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Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

de Nikolai Gogol

PRÉAMBULE

Voici encore un livre à votre intention, ou pour mieux dire, c’est le dernier. Je n’avais même pas envie, mais alors pas la moindre, de publier celui-ci. Vrai, un peu plus et je passerais la mesure. Je vous avoue qu’on commence déjà à se gausser de moi au hameau : « Tenez, dit-on, le bonhomme bat la campagne ; au déclin de son âge, le voilà qui trouve plaisir à des amusettes de bambin ! » C’est là parler ; il est grand temps que je prenne ma retraite. Quant à vous, chers lecteurs, vous croyez tout de bon que je feins seulement d’être un vieillard. La belle feinte ! alors qu’il ne me reste plus un chicot dans la bouche. Aujourd’hui, s’il m’échoit quelque nourriture tendre, je me débrouille encore en mâchonnant vaille que vaille ; mais pour avaler quelque chose de dur,bernique !… Me revoici donc, avec un autre petit livre à votre intention. Et maintenant, tout ce qui vous plaira, hormis vos injures. Injurier serait une piètre façon de dire adieu, d’autant plus que celui dont vous prenez congé, Dieu sait quand il vous sera donné de le revoir.

Vous entendrez dans cet opuscule des conteurs que vous ignorez presque tous, excepté peut-être bien Thomas Grigoriévitch. Quant à ce petit monsieur en surcot à pois [1] qui usait dans ses récits d’un style à ce point tarabiscoté que nombre de beaux esprits, voire des Russes,n’y entendaient goutte, il y a longtemps qu’il n’est plus desnôtres. Depuis qu’il s’est brouillé avec tout le monde, il nemontre même pas le bout du nez dans nos parages. Bon ! je nevous ai donc pas relaté l’incident ? Alors, prêtez-moil’oreille, car la comédie fut des plus bouffonnes.

L’an dernier, comme qui dirait au seuil del’été – eh ! je crois bien que c’était pour la fête même demon saint patron – des voitures m’avaient amené des gens en visite.Je dois vous confier, chers lecteurs, que mes pays, Dieu veuilleles maintenir en santé, n’ont garde d’oublier le bonhomme.Cinquante ans ont déjà passé depuis que j’ai commencé à célébrermon jour patronymique, mais vous dire au juste quel est mon âge,cela je ne le saurais, pas plus d’ailleurs que ma vieille ;dans les environs de soixante-dix ans, probablement ! Le PèreKharlampi, pope de Dikanka, lui, savait la date de ma naissance.Quel dommage qu’il soit mort, voilà déjà cinquante ans… Bref !j’avais des gens en visite : Zakhar KirillovitchTchoukhopoupienko, Stépan Ivanovitch Kourotchka, Tarass IvanovitchSmatchnienko, l’assesseur Kharlampi Kirillovitch Khlosta.Chose aussi s’était amené… voilà maintenant que j’oublieses nom et prénoms… Yossip… heu… Yossip… Ah ! bon Dieu, toutMirgorod ne connaît que lui… Tant pis, la peste soit de lui !son nom me reviendra un autre jour. Le petit monsieur de votreconnaissance avait également fait le voyage, de Poltava. Je ne citepas Thomas Grigoriévitch qui a chez nous ses grandes et petitesentrées…

À nous tous, nous avions repris nosentretiens. Il faut vous faire remarquer que jamais question futilen’est débattue sous mon toit. J’ai toujours été amateur deconversations comme il faut où l’agréable se mêle, comme on dit, àl’utile. Nous parlions de la recette pour mariner les pommes. Mavieille était déjà partie à expliquer qu’il fallait au préalablebien laver vos fruits, les tremper ensuite dans du kwass, aprèsquoi, on…

– Tout cela ne vous donnera rien de bon,interrompit le godelureau de Poltava, une main passée dans soncaftan à pois et se pavanant à travers la chambre. Vous n’entirerez rien ! Avant tout, il sied de saupoudrer les pommes dementhe poivrée, et ensuite de…

Pour le coup, chers lecteurs, j’en appelle àvotre témoignage. Main sur la conscience, dites-moi si de votre vievous avez ouï que l’on ait jamais saupoudré les pommes avec de lamenthe poivrée ?… Il est exact qu’on y ajoute des feuilles decassis, de l’épervière ou du trèfle. Mais de lamenthe ! ! !… Non, je n’ai jamais entendu parler deça. Aussi bien, il me semble que personne n’en remontrera à mavieille en cette affaire. Voyons, j’en appelle à vous…

De propos délibéré, et en brave homme,j’attirai en catimini cet individu dans un coin :

– Attention, Makar Nazarovitch, de grâce,ne le rends pas ridicule devant les gens. Tu es une assez grosselégume : à ce que tu prétends, tu aurais mangé une fois à lamême table que le gouverneur. Si tu lâchais quelque chose desemblable en société, voyons, tout le monde te rirait au nez…

Et maintenant, que pensez-vous qu’il aitrépliqué à cela ? Pas un traître mot ! Il cracha parterre, prit son chapeau et déguerpit. S’il avait au moins dit aurevoir à quelqu’un, incliné la tête vers tel ou tel ; maisnon, on entendit seulement les grelots de sa voiture roulant versla porte cochère, il s’y assit, et bon voyage !… Tant mieuxd’ailleurs, nous n’avons pas besoin d’invités de son acabit. Entrenous, chers lecteurs, il n’est rien de pire ici-bas que cesaristos. Parce que son oncle fut dans le temps commissaire, il enprofite pour faire la roue ?… À croire qu’un commissaire estsi haut placé qu’il n’y a point au monde de rang plusinsigne ; grâce au ciel, les commissaires ont aussi dessupérieurs. Non et non, ces aristos ne me vont pas. Prenez plutôt,par exemple, Thomas Grigoriévitch, pas un homme de la haute, selontoute apparence, mais que l’on jette les yeux sur lui, et uneespèce de gravité illumine ses traits. Qu’il lui arrive de humerune prise de tabac, même alors on éprouve pour lui une vénérationinvolontaire. À l’église, dès qu’il chante au chœur, il y met uneonction impossible à décrire ; on jurerait qu’il va fondre despieds à la tête !… Quant à l’autre, eh bien ! le bon Dieule patafiole !… Il se figure que l’on ne peut se passer de sescontes, voici que nous avons pourtant ramassé de quoi bâtir unpetit volume.

Je vous avais promis, si je me le rappelle,que cet opuscule comprendrait aussi une histoire de mon cru.J’aurais bien voulu en effet tenir parole, mais je me suis aperçuque pour un conte de moi, il faudrait au bas mot trois petitslivres comme celui-ci. J’ai bien eu l’idée de le publier à part,mais réflexion faite, non… Car enfin, je vous connais à fond ;vous vous mettriez à rire du bonhomme. Non, à d’autres !… Etadieu ! La séparation sera longue, et peut-être bien que nousne nous reverrons plus. La belle affaire, n’est-ce pas ? Audemeurant, peu vous importe que je disparaisse de cette terre. Unan s’écoulera, mettons deux tout au plus, et pas un de vous n’aurasouvenir ou regret du vieil apiculteur.

PANKO LE ROUQUIN.

LA NUIT DE NOËL

Le dernier jour avant Noël venait de prendrefin. Une nuit claire d’hiver était née&|160;; des astresentr’ouvraient leurs paupières&|160;; la lune se levait au ciel,majestueuse, pour annoncer aux hommes de bonne volonté et au mondeentier que chacun pouvait aller joyeusement chanter des noëls sousles fenêtres [2] et glorifier le Christ. Le gel mordaitplus qu’il ne l’avait fait depuis la matinée, mais en revanche ilrégnait un tel silence que le crissement de la neige sous une bottes’entendait à une demi-verste. Pas une seule bande de jeunes gensne s’était encore aventurée sous les croisées des chaumines&|160;;seule, la lune risquait à la dérobée un regard à travers lesvitres, comme pour inciter les jouvencelles en train de se parer às’élancer au dehors sur cette neige qui craquait sous les pas. À cemoment, une fumée sortie en tourbillons d’une cheminée se forma ennuage pour monter au firmament, entraînant à sa suite une sorcièreà cheval sur un balai.

Si au même instant avait glissé par là, entraîneau attelé de trois chevaux de front réquisitionnés chez desparticuliers, l’assesseur au tribunal de Sorochinietz avec sonbonnet bordé d’astrakan et taillé sur le patron des coiffures deuhlans, avec sa peau de mouton noir, recouverte de drap bleu, et cefouet à tresse diaboliquement compliquée dont il encourageait sonpostillon, il l’aurait certainement remarquée, cette sorcière, carpas une au monde n’échappe à l’œil du susdit assesseur. Il sait surle bout du doigt à combien de gorets se monte la portée de la truiechez telle ou telle bonne femme, combien de pièces de toile logentdans le coffre de chaque paysanne, quelles parties de sa garde-robeou quels instruments aratoires exactement un brave homme a mis engage le dimanche à l’auberge. Mais l’assesseur de Sorochinietzn’était point de passage&|160;; pourquoi d’ailleurs aurait-ilfourré le nez dans le secteur d’autrui&|160;? Il avait bien assezde chats à fouetter dans son propre canton. Pendant ce temps, lasorcière poursuivait son ascension, à une telle hauteur qu’ellen’apparaissait plus que comme une tache minuscule, aperçue paréclipses, tout au fond des cieux. Mais à quelque endroit que semontrât cette tache infime, les étoiles se décrochaient de lavoûte, et bientôt la sorcière en eut plein sa manche. Il n’y enavait plus que trois ou quatre dans le ciel. Et soudain, du côtéopposé, surgit une seconde tache exiguë, qui grandit, s’étala, etcessa d’être une tache de rien. Même en chaussant son nez de rouesempruntées, en guise de lunettes, à la calèche du commissaire, unmyope n’aurait pu distinguer au juste ce que c’était. Par devant,cela ressemblait tout à fait à un Allemand [3]&|160;;son petit museau chafouin, virant sans arrêt à droite et à gauchepour flairer tout ce qu’il rencontrait, se terminait comme chez noscochons par une rondelle&|160;; ses jambes étaient tellement grêlesque si le maire de Yareskovo en possédait de pareilles, il se lesromprait à la première tentative pour danser la Cosaque. Mais parderrière, cela vous avait l’air d’un authentique chicanou dechef-lieu de gouvernement, en uniforme de grande tenue, car il luipendillait une queue aussi mince et aussi longue que des basques delévite, comme on les porte de nos jours. Grâce peut-être à labarbichette de bouc dont se parait son menton, aux menues cornessaillant sur son crâne, à ce fait aussi que des pieds à la tête iln’était guère plus blanc qu’un ramoneur, on aurait pu à l’extrêmerigueur deviner qu’on n’avait affaire ni à un Allemand, ni à unchicanou de chef-lieu, mais tout simplement au diable qui nedisposait plus que de cette nuit pour courir le guilledou et finird’enseigner aux honnêtes gens les mille et une manières de pécher.Dès le lendemain, au premier tintement de la cloche appelant àl’office du matin, il devrait galoper, sans jeter un coup d’œil enarrière, et la queue basse, pour s’enfourner en son repaire.

Cependant, le diable se coulait sournoisementtout près de la lune, et déjà il allongeait le bras pourl’attraper, mais brusquement il retira la patte en arrière, commes’il s’était brûlé, se suça les doigts, battit un entrechat etreprit l’attaque du côté inverse&|160;; de nouveau, il recula d’unbond et ramena sa patte. Mais en dépit de ses échecs successifs, lerusé démon ne renonçait pas à ses espiègleries. Il prit son élan etsubitement empoigna l’astre à deux mains, puis avec force grimaceset soufflant dessus, il le fit sauter d’une patte dans l’autre, àla façon d’un paysan qui a saisi sans pincettes une braise pourallumer sa pipe. Finalement, il fourra prestement la lune dans sapoche et fila plus loin, comme si de rien n’était.

Personne à Dikanka ne se doutait que le diableavait dérobé la lune. Il y avait bien le scribe cantonal qui, s’enretournant à quatre pattes de l’auberge, crut s’apercevoir que lalune s’était mise de but en blanc à baller dans le ciel, et ill’avait affirmé sous serment à qui voulait bien lui prêterl’oreille au village&|160;; mais les gens se bornaient à hocher latête, et certains se gaussèrent même de lui. Mais quel motifpoussait donc le diable à commettre un acte si contraire auxlois&|160;? Eh bien&|160;! voici. Il savait que Tchoub, Cosaquetrès à l’aise, était invité à manger le riz aux raisins secs chezle sacristain, et qu’à ce festin assisteraient le maire del’endroit, plus un parent de l’hôte, chantre à la maîtrisediocésaine, un monsieur en redingote bleu foncé dont labasse-taille donnait la note la plus creuse que l’ont eût jamaisouïe&|160;; il y aurait encore le Cosaque Svierbygouz, et quelquesautres dont le nom importe peu. Il savait enfin qu’à cette table onservirait, outre le riz, de la liqueur aux épices et aux fruits, del’eau-de-vie au safran, sans compter la mangeaille de touteespèce.

Or, pendant ce temps, la fille de Tchoub, laplus belle du village, resterait au logis et recevrait probablementla visite du forgeron, hercule d’une force peu commune, que ledémon abhorrait encore plus que les sermons du prêtre Kondrat. Àses moments de loisir, le forgeron s’adonnait à la peinture, etpassait pour le meilleur artiste de la contrée, à telles enseignesque le chef d’escadron de Cosaques L…, encore en vie à l’époque,l’avait convoqué tout exprès à Poltava pour peindre la palissadequi entourait sa maison. Toutes les écuelles dans lesquelles lesCosaques de Dikanka piochaient pour bâfrer leur soupe aux chouxavaient passé par les mains de ce maître. Comme celui-ci était fortdévot, il exécutait assez souvent des images de saints et l’on peutadmirer encore de nos jours à l’église de T… un Luc l’Évangélistedû à son pinceau. Mais son chef-d’œuvre était une fresque brosséesur la paroi du portail de droite, à l’église locale. Il y avaitreprésenté saint Pierre, le jour du Jugement dernier, clefs enmain, et chassant de l’enfer le Malin Esprit qui, dans les affresde l’épouvante et flairant sa perte, se démenait de tous côtés,tandis que les pécheurs, jadis ses prisonniers, le rossaient et lepourchassaient à coups de fouet, de bûches et de tout ce qui leurtombait sous la main. Tout le temps que l’artiste peina sur cetteœuvre et qu’il l’esquissa sur une vaste planchette, le diables’était ingénié de toutes les façons à le contrecarrer&|160;;tantôt il profitait de son invisibilité pour lui pousser le coude,tantôt il puisait de la cendre dans l’âtre de la forge et larépandait sur la peinture. Cependant, malgré tout, l’œuvre futmenée à bonne fin, le panneau porté à l’église et scellé dans lemur de droite, sous le porche, mais à partir de ce jour, le diableavait juré de se venger du forgeron.

Il ne lui restait qu’une seule nuit pourvagabonder en ce bas monde, mais cette nuit-là comme les autres, ilétait à l’affût d’une occasion quelconque pour assouvir surl’artisan sa vieille rancune. C’est à ces fins qu’il avait résolude voler la lune, dans l’espoir que le bonhomme Tchoub, dont ilconnaissait l’indolence, balancerait longtemps avant de se décider,du moment que la maison du sacristain n’était pas tellement près desa propre chaumière et que la route à suivre traversait desterrains vagues, longeait des moulins, le cimetière, et contournaitun ravin. Par un beau clair de lune, la liqueur aux épices etl’eau-de-vie au safran pouvaient à la rigueur tenter le bravehomme, mais dès qu’il ferait nuit comme dans un four, bien malinserait le quidam capable de l’amener à descendre de son poêle et àmettre le nez dehors. Or, le forgeron, brouillé depuis bellelurette avec le papa, et sachant celui-ci à la maison, ne sehasarderait à aucun prix, et quelle que fût sa vigueur, à venirvoir la fille.

Ainsi, dès que le diable eut enfoui la lune aufond de sa poche, il régna une telle obscurité par tout l’universqu’il aurait fallu ne pas être le premier venu pour trouver lechemin de l’auberge, sans parler déjà de se rendre chez lesacristain. Se voyant tout à coup plongée dans cette poix, lasorcière éjacula un petit cri. Alors, l’accostant en authentiquegalantin, le diable lui donna le bras et se prit à lui souffler àl’oreille ce que l’on chuchote en pareil cas à toute créature dusexe. Ah&|160;! le monde est drôlement fait. Du premier au dernier,chaque être vivant ici-bas met tout en œuvre pour copier et singerses semblables. À Mirgorod, il fut un temps où le juge et peut-êtrele maire étaient bien les seuls à se promener l’hiver en peau demouton recouverte de drap, et les fonctionnaires du commun laportaient simplement telle quelle. De nos jours, aussi bienl’assesseur que l’huissier se sont commandé des pelisses de drapfourrées de peaux d’agneau de Réchétilof. Il y a trois ans que leclerc de chancellerie et le scribe cantonal se sont payé du nankinbleu à soixante copecks l’aune. Le chantre s’est fait coudre pourl’été des braies de coton jaune et un gilet en poil filé à rayures.En un mot, chacun sue sang et eau pour s’évader de sa condition.Quand donc les gens en auront-ils assez de la vanité&|160;? On peuthardiment parier que bon nombre de personnes s’étonneront de voirjusqu’au diable céder à cette faiblesse. Et le pis est qu’il seprend probablement pour un joli garçon, alors qu’à elle seule sasilhouette vous donne le haut-le-cœur. Sa gueule est l’abominationde la désolation, pour parler comme Thomas Grigoriévitch, etnonobstant il se mêle de conter fleurette. Il n’empêche qu’auxcieux comme sur terre les ténèbres étaient devenues tellementopaques qu’il n’y avait plus moyen de rien distinguer, quant auxprogrès de l’intrigue nouée entre ces deux-là.

*

**

–&|160;Alors, compère, tu n’es jamais entrédans la maison neuve du sacristain&|160;? disait sur le seuil deson logis le Cosaque Tchoub à un long paysan efflanqué, en courtepeau de mouton, et les joues mangées d’une toison ébouriffée,preuve flagrante que depuis plus de quinze jours elles n’avaientpoint subi le contact de ce bout de lame de faux dont les rustresse servent en général, faute de rasoir, pour se sarcler la barbe.Il y aura là-bas une fière beuverie, ajouta Tchoub, cependant qu’unrire lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles. Pourvu au moins quenous n’arrivions pas trop tard&|160;!…

Ce disant, il arrangea la ceinture qui serraitstrictement la peau de mouton sur sa carcasse, enfonça un peu plussur son crâne le bonnet en peau de mouton, crispa le poing sur lefouet, objet de terreur et de menace pour les molosses importuns,mais levant les yeux, il s’arrêta net.

–&|160;De par tous les diables&|160;! regarde,mais regarde donc, Panass&|160;!

–&|160;Qu’est-ce qui se passe&|160;? demandal’autre, braquant à son tour les yeux vers la lune.

–&|160;Comment&|160;! ce qui se passe&|160;?mais il n’y a pas de lune.

–&|160;En voilà bien d’une autre&|160;!Effectivement, il n’y en a pas.

–&|160;Voilà justement le chiendent qu’il n’yen ait point, grogna Tchoub devant le flegme inaltérable de soncompagnon. Et c’est le cadet de tes soucis, ce me semble&|160;?

–&|160;Hé&|160;! qu’y puis-je, moi&|160;?

–&|160;Et il a fallu, juste à ce moment, ditTchoub en s’essuyant les moustaches du revers de sa manche, que jene sais quel diable – fasse que jamais plus le chien ne tue le verau matin avec une goutte d’eau-de-vie – se soit senti le besoind’intervenir… Tout exprès, alors que nous étions encore à lamaison, j’ai regardé par la fenêtre, la nuit était une puremerveille&|160;!… Un rayonnement, la neige resplendissait au clairde lune&|160;! et à peine la porte franchie, crac&|160;! à croirequ’on m’a crevé les yeux… Ah&|160;! puisse le scélérat se rompretoutes les dents sur un croûton rassis de sarrasin&|160;!

Tchoub tempêta et se répandit en injures unbon moment encore, tout en se demandant quel parti prendre. Ilgrillait certes d’une mortelle envie de bavarder de mille et millefoutaises chez le sacristain où, sans aucun doute, devaient êtredéjà attablés le maire et le chantre de passage, plus le marchandde goudron Mikita qui se rendait deux fois la semaine à Poltavapour son commerce et vous lâchait de telles fariboles que lesvillageois se tenaient les côtes de rire. En esprit, Tchoub voyaitdéjà, trônant sur la table, la liqueur aux épices et aux fruits. Letout semblait tentant bien sûr, mais cette nuit noire lui servaitcomme de rappel à la paresse, péché mignon du commun des Cosaques.Comme ce serait bon à cette heure de se reposer, assis àl’orientale, sur le poêle, de téter benoîtement sa pipe, etd’écouter à travers une délicieuse somnolence les noëls et refrainsdes garçons et filles, en bandes rieuses, sous les fenêtres&|160;!Eût-il été seul, il aurait sans doute adopté ce dernier parti. Maisà deux maintenant, ce ne serait ni aussi ennuyeux ni aussieffrayant de s’en aller par cette obscurité, et de plus il luirépugnait tout de même de passer devant autrui pour un fainéant ouun couard.

–&|160;Ainsi, compère, pas de lune&|160;?

–&|160;Pas de lune.

–&|160;Étrange, en vérité. Donne-moi donc uneprise. Tu as un tabac rudement bon. Où te le procures-tu&|160;?

–&|160;Rudement bon&|160;! Qu’est-ce que tu mechantes&|160;? répliqua Panass, en refermant sa tabatière en écorcede bouleau gravée de dessins symétriques. Il ne ferait même paséternuer une vieille poule&|160;!

–&|160;Je me souviens, continua Tchoubtoujours indécis, que le défunt aubergiste Zouzoulia m’en apportaun jour de Niéjine. Ah&|160;! ça, c’était du tabac, et dufameux&|160;!… Alors quoi, l’ami, qu’est-ce que nousdevenons&|160;? car enfin, il fait bien noir dehors…

–&|160;Soit&|160;! nous ferions aussi bien derester à la maison, répondit l’autre qui mettait déjà la main surle loquet de la porte.

Si le camarade n’avait point parlé de lasorte, Tchoub aurait probablement décidé de rentrer au logis, maisà présent quelque chose semblait l’inciter à sortir, rien que paresprit de contradiction.

–&|160;Non, non, compère, nous irons là-bas…Impossible de faire autrement… Faut y aller&|160;!

À peine achevait-il ces mots qu’il se mordaitdéjà les lèvres de les avoir prononcés. Cela ne lui souriait pas lemoins du monde de traîner ses grègues par une telle nuit, mais ilse consolait néanmoins à la pensée qu’il agissait selon sonintention formelle et qu’il faisait juste le contraire de ce qu’onlui avait conseillé.

Le compère dont le visage n’exprimait pas lamoindre nuance de dépit, en homme à qui il est souverainement égalde choisir entre rester à la maison et courir les chemins, jeta unregard autour de lui, se gratta le dos du manche de son fouet, etnos deux amis se mirent en route.

*

**

Voyons maintenant ce que faisait, demeuréeseule au logis, Oksana, la charmante fille de Tchoub.

Elle n’avait pas encore dix-sept ans sonnésqu’il n’était bruit que d’elle dans le monde entier, ou presque, audelà comme en deçà de Dikanka. Des foules de jeunes gens s’enallaient proclamant qu’il n’y eut jamais de fille plus avenante, etqu’il n’y en aurait jamais d’autre dans leur village. Oksana savaitbien ce qu’on disait d’elle, et prêtant une oreille complaisante àces propos, était pétrie de caprices, comme toute jeune beauté. Si,au lieu du simple cotillon et du tablier, elle avait porté robe dedame, elle aurait découragé l’une après l’autre ses femmes dechambre. Les garçons lui couraient après par bandes, mais à bout depatience ils s’en écartaient peu à peu pour s’adresser à d’autresdemoiselles moins gâtées. Le forgeron était le seul à s’entêterdans cette poursuite, quoiqu’on ne le traitât guère mieux que lesautres. Après le départ du papa, Oksana passa encore bien du tempsà se pomponner et à minauder devant un petit miroir au cadred’étain, jamais lasse de s’admirer à son aise.

–&|160;Qu’est-ce qui leur a pris à tous deproclamer que je suis jolie&|160;? disait-elle d’un air distrait etsimplement histoire de s’entretenir en tête à tête avec son reflet.Ils en ont menti, je ne suis pas du tout jolie.

Mais frais, débordant de vie, ce visage sijeune que hier encore c’était celui d’une enfant, ce minois auxyeux noirs et pétillants, au sourire d’un agrément indicible et quivous mettait le feu à l’âme, il lui suffisait de se montrerfurtivement dans la glace pour prouver soudain tout lecontraire.

–&|160;Mes sourcils noirs et mes yeux,continuait la jeune beauté, sans lâcher le miroir, seraient-ilsdonc une telle merveille qu’ils n’ont point au monde leurspareils&|160;? Qu’y a-t-il au fait de charmant en ce nez retroussé,en ces joues, ces lèvres&|160;? Comme si mes tresses brunesvalaient d’être admirées&|160;! Brr&|160;! mais la nuit ellesseraient bien capables de faire peur quand, tels de longs serpents,elles se lovent autour de ma tête. Je vois bien maintenant que jene suis pas du tout jolie…

Puis, écartant un peu plus la glace, elles’écria tout à coup&|160;:

–&|160;Oh&|160;! que si, je le suis&|160;!… Etcombien jolie&|160;!… Une merveille&|160;!… Quelle joien’apporterai-je point à celui dont je deviendrai la femme&|160;!Quelle admiration mon époux n’aura-t-il pas pour moi&|160;!Oh&|160;! il sera transporté de contentement, il m’embrassera àmort…

–&|160;Étrange fille&|160;! murmurait leforgeron entré sans bruit dans la pièce, et ce n’est point lajactance qui lui manque&|160;! Voilà une heure qu’elle reste là, semirant sans cesse, jamais rassasiée de se contempler, et elle vamême jusqu’à se vanter à haute voix…

–&|160;Eh quoi, jeunes gars, suis-je de votrerang&|160;?… Mais regardez-moi donc quand je m’avance d’un passouple, poursuivait la coquette. J’ai sur moi une chemise brodée desoie rouge. Et quels rubans sur ma tête&|160;! De votre vie, vousne verrez des galons qui aient coûté davantage. C’est mon père quim’a acheté le tout pour que j’épouse la fine fleur des lurons del’univers…

Puis, elle tourna la tête en souriant et…aperçut le forgeron.

Elle poussa un petit cri et se campa devantlui d’un air si sévère qu’il en eut les bras coupés.

Il serait difficile de détailler cequ’exprimait le visage basané de la ravissante enfant&|160;; on ylisait certes de la dureté, mais au travers on devinait une sortede raillerie devant la gêne du soupirant, cependant qu’une rougeurimperceptible de dépit nuançait la délicatesse de ses traits. Et letout se fondait si bien, formait une harmonie à ce point ineffableque la meilleure solution à trouver eût été de dévorer cette Oksanad’un million de baisers.

–&|160;Que viens-tu faire ici&|160;? – tellefut son attaque. As-tu envie que l’on te jette dehors à coup depelle à feu&|160;? Vous êtes tous passés maîtres à vous faufilerautour de nos jupes. En un clin d’œil, vous flairez que les papassont absents du logis. Oh&|160;! je vous connais, messieurs&|160;!…Eh bien&|160;! mon coffre est-il prêt&|160;?

–&|160;Il le sera, mon petit cœur, tu l’aurasaprès la Noël. Si tu savais combien j’ai peiné dessus&|160;; deuxnuits entières, je n’ai pas bougé de la forge. Mais aussi pas unefille de pope ne possédera une pareille caisse. Pour les ferrures,j’ai choisi un métal encore meilleur que pour le tombereau du chefd’escadron, chez qui j’ai travaillé à Poltava. Et comme il serapeint&|160;!… en vain fatiguerais-tu tes jolis pieds blancs àcourir dans la région à la recherche d’une semblable merveille. Unsemis de fleurs rouges et bleues sur tout le fond qui flamberacomme un brasier&|160;!… Ne te fâche donc point contre moi, etaccorde-moi au moins la permission de te parler et de teregarder…

–&|160;Qui te le défend&|160;? Parle etregarde à ton aise&|160;!

Elle s’assit alors sur un banc et vérifial’arrangement des tresses autour de sa tête. Il y eut aussi un coupd’œil pour le cou, la chemise neuve brodée de soie, et une fineexpression de contentement parut sur ses lèvres, ses pommettesfraîches, et se refléta dans ses prunelles.

–&|160;Permets-moi aussi de prendre place àtes côtés.

–&|160;Assieds-toi, lui jeta Oksana, toujoursavec le même sentiment de satisfaction sur les lèvres et dans leregard.

–&|160;Charmante Oksana, toi qu’on ne selasserait jamais de contempler, laisse-moi t’embrasser, dit ens’armant de courage le forgeron qui serra contre lui la jeune filledans l’intention de lui ravir un baiser.

Mais elle recula ses joues qui se trouvaientdéjà à la portée de la bouche du galant et repoussa celui-ci d’unebourrade&|160;:

–&|160;Et quoi encore&|160;?… Voilà,donnez-lui du miel et il emportera la cuiller par-dessus lemarché&|160;! Arrière, tu as les mains plus dures que du fer et tuempestes la fumée. J’ai peur que tu ne m’aies toute salie avec dela suie…

Sur quoi, elle rapprocha le miroir pour mettreune dernière touche à sa toilette.

«&|160;Elle ne m’aime pas, songeait leforgeron, crête basse. Elle n’a la tête qu’aux amusettes et jereste là, planté comme un sot devant elle, sans la quitter uninstant des yeux. Mais oui, je resterais ainsi un siècle rivé ausol, et des éternités je la dévorerais volontiers du regard…Étrange fille&|160;! que ne sacrifierais-je point pour pénétrer lesecret de son cœur, savoir qui elle aime. Mais quoi&|160;! elle n’abesoin de qui que ce soit au monde. Pleine d’admiration pour sapropre personne, elle me tourmente, pauvre de moi&|160;! Et lechagrin s’interpose entre l’univers et moi, car ma tendresse pourelle est si profonde que pas un être humain n’a connu ni neconnaîtra d’amour qui approche du mien…&|160;»

–&|160;Est-ce vrai que ta mère estsorcière&|160;? dit soudainement Oksana en éclatant de rire.

Du coup, le forgeron crut que toute son âmeriait aussi en écho. Cette gaîté sembla réveiller une allégressedans son cœur et dans les légers battements de ses artères, etmalgré tout, le dépit s’empara de lui car il ne lui était paspermis de baiser jusqu’à plus soif ce visage auquel le rire prêtaittant de charme.

–&|160;Et que m’importe ma mère&|160;? Tu espour moi mère et père, et tout ce qui existe ici-bas qui vaille lapeine. Si l’empereur m’appelait pour me dire&|160;: «&|160;ForgeronVakoula, demande-moi ce qu’il y a de meilleur dans mon empire et jete le donnerai. J’ordonnerai de fabriquer pour toi une forge en oret tu taperas sur l’enclume avec des marteaux d’argent…&|160;» –«&|160;Je ne désire rien, répondrais-je à Sa Majesté, ni pierresprécieuses ni forge en or, ni même ton empire, donne-moi plutôtOksana&|160;!&|160;»

–&|160;Ah&|160;! voilà l’homme que tues&|160;! Seulement, mon père non plus n’est pas tombé de ladernière pluie&|160;!… Tu verras bien, s’il n’épouse pas tamère&|160;! acheva Oksana avec un sourire malicieux. Mais avec toutcela, les jeunes filles n’arrivent pas… Que signifie&|160;? Il estgrand temps d’aller chanter des noëls, je commence à m’ennuyer…

–&|160;Eh&|160;! la peste soit de ces jeunesfilles, ma jolie&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je ne l’entends pas ainsi.Elles traîneront sans doute des garçons à leur suite. C’est alorsqu’on dansera&|160;! Et ces histoires réjouissantes qu’ilsraconteront, je crois déjà les ouïr…

–&|160;Tu te plais donc avec elles&|160;?

–&|160;En tout cas, beaucoup plus qu’en tacompagnie… Ah&|160;! on a frappé… Ce sont, il me semble, les filleset les gars…

«&|160;À quoi bon lanterner d’avantage&|160;?se dit Vakoula. Elle se moque de moi et elle tient autant à mapersonne qu’à un fer à cheval tout rouillé. Mais s’il en est ainsi,nul autre n’aura licence de faire des gorges chaudes sur moncompte. Que je sache à coup sûr quel est son préféré et je luidésapprendrai à…&|160;»

Un coup à la porte et le cri&|160;:«&|160;Ouvre&|160;»&|160;! d’autant plus retentissant qu’il gelaità pierre fendre, interrompirent ses cogitations.

–&|160;Attends un peu, j’ouvrirai moi-même,dit-il en se glissant dans l’entrée, bien décidé dans sondésappointement à rosser comme plâtre le premier qui lui tomberaitsous la main.

*

**

Il gelait encore plus fort et dans leshauteurs célestes il faisait si froid que le diable sautillait d’unsabot sur l’autre et soufflait au creux de ses mains pourréchauffer d’une manière quelconque ses doigts gourds. Rien dedrôle à ce qu’il fût transi, celui-là qui, vingt-quatre heuresd’affilée, rôde à travers les enfers où, comme on sait, latempérature n’est pas aussi fraîche que chez nous en hiver, dansses domaines où, debout devant le foyer, et la toque campée sur latête, en maître-coq tout craché, il rôtit à petit feu les pécheursavec le même plaisir que goûte d’ordinaire une femme du commun àgriller l’andouille de Noël.

La sorcière elle-même se sentit pénétrée parle froid bien qu’elle fût douillettement vêtue. Aussi, levant lesdeux bras en l’air et lançant une jambe en arrière, dans la posturedu patineur en pleine course, elle se laissa couler à travers lesairs, sans remuer une articulation, comme si elle descendait lelong d’une glissoire, et s’engouffra directement dans lacheminée.

Usant du même procédé, le diable fila sur sestraces. Mais comme cet animal est plus agile que n’importe quelmuscadin porteur de chausses, il n’est pas étonnant si juste à lagueule de la cheminée il s’installa à califourchon sur les épaulesde sa chère et tendre, de telle façon que le couple atterrit parmiles pots à l’intérieur du vaste poêle.

La voyageuse souleva doucement le couverclepour se rendre compte si son fils Vakoula n’avait pas invité dumonde chez lui, mais voyant qu’il n’y avait rien, à part certainssacs au milieu de la chambre, elle se dégagea du poêle, ôta sapelisse rembourrée, rajusta quelque peu toilette et coiffure, etpersonne dès lors n’aurait pu deviner qu’une minute auparavant ellechevauchait un balai.

La mère de Vakoula ne dépassait pas encore laquarantaine. Elle n’était ni bien ni mal&|160;; il est d’ailleursdifficile de rester belle à cet âge. Il n’empêche qu’elle savait sibien captiver par ses charmes les Cosaques les plus gourmés qui,soit dit en passant, se souciaient fort peu de beauté, qu’elleétait fréquentée à la fois par le maire, et par le sacristain OssipNikiforovitch – en l’absence de sa propre femme, cela va de soit –,par le Cosaque Korneï Tchoub, et par le Cosaque KassianSvierbygouz. Il faut lui rendre cette justice qu’elle louvoyait sihabilement entre tous ces galants que l’idée ne venait pas à l’und’eux qu’il pût avoir un rival. Qu’un dévot paysan, ou bien qu’ungentilhomme – comme dit en parlant de soi tout Cosaque – se rendîtle dimanche à la messe, paré de l’ample manteau à capuchon, ou biens’il faisait trop mauvais temps, à l’auberge, comment résister àl’envie de passer chez la Solokha, pour goûter à des petits pâtésde caillebottes, trempés dans la crème aigre, et pour babiller dansla tiédeur d’une chaumière avec une commère complaisante et à lalangue bien pendue&|160;? Et le gentilhomme en question faisaittout exprès un long détour avant d’atteindre l’auberge, et c’est cequ’il appelait&|160;: entrer comme ça, puisque c’est sur maroute&|160;! Et s’il arrivait à Solokha d’aller à l’église unjour de fête, vêtue à cette occasion du cotillon de lainequadrillée de couleur crue, avec devantier en nankin, et parlà-dessus la jupe bleue avec des galons d’or, cousus derrière, etde se placer carrément tout près du chœur sur la droite, l’onpouvait parier d’avance que le sacristain toussoterait en louchantde ce côté, que le maire se lisserait la moustache, entortilleraitautour de son oreille la mèche interminable de son toupet etmurmurerait au voisin debout près de lui&|160;:

–&|160;Hé, hé, c’est une excellentefemme&|160;! une maîtresse femme&|160;!

Solokha faisait une révérence à chacun etchacun se figurait que la politesse ne s’adressait qu’à lui.

Mais quiconque enclin à se mêler des affairesd’autrui aurait à l’instant remarqué que Solokha multipliaitsurtout les prévenances à l’égard de Tchoub. Ce Cosaque étaitveuf&|160;; huit meules de blé s’alignaient bon an mal an devant saporte. En tout temps, deux couples de bœufs solides passaient latête hors de l’appentis en joncs tressés pour risquer un œil dansla rue, et meuglaient à la seule vue de commère la vache, ou deTonton le gros taureau. Un bouc barbichu grimpait sur le toit et delà chevrotait d’une voix aigre, comme un gouverneur de ville, pournarguer les dindes se pavanant dans la cour, ou bien tournaitbrusquement le derrière aussitôt qu’il apercevait ses ennemis, lesgamins qui se moquaient de sa barbe. Les coffres de Tchoub étaientbondés de pièces de toile, de caftans et de casaquins galonnés d’orà l’ancienne mode, car sa défunte moitié avait été une coquette. Enplus du pavot, des choux, des tournesols, il semait chaque annéedans son potager deux sillons de tabac. Solokha estimait que ce neserait pas mal du tout de joindre toutes ces richesses à son propreavoir et, tout en supputant d’avance quelle tournure prendrait ceménage dès qu’elle en deviendrait la maîtresse, elle redoublait detendres attentions envers Tchoub. Pour empêcher que son propre filsVakoula ne parvînt de quelque façon à serrer de trop près la filledu bonhomme et ne réussît à mettre la main sur tous les biens,auquel cas il ne permettrait sans doute pas à sa mère de s’immisceren quoi que ce fût, elle recourait au moyen familier à toutes lesbonnes pièces sur le retour, et semait le plus souvent qu’elle lepouvait la discorde entre Tchoub et le forgeron. Peut-êtrefallait-il précisément imputer à ces astuces et à cette fourberiele fait que çà et là certaines bonnes femmes, surtout dès qu’ellesavaient bu un coup de trop à quelque joyeuse assemblée,commençaient à chuchoter que la Solokha était une sorcière, et riende plus. Elles prétendaient aussi que le gars Kyzialkoloupenkoavait remarqué qu’il pendait au derrière de la mère du forgeron unequeue de la longueur tout au plus d’un fuseau de bonne femme&|160;;qu’il y avait quinze jours de cela, un jeudi, elle avait traverséla route sous la forme d’un chat noir&|160;; qu’une fois un porcavait fait irruption chez la femme du pope, avait poussé uncocorico, et s’était enfui après s’être coiffé de la calotte duPère Kondrat.

Il arriva qu’un beau jour, à l’instant oùjustement les bonnes femmes avaient mis ce sujet sur le tapis, levacher Tymych Korostyavy vint à entrer. Il ne balança point àraconter que l’été dernier, à la veille même de la Saint-Pierre,alors qu’il s’était étendu pour faire un somme dans l’étable, avecune botte de paille sous la tête, il avait vu, mais de ses yeux vu,la sorcière en chemise et les tresses dénouées, qui se mit à traireles vaches, sans qu’il pût remuer le petit doigt, ensorcelé qu’ilétait, et elle lui avait enduit les lèvres d’une substance siproprement infecte qu’il n’en finit pas de cracher de toute lajournée. Mais tous ces racontars ne laissaient pas d’éveiller desdoutes, car seul l’assesseur de Sorochinietz a le don de dépisterles sorcières. Aussi, les notables de l’endroit n’esquissaientqu’un geste de dédain quand de tels propos parvenaient à leursoreilles.

–&|160;Elles radotent, ces garces defemelles&|160;! répondaient-ils d’ordinaire.

Une fois hors du poêle et sa toiletterajustée, Solokha, en ménagère soigneuse qu’elle était, entrepritde faire de l’ordre et de remettre chaque chose à sa place, maiselle ne toucha pas aux sacs. Vakoula les avait amenés, c’était doncà lui d’en débarrasser la chambre. Or, au moment même où ils’engouffrait dans la cheminée, le diable s’était par hasardretourné et avait aperçu Tchoub qui, bras dessus bras dessous avecle compère se trouvait déjà à bonne distance de chez lui. En unclin d’œil, le Malin rebondit hors du poêle, se précipita pourbarrer la route aux deux amis et entreprit de décoller de-ci etde-là des blocs de neige gelée. Il en résulta un chasse-neige etl’air s’emplit de flocons blancs qui, au souffle de la bourrasque,se dressaient aussi bien par devant que par derrière, menaçant decoller hermétiquement les yeux, la bouche et les oreilles despiétons. Cela fait, le diable reprit son essor pour descendre denouveau dans la cheminée, absolument certain que Tchoub rentreraitau logis avec le compère, y surprendrait le forgeron et lemalmènerait de si verte façon que ce barbouilleur serait delongtemps dans l’impossibilité de saisir un pinceau et de peindredes caricatures outrageantes.

*

**

De fait, à peine la tempête de neige sefut-elle levée, dès que le vent commença à le cingler droit dansles yeux, Tchoub se repentit de son obstination et, renfonçant lecapuchon sur sa caboche, régala d’un chapelet d’injures choisies lediable et le compère, sans s’oublier lui-même. Au reste, ce dépitn’était qu’une feinte, car Tchoub était ravi du contre-temps. D’icià la maison du sacristain il leur restait, à tous deux, huit foisplus de chemin à faire qu’ils n’en avaient parcouru. Ils virèrentdonc de bord. Le vent leur fouaillait la nuque, mais par devant onn’y voyait goutte à travers les tourbillons de neige.

–&|160;Halte, compère&|160;! nous noustrompons de route, je crois, hurla Tchoub, en s’écartant dequelques pas. Je ne vois pas la queue d’une maison. Mais quel sacréchasse-neige&|160;!… Fais donc un petit détour, l’ami, pour voir situ ne tombes pas sur la bonne voie, cependant que de mon côté jechercherai par ici. Ah&|160;! il a fallu aussi que l’enfer nouspousse à courir le guilledou par ce temps de chien. N’oublie pas deme héler si tu t’y retrouves… Pouah&|160;! quel tas de neige Satanvient de me coller à travers les yeux&|160;!

Mais de chemin, pas la moindre trace&|160;!Quand il se fut éloigné, Panass rôda à droite et à gauche avec seslongues bottes jusqu’à ce qu’enfin il mit le nez tout droit surl’auberge. Cette trouvaille le réconforta à un tel point qu’il enoublia tout le reste, et secouant la neige dont il était saupoudré,il s’engouffra dans l’entrée sans se préoccuper le moins du mondedu camarade en panne au dehors. À ce moment, Tchoub crut s’yreconnaître, il s’arrêta et cria à pleine gorge, mais voyant que lecompère tardait à reparaître, il décida de partir tout seul. Aubout de quelques pas, il aperçut sa maison&|160;; des tas de neiges’amoncelaient au seuil, ainsi que sur le toit. Après avoir tapédans ses mains tout engourdies par le froid il se mit à cogner à laporte, en criant d’un ton impératif à sa fille de lui ouvrir.

–&|160;Qu’est-ce qu’il te faut&|160;? luidemanda sèchement le forgeron en débouchant du seuil.

Tchoub recula au son de cette voix.

«&|160;Oho&|160;! se dit-il, ce n’est point mamaison, le forgeron n’aurait garde de se risquer chez moi. Etpourtant, en y regardant de près, ce n’est pas non plus sachaumière à lui. À qui donc peut bien être celle-ci&|160;?Ah&|160;! j’y suis&|160;!… je ne la reconnaissais pas du premiercoup. C’est celle du boiteux Levtchenko, récemment marié à unetoute jeune personne. Sa maison est la seule à ressembler à lamienne. Je m’étonnais aussi quelque peu d’être arrivé si vite aulogis. Mais bon sang&|160;! Levtchenko se trouve présentement chezle sacristain&|160;; j’en suis absolument sûr. Dès lors, quefabrique ici le forgeron&|160;?… héhéhé&|160;! il vient voir lajeune femme du boiteux… Mais oui, parfait&|160;!… j’ai tout comprismaintenant…&|160;»

–&|160;Qui es-tu et qu’est-ce que tu as àfouiner devant cette porte&|160;? demanda Vakoula d’un ton encoreplus rageur et en s’avançant de quelques pas.

«&|160;Eh bien&|160;! non&|160;! je ne luidirai pas qui je suis, pensait Tchoub, il serait encore capable deme rosser, j’en ai peur, le maudit bâtard&|160;!&|160;»

Il répondit donc en contrefaisant savoix&|160;:

–&|160;Je ne suis qu’un brave homme venu,histoire de rire, chanter des noëls sous votre fenêtre.

–&|160;Va-t’en au diable avec tes noëls, luicria le forgeron hors de lui. Qu’as-tu à rester planté là&|160;? Tues sourd&|160;? fiche-moi le camp maintenant&|160;!

De lui-même, Tchoub nourrissait cetteraisonnable intention, mais cela l’ennuyait de montrer qu’il luifallait céder aux injonctions de ce gaillard. Il semblait qu’undémon le poussait du coude et l’incitait à regimber.

–&|160;Mais au fait, toi, qu’est-ce que tu asà vociférer&|160;? reprit-il de cette même voix contrefaite. Jetiens à chanter des noëls et je le ferai…

–&|160;Oho, mais tu as la langue bienpendue&|160;! Ces mots n’étaient pas achevés que Tchoub ressentitune très vive douleur à l’épaule.

–&|160;Comment&|160;! à ce que je vois, tu temets déjà à jouer des poings&|160;? dit-il en rompant de quelquesenjambées.

–&|160;Va-t’en&|160;! partiras-tu&|160;?criait Vakoula en gratifiant le bonhomme d’une secondebourrade.

–&|160;Mais qu’est-ce qui te prend&|160;?geignait Tchoub sur un ton qui exprimait à la fois de la douleur,du dépit et de la crainte. À ce qu’il paraît, tu rosses les genspour de bon, et sans avoir peur de leur faire du mal&|160;!

–&|160;Va-t-en, qu’on te dit&|160;! hurla leforgeron qui referma la porte à toute volée.

«&|160;Regardez-moi ça, quel bravache&|160;!se disait Tchoub, resté seul dans la rue. Il suffit d’approcher, etvoyez comme il vous reçoit&|160;! Qui m’a donné un polichinellecomme ça&|160;? Tu t’imagines peut-être que les tribunaux ne sontpas faits pour toi&|160;?… Je m’en moque pas mal que tu soisforgeron et peintre… Si j’examinais pourtant mon échine et mesépaules&|160;; elles sont, je pense, pleines de bleus… Il a dû yaller de toutes ses forces, le fils du diable&|160;! C’est dommagequ’il fasse si froid et que j’hésite à ôter ma peau de mouton.Attends un peu, possédé de forgeron, que le démon t’engloutisse,toi et ta forge&|160;! je te ferai danser de la belle manière. Non,mais voyez-vous ce damné chenapan&|160;!… Ah çà&|160;! dites donc,il n’est pas chez lui de ce moment et m’est avis que la Solokha estseule. Hum&|160;!… sa maison n’est au bout du compte qu’à deux pasde chez moi… Si j’y allais&|160;?… Non, mais ce qu’il m’a fait mal,ce sale Vakoula&|160;!&|160;»

Sur ce, Tchoub se gratta encore le dos et sedirigea d’un autre côté. La perspective agréable d’une entrevueavec Solokha calmait un peu la douleur qu’il ressentait, et lerendait même insensible au gel dont le craquement s’entendait danstoutes les rues par-dessus l’haleine sifflante du chasse-neige.Cependant, une grimace aigre-douce déformait son visage où la barbeet les moustaches étaient savonnées par la tourmente plushabilement que par n’importe quel perruquier qui vous attrapetyranniquement le nez du client entre le pouce et l’index.Pourtant, si les flocons n’avaient tressé par devant comme parderrière leur treillage, on aurait pu voir longtemps encore lebonhomme Tchoub s’arrêtant pour se tâter l’échine, en grommelantavant de se remettre en route&|160;:

–&|160;Ses coups m’ont fait rudement mal, lemaudit forgeron&|160;!

*

**

Au moment où l’agile muscadin paré d’une queueet d’une barbiche de bouc jaillissait de la cheminée et s’yengouffrait de nouveau, la giberne qu’il portait en bandoulière etdans laquelle il avait enfoui la lune après son larcin s’accrochaon ne sait trop comment au poêle et s’entrebâilla. Profitant decette occasion, la lune monta d’un trait le long du tuyau de lacheminée et regagna d’une souple ascension les hauteurs du ciel.Tout s’illumina aussitôt et de la bourrasque subite il ne restaplus trace&|160;; la neige se mit à resplendir comme un vaste champparsemé d’un bout à l’autre d’étoiles de cristal. On eût dit mêmeque le gel perdait de son mordant&|160;; des bandes de garçons etde filles apparurent avec des sacs, les chants retentirent et raresétaient les chaumières sous les fenêtres desquelles nes’attroupaient point des chanteurs de Noël.

Quel merveilleux clair de lune&|160;! Il estdifficile de rendre le plaisir que l’on goûte par un tel temps àjouer des coudes dans un groupe de jeunes filles qui n’ont auxlèvres que rires et chansons, et parmi les gars prêts à toutes lesfarces et plaisantes inventions que peut suggérer une nuitdébordante d’allégresse. On a chaud sous la peau de mouton bienserrée&|160;; le gel vous avive les pommettes et le Malin enpersonne vous pousse par derrière aux plus folles escapades.

Une foule de jeunes filles munies de sacsavait fait irruption dans la chaumière de Tchoub et se pressaitautour d’Oksana. Clameurs, éclats de rire, brouhaha deconversations, assourdissaient le forgeron. Chacune s’empressait deconter à la belle quelque chose de nouveau, de décharger les sacset de tirer vanité des miches, des saucissons, des pâtés auxcaillebottes qu’on avait déjà récoltés en abondance au cours decette première tournée. Oksana paraissait au comble de la joie,bavardait tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre, et riait sansarrêt.

Le forgeron considérait cette allégresse avecun certain dépit, et non sans envie, et pour une fois il maudissaitla quête de Noël, bien que d’habitude il s’y adonnât lui-même avecpassion.

–&|160;Dis donc, Odarka, s’écria la joyeuseOksana en s’adressant à l’une des jeunes filles, mais tu as dessouliers neufs. Comme ils sont jolis&|160;! et avec des broderiesd’or&|160;? Tu as de la chance, Odarka, de connaître quelqu’un quit’achète un tas de choses, tandis que je n’ai personne qui me fasseprésent d’aussi magnifiques souliers…

–&|160;Sois tranquille, Oksana chérie,intervint le forgeron, je te rapporterai de tels souliers que peude demoiselles pourront se targuer d’en posséder de pareils…

–&|160;Toi&|160;? répondit Oksana, le toisantd’un regard rapide et méprisant, je voudrais bien savoir où tu teprocureras des souliers qui soient à ma pointure… À moins d’allerchercher ceux-là mêmes que chausse l’Impératrice.

–&|160;Voyez où montent ses prétentions&|160;!s’écrièrent d’une seule voix ses compagnes avec des fusées derire.

–&|160;Oui, répéta fièrement la belle enfant,et je vous prends toutes à témoin&|160;: si le forgeron Vakoula merapporte les souliers que chausse l’impératrice en personne, j’enfais le serment, je l’épouserai tout de suite…

Les jeunes villageoises entraînèrent au dehorscette beauté capricieuse.

«&|160;Tu peux bien rire, disait le forgeronen sortant sur leurs pas, puisque moi-même je fais des gorgeschaudes sur mon propre compte. J’ai beau m’interroger, je ne saispas où s’est envolé mon bon sens. Elle ne m’aime pas, ehbien&|160;! soit&|160;! et que Dieu la bénisse&|160;! Comme s’iln’y avait au monde que la seule Oksana. Grâce au ciel, on trouve auvillage bon nombre d’autres jeunes filles appétissantes. Et ensomme, qu’est-ce qu’elle vaut&|160;? il n’en sortira jamais uneménagère convenable, elle n’est bonne qu’à s’attifer. Non, non,cela suffit, il est grand temps que je cesse d’êtreniais&|160;!&|160;»

Mais à l’instant même où Vakoula se préparaità faire preuve de décision, quelque démon agita sous ses yeuxl’image d’Oksana riant aux éclats et disant d’une lèvremoqueuse&|160;: «&|160;Apporte-moi, forgeron, les souliers del’impératrice et je t’épouserai&|160;!&|160;» Il en fut tout remuéet la fille de Tchoub redevint l’unique maîtresse de sespensées.

Des bandes de chanteurs de noëls galopaientd’une rue à l’autre, les gars d’un côté, et les filles ensemble.Mais Vakoula s’avançait aveugle à tout, et sans prendre la moindrepart à ces réjouissances que jadis il aimait plus que nulautre.

*

**

Pendant ce temps, le diable se morfondait detendresse chez la Solokha, et pour de bon&|160;! Il lui baisait lamain avec autant de simagrées que l’assesseur quand il va chez lafille du pope, se mettait la main sur le cœur, soupirait etproclamait sans détours que si elle ne consentait pas à satisfairesa passion et à la couronner comme d’usage, il était prêt àtout&|160;: à se jeter par exemple à l’eau et à dépêcher sa propreâme tout droit aux enfers. Solokha n’était pas tellement cruelle etd’ailleurs le diable était, comme on sait, son complice. Elleadorait voir un tas de soupirants frétiller autour de ses jupes, etil était rare qu’elle n’eût point de la compagnie. Ce soirpourtant, elle s’attendait à rester seule, puisque les notabilitésde l’endroit avaient été invitées à manger le riz aux raisins secschez le sacristain. À peine le diable achevait-il de formuler sonultimatum, que soudain l’on entendit à l’entrée la voix du grosbonhomme de maire. Solokha courut à la porte et l’agile démon sefourra dans l’un des sacs qui se trouvaient là.

Après avoir secoué les flocons qui couvraientson bonnet, et vidé un gobelet d’eau-de-vie tendu par la main deSolokha, le maire annonça qu’il ne s’était pas rendu chez lesacristain à cause du chasse-neige, et que voyant de la lumièrechez la belle, il était venu dans l’intention de passer avec ellela soirée.

Il était tout juste au bout de son récit qu’uncoup fut frappé à la porte et l’on reconnut la voix dusacristain.

–&|160;Cache-moi quelque part, chuchota lemaire, je ne voudrais pas pour le quart d’heure me trouver en saprésence.

Solokha se demanda longtemps où elle pourraitbien dissimuler un visiteur d’une telle carrure&|160;; finalement,elle prit le plus volumineux des sacs, versa dans un cuveau lecharbon qu’il contenait et le maire obèse s’y coula avec sesmoustaches, sa grosse tête et son bonnet fourré.

Le sacristain entra, et tout en soupirantd’aise et en se frottant les mains, il conta que personne n’avaitrépondu à son invitation, mais qu’il était ravi de l’occasion quise présentait pour s’offrir une «&|160;petite débauche&|160;» chezla commère, en sorte qu’il n’avait point reculé devant la tourmentede neige. Après quoi, il se glissa tout contre Solokha, toussota,pouffa de rire et, frôlant du doigt le gras du bras nu de ladondon, prononça d’une voix qui trahissait à la fois de l’astuce etun intime ravissement&|160;:

–&|160;Et qu’est-ce que vous avez là, masplendide Solokha&|160;?

Et cela dit, il recula de quelques pas.

–&|160;Comment&|160;! ce que j’ai là&|160;?mais c’est mon bras, Ossip Nikiforovitch&|160;! répondit-elle.

–&|160;Hum&|160;!… un bras&|160;?…héhéhéhé&|160;! dit le sacristain, ingénument satisfait de cebrillant début, puis après s’être promené à travers la pièce&|160;:Et ceci, qu’est-ce que c’est, ma très chère Solokha&|160;?répéta-t-il sur le même ton en se rapprochant, et bondissant enarrière après lui avoir frôlé le cou.

–&|160;Comme si vous ne le voyiez pas de vosyeux&|160;! répliqua-t-elle, mon cou, et sur le cou, un collier deverroteries…

–&|160;Hum&|160;!… un collier au cou&|160;?…héhéhéhé&|160;! dit encore le sacristain qui arpentait la chambreen se frottant les mains.

–&|160;Et qu’est-ce que vous avez là,remarquable Solokha&|160;?

On ne sait trop ce qu’aurait touché cette foisle paillard de sacristain, car brusquement on entendit des coups àla porte et la voix du Cosaque Tchoub.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! quelqueintrus&|160;! s’écria le sacristain en proie à la terreur.Qu’adviendra-t-il maintenant si l’on surprend ici une personne dema condition&|160;?… [4] Le PèreKondrat aura vent de la chose…

Mais les craintes du sacristain étaient d’uneautre nature&|160;; il redoutait surtout que la nouvelle ne parvîntaux oreilles de sa moitié dont la formidable main n’avait guèrebesoin d’un prétexte aussi légitime pour réduire sa tresse bienfournie aux proportions d’une minuscule queue de rat.

–&|160;Au nom du Ciel, vertueuse Solokha,disait-il en tremblant de tous ses membres, votre bonté, comme ilse lit dans l’évangéliste Luc, au chapitre trei… heu… trei… Onfrappe, de par Dieu, on frappe… Oh&|160;! cachez-moi donc quelquepart…

Solokha vida dans le cuveau le charbon d’undeuxième sac et la personne assez fluette du sacristain s’y glissaet, comme il s’était accroupi tout à fait dans le fond, on auraitpu verser par-dessus un bon demi-sac de houille.

–&|160;Salut, Solokha&|160;! dit Tchoub dès leseuil. Tu ne m’attendais peut-être pas, hein&|160;? Vrai, tu nem’attendais pas&|160;? Peut-être que je tombe mal à propos,continua-t-il avec une grimace joyeuse et significative quilaissait entendre que sa cervelle obtuse était en gestation et sepréparait à accoucher de quelque plaisanterie piquante etingénieuse. Peut-être, hein, que tu t’en donnais du bon temps iciavec quelque autre&|160;?… Peut-être que tu as déjà caché quelqueparticulier, hein&|160;?

Ravi de sa remarque, Tchoub s’esclaffa ensavourant dans son for intime le triomphe d’être l’unique àprofiter des complaisances de la commère.

–&|160;Allons, Solokha, donne-moi maintenant àboire un bon coup d’eau-de-vie. J’ai l’impression d’avoir le gosiergelé à bloc du fait de cette maudite froidure. Ah&|160;! Dieu nousa vraiment gratifié d’une nuit délicieuse, juste à Noël&|160;!…Comme ça mordait, tu entends, Solokha, comme ça mordait&|160;! Mafoi&|160;! j’en ai les doigts gourds&|160;: pas moyen dedéboutonner ma pelisse. Ah&|160;! ce qu’il mordait, lechasse-neige…

–&|160;Ouvre&|160;! cria dans la rue la voixde quelqu’un qui frappa immédiatement après.

–&|160;On frappe&|160;! dit Tchoub, cloué surplace.

–&|160;Enfin, vas-tu ouvrir&|160;? cria-t-onplus fort que la première fois.

–&|160;C’est le forgeron, chuchota Tchoub, ensautant sur son bonnet. Tu m’entends, Solokha, fourre-moi où tuvoudras, mais pour rien au monde je ne désire me montrer à cemaudit bâtard. Qu’il lui pousse, à ce fils du diable, une loupegrosse comme une meule sur les deux yeux&|160;!

Dans tous ses états elle aussi, Solokha sedémenait de-ci de-là comme une possédée et perdant soudain lamémoire fit signe à Tchoub de s’insinuer dans ce même sac où lesacristain s’était déjà réfugié. Ce pauvre homme n’osa même pasémettre une petite toux ou un geignement de douleur quand le pesantCosaque s’installa autant dire sur sa tête, en lui encadrant lestempes de ses deux bottes gelées tant il avait pataugé dans laneige.

Le forgeron entra sans souffler mot, sans sedécoiffer et s’affaissa plutôt qu’il ne s’assit sur un banc. Onvoyait tout de suite qu’il était de très méchante humeur.

À l’instant même où Solokha bouclait la porteaprès l’arrivée de son fils, quelqu’un y cogna de nouveau. Cettefois c’était le Cosaque Sverbygouz. Du coup, il n’était plusquestion de mettre celui-ci dans un sac, ne fût-ce d’ailleurs quepour cette raison qu’on n’aurait pu en trouver un capable de leloger. Sa corpulence dépassait en effet celle du maire et quant àla taille, il l’emportait même sur Panass, le compère de Tchoub.C’est pourquoi Solokha le conduisit au verger pour entendre de sabouche ce qu’il avait l’intention de lui confier.

Le forgeron promenait un regard distrait surles coins et recoins de la chambre, prêtant de temps à autrel’oreille au chant des quêteurs dont les échos lointainsparvenaient jusqu’à lui. Enfin, ses yeux se posèrent sur lessacs.

–&|160;Que font ici ces sacs&|160;?Il est plus que temps de les ranger. Cet amour stupide a fini parm’abrutir. Demain, c’est grande fête et des saletés de toute sorteencombrent la maison. Faut que je les porte à la forge&|160;!…

Il s’accroupit donc autour des énormes sacs,les ficela aussi solidement qu’il put et se mit en devoir de lescharger sur ses épaules. Mais il était clair que ses penséesétaient absentes, sinon il aurait entendu le sifflement brusqueéchappé à Tchoub quand ses cheveux se trouvèrent entortillés dansla corde qui liait le sac, ou bien un hoquet qui, très vite étouffépar le maire, résonna quand même assez fort.

«&|160;Voyons, est-ce que cette méchanteOksana ne me sortira pas de l’esprit&|160;? se disait le forgeron.Je ne veux plus songer à elle, et je ne fais que ça, et comme parun fait exprès mes pensées, ne tournent qu’autour d’elle. D’oùvient donc que son souvenir me hante la cervelle, malgré que j’enaie&|160;?… Diable, que ces sacs se sont alourdis… On a dû yfourrer autre chose que du charbon. Que je suis bête&|160;! j’aioublié que maintenant tout me semble peser davantage. Autrefois, ilm’arrivait de plier et de rendre à leur position première despièces de billon ou des fers à cheval, et maintenant je ne suisplus à même de soulever ces sacs de charbon. Bientôt, un coup devent suffira à me jeter par terre. Non, et non, cria-t-il, aprèss’être tu un instant pour reprendre courage, quelle femmelettesuis-je donc&|160;? Je ne permettrai à personne de me tourner enridicule. Y aurait-il dix de ces sacs-là, je les enlèveraistous…&|160;»

Et il se jeta vaillamment sur l’épaule un faixque deux hommes n’auraient pas été capables de coltiner.

–&|160;Si j’emportais également celui-ci,dit-il en saisissant le petit sac au fond duquel gisait le diable,tout recroquevillé. C’est celui, je crois, où j’ai mis mesoutils.&|160;»

Et il sortit de la chaumière ensifflotant&|160;:

Point ne veux me mettre une épouse sur les bras&|160;!

*

**

Dehors, les chants et les rires se faisaientde plus en plus bruyants. Les bandes qui couraient les ruess’étaient encore augmentées des amateurs accourus des villagesvoisins. Les gars avaient le diable au corps et s’en donnaient àcœur joie. Souvent l’on entendait, alternant avec des noëls,quelque refrain joyeux improvisé sur place par un jeune Cosaque.Tantôt, un autre entonnait dans un groupe une comptine et hurlait àtue-tête&|160;:

Fouille et mouille&|160;!

Donnez-moi du gâteau,

Plein la main de gruau,

Et une rondelle d’andou… ouille&|160;!

Des fous rires récompensaient le malicieuxcamarade. Les étroites fenêtres à guillotine se soulevaient et lamain décharnée d’une vieille femme – les anciennes étaient en effetles seules à garder le logis avec les graves pères de famille – setendait pour présenter un saucisson eu une tranche de gâteau. Garset filles se bousculaient à qui mieux mieux pour récolter ce butin.À un endroit, des garçons accourus de toutes parts avaient cerné ungroupe de quêteuses. Quel vacarme alors, et quels cris&|160;! l’unlançait des boules de neige, un autre emportait de haute lutte unsac bourré de victuailles diverses. Ailleurs des jouvencellesavaient capturé un jeune homme et d’un croc-en-jambe l’avaientenvoyé culbuter pêle-mêle avec son bissac. Tout portait à croireque ces espiègles se préparaient à s’amuser jusqu’à l’aube et,comme par une heureuse coïncidence le froid se faisait beaucoupmoins sentir et, réverbéré par la neige, le clair de lune semblaitplus éblouissant de blancheur.

Le forgeron fit halte avec ses sacs. Il luiavait paru entendre dans un groupe de villageoises la voix et lerire aigu d’Oksana. Tous ses nerfs se tendirent&|160;; jetant surle sol sa charge avec tant de violence que le sacristain tapi aufond cria de douleur et que le maire hoqueta à plein gosier, maisgardant sur l’épaule le tout petit sac, il s’en alla à l’aventuresur les pas d’un tas de lurons qui poursuivaient cette volée dejeunes filles parmi lesquelles il avait cru distinguer la voixd’Oksana.

–&|160;Mais oui, c’est bien elle, avec ce portd’impératrice et ces yeux noirs qui lancent des éclairs. Un gars debelle apparence lui conte quelque histoire, fort drôle, je gage,car elle en rit aux éclats. Mais bah&|160;! elle rit tout letemps…

Machinalement en quelque sorte, et sansdémêler la raison qui le faisait agir, il se glissa à travers lesrangs des jeunes Cosaques et se plaça près de la belle.

–&|160;Ah&|160;! Vakoula, te voilà&|160;?Salut&|160;! dit-elle avec ce sourire qui le rendait fou. Ehbien&|160;! ta cueillette est-elle bonne&|160;?… Fi&|160;! commeton sac est petit&|160;!… Et les souliers chaussés parl’impératrice, tu me les apportes&|160;?… Procure-moi ces souliers,et je t’épouserai… lui lança-t-elle dans un éclat de rire, endétalant, perdue dans la foule de ses compagnes.

Le forgeron demeura sur place, comme s’ilavait eu de la glu aux semelles.

«&|160;Non, je n’en puis plus… La force memanque d’en supporter davantage, finit-il par murmurer. Mais,Seigneur&|160;! pourquoi donc est-elle si diaboliquementjolie&|160;? Son regard, ses mains, tout chez elle me brûle et meconsume à petit feu. Non, je ne suis plus maître de moi. Il estgrand temps de mettre fin à tout ceci&|160;; que périsse monâme&|160;! je vais me noyer dans ce trou creusé dans la glace de larivière…&|160;»

Il s’avança alors d’un pas résolu, rattrapa labande joyeuse, se porta au niveau d’Oksana et lui dit d’un tonferme&|160;:

–&|160;Adieu, Oksana&|160;! cherche-toi unfiancé de ton choix, fais tourner en bourrique qui te plaît, quantà moi, tu ne me reverras plus en ce bas monde…

La jeune fille parut interloquée et déjà seslèvres s’entr’ouvraient pour parler, mais Vakoula esquissa un gestevague et s’enfuit à toutes jambes.

–&|160;Où vas-tu donc, Vakoula&|160;? luicrièrent des jeunes gars en le voyant courir.

–&|160;Adieu, les amis, leur jeta au passagele forgeron. Dieu nous donne de nous rencontrer dans l’autre monde,car ici-bas nous ne nous promènerons plus de compagnie.Adieu&|160;! ne gardez pas de moi un trop mauvais souvenir. Ditesau Père Kondrat de chanter l’office des morts pour mon âmepécheresse. Trop occupé d’affaires profanes, je n’ai pas eu letemps de peindre les cierges devant les saintes images duThaumaturge et de la Mère de Dieu, c’est ma très grandefaute&|160;! Tout l’argent que l’on trouvera dans mon coffre, je lelègue à l’église… Adieu&|160;!

Sur ces mots, il reprit sa course, avec sonpetit sac toujours campé sur l’épaule.

–&|160;Il a perdu l’esprit, se dirent sesamis.

–&|160;Une âme en perdition&|160;! marmottadévotement une vieille femme qui passait. Vite, allons racontercomment le forgeron est allé se pendre…

*

**

Vakoula que sa course avait amené pendant cetemps à plusieurs rues de là s’arrêta pour souffler.

«&|160;Mais au fait, se dit-il, où doncprécipité-je mes pas&|160;? Comme si tout était définitivementperdu&|160;! J’essaierai encore d’un moyen, j’irai voir leZaporogue Patziouk le Pansu. On prétend qu’il est à tu et à toiavec tous les démons et qu’il fait tout ce qu’il veut. Oui, il fautque j’y aille, puisque aussi bien mon âme est vouée à ladamnation…&|160;»

Quand ces mots vinrent à son oreille, lediable qui s’était fort longtemps tenu coi trépigna de joie dans sacachette et Vakoula, pensant que par suite d’un geste maladroit lesac s’était accroché à son bras, et que telle était la raison de cemouvement insolite, cogna dessus à toute volée, le rejeta sur sondos et se dirigea vers la maison de Patziouk.

Il était exact que ce Patziouk le Pansu avaitjadis séjourné chez les Zaporogues&|160;; mais qu’on l’en eûtexpulsé, ou qu’il s’en fût retiré de son plein gré, nul ne lesavait au juste. Il y avait longtemps, au moins dix années, oupeut-être même vingt, qu’il demeurait à Dikanka. Au début, ilmenait l’existence d’un vrai Zaporogue&|160;: ne faisant œuvre deses dix doigts, dormant les trois quarts de la journée, bâfrantcomme un quarteron de faucheurs et asséchant presque d’une traitela contenance d’un décalitre d’eau-de-vie. D’ailleurs, il avait dequoi loger ce qu’il avalait, car en dépit de sa courte taille ilétait d’une largeur imposante. Ajoutez que les braies qu’il portaitétaient d’une telle ampleur que, si fort qu’il allongeât le pas, onne distinguait jamais ses pieds, à croire qu’une cuve dedistillerie déambulait par les rues. C’est peut-être de là quedécoulait son sobriquet de «&|160;Pansu&|160;». Peu de semainesaprès son arrivée au village, tout le monde savait déjà qu’il avaitle don de guérir.

Quelqu’un tombait-il malade, on convoquait àl’instant Patziouk, et il lui suffisait de marmonner quelquesincantations pour que le malaise disparût, en un tournemain. Ilarrivait aussi à un gentilhomme, goinfrant à la suite d’un longjeûne, de s’étrangler avec une arête de poisson&|160;; en pareilcas, Patziouk savait si bien administrer au patient un maître coupde poing dans le dos que l’arête filait là ou il se devait, sanspréjudice aucun pour le noble gosier. Depuis quelque temps on ne levoyait que rarement hors de chez lui. Le motif de cette réclusionétait peut-être bien la paresse, et qui sait d’autre part si,d’année en année, sa bedaine n’éprouvait pas une peine croissante àfranchir le cadre de sa porte. En tout cas, les gens du villagedevaient se rendre à son domicile pour peu qu’ils eussent besoin deses services.

Le forgeron ouvrit la porte, non sanstimidité, et aperçut Patziouk assis par terre, à l’orientale,devant un petit cuveau sur lequel reposait, exactement au niveau deses lèvres, un plat rempli de beignets. Sans remuer un seul doigt,le gaillard n’avait qu’à pencher légèrement la tête pour laper lasauce et ébrécher de temps à autre un beignet.

«&|160;Eh bien&|160;! on dira ce qu’on voudra,songea Vakoula, mais celui-ci est encore plus fainéant que Tchoubqui au moins daigne se servir d’une cuiller pour manger, tandis quece Pansu se refuse même à lever la main.&|160;»

Patziouk devait être entièrement absorbé parla dégustation de ses beignets, car il ne sembla prêter aucuneattention à l’arrivée du forgeron qui, dès qu’il eut franchi leseuil, s’inclina très profondément devant le maître du logis.

–&|160;Je viens faire appel à tabienveillance, Patziouk, dit Vakoula, sur une nouvellerévérence.

Le Pansu leva légèrement les yeux, mais nelâcha pas pour autant ses beignets.

–&|160;On prétend, soit dit sans offense,continua le forgeron en s’armant de courage, car si j’aborde laquestion, loin de moi l’intention de te blesser…, que tu asquelques accointances avec le diable…

Vakoula eut grand peur en proférant ces mots,dans l’idée qu’il s’était exprimé un peu trop crûment et sansadoucir suffisamment la brutalité de certains termes, et ilcraignit que Patziouk n’empoignât le cuveau pour le lui lancer à latête, pêle-mêle avec les beignets&|160;; aussi s’écarta-t-il un peuen se protégeant d’une manche pour que la sauce brûlante ne luigiclât pas à la face.

Mais Patziouk se borna à lui faire l’aumôned’un bref regard, après quoi il écorna d’un coup de dent une boulede pâte frite.

Encouragé, le forgeron se décida àpoursuivre&|160;:

–&|160;Je suis venu vers toi, Patziouk, Dieuveuille combler tes vœux, t’octroyer abondance de richesses, et dupain en proportion…

Vakoula savait à l’occasion tourner uncompliment à la mode, au surplus il s’était entraîné à cettepratique durant son séjour à Poltava, au temps où il peignait lapalissade du chef d’escadron.

–&|160;Le pécheur que je suis doit se résignerà la damnation, et personne ici-bas ne m’en préservera. Adviennequi plante, mais me voilà réduit à quémander l’aide du diable enpersonne. Eh bien&|160;! Patziouk, ajouta-t-il en voyant l’autrepersister dans son mutisme, que devenir&|160;?

–&|160;Va-t’en donc au diable, si tu as besoinde lui, répliqua Patziouk, sans lever les yeux, et continuant àengloutir des beignets.

–&|160;Voilà justement pourquoi je suis venute rendre visite, répondit Vakoula qui y alla encore d’unerévérence, nul autre que toi, à mon estime, ne connaît le cheminqui mène chez le démon.

Patziouk ne proféra pas un traître mot etacheva de dévorer ce qui restait dans le plat.

–&|160;Rends-moi un service, brave homme, nerepousse pas ma prière, insista l’artisan. Quant au lard, auxandouilles, à la farine de sarrasin, et quoi encore&|160;! ma foi,au drap et ainsi de suite, dont tu pourrais avoir besoin, je meconformerai aux usages qui se pratiquent entre honnêtes gens, et nelésinerai point. Confie-moi, par exemple, ce qu’il faut faire pourrencontrer le diable…

–&|160;Qui porte le diable sur son dos, n’aguère besoin de marcher longtemps pour le rencontrer, lui réponditle Pansu d’un ton indifférent et sans changer d’attitude.

Vakoula le fixa intensément comme s’ilespérait lire sur ce front un commentaire des dernièresparoles.

«&|160;Que veut-il dire&|160;?&|160;» sedemanda-t-il à part soi, et sa bouche entr’ouverte parut disposée àavaler le moindre mot que daignerait lui lancer Patziouk.

À ce moment, le forgeron remarqua que l’hôten’avait plus devant lui ni cuveau, ni beignets&|160;; à leur place,on voyait par terre deux assiettes en bois, l’une pleine de petitspâtés aux caillebottes et l’autre débordante de crème aigre. Malgrélui, sa pensée comme ses regards s’attachèrent à ces mets.

«&|160;Voyons, se dit-il, de quelle façonPatziouk s’y prendra pour manger ses pâtés&|160;? Ce coup-ci sansdoute il ne penchera pas là tête comme il l’a fait pour lesbeignets&|160;; cela ne lui servirait de rien, puisque avant toutil faut tremper les caillebottes dans la crème.&|160;»

Cette pensée venait d’éclore dans son cerveau,quand Patziouk ouvrit la bouche toute grande, fixa un pâté, élargitencore son four. Alors, le pâté visé bondit hors du plat, s’étalaen plein dans la crème, se retourna sur l’autre face et vlan&|160;!sauta en l’air pour retomber tout droit entre les lèvres quil’attendaient. Patziouk le dévora, ouvrit de plus belle la bouche,et un second pâté s’y engouffra encore, absolument de la mêmefaçon. Le poussah n’assumait d’autre tâche que la mastication et ladéglutition.

«&|160;Voyez-moi ça, quelprodige&|160;!&|160;» songeait le forgeron qui en baya destupeur.

Mais aussitôt, il vit qu’un pâté prenaitl’essor en direction de sa propre bouche. Déjà ses lèvres étaienttoutes barbouillées de crème, mais il repoussa du bras le pâté etse prit à méditer sur les merveilles qui se produisent en ce basmonde et les prodiges qu’un mortel arrive à réaliser avec l’aidesatanique. Il n’en fut que plus ferme à conclure que Patziouk étaitl’unique à pouvoir le secourir.

«&|160;Je vais encore lui faire une révérencepour qu’il exprime clairement… Mais que diable&|160;! nous sommes àla vigile de Noël, et celui-ci mange des beignets gras&|160;! Quelimbécile suis-je donc, je reste planté là à prendre ma bonne partdu péché… Filons&|160;!&|160;»

Et le dévot forgeron se précipita à corpsperdu hors de la maison.

Toutefois, le diable tapi dans le sac et quis’était réjoui d’avance, ne pouvait tolérer qu’une si magnifiqueproie lui glissât hors des pattes. Dès que Vakoula eut lâché lesac, il en jaillit et lui sauta à califourchon sur le dos.

Vakoula sentit un picotement d’horreur luicourir à fleur de peau. Terrorisé et blêmissant, il ne savait plusà quoi se résoudre, et déjà il esquissait un signe de croix quandle démon, lui appliquant son museau de chien contre l’oreilledroite, lui dit&|160;:

–&|160;C’est moi, ton ami&|160;! je ferai toutpour un camarade et un frère. Je te donnerai de l’argent tant quetu voudras, piailla-t-il en passant à l’autre oreille… Oksana seranôtre dès ce soir, souffla-t-il en retournant à l’oreilledroite.

Le forgeron se tenait coi, plongé dans sesréflexions.

–&|160;D’accord&|160;! finit-il par répondre,à ce prix je consens à t’appartenir.

Le diable claqua des mains et dans sonallégresse gambada sur le cou de l’artisan.

«&|160;Cette lois le forgeron est fichu&|160;!pensait-il. Maintenant, je me vengerai de toutes tes peintures etde toutes les absurdités que tu nous imputes. Que diront à présentles collègues à la nouvelle que le plus dévot des habitants duvillage m’est tombé entre les mains&|160;?&|160;»

À cette pensée, le diable éclata de rire,s’imaginant la façon dont il narguerait toute la tribu à longuequeue et dans quelle male rage entrerait le diable boiteux quicomptait parmi les siens comme passé maître en ingéniosité.

–&|160;Allons, Vakoula, nasilla le diable sanschanger de position, car il se gardait bien de descendre de peurque le gaillard ne prît la fuite, tu sais que rien ne se conclutsans contrat&|160;?

–&|160;Je suis prêt, répliqua le forgeron. Àce que l’on prétend, chez vous autres on signe avec du sang.Attends un peu que je prenne un clou dans ma poche.

Sur ces mots, il allongea sournoisement lamain par derrière et crac&|160;!… agrippa le diable par laqueue.

–&|160;Voyez donc, quel farceur&|160;! criaitcelui-ci en riant. Mais assez&|160;! ça suffit, voyons, lesplaisanteries les plus courtes sont les meilleures…

–&|160;Halte, mon cher&|160;! et ceci, quet’en semble&|160;?… dit le forgeron en faisant un signe de croixqui rendit le diable aussi doux qu’un agneau. Attends, tedis-je&|160;! et il ramena le démon sur le sol en le tirant parl’appendice caudal. Je vais t’apprendre à pousser au péché leshonnêtes gens et les bons chrétiens…

À son tour, Vakoula se mit à cheval sur sonprisonnier et déjà il levait la main pour se signer…

–&|160;Aie pitié, Vakoula, geignait l’autred’une voix piteuse, je ferai tout ce dont tu as besoin, à la seulecondition que tu me laisses sain et sauf, sans m’imposer cetteaffreuse croix…

–&|160;Ah&|160;! voilà sur quel ton tu chantesà présent, maudit Allemand&|160;! Je sais désormais comment il fautopérer. Prends-moi à l’instant sur ton dos, tu m’entends, et file àtire-d’aile, comme un oiseau.

–&|160;Mais où te mener&|160;? balbutiatristement le diable.

–&|160;À Pétersbourg, tout droit chezl’impératrice&|160;!

Et le forgeron fut aussitôt paralyséd’épouvante, en se sentant soulevé à travers les airs.

*

**

Oksana était demeurée longtemps immobile,réfléchissant aux propos de Vakoula. En son for intérieur, quelquevoix lui soufflait qu’elle s’était montrée par trop cruelle enverslui.

«&|160;Que devenir, s’il a vraiment prisquelque funeste décision&|160;? Je crains que de chagrin il nesonge à s’éprendre d’une mijaurée que dans son dépit il proclameraensuite la plus belle fille du village. Mais non, il m’adore. Jesuis si jolie&|160;! Pour rien au monde il ne voudrait d’une autreà ma place. Il plaisante, ce n’est chez lui qu’une feinte. Avantmême qu’il soit dix minutes, il reviendra pour me dévorer des yeux.C’est égal, j’ai été trop dure pour lui. Il faut que je luipermette de m’embrasser, comme si c’était à mon corps défendant. Ducoup, il ne se sentira plus d’aise&|160;!&|160;»

Et déjà la belle étourdie se remettait àplaisanter avec ses compagnes.

–&|160;Halte&|160;! s’écria l’une decelles-ci, le forgeron a oublié ses sacs&|160;; regardez quellemasse formidable&|160;! Il a réussi dans sa quête bien mieux quenous&|160;; j’estime qu’on a entassé ici au bas mot tout unquartier de mouton, plus une quantité innombrable d’andouilles etde miches de pain. Quelle abondance&|160;! de quoi s’en fourrerjusque-là pendant toute la durée des fêtes&|160;!

–&|160;Ce sont les sacs du forgeron&|160;?intervint Oksana. Bon&|160;! amenons-les au plus vite chez moi etvoyons de près ce qu’il y aura mis…

Toutes approuvèrent en riant lasuggestion.

–&|160;Mais nous sommes incapables de lessoulever&|160;! s’écria d’une voix unanime le groupe qui s’était envain efforcé de remuer les sacs.

–&|160;Attendez&|160;! dit Oksana, couronschercher des luges, nous les chargerons dessus…

Les captifs trouvaient le temps bien long danscette claustration, quoique le sacristain eût réussi à pratiqueravec le doigt une déchirure de proportions imposantes. S’il n’yavait eu personne par là, peut-être aurait-il trouvé le moyen des’évader, mais sortir du sac devant tout le monde, se couvrir deridicule&|160;!… Ces considérations le retinrent et il décida depatienter, en se bornant à geindre sous les bottes par tropcavalières de Tchoub. Celui-ci n’aspirait pas moins à la liberté,en se sentant sur il ne savait quoi qui lui offrait un siège d’uneaffreuse incommodité. Mais à peine eut-il ouï l’ordre de sa fillequ’il se tranquillisa, et renonça à l’idée de se dégager, pensantque pour regagner son logis il lui faudrait faire au moins unecentaine de pas, ou même deux cents. Une fois sorti du sac, ilaurait besoin de rajuster ses vêtements, de boutonner sa peau demouton, de resserrer sa ceinture, que de tintouin&|160;!… etpar-dessus le marché il avait oublié son bonnet chez la Solokha.Que les fillettes l’emmènent donc à la maison entraîneau&|160;!

Or, les choses tournèrent autrement que Tchoubne l’avait espéré. Au moment précis où les jeunes filles allaienten courant chercher des luges, le compère efflanqué sortait ducabaret, de très méchante humeur après s’être chicané. Il avait eubeau insister, la cabaretière juive se refusait à lui fairecrédit&|160;!… Sa première intention avait été d’attendre, dansl’idée qu’un gentilhomme quelconque passerait d’aventure par là etle dispenserait de payer son écot&|160;; mais comme par un faitexprès, tous les nobles Cosaques étaient restés à la maison pour serégaler de riz aux raisins, et cela en famille comme de bonschrétiens. Tout en méditant sur la perversion des mœurs actuelleset le cœur de bois de la Juive trafiquante, Panass tomba droit surles sacs et resta là, immobilisé par la surprise.

«&|160;Regardez-moi ces gros sacs qui ont étéabandonnés au beau milieu de la route&|160;! dit-il, en jetant detous côtés des regards furtifs. Il doit y avoir du lard là dedans.Quelle chance a eu cet individu de ramasser tant et tant devictuailles, rien qu’en chantant des noëls&|160;! Oh&|160;! maisils sont énormes&|160;! à supposer qu’ils ne soient bourrés que degalettes de sarrasin et de miches de froment, il n’y aurait pas àcracher dessus… N’y eût-il là rien que des miches plates ça iraitencore&|160;; pour chacune d’elles, la Juive me donnerait bien unsetier d’eau-de-vie. Emportons-les dare-dare, sans que personnenous voie…&|160;»

Il chargea alors sur son épaule le sac quirenfermait Tchoub et le sacristain, mais qu’il trouva fortpesant.

–&|160;Non, à moi seul la charge serait troplourde, grogne-t-il, mais voici venir fort à propos le tisserandChapouvalienko. Salut, Ostap&|160;!

–&|160;Salut&|160;! répondit le tisserand enfaisant halte.

–&|160;Où vas-tu comme ça&|160;?

–&|160;Où&|160;?… ben&|160;! où mes pieds meportent…

–&|160;Aide-moi, brave homme, à porter cessacs. Quelqu’un a fait la quête de Noël et les a laissés au milieude la route. Nous nous partagerons le butin moitié-moitié.

–&|160;Des sacs&|160;? Qu’y a-t-il làdedans&|160;? des pains ou des miches plates&|160;?

–&|160;Un peu de tout, à mon avis.

Après quoi, ils arrachèrent à la va-vite deuxpieux à une clôture, posèrent dessus l’un des sacs et chargèrent letout sur leurs épaules.

–&|160;Où l’emporterons-nous&|160;? Aucabaret&|160;?

–&|160;C’est aussi ce que je pensais, mais ladamnée Juive ne nous croira pas, elle pensera que nous l’auronsdérobé quelque part, et d’ailleurs, je sors de chez elle. Allonsplutôt chez moi&|160;; personne ne nous dérangera, puisque ma femmeest absente.

–&|160;En es-tu bien sûr&|160;? demanda letisserand, homme de précaution.

–&|160;Grâce au ciel, je n’ai pas encore perduma dernière once de raison, repartit Panass, le diable lui-même neme ferait pas aller là où elle a des chances de se trouver. Jecrois qu’elle traînaillera par là jusqu’à l’aurore avec toute laclique des porteuses de jupes…

–&|160;Qui va là&|160;? cria la femme ducompère, en entendant à l’entrée le bruit que faisaient les deuxamis avec leur sac.

Elle ouvrit la porte et le compère en restableu.

–&|160;Eh bien&|160;! nous voilà frais&|160;!murmura le tisserand, la tête basse.

La femme du compère était une de cesinestimables créatures comme il s’en rencontre pas mal de par lemonde. Pas plus que son époux on n’avait guère occasion de lasurprendre au logis et presque toute sa journée se passait enplatitudes chez les commères ou les anciennes qui avaient de quoi,et qu’elle flagornait tout en s’empiffrant avec appétit. De grandmatin seulement elle pouvait se prendre aux cheveux avec son mari,car c’était uniquement à cette heure-là qu’il lui arrivait parfoisde le voir. Leur chaumière était deux fois plus vieille que lesbraies du scribe cantonal&|160;; le chaume manquait en bien desendroits du toit et quant à la clôture, il n’en restait guère qu’unsouvenir, car au sortir de chez soi, tout homme négligeait de semunir d’un gourdin pour se défendre des chiens, dans l’idée qu’illongerait le verger de Panass dont il arracherait au hasard unpieu. Trois jours de suite, on n’allumait pas le poêle. Tout ce quecette tendre moitié pouvait extorquer à force de salive aux genscomplaisants, elle le dissimulait aussi soigneusement que possible,hors de portée du conjoint, et souvent même elle dépouillaitcelui-ci de son propre butin s’il n’avait pas encore eu le temps dele troquer au cabaret contre de la boisson. En dépit de saperpétuelle indifférence à tout, Panass n’aimait pas à lui céder,aussi le voyait-on fréquemment quitter la maison avec les deux yeuxau beurre noir, cependant que sa femme, des jérémiades plein labouche, se hâtait d’aller rapporter aux vieilles femmes lesturpitudes de son homme et la rossée qu’elle avait endurée de samain.

On peut dès lors se faire une idée du troubleapporté dans l’esprit de Panass et de Chapouvalienko par cetteapparition imprévue. Déposant leur fardeau, ils lui firent unrempart de leur corps et le cachèrent sous les pans de leur caftan.Mais trop tard&|160;!… bien qu’elle eût la vue basse en raison deson âge, la femme du compère avait néanmoins aperçu le sac.

–&|160;Ah&|160;! ça, c’est bien&|160;!remarqua-t-elle sur le ton que prendrait un vautour pour manifesterson contentement, c’est bien que votre quête de Noël ait été sifructueuse. Voilà comment doivent se comporter de braves gens…seulement, hum&|160;! vous avez dû, selon moi, subtiliser quelquepart ce que vous rapportez… Or çà, montrez-moi, et sur l’heure,entendez-vous&|160;? montrez-moi ce sac&|160;!

–&|160;Le diable chauve te le montrerapeut-être, mais nous pas&|160;! répliqua le compère d’un airdigne.

–&|160;Qu’as-tu à y fourrer le nez&|160;? dità son tour le tisserand, c’est nous autres qui avons chanté desnoëls, et pas toi&|160;!

–&|160;Tu vas me montrer ça, hein, propre àrien d’ivrogne&|160;! s’exclama la commère en décochant au compèreun coup de poing sous le menton et en se frayant ainsi la voie versle sac.

Mais le tisserand et son complice défendaientleur butin avec vaillance et la forcèrent à rompre. Ils avaient àpeine rajusté leurs vêtements en désordre que la furie reparaissaiten courant dans l’entrée, armée cette fois d’un tisonnier dont ellecingla prestement son homme sur les mains, et le tisserand sur ledos, après quoi elle se trouva à portée de la proie.

–&|160;Comment se fait-il que nous lui ayonslaissé le passage&|160;? dit Chapouvalienko, revenu de sastupeur.

–&|160;Eh&|160;! comment&|160;?… Pourquoi luias-tu toi-même ouvert la route&|160;? répliqua le compère avecflegme.

–&|160;À ce que je vois, votre tisonnier estbien en fer&|160;! remarqua le tisserand après un instant desilence. Ma femme en avait acheté un l’an dernier à la foire et l’aessayé sur moi, mais bah&|160;! je m’en moquais, il ne faisait pasmal.

Pendant ce temps, l’épouse triomphante avaitposé sur le sol son lumignon, s’était mise en devoir de défaire lacorde et de risquer un œil à l’intérieur du sac.

Mais ses yeux de femme sur le retour quiavaient si bien discerné le sac, cédèrent cette fois à une illusiond’optique.

–&|160;Héhé&|160;! mais il y a là dedans ladépouille entière d’un verrat&|160;! s’écria-t-elle en faisantclaquer ses mains d’allégresse.

–&|160;Un verrat&|160;! tu entends, un verratentier&|160;! dit le tisserand poussant du coude son ami, et c’estta faute à toi, rien qu’à toi&|160;!

–&|160;Que faire&|160;? interrogea Panass avecun haussement d’épaules.

–&|160;Belle question&|160;! Qu’avons-nous àrester plantés là comme des souches&|160;? reprenons-lui notrebien&|160;! Allons, va de l’avant.

–&|160;Retire-toi de là, va-t’en, c’est notreverrat à nous&|160;! hurla le tisserand, en passant àl’attaque.

–&|160;Fiche le camp, femelle du diable&|160;!fiche le camp&|160;! Tu fais main basse sur ce qui appartient àautrui, dit le compère en suivant son exemple.

Déjà, la tendre moitié empoignait sontisonnier quand Tchoub sortit du sac, et se dressa au milieu del’entrée, en s’étirant comme un homme qui vient de s’éveiller d’unlong sommeil. La femme de Panass poussa un cri et se prosterna,mains à plat sur le sol. Tous restèrent machinalement bouchebée.

–&|160;Qu’est-ce qu’elle débite donc, cettesotte&|160;? Un verrat&|160;! Mais ce n’est nullement unverrat&|160;! dit le compère les yeux hors des orbites.

–&|160;Voyez-vous quel géant on a réussi àfourrer dans un sac&|160;! dit le tisserand que la terreur avaitfait reculer de quelques pas. Qu’on me raconte ce qu’on voudra,mais dussé-je en crever, je soutiendrai mordicus que le Malin a dûtremper dans cette affaire. Un gaillard comme ça ne passerait mêmepas par la fenêtre&|160;!

–&|160;Mais c’est le compère&|160;! s’écriaPanass, en y regardant de plus près.

–&|160;Et qui donc t’imagines-tu&|160;?répliqua Tchoub en souriant. Alors, n’est-il point fameux ce tourque je vous ai joué&|160;? Et vous teniez, vous autres, à memanger, j’en ai peur, comme si j’étais du lard&|160;! Attendez,j’ai une bonne surprise pour vous, il y a encore quelque chose àl’intérieur, sinon un porc adulte, en tout cas un goret, ou quelqueautre animal vivant, ça remuait tout le temps sous moi.

Le tisserand et Panass se précipitèrent versle sac, mais déjà la maîtresse de maison s’y accrochait d’un autrecôté et la bataille aurait sans doute repris si le sacristain,voyant désormais qu’il ne réussirait à se cacher nulle part, nes’était dégagé non sans peine de son refuge.

Pétrifiée, la femme du compère lâcha la jambedu sacristain qu’elle avait déjà agrippée pour l’extraire hors dusac.

–&|160;En voilà un second&|160;! s’écria letisserand, de nouveau en proie à l’épouvante. Dieu sait de queltrain vont maintenant les choses ici-bas&|160;! Brr&|160;!… j’en aile vertige, ce ne sont plus des andouilles ou des miches, mais deshommes tout crus que l’on enfourne dans les sacs de Noël.

–&|160;Ah&|160;! ça, c’est lesacristain&|160;! dit Tchoub, le plus stupéfait de tous. En voilàbien d’une autre&|160;! ah&|160;! la bonne pièce que cetteSolokha&|160;! c’est elle qui l’a mis là dedans. De fait, si mesyeux ne m’ont pas trompé, il y avait chez elle un tas de sacs. Jecomprends tout maintenant, il y avait deux particuliers danschacun. Et moi qui pensais être le seul à… eh bien&|160;! je suisservi par la Solokha&|160;!

*

**

Les jeunes filles furent quelque peu étonnéesde voir qu’un des sacs manquait à l’appel.

–&|160;Ça ne fait rien, dit joyeusementOksana, nous aurons assez de celui-ci.

Toutes s’attaquèrent à la charge qu’elleshissèrent à grand-peine sur le traîneau.

Le maire résolut de garder le silence,estimant que s’il leur criait de le libérer en défaisant la corde,ces écervelées prendraient la fuite en croyant que le diable étaitenfermé dans le sac et qu’alors il lui faudrait rester dehorspeut-être bien jusqu’au lendemain.

Sur ces entrefaites, toutes les filless’étaient donné la main et faisaient glisser en trombe la luge surla neige qui grinçait sous les patins. Histoire de rire,quelques-unes se juchèrent sur le véhicule, d’autres grimpèrentmême sur le maire, déterminé à tout subir en patience. Arrivéesenfin à destination, elles ouvrirent toute grande la porte del’entrée, puis celle de la chambre et, avec de bruyants transportsde joie, descendirent le sac du traîneau.

–&|160;Voyons donc ce qu’il y a là dedansdirent-elles en se précipitant pour dénouer la corde.

À cet instant, le hoquet qui n’avait cessé deturlupiner le maire tout le temps de sa captivité reprit de plusbelle, et alterna avec de violentes quintes de toux.

–&|160;Il y a quelqu’un d’enfermé dans lesac&|160;! s’écrièrent d’une seule voix les jouvencelles qui,frappées d’épouvante, se ruèrent au dehors.

–&|160;De par tous les diables&|160;! où donccourez-vous ainsi comme des perdues&|160;? dit Tchoub, apparaissantsur le seuil.

–&|160;Oh&|160;! papa, balbutia Oksana, il y aquelqu’un dans ce sac&|160;!

–&|160;Dans le sac&|160;? et où l’avez-vouspris, celui-ci&|160;?

–&|160;Le forgeron l’a abandonné sur la route,lui fut-il répondu en hâte.

–&|160;Mais bien sûr, ne l’avais-je pasdeviné&|160;? songeait Tchoub. Qu’avez-vous à prendre peur&|160;?Nous allons bien voir. Allons, mon petit homme, mille excuses sinous ne t’honorons pas tout au long de tes noms et prénoms, maishors de ce sac&|160;!

Le maire obéit.

–&|160;Aaaaaah&|160;! s’exclamèrent les jeunesfilles.

«&|160;Oho&|160;! le maire aussi&|160;? sedisait Tchoub confondu de surprise et mesurant cet homme des piedsà la tête. Est-ce possible&|160;? héhéhé&|160;!&|160;»

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire et de soncôté le maire ne savait trop comment entrer en matière.

–&|160;Il doit faire bien froid dehors,hein&|160;? fit-il en se tournant vers Tchoub.

–&|160;Ça gèle un peu, répliqua l’autre, maispermets-moi cette question… De quoi te sers-tu pour graisser tesbottes, de lard ou de goudron&|160;?

Ce n’était pas du tout la question qu’ildésirait poser, mais bien&|160;: «&|160;D’où vient, maire, que tusois aussi dans un sac&|160;?&|160;» et il n’arrivait pas àcomprendre pour quelle raison il avait parlé d’autre chose.

–&|160;Le goudron est préférable, dit lemaire. Allons, bonsoir, Tchoub.

Puis, renfonçant le bonnet sur sa tête, ilsortit.

«&|160;Quelle lubie m’a donc pris de luidemander avec quoi il graissait ses bottes&|160;? se disait Tchoub,l’œil fixé sur la porte que le maire venait de franchir. Ena-t-elle du vice, la Solokha&|160;? Ah&|160;! la femelle du diable,et moi comme un imbécile, je…&|160;»

–&|160;Mais où donc est ce damnésac&|160;?

–&|160;Je l’ai jeté dans un coin, il est videmaintenant, répliqua Oksana.

–&|160;Vide&|160;?… oho, on m’a déjà joué cetour-là… Passez-le-moi, il doit y avoir encore quelqu’un dans lefond. Secouez-le comme il faut… Comment ça, personne&|160;?Voyez-moi la maudite commère&|160;! À la regarder, on jurerait unesainte et que de sa vie elle n’a consenti à faire gras.

Mais laissons Tchoub ruminer à loisir sondépit et revenons au forgeron, car neuf heures ont sans doute déjàsonné au dehors.

*

**

Au début, grande fut la terreur de Vakoulaquand il se vit emporté à une telle altitude qu’il ne distinguaitplus rien sur la terre, et qu’il volait, pareil à une mouche au rasde la lune, tant et si bien que s’il n’avait baissé la tête, ilaurait frôlé cet astre de son bonnet. Cependant il ne tarda pas àse rassurer et se mit à narguer le diable. C’était pour lui lecomble de l’amusement d’entendre sa monture éternuer et tousser,dès qu’il défaisait de son cou la petite croix de cyprès qui ypendait et l’agitait sous le nez du Malin. Il levait tout exprès lebras pour se gratter le crâne, et le démon, s’imaginant qu’ilallait se signer, redoublait de vitesse. Tout était illuminé dansces hautes sphères du firmament dont l’air était transparent commeune manière de brouillard argenté. On distinguait nettement touteschoses et Vakoula aperçut, passant en trombe à sa portée, unsorcier accroupi dans un pot de terre. Il voyait aussi les étoilesse grouper pour jouer à cache-cache. Ici, c’était tout un essaimd’esprits qui tourbillonnaient comme une nuée, un peu àl’écart&|160;; là, un diable qui dansait au clair de lune salua leforgeron d’un coup de chapeau quand il le découvrit chevauchant à touteallure&|160;; ailleurs, filait sur le chemin du retour un balai quivenait probablement de servir de monture à une sorcière se rendantlà où ses obligations l’appelaient. Ah&|160;! ils rencontrèrentchemin faisant bien d’autres êtres immondes dont le moindre faisaithalte à la vue du forgeron pour l’honorer d’un coup d’œil, puisreprenait son élan et continuait son chemin. Le vol de Vakoula sepoursuivit jusqu’au moment où soudain flamboya sous ses yeux laville de Saint-Pétersbourg qui semblait en feu d’un bout à l’autre.Il y avait juste à cette époque des illuminations pour je ne saisplus quelle circonstance. Après avoir survolé la barrière de lacapitale, le diable se mua en cheval et le forgeron se découvrit enselle sur un fringant coursier au beau milieu d’une rue.

Seigneur Dieu&|160;! quel tintamarre, quelfracas de tonnerre, et que d’éclat&|160;! De part et d’autre de lavoie publique montaient à l’assaut du ciel les murs de maisons àquatre étages&|160;; de tous les points cardinaux résonnaient leclaquement des sabots de chevaux et le roulement des équipages.

Les édifices augmentaient sans cesse dehauteur et semblaient à chaque pas sortir du sol. Des pontsvibraient, les carrosses ne marchaient pas, mais volaient&|160;;des cochers, des postillons vociféraient&|160;; la neige voltigeaitsous un millier de traîneaux qui se croisaient en tous sens&|160;;les piétons se serraient et se bousculaient le long des maisons auxarêtes soulignées par des lampions, et leur ombre gigantesque, quise profilait en éclair sur les façades, venait donner de la têtecontre les toits et les cheminées.

Le forgeron dardait à droite et à gauche desyeux béants de stupeur. Il avait l’impression que chacun desédifices braquait sur sa personne ses innombrables prunelles deflamme pour le dévisager. Quant aux messieurs en pelissesrecouvertes de drap, il en découvrait une telle multitude qu’il nesavait plus lequel saluer du bonnet fourré.

«&|160;Ah&|160;! mon Dieu, que de gens huppésil y a par ici&|160;! songeait-il, le moindre de ces passants quisillonnent la rue doit être un assesseur&|160;; et pour ceux qui seprélassent dans de si magnifiques calèches aux portières vitrées,ce sont, sinon des gouverneurs, probablement des commissaires, etpeut-être bien des plus grosses légumes encore.&|160;»

Il en était là de ses réflexions quand il futinterrompu par le diable.

–&|160;Faut-il te mener tout droit devantl’impératrice&|160;?

–&|160;Non, j’aurais bien trop peur, pensa leforgeron. Mais quelque part dans cette ville sont descendus lesZaporogues qui ont traversé Dikanka l’automne dernier. Ils étaientpartis de la Setch [5] aveccertains documents qu’ils devaient remettre à l’impératrice. Je neferais pas mal de demander conseil à ces gens-là… Ho, Satan,coule-toi dans ma poche et conduis-moi chez lesZaporogues&|160;!

En l’espace d’une minute, le diable seratatina et devint si petit qu’il s’insinua dans la poche duforgeron, et Vakoula n’eut même pas le temps de tourner la têtequ’il se trouva devant une grande maison, puis en train de monter,sans même savoir comment, les marches d’un escalier. Il ouvrit uneporte et recula de quelques pas ébloui par l’éclat d’une chambresomptueusement aménagée. Mais il retrouva quelque hardiesse enreconnaissant les mêmes Zaporogues qui avaient passé par Dikanka,maintenant assis à l’orientale sur des divans de soie, avec souseux leurs bottes enduites de goudron, et fumant le tabac le plusfort qui soit, vulgairement appelé carotte.

–&|160;Salut, messieurs&|160;! Dieu veuillevous assister, voilà donc où il nous est donné de nous revoir, ditle forgeron en s’avançant, courbé en deux.

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cetindividu&|160;? demanda à un camarade assis plus loin le Zaporoguele plus voisin de Vakoula.

–&|160;Comment&|160;! vous ne me remettezpas&|160;? dit le nouveau venu. C’est moi, Vakoula le forgeron.Quand vous avez traversé Dikanka l’automne dernier, vous avezséjourné chez nous deux jours ou peu s’en faut, Dieu vous octroiede tout en abondance et vous prête longue vie et santé&|160;! Etc’est moi qui à cette occasion ai referré la roue d’avant de votrecalèche.

–&|160;Ah&|160;! oui, dit le même Cosaque.C’est ce forgeron qui peint si bien. Salut, pays, quel bon ventt’amène&|160;?

–&|160;J’ai voulu, quoi&|160;! me payer lecoup d’œil&|160;; on prétend que…

–&|160;Et alors, poursuivit d’un air fortdigne ce Zaporogue qui tenait à montrer qu’il savait fort biens’exprimer en russe, c’est une cité conséquente, pas&|160;?

Le forgeron ne voulut pas se couvrir de honteet paraître un novice&|160;; d’ailleurs, ainsi que nous avons déjàeu l’occasion de le constater, il avait lui-même une teinture dubeau langage.

–&|160;Un chef-lieu à la hauteur&|160;!répondit-il d’un ton indifférent, les édifices y sont de taille,avec des tableaux tout au large de leurs façades. Nombre de maisonssont décorées à profusion de capitales en or massif. Merveilleuseproportion, il n’y a pas à dire le contraire.

En entendant le forgeron s’exprimer avecautant d’aisance, les Zaporogues tirèrent de ses propos uneconclusion tout à son avantage.

–&|160;Plus tard, nous bavarderons plus àloisir avec toi, maintenant nous montons en voiture pour aller chezl’impératrice.

–&|160;Chez l’impératrice&|160;? Si c’était,messieurs, un effet de votre bonté de m’emmener avec vous…

–&|160;Toi&|160;? répliqua le Zaporogue, del’accent dont use un précepteur avec son pupille de quatre ans,suppliant qu’on lui permette de monter un cheval pour de vrai, ungrand cheval. Qu’est-ce que tu fabriquerais là-bas&|160;? Non,impossible&|160;!… Nous autres, l’ami, nous avons à parler à SaMajesté d’affaires qui ne concernent que nous, ajouta-t-il avec unegrimace qui voulait en dire long.

–&|160;Oh&|160;! emmenez-moi, de grâce,insista le forgeron. Demande-leur&|160;! souffla-t-il au diable, entapotant sa poche du poing.

À peine achevait-il ces mots qu’un autreZaporogue prit la parole.

–&|160;Au fait, qu’il vienne donc avec nous,frères.

–&|160;Soit, emmenons-le, dirent lesautres.

–&|160;Mais revêts le même costume que nous.Vakoula endossait en hâte un surcot vert, quand soudain la portes’ouvrit et livra passage à un personnage en habit galonné,annonçant qu’il était l’heure de partir.

Le forgeron fut tout émerveillé de rouler àgrande allure dans un immense carrosse oscillant sur des ressorts,cependant qu’à droite et à gauche défilaient à toute vitesse desmaisons à quatre étages, et que le pavé semblait lui-même galoperavec un fracas de tonnerre sous les sabots de l’attelage.

«&|160;Seigneur Dieu, quelle lumière&|160;!songeait le forgeron, chez nous, même en plein jour, il ne fait pasaussi clair.&|160;»

Les carrosses s’arrêtèrent devant le palais.Les Zaporogues en descendirent, s’engagèrent sous un magnifiquevestibule et commencèrent à monter les marches d’un escalierbrillamment illuminé.

«&|160;Et quel escalier, pensait toujoursVakoula, c’est tout juste si on ose le fouler du pied… Et quelsornements&|160;! Et l’on me dira encore qu’il n’y a que mensongedans les contes de fées&|160;? Non, de par tous les diables, ils nementent pas&|160;! Mon Dieu, quelle rampe&|160;! ah&|160;! cetravail&|160;! rien que pour le fer, il y a bien là dedans lavaleur d’une cinquantaine de roubles…

Arrivés en haut de l’escalier, les Zaporoguestraversèrent un premier salon, suivis d’un pas timide par leforgeron qui craignait à chaque instant de s’étaler sur le parquet.Même après avoir passé par trois vastes salles il n’était pasencore au bout de ses émerveillements. Dès le seuil de laquatrième, il s’approcha, malgré sa timidité, d’un tableau fixé aumur et représentant la Vierge Très Pure avec le divin Enfant dansses bras.

«&|160;Oh&|160;! quel portrait, quellemerveilleuse peinture&|160;! se disait le forgeron, on diraitqu’elle va parler, on la jurerait vivante… Et l’Enfant-Jésusdonc&|160;! il a serré ses menottes et il sourit, le pauvret… Etles couleurs, mon Dieu, quelles couleurs&|160;!… À mon avis, iln’entre pas ici pour un liard d’ocre, rien que du vert et duvermillon, et ce bleu a l’air de flamber. Un travail à lahauteur&|160;!… et le fond est probablement passé au blanc decéruse… Pourtant, si extraordinaire que soit ce tableau, voyez-moidonc cette poignée de cuivre, poursuivit-il, en s’approchant d’uneporte dont il tâta la serrure. Oh&|160;! quelle finesse detravail&|160;! À mon avis, tout ça sort des mains de serruriersallemands et a dû coûter les yeux de la tête…&|160;»

Peut-être, le soliloque du forgeron aurait-ilduré longtemps encore si un laquais galonné sur toutes les couturesne l’avait poussé du coude, en lui notifiant qu’il ne devait points’écarter de ses compagnons. Les Zaporogues franchirent deux sallesde plus et s’arrêtèrent enfin. Là, il leur fut prescrit d’attendre.Dans cette pièce, on voyait une foule de généraux en uniformeschamarrés d’or. Les Zaporogues multiplièrent de toutes parts lescourbettes et s’assemblèrent en un groupe compact.

Quelques instants après se présenta, escortéde toute une suite, un personnage d’une taille majestueuse et assezcorpulent, en costume d’hetman, et chaussé de bottes jaunes. Ilavait une chevelure embroussaillée, et il louchait légèrement d’unœil, mais sa physionomie exprimait une sorte de grandeur arroganteet chacun de ses mouvements trahissait l’habitude du commandement.Tous les généraux qui s’étaient promenés jusque-là avec unecertaine nonchalance dans leurs habits cousus d’or firent lesempressés autour du nouveau venu et les plongeons obséquieux deleur buste semblaient indiquer qu’ils étaient suspendus à seslèvres, attentifs à ses moindres gestes pour exécuter sur l’heuretout ordre qu’il lui plairait de leur donner. Mais l’hetman neprêtait aucune attention à leurs simagrées&|160;; il se borna àincliner sèchement la tête et s’approcha des Zaporogues dont legroupe se prosterna comme un seul homme à ses pieds.

–&|160;Tout le monde est là&|160;?demanda-t-il d’une voix traînante et légèrement nasale.

–&|160;Tout le monde est présent, petit Père,répondirent les Zaporogues avec une nouvelle révérence.

–&|160;N’oubliez pas de vous exprimer comme jevous l’ai appris.

–&|160;Nous ne l’oublierons pas, petitPère.

–&|160;C’est l’empereur&|160;? demanda leforgeron à l’un de ses voisins.

–&|160;L’empereur&|160;? penses-tu&|160;!C’est Potemkine en chair et en os.

Un bruit de voix se fit entendre dans la sallecontiguë et Vakoula ne sut bientôt où poser les yeux, devant lamultitude de dames qui venaient d’entrer en robe de satin à longuetraîne, et de courtisans aux caftans ruisselants d’or et lescheveux en catogan. Il ne voyait que splendeur éblouissante, etrien de plus.

Brusquement, tous les Zaporogues s’aplatirentà terre en criant d’une seule voix&|160;:

–&|160;Aie pitié de nous, petite Mère, aiepitié de nous&|160;!

–&|160;Relevez-vous&|160;! fit entendreau-dessus d’eux une voix impérieuse, mais en même tempsagréable.

Quelques-uns des courtisans s’empressèrent etpoussèrent les Zaporogues.

–&|160;Nous ne nous relèverons pas, petiteMère, plutôt mourir que de nous relever&|160;!

Potemkine se mordait les lèvres, enfin ils’avança lui-même et chuchota un ordre à l’oreille de l’un desZaporogues. Ceux-ci consentirent alors à se remettre sur pied.

À ce moment, Vakoula s’enhardit jusqu’à leverles yeux et aperçut debout devant lui une dame pas très grande,assez replète, poudrée avec des yeux bleus, et un air à la foismajestueux et souriant qui du premier coup lui gagnait tous lescœurs et ne pouvait appartenir qu’à une femme assise sur letrône.

–&|160;Son Altesse Sérénissime m’a promis deme présenter aujourd’hui l’un de mes peuples que je n’avais pasencore vu jusqu’à présent, dit la dame aux yeux bleus quiconsidérait avec curiosité les Zaporogues. Vous traite-t-on bien àPétersbourg&|160;? continua-t-elle en se rapprochant.

–&|160;Grand merci, petite Mère&|160;! Lanourriture ne laisse rien à désirer, bien que les moutons de parici ne valent pas ceux de notre pays, mais quoi&|160;! à larigueur, ça peut aller.

Potemkine fronça le sourcil en voyant que lesZaporogues ne répétaient pas un traître mot de ce qu’il leur avaitenseigné.

L’un d’eux s’avança d’un aircérémonieux&|160;:

–&|160;Prends-nous en pitié, petiteMère&|160;! En quoi faisant, ton peuple loyal a-t-il provoqué tacolère&|160;? Avons-nous marché la main dans la main avec l’impurTartare&|160;? Aurions-nous conclu quelque accord avec leTurc&|160;? T’avons-nous trahie par des actes, ou parintention&|160;? D’où vient donc cette défaveur&|160;? On nous ad’abord annoncé que tu as ordonné de construire un peu partout desforteresses pour te défendre de nous autres&|160;; ensuite, nousavons su que tu veux faire de nous des carabiniers, et maintenantnous entendons parler de nouvelles calamités. En quoi tes forcesZaporogues sont-elles coupables&|160;? Leur reproches-tu d’avoirmené tes armées au delà de l’isthme de Pérékop et aidé tes générauxà tailler des croupières aux gens de Crimée&|160;?

Potemkine se taisait et frottait distraitementd’une petite brosse les diamants dont ses doigts étaientcouverts.

–&|160;Que désirez-vous donc&|160;? demandaCatherine d’une voix soucieuse.

Les Zaporogues échangèrent un coup d’œilsignificatif.

«&|160;Voici le moment&|160;! l’impératrice ademandé&|160;: que désirez-vous&|160;?&|160;» se dit le forgeron etsoudain il se jeta à terre.

–&|160;Votre Majesté Impériale, n’ordonnez pasde nous mener au supplice, mais daignez faire grâce&|160;! De quoidonc, soit dit sans offenser Votre Clémence Impériale, sont faitsles souliers que vous avez aux pieds&|160;? Je pense que pas unSuédois, ni un homme de n’importe quel pays au monde n’est à mêmed’en fabriquer de pareils. Oh&|160;! mon Dieu, si ma femme enportait de semblables&|160;!

L’impératrice éclata de rire et les courtisansl’imitèrent. Potemkine fronça bien les sourcils, mais ne puts’empêcher de sourire. Les Zaporogues commencèrent à donner descoups de coude à Vakoula, certains que celui-ci avait soudain perdul’esprit.

–&|160;Relève-toi, dit aimablementl’impératrice. Si tu as une telle envie d’avoir des souliers commeles miens, il n’est pas difficile de te contenter. Apportez-lui àl’instant mes souliers les plus précieux, brodés d’or. Vraiment,cette ingénuité me ravit… Tenez&|160;! continua-t-elle, en fixantun monsieur qui se tenait un peu plus à l’écart, un homme auxtraits empâtés, mais plutôt pâles, et dont le modeste caftan àgrands boutons de nacre montrait qu’il n’appartenait pas au mondedes courtisans, voici un sujet digne de votre plumespirituelle…

–&|160;Votre Majesté est par trop indulgente…Ici, il faudrait pour le moins La Fontaine, répondit avec unerévérence, le personnage aux boutons de nacre [6].

–&|160;Sur ma foi, je vous avouerai quejusqu’à présent je suis folle de votre Brigadier. Vouslisez à ravir… Mais revenons à nos moutons, continua Catherine, ens’adressant de nouveau aux Zaporogues. J’ai entendu dire que l’onne se marie jamais chez vous, à la Setch&|160;?

–&|160;Comment cela, petite Mère, tu sais bienqu’un homme ne peut pas vivre sans femme, répondit ce mêmeZaporogue qui s’était entretenu avec Vakoula, et celui-ci futstupéfait d’entendre ce gaillard, si bien au courant du beaulangage, s’exprimer devant Sa Majesté, et comme de propos délibéré,du style le plus grossier, et comme on dit communément, dans lalangue des rustres.

«&|160;Oho&|160;! ces gens sont des malins, sedit-il, probablement qu’il n’agit pas ainsi, sans avoir une idée dederrière la tête…&|160;»

–&|160;On n’est pas des moines, continuait leZaporogue, mais des pécheurs, fort aises, comme tout bon chrétien,de faire gras. Il y en a beaucoup parmi nous autres à être pourvusde femmes, mais ils ne vivent point avec elles à la Setch. Il enest d’autres qui ont femme en Pologne, d’autres qui en ont enUkraine, il en est même qui ont leur femme au pays des Turcs…

À ce moment, on apporta les souliers auforgeron.

–&|160;Oh&|160;! Seigneur mon Dieu, quelleparure&|160;! s’exclama-t-il au comble de la joie en s’en emparant,Votre Majesté Impériale, du moment que vous pouvez chausser dessouliers pareils, et que vous vous en servez sans doute pourpatiner sur la glace, que doivent être les pieds eux-mêmes&|160;!Je pense qu’ils sont en sucre tout pur&|160;!

Sa Majesté qui, de fait, avait les pieds lesmieux faits et les plus charmants du monde, ne put s’empêcher desourire en entendant un tel compliment de la bouche de l’ingénuforgeron qui, sous son costume de Zaporogue, pouvait passer pour unbeau garçon, en dépit de son teint basané. Réconforté par cetteattention bienveillante, notre homme se préparait déjà à interrogerl’impératrice à propos de tout&|160;: s’il était vrai, par exemple,que les empereurs russes se nourrissaient exclusivement de miel etde lard, et ainsi de suite. Mais sentant que les Zaporogues necessaient de le pousser du coude, il résolut de se taire et quandla souveraine, tournée vers les plus âgés des Zaporogues, se mit àles questionner sur leur genre de vie à la Setch, sur les habitudesqu’on y observe, reculant de quelques pas, il se pencha vers sapoche et dit à voix basse&|160;:

–&|160;Emporte-moi loin d’ici, au plusvite&|160;!

Et tout soudain il se trouva survolant labarrière de la capitale.

*

**

–&|160;Il s’est noyé, de par Dieu, noyé&|160;!Que je ne puisse bouger d’une semelle s’il ne s’est pas noyé,disait d’une voix chevrotante la grosse femme du tisserand, aucentre d’un groupe de commères de Dikanka, au beau milieu de larue.

–&|160;Alors, suis-je donc une menteuse&|160;?Aurais-je de ma vie volé la vache de quelqu’un&|160;? À qui ai-jebien pu jeter le mauvais sort, qu’on ne veuille plus ajouter foi àmes paroles&|160;? criait une bonne femme en surcot de Cosaque etau nez violacé, en agitant de grands bras. Tenez, que l’envie mepasse à tout jamais de boire une goutte d’eau si la vieillePerépertchikha n’a pas vu de ses propres yeux le forgeron sependre&|160;!

–&|160;Le forgeron s’est pendu&|160;? En voilàbien d’une autre&|160;! dit le maire qui, au sortir de chez Tchoub,s’était arrêté et s’était frayé un passage dans la foule descommères en grande discussion.

–&|160;Souhaite plutôt de ne plus boired’eau-de-vie, vieille soularde, répondait la femme du tisserand.Pour se pendre, il faudrait avoir ta dose de folie. Il s’est noyé,et noyé dans le trou d’eau pratiqué dans la glace de la rivière.J’en suis aussi certaine que de ta présence il y a un instant aucabaret.

–&|160;Femelle sans vergogne&|160;! voyez lestorts qu’elle va chercher&|160;! rétorqua la propriétaire du nezlie de vin, fort en courroux. Tu devrais au moins te taire,crapule&|160;! Comme si je ne savais pas que le sacristain va tevoir chaque jour&|160;!

L’épouse du tisserand jeta feu et flammes.

–&|160;Quoi, le sacristain&|160;? Chez qui vale sacristain&|160;? Qu’est-ce que tu racontes&|160;?

–&|160;Le sacristain&|160;? cria d’une voixaiguë une personne en pelisse de peau de lièvre recouverte denankin bleu, la propre moitié du sacristain, qui jouait des coudespour s’approcher des deux adversaires. Je vous en donnerai, moi, dusacristain&|160;! Qui a parlé de sacristain&|160;?

–&|160;Voilà chez qui le sacristain fait dessiennes&|160;! répondit la femme au nez violet en montrant du doigtla conjointe du tisserand.

–&|160;Ah&|160;! c’est donc toi, garce&|160;?dit l’épouse du sacristain en marchant droit à l’accusée&|160;;c’est donc toi, sorcière, qui troubles la cervelle à mon homme etlui donnes à boire des tisanes aux herbes diaboliques pour l’amenerà te fréquenter&|160;?

–&|160;Laisse-moi tranquille, espèce deSatan&|160;! répliqua la femme du tisserand, en battant enretraite.

–&|160;Non, mais regardez-la, cette mauditesorcière. Puisses-tu crever sans descendance, saleté&|160;!Pfou&|160;!… et elle cracha en pleine figure de l’ennemie.

Celle-ci voulut la payer de la même monnaie,mais rata son coup et le crachat s’étala sur la longue barbe dumaire qui s’était rapproché du lieu de la querelle afin de ne pasperdre une syllabe de l’altercation.

–&|160;Fi, la cochonne&|160;! s’écria le maireen s’essuyant du pan de son caftan, et en levant son fouet, gestequi contraignit les commères à se disperser de tous côtés avecforce gros mots. Quelle dégoûtation&|160;! continuait le bonhommeen achevant de s’essuyer. Ainsi donc le forgeron s’est noyé. MonDieu, quel peintre hors ligne c’était&|160;! Quels couteauxinusables, quelles charrues et quelles faucilles ne fabriquait-ilpas&|160;? Et sa force, donc&|160;! Oui, se dit-il après un instantde méditation, il y a au village bien peu d’hommes qui lui aillentà la cheville… En effet, tandis que j’étais enfermé dans ce sacrésac, j’ai bien cru remarquer à nombre d’indices que le pauvrediable n’était pas guère de bonne humeur… Adieu donc, leforgeron&|160;! Il a été des nôtres et le voilà décédé. Moi quiavais justement l’intention de lui amener ma jument pommelée àferrer…

Et rempli de pensées tout aussi chrétiennes,le maire rentra paisiblement chez lui.

Oksana fut décontenancée dès que luiparvinrent ces nouvelles. Elle n’avait qu’une confiance mitigée enla vue de la Perépertchikha et les on-dit des commères. Elle savaitque le forgeron était trop pieux pour se résoudre à damner son âme.Mais quoi&|160;! s’il était effectivement parti en se jurant de nejamais plus remettre le pied au village&|160;! Or, elle chercheraitlongtemps avant de dénicher ailleurs un luron qui le valût. Etcomme il l’aimait&|160;! N’avait-il pas supporté ses caprices pluslongtemps que n’importe quel autre prétendant&|160;? Toute la nuit,la belle fille ne fit que se retourner du côté droit sur le côtégauche, et vice versa, sous ses couvertures, sans arriver às’assoupir. Tantôt gisant de tout son long dans une nuditéravissante que les ténèbres nocturnes dérobaient même à ses propresyeux, elle se traitait de tous les noms presque à haute voix, ettantôt, recouvrant un peu de calme, elle décidait de ne plus penserà cette affaire, mais elle y repensait de plus belle et sans fin nicesse, toute en feu, si bien qu’au matin elle se sentit éprise à lafolie du disparu.

Tchoub ne manifesta ni joie ni afflictionquant au sort de Vakoula. Ses pensées n’étaient absorbées que parune seule chose&|160;; il ne pouvait oublier la perfidie de Solokhaet, bien que somnolent, il n’arrêtait pas de la couvrird’injures.

Le jour se leva. L’église entière était bondéede fidèles bien avant l’aube. Les anciennes en châle blanc, et ensurtout de drap de même couleur se signaient dévotement sous leporche même du sanctuaire. Devant elles se tenaient les femmes deCosaques, en caraco jaune, ou vert, voire quelques-unes en casaquinbleu avec des galons d’or pendillant au dos. La tête ceinte à peuprès d’autant de rubans qu’un mercier en expose dans sa vitrine, etla gorge parée de colliers de verroterie, de petites croix et deducats, les jeunes filles se bousculaient pour se rapprocher leplus possible de l’iconostase. Mais en avant de tous on voyait avecleurs moustaches, leurs toupets, les Cosaques et les simplespaysans, la plupart en manteau blanc à capuchon que dépassait unsurcot, blanc aussi chez certains et bleu chez les autres. Surquelque visage que se posât le regard, pas un qui n’exprimâtl’allégresse des grandes fêtes. Le maire se pourléchait déjà leslèvres, en songeant à l’andouille qui le dédommagerait de sonjeûne&|160;; les jeunes filles rêvaient à la joie prochaine depatiner sur la glace avec les gars, et les vieilles marmottaientleurs prières avec plus d’ardeur que jamais. Le Cosaque Sverbygouzse prosternait avec tant de dévotion que du haut en bas de l’égliseon entendait son front heurter le sol. Oksana était la seule quiparût en plein désarroi&|160;; elle ne priait que du bout deslèvres. Tant de sentiments divers se brouillaient dans son âme,tous plus décourageants, plus funèbres les uns que les autres, queses traits n’exprimaient qu’un trouble extrêmement profond et deslarmes lui tremblaient au bout des cils. Ses compagnes n’arrivaientpas à saisir la cause de ce chagrin et ne soupçonnaient guère qu’ils’agissait de Vakoula. Tous les fidèles avaient d’ailleursl’impression que la cérémonie ne se déroulait pas comme àl’ordinaire, comme si quelque chose manquait à la fête. Pour comblede disgrâce, le sacristain avait attrapé mal à la gorge au cours desa tournée en sac et ne parvenait qu’à lâcher des chevrotements àpeine perceptibles&|160;; il est vrai que le choriste de passagefaisait admirablement la basse, mais combien n’eût-on pas gagné auchange si le forgeron avait été présent, lui qui, au moment où l’onentonnait le Pateret le Sanctus se plaçait surles marches du chœur et de là vous entonnait ces chants sur l’airmême qui se pratique à Poltava&|160;! D’autant plus que nul autreque lui n’assumait à l’église les fonctions de maître de chapelle.Les matines expédiées, vint le tour de la messe…, mais où donc envérité avait-il pu passer, ce Vakoula&|160;?

*

**

Pour rapatrier le forgeron, le diable avaitfendu les airs encore plus rapidement qu’au début de la nuit, ensorte que Vakoula se retrouva en un clin d’œil à quelques pas deson logis. À ce moment, un coq chanta.

–&|160;Où vas-tu donc&|160;? cria le forgeronà sa monture qui faisait mine de s’éclipser. Ce n’est pas tout,l’ami, je ne t’ai pas encore remercié.

Il saisit alors une branche de bois mort et encingla par trois fois le démon qui s’enfuit comme un paysan échaudépar l’assesseur, en sorte qu’au lieu de tromper, de séduire et deduper autrui, l’ennemi du genre humain en resta lui-mêmequinaud.

Ce devoir accompli, Vakoula pénétra dansl’entrée, se blottit sous une couche de foin et dormit jusqu’àl’heure du déjeuner. À son réveil, il fut grandement effrayé enconstatant que le soleil était déjà haut dans le ciel.

–&|160;J’ai dormi le temps des matines et dela messe&|160;!

Là-dessus, le pieux forgeron eut une crise dedésespoir, estimant que sans doute pour le punir d’avoir songé à sedamner, Dieu lui avait tout exprès envoyé ce profond sommeil quil’avait empêché de se rendre à l’église, un jour de fête sisolennelle. Mais il recouvra quelque sérénité en se disant que lasemaine prochaine il se confesserait et qu’à partir de ce matin ilse prosternerait jusqu’à terre cinquante fois par jour, et celapendant toute une année. Il jeta ensuite un coup d’œil dans lachambre&|160;; mais il n’y avait personne au logis, sans doute queSolokha n’était pas encore revenue de l’église.

Il retira de son sein avec mille précautionsles souliers de l’impératrice, admira une fois de plus leurélégante façon aussi bien que la prodigieuse aventure de la nuit,se leva, s’habilla le mieux qu’il put, c’est-à-dire de ce surcotqui lui venait des Zaporogues, prit dans son coffre un bonnet neufà calotte bleue, en fourrure d’agneau de Réchétilov, qu’il n’avaitjamais porté depuis le jour où il en avait fait l’emplette au tempsoù il travaillait à Poltava. Il y joignit une ceinture multicolore,flambant neuf, elle aussi, noua le tout plus une cravache dans unmouchoir et s’en alla tout droit chez Tchoub.

Celui-ci roula des yeux ronds en voyantVakoula franchir son seuil, tant et si bien qu’il ne savait plus dequoi il devait s’étonner davantage, de la résurrection du gaillard,ou de son impudence à venir chez lui, ou encore de la coquetteriede sa tenue et de son costume de Zaporogue. Mais sa surprise neconnut plus de bornes quand le visiteur dénoua le mouchoir, déposadevant lui le bonnet neuf et une ceinture si belle que personne auvillage n’en portait de comparable, puis se jeta à ses pieds en luidisant d’une voix suppliante&|160;:

–&|160;Sois clément, petit père, et net’irrite pas contre moi&|160;! Prends la cravache que voici etrosse-moi autant que le cœur te dira. Je me remets entre tes mainset me repens de tout. Frappe, pourvu que passe ton ressentiment. Ilfut un temps où mon père et toi vous étiez les deux doigts de lamain, vous partagiez ensemble le pain et le sel, ensemble vousbuviez l’eau-de-vie…

Tchoub contemplait, non sans satisfaction, leforgeron gisant devant lui, cet hercule auquel nul au village ne sepermettait de manquer de respect, qui tordait comme galettes desarrasin des pièces de cinq kopecks et des fers à cheval. Poursatisfaire à sa propre dignité, Tchoub s’empara du fouet et partrois fois en frappa les épaules du suppliant.

–&|160;Allons, que cela te suffise,lève-toi&|160;! Obéis toujours aux anciens. Vouons à l’oubli ce quis’est passé entre nous et maintenant, dis-moi ce qui te feraitplaisir.

–&|160;Donne-moi Oksana pour épouse. Tchoubprit le temps de réfléchir, lança un coup d’œil vers le bonnetfourré et la ceinture&|160;: la coiffure était splendide etl’écharpe ne le lui cédait en rien. Il se souvint aussi de laperfidie de la Solokha et prononça d’un ton résolu&|160;:

–&|160;Bon&|160;! envoie-moi les marieurs pourla demande en bonne et due forme.

–&|160;Oh&|160;! s’écria Oksana qui venait defranchir le seuil et à la vue du forgeron elle fixa sur le jeunehomme des regards pleins d’étonnement et de joie.

–&|160;Vois quels souliers je t’ai apportés,dit Vakoula, ce sont ceux-là mêmes que chausse l’impératrice.

–&|160;Non, non, je n’ai pas besoind’escarpins, dit-elle avec un geste évasif, et sans détacher de luises regards. Même sans les escarpins, je…

Elle n’acheva pas sa phrase et rougit…

Le forgeron s’approcha d’elle et la prit parla main. La belle baissa les yeux. Jamais encore elle n’avait étési délicieuse à voir. Au comble du ravissement, Vakoula embrassadoucement Oksana dont le minois s’empourpra encore davantage, etcet émoi lui conféra une grâce de plus.

*

**

De passage à Dikanka, l’évêque, de pieusemémoire, se répandit en louanges sur le site où s’élevait levillage et comme il passait par une rue, il fit halte devant unecertaine maison.

–&|160;À qui donc appartient cette chaumièresi bien peinte&|160;? demanda Sa Grandeur à une jolie femme deboutprès du seuil avec un bébé dans les bras.

–&|160;C’est celle du forgeron Vakoula, luirépondit avec une révérence Oksana, car c’était elle.

–&|160;C’est très bien&|160;! un remarquabletravail, dit Sa Grandeur en examinant de plus près les portes etles fenêtres dont le tour était passé à la peinture rouge.

Quant aux portes, elles étaient semées deCosaques à cheval et pipe aux dents. Mais l’évêque loua encore plusVakoula en apprenant qu’il s’était de son propre chef soumis à unepénitence ecclésiastique, et qu’il avait peint gratis toute l’ailegauche du chœur d’un semis de fleurs écarlates sur fond vert.

Toutefois l’artiste ne s’en tint pas là. Surle mur de gauche, quand vous entrez au saint lieu, Vakoula dessinaun diable aux enfers, mais si répugnant que toute personne quipassait devant en crachait de dégoût. Les femmes, dès qu’un marmotse mettait à pleurnicher dans leurs bras, l’amenaient devant cetteimage en disant&|160;:

–&|160;Tiens, regarde-moi cettehorreur&|160;!

Et retenant ses petites larmes, le pauvretlouchait vers l’œuvre du forgeron et se blottissait sur le sein desa maman.

L’EFFROYABLE VENGEANCE

I

 

Tout un quartier de Kiev menait grand bruit etfaisait tapage ; le capitaine de Cosaques Gorobietz célébraitles noces de son fils, et nombre d’invités avaient répondu à sonappel. Au bon vieux temps on raffolait de chère lie [7], on aimait encore mieux boire, et l’onprisait davantage les grandes réjouissances. Monté sur son coursierbai, le Zaporogue Mikita était accouru, lui aussi, tout droit d’unebeuverie effrénée à Péréchlaya-Polié où huit jours et huit nuitsd’affilée il avait gorgé de vin rouge les gentilshommes de SaMajesté polonaise. Se trouvaient également parmi les hôtes, l’amitrès intime du capitaine, venu de l’autre rive du Dniépr oùs’élevait son manoir tapi entre deux coteaux, Danilo Bouroulbache,avec sa jeune femme Catherine et son fils âgé d’un an. Chacuns’émerveillait du visage pâle de dame Catherine, de ses sourcilssombres comme du velours d’Allemagne, de sa robe de cérémonie endrap, de sa jupe de taffetas bleu, et de ses bottes aux talonsd’argent. Mais on s’étonnait encore plus de voir que son père nel’avait point accompagnée. Il y avait tout juste un an qu’il vivaitde l’autre côté du Dniépr ; pendant vingt et un ans il avaitdisparu sans que l’on eût de ses nouvelles et quand il s’en vintretrouver sa fille, celle-ci était déjà mariée et mère d’un bébé.Il aurait probablement raconté bien des choses étonnantes, etcomment n’en pas raconter quand on a si longtemps séjourné en terreétrangère ! Là-bas tout est différent, les gens ne sont pasles mêmes, et il n’y a pas d’églises chrétiennes… Mais quoi !il n’était pas venu.

On avait justement servi aux invités del’eau-de-vie aux épices, aux raisins secs et aux prunes, et de plusun petit gâteau rond sur un plat à part. Les musicienss’attaquèrent à la pâte du fond, mise au four avec des piècesd’argent et, faisant trêve un instant, déposèrent à leur portéecymbales, violons et tambours. S’essuyant le visage avec leurmouchoir brodé, jeunes femmes et jeunes filles se détachaientcependant du groupe de leurs compagnes, et, le poing sur la hanchepromenant à la ronde un regard hautain, des lurons se préparaient àbondir pour leur servir de vis-à-vis quand le vieux capitaine seprésenta, une sainte image à chaque main, pour en bénir les mariés.Elles lui venaient, ces images, du vénérable anachorète, le pieuxvieillard Bartholomé. Ce n’est point que leur monture soitluxueuse ; ni l’or ni l’argent n’y resplendissent, mais aucuneforce impure n’oserait effleurer celui qui les possède en samaison. Les deux mains au ciel, le capitaine allait prononcer unecourte oraison quand soudain, saisis d’épouvante, des enfants quijouaient par terre, poussèrent un cri. Aussitôt après, la multituderompit de quelques pas, et chacun tendit un doigt tremblant defrayeur vers un Cosaque qui se dressait maintenant au centre ducercle formé par les gens de la noce. Qui était-il ? nul ne lesavait. Mais déjà il dansait à ravir la Cosaque, déjà il faisaitrire aux éclats ceux qui l’entouraient. Au moment précis où lecapitaine levait les saintes images vers le ciel, tout le visage decet inconnu se déforma brusquement ; son nez s’étira ets’affaissa sur l’une de ses joues ; ses yeux noirs cédèrent laplace à des prunelles vertes, clignotant dans les orbites ;ses lèvres blêmirent, son menton trembla, se fit pointu comme unfer de lance ; de sa bouche sortit un croc, ses épaules sevoûtèrent pour former une bosse, et plus de danseur cosaquemaintenant, mais une ruine !

– C’est lui, c’est lui ! crièrentdans la foule des gens, empressés désormais à se sentir lescoudes.

– Le sorcier a fait saréapparition ! clamèrent les mamans en prenant leurs petitspar la main.

Plein de noblesse alors et de majesté, lecapitaine Gorobietz s’avança et cria d’une voix de tonnerre, enprésentant au monstre les saintes images :

– Hors d’ici, figure de Satan, ta placen’est point parmi nous.

Et sifflant, grinçant des dents à la manièredes loups, l’étrange vieillard s’évanouit.

À travers la foule, circulèrent tout de suiteet coururent, avec un vacarme pareil à celui de la mer par mauvaistemps, toute sorte de rumeurs et de racontars.

– De quel sorcier s’agit-il donc ?demandaient blancs-becs et novices.

– Ceci nous présage un malheur, disaientles anciens en hochant la tête.

Et partout, dans le vaste clos du capitaine,des groupes se formèrent pour écouter l’histoire du fameux sorcier.Mais chacun, ou presque, racontait la chose à sa façon, et sansdoute personne n’était à même de donner à ce sujet quelqueprécision.

On roula dans la cour un tonneau d’hydromel,et l’on apporta force cruches de vin de Grèce. Tout fut de nouveauaux réjouissances ; les musiciens préludèrent brusquement etla danse emporta dans son tourbillon jouvencelles, jeunes femmesmariées, et fringants Cosaques en justaucorps de couleur vive. Desbonshommes de quatre-vingt-dix ans, et même des centenaires quiavaient bu un coup de trop entrèrent aussi dans la ronde ; cen’était pas impunément qu’ils venaient d’évoquer les années de leurverte jeunesse. On festoya très tard dans la nuit, et à toutcasser, comme on ne le fait plus de nos jours. Les invitéscommencèrent alors à prendre congé, mais peu nombreux furent ceuxqui retournèrent chez eux ; la plupart restèrent pour passerla nuit, étendus à la belle étoile dans l’immense cour ducapitaine, et il y eut encore beaucoup plus de Cosaques quis’assoupirent soudainement, sans plus ample cérémonie, sous lesbancs, à même le sol, ou le long de leur cheval, près del’écurie ; là enfin où ces gaillards avaient senti leur têtecéder au vertige de la boisson, ils gisaient et ronflaient à sefaire entendre des quatre coins de la ville de Kiev.

II

 

Une douce lueur s’est répandue sur le mondeentier, la lune a surgi de derrière la montagne. On dirait qu’ellevient d’étaler sur les berges accidentées du Dniépr une précieusemousseline de Damas, blanche comme la neige, et que les ténèbresrefluent au fond des bois de pins.

Une embarcation vogue au milieu dufleuve ; à l’avant, sont assis deux valets, le bonnet noir duCosaque campé sur le coin de l’oreille et sous leurs avironsjaillissent en gerbes des gouttelettes, rappelant ces étincellesqui s’égrènent d’un briquet que l’on bat. Pourquoi ces Cosaques nechantent-ils pas ? D’où vient qu’ils ne s’entretiennent mêmepas de ces prêtres polonais qui sillonnent déjà l’Ukraine,rebaptisant la gent cosaque pour en forger des catholiques, ni deces deux jours de combat que soutint la horde près du LacSalé ? Comment se permettraient-ils de chanter, commentoseraient-ils remémorer le geste héroïque, du moment que le maîtreDanilo se laisse aller à la rêverie, si bien qu’une manche de sonpourpoint cramoisi a glissé hors de la barque et traîne dansl’eau ? Catherine, leur dame, berce l’enfant à mi-voix, sansle quitter des yeux, et le flot projette une fine poussière grisesur la robe de parade que ne protège point la bâche.

À qui les contemple du milieu du Dniépr,qu’elles font plaisir à voir les montagnes altières, les vastesprairies, la verdure des bois ! Des montagnes,dites-vous ? mais non, ce ne sont point des montagnes ;en haut comme en bas, elles s’achèvent en cime aiguë, et souselles, aussi bien que dessus, il n’y a rien que les altitudescélestes. Les bois qui s’érigent sur ces collines ne sont point desbois, mais une chevelure poussée sur le crâne velu du Génie desforêts qui trempe sa barbe dans l’eau, et sous cette barbe, de mêmeque planant au-dessus de cette crinière, il n’y a rien que du ciel.Des prairies ? mais non, seulement l’écharpe verdoyante quiceint par le milieu le ciel rond et dans chacun des deuxhémisphères, supérieur et inférieur, se promène lentement unelune.

Mais le regard du sire Danilo ne s’égare ni àdroite ni à gauche ; ses yeux sont fixés sur la jeunefemme.

– Pourquoi, ma jeune épouse, pourquoi, maCatherine toute précieuse, te laisses-tu gagner par lamélancolie ?

– Ce n’est point la mélancolie qui megagne, messire Danilo. Les étranges choses que l’on rapportait dece sorcier m’ont fait peur. On prétend qu’à sa naissance il étaitd’une telle laideur que pas un enfant, même dans la toute primejeunesse, ne consentait à partager ses jeux. On dit que de touttemps il a eu l’impression que chacun se moque de lui. Qu’il luiarrive de croiser quelque passant, il lui semble que cet homme tordsa bouche dans un ricanement. Et dès le lendemain on ne manque pasde trouver l’infortuné passé de vie à trépas. J’étais frappée desurprise, de terreur aussi, en prêtant l’oreille à ces récits,ajoute Catherine, prenant pour essuyer le visage du bébé endormidans ses bras un mouchoir où de sa propre main elle a brodé en soierouge des feuillages et des baies.

Le sire Danilo ne réplique point et son œil sereporte sur la rive demeurée dans l’ombre, là où s’aperçoit, enmasse noire au delà des forêts, un rempart de terre derrière lequelse profile un antique château fort. Soudain trois rides se creusentau front de Danilo et de sa main gauche il lisse ses moustachesfièrement retroussées.

– Le plus terrible n’est point sa qualitéde sorcier, dit-il, mais bien sa présence importune. Quelle lubiel’a poussé à s’installer dans notre contrée ? Je me suislaissé dire que les Polonais ont l’intention de construire uneforteresse pour nous barrer la route vers le pays des Zaporogues.Admettons que ce soit vrai… Dans ce cas, je ne permettrai pas qu’ilreste pierre sur pierre de ce nid du diable, si le bruit courtqu’il offre un repaire à quelque ennemi que ce soit. Je brûlerai sibien le vieux sorcier qu’il n’en demeurera rien pour le bec descorbeaux. D’autant plus qu’il ne manque, j’imagine, ni d’or ni derichesses de toute nature. Voilà où gîte ce démon… Notre bateaupassera tout à l’heure devant des croix, le cimetière oùpourrissent ses ignobles ancêtres. On dit que du premier au dernierils étaient disposés à se vendre contre espèces à Satan, corps etâme et leurs justaucorps en loques par-dessus le marché. S’il estexact qu’il ait de l’or, il n’est pas besoin de tergiversermaintenant… À la guerre, on n’arrive pas toujours à enconquérir…

– Je sais ce que tu projettes, et notrerencontre avec lui ne présage rien de bon. Mais tu halètes avectant de peine, une telle sévérité point dans ton regard… tu froncesle sourcil d’un air si mécontent…

– Tais-toi, femme ! lui criebrutalement Danilo. Qui se lie avec vous autres dégénère lui-mêmeen femmelette… Valet, donne-moi du feu pour ma pipe, acheva-t-il ense tournant vers l’un des rameurs qui, faisant sortir de la braiseà petits coups tapés sur son propre brûle-gueule, la dépose sur lapipe de son maître.

– Moi, redouter le sorcier ?continue le sire Danilo, grâce à Dieu, un Cosaque ne craint nidiables, ni prêtres polonais. Nous serions vraiment en brillanteposture si nous écoutions nos femmes, pas vrai, les gars ?notre femme à nous c’est la pipe et le sabre bien affûté…

Catherine se tait, les yeux fixés sur le flotsomnolent, mais soudain la brise ride la surface de l’eau et leDniépr entier s’argente comme un pelage de loup dans la nuit.

L’embarcation vire et longe maintenant la riveboisée. On distingue sur la berge le cimetière dont les croixdélabrées se serrent en groupe compact. Pas un aubier ne pousseentre elles, pas un brin d’herbe ne verdoie sur les tertres etseule, des profondeurs du ciel, les réchauffe la lune.

– Entendez-vous ces cris, les gars ?quelqu’un nous appelle à son secours !… dit le sire Danilo ense tournant vers ses rameurs.

– Nous entendons bien crier et il sembleque ce soit de ce côté, répondent d’une seule voix les valets, lebras tendu vers le cimetière.

Mais tout se tait. Le bateau modifie encore saroute et commence à doubler une pointe de terre qui s’avance dansle fleuve. Soudain, les rameurs ont lâché l’aviron et restentimmobiles, les yeux sur Danilo, demeuré aussi sans bouger, et lesang des Cosaques se glace dans leurs veines.

Une croix oscille sur l’une des tombes et dusol s’extrait avec lenteur un cadavre momifié. Sa barbe lui descendjusqu’à la ceinture ; au bout de ses doigts s’effilent desongles plus longs que les doigts eux-mêmes. Lentement, il lève lesbras au ciel. Sa face entière se convulse et grimace ; l’ondevine qu’il passe par des tourments effroyables.

– J’étouffe !… de l’air !gémit-il d’une voix sauvage, inhumaine, qui vous écorche le cœur àl’égal d’un couteau, et soudain il s’effondre sous terre.

Une autre croix s’ébranle à son tour ;encore plus grand, plus terrible que le premier, un second cadavrese dégage hors de la tombe ; celui-ci est tout velu, la barbelui tombe aux genoux et ses ongles ossifiés sont encore plusdémesurés que chez le précédent. Sa voix aussi a un timbre pluscruel quand il hurle : « J’étouffe ! » avantque le sol l’avale.

Une troisième croix tremble sur sa base et untroisième mort fait son apparition. Mais cette fois, un squeletteseulement, dirait-on, dresse hors de terre sa longuesilhouette ; sa barbe balaye le sol à ses pieds et ses griffesénormes viennent se planter dans la terre. Il lève les deux brasd’un geste affreux comme s’il cherchait à attraper la lune et crie,à croire que quelqu’un s’est mis tout à coup à lui scier lesos.

L’enfant qui dormait dans les bras deCatherine pousse un cri et se réveille. La dame n’a pu retenir uncri d’épouvante, elle aussi ; les rameurs ont laissé tomberleur bonnet dans le fleuve et leur maître lui-même atressailli.

Puis, brusquement tout disparaît comme si riende cette vision n’avait existé ; néanmoins, les serviteurstardent quelque peu à se remettre aux avirons. Bouroulbacheconsidère d’un œil soucieux sa jeune femme qui, frappée de terreur,berce dans ses bras le bébé en larmes, le presse sur son cœur et lebaise au front.

– N’aie pas peur, Catherine, dit Danilo,en montrant les deux rives, il n’y a rien. C’est le sorcier quicherche à effrayer les gens, de crainte que quelqu’un ne s’avise depénétrer dans son aire immonde. Mais ses manigances n’ont d’autreeffet que de terroriser des bonnes femmes. Passe-moi mon fils queje le presse dans mes bras, et ce disant, il soulève le bébé etl’amène au niveau de ses lèvres. Quoi, Ivan, tu n’as pas peur dessorciers, hein ? Réponds : non, papa, je suisCosaque ! Assez ! voyons, cesse de pleurer, nousarriverons bientôt à la maison, et ta mère te donnera à manger dugruau, te déposera dans ton berceau et te chantera :

Dodo, dodo, dodo,

Dodo, petit gars, dodo,

Puis grandis, grandis encor pour ma joie

Pour la gloire aussi de la gent cosaque

Et pour la venger de ses ennemis.

– Écoute, Catherine, j’ail’impression que ton père ne veut pas vivre en bonne intelligenceavec nous. Il est arrivé, la mine lugubre, rébarbative, comme s’ilavait été en colère. Bon ! qu’il soit mécontent, c’est sonaffaire, mais alors pourquoi faire le voyage ? Il a refusé deboire à l’indépendance cosaque. Pas une fois il n’a bercé le petitdans ses bras ! Au début, j’avais bonne envie de lui cracherau visage tout ce que j’avais sur le cœur, mais quelque chose m’enempêchait et la parole expirait sur mes lèvres. Non, il n’a pasl’âme d’un Cosaque. Où que des Cosaques se rencontrent, commentleurs âmes ne s’élanceraient-elles point hors de leurs carcassespour courir l’une au-devant de l’autre ? Eh bien ! chersvalets, approchons-nous du rivage ! Ma foi, je vous donneraides bonnets tout neufs. Toi, Stetzko, tu en auras un garni develours à broderies d’or, je l’ai enlevé à un Tartare, et la têtedu possesseur était dedans. Tout son harnois de guerre m’estrevenu ; à l’âme seule j’ai permis de filer où bon luisemblerait. Allons, accostez ! Tiens, Ivan, nous voici àdestination, et tu pleures quand même… Prends-le, Catherine…

Tous posent le pied sur la terre ferme. Untoit de chaume s’aperçoit au delà d’un coteau ; c’est lademeure ancestrale de Danilo. Plus loin, il y a un autre coteau, etpuis la plaine où l’on couvrirait bien cent verstes sans tomber surun seul Cosaque.

III

 

La propriété du sire Danilo se trouvait entredeux coteaux dans un étroit vallon descendant vers le Dniépr et sonmanoir n’était pas bien haut. Extérieurement, il ne différait guèrede la chaumière des simples Cosaques, et ne comportait d’ailleursqu’une pièce unique, mais suffisamment vaste pour se loger, lui etsa jeune femme, plus la vieille servante et une dizaine de seshommes triés sur le volet. À bonne hauteur, tout autour des murs,couraient des étagères de chêne, supportant en rangs serrésécuelles et cruches pour les repas en commun ; cette vaissellecomptait aussi de nombreuses coupes d’argent et des hanaps àmonture d’or, cadeaux ou butin de guerre. Plus bas, pendaient desmousquets de grande valeur, des sabres, des arquebuses, des épieux,tous cédés, de bon cœur ou non, par des mains tartares, turques oupolonaises, mais en revanche bon nombre de ces armes étaientébréchées et rien qu’à ces indices, le sire Danilo pouvait d’unseul coup d’œil se remémorer pas mal d’escarmouches. Plus basencore, le long des parois, il y avait des banquettes de chênesoigneusement rabotées, et non loin, à côté du poêle bas, leberceau pendait à des cordes passées dans un anneau vissé auplafond. En guise de plancher, la chambre n’avait de bout en boutqu’une aire bien battue et enduite de glaise. Les banquettesservaient de lit au sire Danilo et à son épouse ; la vieilleservante dormait sur le poêle ; dans le berceau, le bébés’amusait et s’assoupissait de lui-même en se balançant ;quant aux valets, ils s’allongeaient pour la nuit, à même le sol.Mais le Cosaque aime par-dessus tout s’étendre à la belle étoilesur la terre nue. Point n’est besoin pour lui d’édredon ni dematelas de plume ; un peu de foin sous la tête lui suffitcomme oreiller et il peut se vautrer en toute liberté sur le gazon.Se réveille-t-il au cœur de la nuit, il trouve sa joie dans lacontemplation du firmament criblé d’étoiles, et frissonnant à labrise nocturne qui lui rafraîchit le sang il s’étire, grommelled’une langue engourdie par le sommeil, allume sa pipe et se blottitsous sa chaude peau de mouton. Par suite des réjouissances de laveille, Bouroulbache ne se réveilla pas de bonne heure ; dèsqu’il ouvrit les yeux, il s’assit dans un coin sur la banquette etse mit à aiguiser un sabre turc, venu récemment en sa possessionpar voie d’échange, et Dame Catherine se pencha sur un essuie-mainde soie qu’elle brodait de fils d’or.

Soudain fit son entrée le père de Catherine,l’air mécontent et renfrogné, une pipe d’outremer aux dents.Accostant sa fille, il se mit à la questionner d’un ton sévère surles raisons de sa rentrée si tardive au logis.

– Ce n’est pas elle, beau-père, maismoi-même qu’il faut interroger sur ce point. Le mari, et non lafemme, doit répondre. Telle est chez nous la coutume, soit dit sanst’offenser, lui jeta le sire Danilo, sans se distraire de sonouvrage. Il se peut que dans d’autres pays peuples d’infidèles onse comporte d’autre façon, je n’en sais rien…

Les traits du beau-père s’empourprèrent et uneflamme sauvage s’alluma dans ses prunelles.

– Et à qui donc, sinon à son père,appartient-il de surveiller la conduite de sa fille ?marmotta-t-il à part soi. Réponds donc maintenant, c’est à toi queces discours s’adressent, où t’es-tu traîné si tard dans lanuit ?

– Voilà comme je l’entends, cherbeau-père. Mais à ta question je répliquerai que depuis fortlongtemps l’on ne me compte plus parmi ceux que leur nourriceemmaillote de langes. J’ai appris à me tenir en selle, à manier unsabre qui tranche bien, et je sais encore quelques petites choses,par exemple, ne point me justifier de mes actes devantpersonne.

– Je vois, Danilo, et je sais que tucherches querelle. Celui-là qui dissimule, il est certain qu’il nenourrit pas de bonnes intentions…

– Libre à toi de penser ce qu’il teplaît, répliqua Danilo, j’imiterai ton exemple. Grâce au ciel, jen’ai encore jamais trempé dans une affaire contraire à l’honneur.Je me suis toujours dressé pour la défense de la religion et de lapatrie, bien différent en cela de certains vagabonds de maconnaissance qui usaient leurs semelles, Dieu sait où, cependantque les orthodoxes se battaient, et qui maintenant accourent pourrécolter ce qu’ils n’ont point semé. Ils sont même pires que desUniates, ne mettent jamais le pied à l’église. C’est à ceux-làqu’il conviendrait de demander, et sérieusement, d’où ilsviennent.

– Dis donc, Cosaque, sais-tu que je suisun piètre tireur ? Au delà de deux cents mètres, ma ballerisque de manquer le cœur que je vise. Quant à l’estoc, je m’ensers médiocrement ; de mon adversaire il ne reste que deslambeaux plus fins que cette semoule dont on fait le gruau.

– À ta disposition ! dit le sireDanilo, traçant vaillamment dans l’air une croix avec la lame deson sabre, comme s’il avait su d’avance à quelles fins ill’aiguisait.

– Danilo ! fit Catherine, et prenantson mari par le bras, elle s’y suspendit en s’écriant de toute savoix : Rappelle-toi, insensé, sur qui tu lèves la main !Et toi, père, tes cheveux sont blancs comme neige et tu t’échauffescomme un blanc-bec privé de sens commun…

– Ma femme, lança Danilo d’un tonmenaçant, tu sais que ces manières ne me vont pas ; occupe-toide ce qui te concerne…

Les sabres tintèrent sinistrement, le ferchoqua le fer et les Cosaques s’enveloppèrent de gerbesd’étincelles aussi drues que de la poussière. Catherine se retiraen larmes dans le réduit à elle réservé, se jeta sur sa couche etse boucha les oreilles pour ne plus entendre le cliquetis dessabres. Mais les Cosaques ne se battaient pas avec assez demollesse pour que l’on pût assourdir les échos de leur lutte. Lecœur de Catherine semblait près d’éclater et de toute sa chair elleentendait ces tintements, dign, dign, dign !…

– Non, je n’y puis tenir, assez !Déjà peut-être un sang pourpre ruisselle de son corps blanc,peut-être que mon cher époux est à bout de forces, et je reste là,vautrée sur mon lit !…

Livide, et le souffle lui manquant, ellerentra alors dans la grande chambre.

Les Cosaques se mesuraient d’un effort soutenuet formidable, pas un n’arrivait à s’assurer l’avantage. Si le pèrede Catherine se portait en avant, le sire Danilo rompait et dès quele gendre s’élançait à l’attaque, le vieillard cédait du terrain,en sorte que les chances demeuraient égales. Tous deux bouillaientde rage, soudain ils s’assénèrent à toute volée un coup de tailleet… bing ! au choc tonitruant des sabres, les deux lamesbrisées sautèrent en même temps.

– Grâces te soient rendues.Seigneur ! dit Catherine, mais elle poussa un cri en voyantles adversaires bondir sur des mousquets, mettant bien en place lesilex et relevant le chien.

Le sire Danilo tira et rata. Le tour vint aupère de Catherine ; déjà chargé d’années, il n’y voyait pluscomme un jeune homme, mais sa main ne tremblait pas. La détonationclaqua, le sire Danilo chancela et un sang vermeil teignit lamanche gauche de son justaucorps.

– Eh bien ! non, s’écria-t-il, je neme rendrai pas à si bon compte, ce n’est point le bras gauche, maisle droit qui commande. Un pistolet turc pend à la muraille de cettechambre ; de ma vie, il n’a jamais déçu mes espoirs. Descendsde ce mur, mon vieux camarade, et rends service à ton ami, dit-ilen tendant la main vers cette arme.

– Danilo ! s’écria Catherine,désespérée, prenant encore son mari par le bras et se jetant à sespieds, ce n’est point pour moi que je demande grâce ; pourmoi, une seule fin reste à envisager. Indigne en effet est l’épousequi survit à son mari, et le Dniépr, le Dniépr glacé sera montombeau, mais jette les yeux sur ton fils, Danilo,considère-le ! Qui donc entourera le pauvre enfant de sachaude affection ? Qui le gâtera, qui lui apprendra à bondirsur un destrier noir, à se battre pour l’indépendance et la foi, àboire et à bambocher en vrai Cosaque ?… Péris, mon fils,péris ! Ton père ne veut pas se préoccuper de toi, regarde-lete tourner le dos. Ah ! je te connais maintenant toi, tu esune bête féroce, et non un homme, tu as un cœur de loup et l’âmed’un astucieux reptile. Je croyais qu’il y avait en toi quelquegoutte de pitié, que dans ton corps de pierre flambait quelquesentiment humain… Me suis-je trompée comme une insensée ? Tune te sentiras plus de joie, tes os danseront d’allégresse dans latombe à la nouvelle que ces bêtes impures, les Polonais, aurontjeté ton fils dans les flammes, quand ton enfant hurlera sous lecouteau et le goupillon !… Oh ! je te connais, tu seraisravi de surgir du cercueil pour attiser de ton bonnet le feu qui setordra en volutes sous la chair de ta chair…

– Pas un mot de plus, Catherine !Viens ici, Ivan chéri, que je t’embrasse. Non, mon enfant, personnene touchera un cheveu de ta tête, tu grandiras pour la gloire de laPatrie, tu te rueras comme une trombe à la tête des Cosaques,coiffé d’un joli bonnet de velours, le sabre bien acéré au poing…Ta main, père ! Vouons à l’oubli ce qu’il y eut entre nous.J’ai eu des torts envers toi, je m’en accuse. Pourquoi donc merefuses-tu la main ? dit Danilo au père de Catherine, immobileà la même place, sans que son visage exprimât de la colère, ou undésir de réconciliation.

– Père, s’écria Catherine qui étreignitle vieillard et lui donna un baiser, ne sois pas implacable,pardonne à Danilo. Il ne t’offensera jamais plus.

– C’est uniquement à cause de toi, mafille, que je pardonne, répondit-il en lui rendant le baiser,cependant qu’une flamme s’allumait dans ses yeux.

Catherine tressaillit, car ce baiser lui avaitsemblé étrange, et elle eut peur aussi de cet éclat dans le regardde son père. Elle s’accouda sur la table où le sire Danilo bandaitson bras blessé, tout en réfléchissant qu’il avait agi bien mal àpropos, en demandant pardon, alors qu’il n’était en riencoupable.

IV

 

Il faisait grand jour, mais pas desoleil ; le ciel s’était assombri et une bruine s’égouttaitsur les champs, les bois et le large Dniépr. Dame Catherine seréveilla, mais sans allégresse, ses yeux étaient rouges d’avoirpleuré, elle se sentait troublée et inquiète.

– Mon cher mari, mon mari aimé, j’ai faitun rêve étrange…

– Quel rêve, ma chère dameCatherine ?

– Un rêve extraordinaire, en vérité, etaussi net que si je n’avais pas été endormie. J’ai rêvé que monpère est ce monstre que nous avons vu chez le capitaine Gorobietz.Mais je t’en prie, ne va pas ajouter foi à ce songe. Quellesabsurdités ne vous apparaissent-elles point quand on dort ! Jeme figurais debout devant lui, toute tremblante et craintive, etchacune de ses paroles me perçait le cœur. Ah ! si tu avaisentendu ce qu’il disait !

– Et que te disait-il donc, trèsprécieuse Catherine ?

– Il disait : « Regarde-moi, mafille, regarde comme je suis beau ! Les gens ont bien tort deprétendre que je suis laid. Je serais pour toi un excellent mari.Regarde quels yeux je sais faire ! » À ces mots, ildirigea vers moi des prunelles de flamme, je poussai un cri et meréveillai…

– Oui, il y a beaucoup de vrai dans lesrêves… Mais, à part cela, sais-tu que l’on s’agite au delà descollines ? c’est tout juste si les Polonais ne recommencentpas à montrer le nez une fois de plus. Gorobietz m’a envoyéprévenir de ne point m’endormir sur les deux oreilles. Or, ils’inquiétait bien en vain, je me tenais déjà sur mes gardes, sansqu’il fût besoin de l’avertissement. Cette nuit même mes gens ontabattu assez de bois pour dix barricades. Nous réglerons cesmessieurs de Pologne avec des prunes de plomb et leursgentilshommes danseront aussi au branle de nos fouets.

– Et mon père est au courant ?

– Ah ! ton père est pour moi commeune taie sur l’œil. Jusqu’à présent je ne suis pas arrivé à lepercer à jour. Sans doute qu’il a grandement fauté en terreétrangère. Et de fait, explique-moi ceci : voilà à peu prèsdix mois qu’il vit parmi nous, et pas une seule fois nous nel’avons vu se donner du bon temps comme un vrai Cosaque. Il a mêmerefusé de boire l’hydromel, tu entends, Catherine, refusé de cethydromel que j’ai subtilisé chez les Juifs de Brest-Litowsk… Hé,valet ! cria le sire Danilo, fais un saut, l’ami, jusqu’à lacave, et apporte-nous de l’hydromel juif : j’ai dans l’idée,dame Catherine, qu’il ne croit pas au Seigneur Christ. Que t’ensemble ?

– Dieu sait ce que tu vas t’imaginer,sire Danilo !

– Cela t’étonne, chère dame ?poursuivait Danilo en prenant des mains du Cosaque une cruched’argile. Même ces charognes de catholiques ne crachent pas surl’eau-de-vie. Les Turcs seuls s’en abstiennent. Dis donc, Stetzko,as-tu lampé beaucoup d’hydromel dans la cave ?

– J’y ai seulement goûté, sireDanilo !

– Tu mens, fils de chien, voyez comme lesmouches s’attaquent à ses moustaches ! Ah ! ces Cosaques,quelle crâne engeance ! prêts à partager tout ce qu’ilspossèdent, mais pour la boisson, ils tiennent à l’absorber toutseuls et jusqu’à la dernière goutte. Quant à moi, dame Catherine,il me semble que voilà longtemps je ne me suis pas enivré…

– Longtemps !… et la dernièrefois…

– N’aie pas peur, n’aie pas peur, je neviderai pas plus d’une coupe… Tiens, voilà le prieur des Turcs quise glisse chez nous, grogna-t-il entre les dents, en voyant sonbeau-père courber la taille pour franchir le seuil.

– Eh bien ! ma fille, dit le père,ôtant son bonnet et rajustant le ceinturon auquel pendait son sabreorné de pierres étranges, le soleil est déjà haut et il n’est pasencore question chez toi du déjeuner…

– Le déjeuner est prêt, seigneur père, età l’instant il sera servi. Sors du four le pot de beignets,dit-elle à la vieille servante qui essuyait un plat de bois. Ouplutôt non, je m’en occuperai moi-même, va appeler leshommes !

Tous s’assirent en cercle par terre, leseigneur père en face de l’étagère aux saintes images, le sireDanilo à sa gauche et à sa droite dame Catherine et dix gaillardsd’une fidélité à toute épreuve, en surcots bleus ou jaunes.

– Je n’aime pas ces beignets, dit le pèreen reposant sa cuiller après quelques bouchées, ils n’ont aucungoût.

– Je sais bien que tu préférerais desnouilles juives, se dit mentalement Danilo. Pour quelle raison,beau-père, reprit-il à voix haute, dis-tu que ces beignets n’ontaucun goût ? Serait-ce qu’ils sont mal préparés ? MaCatherine les accommode de telle façon que l’hetman en personne ararement la chance d’en manger de pareils et on aurait bien tort deles mépriser. C’est là une nourriture de chrétien. Tous les saintset élus de Dieu mangeaient des beignets…

Le père ne répondit rien, Danilo se tutégalement.

On servit alors du porc rôti aux choux et auxpruneaux.

– Je n’aime pas le porc, dit le beau-pèreen puisant une cuillerée de choux dans le plat.

– Et pourquoi donc ? demanda Danilo.Les Turcs et les Juifs sont les seuls à ne pas manger de porc.

Le père de Catherine se renfrogna encoredavantage. Il ne prit que de la semoule au lait et au lieud’eau-de-vie but à une gourde passée dans son ceinturon une espèced’eau noire.

Après le repas. Danilo s’endormit du sommeildes vaillants et ne se réveilla qu’aux approches du soir. Ils’installa pour écrire certaines missives destinées aux troupescosaques et dame Catherine, assise sur le poêle, se mit à balancerdu pied le berceau. Mais de son siège, le maître de maison, quin’accordait qu’un œil distrait à ses écritures, tournait le plussouvent ses regards du côté de la fenêtre d’où l’on voyait brillerau loin les monts et le Dniépr. Au delà du fleuve, les bois seteignaient de bleu et tout en haut s’apercevait un pan du cielnocturne, maintenant redevenu clair. Mais ce n’était ni lefirmament ni les bois bleutés qu’observait le sire Danilo ; ilconsidérait la langue de terre avancée dans l’eau où se dressait lasombre silhouette de l’antique château fort. Et il lui sembla voirs’éclairer une étroite lucarne de ce château. Cependant tout étaitcalme, ce ne devait être qu’une illusion. L’on n’entendait autrechose que le sourd grondement du fleuve tout là-bas et de troiscôtés les échos successifs des vagues momentanément réveillées. LeDniépr ne se révolte point, il se borne à grommeler et à bougonner,comme le font les vieux bonshommes. Rien ne lui plaît, tout achangé aux alentours et toujours en guerre contre les coteaux, lesforêts, les prairies qui le bordent, il court se plaindre d’eux àla mer Noire.

Mais voici que sur le large Dniépr est apparuela tache noire d’une barque, et de nouveau l’on dirait qu’unelumière s’est brusquement allumée au château. Danilo lance un coupde sifflet et à ce signal accourt son fidèle serviteur.

– Arme-toi au plus vite, Stetzko, dusabre acéré et du fusil, et suis-moi !

– Tu sors ? demande dameCatherine.

– Oui, femme. Il faut que je fasse uneronde pour voir si tout est en ordre.

– J’ai pourtant grand-peur de rester icitoute seule. Mes paupières sont lourdes de sommeil, mais que faire,s’il revient, même en rêve ? Je ne suis pas certained’ailleurs que ce fût un songe, tant chacun de ses épisodes prenaitde vie…

– La vieille reste à tes côtés et enoutre les Cosaques dorment dans l’entrée et dans la cour.

– La vieille ronfle déjà et les Cosaquesne me rassurent guère. Écoute, sire Danilo, enferme-moi plutôt àdouble tour dans la chambre et emporte la clef avec toi. Dans cesconditions, je n’aurai pas peur, et tes gens s’étendront en traversde ma porte.

– Qu’il en soit ainsi, dit le sireDanilo, tout en époussetant son fusil et en versant de la poudresur une planchette.

Le fidèle Stetzko attendait déjà, revêtu depied en cap du harnois complet des Cosaques. Danilo se coiffa dubonnet d’astrakan, ferma la fenêtre, tira les verrous de la porte,donna un tour de clef, et enjambant les Cosaques endormis parterre, il franchit sans bruit le seuil et marcha vers lescoteaux.

Presque toute l’étendue de la voûte célesteétait redevenue limpide. Une molle brise montait du Dniépr, enhaleine presque imperceptible. Si du lointain n’étaient venus lescris plaintifs de la mouette, on aurait pu croire que la natureentière gisait sans voix. Mais soudain l’on entendit unbruissement… Bouroulbache et son serviteur fidèle se blottirent ensilence derrière des épines masquant un abatis. Quelqu’un enjustaucorps rouge, avec deux pistolets et un sabre au côté,descendait la colline.

– C’est le beau-père, dit à mi-voixDanilo, aux aguets derrière un buisson. Qu’a-t-il à errer dehors àpareille heure, et où va-t-il ? Attention, Stetzko, ouvre unœil vigilant et vois quel chemin prendra le seigneur père…

L’homme au justaucorps rouge descendit jusqu’àla grève et tourna du côté de la langue de terre.

– Ah ! c’est donc là ? dit lesire Danilo, car il s’est bien dirigé, n’est-ce pas, Stetzko, toutdroit vers l’antre du sorcier ?

– Certainement, et pas ailleurs, sireDanilo, sinon nous l’aurions revu de l’autre côté, or, il a disparudans les parages du château.

– Attends ! nous allons d’abord nousdégager d’ici, puis nous le suivrons à la piste. Quelque chose secache là-dessous. Non, non, dame Catherine, j’avais bien dit queton père était un méchant homme ; en aucune occasion il ne secomporte comme un orthodoxe.

Voici déjà le sire Danilo et son fidèle valetqui surgissent en silhouettes furtives sur la pointe deterre ; ils ont tout de suite disparu, l’impénétrable forêtqui cerne le château les a engloutis. Tout en haut, une lucarnevient de s’éclairer d’une faible lueur. Les Cosaques se tiennent aupied des murs, se demandant par quel moyen les escalader ; onn’aperçoit ni porche, ni poterne. Il y aurait bien un accès par lacour, mais comment y pénétrer ? De loin, on entend là-bas deschaînes grincer et des molosses qui courent.

« Qu’ai-je à m’interroger silongtemps ? se dit le sire Danilo, à la vue d’un chêne altierpoussé droit devant la fenêtre. Reste ici, mon gars, je vaisgrimper sur cet arbre, de là on peut voir en plein à travers lalucarne… »

Il se défait de son ceinturon, abandonne sonsabre sur le sol, de peur qu’il ne tinte pendant l’escalade, puiss’agrippant aux rameaux, il monte jusqu’au faîte du chêne. Assissur une grosse branche, juste au niveau de l’étroite ouverture, ets’accrochant d’une main au tronc, il regarde de tous ses yeux.

Il n’y a pas un flambeau dans la chambre, maisil y fait pourtant clair. Aux murs, sont dessinés des signesbizarres, des armes y pendent aussi, mais toutes paraissentétranges ; ni les Turcs, ni les gens de Crimée, ni lesPolonais, ni les orthodoxes, ni même le glorieux peuple suédoisn’en portent de pareilles. Au ras du plafond, passe le vol enzigzag des chauves-souris dont les ombres intermittentes frôlenttantôt les parois, tantôt les portes, ou le plancher. Voici que laporte vient de tourner sans rumeur sur ses gonds ; unpersonnage en pourpoint rouge entre et marche droit à la tablerecouverte d’une nappe blanche.

– C’est lui, c’est lebeau-père !

Le sire Danilo descend un peu plus bas et sepresse plus fortement contre le chêne.

Mais le beau-père a autre chose en tête que deregarder si on l’épie par la fenêtre. Il est arrivé la mine sombre,l’air de méchante humeur ; le voilà maintenant qui arrache lanappe, et tout à coup, sans le moindre bruit, la pièce entières’inonde d’une clarté bleue et transparente. Sans se confondre avecelle, les ondes d’or pâle de la lumière précédente s’y sontdiluées, y ont plongé comme dans un océan d’azur, et s’étirentdésormais en longues traînées rappelant les jaspures du marbre. Ilpose alors sur la table un vase où il jette on ne sait quellesherbes.

Le sire Danilo le considère plusattentivement, car jusqu’à présent il n’avait pas remarqué que levieillard n’était plus revêtu de son pourpoint rouge. Il amaintenant des culottes bouffantes comme celles que portent lesTurcs et un ceinturon avec des pistolets ; sur la tête, unecoiffure extraordinaire, de haut en bas couverte de caractères quine sont ni russes ni polonais. Les yeux du guetteur s’attachent àce visage qui change par degrés ; le nez s’allonge jusqu’àpendre au-dessus des lèvres ; en l’espace d’une minute, labouche s’est fendue jusqu’aux oreilles, un croc sort de cettebouche et devant Danilo se dresse à présent ce même sorcier, apparupendant la noce chez le capitaine.

– Ton rêve ne mentait pas, Catherine,songe Bouroulbache.

Maintenant le nécromant fait les cents pas àtravers la chambre ; depuis quelque temps, les signes auxmurailles changent en une succession plus rapide ; de haut enbas, et d’avant en arrière, s’accélère le vol des chauves-souris.La lumière bleue baisse, diminue progressivement et l’on diraitqu’elle va s’éteindre. Puis, le réduit s’éclaire d’une subtilelueur rose. Il semble alors que cette étrange aura s’est répandueavec un faible son jusqu’aux angles mêmes de la pièce, et puisqu’elle a été soufflée tout à coup cédant la place aux ténèbres.L’on ne perçoit plus qu’un bruissement, à croire qu’une brise, àl’heure douce du soir, folâtre en tournoyant sur un miroir d’eau,en ployant de plus en plus vers les ondes les saules argentés. Etle sire Danilo a l’impression que la lune brille dans cettechambre, que les étoiles y circulent, qu’un ciel bleu foncé s’ylaisse entrevoir ; déjà même l’haleine du vent nocturne luisouffle de cette fenêtre en plein visage. Puis, il s’imagine (maisalors il tire sur ses moustaches, pour se rendre compte qu’il estbien réveillé) qu’il n’y a plus de lune dans cette chambre, sapropre chambre à coucher ; aux parois pendent ses armes àlui, sabres turcs et tartares ; le long des murs, voici lesétagères et sur leurs rayons la vaisselle et les ustensiles decuisine ; sur la table, on découvre le pain et le sel ;le berceau pend du plafond, mais à la place des saintes images semontrent d’affreuses trognes ; sur le poêle… Mais alors, unbrouillard opaque a recouvert toutes choses et il fait noir commedans un four. Puis la chambrette s’est de nouveau éclairée de cettemême lueur rose, accompagnée du son étrange d’auparavant et l’onréaperçoit le sorcier immobile, coiffé de son bizarre turban. Lessons augmentent d’intensité, et leur timbre se fait plus grave, lasubtile lueur rose devient plus vive, et quelque chose de blanc, ondirait un nuage, s’agite doucement au milieu de la pièce. Et lesire Danilo croit distinguer que ce n’est point là un nuage, maisbien une femme ; seulement, de quoi peut-elle bien êtrefaite ? ne serait-elle pas pétrie d’air ? Et d’où vientdonc qu’elle se dresse là, debout de toute sa taille, sans que sespieds effleurent le sol, sans le moindre appui, et que la lueur lapénètre de part en part, si bien qu’on discerne au travers lessignes écrits sur la muraille ? Mais voici qu’elle a remué satête transparente, ses yeux d’un bleu pâle se sont doucementilluminés, ses cheveux se bouclent et viennent se dérouler sur sesépaules, comme un brouillard d’un gris léger ; un peu de rougeavive ses lèvres, de même qu’au travers de la transparence blafardedu ciel matinal s’étale, presque invisible, l’incarnat del’aube ; ses sourcils ont pris une nuance plus foncée.

– Ah ! c’est Catherine !

Dès lors, Danilo se sent les membres commechargés de fers, il fait effort pour parler, mais ses lèvresremuent sans émettre aucun son.

Le sorcier se tient immobile à la mêmeplace.

– Où étais-tu ? demande-t-il et laforme debout devant lui se met à frissonner.

– Oh ! pourquoi m’avoirévoquée ? gémit-elle d’une voix douce. Je me trouvais si bien.J’étais en ce lieu où je naquis, et où j’ai vécu quinze ans.Ah ! comme je m’y plaisais ! Comme il est vert et commeil sent bon ce pré où je jouais dans mon enfance ; il y pousseles mêmes fleurs des champs et rien n’a changé à notre maison, pasplus qu’à notre verger. Oh ! ces baisers dont me comblait mabonne mère ! quel amour ne lisait-on pas dans ses yeux !Elle me dorlotait, me baisait les lèvres et les joues, peignait aupeigne fin ma chevelure blonde. Père ! dit-elle en dardant sesprunelles pâles sur le nécromant, pour quelle raison as-tu égorgéma mère ?

Le sorcier la menace du doigt.

– T’ai-je priée de parler decela ?

À cette question, la belle fille éthérée estsaisie d’un tremblement.

– Où se trouve en ce moment ta maîtresseCatherine ?

– Ma maîtresse Catherine s’est endormie,et ravie de cette occasion, j’en ai profité pour prendre l’essor etm’envoler à tire-d’aile. Il y avait longtemps que je désirais voirma mère, et brusquement il m’a semblé que je n’avais que quinze anset je suis devenue légère comme un oiseau. Pourquoi m’as-tuévoquée ?

– Te rappelles-tu tout ce que je t’ai dithier soir ? demanda le sorcier d’une voix si sourde qu’on apeine à l’entendre.

– Je me le rappelle, oui, et combien nedonnerais-je point pour l’oublier ! Pauvre Catherine, elleignore bien des choses que connaît son âme.

« C’est, l’âme de Catherine, se ditDanilo qui n’ose encore faire un mouvement. »

– Repens-toi, père ! N’est-il pasépouvantable qu’à la suite de chacun des crimes commis de ta main,les morts surgissent de leur tombe ?

– Tu rabâches encore ces vieilleshistoires ? interrompt le sorcier d’un ton saccadé. Jemaintiens mes exigences, je te forcerai à agir selon ma volonté.Catherine m’aimera !

– Oh ! tu es un monstre, et non pasmon père, gémit l’ombre. Non, il n’en sera pas selon tes désirs. Ilest vrai que grâce à tes enchantements diaboliques tu as usurpé lepouvoir d’évoquer une âme et de la torturer. Mais Dieu seul estcapable de l’amener à faire ce qu’il lui plaît. Non, jamais, tantque j’habiterai son corps, Catherine ne se résoudra à commettre uneaction contraire à la loi divine. Père, le jour du Jugement dernierest proche. Ne serais-tu pas mon père, tu ne m’amènerais pas pourautant à tromper l’époux que je chéris et qui m’est fidèle ;ne me garderait-il pas sa foi, je ne le trahirais point malgrétout, parce que Dieu n’aime pas les âmes parjures et déloyales…

À ce moment, ses yeux pâles fixent la lucarnesous laquelle le sire Danilo se trouve perché, et immobile, ellecesse de parler.

– Où regardes-tu ? que vois-tulà-bas ? s’écrie le sorcier.

La Catherine aérienne se met à trembler. Maisdéjà le sire Danilo s’est laissé glisser à terre et, suivi dufidèle Stetzko, il se fraie un chemin vers les collines où ilhabite.

« C’est affreux !affreux ! » se dit-il à part soi, cependant que son cœurde Cosaque est envahi d’une vague crainte.

Bientôt, il traverse sa propre cour où lesCosaques continuent à dormir aussi profondément que lors de sondépart, à l’exception d’un seul, assis à l’écart et qui fume lapipe.

Toute la nue est parsemée d’étoiles.

V

 

– Comme tu as bien fait de meréveiller ! s’écria Catherine en se frottant les yeux de lamanche brodée de sa chemise, et toisant des pieds à la tête sonmari debout devant elle. Quel épouvantable rêve je viens defaire ! quelle peine n’avais-je point à retrouver marespiration !… Il m’a semblé que j’allais expirer…

– Quel rêve ? ne serait-ce pascelui-ci ? et Bouroulbache de répéter à sa femme tout ce dontil avait été le témoin.

– Comment toutes ces choses sont-ellesvenues à ta connaissance, mon époux ? demanda Catherine, fortintriguée. Mais j’ignorais maints détails de ce que tu merapportes. Non, dans mon rêve il n’était pas question du meurtre dema mère par mon père ; je n’y ai pas vu non plus les morts.Non, Danilo, cela ne s’est point passé comme tu le racontes.Ah ! il est terrible, mon père…

– Il n’est pas étonnant que bien desévénements te soient cachés ; tu ne sais même pas la dixièmepartie de ce que ton âme connaît. Mais doutes-tu que ton père soitl’Antéchrist ? Déjà l’an dernier, alors que je partais enexpédition contre les Tartares de Crimée avec les Polonais – car àcette époque je marchais la main dans la main avec cette engeancedéloyale – le prieur du couvent de Bratzky, et celui-là, femme,c’est un saint ! m’avait appris que l’Antéchrist détient lepouvoir d’évoquer l’âme de chaque mortel, et que cette âme, errantà sa guise dès que son maître cède au sommeil, voltige avec lacohorte des archanges autour de la cellule où Dieu repose. Le vraivisage de ton père ne m’est pas apparu dès le premier jour. Si jet’avais sue la fille d’un être pareil, je ne t’aurais pas épousée,je t’aurais quittée et ne me serais pas chargé la conscience dupéché de contracter alliance avec une descendante del’Antéchrist.

– Danilo ! dit Catherine, le visageenfoui dans ses mains et secouée de sanglots, ai-je quelque tortenvers toi ? T’ai-je trahi, mon époux bien aimé ? parquel acte ai-je attiré sur moi ton courroux ? Serait-cepeut-être que je ne t’ai point servi fidèlement ? ai-jeproféré un seul mot qui te déplût quand tu revenais un peu trop gaide quelque ribote entre vaillants lurons ? n’ai-je pointenfanté pour toi un fils aux sourcils bruns ?

– Ne pleure pas, Catherine, je te connaismaintenant, et pour rien au monde je ne te laisserais. Tous lespéchés sont le fait de ton père.

– Non, ne lui donne pas ce nom. Il n’estplus mon père, Dieu m’est témoin, je le renie, je renie l’auteur demes jours. C’est un antéchrist, un apostat. Qu’il périsse, qu’il senoie, je ne tendrai pas la main pour le sauver. Qu’il se dessèchesous l’effet de quelques simples, je ne lui verserai pas une goutted’eau pour étancher sa soif. Mon père, c’est toi !

VI

 

Derrière une porte fermée d’un triple cadenas,le sorcier garrotté de chaînes de fer est captif dans un profondsouterrain chez le sire Danilo, cependant qu’au lointain, sonchâteau qui surplombe le Dniépr est la proie des flammes, et que,pourpre comme du sang, des vagues déferlent en grondant contre lesantiques murailles. Ce n’est point pour nécromancie ou autres actesimpies que cet homme languit dans ce sous-sol ; que Dieu lejuge pour ces méfaits ! Il est là pour trahison occulte, pouravoir comploté avec les ennemis de la terre russe et orthodoxe devendre aux catholiques le peuple ukrainien et de brûler les égliseschrétiennes. Il ne lui reste plus qu’un seul jour à vivre et demainsonnera l’heure où il lui faudra dire adieu à ce monde. Le supplicel’attend, et c’est pour demain. Or, ce n’est point une mort doucequi l’attend. Il pourra estimer comme une grâce si l’on se borne àle bouillir vif dans une chaudière ou à le dépouiller tout cru desa peau pécheresse. Le sorcier est mélancolique et garde la têtecourbée ; peut-être se repent-il déjà à l’article de lamort ? Mais ses péchés ne sont point de ceux que Dieu daignepardonner. Devant lui, tout en haut de la paroi, s’ouvre un étroitsoupirail où s’entrecroisent maints barreaux de fer. Voilà que lereclus se relève dans un grand cliquetis de chaînes pour regarderpar cette fenêtre, pour voir si sa fille ne vient pas à passer dansles parages. Douce, pas plus rancunière qu’une colombe, neprendra-t-elle pas son père en pitié ?… Mais il n’y apersonne ; en bas, court un chemin, mais pas un être vivantn’y circule. Plus bas encore, le Dniépr suit allègrement son cours,sans s’intéresser au sort de qui que ce soit, et le captif sent ledécouragement le gagner à force d’écouter cette sourde rumeurmonotone…

Quelqu’un vient de se montrer sur lechemin ; ah ! c’est un Cosaque ! et un soupirprofond échappe au prisonnier… la route est de nouveau déserte.Voici quelqu’un encore qui descend la côte, au loin… les plis d’uncasaquin vert flottent au vent, un hennin d’or resplendît sur satête… C’est elle ! Le sorcier se serre plus étroitement contrele soupirail… Elle arrive tout près…

– Catherine, ma fille, soiscompatissante, fais-moi l’aumône de ta pitié !

Elle demeure muette, elle ne veut pointécouter, se refuse même à regarder du côté de la geôle, elle a déjàpassé, déjà disparu… L’univers entier est vide : le Dniéprpoursuit sa rumeur accablante, l’angoisse se tapit au cœur dusorcier, mais en a-t-il conscience ?

Le jour penche vers son déclin. Le soleils’est déjà couché, on ne le voit plus et le soir naît avec safraîcheur. Un bœuf mugit on ne sait où ; quelque part desbruits se font entendre, des gens sans doute qui reviennent dutravail et qui rient ; une barque se dessine vaguement sur lefleuve… mais qui s’inquiète du prisonnier ? Une faucilled’argent luit dans la nue ; voici que du côté opposé quelqu’uns’en retourne par le sentier ; dans cette pénombre, il n’estpas facile de distinguer qui c’est… Ah ! Catherine rentre à lamaison…

– Fille, au nom du Christ ! deféroces louveteaux eux-mêmes ne s’attaqueraient pas à leur mèrepour la mettre en pièces… Fille, jette au moins un regard sur toncriminel de père !

Elle demeure sourde et va son chemin.

– Fille, au nom de ta mère !

Elle s’est arrêtée.

– … viens écouter mes parolesdernières…

– Pourquoi m’interpelles-tu,apostat ? Ne me donne pas le nom de fille, il n’y a aucuneparenté entre nous. Que veux-tu de moi, au nom de ma mèreinfortunée ?

– Catherine, mon heure est proche. Jesais que ton mari se propose de m’attacher à la queue d’une jumentet de me faire ainsi traîner à travers la plaine ; peut-êtremême médite-t-il un supplice plus atroce…

– Y a-t-il au monde supplice quicorresponde à tes forfaits ? Attends donc ton heure, personnene se lèvera pour implorer ta grâce…

– Catherine, ce qui m’effraie, ce n’estpoint le supplice, mais les tortures à endurer dans l’autre monde.Tu es innocente, Catherine, ton âme volera au paradis auprès deDieu, mais l’âme de ton père apostat brûlera dans l’éternellegéhenne. Jamais il ne s’éteindra, ce feu, à jamais il flambera, etde plus en plus fort ; nul ne laissera tomber une goutte derosée, et pas une brise embaumée ne…

– Il n’est point en mon pouvoir d’adoucirce châtiment, répond Catherine, en tournant les talons.

– Attends, Catherine, encore unmot ! tu peux sauver mon âme. Tu ne sais pas encore à quelpoint Dieu est bon et miséricordieux. As-tu entendu parler del’apôtre Paul, de la somme énorme de ses péchés ? ehbien ! il se repentit ensuite et finit par devenir unsaint.

– Que puis-je tenter pour le salut de tonâme ? réplique Catherine, est-ce à moi, faible femme, d’ypenser ?

– Si je pouvais sortir d’ici, jedépouillerais entièrement le vieil homme. Je battrais ma coulpe, jeme retirerais dans une caverne, revêtirais mon corps d’un rudecilice, nuit et jour je ferais oraison. Non seulement je nemangerais pas de viande, le poisson même ne toucherait point meslèvres. Pour ma couche, j’étendrais mes vêtements sur le sol, et jeprierais, oh ! prierais sans cesse ni fin. Et si lamiséricorde divine se refusait après cela à me remettre, neserait-ce que la centième partie de mes fautes, je me feraisenterrer jusqu’au cou dans la terre ou enchâsser tout vivant dansune muraille de pierre, et tous mes biens je les léguerais auxmoines pour célébrer quarante jours et quarante nuits d’affilée desoffices funèbres pour le repos de mon âme…

Catherine se prend à réfléchir.

– En admettant que je t’ouvre la porte,je serais impuissante à te libérer de tes fers…

– Peu me soucie des fers, dit-il, ilsm’ont mis, dis-tu, des chaînes aux mains et aux pieds ?… J’aibrouillé leur vue et au lieu de mon corps, leur ai tendu un arbresec. Me voilà, regarde-moi, il n’y a plus une chaîne sur moi,ajoute-t-il, en se plaçant au milieu du cachot. Ces murailleselles-mêmes ne seraient point pour m’effrayer, et j’aurais bienpassé au travers, mais tous, jusqu’a ton mari en personne, ignorentce que sont ces murs. C’est un saint anachorète qui les aconstruits et pas une force impure n’est à même de faire sortird’ici un prisonnier, sans ouvrir la porte de cette même clef dontle saint se servit pour s’enfermer dans sa cellule. Pour le pécheurinouï que je suis, je creuserai une cellule pareille à la sienne,dès que je recouvrerai ma liberté…

– Écoute, je veux bien te lâcher, mais situ me trompes ? dit Catherine, s’arrêtant devant la porte. Siau lieu de faire pénitence, tu fraternisais de nouveau avec lediable ?

– Non, Catherine, il ne me reste plusbeaucoup de temps à vivre. Même s’il n’y avait ce supplice, monheure est proche. Me crois-tu vraiment disposé à me vouer auxtortures éternelles ?

On entend grincer les verroux.

– Adieu ! que le Dieu de miséricordete garde, mon enfant ! dit le sorcier en l’embrassant.

– Ne me touche pas, pécheur inouï, ethâte-toi de fuir, dit Catherine.

Mais le captif a déjà disparu.

– Je l’ai délivré, dit-elle, prise depeur et promenant sur les murailles des yeux égarés. Et quelleréponse adresserai-je à mon mari ? Je suis perdue, je n’aiplus qu’à m’enterrer vivante…

Secouée de sanglots, elle s’affaisse sur lasouche qui servait de siège au prisonnier.

– Mais j’ai sauvé une âme, dit-elle toutbas, j’ai fait œuvre pie… Et mon mari ?… c’est la premièrefois que je le trahis… Oh ! quelle peine atroce j’aurai àmentir en sa présence… On vient. C’est lui, mon époux !

Et poussant un cri de désespoir, elles’écroule évanouie sur le sol.

VII

 

– C’est moi, chère fille à moi !C’est moi, mon petit cœur !

Tels furent les mots qui parvinrent àl’oreille de Catherine dès qu’elle reprit ses sens et découvritdevant elle sa vieille servante. Penchée sur elle, cette femmesemblait murmurer des paroles indistinctes et tendant au-dessus desa maîtresse un bras décharné, elle lui aspergeait le visage avecde l’eau froide.

– Où suis-je ? demanda Catherine ense soulevant pour regarder autour d’elle ; devant moi bruit leDniépr et derrière, voici le coteau… Où m’as-tu amenée, ma bravefemme ?

– Je ne t’ai point amenée, mais sortie…Je t’ai emportée dans mes bras hors du souterrain étouffant, etj’ai refermé la porte à clef pour que rien ne t’arrive du fait demessire Danilo.

– Où donc est la clef ? ditCatherine, en jetant un coup d’œil à sa ceinture. Je ne l’aperçoispoint.

– C’est ton mari qui l’a détachée, monenfant, pour aller voir le sorcier.

– Le voir ?… Servante, je suisperdue ! s’écria Catherine.

– Que Dieu nous en préserve, mafille ! tu n’as qu’à te taire, ma petite dame, et personne nesaura rien…

– Il s’est enfui, le mauditAntéchrist ! M’entends-tu, Catherine ? il s’est enfui,disait le sire Danilo en s’avançant vers sa femme.

Ses yeux lançaient des flammes et l’onentendait le cliquetis du sabre pendu à son côté. Son épouse étaitplus morte que vive.

– Quelqu’un l’aura lâché, cher mari,dit-elle d’une voix tremblante.

– Lâché ? tu dis vrai, mais c’est lediable qui l’a fait. Regarde ! à sa place, c’est un arbre quise trouve dans les fers. Ah ! faut-il que Dieu ait arrangé leschoses de telle façon que le démon ne craigne pas les pattes desCosaques ? Si n’importe lequel de mes gens avait nourri pareildessein dans sa tête, et si je l’apprenais… je ne saurais inventerde supplice assez cruel pour le coupable !…

– Et si c’était moi qui ?…

Ces mots avaient échappé à Catherine quis’interrompit, glacée de terreur.

– Si c’était toi, tu ne serais plus mafemme. Je te coudrais dans un sac et te noierais au milieu même duDniépr.

Catherine en perdit le souffle et il luisembla que ses cheveux se détachaient de son crâne.

VIII

 

Dans une auberge qui longe la frontière, desPolonais se sont rassemblés et font la fête depuis déjà plusieursjours. On se demande pourquoi il y a là tant de cescanailles ; sans doute se sont-ils groupés en vue de quelqueincursion. Certains sont armés du mousquet ; les éperonss’entrechoquent, les sabres cliquètent, les sires de Polognes’amusent et fanfaronnent, vantent leurs hauts faits inouïs,tournent en dérision l’orthodoxie, appellent les Ukrainiens leursserfs, se frisent gravement les moustaches et gravement, avec unorgueilleux port de tête, se vautrent sur les bancs. Ils ont aveceux un de leurs prêtres, mais cet ecclésiastique est de la mêmefarine que ses compagnons. Sa mine n’est même pas celle d’un hommed’église ; il boit et se livre à la débauche comme le reste etsa langue immonde tient des propos orduriers. La valetaille ne lecède en rien aux seigneurs ; ces gueux ont retroussé lesmanches de leurs souquenilles déchirées et abattent de l’atoutcomme s’ils s’acquittaient d’une besogne de capitale importance.Ils jouent, se lancent des cartes à la figure ; ces femmesmariées qu’ils ont avec eux, ils les ont enlevées à autrui. Les unsvocifèrent ; d’autres en viennent aux mains. Les gentilshommesont le diable au corps et font les quatre cents coups ; ilsremorquent un Juif par la barbe, lui peignent une croix sur sonfront impur, ils tirent à blanc sur les bonnes femmes et dansent lacracovienne avec leur prêtre obscène. Les Tartares eux-mêmes n’ontjamais mené conduite aussi scandaleuse en terre russe ; l’onvoit bien que Dieu, en expiation de ses péchés, l’a vouée à subirun pareil opprobre. Par-dessus ce tapage infernal, l’on entendparler de la propriété du sire Danilo, sur l’autre rive du Dniépr,et de sa jolie femme… Ce n’est point pour quelque bonne action quecette clique s’est rassemblée…

IX

 

Le sire Danilo est assis dans sa chambre, lecoude appuyé sur la table et s’adonne à la rêverie. Dame Catherine,assise sur le poêle, fredonne une chanson.

– Je me sens, femme, envahi d’une sorted’angoisse, dit le sire Danilo, j’ai mal à la tête et j’ai le cœurserré. Je passe par une minute extrêmement pénible et ma peine estlourde, sans que j’en pénètre la raison. Probablement que ma mortrôde dans le voisinage…

« Oh ! mon mari plus précieux quetout, penche vers moi ton front… Pourquoi berces-tu dans ton espritdes pensées noires ? »

C’est bien ce que pense dame Catherine, maiselle n’ose l’exprimer à voix haute. Conscience coupable, elletrouve de l’amertume aux caresses du mari.

– Écoute, ma femme, dit Danilo,n’abandonne pas notre fils quand je ne serai plus. Dieu te refuseratoute félicité en ce monde comme dans l’autre si tu quittes cetenfant, grandement ils souffriront mes os pourrissant sous la terrehumide, et plus lourde encore sera l’affliction de mon âme.

– Que dis-tu là, mon époux ?N’est-ce point toi qui te moquais de nous autres, faiblesfemmes ? et à présent, tu tiens les propos d’unefemmelette ; va, tu as encore longtemps à vivre.

– Non, Catherine, non, mon âme pressentune fin prochaine. J’ignore pourquoi, mais une tristesse sans nomse répand sur ce monde et elle est bien morte, l’époque desvaillants exploits. Oh ! je me souviens, je me souviens desannées écoulées, et elles ne reviendront sans doute plus, il vivaitalors, le vieux Konachévitch, honneur et gloire de notre armée. Ilme semble que les régiments cosaques défilent à l’instant sous mesyeux. Ah ! Catherine, c’était l’âge d’or. Le vieil hetmanmontait son cheval moreau, le bâton de commandement brillait à sonpoing ; autour de lui, la piétaille d’Ukraine et sur les ailesdéferlait la mer écarlate des Zaporogues. À peine l’hetmanouvrait-il la bouche pour parler, que tout ce monde se figeait dansl’immobilité. Et des larmes perlaient aux yeux du vieillard quandil remémorait les hauts faits de jadis et la Setch de l’ancientemps. Oh ! si tu savais, Catherine, comme nous nous sommesbattus contre les Turcs ! Sur mon crâne se voit encore jusqu’àprésent une cicatrice ; quatre balles m’ont traversé de parten part, et pas une de ces blessures ne s’est complètement guérie.Combien d’or n’avons-nous pas ramassé à cette époque ; c’est àpleins bonnets que les Cosaques puisaient les pierres précieuses.Et quels chevaux, Catherine, si tu savais quels chevaux nousemmenions de chez l’ennemi ! Ah ! il ne me sera plusdonné de guerroyer de la sorte ! Je ne suis pourtant pasvieux, et à mon avis, mon corps reste vaillant, mais le glaivecosaque me glisse des mains, je vis dans l’oisiveté et j’ignoremoi-même pourquoi je végète ainsi. Il n’y a plus d’ordre enUkraine ; colonels et capitaines s’entredéchirent comme deschiens, il n’est point de tête chenue capable de s’imposer à tous,les nobles de chez nous se sont abaissés à adopter les modespolonaises, entretiennent dans leur cœur la perfidie, ont venduleur âme en entrant dans la secte uniate [8], et lajuiverie pressure les pauvres gens. Ô temps, beau temps jadis, oùdonc avez-vous fui, mes jeunes années ?… Fais un saut jusqu’àla cave, l’ami, et apporte-moi une coupe d’hydromel pour que jeboive à notre sort d’autrefois et aux temps disparus…

– Quel accueil réservez-vous à nos hôtes,Seigneur ? Les Polonais arrivent du côté des prairies… ditStetzko, dès le seuil de la chambre.

– Je sais pourquoi ils viennent, dit lesieur Danilo en se mettant debout. Sellez les chevaux, mes fidèlesserviteurs, revêtez le harnois de guerre ! Sabre aupoing ! et n’oubliez pas de vous munir de farine de plomb… Ilfaut rendre les honneurs à nos hôtes…

Mais les Cosaques n’avaient pas eu le temps desauter à cheval ni d’armer les mousquets, que les Polonaisrecouvraient déjà les coteaux de leur multitude, pareille à cettepluie de feuilles qui tombe des arbres eu automne.

« Oho ! mais il y a ici assez demonde pour assouvir notre vengeance ! se disait Danilo àl’aspect des seigneurs pansus qui harnachés d’or cavalcadaient,avec de grands airs, sur le front de leurs troupes. L’on voit bienqu’il nous sera donné encore une fois de faire la fête… Réjouis-toidonc, âme cosaque, pour la suprême fois ! Amusez-vous à corpsperdu, les gars, c’est aujourd’hui notre fête ! »

Et ce fut à travers les coteaux grande liesseet le festin battit son plein. Glaives alors de fendre l’air,balles de voler, coursiers de hennir et de faire feu des quatresabots. Des cris à vous donner le vertige, une fumée à vousaveugler !… La mêlée devint générale, mais le flair du Cosaquesavait distinguer l’ami de l’ennemi. Qu’une balle vrombît, et unvaillant vidait les étriers ; qu’un sabre s’abattît ensifflant, et une tête roulait sur le sol, tout en balbutiant encoredes paroles indistinctes.

Mais dans cette confusion, l’on discernait lacalotte rouge du haut bonnet fourré du sire Danilo, à chaqueinstant l’œil était attiré par l’écharpe d’or qui ceignait sonsurcot bleu et comme au vent d’un tourbillon se hérissait lacrinière de son cheval noir. Avec l’agilité de l’oiseau,Bouroulbache surgissait ici et là, clamant à pleine gorge, etbrandissant à droite et à gauche son sabre de Damas. Taille,Cosaque ! vas-y de tout ton cœur. Cosaque ! réjouis tonâme de vaillant, mais n’aie point un regard de convoitise pour lesharnachements et les pourpoints dorés, foule aux pieds l’or et lespierres précieuses ! Frappe de l’estoc, Cosaque !amuse-toi, Cosaque ! ami, tourne la tête : ces impies dePolonais mettent déjà le feu aux chaumières et chassent devant euxle bétail terrorisé.

Alors, impétueux comme une trombe, le sireDanilo revient en arrière, son bonnet à calotte rouge est partout àla fois, près des maisons à défendre, et la foule des ennemiss’éclaircit autour de lui…

Voilà plus de deux heures que luttent Polonaiset Cosaques ; les combattants deviennent rares dans l’un etl’autre camp, mais le sire Danilo n’éprouve aucune lassitude ;de sa longue pique il désarçonne des cavaliers et les sabots de soncoursier foulent les fantassins. Déjà, les Polonais flanchent,prêts à prendre la fuite, déjà des Cosaques dépouillent lescadavres de leur pourpoint doré et de leur riche harnois. Déjà lesire Danilo se prépare à poursuivre l’ennemi en déroute, et iltourne la tête pour rallier les siens… mais alors il bout de malerage, car il vient d’entrevoir le père de Catherine. Oui, le voilàdebout sur le coteau, visant son gendre avec un mousquet. Danilopique des deux, droit devant lui… Attention, Cosaque, tu cours à taperte ! Le mousquet fait feu et le sorcier disparaît àcontre-pente. Seul, le fidèle Stetzko a vu s’évanouir brusquementle pourpoint rouge et la coiffure étrange. Le chef cosaquechancelle et croule à terre. Le fidèle Stetzko se précipite versson maître, étendu tout de son long sur le sol, les paupièresrabattues sur ses yeux clairs ; un sang vermeil sort à grosbouillons de sa poitrine. Mais sans doute a-t-il senti l’approchede son fidèle serviteur ; il soulève lentement les paupières,une flamme se rallume dans ses prunelles :

– Adieu, Stetzko, dis à Catherine de nepas délaisser mon fils, et vous non plus, ne l’abandonnez pas, mesloyaux serviteurs…

Il se tait ; l’âme cosaque a quitté ladépouille du gentilhomme ; les lèvres ont bleui, il dort, leCosaque, d’un sommeil dont rien désormais ne saurait leréveiller.

Le fidèle valet éclate en sanglots, agite lebras pour appeler Catherine.

– Viens, madame, viens, ton seigneurs’est livré à une suprême bamboche ; ivre, il gît sur la terrehumide, et son ivresse mettra bien du temps à se dissiper…

Catherine joint les mains dans son désespoir,et pareille à la gerbe sous la faux, s’abat sur le cadavre.

– Mon époux, est-ce toi que je découvregisant ici, les yeux clos ? Relève-toi, mon fauconinestimable, tends-moi la main ! Soulève-toi, jette encore unefois les yeux sur ta Catherine, remue les lèvres, profère au moinsun tout petit mot… Mais tu gardes le silence, tu te tais, mon clairseigneur, tu es livide comme la mer Noire et ton cœur a cessé debattre. Pourquoi donc es-tu si froid, mon seigneur ? sansdoute que mes larmes ne sont pas assez brûlantes pour teréchauffer ! et mes lamentations ne sont évidemment pas assezretentissantes pour t’arracher à ce sommeil. Qui donc commanderamaintenant tes régiments ? Qui galopera à toute bride sur toncheval noir ? Qui poussera de toute sa voix le cri de guerreet brandira son sabre en avant des Cosaques ? Et vous,Cosaques, ô Cosaques ! qu’avez-vous fait de votre honneur etde votre gloire ? Les voici qui gisent là, votre honneur etvotre gloire, les yeux clos, sur la glèbe humide !Enterrez-moi donc, portez-moi en terre avec lui ! couvrez-moide terre en même temps que lui, voilez mes yeux de mottes, écrasezmes blanches mamelles sous des planches d’érable… Je n’ai plus quefaire de ma beauté…

Catherine pleure et agonise de douleur, maisla plaine au lointain se couvre de poussière ; c’est le vieuxcapitaine Gorobietz qui accourt en toute hâte à la rescousse.

X

 

Il est superbe, par temps calme, le Dniépr,alors que sans frein et d’une souple allure il précipite à traversforêts et montagnes des flots gonflés jusqu’au ras de ses berges.Nulle trace d’agitation en lui, et jamais il n’élève la voix ;qui le regarde, se demande si dans sa majesté elle bouge ou non,cette vaste nappe, et l’on éprouve l’impression qu’elle est toutentière coulée d’un seul bloc de cristal et qu’une route en verrebleu, d’une ampleur sans bornes, d’une longueur infinie se rue ettrace des méandres à travers ce monde de verdure. Il n’est jusqu’àl’ardent soleil qui ne se délecte à se contempler du haut des cieuxet à plonger ses rayons dans la froideur de ce miroir liquide, etles bois sur les rives aiment à voir dans ces eaux leur limpidereflet. Sous leurs vertes frondaisons bouclées, ils se pressent enfoule, pêle-mêle avec les fleurs champêtres vers ces ondes, sepenchent sur elles et s’y mirent, jamais las de s’y admirer, etjamais ils n’ont assez de darder sur le fleuve leur lumineuseprunelle, et ils lui adressent des sourires, agitent en signed’adieu leurs verdoyants rameaux. Mais ils n’osent aventurer leurregard au milieu du Dniépr, nul, à part le soleil et le ciel bleu,ne l’ose, et rares sont les oiseaux qui s’y risquent. Fleuvesomptueux ! dans l’univers entier, il n’en est pas un quil’égale…

Il est magnifique aussi, le Dniépr, par unechaude nuit d’été, alors que tout s’assoupit, et l’homme, et labête, et le volatile, que Dieu est l’unique à promener son augusteregard sur le firmament et la terre, et à secouer d’un gestemajestueux sa chape dont ruissellent en gerbes les étoiles quibrûlent pour répandre leur clarté sur le monde et qui, toutesensemble, ont leur double dans le Dniépr. Et le Dniépr les retienttoutes, captives dans son giron obscur, pas une ne lui échappera, àmoins qu’elle ne s’éteigne aux cieux ! Les bois noirsregorgeants de corbeaux endormis, et les monts effondrés par letravail des siècles font leur possible pour le recouvrir, neserait-ce que de leurs ombres étirées, mais vains efforts ! iln’est rien ici-bas qui puisse cacher le Dniépr. Azuré, bloc d’azur,il va comme une crue au cours uniforme, et de nuit aussi bien quede jour, il s’aperçoit d’aussi loin que l’œil humain étend saportée. Se presse-t-il, câlin, contre les berges pour se dérober àla fraîcheur nocturne, il déchire de son sein une moire d’argentqui scintille comme le tranchant d’une lame de Damas, mais luis’est de nouveau rendormi, tout azuré. Fleuve magnifique alors, etdans l’univers entier il n’en est pas un qui l’égale.

Mais que les nuages gris foncé s’entassentcomme des montagnes à l’assaut du ciel, que le bois noir vacillejusqu’à ses racines, que les chênes craquent, et que l’éclair, entronçons parmi les nuées, illumine d’un seul coup l’univers entier,qu’il est formidable à cette heure, le Dniépr ! Des collinesliquides se brisent avec un fracas de tonnerre en se heurtant auxmontagnes, puis blanches d’écume et gémissantes, refluent pourdéferler au loin. C’est ainsi qu’une vieille mère cosaque se désolequand elle accompagne son fils appelé sous les drapeaux ; enliesse et plein d’entrain, il part sur son cheval noir, poing surla hanche et bonnet coiffé en bravache, et elle, sanglotante, courtsur ses pas, s’accroche à l’étrier, s’agrippe à la bride, et setordant les bras devant lui, répand un torrent de larmesamères.

Des souches à demi brûlées et des rocs sur lesberges escarpées profilaient sauvagement une silhouette noirâtreentre les flots qui se livraient combat. Une barque sur le pointd’aborder se heurtait au rivage, tantôt hissée à la crête desvagues, tantôt plongeant dans leur creux. Qui donc parmi lesCosaques se montrait assez téméraire pour naviguer à un moment oùl’antique Dniépr se fâchait ? Sans doute ignorait-il que cefleuve engloutit les mortels comme des mouches.

La barque toucha terre et il en sortit lesorcier. Il n’était point d’humeur joyeuse, car il avait trouvéamer l’office de funérailles célébré par les Cosaques à la mémoirede leur maître tué. Bon nombre de Polonais avaient expié cetrépas : quarante-quatre seigneurs et trente-trois de leursserfs mis en pièces à coups de sabres, avec leur harnois completset leurs pourpoints, et le reste, y compris les chevaux, capturéspour être vendus aux Tartares.

Entre les souches brûlées il descendit par desmarches de pierre, profondément dans le sol, où il s’était creuséun abri souterrain. Il entra sans bruit, car la porte ne grinçaitpas, posa sur une table recouverte d’une nappe un vase d’argiledans lequel ses longs bras commencèrent à jeter des herbes d’espèceinconnue. Il prit alors une coupe taillée dans un bois étrange,s’en servit pour puiser de l’eau qu’il versa ensuite, cependant queses lèvres remuaient pour proférer on ne sait quellesincantations.

Une lueur rose se répandit à travers ce réduitet qui eût alors aperçu le visage du sorcier aurait eugrand’peur ; ses traits paraissaient sanglants, à l’exceptiondes rides profondes qui faisaient des taches noires et l’on eût ditque ses yeux étaient des braises. Abominable pécheur ! sabarbe était blanche depuis bien des années, sa face se sillonnaitde rides et son corps était vidé de sève, et malgré tout, iltramait des œuvres sinistres, offenses à la divinité ! Aumilieu de l’abri, un nuage blanc se mit à osciller et quelque chosequi ressemblait à de l’allégresse éclaira le visage du nécromant…mais pourquoi donc restait-il soudain immobile, bouche bée, sansoser un mouvement pourquoi sa chevelure se hérissait-elle, commedes soies de porc sur son crâne ? Au sein du nuage devant luitransparaissait une face bizarre, celle de quelqu’un survenu enhôte inopportun, sans être invité ou convié. À mesure que lesminutes coulaient, la vision prenait de la netteté et dardait desprunelles immobiles sur le maître de céans. Traits, sourcils, yeux,lèvres, tout dans cette apparition était inconnu du mécréant, de savie il n’avait rencontré cet être. Or, bien qu’il n’y eût en sommerien de si terrible en l’étranger, une épouvante insurmontableenvahit le père de Catherine. Cependant, immobile aussi, la têteinconnue et surprenante le dévisageait toujours à travers cettevapeur qui finit par se dissoudre et alors le visage se fit plusprécis, mais les prunelles fixes ne se détachaient pas dumisérable. De la tête aux pieds, celui-ci devint de la pâleur dulinge, il poussa un cri si sauvage qu’il ne reconnut pas sa voix etrenversa le vase.

Aussitôt, tout disparut.

XI

 

– Calme-toi, ma chère sœur, disait levieux capitaine Gorobietz, les rêves disent rarement la vérité.

– Couche-toi, sœurette, disait la jeunebru du capitaine, je ferai venir une vieille femme, une devineresseà qui nulle puissance mauvaise n’est à même de résister, et ellemettra en fuite tes inquiétudes [9].

– Ne crains rien, disait le filsGorobietz, la main à la poignée de son sabre, personne ne te ferade mal.

L’air sombre, Catherine les considérait d’unœil terne et ne trouvait pas la force de leur répondre :

– C’est moi-même qui suis la cause de mapropre perte. Je lui ai ouvert la porte de la prison.

Elle finit par dire :

– Il ne me laisse pas un instant derepos. Voilà dix jours que je demeure sous votre toit à Kiev et lacoupe de mon chagrin n’a pas diminué d’une seule goutte. Je medisais, je pourrais au moins dans une calme retraite élever monfils en vue de la vengeance… mais il m’est apparu en rêve,terrible, oh ! plus terrible que jamais. Dieu vous préserve dele voir, vous aussi ! J’en ai jusqu’à présent des battementsde cœur. Et il m’a crié : « Je mettrai ton enfant enpièces, Catherine, si tu ne consens pas à m’épouser. »

Redoublant de sanglots, elle s’élança vers leberceau et le bébé effrayé tendit vers elle en pleurant sesmenottes.

Le fils du capitaine bouillait de fureur etses yeux flambaient en entendant de tels propos.

Gorobietz lui-même ne se sentait plus decolère.

– Eh bien ! qu’il essaie donc, cetignoble antéchrist, de venir jusqu’ici, il se rendra compte si lesbras d’un vieux Cosaque gardent parfois de la force. Dieu m’esttémoin, dit-il, en dirigeant vers le ciel ses regards d’hommeavisé, si je ne me suis pas précipité pour donner un coup de main àmon frère Danilo. Mais telle fut la volonté divine, je l’ai trouvéétendu sur cette couche froide qui a déjà reçu tant et tant deCosaques. Mais en revanche, ne fut-il point célébré avec pompe leservice suprême en son nom ? Avons-nous laissé un seulPolonais vivant ? Calme-toi donc, ma petite, personne n’oserate toucher, à moins que mon fils et moi nous ne soyons plus de cemonde.

Ayant ainsi parlé, le capitaine s’approcha duberceau et l’enfant, apercevant la pipe rouge à garniture d’argentà la ceinture du vieillard, au bout d’une courroie près du sachetau briquet étincelant, tendit vers lui ses petits bras en riant auxanges.

– Il marchera sur les traces du papa, ditle vieux capitaine en décrochant la pipe pour la lui donner, dès leberceau il lui ressemble et pense déjà à fumer…

Catherine soupira légèrement et se mit àbercer son fils. Ils décidèrent de ne point se quitter de toute lanuit, et peu de temps après, tous s’endormirent, et Catherineaussi.

Un calme absolu régnait dans la cour de mêmeque dans la maison. Seuls ne dormaient point les Cosaques quimontaient la garde. Soudain, Catherine s’éveilla en poussant un criet arracha ainsi les autres de leur sommeil.

– Il est tué, on me l’a égorgé,hurla-t-elle en se précipitant vers le berceau.

Tous l’entourèrent et demeurèrent pétrifiésd’épouvante en voyant qu’il n’y avait plus là qu’un petit cadavre.Pas un ne proféra un son, ne sachant que penser de ce forfaitinouï.

XII

 

Loin du pays d’Ukraine, après que l’on atraversé la Pologne et dépassé la populeuse cité de Lemberg, sedresse une série de montagnes aux cimes altières. Pic après pic,semblables à des chaînes de pierre, elles cernent la terre à droiteet à gauche, et l’emprisonnent d’une masse rocheuse pour empêcherque ne la ronge la mer bruyante et démontée. Ces maillons de pierres’enfoncent en Valachie et dans la région de Sémigrad, et s’érigenten forme de fer à cheval entre les peuples de Galicie et deHongrie. Il n’y a point dans notre pays à nous de montagnescomparables. L’œil n’ose pas les affronter et sur la cime dequelques-unes pas un pied humain ne s’est jamais aventuré. Leur vueprovoque de l’étonnement : n’est-ce point là un océanfougueux, évadé un jour de tempête hors de ses vastes rives,lançant en tourbillon des vagues monstrueuses qui, pétrifiées, sontensuite demeurées suspendues dans les airs ? Ou bien neserait-ce point que de lourdes nuées s’arrachant du ciel ontencombré la terre de leur entassement ; car elles ont la mêmeteinte grise que les nuages et la blancheur de leur crête brilleaussi et scintille au soleil. Avant que l’on atteigne lesCarpathes, on entend encore parler russe, et par delà de ces monts,il se trouve de-ci de-là des endroits où résonne un idiome quiressemble quelque peu au nôtre, mais plus loin la religion n’estplus la même, ni le langage. Ces lieux sont habités par lesHongrois, peuple assez nombreux qui monte à cheval, manie l’armeblanche et boit non moins bien que les Cosaques, et qui pours’acheter des harnais et des caftans de prix sort sans lésiner lesducats de sa poche. Entre les montagnes, s’étendent des lacstranquilles et majestueux. D’une immobilité de verre, ilsréfléchissent en leur miroir les têtes chauves des pics et leurbase vêtue de verdure.

Mais qui donc, la nuit – que brillent ou nonles étoiles – passe, monté sur un immense cheval moreau ? Quelpreux d’une taille surhumaine galope au pied des monts, au-dessusdes lacs, se reflète avec sa gigantesque monture dans leurs eauxinertes, cependant que son ombre démesurée se projette furtivementau versant des montagnes ? Son armure ciselée jette deséclairs ; une lance s’appuie à son épaule ; un sabretinte contre sa selle ; la visière du heaume est relevéedécouvrant des moustaches brunes, des yeux clos, des cils baissés.Il dort et, quoique somnolent, tient les rênes en main ; encroupe, chevauche un tout jeune page, assoupi lui aussi et qui dansson sommeil s’accroche au paladin. Qui est-il, où va-t-il, etpourquoi ? Nul ne le sait. Ce n’est point depuis un ou deuxjours qu’il chevauche ainsi à travers la chaîne de montagnes. Dèsle point du jour, à peine le soleil levé, on cesse de l’apercevoir.À de rares occasions seulement, des montagnards ont remarqué quepar intervalles s’allongeait sur les monts l’ombre d’ils nesavaient qui et pourtant le ciel était d’une netteté absolue, sansle moindre nuage. Mais aussitôt que la nuit ramène l’obscurité onle voit de nouveau, il se reflète encore dans les lacs et derrièrelui, tremblotante, galope son ombre. Déjà il a parcouru bien desmonts et il escalade maintenant le Krivan. Il n’est point danstoutes les Carpathes de pic plus sourcilleux que celui-ci ;comme un roi, il domine les autres. C’est là que se sont arrêtésmonture et cavalier, l’homme plongé dans un sommeil plus profondque jamais, et les nuées descendues du ciel l’ont dérobé auxregards.

XIII

 

– Chut ! plus bas, bonne femme, nefais pas tant de bruit en marchant, mon enfant s’est assoupi. Il alongtemps pleuré, mon fils, et maintenant il dort. Je m’en vais aubois, bonne femme… Mais qu’as-tu à me regarder de la sorte ?Tu es horrible, de tes yeux sortent des grilles de fer… Brrr !comme elles sont longues, et elles rougeoient comme du feu. Tu es,sans doute, une sorcière ? Mais si tu l’es, hors d’ici, tuvolerais mon fils… Comme il est bête, ce capitaine Gorobietz !il s’imagine que le séjour à Kiev me plaît, mais non, car icireposent et mon fils et mon mari, dès lors qui veillera sur lamaison ? je suis partie si doucement que pas un chat ne m’aentendue… Tu voudrais, bonne femme, rajeunir ? La chose nesouffre aucune difficulté, il n’est que de danser. Tiens, regarde,comme je danse !

Et à peine tenus ces propos sans suite, lavoilà partie à danser, Catherine, laissant errer de tous côtés sesyeux vides de la moindre lueur de raison, et les deux poings surles hanches elle bat du pied le sol en poussant des clameurssuraiguës. Les fers d’argent de ses bottes tintent sans rythme nimesure ; sur sa gorge blanche s’agitent des tresses défaites.Légère comme l’oiseau, elle ne s’arrête plus, prend de l’élan etavec les moulinets de ses bras et ses hochements de tête, on diraitqu’à bout de forces elle va, ou bien s’écrouler sur le sol, ou biens’envoler loin d’ici-bas.

La vieille nourrice se tient là, statue de latristesse, et des larmes débordent du fond de ses rides ; ilsont aussi le cœur oppressé d’une lourde pierre, les fidèlesserviteurs qui gardent leurs yeux fixés sur leur dame.

Mais déjà celle-ci, exténuée, se borne àpiétiner mollement sur place, en s’imaginant qu’elle danse unbranle effréné.

– Moi, j’ai un collier de verroteries,jeunes gars, dit-elle en s’arrêtant enfin, et vous n’en avez point…Où est mon mari ? clame-t-elle soudain, en tirant de saceinture un poignard turc… Oh ! ce n’est point le couteauqu’il faut…

À ces mots, des larmes roulent sur son visagequi reflète un immense chagrin.

– Le cœur de mon père est trop loin pourque cette lame l’atteigne. Il a le cœur bardé de fer, c’est unesorcière qui l’a forgé sur le feu de l’enfer. Pourquoi tarde-t-ildonc, mon père ? Ignore-t-il que l’heure a sonné de lepoignarder ? Sans doute attend-il que je me présentemoi-même…

Elle s’interrompt en riant d’une manièrebizarre.

– Il m’est revenu à la mémoire unehistoire amusante. Je me suis rappelé comment on a enterré monmari… Car enfin, on l’a mis en terre tout vivant… Et quelle enviede rire m’a prise !… Écoutez, écoutez !

Et au lieu de parler, elle entonne unechanson :

Un chariot ensanglanté roule

Où gît un Cosaque

Percé de balles et de coups desabre.

Dans sa dextre il tient une lance

Il en coule du sang,

Toute une rivière de sang.

Au-dessus de la rivière, il y a unplatane

Au-dessus du platane croasse uncorbeau.

Sa mère pleure le Cosaque.

Ne pleure pas, mère, ne te désolepas,

Car ton fils s’est marié.

Il a pris pour femme une toute jeunedemoiselle.

En pleins champs, une demeuresouterraine

Qui n’a ni porte, ni fenêtres,

Et voici comment finit lachanson !

Le poisson dansait avecl’écrevisse,

Et qui ne m’aime pas, que sa mère encrève !…

Ainsi se brouillaient sur ses lèvres toutessortes de refrains. Il y a deux jours qu’elle vit de nouveau chezelle et ne veut plus entendre parler de Kiev. Elle fuit les gens etdu matin au soir erre dans les chênaies. Les branches griffues luiégratignent la face et les épaules, le vent emmêle ses cheveuxdénoués, les feuilles d’automne craquent sous ses pieds et sesregards ne s’arrêtent sur rien. À l’heure où le crépuscule vas’éteindre, quand les étoiles n’ont point encore paru, que la lunene brille pas, il est effrayant de marcher sous bois : auxarbres, les enfants morts sans baptême s’accrochent et secramponnent aux branches, sanglotent, rient aux éclats, roulent,les jambes nouées au cou, par les sentes et dans les larges orties.Des flots du Dniépr accourent à la queue-leu-leu des jeunes fillesqui se sont suicidées ; du crâne verdi la chevelure croule surleurs épaules et l’eau avec un glouglou sonore ruisselle de ceslongues mèches jusqu’à terre et la vierge luit à travers ce liquidecomme si elle portait une chemise de verre. À ses lèvres naît unsourire charmant, les joues flambent, les prunelles se fontaguichantes… ah ! elle se consumerait volontiers d’amour, elleaurait bien soif de baisers… Fuis, ô chrétien, ses lèvres sont deglace, sa couche est l’onde froide, elle te ferait expirer en techatouillant et t’entraînerait alors dans le fleuve…

Catherine n’avait de regards pourpersonne ; privée de raison, elle ne craignait pas ces ondineset tard dans la nuit elle courait, couteau au poing, en quête deson père.

Un matin de bonne heure, s’en vint à cheval unvisiteur inconnu, fort bien de sa personne, en justaucorps rouge etqui demandait des nouvelles du sire Danilo. Quand il eu toutentendu, il essuya du revers de la manche ses yeux gros de larmeset haussa les épaules. À l’en croire, il était un ancien frèred’armes de Bouroulbache ; ils avaient sabré de compagnieTartares de Crimée et Turcs. Pouvait-il s’attendre à une telle finpour le sire Danilo ? Il conta encore bien des choses etdemanda à voir dame Catherine.

Au début, celle-ci ne faisait aucune attentionaux propos de cet hôte, mais par la suite, elle prêta l’oreillecomme une personne sensée, à ce qu’il disait. Il rapportait commentils avaient vécu tous deux, absolument en frères consanguins, etqu’une fois, pour échapper à ceux de Crimée ils avaient dû ramerdur et longtemps… Catherine écoutait et ne détachait plus de luises regards.

« Cela va lui passer ! pensaient lesserviteurs, ce nouveau venu la ramènera à la santé, voilà déjàqu’elle prête l’oreille, comme revenue à la raison… »

Le visiteur se mit à raconter entre autreschoses qu’au cours d’un entretien à cœur ouvert le sire Danilo luiaurait dit : « Entends-moi bien, frère Koprian, quand lavolonté de Dieu me rappellera de ce bas monde, conduis ma femmesous ton toit et qu’elle devienne ton épouse… »

Catherine darda sur lui des yeuxterribles.

– Ah ! s’écria-t-elle, c’est lui,c’est mon père !… Elle s’élança, le couteau levé.

Il fallut à cet homme de longs efforts pourlui arracher l’arme ; il y parvint enfin et brandissant à sontour la lame, commit cet abominable forfait : un père tua safille privée de raison.

Les Cosaques plongés d’abord dans lastupéfaction auraient bien voulu se ruer sur lui, mais le sorcier,déjà en selle, avait disparu.

XIV

 

Hors des murs de Kiev, on fut témoin d’unprodige inouï. Tous les seigneurs et les hetmans étaient accouruspour contempler ce prodige : soudain, la vue humaine pouvaitporter jusqu’aux quatre coins de l’univers. Au loin, bleuissaientles bouches du Dniépr et au delà s’étalait la mer Noire. Des gensd’expérience reconnurent même la Crimée, surgie de l’eau comme unemontagne, et aussi le marécageux Sivache. À gauche, on pouvaitcontempler la Galicie.

– Et cela, qu’est-ce que c’est ?demandait-on dans la foule aux anciens, en leur désignant des picsgris et blancs qui se détachaient vaguement tout au loin sur lescieux et qui ressemblaient plutôt à des nuées.

– Ce sont les Carpathes, disaient lesanciens, et parmi ces monts il en est où la neige ne fond jamais etles nuages s’y arrêtent pour passer la nuit.

À ce moment, il se produisit un autre prodige.Les nuages s’envolèrent des cimes les plus hautes et sur la crêtede l’un d’eux apparut, en harnois complet de chevalier, un être àcheval, les yeux clos et si nettement visible qu’on l’aurait crutout proche.

Alors, dans cette foule partagée entre lastupeur et la crainte, un homme sauta en selle et, jetant à laronde des regards égarés, comme s’il cherchait à voir si quelqu’unne s’élançait pas à sa poursuite, en toute hâte, et de toutes sesforces, il précipita l’allure de son coursier. C’était lesorcier !… Mais d’où venait donc un pareil effroi ? Enconsidérant avec terreur l’étrange chevalier, il avait reconnu enlui ce même visage qui s’était présenté sans être évoqué, alorsqu’il procédait à des incantations. Lui-même était impuissant às’expliquer pour quelle raison l’inquiétude le pénétrait jusqu’autréfonds à cet aspect, et jetant en arrière des regards chargés decrainte, il mena un train d’enfer jusqu’à l’heure où le soir lesurprit et où les étoiles se rallumèrent. À ce moment, il rebroussachemin, dans l’intention peut-être d’interroger les forcesinfernales sur la signification du prodige. Déjà il se préparait àfaire sauter sa bête par-dessus un étroit cours d’eau quis’étendait au travers de son chemin, quand s’arrêtant en pleinecourse, le cheval tourna les naseaux vers son cavalier et… ômerveille ! éclata de rire !… et les deux rangs de sesmolaires blanches étincelèrent affreusement dans les ténèbres. Lescheveux se dressèrent tout d’une pièce sur la tête du nécromant. Ilpoussa une clameur sauvage et fondant en larmes comme un forcené,il fouailla sa monture, droit sur Kiev. Il lui semblait que de touscôtés des poursuivants se ruaient à ses trousses ; le cernantpar masses entières de bois obscurs, les arbres qui avaient l’aird’être vivants agitaient leur barbe noire et tendaient de longsbras pour tâcher de l’étrangler ; il s’imaginait que lesastres le précédaient pour signaler à tous l’homme lourd de crimes,et il se figurait que la route elle-même lui donnait la chasse.

Le sorcier au désespoir se hâtait vers Kiev etses lieux saints.

XV

 

Seul dans sa grotte, un ermite était assisdevant la veilleuse, l’œil fixé sur un livre sacré. Voilà déjà biendes années qu’il vivait en reclus dans cette grotte et de quelquesplanches il s’était fabriqué un cercueil dont il usait en guise delit pour dormir. Le saint vieillard ferma le livre et se mit àprier… Soudain fit irruption un homme à la mine étrange etterrible. Pour la première fois de sa vie, le solitaire fut saiside stupeur et il recula de quelques pas à l’aspect du visiteur quifrissonnait de la tête aux pieds comme une feuille de tremble. Sesyeux louchaient sauvagement et il y brûlait une flamme que laterreur faisait vaciller ; la monstrueuse déformation de sestraits vous glaçait l’âme.

– Père, prie, ô prie !… cria-t-ilavec désespoir, prie pour une âme en perdition, et il se prosternaà terre.

Le saint ermite se signa, prit son livre,l’ouvrit, mais le laissa retomber et d’épouvante recula encore.

– Non, pécheur qui n’eut jamais d’égal,il n’y a point de pardon pour toi… Hors d’ici et vite !… Je nepuis prier pour toi…

– Non ? cria comme un fou lescélérat.

– Regarde, les lettres sacrées de celivre ruissellent de sang. Jamais il n’y eut au monde un telpécheur.

– Père, tu te moques de moi !

– Sors, immonde criminel. Je ne ris pointde toi. Je suis en proie à la frayeur. Il n’est pas bon qu’un êtrehumain respire le même air que toi…

– Non, non, tu te ris de moi, ne dis pasle contraire. J’ai bien vu s’entrouvrir tes lèvres et je distingueà présent la blancheur de tes vieilles dents…

Et comme emporté par la rage, il se jeta enavant et tua le saint ermite.

On ne sait quoi gémit d’une lourde plaintedont l’écho se répercuta à travers champs et forêts. De derrièreles grands bois se dressèrent des mains décharnées et racornies,aux ongles démesurées, qui battirent les airs avant dedisparaître.

Et déjà, le sorcier n’éprouvait rien, pas mêmede la crainte. Sensations, sentiments, tout s’émoussait enlui : les oreilles lui tintaient, sa tête bourdonnait commes’il était ivre et toutes choses sur lesquelles se posaient sesyeux lui paraissaient recouvertes d’une sorte de toile d’araignée.Sautant à cheval, il marcha directement sur Kaniev, dansl’intention de passer par Tcherkassy pour se rendre chez lesTartares de Crimée, sans s’expliquer lui-même dans quel but ilagissait ainsi. Il voyagea tout un jour, puis deux jours, et pas deKaniev. Il était bien dans le bon chemin et la ville aurait dû semontrer depuis longtemps déjà, mais il ne la voyait toujours pas.Au loin brillèrent enfin des coupoles d’église, mais ce n’était pasKaniev, c’était Choumsk. Le sorcier s’étonna grandement, ens’apercevant qu’il était tombé sur des lieux exactement opposés àceux qu’il cherchait. Il tourna bride en direction de Kiev et aubout d’une journée, une cité apparut à ses yeux, mais ce n’étaitpas Kiev… Il avait devant lui Galitch, localité encore plusdistante de Kiev que Choumsk, et qui se trouvait tout près de lafrontière de Hongrie. Ne sachant plus que penser, il fit rebrousserchemin à sa monture, mais il avait l’impression qu’il allait dansune direction contraire, et qu’au lieu de s’éloigner, il avançaitencore vers la frontière. Pas homme au monde n’aurait été à mêmed’exprimer ce qui se passait dans le cœur du fugitif, et s’il avaitété donné à quelqu’un de plonger le regard au fond de cette âme etde lire les pensées qui s’y agitaient, jamais plus il n’auraitgoûté le repos et le sourire l’aurait abandonné pour toujours.Cette âme était en proie non pas à l’épouvante, ni à un violentdépit, mais à la malice noire… plutôt non, il n’est pas ici-bas determe pour traduire ce sentiment. C’était l’enfer qui le brûlait,il aurait voulu piétiner l’univers entier sous les fers de soncheval, saisir toute la terre, de Kiev à Galitch, avec les gens, ettout ce qui y poussait, et les noyer dans la mer Noire. Mais cen’était point la rage qui lui inspirait ce désir dont il nepénétrait pas lui-même la raison. Il frissonna de tout son corpsquand lui apparurent à faible distance les Carpathes et le montKrivan qui s’était recouvert le crâne d’un nuage gris, en guise dechapeau, et le cheval pressait toujours l’allure, escaladant déjàle flanc des montagnes. Les nuées se dissipèrent d’un seul coup etdevant le nécromant se montra dans sa formidable majesté lecavalier… Le criminel essaya d’arrêter sa monture, tira brutalementsur les rênes ; le cheval hennit sauvagement, la crinièrehérissée, et hâta sa course vers le chevalier. À cet instant, lesorcier crut que tout son être se figeait, il lui sembla quel’immobile cavalier venait de bouger et avait éclaté de rire en levoyant accourir au grandissime galop. Ce rire féroce se répercutacomme la foudre à travers les montagnes, et trouvant un écho dansle cœur du sorcier, y bouleversa tout ce qui pouvait encore ysubsister. Il eut alors la sensation qu’un être d’une force infinies’insinuait en lui, martelant son cœur, ses nerfs… tant avait étéatroce la résonance de ce rire.

D’une main formidable, s’emparant dunécromant, le cavalier l’enleva dans les airs. Incontinent lesorcier rendit l’esprit et n’ouvrit les yeux qu’une fois mort. Maisdès lors il n’était plus qu’un cadavre et il en avait toutes lesapparences. Pas un être vivant, ni quelqu’un de ressuscité neprésente un air aussi atroce. Il dirigeait de tous côtés lesregards de ses yeux morts, et il aperçut, accourus de Kiev et de laterre de Galicie, et des Carpathes, des revenants qui luiressemblaient comme deux gouttes d’eau.

Blêmes, livides, chacun dépassant de la tailleson voisin, l’un plus décharné que l’autre, ils se groupèrent tousautour du cavalier qui serrait dans son poing cette horrible proie.Le cavalier éclata de rire une seconde fois, lança la proie dans leprécipice et tous les morts y bondirent, se saisirent du cadavre ety plantèrent les dents. Mais l’un d’eux, encore plus grand, plusaffreux que les autres, essayait toujours de s’arracher deterre ; peine perdue ! il ne pouvait s’en dégager, tantil y avait profondément pris racine, et s’il avait réussi àressurgir, il aurait culbuté les Carpathes et la région de Sémigradet les pays des Turcs. Il ne parvint qu’à se hausser légèrement etrien qu’à ce mouvement, un tremblement de terre ébranla l’universentier ; nombreuses furent les maisons qui s’écroulèrent unpeu partout, et longue fut la liste des écrasés.

On entend souvent dans les Carpathes unsifflement qui fait penser à un millier de moulins battantbruyamment l’eau de leur roue : ce sont les cadavres quigrignotent l’un des leurs, dans ce précipice sans issue que nul œilhumain n’a entrevu parce que pas un mortel n’oserait le longer. Ilest arrivé souvent qu’une commotion secoue la terre d’un bout dumonde à l’autre bout, et les gens instruits vous expliquent :« Cela vient de ce que non loin de la mer il se trouve unemontagne qui crache de la flamme et dont coulent des fleuves defeu. » Mais les anciens qui habitent aussi bien en Hongriequ’en terre de Galicie sont mieux au courant et vous disent :« C’est l’immense, c’est le gigantesque cadavre enraciné ausol qui veut s’arracher à cette gangue et produit ces tremblementsde terre. »

XVI

 

Dans la ville de Gloukhov, la foule s’étaitrassemblée autour d’un vieux joueur de mandore et depuis une heuredéjà écoutait l’aveugle toucher de son instrument. Pas un musicienn’avait chanté de gestes aussi belles, ni ne les avait rendues avectant d’art. Il avait commencé par célébrer l’ère des hetmansd’autrefois, celle de Sagaïdatchny et de Khmielnitzky. Les tempsétaient alors tout différents ; le peuple cosaque était enpleine gloire, foulait les ennemis sous les pieds de ses chevaux etpersonne ne se serait permis de se moquer de lui. Le vieillardchanta aussi des refrains joyeux et il laissait errer ses yeux surla multitude comme s’il voyait clair, cependant que ses doigts,munis de petites spatules en os, voltigeaient avec l’agilité d’unemouche sur les cordes, à croire que celles-ci vibraientd’elles-mêmes. À la ronde, les anciens, tête basse, et les jeunesgens, les regards attachés sur le chanteur, n’osaient même paséchanger un mot à voix basse.

– Attendez, dit le bonhomme, je vais vouschanter quelque chose au sujet d’une prodigieuse affaire…

Le cercle des auditeurs se rapprocha encore etl’aveugle commença :

*

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« Chez messire Stépan, prince de Sémigrad(et le prince de Sémigrad était aussi roi de Pologne) vivaient deuxCosaques : Ivan et Pétro. Et ils se comportaient comme s’ilsétaient frères par le sang. « Fais bien attention, Ivan, toutce que nous conquerrons, nous le partagerons de moitié ; quandl’un sera en liesse, l’autre sera également en joie, et que lemalheur s’abatte sur l’un de nous, l’infortune sera le lot de tousdeux. Si quelque butin échoit à l’un, il en sera fait deux partségales, et que l’un gémisse en captivité, son frère vendra pour sarançon tout ce qu’il possède, et s’il n’y réussit point, ilpartagera la captivité de son ami. » Et de fait, tout ce quitombait aux mains de ces Cosaques ils le partageaient parmoitié : que ce fût du bétail ou des chevaux d’autrui, toutils le divisaient par moitié. »

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« Le roi Stépan était en guerre avec leTurc. Il y avait trois semaines qu’il luttait contre le Turc, sanspouvoir le chasser de ses possessions. Car il y avait chez le Turcun certain pacha auquel il suffisait d’une dizaine de janissairespour tailler en pièces tout un régiment. Et le roi fit publier ques’il se rencontrait un téméraire, capable de lui amener mort ou vifledit pacha, il lui octroierait à lui seul une solde aussi forteque celle qu’il versait à l’ensemble de l’armée. « Allons,frère, capturer le pacha ! » dit frère Ivan à frèrePétro.

Et les deux Cosaques de se mettre en campagnel’un dans une direction, l’autre dans la directionopposée. »

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« Pétro serait-il arrivé ou non àattraper le pacha, on l’ignore ; toujours est-il que déjà Ivanmenait son homme la corde au cou par devers le roi :« Vaillant luron ! » s’exclama Stépan, et il ordonnade lui compter une solde égale à celle que l’on distribuait àl’ensemble de l’armée. Et il commanda en outre de lui assigner desterres en telle région qui lui plairait, et de lui délivrer dubétail, autant qu’il en souhaiterait. Dès qu’Ivan eut perçu lasolde des mains du roi, le jour même il en remit la moitié à sonfrère Pétro. Celui-ci accepta bien la moitié des largesses royales,mais il ne pouvait se faire à l’idée qu’Ivan eût été l’objet d’untel honneur et il ensevelit profondément dans son cœur larancune. »

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« Les deux chevaliers se rendaient surles terres assignées par le roi, au delà des Carpathes. Le CosaqueIvan portait en croupe son fils qu’il avait lié à son propre corps.Il commençait déjà à faire nuit, mais ils poursuivaient leur route.L’enfant dormait, Ivan lui-même somnolait. Ne dors pas, Cosaque, ilest dangereux de voyager en montagne !… Mais le Cosaquemontait un cheval qui connaissait à merveille les chemins departout, pas de danger qu’il butât ou glissât des sabots dederrière. Or, entre deux monts s’ouvrait un précipice dont nul œiln’avait sondé le fond ; il y avait jusqu’à ce fond aussi loinque du ciel à la terre. La route longeait ce gouffre ; à larigueur deux hommes pouvaient passer de front, mais à trois,impossible ! La monture du cavalier somnolent posaitmaintenant les pieds avec précaution. À ses flancs chevauchaitPétro, tremblant de tous ses membres et hors d’haleine, tant il sesentait de joie. Il jeta un coup d’œil en arrière et poussa son amiintime, son frère, dans le précipice. Le cheval avec le Cosaque etl’enfant, tout roula dans l’abîme. »

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« Toutefois, le cavalier avait réussi às’accrocher à une grosse branche, et la monture seule s’écroula aufond. Il se mit à grimper avec son fils lié aux épaules ;encore un effort, et il atteignait le bord du gouffre, mais enlevant les yeux il vit que Pétro pointait sur lui sa lance pour lerejeter en arrière. « Ô ! Dieu de justice, plût au cielque je n’eusse point levé les yeux, car je n’aurais pas vu monpropre frère diriger sa lance sur moi pour me repousser. Oh !mon frère bien-aimé, perce-moi de ta lance, si le sort m’aprédestiné à périr ainsi, mais prends mon fils ; quelle fautea-t-il commise, cet innocent, pour qu’il expire d’une mort sicruelle ? » Pétro éclata de rire, pointa sa lance, leCosaque et l’enfant churent au fond. Pétro réunit entre ses mainsla fortune entière et mena dès lors la vie d’un pacha. Nul nepossédait des troupeaux de chevaux comparables aux siens, et il n’yavait chez personne autant de brebis et de moutons que sur sesterres. Puis son heure vint de mourir. »

*

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« Dès que Pétro fut mort, Dieu fit citerles deux frères, Ivan et Pétro, pour être jugés. « C’est ungrand pécheur que celui-ci, dit le Seigneur, je ne puis trouver dechâtiment pour lui, choisis, Ivan, la peine qu’il mérite. »Ivan mit bien du temps à réfléchir, mais finit par déclarer :« Cet homme m’a gravement offensé ; il a trahi son frèrecomme un Judas et m’a empêché de laisser sur terre honorabledescendance et postérité. Or, un mortel sans enfants ni progénitureest comparable au grain de blé ensemencé, mais demeuré stérile. Sirien ne pousse, nul ne saura qu’en ce lieu une semence a étéjetée. »

*

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« Fais en sorte, ô Dieu, que nul de sarace ne goûte de félicité sur terre, que le dernier de sesdescendants soit un scélérat comme jamais encore l’univers n’en aporté, qu’à la suite de chacun de ses forfaits ses aïeux etbisaïeux ne trouvent aucun repos dans la tombe et que dans lesaffres d’une torture inouïe jusqu’à ce jour, ils surgissent du lieude leur sépulture. Quant à ce Judas de Pétro, fais qu’il n’aitpoint la force de sortir du sol et passe par un tourment encoreplus amer, qu’il dévore la terre comme un forcené et qu’il se tordede rage dans sa demeure souterraine. »

*

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« Et lorsque enfin sera comble ma mesuredes crimes de son ultime descendant, suscite-moi, ô Dieu, du fondde ce précipice, et qu’à cheval je fasse l’ascension de la plushaute des montagnes, et qu’il vienne alors par devers moi, et de cepic je le lancerai dans le gouffre le plus profond, et tous lescadavres de ses aïeux et bisaïeux, en quelque lieu qu’ils aientvécu, accourront des quatre coins de l’univers pour le ronger, enpunition de ces tortures qu’il leur aura infligées, et ils lerongeront éternellement, cependant que je me délecterai auspectacle de ses souffrances. Mais que Pétro le Judas soitimpuissant à s’arracher de la terre pour se ruer aussi à ce festin,qu’il se ronge lui-même, que ses os poussent, toujours plus longs àmesure qu’il les grignotera, et fais que de la sorte il souffreencore davantage, car la torture la plus effroyable sera son lot,puisque pour un homme il n’est pas de supplice plus atroce qued’aspirer à la vengeance, sans être en mesure del’assouvir ! »

*

**

« C’est un épouvantable châtiment, homme,celui que tu viens d’inventer, dit le Seigneur, mais qu’il soitfait comme tu l’as proposé. Cependant, toi aussi, tu resteras enselle jusqu’à la consommation des siècles et tu n’auras point accèsau céleste royaume tant que tu demeureras là-bas sur toncheval. »

« Et tout s’accomplit selon la paroledivine, et jusqu’à présent se tient en selle dans les Carpathes leprodigieux chevalier, repaissant éternellement son regard de la vuede ces cadavres rongeant un des leurs, et sans cesse conscient dela façon dont l’autre mort grandit sous terre, rongeant ses propresossements dans une agonie de souffrances, et faisant trembleraffreusement l’univers entier. »

L’aveugle avait cessé de chanter ; déjà,il pinçait les cordes de son instrument pour accompagner deplaisantes chansonnettes sur Khoma et Eréma, et sur StklyarStolkoza… Mais jeunes ou vieux, ses auditeurs n’avaient garde desortir de leur émerveillement, et longtemps encore ils demeurèrenttête basse, méditant sur cette terrible aventure arrivée au tempsjadis.

IVAN FEDOROVITCH SCHPONKA ET SATANTE

Il m’est arrivé un accident avec cettehistoire qui nous a été contée par Stéphan Ivanovitch Kourotchka,de Gadiatch. Il vous faut savoir que j’ai une mémoire si déplorableque les mots me manquent pour la qualifier. On a beau me dire et meredire, rien n’y fait ; c’est comme si l’on versait de l’eaudans un tamis. Me connaissant cette faiblesse, j’avais tout exprèsdemandé à Stépan Ivanovitch de me coucher par écrit l’histoire surun cahier et comme, Dieu lui prête vie, il s’est montré de touttemps parfait à mon égard, il accepta et se mit à l’œuvre.

J’avais serré le manuscrit dans une petitetable ; vous savez bien, je pense, celle dont je veux parler,elle se tient dans l’angle, juste en entrant… Allons bon !j’oubliais que vous n’êtes jamais venus chez moi. Ma vieille, quipartage mon existence depuis déjà une bonne pièce de trente ans,n’a de sa vie appris à lire ; pourquoi ne pas l’avouer ?Or, un beau jour, je remarque qu’elle faisait cuire des macaronssur un certain papier. Elle a, en effet, chers lecteurs, un donétonnant pour la préparation de ces gâteaux, et nulle part ailleursvous n’en mangeriez de meilleurs. Mes yeux se posant, comme ça parhasard, sur le papier aux macarons et en y regardant de plus près,je distingue des mots écrits à la main. Il m’est venu tout de suiteune manière de pressentiment ; je cours à la petite table… lamoitié du cahier manquait ! Ma femme avait arraché le restedes feuillets pour mettre les macarons au four. À quoi se résoudreen pareil cas, je vous le demande ?… Nous n’allions tout demême pas nous prendre aux cheveux sur nos vieux jours !

L’an dernier, j’ai eu l’occasion de passer parGadiatch, et avant d’arriver en ville, je fis à dessein un nœud àmon mouchoir, afin de ne pas oublier de dire à Stépan Ivanovitchdeux mots de cette affaire. Bien mieux ! je me promismentalement que la première fois que j’éternuerais en ville, jedevrais me souvenir de mon ami. Vaines précautions !… J’aibien éternué en traversant Gadiatch, je me suis mouché… et j’aitout oublié. La mémoire ne m’est revenue qu’à six verstes après lasortie du faubourg. Bon gré mal gré, il m’a fallu livrer àl’impression l’histoire telle qu’elle est… inachevée ! Aureste, si quelqu’un tenait absolument à savoir de quoi il estquestion dans la suite de cette nouvelle, il n’a qu’à se rendretout exprès à Gadiatch et à interroger Stépan Ivanovitch qui l’eninformera très volontiers, si même il ne reprend le récit du débutjusqu’au point final.

Il habite à deux pas de l’église enpierre : dans les parages immédiats débouche une venelle. Ilsuffit de s’y engager, c’est la deuxième ou la troisième portecochère. Encore un meilleur indice : dès que vous apercevrezdans une cour une longue perche avec au bout la petite cage pour lacaille, ou bien, si c’est une grosse paysanne en jupon vert quivient vous ouvrir – soit dit en passant, il vit en célibataire –vous y serez : c’est bien là qu’il demeure. D’ailleurs, vouspouvez tout aussi bien le rencontrer sur la place du marché où ilva chaque matin, avant neuf heures, choisir le poisson et leslégumes destinés à sa table, et bavarder soit avec le père Antype,soit avec le Juif marchand de biens. Vous le reconnaîtrez dupremier coup : nul autre que lui ne porte des pantalons detoile imprimée à fleurettes, et une redingote en nankin jaune.Encore un signe particulier : il agite toujours les bras enmarchant. Denis Pétrovitch, le défunt assesseur au tribunal del’endroit, le disait bien dès qu’il l’apercevait à quelquedistance : « Tenez, tenez, voilà le moulin à vent qui sepromène ! »

I – IVAN FEDOROVITCH SCHPONKA

 

Voici déjà quatre ans qu’Ivan FédorovitchSchponka est en retraite et vit dans son village deVytriébienky.

Du temps qu’on l’appelait Vaniouchka [10], il faisait ses études au collège dedistrict de Gadiatch, et il faut reconnaître que c’était ungarçonnet d’une conduite et d’une application exemplaires. NikiforThimothéiévitch Diéiépritchastié [11], régentde grammaire russe, répétait souvent que si tous les élèves avaientété aussi zélés à son cours que le nommé Schponka, il n’aurait paseu besoin d’apporter en classe cette règle dont il avait maintesfois, de son propre aveu, les bras ankylosés tant il cinglait lesmains des paresseux et des dissipés. Vaniouchka maintenait toujoursses cahiers dans un état de parfaite propreté, avec tous lesfeuillets rayés au tire-ligne, et sans l’ombre d’une tache.Invariablement, on le voyait sagement assis, les bras croisés etles yeux rivés sur le maître ; jamais il ne suspendait dechiffons de papier au dos du condisciple placé devant lui, pas unefois non plus il n’entaillait les bancs ou ne prenait part, avantl’arrivée du professeur, à ce jeu qui consiste pour tous les gaminsd’un même pupitre à se pousser mutuellement jusqu’à ce que ledernier de la file dégringole à terre. Quelqu’un avait-il besoind’une lame pour arranger sa plume d’oie, on recourait immédiatementà l’obligeance d’Ivan Fédorovitch, puisque chacun savait qu’ilpossédait un canif, et Ivan Fédorovitch, ou Vaniouchka, comme ondisait familièrement à l’époque, extrayait aussitôt l’objet d’unpetit étui en cuir, fixé par un mousqueton à une boutonnière de satunique grise, et recommandait seulement de ne pas se servir dutranchant pour racler la plume, du moment que le dos de la lamesuffisait pour cet office.

Une conduite tellement irréprochable ne tardapas à attirer l’attention du régent de latin en personne, quirépandait la panique dans la classe entière, rien qu’en toussotantà l’entrée, bien avant que sa capote en drap de Frise et sa facegrêlée se fussent profilées dans l’entrebâillement de la porte. Cemaître redouté, qui gardait en permanence deux faisceaux de vergesà sa portée sur la chaire, cependant que la moitié des élèvesassistait au cours à genoux, avait désigné Ivan Fédorovitch commeauditeur [12], bien que cette division comptât bonnombre de sujets infiniment mieux doués que lui. À ce propos, on nepeut se permettre de taire un incident qui exerça une influence surtout le restant de ses jours. L’un de ses camarades dont il avaitla charge, désireux d’amener son auditeur à inscrire unscit [13]en face de son nom au registre, alorsqu’il ne savait pas un traître mot de la leçon, avait apporté enclasse une crêpe enveloppée dans du papier et toute juteuse debeurre. Bien qu’il ne se laissât guider que par la stricte équité,Vaniouchka avait faim ce jour-là et ne put résister à la tentation.Il accepta la crêpe, posa son livre devant lui et se mit à manger,à ce point absorbé par la dégustation qu’il ne remarqua pas qu’unsilence de mort s’était établi dans la pièce. Il ne repritconscience de la réalité que pour sombrer dans l’effroi, au momentoù une main formidable, issant d’une capote en drap de Frise, lesaisissait par l’oreille et le remorquait au milieu de laclasse.

– Donne ici cette crêpe, donne-la, qu’onte dit, voyou ! cria le terrible régent qui, atteignant dubout des doigts le corps du délit, le projeta par la fenêtre, avecdéfense formelle de le relever aux élèves qui se trouvaient dans lacour et qui s’élançaient déjà pour l’attraper.

Après quoi, il cingla avec une extrême cruautéles mains de Vaniouchka, et elles ne l’avaient pas volé ;elles seules étaient en effet les coupables et non point une autrepartie de son être physique, du moment qu’elles avaient touché lacrêpe. Quoi qu’il en soit, c’est à partir de ce jour que latimidité, déjà particularité inhérente à sa personne, ne cessa dese renforcer. Cet épisode fut peut-être bien la raison pourlaquelle il n’éprouva au grand jamais le moindre désir d’entrerdans l’administration civile, sa propre expérience lui démontrantqu’on ne réussit pas toujours à plumer la poule sans la fairecrier.

Il arrivait presque à la veille de ses quinzeans lorsqu’il passa en deuxième division où, au lieu du catéchismeabrégé et des quatre règles élémentaires, il aborda le manuelcomplet d’instruction religieuse, le traité des obligations del’homme et les fractions. Mais voyant que plus il avançait dans laforêt, plus il aurait d’arbres à abattre, et la nouvelle lui étantparvenue entre temps que son papa avait décampé de ce monde, ilresta encore deux ans sur les bancs du collège, après quoi ils’engagea avec la permission de maman au régiment d’infanterie deF…

Le régiment d’infanterie de F… ne se ravalaitpas du tout au niveau de maints corps de cette arme et bien que laplupart du temps ses détachements dussent se contenter de simplesvillages comme cantonnements, il se maintenait sur un pied quil’égalait presque à bon nombre d’unités de cavalerie. La majeurepartie de ses officiers buvaient du champagne frappé ; quant àtraîner les Juifs par leurs cadenettes ils s’acquittaient de cedevoir aussi brillamment que les hussards. Quelques-uns dansaientmême la mazurka et le colonel n’oubliait jamais de mentionner lefait, en conversant avec n’importe qui dans le monde.

– … ’faitement ! dans mon régiment,voyez-vous, disait-il d’habitude en ponctuant chaque mot d’unelégère tape sur sa bedaine, beaucoup d’officiers dansent lamazurka, ’faitement, de nombreux officiers, très nombreux même,’faitement !

Pour administrer au lecteur une preuve plusconvaincante encore du degré de culture de ce fameux régimentd’infanterie de F… nous ajouterons que deux de ses officiersétaient des amateurs passionnés de pharaon, et qu’à ce jeu ilsavaient perdu tunique, casquette, capote, dragonne de sabre, etjusqu’à leurs culottes, soit un phénomène qui ne se rencontre pas,tant s’en faut, dans toutes les unités de cavalerie.

Toutefois, les rapports suivis avec descollègues de cet acabit n’effacèrent pas le moins du monde latimidité d’Ivan Fédorovitch, et comme il ne buvait pas de champagnefrappé, ses préférences allant au petit verre d’eau-de-vie qu’ils’octroyait avant déjeuner et avant dîner, comme il ne jouait pasau pharaon, ni ne dansait la mazurka, il se voyait toutnaturellement réduit à mener une existence solitaire. Parconséquent, pendant que ses camarades, profitant des chevauxréquisitionnés à des particuliers, s’égaillaient pour se rendre envisite chez tels ou tels hobereaux, Schponka se claquemurait aulogis où il s’adonnait à des occupations propres aux seules âmestranquilles et foncièrement bonnes : tantôt il astiquait sesboutons, tantôt il feuilletait l’Art de lire la bonneaventure, ou bien encore il amorçait des souricières auxquatre coins de sa chambre, et pour en finir se débarrassait de satunique et s’allongeait sur son lit.

En revanche, nul ne s’acquittait aussiponctuellement de son service et il commandait sa section d’unetelle façon que le commandant de compagnie le citait toujours enexemple. Aussi, mérita-t-il de passer très rapidementsous-lieutenant, c’est-à-dire onze ans après qu’il eut été nommé augrade d’aspirant.

Sur ces entrefaites, il avait reçu la nouvelleque sa maman avait passé de vie à trépas, mais qu’une tante, sœurde la défunte qu’il ne connaissait que grâce aux colis de poirestapées et d’un délicieux pain d’épice de sa confection, reçusd’elle durant sa petite enfance et même pendant ses études àGadiatch – cette dame était en bisbille avec la maman, c’estpourquoi neveu et tante ne se voyaient pas, – qu’une tante, dis-je,avait dans sa générosité assumé le soin de gérer sa modestepropriété foncière, décision dont elle l’avait informé par lettre,en temps voulu.

Ivan Fédorovitch qui avait dans la sagacité desa tante une confiance absolue se remit comme si de rien n’étaitaux menus détails du service. Plus d’un autre à sa place,bénéficiaire d’un tel avancement, se fût gonflé d’orgueil, mais lavanité lui faisait totalement défaut et devenu sous-lieutenant, ildemeura exactement le même qu’on l’avait jadis connu dans le graded’aspirant. Quatre ans après cet événement d’une capitaleimportance pour lui, il se préparait à quitter avec son régiment legouvernement de Moguilev pour passer en Grande-Russie, quand ilreçut une lettre dont la teneur était la suivante :

« Cher neveu, Ivan Fédorovitch,

» La présente est pour t’envoyer dulinge : cinq paires de chaussettes de fil et quatre chemisesde toile fine, et aussi pour te parler affaires. Du fait que tun’as qu’un grade insignifiant, j’estime que tu es parvenu, comme tule sais, à un âge où il sied de t’occuper de tes terres, et que parconséquent tu resterais bien à tort sous les drapeaux. Je me faisvieille et ne puis avoir l’œil d’un bout à l’autre de la propriété.Aussi bien, j’ai un tas de choses à te dire de vive voix.

» Dans l’attente du véritable plaisir dete revoir, je reste ta très affectionnée tante.

« VASSILISSA KACHPAROVNA. »

« P. S. – La récolte de raves dansnotre potager m’a paru bizarre ; on dirait plutôt des pommesde terre. »

Une semaine après réception de cette missive,Ivan Fédorovitch écrivit la réponse que voici :

« Chère Madame et tante,

Vassilissa Kachparovna,

» Je vous remercie beaucoup de l’envoi delinge ; mes chaussettes étaient tout particulièrement usées,au point que mon ordonnance a dû les repriser quatre fois, en sortequ’elles avaient énormément rétréci. Quant à votre opinion sur maprésence sous les drapeaux, je la partage entièrement et je suisdémissionnaire depuis trois jours. Aussitôt donc en possession dema feuille de route, je prendrai une voiture de louage. Pour ce quiest de votre commission antérieure, à savoir les graines de blé, del’espèce froment dur de Sibérie, je n’ai pu m’en acquitter car onn’en trouve nulle part au gouvernement de Moguilev. Mais en ce quiconcerne les cochons, on les engraisse en grande partie par iciavec du malt détrempé, auquel on ajoute un rien de bière légèrementfermentée.

» Avec un profond respect, chère madameet tante, je demeure,

» Votre neveu,

IVAN SCHPONKA

Finalement, Ivan Fédorovitch fut admis à laretraite, avec le grade de lieutenant, afferma pour quaranteroubles les services d’un cocher juif qui devait le mener deMoguilev à Gadiatch, et monta en guimbarde à l’époque où les arbresse revêtaient d’un jeune feuillage encore clairsemé, où toute laterre resplendissait sous le verdoyant tapis de l’herbe nouvelle,où la campagne entière fleurait le printemps.

II – LE VOYAGE

 

Il ne se passa en cours de route rien desaillant. Le trajet dura un peu plus de deux semaines. Peut-êtrequ’Ivan Fédorovitch serait arrivé plus tôt à destination, sans ladévotion de son Juif qui observait ponctuellement le repos dusabbat et qui, affublé d’une housse blanche, passait en prièretoute la journée du samedi. D’ailleurs, comme j’ai déjà eul’occasion de le signaler, Ivan Fédorovitch n’était pas homme à selaisser envahir par l’ennui. Pendant ces arrêts, il défaisait lescordes de sa malle, sortait le linge, l’inspectait minutieusementpour se rendre compte s’il avait été lavé comme il faut et pliéainsi qu’il se doit, enlevait avec soin un léger duvet égaré surson uniforme flambant neuf, mais qui cette fois ne comportait pasd’attente d’épaulettes, puis il remballait le tout avec le luxe deprécautions désirables. Généralement parlant, la lecture ne luidisait rien, et si de temps à autre il jetait un coup d’œil surl’Art de lire la bonne aventure, c’était pour l’uniqueraison qu’il aimait à y retrouver des passages déjà lus et relus àbien des reprises. C’est ainsi que le citadin se rendquotidiennement à son club, non point dans l’espoir d’y apprendrequelque chose de nouveau, mais bien pour y rencontrer ces amis aveclesquels il a, de temps immémorial, l’habitude de bavarder. Ainsiégalement, le fonctionnaire se plonge avec délices et plusieursfois par jour dans l’étude de l’Annuaire, non pour ydénicher quelque fantaisie diplomatique, mais bien parce que laliste de tous ces noms imprimés noir sur blanc lui est une sourcede jouissances ineffables.

« Ah ! oui, Ivan Grigoriévitch UnTel, murmure-t-il entre les dents. Et puis, me voici…hum ! »

Et la prochaine fois, il parcourra encore levolume en répétant exactement les mêmes exclamations.

Au bout de deux semaines de voiture, IvanFédorovitch atteignit un petit village situé à cent verstes deGadiatch. C’était un vendredi. Le soleil était couché depuislongtemps quand le lieutenant en retraite franchit avec saguimbarde et son Juif le porche de l’hôtelière qui ne sedistinguait en rien des autres établissements similaires édifiésdans les localités de peu d’importance. D’ordinaire, on y mettaitavec empressement force avoine et force foin à la disposition duvoyageur, comme s’il était un cheval des messageries de l’État.Mais pour peu qu’il désirât déjeuner selon la pratique habituelledes personnes qui se respectent, il pouvait bien rentrer sonappétit en vue d’une occasion meilleure. Au courant de tous cesusages, Ivan Fédorovitch s’était approvisionné en temps utile dedeux chapelets de craquelins et d’une andouille, puis commandant delui servir un petit verre d’eau-de-vie, chose qui se trouvetoujours en n’importe quelle hôtellerie, il entama son souper,assis sur un banc devant une table dont les pieds étaient fichés àdemeure dans l’aire en terre battue.

Sur ces entrefaites, on entendit le roulementd’une calèche. Le portail grinça, mais il se passa bien du tempsavant que cet équipage pénétrât dans la cour. Quelqu’un doué d’unorgane tonitruant se chamaillait avec la vieille tenancière del’établissement et ces mots parvinrent aux oreilles d’IvanFédorovitch :

– Je veux bien descendre chez toi, maissi une seule punaise me mord dans ta baraque, je t’assommerai, depar Dieu je le ferai, vieille sorcière, et je ne paierai pas unliard pour le foin…

Un instant après, la porte s’ouvrit et unmonsieur corpulent, en redingote verte, entra ou plus exactement sefaufila avec peine dans la pièce. Incapable de virer à droite ou àgauche, sa tête reposait sur un cou très court qui paraissaitencore plus épais, par la faute du double menton. Rien qu’à samine, on sentait qu’il devait appartenir à cette catégorie demortels qui ne se sont jamais mis l’esprit à la torture pour desvétilles et qui ont toujours vécu comme des coqs en pâte.

– Mes salutations, monsieur ! dit-ilà la vue d’Ivan Fédorovitch.

Celui-ci s’inclina en silence.

– Et puis-je demander à qui j’ail’honneur ?… continua le nouvel arrivant.

À cette question, Ivan Fédorovitch se levamachinalement dans l’attitude du garde à vous, selon sa coutume dèsque le colonel daignait l’interroger.

– … Au lieutenant en retraite IvanFédorovitch Schponka, fit-il.

– Et oserais-je, s’il vous plaît,m’informer de la direction que vous suivez ?

– Je me rends au village de Vytriébienky,ma propriété personnelle…

– Vytriébienky ?… s’exclama cetinquisiteur entêté. Ah ! mais pardon, cher monsieur,pardon !…

Et ce disant, il avança vers l’autre, enagitant les bras comme si quelqu’un tentait de lui barrer lepassage, ou bien comme s’il jouait des coudes au milieu d’unefoule. Arrivé tout contre le lieutenant, il l’étreignit, lui plantaun baiser sur la joue droite, puis sur la gauche, et derechef surla droite. Ivan Fédorovitch rendit l’accolade, opération qui ne luidéplut pas outre mesure, car ses lèvres avaient eu la sensation dese poser sur des coussins bien rembourrés.

– Permettez, cher monsieur, que je meprésente. Je suis également propriétaire foncier dans le mêmedistrict de Gadiatch, et votre voisin. J’habite tout au plus à cinqverstes de vos terres de Vytriébienky, au village de Khortychtché,et je m’appelle Grigory Grigoriévitch Stortchenko. Sans faute, chermonsieur, sans faute, hein ? ou bien je ne veux plus entendreparler de vous, il faut que vous veniez nous voir à Khortychtché.Actuellement, je pars en voyage pour affaire urgente et…Hein ! qu’est-ce que c’est ? dit-il d’un ton sec à songroom, jeune garçon en surcot de Cosaque rapiécé aux deux coudes etqui venait d’entrer, la mine ahurie, et de poser sur la table desballots et des caisses. Comment ! quoi ?… et la voix deGrigory Grigoriévitch se fit de plus en plus menaçante. Est-ce queje t’ai ordonné d’amener tout cela ici, mon très cher ?T’ai-je dit, je le répète, de déposer ça ici, salaud ? Net’avais-je pas enjoint de commencer par réchauffer la poule ?…Hors d’ici ! cria-t-il en tapant du pied. Attends, vilainmuseau ! où est cette cantine avec les flacons ?… IvanFédorovitch, dit-il en remplissant de liqueur un petit verre, jevous prie humblement de vous administrer cette médecine…

– Je ne puis… non, réellement, je ne puispas… j’ai déjà eu l’occasion de… heu… de… dit en bégayant IvanFédorovitch.

– Serviteur, cher monsieur !…répliqua Stortchenko, en haussant encore le ton. Je n’entends pointde cette oreille. Je ne m’écarterai pas d’une semelle, avant quevous m’ayez avalé cela…

Devant l’impossibilité de se dérober àl’invitation, Ivan Fédorovitch vida le verre, non sans déplaisird’ailleurs.

– Tenez, voilà ce qui s’appelle unepoule, cher monsieur, continuait Grigory Grigoriévitch, endécoupant la volaille logée dans une caisse de bois. Je dois vousdire que ma cuisinière Eudoxie se plaît parfois à raffiner surl’art du cordon bleu et par suite elle laisse souvent le rôti partrop cuire. Hé, valet !… cria-t-il à l’adresse du garçon ensurcot de Cosaque qui apportait à cet instant un édredon et desoreillers, valet, prépare ma couche par terre au milieu de lapièce. Et veille à disposer le plus de foin possible au chevet,sous les oreillers… Ah ! et puis, arrache quelques brinsd’étoupe à la quenouille de la vieille afin que je me bouche lesoreilles pour la nuit… Oui, il faut vous expliquer, cher monsieur,que j’ai pris cette habitude à la suite d’un maudit accident, alorsque dans une gargote russe un cancrelat s’est coulé dans monoreille gauche. Ces sales Russes, comme je me le suis laissé conterpar la suite, vont jusqu’à manger de la soupe aux choux infestée decancrelats. Impossible de vous décrire ce que j’ai enduré à cetteoccasion, cela me chatouillait, me turlupinait, et me démangeaittant et tant dans la trompe d’Eustache qu’il y avait vraiment dequoi grimper aux murs. Et qui m’a tiré de peine ? ce fut unebonne femme de notre contrée, et en quoi faisant,pensez-vous ? tout bêtement au moyen d’incantations à mi-voix.Votre avis, cher monsieur, sur les médecins ?… Selon moi, ilsne sont bons qu’à emberlificoter les gens et à leur faire prendreles vessies pour des lanternes, alors qu’il se trouve de simplesbonnes femmes qui en savent dix fois plus long que tous cesmédicastres…

– Effectivement, l’exacte vérité,… heu…tombe de votre bouche. Il se rencontre de ces femmes qui… heu…

Ivan Fédorovitch s’interrompit net, commeimpuissant à aligner à la suite le mot qui convenait. Il n’est pasmauvais d’ajouter à ce propos qu’en général il ne se montrait guèreprolixe, en raison peut-être bien de sa timidité, ou par désiraussi de s’exprimer en termes plutôt choisis.

– Brasse-moi ce foin comme il faut,brasse-le de ton mieux ! commandait Stortchenko à son laquais.Par ici, le foin est à ce point détestable que, si l’on n’y regardede près, on tombe parfois sur des bouts de bois mort. Qu’il me soitmaintenant permis, cher monsieur, de vous souhaiter la bonne nuit.Nous ne nous reverrons pas demain matin, car je décampe avantl’aurore. Votre Juif observera le sabbat du moment que c’est demainsamedi, et par conséquent, il est inutile que vous vous leviez dèspotron-minet. Mais veuillez ne point oublier mon invitation. Je neveux plus entendre parler de vous si vous ne venez pas nous voir auvillage de Khortychtché…

Après quoi, le valet de Grigory Grigoriévitchdébarrassa son maître de sa redingote et de ses bottes, l’aida àpasser une robe de chambre, et quand le poussah se fut allongé sursa couche de fortune on eut l’impression qu’un énorme édredonvenait de s’appliquer sur un autre édredon.

– Hé là, valet, où donc es-tu,gredin ?… Arrive ici, arrange-moi cette couverture… Hé,valet ! bourre-moi encore du foin à mon chevet… À propos, disdonc, a-t-on pensé à donner à boire aux chevaux ?… Davantagede foin, tiens ici, sous mes côtes… Mais arrange donc la couverturecomme il se doit, hé, fripon ! comme ça, oui… encore !…Aaaaaaah !

Là-dessus, Grigory Grigoriévitch exhala deuxautres soupirs et lâcha par toute la chambre un formidablesifflement nasal, agrémenté par intervalles de ronflements d’un telcreux que la vieille, brusquement arrachée de son sommeil sur lepoêle, scrutait avec inquiétude tous les coins, puis heureuse den’avoir découvert rien de suspect, elle retombait dans sonsommeil.

Le lendemain, quand Ivan Fédorovitch ouvritles yeux, le gros propriétaire n’était plus là. Telle fut au coursdu voyage l’unique péripétie digne de quelque attention. Letroisième jour après cette rencontre, notre héros se rapprochaitdéjà de son village.

Dès lors, il sentit que son cœur accéléraitses battements lorsque se laissa voir le moulin à vent qui faisaitsigne avec ses grands bras, et lorsque, à mesure que le Juiffouaillait ses rosses pour les aider à monter le raidillon, desrangées de saules se dessinèrent plus nettement au bas de la côte.À travers leurs branches, l’étang miroitait d’un éclat vif et puret soufflait de la fraîcheur. C’est ici qu’Ivan Fédorovitch sebaignait ; à ce même endroit il pataugeait avec d’autresmioches, dans l’eau jusqu’au cou, à la recherche des écrevisses. Laguimbarde s’engagea sur la digue et il découvrit, toujourspareille, cette antique maisonnette à la toiture de roseaux, et cesarbres, inchangés eux aussi, pommiers et cerisiers sur lesquels ilgrimpait à la dérobée il fut un temps. À peine l’équipageentrait-il dans la cour qu’accoururent de toutes parts des chiensdes races les plus diverses et de tout pelage : fauve, noir,gris, pie. Certains de ces animaux se précipitaient en jappantpresque sous les sabots de l’attelage ; d’autres, flairant queles essieux avaient été graissés avec du lard, tiraient la languederrière la voiture ; un barbet isolé près de la cuisineretenait un os sous sa patte et donnait de la voix àtue-tête ; l’un de ses congénères aboyait de loin, entrottinant de long en large et agitant la queue, comme pourdire :

« Voyez donc, chrétiens, comme je suisjoli garçon ! »

Des gamins en chemises crasseuses s’envenaient à toutes jambes, avides de faire les badauds. Une truiequi traversait la cour, escortée de seize gorets, leva le groind’un air perplexe et grogna plus fort que d’habitude. Par terre,s’étalaient sur force pièces de toile grossière des tas de froment,de millet et d’orge séchant au soleil ; sur le toit aussi, onavait mis diverses plantes à sécher : chicorées sauvages,herbes à engraisser les cochons, et ainsi de suite.

Ivan Fédorovitch était à ce point absorbé parla contemplation de toutes ces choses qu’il ne sortit de sa rêveriequ’au moment où un mâtin au pelage pie mordit au mollet le Juif, àsa descente du siège. Après les premières exclamations :« Non ! mais c’est notre jeune monsieur !… »,la domesticité, survenue elle aussi en toute hâte, et qui secomposait de la cuisinière, d’une vieille femme et de deux fillesen cotillons de laine, annonça que la tante plantait du millet dansle potager avec la fille Pélagie et le cocher Omelko qui assumaitsouvent les fonctions de jardinier ou de garde de nuit. Mais latante, qui avait aperçu de loin la guimbarde au coffre en paillenattée, se trouvait déjà à proximité. Et Ivan Fédorovitch futinterloqué quand elle le prit en quelque sorte entre ses bras, caril se demandait si c’était bien là cette parente qui lui écrivaitpour se plaindre de sa décrépitude et de ses infirmités.

III – LA TANTE

 

La tante Vassilissa Kachparovna était à cetteépoque âgée d’une cinquantaine d’années. Elle n’avait jamais été enpuissance de mari et prétendait qu’elle prisait par-dessus tout lecélibat. Au reste, pour autant qu’il m’en souvient, nul ne luiavait oncques demandé sa main, pour la bonne raison que tous leshommes se sentaient à ses côtés envahis d’une sorte de timidité, etne se découvraient jamais assez de courage pour risquer unedéclaration.

– C’est une personne qui a du caractère,Vassilissa Kachparovna, disaient les prétendants.

Ils parlaient d’or, car elle était femme àrendre souple comme un gant n’importe qui. Ainsi, cet ivrogne demeunier, un authentique propre à rien, elle avait réussi, sans lamoindre assistance extérieure, et rien qu’en lui tirant chaque jourle toupet de sa main valeureuse, à en faire, non un homme, mais unbijou. Sa taille était presque celle d’un géant, avec unecorpulence et une vigueur à l’avenant. On avait l’impression que lanature avait commis une erreur impardonnable en la prédestinant àporter en semaine un peignoir nuance cannelle foncée, à menuesfronces, et un châle rouge en cachemire à Pâques et le jour de sonanniversaire, alors que sur sa personne les moustaches et lesbottes fortes à mi-cuisses des dragons eussent été bien plusseyantes.

En revanche, son genre d’occupationscorrespondait exactement à sa tournure : elle canotait touteseule, se servant des rames plus habilement que n’importe quelpêcheur, n’était pas une mazette à la chasse, surveillait lesfaucheurs sans les quitter d’une semelle, connaissait sans setromper d’une unité le nombre des melons et pastèques dans lescarrés réservés à ces cucurbitacées, prélevait une redevance decinq copecks par véhicule qui passait sur sa digue, grimpait àl’arbre pour secouer les poires, châtiait de sa redoutable poigneles serfs nonchalants, et de la même main redoutée apportait unverre d’eau-de-vie aux méritants. Presque simultanément, elle sechamaillait avec quelqu’un, passait des écheveaux de fil à lateinture, préparait le kwass, cuisait des confitures au miel,galopait à la cuisine, bref se démenait d’un bout à l’autre de lajournée et avait le don d’ubiquité. Le résultat de cette activitéétait que la petite exploitation d’Ivan Fédorovitch, forte en toutet pour tout de dix-huit âmes [14] audernier recensement, fleurissait dans la stricte application duterme. Au surplus, nourrissant pour son neveu une affectionexcessive, elle était économe du moindre de ses deniers.

Depuis son retour, la vie d’Ivan Fédorovitchavait changé du tout au tout et suivait une direction différente.On aurait pu le croire créé et mis au monde uniquement pour dirigerune propriété agricole de dix-huit âmes. La tante elle-mêmeconstata qu’il sortirait de lui un administrateur capable, bienqu’au demeurant elle ne l’admît point à s’immiscer dans toutes lesbranches de l’exploitation.

– Bah ! bah ! ce n’est encorequ’un marmot, disait-elle quoique Ivan Fédorovitch frisât de trèsprès la quarantaine. Comment voulez-vous qu’il soit au courant detout ?

Toutefois, il restait en permanence dans leschamps sur les talons des moissonneurs ou des faucheurs,surveillance qui procurait à sa nature placide une jouissanceinexprimable : volée synchronique d’une dizaine de fauxétincelantes, et parfois davantage, bruit mou des javelles s’affaissant enlignes symétriques ; à de rares occasions, les chants jaillisdu cœur des moissonneuses, tantôt allègres comme pour fêter unebienvenue, tantôt déchirants, échos d’une séparation ; lesoir, son calme et sa pureté !… Quelle splendeurvespérale ! Quel air débordant de fraîcheur et de liberté sansfrein ! Comme toutes choses se ranimaient ! la stepperougeoyait, tournait au bleu, et flambait de toutes ses follesgraminées ; cailles, outardes, mouettes, grillons, insectespar myriades, et le sifflement, le vrombissement, le crépitement detoutes ces créatures, fondant soudain en un chœur mystérieux,symphonie qui ne connaissait ni cesse ni fin. Mais le soleildéclinait, se cachait. Dieu, quelle fraîche haleine, et comme ilfaisait bon ! çà et là, sur l’étendue des champs, on allumaitdes feux, on y disposait des marmites, et autour de ces bûchersvenaient s’asseoir les faucheurs moustachus ; le fumet desboulettes de pâte frite se propageait au loin, le crépuscule sedrapait de gris… Il est difficile de dire ce que devenait alorsIvan Fédorovitch ; se joignant aux faucheurs, il en oubliaitde goûter leurs galettes dont il était pourtant friand, etdemeurait sans un mouvement, cloué à la même place, suivant del’œil le vol d’une mouette, presque un point dans la nue, oucomptant machinalement les gerbes éparses au hasard desguérets.

Au bout de fort peu de temps, on ne parlait àla ronde d’Ivan Fédorovitch que comme d’un homme excellant à fairevaloir ses terres. La tante ne pouvait assez se féliciter du retourde son neveu et ne manquait jamais une occasion d’en tirer vanité.Un beau jour, la moisson étant déjà terminée, et pour préciserdavantage, vers la fin de juillet, Vassilissa Kachparovna prit d’unair mystérieux la main d’Ivan Fédorovitch et lui dit qu’elle seproposait de lui parler présentement d’une affaire qui lui trottaitdans la tête depuis bien des années.

– Tu sais, cher Ivan Fédorovitch – tellefut son entrée en matière – que ton village compte dix-huit âmes,au moins d’après les données officielles du recensement, mais encherchant bien, peut-être que ce chiffre est inférieur à laréalité, et qu’il se monte aussi bien à vingt-quatre. Mais là n’estpas la question !… Tu connais ce petit bois situé derrièrenotre pièce de terre bordée d’un ravin, et tu n’es pas non plussans savoir qu’au delà de ce bois s’étend une prairie dont lasuperficie est d’un hectare, ou peu s’en faut. Elle donne tant defoin que l’on pourrait en tirer bon an mal an plus de cent roubles,surtout si comme le bruit en court un régiment de cavalerie doitprendre ses quartiers à Gadiatch…

– Bien sûr, ma tante, je sais… l’herbe yest fameuse.

– Je le sais parbleu bien, sans qu’ilsoit besoin que tu me l’apprennes ; mais sais-tu qu’en réalitétoute cette terre est à toi ?… Pourquoi rouler ainsi des yeuxronds ?… Tu te souviens de Stépan Kouzmitch… allons bon !qu’est-ce que je raconte ? … Te souvenir !… tu étais sipetit en ce temps-là que tu n’arrivais même pas à prononcer sonnom. Tu serais bien en peine, en effet, de te souvenir… Je merappelle être venue vous voir à la veille même du carême del’Avent ; je me préparais à te dorloter entre mes bras, quandtu faillis me gâter ma robe de haut en bas ; une chance encoreque je réussis à te passer à temps aux mains de ta nourriceMatriona… Voilà comme tu étais malpropre à cette époque… Mais ceciest encore une autre question… Les terres qui se trouvent au delàde notre propriété, et le village même de Khortychtchéappartenaient à Stépan Kouzmitch. Or, il est bon que je tel’explique, cet homme commença – tu n’étais pas encore venu aumonde – à faire de fréquentes visites à ta mère, bien entendu enl’absence de ton père. Mais il n’entre nullement dans mesintentions de le reprocher à la défunte, Dieu lui fasse paix !bien que de tout temps elle se soit montrée injuste à mon égard…Mais il ne s’agit pas non plus de cela !… quoi qu’il en soit,Stépan Kouzmitch dressa en ton nom un acte de donation concernantcette propriété dont je te parle présentement. Mais feu ta maman,soit dit entre nous, était une nature bizarre ; le diable enpersonne – Dieu me pardonne d’employer un mot si malsonnant –n’aurait rien pu comprendre à son caractère. Où a-t-elle pu fourrerce document, seul le Tout-Puissant le sait… Je soupçonne que l’actese trouve tout simplement aux mains de ce vieux garçon de GrigoryGrigoriévitch Stortchenko. Ce fin matois à grosse bedaine a doncreçu en héritage toute la propriété en bloc. Je parierais n’importequoi que ce ventru a supprimé l’acte de donation…

– Permettez, ma tante, n’est-ce point cemême Stortchenko dont j’ai fait la connaissance au relais deposte ? dit Ivan Fédorovitch qui exposa les détails de larencontre.

– Qui peut le dire ? répondit latante après un instant de méditation, peut-être bien que ce n’estpoint un coquin. Il y a tout juste six mois, c’est vrai, qu’ils’est installé dans notre voisinage, et l’on n’arrive guère àpénétrer un individu en si peu de temps. Je me suis laissé dire quela vieille dame, j’entends par là sa mère, est une personne trèsavisée, et que, à ce qu’on prétend, elle n’aurait pas sa pareillepour mariner des concombres ; les filles de sa domesticité s’yentendent merveilleusement pour teindre les tapis. Mais du momentqu’il t’a bien traité, prends la voiture et va le voir, peut-êtrebien que le vieux pécheur prêtera l’oreille aux suggestions de laconscience et te rendra ce qu’il détient indûment. Tu peux mêmeuser de la calèche, bien que cette maudite marmaille se soit amuséeà arracher tous les clous à l’arrière du coffre. Il faudra demanderau cocher Omelko de reclouer le cuir tout autour comme il sedoit…

– À quoi bon, ma tante ? je meservirai aussi bien du chariot que vous employez pour aller à lachasse…

Et sur ces mots la conversation prit fin.

IV – LE DÉJEUNER

 

Quand la voiture aborda vers l’heure dudéjeuner le village de Khortychtché, Ivan Fédorovitch faillitperdre contenance, à mesure qu’il se rapprochait de la maison demaître. Celle-ci n’était point couverte de roseaux, comme chez denombreux propriétaires aux alentours, mais avait une toiture enbois, de même que les deux celliers dans la cour, et la portecochère était en chêne. Ivan Fédorovitch se sentait dans l’étatd’esprit d’un élégant qui, dès son entrée au bal, n’aperçoit enquelque point qu’il pose les yeux que des freluquets mieux habillésque lui. Par mesure de respect il arrêta sa voiture près d’uncellier et se dirigea à pied vers le perron.

– Bah ! mais c’est IvanFédorovitch ! s’écria le gros Grigory Grigoriévitch quidéambulait dans la cour en redingote, mais sans cravate, ni gilet,ni bretelles.

Toutefois, même cette tenue sommaire semblaitlourdement peser à son embonpoint, car il ruisselait de sueur.

– Que me chantiez-vous donc, dit-il, enm’assurant que tout de suite après les premières effusions avec latante vous viendrez me voir ? Pourtant, je vous ai attendu envain…

– Heu… mon temps est presque entièrementabsorbé par les soins de l’exploitation… Je ne resterai qu’uneminute à Khortychtché, et encore pour parler affaires…

– Une minute ?… ah ! que non,par exemple… Hé, valet, cria le propriétaire pansu, et le mêmeadolescent en surcot de Cosaque sortit au trot de la cuisine, dis àKassian de boucler immédiatement le portail, tu entends : àdouble tour, et qu’on dételle à l’instant les chevaux de cemonsieur. Mais entrez donc au salon, il fait si chaud dehors quej’en ai la chemise toute trempée…

À peine dans les appartements, IvanFédorovitch décida de ne pas perdre de temps et en dépit de satimidité prit hardiment le bœuf par les cornes.

– Ma tante a eu l’honneur… heu… je veuxdire, ma tante m’a annoncé que l’acte de donation dressé par feuStépan Kouzmitch…

Les mots manquent pour dépeindre l’expressionde contrariété qui se répandit dès ce préambule sur la face enpleine lune de Grigory Grigoriévitch…

– Parole d’honneur ! s’exclama-t-il,je n’entends goutte à vos propos. Il faut vous dire qu’un cancrelats’est un jour logé dans mon oreille gauche. En tout lieu que l’onrencontre des auberges tenues par des Russes, ces damnés Moscovitesy pratiquent en grand l’élevage des cancrelats. Aucune plume nesaurait décrire le supplice que j’ai enduré à cette occasion,tellement ça me chatouillait tant et plus… Par la suite, une simplebonne femme m’a soulagé par le procédé rudimentaire de…

– Mon intention, dit Ivan Fédorovitch quipoussa la témérité jusqu’à couper la parole à GrigoryGrigoriévitch, en voyant que celui-ci cherchait de propos délibéréà détourner la conversation, mon intention était de vous rappeler…heu… que dans le testament de Stéphan Kouzmitch on trouve mention,si j’ose m’exprimer ainsi, d’un acte de donation aux termes duquel…heu… il me revient…

– Je vois que votre tante a réussi à vousmonter la tête. Mais ce sont là des mensonges. Dieu m’en esttémoin, de purs mensonges !… Mon oncle n’a écrit aucune espèced’acte de donation, bien qu’à la vérité une allusion à cette piècese lise effectivement dans son testament. Mais le documentlui-même, où est-il ?… Personne ne l’a présenté ! Je vousparle de la sorte parce que je ne vous veux que du bien, et de toutmon cœur… Mais ce sont des blagues, je vous assure.

Ivan Fédorovitch se tut, en songeant qu’aussibien peut-être sa tante s’était fait tout bonnement des idées.

– Ah ! voici venir ma mère et messœurs, s’écria Grégory Grigoriévitch. J’en conclus que le déjeunerest servi. Je vous en prie…

Il saisit alors Ivan Fédorovitch par le braset l’entraîna dans une chambre où l’on trouvait disposés sur unetable de l’eau-de-vie et des hors-d’œuvre. Au même instant, fit sonentrée une vieille dame basse sur jambes, une vraie cafetière enbonnet, escortée de deux jeunes filles, une blonde et une brune.Ivan Fédorovitch commença par baiser la main de la dame âgée, etpassa ensuite à la menotte des demoiselles.

– Ma mère, je vous présente notre voisinIvan Fédorovitch Schponka…

La maman regarda fixement l’invité, oupeut-être bien qu’après tout ce n’était qu’une simple apparence. Audemeurant, elle était la bonté personnifiée, et à sa mine on auraitcru qu’elle allait simplement poser cette question : « Etcombien de concombres avez-vous salé pour l’hiver ? »mais en réalité elle demanda :

– Avez-vous pris del’eau-de-vie ?

– Vous n’avez sans doute pas dormi votrecontent, mère, dit Grégory Grigoriévitch. Où a-t-on vu demander àun hôte s’il a bu ou non ? Bornez-vous donc à faire leshonneurs, mais que nous ayons bu ou non, c’est notre affaire.Approchez Ivan Fédorovitch, que vous servirai-je ? de laliqueur à la centaurée ou de l’eau-de-vie, marque Trokhimov ?à votre goût ! Ivan Ivanovitch, qu’as-tu à rester planté commeune souche ? continua Grigory Grigoriévitch en se retournant,et Ivan Fédorovitch aperçut alors l’interpellé qui s’avançait ducôté des liqueurs, un personnage en redingote dont les pans luibattaient les talons, et dont l’énorme col droit lui recouvraitentièrement la nuque, en sorte que sa tête y reposait comme au fondd’une calèche.

Ivan Ivanovitch s’approcha donc del’eau-de-vie, se frotta les mains, scruta attentivement son petitverre, le remplit, l’examina derechef par transparence et vida d’untrait la boisson, mais se gardant de l’avaler, il commença par s’enrincer minutieusement tout l’intérieur de la bouche avant de lalaisser enfin couler dans son gosier, se régala par là dessus d’unelèche de pain avec des girolles salées et s’adressant à IvanFédorovitch :

– N’est-ce point à monsieur Schponka,Ivan Fédorovitch que j’ai l’honneur de parler ?

– À lui-même, exactement, répliqua IvanFédorovitch.

– Ah ! vous avez énormément changédepuis le temps où je fis votre connaissance ! Commentdonc ! je me souviens de vous quand vous n’étiez pas plus hautque ça ! continua-t-il en plaçant sa main à moins d’un mètredu plancher. Votre défunt père, Dieu lui fasse paix, était un hommepas ordinaire. Il avait de ces melons et de ces pastèques commevous n’en trouveriez nulle part. Tenez, dit-il en attirantdiscrètement son interlocuteur à l’écart, à supposer que l’on vousserve à table ici même des pastèques, peut-on appeler ça despastèques ? Elles ne méritent même pas l’aumône d’un regard.Me feriez-vous l’honneur de me croire, cher monsieur, si je vousconfie que votre père avait des pastèques, ajouta-t-il enarrondissant les bras comme s’il voulait ceindre un énorme troncd’arbre, ma parole, tenez, comme ça !

– À table ! dit GrigoryGrigoriévitch, en passant son bras sous celui d’IvanFédorovitch.

Le maître de maison s’assit à sa placehabituelle, au bout de la table, se noua autour du cou une ampleserviette et dans cet attirail ressembla à ces héros que lescoiffeurs font peindre sur leurs enseignes. Tout rougissant, IvanFédorovitch se mit sur la chaise qu’on lui indiquait, juste en facede ces demoiselles et Ivan Ivanovitch ne manqua pas de se caser àcôté de lui, intimement ravi de disposer d’un auditeur à qui faireétalage de sa science.

– Vous avez eu tort de choisir lecroupion, c’est de la dinde, s’écria la vieille dame, en setournant vers Ivan Fédorovitch auquel venait de présenter le platce rustre en frac gris rapiécé de noir qui assumait les fonctionsde maître d’hôtel.

– Voyons, mère, personne ne vous pried’ennuyer les gens, s’écria Grigory Grigoriévitch. Soyeztranquille, votre invité sait de lui-même comment se servir. IvanFédorovitch, prenez-moi donc de cette aile, non pas celle-là,l’autre avec le gésier… Mais pourquoi donc en avez-vous si peu misdans votre assiette ? ajoutez-y encore une petite tranche… Ettoi, là-bas, avec ton plat, qu’as-tu à rester bouche bée ?Demande aussi, flanque-toi à genoux, canaille, et dis àl’instant : Ivan Fédorovitch, prenez donc encore une petitetranche.

– Ivan Fédorovitch, prenez donc encoreune petite tranche, beugla le serveur à genoux, plat en main.

– Hum ! quelle dinde est-celà ? dit à mi-voix Ivan Ivanovitch avec une moue de dégoût, ense tournant vers son voisin. Est-ce que des dindes sont faites dela sorte ? Ah ! si vous aviez vu les miennes !… Jevous assure que la moindre avait à elle seule plus de graissequ’une dizaine de celles-ci. Me ferez-vous l’honneur de croire,cher monsieur, si je vous dis que c’en était une pure dégoûtationque de les regarder se pavaner dans ma cour, tellement ellesétaient grasses ?

– Ivan Ivanovitch, tu mens ! luicria Grigory Grigoriévitch qui avait saisi au vol ses paroles.

– Je vous affirme, poursuivit IvanIvanovitch à l’adresse de son voisin, en feignant de n’avoir pasentendu l’apostrophe du maître de céans, que l’an dernier je les aiamenées à Gadiatch, et qu’on m’a offert de les acheter à raison decinquante copecks la pièce, et j’ai hésité à les céder à ceprix…

– Ivan Ivanovitch, je te ré-pè-te que tumens !… lui lança Grigory Grigoriévitch en haussant le ton, etdétachant chaque syllabe afin de se mieux faire comprendre.

Mais Ivan Ivanovitch se contenta de baisser lavoix et n’en continua pas moins, comme si ces interpellations ne leconcernaient en rien :

– Positivement, cher monsieur, je nevoulais pas les céder à ce prix… À Gadiatch, pas un seulpropriétaire ne…

– Ivan Ivanovitch, voyons, tu n’es qu’unsot et rien de plus ! lâcha Grigory Grigoriévitch à tue-tête.Car enfin Ivan Fédorovitch connaît toutes ces choses mieux que toiet ne croit pas un traître mot de ce que tu racontes…

Du coup, Ivan Ivanovitch prit sérieusement lamouche, se tut, et se mit en devoir d’engloutir sa tranche dedinde, quoique cette volaille ne fût point aussi grasse que lessiennes, si bien en chair que leur seule vue vous répugnait.

Le cliquetis des couteaux, cuillers etassiettes succéda pour un temps à toute conversation, maispar-dessus ce bruit on percevait le chuintement des lèvres deGrigory Grigoriévitch qui aspirait la moelle d’un os de mouton.

– Vous est-il advenu, cher monsieur,reprit Ivan Ivanovitch après une courte pause, et dégageant un peula tête hors de son col en forme de capote de calèche, de lire unouvrage intitulé : Voyage de Korobéinikov en TerreSainte ? Une vraie délectation pour l’esprit comme pourle cœur. On n’imprime plus de ces livres. Je regrette amèrement den’avoir point noté la date de l’édition…

À peine eut-il entendu qu’il allait êtrequestion d’un ouvrage littéraire, Ivan Fédorovitch parut toutabsorbé à se servir de la sauce.

– Il est proprement stupéfiant, chermonsieur, qu’un simple artisan ait parcouru tous les lieux saints.Plus de trois cents verstes, cher monsieur, plus de troiscents ! En vérité, le Seigneur en personne l’a jugé digne devisiter la Palestine et Jérusalem…

– Ainsi, vous dites que cet homme, avançaIvan Fédorovitch auquel son ordonnance avait dans le temps racontémaintes choses à propos de cette ville, a été àJérusalem ?

– De quoi parlez-vous donc, IvanFédorovitch ? cria Grigory Grigoriévitch, de l’autre bout dela table.

– Moi même… si je puis m’exprimer ainsi,j’ai eu l’occasion de remarquer qu’il y a de par le monde de cespays fort distants, acheva Ivan Fédorovitch qui ne se sentait plusd’aise d’avoir réussi à exprimer une phrase aussi longue et aussicompliquée.

– Ne croyez pas votre voisin, IvanFédorovitch, dit Grigory Grigoriévitch qui n’avait pas bien entendude quoi il était question. Il ne cesse de mentir…

Sur ces entrefaites, le déjeuner prit fin.Grigory Grigoriévitch se retira dans sa chambre pour y ronfler unpetit moment selon sa coutume, et les invités suivirent la vieilledame et les demoiselles au salon où cette même table sur laquelleils avaient laissé l’eau-de-vie au moment de passer à la salle àmanger se trouvait maintenant, comme par un tour de passe-passe,couverte de soucoupes de diverses confitures, et de plats avec desmelons, des cerises et des pastèques.

À nombre d’indices, on voyait nettement queGrigory Grigoriévitch était absent. La maîtresse de maison se fitplus loquace, et d’elle-même, sans qu’on l’en priât, elle révélanombre de secrets sur la fabrication des tablettes de gelée auxfruits et la préparation des poires tapées. Les jeunes filleselles-mêmes se risquèrent à ouvrir la bouche ; toutefois, lablonde qui avait l’air d’être la cadette et qui, à en juger par samine, devait avoir dans les vingt-cinq ans, était plus avare deparoles.

Mais celui qui parlait et se démenait plus quequiconque, c’était bien Ivan Ivanovitch. Certain maintenant quepersonne ne couperait le fil de son discours et ne le tournerait enridicule, il entretint ses auditeurs, et des concombres, et de lafaçon de planter les pommes de terre, et de ces gens avisés quel’on rencontrait au bon vieux temps – tellement sensés, au prix descontemporains ! – et il ajouta que, au train dont allait lemonde, tout tendait à se compliquer et que l’on arrivait à inventerdes choses purement abracadabrantes. Bref, c’était une de cespersonnes qui goûtent la plus vive des jouissances à s’abandonner àune conversation propre à vous délecter l’esprit, et quitraiteraient volontiers de tout sujet susceptible d’être abordé.S’il était question de matières plus élevées ou de caractèrereligieux, Ivan Ivanovitch ponctuait chaque mot en dodelinantlégèrement du chef. Mais parlait-on agriculture ou ménage, ilsortait la tête de sa capote de calèche et esquissait maintesgrimaces, d’après lesquelles il était aisé, semblait-il, de devinercomment il fallait procéder à la fabrication du poiré, ou de seformer une idée de la grosseur des pastèques qu’il mentionnait, oude l’embonpoint phénoménal de ces oies qui couraient, de-ci de-là,dans sa propre cour.

Enfin, ce ne fut qu’à la tombée de la nuit, età grand’peine, qu’Ivan Fédorovitch réussit à prendre congé, car endépit de son humeur accommodante et malgré l’insistance aveclaquelle on le supplia de rester jusqu’au lendemain, il s’en tintnéanmoins à la résolution qu’il avait prise de se retirer, et ilremonta en voiture.

V – NOUVEAU PROJET DE LA TANTE

 

– Eh bien, quelles nouvelles ? As-tusoutiré l’acte à ce vieux renard ?

Telle fut la question que dès son arrivée IvanFédorovitch s’entendit poser par la tante qui l’attendait avecimpatience depuis des heures sur le perron et qui ne put à la finse retenir de courir au-devant de lui, au delà de la portecochère.

– Non, ma tante, répondit IvanFédorovitch, en mettant pied à terre. Grigory Grigoriévitch nedétient aucune espèce d’acte de donation.

– Et tu l’as cru ? Il ment, lemaudit ! Qu’un beau jour j’arrive à le rencontrer, vrai, je lerosserai de mes propres mains. Oh ! je lui en ferai perdre sagraisse ! Du reste, il faudrait au préalable en parler à notrehomme d’affaires pour voir s’il n’y a pas moyen d’exiger de lui parvoie judiciaire… Mais pour l’instant ceci n’est pas la question…Voyons, dis-moi, as-tu bien déjeuné ?

– Très bien, oui, parfaitement déjeuné,ma tante.

– Et qu’est-ce qu’on t’a servi ?Raconte !… Je sais que la vieille s’y entend comme pas unepour avoir l’œil à la cuisine.

– Nous avons eu des beignets à la crèmeaigre, ma tante, une sauce avec des pigeons farcis…

– Et de la dinde à la crème fraîche,hein ? demanda la tante, car elle savait on ne peut mieuxpréparer ce plat.

– De la dinde aussi… Et ce sont desdemoiselles très gentilles que les sœurs de Grigory Grigoriévitch,surtout la blonde…

– Ah oui ? dit la tante, enregardant fixement son neveu qui baissa les yeux en rougissant. Unenouvelle idée passa en éclair dans la cervelle de VassilissaKachparovna. Eh bien ! raconte, dit-elle vivement, dévorée decuriosité. Quel genre de sourcils a-t-elle ?

Soit dit en passant, en matière de beauté, latante s’intéressait en tout premier lieu aux sourcils.

– Des sourcils, ma tante, exactementpareils à ceux que vous aviez dans votre jeunesse, à ce que vousm’avez confié. Et son visage est semé de taches de rousseur…

– Ah ! oui ? fit encore latante, fort contente de la remarque d’Ivan Fédorovitch quicependant n’avait jamais eu l’intention, en s’exprimant ainsi, delui adresser un compliment. Et quelle robe avait-elle ? bienque d’ailleurs il soit difficile de nos jours de trouver des tissusaussi solides que, par exemple, ce peignoir que je porte. Ehbien ! raconte donc, as-tu parlé de quelque chose avecelle ?

– Comment cela ? quoi ?… Maisma tante, je… heu… vous allez peut-être vous imaginer que…

– M’imaginer quoi ?… qu’y aurait-illà de si surprenant ? Il en sera ce que Dieu voudra !Peut-être que de tout temps tu étais prédestiné à vivre avec elleen union légitime…

– Je ne comprends pas, ma tante, que vousavanciez des choses pareilles ; cela prouve que vous ne meconnaissez pas du tout…

– Bon ! le voilà qui monte sur sesgrands chevaux, s’écria-t-elle. Mais c’est encore un bébé, sedit-elle à part soi, il n’a encore rien vu. Il faudra les abouchertous les deux… Qu’ils fassent mieux connaissance…

À ce point de ses réflexions, elle quitta IvanFédorovitch pour aller jeter un coup d’œil à la cuisine. Mais àpartir de ce moment, elle ne cessa de rêver au jour où elle verraitson neveu père de famille et elle-même aux petits soins autour desa progéniture. Dans sa tête s’échafaudaient sans fin diverspréparatifs en vue de ces noces, et l’on pouvait remarquer qu’ellese souciait infiniment moins que par le passé d’un tas d’affaires,tandis que les choses, au lieu de marcher mieux du fait de cettenégligence, allaient de mal en pis. Souventes fois, au moment oùelle travaillait à une pâtisserie, tâche qu’elle ne confiait jamaisà la cuisinière, elle s’imaginait, perdue qu’elle était dans sarêverie, avoir à ses côtés un petit-neveu quémandant une tranche degâteau. Alors, elle allongeait distraitement la main pour luioffrir le morceau le plus friand et profitant de l’aubaine, lechien de garde happait la tranche et par le jeu bruyant de sesmâchoires ramenait sur terre la rêveuse qui ne manquait jamais derosser l’animal à coups de tisonnier. Vassilissa Kachparovnarenonça même à ses passe-temps favoris. Elle n’allait plus à lachasse, surtout depuis le jour où elle avait abattu un corbeau envisant une perdrix, méprise qui ne lui était jamais arrivéeauparavant.

Enfin, quatre jours après, chacun vit que l’onroulait la calèche hors de la remise. Dès la prime aurore, Omelkoqui, à la fois cocher, jardinier et garde de nuit, réunissait troistêtes sous le même bonnet, besogna du marteau pour reclouer le cuirde la capote, en chassant à tout moment les chiens qui venaientlécher les roues. Je considère comme un devoir de prévenir lelecteur que ce véhicule était précisément celui dont usait Adampour voyager et que par conséquent s’il se trouve quelqu’un pourprésenter une autre calèche comme étant celle de notre premierpère, il mentira effrontément et sa voiture ne sera immanquablementqu’une contrefaçon. On se perd en conjectures sur le point desavoir par quel moyen cette calèche a échappé au déluge ; ilfaut croire que l’arche de Noé comportait une stalle spécialementaménagée à son intention. C’est grand dommage que l’on ne puissedépeindre sa silhouette au lecteur de manière à la faire surgirtoute vivante à ses yeux. Qu’il suffise de dire que VassilissaKachparovna s’estimait très contente de son architecture etexprimait toujours le regret de voir se démoder les équipages dubon vieux temps. La conformation de la calèche, quelque peu deguingois, en ce sens que le marchepied droit paraissait beaucoupplus élevé que l’autre, lui plaisait énormément, parce qu’unepersonne à courtes jambes pouvait, comme elle aimait à le répéter,monter par la gauche, tandis qu’un voyageur de très haute tailleprenait place par le côté opposé. Au reste, l’intérieur de lavoiture suffisait à loger cinq personnes de moyenne corpulence, ettrois bâties comme la tante.

Aux approches de midi, Omelko, enfin venu àbout de sa tâche autour de la calèche, fit sortir de l’écurie troischevaux de front, un tantinet moins antiques que le véhicule etcommença à les atteler avec des cordes à ce majestueux monument.Ivan Fédorovitch et sa tante y montèrent, l’un par la gauche et laseconde par la droite, et la voiture s’ébranla. Les paysans croisésen cours de route s’arrêtaient, pleins de vénération à la vue d’unsi luxueux arroi – Vassilissa Kachparovna voyageait en effet trèsrarement en calèche, – portaient vivement la main au bonnet et secourbaient en deux pour saluer.

Deux heures après, la guimbarde s’arrêtadevant le perron – est-il besoin de le préciser ? – devant leperron des Stortchenko. Grigory Grigoriévitch ne se trouvait pas àla maison et ce fut la vieille dame, suivie des demoiselles, quivint recevoir ses hôtes au salon. La tante se porta d’un pascérémonieux à leur rencontre et posant avec une insigne adresse unpied en avant déclara à haute et intelligible voix :

– Je suis ravie, madame, d’avoirl’honneur et l’avantage de vous exprimer oralement la vénérationque je nourris pour votre personne, et en plus de ce respect,permettez-moi de vous témoigner ma gratitude pour l’hospitalitéréservée à mon neveu Ivan Fédorovitch qui, m’en a fait les pluschaleureux éloges. Votre sarrasin a magnifiquement poussé, je m’ensuis aperçue, alors que ma voiture approchait du village. Puis-jevous demander, s’il vous plaît, combien de gerbes vous en tirez àl’hectare ?

À la suite de ce préambule, on procéda à desembrassades générales, et quand chacun eut pris son siège au salon,la vieille maîtresse de maison commença :

– Pour ce qui est du sarrasin, il m’estimpossible de vous renseigner : c’est la partie de GrigoryGrigoriévitch. Il y a fort longtemps que je ne m’occupe plus de cessortes de choses ; le pourrais-je d’ailleurs ? je suisdéjà avancée en âge. Dans l’ancien temps, le sarrasin chez nous, jeme le rappelle, vous montait jusqu’à la taille ; maintenant,Dieu sait ce qu’il en est, quoique, à ce que l’on prétend, toutaille de nos jours en s’améliorant.

Sa phrase achevée, la vieille dame soupira etn’importe qui, doué d’une once de perspicacité, eût ouï dans cesoupir un écho des anciens jours du XVIIIe siècle.

– Je me suis laissé dire, réponditVassilissa Kachparovna, que les filles de votre domesticité saventconfectionner de remarquables tapis…

Cette observation semblait avoir touché lacorde la plus sensible chez la vieille dame qui en parut touteragaillardie, car elle se répandit en un flot de paroles relativesau meilleur procédé pour teindre les écheveaux, à la manière aussidont il convenait de préparer le fil à cet effet.

Des tapis, la conversation ne tarda pas às’aiguiller vers les méthodes à appliquer pour mariner lesconcombres, pour cuire les poires tapées, bref, une heure nes’était pas écoulée que les deux dames conversaient avec tant defamiliarité qu’on aurait pu les croire amies intimes depuis unsiècle. Vassilissa Kachparovna commença même à chuchoter à savoisine un tas de choses sur un ton si bas qu’Ivan Fédorovitch n’enpouvait saisir une syllabe.

– Mais vous plairait-il d’y jeter un coupd’œil ? demanda la maîtresse de maison, en se levant.

Les demoiselles suivirent son exemple, ainsique Vassilissa Kachparovna, et tout le monde se dirigea vers lachambre des servantes. Toutefois, la tante fit signe à son neveu dedemeurer sur place et murmura quelques mots à l’oreille de lavieille dame.

– Machenka, dit celle-ci en se tournantvers la jeune fille blonde, reste donc avec notre invité etentretiens-le pour le distraire.

La demoiselle obéit et prit place sur ledivan. Ivan Fédorovitch s’assit comme sur des épingles au bord dela chaise, les joues en feu et le regard pudiquement baissé. Lajeune fille ne paraissait prêter aucune attention à ses façons, etcontinuait à siéger, apathique, sur le divan, tout en examinantavec application tantôt les vitres, tantôt les murs, ou biensuivant du regard un chat qui se faufilait craintivement sous leschaises.

Ivan Fédorovitch recouvra quelque assurance etdéjà il caressait le projet d’entamer une conversation, mais il eutl’impression d’avoir égaré tous ses mots pendant le trajet et pasune pensée ne lui venait à l’esprit.

Le silence se prolongea un bon quartd’heure ; Machenka gardait toujours la même position.Finalement, Ivan Fédorovitch prit son courage à deux mains.

– Les mouches sont nombreuses cet été,mademoiselle, proféra-t-il d’une voix chevrotante.

– Extrêmement nombreuses en effet,répliqua-t-elle. Mon frère s’est fabriqué une tapette avec un vieuxsoulier à maman, mais néanmoins il y en a beaucoup encore.

Le fil de l’entretien se rompit sur ces motset en dépit de tous ses efforts, Ivan Fédorovitch ne parvint jamaisà le renouer.

Enfin, la maîtresse de maison rentra avec latante et la demoiselle brune. Vassilissa Kachparovna se livraquelques instants encore aux joies de la conversation, et pritcongé de ses hôtes, sourde à toutes les invitations de resterjusqu’au lendemain. La mère et les sœurs de Grigory Grigoriévitchtinrent à accompagner leurs voisins jusqu’au perron et longtempsfirent des révérences à l’adresse de la tante et du neveu quipenchaient la tête hors de la calèche.

– Eh bien ! Ivan Fédorovitch, dequoi donc as-tu parlé en tête à tête avec la demoiselle ?

– C’est une jeune fille extrêmementmodeste et pudique que Marie Grigorievna, répondit-il.

– Écoute, Ivan Fédorovitch, je veux teparler sérieusement. Tu es arrivé, grâce à Dieu, à l’âge detrente-huit ans. Tu as un grade qui n’est pas à dédaigner, ilserait temps de penser à procréer des enfants. Il te fautabsolument une épouse qui…

– Comment cela, chère tante ?s’exclama Ivan Fédorovitch en proie à la terreur. Comment, uneépouse ?… Ah ! mais non, ma tante, je vous en prie… Vousme couvrez de honte… je n’ai jamais encore été marié… Et je nesaurais absolument que faire d’une femme…

– Tu l’apprendras, Fédor Ivanovitch, tul’apprendras, dit-elle en souriant et elle ajouta à part soi :« Bien sûr, ce n’est encore qu’un marmot, il n’a rienvu… »

– Oui, Ivan Fédorovitch, reprit-elle àhaute voix, tu ne pourrais dénicher une meilleure épouse que MarieGrigorievna. Au surplus, elle t’a plu beaucoup ; nous avonsdéjà échangé bien des mots à ce sujet, la vieille et moi, elleserait ravie de t’avoir pour gendre. Pour le moment, il est vrai,on ignore ce que dira ce grand paillard de Grigoriévitch, mais nousne tiendrons aucun compte de son opinion, et qu’il s’aviseseulement de retenir la dot, nous le citerons par-devant lesjuges.

Sur ces entrefaites, la calèche se rapprochaitde la cour de Vytriébienky et, flairant l’écurie, les antiquesrosses donnèrent un coup de collier.

– Écoute, Omelko, laisse les chevaux sereposer d’abord un bon moment et ne les mène pas tout de suite àl’abreuvoir après avoir dételé ; ce sont des bêtesfougueuses ! Quant à toi, Ivan Fédorovitch, continua la tanteen descendant de voiture, je te conseille de réfléchir mûrement àtout ce que je t’ai dit. Il me faut maintenant courir à la cuisine,car j’ai oublié de commander le souper à Solokha, et m’est avis quela gredine n’y aura point pensé d’elle-même…

Mais Ivan Fédorovitch demeurait sur place,comme assourdi par un coup de tonnerre. Il est vrai que MarieGrigorievna était une demoiselle pas laide du tout, mais semarier !… cela lui paraissait une chose tellement formidable,à ce point extravagante qu’il n’y pouvait songer sans épouvante.Vivre aux côtés d’une femme ?… Incompréhensible ! Il neserait plus tout seul dans sa chambre, et partout où se porteraientses pas, il faudrait qu’ils soient deux !… La sueur perla àson visage à mesure qu’il s’abîmait dans ces réflexions ?

Il se mit au lit plus tôt que d’habitude, maisil eut beau faire, pas moyen de fermer l’œil. Enfin le sommeil tantsouhaité, ce calmant universel, daigna le visiter, mais quelsommeil !… De sa vie, il n’avait eu des rêves aussi décousus.Tantôt, il se figurait que tout autour de lui n’était quetintamarre et giration, et qu’il courait, mais courait à perdrehaleine. Et quand il se trouvait enfin à bout de forces, quelqu’unle saisissait par l’oreille.

– Aïe ! qui est là ?

– C’est moi, ta femme, lui clamait unevoix derrière le dos, et du coup il se réveillait.

Tantôt, il s’imaginait déjà marié, et que dansleur maisonnette on éprouvait une sensation tellement étrange,tellement bizarre ; dans sa chambre, au lieu du lit à uneplace s’étalait un lit pour deux personnes. Il voyait sa femmeassise sur un siège, et se sentait gêné, ne sachant commentl’aborder ou quoi lui dire, et soudain il remarquait qu’elle avaitune tête d’oie. Machinalement, il regardait d’un autre côté etapercevait une autre épouse, avec une tête d’oie elle aussi. Iltournait le dos à celle-ci et son œil tombait sur une troisièmefemme ; derrière lui, encore une autre ! À ce moment,l’angoisse le prenait et il fuyait en hâte dans le jardin ;mais dehors, il faisait chaud, alors il ôtait son chapeau, et en yjetant un regard, trouvait sa femme assise au fond. Son visageruisselait de sueur ; il glissait la main dans sa poche pouren extraire un mouchoir ; sa femme logeait également dans sapoche. Sortait-il un bout de ouate de son oreille, sa femme étaittapie jusque dans cette oreille.

Tantôt, il sautait à cloche-pied et sa tantequi le considérait lui disait, l’air grave :

– Oui, tu as raison de sauter, parce quemaintenant tu es un homme marié.

Il accourait vers elle, mais déjà ce n’étaitplus sa tante ; elle était à présent métamorphosée en clocheret il sentait que quelqu’un le hissait au bout d’une corde le longde cette tour.

– Qui est-ce qui me hisse ainsi ?demandait-il d’un ton plaintif.

– C’est moi, ta femme, je te hisse parceque tu es une cloche.

– Mais non, je ne suis pas une cloche,hurlait-il, je suis Ivan Fédorovitch…

– Que si, tu es une cloche ! luilançait en passant le colonel du régiment d’infanterie de F…

Tantôt enfin, il rêvait que sa femme n’étaitnullement un être humain, mais une sorte de tissu de laine, etqu’il se présentait à Moguilev dans la boutique d’un mercier.

– Quelle étoffe désirez-vous ?demandait le marchand, prenez donc de votre femme, c’est le tissule plus à la mode, extrêmement solide ; actuellement, touss’en font des redingotes.

Le marchand mesurait et lui taillait de safemme. Ivan Fédorovitch s’emparait du coupon, le glissait sous sonbras et le portait chez le tailleur juif.

– Non, disait celui-ci, ce tissu ne vautrien, personne ne l’emploie pour une redingote.

Ivan Fédorovitch se réveillait là-dessus,saisi d’épouvante et à deux doigts de l’évanouissement ; unesueur glacée coulait à grosses gouttes de tous ses membres.

Dès qu’il se leva au point du jour, ilrecourut immédiatement à l’Art de lire la bonne aventure,à la fin duquel un éditeur vertueux avait eu soin, dans sagénérosité et son désintéressement, d’insérer une clef des songes.Mais il ne s’y trouvait rien qui ressemblât même de loin à un rêvetellement incohérent.

Et pendant ce temps, venait de mûrir dans latête de la tante une combinaison absolument nouvelle dont vousserez instruits au chapitre suivant…

LE TERRAIN ENSORCELÉ

 

Histoire vraie,contée par le sacristain de l’église de…

 

 

J’en ai assez, ma parole, de vous conter deshistoires. Enfin, quelle idée vous faites-vous de votreserviteur ? vrai, cela finit par m’ennuyer : raconte, etraconte encore, et pas moyen de me dérober à vos instances. Ehbien ! soit, écoutez-en une encore, mais je vous jure que cesera la dernière des dernières.

Oui, on a prétendu tout à l’heure qu’il est aupouvoir de l’homme de damer le pion, comme on dit, à l’espritimpur. Oh ! certes, je veux dire qu’à la réflexion, toutessortes de cas peuvent se produire en ce bas monde ; seulement,ne venez pas me soutenir pareille chose. Que les puissancesdiaboliques se mettent en tête de flouer un mortel, elles yparviendront, que Dieu me soit témoin, elles le floueront. Tenez,prenez la peine de méditer l’exemple que voici.

Nous étions trois enfants sous le toit de monpère ; je n’étais à l’époque qu’un jeune idiot de onze anstout au plus. Ah ! mais non, bien davantage !… Je merappelle, aussi bien que si le fait se passait à la minuteprésente, qu’un beau jour, alors que je trottinais à quatre pattesen aboyant à la manière des chiens, mon père me cria, en hochant latête :

– Ah ! Thomas, Thomas, tu as bientôtl’âge de prendre femme et tu n’as pas plus d’esprit qu’un jeunemulet !

Grand-père vivait encore et – s’il a le hoquetdans l’autre monde, fasse que ce soit sans douleur ! – ilétait assez solide sur ses jambes…

Ah ! çà, dites donc, à quoi sert degaspiller de la salive à vous débiter des histoires ? Depuisune heure de temps, l’un de vous fouine dans le poêle en quête d’untison pour sa pipe, un autre s’est éclipsé de la chambre, Dieu saitpourquoi… Vrai de vrai, que signifie ? Si je vous imposaisl’obligation de m’entendre, j’excuserais ces façons, mais enfin,c’est vous-mêmes qui m’avez supplié… Et s’il s’agit de m’écouter,alors faites-le donc pour de bon !

Dès le début du printemps, le père était partipour la Crimée avec du tabac qu’il cherchait à vendre ; je neme rappelle plus exactement combien de chariots il avait chargés,deux ou trois. Le tabac rapportait gros à l’époque. Il avait emmenéavec lui l’un de mes frères, âgé de trois ans, histoire de luifaire entrer de bonne heure le métier de roulier dans le sang. Ilne restait donc au logis que grand-père, ma mère, moi et deuxautres frères. Grand-père avait ensemencé de concombres etpastèques un terrain situé juste au bord de la grand’route et avaittransporté ses pénates sous une cabane de feuillage. Il nous avaitpris avec lui, nous autres gamins, pour protéger des moineaux etpies ses plantations. On ne peut pas dire que la chose fût pournous déplaire ; certains jours, nous dévorions tant et tant deconcombres, de pastèques, de melons, de raves, d’oignons et depetits pois qu’on aurait dit, Dieu me pardonne, que des coqs yallaient de leurs cocoricos dans nos panses. Et puis, nous ytrouvions en outre quelque bénéfice, il y avait un tas de gens àpasser par là et l’envie prenait à chacun de se régaler d’unepastèque ou d’un melon, et d’autre part, l’on venait souventes foisdes hameaux voisins nous offrir en échange des poules, des œufs,des dindes ; la bonne vie, quoi !

Mais ce qui allait davantage au grand-père,c’est que journellement une bonne cinquantaine de chariots desauniers longeaient son terrain. Ces gaillards, comme vous lesavez, ont vu un peu de tout ; que l’un d’eux se sente enveine de raconter, on n’a plus qu’à tendre l’oreille. Or, lebonhomme aimait ça, autant que des beignets réjouissent un ventreaffamé. Parfois, il lui arrivait de rencontrer des connaissances delongue date – grand-père avait parmi ses relations toute espèce depersonnes, – et vous pouvez juger vous-mêmes de ce qui se passedans une assemblée d’anciens : et patati et patata, terappelles-tu le jour où ?… te souviens-tu du temps où ?…et tel ou tel fait se produisit quand… Et ils vous ont les yeuxhumides à se remémorer des choses passées depuis Dieu sait quelleséternités…

Or, une fois – vrai, tenez, je crois y êtreencore – le soleil commençait déjà à décliner ; grand-pèrearpentait ses carrés et ôtait des couches de pastèques lesbranchages dont il les recouvrait de jour, de peur que le soleil neles rôtît.

– Regarde donc, Ostap, dis-je à monfrère, voici venir des sauniers…

– Des sauniers ?… où ça, demandagrand-père, en marquant d’un signe un melon pansu pour éviter qu’ilne fût dévoré à son insu par nous autres.

Sur la route défilaient en effet sixcharrettes. En tête s’avançait un saunier dont les moustachesgrisonnaient déjà. Il n’était pas comme qui dirait à six pas denous qu’il s’écria :

– Salut, Maxime ! voilà donc en quelendroit Dieu nous a donné de nous rencontrer !

– Ah ! salut, salut, d’où t’enviens-tu comme ça ? Tiens, mais Bodiatchka est là aussi ?salut, frère, salut !… Que diable, mais ils y sont tous, etKroutotrychtchenko, et Pétchéritzia, et Kovélik, et Stetzko, salutà tous ! ahahaha ! ohohoho !

Et tous de se donner l’accolade.

On détela les bœufs que l’on mena paître dansles herbages ; les chariots furent rangés au bord de la route,les conducteurs s’assirent en cercle devant la cabane et allumèrentleurs pipes. Mais il s’agissait bien de pipes ! les histoiressuccédèrent tant et si bien aux bavardages que je doute qu’uneseule pipée fût fumée jusqu’au bout. Sur la fin de la collation,grand-père se mit à régaler ses invités de pastèques. Et voilàchacun sa pastèque en main, la dépouillant fort proprement ducouteau, car mes gens n’étaient pas tombés de la dernièrepluie ; ils avaient roulé leur bosse un peu partout etsavaient par conséquent comment on mange en société ; ilsn’auraient pas été déplacés même à une table de grand seigneur. Lapastèque à nu, ils y perçaient du doigt un petit trou par où ilshumaient le suc ; après quoi ils la découpaient en finestranches qu’ils portaient à la bouche.

– Hé là, vous autres, les mioches, dit legrand-père, qu’est-ce que vous avez à rester là, bouche bée ?Dansez, fils de chien ! Ostap, où as-tu fourré tonchalumeau ? Allez-y d’une cosaque ! Khoma, les poings surles hanches !… Voilà, comme ça, hei, hop !

J’étais à l’époque un gars remuant. Mauditevieillesse ! fini de gambader de la sorte ; dès lepremier entrechat, je ne ferais que trébucher. Assis avec sessauniers, grand-père nous guignait de l’œil, et soudain jeremarquai que ses jambes ne tenaient plus en place, à croire quequelqu’un leur imprimait de petites secousses.

– Regarde donc, Khoma, me dit Ostap, matête à couper que le grison va se mettre à danser !

Que vous en semble ? mon frère achevaittout juste de parler que le vieillard ne put résisterdavantage ; qu’est-ce que vous voulez, l’envie lui prenait defaire le jeune homme en présence des sauniers.

– Hou ! les fils du diable, est-cecomme ça que l’on danse ? Je vais vous le montrer, moi, dit-ilen sautant sur pieds, les bras tendus et frappant le sol destalons.

Il n’y a pas à dire, pour ce qui est de ladanse il s’y prenait si bien qu’il aurait pu servir de vis-à-vis,même à la femme de l’hetman. Nous lui cédâmes la place et le vieuxpaillard tournoya à corps perdu à travers tout l’espace uni quis’étendait entre les plates-bandes de concombres. Au moment précisoù il arrivait à la moitié de ce terrain plat, alors qu’ilcherchait à s’en donner plus que jamais et à battre un maîtreentrechat à sa façon, il ne put décoller les pieds, quelque effortqu’il tentât. En voilà une calamité ! Il revint à son point dedépart, mais de retour au centre, quelque chose qu’il essayât,absolument pas moyen d’aller plus loin, comme si ses pieds étaientdevenus des morceaux de bois.

– Voyez-moi ça, quel endroitdiabolique ! regardez-moi ce sortilège de Satan ! c’estlui, bien sûr, l’Hérode, qui s’en mêle, cet ennemi du genrehumain !

Oui, mais comment se résoudre à rougir devantles sauniers ? Partant encore une fois de pied ferme, ilfrétilla des jambes, frappant le sol à coups si menus et si pressésque c’en était un régal pour l’œil ; tant qu’il n’atteignitpas le fameux centre, cela marcha à merveille, mais dès qu’il yfut, rien à faire ! On ne pouvait danser là, etbasta !

– Ah ! ce vaurien de Satan,puisse-t-il s’étrangler avec une pastèque pourrie ! Et moi,que n’ai-je crevé en bas âge, fils de chien que je suis, je ne meserais pas couvert d’une telle honte au déclin de mes jours.

Et de fait, quelqu’un éclata de rire derrièrelui.

Il se retourna, il n’y avait plus là niplates-bandes de melons, ni sauniers, rien du tout ! devantcomme derrière, à droite aussi bien qu’à gauche, des champs nuss’étalaient à perte de vue.

– Ho ! ho ! en voilà bien d’uneautre !

Il clignota des paupières et ma foi, il luisembla que cet endroit ne lui était pas tellement inconnu :d’un côté s’élevait un bois, derrière lequel surgissait une manièrede longue perche qui montait haut vers le ciel. Que diable !mais c’était ce pigeonnier installé dans le verger du pope !En face, se dessinait vaguement une masse grise, qui après examense révéla la grange du scribe communal.

À force de cheminer à l’aventure, grand-pèretomba sur un sentier. La lune ne se montrait point ; à saplace, une tache livide transparaissait derrière un nuage.

– Il fera grand vent demain, se dit lebonhomme.

Soudain, il aperçut un peu à l’écart de lasente un petit cierge qui venait de s’allumer sur une tombe.

– Tiens, tiens, dit grand-père quis’appuya les deux poings sur les hanches pour considérer la chose àson aise.

Le premier cierge s’éteignit, mais un autres’alluma à quelque distance.

– Un trésor, s’écria le vieillard, jesuis prêt à parier n’importe quoi s’il n’y a pas là untrésor !

Et déjà il crachait dans ses mains pourcreuser un trou dans la terre quand il lui revint qu’il n’avait nibêche, ni pioche à sa disposition.

– Hé ! hé, un trésor, quisait ? peut-être qu’il suffirait d’enlever une motte de gazonpour tomber droit sur le magot, le petit chéri ! Il n’y a rienà faire, il faut que je marque au moins l’endroit, de peur del’oublier par la suite.

Aussitôt, il ramassa une branche de bonnegrosseur évidemment arrachée à quelque arbre par une bourrasque, laficha sur ce tertre où brillait le cierge et suivit le sentier. Àmesure qu’il avançait, les jeunes chênes devinrent plus clairseméset les contours d’une haie se précisèrent devant les yeux dupiéton.

« Mais, bien sûr ! ne l’avais-je pasdit, songea-t-il, que c’était le clos du pope ? Voicimaintenant sa haie et d’ici il ne me reste plus qu’une verste àcouvrir pour arriver à mes carrés de melons. »

Toutefois, il ne fut au logis qu’assez tarddans la soirée et se refusa à toucher aux boules de pâte frite. Ilréveilla mon frère Ostap et se borna à lui demander s’il y avaitlongtemps que les sauniers s’étaient remis en route et il seblottit sous sa peau de mouton. Mais quand l’idée vint à mon frèrede lui demander où donc les diables l’avaient emporté dans lajournée, il lui répliqua, en s’emmitouflant davantage :

– Ne me pose pas de question ! pasun mot à ce sujet, Ostap, tu en aurais les cheveuxblancs !

Puis il ronfla d’un tel cœur qu’une volée demoineaux qui se préparait à gîter dans nos plantations reprirentleur vol, saisis d’épouvante. Mais il s’agissait bien pour lui dedormir ! impossible de le nier, c’était un astucieuxparoissien, Dieu lui fasse paix ! et en toute occasion ilsavait se défaire des importuns. Il y avait même des fois où ilentonnait un tel air qu’il ne vous restait plus qu’à vous mordreles lèvres.

Le lendemain, à peine commençait-il à fairenoir dans les champs, le grand-père endossa son surcot, se ceignitd’une écharpe, prit sous l’aisselle une bêche et une pioche, secoiffa du bonnet fourré, but une écuelle de kvass [15] et marcha droit vers le verger du pope.Il dépassa la haie, puis la chênaie avec ses baliveaux ; entreces arbres, un sentier traçait des méandres avant de déboucher enpleins champs, selon toute apparence, le même sentier que laveille. Le vieux se trouva bientôt dans les terres labourées,exactement à la même place que le jour précédent. Il apercevaitbien le pigeonnier pointé vers le ciel, mais pas la grange.

– Non, ce n’est pas l’endroit qu’ilfaut ; ce doit être par conséquent un peu plus loin ; jedois évidemment pousser du côté de la grange.

Il rebroussa chemin, enfila un autre sentieret découvrit la grange, mais à présent, pas de pigeonnier ! Denouveau il changea de direction pour se rapprocher du pigeonnier enquestion, mais alors la grange se dérobait à son regard. Comme parun fait exprès, une pluie fine commença à perler sur les guérets.Une fois de plus, le bonhomme fila à toutes jambes vers la grange…et perdit de vue le pigeonnier. Revenait-il de l’autre côté, lagrange disparaissait.

– Ah ! maudit Satan, puisses-tucrever avant de voir ta progéniture !

La pluie tombait maintenant à pleinsseaux.

Ôtant alors ses bottes, grand-père lesenveloppa dans son mouchoir pour éviter qu’elles ne se déformassentsous l’effet de l’humidité et galopa de si belle façon qu’on auraitpu le croire mué en la haquenée de quelque grand prince. Trempéjusqu’aux os, il se faufila dans notre cabane, se glissa derechefsous sa peau de mouton, grommelant on ne sait quoi entre les dentset gratifiant le diable d’épithètes à ce point énormes que de manaissance je n’en avais point entendu de pareilles. Je confesse quej’aurais probablement rougi s’il avait fait grand jour.

Dès que j’ouvris les yeux le lendemain,j’aperçus grand-père circulant entre les plates-bandes comme si derien n’était et couvrant de branchages ses pastèques. À déjeuner,le bonhomme reprit sa loquacité habituelle et pour effrayer monplus jeune frère, se mit à le menacer de le troquer, lui, au lieudes melons, contre des poules. Après ce repas, il se tailla unsifflet dans un rameau et s’amusa à en jouer quelques airs, puis ilnous donna pour nous divertir un melon à triple spire, absolumentpareil à un serpent ; un melon turc, disait le vieux. De nosjours, je n’en vois nulle part de cette espèce ; il est vraiqu’il faisait venir de très loin la semence de cette variété.

Vers le soir, quand la nuit tomba, grand-pères’en alla avec sa pioche défoncer le terrain pour une nouvelleplate-bande, destinée aux citrouilles tardives. En passant près del’endroit ensorcelé, il ne put s’empêcher de grommeler entre lesdents : « Maudit endroit ! » se plaça juste aucentre, là où il n’avait pu danser l’avant-veille et y donna unfurieux coup de pioche. À l’instant même, il se retrouva dans lemême champ qu’auparavant, avec la perche du pigeonnier dressée versle ciel, d’un côté, et de l’autre la grange.

– Eh bien ! c’est heureux que j’aieeu l’idée d’emporter une pioche. Voici maintenant le sentier, etvoilà plus loin la tombe, et gisant sur le tertre la branche quej’y avais fichée ; eh oui, et le petit cierge s’estallumé ! Le tout maintenant est d’éviter les bévues.

Il se porta rapidement en avant à pas de loup,la pioche brandie à bout de bras, comme s’il se préparait à enrégaler un verrat égaré dans ses plantations, et s’arrêta devant latombe. Le cierge s’éteignit ; il y avait sur le tertre unepierre enfouie sous de hautes herbes.

« Cette pierre est à enlever, se ditgrand-père », et il se mit en devoir de creuser unefosse tout autour.

La damnée roche était de taille ;cependant il réussit en s’appuyant solidement des pieds sur le solà la décoller de terre.

– Badaboum ! fit la pierre enroulant dans une combe.

– Tu n’as que ce que tu mérites, ditgrand-père, maintenant ça va marcher rondement.

Sur ce, il s’accorda un instant de relâche,tira de sa poche un cornet, versa du tabac dans sa paume et déjà illevait la prise vers ses narines lorsque…

– Atchoum !…

Quelqu’un éternua juste au-dessus de sa têteavec une telle violence que des troncs d’arbres fléchirent auxalentours et que la figure du bonhomme fut éclaboussée detabac.

– Tu devrais au moins te tourner de côtéquand l’envie te prend d’éternuer, dit grand-père en s’essuyant lesyeux.

Mais il eut beau regarder derrière lui, ilétait seul.

– Eh bien ! le diable n’aime pas letabac, à ce que je vois, dit-il en fourrant le cornet dans sonsein, après quoi il s’arma de la pioche. Quel idiot quandmême ! car le nez de son aïeul ni de son père n’en a jamaishumé d’aussi bon.

Il se mit à creuser et, comme la terre étaitmolle, l’outil s’enfonçait de lui-même ; soudain, il tintacontre un objet dur et quand le vieux eu déblayé tout autour, ilaperçut une marmite.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? s’écria le grand-père, en passant par-dessous le boutde sa pioche.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? piailla un bec d’oiseau qui s’escrimait sur lecouvercle.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? bêla une tête de mouton perchée au haut d’unarbre.

– Aha ! mon chéri, c’est donc là quetu es ? grogna un ours dont la gueule venait de surgirderrière un gros tronc.

Grand-père frissonna de la tête aux pieds.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! dit-il entre les dents.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! piailla le bec d’oiseau.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! bêla cette tête de mouton.

– Mais c’est dangereux de parlerici ! grogna l’ours.

– Hum ! fit grand-père, effrayé duson de sa propre voix.

– Hum ! piailla le bec d’oiseau.

– Hum ! bêla la tête de mouton.

– Hum ! grogna l’ours.

Le vieillard tourna les talons. Seigneur Dieu,quelle nuit ! pas une étoile, et de lune encore moins !Tout autour, rien que des précipices ; juste à ses pieds, unepente à pic et sans fond. Au-dessus de sa tête, s’érigeait de biaisune montagne qui paraissait à deux doigts de s’écrouler sur lui etil eut l’impression que derrière cette masse une gueule immondeclignait de l’œil… brrr ! avec un nez énorme comme un souffletde forge, et des narines telles, que dans chacune on aurait pu sanspeine entonner un seau d’eau ; des lèvres, ma parole,semblables à des embauchoirs de bottes, des yeux rouges saillanthors des orbites et, par-dessus le marché, ce monstre tirait lalangue et faisait des grimaces.

– Diable soit de toi ! ditgrand-père, abandonnant la marmite, tiens, voilà tontrésor !…, Ah ! cette ignoble gueule !

Déjà il allait prendre ses jambes à son cou,mais il jeta un regard en arrière et découvrit que toutes chosesavaient repris leur état normal.

– Ce sont tout bêtement les puissancesinfernales qui cherchent à m’épouvanter !

Il s’attela de plus belle à la marmite, maisDieu, comme elle était pesante ! que faire ?… il n’allaitquand même pas la laisser là ! Alors, il banda toutes sesforces et crocha dedans à deux mains.

– Or çà ! un bon coup de collier,puis un autre !… allons-y encore, un, deux, trois !

La marmite était complètement dégagée.

– Ouf ! maintenant une prise neserait pas pour me déplaire…

Il sortit son cornet, mais avant de se verserdu tabac, il prit soin de regarder de tous côtés pour se rendrecompte s’il n’y avait point par là quelque intrus. Il lui semblaêtre seul ; néanmoins, il crut voir qu’une grosse souches’enflait, se gonflait, qu’il lui poussait des oreilles, que sesyeux rouges s’écarquillaient, ses narines se dilataient, son nez seplissait, comme si la souche était prise d’une mortelle envied’éternuer.

« Eh bien ! non, je ne priserai pas,songea grand-père en rentrant son cornet, Satan m’enverrait encoretout le tabac dans les yeux… »

Il s’empara de la marmite et détala à perdrehaleine, ce qui ne l’empêcha pas de sentir que quelqu’un, lancé àses trousses, lui chatouillait les talons à coups de houssine. Ilse contentait de hurler : « Aïe ! aïe ! »et jouait sans cesse des jambes tant qu’il pouvait ; ce futseulement à la hauteur du clos du pope qu’il s’arrêta un instantpour souffler.

« Qu’est donc devenugrand-père ? » nous demandions-nous après l’avoir attendutrois bonnes heures. Notre mère était déjà arrivée de la fermedepuis longtemps, nous apportant un chaudron de beignets brûlants.Mais toujours pas de grand-père ! Nous nous assîmes poursouper sans lui. Après le repas, la mère échauda le chaudron etchercha des yeux un endroit où elle pourrait bien vider l’eau devaisselle, mais partout autour d’elle il n’y avait que desplates-bandes cultivées. Soudain elle aperçut une tine qui s’envenait tout droit sur elle. Il commençait déjà à fairesombre ; probablement, l’un des gamins se dissimulait,histoire de rire, derrière cet ustensile dont il guidait lamarche.

« Cette tine tombe à propos, se dit-elle,je vais y vider mon chaudron », et vlan ! elle yflanqua l’eau bouillante.

– Aïe ! hurla une voix debasse-taille.

Et grand-père parut à nos yeux ébahis. Quidonc aurait pu le deviner ? Tous, je vous jure, nous croyionsvoir ramper vers nous une grande tine. Je l’avoue, bien que ce fûtpeu charitable de notre part, nous trouvâmes fort drôle la cabochede grand-père, ruisselante d’eau de vaisselle et toute pavoiséed’écorces de pastèques et de melons.

– Voyez donc cette femelle du diable, ditle vieux, en s’essuyant du pan de son caftan, elle m’a ébouillantécomme un cochon à la veille de Noël… Mais à présent, les mioches,vous aurez de quoi vous payer des craquelins, et vous vouspavanerez, fils de chiens, en surcots de drap d’or.

Regardez voir, non mais regardez voir un peuce que je vous rapporte…

Là-dessus, il souleva le couvercle de lamarmite.

Eh bien ! à votre idée, que pensez-vousqu’elle contînt ?… Ma foi, direz-vous, après avoir bienréfléchi, de… hein ?… de l’or, n’est-ce pas ? Voilàjustement le plus joli, ce n’était pas de l’or : des ordures,de la saloperie… je rougirais de dire ce que c’était. Grand-pèrecracha, lança la marmite à tous les diables et alla se rincer lesmains.

À dater de ce jour, il nous adjura de nejamais ajouter foi au démon :

– Et ne vous avisez pas d’avoir confianceen lui, nous répétait-il souvent, car le moindre mot qui lui sortde la bouche, à cet ennemi du Seigneur Christ, c’est un grosmensonge ; il n’y a pas en lui pour un liard de vérité, lefils de chien !

Et dès qu’il arrivait au vieillard d’entendrequelque bruit ou mouvement suspect, il disait :

– Allons-y, les gars, faisons un signe decroix ; comme ça, voilà comme il faut le traiter ;signons-nous encore, et pour de bon !

Et nos signes de croix de se multiplier. Quantà ce lieu maudit où l’on ne pouvait danser, il l’entoura d’une haieet il nous y faisait jeter ce qui ne servait plus à rien, outretoutes les mauvaises herbes et saletés que nous ramassions enpréparant les plates-bandes.

Voilà de quelle manière les puissances impuresse jouent des humains. Je connais parfaitement ce bout deterrain ; quelque temps après, les Cosaques du voisinagel’affermèrent pour y faire pousser des pastèques et des melons. Laterre y est de première qualité, et donne toujours une récoltemerveilleuse. Mais cet endroit ensorcelé n’a jamais produit rienqui vaille. On a beau l’ensemencer comme il se doit, il y poussedes choses dont il est absolument impossible de définirl’espèce ; les pastèques n’y ont pas figure de pastèques, lesconcombres n’y ressemblent pas à d’honnêtes concombres, lescitrouilles y sont tout ce qu’on veut, sauf des citrouilles. Bref,le diable seul serait à même de dire ce que c’est.

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