Categories: Romans

Lettres de ma chaumière

Lettres de ma chaumière

d’ Octave Mirbeau

MA CHAUMIÈRE

 

C’est, dans un département lointain, une petite propriété que ne décore aucune boule en verre, et où l’œille mieux exercé ne saurait rencontrer le moindre kiosque japonais,ni le prétentieux bassin de rocailles avec son amour nu en plâtre et son impudique jet d’eau qui retombe. Simple et rustique, elle est située, ma chaumière, comme une habitation de garde, à l’orée d’un joli bois de hêtres, et devant elle s’étendent, fermant l’horizon, des champs, tout verts, coupés de haies hautes.

Une vigne l’encadre joyeusement ; des jasmins, parmi lesquels se mêlent quelques roses grimpantes,tapissent sa façade de briques sombres. Le jardin, clos de planches ajourées et moussues, qui en dépend, est si petit que, dans les allées, deux escargots pourraient difficilement ramper, coque à coque. Mais que m’importent la pauvreté et l’étroitesse de ce domaine ? Ces champs ne sont-ils pas à moi, et ces bois chanteurs, et ce ciel que raye continuellement le vol fantaisiste des martinets ? Qu’ai-je besoin de demander aux choses d’autres jouissances que celle de leur présence, c’est-à-dire leur beauté et leur parfum ?

Tout près de là, dans un lit profond et pierreux, un ruisseau roule son eau verdie sous l’épaisse voûte des aulnes entrelacés. J’aperçois les toits roses de la ferme voisine à travers les charmes, au tronc difforme et trapu ; et les vaches paissent, le mufle enfoui dans l’herbe, et les troupeaux de moutons s’égaillent au long de la route, grimpent aux talus abroutis, sous la garde du chien pasteur.

Ah ! comme je vais être bien là, en ce petit coin perdu, tout embaumé des odeurs de la terre reverdissante ! Plus de luttes avec les hommes, plus de haine,la haine qui broie les cœurs ; rien que l’amour, ce grandamour apaisant qui tombe des nuits tranquilles et que berce commeune maternelle chanson, la chanson du vent dans les arbres.« Pourquoi haïr ? dit la chanson. Ne sais-tu donc pas ceque c’est que les hommes, quelles douleurs les rongent et les fontsaigner, les riches et les pauvres, le vagabond qui, le ventreaffamé, s’est endormi sur la berge de la route, ou le voluptueuxqui se vautre, repu, sous les courtines parfumées ! Ne haispersonne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtrajamais la seule jouissance qui console de vivre : faire lebien. »

Donc, je suis installé dans ma chaumière,mélancolique villégiateur. Pour compagnons, je n’ai qu’un chien,hargneux et crotté, les oiseaux du bois, et un vieux paysan dontj’ignore le nom. Un jour, je vis ce vieux paysan qui rôdait autourde la maison, en coulant vers moi un regard oblique. Il passa. Lelendemain, il revint et recommença son manège ; le troisièmejour, il se hasarda à pénétrer dans le clos.

– Alors, ça vâ ? me dit-il enenlevant de dessus son crâne sa casquette de drap roussi par plusde vingt soleils.

– Mais oui, mon brave, répondis-je.

– Allons, c’est biè, c’est biè !

Il redressa sur le treillage une brindille dejasmin qui pendait.

– Et comme ça, l’on dit que vous v’nezd’Paris ?

– Mais oui.

– Allons, c’est biè, c’est biè !

Il s’en retourna de son pas gourd et de sadémarche pesante de vieux terrien finissant.

Depuis, tous, les soirs, quand le soleilbaisse derrière le coteau, il vient s’asseoir sur le banc, devantma porte, et tandis que, rêveur, je laisse errer ma pensée àtravers « la sérénité dolente du couchant », lui dodelinede la tête, sans jamais prononcer une parole.

** *

LE TRIPOT AUX CHAMPS

 

À M. Victorien Sardou.

 

Sommes-nous donc dans une époqued’irrémédiable décadence ? Plus nous approchons de la fin dece siècle, plus notre décomposition s’aggrave et s’accélère, etplus nos cœurs, nos cerveaux, nos virilités vont se vidant de cequi est l’âme, les nerfs et le sang même d’un peuple.

L’anémie a tué nos forces physiques ; ladémocratie a tué nos forces sociales. Et la société moderne, rongéepar ces deux plaies attachées à son flanc, ne sait plus où elle va,vers quelles nuits, au fond de quels abîmes on l’entraîne.

La démocratie, cette grande pourrisseuse, estla maladie terrible dont nous mourons. C’est elle qui nous a faitperdre nos respects, nos obéissances, et y a substitué ses hainesaveugles, ses appétits salissants, ses révoltes grossières. Grâce àelle, nous n’avons plus conscience de la hiérarchie et du devoir,cette loi primitive et souveraine des sociétés organisées. Nousn’avons même plus conscience des sexes. Les hommes sont femmes, lesfemmes sont hommes et ils s’en vantent. Rien, ni personne à saplace. Et nous allons dans un pêle-mêle effroyable d’êtres et dechoses au milieu desquels Dieu lui-même a peine à se reconnaître etsemble épouvanté de son œuvre immortelle et qui meurt,pourtant.

Au-dessus de ce chaos, formé de toutes lesdignités brisées, de toutes les consciences mortes, de tous lesdevoirs abandonnés, de toutes les lâchetés triomphantes, sedressent de place en place, pour bien marquer l’affolement dusiècle et l’universel détraquement, de nouvelles et particulièresélévations sociales. Ce qui, autrefois, grouillait en bas,resplendit en haut aujourd’hui. Le domestique a jeté sa livrée à latête de son maître et se pavane dans ses habits. Non seulement ilest devenu son égal, mais il le domine. Il n’obéit plus, ilcommande : aristocratie de l’écurie et de l’office succédant àl’aristocratie de l’honneur et du sang. Quant au maître, lui, s’iln’a pas encore revêtu la livrée du domestique, il se pavane dansses vices et dans ses plaisirs, et il n’en rougit plus.

On dit : « Sans doute ; maisc’est Paris, Paris seul, et Paris n’est qu’un point dans laFrance. » Et l’on tourne ses regards vers la campagne, commepour y respirer des souffles d’honnêteté, des odeurs saines detravail. On se console en pensant aux prairies humides et vertes oùpaissent les grands bœufs, aux champs d’or où le blé mûrit, oùl’homme peine, courbé vers la terre qui nous donne le pain.

Eh bien ! vous allez voir.

Le paysan, comme tout le monde, veut être deson siècle, et il suit, comme tout le monde, le vertige de folie oùtout dégringole. On peut dire même qu’il n’y a plus de paysans.

** *

Chaque matin, l’aube a-t-elle, derrière lecoteau, montré le bout de son nez rose, que me voilà debout. Etj’arpente la campagne. Moment délicieux ! Les arbress’éveillent au chant des pinsons, les prés s’étirent plusverdissants ; à chaque brin d’herbe, tremble une gouttelettede rosée, et de partout vous viennent d’exquis parfums qui montentde la terre avec les brumes. C’est l’heure charmante où l’alouettes’élève dans le ciel, salue de ses trilles et de ses roulades lematin jeune, virginal et triomphant. Et le jour grandit,empourprant les haies, étalant sur les moissons de grandes nappesrouges qui ondulent sous la brise légère.

Une chose m’étonne, je ne vois personne auxchamps. Dans les petits hameaux, toutes les portes verrouillées,tous les volets clos ; aucune auberge, aucun débit de boissonsouverts. Les fermes elles-mêmes dorment profondément. Seuls, leschats rôdent et les poules gloussent alentour. Pourtant nous sommesau moment des foins. J’aperçois autour de moi des prés à moitiéfauchés, des luzernes abattues, des meules énormes que lesbotteleurs ont entamées. Où donc sont-ils, les faneurs et lesfaneuses ! Et les lourdes charrettes dont les jantes malferrées crient sur les ressauts des chemins de traverse ? Etles chevaux qui hennissent ? Et les faux qui sifflent dansl’herbe ? Aucune forme humaine ne surgit entre les halliers,aucun bruit humain ne m’arrive. Partout le silence et partout lasolitude !

Le soleil est déjà haut dans le ciel, l’aircommence de s’embraser. Pour rentrer chez moi, je cherche lescouverts, les petites routes touffues, les sentes enverdurées. Ilest sept heures.

Il n’y a pas si longtemps, les paysans, qui secouchaient avec le soleil, se levaient aussi avec lui. Aujourd’hui,en plein été et en pleine moisson, ils ne se lèvent guère qu’à septheures, les paupières encore bouffies de sommeil, les membres las,comme brisés par des nuits de plaisir. C’est vers sept heures, quela vie revient, mais une vie lourde, inquiète, où l’on dirait qu’ily a des remords et des effarements. On les voit, les paysans,sortir lentement de leurs demeures paresseuses qui s’ouvrent àregret, l’une après l’autre, se frotter les yeux, bâiller, s’étireret partir, d’un pas ennuyé et traînard, à leur ouvrage. Il va doncfalloir travailler ! Au risque de voir leurs foins pourrir,ils eussent préféré peut-être que la pluie tombât, car ils seraientrestés à la maison ou bien ils auraient été boire avec lescamarades, au cabaret du bourg voisin.

Ô paysan sublime, toi dont Millet a chanté lamission divine, dieu de la terre créatrice, semeur de vie,engendreur auguste de pain, tu n’es donc plus, comme les autresdieux, qu’un fantôme d’autrefois ! Tu n’es donc plus le dieusévère, à la peau hâlée, au front couronné de pampres rouges et demoissons d’or. Le suffrage universel en t’apportant les révoltes etles passions, et les pourritures de la vie des grandes villes, t’adécouronné de ta couronne de gerbes magnifiques où l’humanité toutentière venait puiser le sang de ses veines, et te voilà tombé,pauvre géant, aux crapules de l’or homicide et de l’amourmaudit ! On s’étonne même de ne pas te voir en jaquette, unmonocle à l’œil.

Le paysan n’est plus le terrien robuste etsongeur, né de la terre, qui vivait d’elle et qui mourait là où,comme le chêne, il avait poussé ses racines. Les tentations del’existence oisive des villes l’ont en quelque sorte déraciné dusol. Il voit Paris, non comme un gouffre où l’on sombre et qui vousdévore, mais comme un rêve flamboyant, où l’or se gagne, s’enlève àlarges pelletées, où le plaisir est sans fin. Beaucoup s’en vont.Ceux qui restent se désaffectionnent de leur champ ; ilstraînent leurs ennuis sur la glèbe, tourmentés par des aspirationsvagues, des idées confuses d’ambitions nouvelles et de jouissancesqu’ils ne connaîtront jamais. Alors, ils se réfugient au cabaret,au cabaret que la politique énervante d’aujourd’hui a multipliédans des proportions qui effraient.

En un village de trois cents habitants, où ily avait autrefois cinq cabarets, il y en a quinze maintenant, ettous font leurs affaires. Plus de règlement, plus de police. Ilsferment le soir à leur convenance, ou ne ferment pas si bon leurplaît, certains de n’être jamais inquiétés ; car c’est là queles volontés s’abrutissent, que les consciences se dégradent, queles énergies se domptent et s’avilissent, véritables maisons detolérance électorale, bouges de corruption administrative, marquésau gros numéro du gouvernement.

Le cabaret non seulement donne à boire, maisil donne à jouer aussi – de grosses parties où le paysan, sur uncoup de cartes, risque ses économies, sa vache, son champ, samaison, où il y a des filous qui trichent et des usuriers quivolent, toute une organisation spéciale et qui fonctionne le mieuxdu monde. À part le luxe, les tapis, les torchères dorées, lestableaux de prix, les valets de pied en culotte courte et lescolonels décorés, on se croirait dans certaines maisons borgnes deParis. Ce sont mêmes passions hideuses, mêmes avidités, mêmeseffondrements ; la vie du cercle, enfin. C’est là que lepaysan, à la lueur trouble d’une chandelle qui fume, les coudesallongés sur une table de bois blanc, en face des portraits deGambetta, de Mazeppa et de Poniatowski accrochés aux murs, c’est làqu’il passe ses nuits, avalant des verres de tord-boyaux, remuantdes cartes graisseuses et chiffonnant de sales filles, des Chloésdépeignées et soûles, dont les villages pullulent aujourd’hui, caril faut que la campagne ne puisse plus rien envier aux ordures deParis.

Le laboureur, – un ancien qui me donnait cesrenseignements, continua :

– Ah ! ce sont des messieurs, jevous assure, à qui il faut maintenant toutes les aises de la ville.Croiriez-vous qu’ils exigent de la viande à tous leurs repas !oui, monsieur, à tous leurs repas ! On ne peut plus trouver unouvrier, à l’heure présente, si on ne s’engage à le gaver de bœuf,de mouton, de volailles, d’un tas de bonnes choses, enfin, dontnous autres nous n’avons jamais eu l’idée. Si ça ne fait passuer ! Je parie que bientôt ils exigeront du vin deChampagne ! Mon Dieu ! s’ils travaillaient encore, il n’yaurait que demi-mal. Mais va te faire fiche ! Ils arrivent àl’ouvrage à sept heures, monsieur, toujours mal en train, seplaignant de ceci, de cela, de tout. Pourtant ce n’est pas labesogne qu’ils font, bien sûr, qui les fatigue. Oh ! non. Jene sais pas, en vérité ce que nos pauvres champs deviendront dansquelques années. Quand je pense à cela, voyez-vous, ça me faitpresque pleurer. De notre temps, monsieur, nous mangions de lasoupe toute la semaine, et puis, le dimanche, on se régalait d’unpetit morceau de lard. Nous nous portions bien et nous étionsalertes au travail. En été, dès trois heures dans les champs, nousrentrions avec le soleil couchant. Et nous étions heureux tout demême. Mais ce temps est passé et il ne reviendra plus. Tenez,monsieur, on n’avait jamais vu ça par chez nous. Eh ! bien,maintenant, il n’y a pas de mois qu’on n’apprenne qu’un tel s’estjeté à la rivière, ou bien pendu à même un pommier. Il n’y a pastrois jours, Jean Collas, qui possédait un beau bien, le plus beaude la contrée, on l’a trouvé accroché à une poutre de la grange ettout noir. Il avait perdu ça avec la boisson, avec le jeu, avec lesfemelles.

Oh ! les chastes églogues !Oh ! les idylles chantées par les poètes ! Oh ! lespaysanneries enrubannées et naïves qui défilent, conduites par lamuse de Mme Deshoulières, au son des flageolets et destambourins ! Et ces bonnes grosses figures épanouies debonheur ignorant et simple ! Et ces délicieuses odeursd’étable et de foin coupé qui parfument nos imaginations rêveuseset nos tendres littératures ! Mirages comme le reste, miragescomme la vertu, comme le devoir, comme l’honneur, commel’amour ! Mirages comme la vie !

** *

Le soir, après dîner, je me promenais sur laroute, en compagnie de mon ami et voisin, le vieux paysan, celuiqui ne parle jamais. Un reste de jour sombre traînait encore surles champs bien que le soleil eût disparu derrière le coteau, d’oùmontait une grande lueur rouge. Une caille, piétant dans le trèfle,chantait. Comme nous nous asseyions sur le talus bien garni à cetendroit de mousse et d’herbes sèches, une femme, tirant péniblementune petite charrette à bras, vint à passer. Dans la charrette, unhomme maigre et très pâle était couché tout de son long, quitoussait beaucoup et se plaignait : quatre enfants, dont leplus âgé pouvait avoir sept ans, trottinaient, déguenillés et piedsnus, autour du pauvre convoi.

– Femme, dit l’homme pâle, d’une voixdolente, va moins vite… moins vite, ça me secoue, et ça me fait dumal.

Et j’entendis une plainte à laquellesuccédèrent aussitôt un cri, puis un juron.

La femme ralentit le pas, évita une grossepierre jetée au milieu de la route, et l’aîné des enfants, poursoulager sa mère, se mit à pousser la charrette doucement. Bientôtle bruit des roues qui criaient sur le sable alla s’affaiblissant,et voiture, femme, enfants disparurent au tournant du chemin.

Cette scène m’avait rendu mélancolique et levieux branlait la tête. Je lui demandai :

– Qui sont ces pauvres gens ?

– Des gens d’ici, répondit-il…

Le vieux paraissant, ce soir-là, d’humeur àcauser, je le poussai de questions.

– Je les connais, je les connais bien… Lafemme, une rude travailleuse… l’homme un feignant, unvaurien… Pourtant, dans le fond, ce n’était pas méchant,méchant !… La femme avait un petit bien… Avec ses économies,elle avait bâti une petite maison, là, pas bien loin… Si voussaviez ce que c’est que les économies des gens comme nous, avecquoi c’est fait, ce qu’il faut de temps, de privations, defatigues, de courage, pour amasser, sou par sou, la valeur d’unemisérable maison ! Si vous saviez cela !… Et puis elles’est mariée à ce feignant !… Un beau gars !… ça luiavait tourné la tête… Mais voilà que pendant qu’elle trimait,qu’elle se mangeait les sangs de travail ;… lui faisait lemonsieur, le joli cœur… Toujours à la ville… à se soûler avec lesamis, à jouer, et à faire… le diable sait quoi !… Et l’argentfilait, vous comprenez !… À force de s’amuser, il est tombémalade, il y a deux ans… Tout le monde ignore ce qu’il a dans lecorps… Mais ce n’est pas bon, pour sûr… Au lieu de le laissercrever, comme un chien qu’il était… la femme le soigna… Ah !c’était bête, la façon dont elle le soigna !… les drogues, lemédecin… vous pensez si c’est cher, toutes ces voleries-là… sanscompter qu’il n’y avait rien de trop bon… du pain blanc, de laviande, du vin !… Donc il a fallu emprunter, puis emprunterencore… Et l’huissier est venu une fois… et il a vendu les meubles…une autre fois, c’est l’avoué qui est arrivé, et il a vendu lamaison… Alors, ils n’ont plus rien, rien que le ciel qui est au bonDieu, et la route qui est à tout le monde…

– Mais, où vont-ils, ainsi ?

– Je ne sais pas… Ils trouveront ce soir,à coucher dans une grange ; et demain, ils recommenceront àaller par les chemins… Peut-être qu’on voudra bien de l’homme àl’hospice.

– Et la femme ? Et lesenfants ?

Le vieux fit un geste, qui évidemmentsignifiait : « À la grâce de Dieu ! » Il futimpossible de lui arracher une autre parole. Nous rentrâmes.

Au moment de nous séparer, le vieillardredressa sa taille courbée, et, tendant son poing noueux etcrevassé dans la direction de la ville, dont on apercevait, sous lalune, les deux clochers émergeant, au-dessus des maisons entassées,il s’écria :

– Que la foudre du ciel t’écrase, toi,qui nous prends nos enfants, toi qui les tues, voleuse, assassine,salope !

** *

LE PÈRE NICOLAS

 

À M. Auguste Rodin.

 

Il y avait deux longues heures que nousmarchions, dans les champs, sous le soleil qui tombait du cielcomme une pluie de feu ; la sueur ruisselait sur mon corps etla soif, une soif ardente, me dévorait. En vain, j’avais cherché unru, dont l’eau fraîche chante sous les feuilles, ou bien unesource, comme il s’en trouve pourtant beaucoup dans le pays, unepetite source qui dort dans sa niche de terre moussue, pareille auxniches où nichent les saints campagnards. Et je me désespérais, lalangue desséchée et la gorge brûlante.

– Allons jusqu’à la Heurtaudière, cetteferme que vous voyez là-bas, me dit mon compagnon ; le pèreNicolas nous donnera du bon lait.

Nous traversâmes un large guéret dont lesmottes crevaient sous nos pas en poussière rouge ; puis, ayantlongé un champ d’avoine, étoilé de bluets et de coquelicots, nousarrivâmes en un verger où des vaches, à la robe bringelée,dormaient couchées à l’ombre des pommiers. Au bout du verger étaitla ferme. Il n’y avait dans la cour, formée par quatre pauvresbâtiments, aucun être vivant, sinon les poules picorant le fumierqui, tout près de la bergerie, baignait dans un lit immonde depurin. Après avoir inutilement essayé d’ouvrir les portes ferméeset barricadées, mon compagnon dit :

– Sans doute que le monde est auxchamps !

Pourtant il héla :

– Père Nicolas ! Hé ! pèreNicolas ?

Aucune voix ne répondit.

– Hé ! père Nicolas !

Ce second appel n’eut pour résultat qued’effaroucher les poules qui s’égaillèrent en gloussant et enbattant de l’aile.

– Père Nicolas !

Très désappointé, je pensais sérieusement àaller traire moi-même les vaches du verger, quand une tête devieille femme, revêche, ridée et toute rouge, apparut à la porteentrebâillée d’un grenier.

– Quen ? s’écria la paysanne,c’est-y vous, monsieur Joseph ? J’vous avions point remis, bensû, tout d’suite. Faites excuses et la compagnie.

Elle se montra tout à fait. Un bonnet decoton, dont la mèche était ramenée sur le front, enserrait satête ; une partie des épaules et le cou qu’on eut dits debrique, tant ils avaient été cuits et recuits par le soleil,sortaient décharnés, ravinés, des plis flottants de la chemise degrosse toile que rattachait, aux hanches, un jupon court d’enfant àrayures noires et grises. Des sabots grossièrement taillés à mêmele tronc d’un bouleau, servaient de chaussures à ses pieds nus,violets et gercés comme un vieux morceau de cuir.

La paysanne ferma la porte du grenier,assujettit l’échelle par où l’on descendait ; mais, avant demettre le pied sur le premier barreau, elle demanda à moncompagnon :

– C’est-y vous qu’avions hélé après lepère Nicolas, moun homme ?

– Oui, la mère, c’est moi.

– Qué qu’vous l’y v’lez, au pèreNicolas ?

– Il fait chaud, nous avions soif, etnous voulions lui demander une jatte de lait.

– Espérez-mé, monsieur Joseph ;j’vas à quant vous.

Elle descendit, le long de l’échelle,lentement, en faisant claquer ses sabots.

– Le père Nicolas n’est donc pointlà ? interrogea mon compagnon.

– Faites excuses, répondit la vieille, ilest là. Ah ! pargué si ! y est, le pauv’ bounhomme pasprêt à démarrer, pour sû ! on l’a mis en bière à c’matin.

Elle était tout à fait descendue. Après s’êtreessuyée le front, où la sueur coulait par larges gouttes, elleajouta :

– Oui, monsieur Joseph, il est mô, lepère Nicolas. Ça y est arrivé hier dans la soirant.

Comme nous prenions une minecontristée :

– Ça ne fait ren, ren en tout, dit-elle,v’allez entrer vous rafraîchi un brin, et vous met’ à vout’ aise,attendiment que j’vas cri ce qui vous faut.

Elle ouvrit la porte de l’habitation, fermée àdouble tour.

– Entrez, messieurs, et n’vous gênezpoint… faites comme cheuz vous… T’nez, le v’là, l’père Nicolas.

Sous les poutres enfumées, au fond de lagrande pièce sombre, entre les deux lits drapés d’indienne, surdeux chaises était posé un cercueil de bois blanc, à demi recouvertd’une nappe de toile écrue qu’ornaient seulement le crucifix decuivre et le rameau de buis bénit. Au pied du cercueil, on avaitapporté une petite table sur laquelle une chandelle, en guise decierge, achevait de se consumer tristement, et où s’étalait un potde terre brune, plein d’eau bénite, avec un mince balai de genêtsservant d’aspergeoir. Ayant fait le signe de la croix, nous jetâmesun peu d’eau sur la bière, et, sans rien dire, nous nous assîmesdevant la grande table, en nous regardant ahuris.

La mère Nicolas ne tarda pas à rentrer. Elleapportait avec précaution une vaste jatte de lait qu’elle déposasur la table en disant :

– Vous pouvez ben en boire tout vout’saoul, allez ! Y en a pas de pus bon et de pus frais.

Pendant qu’elle disposait les bols et qu’elletirait de la huche la bonne miche de pain bis, mon compagnon luidemanda :

– Était-il malade depuis longtemps, lepère Nicolas ?

– Point en tout, monsieur Joseph,répondit la vieille. Pour dire, d’pis queuque temps, y n’était pasvaillant, vaillant. Ça le tracassait dans les pomons ; l’sang,à c’que j’créiais. Deux coups, il était v’nu blanc, pis violet, pisnoir, pis il était chu, quasiment mô.

– Vous n’avez donc pas été chercher lemédecin ?

– Ben sûr non, monsieur Joseph qu’j’onspoint été l’cri, l’médecin. Pour malade, y n’était point maladepour dire. Ça ne l’empêchait point d’aller à dreite, à gauche, devirer partout avé les gars. Hier, j’vas au marché ; quand jereviens, v’là-t-y pas que l’père Nicolas était assis, la tête cont’la table, les bras ballants, et qu’y n’bougeait pas pus qu’eunepierre. « Moun homme ! » qu’j’y dis. Ren.« Père Nicolas, moun homme ! » qu’j’y dis cont’l’oreille. Ren, ren, ren en tout. Alors, j’l’bouge comme ça. Maisv’là-t-y pas qu’y s’met à branler, pis qu’y chute su l’plancher,pis qu’y reste sans seulement mouver eune patte, et noir, noirquasiment comme du charbon. « Bon sens, qu’j’dis, l’pèreNicolas qu’est mô ! » Et il était mô, monsieur Joseph,tout à fait mô… Mais vous n’buvez point… Ne v’gênez pas… J’en aicor, allez… Et pis j’faisons point le beurre en c’moment…

– C’est un grand malheur, dis-je.

– Qué qu’vous v’lez ! répondit lapaysanne. C’est l’bon Dieu qui l’veut, ben sûr.

– Vous n’avez donc personne pour leveiller ? interrompit mon compagnon. Et vos enfants ?

– Oh ! y a pas de danger qu’y s’enaille, le pauv’ bounhomme. Et pis les gars sont aux champs, àrentrer les foins. Faut pas qu’la besogne chôme pour ça… Ça n’ l’f’rait point r’veni, dites, pis qu’il est mô !

Nous avions fini de boire notre lait. Aprèsquelques remerciements, nous quittâmes la mère Nicolas, troublés,ne sachant pas s’il fallait admirer ou maudire cette insensibilitédu paysan, dans la mort, la mort qui pourtant fait japperdouloureusement les chiens dans le chenil vide, et qui met comme unsanglot et comme une plainte au chant des oiseaux, près des nidsdévastés.

** *

LA BONNE

 

À M. Henri Lavedan.

 

Ayant besoin d’une bonne pour faire mon petitménage, j’allai, un jour, demander à la fermière, ma voisine, sielle ne connaissait pas une femme honnête et travailleuse qui pûtremplir cet office.

– Des bonnes ! dit-elle, ben sûr iln’en manque pas. Il y a d’abord… voyons… il y a d’abord…

Bien que les bonnes ne manquassent pas, ainsique la fermière l’assurait péremptoirement, l’excellente femmecherchait, et ne trouvait rien. Elle réfléchit, pendant cinqminutes, en répétant toujours : « Ben sûr qu’il n’enmanque pas ». Enfin elle se décida à appeler à l’aide son mariqui, dans le hangar, attelait une grande charrette, enfaisant : « Hue, dia, drrrrr ! » Le fermierquitta ses chevaux, vint lentement vers nous, en se grattant lanuque d’un air profond. Il dit :

– Pardié ! non, il n’en manquepas !

Et il s’abîma en des recherches mentales,évidemment compliquées et très pénibles s’il fallait en juger parles diverses grimaces qui se succédèrent sur son visage, rouge etgrumeleux comme un éclat de brique.

Nous nous taisions. La cour, incendiée desoleil, brûlait ; deux pigeons, se poursuivant, volaient d’untoit à l’autre ; sous le hangar, les chevaux, harcelés par lesmouches et piqués par les taons, s’ébrouaient et, allongé sur unlit d’ordures humides, un cochon tout rose, assoupi, grognait enrêvant.

Le paysan avait croisé les bras, et ses mainsétaient à plat sous ses aisselles. Sans bouger, ilarticula :

– Ma femme, vois-tu, je pense à laRenaude.

– À la Renaude ? s’écria lafermière. C’est pourtant vrai, et moi qui n’y pensais pas.

Et, se tournant vers moi, elle ajouta ens’échauffant :

– C’est tout à fait vot’ affaire !Ah ! monsieur, une bonne fille, courageuse, dure à l’ouvrage,et honnête comme pas une dans la contrée… C’est franc, c’estsolide.

– Eh bien ! vous m’enverrez laRenaude.

– Oui, monsieur, je vous l’enverrai.

Puis, comme prise subitement d’unscrupule :

– Mais faut que je vous dise,continua-t-elle d’un ton plus bas. Dans la ville, il y en aquelques-uns qui ne veulent pas de la Renaude, parce qu’elle a eudes malheux.

– Quels malheurs ? demandai-je.

– Oh ! de grands malheux… enfin desmalheurs, conclut la fermière, d’un ton net, comme si ce mot« malheux » ne pouvait avoir qu’une signification connueet fatale.

Le lendemain, de grand matin, une femmequ’accompagnait un petit enfant frappait à ma porte.

– C’est moi la Renaude, dit-elle ensouriant et en faisant la révérence. On m’a commandé de venir voustrouver pour nous arranger. Et me voilà.

Elle me désigna l’enfant qui s’était pendu àses jupes et me regardait d’un œil craintif :

– C’est mon Parisien. Dis bonjour aumonsieur, Parisien.

Mais l’enfant, de plus en plus épeuré, s’étaitcaché dans les jupons de la femme, qui murmura avec bonté, et commesi elle voulait l’excuser :

– C’est trop jeune, c’est pas encoreinstruit, ça a peur du monde, le pauvre petit !

Je tentai d’attirer l’enfant à moi, en luiparlant doucement, et en lui présentant un bouquet de cerises, queje venais de prendre dans un panier.

– C’est sans doute un enfant confié àvotre garde ? demandai-je à la Renaude.

– Mais non, monsieur, c’est mon garçon,répondit la femme avec un orgueil maternel, que justifiaient lesjoues bien rouges et bien luisantes du petit.

– Je croyais que vous l’aviez appelé toutà l’heure : le Parisien ?

– Bien sûr que je l’ai appelé leParisien, puisqu’il est né à Paris.

– Alors, vous êtes donc deParis ?

– Non, monsieur, ah non ! Je suisd’ici, moi. Vous ne saviez pas ?

La physionomie de la Renaude prit uneexpression de gravité et de tristesse profonde. Elle s’assit surune chaise, lourdement. Un eût dit qu’une fatigue, tout d’un coup,lui avait cassé les membres. Elle soupira.

– Tenez, monsieur, au risque de tout, ilfaut que je sois honnête avec vous et que je vous dise ce qui enest… J’ai eu des malheurs… de grands malheurs… Je ne suis pasmariée. Oui je suis demoiselle, et pourtant cet enfant, cet enfant,c’est à moi. Oh ! il n’y a pas de ma faute, je vous assure,monsieur ! Voilà comment ce malheur m’est arrivé, aussi vraique vous êtes un brave homme.

La Renaude avait assis son enfant sur sesgenoux et, après l’avoir embrassé goulûment, après avoir lissé sespetits cheveux blonds, elle commença ainsi :

– Mon père était tombé malade, uneparalysie, à ce que disaient les médecins. Le fait est qu’il neremuait ni bras, ni jambes, et qu’il était comme mort dans son lit.Il y avait à la maison trois petites sœurs qui n’étaient pas en âgede travailler, et mon frère, parti pour l’armée, ne donnait plus deses nouvelles. Il fallait nourrir tout ce monde, et nous étionsbien pauvres, bien pauvres. Nous vivions tous avec ce que jegagnais, c’est-à-dire que j’allais en journée chez des dames pourcoudre et faire la lessive, quand je pouvais quitter mon père etmes petites sœurs. Quinze sous par jour, pour cinq personnes, iln’y a pas de quoi faire gras, je vous assure… Aussi nous nemangions pas tous les jours parce qu’il fallait d’abord que le pèremalade ne manquât de rien. Les dames chez qui j’allaiss’intéressaient pourtant à notre misère et tâchaient de l’allégerle plus possible, sans cela je crois que nous serions morts defaim… « Écoute, me dit l’une de ces dames, je vais fairemettre ton père à l’hospice, tes sœurs dans un orphelinat ;quant à toi, ma petite, je t’ai trouvé une place à Paris, chez unede mes amies. Veux-tu aller à Paris ? » Cela m’ennuyaitbeaucoup de quitter mon père malade et mes sœurs toutes petites,mais je sentais qu’il le fallait, que tout le monde n’en serait quemieux, et j’acceptai la place. Mon paquet fut bien vite fait. Muniede toutes les recommandations possibles, de l’adresse de l’aubergeoù je devais descendre, car le train n’arrivait que fort tard dansla nuit à Paris, je partis, le cœur bien gros et les yeux bienrouges. Tout le temps que dura le trajet, je pleurai, je pleurai…Dans le grand wagon, mal éclairé, il n’y avait qu’une vieille dameen noir, qui pleurait aussi, un gros homme en blouse qui dormait,la tête couchée sur un paquet noué avec une serviette, et, pardessus le dossier des banquettes, j’apercevais des figures depetits soldats, tout pâles, qui sans doute regagnaient le régiment…Je pensai à mon frère qui ne nous écrivait plus et qui étaitpeut-être mort bien loin… Il me fut impossible de dormir… Ah !comme le temps me parut long !… Qu’allait devenir mon père, àl’hospice ? Et les petites sœurs, dans cet orphelinat dont jerevoyais les murs hauts et sombres, et si tristes, sitristes ! Et puis Paris, dont j’avais toujours entendu parlercomme d’une chose terrible et qui tue les pauvres gens, Parism’effrayait. Je me le représentais ainsi qu’une grande tombe pleinede feu et de fumée, dans laquelle on entre, et qui vous dévore. Jefrissonnai à la pensée que j’allais être ensevelie là-dedans, pourtoujours peut-être, et j’étais près de défaillir quand le train,après avoir sifflé longtemps, s’arrêta… C’était Paris… Une voûteénorme avec des choses noires dessous, toutes brouillées, et puisdes lumières très loin qui n’éclairaient pas et qui ressemblaient àdes étoiles ennuyées d’être tombées du ciel ; et puis desgens, tout pâles, presque effacés, qui se pressaient, de grospaquets à la main ; et puis des bruits, des appels, dessouffles, des râles de bêtes invisibles, se tordant sans doute,dans la nuit… Où aller ?… Je demandai à un monsieur qui avaitune belle casquette brodée d’argent : « L’hôtel del’Ouest, s’il vous plaît. » Il me répondit : « Àgauche, sur la place. » et me tourna le dos… Tout effarée,j’allais, je venais, me butant aux gens, me cognant partout,risquant de me faire écraser par des voitures et des chevaux.Comment me trouvai-je sur une grande place ? Je n’en saisrien. C’était l’hiver, il faisait très froid, et la neige tombait…Mon Dieu ! est-ce que j’allais mourir ainsi ? Autour demoi, une place toute blanche, avec des maisons très hautes, et deslumières partout qui dansaient, pâles et tristes… Des voiturespassaient aussi, chargées de malles… Je me mis à longer les maisonset à essayer de lire, aux endroits éclairés par les réverbères, cequ’il y avait d’écrit dessus. Je restai bien une heure, monsieur, àtourner de la sorte, dans le froid, dans la neige, dans le vent quisoufflait dur et me glaçait les os. Enfin, je pus lire avec joie,sur une grande façade, ces mots : Hôtel de l’Ouest.

La Renaude fit une pause, respira longuement,puis poussant de nouveau un soupir douloureux, elle continua.

– Je demeurai longtemps avant de pouvoirtrouver la sonnette. Pourtant j’y parvins et la porte s’ouvrit. Aubout d’un couloir, il y avait une espèce de chambre à demi-éclairéepar une petite veilleuse posée sur une table. Un grand garçon àmoitié déshabillé se leva de dessus un lit en bâillant et sefrottant les yeux. – « Vous êtes sans doute le monsieur d’ici,dis-je ! Je voudrais bien me coucher, car je suis trèsfatiguée. » Le garçon me regarda de coin, avec un mauvaissourire. Il prit une clé qui, sur une espèce de tableau, pendaitaccrochée, avec d’autres, au-dessous d’un numéro, puis il allumaune bougie. – « Venez, » me dit-il. Je le suivis, un peutremblante. Des escaliers, encore des escaliers ! Ça n’enfinissait pas. Enfin il s’arrêta sur un palier, devant une portequ’il ouvrit, et me fit passer devant lui. C’était une petitechambre, avec un petit lit de fer, et des chaises de paille, sousles combles. Le grand garçon déposa sa bougie sur une chaise, fermala porte, après avoir écouté pendant quelques secondes, sur lepalier… « T’as pas l’air d’avoir chaud, hé, la petite !…mais je vas te réchauffer, moi tu vas voir ça. » Et il se mità rire, le garçon débraillé, à me rire au visage… Ah ! quelrire… un rire de chien qui montre les crocs en grondant. Je crusqu’il fallait en faire autant, et moi aussi je ris, bien quej’eusse, alors, je vous assure, envie de pleurer… Il s’avança versmoi, me prit par la taille et voulut m’embrasser.« Monsieur ! monsieur criai-je en me débattant. »Tais-toi donc, imbécile, qu’il me dit. Je criai plus fort.« Veux-tu te taire, salope ! » Et il mit sa grossemain sur ma bouche… Alors, je me sentis soulevée brutalement,portée sur le lit… Je voulus résister, mais le grand garçon mebroyait la bouche et les membres, de toute la pesanteur de soncorps : « Ah ! salope ! ah !salope ! » ne cessait-il de répéter… Puis il me semblaque je m’en allais, que je tombais dans un grand trou noir… Quandje revins à moi, le garçon était parti, la bougie brûlaittristement sur la chaise, et je vis que j’étais toute déshabillée,que le lit était tout défait, et qu’il y avait du sang sur lesdraps… J’aurais pu me plaindre, dénoncer ce garçon, le fairearrêter… À quoi bon ? Tout le monde apprendrait que j’étaisdéshonorée… Peut-être que ma nouvelle maîtresse ne voudrait plus demoi… Je ne dis rien… Et ça été mon tort… Ma maîtresse était unevieille fille, désagréable, avare, tracassière, exigeante et quigrognait toujours. On avait beau faire consciencieusement sonservice, elle n’était jamais contente. Sans cesse sur votre dos,avec cela, fouillant, furetant partout et, s’il manquait parhasard, un morceau de sucre ou une épingle, vous accusant de lavoler et menaçant de la police… Je ne fus pas très heureuse avecelle… Ne voilà-t-il pas, qu’au bout de quelques semaines, jem’aperçus que j’étais enceinte !… Ah ! monsieur !vous dire toute les transes, toutes les angoisses par lesquelles jepassai, c’est impossible… Enceinte, moi ! et de cegarçon !… Ainsi le déshonneur, que j’avais voulu éviter,allait devenir public !… J’étais folle, je voulais me tuer…Dire cela à ma maîtresse, que j’étais enceinte, autant reprendremes hardes tout de suite, et partir !… Je savais que lavieille ne me pardonnerait jamais… Mais où aller ?… Je pus,tant bien que mal, dissimuler ma grossesse. Pourtant le momentfatal arriva… Ah ! monsieur, quelle chose terrible !…Justement ma maîtresse entra dans ma chambre, au moment où lesdouleurs me faisaient pousser d’affreux cris :« Qu’est-ce que c’est, encore, que ces simagrées ! »me dit-elle… Je lui avouai tout, à travers mes sanglots, jurant quece n’était pas de ma faute, la suppliant de me pardonner… Je crusque la vieille fille, à mes paroles, allait mourird’indignation : « Misérable traînée, criait-elle,coquine, voleuse ; chez moi des saletés pareilles, chezmoi ? Non, non ! à la porte. Va-t’en ! » Endeux minutes, elle fit mon pauvre petit paquet, alla chercherelle-même une voiture, et me poussant par les escaliers, en metraitant de traînée, fille perdue, voleuse, elle me força à monterdans la voiture qui, sur son ordre, me conduisit à l’hôpital… C’estlà que j’accouchai du Parisien, monsieur, de ce pauvre petit… Jel’aime bien tout de même… qu’est-ce que vous voulez !… cen’est point de sa faute, à ce mignon… dis, mon mignon.

La Renaude regarda douloureusement son enfant,et couvrit son visage de baisers. Elle poursuivit :

– Oui, depuis, monsieur, j’en ai connu dela misère ! Et j’en ai fait des places ! Un jour, chezdes rentiers, un autre jour chez des commerçants, des marchands devin, des fois chez des mauvaises femmes – dame ! je n’avaispas de quoi être bien fière, n’est-ce pas ? – enfin, partout,j’ai roulé partout. Je ne restais nulle part, par exemple, car onme trouvait sotte, gauche, ne sachant rien. Aussitôt prise,aussitôt chassée ! Et mon enfant que j’avais mis en nourrice,il fallait cependant bien gagner de quoi payer sonentretien !… Au bout de quatre ans de cette vie épouvantable,bousculée, renvoyée d’un endroit dans l’autre, je me décidai àrevenir chez nous. J’aimais encore mieux le mépris qui m’attendaitdans mon pays, que l’affreuse existence que je menais chez cesétrangers. Et puis, je pensais qu’en me conduisant bien, en étantcourageuse au travail, on finirait par oublier ma faute !… mafaute !

– Eh bien ? dis-je.

– Eh bien, monsieur, il y a encorebeaucoup de bonnes gens, de braves gens du bon Dieu, qui croientque je suis une méchante femme, une rien du tout… Et pourtant, jevous jure, monsieur, je vous jure !…

Et la Renaude, pliée en deux, brisée parl’émotion, se mit à sangloter.

** *

LA MORT DU CHIEN

 

À M. Paul Hervieu.

 

Son maître l’avait appelé Turc.

Il n’avait pourtant rien d’un Turc, lepauvre : bien au contraire. Il était maigre, jaune, triste, demise basse et de museau pointu, avec de courtes oreilles malcoupées, toujours saignantes, et une queue qui se dressait sur sonderrière comme un point d’interrogation.

L’été, Turc allait aux champs, gardait lesvaches, aboyait le long des routes après les voitures et lespassants, ce qui lui attirait force coups de pied et force coups depierre. Sa grande joie, c’était, au milieu d’un chaume, tapissé detrèfle naissant, de lever un lièvre qui détalât devant lui et, àtravers haies, douves, ruisseaux et fossés, de le poursuivre enbonds énormes et en courses folles, dont il revenait essoufflé, lesflancs sifflants, la langue pendante et ruisselante de sueur.

L’hiver, alors que les bestiaux restaient àl’étable, engourdis sur leur litière chaude, Turc, lui, restait àla niche : un misérable tonneau défoncé et sans paille, aufond duquel, toute la journée, il dormait roulé en boule, ou bien,longuement, se grattait. Il mangeait une maigre et puante pitance,faite de créton et d’eau sale qu’on lui apportait, le matin, dansune écuelle de grès ébréchée, et chaque fois que quelqu’un qu’il neconnaissait pas pénétrait dans la cour de la ferme, il s’élançaitd’un bond, jusqu’au bout de sa chaîne, et montrait les crocs engrondant.

Il accompagnait aussi son maître dans lesfoires, quand celui-ci avait un veau à vendre, un cochon à acheter,ou des stations à faire dans les auberges de la ville.

D’ailleurs, résigné, fidèle et malheureux,comme sont les chiens.

** *

Une fois, vers le tard, s’en revenant d’une deces foires lointaines, avec son maître, arrêté à un cabaret devillage, il le perdit. Pendant que le maître buvait des petitsverres de trois-six, le chien s’était mis à rôder dans lesenvirons, fouillant avidement les tas d’ordures, sans doute pour ydéterrer un os ou quelque régal de ce genre. Quand il rentra dansle cabaret, tout honteux de son escapade et les reins prêts déjàaux bourrades, il ne trouva plus que deux paysans, à moitié ivres,qui lui étaient tout à fait inconnus et qui le chassèrent à coupsde pied. Turc s’en alla.

Le village était bâti sur un carrefour. Sixroutes y aboutissaient. Laquelle prendre ? Le pauvre chienparut d’abord très embarrassé. Il dressa l’oreille, comme poursaisir dans le vent un bruit de pas connu et familier, flaira laterre comme pour y découvrir l’odeur encore chaude d’unepiste ; puis poussant deux petits soupirs, prestement ilpartit. Mais bientôt il s’arrêta, inquiet et tout frissonnant. Ilmarchait maintenant de biais, avec prudence, le nez au ras du sol.Il s’engageait quelques mètres seulement dans les chemins detraverse qui débouchent sur la grande route, grimpait aux talus,sentait les ivrognes étendus le long des fossés, tournait, virait,revenait sur ses pas, sondait le moindre bouquet d’arbres, lamoindre touffe d’ajoncs.

La nuit se faisait ; à droite, à gauchede la route, les champs se noyaient d’ombre violette. Comme la lunese levait, montait dans le ciel, rose et triste, Turc s’assit surson derrière, et le col étiré, la tête droite vers le ciel,longtemps, longtemps, il cria au perdu :

– Houou ! Houou !Houou !

Il y avait partout un grand silenceépandu.

– Houou ! Houou !Houou !

Seuls les chiens des fermes voisinesrépondirent des profondeurs de la nuit aux sanglots du pauvreanimal.

** *

M. Bernard, notaire, sortait de chez lui, àpointe d’aube et se disposait à faire sa promenade accoutumée. Ilétait entièrement vêtu de casimir noir, ainsi qu’il convient à unnotaire. Mais, comme on se trouvait au plus fort de l’été, M.Bernard avait cru pouvoir égayer sa tenue sévère d’une ombrelled’alpaga blanc. Tout dormait encore dans la petite ville ; àpeine si quelques débits de boissons ouvraient leurs portes, siquelques terrassiers, leurs pioches sur l’épaule, se rendaient,d’un pas gourd, à l’ouvrage.

– Toujours matinal, donc, mossieuBernard ! dit l’un d’eux, en saluant avec respect.

M. Bernard allait répondre – car il n’étaitpas fier – quand il vit venir, du bout de la Promenade, un chien sijaune, si maigre, si triste, si crotté et qui semblait si fatigué,que M. Bernard, instinctivement, se gara contre un platane. Cechien, c’était Turc, le pauvre, lamentable Turc.

– Oh ! oh ! se dit M. Bernard,voilà un chien que je ne connais pas ! oh ! oh !

Dans les petites villes, on connaît tous leschiens, de même qu’on connaît tous les citoyens, et l’apparitiond’un chien inconnu est un événement aussi important, aussitroublant que celle d’un étranger.

Le chien passa devant la fontaine qui sedresse au centre de la Promenade, et ne s’arrêta pas.

– Oh ! oh ! se dit M. Bernard,ce chien, que je ne connais pas, ne s’arrête point à la fontaine.Oh ! oh ! ce chien est enragé, évidemment enragé…

Tremblant, il se munit d’une grosse pierre. Lechien avançait, trottinant doucement, la tête basse.

– Oh ! oh ! s’écria M. Bernard,devenu tout pâle, je vois l’écume. Oh ! oh ! au secours…l’écume !… au secours !

En se faisant un rempart du platane, il lançala pierre. Mais le chien ne fut pas atteint. Il regarda le notairede ses yeux doux, rebroussa chemin, et s’éloigna.

** *

En un instant, la petite ville fut réveilléepar cette nouvelle affolante : un chien enragé ! Desvisages encore bouffis de sommeil apparurent aux fenêtres ;des groupes d’hommes, en bras de chemise, de femmes en camisole eten bonnet de nuit, se formèrent, animés sur le bas des portes. Lesplus intrépides s’armaient de fourches, de pieux, de bêches, deserpes et de râteaux ; le menuisier gesticulait avec sonrabot, le boucher avec son couperet ; le cordonnier, un petitbossu, au sourire obscène, grand liseur de romans en livraisons,proposait des supplices épouvantables et raffinés.

– Où est-il ? où est-il ?

Pendant que la petite ville se mettait en étatde défense, et que s’exaltaient les courages, M. Bernard avaitréveillé le maire et lui contait la terrible histoire :

– Il s’est jeté sur moi, monsieur lemaire, la bave aux dents ; il a failli me mordre, monsieur lemaire ! s’écriait M. Bernard, en se tâtant les cuisses, lesmollets, le ventre. Oh ! oh ! j’ai vu bien des chiensenragés dans ma vie, oui, bien des chiens enragés ; mais,monsieur le maire, jamais, jamais, je n’en vis de plus enragé, deplus terrible. Oh ! oh !

Le maire, très digne, mais aussi trèsperplexe, hochait la tête, réfléchissait.

– C’est grave ! très grave !murmurait-il. Mais êtes-vous sûr qu’il soit si enragé quecela ?

– Si enragé que cela ! s’écria M.Bernard indigné, si vous l’aviez vu, si vous aviez vu l’écume, etles yeux injectés, et les poils hérissés. Ce n’était plus un chien,c’était un tigre, un tigre, un tigre !

Puis, devenant solennel, il regarda le mairebien en face et reprit lentement :

– Écoutez, il ne s’agit plus depolitique, ici, monsieur le maire ; il s’agit du salut deshabitants, de la protection, du salut, je le répète, des citoyens.Si vous vous dérobez aux responsabilités qui vous incombent, sivous ne prenez pas, à l’instant, un parti énergique, vous leregretterez bientôt, monsieur le maire, c’est moi qui vous le dis,moi, Bernard, notaire !

M. Bernard était le chef de l’oppositionradicale et l’ennemi du maire. Celui-ci n’hésita plus et le gardechampêtre fut mandé.

** *

Turc, réfugié sur la place, où personnen’osait l’approcher, s’était allongé tranquillement. Il grignotaitun os de mouton qu’il tenait entre ses deux pattes croisées.

Le garde champêtre, armé d’un fusil que luiavait confié le maire, et suivi d’un cortège nombreux, s’avançajusqu’à dix pas du chien.

Du balcon de l’hôtel de ville, le maire quiassistait au spectacle avec M. Bernard, ne put s’empêcher de dire àcelui-ci : « Et cependant, il mange ! » de lamême voix que dut avoir Galilée en prononçant sa phrasecélèbre.

– Oui ! il mange… l’horrible animal,le sournois ! répondit M. Bernard ; et, s’adressant augarde champêtre, il commanda :

– N’approche pas, imprudent !

L’heure devint solennelle.

Le garde champêtre, le képi sur l’oreille, lesmanches de sa chemise retroussées, le visage animé d’une fièvrehéroïque, arma son fusil.

– Ne te presse pas ! dit unevoix.

– Ne le rate pas ! dit une autrevoix.

– Vise-le à la tête !

– Non, au défaut de l’épaule !

– Attention ! fit le garde champêtrequi, sans doute gêné par son képi, l’envoya, d’un geste brusque,rouler derrière lui, dans la poussière. Attention !

Et il ajusta le chien, le pauvre chien, lelamentable chien qui avait délaissé son os, regardait la foule deson œil doux et craintif et ne paraissait pas se douter de ce quetout le monde voulait de lui. Maintenant un grand silence succédaitau tumulte ; les femmes se bouchaient les oreilles, pour nepas entendre la détonation ; les hommes clignaient desyeux ; on se serrait l’un contre l’autre. Une angoisseétreignait cette foule, dans l’attente de quelque chosed’extraordinaire et d’horrible.

Le garde champêtre ajustait toujours.

Pan ! pan !

Et en même temps éclata un cri de douleurdéchirant et prolongé, un hurlement qui emplit la ville. Le chiens’était levé. Clopinant sur trois pattes, il fuyait, laissanttomber derrière lui de petites gouttes de sang.

Et pendant que le chien fuyait, fuyait, legarde champêtre, stupéfait, regardait son fusil ; la foule,hébétée, regardait le garde champêtre, et le maire, la boucheouverte, regardait M. Bernard, saisi d’horreur etd’indignation.

** *

Turc a couru toute la journée, dansantaffreusement sur ses trois pattes, saignant, s’arrêtant parfoispour lécher sa plaie, repartant, trébuchant ; il a couru parles routes, par les champs, par les villages. Mais partout lanouvelle l’a précédé, la terrifiante nouvelle du chien enragé. Sesyeux sont hagards, son poil hérissé ; de sa gueule coule unebave pourprée. Et les villages sont en armes, les fermes sehérissent de faux. Partout des coups de pierre, des coups de bâton,des coups de fusil ! Son corps n’est plus qu’une plaie, uneplaie horrible de chair vive et hachée qui laisse du sang sur lapoussière des chemins, qui rougit l’herbe, qui colore les ruisseauxoù il se baigne. Et il fuit, il fuit toujours, et il bute contreles pierres, contre les mottes de terre, contre les touffesd’herbe, poursuivi sans cesse par les cris de mort.

Vers le soir, il entre dans un champ de blés,de blés hauts et mûrs, dont la brise balance mollement les beauxépis d’or. Les flancs haletants, les membres raidis, il s’affaissesur un lit de bluets et de coquelicots, et là, tandis que lesperdrix égaillées rappellent, tandis que chante le grillon, aumilieu des bruissements de la nature qui s’assoupit, sans pousserune plainte, il meurt, en évoquant l’âme des pauvres chiens,

Qui dorment dans la lune éclatante et magique.

** *

LA JUSTICE DE PAIX

 

À M. Guy de Maupassant.

 

La justice de paix occupait, dans la mairie aurez-de-chaussée, une salle donnant de plain-pied sur la place. Riend’imposant, je vous assure, et rien de terrible. La pièce nue etcarrelée, aux murs blanchis à la chaux, était séparée en son milieupar une sorte de balustrade en bois blanc qui servaitindifféremment de banc pour les plaignants, les avocats – aux joursdes grands procès – et pour les curieux. Au fond, sur une estradebasse, faite de planches mal jointes, se dressaient trois petitestables devant trois petites chaises, destinées, celle du milieu àmonsieur le juge, celle de droite à monsieur le greffier, celle degauche à monsieur l’huissier. C’était tout.

Au moment où j’entrai,« l’audience » battait son plein. La salle était rempliede paysans, appuyés sur leurs bâtons de frêne à courroies de cuirnoir, et de paysannes qui portaient de lourds paniers sous lescouvercles desquels passaient des crêtes rouges de poulets, desbecs jaunes de canards et des oreilles de lapins. Et cela faisaitune odeur forte d’écurie et d’étable. Le juge de paix, un petithomme chauve, à face glabre et rouge, vêtu d’un veston de drappisseux, prêtait une grande attention au discours d’une vieillefemme qui, debout dans l’enceinte du prétoire, accompagnait chacunede ses paroles par des gestes expressifs et colères. Les brascroisés, la tête inclinée sur la table, le greffier, chevelu etbouffi, semblait dormir, tandis qu’en face de lui, l’huissier, trèsmaigre, très barbu et très sale, griffonnait je ne sais quoi surune pile de dossiers crasseux.

La vieille femme se tut.

– C’est tout ? demanda le juge depaix.

– Plaît-y, monsieur le juge ?interrogea la plaideuse en allongeant le cou, un cou ridé comme unepatte de poule.

– Je vous demande si vous avez fini dejaboter, avec votre mur ? reprit le magistrat d’une voix plusforte.

– Pargué oui, mossieu le juge…c’est-à-dire, faites excuses, v’là l’histoire… Le mur en question,le long duquel Jean-Baptiste Macé accote ses…

Elle allait recommencer ses antiennes, mais lejuge l’interrompit.

– C’est bien, c’est bien. Assez, laMartine, permis d’assigner. Greffier !

Le greffier leva lentement la tête, en faisantune affreuse grimace.

– Greffier ! répéta le juge, permisd’assigner… prenez note…

Et, comptant sur ses doigts :

– Mardi… nous assignerons mardi… c’estcela, mardi ! À un autre.

Le greffier clignant de l’œil, consulta unefeuille, la tourna, la retourna, puis, promenant son doigt de basen haut, sur la feuille, il s’arrêta tout à coup…

– Gatelier contre Rousseau,cria-t-il ! sans bouger. Est-il là, Gatelier etRousseau ?

– Présent, dit une voix.

– Me v’là, dit une autre voix.

Et deux paysans se levèrent, et entrèrent dansle prétoire. Ils se placèrent gauchement en face du juge de paixqui allongea ses bras sur la table et croisa ses mainscalleuses.

– Vas-y, Gatelier ! Qu’est-ce qu’ily a encore, mon gars ?

Gatelier se dandina, essuya sa bouche durevers de sa main, regarda à droite, à gauche, se gratta la tête,cracha, puis, ayant croisé ses bras, finalement il dit :

– V’là ce que c’est, mossieu le juge…J’revenions d’la foire Saint-Michel, la Gatelière, ma femme, et pisRoussiau, ensemble. J’avions vendu deux viaux et, sauf’ vout’respect, un cochon, et dame ! on avait un peu pinté.J’revenions donc, à la nuit tombante. Mé, j’chantais, Roussiauagaçait ma femme, et la Gatelière disait tout l’temps :« Finis donc, Roussiau, bon Dieu ! qué t’es doncbête ? qué t’es donc éfant ! »

Et, se retournant vers Rousseau, ildemanda :

– C’est-y ben ça ?

– C’est ben ça ! réponditRousseau.

– À mi-chemin, reprit Gatelier, après uncourt silence, v’là m’a femme qui mont’ l’talus, enjambe la p’titehae, au bas de laquelle y avait un grand foussé. « Où qu’tuvas ? » que j’y dis. « Gâter de l’iau, » qu’èm’répond. « C’est ben ! » que j’dis… Et j’continuonsnout’ route, Roussiau et mé. Au bout de queuques pas, v’là Roussiauqui mont’ le talus, enjambe la p’tite hae au bas de laquelle yavait un grand foussé. « Où qu’tu vas ? » que j’ydis. « Gâter de l’iau, » qu’y me répond. « C’estben ! » que j’dis. Et j’continue ma route.

Il se retourna de nouveau versRousseau :

– C’est-y ben ça ? dit-il.

– C’est ben ça ! réponditRousseau.

– Pour lors, reprit Gatelier, j’continuema route. J’marche, j’marche, j’marche. Et pis, v’là que j’meretourne, n’y avait personne sus l’chemin. J’me dis :« C’est drôle ! où donc qu’ils sont passés ? »Et je r’viens sus mes pas : « C’est ben long, que j’dis.On a un peu pinté, ça c’est vrai, mais tout de même, c’est benlong. » Et j’arrive à l’endreit où Roussiau avait montél’talus… Je grimpe la hae itout, j’regarde dans l’foussé :« Bon Dieu, que j’dis, c’est Roussiau qu’est sus mafemme ! » Pardon, excuse, mossieu le juge, mais v’là ceque j’dis. Roussiau était donc sus ma femme, sauf vout’ respect, ety gigottait dans le foussé, non, fallait voir comme y gigottait, cesacré Roussiau ! Ah ! bougre ! Ah !salaud ! Ah ! propre à ren ! « Hé, gars, quej’y crie du haut du talus, hé, Roussiau ! Voyons, finis donc,animal, finis donc ! » C’est comme si j’chantais. J’avaisbiau y dire de finir, y n’en gigottait que pus fô, l’mâtin !Alors, j’descends dans le foussé j’empoigne Roussiau par sa blouse,et j’tire, j’tire. – Laisse-mé finir » qu’y me dit. –« Laisse-le donc finir » qu’me dit ma femme. –« Oui, laisse-mé finir, qu’y reprend, et j’te donnerai eunedemi-pistole, là, t’entends ben, gars, eunedemi-pistole ! » – « Eune demi-pistole, que j’dis,en lâchant la blouse, c’est-y ben vrai, ça ? » –« C’est ben vrai ! » – « C’estjuré ? » – « C’est juré ! » – « Donnetout d’suite. » – « Non, quand j’aurai fini. » –« Eh ben, finis. » Et moi, j’reviens sus la route.

Gatelier prit pour la troisième fois Rousseauà témoin.

– C’est-y ben ça ?

– C’est ben ça ! réponditRousseau.

Gatelier poursuivit.

– V’entendez, mossieu l’juge, v’entendez…c’était promis, c’était juré !… Quand il eut fini, y revintavé la Gatelière sus la route, ous que j’m’étions assis, en lesattendant. « Ma d’mi-pistole ? » que j’demandai.« D’main, d’main, qu’y m’fait, j’ai pas tant seulement deusliâs sus mè ! » Ça pouvait êt’ vrai, c’té ment’rie là.J’n’dis rin, et nous v’l’a qui continuons nout’ route, laGatelière, ma femme, et pis Roussiau, ensemble. Mé, j’chantais,Roussiau agaçait ma femme, et la Gatelière disait toutl’temps : « Finis donc, Roussiau, bon Dieu ! qu’t’esdonc bête ! qu’t’es donc éfant ! » En nous séparant,j’dis à Roussiau : « Attention, mon gars, c’estjuré. » « C’est juré. » I’ m’donne eune pognéed’main, fait mignon à ma femme, et pis, le v’là parti… Eh ben,mossieu l’juge, d’pis c’temps-là, jamais y n’a voulu m’payer lad’mi-pistole… Et l’pus fô c’est, pas pus tard qu’avant-z-hier,quand j’y réclamais mon dû, y m’a appelé cocu ! « Sacrécocu, qu’y m’a fait, tu peux ben t’fouiller. » V’là c’qu’y m’adit, et c’était juré, mossieu l’juge, juré, tout c’qu’y a d’pusjuré. »

Le juge de paix était devenu très perplexe. Ilse frottait la joue avec sa main, regardait le greffier, puisl’huissier, comme pour leur demander conseil. Évidemment, il setrouvait en présence d’un cas difficile.

– Hum ! hum ! fit-il.

Puis il réfléchit quelques minutes.

– Et, toi, la Gatelière, que dis-tu deça ? demanda-t-il à une grosse femme, assise sur le banc, sonpanier entre les jambes, et qui avait suivi le récit de son mari,avec une gravité pénible.

– Mè, j’dis ren, répondit en se levant laGatelière… Mais, pour ce qui est d’avoir promis, d’avoir juré,mossieu l’juge, ben sûr il a promis la d’mi-pistole, l’menteux…

Le juge s’adressa à Rousseau.

– Qu’est-ce que tu veux, mon gars ?tu as promis, n’est-ce pas ? tu as juré ?

Rousseau tournait sa casquette d’un airembarrassé.

– Ben, oui ! j’ai promis… dit-il…mais, j’vas vous dire, mossieu l’juge… Eune d’mi-pistole, j’peuxpas payer ça, c’est trop cher… ça ne vaut pas ça, vrai devrai !

– Eh bien ! il faut arrangerl’affaire… Une demi-pistole, c’est peut-être un peu cher, en effet…Voyons, toi, Gatelier, si tu te contentais d’un écu, parexemple ?

– Non, non, non ! Point un écu… Lademi-pistole, puisqu’il a juré !

– Réfléchis, mon gars. Un écu, c’est unesomme. Et puis Rousseau paiera la goutte, par-dessus le marché…C’est-y convenu comme ça ?

Les deux paysans se regardèrent, en segrattant l’oreille.

– Ça t’va-t-y, Roussiau ? demandaGatelier.

– Tout d’même, répondit Rousseau,j’sommes-t-y pas d’z amis !

– Eh ben ! c’est convenu !

Ils échangèrent une poignée de main.

– À un autre ! cria le juge, pendantque Gatelier, la Gatelière et Rousseau quittaient la salle,lentement, le dos rond, les bras ballants.

LES EAUX MUETTES

 

À MM. Amédée et Émile de Lécluze Trevoëdal.

 

Le voyage de M. Renan dans sa chère Bretagne aremué en moi tout un monde de souvenirs et d’impressions, et jerevois, pour ainsi dire, jour par jour, les huit mois que, l’annéedernière, je passai en un des coins les plus sauvages du Finistère,sur cette grève horrible et charmante de la baie d’Audierne, qui vades gouffres noirs de la Pointe du Raz aux rochers homicides dePenmac’h. La jolie petite ville d’Audierne est là, devant mes yeux,et tous les détails de sa vie pittoresque surgissent un à un etpassent devant moi, comme les goëlands qui tournoient au-dessus del’eau bleue de son port. Sur le quai, les maisons blanchess’alignent, coupées de jardins et de chantiers bien abrités desvents de surroie[1] par le coteau où poussent quelquespins maritimes et des chênes verts. Les chaloupes de pêche presséesles unes contre les autres font sécher leurs voiles couleur derouille qui claquent dans le vent, ou bien leurs filets étendusd’un mât à l’autre, ces longs filets qui quadrillent le ciel demailles roses. Une goëlette, à la svelte mâture, au bordage peinten vert, débarque du charbon, que des ouvriers empilent dans leurspetites charrettes, attelées de bœufs enchemisés de lin gris. Prèsde la Marine, deux douaniers causent avec des pêcheurs ;d’autres pêcheurs entrent dans les débits de boisson ; et surson banc, majestueusement assis, Batifoulier, l’hôtelier fameux àplus de cinquante lieues à la ronde, Batifoulier, qu’illustraBertall et que portraictura Guy de Maupassant, fume sa pipe, lesmains appuyées sur ses genoux, et surveille le père Provost quiradoube son canot sur la cale. Des escouades de petites ouvrièresen béguin aplati, en fichu clair, se rendent aux usines laissantderrière elles des odeurs rances de poisson. Des vieilles tricotentet font les cent pas en causant, tandis que des paysans du Cap, àla veste courte, aux braies flottantes, aux longs cheveux quipleurent sous le chapeau de feutre, amènent un chargement d’orgeque doit fréter un lougre de Paimpol. Là-bas, sous les arbres de laplace, des anciens se chauffent au soleil, et des femmesraccommodent des filets.

Et les mouettes passent, s’élèvent, plongent,rasent l’eau qu’elles battent de leurs ailes, emplissent l’air deleurs cris, ou bien se laissent mollement bercer par le flot quimonte. Des canots que des mousses conduisent à la godilletraversent le port et vont s’amarrer à l’estacade de Poulgoazec,qui, sur l’autre rive, échelonne gaîment ses maisons de pêcheurs,ses usines de sardines, et sa petite église en ruine dont leclocher menace de s’écrouler. Derrière le pont qui relie la routede Plozévet au village d’Audierne, du haut d’un coteau fermantl’horizon, l’hospitalier château de Loquéran mire sa belle façadedans la rivière de Pontcroix, large ainsi que le Danube, et quibientôt se perd au tournant des rochers, entre les riveshérissées de sapins noirs et de landes mélancoliques.

Voilà que les marins dévalent des venellestortueuses qui aboutissent au quai, et chacun se rend à son bateau.Pendant que le petit mousse pompe, on dévide les filets, qu’onempile au fond de la cale, en regardant, de temps en temps, le cieloù courent des nuages chassés par le vent de suroît. Puis lesvoiles sont hissées, on amène les amarres et les bateaux lentements’éloignent un par un, au bruit rhytmique[2] desavirons, qui luttent contre le courant de la marée montante. Labrise souffle plus fort, le ciel se strie de nuages plus sombres,l’eau dans le port clapote furieusement et les goëlands volent bas,en poussant de petits cris auxquels répond du seuil d’un cabaret lachanson d’un ivrogne. Hélas ! demain, on entendra peut-êtrerésonner lugubrement la corne du bateau de sauvetage. Quels sontceux parmi ces pauvres gens qui ne reviendront pas, et qu’onretrouvera à la pointe Saint-Evet, les membres raidis, le ventreballonné et la tête fracassée par la vague, contre lesrochers ?

** *

J’avais un chien qu’un de ses propriétairessurnomma Canard.Je l’achetai d’un paysan qui le tenaitd’un matelot qui le vola en Norwège… C’était un énorme etmagnifique barbet, au poil roux, à la démarche auguste, aux musclespuissants. Il portait une épaisse crinière d’or fauve, et ses yeuxjaunes, terribles et doux, étaient pareils à ceux des lions. Jamaisje ne vis un chien aussi populaire. Du plus loin qu’onl’apercevait, on se mettait aux portes et on disait :« Voilà Canard », comme on eût dit : « Voilàl’Empereur. » Et lui, passant au milieu de son peuple, calmeet bon, souriait aux enfants, donnait aux marins un amical bonjourde la patte, obligeait les chiens à le respecter, à le saluer, à lecraindre. En revanche, il se montrait galant envers les chiennesqui, depuis qu’elles le connaissaient, n’eussent pas souffert qu’unautre chien les vint flairer de trop près.

Canard avait compris – il comprenait touteschoses – que, lorsqu’on s’installe dans un pays, il est nécessaire,par des exemples qui restent, d’y établir tout d’abord sonautorité, afin d’imposer silence aux médisances, et tenir enrespect les lâchetés. Depuis longtemps, un chien, une sorte dedogue hargneux, laid, méchant, redouté des enfants et des bêtes,régnait sans partage dans Audierne. Celui-ci accueillit froidementCanard, et sa froideur ne tarda pas à se changer en une hostilitédéclarée. Canard le dédaignait, et quand cet ennemi montrant lescrocs, le poil hérissé, venait lui proposer le combat, il haussaitles épaules d’un air de pitié. Évidemment Canard avait décidé detuer le dogue par le ridicule qui est – il faut bien le croire –une arme aussi terrible aux pattes des chiens qu’aux mains deshommes. Un jour – un jour de marché – le dogue s’approcha de Canardd’un ton si menaçant que celui-ci, d’un seul coup de patte, culbutale dogue qui s’enlisa dans une mare de mortier et simalheureusement qu’on eut toutes les peines du monde à l’enretirer. Vous pensez si le tour fut trouvé plaisant ; peu s’enfallut que paysans et marins ne portassent Canard en triomphe. Lelendemain, le dogue si honteux la veille, avait repris courage. Ils’approcha de Canard, bien résolu à se cruellement venger, cettefois… Mais Canard ne l’entendait pas ainsi, il avait son idée. Ilfit d’abord semblant de fuir devant son piteux adversaire, qu’ilattira de cette façon sur le quai. Par d’habiles manœuvresstratégiques, il l’obligea à se placer sur la bordure du quai, trèsélevé, à cet endroit, au-dessus de l’eau, et, sans se déranger,froidement, ironiquement, d’un simple mouvement d’épaules, il lejeta dans le port… Ce furent des acclamations pour Canard, et desrisées pour le pauvre dogue, qui nageant fort mal, manqua de senoyer. Il s’enfuit, poursuivi par les sifflets et les pierres,mouillé, la tête basse, la queue entre les jambes, et ne revintplus.

Canard n’avait pas son pareil pour la pêche…Dans nos courses, le long du Goayen, souvent il s’arrêtait prèsd’une touffe d’aulnes ; son œil devenait plus luisant, toutson corps frémissait et il agitait frénétiquement le panachesuperbe de sa queue.

– Eh bien, Canard ?

D’un bond, il s’élançait dans la rivière,disparaissait. L’eau soulevée au-dessus de lui bouillonnait,marquant, par les remous, la direction de sa chasse sous-marine,et, après quelques minutes, il reparaissait, tenant fièrement danssa gueule, un rat d’eau ou une truite. Pauvre Canard, tesouviens-tu de tout cela ?

Te souviens-tu que tu avais exigé de me servirde valet de chambre ? Moi je n’avais pas voulu, tu le sais,ayant le respect des chiens, et puis je t’aimais comme unfrère ! mais, tu avais dit : « Je veux. » Commetu m’as soigné, bercé, consolé ! quel serviteur attentif,ingénieux, désintéressé et fier tu as été !

Te souviens-tu aussi de nos longues marchessur les grèves sauvages, de nos glissades sur les rochers quetapissent le goëmon et le pouce-pied, où la triste anémone fleuritau fond des flaques, d’où s’élèvent les bandes effarées desavrilleaux et des alouettes ? Te souviens-tu de nospromenades, par le vent, par la pluie glacée, par la tempêtesonore, à travers les landes désolées hantées des corbeaux et deschoucas, au bec jaune ? Revois-tu encore, à l’extrémité dumôle, les récifs du Corbeau et de la Gamelle, secouer comme descrinières gigantesques l’écume colère des brisants ! Et tonœil pensif, pauvre chien, suit-il toujours le vol des bernaches etles barques de pêche qui s’effacent là-bas, au lointain mystérieuxdu large ? Quelles belles choses la mer te disait-elle donc,pour la regarder et l’écouter ainsi ? Quelles nostalgies depoète t’apportait-elle, pour que je t’aie vu pleurer de vraieslarmes, des larmes de chien !

Et puis, un beau jour, tu es parti !…C’est qu’il le fallait, n’est-ce pas !… La veille du jour oùtu mas quitté, nous avions rencontré un vieil aveugle. On lui avaitvolé son chien… Avec quel désespoir, il nous racontait sonmalheur !… Il se guidait péniblement avec son bâton… Je luidonnai quelques sous, et toi, tu lui léchas la main… N’es-tu pointallé le retrouver et ne te verrai-je pas, un jour, près de lui,assis sur ton derrière, demandant la charité, une sébile auxdents ?…

** *

Maintenant le côtre file sur une mer calme quefrise pourtant un léger vent de sud-est et qui, là-bas, vers laterre, blanchit les rochers de ses vagues écumeuses. Au-dessus denous, le ciel est bleu, d’un bleu ardent et pâle, le soleil tombed’aplomb sur l’eau où dansent mille lumières aveuglantes. La côten’apparaît que comme un trait sinueux d’ombre violette, barré parla flèche à peine visible et grise d’un clocher de village, et plusloin, par un sapin isolé, si effacé et si flou, qu’on le prendraitpour de la fumée s’élevant d’un toit. Et les goëlands volent trèshaut, décrivant en l’air de larges courbes d’un dessin délicieux,et les cormorans, tout noirs, rasant les flots, se hâtent versquelque retraite inconnue. Dans le fond de la baie, des chaloupes,leurs voilures amenées, pêchent la sardine. On dirait de petitestaches d’encre tombées, on ne sait comment, sur cette immense pageblanche de l’Océan.

Et nous filons grand largue, de temps en tempsrafraîchis par les embruns qui viennent nous fouetter le visage,pluie bienfaisante. Penhoat, mon matelot, surveille l’écoute debrigantine, et, lentement, sans mot dire, faisant toutes lesminutes gicler un jet de salive brune de sa bouche gonflée par lachique, dévide des paquets de lignes, tandis que Laumic, le mousse,penché sur le bordage, essaie d’accrocher, avec la gaffe, lesbouées des casiers que nous rencontrons, ou bien s’amuse à regarderles gottes qui apparaissent, soudain, à la surface, s’ébattent,secouent leurs ailes et plongent pour reparaître plus loin. Moi, jesuis à la barre, les yeux et l’esprit perdus dans cette immensitéqui nous entoure, le cœur apaisé par ce silence que berce la mollelamentation des flots, si loin des luttes et des douleurs humaines,si loin de la haine qui est au fond de toute la vie !…

Et la nuit vient, une nuit tranquille, sereineet magnifique, une nuit qui laisse traîner dans son ombretransparente des lueurs empourprées. Pareille à une femme quireçoit l’époux, la mer s’est parée de caresses plus douces, et leciel a revêtu ses colliers de perles et de diamants sur sa robetissée de vapeur bleue. Le bateau s’avance dans un bouillonnementde feu, traçant derrière lui une route de lumière qu’on diraitfaite avec de la poussière d’étoiles.

Nous sommes arrivés au mouillage où nousdevons prendre tant de poisson. Tous les trois, la manœuvreachevée, nous nous asseyons autour de la marmite qui bout et fume,et nous apporte aux narines l’odeur exquise d’une soupe au congre,préparée par le vieux Penhoat.

Le vent est tombé. Pas un souffle dans l’air.La mer reste immobile. À peine si notre barque a ce balancementendormeur d’un berceau d’enfant qu’une nourrice doucementbercerait. Quoique nous soyons mouillés loin de la côte, des bruitsnous arrivent, légers et extraordinairement distincts : c’estle pas d’un paysan attardé et qui rentre à sa chaumière ;c’est la marche plus rapide d’un douanier, le long de la senterocailleuse de la falaise. C’est le cri, si plaintif, des courlisdans les rochers que découvre la marée descendante. Puis, vers lelarge, à droite, à gauche, partout, on entend, très assourdies, desvoix qui causent, d’autres qui chantent, d’autres qui semblentpleurer, des voix qui viennent, portées par le calme de la nuit,des profondeurs invisibles de l’Océan.

Accoudés au bordage, la ligne en main,j’écoute ces voix et je regarde toutes ces choses vagues et sibelles des nuits passées en mer, et qui, sans qu’on sache pourquoi,vous coulent dans l’âme une émotion si poignante. Penhoat écrasedes araignées de mer et des crabes dont il jette, de temps en tempspar-dessus bord, les débris pour attirer le poisson. Les lignesenfoncent dans l’eau presque jusqu’au fond de l’eau, une raie delumière vive, et chaque fois que nous les remuons ou que nous lesdéplaçons, tout le long des cordes minces, des gouttes de feu etdes paillettes d’or se détachent et vont se perdant et s’éteignantpeu à peu dans le gouffre noir. Autour de nous, des marsouinsbondissent, cabriolent, soufflent, se poursuivent, montrent parfoisleurs dos énormes et agiles, pareils à des petits cuirassés.

Tout à coup, je ressens à la main comme uneforte secousse et ma ligne se raidit, se tend et sembleemportée.

– Attention ! c’est un groscongre ! me dit Penhoat.

Et nous voilà tous les deux luttant avec lemonstre, qui résiste et, de ses formidables coups de queue nousbrise les poignets. Enfin, apparaissent dans un véritable bain dephosphore, sa queue plate, et son ventre argenté…

La lune se lève, la mer est toute blanche, etsous la voile drapée en forme de tente, je m’endors, délicieusementbercé par la mer qui me chante, tout bas, une chanson naïve et sidouce, comme celles que ma mère me chantait, enfant, auberceau.

** *

Que de fois n’ai-je point fait cette route quefera M. Renan, cette route impressionnante du Cap qui va d’Audierneà la Pointe-du-Raz ? À droite, ce sont des champs queséparent, non point des haies, mais des murs de galets, ou degrandes pierres granitiques ; on dirait d’une ville détruitedont il ne reste que des parcelles de murailles. Pas d’arbres dansces champs plantés de choux ou de pommes de terres, seulement dedistance et distance, des bouquets de pins grêles et tristes, desmoulins à vent dont les grandes ailes tournent, et des croix depierre dont les grands bras portent des images de saints camards etde vierges naïves. À gauche, par delà une large bande de terre, lamer s’étend et semble monter dans le ciel avec lequel parfois ellese confond, en un poudroiement de nacre rose. Voici Saint-Tugen etsa belle église, Saint-Tugen célèbre par son pardon où l’on venddes clefs bénites qui guérissent de la rage. Et la route continue,se rapprochant de la mer ; le vent du large vous apporte desgrondements sourds, et des senteurs salées ; on distingue surla surface tranquille de ce bel océan, des quantités de petitesvoiles grises, et des bateaux au mouillage, puis là-bas, très loin,un paquebot, très effacé et qui laisse sur le ciel des taches finesde fumée… Nous passons au Floc’h, petit hameau de pêcheurs, d’unepauvreté navrante. La mer brusquement s’avance jusqu’à la routequ’aux jours des grandes marées elle défonce, culbute et encombrede galets. Resserrée à cet endroit entre de hautes falaises, elleest toujours furieuse, s’acharne contre les galets, bouillonne, setord et retombe en volutes blanchissantes. Puis, c’est sur lahauteur nue des dunes, une pauvre chapelle pareille à une grangeabandonnée, Notre-Dame-du-Bon-Voyage, pèlerinage fréquenté desmarins ; puis Plogoff, et ses masures croupissant dans lasaleté et la vermine, ses champs sombres et tristes où le paysanlutte désespérément avec la lande et la pierre. Enfin voici laPointe du Raz.

Que de fois, couché sur ces rochers quiplongent dans la mer, sur ces rochers déchirés, calcinés, entailléssinistrement, creusés en gouffres mugissants et pareils à l’enfer,que de fois j’ai admiré l’admirable et poignant spectacle de cettemer verte, au vert impitoyable et cruel qu’ont parfois les yeux desfemmes ! Elle se déploie, immense, infinie et toujours colère,parsemée de récifs qui montrent au-dessus de l’eau leurs têtesnoires frangées d’une collerette d’écume. En face, l’île de Sein etses phares s’aperçoivent, brume légère que teinte le soleil ;à droite, la baie des Trépassés dont les rocs carrés quil’enserrent comme des murs dérobent aux yeux des veuves et desorphelins les cadavres qu’elle roule sur le sable jaune de sagrève.

Et je restais là, suivant le vol des mouetteset des cormorans, les oreilles emplies du grondement des brisants,me demandant si toute cette eau n’était pas formée des larmes quecette mer a fait couler, et si, quand les phares s’allument, versla nuit, et prolongent au loin leur lumière sanguinolente, cen’était point le sang des victimes qui revient, tache ineffaçable,pour l’accuser et la maudire…

** *

Voici ce qu’un jour, Guillaume Vern, un vieuxcapitaine au long cours, qui en savait long sur les choses de lamer, me raconta, tandis que la vague, avec un bruit de canonnade,battait le pied de la falaise au haut de laquelle nous étionsétendus, sous le soleil :

 

« Jean Donnard et Pierre Kerhuonembarquaient les filets dans la chaloupe, amarrée au quai, près dela cale qu’ensanglantaient des débris de poissons fraîchementéventrés. Tout était en mouvement dans le petit port deSaint-Guénolé. Au bruit de leurs lourds sabots, à tiges de toilebise, les marins dévalaient, par groupes, le dos courbé sous lepoids de leurs filets ; d’autres, bras dessus bras dessous,sortaient des débits de boisson, chancelant et chantant ; lesmousses nettoyaient les bateaux prêts à prendre la mer ; etl’on voyait déjà quelques embarcations filer doucement sur l’eauque battaient les grands avirons, pareils à des vols de goëlandslents et bas. On était au plus fort de la pèche du maquereau.

– Allons, dépêchons, dit Jean Donnard, encontinuant de dévider les filets que Pierre Kerhuon disposaitsymétriquement au fond de la chaloupe.

Mais Pierre Kerhuon s’arrêta et, sans regarderson compagnon :

– Jean Donnard, dit-il d’une voix quitremblait un peu, tu ferais bien de ne pas sortir aujourd’hui… tuferais bien.

Jean Donnard haussa ses larges épaules, et nerépondit pas.

– Jean Donnard, reprit le marin, je tedis que tu ferais bien de ne pas sortir aujourd’hui.M’entends-tu ? Je te dis que tu ferais bien.

Donnard regarda le ciel au-dessus delui ; puis, là-bas, la mer qui, par-delà une mince bande deterre, s’étendait immense et profonde.

Le ciel était sans un nuage ; la merbrillait, sous le soleil, sans un frisson. Et il dit :

– Assez, n’est-ce pas ? Avec vousautres, tas de fainéants, c’est toujours la même chanson… Es-tu lepatron, hein ? Alors, tais-toi, ivrogne.

– Comme tu voudras, reprit Kerhuon d’unevoix sourde. Mais, écoute-moi bien. L’année dernière, JacquesPengadec est sorti aussi, par un beau temps comme celui-là… Et iln’est pas revenu… Comme tu voudras, Jean Donnard.

Jean Donnard allait répondre, quand les septmarins et le mousse, qui formaient le reste de son équipage,apparurent sur la cale, portant leurs capotes de toile cirée etleurs paniers d’osier. En un clin d’œil, hommes et filets furentembarqués. La chaloupe démarrée, on hissa les voiles dont lesdrisses crièrent sinistrement au long des mâts, et, debout près dela barre, Jean Donnard, grave et sombre, se signa, comme il avaitcoutume de faire chaque fois qu’il partait vers le large.

 

Jean Donnard avait soixante ans. Haut etdroit, il était d’une force peu commune et redouté des jeunes gens.Son visage, sans barbe, cuit à tous les soleils, gercé à toutes lestempêtes, semblait de vieux cuir ; ses mains énormes etbrunies semblaient de vieux chêne ; on eût dit que son regardtriste et lointain comme le regard des hommes qui ontlongtemps vécu sur la mer ou dans les solitudes immenses, gardaitcomme un reflet de l’infini. Malgré les dangers de cette rudeexistence du pêcheur, malgré les privations journalières et lesépuisantes fatigues, à peine si on eût pu compter trois ou quatrepoils blancs en la chevelure épaisse qui garnissait ses tempes,sous le béret bleu, très aplati sur le crâne.

Ce vieillard passait pour le meilleur pêcheuret le plus intrépide marin de la côte, cette côte tragique dePenmac’h, creusée de gouffres où la mer éternellement mugit,hérissée de rocs noirs, sur lesquels les vagues brisent et tordentleur écume, blanche de colère. Quand la brise était mauvaise et lamer lourde, alors que tous les pêcheurs restaient à terre,promenant leurs paresses et leurs soûleries de cabaret en cabaret,et qu’on apprenait qu’une chaloupe avait quitté le port, on pouvaitêtre certain que c’était celle de Jean Donnard. Il affrontait tousles temps, bravait toutes les mers et prétendait que la mer et luise connaissaient trop, depuis longtemps, « pour se faire desméchancetés ». Et il s’en allait, souvent à quinze lieues aularge, découvrant les basses les plus poissonneuses, jetant sadrague dans des fonds connus de lui seul, naviguant ainsi,quelquefois durant plusieurs jours et plusieurs nuits. Il fallaitle voir, debout à la barre, sa figure sombre frappée par lesembruns, enlever sa chaloupe qui se cabrait sur la houle.

À ce rude métier, il avait gagné une petitefortune. Sa maison était propre, bien tenue ; elle tranchaitavec la blancheur gaie de sa façade et le luisant de ses meubles,sur les taudis immondes où, d’ordinaire, croupissent dans la fangeet dans la vermine, les marins bretons. On l’admirait parce qu’ilétait peut-être plus brave que les autres, qu’il se trouvait,toujours là, le premier pour sauver un camarade en détresse, maison ne l’aimait pas. Les pêcheurs ne pouvaient lui pardonner sespêches heureuses, qu’il étalait, au retour, sur les cales, avec unesorte de complaisance provocante ; ils ne pouvaient luipardonner aussi son bien-être, ses belles vareuses et son lingebien blanc des dimanches, et ce respect et cette supériorité quis’imposaient à eux, malgré eux. Et puis on le disait dur au pauvremonde et très avare. En effet, on ne l’avait jamais vu se fourvoyerdans ces camaraderies des débits de boisson, commencées par lestournées des petits verres et finissant par les rixessanglantes : cette folie furieuse et inguérissable de l’alcoolqui, parfois, fait ressembler les marins à des brutesdéchaînées.

Son équipage surtout le détestait, à cause dutravail dont il le tuait, de la discipline sévère qu’il exigeait àbord, de son excessive âpreté dans le partage des pêches, laquelle,souvent et chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, tournait à devulgaires carottages.

Sans qu’il parût ou voulût s’en douter, unehaine sourde grondait autour de Jean Donnard, soigneusement attiséepar ce Pierre Kerhuon qui l’accusait de s’entendre avec lesmareyeurs pour le voler et l’exploiter, et pour grossir injustementsa part, à lui. Et Kerhuon, un gros homme à face de bête méchanteet lâche, eût fait déjà un mauvais parti à son patron, s’il n’avaitété retenu par la crainte de cette force et l’implacabilité de cecourage.

La chaloupe avait marché bon train ; ellese trouvait alors dans les parages de l’île de Sein. Mais le venttout à coup était tombé. Le soir venait. Sous les derniers rayonsdu soleil qui traînaient à sa surface immobile comme un voile degaze rose, la mer silencieuse et calme semblait s’assoupir. Dans lelointain, un steamer, à peine visible, apparaissait, striant leciel d’un nuage de vapeur légère et grise ; de place en place,en cette immensité délicieuse, quelques bateaux de pêche, pareils àdes oiseaux noirs, étaient coquettement posés sur les flots, et lacôte se noyait avec la mer et le ciel, dans une brumeéclatante.

Jean Donnard, toujours assis à la barre,n’avait pas adressé une seule fois la parole à son équipage ;il ne parlait jamais que pour commander. Ses hommes dormaient,couchés sur les filets ; à l’avant, le petit mousse préparaitle bois pour la soupe de poisson.

– Mais nous dérivons ! dit JeanDonnard. Il n’y a plus de vent dans la toile. Allons, amène lesvoiles et souque sur les avirons.

Aucun ne bougea.

– Eh bien ! m’a-t-on entendu ?cria le patron d’une voix tonnante.

Alors Pierre Kerhuon se leva lentement,regarda ses compagnons d’un œil louche et, s’adressant àDonnard :

– Jean Donnard, dit-il, tu aurais mieuxfait de ne pas sortir aujourd’hui… Tu aurais mieux fait !

Le patron s’était levé à son tour, frémissantde colère. Kerhuon reprit :

– Jean Donnard, te souviens-tu de JacquesPengadec qui était sorti aussi lui, et qui n’est jamaisrevenu ?

– Veux-tu faire ce que j’ai dit, vilaincancre ?

– Non, Jean Donnard. Ni moi, ni personneici, tu entends !

Et Kerhuon se croisa les bras et regardaDonnard, menaçant.

Jean Donnard s’était subitement radouci, – nonqu’il tremblât, mais il voulait savoir quelle pensée de révoltes’allumait dans ce cerveau de brute.

– Voyons, Pierre Kerhuon, dit-il presqueamicalement, es-tu donc devenu fou ? Pourquoi refuses-tu dem’obéir ?

– Pourquoi ? demanda le misérable enlaissant traîner ses mots lentement. Pourquoi ? Tu le saisbien, Jean Donnard. C’est parce que tu nous embêtes, parce que tunous voles ; parce que, tes maisons, tu les bâtis, tes beauxhabits, tu les achètes avec notre argent ; parce que noussommes las de trimer pour toi, et qu’il faut que tu nous paies d’uncoup ce que tu nous as pris, parce que, comme Pengadec, tu nereviendras pas, et que tu vas mourir, Jean Donnard !

À ces derniers mots, Jean Donnard, que lafureur étouffait, se précipita sur Kerhuon et, d’un coup de poing,l’envoya rouler au fond de la chaloupe. Mais aussitôt seize bras lesaisirent, l’enlacèrent, l’étranglèrent, lui déchirant la poitrine,lui fracassant la tête contre les mâts.

– À l’eau ! à l’eau ! hurlaitKerhuon.

Le malheureux résistait, se cramponnait auxfilets, aux avirons, à tout ce que sa main rencontrait.

– À l’eau ! répétait Kerhuon.

Alors, perdant ses forces, tout meurtri ettout sanguinolent, il se sentit enlever par-dessus le bordage etson corps tomba dans la mer, lourdement.

Le mousse, épouvanté, poussa un cri ets’évanouit.

Le soleil avait disparu derrière la ligned’horizon, ne laissant plus au ciel qu’une faible lueur rougeâtre.L’ombre, peu à peu, se faisait, solennelle et terrible, et l’onn’apercevait plus rien que l’eau blanchissant par endroits, commeun suaire, et la lumière des phares qui saignait funèbrement sur lamer.

 

Les hommes courbés sur les avirons ramaient,de toute la vigueur de leurs bras, et la chaloupe fuyait. PierreKerhuon était assis à la barre. On se consultait sur ce qu’ondevait faire.

– Il faut noyer le mousse, dit Kerhuon.Il parlera et nous sommes perdus.

Une voix faible qui semblait sortir de l’ombreet courir sur le clapotement de la mer, arrivait jusqu’aubateau.

– Pierre Kerhuon ! PierreKerhuon !

Et Kerhuon commanda :

– Guillaume, empoigne le mousse, et àl’eau ! jette-le à l’eau !

La chaloupe fuyait et la voix appelaittoujours.

– Pierre Kerhuon ! PierreKerhuon !

Et Kerhuon commanda de nouveau :

– Toi, Joseph, prends la gaffe et, si levieux aborde, un bon coup sur la tête ; tu m’ascompris ?

La voix se rapprochait, devenait plusdistincte.

– Pierre Kerhuon ! PierreKerhuon !

La nuit était à présent toute noire. Kerhuonne voyait pas Jean Donnard, mais il entendait la voix, si près delui qu’il crut que son souffle l’effleurait. Il frissonna.

– Pierre Kerhuon, écoute moi. Tu m’astué… tu as bien agi… Je me suis mal conduit avec toi, je m’enrepens… Et puis je suis vieux, j’ai fait mon temps. Tu m’as tué…C’est bien… mais le petit mousse, lui, il ne t’a rien fait, lepauvre enfant… Laisse-le vivre… Il ne parlera pas… Dis, mon petitYvon, tu ne diras rien, jamais, jamais… promets-le moi… Tu voisbien, Kerhuon, il est si mignon… et ça te porterait malheur… Au nomde la sainte Vierge, je te supplie !…

Pendant que la voix parlait, Kerhuon entendit,derrière lui, un bruit étrange comme le bruit d’une bête qui auraitgratté.

– Au nom de la sainte ViergeMarie !

Kerhuon se détourna, tout tremblant, et il vitune main, une grosse main, la main de Jean Donnard, qui secramponnait au gouvernail pareille à un crabe. Il saisit la barreet la brandit en l’air.

– Allons, Guillaume, s’écria-t-il, à toile petit !

La barre retomba. On entendit, en même temps,un effroyable juron, puis la chute d’un corps dans la mer.

 

La brise, soudain, fraîchit. La chaloupes’enfonça rapidement dans la nuit, disparut ; et les eauxredevinrent tranquilles et muettes, étoilées seulement par leslumières pâles des falots de pêche qui dansaient sur leurs bouéesde liège.

** *

LE PETIT MENDIANT

 

À M. Jean Richepin.

 

– Veux-tu bien t’en aller, petitmisérable, criait dans le jardin la Renaude, qui s’était armée d’unbalai, attends, attends ! je vais t’apprendre à rôder autourdes maisons.

Et elle menaçait de son terrible balai unpetit mendiant qui, appuyé contre les planches du clos, laregardait, en lui faisant la grimace.

– Qu’y a-t-il ? la Renaude ?demandai-je.

– Vous ne voyez donc pas cet effronté,monsieur ? répondit la domestique. Voilà plus de dix minutesqu’il tourne autour de la maison… Sans compter qu’il n’a pas l’airbon, le vaurien… Je les connais, moi, ces vagabonds demalheur !… Il y a trois jours, la grange à Heurtebize, voussavez bien, elle a brûlé sans qu’on sache pourquoi, ni comment…Qu’est-ce que qui vous dit que ce n’est pas ce mauvais garnement,ou quelqu’un de sa bande ?… Attends, attends ! je vaist’en faire brûler, moi, des granges !

Je m’approchai du petit mendiant, et d’unevoix sévère, je lui dis :

– Que fais-tu ici ?

– Je regarde, répondit l’enfant avecassurance.

– Mais que veux-tu ?

– Je voudrais bien du pain, ou n’importequoi t’est-ce.

– Allons, viens, on te donnera dupain.

Mais l’enfant ne bougea pas. Sa figure,devenue grave tout à coup, avait pris une expression deméfiance.

– Viens donc, lui dis-je à nouveau.

Il me regarda avec de grands yeuxcraintifs.

– Vous ne me ferez pas de mal, dites,monsieur ? murmura-t-il.

– Mais non, petit imbécile !

– Ni la grosse femme, non plus, avec sonbalai, dites ?

– Mais non.

– Alors je veux bien venir.

Il remonta sur ses épaules un bissac plein decroûtes de pain qu’il avait déposé près du clos, et me suivit à lamaison.

Je fis servir une tranche de bœuf froid, dupain bien frais et une bouteille de cidre au pauvre petit qui semit à manger gloutonnement, mais non sans regarder autour de luiavec inquiétude. Ses yeux, vifs et mobiles, examinaient tout,fouillaient tout. On eût dit qu’il avait peur que quelque chose demenaçant n’apparût soudain sortant des meubles, de la cheminée, dedessous les pavés, du chaudron de cuivre jaune dont la pansereluisait comme un soleil au fond de la cuisine.

Il pouvait avoir treize ans. Sa figure bistréeétait charmante et fine ; ses yeux, très noirs, largementcernés de bleu, avaient une expression à la fois gamine etnostalgique ; ses cheveux, noirs aussi, longs et plats, luieussent donné l’air d’un page, comme on en voit dans les romans dechevalerie et sur les vieux vitraux, n’étaient la pauvreté de saveste de toile déchirée en dix endroits, et la misère de sonpantalon rapiécé et trop court qui montrait le bas des mollets, leschevilles délicates, les pieds nus racornis par la marche et jaunisdans la poussière des chemins. Il avait d’ailleurs une apparence debonne santé et de force.

Quand il se fut rassasié, jel’interrogeai :

– De quel pays es-tu, petit ?

– Moi, je suis bohémien, c’est-à-dire quemon père était bohémien ; parce que moi, je ne suis de nullepart. Je suis né dans une voiture sur une route, loin d’ici, dansje ne sais plus quel pays.

– Tu as encore tes parents ?

– Mon père est mort.

– Et ta mère ?

– Je ne sais pas.

– Mais comment es-tu seul,ainsi ?

– Ah ! bien, voilà ! Mon pèreavait une grande voiture jaune, qui était notre maison. Nousallions de ville en ville. Mon père raccommodait la porcelaine etraiguisait les couteaux. Moi, je soufflais la forge, et je tournaisla meule, et le chien gardait la voiture. On s’arrêtait à l’entréedes pays ; les chevaux mangeaient l’herbe des talus, et puis,quand on avait gagné une bonne journée, on faisait cuire la soupeau bord de la route… et mon père me battait. Mais il y a bienlongtemps de ça ; je n’étais pas grand comme aujourd’hui. Puismon père s’est cassé les deux jambes, puis après, comme il nepouvait plus travailler, il s’est mis à mendier, et moi aussi. Ilavait vendu la voiture, les chevaux ; il n’avait gardé que moiet le chien.

– Mais comment pouvait-il mendier avecles deux jambes cassées ?

– Ah ! bien, avec l’argent de lavoiture, il s’était fait faire une machine à roulettes. Vouscomprenez, il était comme assis sur sa machine à roulettes, qu’ilpoussait comme ça, avec ses deux mains… Ça ressemblait à un bateau…Vous avez bien vu des bateaux ?… Ah bien, mon père était commequi dirait le bateau, et ses bras, comme qui dirait les avirons… Etpuis, il est mort… Alors j’ai continué à mendier tout seul.Seulement, je n’aime pas les villes, je ne vais que dans lescampagnes.

– Et tu n’es pas malheureux ?

– Non, monsieur. J’aime beaucoup ça.Quelquefois, on me permet de coucher dans des granges ;quelquefois aussi, on me chasse… Alors, voilà, je m’arrangetoujours à trouver un abri… Dans les bois, monsieur, ça vaut mieuxque dans les granges… Il y a de la bonne mousse, des bonnesfeuilles sèches, et puis ça sent bon, et le matin, les oiseauxchantent, et je vois des lièvres, ou bien des biches, ou bien desécureuils…

– Mais comment fais-tu pourmanger ?

– Quelquefois on me donne, alors c’estbien ; quelquefois on ne me donne pas, alors je vole.

– Comment, tu voles, petitmisérable !

– Mais puisque je suisbohémien !

– Tu n’as pas peur qu’on te fourre enprison ?

– On ne peut pas, puisque je suisbohémien… Tout le monde sait ça.

– Qu’est-ce qu’on sait ?

– Qu’il est permis aux bohémiens devoler. Vous ne savez pas, vous ?… Mais c’est très vieux… Unjour, un bohémien passa auprès de la croix où se mourait NotreSeigneur. Il arracha les clous enfoncés dans les pieds de NotreSeigneur et les emporta. Depuis ce temps-là, Notre Seigneur apermis à tous les bohémiens de voler… Ah ! j’ai fini, ditl’enfant, en se levant… Je vas m’en aller, mais vous êtes un bonmonsieur.

Le pauvre petit m’avait ému. Je luidemandai :

– Voyons, mon ami, ne voudrais-tu past’instruire, apprendre un métier ?

– Ah non ! répondit-il vivement…Pourquoi faire ?… J’aime mieux mes routes, mes champs, mesbelles forêts, et mes bons amis les oiseaux… J’aurai toujours unlit de mousse pendant l’été ; des carrières bien chaudes,pendant l’hiver, et la charité du bon Dieu qui aime les petitsbohémiens… mais vous êtes tout de même un bon monsieur… Adieu,monsieur… Merci, monsieur…

Je lui donnai quelques sous, bourrai sonbissac de pain et de viande.

Et gaîment, comme saute un jeune chien, ilfranchit le seuil de la porte.

Je le vis qui s’était arrêté, à la haieprochaine. Il cueillit une branche de coudrier dont il se fit unbâton ; puis m’ayant envoyé un joyeux bonjour de la main, ilgalopa dans le chaume et disparut.

Pauvre enfant ! Peut-être a-t-ilraison ! Et peut-être, autrement, serait-il devenu banquier,ou ministre !

** *

LE CRAPAUD

 

À M. Aurélien Scholl.

 

J’avoue que j’aime le crapaud. Bien qu’il soithideux et couvert de pustules, qu’il rampe sur un ventre jaunesale, qu’il ait la démarche grotesque et qu’il se plaise au fonddes vieux trous ou sur la bourbe des eaux croupies, cet animal nem’inspire aucune répulsion. Je n’ai nul dégoût à le prendre dans mamain et à lui dire les paroles de tendresse niaise que murmurentles concierges aux oreilles de leurs affreux roquets. Que depoignées de main j’ai données à des hommes dont la peau étaitpeut-être plus blanche et lavée au champa, mais dont l’âme étaitinfiniment plus immonde que celle du crapaud ! Car, n’endoutez pas, s’il est vrai que l’homme possède une âme, le crapaud,le pauvre crapaud, en possède une aussi, et combienmeilleure ! L’avez-vous observé quand, après avoir aidé safemelle à se débarrasser de ses œufs, il enroule lui-même autour deses propres cuisses, les précieux chapelets ? Il les portepartout avec lui, plus prudent, plus ingénieux que jamais, de façonà ce qu’aucun de ces œufs ne se détache, et lorsqu’ils sont prèsd’éclore, il les dépose dans une mare, au meilleur endroit, et lesdéfend courageusement contre les salamandres et les mourons.

Il n’y a pas, dans toute la création, un êtreplus haï que le crapaud. Les femmes, à sa vue, poussent des crisd’horreur, et si, par malheur, son corps a frôlé le bout de leursjupes, elles s’évanouissent. L’ignorante brutalité du passant luidéclare une guerre sans merci. Quand, après les averses, on lerencontre par les chemins, qui sautille gauchement sur ses pattescourtes et plissées, on l’assomme d’un coup de bâton, on lui lancedes pierres qui l’écrasent. C’est un maudit, maudit comme lesergent de ville que les surins guettent au détour des ruesnocturnes ; comme le gendarme dont on retrouve le corpsmutilé, au fond d’une marnière, près du bois hanté desbraconniers ; comme tous ceux-là qui se dévouent à une œuvrejuste, utile et bienfaisante, sans autre récompense que le mépriset la haine des foules. Ce n’est point seulement à cause de salaideur qu’on le déteste, c’est surtout à cause de la mission, à lafois protectrice et justicière, qu’il accomplit dans la nature. Lecrapaud détruit les larves qui coupent les moissons par la racine,font se flétrir les blés et se dessécher l’herbe desprairies ; il pourchasse impitoyablement les insectes quidévorent les bourgeons, les limaces, les chenilles, les versimmondes qui corrodent les fleurs de leur bave, et pourrissent, surles branches, les fruits encore verts : besogne ingrate etqui, semblable à celle de ces Don Quichottes imbéciles qui veulentpréserver des larves humaines les beaux fruits d’intelligence, lesbelles fleurs d’art, les belles semences de patriotisme, nerapporte que des horions et des risées. Malheureux crapaud, quanddonc cessera-t-on de te poursuivre, de te jeter des pierres, det’assommer ainsi qu’une bête malfaisante, toi, l’auxiliaire résignédu laboureur, le protecteur honni des jardins, le conservateur destrésors de la terre, toi qui, malgré ta mine basse et les verruesde ta carcasse rugueuse, devrais être le premier, parmi les animauxsacrés, comme tes sœurs les hirondelles et les cigognes, comme tesfrères, les roitelets ?

 

Je marchais dans un chemin de traverse, bordéà droite et à gauche de bourdaines épaisses et de souches d’ormescourtes, trapues, mangées de polypes monstrueux et creusées detrous noirs. Il avait plu. Maintenant l’eau s’égouttait à la pointede chaque feuille, en perles brillantes que le soleil irisait.Derrière les haies, les champs, mouillés par l’averse, fumaient, etl’on apercevait sur une branche morte de pommier des oiseauxbouffis qui secouaient leurs plumes. Sur le talus du chemin, entreles ronces et les brins d’herbe, quelque chose de sombre s’agita.Je m’approchai et je vis un crapaud, un vieux crapaud à la peaugrumeleuse et crevassée qui, fort empêtré dans la broussaille,fuyait vers un gros tronc d’orme dont les racines à nu posaient surle talus comme les serres d’un immense épervier. J’observai lecrapaud. Après beaucoup de difficultés, il arriva au pied del’arbre, juste au-dessous d’un trou qui, à la hauteur de cinquantecentimètres, bâillait tristement dans l’écorce de l’orme. De sesdeux pattes de devant, le crapaud s’appuya fortement contrel’arbre ; lorsqu’il se sentit bien suspendu, il fit unmouvement et son ventre se colla contre l’écorce, faisant l’officede ventouse ; ses pattes alors se détachèrent pour s’éleverplus haut. C’est ainsi qu’il atteignit le trou, par où il disparut.Cet exercice m’avait émerveillé et je pensai que le crapaud quil’avait aussi délicatement exécuté, devait être un vieux routier,habile en plus d’un tour et d’une intelligence rare, comme sont lesvieux crapauds. Je cueillis une belle mûre sauvage, je la piquai aubout d’un brin d’herbe et l’introduisis dans le trou de l’arbre, enayant soin de la faire aller et venir pour exciter la curiosité etla gourmandise de mon batracien. Au bout de quelques minutes, jesentis que la mûre avait été gobée. J’en pris une nouvelle, etcelle-ci ne tarda pas à être mangée ; à la troisième, lecrapaud se présenta au bord du trou.

Qu’il avait une bonne et vénérable figure,avec sa gueule large et plate, ses gros yeux ronds qui luisortaient de la tête, des yeux à la fois pleins de bonté, de maliceet de résignation !

Je lui donnai encore quelques mûres, des verset des mouches qu’il avala avec une visible satisfaction, en meregardant d’un air de reconnaissance ; et lui ayant laissé uneprovision de nourriture, je continuai mon chemin…

Tous les jours, je passais en cet endroit, etje m’arrêtais auprès du vieil orme. Le crapaud ne tardait pas àparaître. Je le gorgeais d’insectes, et lui, pour me remercier, meracontait toutes les aventures de sa vie, ses longs sommeilsd’hiver sous les pierres gelées ; la cruauté des hommes quand,après les pluies chaudes, il sortait de sa retraite et s’égaraitdans la campagne, foulé par les pieds, poursuivi par les dents desfourches ; tous les coups de bâton et tous les coups de sabotdont sa peau gardait encore les traces ; et j’admirais combience patriarche avait dû dépenser d’adresse, de prudence, devéritable génie, pour arriver, sans trop d’encombres, à travers lesdangers et les embûches, malgré la haine des hommes et des animaux,à traîner sa misérable existence qui devait être longue de plus decent années.

– Notre histoire, me dit le crapaud, estpleine de choses lamentables et merveilleuses. On nous déteste,mais nous intriguons beaucoup les gens… Il faut que je te racontequelque chose d’extraordinaire… Un soir de printemps, je fus prispar un savant, un vieux savant, qui cheminait sur la même route quemoi. Tu connais sans doute cette espèce d’hommes farouches etbarbares qu’on appelle des savants ! Il paraît que cela ne vitque du meurtre des pauvres bêtes, et que cela ne se plaît que dansle sang et les entrailles fumantes… Mon savant avait des lunetteset un grand chapeau de paille, sur lequel il avait piqué au moyend’une épingle trois papillons qui battaient de l’aile de douleur…C’était affreux… Il m’enveloppa de son mouchoir et en me fourrantdans une boîte en fer blanc qu’il portait en bandoulière, jel’entendis ricaner et se dire : « Voilà un fameuxcrapaud ! Ah ! nous allons pouvoir nous amuser un peu,voilà donc un fameux crapaud. » Je passai la nuit en cetteboîte que le bourreau, sans plus de façon, avait accrochée à unclou, dans son cabinet. Le lendemain de grand matin, le savant meretira de ma prison. Il me déposa sur une table, où se trouvaientbeaucoup d’instruments et d’objets inconnus, puis, après m’avoirexaminé en tous les sens du bout de sa pince d’acier, il me jeta aufond d’une sorbetière et me gela… Oui, il me gela !… Quand jesortis de la sorbetière, j’étais inerte et plus dur qu’une pierre.« Je crois qu’il est gelé, tout à fait gelé, je lecrois, » dit le savant. Et, pour s’en assurer mieux, il mefrappa à plusieurs reprises avec une règle et me précipita durementtrois fois, sur le parquet. Mon corps claquait comme une planchettede bois sec : « Parfaitement gelé, mon garçon, »reprit-il. Et l’on me mit au frais.

Je restai ainsi deux ans. L’été, j’avais unsupplément de glace car le savant craignait que je ne dégelasse.Quand un ami venait rendre visite à mon savant, on descendait àl’endroit où je me morfondais en mon gel : Celui-ci me prenaitdans sa main et me jetait violemment contre un mur :« Qu’est-ce que c’est ça, le savez-vous ? »demandait-il. « C’est un crapaud en bois. » – « Pasdu tout, c’est un crapaud gelé, et il vit, et je le dégèlerai, etcela fera une révolution à l’académie. » C’étaient, à cepropos, des discussions qui n’en finissaient plus. Je fus, eneffet, dégelé en grande pompe et me mis aussitôt à sauter comme uncabri. Tout l’institut était là ; on n’en revenait pas. Jeprofitai de l’effarement général pour m’enfuir, car je ne doutaispas que tous ces gens ne voulussent recommencer des expériences surmon dos… On m’a conté depuis que le savant a écrit trois volumesin-quarto, sur mon aventure… Quelle pitié !

 

Je ne sais pourquoi l’idée me vint de luidonner un nom, et je l’appelai : Michel. Il parut très flattéde cette attention, le pauvre crapaud, et peut-être prit-il cevocable pour un ennoblissement, pour quelque chose qui devaitdésormais le sauvegarder du mépris. Il répondait très bien à sonnouveau nom, et quand je disais : « Michel ! »son corps se trémoussait, et ses yeux, plus vifs, roulaient avec unreflet de joie dans leurs orbites saignantes. Le bruit de mes passur le chemin lui était familier et connu, et il ne l’eût pasconfondu avec celui des autres passants. Du plus loin qu’ill’entendait, vite il se présentait à l’entrée du trou, impatient etfrémissant comme un chien qui sent approcher son maître.Quelquefois, je faisais mine de ne pas m’arrêter, et Michel mesuivait de ses yeux devenus tristes tout à coup.

Un jour, je ne trouvai plus Michel. En vain jel’appelai, en vain je frappai sur l’arbre, en vain je mis dans letrou noir des insectes et des mûres. Le trou était vide :Michel était parti. Je repassai le lendemain. Une chauve-sourisavait élu domicile dans la maison du pauvre crapaud. Elle s’envolatout effarée par la lumière, se cognant aux branches des arbres etpoussant de petits cris. Je ne doutai pas que Michel n’eût étéassommé. Pourtant la broussaille n’avait été dérangée nifoulée ; aucun savant, aucun chien n’était venu là. Je nepensais plus à Michel, quand, un beau matin, je l’aperçus qui meregardait du seuil de son antre. Mais, combien changé ! Sapeau ridée, flasque, autour de son corps, faisait de grosbourrelets verdâtres ; son œil était atone ; à peine s’ilpouvait remuer ses membres, réduits à l’état de chiffonsvisqueux.

– Eh bien ! Michel, lui dis-je d’unevoix sévère, vous vous êtes mis dans un joli état ! Voilà doncoù vous mène l’inconduite.

Michel me regarda d’un air craintif ethonteux. Pourtant il mangea avidement des insectes et de bellesmûres. Nous reprîmes nos conversations.

Hier encore, je ne vis pas Michel, et jeremarquai que les ronces avaient été, au pied de l’orme, piétinées,saccagées, arrachées. Et soudain je l’aperçus, le corps enbouillie, ses entrailles étalées, attaché sur la terre, par unebrindille de coudrier pointue comme une épée. Je le couvris dequelques feuilles de ronces et l’ensevelis dans son trou.

Une fauvette chantait au sommet d’un arbrevoisin.

** *

LA MORT DU PÈRE DUGUÉ

 

À M. Émile Zola.

 

– D’abord, ça l’a pris dans l’ vent’e,… ya pas tant seu’ment huit jou’s. Mon Dieu, t’nez, c’tait l’ jeudi d’l’aut’ semaine… des c’liques, des c’liques, ça y tordait lesbouyaux… Et il allait, il allait, y n’arrêtait point d’aller… yn’mangeait quasiment ren… eune p’tite poire l’matin, un morceaud’fromage l’soir… Alors y s’a couché… Et il a eu eune fieuvre,Jésus Dieu ! eune fieuvre,… y guerdillait…

Le médecin tâtait le pouls du malade d’un airgrave.

– Il ne s’est pas plaint de latête ? demanda-t-il.

– Ah ! malheu !… si y s’enplaint ? Et fô…

– Pas de délire ?

– S’y vous plaît ?

– Il n’a pas eu de délire ?

– J’crai pas… y n’en a ren dit… Vousv’lez p’tête voir son iau ?

Sans réponse, le médecin souleva lescouvertures du lit et, à plusieurs reprises, appuya fortement samain contre le ventre du père Dugué, qui, couché sur le dos, labouche ouverte, ne remuait pas et de temps en temps poussait uneplainte étouffée, puis il hocha la tête et se mit à écrire uneordonnance.

– Vous lui donnerez une cuillerée àbouche de cette potion, toutes les demi-heures, recommanda-t-il àla mère Dugué qui le reconduisait jusqu’à la porte.

Pendant qu’il détachait la longe de son chevalet la roulait soigneusement en paquet :

– Quoiqu’ vous pensez ?interrogea-t-elle.

– Je crains bien qu’il ne passe pas lanuit, répondit-il.

– C’te nuit même ? Ainsi !voyez-vous ça !… si c’est Dieu possible !

– Allons, au revoir ! dit le médecinen remontant dans son cabriolet… les chemins sont rudement mauvaispar chez vous…

Et la voiture s’éloigna, en dansant sur lesressauts de la route, glissant dans les ornières, d’où la bouegiclait.

Demeurée seule, la mère Dugué, d’une main segrattant le nez, de l’autre ramenant sur la hanche le bas de sontablier, réfléchit un instant, puis elle se décida à traverser lepetit verger qui attenait à la maison, à l’extrémité duquel,derrière la haie, entre les pommiers, on apercevait une masurecouverte de chaume. Elle héla :

– La Garnière ! hé ! laGarnière !… Hééé…

Au bout de quelque temps, on entendit un bruittraînant de sabots, et une vieille femme se montra à travers lesbranches.

– C’est-y après mé qu’t’en as ?cria-t-elle.

– Oui, c’est après tè, la Garnière.J’suis toute seule à la maison… Ma fille n’est point cor arrivéed’la ville ; mon fi est dans l’bois, à cri des champignons… Yfaut qu’t’ailles cheuz l’formacien, porter c’papier,… et pis cheuzmossieu l’curé, pour y dire d’venir, ben vite, à quant l’bonDieu…

– C’est-y pour l’pè Dugué toutça ?

– Ben sûr qu’ c’est pour li…

– Et qué qu’il a dit,l’médecin ?

– Y n’a ren dit… il a dit seu’ment qu’yn’passerait point la nuit…

– Ah ! Vierge Marie ! en v’làeune histoire… J’ai eune idée qu’c’est les mauvaises fieuvres,comme défunt moun homme… Et pis l’âge itout… Y n’est point tantjeune, l’pè Dugué…

Et les deux femmes, que toutes les commères duhameau de Freulemont étaient venues rejoindre, se mirent à causeret à se raconter des aventures miraculeuses de maladies et demédecins.

** *

Le père Dugué avait soixante-douze ans, un âgequ’atteignent rarement les paysans, harassés qu’ils sont par labesogne, brisés par les fatigues, épuisés par les nourrituresinsuffisantes en un climat presque toujours pluvieux et froid commel’est celui de Normandie. Je le rencontrais quelquefois, quand ilallait chauffer son vieux dos, sur les routes, au soleil, ou bienencore quand il descendait à la ville, le vendredi, pour se faireraser, et acheter sa bouteille d’eau-de-vie. Il marchaitpéniblement, sa haute taille courbée en arc vers le sol, sesoutenant avec un long bâton de cornouiller qu’il avait lui-même,il y a plus de vingt ans, coupé dans une haie. Nos conversationsétaient toujours les mêmes. « Un beau temps, père Dugué. –Heu ! ça pourrait ben changer, l’vent n’a point viré dansl’bon sens ». Ou bien : « Un chien de temps, pèreDugué ! – Heu ! ça pourrait ben s’ l’ver, l’vent esthaut ». Les jours de grande gaîté, quand il avait son coup de« raide », il ne manquait jamais de me dire, non sans unepointe de malice en ses petits yeux clignotants : « J’onsvu un gros ieuvre à nuit… I s’a l’vé, là, dans la plante, toutcont’ la maison… Ben sûr qu’ vous l’ trouverez dans les betteravesà Maît’ Pitaut. » Hormis cette débauche rare de confidences,le père Dugué restait silencieux et songeur, comme sont les vieuxchiens, comme sont les vieux hommes des campagnes.

Dans sa jeunesse, on lui proposa, sans qu’illui en coûtât un sou, de lui apprendre l’état de boucher, un belétat et qui rapporte gros. Il refusa net : « D’pè en fi,dit-il, j’ons été dans la tè ; et mè, itout, j’s’rons dans latè ». Son ambition eût été de louer une petite ferme, mais iln’y fallait pas songer, car il manquait de garanties, etil ne possédait point d’argent pour acquérir l’outillagenécessaire. Il se résigna donc à être un simple ouvrier des champs.Laborieux, dur à la fatigue, économe, honnête et sobre, l’ouvragelui venait tout seul. Le fléau en main, et battant le blé surl’aire chantante des granges, émondant les arbres, charroyant lefumier, labourant, semant, il se trouvait heureux et ne demandaitrien à Dieu, sinon que cela continuât ainsi, toute la vie. Le bontemps surtout, c’était l’époque des moissons, quand, la fauxemmaillotée de paille et le javelier tout neuf sur l’épaule, ilpartait « faire son août » dans la Beauce, d’où ilrapportait des poignées d’écus et de belles pistoles.

Après avoir longtemps réfléchi, hésité, peséle pour et le contre, il se maria. Bien sûr, ce n’était pas pour« la bêtise ». Il s’était passé « desfemelles » jusqu’ici, il s’en passerait bien encore. Non, çane le tourmentait pas ; même ça « l’embêtait »plutôt. Mais il avait besoin d’une ménagère qui lavât son linge,raccommodât ses affaires, préparât la soupe. Et puis, une femme,quand elle sait s’arranger, qu’elle est vaillante et point gauche,au lieu de coûter de l’argent, en rapporte au contraire. Le toutest d’avoir la main heureuse et de ne pas tomber sur des mijauréeset des pas grand-chose, comme il y en a tant au jour d’aujourd’hui.Il choisit une grosse fille, vigoureuse et dégourdie, et francheainsi qu’un cœur de chêne, et il vint s’installer avec elle, auhameau de Freulemont, dans une petite maison qu’il loua, jardin etverger compris, soixante-dix francs par an. La maisonnette secomposait de deux pièces et d’un cellier ; de beaux espaliersen garnissaient la façade ; le jardin donnait autant delégumes qu’il en fallait et les pommes du verger, dans les bonnesannées, suffisaient à la provision de cidre. Que pouvait-il rêverde mieux ? Il eut aussi deux enfants, un garçon et une fille,qu’il envoya, l’âge venu, à l’école, parce qu’il comprenait quedans le temps présent, il était indispensable de posséder del’instruction.

Pendant qu’il travaillait d’un côté, sa femmeallait en journée de l’autre, faire la lessive, coudre, frotter,chez des particuliers, ou bien aider à la cuisine, aux moments depresse, dans les auberges de la ville. Elle acquit à cela unevéritable célébrité de cuisinière, et bientôt on ne parla plusd’une noce dans le pays, qu’elle ne fût chargée d’en combiner etd’en exécuter les plantureux repas. Fameuse aubaine, car, cesjours-là, c’était une pièce de quatre francs, en plus de la bonnenourriture et des rigolades que son corsage avenant et sesgrosses joues fermes et rieuses lui valaient de la part des jeunesgens. Dugué était bien jaloux de ce que sa femme s’amusât dans lesnoces, surtout de ce qu’elle se régalât de poules à l’huile et deveau à l’oseille, alors que lui se contentait de soupe aux pommesde terre et de fromage, mais il ne disait rien à cause des quatrefrancs.

L’homme et la femme ne se voyaient doncpresque jamais, occupés qu’ils étaient, chacun de son côté, et ilsn’éprouvaient à cela aucun chagrin, aucun besoin, tant cettesituation leur semblait naturelle, tant ils croyaient qu’elle étaitla règle commune de la vie. Le dimanche, ils se trouvaientquelquefois réunis, mais, dès qu’ils avaient supputé les gains dela semaine, ils ne se parlaient plus ; non qu’ils seboudassent, c’est qu’en vérité ils n’avaient rien à se dire. Duguéprofitait de ce repos pour tailler ses espaliers, bêcher sonjardin, remettre une tuile au toit, une planche neuve à la porte,casser du bois, et la Duguette s’en allait commérer dans levillage. En dehors du dimanche, elle se réservait le jeudi, poursavonner ses affaires, celles de son homme et des enfants qu’elleconfiait, au retour de l’école, à la garde d’une voisine.

L’existence eût coulé, pour Dugué, toujourspareille, et il eût vieilli heureux, si une cruelle déception,« un grand malheux » n’était venu lui mettre au cœur uneamertume qui avait empoisonné toute sa vie.

Son beau-père habitait, à une quinzaine delieues de Freulemont, un village qu’on appelait Le Jarrier. Depuisson mariage, Dugué ne l’avait pas revu, et il ne s’inquiétait pasplus du bonhomme que de l’empereur de Russie. Il apprit même avecune suprême indifférence que le vieux était souvent malade, etqu’il avait parfois des attaques si terribles – « des coups desang » – que le curé jugea à plusieurs reprises qu’il devaitl’administrer. Dugué disait à ce propos : « Y peut bentrépasser, si ça y fait plaisi ; j’l’empêchons point… »Il avait décidé qu’il n’irait pas à l’enterrement, ni lui, ni safemme, parce que « quinze ieues, c’est loin et qu’ça cout’gros d’voitures ». La vérité, c’est que le gendre étaitparfaitement convaincu que le beau-père ne possédait pas« tant seu’ment un radis », par conséquent peu luiimportait qu’il vécût ou qu’il mourût.

Un matin, Dugué reçut une lettre du notairequi lui annonçait que l’état du beau-père était désespéré etl’engageait à arriver au plus vite. Son étonnement fut profond.Comment ! il se serait trompé à ce point-là ?Comment ! le beau-père qui passait pour être plus pauvre queJob serait maintenant plus riche que défunt Crésus ? Ah !ça, par exemple, c’était trop fort ! Pourtant il ne pouvait yavoir de doutes là-dessus. Si un personnage aussi considérablequ’un notaire daignait lui écrire, à lui, simple Dugué, ça n’étaitpas pour des prunes, et l’héritage devait être quelque chosed’extraordinaire. Il se fit lire et relire la lettre.

– S’y avait ren, se dit-il, voyons, s’yavait ren… l’notaire n’écrirait ren… C’est clair, c’est vident…Faut parti…

Il loua une carriole et un cheval, car ils’agissait d’aller bon train et de ne pas flâner. Durant la route,il s’affermissait davantage dans son raisonnement, et comptait paravance les écus du bonhomme.

– Y a ben sûr très cents écus, p’têtepus, se répétait-il en tapant sur le cheval avec le manche dufouet ; p’tête quat’ cents… sans ça, l’notaire ne m’auraitpoint marqué ça dans eune lett’e… p’tête cinq cents…

Quand il eut dépassé les premières maisons duJarrier, quelqu’un qui serait venu lui dire que le beau-pèrelaissait moins de mille écus aurait probablement été reçu à coupsde trique.

En descendant de la carriole, le cœur luibattait bien fort, et la maison du beau-père – chaumière misérableet croulante – lui apparut plus splendide que tous les palais descontes de fées. Dugué en demeura, quelques instants, ébloui. Unnoyer qui secouait ses feuilles jaunies dans la brise, lui donna lasensation délicieuse de beaux louis d’or carillonnant,s’entrechoquant, et s’éparpillant sur lui en averse magnifique. Ilentra. Mais sur le seuil, il faillit tomber à la renverse… Lebeau-père était là, debout, vivant, et qui mangeait de la soupedans une terrine de grès !… La surprise, l’indignationretenaient Dugué cloué à cette place. Il ne pouvait plus ni entrer,ni sortir… Anéanti, il était semblable à l’avare, à qui l’on vientde voler un trésor… Il bégaya :

– Comment ! v’nêtes point mô ?v’nêtes point mô ?

– Point cor, mon gars, point cor,répondit le beau-père, sans se déranger et en continuant de mangersa soupe avec une majestueuse lenteur.

– C’est ben !… J’m’en vas…

Dugué remonta dans la carriole.

– Hue ! sacrée rosse !Hue ! sacrée carne !

Il fouettait le cheval à bras raccourcis,jurait, sacrait, tempêtait.

– Ah ! la sacrée rosse !Ah ! la sacrée carne !

On ne savait si c’était au cheval que sesépithètes s’adressaient ou bien au beau-père ;vraisemblablement, dans l’état de fureur où se trouvait Dugué,elles s’adressaient aux deux.

Le cheval arriva fourbu à Freulemont, et crevale lendemain.

– En v’là pour eune couple d’dixpistoles ! se dit Dugué.

Et il se consola, en pensant que le beau-pèrefinirait bien par crever, lui aussi.

Cet incident n’avait pas ébranlé sa confiance,au contraire. Chaque jour qui s’écoulait voyait s’augmenterl’héritage de cent écus.

– Qu’t’es bête, moun homme, disait laDuguette, et t’as tô, oui, t’as tô, d’te monter la tête comme ça…J’crai ben qu’c’est meilleu qu’j’avions cru… mais des deux milleécus comme tu dis… ous qu’il aurait pris c’t’argent-là, l’vieuxgrigou ?

– On n’sait point, on n’sait point,répondait l’obstiné Dugué.

Il en était à trois mille écus, quand il reçutune seconde lettre du notaire.

– C’coup-ci, c’est l’bon, s’écria legendre joyeux… Enfin, c’est point malheureux, il est mô, benmô !

En effet, la lettre annonçait que le beau-pèreétait bien définitivement mort et qu’il n’y avait à craindre aucunerésurrection.

Dugué loua un nouveau cheval, une nouvellecarriole, et partit de nouveau pour Le Jarrier, sans se presser,s’arrêtant à tous les bouchons de la route, interpellant drôlementtous les gens qu’il rencontrait.

– Na ! ma cocotte ; oh !oh ! ma biche, disait-il à son cheval, d’une voixattendrie.

Puis il s’adressait directement à sonbeau-père, le tutoyait. Il se sentait pour lui une immenseaffection.

– C’sacré biau-pé ; c’était point unmauvais homme tout d’même ! Ah ! l’pauv’bounhomme !

En ce moment, il n’eut point donné l’héritagepour cinq mille écus.

Quand le père Dugué vous contait cetteterrible aventure, il avait coutume de s’interrompre à cette partiede son récit. Et, les yeux hagards, la bouche frémissante decolère, il vous demandait :

– Sav’ vous ben c’ qu’y avait àl’héritage ? L’sav’ vous ben ?… Ah ! malheux !Y avait… y avait, en tout, cinquante-huit francs et des sous… etlà-dessus fallait payer l’enterrement, l’notaire, l’enrégitrement,l’diable sait quoi !

– Mais comment cela s’est-ilterminé ?

– Eh ben ! j’ons eu la fieuvre, deuxmois durant… et pis j’on voulu faire un procès à c’menteuxd’notaire… et pis, la fin des fins, j’ons refusé l’héritage… pourfaire eune niche au bounhomme… Et pis… ça m’a coûté pus de trèscents francs… oui, pus de très cents francs, bon sens d’bonsens !…

** *

Il n’avait pas été heureux, non plus,« du côté d’z’éfants ». Et pourtant il avait dépensé« ben de l’argent, ben de l’argent pour leuxinstruction ». Ah ! comme il s’en repentaitmaintenant ! Oui, il aurait dû faire comme tant d’autres, nepas les envoyer à l’école, les « durcir » tout de suite àl’ouvrage. Ils n’en seraient pas morts, bien sûr ; et cela eûtpeut-être mieux valu, car peut-être son garçon et sa fillen’eussent point aussi mal tourné.

Dugué rêvait de faire de son garçon « dup’tit gars Isidore », un cultivateur, non pas un ouvrier commelui, mais un fermier pour de bon. D’ailleurs, il ne pouvaitcomprendre qu’on pût choisir un autre métier que « latè » quand on était né « d’pè en fi dans la tè ».C’était un testament d’honneur, un héritage de noblesse qu’il eûtété criminel de répudier. Il ne manquait pas de« feignants » pour les autres métiers. Aussi son chagrinfut-il profond et grand son désappointement, quand Isidore exprimasa volonté bien arrêtée d’entrer « en condition », d’êtredomestique, comme mossieu Baptiste, le valet de pied du château, unhomme superbe qui éblouissait tout le monde avec ses beaux habitsgalonnés, et sa culotte de nankin plus jaune que du beurre. Quidonc avait bien pu fourrer dans la tête de son fils des idéespareilles ? Il commença d’abord par le sermonner, essaya delui expliquer ce que c’était que « la tè », promit qu’ilaurait une ferme « conséquente » comme les Touches àmaît’ Pitaut. Puis, Isidore, criant toujours qu’il voulait« être comme mossieu Baptiste », il finit par luiadministrer une volée de coups de poing. Au bout d’une année debourrades, entremêlées de discussions théoriques et de promessesfolles, devant une vocation qui ne cédait pas aux raisonnements ets’exaltait aux coups, Dugué consentit à ce que son fils entrâtgroom, au château, sous la direction du superbe mossieu Baptiste.Domestique ! son fils domestique ! Elle était finie cettelongue file d’ancêtres aux mains calleuses, aux dos voûtés, quiétaient nés de la terre, qui avaient peiné sur la terre, quidormaient dans la terre, honorés des hommes qu’ils avaient nourris,bénis de Dieu dont ils avaient continué l’œuvre decréation !

Ce lui fut une blessure cruelle, mais sonorgueil d’entêté terrien se révolta, et il ordonna qu’on ne luiparlât plus jamais de son fils. Cependant, peu à peu, son chagrinprit un caractère moins dramatique, et la colère se changea enindifférence gouailleuse. En ricanant, il appelait son fils« l’marquis » et quand la Duguette recevait une lettre delui, c’était un thème à plaisanteries qui ne tarissaient pas.

Après dix ans d’absence, Isidore, ballottéd’une place dans l’autre, paraissait s’être définitivement établichez un banquier où les gages étaient très forts, et les bonnesmains très grasses. Il était tout à fait formé, portait la livréeavec une aisance supérieure, montrait, à la ville, des élégances dedandy, se tenait soigneusement au courant de toutes les anecdotesparisiennes, fréquentait ce qu’il y a de mieux dans le grand mondedes domestiques. Jugeant le nom d’Isidore trop commun pour le valetde chambre d’un banquier, il avait prié son maître de lui attribuercelui, beaucoup plus distingué, de Justin. À l’office, ondisait : « Monsieur Justin ».

M. Justin éprouva le besoin de venir passerquelques jours au pays, afin d’y étaler le luxe de ses jaquettes,de ses chaînes de montre, et de ses souliers vernis. Il voulaitjouir de l’étonnement de ses pauvres compatriotes, de la curiositéet du respect que ne manquerait pas de susciter, parmi tous cespaysans ahuris, la correction de sa tenue. Il fit une malle de cequ’il possédait de plus précieux en cravates, gilets, pantalons, etpartit pour Freulemont. Le père Dugué, ses outils sur l’épaule,revenait de la besogne journalière, quand la voiture qui amenaitmonsieur Justin de la gare, s’arrêta devant la maison. M. Justin endescendit prestement et s’avança vers son père, en souriant. MaisDugué, d’un geste, empêcha l’effusion du retour. Il examina sonfils des pieds à la tête, avec un air de souverain mépris, puis ildit froidement :

– J’avons point b’soin d’domestique, mongars. J’vidons ben nout’ pot tout seul.

Il lui tourna les talons et lui ferma la porteau nez.

– Si ça ne fait pas pitié ! disaitplus tard, le père Dugué… F’gurez-vous qu’il avait des soulierspointus, l’marquis, pointus quasiment comme la queue de nout’cochon, et un chapiau qui r’luisait pus que l’saint-Sacrement.

 

Quant à sa fille, ça avait été une autrehistoire ! Et c’était à se demander vraiment ce que le diableavait pu bien mettre dans le corps de ces deux méchants enfants. LaFanchette passait, sans contredit, pour la plus belle fille de lacontrée. Un visage avenant, rouge comme une pomme et toujours gai,des membres solides, des yeux hardis, et avec cela, active autravail, dure au plaisir, elle n’avait point sa pareille pourémoustiller les gars. Les galants ne lui manquaient point, et,parmi eux, des lurons qui possèdaient « du beau bien » ausoleil. Aucune de Freulemont, de la Boulaie-Blanche, des Pâtis, duBois-Clair, des Quatre-Fétus, de Boissy-Maugis, ne pouvait sevanter de voir à ses trousses une telle procession d’yeux ronds, debouches béantes, de bras en extase. Il y avait surtout le garçon àmaît’ Pitaut qui ne quittait pas Fanchette d’une semelle… et legarçon à maît’ Pitaut voilà qui eût été une fameuse affaire !Dugué ne se dissimulait pas toutes les difficultés qui s’opposaientà ce mariage, mais il comptait sur l’adresse de sa fille pour lessurmonter. Il espérait secrètement qu’elle saurait, au besoin, sefaire faire un enfant par ce nigaud de garçon à maît’ Pitaut, etFanchette « une fois emplie », le tour était bon, ilfaudrait, de gré ou de force, en passer par mossieu le maire et parmossieu le curé. Combinaison honnête après tout, puisqu’on devaitse marier et vivre ensuite entre braves cultivateurs. Certes, iln’eut point admis que Fanchette fît « la bêtise » pour« la bêtise ». Seulement, puisqu’il s’agissait d’êtresérieux et d’aller à l’église, personne ne pouvait « trouver àr’dire à ça ». Un dimanche, la Fanchette déclara qu’ellevoulait « s’accorder » avec François Béhu. Dugué auraitreçu toute une charretée de foin sur la tête, qu’il n’eût pas étéplus dûment assommé.

– Ah ! la sacrée femelle !s’écria-t-il à cette révélation inattendue… Ainsi, c’est tout commel’marquis… T’as hont’ d’être dans la tè… y t’faut des gars d’laville… François Béhu !… Non ! mais r’gardez mé ça…François Béhu !… un homme qui est seu’ment pas du pays… unpropre à ren qui n’sait seu’ment point r’connaître la vesce d’avél’chianve… Un feignant qui travaille dans une fabrique… qu’a desmoustaches !… T’ l’épouseras point, t’entends bien, t’l’épouseras point.

– J’vous dis, moi, répondit Fanchette,j’vous dis que j’ l’épouserai… y m’plaît, na !… C’est monidée… j’ l’épouserai… et pis j’l’épouserai… Et pis, n’avez qu’faire d’gueuler comme ça… pasque, j’ m’fous d’vous.

– Ah ! tu t’fous d’mè, mâtine !Ah ! tu t’fous d’mè… Eh ben ! attends.

Dugué avait les deux bras levés pour frapper.Fanchette, les poings sur les hanches, provocante, les yeuxcolères, regarda son père bien en face.

– V’ pouvez m’battre, espèce de grandbrutal, dit-elle… v’ n’empêcherez ren… Et pis que vous v’lez toutsavoir… j’suis enceinte, na !… enceinte de li… oui, oui,enceinte d’François Béhu.

Et, s’avançant, le col tendu, elle luicrachait ce nom, tout près, dans la figure.

Étourdi comme par un coup de massue, cinglépar ce nom comme par un fouet à cent lanières, Dugué recula enchancelant, et laissa retomber ses bras au long du corps, dans ungrand geste d’accablement. Il ne comprenait plus. Ses idées sur lajustice, la morale, la religion, étaient bouleversées, au pointqu’il n’y démêlait plus rien. Pourtant, dans son trouble, uneespérance lui restait. Fanchette s’était peut-être trompée. Ilbalbutia.

– T’es sûre que c’est d’li ?rappelle-tè… T’es ben sûre que c’ n’est pas du garçon à maît’Pitaut ?…

La Fanchette haussa les épaules.

– Vous me prenez donc pour eunesale ?… Voudriez peut-être que j’couche avé tout lemonde ?

Non certainement, il ne le voulait pas. Maisle garçon à maît’ Pitaut n’était pas tout le monde, sapristi !Puisqu’elle avait « tant fait de coucher avec quelqu’un »pourquoi n’avoir pas choisi celui-là, un brave et honnête homme,qui possédait de la religion et une ferme superbe ? jamais,non, jamais on ne lui ferait admettre pareille chose. Ainsi,c’était donc fini ! Des beaux rêves qu’il avait formés pourl’établissement de ses enfants, aucun ne devait se réaliser. Tousles deux, le garçon et la fille déshonoraient son nom, l’un« en récurant les pots de chambre des nobles », l’autreen s’amourachant d’un méchant gars, venu on ne sait d’où, passantson temps, dans les fabriques, à faire on ne sait quoi. Un jolimonsieur qu’il aurait pour gendre ! Ivrogne, débauché,prodigue, républicain, cela va sans dire, comme sont les ouvriersdes usines. Ah ! cela lui promettait de l’agrément !D’ailleurs, n’avait-il pas des moustaches, ce François Béhu ?Et, les moustaches, tout était là ! De même que les paysans desa race, adorateurs des habitudes anciennes, gardiens sévères destraditions, Dugué haïssait les gens, cultivateurs et ouvriers, quiportaient moustache. La moustache, pour lui, représentait larévolte, la paresse, le partage social, toutes les aspirationssacrilèges qui soufflent des grandes villes sur les campagnes, toutun ordre de choses effroyables et nouvelles, auxquelles il nepouvait penser sans que ses cheveux se dressassent d’horreur sur satête. Le vice, le crime, les révolutions, ce qui l’inquiétait,quand il avait le temps de songer, lui apparaissaient sous la formesymbolique de moustaches hérissées terriblement. Et c’était juste,car, depuis qu’il existait, ce qu’il avait vu, à Freulemont etailleurs, d’insoumis à la terre, de mauvais sujets, de braconniersdangereux, de voleurs, et d’hommes vivant en concubinage, tousavaient des moustaches, comme François Béhu. Enfin, de même qu’ilavait cédé aux fantaisies d’Isidore, il ne s’opposa pas à ce queFanchette épousât « l’moustachu », disant, pour seconsoler, que les coups qu’elle recevrait, ce ne serait pas lui,bien sûr, qui les sentirait. La noce fut célébrée assez gaiement.Il y eut les violons, et la Duguette confectionna un repassucculent où chacun se grisa de « cidre bouché » et depoiré.

** *

Maintenant, le bonhomme était vieux. Sescheveux avaient blanchi sur sa figure rouge et ravinée par lesrides : son grand corps maigre, jadis si robuste, se cassaiten deux et s’inclinait, de plus en plus, vers la terre ; laforce abandonnait ses membres qui tremblaient sous le moindrefardeau s’épuisaient à la moindre fatigue. Il dut se résigner àquitter le travail.

Le soir qu’il revint, pour la dernière fois,avant de remiser, au fond du cellier, ses outils désormaisinutiles, le père Dugué alla dans le jardin, d’où l’on apercevait,par-dessus la haie d’épines taillées, les champs qui s’étendaientau loin. Sous le ciel crépusculaire, les champs s’endormaient,toujours forts, toujours beaux. La sève battait en eux, comme batle sang aux veines des jeunes gens. Et longtemps il contempla cetteterre, la « tè » bien aimée, la « tè »triomphante, la « tè » que la neige des hivers nerefroidit jamais, que ne dévore jamais l’incendie des étés, quirenaît toujours plus splendide de ses éternels enfantements, surlaquelle les hommes, les idées et les siècles passent sans ylaisser la trace de leurs querelles, de leurs avortements, de leursruines, la « tè » où bientôt il reposerait ses bras,devenus trop faibles pour l’étreindre, où il coucherait ses reinsdevenus trop vieux pour la féconder. Les blés remuaient doucement,froissant leurs chaumes, les avoines pâlissaient, ondulaient,pareilles à la brume légère qui monte des prairies, les trèflesqu’un reste de lumière frisante accrochait, saignaient par places,et dans la rougeur du couchant, les pommiers tordaient leurschevelures fantastiques ou montraient leurs profils grimaçants desorcières. Une femme passa qui chassait sa vache à coups degaule ; il entendit le piétinement d’un troupeau de moutonsqui rentrait à la bergerie, puis une voix lente qui s’éloignait,chantonnant :

Fauche à la pluie, camarade,

Fane au soleil, l’foin est bon.

Et pour la première fois de sa vie, le pèreDugué pleura.

 

Sa femme et lui avaient, sou par sou, amasséquatre cents francs de rente, sans compter les profits de laDuguette, qui continuait d’aller en journée et qui, plus quejamais, était demandée pour les repas de noce. Avec cela on pouvaitvivre, à l’abri du froid et de la faim, tranquille, heureux, sansrien mendier à personne. Pourtant, le père Dugué était loin d’êtreheureux. D’abord, il ne sut que faire de ses journées qui luisemblaient bien longues et bien vides. Tout « chose »,tout vague, il errait du verger au jardin, sarclait de ci, bêchaitde là, mais ce menu travail, qu’il réservait autrefois à sesdistractions dominicales, ne suffisait pas à l’occuper pendanttoute la semaine. Non, « l’état d’rentier n’était pas sonaffaire », et jamais il ne pourrait s’y habituer. S’ingéniantà se créer des besognes qui trompassent son ennui, il fabriqua uneéchelle, remplaça les vieilles lisses du verger par des neuves,bâtit un hangar avec des débris de bois qu’il avait, et, quand cefut fini, il se trouva tout penaud devant ce terribleproblème : « Que faire ? » Il songea alors àélever des poules et des lapins : les poules, ça l’amuserait,il irait couper de l’herbe, tous les jours, pour les lapins, et letemps passerait. Comme c’était un brave homme, un travailleurméritant et qu’il jouissait dans le pays d’une grande réputationd’honnêteté, il eut la chance d’intéresser à son sort les maîtresdu château qui l’employèrent parfois à diverses fonctions peufatigantes, comme d’entretenir les allées, ramasser les feuillesmortes et servir de modèle à la « demoiselle » quifaisait de l’aquarelle.

Cependant, bien que, peu à peu, le père Duguéeût repris des habitudes régulières, il s’ennuyait. Il avait lanostalgie des champs. Souvent, quand le temps était beau, il s’enallait, à travers la campagne, revoir les camarades qui fauchaientou qui engerbaient, mais il rentrait de ses promenades, mécontent,avec un dégoût plus violent de son existence oisive, avec despensées pénibles qui l’enfonçaient davantage dans les mélancolieset les regrets poignants du passé. Son caractère aussis’aigrissait. Tout lui était sujet à disputes, àrécriminations ; il devenait exigeant, tracassier, irritable,mauvaise langue. Lui qui, jadis, supportait si facilementles continuelles absences de sa femme, il lui en voulait maintenantde toujours courir dehors, l’accusait de l’abandonner, de« s’entendre avé l’z’éfants » pour le laisser mourir. Sice n’était pas malheureux, à son âge, après avoir tant travaillé,de rester seul, du matin au soir, comme un pauvre chien galeux,d’être obligé de faire sa soupe, de ne jamais manger un bonmorceau, pendant que sa femme s’amusait dans les noces ou chez lespratiques, était grassement nourrie, ne manquait de rien ! Etlorsqu’à midi, le bonhomme se retrouvait tristement devantl’éternelle terrine de grès, pleine de soupe, quelquefois de soupefroide de la veille, la pensée que la Duguette, les yeux luisants,les joues allumées, se gavait gaiement de tripes et de fricassées,le mettait en rage et il se disait : « A s’foutd’ça ! Mais ça n’peut point durer, non ça n’peut pointdurer ! » Il rêvait alors de s’en aller très loin, de« tout planter là », de recommencer, seul, une existencenouvelle de labeurs, entrevoyait la possibilité de« divorcer ». Ah ! pourquoi s’était-il marié ?À quoi cela lui avait-il servi de prendre une femme, sinon àl’abreuver d’ennuis et de peines ? Les jours où la mère Duguéconsentait à rester à la maison, il partait, dès l’aube, avec unecroûte de pain en sa besace, et jusqu’à la nuit, dans la sapaie, ilrôdait, sous prétexte de ramasser du bois mort.

Les années et les années passaient sur lestrois événements importants de sa vie, la mort du beau-père, ledépart de son fils, le mariage de sa fille, sans en effacer lessouvenirs chagrinants et il continuait d’en parler avec uneamertume qui, chaque jour, grandissait. « L’marquis », deplus en plus brillant, n’avait fait que deux courtes apparitions àFreulemont. Quant à « Ma’me Béhu », elle venait, tous lesdimanches, chez son père, avec « l’moustachu ». Mais àpeine si le bonhomme semblait s’apercevoir de leur présence.D’ailleurs, la plupart du temps, il profitait de ces visites, quil’importunaient, pour courir les champs, ou se livrer à quelqueoccupation mystérieuse, au loin. Outre qu’il gardait rancune àFanchette d’avoir trompé ses espérances, en épousant François Béhu,il ne pouvait souffrir les nouvelles allures de belle dame qu’elleavait prises à la ville. Il haussait les épaules de la voir« attifée comme une caricature », sans bonnet, lescheveux au vent, un chignon relevé sur le haut de la tête, et desmèches qui s’ébouriffaient sur le front, pareilles aux poils deschiens de berger. Et c’étaient des manières de parler, grasseyanteset précieuses, des balancements étudiés du derrière, des singeriesde bourgeoise qui lui faisaient pitié. Parfois, en l’honneur de safille, la Duguette préparait un bon souper, elle tuait un poulet oubien faisait un civet avec un lapin. Le vieux alors s’emportait. Ildéfendait qu’on touchât à sa volaille et à ses lapins, parce quec’était à lui, rien qu’à lui, qu’il avait le mal de les soigner,qu’il voulait avoir le plaisir de les manger, tout seul, ou de lesvendre au marché, si c’était son idée. Ah ! ce n’était paspour lui, bien sûr, qu’on ferait tant d’embarras ! Sa femmeavait-elle songé, une fois dans sa vie, à lui fabriquer quelquechose de bon ? Ah bien oui ! Ce qu’il y avait de bon,c’était pour elle, et pour les autres, jamais pour lui ! Il enavait assez d’être grugé par un « tas d’mangeux, d’feignants,d’vauriens ». La Fanchette et l’moustachu mangeraient de lasoupe, comme lui, et si cela les dégoûtait, ils pourraient bienrester chez eux, à se régaler, il ne les en empêchait pas, aucontraire : ça serait un fameux débarras. Et le père Dugués’asseyait, bougonnant, à un coin de la table, devant sa soupequ’il avalait avec ostentation, et qui, misérable et froide,protestait héroïquement contre la succulence du civet que lesautres dévoraient en claquant de la langue. Il se couchait ensuite,menaçant de « tout flanquer dehors », table et gens, sion ne se taisait pas, et si on ne le laissait pas dormirtranquille. C’était bien le moins qu’il fût le maître dans samaison.

On commençait, dans le pays, à jaser beaucoupsur le compte de Fanchette. Il paraît que ce n’était pasgrand’chose de propre, et, en ville maintenant, elle avait uneréputation détestable. Un jour, dans le bois Giroux, un autre jour,dans un champ de blé, la femme à Gendrin l’avait surprise avec deshommes, en train de faire autre chose que de la dentelle. Même chezelle, les galants venaient en procession, l’un après l’autre, desjeunes gens, des hommes mariés, jusqu’à des messieurs. Il y avaiteu des scandales, plusieurs fois l’on s’était battu : unevéritable honte, enfin ! D’ailleurs, Fanchette ne se cachaitplus, et si elle continuait de la sorte, bientôt, on la verrait,pire qu’une chienne, étaler ses saletés en pleine rue. Le pèreDugué apprit tous ces détails avec une joie profonde. Pourtant ilvoulut douter et prétendit d’abord que c’était des histoires de« mauvaises langues », des vengeances de femmes, jalousesde Fanchette, mais quand on lui eut donné des preuves irrécusablesde l’abominable conduite de sa fille, son contentement ne connutplus de bornes. Ce n’était point que Fanchette s’amusât qui lerendait si bien aise. Oh ! non ! car, avant tout, iltenait pour la morale, et il avait, sur l’honnêteté des femmes etsur la religion, des opinions très arrêtées, mais, puisque le malexistait, il pouvait bien se réjouir de ce qu’il tombât, aussi àpropos, sur la tête de François Béhu ! Il disait :« C’est ben fait pour li… Quen ! pourquoi qu’il l’aépousée ! » Et à la pensée que « l’moustachu »se trouvait malheureux et ridicule, qu’il pleurait peut-être, qu’iln’osait plus se montrer dans les rues, les petits yeux du vieuxpaysan se bridaient, sous un rire cruel, atroce, sinistre.

À partir de ce moment, ses alluress’adoucirent un peu vis-à-vis de sa fille qui le vengeait deFrançois Béhu. Il daignait plaisanter avec elle, et il se surpritmême, dans un élan de reconnaissance, à l’embrasser sur les deuxjoues, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans. Lorsque, ledimanche, ils se trouvaient tous réunis, quoiqu’il fût restéintraitable sur la question de la volaille et des lapins, ilcausait, s’animait, racontait des histoires de « cocus »cyniques, obscènes, et son regard méchant allait sans cesse deFanchette toujours rieuse, à Béhu triste et soucieux. La tristessede son gendre qu’il n’avait remarquée que depuis qu’il connaissaitses malheurs conjugaux, lui était une douceur qui le payait detoutes ses déceptions passées. Il était impitoyable en sesplaisanteries. Celle qu’il jugeait la meilleure, consistait à tâterle front du « moustachu », et à lui dire :« Quoi donc qu’t’as là, mon gars ? On dirait qu’yt’pousse queuque chose. » Et l’infortuné Béhu, pris, chaquefois, à la farce du beau-père, portait machinalement les mains àson front, rougissait, roulait des yeux doux et résignés comme ceuxdes bœufs, tandis que le bonhomme, se tordant de rire,répétait : « Quoi donc qui y pousse ? quoi donc quiy pousse ? » Cette gaîté intermittente ne modifia en rienson caractère qui s’affirmait de plus en plus tracassier etdespotique.

Un matin, le père Dugué se réveilla avec latête lourde et de fortes douleurs au ventre. Il se leva néanmoins,et, tout en geignant un peu, vaqua à ses occupations coutumières.Mais ses pauvres bras, mous comme des chiffes, refusaient de luiobéir, ses jambes tremblaient pareilles à des roseaux battus duvent, et puis, un grand froid l’envahissait. Bien qu’il se sentîttrès souffrant, il ne voulut rien changer à son régime, qui secomposait d’une poire le matin, de la soupe à midi et de la soupeencore à six heures. En vain sa femme essaya de le soigner, de luifaire prendre une nourriture meilleure, il ne voulut entendreparler de rien. Au mot de « médecin », il entra dans unecolère terrible. Cependant le mal empirait, les douleurs de ventredevenaient plus violentes, intolérables, sa respiration oppresséefaisait un bruit de vieux soufflet percé, sa tête lui était sipesante sur les épaules qu’il ne pouvait plus la porter droite, etqu’il lui semblait que ce poids entraînait tout son corps dans unvertige. Il s’alita.

** *

Dans le lit, très haut, drapé d’indiennesombre, le père Dugué, couché sur le dos, la bouche grand’ouverte,ne remuait pas. À peine si la pâleur de la mort prochaine teignaitson visage bruni d’une lividité douteuse. Les deux bras, hors descouvertures, s’allongeaient, inertes, sur les draps de lin gris, etses mains énormes, aux doigts noueux, presque noirs, ressemblaientaux racines d’un arbre arraché du sol par la tempête. Rien nevivait en lui que ses yeux, ses petits yeux qui laissaient filtrer,entre les paupières serrées, la flamme mourante d’un regard dur etcolère, comme filtre entre les lames d’une persienne un reste dejour qui agonise. Quoiqu’il ne bougeât plus et qu’il ne répondîtpoint aux questions qu’on lui adressait, le moribond se rendaitcompte, très nettement, de ce qui se passait autour de lui. Ilavait vu le curé s’approcher de lui, tout à l’heure, il l’avaitentendu chuchoter des prières, parler de Dieu, et l’exhorter à bienmourir ; il voyait, par la porte ouverte, le dernier soirtomber sur la campagne en grandes averses d’or et de pourpre, lesoiseaux se poursuivre sur les branches du hêtre, et saluer, deleurs roulades sonores, le de profundis du soleil qu’il necontemplerait plus ; il voyait les voisines s’arrêter sur leseuil, tendre le cou, marmotter quelques paroles d’une voix basse,et s’en aller, traînant leurs sabots dans le chemin, mais tout celane l’intéressait pas. Isidore, en veston quadrillé, le chapeau surla tête, épluchait les champignons qu’il avait cueillis dans lebois, Fanchette, les cheveux plus ébouriffés que jamais, tricotait,indolente, une capeline de laine noire, et la Duguette, trèsaffairée, les manches de sa robe relevées jusqu’au coude, troussaitmagistralement un poulet, pour le repas du soir. Il ne perdaitaucun des gestes de sa femme et son regard – le regard suprême queles mourants s’efforcent d’arracher à la terre pour le plonger auvide des éternités mystérieuses qui s’ouvrent devant eux – sonregard allait de sa femme au poulet. Et voilà ce qui l’absorbaittout entier à cette heure auguste et terrible ! Lepoulet ! Le poulet qui synthétisait les rancunes de sa vieavare et sans bonté, les amertumes de sa vieillesse égoïste etdélaissée ! Aucun souvenir heureux du passé ; aucuneterreur de l’avenir dans lequel il entrait. Ni une émotion, ni unelarme, ni un repentir, ni ce besoin qu’ont les plus farouches desentir dans leur main qui se glace, la douce chaleur d’une mainaimée, et le souffle consolateur d’une lèvre chérie sur leurslèvres qui se referment à jamais. Il n’eut même pas une pensée pourla terre, « la tè » qu’il avait quittée et qu’il allaitretrouver, « la tè » qui avait été la seule affection desa vie et qui pouvait être le pardon de sa mort. Ne lui avait-ilpas dit adieu, un soir, dans le jardin ? Et cet adieu leséparait pour toujours de ce que son âme avait contenu de bon, degrand, d’humain… On dit que les anges viennent, les ailes éployées,au chevet des moribonds recueillir leur dernière prière pourl’emporter aux cieux. Son ange à lui c’était le poulet, le pouletvorace et barbare qui lui crevait les yeux, lui mangeait le cœur,lui rongeait le foie !… Il essaya de rassembler ce qui luirestait de forces, afin de pousser un cri de colère, mais le criavorta dans une plainte si faible qu’à peine on l’entendit.

– Donne donc eune cuillerée de potion àton pè, dit la mère Dugué à Fanchette, attendiment que j’vas mett’l’poulet à la broche.

Fanchette tenta vainement d’introduire lacuiller entre les dents serrées du père Dugué, et le liquide serépandit, coula de chaque côté de la bouche, jusque dans le cou etsur la poitrine. Elle l’essuya doucement avec le coin du drap, etensuite elle regarda son père. L’œil du vieillard qui se fixait surelle était, en ce moment, si hideux et si effrayant qu’elles’enfuit aussitôt, secouée d’un frisson.

La nuit arrivait. Par la porte toujoursouverte, on n’apercevait plus, au-dessus des masses sombres desarbres, qu’un pan de ciel limpide où déjà s’allumaient les étoiles.En rentrant chez eux, les gens s’arrêtaient devant la maison,demandaient des nouvelles, et dans le chemin passaient des profilsvagues d’hommes et de bêtes. La chambre n’était éclairée que par laflamme de la cheminée qui faisait danser aux murs et au plafond degrandes ombres fantastiques, projetait sur le lit une clarté rougeet mouvante. À plusieurs reprises, un chien jaune vint, en rampant,flairer le poulet et la Duguette fut obligée de le chasser à coupsde torchon.

L’agonie commença. D’abord, ce fut un petitrâle, un ronflement doux et profond comme un ronron de chat, puis,pareil à un soufflet de forges, le bruit s’enfla, coupé desifflements et de hoquets. Le père Dugué, allongé dans la mêmeposition, demeurait immobile ; seules ses grosses mainsremuaient, se tordaient, grattaient la toile, avec des mouvementscrispés. Une sueur glacée ruisselait sur son visage qui secontractait et prenait des tons terreux de cadavre. Isidore etFanchette se tenaient près du lit, et la mère Dugué allait sanscesse du chevet du mourant au poulet qu’elle arrosait du beurregrésillant de la lèchefrite. Bientôt les râles s’affaiblirent,cessèrent, les mains reprirent leur immobilité. C’était fini. Lepère Dugué n’avait pas bougé, et son œil qui ne voyait plus et quiconservait dans la mort son regard méchant et cruel, était fixé,démesurément agrandi, sur le poulet qui tournait au chant de labroche et se dorait au feu clair.

– Il est mô ! dit la mère Dugué,après avoir posé la main sur la poitrine de son mari… Fanchette,passe-mé l’miroir, que j’y mette tout d’même sous l’nez.

La glace ne se ternit pas.

– Il est ben mô, répéta la mèreDugué.

Isidore et Fanchette se penchèrent un peu surle cadavre de leur père et soulevèrent, l’un après l’autre, sesbras qui retombèrent lourdement.

– Oui, dirent-ils, il est bien mort.

Tous les trois, très embarrassés, ilsrestèrent, pendant quelques minutes, silencieux.

– J’y créiais pas qu’y passerait si vite,reprit la mère Dugué, hochant la tête. Enfin, y n’était pointc’mode, ben sûr, l’pè Dugué, mais ça fait tout d’même duchagrin.

Et montrant le cadavre, elle ajouta d’un tonpresque respectueux :

– J’souperons dans la pièce à couté.

** *

UN POÈTE LOCAL

 

À M. J.-K. Huysmans.

 

L’homme qui entra était un grand diable,maigre, terreux et très voûté. Ses vêtements usés, rapiécéssemblaient ne pas lui tenir au corps, tellement ils étaientminables. Il avait un bâton d’épine à la main, et portait sur sondos une sorte de carnassière, dans laquelle je distinguai, àtravers le filet à grosses mailles, des registres, des imprimésd’administration, un encrier et un morceau de pain. L’homme mesalua à plusieurs reprises et me tendit une lettre. Voici ce quedisait cette lettre :

 

« Monsieur et honoré confrère,

« Je vous prie d’accueillir favorablementM. Hippolyte Dougère qui vous remettra ce mot. C’est un jeune hommedu plus brillant avenir et du plus beau talent. M. Dougère acomposé plusieurs tragédies qui sont admirables – ni classiques, niromantiques, ni naturalistes, – mais admirables.

« J’espère, monsieur et honoré confrère,que vous voudrez bien aider notre jeune poète à sortir de l’ombre,et à utiliser pour lui vos précieuses relations dans le monde duthéâtre. Excusez mon indiscrétion, mais c’est l’amour des lettres –je dis des belles-lettres – qui me met la plume à la main.

« Agréez, etc.

« JULES RENAUDOT,

« Membre de la Pomme,

percepteur à X… »

P.-S. – « Je connais toutparticulièrement M. Monselet et quelques-uns de cesmessieurs. »

Quand j’eus achevé la lecture de la lettre deM. Renaudot, membre de la Pomme, percepteur à X…, l’hommeme salua de nouveau et me dit, non sans quelque fierté :

– C’est moi, Hippolyte Dougère.

– Enchanté, monsieur. Puis-je vous êtrebon à quelque chose ?

– À tout, monsieur.

Je le priai de s’asseoir. Hippolyte Dougèresalua encore ; il déposa sa carnassière et son bâton sur leplancher, entre ses jambes, puis, passant la main dans sescheveux :

– Monsieur, dit-il, voici l’affaire… Jesuis commis à cheval…

– Pardon ! je croyais que vous étiezpoète ?

– Certainement, je suis poète ; maisje suis aussi commis à cheval… Trouveriez-vous par hasard que cesdeux qualités sont incompatibles ?

– Nullement, monsieur… au contraire.

Il poursuivit :

– Je suis commis à cheval… C’est-à-direque j’en ai le titre et que je n’en ai pas le cheval… Commis àcheval, sans cheval… Dérision, n’est-ce pas ! ironie,antithèse ! car…

Notre cheval à nous, seigneur, ce sont nos jambes.

Et d’un geste de pitié, le poète me montra seslongues jambes étiques que terminaient des souliers lamentables,hideusement éculés.

– Mais il ne s’agit pas de cela, repritHippolyte Dougère… Si je vous dévoile ma profession, – bâillon,carcan, boulet – ne croyez pas que je m’en vante… Oh !non ! C’est uniquement pour vous dire : « Vous avezdevant vous un commis à cheval, un rat de cave à cheval… »

Il prononça ce mot, en ricanant amèrement,comme s’il voulait résumer toutes ses protestations contrel’injustice des répartitions sociales.

– Vous avez devant vous un rat de cave àcheval, continua-t-il… Vous comprenez ce que cela signifie…C’est-à-dire un être faible, obscur, pauvre… Regardez-moi… Or,aujourd’hui, pour arriver, il faut être fort, connu, riche… Il fautsurtout ne pas être rat de cave… Est-ce vrai !… Quevoulez-vous qu’on pense de quelqu’un qui arpente, tous les jours,la campagne, des registres sur le dos, comme un fou… de quelqu’unqui compte des bouteilles de vin, des litres de trois-six dans lescaves des cabarets… qui sonde les fûts, espionne les foudres, tapefamilièrement sur le ventre des barriques… oui, desbarriques !… de quelqu’un qui sème partout les amendes et lesprocès-verbaux ? Pensera-t-on jamais qu’un tel misérablepuisse écrire des tragédies ?… Je vous le demande… non ?…Eh bien ! j’en écris…

Hippolyte Dougère promena autour de lui unregard de défi.

– J’en écris, répéta-t-il d’une voixretentissante… Oui, monsieur, j’ai cette audace… Tragédieshistoriques, drames sociaux… la patrie, l’humanité, l’indépendance,la revanche de l’individu contre l’étouffement de la société… voilàce que j’écris !… tout cela, en vers, en vers libres.

– Et il y a longtemps, demandai-je, quevous écrivez des tragédies… en vers ?

– Longtemps ?… Depuis huit ans…Depuis que je suis marié… Alors, j’étais à Caen, employé à ladirection… employé !… Savez-vous ce que c’est que d’êtreemployé !… J’allais souvent dans un petit café-concert… J’ytombai amoureux d’une chanteuse comique… Elle était sage, cettechanteuse comique, – du moins, je le crois – et je l’épousai… Voyezce que c’est !… si j’avais été riche, comte, ou seulementcoiffeur, cabotin, journaliste, je ne l’aurais pas épousée ;je l’aurais payée, ou elle m’eût payé, et j’en eusse fait mamaîtresse… Mais simple employé, c’est autre chose… Le mariage ourien… Quelle situation de troisième acte !… J’obligeai mafemme à abandonner son art, parce qu’on n’eût pas toléré, dansl’administration, que la femme d’un futur rat de cave, fûtchanteuse comique… Était-ce mon droit ?… Ne devais-je pasplutôt me sacrifier ?… Enfin je l’obligeai… Elle me chantaitson répertoire… Oui, le soir, elle s’habillait avec ses ancienscostumes… elle se mettait du blanc, du rouge, du noir… une fleurdans les cheveux… et elle chantait… dans notre petite chambre… pourmoi !… pour moi tout seul… Que cela était triste !… Unjour, elle désira que je lui fisse une chanson… Son répertoirel’ennuyait… elle soupirait après une création… Ah ! c’étaitune artiste !… Je me mis à la besogne… Je n’avais jamais faitde vers, jamais je n’avais aligné que des chiffres… Eh bien !au bout de quinze jours, j’avais composé, non pas une chanson… non…pas une chanson… mais une tragédie !… Emporté parl’inspiration, d’une simple chanson, monsieur, j’étais arrivé à unetragédie !… Sous ma plume, le vers léger des gaudrioles setransformait en vers tragique… Là où j’avais voulu mettre desassonances cabriolantes, se dressaient les rimes au grand masqueterrible !… Croyez-vous aux vocations ?… au coup defoudre des vocations ?… Moi, j’y crois…

Hippolyte Dougère respira un peu et ramena enarrière des mèches de cheveux qui pendaient sur son front. Ilpoursuivit :

– Depuis le moment où je m’étais révélépoète tragique… moi simple employé, moi, futur commis à cheval…depuis ce moment, j’avais un devoir, le devoir de continuer… Jecontinuai… Étienne Marcel, Louis XIV, Napoléon, Gambetta…j’écrivis huit tragédies… huit ! Et ce n’est pas fini… Je lesenvoyai en bloc au Théâtre-Français, à l’Odéon, à l’Éden, authéâtre de Montmartre… partout enfin où il est reconnu que l’onreprésente des œuvres sévères, historiques… Je les envoyai avec lesrecommandations de mon ami, M. Renaudot… Une fois même, je crusdevoir ajouter à ce patronage une requête des plus hauts imposés dela commune… Croiriez-vous qu’on me les a renvoyées, sans leslire !… le croiriez-vous ?… Sans les lire !… Etpourquoi ?… Parce que je suis rat de cave ?… Sans doute…mais il y a une autre raison… Monsieur, je touche au point délicat…écoutez-moi… Je ne suis pas de l’école de Belot, et ma muse ne sepromène pas sur des éléphants, des zèbres, des hippopotames, desgirafes, à travers des décors abyssiniens ; je ne suis pas nonplus de l’école de Zola… des cochonneries, fi donc !… Et cetAugier, dont on parle tant, qu’est-ce que c’est, je vousprie ? Un bourgeois… Et ce Coppée ?… le connaissez-vousce Coppée qui s’en va rossignoler des romances au pied des statueshongroises !… et ce Delair ?… si cela ne fait paspitié !… Il n’y a donc pas assez de théâtres pour lui enFrance ! il faut qu’il déborde sur la Belgique !… Quant àVictor Hugo, vous m’accorderez bien que ce ne sont que des mots…des mots qui ronflent… Moi aussi je ronfle, quand je dors, hé, hé…Mes tragédies, c’est autre chose… je remue les foules… Or, peut-oncomprendre cela, un rat de cave à cheval qui remue lesfoules ?… Voilà la raison, monsieur… Effrayant dilemme, carenfin ou je dois continuer à remuer les foules, et il ne faut plusque je sois rat de cave ; ou je dois continuer à être rat decave, et il ne faut plus que je remue les foules… Concluez !…Tenez, je vous apporte un fragment de ma dernière tragédie :Le Masque de la Mort Rouge…

– Vous avez sans doute pris le sujet dansle conte d’Edgar Poë ?

– Je n’en sais rien… J’ai vu cela quelquepart… vous le lirez… et vous conclurez… Ah ! monsieur, jevoudrais que vous me comprissiez… Certes je suis connu dans cepays, je puis même affirmer que je n’y manque pas de célébrité… Lejournal de l’arrondissement écrit en parlant de moi :« Notre éminent compatriote, le poète HyppolyteDougère… » Et puis après ? qu’est-ce que cela mefait ! Je ne suis toujours qu’un poète local, je n’ai qu’uneréputation de clocher ! Être acclamé par ses parents, admirépar ses amis, porté en triomphe par des gens avec qui l’on vit, quel’on tutoie… que l’on coudoie à toutes les heures de la journée… labelle affaire !… Est-ce vraiment de la célébrité ?…Non !… ce qu’il faut, c’est l’admiration inconnue ; c’estse dire : À Moscou, à Calcutta, au Japon, à Lons-le-Saulnier,dans le Soudan, à Paris, il y a des gens que tu ne connais pas,dont tu ignores le nom, le sexe, le langage et la race, qui ne sontpas habillés comme toi, qui peut-être portent des dieux peints surles fesses, adorent des lapins blancs et mangent de la chairhumaine, des gens que tu ne verras jamais, dont tu n’entendrasjamais parler… jamais, jamais… et qui t’applaudissent, et quicrient : « Vive le grand poète HippolyteDougère » !… Voilà la célébrité, la vraie, la seule… Maiscomment faire ?… Voyons, monsieur, vous écrivez dans lesjournaux, par conséquent, vous êtes une force, vous avez del’influence auprès des directeurs, des acteurs, vous connaissezCoquelin… Que me faut-il de plus ?… Vous n’avez qu’un mot àdire, et toutes les portes me sont ouvertes… Mais lisez leMasque de la Mort Rouge… Vous verrez quel souffle, quelleampleur, quelle portée sociale… Je reviendrai… Il ne se peut pasque vous laissiez agoniser le théâtre avec ce Victorien Sardou, ce…comment l’appelez-vous ?… Paillon, Pailleron…, ce Jean Aicard…Oh ! je les connais !… Je reviendrai… Et s’il faut donnerma démission, affronter la lutte… comptez sur moi… Je reviendrai…au revoir, monsieur, je reviendrai.

Hippolyte Dougère se leva. Il reprit son bâtonet sa carnassière.

Je vis quelque temps, sur la route, son grandcorps, maigre et voûté, qui se balançait tristement sur des pattesde faucheux.

** *

VEUVE

 

À M. Paul Bourget.

 

Je me préparais à sonner au presbytère, quandla porte s’ouvrit. Je dus m’effacer pour livrer passage à une femmeen deuil qui sortait. Elle me parut très pâle sous son voile decrêpe anglais, mais il me fut impossible de distinguer ses traits.D’ailleurs, elle passa rapidement, reconduite par le curé jusqu’àla voiture – une vieille calèche de campagne attelée d’un grospercheron – qui stationnait à la porte.

– Ainsi, monsieur le curé, c’est bienentendu comme cela ? Voyons, nous n’avons rienoublié ?

– Je ne crois pas, madame lamarquise.

– Faudra-t-il vous envoyer quelqu’un dela ferme pour vous aider, monsieur le curé ?

– Merci, merci, madame la marquise…Gaudaud, mon sacristain, est habitué… Je l’emmènerai.

– Eh bien ! au revoir, monsieur lecuré.

– Je vous présente mes respects, madamela marquise.

Le curé referma la portière, et la voiturepartit, dans un bruit de ferrailles, vénérable et disloquée.

– Quelle bonne dame ! me dit levieux curé, comme nous entrions au presbytère. Si celle-là ne vapas tout droit en paradis, c’est que personne n’ira.

– Qui est-ce donc ? demandai-je. Ilme semble que cette figure ne m’est pas inconnue.

– C’est Mme la marquise dePerseigne.

– Comment, la marquise dePerseigne ? la célèbre et belle marquise dePerseigne ?

– Oui. Depuis son malheur, elle habite,pas loin d’ici, une espèce de ferme qui lui appartient de sa mère,et qu’elle n’a même pas pris la peine d’aménager en maisonbourgeoise. Et elle vit là, toute seule, ne s’occupant que decharités… Justement elle venait aujourd’hui régler avec moi lesdispositions de la semaine. Ah ! avec Mme lamarquise, je vous affirme que la cure de Saint-Sulpice n’est pasune… sinécure, conclut le curé qui de temps en temps aimait à rire.Et dites-moi, mon jeune ami, que faisons-nous enpolitique ?…

** *

Cela n’étonna personne à Paris, quand lanouvelle du mariage de Jacques, marquis de Perseigne, et de lacomtesse Marcelle de Savoise, née des Radrays, fut officiellementconnue. Il n’était que temps. Dans les salons où l’on jase, oncommençait à trouver que l’affaire durait, durait… Même il s’enétait fallu de peu – de la largeur d’une langue de femme – que l’onne causât sérieusement, et que la malveillance ne quittât ledomaine de l’allusion timide, pour entrer dans celui de la brutaleaffirmation. « Ah ! c’est un vraisoulagement ! », avait dit Mme de Grandcœur, àqui on ne donnait pour le moment que quatre amants : unbanquier israélite, un général de cavalerie, un sportsman et uncomédien sans compter le mari, lequel, encore que sénateur, nepassait point pour la cinquième roue de ce carrosse si bien attelé.Du reste, de toutes parts, on approuva et on applaudit. Nom,fortune, jeunesse, beauté, tout en cette union paraissait le mieuxdu monde assorti. L’amour lui-même la parfumait ; l’amour,cette fleur douloureuse, qui souvent n’éclôt que dans les larmes,l’amour, cette fleur rare, qui, si rarement, fleurit au front desnouveaux époux.

Le mariage fut célébré à Sainte-Clotilde engrandissime pompe. Il y eut orgie de fleurs et de cierges,toilettes folles, chants d’orgue délicieusement énervants, et SaGrandeur Mgr de Parabère, le plus jeune et le plus joli prélat deFrance, prononça, au milieu de l’assistance pâmée, une allocutionqui fut jugée divine, et que trois reporters, qui ne l’avaientpoint entendue, prétendirent être tout animée du souffle le pluschrétien et de la mondanitéla plus exquise. Entre desénumérations de noms mal orthographiés ou de pure fantaisie, cesmêmes reporters remarquèrent aussi que le marquis de Perseigne etla comtesse de Savoise avaient la gravité émue et la solennitéinquiète qui conviennent aux grands bonheurs. Donc, rien ne manquaet ce fut charmant. Et les dernières lumières de l’église éteintes,et le lunch terminé, et les nouveaux mariés enfuis, on pensa àd’autres choses, c’est-à-dire qu’on ne pensa plus à rien, ce quiest, à Paris, et dans ce milieu, la façon de penser la pluscommunément répandue.

Marcelle des Radrays avait, à dix-huit ans,épousé le comte de Savoise, l’unique héritier du nom célèbre et dela belle terre de Savoise en Normandie. Très joli homme, mince etblond, de manières correctes et parfaitement élégantes, d’uneignorance aussi complète que possible et d’une insignifianced’esprit qui lui faisait accepter, sans réflexion et sans révolte,les modes du jour, les idées reçues du moment et, en général,toutes les opinions bien portées, le comte de Savoiseétait ce qu’on appelle, dans les milieux spéciaux du chic,un gentleman accompli. Il montait en perfection ;aucun n’était plus habile que lui à mener un drag et à courre uncerf, et, dans les réunions sportives où il se prodiguait, lui, sesvoitures et ses chevaux, on ne cessait d’admirer l’harmoniedélicate de ses pantalons, la suavité de ses boutonnières fleuries.On le citait en toutes occasions. Il s’en montrait très fier, et safemme l’adora.

En cet amour, Marcelle avait apporté, sanscompter, tous les trésors de bonté passive et de vertu soumise quiétaient en elle. Elle ne voyait que son mari, n’entendait que lui,n’était heureuse que par lui, et, bien qu’elle fût très belle et,partant, très courtisée, elle passait, au milieu des hommages dumonde, indifférente à ce qui n’était pas son mari, sourde à ce quine venait pas de lui, sans retourner la tête, une seule fois, auxdésirs qui suivaient la traîne de ses robes et toujours voletaientautour d’elle. Ce qui faisait dire aux femmes, avec des moues deléger dédain, que « la petite » manquait d’esprit, commesi la bonté et la vertu n’étaient pas le véritable esprit de lafemme. Marcelle eut ainsi trois années d’un bonheur que pas unnuage ne vint, un seul instant, assombrir.

Un jour, à la chasse, le comte de Savoise,sautant un mur, tomba de cheval si malheureusement qu’on le ramenaau château, le visage sanglant, le crâne fendu, se mourant. Ilsuccomba dans la nuit. De ce coup terrible et si imprévu, on crutque Marcelle deviendrait folle. Elle ne pouvait arracher ses yeux àla vision horrible de ce cher cadavre. Hagarde, elle suppliaitqu’on l’ensevelît avec lui. Pendant plusieurs jours, en proie à desattaques de nerfs, elle emplissait le château de ses cris dedouleur. Cette première crise apaisée, la pauvre femme s’abîma enune prostration qui avait tout l’effrayant et tout l’inquiétant dela mort. Elle demeurait, des journées et des nuits entières,couchée sur sa chaise-longue, la tête vide, les yeux fixes, labouche ouverte, les lèvres froides et raidies, immobile ainsiqu’une statue de cire. Refusant les soins de sa femme de chambre,ne prenant aucune nourriture, ne parlant pas, ne dormant jamais,Marcelle, dans le néant de sa vie semblait attendre le néant de lamort. Elle ne mourut point, pourtant. Peu à peu, et sans efforts,le passé qu’elle se prit à revivre, les souvenirs qu’elle se prit àrappeler, un par un, lui coulèrent dans l’âme quelque chose de ladouceur indécise et triste d’un rêve. Et, comme il ne se mêlait àses souvenirs que des images riantes, des résurrections de joiestranquilles et sans remords, au bout d’une année, la douleurs’endormit, en quelque sorte bercée par sa tendresse même.

Ce fut vers cette époque que Jacques dePerseigne, au retour d’un long voyage à travers le monde, s’en vintpasser tout un été chez sa mère, à Perseigne. Perseigne n’étaitéloigné de Savoise que d’une lieue. De même que les deux domainesse touchaient, se confondaient presque, de même une étroiteintimité unissait les deux familles qui, durant les mois devillégiature, avaient accoutumé de se voir, à peu près chaque soir.La marquise, surtout après le malheur de Marcelle, avait redoubléde dévouement, et cette affection vigilante, mêlée de tendresses etde bourrades, ces caresses endormeuses qu’ont les vieilles gens,avaient été pour beaucoup dans l’apaisement des souffrances de latriste veuve. Aussi, en ce grand château, maintenant si abandonné,Marcelle se trouvait-elle presque heureuse, entre la marquise dePerseigne, qui essayait de ramener le sourire à ses lèvres pâlies,et Jacques, qui la regardait de ses yeux doux et profonds,l’intéressait en lui contant ses aventures et ses travaux.

Jacques avait-il aimé la comtesse deSavoise ? On le disait, mais on n’en savait rien. Il est vraique son brusque et si long voyage ressemblait bien à un exil, etl’on pouvait croire qu’il ne l’avait entrepris que pour se guérird’un amour impossible. Il s’expliquait aussi par le caractèrenaturellement mélancolique de ce très particulier jeune homme, etle dégoût qu’il avait sans cesse manifesté pour l’existence servilequi va des amitiés menteuses des clubs aux vaines amours dessalons. Un poète de ses amis avait dit de Jacques : « Ily a en lui du lion, du fakir et de la sensitive. » Du lion, ilavait les colères superbes ; du fakir, les contemplationsentêtées ; de la sensitive, les exaltations, lesdécouragements et les larmes.

Il détestait le monde parce qu’il n’y trouvaitrien de ce qu’il cherchait dans la vie : des idées, descroyances, des dévoûments. Et il n’y rencontrait que des bavardagesodieux, des préjugés, des rancunes, des abdications morales, descomédies d’alcôve, et des drames d’écurie, tout un scepticismepourrissant, mal dissimulé sous l’hypocrisie des protestationstimides et des lâches révoltes. Ces races épuisées, à qui, aumilieu de l’effarement du siècle, il ne restait que la conceptiondu plaisir, et qui, sans remords, sans luttes, assistaient àl’agonie définitive de leur histoire, n’étaient plus, pour lui, queles courtisans avilis du Million cosmopolite, les pèlerins apostatsde ces temples nouveaux, aux sommets desquels, brille, non pas laCroix de rédemption, mais le Chiffre d’or. Et c’était avec undéchirement de son âme tourmentée par le beau, qu’il voyait cettesociété, dégringolant dans l’abîme au bruit des orchestres et desfêtes, emportée par un vertige d’imbécillité et de folie.

Marcelle, écoutant cette voix chaude etvibrante, tantôt enflée comme un tonnerre, tantôt caressante commeun chant d’oiseau, se trouvait profondément troublée et remuée danstout son être. Un monde de sensations et d’idées nouvelles se levadu fond de son cœur, se dressa devant son esprit. Et un beau soir,elle découvrit, sans un scrupule, sans une pensée pour le mortqu’elle avait tant pleuré, – elle découvrit avec une joiedélicieuse, qu’elle aimait. Comme elle avait aimé Savoise, ce jeunehomme futile et banal, elle aima Perseigne, ce jeune homme grave etmystérieux, et, par cette prodigieuse et inconsciente intelligencedes situations qu’ont les femmes, son amour, qui n’avait pointdépassé le pauvre idéal de Savoise, monta d’un coup d’ailes jusqu’àla hauteur de cet esprit rare, de cette âme d’élite qui étaitJacques de Perseigne.

La belle saison finie, Marcelle rentrait àParis. Quelques mois après, ainsi qu’on l’a vu, elle semariait.

** *

C’est le soir dans leur hôtel de la rue Barbetde Jouy. Ils sont seuls, tous les deux, oh ! bien seuls !Marcelle, assise derrière un paravent à fleurettes pâles, le brasaccoudé à la liseuse, lit un livre, distraitement. Ses paupièressont un peu rougies et gonflées. Est-ce la fatigue ? On diraitqu’elle a pleuré. Jacques renversé dans un fauteuil, les mainspendantes, une cigarette éteinte entre les doigts, semble suivre,d’un œil accablé, les dessins qui courent sur les poutrelles doréesdu plafond, et le reflet rose et vert des lampes qui, de place enplace, se joue sur les tentures et éclaire des coins de chosesétranges, noyées d’ombre.

Un an à peine a passé depuis leur mariage. Etils ne se disent rien, comme s’ils craignaient de réveiller destristesses endormies ; et ils ne se regardent pas, comme s’ilsavaient peur d’apercevoir au fond de leurs regards des pensées dedouleur, montant sur un flux de larmes. Et l’on n’entend rien, dansce grand salon, que le froissement des feuillets du livre queMarcelle retourne toutes les cinq minutes, et les heures qui,jadis, furent si brèves et qui maintenant sonnent si longues, entredes éternités de silence.

Pourtant ces deux êtres qui sont là, tristeset mornes, ainsi que les ménages coupables ou ceux que la lassitudeest venue séparer de chair, comme elle les a déjà séparés d’âme,ces deux êtres s’adorent. Jeunes, bons, ardents, Dieu les avaitcréés pour la joie de vivre et pour les célestes ivresses despassions bénies. Il n’était pas possible qu’une seule année eûtvidé leur cœur de tout l’amour qu’ils y avaient entassé.

Non, ils s’adorent comme au premier jour, plusqu’au premier jour même, et pourtant ils comprennent que leurbonheur est à jamais perdu, et qu’elles sont défuntes à jamais, lesespérances promises d’un avenir si beau. Jacques est jaloux, nond’un homme vivant, mais d’un mort, et, dès le lendemain de sonmariage, une image s’est dressée entre sa femme et lui, une imageimplacable et maudite, l’image du premier mari.

Quand cette vision, subitement, se présenta àlui, il éprouva au cœur une serrée douloureuse, puis comme unétranglement dans la gorge. Il crut qu’il allait défaillir. Ainsicette femme, sa femme à lui, Marcelle enfin, n’était pas tout àlui. Un autre l’avait possédée, et c’était cet autre qui avaitéveillé la femme dans la jeune fille et bu, à s’en griser, lesprémisses délicieuses du plaisir ignorant et révélé ! Cequ’elle lui avait dit, lèvres à lèvres, elle l’avait dit à unautre. Ces baisers, ces étreintes, ces abandons, cette impudeursuperbe de la femme qui se donne, tout ce par quoi il venait d’êtreaffolé ? Une habitude, une continuation. Ainsi elle sortaitdes bras d’un homme, souillée ; et retombait dans les brasd’un autre homme, prostituée, sans une hésitation, sans un remords,sans une révolte, pareille à la femme de l’Écriture qui essuya seslèvres et dit : « Je n’ai pas mangé. » Et c’étaitmaintenant seulement qu’il pensait à cela, à cela,l’irréparable ! Il essaya de raisonner. Marcellel’aimait ; que craignait-il ? Marcelle l’aimait.Ah ! l’autre était enterré dans le cœur de Marcelle plusprofondément encore que dans le caveau de la chapelle de Savoise.Marcelle l’aimait, Marcelle l’aimait… Et il se répétait ces mots, àhaute voix, comme si la vertu de leur charme dût éloigner lesfantômes qui les enfonçaient dans la chair leurs serres griffantes…Mais ce fut en vain qu’il fit appel à la raison. La jalousiel’avait mordu au cœur et le poison coulait, coulait à plein, en sesveines.

À partir de cette heure détestée, Jacquesavait compris que sa vie était désormais brisée. Cependant, il sepromit bien de cacher le trouble de son âme à la pauvre femme quin’était point, elle, coupable de cette folie de délicatesse.Hélas ! cache-t-on quelque chose au cœur des femmesaimantes ? Marcelle ne fut pas longtemps à deviner la cause dumal qui rongeait Jacques et mettait autour de ses yeux brillants defièvre, ce cerne bleu des gens qui vont mourir. Elle en demeuracruellement atteinte. Mais elle espéra aussi qu’à force detendresses, de soumissions et de dévouements, elle parviendrait àpanser les blessures de cette âme et à ramener le calme dans cetesprit torturé.

– Je suis un vilain égoïste, ma chèreMarcelle, disait Jacques, et je vous prive de toutes lesdistractions. Retournons dans le monde, voulez-vous ?

Marcelle voulait ce que voulait son mari. Tousdeux d’ailleurs, comptaient que le bruit du monde, le brouhaha dela vie de plaisirs, les occupations multiples, incessantes,auxquelles cette existence vous astreint, l’étourdiraient, ledistrairaient de cette pensée unique, et finiraient par chasserl’image implacable. Mais, là, l’image grandissait, liée plusétroitement encore à celle de Marcelle. Sa femme, n’était-elle pasainsi, jadis, avec Savoise, qui l’entraînait à toutes lesfêtes ? Et il la revoyait à son bras, parée du même sourire etdu même bonheur. Et puis ces yeux qui la dévisageaient, lafouillaient, la déshabillaient, ses hommages du monde au fonddesquels s’allument les désirs adultères et qui laissent tombertant d’ordure autour de la femme qu’on admire, tout cela exaltait,exaspérait sa folie au point que, bien souvent, des ivresseshomicides flambèrent dans son cerveau.

Son existence devint intolérable, martyriséepar le supplice qui le dévorait, le tenaillait, et lui faisait desnuits d’insomnies, pleines d’épouvantes. Chaque être, chaque chose,chaque manifestation de la vie, lui étaient une douleur. Ilassociait à tout l’idée de sa femme et de Savoise. Il ne pouvaitpasser devant un théâtre, un restaurant, un magasin, qu’il ne reçûtaussitôt au cœur un coup affreux, car il se disait que Marcelles’était certainement montrée là, avec l’autre, et il retrouvaitleurs attitudes, leurs gestes, et il entendait ce qu’ils s’étaientmurmuré.

Son égarement devint tel qu’il rechercha lesoccasions de savoir, prit des détours ingénieux pour interroger, etil connut d’effroyables jouissances à retrouver les baisers del’autre, dans ses baisers, à elle, son odeur à elle, dans son odeurà lui. L’autre ! l’autre ! l’autre emplissait le bruit,le silence, la minute brève, l’heure lente, de son obsédante image.Pas un coin si lointain, si bien caché où l’autre ne fût toujoursvisible et toujours triomphant. Jacques rêvait de s’en aller dansdes pays inconnus, ou bien de se retirer, au fond d’une campagne,perdue en un petit village de paysans, où il aurait bêché laterre.

Et c’est pourquoi, dans le grand salon del’hôtel de la rue Barbet-de-Jouy, ils ne se disaient rien, pourquoiils ne se regardaient pas, pourquoi les heures sonnaient silongues, entre des éternités de silence.

** *

Marcelle referma son livre, se leva lentementet s’approcha de Jacques, qui n’avait point bougé et semblaitsommeiller.

– Jacques, dit-elle, d’une voixtendre.

Il se souleva à demi, prit les mains de safemme qu’il baisa et l’attira tout près, tout près de lui.

– Pauvre chère femme ! murmura-t-il.Pardon, pardon.

Marcelle lui ferma la bouche d’un baiser. Ellese pelotonna, se fit toute petite, et laissant tomber sa tête surl’épaule de son mari, elle soupira :

– Je t’aime !

Elle lui passa les bras autour du cou et leserra dans une douce et passionnée étreinte.

– Je t’aime, répéta-t-elle.

Mais Jacques essaya de se dégager. Subitementses yeux avaient pris une expression hagarde, sa voixtremblait :

– Laissez-moi, laissez-moi. Parpitié ! laissez-moi !

Et Marcelle, l’enlaçant plus fort, la bouchetout près de ses lèvres, répéta encore :

– Je t’aime.

– Mais laissez-moi donc ! cria-t-il.Vous voyez bien que vous me faites du mal… Ah ! va-t-en,va-t-en.

La jeune femme, agenouillée maintenant auxpieds de son mari, disait toujours :

– Je t’aime.

Alors Jacques, éperdu, poussa un cri sauvage.Et crachant au visage de Marcelle, il la souffleta.

Pas un pli de ce beau visage n’avait remuésous l’insulte. Les yeux seulement s’humectèrent de larmes ;la voix se fit plus douce encore et plus câline. Elle prit lesmains qui l’avaient frappée, et les baisa ; elle mit sa bouchesur la bouche qui lui avait vomi l’outrage, et la baisa. Puis elledit :

– Écoute-moi, mon Jacques adoré. Si pourton repos, si pour ton bonheur, si pour ta vie, il faut que jemeure… Oh ! tue-moi, je t’appartiens. Morte, tu m’aimeraspeut-être comme tu eusses voulu m’aimer, je serai devenue la femmeque tu avais rêvée, la femme que vivante, je ne puis être… Le corpsqui te renvoie sans cesse l’image, le corps pourrit et s’efface,mais l’âme reste, plus pure, plus belle… Qu’importe de mourir, sila mort est pour toi la vie qui s’ouvre, si la mort est pour nousl’amour qui commence !

Jacques se précipita dans les bras de safemme. Et longtemps, longtemps ils sanglotèrent…

Le lendemain matin, le domestique, en entrantdans la chambre de son maître, le trouva étendu sur le tapis, uncouteau planté dans le cœur.

** *

L’ENFANT

 

À M. Félicien Rops’.

 

……  …  …  …  … .

Et Motteau déposa ainsi :

« Voilà, monsieur le président… Vous avezentendu tous ces gens, mes bons voisins et mes chers amis… Ils nem’ont pas épargné ; c’est juste… Ah ! ils n’en menaientpas large, tant que j’étais à la Boulaie-Blanche, et qu’il n’yavait pas de gendarmes entre eux et les canons de mon fusil… Ils nem’aimaient pas, bien sûr, mais ils se seraient gardés de laisserrien paraître de leur haine, parce qu’ils savaient qu’on ne badinepas avec Motteau… Aujourd’hui, c’est une autre histoire… Tenez, çame fait hausser les épaules et je ris malgré moi… Maheu, le borgneMaheu qui est venu vous dire que j’étais un assassin et un voleur,eh bien ! Maheu, c’est lui, qui, l’an dernier, dans la venteGravoir, tua le garde de Blandé… Ne dis pas le contraire, canaille,j’étais avec toi… Léger, le bossu Léger, qui, tout à l’heure, vousa débité un tas d’hypocrisies, Léger a volé l’église de Pontillon,il y a six mois… Oh ! il n’aura pas l’effronterie de nier…Nous avons fait le coup ensemble… Pas vrai, Léger ?… Vous nesavez pas, monsieur le président, qui est-ce qui a tordu le cou àmaît’ Jacquinot, quand il s’en revenait, le soir, de la foire duFeuillet ?… Vous avez emprisonné un tas d’innocents pour ça,fait des enquêtes et des enquêtes… C’est Sorel, Sorel qui, àl’instant, vous demandait ma tête… Eh bien ! quoi ? tu neprotestes pas, camarade ? C’est que, voyez-vous, pasmoyen ; pendant qu’il étranglait le vieux, moi, je fouillaisdans les poches, hé, hé !… Ça vous étonne ?… Maisregardez-les donc !… Ah ! on n’est plus fier, mes gars,on n’est plus arrogant, on tremble, on pâlit, et on se dit qu’endénonçant Motteau, dont on voulait se débarrasser, c’est soi-mêmequ’on a dénoncé, et que la même guillotine nous coupera le cou, àtous…

« Monsieur le président, ce que je vousdis, c’est la vérité… et vous pouvez me croire… nous sommes touscomme ça à la Boulaie-Blanche. Dame ! ça se comprend !… àdeux lieues, tout autour du hameau, point de terre ; rien quela bruyère et des ajoncs d’un côté ; rien que du sable et dela pierre de l’autre… Des petits bouleaux grêles, de place enplace, ou bien des pins qui se rabougrissent et ne poussent pas…Les choux eux-mêmes ne viennent point dans nos jardins… C’est unpays maudit… Comment voulez-vous qu’on vive là-dedans ?… Lebureau de bienfaisance, n’est-ce pas ?… Une jolie blague,allez ; ça ne donne rien, ou ça ne donne qu’aux riches… Alors,comme on est pas trop loin du bois, on commence par braconner… Desfois, ça rapporte, mais il y a bien aussi de la morte-saison… sanscompter les gardes qui vous traquent, les procès, la prison… MonDieu ! la prison, ça va encore !… On est nourri, et puison y fait des collets en attendant de sortir… Je vous le demande,monsieur le président, qu’est-ce vous feriez à notre place ?…Travailler au loin ?… aller s’engager dans les fermes ?…Mais si on dit que nous sommes de la Boulaie-Blanche, c’est commesi on arrivait de l’enfer… on nous chasse à coups de fourche…Alors, il faut bien voler !… Et quand on se décide à voler, ilfaut aussi se décider à tuer… L’un ne va pas sans l’autre… Si jevous raconte tout cela, c’est qu’il faut que vous sachiez ce quec’est que la Boulaie-Blanche, et que la faute en est plus encoreaux autorités, qui ne se sont jamais occupées de nous, et qui nousisolent de la vie, comme des chiens enragés et des pestiférés.

« Maintenant, j’arrive à l’affaire.

« Je me suis marié, il y a juste un an,et ma femme devint grosse, dès le premier mois. Je réfléchis. Unenfant à nourrir, quand déjà on ne peut pas se nourrir soi-même,c’est bête. – « Il faut faire disparaître ça ! »dis-je à ma femme. Justement, il y a près de chez nous une vieillerôdeuse qui s’entend à ces manigances… Moyennant un lièvre et deuxlapins que je lui donne, elle apporte à ma femme, des plantes etpuis des poudres, avec lesquelles elle combine je ne sais quelbreuvage… Ça ne fait rien, rien… On essaye plus de vingt fois…rien. La vieille rôdeuse nous dit : « Ne vous inquiétezpas, il est bien mort, j’vous dis qu’il viendra mort. » Commeelle avait, dans le pays, la réputation d’une sorcière biensavante, je ne me tourmente plus, et je me dis : « C’estbon, il viendra mort. » mais elle avait menti, la vieillevoleuse, vous allez voir.

« Une nuit, par une belle lune, j’avaistué un chevreuil… Je m’en revenais, mon chevreuil sur le dos, biencontent, car on ne tue pas des chevreuils toutes les nuits… Ilétait à peu près trois heures, quand j’arrivai chez nous… Il yavait de la lumière à la fenêtre… Cela m’étonne ; je frappe àla porte, qui est toujours barricadée en dedans, quand je ne suispas là… On n’ouvre pas… Je frappe de nouveau et plus fort… Alorsj’entends comme une petite plainte, puis un juron, puis un pastraînant qui glisse sur les carreaux… Et qu’est-ce quej’aperçois ?… Ma femme à moitié nue, pâle comme une morte, ettout éclaboussée de sang !… D’abord, je pense qu’on a voulul’assassiner… Mais elle me dit : « Pas tant de bruit,imbécile, tu ne vois donc pas que j’accouche ? » Tonnerrede Dieu !… Ça devait arriver un jour ou l’autre… Pourtant,dans le moment, j’étais à cent lieues de ça !… J’entre, jejette le chevreuil dans un coin, j’accroche le fusil au clou :« Il est venu mort au moins ? », demandai-je à mafemme. « Ah ! oui, mort !… Tiens ! » Et jevis sur le lit, au milieu de nippes sanglantes, quelque chose de nuqui se tortillait… Je regarde ma femme ; ma femme me regarde,et pendant cinq minutes, nous sommes restés silencieux… Cependant,il fallait prendre un parti.

– « As-tu crié ? dis-je à mafemme.

– « Non !

– « As-tu entendu quelqu’un rôderautour de la maison ?

– « Non !

– « Pourquoi avais-tu de lalumière ?

– « Il n’y avait pas deux minutesque la chandelle était allumée, quand tu as frappé.

– « C’est bon.

« Alors, je saisis l’enfant par lespieds, et, rapidement, comme on fait pour les lapins, je lui assènesur la tête un vigoureux coup de la main… Après quoi, je le fourredans mon carnier, et je reprends mon fusil… Vous me croirez si vousvoulez, monsieur le président, mais je vous donne ma parole quej’ai toujours ignoré si c’était une fille ou un garçon…

« J’allai vers la Fontaine au GrandPierre… Tout autour, jusqu’à l’horizon, ce n’est que de la bruyèremaigre, qui pousse entre des tas de cailloux. Pas un arbre, pas unemaison proche, pas un chemin qui aboutisse là !… En faitd’êtres vivants, on ne voit parfois que des moutons qui paissent,les bergers, de temps à autre, quand il n’y a plus d’herbe, là-bas,dans les champs… Auprès de la fontaine, se trouve une carrière demarne, profonde et abandonnée depuis des siècles… Les broussaillesdissimulent aux yeux, la gueule béante des puits… C’est là que jeviens cacher mon fusil, lorsque je suis averti de la visite desgendarmes… Qui oserait s’aventurer en cet endroit désert, et quebien des gens croient hanté des revenants ?… Donc rien àcraindre… Je jetai l’enfant dans la carrière, et j’entendis lebruit de sa chute, au fond… ploc !… Le petit jour pointaittrès pâle, derrière le coteau…

« En rentrant, dans le chemin de laBoulaie-Blanche, derrière la haie, j’aperçus une forme grise,quelque chose comme un dos d’homme ou de loup, – on ne distinguepas toujours très bien, dans le demi-jour, malgré l’habitude –, quise glissait doucement, se baissait, rampait, s’arrêtait…« Hé ! criai-je, d’une voix forte, si t’es un homme,montre-toi, ou je tire. –Tiens, c’est toi, Motteau, dit la forme,en se redressant tout à coup. –Oui, c’est moi, Maheu, etsouviens-toi bien qu’il y a toujours un coup de chevrotines dansmon fusil, pour les trop curieux. –Oh ! il n’y a pas de mal.Je relevais mes collets. Mais, dis donc, il n’y a pas que leschevreuils qui bêlent quand on les tue… –Non ! il y a aussiles lâches comme toi, vilain borgne. » J’épaulai, mais, je nesais pourquoi, je ne tirai pas… j’ai eu tort. Le lendemain, Maheuallait chercher les gendarmes…

« Maintenant, monsieur le président,écoutez-moi bien… Il y a, au village de la Boulaie-Blanche, trentefeux, c’est-à-dire, trente femmes et trente hommes… Avez-vouscompté combien, dans ces trente feux, il y a d’enfantsvivants ?… Il y en a trois… Et les autres, et les étouffés, etles étranglés, et les enterrés, les morts enfin ?… lesavez-vous comptés ?… Allez retourner la terre, là-bas, àl’ombre maigre des bouleaux, au pied frêle des pins ; sondezles puits, remuez les cailloux, éparpillez au vent les sables descarrières ; et dans la terre, sous les bouleaux et les pins,au fond des puits, parmi les cailloux et le sable, vous verrez plusd’ossements de nouveau-nés qu’il n’y a d’ossements d’hommes et defemmes dans les cimetières des grandes villes… Allez dans toutesles maisons, et demandez aux hommes, les jeunes et les vieux,demandez-leur ce qu’ils ont fait des enfants que leurs femmesportèrent !… Interrogez Maheu, Léger, Sorel, et tous,tous !… Eh bien ! Maheu, tu vois qu’il n’y a pas que leschevreuils qui bêlent quand on les tue…

** *

LA CHASSE

 

À M. Élémir Bourges.

 

Solidement guêtré, les reins bien sanglés parla cartouchière, le fusil au bras, le corps souple et dispos, jepartais… L’aube à peine rougissait, à l’horizon, une mince bande deciel, et des vapeurs, que le soleil allait tout à l’heure pomper,voilaient les prairies encore baignées de crépuscule. Près de moi,dans mes jambes, le chien bondissait, le nez humide, le fouetjoyeux, l’œil impatient… Et je marchais sur le sol dur, humant àpleins poumons la fraîche haleine de la terre reposée…

Je ne sais rien de bon ni rien de sain commela chasse qui fait les muscles forts et l’âme réjouie. Perdu dansles sainfoins et les luzernes où les perdreaux sont blottis,glissant le long des haies touffues où se tapissent les lièvres,arpentant les guérets nus et les chaumes encore çà et là jonchés dejavelles, et où se hâtent les derniers moissonneurs, comme on sesent enveloppé, étourdi, ravi – et délicieusement – par ce calmesilence des choses si plein de voix et de murmures pourtant, parcette tranquillité robuste où pourtant fermentent tous les germesde l’universelle fécondation ! Nul bruit discordant, nulleagitation stérile. C’est la nature apaisée qui poursuit l’œuvre devie, jamais interrompue. Comme on est loin de tout ce qui blesse,de tout ce qui ment, de tout ce qui désespère ! Et comme onoublie, sous les cieux égayés de clairs soleils, et dans les champssolitaires, la vie maudite des villes, la vie de proie qui allumeles colères, arme les vengeances, fait se ruer les uns contre lesautres les ambitions impitoyables et les appétitsfarouches !

Et les haltes paresseuses, à l’ombre d’unvieux arbre, dans l’herbe, près d’une source où l’on s’estdésaltéré, tandis que le chien se couche en rampant, les pattesallongées, les flancs haletants, la langue ruisselante desueur ! Et les bonnes fatigues du retour, quand tombe le soiret que l’on n’entend plus qu’un coup de fusil retardataire, lesrappels lointains des perdrix dispersées dans les sillons, et lesmille bruissements de la nature qui s’endort.

Si j’aime la chasse qui égare l’homme rêveur,son fusil sur l’épaule, à travers la campagne, je déteste la chasseoù l’on va comme à un bal, comme à une fête mondaine, la chasse oùil faut des costumes élégants et des accessoires de luxe, où toutest réglé d’avance comme les comédies de salon, où l’on vous postele long d’une allée ratissée, où l’on vous oblige à tirer sur depauvres faisans à peine farouches, qui s’envolent sous les piedsdes rabatteurs et qui passent, effarés, constamment, au-dessus devotre tête. Je déteste ces tueries que pratiquent les banquiersdans leurs bois et leurs terres transformés en basses-cours ou enréunions d’actionnaires.

Les banquiers, entre autres privilèges, ontaujourd’hui le privilège de ce que l’on appelle les belles chasses.Plus on est un gros banquier, plus on est tenu d’avoir une chassesplendide. Et plus la chasse est splendide, plus on est un grosbanquier : cela fait partie de la profession.

Les israélites, qui connaissent leur monde etla manière de s’en servir, triomphent à la chasse comme à laBourse. Personne n’est plus habile à l’élevage du faisan, de mêmeque personne ne connaît mieux l’élevage du gogo. Ce n’est pointpour eux seulement affaire de luxe et de plaisir ; c’estaffaire… d’affaires. La chasse est un moyen et c’est une puissance.Si une chasse coûte beaucoup à entretenir, elle rapporte eninfluence, en relations, en classement social encore plus qu’ellene coûte en argent. C’est par ses faisans que le banquier juif sefaufile dans les salons difficiles et dans les club cotés ;car croyez-bien que les invitations ne sont pas adressées àl’étourdie, et que « chaque fusil » travailleinconsciemment à un but utile, à une combinaison qu’il ignore, enattendant qu’il paie – quelquefois très cher – les politessesacceptées et les plaisirs reçus.

Bien des Conseils d’administration sont nés,sans qu’on y pensât, en massacrant des perdreaux, et c’est en tuantdes lapins que des affaires considérables furent imaginées qui ontrévolutionné la Bourse, amené des krachs et ruiné beaucoupd’honnêtes gens et… d’autres.

 

Tout près de l’endroit que j’habite, dans undes plus fertiles terrains qui soient en France, se trouve unegrande propriété. Elle appartient à un banquier célèbre et ne luisert que de rendez-vous de chasse. Le château fut en partie détruitsous la Révolution ; il n’en reste qu’une tour de brique etquelques murs branlants qu’envahissent les herbes arborescentes etla mousse. Les communs, très beaux et très bien conservés, ont étéaménagés en maison d’habitation et font encore superbe figure dansle vaste parc planté d’arbres géants, tapissé de royales pelouses,qui va rejoindre sur la gauche, la forêt du P…, une forêt del’État, renommée par la splendeur de ses hautes futaies. À droite,sur un parcours de dix kilomètres, s’étendent les terres quidépendent de la propriété.

Je me souviens d’avoir vu là, enfant, deschamps couverts de récoltes, des prairies où les bœufs enfonçaientdans l’herbe jusqu’au ventre, des fermes coquettes d’oùs’échappait, alerte et joyeuse, la bonne et rude chanson dutravail. Au milieu de cette nature privilégiée, de ces richesmoissons, le paysan vivait dans l’aisance et dans le bonheur, maisaujourd’hui tout cela est bien changé.

Maintenant les vaches et les grands bœufs ontdéserté les prairies desséchées. Plus un champ de blé, plus unchamp d’orge, plus un champ d’avoine. Le trèfle et le sainfoin nepoussent plus dans cette terre stérilisée. Plus de fermes où l’onentend le fléau battant l’aire des granges. Les haies elles-mêmesont été rasées. On dirait qu’un mauvais vent est passé qui adétruit toute cette gaieté du sol et pompé toute la sève de cepays.

Sur un espace de six kilomètres, à droite et àgauche de la route, jusqu’à la lisière de la forêt, les champsjadis chargés de moissons dorées et de récoltesbienfaisantes, sont plantés de mahonias grêles, et deplace en place, on a semé un peu de sarrazin qu’on laisse pourrirsur pied. Les clôtures hérissent leurs piquets de bois pressés l’uncontre l’autre et défendent les approches de ce domaineinfranchissable, où se pavane le faisan, où tout est sacrifié aufaisan, où le faisan est roi. Les chenils avec des clochetons,d’immenses faisanderies avec des tourelles remplacent les fermes autoit rose, et les treillages en fil de fer courent là, où jadiss’élevaient les haies de coudriers, où montaient si fins, si légerssur le ciel, les rideaux des trembles au feuillage d’argent.

On les voit par troupes, les volatiles sacrés,courir dans les petits layons, sous les touffes de mahonias, seglisser entre les brindilles du sarrazin, se percher fièrement surles lattes des clôtures, et se poudrer sur les routes, au soleil.On est obsédé par le faisan, on marche sur le faisan ; partoutoù la vue se pose, elle rencontre un faisan. Les gardes, le fusilsur l’épaule, sont échelonnés le long de la route et veillent surles oiseaux que les paysans pourraient, en passant, assommer d’uncoup de bâton.

Cela est sinistre, je vous le jure.

Comme il faisait très chaud, je m’arrêtai à laporte d’une petite maison que j’avais prise pour une ferme, et jedemandai du lait.

La femme à qui je m’adressai me regarda d’unair stupide, puis, haussant les épaules, elle me dit :

– Du lait ! Vous demandez dulait ! Mais y a pus de lait ici… Y faudrait des vaches pourça. Et voyez donc ! Y a pus que des faisans, des faisans demalheur.

Et d’un air farouche, elle regarda autourd’elle les champs de mahonias qui s’étendaient au loin, protégeantde leur ombre fraîche et nourrissant de leurs baies violettes« l’oiseau de malheur » qui lui avait pris sa vache, quilui avait pris son pain.

** *

LA TABLE D’HÔTE

 

À M. J.-F. Raffaëlli.

 

Une grande pièce, tapissée de papier imitantle bois de chêne. La table occupe presque toute la longueur de lapièce. Sur la table, entre les heures des repas, on voit toujoursun huilier désargenté, des salières en verre ébréché, des assiettesde petits fours poussiéreux et des carafes à demi pleines d’eau. Enface de la cheminée, une armoire de merisier pour le linge ;près de la fenêtre, un buffet, également en merisier, pour lavaisselle. Sur la cheminée s’élèvent deux vases dorés,soigneusement abrités sous des globes, et, sous des globes aussi,une pendule sans mouvement et qui marque toujours cinq heures. Leplafond, noirci par la fumée des lampes, la glace ternie et rayéesont couverts de chiures de mouches. Un portrait de Gambetta,ancienne prime de journal, quelques lithographies, représentant, depréférence, des scènes militaires du premier Empire, et parfois unecaricature politique, cadeau d’un commis voyageur, décorent lesmurs.

La table d’hôte n’a que troispensionnaires : le receveur de l’enregistrement, le receveurdes contributions indirectes, celui que les cabaretiersappellent : le rat de cave, et les paysans :l’ambulant ; le troisième, récemment arrivé de Vendée, est leprincipal clerc de Me Bernard, notaire.

C’est un vieil homme fort râpé, qui sent lapoussière des paperasses et des dossiers ; pourtant il portedes bottes à l’écuyère et ne s’habille que de jaquettes en veloursfeuille morte, ornées de boutons de bronze représentant desattributs de chasse. Le principal clerc de Me Bernard a la passionde la chasse à courre, bien qu’il n’ait jamais chassé, mais il s’enconsole en citant à tout propos le nom des piqueux célèbres, desgrands veneurs, et en sonnant de la trompe, chaque soir, aprèsdîner, dans la petite chambre qu’il occupe à l’hôtel. Le jour deson arrivée, il a cru devoir faire sa profession de foi auxconvives de la table d’hôte : « Je suis républicain,messieurs, mais il faut être juste en tout ; eh bien, poursonner de la trompe, il n’y en a pas commeBaudry-d’Asson. »

Le receveur de l’enregistrement est un jeunehomme rangé, triste, ponctuel et très propre. Il mange beaucoup etparle peu. On ne lui connaît pas d’autres distractions qu’unepromenade d’une heure au bord de la rivière, dans la journée, et,le soir, la lecture des vers de M. Coppée et des romans de M.Ohnet. À une époque, il aimait à s’oublier parfois, au bureau detabac, où trône la belle Valentine ; il lui prêtait SergePanine et copiait pour elle quelques vers du Passant,mais on prétend que « ça n’a pas été plus loin ».D’ailleurs, depuis deux mois il n’entre plus au bureau detabac : « Je ne fume plus », dit-ilmélancoliquement.

Le rat de cave, lui, est très gai, grandchasseur, et d’une mise plus que négligée. Il arrive toujours pourdîner, en tenue de chasse, avec ses guêtres boueuses, son pantalonet son veston de toile bleue, maculés de sang. Le principal clercle méprise un peu, parce qu’il trouve que la chasse au fusil manquede distinction et qu’il n’y a que « la chasse àcourre pour être vraiment chic ». De là des discussions qui,la plupart du temps, dégénèrent en disputes. « Unperdreau ! s’écrie le principal, dédaigneusement, qu’est-ceque c’est que ça qu’un perdreau !… Parlez-moi d’un dix-cors,d’un sanglier, au moins cela signifie quelque chose. » –« Et ta meute ! » répond le rat de cave d’un tonfroissé. Va donc, vieux limier ! Tu fais le pied dans lesactes de ton patron, tu rembûches les souris dans les cartons del’étude ! »

Le rat de cave a, sans cesse, des aventuresextraordinaires à raconter. Dans ses conversations, il imite lechien à l’arrêt, le vol des perdreaux, le lièvre qui roule, frappéà la tête d’un coup de plomb, les détonations du fusil, la pipée dela bécasse ; tous les objets qui se trouvent sous sa main luiservent à expliquer ses récits, à les rendre visibles.

– J’arrive dans un champ de luzerne (ilpose au milieu de la table son assiette où restent encore quelquesfeuilles de salade)… Ça c’est le champ de luzerne… Suivez-moi bien…À côté, il y avait un bois… tenez… (il dispose près de l’assiettedeux ou trois bouteilles)… ça c’est le bois… Attention !…Voilà que, tout à coup, dans la luzerne (il montre l’assiette)…tout contre le bois (il indique les bouteilles)… j’aperçois unlièvre au gîte… (il coule une croûte de pain sous des feuilles desalade)… voyez-vous, ça c’est le lièvre… un gros lièvre… énorme…Alors… (il se lève, se recule sur la pointe des pieds, doucement)…il rondissait l’œil… (il fait le geste d’épauler)… je ne me pressepas… (il vise la croûte de pain)… Pan !… pan !… Je cours…(il se précipite vers l’assiette, en retire la croûte de pain, etprend un air consterné)… C’était pas un lièvre !… non… c’étaitune casquette ! (il jette la croûte à terre, et la repousse dupied)… une casquette !… Ah ! ah !… J’en rismaintenant… mais sur le moment !… Une casquette !…Oh ! oh !…

Hormis ces trois pensionnaires qui mangentrégulièrement à la table d’hôte, les autres convives se composentde commis-voyageurs, d’étrangers de passage et de gros fermiers,les jours de foire seulement.

Jamais je n’oublierai le dîner que je fislà.

Il y avait autour de la table cinq ou sixcommis-voyageurs et les trois pensionnaires qui, du couteau et dela fourchette, luttaient désespérés contre une carcasse de vieillepoule, carcasse cuirassée, carcasse invincible, carcasseinexpugnable. C’était, je vous assure, un lamentable spectacle. Jem’assis, très impressionné. En face de moi se trouvaient deuxpersonnages assez bizarres qui attirèrent aussitôt monattention.

L’un était grand, gros, avec des yeux ronds,très noirs, des moustaches énormes qui pendaient de chaque côté deslèvres, une bouche lippue et un triple menton qui s’épanouissaitsur sa poitrine, entièrement cachée par la serviette. L’autre,petit, maigre, d’un blond filasse, le visage rouge et glabre, étaitsi grimaçant et si agité qu’on aurait pu le prendre pour un échappéde cabanon. Son œil droit, grand ouvert, très pâle, restait fixe etinerte comme l’œil d’un mort ou d’un aveugle. La paupière, fripéeet sans cils, retombait sur l’œil gauche et le recouvraitentièrement. Et c’était une chose presque fantastique de voir cepetit homme qui, lorsqu’il voulait saisir un objet, ou parler à sonvoisin, du doigt levait la paupière paralysée jusqu’au sommet del’arcade sourcilière, la retournait d’un geste brusque, découvrantainsi l’œil, encadré d’une peau écorchée, humide etsanguinolente.

Le gros voyageait pour les jouets d’enfants,le petit pour les gilets de flanelle.

Après avoir inutilement tenté de manger sonpoulet, après avoir juré, tempêté, appelé les bonnes, mauditl’établissement, le gros s’adressa au petit :

– Eh bien ! qu’est-ce que je t’avaisdit, à Alençon, bougre de serin ? As-tu lu le journal ?l’as tu lu ? C’est une infamie. Au Tonkin, c’est comme en 70,on nous fiche dedans, les généraux trahissent. Tu connais ceNégrier ? Ah ! c’est du propre ! Un tas decanailles ! Tiens ! ce Courbet, il paraît qu’il est mortà temps.

Le petit leva sa paupière, grimaça et,regardant son compagnon :

– T’es sûr de cela, que les générauxtrahissent ? dit-il, t’es sûr ?

– Pardi ! si je suis sûr, bougre desaint Thomas ! Oh ! on ne me la fait pas à moi !Faudrait être plus malin… Je connais ça… Je te dis que c’est commeà Metz. J’y étais, tu sais bien, à Metz, et partout… J’ai vu, – iln’y a pas à dire que je n’ai pas vu, – comment que ça se turbinait.Oh ! les canailles ! Mais, t’as donc pas lu lejournal ?

Il frappa sur la table un formidable coup depoing. Les autres commis-voyageurs parurent très intéressés ;les deux fonctionnaires, ayant terminé leur repas, se retirèrentsans dissimuler leur indignation. Il reprit, en élevant lavoix :

– C’est comme ces deux mangeurs debudget, ces fainéants !… Ils ont bien fait de ne rien dire,parce que je leur aurais frictionné l’opportunisme, moi !…Certainement, les opinions sont libres, excepté celles des curés etpuis des autres bonapartistes… Mais ce qui n’est pas libre, c’estde trahir !… Quand je pense à cela, ça me fout en rage… ÀMetz, j’y étais, tu sais bien, à Metz, et partout… Je les ai vusles généraux, les maréchaux, tout le tremblement. Des propres àrien qui ne sortaient pas des cafés ! Ils étaient saoûls tousle temps… Et ça se gobergeait avec les Allemands, un tas de salesBavarois !… Tiens, Canrobert, le vieux Canrobert, veux-tu queje te dise ? Eh bien ! Canrobert, oui, messieurs,Canrobert, on était obligé de le remporter chez lui tous les jours,tellement il était poivrot !… C’est pas une fois que j’ai vuça. C’est cent, c’est deux cents fois ! Et les femmes avec quiil faisait la noce, c’en était rempli partout, des traînées deParis, des salopes de Bullier et du Cadet… et laides, non, fallaitvoir !… Nous crevions de faim, nous ; mais elles, c’estdes truffes qu’elles mangeaient… Ah ! les salescanailles !… Eh ben, au Tonkin, c’est tout pareil… S’il n’yavait eu que ça encore !… Les généraux, c’est bon pour boireet pour nocer, c’est dans le sang, c’est le métier qui veut ça,quoi ! Mais ils trahissaient, tonnerre de Dieu !… Et puisqu’on ne vienne pas me dire qu’ils ne trahissaient pas, non, qu’onne vienne pas me le dire… parce que moi qui te parle, moi, tuentends bien, moi, sacré mâtin, je les ai vus trahir ! Et pasune fois, non !… mais plus de cent fois, plus de millefois !… oui, plus de deux mille fois !

Le petit était indigné, sa face maigres’empourprait, devenait violette. Il se remuait sur sa chaise avecune agitation extraordinaire, montrait le poing à des personnagesqu’on ne voyait pas, levait et baissait sa paupière au bord delaquelle son œil apparaissait furieux, se grattait la tête,frappait la table. Il bégaya :

– Les canailles ! lescanailles !… Mais comment qu’ils s’y prenaient, dis ?Comment qu’ils s’y prenaient pour trahir ?

– Comment qu’ils s’y prenaient ?répéta le gros en ricanant effroyablement. Comment qu’ils… Ehben ! mais… ils trahissaient… Voilà comment ils s’yprenaient.

À cette explication imprévue, le petit lançaun juron ordurier ; de la paume de la main, il se frappa lacuisse, puis, repoussant sa chaise en arrière, se balança pendantquelques secondes.

– Tiens ! dit-il d’une voixfrémissante de colère, causons plus de ça, hein ? Parce queces choses-là, vois-tu, ça me met hors de moi…, ça me foutmalade…

Il y eut un silence de plusieurs minutes.

Après quoi, ils parlèrent littérature.

** *

LA GUERRE ET L’HOMME

 

À M. Puvis de Chavannes.

 

Un homme en tue un autre pour lui prendre sabourse ; on l’arrête, on l’emprisonne, on le condamne à mortet il meurt ignominieusement, maudit par la foule, la tête coupéesur la hideuse plate-forme. Un peuple en massacre un autre pour luivoler ses champs, ses maisons, ses richesses, ses coutumes ;on l’acclame, les villes se pavoisent pour le recevoir quand ilrentre couvert de sang et de dépouilles, les poètes le chantent envers enivrés, les musiques lui font fête ; il y a des cortègesd’hommes avec des drapeaux et des fanfares, des cortèges de jeunesfilles avec des rameaux d’or et des bouquets qui l’accompagnent, lesaluent comme s’il venait d’accomplir l’œuvre de vie et l’œuvred’amour. À ceux-là qui ont le plus tué, le plus pillé, le plusbrûlé, on décerne des titres ronflants, des honneurs glorieux quidoivent perpétuer leur nom à travers les âges. On dit au présent, àl’avenir : « Tu honoreras ce héros, car à lui seul il afait plus de cadavres que mille assassins. » Et tandis que lecorps de l’obscur meurtrier pourrit, décapité, aux sépulturesinfâmes, l’image de celui qui a tué trente mille hommes se dresse,vénérée, au milieu des places publiques, ou bien repose, à l’abrides cathédrales, sur des tombeaux de marbre bénit que gardent lessaints et les anges. Tout ce qui lui a appartenu devient desreliques sacrées, et l’on se rend en foule dans les musées, ainsiqu’à un pèlerinage, pour y admirer son épée, sa masse d’armes, sacotte de mailles, le panache de son casque, avec le regret de n’ypoint voir les éclaboussures du sang des anciennes tueries.

– Mais je ne veux pas tuer, dis-tu, je neveux rien détruire de ce qui vit.

Comment ! tu ne veux pas tuer,misérable ? Alors la loi vient t’arracher à ton foyer, elle tejette dans une caserne, et elle t’apprend comment il faut tuer,incendier, piller ! Et si tu résistes à la sanglante besogne,elle te cloue au poteau avec douze balles dans le ventre, ou telaisse pourrir, comme une charogne, dans les silos d’Afrique.

La guerre est une brute aveugle. On dit :« La science de la guerre. » Ce n’est pas vrai. Elle abeau avoir ses écoles, ses ministères, ses grands hommes, la guerren’est pas une science ; c’est un hasard. La victoire, laplupart du temps, ne dépend ni du courage des soldats, ni du géniedes généraux, elle dépend d’un homme, d’une compagnie, d’unrégiment qui crie : En avant ! de même que la défaite nedépend que d’un régiment, d’une compagnie, d’un seul homme quiaura, sans raison, poussé le cri de : Sauve qui peut !Que deviennent les plans des stratèges, les combinaisons desétats-majors, devant cette force plus forte que le canon, plusimprévue que le secret des tactiques ennemies : l’impressiond’une foule, sa mobilité, sa nervosité, ses enthousiasmes subits ouses affolements ? La plupart des batailles ont été gagnées,grâce à des fautes fortuites, à des ordres non exécutés ;elles ont été perdues par un entêtement dans la mise en œuvre deplans admirables et infaillibles.

L’héroïsme ni le génie ne sont dans le fracasdes camps ; ils sont dans la vie ordinaire. Ce n’est pointdifficile de se faire trouer la poitrine, au milieu des balles quipleuvent et des obus qui éclatent ; c’est difficile de vivre,bon et juste, parmi les haines, les injustices, les tentations, lesdisproportions et les sottises humaines. Oh ! comme un petitemployé qui lutte, sans défaillance, à toutes heures, pour procurerà sa famille la maigre nourriture de chaque jour, me paraît plusgrand que le plus glorieux des capitaines qui ne compte plus lesbatailles gagnées ! Et, comme je préfère contempler un paysanqui, le dos courbé et les mains calleuses, pousse la charrue,péniblement, dans le sillon de la terre nourricière, plutôt que devoir défiler des généraux au costume éclatant, à la poitrinecouverte de croix ! C’est que le premier symbolise tous lessacrifices inconnus et toutes les vertus obscures de la vieféconde, tandis que les autres ne me rappellent que les tristessesstériles et les deuils inutiles dont ils ont semé le sol despatries vaincues.

Pourquoi le Droit et pourquoi la Justice, sila Guerre est là, qui commande, la Guerre, négation du Droit,négation de la Justice ? Qu’on raie ces deux mots des langageshumains qui ne les comprennent pas, et qu’on arrache, au frontondes sociétés contemporaines, ces deux emblèmes qui toujours ontmenti.

** *

L’HUMANITÉ

Tu ne passeras pas, maudite gueuse. Regarde,derrière toi, les chemins que tu as parcourus ; partout lanuit, le malheur, la désolation. Les moissons sont détruites :les villes incendiées, et, dans les champs dévastés et dans lesforêts abattues, pourrissent des monceaux de cadavres sur lesquelss’acharne le corbeau. Chacun de tes pas est marqué d’une fosse oùdorment à jamais les meilleurs des enfants des hommes, et lesgrains de sable des routes, et les brins d’herbe des prairies, etles feuilles des arbres sont moins nombreux que tes victimes. Tu nepasseras pas.

LA GUERRE

Je passerai, vieille radoteuse, et tessensibleries ne m’arrêteront point. Il faut que toute la terres’éclaire à mon soleil de sang et qu’elle boive, jusqu’à ladernière goutte, l’amère rosée des larmes que je fais couler. Jepousserai sur elle le poitrail fumant de mes chevaux, et je labroierai sous les roues de mes chars. Tant qu’il existera nonseulement deux peuples, mais deux hommes, je brandirai mon glaive,je soufflerai dans mes trompettes, et ils s’entretueront. Et moncorbeau s’engraissera dans les charniers.

L’HUMANITÉ

N’es-tu donc point lasse de toujours tuer, detoujours marcher dans la boue sanglante, à travers les plaintes etla fumée rouge des canons ? Ne peux-tu donc te reposer etsourire ? Ne peux-tu, un instant, rafraîchir à l’air libre tespoumons brûlés par la poudre, aux sources qui chantent sous leslianes, ta gorge altérée par les hurlements ? Vois lescontrées que je garde ; elles sont magnifiques. La vie boutdans leurs artères, florit sur leurs faces rubicondes de santé,leur fait une ceinture de prés verts, de moissons d’or, de pampresjoyeux ; et le bonheur et la richesse, éternellement,s’échappent des germes éclatés. L’homme y travaille dans la paix, ychante dans l’amour, s’y élève dans la prière, et tout prie, aime,travaille autour de lui. Jette ton glaive, prends la charrue quetraînent, dans les bons sillons, les bœufs pensifs etrésignés ; au lieu des fanfares de tes trompettes quisuggèrent à l’homme les homicides ivresses, au lieu des crissauvages qui appellent la mort, écoute, le soir, au penchant descollines, le son des pipeaux, les clochettes des bergeries, lechantonnement doux des pâtres ; écoute, dans les grandesplaines qui se réveillent, l’alouette qui salue de ses chansons letravail, la paix, l’amour.

LA GUERRE

Trêve à la rhétorique, vieille sotte : jen’ai que faire de tes lamentations. Garde ta houlette, ta peau demouton et ta virgilienne flûte. Je connais les hommes, et leshommes me connaissent. J’ai culbuté les trônes, renversé lesautels, et de tous les souverains déchus et de tous les dieuxerrants, moi seule suis restée debout. Je suis la diviniténécessaire, implacable, éternelle. Je suis née avec le monde, et lemonde mourra avec moi.

L’HUMANITÉ

Tu mens.

LA GUERRE

Je mens ! Mais regarde autour de toi, etécoute. Vois-tu tous ces hommes courbés, qui peinent,s’essoufflent, et meurent écrasés par les besognes toujourspareilles ? Pour qui donc ces mines, ces forges, ces usines,ces fontes bouillonnantes, si ce n’est pour mes canons, mes fusilset mes obus ? Pour qui ces navires qui sillonnent les mers etbravent les tempêtes ? Ces prairies où mes chevauxs’engraissent, ces arbres avec lesquels on taillera les affûts demes batteries, et les brancards de mes ambulances ? Pourquoidonne-t-on de l’or aux ministres, des galons aux généraux ?Pour qui arrache-t-on au foyer les bras jeunes et les cœursvigoureux ? Vois ces vieux savants, penchés sur des chiffres,sur des plans, sur des poudres blanches, pourquoi distillent-ils lamort ? On me dresse plus de temples qu’à Dieu ; comptedonc les forts, les bastions, les casernes, les arsenaux, tous ceschantiers effroyables où l’on façonne le meurtre, comme desbibelots, où l’on chantourne la destruction comme des meubles deprix. C’est vers moi que tendent tous les efforts humains ;pour moi que s’épuise la moelle de toutes les patries. L’industrie,la science, l’art, la poésie se font mes ardents complices pour merendre plus sanguinaire et plus monstrueuse. Mes trophées ornentles cathédrales, et tous les peuples à genoux devant mon image, ontentonné des Te Deum et des Marseillaise. Tiens,aujourd’hui, le printemps sourit, la nature se pare comme pour unedouce fête ; les parfums sortent de la terre rajeunie, et lesplus gaies couleurs éclatent aux branches, pavoisant les champs etles forêts. Qu’entends-tu ? Des chants d’amour ? Non. Desfrémissements de colère, des cliquetis de sabres, des sonneries declairon, et des armées qui marchent, et des canons qui roulent, etla terre qui tremble sous les pas des chevaux et les crosses desfusils.

L’HUMANITÉ

Ah ! tu fus belle, parfois, et parfoissublime, je le sais. C’est toi qui as fait la patrie, et tu asdélivré des peuples. Ton corbeau, qui se soûle du sang des héros,s’est souvent changé en coq qui a réveillé de son chant lesindépendances abruties et les nations opprimées. Mais aujourd’hui,est-ce pour cette cause sacrée que tu vas encore moissonner deshommes et secouer des deuils sur la terre ? Vas-tu rendre auxpauvres Hindous leurs champs de riz pillés, leurs pagodesdétruites ? Leur donneras-tu le sel dont on les prive, et dontils ont besoin autant que de l’air qu’ils respirent ? Lesferas-tu libres, ces martyrs qui râlent sous le joug étranger, etqui ont vu leurs plaines transformées en abattoirs, en champs detorture, et qui pleurent encore leurs princes assassinés sur lesmarches de leurs palais ? Alors, bien, et je te bénis. Mais,si c’est pour leur imposer de nouveaux maîtres, si c’est pour queleur sang, leurs biens, leur terre féconde, aillent engraisser leRusse comme ils engraissent l’Anglais, je te maudis.

LA GUERRE

Ta bénédiction m’importe aussi peu que tamalédiction. Je me ris de l’une comme de l’autre. Que je délivre ouque j’asservisse, cela m’embarrasse peu, vraiment, et le sentimentn’est point mon fait. Je veux me distraire, voilà tout, etl’occasion me paraît bonne. Il y a assez longtemps que je n’aipoint rougi le Gange, dont les eaux bourbeuses me répugnent, et jeveux donner aux belles vallées de l’Indus leur provision accoutuméede cadavres. Allons, vieille sorcière, dérange-toi et fais-moiplace. Mon cheval s’impatiente à écouter tes sornettes, et lesfadaises de tes discours me font pitié.

L’HUMANITÉ

Tu ne passeras pas. Ne vois-tu pas, aveuglecriminelle, que tout le monde te maudit, et qu’il n’est pas unhomme qui ne se détourne de toi ?

LA GUERRE

Tu me fais rire, en vérité ! Mais je veuxte convaincre. Écoute donc ce que les hommes vont me dire.

LE PAYSAN

Salut à toi, Guerre. Tu es douce, et jet’aime. Mon grenier est plein de blé ; – grâce à toi, je levendrai très cher. Je gagnerai sur mes chevaux, et me déferai demes bœufs. Tu es ma providence.

LE BANQUIER

Je ferai des emprunts ; et je spéculeraisur les mauvaises nouvelles, même sur les bonnes. Guerre, je tesalue.

LA FAMILLE

Je te bénis, bonne Guerre. Mes frères, mescousins sont à l’armée. Ils ne reviendront pas, et ma partd’héritage sera plus grasse.

LE COMMERÇANT

J’allais faire faillite. Mais tu arrives. J’aidans mes magasins des toiles avariées, du drap pourri, du cuir encarton, sois la bienvenue !

L’USINIER

Aurait-il donc fallu éteindre mes machines etlaisser rouiller mes outils ? Tu me sauves de la ruine, Guerreprotectrice. Je doterai mes filles et j’en ferai des femmes demarquis.

L’ARTISTE

Je coulerai en bronze tes héros tombés.

LE POÈTE

J’immortaliserai tes hécatombes dans mesvers.

LE BOURGEOIS

Je m’ennuyais. Tu occuperas mes soiréesd’hiver et mes longues heures d’oisiveté. Les pieds chauds, enfoncédans un moelleux fauteuil, je palpiterai à tes récits, et suivrai,sur une carte piquée d’épingles et de petits drapeaux, ton passageà travers les pays inconnus.

LE GÉNÉRAL

Je reviendrai peut-être Empereur, sur lesailes de la victoire. Et je te devrai la couronne.

L’OFFICIER

Tu broderas d’or mon képi ; tu y coudrasla feuille du chêne.

LE SOLDAT

Tu m’ôteras le sac si pesant, la capote qui merend si gauche, et tu me tendras l’épée.

LE DÉBAUCHÉ

Il y a de belles femmes là-bas, et je lesprendrai.

LE VOLEUR

Il y a de beaux palais là-bas, et je lespillerai.

LE DÉSESPÉRÉ

Tu m’enverras la mort, et je te bénirai.

LA GUERRE

Eh bien ! as-tu entendu ? Etprétends-tu toujours te mettre en travers de ma route ?Laisse-moi accomplir mon œuvre et rejoins tous ces braves gens.

(L’Humanité se voile la face et pleuresilencieusement.)

** *

AGRONOMIE

 

À M. Émile Bergerat.

 

M. Lechat – le fameux M. Lechat – m’attendaità la gare.

– Ah, enfin ! vous voilà !s’écria-t-il. Ça n’est pas malheureux.

– Vous voyez, dis-je, je suis deparole…

– Bravo ! j’aime qu’on soit deparole, moi !… Par ici !… Et votre bulletin ?…Donnez votre bulletin… Allons dépêchons-nous démonter en voiture…Avez-vous des bagages ?… Non… Tant mieux… Par ici !…

M. Lechat saisit un pan de mon pardessus, mefit traverser la gare en courant, et m’entraîna ainsi jusqu’à savictoria qui stationnait avec d’autres voitures, sur une petiteplace plantée d’acacias.

– Montez, montez, sapristi ! mecria-t-il.

Et, s’adressant au cocher, ilcommanda :

– Toi, marche, et rondement… Et tusais !… si je suis dépassé par un de ces imbéciles, je teflanque à la porte… Au château ! vite…

Les chevaux piaffèrent, dansèrent un instantsur leurs jambes fines, en encensant la tête, puis la voiture volasur la route. Agenouillé sur les coussins, penché sur la capote, M.Lechat surveillait attentivement les autres voitures qui, derrièrenous, filaient, l’une après l’autre, et faisaient de petits nuagesde poussière.

– Attention ! disait-il de temps entemps au cocher, attention, nom d’un chien !

Mais nous marchions grand train, à droite et àgauche, la campagne semblait emportée dans une course folle,disparaissait… Au bout de quelques minutes, les voitures rivales nefurent plus qu’un petit point gris sur la blancheur de la route, etle point gris lui-même s’effaça.

Tranquillisé, M. Lechat s’assit et poussa unsoupir de soulagement.

– Je ne veux pas être dépassé,déclara-t-il, en posant sa grosse main sur mes genoux, je ne leveux pas… Comprenez-vous cela ?

– Parbleu ! fis-je, si je comprendscela !

– Tiens ! vous êtes rond,vous ! Bravo ! J’aime qu’on soit rond, moi !… C’estvrai aussi, ils sont là deux ou trois méchants hobereaux qui n’ontpas seulement vingt mille francs de rentes, et qui voudraientlutter avec mes trotteurs !… Regarde… Tu permets, hein ?…Regarde mes trotteurs… Dix-huit mille balles, mon vieux, dix-huitmille…

Il retourna encore la tête et n’apercevantplus rien sur la route, il ordonna au cocher de modérer l’alluredes chevaux… M. Lechat me serra les genoux très fort.

– Écoute, reprit-il, tu vas voir…Avant-hier… Mais ça ne t’ennuie pas que je te tutoie ?…

– Pas du tout ! au contraire…

– Bravo ! J’aime qu’on se tutoie,moi !… Avant-hier je revenais de Sainte-Gauburge, par lesbois… Le chemin est étroit et praticable seulement pour unevoiture… Qu’est-ce que j’aperçois, à quarante pas, devantmoi ?… Le duc de la Ferté… un grand serin… Je ne veux êtredépassé par personne, surtout par le grand serin de duc de laFerté… Je dis au cocher : « Dépasse, nom d’unchien ! » – « Il n’y a pas de place » répond lecocher. – « Alors, bouscule et jette-moi duc, voiture, chevauxdans le fossé »… Non, mais tu vas rire !… Le cocher lanceses chevaux… Patatras !… Le duc d’un côté, moi de l’autre, lecocher à dix mètres dans le taillis !… Quellemarmelade !… Je ne perds pas la carte… prestement je me remetssur pied, dégage les chevaux, relève la voiture et je passe…pendant que le duc, les quatre fers en l’air… ha ! ha !ha !… Voilà comment je les traite moi, tes ducs !…Qu’est-ce que tu dis de cela ?

– C’est admirable !

– N’est-ce pas ?… Dame ! c’estjuste !… J’ai quinze millions… Et le duc, qu’est-ce qu’il a,lui ?… À peine deux pauvres millions… Et les moutons ?Faut voir comme j’écrase les moutons !… J’ai aussi écrasé desenfants, des enfants de pauvres… Qu’est-ce que cela fait ?… Jepaie.

Et M. Lechat se frotta les mains.

– Avec ces manières-là, lui demandai-je,vous devez être joliment populaire dans votre pays ?

– Si je suis populaire ?… Tu verrascela aux élections, mon petit… Sais-tu comment on m’appelle ?ajouta-t-il en se rengorgeant… On m’appelle Lechat-tigre… c’estchic, hein ?… miaou !… Lechat-tigrrre…

Pendant quelques minutes, les yeux arrondis,les lèvres écartées, hérissant sa maigre moustache, il imitagrotesquement les chats en colère, puis, tout à coup il medit :

– Tout ce que tu vois, à droite, àgauche, devant toi, derrière toi, tous ces champs, toutes cesmaisons, toutes ces prairies, et, là-bas, tous ces bois, tout celac’est à moi… Et encore tu ne vois rien !… Je suis sur troischefs-lieux de canton, quatorze communes… J’ai six centsoixante-dix-sept champs… D’ailleurs tu verras tout cela sur monplan, dans le vestibule de mon château… Il faut vingt-deux heurespour faire le tour de ma propriété, vingt-deux heures… mais tuverras tout cela sur mon plan… c’est épatant… Tu verras mes vachesaussi, mes cinquante-sept vaches, tu verras mes centquatre-vingt-dix bœufs cotentins, tu verras mes viviers… Enfin, tuverras tout… Ah ! tu ne vas pas t’embêter !…

Il se renversa sur le dossier de la Victoria,allongea les jambes, croisa les bras, et souriant d’un sourirebéat, il contempla ses champs, ses prairies, ses bois, ses maisonsqui défilaient, fuyaient derrière nous. Des paysans en nous voyantpasser, levaient la tête, s’arrêtaient de travailler et saluaienttrès bas, mais M. Lechat n’y prêtait aucune attention.

– Vous ne saluez jamais ? luidis-je.

– Ces gens-là ? me répondit-il avecdégoût et eu haussant les épaules. Tiens, voilà ce qu’ils me fontfaire.

D’un coup de poing il enfonça son chapeau surla tête et il miaula férocement…

** *

Petit, vif, très laid, les yeux fourbes, labouche lâche, tel était, au physique Théodule, Henri, JosephLechat, de l’ancienne maison Lechat et Cie : Cuirs etPeaux, maison célèbre dans tout l’ouest de la France. Au tempsde la guerre, Lechat avait eu cette idée de génie de fabriquer,pour l’armée, des cuirs avec du carton, des chiffons et de vieilleséponges. Il en était résulté que vers 1872, il se retira desaffaires industrielles, décoré de la légion d’honneur, riche dequinze millions, et qu’il acheta le domaine de Vauperdu, afin de sevouer tout entier à l’agronomie, ainsi qu’il disaitpompeusement.

Le domaine de Vauperdu est un des plus beauxqui soient en Normandie. Outre le château, imposant spécimen del’architecture du seizième siècle, et les réserves considérables enbois, herbages, terres arables qui l’entourent, il comprend vingtfermes, cinq moulins, deux forêts et des prairies, le tout d’unrevenu net de quatre cent cinquante mille francs.

Après avoir vendu ses tanneries etcorroyeries, M. Lechat vint s’installer à Vauperdu, avec sa femmequ’il avait épousée, n’étant encore qu’un pauvre ouvrier – de quoiil se repentait furieusement aujourd’hui. Mme Lechat, aumême degré que M. Lechat, manquait d’élégance, d’orthographe et degrâces mondaines, mais sous la robe de soie et le chapeau à la modegauchement portés, elle était restée la paysanne simple, honnête,de bon sens, d’autrefois, et M. Lechat dans sa transformationsubite de tanneur en gentilhomme terrien souffrait beaucoup,quoiqu’il affichât des opinions républicaines très avancées, del’infériorité sociale de sa femme, et il s’irritait de ce qu’ellemarquât trop, la naissance peuple et le passé de roture.

On ne possède pas, dans un pays, quatre centcinquante mille francs de rentes en terre, sans qu’une grandenotoriété ne s’ensuive. Lechat était donc le personnage le plusconnu de la contrée, étant le plus riche et il ne se passait pas deminutes qu’à dix lieues à la ronde, partout, on ne parlât de lui.On disait : « Riche comme Lechat. » Ce nom de Lechatservait de terme de comparaison forcé, d’étalon obligatoire, pourdésigner des fortunes hyperboliques. Lechat détrônait Crésus etremplaçait le marquis de Carrabas. Pourtant on ne l’aimait point,et bien que les campagnards s’empressassent de le saluerobséquieusement, tous se moquaient de lui, le dos tourné, car ilétait grossier, taquin, fantasque, vantard et très fier,sous des dehors familiers et des allures de bon enfant qui netrompaient personne. Il avait une manière de faire le bientapageuse et maladroite, qui déroutait les reconnaissances, et sescharités, inhabiles à masquer l’effroyable égoïsme du parvenu, aulieu de couler dans l’âme des pauvres gens, un apaisement, leurapportaient la haine, tant elles étaient de continuelles insultes àleurs misères. Du reste, trois fois il s’était présenté auxélections et, trois fois, malgré l’argent follement gaspillé, iln’avait pu réunir que trois cent voix sur vingt-cinq mille. Telsétaient les renseignements que j’avais recueillis sur M. Lechatdont le nom, sans cesse, revenait dans les conversations dupays.

Un jour, je l’avais rencontré par hasard. Cejour-là, M. Lechat ne me quitta pas et me prodigua toutes lesvulgarités de sa politesse. Il voulait me recevoir à Vauperdu, mefaire les honneurs de ses exploitations agricoles, et comme jeprétextais de ma sauvagerie, de mes goûts sédentaires, de mesoccupations…

– Ta !… ta !… ta !…m’avait-il dit, en me tapant sur l’épaule… Je vois ce que c’est…vous ne pouvez me rendre mon hospitalité, hein ?… C’est celaqui vous gêne ?… Eh bien, vous me revaudrez cela, en parlantde moi, dans les journaux !

Le tact exquis de M. Lechat m’avaitvaincu.

 

La voiture roulait sur une large avenue,plantée d’ormes magnifiques, au bout de laquelle, dans le soleil,le château de Vau-perdu montrait ses toits inclinés aux arêteshistoriées, et sa belle façade de pierre blanche et de briquesroses.

– Ah ! nous sommes arrivés, monvieux, s’écria M. Lechat… Eh bien ! qu’est-ce que tu dis demon coup d’œil ?

** *

Un vieil homme à barbe grise, voûté, toussant,qui, les mains croisées derrière le dos, se promenait sur leperron, de long en large, se précipita à notre rencontre.Respectueusement il aida M. Lechat à descendre de voiture.

– Eh bien ! père la Fontenelle,as-tu été chercher le vétérinaire, pour la vache ?

– Oui, monsieur Lechat.

– D’abord, ôte ton chapeau… Est-ce danston monde qu’on apprend aux domestiques à parler aux maîtres latête couverte ?… C’est bien… Et qu’est-ce qu’il a dit, levétérinaire ?

– Il a dit qu’il fallait abattre lavache, monsieur Lechat.

– C’est un serin, ton vétérinaire…Abattre une vache de cinq cents francs !… Tu me feras leplaisir, mon père la Fontenelle, de conduire la vache, toi-même, tuentends !… toi-même, au rebouteux de Saint-Michel… et tout desuite… Allons, hop, monsieur le comte !

Le vieil homme salua, et il allait s’éloigner,quand Lechat le rappela par un psitt, comme on fait pourles chiens.

– Je permets, lui dit-il, que tu remetteston chapeau sur la tête, et même ta couronne, si tu ne l’as pasvendue avec le reste… Décampe maintenant.

Et, se tournant vers moi, ce farceur de Lechatm’expliqua que le vieil homme était son régisseur, qu’il s’appelaitauthentiquement le comte de la Fontenelle, et qu’il l’avaitramassé, ruiné, sans ressources, pour le sauver de la misère.

– Oui, mon vieux, conclut-il, c’est unnoble, un comte !… Voilà ce que j’en fais, moi, de tescomtes !… Oh ! elle en voit de rudes, chez moi, lanoblesse !… N’empêche qu’il me doit la vie, ce grand seigneur,hein ?… Entrons…

Le vestibule était immense, un escaliermonumental, orné d’une rampe à balustres de vieux chêne, conduisaitaux étages supérieurs. Des portes s’ouvraient sur des enfilades depièces, dont on apercevait les meubles vagues, recouverts dehousses, et les lustres emmaillotés de gaze métallique. En face dela porte d’entrée, le plan du domaine, énorme carte, teintée decouleurs voyantes, occupait tout un panneau.

– Tiens, me dit Lechat, le voilà, monplan. Mes champs, mes forêts, tu les vois comme si tu te promenaisdedans… Ces carrés rouges, ce sont mes vingt fermes… Amuse-toi àregarder, pendant que je vais prévenir ma femme… Tu sais, ne tegêne pas, regarde tout… Veux-tu te débarrasser de tonchapeau ?… À gauche, là-bas, le porte-manteau… ne te gêne pas…Dis donc, ne vas pas te figurer que ma femme soit comme les damesde Paris… C’est une paysanne, je t’avertis, elle manque d’usage…Vois-tu ça, noir ?… c’est ma distillerie… Veux-tut’asseoir ?… ne te gêne pas.

Autour de moi, peu de meubles, de grandesarmoires d’acajou, des tables, des fauteuils d’osier, desbanquettes en cuir et quelques tableaux de chasse, mais sur lesarmoires, sur les tables, au-dessus des tableaux, partout, desoiseaux empaillés en des attitudes dramatiques, qui portaient,pendues à leur col, des plaques de cuivre sur lesquelles étaientgravées des inscriptions comme celle-ci :

 

HÉRON ROYAL

tué par

M. THÉODULE LECHAT,

propriétaire du domaine de Vauperdu,

dans sa prairie du Valdieu,

le 25 septembre 1880.

 

Je remarquai aussi, dans une jardinière demarbre qui se creusait au bas d’une grande glace, des sabots, despantoufles, des socques de caoutchouc, tout un pêle-mêle d’objetsbizarres et affreux.

Lechat ne tarda pas à revenir accompagné de safemme. C’était une personne petite, grosse et souriante qui roulaitplutôt qu’elle ne marchait. Elle avait des yeux qui ne manquaientni de finesse, ni de franchise, et un bonnet immense quesurmontaient des fleurs en paquet et dont les brides largesbattaient à ses épaules comme des ailes. Mme Lechat fitdeux révérences, et me dit d’une voix un peu rauque :

– Vous êtes bien aimable, Monsieur, bienaimable d’être venu voir Lechat… Ah ! il a dû vous en raconterdes histoires et des histoires, mais il ne faut pas faire attentionà ce qu’il dit, allez !… Il n’y a pas de plus grand blagueur,de plus grand espiègle… Ça lui nuit quand on ne le connaît pas, et,dans le fond, il est bien moins mauvais qu’il le paraît… C’est unemanie qu’il a comme ça de parler à tort et à travers… Il ne saitquoi inventer, mon Dieu !… Quand ça le prend, il va, il va, ilne s’arrête pas…

Lechat balançait la tête, haussait les épauleset me regardait en clignant de l’œil, sans doute pour m’engager àne pas écouter les sornettes de sa femme.

– Vous avez là, dis-je à MmeLechat, afin de détourner le cours de la conversation, vous avez làune propriété superbe.

Mme Lechat soupira.

– C’est trop grand, voyez-vous… Je nepeux pas m’habituer dans des bâtisses si grandes… On s’y perd… Etpuis ça coûte bien de l’argent, allez !… Lechat s’est mis dansla tête de cultiver lui-même… Il ne veut rien faire comme personne…C’est des inventions nouvelles, tous les jours, des machines àvapeur, des expériences !… Ah ! l’argent file avec toutcela, ce n’est rien que de le dire… Je sais bien que le blé ne sevend pas… le monde n’en veut plus et ce n’est point avantageux d’enrécolter… Mais, ne voilà-t-il pas que Lechat s’est imaginé de semerdu riz à la place ! Il dit : « Ça pousse bien enChine, pourquoi ça ne pousserait-il pas chez moi ? » Çan’a point poussé, comme de juste… Et pour tout, c’est la mêmechose.

Un domestique entra.

– Eh bien ! mon garçon, le déjeunerest-il prêt ? interrogea-t-elle. Et se retournant aussitôtvers moi, elle me demanda : Vous devez avoir faim, depuis cematin que vous êtes en route ?… Ah ! dame, chez nous,vous savez, à la fortune du pot !… Parce qu’on est riche, cen’est point une raison de ne manger que des truffes et de gaspillerla nourriture… Allons déjeuner !… Dis donc, Lechat, cemonsieur boit sans doute du cidre ?

– Certainement qu’il boit du cidre,affirma résolument Lechat qui m’entraîna dans la salle à manger, enme répétant, tout bas à l’oreille.

– Ne fais pas attention à lapatronne ; elle n’a pas d’usage.

Le déjeuner fut exécrable. Il ne se composaitque de restes bizarrement accommodés. Je remarquai surtout un platfabriqué avec de petits morceaux de bœuf jadis rôti, de veauanciennement en blanquette, de poulet sorti d’on ne savait quelleslointaines fricassées, le tout nageant dans une mare d’oseilleliquide, qui me parut le dernier mot de l’arlequin. Cinq ou sixbouteilles de vin, à peu près vides, étaient rangées sur la table,devant Lechat qui, de temps en temps, les égouttait dans mon verre,en ayant soin, chaque fois, de déclarer qu’il ne« débouchait » le vin fin que le dimanche et seulement,en semaine, quand il avait du monde.

Abasourdi par ce que, depuis une heure, jevoyais et entendais, je ne savais, en vérité quelle contenance medonner. Devant ces deux pauvres êtres, égarés dans les millions parune inquiétante ironie de la vie, une grande mélancoliem’envahissait, et, en même temps, la puanteur de la richessemalfaisante et sordide me soulevait le cœur de dégoût. À celavenait s’ajouter l’amer sentiment de l’inanité de la justicehumaine, de l’inanité du progrès et des révolutions sociales quiavaient pour aboutissement : Lechat et les quinze millions deLechat ! Ainsi c’était pour permettre à Lechat de se vautrerstupidement dans l’or volé, dans l’or immonde, que les hommesavaient lancé aux quatre vents des siècles les semences de l’idée,et que la rosée sanglante était tombée, du haut des échafaudspopulaires, sur la vieille terre épuisée et stérile ! Et parla baie ouverte de la salle à manger, qui encadrait, comme untableau, la fuite douce des pelouses vallonnées et les massifs desfutaies bleuissantes, il me semblait que je voyais s’acheminer, detous les points de l’horizon, les cortèges maudits des misérableset des déshérités, qui venaient se broyer les membres et sefracasser le crâne contre les murs du château de Vauperdu. Jerestais silencieux, aucun mot ne m’arrivait aux lèvres.

Tout à coup, Lechat s’écria :

– Quand je serai député… Oui, quand jeserai député…

Il acheva sa pensée, en faisant tournoyer safourchette, au-dessus de lui. Sa femme le regarda d’un air depitié, haussa les épaules à plusieurs reprises.

– Quand tu seras député, répéta-t-elle…Député, toi !… Ah ! oui, député !… tu es bien tropbête !…

Puis elle me prit à témoin.

– Je vous le demande, monsieur… Est-ceraisonnable de dire des choses comme ça ? Tel que vous levoyez, il s’est porté trois fois… Et les trois fois, il n’a puattraper que trois cents voix !… J’en aurais eu honte, moi, àsa place, bien sûr ! Mais savez-vous ce que ces trois centsvoix nous ont coûté ?… Six cent mille francs, monsieur, aussivrai que cette bouteille est là… Oh ! j’ai fait le compte,allez !… C’est six cent mille francs et pas un sou de moins…c’est-à-dire que ça remet la voix, l’une dans l’autre, à deux millefrancs. Et il parle de se porter encore !… Tenez, vous nepourriez jamais vous imaginer ce qu’il a inventé, à la dernièrefête du 14 juillet, comme manifestation, à ce qu’il dit… Ehbien ! il a fait peindre en tricolore tous les troncs desarbres de l’avenue…

Lechat souriait, se frottait les mains,semblait heureux qu’on rappelât un de ses hauts faits, une de cesidées supérieures, comme il lui en sortait quelquefois du cerveau.Il cherchait dans mon regard une approbation, un enthousiasme.

– C’est un coup, ça, hein ? medit-il… mais est-ce que les femmes entendent quelque chose à lafaçon dont on doit mener le peuple… Écoute-moi, mon vieux… Cettefois-ci, je serai nommé, et ça ne me coûtera pas un centime… J’aiun plan de combat, tu verras mon plan !… Je me porte commeagronome socialiste… Je suis le candidat de l’agronomieradicale ! Plus d’armée, plus de justice, plus de percepteurs,je biffe tout cela… Plus de pauvres, tous propriétaires !… Tuverras mon plan, plus tard, au moment des élections… Non, mais ceque ça va leur couper la chique aux curés… Ah ! j’oubliais,plus de curés non plus !… car c’est les curés qui m’ontempêché de passer, parce que je suis libre-penseur, moi ;parce que je ne mange pas de leur bon Dieu, moi !… Ah !ils riront, avec mon plan de combat, les calotins !…

À ce mot, Mme Lechat s’emporta etcria :

– Tais-toi… Je te défends d’appeler lesprêtres ainsi et de dire du mal de la religion devant moi, tuentends… Mon Dieu ! avec lui, c’est pire qu’avec lesenfants !… Ne croyez pas qu’il soit irreligieux, monsieur…mais quand il se trouve en compagnie, c’est plus fort que lui, ilfaut qu’il se vante… Aussi, dès qu’il a le moindre bobo, tout estperdu, et vite, vite un prêtre ! Si on l’écoutait, ce pauvremonsieur le curé serait tout le temps chez nous, en train del’administrer, quoi !

Pour dissimuler la gêne où le mettaient lesreproches de sa femme, Lechat tambourinait sur le bord de sonassiette, suivait, au plafond, le vol d’une mouche, et négligemmentsifflotait un air. Puis il toussa, et brusquement changea laconversation.

– C’est dommage, me dit-il, que tu nesois pas venu au château, il y a quinze jours… J’ai dansé lecancan, tu aurais vu si je danse le cancan ! Comme à Paris,mon vieux !

Et, se trémoussant sur sa chaise, il se mit àlancer ses bras en avant, et à leur imprimer des mouvementsgrotesques.

– Ah ! je te conseille de te vanterencore de cela, soupira Mme Lechat, car c’est de tafaute, avec ton cancan, si nous n’avons pas nos chemises… Je vousen fais juge, monsieur… Tous les mois, nous recevons ces messieursde la ville… Ce sont des messieurs très aimables et leurs damesaussi… M. Gatinel, le conservateur des hypothèques surtout est trèsgai… Ça, c’est vrai qu’il sait faire rire les gens… Figurez-vousqu’il joue du piano avec les pieds, avec le nez, avec tout, etqu’il en joue très bien… Moi, il m’amuse, M. Gatinel… et puis toutce qu’il dit est si drôle !… Eh bien, ces messieurs étaientdonc venus et leurs dames aussi, il y a quinze jours… Après ledîner, on s’est mis à danser… une idée, quoi, qui leur avait passépar la tête !… Il faisait chaud, si vous vous souvenez, etdame ils suaient ! ils suaient !… c’était affreux de voircomme ils suaient… On avait pourtant ouvert les fenêtres… Mais il yavait un fort orage dans l’air !… Et puis, on se trémoussaitaussi… C’était gentil !… Quand on s’amuse bien, n’est-ce pas,le temps s’en va, et on oublie tout… Nous avions oublié l’heure dutrain !… Je me dis : « Mon Dieu, il va falloircoucher tous ces gens-la, ce n’est pas une petite affaire… On abeau avoir beaucoup de chambres, c’est les draps souvent quimanquent, et des draps pour seize personnes, c’est à en perdre latête !… Tant pis !… Enfin on arrive tant bien que mal àles caser… Seulement, pensez donc, ce n’était pas le tout… Ilfallait des chemises aussi à tous ces gens-là, car vraiment, leurschemises à eux, étaient si mouillées, si mouillées, qu’on auraitdit qu’elles sortaient de la lessive… Lechat en prête des siennesaux messieurs ; moi, j’en prête des miennes aux dames. Puis,je fais sécher, toute la nuit, dans le four, leurs chemises à eux,en me disant qu’ils pourraient bien les remettre le lendemain… Lelendemain les chemises étaient sèches comme de juste. Mais, si vousaviez vu cela, elles étaient sales, sales, toutes fripées, de vraistorchons. Il n’y avait pas moyeu, pas moyen… Alors Lechat reprêtades chemises de jour aux messieurs… Et voilà tout le monde partibien content !… Eh bien ! mon cher monsieur, il y aquinze jours de cela, et ils gardent toujours nos chemises !…Vous direz ce que vous voudrez, moi, je trouve que ce n’est pasdélicat… On a beau avoir une forte lingerie, c’est que seizechemises ça compte dans un trousseau…

Le déjeuner était fini. Nous nous levâmes detable, et Lechat, prenant mon bras, m’entraîna très vite, en medisant qu’il allait me montrer ses exploitations agricoles… Et nouspartîmes…

** *

Débarrassé de sa femme. Lechat était redevenugai, vif, loquace et plus vantard que jamais. Il me supplia de nepas croire un mot de ce qu’elle avait raconté pendant le déjeuneret m’affirma sur l’honneur qu’il était libre-penseur, qu’il necroyait ni à Dieu, ni au diable, et qu’au fond il se moquait pasmal du peuple, quoique socialiste… Il me confia aussi qu’il avaitune maîtresse à la ville, pour laquelle il dépensait beaucoupd’argent, et que toutes les belles filles de la campagneraffolaient de lui.

– Ah ! la pauvre femme, conclut-il,comme je la trompe ! comme je les trompe toutes !

Nous visitâmes les étables, les écuries, labasse-cour, et il ne me fit grâce ni d’une vache, ni d’une poule,disant le nom de chaque bête, son prix, ses principales qualités.En traversant le parc, il voulut bien m’apprendre qu’il possédaitdouze mille chênes de hautes futaies, trente-six mille sapins,vingt-cinq mille neuf cent soixante douze hêtres. Quant auxchâtaigniers, il en avait tant, qu’il ne pouvait en savoir lenombre exact. Enfin, nous débouchâmes sur la campagne.

Une grande plaine s’étendait devant nous,rase, sans un brin d’herbe, sans un arbre. La terre, unie comme uneroute, avait été soigneusement hersée et passée au rouleau ;le vent y soulevait des nuages de poussière qui se tordaient enblondes spirales, et s’échevelaient dans le soleil. Je m’étonnai den’apercevoir, en plein mois d’août, ni un champ de blé, ni un champde trèfle…

– Ce sont mes réserves, me dit Lechat… Jevais t’expliquer… Tu comprends, je ne suis pas un agriculteur,moi ; je suis un agronome… Saisis-tu bien ladifférence ?… Cela veut dire que je cultive en hommeintelligent, en penseur, en économiste, et pas en paysan… Ehbien ! j’ai remarqué que tout le monde faisait du blé, del’orge, de l’avoine, des betteraves… Quel mérite y a-t-il à cela,et au fond, entre nous, à quoi ça sert-il ?… Et puis le blé,les betteraves, l’orge, l’avoine, c’est vieux comme tout, c’estusé… Il faut autre chose ; le progrès marche, et ce n’est pasune raison parce que tout le monde est arriéré pour que, moiLechat, moi, châtelain de Vauperdu, riche de quinze millions,agronome socialiste, je le sois aussi… On doit être de son siècle,que diable !… Alors j’ai inventé un nouveau mode de culture…Je sème du riz, du thé, du café, de la canne à sucre… Quellerévolution !… Mais te rends-tu bien compte de toutes lesconséquences !… Tu n’as pas l’air de comprendre ? Avecmon système, je supprime les colonies, simplement, et du même coup,je supprime la guerre !… Tu es renversé, hein ! tun’aurais jamais pensé à cela, toi ?… On n’a plus besoind’aller au bout du monde pour chercher ces produits… Dorénavant, onles trouve chez moi… Vauperdu, voilà les véritables colonies !C’est l’Inde, c’est la Chine, l’Afrique, le Tonkin… Seulement, jel’avoue, ça ne pousse pas encore… Non… On me dit : « Leclimat ne vaut rien… » De la blague ! le climat ne faitrien à l’affaire… C’est l’engrais. Tout est là… Il me faut unengrais, et je le cherche… J’ai un chimiste, pour qui j’ai faitbâtir, là-bas, derrière le bois, un pavillon et un laboratoire…C’est lui qui cherche, depuis trois ans… Il n’a pas trouvé, mais iltrouvera… Ainsi, ce que tu vois là, c’est du riz, tout cela c’estdu riz… Moi, je crois une chose, c’est que les oiseaux qui en ontassez du blé, depuis le temps qu’ils en mangent, se sont jetés surle riz et qu’ils n’en ont pas laissé un grain… Voilà ce que jecrois… Aussi, je les fais tous tuer… Tu peux regarder, il n’y aplus un oiseau sur ma propriété… J’ai été malin, je paie deux sousle moineau mort, trois sous le verdier, cinq sous la fauvette, dixsous le rossignol, quinze sous le chardonneret. Au printemps, jedonne vingt sous pour un nid avec ses œufs. Ils m’arrivent de plusde dix lieues à la ronde… Si cela se propage, dans quelques années,j’aurai détruit tous les oiseaux de la France. Marchons… je vais temontrer maintenant, quelque chose de curieux.

Et faisant tourbillonner sa canne dans l’air,il se mit à arpenter la rizière à grandes enjambées, se baissantparfois pour arracher un brin d’herbe, qu’il rejetait, aprèsl’avoir examiné, en disant :

– Non, c’est du chiendent.

Au bout d’une heure de marche sur la terrepoussiéreuse et brûlante, nous arrivâmes devant un vaste champ toutvert qui, partant de la bordure d’une grande route, montait enpente douce, jusqu’à la lisière des bois… Et, pareil auxpersonnages des tragédies classiques, je demeurai stupide… Sur lefond clair de la luzerne, se détachait en trèfle, d’un violetsombre, toutes les lettres, nettement dessinées, qui forment le nomde THÉODULE LECHAT. Le nom était non seulement lisible sur la nappeverte, mais il semblait vivant. La brise, qui balançait l’extrémitédes herbes, et les faisait onduler, comme des vagues, parfoisagrandissait les lettres du nom, parfois les rétrécissait suivantsa direction et son intensité. Lechat, épanoui, contemplait son nomqui frissonnait, dansait et courait, étoilé ça et là decoquelicots, sur la mer de verdure éclatante. Il jouissait de voirce nom magique, étalé à la face du ciel, exposé sans cesse auxregards des passants, qui, sans doute, s’arrêtaient devant ce nom,l’épelaient et le prononçaient avec une sorte de craintemystérieuse… Ravi et charmé, il murmurait tout bas scandant chaquesyllabe :

– Théodule Lechat ! ThéoduleLechat !

Le visage rayonnant d’une joie triomphante, ilse tourna vers moi :

– C’est trouvé, hein ?… J’ai faitvenir, figure-toi, un jardinier célèbre de Paris pour semer cechamp, parce que, tu le penses bien, personne ici n’était capabled’un tel tour de force… C’est flatteur, n’est-ce pas, de voir sonnom écrit comme ça ?… On se dit tout de suite en voyant cenom : « C’est pas un muffle au moins, celui-là. » Etpuis, si tout le monde signait ses champs, il n’y aurait plus decontestations dans la propriété ?… Viens par ici.

Nous longeâmes le champ de luzerne, pénétrâmesdans le bois à travers une jeune taille de châtaigniers, et commenous atteignions une large allée, ratissée ainsi qu’une avenue deparc, nous vîmes venir une pauvresse dont le dos ployait sous lefaix d’une bourrée de bois mort. Deux petits enfants, en guenilleset pieds nus, l’accompagnaient. Lechat devint pourpre, une flammede colère s’alluma dans ses yeux et la canne levée, il se précipitavers la pauvre femme.

– Mendiante, voleuse, cria-t-il,qu’est-ce que tu viens faire chez moi ? Je ne veux pas qu’onramasse mon bois mort, je ne veux pas, misérable vagabonde !…Allons, jette ma bourrée… Veux-tu bien jeter ma bourrée, quandj’ordonne !

Il saisit le fagot par la hart qui le liait,et le secoua si violemment que la femme roula avec la bourrée surla route.

– Et qu’est-ce qui t’a permis de foulermes allées de tes sales pieds, dis ? continua-t-il. Tu croispeut-être que c’est pour toi que je les fais ratisser, hein, mesallées, vieille voleuse ?… Veux-tu me répondre quand je teparle !

La femme, toujours à terre, gémissait.

– Mon bon monsieur, je ne vous fais pasde tort. J’avons toujours ramassé le bois… Et personne, parcharité, ne nous a rien dit… Nous sommes si malheureux !

– Personne, ne t’a rien dit, riposta leféroce châtelain en brandissant sa canne… Est-ce donc que je nesuis personne, moi ? Je suis M. Lechat, tu entends, M. Lechatde Vauperdu… Tiens, voleuse, tiens mendiante !

La canne tombait et retombait sur la vieillebûcheronne, qui pleurait, se débattait, appelait au secours,pendant que les petits enfants, effrayés, poussaient des crisdéchirants… Et l’on entendait, entre des soupirs et des sanglots,la voix de la pauvresse qui disait :

– Aïe ! aïe ! vous n’avez pasle droit de me battre, méchant homme… Aïe ! aïe ! Je vousferai condamner par le juge de paix. Aïe ! aïe ! je ledirai aux gendarmes…

Lechat, au mot de gendarmes, s’arrêta net… Sonœil, injecté de sang, prit une expression subite d’effroi, et sonvisage empourpré, tout à coup pâlit. Il tira de son porte-monnaieune pièce d’or, la glissa, presque suppliant, dans la main de lavieille.

– Voilà vingt francs, pauvre femme, luidit-il… Tu vois, c’est vingt francs. Ha ! ha !… C’estbeau, vingt francs, hein ?… Et puis, tu sais, ramasse du bois,tant que tu voudras… Tu as bien vu, dis !… C’est vingt francs…Quand tu n’en n’auras plus, tu viendras m’en demander. Allons, aurevoir.

Nous rentrâmes au château, silencieux.

L’heure du départ approchait. Au moment demonter en voiture, Lechat me dit :

– Tu as vu, la vieille femme dans lebois ?… Oui… Eh bien, son mari, c’est une voix de plus pourmoi aux élections !… Qu’est-ce que tu veux ? Aujourd’hui,il faut bien corrompre le peuple.

** *

HISTOIRE DE MA LAMPE

 

À M. Étienne Grosclaude.

 

Comme les jours raccourcissent beaucoup et queles soirées se font plus longues, la Renaude voulut bienm’expliquer que j’avais besoin d’une lampe, ne possédant que deschandeliers de cuivre. Je courus au bourg voisin pour en acheterune, et j’entrai chez Albaret, qui tient boutique de toutes sortesde marchandises, une belle boutique, peinte en bleu par lui-même,et par lui-même ornée, au fronton, d’une Renommée décorative etvert pomme, laquelle laisse tomber de sa trompette, poétiquementtransformée en corne d’abondance, mille choses plus bizarres lesunes que les autres. D’ailleurs, il n’y a pas à s’y tromper,quelque objet qu’on désire se procurer, c’est chez Albaret qu’ilfaut le demander. Albaret est boulanger, bourrelier, charpentier,épicier, quincailler, peintre, mercier, libraire, menuisier ;il rempaille les chaises et raccommode les serrures, achète lesvieux os, les verres cassés et les peaux de lapin, tient débit deboissons et de tabac. Il n’est pas un métier dans le mondequ’Albaret ne soit capable de remplir à la satisfaction générale,même celui de « rebouteux », et l’on rencontre dans lepays nombre de pauvres gens à qui cet homme unique, autantqu’universel, a, moyennant vingt sous, cassé bras et jambes. AussiAlbaret a-t-il grande réputation d’esprit. En revanche, il n’avaitpas de lampes ; je crois même qu’il n’en avait jamais eu.

– Vous n’avez point de chance, me dit-il.Justement, j’ai vendu la dernière avant-z-hier. Mais ça ne faitrien… Je vas à la ville sur le tantôt, et j’vas vous en rapporterune bié belle, bié belle, en machine blanche, avec des chosesbleues dessus… C’est-y ça ? Ah ! les lampes ! c’estpas qu’on en vende des mille et des cents, mais pourtant la mode envient.

Et ce disant, il m’invita, sans façon, àprendre la goutte. Je le remerciai, et il me sembla qu’il étaitfâché de mon refus. Cependant, il voulut bien m’accompagner jusquedans la rue, en m’accablant de politesses. J’avais fait déjàquelques pas, que je l’entendis crier :

– Hé ! monsieur, monsieur, c’est-yau pétrole ?

– Non, à huile.

– Faite excuses, c’est bié. J’vous laporterai demain à l’huile.

** *

Albaret était un gros homme, qui soufflaittrès fort et qui souriait toujours. Il avait un visage rose,boursouflé, un triple menton, les épaules étroites, un ventreénorme et des cheveux verts qui tombaient, en mèches plates, surson front. Été comme hiver, on le voyait revêtu d’une sorte deveston en velours à côtes, déchiré et graisseux, d’un pantalon detoile bleue déteinte et d’une casquette de soie – du genre decelles appelées casquettes à trois ponts – qui est la coiffureadoptée par les paysans normands ; seulement Albaret, en saqualité d’homme d’esprit et d’homme d’importance, exagérait àplaisir le nombre et la hauteur des ponts, en tout bien touthonneur. Il était marié et sa femme, qu’on nommaitl’Arbalète, lui donnait tous les ans un enfant,quelquefois deux. En ces occasions, on le plaisantait un peu auvillage, à cause de l’énormité de son ventre, mais il ne se fâchaitpas et, tapant sur son ventre, il répondait gaiement :

– Eh ben, oui, si vous v’lez le savoirc’est moi qu’accouche. Et y en a encore pu d’un là-dedans,allez.

Émerveillés de cet à-propos, les farceursbourraient Albaret de claques et de coups de poing, ce qui est,comme on sait, dans les campagnes, le geste de l’enthousiasme, etdisaient en se regardant finement.

– Ce sacré Albaret ! ce sacréAlbaret !

Ce sacré Albaret était une vieilleconnaissance pour moi. Un jour, il avait fallu remettre un carreauà l’une des fenêtres de ma maison, et, tout naturellement, ce futAlbaret à qui je m’adressai pour cette opération. Il vint seul,d’abord. À peine entré, il s’assit, souffla, s’épongea et demanda àboire. Il but coup sur coup deux pintes de cidre, après quoi ilexamina la vitre brisée, fit de nombreuses suppositions sur lafaçon dont elle avait dû être brisée, prit des mesures en hauteuret en largeur, plaisanta la Renaude, puis, ayant bu une nouvellepinte de cidre, il partit en promettant de revenir le lendemain. Eneffet, le lendemain, Albaret apparaissait flanqué de deux aides.L’un portait le carreau et la régle, l’autre le marteau, lediamant, le mastic et les pointes. Albaret ne portait rien que sacasquette, qui me parut encore plus haute ce jour-là que les autresjours. Il déposa les outils sur un meuble, le mastic sur unechaise, les pointes sur la cheminée et coucha le carreau sur latable avec des précautions infinies.

– C’est ça, dit-il, nous allons poser lecarreau. À dix lieues à la ronde, il n’y a pas un feignant qui poseun carreau comme moi.

Il sortit, interrogea le temps, rentra,demanda du cidre, s’attabla avec ses deux aides, puis commença avecla Renaude une conversation mêlée de bourrades joyeuses quimenaçait de n’en plus finir. Tout à coup Albaret sembla inquiet, ilse leva, regarda la croisée, puis le carreau et se grattant latête :

– Bon sens de bon sens !s’écria-t-il, je parie que le carreau n’est pas de mesure ; ilest trop petit, je parie qu’il est trop petit.

Les deux aides approuvèrent etdirent :

– Ça se pourrait ben qu’y serait troppetit.

Albaret cligna de l’œil, s’avança, se recula,faisant avec la main le geste de prendre des mesures :

– Pargué, s’il est trop petit !…c’est facile à voir… Il s’en faut… mon Dieu !… il s’en faut…de l’épaisseur d’une demi lame de couteau… comme qui dirait de cinqmillimètres… c’est-y pas vrai, les gars ?

Les aides, hochant la tête,murmurèrent :

– Ça se pourrait ben qu’y s’en faut decinq millimètres.

Et Albaret, se tournant vers moi :

– Je parie pour cinqmillimètres !…

– Il est facile de vous en assurer, luidis-je. Posez d’abord le carreau.

Mais Albaret ne l’entendait pas ainsi. Il segrattait la tête, allait de la croisée a la table, de la table à lacroisée en répétant :

– Je parie pour cinq millimètres.

Impatienté, je me saisis du carreau etl’appliquai contre la croisée. Il s’adaptait très bien.

– C’est tout de même curieux, disaitAlbaret. J’aurais parié ma tête !… Ah ! il va, il va, cesacré carreau ! Non ! mais c’est tout de même bencurieux… je reviendrons le poser demain.

Je fus obligé de le poser moi-même.

** *

Donc Albaret m’avait promis une lampe, et,après l’histoire du carreau, je n’étais pas sans inquiétude ausujet de cette importante affaire. Deux jours se passèrent, sansnouvelles d’Albaret ; le troisième jour, enfin, Albaret entrachez moi, triomphant.

– V’là la lampe, et l’huile, ettout ! cria-t-il en m’apercevant. Ah ! mais c’est unebelle lampe ! c’est tout ce qui se fait de mieux ! Et ilparaît que ça éclaire autant que le soleil… Attendez, j’vas vousmontrer ça. Une rude acquisition, allez !

Et il déballa la lampe, le bidon d’huile, lesverres, les mèches, en faisant sur chaque objet une observationtechnique telle que : « Ça, c’est les mèches, on coupe lebout. » Après avoir tourné, retourné la lampe dans tous lessens :

– Attention, dit-il, nous allonsmanœuvrer l’instrument.

Sa grosse face rose souriait de satisfaction.Il versa l’huile, appuya la main sur le bec et remonta lalampe.

– Regardez voir, répétait-il, c’estgentil, c’est doux, c’est comme une montre.

Mais à peine eut-il lâché la clef que celle-cise mit à tourner avec la vitesse d’une roue de transmission,pendant que l’huile, sortant de l’orifice et faisant un bruit deglou-glou gras, se répandait et coulait en larges filets jaunes surla panse fleurie de la lampe.

– Elle est détraquée, votre lampe, dis-jeà Albaret dont la physionomie exprimait le plus completahurissement.

Il se remit bien vite, haussa les épaules.

– Détraquée ! cette lampe,répondit-il. Vous allez voir ça. Il faut qu’elle prenne l’huile, çase comprend ; mais quand elle aura pris l’huile, dans cinqminutes, vous serez étonné vous-même comment elle va. C’est unerude lampe, au contraire, et je m’y connais… une bien rudelampe !

On attendit cinq minutes. Et l’opérationrecommença, suivie du même phénomène.

– Vous voyez bien qu’elle n’a pas depiston.

Albaret me regarda d’un air de pitié.

– Mais si elle n’avait pas de piston,Monsieur, ça ne serait pas une lampe, et c’est une rude lampe…Seulement, il faut qu’elle prenne l’huile, et quand elle aura prisl’huile… dans dix minutes… vous verrez qu’il n’y a nulle part unelampe comme ça… Pas de piston ?… Vous voulez vous amuser… Pasde piston ? Ça ne serait pas à faire !… Attendez voir unquart d’heure… C’est moi, Albaret, le premier lampiste du pays, quivous le dis… Oui, dans une petite demi-heure, seulement.

L’expérience se renouvela plusieurs fois,toujours avec le même succès.

La Renaude riait aux éclats, et n’était pasfâchée de se venger un peu des plaisanteries d’Albaret.

– Ah ! c’est une bien rudelampe ! répétait-elle, en imitant la voix de l’infortunélampiste… Eh bien, remporte-la ! ta rude lampe !… etremets un piston, si tu peux… Tu ne feras pas mal aussi d’en mettreun à ta langue.

Il ne voulait pas se rendre, etcriait :

– Il n’y a pas de piston quitienne !… Je te dis, moi, que c’est l’huile… Ça se comprend,elle n’a jamais vu l’huile c’te lampe-là… Dans une petite heureseulement…

** *

Albaret resta huit jours sans revenir.J’appris qu’on ne le voyait plus au bourg. Il s’était enfermé dansune petite pièce, près du grenier, et travaillait, matin et soir,au raccommodage de la lampe, qu’il avait démontée, pièce par pièce,et qu’il se trouvait très embarrassé de reconstituer.

Enfin, il rapporta la lampe.

– J’aurais parié ma tête, oui, bien sûr,ma tête, que c’était l’huile. Cette fois-ci, par exemple, ça vacomme sur des roulettes. Vous allez voir comment je sais remettredes pistons aux lampes. Tenez, vous pouvez la remonter vous-même…Prenez garde… plus doucement… Na… Ça marche, hein ?

Maintenant la lampe semblait« marcher ». On l’alluma solennellement. Albarettriomphait.

– Jamais vous n’en aurez une meilleure,me dit-il, le visage tout épanoui de satisfaction. C’est une bienrude lampe !

Depuis ce jour, tous les matins, à dix heures,Albaret vient demander des nouvelles de la lampe. Il s’informe desmèches, du verre, de l’abat-jour, et à chaque réponse, il se tapela cuisse, rit, et dit : « Quelle lampe ! quellerude lampe ! » Puis il vide une pinte de cidre, et s’enretourne.

Aujourd’hui, une femme pâle suivie de quatreenfants scrofuleux a pénétré dans le clos.

– Albaret est malade, m’a-t-elle dit, ilest au lit avec la fièvre… Alors, il s’excuse bien auprès demonsieur, et c’est moi, l’Arbalète, qui viens pour savoir commentqu’elle va, la lampe.

** *

LA TÊTE COUPÉE

 

À M. Jules Barbey d’Aurévilly.

 

Toute la journée, un vent aigre a soufflé del’Ouest ; le ciel est resté bas et triste, et j’ai vu passerdes vols de corbeaux… Maintenant il pleut… J’entends l’eau quiruisselle des gouttières, et qui fouette les vitres de ma chambre…Les tuiles, soulevées, roulent sur le toit, tombent sur le soldétrempé ; dans la nuit, les pauvres arbres, sous l’effort duvent plus colère, gémissent et craquent… Je ne pense à rien… Unlivre à demi ouvert sur mes genoux croisés, je suis assis devant lacheminée, où flambe le premier feu de la saison. Le livre glisse,je n’ai pas le courage de me baisser, d’étendre le bras, pour leramasser… Et je sens que je m’engourdis… Puis je n’entends plusrien que des bruits vagues, des ronflements incertains. Autour dela chambre, le long de la plinthe, des belettes courent,bondissent, se poursuivent… Une femme portant une pannerée depommes qui, toutes ont des visages d’enfants, saute à cloche-pied…puis c’est un lapin qui, assis sur son derrière, grossit, s’enflecomme un éléphant, en se tordant de rire… Tout à coup, la fenêtres’ouvre, et un homme que je ne connais pas apparaît. Il enjambel’appui de la fenêtre, pénètre doucement dans la chambre ets’assied près de moi. Cet homme a un très long nez, une redingoteverte, un chapeau gibus sans ressorts… Il me fait signe qu’il veutparler… Je l’écoute.

 

« Avez-vous été à l’Odéon, monsieur, medit-il, et avez-vous remarqué que les femmes qui viennent là sontles plus affreuses créatures du monde ? Pourquoi ? jen’en sais rien, mais cela est ainsi. Eh bien ! parmi cesfemmes laides, vous ne pourriez en trouver une qui fût aussi laideque ma femme. Elle est si laide, ma femme, si laide, que lorsquenous nous promenons dans les rues, le dimanche, les passants sedétournent et ricanent. À dix-huit ans, elle semblait en avoirquarante. Le teint fané, l’œil cerclé de bagues rouges, le nezmince et plat à sa naissance, gros et violet à son extrémité ;des lèvres pareilles à une entaille dans de la chair malade ;un menton mou qui, chaque fois qu’elle parle ou mange, tremblote etdisparaît dans la bouche, comme si la nature avait oublié de lapourvoir de dents et de mâchoires : tel est l’exact portraitde ma femme. Ajoutez qu’elle est maigre, tellement maigre que l’ondirait qu’elle est restée à l’état d’ébauche – et encore uneébauche d’ébauche. Alors, pourquoi me suis-je marié ?Ah ! oui, pourquoi ? Est-ce qu’on sait pourquoi l’on semarie, pourquoi l’on aime, pourquoi l’on n’aime pas, pourquoi l’onfait ceci plutôt que cela, pourquoi l’on vit, enfin ? Est-ceque l’on sait quelque chose ? J’étais tranquille, aussiheureux que peut l’être un homme qui n’a pas d’argent et qui, toutesa vie est condamné à travailler dans un Ministère. N’ayant pas debesoins, je n’avais pas d’ennuis, pas de responsabilités, et c’estle seul bonheur que puisse ambitionner un pauvre diable de macondition.

Quand je réfléchis à ce qui m’est arrivé, jecrois bien que ce qui me décida à me mettre cette corde – jedevrais dire cette ficelle – au cou, ce furent les mains de mafemme, des mains admirables, longues et nerveuses, aux doigtssouples et relevés légèrement du bout, des mains qui parlaient, jevous assure, et qui souriaient, et qui chantaient. Vous ne pouvezvous faire une idée de leur grâce, de leur élégance, de leurséduction, soit qu’elles tinssent l’aiguille à tapisserie, soitqu’elles versassent le thé, soit qu’elles tournassent les feuilletsd’un livre, soit même qu’elles voltigeassent, comme des ailes, surles touches du piano. J’ai lu quelque part que, bien souvent,l’âme, la pensée, l’intelligence des hommes se réfugient dans leursmains ; c’est là qu’est leur cœur, leur cerveau. Vous allez meprendre pour un fou, mais sérieusement, je pensai que l’âme de mafiancée, son esprit, sa bonté, sa beauté résidaient en ses mains,et elle en fut aussitôt tout illuminée et pour ainsi diretransfigurée. J’oubliai ses imperfections et ses hideurs. D’abord,je ne regardais jamais son visage, je ne voyais que ses mains. Cen’était pas dans ses yeux que je cherchais à surprendre uneémotion, un élan d’amour, une prière ; c’était dans ses mainsqui, tour à tour, avaient des agilités d’oiseau, des gravités desainte, des troubles d’amante, des dévouements d’épouse. Je luidonnai, un jour, une petite bague formée de deux perlesblanches : et ces deux perles me faisaient l’effet de deuxlarmes, ces larmes de bonheur et d’extase qui, si doucement,tombent des yeux heureux et reconnaissants.

Quand je la menai à l’autel, j’étais bienconvaincu que ma femme l’emportait en beauté sur toutes les femmesbelles de la terre, et quelqu’un qui m’eût parlé de sa laideurm’eût aussi prodigieusement étonné que si l’on avait traité, devantmoi, la Vénus de Milo de monstre informe.

Hélas ! ces poétiques illusions dupremier amour s’évanouirent bien vite. Les mains de ma femmedisparurent, et je ne me trouvai plus qu’en présence d’un visagehideux et grognon, si hideux et si grognon que j’aurais vouludevenir aveugle pour ne le point voir, sourd, pour ne pas entendrele bruit aigre qui en sortait. Je n’avais pas tardé à m’apercevoirqu’elle était aussi la créature la plus désagréable, la plusridicule, la plus méchante qui se puisse rencontrer. Toujours desparoles dures, et des scènes. Il m’était impossible de rester cinqminutes avec elle, qu’une dispute – qui se terminait invariablementpar des violences de sa part – n’éclatât aussitôt. Le peu devaisselle que nous possédions passa dans ces bagarres. Un jour,elle me jeta au nez un plat d’épinards liquides, et j’ai encore,là, près de l’œil, la marque d’une carafe qu’elle me brisa sur latête. Avec cela, ne s’occupant jamais de mes affaires, que jetrouvais dans le plus grand désordre, ne soignant ni mon linge, quin’était pas souvent blanchi, ni mes effets, qui gardaient, quinzejours, des accrocs et des taches. Quand je rentrais du bureau, biendes fois, elle ne m’avait pas attendu pour dîner, et je devais mecontenter, la plupart du temps, d’un morceau de fromage desséché oudes pommes de terre de la veille.

Ce qui causait ces rages, cesemportements ; ce qui, chaque jour, amenait entre nous cesscènes et ces disputes, toujours pareilles, c’était, vous l’avezdeviné, le peu d’argent que je gagnais. Ma femme aurait désiré êtreriche, et voilà que j’étais pauvre, avec mes petits appointementsde deux mille francs. Certainement, c’est peu. Mais les hommesn’échappent pas à leur destinée, et la mienne consiste à gagnerdeux mille francs. Je ne suis point né pour acquérir de la fortune,et je m’en consolais jadis, en me disant que chacun, sur la terre,est payé selon ses mérites. Ma femme ne voulait rien entendre àcette philosophie résignée, se prétendait la plus misérable desfemmes, m’invectivait, réclamant toujours quelque argent, que je nepouvais lui donner. Et elle me traitait d’avare, de grippe-sous, desans-cœur.

L’argent ! ce mot retentissait à mesoreilles, toutes les minutes. Je n’entendais jamais que letintement de ce mot qui, à la fin, avait pris comme une sonoritéd’écus remués. Je n’étais pas plutôt avec ma femme que ce motdéchaînait aussitôt son bruit métallique. Elle ne disait pas unephrase que mes oreilles ne fussent assourdies par ce mot quitintinnabulait sans cesse et secouait sur moi l’agaçante et follemusique de ses mille grelots. « As-tu de l’argent ?… Ilme faut de l’argent… Ah ! je voudrais de l’argent !…quand aurai-je de l’argent ?… l’argent, l’argent,l’argent ?… » Elle me disait bonjour avec ce mot, bonsoiravec ce mot. Ce mot sortait de ses soupirs, de ses colères, de sesrêves ; et quand elle ne l’articulait pas, je voyais, aumouvement de ses lèvres, qu’il était là, toujours là, frémissant,impatient, criminel.

Vous allez croire, sans doute que c’était pourfaire marcher le ménage, avoir la vie plus grasse et moins exemptede privations, qu’elle était si ardente à l’argent ? Point. Sielle était laide, cela ne l’empêchait point d’être coquette ;et, si je n’ai jamais vu de femme plus hideuse, jamais, jamais jene vis de plus coquette personne. Une toilette, un bijou aperçu àtravers des vitrines éblouissantes, la faisaient tomber enpâmoison. Elle eût sacrifié ma vie pour un manteau avec de la bellefourrure ; elle eût donné son âme pour une robe de dentellessemée de bouquets de fleurs. Il fallait la voir regarder, de sesyeux bordés de rouge, les étalages des bas de soie brodés, et leschapeaux joliment chiffonnés, qui, chez les modistes, se dressentfièrement au haut des champignons de palissandre ! En cesmoments, son menton remontait dans sa bouche, si profondément qu’onn’en apercevait même plus la pointe, et sur son nez, qui remuait dedésirs, s’allumaient des lueurs sombres, pareilles à celles quibrillent au nez des ivrognes. Ai-je besoin de vous dire, aprèscela, que tout notre argent était dépensé en fantaisies inutiles detoilettes ? Elle achetait des onguents, des pots de fard, descrayons, qui traînaient sur tous les meubles, avec des houppettesde poudre de riz et des flacons d’odeur. Ses journées, elle lespassait, devant sa glace, à se maquiller, à se contempler, àessayer, tantôt une aigrette de plumes, tantôt un piquet de fleurs,se décolletant parfois, bien qu’elle ne sortît jamais, minaudant,derrière un éventail – un pauvre éventail japonais de quatre sous –et parlant, dans un bal imaginaire, à de beaux messieurschimériques et absents. Quoique, pour lui permettre de satisfairedavantage ses ridicules caprices, j’eusse économisé quelques soussur mes omnibus et mes déjeuners, il me fallut, plusieurs fois,avoir recours à l’obligeance d’un ami, afin de payer des termes enretard et les dettes criardes.

Je suis sûr que vous allez vous moquer de moi.Un autre eût quitté une pareille femme, il l’eût tuéepeut-être  ; moi, je me remis à l’aimer. Et je l’aimaid’autant plus violemment qu’elle était plus laide, plus hargneuse,plus ridicule que jamais. Je sentais qu’elle souffrait siréellement, privée de tout ce qui rend les femmes heureuses !Ses aigreurs, ses colères, ses négligences, la vie intolérablequ’elle me faisait, je lui pardonnais tout cela, et je n’accusaisque moi seul, moi l’imbécile, moi l’incapable de lui gagner unerobe, un ajustement, un simple bracelet, comme en ont les femmesdes autres ! Et puis son visage à la fois répugnant et comiquesoulevait autour de nous tant de moqueries cruelles, tant deplaisanteries blessantes, il y avait dans les yeux des gens qui ladévisageaient tant d’insultes, je voyais si bien la traînée derires sonores qui allaient s’éparpillant et se perdant derrièreelle, que j’éprouvais une immense et douloureuse pitié pour cettepauvre femme. Je l’aimais, oh ! oui, je l’aimais de tout cequi la torturait, de tout ce qui la déshéritait, de tout ce quil’enlaidissait. Que de fois, à mon bureau, en pensant à elle, enévoquant devant mes yeux son triste et irréparable visage, que defois ai-je pleuré, l’âme en quelque sorte perdue dans un abîme depitié sans fond !

C’est alors que je tentai de lui rendre la vieplus douce. Je m’ingéniai à me procurer des ressourcessupplémentaires auxquelles je n’avais point encore songé, à occupermes heures de repos. Un avoué me donna des rôles àcopier  ; je pris, avec un agent de publicité, desarrangements pour faire des bandes  ; une dame charitablem’employa à la comptabilité de ses petites affaires. Pendant septans, j’ai passé mes nuits au travail, dormant une heure à peine, nemangeant pas, brisé de fatigue, mais heureux si, à la fin du mois,je pouvais apporter à ma femme, une centaine de francs, qu’elledépensait aussitôt en pommades, en glycérine, en menus objets aveclesquels elle se parait, se maquillait, se pomponnait.

Elle n’avait point changé. Ses exigencesétaient les mêmes ; les scènes, les disputes, les colèrescontinuaient. Jamais il ne lui vint à l’esprit de me remercier, deme récompenser par un regard de bonté, une douce parole, unencouragement. J’étais toujours poursuivi, hanté, obsédé par cemot : l’argent, qui se faisait plus dur, plus aigre, plusimpérieux. Pauvre, pauvre chère femme, comme je t’aimaisainsi !

Pourtant, ma santé s’altérait ; peu àpeu, je perdais mes forces. Il m’arrivait souvent dem’évanouir ; la mémoire aussi m’échappait ;l’intelligence se faisait plus lente, et je sentais, dans moncerveau, comme un épaississement de ténèbres et des lourdeurs denuit. Je rentrai un jour, chez moi, la tête affolée, les oreillesbourdonnantes, crachant le sang.

– Il s’agit bien de cela, s’écria mafemme. Tu vas te coucher, maintenant, propre-à-rien ! Etl’argent, tu sais qu’il me faut de l’argent demain, beaucoupd’argent ? Arrange-toi comme tu pourras !

De l’argent, beaucoup d’argent ! Je merhabillai.

Il faisait nuit. Une pluie glacée tombait dansles rues miroitantes. Je marchais le long des boutiques, m’appuyantau rebord des devantures pour ne point m’écrouler sur le trottoir.J’avais comme une barre à l’estomac, et dans le cerveau quelquechose qui me brûlait. Je fus près de défaillir. Je m’arrêtai uninstant sur un banc ruisselant de pluie, et tel était monaccablement que je ne sentais point l’humidité froide. Jen’éprouvai plus qu’une sensation vague des objets et des êtres.Tout passait devant moi, avec des formes indécises. Et cependant, àmon oreille tintaient toujours ces mots, comme des sons de clochelointaine : « De l’argent ! beaucoupd’argent ! » Alors, comment cela s’est-il fait ?

Je me souvins, avec une grande précision,qu’un de nos camarades du Ministère nous avait raconté qu’il avaittouché, le matin même, trente mille francs de la succession d’unetante. Aucun des détails ne m’échappa, ni la joie bruyante de sonrécit, ni cette sorte de tendresse d’avare avec laquelle il avait,disait-il, enfermé, dans un petit meuble, les paquets de billets debanque, après les avoir comptés et recomptés. Je connaissaisl’appartement de mon camarade et, là, sous la pluie, je voyais,dans une apothéose sanglante, le petit meuble en bois de chêne,près de la cheminée, tandis que les passants qui me frôlaient mesemblaient emportés dans des fuites vertigineuses et folles. Je melevai. L’averse redoubla.

Comment arrivai-je chez mon ami, par quelschemins, en combien d’heures ou de minutes ? Je n’en saisrien. J’ai beau rappeler mes souvenirs, je ne vois rien, ni lesrues, ni les gens, ni les maisons. Il y a, dans ma mémoire, unelacune que je ne puis combler. Il était tard, cependant, quandj’entrai chez lui. Mon camarade me reçut dans sa chambre.

– J’allais me coucher, me dit-il.

Et je vis le meuble, le petit meuble en boisde chêne. Il me parut grand, si grand qu’il emplissait toute lachambre, crevait le plafond, montait dans le ciel. J’eus d’abord lapensée de demander de l’argent à mon ami, un billet de mille francssimplement. Je n’osai pas. Penché vers la cheminée, il ranimait lefeu presque éteint.

– Sacré feu ! disait-il ; sacréfeu !

Et la tête au ras du foyer, il soufflait dansles cendres qui s’envolaient et retombaient en pluie blanchâtreautour de lui. Alors, en face, j’aperçus, sur une table toilette,un rasoir…

Non, je n’oublierai jamais ce qui se passaalors, et je me demande encore si tout cela n’est point un affreuxcauchemar.

M’emparant du rasoir, d’un bond, je m’étaisprécipité sur mon camarade que je renversai tout à fait et que jepris à la gorge, d’une étreinte furieuse des mains. Lui, sedébattait, s’écriait à travers un râle étranglé :

– Georges, voyons, Georges, tu es fou.Finis donc !

D’un coup de rasoir, je lui coupai la tête, etle tronc, d’où un flot de sang s’échappait, gigota quelquessecondes sur le parquet. Moi, si faible tout à l’heure, moi qu’unenfant, d’une poussée de ses petits bras, eût jeté par terre, je mesentais dans tous les membres une force invisible. En ce moment dixgendarmes seraient venus au secours de mon camarade, que je leseusse, je crois, écrasés aussi facilement que des puces… Il mefallut briser le meuble, le joli meuble en bois de chêne, afin d’enretirer les billets… Ce fut un jeu pour mes poignets de fer… Moncamarade n’avait pas menti. Dans un tiroir, il y avait trentebillets de mille francs, trente, attachés, par paquets de dix, avecdes faveurs roses, ainsi que des lettres d’amour… Avec quelletendresse il les avait confectionnés, ces paquets ! Comme ilavait dû prendre les billets un par un, les appliquersymétriquement l’un contre l’autre, les lisser de la main, leségaliser de façon à ce qu’aucun ne dépassât !… Avec quel soinles nœuds étaient faits !… Chose singulière, moi qui n’observejamais rien, et pour qui tout, dans la vie, est lettre morte,j’observai ces détails avec une parfaite lucidité, et j’en éprouvaiune joie tranquille et complète… Rien ne surexcite l’intelligence,je vous assure, comme de tuer un camarade qui possède trentebillets de mille francs… Le crâne que j’avais laissé sur leparquet, baignait dans une mare rouge… Je le pris délicatement parle nez, et m’étant assis sur une chaise, je l’insérai entre mesgenoux comme entre les mâchoires d’un étau… À grand’peine jeparvins à y pratiquer une ouverture par où je fis s’écouler lacervelle, et par où j’introduisis les billets de banque. Je me crusobligé de faire toutes les plaisanteries que la situationcommandait, et que facilitait beaucoup le crâne de mon camarade,aussi précieusement bourré, et l’ayant enveloppé dans un journal,je sortis, chantonnant sur un air gai ces paroles qui mepoursuivaient toujours : « De l’argent ! beaucoupd’argent ».

La pluie avait cessé, maintenant. Dans le cielsombre, de gros nuages roulaient, tout blancs de lune. Les passantsqui rentraient chez eux envahissaient les trottoirs. L’un d’entreeux me bouscula si violemment que je faillis laisser tomber lecrâne que je portais, sous le bras, comme un paquet. Aucuneboutique n’était ouverte, à l’exception des cafés dont lesdevantures luisaient, çà et là. J’avais soif, et résolumentj’entrai dans une brasserie où, à travers la fumée des cigaretteset des pipes, je vis des gens accoudés à des tables, quibuvaient.

– À boire ! demandai-je.

Je posai le crâne sur la table, près de moi.Le sang avait détrempé le papier qui moulait la tête par places, etje retrouvais, sous la pâte sanglante, les lignes connues despommettes et du menton. Même, le nez avait crevé l’enveloppe, et ilapparaissait hors de la déchirure, tuméfié et burlesque… Ah !si burlesque !

– À boire ! demandai-je denouveau.

Le patron m’examina d’un œil louche. Sonregard allait du crâne à mes mains rougies, du crâne à mes cheveuxhérissés, du crâne à mes vêtements souillés. Il m’interrogea.

– Qu’est-ce que vous avez là ?

– Ça, dis-je, en tapant à plusieursreprises sur le crâne, ça ? C’est un cœur de veau, pour mafemme, un vieux cœur de veau.

– Mais il a un nez, votre cœur deveau ! s’écria le cafetier.

– Certainement qu’il a un nez, mon cœurde veau ! répondis-je. Hé ! pourquoi n’en aurait-il pas,je vous prie ?

Et m’enhardissant, ainsi qu’une boule je fisrouler le crâne, qui laissait sur le marbre, des traînées gluanteset roses.

J’avalai ma chope, et je partis.

Les rues étaient désertes. On n’entendait plusque la respiration lourde de Paris endormi, et de temps en temps,le pas monotone des sergents de ville qui battaient lestrottoirs…

Or, monsieur, représentez-vous bien lascène.

Notre chambre est illuminée par l’éclat devingt bougies ; et ma femme a revêtu sa belle robe décolletée.Elle est là, à demi étendue sur un canapé, une rose dans lescheveux, ses épaules osseuses et ses petits bras maigresbarbouillés d’une couche de blanc liquide ; elle est là, quiminaude derrière son éventail japonais, fait des grâces et desrévérences… Je m’approche… Mais en apercevant mes vêtements et mesmains couverts de sang, elle pousse un cri et toute tremblanted’effroi, s’affaisse, sans mouvement, sur le canapé.

Moi j’arrache le journal qui enveloppe la têtecoupée, et la saisissant par les cheveux, je la secoue à petitscoups, au-dessus de la robe de ma femme, sur laquelle les billetsde banque tombent mêlés à des caillots de sang.

Alors je la regarde. Elle est comme pétrifiée,avec ses yeux fixes tout grands ouverts dans leur cercle rouge.Pourtant son nez remue et son menton a complètement disparu dans labouche. Je m’écrie :

– Ah ! ah ! ah ! que jet’aime ainsi ! Et que tu es laide !

Et j’éclatai de rire…

** *

LE DUEL DE PESCAIRE ET DE CASSAIRE

 

À M. Henry Becque.

 

Ce matin, deux journalistes, suivis chacun dedeux messieurs enredingotés de noir et d’un médecin, se sontarrêtés dans une clairière du bois, à quelques pas de ma chaumière.Il s’agissait d’élections… L’un tenait pour un candidat qu’il neconnaissait guère ; l’autre pour un candidat qu’il neconnaissait point… C’est pourquoi ils allaient se battre.

On a retiré les épées de leurs gaînes de sergeverte, choisi les places et… l’affaire s’est arrangée.

Je les ai rencontrés, comme ils s’enretournaient bras dessus bras dessous.

L’un disait à l’autre :

– À quoi bon ? Pour un homme quinous paie mal !

– Et qui nous lâchera, la campagneterminée ! ajoutait l’autre.

Et tous deux conclurent.

– C’eût été trop bête !

Les deux adversaires me rappelèrent laterrible aventure qui illustra, au pays de Gascogne, les noms dePescaire et de Cassaire.

** *

Dans une petite ville du Midi, voisine de larépublique d’Andorre, deux journalistes polémiquaient furieusement.Le premier s’appelait Pescaire, et défendait la monarchie, cetteannée-là ; le second avait nom Cassaire, et combattait pour laRépublique, en attendant mieux. Si peu que vous ayez lu de journauxde province, vous savez à quel ton aigu montent les polémiques.Pescaire affirmait que Cassaire était une canaille et unvoleur ; Cassaire ripostait en traitant Pescaire de crapule etd’assassin… Pescaire écrivait en tête de son journal :« Nous engageons le citoyen Cassaire à se tenir loin de notrevaillante canne. » Cassaire avait fait clicher en groscaractères l’avis suivant : « J’avertis l’ignoblePescaire de ne pas exposer son derrière à portée de notrecourageuse botte. » Mais il va de soi que ni la vaillantecanne de Pescaire, ni la courageuse botte de Cassaire n’étaientdisposées à entrer dans la lutte.

Pescaire eut alors une idée de génie. Ilimagina d’insérer dans chaque numéro de sa feuille, immédiatementaprès le leading article, un entrefilet que surmontait, en guise detitre, un énorme point d’interrogation.

?

On nous écrit de Toulouse :

Il y a cinq ans, un sieur C…, petit employédans une grande administration financière de notre ville, futignominieusement chassé de son emploi, parce qu’on s’était aperçuqu’il avait la déplorable habitude de crocheter les caisses et devoler les titres. Or, le sieur C… dirige aujourd’hui, dansune ville importante de notre région, un journal opportuniste.

Après son passage dans ladite administration,il possédait assez de titres, pour défendre un régime dontla principale occupation est de forcer les serrures du… budget, etde crocheter les portes des… couvents.

Le citoyen Cassaire, qui a longtemps habitéToulouse, pourrait-il nous donner des renseignements sur le faiténoncé par notre correspondant ?

 

À quoi Cassaire répliquait par l’articlepermanent que voici :

 

SIMPLES QUESTIONS

« Est-il vrai qu’un sieur P… ait habitéCarcassonne ?

« Est-il vrai qu’il ait été obligé dequitter précipitamment cette ville à la suite d’une tentative deséduction sur une vieille dévote, SUIVIE DEVOL ? ! ! ! ?

« Est-il vrai que l’INSTRUCTIONJUDICIAIRE commencée ait été étouffée, grâce auxmachinations des JÉSUITES ?

« Est-il vrai que le sieur P… rédigeaujourd’hui un immonde JOURNAL CLÉRICAL ?

« Prière à l’ignoble Pescaire qui, àCETTE ÉPOQUE, faisait à Carcassonne on ne sait quel métier, derépondre à ces SIMPLES QUESTIONS ? »

 

En ville, on se délectait beaucoup de cesdisputes et les bonnes âmes faisaient « Kiss !kiss ! » comme s’il se fût agi d’un combat de chiens, oud’un crêpage de chignons, entre harengères. Cela dura plus d’un an.Les commanditaires du journal monarchiste disaient émerveillés, enparlant de Pescaire : « notre Veuillot », et lessouscripteurs de la feuille républicaine, ravis, ne manquaientjamais de qualifier Cassaire de : « notreRochefort ». D’ailleurs, tout le monde s’accordait à vanter labravoure non pareille des deux irréconciliables polémistes, et l’onse racontait, avec des frissons, les traits héroïques, les férocesaventures tirées de leur vie de jeunesse.

Pourtant il arriva que cette haine sauvageparut se calmer : les accusations maintenant manquaient deforce, les insinuations de perfidie, les allusions de portée.Peut-être se blasait-on, après tout. Mais non, la verve était tariedes mots orduriers et poissards. Et c’est avec dépit que l’ons’attendait à voir tomber la grande colère qui avait été ladistraction des désœuvrés, le sport des flâneurs de la ville.

Tout à coup, on apprit que Pescaire avaitenvoyé des témoins à Cassaire !

Un duel ! un duel aurait lieu !Était-ce possible ? Un duel ! ce n’était plus l’encre quicoulerait, ce serait le sang ! L’émotion fut vive. Dès que lanouvelle du duel commença de circuler, chacun sortit de chez soi,alla aux renseignements. Sur le pas des portes, dans la rue, desgroupes se formèrent, animés, inquiets, frémissants ; lapromenade habituellement déserte à cette heure se couvrit d’unefoule agitée ; en un instant, les cafés furent envahis. Ons’abordait, anxieux.

– Eh bien ?

– On ne sait rien encore ! Il paraîtque les témoins sont en conférence.

– Alors, c’est sérieux ? Il y a destémoins,… des témoins ?

– Le préfet a télégraphié àParis !

– C’est évident, ça couvait depuis troplongtemps… Assez causé, la parole est à l’épée.

– On dit Pescaire de première force…

– Allons donc ! Cassaire a déjà euvingt duels, dont cinq mortels… mortels !

– Ça sera chaud ! avec des gaillardscomme ça…

– Ah ! voilà les témoins quiarrivent !… Pour sûr, ça y est !

En effet, les témoins, les quatre témoinsentraient dans le café, graves, sombres, imposants. Ils évitèrentde répondre directement aux questions qui leur tombaient de tousles côtés, s’assirent, mystérieux, autour d’une table, etdemandèrent du papier et de l’encre. Néanmoins, on sutpéremptoirement que la rencontre aurait lieu en Andorre, qu’on sebattrait au pistolet, et que ce serait terrible.

Pendant ce temps Pescaire et Cassaire, sepromenaient, sur le Cours, à cinquante pas l’un de l’autre, chacunsuivi de ses amis, chacun faisant des gestes farouches et roulantdes yeux épouvantables.

Pescaire disait :

– Je le tuerai ; j’ai soif de sonsang.

Cassaire hurlait :

– Il aura son compte ; il me faut savie.

Tous deux affirmaient :

– L’un de nous doit disparaître.

La difficulté fut de trouver des pistoletsconvenables. L’armurier ne possédait que des revolvers et despistolets Flobert. Les armes, cependant, ne faisaient pas défautdans la ville, mais à celle-ci le chien manquait, à celle-là, lagâchette, à toutes quelque chose d’essentiel. Les témoins durent secontenter d’une paire de pistolets d’arçon que proposa un anciencapitaine de gendarmerie, avec la manière de s’en servir.

– Qu’importe ! suppliait Pescaire,qu’on nous donne un fusil, une baïonnette !

– Un canon ! Une mitrailleuse !implorait Cassaire.

Enfin, vers le soir, deux voitures sortaientde la ville, bruyamment escortées jusque dans la campagne par toutela population enthousiaste.

– Bonne chance ! Pescaire.

– Reviens-nous ! Cassaire.

Cette nuit-là, il y eut force coups de poinget force coups de pied, en l’honneur de l’indomptable Pescaire etde l’intrépide Cassaire.

 

Durant deux jours, la petite ville demeuraplongée en une anxiété poignante. Comme pour les grandes fêtes oules deuils publics, les boutiques restèrent fermées, les ouvrierschômèrent. Le besoin d’agir, d’être dehors, la curiosité de savoiravaient jeté tous les habitants dans les rues qui regorgeaient demonde, et sur le Cours qui grouillait de promeneurs. Cet événement,ainsi qu’il arrive au moment des angoisses patriotiques,rapprochait les familles brouillées, attendrissait les haines,confondait les classes. Chacun s’interrogeait :

– A-t-on des nouvelles de nosduellistes ?

Au café Soula surtout l’agitation prenait uncaractère inquiétant. Là, des visages rouges discutaient, point parpoint, les chances de « nos duellistes ». Là on racontaitdes histoires de duel affolantes, épouvantantes, des mortsaffreuses, des agonies macabres, des carnages, des massacres, desboucheries. Tandis que les dominos rayaient, en grinçant, le marbredes tables chargées de bière, on n’entendait sortir des bouchesenfumées de tabac que les mots : « Sang, cervelle enbouillie, tripes à l’air, cinq pouces de fer dans l’estomac »,et Gaspard Gasparrou, un vieux sergent de pompiers, occupaitl’attention des groupes ébahis en décrivant, dans l’air, avec sondoigt, des dégagés et des contres de quarte.

Le troisième jour, au matin, comme on n’avaitpas de nouvelles de « nos duellistes », on ne douta pas,aux cercles les mieux informés, que dans leur rage homicide, lesdeux belligérants ne se fussent réciproquement assommés. Levétérinaire émit cette opinion que les quatre témoins, les deuxmédecins et les deux cochers, grisés par le sang et par la poudre,s’étaient probablement entretués.

À la préfecture, personne ne savait rien, oune voulait rien dire ; cependant le bruit courait que letélégraphe « avait joué » jour et nuit, que le chef decabinet et deux conseillers de préfecture s’étaient tenus enpermanence dans le grand salon de réception, que, deux fois, lecapitaine de gendarmerie avait été mandé et qu’il était entré, encivil, par la petite porte dérobée du jardin. L’inquiétudegrandissait, les suppositions les plus effroyables germaient dansles cerveaux, exaspérés par l’attente, troublés par les bocks debière et les petits verres de cognac.

Enfin, le soir, le propriétaire du café Soulareçut une dépêche. La dépêche était ainsi conçue :

« Après plusieurs engagements terribles,Pescaire très grièvement blessé, bras cassé. Me porte bien. –Cassaire.

Bras cassé ! rien qu’un bras cassé ?et aucun n’était mort des duellistes, des témoins, des médecins,des cochers, aucun ! Un misérable et insignifiant brascassé ! Et c’était tout ! C’était tout, quand il y avaittant de têtes, de poitrines et de ventres ! Et l’autre, leCassaire, qui se portait bien et qui l’avouait ! Quellelâcheté ! Alors toute cette ivresse d’héroïsme, toutes cesmenaces, tout ce remuement d’une ville, tous ces récitsenfiévrés ; alors, la préfecture en permanence, la gendarmeriesur pied, le télégraphe effaré, tout cela aboutissait à ce résultatridicule, déshonorant : un bras cassé ? un seul ! etle gauche probablement ? Oui, ça devait être legauche !

Le désappointement fut général. Quelques-unsmême ne cachèrent pas leur indignation. Gaspard Gasparrousuffoquait, Si, à ce moment, Pescaire, avec son bras cassé, etCassaire, qui se portait bien, étaient entrés dans le café, ilseussent été hués, sifflés, assommés peut-être. Un avoué parvint àcalmer l’effervescence en affirmant que beaucoup de duels, même àParis, n’avaient pas toujours ce résultat sanguinaire, que mieuxvalait après tout, un bras cassé que rien du tout de cassé, etqu’il fallait se contenter de ce que l’on avait. Ce petit discours,sage et conciliateur, obtint beaucoup de succès, rallia tous lessuffrages et l’on se prépara à recevoir « nosduellistes » avec un enthousiasme mitigé de raillerie.

** *

Le lieu fixé pour la rencontre était, vousvous souvenez, le territoire d’Andorre. La route, qui traverse enpleine montagne les jolis villages de Tarascon, d’Ussat, desCabanes, la petite ville d’Ax où les sources d’eau chaudebouillonnent parmi les rocs sombres et les noirs sapins, estlongue, pénible, parfois dangereuse surtout à la fin de l’automne,alors que les neiges commencent de tomber. Longeant les valléesétroites, elle ne tarde pas à grimper au flanc âpre des monts,court au bord des précipices, au fond desquels grondent lestorrents. Les pics, d’un violet sourd, s’étagent dans le lointain,ceints d’écharpes de vapeur rose, coiffés d’immenses aigrettes denuées. Ici ce sont des parties boisées de hêtres et de sapins auxverdures robustes ; là des terres pelées, souffrantes où, deplace en place, dans le schiste morne, poussent la bruyère chétiveet le maigre rhododendron.

« Nos duellistes » ne songeaientpoint à admirer la nature, si impressionnante, pourtant, de ce coindes Pyrénées. Leur âme, débarrassée des poésies inutiles,solidement fortifiée par la politique, n’était plus guèreaccessible à ces sensations artistes et vulgaires. Et puis, il fautbien le dire, ils avaient d’autres préoccupations. À mesure qu’ilss’éloignaient de la ville, qu’ils approchaient de ce redoutablepays d’Andorre, leur exaltation, faiblissant peu à peu, s’étaittout à fait évanouie. Une sorte de malaise moral, de froidintérieur, les saisissait, leur faisait courir sous la peau depetits frissons désagréables. Et l’inquiétude vint, qui elle-même,bientôt, se transforma en une véritable angoisse. Comme ils nevoulaient rien montrer de l’état de leur âme, « nosduellistes » se rencognèrent, chacun dans sa voiture, faisantsemblant de dormir, pendant que les témoins, très embarrassés deleur rôle et craignant de se rendre ridicules vis-à-vis despadassins aussi exercés, piochaient un code de duel que l’anciencapitaine de gendarmerie leur avait prêté, en même temps que lespistolets d’arçon.

Non, ils ne dormaient pas « nosduellistes », oh ! non. Pescaire se voyait déjà, étendusur l’herbe, mort – car il ne doutait pas qu’il allait mourir. Ilse représentait l’affreuse blessure de la balle, toute rouge, là,sous le sein gauche ; et il se tâtait la poitrine, à cetteplace, et il croyait sentir au bout de ses doigts, la chair écraséeet le sang chaud qui se caillait !… Quelle folie aussi d’avoirprovoqué Cassaire, l’invincible Cassaire, Cassaire protégé déjà parvingt duels, dont cinq mortels ! Était-ce assez bête à lui,pauvre diable, qui, malgré sa réputation de grand tireur, n’avaitde sa vie tenu la poignée d’une épée, ni la crosse d’un pistolet…des jouets, de simples jouets aux mains de son ennemi !… Commeil était conscient de sa force, le sauvage ! Quel calme,quelle assurance, quelle ironie !… Mais était-ce bien vraiqu’ils allaient se battre ?… N’y aurait-il pas, au derniermoment, un évènement, un miracle, il ne savait quoi, quiempêcherait le duel ?… Et l’infortuné Pescaire rêvait à devagues cataclysmes… Peut-être que les montagnes s’ébouleraient toutà coup !… peut-être une guerre dont on apprendrait brusquementla nouvelle !… peut-être une révolution qui éclaterait commeun coup de foudre… peut-être la voiture de Cassaire qui rouleraitau fond d’un précipice !… Cette idée surtout le séduisait…Oh ! si la voiture pouvait… Mais non, elle filait doucement,devant lui, au trot ralenti de ses deux rosses… Alors quoi ?…Mon Dieu, c’était épouvantable !

De son côté, Cassaire, qui, malgré ses vingtduels, dont cinq mortels, se trouvait exactement dans les mêmesconditions que Pescaire, claquait des dents et comptait lesdernières minutes d’existence que voulait bien lui laisser, parpitié sans doute, cet adversaire farouche, que son imagination luimontrait affamé de meurtres, fauchant les têtes et trouant lespoitrines avec une effroyable dextérité.

Ce ne fut que le lendemain soir, que les deuxvoitures arrivèrent à l’Hospitalet, petit village, distant d’unkilomètre de la frontière Andorrane, et l’hiver, perdu dans lesneiges. Là finit la route, qui se change en une sente caillouteuse,praticable seulement aux piétons et aux mulets.

Pendant que « nos duellistes », dansla salle de l’auberge, se chauffaient silencieux devant un grandfeu d’écorces de sapin, l’aubergiste, montagnard robuste, à la facehardie de contrebandier, s’adressa à Pescaire.

– C’est vous, sans doute, messieurs, quivenez pour vous battre ? demanda-t-il.

Pescaire frémit ; Cassaire détourna latête. Ils ne pouvaient plus entendre le mot, se battre,sans qu’un étranglement les serrât à la gorge.

– Oui, c’est nous, répondit Pescaire.

– Eh bien ! je vais vous dire,continua l’aubergiste, après s’être assuré que la porte était bienfermée et que personne ne pouvait l’entendre… Hier, il est venud’Ax un gendarme, de la part du préfet… Le gendarme s’est longtempsentretenu avec le sergent des douaniers… Et voici ce que j’aiappris… Demain matin, la frontière sera cernée… On ne peut pas vousempêcher de passer… mais on saisira vos armes… et alors, va tefaire fiche !

À ces paroles, une joie divine inonda le cœurde Pescaire et de Cassaire. Ne rêvaient-il pas ? « Etalors, va te faire fiche ! » mots délicieux !Oh ! comme durant cette minute ils aimèrent l’aubergiste, lebon aubergiste, l’aubergiste colombe qui, dans son bec barbu, leurapportait le rameau d’olivier. S’ils avaient osé, ils l’eussentembrassé.

Mais l’aubergiste reprit :

– J’ai pensé à une chose… confiez-moi vosarmes… je connais la passe… Et qu’est-ce qui sera coïon, demain, envous fouillant ? Ce sera le gabelou !

– Ce sera le gabelou… ce sera le gabelou,répétèrent machinalement Pescaire et Cassaire.

– Ça vous va-t-il comme ça ?

Triple brute ! non, ça ne leur allait pasdu tout. Toutes leurs angoisses étaient revenues. Qu’avait besoin,ce sale aubergiste, d’avoir pensé à cela ? Et il paraissaitenchanté de son idée, l’animal !

– Mais ne craignez-vous pas descomplications… diplomatiques ! insinua Pescaire.

– Est-ce bien prudent ?… murmuraCassaire.

– Rapportez-vous en à moi, ditl’aubergiste… C’est mon affaire… Ni vu, ni connu et demain matin,nous nous retrouverons à un endroit fixé… En attendant, vous allezsouper, je pense… J’ai justement là un fameux cuissot d’izard… avecune bonne bouteille de Rancio…

Pescaire et Cassaire refusèrent de prendre lamoindre nourriture. Ils se retirèrent dans leur chambre. Ainsi,c’était donc fini ! Rien ne pouvait désormais les sauver de lamort. À cette heure suprême où reviennent les tendresses oubliéeset les naïvetés charmantes des premières impressions, « nosduellistes » se reprochèrent de n’avoir pas, pendant ce voyagemortel, empli suffisamment leurs regards du spectacle des chosesqu’ils ne reverraient plus. Ils ne reverraient plus ces montagnessuperbes, ces coquets villages au toit plat, ces cascadesblanchissantes, ce ciel gris-perle, où, petites taches bleues,planent les aigles et les balbuzards. Et les parties aux grottesd’Ussat, et les pêches au lac de Bethmale, et, tous les soirs,après dîner, le mazagran, la pipe qui se culotte lentement, lesémotions de la poule au billard, et de la manille !

Pescaire pleura, pleura ; Cassaire,agenouillé au bas de son lit, pria, pria. Quelle nuit !

** *

Ainsi que l’avait prévu l’aubergiste, lesdouaniers, qui cernaient la frontière, furent bien obligés delaisser passer « nos duellistes ». Ils avaient ordre desaisir les armes. Or, en fait d’armes, ils n’avaient trouvé que lestrousses des médecins, ce qui amena une longue discussion et devifs pourparlers. Devait-on saisir ou ne devait-on passaisir ? Ces trousses pouvaient-elles être considérées commedes armes ? Les uns tenaient pour que l’on saisît ; lesautres hochaient la tête d’un air de doute. Le sergent, trèsperplexe, après avoir minutieusement examiné sondes, lancettes etbistouris, estima que c’était effectivement des armes, mais« en considération de ce qu’il connaissait » l’un desdeux médecins, il les autorisa à garder leurs trousses, pour cettefois seulement.

La petite troupe franchit le fossé qui séparela France de l’Andorre, et se mit à escalader la Soulane,péniblement. Pescaire et Cassaire marchaient au hasard,trébuchaient contre les pierres roulantes, glissaient sur l’herberonde, la tête basse, le cœur vacillant. Le paysage, d’ailleurs,n’était pas fait pour ragaillardir l’esprit : des montagnesrasées, sans un arbre, des rochers, tristes, chauves, et au bas duravin, sur un lit de cailloux, l’Ariège qui aboyait, sinistre ethargneuse.

Il avait été convenu qu’on retrouveraitl’aubergiste sur un plateau de la montagne, le seul endroitconvenable pour se couper la gorge à l’aise. En effet, le gaillardétait là, souriant, gai, et, le plus tranquillement du monde, ilmangeait, en attendant, un morceau de fromage de chèvre, sur unénorme morceau de pain bis. Dernière espérance envolée. Pescaire etCassaire s’étaient dit : « Il ne passera pas, le damnéaubergiste ; on l’arrêtera, les douaniers, les bons douanierslui prendront nos armes. » Et il était là, et il riait, et ilmangeait !

– Eh bien ! messieurs, cria-t-iljoyeusement, ne vous l’avais-je pas promis… Ils n’y ont vu que dufeu, les coïons ! Tenez, voilà les pistolets… Ah ! lescoïons !

À la vue des armes maudites qui reluisaientdans le soleil, « nos duellistes » manquèrent des’évanouir. Pâles, les tempes humides et serrées, la poitrinehaletante, la tête bourdonnante, ils ne voyaient plus rien,n’entendaient plus rien… Ils ne comprenaient plus pourquoi, prèsd’eux, des hommes faisaient sauter en l’air des pièces d’argent,pourquoi ils comptaient des pas, pourquoi ils chargeaient desarmes… Toute haine s’était envolée de leur cœur ; ilss’aimaient d’un immense et fraternel amour… Ils durent faired’énergiques efforts pour ne pas tomber dans les bras l’un del’autre, se demander pardon, s’embrasser…

– Allons ! messieurs, dit l’un destémoins…

À ce moment, l’aubergiste s’écria :

– Qu’est-ce que je vois ?… Qu’est-ceque c’est que ça ?

Et avec son bâton, il indiqua quelque chose denoir qui, en face, sur le versant de la montagne, descendait… Oneut dit d’une troupe de gens à cheval, mais à cause de la distanceet de la couleur sombre du terrain, il était impossible de riendistinguer nettement.

– Viedazé ! mais c’est le conseil del’Andorre ! s’exclama l’aubergiste… Ils viennent pour vous,sûrement… C’est ce sacré gendarme qui aura été les prévenir… Ça nefait rien, ajouta-t-il en se tournant vers les témoins, avantqu’ils soient ici, ces messieurs ont le temps de se donner un coupde torchon.

Cette invitation n’obtint aucun succès. Tousbraquaient les yeux vers le point marqué par l’aubergiste. Pescaireet Cassaire respirèrent délicieusement.

Le point noir grossissait. On pouvaitmaintenant apercevoir distinctement des formes humaines qui sebalançaient sur des formes de chevaux. Pescaire compta sixcavaliers, Cassaire remarqua que l’un d’eux marchait en tête, commeun chef, et l’aubergiste s’étonna qu’ils portassent la grandetenue, c’est-à-dire le chapeau de feutre à larges Lords et le longcarrick à vingt-deux collets.

Quand les six cavaliers furent arrivés à unecentaine de pas du plateau, ils s’arrêtèrent. Celui qui chevauchaiten tête mit pied à terre et, laissant son cheval à la garde de sescompagnons, il s’avança d’un pas solennel vers « nosduellistes ».

– Adissias ! fit-il, en saluant.

Pescaire, Cassaire, les quatre témoins, lesdeux médecins et l’aubergiste s’inclinèrent respectueusement, etrépondirent en chœur :

– Adissias !

Il y eut un moment de silence. Un aigle passadans l’air ; un pâtre qui paissait ses chèvres, très loin,chanta.

Et l’Andorran dit :

– Messieurs, vous êtes sur une terre depaix et de liberté. Dans nos montagnes, jamais l’homme ne versa lesang de son semblable, jamais le sol ne fut rougi par les luttesfratricides. Nous sommes des pasteurs, et nos armes, à nous, cesont la houlette et la flûte. Je vous prie de vous retirer. Et jevous avertis que, si vous n’obéissez pas à notre loi, notre loisaura vous punir, hommes sauvages.

Puis il parla longtemps de l’hospitalité, del’humanité et des bergers chanteurs.

Pescaire et Cassaire l’écoutaient, ravis.Jamais parole humaine ne leur avait paru plus belle, plus douce,plus pénétrante ; c’était comme une musique céleste, un chantde vierges amoureuses, un concert d’anges éperdus. Il leur semblaitque les pierres elles-mêmes en étaient tout attendries, que lesmontagnes se pâmaient, que le vent n’avait plus que des soupirsd’extase, et que, de l’Ariège, apaisée, montait le chuchotementexquis d’une prière.

Néanmoins, pour la forme, ils voulurentprotester.

– Retirez-vous, carnassiers, répétal’Andorran, qui à ce moment leur apparut si grand, qu’il domina lessommets les plus élevés, et emplit tout le ciel de son corps dedieu.

Après une courte délibération, les témoinsdécidèrent qu’il fallait se retirer, et l’on reprit la routedésolée, le petit sentier caillouteux qui courait sur la montagnerase, terre de paix et de liberté. Ah ! comme elle étaitmoelleuse, cette route, dont les cailloux mouvants et coupants leurétaient plus doux aux pieds que des tapis de mousse et des jonchéesde fleurs. Ils descendaient, agiles, souples, légers, conduitscomme par une ivresse, emportés comme dans un rêve.

Tout à coup, Pescaire sentit que le sol sedérobait sous ses pieds. Il étendit les bras en avant, poussa uncri et s’évanouit. Le malheureux était tombé lourdement sur unrocher. En le relevant, un des médecins constata qu’il s’étaitcassé le bras gauche.

– Voyez, dit-il aux témoins, la fractureest évidente.

– Évidente, confirma l’autre médecin.

Les témoins se regardèrent un instant, et,tandis que le médecin pansait le blessé :

– Eh bien ? demanda l’un.

– Eh bien ? répondit l’autre.

– Il y a blessure !

– Oui !… mais…

– Quoi ?

– Rien…

– Alors ?…

– Parfaitement.

Et, séance tenante, les quatre témoins,rédigèrent un procès-verbal dans lequel il était constaté que M.Pescaire, ayant reçu une balle, qui lui avait cassé le bras,l’honneur avait été déclaré satisfait… Sur la demande de Cassaire,ils ajoutèrent même un paragraphe, où ils rendirent le plus complethommage à la belle tenue des deux adversaires.

** *

PAYSAGES D’AUTOMNE

 

À M. Edmond de Goncourt.

 

Les chaumes s’attristent, les labourés sonttout roses, sous le soleil. De place en place, s’étendent lesregains des luzernes au vert dur, et les carrés de betteraves, dontles fanes ont pris des tons bleus plus sombres. Sous les pommiers,des femmes courbées ramassent les pommes et en remplissent lespaniers d’osier et les sacs de toile bise. Deux chevaux blancs,énormes dans l’air, traînent lentement la charrue dont le socchante comme les perdrix dispersées qui rappellent, et là-bas, unchasseur s’éloigne, grise silhouette. Dans les brumes délicates,les horizons ont des fuites plus douces, plus lointaines ; etdu ciel, au-dessus, qui se colore comme les joues d’un fiévreux,tombent on ne sait quelle mélancolie magnifique, quel austèreenivrement. Un épervier y plane, immobile, et des vols de corbeauxs’y succèdent, se hâtant vers les grands bois rouges.

Les haies s’éclaircissent et sont redevenuesmuettes ; le jour troue de mille mailles leur épais manteau defeuillage roussi. Des bandes de passes et de verdiers, abattus surles fruits de l’épine et de l’églantier, s’envolent silencieux, aumoindre bruit, pareils dans l’espace, à des poignées de graineslancées par la main d’un invisible semeur… Les merles se taisent,morne est la fauvette ; seul le rouge-gorge maudit, à petitscris, le froid qui commence.

** *

Dans un chemin.

LE PASSANT. – Pourquoi es-tu affaissé dans laboue, et pourquoi pleures-tu ?

L’OUVRIER. – Hélas, voilà trois jours que jemarche, et je n’ai rien mangé. Je suis brisé.

LE PASSANT. – Où donc vas-tu ?

L’OUVRIER. – Devant moi, toujours devant moi.Pendant la moisson, j’ai travaillé et j’ai chanté… Il était si bon,le bon pain bis ! Maintenant, les gerbes sont rentrées, leslabours sont finis, les grandes machines battent le blé, vannentl’orge, dans les granges qui ne veulent plus du travail de l’homme,et mon maître m’a dit : « Va-t-en ! » Alors, jesuis parti… J’ai frappé à toutes les portes, aucune ne s’estouverte… Il n’y avait pas d’ouvrage pour moi… Hélas ! tu levois, la terre est vide… Bientôt, les dernières feuilles vont êtreemportées, la neige blanchira le sol, la neige belle et cruellecomme la femme, la neige qui tue les oiseaux et les vagabonds… Etje n’ai pas un manteau pour me couvrir, pas un foyer où meréchauffer, pas un morceau de pain dur pour apaiser mon ventre… Queveux-tu que je devienne ? Il faut donc que je meure ?…Tiens, ce matin, j’ai fait route avec un jeune seigneur… Il portaitsur son dos un gros sac, et ce sac était plein d’or. Trouvant sonfardeau trop lourd, il m’a dit : « Tu as les reinssolides et ton épaule est habituée à ployer sous les faixécrasants, porte cet or. » Je butais contre les pierres ;trois fois, je suis tombé… Et le jeune seigneur me donnait descoups : « Marche donc, imbécile ! » Il s’arrêtaau bord de la rivière, à cet endroit où l’eau est noire et sansfond : « Il faut que je m’amuse, fit-il. Regarde, je vaisjeter cet or dans la rivière. » – « Hélas, lui dis-je,puisque vous voulez jeter cet or dans la rivière, vous m’endonnerez un peu. Oh ! bien peu, de quoi n’avoir pas tropfroid, de quoi n’avoir pas trop faim. » Il m’a craché à lafigure, m’a chassé à coups de pierres et ensuite, prenant l’or àpoignées, il l’a lancé dans la rivière, à cet endroit où l’eau estnoire et sans fond. Puis il est reparti en riant… Sur son passage,tous les gens, riches et pauvres, s’inclinaient très bas, tandisque moi, ils me battaient et me poursuivaient de leurs bâtons et deleurs fourches… Voyez, tout mon corps saigne…

LE PASSANT. – Que vas-tu faire ?

L’OUVRIER. – Je marcherai encore ; encoreje frapperai aux portes des riches.

LE PASSANT. – Si les portes des riches seferment à ton approche ?

L’OUVRIER. – Je demanderai l’aumône auxpauvres gens, sur les grand’routes.

LE PASSANT. – Si l’on ne te donnerien ?

L’OUVRIER. – Je m’embusquerai au détour deschemins nocturnes, et je tuerai.

LE PASSANT. – Dieu te défend de tuer.

L’OUVRIER. – Dieu m’ordonne de vivre.

LE PASSANT. – Dieu te garde, l’ami !

** *

La forêt flamboie. Sur leur rose tapis defeuilles tombées, les allées étouffent le bruit des pas, et lesclairières, dans les taillis qui se dépouillent, s’élargissentéclaboussées de lumières jaunes comme l’or, rouges comme le sang.Les rôdeuses de la forêt, aux yeux de hibou, aux doigts de harpie,les vieilles bûcheronnes de bois mort passent, disparaissant sousl’énorme bourrée qui semblent marcher toute seule. Malgré lessplendeurs éclatantes de sa parure automnale, le bois darde survous un regard de meurtrier qui fait frissonner. Les cépées que laserpe entaille, ont des plaintes humaines, la hache arrache dessanglots d’enfant aux jeunes baliveaux des châtaigniers, et l’onentend, dans les sapaies, le vent enfler leurs orgues funèbres quichantent le Miserere. Accroupis autour des brasiers quifument, on dirait que les charbonniers président à quelque œuvreépouvantable et mystérieuse ; on se détourne, en se signant,du sabotier qui, farouche, sous son abri de branchages etd’écorces, évoque les terreurs des anciens bandits.

Où donc va-t-il, ce braconnier qui se glissecomme un fauve dans les broussailles à travers lesquelles reluit lecanon d’un fusil ? Quand la nuit sera venue, quand la lunebalaiera de ses rayons le tronc des grands chênes que le soleilempourpre maintenant, deux coups de feu retentiront dans lesilence, le silence plein de carnages et d’agonies de la forêt.Est-ce un chevreuil qui sera tué, ou bien est-ce un garde qui setordra sur la bruyère pourprée, des chevrotines au flanc ?

** *

Et tout à coup, dans le chemin creux,j’entendis crier : « À l’assassin ! » Ah !comme il était douloureux, prolongé, implorant, cet appel ! Jeme cachai derrière un tronc d’orme. Une bande de moineaux s’envola,disparut ; un lapin, réveillé par le cri, détala de son gîte,montrant, comme une petite fumée blanche, la houppe de sonderrière. « À l’assassin ! » Des paysans quilabouraient, d’autres qui semaient, s’enfuirent, effarés ; desouvriers qui, tout près de là, travaillaient dans une briqueterie,se blottirent, tremblants, derrière de hautes bourrées. « Àl’assassin ! » En un instant, la campagne fut abandonnée,aucun être vivant ne se montra sous le ciel indifférent. Et je vispasser dans le chemin, une femme affolée, toute rouge de sang, quepoursuivait un homme, brandissant un grand couteau… Alors, la femmeépuisée tomba : « À l’assassin ! » Puis ce futun râle, un râle étouffé, un râle, qui bientôt se perdit, dans lemurmure du ruisseau voisin, puis rien…

Quand on crie : « Àl’assassin ! » personne n’accourt. Les passants filentplus rapidement et s’éloignent ; les gens couchés au chaud,dans leur lit, s’enfoncent plus moelleusement sous leurscouvertures ; aucun ne se dérange de sa route, si ce n’estpour se cacher derrière un arbre, une broussaille, un repli deterrain. Que se passe-t-il après tout, et pourquoi s’enémouvoir ? C’est un homme qu’on égorge, une femme qu’onsaigne, un enfant qu’on étrangle ! Du sang rougit la terre, dusang que la voirie le lendemain effacera. Laissons donc passer lajustice du crime. L’ombre n’est-elle pas faite pour que lescouteaux y reluisent ? Et si la nuit est si noire, n’est-cepas pour couvrir d’un voile protecteur le meurtre qui rôde ?Il n’y a pas de solidarité humaine devant la vie menacée. Qu’ilscrient donc à l’assassin ! les assassinés ; que sur lepavé des rues, et le gravier des routes, et le tapis des chambrescloses, ils se tordent et qu’ils râlent ! Dormons, nousautres, qu’aucun danger ne menace, et que ce soit le cahot lointaindes voitures, l’aboi des chiens ou le tic-tac des pendules qui,seuls, répondent aux appels désespérés de ceux-là qui vontmourir.

Mais un autre cri retentit : « Aufeu ! au feu ! » Et l’on voit des flammes quimontent vers le ciel, et l’on entend le fracas des murs quicroulent, des toitures qui s’effondrent. « Au feu ! aufeu ! » Tout le monde est dehors, empressé, affolé, prêtau dévouement, décidé à braver la mort. On rencontre des genssurpris dans le sommeil et qui n’ont pas eu le temps de sevêtir ; des femmes, des enfants, des vieillards, en chemise,qui montrent des nudités héroïques. « Au feu ! aufeu ! » Et ils grimpent aux échelles enflammées, courentsur les poutres transformées en barres rougies, s’élancent dans lesfournaises, plongent dans les fumées brûlantes.

Pourquoi le sang les laisse-t-il indifférentset lâches ; et pourquoi la flamme exalte-t-elle leurcourage ? C’est que, de ce sang qui coule des flancs ouvertset des poitrines entaillées par les surins, s’échappe seulement lavie des autres, tandis que la flamme dévore l’égoïsme de la vie. Lesang ne fait que des cadavres, mais la flamme fait des pauvres. Lesang étale des corps mutilés et verdis sur les dalles de la morgue,mais la flamme éparpille au vent les cendres des billets de banque.À l’assassin ! La terre a bien vite pompé le sang et là roséele dissout dans l’herbe matinale. Au feu ! au feu ! Lefeu s’étend, gagne, dévore. Il a brûlé la maison du voisin ;dans une minute il aura brûlé la mienne. Et c’est moi que jedéfends, non pas moi, mais mes biens, mes titres de rentes, monor.

** *

Sur une place de village.

– Bonnes gens qui m’entendez, riches etpauvres, honnêtes et voleurs, et vous aussi, sourds, bancroches,paralytiques, adultères et cocus, regardez-moi, écoutez-moi. Jesuis le candidat, le bon candidat. C’est moi qui fais les récoltesgrasses, qui transforme en palais les misérables chaumines, quiremplis d’or les vieux coffres vides, qui bourre de bonheur lescœurs ulcérés. Venez, bonnes gens, accourez, je suis la providencedes femmes stériles, des fiévreux et des petits soldats. Je dis àla grêle : Ne tombe pas ; à la guerre : Ne tuepas ; à la mort : Ne viens pas. Je change en vin purl’eau puante des mares, et des chardons que je touche coule un mieldélicieux.

Tandis que le candidat parlait, une grandefoule arriva, se forma autour de lui.

– Mon bon monsieur, dit une vieillefemme, qui pleurait, j’avais un fils à la guerre, loin, bien loin,et il est mort.

– Je te le rendrai vivant.

– Moi, dit un estropié, vous voyez, jen’ai qu’une jambe.

– Je t’en donnerai deux.

– Regardez l’horrible plaie qui me rongele flanc, dit, en poussant des cris de douleur, un misérable.

– J’imposerai sur ta plaie la médailleparlementaire, et tu seras guéri.

– J’ai quatre-vingt-dix ans, chevrota unvieillard.

– Je t’en reprendrai cinquante.

– Voilà trois jours que je n’ai mangé depain, supplia un gueux.

– Je te gaverai de brioches.

Alors un assassin parut.

– J’ai tué mon frère, et je pars pour lebagne, hurla-t-il.

– Je raserai les bagnes, je tuerai lajustice avec la guillotine, et je te ferai gendarme.

– Le seigneur est trop riche, dit unpaysan, et ses lapins dévorent mon blé, et ses renards emportentmes poules.

– Je t’installerai dans ses terres ;et tu cloueras, comme des chouettes, ses enfants aux portes de lagrange.

– Le manant ne veut plus battre mesétangs, s’écria un seigneur.

– Je le brancherai aux ormes de tonavenue.

– Ah ! Monsieur, soupira une jeunefille, ces maudites colonies nous prennent tous nosgalants !

– Je supprimerai les colonies.

– Je n’ai pas assez de débouchés pour mesproduits ! clama un industriel.

– Je reculerai jusqu’au bout du monde lechamp de nos conquêtes.

– Vive la République ! dit unevoix.

Le candidat répondit : Vive laRépublique !

– Vive le Roi ! dit une autrevoix.

Le candidat répondit : Vive leRoi !

– Vive l’Empereur ! dit unetroisième voix.

Et le candidat répondit : Vivel’Empereur !

En ce moment, une femme, qui était belle ettriste, sortit des rangs de la foule, s’avança vers lecandidat.

– Tu ne me connais pas ?demanda-t-elle.

– Non, répondit le candidat. Oùt’aurai-je vue, maudite étrangère ?

– Je suis la France ! Et queferas-tu pour moi ?

– Je ferai ce que font les autres, mamie, je mangerai, je dormirai ; mon ventre, mon bon ventre, seréjouira dans sa graisse. Avec l’argent que je prendrai dans tapoche, ton inépuisable poche, j’aurai de belles femmes, de bellesterres, et de la considération, s’il te plaît, par dessus lemarché. Et si tu n’es pas contente, eh bien ! je te rosserai,ma mie, avec le bâton que voilà.

** *

Dans une auberge.

PREMIER MENDIANT. – D’où viens-tu ?

DEUXIÈME MENDIANT. – De la prison. J’avaisvolé un homme très riche. Cet homme m’a surpris au moment où jeforçais sa caisse. Je pouvais le tuer, j’ai respecté sa vie. Alors,on m’a jeté entre quatre murs humides, où je n’ai pas respirél’air, où jamais je n’ai vu le ciel. Je ne sais plus ce que c’estque le parfum d’une fleur, le chant d’un oiseau, le sourire d’unefemme. Pour apaiser ma soif, on m’a donné de l’eau croupie ;pour faire taire mon ventre, du pain dur et, de temps en temps, unrata immonde qu’eussent respecté les chiens. Toujours la nuit,toujours le silence. Regarde, mes cheveux ont blanchi, mes dentssont tombées, et mes os claquent. Je suis mort… Et toi ?

PREMIER MENDIANT. – Oh ! moi, j’avais tuéune vieille femme, et le peu d’argent qu’elle gardait pour son filsinfirme, je l’avais volé. Alors on m’a envoyé bien loin, dans unbeau pays, tout plein de parfums et de clair soleil. J’ai cueillides bananes, mangé des durians – le fruit de Dieu – et j’ai bul’eau des sources, des sources, des belles sources, des sources quichantent sous les lianes fleuries. Et je me suis vautré dansl’herbe épaisse, délicieusement, comme un bon bœuf. Et le soleilréchauffait ma vieille carcasse, gelée par les nuits vagabondes,desséchée par les jours sans pain. Regarde, je suis gras.

DEUXIÈME MENDIANT. – Je voudrais me rafraîchirà ces sources, me chauffer à ce soleil, me rouler dans cetteherbe ; je voudrais être gras et me reposer. Que faut-ilfaire ?

PREMIER MENDIANT. – Il faut tuer !

** *

Au bord de la rivière.

Elle coule, lente, si lente, que les peupliersde la rive se mirent, immobiles et tout jaunes, dans son calmemiroir. Pas un frisson, aucun roseau ne chante, aucun ne balance sahampe flexible. À l’endroit où je me suis arrêté, sous des aulnes,l’eau est noire et sinistre, coupée brusquement par le reflet d’unciel gris et fin comme une perle. Et j’entends une voix qui semblemonter du fond de l’eau, une voix de mort, une voix qui pleure. Etla voix dit :

« Je t’ai vue cette nuit. C’était dans tachambre, toute close et toute tiède. Les stores aux fenêtresétaient baissés. Des lueurs pâles – les lueurs de la veilleuse –dormaient sur les rideaux et sur les meubles. Et ton si joli et sitriste visage apparaissait hors des draps, calmement effleuré parla clarté discrète. Un de tes bras pendait, nu, cerclé au poignetd’un bracelet d’or brun. L’autre, nu aussi, était mollement repliésous ta nuque, ta noire et odorante nuque. Tu souriais d’un bonsourire. Tes lèvres m’aimaient ; et, en me regardant, tes deuxyeux brillaient, humides, comme deux lacs hantés de la lune. Jet’ai crié : « Jeanne ! ma petiteJeanne ! » Et toi, si amoureusement, tu m’asrépondu : « Henri ! mon petitHenri ! »

« Je t’ai vue cette nuit. Un homme estentré – un homme petit, riche et laid – est entré dans ta chambretoute tiède et toute close. Il s’est déshabillé lentement, et,lentement, près de toi, dans le lit, s’est couché, près detoi ! Et alors j’ai entendu des rires, des petits riresétouffés dans l’oreiller, des rires de lui, des rires de toi ;et alors j’ai entendu des baisers, des baisers étouffés dansl’oreiller, des baisers de lui, des baisers de toi. Je t’ai crié,suppliant : « Jeanne ! ma petiteJeanne ! » Mais tu n’as pas répondu :« Henri ! mon petit Henri ! »

« Je t’ai vue cette nuit. Les deux têtesn’ont plus fait qu’une seule tête ; les deux corps n’ont plusfait qu’un seul corps. Une forme unique, douloureuse et démoniaques’est agitée sous les dentelles. Et les baisers claquaient, et leslèvres mordaient, et le lit, soulevé en houle blanche, gémissait.Alors j’ai pleuré, pleuré, pleuré ! Et, à genoux, les mainsjointes, je t’ai crié : « Jeanne ! ma petiteJeanne ! » mais tu n’as pas répondu :« Henri ! mon petit Henri ! »

« Je t’ai vue cette nuit. L’homme estparti – l’homme petit, riche et laid – est parti en chantant. Et tues restée seule, toute seule, le ventre sali, épuisée et hideuse,nue sur le lit dévasté. Auprès de toi, l’homme petit, riche etlaid, avait laissé une cassette, une grande cassette, d’où l’orcoulait comme d’une fontaine, d’où l’or coulait, et se répandaitsur le lit autour de toi, tout autour de toi. Et l’or montait. Ettu montais avec l’or. Tu plongeais tes mains dans l’or, tes mainsavides. Tu prenais l’or à poignées, à poignées furieuses. Tufaisais ruisseler l’or sur toi, en cascades fauves ! Del’or ! oui, c’est de l’or ! Ah ! le bain délicieux.C’est l’or lustral qui lave toutes les souillures. Encore,encore ! Et tu riais, tu riais, tu riais toujours ! Etl’or ruisselait, ruisselait, ruisselait toujours ! Et de mêmeque tu n’avais pas vu mes larmes, tu n’as pas vu mon sang quicoulait tout rouge et tout fumant de ma poitrine, comme l’orcoulait de la cassette. Et, mourant et tout pâle, je suis partiaussi, moi, je suis parti vers la grande rivière… Adieu, petiteJeanne ; il n’y a plus de petit Henri. »

** *

FIN des Lettres de ma chaumière.

Share