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L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

de Paul d’Ivoi

AVANT-PROPOS – Petit Avertissement jugé utile par l’Auteur

 

Moi, Max Trelam, correspondant du Times, le puissant journal anglais, je tiens à déclarer qu’en écrivant ce récit, j’ai l’intention d’élever un monument à la gloire d’un homme dont la profession n’a point l’heur de plaire au plus grand nombre.

Cet homme est un espion.

Oui, un Espion… mais un espion étrange,inexplicable, peut-être unique.

D’abord, il n’a jamais été brûlé,selon l’expression usitée, alors que ses collègues professionnels ont tous succombé à un moment donné.

Ensuite, il a une audace, une clairvoyance incroyables. Sa puissance de raisonnement est telle que, secondée par un sens de l’observation que je n’ai rencontré au même degré chez personne, il arrive mathématiquement à prévoir ce qu’une circonstance donnée déterminera comme action chez un personnage d’un caractère connu.

Mais surtout, l’étrangeté de cet espion est sa loyauté. Ses actes, il les signe, avertissant ses adversaires qu’il est sur leur piste.

Vous penserez comme moi, j’imagine, qu’un être doué de qualités exceptionnelles peut seul se permettre si dangereuse franchise. Je vous étonnerai sans doute en ajoutant que mon très honorable espion est d’un désintéressement absolu, et que les gouvernements qui ont eu recours à ses talents en sont réduits à demeurer ses obligés.

Au moral, il est incompréhensible. D’une générosité chevaleresque, j’emploie le mot avec préméditation, car il joue sa vie chaque jour, il ne consent à s’occuper des affaires à lui soumises que si elles lui plaisent. Or, j’ai constaté que seules lui convenaient les missions ayant pour objet d’empêcher les guerres, de défendre les faibles contre toutes les oppressions.

Tendre, pitoyable, jusqu’au sacrifice delui-même, en faveur des victimes, il devient d’une cruauté froide,je dirais presque raisonnée, dans l’assaut qu’il livre aux despotesde tout ordre.

Et cet homme, un des plus merveilleuxspécimens sorti des creusets de la nature, cet homme digne detoutes les admirations, ne les recherche pas. Elles lui semblentindifférentes. Il va où sa conscience l’appelle. Le fleuve descendvers la mer ; la terre s’endort sous les brises glaciales del’hiver, pour se réveiller au souffle tiède du printemps. Pourquoiest-ce ainsi ? Nul ne le sait. On bégaie scientifiquement. –Ce sont des lois naturelles.

La vie du personnage que je présenteaujourd’hui obéit aussi à une loi ignorée.

Moi, Max Trelam, je suis heureux de proclamermon estime et mon affection pour sa supérieure individualité, quidomine à ce point le commun des mortels, qu’il accepte sans murmurece mot si mal vu : Espion.

Je veux m’efforcer de montrer les servicesrendus à la cause de l’humanité par mon étrange ami. Je souhaiteque tous le comprennent comme je le comprends, et que les trésorsde tendresse qui dorment au sein des foules aillent à ce grandcitoyen du monde.

Maintenant, je vais vous conter comment j’eusce que j’appelle le bonheur, faute d’un mot plus expressif, de merencontrer pour la première fois avec lui, d’assister, pour ainsidire à ses côtés, à la lutte dont l’enjeu était la mort ou la viede milliers d’hommes jeunes et vigoureux.

Partie 1
LE PAPIER DU PREMIER

Chapitre 1L’INCIDENT DE CASABLANCA

 

Je me trouvais à Paris, lorsque se produisitcet incident banal, dont la volonté trouble de l’Allemagne faillitfaire le point initial d’une conflagration européenne. Rappelonsles faits.

Un employé du consulat allemand de la citémarocaine de Casablanca avait donné asile, au consulat, à cinqdéserteurs de la légion étrangère, faisant partie du corps d’arméefrançais, chargé de la police dans la région, en suite du mandatconsenti à la France lors de la conférence d’Algésiras.

Or, comme cet employé, fautif sans discussionpossible, conduisait les déserteurs au port, afin de les faireembarquer secrètement, une patrouille française les rencontra. Leslégionnaires reconnus furent arrêtés. Une bousculade s’ensuivit…L’allemand prétendit avoir été houspillé par les soldats ; lesfrançais affirmèrent que l’agent consulaire s’était rué sureux.

Et de cette niaiserie naquit une notediplomatique allemande, réclamant de la France une réparation pourl’atteinte portée aux prérogatives du Consulat.

Comme si les Consuls avaient le droit deprovoquer à la désertion les soldats des nations qui lesaccueillent.

Un billet laconique du « patron »,de ce directeur avisé qui a fait du Times l’un desjournaux les plus écoutés du globe, m’enjoignit de suivre lesnégociations à Paris.

Je savais, bien que cela ne m’eût pas étéécrit, que pareil soin devait retenir un de mes confrères àBerlin.

Aussi, n’ayant à m’occuper que de la Capitalefrançaise, je considérais mon service comme étant de tout repos. Lalecture des journaux, quelques apparitions dans les milieuxpolitiques et financiers, me permettraient de renseigner trèsexactement les lecteurs du Times sur l’état des espritschez notre coassociée en entente cordiale.

Il est curieux de constater que le sortironique semble se complaire à infirmer la plupart de nosappréciations.

À moins que le réel coupable soit ennous-mêmes, présomptueux qui ne pouvons nous accoutumer à servir dejouets aux événements.

Un matin que, dans le dining-room de l’hôtelBedford, où j’étais descendu, en client accoutumé au paisiblequartier voisinant avec la Madeleine, un matin donc que jedégustais « mon petite précaution matinale », ainsi quenotre humoriste Lanallan désigne le premier déjeuner, un boym’apporta une dépêche arrivée de Londres.

Une dépêche du Directeur.

Et quelle dépêche !

Presque une brochure. Cela n’était point pourm’étonner, car au Times, il est de règle de ne paslésiner.

– Dépensez sans compter, recommande-t-onaux nouveaux venus… la seule chose importante est d’avoir desnouvelles intéressantes. Le prix n’est rien.

Et les nouvelles ne devaient pas êtredépourvues d’intérêt, car le long télégramme m’apparaissait rédigéau moyen du chiffre spécial, dont le secret est confié à l’honneurde tout reporter en mission pour le journal.

Deux minutes plus tard, laissant là mondéjeuner, je déchiffrais la stupéfiante communication quevoici :

Chapitre 2LE CAMBRIOLAGE CHEZ LE PREMIER

 

« Hier au soir, vers cinq heures, lordDowningby, notre premier ministre, quitta le cabinet somptueux etsévère où il prépare, d’accord avec notre Souverain, les« coups » qui doivent donner la victoire à l’Angleterresur l’échiquier du monde. »

À mes yeux se retraça le bureau du Premier,avec ses vieilles boiseries, son plafond à caissons, l’ameublementde style, digne des grandes pensées de gouvernement jaillies decette salle pour s’envoler sur toute la surface de la terre, maisje continuai ma lecture.

« Le Premier se rendait chez sirAldershot, retenu à la chambre par une mauvaise grippe, pourdiscuter avec ce dernier certaines modifications à apporter auprogramme des constructions navales.

« À cinq heures trois quarts, soit aprèsune absence de quarante-cinq minutes seulement, il rentrait dansson cabinet du Foreign.

« Il devait dîner au Palais, dîner degrande intimité, selon le désir du roi. Aussi, pressé parle temps, car notre cher souverain aime que l’on endosse la tenuede demi-gala, lord Downingby était revenu à son bureau uniquementpour enfermer en lieu sûr, certaines notes et rapports maritimesqu’il rapportait de chez sir Aldershot.

« Le lieu sûr est un coffre-fort encastrédans la muraille, derrière le bureau du Premier Ministre, cecoffre-fort peint de même couleur que les boiseries et dont lestrois boutons correspondant au chiffre du secret n’ont jamais étémanœuvrés que par Son Excellence en personne.

« La garde du Ministère étant assuréealternativement par les corps d’élite des horse-guards et deshighlanders, il semble, en effet, que nul autre endroit nedonnerait autant de sécurité pour dérober aux curieux les piècesofficielles.

« Donc, M. le Premier alla à soncoffre-fort, et là, avec stupeur, il constata que, durant sa courteabsence, on avait fait jouer le chiffre secret, on avait ouvert etenlevé un document d’une gravité exceptionnelle, que lordDowningby était sûr d’avoir eu en mains deux heuresauparavant.

« Le chiffre, changé depuis hier, troptard malheureusement, était le nombre 323.

À cette précision, je compris que le« patron » lui-même avait mené le reportage de l’affaire,car nous reconnaissions tous son évidente supériorité, et nous nenous blessions jamais de le voir agir dans les circonstancesgraves, alors que nous nous reposions.

« Lord Downingby est un homme ferme. Sansperdre une seconde, il téléphona aux services de la Sûreté,affectés au contre-espionnage. Donc, il suppose que le voleur estun espion. Des télégrammes envoyés dans les divers ports anglais etprescrivant de surveiller étroitement les embarquements,surtout ceux à destination de l’Allemagne, il est permisd’inférer que l’espion agissait au compte de cette dernièrepuissance.

« Enfin, la recommandation faite auxagents de pousser le zèle même jusqu’à la gaffe (sic) etla promesse d’une prime extraordinaire : quatre mille livres(cent mille francs), démontre que la pièce dérobée a une importancecapitale.

« De plus, j’ai appris que, par lenouveau sans fil, une longue communication en chiffre diplomatiqueavait été faite au gouvernement français.

« L’enquête au Ministère n’a rien révélé.Un highlander de garde a cru se souvenir que l’un des ouvriers,occupés en ce moment au ravalement de la façade, était entré dansl’intérieur par une fenêtre laissée entr’ouverte ; mais cethomme n’a disparu qu’un instant, puis a repris place sur le panneauqu’à l’aide d’un système de cordages et de poulies, ces artisansfont mouvoir le long des façades qu’ils nettoient.

« La nuit venant de bonne heure en cettesaison, les travailleurs avaient quitté le Ministère lors du retourde M. le Premier.

« Or, ici, on est absolument fermé. Voussavez le mutisme de nos hommes d’État, lorsqu’ils sont décidés àgarder le silence. On n’en tirera rien.

« Les Français sont plus expansifs.

« Tâchez de trouver un bavarddans l’entourage du Ministre de l’Intérieur, Président duConseil.

« Lui, parbleu, ne dira rien. Le« Grand Georges », comme nous le nommons, garde lesilence aussi facilement qu’il parle. Mais autour de lui, il ne setrouve pas que des hommes de sa valeur et de sa finesse.

« J’ai confiance en votre adresse.Trouvez.

« Il est absolument indispensable que leslecteurs du Timesconnaissent le poids exact (le contenu)du document disparu, avant tous les autres.

« N’économisez pas, surtout. Cecivaut, je le sens, tout ce que cela peutcoûter.

« Votre vraiment… »

Suivait la signature.

Chapitre 3PAR TUBE ACOUSTIQUE

 

Certes, j’aime les logogriphes ; je neserais pas journaliste sans cela.

Mais un rébus dont il faut chercher le motauprès du « Grand Georges », cela cesse d’être une partiede plaisir.

Vous l’avez tous vu, ce diable d’homme avec saface étrange que les ans ont si énergiquement sculptée, avec sesyeux mobiles, qui fouillent l’esprit des autres sans se laisserpénétrer, avec sa nervosité raisonnée, ses rudesses voulues, saverve à la fois primesautière et académique.

On croit le tenir, qu’il a déjà glissé entreles doigts.

Il semble se confier, et sa pensée vraie ne serévèle pas un instant.

Un homme d’État, et parmi les plusremarquables, mais un homme bien ennuyeux pour une interviewdestinée à réjouir la direction du Times.

Tout cela, je me le confiai dans une moue trèsexpressive, et dans un geste qui, j’en jurerais, exprimait toutautre chose que l’enthousiasme.

Il est très flatteur de se voir confier unrôle difficile, mais vu la peine qu’il se faut donner pour letenir, la gloire du passé est loin de compenser les ennuis del’échec probable.

Les héros, surtout ceux des temps légendaires,d’Hercule à Charlemagne, ne pensent pas ainsi, on m’a enseignécela, mais moi je pense et je dis, et même je suis enclin à croireque les héros en question furent grandis par le brouillard desâges, ou bien plus simplement encore, qu’ils furent dépeints« de chic » par d’aimables farceurs universitaires qui neles avaient jamais connus.

Réflexions oiseuses, absolument inopportunes,car dans l’espèce présente, l’opinion d’Hercule ou de Charlemagnen’avait aucune importance.

Oui, mais l’opinion du « patron ».En voilà une opinion qui compte.

Par quel moyen réaliser le tour de force qu’ilme demandait, en avouant entre les lignes, que lui-même l’avaitraté à Londres !

Car, naturellement, je ne songeais pas uneseconde à me dérober.

La mission était ennuyeuse certes, j’en avaisla douloureuse conviction, mais de là à lâcher pied, il y a unabîme.

Et puis, et puis, au fond de moi-même, unevoix que l’on écoute toujours avec plaisir, me disait que jen’étais pas maladroit, que j’avais déjà conduit à mon honneurd’autres reportages épineux, que cette fois encore je réussiraispeut-être…

Tous, nous avons, au plus profond de notreêtre, une petite voix semblable, qui nous parle d’un timbre sidoux, avec des vocables si caressants, que nous lui obéissonstoujours.

C’est l’organe d’une adorable ennemie, plusaimable, plus louangeuse que nos meilleurs amis, et elle porte unjoli petit nom de femme : la vanité.

Comme à la plupart de vous, lecteurs graves ousémillantes lectrices, cette terrible flatteuse me persuada sanspeine que le « patron » me manifestait une confiancequ’il ne marquerait à aucun autre que… et cætera…, deset cætera dont je rougirais si j’étais modeste.

Bref, je me déclarai que j’arriverais au butdésiré par le Timeset… je sautai dans le bureau de l’hôtelBedford, où, en punition de mes péchés sans doute, je tombai sur unannuaire des Ministères et Administrations de l’État.

– Parfait, me confiai-je. Dansl’entourage du « Grand Georges », attachés de Cabinet ousecrétaires, je trouverai quelqu’un à qui parler et à faireparler.

De ce moment, j’étais embarqué dans uneaventure tragique, dont le souvenir a pris place parmi les grandesdouleurs de ma vie.

Seulement, n’étant point de Thèbes, ou autreslieux chers aux pythonisses, liseuses d’avenir, semeuses dedéceptions ou d’espérances (ceci est une simple question detempérament), je ne prévis pas le moins du monde ce quim’attendait.

Je feuilletai avidement l’annuaire.

– Voyons, nous disons ; Ministère del’Intérieur… Le voici… Ah ! Composition du Cabinet…Ah !

L’exclamation m’était arrachée par un nom quiavait brillé comme un éclair à mes yeux.

À la troisième ligne, j’avais lu :

Henry Laffontis, secrétaire.

Henry Laffontis… Mais je ne connaissais quecela ! Eh oui, ce grand garçon, châtain de cheveux et debarbe, aux bons yeux bleus rieurs…

Il était venu à Londres avec une caravane dejournalistes parisiens. Nous autres Londoniens les avions reçus enfrères plus encore qu’en confrères, et ma bonne fortune nous avaitmis, lui et moi, en sympathie.

Désertant les agapes officielles, nous nousétions livrés à quelques fugues dans ma Cité.

Bref, nous nous étions quittés en nouspromettant, avec cette émotion fugitive mais réelle de touteséparation, de nous revoir.

De passage à Paris, j’irais lui rendre visite.Quoi de plus naturel ? Rien, si ce n’est de dîner ensemble et,un joli bourgogne aidant, j’arriverais bien à lui tirer ce que le« patron » désirait savoir, à moins qu’il ne le sût paslui-même.

Comme on le voit, j’étais non seulementmachiavélique, mais encore présomptueux. Je n’admettais pas que monconfrère parisien pût me céler un secret du moment où il lepossédait.

Un proverbe de la vallée de la Seine exprimecette idée, naïve de forme, profonde d’esprit :

– Il faut battre le fer tandis qu’il estchaud.

Je jugeai qu’il en était de même du secrétairedu Président du Conseil, et sautant dans un taxi-auto, je me fisconduire au Ministère de l’Intérieur.

En descendant à la grille de la place Beauvau,j’adressai un regard de défi au palais de l’Élysée qui gisait bientranquillement à sa place.

Pourquoi défiais-je cette spacieuse etbourgeoise habitation ?

Tout uniment parce que je venais de me confiercette solennelle bêtise :

– Fallières sait probablement ; maisce soir j’en saurai autant que lui.

De tels rapprochements s’imposent à l’espritdes reporters. C’est leur force et leur faiblesse.

Je franchis la grille, traversai la cour. Àdroite et à gauche, des perrons s’offraient à l’ascension. Lequelchoisir ?

Celui de gauche, étant un peu plus rapproché,obtint ma préférence.

Décidément, la chance me favorisait. C’étaitle bon, réservé aux visiteurs de M. le Ministre, me dit unhuissier majestueux ; celui d’en face conduisant les visiteurschez M. le Sous-Secrétaire d’État.

Je remerciai cet homme important de lacondescendante explication et lui tendis ma carte avec cesmots :

– M. Henry Laffontis.

L’huissier s’inclina, appuya à deux reprisessur le poussoir d’une sonnerie électrique, puis se rassit.

– Eh bien, lui dis-je, vous ne portez pasma carte ?

Il se prit à rire en me rendant le carton.

– Inutile. J’ai sonné deux fois. Legarçon de bureau du premier sait que deux coups c’est pourM. Laffontis. Il va me répondre si M. le Secrétaire estdans son cabinet : Une sonnerie : Oui. Deux : Non.S’il y est, vous monterez et le garçon lui remettra votrecarte.

– Vous comprenez, Monsieur ?ajouta-t-il avec abandon, que si l’on gravissait chaque foisl’étage, on s’userait les jarrets, tandis qu’avec ce procédé sisimple…

– Ce sont les jambes des visiteurs quimarchent.

– Voilà, fit-il complaisamment, avecl’air d’un huissier considérant comme un devoir civique de pousserses concitoyens et même les étrangers, à des exercices sportifsdans l’immeuble de l’Intérieur.

Puis, mis en belle humeur par mon sang-froid,– j’ai appris dès longtemps qu’il faut savoir tout pardonner auxhuissiers des administrations publiques, – il ajoutaconfidentiellement :

– M. Laffontis est très occupé… Sonbureau est situé juste au-dessus de celui de M. le Ministre.Eh bien, croiriez-vous que, M. le Ministre, lui non plus,n’aime pas que l’on escalade les étages sans nécessité. Il a faitinstaller un tube acoustique entre son cabinet et celui de sonsecrétaire. De la sorte, ils peuvent causer à tout instant sansperdre du temps dans les escaliers.

Et sentencieux, il ajouta : – M. leMinistre est un homme de tête… C’est une valeur… Pour l’escalier,il s’est rencontré avec moi. Eh dame, ça, vous savez, ce n’est pasordinaire chez les ministres !

Une brève sonnerie interrompit le causeur.

– M. Laffontis est dans son cabinet,Monsieur, prenez la peine de monter. Vous trouverez le garçon aupremier palier.

Un salut respectueux à ce fonctionnaire qui,sur la question de l’escalier, pensait comme le « GrandGeorges » et je me lançai à l’assaut des degrés, étreint parl’idée soudaine que Laffontis pourrait bien ne pas me recevoir.

Crainte injustifiée d’ailleurs.

À peine le garçon, que je trouvai à son poste,eût-il porté mon bristol, que l’aimable Laffontis se montra enpersonne à la porte de son cabinet.

Toujours châtain et souriant, ils’exclama :

– Vous, Trelam, quelle bonnesurprise !… Entrez donc… Charmé vraiment de vous revoir.

Il me serrait les mains avec cette expansioncommunicative de la race française, si charmante quand elle ne faitpas de politique et ne souffre pas de l’estomac.

– De passage à Paris, commençai-je…

– De passage seulement. Allons donc… Vousm’avez cornaqué à Londres, je veux vous rendre la pareille dans maville.

Ma foi, lui-même se conduisait à mon piège, etj’allais faire mon invitation à dîner, quand un coup de siffletl’arrêta sur mes lèvres.

Il me quitta, courut à une table encombrée dejournaux au-dessus de laquelle se balançait un tube acoustique.

– C’est le ministre, me lança-t-il,excusez.

Et, approchant ses lèvres del’orifice :

– Vous désirez, Monsieur leMinistre ?

*

**

– Oh ! bien… de suite.

Il lâcha le tube, oubliant dans sonempressement d’y replacer le sifflet avertisseur, et tout en allantvers sa porte :

– Le Ministre me demande… Pardon…Attendez-moi… Tenez, là, sur la table, des journaux…

Pfuit ! il s’était levé, la porte s’étaitrefermée.

Ces allures trépidantes des Françaism’interloquent toujours un peu.

En Angleterre, nous nous hâtons avec plus decalme.

Je ne marque point ici une préférence, ohnon ! J’indique une différence qui, je le répète, me trouble,sans doute parce qu’elle va à l’encontre des habitudes que j’aicontractées dès le premier âge.

Je fus donc un moment avant de profiter del’indication jetée par Laffontis en sortant.

Lui avait dû déjà descendre l’étage et avoirpénétré chez le Ministre.

Je m’approchai donc de la table pour choisirun journal, mais, comme je me disposais à prendre au hasard l’undes quotidiens du matin, un fait inattendu me fit changerd’idée.

Un murmure indistinct s’échappait du tubeacoustique placé au-dessus de la table.

Laffontis avait oublié d’y réintégrer lesifflet et l’appareil m’apportait un écho de son entretien avec leMinistre.

D’un geste brusque, je saisis le tube etl’appliquai à mon oreille.

Oh ! je reconnais facilement que cen’était pas d’un gentleman de chercher à surprendre des secretsministériels, mais c’était d’un vrai journaliste. Or, depuis lereçu de la dépêche du patron, je n’étais plus un monsieurquelconque, encerclé par des convenances mondaines. J’étaisseulement un reporter, à l’affût de nouvelles sensationnelles,susceptibles de justifier une édition spéciale duTimes.

Au surplus, si Max Trelam, gentleman, sereprocha quelque peu son acte, Max Trelam, correspondant duTimes, faillit abandonner le tube acoustique pour seserrer la main.

Car voici ce que ce brave, ce digne tube,providence annulaire de ma curiosité professionnelle,m’apportait :

– Vous avez compris, Laffontis, fit lavoix nette, précise, autoritaire du « GrandGeorges ».

– Parfaitement. Dans les rapports avec lapresse, ne parler que de l’incident de Casablanca. Si l’on mequestionne sur le cambriolage du Foreign-Office, le coffre-fort, ledocument, traiter cela légèrement, comme une chose qui ne nousconcerne pas.

Donc, mon Directeur avait bien jugé. La Francese trouvait menacée, de même que l’Angleterre, par la disparitionde ce damné document.

La conversation continuait, ne me permettantpas les longues réflexions.

– C’est cela même, le « GrandGeorges » reprenait la parole. – Inutile d’énerver l’opinion.Si nous avons la guerre, on le verra bien. En tout cas, nous nel’aurons pas cherchée. Or, si la nature de la pièce dont il s’agitétait connue, je ne sais pas trop si nous réussirions à obtenir lecalme de nos journaux. Oh ! je les excuserais, car vraiment,moi-même je suis à bout de patience devant l’attitude tracassière,sournoise de nos voisins de l’Est. Seulement, je me contiens. En nedisant rien, il n’y aura de notre part aucune provocation, aucun deces mots malheureux qu’aggravent les diplomates. Le mot d’ordrepour nous doit être : La main sur nos armes et boucheclose.

Puis ironique, avec un de ces brusques retoursde gaminerie qui ont chez lui tant de saveur :

– C’est égal, Laffontis, c’est bienembêtant de naviguer sur un volcan, comme disaitM. Thiers !

L’entretien prenait fin. Il ne fallait pas queLaffontis soupçonnât mon indiscrétion.

Vivement, j’enfonçai le sifflet dansl’ouverture du tube acoustique, j’empoignai le premier journalillustré qui se trouva sous ma main, et j’allai me jeter dans unfauteuil relégué près de la croisée.

Quand mon ami rentra, j’étais si absorbé parla contemplation du portrait de je ne sais quelle criminellecélèbre, que je ne m’aperçus de son retour qu’en me sentant secouécordialement.

Quel bon garçon ! Il m’a pardonné,depuis, ma petite trahison professionnelle, et il a pleuré avec moisur le souvenir de l’être charmant que je ne verrai plus.

Oh ! le souvenir, cette blessureinvisible, que l’on emporte partout avec soi !

Mais j’anticipe sur les événements. J’ai tort.Je reprends.

Laffontis ne m’a point gardé rancune. Dureste, ce jour-là, j’ai bien réparé le « coup du tubeacoustique », en me refusant absolument à dîner avec lui lesoir même.

Je me retranchai sur la possibilité d’unedépêche du Times,pouvant m’obliger à quitter Paris d’uneminute à l’autre.

Je n’en attendais aucune, mais ce que j’avaisentendu de l’entretien de mon ami avec le Ministre, m’avait donnéun scrupule.

Si, le fameux bourgogne s’en mêlant, Laffontisme dévoilait la nature des pièces volées, je ne pourrais me tenird’expédier ces renseignements à Londres. Or, semblait-il, le« Grand Georges » et Laffontis étaient vraisemblablementles seuls à posséder ce secret.

Sa divulgation n’entraînerait-elle pas pourcet aimable compagnon la perte de la confiance du Ministre, etalors…

Bref, j’eus pitié de lui. C’est ridicule, carà présent que je le connais mieux, je suis certain que Laffontisn’aurait pas prononcé une syllabe au sujet du terrible document.Cet être-là est une lame d’acier dans un fourreau de velours.

Le « Grand Georges » juge bien leshommes. Il avait choisi son confident à bon escient.

Enfin, je pris congé et regagnai l’hôtelBedford, où je déjeunai d’assez méchante humeur.

En somme, j’avais appris beaucoup et je nesavais rien.

Le papier, ou le dossier volé auForeign-Office pouvait irriter l’opinion en France, et sans douteaussi en Allemagne… Sa publication aurait un tel retentissement quele « Grand Georges » lui-même n’espérait pas obtenir lecalme des journaux.

Il était donc terrible, ce dossier ?

Là, j’entrais dans le brouillard. J’étais enmesure d’affirmer qu’un individu inconnu détenait une armeterrible ; mais sans me douter aucunement de ce qu’était cettearme.

Obsédé par mes réflexions à ce point que jeregrettais presque le mouvement d’amicale clémence qui m’avait faitépargner Laffontis. (Il est vraiment incroyable de se rencontreraussi bête et aussi cruel en présence de la curiosité surexcitée).Je m’étais affalé sur un des canapés du salon de correspondance del’hôtel, assommé par mon inaction et ne me sentant pas le couraged’en sortir.

La pendule-cartel venait de sonner quatreheures quand, patatras, un jeune télégraphiste m’apporta une raisonpéremptoire de rompre avec ma paresse.

La raison était une nouvelle dépêche du« patron ».

Bien plus laconique que la première, celle-ci.Au surplus, la voici :

« Partir ce soir même pour Madrid(Espagne). Descendre à l’hôtel de la Paix, sur la Puerta del Sol.Vous aboucher avec le capitaine Lewis Markham, attaché militaire àl’ambassade britannique. Vous laisser guider par lui. Trèsgrave. »

Pour une surprise, c’était une surprise.

Dire que, quelques heures plus tôt,j’affirmais à Laffontis, sans croire à la possibilité de la chose,que je serais peut-être appelé à quitter Paris dans la journée, etvoir ce mensonge affectueux devenir une vérité.

Même au temps des fées, si toutefois lespetits enfants ont raison de croire que ce temps a existé, lessouhaits imprudents n’étaient point exaucés avec plus deprécision.

Et puis, pourquoi Madrid ?

Qu’était ce capitaine Markham, dont je n’avaisjamais entendu parler ?

Me laisser guider ? Dans quoi ?Pourquoi ? En quoi ?

Mes nombreuses questions, auxquelles jen’avais nul moyen de répondre, me prouvèrent simplement que touthomme est désireux d’entasser. Les uns amassent de l’or ; moi,j’amassais les points d’interrogation.

Seulement, je n’y trouvais aucun plaisir.

Enfin, quitter Paris, alors que je commençaisà débrouiller l’affaire du document de M. le Premier, pourcourir à Madrid vers une énigme dont je ne possédais pas le moindremot, j’avoue que tout cela ne me remplissait pas d’ardeur.

Oui, mais, voilà. Le « patron »avait ordonné.

Je bouclai ma valise et à 9 heures et quelquesminutes du soir, je quittais Paris-Orsay dansl’Express-Péninsulaire, lequel par Tours, Bordeaux, Bayonne, Irunet ligne d’Avila m’emportait à toute vitesse vers Madrid.

Chapitre 4MADRID, LA CAPITALE DU GLOBE LA PLUS PROCHE DU CIEL

 

C’est ainsi, qu’à raison de son altitude, lesEspagnols enclins aux dictons imagés, désignent la métropoleibérique.

Vingt-trois heures après mon départ de Paris,le train me déposait à la gare del Norte, proche du palais du roi,et trop fatigué pour admirer quoi que ce fût, je sautai dans uncoche (voiture) disponible devant les bâtiments de lastation.

À l’automédon, raide, froid et digne sur sonsiège, ainsi qu’un monarque sur son trône, j’ordonnai :

– Puerta del Sol. Hôtel de la Paix.

Et je me laissai emporter par le véhicule enme servant à moi-même ce délicat aphorisme :

– En Espagne, toute la population, dumendiant au plus grand seigneur, a le don de la majesté. Don, quidevient comique par sa généralité.

Je fus très satisfait de cette définition,fort exacte en somme, car je crois bien que le roi des Espagnes, cesémillant jeune homme que l’on appelle Majesté, est le seul citoyende la péninsule qui ne soit pas majestueux.

Je pense, d’ailleurs, qu’une grande part de masatisfaction venait de ce que j’allais dormir. À neuf heures dusoir, les ambassades, même anglaises, sont fermées, et il m’étaitmatériellement impossible de me mettre en rapport avec sir LewisMarkham, avant le lendemain.

Toutefois, en arrivant à l’hôtel, je rédigeaiune courte lettre, annonçant à ce fonctionnaire ma visite pour lelendemain matin. Je chargeai un « chasseur » del’établissement de la porter à l’instant même.

Après quoi, convaincu que je n’avais riennégligé de mes devoirs professionnels, je me fis conduire à machambre qui, je l’appris avec gratitude, avait été retenue par leTimes, et je me couchai, sans plus penser aux énigmes dontma vie était remplie depuis quelques jours.

Oh ! le sommeil, quel ami, quelconsolateur !

Il me semble que les plus mirifiquesinventions de la création sont les substances qui versent lesommeil ! Si les hommes étaient capables de justice et deraisonnement, ils eussent créé à l’origine, au lieu de mythologiespoétiquement ridicules, une religion qui n’eût jamais rencontréd’infidèles : la religion du Sommeil, avec les deux plusgrands saints de la terre : saint Opium et saint Bromure.

Je me réveillai, frais et dispos, prêt à melancer de nouveau dans l’imbroglio dont je me désintéressais laveille, un domestique questionné m’informa que notre ambassadeuroccupait le n° 9 de la calle(rue) de Torija ;aussitôt nanti de ce renseignement, je m’habillai avec l’intentionde m’y rendre au plus tôt.

Mais il était écrit que j’aurais à subir unnouveau délai ; sur le point de sortir, on frappa à maporte.

C’est un employé de l’ambassade d’Angleterre.Il me remet une lettre et s’éloigne en murmurant :

– Without any answer (sansréponse).

Je décachette vivement. Une feuille de papier,un carton armorié s’échappent de l’enveloppe. Je prends le papier.Ces lignes y sont tracées :

« Averti par le Times. Prudencenécessaire. Ne venez pas me voir à l’ambassade.

« Si découvrez une piste, prière m’aviseraussitôt que le Times, – ceci pour marquer mon respect devotre devoir de journaliste, – ou bien m’avertir seul, si votre« loyalisme » vous incite à penser que votre découvertene doit pas être livrée au public.

« Ci-joint une carte d’invitation à laréception très courue, à la fête que donnera ce soir le comte deHolsbein-Litzberg, en son palais de la Casa Avreda« longside » (à côté) du palais Médina Cœli,carrera (avenue) de San Geronimo.

« Là nous nous rencontrerons, et pourronscauser. »

En effet, le carton priait « Sir MaxTrelam de faire à M. le comte de Holsbein-Litzberg l’honneurd’assister… etc…  » Vous connaissez tous la formule de cesbillets, en suite desquels on fait à un monsieur que l’on connaîtpeu ou pas du tout et qui vous ignore, l’honneur d’aller s’ennuyerchez lui.

Mon premier mouvement fut de me mettre encolère.

Je m’étais flatté d’être renseigné le matinmême par le capitaine Markham. Or, j’allais devoir attendre touteune longue journée.

Avec cela, saurais-je seulement lesoir ?

Dans ces tumultueuses réunions mondaines, ilest à peu près impossible de s’entretenir de choses vraimentsérieuses.

Le milieu est propice aux jolis riens, auxpetits débinages, aux éternelles sottises que l’homme vraiment tropindulgent pour sa personne, décore du nom d’esprit.

Mais traiter une affaire importante, car le« patron » ne m’avait assurément pas expédié à Madridpour une vétille, cela m’apparaissait d’une présomption à la foisenfantine et romanesque.

En outre, j’étais choqué, oh ! maisvéritablement choqué, par la façon dont je me trouvais embarquédans l’aventure.

Il semblait que tout le monde fût au courantde quelque chose dont, moi seul, je ne savais pas le premiermot.

C’est dur… et pénible pour un reporter, voussavez.

Mais les Écossais ont raison de dire quelorsque l’on est ligotté, il faut bien se résoudre à n’avoir pointla « liberté de ses mouvements. »

Je finis par où j’aurais dû commencer. Je merésignai.

Il était près de onze heures du matin, je nepouvais raisonnablement me présenter chez ce comte de Holsbeinavant dix heures du soir… J’avais donc onze fois soixante minutes àdépenser.

Il s’agissait donc de tuer tout ce temps,d’exterminer toutes ces minutes de façon intelligente, susceptiblede tromper mon impatience.

Bon, je visiterais la ville.

Je venais à Madrid pour la première fois… Lesmusées du Prado, (peinture) de l’Armeria (armures) sontréputés.

Certaines promenades, Puerta del Sol, salon duPrado, le Grand Parc, ont intéressé tous les voyageurs.

Le déjeuner et le dîner, en les prolongeantquelque peu, mangeraient bien trois heures.

Allons, j’en viendrais à bout.

Et d’abord, pourquoi ne pas m’enquérir de lapersonnalité du comte de Holsbein-Litzberg ?

Puisque j’allais fréquenter chez lui, il étaitlégitime de le connaître, au moins autant que le premier Madrilènevenu.

Je descendis aux « Renseignements »de l’hôtel. Une jeune femme charmante trônait derrière le bureau.Elle se leva à mon entrée et vint avec empressement à marencontre.

Elle marchait « à l’espagnole »,c’est-à-dire avec ce balancement particulier des hanches que moi,est-ce parce que je suis un Anglais pudique ? je trouveparfaitement inconvenant, et qui m’apparaît, si je puis exprimerlibrement ma pensée, sans aucune intention schoking d’ailleurs, quim’apparaît, dis-je, comme le contraire de la danse duventre.

Cette dernière avait la vogue chez les Maures,ces anciens maîtres de l’Espagne ; c’est peut-être, en manièrede protestation patriotique, que les beautés espagnoles ont adoptél’autre.

Du reste, je ne lui marquai aucunement monsentiment et ce fut de l’air le plus aimable que je luidemandai :

– Pourriez-vous me donner unrenseignement ?

Elle balança ses hanches, me décocha uneœillade assassine… cela aussi est une coutume d’Espagne, et avecdes petites mines qui eussent fait supposer un flirt avancé aumoins cancanier des hommes, elle répliqua :

– Sans nul doute, señor, ce que je puissavoir est à vous.

– Eh bien, gracieuse señorita,connaissez-vous, de nom à tout le moins, le comte deHolsbein-Litzberg ?

– De la Casa Avreda, s’exclama lademoiselle en roulant de plus belle ses yeux… Je le crois bien, unriche señor allemand, que notre ville sans pareille a séduit, caril a loué à long bail la Casa Avreda.

– Mais que fait-il ?

– Ce qu’il fait ? Eh ! ce quiconvient à un grand seigneur. Il dépense ses revenus. Il donne desfêtes. Ah ! le caballero qui sera aimé de sa fille, laseñorita Niète.

– Niète, dites-vous ?

– Oui, oui, douce, blanche et blondecomme les vierges du Septentrion… Eh bien, cette señorita apporteraà son époux des trésors fabuleux, sans compter le trésor degentillesse qu’elle est elle-même.

Bon, le comte de Holsbein ne faisait rien, qued’être riche et père d’une demoiselle Niète.

– Et il réside à Madrid depuislongtemps ?

– Depuis deux années, señor… Oh !pas tout le temps. Non… Un seigneur de son importance ne saurait secondamner au séjour uniforme et ininterrompu même dans notre Citésans rivale. Il voyage souvent. C’est un original. Lebesoin de se déplacer le prend. Il commande sa valise et le voilàparti… Il n’y a des malles que lorsque la señorital’accompagne.

– Et il est estimé ?

– Oh ! señor, cette question ?Un comte généreux, qui nous préfère, nous Madrilènes, à tous lesautres peuples. Nous serions ingrats de ne pas l’estimer.

Je remerciai et sortis, tandis que mon aimableinterlocutrice retournait à son bureau, en accentuant encore lesingulier sport auquel elle condamnait ses hanches.

Dehors, je me trouvais sur la Porte du Soleil,ainsi nommée parce qu’il n’y a pas de porte. Ce jour-là, il n’yavait pas non plus de soleil. Il est vrai qu’en novembre, l’astreradieux ne se montre pas comme durant l’été.

La Puerta del Sol est une place, longue dedeux cents mètres, large de cinquante, qui ne serait pasremarquable si elle n’était pour Madrid ce qu’était l’Agora pourAthènes ou le Forum pour Rome.

C’est le centre de la vie et du mouvement, lerendez-vous des flâneurs, des oisifs et des chercheurs denouvelles.

On y cause, on y travaille, on y soutient ouon y sape le gouvernement.

Les « camelots », aussibruyants que leurs confrères des cités du Nord, traversent lesgroupes en criant à tue-tête le titre des feuilles quotidiennes,hurlent les « manchettes » d’une invraisemblablefantaisie, agrémentant le tout de commentaires rugis.

 

Dans tous les sens, à peine vêtus, chaussésd’alpargatas grises, ou même nu-pieds, circulent desmarchands de cerillas, petites allumettes de cire.

Leur établissement consiste en un petitéventaire retenu par une ficelle derrière la nuque ; ilscrient d’une voix stridente : A dos y a tres,cerillas.

Les Madrilènes étant grands buveurs d’eau,l’aguador est un habitué de la Puerta del Sol où, sur unton aussi insupportable que les précédents, il lance son appel auxclients : Agua quieri quiere agua ?

Singulier négociant de la rue que cet aguadorportant, d’une main, le parron de terre au goulot étroit,et de l’autre, une table basse, de fer blanc ou de cuivre, surlaquelle sont rangés des verres énormes.

Plus loin, ce sont les commissionnaires, derobustes Asturiens, Auvergnats d’Ibérie, comme on les dénomme,chargés d’un paquet de cordes de sparterie destinées à fixer surleur échine les fardeaux qu’on leur confie. De là, l’appellationpopulaire qui leur est appliquée : mozos decordel.

Et puis les quita-manchas ;dégraisseurs ambulants, qui veulent opérer sur des vêtements quin’ont aucun besoin de leurs soins… À dix pas de là, des gaminsdépenaillés, aux yeux noirs ironiques et perçants, me poursuiventpour me vendre du papier, el papel de hilo renforcésbientôt d’une fillette qui me brise le tympan par sa clameur aiguë.– polvospour nettoyer l’albâtre, la porcelaine, le verre,le cuivre, l’argent.

Pour les fuir, je me jette dans un groupebavard de toreros, ces héros des courses de taureaux, quidissertent gravement de sujets futiles : potinstauromachiques, valeur comparée de leurs puros ou de leurscigarettes ; ne s’interrompant que pour suivre d’une oreilleou d’un œil attentif quelque robe de soie froufroutant au passageet décocher à leur belle des compliments d’une sincérité voisine dela brutalité.

À Madrid, le peuple exprime ses sentimentsavec une intempérance vraiment gênante.

Je sais bien que c’est la seule intempérancede cette population sobre… Seulement, je le confesse à ma honte,celle-ci m’a rendu indulgent à l’autre.

Ces gens à jeun sont plus désagréables que lebon ivrogne qui rêve au pied d’une borne.

Midi sonnait.

Je rentrai déjeuner… après quoi une voiture meconduisit à l’Armeria, le musée des armures, avec son jardin dontles portes se ferment à la nuit. De là, au musée du Prado, puisrassasié de peinture et d’armures (pour apprécier avec justice lesœuvres d’art, il faut un esprit exempt de préoccupations), jerenvoyai mon coche, et me pris à déambuler sur le Salon delPrado la curieuse promenade madrilène.

Vers ce moment de la journée, toute la sociétéélégante s’y donne rendez-vous. C’est le mail de la ville.Mais un mail où les confiseurs, glaciers et autres fabricants dedouceurs font fortune.

L’ambition secrète de tout homme peu fortuné àMadrid est de réaliser une somme suffisante pour établir uneconfiserie au Prado, la confiserie fût-elle ambulante ouprovisoire.

Des piétons, des cavaliers se croisaient, secoudoyaient, saluant des dames connues, bombardant de complimentsexpressifs des señoras inconnues.

Le Prado est le rendez-vous du Flirtmadrilène, et ce flirt-là, en vérité, ne recherche ni ladiscrétion, ni le mystère.

Les dames, du reste, accoutumée à cette…disons franchise, pour ne mécontenter personne, ne s’en formalisentaucunement.

Elles roulent les yeux éperdument, fontonduler les hanches comme des flots en furie, ce qui,paraît-il, est ici le comble du bon ton, du charme et dumaintien.

Moi, je suis Anglais, n’est-ce pas ? Ilest tout naturel que je ne comprenne pas le flirt comme unEspagnol.

Quoi qu’il en soit, je déambulais à travers lafoule, amusé malgré tout par la nouveauté du spectacle.

Comme tous les autres, je parcourais leSalon de bout en bout, puis sur un demi-tour, je revenaissur mes pas.

Et brusquement, un personnage fixa monattention.

Un vieillard, si l’on en jugeait par sa barbeblanche, coquettement taillée en pointe, mais un vieillard trèsvert et capable, du moins il me parut tel, de lutter avec avantagecontre un individu beaucoup plus jeune.

L’homme était de taille un peu au-dessus de lamoyenne, sec, nerveux. Son attitude aisée, sa démarche alerte, leport de la tête, tout montrait que les ans avaient passé sur luisans altérer sa vigueur.

La mise très soignée indiquait l’homme bienélevé et aussi l’étranger, mais l’étranger qui fréquente Paris.

Je ne relevais dans sa tenue aucune de cesfautes de goût qui caractérisent ce que l’on est convenu d’appelerle goût local d’une nation.

Paris seul, cité mondiale, a pu échapper àcette sujétion. Je ne fais aucune difficulté de déclarer queLondres même, ma capitale à moi, est infestée par le goût localanglais.

Pourquoi m’occupais-je ainsi de cethomme ?

Tout simplement parce que j’avais l’impressionqu’il s’occupait de moi.

À n’en pas douter, lorsque nous nous croisionsdans ces allées et venues incessantes qui constituent la promenadeau Salon, il m’observait.

Oh ! discrètement, habilement mêmeoserais-je dire, mais enfin, ses yeux, aussitôt qu’il jugeait queje ne le voyais pas, se fixaient sur ma personne.

À la première rencontre, je n’attachai qu’uneattention distraite à l’attitude curieuse du promeneur.

Mais à la troisième, ce regard pesant sur moime causa un agacement.

À la quatrième, je fronçai le sourcil… à lacinquième, le vieillard passa sans tourner les yeux de mon côté,mais je sentis qu’après m’avoir dépassé, son regard pesaitsur moi.

Je fis brusquement volte-face. Je ne m’étaispas trompé. L’homme, la barbe sur l’épaule, m’observait.

Il détourna brusquement la tête en se voyantsurpris et continua son chemin.

Seulement, à présent j’étais fixé et je mepromettais en revenant sur mes pas, de l’aborder en m’informant si,mal servi par ma mémoire, j’avais le grand tort de ne pasreconnaître en lui une personne à laquelle j’aurais étéantérieurement présenté.

L’entrée en matière me paraissaitirréprochable de tact et de mesure ; oui, toutefois elleexigeait que nous fussions deux.

Or, j’eus beau parcourir, désormais leSalon du Prado, le vieillard demeura invisible.

Du coup, je fus pris d’une sourdeirritation.

Ce monsieur voulait donc m’épier à la dérobée.Découvert par moi, il s’était dérobé, se refusant ainsi à uneexplication qu’il avait jugée probable.

Ce n’était donc pas une personne deconnaissance.

Alors, qu’était-ce ?

Encore un raisonnement parfait de logique quiaboutissait au point d’interrogation sans réponse plausible ;ce point d’interrogation terminus.

Ma parole, tout le monde semblait avoir juréde m’intriguer.

Je dis tout le monde parce que, à peinedélivré de cet insidieux vieillard, ce fut le rayon de deux yeux defemme.

Une femme, non, une jeune déesse étrange,d’une beauté troublante, presque paradoxale, dominée en quelquesorte par deux tonalités exquises et inaccoutumées.

Des cheveux d’un brun sombre où se mêlaientdes fils d’or, jetant des éclairs lumineux dans la masse de lachevelure et cependant se fondant si parfaitement avec elle, quel’on comprenait qu’aucun artifice n’avait amené cet étonnantgroupement. La nature seule avait fait les frais de cetteparure.

Puis les yeux, ces yeux qui me considéraient,lançant un rayon bleu-vert, dont il me semblait que mes pupillesétaient transpercées.

L’inconnue passa.

Instinctivement, je me retournai pourl’apercevoir encore et maintenant que ses yeux n’étaient plus enface de moi, accaparant ma vue ainsi que des gemmes précieuses, jeme rendis compte de sa grâce, de l’aisance onduleuse et souple desa démarche.

Certes, j’éprouvais une émotion singulière,mais qui n’avait rien dont le gentleman correct que je suis eût àrougir.

Cette dame ou cette demoiselle, sa jeunessepermettait les deux suppositions, me semblait divinement belle etgracieuse ; mais elle était… divine, et monadmiration avait quelque chose de ce trouble recueilli que l’onressent devant une de ces merveilleuses statuettes de Tanagra.

Mon émoi ne provenait pas de ma qualitéd’homme, mais bien de ma tendance artistique. Ciselée dans lemarbre ou dans le bronze, la « Tanagra » du Pradom’aurait causé le même choc nerveux.

Et le petit jeu des rencontres recommença,comme tout à l’heure avec le vieillard.

Par exemple, j’y pris plus de plaisir, carcette jeune femme était en vérité fort agréable à voir.

Plusieurs fois, je la croisai, détaillantl’harmonie de ses lignes, la coordination exquise de sesmouvements.

Elle n’était certainement pas parisienne. Sonvisage pâle, d’une pâleur sous laquelle se devinait néanmoins lesang riche et pur, évoquait ces figures de rêve des contes hindousou persans. Elle réalisait ces princesses légendaires, dont lesaventures font les premières et douces lectures de l’enfance.Princesses de rêves roses, que les petits aiment d’amour tendre àl’âge ingénu où ils ignorent jusqu’au nom de l’amour.

Princesses que l’on regrette souvent plustard, dans la vie, et qui restent ainsi, ineffable puissance d’unidéal poétique, notre premier et chaste chagrin d’amour.

Mais, bientôt, je me sentis envahi par ledésir de m’assurer que, cette fois, je ne commettais pas unimpair en ne saluant pas…

Cette fois, la pensée n’avait rien d’agressif.Je crois même que je me mis l’esprit à la torture pour retrouver enma cervelle le souvenir d’une rencontre avec la belle inconnue.

Recherche vaine. Jamais je ne m’étais trouvéen sa présence. Alors, que signifiait l’insistance de sonregard ?

La question s’implanta dans mon crâne,despotique. Il fallait savoir. Elle était à vingt mètres de moi,debout à côté d’un tramvia(tramway), qui venait de stopperà l’arrêt dénommé : « Salon ».

Je me dirigeai vers elle au moment où letramway démarrait… et… il arriva ce que je n’aurais jamaisprévu.

La « Tanagra » dont le costumeindiquait la personne accoutumée aux équipages somptueux, auxautomobiles, sauta prestement sur le marchepied de la voiturepublique.

Ce brusque dénouement me cloua sur place,stupéfait.

Et ma stupeur augmenta encore.

Tandis que le tramway filait en vitesse,l’inconnue regarda de mon côté ; elle me vit interloqué par ledénouement brusque voulu par elle et… je n’eus pas la berlue, non,je puis jurer que je la vis sourire avec un petit signe de tête queje traduisis comme un ironique adieu.

J’essayai vainement de m’intéresser encore auva-et-vient du Prado. La promenade madrilène n’avait plus de charmepour moi. Mes facultés d’observation et d’humour avaient pris letramvia avec la dame Tanagra.

On allumait. Le service de l’éclairagefonctionne admirablement à Madrid.

J’avais encore une heure à dépenser avant dedîner. Pour l’occuper, je me livrai à une reconnaissance de la CasaAvreda, vers laquelle mes pensées avaient tendu tout le jour.

Je ne soupçonnais pas qu’en suivant sesfaçades et ses murs, tant sur la rue San Geronimo que sur la petiterue déserte de Zorilla, j’aurais tant à revenir là, ni hélas !que j’y laisserais un lambeau de mon cœur.

Enfin, cet examen me conduisit jusqu’à septheures. Et préoccupé, tiraillé par le souvenir et l’attente del’avenir, je rentrai à l’hôtel de la Paix.

Jusqu’ici, je m’étais plaint de l’obscurité del’aventure, au milieu de laquelle je me débattais, un peu auhasard… Maintenant, j’allais comprendre assez rapidement etacquérir ainsi des raisons de me lamenter autrement sérieuses.

Chapitre 5JE SAIS POURQUOI JE SUIS À MADRID

 

À dix heures du soir, je passai mon habit etdescendis dans le hall de l’hôtel de la Paix.

Une voiture attendait mon bon plaisir devantl’entrée.

Elle allait me conduire à la réception ducomte Holsbein-Litzberg, chez qui je rencontrerais enfin sir LewisMarkham, cet attaché militaire à l’ambassade d’Angleterre, quim’avait démontré par sa lettre combien il était féru desprécautions diplomatiques.

Oh ! la distance comprise entre l’hôtelde la Paix et le palais de la Casa Avreda ne dépassait pascinq cents mètres… à Paris ou à Londres, par temps sec, je l’auraisparcourue pédestrement, d’abord par goût, ensuite par hygiène. Maisdans une cité où la plus mince bourgeoise se croirait déshonorée sielle ne faisait véhiculer sa gracieuse personne par un équipagequelconque, il ne convenait pas que le représentant duTimes se présentât à une réunion mondaine sur sespieds, ainsi qu’un homme de peu.

Mon coche, pour tout dire d’un mot,me paraissait moins utile à mon propre transport qu’au soutien duprestige de l’Angleterre.

J’y pris place avec la dignité raide d’unpersonnage important. Je jetai au cocher, d’une voix aussidédaigneuse que si j’avais été le « patron » même duTimes, l’adresse : Casa Avreda, calle SanGeronimo.

Et je me plongeai dans mes réflexions où semêlaient Lewis Markham, Casablanca, le « Grand Georges »,l’Empereur allemand, et aussi, il faut bien le dire, la femmemystérieuse à la silhouette de Tanagra.

Cela dura quatre minutes à peine, car le cochene mit pas davantage à me déposer devant le porche monumental de laCasa Avreda.

Une foule énorme, mendiants en haillons,gitanes aux oripeaux multicolores, badauds, appartenant à toutesles classes, gallegos (portefaix), arrieros à laveste (zamarra) d’astrakan ou de drap, toreros, mozos decordel galiciens, se pressait dans la carrera de SanGeronimo.

Ils se pressaient, se bousculaient, seglissant entre les voitures amenant les invités, se coulant jusquesous le ventre des chevaux, discutant gravement de la beauté, del’élégance, de la fortune, de la noblesse, et tutti quanti, de ceuxqui se rendaient à l’appel mondain du comte de Holsbein.

Si mon véhicule de louage fut l’objet decritiques, je ne saurais l’affirmer, car rien ne parvint à mesoreilles, mais je l’espère, car rien ne m’apparaît plus blessantque d’être épargné par le populaire, alors qu’il plaisante tout lemonde autour de nous.

Ma tenue étant d’ailleurs impeccable, commecelle de tout Anglais soucieux de sa respectabilité, j’avais undroit indiscutable aux sarcasmes de la foule qui regrette…impoliment de n’être point revêtue du frac.

Ayant traversé le trottoir entre une doublehaie de ces curieux d’une nature si spéciale, je me trouvai sous levestibule qu’éclairaient d’immenses torchères de bronze rouge etargent, démontrant que le goût du faste était plus développé que lesens artistique, chez les organisateurs de la décoration.

Des sortes de suisses à la livrée rouge et or,hallebarde au poing, épée en verrouil, se tenaient sur les degrésd’un escalier de marbre, accédant aux salons. Ces costumes nejuraient pas trop avec l’ambiance. La Casa Avreda est en effet uneancienne résidence monastique, dont les voûtes, couloirs, salles,etc., ont conservé un cachet original, tenant à la fois du cloîtreet de la résidence mondaine.

J’étais dans la place, dans cette maison où jedevais rencontrer sir Lewis Markham qui, je me le promettais bien,non seulement me présenterait au comte de Holsbein, mon hôte, maisencore me donnerait quelques explications que je jugeaisindispensables.

Car, enfin, je ne voulais pas continuer àm’agiter dans Madrid, comme une mouche dans une bouteille. Ilfallait que, ce soir même, je fusse mis au courant des raisons,jusqu’ici inconnues, qui avaient décidé la direction duTimes à m’envoyer en Espagne.

Sapristi. Je me savais chargé d’envoyer à moncher Times,des dépêches sensationnelles et jen’entrevoyais même pas de quoi il y pourrait être question.

Je pense que quiconque a fait du reportage,grand ou petit, comprend l’énervement qui me tenait.

Je m’informai. Lewis Markham n’était pointencore arrivé. Que faire en l’attendant ? Bah ! opérerune reconnaissance de la demeure où j’aurais peut-être à agir. Surcette réflexion, je me mis à parcourir les salles ouvertes auxinvités, je complétai ainsi, dans une certaine mesure, l’étude dupalais que j’avais examiné de l’extérieur, durant l’après-midimême.

Connaître les aîtres, cela est pour les troisquarts dans le succès d’une entreprise. C’est par des détailsd’observation, infimes en apparence, que l’on parvient à vaincreles obstacles.

Si mes confrères en journalisme se pénétraientd’abord de la disposition des lieux où ils doivent exercer leursfacultés professionnelles, leur tâche, ardue, souvent périlleuse,s’en trouverait bien simplifiée.

Combien de missions ai-je réussies uniquementparce que, une porte se fermant à ma curiosité littéraire, jesavais par quelle autre je pourrais rentrer dans la place.

J’avais déjà constaté, dans la journée, queles bâtiments très étendus de la Casa Avreda se composaient, pourune partie, des constructions occupées naguère par un couvent, dontles titulaires avaient émigré à la suite de démêlés avec laCouronne, et pour le surplus, de corps de logis ajoutés et édifiésdans le style du XVIIe siècle. La façade principalebordait la rue San Geronimo, continuée par une haute murailleau-dessus de laquelle se dressaient des arbres séculaires, séparantcomplètement par l’obstacle de leur feuillage, la Casa Avreda dupalais voisin de Villa Hermosa.

Ces arbres faisaient partie du vaste jardin,le Parc dit-on à Madrid, qui entoure les façades intérieures de laCasa Avreda, et s’étend jusqu’à la rue de Zorilla (Calle deZorilla), parallèle à la rue de San Geronimo.

De la terrasse dominant le jardin, terrasse àlaquelle on accédait par de larges portes-fenêtres s’ouvrant sur lesalon principal, j’aperçus le haut d’un kiosque polychrome. Jedevinai que c’était le kiosque de bois ajouré, dent la terrassedominait la rue de Zorilla. Déjà dans mon inspection diurne, cetédicule avait attiré mon attention ainsi que la petite porte, deservice sans doute, percée dans la muraille nue séparant lapropriété de la rue Zorilla. Seulement, après un tour rapide dansles salles où il m’était permis de circuler, je fus assuré que la« réception », c’est-à-dire les pièces destinées àrecevoir, occupait une portion relativement minime de lasuperficie de l’habitation. Donc, la partie réservée aux seulshabitants, celle qui me demeurait inconnue, devait être trèsimportante.

Cela, il fallait le supporter, puisque jen’avais aucun moyen d’enfreindre les convenances en me lançant dansles appartements privés. Faute de grives, on mange des merles. Jeme rabattis donc sur ce qu’il m’était loisible de contrôler.

Ainsi, au milieu de l’affluence sans cessegrandissante, je parcourus :

La salle d’armes, dont le nom indique ladécoration, je donnai un coup d’œil à des pièces étiquetées :harnais de guerre de François Ier, canons de Fuenzo,mousquets de Gonzalès d’Almaceda… Je vis des escopettes arabes, deshallebardes, des pertuisanes, des armures…

Tout cela, évidemment, n’avait aucun rapportavec mes préoccupations dominantes. Je passai donc devant ces armeshistoriques avec une indifférence qui m’eût bien fait mal juger parles collectionneurs, pour me lancer dans la magnifique salle debal ; dans la riche bibliothèque, formant annexe de laprécédente et ornée de tableaux des maîtres espagnols, detapisseries anciennes, dont on pavoise la façade du palais lesjours de fêtes royales ; dans divers autres salons. Et jem’arrêtai devant un mur, derrière lequel devaient commencer lesappartements particuliers, ces « private » quim’intéressaient plus que tout le reste, par la raison péremptoireque l’accès m’en était interdit.

Pour détourner ma curiosité de la fautedangereuse sur laquelle je la sentais s’engager, je revins dans lespremiers salons, et priai un invité, isolé comme moi, de vouloirbien me désigner le maître de la maison, le comte deHolsbein-Litzberg.

Mon interlocuteur me montra un homme de taillemoyenne, à la charpente puissante, à la face large auréolée decheveux d’un blond pâle, alors que la barbe soignée avait des tonsde cuivre rouge.

Au centre d’un groupe, le comte pérorait avecanimation.

Je remarquai que ses traits étaient agités parmoments, de fugitifs frémissements. Ses sourcils se fronçaientmalgré lui, et dans ses gestes mêmes, on sentait l’effort.

Détail curieux, il me donna à cet instant,l’impression d’un homme en proie aux premières atteintes de laneurasthénie.

Je devais autrement m’expliquer bientôtl’agitation que je constatais en lui et qu’il s’efforçaitcourageusement de dissimuler.

Tout en l’observant avec une insistance telleque je me suis souvent demandé depuis si je n’étais point guidé parun inconscient pressentiment, je ne perdais pas de vue l’entréeprincipale.

Soudain, je cessai de m’occuper du comte deHolsbein-Litzberg.

Sur le seuil du premier salon, venaitd’apparaître un uniforme qui fait battre le cœur de tout loyalAnglais.

Un capitaine d’état-major de notre armée étaitlà, grand, sec, blond, à peu près de mon âge, s’avançant avec cettemorgue souveraine que les officiers des autres nations cherchent àimiter sans pouvoir y parvenir.

Ah ! le capitaine représentait dignementl’Angleterre, la grande île que la valeur de ses enfants a fait lareine des mers, la souveraine du monde.

Je demande pardon à tous de cette bouffée delyrisme.

J’ai remarqué que chaque peuple se déclare leroi du monde tout comme nous. Cela tient sans doute à ce que chacunest roi du petit morceau de territoire qu’il occupe. Aussi pensé-jemériter l’indulgence que j’accorde volontiers aux autres.

Mais ce n’est point là ce qui me préoccupa àcette heure.

L’uniforme anglais ne se voit que rarement àMadrid. Aussi me déclarai-je sans hésiter que ce capitained’état-major était celui que j’attendais, sir Lewis Markham.

Et poussé par mon désir de savoir, comme parune faim dévorante longtemps contenue, mise tout à coup a portéed’une table copieusement servie, je marchai aussi vite que possiblevers l’officier, je le joignis et m’inclinant, avec grâce, j’ose ledire :

– Sir Lewis Markham, je pense, fis-je,puis me désignant moi-même : Max Trelam.

Cette présentation eut un effet immédiat.

La figure du capitaine s’illumina d’unsourire, ses mains saisirent les miennes, les serrèrent aveceffusion, tandis qu’il prononçait ces paroles, aussi étrangesqu’inattendues :

– Max Trelam… Ah ! mon chercamarade, quelle bonne fortune de vous revoir. Allez, allez, vousn’étiez pas oublié par mon cœur. On n’oublie pas les vieuxcamarades de l’Université d’Oxford.

J’ai, je le garantis, une certaine habitudedes propos interrompus, mais, dans le cas présent, je demeurai sansvoix.

Ce camarade d’Oxford, se révélant subitement,me plongeait dans un étonnement d’autant plus légitime que j’aifait toutes mes études à l’Université de Cambridge.

Et tandis que je délibérais encore en moi-mêmesur l’opportunité d’une réponse adéquate, sir Lewis me pritfamilièrement le bras et m’entraînant :

– Allons saluer M. le comte deHolsbein… Après, nous bavarderons. Joie et contentement, nousaurons à nous rappeler la vieille Université.

Ma foi, je me laissai faire.

Nous présentâmes nos devoirs au comte qui nousrépondit avec une évidente distraction, bien que son regard meparût se fixer sur mon compagnon avec une singulière expressioninterrogative et haineuse.

Ce soin de politesse rempli, le capitainem’entraîna de nouveau avec lui vers l’une des portes-fenêtress’ouvrant sur la terrasse qui, on se le rappelle, domine le jardind’environ deux mètres.

Il parlait, parlait, me rappelant dessouvenirs d’Oxford, que je n’avais certainement pas emportés deCambridge. – L’an dernier, j’ai rencontré Holser, vous savez,Holser, notre capitaine de foot-ball, un colosse de six pieds etdes pouces, fort comme un taureau… Oui, je vois, vous revoyez enpensée… le brave vieux garçon, qui n’était jamais de nos parties deplaisir, parce qu’il consacrait ses loisirs à sa plus jeune sœurKate… Kate, nous étions durs pour ce pauvre laideron. Ses yeux,disions-nous, ont dû être unis par un mariage de raison, car ils neconsentent jamais à regarder du même côté.

Seulement, à mesure que ses« remembrances » se succédaient, sir Lewis Markhambaissait le ton, par gradations insensibles, si bien qu’en arrivantà la terrasse, sa voix n’était plus qu’un chuchotement.

Cette soirée de novembre avait une douceur deprintemps. Madrid, la ville froide, balayée par les âpres vents dela Nevada, donne parfois à ses habitants des surprises detempérature clémente.

Quelques couples, lassés sans doute par lachaleur des salons, erraient comme nous en cet endroit, humantquelques bouffées d’air frais, avant de se replonger dans lafournaise.

Le capitaine m’amena à l’une des extrémités,s’assura d’un regard rapide qu’aucun indiscret ne se trouvait àportée, puis lentement, d’une voix légère comme unsouffle :

– Il est admis maintenant que nous sommesdes camarades d’Université. Rien de plus naturel que notreentretien. Heureux de nous revoir, nous sommes gais. Quand je voustoucherai le bras, ayez la bonté de rire très ostensiblement.

J’inclinai la tête, je m’habituai à lasituation baroque d’avoir pour camarade cet officier queje voyais pour la première fois.

Il craignait d’être espionné. Cette crainteexpliquait tout.

Il continuait d’ailleurs :

– Je vous déclarerai d’abord toutfranchement que ce qui se passe en ce moment, de vous à moi, estcomplètement à l’encontre de mes souhaits. J’ai résisté le pluspossible, mais la direction du Times est puissante ;elle a pris l’engagement de ne rien publier de ce que vousapprendriez, avant que l’autorisation vous en soit donnée, soit parmoi, soit par une autre personne dont je vous parlerai à l’instant.J’ai dû céder.

– Très obligé, plaçai-je, légèrementfroissé par les paroles de mon interlocuteur.

– Cela n’est point matière à obligation…Ce soir, vous apprendrez des choses telles que vous comprendrez lajustesse de ma pensée. Moins on est de gens à savoir, mieux celavaut pour la paix de l’Europe.

Mais, changeant de ton :

– Au surplus, laissons cela. J’agis parordre. Vous également. Tous deux, nous sommes gentlemen,susceptibles d’échanger de l’estime… Obéissons à nos instructionssans chercher plus loin. Je suis d’abord chargé de vous direpourquoi l’on vous à envoyé en Espagne, à propos d’un document voléà Londres, et dont la destination est Berlin.

– Ma foi, m’écriai-je, ce me sera unplaisir…

Il m’interrompit :

– Plus bas… d’ailleurs, riez…

Un coup d’œil m’apprit que deux personness’étaient accoudées à la balustrade à quelques pas de nous, etj’eus un éclat de rire qui me valut l’approbation de moninterlocuteur.

– Très bien, vous pouvez renoncer à lagaieté.

Les deux personnages inquiétantss’éloignaient. C’étaient sans doute deux tendres, occupés d’unflirt et non pas de politique.

– Donc, reprit sir Markham, comme s’ilcontinuait naturellement une conversation commencée, l’espion qui acambriolé lord Downingby pensait que son larcin serait connuseulement le lendemain matin. Ce délai lui permettait des’embarquer et de parvenir en territoire allemand.

– Mais qui est cet homme ?

Le capitaine haussa les épaules.

– Ne me demandez que ce que je sais…Ainsi que vous, je suis une marionnette emportée dans la tragédiequi peut ensanglanter l’Europe. Mais ne m’interrompez pas, lesminutes sont précieuses.

Et lentement :

– La découverte immédiate du volbouleversa le plan du cambrioleur ; il trouva les portsgardés, surveillés si étroitement qu’il ne put partir que lelendemain, et encore pour la France. Quand on porte sur soi untrésor, on devient timide. À de certaines précautions prises, lepersonnage qui, paraît-il, est un professionnel réputé, avaitreconnu la main tendue vers lui pour le saisir.

Son gouvernement pensa de même, car untélégramme en style convenu lui enjoignit au débarqué de gagnerMadrid.

– Pourquoi ?

Il me pressa fortement le bras enmurmurant :

– Riez donc !

Deux messieurs se promenaient, venant à nous.Mais ils ne nous accordèrent aucune attention et s’éloignèrentavant même que mon rire, par ordre, se fût éteint.

– Il semble, poursuivit le capitaine sanstransition, que l’on ait lancé à la poursuite de l’espion, car levoleur est un espion, un personnage particulièrement redouté parces industriels. Or, à Madrid, réside, depuis huit jours,M. de Kœleritz, secrétaire de la Chancellerie allemande,envoyé extraordinaire chargé de conclure avec le ministère espagnolun nouvel accord commercial.

Le voleur doit remettre le document enlevé àce fonctionnaire, lequel l’acheminera sur Berlin. Ceci pourdépister la poursuite. C’est ce que nous appelons croiser lestraces.

– Et cet envoyé extraordinaireconsentira à ce rôle odieux, dis-je, emporté par une révolte detout mon être.

– Vraisemblablement, puisque je prononcetextuellement les paroles qui m’ont été confiées pour vous êtrerapportées. Au surplus, j’arrive au bout de ma communication. C’estun ordre à votre adresse…

– À mon adresse ?

– Oui, et le voici : Obéir, sansréclamer d’explication à quiconque ce soir réclamera votre concoursau moyen du nombre 323.

323 ! Je me frappai le front.

– Mais, c’était le chiffre du coffre-fortde lord Downingby !

Flegmatiquement, le capitainegrommela :

– C’est possible. À présent, rentrons,voulez-vous. Mon ambassadeur doit paraître à cette soirée, et jesuis tenu d’être à sa disposition.

Derechef, il passa son bras sous le mien, etm’emmena lentement.

Comme nous rentrions dans le grand salon, ils’arrêta net, disant :

– Ah ! señorita, permettez que jevous présente mon ami, – il appuya sur le mot avec tant deforce que l’idée me vint aussitôt qu’il y avait là un signalconvenu. –… Mon ami Max Trelam, correspondant duTimes.

La personne n’était autre que l’inconnue duPrado, l’admirable Tanagra vivante.

Chapitre 6OÙ IL EST QUESTION D’UN ENLÈVEMENT PLUS SURPRENANT QUE CELUI DUFOREIGN-OFFICE

 

– La marchiesa (marquise) d’Almaceda,reprenait Markham en désignant la dame.

Puis s’adressant de nouveau à elle :

– Mon ami est étranger, très dépaysé danscette réunion. Vous agréerait-il que je vous le confie ?

– La recommandation du capitaine Markhamest une sûre caution, fit-elle d’une voix bien timbrée…

– Merci, j’aperçois justement monambassadrice… Son mari ne saurait l’accompagner ce soir, et m’adélégué ce soin.

Il salua deux fois, profondément pour lamarquise, plus légèrement pour moi, et s’esquiva enmurmurant :

– Excusez… le devoir…

Je restais seul en face de la marquise,absolument empêtré de ma personne. L’imprévu de la rencontre,l’impression du mystère s’agitant autour de moi, tout contribuait àm’enlever ma présence d’esprit ordinaire.

Elle s’en aperçut et, avec une grâceparfaite :

– Offrez-moi le bras. C’est en causantqu’un étranger s’initie à un monde inconnu. Cherchons un coin oùl’on puisse causer en liberté.

Je m’exécutai. Je sentis sa main fine se poserlégèrement sur mon bras, mais je dois constater que ce fut elle, etnon moi, qui prit la direction de la marche.

Cinq minutes plus tard, nous pénétrions dansun petit salon, à l’extrême bout de l’enfilade des« réceptions », petit salon de conversation, garni depoufs, de divans, de meubles moelleux propices aux bavardages, etdont les murailles disparaissaient presque sous les tapisseriesflottantes destinées, de même que celles de la bibliothèque, àdraper la façade de la Casa Avreda, le jour de la fête du roi.

Deux ou trois couples s’y étaient déjàréfugiés, échangeant à voix basse des répliques qui amenaient destons roses sur les visages et des rayonnements dans les yeux.

Ma compagne m’entraîna à l’écart vers unecauseuse en S. Nous nous assîmes, et elle se prit à parler,heureusement pour moi, car je me sentais tout à fait incapabled’exprimer une idée.

– Avant toute chose, dit-elle d’une voixabaissée, mais délicieusement musicale, je dois vous faireconnaître votre guide dans ce milieu nouveau. Je suis une femme dechiffres.

– Vous ! parvins-je à balbutier. Sonaffirmation me « renversait » littéralement. Cette« Tanagra », une femme de chiffres ! Oh fi !Elle eut un petit rire.

– Mais oui, moi-même, le chiffrem’apparaît nimbé de poésie. Chaque chiffre provoque en mon espritréclusion d’une image. Ainsi, un exemple, un 2 placé entre deux 3,me représente un cygne captif entre les rives escarpées d’unlac.

Je tressaillis… un 2 entre des 3, mais celaconstituait le nombre fatidique, secret du coffre-fort, 323.

La marquise me regardait bien en face. Dansses yeux bleu-vert, une question se précisait.

Plus de doute. Elle était celle qu’avaitprévue l’ordre transmis tout à l’heure à ma personne par lecapitaine Markham.

Par ma foi, à aucune autre, il ne m’eût étéplus agréable d’accorder mon aide, et je répliquai d’un tonpénétré :

– J’obéirai.

Elle me sourit… presque avecreconnaissance.

– Sans interroger ?

– Sans interroger.

Ses doigts effilés serrèrent les miens, puisreprenant son expression de sphynx.

– Pour vous récompenser, je vais vousconter une histoire, une histoire qui est un peu la suite de celleque vous narrait tout à l’heure sur la terrasse le capitaineMarkham.

– La suite ? fis-je, ressaisissantd’un coup toutes mes facultés, pour ainsi dire engourdies depuis maprésentation à ma gracieuse interlocutrice.

Elle jeta ce rire léger et cristallin qui luiparaissait habituel.

– Ah ! cela vous intéresse. Tantmieux. Rien ne me plaît davantage qu’un auditeur attentif. Onraconte mieux. Il semble que la valeur narrative doit augmenter, etma foi, l’on ressent comme une reconnaissance de cet accroissementde talent… Mais je m’égare, et le temps vole…

Coïncidence peut-être fortuite, elle merépétait là presque les mêmes paroles que Markham sur la terrasse.Les minutes sont précieuses, avait-il dit. Le temps vole, disait lamarquise.

– Vous n’avez pas aperçu ce soir,Mlle Niète de Holsbein, la fille du comte qui nousreçoit ?

– Non, en effet.

– N’ayez point de remords. Si vous n’avezpoint vu cette blonde et mignonne jeune fille, ce n’est point fauted’attention. Elle n’a point paru à la réception.

– Malade, peut-être ?

– Son père l’a déclaré à ses amis… Il lesa trompés. Niète a été enlevée ce soir, à cinq heures, alors que lecrépuscule finissait.

– Enlevée… un amour ?…

L’énigmatique créature secoua la tête avec unesubite tristesse, puis elle eut un geste brusque qui semblaitrepousser une idée pénible et elle reprit, la voix éteinte par unvoile :

– Non, non, ne croyez pas cela. Ausurplus j’explique, à cinq heures Niète se trouvait dans unpavillon situé de l’autre côté du jardin.

– Je sais, sur la rue Zorilla.

– C’est cela même. Vous l’avez remarquétantôt, en revenant du Prado. Vous vous êtes livré à uneinvestigation tout autour de la Casa Avreda.

Je la considérai avec stupeur. Commentsavait-elle cela ? Mais elle allait toujours.

– Ce pavillon se compose d’unrez-de-chaussée surélevé de cinq marches et divisé en deux piècesque sépare une cloison percée d’une porte fermée par une simpletenture. Ces pièces n’ont aucune ouverture sur la rue. Chacuneaccède au jardin par un petit perron. Ces perrons sont construitssur un même diamètre. Au-dessus, une terrasse où, durant la bellesaison, l’on trouve plus d’air qu’à l’étage inférieur.

Niète adore ce pavillon. C’est en quelquesorte son cabinet de travail.

Elle s’y livrait donc, dans la pièce dont lesbaies regardent de ce côté, achevant à la lumière une broderie. Safemme de chambre, Concepcion, qui ne la quitte jamais, lisait unroman quelconque.

Très actionnée à sa lecture, cette dernièreétait à cent lieues de Madrid, suivant les tribulations du héros dulivre, quand un cri étouffé lui fit lever la tête.

Et elle vit, chose incroyable, sa jeunemaîtresse enveloppée par une corde qui l’enlevait par lafenêtre.

D’un bond elle se leva, les bras tendus, pourretenir Niète qui allait disparaître. Mais d’en haut, elleen eut la nette perception, bien qu’elle n’ait aperçu personne, unjet de liquide pulvérisé fut dirigé contre elle, lui emplissant lesyeux de picotements insoutenables.

Pendant quelques instants, elle demeuraaveuglée, annihilée par la douleur. Celle-ci s’apaisa peu à peu.Concepcion put regarder autour d’elle.

De Niète, plus de trace.

Affolée, la camériste monta jusqu’à laterrasse. C’était là que devait aboutir la corde.

Rien, personne !

Les ravisseurs et leur victime semblaients’être évanouis en fumée.

La marquise s’arrêta une minute, comme pour melaisser le loisir de déguster son histoire.

Le fait est que j’avais besoin de respirer, deremettre en ordre mes idées.

Cet enlèvement audacieux, en plein cœur deMadrid, à faible distance des artères les plus fréquentées, labizarrerie du procédé employé, cela me mettait dans la dispositiondu lecteur absorbé par les inventions stupéfiantes de certainsromans-feuilletons.

Ce lecteur-là peut se ressaisir. Il quitte levolume et il se retrouve dans la normale.

Tandis que moi, j’étais on plein feuilletonréel. La marquise n’était point un mythe, niM. de Holsbein, ni cette blonde Niète que je neconnaissais pas encore.

– Et le comte nous reçoit, après unévénement si cruel ?

L’accent de la jeune femme se fit sec, durpour répondre.

– On l’y a forcé.

– Qui donc a imposé pareille épreuve à unpère ?…

Elle ne me laissa pas terminer.

– Attendez, avant de juger, M. MaxTrelam. Je reprends mon récit. Conception finit par où elle eût dûcommencer. Elle revint dans cette demeure, joignit le comte et luifit part de l’événement.

Mais elle achevait à peine qu’un valetremettait à M. de Holsbein, une lettre qu’uncommissionnaire venait d’apporter. L’homme attendait dans l’entrée,que l’on voulût bien lui dire s’il y avait une réponse ou non.

Le comte ouvrit cette lettre. Elle était ainsiconçue :

– Comment, balbutiai-je, vous savez lecontenu ?…

– Oui.

– Cela me paraît inexplicable.

– Qu’importe, n’êtes-vous plus disposé àm’obéir sans réclamer d’éclaircissements ?

– Ne le croyez pas, Madame. J’aipromis.

– En ce cas, sachez vous contenter de ceque je puis vous confier.

Son accent s’adoucit pour reprendre :

– Donc, la lettre disait ceci :« Comte, votre fille Niète mourra ce soir si vous n’exécutezpas de point en point ces instructions. Elles sont simples, dureste, et vous paraîtront sans doute plus faciles à accepter que letrépas de votre enfant. »

– Horrible, fis-je malgré moi. Elle neparut pas entendre.

– « Dans la partie ancienne de votrehabitation, existe la Chambre Rouge, ainsi nommée de la couleur desa tenture et de sa cheminée de marbre ornée des armes de domPriola d’Avreda, grand prieur de l’Ordre des Bartolomites. Danscette salle et sur la table aux incrustations de cuivre, laquelleen occupe le centre, vous laisserez, de neuf heures à minuit,sans que personne soit dans la salle, le traité que vousavez volé au Foreign-Office…

– Hein ? clamai-je.

–… sous le déguisement d’un ouvrier ravaleur…Ceci est ma volonté et je signe pour bien vous démontrer que jeserai sans pitié : X. 323.

Cette fois, je restai muet.

Encore ce nombre 323.

Ceci et aussi l’accusation lancée par moninterlocutrice contre le comte de Holsbein, accusation decambriolage du cabinet de notre Premier, à Londres, m’enlevaitjusqu’à la faculté de respirer.

Quelle effrayante succession derévélations !

Et la marquise acheva paisiblement :

– On chercha le commissionnaire pour luirépondre ce simple mot : Convenu. Mais le porteur du messageavait disparu, sans que les domestiques, affairés par les dernierspréparatifs de la réception, se fussent même aperçus de sondépart.

Depuis neuf heures, il en est onze maintenant,un document dont la divulgation bouleverserait l’Europe, reposesuivant la volonté de X. 323, sur la table incrustée de cuivre dela chambre Rouge.

Et comme j’allais enfin exprimer monétonnement, la marquise me montra d’un geste circulaire que nousétions seuls dans le petit salon. Les autres s’étaient éloignés,les uns après les autres, sans que je les eusse remarqués.

Elle se leva, me dit :

– Venez.

Puis, elle souleva l’une des tapisseriesflottant le long du mur. Une porte apparut. Avec une clefminuscule, elle ouvrit, et me saisissant le poignet, elle m’attiraà sa suite dans l’ouverture.

La porte se referma sur nous.

Que signifiait cela ? Mon visageexprimait sûrement l’ardente curiosité qui me tenait, car la jeunefemme appuya l’index sur ses lèvres et articula ces mots :

– Sans explication, obéir ?

Chapitre 7UNE ÉVASION

 

J’affirmai du geste et je la suivis.

Nous étions dans un couloir à la routecintrée, au sol pavé de larges dalles, dont l’usure attestaitl’ancienneté.

Probablement une galerie du cloître devenurésidence de clercs. Et dans la pénombre, car nous n’étionséclairés insuffisamment que par des becs de gaz largement espacés,j’eus la vision de cette maison, alors qu’elle abritait des hommesayant renoncé aux pompes du monde.

Je sentis peser sur moi la tristesse desrenoncements… Je me représentais les moines austères glissantlentement sur les dalles que balayaient leurs robes de bure.

Nous marchions toujours. La galerie marquadeux coudes à angle droit et soudain je m’arrêtai, retenant macompagne.

À dix mètres de moi, debout devant une portedont la boiserie se découpait en rouge sur la blancheur de lamuraille, je venais d’apercevoir un domestique vêtu de la livrée dela maison du comte de Holsbein.

Mais la marquise l’avait vu avant moi.

Elle me rassura d’un sourire et continuad’avancer vers cet homme.

Le laquais nous observait. Il fit mine de semettre en défense, puis il se ravisa… D’où provenait ce changementd’attitude ?

Les premières paroles de la marquisem’éclairèrent.

Il l’avait reconnue.

Mais malgré cela, la scène qui suivit medemeura d’abord inintelligible.

– C’est toi, Marco, fit-elle de sa voixmélodieuse.

– C’est moi, Madame la marquise.

– Je n’ai pas voulu tarder à te fairepart d’une nouvelle heureuse.

Elle marqua une pause, donnant ainsi audomestique, un Espagnol petit, râblé, à la physionomie naïve etpassionnée, le loisir d’écarquiller les yeux et d’ouvrir la boucheen O, signes évidents d’une curiosité fort surexcitée.

– Tu aimes la jolie Concepcion ?

– Oh ! Madame la marquise, comme laMère de Dieu, avec cette différence pourtant, rectifia-t-il, quej’espère l’épouser, tandis que la Santa Virgen, je ne l’espèrepas.

Concepcion ! mais c’était la camériste dela jeune demoiselle Niète, dont je venais d’apprendre la tragiqueaventure. Fille d’espion, enlevée par un autre espion, avec la mortsuspendue au-dessus de sa tête blonde.

– Je sais, reprenait ma singulièrecompagne, que vous souhaitez tous deux économiser assez pour ouvrirune confiserie sur le Prado.

– Hélas ! notre mariage n’est paspour demain… Il s’en faut de mille pesetas (millefrancs).

– Eh bien, Marco, ce gentleman et moi(elle me désignait de sa main finement gantée), en faisant larécapitulation de notre « bourse debienfaisance », nous avons reconnu un reliquat demille pesetas, et avons résolu de l’employer à assurer le bonheurde deux amoureux… Les voici, les mille pesetas.

Elle présentait devant les yeux du laquaisahuri, une petite liasse de billets del banco real (de la banqueroyale).

– Oh ! señora, balbutia Marco,oh ! señor !

D’elle à moi, il promenait ses regards embuéspar une reconnaissance éperdue. J’avoue que la gratitude de cepauvre diable me gênait, car, en toute équité, je devais m’avouern’y avoir aucun droit.

Mais la mystérieuse jeune femme ne laissa pasà mes sentiments le temps de se faire jour.

– Alors, dit-elle du ton le plus suave,prends ces billetes(billets), Marco, et ne tarde pas uneminute pour annoncer à Concepcion que votre bonheur est assuré.Va…

Marco secoua la tête.

– Ah ! je voudrais, mais…

– Mais quoi ?

– Je ne peux pas quitter cette porte.

Il montrait avec un ennui comique la porteteintée de rouge, devant laquelle il se tenait.

– Qu’est-ce qui te retient là ?

– Les ordres de M. le comte deHolsbein.

– Que me racontes-tu là ?

– Il m’a enjoint de ne pas perdre cetteporte de vue jusqu’à minuit.

– À-t-il peur qu’elle ne s’envole ?Le laquais haussa les épaules en un mouvement dubitatif. Aprèsquoi, il murmura d’un air pensif :

– Peut-être.

À tout autre moment, j’aurais ri de laréplique de ce garçon, mais je m’avisais qu’une sorte de duel étaitengagé entre les deux interlocuteurs, et d’instinct, je souhaitaisque la charmante marquise triomphât.

Mon souhait devait être exaucé.

– N’est-ce que cela ? modula-t-elle…Cours auprès de Concepcion… Je t’attendrai ici avec le señor. De lasorte, quatre yeux seront fixés sur la porte et tu pourrasloyalement certifier au comte que des regards vigilants ne l’ontpoint quittée de la soirée.

– Madame la marquise consentirait…

Elle prit une mine attendrie, prononçant avecune mélancolie que la situation présente ne justifiaitpas :

– Donner aux autres le bonheur, c’est madestinée…

Marco, lui, ne remarqua point l’étrangeté deces paroles qui semblaient un cri de détresse échappé à l’âmeendolorie plutôt qu’une réponse à la question du laquais.

– Je me hâte, pour abréger la station deMme la marquise.

Et de fait, il partit en courant.

Mme de Almaceda s’étaitdéjà ressaisie. Elle entama soudain une dissertation sur lesconfiseries du Prado, et les chances qu’avait le ménage futur deMarco et de Concepcion, d’arriver à l’aisance.

Je l’écoutais, ou mieux, j’écoutais la musiquede sa voix. Je venais de me déclarer qu’il se passait en ce momentune chose dont l’explication me serait refusée, et je me résignaissans trop de peine.

Ma première idée avait été que ma compagneéloignait le domestique pour pouvoir pénétrer dans la Chambre Rougeet enlever le document qui s’y trouvait.

J’avais fait fausse route, car rienn’indiquait qu’elle eût eu semblable pensée.

Elle parlait vite, pour parler. Évidemment illui importait peu de dire des choses intéressantes.

Je tournais le dos à la porte de la ChambreRouge. Peut-être, sans que je m’en aperçusse, la marquiseavait-elle manœuvré de façon à m’amener insensiblement à cetteposition.

Tout à coup, il me sembla percevoir derrièremoi, le glissement léger d’une porte ouverte avec précaution.

Je voulus me retourner d’instinct, sansréflexion, obéissant à cette attraction machinale qui mène lesregards vers un son inattendu.

Et ce fut la surprise nouvelle, après toutescelles de la soirée.

D’un geste brusque, prompt comme l’éclair, lamarquise jeta ses bras en avant, ses mains s’appliquèrent sur mesjoues, immobilisant ma tête, tandis que ses doigts, qui couvraientmes oreilles, exécutaient un rapide battement, dont l’effet fut deremplir mon appareil auditif d’un bourdonnement continu,m’interdisant d’entendre tout autre bruit.

Je crois que, toute autre lady, agissantainsi, j’aurais estimé sa tenue schocking au dernierpoint… Ici, je n’eus même point la pensée de juger l’acte de lamarquise inconvenant.

Pourquoi ? je l’ignore.

Est-ce que, dans sa manière, mon moi intimesentait l’absence de tout sous-entendu ? Est-ce que lescirconstances plaidaient pour elle ?

Je le répète, je ne saurais élucider ceci.

Mais je pense que les gens qui établissent desrègles de tact et de bienséance, dans lesquelles ils ordonnent àtout le monde de circuler absolument comme le public s’engage dansles balustrades à circonvolutions aux guichets du Métropolitain, setrompent grossièrement.

Ce qui doit et peut se faire, varie selonl’individualité.

Le tact est une saveur personnelle, et non ununiforme que l’on impose à tous.

Mais je divague, je veux toujours voir clairau fond de mes impressions, et j’oublie que le fond de Max Trelamvous est sans doute totalement indifférent.

Malgré les mains qui me retenaient captif, jepus couler un coup d’œil fugitif à ma gauche.

Disparaissant à l’angle du couloir, il mesembla distinguer confusément la silhouette d’un homme qui disparutaussitôt.

La marquise comprit que j’avais vu, oh sipeu !

Elle me lâcha aussitôt, et me menaçant dudoigt :

– Enfant terrible, vous m’obligez àm’expliquer encore…

Et avec un rire charmant qui me prouvait àtout le moins que je ne l’avais point trop fortementirritée :

– Le commissionnaire qui, tantôt, aapporté la lettre menaçante de X. 323, était X. 323 lui-même.

– Lui ! m’écriai-je abasourdi, il aeu l’audace…

L’audace était bien le mot. Venir dans lamaison de l’homme dont on a ravi la fille, auquel on jette unemenace de mort.

Pourtant, paraît-il, j’avais des idéeserronées sur les actions téméraires, car ma compagne coupa maphrase stupéfaite :

– Attendez donc, pour parler d’audace.(Dans son accent, il y avait une vibration d’orgueil). X. 323,resté seul pour attendre la réponse, profita de l’inattention dupersonnel, absorbé par les ultimes préparatifs de la fête,décorations, etc. Il se glissa jusqu’ici, pénétra dans la ChambreRouge, et se dissimula sous la vaste cheminée qui occupe presquetout le panneau de gauche.

J’écoutais.

X. 323 prenait pour moi les proportions d’unhéros de la fable.

– Il avait bien jugé Holsbein. Il luiavait tendu un piège, de nature à frapper terriblement, nonseulement sa propre imagination, mais encore celle des espions àcombattre dans l’avenir. Paraître avoir le don de l’impossible estune force terrible, parce que les hommes sont tous enclins à aimerle merveilleux. Sans cela, la raison leur dirait quel’impossible n’est pas possible, et que la réalisation d’unechose réputée impossible a toujours, pour qui la recherche sansparti-pris, une explication simple et naturelle…

Et, baissant la voix, comme si elle craignaitque ses paroles ne se propageassent autour de nous :

– Vous venez de voir comment X. 323 aquitté la Chambre Rouge, emportant le document dérobé auForeign-Office. Eh bien, Holsbein sera affolé, lorsqu’il trouverala chambre vide, lorsque ses factionnaires lui affirmeront n’avoirpas bougé de leur poste. Je dis factionnaires au pluriel, parcequ’un autre domestique croise devant la fenêtre, dans le jardin… Etil ne viendra pas à l’idée de ce lourd Allemand que lecommissionnaire, nous, et une fausse clef agissant avecentente, aurons tout fait le plus simplement du monde.

– C’était X. 323 ? trouvai-jeseulement la faculté de dire.

– Oui.

– Pourquoi n’avoir pas eu toute confianceen moi ?… Mon loyalisme…

– Ne fait pas doute, interrompit-ellevivement ; seulement X. 323 ne jugeait pas que vous dussiez levoir encore.

– Encore ? Voilà un mot qui me faitsupposer que je le verrai.

– Je le crois. À présent que le documentest revenu à ses légitimes propriétaires, il est probable qu’iltiendra à vous remercier de la discrétion du Times et deson correspondant. Mais silence, voici Marco.

Et elle reprit sans transition sa petiteconférence sur les confiseries.

Marco en effet arrivait tout essoufflé.

Ce fut une avalanche de remerciements,d’exclamations. Conception était folle de joie. Sa vie, celle deMarco seraient désormais à la disposicion de usted.

La marquise coupa court à l’exubérance del’amoureux ravi et derechef m’entraîna dans son sillage.

Elle connaissait admirablement les aîtres, carau lieu de regagner le petit salon d’où nous étions partis, nousdébouchâmes en arrière du « buffet ».

Conception avait-elle pressenti que nousopérerions notre rentrée de ce côté ? Peut-être. En tout cas,elle se trouvait là, se précipita sur nous, nous prit les mains,les baisa, fit mine de s’agenouiller, tout cela au milieu d’un fluxde paroles où la Vierge, les Bienheureux, la confiserie, notresalut éternel, son amour, se mêlaient dans cet inextricabledésordre dont l’âme catholique espagnole a le secret.

Processions et sérénades, encens etcastagnettes, ces choses qui, pour nous, représentent des idéessituées aux antipodes de la pensée, forment chez le peupletranspyrénéen un amalgame dont une señora me disait un jour, nonpas avec le scepticisme du Nord, mais bien avec, la foi profonde dela Péninsule :

– Nous autres, pauvres mortels, nousmêlons tout ensemble, le bon et le mauvais ; mais, voyez-vous,Dieu et le Diable sont de puissants seigneurs : chacun arriveà retirer sa part.

Cependant, la marquise de Almaceda consentaità ce que Concepcion l’accompagnât au vestiaire, où elle avaitdéposé son manteau, et elle me tendait sa main fine avec cesmots :

– Je vous remercie, sir Max Trelam, sansvous j’aurais été fort embarrassée.

Elle se moquait sans doute… Embarrassée,elle !… J’avais conscience d’avoir, durant toute la soirée, eul’importance d’un petit garçon.

Elle s’était éloignée.

Je restais là, à quelques pas du buffet, lesidées cavalcadant sous mon crâne. Oh ! idées pas désagréables.Le document était reconquis, la paix assurée, l’Angleterrevictorieuse… All right ! Dieu et mon Droit. La vieille devisebritannique se justifiait une fois de plus.

Chapitre 8SOUS LA LIVRÉE DU COMTE D’HOLSBEIN

 

Le bruit d’une discussion me tira de mesréflexions.

Au buffet, les « serveurs »entouraient un domestique, revêtu de la livrée du personnel de laCasa Avreda, dont l’attitude, l’accent indiquaient clairementl’état d’ébriété avancée.

En soignant les invités de sonmaître, le serviteur avait jugé équitable de se soigner lui-même,et il avait eu également des attentions répétées autant quespiritueuses.

Le résultat, facile à prévoir, était unedémarche titubante et une voix pâteuse du plus déplorableeffet.

Tel était d’ailleurs l’avis des autres gens deservice, car ils insistaient auprès de leur camarade, afin quecelui-ci regagnât sa chambre, sans bruit, et ne s’exposât pas àêtre vu par le « patron », qui, sans aucun doute,punirait d’un renvoi immédiat le scandale provoqué parAntonino.

Antonino, ainsi s’appelait le délinquant.

Mais on connaît l’obstination horripilante deceux qui noient leur raison dans un certain nombre de verres.

L’ivresse est une joie momentanée,jusqu’au jour où, par la voie du delirium tremens, ellearrive à être l’aliénation chronique.

Comme la folie, sa sœur, elle est victime del’idée fixe.De là, l’entêtement proverbial desivrognes.

Or, Antonino, cramponné à un dressoir,dodelinait de la tête, répondait invariablement à toutes lesobjurgations :

– Le patron m’a dit : Antonino, àminuit exactement, tu te trouveras, muni d’un bougeoir, dans lecouloir du vieux Logis, près de la porte du petit salon destapisseries. À minuit, je dois être là avec mon bougeoir. C’est laconsigne. Si je me couche, je n’y serai pas, je ne veux pas mecoucher avec un bougeoir.

Le niais. Il s’était grisé, alors que luiétait réservée la bonne fortune de voir la figure du comte deHolsbein, lorsqu’il constaterait la fuite, inexplicable pour lui,du document enfermé dans la chambre Rouge.

Cette réflexion traversa mon cerveau comme untrait de feu, suivie presque aussitôt de celle-ci :

– Je paierais cher pour être à saplace.

Avez-vous remarqué comme l’imagination marchevite ? Comme la lumière et l’électricité, elle doit faire du96,000 lieues à la seconde. Automobilistes, pleurez, vousprogressez comme des tortues !

En une seconde donc, je m’étaisdéclaré :

– Il faut que je prenne sa place… Je laprendrai… Oui, mais comment y arriver ?… Ah ! par leciel ! Concepcion va m’aider.

La fille de chambre, en effet, venait dereparaître, et m’annonçait sa présence en mettant de nouveau enmouvement Dieu, Saints, Archanges, toute la population du Paradisenfin, pour traduire hyperboliquement la reconnaissance éperdue néeen elle du don des mille pesetas.

Je n’y avais nul droit, mais bah ! jel’exploitai sans vergogne et quelques minutes après, Concepcion,stylée par moi, avait fait absorber, à Antonino, deux coupes dechampagne aromatisé d’eau-de-vie de Xérès.

Du coup, le laquais avait perdu même lesouvenir de sa consigne et de son bougeoir. Il s’était laisséprendre par le bras et mener vers sa chambre.

Sans en avoir l’air, je m’étais glissé sur lestraces du couple, non sans recueillir au passage les remarquesadmiratives des autres serviteurs, vantant l’habileté deConcepcion.

– Oh ! les femmes, il n’y a pas àdire, c’est malin comme le Malin lui-même, compliment quichatouilla agréablement mon ouïe de reporter, car la malice deConcepcion, je la lui avais soufflée.

Je n’en ai pas orgueil, croyez-le bien, car« confirmer un ivrogne » ne me paraît pas aussi admirableque délivrer son pays ou même qu’empêcher un homme de boire au delàde sa soif. J’aidai Concepcion à hisser Antonino jusqu’à sachambre, puis je la renvoyai.

À minuit moins cinq, je sortais de laditepièce, revêtu de la livrée du drôle, qui ronflait à poings ferméssur son lit… J’avoue qu’il me répugnait, sa livrée aussi, mais lacuriosité avait été la plus forte.

Et enfin, j’avais réduit mes scrupules ausilence par cet argument péremptoire :

– Je suis correspondant duTimes. Je suis ici pour voir et savoir. Il me fautvoir.

Avec le sentiment du devoir, on endosse lalivrée d’un homme ivre aussi facilement que celle d’unambassadeur.

Je fermai la porte à clef, puis muni d’uncandélabre de cuivre, bougies allumées, je gagnai, par les couloirsque la marquise de Almaceda m’avait fait parcourir, l’entrée dupetit salon des Tapisseries.

À cet instant seulement, je me demandai si madémarche n’était pas stupide, ridicule.

Le comte pourrait me reconnaître. Ne luiavais-je pas été présenté par sir Lewis Markham ?

Mais on lui avait présenté tant de monde, cesoir-là ; et aussi, comment soupçonnerait-il un de ses invitéssous la livrée de ses gens ?

Enfin, on est toujours un peu de mauvaise foi,même vis-à-vis de sa propre personne… Je me déclarai que, ayantdérobé la place d’Antonino, je devais à ce garçon de la tenir à lasatisfaction de son maître.

Au surplus, la petite porte du salon s’ouvritet se referma vivement sur deux personnages, apparus comme desdiables sortant d’une boîte.

L’un était M. de Holsbein. Dansl’autre, je devinai M. de Kœleritz, cet envoyéextraordinaire de la Chancellerie allemande, discutant au grandjour la conclusion d’un accord commercial avec l’Espagne,collaborant dans l’ombre à des opérations louches d’espionnage.

À l’inverse de son compagnon,M. de Kœleritz, arrivé à la réception depuis que moi-mêmeen étais… officieusement absent, se montrait maigre, osseux,parcheminé. Très grand, on s’étonnait, lorsqu’il marchait, den’entendre point cliqueter les os de son squelette.

Il rappelait une composition célèbre d’AlbertDurer, la Mort Coquette, le squelette sinistre se parantcomme une jolie femme.

Observation fugitive ou presque, de suite lecomte s’écria :

– Mais ce n’est pas Antonino.

– Non, fis-je en« vulgarisant » ma voix, je suis un extra de lamaison Olaredo (c’était celle qui s’était chargée du buffet)… Onm’a dit : Prends un candélabre et attends ici les ordres deM. le comte.

– J’avais commandé Antonino… Pourquoin’est-ce point lui ?

– Je ne sais pas. Peut-être est-ilindisposé…

M. de Holsbein haussa les épaulesd’un air mécontent et sèchement :

– Enfin, suivez-nous.

Il passa devant avec M. de Kœleritz,et parcourut le couloir dallé où m’avait guidé naguère la marquised’Almaceda.

Mon cœur battait, comme à l’approche d’unepéripétie capitale.

Nous arrivons devant la Chambre Rouge. Jeporte le candélabre de façon à masquer mes traits au brave Marco,qui est toujours de faction.

S’il me reconnaissait, queldésastre !

Mais il n’y a pas de danger. Le pauvre diableest bien trop occupé, à ne pas laisser deviner au comte qu’ilcommis une irrégularité en allant aviser Concepcion de sonbonheur.

– Tu n’as pas bougé ?

– M. le comte peut en êtrecertain.

– Et personne ne s’est montré ?

– Personne.

– Bien, tu es libre… attends, tupréviendras ton camarade, de faction dans le jardin, qu’il peutaller se coucher… Bonsoir.

Marco s’éloigna à grandes enjambées. Je sens,moi, qu’il a peur d’être rappelé, d’avoir à subir de nouvellesquestions.

Il a tourné l’angle de la galerie, il doitpousser un ouf ! de satisfaction.

À ce moment, M. de Holsbein sort deson immobilité.

– M. de Kœleritz, dit-il avecune nuance de déférence, je dois vous prier de vouloir bien vouscharger du candélabre pour entrer dans la Chambre Rouge. Moi, jevais avoir les deux mains prises.

Il les montre. De la dextre, il tient unepetite clef ; de l’autre, il manie un revolver qu’il vient desortir de sa poche.

– Il faut s’attendre à tout. Puis, setournant vers moi :

– Remettez le flambeau à Monsieur, etattendez-nous là.

J’obéis.

Lui introduit sa clef dans la serrure. J’aiune envie folle d’éclater de rire à la vue de ses précautions pourentrer dans une chambre vide…

Il ouvre, repousse violemment le battant etbraque son revolver sur un invisible ennemi.

– Personne ! et l’enveloppe n’estplus sur la table ! Oh !

C’est une exclamation de stupeur et de colèrequi ponctue la phrase.

Il ajoute :

– Oh ! j’en suis sûr, maintenant…C’est lui ! c’est lui, cet homme énigme, insaisissable, quisemble un lutin se jouant des barrières et des verrous !

Comme la marquise avait raison tout à l’heure.La tendance à la merveillosité enlève au comte jusqu’à la facultéde raisonner. Mais il n’y a pas de lutins, M. le comte. Pourentrer dans une salle, on ouvre forcément la porte ou lafenêtre.

Il m’aperçoit, se contraint au calme, etmurmure :

– Monsieur de Kœleritz, entrons, je vousprie.

Tous deux disparaissent dans la Chambre Rouge,dont la porte se referme.

Oh ! cela commençait si bien. Est-ce queje vais être privé des réflexions que je pressens devoir êtreéchangées ?

Non, non… Un vrai journaliste, et lesreporters du Times sont de vrais journalistes, n’estjamais pris de court.

J’ai dans ma poche le petit appareil que laréclame a popularisé à Londres sous le sobriquet de « Plus deSourds ».

C’est une sorte de microphone à renforçateurenfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière depoche.

Les sourds en introduisent une extrémité dansl’oreille, et ils entendent. Nous, au Times, nous avonstrouvé à l’appareil une application à laquelle l’inventeur n’avaitcertes pas songé.

Nous en avons fait un écoutoir à traversles portes.

Ma foi oui. L’un de nos reporters, ayantremarqué par hasard que l’on pouvait percevoir des vibrationsinfinitésimales, eut l’idée de s’assurer que la vibration despanneaux d’une porte serait transmise par le « Plus deSourds »… et il découvrit ainsi qu’appliqué sur le bois, lesystème apportait au tympan les conversations émises de l’autrecôté.

Mon écoutoir sur le panneau, mon oreille àl’extrémité opposée, j’entendis un sanglot.

Qui donc pleurait ? Voilà encore unechose inattendue.

Puis la voix brisée par l’émotion,M. de Holsbein parla :

– Excusez un instant de faiblesse,M. de Kœleritz… j’ai sacrifié ma fille, pauvre petiteNiète, à la grandeur de l’Allemagne.

– Que voulez-vous dire ? répliqual’organe peu harmonieux du plénipotentiaire commercial.

– X. 323 la tient en son pouvoir. Il m’ainformé qu’elle mourrait si le document de Londres ne passait pasla soirée ici, sur cette table.

– Eh bien ?

– Eh bien… J’ai tenté de prendre cethomme, d’en finir avec lui. Des serviteurs dévoués aux portes,d’autres prêts à leur prêter main-forte au premier appel…

– Et il a trompé toutes vos précautions,il est venu ; il a repris le traité…

– Non, gronda le comte avec explosion…Sur cette table était une enveloppe contenant des papiers sansimportance… Voilà comment j’ai donné la vie de ma fille àl’Allemagne !

Je faillis pousser un cri.

X. 323 avait été joué. De nouveau, la guerrefarouche était suspendue sur les nations d’Europe.

Mais M. de Kœleritz continuait,m’interdisant de penser.

– Alors, vous allez me remettre la pièceen question.

– Pas ce soir, demain.

– Pourquoi ce retard ?

– Parce que X. 323 est à ma poursuite…garder ce document chez moi eût été folie… Tenez, je me suis aperçuque mon secrétaire, mes armoires avaient été fouillés à fond. Parqui ? Quand ? Impossible de le savoir… Ce terriblepersonnage est partout. Il entre, il sort, sans laisser detraces.

– Mais enfin, le document que notregouvernement m’a enjoint de recevoir… interrompitM. de Kœleritz avec une nuance d’impatience.

– Est dans une cachette sûre… Je l’y aienfermé dès mon arrivée d’Angleterre. Voilà pourquoi, Monsieur deKœleritz, je ne serai en mesure de vous le remettre que demain.

Je compris que tous deux, allaient reparaître.Je réintégrai mon écoutoir dans ma poche et je m’adossai au mur del’autre côté de la galerie, avec la mine indifférente et ennuyéed’un domestique qui trouve que son service le fait coucher bientard.

Il était temps… Le comte et son compagnonsortirent.

Il me remit le candélabre et me renvoya à cequ’il supposait être mon travail.

Moi, je ne perdis pas de temps. Je courus à lachambre d’Antonino. L’ivrogne ronflait toujours.

En un quart d’heure, j’eus repris mesvêtements de gentleman et, sans plus m’attarder dans les salons dela Casa Avreda, je m’esquivai.

Une heure du matin sonnait à une églisevoisine, quand je remis le pied sur le trottoir de la rue SanGeronimo.

Chapitre 9L’AGNELET EXPIATOIRE

 

Rien n’est pénible comme de passer, sanstransition, d’une ambiance romanesque à l’atmosphère prosaïque dutrain-train habituel.

La perspective de rentrer à l’hôtel de la Paixme fit frémir d’indignation.

J’avais employé toute une soirée à évoluer aumilieu des récifs d’une intrigue tragique ; un vent de guerreet de massacres avait soufflé autour de moi, me donnant le grandfrisson de peuples en marche vers la mort, de trônes vacillant surleur base, de théories de canons prêts à cracher l’ultimaratio des dissentiments humains, et j’irais m’étendre entremes draps, ainsi qu’un bon bourgeois, lentement, stupide, après unejournée de petit négoce ?

Autant prescrire au Prince Charmant de seprésenter à la Belle aux cheveux d’Or avec un bonnet de coton surle chef.

Ceci, c’est ma vanité qui l’exprima. Au tréfonds de moi-même, uneimpression obscure, informulée, me poussait plus encore à ne pas mediriger vers la Puerta del Sol.

Je ressentais, sans bien m’en rendre compte,un désir intense de me porter dans le voisinage de l’endroit oùMlle Niète d’Holsbein avait été enlevée.

Pourquoi ? Quel intérêt présenterait pourmoi la vue de murs derrière lesquels il s’était passé quelque choseplusieurs heures auparavant ?

Sait-on jamais pourquoi l’on croit vouloirfaire ce qui est écrit ?

Quoi qu’il en soit, je me dirigeai versl’étroite rue de Zorilla.

À ce moment de la nuit, la petite voie étaitsilencieuse, obscure, déserte, ainsi qu’il advient pour tous lespassages qui ne relient pas des artères fréquentées.

Le long mur du parc de la Casa Avreda,continué par celui de la Villa Hermosa voisine, empruntait àl’ombre un aspect sinistre, et par-dessus sa crête, les arbres auxfeuillages jaunis entre-choquaient lugubrement leurs branches.

Dominant la muraille, telle une tourelleminuscule, le pavillon, théâtre du drame, apparaissait, le rayond’une lanterne lointaine éveillant, à sa surface, en unpoudroiement imprécis, les ors et les carmins enluminant lesboiseries. Une tristesse pesait sur les choses mornes. Le cielténébreux, où des nuages pressés se hâtaient, chassés par le vent,ainsi qu’un troupeau fuyant l’ardeur agressive du chien de berger,semblait suinter de la douleur.

Il est cependant fort possible que cessensations provinssent tout simplement de la détente nerveusesuccédant à la surexcitation à laquelle j’avais été soumis depuisvingt-quatre heures.

Je m’étais arrêté en face de la petite portede service, percée à peu près au centre de la muraille du parc,quand un léger déclic me fit tressaillir.

Quelqu’un se trouvait de l’autre côté de cetteporte et l’ouvrait.

Une forme féminine se dessina dansl’encadrement, parut écouter, puis risqua quelques pas prudentsdans la rue.

Un mince rayon de lune filtrant à traversl’écran des nuées me permit de reconnaître Concepcion.

Ah ! ah ! Quelle chose appelait lacamériste dans la ruelle déserte, à une heure aussiavancée ?

En me posant cette question, je fisinstinctivement un pas en avant, sortant de l’ombre qui m’avaitdissimulé jusque-là.

Concepcion eut un cri d’épouvante ; maisaussitôt, elle distingua mes traits et s’approcha vivement.

– Ah ! señor, c’est la bonne Vierged’Atocha qui vous envoie. Je mourrais de peur à être seule, parcette obscurité, dans cette rue qui semble un coupe-gorge.

– Pourquoi y êtes-vous, en ce cas ?Rentrez.

– Je ne dois pas.

– Comment ?

– J’attends la señorita Niète.

– Vous ?…

Elle attendait la captive du X. 323 àprésent !

Par ma foi, c’était une heureuse inspirationqui m’avait amené là. J’allais sûrement apprendre du nouveau. Etd’un ton engageant :

– Je croyais…

La pétulante Espagnole ne me laissa paspoursuivre.

– … Moi aussi, je croyais,bredouilla-t-elle avec volubilité, mais il paraît que je metrompais, la Sainte Madone en soit bénie. J’ai été prévenue que laseñorita rentrerait par la rue de Zorilla entre une heure et uneheure et demie du matin, et d’avoir à tenir la porte de serviceouverte pour la recevoir.

– Prévenue ? répétai-je surpris.

– Oui, señor, par une lettre.

– De qui ?

– Oh ! cela, je n’en sais rien… Jel’ai trouvée dans ma pochette… C’est un peu après que je vous euslaissé dans la chambre de cet ivrogne d’Antonino… Qui l’avaitglissée là ?… Voilà ce que les Archanges pourraient peut-êtrebien dire, mais une pauvre fille de chambre n’en est pascapable.

Et, continuant avec un redoublement devivacité :

– L’important est que la lettre soitarrivée à son adresse, et que la porte soit ouverte pour la chèreet douce señorita. Si le señor, qui déjà a été si bon pour Marco etpour moi, voulait attendre jusqu’au retour de la chère petitefleur, je lui serais reconnaissante comme au Seigneur lui-même, carje n’aurais plus peur et je ne sentirais plus mon cœur se crispercomme un picador boulé par le taureau.

Il y a des minutes où un gentleman pense toutnaturel de veiller sur la tranquillité d’une maid (fille,domestique) avec laquelle, en temps ordinaire, il dédaignerait dese commettre.

Il avait suffi à Concepcion de prononcer cetteparole magique :

– La señorita va venir.

Pour me faire oublier l’incorrection,l’impropriété de ce tête-à-tête nocturne avec uneservante.

Je me figurai de bonne foi que j’agissaisuniquement comme correspondant du Times… Depuis, je mesuis demandé souvent si, à cet instant déjà, Max Trelam, gentlemanpitoyable au sort d’une jeune fille inconnue, frappée horriblementpar la fatalité, ne subissait pas une inexplicable attractiontélépathique.

Que soit vraie l’une ou l’autre de cessuppositions, le fait certain est que je m’improvisai le garde ducorps de Concepcion, laquelle, dans sa satisfaction, se laissaemporter jusqu’à me promettre l’accès gratuit de la futureconfiserie sur le Prado.

Voilà à quoi l’on s’expose quand on obéit à lacuriosité professionnelle, ou sentimentale.

Au surplus, sauf ce léger inconvénient, jedois rendre à la soubrette ce témoignage qu’elle ne m’obligea pas àprendre part à la conversation.

Elle en fit tous les frais, utilisant cetteprodigieuse faculté qu’ont certaines femmes et beaucoup d’hommespolitiques de parler comme dix sans penser comme un.

Cela dura, je n’en ai pas la notion exacte, lebavardage incessant de la fille me plongeant dans une sorted’engourdissement. Je ne m’étonnais même pas de la confiancequ’elle me témoignait.

La fatigue, sans doute, obscurcissait monjugement ; sans cela il m’eût paru au moins étrange qu’ellem’eût parlé de la disparition de Niète, alors que la foule accourueà la réception du comte de Holsbein avait dû se contenter del’excuse vague d’une indisposition subite, expliquant l’absence dela pauvre enfant.

X. 323 ne me l’a jamais avoué, mais je crois,aujourd’hui, que ce profond analyste des hommes placés sous sonregard m’avait percé à jour, qu’il avait prévu, avec unecertitude absolue, les actes auxquels me conduiraient mon caractèreet mon tempérament, et qu’à ce moment même, j’obéissais, sans m’endouter, à ce qu’il avait jugé plus utile.

J’étais une unité dans la comédie douloureusedont cet homme était seul à régler les péripéties. Et nul nem’ôtera de l’idée qu’il m’avait choisi pour créer un motif dedistraction, d’erreur à son adversaire,M. de Holsbein.

Et je suis son ami, plus que cela, jel’admire ! Je m’incline devant cette force, ainsi que le marinse courbant sous la tempête, tellement conquis par la puissancerévélée, que la critique ou le reproche n’ose plus se formuler. Unchuchotement.

– La voici !

C’est Concepcion qui me désigne, là-bas, uneombre s’avançant lentement.

J’ai comme un choc à la poitrine, et jeregarde, je regarde, sans un mot, sans un geste.

Je ne distingue qu’une silhouette à peineestompée : le visage, la taille, la tournure, me demeurentinvisibles, et pourtant jamais je n’ai ressenti aussi nettementl’impression de la douleur.

Autour de cette ombre, progressant dansl’ombre des choses, flotte, impalpable et cependant poignant,quelque chose de déchirant, de fatal. Il y a là une agonie d’âmeque l’âme devine.

Je crois que Concepcion elle-même est en proieà une sensation analogue, car la suivante s’est immobilisée.

Elle reste figée, le cou tendu ; oncroirait qu’elle hésite à présent à reconnaître sa jeune maîtresse,qu’elle doute du témoignage de ses yeux.

D’un geste machinal, elle m’enjoint de rentrerdans la zone des ténèbres qui ourle le mur.

Pourquoi ? À quel instinct obéit cettefille simple ? Et j’obéis avec le sentiment qu’elle a raison,que ma présence est déplacée. Je m’éloignerais si cela m’étaitpossible sans me faire remarquer.

Niète se rapproche. Tout près, elle a ungémissement.

– Concepcion !

– Señorita !

La voix de la jeune fille a secouél’indécision de l’Espagnole. Son exubérance reprend le dessus. Ellebondit auprès de sa maîtresse, l’enlace éperdument, avec des motssans suite, qui caressent celle que ses bras emprisonnent, quimenacent ceux par lesquels elle a souffert.

Et, sous la clarté de la lune, réapparue commepour jeter une auréole bleuâtre à cette scène touchante, Niète deHolsbein se montre à mes yeux. Le corps de ténèbres devientlumière, le spectre imprécis se fait femme.

Le pâtre génois qui assista à la métamorphosede l’écume des flots en la divine incarnation de Vénus, dutéprouver un saisissement analogue.

Tout à l’heure, elle n’était rien, qu’unetache plus noire dans le noir. Maintenant, ses cheveux blonds, sonmignon visage parlent, ses yeux de pervenche semblent rayonner dela lumière. Une petite étoile terrestre venait de s’allumer en facede moi.

Ô puissance du décor, puissance des effets duclair et de l’obscur opposés !

C’est sous cet aspect que je la reverraitoujours.

– Venez, venez vite, señorita. Laréception dure encore. Votre père sera ravi…

– Mon père !

Dire ce qu’il y eut d’épouvante dans ses deuxmots est impossible.

La jeune fille s’était rejetée en arrière,toute sa personne raidie en une résistance soudaine.

Et brusquement, elle éclata en sanglots,laissa tomber son front sur l’épaule de sa servante, avec desexclamations déchirantes.

– Mon père !… Oh ! monpère !

Cette plainte me pénétra… je ne trouve pas decomparaison sortable pour exprimer à quel point je souffrais de lasouffrance qu’elle révélait.

Je me précipitai vers les deux femmesenlacées. Sans trop savoir ce que je disais, tant était grand monémoi… je bredouillai.

– Max Trelam, du Times… Je nesuis pas pour vous effrayer… Conception a raison. Vous devezrentrer, chercher l’oubli de cette journée dans le sommeil.

Elle avait levé la tête. Ses yeux se fixaientsur moi avec une expression affolée.

– L’oubli ! redit-elledésespérément.

Puis brusquement, comme frappée parl’inexpliqué de ma présence :

– Quelle honte ! quiconque se croitautorisé à m’adresser la parole !

À quelle pensée intime correspondait cettephrase. Je compris qu’elle sentait que le reproche ne m’atteignaitqu’indirectement… Il était prononcé d’une voix douce, commeabsente… Cela était pénible et suave, et triste infiniment.

Mais Concepcion essayait de l’entraîner.

– Venez, señorita, venez…

Et se tournant de mon côté :

– Oh ! señor, si j’osais… je vousprierais de traverser le jardin… M. le comte est encore dansles salons…

Elle n’acheva pas. Avec une énergie sauvage,Niète disait :

– Je ne le veux pas ! Je ne veux pasque mon père me sache là !

Puis une crise de larmes… Elle s’affaisse dansles bras de la fille de chambre qui m’appelle à son secours.

À nous deux nous transportons la jeunepersonne à demi évanouie… Un banc de pierre se trouve à quelquespas de la porte, auprès du perron accédant au pavillon.

Niète y est déposée.

Je devrais partir, laisser à cette douleurimmense l’apaisement de la solitude, et je ne m’en sens pointl’énergie.

Nous restons ainsi… elle assise, Concepcionpenchée sur elle, moi debout en face de ce groupe désolé.

De temps à autre, la servante veut décider sajeune maîtresse à regagner ses appartements. Celle-ci refuseobstinément.

– Non, non, plus tard… Quand tout seraéteint.

Quel drame est au fond de cetteobstination ?

Et cependant l’obscurité envahit peu à peu lafaçade de la Casa Avreda que l’on aperçoit à travers les arbres.Une à une, les fenêtres s’obscurcissent. On dirait des yeux qui seferment.

La façade à présent est toute noire.Concepcion la montre à la jeune fille. Celle-ci se dresse sur sespieds, s’appuyant au bras de sa suivante.

Et je murmure la phrase banale, alors qu’enmon être bouillonne une émotion surhumaine.

– Mademoiselle, permettez que, demain, jevienne prendre de vos nouvelles et obtenir une présentation pluscorrecte.

Elle fait non de la tête… Non, non,obstinément.

– Je vous remercie de votre intérêt,Monsieur, mais nul ne doit s’inquiéter de moi… Elle s’arrête, commeprise de peur devant des paroles informulées.

– Pourtant…

Elle s’éloigne, secouant toujours la tête,dans une négation machinale, sans fin… Elle disparaît à travers lesfeuillages. Je suis seul.

Le mieux est de rentrer à l’hôtel de la Paix…Et je sors, je tire la porte de service sur moi.

Je regagne la rue San Geronimo, la Puerta delSol, sans me douter que je viens de donner tout mon cœur à cettepetite fille blonde qui pleurait.

La fille d’un espion ! Moi, MaxTrelam !

Non, pour moi, elle ne le sera plus désormais…Elle sera seulement la victime expiatoire du crime auquel elledemeura étrangère ; elle sera l’agnelet blanc, dont le sangcoule sur les autels farouches, pour apaiser la colère de divinitéssans justice et sans pitié.

Chapitre 10LA DOUCE ATTRACTION

 

Le lendemain matin, je me levai avec l’aurore.Je n’avais pas dormi de la nuit, si l’on considère que le sommeildoit être un repos absolu du corps, de l’esprit, et non undemi-rêve, agité, poussant l’individu à des sauts de carpe, à desimpressions angoissantes de chute dans les abîmes, d’étouffements,de fuite activée par des ennemis toujours sur le point de vousatteindre.

À la vérité, j’avais revécu, dans l’obscuritéde ma chambre à l’hôtel de la Paix, les aventures extraordinairesde la journée précédente, et à mon profond étonnement, je constataichez moi, au réveil, un état d’esprit tout à fait anormal.

La profession du reporter, comprise dans lalarge acception du mot, exige une résistance indéfinie des muscleset des nerfs. Les nécessités habituelles de la vie sont, et doiventêtre, reléguées au second plan, pour qu’à toute heure, en touteoccasion, on soit prêt à l’action.

L’imprévu devient le normal, la disciplinetient lieu de liberté, car l’accoutumance aux événementsincohérents, inexplicables, crée à l’homme engrené dans le grandreportage une mentalité spéciale. C’est une sorte d’indifférence àla conclusion des événements, avec l’intérêt passionné d’un match,dont l’enjeu est d’arriver bon premier à l’explication du problèmeoffert à la sagacité ; explication qui, du reste, n’acquierttout son prix que lorsqu’elle est présentée, en caractèrestypographiques, dans le journal auquel le publiciste appartient. Lereportage, en un mot, est si je puis m’exprimer ainsi, unpatriotisme supplémentaire, qui nous fait citoyens dévoués d’unefeuille de papier quotidienne, soixante-trois centimètres surquarante-cinq ou autres dimensions… Ce patriotisme là, d’ailleurs,ne se mesure pas plus à la superficie du journal, que l’autre, legrand, à l’étendue du territoire.

Sa pensée dominante est d’assurer la« primeur » des informations à son journal. Il porte unintérêt de déchiffrage aux énigmes mondiales, mais elleslui demeurent, par définition étrangères. Il agit pour son compte,sans être jamais un acteur du drame. Il est spectateur et critique,dominé par la volonté de comprendre, le désir de la vision claire,vivant normalement sa vie, en face des existences bizarres,grotesques, douloureuses, en dehors de toutes les règles sociales,qui étonnent, provoquent le rire ou les larmes sur la scènetragi-comique où se heurtent les puissances du monde.

Eh bien, j’avais l’impression, non pas nette,mais confusément perceptible, comme d’une chose élaborée par monmoi inconscient, au fond même de mon être, que mon âme de cespectateur « reporter » avait subi une soudainemodification.

J’avais assisté aux massacres deConstantinople ; j’avais contemplé la banque ottomane aumilieu des jets de bombes et de la fusillade. Je m’étais trouvébloqué parmi des Arméniens, vivant avec eux ce que je pensais êtremes dernières heures ; tout cela dans un ruissellement desang, dans une atmosphère emplie de cris d’agonie, de détonations,du souffle horrible des haines fanatiques. Plus tard, j’avais connules terribles faucheursde la Macédoine, ces assassinssinistres, qui semblaient avoir reçu des dieux cruels la mission detransformer la malheureuse province en désert.

Puis ç’avait été la campagne de Mandchourie,avec le choc formidable de la Russie et du Japon.

Tous les spectacles de carnage, de misère,d’épouvante, avaient défilé devant mes yeux… Toujours, que lesvictimes fussent turques, arméniennes, albanaises, ruthènes, ousujets du Mikado, l’homme que je retrouvais en moi était d’abord lecorrespondant du Times, un bipède particulier, chez lequella pitié s’éveillait seulement alors que l’envoi de la« Copie » au journal avait été assuré.

Jusqu’à cet instant précis, pourquoi ne pasavouer la vérité, les belligérants, bourreaux ou victimes, ne metouchaient guère plus que de simples marionnettes, dont j’aurais euà conter les faits et gestes.

Or, le matin, à l’hôtel de la Paix, en melevant, je n’avais pas envoyé le moindre télégramme auTimes, j’ignorais à quel moment il me serait permis de lefaire, et cependant je ressentais un émoi tout à fait en dehors demon état habituel parfaitement pondéré.

Pourquoi cet incompréhensibletrouble ?

Certes, la possibilité d’un conflit européenétait une grave hypothèse ; mais en somme la guerre esttoujours la guerre. Les uniformes varient, le spectacle resteidentique. Pendant la guerre russo-japonaise, j’avais supporté avecune parfaite philosophie les revers des uns, les succès desautres ; je crois même avoir eu des joies profondes àtransmettre au Timesdes nouvelles de désastresinédits.

En Europe, il en serait de même.

Et puis au fait, la guerre n’était pas aussifatale que cela.

Il faudrait, avant qu’elle éclatât, quej’eusse adressé au Timesl’un de ces deux télégrammessensationnels :

« Le document volé auForeign-office est en route pour Berlin. »

Ou bien :

« X. 323 a repris au cambrioleur ducoffre-fort de lord Downingby, le document dangereux. »

Mais alors d’où naissait monapitoiement ; d’où venait cette lourdeur, cette gêne quej’éprouvais dans la région du cœur ?

Eh ! sapristi cela tenait au « dramemoral » qui s’était déroulé à la Casa Avreda.

À mes oreilles sonnait le cri de fanatiqueorgueil de l’espion comte de Holsbein. J’entendais l’Allemand,égaré par un amour patriotique odieux, jeter àM. de Kœleritz ce cri de fauve :

– J’ai donné la vie de ma fille, de Nièteà l’Empire.

On eût cru qu’à ces paroles répondait enmoi-même le ricanement de X. 323, autre mystère humain, joué hierpar son adversaire.

Et brusquement, il y eut une clarté dansl’obscurité de mon examen de conscience.

Ma pitié, le « flottement moral »qui, pour la première fois de ma carrière, me faisait penser enhomme, en dépit du reporter, avaient une cause blonde, et pâle, etdésolée.

Niète, dans mon esprit, avait pris le pas surle mystère, sur la conflagration pouvant sortir de la luttesouterraine, ignorée, des deux athlètes :

Holsbein ; X. 323.

Comment X. 323 ne l’avait-il pas mise à mort,en s’apercevant qu’il n’avait emporté de la Chambre Rouge que despapiers sans valeur ?

Il lui avait rendu la liberté, et cependant,elle pleurait.

Quelle torture lui avait-il doncinfligée ?

Hier, je faisais des vœux ardents pour letriomphe de ce champion de la politique de l’Angleterre.Aujourd’hui, je le maudissais d’avoir fait jaillir des larmes desyeux bleus d’une jeune fille inconnue… Mais oui inconnue, de parles griffes de Nick (le diable) ; inconnue, car je ne pouvaisraisonnablement me considérer comme étant de ses amis, par le seulfait que je me fusse trouvé, à une heure du matin, rue Zorilla,alors qu’elle rentrait, lamentable et désespérée, dans l’hôtel oùresplendissait la fortune, la puissance de son père.

Déjà, j’étais bien plus atteint que je ne lesupposais, car je ne m’étonnai même pas de l’intérêt… fraternel (jeprononçai le mot fraternel sans rire) que je portais à la jeunelady.

Pourtant, quand un homme bien équilibré,accoutumé à juger les choses avec une sage impartialité, en arriveà reconnaître loyalement que deux yeux azurés, mouillés de larmes,ont amené en son personnage intellectuel et moral unetransformation radicale, il ne serait pas bien difficile à lui deconclure.

Hélas ! quand on doit souffrir, on neconclut jamais. La conclusion nous ferait nous écarter du cheminqui mène à la souffrance et la destinée ne veut pas, sans doute,qu’il en soit ainsi.

Au lieu de réfléchir, j’agis… comme unétourneau.

Je m’habillai et, sans répondre au domestiquequi répétait sur un ton lamentable :

– Le señor ne prend-il rien avant desortir… Thé, chocolat, café, rôties, sandwiches…

Je gagnai la Puerta del Sol, abandonnant ceserviteur zélé aux charmes de son énumération gastronomique.

Sept heures à peine.

La place est encore à peu près déserte.Quelques arrierossont près de la fontaine centrale,devisant avec deux gallegos, se livrant à unegesticulation expressive.

Ceux-là se lèvent de grand matin. Leurprofession ouvre de bonne heure, comme ils le disent.

Mais Madrid sommeille encore. Cela me réjouit,je m’en souviens, alors que je dirigeais mes pas vers la CarreraSan Geronimo.

Rares étaient les habitants que jerencontrais.

C’étaient des artisans, des ouvrières, devagues gitanos… les uns se rendant au travail quotidien ; lesautres regagnant les bouges où ils dorment le jour.

Je passai devant le portail de la Casa Avredaet, comme la veille, je contournai le massif de constructions, medirigeant d’instinct vers la rue Zorilla. D’instinct, oui certes,je crois en toute franchise que mon raisonnement fut étranger àcette direction de ma promenade.

Bref, je me trouvai en face de la petite portedu jardin avoisinant le pavillon à terrasse, où s’était opérél’enlèvement de la malheureuse Niète.

– Qu’est-ce que je viens faire ici ?me dis-je un peu sévèrement.

En même temps, je dévorais des yeux la peuimportante ouverture, découpant dans la muraille un modesterectangle… je saluais les arbres, dont les feuillages dorés parl’automne annonçaient l’hiver tout proche.

Et je me répondis d’un ton détaché :

– Mon bel ami, je viens ici, parce quecela me plaît. Il faut que tu n’aies aucune poésie dans l’esprit,pour ne pas goûter le charme impressionnant de cette ruelle quiserpente entre deux murs grisâtres.

On a des arguments de cette force, quand lesbons arguments font défaut.

Qu’espérais-je de ce pèlerinagematinal ?

Avais-je supposé que ces arbres, ces pierres,témoins de la venue de Niète, me révéleraient le secret de ce quila faisait pleurer ?

Est-ce que je sais, moi… et puis, vous êtestrop curieux.

J’avais obéi à une inspirationirrésistible.

Je la jugeais stupide, et je ne me serais pasexpliqué que j’y eusse résisté.

Bien plus, je me félicitais de m’être décidé àune visite ridicule à une porte fermée.

Si vous ne comprenez pas encore, c’est qu’iln’y eut jamais, dans votre existence, des yeux bleus. Vous mefaites l’effet de ces navigateurs d’eau douce plaisantant latendresse du marin pour le phare ami, qui jette des lueurs deréconfort dans la nuit.

Chapitre 11LA FATALITÉ SE PRÉCISE

 

Brrr ! un frisson…

La petite porte vient de tourner sur ses gondsavec un léger grincement, c’est pour cette cause que j’aifrissonné.

Comme je suis impressionnable, ce matin.

Et quelle est cette jeune Madrilène qui semontre sur le seuil ?

Par mon block-note ! c’estConception.

Mais oui, la brune camériste en personne.

Si elle me voit, elle va se demander ce que jefais là.

À ma propre personne, je pouvais répondre parune phrase dédaigneuse. Mais à Concepcion, je ne saurais mêmedonner un mot d’explication. Ma respectabilité s’y oppose.

Alors, elle pensera ?…

Et ce qu’elle pensera m’ennuie beaucoup. Rienn’est aussi désagréable que de prêter à rire à la domesticité.

Tout cela se presse dans ma tête avec larapidité de l’éclair zigzaguant dans la nue.

Impossible de me dissimuler, dans cette ruelleresserrée entre deux murs gris, ne présentant aucune brèchepraticable. Mon moi raisonnable me décocha ce trait :

– Tu la trouvais si poétique, tout àl’heure.

Je l’aurais certainement secoué d’importancece « moi » impertinent ; je n’en eus pas letemps.

Concepcion m’avait vu, car elle marchait toutdroit vers moi, avec des démonstrations joyeuses, dontl’exagération méridionale me médusa.

En trois sauts, elle fut devant moi, etbredouillant, dans son empressement à s’expliquer :

– Du pavillon, j’ai reconnu le señor, etje me suis empressée d’ouvrir…

– D’ouvrir, pourquoi, murmurai-je, ahuripar la tranquille audace de cette soubrette espagnole ?

– Santa Virgen ! est-ce vous, señor,qui le demandez ! Après nos pleurs de cette nuit, vous neconcevez pas que nous avons besoin d’un ami sûr et fidèle…

Cette jolie fille me bouleversait.

Il était clair qu’elle réclamait monassistance pour sa jeune maîtresse… J’eus une seconde deprésomption. Je pensai que Niète elle-même l’avait dépêchée versmoi. Et tout ravi de cette idée, je prononçai :

– Alors, elle m’attend ?

Un éclat de rire de la fille de chambre me fitaussitôt repentir de mon mouvement avantageux.

– Elle, vous attendre. Oh ! lepauvre agnelet sans tache, bien certainement non. Sait-elleseulement votre existence. Elle était si désorientée cette nuitque, peut-être, elle ne se souvient pas de l’aide que vous nousavez donnée.

Non, ce n’est point là ce que je voulaisexprimer ; mais bien que vous avez été très bon pour moi, pourNiète, hier au soir, et que vous ne refuserez pas de m’aider encoreaujourd’hui.

Je me mordis les lèvres, la caméristeavait-elle l’intention de me prendre à son service ?

Elle continuait cependant :

– En vous quittant, nous avons regagnél’appartement de la señorita. Tout le monde dormait déjà, seul lecomte veillait. Il était dans son cabinet de travail. Je songeaiqu’il ignorait le retour de la señorita et je chuchotai :

– La señorita pourrait rassurer sonpère.

Ah ! señor, elle me saisit le bras, ellesi frêle, avec tant de force que j’en fus toute meurtrie, et avecune voix que je ne lui ai jamais connue :

– Non, je te le défends… Si tu veuxrester auprès de moi.

Moi, je l’aime… Alors, je n’ai pas insisté.Quand une enfant ne veut pas voir son père, elle doit avoir debonnes raisons, n’est-ce pas, et il ne convient pas à une femme dechambre de se montrer plus carliste que Carlos ([1]).

J’inclinai la tête. Je pardonnais maintenant àla petite Espagnole sa familiarité. Son récit m’intéressaitprodigieusement.

La veille au soir, j’avais bien eul’impression que Mlle Niète craignait de se trouveren présence du comte de Holsbein. Mais une jeune personne qui vientde subir les émotions d’un enlèvement, en conserve nécessairementquelque trouble dans l’esprit.

Or, en rentrant à l’hôtel, devant le cabinetde travail où le comte, sans doute, songeait à l’enfant disparue,celle-ci s’était absolument refusée à lui donner la consolation dela savoir en sûreté.

Ceci, je l’avoue, me paraissait trop cruel.J’oubliais que M. de Holsbein était un espion, ennemi demon pays, pour ne voir en lui que le père.

Or, en même temps, plus lancinante sereprésentait à mon cerveau la question :

– Quelle torture X. 323 a-t-il doncimposée à l’infortunée ?

Sans en avoir conscience, jequestionnai :

– Et ensuite ?

– Ah ! señor… ensuite ?… J’aiconduit la señorita à sa chambre et je l’ai laissée seule, sur sonordre. Je couche dans une pièce voisine, une cloison sépare lesdeux salles, afin que je perçoive le moindre appel…

– Oui, oui, je conçois cela… après ?après ? fis-je avec impatience.

– Eh bien, je l’ai entendue pleurerdoucement. Cela a duré longtemps, longtemps… La fatigue a eu ledessus probablement, et elle a dû s’endormir dans un fauteuil. Cematin son lit était intact. Elle ne s’était pas couchée.

– Mais comment vous êtes-vous trouvéesici à cette heure matinale ?

– Comment ?… Ah ! señor, queles archanges et tous les saints vous le disent, s’ils connaissentles pensées de la señorita. Nous sommes dans le pavillon depuis… jene sais pas, moi, il faisait encore nuit.

Après les événements d’hier, à la place de laseñorita, j’aurais fui ce maudit pavillon comme la peste… Eh bien,elle, pas du tout. Il faisait encore nuit, vous contais-je ;elle m’a appelée… je l’ai trouvée debout, prête à partir.

– Viens, m’a-t-elle dit.

– Où cela, señorita ?

– Que t’importe.

– Mais votre père ?

– Mon père !

Elle dit ces deux mots d’une petite voixbrisée ; on aurait cru qu’elle étouffait. Puis elle se raidit,et presque avec rudesse, elle répéta :

– Viens.

Alors, je l’ai accompagnée. Dans le pavillon,il y a deux salles. Elle se tient dans la première, pâle comme lamartyre de Heiladolid, celle qui expira le onzième jour detortures… Elle regarde tout droit devant elle.

Tout à l’heure, elle s’est levée, elle a écritune lettre puis elle m’a dit :

– Porte cela à son adresse, et revienssans tarder me faire connaître la réponse.

Elle me présentait une lettre portant cettesuscription :

« À la Dame supérieure du Couvent deSalezas Reales. »

Et comme je regardais, sans deviner quelrapport pouvait exister entre la fille du comte et la Supérieure ducouvent réputé de Salezas Reales, Concepcion reprit :

– La señorita y a fait retraite, durantune absence de son père, mais je n’aurais jamais pensé qu’elle yretournerait ainsi.

– Comment savez-vous ?…

– Son désir… oh ! je l’aime, moi, etpour la servir… tandis qu’elle écrivait, j’ai lu par-dessus sonépaule.

Malgré mon émotion, je ne pus me tenir desourire.

– Et je dirai tout au señor, poursuivitla camériste, sans s’offusquer de ma fugitive gaieté. Lapobre a écrit ceci :

« Une douleur infinie s’est abattue surmoi… Mère Supérieure, accordez-moi l’asile, où personne ne pourratroubler mon désespoir. »

Je demeurai comme étourdi. Au couvent !Niète au couvent. L’idée seule me révoltait, bien que les causes dema révolte ne m’apparussent pas clairement.

Concepcion, elle, me regardait dans lesyeux.

– Répondez, señor, est-ce qu’une servantedévouée est tenue de porter une pareille lettre. SantaVirgen ! Une señorita riche et jolie comme un cœur, se retirerdu monde… Non, non, le ciel n’est point si cruel… Pour remplir lescouvents, il y a bien assez de pauvresses et de laiderons.

Sans doute, la réflexion n’était pas d’uneparfaite orthodoxie ; mais je passai condamnation, car laquestion de l’exubérante fille me plongeait dans un abîmed’incertitude.

Certes non, la señorita ne devait pass’enfermer en un cloître. À vingt ans, est-ce que l’on renonce à lavie ? Est-ce que l’on renonce à ce que l’on ne connaît pasencore ?

Oui, mais de quel droit m’yopposerais-je ? De quel droit conseillerais-je à Concepcion deconfisquer la correspondance confiée à ses soins ?

Comprit-elle ce qui se passait en monesprit ? Elle m’annonça :

– Oh ! une enveloppe qui peut porterpréjudice, c’est sûrement œuvre-pie que de la détruire.

Mais comme je secouais la tête, fidèle malgrétout à la pensée qu’une lettre est chose sacrée, la caméristereprit :

– Alors, pourquoi ne parleriez-vous pas àla señorita ?

– Moi ?

– Vous, señor, évidemment. Vous sauriezlui dire des choses… que je pense bien, moi, mais que je ne saispas expliquer. Dame, l’école, ça ne dure jamais longtemps pournous…

Cette fille était endiablée,véritablement.

Voilà qu’elle me jetait dans de nouvellesperplexités.

Parler à la jeune fille… Certes… Mais que luidirais-je, moi inconnu, dont la démarche ne serait justifiée parrien. Liens de famille, de fréquentation même, faisaientdéfaut.

Ah ! Concepcion s’embarrassait peu de cesdistinctions subtiles provenant de l’éducation.

– Il faut vous décider, señor. Si vous nevous décidez pas, je porte le message ! La señorita ira aucouvent et ce sera votre faute.

En vérité, la future confiseuse du Pradoaurait su mieux que moi-même les sentiments confus qui sebousculaient en mon personnage, qu’elle n’aurait pas parlé d’autresorte.

Et brusquement, j’eus une inspiration.

Je pourrais, par Lewis Markham, par lamarquise de Almaceda peut-être, arriver jusqu’à X. 323… Cela, je nedevais pas l’apprendre à la jeune fille ; le secretprofessionnel et patriotique s’y opposait ; mais rien nem’empêchait de faire luire à ses yeux l’espoir vague que ceux quis’étaient introduits brutalement dans son existence cesseraient dela tourmenter.

C’était peu, mais ce serait quelque chose, carsa tristesse, sa résolution désespérée dataient de la terribleaventure de la veille.

Et puis, et puis, plus persuasive que tous lesraisonnements, cette phrase m’obsédait :

– Je ne veux pas que ces deux yeux bleusse ternissent, se décolorent derrière les murs d’un cloître.

– Eh bien ? réitéra Concepcion, quime regardait d’un air singulier.

– Eh bien, puisque le hasard m’a placésur le chemin de Mlle de Holsbein, j’essaieraide lui rendre la volonté de vivre dans le monde.

Elle esquissa un pas de fandango etrassérénée :

– Et moi, je fais ce que je puis. D’ungeste brusque, elle déchira la lettre en petits morceaux, qu’ellecoula prestement dans sa poche.

– Que faites-vous ?

– Je supprime un ennemi, señor, et jeprécède un ami. Quelle fille de chambre ferait mieux à maplace ?

Elle était véritablement stupéfiante, cetteConcepcion.

Déjà, elle avait regagné la petite porte dujardin ; elle l’ouvrait, m’appelant du regard.

Tant pis ! je la suis.

Dans ses traces, je parcours les quelquesmètres qui s’étendent de l’entrée de service au perron du pavillon,je gravis les cinq marches de ce perron ; je pénètre dans lasalle, meublée de sièges de bois courbé.

J’aperçois confusément, en face de moi, unecloison bleutée, ornée de palmettes d’argent, une baie sans porte,où flotte une draperie bleue et argent également.

J’entends à peine, tant mon cerveau s’emplitde battements, la camériste prononcer allègrement :

– Señorita, le señor qui m’aida hier soirà vous porter dans le jardin.

Et puis, j’ai une vision de jeune filleéperdue, pâlie, effarouchée, dressée brusquement du siège surlequel elle était étendue.

C’est une Diane surprise au bain. Tout, dansson être gracieux, décèle la terreur, le désir de la fuiteimpossible. Des mains qui implorent, de grands yeux bleus quireprochent, sous l’or pâle des cheveux blonds !

Chapitre 12L’ENFANT DOULOUREUSE

 

Je cherchai des yeux Concepcion. La caméristeavait disparu. Il me fallait donc expliquer ma présence.

– Mademoiselle, commençai-je, cette nuit…m’a fait le confident involontaire…

Elle m’interrompit du geste autant que de lavoix.

– Il fallait oublier.

Il ne me vint aux lèvres qu’une répliqueinepte :

– Je ne l’ai pas pu.

Peut-être, à de certains moments, l’ineptiedevient une habileté.

Mon interlocutrice me regarda surprise,semblant se demander ce qu’était ce monsieur qui déclarait n’avoirpu oublier.

C’était un succès. Je pouvais parler. Je nem’en fis pas faute.

– Comme tous ceux qui ont vécu,Mademoiselle, repris-je du ton le plus respectueux, le plus propreà l’inciter à m’écouter, j’ai connu les heures sombres et, malgrémoi, peut-être indiscrètement, ma pitié va à ceux en qui je devinela tristesse.

– Elle est venue à moi, voulez-vous dire,fit-elle avec un désespoir d’autant plus poignant qu’il jaillissaitdu calme même des paroles prononcées.

– Elle est venue à vous, oui,Mademoiselle, mais non pas comme la consolatrice stérile quiinterroge, croit panser la blessure par des mots vides de sens…Non, c’est une pitié agissante, combative, que la mienne. Prenez-lacomme on prend : une épée. À l’épée, on ne confie pas sapensée, on lui dit : frappe… Et elle obéit.

L’isolement est le grand multiplicateur de lasouffrance. Je fus assez satisfait de la façon dont j’avais faitcomprendre à la jeune mignonne qu’elle n’était plus seule, qu’unami fidèle, fidèle comme une épée (comme la faconde castillane nousgagne en pays espagnol) se trouvait en face d’elle.

Elle m’avait écouté. Dans ses yeux bleus il yeut une lueur.

– C’est étrange. Vous m’êtes inconnu, etje vous crois.

– Vous acceptez mon dévouement,m’écriai-je ravi ?

Elle secoua lentement sa têteblonde :

– Non, mais je vous en suisreconnaissante infiniment.

Et comme j’allais insister, elle m’imposasilence du geste, et elle continua, sans élever le ton, d’une voixdouce et troublante, semblable au murmure d’un cristalbrisé :

– Cette nuit déjà, oui, je me souviens,vous fûtes bon… Discrètement, le hasard, comme vous le disiezjustement, nous ayant mis en présence, vous avez fait le possible…Je n’oublierai jamais… Vous le voyez, je n’essaie pas même deprétendre que vous vous êtes mépris, que la tristesse dont vous megratifiez n’existe que dans votre imagination… Non, je répondssincèrement, comme à un ami éprouvé : Oui, la douleur est enmoi. Mais il n’est au pouvoir de personne au monde de m’endélivrer. Il faut… Son accent prit une fermeté impressionnante. –Il faut que je vive seule, ignorée, oubliée.

Je comprenais. Le cloître, suprême refuge desvaincus de la vie, le cloître lui donnerait la solitude, laretrancherait du nombre des vivants.

Je sentais en face de moi la résolutioninébranlable, et je considérais, avec un attendrissementrespectueux, ce jeune visage, sur lequel, en toute justice, eût dûfleurir le sourire, et qui reflétait seulement le découragement dela résolution suprême, inéluctable.

Ses yeux bleus regardaient les miens sansembarras.

Elle avait dit vrai. Elle m’avait accordéconfiance et elle me disait ce qu’elle eût dit à un ami ancien.

Pour un peu, j’aurais pleuré.

J’étais furieux contre moi-même de ne rientrouver à répliquer. Quoi, j’allais quitter cette pauvre petitesans avoir essayé davantage de fléchir sa détermination.

J’étais à bout d’éloquence, moi, à qui l’onaccorde généralement une certaine facilité d’élocution, etpourtant, jamais auparavant, je n’avais aussi ardemment désirépersuader quelqu’un.

Elle me tendit la main gentiment.

– Adieu, Monsieur, et croyez à magratitude.

Tout était fini… Je n’avais plus qu’à meretirer.

Soudain, dans une envolée de jupes, Concepcionfit irruption dans le pavillon.

– El señor comte ! El señorcomte ! répéta-t-elle par deux fois d’une voix sifflante.

– Mon père.

Niète avait prononcé ces deux mots avec unaccent impossible à rendre.

Je la regardai, blême, frissonnante, semblantprête à défaillir et machinalement je fis un pas vers elle.

Ce mouvement parut la rappeler à elle-même. Samain se tendit vers la porte.

– Partez, Monsieur, partez, je vous enprie.

Évidemment, je n’avais pas autre chose àfaire. Le comte d’Holsbein n’eût pas compris que je me trouvasselà, en tête à tête avec sa fille.

Seulement, vouloir et pouvoir font deux… De laporte, j’aperçus le comte à dix pas au plus.

Impossible de sortir sans qu’il me vît.

Heureusement, Concepcion regardait aussi.

– Pas par là, susurra-t-elle, de l’autrecôté.

Ces soubrettes andalouses ont le génie del’intrigue. Les imbroglios les plus compliqués ne leur font rienperdre de leur sang-froid.

Elle m’avait pris la main et m’attirait versla tenture bleue d’argent, remarquée à mon arrivée.

Elle la souleva, démasquant l’entrée de laseconde pièce du pavillon, et me désignant une porte située justeen face :

– Par là, le second perron… Vous serezdans le jardin. À l’abri des massifs, gagnez la sortie de la rueZorilla.

La portière était retombée, me séparant desdeux femmes.

Allons, il s’agissait de déguerpir. Sur lapointe des pieds, j’allai à la porte désignée par la soubrette ettirai la gâchette. – La porte résista.

Sapristi ! Elle est fermée à clef.

Impossible de sortir. Je veux avertirMlle de Holsbein. À l’instant où je vaisatteindre le rideau qui cache la porte de communication avec lasalle voisine, une voix d’homme se fait entendre.

– Niète, dit-elle, c’est par undomestique que j’ai appris votre retour dans ma maison.Pourriez-vous me dire pourquoi vous n’avez pas jugé à propos devenir vous-même calmer l’inquiétude qui me torturait, vous n’endoutez pas ?

Je reconnais cet organe, perçu la veille dansle trajet des salons à la Chambre Rouge.

Le comte de Holsbein est entré dans lepavillon.

Je suis bloqué. Je dois rester immobile,entendre ce que Mlle de Holsbein veut laisserignorer à tous vraisemblablement, puisqu’elle songe à ensevelir sajeunesse dans un couvent cloîtré.

La tenture n’est pas retombée complètement.Entre l’encadrement de la baie et le rideau, il existe un espacelibre.

Mon regard se glisse par cette étroiteouverture et je vois… comme je vais entendre. Cette fois, je nepuis m’accuser. Ce n’est point par ma faute que j’assiste, moitroisième, à l’entretien de ce père, de cette enfant, qui setrouvent en face l’un de l’autre.

Chapitre 13X. 323 S’EST VENGÉ

 

Cependant, je me sens le cœur serré.

Il y a véritablement des instants où l’onsait qu’il va se produire un fait, qui modifiera notre étatd’âme ou l’orientation de notre existence.

Je ne me suis jamais mêlé aux discussions desadeptes du spiritisme contre les fervents du magnétisme, lesquelscherchent, chacun en ce qui le concerne, à canaliser au profit dela science qu’il pratique, ces manifestations des rapports morauxde l’individu avec le monde extérieur invisible.

Je me borne comme toujours à enregistrer lefait.

Ces réflexions, j’eus le loisir de lesexprimer pour moi-même, car un grand silence suivit l’interrogationdu comte de Holsbein.

Je voyais distinctement le père et la fille àtravers le léger écartement de la tenture.

Lui, vaguement inquiet, questionnant de toutson être.

Elle, comme repliée sur elle-même, unégarement dans les yeux, tremblant à ce point que le frissonnementde son corps m’était perceptible.

Elle souffre, la malheureuse petite, ellesouffre au delà de tout ce que j’ai supposé jusque-là.

Je sens en elle une angoisse surhumaine, unehorreur de sa pensée, une terreur d’être en face de son père.

Sans doute, il devine vaguement ces choses,car il a une longue hésitation avant de reprendre :

– Vous ne me répondez pas, Niète.Pensez-vous donc que ma fille ait le droit d’agir ainsi ?

C’est d’une voix sourde qu’ellemurmure :

– Mon père, ne m’interrogez pas…

Il fronce les sourcils. L’homme de combat quiest en lui, s’irrite de cette résistance inexplicable.

– Teufel ! grommelle-t-il.Est-ce que vous vous figurez que je vais me contenter de pareillesphrases creuses ?… Vous l’avez vu hier, je suis entouréd’ennemis, je ne sais pas pourquoi…

– Oh !

Ce oh ! c’est un cri de protestationéperdue que Niète n’a pu retenir. Il vibre terrible dans la salle,amenant sur les traits du comte une contraction soudaine.

– Ah ! gronde-t-il, tandis qu’en sesyeux s’allume un éclair, voilà bien ce que je pressentais… Pour quema petite Niète ne soupçonne pas mes angoisses depuis sadisparition ; pour qu’elle juge opportun de me refuser la joiede la savoir sauvée ; pour qu’elle permette que ce bonheur dela savoir vivante, libre, me soit jeté par un domestiqueindifférent ; il faut que mes ennemis l’aient gagnée à leurcause.

C’est une clameur déchirante qui sonne dans lesilence.

– Oh père ! moi votreennemie !

– Eh bien, alors, répondez, je leveux.

– Vous me demandez l’impossible.

– Pourquoi cela est-il si difficile àdire ? Ma fille a-t-elle honte de ses pensées, qu’elle n’oseles formuler devant moi ?

Je frissonne. Je sens le vent de la fatalitésouffler sur ces deux êtres.

Niète a jeté brusquement ses bras en avant.Ses mains sont jointes, Elles supplient en un tremblementconvulsif.

– Oh ! père, n’insistez pas. Puis,fondant en larmes :

– Je partirai… le couvent… Je serai laseule victime… Je ne puis pas, je ne dois pas juger mon père… jeprierai pour lui !

Ah ! ce ne fut plus de la pitié quej’éprouvai pour Mlle de Holsbein !

Ce fut de l’admiration pour cette réservefiliale survivant à un désastre moral, dont je devinais laprofondeur sans la pouvoir mesurer.

Le comte était demeuré un instant interdit. Illa regardait, le visage caché dans ses mains fines, les épaulessoulevées par les sanglots.

Mais l’homme de proie n’était point taillépour les méditations inactives.

Un flot de sang empourpra ses joues ; et,brutal, incisif, trahissant l’anxiété qui l’avait fait se lancer àla recherche de sa fille, je le compris à ce moment, ilprononça :

– Que vous a-t-on dit ?

Niète secoua désespérément la tête : ellene voulait pas répondre.

Mais il la saisit par le poignet, la secouarudement.

Je fus sur le point de m’élancer au secours dela malheureuse enfant… Par bonheur, le destin ne permit pas quej’offrisse, aux yeux du comte de Holsbein, le champion qui n’eutpas dû se trouver là.

Sous la poussée, sous la douleur, unefaiblesse détendit les nerfs de la jeune fille. Elle fléchit surses genoux, et dans l’attitude de la prière, devant cet hommefrémissant de courroux, elle sanglota :

– Père ! père ! pardonnez-moi…Je vous implore. Ne lancez pas ces millions d’hommes sur les champsde bataille… Les morts crieraient contre vous !… Vous seriezle meurtrier.

Je chancelai. Un éclair rouge passa devant mesyeux.

Elle savait le terrible secret de sonpère.

Et je compris l’épouvante de la jeune fille,marquée au front, marquée à l’âme, par cette blessureinattendue : être la fille d’un espion !

Je sentais le vertige né en elle, la chute desillusions.

Jusque-là elle avait vécu insouciante,heureuse, la vie d’une riche héritière. L’existence lui étaitapparue peuplée de sourires, de fleurs, d’harmonies… Elle avaitrêvé le mariage peut-être, le compagnon heureux et doux comme elle,ignorant des rudesses que donne l’âpre combat pour la vie.

Et, tout à coup, le voile s’était déchiré,démasquant à ses regards l’affreuse vérité.

Elle était la fille, elle portait le nom d’unespion.

Quel écroulement. Ah ! pauvreenfant !

À cet instant, le visage de mon directeur duTimes se présenta à ma pensée. Pourquoi, je l’ignore.Est-ce que l’on connaît le mystère décousu qui préside auxmouvements de l’esprit ?

Je me confiai que le « patron »serait bien surpris s’il voyait Max Trelam, le reporterimperturbable, la figure sillonnée de larmes, derrière ce rideauqui l’isolait du drame, auquel il prenait tant de part.

Je tressautai, en entendant la voix du comtes’élever de nouveau :

– Idées de petite fille, jeta-t-ildédaigneusement.

Ah çà ! Il avait du ressort, pour ne pasdemeurer écrasé sous la révélation.

Niète dut ressentir une impression analogue,car elle leva sa tête inclinée, fixant sur son interlocuteur sonregard bleu, empreint d’une inexprimable anxiété.

Lui, la souleva, la conduisit à un siège, etdemeurant debout devant elle :

– Je répondrai dans un instant, et jepense que ma fille regrettera de n’avoir pas provoqué elle-même uneexplication que je ne redoute pas. Pour l’instant, voulez-vous mepermettre quelques questions ?

Elle fit oui de la tête.

Je regardais avec stupeur. Qu’allait dire lecomte.

Je voyais son front volontaire, son regardincisif, et je rendais justice à la puissance de l’homme qui ne secourbait pas sous l’une des plus honteuses accusations qui peuvents’abattre sur un mortel.

– Dites-moi, Niète, reprit-il d’un tonaussi calme que s’il eût parlé de choses parfaitementindifférentes, lorsque vous fûtes enlevée par la croisée de cepavillon, qu’avez-vous vu ?

– Rien.

– Comment cela peut-il être ?

– Un carré d’étoffe emprisonna ma têteavant que j’eusse atteint la terrasse supérieure. Je sentis quel’on me saisissait ; puis j’eus l’impression que celui qui meportait, descendait et remontait des pentes raides.

– Des échelles, probablement.

– Je le crois.

– Oui, on a dû descendre de la terrassepar ce moyen… En empruntant l’escalier, on eût rencontréConcepcion… Ensuite, on a sans doute franchi le mur séparatif decette propriété et de la maison voisine. Villa Hermosa est en effetinhabitée pour l’instant… Après ? Continuez ?

Obéissante, Niète poursuivit :

– On me hissa dans une voiture qui roulalongtemps. Elle s’arrêta. On me tira au dehors. On me porta denouveau, on me débarrassa de l’étoffe qui m’aveuglait. Je metrouvai dans un petit salon, meublé simplement. Un grand feubrûlait dans la cheminée.

– Vous étiez seule.

– Non. En face de moi, se tenaitrespectueusement un grand vieillard aux cheveux blancs, à la barbetaillée en pointe.

J’eus une sourde exclamation que la tentureétouffa probablement, car aucun des interlocuteurs ne parut l’avoirentendue.

Le portrait tracé par la jeune fille avaitévoqué en moi le souvenir du vieillard mystérieux du Prado.

Le comte, lui, eut un mouvement de dépit. J’enconclus que ce personnage aux cheveux neigeux ne lui fournissaitaucune indication.

– Mademoiselle, disait cependant la jeunefille, c’est ce monsieur qui parla ainsi… Mademoiselle, vous avezquelques heures à passer ici. Ne vous inquiétez aucunement. Votrepère est averti de votre absence.

Le comte serra les poings et je m’expliquai cegeste rageur. Ah oui ! il avait été averti !… La ChambreRouge en faisait foi !

Niète n’avait point remarqué ce mouvement.Elle allait toujours :

– Je restai seule. On me servit un dînerléger… Je n’avais pas faim. Puis je me retrouvai seule. Oùétais-je ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Une fenêtreexistait bien, mais elle était très haute. En me hissant sur unechaise, mon front arrivait à peine au niveau du rebord inférieur. –Aucun bruit du dehors ne parvenait jusqu’à moi.

– Enfin, comment vous rendit-on laliberté, s’exclama M. de Holsbein avec une nuanced’impatience ?

Et comme elle pâlissait de nouveau, il ajoutaplus doucement :

– Ne craignez pas de tout dire. Je vousai promis de répondre à tout… Il appuya fortement sur cedernier mot. Et vous savez, je pense, que je tiens toujours ce quej’ai promis.

D’un signe de tête, elle acquiesça àl’affirmation de son père, mais cependant son organe trahissaitl’effort lorsqu’elle reprit :

– Au bout de combien de temps, je nesaurais le dire, le vieillard reparut. Seulement, sa physionomie mesembla plus grave. J’eus l’intuition que ses yeux se portaient surmoi avec tristesse.

Il vint jusqu’à moi.

– Mademoiselle, fit-il d’un tonvéritablement douloureux, je souffre de ce que je vais vousapprendre… Mais il est des devoirs cruels… lisez ceci.

Il me présentait un parchemin, à entête duservice de la police politique anglaise.

– Et ce parchemin disait ? gronda lecomte d’un air de défi.

– Votre nom, mon père, notre nom à tousdeux.

– Et, au-dessous ?

– L’origine de notre fortune… Lesmissions secrètes accomplies par vous, en exécution des ordresde…

Elle s’arrêta, comme cherchant un mot.

– De l’espionnage allemand, acheva-t-ilavec éclat. Et la dernière mission, sans doute, le vol de ce traitéanglo-franco-russe, auquel a adhéré secrètement l’Italie, et quiisole l’Allemagne, qui veut la livrer à la dent des puissancessignataires.

Enfin, je savais ce qu’était le documentenlevé dans le coffre-fort de lord Downingby. J’entrevis, avec larapidité prodigieuse de la pensée, les conséquences de ladivulgation de cet acte.

L’Allemagne menacée, se lançant dans la guerreavec le courage du désespoir.

Ce traité, de caractère purement défensif,justifiant l’offensive d’un peuple affolé.

Niète considérait son père avec un étonnementpénible. Peut-être jusque-là, la malheureuse enfant avait-elleconservé un doute qui venait de s’évanouir.

– Puis on vous a encapuchonnée derechef,reprit le comte ; on vous a remise en voiture, et l’on vous adéposée…

– Au parc de Madrid, fit-elle d’une voixétranglée.

– Bien… Maintenant, écoutez-moi… Ettâchez à me comprendre.

Il la tenait sous son regard.

– Être espion, cela ne veut rien dire…Espion est un mot vide de sens, ou plutôt de sens variés, suivantqu’il s’applique à un drôle subalterne surprenant le secret defabrication d’un fusil, d’un canon, d’un explosif quelconque, oubien à l’un des chefs du service, pour lesquels les gouvernementsn’ont point de réticences, et qui sont chargés d’assurerl’existence même de la nation. Je suis un de ces chefs !

Ma parole, je me surpris à admirer la grandeuravec laquelle M. de Holsbein se targuait de sa qualitéd’espion.

J’ai certes, comme tout le monde, le mépris deces êtres cauteleux, fugaces, opérant dans l’ombre ; mais lecomte bouleversait quelque peu les idées que je m’étais faites desespions.

Peut-être cet homme était-il chargé dem’amener à comprendre X. 323, l’espion qui a toutes les noblesseset tous les désintéressements.

Un regard surMlle de Holsbein me rendit toute mon horreurde son père.

Elle était comme écrasée.

Ah ! sur son âme pure, la fausse grandeurdu comte n’avait pas fait impression. Les anges ne se méprennentpas à la faconde du crime. Leur ignorance du mal ne les empêche pasde concevoir que l’individu taré cherche toujours à parer sa hontede prétextes honorables.

Le père se trompa au silence de la jeunefille.

Il parlait, exprimant la gloire de sa mission,le but « élevé », la grandeur de la grande Allemagne, lespérils inconnus, alors que, durant la paix, l’espion seul couraitdes dangers.

– Relevez la tête, enfant, fille d’espionsignifie fille de patriote.

– Hélas ! gémit-elle tout à coup, jepenserais ainsi, si l’on ne payait pas votre patriotisme.

Il s’arrêta net, appliqua un coup de poingrageur sur une petite table de rotin, dont le pied se rompit sousle coup et rugit :

– Stupide créature, allez-vous mereprocher de vivre ?

Elle joignit de nouveau les mains.

– Oh ! père, je vous demandeseulement de mourir au monde… de me retirer dans un couvent.

Il leva sur elle des poings menaçants… Elle nesongea même pas à détourner la tête.

– Père, frappez-moi, mais épargnez tousceux que vous allez jeter au carnage… Père, ne soyez pas l’assassinde deux peuples.

Il avait blêmi, ses dents apparaissaient sousses lèvres retroussées en un rictus nerveux.

Je crus qu’il allait écraser la malheureusemignonne, et au risque de tout ce qui pourrait arriver, je mepréparais à bondir sur l’homme furieux, à sauver sa victime coûteque coûte.

Mais il se domina, par un effort dont lacontraction de toute sa personne marqua la violence, et avec ungeste fou, tragique et menaçant, il s’élança au dehors.

Niète s’affaissa avec un gémissement sur lesiège qu’elle occupait.

Chapitre 14L’ESPÉRANCE

 

Presque aussitôt, Concepcion bondissait dansle pavillon et courait auprès de sa jeune maîtresse, qu’elleprenait dans ses bras, la berçant de paroles confuses.

– Santa Virgen !… Est-il permis debouleverser ainsi un petit agneau blanc… Le diable règlera toutcela avec sa fourche tridentée !… Que tous les saints nousprotègent et les séraphins… Priez pour nous, Sainte Mère du Fils del’Homme. Regardez-moi, avec vos grands yeux de bluets, petiteMadone, chère maîtresse !

Elle s’empressait, maternelle et loquace, avecce dévouement bruyant des races méridionales.

Évidemment, cette brave fille s’était tenueaux abords du kiosque pendant l’entretien de ses maîtres. Elleavait vu le comte s’éloigner, en proie à une rage qu’il ne songeaitpas à cacher, et elle était venue, pensant que Niète pourrait avoirbesoin de ses soins.

Si je profitais de cet instant pour me glisserdehors.

Me présenter aMlle de Holsbein, je ne voulais pas y songer.La pauvre enfant avait assez souffert, sans lui apprendre que, moiaussi, je connaissais sa souffrance.

Elle me croit parti depuis longtemps… Il nefaut pas qu’elle me retrouve ici, s’il lui prend fantaisie desoulever le rideau qui m’abrite.

Voyons… elle est à peu près sans connaissance…Concepcion est penchée sur elle.

Je pourrais me glisser sans bruit jusqu’à laporte…

Si j’hésite,… elle reprendra conscience, etalors,… toute fuite deviendra impossible.

Un peu de courage !

Je soulève doucement la tenture. Je mehasarde… un pas,… deux pas… je crois bien que je vais réussir dansmon entreprise.

Quand vlan,… je me sens cloué sur place.

Une planche a craqué sous mon pied… Concepcions’est retournée au bruit, et malgré mes gestes désespérés, elleclame :

– Par la Madone ! le señor estencore là !

Je crois bien que, sans tenir compte du cri dela suivante, j’allais fuir en courant à toutes jambes… Seulementcela n’était vraisemblablement pas écrit non plus.

Niète se leva toute droite, telle unspectre ; sa main s’étendit vers la tenture qui me cachaittout à l’heure, et elle prononça, d’une voix qui me bouleversalittéralement :

– Vous ! Vous… là ?

Un instant, je perdis la tête ;… jem’excusai comme un enfant pris en faute,… et jebredouillai :

– La porte fermée… impossible de sortir…Sans cela, je vous affirme sur l’honneur… Et puisM. de Holsbein ici…

Elle m’interrompit, douloureuse ettragique :

– Alors, vous savez…

Ah ! les mots ! les mots !Comme ils empruntent un sens aux inflexions de l’organe qui lesexprime.

Dire l’épouvante qui frissonnait dans cesquelques syllabes, cela est intraduisible.

Elle était retombée assise, les mains crispéessur son visage, statue de la désespérance.

Cette vue m’affola.

Une impulsion soudaine me poussa vers la jeunefille. Doucement, avec un effort attendri, je détachai ses mains,je les rabattis, et mes doigts frémissant au contact de ses doigts,mes yeux se rivant irrésistiblement sur les siens, je dis, presqueen dehors de ma volonté :

– Je savais… depuis hier.

Un étonnement prodigieux passa sur ses traits.Elle répéta :

– Vous saviez, hier au soir ?… cematin ?

– Je savais.

Et, brusquement, ma langue me sembla prised’un besoin fébrile de mouvement, les paroles jaillissant de moncœur, se pressèrent sur mes lèvres.

– C’est la pitié, c’est l’immensevénération pour la victime innocente qui m’ont conduit ici.

Et presque enjoué :

– Mais vous devez me connaître… MaxTrelam, correspondant du Times, un loyal gentleman, votre…frère de chagrin… Oui, oui, appuyai-je sur un geste de dénégationd’elle. – Oui, frère… et victime aussi. Les circonstances m’ontemporté dans une lutte de gens voulant garder un document ouvoulant le reprendre… Et puisque je plains votre souffrance,plaignez un peu la mienne ?

Ma requête, je m’en rends compte à distance,était idiote.

Mais je crois que, dans les heures de crise,le comble du génie est de parler en imbécile.

La stupidité de ma phrase provoqua unevéritable détente chez mon interlocutrice.

Et Concepcion ayant murmuré :

– Le señor est un ami.

Je sentis que les mains de Niète, emprisonnéesdans les miennes, cessèrent de se raidir.

– Oh ! je vous en supplie,Mademoiselle, ne vous abandonnez pas au désespoir… Tout à l’heure,avant… la chose qui a interrompu notre conversation, je vousdisais : Je suis une épée… Maintenant j’ajoute : Je suisun gentleman fraternel.

Je continuais à être résolument stupide, maisla sincérité de mon émotion ne pouvait pas faire doute.

– Souffrir dans le désert, voilàl’horrible, voilà le mortel ! Mais si vous avez confiance,nous serons deux, à pleurer… Vous voyez bien que je retiens meslarmes à grand’peine… nous serons deux aussi pour trouver la routedu salut… Ne me jugez pas à mon trouble actuel. En temps normal, jesuis très énergique et je ne raisonne pas trop illogiquement.

Puissance de la sympathie vraie.

La jeune fille semblait se redresser sousl’averse de mes paroles, comme une fleur desséchée sous les roséesdu ciel.

Elle se leva lentement, laissant ses mainsdans les miennes.

– Je vous remercie, Monsieur… Inconnutout à l’heure, ami maintenant, vous m’avez apporté une joie, alorsque je ne croyais plus cela possible. J’attendrai, pour prendre lesrésolutions définitives. Vous le voyez, vous avez opéré le miraclede me donner la patience d’attendre.

Je pressai énergiquement ses doigtsfluets.

– Seulement, reprit-elle avec une gravitémélancolique… Vous savez tout… et vous devez comprendre l’inutilitéde me faire redire la parole d’adieu par laquelle je vous aicongédié ; je suis de celles que l’on doit abandonner à leurdestinée, en oubliant qu’on les a rencontrées.

Puis, avec un sourire qui me déchira lecœur :

– J’attendrai, mais… sans espérance…

– Attendre c’est espérer, m’écriai-jeviolemment…

Elle hésita une seconde puis, sans doute,plutôt pour mettre fin à l’entretien que par conviction réelle,elle murmura :

– Peut-être !

Sur ce mot, elle se déroba et s’adressant àConcepcion :

– Accompagne-moi, ma bonne petite.

Je ne fis pas un mouvement pour la retenir.J’avais eu l’impression d’une volonté inflexible enclose dans cegracieux corps de jeune fille.

Elle alla vers la porte.

Arrivée sur le seuil, elle se retourna,m’enveloppa d’un long regard, ses lèvres s’ouvrirent pour livrerpassage à ces mots :

– Adieu, Monsieur Max Trelam. Adieu… Jevous remercie.

Et elle s’engagea sur le perron, suivie parConcepcion qui haussait furieusement les épaules, comme si, en sapensée madrilène, les choses n’avaient point marché ainsi qu’ilconvenait.

Chapitre 15JE COLLABORE À UN CRIME

 

Vous connaissez tous, le gâchis que provoquentdans un cerveau, les pensées contradictoires.

Vous n’aurez donc aucune peine à vous faireune idée de la confusion qui régnait dans cet organe, siège de lafaculté de réfléchir et de raisonner, selon la définition admisepar les professeurs de sciences naturelles.

Définition aventurée comme la plupart desaffirmations scientifiques. Quand on fréquente les hommes, ons’aperçoit bientôt à l’usage que, si le cerveau sert de siège àquelque chose, ce n’est certes ni à la réflexion, ni à la pensée,sauf chez un nombre infime d’individus, exceptions confirmant larègle.

Quoi qu’il en soit, une seule perceptiondemeurait nette pour moi.

– Je n’avais plus rien à faire dans lepavillon, non plus que dans le jardin de la Casa Avreda.

Une conclusion s’impose en pareil cas.

Quand on n’a plus rien à faire en un endroit,il est opportun de s’en aller.

Et je gagnai la porte.

J’étais sur le point de la franchir, quand jeme rejetai vivement en arrière.

Un laquais, en livrée d’intérieur, venantévidemment du corps de logis principal de la Casa Avreda,s’approchait à ce moment de la petite porte de service s’ouvrantdans le mur de clôture de la rue Zorilla.

Inutile de me montrer à cet homme.

Je le laissai donc sortir, sans soupçonnerqu’un inconnu l’observait, et un instant après, je prenais pied àmon tour sur le trottoir mal entretenu de la Calle de Zorilla.

À vingt pas de moi, marchant dans la directionque je devais suivre pour revenir à l’hôtel de la Paix, ledomestique déambulait sans se presser.

De toute évidence, le brave homme, ne sedoutait pas qu’un autre promeneur venait de passer par la mêmeporte que lui-même.

Instinctivement, je réglai mon pas sur lesien.

Il arrivait à l’endroit où la rue est bordéed’un côté par la muraille de la Villa Hermosa, et de l’autre parles clôtures de jardins et un pavillon, destiné probablement à ungarde ou à un concierge.

Une porte basse, deux fenêtres à un mètre dusol, trouaient la façade de la maisonnette.

Le laquais avait passé devant la premièrecroisée.

Tout à coup, j’eus l’impression fugitive, bienplus que je ne vis… ; cette fenêtre s’ouvrit… ; une sortede flocon blanc s’en échappa et vint frapper l’homme derrièrel’oreille.

Ce fut si rapide que j’aurais douté de laréalité de la chose, si l’homme ne… s’était arrêté subitement,élevant la main vers l’endroit atteint. Mais le mouvement indiquéne s’acheva pas… Le domestique vacilla sur ses jambes, semblavouloir se défendre d’une chute imminente et enfin s’affaladoucement sur le sol.

– Bigre ! qu’est-ce que cela,murmurai-je ?

Et je me précipitai à son secours.

Je n’eus pas le temps d’arriver jusqu’àlui.

La porte de la maisonnette s’ouvritbrusquement, livrant passage à un homme jeune, très brun même pourun Espagnol, lequel se pencha sur le corps du pauvre diable, et lesouleva par les épaules comme pour l’emporter à l’intérieur de lapetite habitation.

Ah çà ! assistais-je à la perpétrationd’un crime, d’un guet-apens ?

Un bond me porta auprès du groupe, tandis queje clamais :

– Eh là ! que faites-vous ?

L’homme répliqua rudement :

– Qu’est-ce que vous voulez ?…

À ce moment, il leva la tête, me présentantson visage cuivré éclairé par des yeux extrêmement vifs et… à maprofonde surprise, il se prit à rire, tandis que ses lèvreslaissaient passer ces invraisemblables paroles :

– Ah bon ! Max Trelam, duTimes… Enchanté de vous voir.

Puis, avec une tranquillité aussi parfaite ques’il m’eût demandé une feuille de papier à cigarettes, il soulevale « cadavre » par les épaules en ajoutant :

– Prenez-le par les pieds, etrentrons-le. La rue n’est point favorable aux longuesconversations.

Je fus médusé… Mais je ne sentis aucunevelléité de révolte.

Cet homme, un assassin véritablement,m’associait à son forfait et je ne me récriais point… Souvent, jeme suis efforcé de comprendre l’état d’esprit qui à ce moment merendit obéissant comme un enfant… Ma raison ne m’a jamais fourniune explication plausible.

Fût-ce l’ascendant d’une volontésupérieure ? Fût-ce le flegme de l’inconnu enlevant au crimela tournure tragique qui fait palpiter à l’ordinaire lesspectateurs de semblables événements ?

Je déclare mon incapacité absolue d’éluciderla question.

Le fait palpable est que j’obéis, quej’empoignai la victimepar les pieds, que docilement, guidépar le « meurtrier » qui soutenait les épaules du mort,je pénétrai avec lui dans la maisonnette, dont la porte se refermaderrière nous.

Une seule pièce, meublée, si l’on peutemployer ce mot à propos d’un mobilier sommaire, en piteuxétat :

Une table sur laquelle une petite bassine decuivre léchée par la flamme d’une lampe à alcool, faisait entendrele ronronnement chantant de l’eau bouillante ; quelqueschaises de paille,… un divan couvert d’étoffe rouge, dont la teintepassée et les solutions de continuité attestaient l’âgevénérable.

C’est sur ce divan que, toujours guidé parl’inconnu, je déposai mon sinistre fardeau.

Après quoi, me retrouvant les mains libres, jeme redressai de toute ma hauteur, je croisai les bras, rejetai latête, en arrière, arborant enfin l’attitude noble d’un citoyen quiva demander compte de ses actes à un autre citoyen.

Certaines attitudes nobles sont destinées àn’impressionner personne. La mienne fut de ce nombre.

Le personnage brun ne me regardait pas.

Il s’était penché sur le « mort »fouillant dans les poches du malheureux frappé par lui, je n’endoutais pas.

Ma parole, après le meurtre, le vol… cemalfaiteur vaquait à ses petites affaires comme si je n’avais pasété là.

– Pardon, si je vous dérange…commençai-je…

Il m’interrompit brusquement.

– Vous ne me dérangez pas, vous le voyez…Seulement, si vous désirez causer, veuillez attendre que j’aieterminé mes affaires.

Il appelait cela ses affaires. Quel hommeétait donc là en face de moi ? Il avait repris sa fouille.Soudain, il se redressa souriant :

– Enfin ! j’en étais sûr !L’exclamation ne s’adressait point à moi, mais à une lettre qu’ilvenait d’extraire de l’habit du malheureux domestique.

– L’écriture du comte de Holsbein, fit-ilencore… Ceci destiné à M. de Kœleritz… Eh !eh ! voilà qui est intéressant.

Chapitre 16J’AI COMMIS UN CRIME

 

J’avais tressailli.

Holsbein, Kœleritz, ces noms évoquaient en moides souvenirs que la scène du crime m’avait un instant faitoublier.

Est-ce que je rentrais dans le drame politiqueque je devais, à un moment donné, raconter aux lecteurs duTimes ?

Et j’éprouvai un soulagement à sentir cettepensée traverser mon esprit. Le meurtre n’était plus un acte demalfaiteur vulgaire… C’était un épisode brutal, mais explicable,d’un duel mondial.

Mais alors, le personnage brun était doncennemi du comte de Holsbein ? Par suite, ami de X. 323.

Il ne me permit pas encore de l’interroger. Ilexaminait la lettre et monologuait :

– Une simple feuille repliée surelle-même, et fixée par deux pains à cacheter. Un jeu del’ouvrir.

Un canif à lame aiguë se trouva dans sa main,sans que j’eusse vu d’où il l’avait sorti.

Il plongea l’acier dans l’eau bouillante, ettandis qu’il attendait sans doute qu’il fût suffisammentéchauffé :

– Le pain à cacheter humidifié perd touteadhérence et peut se recoller le plus aisément du monde.

Il daignait m’expliquer ses actions. Ilcontinua :

– Avec un cachet de cire, cela eût été unpeu plus long… Mais, avec une empreinte que j’ai prise sur lecachet même du comte de Holsbein-Litzberg, le travail eût été faittout aussi proprement.

– Vous saviez donc que cette lettreallait passer à votre portée ?

Il eut un sourire.

– Naturellement. Naturellement !Mais cela n’est point naturel du tout. Mon interlocuteur compritprobablement ce qui se produisait en mon esprit, car il ajoutatoujours souriant :

– Tandis que M. de Holsbein setrouvait tout à l’heure dans le kiosque…

J’eus une exclamation involontaire.

– Dans le kiosque, vous savez ?…

L’étrange individu haussa les épaules, avec undédain aussi complet que si je lui avais demandé :

– Usez-vous d’une cuillère pour manger dela crème ?

Et poursuivant, sans même tenir compte par uneparole de mon interruption :

– Pendant ce temps, un messager de M. deKœleritz était arrivé à l’hôtel d’Avreda. –M. de Kœleritz est impatient, toutes les lenteurs deM. de Holsbein l’ennuient, et puis il ne serait pas fâchéd’arriver au bout de ses relations avec le comte…M. de Kœleritz est un fonctionnaire de « grandjour » ; l’autre est un fonctionnaire« d’obscurité ». Eh ! eh ! ricana l’inconnu, onsert le même maître, mais on se méprise… Bref, ce digneM. de Kœleritz qui aide les espions, en s’essuyant lesmains, pressait son correspondant de lui remettre le document.

J’écoutais bouche bée. Le personnage prenaitles proportions d’un être ubiquiste et féerique.

À la même minute, il semblait avoir assisté audrame moral se déroulant dans le kiosque et à l’arrivée de lamissive de M. de Kœleritz.

Ma stupeur me fit prononcer à hautevoix :

– Mais comment savez-vous cela ?

– Comment ? mais comme on sait toutechose. En voulant savoir.

Puis changeant de ton :

– Nous reprendrons tout à l’heure ;lisons d’abord la réponse de ce brave comte.

Il reprenait son canif à la lame humide, etl’introduisait délicatement entre les plis du papier que retenaientles pains à cacheter.

Un glissement d’une dextérité inouïe, lepapier est ouvert.

L’inconnu y jette les yeux.

– Une lettre, un plan, fait-il àmi-voix.

Puis, avec une ironie presqueamicale :

– Je n’ai pas de secrets pour vous, sirMax Trelam, je vous connais, je sais votre amour du Timestempéré par votre loyalisme. Écoutez ce que mande à son… complice,le comte de Holsbein.

Et il lut :

« Excellence.

« La nuit prochaine, j’irai prendre lapièce secrète là, où par bonheur je l’ai dissimulée. Donnez l’ordrequ’à toute heure, je sois introduit auprès de vous… Et après,après, veillez, car l’être infernal qui agit contre nous estredoutable… »

– X. 323, prononçai-je à voix basse.

Il me regarda d’un air railleur, puisexaminant le plan annexé à la lettre :

– Le plan du quartier avoisinant le muséede l’Armeria, fit-il d’un air tout pensif… Et ici un point marqué àl’encre rouge… qu’est ce point ?

Brusquement son regard s’éclaira :

– J’y suis… le Puits du Maure !…Oh ! oh ! monsieur le comte, vous connaissez bien Madrid…Seulement, je le connais tout comme vous-même !

Il exposa un instant la lettre à la vapeurs’échappant du réchaud.

Je compris qu’il amollissait les pains àcacheter de manière à refermer le billet sans laisser de traces desa violation.

Et la simplicité des procédés employés meremplissait d’étonnement. Une fois de plus, je constatais que lesadversaires les plus à craindre sont ceux qui ne se perdent pas encomplications inutiles.

Mais que fait donc mon singuliercompagnon ?

Il replace la lettre dûment cachetée dans lapoche du mort… Maintenant il a une petite fiole à la main ;dans cette fiole tremblote un liquide verdâtre.

Il introduit le goulot entre les lèvres ducadavre, et comme je le considère avec effarement, il s’exclamegaiement :

– Dans cinq minutes, il reprendra sessens et ne se doutera pas de l’intéressante expérience à laquellenous venons de nous livrer.

J’eus un cri naïf :

– Il n’est donc pas mort !

Qui m’attira cette répliquemoqueuse :

– S’il était mort, il lui seraitimpossible de remplir la mission dont son maître l’a chargé… Et jetiens à ce qu’il la remplisse à la satisfaction de tous.

Mais reprenant un ton moins badin :

– Seulement, pour qu’il ne soupçonnerien… il faut qu’il se retrouve à l’endroit où il est tombé.Voulez-vous m’aider à l’y reporter.

Du moment que le mort ressuscitait, l’aventuredevenait plaisante et digne d’amuser un reporter duTimes.

Sans me faire prier donc, j’exécutai avecl’aide de l’inconnu la manœuvre inverse de celle de tout à l’heure,et le domestique, mollement étendu sur le trottoir, je rentrai dansla chambre où je venais de passer par les émotions les pluscontradictoires.

Avec son flegme déconcertant, mon compagnon medésigna une chaise :

– Prenez place, M. Max Trelam, etcausons.

Certes, il allait au-devant de mes désirs,mais il m’eût été impossible de trouver un mot… mes idées seressentaient encore des impressions subies depuis mon lever.

Heureusement, l’inconnu avait conservé, lui,tout son sang-froid.

– M. Max Trelam, vous êtes un loyalsujet anglais ; cela seul suffirait à expliquer mon estimepour vous ; mais de plus, vous m’avez rendu à la Chambre Rougeun service signalé.

– Vous, c’était vous !

– De plus, depuis cet instant, vous vousêtes conduit comme un gentleman plein de cœur… Votre nobleintervention auprès d’une pauvre enfant qui pleure…

L’image de Niète se présenta à mes yeux.

– Ah ! m’écriai-je, emporté par lesouvenir rétrospectif de la scène du pavillon… Pourquoi avoirfrappé cette innocente victime… ?

Mon interlocuteur sursauta.

Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises,une expression de souffrance passa sur sa physionomie, et d’uneintonation grave contrastant avec l’accent enjoué qu’il avaitaffecté jusqu’à ce moment :

– Les savants prétendent, dit-illentement, qu’agir c’est tuer. À chaque pas, nous écrasons despeuples d’êtres microscopiques. Nous ne sommes cependant pascoupables de ces hécatombes, dont nous n’avons pas conscience etque nous ne pourrions empêcher. Dans la partie engagée, il y aaussi des victimes qu’il ne m’est pas loisible d’épargner, sanscela…

Il secoua violemment la tête etreprit :

– Laissons cela… à quoi bon affirmer cequ’il est interdit de démontrer… J’ai voulu que vous viviez auprèsde moi un excellent article pour le Times… Ceci pour vous démontrerque vous n’avez pas obligé un ingrat. Que voulez-vous savoir ?Comment j’ai réduit l’envoyé du comte de Holsbein à l’état d’où ilva sortir ?

Il se pencha vers sa fenêtre, regarda audehors à travers les carreaux brouillés de poussière.

– Il ne va plus tarder à revenir à lui.J’ai pourtant le temps de vous renseigner. Connaissez-vous lecurare ?

– Ce poison végétal dontcertaines peuplades sauvages imprègnent leurs flèches… un poisonmortel.

– Non, pas toujours ; dilué dans uncomposé d’éther et d’eau, le curare devient un simplestupéfiant temporaire, dont l’antidote est la caféine, combinée ausuc de certaines plantes. Une sarbacane, une pointe imbibée decurare, l’homme tombe mort. Quelques gouttes de caféine… il seredresse et repart, convaincu qu’il a été pris d’un simpleétourdissement.

Et m’attirant auprès de la fenêtre :

– Voyez vous-même.

Je regardai dans la rue.

L’homme s’était redressé.

Il était là, assis sur le trottoir, se tâtantmachinalement d’un air stupéfait.

De toute évidence, il cherchait pourquoi il setrouvait dans cette situation.

Enfin, le souvenir lui revint… Au regardcirculaire dont il fouilla le sol, je jugeai qu’il cherchait lacause de sa chute.

Ne trouvant rien, il haussa les épaules avecdépit et se remit sur ses pieds. Encore un regard inutile. Unnouveau mouvement d’épaules ; et il se décida à se remettre enmarche.

Chapitre 17LA CONFIANCE RELATIVE DE X. 323

 

– Vous avez vu, répéta moncompagnon ?

Et comme j’inclinais la tête, véritablementconfondu par les étrangetés accumulées dans ma vie depuis que jem’occupais de l’espionnage et des espions, il reprit :

– Eh bien, aurez-vous là de quoiintéresser les lecteurs du Times ?

Je ne pus me tenir de rire à cettequestion.

– Sans doute.

– Vous les intéresserez bien davantage enleur apprenant, qu’en deux jours, vous avez vu trois fois celui queses ennemis ne voient jamais.

– X. 323 ?

– Oui.

– Je l’ai vu trois fois ?

– Comptez… Hier, au Prado, ce vieillardqui vous intrigua si fort.

– Lui !

– Hier soir le fugitif de la ChambreRouge.

– Et la troisième fois ?

– En ce moment…

Je m’attendais à la réponse, et cependant elleme pétrifia. Dans cet homme jeune, alerte, brun, âgé de vingt-huità trente ans à peine, je ne retrouvais rien qui me rappelât levieux gentleman du Prado.

Il me semblait même qu’ils n’étaient point demême stature.

– Mais lequel est le vrai, murmurai-je enme prenant la tête à deux mains ?

Ses traits dirent une gaieté contenue àgrand’peine.

– Je vous ai marqué une confiance que jen’ai jamais marquée à personne… On m’a parlé de vous en termes…

– Qui, qui ? interrogeai-jeavidement en voyant qu’il suspendait sa phrase.

– La brise peut-être… Admettez que jeveuille un jour avoir pour ami le parfait gentleman que vous êtes…Mais vous demandiez quel était mon réel visage ? Cettecuriosité, je ne l’ai plus moi-même… Au Prado, j’étais moi ;en ce moment, je suis encore moi… Le réel n’existe pas pourl’homme… Est-ce que les teintures, les fards, les éclairages mêmene nous font pas vivre sans cesse auprès d’apparences. Celui quenous saluons d’un nom, si nous le voyions en réel, nous ne leconnaîtrions plus : que vous importe mon visage effectif… Mapensée seule est vraie et elle vous est amie.

– Moi ami, je me sens pris de sympathiepour vous.

– Cela m’est agréable, croyez-le.

– Et tout à l’heure, j’ai deviné à vosparoles que vous iriez ce soir au Puits du Maure poursurprendre…

– Holsbein… je n’ai point cherché à vousle cacher.

– Alors, il vous serait facile de meprouver l’amitié dont vous parliez à l’instant.

– Comment ? Dites, je vousprie ?

– En me permettant de vousaccompagner.

Il secoua la tête.

– Impossible… Vous me gêneriez.

Je fronçai les sourcils. Il me paraissait quele Times lui-même, que ses caractères se hérisseraient decolère, si je n’assistais pas à une expédition dont dépendait lapaix de l’Europe.

 

– Je ne veux pas vous tromper. J’iraiquand même.

Aucun mouvement de mauvaise humeur. X. 323 seborna à me répondre simplement :

– Il est permis à tout le monde d’allerau Puits du Maure.

– Je l’espère.

– Mais non pas avec moi.

– Je vous défie de m’en empêcher…

Mon interlocuteur se laissa aller à uneexubérante gaieté.

– Vous me défiez. Prenez garde, MaxTrelam ; je suis homme à vous prendre au mot.

– Un homme averti en vaut deux, fis-jeavec la tranquillité d’un homme certain de n’être pas pris sansvert.

– Eh bien, puisque vous valez deux, celavous fait quatre jambes ; rattrapez les deux miennes.

La dernière parole de cette phraseironiquement énigmatique tintait encore à mon oreille que X. 323avait disparu.

Une seconde, je pensai qu’il s’étaitvolatilisé ; mais sa disparition s’était effectuée beaucoupplus simplement.

La chambre avait deux issues, comme il estnaturel à un logis de gardien de propriété : l’une accédant àla rue, l’autre communiquant avec les jardins.

Cette dernière, que des contrevents de boisplein obturaient au dehors, n’avait pas appelé mon attention.

Je ne la remarquai qu’en entendant une clefgrincer dans la serrure.

X. 323 m’enfermait.

Je fus sur le point de me ruer sur cetteporte… L’insanité d’une telle manifestation me frappa.

Avant que je l’eusse ouverte, le fugacepersonnage aurait eu le temps de se mettre hors d’atteinte.

Après tout, je savais où le retrouver.

Le Puits du Maure, puisque Puits du Maure il yavait, ne se déplacerait pas, lui.

Il me suffirait donc de m’informer de sasituation et de m’y rendre pour rejoindre l’espion X. 323, cepersonnage mystérieux dont je venais de faire la connaissance. Etune fois auprès de lui, qu’il le voulût ou non, je l’aiderais àreconquérir le document volé à l’Angleterre.

Voilà une belle page pour un correspondant duTimes !

Et rasséréné par ces projets héroïques, jequittai à mon tour la maisonnette. Je reparcourus rapidement la rueZorilla et gagnai la Carrera San Geronimo pour rentrer à l’hôtel dela Paix.

Là, on allait me renseigner sans peine sur legisement du Puits du Maure et j’aurais tout le jour pour dressermes batteries.

Je vous jure que, tout au côté patriotique del’expédition à engager, le plaisir de faire une niche au si adroitX. 323 n’entrait que pour une faible part dans mon empressement àagir.

Partie 2
LE PUITS DU MAURE

Chapitre 1UN PUITS OUBLIÉ

 

J’arrive à l’hôtel de la Paix et pénètre aubureau des renseignements.

La jolie fille, qui imprime à ses hanches,lorsqu’elle marche, un mouvement de pendule, est là, collationnantdes comptes avec l’aide d’un autre employé.

Elle roule des yeux mourants, sa voix semblevibrer de tendresse contenue, tandis qu’elle prononce :

– Cinq et quatre, neuf… Et huit,dix-sept… et six, vingt-trois… C’est exact.

Oh ! ces Espagnoles qui trouvent le moyende réciter une addition d’un ton passionné !

J’interromps ce récital chiffré.

– Pas de lettres pour moi ?

– Non, señor.

– À propos, dites-moi donc où se trouvele Puits du Maure ?

La jeune personne me coule un regardpâmé ; l’employé lève les sourcils en accents circonflexes, ettous deux murmurent entre haut et bas :

– Ah ! le Puits du Maure !… LePuits du Maure !… Connais pas.

– Vous êtes sûr du nom, reprendl’Espagnole, en imprimant à ses prunelles un mouvement giratoireanalogue à celui de la terre tournant autour du soleil ?

– Sûr… Oui, ma foi… La personne qui m’ena parlé, a coutume d’être bien renseignée.

– En ce cas, señor, nous allons nousinformer.

– Je vous serai obligé. Je me tiendraidans le salon de lecture ; quelques lettres à écrire ;veuillez m’y envoyer le renseignement.

– À la disposicion, module moninterlocutrice de sa voix la plus tendre.

Et j’entre dans la salle que j’aidésignée.

Il est dix heures moins le quart. Voilàl’avantage de se lever de bonne heure. En trois heures, j’ai vécude quoi remplir une quinzaine de la vie d’un être moyen.

Je bâcle mes lettres ; simples souvenirsà des amis, des connaissances, au « patron ».

Puis je prends un journal.

On y parle toujours de l’incident deCasablanca.

Les négociations diplomatiques en cours entrel’Allemagne et la France y sont envisagées de la façon la pluspessimiste.

Dignes confrères ! Ils ne savent pas ceque je sais. Ils ne soupçonnent rien de ce qui va se passer, lanuit prochaine, au Puits du Maure ; et j’assisterai àl’affaire, moi, en dépit de tous les X. 323 du monde ; et jecoopérerai peut-être à la solution du problème angoissant dontfrissonne l’Europe.

Quelle joie profonde que de se sentir mieuxrenseigné que les autres.

Ah ! voici, la demoiselle du bureau« renseignements », plus ondulante que jamais.

Elle vient à moi d’un air plein desous-entendus et elle murmure, comme si elle craignait qu’un jalouxsurprenne ses paroles, bien anodines pourtant :

– Señor, le señor a dû se tromper ;personne ne connaît le Puits du Maure… Depuis M. le Directeurjusqu’au dernier marmiton, en passant par les garçons d’étage etles femmes de chambre, j’ai interrogé tout le personnel. Aucun n’aentendu parler du Puits du Maure.

– Voyons, ce n’est pas sérieux, ce doitêtre aux environs de l’Armeria.

– Oh ! proteste-t-elle, cela n’estsûrement pas. Ma famille habite tout près du Teatro Real(théâtre royal), à deux pas de l’Armeria… J’ai grandi là et jesaurais.

Elle m’agace avec ses minauderies incessantes.Je la congédie avec un remerciement sec.

Décidément, dans les hôtels on ne peut jamaisobtenir ce que l’on souhaite.

Où ai-je eu la tête de vouloir me renseignerici ?

Le premier agent de la police madrilènem’indiquera l’emplacement du Puits.

Comment n’y ai-je pas songé de suite… C’estpourtant l’A. B. C. du reportage, interroger le policeman,le cabby (cocher), le roulant,mendiant ou autre,et enfin le boulanger, ce négociant en rapport avec toutesles classes de la société.

Oui, mais je devais m’apercevoir que l’A. B.C. ne suffisait pas lorsqu’il s’agissait du Puits du Maure.

Les agents de la police municipale madrilènesont fort aimables, chacun est muni d’un petit livret contenantl’énumération des rues, boulevards, impasses, plazas(places) et plazuelas (petites places). Ils lefeuilletaient avec complaisance pour répondre à ma question.

– Le Puits du Maure, nous disons… Voyons…Puits… Puits… Je ne vois pas cela. Vous êtes certain du nom… Ce neserait pas le puits de Cristal, que vous cherchez ?

Et autres suppositions aussi saugrenues. Autroisième agent interrogé, j’abandonnai tout espoir d’êtrerenseigné par la force publique.

Au tour des cochers, en ce cas. Cesindustriels sont également aimables. Le ton n’est plus le même. Ilse mélange d’une familiarité affectueuse.

– Le señor Inglese est forcément unclient. Tous les Inglese sont la providence des cochers… C’est undevoir de les renseigner… Seulement, je n’ai jamais entendu parlerdu Puits du Maure.

Et le brave automédon hèle un collègue quipasse « en maraudeur » à quelques mètres de nous.

– Eh ! petit frère, le señor veutque je le conduise au Puits du Maure… Tu connais ça ?

L’autre gonfle ses joues, retient son chevald’une traction sur la bride, puis rendant la main avec unhaussement d’épaules :

– El señor s’amuse… Le Puits du Maure,c’est le petit collier de rayons de soleil.

Je comprends ce que signifie la locution. LeCollier de Soleil est un conte populaire, dans lequel un« loustic » s’amuse aux dépens d’un garçon simpled’esprit en l’incitant à ramasser des rayons de soleil pour enfaire un collier à sa fiancée.

J’ai, par bonheur, affaire à un cocher debonne composition.

– Non, non, je ne crois pas cela… leseñor n’a pas cherché à rire à mes dépens… Seulement, si Alfredo,c’est mon collègue, ne connaît pas le puits du Maure, c’est qu’iln’existe pas… On aura noué le petit collier au señor,probablement.

Aux yeux de ce chevalier du fouet, je passepour un imbécile, et je dois le remercier de ne point m’invectiverpar-dessus le marché.

C’est exquis.

Eh ! s’il ne s’agissait pas du documentde lord Downingby, j’abandonnerais la recherche du Puits duMaure.

Mais le moyen, quand on est correspondant duTimes ?

Puis, il convient d’être franc vis-à-vis desoi-même… Une forte dose de curiosité personnelle me pousse àm’acharner à la poursuite de ce puits qui semble me fuir.

J’arrête les mendiants crasseux qui, moyennantle don d’une peseta,me déclarent ironiquement ignorerjusqu’au nom de mon puits.

J’achète des cerillas, à desmarchands d’allumettes… Ils se confondent en graciasseñor ; mais s’ils vendent de quoi m’éclairerphysiquement, ils n’ont à ma disposition aucune lumièreintellectuelle au sujet du Puits du Maure.

Un boulanger, avisé dans une rue adjacente, medéclare noblement que assurément mon puits n’est pas quelqu’undu quartier.

Bref… il est onze heures et demie à présent,j’ai questionné cinquante personnes appartenant aux professions lesplus diverses, et je ne suis pas plus avancé qu’à ma sortie del’hôtel de la Paix.

C’est trop fort vraiment.

Il y a quelque part, à Madrid, un puits…M. de Holsbein le sait ; X. 323 ne l’ignore pas nonplus. Selon toute vraisemblance, M. de Kœleritz le tientégalement pour réel.

Et l’on dirait que, dans la cité madrilène,ces trois étrangers sont seuls à connaître ce puits espagnol.

Ah ! je comprends le sourire ironique deX. 323 avant de me fausser compagnie.

L’homme étrange était assuré qu’une fois horsde portée de ma vue, il me serait impossible de le joindre àl’endroit indiqué par le comte de Holsbein.

Tout en procédant à mon enquête, j’avaismarché, et me trouvais dans cette bande de terrains, bâtis enpartie seulement, qui avoisine le Mançanarès.

Une baraque en planches, sorte deposada (débit de boissons) provisoire, édifiée pourl’usage des ouvriers occupés à une construction voisine, attira monattention.

Les maçons étaient attablés au dehors,déjeunant.

Pourquoi m’arrêtai-je à regarder ces ouvriersdévorant avec l’ardeur de gens qui peinent depuis le lever dujour ?

Le sais-je.

Peut-être mon estomac m’avertissait-il que lemoment était venu de regagner l’hôtel de la Paix.

Ou bien encore obéis-je à cet instinct dureporter, comparable à celui du chien de chasse, qui pousse celuiqui en est détenteur à explorer les endroits les moins susceptiblesde receler la vérité !

La vérité, dans l’espèce, c’était le puits, lePuits du Maure.

Car mes déboires n’avaient en rien altéré maconviction.

Cette conviction était que X. 323 ne m’avaitpas berné. L’ironie de ses propos, ironie évidente, n’impliquait enrien l’idée d’une mystification. Il m’avait donné« la lanterne » sans feu pour l’allumer. Cen’était pas une raison pour nier la lanterne.

Ce Puits du Maure, pouvait être autrechose qu’un puits… Cette appellation convenue pouvait désigner, parassociation d’idées, une tour… un puits en hauteur.

Ceci est un souvenir du Caucase. Le puits duKhan, dans un faubourg de Tiflis, est en réalité une tour carréequi sert de prison… C’est d’ailleurs la maison la plus habitée dela ville.

Même, en admettant que ce puits futvéritablement un puits, il avait pu être oublié par les éditeurs decartes postales… et ne se trouvant pas dans le commerce, être connuseulement de gens particulièrement renseignés commeMM. de Holsbein et X. 323.

C’était cela même ; cette suppositionexpliquait tout. Grâce à elle, je comprenais la bonne grâce del’énigmatique et mystérieux adversaire de l’espion allemand, merévélant le nom du Puits du Maure, nom qui en réalité nem’apprenait rien ;… à moins encore que cet homme prévoyanttoutes choses, disposant flegmatiquement des personnalités humainesqui se trouvaient sur son passage ; – (voir son opération surle domestique du comte de Holsbein) n’eût attribué à ma lancinantecuriosité, un rôle impossible à deviner dans l’une des combinaisonsauxquelles se livrait le terrible jouteur.

Décidément, la vue des maçons à table medonnait trop d’appétit.

Au diable mon enquête. Il faut vivre d’abord,disaient les philosophes anciens qui, pour une fois, dirent ainsiune chose raisonnable.

– Allons déjeuner, car je me sens uncreux, que le Puits du Maure, si profond soit-il, ne sauraitégaler.

Je pivote sur les talons, tel un volontaire àl’exercice et en route vers la Puerta del Sol.

Chapitre 2JE TROUVE LE PUITS

 

Avez-vous remarqué combien souvent nos vœux seréalisent, à l’heure même où nous désespérons de leurréalisation.

On croirait que le destin s’amuse à nousdémontrer qu’un hasard fait ce que tous nos efforts n’ont puproduire.

Je dis hasard, je dirais aussi bienProvidence, car ces deux mots au sujet desquels une moitié del’humanité excommunie l’autre moitié, qui le lui rend d’ailleurs,ces deux mots ont le même sens. Ils expriment l’idée d’une forcequi nous est étrangère.

Donc, l’un ou l’autre à votre choix semanifesta soudain à mon endroit.

J’avais parcouru dix mètres, quand des sonscriards, mais en revanche d’une justesse douteuse, tirés d’uneguitare, me firent tourner la tête.

Maintenant, les maçons allaient avoir leconcert.

Une vieille gitane, ridée, parcheminée, lescheveux embroussaillés, mal couverts par un foulard au ton rougesale, promenait sa main sur une antique guitare, veuve de plusieursde ses cordes.

La Bohémienne s’était campée devant lesconsommateurs.

Elle eut un geste d’appel.

Aussitôt, deux fillettes dépenaillées, quijouaient à peu de distance dans la poussière de la route,accoururent avec des bonds capricieux de jeunes chevreaux et seplantèrent, en face des ouvriers, dans l’attitude de danseusesprêtes à s’élancer.

Je haussai les épaules, j’ai horreur desexhibitions d’enfants.

Mais au moment où je reprenais ma marche, unephrase chantée me cloua sur place.

Oh ! chantée ! chevrotée devrais-jedire, mais cette phrase jetée par la gitane, avec l’appui d’uneplainte de la guitare, était celle-ci :

« Sur la margelle du vieuxpuits ».

Vous avez lu, la margelle du puits !

Un puits ! la voilà l’ironie deschoses.

Je refis face du côté de la chanteuse.Pourquoi ? parce qu’elle parlait d’un puits.

Est-ce que j’espérais voir sortir de cetteconstruction tubulaire et hydraulique, la personne court vêtue quia nom Vérité.

Je n’en sais rien, n’ayant d’ailleurs jamaiscompris pourquoi les poètes ont donné à cette aimable dame unerésidence aussi pernicieuse, aussi rhumatismale… Oui, je vousentends bien… les peintres et sculpteurs ont emboîté le pas etreprésenté ladite lady dans un costume que l’on peut considérercomme un costume de bain.

Il serait téméraire de m’élever contre le rêveéclos en la cervelle de trois compagnies différentes d’artistes,brandissant la plume, le ciseau et la brosse… Je n’insistepas ; mais si un homme intelligent comprend le pourquoi de ceracontar mythologique, je lui serai obligé de m’envoyer sonexplication… mon adresse au Times… Je rembourserai letimbre, car j’estime qu’il est juste de payer pour s’instruire.

Et la vieille chantait :

– « Sur la margelle du vieux puits,– lorsque la nuit étend son ombre – qui penche sa figuresombre. »

– Pas de danger que ce soit le Maure, medis-je.

– « C’est le Maure cruel etjaloux », affirma la gitane, « dont l’âme appartient audémon – dont le puits cache le trésor. »

Du coup, je me rapprochai de la musicienneambulante. Un Maure qui se mire dans un puits, serait-ce lacomplainte du Puits du Maure. Ce serait véritablement unechance.

Et la Bohémienne va toujours :

– « Son trésor, c’est la belle fille– qu’il a ravie dans la Castille – et qui lui refuse son cœur.

« Comment la cache-t-il sous l’onde – luiqui possède des palais ?

« C’est qu’il craint qu’on laravisse ; – il y tient plus qu’à ses richesses. – Là nul nepeut la lui ravir.

« Sous l’onde, un souterrainexiste. »

– By Jove ! comme nous jurions àCambridge, par Jupiter, un souterrain, mais dans un souterrain, onpeut cacher autre chose qu’une captive ; un document parexemple !

Mes pensées m’apparaissaient folles ;mais plus je les voulais chasser, plus elles s’implantaient en moi.Pourquoi, après tout, le Puits du Maure n’eût-il pas inspiré unecomplainte comme tant d’autres souvenirs de crimes.

La gitane continuait :

« Sous l’onde, un souterrain existe – quele démon lui révéla. – Il sait les paroles magiques – auxquellesl’onde obéira. – L’entendez-vous ? Il les prononce. – L’ondedisparaît lui laissant le chemin libre. – Dans l’entrée maudite ilpénètre. – L’onde se referme derrière lui. »

– Allons, ricanai-je, le service des eauxest fort bien fait dans ce puits… Seulement, c’est un pastiche desMille et une Nuits… C’est le Sésame, volatilise-toi.

J’eus honte de rester en pareilleindécision.

Je vais à la mendiante…

– Un mot, je vous prie.

Elle me lança un regard perçant et merepoussant en quelque sorte d’un geste de sa main maigre, elleprononça de ce ton rude, guttural, particulier à ceux de sarace :

– N’interrompez pas la mousique.

Et dans un trémolo tragi-comique elle entonnala strophe suivante :

– « Le Maure marche dans lesténèbres. – Que fait là-bas la belle fille – qu’il a ravie dans laCastille – et qui lui refuse son cœur.

« Dans son boudoir les pierreries –jettent des feux étincelants. – Mais elle pleure, la pauvre âme –au ciel elle tend des bras suppliants. – Elle réclame la lumière –et la vue du monde vivant. »

N’interrompez pas la mousique… Cela sonnaitdans ma tête… Pour formuler mon interrogation, pour obtenir uneréponse problématique, allais-je devoir attendre longtemps encorela fin de l’aventure de la belle fille et duMaure ?

– « La belle s’estagenouillée – elle joint ses mains suppliantes – qui doncprie-t-elle maintenant ? – C’est la Vierge de Castille – Marieconçue sans péché. »

Quelle jolie idée de poète ! Une prièreen cinquante ou soixante vers !

– « Tout le souterrain s’illumine –d’une clarté ignorée des humains. – La belle fille s’est levée –elle marche avec confiance – vers l’entrée que ferment les eauxdiaboliques…

« Comme les paroles magiques – l’ondeécoute l’ordre des cieux – elle s’abaisse et la captive, areconquis la liberté. »

– Ouf ! les voilà tous dehors…J’estime que la guitare a droit au repos.

– « Mais la nuit sombre est revenue.– Le Maure jaloux et cruel, revient contempler son cher trésor.

« Plus ne trouve la belle fille – qu’il aravie dans la Castille – et qui lui refusa son cœur.

« Qui donc l’a prise ? Il veutsortir ! – Mais docile à l’ordre des cieux – l’onde resteobéissante – aux mots qu’enseigna l’enfer.

« Au souterrain où fut la belle –pleurant de colère et de faim – le Maure jaloux et cruel –mourut ; il convient de souhaiter pareil sort auxjaloux. »

La gitane est parmi les ouvriers, lesfillettes la suivent… Toutes trois quêtent.

La monnaie de billon tinte dans la sébille decuivre qu’elles tendent à l’aumône… Ces humbles pièces sonnent lagénérosité des pauvres à plus pauvres qu’eux.

– Eh ! brave femme, ne voulez-vouspas une pièce blanche ?

Je lui montre une pièce de deux pesetas.

Elle étend ses doigts crochus vers le disquede métal qu’elle fait disparaître avec une prestessed’escamoteur.

Et obséquieuse, ses yeux rusés fixés surmoi :

– Que désire le ricohombre ?

Je tire une guinée (pièce d’or de 26francs) de ma poche. Dans l’œil de la vieille s’allume uneétincelle.

Elle ne m’en veut plus.

– Écoute, dis-je, ceci est à toi, si tume renseignes sans mentir.

– Oh ! señor, on ne ment pas auxpersonnes généreuses.

– Nous verrons. Le Puits du Maure…

– Ma chanson ?

– Non, le puits réel existe-t-il àMadrid ?

La vieille figure ratatinée s’illumine… J’ylis qu’elle est certaine de gagner la pièce d’or… Elle sait ce queje lui demande :

– Que les génies bienfaisants du Feu, duVent et des Flots soient favorables au señor ! Le Puits duMaure se trouve dans cette ville capitale des Espagnes. Et comme ledit la musique, l’eau monte ou descend au gré de qui connaît lesecret qui la commande.

– Je ne me soucie pas de sortilèges…Réponds simplement à cette question… Puis-je le voir ce fameuxréservoir ?

– Vous le pouvez certainement, señor.

– Il me suffit d’être éclairé sur sasituation, je pense.

– Justement, le rico hombre n’enest pas bien loin à cette heure.

– Réellement ? fis-je avec un petitfrisson de joie.

– C’est à deux pas de l’Armeria.

L’Armeria… Nous en sommes à quelques centainesde mètres. La vérité est en marche vers moi.

– L’or se rapproche de ton escarcelle,brave femme… achève.

Et elle continue, son rire s’accentuant, luistrie le visage d’innombrables rides entrecroisées.

– Le puits est dans la rue Novillo.

Le terrain alentour reste à l’abandon depuisbien longtemps. Les plantes y croissent sans être tourmentées parle jardinier, elles s’enchevêtrent comme les arbres d’une toutepetite forêt vierge.

Seulement, plus personne parmi les heureux nese souvient du Puits du Maure. Il n’y a que les pauvres errantscomme moi, parce que seuls, nous sommes assez légers de monnaiepour fréquenter la Taberna Camoëns. Eh ! eh ! il fautentrer par la Taberna, traverser la courette qui s’étend derrière,boueuse et triste, et que borne la clôture vermoulue de l’enclos duPuits… Oh ! il y a des brèches… grâce à elles, durant lasaison d’été, on a là un bon campement pour la nuit, et les gens dela police n’y viennent pas déranger le pauvre monde.

La pièce d’or glissa de ma main dans lesdoigts de la gitane.

Elle avait assez dit sans doute à son avis,car elle me permit de m’éloigner. J’allongeais le pas, et je doisavouer que ma précipitation provenait, moins du souci de n’être pastrop en retard au déjeuner de l’hôtel de la Paix, que de celled’augmenter la distance entre la diseuse d’aventure et moi.

Chapitre 3 ÔSOUBRETTE ESPAGNOLE, MESSAGÈRE DES SOURIRES !

 

On nous dit flegmatiques, nous autres Anglais.Je ne m’explique pas pourquoi, car il m’a semblé dans mespérégrinations à travers le monde, qu’aucun peuple n’est moinsflegmatique que nous ; qu’aucun n’est disposé à une gaietéplus enfantine.

Évidemment, certaines races sont plusprodigues de mouvements, de manifestations extérieures inutiles,mais est-ce du flegme que de ne pas agiter les bras, la tête et lecorps comme un convulsionnaire ou comme un vieux télégrapheChappe ?

Je fus très agacé pendant le déjeuner. Jetrépidais sur ma chaise absolument comme si elle eût été un« isolateur » chargé d’électricité à haute tension.

Je m’aperçois que ma comparaison estinconvenable, car elle suppose que je suis entré en…rapport avec la fée électricité en m’asseyant dessus… Ce n’estpoint là ce que je voulais exprimer. Je respecte cette fée à l’égaldes plus grandes dames… et puis, vous la connaissez tous… s’asseoirsur pareille lady équivaudrait à se poser sur une peloted’épingles… Je respecte également trop mon individu pour lesoumettre à si piquant traitement.

Mais je connaissais le Puits du Maure.

À quel parti m’arrêterais-je ?

Me forcerais-je au courage d’attendre la nuitvenue, pour gagner la Taberna Camoëns et l’enclos mystérieux, danslequel je m’aposterais pour surprendre X. 323 ?

Ou bien, m’offrirais-je la satisfactiond’aller, dès mon repas terminé, opérer une reconnaissance du but demon expédition nocturne.

Ma gourmandise de savoir me poussaità la seconde méthode.

Ma raison m’en écartait.

Il convenait d’éviter une démarcheinconsidérée, susceptible d’indiquer à mon ami X. 323 que j’avaisretrouvé sa piste.

Avec ce diable d’homme, il fallait s’attendreà tout, et je ne mettais pas en doute qu’il ne fût aussitôt informéde ma présence au Puits du Maure.

Bien. Écoutons la Raison. Je n’irai point.

Oui, mais alors à quoi occuperai-jel’interminabilité de mon après-midi ?

Je pouvais m’occuper une heure, grâce à unedépêche du Times,que l’on m’avait remise à mon arrivée. Le« patron » me mandait que l’on attendait macopie avec impatience, la situation politiques’embrouillant de jour en jour.

« La pièce que vous savez,disait-il, « apparaît de plus en plus comme l’élément capitalde l’affaire. »

Je ferais une réponse sibylline…certain de l’importance de la pièce que je savais n’êtrepoint exagérée ; mais tenu au silence par loyalisme ; jen’ignorais plus rien, et, dans un avenir rapproché, demainpeut-être, je serais relevé de mon mutisme ; je lancerais surles fils et sans-fils, des révélations sensationnelles, quiferaient tirer le Times à des millions d’exemplaires.

Le patron serait ravi. Je porterais moi-mêmema dépêche au Télégrafo Central.

Oui, mais ensuite, ensuite, comment aurais-jele courage d’attendre jusqu’à la nuit pour me mettre encampagne ?

Agir est un plaisir… La chose horripilante estd’assister, l’arme au pied, au lent défilé des heures.

Sur l’honneur, j’étais à cent lieues de penserque la brune soubrette Concepcion allait résoudre le problème de laplus agréable façon.

Cependant, ce fut ainsi.

Je me levais lentement… alors que l’on n’a àeffectuer, en un temps donné, qu’un nombre limité d’actes, il estde bonne mathématique de se mouvoir avec le minimum de vitesse, cequi conduit plus loin dans le temps.

– Pour le señor Max Trelam sans doute,fit derrière moi une voix interrogative ?

Je regardai le possesseur de l’organequestionneur. C’était un groom de l’hôtel qui me présentait unelettre.

– Si elle porte mon nom, c’est qu’elleest sûrement, et non pas sans doute, pour moi.

Le galopin secoua la tête :

– Elle n’indique pas le nom, señor…Voyez.

La suscription m’apparut en effet sansnom.

« Al señor Inglese », avait-on tracésur l’enveloppe.

– Toutefois, reprit mon interlocuteur, leseñor étant présentement le seul Anglais en résidence à l’hôtel,nous avons pensé que sans doute, – le drôle accentua laformule – la missive lui était destinée.

Je pris la lettre sans répondre à ce gamintrop logique… On ne discute pas avec un inférieur qui a raison.

Papier de premier choix, parfum discret etdistingué ; oh ! oh ! correspondance de femmeélégante. Supposition démentie aussitôt par l’écriture grossière,maladroite… Servante utilisant pour ses travaux épistolaires lapapeterie de sa maîtresse.

J’ouvre. Je ne me suis pas trompé.

L’épître était signée : ConcepcionAllaracos.

Concepcion, la fille de chambre de la douceNiète, aux yeux de bluets !

Quelle idée a encore germé dans la cervelle dela camériste madrilène ?

Je lis, non sans difficulté, à cause del’orthographe que je transcris ici avec une larme perlant au boutdes cils. Cette lettre baroque, je viens de la tirer d’un coffret,où gisent les douloureux souvenirs de ce qui ne sera plusjamais.

« Le señor me pardonnera de troublé cesocupacion ! Car le señor ai bons et il sai que je veu lehonneur de madmoisele.

« À ce matin, la conversation du señoravai addouci le chatgrins de madmoisele ; à présan, ele sedesaispert kome si son queur navai plus à atandre laconsolation.

« Moi, je lemme tro pour la regardé komeça ferre. lor jécri au señor.

« Nous parton au parque de Madrid pour cepromené. On s’assoirat dans lé jardin englais, à cotai della grendeallai des Estatuas (statues, allée principale du parc). Et laVierje Sinte et léz ange vou benniret de venir là ossi.

« Je baise les mainrespequetueuseman.

« Signé : ConcepcionAllaracos

« votre sairvante. »

Brave fille ! Comme cette brunettedépourvue de littérature, avait clairement compris ce qui montaitdans mon âme. Elle n’avait pas un instant jugé que je pusse refuserd’accéder à son appel.

J’irai, cela est évident.

Pour la forme, je me reproche monincorrection.

De quel droit persécuter de ma sympathieMlle de Holsbein qui, le matin même, m’asignifié l’adieu ? Eh ! avec la mauvaise foi de qui apris une décision définitive, je me déclare qu’à défaut de droit,j’ai un devoir ; oui, un devoir d’humanité.

Il serait barbare et sauvage de laisserpleurer des yeux bleus si exceptionnellement doux.

L’amour se déguise en infirmier de laCharité.

J’ai un peu honte de moi-même. Comme je suishypocrite auprès de Concepcion… Eh oui, je dois reconnaître moninfériorité par rapport à cette fille de chambre décidée, àl’allure franche, évoluant avec une liberté, un mépris complet desennuyeuses conventions sociales, dont les liens entravent mesactions.

Elle était bien le prototype de la caméristeespagnole, qui, de très bonne foi, se figure qu’elle est engagée,non pour faire le ménage (elle le prouve en ne le faisant pas),mais pour servir de trait d’union aux tendresses séparées par lespréjugés sociaux.

Et dans ce dernier emploi, la paresseuseménagère montre une activité incroyable.

L’origine des grandes passions ibères, si l’oncherchait bien, se retrouverait presque toujours dans une volontéde soubrette… Rodrigue, el Cid et Chimène eux-mêmes… Je n’achèvepas ; les Cornéliens fanatiques me lapideraient, mais personnene me reprochera d’exprimer mon admiration sans bornes pourBeaumarchais (Auguste Caron de).

Comme ce fils d’horloger parisien a comprisl’Espagne !

Bref, l’épître de Concepcion me produisit uneffet que, je le confesse, je n’ai jamais ressenti à la lecture deslettres immortelles et universellement réputées sans égales deMadame de Sévigné.

Je courus au télégraphe, expédiai ma dépêcheau Times, et puis, comme un écolier en vacances, je jetaipar-dessus mon épaule toute idée sévère.

Plus de politique, plus de reportage, ni deTimes, ni de document dangereux.

Je reprendrais le collier le soir, à l’heuredu Puits du Maure.

Jusque-là, je ne voulais songer qu’àMlle de Holsbein, à son doux visage éclairépar ses yeux candides et tristes, petites violettes vivantesécloses sur une âme douloureuse.

Au pas de charge, je parcours la rampe de SanGeronimo. J’arrive à l’entrée du parc qui s’ouvre à sonextrémité.

Je gagne le Paseo de las Estatuas,cette large avenue bordée de statues, dont les silhouettes rigidesse découpent sur les feuillages de jardinets tracés à l’anglaise,avec des sentiers contournés, des fantaisies charmantes desmetteurs en scène de l’horticulture. Mais là, je suis pris d’uneindécision. Que lui dirai-je, à cette triste jeune fille, quand jeserai en sa présence ?

Elle est superbe. Concepcion ! Elletranche les difficultés, même orthographiques, avec une admirableassurance.

Seulement, toute audacieuse, toute soubrettequ’elle soit, je voudrais bien la voir à ma place.

C’est absurde, ce que je dis là. Concepcion neserait pas embarrassée. Elle dirait ce qui lui viendrait auxlèvres, sans s’inquiéter de savoir si cela est conforme auxconvenances mondaines.

Pour cette fille simple, tout se résumerait encet aphorisme :

– Ce qui est utile est forcément bon àdire.

Quel avantage dans la vie que d’avoir été malélevé !

Tandis que mon cerveau se débat entre ce qu’ilsouhaite et ce qu’il critique, mes jambes, que ledit cerveau oubliede surveiller, s’ouvrent et se ferment régulièrement, comme descompas… J’ai quitté le paseodes statues… Je parcours lespetites allées du jardin anglais.

Mais une émotion profonde m’étreint, gagnantjusqu’à mes jambes, qui interrompent brusquement leur mouvementmécanique.

À quelques pas de moi, assises sur un banc depierre, au-dessus duquel se replient en dôme des noisetiers aufeuillage rougi, Niète et sa suivante sont immobiles.

La jeune fille, le front penché, absorbée enune rêverie que l’on sent pénible, ne me voit pas.

Concepcion, elle, m’a vu de suite. Son visages’épanouit en un sourire de bienvenue et ses yeux noirs brillent…brillent.

La fille de chambre est de toute évidence,contente de moi, et cela me flatte infiniment.

Je crois bien que l’excellente fille est entrain de devenir mon amie.

Chapitre 4 IAM « ENGAGED »

 

Une nouvelle timidité me reprend.

C’est curieux, toutes les ladies que j’airencontrées m’ont affirmé que les hommes ont toutes lesaudaces.

Je le crois fermement, car il ne faut jamaisdouter de ce que dit une femme. Ce serait perdre une illusion.Seulement, mon expérience, mon « observation » m’ontconduit à penser que, dans leur générosité gracieuse, les exquisesladies attribuent, à notre sexe piteux, l’audace qui nous manqueparce qu’elles la possèdent toute.

Ne froncez pas vos sourcils, si jolimentarqués ; Madame, aucun poison critique ne réside en cetteréflexion.

Je souhaite, au contraire, exprimer unereconnaissance éperdue pour la charité, la pitié féminines, car, siles dames adorables ne nous y aidaient pas un peu, passablement,beaucoup, passionnément (vous le voyez, j’effeuille une margueritesous vos pas), je crois que nous n’oserions jamais les demander enmariage.

Mais loin des digressions. Mon seul but est dedémontrer mon embarras. Phraséologie inutile, puisqu’il me suffirade déclarer que ma langue me semblait collée à mon palais et mespieds nickelés au sol.

Je me demandais si j’allais reculer ouavancer.

Mais Concepcion, elle, avait juré quej’avancerais. Elle heurta légèrement le coude de sa jeune maîtresseet, d’un regard expressif, me désigna.

Mlle de Holsbein se levabrusquement, sur ses traits se refléta l’angoisse de la bichesurprise par la meute hurlante. Mais fuir en ce jardin fréquenté,c’eût été attirer l’attention, soulever un scandale.

Elle comprit qu’elle ne le pouvait pas, etretomba sur le banc.

Il y avait dans son attitude, dans ses yeux,dans toute sa personne, une confusion pénible, une sorte deterreur, de mépris d’elle-même.

Pauvre enfant ! J’étais pour ellecelui qui savait.

Cela ne diminuait pas la difficulté del’aborder.

Quelles paroles prononcer, qui ne fussentpoint douloureuses à son oreille, qui n’ajoutassent point à sonémoi.

Et cependant, je ne pouvais demeurer là,immobile et muet, comme une statue supplémentaire, édifiée à lagloire de la réserve britannique.

Je m’approchai, incliné, respectueux comme lecroyant s’avançant vers l’autel, (quelle divinité fût plusexquisément douloureuse) ah… la nécessité est la mère du génie,comme disait je ne sais plus quel génial poète, né millionnaire…une idée lumineuse pétilla dans mon cerveau.

« Continuer est plus aisé querecommencer. »

Axiome assurément contestable, mais à lafaveur duquel, je repris, en répétant la dernière phrase,l’entretien où nous l’avions laissé le matin.

– Attendre, c’est espérer.

Elle fit non de la tête ; mais l’anxiétépeinte sur son visage s’atténua. Je cessais de nouveau d’être unétranger, pour devenir l’ami fraternel d’une heure tragique.

– Pourquoi repoussez-vous l’espoir,fis-je, encouragé par ce léger succès ?

– Oh ! fit-elle, d’une voix faible,tout autre que vous pourrait m’adresser cette question… Mais vous,vous…

Bigre ! nous nous engagions sur unterrain glissant… Nous ne devions point penser à… cela. Cela,c’était tout le contraire de l’espérance, et je voulais la ramenerà l’espoir.

– À un prisonnier, il ne faut pointparler de prison ; mais on est certain de lui être agréable enparlant d’évasion.

Cette citation du moraliste Largusson seprésenta à ma mémoire comme la marée en carême.

L’évasion… n’est-elle pas l’oubli de la prisonéloignée, de la tristesse accoutumée du captif, reléguées dans lebrouillard.

Et, par association de pensées, je fus saisid’un désir irrésistible de narrer la légende du Puits du Maure.

C’était une évasion d’abord, et puis ensuite,cela m’assurait la possibilité de la conversation prolongée. Onengourdit la douleur sous un flot de paroles… Je n’avais d’autreprojet, en me lançant dans cette histoire, que d’apaiser latristesse de la malheureuse Niète, et je fus bien surpris, pasmécontent du reste, de la conclusion inattendue de mon récit.

Mais procédons avec ordre :

– Mademoiselle, fis-je, je crois qu’il nefaut jamais renoncer à l’espoir… Les légendes même, cettequintessence des conceptions humaines, le démontrent.

Elle me regarda avec une pointe d’étonnement.L’exorde qui semblait annoncer une conférence devait effectivementla surprendre.

Mais j’étais lancé. Maintenant j’avaisl’idée fixe de lui conter l’évasion de la belle fillecaptive du Maure.

Après tout, sa situation ne manquait pasd’analogie avec celle de la victime dans la légende… Un mécréant,une existence ténébreuse, tout s’y trouvait.

– Tantôt encore, Mademoiselle, j’écoutaisune vieille gipsy, comme nous nommons les bohémiennes, enAngleterre, chanter le romancero du Puits du Maure… Vous neconnaissez pas… Alors écoutez d’où s’évada la Belle Fille.L’histoire ne dit pas son nom patronymique, mais cela vous estindifférent.

Ravie par un Maure, mauricaud, jaloux etcruel, comme tous ceux de cette race antipathique, elle futenfermée, dans un boudoir souterrain, au fond d’un puits.

Vous pensez que ce devait être humide.L’histoire n’en dit rien. Supposons que les pierres, cimentées avecsoin, s’opposaient à l’irruption indiscrète de l’eau.

On le voit, j’adoptais le mode enjoué, et lestraits de la mignonne reflétant sans doute le voile plaisant quej’appelais sur les miens, se rassérénaient.

Ah ! la gaieté ! quel julepmoral !

– À ce cachot, continuai-je, ily avait une porte, laquelle porte devait être une trappe, carau-dessus l’eau du puits interdisait toute communication avecl’extérieur. Seul, le Maure, avec un mot magique, balayait ouramenait l’eau à son gré… Ces mots-là sont très difficiles àretenir et impossibles à prononcer si l’on n’a pas donné son âme audiable.

C’était à cette époque, un petit cadeau qui sefaisait beaucoup… Les marrons glacés ont remplacé cela.

Ici, la figure deMlle de Holsbein s’éclaira… Ce ne fut pas unsourire, mais c’en était sûrement la semence. La résultante d’unmouvement de l’intellect vers la joie, mouvement trop faible pourentraîner les muscles enregistreurs du rire, mais assez fortcependant pour les impressionner.

Rien ne renforce la verve comme êtreécouté !… Or, j’avais conscience que toute la chère petite âmede ma compagne était suspendue à mes lèvres. Cela lui apparaissaitdoux d’échapper à l’obsession de la pensée qui la torturait depuisla veille.

Je m’assis auprès d’elle, sans marquer uneimportance quelconque à cette action et je poursuivis :

– Vous croyez la Belle Fille captive àjamais, car vous l’avez bien jugée… Elle est incapable des’adresser au diable, en vue d’apprendre le fameux mot magique.

Ce mot, pour une raison analogue, je ne vousl’enseignerai pas non plus.

Mais il est quelqu’un qui distrait sonéternité à corriger le démon… C’est la Bonne Dame de Tout-Secours.Après avoir écrasé la tête du Dragon, elle se complaît à luidérober ses formules magiques… Elle est en quelque sorte le saintPick Pocket de l’humanité orthodoxe.

La Belle Fille implora la Bonne Dame. Et laBonne Dame dégagea la porte du cachot de l’eau qui en assurait lafermeture hermétique. Le problème hydraulique, aussi heureusementrésolu, la Belle Fille reparut au soleil, libre, heureuse devivre ; tandis que le Maure, auquel naturellement on avaitcaché l’aventure, venait se faire prendre comme dans unesouricière.

En effet, la Bonne Dame lui réservait unedernière plaisanterie.

Dès qu’il fut de retour dans la prison vide desa captive, la Dame jeta la formule magique dans les abîmes del’Infini, si bien que le diable lui-même ne put la retrouver, etque le Maure changea d’orthographe en devenantmort.

Je regardai Niète bien en face, pour fairepénétrer ma conviction, ou du moins celle que j’affectais, dans sonesprit et je conclus :

– Vous le voyez, Mademoiselle, sous lafantaisie du récit, on retrouve l’indestructible certitude despeuples, à savoir que l’on doit toujours espérer l’évasion… de laprison, de la douleur, de la misère, des mille choses qui fontsouffrir les êtres !

On eût cru que ma conclusion ramenait un voiled’ombre sur le doux visage de Niète.

– On ne s’évade pas de la honte,prononça-t-elle, une buée humide troublant l’azur de sonregard.

– La honte ne frappe que lescoupables…

– Et ceux qui portent leur nom,acheva-t-elle d’un ton encore plus faible.

– Oh ! un nom, lançai-je sansréfléchir, je l’affirme. Un nom, on en change.

Elle eut une négation obstinée de tout sonêtre.

– Le puis-je ?… Ne serait-ce pas lecondamner, lui ? Une fille ne condamne pas…

– Oh ! une fille change de nom sanscondamner personne. Toutes les ladies sont des filles quiont changé de nom, et aucun papa ne s’en est senti insulté.

Une rougeur intense envahit son visage qui secontracta péniblement, et d’un accent à peine perceptible,déchirant comme une plainte d’agonie, elle murmura :

– Votre bon cœur vous égare. Qui doncm’offrirait le refuge de son nom ?

– Moi !

La réponse était partie avant que j’eussesongé à la faire.

Il y a des instants en vérité, où le cœur sesoucie du cerveau comme un poisson d’une pomme.

Et je demeurai stupéfait, aussi stupéfait quema douce interlocutrice elle-même.

Je me hâte de déclarer que ma surprise necontenait pas la moindre part de regret… J’étais étonné, non pasd’avoir parlé, mais de n’avoir pas prévu plus tôt que je seraisheureux de parler ainsi.

Nous restions muets, les yeux dans les yeux,comme anéantis… De fait, j’avais l’impression que quelque choses’était arrêté en moi.

Et tout à coup, ce quelque chose se remit enmarche précipitant son allure, tel un retardataire désireux derattraper le temps perdu.

Mon cœur battait des ra et des fla, à l’instardu petit tambour du 1er fusiliers[2].

Ce fut Mlle de Holsbeinqui retrouva la première l’usage de la voix.

– Vous n’avez pas songé…

Du coup, cela me rendit ma faculté d’exprimerma pensée, et dans un rush, ainsi qu’on monte à l’assaut, jelaissai déborder ma tendresse.

– J’ai songé à la seule questionimportante ; la seule, entendez-vous, miss Niète, la seule…J’insiste, afin que nous n’ayions plus à revenir là-dessus. Et laquestion dont il s’agit… Consentirez-vous, vous accoutumée au grandluxe, à vivre modestement des 20 ou 25.000 francs, que bon an, malan, Max Trelam, du Times, tire honorablement de sonencrier.

Elle prit la mine hésitante d’un clerc à quion offrirait la barrette cardinalice.

– Puis-je croire ?balbutia-t-elle.

Je saisis sa main, je la pressai éperdumentdans les miennes… J’étais affolé, j’étais ivre… L’amour me montaità la tête ; on l’eût jugé né sur les coteaux de Bourgogne.

– Ce que vous déciderez sera, je vous endonne ma parole.

Alors, elle laissa tendrement tomber son frontsur mon épaule et se mit à pleurer doucement, doucement, tandis quemes lèvres baisaient pieusement ses cheveux d’or pâle.

Notre silence était plus éloquent que lesdiscours.

Ses pleurs n’avaient rien de douloureux ;ils me disaient affection, confiance, reconnaissance.

Pauvre mignonne, comme si l’on méritait lacouronne civique, (chêne et laurier entrelacés) quand on arrache untrésor ou une âme pure au naufrage.

Le sauveteur, en pareil cas, devrait payer uneprime à la société, car il fait une superbe affaire.

J’étais engagé, comme nous disons enAngleterre, exprimant par là que nous considérons le mariage commeune convention sérieuse. Nos amis, les Français, disent en pareilcas, fiancé, du vieux mot de la langue d’oïl, fiance,avoir foi… Il est joli, certes, mais je lui préfèreengagé,lequel indique que l’on se considère comme celuiqui doit être employé à assurer le bonheur de l’aimée.

Nous étions engagés.

À présent, à voix basse, nous prononcions desmots séparés par de longs silences.

– Oh ! ma vie de dévouement pour cerachat de moi-même que vous m’offrez.

– Que parlez-vous de dévouement, Niète,chère Niète, petite fleur bleue du jardin de mon cœur ?… Jevous ignorais hier… aujourd’hui, je suis à vous jusqu’à la mort…Comment cela s’est-il fait ? Une pureté prenante émane devous ; vous rayonnez ce que l’on aime dès l’âge de sentiment,ce que l’on aime sans le connaître, avec la crainte de ne lerencontrer jamais.

Et une foule d’autres choses aussi jolies,dont je ferai grâce aux lecteurs du Times, car je pense demême qu’eux, qu’en dehors des intéressés, les mots par lesquels onfigure pour l’esprit les plus tendres sentiments, apparaissentvides de sens, voire même un peu ridicules.

Je m’avise que cette apparence provientprobablement d’une pudeur instinctive, qui nous incite à dissimulerles joies de cœur, et à blâmer ceux qui les étalent auxregards.

Concepcion avait disparu.

La brave fille montrait décidément toutes lesqualités.

Elle se rendait même compte qu’elle pouvaitêtre de trop entre deux fiancés.

Tout bas, je ne pus m’empêcher de l’appeler« belle-maman », car vraiment, elle avait agi comme unemère soucieuse de marier sa fille… Elle nous avait en quelque sorteaiguillés l’un vers l’autre, Niète et moi.

Pauvre petite camériste, ton souvenirm’apportera toujours un attendrissement.

Tu avais cru, humble servante, ignorante del’envie haineuse, si fréquente chez tes pareilles, tu avais crunous engager à jamais sur la passerelle du bonheur.

Ce n’est point toi qui fus coupable, mais bienle destin brutal qui trompa les vœux formés par ton cœurdévoué !

Chapitre 5DOUBLEMENT ENGAGÉ

 

Soudain, un homme déboucha d’une alléevoisine, dont la vue arracha un cri étouffé à ma chère petitechose aimée, ainsi que je l’appelais déjà en moi-même avectoute la tendresse qu’enferme cette locution anglaise, par quoinous désignons les charmes du home, l’épouse aimée, lesenfants chéris.

Le nouveau venu était le comte de HolsbeinLitzberg.

Il venait lentement à nous, les sourcilsfroncés, une expression colère et maligne dans les yeux.

Niète se voila le visage de ses mains.

– Mon père… Que dira-t-il ?

– Je suis là, murmurai-je.

Je m’étais levé. Après tout, Max Trelam eûtfait face au comte en toute circonstance… À plus forte raison pourconquérir Niète.

Je pensai que je méprisais l’espion, mais quepour rien au monde, je ne devais laisser paraître cet étatd’esprit. Le montrer eût été le contraindre à s’étonner de marecherche matrimoniale.

Une explication eût rendu impossiblel’évasion de ma bien-aimée.

Tout cela passa devant mes yeux avec une lueurd’éclair.

M. de Holsbein est tout près demoi.

Alors, appelant à mon aide la désinvolture laplus parfaite, je m’incline et j’attaque, excellent moyen de briserl’attaque d’un adversaire.

– Monsieur, ce soir, j’aurais sollicitéun entretien avec vous. L’heureux hasard qui nous met en présenceme permettra d’avancer l’explication que je souhaitais…, sitoutefois il vous convient de m’entendre.

Je constate en lui une indécision. Il estclair que mon ton dégagé l’étonne. Pourtant, il a l’habitude dessurprises diplomatiques… Il se ressaisit aussitôt et réplique, unemenace transparaissant sous la courtoisie.

– Je suis à votre disposition,Monsieur…

Il semble chercher un nom. Je m’empresse de meprésenter.

– Max Trelam, du Times… J’ai eul’honneur de vous être présenté durant votre dernière réception… Jeconçois, d’ailleurs que vous ayez perdu le souvenir de ce détail,dans le mouvement d’une foule.

Il s’incline, comme pour approuver la justessede la remarque. Moi, je reprends, sans m’attarder encirconlocutions ; à quoi bon, l’heure est venue de brûler mesvaisseaux. Et je les brûle avec la hâte ardente d’un incendiaire deprofession.

– Je suis donc Max Trelam, duTimes, et j’ai l’honneur, l’émotion aussi, de solliciterde vous la main de Mlle Niète de Holsbein, quej’aime…

– Depuis quand ?

La question tombe, précise. Le comtes’attendait-il donc à ma requête ? Rien en lui ne trahit leplus léger étonnement.

Depuis quand… ? Je ne puis le luirévéler, car les paroles dangereuses, irréparables, deviendraientnécessaires. C’est un espion, je ne dois pas le lui dire. Je nedois pas lui avouer que nous sommes alliés, Niète et moi, pourassurer l’évasion de la douce mignonne. Elle veut non seulementêtre Mistress Trelam, mais encore cesser d’être de Holsbein. Ilfaut donc ruser… Je me souviens ; ils habitent Madrid depuisdeux années, et je jette ce mensonge sauveur :

– Depuis l’an dernier… J’ai hésitélongtemps ; je ne me jugeais pas digne d’une aussi parfaitecréature.

– Et vous avez changé d’avis ?

Niète vint se placer à mon côté.

– Père, fit-elle doucement, je l’ai priéde changer d’avis, sachant bien que vous m’aimez, et que vous nesauriez vous opposer au bonheur de votre enfant.

Oh ! la vaillante jeune fille. Sonintervention assurait le consentement du comte.

Il eut une rapide contraction de la faceaussitôt disparue.

Et d’un ton bonhomme, où tintait cependant uneironie menaçante :

– Que ne le disiez-vous de suite,M. Max Trelam. Il est vrai que je serais incapable dem’opposer à ce que ma fille juge devoir être son bonheur.

Puis, avec une intonationinexprimable :

– Je souhaite que le jugement de celleque, jusqu’à ce jour, j’aimai de tout mon cœur ; celle dontj’ai cherché à faire une jeune fille heureuse entre toutes, jesouhaite que son jugement l’ait guidée sûrement vers l’avenir.

Ses yeux semblaient vouloir fouiller mapensée. Ils se fixaient sur moi avec une insistance presquedouloureuse.

Comme tout homme de lettres qui se respecte,j’avais débinésouvent mes confrères ; notamment unromancier à succès qui, à mon avis, abusait des regardsaigus à l’endroit de ses héros.

Eh bien ! positivement, j’avaisl’impression que les regards du comte me piquaient.

Que mon confrère n’était-il là ? Je luieusse fait amende honorable de la plus complète façon.

Mais si je sentais la piqûre de ces yeuxscrutateurs, je n’en concevais pas la signification.

M. de Holsbein allait me la rendreperceptible.

– Je ne résisterai point, fit-illentement, au penchant de ma fille. Je vous agrée donc comme sonfiancé.

– Monsieur, mon affection dévouée…

Il se prit à rire d’un rire mauvais.

– Serments de fiancé ; sermentsconfiés à la bourrasque. Avant le mariage, on est un bienfaiteur…Après, il ne reste qu’un beau-père que l’on supporte quand on ne lefuit pas.

Et arrêtant un geste deprotestation :

– Laissons cela. Nous verrons bien.Parlons du présent. Vous désirez sans doute être admis chez moi àfaire votre cour ?

Qu’avait-il donc à me considérer commecela ?

Cela m’agaçait. Pourtant je répondis d’un tonconvenable :

– C’est en effet, mon vœu le pluscher.

Il eut un ricanement. Et enfin :

– Eh bien ! Monsieur Max Trelam, laCasa Avreda vous sera ouverte… à partir de demain.

Je compris soudain… L’espion ne croyait pas àla tendresse d’un Anglais pour la pauvre chère créature qui, setenait, ignorante des pensées de son père, auprès de moi.

J’étais à ses yeux un espion… J’avais senti ledéfi dans sa dernière phrase… À partir de demain.

Demain ! Mais demain, il aurait remis ledocument volé à son complice M. de Kœleritz…

Il pourrait installer un espion dans sa maisonoù il n’y aurait plus rien à découvrir.

La colère bouillonna en moi. C’est absurde,mais être pris pour un espion, fût-ce par le plus misérable desêtres, me procure une sensation insupportable.

Pourtant, je me dominai.

J’aimais Niète. Qu’importait une blessure àmon amour-propre ; pourvu que la blonde victime fût délivréed’une existence, luxueuse il est vrai, mais odieuse à sadélicatesse.

Et fouillant jusqu’au fond ma bonne volonté,je parvins à en extraire des effusions suffisantes pour répondre àla condescendance véritablement incroyable de moninterlocuteur.

Je me suis dit depuis : j’ai eu tant dejours sombres à ma disposition pour revivre les heures fugitivesenglouties aujourd’hui dans l’abîme du passé… ! Je me suis ditque le comte avait peut-être espéré par moi, qu’il jugeait un alliéde X. 323, arriver jusqu’à X. 323 lui-même.

À moins qu’il ne me supposât une incarnationde cet insaisissable X. 323, dont M. de Holsbein, pasplus que les autres hommes, ne connaissait la véritableapparence.

Ah ! ce que j’ai cherché des explicationsà l’inexplicable enchaînement de faits, qui m’entraînèrent durantmon séjour à Madrid !

Cependant, le comte se tournait, souriant versNiète :

– Voudriez-vous prendre mon bras pourregagner la Casa Avreda, ma chère enfant… J’ai travaillé beaucoupaujourd’hui, je me sens la tête un peu lourde, une vague migraine,et il me semble qu’une brève promenade, avec vous à mon côté, mesera un remède souverain.

Elle passa son bras sous celui de son père,tout en m’enveloppant d’un regard caressant, puis elle me tendit samain demeurée libre. Je la pressai tendrement.

M. de Holsbein nous observait, unsourire empreint de malignité aux lèvres.

– Vous aimez profondément Niète, fit-ilen me tendant la main à son tour.

– En m’engageant à elle, j’ai engagé mavie, et ce m’est la chose la plus douce qu’il me soit arrivéedepuis ma venue dans le monde.

Il ricana derechef. Ses yeux pétillèrent demalice diabolique.

Mais son ton se fit paterne, lorsqu’ilexpliqua :

– Si vous dites vrai, nous pourrons nousentendre. Mais je dois vous prévenir… Si Niète était malheureuse,je vous tuerais sans hésiter.

Il ne me laissa pas le loisir de répondre.

– Les pères sont terribles, n’est-ce pas…Bah ! les fiancés leur sont indulgents. Quand ils sont bienépris, ils comprennent que les pères aiment aussi à leur façon.

Il entraînait Niète et je regardais ces deuxêtres, unis par les liens du sang, que j’allais séparer, afin quel’un ne mourût pas de l’infamie de l’autre.

Chapitre 6VERS LE PUITS

 

Maintenant, je me « mets en tenue »d’expédition nocturne. Tenue fort simple, du reste. En novembre,les nuits sont fraîches à Madrid ; donc, un chaud pardessus.Comme un « gentleman » qui se respecte, s’habilleseulement de couleurs sombres, mon paletot habituel avait bien lacouleur muraille non éclairée, que les conteurshistoriques, qui ne sont en général que des conteursd’histoires, présentent dans leurs élucubrations, comme unenuance mystérieuse et extraordinaire. Mon revolver Halsmith,demi-ordonnance, dans ma poche, des chaussures de tennis permettantde marcher sans bruit, un feutre mou sur la tête, j’étais prêt.

Je ne m’embarrassai pas de ma lampe de pocheélectrique.

Guère plus grosse qu’une tabatière, j’auraispu la prendre ; mais je devais arriver à voir sans être vu.Or, rien ne trahit un guetteur, comme le faisceau lumineux d’unelanterne.

Par exemple, je n’oubliai point ma carte decorrespondant du Times. Ceci, avec mes cartes de visite,la dépêche reçue le matin à l’Hôtel de la Paix, m’établirait, encas d’accident, un état civil indiscutable.

Je m’enferme un instant dans une grandecontention d’esprit. N’ai-je rien oublié ?… Je meréponds : rien, avec la satisfaction de l’homme qui se rend untémoignage flatteur, et je descends sans me presser l’escalier quime mène au vestibule.

Il est six heures trois quarts. Depuis centcinq minutes, les lampadaires municipaux sont allumés, pourdissiper les ténèbres de la nuit qui étendent au-dessus de la villeun ciel d’encre, constellé de petits clous d’argent.

Il est bien tôt. Bah ! mieux vaut unelongue faction qu’un retard. Quand on ignore à quel instant précisun personnage arrivera à un rendez-vous, le seul moyen d’êtrecertain de le joindre, est d’être à l’endroit désigné bien avantl’heure à laquelle il peut s’y rendre.

Par la Calle Mayor, qui s’ente sur laPuerta del Sol, à l’opposite de la Carrera San Geronimo, je medirige vers le quartier de l’Armeria.

À ce moment, les passants sont rares, letout-Madrid est à table, préludant par un repas sommaire auxsoirées, chantantes ou autres, qui bourdonnent dans la nuitmadrilène.

Bientôt, j’abandonne la « RueGrande » pour me jeter dans le dédale de voies étroites quidoit me conduire à la Taverne de Camoëns.

Enfin, voici la Taberna Camoëns !

Une baraque noire, sordide, dont le crépi acédé par places, découvrant ainsi la maçonnerie de pierraillescimentées de torchis. Des vitres huileuses, dont la surfaceépaissie par des poussières peut-être centenaires, laissent filtrerune lumière rougeâtre qui a l’air d’être, non de la clarté, mais dela pénombre…

Vraiment, la Taberna est malpropre, au delà dece que peut souhaiter un fervent de la malpropreté… La clientèle nedoit certes pas payer de mine, et ma main instinctive, tâte monrevolver dans ma poche.

Six cartouches, voilà qui rend aisé lecourage !…

Un bec-de-cane, sur quoi les mains salesd’étranges consommateurs ont déposé un enduit gluant, permet seuld’ouvrir la porte basse accédant à la salle commune de la TabernaCamoëns.

À travers les carreaux, je cherche à voir àl’intérieur.

Des tables se devinent sous le voile crasseuxembuant les vitres…

En face de la porte s’ouvrant sur la rue, uneautre porte se découpait dans la muraille, m’indiquant la voie àsuivre pour gagner la cour.

Seulement, entre les deux ouvertures, sedressait une estrade comptoir, où trônait majestueusement un hommecarré, râblé, noir de peau, de cheveux, de barbe, le directeur decet assommoir, le tavernier enfin.

Il me fallait passer devant lui. Nes’opposerait-il pas à la libre circulation, dans sonétablissement, d’un gentleman si différent de sa clientèleaccoutumée ?

Peuh ! à Madrid, comme à Londres, le mêmeprocédé permet de fermer les yeux aux hôteliers les plustimorés.

Et délibérément, j’appuie sur le bec-de-cane.J’entre. Les buveurs ont un sursaut. Je suis certain que tous ontpensé à la police ; mais ils reprennent leur beuverie,rassurés par mon apparence.

Je n’ai évidemment pas l’air d’un soldatde la loi.

D’un pas ferme, je me dirige vers la portequi, à mon estime, accède à la cour et au Puits du Maure.

J’arrive devant le tavernier, qui me considèred’un regard méfiant.

Noblement, je dépose devant lui deux piécettes(2 francs) avec cette explication murmurée :

– Une pour chaque œil.

Le drôle a une grimace qui prétend sourire. Ilincline la tête, et agrippe l’argent d’une main velue, qui pourraitappartenir à un singe.

Je suis hors de la salle commune, dans unesorte de cuisine, absolument déserte et obscure ; mais devantmoi une ouverture, que la pâle clarté qui tombe des étoiles rendlumineuse par comparaison.

Enfin, j’atteins la courette.

Le sol est boueux… Une odeur de poulailler etd’eaux grasses me prend aux narines, mais je ne ralentis point mamarche.

Voici la barrière incomplète dont m’a parlé labohémienne.

Mais au delà commence un mur de végétationsinextricablement entrelacées.

« Une grande ville, a dit Twain, contientle monde. »

Sa phrase tinte à mon oreille, en face decette forêt poussée en plein Madrid, et qui évoque l’idée de lanature sauvage et prodigue des selvas d’Asie oud’Amérique.

Chapitre 7AUPRÈS DE LA MARGELLE

 

Cependant, au bout d’un instant, pendantlequel mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, il me sembladiscerner une solution de continuité dans la muraille végétale.

Un sentier, ou plus exactement une piste,véritable passée de fauves, existait.

Avant de m’y engager, je jetai un regard enarrière, et tout à coup, je me morigénai vertement.

En effet, entre l’angle de la baraque et lemur limitant la courette, perpendiculairement à la rue, je venaisde découvrir un étroit passage qu’utilisaient sans doute leshabitués du Puits du Maure, peu soucieux d’affronter les regardsd’une nombreuse assemblée.

C’était certainement par là que le comte deHolsbein, que X. 323 se glisseraient dans le petit maquismadrilène. Plus habiles que moi, ils n’éveilleraient ainsil’attention de personne.

Comme la plupart des hommes, je répugne à mecritiquer. Aussi me déclarai-je d’un ton léger :

– Bah ! cela n’a aucuneimportance.

Et pour couper court aux velléités de critiquedu Mentor intérieur qui morigène le Télémaque que je suis tropsouvent, je m’engageai bravement dans la sente.

C’est à tâtons que je poursuivis ma route, nonsans subir d’inévitables contacts épineux, qui m’avertissaient troptard d’une intense pullulation de ronces.

Et puis, de nouveau, une légère clarté diffuseme fit penser une seconde que, trompé par les ténèbres, j’étaisrevenu à la cour de la Taberna. Par bonheur, je me trompais.

Je débouchais dans une petite clairière, aucentre de laquelle une saillie de forme géométrique trouait lesol.

– La margelle du Puits du Maure, meconfiai-je avec une joie que tout reporter comprendra.

J’allais toucher ce puits, après quoi jecourais depuis le matin.

La difficulté vaincue, voilà le secret dubonheur humain.

Car, au demeurant, ce vieux puits ressemblaità tous les vieux puits quelconques. Il ne présentait rien deremarquable.

Même en me penchant sur la margelle, j’aperçusl’eau miroitante à une dizaine de mètres de moi… profondeur moyennepour les réservoirs de ce genre… Et mes yeux, qui eussent souhaitédu merveilleux, découvrirent, fichés dans la paroi intérieure, lasuccession des crampons de fer, de ce que l’on est convenud’appeler l’échelle des puisatiers, parce qu’elle sert àces ouvriers à gagner le fond, quand ils ont à procéder à uncurage, ou à une réparation.

Ce dernier détail me jeta un« froid ! » Partir pour une légende et ramper enpleine banalité, rien n’est plus déconcertant !

Si j’étais là, c’était pour l’Angleterre. Pourl’Europe aussi, naturellement ; mais je suis Anglais avantd’être Européen, n’est-ce pas ? Et ma première pensée va à machère Great Britain.

J’ai eu une si jolie et si bonne petite maman…Elle dort à présent dans la terre anglaise, et, rien que pour cela,cette terre me serait plus chère que toutes les autres.

X. 323, le comte de Holsbein, vont serencontrer ici, selon toute probabilité.

Il convient donc de me dissimuler pour éviterdes explications embarrassantes.

Une cachette alors… Où cela ?

Voici des broussailles qui feront mon affaire,à cinq ou six mètres du puits tout au plus, en bordure de lapériphérie de la clairière.

Un effort encore. Je fais corps avecla broussaille… Corpsmême un peu plus que mon épiderme nele souhaiterait. En diverses parties de mon personnage, en dépit dela protection de mes vêtements, des épines indiscrètes me causentdes chatouillements plutôt désagréables.

Je suis très mal, mais ma cachetteest sûre, de sorte qu’au point de vue de mon expédition, je suistrès bien.

Les voilà les propositions contradictoireségalement vraies.

Que dura mon attente ?

Quelles réflexions m’aidèrent à passer letemps. De cela, je n’ai point conservé la mémoire.

Je me souviens seulement qu’à un certainmoment, ayant levé la tête vers le ciel, je supposai qu’une étoilescintillant juste au-dessus de moi, pouvait peut-être, à cetteminute précise, attirer également le regard bleu de miss Niète, etque je m’absorbai dans la solution d’un problème que ni lacosmographie ni la trigonométrie n’ont jamais songé à discuter.

Je cherchai à calculer la parallaxeformée avec deux regards de tendres engagés, se rejoignantsur une même étoile.

Pénétré par l’inquiétude, et puis, latempérature assez basse refroidissant peut-être mon ardeur, j’enétais à me demander si j’agissais sagement en prolongeant mafaction, quand un froissement de feuilles me fit me renfoncer dansma cachette.

Quelqu’un venait à travers le bois.

Pas un instant, je ne doutai que ce fût l’undes deux champions du duel mondial, dont je devais êtrel’historiographe.

Mais lequel ?

X. 323 cherchant à surprendre le comte, oubien ce dernier ayant réussi à dépister X. 323.

Ma curiosité anxieuse ne devait pas être miseà une longue épreuve.

Une forme humaine parut à l’orée du sentierque j’avais suivi moi-même.

Je crois bien que je proférai un juronintérieur, que ma correction me fait réprouver en temps normal.Aussi ne vous le répéterai-je pas.

L’homme que j’avais sous les yeux était lecomte de Holsbein Litzberg !

Chapitre 8L’ŒUF DE LA LÉGENDE

 

Sans hésitation, il s’approcha du puits. Il nesoupçonnait pas qu’on le pût épier, car il ne prenait aucuneprécaution. Rien ne l’avait donc inquiété tandis qu’il effectuaitle trajet de la Casa Avreda au Puits du Maure.

Mais alors, que faisait X. 323 ? Unaccident l’avait-il immobilisé ? C’était probable. Commentexpliquer autrement son absence ?

Ah ! Et dire que si j’étais là siheureusement pour le remplacer, c’était contre sa volonté. Je mepressai les mains avec effusion, vraiment enchanté du rôle que monobstination allait me faire jouer.

J’entrevis bien, confusément, qu’une lutteavec M. de Holsbein pourrait avoir une répercussionfâcheuse sur mes projets de mariage.

Mais quand on est dans l’action, celle-ci vousemporte… Je ne pus m’arrêter à l’idée embryonnaire qui m’auraitpeut-être paralysé.

Au surplus, toute mon attention fut accaparéepar les faits et gestes du comte.

Il se pencha sur la margelle, avec un petitricanement qui s’enfla dans l’intérieur du puits.

Il prononça quelques paroles que j’entendismal. Est-ce qu’il disait les mots magiques du Maure ? L’idéeme fit sourire.

On a de ces pensées enfantines parfois… Moncerveau restait impressionné par la légende des eaux montant ous’abaissant à la volonté du geôlier de la Belle Fille.

Mais à quelle singulière pantomime se livrel’Allemand ?

Il tourne autour du puits, la tête penchéevers le sol.

Il s’arrête, se baisse un instant. Qu’estcela ? Je perçois un déclic métallique… Mes sens m’abusentcertainement…

Un nouveau bruit, aussi peu explicable que lepremier augmente ma perplexité. On dirait un courant liquides’engouffrant dans une conduite d’eau.

Ah çà ! Le puits, le Puits du Maureserait-il tout simplement muni d’un déversoir que l’on peutmanœuvrer du dehors ? Une clef hydraulique serait la parolemagique !

À la bonne heure. Je tiens une légende dansson œuf.

Ma pensée vole. Un ingénieur, un architecte,dont le travail reste incompréhensible pour la foule, sont passéspar là.

L’ignorance les a transmués en messireSatanas ; le propriétaire du puits est devenu le Maurefarouche, qui pour le peuple espagnol, demeure une incarnation dudémon.

Mais alors, les crampons de puisatier, quej’ai remarqués à mon arrivée doivent conduire… ?

Ici, la légende reste obscure.

Qu’est-ce qui remplace le boudoir où gémissaitla Belle Fille ?

Rien ne vient à la traverse de mesréflexions.

Le comte se tenait immobile maintenant. Deloin en loin il se penchait sur la margelle, d’où jaillissaittoujours le ronronnement de la chasse d’eau. Cela dura dix minutesenviron. Il monologuait par intervalles :

– Un instant encore… Ce soir, j’en auraifini avec cette histoire !… En aurai-je fini ?… Oui, oui…Ni lui, ni personne, ne pouvait soupçonner ma ruse… Eh mais,Holsbein Litzberg dépiste ceux qui triomphent de tout…

– Ça, c’est pour X. 323, me dis-je…Seulement, le comte se trompe… Son adversaire sait… et moiaussi.

Une vague inquiétude me faitajouter :

– Pourquoi X. 323 manque-t-il aurendez-vous ?

Quelle catastrophe a pu l’arrêter ? Puisune pensée flatteuse pour moi :

– Dire que la paix de l’Europe dépend duplus ou moins de chance et d’habileté dont je vais disposer tout àl’heure. Le document secret, lorsque le jour renaîtra, roulera àtoute vapeur dans la direction de Berlin, ou bien reposerapaisiblement dans la poche du très digne correspondant duTimes que je suis.

L’homme est doué d’une présomption native dontil ne se corrige pas avec l’âge. L’une des formes de cetteconfiance exagérée en soi consiste à mesurer toutes choses à l’aunede sa petite raison. Ainsi, dans l’espèce, je n’admettais que deuxalternatives pour les papiers dérobés au Foreign-Office. Pourtant,une foule de souvenirs eussent dû me mettre en garde contre desappréciations de cette nature. Que de fois, j’ai constaté, à mesdépens, qu’au moment où notre jugement incomplet disserte gravementsur les seules alternatives possibles, les circonstancesen élaborent mille autres, bien plus possibles encore, car ce sontcelles qui se réalisent.

Le comte se pencha une dernière fois sur lerebord du puits. Il marmonna :

– Le niveau a suffisamment baissé…Admirable en vérité, ce vieil appareil oublié… Nul ne se rappellecela… Heureusement que le peuple a de ces fissures de mémoire…Allons, agissons… Dans vingt minutes l’eau aura remonté parinfiltration… La route sera fermée aux indiscrets improbables quis’égareraient de ce côté.

Je distinguai nettement le son d’un gested’évidente satisfaction. Il se frottait énergiquement lesmains.

Puis, d’un mouvement brusque, il se baissa denouveau vers le sol herbeux.

Un déclic, analogue au premier, claque dans lesilence. Le bruit de chasse d’eau cesse aussitôt.

Tout m’apparaît clair à présent. Le comte atout uniment refermé le déversoir qui conduit l’eau dans quelquepuisard éloigné.

Il est debout. Il enjambe la margelle.

Bravo… Mes déductions se confirment. Il vadescendre au moyen des échelons de fer scellés dans la paroiintérieure.

C’est là un exercice gymnastique facile. Unepersonne même étrangère aux sports, l’accomplirait sans la moindredifficulté.

Mais où va-t-il ?

C’est l’obsession de la légende qui metenaille le cerveau de cette question dont la réponse n’est pas enmon pouvoir.

Au bas de l’échelle, il n’y a sûrement pas deboudoir-prison pour les Belles Filles ; mais alors qu’y a-t-ildonc ?

Un peu de patience, Max Trelam. Tu le saurastout à l’heure ; car, je te connais, mon brave ami, tu nesauras pas résister au désir d’aller explorer le fond de ce trèscurieux Puits du Maure.

Je m’amusais tout à fait de la situation.

Le comte s’était enfoncé dans l’orifice, telun piston dans le cylindre d’une machine à vapeur.

Il s’agissait de le suivre, allât-il jusqu’auxentrailles de la terre. Cette réminiscence d’AnneRadcliffe traversa mon esprit à ce moment. Pourquoi ? Je penseque le décor qui m’entourait en fut cause.

En certains endroits mal éclairés, on serallie aux expressions amphigouriques des conteurs demélodrames.

Je quittai ma cachette, non sans de nouvellesestafilades provenant des ronces… Les ronces sont des griffesinsatiables. Ce sont les tigres du règne végétal.

À pas de loup, j’approchai du puits. J’ycoulai un regard prudent. Plus personne. Le comte avait disparu,mais l’eau beaucoup plus basse qu’à mon arrivée, avait démasqué uneouverture étroite découpée dans la paroi. Je la discernai à sateinte plus sombre. À présent mes yeux, accoutumés à l’obscurité,distinguaient assez facilement les détails.

C’était évidemment par là queM. de Holsbein avait passé.

C’était donc par là que j’allais passer à montour.

Je levais le pied pour enjamber lamargelle ; mais je me ravisai. Des étrangetés de cette nuitféconde en aventures, je ne voulais rien ignorer.

Il ne suffit pas de voir, il fautcomprendre.

Comment mon « beau-père » avait-ilobtenu la baisse du niveau de l’eau tout à l’heure ?

Je supposais bien qu’il existait une clef,mais je tenais à le pouvoir affirmer. À ceux qui s’étonneraient deme voir arrêté à ce menu détail, je répondrai qu’une enquête dereportage est composée de « détails ». Et l’enchaînementdes faits s’obtient presque toujours en ne négligeant aucun deceux-ci, si futiles semblent-ils à première vue.

J’avais remarqué l’endroit où le comte s’étaitbaissé, où ses mains avaient fouillé l’herbe.

Et comme le glou-glou de l’eau courante avaitcoïncidé avec ce geste, je cherchai à la même place.

Presque aussitôt, mes doigts rencontrèrent lapoignée d’une de ces clefs fixes en T, qui commandent la manœuvredes appareils hydrauliques.

Je m’y attendais, mais il me fut agréable deconstater que mon raisonnement ne m’avait pas égaré. De plus, monexplication de l’avatar en légende du fait réel devenaitrigoureusement exacte. La clef, muée en formule magique,déterminant l’écoulement ou l’endiguement de l’eau.

Mais le temps n’est pas propice aux colloquesintérieurs où l’on ratiocine avec soi-même… Il court, le comte,pendant que je philosophe sur une clef en T. Rattrapons-le… Car jeveux savoir où il court… Je veux surtout l’empêcher de mettre ledocument britannique sur la route d’Allemagne.

Chapitre 9OÙ CONDUIT L’ARCHÉOLOGIE

 

Hop, la margelle franchie, je suis surl’échelle de puisatier. C’est un jeu qu’une descentesemblable ; un enfant s’en tirerait sans peine.

Je ne me suis pas trompé, une ouvertureétroite est percée dans la paroi, sa partie inférieure affleurantla masse liquide, et à la lueur diffuse qui tombe des étoiles, deces petits soleils radiant au delà même de l’infini expérimental,je distingue les premières marches d’un escalier de pierre.

J’en compte trois. Après, les degrés seperdent dans un noir absolu… Plus aucun rayonnement n’arrivelà.

Mais je devine que la montée se prolonge,qu’elle dépasse le niveau le plus élevé auquel les infiltrations,qui alimentent le Puits du Maure peuvent conduire la colonneaqueuse.

Cela est évident. Cet escalier aboutit en unendroit quelconque. Et cet endroit ne doit pas être inondé, sanscela les papiers du Foreign-Office n’auraient pas pris cechemin.

J’écoute. Aucun bruit. Il me passe parl’esprit que le comte, ayant reconnu qu’il était suivi, m’attendpeut-être, au fond de l’obscurité et que…

Tant pis ! Quand on descend dans un puitspour y trouver la vérité et la Paix de l’Europe, on n’espère pas yrencontrer un lit de roses.

Pour l’England, for ever !

Si je suis surpris, si je suis frappé ;au moins serai-je victime pour une cause qui en vaut la peine.

Une petite pensée émue à Miss Niète et, enavant.

Les mains tâtant les murailles latérales, cequi à la fois guide et assure ma marche, je gravis l’escalier. Jecompte vingt-sept marches… À raison de vingt centimètres l’une,c’est la hauteur moyenne des degrés dans les constructionsmodernes, je me suis donc élevé vers la surface du sol de cinqmètres quarante.

Évidemment, les eaux n’atteignent jamais cettehauteur.

Ici, l’escalier finit brusquement. Le terraindevient plan. J’ai l’impression d’un couloir étroit s’allongeant enavant de moi.

Et j’étouffe à grand’peine uneexclamation.

Dans la profondeur de la nuit, une petitelueur se meut en mouvements rythmés.

M. de Holsbein, plus heureux quemoi, peut se servir d’une lanterne, et il ne s’en fait pasfaute.

C’est lui qui est là-bas.

Eh mais, c’est lui-même qui va m’éclairer… Letout est de ne pas perdre de vue la lanterne de cet excellenthomme… Un beau-père, Antigone de son gendre, quel sujet pour unstatuaire !

J’ai retrouvé ma bonne humeur. Ce que c’estque de voir une petite flamme. Dire que nombre de personnes necomprennent pas qu’à l’origine du monde, l’homme ait été adorateurdu feu !

Je piquais maintenant droit sur la lueur, enévitant avec soin de faire le plus léger bruit susceptible detrahir ma présence. Mes chaussures de tennis se prêtaientadmirablement à mes projets ; seulement, des murs du couloir,probablement très anciens, des pierrailles s’étaient détachées…Parfois, je les sentais rouler sous mes pieds, et je tremblais quele comte ne se demandât d’où provenaient ces sons non justifiéspour lui.

Selon toute apparence, le bruit qu’ilproduisait lui-même l’empêchait de prêter l’oreille aux autres. Etpuis, il se croyait bien seul… Il ne devait donc pas se gêner. Iln’étouffait sûrement pas comme moi la résonance de ses pas.

Je songe à X. 323 ; s’il arrive à présentau Puits du Maure, il pourra attendre longtemps. Bizarre lavie ! Celui qui surveille le comte est précisément Max Trelam,à qui l’on prétendait interdire ce plaisir.

Ce couloir obscur est insupportable. Il mesemble que je le parcours depuis des heures. Et pourtant Je suiscertain de n’avoir pas franchi plus de cent vingt-cinq à centcinquante mètres à la poursuite de cette lumière falote qui circuletoujours devant moi.

Ah ! un roulement sourd au-dessus de matête. La galerie traverse le sous-sol d’une rue… Quelle surprisepour le conducteur du chariot dont les roues sonnent là-haut, si lesol cédait tout à coup, découvrant l’ornière souterraine où je mepromène[3].

Ah ! par le pied fourchu ! lalumière qui me guide, semble s’élever jusqu’au plafond de lagalerie, où elle disparaît.

Qu’est-ce à dire ?

Je précipite mon allure… Vingt-cinq pas plusloin, je bute dans la première marche d’un escalier…

Celui-là remonte à la surface de la terre…

En haut se découpe un rectangle, une sorte detrappe, accédant sans nul doute, dans un endroit qui n’est pascondamné aux ténèbres absolues, ainsi que le corridor du Puits duMaure.

Sans réfléchir, aiguillonné par la crainte deperdre la piste de M. de Holsbein, je monte aussi viteque je le puis.

Je jaillis de la trappe dans une vaste sallevoûtée, où sont entassées des ferrailles héroïques, armures,cuirasses, lances, boucliers, robes de guerre de destriers.

Où suis-je donc ?

J’ai su plus tard que ce caveau fait partiedes sous-sols du Musée de l’Armeria.

Il est la « resserre », où l’onentasse les objets qui ne peuvent trouver place dans les galerieset salles publiques du Musée.

Pour l’instant du reste, je n’ai pas le loisirde m’enquérir.

Un faisceau lumineux me frappe au visage. Jem’arrête ébloui. Et quand il m’est possible de voir enfin,j’aperçois le comte de Holsbein, debout en face de moi. Il meregarde ironiquement, balançant à la main la petite lanterne quivient de me jouer un si mauvais tour.

La situation se gâte.

À tout hasard, je glisse une main dans lapoche où dort mon revolver.

Mais le comte qui sourit toujours, me dit d’unton bonhomme :

– Heureusement, je vous ai reconnu,Monsieur Max Trelam. Sans cela, je vous aurais traité comme unsimple rôdeur de nuit.

Je m’incline, un peu interloqué et je réponds,sans avoir conscience des mots prononcés :

– Oui, oui… heureusement !

– Mais, répond-il, qu’est-ce que vousfaites ici ?

Il eût été intelligent de lui retourner laquestion :

– Et vous ? Moi, je vous suis.

Mais le souvenir de Niète se présenta à monesprit. Je sentis peser sur mes yeux son regard bleu et je donnaila volée à la plus inepte des explications :

– Oh ! curiosité d’archéologue… lesvieilles pierres…

– Ah ! vraiment.

– Oui, une gitane guitariste m’a parlé duPuits du Maure. J’y suis venu… J’ai vu à l’intérieur des échelonsde fer, une ouverture dans la paroi… Voilà !

Il m’écoutait en approuvant de la tête.

J’aurais dû penser :

– Pour cet homme, je suis un espionattaché à ses pas… Pour ce soir, il n’a pas tout à fait tort.

Mais, aveuglé par le désir de ne pas mebrouiller avec le père de la gentille Niète, je me déclarai inpetto que la conversation prenait une tournuresatisfaisante.

Enhardi par cette idée, j’allai jusqu’àm’écrier :

– Mais vous-même, vous me semblez toutaussi épris d’archéologie que votre serviteur.

Son visage se fit plus ironique.

– Oh ! moi, je suis un vieuxchercheur d’antiques gravats.

Je savais qu’il mentait.

Mais il avait l’air d’ajouter foi à mesexplications. Je me devais de lui rendre sa politesse.

– Et puis, ajouta-t-il… Murs lézardés,donjons branlants, sont les plus sûrs antidotes de la migraine… Orcette vilaine me tenait aujourd’hui. Tantôt déjà, je la sentais memordiller le front au Parc… Si bien que, ce soir, après mon dîner,je suis sorti pour prendre l’air… La marche me réussit parfois…Seulement, l’homme propose et l’antiquaire dispose… J’ai songé quele Puits du Maure se trouvait tout proche… C’est le gâteau quiaiguille les désirs des vieux enfants comme moi. Je suis venu, etj’en rends grâces aux dieux, puisque cette folie me vaut le plaisirde votre compagnie.

J’étais pincé.

Dans une ruée, mes pensées se pressèrent.

Il avait sur lui le document du Foreign-Officevraisemblablement.

Et ce personnage madré comptait sans doute sefaire escorter par moi jusqu’à son logis.

– Vous plaît-il que nous rentrionsensemble ? fit-il, comme pour répondre à ma réflexionintérieure. Nous reviendrons de jour au Puits du Maure, et je vousconterai sur place l’histoire que je crois être vraie. Car cesvestiges du passé sont inconnus de tous… Les gitanes seules ontconservé la mémoire de la légende.

Parfaitement ! Il me conviait àl’escorter. Je ne m’étais pas trompé.

Mais, tout en me jurant bien qu’il nerentrerait pas à la Casa Avreda avec le papier, dont la publicationensanglanterait l’Europe, je répondis d’un ton détaché :

– Avec grand plaisir, je profiterai devotre compagnie.

Et je me dirigeais vers la trappe.

Le comte m’arrêta :

– Pas de ce côté. Permettez qu’un« découvreur » qui vous a précédé, vous guide encore.

En parlant, il remettait en place une dallequi obstruait l’entrée de l’escalier descendant à la voiesouterraine.

Puis, allant vers une porte ménagée dans lamuraille du sous-sol, il l’ouvrit sans que je pusse me rendrecompte du procédé qu’il avait employé. Usa-t-il d’une clef ?…Fit-il jouer un secret ? Je l’ignore.

Les faits se précipitaient du reste avec tantde rapidité, que je me sentais entraîné, sans le loisir deréfléchir.

M. de Holsbein m’avait pris le braset m’entraînait au dehors.

Nous nous trouvions dans un jardin. Je meretournai. Je vis derrière moi la petite porte qui s’étaitrefermée, et aussi la silhouette d’un bâtiment que les« panoramas » m’avaient rendu familière.

Pour ne me laisser aucun doute, le comteprononçait au même instant :

– Le Musée de l’Armeria, qui contient laplus belle collection d’armes offensives et défensives dumonde.

Puis, son bras passé sous le mien :

– Ce jardin est interdit au public, unefois la nuit venue, mais les archéologues jouissent de certainesprivautés, vous le voyez… Nous allons traverser les massifs et nousregagnerons la Puerta del Sol par la Calle Mayor.

Je voulus avoir l’air aussi dégagé depréoccupations que lui-même.

– Nous parlions de la légende du Puits duMaure, tout à l’heure.

– En effet.

– Ne me promettiez-vous pas de me conterla vérité enclose dans la légende ?

– Vous avez la mémoire bonne.

– Et la déduction aussi… Paroles magiquesactionnant l’eau, Maure, etc., tout cela s’est expliqué desoi-même… Un engrenage hydraulique, un voleur de nuit… Mais laBelle Fille, la captive du Maure, je ne l’ai pas découverte.

M. de Holsbein se prit à rirefranchement.

– La Belle Fille était le nom donné àl’armure du Grand Maître d’Alcala, à cause d’une tête de femmedamasquinée…

– Et alors, le Maure ?…

– Avait volé cette armure en empruntantle chemin souterrain qu’il avait creusé.

– Quoi ! m’écriai-je avec surprise.Tant de travail pour une armure.

– Vous comprendrez, quand j’aurai ajoutéque la Belle Fille d’Alcala était réputée donner la victoire àquiconque en était revêtu. Elle avait dès lors un prixinestimable.

Un étroit sentier entre deux buissons seprésenta devant nous.

Le comte me fit passer le premier… En faced’un supérieur ou d’un homme plus âgé que vous, la politesse estd’obéir, selon le précepte fameux deM. de Talleyrand.

Je ne refusai donc pas de précéder moncompagnon.

Mais à peine avais-je fait deux pas qu’un coupviolent me frappa à la nuque. J’eus l’impression d’unbouleversement soudain de ma boîte crânienne, et je roulai sur legravier de l’allée, ayant perdu toute conscience d’être.

Je n’étais pas mort, puisque je conteaujourd’hui l’aventure, mais comme dit le bon Falstaff, je n’enétais pas loin.

Chapitre 10RÉVEIL

 

J’ouvris les yeux. Je reconnus que j’étaiscouché dans ma chambre de l’hôtel de la Paix.

J’entendais le ronronnement d’une bouilloireet le chuchotement de la conversation à voix basse de personnes queje ne voyais pas.

J’essayai de tourner la tête pour apercevoirles causeurs ; mais une vive douleur se vrilla dans les chairsde ma nuque.

D’instinct, j’y portai la main.

Mon crâne était entouré de bandelettes, tel uncrâne de ces vilaines momies, enduites de natron, dont j’avais faitla connaissance en Égypte.

Cela me surprit infiniment, car je ne mesouvenais pas avoir procédé à semblable toilette de nuit.

Mais ma surprise s’accentua encore, bien quechangeant de cause, à l’audition de ces paroles :

– Señorita, il a bougé.

By Heaven, j’entendais la voix de Concepcion…Dans ma chambre, à l’hôtel de la Paix… c’était invraisemblable.

Je rêvais assurément.

Non, je ne rêvais point… Dans le cercleembrassé par mes regards, une délicieuse apparition se précisa,venant à mon chevet. Elle se pencha, approcha un bol de mes lèvres,avec cet ordre, velouté comme une caresse :

– Buvez.

– Niète, Miss Niète, m’écriai-je, est-cevous ?

Elle fit oui de la tête et, tendrementautoritaire :

– Buvez d’abord, nous causeronsensuite.

Je bus… Après tout, si l’aventure paraissaitobscure pour mon intelligence qui me semblait engourdie ; elleétait néanmoins charmante.

Puis Niète tendit le bol vide à Concepcion,qui s’était rapprochée. Et doucement :

– Ne parlez pas… Le médecin a défendu…Ah ! depuis deux jours, j’ai eu bien peur… Vous ne repreniezpas connaissance… Mon père, lui, m’avait reconnue le matin même dupremier jour…

Je la regardai avec stupeur. Que meracontait-elle donc là ? Je ne doutais pas de la véracité deses paroles ; mais je ne les comprenais pas.

Et pourtant j’avais l’impression que lalumière allait se faire dans mon cerveau, qu’elle était touteproche.

– Ah ! continua Niète d’une voix unpeu tremblante, votre blessure avait un aspect si terrible.

Ma blessure ! La voilà la lumière.

Tout me revient : le Puits du Maure,l’Armeria, le comte ; le comte surtout qui, selon touteprobabilité, a cherché à tuer en moi un témoin gênant.

Ah ! tandis que je cherchais comment luienlever le document, que je supposais entre ses mains, il m’atranquillement assommé.

– Heureusement, reprit la jeune fille,mon père était moins blessé que vous, il m’a permis de venir, avecConcepcion, essayer de vous guérir.

– Il a permis, balbutiai-je…

Non, ce meurtrier chargeant sa fille deréparer le mal qu’il a fait.

– Il a permis, affirma-t-elle, quoiqueblessé lui-même.

– Il est blessé aussi ?

Cela s’embrouillait de nouveau… Ma blessure,je la concevais ; mais la sienne ?…

Niète ne pouvait soupçonner mes pensées.

La douce mignonne fût devenue folle si elleeût su que son fiancéavait été mis aux portes de la tombepar son père.

Non, non, petite Madone aux regards d’azur, tul’ignoreras toujours.

Elle parlait cependant.

– Blessé à la tête comme vous, pluslégèrement pourtant, car il a repris ses esprits dès le matin.

– Le matin ?

– Oh ! je raconte mal… Vous savezl’autre jour, le Parc, mon père survenant. L’espoir d’être aiméepar vous… Oui, n’est-ce pas ?

– J’oublierais tout le reste plutôt queces instants.

Elle mit sa petite main sur mes lèvres.

– Ne parlez pas ; le médecinl’interdit… Écoutez seulement. Votre infirmière a le droit debavarder pour deux… Mon père avait la migraine, vous vous souvenez.Après notre dîner, il voulut sortir un peu pour tâcher de dissiperce vilain mal. Je regagnai ma chambre et m’endormis, en rêvant à ungentleman anglais, qui allait faire de moi une Anglaise.

Je baisai la main qu’elle avait laissée contrema joue, et cela amena sur ses lèvres un sourire divin.

– Vers minuit, toute la Casa Avreda esten révolution… On sonne, on crie, on marche… Qu’est-ce que celasignifie… Je me lève… C’est mon père que des vigilants(agents de police) rapportent évanoui, une plaie à la tête.

Un inconnu a prévenu les agents qu’ilstrouveraient deux personnes assommées dans les jardins del’Armeria… Il a disparu ensuite… Mais son avis était vrai… Vousétiez étendu, paraît-il, dans une allée étroite, et à cent mètresde là, devant une petite porte accédant aux « resserres »du musée, gisait le corps de mon père… Voilà ce que j’appris de cesgens… Vous jugez de mon épouvante, de ma tristesse.

Vous, on vous avait identifié, car lescriminels ne vous avaient rien volé, et l’on vous rapportait à lamême heure à l’hôtel de la Paix. Mon père, lui, complètementdévalisé, eût passé la nuit à l’hôpital, si l’un des agents nel’avait reconnu.

Oh ! je n’avais plus la moindre envie deparler…

Des idées multiples se heurtaient dans matête.

Le comte de Holsbein m’avaitsupprimé. Lui-même l’avait été à son tour.

Par qui ?

Le soin pris de le dévaliser, me fit songer àX. 323… Quoi d’impossible à ce que cet homme étrange se trouvâtlà ?… Mais alors, il savaitdonc, qu’entrés par lePuits du Maure, nous sortirions de ce côté ?

Et puis autre chose ?

La police, mise au courant de notre aventure,nous interrogerait sûrement.

Que répondre ?

Si X. 323 ne possédait pas le document volé auForeign-Office, il fallait absolument n’en pas parler.

Divulguer son existence m’apparaissait aussidangereux que de le laisser publier par le service desrenseignements de l’Allemagne… ou presque…

Tout cela sautait dans ma tête. On aurait ditque ma boîte crânienne abritait toute une colonie de criquets et decigales.

La mignonne, à cent lieues de supposer pareiltrouble dans mes idées, poursuivait cependant :

– Et le plus étrange dans cette aventureincompréhensible, est que mon père prétend ne pas être entré dansles jardins de l’Armeria qui, vous le savez, sont fermés au publicla nuit.

Je dressai l’oreille.

Est-ce que le comte n’aurait autorisé sa filleà me venir soigner que pour m’indiquer de quelle façon ilconviendrait de répondre aux curiosités de la police ?

– Il dit, faisait la chère aimée, de savoix tranquille, que sorti de la maison, il s’est promené auhasard ; que, parvenu auprès d’une église, laquelle, il nesaurait la préciser, la migraine répandant autour de lui comme unbrouillard… Enfin près d’une église, il avait éprouvé un chocviolent à la tête… Et puis il a dû perdre connaissance, car il nese souvient de rien autre.

Je ne m’étais pas trompé… Niète m’étaitenvoyée comme une inconsciente messagère.

Décidément, le comte était un rude jouteur, etle coup qui avait fêlé son crâne, ne lui avait rien fait perdre deses moyens.

Il m’indiquait la voie. Je n’hésitai pas à m’yengager. Plus tard, bien plus tard, ma chère Niète saurait lavérité et elle me pardonnerait de lui avoir menti dans l’intérêtsupérieur de l’Angleterre.

– Voilà qui est étrange, murmurai-je del’accent d’un homme profondément étonné.

– Qu’est-ce qui paraît si étrange auseñor, s’exclama Concepcion, qui évidemment devait bien souffrird’avoir si longtemps gardé le silence.

Brave fille ! Elle me tendait la perchede salut.

– Eh ! c’est que moi non plus, jen’ai pas mis le pied dans le jardin interdit de l’Armeria.

– Santa Virgen !

– Est-ce possible !

Les deux exclamations jaillirent en même tempsdes lèvres de mes interlocutrices.

Et je ripostai, avec le « toupetd’airain » d’un menteur diplomatique :

– Puisque je vous le dis… Les émotions dela journée me faisaient rechercher la solitude… Rêvant,monologuant, déambulant, j’ai conscience d’être arrivé jusqu’à larive du Mançanarès.

– La rivière de Madrid, souligna la fillede chambre avec emphase, comme la Tamise est la rivière deLondres.

– Avec un peu plus d’eau, continuai-je,eh bien là… moi aussi, un choc violent à la tête, et puis plus rienautre.

Ne croyez pas que je me sois figuré avoirtrouvé une explication géniale. J’ai trop fréquenté le génie, aumoins dans les cabinets de lecture, pour commettre pareilleconfusion.

Hanté par la fable deM. de Holsbein, j’avais tout uniment servi la même ;paresse d’esprit sans doute, pour laquelle ma tête fracasséeméritait d’obtenir les circonstances atténuantes.

Seulement, pour quiconque ne mettait pas ensuspicion la franchise de l’explication, je dois reconnaître que lacoïncidence des deux « accidents » ; ces deuxblessés, sans savoir comment, transportés ensuite par leursagresseurs inconnus dans les jardins de l’Armeria, représentait unproblème irritant autant qu’insoluble.

C’est ce que Niète, doucement, et Concepcionavec sa verve habituelle, exprimèrent, en déclarant que le doublecrime avait été perpétré par un fou, dont la monomanie étaitcaractérisée par le besoin impérieux de porter ses victimes dans lesquare de l’Armeria.

Ne riez pas. Le lendemain, les journaux, aprèsavoir enregistré gravement les déclarations de M. le comte deHolsbein et de sir Max Trelam, Esquire, concluaient en chœur dansce sens.

Le double crime de l’Armeria, ainsidésignait-on l’aventure, fit du bruit dans Madrid.

Pour moi, je me sentais sans rancune contremon « à peu près meurtrier », car le sourire de Niète meguérissait mieux que tous les pansements. Sous les regards bleutésde l’aimée, la vie revenait à flots ; le sang reprenait soncours normal. C’est la médication que le sage Aristote désignaitsous le nom délicieux de Vulnéraire d’Amour.

On peut tout espérer d’un flacon, dontl’étiquette semble tracée sous l’invocation du distillateur Bacchus(le Pernod de l’époque) et de l’archer Cupidon.

Chapitre 11QUATRIÈME JOUR DE TÊTE FÊLÉE

 

À la brune, Niète s’en était allée, entraînantdans son sillage la pétulante Concepcion. Elle emportait mescompliments pour le comte, et devait lui exprimer l’étonnement d’unfiancé, victime d’une agression identique à celle de sonbeau-père.

J’avais disserté à ce propos sur la sympathie,la théorie des atomes crochus et tutti quanti.

Vraiment, personne n’aurait cru que tout celas’adressait à mon assassin.

En réalité, je lui renvoyais la réponse auconseil que Miss Niète m’avait redit sans penser, la mignonne chèrecréature, qu’elle remplissait un message.

Pas plus que lui-même, je ne parlerais duPuits du Maure, ni du document.

Le lendemain matin, Concepcion vint prendre demes nouvelles. J’avais parfaitement dormi. Le médecin, qui m’avaitsoigné, durant ma longue syncope, m’avait déclaré que, dansl’après-midi, il ne verrait aucun inconvénient à ce que je melevasse.

Les plaies à la tête tuent ou ne sont que desimples bobos. J’optais pour le bobo, ce qui me semblaitparfaitement sage de la part d’un homme assommé et qui eût pu sedécider de façon moins judicieuse.

Vers une heure, je sonnai le garçon d’étage,et, avec son aide, je pus quitter mon lit, me vêtir, et m’installerdans un fauteuil auprès de la fenêtre donnant sur la Puerta delSol.

Aussi, quand ma chère infirmière Niète arriva,ce fut une explosion de joie.

Durant dix minutes, Concepcion lança aux échostous les noms de Saints Bienheureux, que vénère l’Espagne depuis laBiscaye jusqu’aux rives grenadines. Homère, célèbre par sesinterminables dénombrements de héros, eût renoncé à détaillerl’armée innombrable des saints d’Ibérie.

Concepcion, elle, s’acquittait de ce soin sanseffort. Sa langue marchait à une allure de turbine (11,000 tours àla minute), et les dynamos les plus puissantes n’eussent pul’actionner avec une vélocité aussi constante.

Et tout cela, je le répète, sans effort.Ah ! le señor Marco ne sera pas malheureux de posséder uneépouse aussi loquace ; rien ne fait aller le commerce de laconfiserie comme l’éloquence abondante de la négociante.

Seulement… un bête de calembour passa dans mapauvre tête, craquelée sous ses bandelettes, comme les émaux deCampou, et je le relate, non par fatuité, je suis incapable de telsentiment, mais uniquement parce qu’il explique mon état d’esprit,en présence de la volubile soubrette.

– Si les paroles volent, commeon le prétend, me dis-je, les clients de la confiserie feront biende veiller sur leurs poches.

Étant donné que tous les calembours sontabsurdes, celui-ci n’est ni plus, ni moins que les autres, et ilpeut très bien passer dans le nombre.

Excusez la réflexion. Elle émane d’un bonpère. Quand je lance une ligne, une idée, un mot dans le monde, jem’inquiète toujours du sort de cet enfant de ma cervelle.

Que voulez-vous ! C’est un atome de masubstance grise qui s’en va, et les grands maîtres de lascience prétendent que l’usure de ladite substance est identiquepour un jeu de mots ou pour une pensée de Pascal.

Je ne dois pas cacher que, depuis que j’aiappris cela, mon admiration pour Pascal et autres penseurs afortement baissé. La joie de revivre fait dire mille folies,n’est-ce pas ?

Niète s’était assise auprès de moi, etgentiment avait mis un frein au débordement oratoire deConcepcion.

Dans un demi-silence, elle parlait, elle,doucement.

Que disait-elle ?

Ces tout et rien qui sont latendresse même.

Au fond de son âme tendre, une pensée uniqueveillait à cette heure. M’éviter toute fatigue. Et pour cela, ellese racontait minutieusement, me disant ses pensées, ses menuesoccupations, son père debout, un bandeau ceignant son front, etrecommençant à vaquer à ses affaires.

Mais elle avait remarqué que le comteparaissait soucieux.

Elle mettait cela sur le compte de l’agressiondont il avait été victime.

Je comprenais, moi, qu’il y avait autre chose…Lui avait-on repris le document ou non ?

That was the question ?

Et puis, il avait des conciliabules mystérieuxavec son principal secrétaire ; un certain Wilhelm Bonn, natifde Hambourg, sorte d’homme-chien, par sa chevelure, sa barbeexceptionnellement fournies, autant que par sa fidélité aveugle àM. de Holsbein.

Concepcion, qui furetait sans cesse dans tousles coins, assurait que Wilhelm Bonn avait préparé sa valise, commes’il devait incessamment partir en voyage.

Ici, j’eus un frisson intérieur. Envoyage ? Est-ce que ce Wilhelm Bonn allait emporter ledocument à Berlin ?

Est-ce que la lutte des espions allait aboutirà la guerre, au choc formidable des nations ?

Tout se brouillait dans ma tête. Alors, lecomte, à l’instant où il fut dévalisé dans les jardins del’Armeria, n’était donc plus détenteur des papiers… de nospapiers, à nous autres Anglais ? Ou bien était-il tombé sousles coups de vulgaires rôdeurs, qui avaient volé ces documents,comme ils eussent pris des papiers de famille ou autres sans valeurpour eux !

Et que devenait X. 323 dans tout cela ?Niète s’aperçut de ma distraction. La divine petite chosel’attribua à la fatigue… Elle allait se tenir bien tranquille, neparlant plus, et moi je dormirais un peu, tandis qu’elleregarderait mon sommeil, comme une bonne chère mistressqu’elle me serait toujours.

Ô bonté ! Âme de lys ! Ô petitesfilles, que les niais désabusés appellent des oiesblanches, parce que leur courte vue prend vos ailes d’angespour des ailes de volatiles.

Oui, vous êtes des petits anges, en qui toutesles vertus de tendresse, de dévouement, de consolation sontcachées.

Certes, dans un salon, vous brillez peu aumilieu des conversations mondaines, faites de potins, de médisanceset de lieux communs ; mais qu’il y ait une faiblesse àsoutenir, une larme à essuyer, alors vous vous montrez supérieuresdans votre sublime instinct de consolatrices.

Ah ! petits anges blancs, restez pour lessots les petites oies blanches !

Seulement, je ne devais pas dormir à cemoment.

Oh ! certes, j’aurais obéi. J’auraisfermé dévotement les paupières, heureux de sentir sur moi peser leregard de l’aimée.

Ce qui m’en empêcha, ce fut tout simplementl’entrée d’un garçon de service qui me remit une carte.

– Ce señor demande si le señor est enétat de le recevoir.

Je lus à haute voix : « Sir LewisMarkham…

Déjà, Niète s’était levée.

– Vous partez, fis-je avec une nuance deregret.

Et de fait, j’envoyais à tous les diablesl’attaché militaire qui écourtait aussi malencontreusement lavisite de la chère enfant.

Elle me sourit gentiment. Oh ! ce sourireoù tout le ciel rayonne !

– Non, non… Avec Concepcion nousattendrons au cabinet de lecture, et quand ce monsieur sera parti,nous reviendrons.

Puis, avec l’adorable loyauté des jeunesfilles.

– Papa travaille. Il n’a plus besoin demoi. Tandis que vous, le mal fait encore de votre personne celled’un petit enfant, à qui une maman, une gouvernante estnécessaire.

Elle dit ceci très gravement, comme si sesparoles exprimaient une conviction profonde. Quelle jolie petitemaman j’avais là.

Mais aussi une maman très sérieuse, soucieusede ce qu’il convenait de faire.

Elle pressa Concepcion, l’aida à rouler unouvrage de tapisserie, sur lequel la camériste s’escrimait avecemportement.

Il était dans la nature de la future de Marcode ne jamais rien exécuter avec calme. Qu’elle parlât, marchât, ouse livrât à un travail d’aiguille, c’était toujours dans unmouvement hâtif, emporté.

Elle avait la furia à l’étatchronique. Elle était dotée d’une nature excessive,incapable de s’arrêter avant d’avoir atteint l’excès en touteschoses.

Or, rien ne ralentit comme d’êtreexcessif.

Malgré l’aide de sa jeune maîtresse, il luifallut deux bonnes minutes pour rouler son canevas, ce qui enréalité demandait dix secondes.

Et quand ce léger rangement fut terminé, lacamériste poussa un soupir à faire tourner tous les moulins de laHollande et accentua durement avec les gutturales les plusespagnoles.

– Par la Madone… Cette tapisserie me feramourir.

Je n’y pus tenir. Je lui répondis par cettegaminerie :

– Vivez bien, Concepcion.

Et l’étrange fille éclata de rire, me jetantdu ton le plus narquois :

– Eh ! mon Marco ne se consoleraitpas si je ne vivais pas bien et longtemps, le plus longtemps encorepour son bonheur, à ce pobrecito.

Et elle sortit, ondulant des hanches, cambrantla taille, tandis que Niète, demeurée en arrière, me disait àmi-voix :

– C’est un toréador qui a la bonté despetits oiseaux annonciateurs des beaux jours. Il ne faut pastaquiner la bonté, non, il ne faut pas.

Chapitre 12LA SITUATION POLITIQUE

 

Elle sortit en me regardant. Un instant, en lasuivant du regard, j’oubliai le garçon qui attendait toujours maréponse.

Cet homme toussa, sans doute pour me rappelerqu’il était la.

– Faites entrer, fis-je sèchement,quelque peu vexé de ma distraction.

Un moment après, sir Lewis Markham entrait.Cette fois, je le voyais en « civil ». Il portait dureste ce vêtement avec une aisance assez rare chez lesmilitaires.

Nous nous serrâmes cordialement la main.

– Allons, allons, fit-il, je vois quenotre blessé va pouvoir bientôt reprendre place dans le rang.

– Certes…

Il me coupa la parole.

– Par exemple, reprit-il, une fois rentrédans le rang, il importe de n’en plus sortir.

Je le regardai d’un airinterrogatif :

– Oui, répliqua-t-il, car le soldat quiveut jouer au général, si valeureux qu’il soit, fait perdre labataille à ses alliés.

Le ton de sir Lewis me choquait. Pourtant, jene me révoltai point.

Je sentais que, pour parler ainsi, il devaitavoir de bonnes raisons.

Sans doute, mon attitude lui plut, car sonaccent se fit moins sévère.

– Si l’on m’avait écouté, on ne vousaurait rien confié de l’affaire ; mais on a tenu à êtreagréable au Times… Cela atténue votre responsabilité… Unjournaliste, épris de sa profession, ne pouvait résister au désirde se rendre au Puits du Maure.

– Quoi ? Vous savez, m’écriai-je,stupéfait de voir le capitaine Markham au courant de mes faits etgestes.

Il me toisa d’un coup d’œilrailleur :

– Vous n’allez pas vous étonner de cela…Vous avez interrogé toute la ville pour découvrir l’emplacement duPuits du Maure… et quand on questionne une cité entière… le malheurest que vous avez éveillé la défiance du comte de Holsbein, qu’ilest sorti de l’Armeria avec vous, sans avoir tiré les documents deleur cachette…

Je ne pus arrêter cette phrasecurieuse :

– Alors, on l’a dévalisé en pureperte ?

– Presque.

– Que signifie ce :presque ?

– Que le papier dérobé à Londresmanquait ; mais que des notes chiffrées nous ontrévélé que le comte se croyait entouré d’ennemis, et qu’il allaittenter une expérience pour s’assurer que personne ne serait capablede rompre les mailles du filet tendu autour de sa personne.

Je songeai au voyage de Wilhelm Bonn ; cevoyage dont Niète m’avait vaguement parlé, mais ma « faimde savoir » fut plus forte, et je murmurai :

– Le filet tendu par X. 323 ?

Et le capitaine, inclinant la tête :

– Vous le connaissez ?

Cette fois, il haussa les épaules.

– Qui le connaît ?

– Pourtant, vous l’avez vu ?

– En dix occasions… Toujours différent delui-même…

Avec un abandon qui me prouva que l’attachémilitaire était aussi intrigué que moi, au sujet du mystérieuxpersonnage, répondant à l’appellation de X. 323.

– Ainsi, reprit-il, j’ai appris votreéquipée par lui… Il est venu à l’ambassade, dans mon cabinet, sousl’apparence d’un boy télégraphiste… d’un gamin de dix-huit ans àpeine… Il a deviné à mes regards dirigés vers la sonnerieélectrique, que je méditais quelque chose contre son incognito.

– Et ?

– Il m’a prévenu que je n’étais pas deforce… que nul ne le suivrait contre sa volonté. Il est sorti demon bureau… J’ai aussitôt téléphoné au concierge de dépêcher un denos agents à la poursuite du boy de la poste.

– Il lui a échappé ?…

– Plus fort que cela. L’agent et leconcierge prétendent qu’aucune personne répondant au signalementdonné n’est sorti de l’hôtel de l’Ambassade.

J’allais insister. Sir Lewis ne me le permitpas :

– Laissons cela, voulez-vous…Promettez-moi de ne plus tenter d’expédition comme celle du Puitsdu Maure… Au surplus, vous sachant mieux, est-ce pour cela que jesuis venu.

Je promis, très mortifié du résultat piteux demes entreprises.

– Bien, fit alors l’officier, sansparaître remarquer ma confusion… Puisque vous êtes raisonnable, jeveux vous faire part de quelques renseignements, qui auront leurplace dans l’enquête que vous poursuivez pour leTimes.

Du coup, j’oubliai tout le reste.

Me promettre des éclaircissements, prouvaitque, malgré les apparences, on ne me tenait pas rigueur d’uneincartade bien excusable.

– Donc, reprit-il, la situationfranco-allemande s’aggrave de jour en jour. Sans doute, legouvernement germanique, auquel les papiers dérobés à Londres fontdéfaut, essaie d’envenimer le débat autrement.

– Cela ne m’étonne pas.

– Moi non plus, car je sais que dans enavenir prochain, la guerre sera un besoin fatal pourl’Allemagne.

Et d’un ton doctoral, que l’on prendvolontiers dans les ambassades, lorsque l’on s’adresse à unprofane :

– Deux périls intérieurs menacentl’empire : le péril socialiste… La Social-démocratie enfièvreles nuits du souverain et de ses conseillers. Or, ce danger réelest sur le point de se voir multiplié par dix, à raison du krachindustriel imminent.

– Un krach industriel… dans ce pays qui asi extraordinairement étendu son champ d’opérations depuis1870 ?

– Parfaitement, avec les cinq milliardsextorqués à la France, après la guerre néfaste de 1870-71,l’Allemagne a créé son industrie de toutes pièces. Elle a le plusbel outillage du monde, parce que complètement neuf. Elle a dessavants, de remarquables ingénieurs, d’excellents ouvriers…Seulement, son capital ayant été dévoré par cette création…elle est aujourd’hui une immense maison de commerce à laquellele fonds de roulement fait défaut, et que la faillite, guette àchaque échéance.

Je restai muet.

La situation que Markham venait de préciseravec une si terrible netteté, m’apparaissait tellement dangereuse,que l’importance du document volé passa pour ainsi dire au secondplan dans mon esprit.

– La faillite ou le krach,puisque la faillite se nomme ainsi pour les États, mettrait sur lepavé trois millions de social-démocrates. Ces gens privés de painet bien enrégimentés, c’est la révolution certaine.

– Mais alors, quoi que l’on fasse, laguerre est inévitable, puisqu’elle est le seul dérivatif à larévolution qui menace le trône des Hohenzollern.

Mon interlocuteur approuva du geste :

– Elle est risquée, la guerre, depuis quenotre vieille Angleterre a amené la coalition défensive des peuplesd’Europe… Elle est un expédient désespéré… Le document serait untremplin… À son défaut, on essayera d’un palliatif…

Et avec un sourire ironique, car il esttoujours agréable à un Anglais de constater les embarras del’Allemagne, sir Lewis continua :

– Si l’on pouvait soutenir l’industrie enlui allouant des primes, peut-être parviendrait-on à lui fairetraverser heureusement la passe difficile. Seulement, on a calculéles sommes nécessaires… Il faudrait créer dans l’empire pour unmilliard d’impôts nouveaux.

– Ce que l’on vient de proposer auParlement.

– Justement.

– Ce projet ne sera pas voté.

– Je le crains, et alors ce sera laguerre.

J’eus une de ces exclamations patriotiques quel’on ne réprime par aucun raisonnement.

– Alors, pourquoi pas de suite ?

– Parce que dans quelques mois, la partiedéjà fort belle pour nos amis et pour nous, le sera devenuedavantage.

Puis, avec ce flegme admirable qui lecaractérise, sir Lewis reprit :

– L’Allemagne sait cela comme nous. Aussiest-elle tiraillée par le désir et la crainte du conflit.Savez-vous ce qu’elle exige maintenant pour l’incident deCasablanca ?

– Les bandelettes qui recollent ma têterépondent pour moi.

– Alors je vous éclaire. La France aaccepté de faire juger le différend par le tribunal arbitral de laHaye.

– Je sais cela.

– Eh bien, le gouvernement allemand exigeque la France exprime auparavant ses regrets des voies defait problématiques dont aurait été victime un employé duconsulat à Casablanca.

La prétention teutonne me stupéfia.

Avoir un procès, cela arrive à tout lemonde ; mais reconnaître que la partie adverse a raison avantde se présenter devant ses juges, cela ne s’est jamais vu.

Et la conclusion de mes réflexions fut cettephrase :

– En ce cas, la guerre estinévitable.

À ma grande surprise, mon interlocuteur nia dela tête.

– Non ?

– Non, parce que la France, sur leconseil ami de notre souverain…

Le capitaine salua avant depoursuivre :

– Va répondre diplomatiquement… Noussommes certains qu’en gagnant du temps, on peut encore retarderl’échéance… Si l’Allemagne perdait l’assurance de posséder bientôtle document dont la publication affolerait les cerveauxd’outre-Rhin, elle se montrerait conciliante… Eh ! eh !sir Max Trelam, vous avez appris à l’Université… je ne sais pluslaquelle… que l’élan moral est un facteur de succès nonnégligeable.

Et sur cette plaisanterie de pince-sans-rire,il acheva :

– Deux personnages peuvent faire parvenirle document : le comte de Holsbein, bien trop surveillé pourréussir… et M. de Kœleritz, cet envoyé extraordinairecommercial accrédité auprès du gouvernement espagnol… Informez-vousce soir de sa santé. Je crois que, d’ici à quelques jours, il nesera pas en état de rendre à son pays le service secret que l’onespère de lui.

– Que prétendez-vous me fairesupposer ?

– Cherchez, informez-vous… Et sur ce, jene veux pas vous fatiguer davantage… Au revoir, sir Max Trelam.Croyez que j’ai la plus sincère estime pour votre caractère.

Il marchait vers la porte.

Une dernière question me monta aux lèvres.

– Et la marquise de Almaceda, vous laconnaissez également ?

La « Tanagra » venait de seprésenter impérieusement à ma pensée.

Pourquoi ?

Était-ce pas association d’idées puisque lapersonnalité de X. 323 avait dominé tout l’entretien ?

Peut-être. En tout cas, la réponse de sirLewis ne me renseigna pas du tout.

– Madame de Almaceda, fit-il… grand nomespagnol ; femme exquise ; grosse fortune.

Et ouvrant la porte, sans attendre que jefusse arrivé près de lui afin de prendre ce soin.

– Ne vous dérangez donc pas… Se fairereconduire par un malade est stupidement cruel… Vivez heureux, sirMax Trelam.

Il était sorti, évitant ainsi lesinterrogations nouvelles que je n’eusse pas manqué de lui adresser,au sujet de l’énigmatique marquise de Almaceda.

Chapitre 13LA SANTÉ DE M. DE KŒLERITZ

 

Étais-je mécontent ?… À coup sûr, lemécontentement, s’il existait, fut chassé par le retour de ma chèreNiète.

Comme elle me l’avait promis, elle avaitguetté le départ du capitaine. À présent, elle était près de moi,escortée de l’inévitable Concepcion, qui déroulait sa tapisserie,avec des soupirs aussi formidables que pour la rouler.

Les moulins de Hollande tournaient ànouveau.

Et la conversation chuchotée avait repris,Niète parlant presque toujours.

Moi, je l’écoutais… Je « buvais sonâme », ainsi que le dit si joliment Barneff.

J’appréciais cette image osée, carvéritablement, j’éprouvais la sensation de béatitude que provoquel’arrivée au puits ombragé de palmiers, alors que l’on a chevauchétout le jour à travers le désert.

Oui, oui, jusqu’à ce tournant de monexistence, je le sentais au plus profond de moi, j’avais vécu unevie désertique, désolée, et le bonheur me venait de ce que cetteenfant blonde consentait à laisser tomber son regard bleu sur monindividu.

L’amour des jeunes filles a la fraîcheur dessources.

Il ne brûle pas, n’incendie pas, comme celuides femmes plus avancées dans les années… Il est une douceur, ilfertilise en quelque sorte les landes de la pensée, et dusentiment.

Mais quel est ce redoublement de vacarme, surla toujours bruyante Puerta del Sol ?

Je regarde par la croisée. Niète se pencheégalement. Et Concepcion, heureuse de délaisser sa tapisserie, nousrejoint.

Des crieurs de journaux tracent des sillonsdans la foule en hurlant : La Gaceta, dernièreédition.

– L’Imparcial.

– El Corriere dellaSera.

– Étrange maladie du plénipotentiaireallemand.

– M. de Kœleritz àl’agonie !

– Un attentat anarchiste !

Toutes ces clameurs se croisent, se confondentparfois. Puis tantôt l’une, tantôt l’autre, éclate seule au milieudu silence.

Niète et moi, nous nous sommesregardés :

– M. de Kœleritz,prononce-t-elle.

Je ne réponds pas… Je me rappelle les parolesde Lewis Markham :

– Informez-vous ce soir, m’a-t-il dit, dela santé de M. de Kœleritz.

Mais cela je ne puis le dire à ma doucebien-aimée.

Comme la politique incite à cacher des chosesà celle pour qui l’on voudrait n’avoir aucun secret.

Mais je veux savoir.

Quel tour a pu jouer X. 323 à ce maigreM. de Kœleritz ?

Car, je n’en doute pas une seconde, la maladiea été voulue, préparée, par cet être fugace que chacun voit et quenul ne connaît.

– Concepcion, la Gaceta.

C’est Miss Niète qui donne cet ordre.

Chère petite, c’est encore elle qui vasatisfaire ma curiosité.

Et la camériste sort en courant. On l’entenddescendre en trombe l’escalier, appeler les marchands dejournaux.

Puis, la trombe remonte et la bonne madrilènereparaît, un exemplaire de la Gaceta à la main.

Nous lisons tous deux, Niète et moi, sous la« manchette » sensationnelle, l’information qui, à cetteheure, fait l’objet des conversations de tout Madrid.

« Un incompréhensible malheur vient des’abattre sur M. de Kœleritz, ce diplomate aimable etavisé qui discutait, depuis plusieurs jours déjà, la conventioncommerciale dont tout le monde attend avec impatience la conclusionentre l’empire d’Allemagne et notre pays.

« M. de Kœleritz avait déjeunéavec MM. les délégués du ministère du Commerce, la discussions’étant prolongée ce matin.

« Après le repas, M. l’envoyéallemand se plaignit d’un malaise subit et rentra chez lui.

« À peine rentré, une fièvre ardente sedéclara, compliquée de délire, au cours duquel le malade prononçaitdes mots sans suite :

« Casablanca… Document… Guerre !lesquels démontrent cependant que les rapports difficiles existantentre la France et l’Allemagne préoccupent fort l’envoyéextraordinaire, bien qu’il ait toujours observé à ce sujet uneréserve absolue.

« Notre collaborateur, dépêché par nousaux nouvelles, nous a rapporté que le mal inexplicable qui aterrassé l’honorable M. de Kœleritz, semblait s’aggraverencore, et que, don Fabricio de Huespodi, médecin de la cour,accouru sur l’ordre de S. M. Très Chrétienne, Notre Roi, n’apu que constater le mal, sans lui trouver une explicationscientifique.

« Ce silence significatif doit-il fairepenser que M. de Kœleritz est la première victime d’unfléau inconnu ?

« L’hypothèse émise un peu légèrement parcertains de nos confrères, hypothèse d’empoisonnement, ne sauraitêtre envisagée.

« Les convives qui partagèrent le repasdu plénipotentiaire allemand, n’ont éprouvé aucun symptôme demalaise. Ils sont d’ailleurs au-dessus de tout soupçon.

« Madrid semble, depuis quelque temps,viser le record du mystère.

« Après le drame des jardins del’Armeria, voici l’énigme Kœleritz.

« On remarquera que, dans les deux cas,les Espagnols sont indemnes.

« Les victimes appartiennentexclusivement aux nationalités anglaise et allemande.

« Sans vouloir rien préjuger, nousappelons l’attention des pouvoirs publics sur cettecirconstance. »

Suivaient des considérations variées surl’état de trouble des esprits en Europe ; sur la possibilitéd’une sorte de « Main Noire »[4]politique, etc. etc.

Niète lisait à mi-voix.

Et je m’amusais follement. Rien n’étant plusdoux à un journaliste bien informé, que de voir patauger lesconfrères.

Ceci n’exclut pas la solidaritéconfraternelle, bien entendu ; mais l’émulation de laconcurrence vient tout simplement de sentiments semblables.

Or moi, averti par sir Lewis Markham, jesavais que M. de Kœleritz était une nouvellevictime voulue par X. 323.

Ce dernier avait décidé que le déléguéallemand serait, de plusieurs jours, incapable de transmettre àBerlin le document volé, au cas improbable où le comte de Holsbeinréussirait à le lui remettre, à l’insu de son surveillant.

Et M. de Kœleritz avait été pris defièvre délirante.

X. 323 prenait des proportions monumentalespour moi. Voilà qu’il commandait à la maladie maintenant, comme auxportes closes, aux apparences, à tout.

Cet homme-là devait triompher. Il triompheraitcertainement, et avec lui, la diplomatie britannique.

Hurrah pour l’Angleterre !

Mais en même temps que sonnait ce hurrahinterne, la nuit commençait.

Miss Niète et Concepcion se retirèrent pourregagner la Casa Avreda.

Mais ma chère adorée, mistress future m’avaitpromis, tout bas, qu’elle tâcherait de s’échapper après dîner, pourvenir me donner le bonsoir et s’assurer que je ne manquais de rienpour bien dormir.

La gentille promesse ne devait pas seréaliser.

Ce fut la bruyante Concepcion qui vint, de lapart de sa maîtresse, et qui avec de copieuses exclamations,empruntées au martyrologe spécial des Saints de la péninsule,m’apprit la fureur du comte de Holsbein, en apprenant la maladie deM. de Kœleritz. Fureur telle que Niète, inquiète de levoir en cet état, n’osait le quitter, et s’efforçait, chère petiteâme de charité, d’apaiser ce père par qui elle avait souffert.

Chapitre 14LA TANAGRA VIVANTE

 

Oh ! cette cinquième journée… Quellejoie. Le médecin-docteur permettait une sortie de son malade…

Oh ! pas longue ; non, pas longue…Une demi-heure… Un tour de la Puerta del Sol.

Si je supportais bien cette première épreuve,le praticien me signerait le lendemain mon exeat.

Ah ! combien la promenade me parutexcellente.

Au bras de Niète, je sortis.

Nous parcourûmes lentement la Puerta del Sol,encombrée ainsi qu’à l’ordinaire par des groupes oisifs, bavards,gesticulants.

Nous devions trancher sur les autres par notrecalme, notre recueillement.

Le mot n’est point trop fort. Le sentiment dela convalescence, de la vie recouvrée, a quelque chose dereligieux.

Il semble que l’esprit a entrevu l’insondable,derrière les portes de la mort un instant entr’ouvertes, et qu’ilrevient de ce voyage avec un brouillard d’infini dans les yeux.

Et quand on aime… oh ! alors lareconnaissance est divine… C’est le bond ailé qui, du tombeau, vousporte aux apothéoses.

J’essaie d’expliquer ce qui était en nous, enma chère petite aimée, en moi-même.

Et je dois reconnaître mon incapacité.

Aussitôt que l’on veut exprimer avec justesseune idée qui n’est pas tout à fait terre à terre, on s’aperçoit queles vocables utiles n’ont jamais été créés.

On trouve des à peu près, aussi loin de ce quel’on éprouve, qu’un ver luisant est du soleil. Aussi, peut-onaffirmer que les gens qui n’obéissent pas à un besoin de vaguechiqué littéraire, se reconnaissent invariablement parcette caractéristique. Ils se taisent dans l’impuissance de dire unsentiment vrai.

Les autres pérorent, et par cela seul, ilsmentent, car ils ne s’aperçoivent pas qu’ils affirment avec desmots n’ayant aucune valeur d’affirmation.

Donc, je me bornerai à dire que nous étionstrès, très heureux, sans plus.

Concepcion, elle, bavardait pour noustrois.

Que disait-elle. Le sais-je. J’ai cru mesouvenir plus tard qu’elle nous avait annoncé notamment le départde Wilhelm Bonn, le secrétaire du comte, à destination de laFrance, Paris et Berlin. Mais pour l’instant, je n’attachai aucuneimportance à ses racontars.

Que m’importaient Wilhelm Bonn, et son maître,et le monde.

Niète était auprès de moi, son doux profil sedessinait à mes yeux, pur, candide et mystérieux un peu, car touteâme de jeune fille renferme un coin de mystère.

Ses grands yeux se fixaient de temps à autresur moi, et il me semblait que mon sang se réchauffait sous sesregards.

L’obscurité s’annonçait par son avant-courrierle señor Crépuscule… Déjà, il fallait se séparer.

Bah ! demain, la promenade sera pluslongue. Aussitôt après le déjeuner, j’irai rendre visite au comtede Holsbein, pour le remercier d’avoir permis à sa chère enfant devenir illuminer de sa présence aimée le chevet d’un malade, et puisaprès, nous irons, nous irons ici ou là, mais ensemble.

Niète parut touchée de mon projet.

Pauvre mignonne, si elle avait su !…

– À demain.

– À demain.

Un instant, je la regardai s’éloigner, puisavec la petite mélancolie du jour qui s’éteint, de la fiancée quidisparaît, je rentrai à l’Hôtel de la Paix.

Sous le vestibule, dans un cadre ad hoc,le « manager » toujours soucieux du confort, sachantd’ailleurs qu’un des premiers besoins du confort moderne, estd’être renseigné sur tous les potins mondiaux, des bandes depapier, zébrées de lignes de caractères bleus, étaient collés.

Des clients se pressaient, en face de ces« dépêches par fil spécial », car certains hôteliers ontaussi leur fil spécial ; ils lisaient avidement, pensantélargir leur vie en la dépensant à s’occuper sans nécessité d’unefoule de choses qui ne les concernaient point.

J’entendis au passage desréflexions :

– L’état de M. de Kœleritzreste stationnaire.

– Impossible toujours de diagnostiquer lamaladie.

Mais je passai sans m’arrêter, peut-être parceque, seul, je savais la cause et le but du mal qui clouaitau lit le délégué allemand.

J’atteignais le pied de l’escalier accédant àma chambre, quand une voix, dont le timbre était demeuréimpressionnant à mon oreille, prononça tout près de moi :

– Sir Trelam, si je ne me trompe.

Je m’immobilisai d’un coup. Je regardai et metrouvai tout interloqué. La marquise de Almaceda, la « Tanagravivante » était là, devant moi.

Elle était plus pâle que lors de notrepremière rencontre, à la réception du comte de Holsbein Litzberg.Un cercle légèrement bistré meurtrissait l’entour de ses yeux, et,sur son visage flottait, si l’on peut ainsi rendre l’impression, unvoile d’indéfinissable tristesse.

Elle me tendit la main, sans fausse réserve,et de sa voix chantante, elle reprit :

– Je ne pense pas que vous soyez surprisde me voir… Parfois le hasard d’une seule entrevue fait que l’on sesépare ensuite d’un ami…

Je m’inclinai, ne trouvant rien àrépondre.

Elle continua, avec un visibleeffort :

– Tel fut mon cas, le soir… à la CasaAvreda.

Et, réussissant à amener sur ses traitsmélancoliques, une expression d’enjouement factice :

– Avant de quitter Madrid, j’ai vouluprendre des nouvelles d’un ami blessé.

Elle avait accentué le mot ami, aupoint de me causer un trouble que je n’analysai point.

– Vous partez ?

Ma question si simple amena une contractionfugitive de son visage. Il me sembla qu’un soupir contenu soulevaitsa poitrine, et elle répliqua avec une évidentetristesse :

– Il est des choses que l’ondoit faire, encore qu’elles déplaisent ou même qu’ellessont pénibles.

C’était presque une confidence.

Et nous nous rencontrions pour la secondefois.

Cette réflexion, je ne la fis pas à l’instantmême. Le ton dans lequel la marquise avait lancé la conversationm’avait fait oublier qu’en réalité, nous étions, au moinslogiquement, des inconnus un instant rapprochés par une soiréemondaine.

Elle secoua la tête, comme lorsque l’on chasseune pensée importune, et sa voix ayant reconquis safermeté :

– Laissons cela… Je pars et rien nesaurait empêcher mon départ. C’est pour parler de vous que je suisvenue.

Puis, avec un sourire mélancolique :

– Comme le Maître Jacques del’Avare, vous me représentez un être double : lecorrespondant du Times et… l’ami. J’ai affaire à tous lesdeux.

– Auquel d’abord, fis-je, entrant ainside loin dans le dialogue de Molière.

– Au correspondant ; à celui-cij’apporte des « informations », à la faveur desquelles,il acceptera peut-être quelques conseils à l’ami.

Sous le ton plaisant, je sentais des penséesgraves.

– Mais nous ne pouvons causer ici,interrompis-je. Pardon de n’y avoir pas songé plus tôt. Voulez-vousme permettre de vous conduire au salon de lecture, où, ajoutai-jeavec une affectation de « manière de cour », les deuxincarnations de Maître Jacques seront charmées de vous écouter,qu’il s’agisse d’informations ou de conseils.

Un instant plus tard, nous étions assis dansle salon.

Un canapé court, campé de guingois dans unangle, nous assurait un isolement suffisant.

Et la regardant assise, avec je ne sais quoide las dans l’attitude, ses mains croisées, s’abandonnant sur sesgenoux, elle m’apparut comme une statue de la détresse.

Certains êtres sont marqués dès leurnaissance. Ils portent par avance les stigmates de ce qui sera ladominante de leur existence.

La Tanagra était évidemment vouée àla souffrance.

Sa robe noire, très simple, mais de suprêmeélégance, sa redingotede velours, tout accentuait le côtédouloureux de la femme.

S’aperçut-elle que je l’observais. Perçut-ellela pitié inconsciente, informulée même vis-à-vis de moi.

Elle sembla me remercier du regard. Aprèsquoi :

– Monsieur le correspondant duTimes… la maladie de M. de Kœleritz vous montreque certain document n’est pas revenu entre les mains deses légitimes propriétaires.

– Je l’ai pensé. Sir Lewis Markham me l’adonné à entendre.

– Bien. Avez-vous également remarqué que,dans les jardins de l’Armeria, M. le comte de Holsbein futdécouvert étendu devant une petite porte s’ouvrant sur lesresserres du Musée ?

Je n’étais plus à m’étonner d’entendreexpliquer les choses qui m’échappaient. La marquise, du reste,depuis l’aventure de la Chambre Rouge, m’apparaissait devoir êtreparfaitement renseignée.

Aussi, sans me perdre en questions oiseuses,auxquelles du reste, elle n’aurait vraisemblablement pas répondu,je dis tranquillement :

– Non, ceci n’avait pas attiré monattention.

– C’est un tort. Car ceci prouve que,après vous avoir abattu, le comte est revenu sur ses pas, qu’ilallait sans doute rentrer dans le musée, au moment où il a étérenversé à son tour.

Elle marqua un temps et conclut :

– Donc, les papiers importantssont encore dans leur cachette, et cette cachette se trouveentre le Puits du Maure et les murailles de l’Armeria.

Je sursautai.

– En ce cas, facile à découvrir.

Elle secoua la tête.

– La maladie de M. de Kœleritzdoit vous démontrer le contraire. Quand on immobilise ses ennemis,c’est que l’on craint leurs actions. Si le document avait étédécouvert, il eût été inutile de recourir à des moyens aussicompliqués que la fièvre et le délire.

Et comme j’inclinais la tête d’un airabsolument convaincu, elle acheva :

– Voici pour le correspondant duTimes, pour compléter sa documentation… Ah ! j’ajoutececi… M. de Holsbein voulaitvous tuer, celui quil’a frappé ne voulait que l’étourdir ; vous comprenez pourquoivos blessures n’ont pas présenté la même gravité.

Et doucement :

– Voilà qui est fait. Vous ferez le récitsensationnel que je veux que vous fassiez au Times, sanslacunes d’aucune sorte.

– Il en reste une, murmurai-je.

– Dites, je la comblerai, s’il estpossible.

– La « cause » de lamaladie du délégué M. de Kœleritz ?

Elle dit en démasquant ses dents blanches,dont la fine nacre s’irisait sous les rayons tombant deslustres :

– Une sorte de haschich ; un composéd’extrait de chanvre et d’autres végétaux.

– Merci.

– Maintenant, je vais passer auxconseils.

L’Ami ; – derechef, elle appuyasur ce mot. – L’ami me permettra-t-il de tout dire ?

– Tout, répliquai-je sans hésiter.

– Même si mes paroles égratignent soncœur ?

Sous mon regard étonné, elleexpliqua :

– Oh ! ne croyez pas à uneindiscrétion banale. Dites-vous que la souffrance que causel’amitié, n’est jamais que le réflexe de la souffrance ressentiepar cette amitié.

Je crois bien qu’à toute autre personne,j’aurais déclaré n’avoir point besoin de conseils. De façongénérale, j’ai horreur de cette manière équivoque de nouscontrarier et de blâmer notre conduite.

Mais dans l’accent de la« Tanagra », il y avait quelque chose d’impressionnantque je ne saurais définir. Je sentais si évidemment qu’en face demoi se tenait une âme exempte de banalité, supérieure de centcoudées à l’âme problématique de la moyenne des foules, que jeprononçai avec une bonne foi absolue :

– De vous, j’entendrai tout avecreconnaissance.

Elle eut un geste brusque, sa main se levajusqu’à ses yeux, qu’elle voila une seconde.

Quand elle la retira, il me sembla que sesprunelles si claires s’étaient troublées… On eût cru une légèrebuée sur un miroir.

Mais sa voix sonna ferme :

– D’abord, ne vous jetez plus dans desexpéditions où vos fonctions ne vous appellent pas… Vous avez étéblessé une première fois…

– Bah ! je n’y pense plus.

– Il faut y penser… Vous auriez pumourir…

La sympathie pour moi vibrait, indéfinissable,dans l’accent dont elle prononça cette dernière phrase.

C’était le reproche d’une sœur au frèreimprudent. Et comme j’étais sûr moralement que moninterlocutrice ne jouait là aucune comédie sentimentale, je medemandai, je m’en souviens, comment j’avais pu mériter l’émoifraternel que je sentais m’envelopper.

L’impression fut fugitive. La marquisereprenait :

– Après vous avoir plaint, je dois vousgronder, et l’appel à votre raison aura peut-être plus d’action survous que l’appel à votre prudence. En agissant sans ordres, vousrisquez de compromettre l’existence des autres. Qui sait sil’insuccès d’une affaire scrupuleusement préparée, ne provient pasde votre intervention.

L’idée m’en était déjà venue.

Je l’avais chassée, comme l’on chasse unemouche importune.

Car certaines idées sont agaçantes, à l’égalde la bestiole ailée qui bourdonne, entêtée, autour de votre nez,avec la volonté évidente de transformer cet appendice olfactif encanapé de repos.

Seulement, exprimé par la« Tanagra », la « mouche » vainquit toutes mesrésistances d’amour-propre.

Je courbai la tête.

La marquise reprit vivement :

– Ne soyez pas dur pour vous. Vousignoriez. Vous avez agi en bon Anglais et en courageux gentleman.Le blâme ne saurait aller à qui a su s’imposer un devoirdangereux.

Ma confusion augmentait. Je savais bien avoirobéi surtout à ma satanée curiosité professionnelle.

– Une erreur, continua-t-elle doucement,et sa voix me berça délicieusement, une erreur n’est point unefaute. Vous avez compris que la « bonne intention » n’estpoint toujours le chemin de « l’utile action ».

J’arrive au point délicat de mes conseils.

La jeune femme ou jeune fille – je ne saisauquel m’arrêter, car la singulière Tanagra semblait enfermer uneâme d’expérience, de douleur séculaires dans un corps de vingt ansà peine… Enfin, la marquise eut une aspiration profonde.

On eût cru qu’en ce point de notre entretien,la respiration lui manquait.

Je voulus l’encourager, lui répéter qued’elle, phénomène échappant à tout raisonnement, j’écouterais sanspeine ce que je n’entendrais patiemment de nulle autre.

– Parlez sans crainte, commençai-je…

Elle m’interrompit du geste.

– Vous vous méprenez sur monsentiment…

Ne cherchez pas à comprendre, celui quiressent la douleur est seul à savoir où siège sa souffrance.

Puis, par un effort volontaire, contraignantson visage au sourire qui, malgré tout, m’apparut navré :

– Comment avez-vous pu aimer Niète deHolsbein ?

– Je l’aime, répondis-je avant mêmed’avoir songé aux mots devant exprimer ma tendresse.

Oh ! le regard étrange, profond comme lanuit, avec au loin, à l’infini, une lueur tremblotante comme uneagonie d’étoile.

– La fille d’un espion, fit-elle presquedurement.

– La femme d’un loyal gentleman,voulez-vous dire.

Elle me regarda et je fus bouleversé par ceregard.

Il y avait dans son rayonnement, un étonnementinfini, de l’admiration, du regret… et en même temps l’indécisionpénible de ceux que tourmente une pensée inexprimable, car ellene doit pas être exprimée.

Cette analyse, je l’ai faite à la réflexionbien longtemps après.

Sur l’heure, je fus seulement troublé jusqu’àl’annihilement.

Elle s’était levée.

Je l’imitai machinalement.

Nous demeurâmes un moment debout, en face l’unde l’autre, comme inconscients de notre silence, de notreimmobilité.

Enfin, d’une voix basse, comme lointaine, ellereprit :

– Pauvre Niète !… Elle est aimée…Oui, oui, vous avez raison… Les autres ne sont rien, quand on estaimée.

Une pause légère, puis ellecontinua :

– Elle a rencontré le seul hommepeut-être qui pût l’amnistier de la tare de sa naissance… HeureuseNiète !

Pauvre Niète ! Heureuse Niète ! motscontradictoires qui ne se contredisaient point.

Ce n’était point leur sens qu’ilsrenfermaient. Ils se produisaient comme des palpitations d’âme,inexplicables à l’esprit, et que cependant l’âme comprendclairement.

Et le visage de la marquise de Almaceda serembrunit soudain.

Avec une sorte d’angoisse prophétique, elleacheva :

– Et cependant, ayez peur, ayez peur… Lemonde est impitoyable. Patriotisme, dévouement, courage, amour,rien n’est compté à l’espion, ni aux siens, fille, femme… ou sœur.Le mot qui flagelle, les marque à jamais… Espion ! raced’espions !… Oh ! je sais bien, le monde est injuste,féroce, stupide… ; mais il est tel.

Je l’écoutais, le cœur étreint par quelquechose d’horriblement pénible qu’il m’eût été impossibled’analyser.

Brusquement, la « Tanagra »s’interrompit.

– Je suis folle, dit-elle.

Elle me saisit la main, la serra violemment,me jeta un bref :

– Adieu !

Où tintait comme un glas des espoirs.

Et elle se dirigea vers la porte du salon delecture.

Je voulus l’accompagner, obéissantmachinalement à la plus élémentaire politesse.

Mais elle me cloua sur place d’un gestecoupant, autoritaire, ouvrit la porte et disparut, me laissant dansun désarroi indescriptible.

Regrettais-je de n’avoir pas percé le mystèrede cet esprit qui venait de panteler devant moi ; ou bienétais-je heureux de me retrouver seul, de pouvoir orienter mapensée vers ma chère Niète, sans à-coups, sans heurts, sansterreurs sibyllines ?

Il devait y avoir des deux.

C’est égal, la fêlure de mon crâne était enbonne voie de cicatrisation, puisque je supportais sans fièvre desconversations aussi fatigantes.

Chapitre 15UNE VISITE OFFICIELLE

 

La nuit emporte les pensées sombres.

Le jour est revenu. J’ai admirablement dormi.Je me sens la tête libre, le corps dispos.

Le docteur est venu « pour la dernièrefois », a-t-il déclaré d’un ton satisfait… Bravedocteur ! Il ne pousse pas à la visite. Il m’adémomifié la tête.

Plus de bandelettes, quelle joie. Je reprendsfigure humaine.

Oh ! je ne suis ni un Adonis, ni unApollon, ni un Antinoüs, pas même un Méléagre. Je reconnais que jepossède cette structure anglaise, très correcte, mais un peuanguleuse, un peu « taillée à la hache » ; seulementj’étais enchanté de retrouver ma structure sans bandelettes.

Certains se réjouissent de ce qu’ilsont ; moi, je suis content de ce que je n’aiplus.

Je fis une toilette soignée, pendant laquelle,je me souviens avoir siffloté une foule d’airs que je croyais avoiroubliés.

J’éprouvais une satisfaction de gamin, à lapensée d’aller rendre visite, après le déjeuner, à cet excellentcomte de Holsbein.

Je me représentais la physionomie hétéroclitede mon « assassin ».

Évidemment, cela le gênerait quelque peu derecevoir les félicitations de sa victime. Ce serait une chose àraconter en vers, très libres et humoristiques, sous un titreapproprié.

Le Meurtrier et son assassiné, fableréaliste.

Au demeurant, ma vengeance serait douce. Et lecomte lui-même devrait reconnaître que si je ne pouvaisoublier les injures, du moins, j’en pratiquaisparfaitement le pardon.

Et je me déclarais avec la plus agréablesatisfaction de moi-même, que j’avais une exquise petite natured’apôtre joyeux ou de « Premier Chrétien » blagueur.

Concepcion arriva par là-dessus aux nouvelles.Et comme elle en venait chercher, ce fut elle qui m’en donna.

Miss Niète et elle-même, dès une heure etdemie, s’en iraient au Parc de Madrid, afin de ne pas se trouver àla Casa Avreda, lors de ma venue. Ma chère engagéecraignait de se trahir, de laisser supposer à son père que j’étaisen tiers dans leur douloureux secret.

– Ah ! mignonne, si vous aviez connule Puits du Maure.

Puis, pareils détails ne pouvant suffire àl’activité de la langue de la camériste, elle me confirma le départde Wilhelm Bonn pour la France, très fière de constater en passantqu’elle avait prévu cela par avance, en lui voyant préparer savalise.

Après quoi, elle m’informa queM. de Kœleritz délirait toujours dans son lit, et que lemédecin du roi avait déclaré que le malade était sûrement unintoxiqué par l’opium ou par quelque substance analogue.

– Un fumeur d’opium ou d’analogue,s’exclamait la bonne fille, prenant le qualificatif pour un poison…Dire que l’on confie le commerce entre les peuples à des genspareils. Santa Maria, c’est à craindre d’ouvrir une confiserie surle Prado.

Elle s’avisa heureusement qu’il était temps deréintégrer la Casa Avreda, si elle voulait déjeuner avantd’accompagner sa jeune maîtresse à la promenade, et elle partit encoup de vent, avec cette allure envolée qu’ont les personnesinexactes, toujours au galop parce que toujours en retard.

Elle m’avait amusé, ce qui ajouté à maprédisposition naturelle, me fit descendre au grill room dans leplus heureux état d’esprit.

Le déjeuner en subit le contre-coup.

Jamais ville assiégée n’eut à soutenir plusvigoureux assaut.

Je fis une hécatombe des divers mets ; jedois ajouter, pour être sincère, que j’aurais été tout à faitincapable de dire ce que j’avais mangé.

Je dévorai… distraitement. Le repas nem’apporta pas une distraction ; mais ma distraction accentuamon repas jusqu’au pantagruélisme… Salut, ô Rabelais, toi qui mepermets d’user d’un mot aussi copieux.

Deux heures moins le quart. En route… Allonsserrer la main à mon assassin.

Je sors du pas d’un flâneur, qui ne souffred’aucune privation, je m’engage dans la Carrera San Geronimo, et, àdeux heures moins trois minutes (mon souci d’exactitude me donne unair de chronomètre à échappement), je me fais annoncer chezM. le comte de Holsbein.

On m’introduit dans son cabinet de travail, oùil s’est retiré aussitôt après avoir déjeuné.

Nous sommes en présence.

J’aime mieux vous dire tout de suite qu’il nemanifesta pas le moindre embarras.

C’est un homme de bronze, ou bien il estimeque ma vie est une quantité négligeable qui n’est pas matière àpréoccupation.

J’aime mieux le croire en bronze, c’est moinsblessant.

– Monsieur Max Trelam… Prenez donc lapeine de vous asseoir.

Pas plus compliqué que cela, son accueil.

Il est assis devant son bureau aux cuivresempire. Il s’est soulevé à mon entrée, s’est laissé retomber surson siège.

Ma parole, je crois que je suis le plusinterloqué de nous deux.

L’assassiné est gêné devant son assommeur.

Décidément, toute velléité d’amour-propreécartée, il est en bronze… Plus dur encore, en acier chromé, voussavez, cet acier dont on cuirasse les navires de guerre et que lesobus de 305 ne parviennent pas à entamer.

La réflexion me remet d’aplomb. Un reporter duTimes est un être, raisonnable, qui ne saurait avoir laprésomption de faire mieux qu’un obus de 305.

– J’ai su, reprit-il, par ma fille, quevous alliez de mieux en mieux, et je m’en suis réjoui.

– Ah !

On serait surpris à moins, n’est-cepas ?

Un monsieur vous assomme d’un coup à abattreun bœuf, et il vient vous dire ensuite, avec le sourire :

– Je me réjouis de voir que cela vamieux.

– Vous n’en doutez pas, j’espère,insista-t-il avec le mauvais goût le plus évident.

Il se moquait de moi. Un moment, il me semblaqu’entre sa face moqueuse et ma main, il n’y avait que l’épaisseurd’une gifle…

Mais je me souvins à temps qu’il était le pèrede Niète, que de ce rhinocéros était née une fleur (quellesingulière botanique !) et ma main, très surexcitée, me pinçaoutrageusement la hanche… La pauvre, il fallait bien qu’elle passâtson irritation sur quelque chose.

Se douta-t-il jamais que le bon ange qui, à ceque m’enseigna jadis ma nourrice, veille sur chacun de nous, avaitpris les traits chéris de Niète pour lui épargner une partie degifling, où le tour de main britannique eût certes infligéà l’Allemagne une cuisante défaite.

Peu importe ! Je trouvai l’énergie desourire, comme si son amabilité avait été du meilleur aloi, et duton le plus amène :

– À ce propos, permettez-moi de vousremercier d’avoir autorisé Miss Niète à venir au chevet d’unblessé. Une telle infirmière ferait rendre grâce à un assassin.

Attrape… Cela est un coup droit,j’imagine.

Eh bien, il n’est pas non plus en acierchromé… C’est pire encore… je ne connais pas le métal dont il futforgé.

Avec une tranquillité parfaite, ilplaisanta :

– Ne dépensez pas inutilement vos« grâces », je vous ai envoyé ma fille, non commegarde-malade, mais comme messagère.

Ah ! il allait carrément au but, lecomte.

Cet homme est un abîme d’inconscience, quedis-je, deux abîmes, trois abîmes, une chaîne d’abîmes.

Il ne m’eût pas rappelé un coup de bridge, depoker ou autre, avec plus d’indifférence polie.

Et, influence de la dimension en quoi que cesoit, je me surprenais à m’étonner devant cette gigantesqueinsouciance du crime comme devant une vertu anormale.

Je n’allais pas jusqu’à songer pour lui à unprix Montyon ; mais, en vérité, c’était tout juste.

Il profita de mon indécision. D’un ton pleinde désinvolture, il poursuivit :

– Donc, l’incident est réglé… Sans doute,il en peut naître d’autres. Vous êtes Anglais, je suis Allemand…Nous ne considérons pas l’archéologie du même côté de labarricade.

Audace ! audace ! il répétait mêmeles mots de notre conversation dans le sous-sol de l’Armeria… Ilallait toujours.

– Ceci n’est pas pour mepréoccuper ; la lutte, le struggle for life, comme vous ditesvous autres, les insulaires, est la nécessité même de l’existence.Donc, le sage est sur la défensive. Garde-toi ; je me garde.Je n’y insiste pas… Mais vous avez tout à l’heure parlé de mafille… Vous m’avez l’autre jour demandé sa main… et c’est de celaque je veux vous entretenir.

Il ferma le poing d’un air menaçant, peut-êtresans se rendre compte de ce mouvement réflexe de ma pensée, et lavoix soudainement durcie, il ajouta :

– Car je l’aime, ma Niète, elle est mêmele seul être que j’aime au monde, et je ne veux pas qu’elle souffred’une situation… Il hésita un instant et enfin acheva d’un accentvoilé… qu’elle n’a pas créée.

Il y avait du fauve dans l’expression de latendresse de cet individu.

Son torse robuste se cambrait, sa têtepuissante se rejetait en arrière, on sentait tous ses musclestendus vers le désir de broyer celui qui lui apparaissaitennemi.

À tout hasard, je me renversai légèrement dansmon fauteuil, et je croisai la jambe droite sur la jambegauche.

Dans cette position, en cas d’attaquebrusquée, je possède une certaine parade du pied, de bas en haut,qui asseoit un adversaire, ainsi que disent lesprofessionnels de la lutte, avec une puissance irrésistible depersuasion.

Je me repentais maintenant d’avoir mis à lalaisse le soufflet que, tout à l’heure, ma main brûlait dedétacher.

Dans le combat, il y a avantage etsatisfaction à frapper le premier.

Nous nous regardions comme deux, coqs decombat.

Il me sentait sur la défensive. Préparer laguerre, c’est semer la paix.

Ses nerfs se détendirent, il prit une poseabandonnée et riant d’un rire, où un reste de colère jetait un sonfaux :

– Allons, allons, expliquons-nouspaisiblement… On n’ajoute rien à la clarté avec une tête fêlée.

– Une ou deux, rectifiai-je en appelantsur mes lèvres, le plus gracieux de mes sourires.

– Une ou deux, comme vous l’exprimez,consentit-il sans difficulté.

Et se couchant presque sur son siège,allongeant les pieds sur le paravent de cuivre déposé devant lacheminée pour l’abriter du rayonnement direct de la flamme, ilm’indiqua d’un coup d’œil qu’il se mettait volontairement dansl’impossibilité de me surprendre par une attaque soudaine.

C’était clair, précis, évident.

Pour ne pas être en reste de confiance, jedécroisai mes jambes et repris une attitude plus correcte,mouvement qu’il accueillit par un hochement de têteapprobateur.

– Fumez-vous ? fit-ilgracieusement.

– Oui, j’ai ce vice… Je brûle un nombreincalculable de cigarettes.

– Veuillez donc allonger le bras… Dans laboîte de Spa, à l’angle de la cheminée. Je ne vous la passe pasmoi-même, parce que je suis assis dans une position qui m’interditde bouger.

Je m’étais levé. J’avais pris une cigarette,je l’allumai.

Et comme il faut toujours montrer à sonadversaire que l’on ne craint rien de lui, je laissai tombernégligemment :

– En effet, votre attitude n’est pasnaturelle. Et si elle ne vous est pas commandée par une infirmitéquelconque, je serais ravi de vous en voir changer. C’est du purégoïsme… Je me fatigue à vous voir ainsi.

Il ne se le fit pas répéter.

Un instant après, il s’était installécommodément dans son fauteuil de bureau, et d’un ton où plus rienn’apparaissait de la rage passée :

– Causons, voulez-vous ?

– Très volontiers.

– Vous êtes intelligent.

Je m’inclinai, parce que l’on s’inclinetoujours devant une appréciation flatteuse. Ce fut involontaire,mais l’habitude a une telle emprise sur nous.

– Vous êtes intelligent… certainementbrave… Reporter du Times, excellente référence qui ouvretoutes les portes et permet toutes les curiosités.

J’allais me récrier, trouvant l’ironie un peuforte, il me prévint.

– Je ne plaisante plus. Je livre mapensée sans détours. Prenez mes paroles comme elles sontprononcées. Je sais rendre justice même à mes ennemis.

– Ennemis est beaucoup dire.

– C’est dire simplement ce qu’il estimpossible de ne pas affirmer.

– Pourquoi ?

– Vous êtes Anglais.

Diable d’homme. Comme Anglais évidemment, dansles circonstances actuelles, je ne pouvais que lui être ennemiirréconciliable. Toutefois, j’essayai de lui faire admettre un« distinguo ».

– Permettez, ennemi, en tant qu’unité derace différente, je n’en disconviens pas… Mais l’homme que je suisn’est pas hostile de propos délibéré à l’homme que vous êtes ;et de cela vous devez être certain… Je fais pour vous tous les vœuxque mon loyalisme et mon amour me permettent de concilier,parce que vous avez à mes yeux un titre sacré. Vous êtes le père deMiss Niète.

Il secoua violemment la tête, ses yeuxs’animèrent.

– C’est précisément comme« père » que je veux vous entretenir pendant que je voustiens, pendant que cette visite, non cherchée par moi, m’assurecontre les interprétations inquiètes de… mon entourage.

Puis, effaçant toute trace de l’émotionintérieure que ces dernières paroles m’avaient laissé deviner, ilreprit d’un accent enjoué, plein de bonhomie :

– Nous nous sommes vus tous deux àl’Armeria, n’est-ce pas ?

– Je ne saurais en disconvenir,approuvai-je.

Et me passant comiquement la main sur lanuque, en évitant d’appuyer… car l’endroit était encore le sièged’une douleur que le plus léger contact réveillait, je m’en étaisbien aperçu le matin, en me brossant les cheveux.

– Je le saurais d’autant moins que lesouvenir est gravé là.

Il daigna saluer la plaisanterie d’un rireépanoui.

– Bon ! bon ! on ne grave quesur les temples. Jamais les graveurs ne se sont exercés sur desmasures.

Le comte décidément avait une façon originaled’envisager les choses, et gagné par sa jovialité, jeripostai :

– Merci pour mon temple ;mais, entre nous, je préfère qu’il n’y soit ajouté aucun ornement.J’invite les sculpteurs ou autres à des travaux éloignés de monsanctuaire.

– Oh ! déclara-t-il, ils sont bienloin, et jamais même l’idée ne leur serait venue d’ajouter à uneœuvre qui se suffit à elle-même. – On n’est pas plusgracieux ! – si les circonstances ne leur en avaient fait undevoir impérieux…

– Oh ! impérieux !…

Je me récriais, vous pensez… Ce devoir de mecasser la tête !

– Mais si, mais si, vous avez tort deprotester contre l’évidence.

– L’évidence n’est point évidente pourmon intellect.

– Mais si, vous allez être de mon avis.Nous nous rencontrons à l’Armeria. Avant même d’avoir échangé uneparole, nous savions qu’en archéologie, nous représentions deuxécoles rivales.

Ceci, je ne pouvais le nier. J’acquiesçai d’unsigne de tête. Le geste lui sembla suffisant, car il continuapaisiblement :

– Un choc était inévitable ; ilfallait, suivant l’expression maritime, être abordeur ou abordé.Vous-même, je pense, agitiez des pensées de cet ordre, quand, jem’en excuse, j’allai un peu plus vite que vous.

Ah ! qu’en termes galants ces chosesétaient dites.

Vraiment, le crime perd toute son horreurquand il est exprimé ainsi.

Aller un peu plus vite que moi, délicieuxeuphémisme pour énoncer que j’avais été assommé, et que moninterlocuteur sans doute ressentait un certain mécompte à constaterqu’il ne m’avait pas plus assommé que cela.

– Soit ! j’admets tout ce qu’il vousconviendra. Mais, je vous avoue en toute franchise, que je neperçois pas du tout vers quel but tend ce préambule… De l’esprit,des mots heureux, mais pas d’indication nette.

– Nous y arrivons, fit-il plus gravement,nous y arrivons.

Mais au moment où il ouvrait la bouche pourreprendre le fil de son discours, la porte s’ouvritbrusquement.

Un laquais parut, et comme le comtes’exclamait d’un ton de mauvaise humeur :

– J’avais ordonné que l’on ne medérangeât pas…

Le domestique répliqua :

– On aurait observé comme ; toujoursles ordres de Monsieur le comte mais un lieutenant demiquelets est là… il désire voir Monsieur le comte, à quiil a à transmettre une communication de l’Administration.

Nous sursautâmes tous deux.

Les sourcils de M. de Holsbeins’étaient contractés… Une même pensée avait rebondi sous nos deuxcrânes.

Sa qualité d’espion avait-elle été révélée àl’Administration ?

Cependant, il se domina et congédia le laquaispar ces mots :

– C’est bien. Veuillez conduire ici cetofficier de miquelets.

Je crus devoir me lever et me retirer, mais lecomte me retint.

– À quoi bon. Je n’ai plus rien à vouscacher maintenant. Ce brave militaire ne vous apprendra rien quevous ne sachiez déjà.

– Votre confiance m’est agréable,mais…

Il m’interrompit sans façon :

– Ma confiance ?… Allons, ne vousgaussez pas de moi à votre tour… Ma confiance !… Nous n’avonspas fini de causer, voilà tout.

Le laquais reparaissait, s’effaçant pourlaisser passer l’officier de miquelets avec, ce qui caractérisel’uniforme de cette troupe spéciale, ses gants verts.

Chapitre 16LE MIQUELET

 

Pas mal du tout, ce lieutenant, en dépit deson titre de miquelet, qui porte à rire, quand on a vu défiler lestroupes appartenant à cette arme.

Vingt-sept ou vingt-huit ans, le visagerégulier, la taille peu élevée, mais cependant un peu supérieure àla moyenne espagnole, il se présenta fort convenablement.

– Monsieur le comte de Holsbeinm’excusera ; mais un ordre de l’Administration m’obligeait àinsister pour être introduit en sa présence.

– Ne vous excusez pas, lieutenant… etvenez au fait, je vous prie.

L’officier me regarda du coin de l’œil,semblant se demander s’il pouvait exposer son message en maprésence.

– Monsieur est un autre moi-même,s’empressa de déclarer le comte qui ajouta aussitôt, l’inquiétudequi le tenait à cet instant n’étant point suffisante à réfréner sonbesoin de persiflage… un autre moi-même ; nous établissionsjustement un parallèle entre nous, quand on vous a annoncé.

Joli le parallèle, où il me démontrait,qu’après avoir assommé les gens, on est encore capable de les« raser ». C’est je crois l’expression de mes confrèresfrançais.

Le miquelet, lui, ne se douta pas que lesparoles prononcées pussent exprimer autre chose, que leur senslittéral et, de très bonne foi, il me salua respectueusement, avecla considération due à l’autre soi-même du riche comte de HolsbeinLitzberg.

– Je m’explique donc, Monsieur lecomte.

Et posément, narrant avec méthode, endécomposant, indiquant ainsi qu’aux yeux du lieutenant l’artoratoire apparaissait tel un maniement d’armes, ilraconta :

– Ce matin, vers la dixième heure, letrain international express Madrid-Irun-Paris-Cologne-Berlinarrivait en gare frontière d’Irun, avec deux heures trente-cinq deretard seulement, ce qui, je le fais remarquer en passant,constitue le record d’exactitude de l’année.

Je pensai à part moi que le miquelet eût étéplus adroit de ne pas insister sur ce point. J’oubliais qu’enEspagne, la lenteur et l’irrégularité des trains est telle que lepeuple qui ne manque pas d’esprit, a créé ce dicton :

« Si tu es pressé, enfourche unemule ;

« Si l’exercice est nécessaire à tasanté, promène-toi avec tes pieds ;

« Mais s’il te faut te dresser à lapatience, sers-toi du chemin de fer. »

Lui, cependant, progressait dans son récit,avec une lenteur méthodique qui semblait empruntée auferrocaril lui-même.

– Le chef de train courant le long duquai pour avertir les voyageurs qu’à Irun tout le monde descend,sauf les personnes utilisant des places de wagons-spécialisés,découvrit, étendu sur la banquette d’un compartiment de premièreclasse, un señor profondément endormi.

Il tenta de le tirer de son sommeil par desappels réitérés.

– Eh ! señor ! Irun ! Toutle monde descend. Irun, frontière française… etc., etc.

Le voyageur continuait à ronfler de toutes sesforces.

Inquiet de cette faculté excessive de dormir,l’employé en référa à un inspecteur, lequel se précipita chez lesous-chef de gare, qui bondit chez le chef, et ces troisfonctionnaires, après une rapide délibération, décidèrent dedescendre, à bras d’hommes, le dormeur qui ne paraissait point apteà descendre sur ses jambes.

Des hommes d’équipe, requis, transportèrent levoyageur inconnu dans le bureau du chef de station, où les joignitbientôt don Lorenzo Parfaragate, médecin de la Faculté de Séville,docteur ès soins sanitaires, lequel déclara que l’inconnu avait étéendormi par les vapeurs du chloroforme, et que, selon toutevraisemblance, il se réveillerait dans un instant peu éloigné.

Cependant, l’on constatait que le patientavait subi un étrange traitement.

Ses chaussures lui avaient été enlevées. Oneût beau fouiller les wagons remisés alors sur une voie degarage ; on ne retrouva aucune trace de ces souliers que, àson réveil, le dormeur affirma avoir été à ses pieds et être dessouliers molière, lacés, de la pointure 42, en box calf boutverni.

Naturellement, cette assertion ne pouvait êtremise en doute, car, il était certain que l’homme n’aurait pu gagnerle train et s’y installer en portant seulement à ses pieds leschaussettes, rayées de vert et de rouge, qui les couvraientactuellement.

Je me tenais pour ne point rire.

Le miquelet nous récitait avec un sang-froiddéconcertant le rapport administratif.

Seulement, il parlait depuis cinq bonnesminutes, et ni moi, ni le comte ne savions en quoi nous intéressaitce voyageur déchaussé.

Je voyais les traits deM. de Holsbein marquer une impatience grandissante, maisil jugeait probablement qu’interrompre un bavard n’a d’autrerésultat que de prolonger son bavardage. Et il se contraignait àlaisser le miquelet enfiler des phrases, les unes au bout desautres.

Celui-ci, du reste, montrait par ses gestesétudiés, ses expressions de physionomie, qu’il considérait, de parsa prose, nous offrir un régal littéraire tout à faitexceptionnel.

Très digne il reprenait :

– On devait donc supposer que leou les malfaiteurs, l’emploi du chloroforme entraînel’hypothèse criminelle, car vous savez mieux que moi-même, sansdoute, señores… encore que mon expérience personnelle me donne voixau chapitre ; vous savez, dis-je, qu’en dehors des casd’intervention chirurgicale, le chloroforme n’est point uncondiment dont l’homme assaisonne son existence.

Or, dans l’espèce, il était évident que lachirurgie n’avait point eu à intervenir. Tout au plus, un bottiereût pu être mêlé à l’affaire, puisque le dormeur se trouvait privéde ses souliers.

– Mais enfin, s’exclama le comte, pousséà bout par l’intarissable et monotone discoureur, en quoi tout celame concerne-t-il ?

À la bonne heure… Voilà une question sensée…Moi aussi, je désirais savoir.

Mais le lieutenant ne se troubla point pour sipeu.

– Vous le saurez, señor comte, vous lesaurez quand le moment sera venu ; mais un personnage de votreimportance ne peut vouloir qu’une communication administrativemanque de méthode. En toute chose, il importe de commencer par lecommencement et de progresser ensuite logiquement vers laconclusion.

– Alors, progressez, lieutenant,progressez… En ce moment, nous marquons le pas.

La réflexion amena un sourire sous lamoustache noire de l’officier.

– Très judicieux, fit-il d’un tonapprobateur, je progresse, comme vous le désirez.

Et imperturbablement, il reprit son récit, làoù il l’avait laissé.

Ah ! quand un Espagnol se mêle d’êtreflegmatique, il recule les limites du flegme tolérable.

– Nous disons donc que des criminels ontassurément « chloroformé » notre voyageur.

Ce qui militait encore en faveur de cettehypothèse somnifère, c’est que non contents de l’avoir déchaussé,les malfaiteurs s’étaient amusés à découdre les doubluresde ses gilet, veston, pardessus ; à enlever la coiffe de sonchapeau, celle de sa casquette à oreillettes, destinée au voyage,bouleversé le contenu de sa valise. Le nombre et la complication deces opérations démontrent péremptoirement la volonté de lachloroformisation. En effet, sans le secours de cet anesthésique,on n’eût pu procéder à pareil remue-ménage.

– Mais c’est un homme que l’on a fouillé…Peut-être le jugeait-on porteur de papiers importants, qu’il eût pudissimuler dans les doublures, chaussures, et autres endroits où iln’est point d’usage de placer des paperasses, grondaM. de Holsbein décidément mis hors des gonds.

Ce me fut un trait de lumière.

Je comprenais le « motif » del’incident du chloroforme.

Mon « beau-père », sous l’influencede l’événement, avait dévoilé la pensée qui, depuis le début ;du récit du lieutenant, tenaillait son cerveau.

L’officier, lui, n’y vit que la marque d’uneperspicacité supérieure, et avec une nuance de respectueuseconsidération :

– Le señor comte a mis le doigt dans le« mille ». C’est bien là en effet ce que les premièresconstatations ont paru tendre à démontrer ; seulement…

Il fit une légère pause, sans doute pouraccentuer l’effet de la phrase suivante, puis acheva :

– Seulement, à son réveil, le voyageuraffirma n’avoir jamais eu en sa possession de papiers pouvanttenter la cupidité des voleurs. Il rentrait dans sa famille, et necomprenait absolument rien à l’attentat dont il avait étévictime.

– Passons, passons, ordonna le comte,avec une nervosité que décelait toute sa personne.

– C’est ici, señor comte, repritl’impitoyable miquelet, que j’aurai enfin l’honneur de vousapprendre en quoi toute cette affaire vous intéresse. Vousreconnaîtrez que j’y suis arrivé par le chemin le plus normal, car,sans les explications préliminaires, la fin de ma narrationn’aurait aucun sens.

Eh bien ! le voyageur interrogé par moncollègue Vélorez, lieutenant de la 3e compagnie dubataillon miquelet du district de San Sébastian, la Perla delOceano, déclara répondre aux nom et prénom de Wilhelm Bonn, natifde Hambourg (Allemagne), âgé de trente-sept ans, célibataire,exerçant la profession de secrétaire particulier de VotreExcellence !

J’attendais cette conclusion depuis unmoment.

Elle ne provoqua chez moi aucune surprise.

Mais le comte fit une grimace rageuse, serrales poings et d’un ton où tremblotait la rage :

– C’est pour me conter tout cela, quel’on vous a dérangé, lieutenant.

L’autre persista à sourire aimablement.

– Pour cela et pour contrôler les diresde Wilhelm Bonn. Il a repris le train pour Madrid, mais lagendarmerie veille sur lui. Et l’on m’a chargé par letelegrafo (télégraphe), de m’enquérir auprès de vous de laréalité de la personnalité en question.

– Tout ce qu’a dit ce brave garçon estl’exacte vérité.

– Alors, on le laissera paisiblementdébarquer en gare de Madrid et gagner votre demeure, señor. Fautede votre affirmation, on l’eût appréhendé à la descente du train,car il ne suffit pas de se poser en victime, pour tromper l’œiltoujours ouvert de la police ; il faut encore faire la preuved’un état civil indiscutable.

Il se levait, saluait, multipliait les« gracias, señor », s’excusait du temps précieux dérobéau señor comte ; mais les exigences du devoir, la discipline,l’intérêt majeur de la sécurité publique, les lois et règlementsrégissant les chemins de fer…

Ah ! les bavards. C’est alors qu’ilsn’ont plus rien à dire, qu’ils se montrent le plus résolumentdiserts.

N’eût été sa qualité de messageradministratif, je crois bien que M. de Holsbein l’eûttranquillement jeté par la fenêtre.

C’est ce que je crus comprendre auxpalpitations furibondes des narines de « beau-père », etaux regards sournois qu’il jetait vers la croisée.

Enfin, le lieutenant se décida à laretraite.

Au seuil de la porte, il marqua l’intention denous régaler d’une nouvelle succession d’excuses.

Mais le comte en avait décidément assez.

Il coupa court à l’averse oratoire quel’attitude de l’officier faisait prévoir, et poussantirrésistiblement la porte, de façon à interposer son épaisseurentre sa propre personne et le visiteur, il prononça d’un ton sansréplique :

– Merci, lieutenant… Voici cinq pesetaspour votre peine.

Le miquelet saisit la pièce d’argent, la portaà ses lèvres ; la solde est faible, en Espagne, et biencertainement le pauvre officier remerciait la Madone de sonaubaine.

Mais la porte se ferma, nous séparantdéfinitivement du lieutenant, qui en fut probablement réduit àréciter sa reconnaissance pour lui tout seul.

Oh ! il n’était pas à plaindre. Noussavons qu’un bavard n’a cure d’être écouté. Parler lui suffit. Ilparle comme le hanneton bourdonne, d’instinct… C’est le mouvementde la langue qui le passionne, et non pas, l’attention de l’oreillequi lui est totalement indifférente.

Chapitre 17QUELQUES JOURS IDYLLIQUES

 

Le comte me regarda. Je regardai le comte.

– Eh bien, fit-il carrément. Le filet estbien tendu autour de la Casa Avreda. Je voulais en être certain. Jele suis à présent.

Je n’avais pas à répondre… Ces paroles ne metouchaient pas directement.

Je concevais qu’elles passaient par-dessus matête, qu’elles allaient à l’insaisissable et infatigable X. 323,auquel j’avais attribué sans hésitation la mésaventure de ceWilhelm Bonn, secrétaire de M. de Holsbein.

Vraisemblablement le comte se fit uneréflexion de même ordre, car il reprit place à son bureau et lavoix changée :

– Reprenons là où cet imbécile nous ainterrompus.

Je consentis d’un signe de tête.

– Bien, continua-t-il… Je venais derendre justice à vos qualités réelles, Monsieur Max Trelam, etj’allais arriver à cette conclusion. Intelligent et brave, il doitvous répugner de faire souffrir une enfant innocente.

J’eus un petit sursaut. Si je m’attendais àcelle-là, par exemple !

– Je parle de Niète, poursuivit le comte,dont l’organe se voila… je ne veux pas qu’elle souffre.

– Et où prenez-vous que je la feraissouffrir ?

– Dans ceci. Vous ne l’aimez pas.

– Hein ?

– Vous ne pouvez pas l’aimer,accentua-t-il avec plus de force.

Ah ! oui il m’agaçait. De quel droit cethomme de ruse nie-t-il mon amour. Ne pas pouvoir aimer Miss Niète,père aveugle, tu n’as donc pas regardé la divine mignonne.

Vraiment, certains pères sont atteints d’uneincurable cécité à l’égard des charmes de leurs filles.

Et haussant les épaules, je m’accuse de cemouvement blâmable, mais je ne le pus réprimer, jepersiflai :

– Alors, cher Monsieur, je vous seraisobligé de me faire connaître dans quel but j’ai sollicité la mainde la chère enfant.

Il fit entendre un grondement sourd, peut-êtrececi trahissait-il un sanglot intérieur. Il répondit cependant enhésitant :

– Niète avait dû vous dire… vous laisserentrevoir que je ne me reconnais pas le droit d’influencer sonchoix… Le bonheur de l’un ne serait souvent pas le bonheur del’autre, et alors vous vous êtes décidé à demander sa main…

– Parce que je l’aime…

– Non, parce que vous pensiez avec raisonque j’autoriserais votre cour en vertu de mon affirmation d’êtrerespectueux du choix de Niète… ; ceci vous assurait l’entréede ma maison ; la possibilité sous un prétexte plausible, desurveiller mes actions.

Cela y était. Il m’appelait nettementespion.

– Permettez…

– À quoi bon des protestations… Je nevous accuse pas de cela. La guerre est un assaut de ruses… Il fautatteindre à tout prix un but déterminé… Moi-même, j’aurais réservéma réponse si j’avais pensé alors… Mais je croyais que, dès lelendemain, plus rien ne serait intéressant à surveiller ici… Et jem’amusais, je l’avoue, à l’idée de vous accorder toutes facilitésd’inspecter une maison où il ne se passerait plus rien.

Décidément, dans le Parc de Madrid, avant lamalencontreuse expédition au Puits du Maure, je n’avais pas tropmal deviné les sentiments de mon interlocuteur.

Par malheur, ses paroles ne m’impressionnaientpas suffisamment, alors que, d’après lui, j’eusse dû en ressentirune surprise violente, il en résulta que je protestai, avec unefroideur relative :

– Je n’avais pas la moindre intention desurveiller…

Il ne me laissa pas finir.

– Pourquoi, encore une fois, vous donnerle mal de nier l’évidence ?

– Parce que l’évidence est contraire à lavérité.

– Allons donc !

– Je vous donne ma parole,commençai-je…

Il m’arrêta net.

– Vous oubliez, cher Meinher Max Trelam,que nous nous sommes rencontrés à l’Armeria.

Eh, pauvre moi ! Il avait raison… Ilm’avait surpris là, en flagrant délit d’espionnage, et tout ce queje lui pourrais dire désormais ne le persuaderait pas.

Cette assurance que je fus obligé de me donnerà moi-même, me déconcerta tellement, que je baissai la tête, mesentant incapable de formuler une objection quelconque.

La faiblesse des honnêtes gens, de conduitehabituellement loyale, est d’être sans défense contre uneaccusation logiquement présentée.

La probité crée le devoir de constater lalogique.

Et quand on a procédé naïvement à cetteconstatation, il devient impossible de se défendre contrel’accusation, car on est anesthésié en quelque sorte par le faitqu’étant logique, elle est vraisemblable, et que pour la plupartdes gens, vraisemblance et vérité sont même chose, en dépit duproverbe si sage :

« Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable. »

Le triomphe de la calomnie, de la médisance,de toutes les vilenies, ne tient pas à une autre cause.

Des mensonges assemblés avec vraisemblancedeviennent articles de foi pour les sots… Je ne parle pas desenvieux malfaisants, car pour ceux-ci, la vraisemblance même n’estpas nécessaire.

Le comte se méprit sur la cause de monsilence.

– Nous sommes d’accord, reprit-ildoucement en abaissant involontairement la voix… La visite de notremiquelet n’aura pas été mauvaise. Par son récit, vous avez pu jugerque… vos amis m’enserrent dans un réseau d’espionnage, à traversles mailles duquel aucun des miens ne saurait passer.

J’inclinai le chef, enchanté de pouvoirapprouver cette chose si agréable à mon cœur britannique.

– C’est votre avis, n’est-cepas ?

– J’avoue, qu’en effet, il me semble…

– Parfait ! dès lors, croyez-vousindispensable d’avoir à demeure un surveillant de plus dans cettemaison ?

– Avouez que ce surveillant, puisque voustenez absolument à me flétrir de ce titre, ne vous a pas gênébeaucoup, ces jours derniers.

Il consentit à rire de ma proposition.

– J’avoue volontiers. Vous étiez malade.C’était très bien ainsi.

– Je vous remercie.

– Ne prenez pas la peine. Je continue.Maintenant vous êtes rétabli ; naturellement, un fiancé doitvenir faire sa cour… Alors, vous serez sans cesse à la CasaAvreda.

– Ma foi, balbutiai-je, je pense celabeaucoup plus convenable pour me rencontrer avec Miss Niète.

Il fronça les sourcils, mais vite se signe deressentiment s’effaça.

– Précisément, je souhaite vous prier decesser de voir Niète.

Je me levai tout droit :

– Ne plus la voir.

Mais cela, je ne le pourrais pas. Le col sousla hache, je ne promettrais pareille chose à personne.

Et il reprit avec une tristesse qui metoucha :

– Hier, j’ai causé avec l’enfant… J’aicompris qu’elle avait pris votre amour supposé au sérieux… Et ehadversaire loyal, je vous demande de ne point entraîner ma chèrepetite au désespoir.

Maintenant, être séparée de vous, lui seradéjà une douleur ; mais avec des distractions, du mouvement,un long voyage, elle oubliera.

En poursuivant plus longtemps, le mal seraitirrémédiable.

Et c’est une mauvaise action de condamner à lasouffrance de pauvres êtres, étrangers aux luttes que les hommesdoivent subir.

Ma parole, il me remuait, ce damné espion.

Il me révéla la fleurette bleue de son âme demensonge. L’amour paternel restait pur, dévoué, dans cet esprit quiadmettait sans révolte de jeter le brandon des discordes surl’Europe en armes.

Ne plus voir Niète, impossible… Il fallait lerassurer.

– Ce serait en effet, comme vous ledites, une mauvaise action, et une action lâche.

Son visage s’éclaira.

– Ah ! je suis content que vouspensiez aussi cela.

– Attendez… J’ai dit, ce serait.Ce serait si, en sollicitant la main de Miss Niète, j’avais obéisimplement aux désirs indiscrets que vous me prêtiez tout àl’heure.

Il marqua un geste impatient.

– Ah ! m’écriai-je avec colère…Veuillez me laisser parler… Je vous ai écouté sans vousinterrompre… À mon tour de m’expliquer.

Et en phrases hachées, rapides, précises commedes flèches de vérité, je lui dis, sans toucher à quoi que ce fûtconcernant X. 323, comment je m’étais trouvé, le soir de laréception, dans la rue Zorilla, lors du retour deMlle de Holsbein.

Je continuai. Ma matinée du lendemain, monimmense pitié de la jeune fille innocente pleurant sur son père. Etma présence dans ce pavillon du jardin, lors de la scène tragiqueentre le père et la jeune fille.

Enfin, j’expliquai le Puits du Maure, enl’arrangeant un peu…

Une vieille gitane et sa complainte, macuriosité des vieilles pierres et des vieilles légendes ; mavisite nocturne à l’enclos du puits, un rêve miltonienm’immobilisant dans ce romanesque désert de verdure. Ensuite, masurprise en reconnaissant la silhouette du comte, mon effarement dele voir disparaître dans le puits, ma découverte de l’échelle defer, ma descente.

– Vous savez le reste ; vous avezcru être suivi par un espion ; c’était un simple correspondantdu Times, un peu trop curieux, je vous l’accorde, maisqui, en venant au Puits du Maure, souhaitait uniquement, en uncadre approprié, rêver à la lune ainsi qu’il convient à unclassique amoureux.

Il m’écoutait, hochant la tête… Les coins demon récit, que j’arrangeais un peu, pour ne pas trahir mesrelations avec X. 323, la marquise de Almaceda ou Lewis Markham, seconfondaient si étroitement avec la partie scrupuleusement vraie,que je devinais sur ses traits la propension à croire.

Je voulus porter un dernier coup à ses doutestenaces.

– Et j’aime cette enfant que vousm’ordonnez de fuir. Le pourrais-je maintenant que, de votre bouchemême, j’ai entendu que la séparation lui serait unesouffrance ? Je l’aime saintement, comme celle qui sera laMistress de mon foyer, la jolie maman de mes enfants, lerayonnement d’amour de ma vie.

Un instant, les yeux du comte redevinrentmauvais.

– Vous savez que je ne donne pas de dot àma fille.

– Ah ! cela. Je vous en prieimpérieusement.

La réplique précipitée était quelque peublessante… Elle parut le réjouir complètement.

Et je compris son arrière-pensée. Il avaittenté la suprême épreuve, l’épreuve de l’argent, avec la convictionqu’une tendresse simulée ne tiendrait pas contre l’absence dedot.

Ma foi, je sortais de l’épreuve à monavantage.

Il eut un grand geste d’abandon.

– Qu’il soit donc fait ainsi que vous levoulez.

Il s’était dressé sur ses pieds, m’indiquantainsi qu’il me rendait la liberté.

– Nous n’avons plus rien à nous dire,murmura-t-il…

Puis après un silence :

– Où irez-vous en me quittant ?

– Au Parc de Madrid.

– Niète vous y attendpeut-être ?

– Oui.

Il me frappa rondement sur l’épaule.

– Allons, allons, ne la faites pasattendre… Je me trompais voyez-vous. À présent, je crois bien quevous ne lui causerez aucune peine.

Comment cela se fit-il, je ne me le suisjamais expliqué, mais nos mains se serrèrent cordialement.

Moi, dont le loyalisme anglais est absolu,j’échangeai le shake-hand avec cet espion au service de l’Allemagneennemie, de cet homme qui avait cambriolé le coffre-fort de notrePremier !

– Pauvre chère Niète, fit-il encore… Ellea les idées d’une jeune fille… Elle ne comprend pas les nécessitésde l’existence, l’engrenage d’une vie humaine… Oui, oui, l’amourseul pouvait effacer sa grande tristesse… Je suis satisfait quevous vous soyez trouvé là pour soutenir sa détresse.

Il ouvrait la porte.

– Ne la faites pas attendre,répéta-t-il.

Et plus bas :

– Et puis… ces fillettes ont une justicerude, ignorante des circonstances atténuantes… Tâchez qu’elle meles accorde ; c’est tout ce que je souhaite, puisque je nepuis l’amener à ma façon de voir.

*

**

Vingt minutes plus tard, j’avais rejoint madouce chère petite chose, et je réjouissais mon regard de la vue deses adorés yeux bleus, qui semblaient, sous ses paupières, desfleurettes animées.

Oh ! les six jours qui suivirent, quellesjournées idylliques.

Les journaux, les documents secrets, laguerre, le Times,voilà des choses dont j’avais oubliél’existence.

De longues courses en voiture nous emportaientautour de Madrid, nous visitions les castels, ruines, points devue, et partout nous voyions la même chose : nous.

En vérité, j’ai beau fouiller dans ma mémoire,la seule vision que me rappellent ces jours heureux, est unevoiture, attelée de grandes mules, pomponnées de rouge.

Dans cette voiture, Niète est auprès de moi,et nos mains sont unies ; leurs légers frémissements nousindiquent nos mouvements d’âme.

Sur le siège, Concepcion trône auprès ducocher.

Elle jacasse sans arrêt, sans trêve, à lavisible admiration de l’automédon qui s’excuse de couper sesphrases, lorsqu’il veut exciter son attelage.

– Le pardon sur moi, señorita !… Huedonc ! fille de Satan !… Doucement, tout doux, petitemule aimée de la Madone !

Du reste, mon esprit n’a gardé aucunetrace.

Quand, le soir, je regagne l’hôtel de la Paix,j’apprends confusément que l’état de M. de Kœleritzs’améliore, que le délégué allemand se lève, sans pouvoir sortirencore.

Puis, c’est la réponse de la France auxprétentions allemandes.

La France a admis que l’incident de Casablancafût soumis à l’arbitrage.

Si les arbitres la condamnent, elle accorderaà l’Allemagne toutes les satisfactions désirables.

Mais elle ne saurait consentir à présenter desregrets avant la sentence, car ce serait en quelque sorte préjugerde celle-ci.

Et les cerveaux s’exaltent en Europe.

La presse est unanime à accuser l’empiregermanique de chercher la guerre.

Des dépêches du Times, félicitationspour mon rétablissement, anxiété de la marche des événements, mejettent aussi quelques échos du dehors.

Mais tout cela glisse sur mon cerveau, commeun léger traîneau sur la glace.

Je vis un rêve… adorable… Un rêve rose qui secontinuera dans le noir.

J’aime Niète.

Et Niète est mon univers.

Et je crois que je suis tout autant pourelle.

Ses yeux bleus, sa douce âme qui exprime sapureté, sans avoir conscience de la rareté de cette expression,voilà tout ce que Max Trelam apprécie au monde :

Six jours de bonheur infini… Le septièmehélas ! allait commencer.

Chapitre 18LE NUAGE OÙ S’ÉLABORE LA FOUDRE

 

On frappa à la porte. Avant que j’eusserépondu, une main impatiente actionnait le bouton commandant lagâche.

À cette précipitation, je devinaiConcepcion.

C’était elle en effet, mais plus grave qu’àl’ordinaire.

– Que ce jour vous soit heureux, señor,fit-elle d’un ton pénétré… et qu’il soit doux aussi pour lademoiselle !

Elle me fixait de ses yeux noirs, avec uneinsistance qu’il me fut impossible de ne pas remarquer.

– Qu’avez-vous donc ce matin, ma bonneConcepcion, on penserait que vous n’êtes pas dans votre assietteordinaire.

– Oh ! fit-elle, prenant à la lettrela locution imaginée, je ne suis ni dans une assiette, ni dans unplat ; mais la señorita a le cœur gros.

– Niète !

– Elle-même… Je crois que vous n’êtes pasfautif ; seulement, M. le comte lui a dit des choses dontelle est très affectée.

– Quelles choses ?… Vous parlez parénigmes…

– Que la Vierge Sainte vous donne lapatience de m’écouter jusqu’au bout, señor. Je suis venue pour vousexpliquer ; mais une langue n’est qu’une langue, et elle nepeut prononcer qu’un mot à la fois.

– Cela est évident, Concepcion, encorepeut-elle choisir les mots utiles.

Elle parut chercher le sens de ma réflexion.Il ne lui apparut pas sans doute, car elle eut le geste de jeterpar-dessus son épaule un objet embarrassant, et posément, siposément qu’elle m’impressionna, tant elle était différented’elle-même :

– La señorita a pleuré tout àl’heure.

– Pleuré ?

– Quand un homme ne fait pas rire, ilfait verser des larmes, fit-elle sentencieusement.

– Merci de cet axiome flatteur… pourtant,dites-moi de quel homme vous parlez ?

– De vous, señor.

– De moi ? C’est moi qui ai faitpleurer…

– Ma petite Madone… C’est vous, et cen’est pas vous, c’est à cause de vous et de ce que lui a dit leseñor comte.

Je fus sur le point de m’exclamer. Je mecontins. Avec une fille comme Concepcion, le mieux est d’écouter.La laisser aller devient le meilleur moyen d’arriver vite aubut.

– Ils causaient tous deux, reprit lafille de chambre. La douce petite fleur, elle, me l’a racontéensuite, exprimait le suc de son cœur. Elle dit son vœud’être bientôt l’épouse du señor.

J’inclinai la tête pour approuver. Ah !moi aussi j’aurais voulu avancer l’instant où Niète n’aurait plusrien de commun avec le nom de Holsbein.

– Et savez-vous ce que répondit sonpère ?… Il y a vraiment des pères qui aiment désoler leursenfants. Il répondit : « Niète, ne vous leurrez pasd’espoirs peut-être mensongers… » Et comme elle le regardaitébahie. « Mon expérience, continua-t-il, est moins crédule quevotre jeunesse. Êtes-vous bien certaine d’être aimée ? »Elle protesta, vous pensez, señor… Douter de l’amour qu’inspire unejeune fille, c’est mettre la main sur le trésor del’avaricieux.

Mais el señor comte reprit :

– Votre fiancé m’évite, Niète… Je ne veuxpas rechercher pourquoi… Mais en admettant que ma vue lui soitdésagréable, il aurait un moyen certain de ne pas me voirlongtemps… me faire fixer au plus tôt la date du mariage que voussouhaitez. Doux moyen, s’il vous aime, mon enfant… Eh bien, jem’étonne que cette idée si simple ne lui soit pas venue ; etje crains, je crains pour vous, mon enfant chérie, que votre cœursoit plus pris que le sien.

– Voilà, señor, pourquoi la señoritapleure… Oh ! elle croit bien à votre tendresse, le pauvrepetit agnelet ne saurait admettre le mensonge d’amour. Mais unefille s’attriste toujours quand on lui dit qu’elle n’est pointbelle ou qu’elle n’est point adorée. On m’affirmerait pareillechose à l’égard de Marco, que je lui arracherais les yeux… C’est mamanière à moi, la señorita se brûle ses pauvres yeux àlarmoyer ; c’est la sienne.

Comment ne pas sourire. Cette Concepcion avaitsur toutes choses des aperçus par trop originaux.

Elle s’offusqua de mon hilarité, encorequ’elle fût réduite au minimum… Ses prunelles noires se piquèrentd’une étincelle rageuse.

– Cela vous amuse, la douleur de laseñorita ?…

– Non, c’est la pensée que je vaisréduire à néant la méchanceté de M. de Holsbein ;car c’est méchanceté pure d’avoir parlé ainsi à la chère aimée.

– C’est possible ; mais comment leprouver au petit agnelet ?

– Aussitôt après le déjeuner, je doisvenir vous prendre pour la promenade…

– Cela est convenu, en effet…

– Eh bien, avant de nous mettre en route,je prierai le comte de fixer la date… du plus heureux jour de mavie.

Du coup, Concepcion battit des mains.

– Ah ! comme vous avez bien ditcela, señor… Ma chère maîtresse aurait retrouvé la joie, si elleavait pu vous entendre.

Elle reprit sa physionomie grave :

– Seulement, cela ne sera pas comme vouspensez, car le señor comte déjeune avec ce vieil échalas deM. de Kœleritz, et il ne sera pas rentré probablement,quand nous nous en irons en promenade.

– Qu’à cela ne tienne, Concepcion… Voussortirez sans moi, j’attendrai le comte.

– La promenade sera dans la bruine, en cecas, modula la soubrette.

Comme ces dictons populaires sontexpressifs.

– Que non pas… la date fixée,officiellement fixée, rien ne s’opposera à ce que nous passions lasoirée au Teatro real (théâtre royal).

Cette fois, les traits de Concepcion sedéridèrent définitivement.

– Ah ! comme cela, c’est autrechose… Je cours conter ceci à la petite Madone… Et je luidirai : votre père est vieux, señorita… il voit l’amour avecdes antiques besicles… Vous serez heureuse, car le galant quitrouve tout de suite ce qui nous fera plaisir, est celui qui nousaime véritablement.

Cette Concepcion avait la plus parfaite dessagesses : celle qui ne s’acquiert pas. Mais cela ne diminuaiten rien sa promptitude de décision.

Dans une envolée de jupes, elle bondit versmoi, me jeta ses bras autour du cou, fit sonner sur mes joues deuxbaisers sonores, tout en s’écriant :

– Tant pis ! Je suis trop contentede vous… Le señor excusera et Marco également… Ouf ! celasoulage… À présent, je vais sécher les beaux yeux du petit agneletblanc.

Pfuit ! la porte s’était ouverte,refermée ; la soubrette avait disparu, et je restais toutinterloqué, sentant encore sur mes joues la fraîcheur des lèvres del’exubérante et familière créature.

Chapitre 19CE QUE JE NE CHERCHAIS PAS

 

À deux heures exactement, je me présentais àla Casa Avreda, par l’entrée principale de la Carrera SanGeronimo.

Comme l’avait présumé Concepcion, le comten’était point encore de retour. On mange longuement, copieusementdans les maisons allemandes. M. de Kœleritz ne devait passe distinguer du commun de ses compatriotes.

Peu m’importait d’ailleurs. L’attente ne meserait point pénible en cet après-midi. N’y devais-je pas désignerle jour où Niète serait Mistress Trelam, ma mistress, et où la joiede la libération fixerait à jamais le bonheur sur ses lèvres, lerayon d’azur rieur dans ses yeux.

Elle n’était point encore partie à lapromenade. Elle avait voulu me voir avant, me demander pardon deson mouvement de désespoir du matin.

De sa voix douce, elle prononça les parolesqui gémissent toujours au fond de moi :

– Pardonnez… Je suis folle…, Mais je nepuis me figurer être aimée autant… Ne vous fâchez pas… J’ai promisà votre cher cœur de ne plus jamais parler des choses tristes…Croyez que je fais tous mes efforts pour tenir la douce promesse…Mais ma pensée m’échappe… Elle me vante votre bonté, la courageuseindépendance de votre esprit qui amnistie l’enfant des fautes quil’ont précédée… Et il me semble que je vis un rêve, impossiblecomme tous les rêves… et que je vais me réveiller dans le désert,dans la souffrance. Alors, les suppositions de… mon père… Vousconcevez combien j’ai souffert. Songez donc, mon espoir, ma vierenaissante, mon amour… Vous donnez tant à votrefiancée…non, à votre engagée, je sais que vouspréférez ce mot si tendre… et elle, elle sent si bien qu’elle vousapporte si peu.

Je baisai ses grands yeux avec ferveur.

Pauvre adorée mignonne ; seules les âmesriches de bonté, de noblesse, ignorent que c’est l’inestimablequ’elles donnent en se donnant.

Pauvre petite Niète, qui pensait devoirs’excuser de m’offrir le trésor de son amour, la félicité de monexistence.

Ah ! comme notre vieux Dickens a raisonquand il dit, avec son exquise sentimentalité sceptique :

– On attache d’autant plus de prix auxcadeaux que l’on fait, qu’ils valent moins.

La personne qui offre à une autre lapossession d’un cœur gangrené, frelaté, s’étonne toujours desmanifestations tranquilles que provoque ce don.

Niète, elle, marquait sa surprise de me voirattacher du prix à son amour… Ah ! violettes, violettes, vousqui parfumez les grands bois, vous les remercierez toujours de leurombre.

Mais il était préférable que le comte ne noustrouvât pas ensemble ; car je ne voulais pas lui avouer quelui-même avait provoqué ma démarche.

Ce que je lui cachais de choses à cethomme.

Je le savais espion, représentant de cetteAllemagne cruelle, qui peuple de corbeaux noirs le ciel del’Europe.

J’étais certain qu’il avait tenté dem’assassiner.

Et je lui faisais bon visage, moi qui, entemps normal, ignore l’art de dissimuler mes sentiments.

Musset, et nombre d’autres, ont développé lapensée que l’esprit vient aux filles avec l’amour. Tout aussijustement ils auraient pu dire que la passion remplit d’astuce lesgarçons, qui, en dehors d’elle, en sont rarement pourvus.

Et c’était la satisfaction de me sentir tout àcoup plein d’astuce, qui m’avait assuré le courage dedissimuler !

Il est vrai que la récompense serait adorable.Dépenser ma vie auprès d’une chère petite chose, à qui jene serais jamais tenu de mentir.

Elle et Concepcion s’en allèrent par lejardin, gagnant la porte de la rue Zorilla. Je les accompagnaijusqu’au seuil.

Rien ne s’opposait à ce que je me permisse ceplaisir.

Si le comte rentrait, ce serait évidemment parla Carrera San Geronimo, et en se trouvant en ma présence, rien nelui indiquerait que je venais de quitter Niète au bout du parc.

Je restai là, debout dans l’encadrement de lapetite porte de service. Je suivais d’un regard attendri lasilhouette gracieuse et chaste s’éloignant peu à peu.

Les deux promeneuses passèrent devant lamaisonnette où avait eu lieu ma rencontre avec X. 323. Ellesfoulèrent le trottoir à cet endroit qui, pour moi, conservaitl’empreinte du domestique, stupéfié par la piqûre du curare.

Elles atteignirent l’angle de la rue etdisparurent.

Je refermai la porte.

Mais quand la bien-aimée est absente, quefaire si ce n’est songer à elle.

Et je demeurai planté comme un dieu terme,revivant, en face du pavillon, l’idylle douloureuse et exquise quim’amenait à épouser la fille de l’espion.

Dans mon esprit passa la physionomie fugace,changeante de X. 323. Je me surpris à murmurer :

– Il connaît certainement mon amour… Ildoit être enchanté ; car, il ne m’a pas trompé ; il luiavait été pénible de désespérer Niète.

Je me mis à rire, en mesurant l’abîme creuséentre le Max Trelam d’aujourd’hui, et le Max Trelam qui avaitquitté Londres un mois auparavant.

Ce Max Trelam-là avait représenté leTimes parmi des révolutionnaires, des opprimés, desmilitaires, et il était tout imbu de préjugés à l’endroit desespions.

Un espion, à ses yeux, ne pouvait, être quelâche, vil, cupide, sans une vertu, voire même une qualité.

L’excessif de l’appréciation, m’avait amené àce contraire.

X. 323 était nimbé d’une auréole, qui s’estaccentuée du reste, à mesure que je l’ai connu davantage.

Et puis, un être vulgaire n’eût point obtenul’alliance, le concours de la mystérieuse marquise de Almaceda.

Car, cela m’apparaissait évident, et pourcause, il eût fallu être obtus comme un angle de cent soixantedix-neuf degrés, pour en douter après l’aventure de la ChambreRouge.

Que lui était-elle ? Dans sa rude etpérilleuse existence, représentait-elle l’amitié ?représentait-elle l’amour ?

Dans mes questions, il y avait une petiteanxiété.

La « Tanagra » possédait mon estimeet je la souhaitais sans défaillance.

Puis, brusquement, changement à vue, dans macervelle.

La raison de ma présence dans ce jardins’impose à ma pensée… Le comte de Holsbein doit me voir,m’entendre, m’exaucer.

Lui non plus n’est pas un espion banal.

Il m’a assommé, mais il m’accorde sa fille.Donc nous sommes quittes, et je le puis juger avecimpartialité.

Il est brave, énergique, âpre à la tâcheacceptée…

Cupide… ah oui ! Voilà sa tare, lacupidité… Et elle suffit à faire chanceler la foi en tous lessentiments que ses actes semblent démontrer.

Est-il patriote ?… Est-il épris dudanger ? Ou n’est-ce qu’un de ces hommes aux dentslongues, qui vont à l’argent, à la fortune, par toutes lesvoies ?

Bah ! il est le père de Niète, et c’estau père seul que j’ai affaire.

Regagnons la Casa ; peut-être est-ilrentré.

J’ai fait le tiers du chemin, une rangée delauriers-roses, où j’ai cueilli tout à l’heure une fleur tardiveque ma bien-aimée a piquée à son corsage, me cache la petite portede la rue Zorilla.

Mais les arbustes n’interceptent pas le son.Je perçois distinctement le grincement léger que produit la porteen s’ouvrant.

Mon cœur le connaît trop bien, ce bruit, pourque le témoignage de mes oreilles m’induise en erreur.

Niète se serait-elle ravisée ;reviendrait-elle déjà, ayant écourté sa promenade, dansl’inquiétude d’apprendre ce qui se serait passé entre son père etmoi ?

J’écarte machinalement les feuilles pourcouler un regard par l’ouverture et… je grommelle :

– Il est dit que, dans cette maison,c’est toujours l’inexplicable qui se réalisera.

Ma réflexion vient de ce que j’ai reconnu larobuste stature de M. de Holsbein.

Le comte rentre chez lui par la porte deservice ; quelle idée saugrenue.

Si encore la rue Zorilla constituait unraccourci, on comprendrait à la rigueur qu’il lui accordât lapréférence.

Mais tel n’est pas le cas. C’est une ruelled’accès difficile, qu’il faut chercher pour la découvrir. Dequelque endroit que l’on arrive, son adoption se traduit par uneperte de temps.

Et puis, à quelle singulière manœuvre selivre-t-il donc ?

Il s’est dirigé vers le pavillon bleu etargent. Il y a pénétré.

À travers les larges baies, je le voisarpenter les deux petites salles, fureter dans les recoins. Enfin,il sort, refermant derrière lui.

Ma parole, on croirait qu’il cherchait àacquérir la certitude que personne ne se cachait dans la légèreconstruction.

En voici bien d’une autre. Il s’assoit sur lebanc placé devant le kiosque, ce banc où j’ai presque porté Niète,dans cette nuit tragique et bienheureuse, où il m’a été donné de lavoir pour la première fois.

Bon ! je lui parlerais aussi bien làqu’ailleurs.

Pour fixer une date, il est superflu d’avoirun plafond au-dessus de sa tête, n’est-ce pas ?

Je vais l’aborder et, si notre entretien n’estpas trop long (j’emploierai toute ma diplomatie à arriver à cerésultat), je pourrai peut-être encore joindre Niète au Parc, etlui annoncer le succès.

Voir le contentement rire dans ses yeuxbleus ; pas de perspective plus adorable !

Seulement, c’est étonnant ce qu’il y a deseulement dans la vie d’un homme, fût-il anglais etreporter.

J’ai à peine décidé de m’approcher du comte,que j’en suis empêché.

La porte de service module de nouveau sonpetit grincement, et tourne sur ses gonds pour livrer passage ausecrétaire de M. de Holsbein, à ce Wilhelm Bonn que l’ona si bien endormi dans le train de France.

Il va sans hésiter vers le comte.

Il savait donc le trouver là. C’est unrendez-vous évidemment… Et pour se réunir en ce coin reculé dujardin, ils ont donc à se communiquer des paroles trop graves pourêtre prononcées dans le cabinet de travail.

Le secrétaire s’arrête devant le comte,debout, en cette attitude raide, militaire, que les Allemandsprennent toujours en présence d’un supérieur.

Que vont-ils comploter ? Est-ce qu’ils neméditeraient point une perfidie contre Niète, contremoi-même ?

Je n’ai pas à me dissimuler que notre mariagene ressemble en rien à ce que l’espion avait rêvé pour sa fille… Ilest presque certain que ma venue fait tort à quelque planambitieux, échafaudé de longue date par ce père étrange etredoutable.

S’il en est ainsi, comment parer le coup, sij’ignore de quel côté on doit frapper ?

Conclusion : je me glisse le long de larangée de lauriers roses, et par une marche oblique, je gagne unbuisson tout proche des causeurs.

Et j’entends…

Si je n’avais pas entendu, mes larmes netomberaient pas en ce moment sur le papier où court ma plume.

Mais la fatalité, le fatum desanciens, le c’était écrit des musulmans, marche inexorableà nos côtés, et nos sens débiles ne nous permettent jamais dediscerner le bruit de ses pas.

– Tu as porté la lettre àM. de Kœleritz, demandaM. de Holsbein ?

Comment la lettre ?

Il a écrit à M. de Kœleritz, chezqui il vient de déjeuner, Niète me l’a répété tout à l’heureencore.

Pourtant, cela doit être vrai. Il a réellementécrit, car Wilhelm Bonn réponde :

– Oui, mais cela n’a pas été toutseul.

Et le comte rit silencieusement.

– Je m’en doutais… Tu comprends pourquoi,mon brave Wilhelm, j’ai raconté ici mon déjeuner chez de Kœleritz,pourquoi, j’ai pris mon repas à la petite fonda (hôtel) deCadix e Real, où je suis inconnu. J’ai donné l’impression d’unhomme cherchant à dépister les espions dont il se sait entouré.

Eh mais ! voilà qui me semble s’adresserà X. 323.

– Voyons, reprend le comte, dis-moitout.

Le secrétaire prend une attitude encore plusraide, et, du ton d’un unteroffizier (sous-officier) aurapport :

– Je suivais la rue de La Adriana… Unouvrier me heurte au passage… Maladroit ! J’avoue que le motm’a échappé. L’autre s’arrête, m’agrippe à l’épaule :« Dis donc, señor insolent, tu pourrais te dire que celui quicourt ainsi qu’un lunatique est le vrai maladroit… » Bref, jepense un moment qu’une scène de pugilat va se dérouler.

Seulement, mon interlocuteur est un« brave ouvrier », il réfléchit qu’un coup de poing,c’est certainement agréable à asséner à un« bourgeois » ; mais qu’un agrément aussi completréside en la bouteille que peut offrir ledit.

Quand on ne « mange lebourgeois », il faut tâcher à le boire.

Et il s’adoucit, me propose de terminer laquerelle en choquant les verres. J’accepte ; la conclusionpacifique me paraissant plus propre à éviter un scandale qu’unelutte à mains plates ou à poings fermés.

Nous entrons au Bar glewglew, cettemaison anglaise ouverte récemment à l’angle de La Adriana.

– À ta santé !

– À ta santé !

Nous trinquons, je trempe mes lèvres dans lebreuvage… je m’endors.

À ma profonde surprise, foi de Max Trelam, lecomte se frotta joyeusement les mains en disant :

– À la bonne heure.

– Cette « absence demoi-même » ne dut pas durer plus de quelques minutes. Jerevins au sentiment, avec les mêmes consommateurs pour voisins, et,en face de moi, mon ouvrier qui pérorait, comme s’il ne s’étaitpoint aperçu de la courte extinction de mon intelligence.

Nous nous séparâmes bientôt, et je me rendissans autre incident chez M. de Kœleritz ; mais jesuis certain que l’ouvrier était un faux artisan, qu’il a jeté unedrogue dans mon verre, et qu’il a profité de mon évanouissement,étourdissement, syncope, appelons cela comme il vous conviendra,pour prendre connaissance de la missive dont vous m’aviezchargé.

– Brave X. 323, murmurai-je, comme tuveilles sur les intérêts de l’Angleterre !

Mais mon admiration devint muette, reléguée ausecond plan par l’ahurissement le plus complet.

M. de Holsbein répliquait :

– Mon cher Wilhelm, moi aussi, je suiscertain que l’on a violé le secret de cette lettre. Par exemple, jepuis t’assurer que j’en suis heureux, car j’avais escomptécette violation.

Le secrétaire eut un geste de surprise, quisemblait être la reproduction de celui que je marquai derrière monabri de feuillage.

– Tu es un fidèle, Wilhelm, reprit lepère de Niète… Ton aventure dans le train de France t’acertainement fait penser qu’autour de la Casa Avreda, des yeuxvigilants sont ouverts, surveillant mes démarches, celles de messerviteurs, nos allées, venues, nous isolant de la patrieallemande.

Et son interlocuteur affirmant d’un mouvementde tête :

– Nous sommes dans la situation d’unegarnison bloquée par l’ennemi dans une forteresse, sanscommunication possible avec les armées de notre nation. Etcependant, il faut que le traité, enlevé à la barbe de ces chiensd’Anglais, parvienne à Berlin. Il le faut !

– Chiens d’Anglais, grommelai-je… Si tunous appelles chiens, c’est que tu as senti la morsure de nosdents.

Il continuait, s’animant, avec une rondeursatisfaite qui me causait un vague malaise.

Il avait, pour exprimer mon impression, lamine d’un homme qui va jouer un tour à sesadversaires.

– Le Monsieur, fit-il, qui est bloqué,doit s’efforcer d’utiliser le blocus à son avantage.

– Ah ! murmura Wilhelm auquel cetteformule audacieuse ne parut aucunement compréhensible.

J’avoue, en toute humilité, qu’à moi non plus,elle n’apportait aucun sens plausible. Par exemple, mon malaiseaugmenta. Mon « instinct », ce sens inconscient,animal, survivant aux transformations naturelles qui nous ont amenéà l’état d’hommes, m’avertissait d’un danger que mon intelligencedemeurait impuissante à percevoir.

– Comment t’y serais-tu pris, cherWilhelm, pour assurer à notre « précieux document »,la voie libre vers Berlin ?

À la question, formulée avec l’orgueil de quia trouvé une solution réputée impossible, l’interpellé étendit lesbras dans un geste désolé, puis d’une voix hésitante :

– J’aurais cherché, un messager, qui nepût pas être soupçonné… Mlle de Holsbein, parexemple.

– Tais-toi.

L’ordre fut rude, bref. Une colère intérieurecolora brusquement le visage de l’espion. Mais il se calma,éteignit l’éclair de son regard, et d’un ton calme :

– Non, je ne veux, pas mêler mon enfantaux dangers qui nous menacent… et puis, Niète est une petitefille ; elle n’a point une âme aussi allemande quenous.

Chère Niète ! combien ce témoignage rendupar votre père lui-même, fut doux à mon cœur.

Mais il allait toujours :

– Non, non, j’ai pensé mieux que cela.Des yeux sont ouverts sur moi ; je fermerai ces yeux.

Je frissonnai. Dans l’accent du comte vibraitune terrible menace.

– X. 323, poursuivit-il, est averti detoutes mes démarches. Je ne saurais lui dissimuler aucun de mesgestes… Eh bien ! Pourquoi ne pas faire le geste quil’attirera dans un guet-apens… où je le tuerai, gronda lecomte avec une énergie farouche. Mort l’espion, libre est laroute !

Il m’apparaissait effrayant cet individu. Ilsymbolisait pour moi tout l’espionnage allemand, capable de toutesles violences, de tous les crimes, pour atteindre à la réalisationde ce rêve, malsain, dont les cerveaux germains sontempoisonnés : Assurer à la race teutonne l’hégémonie dumonde.

Je crois bien que le secrétaire éprouvait unsentiment analogue. Il se tenait immobile, les yeux grands ouverts« désorbités » selon le néologisme si expressif,imaginé par cet exquis conteur français qui s’appelle AlphonseDaudet.

L’employé devait avoir un peu peur de sonmaître.

Ce dernier, tout à la satisfactionorgueilleuse qui chantait en lui, expliquait, sans souci de la mineeffarée de son subordonné :

– Alors, j’ai rédigé une lettre adresséeà M. de Kœleritz…

C’est un brave homme, ce Kœleritz, maisincapable des résolutions viriles. Il n’a pas dû comprendrepourquoi je la lui envoyais, peu importe… Il était l’appeau duchasseur. Je lui mandais ceci :

« Monsieur le plénipotentiaire, envoyéextraordinaire, etc.

« Ce soir même, à minuit, dans lesous-sol de l’Armeria, j’aurai en mains le papier que vousréclamez. Soyez à la grille du jardin du Musée… Il faut en finir,dites-vous… J’aurai fini lorsque je vous aurai remisl’enveloppe ! Mais je le répète… Le danger, qui est à cetteheure sur ma tête, planera alors sur la vôtre… Et, dès l’instant oùje me serai dessaisi, la responsabilité de l’échec possible vousincombera.

« Ceci, non pour résister à vos souhaits,mais pour préciser la situation, et conserver à mon« Copie de lettres » la trace et la physionomiedes faits.

« Votre serviteur obéissant,

 

« Signé : comte deHolsbein Litzberg. »

L’espion eut une aspiration profonde, et laface toute rayonnante d’une joie perfide.

– En écrivant ces lignes,j’étais sûr, qu’entre le moment où elles sortiraient de la CasaAvreda et celui où elles parviendraient àM. de Koeleritz, elles seraient passées, sous les yeux deX. 323.

– Mais il sera à l’Armeria.

Le secrétaire formulait là ma pensée.

– J’y compte bien… Seulement, il croirame surprendre… et c’est moi qui le surprendrai… Cela établit unetoute petite différence, qui lui coûtera la vie… Ah ! ce drôleabrite sa personnalité sous des lettres, des chiffres mystérieuxX…, 323…, expressions mathématiques d’inconnues algébrique ouhumaine… Je lui assurerai de plus, la formule de l’inconnuedéfinitive…, le Zéro de la mort.

Eh ! eh ! acheva-t-il avec unricanement sinistre, que dis-tu de l’équation dutriomphe :

X + 323 = 0 ?

Chapitre 20HEURES TROUBLES

 

Je restais étourdi.

La combinaison qui venait de m’être révéléem’apparaissait devoir aboutir au succès.

X. 323 non prévenu, donnerait tête baisséedans le piège à lui tendu.

Non prévenu… Eh ! by Heaven ! si jesavais où le rencontrer, je le préviendrais, moi… c’eût été mondevoir strict d’Anglais loyal.

Mais où rencontrer ce personnage que l’onn’entrevoyait jamais, s’il ne le permettait point.

Et puis comment même reconnaître un homme quin’a pas un visage habituel, auquel il soit possible d’attribuer sonnom ou son pseudonyme ?

Est-ce qu’il allait être victime de sesprécautions surhumaines ?

Serait-il un mort, parce qu’il lui avait plude vivre Sans Visage ?

Par cette question intérieure, on voit que monintérêt n’allait pas seulement au champion de l’Angleterre. L’hommelui-même en avait sa large part.

Je me sentais affectueux à l’égard dupersonnage mystérieux que je ne pouvais pas me vanter deconnaître.

Vous avez tous éprouvé les souffrancesd’amitié, l’inquiétude que cause la certitude qu’un ami fait unebêtise, s’enfonce dans une entreprise dangereuse ou compromettante,s’enlise dans des relations indignes de lui.

Je me trouvais dans cet état désagréable,pénible ; seulement ceci se compliquait pour moi de ce que masympathie n’avait possibilité de s’exprimer que dans le vide… Monami étant un véritable feu follet, un être insaisissable, unmythe.

Oh ! un ami Sans-Visage… Un ami que notreimagination nous montre mort, avec sur les épaules une tête àtransformations, c’est, je le jure, une impression de folie… Ilsemble que les lobes du cerveau se craquèlent, se fêlent, sedissocient.

Je suis persuadé que, derrière mon buisson, jefus durant un bon moment, absolument privé de raison.

Comment ne me trahis-je pas par un mouvementintempestif ? Je l’ignore… Les fous ont des minutes decalme.

Et puis, je me retrouvai dans ma cachette avecma lucidité renaissante… Ah ! ma raison revenait de loin. Unaérolithe vous tombant sur la tête doit produire des effets de mêmenature.

Le comte et son secrétaire causaientgaîment.

Ils se réjouissaient de l’issue probable deleur combinaison ; M. de Holsbein se rengorgeantsous les compliments sincères de son subordonné.

Et tout à coup, effet de réaction sans doute,luminosité succédant, par le jeu naturel desfonctions, au brouillard… une pensée, où plutôt une série depensées s’épanouirent claires, précises dans mon cerveau.

C’était Minerve sortant tout armée du crâne deJupiter… J’eus même le sourire en me remémorant le contemythologique.

Jupiter, atteint de migraine, à une époque oùl’on ignorait quinine, antipyrine et pyramidon, se faisant donnerun coup de hache sur la tête, ce qui mettait au jour Minerve,déesse de la sagesse.

Oh ! la sagesse humaine, résultat d’unemigraine, comme c’est bien cela !

Mais, voyons ma « Minerve »personnelle.

J’allais tâcher de regagner le salon sans êtreaperçu des causeurs… Je formulerais ma demande de mariagerapproché, dès la rentrée du comte.

Puis je partirais, je me rendrais là, oùj’avais déjà rencontré X. 323, avec l’espoir vague de l’yrevoir.

Je ne me dissimulais pas que ces démarchesprésentaient à peine une chance favorable sur cent… et encoreétais-je généreux en supposant même une chance.

Si tout cela était inutile ; alorsj’entrerais résolument en scène. Je savais le secret du Puits duMaure, donc, rien de plus simple que d’arriver dans le sous-sol del’Armeria. Et là, ma foi, là, je défendrais X. 323… Un Anglais n’apas le droit de déserter son drapeau… Un drapeau qui représentait àcette heure, chose étrange pour un drapeau, la paix del’Europe.

Très bien ! Mais j’avais promis à Niètede l’accompagner le soir au Théâtre Royal. Il était triste derenoncer à cette joie.

Foin de mes convenances individuelles ;le Times, la Great Britain, l’Europe, le Monde et autreslieux comptaient sur moi… Je m’excuserais, ma récente blessure mefournirait un prétexte excellent, pour rentrer à l’hôtel et mecoucher avec le jour. Oui, c’était cela.

Et avec des précautions qu’eût envié un Indiende Fenimore Cooper ou de Mayne Reid Captain, je quittai macachette.

Dieu et mon Droit ! Le Dieu britanniqueprotégeait le bon Droit, en vertu, sans doute, de l’accordintervenu entre les deux parties, lors de la confection de ladevise du Royaume-Uni, qui souligne si magistralement l’Écussonnational.

Et j’étais confortablement installé dans lesalon, lorsque M. de Holsbein se décida à réintégrer lecorps de logis principal.

Notre entrevue fut courte. Il écouta d’un airdistrait ma requête, et sans marquer les résistances que jecraignais, il fixa, à trois semaines de là, le jour où mabien-aimée Niète aurait été l’épouse de Max Trelam.

Évidemment, le meurtre de X. 323 lepréoccupait trop pour qu’il discutât une chose de si minceimportance que le mariage de sa fille.

En d’autres dispositions d’esprit, j’auraisjugé sévèrement son indifférence ; mais je me sentais moi-mêmesi impatient d’agir que je lui fus reconnaissant de m’épargnerl’ennui d’un entretien prolongé.

Je le quittai, le priant d’avertir Mlle deHolsbein que je souffrais de ma blessure, et que je croyais prudentde m’imposer un repos absolu.

Il haussa légèrement les épaules, comme pourdire :

– Reposez-vous autant qu’il vous plaira.Cela m’est parfaitement égal.

Mais il promit de transmettre mes excuses àNiète ; lui-même s’excusa sur des travaux urgents et allas’enfermer dans son cabinet de travail.

Il avait hâte de ne plus être en face de moi.Je concevais ce besoin d’être seul, vis-à-vis de sa pensée.

Allons, je pouvais me mettre à la recherche deX. 323.

Mais sous le vestibule accédant à la Carrerade San Geronimo, je me trouvai face à face avec Niète.

Elle n’avait pu supporter l’attente, etrentrait de meilleure heure avec Concepcion, afin de connaître plustôt le résultat de mon entretien avec son père.

La réponse la réjouit.

Puis elle s’inquiéta quand, avec un peud’embarras, je lui déclarai ressentir de violentes douleurs detête.

Pauvre chère mignonne… L’idée du mensonge nepouvait naître en elle. Elle fut la première à me conseiller derentrer, de ne pas sortir le soir même. Elle irait au Théâtre Royalavec Concepcion et son père…

Je fus sur le point de lui dire :

– Ne comptez pas sur lui.

Mais je retins à temps la phrase imprudente.J’abrégeai la conversation et je m’éloignai, en redisant après lachère douce enfant.

– À demain !

Ô chers yeux bleus ! chers yeuxbleus ! Pourquoi ne vous ai-je pas considérés pluslongtemps ; pourquoi n’ai-je pas pénétré mon âme de vosscintillements de saphirs ?… Regret subtil, facettedouloureuse dans les mille facettes du désespoir !

Le Salon du Prado, la maisonnette de la rueZorilla me virent successivement, anxieux, fureteur… Pas de X. 323,naturellement.

Je m’y attendais.

Un moment, j’eus la pensée de me présenterchez la marquise de Almaceda… J’y renonçai… Savais-je maintenantquels étaient les liens l’unissant à X. 323… Le connaissait-ellemoins superficiellement que je ne le connaissaismoi-même ?

Dans ces sortes d’affaires, on ne sauraits’entourer de trop de précautions.

Et enfin, le correspondant du Times,puisqu’il faut tout dire, n’était pas autrement fâché de jouer unrôle dans l’aventure.

Quel encens si je sauvais X. 323, et du mêmecoup la paix européenne. Le Times me tresserait descouronnes… d’or, car le « patron » est généreux pour ceuxqui servent bien le journal.

Plus il rentrerait d’or dans mon escarcelle,plus doux serait le nid que je bâtirais à ma bien-aimée« engagée ».

Ah ! fou ! pauvre fou ! lesphtisiques, lit-on, rêvent ; la vie impossible à l’heure mêmeoù elle s’éteint. Hélas ! ils ne sont point les seuls. Tous,tant que nous sommes, nous nous épuisons en projets, oubliant quel’avenir, ce collaborateur sans lequel rien ne se fait, ne nousappartient pas.

Je regagnai l’hôtel de la Paix. Je me munis dequelques sandwiches, d’un petit flacon d’Alicante et, la nuitprotectrice ayant étendu sa cendre sur Madrid, je m’engageai dansle dédale de rues devant me conduire à la Taberna Camoëns et auPuits du Maure.

J’arriverais à l’Armeria bon premier, en m’yprenant si longtemps avant l’heure fixée par le comte.

Peut-être, si X. 323 obéissait à unraisonnement analogue, me serait-il permis de le prévenir. Et c’estnous qui surprendrions le comte, oui l’immobiliserions sans,d’ailleurs, lui faire de mal.

Il est mal porté d’occire son beau-père, etcette idée ne se présenta même pas à mon esprit.

Je traversai la taberna sansencombre. Je me trouvai seul dans l’enclos du Puits. Le déversoirfonctionna dans la perfection… ; j’eus bien soin de lerefermer avant de descendre, afin que le niveau remontât à sondegré normal ; – il fallait vingt minutes pour cela, jel’avais appris lors de ma dernière expédition.

De la sorte, ceux qui me suivraient par lavoie souterraine, ne se douteraient pas qu’un représentant duTimes les y avait précédés.

Le couloir parcouru, je soulevai la dallemobile. Je la remis soigneusement en place, après qu’elle m’eûtlivré passage ; puis, à tâtons, dans le sous-sol obscur,j’allai me blottir derrière un caparaçon de guerre, admirableembuscade pour un curieux.

Et confortablement assis par terre, jedégustai mes sandwiches, raisonnablement arrosés d’alicante.

Quand on est de faction, il est sage derenouveler ses forces.

J’avais longtemps à attendre… Mais j’y étaispréparé. Le caparaçon s’accompagnait d’une housse somptueuse develours frappé et brodé… Je l’étendis sur le sol, sans respect poursa valeur historique, ni pour le haut personnage ignoré qui l’avaitautrefois chevauchée.

Je m’allongeai mollement sur cette couvertureimprovisée. Je me sentais désormais une patience inlassable.

Sur une housse, royale peut-être, je medéclarai que je commençais une faction de sybarite, et cela medonna véritablement un grand courage.

Chapitre 21CE QUE CONCEPCION M’A RACONTÉ

 

Certes, Niète n’avait pas mis en doute laréalité de la souffrance qui m’empêchait de passer la soirée auThéâtre Royal ; mais elle avait auprès d’elle son inséparableConcepcion.

Et les yeux noirs de cette soubrette madrilèneavaient le don de lire les choses les plus soigneusementdissimulées.

Cette brave fille, d’une intelligence médiocreà l’ordinaire, devenait, dès qu’il s’agissait de tendresse, l’undes esprits les plus subtils, les plus affinés et affilés que j’aiejamais rencontré.

Elle avait remarqué mon attitude embarrassée,moi qui croyais avoir dissimulé si complètement mapréoccupation.

Aussi, à peine me fus-je éloigné, qu’ellemurmura assez haut pour que sa maîtresse ne perdît pas une syllabede sa réflexion :

– Par la Madone ! Voilà un mal detête qui ne veut pas nous conduire au spectacle !

Ce qui amena aussitôt cette question de lajeune fille :

– Que prétends-tu dire,Concepcion ?

– Oh ! que le señor Max a autrechose que ce qu’il nous a avoué… Peut-être bien que tout n’a pointmarché d’un pas égal, avec le señor conde.

– Peux-tu croire ?…

– Moi, señorita, je ne crois rien…Seulement, si j’étais la señorita au lieu d’être la servante,j’irais causer avec mon père et je verrais bien…

Quand on aime, la plus légère inquiétude prendaussitôt des proportions gigantesques.

Il n’en fallait pas davantage pour troublerprofondément la douce mignonne.

Je crois que ces êtres charmants, aux regardsbleus comme le ciel, sont incapables de supporter même l’idée d’unnuage s’étendant sur leurs aimés.

Et vite, vite, son cœur dévoué rythmant decoups sourds ses pas précipités, elle courut au cabinet de travailoù elle pénétra en coup de vent.

Ainsi, elle surprit le comte, debout sur unechaise, décrochant à une panoplie, un casse-tête de fonte, armerapportée par lui d’un voyage dans le Sud-Amérique, unebola à main composée d’une boule hérissée de pointes,fixée au bout d’une courte chaîne.

Il eut une exclamation. D’un geste instinctif,il cacha le redoutable instrument dans sa poche et sauta àterre.

Niète avait vu.

Sur le moment, elle pensa seulement que sonpère était mécontent qu’elle vînt le déranger.

Dans sa hâte, la chère petite avait omis defrapper pour annoncer sa venue.

En phrases pressées, elle s’excusa… Elleexpliqua l’indisposition de sir Max Trelam, obligé de rentrer àl’hôtel de la Paix, incapable d’escorter sa fiancée au ThéâtreRoyal.

– Je viens vous demander, père, devouloir bien me tenir compagnie dans ma loge, – et avec une pointed’émotion, elle acheva : – ainsi que vous le faisiez toujoursauparavant.

La réponse de Holsbein fit renaître toutes lesinquiétudes, un instant oubliées.

– Ce me serait un plaisir, Niète ;mais je dîne avec M. de Kœleritz…

– Après y avoir pris votredéjeuner ?

– Oui. De graves intérêts nouscontraignent à nous réunir de nouveau.

Et, une ironie dans la voix, l’espionconclut :

– Je regrette de vous négliger ainsi,Niète. Votre façon d’envisager les choses m’empêche de vous donnerdes explications plus circonstanciées… Toutefois, je puis vousannoncer que mes préoccupations touchant à leur terme… je pourraisans doute être plus à vous, durant les quelques jours que vouspasserez encore sous le toit de votre père.

Il vint à elle, la serra dans ses bras, labaisa longuement sur le front.

Peut-être à cette minute songea-t-il que touteembuscade porte en soi des aléas. Si indifférent au danger qu’ilsoit, l’homme qui va au combat peut penser qu’il ne reviendrapas.

Trop préoccupé par la lutte prochaine, il neremarqua pas que la jeune fille tremblait.

Une idée troublante germait dans sonesprit.

Cette coïncidence étrange, faisant que sonfiancé et son père, chacun de son côté, se dérobait à la doucecorvée de la conduire au Teatro Real, l’anxiété née en elle desréflexions de Concepcion, tout la troublait.

– Mon père et Max Trelam doivent-ils serencontrer en un endroit désigné par eux ?

Elle se répondit avec l’autorité des âmescraintives :

– Oui, oui… Max me dissimulait quelquechose… Il s’est éloigné précipitamment… sans se retourner comme ille fait d’ordinaire.

Son émoi lui rappelait le souvenir de détailsinfimes.

– Et mon père… Quel air singulier… Ilétait ému certainement…

Puis une clarté fulgurante éclatantsoudain.

– S’il doit rencontrer sir Max Trelam…Pourquoi cette arme perfide, cette bola que les sauvagesgauchos, ou les Indiens des Llanos emploient seuls ?

Dès lors, la chère enfant n’était plusmaîtresse de sa pensée.

Elle fut entraînée dans un tourbillond’épouvante. Les courants d’imagination sont irrésistibles… Voilàcertes un des arguments les plus irréfutables des philosophesidéalistes. Cette imagination, qui est en nous, emporte soncontenant, telle une rivière, engloutissant un navire plus long etplus large qu’elle-même.

Le barbarisme physique de laproposition suffît à démontrer que les deux quantités en présencene sont pas physiques ; l’une a seule cette qualité. Car, aumoyen d’objets matériels, il serait impossible d’enfermer le plusgrand, dans le plus petit.

Pardon… Ne faites pas attention… C’est unepetite bouffée universitaire de Cambridge qui me remonte aucerveau.

Je suis si troublé, en écrivant ces lignes, enretraçant les derniers épisodes de cette lutte de géants, dont lapaix de l’Europe fut l’enjeu…

La paix, l’Europe… s’il n’y avait quecela ! Ce sont là des expressions de sentiments impersonnels.Certes, on leur accorde toute l’attention, scientifique si je puisdire, dont on est susceptible.

Mais les palpitations où l’âme batdésespérément de l’aile, ainsi que l’oiseau blessé, se produisentseulement à l’encontre des êtres bien définis, devenus, de par lemiracle de la tendresse, partie intégrante de nous-mêmes…

Niète, cher doux cœur, tu resterasl’inoubliée, pauvre petite hostie.

Concepcion connut de suite les transes de lajeune fille. Elle les partagea de toute sa fougue espagnole.

À sa voix, les suppositions se précisèrent encertitudes.

Niète hésitait à croire son père préméditantun crime. La soubrette, elle, n’avait point les mêmes motifs deréserve.

La Vierge d’Alcala, le saint Jacques deCompostelle, qui est le plus grand des saints Jacques, et dont tousles autres saints Jacques ne sont pas dignes de dénouer lesalpargates (espadrilles) furent pris à témoin de laperspicacité de la brave fille.

Elle avait toujours pensé que le comteméditait un tour de coquin. – Elle demandait pardon à la señoritad’employer un mot aussi mal reçu dans le monde, mais la señoritadevait penser que, si elle en avait eu un autre à sa dispositionpour exprimer la même chose, elle lui eut donné la préférence.

Niète au surplus l’écoutait mal, toute à latristesse de me savoir, ou de me croire menacé.

Concepcion, d’ailleurs, avec la plus entièreinconscience, aggravait la situation de minute en minute. Son cœurétait fidèle et sa tête folle. Son exaltation naturellel’entraînait.

À présent, elle était sûre que rien de ce quiavait été dit par sir Trelam et par le señor comte n’étaitvrai.

Le señor comte ne dînait pas chezM. de Kœleritz.

Sir Trelam n’avait pas mal à la tête, mais ilpourrait bien y avoir mal, si son crâne rencontrait la boule ornéede pointes que M. de Holsbein avait en poche.

Elle affola littéralement sa jeune maîtresse,qui finit par admettre comme chose utile, nécessaire,indispensable, que la camériste se lançât dans les traces du comte,quand il quitta la Casa Avreda.

Concepcion demeura absente durant unedemi-heure.

Les nouvelles qu’elle rapportait montèrent àleur comble les terreurs de la jeune fille.

– Ah ! la Sainte Madone m’ainspirée, lança-t-elle comme entrée en matière.

Si l’on en croyait les Espagnols fervents, laMadone occuperait son temps à leur inspirer les actes les moinslouables… Bah ! l’homme est toujours semblable à soi-même. Quepour être vil tout à son aise, il corrompe l’Idée, ou affected’être matérialiste et négateur de l’Idée, le résultat est le même.Idéalisme, matérialisme, sont trop souvent des masques voilantturpitude et vilenie.

– Donc, poursuivit Concepcion qui, elleau moins, obéissait à une affection excessive mais fidèle ; leseñor comte n’a point du tout gagné la demeure deM. de Kœleritz. Il est à la fonda (hôtel) deCadix, où il s’est fait servir son repas… Un homme comme lui, secommettre dans une fonda, bonne tout au plus pour des employés decommerce ou de minces greffiers, cela démontre bien qu’il se cache.Quant à sir Max Trelam, pour le retrouver, il faudrait être saintAntoine de Padoue, dont l’œil miraculeux découvre les objetsperdus ; car sir Trelam n’a fait que passer à l’hôtel de laPaix. Il est sorti en annonçant qu’il rentrerait peut-être tarddans la nuit… Et où est-il à présent ? Avec la feuille sècheque le vent de la Sierra a détachée hier.

On juge de l’effet de semblablesconfidences.

Niète, éperdue, persuadée qu’un drame allaits’accomplir, drame dont je serais victime, la bola donts’était muni le comte ne pouvant menacer que moi, Niète en arriva àdes résolutions désespérées.

Conduite par Concepcion, la bonne soubretteconcevait l’affection ainsi, elle s’échappa de la Casa Avreda parla sortie de la rue Zorilla, se rendit à la fonda de Cadix, et àtravers les vitres, distingua son père qui réglait sa dépense audomestique de la table d’hôte.

Il allait partir, se diriger vers ce butinconnu où il m’avait sans doute convoqué.

Une lueur de raison incita la malheureuseNiète à renvoyer sa fille de chambre à la Casa.

S’il y avait tentative de crime, la servanten’en devait pas être témoin.

Assez douloureuse déjà serait la présence dela fille du coupable.

Oh ! Niète n’avait plus peur. Elle seraitlà, pour défendre, pour protéger son fiancé… Mais le fait que sonpère eût voulu, eût préparé le meurtre, n’en subsistait pas moins…le savoir espion avait éloigné de lui son enfant… Mais quel abîmecreuserait la certitude qu’il ne répugnerait pas au meurtre.

Malheureuse et chère petite chose ! Lespensées rouges assassinent les âmes blanches.

Concepcion naturellement regimba,résista ; une soubrette ne renonce pas volontiers à assisterau dernier acte d’un drame, dont elle a vécu les premièresscènes.

Mais l’excellente créature adorait son« petit agnelet » ainsi qu’elle désignait, avec unetendresse quasi maternelle, sa jeune maîtresse.

Elle céda, pour ne la point mécontenter, etNiète, frissonnante demeura seule, en face de la fonda de Cadix,derrière les vitres de laquelle elle découvrait son père mettantlentement ses gants. Il allait sortir.

Et elle, sa fille, si longtemps respectueuseet tendre, elle espionnerait celui qui lui avait semblé flétri parl’espionnage.

Chapitre 22LA VISION ROUGE

 

Dans le sous-sol de l’Armeria, à l’abri ducaparaçon de guerre d’un Cid quelconque, je n’avais pas encore eule temps de trouver le sol dur à mes côtes, en dépit de la housseséparant ces deux objets résistants.

J’étais arrivé à mon poste de conciliation (jeme plaisais à le croire du moins), vers sept heures… Je pus mesurerle temps de ma faction avec certitude, car une horloge sonnait lesheures, demies et quarts, avec une désolante régularité.

Où était cette horloge ?

Cela m’intriguait terriblement, car le sonm’en apparaissait arriver à travers la masse même des murs.

On eût dit, pour expliquer l’impressionparticulière produite sur mon tympan que la vibration du timbresonore, martelée par le maillet de sonnerie, se communiquait auxpierres, les faisait entrer en vibration à l’unisson.

Je reconnais de suite que je ne trouvai pointl’explication de ce phénomène acoustique. Au surplus, je n’en avaisnul besoin pour compter les fractions du temps qui annonçaientainsi leur défilé à la surface du sol.

Huit heures ! neuf heures ! Je suistoujours seul dans la salle obscure.

Je m’impatiente. Non pas de l’attente enelle-même, mais de l’inconcevable lenteur de X. 323.

Comment n’est-il pas encore là ?

Le raisonnement, si simple qui m’a fait venirau rendez-vous bien avant l’heure fixée, pourquoi ne l’a-t-il pasfait lui-même ?

N’a-t-il pas songé au piègepossible ?

J’ai beau m’exhorter à la confiance en cethomme que nos brèves relations m’ont révélé extraordinaire… unesourde inquiétude persiste en moi.

Je suis sur des charbons ardents. L’expressionfrançaise exprime bien l’état qui incommode mon esprit.

Telle est l’absorption de l’idée fixe que jene crois pas avoir eu une pensée pour Niète.

L’aimant comme je l’aime, cet aveu en dit pluslong qu’un discours.

Je suis hors de moi-même. Je subis uneextériorisation douloureuse. Mon moi semble avoiréchappé à ma volonté propre. Il est l’esclave d’autresindividualités. Il erre au loin, à la recherche de X. 323, du comtede Holsbein.

C’est une poursuite morale obstinée dans lesténèbres.

Je songe à la scie des Beaux Arts, que m’ontcontée des confrères parisiens.

Au nouveau venu à l’École, un ancien présenteune toile uniformément recouverte de noir et pose cette questionsaugrenue :

– Nous allons juger de ton intelligence.Que représente ceci ?

Et le malheureux ayant vainement pressé sesméninges sans réussir à découvrir le mot de cette charadepicturale, l’ancien reprend gravement :

– Je m’en doutais. Tu es idiot… Sache,jeune crétin, que tu as devant les yeux un pur chef-d’œuvre, le findu fin de l’impressionnisme… Ce tableau figure un combat denègres dans la nuit.

Eh bien, mon cerveau est torturé par la mêmeimpression.

Je cherche des ombres invisibles dans lanuit.

Dix heures… Ah ! mon cœur se serre.

La dalle du passage souterrain se soulève. Quiva paraître ? Ami ou ennemi ? X. 323 ouHolsbein ?…

Par le pied fourchu de Satan, c’est le comte,dont je reconnais la large carrure, confusément éclairée par lapetite lanterne qu’il porte à la main.

La conjoncture la plus grave se produit.

L’Allemand arrivé premier, je devrail’attaquer pour protéger la vie du champion anglais, je devrailutter contre le père de Niète.

Au mieux, il y a de fortes chances que ce soitla rupture de mon mariage. Un homme a beau être un espion, on nesaurait lui demander de couronner de fleurs celui qui fait manquerses plans d’espionnage… Or, je ne projette pas autre chose.

Mais ce nouveau motif d’alarme n’a pas letemps de s’implanter dans mon cerveau. Un danger plus immédiatoccupe toutes mes facultés d’attention.

J’ai peur d’être découvert ! Le comte, eneffet, va et vient à travers le sous-sol. On croirait qu’il dresseun catalogue des vénérables ferrailles remisées en ce lieu.

Il les examine, cela n’est pas douteux. Jeperçois le frémissement du métal sous ses doigts.

Mais que fait-il donc ?

Il s’est précipité vers la trappe. Je croisdeviner. Il l’a laissée ouverte et il ne veut pas laisser cetteindication de son passage.

Mais non, je le distingue confusément, sedressant auprès du trou béant, puis plus rien.

Il a soufflé la lanterne.

Une cloche de nuit m’entoure… Je tends mesnerfs, j’écoute et un glissement léger parvient à mon oreille.

Ah ! je sais, je devine… L’heure décisiveest venue… Un pas subtil fait crisser les poussières accumuléesdans l’escalier ignoré.

C’est X. 323 évidemment. Et le comte est là,dans l’obscurité, qui l’attend, qui va bondir sur lui.

Adieu vat ! Pour l’Angleterre !… Jeme dresse.

Mais, plus prompt que moi, le drames’accomplit.

Je vois… ou plutôt je ne vois pas… Commentexprimer cette situation, où l’on perçoit un mouvement d’ombresdans l’ombre… Les yeux ne sont pour rien dans cette vision. Ilsemble qu’un sens supplémentaire, un sixième sens, inconnu,inhabituel se révèle soudainement.

Sens psychique, disent les pontifes dumystère, lesquels en imposent à la foule ignorante, au moyen demots sonores qui n’expliquent rien.

Mais enfin mon « moi » voit alorsque mon être physique, emprisonné par les ténèbres, estcomplètement aveuglé. Je constate, c’est tout ce que je puis faire.Le phénomène se produit, voilà ce que je puis affirmer.

Je note ici des impressionsinformulables avec les mots usuels.

Une forme de nuit jaillit par l’ouverturebéante de la trappe… Il me semble qu’un bras se lève, décrit unmoulinet dans l’espace, s’abat.

Un choc mat, un cri bref et qui cependant a letemps de parcourir, en la durée d’un éclair, la gamme tragique quiva de l’épouvante au râle… Une chute molle… Un silence…

Tout cela se succède avec une rapidité inouïe.Ce qui m’a demandé tant de lignes s’est accompli presquesimultanément.

Je suis étourdi, fou, mes membres meparaissent paralysés.

Ah ce cri !… C’est une voix de femme quil’a poussé… Et mon cœur, bondissant dans ma poitrine ainsi qu’untigre en cage, précipite mon sang avec violence dans les artères…Dans le bouillonnement du fleuve sanguin, je crois entendrechuchoter le nom de ma douce « engagée » :Niète ! Niète ! C’est toi, chère aimée, qui a jeté taplainte dans la nuit.

J’ai un irrésistible besoin d’agir, de romprele silence qui m’oppresse, me pousse. Pourtant, ce silence dure àpeine une seconde.

One traînée lumineuse perce l’obscurité. C’estle même pinceau de rayons projetés par une petite lanterneélectrique de poche.

Et sous la clarté, je distingue le comte deHolsbein, debout, la chaînette de la bola à la main, et àses pieds un paquet d’étoffe… une robe que j’ai vue tantôtencore…

Niète… J’avais bien reconnu sa voix. C’estNiète que son père, la prenant pour X. 323, a abattue d’un coupfurieux de son arme barbare.

Et puis une détonation claque dans lesouterrain. L’espion pousse un han ! et s’abat à terre, lesbras en croix, le front troué d’une balle de revolver.

Il vous est arrivé certainement de vous couperfortement… Avez-vous remarqué que la douleur ne se perçoit qu’unbon moment après la blessure reçue ?

Je pense qu’au moral il en est de même, car àce moment, je n’éprouvais ni douleur, ni aucun sentiment autre.

Il y avait un engourdissement de mon réseaunerveux distillateur des tortures humaines.

Machinalement, je suivis du regard le rayonélectrique. À son origine, je reconnus avec stupeur l’uniforme desgardiens du Musée porté par un homme petit, râblé, entre deuxâges ; l’air et l’attitude d’un ancien soldat.

J’allai à lui et avec un sang-froidinconcevable en pareille circonstance :

– J’étais ici pour prévenir le crime quivient de s’accomplir.

L’homme ne me laissa pas achever.

– Ah ! çà ! Il faut donc que jevous trouve partout, fit-il d’un ton bourru. Mais changeantaussitôt le timbre de sa voix… Vous connaissiez donc l’existence dela lettre envoyée à M. de Kœleritz ?

– Oui, et le guet-apens qui vous étaittendu.

J’avais compris que j’avais devant moi X. 323,sous un nouvel aspect, ne rappelant en rien ceux sous lesquels jel’avais rencontré précédemment.

Il s’était baissé sur le corps du comte deHolsbein.

Il se releva, une enveloppe à la main, et d’unton où vibrait une joie profonde :

– J’ai les documents… Il les avait cachésici, dans ces vieilles armures de tueurs de Maures.

Et me saisissant par le poignet :

– Arrivez, Max Trelam. Mon coup derevolver va amener tout le personnel de nuit de l’Armeria. Inutileque l’on nous trouve ici.

Je résistai… la sensation terrible de lavérité commençant à se faire jour en mon cerveau.

– Mais Niète ?…

– Eh ! n’avez-vous pas entendu lecoup… Le crâne a été brisé… Pauvre gamine !

Avec une force irrésistible, il m’entraînadans l’escalier. Presque courant, nous parcourûmes le couloirsouterrain… Dix minutes après, nous sortions du Puits du Maure.

À quelque vingt mètres de la Taberna Camoëns,une voiture stationnait.

X. 323 me la montra.

– Dans une heure, le rapide de nuitm’emportera vers Londres. Dès demain vous pourrez conter auTimes ce que vous avez vu…

Et avec une émotion soudaine :

– Pauvre Max Trelam ! Travaillez…travaillez… Le travail seul sauve de l’idée persistante qui broiesans trêve la pensée…

Il courut à la voiture ; la portières’ouvrit. D’un bond il disparut à l’intérieur et le véhicule partitaussitôt.

Au passage, réalité, hallucination, lesais-je, il me sembla apercevoir derrière la glace du coupé, laphysionomie de la marquise de Almaceda.

*

**

Deux jours après, dans l’église de Santa Cruz,appelée aussi Saint-Thomas, les prêtres chantaient les adieuxliturgiques sur deux cercueils, dont l’un était drapé de blanc.

Le corps du comte de Holsbein Litzberg etcelui de celle, qui avait été ma fiancée, allaient retourner àla terre l’un auprès de l’autre.

Les yeux bleus hélas, ne sont que poussière.Tout ce que nous aimons doit réintégrer l’argile, avec laquelle unevolonté infinie, divine ou matérielle, nous modela.

La découverte des deux morts dans lessous-sols de l’Armeria avait fait grand bruit. Les journauxs’étaient répandus en articles compendieux, sur l’étrangeté d’uncrime inexplicable, et sur l’existence du conduit oublié,aboutissant au Puits du Maure.

Tout cela n’avait pu m’intéresser.

J’avais même retardé de vingt-quatre heuresl’envoi au Timesde la dépêche de sept mille trois centtrente-sept mots, qui me classa parmi les princes du grandreportage.

Que m’importaient la gloire, la réputation,les faits de la vie.

Je vivais, moi, avec le souvenir d’une morte,aux regards de pervenche, aux cheveux tressés de rayons de soleilpâle.

Et sous la nef de Santa Cruz, parmi ladésespérance des chants funèbres, mes larmes tombaient une à une,chacune semblant être une parcelle de mon cœur.

Une main serra la mienne.

Je reconnus Concepcion… Elle était là, labonne fille, avec son fiancé Marco, tous deux pleurant, désolés etexcessifs, dans leur impuissance à rien faire avec la modération denos races du Nord.

Ce qui me frappa, moi, c’est que ces deuxfiancés vivaient l’un pour l’autre.

J’enviai le laquais, la fille de chambre, lesfuturs confiseurs du Prado.

Et peut-être, les braves gens devinèrent cequi se passait en moi… Dans la douleur, il n’est plus de maîtres,de domestiques… Il ne reste que des êtres sortis d’une même souche…Tous les cœurs sont nobles pour souffrir. Oui, ils me devinèrent,car ils s’éloignèrent sans bruit et se dissimulèrent derrière unpilier qui me les cacha entièrement.

Ah ! l’atroce cérémonie, puis la marchevers le cimetière, puis l’adieu à la tombe, gueule ouverte surl’infini où disparaît à jamais ce qui fut la tendresse.

La foule s’était écoulée… J’étais toujours là.Soudain une main légère se posa sur mon bras.

Je sursautai, avec un regard interrogateur àqui troublait l’ultime dialogue avec ma Niète, ma petiteengagée.

La « Tanagra » était devant moi. Sabeauté avait à cette heure quelque chose d’austère, d’immensémentdésespéré.

– Travaillez, me dit-elle, répétant sansle savoir la dernière parole que m’eût adressée X. 323. Et croyezque tout est peut-être mieux ainsi.

Je pâlis à cette affirmation cruelle. Ellereprit vivement :

– Non, je ne suis pointinsensible… Je vous plains… Je la plains, elle aussi… Mais jesème en vous l’idée qui germera, car elle est vraie.

Et avec une autorité étrange, où je crusentendre sangloter tout le désespoir humain, elle me répéta laphrase découragée qu’elle m’avait jetée naguère comme adieu dans lesalon de lecture de l’hôtel de la Paix :

– Patriotisme, dévouement, courage,amour, rien n’est compté aux espions et aux leurs, filles, femmes…elle soupira – ou sœurs… Ils sont espions et ce mot qui flagelle,les marque à jamais… Je sais bien, oui, le monde est injuste, maisil est tel.

Et s’éloignant doucement, elleredit :

– Tout est peut-être mieux ainsi.

*

**

Tel est le récit de mon entrée en relationsavec X. 323. Prochainement, le Times aura la primeur demes nouvelles relations avec lui. Je vous avertis, parce qu’avec leTimes, universellement lu, on peut parler franc, sans êtreaccusé de viser à la réclame.

Je suis devenu le « roi des interviewersmondiaux », mes articles ayant produit une sensationénorme ; car j’ai donné des détails ignorés de mes confrèresles plus documentés.

J’ai même pu désigner la cachette, où letraité volé avait déjoué si longtemps les recherches de notre agentX. 323.

Et cela, je l’avoue sans fatuité aucune, je ledois uniquement à l’amabilité de ce dernier, qui m’a renseigné parun billet ainsi conçu :

« Dear sir, la cachette était bientrouvée. Vous savez que certaines lances des anciens chevaliersétaient formées de deux parties, vissées l’une dans l’autre, àhauteur de la poignée. C’est dans la cavité ainsi ménagée queHolsbein avait introduit le traité. La lance choisie était celle duPrince Noir, n° 1417 du catalogue de l’Armeria. Salutations,X. 323 ».

Malgré tout cela, je porte une blessure enmoi, qui, je le crains bien, ne se cicatrisera jamais.

Les chers doux yeux bleus sont fermés pourtoujours… Jamais plus ils ne distilleront leur caresse et j’ai lanostalgie de leur scintillement.

Le prisonnier dans sa geôle doit souffrirainsi de l’absence du soleil.

Je vis dans une ombre morale, isolé dans lafoule.

En vain le « patron » qui a beaucoupd’affection pour moi, m’accable de travail… Je m’y lance à corpsperdu, y cherchant le repos de l’idée fixe.

Hélas ! Niète est de toutes mes enquêtes,interviews, voyages.

Elle est là, à mes côtés, silhouette désolée.Mon imagination la fait revivre. Mais il y a une chose horribledans cette évocation incessante de la chère disparue.

Son doux visage se reconstitue à mon appel,mais les paupières de l’hallucinante apparition demeurentcloses.

Je ne puis plus revoir les yeux debluets.

Et c’est eux que j’aime ; eux que jepleure… Eux que j’irai chercher un de ces jours dans un au-delàpossible.

Mais qui vient troubler mes réflexions sidouces et si pénibles. On frappe à la porte de mon cabinet… car,j’ai oublié de le dire, c’est dans mon bureau du Times queje me souviens ainsi.

– Entrez !

C’est un boy, un de ces petits décrotteursambulants qui entre :

– Sir Max Trelam ?

– C’est moi.

– Une lettre pour vous…

Il me tend une enveloppe.

– Attends… Il y a peut-être uneréponse.

– Non, la dame a dit qu’il n’y en avaitpas.

Et le gamin disparaît comme un lutinendiablé.

J’ouvre et je lis :

« Dear sir Trelam,

« Demandez mission DirecteurTimes… Vous ferai savoir, à bord paquebot Douvres-Calais,votre destination. Intérêt majeur, digne du premier reporter duTimes. Pour vous décider, il s’agit d’une merveilleantihumaine :

« Le canon du sommeil…

« Votre vraiment,

« X323. »

Je sautai sur mes pieds. À partir dece moment, j’entrais dans l’extraordinaire aventure que je vousconterai à mon retour. Je pars en vous souhaitant le bonjour.

 

FIN

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