râteau, s’écria celui-ci, seprenant le front à deux mains et bondissant en arrière, il taperudement fort, le diable emporte ce quidam qui l’aproduit !

– Ah ! c’est comme ça ? Mais aumoins son nom t’est revenu à la mémoire…

Cet apologue n’alla pas du tout à notre hommeà la langue tarabiscotée. Il se mit debout, se posta jambesécartées au beau milieu de la chambre, pencha légèrement la tête etfourrant sa main dans la poche arrière de son caftan à pois, il entira une tabatière ronde, façon laque, frôla du doigts la trogned’un certain général mahométan qui s’y trouvait peinte, saisit unenotable dose de tabac trituré avec de la cendre et des herbesodoriférantes, et porta la prise jusqu’à ses narines d’un mouvementsi exactement balancé que le nez aspira au vol la portion entière,sans même effleurer le pouce. Et toujours bouche close, en cefaisant ! Après quoi il plongea la main dans une autre pochepour y pêcher un mouchoir de coton bleu à carreaux, et ce futseulement alors qu’il grommela à part lui, et encore histoire, ceme semble, de citer un adage :

– Ne jetez pas de perles auxpourceaux !

– Bon ! nous allons avoir unealtercation ! me dis-je à la vue de Thomas Grigoriévitch dontles doigts s’arrangeaient déjà pour faire la figue.

Heureusement, ma vieille s’avisa de poser surla table une galette toute fumante et du beurre. Chacun entra enaction et Thomas Grigoriévitch tendit la main vers le plat, sansqu’il fût à présent question de figue, puis, selon l’usage, touslouèrent à l’envi la maîtrise de l’hôtesse.

Il venait encore chez nous un autre conteur –Dieu nous préserve de nous souvenir de lui quand il faitnuit ! – car il nous exhumait des histoires si terrifiantesque les cheveux se dressaient sur nos crânes. J’ai omis à desseind’en insérer une seule ici ; si j’allais encore épouvanter debraves gens au point que, Dieu me pardonne, ils se mettent àredouter l’apiculteur comme un diable ! Que je survive plutôt,si c’est la volonté divine, jusqu’au nouvel an, pour éditer unsecond tome et alors il y aura moyen de vous donner la chair depoule avec des revenants et de ces prodiges qui s’accomplissaientau bon vieux temps dans nos parages orthodoxes. Il se peut queparmi ces choses effrayantes vous découvriez aussi de courteslégendes de l’apiculteur lui-même, de celles qu’il contait à sespetits enfants. Que je trouve seulement des auditeurs ou deslecteurs et ma foi ! il y aura bien dans mon fonds personnella matière d’une dizaine d’opuscules comme celui-ci, car rienqu’une maudite paresse n’empêche de fouiller dans ma mémoire.

Allons bon !… un peu plus et j’oubliaisle principal. Quand vous roulerez, mesdames et messieurs, pour vousrendre chez moi, suivez tout droit la grand’route de Dikanka. Jel’ai reproduite intentionnellement à la page de garde pour vousaider à atteindre notre hameau. Quant à Dikanka, vous en avezsuffisamment entendu parler, je l’espère. Inutile de vous dire queles maisons y sont plus propres que n’importe quel terrierd’apiculteur. Pour ce qui est de notre jardin, il n’y a rien àcritiquer, car vous chercheriez sans doute en vain son pareil dansvotre Pétersbourg. Une fois donc arrivés à Dikanka, vous n’aurezqu’à questionner le premier gamin que vous croiserez, quelquepâtour en chemise pleine de taches, menant ses oies.

– Où donc habite l’apiculteur Panko leRouquin ?

– Mais là-bas, tenez ! vousrépondra-t-il, en pointant le doigt, et pour peu que vous ledésiriez, il vous conduira jusqu’au hameau.

Prière toutefois de ne pas trop muser, ni devous rengorger outre mesure, comme on dit, parce que nos cheminsvicinaux ne sont pas aussi plans que les voies qui mènent à vosmanoirs. Il y a trois ans, à son retour de Dikanka, ThomasGrigoriévitch a dû tâter d’une fondrière avec sa charrette neuve etsa jument baie, bien qu’il conduisît lui-même et que de temps àautre il chaussât par-dessus ses propres yeux une pairesupplémentaire, acquise de son bel argent.

Mais en revanche, à peine serez-vous desnôtres, nous vous servirons des pastèques d’une telle qualité quepeut-être bien de votre vie vous n’en avez goûté qui les valent.Pour le miel, je vous garantis que vous n’en dénicherez pas demeilleur dans les hameaux de la contrée. Dès qu’on apporte unrayon, figurez-vous, il se répand par la pièce un arôme dont vousne pouvez vous faire une idée, et quant à sa pureté, on dirait unelarme, ou bien de ce cristal précieux dont on orne parfois lesboucles d’oreille. Et quelles pâtisseries ma vieille ne vousservira-t-elle pas ! Ah ! quels gâteaux, si voussaviez ! du sucre, du sucre tout craché ! Et le beurre,tenez ! rien qu’à l’essayer, l’eau vous perle aux babines.Vrai, l’on en vient à se demander : en quoi n’excellent-ellespoint, ces bonnes femmes ? Avez-vous jamais bu, mesdames etmessieurs, du poiré à la prunelle, ou de l’eau-de-vie aux raisinsde Corinthe et aux prunes ? Ou encore, vous est-il advenuquelquefois de déguster de la bouillie au lait ? Ah !Dieu, quels mets n’y a-t-il point ici-bas ? Il suffit d’ytâter, et c’est une délectation ; allons, pas un mot deplus ! la jouissance est impossible à décrire. L’annéedernière… Mais, au fait, qu’est-ce qui me prend de radoter ?Venez seulement, hâtez-vous d’accourir et nous vous traiterons sibien que vous en rebattrez ensuite les oreilles à tout venant.

PANKO LE ROUQUIN,

apiculteur.

LA FOIRE DE SOROCHINIETZ

I

 

J’en ai assez devivre en la chaumière,

Hélas !mène-moi hors de chez nous,

Là-bas où il y atant et tant de bruit,

Où toutes lesjeunes filles dansent le hopak,

Où les gars s’endonnent à cœur joie.

(D’une vieille légende.)

 

Quelle ivresse, et quelle splendeur qu’un jourd’été en Petite-Russie ! Quelle touffeur languide à ces heuresoù midi rutile dans le silence et sa chaleur de brasier, quandbombé en voluptueuse coupole, l’incommensurable océan d’azur sembles’assoupir, noyé tout entier dans une torpeur béate, étreignant etpressant sa bien-aimée dans ses bras aériens ! En ce bleu, pasun nuage, et pas une voix dans les champs. On dirait que tout estmort, sauf là-bas dans les profondeurs des nues une alouette quipalpite et dont l’argentin gazouillis roule au long des degrésaériens vers la terre en amour, et peut-être de loin en loin un cride mouette, ou le vibrant appel d’une caille, en écho dans lasteppe. Indolents et apathiques, tels des vagabonds sans but, deschênes érigent une cime altière et les éblouissantes décharges desrayons solaires embrasent par blocs entiers leur pittoresquefrondaison, projetant sur le reste du feuillage une ombre opaquecomme la nuit, en l’épaisseur de laquelle une rafale parvient seuleà faire gicler un peu d’or. Des insectes éthérés se déversent enpluie d’émeraudes, topazes et saphirs sur les potagers dont labigarrure s’étale à l’ombre de gigantesques tournesols. Les meulesgrises du foin et les gerbes d’or du blé campent dans les champs,nomades de ces espaces sans bornes. Grosses branches des cerisierssauvages, des pruniers, des poiriers, cédant toutes sous le poidsde leurs fruits… le ciel et son miroir immaculé, la rivière, dansla verdure de ses berges sourcilleuses… ah ! comme il débordede passion et de mollesse, l’été en Petite-Russie !

C’est d’une pareille magnificence queresplendissait une chaude journée du mois d’août dix-huit cent…heu… huit cent… enfin, il y a de cela une trentaine d’années, alorsqu’à dix verstes environ de la petite ville de Sorochinietz laroute fourmillait de gens accourus de tous les hameaux proches etlointains, et se hâtant vers la foire. Dès l’aube avaient défiléinterminablement les fourgons des sauniers, lourds de sel et depoisson. Des monceaux de poteries, emballées dans du foin, sedéplaçaient lentement, avec l’air de s’ennuyer dans leurclaustration et leur obscurité ; ça et là pourtant, quelqueécuelle ou terrine au bariolage éclatant s’insinuait, mue par lavanité, par dessous la natte étendue à la diable sur la charge, etarrachait plus d’un coup d’œil attendri à l’amateur de chosesfastueuses. Beaucoup de piétons coulaient un regard d’envie vers lepotier de haute taille, propriétaire des trésors susdits, quicheminait d’un pas nonchalant derrière sa marchandise, emmitouflantsoigneusement de ce foin abhorré ses muscadins et coquettes enterre glaise.

Un chariot attelé de bœufs harassés setraînait, solitaire au bord du chemin, chargé à craquer de sacs, defilasse, de toile et autres articles fabriqués à la maison, etderrière traînait la semelle le maître en chemise de toileimmaculée et en braies de même étoffe, constellées de taches. Ilessuyait d’une main paresseuse la sueur qui dégoulinait sur sa facebasanée et perlait même au bout de ses longues moustaches,poudrerisées par ce coiffeur inexorable qui apparaît sans y êtreinvité devant la belle fille comme devant le laideron, et quidepuis bien des millénaires poudre de force tout le genre humain. Àses côtés marchait une jument attachée au cul de la charrette, etdont l’allure soumise trahissait un âge fort avancé. Parmi ceux quis’en venaient à sa rencontre bien des gens, en majorité de jeunesgars, ôtaient leur bonnet fourré en croisant notre paysan.Néanmoins, ni ses moustaches grisonnantes ni sa démarche compasséene les incitaient à faire ce geste ; il suffisait de dirigerle regard un peu plus haut pour apercevoir le sujet de cettedéférence.

Au sommet du chariot trônait une charmantejouvencelle au rond minois, aux sourcils bruns en arcs d’uneparfaite symétrie au-dessus des prunelles d’un marron clair, auxfines lèvres roses souriant avec insouciance. Sur sa tête, desnœuds de ruban rouge et bleu foncé se combinaient avec de longuestresses et une touffe de fleurs des champs pour coiffer d’unecouronne somptueuse sa ravissante frimousse. Elle avait l’air des’intéresser à toute chose, tout lui paraissait merveilleux,nouveau, et les regards de ses yeux magnifiques voltigeaient sanscesse d’un objet à l’autre. Et comment ne pas se distraire ?La première fois qu’elle allait à la foire, une jeunesse dedix-huit ans qui n’avait jamais encore été à la foire !… Maispas un de ces piétons ou de ces cavaliers ne savait avec quelleardeur elle avait dû supplier de l’emmener avec lui cepère qui n’aurait pas demandé mieux, et de grand cœur, n’eût été lahaineuse marâtre qui, grâce à une constante pratique, tenait enmains son époux avec autant d’adresse que celui-ci maniait lesrênes de cette vieille jument, à présent traînée au marché, enremerciement de ses longs services.

Cette remuante épouse… Mais nous allionsoublier qu’elle aussi était là, assise au faîte du chariot,harnachée d’un caraco de cérémonie en lainage vert avec des petitesqueues cousues, comme à une fourrure d’hermine, sauf que celles-ciétaient rouges ; d’une coûteuse basquine de laine, auquadrillé de couleur vive rappelant un échiquier. Elle portaitenfin une capeline d’indienne à fleurettes qui prêtait une certainegravité à sa face rougeaude et bouffie, où transparaissait paréclipses quelque chose de si déplaisant, de si féroce, que chacuns’empressait de reporter à l’instant son regard alarmé sur le joliminois de la jeune fille.

Nos voyageurs commençaient déjà à entrevoir laPsell ; de loin leur parvenait la fraîcheur de son souffle,d’autant plus sensible qu’elle succédait à la chaleur qui vousaccablait et vous anéantissait. À travers le feuillage céladon ouvert sombre des baumiers, des bouleaux et des peupliers éparpilléscomme par une main négligente au hasard des prairies, brasillaientdes étincelles enrobées de fraîcheur, et pareille à une jeunebeauté, la rivière dénuda soudain sa gorge d’argent sur laquelleretombaient fastueusement les boucles vertes des arbres.

Capricieuse comme la belle fille, à ces heuresenivrantes où le miroir fidèle enferme l’éblouissant éclat de sonfront débordant d’orgueil, ses liliales épaules, et son cou demarbre ombré par la vague sombre qui déferle de sa tête rousse, laPsell, de même que cette beauté qui rejette avec mépris tellesparures pour en élire d’autres à ces moments où son humeurfantasque ne connaît plus de bornes, transformait presque chaqueannée ses alentours, se frayait un autre chemin de son choix ets’environnait de paysages neufs et divers.

Sur les pales pesantes de leur roue, une filede moulins soulevait de vastes nappes d’eau qui, rejetées ensuited’un puissant effort, se résolvaient en éclaboussures, arrosantd’une bruine ténue comme une poussière le voisinage qu’ellesassourdissaient de leur tintamarre. Cependant, le chariot et sesoccupants déjà connus de nous s’engageaient sur un pont et larivière s’étalait sous leurs yeux, dans toute sa splendeur et samajesté, comme une glace sans fêlure. Ciel, bois verts ou d’un bleufoncé, gens, charrettes aux poteries, moulins, tout cet ensembleculbuta, puis resta immobile ou alla de l’avant, tête en bas, sanscrouler pour autant au magnifique gouffre d’azur. La jolie fille enquestion se prit à rêver en contemplant ce merveilleux tableau, etelle en oubliait même de décortiquer du bout des dents ses grainesde tournesol, tâche dont elle s’était ponctuellement acquittée toutle long du trajet, quand soudain ces mots résonnèrent à sonoreille :

– Matiche ! la bellepetite !

Tournant la tête, elle aperçut un groupe dejeunes gens arrêtés sur le pont, et l’un deux, plus faraud que sescamarades, vêtu d’un justaucorps blanc, et coiffé d’un bonnet grisen peau d’agneaux de Réchétilov, reluquait les passants, poings surles hanches, comme un luron. Force fut à la jolie fille deremarquer son visage hâlé, mais néanmoins agréable, et sesprunelles de braise qui, semblait-il, visaient à la deviner jusqu’àl’âme, et elle baissa les yeux, en songeant que c’était peut-être àlui que l’apostrophe venait d’échapper.

– Elle est superbe, cette enfant !continuait le gaillard en justaucorps blanc, le regard toujoursfixé sur elle. Je troquerais bien tout ce que je possède contre unde ses baisers… Mais voyez donc ! le diable siège, lui aussi,à l’avant de la charrette !

De gros rires éclatèrent de tous côtés, maisce compliment ne ravit pas outre mesure la conjointe endimanchée durustre au pas nonchalant. Ses joues couperosées virèrent au rougefeu et une averse d’invectives choisies crépita sur la tête dujeune bambocheur.

– Puisses-tu t’étrangler, vaurien degalapiat !… Fasse que ton père ait le crâne fêlé à coups depichet !… que le pied lui manque sur la glace, à ce mauditantéchrist !… Et que dans l’autre monde le démon lui grille labarbe !

– Écoutez-moi ça comme ellem’agonit !… dit le jeune homme en la suivant d’un œilécarquillé, déconcerté en apparence par une telle bordée decompliments imprévus. Et quelle langue est la sienne, à cettesorcière de cent ans ! N’y attrapera-t-elle donc aucun mal àdégoiser des mots pareils ?

– De cent ans ! s’exclama, prompte àsaisir la balle au bond, cette beauté sur le retour. Malotru que tues !… Va donc, et commence par te laver, polisson, propre àrien ! De ma vie je n’ai rencontré ta mère, mais d’avance jesais que c’est une salope… Ton père aussi !… sans oublier tatante !… De cent ans ?… quoi ! ce n’est pas encoresevré et…

Mais déjà le chariot commençait à descendre lapente au delà du pont, en sorte qu’il ne fut pas possible de saisirles derniers mots. Or, le garçon n’avait pas du tout la mine dequelqu’un disposé à s’en tenir là ; il ramassa sans plus ampleréflexion une poignée de fange qu’il lança de toutes ses forces endirection de la mégère. Le coup fut si heureux qu’il dépassa toutesles espérances, car la capeline neuve en indienne se trouvaéclaboussée du haut en bas, et les rires des écervelés en ribotereprirent avec une malice accrue.

L’élégante aux formes trop replètes bouillaitde male rage, mais déjà le véhicule avait roulé un bout de chemin,en sorte que pour assouvir sa rancœur elle eut à se rabattre sur sabelle-fille innocente et sur son indolent époux qui, accoutumédepuis longtemps à des algarades de cette nature, s’entêtait àrester bouche close et subissait avec sang-froid la haranguedésordonnée de sa moitié en fureur. Il eut beau faire, malgré toutcette langue rebelle à la fatigue ne cessa de jaboter et d’allerson train qu’au moment précis où ils arrivaient au faubourg, chezleur compère et ami de vieille date, le Cosaque Tsyboulka. Leseffusions mutuelles de ces intimes qui ne s’étaient pas revusdepuis bien du temps chassèrent provisoirement le souvenir dufâcheux épisode, et force fut à nos voyageurs de s’entretenir de lafoire et de se reposer quelque peu d’un si long parcours.

II

 

Ah ! Dieu,ah ! Seigneur, que ne trouve-t-on pas à cette foire-ci :des roues, du verre, du goudron, du tabac, des courroies, del’oignon et des étalages de toute espèce… en sorte que si j’avaiseu dans ma poche jusqu’à une trentaine de roubles, je n’aurais mêmepas pu acheter tout ce qu’on y voit…

(D’une comédieukrainienne.)

 

Je pense qu’il vous est déjà arrivé d’ouïr àquelque distance le fracas d’une chute d’eau, alors que lesalentours inquiets se saturent de sourdes rumeurs et qu’un chaos desons bizarres et indistincts se rue en trombe à votre rencontre.L’impression est la même, n’est-ce pas, que celle que l’on éprouved’un seul coup dans le tourbillon d’une foire à la campagne, quandla foule entière s’agglutine en un seul être difforme etgigantesque dont le tronc s’agite sur les places comme au long desruelles exiguës, et qui hurle, piaille et tonne. Hourvari,invectives, mugissements, bêlements, clameurs, tout se confond dansun unique et discordant brouhaha. Les bœufs, les sacs, le foin, lesTziganes [1], les poteries, les bonnes femmes, lespains d’épice, les bonnets fourrés, tout ce conglomérat de couleurvive, bariolé, instable, se démène par paquets et fait la navettesous vos yeux. Les intonations dissonantes se noient mutuellement,et pas un mot ne s’arrache ou n’échappe à ce déluge, pas un cri nese détache avec netteté. Seule exception, on distingue lesclaquements secs qui s’élèvent de tous côtés du champ de foirequand, à bout de marchandage, les gens se topent dans la main.Charretée qui s’éboule, ferrailles qui grincent, vacarme deplanches jetées à terre avec fracas… la tête vous tourne au pointque dans cette irrésolution vous ne savez plus vers où diriger vospas.

Il y avait belle lurette que, suivi de safille aux sourcils bruns, notre paysan récemment arrivé en villejouait déjà des coudes dans cette foule. Il se faufilait près d’unecharge, en palpait une autre, s’informait des prix. Mais cefaisant, les pensées qu’il ruminait convergeaient toutes vers lesquelques sacs de froment, une dizaine environ, et vers la vieillejument qu’il avait l’intention de vendre. Rien qu’à l’expression dela jeune fille, on devinait qu’il ne lui souriait qu’à moitié de sefrotter à ces charrettes de farine et de froment. Son cœurl’emportait là-bas où sous des tendelets de toile on voyait,artistement exposés, des rubans rouges, des pendants d’oreilles,des croix d’ivoire ou de cuivre, et des ducats. Néanmoins, même decette place, elle remarquait maintes choses qui valaient le coupd’œil. Elle riait comme une folle à la vue d’un Tzigane et d’unpaysan, topant, l’un après l’autre, si rudement qu’ils engémissaient eux-mêmes de douleur ; plus loin, un Juif éméchébottait le derrière d’une bonne femme, ou bien c’était unealtercation entre quelques revendeuses au détail qui se lançaient àla tête des injures et des écrevisses ; ici, un Russe[2], lissait d’une main sa barbe de bouc,pendant que de l’autre, il… Mais brusquement elle sentit qu’ontirait sur la manche brodée de sa chemise. Elle se retourna :le jeune homme au justaucorps blanc et aux yeux de braise sedressait devant elle. Elle frissonna jusqu’aux moelles et son cœurpalpita comme jamais il ne l’avait fait jusqu’alors, ni dans lajoie ni dans la détresse, et elle éprouva un sentiment bizarre etagréable à la fois, au point qu’elle eût été elle-même bien enpeine de définir ce qui lui arrivait.

– N’aie pas peur, chère âme, n’aie paspeur, lui souffla-t-il dans un murmure, je ne te dirai rien quipuisse te blesser.

« C’est peut-être vrai que tu ne metiendras aucun propos malsonnant, songeait la belle fille.Seulement, cette sensation extraordinaire que j’éprouve… elle mevient sans doute du Malin. Je me rends parfaitement compte que jefais mal, et malgré tout, la force me manque pour retirer la mainde la sienne. »

Le paysan allait tourner la tête dansl’intention de parler à sa fille, quand le mot froment,proféré dans son voisinage, parvint à son oreille. Ces syllabesmagiques le poussèrent à accoster sans plus attendre deuxnégociants qui s’entretenaient à haute voix, et plus rien désormaisn’était susceptible de distraire l’attention qu’il prêtait à ceshommes. Et voici ce que disaient du froment les marchands enquestion.

III

 

Regarde donc, voilà un francluron !

Le monde compte fort peu de sespareils,

Il lampe l’eau-de-vie comme si c’était dela bière !

(Kotliarewski. L’Énéide.)

– Ainsi, selon toi, pays, nous aurons dela peine à vendre notre froment ? demandait un quidam enbraies graisseuses d’un tissu à carreaux tout taché de goudron –d’après sa mise, un petit bourgeois étranger à la région,originaire de quelque trou perdu.

La question s’adressait à un individu quiavait au front une loupe énorme, et qui était vêtu d’un caftanbleu, déjà rapiécé en maints endroits.

– Il ne faut même pas y penser, répliquacelui-ci. Je suis prêt à me mettre la corde au cou et à pendiller àcet arbre comme une andouille de Noël dans la cheminée, s’il nousarrive d’en débiter, ne serait-ce qu’un boisseau.

– Qui donc cherches-tu à flouer,pays ? rétorqua l’homme au pantalon à carreaux. On n’a guèreamené ici, sache bien, d’autre blé que le nôtre…

« Oui, oui, causez toujours !songeait en son for intérieur le père de notre jolie fille qui neperdait pas un mot des propos échangés entre les deuxcommerçants : Je tiens, moi, environ dix sacs enréserve. »

– Tu y es justement ! proféra d’unton significatif le particulier à la loupe. Tout lieu témoin demanigances diaboliques te rapportera, il faut t’y attendre, autantde profit qu’un Russe refroidi…

– Quelles manigances diaboliques ?interrompit l’individu en braies quadrillées.

– As-tu entendu les bruits quicirculent ? continua le bonhomme à la loupe en glissant debiais un regard morne vers son compère.

– Eh bien ?

– C’est ça justement, eh bien !… Lemaire (Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’occasion de s’essuyer leslèvres après avoir tâté de ton eau-de-vie de prunes !) lemaire, dis-je, a pour servir de champ de foire assigné un terrainmaudit sur lequel, même en t’échinant jusqu’à en crever, tu nevendras pas un seul grain. Vois-tu cette vieille grange délabréequi se dresse tout là-bas, au pied de ce monticule ?

Curieux de nature, le père de la jeune beautése rapprocha de quelques pas encore et parut tout oreilles.

– Le Malin n’arrête pas de faire dessiennes dans la grange en question et pas une foire tenue sur cetteplace ne s’est clôturée sans quelque désastre. Hier, le scribecommunal passait par là à la brune et voilà t’y pas qu’une hure decochon s’est montrée à la lucarne, grognant d’une telle manière quele scribe en a eu la chair de poule. Tu peux y compter, le« Caftan rouge » reparaîtra…

– De quel Caftan rouges’agit-il ?

À ce moment, l’auditeur aux aguets sentit sescheveux se dresser. Dans sa frayeur il fit demi-tour et vit que lejeune homme et sa fille se tenaient à quelques pas, immobiles etenlacés, en se roucoulant on ne sait quelles tendres sornettes,indifférents à tous les caftans du monde. Ce tableau eut raison desa terreur et l’aida à recouvrer son insouciance coutumière.

– Hé ! hé ! mon pays, à toi lepompon, à ce que je vois, pour embrasser les demoiselles, alors quemoi qui te parle c’est au quatrième jour après les noces que jefinis par apprendre la manière de caresser ma Kvoska, et encoregrâce à mon compère qui, en sa qualité de garçon d’honneur, meprodigua ses conseils…

L’amoureux s’aperçut aussitôt que le père desa chère et tendre était un être assez borné, et l’idée lui vintd’échafauder tout un plan propre à gagner le niais à sa cause.

– Je suis sûr, brave homme, que tu ne meremets pas, alors que je t’ai reconnu, moi, du premier coupd’œil.

– Ça se pourrait bien !

– Si tu veux, je te dirai tes nom etprénom, ton sobriquet, et ainsi de suite. Tu t’appelles SolopiTchérévik.

– Tchérévik Solopi, c’est exact.

– Regarde-moi donc comme il faut !Vrai, tu ne me remets pas ?

– Pas du tout ! Soit dit sans tevexer, il m’est arrivé le long de ma vie de contempler tant demuseaux, et de tous les genres, que le diable en personne ne seraitpas fichu de se rappeler chacun d’eux.

– Dommage pourtant que tu ne tesouviennes pas du fils Golopoupienkov !

– Allons donc ! comme si tu étais lefils d’Okhrime !

– Et qui donc, à mon défaut, serait lefils de mon père ? Si ce n’est pas le diable cornu, il fautbien que ce soit moi…

Sur ce, les deux amis ôtèrent leur coiffure,et en avant les embrassades !… Toutefois, le filsGolopoupienkov ne perdait pas de temps et il décida d’entreprendresur l’heure le siège de son camarade de fraîche date.

– Eh bien, Solopi, ça fait, comme tuvois, que ta fille et moi nous avons un sentiment l’un pourl’autre, au point que notre vœu serait de vivre unis à jamais.

– Alors, Paraska, que t’en semble ?dit Tchérévik, hilare, en se tournant vers sa fille. Peut-être bienque de fait vous serez unis. Héhé…, pour le bon et le pire, commeon dit et que vous brouterez, attachés au même piquet. Dans cesconditions, on tope ?… Et maintenant, mon gendre tout neuf, sil’on arrosait ça ?

Tous trois s’attablèrent dans une aubergeréputée de la foire, tenue par une Juive, capitaine d’une flottilleinnombrable de bonbonnes, dames-jeannes et bouteilles de toutecatégorie et d’âges divers.

– Ah ! tu es un franc luron, etc’est pour cela que tu me vas ! disait Tchérévik qui avaitdéjà un coup dans le nez, en voyant le gendre de son choix severser un plein verre, la valeur d’une bonne demi-pinte, le vidersans sourciller rubis sur l’ongle, après quoi il empoigna lerécipient et le réduisit en miettes.

– Qu’est-ce que tu en dis, Paraska ?De quel fiancé je t’ai fait cadeau, hein ?… Regarde, non, maisregarde comme il pompe gaillardement l’eau-de-vie et ce n’estpourtant pas de la petite bière !…

Puis, tout souriant, et pas trop solide surles jambes, il se traîna avec sa fille jusqu’à la charrette.Pendant ce temps, se dirigeant vers les files de boutiques où destrafiquants de Gadiatch et de Mirgorod, deux villes renommées dugouvernement de Poltava, présentaient des marchandises de luxe, legarçon examina de près une pipe en bois à superbe garniture decuivre, un fichu à fleurs sur fond rouge, et un bonnet fourré,présents de noces pour son futur beau-père, et pour tout autre quiy avait droit.

IV

 

L’homme a beause mettre en travers,

Du moment que,vois-tu, sa femme s’attendrit,

Faut faire sesquatre volontés !

(Kotliarewski.L’Énéide.)

 

– Or çà, femme, j’ai déniché un fiancépour la fillette !

– Ah ! c’est bien le moment àprésent de se mettre en quête de fiancés ! Idiot, idiot que tues ! et du jour de ta naissance tu étais sans doute prédestinéà rester tel ! Où donc as-tu vu ou entendu qu’un honnête hommecoure à pareille heure après des fiancés ? Tu aurais mieuxfait de penser au moyen de te défaire de notre froment. Quant aufiancé, ce doit être quelque chose de propre, lui aussi !Selon moi, le plus sordide des gueux !

– Hé ! hé ! tu en esloin ; si tu avais vu le gars que c’est ! Son justaucorpscoûte à lui seul plus que ton caraco vert et tes bottes decérémonie. Et comme il lampe magistralement l’eau-de-vie !Diable m’emporte, et toi avec, si de toute mon existence j’ai vu unjeune homme avaler d’une haleine et sans tiquer sademi-pinte !

– C’est exactement ce que jedisais ; toi, que tu rencontres un ivrogne doublé d’unvagabond, vous faites bien la paire… Je parie n’importe quoi qu’ils’agit précisément de ce vaurien qui nous a cherché querelle sur lepont. C’est dommage qu’il ne me soit pas tombé sous la patte, jelui aurais appris comment je m’appelle…

– Eh quoi, Khivria, à supposer que cesoit lui ?… En quoi est-il un vaurien ?

– Ouais ! en quoi est-il un… ?Ah ! tête sans cervelle ! Écoutez-moi ça, en quoi est-ilun vaurien ? Où avais-tu donc tes yeux d’imbécile quand nousroulions près des moulins ? On a vilipendé sa femme en cetendroit précis, juste sous son nez barbouillé de tabac, mais lui,il s’en soucie comme d’une guigne !

– Malgré tout, je ne vois en lui rien àreprendre. C’est un gars hors pair, avec le seul tort, peut-être,d’avoir lancé un peu de boue à ta bonne grosse figure…

– Ah çà, dis donc, tu ne me laisses mêmepas articuler un traître mot, à ce que je vois ? Quesignifie ?… Oho ! voilà qui est nouveau ! M’est avisque tu as trouvé le temps de te piquer le nez, avant d’avoir rienvendu ?…

Alors, Tchérévik se rendit lui-même compte quesa faconde passait la mesure et il se garantit prestement la tête àdeux mains, dans l’idée que, hors d’elle, sa moitié ne tarderaitpas à lui planter dans la crinière ses ongles d’épouselégitime.

– Le diable soit d’elle, songeait-il enrompant sous l’assaut violent de sa conjointe. En fait de noces, mevoilà servi ! Il me faudra donc rendre ma parole à ce bravegarçon, et cela, sans le moindre prétexte valable. Mon Dieu !en quoi avons-nous mérité pareille calamité, pécheurs que noussommes ? Il y avait déjà suffisamment de saletés en ce basmonde, Seigneur, et il t’a fallu en outre créer la femme !

V

 

Neprends pas des airs penchés, platane,

Car tu as encorede la verdure.

Ne geins pas,petit Cosaque,

Car tu es encorejeunet.

(Chanson de Petite-Russie.)

 

Assis près de sa charrette, le jeune homme aujustaucorps blanc promenait un œil distrait sur la foule quibourdonnait sourdement autour de lui. Après avoir flambé toute lamatinée et l’après-midi, le soleil à bout de forces se préparait àla retraite et le jour agonisait dans une pourpre enchanteresse etvive. Le faîte des tentes et tendelets éblouissait de sa blancheuréclatante, mitigée par on ne sait quel reflet rose de brasier. Lesvitres des châssis empilés par terre rutilaient ; auxtavernes, le verre glauque des fioles et gobelets devenait deflamme ; les melons, pastèques et courges amoncelés semblaientautant de globes d’or fondu ou de cuivre sombre. Le brouhahacessait par instants et perdait sensiblement de son intensité, etla langue surmenée des paysans et des tziganes remuait maintenantavec plus de paresse et de lenteur.

De petites lumières commençaient à clignoteret l’arôme appétissant des beignets que l’on faisait frire voguaitpar les rues retombées au calme.

– Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas,Gritzko ? s’écria un grand Tzigane à la peau hâlée en tapantsur l’épaule de notre jeune homme. Cède-moi donc tes bœufs pourvingt ducats !

– Tu n’as que bœufs en tête. Ceux de tonengeance ne cherchent qu’à profiter du monde, à duper et àentortiller les honnêtes gens…

– Fi ! diable que tu es… On voit queça te mord, et pour de bon. Ne serait-ce point déjà le dépit det’être mis une fiancée sur les bras ?

– Non, cela ne me ressemble pas ; jetiens toujours parole et ce qui est fait est fait, une fois pourtoutes. Mais apparemment ce barbon de Tchérévik n’a même pas pourun demi liard de conscience ; il promet, puis se dédit.Bah ! on perdrait d’ailleurs son temps à le blâmer ; unebûche, et rien de plus ! Le tout n’est que manigances de lavieille sorcière que j’ai aujourd’hui injuriée jusqu’à plus soifsur le pont avec des camarades. Ah ! que ne suis-je empereur,ou haut et puissant seigneur ! mon premier soin serait defaire pendre tous les abrutis qui se laissent seller par leurfemme.

– Et me céderais-tu les bœufs à vingtducats si nous forcions le Tchérévik à nous rendreParaska ?

Gritzko le scruta d’un œil perplexe. Lestraits basanés du tzigane respiraient la malice, le sarcasme, uneabjection mêlée d’arrogance. Rien qu’un coup d’œil, et n’importequi eût volontiers concédé que dans cette âme étrange fourmillaientdes qualités, immenses certes, mais ne méritant d’autre récompenseen ce bas monde que le gibet.

La bouche perpétuellement ombrée d’un souriresardonique, et comme perdue entre le nez et le menton en galoche,les yeux exigus, mais vifs comme du feu, et les jeux de physionomiequi se succédaient sans cesse en éclairs sur cette face, au hasarddes entreprises et des combinaisons, l’ensemble paraissait réclamerune mise à l’avenant, le costume bizarre que le coquin portaitjustement. Ce caftan d’un marron foncé, prêt, semblait-il, à serésoudre en poussière dès le premier contact, ces longs cheveuxnoirs lui ruisselant en boucles broussailleuses sur les épaules,ces souliers chaussés à même les pieds hâlés de soleil, on auraitjuré que le tout lui avait poussé sur la peau, au point deconstituer un appendice naturel.

– Je ne te les céderai pas à vingtducats, mais à quinze, à la seule condition que tu ne te vantespas, répliqua le jeune homme en dardant toujours sur lui son regardpénétrant.

– À quinze ? Marché conclu !Mais attention, hein ? à quinze, n’oublie pas ! Empoched’abord ce billet bleu, à titre d’avance…

– Bon ! mais si tu mens ?

– Si je mens, les arrhes teresteront.

– D’accord ! dans ces conditions, ontope ?

– Topons !

VI

 

En voilà unecatastrophe ! Roman vient par ici, et il va sans désemparer memettre les tripes à l’air, mais vous non plus, sire Khomo, vous nevous en tirerez pas les braies nettes.

(D’une comédie dePetite-Russie.)

 

– Par ici, Athanase Ivanovitch, prenezgarde à cette haie, levez la jambe, et ne craignez rien ; monbenêt et son compère passeront leur nuit sous la charrette, de peurque des Russes ne commettent, le cas échéant, quelque larcin.

C’est en ces termes que la redoutable épousede Tchérévik encourageait affablement le fils du pope, collé commeun couard tout contre la clôture qu’il escalada prestement, maisdans sa perplexité, il y demeura debout un bon moment, pareil à unspectre affreux et long comme un jour sans pain, mesurant du regardl’endroit où il lui serait plus facile d’atterrir, et pour en finiril s’écroula avec fracas dans les hautes herbes.

– Quel malheur ! ne vous êtes-vouspas blessé ? ne vous seriez-vous pas rompu le cou, ce qu’àDieu ne plaise ! dit Khavronia dévorée d’inquiétude.

– Chut ! ce n’est rien, absolumentrien, très affectionnée Khavronia Nikiforovna, chuchota d’un tonpleurard le fils du pope, en se remettant sur pied. Rien, sij’omets des brûlures d’ortie, plante à l’image du serpent, commedisait feu Messire l’Archiprêtre…

– Dépêchez-vous donc d’entrer, il n’y apersonne à la maison. Et moi qui m’imaginais déjà, AthanaseIvanovitch, que vous souffriez de furoncles ou de la colique,puisque vous n’arrivez pas. Comment allez-vous ?… Je me suislaissé dire que Monsieur votre père s’est vu octroyer des massesd’offrandes de toute espèce…

– Si peu que rien, Khavronia Nikiforovna.De tout le carême papa a touché en tout et pour tout environ quinzesacs de blé précoce, dans les quatre sacs de millet, une centainede galettes. Quant aux poules, si nous arrivons à cinquante, en lescomptant bien, ce sera le bout du monde, et pour les œufs ilsétaient pourris en grande majorité. Mais les dons réellementineffables, si j’ose m’exprimer ainsi, Khavronia Nikiforovna, c’estuniquement de votre personne que je m’attends à les recevoir,continua le rejeton du pope, couvant la dondon d’un œil attendri etse coulant insensiblement contre ses jupes.

– Voici toujours ce que je puis vousprésenter, proféra-t-elle, et elle aligna maintes terrines sur latable, tout en agrafant non sans affectation son corsage, comme sielle ne l’avait pas déboutonné exprès. Tenez ! despâtes aux caillebottes, des galettes de farine de froment, desbeignets, des petits pains au pavot…

– Je parie n’importe quoi si tout cecin’est pas l’ouvrage de la plus maligne des filles d’Ève, dit lefils du pope en s’attaquant d’une main aux petits pains au pavot,tandis que de l’autre il avançait vers lui les pâtes à lacaillebotte. J’ajoute néanmoins, Khavronia Nikiforovna, que moncœur altéré espère de vous un régal plus succulent que tous lesbeignets et galettes de l’univers…

– Pour le coup, je ne sais vraiment plus,Athanase Ivanovitch, de quel régal vous avez encore envie, minaudala beauté bien matelassée, avec l’air de ne point comprendre dequoi il retournait.

– De votre amour, bien entendu,incomparable Khavronia Nikiforovna, susurra le fils du pope,attrapant d’une main un pâté aux caillebottes, cependant que sonautre bras enlaçait une taille replète.

– Dieu sait quelles imaginations sont lesvôtres, Athanase Ivanovitch, dit Khavronia, les paupièrespudiquement baissées. Il ne vous manque plus que de vouloirm’embrasser !

– Pour ce qui est de ce chapitre,poursuivit le soupirant, je vous dois quelques aveux personnels.Déjà au temps où je séjournais, si j’ose m’exprimer ainsi, auséminaire, je me souviens encore nettement que…

À ce moment, l’on entendit au dehors des aboiset des coups au portail. Khavronia sortit en hâte dans la cour etreparut, livide.

– Ma foi, Athanase Ivanovitch, nous voilàperdus tous les deux ; un tas de gens cognent à la porte et ilm’a paru reconnaître la voix du compère.

Le pâté à la caillebotte demeura en travers dugosier du fils du pope qui roula des yeux exorbités, à croire qu’unrevenant achevait tout juste de lui faire visite.

– Grimpez là-dessus ! lui criaitKhavronia, dans tous ses états, en lui indiquant du doigt quelquesplanches posées sur des traverses presque au ras du plafond pourloger un tas d’ustensiles de ménage.

Le danger insuffla du courage à notre héros.Revenu quelque peu de sa stupeur, il bondit sur le poêle et de làse glissa avec précaution sur l’étagère, tandis que Khavroniafilait aussi vite que possible vers le portail, car les coupsreprenaient avec plus de force et d’impatience que jamais.

VII

 

Mais il se passe ici des merveilles, Messires !

(D’une comédie de Petite-Russie.)

 

Des événements singuliers s’étaient dérouléssur le champ de foire. Il n’était bruit sur toute la place que du« Caftan Rouge » qui aurait fait son apparition, l’on nesavait trop où, dans le fouillis des marchandises. Une vieille quivendait des craquelins avait cru apercevoir Satan sous la formed’un cochon, qui ne cessait de se pencher sur les chariots, enquête de quelque chose. La nouvelle se propagea rapidement dans lescoins et recoins du campement plongé dans le silence, et chacunaurait tenu pour crime le moindre doute sur ce que contait ladébitante de craquelins, bien que celle-ci, dont l’étalage sedressait tout contre la tente d’un tavernier, n’eût du matin ausoir cessé de multiplier sans nécessité les révérences, ni detracer en marchant des huit, rappelant la forme de ses produitsdélectables.

À ces on-dit étaient venus encore s’ajouterles racontars démesurément grossis touchant le phénomène aperçu parle scribe communal dans la grange en ruines, tant et si bien quedans la soirée il n’y avait personne qui ne cherchât à serapprocher autant que possible de son voisin. C’en était fait de latranquillité, et la frayeur interdisait à chacun de fermer lapaupière. Quant à ceux qui ne comptaient point parmi les plusbraves et qui avaient réussi à s’assurer un gîte en quelque maison,ils s’en revenaient au bercail.

De leur nombre se trouvaient Tchérévik, safille et le compère, qui, pêle-mêle avec des gens venus s’enfournerchez lui sans y être autrement invités, avait frappé si fort,causant ainsi de telles peurs à notre Khavronia.

Le compère avait déjà lampé plus qu’il n’enétait besoin, comme en témoignait le simple fait qu’il avait passédeux fois devant sa cour avec sa charrette, sans se rendre compteque c’était là qu’il demeurait. Les autres ne portaient pas lediable en terre, eux non plus, et ils franchirent sans cérémonie leseuil, bien avant le maître de la maison.

L’épouse de Tchérévik avait tout l’air d’êtreassise sur des épingles, cependant que les nouveaux arrivants semettaient en devoir de fouiller chaque coin de la chaumière.

– Hé quoi, ma commère, s’exclama lepatron dès le seuil, trembles-tu toujours de fièvre ?

– Oui, je ne me sens pas très bien,soupira Khavronia, en glissant un œil inquiet vers les planches auras du plafond.

– Or çà, ma mie, dit alors le compère àsa moitié survenue sur ses talons, ramène-nous donc le tonnelet quise trouve dans la charrette ; nous allons le mettre à sec avecle concours de ces braves gens, car ces maudites bavardes nous ontjetés dans de telles transes que le rouge me monte au front, rienque d’en parler. Car enfin, frères, j’en prends Dieu à témoin, nousnous sommes réfugiés ici sans la moindre raison qui vaille,poursuivit-il en vidant à petits coups son écuelle d’argile. Jevous parie sur l’heure mon bonnet neuf que ces radoteuses ontimaginé de se gausser de nous. Et quand bien même il s’agiraiteffectivement de Satan en chair et en os, la belle affaire !Crachez-lui donc à la figure ! S’il lui prenait fantaisie desurgir ici, par exemple, devant moi et à la minute même où jeparle, eh bien, que je sois un fils de chien si je ne lui fais pasla nique à son propre nez !

– Dans ces conditions, pourquoi doncas-tu pâli ? s’écria l’un des intrus qui dépassait de la têtele reste des présents et cherchait en toute occasion à paraître unbrave à trois poils.

– Qui ça, moi ?… Dieu te préserve,mais tu rêves !

L’assistance éclata de rire et un sourire desatisfaction détendit les traits du fanfaron en veine deloquacité.

– Et comment ferait-il pour pâlirmaintenant ? dit un autre. Ses joues rutilent comme lecoquelicot ; ce n’est plus désormais Tzyboulka [3], mais la betterave rouge, ou mieuxencore, le Caftan Rouge en personne qui a donné là-bas une tellevenette aux gens…

Le tonnelet refit le tour de la table etrenforça d’autant l’humeur joviale des buveurs.

Là-dessus, torturé depuis longtemps par l’idéedu Caftan Rouge qui ne laissait pas une minute de repos à sontempérament de curieux, notre ami Tchévérik interrogea l’hôte.

– Éclaire-moi, de grâce, compère, carj’ai beau supplier, personne ne daigne me confier ce qu’il en estau juste de ce maudit Caftan…

– Hé là, compère ! cette histoire,il vaut mieux ne point la conter à la nuit close, et je me tairaisn’était mon envie de te plaire, ainsi qu’à ces braves gens,ajouta-t-il à l’adresse des invités, qui brûlent comme toi, ce mesemble, d’être renseignés sur cette chose merveilleuse. Ehbien ! qu’il en soit donc selon votre volonté ! Tendezl’oreille.

À ces mots, il se gratta l’épaule, se torchales lèvres du pan de son vêtement et les deux mains sur la table, yalla de son récit :

– Un beau jour, l’on expulsa un diable del’enfer. Pour quel méfait ? ma foi de Dieu, je l’ignore,toujours est-il qu’on l’en chassa…

– Permets, compère, interrompit leminutieux Tchérévik, comment se fait-il qu’on ait jamais renvoyé undiable de l’enfer ?

– Hé ! qu’y puis-je, compère ?On le congédia, il n’y a pas à dire mon bel ami, aussi bêtementqu’un paysan flanque un chien hors de sa cabane. Peut-être qu’unelubie l’avait poussé à s’atteler à une œuvre pie, et hop ! onlui montra la porte. Dès lors, ce diable infortuné se prit d’un telregret, d’une telle nostalgie pour son enfer, que bonne envie luivenait de s’en aller pendre. Que faire ? se dit-il. Noyons lapeine dans le vin. Il établit justement ses pénates dans cettegrange qui tombe en ruines, comme tu l’as vu, au pied de lacolline, et le long de laquelle pas un homme ne passerait de nosjours sans s’être mis sous la sauvegarde du signe de la croix. Mondiable devint un si fieffé bambocheur que tu chercherais en vainson égal parmi nos jeunes gens. Du matin au soir, et jour aprèsjour, il cirait de ses culottes les bancs des auberges…

Du coup, le méticuleux Tchérévik coupa laparole au conteur :

– Dieu sait ce que tu racontes,compère ! Comment peut-il se faire qu’un quelconque cabaretieradmette un diable chez lui ? Car enfin, le démon a, grâce àDieu, des griffes aux mains et des cornes sur la tête ?

– Voilà justement le plus piquant del’affaire ! C’est qu’il portait un bonnet à poil et des gants.Va-t’en le reconnaître dans ces conditions ! Il mena tant etsi bien une vie de bâton de chaise qu’à la fin il consomma enbeuverie tout ce qu’il possédait, et il fallut mettre en gage soncaftan rouge, pour le tiers paraît-il de sa valeur, chez un Juifinstallé à l’époque comme débitant à la foire de Sorochinietz. Enprocédant à l’opération, il avait bien dit à son prêteur :« Attention, Juif ! je reviendrai dans un an jour pourjour te réclamer le caftan. Prends-en soin ! » Sur quoiil disparut, comme aspiré par de l’eau. Le Juif examinasoigneusement le caftan, coupé dans un drap que l’on chercherait envain à Mirgorod et teint d’un si beau rouge, flambant comme le feu,qu’on ne se serait point lassé de l’admirer. Le Juif se prit àlanguir d’impatience bien avant le terme de l’échéance, fourrageadans ses cadenettes et finalement, parvint à extorquer pour levêtement, dans les cinq ducats à un gentilhomme polonais de passagepar là. Or, il arriva qu’un beau soir, entre chien et loup, uninconnu se présenta chez lui. « Allons, Juif, rends-moi moncaftan ! » Le Juif faillit ne point le reconnaître dupremier coup, mais quand il eut considéré le visiteur de plus près,il essaya de prétendre qu’il ne l’avait jamais rencontré.« Quel caftan ? Je n’ai aucune espèce de caftan quit’appartienne, et je ne veux même pas en entendre parler. »L’autre, voyez-vous, s’éclipsa. Seulement, cette même nuit, aumoment où, après avoir verrouillé sa tanière et compté l’argent encaisse, le Juif jetait un drap sur ses épaules et commençait àfaire oraison à la façon de ses coreligionnaires, il entendit unbruissement. Il leva les yeux et… à toutes les fenêtres semontraient des hures de cochons…

À cet instant précis, on ouït de fait un sonindistinct, imitant à merveille le grognement du porc.

Tous pâlirent, et la face du conteur s’humectade sueur.

– Qu’est-ce qui a fait ça ? demandaTchérévik, en proie à l’épouvante.

– Ce n’est rien, répondit le compère quifrissonnait de tous ses membres.

– Hein ? dit l’un desassistants.

– C’est toi qui as parlé ?

– Mais non !

– Qui donc alors a grogné ?

– Dieu sait de quoi nous nousalarmons ! ce n’est rien de rien…

Tout le monde s’entreregarda et l’onrecommença à fouiller les coins de la pièce, à l’exception deKhavronia, plus morte que vive.

– Ah ! tas de femmelettes, fit-ellesur le mode suraigu. Vous appartient-il de passer pour des Cosaqueset de vous croire des maris ? Il faudrait vous coller unfuseau dans les pattes et vous installer devant le métier à carder.L’un de vous a peut-être pété, Dieu me pardonne, ou bien un bancaura craqué sous quelque derrière, et vous voilà tous à vousdémener comme des toqués !

La harangue fit rougir nos braves et lesramena à leurs sièges.

Le compère but un coup à son gobelet et repritle fil de son récit :

– Le Juif faillit rendre l’âme, ce quin’empêcha pas les porcs aux longues jambes pareilles à des échassesde se couler par les fenêtres, et en moins de temps qu’il n’en fautpour le dire ils ranimèrent le pauvre hère avec des fouets tressésà trois brins et le forcèrent à baller plus haut que cette étagèreque voilà. Le Juif se prosterna à leurs pieds et se confessa detout. Mais impossible de retrouver sur l’heure le caftan. UnTzigane l’avait volé au gentilhomme en cours de voyage et l’avaitvendu à une marchande à la toilette. Celle-ci avait ramené l’habità la foire de Sorochinietz, mais à partir de ce jour-là, il ne setrouva aucun chaland pour lui acheter quoi que ce fût. La chosesurprit la brave femme qui, à bout d’étonnement, finit parcomprendre : toute la malchance venait sûrement du caftanrouge. Ce n’était pas pour rien qu’en l’essayant, elle avait sentiun poids qui l’oppressait. Sans plus ample réflexion, elle jeta lecaftan au feu, seulement voilà !… le vêtement diaboliquerésistait à la flamme. « Oho ! se dit-elle, mais j’aiaffaire à un cadeau du démon. » Elle recourut alors à la ruseet en tapinois fourra l’objet dans le chariot d’un paysan venu pourdébiter du beurre. La découverte remplit d’aise le maître sot, maisplus personne maintenant ne s’inquiétait de sa marchandise.« Bon ! songea-t-il, des gens qui m’en voulaient m’ontpassé ce vêtement ! » Il empoigna sa hache et coupal’habit en lambeaux. Oui !… mais chaque lambeau rampait pourse recoller à son voisin, en sorte que le caftan sortit indemne del’opération. S’armant alors d’un grand signe de croix, le rustrereprit la hache, sema les morceaux d’étoffe à travers toute laplace et détala avec sa charrette. Mais depuis ce jour, chaqueannée à l’époque de la foire précisément, le diable à hure decochon parcourt ce terrain, et grogne en quête des débris de soncaftan. À ce qu’on prétend, il ne lui manquerait plus aujourd’huique la manche gauche. Depuis ce temps-là, on s’abstient de passerpar cet endroit et pas une foire ne s’y était tenue au cours de cesquelque dix années. Seul l’esprit Malin a poussé le maire àvou…

L’autre moitié du mot expira sur les lèvres dunarrateur. La fenêtre s’était ouverte avec impétuosité, dans unfracas de tonnerre ; les vitres tintinnabulèrent en sautanthors du châssis et une horrible hure de cochon apparut, roulant lesyeux comme pour demander :

– Mais qu’est-ce que vous faites doncici, braves gens ?

VIII

 

La queue bassecomme un chien,

Comme Caïn, ilne fut plus que frayeur,

Une roupie luiperla au nez.

(Kotliarewski.L’Énéide.)

 

L’épouvante avait cloué sur place tous ceuxqui se trouvaient dans la maison. Le compère, bouche bée,paraissait pétrifié ; les yeux lui sortaient à ce point desorbites qu’ils semblaient prêts à faire feu et il tendait,immobiles dans l’air, ses doigts écarquillés. Pris d’une terreurdésormais rebelle à tout apaisement, le fanfaron de haute tailleavait bondi jusqu’au plafond, cognant de la tête les traverses del’étagère. Les planches cédèrent et le fils du pope chut sur le soldans un grand charivari de tessons.

– Aïe, aïe, aïe ! hurlaitdésespérément l’un des hôtes que la terreur avait culbuté sur unbanc et qui dans cette posture battait le vide de ses bras et deses jambes.

– Au secours ! bramait à pleingosier un autre, précipité dans des transes mortelles et qui seblottissait sous sa pelisse en peau de mouton.

Le compère, qu’un second accès de frayeuravait tiré de sa pétrification, s’en allait à quatre pattes etagité de convulsions chercher refuge sous les cotillons de safemme. Le bravache efflanqué s’insinua dans le poêle, malgrél’exiguïté de l’ouverture, et rabattit sur lui le couvercle. Quantà Tchérévik, pareil à quelqu’un que l’on aurait douché d’eaubouillante, il s’était coiffé d’un pot en guise de chapeau, et seruant au dehors, galopait comme un fou au hasard des rues, sansmême voir où il posait le pied. Seule, la fatigue le força àralentir l’allure ; son cœur cognait comme un pilon à moudrele grain et dans son épuisement il était sur le point de défaillir.Soudain, il lui sembla entendre qu’un inconnu lui donnait la chasseet son imagination battit la campagne.

– Le diable, c’est le diable !vociféra-t-il, hors de lui et décuplant ses efforts ; mais uninstant après il s’écroulait sans connaissance.

– Le diable, c’est le diable !criait-on derrière lui et la seule chose dont il eut conscienceavant de perdre tout à fait le sentiment fut la chute de quelqu’unqui culbutait bruyamment sur lui. Dès lors, il demeura muet et sansmouvement au beau milieu de la route, comme le pitoyable occupantd’un étroit cercueil.

IX

 

Par devant, çapeut encore passer,

Mais parderrière, on croirait le diable !

(D’un conte populaire.)

 

– Entends-tu, Vlass ? disait en serelevant en pleine nuit l’un des innombrables dormeurs à la belleétoile, on vient de faire mention du diable dans nos parages…

– Et que m’importe ? grommela touten s’étirant le Tzigane étendu à ses côtés. Aurait-on mentionnétoute la séquelle de ses parents, cela m’est égal.

– D’accord ! mais le particulier acrié comme si on l’étranglait.

– Dieu sait ce que peut hurler un hommequi somnole !

– Comme tu voudras, mais il faudraitpourtant y jeter un coup d’œil. Bats plutôt le briquet.

L’autre Tzigane se planta debout enbougonnant, s’éclaira à deux reprises d’étincelles fugaces commedes éclairs, attisa l’amadou en soufflant dessus, puis muni de cetesson bourré de graisse de mouton que l’on emploie en guise deveilleuse en Petite-Russie, il marcha en tête pour reconnaître lechemin.

– Halte ! il y a quelque chosed’étendu à terre. Donne de la lumière par ici !

Sur ces entrefaites, plusieurs individusavaient rejoint les Tziganes.

– Qu’est-ce que c’est, Vlass ?

– Ça m’a l’air de deux personnes, l’unepar-dessus l’autre. Quant à savoir laquelle est le diable, je ne ledistingue pas encore.

– Qui est dessus ?

– Une femme.

– Ne cherche pas plus loin, c’estcertainement le diable.

La bruyante hilarité de ces gens faillitréveiller la rue entière.

– La femme a enfourché l’homme ?…Dans ce cas, la mâtine s’y entend sans aucun doute à traitercavalièrement son seigneur et maître, dit l’un des nombreux badaudsqui faisaient cercle.

– Regardez donc, les amis, ajouta unsecond, relevant un fragment de pot dont l’autre moitié, demeuréeintacte, encerclait le crâne de Tchérévik, voyez-moi quel genre debonnet coiffait cet honnête homme !

Le brouhaha grandissant et les cascades derires rappelèrent à la vie les cadavres, Solopi et son épouse qui,tout émus de leur terreur récente, dardèrent longtemps encore desyeux arrondis par l’effroi sur les faces basanées des Tziganes.Éclairés par le lumignon dont la lueur ne brillait que parsoubresauts, ceux-ci présentaient l’aspect d’un ramassis de gnomes,enveloppé de lourdes vapeurs souterraines dans l’opacité del’éternelle nuit.

X

 

Va-t’en d’ici, retourne à l’enfer, illusiondiabolique !

(D’une comédie de Petite-Russie.)

 

La fraîcheur matinale soufflait surSorochinietz au moment de son réveil. Des tourbillons de fuméemontaient de toutes les cheminées à la rencontre du soleil quivenait de faire son apparition. La foire recommençait à bourdonner.Bêlements, hennissements, clameurs d’oies et de marchandesplanaient encore d’un bout à l’autre du campement et les comméragesterrifiants qui, aux heures mystérieuses où régnaient les ténèbres,avaient causé une telle panique dans le populaire, étaient oubliésdès la prime aurore.

Bâillant et s’étirant, Tchérévik somnolaitchez le compère sous une grange au toit de chaume, et selon touteapparence n’éprouvait pas la moindre envie de s’arracher à sesrêvasseries, quand tout à coup lui parvint une voix aussi familièreque le poêle béni de sa chaumine, refuge de sa fainéantise, ou bienl’auberge d’une parente éloignée qui s’ouvrait à dix pas tout auplus de son seuil.

– Lève-toi, debout ! lui hurlait àl’oreille sa tendre épouse qui le tiraillait de toutes ses forcespar la main.

Pour toute réponse, Tchérévik gonfla les joueset commença à remuer les bras comme s’il battait le tambour.

– Détraqué ! vociféra la femme, ense mettant hors de portée de ces moulinets qui avaient faillil’atteindre au visage.

Tchérévik se leva, se frotta un instant lesyeux et laissa ses regards errer autour de lui.

– Que l’ennemi du genre humain m’emporte,ma colombe, si je ne m’imaginais pas que ta gueule était un tamboursur lequel ces hures de porc dont nous a parlé le compère meforçaient à battre la diane, comme un Russe !

– Suffit ! assez débité desottises ! En route, et mène au plus vite la jument au marché…Vrai ! nous donnons de quoi rire aux gens ; nous sommesvenus à la foire et n’avons même pas vendu une poignée defilasse.

– De fait, ma chère femme, fit Solopi,c’est maintenant que l’on rira de nous…

– Allons, marche ! on n’a pasattendu aujourd’hui pour rire de ta tête.

– Tu vois que je ne me suis pas encorelavé, poursuivait Tchérévik tout en bâillant et se grattant le dos,dans l’espoir de se ménager encore quelques instants de répit.

Cette lubie de propreté te prend bien mal àpropos. Nouvelle manie, sur ma foi ! Tiens, voilà un torchonpour frotter ton sale museau.

Ce disant, elle ramassa un chiffon roulé enboule qu’elle rejeta bien vite avec épouvante : c’était unbout de manche provenant d’un caftan rouge !

– File, va à tes affaires !répéta-t-elle, une fois qu’elle eut recouvré son sang-froid, à lavue de son époux qui claquait des dents et que la peur privait del’usage de ses membres.

– La belle vente que je ferai maintenant,bougonnait-il en détachant sa jument et la menant au marché. Cen’est pas pour des prunes qu’au moment d’aller à cette damnée foirej’en avais lourd sur le cœur, comme si quelqu’un m’avait accablé dupoids d’une vache crevée ; ce n’est pas sans raison qu’à deuxreprises les bœufs ont essayé de reprendre le chemin de l’étable.Eh bien ! tout se tourne contre moi. Et quel entêtement est lesien, à ce diable maudit ! Que ne consent-il à porter soncaftan veuf d’une manche ? Mais non, voyez-vous, il veut àtoute force turlupiner les braves gens. À supposer que je sois undiable, Dieu veuille m’en préserver, me mettrais-je à vagabonder lanuit à la recherche de chiffons ensorcelés ?

À cet instant, l’argumentation philosophiquede notre ami se trouva coupée net par une voix grave. Un Tzigane dehaute taille se tenait devant lui.

– Qu’as-tu à vendre, mon bravehomme ? Le rustre en quête de chalands se tut, le temps detoiser des pieds à la tête son interlocuteur, après quoi, sanss’arrêter ni lâcher son licou, il proféra placidement cesmots :

– Tu le vois bien de tes propresyeux.

– Des cordes ? demanda le Tzigane,l’œil fixé sur la longe que l’autre avait en main.

– Tu l’as dit, à condition toutefoisqu’une jument ressemble à des cordes.

– Il me semble, pays, que ta bête n’a quede la paille pour toute nourriture.

– De la paille ?

Tchérévik voulut alors tirer une bonne saccadesur le licou afin de faire avancer l’animal et de convaincre ainsile Tzigane de mensonge, mais sa main vint avec une facilitéstupéfiante lui heurter le menton. Il se retourna… il n’avait aupoing qu’un débris de longe, avec au bout – horreur qui hérissad’un seul bloc sa tignasse ! – un reste de manche de caftanrouge. Il cracha par terre, puis se signant, il détala, mainsballantes, loin de ce cadeau inopiné, et plus leste qu’un jeunehomme se noya dans la foule.

XI

 

La moisson m’appartient, et c’est moi qu’on abattu !

(Proverbe)

 

– Attrapez-le, attrapez-le !crièrent quelques gaillards à cette extrémité de la rue quis’étranglait en boyau, et Tchérévik se sentit maintenu parplusieurs poignes solides.

– Qu’on l’emmène, c’est lui, et pas unautre, qui a volé sa jument à un brave homme…

– Dieu vous ait en sa garde !Qu’est-ce qui vous prend de me garrotter ?

– Belle demande ! et pourquoi as-tudérobé la jument de Tchérévik, paysan de passage en cetteville ?

– Mais vous perdez la boule, lesgars ! Où a-t-on vu quelqu’un voler quoi que ce soit qui luiappartient ?

– Tes arguments sont si vieux qu’ilsmontrent la corde. Pour quelle raison filais-tu comme un dératé, àcroire que tu avais Satan lui-même sur les talons ?

– On est bien forcé de détaler, quand unvêtement diabolique…

– Dis donc, l’ami, va le conter àd’autres ! Le maire devra t’infliger une peine supplémentairepour t’apprendre à effrayer les gens avec des diableries…

– Arrêtez-le, attrapez-le !…entendait-on crier à l’autre bout de la rue, Lui, là-bas !…celui qui court !…

Et notre Tchérévik découvrit le compère dansune situation tout aussi pitoyable, les mains liées derrière ledos, sous l’escorte de quelques valets de ferme.

– De plus fort en plus fort ! ditl’un d’eux. Si vous aviez ouï ce que débite ce coquin, qu’il n’estpas besoin de regarder à deux fois pour reconnaître en lui unvoleur ! Quand on lui a demandé pour quelle raison il galopaitcomme un forcené, il a répondu : « J’ai mis la main à mapoche dans l’intention de prendre une prise et au lieu de matabatière j’en ai retiré un lambeau de caftan du diable toutpétillant d’étincelles rouges. » Et de détaler à toutesjambes,…

– Oh ! oh ! mais ces oiseauxsont du même nid ! Qu’on les lie à la même corde !

XII

 

« De quoi,bonnes gens, suis-je donc coupable ?

Pourquoim’étouffez-vous ? disait notre infortuné,

Pourquoi metourmentez-vous de la sorte ?

Pourquoi, oui,pourquoi ? » Et cela dit, il versa des flots,

Des flots delarmes amères, en se mettant les poings sur les hanches.

(Artemowski-Toulak.Monsieur le Chien.)

 

– Peut-être bien, compère, que tu auraisde fait subtilisé quelque chose, demandait Tchérévik garrotté, etgisant tout de son long près de son compagnon d’infortune, dans unebicoque au toit de chaume.

– Toi aussi, compère, tu déraisonnescomme les autres ? Que mes bras et jambes se dessèchent si àquelque moment que ce soit j’ai commis le moindre larcin, àl’exception peut-être de petits pâtés à la crème volés à ma mère,quand j’avais tout au plus dix ans.

– D’où vient donc, compère, qu’une tellecalamité fonde sur nous ? et encore, ton cas ce n’estrien ; au moins l’on t’accuse de t’être approprié le biend’autrui. Mais, pauvre de moi, en quoi ai-je mérité l’accusationcalomnieuse dont on me charge : je me serais volé ma proprejument ! On voit bien, compère, que nous étions prédestinés àla malchance.

– Hélas ! nous sommes abandonnés deDieu et des hommes.

Et les deux amis de sangloter à fendrel’âme.

– Qu’as-tu donc, Solopi ? demandaGritzko qui venait d’entrer. Qui t’a garrotté ?

– Ah ! Golopoupienkov !s’exclama Solopi, la joie au cœur. Voilà précisément, compère, legarçon dont je t’ai parlé. Dis donc, que Dieu me foudroie sur lechamp s’il n’a pas en ma présence séché rubis sur l’ongle ungobelet presque aussi large que ta tête, et sans tiquer le moins dumonde !

– Comment se fait-il donc, compère, quetu aies traité par-dessous la jambe un compagnon siparfait ?

– Eh bien, tu vois, continua Tchérévik ense retournant vers Gritzko, Dieu m’a probablement châtié parce queje t’ai manqué. Pardonne-moi, brave jeune homme. Le ciel m’esttémoin que j’aurais volontiers agi en tout point selon ta volonté,mais que veux-tu ? Ma vieille a le diable au corps.

– Je ne suis pas rancunier, Solopi, et situ veux, je te libérerai.

Et, ce disant, il cligna de l’œil à quelquesgaillards attentifs à ses faits et gestes et qui s’empressèrent dedénouer les cordes.

– En remerciement, comporte-toi de toncôté comme il se doit. Il faut nous marier, et ce sera une tellebombance que toute l’année nos jambes s’en ressentiront d’avoirdansé le hopak.

– Bien ! oh ! que c’est bienparlé ! s’écria Solopi en claquant des mains. Me voilàd’humeur joviale, comme si des Russes m’avaient enlevé ma vieille.À quoi bon réfléchir davantage ? Que cela lui sourie ou non,nous célébrerons les noces aujourd’hui même, ni vu ni connu, jet’embrouille !

– Attention, Solopi, j’arrive chez toidans une heure, et maintenant rentre à la maison où t’attendentdéjà des acheteurs pour ta jument et pour ton blé.

– Comment ! on aurait donc mis lamain sur la jument ?

– Bien sûr !

À cet afflux de bonheur, Tchérévik demeurapantois et suivit d’un œil rond le départ de Gritzko.

– Eh bien, Gritzko, n’avons-nous pasgentiment mené notre affaire ? dit le Tzigane de haute tailleau jeune homme qui s’éloignait à grands pas. Tes bœufs, n’est-cepas, me reviennent maintenant ?

– Certes oui, ils sont à toi !

XIII

 

N’aie pas peur,p’tite mère, n’aie pas peur.

Chausse tesbelles bottes,

Foule tesennemis

Auxpieds !

Que les fers detes bottes

Tintent,

Que tesennemis

Setaisent !

(Chanson de noces.)

 

Son gracieux menton appuyé sur l’avant-bras,Paraska songeait toute seule, assise à la maison. Des rêveries sansnombre papillonnaient autour de sa tête blonde. Tantôt un légersourire affleurait brusquement à ses lèvres vermeilles, et alors onne sait quel allègre sentiment allongeait l’arc sombre de sessourcils ; mais tantôt aussi, dès que sa méditation se voilaitd’un nuage, ils se fronçaient sur les yeux lumineux d’un brunclair.

– Que devenir si les choses ne se fontpoint comme il l’a dit ? murmurait-elle avec une nuance dedoute. Qu’en sera-t-il de moi si l’on ne me donne pas à lui ?Si on… Mais non et non, cela ne sera point ! La marâtre agittoujours comme bon lui semble et moi, il me serait interdit desuivre ma volonté ? Il se trouvera bien aussi chez moi del’entêtement à revendre… Qu’il est beau garçon ! Comme ilsflambent merveilleusement, ses yeux bruns ! qu’il vousprononce cela gentiment : Paraska, ma colombe !Et comme ce justaucorps blanc lui va ! Il irait encore mieuxsi la ceinture était d’un ton plus vif… Mais bah ! puisque jelui en tisserai une neuve, une fois que nous serons installés dansnotre maison à nous ! » poursuivait-elle en tirant de sonsein un petit miroir encadré de papier rouge dont elle avait faitl’emplette à la foire et où elle contempla ses traits avec uneintime satisfaction. « Qu’il me vienne alors de la croiserquelque part ! Je ne la saluerai pour rien au monde, dût-elleen crever. Non, marâtre, c’en est fini de rosser ta belle-fille. Lesable passera pour de la pierre, et le chêne se courbera au-dessusde l’eau comme le saule, avant que je m’incline devant toi !Mais j’allais l’oublier… commençons par essayer la coiffured’apparat… c’est celle de la marâtre, mais tant pis !… voyonstoujours si ça me va ! »

Alors elle se leva et penchant la tête vers laglace qu’elle tenait en main, elle déambula à travers la maisond’un pas mal assuré, comme si elle avait eu peur de tomber, carsous ses pieds elle ne voyait plus le sol, mais le plafond avec auras des solives, cette étagère de planches d’où le fils du popeavait récemment dégringolé, et les rayons aux murs avec leurs filesde pots.

– Décidément, qu’est-ce que j’ai ?s’écria-t-elle en riant. Dirait-on pas que je suis uneenfant ? Comme si j’avais peur de mettre un pied devantl’autre !

Et elle marqua la cadence, s’enhardissant àmesure qu’elle avançait. Elle finit par baisser la main qu’elleappuya à la hanche et se mit à danser au tintement de ses bottesferrées, et le miroir haut, elle entonna sa chansonfavorite :

Petitepervenche verte,

Couche-toidavantage !

Et toi, chériaux sourcils noirs,

Rapproche-toi !

Petitepervenche verte,

Couche-toiencore plus bas,

Mais toi, chériaux sourcils noirs,

Viens donctoujours plus près !

À ce moment, Tchérévik passa la tête dansl’entrebâillement de la porte et demeura immobile pour contemplerla danse de sa fille devant le miroir. Il la considéra longuement,souriant du caprice inusité de la jouvencelle qui, toute à sarêverie, semblait n’avoir conscience de rien. Mais dès que cettemélodie si familière vint à l’oreille du bonhomme, ses nerfs setendirent, et se campant fièrement les deux poings sur les hanches,il bondit en avant et dansa aussi, en fléchissant les jarrets,oublieux de toute affaire sérieuse. Le couple tressaillit au sonoreéclat de rire lâché par le compère.

– Voilà qui est fameux ! le papa etla gamine ont ici ouvert le bal de noces. Accourez donc au plusvite, le fiancé est déjà là…

À ces mots, Paraska devint plus écarlate quele ruban qui lui ceignait les tempes, et son étourdi de père serappela le motif de sa venue.

– Allons, ma petite fille, ne perdons pasle temps. Ravie de ce que j’ai vendu la jument, ajouta-t-il enpromenant autour de lui un regard d’inquiétude, Khivria a courus’acheter des jupons et toute espèce de colifichets, en sorte qu’ilfaudrait en finir avant son retour…

À peine passait-elle le seuil de la chaumièreque Paraska se sentit emportée dans les bras du jeune homme aujustaucorps blanc qui la guettait dans la rue avec un grandconcours de gens.

– Ta bénédiction sur eux, Seigneur !dit Tchérévik en leur imposant les mains. Puissent-ils vivre enunion aussi étroite que les brins d’une guirlande !

À ce moment, l’on entendit du bruit parmi lesnombreux badauds.

– Plutôt crever que de donner monassentiment ! clamait la conjointe de Solopi que la fouleécartait avec des bourrades.

– Ne te mets pas en fureur, femme,calme-toi ! répondait placidement Tchérévik en constatant quedeux vigoureux Tziganes tenaient les bras de la marâtre. Ce qui estfait est fait, je n’aime pas à changer d’idée.

– Non, non, cela ne sera point !s’égosillait Khivria, mais nul ne l’écoutait, et déjà plusieurscouples entouraient les jeunes mariés d’un cercle infranchissablede danseurs.

N’importe qui serait demeuré stupéfait etperplexe en voyant, au premier coup d’archet d’un ménétrier enhouppelande de futaine, aux longues moustaches pointant vers leciel, tout fondre en union et se muer en concorde. Des particulierssur le morne visage desquels pas un sourire n’avait, selon touteapparence, glissé depuis la nuit des âges, tapaient rythmiquementdu pied le sol, en roulant les épaules. Pas un être qui n’entrât engiration et omît de danser ! Mais le premier venu aurait étéencore plus étonné, plus perplexe à la vue de ces anciennes dontles faces décrépites reflétaient l’apathie de la tombe, mais quijouaient des coudes, elles aussi, parmi cette jeunesse débordanted’allégresse et d’entrain. Mornes, étrangères même à la joiepuérile, à toute étincelle de sympathie dont la seule griserie,pareille à un mécanicien prêtant vie à un automate inerte, vousimpose malgré tout quelque geste humain, elles balançaientdoucement la tête, et cédant à l’ivresse générale elles ballaient àl’écart de cette multitude hilare, sans même un coup d’œil du côtédes fiancés.

Le vacarme, les rires, les chansons perdirentpar degrés de leur sonorité. Le raclement de l’archet s’évanouitpeu à peu, égrenant parfois de faibles sons indistincts à traversl’espace désert Dans l’éloignement, l’on entendait encore un vaguetrépignement sur la route, quelque chose d’analogue au murmured’une mer très distante, et bientôt tout retomba dans la solitudeet le silence.

N’est-ce pas ainsi que, visiteuse charmante etfantasque, la joie s’envole loin de nous, alors qu’un son isolécherche en vain à traduire l’allégresse, et qu’en dépit de tous sesefforts cette note ne perçoit que mélancolie et vide absolu dansson propre écho ? N’est-ce pas ainsi également que lesturbulents amis d’une jeunesse orageuse et sans frein se perdenttour à tour dans le vaste univers, laissant enfin seul leur frèred’antan ? Combien l’existence fastidieuse pèse àl’abandonné ! Et son cœur s’appesantit, grevé de tristesse, etrien n’est capable de le soulager !

LA VEILLE – DE LA SAINT-JEAN

 

Histoire vraieracontée par le sacristain de…

 

Thomas Grigoriévitch se singularisait par unemanie tout à fait à part ; il détestait à mort les redites.Nous advenait-il de le prier de reprendre tel ou tel conte, ilinsérait dans le récit quelque élément nouveau ou bien il letransformait de manière à le rendre méconnaissable. Un jour, l’unde ces… messieurs… pour nous autres, gens de commun, c’est unetâche assez difficile que de les qualifier… je veux parler de cesécrivains sans l’être, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau àces revendeurs de nos champs de foire : à force defilouteries, de flagorneries, de pillage, ils finissent par amassertoute espèce de matériaux et publient alors des opuscules mensuelsou hebdomadaires pas plus gros qu’un abécédaire. Donc, l’un de cesmessieurs avait su arracher la présente histoire à ThomasGrigoriévitch qui avait perdu par la suite tout souvenir del’incident. Mais un beau jour nous débarqua de Poltava le fameuxgodelureau en caftan à pois dont j’ai déjà fait mention et dontvous avez lu, ce me semble, une nouvelle. Il amenait dans sesbagages un volume assez mince qu’il ouvrit vers le milieu pour nousle montrer. Thomas Grigoriévitch se mettait en devoir de chausserson nez de besicles quand, se souvenant qu’il avait oublié d’enentortiller les branches à l’aide d’un fil poissé de cire, il mepassa le livre. Comme je déchiffre vaille que vaille l’imprimé etque j’y vois sans lunettes, je me mis à lire. Je n’avais pas encoretourné le deuxième feuillet, mon ami m’interrompit en me tirant parle bras :

– Halte ! avant d’aller plus loin,dites-moi donc ce que vous êtes en train de lire…

Je reconnais que pareille question me laissatout interloqué.

– Ce que je lis, demandez-vous, ThomasGrigoriévitch ? Mais une histoire de votre cru, et contée envos propres termes…

– Qui vous a dit que ce sont mes proprestermes ?

– Est-il besoin d’une meilleurepreuve ? Je vois ceci, noir sur blanc : conté par lesacristain un Tel…

– Eh bien ! crachez à la figure decelui qui a imprimé cela… Il radote ce Russe, fils de chien !Me suis-je jamais servi d’un pareil langage : c’étaitabsolument comme si le pauvre hère avait eu des brèches dans lecrâne… Prêtez-moi plutôt l’oreille, et je vous raconterai lachose, séance tenante…

Nous nous rapprochâmes de la table et ildébuta ainsi :

Mon grand-père… Dieu ait son âme et fassequ’en l’autre monde il n’ait d’autre nourriture que miches defroment et galettes farcies de miel et saupoudrées de graines depavot !… mon grand-père savait conter à merveille. Des fois, àpeine ouvrait-il la bouche, je serais volontiers demeuré à la mêmeplace la journée durant, et toujours suspendu à ses lèvres. À plusforte raison, pas un, sachez-bien, ne lui allait à la cheville deces phraseurs d’aujourd’hui qui, s’ils entreprennent de débiter unconte, usent d’un tel style qu’on les jugerait à jeun depuis troisjours, en sorte que la meilleure solution pour vous est de sautersur votre couvre-chef et de filer dehors…

Je me rappelle jusqu’à présent – ma vieillebonne femme de mère était encore en vie à l’époque – que par lesinterminables soirées d’hiver, alors que le gel crissait au dehorset voilait d’une taie opaque la vitre étroite de notre chaumine,elle s’asseyait devant le métier à filasse, étirant d’une main lelong fil, balançant du pied le berceau et fredonnant une chansonque j’ai encore dans l’oreille. Nous avions pour éclairer la maisonun lumignon dont la flamme vacillait et tressautait comme siquelque chose lui faisait peur ; le fuseau y allait de sonpetit ronron, et nous, les mioches, collés en tas l’un contrel’autre, nous écoutions le grand-père qui, perclus de vieillesse,ne descendait plus du poêle depuis cinq ans. Mais ni les diresmerveilleux sur les jours depuis longtemps révolus, ni ce qu’ilcontait des incursions des Cosaques Zaporogues, ou des Polonais, nila geste héroïque du preux Fer à cheval, de l’Homme à la courtepelisse et de Sagaïdatchny, ne nous intéressaient autant que lerécit de quelque événement prodigieux datant de très loin dans lepassé, qui nous donnait la chair de poule et nous hérissait lescrins sur la tête.

Ces propos nous inspiraient parfois une tellefrayeur que, dès la nuit tombante, le moindre objet empruntait Dieusait quelle monstrueuse apparence. Que par aventure nous dussionsaller de nuit chercher n’importe quoi au dehors, nous pensions àchaque coup retrouver vautré sur notre couche quelque pèlerind’outre-tombe, et qu’il ne me soit plus jamais octroyé de répétercette histoire, si de loin je n’ai pas souvent pris pour le diableen personne mon propre caftan roulé à la tête de mon lit !Mais le point capital dans les récits de grand-père était que savie durant il n’avait jamais menti et que les aventures rapportéespar lui s’étaient déroulées exactement comme il disait.

C’est l’une de ces histoires extraordinairesque j’ai maintenant l’intention de vous narrer. Je sais qu’il serencontre un tas de gens d’esprit, aptes à signer au bas d’actesjudiciaires, voire à lire les journaux et qui, leur mettrait-onentre les mains un vulgaire livre d’heures, ne parviendraient àânonner a ni b, mais qui croient plus malin dericaner, fût-ce de leur courte honte. Quoi que vous leur contiez,ils le tournent en ridicule, tant est grande l’incrédulité quis’est propagée à travers le monde. Mais pourquoi chercher siloin ? une fois… et si je mens, veuillent Dieu et la Viergeimmaculée ne plus vouloir entendre parler de moi !… une fois,dis-je, il m’est échappé quelques mots touchant les sorcières, etquoi ?… il s’est trouvé un cerveau brûlé qui ne croyait pasaux sorcières ! Or, depuis que je vis en ce bas monde, et celafait, Dieu merci, un bout de temps, je suis tombé sur bien des gensd’une autre religion que la nôtre, et qui mentaient à confesse avecplus d’insouciance que nous autres nous ne humons une prise. Ehbien ! même ces individus-là s’armaient du signe de la croixdès qu’il était question de sorcières. Mais en revanche s’ilsrêvaient par hasard de… Suffit ! je me refuse même à lespécifier, on perd son temps à parler de cette sorte de gens…

Il y a plus de cent ans, nous contait mongrand-père, nul n’aurait reconnu notre village ; ce n’étaitqu’un hameau et le plus misérable, qui fût. Une dizaine de taudis,sans enduit extérieur, au chaume inexistant, autant dire, sevoyaient ça et là, en pleins champs, sans la moindre haie, sans unappentis propre à abriter du bétail ou une charrette. Et encore, iln’y avait que les richards à vivre de la sorte ! Il auraitfallu voir nos pareils, la gueusaille : une fosse creusée dansla terre, et voilà le logis. À la fumée seule on devinait qu’unecréature sortie des mains divines végétait en ce lieu. Et laraison, me demanderez-vous d’une pareille existence ? Cen’était pas tant la misère ; à l’époque, tout le monde oupresque s’en allait guerroyer dans les bandes Cosaques et ramenaitdes pays étrangers pas mal de butin. Cela provenait surtout de ceque l’on gaspillait sa peine à se bâtir une chaumine convenable.Quelle peuplade en effet, Tartares de Crimée, Polonais,Lithuaniens, et j’en passe, ne lançait-elle pas ses hordes àtravers le pays en ce temps-là ?… Le cas se produisait même oùles nôtres se levaient en masse pour aller piller leurs proprescompatriotes. Bref, on voyait un peu de tout.

Dans le hameau en question se montrait souventun homme, ou plus exactement un diable à figure humaine. D’où ilsortait, le but de ses apparitions, nul ne le savait. Il faisaitune noce effrénée, se livrait à une ivresse crapuleuse et soudains’évanouissait sans la moindre trace et personne n’en entendaitplus parler. Puis tout à coup, le voilà de retour, comme tombé duciel, courant les rues de ce village dont il ne reste plus pierresur pierre et qui se trouvait, je crois, tout au plus à unecentaine de pas de Dikanka. Il embauchait tous les Cosaquesrencontrés en chemin, et dès lors, à eux les éclats de rire, leschansons, de l’argent à poignées, de l’eau-de-vie à tire-larigot,comme si c’était de l’eau pure.

Il lui arrivait aussi d’importuner les joliesfilles, les comblant de rubans, pendants d’oreilles, colliers, à neplus savoir où les fourrer. Il est vrai que ces jouvencellesn’étaient guère rassurées en recevant ces cadeaux qui, aussi bien,avaient passé par les pattes impures du démon. La tante maternellede mon grand-père qui tenait à l’époque, au bord de la routeactuelle d’Opochnianak, un débit de boisson où festoyait souventesfois Basavriouk – tel était le nom de ce diable à face humaine –disait précisément que pour rien au monde elle n’aurait agréé unprésent de sa main. D’autre part, comment refuser ? La peurs’emparait du premier venu dès qu’il arrivait à Basavriouk defroncer ses sourcils rèches comme des soies de porc ou de couler ducoin de l’œil un de ces regards qui ne vous laissaient d’autreressource que la fuite à toutes jambes, droit devant vous.Acceptait-on ?… Alors, la nuit d’après, il amenait en visitechez ces belles filles accueillantes un camarade cornu, frais issudes marais, qui se mettait à serrer le cou paré d’un collier, àmordre le doigt qui portait une bague, ou à tirer sur la cheveluretressée d’un ruban. La peste soit dans ce cas de pareilscadeaux ! Mais voilà justement le malheur, il n’y avait pasmoyen de s’en débarrasser. Qu’on les jetât à l’eau, la bague ou lecollier diabolique revenaient à la surface, et hop ! voussautaient derechef entre les mains.

Il y avait au village une église placée, sauferreur de mémoire, sous le vocable de saint Pantéléï. Le prêtre quidesservait alors cette paroisse s’appelait le Père Athanase, Dieuait son âme !

Comme il avait remarqué que Basavriouk nefréquentait jamais le saint lieu, même pas le dimanche de Pâques,il caressa l’intention de le morigéner et de lui infliger unepénitence ecclésiastique. Ouais ! il tombait bien ;heureux encore de s’en tirer sain et sauf.

– Écoute, Messire, lui répondit l’autred’une voix tonnante, tu ferais mieux de te mêler de ce qui teregarde que de fourrer le nez dans les affaires d’autrui, à moinsque tu ne souhaites qu’on gave de riz aux raisins brûlants tongosier de bouc !

Comment pactiser avec un damné ? Le PèreAthanase se borna à dire au prône qu’il tiendrait à l’avenir pourcatholique, ennemi du Christ et du genre humain, toute personne enrelations suivies avec Basavriouk.

Dans ce même village, servait chez le cosaqueKorj un manœuvre que les gens ne connaissaient que sous le nom dePétro l’orphelin, pour la raison peut-être que nul ne se rappelaitni son père ni sa mère. Le marguillier prétendait, il est vrai, quela peste les avait emportés tous deux à une année de distance, maisla tante de feu mon grand père ne l’entendait pas ainsi et mettaitson point d’honneur à doter le pauvre Pétro d’une famille dont ilsentait la nécessité tout juste autant que nous regrettons lesneiges de l’an passé. Elle affirmait que son père, alors établi aupays des Zaporogues, avait langui en captivité chez les Turcs etqu’il y avait subi les mille et une tortures jusqu’au moment où ilavait réussi par miracle à prendre le large sous le déguisementd’un eunuque. Quant aux jolies filles et aux jeunes femmes enpuissance de mari, l’ascendance de Pétro était le cadet de leurssoucis. Elles s’en allaient répétant qu’une fois vêtu d’une blouseneuve à ceinture écarlate, coiffé d’un bonnet d’astrakhan noir àélégante calotte bleue, s’il avait au côté le sabre courbe, lefouet au poing et dans l’autre main une pipe luxueusement montée,il l’emporterait sur tous les garçons d’alentour. Mais le diableétait que l’infortuné ne possédait en tout et pour tout qu’uncaftan gris constellé de plus de trous que maint Juif ne compte depièces d’or en poche.

Misère au reste secondaire, mais voici lemalheur ; le bonhomme Korj avait une fille d’une beauté siparfaite qu’à mon avis vous n’avez guère dû rencontrer sa pareille.Toute personne du sexe, vous savez bien, embrasserait plusvolontiers le diable, soit dit sans offense, qu’elle ne tiendraitpour charmante l’une de ses semblables. Or, la tante de feu mongrand-père affirmait que les joues potelées de cette jeune cosaqueétaient fraîches et éclatantes comme le pavot du rose le plusdélicat lorsque, humide encore de la rosée du bon Dieu, il flambe,défripe ses pétales et fait le joli cœur au soleil levant. Elledisait que, comparables à ces ganses noires que les jouvencelles denos jours achètent, pour suspendre leur croix de baptême, à descolporteurs rusés qui vont de village en village avec leurpacotille, ses sourcils courbés en arcs bien égaux avaient l’air devouloir se mirer, eux aussi, dans ses prunelles limpides. Elleajoutait que sa petite bouche dont la seule vue amenait l’eau à labouche des galants de son temps semblait avoir été créée uniquementpour des roulades de rossignol ; que noirs comme l’aile ducorbeau et souples comme du jeune lin, ses cheveux tressés derubans aux teintes vives retombaient en boucles frisottées sur soncasaquin brodé d’or (les filles de cette époque ne s’arrangeaientpas la chevelure en nattes courtes). Ah ! Dieu me refuse àjamais la grâce d’entonner l’alléluia au chœur si je nel’embrasserais pas volontiers, ici même, cette belle, bien que lesneiges des ans aient blanchi par endroits cette antique forêt quime couvre la caboche et bien que ma bonne femme d’épouse siège là,à me toucher, comme une taie sur l’œil !

En tout cas, inutile de vous détailler letrain dont vont les choses là où un jeune mâle habite près d’unedonzelle. Il arrivait souvent que dès la prime aurore les fers dejolies bottes laissaient leur empreinte à la place où Pidorka avaitécouté son Pétro lui conter fleurette. Malgré tout, Korj n’auraitjamais eu le moindre soupçon si un matin, incité sans doute par lediable, et par nul autre que lui, Pétro, sans même un regardcirconspect du côté de l’entrée, n’avait eu l’idée de coller detoute son âme, comme on dit, un baiser sur les lèvres roses de sachérie, et si le même démon (que la Sainte Croix hante les rêves dufils de chien !) n’avait poussé le vieux roquentin à sortir dela maison, juste au même moment. Bouche bée et le poing crispé surle battant de la porte, Korj demeura figé comme un saint de bois, àcroire que le maudit baiser l’avait totalement assourdi, enclaquant à ses oreilles plus violemment, à son avis, que le heurtcontre la muraille de ce pilon à broyer les graines de pavot, dontle paysan use actuellement, faute de fusil et de poudre, pourmettre en fuite les rôdeurs.

Reprenant ses esprits, il décrocha de la paroile fouet en cuir de son aïeul et déjà il se préparait à en cinglerle dos du malheureux Pétro, quand Ivass, un bambin de six ans,cadet de Pidorka, accourut soudain et, saisi de frayeur, enlaça deses petits bras une jambe du père, en criant :

– Papa, oh papa, ne tape pas surPétro ! Que voulez-vous faire dans ces conditions ? Unpapa n’a point un cœur de pierre. Notre homme raccrocha le fouet aumur et fit sortir le valet sans violence.

– Si jamais, dit-il, tu t’avises dereparaître chez moi, voire de passer sous mes fenêtres, écoutebien, Pétro, Dieu m’est témoin que tes moustaches noires ypasseront, et que je perde mon nom de Terenti Korj, si cette longuemèche qui déjà s’enroule par deux fois autour de ton oreille neprend congé de ta caboche !

Et pour clore la harangue, il lui décocha surla nuque une taloche si légère que, lâchant pied, le galant fenditl’air avant de choir cul par-dessus tête. Adieu, paniers, finimaintenant de s’embrasser !

Le chagrin minait déjà nos tourtereaux et l’onsut peu après, grâce à des on-dit répandus au village, la maison deKorj fréquentée par un certain Polonais tout galonné d’or, avec desmoustaches, un sabre, des éperons, et dont les poches tintaientaussi clair que ce sachet que l’on voit aux mains de Tarass, notresonneur de cloches, quand il se rend chaque matin à l’église. Or,chacun devine bien pourquoi l’on fait visite au papa d’une jeunefille aux sourcils noirs. Et voici qu’un beau jour, fondant enlarmes, Pidorka prit entre les bras son frère Ivass :

– Ivass adoré, mon Ivass que j’aime, filevers Pétro, mon petit enfant tout en or, aussi vite que la flèchejaillit de l’arc, et conte-lui ce qu’il en est. J’aurais bien vouluchérir ses yeux bruns, baiser son maigre et pâle visage, mais lesort en décide autrement. J’ai mouillé de mes larmes bien desserviettes. J’en ai la nausée, tant mon cœur est gros ! Devenumon ennemi, mon propre père me pousse de force aux bras d’unPolonais abhorré. Rapporte-lui que déjà l’on prépare les noces,mais que ce mariage se passera de ménétriers, que les chantresd’église remplaceront les joueurs de tympanon et de chalumeau. Jen’irai point danser avec mon fiancé ; je serai aux mains desporteurs, et sombre, bien sombre sera ma maison, faite en planchesd’érable, avec sur la toiture une croix en guise de cheminée.

Ce fut cloué sur place, comme pétrifié, quePétro écouta l’innocent petit être lui transmettre d’une voixincertaine le message de Pidorka.

« Et moi qui rêvais, malheureux que jesuis de marcher contre les Tartares de Crimée et les Turcomans pourconquérir de l’or, et m’en revenir, lourd de butin, vers toi, macharmante ! Vains projets, quelque mauvais œil nous a jeté unsort. Eh bien, pour moi aussi, mignonne ablette, il y aura desnoces, mais on n’y verra même pas de chantres d’église. Croassantsur ma dépouille, le corbeau noir tiendra lieu de prêtre ; enguise de chaumière, j’aurai la plaine et le nuage gris-bleu pourtoit. À coups de bec, l’aigle arrachera des orbites mes yeux bruns,les averses laveront les os du Cosaque et la bourrasque lesdesséchera. Mais que suis-je moi ? De qui me plaindre etauprès de qui ? Telle est évidemment la volonté divine. Ehbien, s’il faut périr, périssons ! »

Sur quoi, il s’en alla tout droit à l’auberge.La tante de feu mon grand-père ne manqua pas de s’étonner en voyantPétro franchir son seuil, et comble de surprise, à une heure oùtout honnête homme se doit d’assister à l’office du matin. Elleouvrit sur lui des yeux ronds, comme si elle se réveillait ensursaut, quand il commanda qu’on lui servît de l’eau-de-vie dansune coupe dont la capacité n’était guère loin de la pinte.Seulement, le pauvre hère s’imaginait à tort qu’il noierait ainsile chagrin. La boisson lui corroda la langue absolument comme del’ortie et elle lui apparut plus amère que l’absinthe sauvage. Ilrepoussa loin de lui la coupe qui chut par terre.

– Trêve de mauvais sang, Cosaque !gronda une basse-taille à ses côtés.

Pétro se retourna : c’était Basavriouk,et pouah ! la sale tête avec ces soies de porc en guise decheveux et ces yeux bovins.

– Je sais ce qui te fait défaut ;tiens, ceci !

À ces mots, il secoua avec un rictus sataniquel’escarcelle de cuir tintinnabulante passée dans sa ceinture. Pétrotressaillit.

– Hé ! hé ! si ça flambe !criait l’autre en versant des ducats au creux de sa main. Hé !hé ! si ça sonne ! et sache bien, je n’exige de toiqu’une seule chose pour un monceau de ces brimborions.

– Démon ! s’exclama Pétro, donne-moiça et je consens à tout !

Ils topèrent.

– Écoute bien, Pétro ! tu tombesjustement à pic ; demain se fête la Saint-Jean. Ce n’est quecette nuit, l’unique dans l’année, que fleurit la fougère. Nelanterne pas, je t’attendrai sur le coup de minuit dans le ravinaux Ours.

Je crois que les poules ne se rongent pas, enattendant le moment où la ménagère viendra leur jeter le grain avecautant d’impatience que Pétro, espérant la tombée du jour. Sansrépit il mesurait de l’œil si l’ombre des arbres ne s’allongeaitpoint, si le soleil à son déclin ne saignait pas encore, et àmesure que le temps passait, il s’enfiévrait davantage. Ah !que les instants lui duraient ! Apparemment, ce jour du bonDieu restait accroché quelque part. Le soleil finit par secoucher ; seul, rougeoyait l’extrême bord du firmament etcette lueur s’éteignit aussi. Une fraîcheur se répandit sur leschamps, l’obscurité devint plus foncée, elle s’épaissit encore, etce furent les ténèbres. À la fin des fins !

Le cœur battant si fort que tout juste, mafoi, s’il n’essayait pas de lui bondir hors de la poitrine, Pétrose mit en route et avec mille précautions descendit à travers unfouillis d’arbres au fin fond d’une pente escarpée que l’onappelait le ravin aux Ours. Basavriouk y guettait déjà sa venue. Ilfaisait si noir qu’on ne distinguait absolument rien. Main dans lamain, tous deux se frayèrent leur chemin à travers des marécagesbourbeux, en s’accrochant à des buissons touffus de prunelliers etbutant presque à chaque pas. Ils débouchèrent en terrain plat.Pétro promena ses regards à la ronde ; jamais encore il ne luiétait arrivé de se hasarder en cet endroit où Basavriouk venait defaire halte.

– Vois-tu devant toi ces troismonticules ? Tu y trouveras nombre de fleurs de toute espèce,mais les Puissances d’outre-tombe te gardent d’en arracher lamoindre ! Aussitôt que la fougère sera éclose, prends-la, sanste retourner, quoi qu’il puisse se produire derrière ton dos…

Pétro aurait bien voulu poser quelquesquestions, mais ffftt !… l’autre n’était déjà plus là. Ils’avança vers les trois monticules, mais se demanda où pouvaientbien se trouver des fleurs ? On n’y voyait goutte. La massenoirâtre des mauvaises herbes tapissait toutes choses. Soudain, unéclair de chaleur zigzagua au firmament et devant notre homme semontra tout un parterre de splendides corolles dont il neconnaissait pas une. Parmi elles, la fougère étalait aussi sesmodestes feuilles. Pétro fut pris d’un doute, et dans sa perplexitéil les contemplait, immobile, les deux poings sur les hanches.

– Qu’y a-t-il donc ici de si rare ?Dix fois par jour il m’advient de passer devant cette plante.Quelle raison aurais-je de m’émerveiller ? Cette sale trognede démon n’aurait-elle pas eu envie de se moquer de moi ?

Tout à coup un minuscule bouton se nuança derouge, et remua comme s’il était vivant. Un vrai prodige, defait ! Il bougeait, s’épanouissait sans trêve ni cesse,toujours plus écarlate, tel une braise ardente ! Une petiteétoile s’alluma, il se produisit une légère explosion et la fleurse déploya sous les yeux de Pétro, éclairant autour d’elle lesautres corolles.

– Voici le moment ! se dit le garçonqui tendit la main.

Il vit alors que par derrière, des centainesde bras velus s’allongeaient aussi vers la fleur, cependant qu’ilentendait il ne savait quel être faire la navette à l’abri de sondos. Les yeux fermés, il arracha la tigelle, et la fleur lui restaaux doigts. Du coup, tout rentra dans le silence et Basavrioukréapparut, assis sur une souche, le teint d’une lividitécadavérique. S’il avait au moins remué un doigt ! Il gardaitles prunelles immobiles, rivées sur quelque spectacle visible à luiseul, et sa bouche entr’ouverte ne proférait pas un mot. Auxalentours non plus, pas le moindre bruissement. Oh ! oh !cela devenait terrifiant !… Brusquement, on perçut un coup desifflet qui glaça Pétro jusqu’aux entrailles et il eut l’impressionque les herbes se mettaient à bruire, que les fleurs commençaient àconverser d’une voix grêle rappelant des clochettes d’argent, etque des frondaisons pleuvaient à flots de tonitruantes injures. Lestraits de Basavriouk recouvrèrent quelque vie et ses yeuxfulgurèrent.

– J’ai eu grand peine à évoquer la Reinedes sorcières grommela-t-il entre les dents. Ouvre l’œil, Pétro,cette beauté va se montrer à toi dans un instant ; exécute àla lettre le moindre de ses commandements, sans quoi tu es perdu àjamais.

Sur ce, à l’aide d’une baguette fourchue, ilpartagea en deux un fourré de prunelliers et devant le couple sedressa une petite cabane montée, comme il se dit, sur des pattes depoule. Basavriouk cogna du poing la paroi extérieure qui vacilla auchoc. Un énorme chien noir se précipita à leur rencontre, puis semuant soudain en chat au miaulement strident, il leur sauta à lafigure.

– Tout beau, tout beau, vieillediablesse ! dit Basavriouk qui pimenta sa phrase d’une telleobscénité que tout honnête homme se serait du coup bouché lesoreilles.

En un clin d’œil succéda au chat une vieillefemme, ridée comme une pomme cuite, l’échine en arc de cercle, etdont le nez rejoignait le menton pour former une sorte decasse-noisette.

– Eh bien, pour une beauté, c’en est unefameuse ! songea Pétro qui de frayeur sentait des picotementslui courir le long du dos.

La sorcière lui arracha la fleur des mains, sepencha dessus et l’aspergea d’une certaine eau, en marmottantquelque chose qui n’en finissait pas. Des étincelles luijaillissaient en gerbes de la bouche et de l’écume moussait à seslèvres.

– Jette-la ! commanda-t-elle enrendant la fleur à Pétro.

Il obéit, mais alors quelle merveille !la fleur ne tomba pas du premier coup, mais garda longtemps au seindes ténèbres l’apparence d’un petit globe de feu qui voguait dansl’air comme une nacelle. Finalement, sa descente commença avec uneextrême lenteur et elle atterrit à si longue distance que l’ondistinguait à peine sa corolle étoilée, guère plus grosse qu’unegraine de coquelicot.

– C’est ici ! fit la vieille d’unevoix sifflante et Basavriouk, passant une bêche à Pétro, luidit :

– Creuse en cet endroit, garçon, tu ydécouvriras plus d’or qu’il n’est jamais apparu dans les rêves deKorj ou dans les tiens…

Pétro cracha dans ses mains, s’empara de labêche, y appuya le pied, retourna une pelletée de terre, suivied’une seconde, d’une troisième et enfin d’une quatrième. L’outilsonna contre un corps dur et refusa de fouir davantage. Les yeux dujeune homme discernèrent peu à peu un coffret bardé de fer. Déjà,il tendait les bras pour s’en emparer quand le coffre se mit às’enfoncer dans le sol, et de plus en plus loin, la bêche avaitbeau le suivre. Derrière, éclata un rire qui ressemblait plutôt ausifflement d’un reptile.

– Pas de ça ! et d’argent tu n’enverras point, tant que tu ne te seras pas procuré du sanghumain ! dit la sorcière qui lui tendit un enfant d’environsix ans, recouvert d’un drap blanc, et par signes elle intima auCosaque l’ordre de le décapiter.

Pétro demeura pétrifié de stupeur. Jugez dupeu ! trancher de but en blanc, sans l’ombre d’une raison, unetête humaine ; bien pis encore, celle d’une innocentecréature ! Pris de fureur, il arracha le drap qui masquait lavictime, et que vous en semble ?… Il avait devant lui Ivass,ses petits bras croisés, le pauvret, et le chef rejeté en arrière.Armé d’un couteau, Pétro se rua en forcené vers la sorcière et déjàson poing se levait…

– Qu’as-tu donc promis pour obtenir lajeune fille ? lui cria Basavriouk d’une voix tonnante et cesmots le frappèrent comme une balle dans le dos.

La sorcière heurta du pied le sol, une flammebleue fusa en trombe de la terre dont les entrailles s’illuminèrentjusqu’au tréfonds, au point de prendre la transparence d’un bloc decristal, en sorte que tout ce qui s’y trouvait devint aussinettement visible que si on le tenait au creux de la main. À cetendroit même, juste sous leurs semelles, ducats, pierres précieusess’empilaient dans des coffres, des chaudrons, ou simplement envrac. Les yeux de Pétro s’embrasèrent… sa raison s’égara. Comme uninsensé, il saisit le couteau et des gouttes de sang innocent luigiclèrent à la face. Des éclats de rire démoniaques tonitruèrent detoutes parts ; des monstres abominables gambadèrent par hardesentières sous ses yeux. Les griffes crispées sur le cadavredécapité, la sorcière en lapait le sang à la façon des loups. Enproie au vertige, Pétro ramassa ce qui lui restait de forces etprit les jambes à son cou, mais tout se teignait de rouge sous sespas. Dégoulinant de sang, semblait-il, de la cime aux racines, lesarbres rutilaient et geignaient. Le ciel embrasé chancelait sur sesbases. Le meurtrier avait l’impression que des flammècheszigzaguaient en éclairs tout contre sa figure. N’en pouvant plus àforce de courir, il gagna enfin sa masure, s’y abattit par terrecomme une javelle tranchée par la faux, et s’abîma dans un sommeilde plomb.

Il dormit deux jours et deux nuits d’une seuletraite. En se réveillant au troisième jour, ses yeux fouillèrentles angles de son logis, mais il eut beau faire, il ne se rappelaitplus rien ; sa mémoire demeurait comme la poche d’un vieuxgrigou dont l’on ne soutirerait ni par la ruse, ni par flatterie,même pas un rouge liard. Au premier mouvement qu’il tenta pours’étirer il entendit quelque chose tinter à ses pieds, et sonregard tomba sur deux sacs pleins d’or.

Ce fut seulement alors qu’il se souvint, commeà travers la buée d’un rêve, de s’être mis en quête d’un certaintrésor, d’avoir éprouvé une fière peur, tout seul dans la forêt.Mais quant à se rappeler à quel prix, ou dans quelles circonstancesle magot lui était échu, c’était impossible, en dépit de tous lesefforts.

À la vue des sacs, le cœur de Korj débordad’attendrissement. Mon Pétro par ci, et mon Pétro par là, iln’avait que ce nom à la bouche.

– Et que l’on vienne me dire encore queje ne l’aimais pas, moi ? qu’il n’était peut-être pas traitéchez nous comme le fils de la maison !

Et le bonhomme d’enfiler tant et tant demensonges que Pétro en eut la larme à l’œil. Pidorka raconta bien àcelui-ci que des Tziganes de passage avaient ravi le petit Ivass,mais le jeune homme avait perdu jusqu’au souvenir de cet enfant,tant les maléfices diaboliques lui avaient troublé le cerveau. Ilne s’agissait pas de chercher midi à quatorze heures.

On signifia, plutôt incivilement, son congé auPolonais et on activa les préparatifs de la noce. On mit au fourles pâtisseries d’usage en pareil cas, on broda serviettes etmouchoirs du trousseau, puis on roula hors du cellier une barriqued’eau-de-vie de grain, après quoi les jeunes mariés installés auhaut bout de la table, on découpa le gâteau de noce. Alors,mandores, cymbales, chalumeaux et tympanons de préluder, etl’allégresse battit son plein.

Aucune comparaison n’est possible entre lesnoces du bon vieux temps et celles de notre époque. La tante de feumon grand-père nous en contait parfois merveille… rien que sur lesgens, par exemple ! Ainsi, les jeunes filles, en coiffured’apparat, longs rubans jaunes, bleus et roses, plus un galon d’orqui se nouait par-dessus, portaient de fines chemises, à semis defleurettes d’argent, et brodées de soie rouge sur toutes lescoutures. En bottes de maroquin à hauts talons ferrés, tantôt ellesse pavanaient, souples et légères, tantôt elles tourbillonnaient àtravers la chambre de cérémonie. En mitres de drap d’or ultra-fin,avec sur la nuque une petite échancrure laissant voir le béguin debrocard à double corne d’astrakan le plus frisé, l’une pointée enavant et l’autre en arrière, les jeunes femmes parées du casaquinbleu à crevés rouges, de la soie la plus riche, se détachaient tourà tour du groupe, poings fièrement campés sur la hanche pour battrede leurs semelles le rythme du hopak. Pipe aux dents, les garçonsvains de l’immense bonnet de fourrure à la cosaque et de leurblouse du meilleur drap, serrée d’une écharpe brodée d’argent,faisaient le chien couchant devant les belles ou leur débitaientdes gaudrioles. Au spectacle de cette jeunesse en fleur, Korjlui-même ne put se retenir de se mêler, en dépit de l’âge, à tousces ébats. Mandore en main, fredonnant sans cesser néanmoins detirer des bouffées de sa pipe, le vieux drôle bondit dans lecercle, une coupe en équilibre sur le crâne, et genoux ployés,fesses à ras de terre, dansa sous les vivats tumultueux del’assemblée en rupture de ripaille.

Et que n’inventait-on pas, une fois engoguette ! Se mêlait-on, je suppose, de se déguiser… pour lecoup, quels masques, Seigneur Dieu ! on n’avait plus figurehumaine. Rien de commun avec les travestis actuels, que l’on voitde temps à autre aux noces modernes où l’on se borne à contrefaireles Tziganes ou les Paisses. Il en allait tout autrement à cetteépoque où il arrivait, par exemple, à l’un de s’affubler en Juif età un second d’apparaître en diable. La rencontre débutait par desembrassements, et cela finissait par une peignée mutuelle, et lafoule de s’esclaffer alors, Dieu vous garde ! au point de setenir les côtes. S’avisaient-ils de revêtir la robe turque outartare, ils scintillaient de la tête aux pieds, un vrai brasier,quoi !

Mais pour peu qu’ils se sentissent en veined’extravagances ou de tours pendables, ils avaient toute honte bue.Ainsi, la tante de feu mon grand-père elle-même invitée à cesnoces, fut l’héroïne d’une plaisante aventure. Déguisée sous lesamples jupes tartares, elle circulait, buire en main et versait àboire à la ronde. Or, l’un des assistants, quelque diable sansdoute le poussant, l’aspergea d’eau-de-vie par derrière, et levoisin – un gars, faut croire, qui n’avait pas les yeux dans sapoche, lui non plus ! – battit immédiatement le briquet etbouta le feu à la tante. Une bouffée de flamme jaillit et la pauvrefemme, morte de frayeur, dut devant tout ce monde se dépouiller enhâte de ses vêtements. À cette vue, ce fut un charivari, un ouragande rires gras, un bacchanal enfin, pire que sur un champ de foire.En un mot, jamais et nulle part, de mémoire d’ancien, on n’avaitcélébré une noce où l’on se divertît davantage.

Pidorka et son Pétro commencèrent donc à vivreen ménage, comme mari et femme. Rien ne manquait chez eux et tout yétait une joie pour les yeux. Néanmoins, bien des honnêtes genshochaient légèrement le chef en observant leur moded’existence.

– Du diable il ne sort rien de bon,disaient-ils d’une voix unanime. Or, de qui, sinon du tentateur dela gent orthodoxe, a pu lui venir cette richesse ? CommentPetro a-t-il mis la main sur un tel magot ? Et pourquoi donc,du jour même où il a fait fortune, Basavriouk a-t-il disparu, commechu dans l’eau ?

Ce que le monde va tout de même inventer, medirez-vous. Il n’en est pas moins vrai qu’un mois ne s’était pasécoulé et mon Pétro devenait totalement méconnaissable.

Pour quelle raison, et qu’est-ce qu’ilavait ? Dieu le sait ! Les fesses toujours collées aumême banc, et bouche cousue devant quiconque, il restait plongédans sa rêverie, avec l’air d’un homme qui s’acharne à retrouverquelque souvenir effacé. Qu’aux prix de maints efforts Pidorkal’amenât à prendre part à une conversation, il semblait sedistraire de ses soucis, et paraissait même d’humeur joviale, maisdès que son œil s’égarait sur les sacs d’or, il criait :

– Attends, attends donc, j’aioublié !

Et le voilà de nouveau songeur, cherchant deplus belle à se remémorer quelque chose. Des fois, quand ildemeurait longtemps inerte à la même place, il avait l’impressionfugitive que dans un instant tout lui reviendrait à l’esprit, maisde nouveau cet espoir s’évanouissait. Il se figurait bien êtreassis à l’auberge, qu’on lui servait de l’eau-de-vie, que cetteeau-de-vie le brûlait… quelqu’un l’abordait alors, lui tapait surl’épaule… Mais une sorte de brouillard s’étendait sur la suite desévénements. Et suant à grosses gouttes, n’en pouvant plus, ils’éternisait là, sur son siège.

À quels moyens ne recourut pas saPidorka ? Sorciers appelés en consultations, épreuve del’étain, tisane contre les maux de ventre [4], rien n’yfit.

Il en fut ainsi de tout l’été. Nombre deCosaques menèrent à bon terme la fenaison et la moisson ; biend’autres, de tempérament plus aventureux, cédèrent à l’attrait desexpéditions lointaines. Des volées de canards sauvagesfourmillaient encore à la surface de nos étangs, mais lesétourneaux n’étaient déjà plus qu’un souvenir. La steppe prit destons de rouille. Éparses ça et là, des meules de blé rappelant lehaut bonnet à poil du Cosaque peuplèrent la solitude des guérets.On croisa bientôt de temps à autre sur les chemins des véhiculeschargés de branches mortes et de bûches. Le sol devint plus dur etpar endroits se laissa pénétrer par le gel. Puis, le ciel se mit àbluter de la neige, et tous les rameaux se parèrent de givre,délicat comme un duvet de lièvre. Déjà, par ces éclatantes journéesoù il gèle à pierre fendre, l’on voyait le bouvreuil à plastronrouge déambuler, avec les grâces mignardes d’un hobereau polonais,d’un tas de neige à l’autre, en quête de quelques grains. Armés delongues gaules, les enfants activaient sur la glace la course deleurs toupies en bois, cependant que les papas, coitement lovés ausommet des poêles, n’en descendaient que de loin en loin, pipeallumée aux dents, pour tancer vertement cette brave geléeorthodoxe, ou avaler un bol d’air frais en battant au fléau dans lapièce d’entrée le froment depuis longtemps engrangé. Enfin, ledégel commença, et puis se produisit la débâcle…

Mais Pétro demeurait toujours le même, ouplutôt son humeur morose empirait à mesure que le temps fuyait.Semblable à un captif dans les fers, il restait assis au centre desa chaumière, les sacs d’or à ses pieds. Insociable à présent, lescheveux et la barbe démesurément longs, il présentait un horribleaspect, et sans répit une seule et même pensée le hantait, sansarrêt il s’évertuait à se rappeler une certaine chose, et rageaitdevant l’inanité de ses efforts. D’un mouvement sauvage, il serelevait maintes fois de son siège, agitait les bras, rivait sonregard sur on ne savait quoi de vague, mais qu’il paraissaitanxieux d’attraper. Ses lèvres remuaient, comme désireuses deprononcer un mot depuis longtemps oublié, et puis cessaient detrembler… La fureur s’emparait alors de lui ; tel un êtreprivé de raison, il se mordait et se rongeait les poings,s’arrachait des mèches de cheveux, jusqu’à ce que calmé, il neretombât dans une sorte de torpeur, après quoi il s’acharnait deplus belle à rappeler ses souvenirs, cédait à une nouvelle crise defrénésie, suivie d’une autre période de détresse affreuse. Quellemanifestation de la colère divine !

Ce n’était plus une vie pour Pidorka. Elleavait peur de rester seule à la maison, puis elle finit, lapauvrette, par se faire à son malheur. Mais déjà nul n’auraitreconnu en elle la jolie fille d’antan. Plus d’incarnat à sesjoues, adieu le sourire ! Consumée par le chagrin, elledépérissait de consomption, ses yeux limpides s’étaient abîmés àforce de larmes. Un beau matin, quelqu’un qui la prenait sans douteen pitié l’engagea à consulter une sorcière habitant dans le ravinaux Ours et qui, d’après la rumeur publique, savait guérir tous lesmaux du monde. Elle résolut de recourir à cet ultime expédient etde fil en aiguille parvint à décider la vieille à l’accompagnerjusqu’à la maison.

Cela se passait vers le soir, précisément à laveille de la Saint-Jean. Pétro gisait, affalé sans connaissance surun banc et il ne prêta donc aucune attention à la nouvelle venue.Mais soudain, il se redressa peu à peu, et tout d’un coup, untremblement l’agita tout entier, comme quelqu’un qui monte àl’échafaud ; sa chevelure se dressa d’une seule masse, et iléclata d’un tel rire que Pidorka en fut glacée jusqu’au cœur.

– Je me souviens, je me souviens !hurlait-il dans un accès de formidable allégresse, et brandissantune hache, il la lança de toutes ses forces vers la sorcière.

Le fer avait pénétré de deux pouces dans laporte de chêne, mais plus de sorcière, et un enfant de sept ans, enchemise blanche et la figure voilée, se tenait maintenant au milieude la pièce. Le drap qui le recouvrait s’abattit…

– Ivass ! cria Pidorka en se hâtantvers lui.

Alors, la vision se mit à saigner de la têteaux pieds, illuminant d’une lueur pourpre jusqu’aux coins les plusreculés de la maison.

Sur le coup de la frayeur, Pidorka chercharefuge dans l’entrée, puis se maîtrisant quelque peu, voulutrentrer pour aider son frère. Trop tard ! l’huis s’était fermésur ses talons avec une telle violence que nulle force humainen’était plus à même de l’ouvrir. Des gens accoururent, cognèrent àla porte, l’enfoncèrent… à l’intérieur, plus une âme !… De lafumée emplissait la chaumine, et au milieu seulement, à cette placeoù se tenait Pétro, se voyait un tas de cendres d’où s’échappaitpar endroits de la fumée. On courut aux sacs ; ils étaientbourrés de menus tessons, et non plus de pièces d’or. Les yeux horsdes orbites, et la bouche grande ouverte, les Cosaques restaientlà, comme s’ils avaient pris racine au sol, et sans qu’un seul poilde leur moustache osât trembler, tant ce prodige les chargeaitd’épouvante.

Quant à la suite des faits, je ne m’ensouviens guère. Pidorka fit vœu de se rendre en pèlerinage, réalisatout le bien qui lui venait de son père défunt et quelques joursaprès elle quitta en effet le village. Mais où s’en allait-elle,nul n’était capable de l’indiquer. Quelques anciennes au cœurcharitable auraient bien voulu la dépêcher aux mêmes lieux quiavaient englouti Pétro, mais un Cosaque qui s’en retournait deKiew, rapporta qu’il y avait vu au monastère une nonne desséchée àl’égal d’un squelette, et perpétuellement abîmée dans l’oraison. Ausignalement qu’il en donna, les gens du pays décidèrent que lareligieuse en question n’était autre que l’absente. Il ajoutait quenul n’avait jamais entendu le son de sa voix, qu’elle avait faittoute la route à pied, apportant en offrande à la Sainte image dela Mère de Dieu un châssis à ce point constellé de pierreries auxmille feux que chacun qui tentait d’y lever les yeux, demeuraitébloui.

Oh ! mais permettez, les choses n’enrestèrent pas là. Basavriouk réapparut le jour même où le Malinavait emporté Pétro au fond de ses domaines. Seulement, touss’empressèrent de faire le vide autour de lui. On savait désormaisà quelle espèce d’oiseau l’on avait affaire : à Satan en chairet en os qui avait emprunté l’apparence humaine pour découvrir destrésors, et comme il ne pouvait mettre ses pattes impures sur lesmagots, il lui fallait embaucher des auxiliaires. Cette annéeaussi, tous abandonnèrent les bauges qu’ils s’étaient creusées dansla terre et s’établirent au village, bien que même en cet endroitle maudit Basavriouk ne cessât pas de les importuner. La tante defeu mon grand-père racontait qu’il lui gardait personnellement unedent, du fait qu’elle avait quitté son ancien débit au bord de laroute d’Opochniansk, et il appliquait tous ses efforts à se vengerd’elle.

Un beau soir, les notabilités de l’endroits’étaient rassemblées dans son établissement, et s’entretenaient,rangées selon l’ordre des préséances, comme on dit, autour de latable au centre de laquelle on avait servi un mouton rôti, et debelle taille, ce serait péché de prétendre le contraire. Ces bravesgens jasaient paisiblement, abordant tour à tour différents sujets,sans oublier les prodiges et merveilles de toute espèce, quandsoudain il leur sembla que… (illusion d’un convive isolé, la chosene tirait guère à conséquence, mais voilà justement, ils eurenttous la même impression, du premier jusqu’au dernier…) il leursembla donc que la tête du mouton se soulevait, que ses yeuxvitreux reprenaient de la vie et de l’éclat, et que les moustachesrêches comme des soies de porc qui lui avaient poussé en un clind’œil se fronçaient vers les assistants d’un air qui en disaitlong. À l’instant, tous reconnurent en cette tête de mouton latrogne de Basavriouk, et la tante de feu mon grand-père eutnettement l’idée qu’une minute de plus, et il commanderait de luiservir de l’eau-de-vie… Les dignes notables sautèrent à qui mieuxmieux sur leurs couvre-chefs et regagnèrent à toutes jambes leurslogis respectifs.

Une autre fois, le marguillier en personne quide temps à autre se plaisait à dire deux mots en tête-à-tête à unhanap hérité de son aïeul, n’avait pas encore asséché pour laseconde fois sa coupe qu’il vit celle-ci se courber en deux pourlui faire la révérence.

– La peste soit de toi ! dit notrehomme, et en avant les signes de croix.

Or, au même moment une chose stupéfiantearrivait à sa propre femme. À peine commençait-elle à brasser de lapâte dans un immense pétrin que cet ustensile gagna la porte ensautillant.

– Arrête ! arrête ! lui criaitl’épouse du marguillier.

Chansons !… Monsieur du pétrin, l’airultra-sérieux, se planta les deux poings sur les hanches et fit letour de la maison, en fléchissant les jarrets dans une danseeffrénée…

Vous autres, vous vous tenez les côtes !mais nos ancêtres n’avaient pas la moindre envie de rire. Ce fut envain que le père Athanase parcourut le village et traqua le diableen s’escrimant du goupillon le long de chaque rue, car malgré toutla tante de feu mon grand-père se plaignit longtemps que vers latombée de la nuit quelqu’un chez elle tapait sur la toiture etgrattait à la muraille.

Mais quoi !… à l’heure présente, à cetendroit précis où se dresse notre village, la tranquillité règne,du moins selon toute apparence, mais il n’y a pas si longtemps, duvivant de mon père défunt, je me rappelle qu’aucun honnête homme nepouvait se permettre de longer ce débit en ruines que, longtempsaprès, des Juifs, race impure, réparèrent de leurs deniers. Destourbillons de fumée jaillissaient de la cheminée encrassée desuie, et montant tellement haut dans le ciel que votre bonnet defourrure retombait en arrière pour peu que vous cherchiez à suivrede l’œil leur ascension, ils semaient des flammèches à travers lasteppe, et le diable – je ferais aussi bien de le passer soussilence, ce fils de chien ! – geignait dans sa niche d’unevoix si lugubre qu’arrachés par l’épouvante à leurs perchoirs de laChênaie voisine, des nuées de freux fendaient les airs, entournoyant avec des croassements sauvages.

LA NUIT DE MAI – OU LA NOYÉE

 

Le diable connaît son propre père !Que les chrétiens entreprennent quelque chose, ils se démènent etse démènent, comme une meute après un lièvre, mais toujours à côté,et toujours ce démon de lièvre reparaît, agitant sa petite queue,et pas moyen de l’attraper !

 

I – HANNAH

 

Des chants entonnés à pleine gorge roulaientleurs vagues par les rues du village de X… C’était le moment où,fatigués du labeur et des soucis de la journée, garçons et fillesse rassemblaient en cercle tumultueux, sous la splendeur dufirmament pour déverser leur allégresse en des sons qui seteintaient invariablement de mélancolie. Le soir méditatifenveloppait l’immensité bleue du ciel et paraissait prêter auxmoindres objets des formes plus incertaines et de l’éloignement. Ilfaisait déjà sombre, mais les chants ne cessaient point. La mandoreaux mains, le jeune Cosaque Levko, fils du maire de l’endroit,s’était esquivé en tapinois hors du groupe des chanteurs. Coifféd’un bonnet en peau d’agneau de Réchétilov, il suivait la rue, entaquinant du doigt les cordes de son instrument pour rythmer sesentrechats. Soudain il s’arrêta devant la porte d’une chaumièreperdue dans la verdure de jeunes cerisiers. Qui donc habitaitlà ? qu’y avait-il derrière cette porte ? Après unecourte pause, Levko préluda par quelques accords et commença lasérénade :

Le soleil décline, le soir est tout près,

Sors à ma rencontre, mon cœur chéri !

– Ouais ! ma belle aux yeux limpidesdoit sûrement dormir à poings fermés, dit le Cosaque ens’approchant de la fenêtre, la chanson terminée. Hannah ! mapetite Hannah ! dors-tu, ou serait-ce que tu ne veux pointsortir pour me rejoindre ? Tu as peur sans doute qu’on nousvoie, ou bien tu hésites peut-être à exposer ta pâle frimousse à lafraîcheur ? Ne crains rien, il n’y a personne et la soirée esttiède. Surviendrait-il d’ailleurs quelqu’un, je t’abriterais sousmon justaucorps, ceindrais le tout d’une écharpe et ainsi enfouieau refuge de mes bras, nul ne te reconnaîtrait. Et si la brisevenait à fraîchir, je te serrerais plus étroitement sur mon cœur,te réchaufferais de baisers et de mon bonnet fourré je ferais unechancelière pour tes petits pieds blancs. Mon ange, mon ablette,mon trésor, mets le nez dehors, ne serait-ce qu’un instant. Laisseau moins ta blanche menotte passer par l’entrebâillement de lalucarne !… Mais non, tu ne dors pas, jeune orgueilleuse,ajouta-t-il en haussant la voix, et prenant le ton de celui quirougit d’un affront momentané ; du moment que tu trouvesplaisir à te moquer de moi, bonsoir !

Alors, il tourna les talons, campa son bonnetsur le coin de l’oreille et s’écarta dignement de la fenêtre, enfrôlant d’un doigt léger les cordes de la mandore. À ce mêmeinstant, remua le bouton en bois de la porte qui s’ouvrit à toutevolée en grinçant sur ses gonds et, drapée des ombres vespérales,une jeune fille à la veille de ses dix-sept ans risqua de touscôtés des regards timides et franchit le seuil, sans lâcher lebouton de la serrure. Dans cette pénombre diaphane, ses yeuxlimpides, semblables à de petites étoiles, scintillaient enmessagers de bon accueil ; un collier de corail rouge brillaità sa gorge, et même l’incarnat dont la pudeur avivait subitementses joues ne put se dérober au regard d’aigle du galant.

– Comme tu es impatient ! dit-elle àmi-voix, tu t’emportais déjà… Pourquoi choisir pareil moment ?Des gens ne cessent de flâner en bandes par les rues. J’en suistoute tremblante !

– Oh ! ne tremble point, ma joliebaie d’obier ! Pelotonne-toi plus étroitement contre moi,s’écria le jeune homme qui, rejetant en arrière la mandoremaintenue à son cou par une longue courroie, étreignit sa belle ets’assit près d’elle à la porte de la chaumière. Tu sais combien letemps me dure dès que je suis une heure sans te revoir…

– Sais-tu à quoi je pense ? dit enlui coupant la parole Hannah qui attachait pensivement sur lui sonregard. J’ai cette impression qu’une manière de pressentiment mesouffle à l’oreille qu’à l’avenir il ne nous sera plus donné denous rencontrer aussi souvent. Les gens sont malintentionnés dansce pays ; toutes les jeunes filles me dévisagent avec tantd’envie, et quant aux gars !… Il ne m’échappe pas non plus quedepuis peu ma mère me fait surveiller de plus près. J’avoue que jeme plaisais davantage chez les étrangers… Et comme elle achevaitces mots, un réflexe nostalgique crispa furtivement ses traits.

– Rentrée il y a deux mois seulement aupays natal, tu t’y ennuierais déjà ? Peut-être que tu en asassez de moi, comme de tout le monde ?

– Oh non, pas de toi ! dit-elle ensouriant légèrement. Je t’aime, Cosaque aux sourcils bruns. Tu meplais parce que tu as les yeux d’un marron clair, et dès qu’ils seposent sur moi, il me semble que j’ai de la joie à l’âme, de lajoie et du contentement. Et tu me plais aussi quand tu frises tamoustache noire, quand tu joues de la mandore, quand tu marchesdans la rue, quand tu chantes, et qu’il est agréable det’écouter !

– Oh, chère Hannah ! s’écria lejeune homme en l’embrassant et la serrant encore plus fort sur sonsein.

– Allons, Levko !… Cela suffit, jete dis… Raconte-moi d’abord si tu as parlé à ton père.

– Quoi ? demanda-t-il, comme arrachéau sommeil. Parlé pour lui annoncer que je veux me marier et que tuconsens à devenir ma femme ? Eh bien, oui, je lui en aiparlé…

Hélas ! quel son mélancolique rendait surses lèvres ce « je lui en ai parlé ».

– Et le résultat ?

– Que faire avec un homme commelui ? Il a feint, la vieille ficelle, d’être dur d’oreille,selon sa manie de toujours. Il prétendait ne pas saisir un traîtremot, et de plus il m’a lavé la tête sous prétexte que je vagabondeDieu sait où et que je fais les quatre cents coups avec les autresgars dans les rues. Mais ne te tourmente pas, mon Hannah àmoi ! Ma parole de Cosaque que je le fléchirai !…

– Mais oui ! tu n’as qu’à dire unmot et tout s’accomplit selon tes désirs. Je le sais bien par monpropre exemple ; à certains moments, j’ai bonne envie de nepoint t’obéir, mais il suffit que tu parles et j’agis comme tu leveux… Regarde, regarde donc, ajouta-t-elle en appuyant la tête surl’épaule de l’aimé, et les yeux levés là-haut où bleuissaient lesespaces incommensurables du tiède firmament d’Ukraine qu’ombraientpar en bas les ramilles touffues des cerisiers, debout à quelquespas. Regarde ! là-bas, à perte de vue, de minuscules étoilesse montrent comme à la dérobée. Ce sont, n’est-il pas vrai, lesanges de Dieu qui viennent d’entrebâiller les petites fenêtres deleurs maisonnettes étincelantes dans le ciel, et qui maintenantnous contemplent ? N’est-ce pas, Levko, que ce sont eux quiobservent la terre où nous vivons ? Si les humains avaient desailes, hein, comme celles des oiseaux, on s’envolerait là-haut,toujours plus haut… Oh ! comme j’aurais peur !… Pas undes chênes d’ici n’atteint le ciel, et l’on prétend pourtant qu’ilexiste quelque part, en je ne sais quelle lointaine contrée, uncertain arbre dont la cime vient bruire au ras du firmament et queDieu se sert de ses branches comme de degrés pour descendre surterre dans la nuit de Pâques…

– Mais non, Hannah, Dieu dispose d’unelongue échelle qui va du ciel jusqu’à notre terre. Les saintsarchanges la dressent à la veille de Pâques et dès que le Seigneurmet le pied sur le premier barreau, tous les esprits impursdégringolent à la renverse et croulent par essaims dans les enfers.C’est pour cette raison qu’à la fête de la Résurrection pas undémon ne rôde ici-bas…

– Que cette eau clapote doucement !on dirait un enfant dans son berceau, poursuivit Hannah, pointantle doigt vers l’étang ceint funèbrement d’un bois d’érable auxfrondaisons ténébreuses et de saules pleureurs qui trempaient dansses ondes leurs rameaux dolents.

Pareil à un vieillard impuissant, l’étangtenait captif en sa froide étreinte le distant ciel noir etcomblait de ses baisers de glace les astres de feu qui cinglaient,blafards, à travers les sombres espaces éthérés, comme s’ilspressentaient l’imminente éclosion de la rayonnante impératrice desnuits. Près du bois, sur le coteau, somnolait une antique maison enbois, aux volets clos ; de la mousse et des herbes follestapissaient sa toiture ; des pommiers feuillus avaient pousséen sauvageons sous ses fenêtres, et projetant sur elle ses ombres,le bois lui imposait l’empreinte d’une amertume farouche. Untaillis de noyers s’étalait à sa base et descendait ensuite le longde la pente jusqu’à l’étang.

– Je me souviens, dit Hannah, comme autravers d’un rêve, et les yeux fixés sur cette maison, qu’il y alongtemps, fort longtemps – je n’étais encore qu’une gamine etvivais chez ma mère – des bruits effroyables couraient sur ce logisque voilà. Levko, tu sais sans doute ce dont il s’agit. Raconte-lemoi !

– Peste soit de la maison, majolie ! Les commères et les imbéciles tiennent tant de proposinconsidérés ! Le résultat de ces contes serait de tetroubler ; tu prendrais peur et ne pourrais dormirpaisiblement…

– Raconte-moi, dis, raconte, mon chéri,mon gars aux sourcils noirs, insista-t-elle en collant sa jouecontre celle de Levko et lui passant un bras autour de la taille.Non, on voit clairement que tu ne m’aimes pas, tu dois courtiserune autre fille… Je n’aurai pas peur, et je dormirai à poingsfermés. Mais à présent si tu refuses de me conter cette histoire,je ne fermerai pas l’œil de la nuit, car, intriguée, je serai ausupplice et me mettrai en vain martel en tête… Raconte, veux-tu,Levko !

– Ils parlent d’or selon toute apparence,ceux qui soutiennent que les jeunes filles sont possédées d’undémon chargé d’attiser leur curiosité… Eh bien, écoute… Il y a decela très longtemps, mon petit cœur, un chef d’escadron de Cosaqueshabitait cette maison. L’officier avait une fille, demoiselleextrêmement belle, pâle comme la neige, ou comme ton propre visage.Sa femme s’était éteinte depuis bien des années quand il songea àconvoler en secondes noces. « Me dorloteras-tu comme par lepassé, petit père, quand tu seras remarié ? »

– Mais oui, fillette, je te serrerai plustendrement que jamais sur mon cœur. Oui, mon enfant, je te feraiencore plus amplement largesse de boucles d’oreilles et decolliers.

Le chef d’escadron ramena la seconde épousedans sa maison neuve. Elle était fort jolie, cette jeune mariée auteint de lis et de roses. Mais voilà ! elle lança un regard simauvais à sa belle-fille qu’à son aspect celle-ci poussa un cri defrayeur. Si encore la revêche marâtre lui avait adressé un mot,rien qu’une seule petite fois dans la journée !… La nuittombée, le père se retira avec son épouse dans leur chambre àcoucher ; la pâle demoiselle s’enferma aussi dans sachambrette et comme elle avait le cœur gros, elle se mit à pleurer.Ses yeux tombèrent soudain sur un affreux matou noir qui s’avançaiten rampant vers elle avec une flamme au bout de chaque poil, etl’on entendait ses griffes de fer crisser sur le plancher.Effrayée, la pauvrette monta sur un banc, le chat aussi. De là,elle bondit sur le poêle où la suivit encore le chat qui lui sautabrusquement à la gorge pour l’étrangler. Elle ne put retenir unhurlement de terreur, mais parvint à se défaire de l’animal qu’elleprécipita à terre. L’horrible matou se reprit aussitôt à ramperdans sa direction. L’angoisse s’empara de la malheureuse et commele sabre de son père pendait à la muraille elle le décrocha et …Bing !… fit l’arme en touchant le sol. Du coup, une des pattesaux griffes d’acier se trouva tranchée, et le chat, miaulant àtue-tête, disparut dans un coin sombre. La jeune mariée garda lachambre toute la journée suivante et n’en sortit qu’au troisièmejour avec un bras en écharpe. L’infortunée demoiselle devina que lamarâtre était une sorcière qu’elle avait rendue manchote. Auquatrième jour, le chef d’escadron donna l’ordre à sa fille d’allerpuiser de l’eau et de balayer la maison comme une paysanne ducommun, avec défense de se montrer dans les appartements desmaîtres. Si pénible que ce fût pour elle, il ne restait à lapauvrette que de se soumettre à la volonté de son père. Lecinquième jour, cet homme bannit de la maison son enfant, piedsnus, sans même l’aumône d’un morceau de pain. C’est alors que lademoiselle ne put se retenir de sangloter, son pâle visage enfouidans ses deux mains. « C’est par ta faute, petit papa, quepérit la fille née de tes œuvres. La sorcière a conduit ton âmepécheresse à la damnation. Dieu daigne te pardonner ! Pourmoi, malheureuse que je suis, il m’apparaît clairement que leSeigneur ne souhaite pas que je vive en ce bas monde. »

– Et tiens ! dit Levko en seretournant vers Hannah pour lui indiquer du doigt la demeure del’officier, regarde bien de ce côté, et tu distingueras à l’écartde la maison la berge la plus élevée. C’est de cet endroit précisque la demoiselle se précipita à l’eau et du coup en finit avecl’existence…

– Et la sorcière ? demanda Hannahd’une voix tremblante, et ses yeux en larmes fixés sur lenarrateur.

– La sorcière ? À partir de cemoment, d’après ce qu’inventent les bonnes femmes, toutes lesnoyées prirent l’habitude de se rendre, par les nuits claires, dansle jardin seigneurial pour se réchauffer au clair de lune, et lafille du chef d’escadron devint en quelque sorte leur reine. Unenuit, elle aperçut la marâtre dans les parages de l’étang, fonditsur elle en poussant de terribles clameurs et l’entraîna sousl’eau. Conservant sa présence d’esprit jusqu’en cette circonstancecritique, la sorcière emprunta sous les flots la forme d’une noyéeet par ce moyen se déroba aux roseaux verts dont les infortunéesvoulaient la fouetter. Va donc croire les bonnes femmes !…Celles-ci content encore que chaque nuit la demoiselle rassembleles noyées et scrute tour à tour leurs traits dans l’espoir dedécouvrir laquelle est la sorcière, mais que jusqu’à présent sesefforts auraient échoué. S’il lui advient de rencontrer quelquemortel, à l’instant il doit à toute force participer auxrecherches, sinon elle le menace de la noyade. Voilà, ma petiteHannah, ce que racontent les anciens… Le propriétaire actuel al’intention de bâtir en cet endroit une distillerie et à ces fins adéjà envoyé tout exprès sur les lieux un contremaître. Or… Mais unbruit de voix frappe mes oreilles ; ce sont les amis qui s’enretournent après avoir chanté à cœur joie. Au revoir,Hannah !… Dors paisiblement, et ne pense plus aux fables deces commères…

Ayant ainsi parlé, il la pressa plus fortcontre lui, l’embrassa et partit.

– Au revoir, Levko ! disait Hannah,dardant des yeux rêveurs sur l’obscurité du bois.

À cette heure, l’énorme disque de la lunecommençait à se découper majestueusement hors de terre. La moitiéde sa circonférence restait encore dans la gangue, mais déjàl’univers entier s’emplissait d’une sorte de rayonnement solennel.L’étang charriait des étincelles. Par degrés, la vague silhouettedes arbres isolés se détachait plus nettement sur la sombre massedes feuillages.

– Au revoir, Hannah !

Ces mots venaient de résonner derrière lajeune fille, ponctués d’un baiser.

– Ah ! tu es revenu ? dit-elleen virant sur les talons, mais se trouvant en présence d’un garçonqu’elle ne connaissait pas, elle s’en écarta vivement.

– Au revoir, Hannah, répéta-t-on, etquelqu’un lui baisa de nouveau la joue.

– Allons bon ! le diable amèneencore un autre farceur ! murmura-t-elle, dépitée.

– Au revoir, Hannah chérie !

– Un troisième maintenant !

– Au revoir, Hannah, au revoir ! etles baisers de pleuvoir de tous côtés.

– Ah ! ça, mais ils sont toute unebande ! cria-t-elle en s’échappant à grand-peine à la fouledes jeunes garçons qui se bousculaient à qui mieux mieux dans leurhâte à l’embrasser. Comment se fait-il donc qu’ils ne soient pasencore blasés de cette manie de baisers !… Encore un peu, maparole, et l’on ne pourra plus sortir dans la rue !

Sur ces mots, la porte se referma bruyamment,et l’on n’entendit plus que le verrou qui glissait en grinçantentre les crampons.

II – LE MAIRE

 

Connaissez-vous la nuit d’Ukraine ?…Oh ! que non, vous ne la connaissez point.Contemplez-la ! La lune ouvre son œil au centre du ciel, lavoûte sans bornes du firmament se dilate encore, plusincommensurable que jamais, et cette voûte parle, elle respire. Laterre entière s’inonde d’une lumière d’argent ; un air exquis,étouffant malgré sa fraîcheur, déborde de tendresse et faitdéferler un océan de suaves exhalaisons. Nuit divine !… nuitenchanteresse !… Immobiles, les arbres inspirés se figent, et,gouffres de ténèbres, ils projettent loin d’eux une ombredémesurée. Qu’ils sont silencieux et calmes, ces étangs ! Laglace opaque de leurs eaux s’encadre, morne repoussoir, du rempartvert foncé des jardins. Les fourrés inextricables de nerpruns et demerisiers allongent timidement leurs racines vers la fraîcheur dessources et de temps à autre, protestent de toutes leurs feuilles,comme sous le coup de la colère ou de l’indignation, chaque foisque, charmant compagnon, le vent nocturne est revenu d’un pas lesteles lutiner sournoisement. La contrée entière dort, mais là-haut oùtout halète, ce ne sont que merveilles et magnificences. Accessibleau sentiment de l’infini, l’âme ne se sent plus d’aise et desmultitudes de visions argentées surgissent de ses profondeurs enséries harmonieuses. Nuit divine !… nuit enchanteresse !…Mais soudain, tout renaît à la vie : les forêts, les étangs,les steppes, dès que s’égouttent, vibrantes et sublimes, les notesdu rossignol d’Ukraine, et il semble que la lune elle-même sepenche au bord des nues pour l’écouter. Comme sous l’effet d’uncharme, le village somnole sur une crête. Ses chaumines groupéespar troupeaux luisent mieux et davantage à la caresse des rayonslunaires, et encore plus éblouissante se détache dans les ténèbresla blancheur de leurs murailles basses. Plus de chansons, lesilence règne en tous lieux. Les gens qui se respectent ronflentdéjà. De loin en loin, quelque lucarne rougeoie et fort rares sontles maisons où, retenue par quelque labeur, une famille avaledevant le seuil les dernières bouchées d’un souper tardif.

– Mais ce n’est pas comme cela que sedanse le hopak. Plus je regarde de près, il y a quelque chose quine colle pas. Qu’est-ce qu’il vient donc me chanter, lecompère ? Allons, voyons voir, et hop tralala ! et hop,lala !… hop ! hop ! hop !

Ainsi monologuait en dansant dans la rue unpaysan en ribote qui frisait la quarantaine.

– Je prends Dieu à témoin si c’est ainsique l’on danse le hopak !… Quel intérêt aurais-je àmentir ? Ma parole, c’est pas comme ça, je vous dis !…Allons-y encore, et hop tralala ! hop lala ! hop !hop ! hop !…

– Bon ! le voilà maintenant qui perdle sens, cet individu ! De la part d’un quelconque béjaune,cela s’excuserait à la rigueur, mais qu’un vieux verrat danse lanuit en pleine rue, sujet de dérision pour les marmots !… serécriait une passante d’un certain âge qui portait une brassée depaille. Rentre à la maison, il est grand temps de dormir !

– J’y vais, dit le paysan qui fit halte.Telle est bien mon intention, et foin du maire, ou prétendutel !… Non, mais qu’est-ce qu’il s’imagine, celui-là ?Que l’oncle d’enfer emporte son papa !… Sous prétexte qu’ilest maire, et qu’il douche d’eau froide ses administrés quand ilgèle, il voudrait s’en faire accroire ?… Maire, eh bien quoi,maire ?… Je suis mon maire, je consens que Dieu me frappe surl’heure, hein, si je ne suis pas mon propre maire !… Tel queje le dis !… et sans tourner autour du pot !…poursuivit-il en longeant la première maison rencontrée sur saroute.

Il s’en approcha, se planta devant la fenêtre,tâtonna la vitre à la recherche de la poignée.

– Femme, ouvre… Allons, femme, dunerf !… Ouvre qu’on te dit !… Il est temps pour leCosaque de se mettre au lit.

– Où vas-tu, Kalénik ? Tu te trompesde logis, lui crièrent des jeunes filles moqueuses qui rentraientchez elles après avoir pris part à des chœurs joyeux. Veux-tu qu’onte montre où tu habites ?

– Oui, guidez-moi, gentillespoulettes !

– Poulettes ! écoutez-moi ça,souligna l’une d’elles. Qu’il est en veine de courtoisie, ceKalénik… Rien que pour ça, faut le ramener à la maison… Et puisnon, commence par danser un petit coup…

– Que je danse, moi ? Ah !petites futées !… annonça Kalénik d’une langue pâteuse, lerire aux lèvres et le doigt levé en signe de menace, et non sansreculer, car ses jambes se refusaient à l’étayer indéfiniment à lamême place. Et voulez-vous que j’y aille ensuite d’une tournéed’embrassades générales ?… Je vous embrasserai toutes, oui,toutes sans exception !…

Et il s’élança d’une allure zigzaguante auxtrousses des jeunes filles qui poussaient de grands cris et sebousculaient dans leur hâte, mais bientôt elles se rassurèrent, ets’apercevant que Kalénik n’était guère en état de courir lestement,elles traversèrent la rue.

– Voilà où tu habites, lui crièrent-ellesavant de partir, en lui montrant une maison bien plus grande queles autres et qui appartenait au maire du village.

Kalénik se traîna docilement de ce même côté,tout en lâchant à l’adresse du maire une nouvelle bordéed’injures.

Mais qu’était-il donc ce maire, source de tantde rumeurs et de propos nettement à son désavantage ?Oh ! ce maire était une grosse légume au village ! Avantque Kalénik n’arrive à destination, nous aurons indubitablement letemps de dire quelques mots à son sujet. À sa vue, toute lapopulation mâle de l’endroit ôtait le bonnet fourré, et les filles,gamines comprises, y allaient d’une révérence. Citez-moi le jeunehomme qui n’aurait pas eu envie d’être à sa place ! M. leMaire avait accès à toutes les queues de rat en écorce de bouleauet le paysan le plus gras à lard se devait d’attendre, debout etchapeau bas, tout le temps qu’il faudrait au maire pour insinuerses gros doigts de brutal dans son humble tabatière. À chaque foisque la commune tenait son assemblée générale, ses fonctions avaientbeau ne lui valoir que l’appoint de quelques voix, le maireremportait toujours et n’en faisait guère qu’à sa tête, dépêchantqui lui semblait bon en corvée, soit pour aplanir et niveler lesroutes, soit pour creuser des fossés.

Le maire avait la mine rébarbative et sévère,et se montrait fort chiche de ses mots. Il y avait longtemps, fortlongtemps, à l’époque où l’impératrice Catherine la Grande, deglorieuse mémoire, allait en carrosse visiter la Crimée, il avaitété choisi comme guide. Il s’acquitta deux jours entiers de cettecharge et eut même l’honneur de se rengorger sur le siège, à côtédu cocher impérial. C’est justement à compter de cet instant qu’ils’était entraîné à pencher le front d’un air grave et méditatif, àlisser ses longues et pendantes moustaches en croc, et à couler debiais un regard de faucon. De ce moment aussi, il savait, quel quefût le sujet dont vous l’entreteniez, aiguiller la conversation demanière à pouvoir répéter comment il avait mené l’impératrice etoccupé le siège de l’équipage de Sa Majesté. Le maire se plaisait àfeindre la surdité, particulièrement dès que lui venaient auxoreilles des choses qu’il eût mieux aimé ne pas entendre.Intraitable ennemi des élégances, il portait d’un bout à l’autre del’année un caftan de drap tissé à la maison, qu’il ceignait d’uneécharpe en laine de couleur et nul ne pouvait se flatter de l’avoirsurpris en costume d’autre sorte, sauf peut-être à l’époque duvoyage de l’impératrice en Crimée, alors qu’il se parait du surcotbleu des Cosaques. Or, de tout le village il n’y avait guère âmequi vive à garder souvenance de ces jours-là, mais il conservait ledit surcot au fond d’un coffre et sous clef.

Le maire était veuf, mais hébergeait unebelle-sœur qui lui préparait ses repas, lavait les bancs, passaitles murs extérieurs au lait de chaux, lui filait la toile de seschemises et s’acquittait en somme des soins du ménage. Le bruitcourait de bouche en bouche qu’elle n’était aucunement saparente ; mais nous avons déjà vu que le maire comptait bonnombre d’adversaires malveillants, ravis en toute occasion dedéblatérer sur son compte. Au reste, à la source de ces comméragesil y avait ce fait que la belle-sœur en question n’aimait pas voirle bonhomme entrer dans un champ où travaillaient forcesmoissonneuses, ou bien fréquenter la maison d’un Cosaque, pèred’une jolie fille. Le maire était borgne, mais ce coquin d’œil quilui restait discernait de fort loin une villageoise agréable àregarder. Toutefois, avant de pointer cet œil unique sur unegentille frimousse, il prenait la peine de se tournerprécautionneusement de tous côtés dans la crainte que la belle-sœurne le guettât de quelque coin.

Voilà que nous avons dit presque tout ce qu’ilimportait de savoir au sujet du maire, avant que cet ivrogne deKalénik n’ait couvert, le lambin, la moitié du parcours, tout enrégalant son ennemi de la kyrielle complète d’épithètes choisies,susceptibles d’affluer sur une langue paresseuse et rebelle à labonne articulation.

III – LE RIVAL INATTENDU – LECOMPLOT

 

– Non, camarades, pas de ça !qu’est-ce qui vous prend de faire ainsi les diables à quatre ?Comment n’avez-vous pas encore votre soûl de jouer aux mauvaissujets ? Déjà nous passons pour Dieu sait quels forcenéstapageurs. Coulez-vous donc plutôt dans vos draps, disait Levko àses compagnons en goguette qui l’incitaient à de nouvellesespiègleries. Adieu, les amis, et bonne nuit !

Sur quoi, il les quitta et descendit la rue àgrands pas.

– Dort-elle, ma petite Hannah aux yeuxlimpides ? se demandait-il, arrivé dans les parages de lachaumine aux cerisiers mentionnée plus haut.

On percevait dans le silence le murmure d’uneconversation à mi-voix. Levko s’arrêta ; la tache blanched’une chemise apparaissait à travers le feuillage.

« Qu’est-ce que cela veutdire ? » se dit-il, et se rapprochant à pas de loup il semussa derrière un arbre.

Un rayon de lune éclaira les traits de lajeune fille qui lui faisait face. Mais quel pouvait bien être ceparticulier de haute taille qui lui tournait le dos ? En vainil le couvait du regard, l’ombre masquait des pieds à la tête cepersonnage. Il n’était faiblement illuminé que par devant, mais unpas de plus et Levko courait le risque fâcheux d’être surpris.Adossé en silence au tronc, il décida de ne pas bouger, quand ilentendit son propre nom prononcé par la jeune fille.

– Levko ?… Levko n’est encore qu’unblanc-bec ! répliqua dans un chuchotement enroué l’homme degrande taille. Si je le rencontre quelque jour chez toi, je luitirerai de la belle façon le toupet !… [5].

– Je voudrais bien savoir quel est cecoquin qui se vante de tirailler mon toupet, grommela à part soiLevko, et il tendit le cou dans la crainte de perdre un seul mot del’entretien. Mais l’inconnu avait continué d’un ton si bas que l’onne pouvait rien entendre.

– Comment n’as-tu pas honte ? serécria Hannah dès qu’il eut fini de parler. Tu mens, tu cherches àme tromper, tu ne m’aimes pas, jamais je ne croirai que tum’aimes !

– Je sais, poursuivit l’autre, Levko t’adébité tant et plus de sornettes et t’a ainsi tourné la tête.

À cet instant, il sembla au jeune homme que lavoix de ce quidam ne lui était pas tellement inconnue, et qu’ill’avait déjà entendue.

– Mais il faut que Levko apprenne à meconnaître, continuait cet homme. Il se figure que je n’ai pas l’œilsur toutes ses farces. Il tâtera de mes poings, le fils dechien !

À cette menace, Levko ne put refréner pluslongtemps son irritation. Avançant de trois pas vers son rival, ilramena le bras en arrière de toutes ses forces, dans l’intention derégaler l’inconnu d’une giroflée à cinq feuilles, capable peut-êtrebien de le déraciner, en dépit de sa vigueur apparente, mais aumême moment un rayon s’égara sur le visage du géant et la stupeurcloua sur place le jeune garçon à la vue de son propre père, debouten face de lui. Un hochement de tête machinal et le légersifflement qui fusait entre ses dents serrées furent les seulsindices de sa stupéfaction.

Un bruit de branches froissées se laissaentendre dans le voisinage. Hannah rentra d’un saut à la maison etla porte se referma sur elle avec fracas.

– Au revoir, Hannah ! criait à cemême instant l’un des jeunes espiègles qui, survenu en tapinois,avait embrassé le maire, mais avait bondi en arrière, prisd’épouvante au contact des moustaches rèches.

– Adieu, ma jolie ! clama un second,mais celui-ci s’en alla rouler cul par-dessus tête, sous un maîtrecoup de poing du maire.

– Adieu, adieu, Hannah !vociféraient quelques autres, en se suspendant au cou dubonhomme.

– Déguerpissez, maudits chenapans !hurlait le vieux en tapant le sol du pied. Ai-je la figure d’uneHannah, dites donc ? Allez plutôt vous faire pendre, àl’exemple de vos pères, fils du diable ! Ils collent au monde,comme des mouches sur du miel ! Je vous en donnerai, moi, del’Hannah !

– C’est le maire !… le maire, lemaire !… crièrent les jeunes gens qui s’enfuirent de touscôtés.

« Eh bien, il ne va pas mal, lepapa ! se disait Levko, revenu de sa stupeur et l’œil sur lemaire qui s’éloignait, la bouche pleine de gros mots. Aha !voilà donc de tes intrigues !… C’est magnifique ! Et moiqui me demandais sans cesse, cherchant mille et mille raisons, lepourquoi de sa prétendue surdité dès que je voulais l’entretenir demon affaire ?… Attends un peu, vieux turlupin, je vaist’apprendre à soulever la promise d’autrui. »

– Holà ! camarades, par ici, parici ! cria-t-il, en appelant d’un moulinet du bras les garsqui s’étaient de nouveau regroupés. Accourez à moi !

– Il n’y a qu’un instant, leur dit-il, jevous exhortais à aller au lit, mais je viens de changer d’avis etje suis prêt à m’en donner à cœur joie toute la nuit avec vous…

– Bien parlé ! répondit un garçonlarge d’épaules et gras à l’avenant qui comptait au village pour unfieffé bambocheur et le pire des écervelés. Je ne trouve goût àrien, dès qu’il n’y a plus moyen de s’amuser ainsi qu’il se doit etde jouer quelques mauvais tours. Il me semble à chaque fois qu’ilme manque quelque chose, comme si j’avais égaré mon bonnet ou mapipe ; en un mot, je ne me sens plus un Cosaque, voilàtout !

– Consentez-vous à faire enrager le maireun bon coup ?

– Le maire ?

– Mais oui ! Et de fait, qu’est-cequ’il se croit ? Il administre la commune comme s’il était jene sais quel Hetman. Il ne lui suffit plus de disposer de nous à saguise comme de plats valets, il cherche encore à nous supplanterauprès de nos bonnes amies. Car enfin, à mon avis, il n’est pasd’un bout à l’autre du village une seule créature appétissante auxcottes de laquelle il ne se soit pas frotté…

– C’est exact, il a raison, s’écrièrentd’une voix tous les jeunes gens.

– Quels larbins sommes-nous donc, lesgars ? N’appartiendrais-je pas à la même race que lui ?Il n’y a ici, grâce à Dieu, que de libres Cosaques. Prouvons-lelui, les enfants !

– Nous le lui prouverons ! clamèrentles étourdis. Mais si l’on donne une bonne leçon au maire, il nefaudra pas non plus rater le scribe communal.

– On ne le ratera pas. De plus, j’aicomme par un fait exprès, rimé dans ma tête une fameuse chanson surle maire. Suivez-moi et je vous l’apprendrai, continua Levko entirant quelques accords de son instrument. Et puis, écoutez, quechacun se déguise n’importe comment, selon ses propres moyens…

– Fais tes quatre cents coups, caboche deCosaque ! dit le chenapan trapu qui trépignait et claquait desmains. Quelle ivresse ! quelle licence sans frein ! Àpeine s’abandonne-t-on à cette allégresse frénétique, on croitfaire revivre les lointains jours d’antan. Le cœur libre de touteentrave déborde de liesse et l’âme se sent, comme qui dirait, auparadis… Ho ! les petits gars, ho ! donnons-nous-enjusque-là !

Et toute la troupe prit la volée au hasard desrues, cependant que réveillées par leurs clameurs, de vieillesfemmes craignant Dieu et fuyant le mal, soulevaient légèrement leurétroite fenêtre à guillotine et esquissaient de leurs doigts gourdsde sommeil un signe de croix, en murmurant :

– Allons, nos gars se donnent du bontemps !

IV – LES GARS SE DONNENT DU BONTEMPS

 

Une seule maison restait encore éclairée aubout de la rue. C’était la demeure du maire. Le maître de céansavait fini de souper il y avait un bon moment et sans douteaurait-il depuis longtemps glissé au sommeil n’eût été la présencechez lui du chef ouvrier, délégué sur place pour surveiller laconstruction d’une distillerie par un hobereau, propriétaire d’unlopin cerné de tous côtés par les terres des Cosaques libres.L’hôte de passage siégeait à la place d’honneur, juste sous legrand cadre aux saintes images.

C’était un individu bas sur pattes, avec unsoupçon de bedaine, et dont les petits yeux, sans cesse pétillantsde jovialité, semblaient refléter la jouissance qu’il goûtait àfumer son brûle-gueule, sans oublier de crachoter à tout moment etde comprimer du pouce les cendres de tabac qui menaçaient des’échapper du fourneau. On aurait pu croire en le voyant quel’envie de se dégourdir les jambes était venue à la cheminée trapued’une distillerie, lasse de faire le pied de grue sur un toit, etqu’à présent elle était assise, l’air digne, à la table du maire.Sous le nez du contremaître poussait une paire de courtesmoustaches bien fournies, mais ses contours devenaient si vagues àtravers cette atmosphère de tabagie qu’elle avait l’air d’unesouris capturée par cet homme, et qu’il gardait entre les dents, enviolation du monopole reconnu au chat du cellier.

En sa qualité de maître de maison, le maire neportait que sa chemise et de larges braies de toile. Son œild’aigle, tel le soleil à son déclin, commençait à se voiler pardegrés sous la paupière clignotante. L’un des dizainiers quireprésentaient pour le maire une sorte de garde du corps tétait sapipe au bas bout de la table, mais par respect pour le patron ilavait gardé sur lui son surcot.

– Avez-vous l’intention, dit le maire àl’adresse du contremaître, tout en traçant un bref signe de croixsur sa bouche impuissante à réprimer le bâillement, avez-vousl’intention de mettre bientôt en marche votredistillerie ?

– Que Dieu nous vienne en aide, et dèscet automne l’établissement sera peut-être bien en mesure defonctionner. Ma tête à couper qu’au premier octobre, à la fête dela Vierge, monsieur le maire reproduira en déambulant sur la routela double spire des craquelins allemands…

À la fin de cette phrase, les petits yeux ducontremaître cessèrent d’être visibles ; à leur place, desrayons fusèrent jusqu’aux oreilles, son torse entier se convulsasous l’effet du rire, et ses lèvres distendues par la joielâchèrent l’espace d’un instant le tuyau de sa pipe toujourscouronnée de fumée.

– Ainsi soit-il ! fit le maire, etquelque chose qui voulait ressembler à un sourire passa sur sestraits. Aujourd’hui, les distilleries sont encore peu nombreuses,grâce au Ciel ! Mais au bon vieux temps, à l’époque oùj’escortais l’impératrice sur la grand-route de Péréyaslav, déjà ledéfunt Bezborodko…

– Hé là ! parent, tu remontes à lanuit des temps ! Alors, on ne comptait même pas deuxdistilleries depuis Krémentchouk jusqu’à Romny. Tandis qu’àprésent !… As-tu entendu parler de l’invention de ces mauditsAllemands ? À ce que l’on raconte, bientôt pour distiller l’onne se servira plus de bois, selon la coutume de tout honnêtechrétien, mais d’une espèce de vapeur du diable…

L’hôte avait dit ces mots d’un air rêveur,l’œil fixé sur la table et sur ses propres mains qui s’yétalaient.

– Comment se tirera-t-on d’affaire avecde la vapeur ? Ma parole, je l’ignore…

– Quels scélérats, Dieu me pardonne, queces Allemands ! dit le maire. Je les rosserais volontiers àcoups de trique, les fils de chiens ! A-t-on jamais ouï riende pareil que l’on puisse bouillir quoi que ce soit avec de lavapeur ? Aussi, impossible de porter à la bouche une cuillerde soupe à la betterave bien chaude, sans ce brûler les lèvres,tandis qu’un morceau de cochon de lait…

– Dis donc, parent, intervint labelle-sœur assise à l’orientale sur ce poêle bas qui sert en mêmetemps de lit, te proposes-tu de vivre tout le temps dans nosparages, séparé de ta femme ?

– Qu’ai-je besoin d’elle ? Ce seraitune autre affaire, si elle en valait la peine !

– Ne serait-elle point jolie ?s’enquit le maire, en dardant sur l’hôte son œil unique.

– Jolie ?… ah ! tu as mis ledoigt dessus… Vieille comme le diable, et le museau tout ridé commeune escarcelle vide…

Une nouvelle crise d’hilarité secoua lacarcasse du courtaud.

À cet instant, l’on perçut un tâtonnement à laporte qui s’ouvrit d’une violente poussée, et un paysan franchit leseuil, le bonnet enfoncé sur le crâne, et se planta, l’air perplexeau beau milieu de la pièce, bouche bée, les yeux levés vers leplafond : notre vieille connaissance, Kalenik.

– Ouf ! me voilà chez moi, dit-il,en s’affalant sur un banc près de la porte, sans prêter la moindreattention à ceux qui se trouvaient là. Voyez-moi ça, comme Satan,fils de l’ennemi du genre humain, vous a maintenant allongé lesroutes ! On marche, et on marche et jamais on n’arrive aubout. Mes jambes, on dirait que quelqu’un me les a rompues.Holà ! ma femme, apporte ma peau de mouton que je me couchedessus… Je n’escaladerai pas le poêle, bon Dieu ! pourm’étendre à tes côtés. Apporte-la-moi, elle doit être par terreprès des saintes images, mais attention ! ne va pas renversermon petit pot de tabac râpé… Ou plutôt, bas les pattes, ne touche àrien. Tu es peut-être soûle aujourd’hui… Laisse, j’irai moi-même lachercher, cette peau de mouton…

Kalenik se souleva un tantinet, mais une forceinvincible lui recolla le derrière au banc.

– Ces façons me plaisent, dit le maire.Il se trompe de maison et commande comme s’il était chez lui !qu’on me le flanque dehors, crainte de tout embêtement…

– Laisse-lui le temps de souffler, fitl’hôte en retenant son voisin par les bras. Tu as sous les yeux unhomme précieux, il en faudrait des foules de son acabit, et notredistillerie marcherait à merveille…

Toutefois s’il parlait ainsi, ce n’était pointpar bonhomie toute pure. Pétri de superstitions, il croyait quechasser sans pitié un homme déjà assis sur un banc c’étaits’attirer un mauvais coup du sort.

– Ce que c’est pourtant que devieillir ! bougonnait Kalenik en se couchant sur le banc.Encore si j’avais bu un verre de trop, mais pas du tout ! Jene suis pas ivre, Dieu m’est témoin, ah ! mais non !…Quel intérêt aurais-je à mentir. Je suis prêt à le répéter devantn’importe qui, même au maire !… Je m’en moque du maire…Puisse-t-il crever, le fils de chien, je lui crache dessus… Dieuveuille qu’une charrette lui passe sur le corps, à ce diableborgne !… De quel droit flanque-t-il de l’eau sur les gensquand il gèle ?…

– Hé ! hé ! qu’un porc fasseintrusion chez vous, et il posera bientôt la patte sur la table,dit le maire en se levant plein de courroux ; mais à cetinstant précis une lourde pierre vint rouler à ses pieds, aprèsavoir fait voler les vitres en éclats.

Le maître de maison en resta coi, puis ilreprit en ramassant la pierre :

– Si je savais qui est le gibier depotence qui a lancé ça, je lui apprendrais la manière de jeter descailloux ! Est-il permis ?… ajouta-t-il en examinant d’unœil enflammé le projectile qu’il soupesait dans sa paume. Que cemoellon étouffe le coquin qui…

– Arrête, tais-toi !… Dieu tepréserve, parent, interrompit le chef ouvrier, la face soudainlivide, Dieu te préserve en ce monde comme dans l’autre, dedécocher à qui que ce soit une expression aussi mal sonnante…

– Comment ! c’est toi qui interviensen faveur de ce bandit ?… Peste soit de lui !

– N’aie donc pas de ces idées,parent ! Tu ne sais sans doute pas ce qui arriva à mabelle-mère ?

– Ta belle-mère, dis-tu ?

– Hé ! oui, ma belle-mère enpersonne. Un soir, peut-être bien qu’il n’était pas si tard quemaintenant, on s’était attablé chez elle pour souper : feu mabelle-mère, défunt mon beau-père, le journalier, la bonne, plus lescinq mioches de la maison. Pour que les beignets fussent moinsbrûlants, la ménagère en avait versé quelques-uns du chaudron dansune terrine d’argile. Le travail avait ouvert les appétits et nosgens aimaient autant ne pas attendre que la nourriture serefroidît. Ils enfilèrent donc les beignets sur de longuesbrochettes en bois et commencèrent à jouer des mâchoires. Soudain,fit irruption un particulier qu’ils ne connaissaient ni d’Adam nid’Ève, suppliant qu’on lui permît de prendre part au repas. Commentrejeter la prière d’un affamé ? On donna aussi une baguette aunouveau venu. Seulement, cet étranger vous engloutissait lesbeignets aussi prestement qu’une vache son foin. Le temps pour lesautres d’en grignoter un et de repiquer la baguette au plat,celui-ci était net comme le plancher de ta maison.

Ma belle-mère y versa une seconde portion,dans l’idée que l’invité, quelque peu rassasié, dévorerait avecmoins de précipitation. Eh bien ! pas du tout !… Il n’enbâfra que de plus belle, et en un instant vous nettoya encore leplat… « Ah ! puissent ces beignetst’étrangler ! » songea ma belle-mère qui avaitgrand-faim. Quand du même coup l’homme s’étrangla et chut à larenverse. On se précipita vers lui, mais déjà il avait rendu l’âme.Étouffé !

– Bien fait pour lui, le maudit goinfre,dit le maire.

– C’est ce qu’on pourrait penser, maisles choses tournèrent autrement. À partir de ce moment, plus derepos pour ma belle-mère ! À peine la nuit tombée, le défuntrappliquait chez elle, à califourchon sur la cheminée, ce damné, etun beignet entre les dents. Au grand jour, tout était calme, maisqu’aux approches du soir on jetât un coup d’œil sur le toit, lefils de chien avait déjà enfourché la cheminée.

– Toujours beignet aux dents !

– Beignet aux dents…

– Prodigieux, parent ! Je me suislaissé conter quelque chose d’analogue au sujet d’une mortequi…

Il s’interrompit, car l’on entendait sous lafenêtre un sourd brouhaha, et des pieds battaient le sol encadence. Pour débuter, l’on tira d’une mandore quelques sons ensourdine, et une voix chanta sur cet accompagnement. Les cordesvibrèrent plus fort, un chœur à plusieurs parties commença àprendre corps et la chanson éclata dans un mouvementforcené :

Dites, les gars, l’avez-vousentendu ?

N’avons-nous pas la têtesolide ?

Mais à la caboche de ce borgne demaire,

Les douves se sont fendues.

Tonnelier, ne lui rafistole pas lecrâne

Avec des cercles de fer.

Régale plutôt le maire,tonnelier,

À coups de trique, d’une bonnetrique !

Notre n’a-qu’un-œil de mairegrisonne !

Il est vieux comme le diable et mille foisplus méchant.

Volage et salace,

Il serre de près les filles !Ah ! scélérat,

Est-ce à toi de faire le jeunehomme ?

Faudrait plutôt te traîner aucercueil

Par tes moustaches, par le cou,

Et par le toupet, ton longtoupet !

– Fameuse chanson, parent, dit lecontremaître, en inclinant un peu la tête sur l’épaule pourdévisager le maire que tant d’insolence changeait en statue depierre. Fameuse, oui ! dommage pourtant qu’au nom du maires’accolent certaines épithètes qui frisent quelque peul’indécence…

De nouveau, il étala les mains sur la table,et le regard confit d’une sorte d’attendrissement doucereux, il seprépara à entendre la suite, car on riait ferme sous la fenêtre etl’on réclamait à grand bruit :

– Bis ! bis !

Pourtant, un observateur perspicace auraitdeviné du premier coup que ce n’était point la stupeur qui retenaitsi longtemps le maître du logis immobile à la même place. Seul, unvieux matou rompu à tout permet à une souris sans expérience detrottiner autour de sa queue, le temps pour lui d’échafauder unplan qui le mettra en mesure de barrer au rongeur la route vers satanière. L’œil unique du maire était encore braqué sur la fenêtreque déjà sa main, ralliant d’un geste prompt le dizainier,s’agrippait sur la poignée de la porte et soudain il y eut dans larue de longues clameurs. Bourrant sa pipe d’un pouce hâtif, lecontremaître, qui à la liste de ses nombreuses qualités ajoutaitencore la curiosité, avait couru dehors, mais les joyeux drilless’étaient égaillés.

– Non, tu ne me glisseras des pattes,vociférait le maire qui remorquait par le bras un individu enpelisse mise à l’envers, c’est-à-dire la fourrure de mouton noirtournée à l’extérieur.

Profitant de l’occasion, le contremaître serapprocha pour voir quelle figure pouvait bien avoir ceperturbateur de la tranquillité publique, mais il bondit enarrière, pris de peur à la vue d’une barbe de fleuve et d’unetrogne affreusement peinturlurée.

– Ah ! que non, tu ne m’échapperaspoint, criait toujours le maire, tout en traînant tout droit versl’entrée son captif qui, sans opposer la moindre résistance, lesuivait placidement, de l’air de quelqu’un qui rentre chez lui.Karpo, ouvre ce réduit, commanda le maire au dizainier, que nousflanquions cet oiseau dans la chambrette sans lumière. Après quoi,nous réveillerons les autres dizainiers et le scribe communal, etl’on ramassera jusqu’au dernier de ces insolents ; aujourd’huimême nous prendrons contre eux la décision qui s’impose.

Le dizainier fourgonna longtemps autour d’unpetit cadenas dans l’entrée et finit par ouvrir le réduit. Àl’instant même, profitant de l’obscurité des lieux, le prisonnierse dégagea des mains de cet homme par une saccade d’une violencepeu banale.

– Où vas-tu ? hurla le maire en luiremettant au collet une poigne plus vigoureuse qu’auparavant.

– Lâchez-moi, c’est… c’est moi !geignit l’autre.

– Inutile, l’ami, tout à faitinutile ! Piaille à ta guise, imite le diable si tu veux,quand tu seras las de contrefaire la fille ; avec moi, ça neprend pas…

Sur ce, il le fourra dans la chambrette d’unepoussée si brusque que le malheureux reclus gémit en roulant àterre. Sans s’arrêter, le maire en personne se rendit chez lescribe, escorté du dizainier, et suivi du contremaître qui crachaitde la fumée comme un vapeur.

Tous trois cheminaient, tête basse, plongésdans leurs réflexions, quand soudain au détour d’une ruelle sombre,le trio poussa de conserve un cri de douleur, car ils venaient dese taper à toute volée le front contre quelque chose de dur quibrailla tout de suite, et aussi fort, en réponse. À force declignoter, l’œil du borgne parvint à reconnaître à son grandétonnement le scribe communal escorté de deux dizainiers.

– J’allais chez toi, maîtrescribe !

– Et moi, je me rendais chez VotreSeigneurie, monsieur le maire.

– Il s’en passe de drôles,maître !

– Oui, de très drôles, monsieur lemaire.

– Par exemple ?

– Les jeunes gens ont le diable au corpset par hordes entières font du scandale dans les rues. Ils parlentde Votre Seigneurie en de tels termes que… Bref ! j’auraishonte de les répéter. Même pris de boisson, un Russe y regarderaità deux fois avant de les proférer de sa langue impie… Pendant qu’iltenait ces propos, ce maigrichon de gratte-papier, en larges braiesà carreaux et en gilet lie de vin, n’avait cessé d’allonger le couet de le ramener immédiatement à sa place.

– J’allais m’assoupir, dit-il, quand cesmaudits garnements me jetèrent à bas de ma couche par leursignobles refrains et les coups frappés à ma porte. Je me proposaisbien de leur tanner la peau de la belle façon, mais le temps depasser culotte et gilet, ils avaient déguerpi dans toutes lesdirections. Leur chef n’a cependant pas réussi à nous échapper. Ils’égosille à présent dans cette cahute dont nous nous servons commede geôle. L’envie me démangeait de savoir qui diable est cetoiseau, mais il a la trogne enduite de suie comme le diable quiforge des clous pour les damnés…

– Et comment est-il habillé, maîtrescribe ?

– Le fils de chien porte sa peau demouton à l’envers, la fourrure à l’extérieur, monsieur lemaire…

– Ne me ferais-tu pas des contes à dormirdebout, maître ? Et que dirais-tu si le chenapan en questionétait détenu chez moi, dans mon propre réduit ?…

– Non, monsieur le maire, c’estvous-même, soit dit sans vous offenser, qui donnez maintenant unelégère entorse à la vérité…

– Qu’on donne de la lumière, nous allonsbien voir.

On apporta un flambeau et le maire brama desaisissement en se voyant face à face avec sa belle-sœur quil’assaillit de ce flux de paroles :

– Ah ! ça, dis-donc, aurais-tu perdule peu qui te restait jusqu’à présent de raison ? Y avait-ildans ta caboche de borgne une seule miette de cervelle quand tum’as poussée dans ce réduit tout noir ? Encore une chance queje ne me sois pas cogné la tête à ce croc de fer ! Ne t’ai-jepas crié que c’était moi ?… Et lui, de me saisir, le mauditours avec ses pattes d’acier et vlan !… de me flanquerlà-dedans. Que les démons te le rendent dans l’autremonde !

Mais ces derniers mots, elle les cria au delàdu seuil dans la rue où elle jugeait bon d’aller pour des raisonsconnues d’elle seule.

– Oui, oui, je vois bien que c’esttoi ! avoua le maire, sorti de son ébahissement. Qu’en dis-tu,maître scribe ? N’est-il pas un astucieux sacripant,l’individu en question ?

– Exactement, monsieur le maire.

– N’est-il pas temps de donner une bonneleçon à ce ramassis de gredins et de les forcer à devenirsérieux ?

– Temps et grand temps, monsieur lemaire.

– Ils se sont mis dans la tête, cescanailles que… Mais que diable ! il m’a semblé entendre mabelle-sœur crier dans la rue… ces canailles, dis-je, se sont misdans la tête que je suis leur égal. Ils s’imaginent que je suis lepremier venu de leurs pareils, un simple Cosaque…

La toux sèche qui ponctua cette harangue et lecoup d’œil sournois promené à la ronde laissaient pressentir quel’orateur se préparait à lâcher quelque chose d’important.

– En mille… ah ! ces maudites dates,qu’on me tue sur place, mais je m’y perds toujours… Bref, en milleet quelque, l’ordre avait été donné à Lédatchy, commissaire àl’époque, de choisir parmi les Cosaques un sujet tranchant sur toutle reste par sa jugeote. Ho !… (et le maire lança cetteinterjection, en levant le doigt en l’air)… pour la jugeote !et qui servirait de guide à l’impératrice. C’est alors que je…

– Est-il besoin d’en dire pluslong ? Chacun est déjà au courant, monsieur le maire. Toussavent que vous vous êtes gagné les bonnes grâces de Sa Majesté.Mais avouez à présent que j’avais raison. N’avez-vous pas péché untant soit peu contre la vérité en prétendant que vous aviez capturéce vaurien en peau de mouton à l’envers ?

– Quant à ce démon en peau de mouton àl’envers, qu’on lui mette les fers aux pieds pour apprendre auxautres, et qu’on le frappe d’un châtiment exemplaire, pour que cesgens saisissent enfin ce que c’est que l’autorité ! De quidonc le maire tient-il ses pouvoirs, sinon de Sa Majestél’Empereur ? Après, nous remonterons à ses complices ; jen’ai pas oublié que ces damnés pendards m’ont lâché dans monpotager un troupeau de cochons qui ont dévoré jusqu’au dernierchoux et concombres… Je me rappelle toujours que ces rejetons dudiable ont refusé de battre mon blé… J’ai encore sur le cœurqu’ils… mais foin de ces galapiats, il me faut absolument savoirqui est ce fin matois en peau de mouton à l’envers…

– Hé hé ! c’est apparemment un rusécompère, déclara le contremaître dont les bajoues n’avaient cessédurant cet entretien d’emmagasiner de la fumée, comme une pièced’artillerie de siège, et dont les lèvres, lâchant le brûle-gueule,laissèrent fuser un long jet de vapeur ardente. Il ne serait pasmauvais d’avoir à la distillerie un particulier de son acabit, àtoutes fins utiles. Ou bien, meilleure solution encore, il faudraitle suspendre en guise de lustre d’église à la plus haute branched’un chêne…

Sur ces entrefaites, ils n’étaient plus bienloin d’une bicoque branlante, au point qu’elle menaçait de crouler.La curiosité de nos pèlerins croissait à mesure qu’ils avançaientet finalement tous se groupèrent devant la porte. Le scribe sortitde sa poche une clef qui grinça en vain autour de la serrure, carcette clef était celle de son coffre. L’impatience grandit encore.Le scribe fourra la main dans sa poche, y entreprit des fouilles,mais il se répandit en malédictions devant l’inutilité de sesrecherches.

– Je l’ai ! dit-il enfin, et il dutse courber pour extraire l’objet du fin fond de la vaste poche dontétaient pourvues ses larges braies à carreaux.

À ces mots, les cœurs de nos héros semblèrents’agglutiner en un seul, et ce cœur démesuré battit si fort qu’onl’entendait palpiter par-dessus le bruit de ferraille de laserrure. La porte s’ouvrit… et le maire devint pâle comme unlinge ; le contremaître crut que ses veines charriaient de laglace et il lui parut que ses cheveux cherchaient à prendre leuressor vers le ciel ; une terreur sans nom s’imprima sur lestraits du scribe. Quant aux dizainiers, ils en eurent les semellescollées au sol et se sentirent impuissants à clore des bouches quis’étaient comme d’un commun accord largement ouvertes. Ils avaientencore devant eux la belle-sœur !

Non moins stupéfaite que les nouveauxarrivants, elle avait néanmoins recouvré quelque présence d’espritet esquissa donc un mouvement pour se porter à leurrencontre :

– Halte ! rugit sauvagement le maireen lui bouclant la porte au nez. Messieurs, ajouta-t-il, nous avonsaffaire à Satan. Du feu, et au plus vite ! Point de pitié pourla baraque bien qu’elle appartienne à l’État !… Qu’onl’incendie, oui, qu’on l’incendie afin que tout, jusqu’aux os dudiable, disparaisse de cette terre…

La belle-sœur, terrorisée, donna de la voix,en entendant de l’autre côté de la porte cet ordre gros demenaces.

– À quoi pensez-vous donc, lesamis ? dit le contremaître. Votre chevelure est, grâce à Dieu,presque tout entière poudrée par la neige des ans, mais vous n’avezguère jusqu’ici fait provision de bon sens. Voyons, on ne brûle pasune sorcière avec n’importe quel feu ! Seul, un incendieallumé avec les braises d’une pipe peut en avoir raison. Attendez,je vais vous montrer la façon de procéder…

Sitôt dit, sitôt fait ! il vida le culotenflammé de son brûle-gueule sur une botte de paille et entrepritde souffler dessus. Sur ce, le désespoir donna du cœur àl’infortunée belle-sœur qui se mit à les implorer à grands cris età les convaincre de leur erreur.

– Attendez, les amis ! Pourquoi nouscharger sans raison la conscience ? Il peut se faire que ce nesoit pas Satan, dit le scribe. Si cette femme… je veux dire… Si cetêtre enfermé là-dedans consent à se signer, nous aurons une preuveévidente que ce n’est point le diable.

La proposition reçut l’assentimentgénéral.

– Attention, Satan ! continua lescribe, les lèvres collées au trou de la serrure. Ta parole que tune bougeras pas de place, et nous allons t’ouvrir !…

L’huis roula sur ses gonds.

– Signe-toi, commanda le maire, enregardant autour de lui, comme pour choisir la route la pluscommode, au cas où il faudrait battre précipitamment enretraite.

La belle-sœur fit le signe de croix.

– Ce n’est pas le diable, mais mabelle-sœur toute crachée !

– Quel esprit immonde t’a donc entraînéedans cette niche, ma commère ?

Et elle alors de raconter avec force sanglots,comment des jeunes gens l’avaient enlevée à bras-le-corps dans larue, et comment, malgré sa résistance, ils l’avaient descendue dansla cahute par la large fenêtre dont ils avaient ensuite cloué levolet. D’un coup d’œil, le scribe constata de fait que lescharnières du grand volet étaient arrachées, et que le contreventn’était assujetti à la partie supérieure qu’à l’aide d’unepoutrelle.

– Je te reconnais bien là, borgne dudiable, s’écria la femme en marchant droit au maire, qui rompit dequelques pas, tout en la fixant sans cesse de son œil sain. Jeconnais ton idée de derrière la tête. Tu étais content, que dis-je,tu grillais d’aise de profiter de l’occasion pour te défaire de mapersonne afin de pouvoir plus librement courir les filles, sans unseul témoin des folies d’un grison en âge d’être grand-père. Tut’imagines que j’ignore le genre de propos que tu tenais ce soirmême à Hannah ? Oh ! mais rien ne m’échappe… Il estdifficile de m’embobeliner, et en tout cas ce n’est point tacaboche sans cervelle qui y parviendra. Ma patience est longue,mais que tu fasses déborder la coupe, tant pis pour toi !

Pour en finir, elle lui montra le poing ets’en fut d’un bon pas, plantant là son parent tout ahuri.

« Non, non, il y a quand même du Satanlà-dessous ! » songeait celui-ci en se grattant sanspitié le haut de la tête.

– Il est attrapé ! clamèrent à cetinstant les dizainiers qui venaient d’accourir.

– Et qui ça ? demanda le maire.

– Le diable en peau de mouton àl’envers !

– Amenez-le-moi ! vociféra le borgneen agrippant le bras du prisonnier. Mais vous êtes fous !C’est cet ivrogne de Kalénik !

– Que diantre ! nous l’avionspourtant bien dans les pattes, monsieur le maire, se récriaient lesdizainiers. Les damnés maudits sujets nous ont cernés dans lavenelle, se sont mis à danser, à nous bousculer, à nous tirer lalangue, à nous échapper des mains, la peste soit d’eux !… Etcomment nous sommes tombés sur ce vilain corbeau au lieu de celuiqu’on cherche, Dieu seul pourrait l’expliquer…

– De ma propre autorité, et au nom deshabitants de cette commune, proclama le maire, j’ordonneformellement de démasquer à l’instant même le susdit brigand, etpareillement, tous autres individus que vous rencontrerez par lesrues, et de les conduire par devers ma personne, à moi d’en fairece que doit…

– De grâce, monsieur le maire, serécusèrent quelques dizainiers en se prosternant, autant dire, àses pieds. Si vous aviez vu ces gueules qu’ils ont ! Que Dieunous foudroie, mais depuis le jour de notre naissance et de notrebaptême, jamais nos yeux ne s’étaient posés sur des trognes aussirepoussantes. Ils sont à même de frapper un brave homme d’une telleterreur panique que pas une rebouteuse au monde ne se risqueraitensuite à tenter la guérison !

– Je vous en collerai, moi, de lapanique ! Qu’est-ce que vous me chantez ? Vous refusezd’obtempérer aux ordres ? Mais vous leur prêter apparemment lamain ! De la rébellion ! qu’est-ce à dire ? Quesignifie ?… Mais vous poussez au brigandage !… Vous… Jevous dénoncerai au commissaire. À la minute, vous entendez bien,à la minute, filez, volez à tire d’aile… Autrement, jevous… sans quoi, vous me…

Tous avaient déjà détalé.

V – LA NOYÉE

 

L’esprit libre de toute inquiétude, insoucieuxdes limiers lancés à ses trousses, le fauteur de tout ceremue-ménage approchait à pas lents de la vieille maison et del’étang. Point n’est besoin, j’imagine, de vous dire que c’étaitLevko.

Il avait déboutonné sa peau de mouton noir ettenait son bonnet à la main, car il ruisselait de sueur. Majestueuxet lugubre à la fois, le bois d’érables érigeait, face à la lune,sa masse noire qui ne s’éclaircissait qu’aux orées lointaines. Lapièce d’eau immobile soufflait au-devant du promeneur harassé tantde fraîcheur qu’elle l’engagea à se reposer sur la berge. Toutétait calme ; au plus épais du bois on n’entendait parintervalles que les roulades du rossignol. Un sommeil invincible netarda pas à engluer les paupières du jeune homme ; ses membresfourbus menaçaient de s’engourdir et de céder à la torpeur ;son menton allait toucher sa poitrine.

– Non, il ne me manquerait plus que dem’assoupir ici, dit-il en se remettant sur pied et en se frottantles yeux.

Il se retourna et la nuit lui parut encoreplus lumineuse. Une sorte de rayonnement étrange et enivrant semêlait maintenant à l’éclat de la lune. Jamais encore il n’avaitrien vu de comparable. Un brouillard d’argent était descendu surles parages d’alentour. L’arôme des pommiers en fleur et de cescorolles qui ne s’épanouissent que la nuit se répandait à flots surla terre entière. Le jeune homme ébahi contemplait les eauximmobiles de l’étang ; l’antique maison de maître s’yreflétait à la renverse, pure de dessin, et non sans une manièred’orgueilleuse clarté. En lieu et place des mornes contreventsapparaissaient d’allègres fenêtres et des portes vitrées dont latransparence parfaite laissait entrevoir des dorures.

Et soudain, Levko eut l’impression que l’unedes fenêtres s’ouvrait. Retenant son haleine, figé dans unecomplète immobilité, et l’œil fixé sans arrêt sur l’étang, il crutplonger sous les eaux, et alors… il vit ! Tout d’abord, uncoude pâle se montra à la fenêtre, puis ce fut le tour d’un visageavenant aux prunelles étincelantes qui miroitaient doucement autravers des vagues de cheveux châtains, et ce visage vint s’appuyersur cet avant-bras. Levko vit encore que l’apparition hochait latête, qu’elle faisait signe de la main, qu’elle souriait… Le cœurdu Cosaque précipita ses battements. Un frisson courut sur l’eau,et la fenêtre se referma.

Le garçon s’écarta sans hâte de l’étang ettourna ses regards vers la maison ; les mornes contreventsbéaient, et les carreaux des fenêtres scintillaient au clair delune.

« Voici une bonne preuve du peu de foiqu’il convient d’ajouter aux radotages des commères, pensa-t-il.Cette maison est toute neuve, les peintures paraissent vives, àcroire que la dernière couche date d’aujourd’hui même. Cettedemeure doit être habitée… »

Il se rapprocha sans mot dire, mais rien nebougea derrière ces murs. Les brillantes modulations des rossignolsse répondaient en échos d’une retentissante sonorité, et lorsqueces chanteurs paraissaient s’alanguir, n’en pouvant plus devolupté, on percevait le murmure des feuilles et le crépitement desgrillons, ou encore le râle d’un oiseau des marais effleurant d’unbec rapide le spacieux miroir des eaux. Levko se sentit le cœurpénétré d’une sorte de douce sérénité, de liberté sans mesure. Ilaccorda sa mandore, joua la ritournelle et se prit àchanter :

Oh ! lune, chère lune,

Et toi, limpide crépuscule,

Comme il fait clair, là-bas, à l’auberge,

Où se trouve une jolie fille…

Une fenêtre s’ouvrit sans bruit, et cette mêmetête dont il avait aperçu le reflet dans l’étang se pencha audehors et prêta une oreille attentive à la chanson. Les longs cilsde la vision se rabattaient à demi sur ses yeux ; elle étaittoute blanche comme un linge, comme la clarté lunaire, mais qu’elleétait merveilleuse dans sa beauté sans tache ! Elle se mit àrire et Levko tressaillit.

– Chante pour moi, jeune Cosaque, quelquesérénade, dit-elle à mi-voix, le front penché sur l’épaule,cependant que les cils voilaient entièrement ses prunelles.

– Quelle chanson voudrais-tu entendre dema bouche, ma belle demoiselle ?

Des larmes roulèrent lentement sur le visageblême.

– Jeune homme, répondit-elle, et il yavait dans ses accents quelque chose d’indéfinissable et depathétique, jeune homme, trouve-moi ma belle-mère et il n’y aurarien dont je ne me dépouillerai sans regret en ta faveur. Jepossède des gants brodés de soie, du corail, des colliers… Je tebâillerai une ceinture constellée de perles… J’ai de l’or aussi.Jeune homme, découvre cette marâtre, c’est une épouvantablesorcière. Elle ne m’a laissé ni trêve, ni repos en ce bas monde.Elle me tourmentait, me forçait à travailler comme une simplepaysanne. Contemple mon visage : ses immondes sortilèges ontchassé l’incarnat de mes joues. Vois ma gorge de neige : rienne les lavera, rien au monde ne les effacera, aucune eau ne lesfera partir, les marques bleuâtres de ses griffes de fer… Considèremes pieds blancs : ils ont beaucoup marché, et pointuniquement sur des tapis, mais par les sables brûlants, sur le solhumide, à travers les épines acérées… Et mes yeux, regarde-lesdonc ; ils sont aveuglés par les larmes… Trouve-la, mongarçon, trouve-la moi, cette marâtre !

Elle cessa de parler, bien que sa voix eûtmonté sur ces mots. Des flots de larmes coulèrent le long de sesjoues livides. Un sentiment pénible qui débordait de pitié autantque de tristesse pénétra la poitrine du Cosaque.

– Je suis prêt à tout pour vous plaire,mademoiselle, dit-il, emporté par son émotion sincère. Mais commentfaire, où la chercher ?

– Regarde, regarde ! dit-elle d’unton haletant. Elle est là, sur la rive, où elle s’amuse à danser laronde avec les vierges, mes compagnes, et se réchauffe au clair delune. Mais elle est pleine de malice et de ruse. Elle a emprunté laforme d’une noyée, mais je la sais toute proche, je flaire saprésence… Parce qu’elle est là, le cœur me pèse, mon cœur sesoulève de dégoût… Par sa faute, je ne puis nager librement,légèrement, comme un poisson. Je coule, et tombe au fond, comme uneclef… Découvre-la jeune homme !

Levko jeta ses regards sur la rive ; sousle voile ténu du brouillard d’argent, passaient en éclair desnymphes fugaces comme des ombres, en longues robes qui avaient lablancheur d’une prairie jonchée de muguet. Colliers d’or,verroteries et ducats étincelaient à leurs gorges, mais toutesétaient livides ; leurs corps semblaient pétris de la mêmematière que les nuages transparents et le moindre rayon de luneavait l’air de les transpercer de part en part. En folâtrant, laronde se rapprochait du Cosaque qui pouvait maintenant entendredistinctement certaines paroles.

– Jouons au corbeau, voulez-vous ?jouons au corbeau ! criaient-elles, toutes ensemble, et leconcert de leurs voix produisait le même son que les roseaux de laberge frôlés à l’heure sereine du crépuscule par les lèvreséthérées du vent.

– Et qui donc sera le corbeau ?

On tira au sort et l’une des nymphes sortit dugroupe. Levko se mit à la scruter attentivement. Robe, visage, riensur elle ne la différenciait des autres. On remarquait seulementque ce rôle ne lui convenait qu’à moitié. La foule des noyéess’étira en une longue chaîne qui s’écartait vivement d’un côté oude l’autre pour se dérober aux attaques du corbeau.

– Non ! je ne veux plus yêtre ! déclara la jeune fille qui n’en pouvait plus defatigue. Le cœur me fend d’enlever ses poussins à une pauvre mèrepoule…

« Tu n’es pas la sorcière, se dit Levko.Qui donc sera maintenant le corbeau ? »

Les vierges se groupèrent de nouveau pourtirer au sort quand l’une d’elles proposa de son pleingré :

– Je ferai le corbeau !

Levko la dévisagea fixement. Elle se ruait àtoute allure et sans la moindre retenue à la poursuite de sescompagnes rangées à la queue leu leu, et se démenait, tantôt àdroite, tantôt à gauche pour capturer une victime. Dès lors, leCosaque crut s’apercevoir que le corps de cette noyée était moinslumineux que celui des autres, et qu’au centre on distinguaitquelque chose de noir. Soudain, un cri fut poussé ; le corbeaus’était précipité sur l’un des anneaux de la chaîne, et avait misla main sur l’une des jeunes filles. Levko eut tout de suitel’impression que des serres poussaient à cette main et que cevisage fulgurait d’une joie cruelle.

Se retournant vers la maison, il montra lecorbeau du doigt :

– Voici la sorcière ! dit-il.

La demoiselle éclata de rire, et les noyéesentraînèrent avec de déchirantes clameurs celle de leur compagnequi avait tenu le rôle du rapace.

– Quelle récompense te donner, mongarçon ? Je sais que l’or ne te tente pas, mais tu chérisHannah et ton père inflexible t’empêche de l’épouser. Il ne mettraplus obstacle à ton projet ; prends, et transmets-lui cebillet…

Elle tendit son bras blanc, son visages’éclaira merveilleusement et resplendit. Pris d’un frissoninexplicable et de battements de cœur épuisants, Levko saisit lebillet et… se réveilla.

VI – LE RÉVEIL

 

« Se peut-il que je dormais ? sedemanda le Cosaque en se relevant de la petite éminence où ils’était allongé. Tout cela était tellement vivant, comme si jel’avais vu à l’état de veille. C’est prodigieux, prodigieux !répétait-il en promenant ses regards sur les alentours.

La lune qui brillait justement au-dessus de satête indiquait que minuit avait dû sonner ; un silence de mortrégnait à la ronde ; une fraîcheur montait de l’étang quedominait, funèbre, la maison délabrée aux contrevents fermés ;la mousse et les herbes folles montraient que le logis était depuislongtemps fermé. À ce moment, il ouvrit le poing qu’il avait tenuconvulsivement serré durant son rêve et cria de saisissement, en ydécouvrant un billet.

– Ah ! que ne sais-je lire ! sedit-il, en retournant le papier sur toutes ses faces.

Ce fut alors qu’il entendit du bruit derrièrelui.

– N’ayez pas peur, empoignez-le sansbarguigner !… Pourquoi cette venette ? Nous sommes iciune dizaine ; je parie que c’est un être humain, et pas undiable, criait le maire aux gens de son escorte et Levko se sentitappréhendé par plusieurs mains dont quelques-unes tremblotaient defrayeur.

– Allons, l’ami, ôte donc tonmasque ! Tu t’es suffisamment joué de tes semblables,poursuivit le borgne en saisissant le prisonnier au collet, maissoudain il s’immobilisa net, son œil unique écarquillé. Levko, monfils ?… clamait-il, en reculant au comble de l’ahurissement,et les mains collées au corps. C’est donc toi, fils dechien ?… Voyez-moi ça, l’engeance diabolique ! Je medemandais quel pouvait bien être ce sacripant, ce démon à lapelisse à l’envers, fauteur de ces manigances ?… et il paraîtque c’est toi, rien que toi, bouillie indigeste demeurée en traversdu gosier paternel, qui te permets d’organiser le banditisme auvillage, de composer des chansonnettes !… Ohoho !… Levko,que signifie ? Sans doute que le dos te démange ?… Qu’onle garrotte !

– Attends, papa, on m’a ordonné de teremettre ce billet, fit le jeune Cosaque.

– Point ne s’agit pour l’instant debillets, mon petit ami… Le garrotterez-vous, oui ou non ?

– Un moment, monsieur le maire, dit lescribe qui avait déplié le papier. C’est l’écriture ducommissaire…

– Du commissaire ?

– Du… commissaire ? répétèrentmachinalement les dizainiers.

« Du commissaire ? songeait Levko,voilà qui est de plus en plus merveilleux ! »

– Lis, s’exclama le maire, lis-nous ceque nous mande le commissaire…

– Prêtons l’oreille à ce que nous dit lecommissaire, proféra sentencieusement le contremaître, la pipe auxdents et battant le briquet.

Le scribe se racla la gorge et commença lalecture :

Au maire Evtoukh Makogonenko,

ORDONNANCE,

Il est venu à mes oreilles, vieilimbécile, qu’au lieu de faire rentrer les redevances en retard etde veiller au maintien du bon ordre au village qui t’est confié, tuextravagues et mènes une vie de polichinelle…

Le maire interrompit la lecture.

– Écoutez, dit-il, Dieu m’est témoin queje ne saisis pas un traître mot…

Le scribe reprit du commencement :

Au maire Evtoukh Makogonenko,

ORDONNANCE,

Il m’est venu aux oreilles, vieilimbécile, que…

– Halte ! halte ! ceci n’aaucune importance, cria le maire… Bien que je n’aie rien entendu,je sais que l’essentiel doit se trouver plus loin… Saute cepassage…

– … heu… et en conséquence, je terequiers d’unir sur-le-champ ton fils Levko Makogonenko et laCosaque Hannah Pétrytchenkowaya, habitante du susdit village, etpareillement, de réparer les caniveaux sur la grand-route et de neplus réquisitionner à mon insu les chevaux de les administrés auprofit des freluquets de l’administration judiciaire, quand bienmême ils sortiraient tout droit de la Direction du Fisc. Si donc,lors de mon passage je trouve qu’il a été sursis à l’une quelconquedes présentes dispositions, c’est de toi seul que j’exigerai descomptes

Signé :

Lecommissaire,

Kosma DERGATCH-DRICHPANOWSKY.

Lieutenant en retraite.

– En voilà bien d’une autre ! lâchale maire, bouche bée. Vous entendez, vous autres, vousentendez ?… C’est le maire que l’on tiendra responsable detout ; conséquemment, il faut m’obéir, et m’obéir au doigt età l’œil, sans quoi, je vous demande bien pardon, mais… Quant à toi,continua-t-il en dévisageant Levko, je vais te marier, conformémentà l’ordonnance du commissaire, bien que je cherche en vain dequelle source il a eu connaissance de ceci… Mais auparavant tutâteras de la cravache, tu sais bien, celle que l’on voit cheznous, accrochée au mur, près de l’étagère aux saintes images… D’oùte vient ce mot d’écrit ?

En dépit de la stupéfaction provoquée par latournure inattendue que prenaient ses affaires, Levko avait eu laprudence de préparer mentalement une réponse propre à donner lechange sur la provenance authentique du billet.

– Je me suis absenté hier soir auxapproches du crépuscule pour me rendre à la ville où je suis tombésur le commissaire qui descendait de sa calèche. À la nouvelle quej’étais originaire de notre village, il m’a donné ce papier et m’aprescrit de t’annoncer de vive voix, papa, qu’à son retour, ils’inviterait à déjeuner chez nous…

– Il a dit ça ?

– En propres termes.

– Entendez-vous ? dit le maire, toutgonflé d’importance, en s’adressant à ses compagnons. Lecommissaire lui-même, en chair et en os, viendra déjeuner cheznous… je veux dire chez moi !… Oh ! oh ! et ilpointa l’index vers le ciel, et pencha la tête comme s’il prêtaitattentivement l’oreille à quelque chose. Le commissaire,entendez-vous bien, le commissaire viendra déjeuner chez moi. Quet’en semble, maître scribe, et toi aussi, parent, l’honneur est dequelque conséquence, n’est-il pas vrai ?

– Aussi loin que remontent mes souvenirs,intervint le scribe, pas un maire n’a encore reçu le commissaire àdéjeuner…

– Tous les maires ne sont pas pétris dela même pâte, déclara le borgne, l’air suffisant, et une espèce derire rocailleux et enroué qui rappelait plutôt le tonnerre roulantà quelque distance lui déforma la bouche. Qu’en penses-tu, maîtrescribe, il faudrait édicter que chaque ménage apportât à cet hôtede distinction, soit un poulet, soit une pièce de toile, et ainside suite… hein ?

– Il le faudrait ; bien sûr que oui,monsieur le maire.

– Et à quand ma noce, papa ? demandaLevko.

– La noce ?… je t’en donnerai, moi,des noces !… Eh bien tout de même, pour plaire à cet hôte dechoix… le curé vous bénira dès demain… La peste de vous !…ainsi, le commissaire se rendra compte de ce que j’entends parponctualité. Et maintenant, les amis, au lit ! Rentrez tous aulogis. L’événement d’aujourd’hui me rappelle l’époque où je…

Et ce disant, le maire laissa, selon sa manie,filer de biais un regard emprunt de gravité et lourd designification.

« Allons, le maire va maintenant racontercomment il conduisit l’impératrice, se dit Levko qui, le cœurallègre, se hâta vers la chaumière tapie dans les cerisiers et quenous connaissons déjà.

« Dieu te fasse paix, bonne et charmantedemoiselle, songeait-il. Qu’il te soit donné de sourireéternellement dans l’autre monde parmi les saints anges ! Jene soufflerai mot à âme qui vive du prodige qui s’est accomplicette nuit. La confidence sera pour toi seule, chère Hannah, parceque tu seras disposée à croire mon récit et nous prierons ensemblepour le repos de l’âme de la malheureuse noyée… »

Il arrivait tout près de la chaumière dont lafenêtre était ouverte ; à la clarté des rayons de lune qui ypénétraient à torrents, il aperçut Hannah plongée dans le sommeil.Sa tête reposait sur son bras, un incarnat léger teintait sesjoues, et ses lèvres remuèrent pour murmurer sans doute le nom del’aimé.

« Dors, ma jolie ! Puisses-tu voirdans ton rêve tout ce qu’il y a de meilleur ici-bas, mais qui, sibeau qu’il soit, devra pâlir devant notre réveil… »

Il la bénit du signe de la croix, refermal’étroite fenêtre et s’éloigna sur la pointe du pied.

Quelques instants après, il n’y eut vraimentplus un être au village qui ne dormît. Seule, la lune cheminait,toujours aussi étincelante et magnifique, par les désertsincommensurables du ciel d’Ukraine. Le même souffle solennelhantait encore les altitudes sublimes et la nuit, nuit divine,achevait majestueusement de se consumer. Elle non plus, la terre,n’avait rien perdu de sa splendeur sous cette merveilleuse lumièred’argent. Mais plus personne ne restait pour savourer tant decharmes ; tout le monde dormait.

Seul, de loin en loin, un aboi violait lesilence et longtemps encore l’ivrogne Kalenik erra par les ruesensommeillées, à la recherche de son logis.

LA LETTRE PERDUE

 

Histoire vraiecontée par le sacristain de…

 

Alors, vous voulez donc que je vous parleencore de mon grand-père ?… Bon ! pourquoi ne vousdivertirais-je pas en vous contant un récit du temps jadis ?Ah ! l’ancien temps, le bon vieux temps !… Quelleallégresse, quelle joie de vivre ne vous fondent-elles pas sur lecœur dès que l’on entend conter ce qui s’est passé il y alongtemps, si longtemps en ce bas monde, tellement longtemps quel’on oublie la date, mois et année, de l’événement ! Et si desurcroît un parent quelconque, aïeul ou bisaïeul, se trouve mêlé àl’affaire, va chercher mieux, si tu peux ! Que je m’étrangleplutôt en chantant l’antienne à la grande martyre sainte Barbe, sien pareil cas je n’ai pas l’illusion d’être moi-même le héros del’aventure, comme si je m’étais insinué dans l’âme de l’ancêtre, oubien s’il faisait lui-même des siennes dans ma carcasse… Mais ceque je fuis par-dessus tout, ce sont nos jeunes personnes du sexe,mariées ou non. Que j’aie seulement le malheur de me montrer àleurs yeux :

– Thomas Grigoriévitch, bon ThomasGrigoriévitch, de grâce, racontez-nous une histoire qui fasse bienpeur… Allez-y, allez !…

Et patati, et patata, et leur langue dejaboter et de jacasser. Ce n’est point qu’il m’en coûte de leurnarrer quelque chose, mais voyez donc un peu ce qui leur arriveensuite, dès qu’elles sont au lit ! Car je sais fort bien quede la première à la dernière elles frissonnent sous leurscouvertures comme si elles tremblaient la fièvre et chacune secacherait volontiers la tête sous la peau de mouton. Que par hasardun rat vienne à gratter un pot, ou que par mégarde elles-mêmeseffleurent du pied le tisonnier, Dieu leur vienne en aide !…elles ont déjà l’âme dans les talons. Et le lendemain, comme si derien n’était, elles vous importunent de plus belle ;contez-leur une aventure à leur donner la chair de poule, elles nedemandent que cela.

Qu’est-ce que je pourrais bien vousdébiter ?… ça ne me revient pas de but en blanc à la mémoire…J’y suis ! je vous dirai comment des sorcières jouèrent à labourre avec mon grand-père. Une seule condition au préalable,messieurs, prière de ne pas me faire perdre le fil de mon histoire,sans quoi je vous servirai une telle bouillie que l’on rougiraitmême d’y goûter. Il faut vous prévenir aussi que mon grand-pèreétait quelqu’un parmi les Cosaques de son temps. Il connaissait seslettres et avait des notions d’orthographe. À certains jours defête, il déclamait l’Épître de façon à réduire maint fils de popede nos jours à se cacher. Or, vous savez fort bien que s’il avaitété question à son époque de ramasser à Batourine tous lesparticuliers sachant lire et écrire, inutile de se mettre en quêted’un bonnet, car ils auraient tous tenu facilement dans le creuxd’une main. Par conséquent, rien d’étrange si n’importe quil’honorait en passant d’une profonde révérence.

Noble et puissant seigneur messire l’Hetmanavait un beau jour résolu de faire porter pour des raisons à luiune lettre à l’impératrice. Celui qui exerçait alors les fonctionsde secrétaire au régiment… la peste soit de lui, voilà que j’oubliecomment il s’appelait… peut-être bien Viskriak, plutôtMotouzotchka ?… ou encore Golopoutzek… non, ce n’est pasencore ça… Bref, je me rappelle seulement que, fort difficile àprononcer, son nom de famille commençait drôlement… Toujours est-ilqu’il convoqua mon grand-père et lui annonça que l’Hetman lui-mêmele désignait comme courrier chargé de porter une missive àl’impératrice. Mon grand-père n’aimait pas à lambiner quand ils’agissait de prendre ses cliques et ses claques. Il cousit donc lalettre dans son bonnet de fourrure, sortit son cheval, gratifiad’un baiser sonore sa femme et aussi, selon sa manière de parler,ses deux gorets, dont l’un était justement le propre père de votreserviteur et souleva ensuite sur son passage une fameuse poussière,à croire qu’une quinzaine de jeune gens jouaient une partie debarres au beau milieu de la route.

Le lendemain, il entrait déjà à Konotop avantque le coq n’eût chanté pour la quatrième fois. À cette époque, ilse tenait une foire dans cette ville et il y avait dans les ruesune telle cohue que les yeux nous en faisaient mal. Mais comme lemessager arrivait de très grand matin, tout le monde somnolait,allongé à même le sol. Tout contre une vache, gisait un jeunebambocheur au nez écarlate comme la gorge d’un bouvreuil ;plus loin ronflait assise une débitante de silex à briquet, de bleuà linge, de petits plombs et de craquelins. On apercevait aussi unTzigane vautré sous une charrette, et un saunier de Crimée étendusur son chariot de poisson, puis en travers de la route, jambe deci, jambe de là, un Russe barbu en ceinture et moufles de cuir…bref toute la racaille habituelle des foires. Mon grand-pères’arrêta pour contempler ce spectacle à son aise. Cependant, unecertaine animation reprenait peu à peu dans les baraques de toile,par exemple, un cliquetis de flacons remués par des aubergistesjuives ; çà et là, serpentait un filet de fumée et l’odeur despâtisseries frites planait sur toute l’étendue du champ de foire.L’idée vint à mon grand-père qu’il n’avait ni briquet, ni provisionde tabac, et il s’en fut à l’aventure à travers le campement.

Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se trouvanez à nez avec un Zaporogue ; et quel noceur, cela se lisaitsur sa mine ! en braies d’un rouge vif comme de la braise, ensurcot d’azur, ceint d’une écharpe de teinte crue, et au côté, lesabre et une pipe dont la chaînette de cuivre lui pendillaitjusqu’aux talons Ah ! les lurons que voilà, cesZaporogues ! À peine levé, ça s’étire, ça vous lisse unemoustache gaillarde, ça fait claquer les talons ferrés de leursbottes, puis hop !… les voilà partis, et faut voircomme ! et aux dernières mesures de la danse, les jambes sedémènent comme le fuseau aux mains des fileuses. Plus impétueux quebourrasque, ils ont déjà la mandore aux doigts, et toutes lescordes vibrent d’un seul coup ; l’instant d’après, poings surles hanches, ils ploient les jarrets et dansent frénétiquement enrasant le sol du fond de leurs braies, puis la chanson jaillit entrombe de leurs lèvres… la joie de vivre, quoi !… Non, ce bontemps est bien fini ; il n’y a plus de Zaporogues !

En tout cas, ces deux-ci se rencontrèrent, etde fil en aiguille, comment ne pas lier connaissance ? Ilsjasèrent tant et tant, et si longtemps que mon grand-père enarrivait presque à oublier totalement la nécessité de reprendre saroute. Les libations succédèrent aux libations, comme la chose sepratique à ces noces célébrées à la veille du carême. Mais à lafin, ils en eurent sans doute assez de casser de la vaisselle et dejeter leur bel argent par les fenêtres, et d’ailleurs aucune foirene dure éternellement. Bref, les amis de fraîche date résolurent dene plus se séparer et de voyager botte à botte.

Il se faisait déjà tard comme ils débouchaienten rase campagne. Le soleil était allé se coucher et de place enplace des traînées rougeâtres signalaient la trace de son passage.Les guérets s’étalaient, bigarrés comme ces jupons de laine que lesjolies filles récemment mariées portent aux jours de fêtecarillonnée. Le Zaporogue en question se montrait d’une facondeeffrayante, au point que mon grand-père et un troisième larron quis’était attaché à leurs pas se demandaient déjà si quelque diablen’avait pas élu domicile en lui. Où donc allait-il chercher toutça, des histoires et des anecdotes si drolatiques que souventesfois mon grand-père dut se tenir les côtes et que son ventrefaillit lui en péter de rire. Mais à mesure que l’on avançait enpleine campagne, cette loquacité fanfaronne baissa progressivementde ton, tant et si bien que notre homme qui tressaillait maintenantau moindre bruissement, finit par ne plus proférer une syllabe.

– Hé ! hé ! pays, m’est avisque l’envie de dormir te tient pour de bon !… Tu voudrais bienêtre chez toi au plus vite, hein, et t’étendre sur le poêle sanslanterner ?…

– J’aurais bien tort de vous le cacher,répondit soudain le Cosaque, tourné vers les deux autres etbraquant sur eux son regard. Savez-vous que j’ai depuis longtempsvendu mon âme au diable ?

– La belle affaire ! Et qui donc, àtel ou tel moment de son existence n’a fait marché avec le Malin,mais c’est alors qu’il faut s’en donner à cœur joie, à en perdre,comme on dit, le dernier liard…

– Hélas ! mes amis, je m’endonnerais aussi, très volontiers, si le terme assigné par cegaillard n’expirait justement cette nuit. Allons, frères, dit-il entopant avec eux, ne me livrez pas, gardez-vous de fermer l’œilcette nuit et de ma vie je n’oublierai cette marque d’amitié…

Comment refuser assistance à un mortel en sipitoyable condition ? Mon grand-père déclara sans ambagesqu’il se laisserait trancher le long toupet qui parait son proprecrâne plutôt que de permettre au démon de flairer cette âmechrétienne avec son museau de chien.

Nos Cosaques auraient peut-être bien allongécette étape si le ciel nocturne ne s’était bouché entièrement,comme voilé d’une toile d’étoupe, en sorte qu’en plein air on yvoyait juste autant que sous une pelisse en peau de mouton. Seule,tremblotait dans le lointain une grêle lumière, et les montures,sentant l’écurie toute proche, pressaient l’allure, en pointant lesoreilles et fouillant de l’œil les ténèbres. La faible lueur avaitl’air de courir à leur rencontre et bientôt les Cosaquesdiscernèrent une modeste auberge, penchée de guingois, à la manièred’une bonne femme qui rentre d’un joyeux baptême. En ce temps-làles auberges différaient de celles d’à présent, non seulement parceque la place y manquait pour prendre ses aises, et danser laCosaque, voir même y aller d’un hopak ; on ne savait même pasoù se vautrer une fois que la boisson vous montait au cerveau etque les jambes commençaient à décrire des arabesques. La cour étaitbondée de chariots de sauniers. Sous des appentis, dans lescrèches, dans l’entrée, les conducteurs ronflaient comme des chats,qui roulé en boule, qui vautré de tout son long. Seul devant sonlumignon, l’aubergiste marquait au moyen de coches sur une baguettecombien de quarts et de huitièmes de pinte avaient été mis à secpar les gosiers des marchands de saumure.

Mon grand-père commanda trois bonnes mesuresd’eau de vie et s’en alla dormir dans la grange. Tous les troiss’étendirent côte à côte, mais avant même de leur tourner le dosmon défunt grand-père constata que ses compagnons avaient déjàsombré dans un sommeil de plomb. Il réveilla ce Cosaque qui s’étaitinsinué dans leur compagnie et lui rappela la promesse faite aucamarade. L’homme se souleva à demi, se frotta les yeux, ets’assoupit de plus belle. Le courrier de l’Hetman eut beau faire,il lui fallut monter la garde tout seul.

Pour vaincre d’une façon quelconque lasomnolence, il passa en revue tous les chariots, fit un tour auxécuries, alluma sa pipe et revint s’asseoir près des siens. Lesilence était si profond que l’on eût probablement entendu unemouche voler. Il lui parut alors que les cornes d’on ne savait quoide grisâtre pointaient de derrière une charrette. À partir de cemoment, ses paupières commencèrent à se coller, en sorte qu’ildevait à tout bout de champ les frotter du poing ou les imbiber del’eau de vie qui restait.

Or, dès que son regard retrouvait quelquenetteté, il ne découvrait plus trace de la vision, mais un instantaprès le monstre réapparaissait, sous un chariot, cettefois !… Le veilleur écarquillait les yeux tant qu’il pouvait,mais cette maudite envie de dormir revenait tendre sa buée surtoutes choses. Les bras du bonhomme s’engourdissaient, finalementil courba la tête et un pesant sommeil eut si bien raison de luiqu’il s’écroula à la renverse, comme assommé.

Il dormit longtemps, et déjà le soleil luiavait joliment rôti le crâne quand il reprit conscience. Sonpremier soin fut de s’étirer par deux fois, puis de se gratterl’échine, après quoi il remarqua que les chariots étaient deux foismoins nombreux que la veille, preuve que bien des saunierss’étaient mis en route avant le petit jour. Il se tourna enfin versses compagnons ; le troisième Cosaque dormait toujours, maisle Zaporogue avait disparu. Il questionna des gens, mais personnen’était au courant de rien. À la place du compagnon il n’y avaitpar terre que son surcot. La peur et la perplexité s’emparèrent demon grand-père qui alla jeter un coup d’œil du côté deschevaux : le sien et celui du Zaporogue manquaient à l’appel.Qu’est-ce que cela signifiait ? Que le diable eût enlevé leZaporogue, on pouvait encore l’admettre, mais les chevaux ?… Àforce de peser le pour et le contre, grand-père aboutit à cetteconclusion que survenu probablement à pied, le diable lui avaitsubtilisé son cheval pour la bonne raison que l’enfer ne devait passe trouver à deux pas. Mon aïeul regrettait amèrement de n’avoirpas tenu son serment de Cosaque.

– Soit ! se dit-il, je n’y peuxrien, je partirai à pied, peut-être aurai-je la chance derencontrer un maquignon revenant de la foire et je me procureraivaille que vaille une monture…

Mais comme il voulait de rage arracher sonbonnet de fourrure, il s’aperçut qu’il était nu-tête et claqua desmains, en se rappelant que la veille il avait un certain momenttroqué de coiffure avec le Zaporogue. Qui donc avait bien puemporter le couvre-chef, sinon le Malin ? Adieu maintenant larécompense de l’Hetman ! bonsoir, la lettre del’impératrice ! À cette pensée, il enfila à l’adresse dudiable une telle kyrielle de surnoms, et tous si bien choisis quel’intéressé dut, ce me semble, éternuer plus d’une fois dans sagéhenne, Mais quoi ! les gros mots sont d’une aidemédiocre ; si fort et si souvent qu’il se grattât la nuque, levieux n’arrivait pas à en sortir la queue d’une bonne idée. Quetenter dans ces conditions ? Se mettre vivement en quête dubon sens d’autrui. Il rassembla tous les braves gens qui serencontraient dans l’auberge, et leur fit sans omettre un détail lerécit du malheur qui venait de fondre sur lui. Les sauniersméditèrent longtemps, le menton appuyé sur le manche de leur fouet,et dodelinèrent de la tête déclarant que nulle part, de mémoire dechrétien, on n’avait ouï parler d’un phénomène aussi surprenant, àsavoir le vol par le diable d’une missive de l’Hetman. D’autresajoutaient que si le démon ou un Russe vous dépouille de quelquechose on peut bien dire adieu à tout jamais à ce qu’ils ontsubtilisé.

Seul l’aubergiste restait dans son coin, sansmot dire. Mon grand-père l’aborda car un homme à la bouche cousuedoit, comme chacun sait, avoir engrangé sa bonne part de jugeote.Oui, mais ce débitant n’était guère prodigue de paroles, et si levieux n’avait extrait de sa poche cinq pièces d’or, son attente eûtété vaine.

– Je vais t’enseigner le moyen deretrouver la lettre, dit l’aubergiste en tirant à l’écart mon aïeuldont le cœur fut aussitôt soulagé. D’après ton regard, je vois quetu es un pur Cosaque et pas une femmelette. Fais bienattention ! Non loin de l’auberge il faut tourner à droite, sil’on veut aller au bois. Dès que les premières ombres du soirtomberont sur la campagne, tiens-toi prêt à marcher. Le bois esthabité par des Tziganes qui sortent de leurs trous pour forger dufer par des nuits où les sorcières fendant la nue à califourchonsur leur tisonnier sont les seules à mettre le nez dehors. Quel estau juste le métier de ces Tziganes, peu t’importe en somme. Tuentendras bien du tintamarre sous bois, mais ne te dirige pas ducôté où l’on frappe sur l’enclume. Tu trouveras devant toi unsentier qui passe près d’un arbre brûlé ; ce sentier, tul’emprunteras et alors, marche, marche encore et marche !… Desépines te grifferont peut-être, ou un taillis épais de noisetierste barrera la route, ça ne fait rien, va de l’avant quand même. Etquand tu déboucheras sur la rive d’un petit cours d’eau, c’est làseulement que tu pourras t’arrêter ; tu y verras ceux qu’il tefaut. À propos, n’oublie pas d’avoir en poche ce pourquoi lespoches sont fabriquées… Tu dois comprendre que cette denrée esttoujours la bienvenue, chez les démons comme chez les mortels.

Ses recommandations achevées, l’aubergisteregagna sa niche, sans vouloir ajouter un mot de plus.

On ne saurait prétendre que mon grand-père serangeât parmi les poltrons. Lui arrivait-il de rencontrer un loupil vous attrapait carrément le fauve par la queue, et s’il jouaitdes poings dans un groupe de Cosaques, il jetait à terre tousceux-ci comme s’il gaulait des poires. Il avait pourtant quelquepeu la chair de poule au moment de se hasarder dans la forêt parune nuit si noire. Si au moins une pauvre petite étoile avait luiau firmament !… Rien que des ténèbres et du silence, commedans une cave. L’unique chose à se faire entendre là-haut, toutlà-haut, loin au-dessus de sa tête, c’était le vent glacial quibondissait de cime en cime sur les arbres qui, rappelant descaboches de Cosaques éméchés, vacillaient comme en ribote,cependant que leurs feuilles bredouillaient des propos sans suite,à la manière des ivrognes.

Dès que ce froid si pénétrant se mit àsouffler, mon grand-père songea avec regret à sa peau de mouton,mais tout d’un coup on eût dit que cent marteaux cognaient à lafois dans l’épaisseur du bois et de si terrible façon qu’il croyaitles entendre résonner sous son propre crâne. Alors, un éclairillumina l’espace d’un moment toute la forêt. L’ancien aperçutimmédiatement le sentier qui déroulait ses méandres entre desbroussailles rampantes. Il découvrit aussi l’arbre brûlé et lesbuissons d’épines ; en un mot, jusqu’au moindre détail de cequi lui avait été annoncé : l’aubergiste ne mentait doncpas.

Toutefois, ce n’était nullement une fête quede se frayer un passage entre ces fourrés hérissésd’aiguillons ; de sa vie, mon grand-père n’avait eu affaire àde sales rameaux piquant les gens aussi cruellement ; presqueà chaque pas, la douleur lui arrachait des cris. À force d’aller,il atteignit un endroit beaucoup moins rétréci, et il lui semblaque les arbres, maintenant plus clairsemés, présentaient, à mesurequ’il avançait, des troncs si gros qu’il n’en avait jamais vu depareils, même aux confins les plus reculés de la Pologne. Soudain,il entrevit au travers des ramures, une rivière de pauvre mine, auxeaux foncées comme de l’acier bruni. Il se tint longtemps sur laberge, l’œil aux aguets. Sur l’autre rive brillait un feu qui àtout moment paraissait sur le point de s’éteindre, mais dont lereflet flambait ensuite de plus belle dans la rivière qui avaitl’air de frissonner comme un gentilhomme polonais tombé dans lespattes de Cosaques. Il y avait aussi un petit pont.

– Ma foi, se dit le vieux, seule labrouette du diable passerait par là, et encore il est permis d’endouter.

Malgré tout il s’engagea sur le pont et lefranchit en moins de temps qu’il n’en faudrait à tel ou tel pourprendre un cornet à tabac et humer une prise. Ce fut alors qu’ildécouvrit, assis autour du feu, certaines gens à la trogne siavenante qu’en toute autre circonstance Dieu sait ce qu’il n’auraitpas donné pour se dispenser de faire plus ample connaissance. Maisà ce moment, l’on n’y pouvait rien, il fallait traiter avec eux.Mon grand-père se cassa donc presque en deux, en manière desalut.

– Dieu vous garde, braves gens !

Si l’un d’eux au moins avait daigné inclinerla tête en réponse, mais non, tous restaient accroupis, boucheclose, et jetant quelque chose dans le feu. Remarquant une placevacante, le nouveau venu l’occupa sans plus de façons. Le silencese prolongeait, et comme l’ennui gagnait le Cosaque, il fouilladans sa poche, tira sa pipe et risqua un œil vers sescompagnons ; pas un ne l’honorait d’un regard.

– Or çà ! l’honorable assistance,ayez l’obligeance de m’indiquer le moyen… heu… si c’est un effet devotre bonté…

Mon grand-père n’avait pas mal vécu hors deson trou et savait par conséquent flagorner le monde ; misd’aventure en présence de Sa Majesté impériale, il se fût tiré mêmed’affaire sans avoir à en rougir.

–… le moyen, dis-je, si je peux m’exprimerainsi, sans oublier les convenances, ni manquer au respect que jevous dois… J’ai bien une pipe, mais voilà ! rien pourl’allumer.

Pas une réponse non plus à cette entrée enmatière ; seulement, l’une des sinistres figures tendit untison enflammé, droit à la face de mon défunt parent, en sorte quesi ce dernier ne s’était vivement écarté, il risquait de dire unéternel adieu à l’un de ses yeux. Voyant au bout du compte que letemps passait en pure perte, il résolut de déballer son affaire,que cette engeance impure l’écoutât oui ou non. Tous ledévisagèrent, dressèrent l’oreille et… tendirent la patte. Lebonhomme comprit le geste, ramassa dans le creux de sa main toutesles pièces de monnaie qu’il portait sur lui et les flanqua parterre, au milieu d’eux, comme il l’eût fait à des chiens. À peinese fut-il défait de son argent que tout se transforma autour delui ; la terre trembla, et il se trouva, autant dire en enfer,mais par quel moyen, il n’a jamais été capable de nousl’expliquer.

– Oh ! mes aïeux !…s’écria-t-il, après avoir promené ses regards à la ronde.

Et de fait, quels êtres monstrueux autour delui ! et un tel fourmillement de gueules immondes que l’onvoyait double comme on dit. Quant aux sorcières, toutes en grandetoilette, et fardées plus que des demoiselles à la foire, il y enavait tant et tant qu’elles rappelaient ces abondantes chutes deneige qui se produisent parfois à la Noël. Et toutes, autantqu’elles se trouvaient là, dansaient comme prises de boisson unemanière de trépak [6] diabolique.Et quelle poussière ne soulevaient-elles pas, Dieu nouspréserve ! N’importe quel chrétien aurait frissonné à la seulevue des bonds d’une hauteur fantastique exécutés par la tribudémoniaque. Malgré l’intensité de sa frayeur, mon grand-père éclatade rire au spectacle des diables au museau de chien, perchés sur demaigres tibias d’Allemands, et qui, la queue virevoltante,s’empressaient autour des sorcières, à l’instar de nos garscourtisant de jolies filles. Il se tint également les côtes àl’aspect des musiciens qui martelaient à coups de poing leursjoues, en guise de tambourin, ou sifflaient du nez, à croire qu’ilsjouaient de la clarinette.

À peine s’aperçut-elle de sa présence, quetoute la horde se précipita vers lui. Groins de porc, museaux dechien, lippes de bouc, becs d’outarde, naseaux de cheval, tousétiraient le cou tant qu’ils pouvaient, cherchant à l’envi àl’embrasser. Pouah ! se dit mon grand-père devant cette ruéeimmonde. Enfin, on se saisit de lui et on l’installa devant unetable, aussi longue peut-être bien que la route de Konotop àBatourine.

– Hé, hé ! cela ne va pas si mal, sedit-il en apercevant devant lui du lard, du saucisson, de l’oignonrâpé menu sur du chou, et un tas d’autres friandises. On voit bienque ces charognes diaboliques n’observent pas les jeûnes !

Mon grand-père, soit dit en passant, necrachait jamais sur l’occasion de s’en fourrer jusque-là. Iljouissait d’un solide appétit ; c’est pourquoi il tira de soncôté sans plus amples discours un plat de tranches de lard et unjambon, empoigna une fourchette, guère plus petite que ces fourchesdont nos paysans se servent pour charger le foin, la piqua dans latranche la plus épaisse, posa dessous un croûton de pain, et…prrrrrt !… envoya le morceau dans une autre bouche que lasienne. Eh oui ! une bouche qui se trouvait tout contre sonoreille ; il entendait même cette goule jouer si fort desmâchoires et des dents qu’on devait l’ouïr jusqu’au bas bout de latable. Le bonhomme ne dit rien, embrocha une nouvelle tranche, etcette fois il lui sembla bien qu’il l’avait déjà au ras des lèvres…oui, mais elle passa encore dans un autre gosier. À la troisièmetentative, il rata encore son coup.

Saisi de male rage, il oublia sa peur et enquelles pattes il avait échoué, et bondit vers les sorcières.

– Ah ! ça, semence d’Hérode, vousseriez-vous donné le mot pour me narguer ?… Si à l’instantmême vous ne me rendez mon bonnet de Cosaque, que je deviennecatholique si je ne vous dévisse pas vos groins de porc, de façonque vous ayez le menton à la place de la nuque !

Le dernier mot n’était pas encore sorti de sabouche que tous les monstres retroussèrent leurs lèvres ets’esclaffèrent d’un tel rire qu’il en eut le cœur glacé.

– Entendu ! s’écria d’une voixperçante l’une des sorcières qu’il prit pour leur reine, du faitqu’elle était un tout petit peu moins repoussante que le reste.Nous te rendrons le bonnet, mais pas avant que tu n’aies joué avecnous trois parties de bourre…

Que faire, voulez-vous me le dire ? UnCosaque s’attabler pour jouer aux cartes avec des porteuses dejupes !… Il fit la sourde oreille, mais finalement se rassit.On apporta un jeu tout aussi graisseux que ces cartes dont lesfilles de pope, en mal de fiancés, se servent pour se lire la bonneaventure.

– Écoute, aboya de nouveau la sorcière,si tu gagnes une seule partie, à toi le bonnet ! Mais si tules perds toutes les trois, tu n’auras qu’à t’en prendre àtoi-même, tu n’auras pas ton couvre-chef, et peut-être bien que tune reverras même plus la lumière…

– À toi de faire, en attendant, vieillegarce, et vogue la galère !

Les cartes distribuées, mon grand-père relevales siennes, mais la nausée le prit rien qu’à les regarder, tantelles étaient archimauvaises. Si au moins, rien que pour rire, onlui avait donné un pauvre petit atout !… Dans les autrescouleurs, la plus forte carte était un dix, et pas même unmariage ! tandis que la sorcière alignait un tas de quintes.Il lui fallut perdre cette partie. À peine eut-il reconnu son échecque de tous côtés des gueules hennirent, aboyèrent etgrognèrent :

– À la bourre ! à la bourre ! àla bourre !

– Puissiez-vous crever, diaboliqueengeance, s’écria mon grand-père, se bouchant les oreilles avec sesdoigts. « Bon, songea-t-il, la sorcière vient de battre lescartes, c’est à mon tour de faire… »

Il donna, retourna l’atout puis examina sonpropre jeu ; pour les simples couleurs, il n’avait pas trop àse plaindre, et il ne manquait pas non plus d’atout. Au début, celane marcha pas trop mal, mais soudain la sorcière abattit unequinte, plus les rois… Le grand-père n’avait en main que desatouts, et sans perdre le temps à réfléchir, il cingla chacun desrois d’un solide atout.

– Hé, hé ! mais ceci n’est pas digned’un Cosaque ! Avec quoi donc coupes-tu, pays ?

– Comment, avec quoi ? Mais avec desatouts !

– Possible que ce soit là des atouts àvotre mode, mais chez nous, point !

Il regarda de plus près et effectivement sescartes étaient d’une autre couleur que l’atout.

Qu’est-ce que c’était que cettediablerie ? Il dut se reconnaître perdant pour la secondefois, et la horde démoniaque de s’égosiller encore enhurlant :

– À la bourre ! à la bourre ! àla bourre !

Mais cette fois, ce fut un tel tintamarre quela table en tremblait et que les cartes étalées dessus en avaientdes soubresauts. Mon grand-père s’échauffait au jeu, et c’était àlui la donne pour la troisième partie. De nouveau cela marchait àmerveille ; la sorcière eut beau exhiber une quinte, il coupaet piochant au talon, en sortit sa pleine main d’atouts.

– Atout ! meugla-t-il en abattantune carte si roidement qu’elle se gondola.

Son adversaire ne souffla mot, mais y allad’un huit ordinaire.

– Holà ! avec quoi donc, antiquediablesse, fais-tu cette levée ?

La sorcière souleva sa propre carte souslaquelle, il y avait un six… mais pas un six d’atout !

– Voyez-moi ça, comme ces damnées vousflouent un homme ! dit mon grand-père, dépité, en cognant latable du poing aussi fort qu’il pouvait.

Heureusement pour lui, la sorcière étaitplutôt faible dans la couleur, alors qu’à ce moment il tenait commepar un fait exprès un mariage. Il se prit à piocher au talon, maissans grand cœur à l’ouvrage, car il tirait de telles saletés queles bras finirent par lui en tomber. Il ne restait plus qu’uneseule carte au talon, et il y alla de n’importe quoi, d’un simplesix, qu’il joua sans même l’honorer d’un regard. La sorcière dutl’accepter.

– En voilà bien d’une autre !… Quesignifie ?… hé, hé ! il y a sans doute quelque chose quicloche…

Mon grand-père venait en effet de tracer ensecret sous la table le signe de croix avec son pouce sur sescartes. Il regarda son jeu, holà ! il tenait en main l’as, leroi et le valet d’atout, et croyant jouer un six, il avait jeté unroi.

– N’étais-je pas à la bourre tout àl’heure ?… Roi d’atout, hein ?… et tu l’asramassé !… Ah ! engeance féline, et cet as, veux-tu lebouffer ?… as !… Valet !…

Le tonnerre gronda dans l’enfer et la sorcièrefut prise de convulsions ; tout d’un coup, vlan ! lebonnet fut lancé en pleine figure du gagnant.

– Ce n’est pas assez, cria celui-ci,s’armant de toupet une fois recoiffé, si ma brave bête de cheval nese présente pas sous mes yeux, que la foudre me frappe ici-même sije ne vous marque pas du premier au dernier du signe de lacroix…

Déjà, il levait la main pour mettre sa menaceà exécution, quand un squelette de cheval s’en vint en cliquetantprès de lui.

– Tiens, le voilà, ton cheval !

À cette vue, le pauvre homme pleura comme unenfant en bas âge, tant il regrettait son vieux compagnon.

– Donnez-moi une monture quelconque pourque je m’évade de votre antre !

Un diable fit claquer sa chambrière et uncoursier tout feu tout flamme apparut à mon grand-père qui sauta enselle avec la légèreté d’un oiseau. La terreur s’empara néanmoinsde lui en cours de route, car rebelle aux cris comme aux rênes, lecheval galopait à travers ravins et marais. Rien qu’à nous raconterpar où il avait passé, mon grand-père en avait encore le frisson.Une fois, il risqua un coup d’œil par terre et l’épouvante lesaisit plus que jamais ; un vrai gouffre s’ouvrait devant sesregards. Avec des pentes d’une raideur atroce !… Et il n’yavait rien à faire, l’animal satanique filait droit dessus. Lecavalier tira sur la bride ; peine perdue !… De souche ensouche, de butte en butte il croula tête la première dans l’abîmeet en heurta le fond avec une telle violence que du coup il crutrendre l’âme… Ce qu’il advint de lui à partir de ce moment, il neput jamais en tout cas se le rappeler, mais quand il eut quelquepeu repris conscience, au premier regard qu’il jeta autour de lui,il constata qu’il faisait grand jour, que son œil troubléreconnaissait les lieux et qu’il se trouvait étendu sur le toit desa propre maison.

Il se signa dès qu’il toucha du pied le sol.En voilà une diablerie !… quelle prodigieuse aventure !et par quels merveilleux hasards un homme ne passe-t-il pas !…Il contempla ses mains ; elles étaient pleines de sang. Sonvisage aussi, tel qu’il le vit au miroir d’une barrique d’eaufichée en terre. Après s’être lavé comme il faut pour ne paseffrayer ses enfants, il se glissa à pas de loup dans la chaumièreet qu’aperçut-il ?… Les mioches qui s’en venaient vers lui àreculons et le bras tendu, disant :

– Regarde, regarde donc, la mèretressaute comme une folle !

Et de fait, la bonne femme était assise,assoupie devant le métier à filasse, fuseau aux doigts, etsautillait sur le banc, tout en dormant. Le mari lui prit doucementla main et la réveilla. Elle le considéra longtemps d’un œilexorbité, finit par le reconnaître et lui raconta son rêve. Il luisemblait que le poêle chevauchait à travers la pièce et bannissaithors de la maison à coups de pelle les pots, les cuveaux, et Dieusait quels autres ustensiles.

– Allons bon ! dit son époux, cesprodiges tu ne les as vus qu’en rêve, moi j’en ai vu bien d’autres,et je ne dormais pas. Je pense qu’il faudra faire bénir notrelogis, mais pour l’instant je n’ai pas une minute à perdre.

Cela dit, il prit quelque repos, se procura unautre cheval et cette fois ne s’arrêta pas une fois, ni de jour nide nuit, avant d’être arrivé à destination et d’avoir remis salettre à l’impératrice. Là-bas, il lui fut donné de contempler tantet tant de merveilles qu’il eut de quoi raconter longtemps par lasuite. Comment par exemple on l’avait introduit dans desappartements si hauts que l’on aurait pu y amonceler jusqu’à dix denos chaumières sans que peut-être bien le tas eût atteint leplafond ; comment il avait risqué son regard dans une chambre,et rien du tout !… dans une seconde, rien encore… pas plus quedans la troisième ni même dans la quatrième… mais que dans lacinquième il avait aperçu Sa Majesté en personne, couronnée d’or,vêtue d’un surcot gris tout neuf, chaussée de bottes splendides etqui mangeait des galettes dorées ; comment Elle avait intimél’ordre de lui remplir son bonnet de billet bleus ; comment…mais bah ! impossible de se rappeler tout par lemenu !

Pour ce qui est de ses démêlés avec le diable,il tâcha d’en perdre jusqu’au souvenir et s’il arrivait à quelqu’unde les lui ramener à la mémoire, il gardait le silence comme sil’affaire ne le concernait pas et il fallait bien de la peine etdes supplications pour l’engager à nous conter ce qui s’étaitpassé.

Probablement pour le châtier d’avoir oublié defaire bénir sa maison, à la suite de ces péripéties, tous les anset précisément à la même date, il advenait à sa femme cette chosestupéfiante : elle ne faisait que danser, et rien de plus.Quelle que fût la tâche à laquelle elle s’attelait, ses piedsallaient leur train et bon gré mal gré elle devait fléchir lesjarrets pour danser la Cosaque.

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