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L’Hirondelle sous le toit

L’Hirondelle sous le toit

de Lucien Descaves

À LA MÉMOIRE DE MON FILS BIEN-AIMÉ,

LE DOCTEUR JEAN DESCAVES,

invisible, mais toujours présent.

L D.

 

Chapitre 1UN CONVOI DE RÉFUGIÉS

Le 23 décembre 1914, Palmyre Boussuge et son ex-amie, Agathe Chévremont, la femme du vétérinaire, se trouvaient parmi les dames notables de Bourg-en-Thimerais, dit aussi Bourg-en-Forêt, convoquées par le maire, le docteur Chazey, pour recevoir un train de réfugiés du département de l’Aisne, chassés par l’invasion.

Ils arrivèrent dans la soirée transis,fourbus, poudreux, avec deux heures de retard.

Le convoi se composait d’une douzaine de vieillards hébétés et dépaysés de toutes les manières au milieu des mères et des enfants dont le flot les avait charriés ; cent personnes en tout qui fuyaient devant l’orage et tournoyaient aux coups de vent comme feuilles mortes.

Ces errants avaient couché la veille, à Paris,dans un cirque de la rive gauche transformé en asile de jour et denuit. Sur eux traînaient encore des brins de paille de leurlitière. Les plus petits, le pouce dans la bouche et le regard endessous, se blottissaient peureusement dans les jupes desfemmes ; les autres aidaient à porter des ballots d’effets etde choses sans nom ramassées pêle-mêle et sans discernement, à ladernière minute. On dirait que ce qui est sans valeur s’accroche ànous davantage et craint de nous perdre. Tel qui s’attache à desriens est possédé par eux plus qu’il ne les possède. Une gamine dehuit ans trimbalait une cage où sautillait un moineaueffarouché ; une autre serrait dans ses bras un parapluie decotonnade verte deux fois plus haut qu’elle. Un couple chenu etchancelant avait pour trait d’union un vaste panier noir àcouvercle dont chacun des vieillards tenait une anse ; l’osierjouait entre eux le rôle du lierre dans les mines. Tandis que cesmalheureux veillaient sur les cendres de leur foyer, desaccompagnantes rassemblaient pour la dernière fois les épaveshumaines que leur avaient confiées les parents restés aux paysenvahis.

– Marie-Anne !… Juliette !…Fernand !… Où est encore passé Adolphe ?…

Quand elles eurent leur compte à portée de lamain, le piétinement des ombres cessa sous la lampe à pétrole quiéclairait de sa lueur trouble la salle d’attente commune à toutesles classes. Elles n’y étaient pas, cette fois, confondues. On eûtpu croire que les dames de la ville, groupées à l’écart,attendaient le premier coup de cloche annonçant l’ouverture dumarché, plutôt que l’invitation du maire, le docteur Chazey, àfaire leur choix.

Le docteur Chazey, que l’on aimait pour samodération et ses manières affables, était un petit vieillardalerte, frileux et dispos, qui retirait fréquemment son lorgnonpour le faire tourner, en causant, autour de son index raidi. Quandil avait fini d’y enrouler le cordon, il le déroulait ; puisil remettait le lorgnon sur son nez et les verres se rallumaientaux étincelles de ses yeux vifs. Autre signe particulier : lecol de son vêtement, pardessus l’hiver ou veston l’été, étaitinvariablement relevé, au moins d’un côté, contre les courantsd’air. Le docteur Chazey était assisté, ce jour-là, du personnel dela gare et du garde champêtre, le père Froidure, un souvenir de1870, par le képi sur l’oreille, l’impériale et la martialitéindéfectible que conférait, en ces temps-là, l’exercice dutambour.

Il cria, d’une voix fêlée :« Silence !… » Et le docteur Chazey, tourné vers sesadministrées, leur dit : « Je vous remercie, mesdames, deme faciliter ma tâche en donnant l’hospitalité à cesnaufragés : la municipalité pourvoira à leur logement, aprèsvous… s’il en reste… et, connaissant votre cœur, je suis convaincuqu’il n’en restera pas. Votre choix, d’ailleurs, ne saurait êtredéfinitif. Si des échanges paraissent nécessaires, il sera toujourspossible de les effectuer. »

Aussitôt le contact s’établit, comme à lalouée de la Saint-Jean, entre l’aisance et l’infortune. Les deuxcamps se mêlèrent et les bonnes dames, guidées par leur instinct oupar le hasard firent connaissance avec les postulants. Un murmures’éleva et s’amplifia tout de suite en rumeur. Le père Froidure,l’œil droit à demi fermé par une descente de képi, allait de-ci,de-là, en disant avec bonhomie : « Ne pressons pas lemouvement ; il y en aura pour tout le monde ». Et lesaccords se poursuivaient posément, sous les regards du maire et duchef de gare qui causaient autour du poêle central heureusementéteint, car le petit troupeau, depuis qu’il était rallié, répandaitla chaleur et l’odeur de sa laine.

Il y avait deux ans queMme Chévremont et Mme Boussuge,brouillées, ne se parlaient plus. Elles ne s’étaient donc pasconcertées en se comportant à peu près de la même façon, chacune deson côté. Toutes les deux cédèrent au seul charme et au seulprestige que pussent conserver, à la lueur d’un lumignon, cespauvres figures blêmes, ravagées par la fatigue et l’inquiétude.Les yeux opérèrent leur miracle, comme dans ces tableaux d’EugèneCarrière, où tout leur est soumis. Palmyre Boussuge alla d’embléevers les yeux noirs brillants d’un petit bonhomme d’une dizained’années, en même temps qu’Agathe Chévremont était irrésistiblementattirée par les lacs bleus d’une fillette à peine moins âgée. Lepremier, affublé d’un tricot trop long et d’une casquette decycliste trop vaste, debout dans un coin, serrait entre ses jambesun grand sac de toile bise sur lequel se détachait cetteinscription : Julien Damoy. Café en grains. On eûtdit que deux de ces grains avaient sauté sous ses paupières.

– Comment t’appelles-tu ? demandaMme Boussuge.

– Fernand Servais, répondit le gamin.

– Tu es seul ?

– Oui, madame.

– Tes parents ?

– Papa est mobilisé. Maman est restée aupays, avec ma petite sœur qui est venue au monde le moisdernier.

– Alors, personne net’accompagne ?

– Si… une de nos voisines,Mme Louvois, qui est partie avec ses trois enfants.Maman m’a confié à elle.

« Inutile de chercher davantage, pensaPalmyre Boussuge, je ne trouverai pas mieux. »

Et elle se fit désignerMme Louvois, pour lui dire qu’elle emmenaitl’enfant.

Cependant, Agathe Chévremont s’approchait dela petite fille aux prunelles magnétiques. Elle était assise àl’écart, sur son baluchon, et attendait placidement que son sortfût fixé. Elle avait rejeté en arrière le capuchon de sa pèlerineet, sous le mouchoir à carreaux qui la coiffait, deux maigresnattes en queue de rat pendaient sur ses épaules.

– Comment t’appelles-tu ? demandaMme Chévremont.

– Marie-Anne.

– Ton nom de famille ?

– Grimodet.

– Tu es seule ?

– Oui madame.

– Tes parents ?

– Papa est mobilisé. Maman est mortel’année dernière.

– Personne ne t’accompagne ?

– Si… Mme Louvois ;notre voisine.

– Où est-elle ?

– Là… derrière nous… avec ses troisenfants. Une dame cause avec elle.

C’était Mme Boussuge :elle se faisait donner décharge du petit Fernand. À chaqueadoptante qui passait, avec sa part, devant lui, le docteur Chazeyglissait en douceur :

– Ne manquez pas de m’amener le plus tôtpossible votre réfugié, afin que j’établisse sa fichesanitaire.

– Sa fiche, naturellement… murmuraMme Chévremont ; et, à son tour venu, elleaborda Mme Louvois, une grande femme sèche etbasanée qui avait un enfant sur les bras, deux autres à ses pieds,et ressemblait à un pasteur régnant sur son troupeau vautré.

– C’est vous, madame, qui prenez soin decette enfant… Marie-Anne… Giraud… Girodet ?…

– Grimodet, rectifia le grand berger enjupons. Oui, c’est moi. Son père, qui est veuf, me l’a laissée àgarder en partant. Elle est bien douce et bien complaisante. Elleme venait en aide à la maison… où ça n’est pas l’ouvrage quimanquait.

Elle jeta un coup d’œil du côté de la petite,toujours immobile à quatre pas de là, sur son bagage, etajouta :

– Il ne faut pas la juger sur lamine ; elle tombe de sommeil… et de tout… C’est une naturetrès gaie, on ne le croirait pas en la voyant… Elle aurait le droitd’être triste, affligée comme elle est. On peut dire que celle-làn’a pas de chance…

« Pourquoi me fait-elle l’article,ruminait Mme Chévremont ; je ne marchandepas. » Et tout haut, elle reprit :

– Oui… à moitié orpheline déjà, voir sonpère la quitter… Pour le moment, elle semble, en effet, avoirbesoin de repos avant tout. Elle va se remettre chez nous… Je vousreverrai bientôt, madame, pour de plus amples renseignements.

– À votre disposition, madame.

Suivie des yeux par la meneuse, AgatheChévremont revint vers la petite fille qui paraissait s’êtreendormie sur son paquet de hardes.

– Allons, Marie-Anne, viens. Un bon litt’attend, et de quoi manger, si tu as faim… As-tu faim ?

– Pas beaucoup.

– Je vais te porter tes affaires… C’esttout près d’ici. Nous serons vite rendues.

La fillette se leva et fit quelques pas à côtéde Mme Chévremont qui s’aperçut alors que l’enfantsautait sur un pied en marchant.

– Tu t’es blessée ?

– Oh ! non, répondit Marie-Anne.

– Tu boites pourtant…

– Ça n’est pas d’aujourd’hui, repritlégèrement la petite, qui ne se préoccupait plus des faitsaccomplis.

– Depuis quand ?

– Je ne sais pas… On allait me faireopérer, je crois, quand maman est tombée malade de lapoitrine… ; alors, comme papa ne pouvait pas perdre unejournée pour me conduire à Saint-Quentin, où il y a de bonschirurgiens…

– C’est donc grave, ton… ta… cette…

– Mon infirmité ? Non. Le médecin dechez nous a dit que je serais guérie quand on voudrait… à conditionde ne pas trop attendre, naturellement.

– Quel âge as-tu ?

– Neuf ans.

– Quel métier ton pèreexerce-t-il ?

– Boulanger.

– Et jamais il n’a trouvé le temps de tefaire soigner sérieusement ?

– Mais je ne suis pas malade !s’écria la fillette qui sauta plus haut, pour s’en faire accroireautant peut-être que pour en faire accroire à la dame. Un pied bot,comme c’est que j’en ai un, ça n’empêche pas de boire, de manger etde courir. Quand maman s’est mise à mourir tout doucement, il abien fallu que je me rende utile à la maison, et chezMme Louvois aussi. Demandez-lui ce que je saisfaire.

Mme Chévremont avait crudevoir ralentir le pas en apprenant de quelle incommodité, pour nepas dire plus, sa petite pensionnaire était atteinte ; maiscelle-ci continuant de protester contre tous ménagements par dessauts plus vifs, la femme du vétérinaire accéléra l’allure.

Son mari l’attendait avec une impatience àlaquelle toute curiosité n’était point étrangère. Il regardal’enfant que la loterie lui attribuait et n’attacha aucuneimportance à sa claudication qu’il mit sur le compte de lalassitude.

– Alors, c’est toi notreréfugiée ? fit-il rondement.

Agathe répondit à la place de lapetite :

– Dame ! puisque tu as voulu unefille…

Légèrement déçue dans son choix, elle avaitl’habileté féminine de lui en faire tout de suite partager laresponsabilité.

Mais le vétérinaire continuait à n’y voir quedu feu.

– Certainement, j’ai désiré une fille,reprit-il, et je ne le regrette pas, car celle-ci est mignonne etne nous attirera point d’ennuis. N’est-ce pas, petitbijou ?…

De ses fortes mains velues, il avait levé lementon que baissait Marie-Anne, et le visage enfantin se colora unpeu à la bouffée de chaleur qui lui venait de ce cordialaccueil.

Agathe rompit de nouveau le charme.

– Tu sais que les Boussuge ont un garçon,eux…

– Ah !… fit Chévremont sansdissimuler sa contrariété. Il ne faut plus s’étonner de rien.

Il eût dit, d’ailleurs, mais sur un autre ton,exactement la même chose, si les Boussuge s’étaient dérobés audevoir d’assistance.

– Au fait, la petite doit le connaître,ajouta Agathe : elle et lui ont été confiés à la mêmepersonne… une dame Louvois avec qui j’ai causé un moment à lagare.

Prise à témoin et déjà apprivoisée, Marie-Anneprécisa :

– C’est le gosse Fernand, le fils dumaçon qui demeure en face de chez nous. On jouait ensemble.

Elle scrutait le couple, de ses yeux bleuslimpides, sans arriver à comprendre pourquoi le nom de Fernand,jeté dans la conversation, l’avait subitement refroidie.

– Veux-tu tremper un biscuit dans du vinavant d’aller te coucher ? demanda Agathe.

– Merci, madame.

– Merci oui ou merci non ? insistale vétérinaire.

– Je n’ai pas faim, monsieur, j’ai mangéen route.

– Elle a besoin de dormir plus qued’autre chose, trancha Mme Chévremont. Rose va temontrer ta chambre. Bonsoir, Marie-Anne.

– C’est ton nom, Marie-Anne ? ditChévremont, qui l’entendait pour la première fois.

– Oui, monsieur.

– Il est bien long et bien sérieux pourton âge. Nous t’appellerons Nanette… Tu n’y vois pasd’inconvénients ?…

La bouffée de chaleur revint aux joues de lafillette.

– Oh ! monsieur…

– Alors, bonsoir, Nanette. À demain.

 

La soirée du même jour s’achevait de la mêmefaçon chez les Boussuge qui recueillaient, de leur côté, le petitFernand.

Au sortir de la gare, il avait été soulagé deson sac… Julien Damoy, Café en grains… par une servantevirile qui répondait au nom de Zénaïde et venait au-devant de samaîtresse en bougonnant. Elle avait tout d’un cavalier arabedémonté, d’un Bédouin. Un linge blanc lui enveloppait la figuredont on ne voyait que le nez.

– Je vous avais dit de ne pas prendrel’air avec votre fluxion, fit Palmyre Boussuge, sans provoquerautre chose qu’un grognement sous le burnous.

Fernand eut peur de la guerrière. Ilrapetissait encore à côté d’elle, dans la maturité de l’âge et auxépaules de qui les plus lourds fardeaux devaient être poids plume.Les deux sexes semblaient avoir fait en elle un accommodement. Sonenfance et sa jeunesse avaient appartenu au sexe féminin ;mais, à partir de quarante ans, tous les attributs du sexe fort, ycompris la barbe au menton, lui avaient été conférés. Fernandarrivait trop tard. Il s’était senti rapidement dévisagé ;puis le déménageur travesti empoignant le sac comme unecourtepointe, avait échangé quelques mots avecMme Boussuge, tout en hâtant le pas, car le froidpiquait et les rues désertes de Bourg ne recevaient un peu delumière que des fenêtres çà et là encore éclairées, à une heure oùtout le monde habituellement dormait.

– Comme ça, vous avez trouvé votreaffaire, disait la vieille Sarrasine encapuchonnée.

– Oui, ce petit bonhomme, qui a l’airgentil…

– Ne pas se fier aux apparences.

– Évidemment.

– C’est gros comme deux liards debeurre.

– Il n’a pas été élevé dans du coton.C’est le fils d’un maçon des environs de Soissons.

– Il a encore sa mère ?

– Oui… et une petite sœur nouveau-née… Jen’en sais pas davantage. Il aura le temps de nous raconter sonhistoire.

– Et de la broder. À beau mentir quivient de loin.

– En voilà des idées, Zénaïde !Pourquoi cet enfant ne nous dirait-il pas la vérité ?

– Il n’y a pas beaucoup de gossesaujourd’hui, qui ne soient de la mauvaise graine.

– On voit bien que vous n’avez pas eud’enfant.

– À Dieu ne plaise ! Mes vieux jourssont assurés.

L’impression qu’avait produite sur le petitFernand l’acariâtre portefaix fut heureusement effacée parl’aménité de M. Boussuge.

Il fit entrer l’enfant dans la salle à manger,le conduisit sous l’abat-jour crémeux de la suspension etl’interrogea affectueusement.

– Tu n’es pas trop fatigué ?

– Non.

– D’où venez-vous ?

– De Paris.

– Je veux dire de quellerégion ?

– De Soissons… mais nous habitons lesenvirons.

– Bon. Je suis sûr qu’il a les piedsgelés ! Vous n’allez pas l’envoyer se coucher sans lui faireprendre quelque chose de chaud…

Derrière lui Zénaïde, toujours bourrue,marmonna irrespectueusement : « Croyez-vous donc qu’onn’y a point pensé ? » Et elle mit sur la table une tassede lait fumant que le gamin fit mine de refuser. Mais l’autreordonna : « Faut boire ça très chaud… quitte à sebrûler. »

Elle était encore plus effrayante sansmanteau. Sa mentonnière, nouée à l’envers, faisait les cornes etdécouvrait, avec le nez, de gros yeux de porcelaine dans un visageempourpré.

L’enfant dut obéir, en voyant que ni « lemonsieur » ni la « dame » ne le soutenaient. Avalerà petits coups le breuvage ne l’empêchait pas d’entendre les proposde ses hôtes.

– Tu ne devinerais pas qui j’ai rencontréà la gare, disait Mme Boussuge. Ne cherche pas,va : Agathe !

– Avec Chévremont ?

– Non, toute seule.

– Quel numéro a-t-elle tiré ?

– Je ne sais pas : je suis partie lapremière.

– Elle a donc bien vu que nous avonsaussi notre réfugié. Quelle tête faisait-elle ?

À ce moment, le petit Fernand, ayant enfinvidé sa tasse, la rendit à Zénaïde.

– On ne dit pas merci ?

Il comprit la leçon de politesse etfit :

– Merci, madame.

– Madame est de trop. Contente-toi dedire : Merci, Zénaïde.

– Merci, Zénaïde.

En se rapprochant du « monsieur »comme pour chercher protection auprès de lui contre la grondeuse,il passa devant elle.

– On demande pardon en passant devant lemonde, redoubla-t-elle.

– Pardon, mad…, pardon, Zénaïde.

– Il faudra tout lui apprendre,poursuivit la servante que l’on n’avait pas pour rien surnomméedans le pays, la Malaisée.

– Vous l’intimidez, aussi, ditM. Boussuge en attirant entre ses genoux le petit réfugié.Veux-tu encore un peu de lait ?

– Non.

Zénaïde mit bon ordre derechef à ses façonsinciviles :

– On dit : Non, monsieur.

– Non, monsieur, répéta l’enfantsubjugué.

– Quel est ton nom, au fait ?

À cette question du « monsieur »,l’enfant répondit :

– Je m’appelle Fernand… mais, à lamaison, on m’appelait Nanand.

– Parfait ! s’écriaM. Boussuge. Va pour Nanand ! Ne changeons rien à unehabitude prise. Le lit de ce jeune homme est prêt ?

– Oui, dans la chambre de Justin, auprèsde nous, dit Palmyre. Zénaïde l’a bassiné… et il y a une boule aupied, comme pour notre Justin, quand il était là.

Mais cette déclaration ne fut point du goût dela servante, qui attendait l’enfant, un bougeoir à la main, pourl’accompagner. Elle le poussa devant elle en ronchonnant sur sestalons, dans l’escalier : « Bien sûr que je l’ai bassiné,son lit… Mais quant à dire que c’est la même chose, non !Monsieur Justin était le fils de la maison, lui… Faudrait pasconfondre… »

Et l’enfant s’étonnait naïvement de trouvertant de familiarité chez une personne qui exigeait de lui, dans sonlangage, tant de correction.

Chapitre 2L’APPÂT DE LA CAMPAGNE

Édouard et Palmyre Boussuge vivaient depuisquatre ans retirés à Bourg-en-Thimerais.

Boussuge, sous-chef de bureau au ministère del’Agriculture, s’était mis lui-même à la retraite en 1910, à lamort d’un oncle de sa femme, enrichi au Sentier dans les tissus decoton et qui laissait une assez belle fortune à partager entretrois héritiers.

L’aisance assurée, Boussuge n’avait pas crudevoir différer davantage la réalisation de son rêve d’uneexistence paisible à la campagne. Son fils unique venait determiner ses études, le fonctionnaire s’ankylosait à Paris où,depuis longtemps, rien ne l’amusait plus. Son père avait succombé àune affection cardiaque… Il y pensait toujours et ménageait soncœur.

Et puis, « je voudrais bien ne pasdisparaître sans avoir acquis quelques notionsd’agriculture », disait plaisamment le bureaucrate à qui desdossiers et des cartons verts avaient, pendant vingt-sept ans,masqué la vue.

Il n’était point un sot pour cela. Il avait eudans sa jeunesse, vers 1887, des velléités littéraires. Il avaitcollaboré à la Revue moderne dont le siège était rue duDépartement, à La Chapelle, dans l’arrière boutique d’un marchandde vin. La rédaction s’y réunissait à table une fois par mois,autour d’un jeune employé de commerce de complexion délicate,Robert Bernier. Quelques-uns de ses hôtes, poètes ou romanciers,s’étaient fait un nom plus tard. Édouard Boussuge avait aussi donnédes articles à la Revue rose, de Henry Lapauze, auPassant, de Maurice Bouchor et Guigou, à la JeuneFrance, d’Émile Michelet. Enfin, il avait fait jouer auxFolies-Bobino, sous le pseudonyme d’A. Manda, une arlequinademettant en scène et traduisant en vers banvillesques, lescharmantes affiches de Jules Chéret qui étaient alors des bouquetssur les murs. On avait même connu à Boussuge, pendant un mois, unejolie maîtresse surnommée Symbola, porte-bannière des esthètesbelliqueux aux spectacles d’avant-garde.

Il conservait de cette époque un bon souvenir.Le ministère auquel, en y entrant, il avait cru ne demander qu’unabri provisoire, s’était refermé définitivement sur lui à partir deson mariage avec la fille assez bien dotée d’un vinaigrierd’Orléans ; mais s’il n’avait point oublié ses trois ansd’initiation à la vie littéraire, il n’en était pas moins pour celaexempt d’amertume et de regret. Dans la course à la gloire, laperspective d’arriver est ouverte à tous les partants. Il n’avaittenu qu’à lui d’opter pour la carrière où l’on mange le plus devache enragée. Il s’était toujours félicité de n’en avoir rienfait, sous l’empire de sa nature ennemie de la lutte, des viandescoriaces et des résultats aléatoires. Sa vie, somme toute, avaitété conforme aux idées et aux partis moyens. Il n’avait pas lieu dese plaindre et montrait sa sagesse en ne se plaignant point.

Chaque génération laisse ainsi un résidulittéraire et artistique qui n’est pas perdu parce qu’il trouve unautre emploi. Toutes les bohèmes ont leurs Schaunards. Lesministères et les administrations, l’industrie et le commerce mêmegardent souvent la proie qui pensait leur échapper.

Mais ne vaut-il pas mieux renoncerformellement que de s’abaisser à ces avortements ? On nerisque de donner l’impression d’être un raté qu’en persévérant sanssuccès. Aussi bien, Boussuge ne s’était pas absolument détaché deses confrères en les perdant de vue.

Pendant une dizaine d’années, il avait saisi,pour leur rappeler son existence, l’occasion d’un livre qu’ilsfaisaient paraître ou d’un événement auquel leur nom était associé.Les uns répondaient ; les autres avaient déjà oublié lecamarade qui s’était mis de lui-même hors de combat : presqueun déserteur. Et puis, la mort avait éclairci les rangs de laphalange sacrée… et Boussuge, seul, dans son cabinet de travail,regardait parfois mélancoliquement les Revues qui étaient sajeunesse en feuilles mortes. Un portrait de lui sur un programmereprésentait un garçon fluet, avec une ombre de moustache et l’airpincé. Il s’était développé sans devenir trop gros ; il avaitlaissé pousser sa barbe taillée en pointe, blonde et peu fourniesur les joues, si bien que le poivre et le sel s’y mariaient sansattirer l’attention ; n’était-ce pas assez, à cinquante anssonnés, pour être reconnaissant à la vie de ne l’avoir maltraitéd’aucune manière ?

Dans les premières années de son mariage,quand certains souvenirs lui causaient encore des élancements commeen a un névralgique dans ses fausses dents, il prenait, sur lesrayons de sa bibliothèque, un volume relié des revues qui luirenvoyaient, ainsi qu’un miroir, son image. Il ouvrait le volume auhasard et y trouvait généralement le remède à sa douleur fugace. Iltombait, par exemple, sur ces vers de Gabriel Vicaire, fleurstoujours fraîches aux feuillets du Passant, que MauriceBouchor dirigeait :

Je te bercerai

Dans la mousseline,

Je te bercerai

Tout un soir doré.

Et tu dormiras

Câline, câline,

Et tu dormiras

Nue entre mes bras.

Il frémissait un moment, troublé dans son cœuret dans sa chair, ainsi qu’une vierge vieille fille, à laquelle unlivre parle de printemps et d’amour.

Maintenant, toute douleur lancinante avaitdisparu… Boussuge ne conservait, dans un coin, les témoinsd’autrefois, que comme de vieux serviteurs inutiles auxquels il nedonnait plus de gages.

Ce n’était point le hasard et pas davantage levoisinage d’une belle forêt, qui avaient déterminé les Boussuge àse fixer, en 1910, à Bourg-en-Thimerais. Ils y étaient attirés parleurs vieux amis, le vétérinaire Chévremont et sa femme. PalmyreBoussuge et Agathe Chévremont, cette dernière, fille d’un grandépicier d’Orléans, avaient fréquenté la même pension et, mariées,ne s’étaient jamais perdues de vue. Tous les ans, aux vacances, lesBoussuge passaient trois semaines chez les Chévremont, et ceux-ci,en revanche, lorsqu’ils allaient à Paris, descendaient chez leursamis. Autre lien entre eux : un fils dans chaque ménage.Octave Chévremont et Justin Boussuge, du même âge, avaient jouéensemble et n’épousaient pas la mésintelligence née, un jour, d’unecause futile, entre leurs parents.

Donc, en 1910, profitant d’une « superbeoccasion », que Chévremont leur avait signalée, les Boussuges’étaient rendus acquéreurs, à Bourg-en-Forêt, d’une petite maisonconfortable, à deux étages, dont le propriétaire, un ancienofficier, venait de mourir. Elle se faisait remarquer par descontrevents bleus et s’appelait Les Tilleuls.

– Tu n’en trouveras nulle part de mieuxsituée, avait dit Agathe Chévremont à son amie. La poste et lapharmacie sont en face, ce qui met beaucoup d’animation dans larue, tu comprends ? C’est un va-et-vient continuel. On finitpar s’intéresser aux courriers qui arrivent et qui partent. On saitl’heure en les voyant passer devant la fenêtre. La pharmacie n’estpas une moins grande distraction. J’allais quelquefois en visitechez la femme du colonel… Aussitôt qu’elle entendait le timbre dela porte d’entrée, chez le pharmacien, elle tournait la tête pourreconnaître le client. Quand elle a quitté sa maison pour allervivre chez ses enfants, à la mort de son mari, elle m’a dit :« Ce que je regrette le plus, ma chère amie, ce n’est pasencore la poste… c’est la pharmacie. Grâce à elle, jamais unejournée ne m’a semblé vide. Ce sont des devinettes du matin ausoir… car le malade est une chose, et la maladie en est uneautre… »

Palmyre s’était laissé tenter. Au printemps,les Boussuge avaient emménagé dans la maison du colonel décédé.Elle était à l’alignement de la rue, mais, par derrière, s’étendaitun beau jardin, moitié d’agrément, moitié potager. Une allée detilleuls magnifiques en ombrageait le fond, d’où le nom dulogis : Les Tilleuls.

Les six premiers mois, jusqu’à l’automne,furent consacrés par les Boussuge à leur installation. LesChévremont la leur facilitèrent cordialement. Cependant, vers lafin de l’été, Édouard Boussuge donna quelques signes dedésœuvrement, presque d’ennui. Et ce fut alors que le docteurChazey lui fit faire la connaissance de l’inspecteur des forêts,M. Bourdillon, que tout le monde tenait en haute estime.

C’était un petit homme simple, doux et secret,toujours un peu, non pas dans les nuages, comme on dit, mais dansla forêt. Les arbres prolongeaient indéfiniment une famille réduitepour lui sans cela, à une mère âgée, impotente et despotique devantlaquelle il demeurait, dans son âge mûr, petit garçon. Ellegouvernait sans bouger plus qu’un arbre, sauf quand elle suivaitson fils dans ses déplacements ; autrement, elle avait desvieilles souches la circonférence et les racines. Rivée à sonfauteuil, elle faisait marcher à sa place, au doigt et à l’œil, sonfils et la servante de l’Assistance publique qui les servait.

M. Bourdillon jouissait d’une granderéputation de sagesse que lui avaient acquise son existence retiréeet son urbanité.

Le docteur Chazey aimait à causer avec lui, auhasard des rencontres. Il lui disait :

– Vous savez, Bourdillon, que lesprotestants empruntent à la Bible des versets dont ils garnissentles murs, pour leur édification constante. Vous devriez vouscomposer une décoration analogue avec tout ce qu’ont inspiré lesarbres aux penseurs et aux écrivains célèbres. Il y a dans lesParoles d’un croyant, notamment, une bien belle méditationque j’ai apprise par cœur, dans ma jeunesse, comme un poème. Lavoici :

« Je viens de revoir le lieu où jesouhaite qu’on dépose mes os. Un rocher, un chêne qui croît dedans,c’est là tout. Pauvre chêne, tu seras mon dernier et mon plusfidèle ami. Lorsque tous auront dit : « Je ne le connaispoint ! » toi, tu me connaîtras encore et tu meprotégeras de ton ombre. Puis, viendra un jour où tu plieras aussisous le temps, ou sous la cognée. Alors, je tressaillirai unedernière fois sous la terre. »

– C’est admirable !

– N’est-ce pas, Bourdillon ? Oncroirait y être.

– Et le vœu de Lamennais a étéexaucé ?

– Non. À la fin de sa vie, il s’estravisé. Il a demandé que son corps fût porté à la fosse commune, aumilieu des pauvres. Tout est contradiction dans la nature humaine,Bourdillon ! Aussi bien, Lamennais ne se contentait pas decélébrer les arbres : il en plantait.

– J’aime mieux cela.

– Moi aussi. Il en plantait par millierset se désolait de les voir jaunir, se dépouiller et mourir.« Ma distraction, disait-il encore, est de semer et de planterdes arbres. D’autres en jouiront ; mais je les verrai croîtreà mesure que je m’en irai, et La Chênaie, dans un demi-siècle, seraun lieu fort joli. »

– La Fontaine a mis cela envers :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage,

observait l’inspecteur des forêts, pour n’êtrepoint en reste de citation.

En réalité, les arbres que Lamennais a plantésn’ont pas atteint le siècle. C’est dire qu’ils ne sont pas morts devieillesse. On les a abattus. Il arrive toujours une heure où lesarbres masquent la vue – ou la ruine. Alors on fait de l’argentavec – ou du feu.

Le docteur Chazey présenta donc Boussuge àM. Bourdillon. Quand celui-là, dans la conversation, manifestal’intention de s’intéresser particulièrement à quelque chose, leforestier sourit en dedans et n’eut pas une minute l’idée deproposer les arbres aux aspirations de l’oisif. C’était trop pourlui. Il faut la vocation. Les arbres ne se laissent pas aimer commecela par le premier venu. Ils sont renfermés. Ils exigent desgages.

Bourdillon abaissa son regard etdit :

– Il y a les fourmis sur lesquelles on adéjà écrit de bons ouvrages d’entraînement.

– Oui, répondit Boussuge, maisl’entomologie n’est pas un goût, c’est une passion, et je ne l’aipas.

– Alors, écartons les abeilles.

– Après Maeterlinck, en effet…

– Il ne s’agit pas de les étudier, ni debroder sur un canevas… L’apiculture, à laquelle vous auriez pusonger, assimile la ruche à une coopérative de production.

– Merci. Je préférerais une occupationd’esprit qui fût comme un régime à suivre partout, chez moi,dehors, en voyage…

– Il y aurait bien, en ce cas, lesfougères… ou les champignons…

L’inspecteur des forêts, en disant cela, avecune petite moue sous sa moustache grise, avait l’air d’un riche,muni de billon, pour ses charités.

– Oui, les champignons, reprit-il. Iln’en manque pas ici… On les récolte, on les identifie en rentrant,on compare entre elles les espèces qui ne sont pas les mêmes danstoutes les régions ; on fait des communications à la Sociétéde Mycologie… ; on consulte les spécialistes qui font autoritéen la matière… C’est une distraction fort agréable à lacampagne.

Boussuge, cependant, rêvait tout haut :« Les champignons… C’est vrai, je n’y avais pas pensé, je neles aime pas. J’aurais ceci de commun avec les bibliophiles qui nelisent pas les volumes qu’ils collectionnent. »

– Vous me donnez une bonne idée,reprit-il en s’adressant à M. Bourdillon. C’est mieux portéque les papillons, les timbres-postes, les vieux silex, etc.…

L’inspecteur eut un geste vague quisignifiait : « Oh ! l’un ou l’autre… »

– Vous êtes un peu sur votre terrain,insinua Boussuge, en quête déjà d’un initiateur.

– Oh ! fit M. Bourdillon, c’esttout au plus si je discerne les champignons comestibles d’avec ceuxqui ne le sont pas ; mais l’instituteur, M. Faverol,guidera bien volontiers, j’en suis sûr, vos premiers pas. Vousserez à bonne école, c’est le mot, car il passe pour unconnaisseur.

Boussuge le vit et lui demanda les premièresleçons sur place, en forêt. Il apprit à vérifier les échantillonsqu’il rapportait et à les classer, il se procura, pour commencer,des Atlas élémentaires et la Flore des champignons indispensablepour déterminer facilement les espèces de France, au moins. Iltapissa les murs de son cabinet de travail, au rez-de-chaussée, debelles cartes qu’il fit venir de Paris et auxquelles il donna poursœur, par inclination, une mappemonde ; mais tout celalaissait encore, dans son emploi du temps, quelques vides. Il lesremplit le jour où il prit la résolution de se remettre au latin,afin de comprendre et de parler le langage congruent aux sciencesnaturelles. Il était dans l’engrenage. Il projeta, pour compléterplus tard son apprentissage, le Tour de France du mycologue,l’exploration de nos grandes forêts, comme celles de Fontainebleau,de Compiègne, de Rambouillet et d’Orléans ; puis des voyagesdans les Landes, le Jura, les Ardennes, la Côte-d’Or, la Gironde,le Dauphiné, le Var… où se rencontrent des variétés que l’onn’observe que là.

En attendant, il commanda au menuisier descasiers et les garnit de cartons non pas verts, mais rouges, afinde rappeler le ministère, sans affectation. Il avait, à la fin desa carrière, amassé des fournitures de bureau, de quoi subvenir auxbesoins d’un fonctionnaire pendant toute sa vie ; il futheureux d’en trouver l’écoulement. Il ne lui manquait, somme toute,qu’un garçon à sonner de temps en temps. Il arriva plus d’une foisà Boussuge, distrait, d’étendre la main vers un timbre électriqueimaginaire, le moment venu d’allumer la lampe ou d’entretenir lefeu.

Il écrivit à quelques libraires de lui envoyerleurs catalogues et il prit plaisir à les feuilleter comme dessert,après des lectures plus substantielles. Il s’abonna à la Revuedes Deux Mondes et au Mercure de France, à l’une partradition, à l’autre en souvenir de sa jeunesse.

Enfin, il croyait bien avoir organisé sa vienouvelle de façon à la rendre aisément supportable.

Il comptait sans ses hôtes.

Chapitre 3BROUILLÉS DEPUIS JEANNE D’ARC

Octave Chévremont se destinait à la carrièrede son père, s’y préparait depuis trois ans, à l’école d’Alfort,quand la guerre avait éclaté. Justin Boussuge, lui, terminait sonservice militaire, après quoi il se proposait de subir le concoursd’admission à la Banque de France.

Les deux jeunes gens ne se rencontraient quepar hasard et assez rarement à Bourg-en-Thimerais ; mais ilsne manquaient pas, alors, de traduire en ridicule une querelleobscure et futile dont ils ne voulaient même pas entre euxapprofondir les motifs d’ordre politique et électoral.

Le fils Chévremont, un petit brun gai etnerveux, disait à son camarade :

– Au fond, tu sais, ton père et le miensont aussi désolés que ta mère et que la mienne d’être brouillésdepuis trois ans. Mais tu ne connais pas comme moi l’esprit de lapetite ville. Cent bouches invisibles soufflent le froid sur leursvelléités de réconciliation… quand ils en manifestent. La provincesuscite et entretient les animosités, parce que la médisance estplus féconde que la mansuétude. Les seules personnes capables defournir un inépuisable sujet de conversation sont celles qui viventen état de guerre. Rien ne réclame plus de soins constants qu’uneplaie à envenimer. La galerie n’a point d’autre rôle : ellearrache plus de pansements qu’elle n’en fait. Une petite ville àlaquelle les passe-temps sont mesurés doit vivre davantage sur lesressources tirées de son fonds. Les deux mille habitants de Bourgont bien plus d’occasions de ne pas s’aimer entre eux que les dixmille âmes de la sous-préfecture.

– C’est un peu paradoxal, répondait lefils Boussuge, blond, mince et plus pondéré qu’Octave Chévremont.Tout s’arrangera, j’en suis persuadé comme toi. La seule chosefâcheuse, c’est que deux familles longtemps liées d’amitié àdistance, ne réussissent pas à s’entendre autour d’un clocher.

– C’est à croire, dit le petitChévremont, que les clochers sont des traits d’union relevés –comme les ponts-levis.

– Papa n’avait jamais fait de politiqueavant de venir ici, reprit Justin Boussuge. Je crois même qu’il neremplissait pas exactement ses devoirs de citoyen. Il a fallu, pourle perdre, que ton père l’initiât aux jeux du suffrage universel.Résultats : ils ne peuvent plus se voir en face, et nospauvres mamans doivent suivre le mouvement par solidaritéconjugale. Est-ce bête ?

– Oui, c’est bête, répliquait le filsChévremont ; mais la politique, dans nos petites villes, estencore une façon de tuer le temps en s’embêtant les uns les autres.Songe au peu de distractions qu’il y a, pour les hommes en dehorsdu café et de la politique, pour les femmes en dehors de la messeet des cancans ! Il eût été trop beau, voyons, que ton père etle mien fussent du même parti. Une pareille harmonie eût frisé lescandale. Aussi l’opinion publique a-t-elle mis la discorde entreeux afin de s’en amuser, et nos chers parents ont eu la faiblessede donner dans le panneau. Ils en reviendront, espérons-le.

Et Justin Boussuge avait conclu, en montrantle clocher :

– Ils en reviendraient plus vite tout demême, si l’on avait jamais vu la politique abaisser cepont-levis.

C’était vrai : une amitié de vingt ans etplus barbotait dans la mare électorale et risquait de s’yenvaser.

En arrivant à Bourg, en 1910, Édouard Boussugey avait trouvé, avec indifférence, la population divisée en deuxcamps de force égaie : celui des réactionnaires ouratis (ratichons) et celui des républicains modérés ouradis (radicaux).

Le premier était représenté par le maire, ledocteur Chazey, et la moitié du Conseil municipal. Lesradis avaient à leur tête Évariste Chévremont, enfant dupays, et vétérinaire. La lutte entre ces deux influences duraitdepuis dix ans, avec des hauts et des bas à chaque renouvellementde mandat. Tantôt les ratis l’emportaient, et tantôt lesradis. L’avantage était, pour le moment, à la fractionmodérée du Conseil.

Le docteur Chazey appuyait son autorité surune compétence administrative reconnue et sur l’invariable bonnehumeur qu’il opposait à la violence et au dépit de ses adversaires.Il les usait par la douceur. Il tenait sous son talon de feutreChévremont écumant. Celui-ci, un géant roux et congestionné, avecde longues moustaches tombantes, à la gauloise, et des yeux bleusen boules, qui s’injectaient dans les discussions orageuses,ressemblait aux portraits que l’on a de Gustave Flaubert. Boussugeen avait fait, le premier, la remarque, et la consacrait enappelant quelquefois Chévremont vieux Flau. Le vieux Flau, d’unenature débonnaire, ne se possédait plus devant le sourire mesuré,pas même dédaigneux, dont le maire accompagnait, aux séances duConseil, une riposte spirituelle ou un exposé irréfutable. On sauteà la gorge de l’insolent qui vous provoque ; on se met dansson tort en n’ayant point égard à la courtoisie d’un contradicteur.Et Chévremont y était souvent, dans son tort, et il n’aimait pas às’entendre dire par les collègues de son bord eux-mêmes, à l’issued’une réunion orageuse, qu’il avait peut-être été un peuloin… ; car rien ne lui faisait sentir davantage l’inférioritéde sa méthode de combat.

– Il est pareil au Clairon deDéroulède : la tête emportée, il sonne encore la charge !disait plus tard Boussuge.

Le vétérinaire avait pour lui lesbilieux : le pharmacien Labaume, un capitaine de gendarmerieen retraite, un gros éleveur, un ancien officier, un marchand devins en gros, deux cultivateurs et un entrepreneur demaçonnerie.

À droite siégeaient : le docteur Chazey,le notaire, M. Le Menou, deux propriétaires de fabrique, unmarchand de bois, un fermier, et deux rentiers que Chévremontappelait dentiers, en jouant sur le mot.

– Nous ne serons jamais d’accord, levétérinaire et moi, disait le docteur Chazey de son côté :nous n’avons pas à satisfaire la même clientèle.

Un des plaisirs de Boussuge, lorsqu’il venaitchaque année, au mois d’août, voir son ami Chévremont, était de luifaire raconter ses démêlés avec le maire.

– Toujours irréconciliables, vousdeux ?

– Toujours.

Et Chévremont de ressasser ses griefs, quiétaient ceux de la République vis-à-vis d’enfants ingrats.

– La République n’est plus une gamine.Son âge et son œuvre méritent le respect. Avez-vous jamais eu àvous plaindre d’elle, vous qui la servez depuis vingtans ?

Fonctionnaire, Boussuge était plutôt comme sespareils, mécontent du régime dont il subsistait ; mais il n’enlaissait rien paraître.

– C’est grâce à elle que le peuple aenfin l’instruction gratuite, obligatoire…

– Et laïque.

– Et laïque, parfaitement ! C’estlà, je sais bien, ce que ne digèrent pas les ratis… ;mais la Séparation, croyez-vous qu’ils n’en retourneraient pas lesinconvénients contre nous, s’ils avaient le pouvoir ?L’exemple de l’intransigeance nous est venu d’eux. Qui sème le ventrécolte la tempête.

– Oui, vieux Flau. La persécution de lamoitié du genre humain par l’autre moitié est la loi qui gouvernele monde, et voilà peut-être la seule et unique vérité à fairepasser par un gueuloir.

Chévremont reprenait de plus belle :

– Patience ! Notre tour viendra. Ledéplacement d’une ou deux voix nous donnera la majorité auxprochaines élections, et l’on verra le maire et sa séquelle baisserpavillon, c’est moi qui vous le dis. Vous avez tort de ne pasprendre ces choses-là au sérieux.

– Je ne les prends pas au sérieux, disaitBoussuge, mais je m’explique votre exaltation. Vous allez au caféet vous n’y jouez pas : il faut bien que vous y fassiezquelque chose. Vous y faites de la politique.

– Chazey, qui ne va pas au café, n’estpas moins ardent que moi à défendre et à propager sesdoctrines.

– Il a peut-être aussi le sentiment deson utilité dans la triture des affaires municipales.

– Allons donc ! Les intérêts de laville ne seraient pas compromis s’il cédait la place qu’il occupedepuis trop longtemps.

– Vous êtes las de l’appeler leJuste.

– On est surtout las de l’appelerGoupillon. Un goupillon qui n’a d’eau bénite que pour sesparoissiens.

– Mais puisque vous n’en voulez pas…

 

Quand Édouard Boussuge vint s’installer àBourg, Chévremont vit en lui tout de suite une recrue à mûrir, etil s’y employa diligemment. Il introduisit son ami dans le petitcercle qui avait pour lieu de réunion le Café du Progrès,en face du Café de l’Univers, fréquenté par l’ennemi.

Boussuge n’était pas combatif et désirait latranquillité. On le savait ; aussi ne l’entreprit-on pasimmédiatement. On affectait même de le tenir en dehors des chicanesavec la mairie. Il y avait eu affaire à plusieurs reprises etchaque fois il avait trouvé auprès du docteur Chazey l’accueil leplus obligeant.

– Parbleu ! Ce n’est point à unvieux singe comme celui-là qu’on apprend à faire des grimaces,avait dit Évariste Chévremont, qui redoubla de précautions afin dene rien brusquer. Lui, si peu diplomate, on ne le reconnaissaitpas. Il n’avait mis personne dans le secret de ses projets ;il les dévoila seulement au bout de dix-huit mois, peu de tempsavant les élections municipales de 1912.

– Écoutez, Édouard, dit-il alors, je vaisvous parler franchement. Une place est vacante au Conseil, parsuite du décès de Bonnard, le grainetier. Cette place vous estréservée. Il ne tient qu’à vous de la prendre. Vous avez l’estimede tout le monde ici, et les sympathies de mes amis duProgrès, en particulier. Ils sont tout disposés à fairecampagne pour vous, sans conditions. Ancien fonctionnaire de laRépublique, vous êtes, cela va sans dire, attaché aux institutionsqu’elle s’est données. Nous ne vous demandons et nul ne vousdemandera rien de plus. La ville a besoin d’administrateurséclairés. C’est presque un devoir qui vous incombe. Nous ne feronspas appel en vain à votre dévouement.

Boussuge, touché de la démarche, avaitnéanmoins différé sa réponse. Il ne se décida à laisser poser sacandidature que devant l’insistance des habitués duProgrès qui avaient mis une sourdine à leurs opinions,pour l’amadouer. Il se fit un scrupule, en outre, d’avertir ledocteur Chazey de ses intentions et lui rendit visite.

Il rapporta de leur entrevue les meilleuresassurances. Avec sa bonne grâce accoutumée et son sourire narquois,le vieux médecin, évitant les personnalités, émit quelquesconsidérations générales sur la valeur desquelles il ne s’abusaitpas plus évidemment que sur le reste.

– La carrière est ouverte à tous, dit-il.Quant à savoir s’il faut y entrer jeune ou vieux, c’est une autrequestion. La politique est, de tous les métiers, celui que l’onexerce pour l’apprendre, tandis qu’il faut, en général, apprendreles autres pour les exercer convenablement. Tout le monde n’est-cepas ? se juge apte à faire, sans études préalables, unconseiller municipal, un député, un sénateur… voire un ministre.L’attribution des portefeuilles est bien pour le prouver. Vousdevez penser comme moi que mieux vaudrait – dans l’intérêt public –acquérir de bonne heure des connaissances indispensables, afin d’enfaire profiter le plus vite possible le corps électoral.L’événement n’a pas toujours, en ce qui me concerne, vérifié cecalcul. La confiance que l’on accordait à mes balbutiements estsouvent refusée à mon expérience. En politique, c’est quand lesannées d’apprentissage sont finies que l’on commence à être traitéde vieille bête.

– Bref, dit Boussuge, vous trouvez que jeviens bien tard et sans préparation suffisante à la chosepublique.

– Mais pas du tout ! répliqua lemaire. Place aux hommes de bonne volonté ! Place à l’homme quise cherche dans les autres hommes ! Plus il en verra, mieux ilsaura, à l’heure de sa mort, ce qu’il faut penser de l’espècehumaine. Jusque-là, il n’a pas le droit de la mépriser. C’est tropfacile. Pour moi, sain de corps et d’esprit, l’enquête continue. Jevoyais beaucoup de malades comme médecin. Allais-je, d’après euxseulement, me faire une opinion ? À quelles erreurs meserais-je exposé ! j’ai donc mis une autre corde à mon arc, etje n’en suis pas fâché. J’agite dans le même sac mes clientssoi-disant malades et mes administrés soi-disant bien portants, etj’obtiens un mélange pas désagréable au goût, non, pasdésagréable…

– Enfin, vous êtes optimiste.

– Sans en avoir l’air. Quand on mereprésente comme un sceptique désabusé, on a également tort. Rienne m’a jamais découragé. J’ai en aversion les misanthropes. Ilstettent leur pouce et le trouvent amer… Ils n’avaient qu’à ne pasl’enduire d’aloès. Je ne suis point socialiste, mais je suissociable. Væ soli ! Si je devais mourir d’ennuiquelque part, ce serait dans une île déserte. J’y manquerais dephénomènes à observer, de types à définir, d’espèces à classer.J’ai mes champignons comme vous avez les vôtres : les bons,les indifférents, les malfaisants et les très dangereux. Leurfétidité ne m’aide pas toujours à les reconnaître. En tout cas,j’ai une supériorité sur mes adversaires : je ne les hais pas,ils m’amusent, ils ont leur fiche dans ma mémoire ; leursantécédents, ce sont mes souvenirs.

– Et vous en avez beaucoup, repritBoussuge.

– Je crois bien ! L’étendue d’undomaine n’en fait pas la richesse. Celui où Fabre, l’entomologiste,opérait n’était pas considérable. Le mien non plus. Ne disons pasde mal des microcosmes : ils nous épargnent l’ennui desvoyages.

– Vous n’aimez pas les voyages, monsieurle maire ?

– Voyager, c’est généralement sortir dechez soi, où l’on est bien, pour visiter des pays, des gens et deschoses qui ne vous laisseront que des regrets : regret de lesquitter, s’ils vous ont plu ; regret de vous être dérangéinutilement, s’ils vous furent antipathiques.

– On s’instruit tout de même, envoyageant.

– Voyager en soi-même, quand on a une vieintérieure, est encore préférable à tout. J’ai aujourd’hui lesmêmes curiosités qu’à vingt ans et les mêmes satisfactions.L’opposition me reproche un sourire habituel qui semble dire :« Continue, tu m’intéresses » ; mais c’est justementpour cette raison-là que mes partisans m’aiment : je lesécoute. La vérité, c’est qu’ils m’intéressent tous indistinctement.Je les classe, déclasse et reclasse… car il m’arrive de me tromper.Il m’est doux de me coucher, chaque soir, en me disant :« Tiens !… un que je n’avais pas !… » enfin cequ’on dit d’un papillon, d’un timbre ou d’un cryptogame. Mais c’estencore l’homme, voyez-vous, qui offre les variétés les plusnombreuses et les plus captivantes.

Et le docteur Chazey ayant reconduit sonvisiteur jusqu’à la grille, prit congé de lui sur cesmots :

– Je serai charmé, monsieur, del’occasion qui me procurera le plaisir de travailler avec vous, etj’ai bien l’honneur de vous saluer.

Édouard Boussuge, de son côté, se promettait,s’il était élu, contentement et profit des rapports plus fréquentsqu’il aurait nécessairement avec un maire de cette trempe.

– C’est un homme d’autrefois, dit-il à safemme en rentrant.

Car deux générations suffisent maintenant pourimprimer aux mœurs et aux hommes le caractère démodé qu’ils nerecevaient auparavant que d’un siècle écoulé.

– Ce que je ne comprends pas, observaitPalmyre, c’est que le docteur Chazey, tel que tu me le représentes,étant veuf, ne se soit pas remarié et vive seul, dans sa vastemaison, avec un ménage composé de sa cuisinière et de soncocher.

– Contradiction humaine !

Boussuge n’avait pas caché à Chévremont nonplus l’excellente impression produite sur lui par sa visite aumaire.

– Il vous a parlé de ses fiches,naturellement, dit le vétérinaire goguenard.

– Oui. Mais j’ai pris le mot au figuré…Des fiches comme celle-là, sa mémoire n’est pas la seule à enétablir.

– Malheureusement il ne s’en tient pas làet nous avons bel et bien les nôtres, vous et moi, dans sestiroirs.

– Je ne doute pas qu’il n’en possède,touchant ses malades.

– Et ses administrés aussi. C’est unvieux renard.

Le docteur, en tout cas, n’avait pas combattula candidature d’Édouard Boussuge qui passa au premier tour, auxélections municipales de 1912, sur la liste de ses adversaires,Chévremont en tête. Le maire, de son côté, fut réélu et les deuxpartis s’équilibrèrent en définitive comme précédemment jusqu’à lafête de Jeanne d’Arc que le curé de Bourg-en-Forêt voulut célébrerpar une procession autour de l’église.

Le Conseil, sur la question, fut nettementpartagé. Le maire et son groupe étaient d’avis de ne pas s’opposerà la cérémonie ; mais le Comité radical-socialiste, àl’instigation de Chévremont, manifesta une opinion contraire.

Le nouveau dans la classe balançait.

– J’espère bien que vous n’allez pas nouslâcher sur un principe de cette importance, dit Chévremont.

– C’est que, personnellement, je ne luien accorde pas beaucoup, répondit Boussuge. Et puis Palmyre va àl’église, et cet acte d’hostilité contre l’abbé Grossœuvre…

– Votre femme fait ce qu’elle veut, et lamienne aussi, reprit rondement le vétérinaire.

Boussuge répliqua sans se fâcher :

– C’est que je ne suis pas d’humeur àimiter celui de nos collègues libre-penseur qui a marié sa fille àl’église parce que c’était la condition sine qua non d’uneunion avantageuse. Rouge au dehors, blanc au dedans… c’est presquela jolie définition de la fraise par Pierre Dupont :

Rouge au dehors, blanche au dedans

Comme les lèvres sur les dents…

– Oui, elle s’applique assez à certainsradicaux de ma connaissance, fit en riant Chévremont. La questionn’est pas là… Pensez ce que vous voudrez… mais marchez avec nous,car les conséquences de votre défection seraient graves.

– Vous les exagérez, dit Boussuge. Jen’ai rien d’un sectaire, vous le savez bien. Je désire une seulechose : n’embêter personne.

– On ne vous demande pas d’êtresectaire : on vous demande de voter avec nous, voilà tout.

– C’est la même chose. J’aimerais bienque notre liberté de penser fût égale.

Le Conseil municipal s’étant réuni pourdélibérer, Chévremont y prit la parole et s’emballa tout de suite.Il dénonça un retour offensif du cléricalisme et jugea le momentvenu de soutenir le choc.

– C’est pour la démocratie de Bourg unequestion de vie ou de mort, s’écria-t-il. Jouons cartes sur table.Sous prétexte d’honorer Jeanne d’Arc, il s’agit tout bonnementd’asseoir sur de solides bases… disons le mot : d’affermir lePatronage Jeanne d’Arc, œuvre notoirement réactionnaire etcléricale, qui sape et met en péril l’enseignement laïque, une desplus belles conquêtes du régime… la plus belle ! Si nouscédons, l’école libre relèvera la tête et sera encouragée àpersévérer dans ses empiétements. Il ne le faut pas. Nous n’avonsjamais eu une occasion pareille de nous compter. Tous ceux qui neseront pas avec nous seront contre nous et traités comme tels, sipénible que nous soit cette cruelle nécessité.

Tout le monde comprit l’allusion et pensa àBoussuge, que son ami rappelait un peu durement à la discipline duparti. Simple effet oratoire, d’ailleurs : tout s’arrangerait,à l’issue de la séance, au café du Progrès.

Le maire avait écouté Chévremont avec sasérénité imperturbable. Il affecta, pour lui répondre, de baisserle ton d’autant que l’avait élevé son contradicteur, afin deramener la harangue à une conversation, les coudes sur latable.

– Je ne crois pas, dit-il en jouant avecson lorgnon, que l’ordre public sera menacé et que les institutionsrépublicaines seront compromises, parce que le curé fera le tour del’église en chantant un cantique. Le culte de Jeanne d’Arcn’appartient pas, que je sache, à un Patronage, et pas davantage àl’Église. Il est national d’abord. Jeanne d’Arc est toute à tous, àvous, libres-penseurs, comme à moi qui ne le suis pas. Si lafanfare municipale exprimait le désir de se faire entendre le mêmejour et ailleurs, en faveur de l’héroïne, ai-je besoin de dire queje n’y verrais aucun inconvénient ? Ma tolérance à moi, quiest infinie, va jusqu’à vous permettre, mon cher Chévremont, derendre hommage à une victime du clergé, brûlée vive à soninstigation ; tandis que nous nous contenterons, si vous levoulez bien, de glorifier la libératrice de la France envahie. Elleentendait des voix, c’est convenu… ; mais nous entendons tousdes voix. Dieu merci ! Nous ne suivons pas les conseilsqu’elles nous donnent, et l’exemple de Jeanne d’Arc démontre quenous avons souvent tort. Libre à vous donc de considérer lamanifestation de l’abbé Grossœuvre comme un sacrifice expiatoire.Ce n’est point la première fois qu’un excès de zèle mettrait dansune commémoration tout ce qu’elle ne comporte pas. Contre lacommémoration en soi, personne ne proteste ? Laissons doncchacun la solenniser à sa guise, et l’Église bénir en blanc ce quevous peindrez en rouge : il y a place pour le bleu à côté.L’essentiel, mes amis, est de priver le moins possible le commercelocal, dont les intérêts nous doivent être présents, de ne pas lepriver, dis-je, d’un petit mouvement qui se traduit toujours parquelque dépense.

Le trait de la fin était habile : ilporta sur les commerçants qui siégeaient au Conseil. Chévremont neput que répéter, en frappant du plat de sa main sur latable :

– Trêve de discussions ! Nous sommeséclairés. Votons. Ceux qui ne voteront pas avec nous ou quis’abstiendront… seront nos adversaires.

– Mais non, observa tranquillementBoussuge. La question est mal posée. On peut très bien différerd’opinion sur un point, sans pour cela se manger le nez.

Le vétérinaire prit la mouche et dit, avec uneemphase un peu dérisoire :

– Que celui à qui j’ai mangé le nez sefasse connaître !

On l’apaisa. Et la majorité du Conseil s’étantrangée de l’avis du maire :

– La cause est entendue, tranchacelui-ci.

Chévremont, se levant alors, était sorti,après avoir signifié à Boussuge en ces termes la rupture de leursrelations :

– Le jour où la procession de laFête-Dieu sera rétablie, ce qui ne peut tarder, j’espère bien voirces messieurs la suivre, un cierge à la main.

La réconciliation escomptée ne se produisitpas. Boussuge, dont la défection avait été sévèrement jugée auCafé du Progrès, n’y retourna point, et, le lendemain dela procession, Chévremont donna sa démission de conseillermunicipal, afin de n’être pas exposé, dit-il, à rencontrer lerenégat. Celui-ci, d’ailleurs, passa bientôt ouvertement àl’ennemi en changeant de café. Enfin, Agathe Chévremont et PalmyreBoussuge, sans avoir eu aucune explication, firent cause communeavec leurs maris. Les deux amies d’enfance s’évitèrent pendantquelque temps et puis finirent par s’étranger complètement l’une àl’autre.

Le bon docteur Chazey en consolait Boussugesincèrement contristé.

– On n’a rien vu de pareil depuisl’Affaire ! Passe encore d’être brouillés par Dreyfus… maispour Jeanne d’Arc ! Voyez-vous cette sainte… avec son airnitouche ! Mais il n’est pas possible que deux vieux amisrestent à jamais séparés à cause d’elle. Voulez-vous un bonconseil ? Silence ! Silence absolu. On n’est jamais fâchéavec un ami pour ce qu’il vous a dit ou pour ce qu’on lui a dit…mais pour tout ce qui vient infecter ces petites blessures.Pratiquez, en cela aussi, l’antisepsie, vous vous en trouverezbien.

– Comme vous avez raison,docteur !

Facile à dire ! Le colportage verbal,toujours diligent, attribua aux deux antagonistes des propos qu’ilsn’avaient pas tenus, pour les inciter à y répondre effectivementIls ne manquèrent pas de le faire.

Boussuge ayant fait repeindre les contreventsde sa maison, Chévremont en remarqua pour la première fois lacouleur et dit :

– C’est la couleur de Marie. Édouarddevait nécessairement habiter une maison vouée au bleu… au bleucéleste de Saint-Sulpice !

Boussuge ne fut pas en reste depolitesse :

– Je suis voué au bleu, c’est vrai,répondit-il, comme Évariste est voué par sa ressemblance avecFlaubert, à représenter Homais au Conseil municipal. Pharmacien,vétérinaire, radical, c’est tout un.

Au début de leurs relations, Boussuge avaitfait cadeau à Chévremont du portrait de Flaubert par Liphart, et levétérinaire l’avait accroché, bien encadré, dans son cabinet deconsultations. Il avait lu ensuite, avec intérêt, MadameBovary, et il regardait parfois son sosie avec une certainecomplaisance. Mais la Tentation de Saint Antoine lui étanttombée ensuite entre les mains, il n’alla pas jusqu’au bout.

– C’est crevant, dit-il.

À partir de ce moment, il cessa des’intéresser au portrait de Flaubert. Peu de temps après sabrouille avec Boussuge, un matin, il donna l’ordre d’enlever lecadre et de le mettre au grenier, enfin où l’on voudrait, pourvuqu’il en fût débarrassé.

Mais il avait sur le cœur son assimilation àHomais. Il affectait d’en rire.

– C’est plutôt flatteur pour moi, car jene me considère pas du tout comme rétrogradé par rapport àFlaubert, au contraire ; Homais est bien plus intelligent quelui.

Et il disait encore :

– Édouard a toujours montré desdispositions pour les Belles-Lettres. Je ne m’étonne donc pas qu’ilait haut, à être regardé de haut en bas. Le chien rendait encoreson approche dangereuse… C’était Sainte-Hélène à n’en plusfinir.

Boussuge, secrètement peut-être pour êtredésagréable à son ancien ami prit en pitié le déchu et lui offritl’hospitalité dans son jardin, tant que dureraient les travaux.Elle s’y trouvait quand la guerre éclata.

– Boussuge veille au salut de l’Empire etdu Sacré-Cœur, disait Chévremont.

Chapitre 4LA PREMIÈRE JOURNÉE

Le lendemain de l’arrivée des réfugiés, ausaut du lit, Chévremont et sa femme examinèrent la situation.

– Je n’ai pas voulu te réveiller cettenuit pour te communiquer mes impressions, dit le vétérinaire, je nete cacherai pas, maintenant, que je te trouve un peu imprudented’avoir pris cette petite… sur le tas, quoi ! sanst’apercevoir de son infirmité.

C’était aussi l’opinion d’Agathe, quiregrettait déjà son inattention ; mais il n’eût pas fallu queson mari revînt là-dessus. En insistant, il réveillait chez ellel’esprit de contradiction qui se trahit aussitôt.

– Tu aurais mieux fait à ma place, jen’en disconviens pas.

Il s’excusa :

– Je n’en sais rien… Je ne t’adresse pasde reproche. C’est tout de même ennuyeux.

– C’est grave ce qu’elle a… ce piedbot ?

– Oui et non. Ça s’opère. C’est affaireaux parents. Nous ne la connaissons pas… et voilà surtoutl’inconvénient de ces choix hasardeux. L’enfant n’est pasresponsable des tares héréditaires qu’il apporte, c’estentendu ; il ne les apporte pas moins.

– C’est désagréable, reprit Agathe. Cettepetite est gentille et n’a pas l’air malade.

– Non… mais tu avoueras que nous nerecueillons pas un réfugié pour lui donner des soins… je veux direles soins du chirurgien. Et s’il y a un traitement à suivre…

– Tu n’as pas l’intention, à présentqu’elle est ici, de la renvoyer, fitMme Chévremont.

Il protesta faiblement.

– Oh ! c’est seulement un échangeque j’envisageais. Tous les réfugiés débarqués ne doivent pas êtreplacés définitivement.

– Non ; mais je te prie de croireque le Patronage Jeanne-d’Arc aurait vite fait d’accaparer cettepetite infirme pour nous donner l’exemple des perfectionsmorales.

– Ça… c’est possible, déclara Évaristeaverti du danger.

Agathe redoubla :

– Vis-à-vis de tout le monde, voyons, dequoi aurions-nous l’air ? Je ne parle pas de la cruauté qu’ily aurait maintenant de notre part à repousser cette enfant aprèsl’avoir réclamée. Et puis, sous quel prétexte ? En as-tuun ? Moi, je n’en imagine pas. Elle n’est ici, somme toute,que pour peu de temps. Cette guerre finira bientôt. En attendant,je te répète qu’il ne saurait être question de mettre cette petitedehors, tandis que ton ami Boussuge se fera gloire de songamin… ; car il va s’en faire gloire, tu n’en doutes pas.

Elle avait touché le point sensible, quitte àtravestir spontanément un mouvement du cœur, pour mieux lecommuniquer.

C’était une petite femme ronde, fraîche etpotelée, pleine de désordre et de vivacité. Elle contrastait par làavec son amie Palmyre, imposante personne un peu sèche et dont laressemblance, de profil, avec le cheval, au jeu d’échecs, ajoutaitostensiblement à l’autorité qui lui venait de son caractère. Ce quiétait fossettes chez Agathe était salières chez Palmyre. Celle-cise préoccupait avant tout de bien tenir sa maison, tandis que leménage du vétérinaire était sans direction. Agathe laissait traînertout ce que l’autre rangeait… ; mais il n’y a pas qu’une façond’aimer son intérieur… Mme Chévremontrachetait sa négligence domestique par une grande générosité etpeut-être était-ce parce que les convives s’attardaient à sa tableouverte qu’elle n’avait pas le temps de faire faire le ménage.

Elle avait beaucoup d’influence sur son mariet passait pour le retourner comme un gant… ce qui paraissaitdifficile et drôle lorsqu’on la voyait si petite, à côté de cetambour-major. C’est le système des compensations que la naturepratique le plus communément.

Les Chévremont étaient, au fond, de bravesgens pris à l’un de ces pièges que la vie tend aux bonnes actionscomme aux vilaines. La première idée d’Évariste en apprenant que laville allait recevoir des réfugiés avait été d’en réclamer un, parcharité sans doute, mais aussi pour donner une leçon aux Boussugequi s’abstiendraient, selon toute apparence, de même que le maire.Chévremont se réjouissait de prendre cet avantage sur eux. Toutechose qui part d’un bon naturel n’arrive pas toujours à son butsans avoir fait des crochets en route.

Et voilà que l’événement contrariait cesprévisions… Les Boussuge, non sans dessein préconçu, offraientl’hospitalité, eux aussi, à un petit réfugié. Ils paraient le coup.Les anciens amis étaient à deux de jeu. La rivalité avait beaun’être pas étrangère à leur bienfaisance, ils méritaient les mêmesfélicitations. Partie nulle. Une autre commençait. Agathe avait étébien inspirée en s’inquiétant du Patronage et des Boussuge ;ils allaient dicter sa conduite au vétérinaire, comme il leur avaitprobablement dicté la leur.

L’hirondelle avait couché sous le toit, dansla chambre de Rose, petite bonne rouge de teint et rouge decheveux, laquelle, avec l’inconscience de sa jeunesse etl’indifférence de sa condition, ne voyait qu’un amusement dansl’irruption des fugitifs. Agathe la fit venir et luidemanda :

– La petite est levée ?

– Oui, madame.

– Elle a bien dormi ?

– Très bien. Mais elle manque de tout. Cequ’il y avait dans son paquet et rien, c’est la même chose :des chiffons, une paire de chaussures percées, une vieillecouverture de coton qui enveloppait sa poupée, et une miche depain… à quoi elle n’a pas touché depuis son départ, vu qu’elle aété nourrie partout où elle passait. Dans ces conditions-là Madamedoit penser si cette petite se trouve bien ici.

– Elle s’habille toute seule ?

– Oui. Je n’ai pas eu besoin de l’aider.Son pied abîmé ne l’empêche pas de courir, je vous en prie. Uneseule chose la tourmente…

– Quelle chose ?

– « Croyez-vous qu’on megardera ? » qu’elle m’a dit.

– Et qu’est-ce que tu lui asrépondu ?

– J’ai répondu : « Bien sûr.Monsieur et Madame ne t’ont pas prise pour te laissertomber. » Mais elle n’est tout de même qu’à moitiérassurée.

– Pourquoi ?

– Elle ne l’avoue pas, mais avec son piedde travers, elle a peur de ne pas faire honneur à Madame, et queMadame ne change d’avis.

– Tu es bête. Il fallait lui dire que lesréfugiés nous font honneur du moment qu’ils sont malheureux et nonpas parce qu’ils sont beaux.

– C’est égal, ça flatte plus qu’ilssoient beaux.

– Fais-la descendre dans la salle àmanger ; elle déjeunera avec nous.

La salle à manger était au rez-de-chaussée.Marie-Anne y fit son entrée cinq minutes après et vint, sansembarras, tendre son front à ses hôtes.

– Regarde-moi, dit Agathe. Es-tubelle !

Débarbouillée et peignée, la petite était pourle moins charmante dans sa pâleur que réchauffaient les grands yeuxbleus humides et d’une eau admirable, vers lesquelsMme Chévremont s’était sentie attirée la veille. Aubout de deux modiques nattes, Rose avait noué, « pour fairecoquet », des faveurs de boîtes de dragées : mais la robeélimée, les bas troués et les godasses à clous rappelaient toujoursle village et la misère.

– Tu la conduiras tantôt chez Sireux ettu lui achèteras tout ce qui lui manque, dit le vétérinaire à safemme.

– C’est bien ce que je pensais faire,répondit-elle ; mais n’a-t-elle pas besoin, pour son pieddroit, d’une chaussure spéciale ?

– Tu la commanderas au cordonnier sur lemodèle de celle-ci.

– Le crois-tu capable de ?…

– S’il ne l’est pas et s’il n’y a pointd’orthopédiste à Chartres, je m’adresserai à Paris, voilà tout.

Son parti était pris ; mais la menace duPatronage ne l’avait pas plus décidé, à la vérité, qu’une de cesvagues de fond qui soulèvent les cœurs tendres.

– Eh bien ! Nanette, dit-il àMarie-Anne, vas-tu te plaire avec nous ?

L’enfant avait le nez dans son bol de lait,mais ses oreilles ne perdaient rien de ce qui se disait. Ellelaissa éclater sa joie plus vivement encore dans ses yeux que dansson cri : « Oh ! oui, monsieur ! »

– Alors, viens m’embrasser !

Elle obéit. Chévremont, père d’un fils unique,regrettait souvent de n’avoir pas eu une petite fille à gâter.

– Tu vas aller retrouver Rose,reprit-il ; elle te montrera la maison et te mettra au courantde nos habitudes.

Nanette sortit. Il l’avait suivie duregard.

– Elle est mignonne, ajouta-t-il, etvraiment elle ne boite presque pas.

– Oui, dit Agathe, elle paraît boiterdans la maison beaucoup moins que dehors.

Dans l’après-midi elle emmena Nanette chezSireux, le marchand de nouveautés de la Grande-Rue. Elle yrencontra Mme Boussuge qui venait, de son côté,habiller de neuf son petit réfugié. Les enfants se sourirent. Lesdeux anciennes amies à présent « en froid » eurent uneseconde d’hésitation. Palmyre rompit la première un silencegênant.

– Ta fillette est logée à la mêmeenseigne que mon petit garçon, qui est dépourvu de tout.

– Oh ! de tout absolument ! ditAgathe, il faut la rhabiller des pieds à la tête. On ne s’imaginepas un dénuement pareil.

– En plein hiver.

– Les pauvres gens ! Ils sont partisavec ce qu’ils avaient sur le dos.

Mme Boussuge baissa lavoix :

– Avaient-ils seulement autre chose à semettre ? L’invasion montre au grand jour bien des misèrescachées.

La glace entre elles fondait. Agathe etPalmyre tombèrent tacitement d’accord pour l’empêcher de sereformer.

– Justin va bien ? demandaMme Chévremont.

– Oui, il est dans l’Est, du côté deVerdun. Et toi, tu as de bonnes nouvelles d’Octave ? dit, parréciprocité, Mme Boussuge.

– Bonnes, oui, merci. Dans la région del’Aisne où il se trouve en ce moment, le front est assezcalme ; mais la tranchée, la nuit, quand il pleut ou quand ilgèle, n’est guère plus drôle pour les enfants élevés comme l’ontété les nôtres, n’est-ce pas ?

– Te rappelles-tu quand nous leurdisions, pour leur faire manger le gras : « On ne vousdemandera pas si vous l’aimez, quand vous serezsoldat ! » Ils le sont…

Et elles s’occupèrent côte à côte de leursemplettes.

Nanette et Nanand cependant, après s’êtresouri, se parlaient à l’écart.

– Tu es bien, toi ? s’informacelui-ci.

– Oh ! oui, répondit-elle. Et cheztoi, c’est beau ?

– C’est riche. Je couche dans une chambrede maître, la chambre du monsieur qui est soldat. Et toi ?

Nanette ne voulut pas, par amour-propre,avouer qu’elle partageait, au grenier, la chambre de la bonne. Ellementit.

– Moi aussi.

– Il y a chez toi aussi un filssoldat ?

– Tiens, bien sûr ! fit-elle,empressée à racheter, en disant la vérité, la moitié de sonmensonge.

Il reprit :

– Tu vas, ce soir, à la messe deminuit ?

– Je ne sais pas.

– Moi j’y vais, dit Nanand en serengorgeant.

– J’irai peut-être aussi.

Et Nanette présuma sur-le-champ que c’était envue de la messe qu’on venait pourvoir à son ajustement.

Mme Chévremont l’appela pourprendre quelques mesures de vêtements et de linge et faire essayerà la fillette un béret.

– Ma foi, pour l’hiver, c’est, en effet,plus pratique, déclara Mme Boussuge. Donnez-m’en unaussi pour mon petit.

Les deux amies achetèrent encore, pourl’école, des tabliers noirs pareils.

– Allons au plus pressé,disaient-elles ; le reste viendra en son temps.

Elles sortirent ensemble du magasin ; lesdeux enfants marchaient devant elles, coiffés de leurs bérets neufsdont l’un des pompons était rouge et l’autre blanc.

– Pas si vite ! fitMme Chévremont à Nanand : elle ne peut pas tesuivre.

Nanette se retourna.

– Oh ! que si ! dit-elle. Quandnous jouons, il ne peut jamais m’attraper.

Et elle entraîna son petit compagnon.

– N’est-ce pas malheureux ! fitAgathe. Il y a certainement de la faute des parents. Ils ont laissés’aggraver une faute corrigible.

– Tu sais quelque chose sur eux ?interrogea Mme Boussuge.

– Non. Comment veux-tu ? Nousn’avons pas eu le temps hier soir. Si nous allions voir cette femmeLouvois qui accompagnait aussi ton petit réfugié. On ferait d’unepierre deux coups.

– Tu sais où la trouver ?

– Non, mais on va nous le dire. Une mèreet trois enfants, c’est plus difficile à caser qu’un orphelin.

Elles finirent, en prenant langue à droite età gauche, par apprendre que le docteur Chazey avait recueilli lafamille nombreuse dans une dépendance inhabitée depuis que lecocher et la cuisinière couchaient dans le principal corps delogis.

– C’est bien, dit Palmyre. J’y vais.Viens-tu avec moi ?

– Non, ditMme Chévremont, par égard pour son mari dont lemaire était la bête noire.

– Tu as tort, cela ne t’engage à rien,insista Mme Boussuge conciliante.

– Non… je préfère… Rien ne t’empêche dela questionner sur les deux en même temps. Tu me communiqueras tesrenseignements.

– C’est entendu.

Et elles se séparèrent à cent mètres del’habitation du maire.

 

Mme Louvois était déjàinstallée au fond du jardin, dans deux pièces de plain-pied où lesmeubles indispensables, lits, table et chaises, armoire, fourneauavaient été rapportés.

– Va jouer dans le jardin, ditMme Boussuge à Nanand, afin de pouvoir causer pluslibrement.

Mais elle tira de l’accompagnante peu dechose, soit que celle-ci se méfiât soit que son caractère ne fûtpas expansif. Dans le grand manteau gris rapiécé qui lui tombaitjusqu’aux chevilles, elle gardait son air pastoral et contrairementaux femmes de village, parlait peu. Si elle connaissait les parentsde Fernand, les Servais ? Oui. Des gens comme les autres… quine s’entendaient pas bien en ménage. Le père était parti, à lamobilisation, en laissant vingt francs à la mère « pour seretourner ». Elle avait accouché le mois d’après. Ellen’aurait pas demandé mieux que de suivre les femmes du pays dansleur fuite… ; mais elle était encore mal remise de sescouches… et puis, elle avait un petit champ, une bicoque etquelques meubles auxquels elle tenait et qu’elle craignait de neplus retrouver en revenant. C’était à la dernière minute seulementet par inspiration, qu’elle avait décidé le départ du petitFernand. « Il me serait utile sans doute, disait-elle ;mais qui le nourrira si je ne peux pas travailler ? Tandisqu’une mère allaitant son enfant, les Allemands eux-mêmes en aurontpitié. »

– Enfin, chacun est maître chez soi,conclut Mme Louvois.

– M. Servais, depuis qu’il estparti, a donné de ses nouvelles, naturellement, demanda encoreMme Boussuge.

– Non. Il ne sait pas écrire…

– Il aurait pu charger un camarade…

– Il ne l’a pas fait.

– De sorte que l’on ne sait pas où ilest… ce qu’il est devenu… s’il est mort ou vivant…

– Non.

Sur Marie-Anne, dont il fut question ensuite,Mme Louvois avait tout dit la veille à la dame quil’avait emmenée. Une orpheline presque… « La mère est morted’épuisement, il y a un an. C’est bien dommage : son père luiaurait moins manqué. »

– Pourquoi ?

– Il boit… et quand il a bu, il ne seconnaît plus. Autrement, pas méchant, une tête légère, voilà tout.Il écrit de temps en temps un mot, lui… On a son adresse. C’estégal, la petite était plus heureuse chez moi que chez elle. Je n’aipas voulu la laisser derrière moi à cause des Allemands, vouscomprenez… Gentille comme elle est…

– Vous avez bien fait.

Le pâtre enjuponné regarda dans l’espace, puischercha des yeux, autour d’elle ses trois mioches, comme pourprendre sur eux une assurance.

– Oui, je croîs que j’ai bien fait,répéta-t-elle.

– Si vous avez des sentiments religieux,reprit Mme Boussuge, vous avez attiré sur votrepetite famille toutes les bénédictions.

– Je n’y ai pas pensé quoique j’en aiebesoin, comme tout le monde, dit la réfugiée.

– Votre mari à vous… ?

– Eh bien ! quoi, mon mari… il asuivi les autres, continua la femme, d’une voix rauque. On avaitune vie difficile, trois gosses à élever, avec le salaire d’uncharron… À son retour… s’il revient… il ne trouvera rien dechangé.

– Il reviendra, fitMme Boussuge, j’ai moi-même un fils qui est aufront ajouta-t-elle, pour consoler l’autre d’y avoir son mari.Quelque chose, voyez-vous, doit fortifier notre espérance :tout ce que nous faisons pour les petits, je suis convaincue queDieu nous en tiendra compte en nous rendant les grands.

Elle appela le petit Fernand, qui jouait dansle jardin.

Elle avait l’air de s’être coupé un bâton entraversant les bois, pour faire le chemin.

Chapitre 5BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE

Une croyance n’exempte pas de superstition, aucontraire. Les superstitions sont les plantes parasites du jardinreligieux : on ne les arrache pas ; on les laisse envahirles allées qu’elles n’embellissent point, mais on les regarde commemédicinales, et c’est ce qui les sauve.

Mme Boussuge, bonnechrétienne, ne trouvait pas sans doute un soutien suffisant dans laprière, puisqu’elle avait introduit le petit Fernand chez elleainsi qu’un talisman. L’idée de recueillir un jeune réfugié venaitd’elle, et l’ex-fonctionnaire l’avait adoptée en pensant :« Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal nonplus. » Il observait la même attitude vis-à-vis des pratiquesauxquelles sa femme, après une longue interruption, retournait. Ilcomprenait que Palmyre, qui n’allait pas à la messe à Paris, yallât maintenant, conformant sa piété aux circonstances. Sa prière,sans objet déterminé avant la guerre, en avait un depuis que sonfils était aux armées. La dévotion a ses opportunistes. Il ne fautdéranger Dieu que lorsqu’on a quelque chose à lui demander.

Édouard Boussuge eût rougi, quant à lui, des’abriter derrière l’espèce de bouclier que représentait Nanand,aux yeux d’une mère ; toutefois, intérieurement, il netrouvait pas mauvais qu’elle mît sa confiance en cette sauvegarde.Mme Boussuge elle-même, aussi bien, n’avouait passa faiblesse ; mais Zénaïde était son interprète et ne seradoucissait un peu qu’à cause de la vertu protectrice conférée àl’enfant. C’était la plante médicinale dans le jardin de la Foi,celle du charbonnier. La vieille servante consentait à cultivercette plante du moment qu’elle avait son utilité. Le potagerl’intéressait plus que la corbeille. Elle ne glissait que troislivres entre son matelas et son sommier : le livre demesse, la Clef des songes et la Cuisinièrebourgeoise. Encore n’ouvrait-elle jamais la Cuisinièrebourgeoise ; mais elle en avait le respect.

Une servante ordinaire, comme la petite bonnedes Chévremont, n’eût pas vu sans dépit affecter au petit réfugiéla chambre du fils, M. Justin. Zénaïde, elle, avait trouvécela tout naturel C’était rendre la protection plus efficace, quede l’étendre sur la partie de la maison particulièrement sanctifiéepar le souvenir de l’absent.

Il faut ajouter que l’on eût fort mécontentéZénaïde en logeant auprès d’elle « l’accouru » ;c’était le nom que les habitants de Bourg donnaient aux étrangersen général, dont ils redoutaient l’envahissement. Nul ne pénétraitdans la chambre de Zénaïde, sous le toit. « Domaine interdit,plaisantait Boussuge : il y a des pièges à loups. » Laservante n’y montait guère, d’ailleurs, que pour se coucher, saufle dimanche. Quelquefois, ce jour-là, elle s’y enfermait pendantune heure ou deux. Qu’y faisait-elle ? Peu de chose. Elles’asseyait devant sa malle et la rangeait. C’est-à-dire qu’elle lavidait, comme pour faire prendre l’air aux choses qui lagarnissaient : son trousseau de mariée. Vingt ans auparavant,elle avait dû épouser un gars de Nogent-le-Rotrou qui lacourtisait. La veille même de ses noces, le futur, qui était garçoncoiffeur, avait disparu. Elle l’attendait encore. On ne l’avaitjamais revu. La dupe infortunée, dont le trousseau représentait dixans d’économie, avait enfoui linge et robe de mariée dans sa malle,comme si tout n’était pas dit… Et le dimanche elle ravivait uneespérance impérissable au spectacle de son rêve mort. Après quoielle remettait les choses dans le même ordre, refermait sa malle etredescendait vaquer à la cuisine. C’étaient ses vêpres. Il n’y apas d’offices qu’à l’église pour les cœurs déchirés.

Zénaïde était entrée au service des Boussugepeu de temps avant la naissance de Justin. Elle l’avait élevé. Ellelui avait, au moins autant que sa mère, donné le biberon. C’étaitle seul être qui l’eût amadouée ; pour tout le monde elledemeurait la Malaisée. Son surnom la désignait plus que son nom.Elle souffrait souvent des dents, qui se déchaussaient. Elle étaitsujette à des fluxions qui lui fermaient un œil, lui tiraient lescoins de la bouche, lui changeaient le nez de place, ladéfiguraient enfin, comme le jour de l’arrivée des réfugiés. Elleattribuait ses crises à l’humidité de la forêt. Ce n’était plus, àprésent, à des dents gâtées qu’elle avait affaire : elle lesperdait saines, intactes, après un ébranlement plus ou moins longet plus ou moins douloureux. Elle les conservait dans une petiteboîte à pilules et les regardait quelquefois, toujours aussiétonnée du soin que la nature semble avoir pris de réduire aumoindre volume ses instruments de supplice à répétition. Ilstémoignaient aussi contre la forêt coupable de détruire des dentsqui ne demandaient qu’à faire de vieux os.

– Cette maudite forêt me prendra jusqu’àla dernière, répétait Zénaïde courroucée. On n’a pas idée de bâtirdes maisons dans le voisinage d’une pareille quantitéd’arbres !

La forêt était pour elle l’Ennemie, le Malin,le diable. Elle n’y allait jamais. Elle venait de la Beauce etregrettait la plaine. Toute la vie le berceau nous tient.

Elle s’était d’abord gendarmée contrel’attribution au premier venu de « la chambre à monsieurJustin ». Elle ne comprenait pas… Elle ne comprenait pas. Elleexécrait d’avance le locataire éventuel, parce qu’elle se lefigurait sous les traits d’une grande personne, homme ou femme.Mais elle avait vu arriver l’enfant et la lumière s’était faitedans son esprit. Elle avait spontanément formulé ce que la mèretaisait encore.

« Oui… c’est comme qui dirait unehirondelle sous le toit… ça portera bonheur à la maison. »

Si bien que Mme Boussugen’avait eu qu’un mot à dire pour la confirmer dans cetteopinion :

– Voilà.

La maîtresse et la servante s’étaientmutuellement éclairées en projetant l’une sur l’autre leurs lampesdu même modèle.

Nanand devint « l’enfant de lamaison » dans ces conditions-là.

La chambre de Justin Boussuge donnait sur lejardin. Elle était tendue d’un papier à fleurs qui se répétaient,et des portraits de famille l’ornaient. Ils pouvaient compter surde l’avancement. Cartes-albums pour les vivants, ils obtenaientl’agrandissement après un décès et passaient de la table, de lacommode et de la cheminée, sur les murs. Ils se rehaussaient alorsd’un beau cadre doré, en pâtisserie. La chambre restait telle quele jeune homme l’avait laissée et décelait ses goûts. Ilcontemplait autour de sont lit, en se réveillant, des images dehéros découpées dans les journaux sportifs et épinglés au mur. Ilne paraissait pas avoir de préférence d’ailleurs, etl’automobilisme, l’athlétisme, la boxe, le yachting, l’aviron, lanatation, le cyclisme, le lawn-tennis alignaient indistinctementleurs champions harnachés. Justin Boussuge était éclectique. Ilaimait simplement avoir sous les yeux les sujets d’exaltation aumoyen desquels beaucoup de jeunes employés sédentaires trompentleurs fringales. La maison tout entière était souriante, cossue etpaisible. Les Boussuge y avaient transporté les différents stylesque des héritages et le faubourg Saint-Antoine leur avaient fournisà l’époque de leur mariage, et plus tard. La mycologie, cependant,introduisait une note originale dans l’aménagement du cabinet detravail de Boussuge. Il sacrifiait tout à l’idole nouvelle. Il nes’était pas séparé des vieux livres qui lui avaient jusque-là tenucompagnie : mais il leur mesurait la place sur laquelleempiétaient chaque jour des publications relatives à la Flore desChampignons. Un corps de bibliothèque à hauteur d’appui faisait letour de la pièce et s’était garni des ouvrages les plus estimés enla matière. Une table d’architecte, recouverte de grandes feuillesde papier buvard blanc qu’allaient maculer les spores, évoquait lasalle d’opération et son lit de souffrance. Et n’en est-ce pas un,à la vérité, que celui sur lequel se penche le mycologue pourclassifier un cryptogame et en examiner, au microscope, lesorganes ? Sur la bibliothèque, des soucoupes, des assiettes,des bols, des cloches et des bocaux étaient rangés ; enfin debelles cartes vernies déployaient leurs toiles de fond. Leschampignons avaient pris possession du lieu. Ils y étaient chez euxet conféraient par leur présence, une distinction à leurhôte : ils le promouvaient mycologue.

Mme Boussuge, en revanche,leur était résolument hostile. Ils faisaient tache dans la maison.En couleurs, sur les atlas et dans les livres… passaitencore ! Naturels, fraîchement cueillis ou décomposés, ilsdevenaient intolérables.

– Nous avions bien besoin de ces saletésici ! disait-elle ; et Zénaïde, renchérissant, maudissaitles amanites (qu’elle appelait Annamites) parce qu’ilsarrivaient en foule aux temps humides où elle souffrait le plus desdents. Elle établissait entre eux et ses fluxions un rapport decause à effet. Ils apportaient l’haleine et l’odeur de laforêt ; nouvelle manière d’être vénéneux.

– Comme s’ils n’étaient pas bien oùMonsieur les a ramassés, bougonnait la Malaisée.

Mme Boussuge, elle, leurreprochait surtout de narguer l’esprit d’ordre et de propretéqu’elle portait en tout.

– On croirait, ma parole, qu’il n’y a pasautre chose à collectionner que cette putréfaction !

Elle pensait aux timbres-postes, qui tiennentle moins de place, ne font pas de poussière et n’ont pasd’odeur.

Palmyre était méticuleuse et méthodique. Iln’y avait pas que le petit réfugié qui dût se déchausser enrentrant : Boussuge en faisait autant avec docilité ; etl’enfant était depuis longtemps dressé que l’hôtesse lui demandaitencore : « T’es-tu déchaussé ? »

Règle générale : « Une place pourchaque chose, chaque chose à sa place. C’est le moyen de trouvertout de suite ce qu’on cherche. » professaitMme Boussuge. Elle rangeait sans cesse. Elleguettait la chose à ranger, aux mains de quiconque y touchait.Agathe Chévremont appelait son amie Madame Range-Tout, et méritait,en retour, le surnom de Madame Désordre, parce que la petiteChévremont « laissait tout traîner », disait l’autre.Aussi bien, elles contrastaient de point en point, comme deux sœurssouvent.

Mme Boussuge intimidaitNanand, et il eut bientôt peur d’elle plus encore que de Zénaïde.Ce n’était point que « la dame », comme il disait, fûtméchante… Non ! mais elle participait de Dieu : ellevoyait tout, était partout. Ses yeux lui faisaient le tour de latête. On la croyait bien loin, absente… et on l’avait sur lestalons ; on l’entendait marcher au premier étage… et elleétait dans le même moment, au rez-de-chaussée ! C’était à n’yrien comprendre.

« Tu as réellement le dond’ubiquité, » observait quelquefois Édouard. Ni Zénaïde, niFernand ne savaient ce que cela signifiait, mais le mystère dont lemot se parait, ajoutait au prestige de Palmyre. Sa haute taille,enfin, son profil de cavale et son ton de commandement achevaientd’expliquer l’effet qu’elle produisait sur le petit réfugié.

Elle imposait moins de respect à Zénaïde, quine se laissait pas tracasser et bougonnait, quand elle se voyaitsuivie : « On ne peut pas être deux dans la mêmechemise ! »

Mme Boussuge battait enretraite, non toutefois sans accuser en ces termes lecoup :

– Me parler ainsi… à moi !

Élevée en province jusqu’à l’âge de vingt ans,elle s’y retrouvait à quarante-cinq ans et ne s’y ennuyait pas.Elle renouait ses racines. Devant le monde, elle n’appelait jamaisson mari autrement que monsieur Boussuge.

Celui-ci s’était acclimaté plus difficilement.Il avait cru pouvoir s’organiser une existence réglée, comme ellel’était à Paris ; mais une occupation principale lui manquant,il s’était trouvé d’abord un peu désemparé et réduit à tuer letemps plutôt qu’à l’employer. Il ne pêchait pas à la ligne, il nechassait pas, il n’aimait pas le jardinage, l’état de son cœur luiinterdisait la bicyclette… ; il n’avait d’autres distractionsen perspective que la promenade et la lecture.

Sa candidature au Conseil municipal et soninitiation à la mycologie ayant donné à ses loisirs une basesérieuse et un objet, il conforma son physique aux devoirs de savie nouvelle. Il tailla en brosse ses cheveux qui grisonnaient,rasa sa barbe et roula au petit fer ses épaisses moustaches. Unmatin qu’il s’habillait devant la glace, ainsi rajeuni, le rubanrouge qu’il portait à sa boutonnière lui reprocha tout d’un coup lepeu de profit qu’il en retirait, il se le tint pour dit etentreprit de se gagner des sympathies en cultivant sa ressemblanceavec un ancien officier. Il arquait les jambes en marchant etployait les jarrets, comme en descendant de cheval. Il avaitd’ailleurs cet animal stupide en aversion, depuis qu’il avait étémordu par lui à l’épaule, en passant à sa portée et sans aucungeste provocateur.

L’arrivée du petit réfugié procura à Boussugeune autre distraction ; il regretta seulement d’en jouir aumoment où la guerre l’absorbait tout entier. Il allait chaque matinlire les communiqués affichés, sous un grillage, à la poste, à côtédes cours de la Bourse ; et, le soir, après dîner Palmyremanquant de patience pour apprendre à Nanan ses leçons, c’étaitBoussuge qui les lui serinait. Et il avait du mérite, car l’enfantdoux et docile n’était pas avancé pour son âge et montrait en toutune intelligence moyenne, M. Faverol, l’instituteur, dont lafemme dirigeait l’école des filles, doutait que l’enfant rattrapâtle temps perdu jusque-là ; et il en avait perdu beaucoup,n’allant en classe que par intermittence et lorsqu’on n’avait pasbesoin de lui à la maison. Son instruction laissait indifférentsses parents. Il n’était pas positivement paresseux : mais ilprésentait l’image du vase fêlé qui se vide à mesure qu’on leremplit. Boussuge avait essayé de stimuler le gamin en luipromettant cinquante centimes chaque fois qu’il serait le premier.La tirelire, sur le bureau, sollicitait en vain l’écolier. Elleétait pourtant engageante, verte, vernie, et boulotte, commemarchande sous son riflard, au marché. Les vingt sous qu’avaitemportés Nanand pour viatique, en quittant sa mère, constituaientune première mise sans suite. Quelquefois, Boussuge faisait sonnerla pièce, comme un appel de clochette aux oreilles de l’enfant.Celui-ci souriait, apprenait mieux sa leçon, la savait par cœur aumoment d’aller se coucher… et l’avait oubliée le lendemain en seréveillant.

De guerre lasse, Boussuge finit par mettretout de même une petite pièce ou de la monnaie de billon dans latirelire, pour récompenser un effort de Nanand. Plus que l’élève,le répétiteur semblait heureux d’entendre, tinter le fruit de sesveilles aux flancs de la courge de terre cuite. On eût dit quec’était lui qu’il récompensait.

Il emmenait assez souvent le petit réfugiédans ses promenades en forêt, mais il n’en profitait pas, ainsiqu’on eût pu le croire, pour lui inculquer les rudiments de lacryptogamie.

Comme Palmyre s’en étonnait :

– Il est trop jeune et trop évaporé,dit-il.

Elle insista :

– Tu pourrais au moins lui apprendre àdistinguer les bons champignons des mauvais.

– Ce n’est pas moi que cela regarde.

– Qui donc alors ?

– L’instituteur, le médecin, lepharmacien… est-ce que je sais, moi !

– Comment… tu ne sais pas ?…

– Je veux dire que c’est del’enseignement primaire… et que je me fais, à présent, une autreidée de la mycologie.

Boussuge en était au second stade de sondéveloppement. Il ne lui suffisait plus de ramasser les grossesespèces et de les déterminer aisément d’après l’Atlas élémentaireen couleurs de Dumée et Maublanc… ; l’ambition lui était venued’étendre ses curiosités et ses connaissances. Il s’aidait àprésent de la Flore de Costantin et Dufour et de l’Atlas deRolland, précieux pour l’étude des espèces françaises. Les planchesen noir ne le rebutaient plus. Il avait échangé la loupe contre lemicroscope de précision. En outre, et comme il ne voulait pas,dehors, être confondu avec les herborisateurs que signale leurboîte cylindrique, il avait adopté, avec le chapeau mou et lesjambières du chasseur, le panier à provisions du mycologue. Ilcollectionnait aussi les boîtes vides d’allumettes suédoises, poury enfermer ses découvertes délicates ; enfin, il avait adhéréà la Société mycologique de France, qui publie un bulletintrimestriel et donne à ses abonnés le droit d’envoyer descommunications. Bref, il était mycologue des pieds à la tête etChévremont pouvait dire, quand il le voyait équipé, partir pour laforêt :

– Voilà M. Cryptogame quipasse !

 

Au début de l’année 1915, le docteur Chazeyavait organisé, pour les petits réfugiés qui fréquentaient l’école,un déjeuner gratuit qu’il leur faisait servir, après la classe dumatin, par les dames de la ville, suivant un roulement établi entreelles.

Ce fut un beau feu de paille. L’une aprèsl’autre, et sous divers prétextes ingénieux, les bonnes dames lesplus enflammées de zèle s’éteignirent, si bien que l’institutriceet ses adjointes présidèrent seules, à la fin, au repas desenfants. La femme du juge de paix, Mme Hurlupin,fut la dernière à s’éclipser. On la surnommait la Peste du Juge,parce qu’elle avait sur la langue plus de délits que son marin’avait prononcé de condamnations pendant toute sa carrière. Ellese retira la dernière, pour la bonne raison qu’elle avait fait levide autour d’elle.

Elle avait l’air d’un vieux corbeau malintentionné. Elle soulignait par sa présence l’importance du cadeauqu’elle faisait à la communauté, car elle avait, dès l’arrivée desréfugiés, jeté son dévolu sur une fille-mère qui nourrissait sonenfant. En se chargeant de l’enfant, Mme Hurlupins’était acquis la reconnaissance de la mère qui lui servait debonne à prix réduit.

Nanette et Nanand n’avaient point de part nonplus, naturellement, au déjeuner de bienfaisance, et ils sevantaient de ce privilège, ce qui ne fut pas sans leur attirer parla suite, comme on le verra, quelques avanies.

– Nous, on est des bourgeois, avait dit àses camarades d’école « la Tite Bote », sobriquet souslequel celles-ci désignaient la fillette au pied tortu. Et Nanandne s’en faisait pas moins accroire vis-à-vis de la marmaille de sonsexe. Ils s’égalaient ainsi aux plus aisés et mortifiaient les filset les filles des cultivateurs, qui ne leur pardonnaient pointcette ostentation et méditaient de s’en venger.

Nanette, en sa qualité de petite fille,révélait la plus grande aptitude à s’évader de sa classe sociale –par le toit. Elle avait le souci de plaire et plaisait. Sonenjouement, sa gentillesse, ses yeux limpides, lui avaient faitfaire des progrès rapides dans l’amitié des Chévremont.

Une parole du pharmacien Labaume les avaitfacilités.

Labaume, homme de parti, grand, maigre,gastralgique et radical, portait – tout comme un homme d’église sonrabat – une longue barbe à laquelle ses pointes blanchies faisaientun liséré. Il essayait sur lui-même toutes les spécialitésnouvelles et ne les recommandait qu’après en avoir reconnul’inefficacité. Il était triste, se voûtait et penchait sur sespréparations ce que Rabelais appelle un visagerhubarbatif.

Vice-président du Comité radical-socialistelocal, il avait dit à son collègue, président :

– C’est très bien ce que vous avez faitlà, Chévremont.

– Qu’est-ce que j’ai fait ?

– Allons, trêve de modestie… Entre tousles réfugiés, vous avez adopté la disgraciée… enfin celle quiréclame le plus de soins… La mère Hurlupin a beau dire : avantde vous être comptée au ciel, cette bonne action vous sera comptéeparmi nous. Si, si… croyez-moi : que vous l’ayez voulu ou non,l’effet moral est excellent. Le Patronage Jeanne-d’Arc en bave dedépit.

–. Allons donc !

– C’est comme je vous le dis. Chazeyéchangerait ses trois petits réfugiés… et leur mère par-dessus lemarché, contre votre pied bot.

– Si la mère Hurlupin insinue que je l’aifait exprès, je vous jure qu’elle se trompe. Demandez plutôt à mafemme.

– Laissez donc la vieille vipère jeterson venin. Elle trouve son réfugié moins avantageux que levôtre ; de là vient sa jalousie.

Et le pharmacien, comme chaque fois qu’iln’avait rien de son fonds à mastiquer, la tête sur la poitrine,brouta son rabat naturel.

À dater de ce jour, le vétérinaire et sa femmeprirent réellement en gré Nanette. Elle leur faisait honneur :elle les signalait à l’estime publique. L’institutrice étaitcontente de son élève : ils en éprouvèrent une satisfactiondont leur vanité s’accrut.

Leur maison, toute en longueur, donnait surl’avenue bordée de tilleuls qui conduisait à la gare. L’espacecompris entre l’avenue et la maison d’habitation était rempli parune grande corbeille dont chaque été ravivait les couleurs. Lesécuries, le bureau et la pharmacie du vétérinaire se trouvaientdans un corps de logis séparé, au fond d’une vaste cour ; maisil n’y avait plus, dans les écuries transformées en garage, qu’uneauto. Chévremont réchauffait dans son sein l’un de ses meurtriers.L’automobile et les tracteurs sont les ennemis du vétérinaire.Quand le bétail de consommation et les chiens seuls réclameront dessoins, l’empirique y pourvoira.

Une tête de cheval et une tête de chienemblématiques, en bronze, surmontaient la porte d’entrée. Un frênequi pleurait comme un saule était le plus bel ornement d’unjardinet économique semblable à une ébauche de cimetière pourchiens.

L’animation était partout. Le vétérinaire nechômait pas et les Chévremont, dans le privé, tenaient tableouverte. L’hospitalité était leur luxe. On s’invitait à déjeunerchez eux ; on y venait « faire la partie », le soir,et l’on y improvisait des sauteries pour rendre plus agréables àOctave ses congés. C’était de toutes les maisons de Bourg la plusgaie. Mais les Boussuge, au bon souvenir qu’ils en avaientlongtemps gardé, mêlaient à présent un grain d’amertume. Palmyresurtout critiquait ce besoin d’être entourée et distraite qu’avaittoujours manifesté son amie.

– Comment voulez-vous avoir une maisonpropre dans ces conditions-là ? Mais Agathe aime cet incessantdéfilé de gens qui vous laissent une maison en l’air et découragentles bonnes de nettoyer. Elle s’ennuierait dans un intérieur oùtoute chose est à sa place et n’en bouge pas. Enfin, libre à ellede vivre dans un taudis ; moi, c’est tout le contraire, je nepourrais pas. Il doit y avoir une vocation pour l’ordre comme il yen a une pour la peinture et les ouvrages de l’esprit ; car,enfin, nous avons été élevées à Orléans, Agathe et moi, à peu prèsde la même façon… C’est pourquoi je ne comprends pas qu’elle seplaise dans la saleté.

– Dans la saleté…, tu exagères,protestait Boussage.

– Mettons dans le fouillis.

La petite Mme Chévremontsemblait, en effet, s’être mise au régime du mouvement perpétuel,qui comporte un certain laisser-aller. Elle s’en trouvait bien,d’ailleurs, et s’était mieux conservée en s’agitant, que beaucoupde provinciales résignées à une existence paisible et monotone. Sonfils Octave lui ressemblait. C’était un aimable jeune homme quidérangeait tout et ne rangeait rien.

– Il faudrait toujours un domestiquederrière toi, lui disait sa mère sans se fâcher, et peut-êtreseulement parce qu’il lui en fallait déjà un derrière elle.

Un lieu pareil ne devait pas être dépourvud’attraits pour une enfant comme Nanette : mais autre choseencore faisait ses délices.

Un frère d’Agathe était maintenant à la têtede la grande maison orléanaise d’épicerie fondée par leurs parents.Tous les ans, Mme Chévremont allait passer quelquesjours chez son frère. Elle en rapportait généralement de quoienrichir une collection déjà estimable d’objets usuels au moyendesquels les produits alimentaires les plus divers rappelaient leurexistence et leur supériorité commerciale. Les vins, les liqueurs,les apéritifs, les pâtes, les biscuits, les conserves, le chocolat,le café et le thé, les spécialités en tout genre enfin rivalisaientd’ingéniosité dans la réclame, ne se contentaient plus del’affiche, du prospectus et de l’annonce lumineuse et sautaientréellement aux mains en même temps qu’aux yeux. Le verre,l’assiette, la carafe, la tasse, le bol, le porte-couteau, lasalière, la nappe, la serviette et son rond, l’essuie-plume, lebuvard, le canif, le crayon et le block-note, le vide-poche, lecoupe et le presse-papier, le pot à eau et sa cuvette, lasavonnette et son savon, tout proclamait l’excellence d’une marqueet conseillait de renouveler les provisions épuisées.

La publicité s’étendait des paillassons et destapis-mousse à des chromos qui ornaient les murs. On posait lespieds sur un cordial-beaujolais, on s’essuyait les pieds sur unecrème de cassis, et l’on ne pouvait pas voir un cendrier sanspenser au meilleur des rhums. Tout servait d’appât, tout étaitutilisé, tout aidait la mémoire. Le progrès avait semé en route lescharmantes assiettes à dessert, d’autrefois, les assiettesd’Épinal, qui racontaient en douze images le départ du conscrit etle retour de l’officier, reproduisaient une fable ou bien encoreillustraient une chanson populaire : Malborough…Monsieur Dumollet… Fanfan la Tulipe… Adieu,billevesées ! La réclame universelle se glissait dans lafamille et y répandait les noms des grandes industries, à la placedes noms puérils et désuets du Petit Chaperon rouge, du PèreLustucru et de la Mère Michel. Il ne s’agissait plus d’amuser lesenfants au dessert ; il s’agissait d’instruire les parents etde les guider dans le choix de leur apéritif ou de leurbénédictine. La salle à manger du vétérinaire avait ainsi un petitair d’estaminet qui rappelait à Nanette les cabarets de sonpays.

Un jour pourtant, Édouard Chévremont tomba enarrêt devant un panneau célébrant à sa porte une collection demachines agricoles, destinées à chasser de la ferme toutes lesbêtes de trait.

– Le dernier cri du Progrès !s’écria le pharmacien Labaume.

– C’est plutôt le dernier hennissement ducheval, soupira le vétérinaire à qui ces Victoires et Conquêtesprésageaient sa ruine comme des calamités.

Aussi bien n’avait-il pas déjà, lui-même,consommé sa défection en faisant de sa remise un garage ?C’est en le voyant sortir, conduisant son automobile, que lemaréchal ferrant avait dit : « Quand les chefs passent àl’ennemi, la cause est perdue. »

Mais Nanette n’était sensible qu’à l’agrémentd’une vie facile et la publicité exprimait en détail lecontentement qu’elle éprouvait en gros. En attendant que le grillondu foyer fît l’éloge de la salamandre, la Tite Bote chantait dèsson réveil, comme un oiseau sur la branche. Elle chantait cequ’elle avait entendu chanter autour d’elle la Valse desombres… Quand l’amour meurt… je sais que vous êtes jolie…

Ton cœur a pris mon cœur

En un jour de folie !

des choses, enfin, pas encore tout à fait dansle mouvement, car le jour viendra certainement où des refrainscélébreront, par émulation, le papier tue-mouches, le curaçaotriple sec et le lait concentré.

Nanette, à la vérité, chantait aussi descantiques d’une voix de tête et de tout son cœur.

J’irai la voir, était son cantiquefavori ;

J’irai la voir un jour,

Au ciel, dans ma patrie.

Oui, j’irai voir Marie,

Ma joie et mon amour.

Au ciel, au ciel, au ciel

J’irai la voir un jour,

J’irai la voir un jour !

Elle y volait. Elle ne chantait pas sous letoit, elle chantait dessus. Agathe s’arrêtait de secouer un tapispour écouter… Dire qu’elle avait aussi chanté cela, autrefois… Seslèvres mimaient le refrain :

Au ciel, au ciel, au ciel,

J’irai la voir un jour,

et Chévremont survenant se moquait d’elle.

– Est-ce assez bête ?

– Mais non, répondait Agathe attendrie.C’est un repos.

– Où a-t-elle appris cesniaiseries ?

– À la messe probablement.

– Elle y allait donc ?

– Demande-le-lui.

Le vétérinaire posa la question.

– Oui, dit l’enfant. J’y allais, ledimanche… quand j’avais des chaussures à me mettre…, enfin, dutemps que maman n’était pas malade.

– Ça te ferait plaisir d’y aller…ici ? reprit-il avec effort.

Futée, elle hésita. Elle avait peur dedéplaire à celui dont elle connaissait les idées. Une parolemaladroite, et c’était assez pour lui faire perdre, instantanément,tout le terrain gagné.

Elle se garda bien de dire cette parole. Ilest naturel à l’enfant de ruser : sa candeur éloigne lesoupçon.

– Ça m’est égal, fit-elle.

– Est-ce une réponse, voyons ?…

– Comme vous voudrez.

Chévremont réfléchit un moment. Il y avait unmot qui l’exaspérait toujours dans la bouche du maire, le mottolérance.

– On croirait qu’ils en ont lemonopole, disait-il parfois au pharmacien Labaume. Ils ne sont pasles seuls pourtant à se chauffer de ce bois-là.

Belle occasion de le prouver.

– C’est ton père le maître : ildécidera. Je vais lui écrire, déclara le vétérinaire à Nanette.

– Vous avez raison, dit Labaume. Lesdroits du père sont souverains. Quant à la liberté de conscience,nous aussi nous la respectons.

Les Chévremont avaient l’adresse d’AntoineGrimodet, soldat de 2e classe au… d’infanterie,2e bataillon, 4e compagnie, secteur postal30. Depuis trois mois que sa fille était à Bourg-en-Thimerais iln’avait donné signe de vie qu’une fois pour remercier brièvement« Monsieur et Madame » de leurs bontés. Évariste luiécrivit. Il ne répondit pas.

– Dans le doute, abstiens-toi, prononçale vétérinaire, tandis que la petite là-haut, dans la chambre,continuait à ménager la chèvre et le chou en chant àtue-tête :

Au ciel, au ciel, au ciel,

J’irai la voir un jour !

Chapitre 6UN TRAIN PASSE

La gare est une des distractions de la petiteville. Elle occupe l’esprit. Elle participe à la vie quotidienne.On dit : l’heure de la gare. Elle faitautorité : elle est la bonne. L’heure de l’église et l’heurede l’école, qui se contrarient, n’existent pas pour elle. On noteles gens qui vont à la gare et ceux qui en reviennent. On lesaccompagne en personne ou par la pensée. On imagine les raisons desdéparts et des retours. On évalue le poids des bagages. Les malleset les valises acheminées laissent un sillage que ceux qui nevoyagent pas suivent des yeux.

Au début de la guerre Édouard Boussuge allaitsouvent voir passer les trains de blessés, les trains deprisonniers (après la première bataille de la Marne), les trainsenfin qui transportaient des troupes ou du matériel. Presque tousles trains roulaient lentement, chenillaient, disaitBoussuge, et s’arrêtaient un moment à Bourg. On avait le tempsd’échanger quelques mots avec les voyageurs. Le peu qui tombait deswagons formait toujours un petit fagot que l’ancien fonctionnairerapportait pour alimenter la conversation. Il ne faut pasgrand’chose pour vivre, en province. On s’y nourrit de n’importequoi. Les habitants de loisir allaient attendre impatiemment, pours’en repaître, les journaux de Paris qui arrivaient à deux heures.Ils revenaient de la gare en croquant les rubriques. Ils digéraientles nouvelles à six heures, au café, ou bien de porte en porte.

Boussuge emmenait quelquefois son petitréfugié à la gare. Nanand regardait le coin de la salle d’attenteoù Mme Boussuge l’avait déniché.

– Hein ! tu peux dire que tu as eude la chance, observait alors Édouard.

Et les yeux de l’enfant, levés sur son hôte,répondaient affirmativement.

Un jeudi, dans l’après-midi, ils se trouvaientà la gare, en quête des journaux, lorsque le chef de gare abordantBoussuge, pour lequel il avait beaucoup de considération, lui ditque le train avait un retard de quarante minutes parce qu’il devaitcéder la voie à un train militaire venant de Bretagne.

– J’ai donc le temps, pensa Boussuge,d’aller chez le fumiste, qui n’en finit pas de réparer le fourneaude la cuisine. Il est vrai que son unique ouvrier est mobilisé etqu’on remplace difficilement la main-d’œuvre accaparée… Viens-tuavec moi, Nanand ?

Mais Nanand avait rencontré le fils dubourrelier, avec lequel il échangeait des billes.

– C’est bon, reprit Boussuge,attendez-moi là en jouant… et soyez sages.

Il était absent depuis un quart d’heurelorsque le train militaire fut signalé. Aussitôt, et pour mieux levoir passer, les deux enfants se glissèrent sur le quai. Il venaitlentement… Il s’arrêta en gare, bien qu’il n’y eût point affaire.Comme tous les convois de cette nature, il avait du temps à perdreen route et chenillait sur les parcours, tel un train deplaisir. Des soldats mirent le nez aux portières et, voyant qu’onne repartait pas tout de suite, en profitèrent pour remplir leurbidon à la fontaine ou pour s’approvisionner à la buvette. Entasséscomme bestiaux en leurs wagons, les hommes étaient pour la plupartdébraillés, nu-tête, en manches de chemise. Ils appartenaient à unrégiment de territoriale et n’avaient plus la gaieté des jeunesgens. Dépouillés de l’uniforme, avec leur teint basané, leurstempes dégarnies ou grisonnantes, leurs épaules et leurs reinsalourdis par des années de glèbe, on eût dit des ouvriers agricolesémigrant, plutôt que des soldats allant au feu. Ils ne sentaientque la terre et ses sueurs, pas encore la poudre et le carnage.

L’un d’entre eux, vêtu seulement de sa chemiseet de son pantalon, sauta sur le quai devant Nanand. Quelquesbidons pendus à son épaule s’entre-choquaient. Il se dirigea versla fontaine pour renouveler sa provision d’eau. Et Nanand, saisid’étonnement, reconnut son père.

– Papa ! dit-il, sans presque éleverla voix, non pas qu’il craignît de se tromper, mais parce qu’ilétait décontenancé.

L’homme abaissa les yeux sur l’enfant et ditégalement avec simplicité :

– Tiens, c’est toi…

Il n’embrassa pas son fils ; il semblaitl’avoir vu la veille.

– Qu’est-ce que tu fais ici ?demanda-t-il.

– C’est Bourg-en-Thimerais, ditl’enfant.

– Ah ! fit le père. Je ne savaispas. Ils n’avaient déjà plus rien à se dire.

– Viens m’aider à remplir ça, repritpourtant le territorial.

Nanand présenta l’un après l’autre au robinetles bidons que lui passait son père ; et celui-ci s’informaplus avant :

– Tu es toujours bien, ici ?

– Oui, papa.

– Tu ne manques de rien ?

– Oh ! non.

– C’est vrai que tu as bonne mine. Tu negrandis pas, par exemple.

Il y avait encore un bidon à remplir ; letemps de demander :

– Tu vas à l’école ?

– Pas aujourd’hui, parce que c’estjeudi.

Un employé courait le long du train.

– En voiture les pépères… Vous nevoudriez pas qu’on parte sans vous.

Le mobilisé remit ses bidons à l’épaule etretourna, de son pas pesant, vers le wagon. Au moment d’y remonter,il se pencha enfin vers son fils et lui tendit la râpe d’une barbede huit jours. Nanand l’embrassa.

– Eh bien, au revoir. Porte-toi bien.

Le train démarrait en douceur. Débarrassé deson attirail, le père Servais, le buste hors de la portière pours’assurer qu’elle était bien fermée, se rappela tout à coup quelquechose qu’il avait oublié.

– Au fait… je n’ai point de nouvelles dela mère… Et toi ?

– Elle a écrit le mois dernier.

– Elle va bien ?

– Oui.

– Tu lui souhaiteras le bonjour de mapart.

Et l’homme se rencogna. L’enfant suivit desyeux, un moment, le compartiment qui emportait son père, et puis,quand il ne distingua plus ce compartiment des autres, il restaencore une minute béant au bord de la voie. Il ne s’étonnait plusde rien. La rencontre seule de son père l’avait pris au dépourvu.Celui-ci, somme toute, était toujours aussi peu démonstratif :bonjour, bonsoir. Du nouveau-né qu’il avait laissé au pays, pas unmot. Sa barbe ne piquait ni plus ni moins qu’en tempsordinaire.

– Avec qui causais-tu tout àl’heure ?

Nanand se retourna en sursaut ;M. Boussuge l’avait rejoint.

L’enfant répondit :

– Avec papa.

– Tu es sûr ? fit sottementBoussuge, qui n’en revenait pas.

– Oh ! Je l’ai bienreconnu !

– Où va-t-il ?

– Il ne me l’a pas dit. Il est avec lesautres.

– J’aurais bien voulu le voir.

Nanand, lui, n’en sentait pas la nécessité.Son père n’était pas bavard. Une présentation n’eût donné rien deplus.

– T’a-t-il questionné au moins sur ce quetu fais… sur nous ?

L’enfant répondit évasivement :

– Il n’a pas eu le temps…

– Il a promis de t’écrire, enfin, surtouts’il change de secteur postal ?

Nanand répéta :

– Il n’a pas eu le temps. Le trainrepartait.

« J’ai été mal inspiré en m’absentant, sereprochait tout haut Boussuge. Allez donc retrouver, à présent, uneoccasion pareille. »

Et jusqu’à la maison, il revint opiniâtrementà la charge.

– Alors, il ne t’a pas dit autrechose ? C’est tout de même extraordinaire… Tu as une langue…Vous vous êtes embrassés, je présume…

– Oh ! oui, fit vivement l’enfant,sauvant héroïquement tout ce qui pouvait être sauvé du sentiment dela famille, à l’égard d’un étranger.

Il n’en dit pas davantage àMme Boussuge qui l’interrogea à son tour, enéchangeant avec son mari des regards navrés. Mais le soir,lorsqu’il monta se coucher et tandis que Zénaïde bordaitmaternellement son lit, à l’accoutumée, il lui raconta mot pourmot, en étouffant sa voix, la scène de l’après-midi. Oh ! ilne songeait pas à l’apitoyer sur lui ; mais il se sentait plusen confiance auprès d’elle qu’auprès des maîtres. Ils étaient pourlui, quoi qu’ils fissent, « le monsieur et la dame ».Zénaïde, elle, était Zénaïde, au-dessus de tout, même d’une mère, –hors concours. Il y avait entre eux une sorte de conformitéd’abandon. Et voilà pourquoi elle n’avait pas besoin de lequestionner pour tout savoir.

Elle l’écoutait sans l’interrompre et feignaitde s’absorber dans son occupation et de bougonner sans raison, parhabitude.

Quand il eut fini, elle se contenta dedire :

– C’est bon… dors… et ne fais pas demauvais rêves.

Puis, comme il s’y attendait le moins, ellelui prit la tête à deux mains sur l’oreiller et l’embrassagoulûment, pour la première fois, scellant ainsi, sans mot dire,une adoption décidée dans son cœur et qui ne souffrait plus dedélais.

Chaque soir, à compter de celui-là, laMalaisée ne manqua point d’embrasser son petit réfugié en luisouhaitant bonne nuit. Elle aussi avait du poil sur lafigure ; mais un poil qui ne piquait pas.

Chapitre 7L’INTÉRIMAIRE

Octave Chévremont et Justin Boussuge, à leurpremière permission, firent la connaissance des talismans que leursparents s’étaient donnés. Avertis déjà par lettres, les deux jeunesgens disaient que leurs familles avaient « touché »chacune un réfugié, comme les soldats disent, dans leur argot,qu’ils ont touché des vêtements ou des vivres.

Le premier soin d’Octave et de Justin, enarrivant, était de reprendre l’air du pays en s’informant des unset des autres. Ils apprirent ainsi que le fils du cordonnier,vingt-deux ans, et le facteur de ville, trente ans, avaient ététués. La femme du facteur Philbert continuait son service àbicyclette, courageusement, par tous les temps. On la voyait passerruisselante ou rissolée, et quand elle s’arrêtait, on lui offrait,ainsi qu’à son mari auparavant, de quoi se rafraîchir ou seréchauffer, suivant la saison. Elle refusait de prendre« quelque chose » dans l’espoir qu’on lui donnerait unpourboire à la place ; mais on ne lui donnait rien et les gensmêmes qui déploraient le plus les progrès de l’alcoolisme, aimaientmieux l’encourager chez le mari que de récompenser à la fois lasobriété de la femme et son penchant à l’économie. La raison en estqu’un verre de vin ou d’eau-de-vie a l’avantage d’évaluer toutesles commissions au même prix et conséquemment de les payer moinscher.

Bourg-en-Thimerais n’est pas un paysd’industrie. Les ouvriers sont rares. Quelques fours à chaux enfont vivre une soixantaine au plus. L’usine d’autrefois, où l’ontraitait le minerai de fer extrait de la forêt ; cette usineayant disparu, la petite ville était retombée en léthargie, commetant d’autres en France. On n’y voyait donc aucune femme allerfabriquer des munitions ; mais les petits commerces dont lespatrons étaient mobilisés occupaient la patronne. La jeune femme ducoiffeur coupait les cheveux et rasait ; la bouchère etl’épicière suppléaient leurs maris.

Quelques « accourus » hors sérieavaient rejoint les premiers arrivés. La poste avait« touché » une petite aide que remarquèrent tout de suiteOctave et Justin. Elle venait de la Marne. Son père ayant trouvé dutravail à Paris y était resté avec une famille nombreuse. Elle-mêmeavait dû, étant l’aînée, chercher un emploi. Elle s’appelaitThérèse Paulin. C’était une petite brunette qui avait sur le visageles couleurs de la jeunesse et de la santé. Elle riait facilement,était vive et pleine de bonne volonté.

Elle avait l’air, derrière son grillage, d’unpinson en cage privé de chansons. Car elle, n’y étaitmalheureusement pas seule. La receveuse,Mme Lefouin, ne plaisantait pas dans le service.Plus jeune qu’elle, son mari, Hector, conservait la prestance dumaître d’armes de régiment qu’il avait été ; quant àMme Lefouin, grisonnante et couperosée, avec ungrand nez et des cheveux qui bouclaient artificiellement sur unfront plat, elle dévorait le regret d’une union mal assortie et letournait en atrabile. Elle s’exaspérait en dedans d’un renversementdes rôles qui autorisait l’escrimeur retraité à faire le marché etles commissions, tandis qu’elle avait affaire au public. Hector,cependant, de porte en porte et de boucher en épicier, pérorait etdiscutait le communiqué, il en avait surtout après la guerre detranchées.

– Qu’est-ce qu’on attend poursortir ? s’écriait-il. Ça peut coûter cher, c’estconvenu ; mais on ne fait pas d’omelettes sans casser desœufs.

Il laissait en tout percer le militaire,plastronnait comme à la salle et portait le filet à provisionscomme autrefois le masque de treillis lorsqu’il l’avait ôté.

Thérèse Paulin était nourrie, couchée,blanchie et dérisoirement rétribuée : vingt francs par mois.Mme Lefouin était toujours sur son dos et luimenait, au bureau, la vie dure. Elle ne pouvait la voir causer avecquelqu’un, au guichet, sans intervenir.

« Il faut que je veille à tout et que jelui apprenne tout, gémissait-elle. C’est trop jeune. Ça commeterreur sur erreur. Une bonne instruction primaire n’est même plusexigée. Je ne suis pourtant pas payée pour préparer auxexamens. »

Lefouin Hector, à l’heure du courrier, donnaitquelquefois un coup de main à Thérèse ; maisMme Lefouin ne le laissait pas s’attarder dans lebureau et le renvoyait au ménage, voire au café où chaque soir, laporte fermée, il allait faire le quatrième à la manille et lacritique des opérations. Car Mme Lefouin traitaiten ennemie la jeunesse de Thérèse, et préférait éloigner de sonmari la tentation. L’incompatibilité de caractère entre époux n’ajamais supprimé la jalousie.

Thérèse prenait son mal en patience à cause dupublic dont le va-et-vient la désennuyait. Elle était aimable poursa distraction à elle, plus encore que pour sa satisfaction à lui.Elle se morfondait le soir dans sa chambre où elle étaitconsignée.

– Il n’est pas convenable qu’une jeunefille sorte seule, avait déclaré Mme Lefouin, unefois pour toutes.

Thérèse, pour respirer un peu, en étaitréduite à suivre les offices du dimanche, messe et vêpres, cequ’elle ne faisait pas dans son pays. Elle avait demandé des livresau Patronage Jeanne-d’Arc qui s’était constitué une petitebibliothèque triée sur le volet. Boussuge en avait, à la prière dumaire, dressé le catalogue. Il était aussi chargé des prêts auxfamilles, et c’est à ce titre que Thérèse, un dimanche, l’avaitsollicité. Elle s’était naïvement confessée à lui. Il s’intéressa àson sort et en parla à Palmyre.

– On pourrait l’inviter à dîner de tempsen temps, proposa-t-il.

– Soit… mais Mme Lefouinconsentira-t-elle ? Nous sommes en bons termes ; je nevoudrais pas la désobliger.

– Sans doute. Je crois, moi, qu’elle serasurtout sensible à l’économie d’un repas.

La receveuse « à condition que le servicen’en souffrirait pas », avait accordé la permission demandée,et Thérèse, une ou deux fois par mois, le dimanche, s’asseyait à latable des Boussuge.

Elle s’y trouvait, un soir que Justin arrivaen permission à l’improviste. L’abat-jour de la suspension, dôme deporcelaine, répandait une chaleur douce, intime, sur les frontspenchés de Justin, de ses parents, de Thérèse et du petit réfugié.L’air de la famille emplissait les poumons comme l’air du pays. Audessert, Justin voulut entendre le phonographe, condamné au silencedepuis son départ. On n’avait rien à refuser au fils vivant etmomentanément là…

– Si ça te fait plaisir, dit la mère.

– Qu’est-ce que tu vas nous jouer ?dit le père.

Justin chercha parmi les disques. Il choisitles Noces de Jeannette et tourna la manivelle. L’appareilnasilla :

Cours mon aiguille dans la laine,

Ne t’arrête pas en chemin…

Nanand s’était approché de la boîte sonore eten avait ouvert les portes, afin de recevoir en pleine figure,comme une odeur en même temps qu’un bruit, la conserve musicale.Thérèse, le menton dans sa main et toute molle de plaisir,écoutait :

– Vous connaissez ? demandaJustin.

– Non, dit-elle. Ça vous berce…

– C’est les Noces deJeannette.

– Une chanson ?

– Oui… dans un opéra-comique.

– Ah !… Où le joue-t-on ?

À l’Opéra-Comique, quelquefois. On ne vous y ajamais conduite ?

– Non. Je ne suis jamais allée authéâtre, ni à Paris, ni ailleurs.

La fontaine était vide ; l’air s’arrêtade couler.

– Qu’est-ce que vous voulez que je vousdonne à présent ? reprit Justin.

Elle s’enhardit à demander :

– Vous n’auriez pas une valse ?

– Comment donc !… Une valse…une !…

Il compulsa les disques et retira de lacollection que son père avait faite la valse de Faust.

– C’est un peu vieux, dit-il.

– C’est toujours agréable, ajoutaBoussuge.

– On ne s’en lasse pas, tandis qu’on selasse vite du tango et de la matchiche, renchérit Palmyre.

Justin tourna le robinet, la valse jaillit etinonda la salle à manger. Zénaïde, tout en desservant, regardait lepetit Nanand comme une mère regarde son enfant heureux.

Mais, heureux, ils l’étaient tous. On nepensait plus à la guerre, à la séparation, aux choses tristes. Lephonographe déroulait son fil, et le bonheur d’un moment semblaittenir à ce fil invisible et qui ne cousait rien.

– Il y a tout de même longtemps que jen’avais passé une soirée pareille, dit Justin en allant se coucher.Il faudra remettre ça.

Était-ce encore par émulation que lesChévremont avaient adopté, pour leur part, une intérimaire àl’école communale, Mme ClémenceChantoiseau ?

Elle remplaçait une adjointe mobilisée. Elleétait grande, maigre et sans beauté. Ses yeux bleus semblaients’être fanés en même temps que son teint. Elle se promenait seule,un livre à la main, et cueillait des fleurs des champs dont ellemâchait la tige. On ne savait rien d’elle, sinon, que ses parentsavaient eu des revers de fortune, ce qui l’obligeait à travailler.Elle ne manquait pas de courage, mais elle manquait de santé. Elleavait une petite toux sèche et « de la température » versle soir. C’était une épave de la vie qui s’en allait au fil del’eau. Agathe Chévremont l’avait connue aux soupes de l’Assistanceet l’invitait à venir passer la soirée « pour le cas où l’onvoudrait danser ». Mme Chantoiseau étaitsuffisamment musicienne, en effet, pour faire une bonnetapeuse. Elle rendait d’autres services. Le jeudi et ledimanche elle sortait avec Nanette et lui expliquait ce qu’ellen’avait pas compris en classe. Il leur arrivait parfois derencontrer en forêt les enfants du Patronage Jeanne-d’Arc, dontfaisait partie Nanand. Ceux-ci jouaient sous la surveillance duvicaire, un jeune prêtre qui portait des lunettes. Nanette auraitbien voulu se joindre à eux, car ils s’amusaient. La forêtdomaniale, en sa partie la plus rapprochée de Bourg, était semée devastes entonnoirs qui déchaussaient les arbres et se prêtaientmerveilleusement à la petite guerre. Ils provenaient del’extraction du minerai de fer dont les forges autrefois s’étaientalimentées. Baptisés « trous d’obus » par la troupeenfantine, ces entonnoirs lui offraient des embuscades et des abrisnaturels dont elle sortait en poussant des cris.

Le jeune vicaire avait d’abord songé àinterdire ce jeu ; et puis il s’était contenté de le déguiseren exercice historique et religieux. Fillettes et garçons jouaientau « siège d’Orléans ». Les garçons représentaient lesAnglais dans la ville et les fillettes l’armée de Jeanne d’Arc,qu’elle conduisait à l’assaut. La plus grande, son mouchoir enbannière au bout d’un bâton donnait le branle en criant :« Dieu le veut ! Dieu le veut ! »

Nanette jetait en passant un coup d’œild’envie sur les combattants qu’elle connaissait pour la plupart.Elle leur souriait mais ne leur parlait pas. Elle ne parlait mêmepas à Nanand, tellement elle avait peur de déplaire àM. Chévremont. Et les enfants du Patronage ne tenaient pas, deleur côté, à se compromettre. Plusieurs fillettes de l’âge deNanette lui en voulaient de faire bande à part et n’étaient pasfâchées de lui montrer qu’on se divertissait sans elle.

Nanette et l’institutrice traversaient donc labataille et ne s’y mêlaient pas. Au bras l’une de l’autre, ellesgagnaient à travers bois l’étang de Sablonnières, à cinq centsmètres de là. L’air sentait la résine et les feuilles. Les hautesvoûtes vertes des sentiers cachaient le ciel. Nanette jacassait.Mme Chantoiseau n’était pas à la conversation et lapetite, parfois, en faisait la remarque.

– Répondez-moi. À quoipensez-vous ?

– À mes leçons de demain qui ne sepréparent pas toutes seules, répondait l’intérimaire.

Elles arrivaient enfin au bord de l’étang, butordinaire de leurs promenades. Il n’était ni vaste ni profond. Lesétés brûlants l’asséchaient. Il avait une sorte de tristesse et depauvreté. Peut-être que, de grand matin, des biches y venaientboire. Il appartenait à un seigneur de la République, lequelpermettait d’y pêcher, probablement pour distraire le brochet, quiserait mort d’ennui sans cela.

L’étang de Sablonnières n’ajoutait rien à labeauté de la forêt. On en avait vite fait le tour ; aussi leshabitants de Bourg le délaissaient-ils, comme un ermite abandonné àlui-même. L’azur et les nuages étaient impuissants à rajeunir soneau fanée. Il avait cet air résigné des malades qui souffrent sansse plaindre. Mme Chantoiseau s’asseyait un moment àson chevet, sur l’herbe et les mousses. Visite de convenance,plutôt que d’affection, à un parent éloigné qui dépérit. Nanetten’aimait pas ce coin mort. Les cris de ses petites camarades :« Dieu le veut ! Dieu le veut ! » lapoursuivaient. Elle sautillait sur son pied valide, oiseau tombé dunid et que le nid rappelle. Elle répétait dix fois :

– On s’en va ?

– Encore un moment, disaitl’institutrice. On n’est pas bien ici ?

– Il n’y a pas assez d’eau.

– Qu’en ferais-tu s’il y en avaitdavantage ?

– Je ne sais pas moi…

C’était vrai que celle-là ne rafraîchissaitpas même les yeux.

Mme Chantoiseau se levaitenfin et l’on rentrait à petits pas. Mais les enfants du Patronage,que Nanette souhaitait revoir, avaient quitté leurs trous d’obus etdisparu. Le soir allait tomber. Tombait-il ? Ne montait-il pasplutôt de l’étang, de son eau noire, grossie et débordante, quimarchait sur les talons de l’institutrice avec des intentionssuspectes de rôdeur ?

– Il commence à faire froid en forêt, lesoir, disait-elle.

Et elle revenait, néanmoins, le lendemain, àl’étang désolé, comme si elle prenait un amer plaisir à mettre, ens’en allant, cette traîne assortie à sa robe noire.

Chapitre 8NANETTE VA À LA MESSE

En 1915, Bourg-en-Forêt reçut un hôpitalauxiliaire pour les petits blessés et les malades destinés àretourner au front. Il fut installé dans l’école des filles,désaffectée à cette intention. Les filles allèrent se faireinstruire dans une salle mise par la mairie à leur disposition.

On n’avait vu jusque-là, dans les rues, quedes convalescents et des permissionnaires en petit nombre, outreune compagnie de corbeaux qui musait en forêt. Elle était composéede territoriaux du Midi, bons vivants et inoffensifs, lesquels,entre deux coupes d’arbres, récoltaient des champignons oubraconnaient.

Boussuge le mycologue eut d’abord en horreurces hommes grossiers qui ravalaient le peuple cryptogame auxcomestibles ; mais un territorial étant venu, un jour, luidemander de l’aider à déterminer une espèce, Boussuge rendit sonestime aux parasites dont il avait déploré l’intrusion. Plus tard,d’ailleurs, tout le monde devait les regretter, car ils ne firentpas autant de mal à la forêt que les Canadiens, sur lesquelsl’inspecteur Bourdillon avait moins d’empire.

L’hôpital fut bien accueilli par lescommerçants. On venait voir les malades, et ceux-ci dépensaientégalement. Dans les premiers temps. Boussuge allait au-devant d’euxà la gare, avec du tabac et des cigarettes plein ses poches. Il lesleur offrait généreusement en les appelant : mes braves, et enleur disant qu’ils étaient des héros.

Quelques-uns protestaient modestement.

– Si, si, vous êtes des héros !Qu’est-ce que nous serions devenus sans vous ? Allemands.Prenez, prenez… c’est comme si je les donnais à mon fils qui estsoldat comme vous.

Il fallait aussi, le long des trains arrêtés,quêter les journaux que les voyageurs ne lisaient plus et il lesportait à l’hôpital. Enfin il se rendait utile le pluspossible.

À la fin, il se lassa de ces allées etvenues ; mais il avait toujours sur lui quelques vues de Bourgsur cartes postales et il les distribuait aux convalescents qu’ilrencontrait.

Il apprit que Chévremont se gaussait de sonzèle.

– Eh bien ! qu’il en fasse autant,dit Boussuge.

Mais à compter de ce jour, il se tint coi etse contenta de saluer le premier – quoique légionnaire – lessoldats qu’il croisait en chemin. Certains lui rendaient sonsalut ; d’autres le regardaient avec étonnement et sedemandaient entre eux :

– Tu connais ce type-là, toi ?

– Il est décoré. Un ancien officierprobablement.

– Sans blague ! Un ancien officierne saluerait pas le premier.

– Alors, c’est quéque pétrousquin quiveut se faire remarquer : bouge pas.

Une fois, il avait essayé d’apaiser laquerelle de deux soldats ivres qui sortaient du cabaret. Mal lui enprit. Les pochards le couvrirent d’injures et il sentit quel’opinion publique ne lui était pas favorable.

« Quoi ? Ces hommes étaient à peineremis de leurs blessures et désœuvrés. Chacun prend son plaisir oùil le trouve. Tout est permis à des héros. »

Une discrète enquête révéla à Boussuge que lesdeux héros soignaient à l’hôpital des douleurs rhumatismales ;mais il ne confia qu’au maire cette découverte.

Le docteur Chazey ne s’en offusqua pas.

– Êtes-vous encore naïf, chermonsieur ! fit-il. Mettez-vous donc bien dans la tête que vousreprésentez au Conseil municipal les intérêts des débitants avanttout. Ce n’est pas qu’ils soient par eux-mêmes grandsélecteurs, comme on dit : mais la clientèle reçoit leursinspirations et vote en conséquence. Il faut les ménager – oupasser la main. Quant aux ivrognes que vous avez prétendu sermonneret qui ont invectivé contre vous, c’est toute la leçon que vousméritiez. Parfaitement. La guerre n’est pas finie. Vous devez lestraiter en héros…

– Qu’ils ne sont pas encore.

– Ça viendra. Ils ont le temps. Même enétat d’ivresse et momentanément empêchés, ils sont en puissanced’héroïsme… Ça ne peut faire aucun doute pour des civils comme vouset moi.

– Vous ne croyez pas que c’est la bande àChévremont qui les excite ?

– Mais non. Les passions s’excitent sanscela. C’est sans importance. Bien faire et laisser dire. Savez-vousce qu’on me reproche à moi ? Je vous le donne en mille.

– C’est trop.

– On estime que mon hospitalité à la mèreLouvois et à ses trois enfants n’est pas désintéressée.

– Autrement dit ?

– Que je couche avec elle. Une pareillesupposition honore trop mes soixante-dix ans pour que je perde montemps à en chercher la source. Si je n’agissais pas ainsi, jedevrais commencer par mettre cette malheureuse à la porte pourfaire plaisir à mes détracteurs. Mais alors, au lieu de n’être pasde bois pour les uns, je serais de pierre pour les autres… enfind’une sécheresse de cœur abominable. Voulez-vous me dire ce que j’ygagnerais ?

– Je vous trouve tout de même de bonnecomposition, dit Boussuge. Mais vous pouvez vous offrir le luxe demépriser la calomnie… Quand on habite une maison de verre comme lavôtre…

– Elle n’est pas de verre, cher monsieur…heureusement pour moi ! Il n’en resterait rien, tant elle adéjà reçu de pierres ! Et elle en recevra encore car, loin dedésarmer la médisance, je vais sans doute lui donner unaliment.

– Comment cela ?

– Ma cuisinière est malade… condamnée aurepos par une phlébite. Par qui la remplacerai-je ? Par maréfugiée qui sait faire un peu de cuisine et se rend utile dans lamaison.

– Vous êtes beau joueur !

– Oui. Quitte ou double !

– Et Mme Louvois… quelfront oppose-t-elle à la calomnie ?

– Un front qu’on ne voit pas rougir…peut-être parce qu’il est hâlé. Elle est philosophe comme moi etconserve peu d’illusions sur l’espèce humaine. Elle m’a dithier : « Il est naturel que je fasse des envieuses parmiles autres réfugiées, si j’ai tiré un meilleur numéro qu’elles à laloterie. »

 

Boussuge et Chévremont ne s’étaient pasréconciliés. « Mais nos femmes se voient », disait lepremier, à l’occasion. Et l’on devinait par là que tout espoir deraccommodement n’était pas, de sa part, abandonné. Il ne« tenait » plus que par amour-propre. Si Chévremont yavait mis du sien le moins du monde, les liens de l’amitié eussentété vite renoués.

Agathe et Palmyre, en effet, quand elles serencontraient, se demandaient des nouvelles de leurs fils etcausaient un moment.

Un événement de petite ville rapprocha encoreles distances.

Les Chévremont, au bout de trois mois, avaientenfin reçu une lettre du père de Nanette en réponse à leursquestions touchant les devoirs religieux de l’enfant.

Marie-Anne a été baptisée. Elle ira à lamesse et priera le bon Dieu pour moi. Je certifie que c’est mavolonté. J’espère que je ne demande pas la mer à boire et que ça nesera pas de refus.

La lettre n’était pas de sa main ; ill’avait simplement signée à gros jambages.

– Eh bien ! que sa volonté soitfaite, dit rondement Chévremont. Mais il n’avait pas besoind’ajouter : Je ne demande pas la mer à boire, s’ilest vrai qu’il aime à lever le coude.

– Et puis, reprit Agathe, sa prétention,à cet homme, n’a rien d’exorbitant, somme toute, quand on songe quela femme de notre député radical fait brûler un cierge chaque foisque son mari se représente devant les électeurs.

– Mieux vaut faire semblant de ne pas lesavoir, dit le vétérinaire, qui soutenait la candidature del’anticlérical.

Il n’empêcha pas Agathe d’accompagner tous lesdimanches Nanette à la messe.

– On comprendra que nous ne l’y laissionspas aller seule, dit-il.

Mme Chévremont publiait, deson côté, les instructions qu’elle avait reçues du père.

Elle s’y soumettait sans peine, d’ailleurs, etmême avec une secrète délectation. Elle avait épousé par convenanceles opinions et les intérêts de son mari, alors que son éducationl’inclinait à s’allier dans l’autre camp. Il lui restait dansl’esprit ce qui reste parfois dans le cœur d’une femmemariée : le souvenir très doux d’un premier amour blanc.Enfin, outre que la messe lui rappelait son enfance et une partiede sa jeunesse à Orléans, comme elle restait coquette dans samaturité, l’église lui procurait une de ces occasions de s’habillersi rares en province. Elle retrouva au fond d’un tiroir le vieuxlivre de messe de ses premières années et ce fut dans ce livre queNanette apprit ses prières.

– Tous les soirs en te couchant tu diras,après ton Pater : « Mon Dieu, conservez la santéà papa… »

– À vous, à M. Chévremont et àM. Octave aussi, ajouta la fine mouche.

– À M. Octave surtout, fit Agathe,qui rapporta à son mari la charmante pensée de l’enfant.

– Ça ne m’étonne pas, dit levétérinaire ; elle a un fond excellent. C’est égal, si l’onm’avait annoncé que quelqu’un prierait pour moi, sous montoit !…

Et de rire, dans sa moustache de Gauloisdébonnaire.

Le dimanche, à la messe, Agathe ne manquaitpas de dire à la petite réfugiée :

– N’oublie pas ton père… Tu n’as pasoublié ton père ?

Elle était chargée d’une commission :elle s’en acquittait, rien de plus.

– Je n’oublie personne, murmuraitl’enfant en coulant un regard vers Nanand, sans doute appliqué deson côté à la même chose qu’elle.

À la sortie de l’église, Agathe et Palmyredevisaient un instant.

– Il me semble impossible que Dieun’exauce pas le vœu d’une mère lorsqu’il est exprimé, en plus, parune bouche innocente comme celle-ci, dit un jour Palmyre à son amieen lui montrant Nanand. Deux prières valent mieux qu’une.

Agathe ne répondit pas ; mais le dimanchesuivant, songeant à son fils en même temps que Nanette songeait àson père, la femme du vétérinaire laissa errer sur ses lèvres cequ’égrenaient celles de la petite.

Seulement, elle n’en dit rien à Chévremont.Sur la conduite de ce dernier les avis étaient partagés. Les unsdisaient : « Qu’avait-il besoin de consulter le pèremobilisé sur un point aussi secondaire ? »

À quoi les autres répliquaient :« Oui, mais l’ayant consulté, il ne lui restait qu’à exécuterloyalement ses instructions. »

L’abbé Grossœuvre, qui espérait beaucoup duretour d’Agathe, déclara modérément :

– Je n’aurais pas cru M. Chévremontcapable de ce sacrifice à ses opinions bien connues. C’est trèshonorable de sa part et il a fait preuve d’une haute sagesse en nesubstituant pas son autorité à celle du père, dans un cas aussigrave. L’enfant peut tomber malade, être en danger de mort… Quelleresponsabilité pour cet homme si les secours de la religionmanquaient au frêle esquif en perdition !

 

Le premier major appelé à diriger l’hôpitalauxiliaire fut un vieillard qui passa inaperçu. Il avait un beluniforme neuf dans lequel sa compagne mirait la fierté de Baucis.Ils se promenaient tous les deux en forêt, bras dessus, brasdessous, comme des petits rentiers, et grignotaient en paix unesolde inespérée. La guerre leur donnant de quoi vivre à leuraise : ils n’en revenaient pas !

Il y avait si peu de malades à l’hôpital quel’on en contestait l’utilité. Mais ses partisans disaient :« Patience ! Souhaitez qu’il ne devienne pas troppetit. »

En attendant, médecin, pharmacien,gestionnaire, infirmières et employés, au nombre d’une vingtaine,vivaient modestement sur dix malades dont un seul gardait lachambre. Quelques dames leur apportaient des douceurs et lesaiguillaient vers la cure où l’abbé Grossœuvre, tous les dimanchesaprès vêpres, offrait aux soldats qui allaient à la messe un sirop,des gâteaux secs ou des pruneaux et une conversation sur des sujetsédifiants.

Et puis, un jour, le vieux major sentimental,auquel le voisinage humide de la forêt ne convenait pas, obtint sapermutation ou réintégra Sainte-Périne avec sa digne compagne. Ilfut remplacé par un homme plus jeune et célibataire, qui avait étéchirurgien en province et n’exerçait plus depuis quelques années.Celui-ci se promenait également, mais seul et à grandes enjambées,avec un chien de berger qu’il avait amené.

Il manifesta tout de suite une froideindépendance et le désir qu’on le laissât tranquille, lui et lesmalades. Les dames qui avaient accès dans l’hôpital à toutes lesheures du jour furent consignées à la porte, sauf le dimanche, dedeux à quatre heures.

– Pas de poules dans les plates-bandes,dit-il.

Les poules s’en vengèrent en disant :

– Toi, mon bonhomme, tu ne moisiras pasici.

Le propos lui fut répété. Il haussa lesépaules.

– J’engage ces pécores à venir me dire çaà deux pouces du nez en tirant la langue d’un pied !

Mais ce n’était pas le nez qu’il leurprésentait. Les soldats rigolèrent. Trois ou quatre cessèrentd’aller à la cure. Chévremont l’apprit et en jubila.

– Voilà un de ces gaillards comme je lesaime, dit-il. Je ferais volontiers sa connaissance.

Mais le major Faucherel demeurait réfractaireaux avances, d’où qu’elles vinssent. Il saluait le maire, le curé,le vétérinaire, tout le monde, mais ne fréquentait personne.

L’inspecteur des forêts était la seulepersonne avec laquelle il sympathisait ouvertement. Ils avaientpour la forêt la même adoration muette. Les cœurs épris sontsilencieux ou discoureurs, en amour. Ils se contiennent ous’épanchent, suivant les tempéraments. La forêt est aimée, comme lafemme, par les uns et par les autres. Le major Faucherel etl’inspecteur Bourdillon l’aimaient sans effusion, sans flux inutilede paroles. Ils étaient les sages qui se taisent devant le tableauet se contentent d’en jouir. Ils prenaient, comme des bêtes,contact avec la forêt. Ils marchaient pendant une heure à traversles sentiers, pareils au chien qui suit une piste et va où son nezle mène. Ils aimaient voluptueusement la forêt, comme il fautl’aimer et non pas comme l’aimait un Boussuge – en artiste, enamateur, en spécialiste. Ils évitaient le mycologue, car souventencore, sa manie satisfaite, il sentait se réveiller en lui unlittérateur, un poète, un peintre, qui l’incitaient à traduire sonadmiration par des gestes, des vers, des citations, des touches decoloristes dans le vide.

– C’est curieux, disait Faucherel àBourdillon ; entre quatre murs, ce M. Boussuge est uncauseur agréable ; il sait bien des choses et n’est pasennuyeux ; et dès qu’il se trouve devant la nature… en forêt,il devient insupportable. Pourquoi ?

– Parce qu’il veut nous faire plaisir,répondait l’inspecteur. Il a le défaut commun à tous les citadinsen partie de campagne : il s’exalte, se grise, se découvre unevocation d’explorateur. Il vous prend à témoin de sonravissement.

– Il n’éprouve pas comme nous, tout d’uncoup et tout simplement, le besoin impérieux… de fumer une bonnepipe. Il n’aime pas véritablement la forêt.

– Non. L’aimer, c’est vivre en elle. Lebûcheron l’aime. Il cogne dessus, mais il l’aime : ils sontamis. Quant au braconnier, elle lui ouvre son lit comme à un mâlequ’elle entretient : son homme.

La forêt de Bourg n’attirait pas les peintres,ces parasites d’un autre genre. Ils n’y trouvaient pas « lemotif », qui est leur rond de serviette. Elle ne les invitaitpas à se mettre à table et à revenir. Et c’était une raison de pluspour que Faucherel fît ses délices des taillis et des futaies. Ils’y promenait par tous les temps, et les plus mauvais ne lerebutaient pas. Il aimait les murmures de la forêt sous son manteaude pluie. Longtemps après qu’elle avait fini de tomber, les arbresqui s’égouttaient en prolongeaient le bruit. Toutes les feuillesfaisaient leur partie dans le concert. La feuille, comme l’oiseau,boit en chantant, et quand elle est morte, le dernier soupir de sasécheresse est encore une chanson. Le major l’écoutait comme onécoute aux carrefours un refrain populaire.

Son chien ayant été mordu par une vipère,Chévremont lui donna des soins, et des rapports s’établirent entrele vétérinaire et le major. Celui-ci n’accepta pas à déjeuner, maisil accepta une tasse de café, fut présenté àMme Chévremont et vit Nanette aller et venir dansla maison en sautillant.

– Croyez-vous que c’est dommage !dit Chévremont. Une enfant si gentille !

– Les parents sont bien coupables. Uneintervention au début eût été efficace, fit le major.

– Et il est trop tardmaintenant ?

– Je ne sais pas. Il faudrait voir. Onpourrait, en tout cas, atténuer le mal.

Chévremont n’insista pas ; mais une idéelui avait traversé l’esprit et il la confia à sa femme.

– Oui, dit-elle, c’est une bonneidée ; mais on ne peut rien faire sans le consentement formeldu père.

– C’est mon avis. Il pourrait demanderune permission qu’il passerait ici et l’on en profiterait…

– Je n’y vois pas d’inconvénient.

Quel triomphe pour la Libre-Pensée de Bourg sil’enfant recouvrait la validité, non point par l’opération duSaint-Esprit, mais par celle du chirurgien et pendant son séjourchez les Chévremont !

Le vétérinaire récrivit au père de Marie-Anneet l’invite sans donner de prétexte à son hospitalité.

La réponse n’arriva qu’au bout d’un mois.

Grimodet faisait écrire :

Je n’aurai pas de permission avant sixmois au moins. Je viens justement d’en passer une chez mamarraine ; mais la première fois, on pourra enrecauser.

Chévremont prit la chose en riant.

– C’est quand même un drôle depère ! Il aurait bien pu s’arranger pour venir embrasser safille, qu’il n’a pas vue depuis tantôt deux ans et qui est toute safamille.

Chapitre 9Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE

C’était le temps des marraines de guerre, quifurent un baume sur des plaies… quand elles n’occasionnèrent pasles plaies qu’elles prétendaient panser. Et c’était aussi le tempsdes colis, qui eussent été moins nombreux si les filleuls n’enavaient point reçu leur large part. On leur en expédiait departout, et les plus modiques n’étaient pas toujours les moinstouchants. Denrées, tabac et lainages voyageurs ont fait, sommetoute, moins de mal que de bien.

En peut-on dire autant de ce qui revenait aupigeonnier en épîtres de remerciements, sous les ailes ?

Mlle Chantoiseau,l’intérimaire de l’école des filles, avait elle-même un filleul.Elle ne le connaissait pas. Elle ne l’avait jamais vu. C’était parune feuille mondaine qui traînait sur une table, chez lesChévremont, que la jeune fille était entrée en correspondance avecun aviateur, nommé Gaston Romanet. Il ne demandait rien… que lasympathie d’une âme-sœur, l’âme pour le rêve, la sœur pour laréalité. Clémence avait écrit ; Gaston avait répondu. Uneliaison idéale s’en était suivie. L’institutrice n’avait pasdissimulé sa condition précaire et l’aviateur ne s’était pas montréen reste de confiance. La déclaration de guerre l’avait trouvé, àvingt-neuf ans, comptable dans une grande fabrique de Lille. Il nelaissait personne derrière lui. Orphelin de bonne heure, ils’inspirait, pour apitoyer l’inconnue, du romantisme de Didier dansMarion Delorme. Il jouait l’air de violon qu’il savait lemieux ; et Clémence l’écoutait, ravie. On, avait ensuite,échangé des photographies. Elle n’en possédait qu’une, en cartepostale, exécutée à Paris, sur les boulevards, à bas prix. Elle yapparaissait plutôt à son avantage. La photographie n’enlaidit pasles laides. Le teint de Mlle Chantoiseau n’avaitpas plus d’éclat au naturel que sur son portrait et la pâleur deses yeux pouvait être attribuée au mauvais éclairage ou àl’inhabileté de l’opérateur.

Gaston, lui, n’avait envoyé qu’un instantanépris aux armées par un amateur. C’était, sous l’uniforme et labourguignotte, un assez joli garçon, à moustache noire effilée, aumenton carré : un soldat. Clémence cherchait à se l’imagineren civil, frère d’infortune, cœur solitaire. Ellemarchait… c’est-à-dire qu’elle avançait chaque jour en âgeet en affection pour son filleul. Elle était au bord del’amour.

Il avait eu beau lui dire qu’il ne désiraitque son amitié, elle était persuadée qu’il y mettait de ladiscrétion. Et puis la joie d’adresser, elle aussi, elle pauvre, uncolis au combattant ! Elle ne s’en cachait pas. Elle avaitinventé un cousin aux armées. Elle n’était plus seule, et iln’était plus seul non plus. Elle aimait. Elle attendait une lettre.Le jour qui se lève reçoit sa teinte du facteur. Attendre lefacteur… le voir venir, approcher… « Rien pour moi ?… –Si – Ah !… » Si prompte que soit la main, le cœur l’aprécédée. Faire la classe ensuite. Réclamer le silence. Pour mieuxse faire entendre des élèves ? Non. Pour mieux entendre uneautre voix que la sienne, que la leur ; pour mieux entendrebourdonner l’essaim des mots contenus dans la ruche. Elle étaitimpatiente d’aller s’enfermer dans sa chambre en location, pourlire et relire sa lettre, et puis écrire, écrire, écrire…Tant d’économies à dépenser ! Elle avait acquis le droitd’être prodigue.

Quand elle sortait avec Nanette, elle sortaitdans son rêve, elle sortait en Gaston. La lettre dans son enveloppebattait sur sa poitrine comme une montre dans son boîtier. Elle laremontait en la relisant encore avant de s’endormir.

Lorsque Nanette lui demandait : « Àquoi pensez-vous ? mademoiselle Clémence ? » elle seretenait pour ne pas répondre : « À Gaston, voyons !À qui veux-tu que je pense ? » Si, à ce moment-là, elleavait eu auprès d’elle une amie, au lieu d’une fillette, son cœuraurait éclaté en confidence, comme un fruit mûr qui se fend.

Il n’était pas jusqu’au sombre étang deSablonnières, au milieu de la forêt, qui ne changeât d’aspect en lavoyant paraître : elle l’éblouissait. Certain jour, où, plusencore que d’habitude, il s’enveloppait d’un douloureux mystère,elle laissa échapper :

« Mais non, il n’est pas si triste quecela… »

Elle avait reçu, le matin, une tendre lettre,et les feuilles jaunies cousaient un volant d’or à la jupe de l’eaupleine de trous, et noire.

Sans doute, elle n’expédiait qu’un paquet parmois et c’était peu au regard du paquet que faisaient partir tousles deux jours, à l’adresse de leurs fils, uneMme Chévremont ou uneMme Boussuge… ; mais que l’on songe auxprivations que représentait ce colis de l’intérimaire obligée, aveccent francs par mois, de subvenir à son logement, à sa nourritureet à son entretien. Si son père ne lui avait pas envoyé vingtfrancs de temps en temps, jamais la pauvre jeune fille n’eût jointles deux bouts. Elle y parvenait ; mais en rognant sur latable, en dînant d’une tablette de chocolat. C’était surtoutd’illusions qu’elle vivait. Elle ne gémissait pas. Son filleul laconsolait de tout.

Elle savait par cœur une Idylle prussienne deThéodore de Banville, tableau de genre représentant un moineaufranc qui, sur le champ de bataille, boit, au creux d’un éclatd’obus taché de sang, quelques gouttes de rosée. Le poèteconcluait :

Ce charnier de deuil et de gloire

Au souffle pestilentiel,

À la fin sert à faire boire

Un tout petit oiseau du ciel !

C’était cela, Clémence ne lisait pas lescommuniqués et ne languissait qu’après le facteur. Il y avait laguerre uniquement pour lui donner l’occasion de se rafraîchir, unefois par semaine, à la même coupe alternativement remplie de sanget d’eau pure.

Une fois qu’elle se trouvait à la poste etqu’elle y attendait son tour, Mme Boussuge envoyaitun mandat de vingt francs à son fils. Quand elle fut sortie, lapetite aide, qui sympathisait avec l’intérimaire, par affinité, luidit :

– Toutes les semaines elle en envoieautant. C’est beau d’être riche !

Elle disait cela sans envie ; elle étaitjeune, elle ne mâchait pas amer encore.

– Oui, c’est beau, répétaMlle Chantoiseau. C’est surtout bon de pouvoir nerien refuser à ceux qu’on aime.

Une idée germait dans son esprit. Gaston étaitpauvre et le lui cachait, par délicatesse. Comment s’y prendre pourlui faire accepter le petit mandat qu’elle rêvait de lui adresser,elle aussi, en se privant davantage ? Elle se reprochait safranchise. Qu’avait-elle eu besoin, au début de leurcorrespondance, d’avouer sa situation précaire ? Elle gagnaitsa vie. Elle n’était pas des deux la plus à plaindre. Elle songeaità racheter sa maladresse puisque c’était non pas en disant lavérité, mais en mentant, qu’elle se rapprochait le plus de lui.

Elle mit un mois à bâtir son petit roman, brinà brin, et les Chévremont, à leur insu, lui en fournirentl’intrigue. Elle n’inventa pas qu’elle donnait à Marie-Anne desleçons particulières, mais elle inventa qu’on les lui payait, etelle écrivit dans ce sens à son filleul chéri. Elle étaitriche ; elle allait pouvoir mettre un peu d’argent de côtépour les mauvais jours… ou pour soulager une infortune plus grandeque la sienne. Elle amorçait l’envoi d’argent possible grâce aupetit appoint qu’elle recevait de son père…

Mais la moitié seulement de la difficultéétait surmontée, car Gaston, tel qu’il se montrait sourcilleux surle point d’honneur, renverrait certainement la somme qu’elle luidestinait. Et, d’autre part, elle ne se jugeait pas marrainecomplète sans cela. Il y a tant de choses qu’un soldat ne peuts’offrir que sur place ! Un vin plus fin que le pinard, parexemple…

Elle avait trouvé !

Elle écrivit :

Je veux vous faire partager mon plaisir.Je viens de toucher mon premier mois de leçons. Buvez une bouteillede bon vin avec le meilleur de vos camarades, en pensant à moi, età votre santé.

Et elle glissa dans sa lettre deux coupures decinq francs bien propres, ayant à peine circulé.

En revenant de la poste, elle rencontra lamaman d’une de ses élèves et lui dit bonjour.

– Comme vous avez bonne mine !s’écria la femme. L’air de Bourg vous profite à vous.

– Oui, je vais bien. Je me plais ici.

Elle avait craché rouge dans son mouchoir, laveille, et la flamme qui lui rosissait les joues la dévoraitintérieurement. Mais puisque l’autre lui donnait le change, elle leprenait, tant elle était heureuse !

Un peu d’appréhension, néanmoins, se mêlait àson bonheur intime. Qu’allait dire Gaston ? Il pourrait bienne pas être dupe…

Elle fut promptement rassurée.

Merci, répondit le filleul. Votresouhait charmant a été exaucé. Nous avons bu à notre santé ;mais c’était la vôtre que je portais à part moi.

Elle rayonna. Elle vida d’un trait sa couped’eau fraîche, son éclat d’obus. Ah ! qu’elle méritait bienson nom de Chantoiseau ce jour-là ! Elle était ivre de roséeet elle chantait !

Elle dit à Nanette, au cours de leur promenadedu jeudi en forêt :

– Il faudra que tu me copies cette joliechanson que tu chantes… tu sais…

– Non. Laquelle, mademoiselle ?

– Celle dont le refrain est :

Je t’ai rencontré simplement

Et tu n’as rien fait pour chercher à me plaire…

– Je veux bien, mais encachette, dit la petite. Madame prétend que ce n’est pas unechanson pour une enfant de mon âge.

– Bien sûr, reprit l’intérimaire. Je nete dis pas de la chanter, mais, puisque tu la sais, de me lacopier. C’est mon filleul qui ne se rappelle pas les paroles et quime les demande.

Le mois suivant, elle s’enhardit ; ellene chercha plus de prétexte et mit dix francs, avec sa lettre, sousenveloppe.

Et elle attendit, le cœur battant, comme lapremière fois. Nouvelle ivresse ! Gaston, jusque-là, nel’avait jamais tutoyée, même dans le feu de ses démonstrations. Luiaussi s’émancipait à écrire :

J’ai peur, marraine chérie, que tu nefasses des folies pour moi… Mais la folie est contagieuse et latienne me gagne… Prends garde !

Contre quoi elle aurait à se défendre, il nele disait pas ; mais une précision est-elle nécessaire à quin’a plus les moyens de lutter et bénit son désarmement ?

Une distraction pour les gens de loisir fut,pendant quelque temps d’aller voir une compagnie de prisonniersallemands travailler en forêt. Ils venaient chaque jour deSablonnières, à dix kilomètres de Bourg, et faisaient des traverseset des fagots… à moins qu’ils ne fissent rien. Ils étaientdéguenillés, mais les territoriaux chargés de leur surveillancen’étaient pas beaucoup mieux vêtus et paraissaient plus fatigués.Les prisonniers n’auraient pas eu de peine à s’endébarrasser ; ils n’y pensaient pas et jouissaient de leursécurité, à l’abri des marmites et des shrapnells. Un seul tenta des’échapper et, repris, fut mal vu par les autres, auxquels, pendanthuit jours, la vis fut serrée d’un tour. On avait la paix ;était-ce raisonnable de la troubler ?

Les jours, de pluie, les prisonniers nesortaient pas de leur cantonnement ; ils n’en sortaient pasnon plus le dimanche. Ils en profitaient pour raccommoder leurshardes en chantonnant. Deux d’entre eux avaient une belle voix. Ilsla faisaient entendre quelquefois sous bois, à l’instigation desterritoriaux eux-mêmes. Tout le monde s’arrêtait de travailler pourles écouter. Un territorial faisait le guet, appuyé sur son fusil,pour signaler les trouble-fête, officiers, inspecteurs, etc.… Oneût été si tranquilles sans eux !

Une fois, les coryphées chantèrent un lied quetous les prisonniers, électrisés, reprirent en chœur et debout,comme sous les voûtes d’une cathédrale aux piliers frémissanteux-mêmes d’une émotion sacrée.

Boussuge était de ceux qui « allaient susBoches » assez fréquemment. Il leur trouvait des facesbestiales. Il tes voyait à travers les articles de journaux quireprésentaient nos prisonniers à nous, victimes des mauvaistraitements de l’Allemagne, dans les camps où ils étaient parqués.Il réclamait des représailles ; mais Pioux, le maître maçonqui avait un fils prisonnier, craignait, par des rigueurs de notrepart, d’en provoquer de nouvelles chez l’ennemi. Alors, oùs’arrêterait-on ? D’autant plus que le nombre de nosprisonniers était sensiblement supérieur au nombre des prisonniersallemands.

– Vous avez raison, dit Boussuge.

Il pensait à son fils qui pouvait, lui aussi,tomber aux mains des Boches.

Les territoriaux venaient quelquefois seravitailler à Bourg. Ils ne manquaient pas, alors, d’aller viderbouteille au Plat d’étain, la meilleure auberge deBourg-en-Thimerais.

Elle était la meilleure parce qu’elle avaitconservé quelque chose des auberges d’autrefois. Elle était intimeet l’on y mangeait bien. La vaste cuisine était une salle communeouverte à tous. On y causait, on y buvait, on y regardaitMme Bretonnet, la patronne, préparer loyalement lesrepas, éplucher les légumes, battre les sauces, découper lesviandes sur un énorme billot de chêne. Le chêne avait eu deux centsans d’existence et son cadavre inusable rendait encore desservices. Il occupait le centre de la cuisine et toute la vie de lamaison tournait autour ; il avait remplacé letourne-broche.

Les territoriaux s’attablaient ets’attardaient, servis par Tiennette Bretonnet, une grande bellefille de vingt ans qui riait toujours et à laquelle on ne manquaitpas de respect, parce qu’elle envoyait, sans cesser de rire, soncoude nu et pointu dans la figure des clients entreprenants. Elleavait, un jour, brisé deux dents à l’un d’entre eux ; on se letenait pour dit.

Les territoriaux venaient aux nouvelles et enapportaient. Ils se laissaient interroger sur les prisonniersqu’ils gardaient, ils n’en disaient ni bien ni mal. Ils faisaientles commissions de ceux qui avaient un peu d’argent.

Comme on leur demandait si quelques Bochesparlaient français :

– Oui, répondit un territorial… trois ouquatre, en dehors de leur interprète, écorchent notre langue.Tiens, ça me rappelle une chose… Est-ce que vous n’avez pas, ici,des réfugiés de l’Aisne ?

– Si. Plusieurs sont des environs de Laonet de Soissons.

– Justement. Deux de nos prisonniers ontoccupé cette région et, ma foi, c’est malheureux à dire, ils n’engardent pas un mauvais souvenir.

– Pourquoi ?

– Parce qu’ils y ont reçu, qu’ils disent,la plus complète hospitalité. Enfin, quoi ! ils ne manquaientde rien, vous comprenez ?

Le territorial clignait de l’œil en regardantTiennette qui « remettait ça », remplissait lesverres.

– Oh ! fit-elle, c’est encore plusfacile que malheureux à dire. À beau mentir qui vient de loin.

– Ils donnent des détails que jen’oserais pas répéter devant vous, candide enfant… à moins quevotre mère ne m’y autorise, reprit le territorial.

– On ne vous les demande pas, trancha labelle fille.

Il y avait là une femme en camisole sale quivenait chercher, dans un pot à eau ébréché, un peu de bouillon pourson enfant malade.

– Vous ne vous souvenez pas du nom del’endroit où ça se serait passé, dit-elle au soldat.

– C’est quelque chose comme…

Il écorcha le nom d’une localité. Ellerectifia.

– Peut-être bien.

– Et les noms des femmes complaisantes,tandis que leurs maris se font casser la g…, vous ne les savezpas ? questionna âprement la réfugiée.

– Ah ! la petite mère, si vouscroyez que ça m’intéresse !… Il n’y en avait d’ailleurs quedeux au village, paraît-il. Je ne les excuse pas, mais quoi !Quand l’occupant parle en vainqueur et en maître, une faible femmese rend… et n’en meurt pas… Il ne faut pas trop faire la malignequand on n’a pas été exposée soi-même…

– Si c’est vrai, interrompit la réfugiée,on peut dire tout de même que voilà deux fameusessaletés !

Et elle s’en alla lentement, afin de ne pasrenverser son bouillon, ou bien dans l’attente d’une réplique.

Mais sa voix n’eut pas d’écho. La populationindigène de Bourg n’aimait pas les accourues et se méfiaitde toutes, indistinctement.

Chapitre 10BOBOCHE ET BANBAN

On voyait entre Bourg et la lisière de laforêt une grande ferme abandonnée à la suite d’un incendie qui enavait dévoré une aile sur trois. On allait la reconstruire quand lamobilisation avait pris le fermier, dispersé sa famille etdécouragé le propriétaire, qui attendait la fin des hostilités pourreprendre les travaux et repartir sur de nouveaux fraisd’exploitation.

Le docteur Chazey avait réquisitionné l’aidedroite du bâtiment pour y loger les « accourues » quen’avaient point recueillies, à cause de leur famille tropnombreuse, les particuliers. Elles étaient là une douzaine avecvingt enfants en bas âge. Elles touchaient l’allocation pour elleset pour eux. Les plus grands allaient à l’école ; les petitsoccupaient leurs mères et leur donnaient une contenance.

Il y avait, à l’entrée de la Ferme, dite (onne savait pas pourquoi), Ferme Bourrue, un magnifique frênepleureur sous lequel s’abritaient les réfugiées pour causer entreelles, comme elles faisaient au lavoir naguère ; mais au lieude savonner, de tordre et de battre le linge, elles démaillotaientet remmaillottaient les marmots, leur donnaient le sein ou lebiberon, les caressaient ou tapaient dessus.

On leur avait proposé des travaux d’aiguillepour se distraire ou combattre l’oisiveté ; on leur avaitoffert de la toile et de l’étoffe pour les inciter à confectionnerelles-mêmes layette, trousseau et vêtements ; mais la plupartne savaient pas coudre, et celles qui savaient étaient paresseuses.Elles ne pratiquaient pas cette vertu bourgeoise : leraccommodage.

Le docteur Chazey avait l’œil sur lacolonie ; il surveillait avant tout l’allaitement desbébés.

– Demandez-moi ce qui vous manque,disait-il, mais je ne veux pas… vous entendez bien, je ne veux pasde décès d’enfants. Il n’y en a jamais ici. Des biberons bienpropres, hein ? Si je trouve dedans, en arrivant àl’improviste, autre chose que du lait ou ce que j’aurais prescritd’y mettre, c’est le congé immédiat pour la mère coupable.Parfaitement. Aussi coupable que si elle se servait encore dubiberon à tube. On pourra vous dire que ce malfaiteur, traqué parmoi, s’est défendu avec l’énergie du désespoir… ; mais je l’aieu. On n’en trouverait pas un à trois lieues à la ronde. Ce n’estplus qu’un souvenir, un mauvais souvenir. Compris ? La santéde l’enfant dépend de la mère. Quand il meurt, elle devrait êtrepoursuivie pour infanticide par imprudence. J’ai bien l’honneur,mesdames, de vous saluer.

Le bon docteur grommelait en s’enallant :

– Coupable, sans doute… mais pasnécessairement, et pas seule, à la vérité. L’auteur du délit estsouvent le père. S’il a mis dans le sang de l’enfant l’alcool quela mère n’a pas versé dans son biberon…, la belle avance.

Il tenait parole. À chacune de ses visitesinopinées, il examinait les enfants sur toutes les coutures, commeà une consultation de nourrissons. Il donnait des conseils, et lemoyen de les suivre.

Sa sollicitude n’était pas récompensée.

Le choix qu’il avait fait de la femme Louvoiset de ses trois enfants lui aliénait les sympathies des douzelocataires de la Ferme Bourrue. « Pourquoi elle et pasnous ? » s’entre-disaient l’amertume et l’envie. Le tempsque les accourues ne passaient pas à se chercher dispute, ellesl’employaient à se réconcilier sur le dos de Sa mignonne, de Sachérie, comme elles appelaient le grand berger en cape brune, leurcompagne d’infortune cependant. C’était le sujet quotidien de leursconversations, quand elles ne se querellaient pas ; car laFerme Bourrue, sur ce point, avait tout de la caserne degendarmerie où les ménages, excités les uns contre les autres, serendent invariablement la vie insupportable.

Une des commères, la Bougeaille, était cellequi se trouvait au Plat d’étain lorsqu’un territorial yavait colporté des racontages sur quelques femmes restées dansl’Aisne envahie. La Ferme abritait justement une femme du villagedésigné. C’était celui qu’habitaient Mme Louvois,Nanette et Nanand. Le cailletage s’alimenta pendant huit jours decette devinette : quelles étaient les deux femmes surlesquelles pouvaient se porter les soupçons ? La seulefugitive à même d’émettre un avis, cherchait, passait en revue,conjecturait, sous le frêne qui semblait pleurer de cetteinvestigation.

Les enfants écoutaient, comme intéressés parla solution d’un problème.

À la fin, la commère intriguée rendit sonarrêt.

– Plus j’y pense, plus je suis convaincueque les Boches font allusion à la Servais, la mère du petitFernand, qui est chez des bourgeois d’ici. C’était un mauvaisménage. Le gosse pourrait en dire long, si on le questionnait.Comprend-on qu’elle l’ait laissé partir tout seul ? Elleéloignait un témoin gênant. Elle a déjà eu des histoires étantjeune. Fernand est né avant son mariage. Il y avait chez eux desscènes continuelles… Alors Servais s’est mis à boire,naturellement. La mobilisation a été un bon débarras pour tous lesdeux. Oui, plus j’y réfléchis, plus je la crois capable… L’autre jen’en suis pas aussi sûre… ; j’aime mieux ne rien dire.

– C’est tout de même malheureux pour cepauvre enfant… Quand il rentrera chez lui et qu’il entendra jugersa mère…

– Elle ne pourra pas rester dans le pays,c’est clair.

Et les langues allaient leur train, sous lefrêne pleureur, devant la nichée tout oreilles.

Les jours suivants, le fils de la Bougeaille,qui était un peu plus âgé que Fernand et ne lui pardonnait pas sonexistence agréable, redoubla d’animosité vis-à-vis de lui.Manifestement il le cherchait, se sentant soutenu par lamajorité de ses camarades. À la récréation, Nanand était exclu deleurs jeux, ou bien on organisait un simulacre de bataille entreAllemands et Français, et comme c’était à qui ne serait pasAllemand :

– Hé ! Fernand, criait Bougeaille,dévoue-toi… T’as moins d’efforts à faire qu’un autre.

Nanand évitait de répondre et demeurait àl’écart, n’étant point batailleur et ne comprenant pas. Larécréation lui devenait aussi pénible que la classe, à laquelle ilne prenait pas un intérêt bien vif. Son intelligence restaitendormie et n’avait que de courts réveils. Il attendait avecimpatience la sortie. Il aimait à rencontrer Nanette qu’il voyaitvenir clopin-clopant et qui lui eût moins plu si elle avait boitémoins. Elle se distinguait par là des autres. Elle était bientenue. Elle avait toujours des rubans clairs et propres au bout deses nattes tombantes, et ses yeux étaient ceux d’une grandepersonne ; elle paraissait les avoir empruntés et ilsl’intimidaient un peu par leur éclat et leur fixité. Elle avaittoujours une bonne parole pour Nanand. Ils marchaient un moment àcôté l’un de l’autre et se séparaient à regret, en se regardantamicalement.

Ils allaient ainsi, gentiment, le jour où ledrame éclata.

Le fils Bougeaille les suivait en ricanantavec trois ou quatre drôles de son espèce. Comme ils en étaientpour leurs frais. Bougeaille pressa le pas et ayant dépassé Nanetteet Nanand, se retourna pour dire insolemment :

– Boboche et Banban : les deux fontla paire !

Banban était le surnom que les fillettes de laFerme Bourrue avaient donné à Nanette pour la mortifier. En classe,on l’appelait plutôt la Tite Bote. Un jour déjà, elle avait corrigéune gamine de la Ferme, et elle était toute prête à recommencer.Mais l’insulte, cette fois, glissa sur elle, et ce fut à Nanandseulement qu’elle prit garde. Elle rattrapa, d’un saut en avant, lemauvais garnement, le saisit par la manche, le secoua etdit :

– Pourquoi que tu l’appellesBoche ?

– Demande-lui, répondit l’autre en sedégageant.

Elle répéta :

– Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tul’appelles Boche, ce petit ?

Jamais ses yeux n’avaient été plus larges niplus brillants ; mais la teinte en avait subitement passé dubleu au violet.

Bougeaille était plus grand et plus fortqu’elle ; deux raisons pour qu’il s’exécutât.

– Quand on a une mère qui fait ce que lasienne a fait avec les Allemands, on mérite le nom de Boboche, etça n’est pas toi qui…

Il n’acheva pas : la petite lui avaitplanté ses ongles dans la figure, et s’acharnait.

Nanand stupéfait et les autres témoins,assistaient sans mot dire au châtiment du méchant garçon qui sedéfendait mai et, aveuglé par le sang, se bornait à parer denouveaux coups de griffe. La poule c’était lui, et c’était elle lecoq.

La scène se passait devant la boutique dusellier-bourrelier. Il sortit et intervint. Bougeaille, honteux,s’en alla.

– Qu’est-ce qu’il t’avait fait ?demanda le bourrelier à Nanette.

– À moi rien… Mais c’est-y permisd’appeler Boboche un gosse qui ne lui disait rien de mal ?

– Non, ça n’est pas permis, fit l’homme,en riant du restant de colère qui embellissait Nanette, car sesyeux à présent lui « mangeaient » la figure et le bleu enparaissait plus foncé de ce qu’elle était plus pâle.

– N’aie pas peur, il se souviendra de laleçon, ajouta la petite en ramassant son cartable. Viens,Nanand.

Et ils continuèrent côte à côte leur chemin,sans s’adresser la parole.

Au moment de se quitter seulement, pourrentrer chacun chez soi, elle dit encore :

– T’en fais pas, va… Il n’y reviendraplus… Nanand sourit à sa petite amie. Il ne trouvait pas de motspour la remercier et n’en cherchait même pas.

L’incident transpira tout de suite. On donnaraison à la Tite Bote. Des gens qu’elle ne connaissait pasl’arrêtaient dans la rue pour la féliciter.

– C’est toi qui as rossé le gamin de laFerme Bourrue ? Tu n’as pas froid aux yeux. Voyez-vous cepetit coq !…

Mais il fallait expliquer la dispute… ;et l’on sut ainsi ce qu’il eût été préférable qu’on ignorât. Ons’apitoya hypocritement sur Nanand. Le sobriquet infamant lemarqua. On disait : « C’est le petit réfugié qu’onappelle Boboche, à cause que sa mère a eu des bontés pour lesAllemands logés chez elle. » On brodait. On forgeait desdétails. Un essaim de mots, comme un essaim de mouches, voletaitsur cette ordure et la propageait.

On ne fut pas fâché qu’elle pénétrât chez lesBoussuge et les punît d’avoir les moyens de recueillir un réfugié.Il faut bien que la fortune, elle aussi, expose à de petitsdésagréments. Les Boussuge n’avaient pas eu la main heureuse. Tantpis.

Boussuge avait fait son enquête et en publiaitcoram populo les résultats.

– Rien n’autorise même une conjecture,vous savez… C’est un simple ragot… Ce territorial que j’aiinterrogé n’a prononcé aucun nom. Celui du village n’est même pascertain. Ce canard est né à la Ferme Bourrue… : il est bon dene pas le laisser courir et de lui tordre le cou.

– Bien sûr, monsieur Boussuge,répondaient les gens. Mais on élève encore plus de vipères que decanards chez ces accourus… Et puis, quand même il y auraitune part de vérité, votre petit serait-il responsable ? On nechoisit pas ses parents.

L’enfant avait heureusement des défenseursmoins circonspects. Zénaïde bougonnait :

– C’est dommage que cette petite Nanettesoit chez M. Chévremont : j’aurais du plaisir àl’embrasser. Ce qu’on lui a dit… je ne conseille à personne de lerépéter devant moi. Ma main serait encore trop propre pour lafigure du saligaud !…

La galerie, avertie, finit par s’abstenir decommentaires ; mais des regards, pendant quelque temps encore,témoignèrent aux Boussuge une discrète compassion. Ils n’avaientpas de chance. Faire le bien n’est pas chose facile.

Zénaïde, cependant, n’osait pas s’avouerqu’elle était tentée d’ajouter foi à l’odieux commérage. Tout cequi faisait le vide autour de l’enfant le rapprochait davantage dela servante.

Elle ne lui posa aucune question ; mais,le soir, en bordant son lit elle disait parfois :

– Si tu entends des paroles malsonnantes,mon fieu, ne les répète qu’à moi… Tu ne les entendras pas deux foisde la même bouche, je t’en réponds. Bonne nuit. Dors bien.

Quant à Boussuge, il avait fait part de sesimpressions au maire.

– Il ne faut pas que cela se renouvelle.C’est honteux. Parents et enfants ont autant besoin les uns que lesautres qu’on leur donne sur les doigts. C’est surtout le rôle duprêtre et du maître d’école, j’en parlerai à l’abbéGrossœuvre ; parlez-en, de votre côté, à M. Faverol.

– Je n’y manquerai pas, dit le docteurChazey ; et la première fois que j’irai à la Ferme Bourrue, jelaverai la tête aux pies borgnes. Comptez-y.

Ainsi fut fait.

L’algarade de Nanette avait plutôt flatté lesChévremont. Il ne leur déplaisait pas qu’elle eût protégé le petitréfugié des Boussuge. Agathe et Palmyre en sortant de la messe, ledimanche suivant, s’entretinrent un moment de l’affaire chez lepâtissier.

– Cette petite a du cœur, dit Palmyre.Notre Nanand aussi en a : c’est le caractère qui chez lui estmou. Il ne paraît pas non plus, par bonheur, avoir très biencompris l’allusion à la conduite de sa mère. La petite a l’espritplus éveillé, l’intelligence plus précoce…

– C’est une fille, dit Agathe.

Chapitre 11LA MALAISÉE

Depuis plusieurs jours, Nanand ne venait plusà l’école. Nanette le cherchait en vain, des yeux, dans la GrandeRue, à l’heure où, d’habitude, elle le rencontrait. Bougeaille, enpassant à côté d’elle, lui jetait un mauvais regard, et il étaitentouré de camarades qu’elle n’osait pas interroger. Elle craignaitde s’attirer une réponse injurieuse et d’être encore obligée de sebattre. Elle avait eu beau promettre àMme Chévremont de ne pas faire attention à ce quepourraient lui dire « les mauvais sujets », ses petitspoings se crispaient à l’idée seulement qu’elle s’entendait appelerBanban. Il semblait que le gars Bougeaille lui eût révélé sadisgrâce. Elle en était malheureuse. Elle s’observait en marchant.Elle boitait davantage en ne sautillant plus pour paraître boitermoins.

Comment faire pour savoir ce que devenaitNanand ?

Elle s’avisa soudain de s’adresser àMlle Chantoiseau. Sa directrice,Mme Faverol, n’avait qu’à demander à son mari quiétait le maître d’école des garçons. Était-ce bête de n’y avoir passongé plus tôt !

Mlle Chantoiseau s’acquittavolontiers de la commission.

– Fernand Servais est malade,rapporta-t-elle à Nanette.

– Qu’est-ce qu’il a ?

– On ne sait pas. Il est alité : ledocteur Chazey va le voir.

Le docteur, en effet, après avoir examinél’enfant, qui ne se plaignait pas, mais qui demeurait prostré, à lasuite d’un abondant saignement de nez, le docteur réservait sondiagnostic. Il le formula enfin : l’enfant faisait une fièvremuqueuse bénigne. Si aucune complication ne survenait, il en seraitquitte pour garder la chambre pendant six semaines.

– C’est bien, ditMme Boussuge, on le soignera.

Justin était, à cette époque, sur la Somme, oùl’on se battait. Les Boussuge s’inquiétaient lorsqu’ils étaientplus de quatre ou cinq jours sans recevoir de ses nouvelles, car ilécrivait d’habitude régulièrement. Mme Boussuges’alarmait surtout le soir, quand Nanand, dont elle prenait latempérature, avait quelques dixièmes de plus. On eût dit que lethermomètre la renseignait autant sur la santé de son fils que surcelle du petit réfugié. Elle établissait mentalement un rapportentre la dernière lettre de Justin, le communiqué et l’élévation dela température du malade. Elle ne se rendait pas compte elle-mêmedes effets de sa superstition. Elle ne l’avouait pas. Ellesubissait ce vague malaise que cause un pressentiment. Lorsque ledocteur lui avait apporté, le lendemain matin, une lettrerassurante de Justin, elle ne s’étonnait pas que Nanand eût passéune meilleure nuit et que sa fièvre fût tombée d’un degré.

Zénaïde couchait à côté de lui, sur unmatelas. Elle était d’une humeur de dogue. Elle attribuait lamaladie de l’enfant à la scène que lui avait faite dans la rue lefils de la Bougeaille.

– Son cerveau a trop travaillé là-dessus,disait-elle ; c’est là qu’est le mal ; mais le médecinn’en conviendra pas, parce qu’il n’y a pas de drogues pour guérirça.

– Vous dites des bêtises, Zénaïde,tranchait Mme Boussuge. Une fièvre typhoïde est unefièvre typhoïde et rien de plus. Un chagrin d’enfant ne suffit paspour la lui donner.

– C’est votre idée, j’ai la mienne,répondait la servante.

Elle avait une sourde irritation contre lethermomètre. Elle le regardait sur la cheminée, haussait lesépaules et bougonnait :

– On ne sait plus quoi inventer !J’en fais autant avec ma main.

Aussi bien, quand elle avait posé sa main surle front de l’enfant ou touché ses mains, ma foi ! elle savaittout ce que le thermomètre allait apprendre au docteur ou àMme Boussuge.

Celle-ci fit un jour la réflexionsuivante :

– Si sa mère n’était pas dans les paysenvahis, notre devoir serait de l’avertir. Elle viendrait ou neviendrait pas : en tout cas, elle serait avertie.

Zénaïde grogna :

– Laissez-la donc. Elle est bien où elleest.

– Si pourtant l’état du petits’aggravait, objecta Boussuge.

Palmyre se retourna furieuse contre lui. Ellepensait à Justin ; elle dit :

– En voilà une supposition !

– Sa mère ne s’embarrasse guère de lui,reprit la Malaisée.

C’était son cerveau à elle qui avait travaillédepuis l’allusion faite à la conduite deMme Servais. Zénaïde avait commencé par ne pasajouter créance aux caquets de la Ferme Bourrue. Que Nanand fûtséparé de sa mère, n’était-ce pas assez pour son malheurprésent ?… Et puis, à mesure qu’elle s’attachait davantage àl’enfant, son affection était devenue plus exclusive, et elle enarrivait à se réjouir de tout ce qui rabaissait la famillevéritable à laquelle insensiblement elle se substituait.

Elle s’imaginait acquérir sur Nanand lesdroits que s’ôtaient les parents. Elle gagnait le terrain qu’ilsperdaient en se désintéressant de lui et en se dégradant dansl’estime publique. Mais cette affaire la regardait seule… Il étaitbien trop jeune pour réfléchir sur des choses de cette gravité. Ilavait le temps de savoir et de comprendre.

Pour le moment, elle épiait son sommeil etprêtait une oreille attentive aux mots sans suite qui luiéchappaient dans le délire. Elle faisait comme un apprentissage dela maternité. L’enfant entrait en elle au lieu d’en sortir. Elleétait mère au rebours des mères.

– Depuis que cet enfant est malade,disait Mme Boussuge, Zénaïde est insupportable,comme si c’était le sien.

La Malaisée, qui n’avait jamais mieux méritéson sobriquet, ne montait plus dans sa chambre, même le dimanche.Dès qu’elle avait un instant de liberté, elle venait le passerauprès du petit. Pour elle aussi, il était l’hirondelle sous letoit : il en éloignait les fléaux.

Il y a plusieurs sortes de vieilles filles.Celle qui a aimé, qui a cru être aimée, qui l’a été, est bien pluslongue qu’une autre à se racornir et à se dessécher. Elle vit deprofondes racines qui ne veulent pas mourir. Elle n’attend pourreverdir qu’un rayon de soleil et des larmes de joie. Elle n’a pasrenoncé à jouer à la poupée. Un amour est toujours, grâce à cela,en puissance dans son cœur, et sa chair qui n’a pas tressailli à lanaissance d’un enfant, peut en adopter un qui lui fasse mal dansses plus secrètes fibres. C’est véritablement la faiseused’anges : ils passent en elle de la vie à la mort. Quand parhasard son rêve a l’occasion de s’incarner, quelle précipitation desa tendresse à rattraper le temps perdu !

Nanand incarnait le rêve de Zénaïde.

Le docteur Chazey ne s’était pas trompé :la fièvre typhoïde ne s’aggrava pas et le petit réfugié fut bientôthors de danger.

Dans le même temps, l’offensive à laquelleJustin avait participé s’arrêta et son régiment fut envoyé aurepos.

Mme Boussuge ne manqua pasd’observer la coïncidence.

– J’espère que vous allez maintenant nousfaire meilleur visage, dit Mme Boussuge à saservante.

La Malaisée ne répondit pas ; mais cejour-là, vers le soir, un miracle s’accomplit dans la chambre del’enfant : on entendit Zénaïde chanter ! Telle fut lasurprise du ménage, que Boussuge et sa femme, sortant chacun d’unepièce du rez-de-chaussée, se rencontrèrent au pied de l’escalier,l’oreille tendue.

– Tu distingues ce qu’elle chante,toi ? demanda Palmyre.

– Je distinguerais si tu ne parlais pas,fit-il. Écoute donc.

Le fait est que la Malaisée chantait chez sesmaîtres pour la première fois. Et que chantait-elle ?Ceci :

Tra la la la, la la, la la,

Sont-ils veinards,

Tous ces Bidards !

– Elle devient folle, ditMme Boussuge. Après qui en a-t-elle ? Tu lesais, toi ?

– C’est un refrain populaire de sajeunesse… le seul qu’elle ait retenu… et encore ! expliquaBoussuge. Je m’en souviens. C’est l’histoire d’une famille quin’avait qu’un billet de loterie, rien qu’un billet… et qui a gagnéle gros lot. On a chanté ça à Paris… il y a bellelurette !

Au premier étage, cependant, Zénaïde répétaità satiété, de sa forte voix inassouplie :

Tra la la la, la la, la la,

Sont-ils veinards,

Tous ces Bidards !

– Dieu me pardonne ! je croisqu’elle danse en chantant !

– Elle est contente.

Elle était contente. Longtemps comprimé, lestupide refrain n’en finissait pas de se dérouler dans sa mémoire,comme dans la mémoire d’une nourrice un refrain qui l’a elle-mêmebercée.

Une chose pourtant inquiétait encoreZénaïde.

Nanand demeurait un peu hébété ; elle luiparlait et il ne semblait pas l’entendre ; il n’avait pasenvie de jouer ; on eût dit qu’il dormait éveillé.

– Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?Je te le donnerai.

À cette question réitérée, l’enfant réponditenfin :

– Je voudrais voir Marie-Anne.

La Malaisée, de l’index, se grattait lessourcils, ce qui était chez elle le signe d’une grande perplexité.Elle n’ignorait pas que ses maîtres, malgré la réconciliation desdeux amies, évitaient de se demander aucun service. Bonjour,bonsoir. Les deux petits réfugiés se rencontraient dehors ou àl’église : c’était suffisant.

– Ah ! tu voudrais voirMarie-Anne…

– Oui.

« Il a bon cœur, pensait laservante : il n’oublie pas que cette petite a pris sa défense.On ne peut pas lui refuser ce qu’il demande… Mais c’est les uns etles autres qui va nous mettre des bâtons dans les roues… C’est bienplus simple de se passer de leur consentement. »

Le lendemain, elle s’attarda aux commissionset guetta Nanette à la sortie de l’école. Quand elle la vit venir,elle l’appela :

– Marie-Anne !

La petite s’arrêta. Zénaïde lui dit :

– Tu sais que ton petit camarade, FernandServais, va maintenant tout à fait bien. Il ne tardera plus àretourner à l’école.

– Ah !… Tant mieux, fit la petitedont les beaux yeux s’animèrent.

– Il parle souvent de toi. Il teréclame.

– Je serais contente aussi de levoir.

– Il ne tient qu’à toi. Veux-tu monterl’embrasser ? C’est l’affaire de deux minutes.

La petite eut une courte hésitation.

– Vous n’avez pas peur que…

– Quoi ? Qu’on ne trouve àredire ? Je prends ça sur moi. Personne ne te grondera, je tele promets.

Elle entraîna Nanette.

Dans le couloir de la maison, elles seheurtèrent contre Mme Boussuge, qui rangeait toutet rien.

– J’amène à notre petit de la visite, fitdélibérément la Malaisée. Marie-Anne passait… Elle se faisait prierpour rentrer… ; mais c’est une trop bonne surprise pour enpriver Nanand… On ne peut pas lui administrer de meilleurremède.

La plus embarrassée des trois étaitPalmyre.

– Si vous croyez…, dit-elle. Va, mapetite.

Et elle s’effaça pour dégager l’escalier.

Lorsque Zénaïde et Marie-Anne entrèrent dansla chambre de Nanand, celui-ci, assis sur son lit, regardaitvaguement les images d’un vieux tome du Magasinpittoresque, qu’il appuyait au pupitre de ses genoux. Lacorpulence de la servante cacha d’abord Nanette à son petitami.

– Devine qui vient te dire bonjour, monfieu ?

Le convalescent ne paraissait pas curieux dele savoir.

Alors, la Malaisée ne le fit pas languirdavantage : elle s’écarta et découvrit Nanette qui s’avançavers le lit, la main et les yeux grands ouverts.

Nanand prit la main tendue, sans élan, maisson visage refléta un peu de joie intérieure.

– Qu’est-ce que tu lis de beau ?demanda Nanette, continuant à faire tous les frais.

Il ne répondait pas ; elle se pencha surle livre et lut la légende d’une gravure : Les cèdres duLiban.

– C’est amusant ?

Il dit oui d’un signe de tête.

Elle crut avoir trouvé, dans une associationd’idées, le mot pour rire.

– Quand tu vas sortir, tu verras commentils ont arrangé les tilleuls de l’avenue de la Gare…

Elle faisait allusion à la taille rigoureuseque ces arbres avaient subie à la veille de Pâques. On n’avaitlaissé aux tilleuls que leur fût terminé par l’éventail d’une mainnoire aux doigts déformés, comme ils le sont chez les goutteux.Quelques mains n’avaient que trois ou quatre doigts, et celles quien alignaient cinq ne les présentaient pas dans leur ordrenaturel…

C’était plus fantastique encore le soir.L’avenue exposait en bordure une double haie de chimpanzéscrucifiés, aux membres tordus et pelucheux, aux têtes grimaçantesdans l’agonie. Toutes ces têtes ne demeuraient pas droites, commeau bout d’une pique, ou penchées sur une épaule ; quelquespatients décapités portaient leur tête sur les bras, jusqu’au jouroù le printemps finissait par cacher ces hideurs en les gantant defeuilles.

– Un vrai jeu de massacre ! ditNanette, sans parvenir à dérider son petit camarade.

– Eh bien ! quoi, Nanand, tu asperdu ta langue ? Moi qui croyais te faire plaisir, ditZénaïde avec un peu de désappointement.

L’excuse, ce fut encore Nanette qui laproposa.

– Il ne s’attendait pas… N’est-ce pas,Fernand, que tu ne t’attendais pas à me voir ?

Il leva enfin les yeux sur elle avecreconnaissance.

Elle poursuivit :

– Je reviendrai un jour que j’aurai plusde temps… bientôt… Je te promets… Je vais être en retard pourdéjeuner.

Elle prit sur le drap la main de Nanandtoujours muet, la lui serra et redescendit l’escalier enclopinant.

Et de l’entendre ainsi, telle que son oreillela lui représentait, Nanand était encore plus charmé qu’à la vue desa petite amie.

– Sais-tu que tu n’as pas été aimableavec elle ? dit Zénaïde en remontant.

Il répondit la tête baissée sur sonlivre :

– C’est pas ceux qui chantent qui est leplus heureux.

Quelques jours après, Nanand se leva etrecommença d’aller et venir dans la maison. Il était seul admisdans la chambre de Zénaïde ; il l’y suivait quelquefois, parceque, de sa fenêtre, la vue embrassait Bourg et ses toits couvertsde tuiles, par-dessus lesquels la forêt déployait sa ceinture. Sonregard se perdait sur tout cela et n’aimait à distinguer quel’habitation des Chévremont, où se trouvait Nanette. Il la repéraitaisément, sur l’avenue de la Gare, grâce aux tilleuls qui traçaientdeux lignes parallèles terminées par le point d’exclamation del’église.

Derrière Nanand, la Malaisée virait,bricolait, ravaudait… Jamais elle n’avait ouvert devant lui safameuse malle au couvercle velu, contenant tout ce qui appartenaità la servante. Large, haute et lourde, la malle faisait l’office decommode dans un coin et ne se déplaçait pas sans effort.

Or, ce dimanche-là, Nanand, de son posted’observation à la croisée, entendit Zénaïde tirer la malle aumilieu de la chambre. Il se retourna, curieux du spectacle nouveauqui semblait s’annoncer.

– Tu cherches quelque chose ?demanda-t-il.

– Non, répondit-elle. C’est pour mettreun peu d’ordre.

Elle avait ouvert le cadenas, soulevé lecouvercle. Nanand aperçut avec étonnement l’affreux sac deJulien Damoy, Café en grains, qui avait été son sac devoyage, dans sa fuite.

– Tu le reconnais ? interrogeaZénaïde en souriant autant que le lui permettait une fluxionfinissante.

– Oui… mais pourquoi gardes-tuça ?

Elle hésita une seconde et dit :

– Pour garantir le dessus de mesaffaires…, tu comprends ?

– Tu me le rendras, quand je m’enirai ?

– Nous n’en sommes pas encore là,fit-elle vivement.

La malle était à compartimentssuperposés ; dans chaque compartiment, il y avait du lingebien rangé, et à mesure qu’on pénétrait plus avant, le lingeparaissait avoir moins servi. Tout au fond, il était neuf, et unerobe blanche s’étalait.

Zénaïde la regarda un moment en silence.

– Tu l’as portée ? demandaNanand.

– Non, répondit sourdement la Malaiséesans lever la tête.

Il reprit, avec l’insistance indiscrète desenfants :

– Pourquoi que tu ne l’as pasportée ?

– Un deuil. Quand je l’ai quitté, ellen’était plus de mode.

– Alors, tu ne la mettrasjamais ?

– Il y a des chances.

Comme elle demeurait la tête basse, sa fluxionsemblait s’être reformée et la défigurait étrangement. Derrière lajoue énorme, le nez avait disparu, comme une borne dans unmouvement de terrain. On eût dit que la bonne femme ramenait sajoue sur son visage pour cacher quelque chose. L’instinct del’enfant ne s’y méprit pas. Sans raison apparente, il jeta ses brasau cou de sa servante, l’obligeant ainsi à détourner son attentionsur lui… Et les deux êtres sevrés d’affection connurent ensemble lajoie de rompre le jeûne.

Chapitre 12NANETTE EST OPÉRÉE

Trois mois après qu’il avait écrit au père deNanette, Chévremont reçut enfin sa réponse.

Monsieur,

Je prendrai dans quinze jours lapermission que j’ai droit et j’irai la passer à Bourg auprès de mafille. En attendant l’honneur de vous saluer je suis,

Votre fidèle serviteur

Arsène Grimodet.

– Il ne parle pas de l’opération, ditChévremont. Ma foi ! je vais faire comme s’il l’autorisait eten toucher deux mots au major.

Cette fois celui-ci examina attentivementl’enfant.

– Son pied bot est la conséquence d’uneanomalie osseuse, déclara-t-il. On pourrait se borner à réséquer uncoin, sans se préoccuper des os. L’opération est facile. Mais mieuxvaut pratiquer l’ablation de l’astragale ; il en résultera unraccourcissement insignifiant et la croissance du pied n’en serapas contrariée. Les fonctions se rétabliront vite. Il n’y en aurapas moins des précautions à prendre pour maintenir le redressementet prévenir la reproduction de la déviation.

– Elle boitera encore beaucoup ?demanda le vétérinaire.

– Non, mais le port de chaussuresorthopédiques restera indispensable.

– L’opération est sans danger ?

– Aucun. Il eût été préférable,évidemment, de la pratiquer plus tôt, lorsque la déviation étaitmoins accusée et que les os avaient acquis moins dedéveloppement ; mais vous connaissez la négligence des gens dela campagne à cet égard. Pour un animal, on vous fait venir…

– Et encore ! Quand un paysan faitsoigner une bête, c’est avec la quasi certitude qu’elle lui rendra,guérie, les mêmes services qu’avant sa maladie. Autrement, il jugeplus expédient d’appeler le boucher ou l’équarisseur. Et puis, il ya l’empirique, un concurrent redoutable…

– Pour un enfant, poursuivit le major, onn’a pas dérangé le médecin, en pensant que la bonne nature, à lalongue, réparerait le mal.

– Vous feriez l’opération à lamaison ? questionna encore Chévremont.

– Comme vous voudrez.

Il n’y avait plus qu’à attendre le père. Ilarriva un soir sans crier gare et causa quelque surprise auxChévremont, qui se faisaient de lui une autre idée.

C’était un de ces hommes desquels on dit, danstoutes les conditions, qu’ils n’engendrent pas la mélancolie. Il nel’engendrait pas, non. Petit et sec, le poil roux, la moustacherare, le nez relevé du bout, il fermait un œil pour mettre de lamalice dans ce qu’il disait et recherchait l’approbation de lagalerie. C’était le portrait tout craché du loustic. Comme ilfaisait écrire ses lettres par n’importe qui, il n’était pasétonnant que leur ton contrastât avec sa dégaine. Il amusaitd’abord et fatiguait vite. La bosse de la paternité enfin ne lesignalait pas. Il se présenta sans embarras, comme s’il avait vu safille la veille et regarda au bout de cinq minutes les Chévremontcomme de vieilles connaissances.

– Eh bien ! gosse, tu ne te refusesrien comme billet de logement ! Tu te souviendras de laguerre… Moi aussi.

Il cligna de l’œil.

– C’est pas que je sois à plaindre. Jeconduis des convois de ravitaillement et j’ai un bon copain quireçoit de l’argent… qu’on dépense ensemble, il ne peut pas sepasser de moi. Je fais tout son fourbi et je le distrais quand il ale noir… C’est un commerçant de Valenciennes… Il pense tout letemps à sa famille, à sa maison. Il en rêve la nuit. Il se bilepour sa femme et ses deux enfants bien tranquilles, réfugiés àPoitiers. Un brave type…, on ne peut pas dire le contraire :Pichot est un brave type. Il s’appelle Pichot. On est cul etchemise. Il ne fait rien sans me consulter. Il est, sans moi, commeun enfant sans mère. Il voulait m’emmener en permission.« C’est-i que t’as peur de t’ennuyer loind’Arsène ? » que j’y ai dit. Mais c’était pas la raison.Il me l’a dite, la raison : je rassurerais sa famille, àc’t’homme. En me voyant auprès de lui, elle attendrait lesévénements avec plus de confiance. Malheureusement, on ne peut pass’absenter en même temps. Quand on arrive quelque part, il medit : « Grimodet, v’là vingt francs…débrouille-toi. » Et il se couche. C’est vrai qu’ilpaie ; mais c’est vrai aussi que je le nourris bien et qu’onne manque jamais du nécessaire. Le système D…, ça meconnaît !

Et son œil gauche fermé en portaittémoignage.

Les Chévremont essayèrent en vain de détournerla conversation sur sa femme décédée, sur Marie-Anne, sacroissance, son infirmité, ses aptitudes ; il revenaittoujours à Pichot ; il en avait fait son conjoint adoptif.

– Je parie que c’est lui qui écrit voslettres, insinua Chévremont.

– Lui ? Puisque je vous dis qu’iln’en fiche pas un coup. Il rêve. C’est sa femme qui faisait marcherleur commerce de lingerie. Elle lui envoie de l’argent, tout cequ’il demande. Une bonne femme, sérieuse… Ah ! c’est pas unemaison où on doit rigoler tous les jours… Alors, j’aime autant,s’il faut tout vous dire, que Pichot aille en permission de soncôté et moi du mien. L’important est que le manche retrouve salame, pas vrai ?

Et il ponctuait de l’œil gauche cettedéclaration.

Le premier soir, les Chévremont se retirèrentdiscrètement après dîner, afin de laisser seuls un momentMarie-Anne et son père. Quand ils revinrent, Grimodet reprenait dela fine pour la troisième fois et racontait :

– Elle est bonne…, elle a de la chaleur,mais elle ne vaut pas celle que j’ai rapportée un soir à Pichotd’un sale petit patelin où il m’avait envoyé en maraude et quiavait tout du cimetière, tellement qu’il était désert etsilencieux. J’ai pourtant fini par dégoter un vieux cultivateur etje lui ai dit que je cherchais de quoi ranimer des blessés. Alors,il est allé me déterrer un de ces biberons comme jamais nourricen’en a foutu dans la gueule à son mioche. Tu parles d’un Pichotcontent, ma gosse ! On a vidé illico la bouteille de lait, etpuis : à la paille, insectes ! Pas besoin de bercerPichot ni de lui chanter : Pichot do, Pichot dormirabientôt !

– Vous allez tout de même passer unebonne nuit ; vous devez être fatigué… On va vous montrer votrechambre, dit Mme Chévremont.

Il y avait deux chambres sous lescombles : l’une, dans laquelle couchaient Marie-Anne etRose ; l’autre, qui servait de débarras. On y fit le lit dupermissionnaire, et il s’y déclara fort bien.

Le lendemain, la maison fut réveillée de bonneheure par une musique étrange. Quelqu’un jouait sur leflageolet : Viens, poupoule et laMadelon.

– Que se passe-t-il donc là-haut ?demanda Chévremont à Rose qui redescendait en riant.

– C’est le père de Marie-Anne qui sonnele réveil, répondit-elle. Il est en bannière et il danse au son desa musique.

Cinq minutes après, Grimodet, vêtu de sonpantalon seulement, compléta cette explication.

– Je suis matinal… Pichot ne l’est pas,lui… Il se pagnote aussi bien dans la paille que dans la plume.Tous les jours, je suis obligé de lui verser un petit air dansl’oreille pour qu’il se lève. Quand je l’embête, il me jette unfafiot en me disant : « Trouve-nous quelque chose àboire. » Et quand je reviens, il s’est rendormi.

– Nous avons à causer nous deux, dit levétérinaire en entraînant Grimodet dans la salle à manger.Qu’est-ce que vous prenez, le matin ?

– La même chose que le soir.

– Je veux dire pour votre premierdéjeuner.

– N’importe quoi : du pain, dufromage et un litre. Du blanc, du rouge, ça m’est égal.

– On va vous servir ça… Asseyez-vous. Jevous ai écrit pour vous demander, comme je devais le faire, si vousconsentiriez à ce qu’on essaie de corriger la déformation du piedchez Marie-Anne. Une si gentille enfant, c’est dommage. Nous noussommes attachés à elle ; nous voudrions profiter de son séjourchez nous pour la faire opérer par un chirurgien très capable quidirige l’hôpital. Si c’était ma fille, moi, je n’hésiteraispas… ; mais c’est la vôtre : à vous de décider.

Grimodet vida son verre, s’essuya la bouched’un revers de main et dit :

– Allez-y carrément ! J’avaisl’intention de la conduire chez un spécialiste, et puis la guerreest arrivée… Faut saisir l’occasion. C’est pour son bien, pasvrai ? Pour les maladies, je suis de l’avis de Pichot :les majors et rien c’est kif-kif. Mais une opération, c’est de lachirurgie, hein ? Ils s’y entendent. On peut leur confier lepied de Marie-Anne. Le mien a le temps d’attendre. Allez-ycarrément que je vous dis.

– Eh bien ! on l’opéreraaprès-demain matin, ici. Elle ne court aucun danger, et vous nerepartirez pas avant d’en avoir eu l’assurance. D’ailleurs, j’aiaverti le docteur de votre arrivée. Allez le voir àl’hôpital… ; il vous confirmera de vive voix ce que je viensde vous dire.

– Bien sûr que j’y vais… et de ce pas deparade, Bourg m’a l’air d’un petit patelin à fréquenter. On vafaire connaissance. J’ai promis à Pichot de lui envoyer des cartespostales du pays…, histoire de lui faire prendre patience. Ce qu’ildoit s’ennuyer sans moi !…

Le litre était vide ; il fit le gested’en traire le goulot, comme un pis. Mais Chévremont restaitindifférent à l’invitation de remettre ça ; alors Grimodet seleva, alla s’habiller et sortit.

Il ne rentra que dans la soirée, en étatd’ivresse, évita les Chévremont et ne parla qu’à Rose. Il n’avaitpas vu le major, mais la plupart des malades en traitement àl’hôpital étaient maintenant ses amis et il avait fait avec eux letour des cabarets en jouant du flageolet. Il se félicitait de sapermission, grâce à laquelle il pouvait s’acquitter envers lesbienfaiteurs de sa fille. De quelle manière ? En chantantpartout leurs louanges. On savait à présent ce qu’ils avaient faitpour Marie-Anne et ce qu’ils étaient encore disposés à faire.

– C’est très heureux que je sois venu,dit-il à Rose. Il est difficile à tes maîtres de se faire mousser,tu comprends… Tandis que moi, c’est tout naturel. J’inspireconfiance ; je connais mon devoir et je n’y vais pas avec ledos de la cuiller. Je lui soigne sa publicité à ton patron. Iln’aura pas obligé un ingrat. Arsène n’est le débiteur de personne,pas plus du vétérinaire que de Pichot. Un service en vaut un autre.Je ferai mention de toi aussi, Rose jolie, dans mes prières. Enattendant, et avant d’aller au pieu, voilà pour toi, mon ange…

Et tirant son flageolet d’une poche profonde,il exhala sa reconnaissance dans la cuisine, sur un air depolka.

 

Marie-Anne fut opérée le lendemain, à lasatisfaction du major Faucherel qui lui immobilisa le pied dans leplâtre pour en maintenir le redressement.

Les Chévremont avaient installé la petite aupremier, dans la chambre de leur fils Octave…, une chose queGrimodet n’avait pas dite à ses nouveaux amis. Il partit donc àleur recherche afin de réparer sans retard cet oubli. Ils vidèrentensemble jusqu’au soir quelques bouteilles, et le père de Nanettes’en applaudit ensuite, sur le flageolet, d’abord, et puis auprèsde Rose. Il ajouta :

– Un qui n’est pas non plus à plaindre dem’avoir trouvé sur sa route : le major Fauchemachin. Tout lemonde sait maintenant, grâce à moi, de quoi il est capable. Il medevra une fière chandelle ! Et ça n’a pas traîné : jepaie comptant, moi.

– Vous avez peut-être tort, dit Rose… siNanette boitait encore après, tout de même…

Grimodet ferma l’œil gauche etrépondit :

– Eh bien, c’est le toubib qui me redevraquelque chose !

Les Chévremont montrèrent beaucoup de patienceet n’eurent pas lieu de le regretter. Quoi qu’il fît pour passerson temps agréablement, Grimodet ne tarda pas à s’ennuyer. On luiavait signalé la présence à Bourg de quelques réfugiées de sonpays ; il n’eut pas la curiosité de se mettre à leurrecherche.

– Des fumelles ! dit-il avec mépris.Elles ne m’apprendraient rien, puisqu’elles sont parties.

Il aimait mieux la société des soldats del’hôpital. Il trouvait avec qui causer et boire. Il ne se lassad’eux que lorsqu’ils ne l’emmenèrent plus au cabaret.

– Il ne reviendra pas, dit Rose, qu’ilavait prise pour confidente. Il pense déjà à passer sa prochainepermission chez une marraine qu’il a à Paris. C’est une dame richequ’il voit à peine ; mais il y a trois domestiques àl’office : cuisinière, femme de chambre et chauffeur. Voilàune maison gaie. On va tous les soirs au cinéma… et la cave estbien garnie. La cuisinière a promis au père de Nanette del’attendre. La guerre terminée, il se propose d’aller travailler àParis.

– Ah ! ditMme Chévremont. Et sa fille, dans toutcela ?

– Ma foi ! c’est bien comme si ellen’existait pas. Il prétend pourtant connaître ses devoirs de père…à preuve qu’il est venu les remplir. Pour un numéro, en voilàun !

Le jour de son départ, il resta pour lapremière fois pendant une heure au chevet de sa fille et la régalade tous les morceaux de son répertoire. Son pied battait la mesuresur le plancher. Aussi bien, c’était moins pour distraire Nanettequ’il lui donnait ce concert, que pour ramasser sescoquilles ; tel un professeur, qui entend n’en oublier aucunechez ses élèves.

Grimodet prit son dernier repas à la table desChévremont.

– Encore une d’écossée ! dit-il enparlant de sa permission.

Il but sec, encouragé par le vétérinaire quis’amusait de ses réparties. Au dessert le convoyeur avait la languedéliée. Il dit à son hôte, en le voyant rire :

– Je parie que vous regretterezArsène !…

– Oh ! certainement.

– Où j’ai passé, on me regrette toujours,je voudrais bien vous promettre de revenir… ; mais (il clignade l’œil) j’ai de l’ouvrage autre part… Marie-Anne est bien ici…,voilà le principal. Elle a trouvé une seconde famille, je parstranquille. Elle ne manquera de rien. C’est comme moi avec Pichot.Ce qu’il va être heureux de me revoir ! Je suis sa secondefamille à lui. Il faut une guerre pour qu’on se découvre comme çades parents un peu partout sous la calotte des cieux. À lavôtre !… et puissions-nous en faire autant… à l’occasion de lapremière communion de Marie-Anne, si la guerre n’est pas terminéed’ici là.

– Sa mère avait des sentimentsreligieux ? demanda Mme Chévremont, et c’estpour exécuter ses dernières volontés…

– Non, interrompit Grimodet… enfin je nesais pas… Mais la première communion est une réunion de famille. Ondonne un repas. On n’épargne rien. J’apprendrai quelque chose degentil, pour la circonstance. Il n’y a rien de plus sacré que lapremière communion sous la calotte des cieux.

Il s’était levé, comme pour porter un toast ouremercier solennellement ses hôtes de leurs prévenances pour safille et pour lui.

– Est-ce que je vous ai joué lesCloches de Corneville ? dit-il.

– Non, fit Chévremont.

– En tout cas, reprit Grimodet, je nevous les ai pas jouées, j’en suis sûr, à ma manière, qui n’est pasdans une culotte de zouave.

Il ferma l’œil, s’introduisit le bec de sonflageolet dans une narine et exécuta, en balançant la tête,l’air : Va, petit mousse.

Quand il eut fini :

– Je sais aussi les paroles, dit-il. Etil chanta :

Sur ton navire,

Vogue ou chaville

Vogue ou chaville au gré des flots.

Le rire emplissait de larmes les gros yeuxbleus de Chévremont.

– C’est un succès, fit le musicien.J’étais certain de t’amuser. À la tienne !…

Il se tourna galamment vers Agathe :

– Et à la compagnie !

Une surprise l’attendait lorsqu’il montaembrasser Marie-Anne. Il trouva auprès d’elle le petit Fernand quilui rendait sa visite.

– Toi, ici ? s’écria Grimodet… Lagosse ne m’avait pas dit… C’est-i par le même train de plaisir quevous êtes arrivés ?

– Oui, m’sieu Grimodet.

– Tu as de bonnes nouvelles de ton père,mon vieux Joseph ?

– Oui, m’sieu Grimodet.

– Ta mère est avec toi ?

– Non, elle est restée au pays.

– Eh bien, bonne chance à laronde !

Il redescendit. Agathe l’avait suivi.

– Vous connaissez les parents de cetenfant ? demanda-t-elle.

– Les Servais ? Tiens,parbleu ! Des voisins…

– Le père est un brave homme ?

– Joseph ? Pour ça, oui. AprèsPichot, il n’y a pas meilleur… Et si bien nommé !…

– Et… la mère ?

– La mère ? la Sidonie,quoi ?…

L’œil gauche de Grimodet se voila de sapaupière.

– Ah ! pour ce qui est de Sidonie,on peut le dire sans faire de la peine à Servais puisqu’il n’estpas là… Eh bien, sauf votre respect, elle est portée sur labagatelle… Mais pour être une méchante femme, non, ça n’est pas uneméchante femme… Si elle fait cocu mon pauvre Servais, ça leregarde, est-ce pas ? Quand on s’appelle Joseph…

– Vous la croyez capable ?…

Il haussa dédaigneusement les épaules etdit :

– Une fumelle !

 

Grimodet laissa à Bourg-en-Forêt un souvenirdurable.

Le docteur Chazey avait entendu parler delui.

– Il est venu rendre visite à maréfugiée, qui est de son pays, dit le maire à Chévremont. Jen’étais pas là. Je le regrette. Si l’on m’a fait du personnage unepeinture exacte, c’est le dernier échantillon d’une espèce à peuprès disparue : l’ivrogne. J’ai connu ici l’avant-dernier, ily a longtemps, dans ma jeunesse. C’était un fin menuisier auqueldix litres par jour ne faisaient par peur : trois à chaquerepas, les autres dans les entr’actes. Ce colosse travaillait enchantant et son aimable ébriété se répandait elle-même enrefrains ; elle était joyeuse, inventive, gaillarde,généreuse, et toujours inoffensive. Elle mettait la rue en joie.Quand on entendait dire : Voilà Massicot en pointe de vin oudans les vignes du Seigneur, on pouvait s’apprêter à rire. Enpointe de vin ! Dans les vignes du Seigneur ! Est-ceassez joli, assez vieille France ! Cet ivrogne n’est plusqu’un souvenir. L’alcoolique l’a remplacé et ses vignes duSeigneur, à lui, c’est l’alambic du distillateur… un éteignoir.Ah ! qu’il m’eût été agréable de rencontrer ce Grimodet,fidèle au vin et courtier de ses vertus impérissables.

– Je ne voudrais pas vous causer unedésillusion, observa Chévremont, mais la vérité m’oblige à convenirque Grimodet n’est pas exclusif.

– Autrement dit ?

– C’est ce que j’appellerai un buveurmixte. Il va du vin à l’alcool… peut-être avec un goût marqué pourle vin, mais je n’en suis pas sûr, car il consomme indifféremmentle pinard et la gnôle.

– Ah ! fit le docteur, douché.Enfin, si réellement il aime mieux le vin, le bon vin, il ne fautpas désespérer de son amendement.

– Sans doute. Malheureusement, je ne luicrois pas un palais sensible à la qualité du vin. C’est surtout laquantité qu’il considère. Il ne s’humecte pas, il se rince :son palais est une dalle.

– Alors, n’en parlons plus, dit ledocteur Chazey ; j’ai vu décidément le dernier ivrogne… ledernier.

Chapitre 13LA PETITE AIDE

La poste est le bureau de renseignements despetites villes. Ils y ont leur source. Une lettre qui part ou quiarrive est gonflée de secrets. Une suscription devenue familièreparle aux yeux dont elle a appelé l’attention. La receveuse et lefacteur n’ont pas besoin d’une vive imagination pour en tirer desconséquences. Ils sont au courant de tout : ils pénètrent dansla vie intime sans effort. On ne cache rien au facteur rural. Àl’impatience avec laquelle on le guette, il devine combien lalettre qu’il distribue est désirée. Il rend volontiers des petitsservices et quand on les lui demande, il est depuis longtemps prêtà obliger. Célérité, discrétion.

Mme Philbert, la petitefactrice de Bourg, était ainsi au courant de bien des choses. Elleavait une intuition que les hommes n’ont pas. Les mains et levisage tendus la fixaient sur l’importance d’une lettre : ellen’avait plus qu’à attendre, du destinataire lui-même souvent,confirmation de ses pressentiments.

Mme Philbert savait donc queMlle Chantoiseau avait un ami aux armées, depuisque l’intérimaire se faisait remettre sa correspondance militaireen mains propres ; et elle savait aussi que la petite aide dela poste, Thérèse Paulin, recevait clandestinement des lettres deJustin Boussuge. Celui-ci ne déguisait pas son écriture, et le mêmecourrier apportait fréquemment de ses nouvelles à ses parents et àla petite employée.

Thérèse dînait une ou deux fois par mois chezles Boussuge, mais elle y était également invitée à chacune despermissions de leur fils. Ils lui ménageaient cette distractionpendant son séjour. Au dessert, le gramophone épandait sonrépertoire. Les Boussuge ne s’apercevaient pas du plaisirqu’éprouvaient les jeunes gens à l’entendre… à entendre lesNoces de Jeannette et la valse de Faust et d’autresvalses, notamment celle de la Veuve joyeuse, que Thérèseredemandait toujours, si peu de saison qu’elle fût.

Libre le dimanche après-midi, pendant deux outrois heures, la jeune fille allait se promener en forêt avec lesBoussuge, leur fils et le petit réfugié. Une fois, Palmyre et sonmari, fatigués, n’avaient point accompagné Justin et Thérèse :mais Nanand était avec eux. Tandis que l’enfant cherchait deschampignons, pour montrer qu’il avait profité des leçons deBoussuge, Thérèse et Justin s’étaient assis auprès l’un de l’autre,à l’ombre. Quand il revint, il ne les trouva plus à la place où illes avait laissés. Il appela. Ils ne répondirent pas tout de suite,et quand ils répondirent, leur voix venait de loin et résonnaitdans les futaies.

Il cria :

– Où êtes-vous ?

Il eut de la peine à les rejoindre. Ilsavaient l’air de jouer à cache-cache. Il les vit enfin au bout d’unsentier. Ils marchaient lentement côte à côte en se donnant lamain. Quand il les rattrapa, leurs mains se désunirent.

Nanand avait son tablier plein de girolles etde pieds de mouton.

– N’est-ce pas que ceux-là sont bons àmanger ? demanda-t-il à Justin.

Ce dernier les regarda à peine etdit :

– Oui… mais il n’y en a pas assez.

– M. Boussuge m’a promis de mettredix sous dans la tirelire, si je ne m’étais pas trompé.

– Rapporte-m’en encore autant, et jedouble la somme.

Mais Nanand manifesta aussitôt la mauvaisevolonté des enfants lorsqu’on les sollicite.

– Je suis fatigué, dit-il. J’aime mieuxrester avec vous.

– Tu as tort de ne pas faire ce queM. Justin te demande, insista Thérèse. Tu n’es pas gentil.

Il répéta :

– Puisque je suis fatigué.

– C’est bon, c’est bon… Je t’aurais portéta récolte, tu préfères en être chargé… À ton aise. Marchedevant.

– Allons, tu as entendu : va devant,reprit Justin d’un ton brusque.

Nanand obéit. Derrière lui le couple setaisait.

À quelques pas de là, l’enfant seretourna : entre Thérèse et Justin, les mains avaient rétablila passerelle.

Environ six semaines après la dernièrepermission de Justin, vers la fin d’octobre,Mme Boussuge cousait comme d’habitude derrière sacroisée en donnant de temps en temps un coup d’œil au mouvement dela rue. Il y passait peu de monde. L’hiver commençait de bonneheure. Une humidité pénétrante tombait du ciel voilé à trois heuresde l’après-midi, et trempait le sol. Tout provoquait à la tristesseet l’entretenait dehors et dans les maisons. La guerre a parulongue à toutes les mères ; mais celles qui vivaient sous lecouvercle de la province et tiraient l’aiguille pour passer letemps, étaient peut-être plus absorbées que les autres dansl’inquiétude. L’eau qui dort est plus noire que l’eau courante.

Mme Boussuge finissait unourlet en pensant à Justin, lorsqu’elle leva les yeux et vitMme Lefouin, un châle écossais sur la tête et surles épaules, traverser la rue et venir sonner à la porte.

Palmyre elle-même alla ouvrir, tant elle étaitsurprise et vaguement alarmée. Depuis la guerre et le départ deJustin la poste cultivait ses transes. Elle ne pouvait pas voir unedépêche sortir du bureau aux mains d’un porteur ou d’une porteuse,sans un battement de cœur. Elle appréhendait une mauvaise nouvellepour la maison. Elle répétait à Thérèse Paulin, quand celle-cidînait chez eux :

– Ne nous faites jamais rien attendre dece qui arrivera pour nous, surtout !

– Oh ! vous pouvez être tranquille,madame, protestait la petite.

Et voilà que la receveuse en personne sedérangeait, sans doute pour remettre à ses voisins un pli dissimulésous son châle. Il fallait que ce fût sérieux.

– Qu’y a-t-il ? demanda Palmyreanxieusement. Rien de grave, j’espère.

– Non, réponditMme Lefouin. Je dispose d’un moment… voulez-vousm’accorder cinq minutes ?…

– Je crois bien ! Entrez donc.

Elle introduisit la receveuse dans la salle àmanger où Mme Boussuge recevait ses visites sansquitter le coin de la fenêtre ; maisMme Lefouin ne s’assit pas en face d’elle, car oneût pu la voir du dehors… Elle recula sa chaise dans une ombrecomplice.

– Alors ?… interrogeaMme Boussuge, avidement encore, mais un peurassurée déjà du fait que la receveuse avait enlevé son châleécossais sans qu’un papier en tombât.

– Eh bien, voilà, commençaMme Lefouin. J’hésite depuis plusieurs jours à vousparler d’une découverte que j’ai faite… bien par hasard… et quin’est pas sans intérêt pour vous… ni pour moi.

– Vous m’intriguez, madame, ditPalmyre.

Mme Lefouincontinua :

– J’avais remarqué chezMme Paulin, ma petite aide… qui m’aide si peu, desdistractions, des absences, que j’attribuais à l’étourderie et dontle service en tout cas, souffrait. C’est mon mari qui, endépouillant le courrier à sa place, pour la soulager, a éventé lamèche. Il s’est aperçu que cette jeune fille… presque une enfantencore, recevait assez souvent des lettres qu’elle faisaitdisparaître en classant le courrier. Deux de ces lettres attirèrentmon attention, grâce à un rapprochement fortuit. La même main avaitécrit leur adresse – et la vôtre, et l’expéditeur bénéficiait de lafranchise militaire. Dès lors, plus de doute possible, n’est-cepas ?…

Mme Boussuge, cependant,regardait son interlocutrice sans comprendre ; celle-ci dutmettre les points sur les i.

– L’écriture de M. Justin m’est bienconnue. Il vous envoie tous les trois jours au moins une lettre ouune carte. Eh bien ! en même temps qu’avec vous, il correspondavec Mlle Paulin.

– Et vous croyez que c’est lui qui lapréoccupe ? dit Mme Boussuge.

– J’en suis sûre. C’est pourquoi j’aipensé qu’il était de mon devoir de vous avertir.

– Vous avez bien fait, et je vousremercie.

– Vous avez témoigné à cette petite laplus entière confiance en lui ouvrant votre maison, et elle menaced’y jeter le trouble.

Mme Boussuge posa avecembarras une question difficile.

– Et… vous ne savez pas, naturellement…ce que contiennent les lettres de Justin àMlle Paulin ?

La receveuse déclara vivement :

– Oh ! pas le moins du monde !Vous oubliez que nous avons prêté serment. Le secret de lacorrespondance est inviolable… Mlle Paulin n’estpas ma fille pour que je cède à la tentation de lire ses lettres…Mais j’ai néanmoins charge d’âme, du moment qu’elle vit sous montoit. Je voudrais éviter un éclat… ne pas même avoir à demander lechangement de Mlle Paulin…

– Pourtant… objecta Palmyre.

Mme Lefouinl’interrompit :

– Non, réfléchissez… Ils continuerontd’autant plus à s’écrire qu’ils pourront le faire sans danger, horsde ma surveillance.

– C’est vrai.

– Je suis convaincue, d’ailleurs, repritla bonne pièce, que c’est une simple amourette à laquelle il nefaut pas attacher plus d’importance qu’elle en a… pour le moment.Si je pouvais me permettre de vous donner un conseil…

– Donnez, madame Lefouin, je vous enprie…

– À votre place, et aussi bien à l’égardde Mlle Paulin que vis-à-vis de M. Justin, jefeindrais de tout ignorer. Je me contenterais d’espacer les visitesde cette petite, afin de ne point paraître encourager sesespérances… ses illusions… si elle en a.

– Vous avez raison.

– Si elle ne comprend pas, mon Dieu, ilsera toujours temps pour vous d’avoir une explication avecM. Justin, la première fois qu’il viendra en permission.

– Vous nous rendez un véritable service,dit sincèrement Mme Boussuge.

– J’en rends un à ces enfants, surtout,fit la receveuse modestement. Cette petite n’est pas un parti pourMonsieur votre fils… Alors, ne vaut-il pas mieux leur épargner àtous deux les déceptions, les chagrins qui résulteraient d’une miseen demeure tardive ? M. Justin parle-t-il deMlle Paulin dans les lettres qu’il vousécrit ?

– Quelquefois, oui. Il demande si nousl’avons vue.

– Ne répondez pas. Laissez-la tomber.

– Comment ?

Mme Lefouin eut ce sourire quienlaidit les méchants :

– Ne vous méprenez pas sur le sens de cemot. C’en est encore un que la guerre a détourné de son acceptioncourante. Laisser tomber signifie à présent négliger, traiter avecindifférence… Avant la guerre, on disait semer…

– Ah ! bon… J’y suis.

– C’est mon mari qui m’apprend tout cela.Je l’ai consulté avant de venir vous trouver. Si je l’écoutais, oubien je renverrais la petite à ses parents ou bien je demanderaisson déplacement. Mais ce sont des réfugiés… assez à plaindre commeça, les pauvres gens ! Ils ont du moins la chance d’êtreremplacés auprès de leur enfant par quelqu’un qui la maintiendradans le droit chemin. Après, dame ! je ne réponds plus derien.

La receveuse s’était levée.Mme Boussuge lui saisit les mains et les serra aveceffusion.

– Je ne sais comment vous remercier de ceque vous faites pour nous, madame Lefouin. Je vais prendre conseilde M. Boussuge, naturellement ; mais je ne doute pasqu’il ne se range à votre avis : ne rien brusquer. Il estinutile d’ajouter une contrariété aux épreuves de notre cher fils.Le temps remet de l’ordre dans tout.

Et elle reconduisit la receveuse jusqu’à laporte.

La vraie méchanceté est désintéressée. La« peste de la poste », comme on appelaitMme Lefouin, n’avait aucune raison, en réalité, des’armer de rigueur contre sa petite aide ; et la tranquillitédes Boussuge lui était par ailleurs profondément indifférente. Maisles médiocres sont jaloux ; le bonheur et la chance d’autruine peuvent les effleurer, même du bout de l’aile, sans crever lapoche à fiel qu’ils portent en eux.

Instruit de ce qui s’était passé, Boussuge enéprouva un vif mécontentement. La poste était une habitude àlaquelle il lui coûtait de renoncer. Chaque fois qu’il avaitaffaire au guichet, il s’y attardait à causer un moment, soit avecl’ancien maître d’armes, soit avec sa femme, ou bien avec cettepetite Thérèse, qui lui demandait, l’hypocrite :

– Toujours de bonnes nouvelles deM. Justin, monsieur Boussuge ?

Comme si elle ne lui en eût pas plutôt donné,des nouvelles !

Il ne pouvait, à part cela, que sourire auplan de Palmyre. Il fallait éviter entre eux et Justin tout sujetde mésintelligence. À la longue, et leur silence aidant, ilcomprendrait sans doute. Ils cessèrent donc de recevoirMlle Paulin : et Boussuge s’abstint sansaffectation, de tailler des bavettes avec elle, à la poste.

Mais la jeune fille était une fine mouche.Elle remarqua le changement et le fit remonter au jour oùMme Lefouin avait rendu visite à ses voisins. Pasde doute : la peste de la poste était au courant de sacorrespondance avec Justin. Elle en avertit ce dernier et ilsprirent des précautions pour déjouer la surveillance dont ils sesentaient l’objet. Le soldat, déguisant son écriture, adressa sesbillets doux sous double enveloppe à Mme Philbert,la petite factrice qui avait reçu les confidences de Thérèse, etcelle-ci usa du même intermédiaire pour faire partir seslettres.

Au bout d’un mois de ce manège,Mme Boussuge dit à son mari :

– Tu ne trouves pas drôle que Justin nenous parle plus de la petite postière ?

– Il pourrait te répondre qu’il imitenotre réserve.

– Tu ne crois pas qu’ils continuent decorrespondre ?

– Rien d’impossible à cela.

– Sous le couvert de quelqu’un,alors ?

– Peut-être.

– C’est extraordinaire : tu as l’aird’en prendre ton parti.

– Je n’empêche que ce que je peuxempêcher.

À la vérité, cette histoire ennuyait Boussuge.Les observations qu’il lui eût semblé naturel de faire à son filsen temps de paix, n’étaient pas de saison du moment que celui-cicourait chaque jour un danger mortel. Beaucoup de parents ontraisonné ainsi pendant la guerre et donné leur approbation à desprojets dont ils ne voulaient pas avoir éventuellement l’abandonsur la conscience.

– Renseigne-toi donc auprès deM. Lefouin, quand tu le rencontreras au café ou ailleurs, ditPalmyre.

– Soit, répondit-il ; mais Justinest loin ; nous n’avons pas perdu son affection… Que veux-tude plus ?

L’ancien maître d’armes questionné, accorda àBoussuge une marque insigne de sympathie et de confiance.

– Mme Lefouin vous estencore plus dévouée que vous ne pensez, dit-il. Promettre et tenir,c’est tout un pour elle. Aucun fait nouveau n’aurait échappé à savigilance. Il y a tout lieu de croire à présent que vous en serezquittes pour la peur. La petite n’est plus nerveuse ni distraitecomme nous la voyions quand ma femme a découvert le pot aux roses.Fini et bien fini, le beau rêve ! Ne vous tourmentez plus.

– Vous êtes sûr ?…

– J’ai de la peine à vous convaincre…Faut-il tout vous dire ? Bon, je prends ça sur moi, car siÉlodie se doutait… Apprenez donc qu’elle a… fureté dans la chambrede cette petite… Les amoureux laissent toujours traîner quelquechose… Ma femme n’a rien trouvé…

– Peut-être parce queMlle Paulin a détruit…

– Allons donc ! Une tête de linottecomme elle ne songe pas à tout… Encore une fois, dormez tranquille…Ce n’était qu’un commencement d’incendie… ; grâce à nous, lespompiers sont arrivés à temps pour l’éteindre.

– Je vous remercie, dit Boussuge. Vousenlevez à ma femme une belle épine du pied.

– À vous aussi, avouez-le.

– Non. Un père est moins jaloux qu’unemère des affections de son fils. Quant à l’avenir des amourettes etdes liaisons nées de la guerre, il n’est pas entre nos mains. Riende plus vain, en ce cas, que les conseils de l’expérience. Ils sont« inopérants », comme on dit dans le langaged’aujourd’hui. Le meilleur moyen de désarmer les parents,voyez-vous, c’est encore d’appeler leurs fils aux armes : ilsles retournent contre nous.

Chapitre 14Mlle CHANTOISEAU REÇOIT UNE VISITE

La rentrée des classes venait de s’accomplir,après deux mois de vacances que Clémence Chantoiseau avait bienemployées.

Jusqu’à la fin, elle s’était bercée del’espoir que Gaston Romanet, son filleul, à la faveur d’unepermission, pourrait la rejoindre à Paris, où elle devait passer,chez ses parents, la plus grande partie des vacances. Ilsdemeuraient au Grand-Montrouge ; M. Chantoiseau étaitsecond caissier dans un établissement de crédit. Il avait toujoursvégété auprès d’une femme maladive et résignée. L’intérieur étaitpauvre et triste ; mais Mlle Chantoiseaul’avait illuminé de son rêve éblouissant. Rien ne la distrayait deson amour. Elle partait, le matin, avec un livre et allaits’asseoir sur un banc, au Parc de Montsouris à peu près désert.Elle y était comme chez elle. Les moineaux pépiaient sur sa tête etsautillaient à ses pieds. Quelques enfants mal peignés jouaientcomme pour lui rappeler sa classe et lui faire sentir l’agrément den’avoir point à les surveiller. Elle lisait. Elle lisait d’abordles dernières lettres de l’aviateur ; et puis elle en relisaitd’autres glissées entre les pages du livre qu’elle avait emporté.Un roman d’amour ? Non. Rarement. Le plus beau roman, elle levivait. Elle aimait mieux les poètes. Ses préférés étaient AlbertSamain et Charles Guérin, jardiniers des rêves. Ils entretenaientles siens. Ils étaient doux et graves. Ils rompaient le silence etne le troublaient pas. Mais quelles émotions profondes elle leurdevait !… Car leur frère d’âme Francis Jammes a biendit :

Que rien n’est déchirant comme un cri du silence.

Mlle Chantoiseau relisait desvers qu’elle savait par cœur, comme on repasse à l’encre des motstracés au crayon. Les jeux du soleil et de l’ombre fleuronnaient lapage que son regard couvait.

L’oiseau, d’un élan,

Courbe, en s’envolant,

La branche ;

Sous l’ombrage obscur,

La source au flot pur

S’épanche.

Viens t’asseoir au bord,

Où les boutons d’or

Foisonnent,

Le vent sur les eaux

Heurte les roseaux

Qui sonnent.

Et demeure ainsi

Toute au doux souci

De plaire

Une rose aux dents

Et ton pied nu dans

L’eau claire.

C’était elle…, et ce doux souci de plaireétait le sien. Elle aimait et on l’aimait. Il n’y a point dejeunesse fanée dont les couleurs ne se ravivent à de beaux vers etles poètes ont le privilège de faire oublier la laideur aux amantsqui la portent ou qui la considèrent. Clémence était certained’avoir embelli depuis sa merveilleuse aventure. Les glaces, chezses parents, ne l’avaient pas reconnue et elle-même, en s’yregardant, ne se reconnaissait pas. L’amour opérait son miracle. Enpassant devant la vitrine d’un petit photographe qui exposait sesproduits, elle avait cédé à l’envie de faire faire son portrait surcarte postale pour l’envoyer à Gaston, à la place de l’image d’ellequ’il possédait déjà. Fallait-il qu’elle fût sûre d’un changement àson avantage ! Changement qu’il avait d’ailleurs lui-mêmeconstaté. La belle matinée au Parc de Montsouris que celle oùClémence avait lu, dans un rayon de soleil :

Je presse sur mon cœur les traitscharmants de ma marraine chérie !

Elle n’avait point un penchant décidé pour lesgosses : le courant ne s’était pas établi entre l’institutriceet ses élèves. Ce jour-là, cependant, en voyant une gamine morveuseet dépenaillée tomber le nez dans le sable, Clémence s’étaitprécipitée, révélant à l’enfant du faubourg une tendresse quasimaternelle.

Quelle chance de se trouver là quand n’importequelle étincelle embrase un cœur !

Quelques jours avant la fin des vacances,Clémence fut invitée par son filleul à ne pas s’inquiéter s’ilrestait une huitaine sans donner de ses nouvelles. L’escadrille àlaquelle il appartenait était désignée pour aller bombarder desvilles allemandes. Comme ce n’était pas la première fois qu’ill’avertissait ainsi, Mlle Chantoiseau regagnaBourg-en-Thimerais dans la dernière semaine de septembre, afin depréparer sa rentrée des classes.

Elle retrouva, au-dessus de l’épicerie, lapetite chambre qu’elle louait et qui était misérable. Un lit, deuxchaises, une armoire et deux tables en bois blanc, l’une pourécrire, l’autre garnie d’une cuvette et d’un pot à eau, meublaientcette chambre de bonne. Tout ce que l’institutrice possédait depersonnel et d’intime tenait dans une malle fermée à clef. Elle yconservait les lettres de Gaston, dans l’ordre où elle les avaitreçues. Elle ouvrait chaque soir cette malle pour contempler unportrait qu’elle glissait sous son oreiller avant de s’endormir.Elle le retirait le matin et le remettait dans la malle, ce coffretdes servantes et des indigents.

Les murs étaient nus ; elle y avaitépinglé des scènes de la vie aérienne, des modèles d’avions, denoires images découpées dans les journaux illustrés, et ces imagesensoleillaient son réduit. Les plus belles aventures sont cellesqu’on suggère. Il est impossible aux cœurs épris de ne pas trahirleur préoccupation : autour de l’amoureuse, tout avait visaged’aviateur. L’observateur le plus novice eût dit en entrant dans lachambre : « Je sais qui règne ici. »

La première visite deMlle Chantoiseau fut pour les Chévremont et leurpetite réfugiée.

Après avoir eu, pendant six semaines, le piedemprisonné dans le plâtre, Nanette recommençait à marcher et àsortir. Elle boitait encore un peu, mais comme par habitude.Cependant, le médecin-major réservait son opinion sur leredressement définitif du pied.

– Te sens-tu la force d’aller jusqu’àl’étang ? demanda l’institutrice à sa petite élève.

– Oh ! je crois bien, dit celle-ci.Je suis allée plus loin déjà.

Et toutes les deux avaient fait, à travers laforêt, leur promenade favorite. L’automne épaississait le tapisd’or qu’elles foulaient. Les arbres dépouillaient leurs vêtementsd’été. Toutes les branches allaient bientôt se ressembler et l’onne ferait plus de différence entre les vivantes et les mortes. Letemps, depuis quinze jours, était sec et les feuilles bruissaientsous les pas, dans l’air calme et froid. La campagne d’hivers’organisait dans les taillis. Le sombre étang avait un frisson àfleur d’eau. Des nuages fuyaient dans le ciel, comme des besacessur des dos invisibles.

Clémence ne fut pas plutôt assise pour prendreun instant de repos, qu’elle se leva.

– Marchons, dit-elle, si tu n’es pasfatiguée. On attraperait vite froid ici…

Et elles retournèrent sur leurs pas. Nanettes’appuyait au bras de son amie silencieuse.

– À quoi pensez-vous,mademoiselle ?

Il eût fallu dire : à qui ?

 

Le 11 octobre tombait un jeudi.Mlle Chantoiseau avait passé la matinée à corrigerdes devoirs, et puis après déjeuner, elle avait écrit longuement àson bien-aimé.

Elle commençait à se tourmenter. Elle étaitsans nouvelles de lui depuis presque un mois. Les lettres qu’ellelui avait adressées étaient restées sans réponse. Pas même un motau crayon sur ces cartes-correspondance en franchise, ornées d’unfaisceau de drapeaux alliés.

Au sursaut de la rentrée, pendant huit jours,avait succédé non pas le calme, mais le bruit plat des classes,leur faux silence et leur bourdonnement.

Comme elle n’avait pas la vocationpédagogique, elle arrivait à l’école pour y prendre le collier quipesait à ses épaules étroites… Elle était, suivant le mot del’instituteur « en proie aux enfants ». Ils ne ladévoraient pas, mais ils l’accablaient. Elle avait leurs mainsnombreuses sur la nuque et relevait la tête avec effort. Elles’intéressait à deux ou trois petites, qui étaient gentilles, et nedemandait aux autres que de ne pas bêler trop haut dans l’étableimprégnée de leur suint.

Avant les vacances, elle faisait quelquefoisune bonne classe après avoir lu et relu une lettre de sonfilleul : elle en recevait une sorte de coup de fouet. Un peude rouge lui fardait la joue et son regard brillait entre sespaupières décloses, comme une flambée dans l’âtre quand la trappeen est relevée. Les fillettes assistaient au miracle sans endeviner la cause. Elles écoutaient plus attentivement. À la chaleurque répandait la leçon, les bouches s’entr’ouvraient comme desfleurs de serre. Quand, au contraire, la maîtresse languissaitaprès une lettre, son visage fermé fermait tous les fronts. Commentle professeur qui ne sème rien récolterait-il ? Le grainn’arrive au sillon, l’enseignement n’est profitable, que si legeste accompagne le grain.

Depuis plusieurs jours,Mlle Chantoiseau reprochait à sa classe uneanimation singulière, sans s’apercevoir qu’elle en étaitresponsable. Elle relut sa lettre, la mit sous enveloppe et décidade la porter elle-même à la gare avant d’aller chercher Nanettepour faire un tour en forêt.

Elle avait son chapeau sur la tête etfinissait de se ganter, lorsqu’on frappa à sa porte. La clef étaitdans la serrure : Clémence dit : « Entrez. »L’heure du facteur était passée : tout la laissaitindifférente.

Une dame en noir entra… c’est-à-dire que lemalheur entra, tellement l’inconnue avait sa figure. Elle n’étaitpas avancée en âge et paraissait vieille. Elle n’avait point besoinde se nommer : c’était sa mère. Sa ressemblance frappante aveclui tenait moins aux traits du visage qu’à un détail qui sauta auxyeux de Clémence. Gaston, sur son portrait, avait à la joue le mêmesigne qu’à la sienne portait la visiteuse, une large tache marronqui tranchait sur le teint d’une malade du foie…

– Mademoiselle Chantoiseau ?

– Oui, madame.

– Madame Romanet.

Clémence eût voulu épargner à la maman deGaston la peine de se présenter, puisqu’elle l’avait reconnue. Elledébarrassa une chaise, la vieille dame s’assit. Clémence restadebout. Le cadre étroit se resserra encore sur les deux femmes enprésence.

– Vous excuserez ma démarche,mademoiselle, si rien ne la justifie… C’est une mère désespérée quis’adresse à vous… une mère à laquelle sa douleur suffit sans que denouvelles inquiétudes ajoutent à son deuil. Mon fils, GastonRomanet, entretenait une correspondance avec vous, n’est-cepas ?

L’institutrice baissa la tête etrépondit :

– Oui, madame.

– Je vous rapporte ses dernières lettresqui m’ont été remises avec d’autres choses lui appartenant. Il estmort le 30 septembre des suites d’une blessure reçue au cours d’uneexpédition. Je suis arrivée à l’hôpital où on l’avait transporté,pour assister à ses derniers moments. M’a-t-il reconnue ? Jen’en sais rien. Il était déjà dans le coma…

La seconde chaise qui meublait la chambre setrouvait près de la fenêtre… La jeune fille, dont les jambesfléchissaient, s’affala sur un coin de sa malle… et les deux femmesconfrontèrent des visages décomposés sous le chapeau qui leurdonnait l’air d’être en visite chez quelqu’un d’absent.

Mme Romanet repritdoucement :

– Des lettres placées dans sa cantine, etvotre dernier colis, qui n’a pas été ouvert, expliquent lerapprochement que j’ai fait et qui m’amène ici. Vous connaissezGaston depuis longtemps ?

– Depuis un an.

– Puis-je vous demander où vous l’avezrencontré ?

– Je ne l’ai jamais rencontré :j’étais sa marraine sans l’avoir vu.

– Même en image ?

– Pardon : j’ai son portrait qu’ilm’a envoyé.

– Comme il avait le vôtre.

– Quand vous êtes entrée, je vous ainommée : vous êtes toute en lui, ditMlle Chantoiseau.

– Au premier abord, moi aussi je vous aiidentifiée, repartit la mère. Je ne regrette pas d’être venue, mapauvre enfant… Telle je vous imaginais, telle vous m’apparaissez.Voulez-vous que nous causions ?

– Oui, madame, fit Clémence.

Elle s’était machinalement dégantée :elle ôta son chapeau qu’elle posa à côté d’elle, sur la malle. Ilétait orné d’une rose-thé artificielle qui exprimait, comme sespareilles, la tristesse de ne point mourir.

– Me permettez-vous de vousquestionner ? poursuivit la vieille dame, avec un peu plusd’autorité qu’elle n’en avait en arrivant.

Clémence fit de la tête un signe affirmatif.N’était-elle pas, maintenant, prête à tout entendre ?

– Mon fils vous avait-il mise au courantde sa situation dans le civil ?

– Oui, madame. Je savais qu’il étaitcomptable à Lille, dans une fabrique.

– À Lille ?

– Oui.

– Mais… de sa famille… vous avait-ilparlé ?

– Il n’en avait pas, disait-il, ayantperdu ses parents de bonne heure. Il était seul au monde.

– Pourquoi mentait-il ainsi ?murmura la mère.

– Pour m’attacher à lui davantageprobablement, dit Mlle Chantoiseau. Il m’avaitdonné l’impression d’être sans soutien… sans soutien moral dans lavie… et quelle vie… si près de la mort !

– Vous lui envoyiez souvent descolis ?

– De temps en temps.

Mme Romanet jeta un coup d’œilsur le dénuement du logis et ajouta :

– Et c’était sans doute une dépenseau-dessus de vos moyens ?…

Mais Clémence protesta en rougissantlégèrement :

– J’ai de la famille. Je ne suis pasmalheureuse. Je voyais bien, d’ailleurs, qu’il attendait surtout demoi des lettres… des marques de sympathie…

– L’affection n’est venue que plustard ?

– Oui, madame… à la longue…

– Alors, pas une minute vous n’avez eul’idée… qu’il n’était pas libre ?

– Rien dans ce qu’il m’écrivait n’eût pume le faire croire.

– C’est pourtant la vérité… ladouloureuse vérité que vous ne connaissiez pas encore toutentière…

Il ne tenait qu’à cette femme de ne pas ladire. La jeune fille ne l’interrogeait pas, ne la provoquait pas,subissait son ascendant avec résignation. Elle tombait de haut,mais elle n’était encore que saisie et défaite… À quelle forcemauvaise obéit l’autre en dévoilant ce qu’elle pouvait taire ?Vengea-t-elle le dépit de s’être vue, elle, la mère, en quelquesorte reniée par un orphelin ? Ou bien céda-t-elle à une deces obscures impulsions qui nous viennent d’un organe malade, lecœur, le foie, l’estomac, la vessie… ? Dans les crimes quel’on dirait commis avec préméditation, c’est bien souventl’instinct qui joue le plus grand rôle. Les femmes ont la mêmecruauté entre elles que les félidés envers la proie à laquelle ilscommencent par casser les reins.

La dame en deuil reprit :

– Nous habitions, avant la guerre, nonpas Lille, mais Roubaix où mon fils avait, dans le commerce, unesituation qui le rendait indépendant. Si je dis qu’il n’était paslibre, mademoiselle, c’est parce qu’il laisse une femme et deuxjeunes enfants. Il était marié depuis cinq ans. Il a succédé dansles affaires à son père qui est mort peu de temps avant la guerre.Le pauvre homme n’aura pas eu, du moins, le chagrin de voir toutesces débâcles. L’égarement de son fils est certainement ce quil’aurait le plus affecté. Je n’y comprends rien… Son ménage étaituni… sa conduite irréprochable… Je ne peux pas croire qu’il avaitson bon sens quand il vous écrivait. Sa dernière permission, il l’aencore passée au milieu de nous… en famille. Il a eu, comme tantd’autres, le cerveau dérangé par cette maudite guerre. Lacorruption est contagieuse. La guerre a perverti nos enfants…Gaston a joué aux marraines comme elles jouaient aux soldats. Il afait ce qu’il voyait faire autour de lui, sans envisager lesconséquences de sa légèreté. Il ne faut pas lui en vouloir… Safemme ne se doute de rien. C’est pour lui épargner la peine d’unedouloureuse révélation, au terme d’une grossesse avancée, que jesuis venue vous trouver. Pardonnez-moi… Je ne savais pas à qui nousavions affaire n’est-ce pas ? Je le sais maintenant. Je suissûre que vous aurez pitié de deux pauvres femmes suffisammentaccablées… et que vous oublierez l’entraînement d’une heure. S’il afait une victime… songez que le coupable a expié sa faute.

Impossible de poser sur une tête une couronned’épines mieux conditionnée… il n’en manquait pas une. Mais depuislongtemps la patiente n’écoutait plus. Elle avait caché sa figuredans ses mains et sanglotait. Ses cheveux dénoués tombaient sur sesépaules. « Marié depuis cinq ans… » À partir de ces mots,elle n’avait plus entendu que des mois qui coulaient comme une eaude fontaine, à petit bruit. Le saisissement de la jeune fille, enapprenant la mort de son bien-aimé, n’avait pas été suivi delarmes. C’était seulement sur le mensonge de son ami qu’ellepleurait. Quelque chose de plus que lui était mort en elle… unecroyance, un amour, un rêve, la plus puissante raison de vivre…Elle pleurait au fond du gouffre, tandis que penchée dessus, ladame en noir l’exhortait égoïstement au silence, à l’oubli.

Celle-ci s’était levée… Il y avait encore pourelle un moyen de sauvetage, une corde à jeter, un cri àpousser… ; il y avait peut-être à refermer deux bras surl’abandonnée avant de prendre congé d’elle… Mais ou bien le gestecoûtait à la mère, ou bien elle n’y pensa même pas. Elle secontenta de toucher légèrement à l’épaule la jeune fille écroulée,et lui dit :

– Je vous ai rapporté ses dernièreslettres… Est-ce que je peux vous redemander les siennes… ce quevous avez de lui ?…

C’était cela surtout le but de sonvoyage : que rien ne subsistât de l’aventure.

Clémence Chantoiseau se redressa sansrépondre, chercha son sac à main, et puis, dans ce sac, la clef desa malle qu’elle ouvrit. Le paquet de lettres, assez volumineux,était sous des mouchoirs… Elle le prit et le tendit à l’étrangèreau teint jaune, à l’œil froid, à la main longue et sèche.

– Elles sont dans l’ordre, fit simplementl’institutrice, pour qui les grains du chapelet avaient chacun unedate.

– Le portrait… son portrait… estavec ?… demanda l’inexorable.

– Oui… non… je ne sais plus… attendez… Ily était hier encore…

Elle était si troublée qu’elle ne se rappelaitpas l’avoir mis dans son sac à main ; elle l’en retira et leremit à la mère, sans l’avoir regardé une dernière fois. Elle avaitl’air du voleur qui restitue.

Une mèche de cheveux collait à son frontmoite. Son visage était émouvant comme celui d’un malade àl’agonie. Aussi bien, la photographie rendue s’animait sous sesyeux pour un adieu suprême. Les traits de la mère, durcis parl’âge, la maladie et la province, étaient les traits du fils ;une tache sur la joue les signait et se gravait dans la mémoire del’institutrice, comme un de ces menus détails dont l’obsessionrachètera l’insignifiance.

La tragique visiteuse s’en alla comme elleétait venue. Clémence l’accompagna jusqu’à la porte. Là, sans seretourner, l’autre dit :

– Il y a un train vers Paris à cinqheures, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Merci.

Elle descendit, d’un pas pesant, l’escalierqui était étroit et obscur… En bas, elle prit le vent et se dirigeavers la gare, la conscience tranquille, tel un chirurgien après unebelle opération qui vient de tuer le malade.

Chapitre 15OÙ L’ON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU

L’automne touchait à sa fin : on allaitentrer dans l’hiver. Boussuge profitait des derniers beaux jourspour se livrer à sa chasse favorite. Il revenait souvent avec unecourbature, mais payé de sa peine par les connaissancesmycologiques étendues qu’il avait acquises. Son apprentissage étaitterminé… Nul ne notait avec plus d’exactitude que lui la station,les formes, la consistance, la couleur, l’odeur et la saveur deschampignons vivants. Après les avoir cassés, flairés et goûtés, illes déterminait avec précision, tantôt d’après leur saveurastringente ou poivrée, tantôt leur odeur innocente ou vireuse.Quand il avait encore une hésitation, il s’en serait plutôt réjoui,car elle lui donnait l’occasion de soumettre le cas au Laboratoirede cryptogamie du Muséum, qui prononçait. Il ne se contentait plus,pour tapisser les murs de son cabinet de travail, des carteséditées en France ; il en avait fait venir de l’étranger ets’était procuré par surcroît, en y mettant le prix, les ouvragesdes bonnes autorités, il alignait sur les rayons de sa bibliothèqueles Traités et Flores de Paulet, d’Élias Fries, le Linné de lamycologie dont la classification des hyménomycètes estcélèbre ; de Persoon, Boudier, Quelet, Gillet, Lucaud, Bigeardet Guillaumin, Sartory et Maire, Bulliard, Cordier, Crouan, deSeynes, Cook, Secrétan, et jusqu’aux quinze volumes de l’italienSaccardo. Sans parler des Revues et Bulletins par fascicules oureliés.

Il contemplait avec respect ces doctes etmassives leçons qui avaient repoussé et parqué dans un coin lacavalerie légère des poètes de sa jeunesse. Il ne les reniait pas.Il avait renouvelé ses motifs d’inspiration, voilà tout. Pourquoila spore n’en serait-elle pas un, de même que le pollen desfleurs ? Il comptait bien n’être jamais au bout de sesrecherches, travaillant sur des espèces sans nombre et que l’ondoit étudier à tous les âges, jeunesse, complet développement etdéclin.

Il répétait volontiers :

– On ne connaît pas les champignons… Oncroit les connaître : on ne les connaît pas. Ils ont leurexistence propre et mystérieuse, et une chair comme nous. Il n’y aici que l’instituteur avec qui je puisse parler d’eux… Etencore ! Tout ce qu’il ne sait pas ! C’est une science…On ne s’improvise pas mycologue. On le devient à la longue etlorsqu’on est initié aux mœurs et coutumes de ce petitpeuple : les champignons. Aucun n’est plus sociable etpatriarcal que lui. On peut me plaisanter comme fait ce granddadais de Chévremont en disant que j’écris la Vie tragique desamanites et des volvaires, les Crimes de l’entolomelivide… ou bien un feuilleton populaire intituléTue-mouches, la fausse oronge… C’est très spirituel… maisqu’est-ce que cela prouve ? Que la vie des champignons, pourqui sait l’observer, renferme autant d’éléments d’intérêt que lavie humaine ; je n’entends pas démontrer autre chose.

Boussuge avait commencé, comme tout le monde,par ne considérer les champignons qu’au point de vue comestible etsimplement pour discerner les mauvais des bons. Puis, ces rudimentsfranchis, il avait pris goût à toutes les espèces indistinctement,il les avait aimées pour elles-mêmes et jusque dans leurs risques.Sa curiosité insatiable finissait même par le conduire à préférerles nuisibles, amanites redoutables et volvaires perfides, auxinoffensifs, aux domestiques, aux cèpes bordelaises, auxchampignons de couche et de bouche.

Une planche qu’il avait sous les yeux et quireprésentait des échantillons de champignons vénéneux, étaitséduisante, comme une gravure de modes. On y voyait l’amanitepanthère, au béret moucheté, le tricholome tigré, àla casquette de laine enfoncée sur les oreilles, le boletsatan, boletus satanas, trapu, verdâtre et au chapeautaché de sang.

– Mes apaches, disait Boussuge avecorgueil. Il ajoutait :

– Et l’amanite citrine est-elleassez élégante sous son feutre à larges bords, parsemé de boutonsd’or, et sa collerette rabattue ? Ne pas s’y fier… bienqu’elle soit moins dangereuse, en définitive, que la Reine despierreuses, l’amanite tue-mouches, assez mal chaussée,mais d’une chair si blanche, et si aguicheuse, la mâtine, dans lesbois, sous son parasol vermillon ! Vous avez peur de cesrouées qui sentent l’anis, le laurier-cerise et l’amandeamère ? Eh ! laissez-les tranquilles. N’allez pas leschercher pour les faire cuire et les consommer. Elles se défendent.Les champignons, en tout cas, ont cette supériorité sur lesfamilles humaines, qu’ils ne se dévorent pas entre eux. Toutes lesespèces vivent entre elles en bonne intelligence. De combien denations et même de races peut-on en dire autant ?

Il avait des sujets d’irritation qui amusaientses amis. Il ne comprenait pas que la tendance des champignons à segrouper en cercle eût incité le vulgaire à baptiser ces réunionsintimes : cercles du sabbat ou ronds dessorcières. Les assemblées de champignons sur la souche d’unsapin ou d’un hêtre évoquaient plutôt le hameau, l’écart,la veillée autour de l’âtre des villageois de la vieille France,féconds, paisibles et si loin de tout ! Les champignonsprolongeaient la causette dans la journée, tout simplement. Ildemeuraient immobiles sur leur tabouret et avaient toujours, à lalueur du feu ou au coucher du soleil, une histoire à se conter,histoire de bêtes ou histoire d’hommes. Les hommes sont plusméchants encore que les insectes qui vivent sur les champignons. Etceux-ci ne se vengeraient pas de l’homme en l’empoisonnantaccidentellement ? Non, mais !…

Enfin, il arrivait parfois qu’un profaneégrillard à qui Boussuge montrait de belles illustrations encouleurs, avançait le groin vers l’amanite phalloïde, enricanant…

Le mycologue haussait les épaules à ces émoisfaciles, il avait la chasteté des savants devant les aspects et lesformes dont l’ignorant s’ébaudit. Les planches anatomiquesl’excitaient autrement, le transportaient littéralement au cœur dela forêt. Il avait un recul physique en contemplant certainesoronges à l’odeur fétide. Il la sentait réellement, comme ilsentait la chair fraîche, tendre et veloutée d’autres espèces.

Au début de sa carrière, il avait été flattéqu’on vînt soumettre à son examen les cas suspects. Il tenaitbureau de consultation. Et puis, blasé sur les satisfactions del’expertise, il ne s’était plus soucié de rabaisser sesconnaissances botaniques à ce rôle utilitaire.

D’autant plus, – il faut le dire, – qu’iln’aimait pas les champignons, les digérant mal. On en servait à satable, mais il n’en mangeait pas. Sa compétence éloignait l’idéequ’il pût craindre d’être empoisonné. La résistance de son estomaclui laissait le bénéfice d’un goût purement artistique etscientifique. Le spécialiste ne frayait pas avec le gastronome. Iln’était ambitieux que d’entendre dire de lui : « L’hommede la région qui connaît le mieux les champignons. » Sescartes de visite mentionnaient uniquement son nom : membre dela Société mycologique de France, chevalier de la Légion d’honneur.Si bien que la première distinction semblait lui avoir valul’autre.

Quelqu’un signala un jour à Boussuge l’ardeurqu’un mycologue, ancien juge de paix, apportait dans sa campagnecontre le Maudit. Ce missionnaire cantonal traitait le champignoncomme les hygiénistes traitent l’alcool et, sur l’affiche destinéeà la propagande, faisait surmonter d’une tête de mort emblématiquedeux tibias de panoplie !

Boussuge souriait de ce zèle et ne s’yassociait en aucune façon.

– Il serait si simple de décréter quenulle espèce n’est comestible, disait-il. On cesserait bientôt decommercialiser le végétal qui s’habille le mieux et qui porte,comme la rose, des noms si variés, si charmants et si bienappropriés : la boule de neige, la chanterelle, l’anisé,l’améthyste, la palombette, la russule jolie, la chevrette, lagirondelle, la tête de nègre… »

Il leur donnait plus volontiers ces nomsvulgaires que leurs noms latins, chers aux pédants. Loin de modérersa passion, la guerre en avait fait un culte où il se réfugiait,s’isolait, cherchait à s’abstraire…

La démence des hommes, acharnés à leurdestruction, lui faisait chérir davantage, par contraste, ladiligence des parasites à se reproduire, à multiplier, à s’abriter,par bandes ou solitaires, sous leurs petits toits moussus et leursboucliers fragiles.

Il pensait : « Ah ! si j’avaisle talent de Maeterlinck, quel pendant je donnerais à sa Viedes abeilles, sous ce titre : Caractères générauxd’un peuple dispersé ! »

Il rencontrait assez souventMlle Chantoiseau en forêt. Il la saluait, mais ilne lui parlait pas. La présence de Nanette auprès d’elle larapprochait trop de Chévremont pour ne point imposer une certaineréserve à leur ancien ami. Mais, dans cette seconde quinzained’octobre, Boussuge remarqua que l’institutrice se promenait seule.Sa silhouette mince et noire apparaissait de loin, au bout d’uneallée, comme un fût élancé, moins haut que les autres. Deux outrois fois, le mycologue croisa l’institutrice et lui trouvamauvaise mine. Les vacances ne lui avaient point profité. Il en fitl’observation à sa femme.

– Elle a l’air de filer un vilain coton.C’est un dur métier, pour les poitrines délicates, que celui demaîtresse d’école. Elle ne pourra pas rester dansl’enseignement.

Clémence Chantoiseau, en effet, dépérissait.Elle avait de plus en plus, en classe, « des absences ».Elle était « ailleurs » ; mais son visage exprimaitmaintenant autre chose que l’attente consolée ; elle suivaittoujours, par la fenêtre, les nuages ; mais sa pensée ne lesaccompagnait plus. Elle était triste et lasse. De la visite qu’elleavait reçue, pas un mot. Il faut laisser le temps aux mauvaisesnouvelles de faire leur œuvre. Le cadavre de son amour seputréfiait en elle et l’empoisonnait lentement. Son cœur nebondissait plus au-devant de la petite factrice sautant de sabicyclette pour lui remettre une lettre. La vue de cette femme, aucontraire, causait à Clémence une douleur lancinante. Noussouffrons de nos habitudes enracinées comme d’une dent gâtée. Deuxjeudis de suite, sous prétexte de leçons à préparer, la jeune fillen’alla point chez les Chévremont, et ils ne la virent pas davantagele dimanche. Elle s’enfermait dans sa chambre et n’y faisait pasplus de bruit que d’habitude, si bien que l’épicière, sa voisine depalier, eût été incapable de dire si elle était là ou non.

Le jour de la Toussaint fut lugubre. Il avaitplu, la veille, sans interruption et toute la nuit la forêt s’étaitplainte dans le vent. Son souffle humide, fourrier de l’hiver,prenait possession des maisons. Il pleuvait encore au sortir de lagrand’messe, après quoi chacun rentra chez soi. C’était le momentd’une de ces hésitations qui remplissent la vie de province. Il nefaisait pas assez froid pour allumer les poêles, et la petiteville ; cependant, trempée et transie, tendait les bras à uneflambée. Beaucoup s’en privaient néanmoins, gagnaient encore unjour, quitte à se blottir de bonne heure dans des draps glacés. Lesvieilles personnes qui ont le plus besoin de chaleur sont lesdernières, par économie, à faire du feu. C’est peut-être parce quele feu ne pétille plus comme autrefois. Le bois, dans la cheminéevide, ne jette plus d’étincelles. La bûche ne brûle plus gaiementsur les chenets. La chaleur a cessé d’entrer par les yeux d’aborddans le corps frissonnant. Poêles, fourneaux et radiateurs conjurésont asservi la flamme libre qui donnait tant de prix au retour del’hiver.

Il y eut une éclaircie après le déjeuner.

– Ma foi ! dit Boussuge, je vaisfaire un tour pour me réchauffer. Viens-tu avec moi,gamin ?

Nanand n’y tenait pas. Palmyre prit sonparti.

– J’aime mieux qu’il reste ici. Il n’estpas comme toi, solidement chaussé, il me rapporterait un rhume…Merci bien ! Le temps n’est pas tellement engageant…

– Possible, mais je me morfonds ici, sansfeu.

– On n’en fait nulle part avant laToussaint, et encore !… tu le sais bien. L’été de laSaint-Martin promet quelques beaux jours, les derniers. Demande àAurélie si elle aime à rallumer les feux éteints.

Boussuge n’insista pas, s’enveloppa dans sapèlerine, prit sa canne et se dirigea vers la forêt.

Elle était sombre et mouillée ; elleavait l’air d’un pauvre ruisselant d’eau sous sa charge de boismort. Les pieds enfonçaient dans un sol élastique, les feuillesépaississant le plus possible leurs tapis pour retarder le momentoù elles deviennent de la boue.

À la lisière, au bord de la route, Boussugerencontra le major Faucherel qui faisait, lui aussi, sa promenadequotidienne. Ils se serrèrent la main.

– Il n’y a que nous deux pour être dehorspar un temps pareil, monsieur le major, dit Boussuge.

– C’est bien pour cela que j’y suis,répondit Faucherel. Ce qui me plaît avant tout dans une forêt,c’est la solitude. Elle n’est complète que par un mauvais tempscomme celui-ci. On n’aperçoit âme qui vive. La terre peuplée estpetite. Le moins vaste désert est immense. L’année prochaine, si laguerre est finie, j’irai en Suisse. Pour les mêmes raisons, lahauteur m’attire, les ascensions me tentent… Vous, pas ?

Ils étaient entrés sous bois en causant ;ils prirent une allée étroite et fangeuse qui aboutissait àl’étang. Les arbres au tronc luisant s’égouttaient ; un voilede brume recouvrait la forêt ; des limaces rouges ou noirestraversaient le sentier, pompaient les feuilles. Le majorreprit :

– Je pensais à vous ce matin en lisantqu’un botaniste avait découvert dans les Alpes, à deux mille sixcents mètres d’altitude, un champignon savoureux, cousin del’edelweiss. Il est du genre pleurote, et comestible.

– Il y a, dit Boussuge, le pleurote duchêne, le pleurote de l’olivier, qui est vénéneux ; lepleurote de l’orme, dont le chapeau est blanc crème et qui poussesur l’orme et le charme ; le pleurote huître, ainsi nomméparce qu’il se présente comme une écaille d’huître… Il pousse entouffes et les Vosgiens s’en nourrissent.

– Le pleurote dont je vous signalel’existence est appelé pleurote des neiges. Préparé à la béchamel,c’est un régal, paraît-il.

– Je ne le connais pas, dit Boussuge, etje vous avoue que j’aimerais à l’examiner ailleurs que sur monassiette et autrement qu’en gourmet.

– Les cèpes dont l’odeur se répand de lacuisine dans la maison l’embaument, déclara le major… ; maisil y faut une pointe d’ail du Midi.

– Je ne sais pas, répliqua Boussuge.J’étudie les champignons, je ne me flatte pas d’être le tombeau desmeilleurs.

– Vous ne buvez pas le vin des burettes,fit le major en riant.

Il marchait pesamment et à si grandesenjambées que son compagnon était toujours derrière lui. Audébouché du sentier qu’ils avaient parcouru, l’étang deSablonnières songeait. Il exerçait sur les promeneurs une sorte defascination. Il n’offrait rien de plaisant et l’on allait vers luicomme si la forêt n’avait eu des chemins que pour y conduire. Onprenait le premier venu et l’étang était au bout, comme parhasard.

Boussuge et Faucherel eux-mêmes avaient subiencore une fois la force attractive de cet aimant. Ils s’arrêtèrentau bord de l’étang quelques minutes avant de rebrousser chemin. Ilétait équivoque dans le brouillard et ne reflétait rien. Son eautrouble ne se défendait plus contre les herbes qui l’avaientenvahie et aveuglée. Le soir descendait sur lui comme sur uneruine. Les deux hommes le contemplèrent en silence et furent tiréspar un frissonnement de leurs réflexions. Ils n’apercevaient déjàplus le bord opposé ; le haut du cadre formé par les arbresétait seul visible. L’étang, d’ailleurs son pouvoir de séductionsatisfait, ne retenait personne. Il ressemblait aux femmes froidesqui se bornent à constater qu’elles sont encore désirables etauxquelles on ne connaît pas d’amants.

– Allons-nous-en, dit Faucherel, Quefaisons-nous ici ?

En se retournant pour le suivre, Boussuge vitquelque chose à ses pieds, se baissa et ramassa une paire de gantsnoirs et usagés qu’il avait d’abord pris pour une souche. Il allaitles rejeter, il se ravisa. Il étendit les gants sur sa canne et lesprésenta au major.

– Voyez donc… ils ont été perdus icidepuis peu… Ce sont des gants de femme… pas beaux… et qui sententencore le nettoyage à la benzine, malgré la pluie qui est tombéedessus…

Ces gants mouillés n’étaient pas beaux, eneffet ; leurs doigts vides pendaient comme les pattes d’unepeau d’écureuil ou de fouine.

Faucherel ne donna qu’un coup d’œil à latrouvaille, et dit :

– Jetez donc ça.

Ce que fit Boussuge. Ils repartirent et seséparèrent à l’entrée du village, sur une poignée de main.

En attendant le dîner, Boussuge eut l’idée,pour se distraire, de faire répéter ses leçons à Nanand. Il dit àZénaïde de lui envoyer le petit et demanda en même temps à laservante si sa maîtresse était en haut avec lui.

– Non, monsieur, répondit laMalaisée ; Madame est ressortie après vêpres pour unecommission qu’elle avait oubliée.

Nanand était descendu sans empressement, sonlivre de récitation à la main ; mais tandis qu’il ânonnait lafin de la fable : Le Chêne et le Roseau, Palmyresurvint.

– J’avais affaire chez l’épicier,dit-elle ; je m’y suis un peu attardée. Elle nous confiait sesinquiétudes relativement à l’institutrice qui est, comme tu lesais, sa locataire. Le lait et le pain qu’on dépose chaque matin, àsa porte, y sont restés. Mlle Chantoiseau n’a pascouché dans sa chambre. Mme Brun en possède uneclef… Le lit n’était pas défait. On a d’abord cru qu’elle avaitpris le train pour Paris, hier soir ; mais le chef de gare estcertain de ne pas lui avoir délivré de billet… Alors ?

– C’est le cas de dire qu’on se perd enconjectures, plaisanta Boussuge.

– Si Mlle Chantoiseaus’est lancée dans une aventure, insinua Palmyre, l’école laïque n’ygagnera rien en prestige.

Ils pensaient tous les deux aux Chévremontchez qui la jeune fille était reçue et donnait des leçons àNanette. Car la province ne s’intéresse à un scandale qu’en raisondu nombre de victimes qu’il fait par éclaboussement.

– J’ai aperçu Agathe et sa petiteréfugiée à la sortie des vêpres, dit Mme Boussuge.Agathe avait un air tout drôle. Dame ! la disparition del’institutrice faisait le sujet de toutes les conversations…

– Et c’est pourquoi tu t’es mise en quêted’un supplément d’informations auprès de l’épicière, conclutBoussuge malicieusement.

Ils n’en reparlèrent plus de la soirée, bienque la langue démangeât à Palmyre ; mais, au milieu de lanuit, Boussuge, qui ne donnait pas, s’agita jusqu’à ce qu’il eûtréveillé sa femme.

– Tu es souffrant ?demanda-t-elle.

– Non, tu ne sais pas à quoi jepense ?

Et il raconta la découverte, qui lui étaitrevenue à l’esprit dans son sommeil, de la paire de gants au bordde l’étang de Sablonnières.

– Pourquoi ne l’as-tu pasrapportée ? dit Palmyre.

– Est-ce que je pouvais, à ce moment-là,me douter ?… Et puis, il n’y a peut-être aucun rapprochement àfaire… Il serait facile de la retrouver, d’ailleurs… ; maisavant d’orienter les recherches par là, il faudrait savoir siMlle Chantoiseau avait un motif de désespoirtel…

– Elle en avait un certainement. Elle areçu, il y a peu de temps, une visite mystérieuse… et, depuis cettevisite, Mlle Chantoiseau, préoccupée, n’était plusla même.

– Le fait est que sa mauvaise mine m’afrappé la dernière fois que nous nous sommes croisés dans la forêt.Car c’était son lieu de promenade favori, avec la petite réfugiéede Chévremont…

– Justement ! Depuis la rentrée desclasses, elle n’emmenait plus cette enfant… On l’a remarqué…Avertis le docteur Chazey, dès demain, de tes présomptions… ;le maire et l’instituteur.

– Et aussi le major, qui était avec moi.Si réellement cette paire de gants appartenait àMlle Chantoiseau, l’indice serait troublant…

Ils causèrent longtemps encore sur l’oreiller.Les vieux ménages, qui dorment peu, ont la nuit pour renouer lesconversations du jour… Ils aperçoivent mieux dans les ténèbres cequ’ils n’ont pas vu dans la lumière.

Le premier soin de Boussuge, au réveil, futd’aller chez le docteur Chazey, auquel il confia sesinquiétudes.

– Je les partage, dit le maire. J’ai vuM. Faverol hier soir… Pour lui aussi la disparition de sonintérimaire est inexplicable. Il éprouvait un peu d’embarras à m’enparler, et je comprends cela. Il sent bien que des aventures de cegenre sont préjudiciables à l’école laïque et, comme il estlui-même irréprochable, il s’afflige de tout ce qui rend sonexemple stérile. J’aurai beau demeurer personnellement hors dudébat, je n’empêcherai pas les soutiens de l’école libred’exploiter l’incident contre leurs adversaires. C’est bienfâcheux. Mon rôle est délicat. Je serai aussi suspect si je faispreuve de diligence que si je n’en montre pas assez.Mlle Chantoiseau, n’avait aucune raison que jesache de se suicider… Tout est possible, néanmoins…

À ce moment, la petite factrice, laissant sabicyclette à la porte du maire, entra pour lui remettre le courrierdu matin. Il ne se disposait à le dépouiller en présence deBoussuge, lorsque Mme Philbert demanda :

– On n’a pas de nouvelles deMlle Clémence, monsieur le maire ?

– Non, fit celui-ci.

– Excusez-moi, monsieur le maire, de vousfaire observer qu’il y a une lettre d’elle à votre adresse.Oh ! c’est bien son écriture… La lettre a été mise à la posteici…

Le docteur Chazey la trouva tout de suite, eneffet, parmi sa correspondance.

– Bien, fit-il. Je vous remercie, monenfant. Nous allons être sans doute rassurés sur son compte.

Il attendit pourtant que la factrice fûtpartie, décacheta la lettre, en prit connaissance et la tenditd’une main tremblante à Boussuge qui lut à son tour :

Je vous demande pardon, monsieur le maire,pour les ennuis que je vais certainement vous occasionner. Que l’onne s’inquiète pas de ma disparition ; c’est volontairement queje dis adieu à la vie, n’ayant plus rien à en espérer debon.

Clémence Chantoiseau.

Les deux hommes se consultèrentrapidement.

– Voyez… fit le docteur Chazey. Si vousretrouvez cette paire de gants et si réellement elle a appartenu àl’institutrice, j’ordonnerai tout de suite des recherches.

Les gants étaient encore à l’endroit oùBoussuge les avait jetés ; il les rapporta et l’épicière quilogeait Mlle Chantoiseau les reconnut. Une longueexploration ne fut pas nécessaire pour que l’étang livrât lecadavre de la suicidée. On le découvrit non loin du bord, dans lesherbes visqueuses que la jeune fille avait agrippées, obéissant àl’instinct de la conservation.

Le père et la mère, avertis, assistèrent muetset hagards aux obsèques. Eux non plus ne comprenaient rien audrame… Ils écoutaient les questions, se regardaient en silence etne répondaient pas. Le père avait apporté, pour tout bagage, dansun carton à chapeau, un haut de forme ancien qu’il en retira avantla cérémonie et qu’il y remit soigneusement au moment de reprendrele train. La mère avait cet air effacé des gens qu’on ne s’imaginepas autrement que les yeux rouges et en deuil. Tout ce quepossédait la défunte tenait dans sa malle. L’institutrice, quandses parents furent partis, ne laissa rien derrière elle, pas mêmeune prière. L’Église ne lui avait pas pardonné son acte dedésespoir et l’école lui en voulait de l’avoir compromise. L’étangseul garda son souvenir. L’eau morte en reçut comme un regain devie.

« C’est là que s’est noyéel’intérimaire… »

L’étang de Sablonnières hanta les veilléessous les apparences d’un visage humain, triste et livide.

Le soir du jour oùMlle Chantoiseau eut été inhumée dans le cimetièrecommunal, la petite factrice demanda à parler au docteur Chazey.Elle lui révéla que la jeune fille entretenait une correspondanceavec un aviateur et que son caractère s’était assombri quand cettecorrespondance avait cessé.

– Pour moi, monsieur le maire, c’est d’unchagrin d’amour qu’elle est morte… et ses parents mêmes ne s’endoutent pas. Il y a environ trois semaines, une dame en noir estvenue de Paris lui rendre visite et probablement lui apporter unemauvaise nouvelle. On ne m’ôtera pas de l’idée que cette personnesavait son secret…

Le docteur Chazey réfléchit une minute etdit :

– Vous n’avez fait cette confidence qu’àmoi ?

– Oui, monsieur le maire.

– Eh bien ! qu’elle reste entre nousdeux. L’opinion publique l’interpréterait différemment et s’enservirait peut-être pour alimenter des querelles locales… Est-cebien utile ? je ne le crois pas. Cette malheureuse a emportéson secret avec elle : laissons-le lui. Soyons moins sévèresque l’Église qui refuse ses prières aux suicidés ; pratiquonsle moyen d’expression qui convient le mieux à la miséricorde :le silence.

Chapitre 16LE GESTIONNAIRE

Un autre sujet de conversation fut bientôtfourni aux habitants de Bourg par le dépècement de la forêt. Unbeau matin, les Canadiens s’abattirent dessus et la mirent en couperéglée. Ils commencèrent par s’y construire des baraquements, unpetit village ; puis ils élevèrent une vaste scierie mécanique« au cœur frais de la forêt ».

Le bon docteur Chazey ne décolérait pas. Ilblâmait à la fois le déboisement et la curiosité publique. Il étaitconservateur dans toutes les acceptions du mot. Il n’admettait pascette exigence de la défense nationale qui, pour sauver une partiede notre patrimoine, en sacrifiait une autre. Avec nous ou contrenous, les mêmes forces destructives agissaient. Il appelait le Campdes Canadiens l’Abattoir et regardait d’un mauvais œil les tueurslorsqu’ils voituraient vers la gare le troupeau égorgé.

Il disait à ses administrés qui allaient enpromenade, sur le lieu des exécutions :

– Vous n’êtes pas honteux ! Est-ceun spectacle pour les honnêtes gens ? On vous pille et vousassistez au pillage en spectateurs pour lesquels il est unedistraction ! Vous n’aimez donc pas les arbres ? Ceux-làsont vos ancêtres et il y a parmi eux des patriarches que vousparaissiez vénérer pourtant, puisque vous les montriez avec orgueilet que des cartes postales en reproduisent l’auguste image. Cen’était donc qu’une enseigne banale ? Allez à la fête, etsoyez logiques : si les Canadiens vous demandent un coup demain, ne le refusez pas.

On feignait de croire qu’il plaisantait ;ses adversaires politiques le taxaient d’antipatriotisme. Ilsdisaient : « Qui veut la fin veut les moyens, tous lesmoyens. S’il faut que des arbres périssent pour que les hommesvivent, périssent les arbres ! » Les sédentaires du pays,en donnant la forêt, avaient l’air de donner quelque chosed’eux-mêmes, de souscrire en nature à l’emprunt : ilsversaient leurs arbres.

À dire vrai, les habitants de Bourg, s’ils netuaient pas les arbres, les blessaient cruellement. Plutôt que decueillir la fleur des tilleuls, l’époque venue, ils arrachaientbrutalement les branches ; elles pendaient, lamentables, auxarbres mutilés de l’avenue. Les arrêtés du maire ne lespréservaient pas de ce vandalisme, si bien que les Canadiensétaient fondés à penser : « Nous, du moins, nous ne lesfaisons pas souffrir : mieux vaut la mort qu’un suppliceannuel. »

Zénaïde, elle, se réjouissait ouvertement dela dévastation. Peu de temps avant l’invasion des Canadiens, elleavait eu encore la figure enflée et les dents au martyre ;elle accueillit l’entreprise des bûcherons comme une délivrance.Elle ne doutait pas qu’ils ne vinssent à bout de leur tâche avantla fin de la guerre. Ils allaient chasser le Malin.

De temps en temps, elle interrogeait sonmaître :

– Est-ce qu’ils avancent ?

– Qui ça ? demandait Boussuge, toutau communiqué.

– Les Canadiens, pardi ! Combien detemps mettront-ils à tout abattre ?

– D’abord, j’espère que leurs dégâts sontlimités.

– On voit bien que vous ne souffrez pasdes dents.

– Ils procèdent méthodiquement. Aprèsavoir renversé l’arbre, ils le débitent comme une viande deconsommation. C’est instructif. J’ai déjà mené Nanand voir cela.Vous devriez, Zénaïde, aller un dimanche avec lui faire un tour parlà. Vous ne connaissez pas votre ennemie, la forêt : c’est uneoccasion…

Elle hésitait ; mais après une semaine dementonnière et de torture, elle se fit conduire par le petitréfugié au camp des Canadiens.

Leur petit chemin de fer à voie étroiteparcourait la partie de la forêt qui leur avait été concédée. Destrains roulaient au milieu de la dépouille et du sang des arbres.Le docteur Chazey disait bien : des Abattoirs…, des abattoirsmodernes, perfectionnés, tels que l’Amérique en possède pourtransformer avec célérité le gros bétail en viande. L’arbreassommé, tué, passait par des centaines de mains habiles à lepréparer, à entailler sa peau, à le coucher sur son lit de mort, àl’éventrer, à mettre de côté les déchets utilisables, à touttraiter mécaniquement, enfin : poil, peau, viande, fressure etcarcasse. Rien n’était perdu. La scie glissait, comme un couteaudans du beurre, et du bel arbre qui avait vécu dans le ciel, dansla lumière et pleuré sous l’orage ; des chênes, des hêtres etdes charmes populeux habités par les familles d’oiseaux, il nerestait plus que des toisons éparses et des rognures de peaux, desmadriers et des traverses pour la guerre et l’industrie. Et,c’était une mort joyeuse, exempte des effroyables beuglements dontretentissent les stick-yards de Chicago. La mort des vieux arbresfrançais, sous la cognée et la scie des étrangers, était discrèteet digne. Leur majesté allait au supplice comme un souverain àl’échafaud. Et tout cela s’accomplissait parmi la gaieté dessoldats et l’indifférence de la foule. Ceux-ci chantaient etsifflaient en travaillant. Ils avaient leur cantine et leurinfirmerie dans le camp, et dans les chambrées, le soir, au son desgramophones, les hommes dansaient entre eux, comme des lutins dansun cimetière. C’en était un. Les petites lampes de poche desofficiers qui rentraient allumaient des feux follets çà et là.

Zénaïde, tenant le petit réfugié par la main,parcourait, du pas lourd d’un général inspecteur, le terrain jonchéde morts. Et ce fut l’enfant qui, dans son innocence, prononça lesparoles de sagesse :

– Quel mal qu’ils faisaient ?

La question surprit la servante ; elleeut honte d’avouer l’intérêt personnel qu’elle croyait avoir àl’extermination, et elle dit, du ton sans réplique de l’ignoranceprise au dépourvu :

– Tu es trop jeune pour savoir.

Ce fut le moment où Octave Chévremont,légèrement blessé à la tête, vint en convalescence àBourg-en-Thimerais, après un mois d’hôpital.

Il l’avait échappé belle etMme Chévremont attribuait cette chance à laprophylaxie superstitieuse qu’elle avait pratiquée en faisantopérer Nanette et en l’entourant de soins à cette occasion. Octaveen était quitte pour une plaie de peu d’étendue et quin’intéressait que le cuir chevelu.

Il arriva, le front encore bandé et s’appuyantsur une canne dont il n’avait nul besoin. Il portait avec plus deplaisir le bandeau que la croix de guerre : c’était la croixde guerre illustrée, et la coquetterie de cet âge héroïque. Lacocarde est aux vieux soldats. Aux jeunes en tient lieu, – et ilsne l’échangeraient point contre l’autre, – un bandeau, une écharpe,une béquille, un signalement de gloire. Il y a peu d’hommesinsensibles au prestige et aux marques extérieures qui leconfèrent.

Octave se montra d’abord tantôt avec son père,tantôt avec sa mère, également fiers de son pavillon. Il fit desvisites. Il alla – seul – chez les Boussuge, demander des nouvellesde son camarade Justin. Il était attendu en permissionprochainement.

– Alors, je le verrai avant de repartir,dit Justin, car j’obtiendrai certainement une prolongation decongé.

Au bout de huit jours et après qu’il eut faitvingt fois le tour de la ville, Octave s’ennuya. Il accompagnaitson père, le soir, à l’apéritif ; mais comme la manille luiétait aussi indifférente que les chamaillis locaux, là non plus ilne s’amusait pas.

Il allait tous les deux ou trois jours àl’hôpital, faire examiner sa plaie par le major Faucherel, et ils’attardait ensuite à causer avec les uns et avec les autres.C’était le meilleur instant de la journée. Octave avait fait laconnaissance du gestionnaire qui s’appelait Jurieux et que lessoldats surnommaient Jour-sans-pain ou Pain-de-fantaisie, à la foisparce qu’il était long et parce qu’il n’avait point de fantaisie.Il souffrait de l’estomac et n’était pas, alors, abordable.Inoffensif au demeurant, il passait avant tout pour tatillon. Ilavait des moustaches blondes, dont les pointes tombantes luimettaient entre guillemets une bouche aux dents gâtées. Marié, sansenfant, il venait de la Sarthe et de l’Enregistrement. Il logeaitau Plat d’Étain et se plaignait que son estomac n’ensupportât pas la nourriture.

– J’y suis dans des conditionsdéplorables pour suivre le régime qui m’est prescrit, disait-il. Jepaie les repas que je ne prends pas, et quand je les prends, ce nesont pas ceux qui me conviennent. À la maison (il voulait dire chezlui), ma femme sait à quels ménagements je suis astreint… et j’aidéjà beaucoup de peine à obtenir qu’on les observe.

On lui conseillait de la faire venir, si rienne la retenait au Mans.

– Rien que sa famille, qui est desenvirons. Oui, il faudra en arriver là… Ce qui m’arrête, c’estaussi la difficulté de trouver ici deux pièces meublées et unecuisine.

Il finit pourtant par se décider à appelerMme Jurieux auprès de lui.

Elle avait vingt-neuf ans et elle était d’unetaille à représenter le petit pain auprès du pain de fantaisie.Brune, encore fraîche et rondelette, afin d’accentuer le contraste,elle aimait à rire pour montrer de jolies dents. Enfin, autant ilétait minutieux en tout, autant « elle ne s’en faisaitpas ».

– Il n’y a pas de meilleur ménage que lenôtre, déclarait-elle.

Et elle le croyait. Clotilde Jurieux, quandelle voyait son mari au désespoir, y remédiait en s’abandonnant àson humeur enjouée, égale. Il eût mieux aimé être plaint ;mais elle disait, peut-être avec raison, que si elle avait gémiavec lui, il n’eût pas manqué de souhaiter une compagne gaie.

– Tu n’es jamais content, coupait-ellecourt, sans se fâcher.

Détestant les scènes, elle s’appliquait à leséviter.

– C’est surtout avec le mariage qu’il y ades accommodements, énonçait-elle après huit ans de ménage.

En arrivant, elle descendit au Platd’étain et, contrairement au gestionnaire, s’y plut. Elletrouvait à table d’hôte quelques personnes à qui parler et n’étaitpas pressée de reprendre le tête-à-tête conjugal. Aussi ne mit-elleaucune hâte à découvrir « les deux pièces et unecuisine » que réclamait Jour-sans-pain. Elle se levait tard,s’habillait lentement et, vers onze heures et demie, allaitchercher son mari à l’hôpital. Elle y revenait à six heures, aprèsune promenade en forêt vers le camp des Canadiens.

À l’hôpital, elle rencontrait Octave etcausait avec lui comme avec tout le monde ; mais il l’amusaitplus que les autres par son bagout. De son côté, elle lui faisaitagréablement passer le temps.

Il commença par aller au-devant d’elle ;il lui proposa ensuite de l’accompagner au Camp et ils s’yrendirent ensemble.

Il apprit, par hasard, qu’elle avait apportésa bicyclette.

– Et vous n’en disiez rien ?

– Qu’est-ce que ça peut bien vousfaire ? demanda-t-elle provocante.

– À moi, rien, répondit-il en laregardant effrontément, mais vous trouveriez peut-être, en pédalantun peu, la petite maison qui vous fait défaut ici, et je seraisheureux de vous servir de guide. Ma blessure à la tête nem’interdit pas la bicyclette, vous savez…

Elle ne dit ni oui ni non, mais le jour mêmeelle soumit l’idée au gestionnaire qui ne la discuta pas.

– C’est à voir, en effet. Il en faut enfinir, dit-il.

Tous les jours, après déjeuner, elle partaitrejoindre Octave Chévremont en forêt. Ils ne poussaient pas plusloin. On jasa. On raconta que leurs bicyclettes ne les gênaient paset qu’un bon tour à jouer au couple eût été de les fairedisparaître tandis qu’ils regardaient la feuille à l’envers.

Seul le gestionnaire ne s’apercevait de rien,le nez dans sa paperasse et ses approvisionnements.

– J’en suis comptable envers l’État,répétait-il, méticuleux jusqu’à la manie. Il se croyait toujoursdans l’Enregistrement et se rendait plus insupportable par sesvérifications qu’il ne l’eût été par sa négligence ou sesdilapidations. C’était tout juste si on ne lui reprochait pas de sefaire remarquer par sa probité, en un temps où le contraire étaitla règle.

Une paire de draps ayant été égarée, il s’enprit au magasinier, jurant qu’il ne lui laisserait de répit qu’ellene fût retrouvée.

À peine eut-il le dos tourné qu’il entenditl’autre grommeler :

– Il ferait bien mieux de veiller augrain chez lui qu’ici.

Jour-sans-pain haussa les épaules. Chezlui ? C’était l’auberge. Aucun soupçon n’effleura l’honnêtehomme. Il avait en sa femme une confiance absolue. Il continua sesinvestigations. Chaque matin il demandait :

– Et cette paire de draps ? Il fautme remettre la main dessus.

On eût dit qu’il ne pensait qu’à cela.

– Il n’y a donc pas moyen qu’il pense àautre chose ? disait-on à l’hôpital.

C’est alors que Jurieux reçut une lettreanonyme ainsi conçue :

La Chanson du jour : Il est cocule gestionnaire, se chante sur un air connu.

D’un geste qui lui était familier, l’officierd’administration ferma les guillemets et les mordillant entre sesdents noires, conclut :

– L’essentiel est qu’on ne chante pas çaici… je le saurais.

Il déchira la lettre et revint à sesmoutons :

– A-t-on retrouvé cette paire de draps, àla fin ?

Il semblait que ce fût à qui aurait le derniermot.

Un nouvel avertissement anonyme assaillitJurieux.

La paire de draps égarée voyage àbicyclette. Le linge est marqué aux initiales C. J. ou O. C.Récompense honnête à la blanchisseuse qui le rapportera augestionnaire de l’hôpital.

Jurieux ne perdit pas une minute de son tempsprécieux à éclaircir le mystère des initiales, opération qui l’eûtpeut-être conduit à soupçonner Clotilde, sa femme, et OctaveChévremont, qu’il voyait souvent en sa compagnie. Il jeta laseconde lettre au panier comme la première, appela le magasinier etlui dit avec insistance :

– Cette paire de draps ne peutpas être perdue. Plus j’y pense, plus j’en suis convaincu.Arrangez-vous comme vous voudrez : je veux mon compte.

Il n’en démordait pas. Il n’y avait point deplace sous son crâne pour deux idées fixes. On eût sans doute fini,néanmoins, pour avoir la paix, par lui mettre les points sur lesi ; mais le congé de convalescence du fils Chévremont étantexpiré, on cessa de part et d’autre des hostilités qui paraissaientn’avoir eu pour cause, au fond, qu’une diversion nécessaire.

Mme Jurieux, faute de deuxpièces meublées à louer dans le pays, retourna dans sa famille, etl’officier gestionnaire ne renouvela pas sa réclamation.

Aussi quel ne fut pas son étonnement quand lemagasinier, un matin, vint lui dire, avec un peu deconfusion :

– C’est à n’y rien comprendre… La pairede draps…

– Quelle paire de draps ?

– Celle qui manquait, et qu’on a cherchéepartout…

– Eh bien ?

– Non seulement elle est rentrée… mais ily en a maintenant une de trop !

Le fonctionnaire de l’Enregistrement,accidentellement militaire, rêva un moment en ouvrant et fermantles guillemets sur la ligne de sa bouche, et dit :

– Ce sont des choses qu’on ne voit quedans l’armée.

Chapitre 17LA DERNIÈRE PERMISSION

Le départ d’Octave Chévremont coïncida avecl’arrivée de Justin Boussuge. Sa dernière permission, celui-cientendait la mettre à profit. Un grand changement s’était opéré enlui dans l’espace de six mois. L’amour filial, jusque-là souverain,avait fait place à une inclination qui ne souffrait pas de rivale.Il aimait la petite aide de la poste et loin d’elle ne pensait plusqu’à elle. La sourde résistance de ses parents, et surtout de samère, avait enfiévré son désir et rassemblé toutes ses forcesdevant l’obstacle à surmonter. Il n’associait plus l’image de samère qu’à des velléités agressives ; il y avait entre euxaussi guerre déclarée. C’est l’ordinaire de la vie à vingt-troisans. La famille est un champ clos fertile en motifs de discorde, etle bonheur des uns y fait assez souvent le malheur des autres. Laclairvoyance des parents se fonde sur leur expérience. Ils voientde haut et ils voient loin, ayant gravi la côte, ils tiennent aucœur le langage de la raison et ne sont pas compris, comme letouriste dont les souvenirs de voyage et les impressions de naturese bornent à l’auberge plus ou moins confortable. Ce n’est paslà-dessus qu’on l’interroge. Mais la dernière guerre n’a pasdéterminé seulement la révision des valeurs sociales ; enémancipant les jeunes hommes, elle sapait la supériorité que l’âgeconfère, elle mûrissait l’adulte à peine au sortir del’adolescence. Il brûlait les étapes, rattrapait ses parents auhaut de la côte et se croyait autorisé à leur dire : « Lasomme des jours que nous avons vécus, vous et moi, n’est pas lamême, non ! mais le poids est à mon avantage :compensations. Causons donc, si vous le voulez bien, sur le piedd’égalité. »

Beaucoup de parents conformaient leur conduiteà cette manière de voir et donnaient sans joie leur consentement àdes mariages dont la précarité n’était point douteuse. Mais despères et des mères ne cédaient pas et défendaient pied à pied lafamille contre l’invasion étrangère. La femme était l’ennemie,capable de toutes les ruses pour faire tomber la place. Combien demariages de guerre n’ont été que des capitulations !

La correspondance deMme Boussuge et de son fils était pleine d’orage.Le vent soufflait du nord. Justin et sa mère n’étaient d’accord quepour faire abstraction du nom de Thérèse ; mais il grondaitentre les lignes. La tendresse que respiraient les premièreslettres du mobilisé s’en retirait peu à peu, goutte à goutte. Deuxadversaires s’observaient… ; et cette désaffection à petitesjournées était peut-être ce qui irritait le plusMme Boussuge contre la jeune fille. Elle ne pouvaitpas la voir passer devant sa fenêtre sans murmurer :

– Voilà encore cette sainteNitouche !

La proximité du bureau de poste ajoutait àl’épreuve. Tout contribuait à l’obsession de la mère, toutalimentait sa rumination. À Thérèse, quand elle la rencontrait,Mme Boussuge, maladroite comme on l’est en colère,ne rendait plus son salut. Et Justin en était averti. Il avait eule temps de dresser ses batteries en conséquence et la petitepostière, de son côté, avait avisé au moyen de voir Justin pendantsa permission.

C’était difficile. Mme Lefouinne permettait à son aide de sortir que le dimanche de deux heures àquatre heures et demie, à cause du courrier à faire partir. Lesoir, Thérèse était sous clef dans la maison. Il s’agissait donc deprofiter du repos dominical, sans toutefois éveiller les soupçons.La jeune fille eut encore recours aux bons offices de la petitefactrice, secourable aux personnes dans l’embarras. Ce qu’elleportait de plus lourd n’était point son sac plein de lettres,d’imprimés et de plis recommandés ; les secrets qu’on luiconfiait ou qu’on lui laissait deviner, sous le couvert d’unecommission bien rétribuée, s’amassaient en elle jusqu’àl’encombrement. Elle avait pris Thérèse en amitié parce quecelle-ci n’était pas fière et se mettait sous sa protection. Ellelui disait en riant :

– Quel commerce ! (C’était son motfavori.) Depuis que je suis en fonctions je n’ai pas encorerencontré un juste… ; mais je sais en quoi dix chenapans de maconnaissance ont mérité la corde pour les pendre ! Presquetoutes les familles d’ici ont leur ver rongeur et volontairement ounon, elles me l’ont révélé, j’étais curieuse : je ne le suisplus. Ce que je ne demande pas, on me le lit, ou bien c’estsous-entendu. Ah ! il en coûte d’inspirer confiance !

C’était la vérité :Mme Philbert inspirait confiance, surtout parcequ’elle vivait seule, depuis son veuvage, et n’avait pointd’aventures. Elle eût été redoutable seulement si elle s’étaitépanchée sur l’oreiller. Tous les confessionnaux ne sont pas àl’église ; il y en a chez le médecin… ; il y en a mêmequi sont ambulants et que la province arrête au passage, parcequ’il arrive toujours un moment où la nature la plus impénétrablecherche une ouverture pour débonder.

Thérèse qui, généralement, le dimanche, lisaitou cousait dans sa triste chambre mansardée, prit l’habituded’aller passer les deux heures dont elle disposait, chezMme Philbert, qui demeurait à la lisière de laforêt. Il y avait ainsi plus de chances pour qu’on ne remarquât passes absences quand Justin serait là. C’était une petite fille desang-froid, bien décidée à ne pas être la maîtresse du jeune hommemalgré son penchant pour lui. Elle comprenait que l’occasion dumariage ne se représenterait peut-être pas pour la petite réfugiéecondamnée à végéter dans un emploi après des examens, desdémarches, des recommandations, des rebuffades… Et dans sonambition et sa prévoyance de l’avenir, elle était soutenue à lafois par les promesses brûlantes de Justin, et par la vuepermanente de la maison paternelle, claire et cossue, en face.C’était la place forte à réduire, avant l’occupation… La présenceconstante de Mme Boussuge derrière les rideaux,loin de refroidir Thérèse, la stimulait. L’animosité d’une mèreintraitable peut produire des effets différents suivant lacomplexion des amants, dont les uns se résignent et dont les autresregardent comme un défi l’opposition à leurs projets.

Thérèse se rappelait les soirées sous lalampe, la chaleur du foyer, le gramophone et ses refrains… Il nefallait pas la faire mordre à la grappe, si la grappe était pourune autre. D’humble extraction, la petite postière demandait nonpas le Pérou, mais une existence tranquille sans l’âpre souci dulendemain. Tout cela se trouvait à la portée de sa main… et ellen’eût pas étendu la main ? Elle l’étendait. Elle l’étendaitchaque fois qu’elle écrivait à Justin des lettres sérieuses,appliquées… afin de lui montrer que, par rapport à l’instructiontout au moins, il ne se déclassait pas.

Le fait est qu’elle avait eu son certificatd’études et mettait bien l’orthographe. Il conservait les lettresde sa bien-aimée ; celles de Justin étaient en dépôt chezMme Philbert, ce qui expliquait l’insuccès desperquisitions de la receveuse dans la chambre de son employée.

Justin arriva un jeudi matin, et, d’après unprogramme arrêté fit dans la ville ses visites accoutumées. Il segarda bien, malgré qu’il en eût, de commencer par la poste. Il n’yalla que le samedi, sans se cacher. Il traversa la rue sous leregard de sa mère qui le guettait, du coin de la fenêtre. Derrièrele grillage qui séparait en deux le bureau,Mme Lefouin payait un mandat. Thérèse recevait untélégramme à l’appareil.

– Bonjour, madame Lefouin, dit Justin. Çava bien ? M. Lefouin n’est pas là ?

– Il est à la boucherie, répondit-elle.C’est étonnant que vous ne l’ayez pas rencontré.

– Bonjour, mademoiselle Paulin, repritJustin sans affectation.

Elle ne se leva pas et dit de saplace :

– Bonjour, monsieur Boussuge. Vous voilàdonc en permission ?

– Comme vous voyez.

La receveuse jugea bon d’interrompre lacommunication.

– Cette guerre aura-t-elle une fin ?En approche-t-on ? Vous êtes mieux en situation que nous de lesavoir.

– Ma foi, non, fit en riant Justin. C’estaux civils qu’il faut demander ça. Ils ont déclaré la guerre, ilsferont la paix, ça ne nous regarde pas. On ne nous consultejamais.

– C’est bien vrai, observa Thérèse.Probable, si on vous consultait, que vous seriez déjà tousrevenus.

– Avec les Boches à vos trousses, fitaigrement la receveuse.

Justin s’empressa de lui donner raison.

– Oui. Tant qu’ils nous obligeront à lescontenir…

Il ajouta néanmoins, comme pour demanderpardon à Thérèse de sa concession :

– Et nos braves populations,continuent-elles à verser leur or ?

– Euh ! bien doucement, ditMme Lefouin. Le dernier emprunt pourtant n’a pastrop mal marché.

– Une pelletée de charbon dans lachaudière. Que personne ne descende : on repart.

– Il y a tout de même trop d’accidentssur la ligne, jeta Thérèse, incorrigible.

Mme Lefouin se retourna,sévère :

– On ne vous demande pas votre grain desel, mademoiselle. Travaillez donc.

Deux personnes poussaient la porte ;Justin prit congé.

– Je vais au-devant de M. Lefouin…Au revoir, mesdames.

Vers la fin de l’après-midi,Mme Lefouin étant sortie de chez elle, ce qui luiarrivait rarement, puisque son mari faisait toutes les commissions,Mme Boussuge rangea son ouvrage et sortit à sontour comme si rien n’était.

Les deux femmes se rencontrèrent dans lemagasin d’épicerie où elles avaient eu affaire, tout à coup,simultanément.

– Eh bien ! ditMme Boussuge, vous avez eu tantôt la visite deJustin.

– Oui, fit la receveuse à mi-voix,pendant qu’on les servait, je ne me trompais pas : il n’y aplus « ça » entre eux ; je le jurerais.

« Ça » était une dent de la mâchoiresupérieure que l’ongle du pouce n’ébranlait pas trop, à cause del’usure.

– Que Dieu vous entende ! soupiraPalmyre.

– Ils ont échangé quelques motsseulement… Vous pensez bien que je ne les quittais pas des yeux…sans en avoir l’air. Si leur intrigue durait encore, ils auraientfait ceux qui ne se connaissent pas… ; tandis qu’ils se sontparlé le plus naturellement du monde.

– Ah ! je vous remercie ! ditMme Boussuge avec élan. C’est un sujet si délicatque je n’ai pas encore osé l’aborder devant mon fils. Et jevoudrais bien, cependant, dissiper le nuage qui subsiste entrenous.

– À votre place, moi, conseillaMme Lefouin, je ne réveillerais pas le chat quidort. C’est un jeu dangereux. Je préférerais traîner la chose enlongueur : le temps arrange tout.

– C’est l’avis de mon mari. Vous avezpeut-être raison tous les deux. Mais ne trouvez-vous pas, madameLefouin, qu’il y a pour une mère assez de sujets d’inquiétudemaintenant sans celui-là ?

La receveuse conclutphilosophiquement :

– On réclame la paix : il faudraitl’avoir d’abord chez soi. Elle n’est nulle part.

Et les deux femmes rentrèrent, chacune de soncôté, à quelques minutes d’intervalle, « pour n’avoir l’air derien ».

Justin et Thérèse ne se félicitaient pas moinsde leur ruse. Le rendez-vous qu’ils s’étaient donné à trois heures,non loin des Quatre-Arbres, une des curiosités de la forêt, ne futpas contrarié. La journée était douce. L’été, après avoir jeté feuxet flammes, s’apaisait. L’automne commençait à rôder dans l’air età tâter la forêt. Assis auprès de son amie, au pied d’un hêtre,Justin s’exaltait chastement.

– Vous sentez bon, disait-il.

Il lui semblait, étant amoureux, que toutesles essences de la forêt se concentraient sur la jeune fille, alorsqu’il n’avait plu qu’un peu d’eau de Cologne sur ses cheveux, safigure et son cou. Elle l’écoutait sans tourner la tête verslui : car ils étaient si près l’un de l’autre qu’elle nepouvait pas faire un mouvement sans paraître offrir ses lèvres. Or,il les avait déjà prises, et elle en manifestait plus de crainteque de plaisir. Elle répétait :

– Restez tranquille, voyons… On peut nousvoir… Que dirait votre mère si elle savait qu’on nous a aperçusensemble… et ici ?

Elle n’avait trouvé que ce moyen de contenirl’ardeur de Justin ; chaque fois qu’il poussait ses travauxd’approche, elle agitait devant lui l’image de sa mère, comme pouren éprouver l’effet.

– Vous n’oserez pas lui parler… Avouezqu’elle vous intimide plus que votre père ?… Au fond, vouspliez tous les deux devant elle.

Il s’excusait :

– Je viens à peine d’arriver… Je ne veuxpas non plus, de but en blanc… Et puis, mieux vaut plier querompre… Nous serions bien avancés !

– Bref, vous attendez la fin de votrepermission…

– Non… mais les derniers jours, afin dene pas la gâter si…

Il n’achevait pas, revenait à ses opérationslaborieuses à terme. Il serrait le bras de Thérèse, enfermait samain dans les siennes à lui, baisait sa nuque, cherchait à faireployer sa taille, qu’elle dégageait. Chacun d’eux suivait son idée,et ce n’était pas la même.

– Retirez votre chapeau…

– Si vous retirez votre main…

Il obéissait, elle ôtait son chapeau, leposait sur ses genoux et faisait bouffer ses cheveux quiprofitaient de sa lumière pour blondir.

– Je vous aime… Donnez-moi au moins vosyeux, disait-il, puisque vous avez peur que je ne vous décoiffe àprésent…

Elle les lui donnait ; mais aussitôt etpour obvier à une privauté plus grande qui menaçait sa bouche, lapetite chantait son antienne :

– Vous avez eu tort de ne pas écrire àvos parents… Oui, plus j’y pense, plus je trouve que vous avez eutort…

– N’y pensez pas.

– Nous serions fixés… D’autant plus quelà-bas et exposé comme vous l’êtes, vous auriez rencontré moins derésistance que maintenant.

– Puisque je vous promets d’en venir àbout !

– Vous promettez tant de choses !…En attendant, nous devons nous cacher comme des malfaiteurs. Votremère n’hésiterait pas à demander mon déplacement, si elle sedoutait…

– Elle ne se doute de rien, affirmait-ilavec assurance de quelqu’un qui a des distractions.

– Et Mme Lefouin ?La moindre imprudence de notre part peut réveiller sessoupçons…

Il chassait Mme Lefouin de labouche fraîche sur laquelle voltigeait son nom ; mais quelquesinstants n’en avaient pas moins été dérobés à l’emploi du tempsqu’ils s’étaient tracé.

Et c’est ainsi qu’on n’arrive à rien.

Ils ne se revirent que le dimanche suivant, aumême endroit et à la même heure. Thérèse arriva la première aurendez-vous. En apercevant Justin et avant toute effusion, elledemanda :

– Eh bien ! leur avez-vousparlé ?

– Oui.

– Ah !… Racontez !

Il n’était pas pris de court ; il avaiteu le temps de composer son récit, d’en atténuer les couleurs tropvives. Il dit :

– Mon père et ma mère ne sont pas du toutprévenus contre vous et notre projet de mariage ne les a pas nonplus étonnés : ils s’y attendaient.

– Comment cela ?

– Maman est très fine : elle en a eul’intuition du jour où j’ai cessé de lui parler de vous.

– Et c’est alors que vos parents m’ontfermé leur porte.

– Ils ne la fermaient pas positivement…Comprenez bien… Ils imposaient à notre amour une sorte d’épreuve, àlaquelle il a résisté… Cela ne fait plus pour eux l’ombre d’undoute. Je leur ai déclaré que je n’aurais pas d’autre femme quevous.

– Et qu’ont-ils répondu ?

– Ce que répondent tous lesparents : je ne pouvais pas songer à me marier avant d’avoirune situation ; la guerre terminée, il sera tempsd’aviser ; et ainsi de suite.

– Votre mère ne peut pas me sentir,avouez-le donc.

– Au contraire : elle rend justice àvos qualités ; elle vous trouve courageuse… ; elle n’aaucun reproche à vous adresser…

– Mais elle a rêvé pour son fils un partiplus avantageux que la petite aide de la poste.

Elle retira ses mains que Justin avaitprises.

Il poursuivit imprudemment :

– Quand maman vous connaîtra mieux…

– Il ne tenait qu’à elle dem’étudier : elle n’avait qu’à continuer à me recevoir,repartit vivement Thérèse.

Elle avait sur le cœur les commentairesprovoqués par le changement d’attitude des Boussuge à son égard,et, certains jours, son antipathie pour la mère surpassait soninclination pour le fils. Le mariage équilibrait les deuxsentiments. Elle n’était pas foncièrement vindicative, mais elleavait du joueur cette excitation à la revanche qu’il trouve dansune partie perdue.

– Il faut se mettre à leur place, fitJustin, conciliant. Le cœur, à leur âge, ne prend pas facilement denouvelles habitudes. Plus tard, vous verrez qu’ils vous adopteront.Armons-nous de patience.

– Oui, comme dit l’autre :grignotons-les, on les aura !

Le rire forcé de la jeune fille découvrit desdents blanches, humides, sur lesquelles aussitôt la bouche deJustin se porta. Mais Thérèse se dégagea brusquement.

– Enfin, ils ne veulent riensavoir ; voilà le plus clair de l’histoire.

– J’ai le moyen de les contraindre, ditle soldat entre ses dents.

– Quel moyen ?

Il ne répondait pas ; la tête basse, ilenlevait un à un des brins d’herbe, comme les épingles d’unepelote. Elle insista :

– Quel moyen ? Se passer de leurconsentement ?

– Je voudrais les amener à réfléchiravant d’en venir là… J’ai dit à maman que j’allais demander àpartir pour Salonique, dans l’aviation.

La petite aide fit la moue.

– Si c’est là tout ce que vous aveztrouvé…

– Elle cédera plutôt que de me voir m’enaller si loin, expliqua Justin. Voulez-vous parier qu’ellecédera ? je compte sur papa pour lui faire entendre raison… Ilest sans parti pris…

– Mais il n’est pas le maître, il n’a quele gouvernement des champignons.

– Détrompez-vous : il est fortcapable d’un coup d’autorité.

Les assurances de Justin étaient un habilemélange de vérité et de mensonge. Il n’avait pressenti que sonpère, et celui-ci, sans cérémonie, en bon camarade, s’étaitappliqué à le détourner de son dessein.

– Pour le moment, déclara-t-il, ta mèreest irréductible, tu peux m’en croire, car j’ai les oreillesrebattues de cette histoire depuis qu’elle en a eu vent. Ne luiempoisonne pas ta courte permission et laisse-moi faire. Touts’arrange avec le temps. Reviens-nous d’abord sain et sauf ;nous verrons après.

Paroles pleines de sagesse et qui laissaientla porte ouverte à toutes les espérances. Justin n’avait nullementélargi le débat en menaçant ses parents de changer d’arme et de sefaire envoyer à l’armée d’Orient. L’expédient lui avait tout d’uncoup traversé l’esprit et il ne le soumettait à Thérèse que pour entirer avantage.

Il s’était promis de leurs rendez-vous millefélicités ; il n’avait pensé qu’à cela pendant six mois ;il s’était composé, jour et nuit, tout un programme de caressesgraduées, envisageant même l’ultime, avec la complicité descirconstances ; et il était encore moins avancé à la seconderencontre qu’à la première. Possédée par une idée fixe ou finemouche, Thérèse avait tout de suite réussi à aiguiller l’entretienvers ces régions arides où l’ombre est sans mystère et le printempssans fleurs. Et ils n’en sortaient pas et le temps passait en pureperte.

Justin finit par perdre patience et se fitpressant.

– Je vais repartir, ma Thérèsechérie ; je ne sais quand je reviendrai… ni même si jereviendrai. Cette permission est peut-être la dernière… et quelsouvenir en emporterai-je ? Nous nous sommes vus deux fois, etc’est à peine si je t’ai tenue cinq minutes dans mes bras. Et desbaisers, combien en avons-nous échangé ? Cependant, tu as mapromesse et j’ai la tienne…

La tête attirée sur l’épaule de Justin, ellerésistait encore et dérobait sa taille.

– Non, Justin… Nous ne sommes pasfiancés… puisque vos parents refusent…

Mais il était le plus fort ; enresserrant sort étreinte, il réduisait Thérèse àl’impuissance ; il lui parlait de si près que leurs soufflesse mêlaient et que leurs paupières allaient à l’instant même setoucher des cils. Il dit alors ardemment :

– Que ce soit ou non leur dernier mot,qu’importe, ma Thérèse ! As-tu confiance en moi ?… Noussurmonterons tous les obstacles… Je ne veux pas que tu endoutes…

Elle était dans cet état d’ébriété qui précèdeen amour l’extase ; elle renversa la tête en arrière et vit unciel sans voiles, un ciel tout nu, percer la forêt de flèches d’orinnombrables… Et puis, dans un sursaut, elle fut debout, au bruitque firent des branches écartées, à côté d’eux. Justin s’étaitrelevé, lui aussi, et regardait… Surgissant d’un taillis rouged’avoir couru et confus de sa découverte, le petit Nanand s’étaitarrêté, comme au seuil d’une porte un indiscret involontaire.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici ?lui dit durement Justin.

– Rien, répondit l’enfant. Je me promèneavec M. Boussuge. Il est aux Quatre-Arbres, en train de causeravec des ramasseux de champignons.

– Eh bien ! va le retrouver.

Nanand obéissait ; Justin le rappela.

– Écoute-moi… Si tu as le malheur de direà la maison que tu m’as rencontré ici, tu auras affaire à moi.C’est compris ?

– Oh ! il n’y a pas de danger, fitle petit réfugié en s’en allant.

Le charme était rompu tout de même ; ilfallait se séparer pour rentrer.

Thérèse s’était ressaisie.

– Voyez, dit-elle, à quoi vous m’exposez.Si Nanand parle malgré votre défense, me voilà compromise. J’ai eutort de venir. Je paierai cher mon imprudence. Votre mère va secharger de ma réputation…

Il avait essayé de reprendre sa main ; envain, jamais ils ne s’étaient moins aimés que pendant cettepermission si désirée.

– Je ne vous reverrai pas avant mercredi,jour de mon départ, dit Justin ; mais je vous écrirai… et cesera, je l’espère, pour vous donner de bonnes nouvelles.

– Une seule me ferait plaisir.

– Laquelle ?

– Vous le savez bien.

– Dites toujours.

– Être autorisée à vous conduire à lagare avec vos parents. Les Lefouin… et bien d’autres, entomberaient malades !

Il crâna.

– Il ne faut jurer de rien.

Elle eut un geste d’incrédulité ; puis,sous l’empire de son idée fixe :

– Il faudrait, pour ça, ne pas tremblercomme vous faites devant votre mère : vous avez peurd’elle.

Et sur ces mots, les derniers qu’il devait desa bouche entendre, Thérèse le quitta, sans même lui tendre lamain. Elle prit à droite, il prit à gauche et feignit de s’être misà la recherche de son père, lorsqu’il rejoignit celui-ci et Nanand,dans le chemin conduisant aux Quatre-Arbres.

Boussuge maugréait comme un propriétaire qui atrouvé des braconniers sur ses chasses gardées. Des femmes de peinecueillaient des champignons pour le compte d’un entrepreneur, etles réfugiées qui se livraient à ce travail y gagnaient de bonnesjournées.

Le mycologue s’affligeait de cette incursiondes barbares dans un domaine qu’il considérait comme le sien. Tousces accourus, Canadiens et réfugiés, saccageaient laforêt. On ne pouvait donc pas la laisser tranquille ! Ellen’était pas chargée de nourrir les citadins plus qu’elle n’avait àpourvoir aux exigences de la défense nationale. Elle est dans lanature pour son agrément. On ne devrait pas en vivre ni laprostituer au commerce, à l’industrie et aux armées.

Boussuge s’abandonnait à une généreuseexaltation, mais qui laissait percer le bout de l’oreille. Au fond,il rangeait la mycologie parmi les arts à protéger, et la forêt aunombre des propriétés dites nationales, dont il convient deréserver la jouissance aux gens bien élevés. Il eût volontiersfacilité la sélection en faisant payer le même droit d’entrée pourvisiter la forêt que pour visiter un musée. Il avait, avec le goûtde la conservation, le sentiment de la noblesse et du Beau.

Mais il discourait en pure perte à côté deJustin qui se demandait cependant :

« Dois-je lui reparler deThérèse ? »

Il fut heureux, pour ne pas le faire, d’enavoir l’excuse dans la présence de Nanand.

Ce soir-là, quand Zénaïde vint, commed’habitude, éteindre la lampe Pigeon au chevet du petit réfugié etlui souhaiter bonne nuit, l’enfant, de ses bras noués au cou de laservante, la retint.

Elle crut, d’abord, à un jeu de sa part.

– Allons, laisse-moi… et dors.

– Nède, j’ai quelque chose à te dire,murmura-t-il à l’oreille de la vieille fille.

– Tu me le diras demain.

– Non… tout de suite. C’est unsecret.

Et il raconta à Zénaïde la scène del’après-midi, en forêt.

– C’est bien, fit-elle, après un momentde réflexion ; j’en parlerai à Madame.

Mais Nanand, rejetant son drap, se mit deboutsur son lit et cria, en colère :

– Je te défends… tu entends ?… je tedéfends de répéter ce que je t’ai dit. Si tu faisais ça, Nède, jete détesterais et jamais plus je ne te laisseraism’embrasser ! C’est un secret à nous deux. J’aurais pu legarder pour moi tout seul ; c’est parce que je t’aime que jepartage.

Zénaïde recoucha doucement l’enfant, borda sonlit et dit, moitié sérieuse, moitié riant :

– Là, là… calme-toi, petit serpent… Jeferai ce que tu veux.

– Tu me le jures ?

– Je te le jure.

– Sur ce que tu as de plussacré ?

Elle ne chercha pas longtemps.

– Sur ta tête, dit-elle, sans rire, cettefois.

Et la Malaisée, en dépit de sa réputation demauvaise langue, tint parole.

Chapitre 18LES CHOSES SUIVENT LEUR COURS

Le docteur Chazey accomplissait la péniblemission d’annoncer aux familles la mort de leurs enfants tués àl’ennemi. Il s’acquittait de ce soin avec beaucoup de tact etn’avait recours que rarement, pour le suppléer, au premier adjointou à un conseiller municipal. Il connaissait tous ses administréssur le bout du doigt, en sa double qualité de médecin et de maire.Il avait vu naître la plupart de ces jeunes gens que la guerre, unà un, ravissait à la commune ; il avait marié leurs parents etquelquefois ensuite apaisé des querelles qui paraissaient rendreinévitable le divorce auquel il était, en principe, hostile. Il yavait peu d’habitants de Bourg qui ne l’eussent arrêté dans la rueau moins dix fois, pour solliciter de son obligeance un conseil ouune ordonnance gratuite. Il était enfin plus que tout autrequalifié pour rayer du monde les enfants qu’il y avait mis. Il lesappelait encore par leur petit nom, en venant faire part de leurdécès, et cette familiarité était comme le premier pansementappliqué par un camarade sur une blessure vive.

À cinquante reprises déjà, depuis trois ans,il s’était présenté dans la maison qu’il allait désoler en ouvrantla porte, et puis en ouvrant la bouche. Il devait choisir l’heured’après les occupations et les habitudes des parents. Il calculaitcomme un meurtrier la force du premier coup ; mais ill’amortissait en le portant. Et d’ailleurs, il pouvait presque dired’avance comment le coup serait reçu.

Il avait d’abord songé à établir un roulemententre quelques personnes assumant la tâche ingrate de faire lesigne de mort. Un porteur unique de mauvaise nouvelle risquaitd’avertir tout le monde de sa démarche avant les intéressés. Maisil avait réfléchi que son caractère de médecin était le pluspropre, au contraire, à éloigner les soupçons. On le voyaitcirculer et sonner aux portes du matin au soir. On ne pouvait passavoir s’il entrait dans les maisons en médecin des vivants ou enmédecin des morts ; car il était d’une discrétion farouche, etles parents du soldat trépassé connaissaient toujours leur malheuravant que la rumeur publique le leur eût révélé.

Il les divisait en deux catégories : lesfamilles sans religion auxquelles, après avoir rempli les devoirsde son ministère, il disait simplement :

– Quelle consolation vous offrirais-je,mes pauvres amis ? Vous savez mieux que moi ce que vousperdez… Il vous reste le souvenir… ; mais il est à deuxfaces ; l’une qui rit dans le passé, l’autre qui pleure…

Il évitait ce patriotisme que Saint-Justappelait un commerce des lèvres. Il ne séchait pas les larmes endéclamant : « Votre fils est mort en héros… » ;mais il disait : « Henri est mort » ou Charles, sic’était Charles, d’un ton tellement pénétré, qu’il aidait lepatient à supporter la crise. Il avait une inépuisable provision demorphine pour ce genre de piqûre.

Il était plus à son aise dans les familleschrétiennes ; il entrait mieux dans leur douleur.

– Il n’y a rien pour la calmer, chez lepharmacien d’en face ni chez moi, disait-il. Le remède est là…

Et il leur montrait le clocher de l’église. Ilne récitait pas les dernières prières ; il ne les prescrivaitpas non plus : il y faisait penser.

Après chacun de ces sondages, le docteurChazey ne rapportait pas toujours de l’espèce humaine une opinionfavorable ; mais, habitué aux haleines fiévreuses, ils’expliquait son dégoût en attribuant aux désordres de l’estomacles vapeurs du cerveau et les miasmes de l’âme.

– Je crains beaucoup plus la contagion dela médisance que la contagion de la maladie, disait-il, un jour, àBoussuge. Vis-à-vis de la première, pas de prophylaxie quitienne ! Le dénigrement et la médisance sont les plaies de laplus petite agglomération… et je ne soigne cela, comme maire,qu’accidentellement. Je ne guéris, je ne préserve personne. Levieux médecin que je suis a eu souvent, dans sa longue carrière, lamain heureuse et le diagnostic sûr… Il ne m’est jamais arrivé, queje sache, d’amputer une vipère de sa langue sans qu’elle repousse.La vipère ne meurt jamais des suites de l’opération, elle en vit,au contraire, et communique son venin. Il en est une,imaginez-vous, qui a insinué que je recueillais sous mon toit uneréfugiée afin de coucher avec sans avoir à me déranger. L’opinionpublique, n’ignorant pas qui je suis et ce que je vaux, aurait dûfaire justice d’une pareille imputation, hein ? Pas du tout.Si dix personnes m’ont défendu, cent autres, sans positivementm’accabler, ont souri en pensant qu’il n’y a pas de fumée sans feu.Le cancan est devenu un fait : je suis en ménage avec maréfugiée ! Et ne croyez pas que j’aurais imposé silence en lacongédiant… Quelle erreur ! Le résultat eût été le même… et lalâcheté me fût restée pour compte. Tout cela pour la morsure d’unevipère que je n’ai même pas excitée en mettant le pied dessus.Voulez-vous que je vous dise, mon cher Boussuge ? Un de cesquatre matins, après trente ans de bons et loyaux services, jeserai dégommé et la commune, plus tard, ne gardera de moique le souvenir d’un maire paillard… Le mot vous offusque ?Mettons libertin… qui aura profité de la guerre pour s’ébaudir àpeu de frais.

Boussuge protesta sincèrement :

– Laissez donc tout cela. Vous d’habitudesi pondéré, d’une mesure si parfaite en tout, voilà que vousexagérez. Les paroles s’envolent ; autant en emporte levent.

– Oui, reprit le docteur Chazey, lesparoles s’envolent… mais les lettres aussi… les lettres anonymess’entend.

– Que voulez-vous dire ?

– Allons, je vois que vous ne savez pastout. Ainsi que la vertu pourtant, cette médisance, pour vousinoffensive, a des degrés et la délation en est un, le pluséminent. Quel est le principal véhicule de la délation, en provincesurtout ? La lettre anonyme.

– Vous en avez reçu ? demandaBoussuge.

– Récemment, non, répondit le docteur,mais le mari de ma réfugiée, son mari mobilisé, a reçu, timbréesd’ici, deux lettres anonymes l’avertissant que sa femme avait desbontés pour moi.

– Est-ce possible !

– Vous allez voir. Le mari a écrit qu’iltirerait plus tard l’affaire au clair… ; en attendant, lemeilleur moyen pour sa femme de se disculper, c’était de déguerpirsur-le-champ.

– Où irait-elle ?

– Où elle voudra. S’il n’y avait pas lesenfants, elle ne serait pas embarrassée. Ah ! écoutez donc… etréfléchissez. La vie déjà pénible de cet homme est désormaisempoisonnée par le soupçon… et je le comprends si bien que j’aidonné moi-même à Mme Louvois le conseil de partir.Mais elle s’y refuse absolument. Elle se trouve bien à la maisonpour attendre la fin de la guerre. Elle n’a rien à se reprocher.Elle ne gênerait que moi, à la rigueur, avec ses trois mioches,auxquels l’âge canonique de leur hôte, s’oppose, croyez-moi, à cequ’il leur donne un frère ou une sœur. Bref, je n’ai, dit-ilpéremptoirement, aucun motif pour la congédier.

– C’est la vérité.

– L’ingrate vérité ! Que va-t-ilarriver ? Un de ces jours, un poilu vêtu de bleu horizon et decrédulité viendra me faire une scène chez moi ou à lamairie… ; et que sa femme le suive ou ne le suive pas, lescandale sera le même. J’aimerais presque mieux subvenir tout desuite aux besoins de Mme Louvois ailleurs qu’ici…C’est alors peut-être que j’aurais le moins de chances de passerpour l’entretenir. Eh bien ! que pensez-vous, cher ami, de ceseffets d’une lettre anonyme ? Et celui qui l’a écrite jubileen me croisant dans la rue, soyez-en certain. Je lui serre la main.Il est mon voisin, mon obligé… Il a une bonne figure loyale et lecœur sur la main…

– À quoi attribuez-vous, alors, son actede malveillance ?…

– À rien. Il n’a aucune raison de menuire. Il n’est pas mon ennemi. Il fait le mal pour le mal. Je metsun intérêt dans sa vie, qui en était dépourvue. Il s’endortpaisiblement en pensant tantôt à moi, tantôt àMme Louvois et à son mari. Il se dit :« Je voudrais bien savoir quelle tête ils font, tandis que jesuis là bien tranquille et riant sous cape… » Il ne rêve pasmême plaies et bosses, comme on pourrait le supposer, non ! Ilse distrait, ni plus ni moins qu’en lisant le journal ou en faisantla manille au café de l’Univers.

– Il ou Elle finira passe trahir, présuma Boussuge. Tout porte à croire que c’est unefemme.

– Pourquoi, je vous prie ?

– Parce que l’accourue,l’étrangère au pays, est immédiatement, vous le savez bien, uneennemie et qu’en adoptant celle-ci vous avez heurté de front laxénophobie rurale. C’est surtout, à mon sens, ce qu’elle ne vouspardonne pas.

– J’ai recueilli, pour donner l’exemple,la mère dont personne ne voulait, avec sa famille nombreuse. Je nepouvais pas prévoir que cette guerre aurait une pareille durée.S’il me fallait descendre à chercher la femme, aussi bien,ne serait-elle pas plutôt dans ce nid de réfugiées qu’abrite laFerme Bourrue ? Plus d’une doit être jalouse de la place qu’atrouvée chez moi Mme Louvois. Mais justement parceque c’est un nid, déjà la coupable aurait été vendue par sescompagnes… et vendue pour un morceau de pain… Non…, la faute estcelle d’un isolé… et elle demeurera impunie, mon bon ami, car je neferai rien pour découvrir le pécheur.

Une dernière question embarrassaitBoussuge ; il la posa :

– L’idée ne vous est pas venue qu’un devos adversaires politiques…

Le bon docteur se récria :

– Non ! Dussiez-vous me trouvernaïf, je ne les mésestime pas encore à ce point-là. Certes, ilsm’en ont fait voir de toutes les couleurs, mais je veux les croireincapables d’une pareille bassesse, même à l’instigation de leursvertueuses épouses.

– Vous allez peut-être un peu loin, ditBoussuge.

– Détrompez-vous, continua le maire. Cesgens-là éructent, pérorent, paradent, et pétaradent… Lechuchotement ne leur convient pas… Nos bons radis ontbesoin d’une estrade pour se faire entendre et d’une galerie pourse faire applaudir ; ils ont surtout besoin de s’écouterparler… et la perfidie aime le mystère et les détours. Vous avezété plus que moi l’ami des Chévremont. Les voyez-vous écrivant deslettres anonymes ?

– Non, répondit franchement Boussuge.

Le docteur Chazey, dont les petits yeux grispétillaient de malice, quand la bonté ne les humectait pas, baissala voix, regarda autour de lui et, se penchant vers soninterlocuteur, poursuivit :

– À qui ouvrirais-je mon cœur, sinon à unhomme qui n’est comme vous inféodé à aucun parti ? Apprenezdonc que certaines paroissiennes de ma connaissance me sont bienplus suspectes que les femmes de l’autre bord. Les unes et lesautres caquettent entre elles, assurément ; mais je doisreconnaître que l’église, loin de mettre une bride aux langues bienpendues, les inciterait plutôt à rattraper dehors le temps passé enoraisons et en recueillement pendant les offices. L’abbé de Choisyrapporte qu’un valet de chambre du cardinal Le Camus avait entenducelui-ci dire dans ses prières : « Mon Dieu, j’ai domptéma chair… domptez ma langue ! »

Boussuge s’amusa du propos et répliqua, pourn’être pas en reste d’érudition :

– Votre attitude, dans la querelle desradis et des ratis, me rappelle à moi, docteur,un autre personnage, ce pittoresque Chodrus-Duclos, dit l’hommeà la longue barbe, qui fut populaire sous Charles X.

– Connais pas.

– Il était royaliste dans l’âme, pauvrecomme Job et courageux comme Bayard. Il était prêt à se faire tuerpour ses princes, qu’il avait suivis à Gand, en 1815. Il promenaitordinairement ses haillons au Palais-Royal. Il s’y trouvait en1830, aux Trois Glorieuses, au milieu d’une bande armée qui tiraitsur les Suisses, sans les atteindre. Il emprunta le fusil d’unhomme du peuple, visa un Suisse et le descendit ; après quoiil rendit le fusil au maladroit en disant : « Je voulaisseulement vous montrer la manière de s’en servir : je ne suispas de votre parti ! »

– Compris, l’apologue ! fit ledocteur Chazey en riant à son tour. Non, malgré les apparences, jene tire pas sur mes troupes.

– Mais vous appelez l’attention sur leurspoints faibles.

– Pour qu’ils les fortifient. Oh !je sais bien que c’est difficile… De toutes les démangeaisons, laplus insurmontable est celle de parler. La plus édifiante dévotionn’épuise pas le réservoir de pensées et de confidences que chaquefemme porte en soi et qu’elle dépense comme elle peut, où ellepeut. La religion a beau lui enseigner l’amour du prochain et lepardon des offenses : c’est aimer son prochain, croit-elle,que de dénoncer ses erreurs et sa conduite impie, et s’il estoffensé, l’exemple du pardon, qu’elle attend de lui, absoutd’avance la pécheresse.

– Je disais bien, s’écria Boussuge :vous êtes un type dans le genre de Chodrus-Duclos, soutien du trôneet terrible aux partisans du régime.

Le vieux docteur libéral reprit :

– Au terme d’une longue viechrétiennement remplie, j’ose le dire, j’ai acquis cetteconviction : pas plus que nous n’opérons les bossus, lesreligions, quelles qu’elles soient, n’opèrent la méchancetéinvétérée. Le monde n’a jamais changé et l’on ne corrige pas lanature. Les prêtres ne sont pas plus avancés en morale que nous nele sommes en médecine ou en chirurgie. Ils ne guérissent pas lestares originelles ; ils n’ont que des palliatifs pour les âmescardiaques, cancéreuses ou cavitaires.

– Et vous êtes croyant !

– Et je suis croyant, et je mourrai dansla foi de mes parents. Mais l’expérience m’a démontré que lessourciers de Dieu sur la terre n’ont pas le pouvoir de fairejaillir l’innocence et la bonté d’un endroit où elles ne sont pasinnées. Ils les découvrent, ils les proclament : ils ne lesdéterminent pas.

– Et voilà pourquoi vous êtes menacé dela colère d’un imbécile ou d’une brute !

– Oui, voilà pourquoi j’attends tout lemal possible des gens à qui je n’ai fait que du bien.Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font !Parole magnifique dont la justesse se vérifie chaque jour. L’auteurdes lettres anonymes n’a pas calculé les conséquences de sa vilenieet M. Louvois ne saura pas davantage ce qu’il fait en venantme sauter à la gorge.

– Il vous connaît ?

– Non. Le hasard a voulu que je fusseretenu par le conseil général la seule fois qu’il est venu enpermission… Et il s’est installé chez moi comme chez lui.

– Il n’ignore donc pas qui vous êtes.

Le docteur Chazey jouait avec son lorgnon.

– Euh !… Il était de son étatcultivateur… J’ai demandé à quoi il avait passé son temps et s’ils’était occupé un peu de ses enfants. Sa femme m’a répondu :« Lui ?… À peine si je l’ai vu… Tous les matins, ilpartait pêcher à la ligne, et comme il y a une bonne lieue d’iciaux étangs de Beaupré, il emportait son déjeuner et ne rentrait quele soir. Il n’emmenait pas les enfants, parce que les enfants« ça n’est bon qu’à effrayer le poisson. »

– Tout cela n’indique pas un sentiment dela famille bien profond.

– Je sais de lui, repartit le maire, untrait encore que Mme Louvois a noté, il lui adit : « J’espère bien qu’on nous laissera notrebourguignotte… Je mettrai la mienne au poulailler : les poulesiront pondre dedans comme si c’était fait exprès. »

– Allons, fit Boussuge, je vais moinstrembler pour vous, car votre ennemi ne m’apparaît plus sous lesmêmes couleurs sombres qu’au début de l’histoire.

– Enfin, vous me donnez l’espoir d’enréchapper. Alors, je garde cette brave femme. Advienne quepourra ! À propos, j’oubliais de vous demander : quellesnouvelles du fils ? Toujours bien portant ? Le minimumd’inquiétude pour les parents qui ont un fils au front.

– Je vous remercie, répondit Boussuge.Vous ai-je dit qu’il était parti pour Salonique… dansl’aviation ?

– Non. Il a changé d’arme ?Pourquoi ?

Le père eut une légère hésitation, puis,franchissant le mot :

– Au fait, une confidence en provoque uneautre. Je peux compter sur votre discrétion comme vous êtes assuréde la mienne. Justin avait noué une petite intrigue… oh ! trèspure… avec l’employée de la poste, Mlle Paulin.Naturellement, ma femme et moi, nous n’avons pas encouragé cesamourettes ; c’était bien assez de les avoir fait naître enrecevant imprudemment cette jeune fille chez nous, au début de laguerre.

– Oui, je savais, dit le docteur Chazey,et je trouvais cela très bien de votre part, étant donné que cettepetite réfugiée est séparée de sa famille.

Boussuge continua :

– Nous n’avons pas été, plus que vous,récompensés de nos soins. Le fils, d’habitude si docile, si soumis,a mal pris nos justes remontrances et, sans nous prévenir, a faitune demande pour passer dans l’aviation. Il n’est pas douteux queJustin n’ait subi une fâcheuse influence. En reculant sa prochainepermission, c’est également nous qu’il prive, sa mère surtout… Ille sait bien.

– Il en prive aussi sa petite amie, fitobserver le maire, un sourire au coin de la bouche. Je ne vois pastrop quel intérêt elle aurait eu à lui donner ce mauvaisconseil.

– Oh ! ils avaient si peud’occasions de se rencontrer… Elle s’est vengée de notre oppositionà ses projets. Elle espère ainsi nous forcer la main. Elle setrompe. Toujours est-il que nous nous sommes trouvés soudain, sansavertissement, devant le coup de tête accompli. Eh bien ! nonseulement nous en avons pris notre parti, mais nous nous enfélicitons presque. Oui. La fin de la guerre sera dure en France,de quelque façon qu’elle se termine, n’est-il pas vrai ? Onles aura, c’est ma conviction intime… mais à quel prix ! Enattendant, nous aimons mieux savoir Justin à l’armée d’Orient qu’enFrance à l’heure décisive. N’est-ce pas votre avis ?

– Mon Dieu… fit évasivement le docteur,sans achever.

– J’aurais pu, reprit Boussuge, vousprier d’intervenir… (nous y avions pensé) pour faire déplacer cettepetite et soustraire ainsi Justin à ses avances quand il vient enpermission. Toute réflexion faite, nous avons mieux aimé laisserles choses suivre leur cours. Avons-nous eu tort ?

– Les choses répondront à cette question,mon cher ami, dit le docteur Chazey. Il faut leur faireconfiance.

– Ma femme raisonne à cet égard commevous. C’est d’autant plus curieux qu’elle est superstitieuse et quevous ne l’êtes pas.

– En quoi consiste sa superstition sur cepoint ? interrogea le maire.

– Vous ne le savez pas ? Son fils necourt aucun danger sérieux, elle en est persuadée, tant que serachez nous le petit réfugié dont nous avons la garde. C’est unfétiche, un talisman, le palladium des anciens, un bouclier vivantgage de la conservation de Justin.

– Disons plus simplement :l’hirondelle sous le toit, traduisit le vieillard. Heureux présage,en effet, mon bon ami. La Providence veuille que vous ayez fait là,réellement, un placement de père de famille !

Chapitre 19UNION SACRÉE

La nouvelle de l’armistice éclata comme unefusée blanche dans le soir de la guerre et de l’année.

Dès que le télégraphe la lui eut transmise, ledocteur Chazey fit venir le vieux tambour de ville, le pèreFroidure, ancien soldat de l’autre guerre, tapin de 70, tellementsûr d’avoir pris sa retraite de tout, qu’il avait laissé rouillerses baguettes. Il ne leur faisait plus battre que le strictnécessaire, le propre du temps, les broutilles de la viemunicipale. C’était le tambour frugal depuis longtemps résigné àvivre de peu.

Le docteur Chazey, quand il entra dans soncabinet, à la mairie, lui dit rondement :

– Père Froidure, vous allez avoirl’occasion de vous distinguer : l’armistice est signé, laguerre est terminée.

Le vieillard, bouche bée, eut besoin de sefaire répéter le communiqué verbal.

– Attendez une minute, reprit le maire.J’ai envoyé chercher M. Chévremont et maître Le Menou. J’aibesoin de leur avis. Tenez-vous toujours prêt.

– Les voici, dit le père Froidure, qui,de la fenêtre, les avait aperçus se hâtant.

Ils savaient déjà la nouvelle par uneindiscrétion téléphonique de la poste. Ils tremblaient de ne pointen avoir la confirmation.

Le docteur Chazey les ôta d’appréhension.

– C’est la vérité. Réjouissons-nous… etréjouissons-nous, cette fois, sans distinction de parti.

Chévremont et le notaire, qui était premieradjoint, répondirent à cette exhortation par une double poignée demain.

Le maire ajouta :

– Je crois avoir votre assentiment etcelui du conseil municipal en faisant tout de suite sonner lescloches. S’il y eut jamais fête à carillonner, c’est bien celle-ci,hein ?

– Assurément, dit le notaire, qui étaitdu même bord que le médecin.

Cet empressement incita Chévremont à présenterune observation qu’il n’eût sans doute pas faite s’il avait parléle premier.

– Ne pensez-vous pas que le père Froidures’acquitterait comme il faut de la tâche ?

– C’est une espèce de Te Deum,dit le docteur Chazey.

– Sans doute… ; mais le tambour faitbien entendre, d’autre part, le commandement : Cessez lefeu ! répliqua le vétérinaire, sans non plus élever lavoix.

– Il y a un moyen bien simple de trancherla question, proposa Me Le Menou, conciliant :c’est de faire simultanément battre le tambour et sonner lescloches.

– Parbleu ! s’écria le maire.

– C’est une solution, déclara Chévremontauquel il suffisait d’avoir sauvegardé le principe.

– Je vais avertir l’abbé Grossœuvre enrentrant chez moi, dit le notaire.

Le docteur sortit pour donner de son côté desinstructions au père Froidure ; mais ce dernier n’était plusdans l’antichambre et on le chercha en vain alentour.

– Il est allé chez lui prendre sa caisse,présuma le maire.

– En ce cas, je lui donnerai le motd’ordre en passant.

Mais le vétérinaire n’eut pas plutôt dit,qu’un allègre roulement de tambour se fit entendre sur la place. Levieux tapin n’avait pas voulu que personne le devançât… Électrisé,le képi sur l’oreille, sentant revenir au bout de ses doigtsdégourdis tous les exercices qu’il avait sus et oubliés, lebonhomme exécutait sur sa caisse, en fantaisie, quelque chosed’inouï, tirait un feu d’artifice dont il ne se croyait pluscapable. Et il en était ébloui lui-même, au point qu’il nes’arrêtait pas et que tout son répertoire y passait, depuis leRéveil jusqu’à la Charge.

Il battait aux champs, comme à quelqueapparition imaginaire, lorsque les fenêtres s’ouvrant sur la placelui rappelèrent son devoir. Il mit un doigt sur son tambour, commesur une bouche invitée au silence, et de sa voix chevrotante ilannonça l’événement miraculeux. Puis, il salua de l’une de sesbaguettes, ainsi qu’un officier de l’épée, et s’en fut porter plusloin le bruit de la paix… Mais il ne répéta pas son chant ducygne ; il se borna au prélude familier à ses doigts taris,et, tambour hors d’usage, ne fit plus que claironner.

Aussi bien, les cloches de Pâques sonnaientmaintenant à toute volée dans le dos du père Froidure et sur satête… ; mais il en haussait les épaules, façon de dire :« Trop tard ! Bibi-Tapin ne vous a pasattendues ! »

Toute la ville, cependant, était dehors ou auxfenêtres. L’automne faisait sa partie dans le concert. L’air et lalumière s’associaient par leur douceur à la réjouissance nationale.Il n’y avait pas jusqu’à la forêt, portant comme un bandeau salisière oxydée, qui ne fît aussi la belle, pareille à ces vieillesfemmes auxquelles une teinture est secourable dans un âgeavancé.

Sorti l’un des premiers, à l’appel du tambour,Boussuge, qui voulait « avoir des détails », se dirigeavers la mairie où le docteur Chazey devait se trouver, au dire deLefouin.

Sur le seuil du bureau de poste, l’ancienprévôt plastronnait.

– Eh bien ! on les a eus… etjusqu’au trognon ! Il fallait être aveugle pour en douter…

Aveugle, il l’avait été, mais il ne s’ensouvenait déjà plus. À l’apéritif il avait assez souvent dit leurfait aux chefs de l’armée et du gouvernement, pour ne pas leurrendre impartialement justice le jour de la victoire. Il étaitsoulagé d’un lourd fardeau. Le filet de ménage avec lequel, têtehaute et jarret tendu, il s’en allait aux provisions, pendait aubout de son bras comme autrefois le masque d’escrime après unsévère assaut.

À la porte de la mairie, Boussuge se heurtapresque contre Chévremont, qui en sortait.

Les deux anciens amis s’arrêtèrent.

– Est-ce que vous ne trouvez pasaujourd’hui que notre fâcherie a assez duré ? dit le grandChévremont spontanément.

– Ma foi, oui, répondit Boussuge, ouvrantles bras à l’autre, qui lui tendait la main.

– C’était dans mon esprit, le jour marquépour notre réconciliation, fit le vétérinaire.

– Moi, reprit Boussuge, je n’aurais pasattendu ce jour-là, si la guerre nous avait éprouvés dans nos pluschères affections.

– Moi non plus, dit Chévremont. Cela vade soi. Nos enfants heureusement, ont traversé sains et saufs lazone dangereuse. Que pouvons-nous demander de plus ?

– De ne jamais revoir ces horreurs…

Ils hésitaient à se quitter ; leraccommodement leur paraissait trop hâtif pour se maintenir :telle une porcelaine réparée par un gagne-petit.

– Vous alliez chez le père Chazey ?demanda Chévremont.

– Oui… mais s’il n’a rien àm’apprendre…

– Rien que vous ne sachiez par lecommuniqué.

– Alors, je m’en vais avec vous, décidaBoussuge.

Ils étaient aussi heureux qu’ils eussent étécontrariés la veille de se montrer ensemble. Ils donnaientl’exemple de l’union sacrée.

Boussuge disait :

– J’ai quelquefois trouvé ridicules desgens qui regardaient un jour sans grande importance comme « leplus beau de leur vie ». Il faut convenir que cettedistinction hasardeuse acquiert un sens et de la force, ce 11novembre 1918.

– Évidemment, approuva Chévremont. Quandon pense à tout ce que nous pouvions perdre et à tout ce qui nousest conservé, oui, ce jour est le plus beau de notre vie.

– Il offre encore ceci d’unique,renchérit Boussuge, que la joie est universelle !

À ce moment, l’épicier déployait sur sa porteun drapeau fripé et terni, qui n’avait jamais commémoré que laprise de la Bastille aux fêtes nationales.

Comme ils tournaient les yeux, cependant, ilsvirent la bouchère d’en face rentrer vivement dans sa boutique, etils comprirent que la joie ne pouvait pas être universelle, cettefemme étant une mère qui semblait pleurer des larmes de sang dansle tablier blanc maculé dont elle se couvrait la figure, derrièreson comptoir.

Boussuge et Chévremont levèrent leurchapeau ; mais déjà la commerçante avait reprit le dessus etleur disait de loin, en s’essuyant les yeux et pour répondre à leurpolitesse :

– Faut être juste : si le mien étaitrevenu, le chagrin des autres ne m’empêcherait pas de meréjouir.

– Pauvre femme ! fit Boussuge avecune émotion sincère, on aurait presque envie de lui demanderpardon…

– Joie de rue, douleur de maison.

– Il y a, rien que dans cette commune,plus de soixante maisons crevassées ainsi… à l’intérieur.

Ils s’en signalèrent une demi-douzaine enchemin. Une seule avait fermé ses volets, indiquant ainsi savolonté de ne s’associer à aucune manifestation. Les lamelles despersiennes tirées avaient imprimé sur la façade leur marquerégulière : on eût dit un faire-part public.

Devant une autre maison en deuil, des enfantsallumaient des pétards. Le plus âgé était cet innocent que l’onappelait Guigne-à-Gauche. Il avait ramassé sur la route un vieuxstylo avec lequel, ordinairement, il faisait mine d’écrire ;mais soucieux ce jour-là de participer à l’allégresse générale, ilse servait du stylo comme d’une clarinette et soufflait dedans enbalançant la tête.

Plus loin, une fenêtre s’ouvrit et une jeunefemme apparut, les bras levés, un fer à friser dans les cheveux.Son mari avait été tué au début de la guerre et elle en attendaitla fin pour se remarier avec un autre mobilisé.

– La Fontaine l’a dit, philosophaBoussuge : Sur les ailes du temps la tristesses’envole… Il me semble néanmoins, ajouta-t-il, si j’avaisperdu l’un des miens, que j’en porterais le deuil pluslongtemps.

– Moi aussi, dit Chévremont.

Car le propre de l’homme est de ne jamais semettre à la place de ses semblables que pour les surpasser envertu.

Ils étaient arrivés devant le Café duProgrès.

Chévremont s’arrêta et dit :

– Nous entrons un instant ?

Il allait trop vite. Boussuge se demanda quelaccueil eût fait son ami retrouvé à la proposition d’entrer àl’Univers, où se réunissaient ses adversairespolitiques.

Boussuge tira sa montre.

– Eh non ! s’écria-t-il. On m’attendà la maison. Ce sera pour une autre fois.

Il trouvait Chévremont bien pressé del’atteler au char de la Victoire. Mais l’union sacrée n’en étaitpas ébranlée pour cela : à peine une lézarde.

À la minute même, le petit Nanand, qui sortaitde l’école, déboucha en courant de la Grande-Rue avec Nanette queson opération avait laissée boiteuse. Leur premier mouvement fut dese séparer, comme ils faisaient, sachant leurs parents adoptifsbrouillés ; puis ils se rassurèrent en voyant Chévremont etBoussuge rapatriés et vinrent ensemble au-devant d’eux.

– Voilà Nénette et Rintintin !…s’écria Édouard Boussuge… Enfin, nos fétiches…

Il se hâta d’ajouter :

– C’est du moins ce que s’imaginePalmyre.

– C’est aussi ce que croit Agathe,déclara Évariste Chévremont, en tempérant cet aveu d’un sourireindulgent.

– Eh bien ! vous a-t-on appris lagrande nouvelle ? fit le vétérinaire.

Nanette, qui ne s’attendait pas à la question,s’écria tout de go : « Oui, on est biencontents !… » pendant que Nanand baissait la tête,heureux qu’elle eût répondu pour lui quelque chose.

– Tu es si contente que cela de nousquitter ? demanda insidieusement Chévremont.

Nanette sentit son imprudence et se reprit, enadroite petite fille qu’elle était.

– Oh ! non… Contente seulement quela guerre soit finie.

– Vous n’avez pas été trop malheureuxchez nous, tous les deux, dit Boussuge, avec cette propension dequelques personnes charitables à se contempler dans leurbienfait.

– Non… pour sûr…, répondit Nanette enminaudant.

Nanand s’éveillait plus lentement à lacompréhension des choses. Il était habitué à ce que sa petite amieréfléchît et décidât pour lui. À présent qu’elle avait cru devoircorriger une première impression, il n’était plus aussi certain deson plaisir. Il l’approfondissait. Il admirait la présence d’espritde Nanette qui, à la question de Chévremont : « Tu escontente de nous quitter ? » avait répondu à côté. Ellen’attachait pas plus d’importance que lui à la cessation deshostilités… ; elle s’était donné le temps de se faire uneopinion sur le point capital : laquelle valait le mieux poureux, de l’ancienne vie de famille troublée par la guerre, ou de lavie nouvelle troublée par la paix.

Il y avait là sujet de se consulter… Bientôt,sans doute, Mme Boussuge l’interrogerait… Nanandenvisageait tout à coup, dans une lueur d’intelligence, le passé etl’avenir par rapport l’un à l’autre. Sa mémoire paresseuse semettait en mouvement pour lui procurer des souvenirs et luisuggérer des termes de comparaison. Des regrets…, non. L’enfant n’apas de regrets. Lui qui se retourne si souvent, quand on le tientpar la main, ne regarde pas, au figuré, en arrière. Il est immobiledans ses turbulences. Il pleure ni plus ni moins la perte d’unjouet et la perte d’une mère. Il a des révélationssuccessives ; la reconnaissance est la dernière. Nanandsongeait à ce que lui demanderait Mme Boussuge etne songeait pas à sa mère, qui allait lui être rendue, ni même àZénaïde qui l’avait remplacée. L’ingratitude fait de l’enfant unebête à bon Dieu cruelle.

Ce fut pourtant la vieille servante qui posa àNanand, dès son retour, la question embarrassante :

– Eh bien ! mon petit homme, il vadonc falloir nous quitter ?

Il allait dire gentiment : « Pasencore », afin de ne pas faire de peine à la femme qui avaitle plus adouci son quasi-orphelinage ; mais la bête à bon Dieuféroce que l’homme n’apprivoise jamais d’une façon complète, luifit répondre inconsidérément :

– Qu’est-ce que tu veux, Nède, tu n’espas ma mère.

La servante l’avait pris sur ses genoux et deses lèvres serrées lui lissait les cheveux.

– C’est vrai que je ne suis pas ta mère,dit-elle tout bas ; mais je t’ai bien aimé, va, comme si jel’étais…

La tête appuyée contre la poitrine de Zénaïde,Nanand se laissait dorloter. Il murmura sans savoir davantage lemal qu’il faisait :

– C’est pas la même chose.

Il ne voyait point, au-dessus de lui, grimaceraffreusement la pauvre Zénaïde, peut-être parce que, ce jour-là,elle commençait une fluxion…, peut-être aussi tout simplement parcequ’elle avait le cœur gros.

Chapitre 20ON LIQUIDE

Que la France était belle au temps del’armistice ! La pluie de sang avait cessé. La guerre avaittué la guerre : on le croyait. Le signe de la croix sur latombe des combattants donnait un sens à la rédemption du genrehumain par le sacrifice. On avait fini de s’entr’égorger. Tous lesyeux contemplaient au ciel la première étoile. Les enfants nenaissaient plus comme des épis à faucher tous ensemble à un momentdonné.

– La guerre a tué la guerre !

C’était le mot favori de Chévremont. Il lerépétait depuis quatre ans pour se fortifier dans son stoïcisme. Ilvoyait l’homme reculer épouvanté devant son ouvrage. Qu’avait-ilfait de son frère ?

– Hélas ! disait le docteur Chazey,c’est malheureusement la question que l’homme ne se pose jamais.Homo homini lupus. Le vieux Plaute avait raison. La guerreest à l’état permanent sur la terre. Les hommes ne se sont jamaisaimés entre eux. Caïn a déclaré la guerre éternelle, et Abel neressuscite que pour être retué.

Le vétérinaire reprenait :

– C’est l’honneur de la démocratie deréparer le mal que la superstition a fait. Caïn est un accident.L’heure de la fraternité universelle sonnera le jour où tous leshommes seront convaincus de l’inexistence du meurtre originel.L’humanité n’est pas condamnée au crime à perpétuité parce qu’unnommé Caïn aurait mis à mort un nommé Abel, son frère.

– Comme tous les fleuves, les fleuves desang ont une source.

– Elle est dans le mensonge et l’erreur.La civilisation dessèche le lit des torrents.

– En soufflant dessus ?

– Pourquoi pas ? Quel cri vouspousseriez si les religions pouvaient s’attribuer un seul desmiracles que la science et le génie de l’homme ontaccomplis ?

– Le miracle de tous les temps estd’aimer son prochain, et ce miracle-là, voyez-vous, Chévremont, iln’y a encore que la foi qui soit capable de le produire.

Ainsi devisaient, en sortant d’une séance duConseil municipal, le docteur Chazey et le vétérinaire. Ilsn’avaient pas vu venir au-devant d’eux un bonhomme d’unequarantaine d’années, court, trapu, barbu et bigle. Il étaithabillé de neuf à la confection et marchait du pas pesant descultivateurs. Il aborda le docteur Chazey et son compagnon et, sansmême porter la main à son chapeau mou, demanda :

– Lequel de vous deux que c’est lemaire ?

– C’est moi, dit le médecin.

– Le docteur Chazey, quoi ?

– Lui-même.

– Tant mieux… parce que je reprends letrain tout à l’heure et que je n’ai pas de temps à perdre. Voilà.Je suis Louvois… le mari de votre réfugiée… je sors de chez vous.Pas de chance ! Quand j’y vais, vous n’y êtes jamais.

– Je ne pouvais pas deviner…

– Laissez donc. Y a pas d’offense. C’estplutôt ma femme que je cherchais, pas vrai ? Ce qui nem’empêche pas d’être content de vous rencontrer. J’ai à vousremercier de l’hospitalité qu’elle reçoit chez vous… et les enfantsitou. C’est bien honnête de votre part… bien honnête… Elle a bienfait de ne pas m’écouter quand je lui ai dit de partir. Vous vousrappelez ? Faut m’excuser, j’étais bête. Je m’emballais… etbalai de crin ! Où pourrait-elle être mieux que chezvous ? Nulle part, je n’ai pas attendu d’être démobilisé poursavoir à quoi m’en tenir là-dessus…

Il se mit à rire dans le poil rude etgrisonnant qui lui couvrait la figure.

– C’est pas toujours le premier mouvementle bon, poursuivit-il. J’ai réfléchi… et j’ai laissé Léonietranquille… enfin vivre à sa guise… Elle m’aurait fait cocu quej’aurais trouvé ça naturel…

– Vous plaisantez, dit le maire, parcontenance.

– Pas du tout ! Cette sacrée guerren’en finissait pas… C’était permis de se croire séparés pourtoujours et de commencer une autre vie…

– Vous ne pensez pas ce que vous dites,fit le docteur Chazey, qui ne voyait pas où l’autre voulait envenir.

Louvois regarda l’heure à sa montre etcontinua posément :

– Ça vous est égal, messieurs, dem’accompagner jusqu’à la gare ? Plus que dix minutes…

– Vous êtes obligé de repartiraujourd’hui ? demanda le maire, sans méfiance encore.

– Oui.

– Je comprends… Votre femme et vosenfants vous rejoindront au pays, lorsque vous saurez quellesressources il vous offre.

Les trois hommes marchaient de front, ledocteur entre Louvois à sa droite et Chévremont à sa gauche.

Du même ton calme, Louvois déclara :

– Léonie retournera au pays si ça luifait plaisir. À présent, moi, je m’en fous dans les grandeslargeurs !

– Comment cela ? dit le maire. Vousl’avez mise au courant de vos intentions, de vosprojets ?…

– Non, répondit Louvois avecindifférence. Vous avez toujours été si bon pour elle que je compteencore sur vous pour lui faire avaler la pilule.

– Quelle pilule ?

Ils n’étaient plus qu’à deux cents mètres dela gare, et le maire désirait maintenant retenir le mari de saréfugiée, aussi vivement qu’il avait souhaité ne jamais levoir ; mais celui-ci, après un nouveau coup d’œil à sa montre,pressa le pas.

– J’arriverai juste… Pourquoi aussin’avez-vous qu’un train par jour dans cette direction-là ?

Le docteur insista :

– Qu’avez-vous dit à votrefemme ?

– À Léonie ? Que je la ferais venirdès que j’aurais trouvé du travail chez nous ; mais c’est dela frime, répliqua Louvois sans la moindre émotion. Chacun sontour, j’ai fait, moi aussi, une connaissance, dans le petit patelinoù on était au repos. J’ai trouvé à brouter par là : j’yresterai. Prévenez Léonie.

– Mais vous n’avez pas le droit… s’écriale docteur Chazey.

– Oh ! le droit, je le prends à lasemelle de mes godasses !

– C’est votre devoir, si vous aimezmieux… Vos enfants ont besoin de vous.

– Ils se sont passés de moi pendantquatre ans et plus.

– Par la force des choses.

– Oh ! pas de blagues… Je les aivus : ils n’ont jamais eu meilleure mine. C’est à peined’ailleurs s’ils m’ont reconnu.

– Raison de plus pour les reprendre etpour vous faire aimer d’eux. Vous n’aurez pas le cœur de lesabandonner.

– Je l’ai eu.

– Quand cela ?

– Le jour de la mobilisation.

– C’est tout différent. Vous n’obéissezaujourd’hui qu’à vous-même.

– Eh oui.

– Vous n’êtes pas un lâche… et c’est dela lâcheté qu’il y aurait de votre part à laisser la lourde tâched’élever vos enfants à leur mère seule, lorsque vous êtes vivant etvalide.

– Mais puisqu’elle est à la hauteur decette tâche-là, grâce à vous…

Ils étaient arrivés devant la gare ; lemaire saisit le bras de Louvois.

– Allons, je vois ce que c’est… et je nevous laisserai pas partir. Il y a un malentendu à dissiper entrevotre femme et vous. De misérables lettres anonymes n’ont jamaisrien prouvé. La conduite de votre femme fut toujours sans reproche.M. Chévremont peut l’attester. Elle jouit ici d’une réputationinattaquable, est-ce vrai ?

– C’est absolument vrai, dit levétérinaire pris à témoin. Il n’y a pas dans le pays une réfugiéeplus digne de respect qu’elle.

Le train était signalé ; sur un mouvementque fit Louvois pour se dégager, le docteur resserra sonétreinte.

– Faites-moi le plaisir de revenir à lamaison, mon ami… Vous vous renseignerez… Je ne veux pas qu’ilsubsiste dans votre esprit le moindre doute.

L’homme loucha davantage et dit,équivoque :

– Vous y tenez donc bien ?

Le docteur Chazey, croyant qu’il allait céder,redoubla :

– Je tiens à ce que vous rendiez à votrefemme l’estime et la confiance qu’elle n’a jamais cessé demériter.

Le train entrait en gare. Louvois, d’un coupde coude, écarta le vieillard et dit :

– Heureusement que j’ai mon retour…Adieu, je réfléchirai.

Il traversa la salle d’attente, le quai, montadans un compartiment de 3e classe, referma la portièreet, bien installé dans un coin, mordit avec appétit dans uneépaisse tranche de pain qu’il avait retirée de sa poche.

– Avais-je raison de vous dire que cettehistoire n’était pas finie ? soupira le maire consterné.

– Moi, fit le vétérinaire, je me demandesi le drôle ne s’est pas moqué de nous.

– Vous croyez ?

– Il n’est pas aussi méchant qu’il en al’air ; il doit maintenant rire dans sa barbe à vos dépens. Savengeance, c’est de vous avoir fait peur.

– Dieu vous entende. Chévremont… sitoutefois vous n’y voyez pas d’inconvénients, ajouta le docteur ensouriant, je serai, d’ailleurs, bientôt fixé.

Et il rentra chez lui.

Mme Louvois l’y attendait,sans inquiétude.

– Vous avez rencontré mon mari ?dit-elle.

– Oui.

– Vous le ramenez ?

Il ne répondait pas ; elle reprit, sanss’étonner de son silence :

– Je lui ai fait honte de ses soupçonsinjustes et il m’a promis d’être raisonnable. Ce n’est point unmauvais homme, au fond. Comme il ne veut pas être un embarras pourvous, je vais m’apprêter à partir avec lui le plus tôt possible…enfin, dès que vous m’aurez trouvé une remplaçante.

Elle parlait tranquillement au milieu de sesenfants. Elle interpella l’aînée :

– Va dire à ton père de ne pass’éloigner : nous déjeunerons dans un moment. Il doit avoirfaim. Il a emporté tout à l’heure un morceau de pain et du fromage,pour prendre patience.

L’enfant sortit en courant ; son frère etsa sœur la suivirent ; le vieux docteur resta seul avec laréfugiée dans la cuisine dont les cuivres, par rang de taille aumur, étincelaient. La servante lui tournait le dos, occupée aufourneau. Le docteur Chazey dit :

– Êtes-vous sûre qu’ilreviendra ?

Elle continua de veiller au plat qu’ellepréparait.

– Pardi ! Où voulez-vous qu’ilaille ? À l’auberge ?

– Je veux dire… qu’il a pu partir… tout àfait.

– Comment ?

Elle avait tout lâché, frappée de révélationcomme on l’est de stupeur. Elle se rappelait l’attitude sournoisede l’homme, le faux contentement paisible qu’il avait affiché dansle peu de temps passé auprès d’elle, depuis son arrivée àl’improviste.

Le maire brûla ses vaisseaux :

– Ma pauvre Léonie, j’ai bien peur quevous ne soyez abandonnée… Tous mes efforts pour retenir votre mariont été inutiles. Il s’est enfui… positivement… comme le malfaiteuraprès un mauvais coup.

– Il est retourné chez nous ?

– Je ne crois pas.

– Il vous a dit qu’il allait autrepart ?

– Oui… mais sans déterminerl’endroit.

– Il n’a pas dit la vérité ; c’estchez nous qu’il va. Mais puisqu’il était convenu que jel’accompagnais, pourquoi est-il parti seul ? Il a faitsemblant de partir.

– Malheureusement non. Chévremont a ététémoin comme moi…

– Alors, je comprends : c’est pourtrouver de l’ouvrage avant que nous allions le rejoindre. Je n’aipas eu le temps de lui apprendre que j’avais quelques petiteséconomies. C’est un drôle d’homme, aussi capable d’un bon mouvementque d’un mauvais. On ne sait jamais ce qu’il pense.

– Enfin, qu’est-ce qu’il vous adit ? demanda le vieux docteur.

– Ce qu’il m’a dit ? Attendez… Peude chose… Il m’a dit : « Tu regretteras cette maison…Vous n’y avez manqué de rien… Va falloir se débrouiller. On n’estpas au bout de nos peines… » Et il serait parti… comme ça…sans me prévenir ? C’est donc qu’il serait devenumarteau…

Elle ne pleurait pas. Le regard fixe, ellesemblait se parler à elle-même, en essuyant machinalement avec sontablier un couvercle de casserole.

– Que comptez-vous faire ? dit lemaire.

Elle parut surprise de la question.

– Ce que je vais faire ? Partir…Partir dès demain le retrouver au pays… vu qu’il ne peut être quelà.

– Si pourtant il n’y était plus… Écoutez…Voulez-vous me laisser le temps de télégraphier au maire et d’avoirsa réponse ? C’est l’affaire de deux jours au plus… Vous nepouvez pas vous embarquer ainsi, au hasard…

Elle consentit. Les enfants rentraient.

– Je n’ai pas rencontré papa, ditl’aînée.

Déjà la mère s’était ressaisie.

– Je sais. On a eu besoin de lui dans uneferme, pour travailler tout de suite. On déjeunera sans lui…

Elle avait redressé sa haute taille et tellequ’au premier jour de son arrivée, elle était le berger comptablede ce qui reste du troupeau.

Deux jours après, le docteur Chazey rapportade la mairie la réponse au télégramme expédié par lui. Louvoisn’avait point reparu dans sa commune d’origine occupée mais nondétruite par les Allemands.

– Vous savez la sympathie que j’ai pourvous, dit le vieillard à sa réfugiée. Du moment que rien ne vousoblige à partir, vous pouvez prolonger votre séjour ici, chez moi,tant qu’il vous plaira.

– Merci, dit la femme. Il y a assezlongtemps que je vous fais du tort. On a jasé sur vous, sur moi…,on continuerait. Mieux vaut se séparer. Je vais faire mes paquetset vous quitter… Ma place est au pays. Un jour ou l’autre, Louvoisy reviendra. C’est un coup de tête. On n’abandonne pas sans motifune femme et trois enfants…

– Mais… en attendant ?

– Vous inquiétez pas… jetravaillerai.

Elle s’en alla le lendemain comme elle étaitvenue quatre ans auparavant. Les enfants avaient seulement un peugrandi… ; mais leur bagage à tous était le même au départ qu’àl’arrivée. Les petits frottaient devant leur mère, et comme ilssoulevaient, en traînant les pieds, beaucoup de poussière, leberger avait l’illusion de reconduire au bercail le troupeau quel’invasion en avait chassé.

Le docteur regarda partir ses réfugiés d’unœil triste. Il rencontra Boussuge dans la matinée et ne dissimulapas un certain dépit.

– Je vais croiser dans la rue tout àl’heure le plus honnête de mes administrés. Il s’arrêtera pourcauser avec moi. Il aura l’air bon, loyal, humain, et c’est lui… àmoins que ce ne soit sa femme, l’auteur de la lettre anonyme quiréduit à la misère une famille et me fait regretter d’avoir appelésur elle, en la recueillant, cette calamité ! Voilà de labelle ouvrage… et de quelle manière un bienfait n’est jamaisperdu !

Chaque jour, cependant, voyait s’égrener lechapelet des réfugiées. Au fur et à mesure de la démobilisation,celles qui n’étaient point veuves réintégraient le foyer – ou sesruines. Le docteur Chazey, qui faisait son livre de chevet desMémoires d’outre-tombe, y relisait, le soir, l’admirablepage où le grand Désenchanté raconte son retour en France, en1800.

Sur la route, on n’apercevait presquepoint d’hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus,la tête découverte ou entourée d’un mouchoir, labouraient leschamps ; on les eût prises pour des esclaves… J’aurais dûplutôt être frappé de l’indépendance et de la virilité de cetteterre où les femmes maniaient le boyau, tandis que les hommesmaniaient le mousquet.

– C’est encore l’état de laFrance en 1919, pensait le père Chazey entre les lignes. Je n’aipas toujours eu à me louer de ces femmes qui s’en vont, pauvrebétail… Celles de la Ferme-Bourrue m’ont souvent donné du fil àretordre. Beaucoup étaient paresseuses et se croyaient dispenséesde tout travail par l’allocation qu’elles touchaient. Maisd’autres, telle cette brave Léonie Louvois, reconstruiront lamaison autant de fois qu’on la détruira. Rien n’abat leurcourage.

Il lisait encore : Cette nation quisemblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde.

Et il songeait au départ de la mère et de samarmaille qui s’en allaient aussi recommencer un monde. Il n’avaitpas eu de leurs nouvelles. Les pauvres n’écrivent pas ; ceuxde la glèbe encore moins que les autres.

Une pudeur singulière retenait le vieillard des’informer… Il craignait d’accréditer les bruits qu’on avait faitcourir sur son compte. Il prétendait se moquer duqu’en-dira-t-on ? et il y était asservi. Du silence deMme Louvois, il inférait que son mari l’avaitrejointe… « Autrement elle m’aurait donné signe de vie… »Il mourut en 1921 sans savoir ce qu’elle était devenue.

Et les veuves aussi, qu’il avait averties deleur malheur, quittèrent leur asile. Trois ou quatre seulement, quis’étaient placées, restèrent dans le pays. Une s’y remaria. Àcelles qui s’endormaient dans la trompeuse sécurité d’uneinsuffisante pension, fallait-il jeter la pierre ? Ellesappartenaient au passé. Elles avaient contracté en se mariant uneassurance contre le travail : elles n’en démordraient plus. Etpuis, qu’auraient-elles pu faire ? On ne leur avait rienappris… Celles-là étaient incapables de recommencer unmonde.

Un matin, le docteur Chazey trouva dans lecourrier de la mairie l’avis de décès d’un militaire dont le nom,d’abord, ne lui rappela rien.

Grimodet, Mle 2730, soldat de2e classe, né le 20 juin 1880, à Soissons (Aisne), mortle 13 janvier 1919, à l’hôpital d’Argentan. M. le maire estprié d’en informer la famille avec tous les ménagementspossibles.

C’était la formule… ; mais envers quellefamille avoir ces ménagements dont le maire croyait bien êtredéchargé ?

Tout à coup, la lumière se fit dans sonesprit. Grimodet… parbleu ! c’était le nom de la petite fillerecueillie par les Chévremont !

Il consulta ses registres : c’était biencela. Les formalités se simplifiaient. Il se contenta decommuniquer la nouvelle au vétérinaire. Ce dernier, à son tour, enfit part à sa femme avant d’en instruire Nanette.

Les deux époux délibérèrent.

– Il faut lui faire prendre le deuil, ditChévremont.

– Je vais m’en occuper déclaraAgathe.

– Est-ce toi qui l’avertira ?

– Je veux bien. Elle parlait rarement deson père ; mais c’est une petite nature sensible : elleaura du chagrin.

– N’a-t-elle pas quelque part unetante ?

– Oui. Une sœur de sa mère… ; maiscette sœur a disparu…

Le mari et la femme se regardèrent en silence,comme au bord d’une résolution dont l’un et l’autre hésitaient àprendre l’initiative. Justement Nanette revenait de l’école.L’opération, pratiquée trop tard, n’avait eu aucune suiteheureuse.

L’infirmité persistait, plus douloureuse àvoir à mesure que l’enfant grandissait et avançait en âge. Cen’était point qu’elle en fût contristée. Le pavillon de la jeunessecouvrait sa disgrâce physique. Elle avait l’air de sautiller parjeu et de boiter par imitation. L’adolescence n’imprimait pasencore de gravité à ses mouvements et à son caractère. Ellejouissait de son reste d’insouciance. Elle venait d’avoir treizeans et possédait son certificat d’études depuis les dernièresvacances. Ses yeux bleus magnifiques n’étaient humides qued’innocence.

Agathe Chévremont l’appela.

– Ma petite Nanette, nous avons reçu demauvaises nouvelles de l’hôpital où ton père était soigné. Voilàl’explication de son long silence. Il ne pouvait plus écrire. Unepleurésie l’a terrassé… J’ai bien peur que tu ne le revoiesplus…

Elle avait attiré Nanette contre sa poitrine,et ce geste qu’elle faisait pour la première fois révéla mieux quedes larmes à l’intelligente enfant son infortune. Elle jeta sesbras autour du cou de Mme Chévremont et dit, dansun sanglot :

– Papa est mort !

Agathe ne savait, en vérité, quelleconsolation inventer ; elle ajouta : « Il est allérejoindre ta pauvre maman » et regretta aussitôt cette phrasetoute faite, qui signifiait à l’enfant qu’elle était pleinementorpheline.

Nanette avait compris. Elle pâlit, sa gorge secontracta et ses yeux se remplirent de larmes. Son père en avait sapart, sans doute…, mais la plus grosse était pour cette maisonqu’il allait falloir quitter, comme une robe neuve prêtée… Elle endécouvrait la douceur et l’accueil. Elle entrait dans l’adolescencepar cette même porte que des mains invisibles, après l’avoirouverte, refermaient sans bruit. Le soin même que prenaitMme Chévremont de lui amortir le coup ne larassurait pas… Il en est ainsi du moribond à qui l’on ne refuseplus rien. Elle se sentait une étrangère dans la maison, au momentmême où sa bienfaitrice l’adoptait réellement. Elle glissadoucement des genoux d’Agathe et s’enfuit dans sa chambre.

Comme elle ne descendait pas pour dîner,Mme Chévremont envoya Rose la chercher.

Rose revint affolée.

– Madame, montez vite ! Nanettes’est blessée… C’est tout plein de sang autour d’elle !…

Agathe ne fit qu’un saut jusqu’à la chambre oùla Tite Bote pleurait, pleurait, étendue en travers de son lit.

Lorsque Chévremont rentra, une demi-heureaprès, sa femme lui dit :

– Je viens d’en avoir une émotion !J’ai eu beau annoncer à Nanette avec toutes les précautionspossibles la mort de son père, elle en a éprouvé un telsaisissement, figure-toi, qu’elle est devenue femme…subitement.

– C’est mieux qu’un accident, fitrondement Chévremont en se mettant à table.

– Il va pourtant falloir se décider,reprit Agathe. J’aurai besoin de sa chambre, au retour d’Octave,c’est-à-dire incessamment.

Le vétérinaire essuya avec sa serviette samoustache trempée de potage et répondit :

– Il n’y a pas péril en la demeure,hein ? Ce n’est pas lorsque cette pauvre enfant a le plusbesoin d’assistance qu’on va la mettre dehors.

– Il n’en est pas question…

Les yeux de la femme rencontrèrent le regarddu mari et s’en détournèrent… ; car on ne rougit pas que dehonte et l’expression de la bonté a sa pudeur aussi.

Chapitre 21LE DÉPART DES HIRONDELLES

Palmyre Boussuge n’était pas heureuse. Sonfils avait la vie sauve ; elle ne redoutait plus rien pourlui ; son retour de Salonique, elle l’attendait d’une semaineà l’autre… et elle n’était pas heureuse. Le voisinage de la Poste,si agréable naguère à ses loisirs, lui était devenu insupportable,à cause d’une jeune employée qu’elle ne voyait jamais pour ainsidire, mais qu’elle se figurait prête à bondir aussitôt que la portede sa cage s’ouvrirait.

Mme Boussuge avait décidé queThérèse Paulin était « une petite pas grand’chose »,depuis l’ébauche de ses projets de mariage avec Justin. Et Justinallait revenir, se rapprocher d’elle, renouer fortement le fil deleurs relations. Cette idée empoisonnait l’existence de sa mère etle bureau de la poste était sous ses yeux comme l’instrument d’unsupplice quotidien. Boussuge, lui-même, n’y mettait plus les piedset achetait ses timbres chez le marchand de tabac. Quand il fallaitrecommander un colis, Zénaïde y pourvoyait.

Deux fois seulement depuis l’armistice, et àquelques semaines d’intervalle, Palmyre avait rencontréMme Lefouin.

– Ne vous faites donc pas de bile, luiavait dit la receveuse. Le sort de la petite Paulin sera régléavant le retour de M. Justin. Si ses parents ne la rappellentpas, l’administration saura bien lui signifier qu’on n’a plusbesoin d’elle. De toute façon, cette épée de Damoclès ne resterapas suspendue sur votre repos.

– Vous croyez qu’il n’y a plus decorrespondance entre eux, demandaitMme Boussuge.

– La surveillance à laquelle j’ai soumisThérèse m’autorise à l’affirmer.

Vaine assurance. Par le canal de la petitefactrice, Thérèse continuait à recevoir des lettres de Justin et àlui en adresser ; mais elle en recevait et en adressait moinsqu’au début de la guerre. Il y avait de part et d’autre un peu delassitude. Justin, en s’éloignant pour conserver sa foi intacte,l’avait ébranlée chez lui et chez son amie ; mais ses parentsn’en savaient rien. Et parce que ses lettres ne faisaient aucuneallusion à l’attachement qu’il avait, le père et la mère étaientconvaincus que l’intrigue durait toujours. Trop de finesse d’espritnuit. La vérité nous déconcerte surtout quand elle nous apparaîtdans sa simplicité.

Une diversion fut offerte au souci desBoussuge par la lettre qu’ils reçurent en mars deMme Servais. Elle avait été, après l’armistice,deux mois sans donner de ses nouvelles. Au début de 1919 seulement,elle avait enfin écrit pour dire qu’elle se proposait de venirchercher Fernand dès que son père serait démobilisé. Elle datait salettre d’un village de l’Aisne dont le nom n’était pas familier àl’enfant.

– Je vois ce que c’est, ditBoussuge ; la conduite déplorable de cette malheureuse pendantla guerre l’a bannie de son domicile. On ne saura jamais le fin motde cette histoire.

Un mois encore s’écoula.

On demandait aux Boussuge :

– Et votre petit réfugié, qu’enfaites-vous ?

Ils répondaient sans humeur :

– Nous sommes soumis au bon plaisir deses parents. Ce n’est point que nous ayons hâte de nous séparer delui, mais comme il ne montre des dispositions pour rien de biendéfini et qu’il aura bientôt quinze ans, il serait temps que sonpère lui choisît un métier et lui en fît commencerl’apprentissage.

– Rien ne presse, bougonnaitZénaïde ; il travaillera toujours assez tôt.

L’école lui avait été peu profitable. Il n’yavait pas fait les mêmes progrès que Nanette. Son intelligencedemeurait engourdie. Il n’avait aucun goût pour l’étude. C’était levase fêlé dont parle Michelet : tout ce qu’on versait dedanss’écoulait goutte à goutte.

– On dirait même qu’il rend plus qu’iln’a pris, plaisantait Boussuge, après d’inutiles efforts pourancrer quelque chose dans l’esprit de l’élève.

– Il en saura toujours assez pour faireun honnête homme, grommelait Zénaïde.

Jamais la Malaisée n’avait mieux mérité sonsobriquet que depuis qu’elle appréhendait le départ de Nanand. Elleavait maintenant une fluxion perpétuelle dont elle s’autorisaitpour répéter du matin au soir qu’elle ne moisirait plus longtempsdans ce sale pays humide. Elle faisait de plus en plus songer audélicieux personnage d’un roman bien oublié de Walter Scott :Rob Roy.

« Voilà vingt-cinq ans, disait lejardinier Fairservice, que je veux quitter ma place ; maisquand vient l’heure de donner congé, il y a toujours quelque choseà semer que je voudrais voir semé, quelque chose à faucher que jevoudrais voir fauché, quelque chose à mûrir que je voudrais voirmûr. Bref, d’un bout de l’année à l’autre, toujours quelquenouvelle raison de ne pas changer de maître. Je vous dirais bienque je m’en irai irrévocablement à la Chandeleur ; mais il y avingt-quatre ans que je le dis, et je suis encore là à remuer monterreau. »

Zénaïde ne supportait plus aucune observation.Plusieurs fois par jour elle quittait brusquement la cuisine pourmonter dans sa chambre et s’y enfermer.

Boussuge et sa femme se chamaillaient sanscesse à son sujet.

– Un de ces jours, disait-elle, elle s’enira pour tout de bon.

– Elle ? répondait Palmyre. Allonsdonc ! C’est l’âge qui la travaille. Pas de danger qu’ellenous abandonne. Zénaïde est d’autrefois. Les serviteurs d’à présentne menacent pas de partir : ils partent. On regrettera ceuxqui ronchonnaient toujours et ne partaient jamais. Ils étaientattachés à la maison par leur mauvaise humeur.

Boussuge pontifia :

– Vauvenargues a dit que la servitudeavilit l’homme au point de s’en faire aimer. Il a dit aussi :Qui serait né pour obéir obéirait jusque sur le trône.

– Comme c’est vrai ! Autrefois, onnaissait esclave ; tandis qu’on naît indépendant. Est-ce unbien ?

– Pour les esclaves, oui. Il ne paraîtpas, néanmoins, que la nature ait fait les hommes pour êtreindépendants. C’est encore Vauvenargues qui l’affirme.

– Tu m’agaces avec ce monsieur !s’écria Palmyre. Tu dois l’inventer pour lui prêter tout ce qui tepasse par la tête. Explique-moi donc plutôt une chose. La raisonpour laquelle les serviteurs d’autrefois ne s’en allaient pas, estexactement celle qui détermine ceux d’aujourd’hui à déguerpirsur-le-champ.

– Quelle raison ?

– Laisser Madame dans l’embarras.

– L’animosité à ce degré inférieur estune mauvaise herbe de la civilisation… mais d’où est venul’exemple ?

– Tu as déjà vu, toi, des maîtresdétester leurs domestiques ?

– Les détester, non ; mais lesregarder du haut en bas.

– Et comment veux-tu les regarder ?De bas en haut ?

– En face.

– Oui ? Eh bien ! le résultat,tu le vois… On n’est plus servi, ou bien les serviteurs seconsidèrent comme des, employés qui ont pour nous les sentimentsqu’inspire n’importe quel patron. Veux-tu me dire ce qu’on ygagne ?

– Peut-être rien ; mais le serviteurgagne davantage, et voilà pour lui l’essentiel.

Mme Boussuge haussait lesépaules et rompait les chiens.

– Que Zénaïde voie avec regret Nanandpartir, c’est possible. Peu importe. Justin le remplacera. Elleaime beaucoup Justin qu’elle a vu naître et pour lequel elle avaitautrefois les yeux qu’elle a maintenant pour le petit. La présencede Justin la radoucira. Il est certain que l’on ne toléreraitd’elle nulle part ce que nous endurons. Elle se croit toutpermis.

Quand elle ne montait pas dans sa chambre,Zénaïde quittait tout à coup son ouvrage pour se mettre à larecherche de Nanand. Lorsqu’elle l’avait trouvé, elle luidisait :

– Que fais-tu donc qu’on ne t’entendpas ?

Elle éprouvait les inquiétudes que donne à unemère vigilante le silence d’un enfant turbulent ou malade. Et l’onpouvait penser aussi qu’elle multipliait les occasions de voirl’enfant dont elle allait être à jamais séparée.

Il se montrait peu sensible à ces marquesd’affection. Il avait du chat l’attachement aux choses avant tout.S’il venait s’asseoir sur un tabouret de paille, à la cuisine, cen’était point tant pour Zénaïde que pour la chaleur du fourneau etla bonne mine des ustensiles qui lui renvoyaient comme des miroirsson image. Il aimait à faire le douillet dans cette atmosphèrecaressante. Il s’y trouvait aussi bien sans Zénaïde qu’avec elle…,tandis que, pour la vieille servante, la cuisine n’avait saphysionomie qu’avec l’enfant sur son tabouret. Elle ne luiadressait pas la parole, mais il était là, comme un de ces traitsprononcés qu’a le visage des pièces habitées.Mme Boussuge s’étant étonnée un jour devant Zénaïdedu silence des parents de Fernand, celle-ci éclata :

– Dirait-on pas qu’on serait heureux d’enêtre débarrassé, à présent que la guerre est finie !

– Vous avez tort de parler ainsi,protesta Palmyre. Je ne mets aucune arrière-pensée dans monobservation.

– C’est son pain blanc qu’il mange ici,le pauvre mignon. Les mauvais jours pour lui reviendront assezvite.

– N’exagérons rien, repritMme Boussuge. Il n’a jamais donné l’impression d’unenfant martyr.

– Ni d’un enfant gâté. Vous voyez commeson père et sa mère se soucient de lui.

– Ce qui vous semblait naturel tout àl’heure.

– Ce qui me paraît contre nature, c’estque les enfants ne soient pas à qui les aime.

– Fernand n’a pas de mauvais parents.

Un rire amer fendilla la figure turgescente dela Malaisée.

– Parlons de ces gens-là… qui ne sont pasvenus le voir une seule fois en cinq ans !

– Des circonstances indépendantes de leurvolonté, sans doute…

– Laissez-moi donc tranquille ! Il ya six mois que l’on ne se bat plus et que l’occupation allemande acessé.

– De quoi vous plaignez-vous ? C’estautant de gagné pour Fernand et pour vous.

– Il ne s’agit pas de moi.

Zénaïde, cœur tendre et bourru, n’aimait pasque l’on fît remarquer sa prédilection. C’était comme si l’on eûtfouillé dans sa malle. Ce que les pauvres ont de secret est bienplus secret que le trésor des riches.

 

La foudre enfin tomba sur la servante.

Ce fut ce mardi d’avril où sa maîtresse vintlui dire dans la cuisine :

– Il va falloir, Zénaïde, préparer lesaffaires du petit. Sa mère nous le reprend samedi prochain.

Comme les condamnés à mort, Zénaïde attendaitsa grâce et avait fini par y croire. Les choses qui traînent enlongueur s’arrangent toujours. Peut-être les parents de Nanandétaient-ils morts… Peut-être n’avaient-ils pas l’intention deréclamer leur colis en dépôt… Zénaïde se berçait de cettealternative…

Et son pourvoi était rejeté ! Ellen’avait plus qu’à se raidir contre le destin. Son vent d’oragetomba comme par enchantement. On ne la reconnaissait plus. Elleallait et venait dans la maison, ainsi que dans une maison où il ya un malade, d’un air accablé, avec de pauvres jambes de laine. Safluxion avait fondu. Elle ne souffrait plus que d’un mal invisiblequi absorbait l’autre.

Elle ne se fâcha un peu qu’en entendant Nanandlui dire, tandis qu’elle cherchait une enveloppe pour lesvêtements, le linge et les objets qu’il emportait :

– Prends le sac que j’avais en arrivant.Il est dans ta malle.

– Pense voir !

Elle avait décidé que ce sac resterait en sapossession, avec les souvenirs précieux de son projet de mariage.Il était marqué – comme son linge nuptial. Quand elle soulevait lecouvercle de sa malle, le nom de l’épicier Damoy lui sautait auxyeux.

Elle se mit en quête d’une valise légère. Iln’y en avait pas au bazar ; elle en fit venir une deChartres.

– Quand tu voyageras, dit-elle à Nanandqui la regardait ranger ses affaires propres et visitéesminutieusement, tu penseras à moi.

Une question douloureuse gonflait son cœur.Elle finit par dire avec effort :

– Si… si on te donnait le choix… entret’en aller avec ta mère ou demeurer avec nous… qu’est-ce que tuaimerais mieux ?

Il n’hésita pas, il répondit :

– Oh !… m’en aller avec maman.

Zénaïde était trop simple pour comprendre quel’enfant manifestait non pas une préférence du cœur, mais le désirsurtout de revoir les lieux où, tout petit, il avait joué. Il netenait plus en place. Il comptait les jours. « Encore combienjusqu’à samedi ? » Il n’avait qu’une excuse en enfonçantces clous dans la chair de la patiente : comme elle saignaiten dedans, il ne sentait pas le mal qu’il lui faisait.

Huit jours d’absence, et il regretteraitBourg, la maison de bon repos, la cuisine pareille à une boule auxpieds, les cuivres reluisants… et le visage que penchait sur luiZénaïde en lui disant : « Bonsoir… dors bien… ne tedécouvre pas… »

Il n’avait pas même encore la vocation dusouvenir : il allait en faire l’apprentissage. Zénaïde, elle,n’était pas prise au dépourvu. Elle savait déjà, par expérience,combien est lourde au cou la pierre d’un beau jour sans lendemain.Et elle en traînerait deux maintenant ! Elle souffraitd’avance dans ses illusions cariées, et son cœur commençait unefluxion qui ne finirait pas.

– M’écriras-tu, au moins ?demanda-t-elle au petit.

– Bien sûr.

– Souvent ?

– Quand j’aurai quelque chose à tedire.

– Nous verrons si tu te souviens de tavieille Nède.

 

Mme Servais arriva enfin lesamedi, dans la matinée. C’était encore bien plus l’étrangère quene se l’imaginait la servante jalouse. Le fils n’avait aucun destraits de la paysanne dont le teint recevait sa patine d’une viemisérable plutôt que des travaux au grand air. On se demandait,sachant ce que la rumeur publique reprochait à cette femme, quelcharme des hommes de guerre, aux abois, c’est vrai, avaient putrouver à une créature osseuse et fanée, qui portait ses quaranteans comme un pauvre des fagots d’épines. Peut-être, plus jeune,avait-elle eu des yeux bleus, un sourire, une fraîcheur deblonde ; aux régions dévastées de son visage et de son corps,rien de tout cela n’existait plus qu’à l’état de ruines. Et quellesruines ! La robe et le chapeau les pavoisaient, comme unvillage du front qui attend des visites.

Zénaïde n’eut pas plutôt aperçuMme Servais qu’elle sentir sa fureur odontalgiquese réveiller. Elle ne lui adressa pas la parole et la servit, àtable, avec brusquerie, les Boussuge ayant insisté pour qu’elle nerepartît que le lendemain dimanche.

Une chose entre toutes exaspéra la vieillebonne : elle n’avait pas pensé que Fernand coucherait dans lamême chambre que sa mère, elle eût voulu, pour la dernière fois,border son lit et sans doute lui faire de suprêmes recommandations.Elle réussit, après le dîner, à l’attirer dans la cuisine où tantde soirs il avait été son compagnon auprès de l’eau qui chantaitsur le feu pour remplir les moines. Ils n’étaient plus nécessairesdepuis deux mois. Elle en eut du regret.

– Tu vas monter tout de même avec moifaire les couvertures, dit-elle, tandis queMme Servais s’attardait à causer avec ses hôtesdans la salle à manger.

Il obéit. Il ne s’était pas jeté dans les brasde sa mère et elle n’avait, de son côté, manifesté aucune émotionen le revoyant après cinq ans de séparation.

– Le trouvez-vous grandi ? demandaitMme Boussuge.

– Il est d’une bonne taille pour son âge,avait répondu l’autre, réfractaire, comme le sont les paysans, à lalouange et au remerciement.

– Vous paraît-il, du moins, avoir« profité » chez nous ? insistait Palmyre.

– Il n’a pas mauvaise mine, mais il n’estpoint gras. Et ce fut tout ce que la reconnaissance inspira àMme Servais Elle ne s’étendit pas davantage,d’ailleurs, sur ce que faisait son mari démobilisé. Il avait reprisson ancien métier, et elle ne disait pas lequel.

Boussuge risqua :

– Avez-vous souffert beaucoup chez vousde l’occupation allemande ?

Elle répondit :

– Ils n’ont rien détruit… ; mais,dame !… ils ne plaisantaient pas !

– Ils se montraient exigeants ?

– Des fois. On n’avait pas toujours lesmêmes, et puis, ils ne pouvaient pas nous prendre ce qu’on n’avaitpoint.

– Vous ne regrettez pas l’endroit quevous avez quitté ?

– Mon mari n’y avait plus d’ouvrage.

Boussuge, renonçant aux feintes, porta un coupdroit :

– Qu’est-ce que vous avez l’intention defaire du petit ?

– Son père ne sait pas. On verra. Nousconnaissons un peintre en bâtiment qui le prendrait bien commeapprenti, mais au pair… ; tandis que comme garçon épicier, àSoissons ou à Laon, il gagnerait tout de suite… pas des mille etdes cents, assez tout de même pour nous venir en aide.

Il y eut un silence après lequel elle demanda,sans liaison d’idées :

– Est-il fort en arithmétique ?

– Il sait tout juste ses quatrerègles ; encore avons-nous, l’instituteur et moi, quelquepeine à les lui apprendre, dit Boussuge. Il ne mordait pas beaucoupplus au français.

Mme Servais prit l’air pincédes mères susceptibles pour observer :

– C’est drôle, l’institutrice de cheznous était très contente de lui.

Nanand, cependant, avait suivi la Malaiséedans la chambre de ses maîtres, d’abord, et puis dans la chambre de« monsieur » Justin, où il couchait en l’absence de cedernier. C’était le moment des adieux ; le lendemain, ilserait trop tard. Zénaïde cueillit la fleur qui doit parfumer lesouvenir.

– Écoute, murmura-t-elle à l’oreille dupetit réfugié qu’elle avait pris sur ses genoux et qu’elleentourait de ses bras… ; écoute, et retiens bien ce que jevais te dire. Si… pour une raison ou pour une autre, enapprentissage chez un patron ou même chez toi… tu es malheureux… tumanques de quelque chose… promets-moi de m’écrire… J’iraiimmédiatement te joindre et je resterai auprès de toi comme àprésent.

Il leva les yeux sur elle avec étonnement.

– Mais tu n’es pas riche, Nède ; tutravailles pour vivre…

– J’ai mis un peu d’argent de côté depuisle temps que je suis ici… Pense voir : vingt-cinq ans !Je me replacerai n’importe où.

– Tu ne seras nulle part aussi bienqu’ici.

– Tu veux dire que je ne retrouverainulle part cette maudite forêt qui m’a déchaussé les dents et garniles doigts de gros nœuds comme en ont les arbres… Non, non,n’hésite pas. Où tu m’appelleras, j’irai avec joie, mon mignon.Embrasse ta vieille Nède et jure-moi de me confier toutes tespeines… J’ai aussi entendu dire que les apprentis n’étaient pastoujours bien nourris… Si c’est vrai, avertis-moi et je t’enverraide quoi te payer les bouchées de chocolat que tu aimes… ou autrechose… Tu es à l’âge où l’on a besoin de fortifiants. C’est commedu linge… Tu n’en manques pas pour l’instant, mais celui que tu asn’est pas inusable ; ménage-le, et si tes parents n’ont pasles moyens de t’en acheter d’autre, n’oublie pas que je suislà : tu me feras plaisir.

Elle répéta : « Tu veux bien mefaire plaisir ?… »

Il dit oui, non pas des lèvres, mais despaupières, en les fermant et en les rouvrant… Et elle fut peut-êtreplus sensible à ce battement de cils qu’à une bonne parole. Elleembrassa Nanand et garda une minute contre sa joue enflée la petitetête qui avait seule le pouvoir d’apaiser ses souffrances.

Mais elle avait encore une recommandation àlui faire :

– J’espère bien que tu iras, avant departir, dire au revoir à Marie-Anne qui a toujours été gentillepour toi… As-tu parlé d’elle à ta mère ?

– Non, dit-il.

– Tu as eu tort. Penses-y. Tu aurasencore le temps, demain matin, avec ou sans elle, d’aller chezM. Chévremont… En attendant, va retrouver Monsieur etMadame.

Elle ne dit pas : « Va retrouver tamère. » Le mot lui écorchait la bouche. Elle en voulait àcette femme d’être cause que l’enfant n’était plus orphelin.Zénaïde perdait l’enfant que l’autre avait retrouvé. Sa destinéeétait décidément de vieillir dans l’attente. Elle avait attendul’inconstant fiancé ; elle allait avoir maintenant pour raisonde vivre l’espérance d’une lettre, d’un mot de Nanand tirant sur lefil qu’il lui laissait malgré tout à la patte.

La guerre, qui a fait tant d’orphelins, arévélé ainsi à quelques-uns la tendresse maternelle d’uneétrangère. Les véritables marraines conscientes de leur devoirfurent peut-être celles dont le filleul était non pas un homme,mais un oisillon tombé du nid.

Le lendemain, Boussuge, avec un peu desolennité, réunit dans sa champignonnière Palmyre,Mme Servais et son fils. Ceux-ci étaient prêts àpartir. Dans la valise neuve, Zénaïde avait glissé le goûter del’enfant.

– Qui t’a fait ce cadeau ? demandaMme Servais en montrant la valise.

– Nède.

– Ça ne tient pas beaucoup de choses,remarqua la paysanne avec ambiguïté.

– Ça en contient moins qu’une maison,bien sûr, répartit la Malaisée, hargneuse.

Et ce furent les seules paroles que les deuxfemmes échangèrent.

Assis devant son bureau, dans son largefauteuil de cuir vert, entouré de ses fichiers, de ses tubes àessai, verres d’expériences, cloches pour microscope, assiettesplates et creuses, vases divers où d’étranges fœtus baignaient dansle liquide de Lutz, l’eau formolée, l’alcool pur et les colorantsphéniqués, Boussuge avait un prestige que le ruban rouge à laboutonnière ne lui eût pas conféré et que découvrait Nanandlui-même tout à coup intimidé. On eût dit, à la façon dont ilregardait ces appareils d’analyse et de précision, qu’il pénétraitpour la première fois dans le laboratoire de l’alchimiste. Il avaitrécité trop de leçons, les yeux baissés et la mémoire au supplice,pour faire attention à tous ces témoins. Ils ne lui étaient pasdevenus familiers comme les cuivres de la cuisine. Il n’étaitordinairement distrait, à la dérobée, que par les cartes murales oùles champignons avaient, comme les rois de France, à l’école, leurportrait et leurs appellations. Le mycologue ayant renoncé à luiseriner les noms et qualités des champignons couronnés, Nanandn’était pas obligé de les savoir. Rien ne lui gâtait sacontemplation. Qu’il y en eût de dangereux dans le nombre… c’étaità ne pas croire ! À tous, le coloris et le vernis prêtaienttant de fraîcheur et d’attrait !… Et il ne les verraitplus…

Boussuge, cependant, placé entre sa femme etMme Servais, achevait de tout mettre en œuvre pourfrapper l’imagination de l’enfant qui allait prendre sa volée.

… Monsieur Boussuge, en touchant d’une règlecarrée la tirelire verte qui voisinait sur votre bureau avec unpresse-papier convexe plein d’une eau tranquille et fleurie…monsieur Boussuge, vous aviez un peu l’air d’un prestidigitateur etl’on pouvait se demander lequel vous vous disposiez à fairedisparaître, du presse-papier avec son liquide ou de la tirelireavec son contenu.

C’était la tirelire. Il le dit avec uneonction qui n’avait rien de ridicule, car elle partait d’un cœurexcellent.

– C’est toi-même qui vas la casser,Fernand. Ce qui est dedans t’appartient. Tu l’as gagné. Combien ya-t-il ? Je n’en sais rien. C’est la surprise. Tous tesefforts ont été récompensés. Tu vas en faire l’addition. C’est madernière leçon. Je voudrais que tu ne l’oublies pas. Petit à petit,l’oiseau fait son nid. Tu avais fait le tien ici : tul’emportes. La maison va nous sembler vide jusqu’au retour deJustin…

– Oui, appuyaMme Boussuge, il eût mieux valu qu’il te trouve icien rentrant.

– D’autant plus qu’il ne saurait tardermaintenant, reprit Boussuge. Enfin, nous ne nous disons pas adieu,n’est-ce pas ? Mous nous disons au revoir. L’hirondelle s’enva, le toit reste pour qu’elle y revienne.

Il ferma la parenthèse en mettant la règledans la main de l’enfant et en lui présentant la tirelire.

– Tape dessus… fort ! N’aie paspeur…

Nanand s’amusait. D’un coup bien appliqué, ilbrisa la tirelire, dont le contenu sonnant et trébuchant, argent etbillon, se répandit… Il n’y en avait plus dans lacirculation ; les pièces blanches cachées là depuis le débutde la guerre semblaient éblouies de revoir le jour.

– Compte-les, dit Boussuge.

Mais l’enfant s’embrouillait.

– Pas brillant en arithmétique,décidément… Allons, je vais t’aider…

Il y avait quatre-vingts francs vingt-cinqcentimes. Boussuge dit à Mme Servais :

– Je vais vous remettre cette somme,après toutefois l’avoir arrondie, si vous n’y voyez pasd’inconvénients.

Il prit dans son portefeuille un billet decent francs et le tendit à Mme Servais quil’empocha en bredouillant un vague remerciement. Boussuge, enremplaçant la belle monnaie par un chiffon de papier, avaitdispensé instantanément la paysanne de toute reconnaissance. Pourcette femme, il y gagnait.

Tant il est difficile de peser le bien sansfausser la balance.

Boussuge et sa femme voulurent accompagnerNanand et sa mère à la gare. Zénaïde les suivait en portant lavalise. Elle avait la joue enflée et l’air agressif, comme le soiroù elle était allée au-devant de sa maîtresse ramenant un réfugié.Il y avait encore, au mur de la salle d’attente, à demi arrachée,l’affiche inspirée à Forain par une œuvre de guerre. Ellereprésente un soldat qui écrit sur ses genoux, le front dans lamain, pour demander Quoi ? des vêtements, du linge, desprovisions… ou peut-être tout simplement une lettre… qui luiparviendra trop tard…

Mme Boussuge dit à sonmari :

– Je n’ai jamais pu regarder cetteaffiche pendant la guerre sans avoir à écarter unpressentiment.

À ce moment, Nanette, toute rouge d’avoirtraversé la place en courant, rejoignit le groupe. Nanand l’avaitoubliée ; mais sachant qu’il partait, elle avait demandé àAgathe Chévremont la permission d’aller jusqu’à la gare. Elles’approcha de son petit ami.

– Alors, tu nous quittes ?dit-elle.

– Maman est venue me chercher.

Nanette reprit :

– Bonjour, madame Servais. Vous ne mereconnaissez pas ?

– Si, répondit celle-ci, je t’ai reconnueen te voyant traverser la place. Tu boites toujours autant.

La Tite Bote avait eu toute la matinée le cœurgros en pensant à l’autre hirondelle qui retournait au nid de leurenfance… ; l’observation de la mère Servais rompit le charmeet Nanette n’eut plus le cœur gros que de sa disgrâceconfirmée.

Le train n’était pas loin ; on en voyaitla fumée balancer son panache sur les premiers arbres de la forêt.Successivement, Zénaïde, Nanette et Boussuge embrassèrent Nanand…Et puis ce fut Palmyre qui l’étreignit à son tour avec unemportement auquel il ne comprenait rien, même à travers ces motssaccadés :

– Merci… pour nous… et pour Justin…

On eût dit que la mère conjurait une menace dedanger renouvelée par le départ du petit réfugié…Mme Boussuge le remit enfin aux mains de Zénaïdequi se contenta de l’embrasser à la grâce de Dieu.

Les gens du Bourg, qui virent ensuite repasserdevant leur porte le vieux ménage, trouvèrent qu’il avait l’air derevenir du cimetière.

Il n’en revenait pas : il y allait.

Chapitre 22LA DÉPÊCHE

Sans bruit, avec la plus louable discrétion,les Chévremont avaient pris le parti, non point d’adopter Nanette,ce qu’ils ne pouvaient faire, mais de la garder auprès d’eux.

Les Boussuge et le docteur furent avertis lespremiers de cette détermination. Ils en félicitèrent le vétérinaireet sa femme.

Le docteur Chazey avait l’âme trop haute pourne pas rendre justice malgré tout à l’adversaire politique quidonnait, dans sa vie privée, un tel exemple à suivre. Il ne mit unpeu de malice que dans cette pointe :

– Chévremont m’a souvent reproché mesfiches, fiches imaginaires, d’ailleurs… ce qui estdommage ; car je n’eusse pas manqué d’enrichir la sienne de cebeau trait.

Le brave homme ajoutait,sérieusement :

– J’ai fait placarder à la mairie biendes avis inutiles depuis trente ans que j’administre lacommune ; et ce que je publierais avec le plus de plaisir estjustement ce qu’il me faut passer sous silence. Oh ! ce n’estpoint que je fonde beaucoup d’espoir sur la contagion de cegeste ! Je connais mes paroissiens : ils vont tout desuite découvrir des mobiles intéressés à ce mouvement ducœur ; mais l’honneur de mes concitoyens, grâce à l’un d’entreeux, est sauf tout de même. Cette haine des étrangers au pays, desaccourus, comme on dit ici, est rachetée par la générositédes Chévremont. Il m’eût été agréable d’en complimenter quelqu’unde mon parti… ; mais il faut bien avouer que mon aventure avecla famille Louvois n’encourageait personne à m’imiter. J’ai peurqu’il n’en soit de même à l’égard de Chévremont. Nos campagnes sontplus promptes à la critique et au dénigrement qu’à l’éloge. Ellesvont dire que si l’on donne une prime aux accourus, il nefaut pas s’étonner que cette mauvaise herbe envahisse tout.

Le docteur Chazey ne se trompait pas. Oncommença par insinuer que les Chévremont s’attachaient, souscouleur de philanthropie, une servante gratuite. L’institutrice,Mme Faverol, répondit pour eux : elle étaitchargée de préparer Nanette au brevet élémentaire ; après, onverrait. On prêta ensuite au vétérinaire l’intention de se rendrepopulaire pour supplanter le docteur à la mairie… Enfin beaucoup depersonnes pensèrent simplement qu’il y avait quelque chose delouche là-dessous et que tout cela pourrait mal finir.

Les Boussuge, eux, approuvèrent leurs amissans réserve.

– Nous en aurions fait autant,dirent-ils, si Nanand avait perdu ses parents.

Ils étaient sans nouvelles de lui depuis sondépart.

– Il y en a une qui ne s’en console pas,déclarait Palmyre : c’est Zénaïde. Dieu sait si le facteur luiétait indifférent. Elle n’attendait plus rien de son passage depuislongtemps. Elle y est à présent suspendue. « Rien pour moi cematin ? – Rien. » Je vous assure qu’il serait charitablede lui faire écrire par n’importe qui, sous le nom de Fernand. Cetenfant nous a déjà tous oubliés.

Elle eut un jour l’imprudence de penser touthaut, devant la servante :

– On peut bien convenir maintenant qu’iln’était pas très intelligent.

La Malaisée releva sa maîtresse :

– Il n’y a pas besoin d’être intelligentpour se faire aimer.

Au mois de mai, Octave Chévremont fut libéré.Les Boussuge l’invitèrent à dîner avec ses parents et Nanette.

– Le mois prochain, dit Palmyre, c’estnotre Justin qui reviendra et chez nous que l’on fêtera sonretour.

Les deux familles avaient repris leurs bonnesrelations d’autrefois. Nanette ne savait pas non plus ce qu’étaitdevenu son petit ami, mais elle avait appris par une voie détournéequ’il était en apprentissage à Laon, dans l’épicerie.

Elle dit : dans l’épicerie avecune petite moue fort divertissante chez l’enfant qu’une nouvelleéducation éloignait, bien plus que la distance, de son compagnon dejeux. Elle s’élevait au-dessus de sa condition première… mais commeelle acquérait en même temps le sentiment de son infirmité, elle negagnait rien à la compensation. La parole malsonnante deMme Servais lui avait fait perdre son charmantenjouement, et l’effort qu’elle faisait pour dissimuler saclaudication dénotait plus encore qu’elle ne battait que d’uneaile. Orpheline et boiteuse, elle était comme l’image vivante de laVictoire ; et il y en a comme cela partout, mais on ne lesvoit pas. L’homme éprouve le besoin d’ériger les symboles sur despiédestaux : il est incapable de les contempler sur le mêmeplan que lui.

Un scandale allait fournir à la petite villel’occasion de rentrer dans sa coque et renforcer son particularismeébranlé par la guerre.

Thérèse Paulin disparut un beau matin, enlevéepar un homme marié qui l’avait remarquée à la poste pendant uncongé de convalescence passé à Bourg-en-Forêt. Il y était revenuaprès l’armistice et, descendu au Plat d’étain, avaitamené, en moins de huit jours, la petite aide à partir avec lui.Mme Lefouin avouait elle-même « n’y avoir vuque du feu ». Le monsieur, âgé d’une quarantaine d’années, etde bonnes manières, était venu chaque jour au bureau sous diversprétextes, sans paraître faire attention à l’employée. Toujoursest-il qu’ils avaient préparé leur fugue sans éveiller lessoupçons. Une automobile attendait Thérèse en forêt et sonravisseur était au volant. Un garde donna son signalement, ce quipermit de l’identifier. Quant à la jeune fille, elle avait laissédans sa chambre, à l’adresse de la receveuse, un mot relatif auxaffaires personnelles qu’elle n’emportait pas et dont ellechargerait la factrice de lui faire l’expédition.

Cette dernière, interrogée, ne procura aucunéclaircissement et fut surtout vexée d’avoir eu toutes lesconfidences de la petite – sauf la plus intéressante.

Les colimaçons de Bourg montrèrent les corneset bavèrent. C’était leur revanche. Tous les mêmes, cesaccourus ! Après l’institutrice intérimaire,l’auxiliaire de la poste… Ils n’étaient pour le pays que des agentsde corruption et de désordre. Les uns après les autres,heureusement, ils s’en allaient. Bon voyage ! On allait seretrouver, comme avant la guerre, en famille et solidaires pourfoncer sur l’intrus, l’isolé qui serait tenté d’agiter la mare.C’était cela l’union sacrée, car, pour le reste, Bourg-en-Thimeraisretournait déjà à ses divisions intestines, à ses suspicions, à sescalomnies, à tout ce qui alimente la conversation et lesruminations de la colimaçonnerie provinciale. L’absinthe qui n’estplus sur les comptoirs est toujours sur les langues et lesbouilleurs de cru font moins de mal que les distillateurs devenin.

Mme Lefouin, revenue del’humiliation d’avoir été jouée, s’en consola en triomphant auprèsde Palmyre Boussuge :

– Eh bien ! avais-je raison de vousdire que tout était fini entre cette créature et votrefils ?

– Et n’étais-je pas aussi clairvoyante enla traitant de pas grand’chose de propre ? ripostaitl’autre.

C’était un grand soulagement pour la mère, àla veille même du retour de Justin. Mme Boussuge enalla remercier le ciel, ainsi qu’elle avait fait le jour où, dansce ciel tel que le voyait Agrippa d’Aubigné, « fumant de sanget d’âmes », les cloches s’étaient mises à semer leurspétales.

Trois jours après Boussuge et sa femmerevenaient de faire un petit tour dans la forêt d’où l’hiverdélogeait sans hâte, lorsque Zénaïde leur dit avectranquillité :

– Il y a une dépêche pour vous.

Les parents séparés de leurs enfants redoutentles dépêches. Le télégraphe est une arme à longue portée ; ilblesse de loin et sa blessure est quelquefois mortelle, il transmetplus de mauvaises nouvelles que de bonnes, et c’est le contrairequi se comprendrait, car on devrait être plus pressé de réjouir qued’alarmer. Pendant toute la guerre, les Boussuge avaient sentis’accélérer les battements de leur cœur à la vue du petitprojectile qui visait quelqu’un aux mains du porteur. Maintenantils n’en avaient plus peur et il n’y avait plus que la mère pourrépéter par habitude :

– Je n’aime pas beaucoup lesdépêches.

Elle avait reçu la veille une lettre deJustin : le pressentiment d’un malheur ne l’effleura mêmepas.

– Où est-elle, cette dépêche ?

Zénaïde alla la chercher dans lacuisine ; Boussuge la prit, fit sauter le petit fermoir depapier, déplia la feuille et lut :

Fils victime accident. Grièvement blessé.Serez tenus au courant. Capitaine Habert.

Ce capitaine Habert, dont Justin parlaitsouvent dans ses lettres, l’avait pris sous sa protection parcequ’ils s’étaient découvert des amis communs à Paris.

Les vieux époux se regardèrent consternés. Lespires craintes les assaillirent immédiatement. Ils relurent l’unaprès l’autre la dépêche et en pesèrent les mots qui n’avaient pas,dans chaque balance, le même poids. Grièvement, pour lamère, laissait peu d’espoir, tandis que le père disait :

– C’est, au contraire, un mot dicté parun grand souci d’exactitude… Grièvement ne signifie pas : étatdésespéré.

Mais un léger tremblement du télégramme entreses doigts démentait son assurance.

– Ne perdons pas tout de suite la tête,reprit Boussuge, puisque nous serons tenus au courant par ce bravecapitaine, auquel je vais, d’ailleurs, expédier on télégramme.

« Accident ? ruminait, cependant, lamère bouleversée, un accident d’avion est peu probable, Justin nevolait plus à la veille de partir et la guerre terminée. »

Comme elle regardait vaguement par la fenêtre,vers la poste, son cœur exhala un restant de colère :

– Mais aussi, qu’allait-il faire siloin ? C’est de sa faute à cette créature !…

– Nous n’avons rien à nous reprocher, ditBoussuge. La malheureuse nous a elle-même donné raison.

– Trop tard ! C’est à cause d’ellequ’il s’est fait envoyer là-bas.

– Il n’était pas moins exposé sur lefront français… et la preuve, c’est que nous nous sommes d’abordfélicités de cette mutation…

– Pas moi ! s’écriaMme Boussuge. Il y avait du dépit dans sarésolution, et le dépit est mauvais conseiller.

– Alors, déduisait de là Boussuge, tucrois que nous aurions mieux fait de céder ?

– Je ne dis pas cela, il n’en est pasmoins vrai que sans cette créature, Justin serait aujourd’hui cheznous, comme Octave Chévremont chez lui.

Quelqu’un passa devant la fenêtre. C’était lapetite réfugiée qui allait mettre des lettres à la poste. Et lesimages de Nanette et du fils Chévremont se juxtaposant tout à coupdans l’esprit superstitieux de la mère, celle-ci pensa quel’hirondelle retenue sous le toit de leurs amis y avait fixé lebonheur, tandis qu’en quittant la maison Nanand l’avait laisséesans défense. Elle eut la vision de l’inévitable en marche verselle et elle attendit le coup de grâce en pleurant.

Il lui fut donné le lendemain par un nouveautélégramme officieux :

Justin Boussuge mort de ses blessures.Lettre suit.

Et la lettre arriva. Elle expliquait quel’aviateur survolant le camp « pour la dernière fois »avait été précipité d’une hauteur de cent mètres sur le sol par unincompréhensible arrêt du moteur. Justin n’avait pas souffert.Transporté à l’hôpital dans le coma, il y était mort, quelquesheures après l’accident, sans avoir repris connaissance.

Tout le monde compatissait à la douleur desBoussuge, mais ils s’étaient enfermés chez eux et ne voulaient voirpersonne. Ils ne firent exception qu’en faveur des Chévremont, del’abbé Grossœuvre, du maire et de l’instituteur, qui avaient assezde tact pour ne pas prolonger leur visite.

Le docteur Chazey et l’instituteur Faverol serencontrèrent auprès des affligés et ne s’élevèrent auxconsidérations générales que sur une observation de Boussuge. Ildisait :

– Des pères et des mères sans nombre ontété frappés comme nous le sommes ; ne trouvez-vous pas,néanmoins, qu’il y a dans notre épreuve un raffinement decruauté ? La mort, cette fois, n’a fait semblant d’épargnernotre pauvre enfant que pour le rattraper, comme le chat qui joueavec la souris.

– Oui, murmura l’instituteurpensif ; c’est une rallonge à la liste des morts ; aussisera-t-il sage de ne pas se hâter d’ériger des monumentscommémoratifs aux morts pour la patrie : on risquerait d’enoublier. J’ai encore plusieurs anciens élèves à perdre. VotreJustin est une des premières victimes de complément. La bêtemalfaisante, mise en appétit, n’a pas son compte avec quinze centmille hommes. Le ver du tombeau a des colonies et pullule parmi lessurvivants, ils sont plus longs à succomber, voilà tout. Ils ymettent le temps. Songez, en outre, à l’imprévoyance de ceux quiont procréé dans la sécurité trompeuse des fausses convalescenceset des santés à peine rétablies. Comment appeler ce qu’ils ontdonné ? La vie ou la mort ? On ne se perpétue pas àmi-chemin du cimetière : mieux vaut y aller seul. La guerre,enfin, ne décime pas que les combattants et les blessés ou lesmalades que la paix achève à bref délai. Sur les étatsrécapitulatifs des pertes doivent aussi figurer les pères et lesmères qui ont respiré ces gaz asphyxiants : l’angoisse et leregret, et qui en meurent obscurément.

– Ce sont les familles mutilées dontparle Chateaubriand, fit le docteur Chazey. J’ai retrouvé la nuitdernière, dans les Mémoires d’outre-tombe, ce passage quej’ai copié, ce matin, à votre intention.

Il tira un papier de sa poche etlut :

Combien de familles mutilées avaient àchercher auprès du Père des hommes, les enfants, qu’elles avaientperdus ! Combien de cœurs brisés, combien d’âmes devenuessolitaires appelaient une main divine pour les guérir !Précipitez-vous dans la maison de Dieu, comme on entre dans lamaison du médecin un jour de contagion.

– L’abbé Grossœuvre nous a ditla même chose, observa Mme Boussuge.

– Moins bien, ajouta son mari.

– Ne dites pas cela ! fit vivementle vieux docteur. C’est le propre de cette consolation de necomporter qu’une qualité reconnue supérieure, de quelque flaconqu’elle vienne !

– Un stupéfiant, mâchonna Faverol entreses dents.

Le maire se retourna vers lui.

– Qu’avez-vous à proposer de mieux à ladouleur universelle, mon cher ami ?

– L’espérance d’une mort sans danger deréveil dans une vie nouvelle.

– Si pourtant cette vie nouvelle devaitêtre meilleure et, exempte de souffrances ?

– Il ne faut rien promettre d’illusoire,monsieur le maire. Prenez garde que l’âme ne soit pasimmortelle !

– Vous seriez bien plus attrapé si ellel’était, dit le médecin.

 

Le 14 juillet 1919, tandis que la Victoire,musique en tête et drapeaux déployés, passait sous l’Arc deTriomphe, Chévremont vint trouver son ami Édouard dans sachampignonnière. Tout y était à sa place et tout y respiraitl’abandon.

– Vous devriez voyager, dit levétérinaire, donner suite à votre projet ancien d’explorer lesrégions de France où l’on récolte des espèces que notre forêt neproduit pas.

Boussuge secoua la tête tristement etdit :

– Non, mon vieux, M. Cryptogame estmort, et savez-vous à quoi je me suis aperçu que la vocation luimanquait ? Aux condoléances que, dans mon deuil, j’ai reçuesd’un éminent mycologue de Strasbourg, devenu mon ami sans que jel’aie jamais vu. Cet homme m’a écrit : « Il vous resteheureusement une raison de vivre. » J’ai compris que lasienne, sa panacée enfin, était dans un commerce constant avecl’amanite rubescente, l’entolome livide, le lactaire poivré, letricholome et la fausse oronge… Eh bien ! non… ce remède estsans effet sur moi, et voilà pourquoi je n’étais, au fond, qu’unvulgaire collectionneur, je prenais pour une passion dévorante unesimple façon de tuer le temps. J’ai maintenant contre lui une armebien plus sûre : le chagrin. Le grand ressort est cassé ennous : rien ne va plus. Tombés de l’avion en même temps quenotre fils, nous n’avons pas été comme lui tués sur le coup, etc’est grand dommage. Il nous faut chaque jour ramasser notre cœur àdeux mains pour finir une route qui n’en finit pas. Lamycologie !… À peine une distraction moins bête que lebésigue, le nain jaune, les dominos ou le jaquet. Non, jeretournerais plutôt aux excitants de ma jeunesse… Quand vous êtesarrivé tout à l’heure, je feuilletais de vieilles revues auxquellesj’ai collaboré. Dans l’une, je relisais les Litanies duvin, de Raoul Ronchon, qui célèbrent par anticipation,dirait-on, l’office d’aujourd’hui… Écoutez :

Ville en fête ; voici le César triomphant

Porté par ses soldats comme un petit enfant,

Avec son char paré du sang de la Victoire…

Ô vin ! ordonne-moi de mépriser la gloire !

– Je n’en conclurai pas que vous allezvous livrer à la boisson, essaya de plaisanter le vétérinaire.

– Non, rassurez-vous : pas mêmecela, fit Boussuge. Je sais maintenant le sort qui m’est réservé…celui de mon fils… la mort à retardement.

Chévremont se retirait ; son ami lerappela.

– Dites donc au docteur Chazey, quandvous le verrez, que je voudrais bien être débarrassé de la statue…,celle du Petit Caporal, vous savez… que j’ai recueillie chez moiavant la guerre.

– Il est question de la remettre sur laPyramide, avança le vétérinaire avec précaution, pour ne pointfroisser un adversaire déclaré.

– C’est sa place.

– Oui. On n’imagine pas, surmontant leMonument que nous élèverons aux morts de la dernière guerre,l’effigie du conquérant qui se vantait d’avoir cent mille hommes àdépenser par mois. C’est bon pour la colonne Vendôme, poursuivitChévremont avec plus d’assurance.

– C’est bon pour elle, prononça Boussuge.Le sacrifice de nos enfants est sans mélange, enfin.

Les deux amis se serrèrent la main : ilsétaient définitivement d’accord.

Boussuge disait vrai. Sa femme et luisemblaient avoir dans l’aile, comme tant d’autres parents, tout leplomb des balles perdues, ils passaient leurs journées à errer depièce en pièce, comme des corps sans âme et qui en cherchent uneautre que la leur. Ils ne se donnaient rendez-vous nulle part et seretrouvaient partout devant un souvenir.

Et Zénaïde, en les voyant si malheureux, sedemandait à présent où elle prendrait, le cas échéant, le couragede les quitter. Elle avait pourtant bien mal aux dents… Ellen’était même pas sûre, quand elle n’en aurait plus, de cesser d’ensouffrir, car elle conserverait encore des gencives sensibles auvent et à l’humidité de la forêt.

Elle ne guettait plus le facteur… et parcequ’elle ne comptait plus sur une lettre de Nanand, il en vint une…Quelques lignes, au crayon, mal orthographiées :

Je me porte bien et je suis content de monmétié… J’ai un bon patron… Écrit-moi pour me dire si mosieur etmadame se porte toujour bien, ainsi que mosieur Justin. J’ai unemoin belle chambre que la sienne dans la maison provisoir que noushabiton. Je t’embrasse. Fernand.

Devait-elle faire lire cette lettre à sesmaîtres ?

Ils avaient bien assez de peine sans cela.

Zénaïde monta le papier dans sa chambre, afinde le ranger parmi ses reliques. Et dans sa malle décadenassée,elle contemplait encore une fois le sac de toile bise étiquetéJulien Damoy. Café en grains, lorsque survintMme Boussuge, qui l’avait suivie. Celle-ci sefigura que la Malaisée rapprochait dans son esprit la mort deJustin du départ de l’hirondelle qui avait fait son nid sous leurtoit ; et, et de communion avec sa servante, la mère éploréelui dit :

– Ma pauvre Zénaïde… je crois que nousavons la même pensée.

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