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L’Esprit Souterrain

L’Esprit Souterrain

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Partie 1
KATIA

[Note – Ce livre regroupe une nouvelle et un court roman de l’auteur, regroupés en deux parties par l’éditeur : « Katia » correspond à « La Logeuse » (1847) et le titre original de « Lisa »est « Le Sous-sol » (1863), ce dernier roman étant également connu sous les titres suivants : « Mémoires écrits dans un souterrain », « Les Carnets du sous-sol », « Manuscrit du souterrain ». (Note du correcteur – ELG.)]

Chapitre 1

 

Ordinov se décida enfin à changer de chambre.Sa logeuse, pauvre veuve d’un fonctionnaire d’État, avait été par des circonstances imprévues contrainte de quitter Pétersbourg pour se retirer au fond de sa province, chez ses parents, avant même l’échéance des loyers en cours. Le jeune homme, qui pensait attendre la fin de son terme, regrettait de quitter si brusquement son vieux coin. Et puis !… il était pauvre, et les logements coûtent cher. Cependant, dès le lendemain du départ de sa logeuse, il prit son chapeau et alla flâner dans les rues, en examinant les écriteaux qui annoncent les locations, choisissant les maisons les plus délabrées et les plus habitées, – celles où il pouvait le plus vraisemblablement trouver un propriétaire presque aussi pauvre que lui-même.

Il cherchait depuis longtemps déjà, tout à sonprojet : mais peu à peu il se sentait envahi par dessensations inconnues. Distraitement d’abord, puis attentivement etenfin avec une extrême curiosité, il se mit à regarder autour delui. La foule, la vie extérieure, le bruit, le mouvement, lavariété des spectacles, toute cette médiocrité des choses de larue, tout ce quotidiende la vie qui fatigue tant lesaffairés de Pétersbourg toujours en quête – si vainement, mais siactivement ! – du repas à conquérir par le travail ouautrement, toute cette banale prose et tout cet ennui évoquaientdans l’esprit d’Ordinov une joie sereine. Ses joues, pâles àl’ordinaire, se coloraient d’une faible rougeur, ses yeuxs’illuminaient d’un soudain espoir ; il respirait avec aviditél’air frais et froid ; il était extraordinairement léger.

Il menait une existence monotone et solitaire.Trois ans auparavant, ayant obtenu un grade universitaire ets’étant ainsi rendu relativement indépendant, il était allé chez uncertain vieillard qu’il ne connaissait encore que de nom. Lesdomestiques en livrée l’avaient longtemps fait attendre avant deconsentir à l’annoncer pour la seconde fois ; enfin il étaitentré dans un salon vaste, obscur et presque sans meubles, telqu’on en trouve encore dans les anciennes maisons du temps deschâteaux. Là, il avait aperçu un personnage tout chamarré dedécorations et la tête couverte de cheveux gris : l’ami et lecollègue du père d’Ordinov et le tuteur de celui-ci. Le vieillardlui remit une somme insignifiante, reliquat d’un héritage vendu auxenchères. Ordinov reçut cette somme avec indifférence, fit sesderniers adieux à son tuteur et sortit. – C’était un soird’automne, morne et triste. Ordinov réfléchissait. Il se sentait lecœur plein d’une désolation sans cause, ses yeux brillaient defièvre, et il avait des frissons sans cesse alternés de chaud et defroid. Il calculait qu’il pourrait, avec cette somme, vivre deux outrois ans, quatre peut-être en faisant la part de la faim… Maisl’heure s’avançait, la pluie tombait ; il loua la premièrechambre venue et en une heure y fut installé. Ce fut pour lui unefaçon d’ermitage : il y vécut dans un isolement absolu. Deuxans après il était devenu tout à fait sauvage.

Il était devenu sauvage sans s’en douter. Ilne se rendait point compte qu’il y eût une autre existence,extérieure, bruyante, mouvementée, toujours renouvelée et qui vousappelle sans cesse et fatalement vous reprend tôt ou tard. Il nepouvait sans doute l’ignorer tout à fait, mais il ne savait riend’elle et ne s’en était jamais soucié. Dès l’enfance il s’étaitfait un vague isolement intérieur : à cette heure, l’isolements’était précisé, défini et fortifié par la plus profonde despassions, celle qui épuise toutes les forces vitales sans laisser àdes êtres comme Ordinov aucune préoccupation de la banalitépratique de l’existence, cette passion entre toutesinassouvible : la science. Elle minait sa jeunesse comme unpoison lent et comme une lente ivresse, détruisait son sommeil, ledégoûtait de la nourriture saine et même de l’air frais qui nepénétrait jamais dans son étroite retraite. Et Ordinov, dans sonexaltation, ne voulait point remarquer tout cela. Jeune, il nerêvait, pour l’instant, nul autre bonheur que celui de contentercette passion qui faisait de lui un enfant pour la conduite de lavie et le rendait incapable de se concilier la sympathie desgens et d’arriver parmi eux à quelque situation. Car lascience, chez les habiles, est un capital ; mais la passiond’Ordinov était une arme qu’il tournait contre lui-même.

C’était, d’ailleurs, plutôt une sorted’enthousiasme hasardeux qu’un dessein raisonné d’apprendre et desavoir. Dès l’enfance il s’était fait une réputation desingularité. Il n’avait pas connu ses parents, son caractèreétrange et « à part » lui attirait du fait de sescamarades de mauvais traitements et des brutalités. Ainsi délaissé,il devint morose, plus « à part » encore et peu à peutout à fait exclusif. C’est dans de telles dispositionsqu’il s’était laissé séduire par sa passion, et il s’y livraitsolitairement, sans ordre ni système arrêté. Ce n’avait étéjusqu’alors que la première fougue et la première fièvre d’unartiste. Mais en lui maintenant se dressait une idée, et il lacontemplait avec amour, toute vague encore et confuse qu’elle fût.Il la voyait peu à peu prendre corps et s’éclairer : il luisemblait que cette apparence implorait une réalisation. Ce désirdévorait l’âme d’Ordinov, mais il ne sentait encore que trop peunettement l’originalité de son idée, sa vérité et sa personnalité.La création se manifestait déjà, elle se limitait et se condensait,mais le terme était encore loin, très-loin peut-être :peut-être ne devait-il jamais venir !…

Et il allait à travers les rues comme unréfractaire, ou plutôt comme un ascète qui aurait brusquementquitté sa muette solitude pour entrer dans une ville agitée etretentissante. Tout était pour lui bizarre et nouveau, et (tant ilétait étranger à ces bruyantes foules, à ce monde en ébullition) ilne pouvait même pas s’étonner de son étonnement. Il ne remarquaitpas davantage sa propre sauvagerie, pris au contraire d’une joie etd’une ivresse comparables à celles d’un affamé qui romprait un longjeûne. – N’était-il pourtant pas bien curieux qu’un changement delogement, un accident si mince, pût émouvoir et troubler unPétersbourgeois, fût-il Ordinov ? – Il est vrai qu’il n’avaitjamais eu l’occasion de sortir pour affaires.

Il se complaisait de plus en plus en saflânerie d’observateur.

Fidèle à ses habitudes d’esprit, il lisaitdans les tableaux qui se déroulaient clairement en lui comme entreles lignes d’un livre. Tout l’intéressait, il ne perdait pas uneimpression. Avec ses yeux intérieurs il examinait les visages despassants, regardait attentivement la physionomie des choses, touten écoutant avec sympathie le langage du peuple, comme s’il eûtcontrôlé les conclusions où l’avaient amené les calmes méditationsde ses nuits solitaires. Souvent quelque futilité l’arrêtait, luisuggérant une idée, et pour la première fois il se dépitait des’être ainsi retranché du monde dans une cellule. Tout ici, en luicomme en dehors de lui, allait plus vite ; son pouls battaitlargement et vivement ; son esprit, qu’avait comprimé lasolitude, aiguisé maintenant, élevé par l’exaltation de l’activité,travaillait avec précision, calme et énergie. Maintenant il auraitvoulu s’introduire dans cette vie qu’il ne connaissait pas encoreou, pour mieux dire, qu’il ne connaissait qu’en artiste. Son cœurbattit involontairement dans une angoisse de sympathie universelle.Il se prit à considérer plus attentivement les gens qui lefrôlaient : mais c’étaient des passants absorbés etinquiets !… et peu à peu son insouciance disparaissait, laréalité l’oppressait déjà, lui donnant une sorte d’horreur et enmême temps d’estime pour la vie, et il commençait à se lasser decette extraordinaire abondance d’impressions nouvelles, comme unmalade qui fait ses premiers pas et qui tombe, ébloui par la clartédu jour, étourdi par l’effervescence de l’activité humaine,envertiginé par le bruit et la variété de la foule qui s’agiteautour de lui. Tout à coup il fut saisi d’une morne tristesse. Ilen venait à douter de la direction de sa vie et même de son avenir.Une pensée encore acheva de le troubler : il revit tout sonpassé, isolé, sans échange d’affection… Quelques passants aveclesquels il avait d’abord essayé d’engager la conversations’étaient détournés de lui avec un air brutal et étrange. On leprenait pour un fou, du moins pour quelque grand original, – enquoi l’on ne se trompait guère. Et Ordinov se rappela que saconfiance avait toujours été ainsi repoussée, et que pendant sonenfance tout le monde le fuyait à cause de son entêtement et de sonallure absorbée, que sa sympathie n’avait jamais su se révéler quepar des dehors ambigus et pénibles, sans égalité morale. Ç’avaitété la grande souffrance de son enfance de constater qu’il neressemblait pas à ses petits camarades. Et il était obsédé par lesentiment de cette incurable solitude.

Distraitement il s’échoua dans un endroittrès-excentrique. Après avoir dîné dans un restaurant médiocre, ilreprit sa promenade errante. De nouveau les rues et les places sesuccédèrent. Puis il longea de hauts murs gris et jaunes : làs’arrêtaient les maisons riches. C’était maintenant un contraste devieilles petites baraques et de grands bâtiments, fabriques énormesaux murs rongés et noircis, aux cheminées monumentales. Personnedans les chemins, tout était morne et hostile.

Le soir tombait. Par une longue ruelle,Ordinov parvint à une place où se dressait une église. Il y entrapresque sans remarquer ce qu’il faisait. L’office finissait àpeine, et l’église était presque vide. Deux femmes seulementrestaient encore agenouillées près du seuil. Le bedeau, un petitvieux, éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchantcoulaient par larges ondes à travers les étroits vitraux de lacoupole, inondant une des nefs d’un océan de clartés. Ellesallaient faiblissant, et plus s’épaississait l’ombre, – cette ombrequi s’amasse sous les arceaux, – plus étincelaient les imagesdorées aux lueurs intermittentes des lampes et des cierges. Enproie à une angoisse profondément troublante et à une grandissanteoppression, Ordinov s’accota au mur, dans un des coins les plussombres, et s’oublia dans ses pensées. Le pas régulier et sourd dedeux paroissiens le rappela à lui. Il les regarda, et uneindéfinissable curiosité s’empara de son esprit. C’étaient unvieillard et une jeune femme. Le vieillard, de haute taille, droitencore et énergique, mais amaigri et maladivement pâle, eût pupasser pour un marchand venu d’une province reculée. Il portait unlong et noir cafetan fourré, déboutonné, et, sous ce cafetan, uneredingote russe exactement serrée du haut en bas. Son cou nu étaitnégligemment entouré d’un foulard écarlate ; à la main iltenait une toque fourrée. Une longue barbe à demi blanche tombaitsur sa poitrine, et, sous ses sourcils épais et froncés, le regardbrillait d’un éclat fiévreux, un hautain, un pénétrant regard. Lafemme pouvait avoir vingt ans. Une beauté merveilleuse ! Elleétait vêtue d’une riche fourrure bleu clair ; un fichu ensatin blanc couvrait sa tête et se nouait sous le menton. Ellemarchait les yeux baissés, et une sorte de gravité réfléchies’affirmait nettement et tristement dans les lignes douces ettendres de son visage d’enfant. Il y avait quelque chose d’étrangedans la soudaine apparition de ce couple.

Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église etsalua des quatre côtés, bien qu’il n’y eût plus personne. Sacompagne l’imita, puis il la prit par la main et la conduisit versla grande image de la Vierge, patronne de l’église. Cette imageétincelait, près de l’autel, d’un feu aveuglant qui se reflétaitparmi l’or et les pierreries des ornements. Le bedeau salua avecdéférence l’étranger, qui lui rendit légèrement son salut. Sacompagne tomba à genoux devant l’image ; le vieillard pritl’extrémité de la nappe d’église et lui en couvrit la tête. Desourds sanglots retentirent.

Intrigué par la solennité de cette scène,Ordinov en attendait impatiemment la fin. Deux minutes après, lafemme releva la tête, et de nouveau son beau visage fut éclairé parla vive lumière de la lampe. Ordinov tressaillit et fit en avantdeux pas. Elle avait déjà repris le bras du vieillard, et tous deuxlentement se dirigeaient vers la porte. Les larmes brûlaient sessombres yeux bleus dont les longs cils baissés tranchaient sur lablancheur laiteuse de son teint. Les larmes coulaient sur ses jouespâlies. Ses lèvres souriaient, mais son visage conservait lestraces d’une terreur puérile et mystérieuse. Toute frémissanted’émotion, elle se serrait avec confiance contre le vieillard.

Agité, comme fouetté par une sensationinconnue, douce et excitante, Ordinov les suivit vivement, et, surle parvis, passa devant eux. Le vieillard lui adressa un regardhostile. Elle aussi le regarda, mais sans prendre garde à lui,comme enfouie dans ses pensées. Sans se rendre exactement comptedes mobiles de son action, Ordinov continua à les suivre, de loin,dans l’ombre maintenant très-avancée du crépuscule. Le couples’engagea dans une large et sale rue d’artisans, pleine de magasinsde farines et d’auberges, et qui aboutissait aux remparts de laville. De là, il tourna dans une ruelle étroite et longue, bordéede hautes barrières ; au bout se dressait le grand mur sombred’une maison de quatre étages dont l’allée communiquait de cetteruelle à une autre. Ils approchaient tous trois de la maison, quandle vieillard se retourna et dévisagea Ordinov avec impatience. Lejeune homme s’arrêta, comme cloué sur place ; son entraînementlui parut à lui-même inconvenant. Le vieillard se retourna une foisencore, sans doute pour se convaincre que sa menace silencieuseavait produit son effet, puis, avec la jeune femme, pénétra dans lacour de la maison. Ordinov reprit le chemin de son logement.

Il était de très-mauvaise humeur et sereprochait cette fatigante journée, gaspillée sans profit et qu’ilavait terminée par une sottise, en prêtant à une circonstance plusque banale les couleurs d’une aventure.

Malgré le mécontentement que lui avait causé,le matin de ce même jour, la constatation de sa sauvagerie, sonesprit conservait l’habitude de fuir instinctivement tout ce quipouvait le distraire ou l’émouvoir sans ébranlement utile pour lapensée. Et il se prit à songer tristement et avec une sorte derepentir à son vieux coin où il était si sûrement à l’abri desemblables accidents ; puis une angoisse s’empara de lui à lapensée des tracas d’un déménagement et de l’ennui d’être encoredans l’indécision à ce sujet. En même temps il se trouvait humiliéde tant s’occuper d’une telle vétille. Enfin fourbu, incapable delier deux idées, il remarqua avec surprise qu’il avait dépassé samaison sans s’en apercevoir. Étourdi, hochant la tête en songeant àcette anormale distraction, il l’attribua à la fatigue, et,gravissant l’escalier, entra dans sa mansarde. Là, il alluma unebougie ; mais aussitôt l’image de la jeune femme éplorées’offrit très-nettement à son imagination. Si ardente et si fortefut cette impression, son cœur suivait avec une telle prédilectionles doux et tendres traits de ce visage bouleversé par une terreuret un attendrissement mystérieux, baigné par des larmesd’exaltation ou de puéril repentir, que les yeux d’Ordinov setroublèrent et qu’il sentit un feu s’allumer dans ses veines. Maisl’apparition s’évanouit. Après le transport vint la réflexion, puisle dépit, puis une sorte de colère impuissante ; sans sedéshabiller, il s’enveloppa dans sa couverture et se jeta sur sonrude lit…

La matinée était avancée quand il s’éveilla, àla fois accablé et confus. Il fit rapidement sa toilette ens’efforçant de penser à ces soins quotidiens, et sortit, en prenantla direction opposée à celle qu’il avait prise la veille. Pour enfinir, il choisit un logement chez un pauvre Allemand nommé Schpis,qui demeurait avec sa fille Tinchen. Schpis, aussitôt les arrhesreçues, ôta l’écriteau cloué à la porte et félicita Ordinov pourson amour de la science. Il lui promit de s’occuper lui-même de sonservice. Ordinov déclara qu’il emménagerait dans la soirée, puis ilreprit le chemin de son ancienne chambre. Mais en route ilréfléchit et tourna du côté opposé. L’audace lui revenait, et ilsourit en lui-même de sa curiosité. La route, dans son impatience,lui parut très-longue. Il parvint enfin à l’église de la veille. Onofficiait. Il choisit une place d’où il pût voir tous lesfidèles : mais ceux qu’il cherchait n’y étaient pas. Après unelongue attente, il sortit, un peu honteux. Il s’entêta fortement àtâcher de fixer son esprit sur des sentiments indifférents pourchanger le cours de ses pensées. Et comme il réfléchissait auxbanalités de la vie, il vint à songer que c’était l’heure du dîner.Effectivement, il avait faim. Il entra donc dans le restaurant oùil avait déjà dîné la veille : plus tard il ne se souvint pascomment il en était sorti. Longtemps et inconsciemment il erra àtravers les rues, les ruelles pleines de gens et les places vides,et parvint à un endroit complètement désert, sans maisons et oùs’étendaient des champs jaunissants. Le calme mortel du lieu, enlui donnant une sensation nouvelle ou dès longtemps oubliée, lerappela à lui. La journée était sèche, il gelait : unvéritable octobre pétersbourgeois. À quelque distance, on voyaitune izba, tout auprès deux meules de foin ; un petit chevalcrépu, la tête basse et la lèvre pendante, se tenait, dételé, prèsd’une charrette et semblait méditer. Un chien de garde, engrondant, rongeait un os auprès d’une roue cassée. Un enfant detrois ans, vêtu seulement d’une chemise, en grattant sa tête blondeet touffue, considérait avec étonnement le citadin égaré dans cesparages. Derrière l’izba s’étendaient des champs et des potagers.Au bout des cieux bleus, des bois sombres ; du côté opposéaccouraient des nuages de neiges amoncelées : on eût ditqu’ils chassaient devant eux des bandes d’oiseaux migrateurs, sanscri, et l’un après l’autre enfilant le ciel. Tout était calme, toutétait empreint d’une tristesse solennelle, tout souffrait de lasecrète et navrante venue de la nuit… Ordinov s’en alla plus loin,plus loin encore. Mais enfin la solitude lui pesa. Il rentra dansla ville, et soudain il entendit les puissants accents de la clocheappelant à la prière du soir. Il doubla le pas, et bientôt il entrade nouveau dans l’église qui depuis un jour lui était sifamilière.

L’inconnue s’y trouvait déjà.

Elle était agenouillée près de l’entrée, dansla foule des fidèles. Ordinov se fraya un chemin à travers lesrangs serrés des mendiants, des vieilles femmes déguenillées, desmalades et des infirmes qui attendaient l’aumône à la porte, ets’agenouilla à côté de la jeune femme. Leurs vêtements setouchaient. Il entendait la respiration inégale qui s’échappaitavec une ardente prière de ses lèvres entr’ouvertes. Ses traits,comme la veille, trahissaient une émotion et une piété infinies.Comme la veille, des larmes ne cessaient de couler et de seconsumer sur les joues brûlantes, comme pour laver quelque terriblecrime. L’endroit était sombre. Par instants seulement la flammed’une lampe agitée par le vent éclairait d’une intermittente lueurle visage de l’inconnue dont chaque trait se gravait dans lamémoire d’Ordinov, dans son regard et dans son cœur. Enfin, n’ytenant plus, la poitrine convulsivement oppressée, il éclata ensanglots et heurta de sa tête en feu les dalles glacées. Iln’entendit, il ne sentit rien, sauf au cœur, comme s’il allaitcesser de battre, un spasme très-douloureux.

Était-ce la solitude qui avait développé enlui cette extrême impressionnabilité et laissé ainsi ses sens sansdéfense, comme à découvert ? S’était-elle amassée, cetteeffervescence, dans l’angoisse des insomnies sans bruit et sansair ? Avait-il fallu tous ces efforts désordonnés et toutesces impatientes émotions de l’esprit pour qu’enfin le cœur pûts’ouvrir, trouver une issue et prendre son élan ? Ou bienétait-ce simplement que l’heure eût sonné et que les choses dussents’accomplir ainsi, soudainement, comme dans un jour de chaleurétouffante le ciel s’obscurcit tout à coup, puis se décharge sur laterre altérée en pluie chaude qui suspend des perles aux branchesvermeilles, et froisse l’herbe des champs, et courbe au ras du solles corolles délicates des fleurs : mais au premier rayon dusoleil tout renaît, tout se relève, tout s’élance au-devant de lalumière et solennellement lui envoie jusqu’au ciel, pour fêtercette renaissance, d’abondants et doux effluves de joie et desanté… Ordinov ne pouvait se rendre compte de son état, il avait àpeine conscience de lui-même… Il ne s’aperçut presque pas de la finde l’office. Alors pourtant il se releva et suivit la jeune femme àtravers la foule des paroissiens qui se portaient vers l’entrée. Ilrencontra plus d’une fois son regard tranquille tout ensemble etétonné. Plus d’une fois arrêtée par les reflux de la foule, elle seretourna vers lui ; son étonnement s’accroissait visiblement,et tout à coup ses joues s’empourprèrent. Alors se montra levieillard qui la prit par la main. Ordinov subit de nouveau leregard moqueur et menaçant, et une sorte d’étrange rancune luiserra le cœur, Mais bientôt il perdit de vue les deux inconnus, et,rassemblant toute son énergie dans un effort surnaturel, ils’élança en avant et sortit de l’église.

L’air frais put à peine le rafraîchir. Sarespiration était difficile, il suffoquait. Son cœur battaitlentement et fortement à lui rompre la poitrine. Il chercha en vainà retrouver ses inconnus : ni dans la rue ni dans la ruelle,personne. Mais en sa tête naissait une pensée et se formait un deces plans décisifs et bizarres qui, bien qu’insensés, réussissenttoujours en de telles circonstances.

Le lendemain matin, à huit heures, il vint parla ruelle à la maison qu’habitaient le vieillard et la jeune femme,et entra dans une cour étroite, sale, infecte comme une fossed’ordures. Le dvornik [1], petit detaille, d’origine tartare, un homme d’environ vingt-cinq ans avecun visage vieilli et ridé, travaillait dans cette cour. Ils’arrêta, appuya son menton sur le manche de sa pelle en apercevantOrdinov, le regarda des pieds à la tête et lui demanda ce qu’ildésirait.

– Je cherche un logement, réponditOrdinov, d’un ton bref.

– Lequel ? demanda le dvornik avecun sourire.

Il regardait Ordinov comme s’il eût été aucourant de ses pensées.

– Je cherche une sous-location, réponditencore Ordinov.

– Sur cette cour-là il n’y en a pas, ditle dvornik en indiquant d’un regard malicieux une cour voisine.

– Et ici ?

– Ici non plus.

Et le dvornik se remit à son travail.

– Peut-être y en a-t-il tout de même,reprit Ordinov en lui glissant dans la main une pièce de vingtkopecks.

Le Tartare regarda Ordinov, prit la pièce, seremit de nouveau au travail et, après un silence,déclara :

– Non, il n’y a pas de logement.

Mais le jeune homme ne l’écoutait plus. Il sedirigeait, en marchant sur les planches fléchissantes et à demipourries qu’on avait jetées sur les flaques d’eau, vers l’uniqueentrée qui donnât sur cette cour noire, dégoûtante et croupie dansla boue. Au rez-de-chaussée vivait un pauvre fabricant decercueils. Dépassant l’atelier de ce « garçon d’esprit »,Ordinov s’engagea dans un escalier tournant, ruineux et glissant,et parvint à l’étage supérieur. En tâtonnant dans l’ombre, iltrouva une porte épaisse en bois non équarri et couverte de nattesd’osier en loques. Il chercha le loquet et le tourna. Il ne s’étaitpas trompé : devant lui se tenait le vieillard qui leregardait fixement, au comble de la surprise.

– Que veux-tu ? demanda-t-il d’unevoix rude et basse.

– Y a-t-il un logement ? murmuraOrdinov sans savoir exactement ce qu’il disait : derrière lesépaules du vieux il venait d’apercevoir la jeune femme.

Le vieillard, sans répondre, se mit à fermerla porte en poussant Ordinov dehors. Mais tout à coup Ordinoventendit la voix caressante de la jeune femme murmurer :

– Il y a une chambre.

– Je n’ai besoin que de très-peu deplace, dit Ordinov en se hâtant de rentrer et en s’adressant à labelle.

Mais il s’arrêta, stupéfait, en regardant sonfutur logeur. Sous ses yeux se jouait un drame muet. Le vieillardétait mortellement pâle, prêt à tomber inanimé. Il faisait pesersur la jeune femme un regard de plomb, immobile et perçant. Elleaussi pâlit d’abord, mais brusquement tout son sang lui monta auvisage, et ses yeux brillèrent d’un étrange éclat.

Elle conduisit Ordinov dans la piècevoisine.

Tout le logement se composait d’une seule etvaste chambre divisée par deux cloisons en trois parties. Duvestibule on passait dans une très-petite pièce. En face, dans lacloison, s’ouvrait une porte qui menait évidemment à la chambre àlouer. Elle était étroite, avec deux fenêtres bassestrès-rapprochées l’une de l’autre. Tout était embarrassé par lesmenus objets essentiels à un ménage. Tout était pauvre, mesquin,mais extrêmement propre. Une table en bois blanc, deux chaisesvulgaires, deux bancs le long du mur formaient tout le mobilier.Dans un coin l’on avait mis une grande image pieuse ornée d’unecouronne dorée et soutenue par une planche. Devant l’image brûlaitune lampe. La chambre à louer partageait avec la pièce voisine ungrand et incommode poêle russe. Il était clair que trois personnesne pouvaient vivre dans un tel logement.

Ils discutèrent les conditions. Mais leursvoix étaient entrecoupées, ils se comprenaient à peine. Ordinov, àdeux pas d’elle, entendait battre son cœur. Elle était tremblante,et à son émotion se mêlait une sorte de terreur. Enfin l’accord sefit. Le jeune homme déclara qu’il emménagerait aussitôt et revintau vieillard. Il se tenait encore près de la porte, debout ettoujours très-pâle, mais un sourire calme, un sourire réfléchis’était fait jour sur ses lèvres. En apercevant Ordinov, il fronçade nouveau le sourcil.

– As-tu un passe-port ? luidemanda-t-il brusquement, d’une voix haute et dure, tout en ouvrantla porte.

– Oui, répondit Ordinov un peudéconcerté.

– Qui es-tu ?

– Vassili Ordinov, noble, sans emploi. Jem’occupe de certains travaux, répliqua Ordinov, sur le même ton quele vieillard.

– Et moi aussi ; je suis IliaMourine, mechtchanine [2]. C’estassez, va-t’en.

Une heure plus tard, Ordinov était installé, àson propre étonnement, – et à celui de M. Schpis, quicommençait à soupçonner, avec sa douce Tinchen, que son locataires’était moqué de lui. Ordinov ne comprenait guère comment tout celaavait pu arriver, mais il ne tenait pas à le comprendre.

Chapitre 2

 

Son cœur battait si fort que ses yeux setroublaient et sa tête tournait. Machinalement il entreprit demettre ses affaires en ordre. Il dénoua le paquet de seshardes ; puis il ouvrit sa malle de livres et voulut lesranger. Mais bientôt ce travail le lassa. À chaque instants’offrait à ses yeux éblouis l’image de cette jeune femme dontl’apparition avait bouleversé son âme et vers qui tout son cœur seportait dans un irrésistible élan. Tant de bonheur désorientait sapâle existence, ses pensées s’obscurcissaient ; il éprouvaitcomme une agonie d’incertitude et d’espérance.

Il prit son passe-port et le porta au logeur,espérant voir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine laporte, prit le papier et dit :

– C’est bien ; vis en paix. Et laporte se referma.

Ordinov resta un instant étonné. Sanss’expliquer pourquoi l’aspect de ce vieillard, au regard empreintde haine et de méchanceté, lui était pénible. Mais l’impressiondésagréable se dissipa bientôt. Depuis trois jours, Ordinov vivaitdans un véritable tourbillon, qui contrastait singulièrement avecson ancienne tranquillité. Il ne pouvait ni ne voulait réfléchir.C’était une sorte de confusion. Il sentait sourdement que sa vievenait de se briser en deux parts. Maintenant il n’avait qu’undésir, qu’une passion, et nulle autre pensée ne pouvait letroubler.

Il rentra dans sa chambre et y trouva près dupoêle où cuisait le dîner une petite vieille bossue, si sale et sidéguenillée qu’il fut pris de compassion pour elle. Elle paraissaittrès-méchante. De temps à autre elle marmonnait, en remuant sabouche édentée et son nez. C’était la domestique. Ordinov essaya delui parler, mais elle se tut évidemment par malice. À l’heure dudîner, elle sortit du poêle des stchi [3], despâtés, de la viande, et les porta chez ses maîtres, puis elle enapporta autant à Ordinov. Après le dîner, un silence complet régnadans la maison.

Ordinov prit un livre et le feuilleta,s’efforçant de comprendre et n’y parvenant pas malgré plusieurslectures. Impatienté, il jeta le livre et de nouveau voulut mettreses affaires en ordre. Enfin il prit son chapeau, son manteau, etsortit. Il allait au hasard, sans voir la route, tâchant de serecueillir, de concentrer quelques pensées éparses et de se rendrecompte de sa situation. Mais cet effort ne réussit qu’à augmenterses souffrances. Le froid et le chaud l’envahissaientalternativement, et il avait parfois de tels battements de cœurqu’il était obligé de s’appuyer au mur. « Non, mieux vaut lamort », pensait-il, « mieux vaut la mort »,murmura-t-il de ses lèvres tremblantes et enflammées, sans songer àce qu’il disait.

Il marcha très-longtemps. Enfin il s’aperçutqu’il était mouillé jusqu’aux os et remarqua pour la première foisque la pluie tombait à verse. Il retourna chez lui. Non loin de lamaison il aperçut le dvornik et crut voir que le Tartare leregardait fixement et avec curiosité, puis fit mine de s’éloigneren voyant qu’Ordinov l’avait aperçu.

– Bonsoir, lui dit Ordinov enl’atteignant. Comment t’appelle-t-on ?

– On m’appelle dvornik, répondit l’autreen souriant.

– Y a-t-il longtemps que tu es dvornikici ?

– Longtemps.

– Mon logeur est unmechtchanine ?

– Mechtchanine, s’il te l’a dit.

– Que fait-il ?

– Il est malade, il vit, il prieDieu.

– C’est sa femme ?…

– Quelle femme ?

– Celle qui habite avec lui.

– Sa fa-a-me, s’il te l’a dit. Adieu,barine [4].

Le Tartare toucha sa casquette et pénétra danssa loge.

Ordinov rentra chez lui. La vieille, enmarmonnant et en grognant toute seule, lui ouvrit la porte, laferma au verrou et monta sur le poêle où elle achevait son siècle[5]. La nuit venait. Ordinov alla chercher dela lumière, mais la porte des logeurs était fermée à clef. Ilappela la vieille qui, dressée sur son coude, le regardait fixementet paraissait inquiète de le voir près de cette serrure. Elle luijeta sans rien dire un paquet d’allumettes, et il entra dans sachambre. Pour la centième fois il essaya de mettre en ordre seseffets et ses livres. Mais bientôt, sans s’expliquer ce qui luiarrivait, il fut obligé de s’asseoir sur un banc et tomba dans unbizarre engourdissement. Par instants, il revenait à lui et serendait compte que son sommeil n’était pas un sommeil, mais unetorpeur maladive. Il entendit une porte s’ouvrir et comprit que leslogeurs rentraient de la prière du soir. Il lui vint à l’espritqu’il avait quelque chose à leur demander, il se leva et eut lasensation qu’il marchait, mais il fit un faux pas et tomba sur untas de bois que la vieille avait jeté dans la chambre. Il resta là,inanimé, et quand il ouvrit les yeux, longtemps après, il s’étonnad’être couché sur le banc, tout habillé : sur lui, avec unetendre sollicitude, se penchait un visage de femme, un adorablevisage tout humide de larmes douces et comme maternelles. Il sentitqu’on déposait un oreiller sous sa tête, qu’on le couvrait dequelque chose de chaud et qu’une main fraîche touchait son frontbrûlant. Il aurait voulu dire : Merci ! Il aurait vouluprendre cette main, la porter à ses lèvres arides, l’arroser de seslarmes et l’embrasser, l’embrasser toute une éternité ! Ilaurait voulu dire bien des choses, mais il ne savait quoi. Surtoutil aurait voulu mourir en cet instant. Ses mains étaient de plomb,il ne pouvait les mouvoir, il était inerte et entendait seulementson sang battre dans ses artères avec une extraordinaire violence.Il sentit encore qu’on lui mouillait les tempes… Enfin ils’évanouit.

Le soleil cinglait d’une gerbe de rayons d’orles carreaux de la chambre quand Ordinov s’éveilla, vers huitheures du matin. Une sensation délicieuse de calme, de repos, debien-être, caressait ses membres. Puis il lui sembla que quelqu’unétait naguère auprès de lui, et il acheva de s’éveiller encherchant anxieusement cet être invisible. Il aurait tant vouluétreindre son amie et lui dire pour la première fois de lavie : « Salut à toi, mon amour ! »

– Mais que tu dors longtemps ! ditune légère voix de femme.

Ordinov tourna la tête, et le visage de sabelle logeuse se pencha vers lui avec un affable sourire, claircomme le jour.

– Tu as été longtemps malade !reprit-elle. Mais c’est assez, lève-toi. Pourquoi rester ainsi enprison ? La liberté est meilleure que le pain, plus belle quele soleil. Allons, lève-toi, mon mignon, lève-toi.

Ordinov saisit et serra fortement la main dela jeune fille. Il pensait rêver encore.

– Attends, dit-elle, je vais te faire duthé. En veux-tu ? Prends-en, va, ça te fera du bien : jele sais, moi, j’ai été malade aussi.

– Oui, donne-moi à boire, dit Ordinovd’une voix faible en se levant. Il était sans forces. Un frissonlui parcourut le dos ; tous ses membres étaient endoloris,comme rompus. Mais il avait le cœur en fête, et le soleill’échauffait comme un feu de joie. Une vie nouvelle, puissante,inconnue, commençait pour lui. La tête lui tournait faiblement.

– On t’appelle Vassili, n’est-cepas ? demanda-t-elle. J’ai mal entendu, ou c’est le nom que lelogeur te donnait hier.

– Oui, Vassili, et toi ? ditOrdinov.

Il voulut s’approcher d’elle, mais il sesoutenait à peine et chancela. Elle le retint par la main, enriant.

– Moi, je m’appelle Catherine.

De ses grands et clairs yeux bleus elleplongeait au fond du regard d’Ordinov. Tous deux se tenaientfortement les mains, sans plus parler.

– Tu as quelque chose à me demander,dit-elle enfin.

– Oui… Je ne sais, répondit Ordinov, etil eut un éblouissement.

– Comme tu es, vois ! Assez, monmignon, ne te chagrine pas. Mets-toi ici, au soleil, près de latable… Reste tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle en levoyant faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir, tuauras tout le temps de me voir.

Un instant après, elle apporta le thé, le posasur la table et s’assit en face d’Ordinov.

– Prends, dit-elle, bois. Eh bien !as-tu toujours mal à la tête ?

– Non, maintenant, non… Je ne sais pas,peut-être ai-je mal… Mais je ne veux plus… J’en ai assez !…Ah ! je ne sais pas ce que j’ai, ajouta-t-il, suffoqué ;et reprenant la main de Catherine : Reste ici, ne t’éloignepas. Donne, donne-moi tes mains… Tu m’éblouis, je te regarde commeun soleil ! s’écria-t-il comme arrachant ces mots de son cœur.Les sanglots lui serraient la gorge.

– Mon pauvre ! Tu n’as probablementpas vécu avec de bonnes gens. Tu es seul, tout seul ? N’as-tupas de parents ?

– Non, personne. Je suis seul… Mais çam’est égal. Maintenant ça va mieux… Je suis bien, maintenant !dit Ordinov avec le ton du délire.

Il lui semblait que la chambre tournait autourde lui.

– Moi aussi j’ai longtemps vécu touteseule… Comme tu me regardes !… dit-elle après un silence. Ehbien… et après ? On dirait que mes yeux te brûlent ! Tusais, quand on aime quelqu’un… Moi, dès le premier moment je t’aipris dans mon cœur. Si tu es malade, je te soignerai comme moi.Mais il ne faut plus être malade, non, Quand tu iras mieux, nousvivrons comme frère et sœur, veux-tu ? Une sœur, c’estdifficile à trouver quand Dieu ne vous en a pas donné.

– Qui es-tu ? D’où es-tu ?murmura Ordinov.

– Je ne suis pas d’ici… De quoit’occupes-tu ?… Tu sais ce conte : il y avait une foisdouze frères dans une grande forêt. Une jolie fille s’yégara ; elle entra dans leur maison, y mit tout en ordre, yimprégna toutes choses de sa tendresse. À leur retour, les frèresdevinèrent qu’une sœur leur était venue, et ils l’appelèrent, etelle se montra. Tous l’appelèrent sœur et lui laissèrent sa chèreliberté. Elle fut leur sœur et leur égale… Connaissais-tu ceconte ?

– Je le connais, dit Ordinov.

– Il fait bon vivre. Est-ce que tu aimesla vie ?

– Oui ! oui ! s’écria Ordinov,longtemps, longtemps, tout un siècle de vie !

– Eh bien ! je ne sais pas, ditpensivement Catherine, moi, je voudrais mourir. C’est pourtant bond’aimer la vie et les braves gens, oui… Regarde, te voilà redevenublanc comme la farine !

– Oui, la tête me tourne…

– Attends, je vais t’apporter un matelaset un autre oreiller. Je te les mettrai là, tu t’endormiras enrêvant de moi, et le mal passera… Notre vieille bonne aussi estmalade…

Elle parlait tout en faisant le lit, etparfois elle regardait Ordinov et lui souriait par-dessusl’épaule.

– Que de livres tu as ! dit-elle ensoulevant la malle.

Elle vint au jeune homme, le prit par la main,le mena au lit et le couvrit d’une couverture.

– On dit que les livres corrompentl’homme, continua-t-elle en hochant la tête d’un air capable. Tuaimes lire dans les livres ?

– Oui, dit au hasard Ordinov, sans savoirs’il dormait ou s’il veillait, et en serrant fortement la main deCatherine pour s’assurer qu’il ne dormait pas.

– Chez mon patron aussi il y a beaucoupde livres. Veux-tu les voir ? Il dit que ce sont des livres depiété, et il m’y lit toujours. Je te les montrerai plus tard, et tum’expliqueras ce qu’il m’y lit.

– Parle-moi encore, murmura Ordinov en laregardant fixement.

– Aimes-tu prier ? demanda-t-elleaprès un silence. Sais-tu, moi, j’ai toujours peur, j’ai peur…

Elle n’acheva pas et parut s’abîmer dans uneprofonde rêverie. Ordinov porta sa main à ses lèvres.

– Pourquoi baises-tu ma main ?dit-elle en rougissant. Eh bien ! prends, baise-les,continua-t-elle en riant et en lui donnant ses deux mains. Puis, enretirant une, elle la posa sur le front brûlant du jeune homme etse mit à lui lisser et à lui caresser les cheveux. Elle rougissaitde plus en plus. Enfin elle s’assit par terre, près du lit, etcolla sa joue à la joue d’Ordinov, lui caressant le visage de sonhaleine humide et tiède. Tout à coup il sentit des larmesabondantes et brûlantes tomber comme du plomb fondu des yeux de lajeune fille sur ses joues. Il devenait de plus en plus faible, sesmains ne pouvaient plus se mouvoir. À ce moment on entendit heurterà la porte et le verrou grincer. Ordinov put encore se rendrecompte de la présence du vieillard derrière la cloison. Il vit,assez nettement, Catherine se lever, sans hâte, sans embarras, etfaire sur lui un signe de croix. Il venait de fermer les yeux quandun chaud et long baiser lui brûla les lèvres. Il ressentit comme uncoup de couteau en plein cœur, poussa un gémissement et s’évanouitde nouveau.

Alors commença pour lui une vie étrange.

Parfois, dans une confuse conscience, il sevoyait condamné à vivre dans une sorte d’inéluctable rêve, unsingulier cauchemar de luttes stériles. Épouvanté, il essayait deréagir contre cette fatalité, mais dans le moment le plus désespéréd’une lutte acharnée, une puissance inconnue le terrassait denouveau ; de nouveau il sentait qu’il perdait connaissance, denouveau un abîme d’obscurité profonde, sans limites, sans riendevant lui, et il s’y précipitait en criant d’angoisse et dedésespoir. Parfois, au contraire, c’étaient des instants de bonheurqui dépassaient ses forces et l’anéantissaient. Alors son corpsavait acquis une vivacité convulsive ; le passé s’éclairait,l’heure présente n’était que joie et victoire ; il rêvaitéveillé un bonheur inouï. Qui a connu de tels instants ? uneineffable espérance vivifie l’âme comme une rosée, on voudraitpleurer de joie, et bien que l’organisme soit vaincu par tant desensations extrêmes, bien qu’on sente le tissu de la vie sedéchirer, on s’applaudit d’une régénération et d’une résurrection.Parfois encore il s’assoupissait, et revivait alors, tous ensemble,les événements des derniers jours : mais ce n’étaient que desapparitions étranges et problématiques. Et parfois enfin le maladeperdait le souvenir et s’étonnait de ne plus être dans sonvieux coin,chez son ancienne logeuse ; il s’étonnaitque la vieille ne vînt plus, comme elle en avait l’habitude auxheures tardives du crépuscule, vers le poêle, qui s’éteignait etjetait encore des lueurs intermittentes dont s’illuminaient lesangles de la pièce, chauffer ses mains osseuses et tremblantes,sans cesser de radoter à mi-voix, et en jetant parfois des regardsde surprise à son locataire qu’elle considérait comme un maniaque àcause de son acharnement au travail. – Et d’autres fois enfin, ilse rappelait qu’il avait déménagé. Mais comment cela s’était-ilfait ? Qu’était-il devenu ? Pourquoi cedéménagement ? Il ne savait, tout son être s’était abstrait desa propre personnalité dans une tension irrésistible et constante.Où donc l’appelait-on et qui est-ce qui l’appelait ? Qui avaitmis dans son sang ce feu insupportable qui le consumait ? Ilne pouvait s’en rendre compte, il avait oublié. Souvent il croyaitvoir passer une ombre et s’efforçait de la saisir ; souvent ilcroyait entendre tout près de son lit le froissement de pas légerset le murmure de paroles tendres et caressantes, douces comme unemusique. Un souffle humide et haletant glissait sur son visage, ettout son être frémissait d’amour. Des larmes ardentes brûlaient sesjoues enfiévrées, et un soudain, un long et tendre baiser aspiraitses lèvres ; alors il lui semblait que sa vie s’éteignait, illui semblait que le monde, autour de lui, s’était arrêté, que lemonde était mort pour des siècles et des siècles, qu’une nuit dixfois séculaire enténébrait l’étendue.

Mais, à d’autres heures, le souvenir luirevenait de ses années d’enfance. Il revivait ces années sanstrouble et leurs joies sereines, et leur bonheur perpétuel, et cepremier étonnement – si doux ! – de la vie, alors qu’un essaimd’esprits bienfaisants sortait de chaque fleur qu’il cueillait, etjasait avec lui sur le pré luxuriant, devant la petite maisonnettenichée dans un bouquet d’acacias. Les doux esprits lui souriaientde l’extrémité du grand lac transparent au bord duquel il seplaisait à rester durant des heures entières, à écouter le bruitdes vagues. Et c’étaient les esprits qui l’endormaient aufrémissement de leurs ailes, dans des rêves colorés et riants, àl’heure où sa mère se penchait sur son petit lit, lui faisait aufront le signe de la croix, l’embrassait et le berçait de chansonsde nourrice durant les longues nuits paisibles. Mais voilàqu’apparaissait un être qui lui causait des terreurs au-dessus deson âge et versait dans sa vie les premiers poisons du chagrin. Ilsentait confusément que cet être, ce vieillard inconnu pèserait surtout son avenir, et il le regardait en tremblant et ne pouvaitdétourner de lui ses yeux un seul instant. Ce maudit vieillard lepoursuivait partout. Au jardin, il l’épiait et le saluaithypocritement en hochant la tête derrière chaque arbuste. À lamaison, il se transformait en chacune des poupées de l’enfant, etriait, et le harcelait, grimaçant dans ses mains comme un méchantgnome. À l’école, il excitait contre lui ses camarades inhumains,ou bien, prenant place sur le banc, il lui apparaissait, blottidans chacune des lettres de sa grammaire. Et pendant la nuit ils’asseyait à son chevet… Il chassait l’essaim des espritsbienfaisants qui jadis battaient de leurs ailes d’or et de saphirautour de la couchette. Il chassait aussi loin de l’enfant, et pourtoujours, sa pauvre mère, et, durant des nuits interminables, ilmurmurait un conte fantastique, incompréhensible pour le pauvrepetit, mais qui le déchirait et l’agitait de terreurs et depassions prématurées. Et sourd aux sanglots, sourd aux prières, levieux continuait jusqu’à ce que sa victime tombât dans une torpeurvoisine de l’évanouissement… Tout à coup l’enfant se réveillaithomme fait : des années avaient passé, il retombaitbrusquement dans sa situation actuelle, et brusquement ilcomprenait qu’il était seul et étranger dans le monde entier, seulparmi des gens mystérieux et sujets à caution, parmi des ennemistoujours réunis dans un coin de la chambre obscure, et chuchotantentre eux, et échangeant des signes d’intelligence avec la vieilleaccroupie auprès du feu, qui leur montrait du geste le malade etpuis se remettait à chauffer ses mains ridées. Une extrêmeinquiétude s’emparait de lui. Il cherchait à savoir quels étaientces gens et pourquoi il se trouvait chez eux ; et ilsoupçonnait qu’il s’était égaré dans un repaire de malfaiteurs oùquelque puissance inconnue l’avait entraîné sans lui laisser laliberté d’examiner l’aspect des habitants et du maître. Et la peurle prenait tandis que, dans les ténèbres, la vieille à tête blancheet tremblante accroupie devant le feu qui s’éteignait commençait unlong récit, à voix basse. Et à son immense terreur le conte prenaitcorps devant lui ; c’étaient des gestes, des visages, ilrevoyait tout, depuis les rêves confus de son enfance jusqu’à sesplus récentes pensées ; et toutes ses actions, et toutes seslectures, et tout ce qu’il avait oublié dès longtemps ; touts’anime, prend une apparence, atteint à des hauteurs vertigineuseset tourbillonne autour de lui. Il voit s’ouvrir devant ses yeux desjardins magiques et fastueux, naître et mourir des villes entières,des cimetières entiers lui envoyer leurs morts ressuscités, desraces entières grandir et décroître, et chacune de ses pensées sematérialisait autour de son chevet de malade, chaque rêve prenaitcorps en naissant, de telle sorte qu’il n’avait plus d’idéesspirituelles, mais des mondes physiques et des constructionstangibles d’idées. Et il se voyait lui-même perdu comme un grain desable dans cet étrange univers, infranchissable, infini, et ilsentait la vie peser de tout son poids sur son indépendance et lepoursuivre sans trêve comme une éternelle ironie. Et il se voyaitmourir et tomber en poussière sans espérance de résurrection pourl’éternité. Et il cherchait où s’enfuir, sans trouver un coin pourse cacher dans cet abominable monde. Enfin, éperdu d’horreur, ilréunit ses forces, jeta un cri et s’éveilla…

Il s’éveilla baigné d’une sueur glaciale.Autour de lui régnait un silence de mort. La nuit était profonde.Mais il lui semblait que quelque part se continuait encore lemerveilleux conte, qu’une voix enrouée ressassait l’interminablerécit qu’il croyait reconnaître. Et cela parlait de forêt sombre,de brigands audacieux, d’un gaillard déterminé presque semblable àStegnka Razine, et de joyeux compagnons, et de bourlakis [6], et d’une jolie fille, et de la mèreVolga [7]. N’était-ce pas une illusion ?Entendait-il vraiment ? Une heure entière il resta ainsi auxécoutes, les yeux ouverts, immobile, dans une torpeur douloureuse.Enfin il s’assit avec précaution, et se réjouit de se sentir assezfort, d’une force que sa terrible maladie n’avait pas épuisée. Ledélire avait cessé, la réalité recommençait. Il s’aperçut qu’ilétait encore vêtu comme lors de sa conversation avec Catherine eten conclut qu’il ne devait pas s’être écoulé beaucoup de tempsdepuis le matin où elle l’avait quitté. Une sorte de fièvre devolonté enflammait son sang. En tâtant le long du mur il trouva ungrand clou fiché en haut de la cloison contre laquelle était rangéson lit, et s’y suspendant de tout le poids de son corps il sedressa et parvint avec peine jusqu’à une certaine fente quifiltrait dans la chambre une très-faible lumière. Il appliqua un deses yeux à cette fente et se mit à regarder en retenant sarespiration.

Dans un coin de la chambrette des logeurs il yavait un lit, et, devant le lit, une table couverte d’un tapisencombré de livres de grand et antique format, reliés comme desmissels. Contre le mur était clouée une image aussi vieille quecelle qu’Ordinov avait dans sa propre chambre. Devant l’imagebrûlait une lampe. Le vieux Mourine était étendu sur son lit,malade, pâle comme la laine, couvert d’une fourrure. Il tenait unlivre ouvert sur ses genoux. Catherine était couchée sur un bancprès du lit, un bras autour de la poitrine du vieillard, la têtepenchée sur son épaule. Elle le regardait avec des yeux attentifs,tout brillants d’un étonnement enfantin, et semblait écouter avecune curiosité infinie ce qu’il lui racontait. Par moments, la voixdu conteur s’élevait, l’animation se peignait sur sa figure blême,il fronçait le sourcil, ses yeux jetaient des éclairs, et Catherinesemblait frissonner de terreur. Alors quelque chose qui ressemblaità un sourire apparaissait sur les traits du vieillard, et Catherineaussi souriait, doucement. Par moments les larmes brillaient dansses yeux, et le vieillard la caressait comme un enfant, et ellel’étreignait plus fortement de son bras nu, si blanc ! etlaissait amoureusement rouler sa tête sur la poitrine dumalade.

Ordinov se demandait si tout cela n’était pasun rêve. Il parvenait à s’en convaincre, mais le sang lui montait àla tête, et les veines de ses tempes se gonflaient. Il lâcha leclou, se leva de son lit, et en chancelant, sans comprendrelui-même son action, marcha comme un somnambule jusqu’à la portedes logeurs et se laissa violemment tomber contre cette porte. Leverrou rouillé céda avec fracas, et Ordinov se trouva au milieu dela chambre à coucher des logeurs. Il vit Catherine tressaillir etse lever en sursaut ; il vit la fureur étinceler dans les yeuxdu vieillard, sous ses sourcils énormes violemment contractés, ettout à coup sa figure devenir affreuse. Il vit encore le vieillardsaisir, sans le quitter des yeux, le fusil pendu au mur. Il vitenfin la lueur du canon braqué droit sur lui, d’une main malassurée et que la fureur faisait trembler… Un coup de feu retentit,puis un cri surhumain, sauvage, lui succéda, et quand la fumée futdissipée, Ordinov aperçut un terrible spectacle. Frémissantd’horreur, il se pencha sur le vieillard. Mourine gisait par terre,tordu dans des convulsions, absolument défiguré et les lèvresblanches d’écume. Ordinov comprit que le malheureux était en proieà une épouvantable attaque d’épilepsie. Il aida Catherine à lesoigner.

Chapitre 3

 

Ce fut une nuit d’angoisse.

Le lendemain, de bonne heure, malgré safaiblesse et la fièvre qui ne l’avait pas quitté, Ordinov sortit.Dans la cour il rencontre le dvornik. Cette fois, le Tartare, duplus loin qu’il le vit, ôta sa casquette et le regarda sansdissimuler sa curiosité. Puis, comme s’il eût regretté cemouvement, il reprit son balai tout en surveillant en dessousOrdinov qui venait à pas lents. Ordinov commença :

– N’as-tu rien entendu, cettenuit ?

– Oui, j’ai entendu.

– Qu’est-ce que cet homme ? quefait-il ?

– Tu as loué tout seul, hein ?Renseigne-toi donc tout seul, ça ne me regarde pas.

– Parleras-tu, à la fin ! s’écriaOrdinov hors de lui dans un accès d’impressionnabilitémaladive.

– Que t’ai-je fait ?… C’est ta fauteaussi : pourquoi as-tu fait peur à ton logeur ?… Tu sais,le fabricant de cercueils qui est en bas, il est sourd ; ehbien, il a tout entendu ! et sa femme, qui est sourde aussi, atout entendu, comme lui ! et dans l’autre cour, c’est loin,hein ? on a tout entendu ! Me voilà obligé d’aller chezle commissaire.

– J’irai moi-même, répondit Ordinov en sedirigeant vers la porte cochère.

– Eh ! comme tu voudras, c’est toiqui as loué… Barine, barine, attends !

Ordinov se retourna. Le dvornik, avecpolitesse, toucha le bord de sa casquette.

– Eh bien ?

– Si tu y vas, j’irai chez lepropriétaire.

– C’est-à-dire ?

– Vaut mieux t’en aller.

– Imbécile ! dit Ordinov, et ilreprit son chemin.

– Barine, barine, attends !

Le dvornik toucha de nouveau sa casquette etrit en montrant ses dents.

– Écoute, barine, modère-toi. Pourquoitourmenter un pauvre homme ? C’est un péché, Dieu ne le veutpas, entends-tu ?

– Entends toi-même : prends cela etdis-moi ce que c’est que cet homme.

– Ce que c’est ?

– Oui.

– Je te l’aurais dit sans argent.

Le dvornik prit son balai, l’agita une ou deuxfois, puis, attentivement et solennellement, regarda Ordinov.

– Tu es un bon barine, mais si tu ne peuxpas t’entendre avec un brave homme, fais à ta guise, voilà monavis.

Le Tartare donna à son regard une expressionplus intense, presque courroucée, et reprit son balai. Enfin, ils’approcha mystérieusement d’Ordinov, et accompagnant ses parolesd’un geste très-expressif :

– Voilà ce qu’il est.

– Quoi ? Comment ?

– La tête n’y est plus.

– Comment ?…

– C’est parti ! Oui, c’est parti,répéta-t-il avec un air de plus en plus mystérieux. Il est malade…Il avait une barque, une grande barque, et une autre, et encore uneautre. Il naviguait sur le Volga. (Moi aussi je suis du Volga.) Ilavait aussi une fabrique, mais elle a brûlé, et voilà ! Latête n’y est plus.

– Il est fou ?

– Non !… Non !… reprit-il aprèsune pose. Pas fou, très-fort au contraire. Il sait tout, il alu ! il a lu ! il a lu ! il a tout lu… Il disaitl’avenir, oui ; quelqu’un venait : c’est deux roubles,trois roubles, quarante roubles ; puis il regardait le livre,le feuilletait et disait toute la vérité. Mais l’argent sur latable, d’abord l’argent : sans argent rien.

Et le Tartare, qui semblait entrer de grandcœur dans les intérêts de Mourine, se mit à rire de joie.

– Alors c’est un sorcier ? Il dit labonne aventure ?

– Hum !… grogna le dvornik enhochant affirmativement de la tête avec vivacité, – oui, il dit lavérité, et il prie Dieu, il prie beaucoup, et puis tout à coup sonmal le prend…

Et le Tartare répéta son geste expressif. Ence moment quelqu’un l’appela de l’autre cour, et bientôt aprèsparut un petit homme vêtu d’une touloupe [8], voûté, lescheveux gris. Il toussotait, trébuchait, regardait la terre etparlait tout seul. On aurait pu le croire tombé en enfance.

– Le maître ! le maître !murmura vivement le dvornik en saluant Ordinov, et arrachant sacasquette, il courut vers le petit vieux dont le visage ne semblaitpas inconnu à Ordinov. Du moins, il pensait l’avoir déjà rencontré.Mais ne trouvant dans cette circonstance rien d’étonnant, ilsortit. Le dvornik lui faisait l’effet d’être un coquin de premièreforce. – Le farceur rusait avec moi, pensait-il, Dieu sait ce quise cache ici…

Il était déjà loin dans la rue. Peu à peu lecours de ses pensées changea. Le jour était gris et froid, la neigevoltigeait. Ordinov se sentait transi. Il lui semblait que la terrevacillait sous ses pieds. Tout à coup une voix connue, une voixdoucereuse et agréable lui souhaita le bonjour.

– Yaroslav Iliitch ! ditOrdinov.

Devant lui se tenait un homme d’une trentained’années, fort, les joues colorées, petit de taille, avec de petitsyeux gris languissants, le sourire aux lèvres, et vêtu… comme doitêtre vêtu un Yaroslav Iliitch. Il tendit obséquieusement la main àOrdinov. – Ils s’étaient connus juste un an auparavant, dans larue, par hasard. À ce caractère si facilement liant YaroslavIliitch joignait la faculté extraordinaire de trouver partout desgens nobles et bons, possédant les manières de la plus hautesociété, instruits surtout et doués au moins de talent. Maisquoique Yaroslav Iliitch eût une voix de ténor extrêmementdoucereuse, il avait dans ses intonations, en causant même avec sesplus intimes amis, quelque chose d’aigu et d’impératif quiéloignait toute contradiction et n’était peut-être, en somme, quela conséquence d’une habitude.

– Par quel hasard ? s’écria YaroslavIliitch avec l’expansion de la joie la plus sincère.

– Je demeure ici.

– Depuis longtemps ? continuaYaroslav Iliitch en élevant déjà sa note, je n’en savais rien. Maisje suis votre voisin ! Moi aussi je demeure dans ce quartierdepuis un mois que je suis revenu du gouvernement de Riazan. Et jevous tiens, mon noble ami, le plus ancien de mes amis ! – Etil se mit à rire avec bonhomie. – Sergeev, cria-t-il tout à coup,attends-moi chez Tarassov et dis au dvornik d’Olsoufiev de serendre immédiatement au bureau. J’y serai dans une heure…

En donnant ces ordres d’un ton bref, le finYaroslav Iliitch prit Ordinov sous le bras et l’emmena dans untraktir.

– Il faut bien causer un peu après un silong temps passé sans nous voir. Eh bien, comment vont vosaffaires ? ajouta-t-il en affectant un ton respectueux et enbaissant mystérieusement la voix. – Toujours dans lessciences ?

– Oui, toujours, répondit Ordinovdistraitement.

– Ah ! que c’est noble !Vassili Mikhaïlovitch, que c’est noble ! (Ici Yaroslav Iliitchserra fortement la main d’Ordinov.) Vous serez l’ornement de notresociété. Que Dieu vous aide dans la carrière que vous avezchoisie !… Mon Dieu, que je suis content de vous avoirrencontré ! Que de fois j’ai pensé à vous ! Que de foisje me suis dit : Où est notre bon, notre généreux, notrepénétrant Vassili Mikhaïlovitch ?

Ils prirent un cabinet particulier, YaroslavIliitch commanda une zakouska [9], de lavodka [10], puis s’assit et se mit à contemplerOrdinov avec affection.

– J’ai beaucoup lu, commença-t-il d’unevoix insinuante. J’ai lu tout Pouchkine.

Ordinov, toujours distrait, le regarda.

– Quelle étonnante connaissance de lapassion ! Mais avant tout permettez-moi de vous remercier.Vous m’avez fait tant de bien en me suggérant avec votre noblessenaturelle des pensées justes !…

– Vous exagérez.

– Non pas ! non pas ! J’aime lajustice, et je suis fier d’avoir au moins gardé ce sentiment.

– Voyons, vous n’êtes pas juste pourvous-même ! Et quant à moi, ma foi…

– Non, c’est la vérité même !répliqua chaleureusement Yaroslav Iliitch. Que suis-je encomparaison de vous, voyons ?

– Oh ! oh !…

– Mais si !

Il y eut un silence.

– D’après vos conseils, j’ai abandonné demauvaises relations, j’ai un peu adouci mes manières brutales,reprit Yaroslav Iliitch avec affabilité. Pendant mon temps libre jereste le plus souvent chez moi ; le soir, je fais une lectureutile et… je n’ai qu’un désir, Vassili Mikhaïlovitch : êtreutile à ma patrie…

– Je vous ai toujours tenu pour une noblenature, Yaroslav Iliitch.

– Comme vous savez mettre du baume dansle cœur !… Noble jeune homme !…

Yaroslav Iliitch serra avec effusion la maind’Ordinov.

– Mais vous ne buvez pas, remarqua-t-ilquand son émotion fut calmée.

– Je ne puis, je suis malade.

– Malade ? oui, en effet. Et depuisquand ? Voulez-vous que je vous indique un médecin qui vousguérirait ? Voulez-vous ? Je vais aller moi-même chezlui… Un très-habile homme…

Yaroslav Iliitch prenait déjà son chapeau.

– Merci, je n’aime pas à me soigner, etj’ai peur des médecins.

– Comment peut-on parler ainsi !Mais je vous répète que c’est un très-habile homme, continuaYaroslav Iliitch d’un ton suppliant. Dernièrement, – permettez-moide vous raconter cela, mon cher Vassili Mikhaïlovitch, – vint chezlui un pauvre serrurier. Il dit : « Voilà… Je me suispercé la main avec mon outil, guérissez-moi. » SemenPafnoutyitch, voyant le malheureux menacé de la gangrène, se décidaà lui couper le bras. Il a opéré devant moi, mais d’une tellefaçon, si noble… je veux dire si merveilleuse, que, je vousl’avoue, n’était la pitié pour la souffrance humaine, j’aimerais cespectacle, tant c’est simple, curieux… Mais où et quand êtes-voustombé malade ?

– En déménageant. Je viens de melever.

– Mais vous êtes encore très-mal, vous nedevriez pas sortir. Et alors vous n’êtes plus dans votre ancienlogement. Pourquoi donc ?

– Ma logeuse a quittéSaint-Pétersbourg.

– Douma Savischna ! Vraiment ?La bonne et noble vieille ! Savez-vous que j’avais pour elleune estime presque filiale ? Il y avait quelque chose denoble, d’antique dans cette vie finissante. On voyait en elle unesorte d’incarnation de notre bon vieux temps… c’est-à-dire de ce…quelque chose de… de poétique !… s’écria enfin YaroslavIliitch, confus et rougissant jusqu’aux oreilles.

– Oui, c’était une brave femme.

– Mais permettez-moi de vousdemander : Où habitez-vous maintenant ?

– Tout près d’ici, dans la maison deKorschmarov.

– Je le connais, un respectablevieillard. Je suis avec lui, j’ose le dire, sur un pied d’intimité.La belle vieillesse !

Les lèvres d’Yaroslav Iliitch tremblaientd’attendrissement. Il demanda un second verre de vodka et unepipe.

– Ce n’est pas une sous-location ?Vous êtes dans vos meubles ?

– Non, chez des locataires.

– Qui donc ? Je les connaispeut-être.

– Chez Mourine, un mechtchanine, un grandvieillard…

– Mourine… Mourine… Mais permettez, c’estsur la cour de derrière, au-dessus du fabricant de cercueils.

– Précisément.

– Hum !… et vous êtestranquille ?

– Mais je viens d’emménager.

– Hum !… Je voulais seulement dire…Hum !… Et vous n’avez rien remarqué d’insolite ?

– Ma foi…

– C’est-à-dire, oui, vous êtes évidemmenttrès-bien si votre chambre vous plaît… Ce n’est pas ce que jevoulais dire, j’allais vous prévenir, mais connaissant votrecaractère… Comment le trouvez-vous, ce vieuxmechtchanine ?

– Il me semble très-malade.

– Oui, il souffre beaucoup… et alors vousn’avez rien remarqué… Lui avez-vous parlé ?

– Très-peu. Il est si taciturne et sirogue !…

– Hum !…

Yaroslav Iliitch resta pensif.

– Un malheureux homme, dit-il après unsilence.

– Lui ?

– Oui, malheureux, et en même tempsétrange et intéressant au delà du possible. Du reste, puisqu’il nevous inquiète pas, pardon d’avoir attiré votre attention sur cesujet, mais j’aurais voulu savoir…

– Mais vous piquez ma curiosité.Dites-moi ce qu’il est. D’ailleurs, demeurant chez lui, j’aiintérêt à…

– Voyez-vous, on dit que cet homme a ététrès-riche. Il était commerçant, comme vous l’avez sans douteentendu dire. Mais il a été ruiné. Pendant un orage plusieurs deses barques chargées de marchandises ont coulé. Sa fabrique,confiée, je crois, à un de ses plus proches parents, a étéincendiée, et ce parent a péri dans l’incendie. Convenez que voilàde terribles malheurs ! Alors, dit-on, Mourine est tombé dansun grand désespoir. On craignit pour sa raison, et, en effet, dansune querelle avec un autre marchand qui avait aussi des barques surle Volga, il se montra tout à coup si bizarre que tout ce qu’il fitpar la suite fut attribué à la folie. Avis que je partageraisvolontiers. J’ai entendu parler avec détail de quelques-unes de sessingularités. Enfin il lui arriva un dernier malheur, une vraiefatalité qu’on ne peut expliquer que par l’influence maligne de ladestinée.

– Quoi donc ?

– On dit que, dans une crise de folie, ila attenté à la vie d’un jeune marchand que jusqu’alors ilaffectionnait beaucoup. Il en fut si désolé quand il revint à luiqu’il était au moment de se donner la mort. Voilà du moins ce qu’onraconte. J’ai moins de renseignements sur ce qu’il fit ensuite. Oncroit cependant qu’il se soumit pendant de longues années à unepénitence religieuse… Mais qu’avez-vous, VassiliMikhaïlovitch ? Mon récit vous fatigue…

– Non, non ! Au nom du ciel !Continuez, continuez… Vous disiez qu’il a fait une pénitencereligieuse. Mais il n’est pas seul…

– Je ne sais pas. On dit qu’il étaitseul. Du moins nul autre n’était mêlé à cette affaire. Du reste, àpart cela, je ne sais plus rien, si ce n’est…

– Si ce n’est ?…

– Je sais seulement… c’est-à-dire… non,je n’ai plus rien à ajouter… Je voulais seulement vous prévenir quesi vous trouviez en lui quelque chose d’extraordinaire, sortant ducours normal des choses, eh bien ! il faudrait penser que toutcela est une conséquence de ses nombreux malheurs.

– Il est très-religieux, un vraibigot.

– Je ne pense pas, Vassili Mikhaïlovitch.Il a tant souffert ! Moi, je crois qu’il a bon cœur.

– Il n’est plus fou, maintenant, n’est-cepas ? Il est sain d’esprit.

– Oh ! certes. Je puis vous legarantir, j’en jurerais, il a le plein usage de ses facultés.Seulement, comme vous l’avez remarqué avec justesse, il esttrès-étrange et très-religieux. C’est même un homme fortintelligent. Il parle bien, avec franchise, avec adresse. Sa vietourmentée est écrite sur son visage. Ah ! c’est un curieuxhomme, très-versé dans les livres.

– Ne lit-il pas sans cesse des livres depiété ?

– Oui-da ! c’est un mystique.

– Comment ?

– Oui, c’est un mystique. Je vous discela entre nous, et je puis même ajouter qu’on l’a sévèrementsurveillé pendant un certain temps. Cet homme avait une influenceredoutable sur ceux qui venaient le consulter.

– Quelle influence ?

– Vous me croirez si vous voulez… Il nevivait pas encore dans ce quartier. Alexandre Ignatiévitch, uncitoyen honorable, un bourgeois estimé, occupant une hautesituation et jouissant de la considération universelle, vint unjour le voir par curiosité avec un certain lieutenant. Il frappe àla porte. Mourine ouvre et, l’étrange homme ! le regardefixement au visage. (C’est sa manière : quand il veut bienêtre utile, il regarde fixement les gens au visage ;autrement, il les renvoie.) Puis il dit brutalement : – Quevoulez-vous, messieurs ? – Votre art doit vous l’apprendresans que nous ayons besoin de vous le dire, répond AlexandreIgnatiévitch. – Venez donc avec moi dans une autre chambre, repritMourine, en s’adressant sans hésiter juste à celui des deux quivenait le consulter. Alexandre Ignatiévitch ne m’a pas dit ce quise passa ensuite, mais il sortit pâle comme un linge. La même chosearriva à une dame du grand monde. Elle aussi sortit pâle comme unlinge, tout en larmes, étonnée de l’éloquence de cet homme eteffrayée de ses prédictions.

– C’est étrange. Mais maintenant il nes’occupe plus de cela ?

– On le lui a sévèrement défendu. Et il ya d’autres curieux exemples !… Un jour, un jeunesous-lieutenant, la fleur et l’espérance d’une grande famille, semoquait de lui : « De quoi ris-tu ? lui dit levieillard courroucé, sais-tu ce que tu seras dans troisjours ? » Et il croisa ses mains l’une sur l’autre,signifiant ainsi un cadavre.

– Eh bien ?

– Je n’ose pas le croire, mais on dit quela prédiction se réalisa. Il a un don, voyez-vous, VassiliMikhaïlovitch… Vous riez ? Je sais que vous êtes bien plussavant que moi, mais je crois en lui, ce n’est pas un charlatan.Pouchkine lui-même rapporte une histoire pareille…

– Hum ! je ne veux pas vouscontredire… Vous avez dit, je crois, qu’il demeure seul.

– Je ne sais pas… Il a, je crois, aveclui sa fille.

– Sa fille ?

– Oui, ou peut-être sa femme. Je saisqu’il y a une femme chez lui. Je l’ai entrevue, mais sans prêterattention…

– Hum ! c’est étrange…

Ordinov resta rêveur. Yaroslav Iliitch aussise mit à rêver. Il était ému par la rencontre de son ami et aussipar la satisfaction que lui causaient les intéressants récits qu’ilvenait de faire en si bon style. Et il restait là, fumant sa pipeet contemplant Vassili Mikhaïlovitch. Mais tout à coup il se levaet prit un air affairé.

– Déjà une heure ! Je m’oublie… Moncher Vassili Mikhaïlovitch, je bénis encore une fois le sort pourcette heureuse rencontre. Mais il est temps. Permettez-moi d’allervous voir dans votre cabinet de savant.

– Je vous en prie, vous me ferez plaisir.J’irai aussi vous voir quand j’aurai le temps.

– Faut-il croire cette bonnepromesse ? Vraiment vous me rendriez service, vous me rendriezun grand service. Vous ne pouvez vous imaginer quelle joie vousm’avez causée.

Ils sortirent du traktir. Sergeev volait déjàà leur rencontre et expliqua précipitamment à Yaroslav Iliitch queWiern Emelienovitch daignait venir. En effet, bientôt arrivèrentdeux bons et rapides chevaux attelés à une poletka [11] ; le cheval de côté [12] était le plus remarquable. YaroslavIliitch serra comme dans un étau la main « d’un de sesmeilleurs amis », toucha son chapeau et partit à la rencontredu drojki [13]. Tout en marchant, il se retourna deuxfois, saluant Ordinov et lui faisant des signes de tête.

Ordinov se sentait une telle fatigue, unetelle détente morale et physique qu’il pouvait à peine se traîner.Il eut du mal à parvenir jusqu’à sa maison. Sur le seuil de laporte cochère il rencontra encore le dvornik, qui avaitattentivement observé les adieux d’Ordinov et d’Yaroslav Iliitch.D’assez loin encore le Tartare fit au jeune homme un signe commepour l’inviter à venir lui parler. Mais Ordinov passa sans leregarder.

Dans l’escalier il se heurta assez rudementcontre une petite figure grise qui sortait de chez Mourine les yeuxbaissés.

– Que Dieu me pardonne mes péchés !dit tout bas la petite figure en s’aplatissant contre le mur avecl’élasticité d’un bouchon.

– Ne vous ai-je point fait mal ?

– Non, je vous remercie humblement pourvotre attention… Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !…

Et le petit homme, tout en toussotant et ensoupirant, et en murmurant des patenôtres, acheva de descendre avecprécaution. C’était le propriétaire que le dvornik semblait tantredouter. Alors seulement Ordinov se rappela l’avoir déjà vu, lorsde son emménagement, chez Mourine. Il se sentait irrité et agité,et, sachant son imagination et son impressionnabilité tenduesjusqu’aux dernières limites, il résolut de se méfier de lui-même.Peu à peu, il tomba dans une sorte de torpeur. Il était oppressé.Son cœur angoissé et meurtri était comme noyé de larmesintérieures.

Il se jeta sur son lit, qu’on avait fait, etse mit à écouter. Il entendit deux respirations, l’une lourde,maladive, saccadée, l’autre légère, mais inégale, comme si elleaussi était oppressée, comme si un autre cœur battait là du mêmeélan, de la même passion que son cœur à lui. Il surprenait parfoisle froissement d’une robe ou le bruit léger de pas légers, et cebruit résonnait en lui doucement et douloureusement. Enfin, ilentendit ou crut entendre des sanglots, un soupir et une prière. Etalors il se la représenta, agenouillée devant l’image, lesmains désespérément jointes et tendues… – Qu’a-t-elle donc ?Pour qui prie-t-elle ? À quelle invincible passion estassujetti son cœur ? Pourquoi donc ce cœur est-il devenu uneinépuisable fontaine de larmes ?…

Tout ce qu’elle lui avait dit résonnait encoredans ses oreilles comme une musique, et à chacune de ses parolesqu’il se rappelait, qu’il se répétait pieusement, son cœurrépondait par un battement sourd… Eh quoi ! tout cela,n’était-ce pas un songe ?… Mais aussitôt toute la scènedernière entre elle et lui revint à sa mémoire, se rejoua devantson imagination, et il revit Catherine si triste, oh ! sitriste ! il crut de nouveau sentir sur ses lèvres cette chaudehaleine, – et ces baisers !…

Il ferma les yeux et s’oublia dans une sortede demi-sommeil…

… Une horloge sonna au loin. Il étaittard. La nuit tombait…

Tout à coup, dans son demi-sommeil, il luisembla qu’elle se penchait encore sur lui, qu’elle le regardaitavec ses yeux merveilleusement clairs, étincelants de larmes dejoie, ses yeux doux et clairs comme la coupole azurée du cielimmense par une belle journée. Et tout son visage était silumineux, son sourire brillait d’un bonheur si profond, elle sepenchait avec un élan si enfantin et si amoureux à la fois sur lesépaules d’Ordinov que, succombant à la joie, il poussa ungémissement. Elle lui parla, elle lui dit de tendres paroles, et ilreconnut cette musique qui vibrait dans son cœur. Et il aspiraitavidement l’air échauffé, électrisé par l’haleine de la jeunefille. Il tendit les bras, soupira, ouvrit les yeux…

Elle était là, penchée sur lui, éplorée,frémissante d’émotion, pâle de terreur. Elle lui parlait, elleimplorait de lui quelque chose, tantôt en joignant les mains,tantôt en le caressant de ses bras nus. Il la saisit, l’attiracontre lui, et elle s’abattit toute frémissante sur sapoitrine.

Chapitre 4

 

– Qu’as-tu ? qu’est-ce ? ditOrdinov, complètement revenu à lui et tenant toujours la jeunefille serrée dans une étroite étreinte. Qu’as-tu, Catherine ?Qu’as-tu, mon amour ?

Elle sanglotait doucement, les yeux baissés,le visage caché dans la poitrine du jeune homme. Longtemps encoreelle fut incapable de parler, toute secouée par un tremblementnerveux.

– Je ne sais pas ! dit-elle enfin,suffoquée par les larmes, je ne sais pas, répéta-t-elle d’une voixà peine intelligible. Je ne me rappelle pas comment je suis entréechez toi… – Et elle se blottit plus étroitement encore contre lui,et comme contrainte par une influence irrésistible, elle lui baisales épaules, les mains et la poitrine, puis, terrassée par ledésespoir, elle se laissa tomber à genoux, couvrit son visage deses mains et appuya sa tête sur les genoux du jeune homme.

Il se hâta de la relever, la fit asseoirauprès de lui ; mais le visage de la jeune fille restait commeinondé de honte, et, des yeux, elle suppliait Ordinov de ne pas laregarder ; un sourire pénible effleurait ses lèvres, ellesemblait au moment de succomber à une nouvelle crise de désespoir.Ses terreurs revenaient, maintenant elle écartait Ordinov avecméfiance, évitait son regard et à toutes ses questions ne répondaitqu’à mi-voix, la tête baissée.

– Tu as eu un cauchemar peut-être ?lui demandait Ordinov, tu as rêvé ?… Ou bien lui,lui, n’est-ce pas ? t’aura fait peur… Il a ledélire ? il est sans connaissance ? Peut-être aura-t-ildit des choses que tu ne dois pas entendre… Est-ce cela ?

– Non, je n’ai pas rêvé, réponditCatherine maîtrisant avec peine son agitation, je n’ai même pas pudormir. Lui, il est longtemps resté sans rien dire… Uneseule fois il m’a appelée, je me suis approchée de lui, mais ildormait ; je lui ai parlé, il ne m’a pas répondu, il nem’entendait pas. Quelle crise il a eue ! Ah ! que Dieului soit en aide ! J’avais le cœur plein d’une si amèreangoisse !… et j’ai prié longtemps !… et j’ai priélongtemps !…

– Ma Catherine ! ma vie !…C’est hier que tu auras eu peur…

– Non, je n’ai pas eu peur.

– Cela est-il déjàarrivé ?

– Oui, cela arrive…

Elle frémit et se serra contre Ordinov commeun enfant.

– Écoute, dit-elle en cessant brusquementde pleurer, je ne suis pas venue chez toi pour rien. Ce n’est paspour rien qu’il m’était si pénible de rester seule… Ne pleure plus,ne pleure plus pour le chagrin des autres ! Garde tes larmespour tes « jours noirs [14] », quand tu serasmalheureux et seul, sans personne pour te consoler… Écoute :as-tu une liouba [15] ?

– Non… Je n’en avais pas… avant toi.

– Avant moi ?… Tu m’appelles taliouba, alors ?

Sa physionomie exprimait le plus profondétonnement. Elle voulut parler, puis y renonça et baissa les yeux.Elle rougissait, ses yeux s’éclairaient plus étincelants à traversles larmes qui perlaient encore à ses cils. Avec une sorte demalice mêlée de honte elle jeta un coup d’œil sur Ordinov etaussitôt baissa de nouveau les yeux.

– Non, ce n’est pas moi qui serai tapremière liouba, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle, pensive, tandisqu’un sourire entr’ouvrait ses lèvres. Non ! dit-elle encoreen riant, cette fois, franchement, ce n’est pas moi, frère, quiserai ta lioubouschka.

Elle leva les yeux ; à sa gaieté soudaineavait succédé une mélancolie si désespérée, elle était de nouveauen proie à une telle agitation qu’une immense pitié, la pitiéirraisonnée qu’excitent les malheurs inconnus, s’empara d’Ordinov,et il considéra Catherine avec une ineffable angoisse.

– Écoute ce que je veux te dire, dit-elleen prenant dans ses mains celles du jeune homme et en s’efforçantde réprimer ses sanglots, écoute bien, écoute, ma joie !Retiens ton cœur, aime-moi, mais autrement. Tu t’épargneras ainsibien des malheurs, tu te sauveras d’un ennemi terrible, et tu aurasune sœur au lieu d’une liouba. Je viendrai chez toi si tu veux, etje te caresserai, et je ne regretterai jamais de t’avoir connu.Sais-tu ? Depuis deux jours que tu es malade je ne t’ai pasquitté ! Prends-moi donc pour ta petite sœur. Ce n’est pas envain que je t’ai appelé frère ! Ce n’est pas en vain que j’aiprié pour toi la Vierge en pleurant ! Tu ne trouveras jamaisune sœur pareille. Ah ! une liouba ! puisque c’est uneliouba que ton cœur demande… tu pourrais chercher dans le mondeentier, tu ne trouverais pas une telle liouba. Et je t’aimeraistoujours comme maintenant ; je t’aimerais parce que ton âmeest pure, claire, transparente, parce que, dès le premier jour,j’ai compris que tu serais l’hôte de ma maison, l’hôtedésiré ! (Et ce n’était pas inutilement que tu demandais àentrer chez nous !) que je t’aimerais parce que tes yeux,quand tu me regardes, sont aimants et disent ton cœur. Quand ilsparlent, tes yeux, je sais tout ce qui se passe en toi. Et c’estpourquoi je voudrais te donner pour ton amour ma vie et lachère petite liberté [16], car ilest doux d’être même l’esclave de celui dont on a le cœur… Mais mavie n’est plus à moi, et la chère petite liberté est perdue.Prends-moi pour ta sœur et sois mon frère. Que je puisse être prèsde ton cœur si de nouveau les chagrins et la maladie t’accablent.Seulement fais que je puisse venir sans honte et sans regret cheztoi, et passer avec toi, comme aujourd’hui, toute la longue nuit…M’as-tu entendue ? m’as-tu ouvert ton cœur comme à unesœur ? m’as-tu comprise ?…

Elle voulait parler encore, elle le regarda,mit une main sur l’épaule du jeune homme et enfin, épuisée, tombasur sa poitrine. Sa voix mourut dans un sanglot passionné. Son seins’agitait, son visage rayonnait comme l’étoile du soir.

– Ma vie !… murmura Ordinov.

Sa vue se troublait, la respiration luimanquait.

– Ma joie !…

Il ne savait quel mot dire, il tremblait devoir son bonheur se dissiper en fumée ; il se croyait le jouetd’une hallucination, tout se troublait devant ses yeux.

– Ma reine !… Je ne puis tecomprendre, je ne sais plus ce que tu viens de me dire, mes idéesse perdent, mon cœur me fait mal…

Sa voix s’éteignit. Catherine se serra plusprès de lui. Il se leva, et, accablé, brisé, épuisé, il tomba àgenoux. Sa poitrine était soulevée par les sanglots, et sa voix,sortant droit de son cœur, tremblait comme une corde de violon, detoute la plénitude d’un transport inconnu, d’un transport et d’unbonheur inconnus !

– Qui es-tu, ma chérie ? d’oùviens-tu, ma colombe ? disait-il en s’efforçant de retenir sessanglots. De quel ciel as-tu volé dans le mien ? Il me semblevivre dans un songe, je ne puis croire à ton être… Mais ne me faispas de reproches, laisse-moi parler, laisse-moi tout te dire, tout…Il y a longtemps que je voulais te parler !… Qui es-tu, quies-tu, ma joie ?… Comment as-tu trouvé le chemin de moncœur ? Y a-t-il longtemps que tu es ma sœur ?… Dis-moitoute ton histoire, comment tu as vécu jusqu’à cette heure, le nomde l’endroit où tu habitais, qui tu as d’abord aimé, quellesétaient tes joies et tes tristesses… Vivais-tu dans un pays chaud,sous un ciel pur ?… Qui aimais-tu ? qui t’aimait avantmoi ? Vers qui pour la première fois ton âme a-t-ellecrié ?… Avais-tu une mère ? Te caressait-elle quand tuétais petite fille ? Ou, comme les miens, tes premiers regardsse sont-ils perdus dans un désert ? As-tu toujours vécu commeaujourd’hui ? Quelles étaient tes espérances ? quelavenir rêvais-tu ? Lesquels de tes désirs ont été réalisés etlesquels trompés ?… Dis-moi tout !… Pour qui ton cœur dejeune fille se troubla-t-il pour la première fois ? à quil’as-tu donné ?… Et que faut-il donner pour l’obtenir ?Que faut-il donner pour t’avoir ?… Dis-moi, ma lioubouschka,ma lumière, ma petite sœur, dis-moi comment je pourrai arriver àtoucher ton cœur !…

Ici sa voix se brisa de nouveau, et il penchason front. Mais quand il leva les yeux, une terreur muette le glaçasubitement, et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête.

Catherine était blême, immobile, les lèvresbleues comme celles d’une morte, le regard fixe et voilé. Elle seleva lentement, fit deux pas, et avec un cri déchirant tomba devantl’image. Des paroles sans suite s’échappèrent de sa bouche, enfinelle s’évanouit. Ordinov, épouvanté, la releva et la porta sur sonlit, et il resta près d’elle, interdit, ne sachant que faire. Uninstant après, elle ouvrit les yeux, se souleva sur le lit, regardaautour d’elle, puis, saisissant la main d’Ordinov, elle l’attira àelle en s’efforçant de parler. Mais la voix lui manqua. Enfin elleéclata en sanglots. Ses larmes brûlaient la main d’Ordinov.

– J’ai mal, oh ! que j’ai mal !bégaya-t-elle avec une peine infinie. Oh ! je vais mourir…

Elle voulait parler encore, mais sa langue seroidit et ne put articuler un seul mot. Elle regarda avec désespoirOrdinov, qui ne la comprenait pas. Il s’approcha davantage et tâchad’écouter… Enfin, il entendit qu’elle disait d’une voix basse, maisnette :

– Ensorcelée ! on m’aensorcelée ! perdue !

Ordinov leva la tête et considéra la jeunefille avec un étonnement farouche. Une pensée terrible lui traversal’esprit et se traduisit sur son visage par un frémissementconvulsif.

– Oui, ensorcelée, continua-t-elle, leméchant homme m’a ensorcelée, lui, c’est lui qui m’aperdue !… Je lui ai vendu mon âme… Pourquoi donc, pourquoim’as-tu rappelé ma mère ? Pourquoi me tourmenter, toiaussi ? Que Dieu te juge et te pardonne !

Elle se remit à pleurer.

– Il dit, – reprit-elle tout bas avec unaccent mystérieux, – que quand il sera mort, il viendra cherchermon âme pécheresse… Je suis à lui, il m’a pris mon âme… et il metourmente ! Il me lit dans les livres… Tiens, regarde, voicison livre ! voici son livre !… Il dit que j’ai commis unpéché mortel… Regarde, regarde donc…

Elle lui tendait un livre. Ordinov ne remarquapas d’où elle le tirait, il le prit machinalement et l’ouvrit.C’était un volume comparable à ceux des vieux Raskolniki[17]. Mais il ne pouvait fixer sonattention, le livre lui tomba des mains. Il étreignit doucementCatherine et s’efforça de la calmer.

– Allons, disait-il, on t’a fait peur,mais je suis auprès de toi maintenant, repose-toi de tout sur moi,ma sœur, mon amour, ma lumière.

– Tu ne sais rien, rien ! –répondit-elle en crispant ses mains autour de celles d’Ordinov, –je suis toujours ainsi !… J’ai toujours peur… Et alors je vaischez lui. Parfois, pour me rassurer, il fait des incantations,parfois il prend son livre, le plus grand, et lit sur moi.Ce sont toujours des choses graves, terribles ! Je ne saistrop quoi, je ne comprends pas toujours, mais ma peur redouble. Ilme semble que ce n’est pas lui qui parle, mais quelqu’un deméchant, qu’on implorerait en vain, que rien ne pourrait apaiser,et je me sens un poids, un poids sur le cœur !… Et je souffreplus alors, bien plus qu’auparavant !

– Ne va donc pas chez lui ! Pourquoiy vas-tu ?

– Et pourquoi suis-je venue cheztoi ? Je ne le sais pas davantage… Il me dit :Prie ! prie ! Et je me lève, dans le noir de la nuit, etje prie longtemps, longtemps, des heures entières. Souvent je meursde sommeil, mais la peur me tient éveillée, et alors il me semblequ’un orage s’amoncelle contre moi, qu’un malheur me menace, queles méchants veulent me tuer, et que les saints et les angesrefusent de me défendre… et je me remets à prier, à prier, jusqu’àce que l’image de la Madone me regarde avec miséricorde. Alors jevais me coucher, comme morte. Mais quelquefois je m’endors parterre, à genoux devant l’image, et quelquefois aussi c’est lui quime réveille : il m’appelle, il me caresse, il me rassure, etje me sens mieux, je me sens forte auprès de lui et je ne crainsplus le malheur. Car il a la puissance ! Il y a une vertu danssa parole !

– Mais quel malheur peux-tucraindre ? Quel malheur ?

Catherine pâlit encore. Ordinov crut voir uncondamné à mort qui n’attend plus de grâce.

– Moi ? je suis une fillemaudite ! J’ai tué une âme ! Ma mère m’a maudite !J’ai fait le malheur de ma propre mère !…

Ordinov l’étreignit en silence. Elle se serracontre lui avec un tremblement convulsif.

– Je l’ai enfouie dans la terre humide[18], reprit-elle en frissonnant aux visionsde l’irrémissible passé. – Il y a longtemps que je veux parler.Mais il me le défend toujours ; il me supplie de me taire, etpourtant, par ses reproches, par ses colères, c’est lui-mêmequelquefois qui ranime toutes mes souffrances. C’est mon ennemi,mon bourreau. Et dans la nuit tout me revient, comme à présent…Écoute, écoute ! – Il y a longtemps déjà que tout cela estarrivé, il y a bien longtemps ! Je ne sais même plus quand, etpourtant je revois tout comme si c’était d’hier, comme un rêve dela veille qui m’aurait serré le cœur durant toute la nuit. Lechagrin abrège le temps… Mets-toi, mets-toi plus près de moi. Je tedirai tout mon malheur, et si tu peux m’absoudre, moi qu’une mère amaudite, je te donnerai ma vie.

Ordinov voulut l’interrompre, mais ellejoignit les mains en lui demandant de l’écouter au nom de sonamour, et, dominée par une toujours croissante inquiétude, elle semit à parler. Ce fut un récit sans suite, le flux et le refluxd’une âme en tempête. Mais Ordinov comprit tout, car leurs viess’étaient mêlées, et leurs malheurs ; et dans chacune desparoles de Catherine, il voyait, reconnaissait son propre ennemi.N’était-ce pas le vieillard de ses rêves d’enfant, – Ordinov lecroyait, – qui tyrannisait cette pauvre âme de naïve jeune fille etla profanait avec une inépuisable méchanceté ?

– … C’était une nuit comme celle-ci, maisplus orageuse. Le vent hurlait dans notre forêt !… Je nel’avais jamais entendu si fort, ou bien me semblait-il qu’il en fûtainsi, parce que cette nuit devait être celle de monmalheur ?… Sous notre fenêtre un chêne fut rompu. C’était unarbre splendide : un vieux mendiant disait que, déjà dans sonenfance, il l’avait vu tel, aussi grand, aussi beau. Dans cettemême nuit… oh ! oui, je me rappelle tout comme si c’étaithier !… Dans cette même nuit les barques de mon père furentdétruites sur la rivière, et lui, quoique malade, il alla, aussitôtque les pêcheurs vinrent le prévenir, à la fabrique, voir lui-mêmele désastre. Nous restâmes seules, ma mère et moi. Je sommeillais.Elle était triste, et pleurait à chaudes larmes… ah ! je saisbien pourquoi ! Elle venait d’être malade, elle était toutepâle encore et me disait de lui préparer son linceul… Tout à coup,à minuit, on entend frapper à la porte ; je sursaute sur monlit, ma mère jette un cri, je la regarde en tremblant, puis jeprends la lanterne, et vais, toute seule, ouvrir la porte cochère…C’était lui ! Ma peur redouble. J’avais toujours eupeur de lui, toujours, aussi loin que je puis merappeler ! Iln’avait pas encore les cheveux blancs, sa barbe était noire commedu goudron ; ses yeux, deux charbons ardents ! Et pas uneseule fois encore il ne m’avait regardée avec douceur.

– Ta mère est-elle à la maison ? medemanda-t-il.

– Mon père n’y est pas, dis-je, et jefermai la petite porte.

– Je le sais bien…

Et tout à coup il me regarda, il me regardad’une telle façon !…

C’était la première fois qu’il me regardaitainsi. Je fis quelques pas, il restait immobile.

– Pourquoi ne venez-vous pas ?

– Je réfléchis [19].

Nous allions entrer dans la chambre.

– Pourquoi m’as-tu dit que ton père n’estpas à la maison, quand je t’ai demandé si ta mère yétait ?

Je ne répondis pas… Ma mère parut effrayée etse jeta vers lui : il la regarda à peine. – Je remarquais toutcela. – Il était mouillé, il grelottait ; l’orage l’avaitpoursuivi pendant vingt verstes [20]. D’oùvenait-il ? où habitait-il ? Ma mère ne le savait pasplus que moi. Il y avait déjà neuf semaines que nous ne l’avionsvu… Il jeta son bonnet, ôta ses gants. Mais il ne pria pas devantl’image, ne salua personne et s’assit auprès du feu…

Catherine passa la main devant ses yeux commepour écarter une apparition pénible, mais un instant après ellereleva la tête et poursuivit :

– Il se mit à parler avec ma mère enlangue tartare. Je ne connais pas cette langue. – D’ordinaire,quand il venait, on me renvoyait. Mais, cette nuit-là, ma pauvremère n’osa dire un mot à son propre enfant, et moi, moi, dont déjàl’esprit immonde envahissait l’âme, j’avais une sorte de mauvaisejoie à voir l’horrible embarras de ma mère… Je vois qu’on meregarde, qu’on parle de moi. Elle se met à pleurer. Tout à coup jele vois prendre son couteau… (Et ce n’était pas la premièrefois : depuis quelque temps il menaçait souvent ma mère…) Jeme lève, je me pends à sa ceinture, je cherche à lui arracher soncouteau : il grince des dents, veut me repousser, me frapperdans la poitrine, mais sans réussir à se défaire de moi. Je penseque ma dernière heure est venue, mes yeux se convulsent, je tombepar terre, mais sans crier. Alors je le vois ôter sa ceinture,retrousser sa manche, et me tendant le couteau et me montrant sonbras nu, il me dit : « Coupe donc ! je t’aioffensée, venge-toi, orgueilleuse fille, et je te saluerai jusqu’àterre. » Je prends le couteau et le jette, les yeux baissés eten souriant sans desserrer les lèvres. Puis je regarde les yeuxtristes de ma mère, je la regarde impudemment, et mon insolentsourire ne quitte pas mes lèvres. Ma mère était pâle comme unemorte…

Ordinov écoutait attentivement cet incohérentrécit. Mais peu à peu l’intensité même de ses souvenirs calma lapauvre fille. Comme un flot dans la mer, son angoisse actuelle sedispersait dans son ancien malheur.

– Il remit son bonnet sur sa tête, sanssaluer. Je repris la lanterne pour l’accompagner, au lieu de mamère qui, toute malade, voulait le suivre. Nous gagnons sans parlerla porte cochère. J’ouvre la petite porte, et je repousse leschiens. Alors je le vois ôter son chapeau et me saluer. Puis iltire de sa poche une petite boîte en cuir rouge, il l’ouvre, et j’yvois briller une quantité de diamants : « J’ai, medit-il, dans le faubourg une liouba, et je voulais les lui offrir.Mais c’est toi qui les auras, belle fille. Ornes en ta beauté,prends-les, fût-ce pour les fouler aux pieds. » Je les pris,je ne les foulai pas aux pieds (dans ma pensée, je ne voulais paslui faire tant d’honneur…). Je les pris par méchanceté, sachantbien ce que j’en voulais faire, et, rentrée dans la chambre, je lesmis sur la table devant ma mère. Elle resta un moment silencieuse,comme si elle eut redouté de me parler. Puis elle pâlit encore etme dit :

– Qu’est-ce donc, Katia ?

– C’est pour toi, ma mère ; lemarchand t’a apporté cela, je ne sais rien de plus.

Des larmes lui jaillirent des yeux, larespiration lui manqua.

– Ce n’est pas pour moi, Katia, ce n’estpas pour moi, méchante fille, ce n’est pas pour moi !…

Je me rappelle avec quelle amertume, oh !avec quelle amertume ! elle me dit cela. Toute son âmepleurait ! Je la regardai, j’eus un instant l’envie de mejeter à ses pieds, mais le mauvais esprit me ressaisitaussitôt.

– Eh bien ! dis-je, si ce n’est paspour toi, c’est sans doute pour mon père. À son retour je luidonnerai cette boîte et je lui dirai : Des marchands sontvenus et ont oublié chez nous leur marchandise.

Alors ma mère pleura de plus belle, ma pauvremère !

– Je lui dirai moi-même quels marchandssont venus et quelle marchandise ils venaient prendre… Je luiapprendrai quel est ton père, fille sans cœur ! Tu n’es plusma fille, tu es un serpent… tu es maudite !

Je garde le silence, les larmes ne me viennentpas… Ah ! c’était comme si tout fût mort en moi à ce moment…Je rentrai dans ma chambre, et toute la nuit j’entendis l’orage, eten moi aussi, il y avait un orage.

Cependant cinq jours se passent. Vers le soirdu cinquième jour arrive mon père, morne, menaçant. Il dit qu’ilest tombé malade en route. Mais je vois sa main bandée de linge, jecomprends qu’il a rencontré un ennemi sur sa route, et quelle estsa maladie. Je devine aussi quel est cet ennemi ; jem’explique tout. Il ne parle pas à ma mère, ne me demande pas,appelle tous les ouvriers, ordonne d’arrêter le travail dans lafabrique et de s’apprêter à défendre la maison… Mauvais signes,tout cela… Et nous attendons, et la nuit commence, – encore unenuit d’orage. J’ouvre ma fenêtre, je pleure, et mon cœur me brûle.Je voudrais m’échapper de ma chambre, m’en aller loin, loin, aubout du monde, là où naissent l’éclair et l’orage… et ma poitrinede jeune fille s’agite violemment. Tout à coup, déjà tard, –étais-je assoupie, au plutôt mes pensées s’étaient-elleségarées ? – j’entends frapper à la vitre.

– Ouvre !

Je vois un homme escalader ma fenêtre au moyend’une corde, et je reconnais aussitôt cet hôte inattendu. J’ouvre,et je le laisse entrer dans ma chambre. Sans ôter son bonnet, ils’assied sur le banc, haletant, presque sans respiration, comme unhomme poursuivi, et qui a couru longtemps. Je m’écarte, et sanssavoir pourquoi je me sens pâlir.

– Le père est à la maison ?

– Oui.

– Et la mère ?

– Ma mère aussi.

– Alors, tais-toi, écoute :entends-tu ?

– J’entends.

– Quoi ?

– Siffler sous la fenêtre.

– Eh bien ! belle fille, veux-tufaire tomber la tête d’un ennemi ? Appelle ton père et damneton âme ! je t’obéirai. Prends cette corde et lie-moi si lecœur t’en dit. C’est une occasion de te venger.

Je garde le silence.

– Parle donc !

– Que veux-tu ?

– Je veux me délivrer d’un ennemi, faire,comme je le dois, mes adieux à mon ancienne liouba, et à lanouvelle, à la jeune, à toi, belle fille, donner mon âme !

Je me mis à rire. Je ne puis m’expliquercomment j’avais pu comprendre son cynique langage.

– Laisse-moi donc, belle fille, entrerdans la maison, saluer les maîtres…

Je frémis, mes dents claquent. Pourtant jevais ouvrir la porte, je le laisse entrer dans la maison, etseulement sur le seuil, réunissant mes forces, je luidis :

– Prends donc tes diamants et ne me faisplus de cadeau… Et je lui jetai la boîte.

Ici Catherine s’arrêta pour reprendre haleine.Elle frissonnait comme une feuille. Le sang lui montait au visage,ses yeux étincelaient à travers ses larmes, et une respirationsifflante soulevait sa poitrine. Puis elle pâlit de nouveau etreprit d’une voix basse, tremblante, triste, inquiète :

– Alors je suis restée seule. Il mesemblait que l’orage m’enserrait de toutes parts. Tout à coup uncri retentit, puis un bruit de pas précipités dans la cour, etj’entendis cette clameur : La fabrique est en feu !… Jeme blottis dans un coin. Tout le monde partit. Il ne restait dansnotre maison que ma mère et moi, et je savais qu’elle étaitmourante. Depuis trois jours elle ne quittait plus le lit où elledevait mourir. Et je le savais, fille maudite !… Un nouveaucri… au-dessous de ma chambre… un cri faible comme celui d’unenfant qui rêve… puis le silence. J’éteins ma bougie, mon sang seglace, je cache mon visage dans mes mains, j’ai peur de regarder.Encore une clameur, toute proche : les ouvriers reviennent dela fabrique. Je me penche à la fenêtre, je vois mon père porté surune civière, mort, j’entends qu’ils disent entre eux :« Il a fait un faux pas. Il est tombé de l’échelle dans lacave chauffée à blanc, c’est le diable qui l’y a poussé… » Jeme jette sur mon lit et j’attends, toute roide, sans savoir qui niquoi j’attends. Combien de temps restai-je ainsi ? Je ne m’ensouviens plus. Je sais seulement que je me sentais comme balancée,la tête lourde ; la fumée me piquait les yeux, et j’étaisheureuse de penser que j’allais bientôt mourir. Tout à coup, jesens qu’on me soulève par les épaules, je regarde autant que lafumée me le permet : lui ! lui tout brûlé, son cafetanplein de cendres !…

– Je viens te chercher, belle fille.Sauve-moi, puisque c’est toi qui m’as perdu. Je me suis damné pourtoi ! Car comment jamais expier cette nuit maudite ?…Peut-être, si nous priions ensemble…

Et il riait, l’homme épouvantable !

– Montre-moi par où il faut sortir pouréviter les gens.

Je pris son bras et le conduisis. Nouspassâmes le corridor, – j’avais les clefs, – j’ouvris la porte d’uncabinet noir, et lui montrai la fenêtre : elle donnait sur lejardin. Il me saisit entre ses bras puissants et sauta avec moi dela fenêtre. Nous courûmes longtemps en nous tenant par la main, etnous atteignîmes une forêt épaisse et sombre. Là il s’arrêta pourécouter.

– On nous poursuit, Katia, on nouspoursuit, belle fille ! Mais l’heure de la mort n’est pasencore venue. Embrasse-moi, belle fille, pour le bonheur et l’amouréternel !

– Et pourquoi vos mains sont-ellesensanglantées ?

– J’ai coupé la gorge de vos chiens, machère. Ils aboyaient contre l’hôte tardif… Allons !

Nous nous remettons à courir. Au détour d’unsentier nous apercevons le cheval de mon père. Il avait rompu sabride et s’était sauvé de l’écurie : il n’avait pas voulu selaisser brûler !…

– Monte avec moi, Katia, Dieu nous envoieun aide… Tu ne veux pas ? Tu as peur de moi ? Je ne suispas un hérétique, un impur ; je vais me signer si tuveux !

Et il se signa. Je montai, il me serra contrelui, sur sa poitrine, et je m’oubliai, comme dans un rêve… Quand jerevins à moi, nous étions au bord d’un large fleuve. Nousdescendîmes, il s’avança dans l’oseraie, et j’aperçus bientôt unepetite barque qu’il y avait cachée.

– Adieu, dit-il, adieu, bon cheval !cherche un nouveau maître, les anciens t’abandonnent tous.

Je me jetai vers le cheval de mon père et jel’embrassai. Puis nous nous assîmes dans la barque, il prit lesrames, et bientôt nous perdîmes de vue le bord. Alors il leva lesrames et regarda tout autour sur l’eau.

– Salut ! cria-t-il, Volga, ma mère,mon beau fleuve orageux, la fontaine inépuisable où boivent tousles enfants de Dieu ! Ma mère nourricière ! As-tusurveillé mon bien pendant mon absence ? Mes marchandisessont-elles en bon état ?… Eh ! prends tout, si tu veux,l’orageux, l’insatiable ! mais permets-moi de garder, decaresser ma perle sans prix !… Et toi, dis donc un mot, bellefille, un seul mot ! Éclaire l’orage, soleil ! Lumière,dissipe la nuit !

Il parlait et riait à la fois, pour merassurer ; mais je ne pouvais supporter son regard. Je brûlaisde honte. Il m’était impossible de parler. Il le comprit.

– Soit ! dit-il, – sa voix étaitpleine de tristesse, – soit ! On ne peut rien contre lanécessité. Que Dieu te pardonne, ma colombe, orgueilleuse et bellefille ! Mais se peut-il que tu me haïsses à ce point ?Suis-je donc si répugnant, déjà !

J’écoutais, et la colère me prenait, – maisc’était la colère d’amour !

– Que je te haïsse ou non, cela ne teregarde pas ! Où aurais-tu trouvé une autre jeune fille assezinsensée, assez effrontée pour t’ouvrir sa chambre dans le noir dela nuit ? Je t’ai vendu mon âme par un péché mortel ! Moncœur était fou, je n’ai pu le retenir ! Je me suis préparébien des larmes !… Mais toi, ne te réjouis pas du malheurd’autrui comme un voleur ! Ne te ris pas d’un cœur de jeunefille !…

Je dis tout cela malgré moi et j’éclatai ensanglots. Il me regarda silencieusement, et son regard me fittrembler.

– Écoute donc, belle fille ! medit-il, et ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel. Ce n’est pasune vaine parole que je vais te dire. Tant que tu voudras me donnerdu bonheur, tu seras à moi. Mais s’il t’arrive de ne plus m’aimer,ne parle pas, ne dépense pas de mots inutiles. Pas decontrainte ! Mais fronce seulement tes sourcils de zibeline,détourne seulement ton œil noir, remue seulement ton petit doigt,et je te rendrai ton amour avec ta chère petite liberté dorée. Maisalors, ô ma beauté orgueilleuse, je mourrai !

Et je sentis toute ma chair sourire à cesparoles.

Une émotion profonde interrompit Catherine.Mais elle reprenait déjà haleine tout en souriant à une nouvellepensée et se disposait à continuer, quand son regard rencontra leregard enflammé d’Ordinov rivé sur elle. Elle tressaillit, voulutparler, mais le sang lui afflua au visage. Comme prise de folie,elle se jeta sur l’oreiller… Ordinov était plein d’un troubleinfini. Il lui semblait que du poison brûlait son sang. Et c’étaitune souffrance aiguë qui augmentait avec chaque mot du récit deCatherine. Il se sentait saisi d’un emportement sans but, d’unepassion vaine et invincible. Par moments il voulait crier à lajeune fille : « Tais-toi ! » Il voulait sejeter à ses pieds, la supplier de lui rendre la douceur de sespremières souffrances, alors qu’il ignorait tout d’elle, de luirendre ses premiers élans, si vagues et si purs, ses premièreslarmes déjà depuis longtemps séchées. Et maintenant ses larmes nepouvaient plus couler, le sang inondait son cœur ; il necomprenait plus ce que lui disait Catherine, il avait peur d’elle.À cette heure, il maudissait son amour ; il suffoquait, cen’était plus du sang, mais du plomb fondu qui coulait dans sesveines.

– Ah ! ce n’est pas cela mon plusgrand chagrin, dit Catherine en relevant subitement la tête, cen’est pas cela mon chagrin, ce n’est pas cela ! répéta-t-elled’une voix changée, tout le visage contracté et les yeux secs, cen’est pas cela ! ce n’est pas cela ! On n’a qu’une mèreet je n’en ai plus, et pourtant que m’importe ma mère ! Quem’importe la malédiction de son atroce dernière heure ! Quem’importe ma vie de jadis ! et ma chambrette chaude ! etma liberté de jeune fille ! Séduction, trafic de mon âme et lepéché éternel pour un instant de bonheur, que m’importe ! Cen’est pas cela ! ce n’est pas cela, quoique cela soit maperte ! Mon plus grand chagrin, celui qui me rend l’âme amère,c’est que je suis l’esclave enchantée de ma honte, c’est que j’aimemon opprobre, c’est que je me complais comme en un bonheur ausouvenir de mon déshonneur ! Voilà ma misère ! Mon cœurest sans force et sans colère contre mon péché…

La respiration lui manqua, un sanglothystérique lui serra la gorge, un souffle saccadé desséchait seslèvres, sa poitrine se soulevait et s’abaissait profondément, uneindignation étrange enflammait son regard. Mais en ce même momenttant de charme était répandu sur son visage, chaque ligne de sestraits vibrait d’une telle beauté, tant de passion y éclatait queles pensées noires d’Ordinov se dissipèrent et qu’il ne se sentitplus qu’un désir : presser son cœur contre le cœur de la jeunefille, et laisser son cœur tout oublier près de ce cœur et battredu même rhythme orageux. Leurs regards se rencontrèrent, ellesourit et il se sentit pris entre un double courant de feu…

– Pitié ! grâce ! –soupira-t-il. Sa voix tremblait, il était si près d’elle que leurssouffles se confondaient. – À ton tour tu m’as ensorcelé. Je nesais pas ton chagrin, mais je vois que mon âme a perdu son repos…Oublie-le, ton chagrin ! et dis-moi ce que tu voudras,ordonne, je t’obéirai ! Mais viens avec moi ! Ne melaisse pas mourir !

Catherine le regardait sans bouger. Ellevoulut l’interrompre, prit sa main, mais les paroles luimanquèrent. Un singulier sourire apparut lentement sur ses lèvres,et l’on eût dit que le rire voulait percer sous ce sourire.

– Je ne t’ai pas tout dit, reprit-elleenfin, d’une voix exaltée, j’ai bien des choses encore à te conter.Mais voudras-tu les entendre, voudras-tu les entendre, cœurardent ? Écoute ta sœur, tu n’as sans doute pas encore compristout son malheur. Je pourrais te dire comment j’ai vécu avec luitout un an, mais je ne te le dirai pas… et quand l’année futécoulée, il descendit avec ses amis vers le fleuve, et je restaiseule, à l’attendre, chez celle qu’il appelait sa mère. Jel’attendis un mois, deux mois. Puis, un jour, je rencontre dans lefaubourg un jeune marchand. Je le regarde, et le souvenir de mesannées jolies, de mes premières années, me revient.

– Lioubouchska, sœur, me dit-il aprèsavoir échangé avec moi quelques paroles, je suis Alioscha, tonfiancé. Te souviens-tu que les vieillards nous ont fiancés quandnous étions encore enfants ? M’as-tu oublié ?Rappelle-toi, je suis de ton pays…

– Et que dit-on de moi dans notrepays ?

Alioscha sourit.

– On raconte que tu te conduis mal, merépondit-il, que tu as oublié ta vertu de jeune fille et que tu visavec un brigand, un preneur d’âmes.

– Et toi, que dis-tu de moi ?

Il tressaillit.

– Je ne disais rien de bon, je ne disaisrien de bon… Mais je me tais depuis que je te vois. Ah ! tum’as perdu ! Achète-moi donc, toi aussi, mon âme, prends-la,prends mon cœur, belle fille, joue-toi de mon amour. Je suisorphelin, maintenant, je suis mon maître, mon âme n’appartient qu’àmoi. Je n’ai pas fait comme une certaine fille qui a tué en elle lesouvenir, je n’ai pas vendu mon âme. Et que disais-je :Achète-la ! Elle n’est pas à vendre, je la donne pourrien : c’est par-dessus le marché !

Je me mis à rire, et ce n’est pas une seulefois ni deux qu’il me tint ce langage. Il demeura tout un mois à lacampagne, abandonnant ses marchandises, ses amis. Il vécut seul,tout seul. J’eus pitié de ses larmes d’orphelin. Un matin je luidis :

– Alioscha, aujourd’hui à la tombée de lanuit, attends-moi auprès de la berge. Nous irons ensemble chez toi.J’en ai assez, de ma vie de misère.

La nuit vient. Je fais un petit paquet de meshardes. J’avais le cœur triste à la fois et joyeux. Tout à coup, jevois entrer mon patron. – Je ne l’attendais pas.

– Bonjour !… Viens vite, il y auraun orage sur la rivière, et le temps passe.

Je le suivis. Nous prenons le chemin de larivière. Il y avait loin ! Nous apercevons un petit bateau. Unrameur que je connais bien y est assis : on devine à sonattitude qu’il attend quelqu’un.

– Bonjour, Alioscha. Dieu te soit enaide ! Quoi ? tu t’es attardé et tu vas maintenant tehâter pour rejoindre tes barques ? Emmène-nous, mon bongarçon, ma femme et moi, vers nos amis. Il y a loin, j’ai laissépartir le bateau, et je ne pourrais faire toute cette distance à lanage.

– Viens donc, dit Alioscha.

Toute mon âme tressaillit en entendant savoix.

– Assieds-toi, continua-t-il, le vent està tout le monde, et tout le monde aura sa place dans mon palais deplanches.

Nous montons. La nuit est sombre ; pasd’étoiles, grand vent ; les vagues s’élèvent, et nous sommesdéjà à une verste du bord.

Personne encore n’a parlé.

– Un orage, dit mon patron, un oragesérieux. Depuis que je me connais, je n’en ai pas encore vu depareil sur la rivière. Ce sera tout à l’heure une vraie tempête. Cebateau est trop chargé, et nous ne pourrons y tenir trois.

– Non, nous ne pourrons y tenirtrois ; il paraît que l’un de nous est de trop.

En prononçant ces mots, la voix d’Alioschatremblait comme une corde de violon.

– Eh bien, Alioscha, je t’ai connu petitenfant. J’étais le camarade de ton père, et nous mangions ensemblele pain et le sel. Dis-moi donc, Alioscha, ne pourrais-tu pasatteindre le bord sans le bateau, ou préfères-tu perdre pour rienton âme ?

– Non, je n’irai pas. Et toi, bravehomme ? S’il t’arrive de boire un coup de trop en route, ehbien, c’est un mauvais moment à passer.

– Je n’irai pas non plus, la rivière neme porterait pas. Or, écoute maintenant, toi, Catherinouschka, montrésor. Je me rappelle une nuit semblable. Seulement les vaguesétaient moins grosses, et les étoiles brillaient, et la lune. Jeveux tout simplement te demander si tu as oublié cette nuit-là.

– Je m’en souviens, dis-je.

– Tu te souviens donc aussi, n’est-cepas ? d’un certain pacte ; comment un homme de cœurexpliqua à une belle fille de quelle manière, quand il ne luiplairait plus, elle pourrait lui reprendre sa chèreliberté ?

– Je m’en souviens aussi.

Je ne savais plus si je vivais ou si j’étaismorte.

– Tu t’en souviens aussi ? eh bien,voici que nous sommes un de trop dans ce bateau. L’heure de l’un denous a sonné. Dis-nous donc, ma chère, dis-nous, ma colombe, duqueldes deux c’est l’heure, ne dis qu’un mot…

Je n’ai pas dit ce mot…

Catherine n’acheva pas.

– Catherine ! appela derrière euxune voix, une voix sourde et enrouée.

Ordinov tressaillit. Mourine était à la porte.À peine couvert d’une fourrure, horriblement pâle, il les couvraitd’un regard presque fou. Catherine pâlit et le regarda aussi,fixement, comme fascinée.

– Viens chez moi, Catherine, dit lemalade d’une voix à peine intelligible, et il sortit de lachambre.

Catherine continuait à regarder le seuil commesi le vieillard était encore devant elle. Mais tout à coup son sangbrûla ses joues pâles, elle se leva lentement.

Ordinov se rappela leur premièrerencontre.

– À demain donc, meslarmes ! – dit-elle avec un bizarre sourire. Rappelle-toioù j’en suis restée : « Choisis des deux, bellefille, qui te plaît et qui te déplaît ! » T’ensouviendras-tu ? attendras-tu encore une petitenuit ?

Elle posa ses mains sur les épaules du jeunehomme et le regarda tendrement.

– Catherine, n’y va pas, n’achève pas tonmalheur ! il est fou…

– Catherine ! cria-t-on derrière lacloison.

– Eh bien, quoi ! Il me tuerapeut-être ! répondit Catherine avec le même sourire. Bonnenuit à toi que je ne me lasserais jamais de contempler, mon pauvrefrère !…

Sa tête roulait sur la poitrine d’Ordinov, etde nouvelles larmes arrosaient son visage.

– Ce sont mes dernières larmes !Endors ton chagrin, mon doux ami. Demain tu te réveilleras plusjoyeux… – Et elle l’embrassa passionnément.

– Catherine ! Catherine !murmura Ordinov en tombant à genoux devant elle, et en s’efforçantde la retenir, – Catherine !

Elle se retourna, lui fit un signe de tête ensouriant, et sortit de la chambre. Ordinov l’entendit entrer chezMourine. Il retint son souffle et écouta ; le vieillard setaisait, ou peut-être avait-il de nouveau perdu connaissance.Ordinov n’entendit plus rien. Il voulut aller lui-même chez levieillard, mais ses jambes se dérobèrent, et il s’affaissa sur lelit.

Chapitre 5

 

Longtemps après qu’il se fut éveillé, Ordinovne put se rendre compte de l’heure. Était-ce le crépuscule du matinou celui du soir ? Combien de temps avait duré sonsommeil ? En tout cas, il sentait que ce sommeil avait étémorbide. Il passa la main sur son visage comme pour écarter lesfantômes de la nuit. Mais quand il voulut se lever, ses membresbrisés lui refusèrent leur service. La tête lui tournait, ilfrissonnait. En même temps que la conscience, la mémoire luirevenait, et il tressaillit en revivant en un seul éclair desouvenir toute la nuit précédente. Ses sensations étaient sivivantes qu’il ne pouvait se croire séparé de cette nuit par delongues heures : n’était-ce pas à l’instant même ?Catherine ne venait-elle pas de le quitter ? Ses yeux étaientmouillés de larmes : étaient-ce les larmes de cette nuitterrible, ou des larmes nouvelles ? Et, chose étrange, sasouffrance lui était douce, quoiqu’il sentît clairement que sonorganisme ébranlé ne pourrait supporter une seconde secoussesemblable. Un instant, se croyant près de mourir, – tant sesimpressions s’exaltaient ! – il s’apprêtait à recevoir la mortcomme un hôte désiré. Puis un si puissant transport envahit son âmeque son activité vitale se tendit à se rompre. Son âme brûlait,flambait à se consumer en un moment, à s’éteindre pourtoujours.

Soudain une voix chanta. C’était une harmoniecomparable à ces musiques intérieures familières à l’âme aux heuresde joie. Tout près de lui, presque au-dessus de sa tête, la voixclaire et ferme de Catherine chantait une chanson douce etmonotone. La voix montait, s’abaissait, puis expirait en uneplainte, comme si elle s’absorbait en l’angoisse intime d’un désirinassouvi, maîtrisé, dérobé sans issue au fond d’un cœurlanguissant. Puis elle reprenait en roulades de rossignol, parfaitsymbole d’une invincible passion, et s’épandait en une merd’harmonies puissantes comme les premières heures de l’amour. Ondistinguait aussi les paroles, simples, sentimentales,merveilleusement appropriées à la mélodie. Mais Ordinov lesoubliait. La musique seule le touchait. Au simple et naïfrécitatif, il substituait d’autres paroles qui répondaient mieuxaux détours cachés, – cachés à lui-même ! – de sa proprepassion, des paroles toutes pleines d’elle ! Etc’était tantôt le dernier gémissement de la passion sans espérance,tantôt, au contraire, le cri de joie du cœur qui a enfin brisé seschaînes et se livre, libre et serein, à un noble amour. Et tantôt,c’étaient les premiers serments de l’amante, la pudeur parfumée despremières rougeurs, et l’éclair des larmes, et les chuchotementsmystérieux et timides ; tantôt le désir stérile d’une vestale,orgueilleuse et joyeuse de sa force, sans voiles, sans mystères, etqui, avec un rire lumineux, ouvre largement ses yeux enivrés…

Ordinov n’attendit pas la fin de la chanson,il se leva, et la chanson s’interrompit aussitôt.

– Ce n’est plus ni bon matin, ni bonjourqu’on peut te dire, mon désiré. Bonsoir ! Lève-toi, viens cheznous, viens pour que je me réjouisse. Nous t’attendons, le patronet moi, tous deux prêts à te servir. Éteins ta haine dans tonamour, si le ressentiment de l’offense habite encore ton cœur. Disune bonne parole.

Ordinov suivit Catherine. Il comprenait àpeine qu’il allait chez le logeur. La porte s’ouvrit devant lui, etclair comme le soleil lui apparut le sourire de sa merveilleuselogeuse. Il ne vit, il n’entendit qu’elle, et son cœur déborda dejoie.

– Il y a deux aubes de passées depuis quenous nous sommes vus, dit-elle en lui tendant la main. La deuxièmesoirée s’achève, regarde le ciel. Ce sont les deux aubes de l’âmed’une jeune fille, – ajouta-t-elle en riant, – celle qui faitrougir de la première honte son visage, quand son âme seuletteparle pour la première fois, et la seconde, l’aube brûlante quifait monter à son front son sang vermeil. Viens chez nous, viens,bon garçon. Pourquoi rester sur le seuil ? Honneur et amour àtoi ! Reçois le salut du patron.

Avec un rire musical, elle prit Ordinov par lamain et le fit entrer.

Il baissa les yeux, craignant de la regarder.Il sentait qu’elle était si merveilleusement belle qu’il nepourrait supporter sa vue. Et jamais, en effet, elle n’avait été sibelle ! Le rire d’une joie réelle étincelait pour la premièrefois sur son visage. Sa main frémissait dans celle d’Ordinov, et,s’il avait levé les yeux, il aurait vu un sourire vainqueurilluminer ceux de la jeune fille.

– Lève-toi donc, vieillard !dit-elle enfin comme si elle revenait à elle. Dis à notre hôte uneparole affable. Un hôte est un frère. Lève-toi, homme altier,orgueilleux vieillard. Salue ton hôte, et prends-le par sa mainblanche [21].

Pour la première fois Ordinov pensa à Mourine.Les yeux du vieillard semblaient s’éteindre dans une angoissesuprême. Il regardait fixement Ordinov, avec ce même regard chagrinet fou qu’Ordinov n’avait pas oublié. Mourine était couché, mais àdemi vêtu, et, sans doute, il était déjà sorti dans la matinée. Soncou était couvert d’un foulard rouge. Il portait des pantoufles.Évidemment la maladie commençait à le quitter, mais il était encoreterriblement pâle et jaune. Catherine, auprès de lui, s’appuyaitd’une main à la table, et les observait attentivement. Mais lesourire ne quittait pas ses lèvres. Il semblait que tout se fît parsa volonté.

– Ah ! c’est toi, dit Mourine selevant, et s’asseyant sur son lit, c’est toi, mon locataire. J’aides torts envers toi, barine, je t’ai offensé sans le savoir, j’aijoué du fusil. Mais qui diable eût pu croire que tu étaisépileptique ? Moi aussi, – ajouta-t-il d’une voix enrouée enfronçant le sourcil, et en détournant involontairement les yeux. –Quand le malheur vient, il ne frappe pas à la porte, il entre commeun voleur. N’ai-je pas failli, l’autre jour, lui mettre un couteaudans le cœur, à elle-même ! Je suis malade, j’ai des crises.Maintenant, tu sais tout. Assieds-toi, et sois mon hôte.

Ordinov le regardait à son tour fixement.

– Assieds-toi donc, assieds-toi !cria le vieillard avec impatience, assieds-toi, puisqu’elle leveut ! Alors vous voilà devenus frère et sœur ? Vous vousaimez comme deux amoureux…

Ordinov s’assit.

– Regarde donc ta sœur, – continua levieillard en riant, et en découvrant ses deux rangées de dentsblanches, dont pas une ne manquait. À votre aise ! Est-ellebelle, ta sœur, barine ? réponds-moi. Regarde donc comme sesjoues sont roses ! Regarde-la donc, rends hommage à sa beauté,montre que ton cœur saigne pour elle !

Ordinov jeta au vieillard un regard irrité.Mourine tressaillit sous ce regard. Une rage sourde bouillonnaitdans la poitrine du jeune homme. Une sorte d’instinct animall’avertissait qu’il était en présence de son ennemi mortel. Mais ilne s’expliquait pas le comment et le pourquoi de cette rencontre.Son esprit était comme paralysé.

– Ne regarde pas… dit une voix derrièrelui.

Il se retourna.

– Ne regarde pas, ne regarde pas, tedis-je, puisque le mauvais esprit te tente. Aie pitié de taliouba !

Et soudain, tout en souriant, elle couvrit desa main, par derrière, les yeux du jeune homme. Puis aussitôt, elleôta ses mains, et en couvrit son propre visage. Mais elle sentitque le rouge de ses joues se voyait entre ses doigts, et ellevoulut affronter sans crainte les rires et les regards des deuxhommes. Tous deux la considéraient en silence, Ordinov avec unesorte d’étonnement amoureux, comme s’il voyait pour la premièrefois une si redoutable beauté, le vieillard attentivement etfroidement. On ne pouvait rien lire sur son visage impassible,seulement ses lèvres bleuissaient et frémissaient légèrement.

Catherine s’approcha de la table, enleva leslivres, les papiers, et posa le tout sur la fenêtre. Elle respiraitprécipitamment, avec saccades, et parfois elle aspirait l’air avecavidité, comme s’il allait lui manquer. Sa poitrine rondes’enflait, et s’abaissait comme une vague près du bord. Elle avaitles yeux, baissés, et ses cils noirs brillaient, comme desaiguillons fraîchement aiguisés, sur ses joues claires.

– Fille de czar ! dit le vieux.

– Ma reine !… murmura Ordinov. Maisaussitôt, il reprit sa présence d’esprit en sentant peser sur luile regard du vieillard, un regard tout étincelant de méchanceté etde froid mépris. Ordinov voulut se lever. Mais une force invincibleclouait ses pieds au sol. Il se rassit en crispant ses poings. Ilne pouvait croire que tout cela fût réel. Il s’imaginait être laproie d’un cauchemar, et que le sommeil morbide pesait encore surses paupières. Et, chose étrange, il n’avait pas le désir des’éveiller.

Catherine ôta le vieux tapis, ouvrit uncoffre, y prit un tapis précieux tout brodé de soie écarlate et or,et en couvrit la table. Puis, d’un antique nécessaire de voyage enargent, elle sortit trois gobelets du même métal, et, d’un regardsolennel et presque rêveur, elle invita le vieillard et l’hôte.

– Qui de nous, dit-elle, n’a pas lessympathies des autres ? En tout cas, il a la mienne, et boiraavec moi, car vous me plaisez tous deux, vous êtes tous deux mesfrères. Buvons donc à tous pour l’amour et pour la concorde.

– Oui, dit le vieillard d’une voix émue,buvons et noyons dans le vin les pensées noires ! Verse,Catherine.

– Et toi, ordonnes-tu de verser ?demanda Catherine à Ordinov.

Il tendit silencieusement son gobelet.

– Un instant !… Que celui de nousqui a, à cette minute même, un désir, le voie réalisé ! dit levieillard en levant la main.

Ils trinquèrent et burent.

– À nous deux maintenant,vieillesse ! – dit Catherine s’adressant au patron. – Si tu asencore, au fond du cœur, de la tendresse pour moi, buvons !Buvons à notre bonheur vécu ! Saluons les années finies,saluons-les ! Ordonne donc de verser, si tu m’aimes.

– Ton vin est fort, ma colombe, et toi,tu ne fais que mouiller tes lèvres… dit le vieillard en souriant,et il tendit de nouveau son gobelet.

– Eh bien ! je vais y goûter, maistu boiras jusqu’au fond !… Pourquoi vivre, vieillard, avec unepensée pénible ? Une pensée pénible rend le cœur languissant.Penser, c’est se chagriner : il faut vivre sans pensées, c’estle bonheur. Bois, vieillard, noie tes pensées.

– As-tu donc tant de chagrin, toi-même,que tu saches si bien le seul moyen de le conjurer ?Allons ! je bois à toi, Katia, ma blanche colombe ! – Ettoi, barine, si tu me permets de te le demander, as-tu duchagrin ?

– Si j’en ai, je le garde, murmuraOrdinov sans quitter des yeux Catherine.

– As-tu entendu, vieillard ? Moiaussi, il n’y a pas longtemps que je sais voir en moi-même. Jen’avais pas de souvenirs, et soudain, quand l’heure est venue, jeme suis tout rappelé. Tout ce qui est passé, je l’ai revécu dansmon âme insatiable.

– Il est amer de commencer à se contenterdu passé, dit le vieillard mélancoliquement. Le passé, c’est commele vin bu. Qu’y a-t-il de bon dans le passé ? c’est un cafetanusé : on le jette !

– Et il en faut un nouveau, – saisit auvol Catherine en riant avec effort, tandis que deux grosses larmesse suspendaient à ses cils comme des diamants. – On ne peut vivreseul, fût-ce un instant. Le cœur d’une jeune fille est vivace, etle tien ne battra pas toujours à l’unisson. As-tu compris,vieillard ?… Tiens, regarde, une de mes larmes est tombée danston verre.

– Est-ce par beaucoup de bonheur qu’ont’a payé ton chagrin ? dit Ordinov d’une voix tremblanted’émotion.

– Il est probable, barine, que tu asbeaucoup de bonheur à vendre, riposta le vieillard. Pourquoiinterviens-tu quand on ne te parle pas ? Et il se mit à rired’un rire amer et silencieux en regardant insolemment Ordinov.

– J’en ai eu pour mon argent, –dit Catherine d’une voix un peu aigre et mécontente. Ce qui paraîtbeaucoup à l’un est peu de chose pour l’autre. L’un veut donnertout sans rien prendre, l’autre prend et ne donne pas. Et toi, pasde reproches ! ajouta-t-elle en regardant Ordinov presquedurement. Un homme est ainsi, un autre est autrement. Sais-tu doncquelqu’un pour qui la vie soit douce ?… – Vieillard, versedans ton gobelet, verse ! Bois au bonheur de ta fillebien-aimée, ta douce esclave soumise dès le premier jour, verse etbois !

– Soit ! Bois donc aussi, dit levieillard en prenant le vin.

– Arrête, vieillard, attends !Laisse-moi d’abord te dire un mot.

Catherine s’accouda sur la table. Ses yeuxpassionnés plongeaient au fond de ceux du vieillard. Une résolutionsingulière se lisait sur son visage. Ses mouvements étaientbrusques, inattendus. Elle paraissait enflammée, quelque chosed’étrange se passait en elle. Mais sa beauté augmentait avec sonanimation. Ses lèvres entr’ouvertes par un sourire laissaientéclater la blancheur de ses dents. Son souffle était saccadé. Sesnarines palpitaient. Sa natte, trois fois nouée sur sa nuque,tombait négligemment sur son oreille gauche. Une sueur légèreperlait à ses tempes.

– Dis-moi l’avenir, vieillard, dis-moimon avenir avant d’avoir noyé ton esprit dans le vin. Voici ma mainblanche… Ce n’est pas pour rien qu’on t’appelle sorcier. Tu asétudié dans les livres et tu connais toutes les sciencesdiaboliques. Regarde donc, vieillard, regarde et dis-moi tous lesmalheurs qui me menacent. Mais ne va pas mentir ! Dis comme tusais. Ta fille sera-t-elle heureuse ? Lui pardonneras-tu ouappelleras-tu sur son chemin le malheur ? Dis-moi, aurai-jeune chaude retraite ou, toute ma vie [22], commeun oiseau errant, serai-je orpheline parmi les bonnes âmes,cherchant vainement ma place ? Qui me hait ? Quim’aime ? Qui veut me nuire ? Mon cœur sera-t-ilsolitaire ? Lui si jeune ! lui si chaud ! Solitairetout son siècle et mort avant sa mort ? Ou bien trouvera-t-ilson égal, celui qui doit battre avec lui à l’unisson, joyeusement…jusqu’au nouveau chagrin ? Sous quels cieux bleus, par delàquelles mers et quelles forêts est mon hardi fiancé ?M’aimera-t-il bien ? Se fatiguera-t-il vite de moi ? Mesera-t-il fidèle ? Dis-moi aussi, vieillard, allons-nouslongtemps encore vivre ensemble nous deux, dans notre coin sombre,parmi les livres noirs ? Quand faudra-t-il, vieillard, tesaluer bien bas, te souhaiter la santé, le repos, et te direadieu ? Te remercier pour ton pain et ton sel, pour le boireet le manger, et pour les jolis contes que tu me contais ?…Fais bien attention, dis-moi toute la vérité, ne mens pas, montreta science.

Son animation allait croissant jusqu’audernier mot, et brusquement sa voix s’éteignit. Ses yeuxétincelaient, sa lèvre supérieure tremblait. Il y avait uneraillerie cruelle dans ses paroles, mais sa voix était pleine desanglots. Elle se pencha sur la table et regarda le vieillard enface, fixement. On entendait son cœur battre.

Ordinov s’écria de transport, et il allait selever. Mais un regard oblique et rapide du vieillard cloua denouveau le jeune homme en place.

Il y avait du mépris, de l’ironie, del’inquiétude, du dépit et en même temps une curiosité malicieusedans ce regard oblique qui chaque fois faisait tressaillir Ordinov,et réduisait à l’impuissance ses plus ardentes colères.

Rêveur, avec une sorte de résignation triste,le vieillard sourit quand Catherine s’arrêta. Il n’avait cessé dela regarder tant qu’elle avait parlé. Maintenant son cœur étaitblessé, les paroles fatales avaient été dites.

– Tu veux beaucoup savoir en une seulefois, petit oiseau qui te sens des ailes et qui brûles de lesessayer. Verse donc, verse-moi plus vite un plein gobelet, que jeboive d’abord à la liberté. Car autrement je ne pourrais peut-êtredétourner de mes souhaits le mauvais œil. Le diable est fort, lepéché n’est pas loin.

Il leva son verre et le vida. Plus il buvait,plus il pâlissait. Ses yeux rougissaient comme des braises :leur éclat fiévreux, l’effrayante pâleur de son visage présageaientune nouvelle crise.

Le vin était fort : un seul gobelet avaittroublé la vue d’Ordinov, son sang s’enflammait, son espritvacillait. Il se versa de nouveau à boire, sans savoir ce qu’ilfaisait, pensant vaguement peut-être calmer ainsi son agitation,mais le sang se précipita dans ses veines plus violemment encore.Il eut un vertige, et dès lors, en concentrant toute son attention,c’est à peine s’il put suivre ce qui se passa autour de lui.

Le vieillard reposa sa tasse en la heurtantviolemment contre la table.

– Verse, Catherine ! s’écria-t-il,verse encore, méchante fille, verse-moi jusqu’à la mort !Verse le long sommeil au vieillard et délivre-toi de lui. Maisbuvons ensemble. Pourquoi ne bois-tu pas ? Crois-tu que je nel’aie pas remarqué ?

Ordinov n’entendit pas la réponse deCatherine. D’ailleurs, Mourine ne la laissa pas finir. Comme s’ilne pouvait se contenir davantage, il lui saisit la main. Son visageétait blême, ses yeux s’éteignaient et se rallumaient presqueinstantanément. Ses lèvres blanches tremblèrent, et d’une voixinégale il commença :

– Donne-moi ta petite main, ma beauté,donne : je vais te dire l’avenir. Je suis en effet un sorcier,tu ne t’es pas trompée, Catherine, ton cœur d’or ne t’a pas menti,car je suis en effet son sorcier, je lui dirai la vérité,à lui, le simple et le naïf. Tu n’as oublié qu’une chose : jepuis dire la vérité, mais je ne puis donner l’intelligence et lasagesse. L’intelligence n’est pas le lot d’une fille : elleentend la vérité, mais elle ne la comprend pas. Elle a dans la têteun serpent rusé, quoique son cœur soit baigné de larmes. Elle sauratrouver son chemin toute seule. Elle rampera entre les malheurs, etl’astucieuse réussira, tantôt par l’adresse, tantôt par latoute-puissance de sa beauté. Car avec un regard elle sait enivrerun esprit. La beauté brise la force, elle partage en deux un cœurde fer. Si tu auras du chagrin, des malheurs ?… Il n’y a pasde malheurs pour les cœurs faibles. Le malheur veut un cœurpuissant ! Il aime à se baigner silencieusement de larmessanglantes. Les gens ne l’entendent jamais se plaindre ! Toi,fille, ton malheur est une trace sur le sable : ça se lave àla pluie, ça se sèche au soleil, ça s’emporte au vent d’orage. – Situ seras aimée ?… Tu ne seras pas l’esclave de celui quit’aimera. C’est toi qui lui prendras sa liberté pour ne jamais lalui rendre. Mais quand tu voudras l’aimer à ton tour, tu ne lepourras. C’est un grain que tu auras semé, et un ravisseur viendra,et il prendra tout l’épi. – Ô ma tendre enfant, ma petite têted’or, tu as laissé tomber une de tes larmes dans mon gobelet, etaussitôt tu as répandu cent autres larmes encore, tout en parlant.Ah ! elles couleront en abondance, tes larmes, quand, durantune nuit longue, une nuit désespérée, le malheur tombera sur toi ett’investira de mauvaise pensée. Tu te souviendras alors de cettelarme d’aujourd’hui : mais ce ne sera plus qu’une larmeétrangère, une larme empoisonnée, lourde comme du plomb fondu. Ellebrûlera jusqu’au sang ta blanche poitrine, et toute la nuit, toutela nuit, jusqu’à ce morne matin des mauvais jours, tu t’agiterasdans ton petit lit, et de deux jours entiers ta plaie ne se fermerapas… Allons ! verse encore, Catherine, ma colombe,verse ! Verse pour me payer mon sage conseil, et ne dépensonsplus de paroles inutiles.

Sa voix tremblait. On eût cru qu’un sanglotallait sortir de sa poitrine. Il se versa du vin, but avidement unnouveau gobelet et le heurta violemment contre la table. Son regardflamboyait.

– Et vis au gré de la vie !s’écria-t-il. Ce qui est passé, jette-le par-dessus ton épaule… etverse toujours ! Courbe sous les effets du vin la têteviolente, et que mon âme périsse ! Couche le vieillard pour lalongue nuit sans réveil, sans souvenir. Tout est bu ! Tout estvécu ! La marchandise a trop longtemps dormi chez lemarchand : il la donne pour rien… Et pourtant ! il nel’aurait pas laissée, en son temps, à plus bas prix qu’elle nevalait ! Il y aurait eu du sang d’ennemi versé, et du sanginnocent, et l’acheteur aurait encore donné son âme pour conclurele marché !… Verse, Catherine !

Mais sa main s’immobilisa. Il respira aveceffort et involontairement pencha sa tête. Une fois encore ildirigea son regard terne sur Ordinov, mais son regard mêmes’éteignit, et ses paupières se fermèrent brusquement. Une pâleurmortelle se répandit sur son visage. Ses lèvres remuèrent commes’il avait voulu parler encore, et tout à coup une larme sesuspendit à ses cils et roula lentement le long de sa joue.

Ordinov ne pouvait supporter davantage unetelle situation. Il se leva, fit un pas en chancelant, s’approchade Catherine et lui prit la main. Mais elle ne le regarda même pas,comme si elle avait oublié qu’il fût là, comme si elle ne leconnaissait plus.

D’ailleurs, elle semblait avoir perdu lesentiment de la réalité, elle était visiblement en proie à une idéefixe. Elle se laissa tomber auprès du vieillard endormi, l’enlaçade ses bras, et fixement, comme rivée à lui, se mit à lecontempler. Elle ne semblait pas s’apercevoir qu’Ordinov lui tenaitla main. Soudain elle lui jeta un long et pénétrant regard, et unsourire amer plissa ses lèvres.

– Va, va-t’en, – dit-elle à voix basse,tu es ivre et méchant, tu n’es plus mon hôte !…

Puis elle se retourna vers le vieillard,épiant son souffle et caressant du regard son sommeil, retenantelle-même sa respiration.

Un désespoir doublé de rage serra le cœurd’Ordinov.

– Catherine ! Catherine ! –murmura-t-il en serrant la main de la jeune fille.

La souffrance crispa ses traits, elle relevala tête : mais il y avait sur son visage tant de raillerie, demépris et d’effronterie qu’Ordinov eut peine à supporter sonregard. Puis elle lui montra le vieillard endormi, et Ordinov crutretrouver toute la haine dédaigneuse de son ennemi dans les yeux dela jeune fille, tant ce regard était blessant et glacial.

– Il te tuera ! – dit-il, ne pouvantplus contenir sa rage.

Mais en ce même instant une pensée sinistres’empara de lui, et ce fut comme si le diable lui-même luimurmurait à l’oreille que cette pensée était précisément celle deCatherine…

– Je vais donc t’acheter, ma beauté, chezton marchand, puisqu’il faut que l’acheteur donne son âme pourconclure le marché. Et le sang qui sera versé, ce n’est pas lemarchand qui le versera !…

Un rire immobile, un rire qui mettait àOrdinov la mort dans l’âme, ne quittait pas le visage de Catherine.Hors de lui, presque inconscient, il s’appuya d’une main au mur etdécrocha un antique poignard. De l’étonnement, mais aussi – et pourla première fois – du défi apparurent dans les yeux de Catherine,et il sembla à Ordinov que quelqu’un lui saisissait la main et lapoussait à consommer l’acte de folie. Il dégaina le poignard.Catherine l’observait, sans bouger, sans respirer.

Il regarda le vieillard.

Et il crut voir que le vieillard ouvrait unœil, lentement, et qu’il y avait un rire moqueur au fond de cetœil. Leurs regards se rencontrèrent. Ordinov se tenait immobile.Tout à coup, il lui sembla que le rire avait gagné tout levisage ; il lui sembla que ce rire glacial et meurtrieréclatait dans la chambre… Il tressaillit, le poignard glissa de sesmains à terre et retentit en tombant. Catherine jeta un cri, commesi elle s’éveillait d’un cauchemar. Mourine se leva, sans hâte, etrepoussa du pied le poignard dans un coin de la chambre. Catherine,sans un mouvement, se tint droite, les yeux fermés, le visageconvulsé ; puis elle étreignit sa tête dans ses mains et tombapresque inerte, en criant d’une voix déchirante :

– Alioscha ! Alioscha !…

Mourine la saisit dans ses bras puissants etla serra contre sa poitrine avec une incroyable violence. Mais,quand elle eut caché sa tête sur le cœur de cet homme, chacun destraits du visage du vieillard se mit à rire d’un rire si effronté,si cynique, que tout l’être d’Ordinov en frémit. L’esprit detrahison et de supercherie, la tyrannie systématique et jalouse,voilà ce que révélait clairement l’impudence de ce rire…

– Folle ! murmura-t-il.

Et il se hâta de sortir de la maison.

Chapitre 6

 

Quand Ordinov, bouleversé encore par lesévénements de la veille, ouvrit, le lendemain, vers huit heures dumatin, la porte d’Yaroslav Iliitch (chez qui d’ailleurs il venaitsans savoir pourquoi), il recula stupéfait et resta comme cloué ausol en apercevant Mourine. Le vieillard semblait se tenir à peinedebout. Pourtant, malgré les instances d’Yaroslav Iliitch, il avaitrefusé de s’asseoir. – Yaroslav Iliitch poussa un cri de joie enreconnaissant Ordinov. Mais sa joie fut courte, la confusion leprit, et il se mit à aller et venir de la table à la chaisevoisine, ne sachant que dire ni que faire. Il sentait fort bienqu’il était fort indélicat de continuer à sucer sa pipe en unpareil moment, et de négliger son visiteur : et pourtant, – sigrand était son trouble ! il suçait toujours sa pipe, et il lasuçait de toutes ses forces, comme si il y eût cherché uneinspiration.

Ordinov entra enfin dans la chambre. Il jeta àMourine un regard aussitôt détourné. Quelque chose qui rappelait lemauvais rire de la veille parcourut le visage du vieillard. Ordinovtressaillit. Mais immédiatement la physionomie de Mourine perdittoute expression hostile et redevint impénétrable. Il saluatrès-bas son locataire.

Cette scène muette permit à Ordinov de seressaisir lui-même, et, cherchant à se rendre compte de lasituation, il regarda fixement Yaroslav Iliitch. Mais YaroslavIliitch n’avait pas encore recouvré son sang-froid.

– Entrez donc, entrez, dit-il, monprécieux ami Vassili Mikhaïlovitch. Éclairez de votre présence,marquez de votre sceau… tous ces objets vulgaires. – Et montrant dela main un coin de la chambre, il devint rouge comme un coquelicot,honteux de s’embrouiller ainsi, fâché d’avoir dépensé en pure perteune de ses plus nobles phrases. Il roula bruyamment une chaise aumilieu de la chambre.

– Je ne vous dérange pas, YaroslavIliitch ? Je voulais… pour deux minutes…

– Mais tant que vous voudrez ! etcomment pourriez-vous me déranger, Vassili Mikhaïlovitch ?…Une tasse de thé, n’est-ce pas ? Eh ! garçon !… Vousne refuserez pas une seconde petite tasse, continua YaroslavIliitch en s’adressant à Mourine, qui accepta. Yaroslav Iliitchcommanda très-sévèrement au garçon qui entrait : « Encoretrois verres ! » et s’assit auprès d’Ordinov. Il futquelques instants à tourner sa tête, comme un chien de faïence,tantôt à droite et tantôt à gauche, de Mourine à Ordinov, etd’Ordinov à Mourine. Sa situation était très-désagréable. Il auraitvoulu parler, mais ce qu’il avait à dire lui semblaitextraordinairement difficile ; il ne pouvait trouver un mot.De son côté, Ordinov semblait de nouveau stupéfait. Il y eut uninstant où tous deux commencèrent à parler ensemble… Le silencieuxMourine, qui les observait curieusement, éclata de rire en montranttoute ses dents.

– Je suis venu vous apprendre, – commençaOrdinov, – que, par suite de circonstances malheureuses, je suisobligé de quitter mon logement, et…

– Quelle étrange coïncidence !interrompit Yaroslav Iliitch. Je vous avoue que j’ai été toutsurpris quand ce vénérable vieillard m’a déclaré ce matin votredécision. Mais…

– Il vous a déclaré madécision ? répéta Ordinov, et il regarda Mourine avecétonnement.

Mourine se caressa la barbe pour rire dans samanche.

– Oui, continua Yaroslav Iliitch. Dureste, – je puis me tromper, – mais je dois vous dire franchement,je vous donne ma parole d’honneur que, dans le discours de cevénérable vieillard, il n’y avait pas l’ombre d’une offense à votreintention.

Ici, Yaroslav Iliitch rougit et maîtrisa aveceffort son émotion. Mourine, ayant sans doute assez ri de laconfusion du maître et de l’hôte, fit un pas en avant.

– Oui, Votre Noblesse, commença-t-il ensaluant poliment Ordinov, nous avons parlé de vous. Certes, barine,vous savez bien vous-même que, ma patronne et moi, nous serionsbien aises de laisser les choses continuer ainsi. Nous n’aurionspas soufflé mot… Mais ma vie, barine, vous savez ce qu’elle est,vous en avez vu quelque chose. Et pourtant, ce que nous demandonsavant tout à la volonté sainte, c’est de nous conserver notre vie.Jugez-en vous-même, barine. Faut-il vous prier en pleurant ?Que faut-il faire ?

Ici, Mourine se caressa de nouveau labarbe.

Ordinov se sentait mal à l’aise.

– Oui, oui, je vous l’avais dit moi-même.Il est malade. C’est le malheur… C’est-à-dire… je voulaism’exprimer en français, mais excusez-moi, je ne suis pastrès-habile… C’est-à-dire…

– Oui…

– C’est-à-dire oui…

Ordinov et Yaroslav Iliitch se saluèrent l’unet l’autre, un peu de côté, sans se lever ; puis tous deux,pour couvrir leur maladresse, se mirent à rire. Le grave Yaroslavreprit le premier sa présence d’esprit.

– J’ai, du reste, demandé des détails àcet honnête homme, poursuivit-il, et il m’a dit que la maladie decette femme…

Probablement pour dissimuler son embarras,Yaroslav Iliitch regarda Mourine d’un air interrogatif.

– Oui, de la patronne.

Le délicat Yaroslav Iliitch n’insista pas.

– De la patronne, c’est-à-dire de votreancienne patronne… Eh bien, oui, elle est malade, voyez-vous. Ildit qu’elle vous dérange dans vos occupations, et lui-même… Vousm’avez caché une importante circonstance, VassiliMikhaïlovitch.

– Laquelle ?

– À propos du fusil.

Yaroslav Iliitch prononça ces derniers motstrès-bas, très-doucement, et c’est à peine si la millionième partied’un reproche sonna dans son affectueuse voix de ténor.

– Mais, ajouta-t-il vivement, je saistout, il m’a tout raconté. Vous avez noblement agi, VassiliMikhaïlovitch. Il est si beau de pardonner ! D’honneur, j’enai vu, des larmes, dans ses yeux.

Il rougit de nouveau, ses yeux brillèrent, etil remua légèrement sur sa chaise.

– Ah ! monsieur, ah ! VotreNoblesse, combien je… c’est-à-dire nous, moi et ma patronne,combien nous allons prier Dieu pour vous !

Yaroslav Iliitch luttait contre une émotioninaccoutumée, tout en regardant fixement Mourine.

– Vous le savez vous-même, barine, c’estune baba [23] maladive et naïve. Moi-même, c’est àpeine si je me tiens debout…

– Mais je suis tout prêt, interrompitOrdinov avec impatience. Assez là-dessus, je vous en prie.Finissons-en aujourd’hui même, tout de suite si vous voulez…

– Non… c’est-à-dire… Barine, nous sommestrès-contents de vous avoir. (Mourine salua très-bas.) Mais cen’est pas de cela que je veux parler, barine, il faut que je vousdise une chose. Elle m’est un peu parente, de bienloin ! au quinzième degré, comme on dit… C’est-à-dire… mais neméprisez pas notre langage, barine, nous sommes des gens obscurs…Or, depuis son enfance, elle est comme vous l’avez vu. Une petitetête malade ! Ça a vécu dans la forêt, grandi avec lesbourlakis, une fille de moujik. Leur maison prit feu. Sa mère,barine, mourut dans l’incendie, et son père aussi. Je vous discela, parce qu’elle pourrait vous avoir raconté je ne sais quoi…Moi, je la laisse dire tout ce qu’elle veut. Elle a été examinéepar le conseil chi-rur-gi-cal à Moscou… Pour tout dire, barine, latête n’y est plus… Je lui donne l’hospitalité. Nous vivons, nousprions Dieu, nous espérons en la bonté suprême. Je tâche de ne lacontredire en rien.

Le visage d’Ordinov s’altérait. YaroslavIliitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre avec inquiétude.

– Mais ce n’est pas encore là, barine, ceque je voulais vous dire, reprit Mourine en hochant la tête. –Cette fille-là, c’est un vrai coup de vent, une perpétuelletempête. Quelle tête aimante, ardente ! Il lui faut toujoursun bon ami, si j’ose ainsi dire, un amoureux. C’est ce qui l’arendue folle. Je l’ai un peu calmée en lui racontant des histoires,c’est-à-dire… Ah ! oui, je l’ai bien calmée ! Eh bien,barine, j’ai parfaitement vu – excusez la naïveté de mon langage,continua Mourine en s’inclinant très-bas et en essuyant sa barbeavec sa manche, – j’ai parfaitement vu qu’elle était amoureuse devous. Et vous, je veux dire Votre Altesse, c’est bien aussi paramour que vous vouliez rester près d’elle…

Yaroslav Iliitch regarda Mourine :évidemment il désapprouvait ses incohérents discours.

Ordinov se contint à peine.

– Non, barine, je ne voulais pas direcela : mais, barine, un simple moujik !… Car nous sommesdes gens bien obscurs, nous, barine ; nous sommes vosserviteurs. (Mourine salua très-bas.) Et comme nous allons prierDieu pour vous, ma femme et moi !… Que nous faut-il ? Dupain et de la santé. Mais dans le cas présent, barine, quefaire ? Faut-il me pendre ? Jugez-en vous-même, barine,c’est une affaire très-simple. Que voulez-vous que nous devenionssi elle prend un amant ? Le mot est un peu vif, barine,passez-le-moi : n’oubliez pas que c’est un moujik qui parle àun barine. Vous êtes jeune, Votre Altesse, vif, ardent ; elleaussi est jeune, monsieur, c’est une enfant naïve : en faut-ilbeaucoup pour un péché ? Songez donc que c’est une belle baba,forte, rouge, et moi, je suis un vieillard épileptique… Mais jesaurai la calmer par des contes quand Votre Grâce serapartie ; oui, oui, je saurai la calmer. Et combien, ma femmeet moi, nous allons prier Dieu pour Votre Grâce !… Non, je nepuis dire combien ! et quand vous l’aimeriez, monsieur, cen’en serait pas moins une femme de moujik, une baba maldécrassée ! Et ce n’est pas votre affaire, mon petit pèrebarine, une femme de moujik… et comme nous allons prier Dieu pourvous !… comme nous allons prier pour vous !…

Mourine salua très-bas, très-bas, et restalongtemps ainsi, n’en finissant plus d’essuyer sa barbe.

Yaroslav Iliitch ne savait où se mettre.

– Le brave homme ! – risqua-t-ilpour dissimuler son trouble. – Comment avez-vous pu avoir unmalentendu avec lui, Vassili Mikhaïlovitch !… Mais on m’a ditque vous avez encore été malade, ajouta-t-il les larmes aux yeux eten regardant Ordinov avec un embarras infini.

– Oui… Combien vous dois-je ?demanda vivement Ordinov à Mourine.

– Voyez, barine, mon petit père,voyez ! Nous ne sommes pas les vendeurs du Christ !Pourquoi tant vous offenser, monsieur ? n’en avez-vous pashonte ? En quoi vous avons-nous donc offensé, nous, moi et mafemme ? Voyons !

– Pourtant, cela ne se fait pas, monami : il a loué chez vous. Comprenez donc que votre refusl’offense, intervint Yaroslav Iliitch se considérant comme obligéde démontrer à Mourine toute l’indélicatesse de son procédé.

– Voyons, voyons, monsieur, barine !En quoi donc, je vous le demande une fois de plus, en quoi doncavons-nous offensé votre honneur ? Nous avons pris tant depeine pour vous servir que nous sommes fatigués ! Allez,allez, monsieur, allez, barine, que le Christ vous pardonne !Sommes-nous donc des infidèles, des maudits ? Mais vous auriezvécu chez nous, vous auriez (pour votre santé, par exemple) partagénotre nourriture de moujik, vous auriez habité sous notre toit, etnous n’aurions rien trouvé à blâmer en tout cela, rien… Nousn’aurions pas dit un seul mot ! Mais le diable vous a poussé,je suis tombé malade, voilà ma patronne malade aussi, quefaire ? Il n’y aurait personne pour vous servir ! etpourtant nous aurions tant voulu !… Mais aussi comme nousallons prier Dieu pour Votre Grâce, la patronne et moi, comme nousallons prier !

Mourine salua jusqu’à la ceinture.

Des larmes d’enthousiasme jaillirent des yeuxd’Yaroslav Iliitch.

– Quel noble trait !s’écria-t-il : ô sainte hospitalité de la terre deRussie !

Ordinov le regarda des pieds à la tête d’unair farouche.

– Parole ! monsieur, – dit Mourinesaisissant au vol le dernier mot d’Yaroslav Iliitch, – nousn’estimons rien tant que l’hospitalité ! Au fait, monsieur(ici Mourine couvrit entièrement sa barbe de sa manche), que jevous prie de rester encore un peu chez nous. Et pardi ! vousresterez, – continua-t-il en s’approchant d’Ordinov, – vousresterez, cela m’irait assez ; vous resteriez un jour, deuxjours, je ne dirais rien. Mais voilà, la patronne estmalade !… Ah ! si ce n’était pas la patronne ! Sipar exemple j’étais seul ! Comme je vous aurais soigné !C’est-à-dire, là, comme je vous aurais soigné ! Je vous auraiscomblé d’honneurs, comblé ! Je sais bien un moyen… Par Dieu,vous resterez chez nous, je vous le jure par Dieu ! Voilà ungrand mot !… Vous resteriez chez nous si…

– En effet, n’y aurait-il pas unmoyen ?… observa Yaroslav Iliitch, et il n’acheva pas.

Ordinov avait eu tort de jeter un regard sifarouche à Yaroslav Iliitch. C’était le plus honnête et le plusnoble des hommes. Mais la situation d’Ordinov était sidifficile ! Pour tout dire, Yaroslav Iliitch avait une folledémangeaison d’éclater de rire. À coup sûr, il n’aurait pu seretenir s’il avait été tête à tête avec Ordinov, – de pareilsamis ! – et il aurait démesurément ri. En tout cas, il auraitserré avec effusion, après avoir ri, la main d’Ordinov, l’auraitassuré sincèrement qu’il sentait pour lui une double estime, qu’illui pardonnait… enfin qu’il ne lui reprochait pas ses écarts dejeunesse. Mais son extrême délicatesse ne lui permettait pas, enl’état des choses, de choisir librement son attitude, et il nesavait où se cacher.

– Un moyen, un remède… – reprit Mourine(tous les traits de son visage avaient bougé, à la maladroiteexclamation d’Yaroslav Iliitch). Voici ce que je puis vous dire,barine, dans ma stupidité de moujik, voici, – continua-t-il enfaisant encore deux pas en avant : – vous avez beaucoup troplu, monsieur, vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit enrusse, chez nous autres moujiks, vous êtes intelligent à devenirfou…

– Assez ! interrompit sévèrementYaroslav Iliitch.

– Je m’en vais, dit Ordinov. Merci,Yaroslav Iliitch. Je viendrai certainement vous voir, – répondit-ilaux politesses de Yaroslav Iliitch qui n’était pas de force à leretenir plus longtemps, – adieu, adieu.

– Adieu, Votre Noblesse, adieu, barine,ne nous oubliez pas, visitez-nous aussi, nous autres moujiks…

Mais Ordinov ne l’entendait plus. Il sortit,comme halluciné.

Il ne pouvait se soutenir. Il était comme tué.Sa conscience était insensibilisée. Il suffoquait, mais il sentitcomme un grand froid intérieur qui lui prenait toute la poitrine.Il aurait bien voulu mourir ! Ses jambes flageolaient ;il s’assit près d’une haie, sans faire attention aux passants, à lafoule qui commençait à s’amasser autour de lui, ni aux questionsdes curieux qui l’entouraient.

Tout à coup, parmi les voix il distingua cellede Mourine.

Ordinov leva la tête. Le vieillard se tenaitdevant lui. Son visage pâle était solennel et rêveur. Ce n’étaitplus l’homme qui l’avait si grossièrement raillé chez YaroslavIliitch. Ordinov se leva, Mourine le prit par la main et le tira dela foule.

– Il faut encore prendre tes hardes,dit-il en regardant de côté Ordinov. Ne te désole pas, barine, tues jeune, pourquoi te désoler ?

Ordinov ne répondit pas.

– Tu es offensé, barine, tu esirrité : pourquoi ? Chacun défend son bien.

– Je ne vous connais pas, dit Ordinov, jene veux rien savoir de vos mystères. Mais elle, elle !…

Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux.Il les essuya du revers de sa main. Son geste, son regard, lesfrémissements convulsifs de ses lèvres blanchies, tout en luiprésageait la folie.

– Je t’ai déjà dit, – répondit Mourine enfronçant les sourcils, – qu’elle est presque folle. Pourquoi etcomment ?… Que t’importe ! Telle qu’elle est, je l’aime,je l’aime plus que ma vie et ne la céderai à personne, comprends-tumaintenant ?

Une flamme brilla dans les yeux d’Ordinov.

– Mais pourquoi… pourquoi suis-je commemort ? Pourquoi mon cœur me fait-il souffrir ? Pourquoiai-je connu Catherine ?

– Pourquoi ?

Mourine sourit et resta rêveur.

– Pourquoi ? Je ne sais, – dit-ilenfin. – Un cœur de femme n’a pas la profondeur de la mer. Tul’apprendras par toi-même !… et c’est vrai, barine, qu’ellevoulait s’enfuir avec vous de chez moi, c’est vrai, elle méprisaitle vieillard, elle pensait lui avoir pris tout ce qu’il avait devie… Est-ce que vous lui avez plu tout d’abord, ou le simple besoinde changement ? Pourtant je ne la contredis en rien : sielle voulait du lait d’oiseau [24], je luien donnerais. Elle a de l’orgueil. Elle voudrait être libre, maiselle ne saurait que faire de sa liberté. Il vaut donc mieux, ensomme, que les choses restent comme elles sont. Hé ! barine,vous êtes trop jeune, vous avez le cœur trop chaud : vousvoilà comme une fille abandonnée qui essuie ses larmes avec samanche. Oui, vous n’avez pas d’expérience, vous ne savez pas qu’uncœur faible est incapable de se conduire. Donnez-luitout :il viendra et vous le rendra. Donnez-lui unroyaume : il viendra se cacher dans votre bottine… Oui, il sefera assez petit pour cela. Donnez-lui la liberté, il se forgeralui-même de nouvelles chaînes. La liberté n’est pas faite pour lescœurs faibles… Je vous dis tout cela parce que vous êtes sijeune ! Qui êtes-vous pour moi ? Venu, parti, vous ou unautre, que m’importe ? Dès le premier jour j’ai su commenttout cela allait se passer. Mais la contredire, je ne le devaispas : il ne faut pas risquer un seul mot de travers si l’ontient à son bonheur. Pourtant, barine, tout cela se dit, continuaMourine, en train de philosopher, – mais que fait-on ? Vous lesavez vous-même, dans un moment de colère on prend unpoignard ! Ou encore, on attaque son ennemi dans son sommeilet on lui déchire la gorge avec les dents ! Mais si alors onte mettait le poignard entre les mains et si ton ennemi t’ouvraitde lui-même sa poitrine, va ! tu reculerais !…

Ils entraient dans la cour ; le Tartareaperçut de loin Mourine et ôta sa casquette tout en regardantmalicieusement Ordinov.

– Ta mère est-elle chez moi ? luicria Mourine.

– Oui.

– Dis-lui qu’elle aide le barine à sortirses hardes. Et toi aussi, remue-toi.

Ils montèrent.

La vieille qui servait chez Mourine, et quiétait la mère du dvornik, noua, tout en bougonnant, les effetsd’Ordinov dans un grand paquet.

– Attends, j’ai encore quelque chose àt’apporter…

Mourine entra chez lui, puis revint et donna àOrdinov un riche coussin brodé de soie et de laine, celui-là mêmeque Catherine lui avait mis sous la tête quand il avait étémalade.

– C’est elle qui te l’envoie. Etmaintenant, va en paix, porte-toi bien… Mais prends garde, ne rôdepas autour d’ici, ça tournerait mal…

Il dit cela à demi-voix, d’un ton paternel, onsentait qu’il ne voulait pas offenser Ordinov. Pourtant son dernierregard n’exprimait qu’un ressentiment infini, et ce fut presqueavec dégoût qu’il ferma la porte derrière le jeune homme.

Deux heures après, Ordinov emménageait chezl’Allemand Schpis. Tinchen fit : Ah ! en le voyant. Ellelui demanda aussitôt de ses nouvelles, et, apprenant qu’il« ne se sentait pas bien », elle promit de le soigner.Schpis fit constater à son locataire qu’il n’avait pas encore remisl’écriteau à sa porte : « mais il l’aurait remis dans lajournée, car c’était ce jour-là même, en comptant à dater de lalocation, que les arrhes étaient consommés jusqu’au dernierkopeck ». Schpis saisit cette occasion de célébrerl’exactitude et l’honnêteté allemandes.

Ce même jour, Ordinov tomba malade. Il ne sereleva que trois mois après.

Petit à petit, la santé lui revint. Ilcommença à sortir. Sa vie chez Schpis était uniforme, sansincidents. L’Allemand avait bon caractère ; la jolie Tinchenétait tout ce qu’on peut rêver de mieux. Mais la vie, aux yeuxd’Ordinov, avait perdu tout son charme. Il était devenu irritable,maladivement impressionnable. Peu à peu il tomba dans unetrès-sombre hypocondrie. Ses livres restaient fermés durant dessemaines entières. Il ne songeait plus à l’avenir. Son argents’épuisait, et il laissait aller les choses, sans soin dulendemain. Parfois sa fièvre du travail, son ardeur de jadis, tousles mirages du temps passé s’imposaient nettement à sapensée : mais la pensée ne se transformait pas en acte.Ordinov se sentait stérilisé, et ses visions lui semblaient commeexprès, comme pour railler son impuissance, prendre dans sonimagination des proportions gigantesques. Aux heures de tristesse,il se comparait lui-même à l’élève étourdi du sorcier :l’élève, au moyen d’un mot qu’il a volé au maître, ordonne au balaid’apporter de l’eau dans la chambre, et il s’y noie, ne sachantcomment il faut dire : Cesse. – Peut-être Ordinov avait-ilconçu une idée originale, peut-être avait-il un bel avenir, dumoins il l’avait cru, et une foi sincère est elle-même le premiergage de l’avenir. Mais maintenant, il riait de ses convictions etse désintéressait de tous ses grands projets.

Six mois auparavant il vivait dans sacréation, tantôt y travaillant, tantôt, aux heures de fatigue,fondant sur elle – qu’il était jeune ! – d’immatériellesespérances. Son œuvre était une histoire de l’Église, et avec quelardent fanatisme il en avait esquissé l’ébauche ! Maintenantil relisait ses plans, les remaniait ; il fit quelquesrecherches, puis il abandonna son idée, sans rien fonder sur sespropres ruines. Une sorte de mysticisme, de mystérieux fatalisme,envahissait son âme. Il souffrait, et implorait de Dieu le terme deses souffrances.

La servante du logeur, une Russe, une vieilledévote, racontait avec délices comment son locataire priait Dieu,comment il restait, des heures entières, comme inanimé sur lesdalles de l’église…

Il n’avait confié à personne son malheur. Maissouvent, à l’heure du crépuscule, quand les cloches lui rappelaientle moment inoubliable où il s’était agenouillé auprèsd’elle dans le temple de Dieu, écoutant battre le cœur dela jeune fille et baignant de joyeuses larmes cette espérance quitraversait sa vie solitaire, – alors un orage se levait dans sonâme à jamais meurtrie. Son esprit chavirait, toutes les tortures del’amour recommençaient pour lui ; il souffrait ! ilsouffrait ! Et il sentait que son amour augmentait avec sasouffrance. Les heures et les heures passaient : il restaitimmobile sur sa chaise, oubliait tout, et le monde, et sa pâleexistence, et lui-même, morne, abandonné, et il pleuraitsilencieusement et parfois se surprenait à murmurer :« Catherine ! ma sœur solitaire !… »

Une pensée terrible s’ajouta à toutes sestortures. Elle le poursuivit longtemps, et chaque jour elleprogressait, devenant une probabilité, une réalité. Il luisemblait, – et il finit par y croire, – il lui semblait quel’esprit de Catherine était sain et que pourtant Mourine avaitraison de l’appeler « cœur faible ». Il lui semblaitqu’un mystère inavouable la liait au vieillard, mais qu’ellen’avait pas la conscience du crime et qu’elle se soumettaitinnocemment à cette domination infâme. Qu’étaient-ils l’un pourl’autre ?… Son cœur battait d’une colère impuissante ensongeant à la tyrannie qui pesait sur ce pauvre être. Les yeuxépouvantés de son âme tout à coup voyante suivaient la pauvre filledans la chute progressive qu’on lui avait savamment ettraîtreusement ménagée : comme on l’avait torturé, lefaible cœur !comme on avait méchamment interprétécontre lui les textes immuables ! comme on l’avaitparfaitement aveuglé ! comme on avait avec adresse exploité lafougue de sa nature ! Et, peu à peu, voilà qu’on avait coupéles ailes de cette âme née libre et maintenant incapable de prendreson essor vers la vie vraie…

Ordinov devint plus sauvage encore. (Il fautavouer que ses Allemands ne le gênèrent en rien.) Il aimait errerpar les rues, longtemps, sans but, choisissant surtout les heuresobscures et les lieux éloignés et déserts.

Un triste soir de printemps morbide, et dansun de ces lieux funestes, il rencontra Yaroslav Iliitch.

Yaroslav Iliitch a visiblement maigri. Sesyeux si doux sont ternes. Il semble tout accablé. D’ailleurs, ilest pressé, il court pour une affaire, ses vêtements sont mouilléset tachés de boue, et de toute la soirée la pluie n’a cessé deprendre pour une gouttière le nez, toujours honnête, mais un peubleui, d’Yaroslav Iliitch. De plus, il a laissé pousser sesfavoris. Précisément ces favoris imprévus et cette affectationd’éviter un ancien ami intriguèrent Ordinov. Il se sentit offensé,blessé, lui qui pourtant fuyait la pitié. Il aurait préféréqu’Yaroslav Iliitch fût encore cet homme d’autrefois, simple, naïf,un peu bête, avouons-le, mais qui, du moins, ne posait pas pourla désillusion et n’annonçait aucun projet de devenir plusintelligent. Et n’est-ce pas très-désagréable de retrouver tout àcoup intelligent un sot que nous avons aimé autrefoisprécisément peut-être pour sa sottise ? D’ailleurs, laméfiance d’Yaroslav Iliitch ne dura pas. Tout désillusionné qu’ilfût, il ne pouvait avoir perdu son caractère véritable, ce manteauque les vivants ne quittent que dans la tombe. Avec délices ilfouilla comme autrefois dans l’âme de son ami. Il lui fit d’abordremarquer qu’il avait beaucoup à faire, puis « qu’il y avaitlongtemps qu’on ne s’était vu ». Mais soudain la conversationprit une étrange tournure. Yaroslav Iliitch parla de l’hypocrisiedes gens en général, de l’instabilité du bonheur en ce monde et decette futilité qu’est la vie. En passant il ne manqua pas de nommerPouchkine, mais avec une indifférence très-marquée. Il parla de ses« bons amis » avec cynisme et s’emporta même contre lafausseté, contre le mensonge de ceux qui, dans le monde,s’appellent amis, alors que l’amitié sincère n’existe pas et n’ajamais existé. – Oui, vraiment, Yaroslav Iliitch est devenuintelligent. Ordinov ne le contredisait pas, mais il se sentaittrès-triste. Il lui semblait qu’il enterrait son meilleur ami.

– Ah ! imaginez-vous… j’allaisoublier de vous dire… – s’écria Yaroslav Iliitch comme s’il serappelait quelque chose de très-intéressant, – nous avons unenouvelle. Mais c’est un secret que je vous confie. Vousrappelez-vous la maison où vous demeuriez ?

Ordinov tressaillit et pâlit.

– Eh bien, imaginez-vous qu’on y adécouvert dernièrement une bande de voleurs ! Oui, monsieurmon ami, une bande, un repaire : contrebandiers, escrocs,malfaiteurs divers, que sais-je !… Quelques-uns sont coffrés,on poursuit les autres. De sévères instructions sont données. Maisvoici qui passe toute imagination : vous souvenez-vous dupropriétaire ? Un homme pieux, honorable, d’extérieur sinoble !…

– Eh bien ?

– Jugez d’après cela de toutel’humanité : c’était le chef de la bande ! N’est-ce pasincroyable ?

Yaroslav Iliitch était très-animé. Et iljugeait vraiment de toute l’humanité d’après cela : il nepouvait faire autrement, c’était dans son caractère.

– Et les autres ? Et Mourine ?– demanda Ordinov à voix basse.

– Ah ! Mourine ! Mourine !ce vénérable vieillard, si noble… mais permettez, vous m’éclairezd’une nouvelle lumière…

– Quoi donc ? En était-ilaussi ?

L’impatience faisait bondir dans sa poitrinele cœur d’Ordinov.

– Mais non, que dites-vous là ? –reprit Yaroslav Iliitch en fixant sur Ordinov un regard de plomb(signe qu’il réfléchissait) : Mourine ne pouvait en être,puisque trois semaines auparavant il était parti avec sa femme pourson pays… J’ai appris cela du dvornik… le petit Tartare, vous vousrappelez ?

Partie 2
LISA

Cette mélancolique aventure d’un amour sansespoir et jamais guéri devait avoir sur le caractère et la vied’Ordinov une triste influence. Ce cœur ardent, cette âme de poëtefurent aigris et stérilisés ; il vécut inutile aux autres,insupportable à lui-même, et mourut à soixante ans, seul, pauvre,laissant aux rares personnes qui l’avaient connu le souvenir d’unhomme singulier,– ce qui est bien la pire injure parmi leshonnêtes gens, – singulier et même bizarre,c’est-à-dire capricieux et quinteux, et, pour tout dire,très-désagréable.

Un an environ après sa dernière rencontre avecYaroslav Iliitch, il avait quitté Saint-Pétersbourg et s’était misà voyager, espérant peut-être trouver quelque distraction, quelquediversion à ses éternels ennuis, dans la variété des paysages. Maisau bout de deux mois il revint à Saint-Pétersbourg, las, énervé,toujours aussi triste. D’ailleurs, il n’avait à peu près plusd’argent. Il sollicita et obtint un emploi dans l’administrationcivile des provinces. Mais, bientôt, dégoûté de la grossièreté desmoujiks avec lesquels ses fonctions le mettaient en rapport, ilpermuta pour un poste moins lucratif à Saint-Pétersbourg.

Il retourna chez Schpis, son ancien logeur. Illoua un appartement très-exigu et prit un domestique.

Un petit héritage sur lequel il ne comptaitplus lui rendit l’indépendance. Et sa vie, dès lors, s’écoula morneet grise jusqu’à son dernier jour.

Il eut pourtant une aventure encore, uneseconde velléité d’amour. Mais il ne pouvait plus aimer ! Etd’ailleurs quel triste amour la fatalité lui offrait !…

Il a lui-même écrit cette douloureusehistoire. Je connaissais son habitude de noter, pour lui seul, despensées qu’ensuite il jetait dans un tiroir. Je n’espérais pourtantpas un récit aussi circonstancié, et ma surprise fut grande quandj’ouvris le manuscrit que j’avais acheté à Apollon. – (Apollonétait le domestique d’Ordinov. Ordinov le détestait, et c’est sansdoute pour ce motif qu’il l’avait institué son héritier.)

Le récit était précédé d’une assez longue etun peu désordonnée discussion qu’Ordinov supposait entre lui-mêmeet des lecteurs imaginaires. Je n’ai pas cru devoir retrancher cespages qui jettent de vives lumières sur l’âme de cet hommeextraordinaire.

C’est donc le manuscrit même d’Ordinov qu’onva lire. – Il se considérait, et n’avait pas tort, comme exilé dumonde en soi-même, loin du mouvement et de la lumière, loin de lavie. Aussi retrouvera-t-on souvent dans ces notes le mot« souterrain ». Il vivait, en effet, en une sorte desouterrain spirituel, il avait un ESPRIT SOUTERRAIN,toujours agitant d’obscurs problèmes, toujours sondant les ténèbresde sa pensée, toujours creusant plus avant et plus profond dans lesmystères de sa conscience : « la conscience, cettemaladie ! » écrit-il quelque part. Du temps déjà de sonamour pour Catherine, il avait le germe de cette maladie : lemalheur en fit éclore la fleur empoisonnée et immortellementvivace. – C’est donc bien du Souterrain qu’il pouvait dater cettehistoire lugubre d’un homme victime de sa trop vive clairvoyanceintime. Car cet homme se vit et se connut, et son destin est unetriste réponse à l’antique maxime : « Connais-toi. »– Non, il n’est pas bon à l’homme de se connaître lui-même.

Chapitre 1

 

Je suis malade… Je suis méchant,très-désagréable. Je dois avoir mal au foie, mais je n’entendsgoutte à mon malaise, et je ne sais pas précisément où je suisattaqué. Je ne me soigne pas… Je ne me suis jamais soigné, malgréune très-réelle estime pour la médecine et les médecins. De plus,je suis extrêmement superstitieux : puisque j’estime lamédecine ! (Je suis instruit, et pourtant je suissuperstitieux, c’est ainsi.) Non, je ne me soignerai pas, parméchanceté : cela vous semble inexplicable ? C’esttrès-simple ; non que je puisse dire à qui nuira cetteméchanceté ; hélas ! pas même aux médecins ! Je saismieux que personne que je serai moi-même ma seule victime ; etc’est pourtant et tout de même par méchanceté que je ne me soignepas. Si c’est du foie que je souffre, eh bien ! puissé-je ensouffrir encore davantage !

Et il y a longtemps que je vis ainsi, unevingtaine d’années. J’ai quarante ans. J’ai été fonctionnaire.J’étais un méchant fonctionnaire, grossier, et qui prenais plaisirà l’être. Voyons : je n’acceptais pas de pots-de-vin : ilme fallait bien trouver ailleurs mes petits bénéfices ! (Pasfameux, mon trait, pourtant je ne le bifferai pas. Enl’écrivant je le croyais très-fin, et maintenant je vois bien qu’ilest pitoyable, et c’est pour cela que je ne le bifferai pas.)

Quand un solliciteur entrait dans mon bureauet me demandait quelque renseignement, je me tournais vers lui engrinçant des dents, et c’était pour moi un triomphe si jeréussissais à lui causer une visible gêne : et j’y réussissaispresque toujours. La plupart de ces gens-là sont timides ;cela va sans dire, des solliciteurs ! Mais il y avait aussides dandies, que je détestais ; un entre autres, un officier.Il faisait avec son sabre un bruit insupportable et ne voulaitjamais se soumettre à une observation. Nous eûmes, à propos de cesabre, une guerre de dix-huit mois. C’est moi qui vainquis.

Mais savez-vous, messieurs, quel était lemotif réel de ma méchanceté ? Eh bien, ma méchancetéconsistait précisément – et c’est bien ce qu’il peut y avoir deplus dégoûtant, – en ceci que, même aux pires heures de ma vie, jem’avouais en rougissant que non-seulement je ne suis pas méchant,mais que je ne suis pas même aigri, et que c’est tout au plus simes accès de rage pourraient faire peur aux moineaux. J’ai l’écumeà la bouche ? Donnez-moi du thé sucré : me voilà calmé.Je m’attendris même, quitte à en faire une maladie, quitte à enavoir des mois d’insomnie, des mois de honte. Voilà commeje suis.

Et je mentais en disant que j’ai été unfonctionnaire méchant. Eh ! c’est par méchanceté que jementais. En réalité je m’amusais avec les solliciteurs, avec cetofficier principalement. Et vraiment je n’avais pas la facultéd’être méchant. À chaque instant, je constatais en moi des élémentsincompatibles avec un tempérament méchant ; je les sentaisgrouiller en moi, ces éléments, et je savais qu’ils grouillaient enmoi depuis toujours, et qu’ils s’efforçaient de se manifester à lavie extérieure, de sortir de l’ombre où je les maintenais ;mais je ne les laissais pas sortir, non, je ne les laissaispas ! Exprès ! je ne les laissais pas sortir,exprès ! J’en souffrais, j’en rougissais. J’en avais desconvulsions, et à la fin j’en étais las, oh ! comme j’en étaislas ! – Dites donc, messieurs, est-ce que je ne vous fais pasl’effet d’avoir quelque regret, quelque repentir, et de vousdemander, en quelque sorte, de me pardonner ?… N’est-cepas ? cela vous paraît certainement tel… Mais je vous assureque cela m’est indifférent…

Devenir méchant ! Mais puis-je seulementdevenir quelque chose ? Ni méchant ni bon, ni coquin, nihonnête, ni héros ni goujat. Maintenant j’achève de vivre dans moncoin, et j’achève aussi de m’enrager avec cette consolation :que sérieusement un homme d’esprit ne peut être ni coquin, nihonnête, ni rien, et qu’il n’y a que les sots qui puissent êtrequelque chose. Oui, un homme du dix-neuvième siècle a pour premierdevoir d’être une créature quelconque, surtout sanscaractère : car un homme à caractère, un homme d’actionest essentiellement borné. Voilà l’enseignement expérimental de mesquarante ans. Quarante ans ! Mais quarante ans, c’est tout unevie, c’est la plus extrême vieillesse. Dépasser la quarantaine estimpoli, banal, immoral. Qui vit plus de quarante ans ?répondez-moi franchement. Mais je vais vous le dire : les sotset les coquins, je le dis en plein visage à tous les vieillards, àtous ces honorables vieillards, à ces vieillards aux cheveuxd’argent ; je le dis à tout le monde, et j’ai le droit de ledire, car je vivrai moi-même jusqu’à soixante ans, – jusqu’àsoixante-dix ! jusqu’à quatre-vingts !… Attendez,laissez-moi respirer…

Croiriez-vous par hasard que je cherche à vousfaire rire ? Quelle erreur ! Je ne suis pas un hommeplaisant, comme cela vous semble, c’est-à-dire comme cela voussemble peut-être. D’ailleurs, si mon bavardage vous irrite(et vous êtes irrités, je le sens) et si vous pensez à medemander : Qui êtes-vous ? je vous répondrai : Jesuis un fonctionnaire de telle classe. J’ai pris cet emploi pourvivre (pas uniquement pour vivre), et quand, l’année dernière, unde mes parents éloignés est mort juste à point pour me laisser sixmille roubles en héritage, je me suis hâté de donner ma démission.– Et maintenant, je reste dans mon coin, j’y ai élu domicile :j’y vivais déjà quand j’étais fonctionnaire, mais maintenant j’y aiélu domicile. Ma chambre est triste, dégoûtante, dans la banlieue.J’ai pour domestique un sot, un scélérat qui fait de ma vie unetorture constante. On prétend que le climat de Pétersbourg ne mevaut rien, et qu’avec mes rentes insignifiantes la vie ici est tropchère pour moi. Je sais tout cela, je le sais mieux que tous lesdonneurs de conseils, si expérimentés et sages qu’ils puissentêtre, et je reste ; et je ne quitterai jamais Pétersbourg,parce que… Mais que j’y reste ou non, que vous importe ?

Pourtant… De quoi les gens « comme ilfaut » parlent-ils le plus volontiers ?

Réponse : D’eux-mêmes.

Eh bien, je parlerai de moi-même.

Chapitre 2

 

Maintenant donc, messieurs, je vais vousconter – que vous le désiriez ou non – pourquoi je suis incapabled’être même un goujat. Je vous déclare solennellement que j’aiplusieurs fois essayé de devenir un goujat. J’ai échoué. C’est unemaladie que d’avoir une conscience trop aiguë de ses pensées et deses actions, une vraie maladie. Une conscience ordinaire, médiocre,suffirait, et au delà, aux besoins quotidiens de l’humanité ;ce serait assez de la moitié, du quart de la conscience commune auxhommes cultivés de notre malheureux dix-neuvième siècle et qui ontde plus la malechance d’habiter à Pétersbourg, la plus abstraiteville du monde, la plus abstraite et la plus spéculative. (Car il ya des villes spéculatives et des villes antispéculatives.) Onpourrait se contenter, par exemple, de ce que possèdent deconscience les hommes d’action et tous ceux qu’on appelle desindividus de premier mouvement.

Je parie que vous me trouvez prétentieux pouravoir osé écrire cela, pour avoir osé railler les hommes d’action,prétentieux et d’un goût médiocre : je fais du bruit avecmon sabre, comme le petit officier. Mais quoi ? sevante-t-on de sa propre maladie ? y a-t-il à cela la moindrearrogance ?…

Qu’est-ce que je dis ? Tout le monde enest là, et c’est toujours de ses maladies qu’on se vante. Peut-êtreseulement le fais-je plus que les autres. J’en conviens donc, monobjection était stupide. Il n’en est pas moins vrai quenon-seulement un excès de conscience est maladif, mais que laconscience elle-même, en soi et en principe, est une maladie, je lesoutiens… Laissons cela de côté pour l’instant.

Dites-moi : comment se pouvait-il faireque, juste aux heures (oui, juste à ces heures-là !) où jeconcevais le plus précisément toutes les délicatesses « duBeau et du Grand », comme on disait jadis, il m’arrivât, nonplus de projeter, mais d’accomplir des actions si viles, si vilesque… ? Plus j’approfondissais le Bien et « le Beau et leGrand », plus je m’enfonçais dans ma fange et plus j’étaistenté de m’y perdre tout à fait. Mais le point capital, c’est qu’iln’y avait dans mon cas rien d’apparemment anormal : il mesemblait que c’était tout naturel. C’était un état de santéordinaire, sans aucun élément morbifique. De sorte qu’à la fin j’aicessé de lutter. J’ai failli croire (et peut-être l’ai-je cru eneffet) que c’était là une destinée fatale. J’ai d’abord beaucoupsouffert. Je croyais ma situation unique, et je cachais tous cesphénomènes intérieurs comme des secrets. J’en avais honte (n’enai-je pas encore honte maintenant ?), mais je goûtais desecrètes délices, monstrueuses et viles, à songer en rentrant dansmon coin par une de ces sales nuits pétersbourgeoises, à songer,dis-je, que « aujourd’hui encore j’avais fait une actionhonteuse, et que ce qui était fait était irréparable », et àaigrir mes remords et à me scier l’esprit et à irriter maplaie à tel point que ma douleur se transformait en une sorted’ignoble plaisir maudit, mais réel et tangible. Oui, enplaisir ! oui, en plaisir ! J’y tiens. Je relate cetteobservation exprès pour savoir si d’autres ont connu ce singulierplaisir. Écoutez-moi : le plaisir consistait justement en uneintense conscience de la dégradation, justement en ceci que je mesentais descendre au dernier degré de l’avilissement, et qu’il n’yavait plus d’issue, et que s’il m’était accordé encore assez detemps et de foi pour me transformer en un homme meilleur,assurément je n’en aurais pas voulu prendre la peine. L’eussé-jemême voulu, je n’aurais pas fait le moindre effort pour y parvenir,car me transformer… en quoi ?… Mais assez !… Hé !qu’est-ce que je dis là ! quel mystère voulais-je doncexpliquer ?…

Je vais pourtant essayer de vous dire en quoiconsistait ce délice. Je vais vous le dire, vous le dire par lemenu, car c’est précisément pour cela que j’ai pris la plume…

J’ai beaucoup d’amour-propre. Je suis toujoursen méfiance et je m’offense facilement, comme un bossu ou un nain.Eh bien, à certaines heures, n’importe quoi, d’injurieux ou dedouloureux, voire un soufflet, m’eût rendu heureux. Je parlesérieusement : cela m’eût causé un réel plaisir, il va sansdire un plaisir amer et désespéré, mais c’est dans le désespoir quesont les plaisirs les plus ardents, surtout quand on a consciencede ce désespoir… Quoi qu’il m’arrivât, c’est toujours moi quiparaissais le principal coupable, et le plus désolant, c’est quej’étais à la fois coupable et innocent, ayant agi, pour ainsi dire,d’après ma loi naturelle. J’étais coupable d’abord, parce que jesuis plus intelligent que tous ceux qui m’entourent (je me suistoujours estimé plus intelligent que les autres, et parfois,croyez-moi, j’en étais même honteux ; c’est pourquoi j’ai,durant toute ma vie, regardé obliquement les gens, jamais en face).Et puis j’étais innocent parce que… Eh bien ! parce quej’étais innocent !…

Chapitre 3

 

Comment font les gens qui savent se venger eten général se défendre ? Quand l’esprit de vengeance lesdomine, ils ne sont plus accessibles à aucun autre sentiment.L’homme offensé va droit à son but comme va un taureau furieux, lescornes baissées, et qui ne s’arrête qu’au pied d’un mur. Voilà saforce.

(À propos, au pied du mur, les gens de premiermouvement s’arrêtent. Pour eux le mur n’est pas un obstacle qu’onpeut tourner, comme pour nous autres, gens qui pensons etpar conséquent n’agissons pas. Non, ils s’arrêtent et se retirentfranchement, le mur les calme, c’est une solution décisive etdéfinitive, quelque chose même de mystique… Mais nous reviendronsau mur.)

Donc l’homme de premier mouvement est, à monsens, l’homme vrai, normal, tel que le souhaitait sa tendre mère,la Nature. Je suis jaloux de cet homme au dernier point. Il estbête, j’en conviens, mais qui sait ? l’homme normal,peut-être, doit être bête. Peut-être même est-ce une beauté, cettebêtise. Pour ma part j’en suis d’autant plus convaincu que si, parexemple, je prends, par antithèse, pour homme normal celui qui a laconscience intense, qui est sorti, cela va sans dire, non de lamatrice naturelle, mais d’une cornue (ça, c’est presque dumysticisme, messieurs, mais je le sais), eh bien, cethomunculusse sent parfois si inférieur à son contrairequ’il se considère lui-même, en dépit de toute son intensité deconscience, comme un rat plutôt qu’un homme, – un rat doué d’uneintense conscience, mais tout de même un rat, – tandis que l’autreest un homme, et par conséquent, etc.… Surtout n’oublions pas quec’est lui-même, lui-même qui se considère comme un rat, personne nel’en prie, – et c’est là un point important.

Voyons maintenant le rat aux prises avecl’action. Supposons par exemple qu’il soit offensé (il l’estpresque toujours) : il veut se venger. Il est peut-être pluscapable de ressentiment que l’homme de la nature et de lavérité [25]. Ce vif désir de tirer vengeance del’offenseur et de lui causer le tort même qu’il a causé àl’offensé, est plus vif peut-être chez notre rat que chezl’homme de la nature et de la vérité. Car l’homme dela nature et de la vérité, par sa sottise naturelle, considèrela vengeance comme une chose juste, et le rat, à cause de saconscience intense, nie cette justice. On arrive enfin à l’acte dela vengeance. Le misérable rat, depuis son premier désir, a déjà eule temps, par ses doutes et ses réflexions, d’accroître,d’exaspérer son désir. Il embarrasse la question primitive de tantd’autres questions insolubles, que, malgré lui, il s’enfonce dansune bourbe fatale, une bourbe puante composée de doutes,d’agitations personnelles, et de tous les mépris que crachent surlui les hommes de premier mouvement, qui s’interposent entre lui etl’offenseur comme juges absolus et se moquent de lui à gorgedéployée. Il ne lui reste évidemment qu’à faire, de sa petitepatte, un geste dédaigneux, et à se dérober honteusement dans sontrou avec un sourire de mépris artificiel auquel il ne croit paslui-même. Là, dans son souterrain infect et sale, notre rat offenséet raillé se cache aussitôt dans sa méchanceté froide, empoisonnée,éternelle.

Quarante années de suite il va se rappelerjusqu’aux plus honteux détails de son offense et, chaque fois ilajoutera des détails plus honteux encore, en s’irritant de saperverse fantaisie, inventant des circonstances aggravantes sousprétexte qu’elles auraient pu avoir lieu, et ne se pardonnant rien.Il essayera même, peut-être, de se venger, mais d’une manièreintermittente, par des petitesses, de derrière le poêle[26], incognito, sans croire ni à la justicede sa cause, ni à son succès, car il sait d’avance que de tous cesessais de vengeance il souffrira lui-même cent fois plus que sonennemi.

Sur son lit de mort, il se rappellera encore,avec les intérêts accumulés et… Mais c’est précisément en cedernier désespoir, en cette foi boiteuse, en ce conscientensevelissement de quarante ans dans le souterrain, en ce poisondes désirs inassouvis, en cette turbulence fiévreuse des décisionsprises pour l’éternité et en un moment révisées que consistel’essence de ce plaisir étrange dont je parlais. Il est si subtilet parfois si difficile à soumettre aux analyses de la conscienceque les gens tant soit peu bornés ou même tout simplement enpossession d’un système nerveux en bon état n’y comprendront rien.Peut-être, ajoutez-vous en souriant, ceux aussi qui n’ont jamaisreçu de soufflet n’y comprendront rien, voulant me faire par làpoliment entendre que j’ai dû faire l’expérience dusoufflet, et que, par conséquent, j’en parle enconnaisseur : je gage que c’est là votre pensée. Maistranquillisez-vous, messieurs, je n’ai pas fait cette expérience, –quoiqu’il me soit bien égal que vous ayez de moi telle ou telleautre opinion. Je regrette bien plutôt de n’avoir pas moi-mêmedonné assez de soufflets… Mais suffit, assez sur ce thème qui vousintéresse trop.

Je reviens donc paisiblement aux gens douésd’un bon système nerveux et qui ne comprennent pas les plaisirsd’une certaine acuité. Ces gens-là, si on les offense, beuglentcomme des taureaux, à leur grand honneur, mais s’apaisentimmédiatement devant l’impossibilité, – vous savez, lemur. Quel mur ? mais cela va sans dire, les lois de lanature, les conclusions des sciences naturelles, la mathématique.Qu’on vous démontre que l’homme descend du singe, il faut vousrendre à l’évidence, « il n’y a pas à tortiller ». Qu’onvous prouve qu’une parcelle de votre propre peau est plus précieuseque des centaines de milliers de vos proches, et qu’au bout ducompte toutes les vertus, tous les devoirs et autres rêveries oupréjugés doivent s’effacer devant cela ; eh bien ! qu’yfaire ? Il faut encore se rendre, car deux fois deux… c’est lamathématique ! Essayez donc de trouver une objection.

« Mais permettez, dira-t-on, il n’y a eneffet rien à dire : deux fois deux font quatre. La nature nedemande pas votre autorisation. Elle n’a pas à tenir compte de vospréférences, il faut la prendre comme elle est. Un mur ? C’estun mur ! Et ainsi de suite… et ainsi de suite… »

Mon Dieu ! que m’importe la nature ?que m’importe l’arithmétique ? etc., s’il ne me plaît pas quedeux et deux fassent quatre ?…

Chapitre 4

 

– Ah ! ah ! ah ! ah !Mais ne trouvez-vous pas quelque délice aussi dans une rage dedents ? me demandez-vous en guise de raillerie.

Pourquoi pas ? répondrai-je. Mais oui, ilpeut y avoir du plaisir même à souffrir des dents. J’en ai soufferttout un mois, et je sais ce qu’il en est ; on ne reste passilencieux, on geint ; mais tous les gémissements ne sont paségalement sincères, il y a de la comédie : et voilà unejouissance, ce gémissement hypocrite est un plaisir, pour lemalade. S’il n’y prenait pas plaisir, il ne gémirait pas. Vousm’avez fourni un excellent exemple, messieurs, et je veux lecreuser à fond.

Ce gémissement, que signifie-t-il ? Lemalade se plaint de l’inutilité humiliante de la maladie, il en aconscience, et pourtant il a conscience aussi de la légitimité dela nature qui vous torture, cette légitimité que vous méprisez etdont vous souffrez tout de même tandis que la nature n’en souffrepas. Il n’y a devant vous aucun ennemi visible, mais le mal existepourtant. Vous avez le sentiment que vous êtes esclave de vosdents, que si la grande Inconnue le permettait, votre douleurcesserait à l’instant, et que si elle le veut, vous souffrirezencore trois mois. Refusez-vous de vous soumettre ?Protestez-vous ? Justifiez-vous donc vous-même, c’est tout ceque vous avez à faire.

Donc, c’est avec cette humiliation sanglanteque commence le plaisir ; il continue avec ces dérisions on nesait de qui, et s’élève parfois jusqu’au délice suprême. Je vous enprie, messieurs, consultez un esprit éclairé du dix-neuvième sièclequand cet esprit-là a mal aux dents ; choisissez le second oule troisième jour de sa maladie, quand il met dans ses gémissementsmoins de violence que le premier jour, quand il commence à ne pluspenser uniquement à son mal. Je ne parle pas d’un grossier moujik,je parle de quelque personnage faussé par l’éducation du temps, parles raffinements de la civilisation européenne, et qui geint enhomme élevé au-dessus du niveau naturel et des principespopulaires, comme on dit aujourd’hui. Ses gémissements sontméchants, hargneux, et ne cessent ni nuit ni jour : il saitbien que cela ne lui sert à rien et qu’il ferait bien de setaire ; il sait mieux que tout autre qu’il s’irrite vainementlui-même et irrite son entourage. Et je le répète, c’est dans laconscience de tout cet avilissement que consiste le vraidélice.

Vous ne comprenez pas encore, messieurs ?Non, je vois qu’il faut prodigieusement s’aiguiser l’esprit pourcomprendre tous les détours de ce singulier plaisir. Vousriez ? J’en suis bien aise ! Mes boutades, certes, sontde mauvais goût, sans mesure, folles ? – Mais necomprenez-vous pas que je n’ai aucun souci de ce que je peux dire,n’ayant aucune estime de moi-même ? Est-ce qu’un hommeconscient peut s’estimer ?

Chapitre 5

 

Peut-il avoir la moindre considération poursoi-même, celui qui commet le sacrilège de prendre plaisir à sapropre humiliation ? Et je ne dis point cela par quelquehypocrite repentir. Je n’ai jamais pu prendre sur moi-même deprononcer les mots : « Pardon, papa, je ne le feraiplus. » Non que j’eusse été incapable de le dire : maisau contraire parce que je n’y avais que trop de penchant.

…Observez-vous mieux vous-mêmes, et vous mecomprendrez, messieurs. Que de fois j’ai imaginé des aventures etcomposé ma vie comme un livre ! Que de fois il m’est arrivé,par exemple, de m’offenser d’un rien, exprès, sans motif !Mais on se monte si facilement et si bien qu’à la fin on se croitvéritablement offensé. J’ai bien souvent joué ce jeu, de tellesorte que j’ai fini par m’y prendre et que je n’étais plus maîtrede moi-même. D’autres fois, j’ai voulu me rendre amoureux de force.J’ai bien souffert, je vous jure…

Je n’ai connu de pires souffrances que celles– pourtant mêlées de douceurs – que j’endurai quand Katia me laissavoir qu’elle pourrait m’aimer et presque aussitôt m’abandonna.Pourtant, si j’avais su vouloir, je l’aurais retenue !J’aurais écarté le vieillard, l’horrible mechtchanine !… Maisà quoi bon réveiller des souvenirs qui me tuent ! D’ailleurs,c’est une histoire que vous ignorez…

Ô messieurs, ne serait-ce pas précisémentparce que je n’ai jamais rien pu finir ni commencer que je meconsidère comme un homme intelligent ? Soit, je suis un bavardinoffensif, – comme tout le monde ! – Mais quoi ? cebavardage, n’est-ce pas la destinée unique de tout hommeintelligent, – ce bavardage, c’est-à-dire l’action de verser lerien dans le vide ?

Chapitre 6

 

Si je n’agissais jamais que par paresse –comprenez-vous ? Dieu ! que je m’estimerais ! Carc’est là une qualité positive et assurée. Quand on medemanderait : Qu’es-tu ? je pourrais au moinsrépondre : Un paresseux. C’est une manière d’être, cela. Je neplaisante pas, c’est, dis-je, une manière d’être, et qui medonnerait le droit d’entrer dans le premier cercle à la mode. –J’ai connu un homme qui mettait toute sa gloire à savoirreconnaître le château-laffitte de tout autre vin. Il est mort avecune conscience tranquille : certes, il avait raison. Et, à sonexemple, je pourrais, si j’étais l’homme que je rêve, je pourraisboire sans souci à l’honneur de tout ce qui est grand et beau, – ettout pour moi, même les plus insignifiantes choses, même les plusvides, tout serait beau et grand. Et je vivrais en paix, et jemourrais avec majesté, – quelle splendide destinée ! Et jeprendrais du ventre, un triple menton, et mon nez deviendrait sicaractéristique que rien qu’à me voir chacun pourrait dire :Celui-ci est un sage, c’est-à-dire un homme positif. Vous direztout ce qu’il vous plaira, cela est toujours agréable à entendredans ce siècle de négation.

Chapitre 7

 

Mais tout ça, c’est un rêve d’or !…

Qui donc a le premier prétendu que l’homme necommet des actions mauvaises que parce qu’il ignore ses véritablesintérêts, et que si on les lui enseignait, il cesserait aussitôtd’être la chose honteuse et vile qu’il est : car, comprenantses véritables intérêts, il les trouverait dans la vertu ?Et l’on sait que personne n’agit délibérément contre sesvéritables intérêts : il ferait donc par nécessité desexploits de saint ou de héros. – Quel enfant, l’auteur de cetapophthegme ! Quel enfant naïf et bien intentionné !Quand donc, depuis qu’il y a un monde, l’homme a-t-il agiexclusivement par intérêt ? Que fait-on donc de cesinnombrables documents qui témoignent que les hommes fontexprès sans se leurrer sur leurs véritables intérêts, sansy être poussés par rien, pour se détourner exprès, dis-je,de la voie droite, en cherchant à tâtons le mauvais chemin, desactions absurdes et mauvaises ? C’est que ce libertinage leurconvient mieux que toute considération d’intérêt réel…L’intérêt ! mais qu’est-ce donc que l’intérêt ? Qui me ledéfinira avec exactitude ? Que direz-vous si je vous prouveque parfois l’intérêt réel consiste en un certain mal, unmal nuisible, un mal assuré, qu’on préfère à un bien ? Etalors, la règle disparaît. Mais vous pensez qu’il n’y a pas de cassemblables. Et vous riez. Riez, mais répondez. A-t-on bien calculétous les intérêts humains ? N’y en a-t-il pas un qui échappe àtoutes vos classifications ? Vous établissez vos listesd’intérêts sur des moyennes fournies par les statistiques et lesrésultats de l’économie politique : ce sont le bonheur, larichesse, la liberté, le repos, etc., etc.… De sorte qu’un hommequi ne voudrait pas tenir compte de vos listes serait unobscurantiste, un arriéré, un fou, n’est-ce pas ? Pourquoi,cependant, vos statisticiens en énumérant les intérêts en ont-ilstoujours oublié un ? Par malheur, celui-là précisément estinsaisissable ; il est réfractaire à toutes vos bellesordonnances. Par exemple, j’ai un ami… (d’ailleurs c’est l’ami detout le monde). S’il a un projet qui lui tienne à cœur, il l’exposetrès-sagement et selon toutes les lois de la saine logique ;il vous parlera avec passion des intérêts de l’humanité, rira deces sots, de ces myopes qui ne comprennent pas la vraiesignification de la vertu, et, juste un quart d’heure après, sansaucun prétexte visible, mais poussé par une force intime qui primetous les intérêts, fait juste ce que condamnent toutes sesthéories. – Il y a donc quelque chose, en cet homme, de pluspuissant et de plus précieux que tous les intérêts, quelque chosequi est le plus intéressant des intérêts et dont justementon ne tient pas compte.

– Mais ce n’est pas moins par intérêtqu’il agit, me direz-vous.

Permettez, ne jouons pas sur les mots :le principal ici, c’est que cet intérêt spécial renverse vossystèmes, met vos listes sans dessus dessous, ne peut se loger sousaucune rubrique et vous désoriente.

Avant de vous donner le nom de cet intérêt, jeveux vous déclarer insolemment, au risque de me compromettre, queces beaux systèmes qui tendent à prouver à l’homme qu’il doit êtrevertueux par intérêt ne sont que vaines subtilités de dialectique.Ce système de la régénération de l’humanité par l’intelligence deses intérêts vaut la théorie qui prétend que la civilisation rendl’homme moins sanguinaire. L’homme a un tel goût pour lesconclusions a priori qu’il dénature volontiers les faitspour l’harmonie de son système… Mais regardez donc autour devous : le sang coule à flots, et joyeusement ! il pétillecomme du champagne ! Voilà notre dix-neuvième siècle, voilàNapoléon, – le grand et l’autre, – voilà les États-Unis,etleur éternelle union : où donc est cet adoucissement des mœurspar la civilisation ? Elle développe en l’homme lafaculté de sentir, lui ajoute de nouvellessensations : voilà toute son œuvre ; elle aparticulièrement donné à l’homme la faculté de jouir à la vue dusang. Avez-vous remarqué que les plus grands verseurs de sang sontles plus civilisés des hommes ? Attila et Stegnka Razine[27] ne leur sont pas comparables. Ceux-cisemblent plus violents, plus éclatants, mais c’est que nos modernesAttilas sont si nombreux, si normaux, qu’on ne les distingue plus.Il est incontestable que nous sommes devenus plus bassementsanguinaires grâce aux bienfaits de la civilisation. Jadis onversait le sang pour un motif, – et pour un motif qu’on croyaitjuste, – on pouvait tuer avec tranquillité : aujourd’hui noussommes convaincus que le meurtre est vil, et nous le commettonspourtant à la légère : qui préférez-vous ? Attila ouNapoléon ?

– Mais la science nous transformera, nousguidera à la vraie et idéale nature humaine. Volontairement alorsl’homme pratiquera la vertu et sera par conséquent rendu ausentiment de ses vrais intérêts. La science nous enseignera quel’homme n’a et n’a jamais eu ni désir ni caprice ; il n’estqu’une touche de piano sous les doigts de la nature. Il n’y a doncqu’à bien connaître les lois naturelles : toutes les actionshumaines seront alors calculées d’après une certaine table delogarithmes morale au 0,108.000, et inscrite dans un calendrier.Mieux encore : on en fera des éditions commodes, comme leslexiques d’aujourd’hui, où tout sera calculé et défini de tellesorte que le hasard et la liberté seront supprimés.

Ainsi – c’est toujours vous qui parlez –s’établiront des relations économiques nouvelles, et toutes lesréponses seront faites d’avance à toutes les questions : alorssera fondé le Temple du Bonheur, alors… en un mot, c’est alors quesera venu l’âge d’or.

Certes, on ne peut garantir que cet état dechoses permettra d’être bien gai, – c’est moi qui vous demande laparole, s’il vous plaît, – puisqu’il n’y aura plus d’imprévu. Maisquelle sagesse ! Par malheur, l’homme est sot ; quoiqu’on fasse pour lui, il est ingrat, ingrat à un tel point que…qu’on ne peut imaginer une ingratitude pire que la sienne. Je neserais donc pas étonné que, parmi toute cette sagesse, se levâtquelque gentleman arriéré qui se camperait, les poings sur leshanches, pour vous dire : « Si nous envoyions au diabletoute cette sagesse et si nous nous remettions à vivre selon notrefantaisie ? » Et cela n’est rien encore, mais je suis sûrque ce sot gentleman aura des partisans. L’homme est ainsifait ! Il veut être libre, il veut pouvoir agir contre sonintérêt, il prétend que parfois c’est un devoir. (Cetteidée m’est personnelle…) Mon propre vouloir, mon caprice, mafantaisie la plus folle, voilà le plus intéressant des intérêts,cet intérêt particulier dont je vous parlais, qui refuse d’entrerdans vos classifications et les fait éclater. Où prenez-vous quel’homme aime la sagesse et s’en tienne à ne rechercher que ce quilui est utile ? Ce qu’il faut à l’homme, c’estl’indépendance,à n’importe quel prix.

Chapitre 8

 

– Ah ! ah ! ah ! ah !Mais il n’y a pas d’indépendance ! me répondez-vous en riant.La science a disséqué l’homme, et vous savez par elle que lavolonté, la liberté ne sont autre chose que…

– Un instant ! c’est précisément ceque je voulais dire, quand vous m’avez interrompu. Oui, c’est vrai,mais voilà le hic… Excusez-moi, j’ai un peu tropphilosophé. J’ai quarante ans de souterrain… Voyez-vous, leraisonnement est bon, c’est certain. Mais il ne satisfait quel’intelligence : la volonté est cette particulièremanifestation de toutes les facultés vitales. Que vautl’intelligence ? Elle n’est qu’une collection de maximesapprises. La nature humaine veut agir par toutes ses forces,consciemment ou inconsciemment, artificiellement même, maisvitalement toujours. Je vous répète pour la centième foisqu’il y a un cas unique, mais certain – où l’homme veut se réserverle droit d’accomplir la plus sotte action et n’être pasobligé de ne faire que des choses bonnes et raisonnables. Car, àtout dire, c’est notre propre individualité qui est intéresséeici.

Chapitre 9

 

Messieurs, – je plaisante, ettrès-maladroitement, mais tout n’est pas plaisant dans maplaisanterie. Je serre les dents peut-être… Messieurs !plusieurs mystères m’inquiètent : expliquez-les-moi !Vous voulez transformer l’homme, selon les exigences de la scienceet du bon sens. Mais comment savez-vous qu’on puisse transformerl’homme, et qu’on le doive ?Comment savez-vous quecette transformation soit utile à l’homme ? C’est unesupposition gratuite. C’est logique, mais ce n’est pas humain. –Vous pensez que je suis fou ?…

L’homme aime à construire, c’estcertain : mais pourquoi aime-t-il aussi à détruire ? Neserait-ce pas qu’il a une horreur instinctive d’atteindre le but,d’achever ses constructions ? Peut-être n’arrive-t-il àconstruire que de loin, en projet ; peut-être aussi seplaît-il à faire des maisons pour ne pas les habiter, lesabandonnant ensuite aux fourmis et aux bêtes familières. Lesfourmis ont d’autres goûts que les hommes. Elles bâtissent pourl’éternité leurs fourmilières, c’est le but de toute leur existenceet leur unique idéal, ce qui fait grand honneur à leur constancecomme à leur esprit positif. L’homme, au contraire, esprit léger,est un perpétuel joueur d’échecs : il aime les moyens plus quele but, et, qui sait ? n’est-ce pas le but, les moyens ?La vie humaine ne consiste-t-elle pas plutôt en un certainmouvement vers un certain but ; qu’est ce but lui-même ?et ce but, il va sans dire, ne peut être qu’une formule, 2 fois 2font 4, et ce 2 fois 2 font 4 n’est déjà plus la vie, messieurs,c’est le commencement de la mort. Supposons que l’homme consacretoute sa vie à chercher cette formule ; il traverse desocéans, il s’expose à tous les dangers, il sacrifie sa vie à cetterecherche : mais y parvenir, y réellement parvenir, je vousassure qu’il en a horreur. Il sent bien que quand il aura trouvé,il n’aura plus rien à chercher. Les ouvriers, quand ilsont achevé leur travail, reçoivent leur argent, s’en vont aucabaret et de là au violon : voilà de l’occupation pour toutela semaine. Mais l’homme, où ira-t-il ? Atteindre à laformule, quelle dérision ! En un mot, l’homme est une risiblemachine ; il transpire le calembour. Je conviens que 2 fois 2font 4 est une bien jolie chose ; mais, au fond, 2 fois 2 font5 n’est pas mal non plus…

Chapitre 10

 

Mais…

Nous autres, habitants du souterrain, il fautnous tenir en bride. Nous pouvons garder un silence de quaranteans. Mais, si nous ouvrons la bouche, nous parlons, parlons,parlons…

Chapitre 11

 

Il n’y a rien de mieux au monde qu’une inertieconsciente. Vive donc le souterrain !

Ah ! pourquoi en suis-je jamaissorti ? Pourquoi n’y suis-je pas né ? – Car j’ai vouluessayer de vivre, je vous l’ai dit : j’ai essayé d’êtregoujat. – Peut-être même ai-je aussi essayé d’être héros. Rien, iln’y a rien dans le monde pour moi. Mon passé est une perpétuelle etironique négation. Hélas ! j’ai rêvé, je n’ai pas vécu !et pourtant je vais bientôt mourir. De cela je ne me plains pastrop. Pourtant, messieurs, avouez vous-mêmes que ce n’est pasjuste !

J’ai rêvé la vie au loin, sur les bords de lamère Volga, avec la si belle, la si étrange fille, dont je n’ai paseu la force de m’emparer quand elle m’était offerte, elle ma vraievie, ma seule vie, et depuis ce jour-là je suis mort avant la mort,tué par une apparition farouche, une ombre de vieux satyre qui n’apeut-être jamais existé, et je disserte…

Je vous jure, messieurs, que je ne crois pasun traître mot de tout ce que je viens d’écrire, – c’est-à-dire,peut-être bien au contraire j’y crois très-vivement, – et pourtantquelque chose me dit que je mens comme un cordonnier.

– Pourquoi donc avez-vous écrit toutcela ?

– Je voudrais bien, messieurs, vous voircondamnés à quarante ans de néant, et je voudrais bien ensuitesavoir ce que vous seriez devenus !

– Imaginez un peu cela, je vousprie : vous n’avez pas eu d’existence réelle, et dans uncaveau où ne pénètre qu’une lumière de crépuscule finissant, uneaube d’agonie, vous vous demandez ce que c’est que la vie, et ceque c’est que le jour. Je vous ai donné quarante ans pour vousfaire une opinion sur ces graves sujets, et aujourd’hui, premierjour de la quarante et unième année, je vous interroge :« Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que… ? »Mais vous ne me laissez pas finir. Vous avez tant pensé, tantréfléchi, que vous éclatez en paroles, un peu incohérentes, maisnon pas tout à fait dénuées d’un certain sens, – qui, je l’avoue,n’est peut-être pas le sens commun.

Chapitre 12

 

Quand, de la nuit de sa perte,

Par un mot d’ardente persuasion,

J’ai sauvé ton âme égarée

Et qui débordait de douleur,

Tu as maudit en te tordant lesmains

Le vice qui t’avait investie,

Et la conscience, qui allait tefuir,

Te châtia par le souvenir,

Et tu commençais à me conter

Tout ce qui t’était arrivé avantmoi

Quand soudain, cachant ton visage dans tesmains,

Pleine de honte et de terreur,

Tu fondis en larmes,

Révoltée, désespérée…

(D’un poëme de Nekrassov.)

La neige tombe, aujourd’hui, presquefondue ; jaune, sale. Voilà bien des jours qu’il neige. – Etil me semble que c’est la neige fondue qui me remet en mémoire unehistoire de ma jeunesse. Contons donc cette histoire à proposde la neige fondante.

J’avais trente ans. Ma vie était déjà triste,désordonnée, solitaire jusqu’à la sauvagerie. Je n’avais pasd’amis, j’évitais toute relation, et je me blottissais de plus enplus dans mon coin. À mon bureau, je ne regardais personne ;mes collègues me traitaient comme un original, et même avaient pourmoi une certaine répulsion. Je me suis demandé bien souventpourquoi j’étais seul l’objet de cette répulsion… Ainsi l’un d’euxavait un visage dégoûtant, couturé de petite vérole, et dans laphysionomie quelque chose de répugnant, – un visage à n’oser leregarder. Un autre était sale, puant. Pourtant ni l’un ni l’autrene paraissaient supposer qu’on pût avoir du dégoût pour eux ;ni l’un ni l’autre ne semblaient avoir d’autre préoccupation quecelle-ci : être considéréspar leurs chefs. Etmaintenant je vois bien que c’est mon maladif et exigeantamour-propre qui m’inspirait à moi-même du dégoût pour moi-même etqui me faisait supposer dans les yeux d’autrui ce dégoût que jeportais en moi. Car je me détestais. Mon visage me semblait infâme,j’en trouvais l’expression vile ; à mon bureau je m’éloignaisle plus possible des autres fonctionnaires pour leur laisser croireque je pouvais avoir une physionomie noble. « Que jesois laid, qu’importe ? pensais-je, mais que du moins malaideur soit noble et extrêmement intelligente. »Mais le plus terrible, c’est que mon visage me semblait celui d’unsot. J’aurais préféré qu’il fût ignoble, si à ce prix j’avais puobtenir qu’il exprimât une extraordinaire intelligence.

Naturellement, je haïssais tous mes collègues,du premier au dernier ; j’avais à la fois peur et mépris. Ilm’est arrivé, quand la peur prenait le dessus, de les considérercomme bien supérieurs à moi ; c’était une impressionsoudaine ; et soudaine était la revanche…

Mon développement intellectuel était morbide,comme est celui de tout homme cultivé de notre temps. Eux, aucontraire, stupides, étaient pareils entre eux comme les moutonsd’un troupeau. J’étais peut-être seul dans mon bureau à trouver macondition celle d’un lâche esclave, et c’est pourquoi je pouvais mecroire seul développé, et c’était réel, j’étais un lâche et unesclave, je le dis sans détours, car tout homme digne du nomd’homme moderne est et doit être un esclave : c’est son étatnormal. J’en suis convaincu, c’est une chose fatale. Et quedisais-je « moderne » ? Toujours, dans tous lestemps, un homme digne de ce nom a dû être un lâche et un esclave.C’est la loi de la nature pour tout honnête homme. Et sicet honnête homme commet, comme malgré lui, quelque action d’éclat,qu’il ne s’en réjouisse pas, qu’il n’y puise pas de consolationspour les mauvaises heures, car cette mémorable action nel’empêchera pas de faire banqueroute à l’honneur dans quelque autrecirconstance : telle est l’unique conclusion. La suffisance etle contentement de soi sont le propre des ânes.

Ce qui me faisait le plus souffrir, c’est quej’étais différent de tous : « Je suis seul, eteux ils sont le monde », pensais-je, et je méditaislà-dessus à perte de vue. – J’ai essayé de me lier avec certains demes collègues, jouant aux cartes, buvant de la vodka, et discutantsur les chances d’avancement.

Mais ici permettez-moi une petitedigression.

Nous autres, Russes, nous n’avons jamais eu deces romantiques éthérés comme les Allemands et surtout les Françaisqui ne peuvent plus descendre du ciel, la France s’abîmât-elle sousles barricades et les tremblements de terre. – Je parle desromantiques : c’est que je me faisais parfois le reproche deromantisme… – Eh bien ! dis-je, les Français sont des sots, –et nous n’en avons pas de tels sur notre terre russe. Chacun saitcette vérité : c’est par là surtout que nous nous distinguonsdes pays étrangers. Nous sommes très-peu éthérés, nous ne sommespas de purs esprits. Notre romantisme, à nous, est tout à faitopposé à celui de l’Europe : et le sien et le nôtre ne peuventavoir de communes mesures. (Je dis romantisme ;permettez-le-moi. C’est un petit mot qui a fait humblement sonservice, il est vieux, et tout le monde le connaît.) Notreromantisme à nous comprend tout, voit tout, et voit souventavec une clarté incomparablement plus vive que celle des espritsles plus positifs…Ne faire de compromis avec rien ni personne,ni rien dédaigner ; ne jamais perdre de vue l’utile et lepratique (comme, par exemple, le logement aux frais de l’État, lapension et la décoration) ; ne voir que ce but à travers tousles enthousiasmes et tous les lyrismes, tout en conservant pardevers soi intact – comme soi-même ! – l’idéal du beau et dugrand, précieux bijou de joaillier : voilà les lois de notreromantisme… C’est un grand coquin, je vous assure, le premier descoquins, vous pouvez m’en croire. Mais c’est un coquin honnêtehomme : puisqu’il passe pour tel ! – Eh bien, jen’ai jamais pu me hausser jusqu’à cet idéal de la pure, vertueuseet honnête coquinerie. Je n’ai jamais pu réussir à me faire logerpar l’État, je n’ai jamais pu sauvegarder en moi l’idéal du beau etdu grand, je dis de ce beau et de ce grand acceptés et patentés,qui ont cours et ne sont jamais protestés. C’est un grand bonheurque je ne me sois pas jeté dans la littérature. Quelle piètrefigure j’y eusse faite ! Pourtant on aurait pu me décréterd’utilité publique, car n’aurais-je pas contribué à l’égayement demes contemporains… Mais non, mes contemporains sont des gensgraves, de décents et corrects gentlemen qui ne veulent ni rire nipleurer, – et il est à croire qu’ils ont raison.

Chapitre 13

 

Ah çà ! trêve de spéculations ! Nevoulais-je pas conter une histoire ? – Ah ! oui, uneréjouissante histoire ! Écoutez donc.

J’avais un ami, un certain Simonov, un anciencamarade d’école, un garçon calme, froid. Pourtant j’avais aimé enlui de l’indépendance et de l’honnêteté. Je crois même qu’iln’était pas tout à fait sot. Nous avions jadis passé ensemble debons moments, mais ils furent courts, et un voile de brume tombavite sur ces beaux matins. Je soupçonnais que je devais lui êtretrès-désagréable, pourtant je le visitais.

Un jeudi soir, ne pouvant plus supporter monisolement, je me souvins de Simonov. En montant à son quatrièmeétage, je songeai que je lui étais pénible et que j’avais tort del’aller voir. Mais cette réflexion était précisément de celles quim’encourageaient dans mes mauvaises pensées ; j’entrai chezlui. Il y avait près d’un an que nous ne nous étions vus.

Je trouvai chez lui deux autres ancienscamarades d’école. Ils discutaient visiblement quelque importanteaffaire. Mon arrivée n’intéressa personne, chose étrange, car je neles avais pas vus depuis des années. Je fis l’effet insignifiantd’une mouche dans une chambre. Même à l’école, quoique je n’y fusseaimé de personne, on ne me traitait pas ainsi. Ma positionmédiocre, mon vêtement plus médiocre excitaient sans doute leurmépris ; mais je ne l’aurais pas cru tel. Simonov parut mêmes’étonner de me voir. (D’ailleurs, il s’était toujours étonné de mevoir.) Tout cela me mit mal à l’aise. Je m’assis, j’avais l’humeurchagrine, j’écoutai la discussion sans y prendre part.

On discutait passionnément à propos d’un dînerd’adieu que ces messieurs voulaient offrir en commun à leur amil’officier Zvierkov qui partait pour une destination lointaine.

Môssieur Zvierkov était encore un de mescamarades d’école. Je l’avais pris en haine dans les dernièresannées de nos études communes. C’était un joli garçon, arrogant etdominateur, que tout le monde aimait. Je détestais le timbre de savoix haute et prétentieuse ; je détestais ses bons mots, –très-mauvais ! je détestais son joli visage, très-joli etencore plus bête. (J’aurais pourtant volontiers changé monintelligent visage contre le sien.) Nous nous étionsperdus de vue. Il avait fait son chemin, tandis que moi…

Des deux hôtes de Simonov l’un étaitFerfitchkine, un Allemand-Russe, petit de taille, avec un visage desinge, un sot moqueur, mon pire ennemi dès nos premières classes,vil, insolent, vaniteux, ambitieux, lâche. C’était un des ferventsadorateurs de Zvierkov, à qui il empruntait de l’argent et rendaitdes courbettes. – L’autre, Troudolioubov, était un militaire, hautde taille, l’extérieur froid, assez honnête, mais qui avait leculte de tous les succès, et qui ne pouvait parler que depromotions. Il était parent de Zvierkov. Il en tirait du prestige.Pour moi, il me mettait au-dessous de rien, et n’avait avec moi nipolitesse ni insolence, comme avec les choses.

– Eh bien, sept roubles par personne, ditTroudolioubov, cela fait vingt et un roubles. On peut faire à ceprix un bon dîner. Zvierkov, cela va sans dire, ne paye pas.

– Parbleu ! puisque nousl’invitons ! s’écria Simonov.

– Pensez-vous donc, dit Ferfitchkine avecl’insolence d’un valet qui croit porter les décorations de songénéral, qu’il nous permettra de payer pour lui ? il accepterapar délicatesse, mais il nous offrira certainement unedemi-douzaine de bouteilles de champagne.

– Quoi ? une demi-douzaine pourquatre ? remarqua Troudolioubov que le chiffre seul avaitétonné.

– Donc, tous quatre, vingt et un roubles,à l’hôtel de Paris, demain à cinq heures, conclut Simonov quisemblait être l’organisateur de la fête.

– Comment, vingt et un roubles ?dis-je avec agitation et comme si je me sentais offensé. Si vous mecomptez, ce sera vingt-huit roubles.

Il me semblait que m’offrir ainsi àl’improviste était de ma part très-adroit et ne pouvait manquer deme conquérir l’estime universelle.

– Vous voulez donc…, remarqua Simonovavec mécontentement en évitant mon regard.

Il me connaissait par cœur, c’est pourquoi ilévitait toujours mon regard.

J’étais furieux de cela, qu’il me connût parcœur…

– Et pourquoi pas ? Je suis aussi uncamarade, et je pourrais m’offenser d’avoir été oublié,bredouillai-je.

– Où fallait-il aller vouschercher ? fit grossièrement Ferfitchkine.

– Vous n’étiez pas déjà si bons amis,Zvierkov et vous, ajouta Troudolioubov en fronçant lessourcils.

Mais je me cramponnai à mon idée.

– Il me semble que personne n’a le droitde juger entre nous, dis-je avec une voix tremblante. C’estprécisément parce que jadis nous nous entendions mal que je tiens àle revoir maintenant.

– Et qui comprendra vos idéestranscendantales ? dit Troudolioubov en souriant.

– On vous inscrira, décida Simonov.Demain, cinq heures, hôtel à Paris, ne vous trompez pas.

– Et l’argent… allait commencerFerfitchkine à voix basse en me désignant de coin de l’œil. Mais ils’interrompit, cette grossièreté avait déplu même à Simonov.

– Assez, dit Troudolioubov en se levant.Puisqu’il y tient, qu’il vienne.

– Mais ce n’est qu’un cercle d’amis,persistait Ferfitchkine en prenant aussi son chapeau. Ce n’est pasune réunion officielle…

Ils partirent. Ferfitchkine ne me salua pas.Troudolioubov ne m’accorda qu’un très-léger salut, sans meregarder. Simonov, avec qui je restai tête à tête, paraissaitdépité et me regardait obliquement. Il restait debout et nem’invitait pas à m’asseoir.

– Hum !… Oui… donc, demain.Donnez-vous l’argent tout de suite ? Je dis cela… pour savoir,balbutia-t-il avec embarras.

J’étais au moment d’éclater de colère. Maisaussitôt je me rappelai que depuis des temps incalculables jedevais à Simonov quinze roubles. Je ne l’avais jamais oublié ;mais je ne rendais jamais non plus.

– Convenez vous-même, Simonov, que je nepouvais savoir en entrant ici… Je regrette d’ailleurs d’avoirnégligé…

– Bon, bon, vous payerez demain, pendantle dîner… C’était à titre de renseignement… Je vous en prie…

Il n’acheva pas et se mit à marcher à traversla chambre avec une irritation croissante. Tout en marchant ilfrappait du talon.

– Non, dit-il… C’est-à-dire… oui. Il fautque je sorte. Je ne vais pas loin, ajouta-t-il, comme pours’excuser.

– Et pourquoi ne le disiez-vouspas ? m’écriai-je en saisissant mon chapeau.

– Non, pas très-loin… Il n’y a que deuxpas, répétait Simonov en m’accompagnant jusqu’à sa porte avec unair affairé qui ne lui allait pas du tout. Donc à demain à cinqheures ! me cria-t-il pendant que je descendais. – Celasignifiait qu’il était très-content de me voir partir. Moi, j’étaisfurieux.

Que le diable les emporte ! pensai-jetout en marchant. Quel besoin avais-je de me mettre encore cetteaffaire sur les bras ? Quoi ? pour fêter cet imbécile deZvierkov ? Parbleu ! je n’irai pas. Non ! je ne doispas y aller. Dès demain j’écrirai à Simonov.

Chapitre 14

 

Ce qui me rendait encore plus furieux, c’estque je savais que malgré tout j’irais, exprès. Plus il yavait d’inconséquence de ma part à m’imposer à ces « anciensamis », plus je m’entêtais à le faire.

Il y avait pourtant une difficulté : jen’avais pas d’argent. J’avais en tout neuf roubles, mais je devaisle lendemain en donner sept à Apollon, mon domestique, qui, sur cessept roubles, se nourrissait lui-même.

Ne pas lui donner ses gages, c’étaitimpossible. Mais je dirai plus loin pourquoi, je reviendrai endétail à cette canaille, à cette plaie de ma vie.

Du reste, je savais bien que pourtant je neles lui donnerais pas afin de pouvoir aller au dîner deZvierkov.

J’eus, cette nuit-là, de terriblescauchemars.

Le lendemain matin, je sautai de mon lit, toutagité, comme si quelque chose d’extraordinaire allait se passer.J’étais sûr que ce jour-là marquerait dans ma vie un changementradical. (C’était d’ailleurs la pensée que m’inspirait le moindreévénement.) Je revins de mon bureau deux heures plus tôt qued’ordinaire, pour m’habiller. Je me promis de ne pas arriver lepremier, pour qu’on ne pensât pas que je fusse ravi de l’occasionet que j’eusse hâte d’en profiter. Je cirai mes bottes, car Apollonpour rien au monde n’aurait ciré mes bottes deux fois par jour. Jedus lui voler subrepticement les brosses, ayant horriblement peurqu’il me méprisât un peu plus s’il savait que, pourtant, je ciraismoi-même mes bottes. Puis j’examinai mes habits : vieux etusés ! Mon uniforme était passable, mais va-t-on dîner enuniforme ? J’avais juste sur un genou une grande tache jaune.Je pressentis que cela seul m’enlèverait les neuf dixièmes de madignité. Eh ! cette vile pensée ! mais c’était ainsi.« Et c’est la réalité pourtant », pensais-je, et lecourage me manquait. Je me représentais avec fureur comment cesgens-là allaient me toiser. Mieux certes eût valu rester chez moi.Mais c’est impossible. Je n’aurais cessé ensuite de me raillermoi-même en me disant : Ah ! tu as eu peur de laréalité ! – Il fallait leur prouver ma supériorité,leur imposer l’admiration, leur donner à choisir entre Zvierkov etmoi, et triompher. Pourtant… pourquoi faire ? D’eux tous jen’eusse pas donné un demi-kopeck. Oh ! je priais Dieu quecette journée n’eût qu’une heure ! – Je m’accoudai à lafenêtre et je me mis à considérer la neige qui tombait épaisse etfondante…

Enfin ma mauvaise horloge sonna cinq coups. Jepris mon chapeau, j’évitai Apollon qui attendait ses gages depuisle matin, mais par sottise ne voulait pas en parler le premier. Jeme glissai dehors, et une voiture – pour mes derniers kopecks –m’amena comme un barine à l’hôtel de Paris.

Chapitre 15

 

Dès la veille j’avais prévu que j’arriveraisle premier. Non-seulement il n’y avait encore personne, mais c’està peine si je pus me faire conduire dans le cabinet qui nous étaitréservé. La table n’était pas encore mise. Qu’est-ce que celasignifiait ? À la fin, le garçon voulut bien m’apprendre quele dîner était pour six heures et non pour cinq. Il n’était quecinq heures vingt-cinq. – Évidemment on aurait dû me prévenir. Laposte est faite pour cela. C’était donc exprès qu’on m’avaitinfligé la « honte » à mes propres yeux et… aux yeux dugarçon, d’arriver ainsi, seul, sans savoir l’heure, comme unintrus. J’ai rarement passé des moments plus insupportables. Quand,à six heures précises, ils arrivèrent tous ensemble, j’eus d’abordquelque plaisir à les voir, ils étaient pour moi des libérateurs,et j’en oubliais presque que je devais me considérer commeoffensé.

Zvierkov marchait en avant des autres, commeun chef. Tous étaient joyeux. En m’apercevant, Zvierkov prit degrands airs, s’approcha de moi à pas lents, et me tendit la mainaffablement, avec l’amabilité d’un général pour un inférieur.

– J’ai appris avec étonnement votre désirde participer à notre fête, commença-t-il en traînant sur lessyllabes, habitude que je ne lui connaissais pas. Nous nous sommesrencontrés si rarement ! Vous nous fuyiez. Je l’ai souventregretté. Nous ne sommes pas aussi terribles que vous le pensez. Entout cas, je suis très-content de re-nou-ve-ler…

Et il posa machinalement son chapeau sur lafenêtre.

– Attendez-vous depuis longtemps ?me demanda Troudolioubov.

– Je suis arrivé juste à cinq heures,comme il était entendu hier, répondis-je à haute voix, avec uneirritation sourde qui promettait une explosion prochaine.

– Tu ne l’as donc pas prévenu que l’heureétait changée ? dit Troudolioubov à Simonov.

– Non, j’ai oublié, répondit-il, sansmême s’excuser.

– Alors vous êtes ici depuis uneheure ? Pauvre ami ! s’écria Zvierkov avec une intentionrailleuse.

Il semblait trouver cela très-plaisant.

Ferfitchkine éclata de rire avec son faussetde roquet. Lui aussi trouvait ma situation extrêmement drôle.

– Il n’y a pas de quoi rire, criai-je àFerfitchkine. On ne m’a pas prévenu, c’est… c’est… c’est toutsimplement stupide !

– C’est non-seulement stupide, maisquelque chose de plus, murmura Troudolioubov qui prenait naïvementmon parti. Vous êtes bien bon, c’est une grossièreté.

– Si l’on m’avait joué le même tour,remarqua Ferfitchkine, j’aurais…

– Mais vous auriez dû vous faire apporterquelque chose, dit Zvierkov, ou même dîner sans nous attendre.

– Certes, j’aurais pu le faire sans endemander la permission, fis-je d’un ton sec. Si j’ai attendu, c’estque…

– Allons ! asseyons-nous, messieurs,dit Simonov qui rentrait. Je réponds du champagne, il esttrès-correctement frappé… Je ne savais pas votre adresse, ni oùvous prendre ! me dit-il tout à coup, toujours sans meregarder.

Il avait visiblement une rancune contremoi.

Tous s’assirent. Je fis comme eux. À ma gaucheétait Troudolioubov, à droite Simonov. Zvierkov était en face demoi ; Ferfitchkine entre lui et Troudolioubov.

– Dites-moi (il traînait toujours), vous…vous êtes dans un ministère ? dit Zvierkov qui décidémentprenait de l’intérêt à mes affaires, ou plutôt tâchait de memettre à mon aise.

« Veut-il que je lui jette une bouteilleà la tête ? » pensais-je.

– Je suis au bureau de ***, répondis-jesèchement en regardant mon assiette.

– Et… ça vous convient ?Dîtes-moi, qu’est-ce qui vous a fôrcéd’abandonner vos anciennes fonctions ?

– Qu’est-ce qui m’a fôrcé ?répétai-je en traînant trois fois plus que Zvierkov, presque sansle vouloir. Mais tout simplement j’ai quitté mes anciennesfonctions parce qu’il m’a plu de les quitter.

Ferfitchkine ricana furtivement. Simonov meregarda d’un air ironique. Troudolioubov resta la fourchette enl’air, et me contempla curieusement.

Zvierkov se sentit froissé, mais il ne voulutpas le laisser voir.

– Eh bien, et votre traitement ?

– Quel traitement ?

– Mais, vos appointements.

– Est-ce un interrogatoire que vous mefaites subir ?

D’ailleurs, je dis aussitôt le chiffre de montraitement, non sans rougir.

– Pas riche, pas bien riche, observaZvierkov avec importance.

– Oui, il n’y a pas de quoi dîner tousles jours dans les bons endroits, ajouta Ferfitchkine.

– C’est-à-dire que c’est la pauvretémême, conclut Troudolioubov.

– Comme vous avez maigri ! Vous avezbeaucoup changé depuis que… continua Zvierkov non sans méchancetéen m’examinant, moi et mon costume.

– Allons ! s’écria Ferfitchkine ensouriant, c’est assez, nous gênons ce bon ami.

– Monsieur, sachez qu’il n’est pas envotre pouvoir de me gêner, entendez-vous ? Je dîne ici aurestaurant pour mon argent, et non pas pour celui des autres,remarquez-le, monsieur Ferfitchkine.

– Com-ment ? et qui donc mange icipour l’argent des autres ? Vous semblez… dit Ferfitchkine,rouge comme une écrevisse cuite et me regardant avec fureur dans leblanc des yeux.

– Com-ment ? – Com-me ça.

(Je sentais bien que j’allais trop loin, maisje ne pouvais me retenir.)

– Mais nous ferions mieux, continuai-je,de parler de choses plus intéressantes.

– Ah ! vous cherchez l’occasion denous montrer vos hautes facultés !

– N’ayez pas peur, ce serait tout à faitinutile ici.

– Que dites-vous ? Hé ! neseriez-vous pas devenu fou dans votre bureau ?

– Assez, messieurs, assez ! criaimpérativement Zvierkov.

– Que c’est bête ! murmuraSimonov.

– En effet, c’est stupide. Nous nousréunissons amicalement pour passer ensemble quelques instants avantle départ de notre ami, et vous querellez ! dit Troudoliouboven s’adressant grossièrement à moi seul. Vous avez voulu prendrepart à notre réunion, au moins ne la troublez pas…

– Assez ! assez ! criaitZvierkov, cessez donc, messieurs. Laissez-moi vous conter comment,il y a trois jours, j’ai failli me marier…

Et il commença une histoire scabreuse etmensongère : d’ailleurs, du mariage, nulle question. Il nes’agissait que de généraux assaisonnés de femmes, et le beau rôleétait toujours à Zvierkov.

Tout le monde rit en chœur. On ne s’occupaitplus de moi. Je buvais sans y songer de grands verres de xérès. Jefus bientôt gris ; mon irritation augmenta d’autant. Jeregardais insolemment la compagnie ; mais on m’avait tout àfait oublié. Zvierkov parlait d’une certaine dame qui lui avaitconfessé son amour, – le hâbleur ! et d’un certain Kolia, unprince de trois mille âmes, son meilleur ami, qui l’aidait danscette affaire.

– Comment donc ce Kolia de trois milleâmes n’est-il pas avec nous pour fêter vos adieux ? dis-jetout à coup.

On fit silence.

– Vous êtes ivre, dit Troudolioubov.

Zvierkov me regardait sans rien dire. Jebaissai les yeux. Simonov se hâta de verser le champagne.

Troudolioubov leva son verre ; tousfirent comme lui, excepté moi.

– À ta santé et bon voyage !cria-t-il à Zvierkov. Le bon vieux temps passé, messieurs, à notreavenir, hourra !

Tous burent, puis ils embrassèrent Zvierkov.Je ne bougeai pas, mon verre restait plein.

– Et vous ? vous ne buvez pas ?hurla Troudolioubov menaçant en s’adressant à moi.

– Je vais faire un discours d’abord, etensuite je boirai, monsieur Troudolioubov.

– Quel méchant homme ! murmuraSimonov.

Je me levai, pris mon verre fiévreusement,sans savoir encore ce que j’allais dire.

– Silence ! cria Ferfitchkine. Nousallons avoir un dessert de choses géniales.

Zvierkov attendait, très-grave ; ilsemblait comprendre ce qui allait se passer.

– Monsieur le lieutenant Zvierkov,commençai-je. Sachez que je hais les phrases, les phraseurs et lestailles fines. Voilà mon premier point. Voici le second.

Un mouvement se fit.

– Second point. Je hais les polissons etles polissonneries, surtout les polissons. Troisième point. J’aimela vérité, la franchise et l’honnêteté, continuai-je presquemachinalement, ne comprenant plus ce que je disais… J’aime lapensée, monsieur Zvierkov, j’aime la véritable camaraderie,l’égalité et non… hum ! J’aime… et pourtant, jeboirai à votre santé, monsieur Zvierkov. Faites la conquête desTcherkess, tuez les ennemis de la patrie, et… et… à votre santé,monsieur Zvierkov.

Zvierkov se leva, me salua et medit :

– Merci.

Il était très-irrité, extrêmement pâle.

– Que diable ! hurla Troudoliouboven frappant du poing sur la table.

– Non, c’est par un soufflet qu’ilfallait répondre, piaula Ferfitchkine.

– Il faut le mettre à la porte, murmuraSimonov.

– Pas un mot, messieurs, pas ungeste ! cria solennellement Zvierkov apaisant l’indignationgénérale. Je vous remercie tous, mais je saurai lui prouvermoi-même quel cas je fais de ses paroles.

– Monsieur Ferfitchkine, dès demain vousme rendrez raison de vos paroles, dis-je très-haut.

– Un duel ? Je l’accepte, réponditl’autre.

J’étais probablement si ridicule, et cetteidée de duel allait si mal à mon extérieur, que tous, et après euxFerfitchkine, éclatèrent de rire.

– Eh ! laissons-le tranquille !Il est tout à fait ivre ! fit Troudolioubov avec dégoût.

– Je ne me pardonnerai jamais de l’avoirinscrit, murmura encore Simonov.

« Voilà le moment de leur jeter lesbouteilles à la figure », pensai-je. Je pris une bouteille,et… je me versai un plein verre.

« Je vais rester et boire… et chanter, siça me plaît, oui, chanter. J’en ai le droit !… Hum… »

Mais je ne chantai pas. Je ne regardaispersonne et je prenais les poses les plus indépendantes, attendantavec impatience que quelqu’un me parlât le premier. Mais,hélas ! personne ne me parlait.

L’horloge sonna huit heures, enfin neufheures. On sortit de table ; tous les quatre s’assirent sur ledivan. Zvierkov commanda les bouteilles de champagne prévues, maisil ne m’invita pas.

Je souriais avec mépris et je marchai de longen large de l’autre côté de la chambre, tâchant d’attirerl’attention, mais vainement, et cela dura jusqu’à onzeheures : jusqu’à onze heures je me promenai de la table aupoêle et du poêle à la table !…

« Je marche, et personne n’a le droit dem’en empêcher. »

Pendant ces deux heures la tête me tourna plusd’une fois ; il me semblait que j’avais le délire. Et cettepensée me torturait que je ne cesserais plus désormais, dussé-jevivre encore dix, vingt, quarante ans, de revivre cette heureaffreuse, ridicule et dégoûtante, la plus dégoûtante et la plusaffreuse de toute ma vie.

Onze heures.

– Messieurs, cria Zvierkov en se levant,allons, là-bas !(Et il expliqua sa pensée par ungeste obscène…)

– Oui, oui, dirent tous les autres.

Je me tournai vers Zvierkov. J’étais sifatigué, si brisé, que je me décidai à m’enfuir. J’avais la fièvre,mes cheveux se collaient sur mes tempes.

– Zvierkov, je vous demande pardon !dis-je, d’un air décidé. Ferfitchkine, à vous aussi, et à tous, cartous je vous ai offensés.

– Ah ! ah ! un duel, ce n’estpas chose agréable, siffla Ferfitchkine.

Je me sentis comme un coup de poignard aucœur.

– Non, Ferfitchkine, ce n’est pas le duelque je crains. Je suis prêt à me battre avec vous demain après nousêtre réconciliés. Je l’exige même, et vous ne pouvez vous yrefuser. Vous tirerez le premier, et je tirerai en l’air.

– Il s’amuse, remarqua Simonov.

– Non, il a fait une gaffe, ditTroudolioubov.

– Mais laissez-nous passer ! quefaites-vous là ? dit Zvierkov avec mépris.

Ils étaient tous rouges, leurs yeuxétincelaient. Ils avaient bu sec !

– Je vous demande votre amitié, Zvierkov,je vous ai offensé, mais…

– Offensé ? vous, moi ? Sachez,monsieur, que jamais et en aucun cas vous ne pourrezm’offenser.

– En voilà assez ! ditTroudolioubov, allons !

– Olympia est à moi, messieurs, je vousen préviens ! cria Zvierkov.

– Nous te la laissons, lui répondit-on enriant.

Je restai, dévoré de honte. La bande sortitbruyamment. Troudolioubov se mit à chanter quelque sottise. Simonovresta un moment pour donner le pourboire au garçon.

– Simonov, donnez-moi six roubles, dis-jeavec décision et désespoir.

Il me regarda avec un profond étonnement, avecdes yeux, d’idiot. Il était ivre aussi.

– Allez-vous donc là avecnous ?

– Oui.

– Je n’ai pas d’argent, dit-ilbrusquement.

Il sourit avec mépris et se dirigea vers laporte.

Je saisis son manteau. Il me semblait quej’étais en proie à un cauchemar.

– Simonov, j’ai vu de l’argent chez vous.Pourquoi me refusez-vous ? Suis-je donc un malhonnêtehomme ? Ne me refusez pas, prenez garde ! Si vous saviez,si vous saviez pourquoi je vous demande cet argent ! tout monavenir en dépend, toute ma vie…

Simonov tira sa bourse de sa poche et mejeta presque les six roubles.

– Prenez, si vous en avez le cœur !me dit-il, et il sortit.

J’étais seul, – seul avec le désordre de latable, miettes, verres cassés, vin répandu, seul avec mon ivresseet mon désespoir, seul avec le garçon qui avait tout vu, toutentendu, et qui me considérait avec curiosité.

« Allons-y donc aussi ! »m’écriai-je. « Ah ! qu’ils s’agenouillent tous devantmoi, en embrassant mes pieds, en me demandant de leur donner monamitié, ou bien… Et je souffletterai Zvierkov. »

Chapitre 16

 

« Le voilà enfin, le voilà, ce choc avecla réalité ! » murmurai-je en descendant.

« Tu es un vaurien », me dis-je toutà coup. « Eh ! soit ! Tout est perdu pour moi,qu’importe donc ? »

Ils étaient déjà partis, mais je connaissaisle chemin.

Près de la porte il y avait un vagnka[28] solitaire, enveloppé d’un cafetan toutcouvert par la neige fondante.

Il bruinait, il faisait lourd.

Le petit cheval était aussi tout blanc deneige et toussait. Je me le rappelle très-bien. Je me jetai dans letraîneau.

« Il faut beaucoup pour racheter toutcela ; pourtant je le rachèterai ou je me ferai tuer surplace. En route ! »

Les pensées tourbillonnaient dans ma tête.

« S’agenouiller à mes pieds,non, je n’obtiendrai pas cela d’eux. C’est un mirage banal,dégoûtant, romantique et fantastique. Il faut donc que jedonne à Zvierkov un soufflet. C’est décidé, j’y vole !Fouette, cocher ! »

Vagnka tira les guides.

« À peine entré, je donne le soufflet…Faut-il dire d’abord quelques mots, en guise de préface ? Non.J’entre tout simplement et je donne le soufflet. Ils seront tousdans le salon, et lui sur le divan avec Olympia. Cette mauditeOlympia ! Elle s’est une fois moquée de mon visage et m’arefusé… Je tirerai à Olympia les cheveux et à Zvierkov lesoreilles… Ou plutôt, je le prendrai par une seule oreille et je lepromènerai dans tout le salon. Peut-être se jetteront-ils tous surmoi, ils me battront ! ils me mettront à la porte, c’est sûr,et puis ? J’aurai tout de même donné le soufflet, j’aurai prisl’initiative, et il sera obligé de se battre ! et ces têtes demouton seront pour la première fois en face d’une âme vraimenttragique, la mienne !… Fouette, cocher, fouette !criai-je au vagnka qui tressaillit et donna un coup de fouet. – Etoù prendre le pistolet ? Baste ! je me ferai faire uneavance sur mon traitement et j’achèterai le pistolet. La poudre etles balles, c’est l’affaire des témoins… Les témoins ? Oùprendrai-je un témoin ? Je n’ai pas un seul ami. Folies !le premier passant sera mon témoin… »

À ce moment, il me parut que mes réflexionsétaient celles d’un fou, mais…

– Fouette, cocher, fouette ! Fouettedonc, animal !

– Eh ! barine ! répondit laforce de la terre [29].

Le froid me saisit.

« Ne vaudrait-il pas mieux… nevaudrait-il pas mieux… rentrer chez moi ? Ô mon Dieu !pourquoi donc ai-je tenu à prendre part à ce maudit dîner ? etma promenade pendant deux heures de la table au poêle ! Non,il faut qu’ils me payent cette promenade, il faut qu’ils laventcette honte !… Fouette !… Et si Zvierkov refuse de sebattre, je le tuerai ! et je dirai : « Voyez tous àquoi le désespoir peut réduire un homme ! » – Après celatout sera fini, mon bureau n’existera plus pour moi, on me saisira,on me jugera, on me mettra en prison, on m’enverra en Sibérie, etque m’importe ? Quinze ans après, quand je serai sorti deprison, j’irai, dans mes loques, demander l’aumône à Zvierkov… Dansquelque ville de province, un homme heureux, riche, marié, pèred’une belle jeune fille : ce sera lui. J’irai à lui et je luidirai : « Regarde-moi, monstre ! Vois mes jouescreuses et mes haillons. J’ai tout perdu, position, bonheur, art,science, la femme aimée !…, (Qu’est-ce que je dislà ?…) Et tout cela à cause de toi ! Vois : j’aideux pistolets dans les mains, je suis venu pour te tuer, et… ehbien ! je te pardonne ! » – Alors je tirerai enl’air, et l’on n’entendra plus parler de moi… »

Je pleurais. Pourtant, je savais très-bien, ence moment même, que c’était là une scène de Silvio ou de Balmasqué de Fermastor. Et soudain je me sentis si honteux… sihonteux que j’arrêtai le cheval, descendis du traîneau, et restaidans la rue, au milieu de la neige.

Vagnka me regardait avec étonnement etsoupirait en me regardant.

« Que faire ? y aller ? quellesottise ! En rester là ? c’est impossible ! Aprèstant d’offenses ! Non ! – Et je remontai dans letraîneau. – C’est fatal. Fouette ! fouette ! » Et,d’impatience, je donnai un coup de poing sur la nuque ducocher.

– Et pourquoi me battre ? cria lepetit moujik tout en fouettant sa rosse si fort qu’elle rua.

La neige fondante tombait à flocons. Je medécouvris, sans réflexion, oubliant tout le reste, définitivementdécidé à donner le soufflet. Et je sentais avec terreur que celadevait arriver absolument et tout de suite, qu’aucune force nepourrait plus me retenir.

Des réverbères isolés couraient derrière moi –le traîneau allait vite ! – dans le brouillard de la neige,mornes comme des torches d’enterrement. La neige glissait sous monmanteau, sous ma redingote, sous ma cravate, et y achevait defondre. Je n’y prenais pas garde. Tout m’était indifférent.

Enfin nous arrivâmes. Je sortis du traîneaucomme un fou et montai en courant. Je frappai à la porte des piedset des poings. On ouvrit trop vite, comme si l’on m’eûtattendu. En effet, Simonov avait prévenu qu’il en viendrait encoreun : car, dans ces sortes de maisons secrètes, il est bon deprévenir…

C’était un de ces magasins de mode, sifréquents alors, et qui ont été depuis fermés par la police. Toutle jour c’était en effet un magasin de mode ; mais le soirceux qui avaient « une recommandation » pouvaient y venirpasser un moment.

Je traversai rapidement la boutique (qu’onn’éclairait pas) et parvins au salon qui m’était déjà familier.

Une seule bougie.

– Où sont-ils ? demandai-je.

Mais ils étaient déjà partis.

Je ne vis d’abord que la patronne elle-même,qui me connaissait un peu, une femme au sourire idiot. Puis uneporte s’ouvrit, et une autre personne entra. Sans faire attention àpersonne, je marchai à travers la chambre en parlant tout seul. Jeme sentais comme sauvé de la mort. Certes, j’aurais certainement,absolument donné le soufflet. Mais ils ne sont plus là, et… tout setransformait pour moi. Je jetai des regards vagues autour de moi,je ne pouvais encore assembler mes pensées. Machinalement jeregardai la personne qui venait d’entrer : un visage frais,jeune, un peu pâle, avec des sourcils droits et noirs, unephysionomie sérieuse et étonnée. Cela me plut aussitôt. Je l’auraisdétestée si elle avait souri. Je la regardai avec plus d’attention,avec une sorte de contention. Il y avait de la bonté, de la naïvetédans ce visage sérieux jusqu’à en être étrange. Assurément elle nedevait pas attirer les imbéciles, et par conséquent, dans ce lieu,personne ne devait la remarquer. Du reste, elle ne pouvait passerpour belle, quoique grande, forte et bien faite.

Un mauvais sentiment s’empara de moi. J’allaidroit à elle.

Je jetai par hasard un coup d’œil dans laglace ; mon visage bouleversé me parut extrêmementrepoussant : méchant et vil, le teint blême, les cheveux endésordre. « Tant pis ! – pensai-je. – Je serais contentde lui paraître dégoûtant, oui, précisément, ça me va. »

*

**

…Quelque part derrière la cloison, unependule, comme écrasée, comme étranglée, râla longtemps, avant desonner, puis fit entendre un son imprévu, aigu, perçant,désagréable : deux heures. Je repris aussitôt pleinepossession de moi-même. Non que j’eusse dormi, mais je m’étaisassoupi légèrement.

Il faisait très-sombre dans cette chambreétroite, basse, encombrée d’une armoire énorme, de cartons, dechiffons, de hardes. Le bout de chandelle qui brûlait sur la table,dans un coin, s’éteignait en jetant des étincelles. Bientôtl’obscurité allait être complète.

J’avais dans la tête une sorte de brouillard.Je voyais des choses vagues flotter au-dessus de moi, près de moi,me frôler. J’étais inquiet, d’une humeur noire. La bile metourmentait. – Tout à coup, j’aperçus à mes côtés deux yeux grandsouverts qui me regardaient fixement et curieusement. Le regardétait froid, indifférent, morne, comme étranger à cette femmeelle-même.

Je me sentis mal à l’aise.

Une pensée aigre me traversa l’esprit, et mecommuniqua par tout le corps une sensation désagréable, comparableà celle qu’on éprouve en entrant dans l’atmosphère fade d’une cavehumide. Il me parut anormal que ce fût précisément en ce moment queces deux yeux se missent à me regarder. Je me rappelai que depuisdeux heures que j’étais avec elle, je n’avais pas adressé un mot àla créature. Eh bien ? je n’avais pas cru nécessaire de luiparler : il m’avait plu ainsi. Mais maintenant la débauche,qui commence brutalement et effrontément par où le véritable amourse couronne, me semblait absurde et dégoûtante.

Et nous nous regardâmes longtemps ainsi. Ellene baissa pas les yeux, son regard ne changeait pas. Mon malaiseredoubla.

– Comment t’appelles-tu ? –demandai-je brusquement pour faire cesser cette situation.

– Lisa, répondit-elle à voix presquebasse, sans empressement, et en détournant son regard.

Je gardai quelque temps le silence.

– Le temps, aujourd’hui… la neige… Ilfait mauvais…

Je parlais presque pour moi-même. Je mis mesmains derrière ma tête, paresseusement, et je regardai leplafond.

Elle ne dit rien. Tout cela étaitdégoûtant.

– Tu es d’ici ? – demandai-je,l’instant d’après, presque avec colère en me retournant verselle.

– Non.

– D’où ?

– De Riga, – répondit-elle tout à fait demauvaise grâce.

– Allemande ?

– Russe.

– Il y a longtemps que tu esici ?

– Où ?

– Dans cette maison ?

– Quinze jours.

Ses réponses étaient de plus en plusbrèves.

La chandelle s’éteignit. Je ne pouvais plusvoir le visage de Lisa.

– Tu as ton père et ta mère ?

– Oui… non… oui, je les ai.

– Où sont-ils ?

– Là-bas… À Riga.

– Que font-ils ?

– Quelque chose.

– Comment, quelque chose !Quoi ? quelle situation ont-ils ?…

– Mechtchanines.

– Tu as toujours vécu avec eux ?

– Oui.

– Quel âge as-tu ?

– Vingt.

– Pourquoi les as-tu quittés ?

– Parce que.

Ce « parce que » signifiait :Laisse-moi tranquille, j’en ai assez.

Nous nous tûmes.

Dieu sait pourquoi je ne m’en allais pas. Jeme sentais moi-même de plus en plus dégoûtant et navré. Les imagesde tous les menus événements de cette journée défilaient endésordre et malgré moi dans ma mémoire. Je me rappelai tout à coupun incident dont j’avais été témoin, dans la rue, le matin, tandisque je me hâtais d’aller à mon bureau.

– Aujourd’hui, j’ai vu des hommes quiportaient un cercueil, et qui ont failli le laisser tomber parterre, – dis-je à haute voix, comme par hasard.

– Un cercueil ?

– Oui, sur la Sennaïa. On le faisaitsortir d’une cave.

– D’une cave ?

– Pas d’une cave, si tu veux, mais d’unsous-sol… Eh ! tu sais bien… là en bas… de la mauvaise maison.Il y avait de la boue tout autour, des ordures… ça puait… C’étaithorrible.

Un silence.

– Un mauvais temps pour un enterrement, –repris-je pour faire cesser un silence pénible.

– Pourquoi mauvais ?

– La neige… l’humidité… (Je bâille.)

– Qu’est-ce que ça fait ? dit-elleaprès un court silence.

– Eh bien ! c’est un mauvais temps…(Je bâille encore.) Les fossoyeurs sacraient, la neige lesmouillait, et il y avait certainement de l’eau dans la fosse.

– Pourquoi de l’eau dans la fosse ?– demanda-t-elle avec une certaine curiosité, mais d’une voix plusbrusque et brutale qu’auparavant.

Je ne sais quelle irritation me prit.

– Il y a nécessairement de l’eau au fondde six verschoks [30]. Dans lecimetière de Volkovo, il n’y a pas une fosse qu’on puisse creuser àsec.

– Pourquoi ?

– Comment, pourquoi ? C’est unendroit humide, un vrai marais. Et l’on y met les morts dans l’eau.Je l’ai vu moi-même… plusieurs fois…

(Je ne l’avais pas vu une seule fois, je nesuis jamais allé à Volkovo ; j’en parlais par ouï-dire.)

– Est-ce que ça ne te fait rien demourir ?

– Mais pourquoi mourrais-je ? –répondit-elle comme si elle se défendait.

– Mais tu mourras certainement un jour,et tu mourras précisément comme celle dont je te parlais. C’étaitaussi une fille, elle est morte de phthisie…

– Une fille meurt à l’hôpital…

(Elle le sait donc déjà, pensai-je, et elle adit : une fille, et non pas : une jeune fille.)

– Elle devait de l’argent à sa patronne,repris-je, de plus en plus surexcité par la discussion. Elle l’aservie jusqu’à la fin, quoique phthisique. C’est ce que les cochersd’alentour, probablement ses anciens amis, racontaient à dessoldats. Et ils riaient ! Ils s’apprêtaient à aller au cabaretpour solenniser l’enterrement.

(Ici encore, j’inventais un peu.)

Un silence. Un profond silence. Elle neremuait même pas.

– Est-ce donc mieux de mourir àl’hôpital ?

– C’est la même chose. Mais pourquoimourrai-je ? – ajouta-t-elle, irritée.

– Pas maintenant, plus tard.

– Eh bien, plus tard…

– Attends, attends. Te voilà maintenantjeune, belle, fraîche. On te cote en conséquence : mais encoreun an de cette vie, et tu seras fanée.

– Dans un an ?

– En tout cas, dans un an, ton prix aurabaissé, – continuai-je avec perversité. – Tu sortiras d’ici, tutomberas plus bas, dans une autre maison. Un an après, dans unetroisième, toujours plus bas, plus bas, et dans sept ans, turouleras dans la cave de la Sennaïa. Et cela, c’est encore ce quetu peux rêver de mieux. Mais il peut très-bien arriver que tuattrapes quelque maladie, une pneumonie, un chaud et froid ouquelque autre chose. Avec la vie que tu mènes on se guéritdifficilement. La maladie se cramponne, on ne s’en défait pas, etvoilà ! on meurt.

– Eh bien ! je mourrai ! –dit-elle tout à fait exaspérée, et en faisant un mouvement deviolente impatience.

– Mais ne regrettes-tu pascela ?

– Quoi ?

– Eh ! la vie !

Un silence.

– Est-ce que tu avais un fiancé ?hé !

– Qu’est-ce que ça vous fait ?

– Oh ! je ne te force pas àrépondre. Oui, qu’est-ce que ça me fait ? Il n’y a pas de quoite fâcher. Tu as sans doute des ennuis, mais ça ne me regarde pas,seulement je plains…

– Qui ?

– Toi, je te plains.

– N’en faut pas !… – dit-elle d’unevoix à peine distincte, et elle fit un nouveau mouvementd’impatience.

Cela m’excita davantage encore. Comment !je lui parlais avec douceur, et elle !

– Mais à quoi penses-tu ? Tetrouves-tu donc heureuse ? hé !

– Je ne pense à rien.

– C’est justement le mal. Reviens à toipendant qu’il en est temps. Car il en est temps encore. Tu esjeune, assez belle, tu pourrais aimer, te marier et…

– Tous les gens mariés ne sont pasheureux, – interrompit-elle vivement.

– Pas tous, certes, mais cela vauttoujours mieux que ta vie, beaucoup mieux même. Et crois-tu quel’amour ne supplée pas à tous les autres bonheurs ? Pourvuqu’on aime, on est heureux, n’importe où, n’importe comment, mêmedans la tristesse. Tandis qu’ici, qu’as-tu, sauf peut-être… levice… Fi !

Je me détournai avec dégoût. Je ne pouvaisplus raisonner froidement, je m’étais pris moi-même au piège de mamorale, et déjà le besoin me dominait de communiquer certainesidées favorites, mûries dans la solitude.

– Ne me dis pas : Vous y êtes bien,ici ! Il n’y a rien de commun entre toi et moi, quoique jesois peut-être pire que toi. D’ailleurs j’étais saoul, quand jesuis entré (me hâtai-je de dire pour m’excuser). De plus, un hommeet une femme ne peuvent être jugés de même. C’est une autreaffaire. Que je me salisse et m’avilisse, je ne suis du moinsl’esclave de personne. Je viens, je pars, et c’est comme si jen’étais pas venu. Je tourne la tête, et me voilà changé. Tandis quetoi, d’abord, tu es une esclave. Oui, une esclave. Tu donnes tout,et avant tout ta liberté. Qu’un jour tu veuilles rompre teschaînes, elles se resserreront de plus en plus. Ce sont des chaînesmaudites, va ! Il y a des choses que je ne peux te dire, tu neme comprendrais probablement pas, mais voyons : tu dois sansdoute déjà à ta patronne ? Eh bien ! tu vois ! –ajoutai-je quoiqu’elle ne m’eût pas répondu, mais elle m’écoutaitsilencieusement, et de toutes ses forces. – Voilà ta chaîne !et tu ne la briseras jamais. C’est comme si tu avais vendu ton âmeau diable… Et moi, d’ailleurs, peut-être ne suis-je que malheureux…Peux-tu me comprendre ? Peut-être est-ce par chagrin que je meroule ainsi dans la boue. Il y en a qui boivent par chagrin :eh bien, moi, je viens ici par chagrin. Pourtant, qu’y a-t-il debon ici ? Nous voilà tous deux… ensemble… Nous venons de nousrencontrer, et nous ne nous sommes pas dit un mot, et tout àl’heure ? nous nous regardions comme deux sauvages. Est-ceainsi qu’on aime ? Est-ce ainsi que deux êtres humainsdevraient s’unir ? C’est tout simplement ignoble, voilà.

– Oui !

Elle dit ce mot avec une étrange vivacité. Ceoui, cette hâte… Je demeurai étonné. Cela signifie,pensai-je, que la même idée traversait son esprit, tout à l’heure,quand elle m’examinait. Cela signifie qu’elle est aussi capable depenser !… Diable ! diable ! Voilà qui est curieux.Nous avons cela de commun… J’avais envie de me frotter lesmains joyeusement, et comment, d’ailleurs, avec une âme si jeune nepas arriver à une certaine entente ?

Mais par-dessus tout j’étais pris par le jeuque je jouais avec elle.

Elle tourna sa tête vers moi, se rapprocha,et, autant que j’en pus juger dans l’obscurité, s’accouda et appuyasa tête sur sa main. Peut-être cherchait-elle à m’observer. Que jeregrettais de ne pouvoir lire dans ses yeux ! Je sentais sarespiration profonde…

– Pourquoi es-tu venue ici ?repris-je, continuant mon enquête.

– Parce que.

– Comme tu serais mieux dans la maisonpaternelle ! Tu serais au chaud, libre, tu aurais ton nid.

– Et si c’est pis encore ?

(Il faut chercher le ton, pensai-je. Lasentimentalité ne prend pas. Du reste, cette pensée ne fit quetraverser mon esprit. Parole ! cette fille m’intéressaitvraiment. Et puis j’étais las, et il est si facile d’accorder laméchanceté et la sentimentalité !)

– Certes, me hâtai-je de reprendre, toutest possible, mais je suis sûr qu’on a été cruel pour toi etqu’ils sont plus coupables envers toi que tu n’es toi-mêmecoupable envers eux. Je ne sais rien de ton histoire, maisil est bien évident qu’une jeune fille comme toi n’entre pas icipar sa propre volonté…

– Quelle jeune fille suis-jedonc ?

(Elle dit cela très-bas, mais je l’entendis. –Diable ! je la flatte ! C’est dégoûtant…, et peut-êtreadroit.)

Elle se tut.

– Écoute, Lisa, je vais te parler de moi.Si j’avais eu une famille, quand j’étais enfant, je ne serais pasce que je suis aujourd’hui. J’y pense souvent. Si mal qu’on soitdans sa famille, c’est toujours un père, c’est toujours une mère,ce ne sont pas des ennemis, des étrangers. Et les parents vousprouvent leur amour au moins une fois par an. Et puis, vous savezmalgré tout que vous êtes chez vous. Mais moi, j’ai grandi sansfamille. C’est pour cela peut-être que je suis devenu un aussi…insensible personnage.

J’attendis de nouveau.

Peut-être ne comprend-elle pas, pensai-je.C’est ridicule : je moralise !

– Si j’étais père et que j’eusse unefille, je crois que j’aimerais mieux ma fille que mon fils,parole ! repris-je, changeant de conversation pour ladistraire.

(J’avoue que je me sentis rougir.)

– Et pourquoi ?

(Ah ! elle écoute !)

– Parce que… Mon Dieu ! je ne saispas, Lisa. Je connais un père, un homme sévère et grave : ils’agenouille devant sa fille, lui baise les mains, les pieds, etn’a jamais fini de la contempler. Toute la soirée, quand elledanse, il reste assis, la suivant des yeux. Il en devient fou. Maisje le comprends. La nuit, elle est fatiguée, elle s’endort ;mais lui, il se relève et va l’embrasser dans son sommeil et fairesur elle le signe de la croix. Il porte une petite veste râpée, etc’est un avare : mais pour elle il n’y a pas de cadeaux tropchers, il dépense pour elle son argent jusqu’aux derniers sous, etqu’il est heureux quand pour un cadeau il obtient un sourire !Un père aime toujours plus qu’une mère sa fille… Oui, il y a desjeunes filles heureuses d’être chez leurs parents… Moi, il mesemble que je n’aurais jamais marié ma fille.

– Et pourquoi donc ? –demanda-t-elle en riant faiblement.

– Par Dieu ! je serais jaloux ïComment ? Elle va embrasser un autre homme ? Aimer plusun étranger qu’un père ! C’est douloureux à imaginerseulement… Certes, ce sont des bêtises, et tout le monde finit parrevenir au bon sens. Mais rien que le souci de la donner m’auraitfatigué à la mort, il me semble. J’aurais réformé tous les fiancés…pour arriver quand même à la donner à l’homme qu’elle aurait aimé.Mais justement celui qu’elle aime semble le pire de tous au père.C’est toujours ainsi, et c’est la cause de fréquents malheurs dansles familles.

– Il y en a qui sont heureux de vendreleur fille au lieu de la donner honnêtement, – dit-elle tout àcoup.

(Ah ! ah ! C’est donccela !)

– Lisa, cela n’arrive que dans lesfamilles maudites, sans religion et sans amour, – repris-je avecchaleur. Et où il n’y a pas d’amour il n’y a pas de sagesse. Jesais qu’il existe de pareilles familles, mais je ne parlais pasd’elles. Pour parler ainsi il faut que tu n’aies pas eu une bonnefamille, Lisa. Tu as dû souffrir. Hum !… C’est le plus souventpar pauvreté que cela arrive.

– Est-ce donc mieux chez lesbourgeois ? Il y a des gens pauvres qui viventhonnêtement.

– Hum !… oui, peut-être… Mais, Lisa,l’homme aime à ressasser ses malheurs, et pour ses bonheurs, il lesoublie. S’il était juste, pourtant, il conviendrait qu’il y a desuns et des autres pour tout le monde. Que tout aille bien dans lafamille, Dieu distribue à tous ses bénédictions. Le mari est un bongarçon, aimant, fidèle, et tout le monde est heureux autour de lui.Même dans le chagrin on est heureux. Et puis, où n’y a-t-il pas dechagrin ? Tu te marieras peut-être, tu le saurastoi-même. Par exemple, les premières semaines du mariage d’unejeune fille avec l’homme qu’elle aime, quel bonheur ! que debonheurs ! Partout ! Toujours ! Même les disputesfinissent bien durant ces semaines bénies. – Il y a des femmes…plus elles aiment, plus elles querellent, parole ! J’enconnaissais une de ce genre : « Je t’aime ! c’estpar amour que je te tourmente ; devine-le donc ! »Sais-tu qu’on peut tourmenter un homme par amour ? Les femmessont ainsi ! Et elles pensent en elles-mêmes :« Mais en revanche combien l’aimerai-je après ! Je lecaresserai tant que je peux bien le piquer un peumaintenant… » Et dans la maison tout se ressent de votrebonheur, tout est gai, bon, paisible, honnête… D’autres femmes sontjalouses. J’en connaissais une ainsi. Si son mari sortait, elle nepouvait se tenir tranquille, au milieu de la nuit il fallaitqu’elle sortit, qu’elle allât voir : n’est-il pas là ? oudans cette maison-ci ? ou avec cette femme-là ?… Cela,c’est mal, elle le sait mieux que personne, et elle en souffre plusque personne, et cette souffrance est sa première punition :mais elle aime ! Toujours l’amour !… Et comme il est douxde se réconcilier après la dispute ! Elle reconnaît elle-même,devant lui, ses torts, et ils se pardonnent l’un l’autre, avec unejoie égale. Et ils sont si heureux tous deux ! C’est comme unrenouveau de la première rencontre, comme un second mariage, unerenaissance de l’amour. Et personne, personne ne doit savoir ce quise passe entre mari et femme, s’ils s’aiment vraiment. Ils peuventse quereller : la propre mère de la femme ne doit pas êtreappelée comme arbitre, elle ne doit même pas se douter de laquerelle. Le mari et la femme sont leurs propres juges. L’amour estle secret des deux. Il doit demeurer caché à tous, quoi qu’ilarrive. C’est mieux, c’est plus religieux, on s’en estimedavantage. Or, beaucoup de choses naissent de l’estime. Et sil’amour est venu une bonne fois, si c’est bien par amour qu’ons’est marié, pourquoi passerait-il ? Ne peut-on lestimuler ? Pourquoi pas ? Il est bien rare qu’on n’yparvienne. Et pourquoi l’amour passerait-il, si le mari est bon ethonnête ? La première rage d’amour des premières semaines nepeut durer sans doute, mais un autre amour lui succède, meilleurencore. Alors ce sont les âmes qui s’aiment, toutes les affairessont communes. Pas un secret entre le mari et la femme, et si lesenfants viennent, même les plus difficiles moments ont une douceur.Il suffit de s’aimer d’un cœur fort. Alors le travail est gai. Onépargne sur son propre pain pour les enfants. Et l’on est heureux,on se dit que les enfants vous rendront en amour toute votre peine,et que c’est encore pour soi qu’on travaille. Les enfantsgrandissent, et vous sentez que vous leur servez d’exemple, quevous êtes le soutien, et que, quand vous serez mort, ils garderont,toute leur vie, dans leur cœur, vos sentiments et vos pensées telsqu’ils les ont reçus de ; vous, qu’ils conserveront fidèlementvotre image… Mais quel lourd devoir cela vous impose ! Commentalors pour le mieux porter ne pas s’unir plus étroitement ? Ondit qu’il est pénible d’avoir des enfants. Eh ! qui ditcela ? C’est un bonheur divin. Aimes-tu les petits enfants,Lisa ? Moi, je les adore ! Tu sais, un petit enfant quiserait pendu à ton sein… Quel est le mari qui pourrait avoir unepensée d’amertume contre sa femme en la voyant assise avec sonenfant dans les bras ? Un tout petit, rose, potelé, quis’étale, se frotte, les petits pieds et les petites mains toutgonflés de lait, les ongles proprets, et petits, si petits quec’est risible à voir !… Et ses petits yeux siintelligents ! Dirait-on pas qu’il comprend déjà tout ?Regarde-le téter : il agite le sein, il joue avec… Mais lepère s’approche, le baby lâche le sein, se renverse tout entier enarrière, regarde son père, et se met à rire, – il y a bien de quoi,Dieu le sait ! – Puis il reprend le sein et le mordquelquefois quand les dents lui viennent : et il regarde detravers sa mère tout en mordant : « Tu vois ! jet’ai mordue… » N’est-ce pas le bonheur absolu quand tous lestrois sont ensemble, le mari, la femme et l’enfant ? Que nedonnerait-on pour de tels instants ! Non, Lisa, vois-tu, ilfaut d’abord apprendre à vivre, et il est toujours temps d’accuserle sort !

(C’est par ces petits tableaux qu’il faut teprendre, – pensai-je. Et pourtant, ma parole, j’avais parlé avecsincérité.) Mais tout à coup je rougis : « Et si elleéclatait de rire, où me mettrais-je ? » Cette idéem’enragea. Vers la fin du discours, je m’étais en effet échauffé,et maintenant mon amour-propre était en jeu. Le silence seprolongea. J’avais envie de la pousser du coude.

– Qu’est-ce donc qui vous prend ?… –commença-t-elle, puis elle s’arrêta.

Mais j’avais tout compris : un nouveausentiment faisait trembler sa voix. Elle n’avait plus cetteintonation de naguère, brusque, brutale, entêtée. Maintenant savoix était douce et timide, si timide que je me troublais moi-mêmeet que je me sentis coupable envers elle.

– Quoi donc ? demandai-je avec unecuriosité attendrie.

– Mais vous…

– Eh bien ?…

– On dirait… que vous lisez dans unlivre, dit-elle, et une sorte de raillerie vibra dans sa voix.

Ce mot me vexa, me vexa fortement.

Et je ne sus pas comprendre le sens véritablede cette raillerie, ordinaire et dernière défense des cœurs timideset encore exempts de vices, quand ils résistent avec fierté,jusqu’au dernier moment, aux efforts qu’on fait avec une indiscrèteinsistance pour pénétrer en eux, et tâchent de donner le change surleurs sentiments réels. Ses seules réticences, quand elle essayaitsa raillerie et n’y parvenait pas, auraient dû m’éclairer. Mais jene sus pas voir, j’étais aveuglé par un mauvais sentiment.

« Attendez un peu », pensai-je.

Chapitre 17

 

– Dans un livre, Lisa ? Pourquoi meparler ainsi lorsque moi-même je me sens sincèrement ému de toutcela comme si j’y étais personnellement intéressé ? Dans unlivre !… Mais tout ce que je t’ai dit est sorti de monâme !… Est-il donc possible, est-il donc vrai que tu ne sentespas l’horreur de vivre ici ? Telle est la force del’habitude ! Ah ! le diable sait ce que l’habitude peutfaire d’un être humain ! Penses-tu donc sérieusement que tu nevieilliras jamais, que tu seras toujours belle et qu’on te laisseraici durant des éternités ? Je ne parle même pas de l’ignominiede cette maison !… Et en ce qui concerne ta vie même ici, voisun peu : tu es jeune, attrayante, belle, tu as dusentiment ; eh bien, sais-tu que tout à l’heure, quand je suisrevenu à moi, j’ai eu du dégoût à me voir auprès de toi ? Ilfaut être ivre pour oser entrer ici ! Mais si tu étaisailleurs, si tu menais une vie honnête, peut-être te ferais-je lacour, peut-être t’aimerais-je. Chacun de tes regards alors seraitun bonheur pour moi. Et chacune de tes paroles ! Je t’épieraisà ta porte, je serais fier de toi, je te considérerais comme mafiancée, et ce serait mon plus cher honneur. Je n’aurais pas, je nepourrais avoir à propos de toi une seule pensée impure. Maisici ! Je sais trop que je n’ai qu’à siffler, que bon gré, malgré, il faut que tu me suives, que ce n’est pas ta volonté que jeconsulte, mais que tu es d’avance soumise à la mienne. Le derniermoujik qui se loue comme manœuvre n’est pourtant pas un esclave, ilsait que sa tâche aura un terme : où est le terme pourtoi ? Réfléchis donc : qu’est-ce que tu cèdes ici ?Qu’est-ce que tu asservis ? – Ton âme ! ton âme dont tun’as pas le droit de disposer, tu l’asservis à ton corps ! Tulivres ton amour à la profanation des ivrognes !L’amour ! mais c’est tout au monde, c’est le plus précieux desdiamants, c’est le trésor des vierges ! L’amour ! pour lemériter il y en a qui donnent leur âme, leur vie… Mais maintenant,ton amour, que vaut-il ? Tu t’es vendue tout entière. Quelniais viendrait parler d’amour où tout y est permis sansamour ? Mais quelle pire offense que celle-là pour unefemme ? Me comprends-tu ? Je sais comment on vous amuse,comment on vous permet d’avoir des amoureux même ici. Ce n’estqu’un jeu, une supercherie ! Vous vous y laissez prendre, etl’on se rit de vous. Qu’est-ce, en effet, que ton amoureux ?T’aime-t-il ? Jamais ! Comment pourrait-il t’aimersachant que tu vas être obligée de le quitter à l’instant !C’est un malpropre, voilà tout. T’estime-t-il le moins dumonde ? Y a-t-il quelque chose de commun entre toi etlui ? Il se moque de toi, il te vole : voilà son amour.Estime-toi heureuse qu’il ne te batte pas… Eh ! quisait ? il te bat peut-être… Demande-lui un peu s’il veutt’épouser, il te rira au nez [31] s’il nete crache pas au visage et si – cette fois au moins ! – il nete bat pas. Et pourtant il ne vaut peut-être pas deux kopecks horsd’usage… – Quand on y pense ! pourquoi donc as-tu enseveli tavie ici ? Est-ce parce qu’on te donne du café et qu’on tenourrit bien ? Mais dans quel but te nourrit-on ? Chezune honnête fille un pareil morceau ne passerait pas legosier ! Elle verrait toujours le secret motif de toute cetteabondance !… Tu dois ici, et tu y devras toujours, jusqu’à lafin des fins, jusqu’au moment où les clients ne voudront plus detoi. Et cela viendra bientôt. Ne te fie pas trop à ta jeunesse, iciles années comptent triple, on te jettera dehors ; etlongtemps avant de te jeter dehors ce seront des chicanes, desdisputes, des reproches, comme si tu n’avais pas donné à tapatronne ta jeunesse et ta santé, comme si tu n’avais pas perdu ici– pour rien ! – ton âme, comme si c’était toi qui l’eussesdépouillée, réduite à la mendicité, comme si tu l’avais volée. Etn’espère pas qu’on te soutienne : pour plaire à la patronne,tes camarades aussi tomberont sur toi, car toutes sont esclavescomme toi, et il y a longtemps qu’elles ont perdu la conscience etla pitié ! C’est à qui sera la plus immonde, la plus vile, laplus outrageante. Elles savent des injures que nulle part ailleurson ne soupçonne. Tu perdras tout ici, tout ce que tu as de plussacré, ta santé, ta beauté, ta jeunesse, tes dernières espérances.À vingt-deux ans tu en auras trente-cinq, et si tu n’es pas malade,estime-toi heureuse, rends grâces à Dieu ! Tu penses peut-êtrequ’au moins tu ne travailles pas, que tu fais lafête ? Malheureuse ! Il n’existe pas au monde unebesogne plus horrible que la tienne ! il n’y a pas de travauxforcés comparables à ta vie. Cette seule pensée ne devrait-elle pasdissoudre ton cœur dans les larmes ? Et quand on te chasserad’ici, tu n’oseras dire un mot ni un demi-mot, tu t’en iras commeune coupable. Tu iras dans une autre maison, puis dans unetroisième, puis ailleurs encore. Enfin tu tomberas à la Sennaïa. Làon te battra : ce sont les amabilités de l’endroit, lesclients y confondent les caresses et les coups. Mais tu ne peuxt’imaginer l’horreur de ce bouge ! Vas-y voir une fois,peut-être en croiras-tu tes yeux. Un soir de nouvel an, j’y ai vuune femme à la porte. Pour se moquer d’elle, ses camaradesl’avaient mise dehors parce qu’elle pleurait trop. On voulait lafaire geler un peu, et l’on avait fermé la porte derrière elle. Àneuf heures du matin elle était déjà ivre, débraillée, à demi nue,toute meurtrie de coups ; son visage fardé et ses yeux pochésfaisaient un étrange contraste. Ses gencives et son nez suaient lesang : c’était un cocher qui venait de lui administrer unecorrection. Elle avait dans les mains un poisson salé. Elle s’assitsur une marche de pierre et se mit à hurler en pleurant. Tout en selamentant sur sa destinée, elle frappait avec son poisson lesdegrés de l’escalier, et sur le perron s’amassaient des cochers etdes soldats ivres qui l’excitaient. – Tu ne veux pas croire que tudeviendras ainsi ? Je ne voudrais pas le croire moi non plus,mais qu’en savons-nous ? Peut-être, dix ou huit ansauparavant, la femme au poisson salé est-elle arrivée ici, fraîchecomme un chérubin, innocente, pure, ignorant le mal, rougissant àchaque mot. Peut-être était-elle fière comme toi, comme toiextrêmement sensible, toute différente des autres, et nesoupçonnant pourtant pas quel bonheur attendait celui qui l’auraitaimée et qu’elle aurait aimé. Vois comment elle a fini ! Sipourtant alors, quand, ivre et débraillée, elle frappait de sonpoisson les degrés fangeux, si pourtant elle s’était rappelé lesannées de son passé pur, la maison de son père, l’école, la routeoù le fils du voisin l’attendait pour lui jurer qu’il l’aimeraittoujours, qu’il lui consacrerait tout son avenir, et l’heure où ilsdécidèrent qu’ils s’aimeraient éternellement et s’épouseraient dèsqu’ils auraient l’âge !… Non, Lisa, ce serait pour toi lebonheur si tu mourais demain quelque part, dans une cave, dans uncoin, comme la phthisique. À l’hôpital, dis-tu ? Oui, on t’ymènera. Mais… et ta dette à la patronne. Une phthisie n’est pas unemaladie comme une fièvre chaude, qui laisse jusqu’au dernier momentà la malade l’espoir de la guérison. Elle se leurre elle-même, secroit en bonne santé, et cela fait les affaires de la patronne.Mais toi, tu mourras lentement, tu te verras mourir, et toust’abandonneront : qu’auras-tu à dire ? Tu as vendu tonâme, c’est vrai, mais tu dois de l’argent ! Et l’on telaissera toute seule, car que faire de toi ? On te reprocheramême de tenir de la place pour rien et de traîner ta mort.Tu auras soif ? on te donnera de l’eau, – et des injuresavec : « Quand donc crèveras-tu, salope ? Tu nousempêches de dormir avec tes gémissements, et tu dégoûtes lesclients !… » – J’ai moi-même entendu ces paroles. –Enfin, toute mourante, on te jettera dans un coin puant de la cave,dans l’obscurité, dans l’humidité… Que penseras-tu, toute seule,durant les nuits interminables ? Et tu mourras. Une mainmercenaire t’ensevelira, impatiemment ; au lieu de prières, onn’entendra autour de ton cadavre que d’ignobles jurons. Personnepour te bénir, personne pour te plaindre. On te mettra dans unebière pareille à celle de la phthisique, puis on ira au cabaretparler de toi. Et tu reposeras dans la boue, dans la fange, dans laneige fondue. Mais faire des cérémonies pour toi ? –Descends-la, Vamoukha [32]. Mêmeici elle a les pieds en l’air ! C’était sa destinée… C’est unetelle. Ne dépense pas trop de corde, ça ira comme ça. – Oui, ça iracomme ça… – Non, pourtant, ça penche d’un côté. C’était tout demême un être humain… Ah bien, tant pis ! Vas-y !… Et l’onne se chamaillera pas longtemps en ton honneur. Le plus vitepossible on te jettera quelques pelletées d’argile humide etbleuâtre, – et au cabaret !… Voilà ton avenir. Les autresfemmes sont accompagnées au cimetière par leurs enfants, leur père,leur mari. Mais toi ! pas une larme, pas un soupir, pas unregret. Personne au monde, personne jamais ne viendra prier sur tatombe. Ton nom disparaîtra de la face de la terre comme si tun’avais jamais existé, comme si tu n’étais jamais née. De la boue àla boue ! Et la nuit, quand les morts soulèveront leurscouvercles, tu leur crieras : « Laissez-moi, bonnes gens,encore un peu vivre dans le monde ! J’ai vécu et je n’ai pasvu la vie. Ma vie a servi de torchon aux autres ! On a bu mavie dans le bouge de la Sennaïa ! Laissez-moi, bonnes gens,encore un peu vivre dans le monde !… »

J’arrivais au pathos, des spasmes commençaientà me serrer la gorge et… Tout à coup je m’arrêtai, la peur me prit,je me soulevai avec terreur, et, le cœur battant, je me penchai etme mis à écouter.

Le cas était embarrassant !

Depuis longtemps je sentais bien que mesparoles devaient bouleverser Lisa jusqu’au fond de l’âme, mais pluscette conviction s’imposait à moi, plus j’avais hâte d’obtenirl’effet le plus intense possible. Le jeu ! le jeum’entraînait, – et aussi autre chose… Et j’avais parlé en calculanttous mes mots en vue de l’effet, comme dans un livre. Oui, elleavait raison : on eût vraiment dit que je lisais « dansun livre ». Mais cela ne me gênait pas : je savais, jepressentais que j’étais compris, et ce procédé livresquene pouvait, à mon sens, qu’aider au succès. Mais maintenant quej’avais obtenu « l’effet », j’en avais subitement peur,je reculais devant ma propre action.

Non, jamais, jamais encore je n’avais vu untel désespoir. Lisa cachait sa tête dans l’oreiller, s’y enfonçantavec force et le tenant embrassé dans ses bras. Un tremblementconvulsif secouait tout son corps. Longtemps les sanglotsl’oppressèrent, et tout à coup ils éclatèrent avec des cris et desgémissements. Alors elle se serra plus violemment encore contrel’oreiller, pour que personne dans la maison, pour qu’aucune âmevivante ne l’entendît pleurer. Elle déchirait le linge avec sesdents, elle mordait ses mains jusqu’au sang (je m’en aperçusensuite), elle s’accrochait des deux mains à ses nattes défaites,puis elle restait immobile, retenant sa respiration, serrant lesdents. Je voulus d’abord lui parler, essayer de la calmer, mais jen’en eus pas le courage, et tout frissonnant moi-même je me jetai àtâtons en bas du lit pour m’habiller et m’en aller. Il faisaitsombre. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais aller vite. Enfin jetrouvai une boîte d’allumettes et un chandelier avec une bougieentière. Aussitôt que la lumière éclaira la chambre, Lisa se levavivement, s’assit au bord du lit, toute défigurée, et me regardad’un regard inconscient en souriant comme une folle. Je m’assisauprès d’elle, je lui pris la main : elle parut reprendre lesentiment de l’événement et de l’heure, fit un mouvement vers moicomme pour m’enlacer, mais n’osa pas et baissa doucement latête.

– Lisa, ma chère, commençai-je, je nevoulais pas… pardon…

Mais elle me serra fortement les mains :je compris que ce n’était pas cela qu’il fallait dire, et je metus.

– Voici mon adresse, Lisa, viens mevoir.

– Je viendrai… murmura-t-elle, indécise,la tête toujours baissée.

– Et maintenant je m’en vais. Adieu… Aurevoir.

Je me levai, elle se leva. Tout à coup je lavis rougir, tressaillir. Elle saisit un châle qui traînait sur unechaise, le jeta sur ses épaules et s’en couvrit jusqu’au menton.Puis elle me regarda bizarrement, avec un sourire maladif. Cela mefit souffrir, je me hâtai de m’en aller, dedisparaître.

– Attendez ! dit-elle inopinément,comme nous étions déjà dans le vestibule, près de la porte, enm’arrêtant par mon manteau. Elle posa vivement la bougie ets’enfuit.

« Elle se sera rappelé quelque chosequ’elle veut me montrer », pensai-je.

En me quittant elle était toute rouge, sesyeux brillaient, son sourire était changé. Qu’est-ce que tout celapouvait signifier ? J’attendis. Bientôt, elle revint, uneprière, une excuse dans le regard. En général ce n’était plus lemême visage que quelques heures auparavant. Ce n’étaient plus cesyeux mornes, méfiants et obstinés. Maintenant son regard étaitsuppliant, doux, et si confiant, si tendre, si timide ! Lesenfants regardent ainsi ceux qu’ils aiment et dont ils espèrentquelque chose. – Elle avait des yeux gris clair, de beaux yeux vifsaussi bien faits pour exprimer l’amour que la haine.

Sans rien m’expliquer, comme si j’étais unêtre supérieur qui devais tout deviner, elle me tendit un papier.Son visage était tout éclairé, naïvement et presque puérilementtriomphant. J’ouvris le papier. C’était une lettre d’un étudiant enmédecine (ou quelque chose d’analogue), une lettre très-ampoulée,d’un style haut en couleur, mais très-respectueuse, unedéclaration. J’ai oublié les termes, mais je me souvienstrès-nettement qu’en dépit des fioritures de style on devinait danscette lettre un sentiment véritable, ce quelque chose qu’on ne peutfeindre. Quand j’eus fini cette lecture, je rencontrai le regard deLisa, un regard ardent, curieux, impatient comme un regardd’enfant. Et comme je tardais à lui parler, elle me raconta enquelques mots, précipitamment, mais avec une sorte de fiertéjoyeuse, comment elle était un soir à un bal de famille,« chez des gens très-convenables, en famille, chezdes gens qui ne savent encore rien, rien du tout, car icielle est toute nouvelle… et c’est seulement… comme ça… et elle n’apas du tout l’intention d’y rester, et elle s’en ira dès qu’elle sesera acquittée… Eh bien, à ce même bal se trouvait un étudiant, etils avaient dansé et causé toute la soirée, et cet étudiant l’avaitconnue toute petite fille, à Riga, – mais il y a bienlongtemps ! – et il avait aussi connu ses parents, mais decelail ne sait rien, rien, rien, il ne s’en doute mêmepas. – Et voilà ! le lendemain du bal (il y a trois jours), ilenvoya cette lettre par un ami avec lequel elle était venue à cettesoirée… et… eh bien, voilà tout. »

Elle baissa les yeux, toute confuse.

Pauvre fille ! elle conservait cettelettre comme une chose précieuse, et elle avait tenu à me montrercet unique trésor, ne voulant pas me laisser m’en aller sans savoirqu’on pouvait, elle aussi, l’aimer honnêtement et sincèrement, etqu’on lui parlait avec respect. La destinée de cette lettre étaitsans doute de jaunir dans un coffret, sans autre conséquence. Maisn’importe, je suis certain qu’elle l’aura toujours conservée commeun trésor, comme son orgueil palpable et sa palpable excuse. Etdans un pareil moment, elle avait songé à m’apporter cette pauvrelettre, pour étaler naïvement son orgueil devant moi, pour seréhabiliter à mes yeux, pour que je la félicite… Mais je ne lui disrien, je lui serrai la main et je sortis. J’avais si grande hâte dem’en aller !

Je fis tout le chemin à pied malgré que laneige tombât à gros flocons. J’étais fatigué, écrasé, étonné :mais déjà sous l’étonnement la vérité se faisait jour, – une salevérité.

Chapitre 18

 

Je ne voulus pas l’accepter tout de suite,cette vérité. Le matin, en m’éveillant, après quelques heures d’unsommeil lourd et profond, je me rappelai immédiatement toute lajournée de la veille et je m’étonnai de ma sentimentalité avecLisa. « Qu’est-ce que tout ce fatras compatissant ? J’aidonc mal aux nerfs comme une femme ? Pouah !… Et pourquoilui ai-je donné mon adresse ? Et si elle vient ?… Ehbien ! qu’elle vienne ! Qu’est-ce que cela mefait ! »

Je sortis dans la soirée pour me promener unpeu. Il me restait, comme conséquence de la veille, une fortemigraine, et la tête me tournait. Plus la soirée s’avançait, plusaugmentait l’obscurité, et plus changeaient et s’embrouillaient mespensées. Il y avait en moi, dans les profondeurs de mon cœur et dema conscience, quelque chose qui ne voulait pas mourir, unsentiment mystérieux qui me faisait souffrir matériellement, commeune brûlure. Je dirigeai ma promenade vers les endroits les plusfréquentés, les rues les plus commerçantes, le mechtchanskaïa, laSadovoüa, le jardin Voussoupov. J’avais pris l’habitude de fairecette promenade, à la tombée de la nuit, à l’heure où la foule despetits commerçants et des ouvriers, avec leurs visages soucieuxjusqu’à la méchanceté, devient plus compacte, à cette heure où letravail quotidien est fini. C’étaient précisément ces soucisinfimes des infimes bénéfices qui me plaisaient, et précisémentcette prose éhontée ! Mais ce soir-là, le coudoiement de larue ne fit que m’exaspérer davantage. Je ne pouvais parvenir àjoindre les fils de mes idées. Sans cesse une inquiétude se levaiten moi et ne voulait pas s’apaiser. Déconcerté, je repris le cheminde mon logement. Il me semblait qu’un crime pesait sur maconscience.

La pensée que Lisa pouvait venir ne cessait deme torturer.

« Si elle venait !… Eh bien !qu’elle vienne !… Hum !… Mais il ne faut pas qu’elle voiecomment je vis. Hier j’ai dû lui paraître un tel… héros ! etmaintenant… Hum ! Pourquoi donc me suis-je à ce pointdésintéressé de mes propres affaires ? C’est très-misérable,chez moi : mon divan de toile cirée crache sa paille, ma robede chambre refuse de me couvrir… Quelles loques ! et elleverra tout cela, et elle verra Apollon, mon domestique. Cet animalne manquera pas de l’offenser, il trouvera quelque chose dedésagréable à lui dire pour me causer des ennuis, et moi,évidemment, je serai lâche comme à l’ordinaire, je me ferai petitdevant elle, j’essayerai de me draper dans ma robe de chambre, jesourirai, je mentirai… Fi ! quel dégoût ! Et ce n’est pasencore là ce qu’il y a de plus dégoûtant, il y a pis, plus sale,plus vil, oui, plus vil. Toujours, toujours me couvrir d’un masquede mensonge et de malhonnêteté ! »

Cette pensée m’enflamma.

Mais, « malhonnêteté »,pourquoi ? Quelle malhonnêteté ? Je parlais sincèrementhier, je sentais vivement ce que je disais. Oui, je voulaisréveiller en elle les sentiments nobles, je savais que cela luiferait du bien, de pleurer, que cela lui serait salutaire…

Mais, quoi que je fisse, je ne pouvaisparvenir à me tranquilliser.

Et toute la soirée, même après neuf heures,quoique je fusse sûr, d’après mes calculs, que Lisa ne pouvait plusvenir, je la vis, elle fut devant mes yeux, et toujours dans lamême attitude. Car, de toute la précédente soirée, un instants’était particulièrement gravé dans ma mémoire : c’était quandj’avais aperçu, à la clarté de l’allumette, le visage pâle etdéfait de Lisa, et son regard de martyre. Et quel sourirepitoyable, anormal, « inutile », elle avait sur leslèvres ! – Et je ne savais pas alors que quinze ans après,Lisa serait encore devant mes yeux intérieurs avec ce mêmepitoyable, anormal et inutile sourire.

Le lendemain, j’étais disposé à considérertout cela comme des futilités, un relâchement du système nerveux,et surtout des « exagérations ». Je m’étais toujoursreconnu cette faiblesse, et j’en craignais beaucoup deseffets : « J’exagère toujours, et c’est là ce qui meperd », me disais-je à chaque instant.

« Du reste, Lisa viendrapeut-être quand même… » Ce refrain concluait toutes mesréflexions, et cette inquiétude m’enrageait.

« Elle viendra certainement ! »criais-je en courant à travers la chambre » ; si ce n’estaujourd’hui, ce sera demain, mais elle viendra. Ô maudit romantismedes cœurs purs ! Quel dégoût ! quellesottise ! Ô l’imprévoyance des âmes dégoûtantes desentimentalisme ! – Eh ! au fond, comment ne pascomprendre ? Pourquoi pas comprendre ?… »

Ici je m’arrêtais, dans une étrangeperplexité.

Et qu’il a fallu peu de paroles, –observais-je en passant, – qu’il a fallu peu d’idylle (et d’idyllelivresque, artificielle, factice) pour retourner toute monâme ! Ah ! la persistante virginité ! Ah ! leperpétuel renouveau de l’argile humaine !

Parfois, la pensée me venait d’aller chezelle, « de lui dire tout », de la supplier de ne pasvenir. Mais alors une telle colère se levait en moi qu’il mesemblait que j’aurais écrasé cette « maudite » Lisa, sielle avait été à ma portée ! Oui, je l’aurais outragée,conspuée, chassée, battue !

Cependant, une journée se passa, une autreencore, et encore une troisième. Lisa ne venait pas, et jecommençais à me rassurer. Surtout passé neuf heures du soir j’étaistout à fait courageux, et je me promenais en liberté. Je me mismême à réfléchir moins amèrement à toute cette aventure :« Voyons, je vais sauver Lisa (puisqu’elle ne vientpas !) : je lui parle, je développe son esprit,j’entreprends son éducation. Je vois enfin qu’elle m’aime, qu’ellem’aime passionnément, mais je fais semblant de ne pas lacomprendre. (Je ne sais pourtant pas pourquoi je fais semblant…C’est peut-être plus beau.) Puis, un soir, toute confuse,très-belle, elle se jette à mes pieds en tremblant, et en pleurant,elle me dit que je suis son sauveur, qu’elle m’aime plus que toutau monde… Je lui marque quelque étonnement, mais… « Lisa, luidis-je, peux-tu donc penser que je n’aie pas compris tonamour ? J’ai tout vu, tout deviné, mais je n’osais pasattenter à ton cœur. Je connaissais mon influence sur toi : jecraignais que, par reconnaissance, tu fisses effort pour répondre àmon amour ; et cela, je ne le veux pas, ce serait… dudespotisme… Ce ne serait pas délicat. (Ici je me lançais dans dessubtilités européennes à la George Sand, des sentiments d’uneinexprimable noblesse.) Mais maintenant tu es à moi, maintenant tues ma création, maintenant tu es pure et belle, tu es ma femme,

« Et dans ma maison, librement et hardiment,

Entre et règne [33]. »

Puis, nous commençons une vie charmante, nousallons à l’étranger, etc., etc., etc.…

Je me faisais honte à moi-même, et jefinissais par me tirer la langue.

Mais on ne la laissera pas partir, « ladégoûtante ! » – pensai-je. On ne les laisse pas trop sepromener, il me semble, surtout le soir. (Il me semblait, je nesais pourquoi, qu’elle viendrait précisément le soir, etprécisément à sept heures.) Oui, mais, ne m’a-t-elle pas ditqu’elle n’est pas encore tout à fait esclave, qu’elle a desdroits ? Cela veut dire… Hum !… Que le diablel’emporte ! Elle viendra, elle viendra certainement !

Je devais encore m’estimer heureux, que lesgrossièretés d’Apollon m’eussent un peu distrait pendant tout cetemps. Cet homme a usé ma patience ! C’était ma plaie, macroix. Nous nous disputions du matin au soir depuis des années, etje le haïssais. Mon Dieu ! comme je le haïssais ! Jamaisencore je n’avais haï personne à ce point. C’était un homme déjàsur le retour, de mine imposante. Outre mon service, il faisait lemétier de tailleur à ses moments perdus. Mais je ne sais pourquoiil me méprisait ! Car il me méprisait, et un peu plus que deraison, et me regardait du haut de sa grandeur. Du reste, iltraitait tout le monde de même. Rien qu’à voir cette têteblondasse, ces cheveux bien lissés, ce toupet qu’il ramenait sur lehaut de son front et graissait avec de l’huile d’olive, cettegrande bouche, ces lèvres qui affectaient la forme d’un ijitsa[34], on se sentait en présence d’un êtrequi ne doutait jamais de lui. C’était un insupportable pédant, leplus grand pédant de toute la terre. Avec cela, un amour-proprequ’on eût à peine pardonné à Alexandre de Macédoine. Il étaitamoureux de chacun des boutons de son habit et de chacun de sesongles, positivement amoureux. Il me traitait très-despotiquement,me parlait très-peu, et quand il me regardait, c’était avec uneinexpugnable suffisance, une hauteur inaccessible, et toujours avecune mimique railleuse qui parfois m’exaspérait. Il semblait faireson service par pure complaisance. Du reste, il ne faisait presquerien pour moi, et ne se croyait obligé à aucun travail.Très-certainement, il me considérait comme le dernier des sots, et« s’il me souffrait auprès de lui », c’est seulementqu’il trouvait agréable de toucher chaque mois ses gages : ilconsentait à ne rien faire pour sept roubles par mois. – Il me serabeaucoup pardonné à cause de lui ! – Notre haine mutuelledevenait telle parfois que je me sentais au moment de prendre uneattaque de nerfs, rien que pour avoir entendu le bruit de son pas.Ce qui me dégoûtait plus que tout, c’est un certain sifflementqu’il avait en parlant : il devait avoir la langue trop longueou quelque autre vice de conformation qui le faisait sucer seslèvres et siffler, et il me semble qu’il en était très-fier,s’imaginant peut-être que cela le faisait ressortir. Il parlaitbas, lentement, les mains derrière le dos, les yeux baissés. Ilm’enrageait surtout quand il se mettait à lire ses psaumes. (Nousn’étions séparés que par une cloison.) Nous avons eu bien descombats à cause des psaumes. Mais c’était sa passion ! Tousles soirs, il se mettait à lire les psaumes, d’une voix calme,égale, en chantonnant, comme s’il veillait un mort. – Il estcurieux que ce soit ainsi qu’il ait fini : il se louemaintenant pour lire les psaumes auprès des morts ! le restede son temps est partagé entre les deux professions de preneur derats et de cireur de bottes. – Mais en ce temps-là, je ne pouvaisle chasser : il était soudé à mon existence, chimiquement.D’ailleurs, il n’aurait pour rien au monde consenti à s’en aller.De mon côté, je n’aurais pu vivre dans une chambre garnie :mon logement était isolé ; c’était ma gaine, la boîte, où jem’enfermais loin de toute l’humanité. Or, Apollon, le diable saitpourquoi ! me paraissait faire corps avec ce logement, et,sept ans durant, je ne pus me décider à le chasser.

Quant à lui retenir ses gages seulement deuxou trois jours, c’était impossible. Il faisait alors de telleshistoires que je ne savais où me fourrer. Mais, cette fois, j’étaistellement exaspéré contre le monde entier que je me résolus, –j’ignore pourquoi, – à punir Apollon, à lui faire attendreses gages pendant quinze jours entiers. Il y avait déjà longtemps,près de deux ans, que je m’étais promis de faire cela, n’eût-ce étéque pour lui prouver qu’il n’avait pas à faire le fier avec moi, etqu’en somme j’étais son maître. J’arrêtai en moi-même que je ne luidirais rien, afin de le forcer à me parler de ses gages lepremier : alors je sortirais les sept roubles de ma tirelire,je lui montrerais qu’ils sont là, mis à part, tout exprès pour lui,mis que « je ne veux pas, je-ne-veux-pas les luidonner, tout simplement je ne veux pas, et je ne veux pas parce queje ne veux pas, parce que c’est ma volonté de maître, parce qu’ilest insolent, grossier : mais s’il demande respectueusement,alors peut-être m’adoucirai-je ; autrement il attendra encorequinze jours, trois semaines, un mois entier ».

Et pourtant, malgré toute ma résolution, c’estfinalement encore lui qui est resté vainqueur ! Je ne pussoutenir la lutte plus de quatre jours. Il commença par son manègeordinaire dans ces occasions. – J’avais déjà fait la même tentativequelque trois ans auparavant, et je prévoyais comment les chosesallaient se passer ; je savais par cœur sa viletactique ! C’était d’abord un regard extrêmement sévère etprolongé, surtout quand il me rencontrait dans la rue, ou qu’ilsortait en même temps que moi. Si je tenais bon ou si je faisaissemblant de ne pas remarquer ce regard, il inaugurait de nouvelleset toujours silencieuses persécutions. Sans être appelé,inopinément, il entrait sans bruit, sur la pointe du pied, dans machambre pendant que je lisais ou que je marchais, s’arrêtait sur leseuil, mettait une main derrière son dos, avançait un pied, et mejetait un regard, non plus sévère, mais plein de mépris. Si je luidemandais brusquement ce qu’il voulait, il ne me répondait pas, meregardait dans le blanc des yeux quelques instants encore, puis,tout en suçant ses lèvres d’une façon très-particulière,très-significative, tournait sur ses talons, lentement, etlentement rentrait dans sa chambre. Deux heures après il revenait.Incapable de me posséder davantage, je ne lui demandais plus cequ’il voulait, mais je levais brusquement et impérieusement latête, et je le regardais fixement, à bout portant :il nous est arrivé de nous regarder pendant deux minutes. Enfin, ilfinissait par tourner lentement sur ses talons, comme la premièrefois, avec dignité, et s’en allait de nouveau pour deux heures.

Si cela ne suffisait pas pour me réduire, sij’osais continuer ma révolte, il se mettait alors à soupirer en meregardant, à soupirer longuement, profondément, comme s’il voulaitmesurer de ses soupirs toute la profondeur de ma chute morale. Ilva sans dire qu’il finissait par me vaincre. J’étais hors de moi,j’écumais de rage, et je n’en passais pas moins par où ilvoulait.

Mais cette fois dès le « regardsévère » je sortis de mes gonds, je me précipitai sur Apollon.– (J’étais déjà assez irrité sans cela !)

– Halte ! lui criai-je, resteici !

Mais lui, lentement, silencieusement,dignement, s’en allait déjà, sa main derrière son dos.

– Reviens ici ! Reviens !criai-je en le poursuivant.

Ma voix, devait atteindre un diapasonsurnaturel, car Apollon se retourna et même se mit à me considéreravec un certain étonnement. Mais il s’obstinait à se taire, etc’est cela surtout qui m’exaspérait.

– Comment oses-tu entrer chez moi sansrien demander ? Comment oses-tu me regarder ainsi ?Réponds !

Il me regarda tranquillement pendant unedemi-minute, puis il se retourna de nouveau.

– Halte ! hurlai-je en courant àlui. Ne bouge pas, tiens-toi là, et réponds-moi ! Qu’es-tuvenu faire ici ?

– Si vous avez quelque chose àm’ordonner… ? – dit-il doucement et posément après un silence,tout en suçant ses lèvres et en balançant tranquillement sa têted’une épaule sur l’autre. Et sa voix, son attitude, tout en luiexprimait une placidité qui m’affolait.

– Ce n’est pas cela, bourreau ! Cen’est pas ce que je te demande ! m’écriai-je tremblant decolère. – Je vais te dire moi-même, bourreau, pourquoi tu viensici. Tu vois que je ne te donne pas tes gages, tu ne veux pas, parvanité, condescendre à me les demander, et c’est pourquoi tu viens,avec tes regards bêtes, me punir, me torturer, et tu nesoup-çon-nes-pas, -bour-reau, comme c’est bête, bête, bête, bête,bête !…

Il recommençait déjà à tourner sur ses talons,mais je le saisis par le bras.

– Écoute : voici l’argent, tu levois ? il est là (je tirai la somme de mon tiroir), les septroubles y sont : mais tu ne les auras pas,tu-ne-les-au-ras-pas, tant que tu ne seras pas venurespectueusement, la tête basse, me demander pardon.

– Cela ne se peut pas, répondit-il avecune assurance surnaturelle.

– Ça suffit, criai-je, je te jure que tune les auras pas !

– Il n’y a pas de quoi vous demanderpardon, – continua-t-il comme s’il ne s’apercevait même pas de mescris, – c’est vous qui m’avez appelé « bourreau », et jepourrais aller porter plainte chez le commissaire.

– Vas-y donc, hurlai-je, vas-y tout desuite, à la minute, à la seconde, bourreau ! bourreau !bourreau !

Mais il me regarda à peine, gagna la porte, etsans plus m’écouter, sans se retourner, rentra tranquillement chezlui.

– Sans Lisa, rien de tout cela ne seraitarrivé, pensai-je.

Je restai un moment immobile, dans une posedigne et solennelle ; mais mon cœur battait faiblement tantj’étais ému. Puis j’allai moi-même chez Apollon.

– Apollon, lui dis-je d’une voix basse etcontenue, – mais j’étouffais de rage, – va tout de suite et sansattendre un seul moment chez le commissaire.

Il s’était déjà assis à sa table, avait misses lunettes et cousait. En entendant mon ordre, il éclata derire.

– À l’instant ! vas-y à l’instant,ou tu ne sais pas ce qui va arriver.

– Vous n’êtes vraiment pas dans votreassiette, observa-t-il sans même lever la tête, en se suçantlentement les lèvres et en enfilant son aiguille. – Où a-t-on vucela, qu’un homme envoie chercher l’autorité contre lui-même !Et quant à m’effrayer, ce n’est pas la peine de vous donner tant demal, vous n’y réussirez pas.

– Mais vas-y donc !

Je jappais comme un roquet. J’avais déjà saisiApollon par l’épaule, j’allais le…

C’est alors que la porte d’entrée s’ouvrit, etlentement, doucement, une « figure » apparut, vint ànous, s’arrêta et nous regarda avec étonnement. – J’étais commeanéanti de honte ! Je me précipitai dans ma chambre, et là,saisissant des deux mains mes cheveux, je me jetai contre le mur etrestai ainsi, sans me retourner.

Deux minutes après j’entendis le pas lentd’Apollon.

– Voici une personne qui vous demande, –dit-il en me regardant avec une incroyable sévérité.

Il s’effaça, et laissa passer Lisa. Mais il nefaisait pas mine de s’en aller, il restait là, avec son souriremoqueur.

– Va-t’en ! Va-t’en ! luicommandai-je, éperdu…

En cet instant, la pendule grinça avec effort,siffla, puis sonna sept coups.

Chapitre 19

 

« Et dans ma maison, librement ethardiment,

Entre et règne. »

(Même poëme.)

Je restais devant elle comme tué, intimementdéshonoré, – salement embarrassé. Je souriais, il mesemble, et je tâchais de me draper dans ma robe de chambre épilée,juste comme j’avais, dans mes mauvaises heures, imaginé que jeferais. Elle aussi était toute confuse. – Je n’avais pas prévucela. – Et c’était mon propre embarras qui la gagnait.

– Assieds-toi, lui dis-jemachinalement.

Je plaçai une chaise pour elle auprès de latable et m’assis moi-même sur le divan. Elle m’obéit aussitôt,s’assit et se mit à me regarder « de tous ses yeux »,attendant évidemment que je lui dise quelque chose. Cette attentenaïve me mit hors de moi ; mais je me retins.

Elle devrait pourtant faire semblant de nerien remarquer, comme si tout se passait normalement, et voilàqu’elle… ! Et je me jurai vaguement qu’elle me payerait cherpour tout cela.

– Tu m’as trouvé dans une étrangesituation, Lisa, – commençai-je tout en sachant que c’étaitprécisément ainsi qu’il ne fallait pas commencer. – Non, non, je neparle pas de mon mobilier ! m’écriai-je en la voyant tout àcoup rougir. Je n’ai pas honte de ma pauvreté… Au contraire, j’ensuis fier. Je suis pauvre, mais je suis honnête… Car on peut êtrepauvre et honnête. (Je balbutiais.) Du reste… Veux-tu duthé ?

– Non… commençait-elle ; mais…

– Attends.

Je me levai vivement et courus chez Apollon.(Il fallait bien me cacher quelque part !)

– Apollon, – bredouillai-je avec uneprécipitation fiévreuse en lui jetant les sept roubles que j’avaisdurant tout ce temps gardés dans ma main, – voici tes gages, tuvois ? je te les donne. En revanche, sauve-moi ! va toutde suite chercher au traktir du thé et dix soukhars [35]. Si tu n’y vas pas, tu me désespéreras.Tu ne sais pas qui est cette femme… C’est… tout ! Tut’imagines peut-être… Mais c’est que tu ne vois pas qui est cettefemme !…

Apollon, qui s’était déjà remis au travail etqui avait déjà repris ses lunettes, loucha d’abord vers l’argent,sans quitter son aiguille ; puis, sans me prêter la moindreattention, sans me répondre, il continua à se disputer avec son filqui faisait des difficultés pour passer par le trou de l’aiguille.J’attendis trois minutes, debout devant lui, les mains croisées àla Napoléon. J’avais les tempes mouillées de sueur, j’étaistrès-pâle et je le sentais. Mais enfin, Dieu merci, il eut pitié demoi. Laissant là son fil, il se leva lentement, recula lentement sachaise, ôta lentement ses lunettes, compta lentement son argent,et, m’ayant demandé par-dessus son épaule combien il fallaitprendre de thé, sortit lentement. – En retournant auprès de Lisa,je pensais que je ferais mieux de m’enfuir comme j’étais, dans marobe de chambre, n’importe où…

Et je m’assis de nouveau.

Elle me regardait avec inquiétude. Il y eut unsilence de quelques instants.

– Je le tuerai ! m’écriai-je tout àcoup en frappant du poing sur la table si violemment que l’encrejaillit de l’encrier.

– Qu’avez-vous ? dit-elle, toutetremblante.

– Je le tuerai ! je letuerai !…

J’avais repris mon jappement de roquet, et jecontinuais à frapper la table, quoique je sentisse fort bien lastupidité de mon emportement.

– Tu ne peux savoir, Lisa, comme il metorture ! C’est mon bourreau… Il est allé chercher dessoukhars… Lisa !…

Et tout à coup je fondis en larmes. C’étaitune crise. Que j’avais honte de ma faiblesse ! Mais j’étaisincapable de me dominer.

Elle s’effraya.

– Mais qu’avez-vous ? qu’avez-vousdonc ? – disait-elle en s’agitant autour de moi.

– De l’eau !… donne-moi de l’eau… –balbutiai-je à voix basse. (J’avais très-nettement conscience quecette eau me serait tout à fait inutile, et que rien ne m’obligeaità balbutier à voix basse.) – C’est par là… (Quoique la crise fûtréelle, je peux dire que je jouais la comédie pour sauverles apparences.)

Elle me donna de l’eau. Elle était commeéperdue. – En ce moment Apollon apporta le thé, et il me sembla quece thé banal et prosaïque était une chose terriblement inconvenanteet misérable après tout ce qui venait de se passer, et je rougis.Lisa considérait Apollon avec un air craintif. Quant à lui, ilsortit sans nous regarder.

– Lisa, tu me méprises… – dis-je en laregardant fixement, frémissant d’impatience de savoir ce qu’ellepensait.

Elle était si confuse qu’elle ne put même pasme répondre.

– Prends du thé, – dis-je aveccolère.

J’étais irrité contre moi-même, mais il vasans dire qu’elle devait tout supporter. Une horrible colère mesoulevait le cœur contre elle, il me semblait que je l’aurais tuéeavec plaisir. Et pour me venger je me jurai mentalement que je nelui dirais plus un mot.

C’est elle qui est la cause de tout !pensai-je.

Le silence dura sept minutes. Le thé restaitsur la table, nous n’y touchions pas. Exprès – tant la perversitéme gouvernait ! – je ne voulais pas boire le premier pourrendre plus pénible la position de Lisa, puisqu’il ne convenait pasqu’elle commençât. Elle me regardait à la dérobée, avec étonnement,avec tristesse. Je m’obstinais à me taire. Certes, le principalbourreau, c’était moi, et j’avais pleine conscience de toute ladégoûtante bassesse de ma sottise et de ma méchanceté ; maisje ne m’appartenais plus.

– Je viens de là… Je veux… en sortir toutà fait, – commença-t-elle pour rompre d’une façon quelconque cesilence intolérable. Mais la pauvre ! Elle aussi, ellecommençait précisément comme elle ne devait pas commencer ! Àun tel moment, à un tel homme parler d’abord decela ! Mon cœur se serra de pitié pour sa franchiseinutile et pour sa maladresse. Mais aussitôt un sentiment deméchanceté refoula en moi la pitié. Cette velléité même decompassion redoubla ma cruauté. « Eh ! que tout aille audiable ! » me dis-je. – Encore sept minutes desilence.

Elle se leva en disant d’une voix à peineintelligible :

– Je vous dérange ?…

Il y avait dans sa voix de la dignité offenséeet de la lassitude. Aussitôt ma colère déborda ; je me levaiaussi, tremblant, suffoquant de rage :

– Pourquoi es-tu venue chez moi, dis-moi,je t’en prie ?

Je ne tenais même plus compte de l’ordrelogique de mes paroles, je voulais tout lâcher d’un seulcoup, et je ne savais par où commencer.

– Pourquoi es-tu venue ?Réponds ! réponds !… Ah ! je vais te le dire,« ma petite mère », je vais te le dire, pourquoi tu esvenue ! C’est parce que je t’ai dit, l’autre jour, desmots de pitié, cela t’a touchée, et tu es venue chercherencore des mots de pitié ! Eh bien ! écoute,sache que je me suis moqué de toi ! Et maintenant encore je memoque de toi !… Eh ! oui : je me-mo-quais… Onm’avait offensé, dans la soirée, à un dîner, des gens… descamarades… et je venais dans votre maison pour provoquer l’und’eux, un officier, qui avait dû y venir avant moi. Mais je ne l’aipas rencontré : il fallait bien me venger sur quelqu’un,« reprendre ce qu’on m’avait pris » : tu es tombéesous ma main, et j’ai bavé sur toi toute ma colère, toute monironie. On m’avait humilié, je t’ai humiliée. On m’avait torducomme un torchon : j’ai voulu à mon tour user de ma force…Voilà ! et toi, tu croyais déjà que je venais te sauver !N’est-ce pas ? tu l’as cru ? tu l’as cru ?

Je savais que quelques détails pourraient luiéchapper, mais j’étais sûr qu’elle comprendrait très-bienl’ensemble de mes paroles. Je ne me trompais pas. Elle devint pâlecomme un mouchoir, voulut parler, mais ses lèvres se convulsèrent,et elle s’affaissa sur sa chaise comme si elle venait de recevoirun coup de hache, et, aussi longtemps que je parlai, elle m’écouta,la bouche béante, les yeux démesurément ouverts, dans unesaisissante attitude d’épouvante. Le cynisme de mes paroles lacomblait de stupeur.

– Te sauver ! – continuai-je en memettant à courir de long en large dans la chambre, – et te sauverde quoi ? Mais je suis pire que toi peut-être ! Quepensais-tu, l’autre jour, quand je te faisais de la morale ?« Et toi-même, pourquoi es-tu ici, avec toute tamorale ?… » Voilà ce que tu pensais… Prouver maforce ! prouver ma force ! Voilà ce qu’il me fallaitalors. Tes larmes, ton humiliation, ton hystérie, voilà ce qu’il mefallait ! D’ailleurs, une fois que j’eus obtenu ce que jevoulais, j’en ai été moi-même atterré, parce que je suis unefemmelette, et le diable sait quelle sotte pensée m’a fait tedonner mon adresse ! Je le regrettais déjà en rentrant chezmoi, et je t’accablais d’injures à cause de cette maudite adresse,et je te détestais déjà ! Car, avec mes mots depitié, je t’avais menti. Des phrases ! des phrases !rêver l’action et la traduire en phrases, voilà ma vie. Quant àl’action réelle, sais-tu ce que je veux ? Que tout soitanéanti, tout, tout ! Il me faut la paix, et pour l’avoir, jedonnerais le monde entier pour un kopeck. Si l’on me donnait àchoisir entre le thé et l’humanité, je choisirais le thé.Comprends-tu ? Eh ! je le sais : je suis un vaurien,un cochon, un égoïste, un lâche… Sais-tu ? Voilà trois joursque je tremble en songeant qu’à chaque instant tu peux venir. Etsais-tu encore ce qui m’inquiétait le plus ? C’est que,l’autre jour, tu m’as pris pour un héros, et qu’aujourd’hui tu mevois dans ma petite chambre, dans ma misérable et dégoûtantechambre ! Je te disais tout à l’heure que je n’avais pas hontede ma pauvreté… Je mentais, j’en ai honte, honte, plus que de touteautre chose : j’aurais moins honte de voler ! J’ai tantd’amour-propre qu’il me semble, à la plus légère offense, qu’on m’aécorché et que l’air même qui me baigne me blesse. Ne comprends-tupas, maintenant au moins, que je ne te pardonnerai jamais dem’avoir vu me jeter comme un roquet sur Apollon ? Ce sauveur,ce héros qui se jette comme un chien galeux sur sondomestique ! – et son domestique qui s’en rit ! Et leslarmes de tout à l’heure, ces larmes honteuses que j’ai verséesdevant toi comme une baba [36], je nete les pardonnerai jamais ! Et tout ce que je t’avoue en cetinstant même, je ne te le pardonnerai jamais, à toi !Oui, toi, toi seule, tu payeras pour tout cela ! Pourquoit’es-tu trouvée sur mon chemin ? Ou pourquoi suis-je unvaurien, le plus dégoûtant, le plus ridicule, le plus mesquin, leplus sot, le plus jaloux de tous les vers de terre, qui ne sont pasmeilleurs que moi, mais qui du moins – le diable saitpourquoi ! – n’ont jamais honte d’être ce qu’ils sont ?Mais moi, toute ma vie, chaque vilenie que j’ai commise a eu pourconséquence une terrible chiquenaude sur mon âme ! C’est parlà que je diffère des autres hommes. Tu ne comprends rien à toutcela, n’est-ce pas ? Et que m’importe ! Que m’importe quetu te perdes ou que tu te sauves ! Qu’es-tu pour moi ?Mais comprends-tu, mon Dieu ! comprends-tu que je te hais,parce que tu es ici et que tu as entendu ce que je viens de tedire ? Un homme ne se confesse qu’une fois dans la vie, etpour le faire il faut qu’il ait une crise d’hystérie !… Et queveux-tu encore ? Pourquoi es-tu encore ici, devant moi, à metorturer au lieu de t’en aller ?…

Mais ici se passa une chose étrange.

J’ai une habitude à ce point invétérée depenser et de réfléchir d’après les livres et de me représenter toutau monde comme si je l’imaginais moi-même dans mes rêves, que cettechose étrange, je ne la compris pas aussitôt. Outragée, écrasée parmoi, Lisa avait compris beaucoup plus profondément que je nepouvais le supposer. De tout cela, elle avait compris ce qu’unefemme comprendra toujours avant toute chose si elle aimesincèrement : c’est que l’homme qui lui parlait ainsi étaitlui-même malheureux.

La frayeur et le ressentiment avaient disparude son visage, qui n’exprimait plus qu’une surprise désolée. Quandje me traitai de vaurien et de cochon, et quand mes larmesrecommencèrent à couler, – car je pleurais en débitant toute cettetirade ! – ses traits se crispèrent convulsivement, ellevoulut se lever et m’interrompre. Et quand j’eus fini, elle nes’arrêta pas à mes cris, elle ne parut pas entendre que je luireprochais d’être encore là,mais sa physionomie exprimaitavec évidence qu’elle sentait seulement combien je devais moi-mêmesouffrir en lui disant tout cela. Et d’ailleurs, la pauvre créatureétait tellement humiliée, elle s’estimait si incomparablementinférieure à moi qu’il ne lui venait pas même à l’esprit des’offenser. Dans une sorte d’élan à la fois irrésistible et timide,elle fit un pas vers moi, puis, n’osant s’approcher davantage, metendit les bras… Mon cœur se serra. Elle vit ma physionomiechanger, se jeta vers moi, enlaça mon cou de ses mains et se mit àpleurer. Je n’y pus tenir moi-même, et je sanglotai comme jamaiscela ne m’était arrivé.

– On ne me laisse pas… je ne puis pas…être bon, – murmurai-je d’une voix entrecoupée. Et me laissanttomber sur le divan, je sanglotai pendant un quart d’heure dans unecrise de véritable hystérie. Lisa se serra contre moi, m’étreignitdans ses bras et parut s’oublier dans cette étreinte.

Mais la crise passa. (J’écris ici, qu’on nel’oublie pas, la plus sale réalité.) Et voilà, couché àplat ventre sur le divan, le visage enfoui dans un misérableoreiller de cuir, voilà que, peu à peu, de très-loin,involontairement, mais irrésistiblement, je commençai à sentirqu’il serait maintenant bien gênant de relever la tête et deregarder dans les yeux de Lisa. De quoi avais-je honte ? Je nesais, mais j’avais honte. Il me vint aussi à l’idée que les rôlesavaient définitivement changé ; qu’elle était devenuel’héroïne, et que j’étais moi-même devenu l’être humilié et offenséqu’elle était devant moi quatre jours auparavant… Et je pensaiscela tout en restant couché sur le divan.

Mon Dieu ! est-il vraiment possible quej’aie, en ce moment, été jaloux de Lisa ? – Je ne sais,maintenant encore je ne puis me rendre compte de cela. Il m’atoujours été impossible de vivre sans tyranniser quelqu’un, et…Mais les raisonnements n’expliquent rien, et pourquoiraisonner ?

Pourtant je repris le dessus. Je levai latête. (Il aurait bien toujours fallu lever la tête un jour oul’autre !…)

Or, je suis maintenant certain que c’estprécisément parce que j’avais honte de la regarder que s’allumasoudainement un sentiment imprévu : le sentiment de ladomination – et de la possession. Mes yeux s’enflammèrentpassionnément, je serrai avec force les mains de Lisa dans lesmiennes…

Comme je la haïssais en ce moment ! Maiscomme cette haine m’attirait étrangement vers elle ! La hainedoublait l’amour, et cela ressemblait presque à de lavengeance…

Un immense étonnement bouleversa ses traits,un étonnement tout voisin de la terreur. Mais ce fut court, et ellese hâta de m’étreindre avec une ardeur passionnée.

Chapitre 20

 

Un quart d’heure après, je courais de long enlarge dans la chambre avec une impatience fébrile. À chaqueinstant, je m’approchais du paravent, et, à travers une petitefente, je regardais Lisa. Elle était assise par terre, la têteappuyée au lit, et paraissait pleurer. Mais elle ne s’en allaitpas, et cela m’irritait. Maintenant elle savait tout. Je l’avaissuprêmement outragée, mais… Que sert de raconter ? Elle savaitmaintenant que mon bref désir était né d’une pensée de vengeance,du besoin de lui imposer une humiliation nouvelle, et qu’à ma hainepour ainsi dire sans corps s’était substituée une hainepersonnelle, réelle et fondée sur la jalousie… D’ailleurs,je n’affirme pas qu’elle ait compris tout cela nettement. Ce quiest certain, c’est qu’elle me tenait désormais pour un hommeparfaitement vil et surtout incapable d’aimer.

Je sais bien ! on me dira qu’il estimpossible d’être méchant et bête à ce point. On ajoutera peut-êtrequ’il est impossible de ne pas aimer une telle femme, impossible aumoins de ne pas apprécier son amour. – Baste ! Qu’y a-t-ild’impossible ? D’abord je ne pouvais plus aimer (dans le sensqu’on attribue à ce mot) : aimer, pour moi, ne signifiait plusque tyranniser et dominer moralement. Je n’ai même jamais puconcevoir un autre amour, et je suis allé si loin en ce sensqu’aujourd’hui je crois fermement que l’amour consiste en ce droitde tyrannie concédé par l’être aimé. Même dans mes rêvessouterrains, je ne me représentais l’amour que comme un duelcommencé par la haine et fini par un asservissement moral :mais après ? Je n’aurais su que faire de l’objetasservi ! Et, encore une fois, qu’y a-t-il d’impossible ?Ne m’étais-je pas dépravé invraisemblablement ? N’avais-jepoint perdu la notion de la « vie vivante » au pointd’avoir osé faire honte à Lisa d’être venue écouter des « motsde pitié » ? – Et pourtant ! Elle était venue pourm’aimer !… Car, pour une femme, c’est dans l’amour qu’esttoute résurrection, tout salut de n’importe quel naufrage. C’estpar l’amour et seulement par l’amour qu’elle peut être régénérée.Mais était-ce bien de la haine que j’avais pour Lisa à cette heureoù je courais à travers la chambre et m’arrêtais à chaque instantpour regarder derrière le paravent ? Je ne crois pas ; ilm’était seulement insupportable de la sentir là, j’aurais vouluqu’elle disparût, j’aurais désiré de la « tranquillité »,de la solitude. Je n’avais plus l’habitude de la « vievivante » ; elle m’écrasait, ma respiration même en étaitgênée…

Quelques instants se passèrent encore ;elle ne se levait pas, abîmée dans sa stupeur : et j’eusl’imprudence de frapper légèrement au paravent pour la rappeler àelle-même… Elle se secoua brusquement, se hâta de se lever et deprendre son châle, son chapeau, sa fourrure, comme si elle eûtvoulu se sauver de moi quelque part. Deux minutes après, ellesortit lentement de derrière le paravent, fit quelques pas dans lachambre et laissa tomber sur moi un regard lourd. (J’avais unméchant sourire, mais forcé, un sourire de convenance, etj’évitais son regard.)

– Adieu, – dit-elle, et elle se dirigeavers la porte.

Je courus à elle, je lui pris la main,l’ouvris, et lui mis… puis la fermai, et aussitôt lui tournant ledos, je me reculai avec une singulière vivacité dans un coin, –pour ne pas la voir au moins !…

J’allais mentir, prétendre que j’ai fait celasans réflexion, par folie, par sottise. Mais je ne veux pas mentir,et je dis franchement que, si je lui ouvris la main pour y mettre…,ce fut par méchanceté. Cette idée m’étais venue tandis que jecourais de long en large par la chambre et que Lisa restaitderrière le paravent. Je puis toutefois dire sincèrement que, si jefis cette atrocité exprès, ce fut plutôt par « malicecérébrale » que par « dépravation sentimentale ».Une atrocité, soit, mais artificielle, combinée, livresque ;et quand ce fut fait, je ne pus supporter la pensée de l’action quej’avais commise. Je me reculai dans un coin, puis, presqueaussitôt, je me précipitai, affolé de honte et de désespoir :Lisa était déjà partie. J’ouvris la porte et criai dans l’escalier(mais timidement, à mi-voix) : « Lisa !Lisa ! »

Pas de réponse. Il me sembla entendre des passur les marches.

– Lisa ! criai-je plus haut.

Pas de réponse. La porte de la rue s’ouvrit engrinçant et se referma lourdement. Ce bruit monta jusqu’au sommetde l’escalier.

– Partie !…

Je rentrai dans ma chambre en réfléchissant.Mon cœur me pesait.

Je restais debout devant la table auprès delaquelle Lisa s’était assise, et je regardais inconsciemment. Unmoment se passa. Tout à coup je tressaillis : juste devantmoi, sur la table, j’aperçus… oui, j’aperçus le billet bleu de cinqroubles, tout chiffonné, le même billet que je lui avaismis dans la main. C’était bien lui, ce ne pouvait être unautre, je n’en avais qu’un… Elle avait donc profité du moment où jem’étais détourné pour le jeter sur la table.

Eh bien ! j’aurais dû prévoir cela.Hein ? j’aurais dû le prévoir ? Non !j’étais trop égoïste, je méprisais trop les gens pour imaginerqu’elle pût être capable de cela.

Mais cela me fut insupportable. Jem’habillai en toute hâte, prenant les premiers vêtements qui setrouvèrent sous ma main, et je me précipitai à sa poursuite. – Ellen’avait pas pu faire plus de deux cents pas.

Un temps calme. La neige tombait presqueperpendiculairement et formait un matelas sur les trottoirs de larue déserte. Aucun bruit. La lumière inutile des réverbères meparut singulièrement triste. Je fis en courant deux cents pasjusqu’au plus prochain coin de rue, et là je m’arrêtai.

Où avait-elle pu aller ?

Mais… pourquoi lui courais-je après ?

Pourquoi ? Tomber à genoux devantelle ? pleurer encore ? baiser ses pieds ? luidemander pardon ? Oui, je l’aurais fait. Quel moment !Jamais, – jamais ! – je ne me le rappellerai avecindifférence. « Mais à quoi bon ? Dès demain ne lahaïrai-je pas précisément parce que aujourd’hui je lui aurai baiséles pieds ? Suis-je capable de la rendre heureuse ?N’ai-je pas constaté aujourd’hui pour la centième fois ce que jevaux ? Ne la torturerais-je pas sans cesse ? »

Je restais debout dans la neige, poursuivantmes méditations au fond de l’ombre des rues, là-bas… « Nevaut-il pas mieux qu’il en soit ainsi ? – continuai-je àsonger, déjà rentré dans ma chambre, – n’est-ce pas mieux ? Nevaut-il vraiment pas mieux qu’elle emporte pour l’éternité sonoffense ? L’offense ! mais c’est une purification !C’est la plus douloureuse et la plus profonde conscience de ladignité humaine. Dès demain, oui, j’aurais sali son âme et blesséson cœur. Tandis que désormais l’outrage ne périra pas enelle ; malgré toute l’horreur de la boue qui l’attend,l’outrage l’élèvera et la purifiera… par la haine… Hum !…peut-être par le pardon. – Et pourtant ! En sera-t-elle plusheureuse ?… »

Et je me posais philosophiquement cettequestion (à étudier aux heures de loisir) : Que vaut-il mieux,un bonheur médiocre ou des souffrances supérieures ?Hein ? Que vaut-il mieux ?

C’est à l’étude de ce problème que j’aiconsacré cette soirée d’agonie. Jamais je n’avais tantsouffert.

(Je crois néanmoins que, au moment même où jesortis pour rejoindre Lisa, je savais que je rentrerais au bout dedeux cents pas.)

Jamais plus je n’ai revu Lisa, jamais plus jen’ai rien su d’elle.

J’ajouterai que je fus longtempstrès-satisfait de ma phrasesur l’utilité de l’outrage etde la haine.

Pourtant je faillis tomber malade dechagrin.

Ah ! même aujourd’hui, que ces souvenirsme sont amers ! Oui, oui, finissons là ces mauditesnotes : elles n’ont été pour moi qu’une nouvellecause de souffrance, de honte. Quel absurde roman !Dirait-on pas que j’aie rassemblé en moi, exprès, tous lestraits d’un antihéros ? L’effet doit en êtretrès-désagréable.

Assez donc ! Je ne veux plus écrire demon Souterrain.

Maintenant d’ailleurs tout est fini.Katia ! Lisa ! – et quarante ans !

FIN.

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