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L’homme à l’oreille cassée

L’homme à l’oreille cassée

d’ Edmond About
Avant propos

 

L’auteur

Écrivain, journaliste(1828-1885).

Né à Dieuze (Lorraine) Edmond About est un fils d’épicier qui fait ses études au petit séminaire, puis élève brillant, au Lycée Charlemagne (Paris). Il remporte le prix d’honneur de philosophie au Concours général et entre à l’École normale supérieure en 1848. Il est nommé en 1851 membre de l’École française d’Athènes et séjourne deux ans en Grèce en compagnie de l’architecte Charles Garnier.

À son retour, La Grèce contemporaine(1854), lui vaut un grand succès. Favorable au Second Empire et violemment anticlérical, il se fait connaître comme polémiste. En1871, il rallie la Troisième république et soutien la politique de Thiers. Il entre alors au XIXe siècle dont il prend la rédaction en chef.

Edmond About est aussi un auteur comique tant il sait manier la satire. Il connaît la célébrité avec ses nouvelles au style vif, clair et concis et ses romans qui évoquent des situations imaginaires, souvent inspirées par les progrès de la science. Mariages de Paris (1856), Le Roi des montagnes (1857), L’Homme à l’oreille cassée (1862)ou Les Mariages de province (1868) sont autant de succès d’éditions. Élu à l’Académie Française en 1884, il meurt avant d’avoir pu prononcer son discours de réception.

Le roman

Non, ce n’est pas l’histoire du colonelChabert que About nous conte là, mais bien celle du vaillantFougas, soldat de l’Empereur prisonnier par les troupes allemandesau cours de la campagne de Russie de 1813.

Imaginez un instant quelle serait votresurprise si condamné à mort, vous vous réveilliez d’une profondeléthargie quelque quarante-six ans plus tard dans une paisibledemeure de Fontainebleau. Laissé pour mort alors qu’il agonisait defroid dans sa cellule, Fougas ne doit en effet sa résurrection qu’àl’audace d’un médecin qui se prête à de bien curieusesexpériences : un corps privé de toute son eau selon lui,pourrait être conservé, et chose plus extraordinaire, ramené à lavie de nombreuses années plus tard. Et ce soldat condamné pourespionnage s’annonce comme une occasion inespérée de mettre enpratique le fruit de ses recherches : il ne reste bientôt plusde la personne de l’infortuné Fougas qu’un corps desséché àl’aspect peu amène.

C’est cette étrange momie que le jeuneLéon rapporte dans ses bagages après avoir fait fortune dans lesmines de Russie, avec pour seul mode d’emploi le testament dudocteur. Tirer le soldat de sa dessiccation forcée ne s’annonce pasparticulièrement aisé. Ne risque-t-il pas, une fois ramené à lavie, si tant est que cela soit possible, de s’avérer quelque peuencombrant ? Surtout s’il avait l’indélicatesse de s’éprendrede la promise de Léon…

L’originalité de ce roman réside, onl’aura compris, bien plus dans l’inventivité et dans l’humour quedans un quelconque réalisme.

À MADAME LA COMTESSE DE NAJAC.

Ce petit livre est éclos sous votre aile.

Oh ! le bon temps et là bonneamitié !

Jours bien remplis, et trop courts demoitié !

Décidément, votre Bretagne est belle.

Je l’ai revue en imprimant Fougas :

Les souvenirs s’envolaient de mon page

Comme pinsons échappés de leurscages ;

Je repensais, je ne relisais pas.

Que l’Océan avait grande tournure !

Que le soleil faisait bonne figure,

En blanc bonnet, pleurnichant etmoqueur !

Qui me rendra ces heures envolées,

Ces gais propos, ces crêpes rissolées,

Ces tours de valse, et cette paix ducœur ?

E.A.

Paris, 3 novembre 1861.

Chapitre 1Où l’on tue le veau gras pour fêter le retour d’un enfantéconome.

 

Le 18 mai 1859, Mr Renault, ancien professeur,de physique et de chimie, actuellement propriétaire à Fontainebleauet membre du conseil municipal de cette aimable petite ville, portalui-même à la poste la lettre suivante :

« À monsieur Léon Renault, ingénieurcivil, bureau restant, Berlin, Prusse.

« Mon cher enfant,

« Les bonnes nouvelles que tu as datéesde Saint-Pétersbourg nous ont causé la plus douce joie. Ta pauvremère était souffrante depuis l’hiver ; je ne t’en avais pasparlé de peur de t’inquiéter à cette distance. Moi-même je n’étaisguère vaillant ; il y avait encore une troisième personne (tudevineras son nom si tu peux) qui languissait de ne pas te voir.Mais rassure-toi, mon cher Léon : nous renaissons à qui mieuxmieux depuis que la date de ton retour est à peu près fixée. Nouscommençons à croire que les mines de l’Oural ne dévoreront pascelui qui nous est plus cher que tout au monde. Dieu soitloué ! Cette fortune si honorable et si rapide ne t’aura pascoûté la vie, ni même la santé, s’il est vrai que tu aies pris del’embonpoint dans le désert, comme tu nous l’assures. Nous nemourrons pas sans avoir embrassé notre fils ! Tant pis pourtoi si tu n’as pas terminé là-bas toutes tes affaires : noussommes trois qui avons juré que tu n’y retournerais plus.L’obéissance ne te sera pas difficile, car tu seras heureux aumilieu de nous. C’est du moins l’opinion de Clémentine… j’ai oubliéque je m’étais promis de ne pas la nommer ! Maître Bonnivet,notre excellent voisin, ne s’est pas contenté de placer tescapitaux sur bonne hypothèque ; il a rédigé dans ses momentsperdus un petit acte fort touchant, qui n’attend plus que tasignature. Notre digne maire a commandé à ton intention une écharpeneuve qui vient d’arriver de Paris. C’est toi qui en aurasl’étrenne. Ton appartement, qui sera bientôt votre appartement, està la hauteur de ta fortune présente. Tu demeures… mais la maison atellement changé depuis trois ans, que mes descriptions seraientlettre close pour toi. C’est Mr Audret, l’architecte du châteauimpérial, qui a dirigé les travaux. Il a voulu absolument meconstruire un laboratoire digne de Thénard ou de Desprez. J’ai eubeau protester et dire que je n’étais plus bon à rien, puisque moncélèbre mémoire sur la Condensation des gaz en esttoujours au chapitre IV, comme ta mère était de complicité avec cevieux scélérat d’ami, il se trouve que la Science a désormais untemple chez nous. Une vraie boutique à sorcier, suivantl’expression pittoresque de ta vieille Gothon. Rien n’y manque, pasmême une machine à vapeur de quatre chevaux : qu’enferai-je ? hélas ! Je compte bien cependant que cesdépenses ne seront pas perdues pour tout le monde. Tu ne vas past’endormir sur tes lauriers. Ah ! si j’avais eu ton bienlorsque j’avais ton âge ! J’aurais consacré mes jours à lascience pure, au lieu d’en perdre la meilleure partie avec cespauvres petits jeunes gens qui ne profitaient de ma classe que pourlire Mr Paul de Kock ! J’aurais été ambitieux ! J’auraisvoulu attacher mon nom à la découverte de quelque loi biengénérale, ou tout au moins à la construction de quelque instrumentbien utile. Il est trop tard aujourd’hui ; mes yeux sontfatigués et le cerveau lui-même refuse le travail. À ton tour, mongarçon ! Tu n’as pas vingt-six ans, les mines de l’Oural t’ontdonné de quoi vivre à l’aise, tu n’as plus besoin de rien pourtoi-même, le moment est venu de travailler pour le genre humain.C’est le plus vif désir et la plus chère espérance de ton vieuxbonhomme de père qui t’aime et qui t’attend les bras ouverts.

« J. RENAULT.

« P. S. Par mes calculs, cettelettre doit arriver à Berlin deux ou trois jours avant toi. Tuauras déjà appris par les journaux du 7 courant la mort del’illustre Mr de Humboldt. C’est un deuil pour la science et pourl’humanité. J’ai eu l’honneur d’écrire à ce grand homme plusieursfois en ma vie, et il a daigné me répondre une lettre que jeconserve pieusement. Si tu avais l’occasion d’acheter quelquesouvenir de sa personne, quelque manuscrit de sa main, quelquefragment de ses collections, tu me ferais un véritableplaisir. »

Un mois après le départ de cette lettre, lefils tant désiré rentra dans la maison paternelle. Mr etMme Renault, qui vinrent le chercher à la gare, le trouvèrentgrandi, grossi et embelli de tout point. À dire vrai, ce n’étaitpas un garçon remarquable, mais une bonne et sympathique figure.Léon Renault représentait un homme moyen, blond, rondelet et bienpris. Ses grands yeux bleus, sa voix douce et sa barbe soyeuseindiquaient une nature plus délicate que puissante. Un cou trèsblanc, très rond et presque féminin, tranchait singulièrement avecson visage roussi par le hâle. Ses dents étaient belles, trèsmignonnes, un peu rentrantes, nullement aiguës. Lorsqu’il ôta sesgants, il découvrit deux petites mains carrées, assez fermes, assezdouces, ni chaudes, ni froides, ni sèches ni humides, maisagréables au toucher et soignées dans la perfection.

Tel qu’il était, son père et sa mère nel’auraient pas échangé contre l’Apollon du Belvédère. Onl’embrassa, Dieu sait ! en l’accablant de mille questionsauxquelles il oubliait de répondre. Quelques vieux amis de lamaison, un médecin, un architecte, un notaire étaient accourus à lagare avec les bons parents : chacun d’eux eut son tour, chacunlui donna l’accolade, chacun lui demanda s’il se portait bien, s’ilavait fait bon voyage ? Il écouta patiemment et même avec joiecette mélodie banale dont les paroles ne signifiaient pasgrand-chose, mais dont la musique allait au cœur, parce qu’ellevenait du cœur.

On était là depuis un bon quart d’heure, et letrain avait repris sa course en sifflant, et les omnibus des divershôtels s’étaient lancés l’un après l’autre au grand trot dansl’avenue qui conduit à la ville ; et le soleil de juin ne selassait pas d’éclairer cet heureux groupe de braves gens. MaisMme Renault s’écria tout à coup que le pauvre enfant devaitmourir de faim, et qu’il y avait de la barbarie à retarder silongtemps l’heure de son dîner. Il eut beau protester qu’il avaitdéjeuné à Paris et que la faim parlait moins haut que lajoie : toute la compagnie se jeta dans deux grandes calèchesde louage, le fils à côté de la mère, le père en face, comme s’ilne pouvait rassasier ses yeux de la vue de ce cher fils. Unecharrette venait derrière avec les malles, les grandes caisseslongues et carrées et tout le bagage du voyageur. À l’entrée de laville, les cochers firent claquer leur fouet, le charretier suivitl’exemple, et ce joyeux tapage attira les habitants sur leursportes et anima un instant la tranquillité des rues.Mme Renault promenait ses regards à droite et à gauche,cherchant des témoins à son triomphe et saluant avec la pluscordiale amitié des gens qu’elle connaissait à peine. Plus d’unemère la salua aussi, sans presque la connaître, car il n’y a pas demère indifférente à ces bonheurs-là, et d’ailleurs la famille deLéon était aimée de tout le monde ! Et les voisinss’abordaient en disant avec une joie exempte de jalousie :

– C’est le fils Renault, qui a travaillé troisans dans les mines de Russie et qui vient partager sa fortune avecses vieux parents !

Léon aperçut aussi quelques visages deconnaissance, mais non tout ceux qu’il souhaitait de revoir. Car ilse pencha un instant à l’oreille de sa mère en disant :

– Et Clémentine ?

Cette parole fut prononcée si bas et de siprès que Mr Renault lui-même ne put connaître si c’était une paroleou un baiser. La bonne dame sourit tendrement et répondit un seulmot :

– Patience !

Comme si la patience était une vertu biencommune chez les amoureux !

La porte de la maison était toute grandeouverte, et la vieille Gothon sur le seuil. Elle levait les bras auciel et pleurait comme une bête, car elle avait connu le petit Léonpas plus haut que cela ! Il y eut encore une belle embrassadesur la dernière marche du perron entre la brave servante et sonjeune maître. Les amis de Mr Renault firent mine de se retirer pardiscrétion, mais ce fut peine perdue : on leur prouva claircomme le jour que leur couvert était mis. Et quand tout le mondefut réuni dans le salon, excepté l’invisible Clémentine, les grandsfauteuils à médaillon tendirent leurs bras vers le fils de MrRenault ; la vieille glace de la cheminée se réjouit derefléter son image, le gros lustre de cristal fit entendre un petitcarillon, les mandarins de l’étagère se mirent à branler la tête ensigne de bienvenue, comme s’ils avaient été des pénates légitimeset non des étrangers et des païens.

Personne ne saurait dire pourquoi les baiserset les larmes recommencèrent alors à pleuvoir, mais il est certainque ce fut comme une deuxième arrivée.

– La soupe ! cria Gothon.

Mme Renault prit le bras de son fils,contrairement à toutes les lois de l’étiquette, et sans mêmedemander pardon aux respectables amis qui se trouvaient là. À peines’excusa-t-elle de servir l’enfant avant les invités. Léon selaissa faire et bien lui en prit ; il n’y avait pas un convivequi ne fût capable de lui verser le potage dans son gilet plutôtque d’y goûter avant lui.

– Mère, s’écria Léon la cuiller à la main,voici la première fois, depuis trois ans, que je mange de la bonnesoupe !

Mme Renault se sentit rougir d’aise etGothon cassa quelque chose ; l’une et l’autre imaginèrent quel’enfant parlait ainsi pour flatter leur amour-propre, et pourtantil avait dit vrai. Il y a deux choses en ce monde que l’homme netrouve pas souvent hors de chez lui : la bonne soupe est lapremière ; la deuxième est l’amour désintéressé.

Si j’entreprenais ici l’énumération véridiquede tous les plats qui parurent sur la table, il n’y aurait pas unde mes lecteurs à qui l’eau ne vînt à la bouche. Je crois même queplus d’une lectrice délicate risquerait de prendre une indigestion.Ajoutez, s’il vous plaît, que cette liste se prolongerait jusqu’aubout du volume et qu’il ne me resterait plus une seule page pourécrire la merveilleuse histoire de Fougas. C’est pourquoi jeretourne au salon, où le café est déjà servi.

Léon prit à peine la moitié de sa tasse, maisgardez-vous d’en conclure que le café fût trop chaud ou trop froid,ou trop sucré. Rien au monde ne l’eût empêché de boire jusqu’à ladernière goutte, si un coup de marteau frappé à la porte de la ruen’avait retenti jusque dans son cœur.

La minute qui suivit lui parut d’une longueurextraordinaire. Non ! jamais dans ses voyages, il n’avaitrencontré une minute aussi longue que celle-là. Mais enfinClémentine parut, précédée de la digne Mlle Virginie Sambucco, satante. Et les mandarins qui souriaient sur l’étagère entendirent lebruit de trois baisers.

Pourquoi trois ? Le lecteur superficielqui prétend deviner les choses avant qu’elles soient écrites, adéjà trouvé une explication vraisemblable. « Assurément,dit-il, Léon était trop respectueux pour embrasser plus d’une foisla digne Mlle Sambucco, mais lorsqu’il se vit en présence deClémentine, qui devait être sa femme, il doubla la dose et fitbien. » Voilà, monsieur, ce que j’appelle un jugementtéméraire. Le premier baiser tomba de la bouche de Léon sur la jouede Mlle Sambucco ; le second fut appliqué par les lèvres deMlle Sambucco sur la joue gauche de Léon ; le troisième fut unvéritable accident qui plongea deux jeunes cœurs dans uneconsternation profonde.

Léon, qui était très amoureux de sa future, seprécipita vers elle en aveugle, incertain s’il baiserait la jouedroite ou la gauche, mais décidé à ne pas retarder plus longtempsun plaisir qu’il se promettait depuis le printemps de 1856.Clémentine ne songeait pas à se défendre, mais bien à appliquer sesbelles lèvres rouges sur la joue droite de Léon, ou sur la gaucheindifféremment. La précipitation des deux jeunes gens fut cause queni les joues de Clémentine ni celles de Léon ne reçurent l’offrandequi leur était destinée. Et les mandarins de l’étagère quicomptaient bien entendre deux baisers, n’en entendirent qu’un seul.Et Léon fut interdit, Clémentine rougit jusqu’aux oreilles, et lesdeux fiancés reculèrent d’un pas en regardant les rosaces du tapis,qui demeurèrent éternellement gravées dans leur mémoire.

Clémentine était, aux yeux de Léon Renault, laplus jolie personne du monde. Il l’aimait depuis un peu plus detrois ans, et c’était un peu pour elle qu’il avait fait le voyagede Russie. En 1856, elle était trop jeune pour se marier et tropriche pour qu’un ingénieur à 2 400 francs pût décemment prétendre àsa main. Léon, en vrai mathématicien, s’était posé le problèmesuivant : « Étant donnée une jeune fille de quinze ans etdemi, riche de 8 000 francs de rentes et menacée de l’héritage deMlle Sambucco, soit 200 000 francs de capital, faire une fortune aumoins égale à la sienne dans un délai qui lui permette de devenirgrande fille sans lui laisser le temps de passer vieillefille. » Il avait trouvé la solution dans les mines de cuivrede l’Oural.

Durant trois longues années, il avaitcorrespondu indirectement avec la bien-aimée de son cœur. Toutesles lettres qu’il écrivait à son père ou à sa mère passaient auxmains de Mlle Sambucco, qui ne les cachait pas à Clémentine.Quelquefois même on les lisait à voix haute, en famille, et jamaisMr Renault ne fut obligé de sauter une phrase, car Léon n’écrivaitrien qu’une jeune fille ne pût entendre. La tante et la niècen’avaient pas d’autres distractions ; elles vivaient retiréesdans une petite maison, au fond d’un beau jardin, et elles nerecevaient que de vieux amis. Clémentine eut donc peu de mérite àgarder son cœur pour Léon. À part un grand colonel de cuirassiersqui la poursuivait quelquefois à la promenade, aucun homme ne luiavait fait là cour.

Elle était bien belle pourtant, non seulementaux yeux de son amant, ou de la famille Renault, ou de la petiteville qu’elle habitait. La province est encline à se contenter depeu. Elle donne à bon marché les réputations de jolie femme et degrand homme, surtout lorsqu’elle n’est pas assez riche pour semontrer exigeante. C’est dans les capitales qu’on prétend n’admirerque le mérite absolu. J’ai entendu un maire de village qui disait,avec un certain orgueil : « Avouez que ma servanteCatherine est bien jolie pour une commune de six centsâmes ! » Clémentine était assez jolie pour se faireadmirer dans une ville de huit cent mille habitants. Figurez-vousune petite créole blonde, aux yeux noirs, au teint mat, aux dentséclatantes. Sa taille était ronde et souple comme un jonc. Quellesmains mignonnes elle avait, et quels jolis pieds andalous, cambrés,arrondis en fer à repasser ! Tous ses regards ressemblaient àdes sourires, et tous ses mouvements à des caresses. Ajoutezqu’elle n’était ni sotte, ni peureuse, ni même ignorante de touteschoses, comme les petites filles élevées au couvent. Son éducation,commencée par sa mère, avait été achevée par deux ou trois vieuxprofesseurs respectables, du choix de Mr Renault, son tuteur. Elleavait l’esprit juste et le cerveau bien meublé. Mais, en vérité, jeme demande pourquoi j’en parle au passé, car elle vit encore, grâceà Dieu, et aucune de ses perfections n’a péri.

Chapitre 2Déballage aux flambeaux.

 

Vers dix heures du soir, Mlle VirginieSambucco dit qu’il fallait penser à la retraite ; ces damesvivaient avec une régularité monastique. Léon protesta, maisClémentine obéit : ce ne fut pas sans laisser voir une petitemoue. Déjà la porte du salon était ouverte et la vieille demoiselleavait pris sa capuche dans l’antichambre, lorsque l’ingénieur,frappé subitement d’une idée, s’écria :

– Vous ne vous en irez certes pas sans m’aiderà ouvrir mes malles ! C’est un service que je vous demande, mabonne mademoiselle Sambucco !

La respectable fille s’arrêta ;l’habitude la poussait à partir ; l’obligeance lui conseillaitde rester ; un atome de curiosité fit pencher la balance.

– Quel bonheur ! dit Clémentine enrestituant à la patère la capuche de sa tante.

Mme Renault ne savait pas encore où l’onavait mis les bagages de Léon. Gothon vint dire que tout était jetépêle-mêle dans la boutique à sorcier, en attendant que Monsieurdésignât ce qu’il fallait porter dans sa chambre. Toute lacompagnie se rendit avec les lampes et les flambeaux dans une vastesalle du rez-de-chaussée où les fourneaux, les cornues, lesinstruments de physique, les caisses, les malles, les sacs de nuit,les cartons à chapeau et la célèbre machine à vapeur formaient unspectacle confus et charmant. La lumière se jouait dans cetintérieur comme dans certains tableaux de l’école hollandaise. Elleglissait sur les gros cylindres jaunes de la machine électrique,rebondissait sur les matras de verre mince, se heurtait à deuxréflecteurs argentés et accrochait en passant un magnifiquebaromètre de Fortin. Les Renault et leurs amis, groupés au milieudes malles, les uns assis, les autres debout, celui-ci armé d’unelampe et celui-là d’une bougie, n’ôtaient rien au pittoresque dutableau.

Léon, armé d’un trousseau de petites clefs,ouvrait les malles l’une après l’autre. Clémentine était assise enface de lui sur une grande boîte de forme oblongue, et elle leregardait de tous ses yeux avec plus d’affection que de curiosité.On commença par mettre à part deux énormes caisses carrées qui nerenfermaient que des échantillons de minéralogie, après quoi l’onpassa la revue des richesses de toute sorte que l’ingénieur avaitserrées dans son linge et ses vêtements.

Une douce odeur de cuir de Russie, de thé decaravane, de tabac du Levant et d’essence de rosés se répanditbientôt dans l’atelier. Léon rapportait un peu de tout, suivantl’usage des voyageurs riches qui ont laissé derrière eux unefamille et beaucoup d’amis : Il exhiba tour à tour des étoffesasiatiques, des narghilés d’argent repoussé qui viennent de Perse,des boîtes de thé, des sorbets à la rose, des essences précieuses,des tissus d’or de Tarjok, des armes antiques, un serviced’argenterie niellée de la fabrique de Toula, des pierreriesmontées à la russe, des bracelets du Caucase, des colliers d’ambrelaiteux et un sac de cuir rempli de turquoises, comme on en vend àla foire de Nijni-Novgorod. Chaque objet passait de main en main,au milieu des questions, des explications et des interjections detoute sorte. Tous les amis qui se trouvaient là reçurent lesprésents qui leur étaient destinés. Ce fut un concert de refuspolis, d’insistances amicales et de remerciements sur tous lestons. Inutile de dire que la plus grosse part échut àClémentine ; mais elle ne se fit pas prier, car, au point oùl’on en était, toutes ces belles choses entraient dans la corbeilleet ne sortaient pas de la famille.

Léon rapportait à son père une robe de chambretrop belle, en étoffe brochée d’or, quelques livres anciens trouvésà Moscou, un joli tableau de Greuze, égaré par le plus grand deshasards dans une ignoble boutique du Gastinitvor, deuxmagnifiques échantillons de cristal de roche et une canne de Mr deHumboldt :

– Tu vois, dit-il à Mr Renault en lui mettantdans les mains ce jonc historique, le post-scriptum de ta dernièrelettre n’est pas tombé dans l’eau.

Le vieux professeur reçut ce présent avec uneémotion visible.

– Je ne m’en servirai jamais, dit-il à sonfils : le Napoléon de la science l’a tenue dans sa main. Quepenserait-on si un vieux sergent comme moi se permettait de laporter dans ses promenades en forêt ? Et lescollections ? Tu n’as rien pu en acheter ? Se sont-ellesvendues bien cher ?

– On ne les a pas vendues, répondit Léon. Toutest entré dans le musée national de Berlin. Mais dans monempressement à te satisfaire, je me suis fait voler d’une étrangefaçon. Le jour même de mon arrivée, j’ai fait part de ton désir audomestique de place qui m’accompagnait. Il m’a juré qu’un petitbrocanteur juif de ses amis, du nom de Ritter, cherchait à vendreune très belle pièce anatomique, provenant de la succession. J’aicouru chez le juif, examiné la momie, car c’en était une, et payésans marchander le prix qu’on en voulait. Mais le lendemain, un amide Mr de Humboldt, le professeur Hirtz, m’a conté l’histoire decette guenille humaine, qui traînait en magasin depuis plus de dixans, et qui n’a jamais appartenu à Mr de Humboldt. Où diable Gothonl’a-t-elle fourrée ? Ah ! Mlle Clémentine est dessus.

Clémentine voulut se lever, mais Léon la fitrasseoir.

– Nous avons bien le temps, dit-il, deregarder cette vieillerie, et d’ailleurs vous devinez que ce n’estpas un spectacle riant. Voici l’histoire que le père Hirtz m’acontée ; du reste il m’a promis de m’envoyer copie d’unmémoire assez curieux sur ce sujet. Ne vous en allez pas encore, mabonne demoiselle Sambucco ! C’est un petit roman militaire etscientifique. Nous regarderons la momie lorsque je vous aurai misau courant de ses malheurs.

– Parbleu ! s’écria Mr Audret,l’architecte du château, c’est le roman de la momie que tu vas nousréciter. Trop tard, mon pauvre Léon : Théophile Gautier a prisles devants, dans le feuilleton du Moniteur, et tout lemonde la connaît, ton histoire égyptienne !

– Mon histoire, dit Léon, n’est pas pluségyptienne que Manon Lescaut. Notre bon docteur Martout,ici présent, doit connaître le nom du professeur Jean Meiser deDantzig ; il vivait au commencement de notre siècle, et jecrois que ses derniers ouvrages sont de 1824 ou 1825.

– De 1823, répondit Mr Martout. Meiser est undes savants qui ont fait le plus d’honneur à l’Allemagne. Au milieudes guerres épouvantables qui ensanglantaient sa patrie, ilpoursuivit les travaux de Leeuwenkoeck, de Baker, de Needham, deFontana, et de Spallanzani sur les animaux reviviscents. Notreécole honore en lui un des pères de la biologie moderne.

– Dieu ! Les vilains grands mots !s’écria Mlle Sambucco. Est-il permis de retenir les gens à pareilleheure pour leur faire écouter de l’allemand !

Clémentine essaya de la calmer.

– N’écoutez pas les grands mots, ma chèrepetite tante ; ménagez-vous pour le roman, puisqu’il y en aun !

– Un terrible, dit Léon. Mlle Clémentine estassise sur une victime humaine, immolée à la science par leprofesseur Meiser.

Pour le coup, Clémentine se leva, et vivement,son fiancé lui offrit une chaise et s’assit lui-même à la placequ’elle venait de quitter. Les auditeurs, craignant que le roman deLéon fût en plusieurs volumes, prirent position autour de lui, quisur une malle, qui dans un fauteuil.

Chapitre 3Le crime du savant professeur Meiser.

 

– Mesdames, dit Léon, le professeur Meisern’était pas un malfaiteur vulgaire, mais un homme dévoué à lascience et à l’humanité. S’il tua le colonel français qui repose ence moment sous les basques de ma redingote, c’était d’abord pourlui conserver la vie, ensuite pour éclaircir une question qui vousintéresse vous-mêmes au plus haut, point.

« La durée de notre existence estinfiniment trop courte. C’est un fait que nul homme ne sauraitcontester. Dire que dans cent ans aucune des neuf ou dix personnesqui sont réunies dans cette maison n’habitera plus à la surface dela terre ! N’est-ce pas une chose navrante ?

Mlle Sambucco poussa un gros soupir. Léonpoursuivit :

« Hélas ! mademoiselle, j’ai biendes fois soupiré comme vous, à l’idée de cette triste nécessité.Vous avez une nièce, la plus jolie et la plus adorable de toutesles nièces, et l’aspect de son charmant visage vous réjouit lecœur. Mais vous désirez quelque chose de plus ; vous ne serezsatisfaite que lorsque vous aurez vu courir vos petits-neveux. Vousles verrez, j’y compte bien. Mais verrez-vous leurs enfants ?c’est douteux. Leurs petits-enfants ? C’est impossible. Pource qui est la dixième, vingtième, trentième génération, il n’y fautpas songer.

« On y songe pourtant, et il n’estpeut-être pas un homme qui ne se soit dit au moins une fois dans savie : « Si je pouvais renaître dans deux centsans ! » Celui-ci voudrait revenir sur la terre pourchercher des nouvelles de sa famille, celui-là de sa dynastie. Unphilosophe est curieux de savoir si les idées qu’il a semées aurontporté des fruits ; un politique si son parti aura pris ledessus ; un avare, si ses héritiers n’auront pas dissipé lafortune qu’il a faite ; un simple propriétaire, si les arbresde son jardin auront grandi. Personne n’est indifférent auxdestinées futures de ce monde que nous traversons au galop dansl’espace de quelques années et pour n’y plus revenir. Que de gensont envié le sort d’Épiménide qui s’endormit dans une caverne ets’aperçut en rouvrant les yeux que le monde avait vieilli !Qui n’a pas rêvé pour son compte la merveilleuse aventure de laBelle au bois dormant ?

« Hé bien ! mesdames, le professeurMeiser, un des hommes les plus sérieux de notre siècle, étaitpersuadé que la science peut endormir un être vivant et leréveiller au bout d’un nombre infini d’années, arrêter toutes lesfonctions du corps, suspendre la vie, dérober un individu àl’action du temps pendant un siècle ou deux, et le ressusciteraprès.

– C’était donc un fou ? s’écriaMme Renault.

– Je n’en voudrais pas jurer. Mais il avaitdes idées à lui sur le grand ressort qui fait mouvoir les êtresvivants. Te rappelles-tu, ma bonne mère, la première impression quetu as éprouvée étant petite fille, lorsqu’on t’a fait voirl’intérieur d’une montre en mouvement ? Tu as été convaincuequ’il y avait au milieu de la boîte une petite bête très remuantequi se démenait vingt-quatre heures par jour à faire tourner lesaiguilles. Si les aiguilles ne marchaient plus, tu disais :« C’est que la petite bête est morte. » Elle n’étaitpeut-être qu’endormie.

« On t’a expliqué depuis que la montrerenfermait un ensemble d’organes bien adaptés et bien huilés qui semouvaient spontanément dans une harmonie parfaite. Si un ressortvient à se rompre, si un rouage est cassé, si un grain de sables’introduit entre deux pièces, la montre ne marche plus, et lesenfants s’écrient avec raison : « La petite bête estmorte. » Mais suppose une montre solide, bien établie, sainede tout point, et arrêtée parce que les organes ne glissent plusfaute d’huile, la petite bête n’est pas morte : il ne fautqu’un peu d’huile pour la réveiller.

« Voici un chronomètre excellent, de lafabrique de Londres. Il marche quinze jours de suite sans êtreremonté. Je lui ai donné un tour de clef avant-hier, il a donctreize jours à vivre. Si je le jette par terre, si je casse legrand ressort, tout sera dit. J’aurai tué la petite bête. Maissuppose que, sans rien briser, je trouve moyen de soutenir ou desécher l’huile fine qui permet aux organes de glisser les uns surles autres, la petite bête sera-t-elle morte ? non, elledormira. Et la preuve, c’est que je peux alors serrer ma montredans un tiroir, la garder là vingt-cinq ans, et si j’y remets unegoutte d’huile après un quart de siècle, les organes rentreront enjeu. Le temps aura passé sans vieillir la petite bête endormie.Elle aura encore treize jours à marcher depuis l’instant de sonréveil.

« Tous les êtres vivants, suivantl’opinion du professeur Meiser, sont des montres ou des organismesqui se meuvent, respirent, se nourrissent et se reproduisent pourvuque leurs organes soient intacts et huilés convenablement. L’huilede la montre est représentée chez l’animal par une énorme quantitéd’eau. Chez l’homme, par exemple, l’eau fournit environ les quatrecinquièmes du poids total. Étant donné un colonel du poids de centcinquante livres, il y a trente livres de colonel et cent vingtlivres ou soixante litres d’eau. C’est un fait démontré par denombreuses expériences. Je dis un colonel comme je dirais unroi : tous les hommes sont égaux devant l’analyse.

« Le professeur Meiser était persuadé,comme tous les savants, que casser la tête d’un colonel, ou luipercer le cœur, ou séparer en deux sa colonne vertébrale, c’esttuer la petite bête, attendu que le cerveau, le cœur, la moelleépinière sont des ressorts indispensables sans lesquels la machinene peut marcher. Mais il croyait aussi qu’en soutirant soixantelitres d’eau d’une personne vivante, on endormait la petite bêtesans la tuer ; qu’un colonel desséché avec précaution pouvaitse conserver cent ans, puis renaître à la vie, lorsqu’on luirendrait la goutte d’huile, ou mieux les soixante litres d’eau sanslesquels la machine humaine ne saurait entrer en mouvement.

« Cette opinion qui vous paraîtinacceptable et à moi aussi, mais qui n’est pas rejetée absolumentpar notre ami le docteur Martout, se fondait sur une séried’observations authentiques, que le premier venu peut encorevérifier aujourd’hui.

« Il y a des animaux quiressuscitent : rien n’est plus certain ni mieux démontré. MrMeiser, après l’abbé Spallanzani et beaucoup d’autres, ramassaitdans la gouttière de son toit de petites anguilles desséchées,cassantes comme du verre, et il leur rendait la vie en lesplongeant dans l’eau. La faculté de renaître n’est pas le privilèged’une seule espèce : on l’a constatée chez des animauxnombreux et divers. Les volvox, les petites anguilles ouanguillules du vinaigre, de la boue, de la colle gâtée, dublé niellé ; les rotifères, qui sont de petitesécrevisses armées de carapace, munies d’un intestin complet, desexes séparés, d’un système nerveux, avec un cerveau distinct, unou deux yeux, suivant les genres, un cristallin et un nerfoptique ; les tardigrades, qui sont de petitesaraignées à six et huit pattes, sexes séparés, intestin complet,une bouche, deux yeux, système nerveux bien distinct, systèmemusculaire très développé ; tout cela meurt et ressuscite dixet quinze fois de suite, à la volonté du naturaliste. On sèche unrotifère, bonsoir ! on le mouille, bonjour ! Letout est d’en avoir bien soin quand il est sec. Vous comprenez quesi on lui cassait seulement la tête, il n’y aurait ni goutte d’eau,ni fleuve, ni océan capable de le ressusciter.

« Ce qui est merveilleux, c’est qu’unanimal qui ne saurait vivre plus d’un an, commel’anguillule de la nielle, peut rester vingt-huit ans sansmourir, si l’on a pris la précaution de le dessécher. Needham enavait recueilli un certain nombre en 1743 ; il en fit présentà Martin Folkes, qui les donna à Baker, et ces intéressants animauxressuscitèrent dans l’eau en 1771. Ils jouirent de la satisfactionbien rare de coudoyer leur vingt-huitième génération ! Unhomme qui verrait sa vingt-huitième génération ne serait-il pas unheureux grand-père ?

« Un autre fait non moins intéressant,c’est que les animaux desséchés ont la vie infiniment plus dure queles autres. Que la température vienne à baisser subitement detrente degrés dans le laboratoire où nous sommes réunis, nousprendrons tous une fluxion de poitrine. Qu’elle s’élève d’autant,gare aux congestions cérébrales ! Eh bien ! un animaldesséché, qui n’est pas définitivement mort, qui ressusciterademain si je le mouille, affronte impunément des variations dequatre-vingt-quinze degrés six dixièmes. Mr Meiser et bien d’autresl’ont prouvé.

« Reste à savoir si un animal supérieur,un homme par exemple, peut être desséché sans plus d’inconvénientqu’une anguillule ou un tardigrade. Mr Meiser enétait convaincu ; il l’a écrit dans tous ses livres, mais ilne l’a pas démontré par l’expérience. Quel dommage, mesdames !Tous les hommes curieux de l’avenir, ou mécontents de la vie, oubrouillés avec leurs contemporains, se mettraient eux-mêmes enréserve pour un siècle meilleur, et l’on ne verrait plus desuicides par misanthropie ! Les malades que la scienceignorante du dix-neuvième siècle aurait déclarés incurables, ne sebrûleraient plus la cervelle : ils se feraient dessécher etattendraient paisiblement au fond d’une boîte que le médecin eûttrouvé un remède à leurs maux. Les amants rebutés ne se jetteraientplus à la rivière : ils se coucheraient sous la cloche d’unemachine pneumatique ; et nous les verrions, trente ans après,jeunes, beaux et triomphants, narguer la vieillesse de leurscruelles et leur rendre mépris pour mépris. Les gouvernementsrenonceraient à l’habitude malpropre et sauvage de guillotiner leshommes dangereux. On ne les enfermerait pas dans une cellule deMazas pour achever de les abrutir ; on ne les enverrait pas àl’école de Toulon pour compléter leur éducation criminelle :on les dessécherait par fournées, celui-ci pour dix ans, celui-làpour quarante, suivant la gravité de leurs forfaits. Un simplemagasin remplacerait les prisons, les maisons centrales et lesbagnes. Plus d’évasions à craindre, plus de prisonniers ànourrir ! une énorme quantité de haricots secs et de pommes deterre moisies serait rendue à là consommation du pays.

« Voilà, mesdames, un faible échantillondes bienfaits que le docteur Meiser a cru répandre sur l’Europe eninaugurant la dessiccation de l’homme. Il à fait sa grandeexpérience en 1813 sur un colonel français, prisonnier, m’a-t-ondit, et condamné comme espion par un conseil de guerre.Malheureusement, il n’a pas réussi ; car j’ai acheté lecolonel et sa boîte au prix d’un cheval de remonte dans la plussale boutique de Berlin.

Chapitre 4La victime.

 

– Mon cher Léon, dit Mr Renault, tu viens deme rappeler la distribution des prix. Nous avons écouté tadissertation comme on écoute le discours latin du professeur derhétorique ; il y a toujours dans l’auditoire une majorité quin’y apprend rien et une minorité qui n’y comprend rien. Mais toutle monde écoute patiemment en faveur des émotions qui viendront àla suite. Mr Martout et moi nous connaissons les travaux de Meiseret de son digne élève, Mr Pouchet ; tu en as donc trop dit situ as cru parler à notre adresse ; tu n’en as pas dit assezpour ces dames et ces messieurs qui ne connaissent rien auxdiscussions pendantes sur le vitalisme et l’organicisme : Lavie est-elle un principe d’action qui anime les organes et les meten jeu ? N’est-elle, au contraire, que le résultat del’organisation, le jeu des diverses propriétés de la matièreorganisée ? C’est un problème de la plus haute importance, quiintéresserait les femmes elles-mêmes si on le posait hardimentdevant elles. Il suffirait de leur dire : « Nouscherchons s’il y a un principe vital, source et commencement detous les actes du corps, ou si la vie n’est que le résultat du jeurégulier des organes ? Le principe vital, aux yeux de Meiseret de son disciple, n’est pas ; s’il existait réellement,disent-ils, on ne comprendrait point qu’il pût sortir d’un homme etd’un tardigrade lorsqu’on les sèche, et y rentrerlorsqu’on les mouille. Or, si le principe vital n’est pas, toutesles théories métaphysiques et morales qu’on a fondées sur sonexistence sont à refaire. » Ces dames t’ont patiemment écouté,c’est une justice à leur rendre ; tout ce qu’elles ont pucomprendre à ce discours un peu latin, c’est que tu leur donnaisune dissertation au lieu du roman que tu leur avais promis. Mais onte pardonne en faveur de la momie que tu vas nous montrer ;ouvre la boîte du colonel !

– Nous l’avons bien gagné ! s’écriaClémentine en riant.

– Et si vous alliez avoir peur ?

– Sachez, monsieur, que je n’ai peur depersonne, pas même des colonels vivants !

Léon reprit son trousseau de clefs et ouvritla longue caisse de chêne sur laquelle il était assis. Le couverclesoulevé, on vit un gros coffre de plomb qui renfermait unemagnifique boîte de noyer soigneusement polie au dehors, doublée desoie blanche et capitonnée en dedans. Les assistants rapprochèrentles flambeaux et les bougies, et le colonel du 23ème deligne apparut comme dans une chapelle ardente.

On eût dit un homme endormi. La parfaiteconservation du corps attestait les soins paternels du meurtrier.C’était vraiment une pièce remarquable, qui aurait pu soutenir lacomparaison avec les plus belles momies européennes décrites parVicq d’Azyr en 1779, et par Puymaurin fils en 1787.

La partie la mieux conservée, comme toujours,était la face. Tous les traits avaient gardé une physionomie mâleet fière. Si quelque ancien ami du colonel eût assisté àl’ouverture de la troisième boîte, il aurait reconnu l’homme aupremier coup d’œil.

Sans doute le nez avait la pointe un peu pluseffilée, les ailes moins bombées et plus minces, et le méplat dudos un peu moins prononcé que vers l’année 1813. Les paupièress’étaient amincies, les lèvres s’étaient pincées, les coins de labouche étaient légèrement tirées vers le bas, les pommettesressortaient trop en relief ; le cou s’était visiblementrétréci, ce qui exagérait la saillie du menton et du larynx. Maisles yeux, fermés sans contraction, étaient beaucoup moins cavesqu’on n’aurait pu le supposer ; la bouche ne grimaçait pointcomme la bouche d’un cadavre ; la peau, légèrement ridée,n’avait pas changé de couleur : elle était seulement devenueun peu plus transparente et laissait deviner en quelque sorte lacouleur des tendons, de la graisse et des muscles partout où elleles recouvrait d’une manière immédiate. Elle avait même pris uneteinte rosée qu’on n’observe pas d’ordinaire sur les cadavresmomifiés. Mr le docteur Martout expliqua cette anomalie en disantque, si le colonel avait été desséché tout vif, les globules dusang ne s’étaient pas décomposés, mais simplement agglutinés dansles vaisseaux capillaires du derme et des tissussous-jacents ; qu’ils avaient donc conservé leur couleurpropre, et qu’ils la laissaient voir plus facilement qu’autrefois,grâce à la demi-transparence de la peau desséchée.

L’uniforme était devenu beaucoup troplarge ; on le comprend sans peine ; mais il ne semblaitpas à première vue que les membres se fussent déformés. Les mainsétaient sèches et anguleuses ; mais les ongles, quoique un peurecourbés vers le bout, avaient conservé toute leur fraîcheur. Leseul changement très notable était la dépression excessive desparois abdominales, qui semblaient refoulées au-dessous desdernières côtes ; à droite, une légère saillie laissaitdeviner la place du foie. Le choc du doigt sur les diverses partiesdu corps rendait un son analogue à celui du cuir sec. Tandis queLéon signalait tous ces détails à son auditoire et faisait leshonneurs de sa momie, il déchira maladroitement l’ourlet del’oreille droite et il lui resta dans la main un petit morceau decolonel.

Cet accident sans gravité aurait pu passerinaperçu, si Clémentine, qui suivait avec une émotion visible tousles gestes de son amant, n’avait laissé tomber sa bougie enpoussant un cri d’effroi. On s’empressa autour d’elle ; Léonla soutint dans ses bras et la porta sur une chaise ; MrRenault courut chercher des sels : elle était pâle comme unemorte et semblait au moment de s’évanouir.

Elle reprit bientôt ses forces et rassura toutle monde avec un sourire charmant.

– Pardonnez-moi, dit-elle, un mouvement deterreur si ridicule ; mais ce que Mr Léon nous avait dit… etpuis… cette figure qui paraît endormie… il m’a semblé que ce pauvrehomme allait ouvrir la bouche en criant qu’on lui faisait mal.

Léon s’empressa de refermer la boîte de noyer,tandis que Mr Martout ramassait le fragment d’oreille et le mettaitdans sa poche. Mais Clémentine tout en continuant à s’excuser et àsourire, fut reprise d’un nouvel accès d’émotion et se mit à fondreen larmes. L’ingénieur se jeta à ses pieds, se répandit en excuseset en bonnes paroles, et fit tout ce qu’il put pour consoler cettedouleur inexplicable. Clémentine séchait ses larmes, puis repartaitde plus belle, et sanglotait à fendre l’âme, sans savoirpourquoi.

« Animal que je suis ! murmuraitLéon en s’arrachant les cheveux. Le jour où je la revois aprèstrois ans d’absence, je n’imagine rien de plus spirituel que de luimontrer des momies ! »

Il lança un coup de pied dans le triple coffredu colonel en disant :

– Je voudrais que ce maudit colonel fût audiable !

– Non ! s’écria Clémentine avec unredoublement de violence et d’éclat. Ne le maudissez pas, monsieurLéon ! Il a tant souffert ! Ah ! pauvre !pauvre malheureux homme !

Mlle Sambucco était un peu honteuse. Elleexcusait sa nièce et protestait que jamais, depuis sa plus tendreenfance, elle n’avait laissé voir un tel excès de sensibilité. Mret Mme Renault qui l’avaient vue grandir, le docteur Martoutqui remplissait auprès d’elle la sinécure de médecin, l’architecte,le notaire, en un mot, toutes les personnes présentes étaientplongées dans une véritable stupéfaction. Clémentine n’était pasune sensitive : ce n’était pas même une pensionnaireromanesque. Sa jeunesse n’avait pas été nourrie d’AnneRadcliffe ; elle ne croyait pas aux revenants ; ellemarchait fort tranquillement dans la maison à dix heures du soir,sans lumière. Quelques mois avant le départ de Léon, lorsque samère était morte, elle n’avait voulu partager avec personne letriste bonheur de veiller en priant dans la chambre mortuaire.

– Cela nous apprendra, dit la tante, à restersur pied passé dix heures ; que dis-je ! il est minuitmoins un quart. Viens, mon enfant ; tu achèveras de teremettre dans ton lit.

Clémentine se leva avec soumission, mais aumoment de sortir du laboratoire elle revint sur ses pas, et, par uncaprice encore plus inexplicable que sa douleur, elle voulutabsolument revoir la figure du colonel. Sa tante eut beau lagronder ; malgré les observations de Mlle Sambucco et de tousles assistants, elle rouvrit la boîte de noyer, s’agenouilla devantla momie et la baisa sur le front.

– Pauvre homme ! dit-elle en serelevant ; comme il a froid ! Monsieur Léon,promettez-moi que s’il est mort, vous le ferez mettre en terresainte !

– Comme il vous plaira, mademoiselle. Jecomptais l’envoyer au musée anthropologique, avec la permission demon père ; mais, vous savez que nous n’avons rien à vousrefuser.

On ne se sépara pas aussi gaiement à beaucoupprès qu’on ne s’était abordé. Mr Renault et son fils reconduisirentMlle Sambucco et sa nièce jusqu’à leur porte et rencontrèrent cegrand colonel de cuirassiers qui honorait Clémentine de sesattentions. La jeune fille serra tendrement le bras de son fiancéet lui dit :

– Voici un homme qui ne me voit jamais sanssoupirer. Et quels soupirs, grand Dieu ! Il n’en faudrait pasdeux pour enfler les voiles d’un vaisseau. Avouez que la race descolonels a bien dégénéré depuis 1813 ! On n’en voit plusd’aussi distingués que notre malheureux ami !

Léon avoua tout ce qu’elle voulut. Mais il nes’expliquait pas clairement pourquoi il était devenu l’ami d’unemomie qu’il avait payée vingt-cinq louis. Pour détourner laconversation, il dit à Clémentine :

– Je ne vous ai pas montré tout ce quej’apportais de mieux. S.M. l’empereur de toutes les Russiesm’a fait présent d’une petite étoile en or émaillé qui se porte aubout d’un ruban. Aimez-vous les rubans qu’on met à laboutonnière ?

– Oh ! oui, répondit-elle, le ruban rougede la Légion d’honneur ! Vous avez remarqué ? Le pauvrecolonel en a encore un lambeau sur son uniforme, mais la croix n’yest plus. Ces mauvais Allemands la lui auront arrachée lorsqu’ilsl’ont fait prisonnier !

– C’est bien possible, dit Léon.

Comme on était arrivé devant la maison de MlleSambucco, il fallut se quitter. Clémentine tendit la main à Léon,qui aurait mieux aimé la joue.

Le père et le fils retournèrent chez eux,bras-dessus, bras-dessous, au petit pas, en se livrant à desconjectures sans fin sur les émotions bizarres de Clémentine.

Mme Renault attendait son fils pour lecoucher : vieille et touchante habitude que les mères neperdent pas aisément. Elle lui montra le bel appartement qu’onavait construit pour son futur ménage, au-dessus du salon et del’atelier de Mr Renault.

– Tu seras là dedans comme un petit coq enpâte, dit-elle en montrant une chambre à coucher merveilleuse deconfort. Tous les meubles sont moelleux, arrondis, sans aucunangle : un aveugle s’y promènerait sans craindre de seblesser. Voilà comme je comprends le bien-être intérieur ; quechaque fauteuil soit un ami. Cela te coûte un peu cher ; lesfrères Penon sont venus de Paris tout exprès. Mais il faut qu’unhomme se trouve bien chez lui, pour qu’il n’ait pas la tentationd’en sortir.

Ce doux bavardage maternel se prolongea deuxbonnes heures, et il fut longuement parlé de Clémentine, vous vousen doutez bien. Léon la trouvait plus jolie qu’il ne l’avait rêvéedans ses plus doux songes, mais moins aimante.

« Diable m’emporte ! dit-il ensoufflant sa bougie ; on croirait que ce maudit colonelempaillé est venu se fourrer entre nous ! »

Chapitre 5Rêves d’amour et autre.

 

Léon apprit à ses dépens qu’il ne suffit pasd’une bonne conscience et d’un bon lit pour nous procurer un bonsomme. Il était couché comme un sybarite, innocent comme un bergerd’Arcadie, et, par surcroît, fatigué comme un soldat qui a doublél’étape : cependant une lourde insomnie pesa sur lui jusqu’aumatin. C’est en vain qu’il se tourna et retourna dans tous lessens, comme pour rejeter le fardeau d’une épaule sur l’autre. Il neferma les yeux qu’après avoir vu les premières lueurs de l’aubeargenter les fentes de ses volets.

Il s’endormit en pensant à Clémentine ;un rêve complaisant ne tarda pas à lui montrer la figure de cellequ’il aimait. Il la vit en toilette de mariée dans la chapelle duchâteau impérial. Elle s’appuyait sur le bras de Mr Renault père,qui avait mis des éperons pour la cérémonie. Léon suivait, donnantla main à Mlle Sambucco ; la vieille demoiselle était décoréede la Légion d’honneur. En approchant de l’autel, le mariés’aperçut que les jambes de son père étaient minces comme desbaguettes, et, comme il allait exprimer son étonnement, Mr Renaultse retourna et lui dit : « Elles sont minces parcequ’elles sont sèches ; mais elles ne sont pasdéformées. » Tandis qu’il donnait cette explication son visages’altéra, ses traits changèrent, il lui poussa des moustachesnoires, et il ressembla terriblement au colonel. La cérémoniecommença. Le fond du chœur était rempli de tardigrades etde rotifères grands comme des hommes et vêtus comme deschantres : ils entonnèrent en faux bourdon un hymne ducompositeur allemand Meiser, qui commençait ainsi :

Le principe vital

Est une hypothèse gratuite !

La poésie et la musique parurent admirables àLéon ; il s’efforçait de les graver dans sa mémoire, lorsquel’officiant s’avança vers lui avec deux anneaux d’or sur un platd’argent. Ce prêtre était un colonel de cuirassiers en granduniforme. Léon se demanda où et quand il l’avait rencontré :c’était la veille au soir, devant la porte de Clémentine. Lecuirassier murmura ces mots : « La race des colonels abien dégénéré depuis 1813 ! » Il poussa un profondsoupir, et la nef de la chapelle, qui était un vaisseau de ligne,fut entraînée sur les eaux avec une vitesse de quatorze nœuds. Léonprit tranquillement le petit anneau d’or et s’apprêta à le passerau doigt de Clémentine, mais il s’aperçut que la main de sa fiancéeétait sèche ; les ongles seuls avaient conservé leur fraîcheurnaturelle. Il eut peur et s’enfuit à travers l’église, qu’il trouvapleine de colonels de tout âge et toute arme. La foule était sicompacte qu’il lui fallut des efforts inouïs pour la percer. Ils’échappe enfin, mais il entend derrière lui le pas précipité d’unhomme qui veut l’atteindre. Il redouble de vitesse, il se jette àquatre pattes, il galope, il hennit, les arbres de la routesemblent fuir derrière lui, il ne touche plus le sol. Mais l’ennemis’approche aussi rapide que le vent ; on entend le bruit deses pas ; ses éperons résonnent ; il a rejoint Léon, ille saisit par la crinière et s’élance d’un bond sur sa croupe enlabourant ses flancs de l’éperon. Léon se cabre ; le cavalierse penche à son oreille et lui dit en le caressant de lacravache : « Je ne suis pas lourd à porter ; trentelivres de colonel ! »Le malheureux fiancé de MlleClémentine fait un effort violent, il se jette de côté ; lecolonel tombe et tire l’épée. Léon n’hésite pas ; il se met engarde, il se bat, il sent presque aussitôt l’épée du colonel entrerdans son cœur jusqu’à la garde. Le froid de la lame s’étend,s’étend encore et finit par glacer Léon de la tête aux pieds. Lecolonel s’approche et dit en souriant : « Le ressort estcassé ; la petite bête est morte. » Il dépose le corpsdans la boîte de noyer, qui est trop courte et trop étroite. Serréde tous côtés, Léon lutte, se démène, s’éveille enfin, moulu defatigue et à demi-étouffé dans la ruelle du lit.

Comme il sauta vivement dans sespantoufles ! Avec quel empressement il ouvrit les fenêtres etpoussa les volets ! « Il fit la lumière et il vit quecela était bon » comme dit l’autre. Brroum ! Il secouales souvenirs de son rêve comme un chien mouillé secoue les gouttesd’eau. Le fameux chronomètre de Londres lui apprit qu’il était neufheures ; une tasse de chocolat servie par Gothon ne contribuapas médiocrement à débrouiller ses idées. En procédant à satoilette dans un cabinet bien clair, bien riant, bien commode, ilse réconcilia avec la vie réelle. « Tout bien pesé, sedisait-il en peignant sa barbe blonde, il ne m’est rien arrivé qued’heureux. Me voici dans ma patrie, dans ma famille et dans unejolie maison qui est à nous. Mon père et ma mère sont bienportants, moi-même je jouis de la santé la plus florissante. Notrefortune est modeste, mais nos goûts le sont aussi et nous nemanquerons jamais de rien. Nos amis m’ont reçu hier à brasouverts ; nous n’avons pas d’ennemis. La plus jolie personnede Fontainebleau consent à devenir ma femme ; je peuxl’épouser avant trois semaines, s’il me plaît de hâter un peu lesévénements. Clémentine ne m’a pas abordé comme unindifférent ; il s’en faut. Ses beaux yeux me souriaient hiersoir avec la grâce la plus tendre. Il est vrai qu’elle a pleuré àla fin, c’est trop sûr. Voilà mon seul chagrin, ma seulepréoccupation, la cause unique du sot rêve que j’ai fait cettenuit. Elle a pleuré, mais pourquoi ? Parce que j’avais étéassez bête pour la régaler d’une dissertation et d’une momie. Ehbien ! je ferai enterrer la momie, je rengainerai mesdissertations, et rien au monde ne viendra plus troubler notrebonheur !

Il descendit au rez-de-chaussée en fredonnantun air des Nozze. Mr et Mme Renault, qui n’avaientpas l’habitude de se coucher après minuit, dormaient encore. Enentrant dans le laboratoire, il vit que la triple caisse du colonelétait refermée. Gothon avait posé sur le couvercle une petite croixde bois noir et une branche de buis béni. « Faites donc descollections ! » murmura-t-il entre ses dents, avec unsourire tant soit peu sceptique. Au même instant, il s’aperçut queClémentine, dans son trouble, avait oublié les présents qu’il avaitapportés pour elle. Il en fit un paquet, regarda sa montre et jugeaqu’il n’y aurait pas d’indiscrétion à pousser une pointe jusqu’à lamaison de Mlle Sambucco.

En effet, la respectable tante, matinale commeon l’est en province, était déjà sortie pour aller à l’église, etClémentine jardinait auprès de la maison. Elle courut au-devant deson fiancé, sans penser à jeter le petit râteau qu’elle tenait à lamain ; elle lui tendit avec le plus joli sourire du monde sesbelles joues rosés, un peu moites, animées par la douce chaleur duplaisir et du travail.

– Vous ne m’en voulez pas ? lui dit-elle.J’ai été bien ridicule hier soir ; aussi ma tante m’agrondée ! Et j’ai oublié de prendre les belles choses que vousm’aviez rapportées de chez les sauvages ! Ce n’est pas parmépris au moins. Je suis si heureuse de voir que vous avez toujourspensé à moi comme je pensais à vous ! J’aurais pu les envoyerchercher aujourd’hui, mais je m’en suis bien gardée. Mon cœur medisait que vous viendriez vous-même.

– Votre cœur me connaît, ma chèreClémentine.

– Ce serait assez malheureux, si l’on neconnaissait pas son propriétaire.

– Que vous êtes bonne, et que je vousaime !

– Oh ! moi aussi, mon cher Léon, je vousaime bien !

Elle appuya le râteau contre un arbre et sependit au bras de son futur mari avec cette grâce souple etlangoureuse dont les créoles ont le secret.

– Venez par là, dit-elle, que je vous montretous les embellissements que nous avons faits dans le jardin.

Léon admira tout ce qu’elle voulut. Le faitest qu’il n’avait d’yeux que pour elle. La grotte de Polyphonie etl’antre de Cacus lui auraient semblé plus riants que les jardinsd’Armide si le petit peignoir rose de Clémentine s’était promenépar là.

Il lui demanda si elle n’aurait point deregret à quitter une retraite si charmante et qu’elle avaitembellie avec tant de soins.

– Pourquoi ? répondit-elle sans rougir.Nous n’irions pas bien loin, et, d’ailleurs, ne viendrons-nous pasici tous les jours ?

Ce prochain mariage était une chose si biendécidée qu’on n’en avait pas même parlé la veille. Il ne restaitplus qu’à publier les bans et à fixer la date. Clémentine, cœursimple et droit, s’exprimait sans embarras et sans fausse pudeursur un événement si prévu, si naturel et si agréable. Elle avaitdonné son avis à Mme Renault sur la distribution du nouvelappartement, et choisi les tentures elle-même ; elle ne fitpas plus de façons pour causer avec son mari de cette bonne vie encommun qui allait commencer pour eux, des témoins qu’on inviteraitau mariage, des visites de noce qu’on ferait ensuite, du jour quiserait consacré aux réceptions, du temps qu’on réserverait pourl’intimité et pour le travail. Elle s’enquit des occupations queLéon voulait se créer et des heures qu’il donnait de préférence àl’étude. Cette excellente petite femme aurait été honteuse deporter le nom d’un oisif, et malheureuse de passer ses jours auprèsd’un désœuvré. Elle promettait d’avance à Léon de respecter sontravail comme une chose sainte. De son côté, elle comptait bienaussi mettre le temps à profit et ne pas vivre les bras croisés.Dès le début, elle prendrait soin du ménage, sous la direction deMme Renault qui commençait à trouver la maison un peu lourde.Et puis, n’aurait-elle pas bientôt des enfants à nourrir, à élever,à instruire ? C’était un noble et utile plaisir qu’elle nevoudrait pas partager avec personne. Elle enverrait pourtant sesfils au collège pour les former à la vie en commun et leurapprendre de bonne heure les principes de justice et d’égalité quisont le fond de tout homme de bien. Léon la laissait dire oul’interrompait pour lui donner raison, car ces deux jeunes gens,élevés l’un pour l’autre et nourris des mêmes idées, voyaient toutavec les mêmes yeux. L’éducation, avant l’amour, avait créé cettedouce harmonie.

– Savez-vous, dit Clémentine, que j’ai sentihier une palpitation terrible au moment d’entrer chezvous ?

– Si vous croyez que mon cœur battait moinsfort que le vôtre !…

– Oh ! mais moi, c’est autre chose :j’avais peur.

– Et de quoi ?

– J’avais peur de ne pas vous retrouver telque je vous voyais dans ma pensée. Songez donc qu’il y avait plusde trois ans que nous nous étions dit adieu ! Je me souvenaisfort bien de ce que vous étiez au départ, et l’imagination aidantun peu à la mémoire, je reconstruisais mon Léon tout entier. Maissi vous n’aviez plus été ressemblant ! Que serrais-je devenueen présence d’un nouveau Léon, moi qui avais pris la douce habituded’aimer l’autre ?

– Vous me faites frémir. Mais votre premierabord m’a rassuré d’avance.

– Chut ! monsieur. Ne parlons pas de cepremier abord. Vous me forceriez à rougir une seconde fois. Parlonsplutôt du pauvre colonel qui m’a fait répandre tant de larmes.Comment va-t-il ce matin ?

– J’ai oublié de lui demander de sesnouvelles, mais si vous en désirez…

– C’est inutile. Vous pouvez lui annoncer mavisite pour aujourd’hui. Il faut absolument que je le revoie augrand jour.

– Vous seriez bien aimable de renoncer à cettefantaisie. Pourquoi vous exposer encore à des émotionspénibles ?

– C’est plus fort que moi. Sérieusement, moncher Léon, ce vieillard m’attire.

– Pourquoi vieillard ? Il a l’air d’unhomme qui est mort entre vingt-cinq et trente ans.

– Êtes-vous bien sûr qu’il soit mort ?J’ai dit vieillard, à cause d’un rêve que j’ai fait cette nuit.

– Ah ! vous aussi ?

– Oui. Vous vous rappelez comme j’étais agitéeen vous quittant. Et puis, j’avais été grondée par ma tante. Etpuis, je me rappelais des spectacles terribles, ma pauvre mèrecouchée sur son lit de mort… Enfin, j’avais l’esprit frappé.

– Pauvre cher petit cœur !

– Cependant, comme je ne voulais plus penser àrien, je me couchai bien vite et je fermai les yeux de toutes mesforces, si bien que je m’endormis. Je ne tardai pas à revoir lecolonel. Il était couché comme je l’avais vu, dans son triplecercueil, mais il avait de longs cheveux blancs et la figure laplus douce et la plus vénérable. Il nous priait de le mettre enterre sainte, et nous le portions, vous et moi, au cimetière deFontainebleau. Arrivés devant la tombe de ma mère, nous vîmes quele marbre était déplacé. Ma mère, en robe blanche, au fond ducaveau, s’était rangée pour faire une place à côté d’elle et ellesemblait attendre le colonel. Mais toutes les fois que nousessayions de le descendre, son cercueil nous échappait des mains etrestait suspendu dans l’air, comme s’il n’eût rien pesé. Jedistinguais les traits du pauvre vieillard, car sa triple caisseétait devenue aussi transparente que la lampe d’albâtre qui brûleau plafond de ma chambre. Il était triste, et son oreille briséesaignait abondamment. Tout à coup il s’échappa de nos mains, lecercueil s’évanouit, je ne vis plus que lui, pâle comme une statueet grand comme les plus hauts chênes du bas Bréau. Ses épaulettesd’or s’allongèrent et devinrent des ailes, et il s’éleva dans leciel en nous bénissant des deux mains. Je m’éveillai, tout enlarmes, mais je n’ai pas conté ce rêve à ma tante, elle m’auraitencore grondée.

– Il ne faut gronder que moi, ma chèreClémentine. C’est ma faute si votre doux sommeil est troublé pardes visions de l’autre monde. Mais tout cela finira bientôt :dès aujourd’hui je vais m’enquérir d’un logement définitif àl’usage du colonel.

Chapitre 6Un caprice de jeune fille.

 

Clémentine avait le cœur très neuf. Avant deconnaître Léon, elle n’avait aimé qu’une seule personne : samère. Ni cousins, ni cousines, ni oncles, mi tantes, nigrands-pères, ni grand-mères n’avaient éparpillé, en le partageant,ce petit trésor d’affection que les enfants bien nés apportent aumonde. Sa grand-mère, Clémentine Pichon, mariée à Nancy en janvier1814, était morte trois mois plus tard dans la banlieue de Toulon,à la suite de ses premières couches. Son grand-père, Mr Langevin,sous-intendant militaire de première classe, resté veuf avec unefille au berceau, s’était consacré à l’éducation de cette enfant.Il l’avait donnée en 1835 à un homme estimable et charmant, MrSambucco, Italien d’origine, né en France et procureur du roi prèsle tribunal de Marseille. En 1838, Mr Sambucco, qui avait un peud’indépendance parce qu’il avait un peu d’aisance, encourut trèshonorablement la disgrâce du garde des sceaux. Il fut nommé avocatgénéral à la Martinique, et après quelques jours d’hésitation, ilaccepta ce déplacement au long cours. Mais le vieux Langevin ne seconsola pas si facilement du départ de sa fille : il mourutdeux ans plus tard, sans avoir embrassé la petite Clémentine, à quiil devait servir de parrain. Mr Sambucco, son gendre, périt en1843, dans un tremblement de terre ; les journaux de lacolonie et de la métropole ont raconté alors comment il avait étévictime de son dévouement. À la suite de cet affreux malheur, lajeune veuve se hâta de repasser les mers avec sa fille. Elles’établit à Fontainebleau, pour que l’enfant vécût en bonair : Fontainebleau est une des villes les plus saines de laFrance. Si Mme Sambucco avait été aussi bon administrateurqu’elle était bonne mère, elle eût laissé à Clémentine une fortunerespectable, mais elle géra mal ses affaires et se mit dans degrands embarras. Un notaire du pays lui emporta une somme assezronde ; deux fermes qu’elle avait payées cher ne rendaientpresque rien. Bref, elle ne savait plus où elle en était et ellecommençait à perdre la tête, lorsqu’une sœur de son mari, vieillefille dévote et pincée, témoigna le désir de vivre avec elle et demettre tout en commun. L’arrivée de cette haridelle aux dentslongues effraya singulièrement la petite Clémentine, qui se cachaitsous tous les meubles ou se cramponnait aux jupons de samère ; mais ce fut le salut de la maison. Mlle Sambuccon’était pas des plus spirituelles ni des plus fondantes, maisc’était l’ordre incarné. Elle réduisit les dépenses, touchaelle-même les revenus, vendit les deux fermes en 1847, acheta dutrois pour cent en 1848, et établit un équilibre stable dans lebudget. Grâce aux talents et à l’activité de cet intendant femelle,la douce et imprévoyante veuve n’eut plus qu’à choyer son enfant.Clémentine apprit à honorer les vertus de sa tante, mais elle adorasa mère. Lorsqu’elle eut le malheur de la perdre, elle se vit seuleau monde, appuyée sur Mlle Sambucco, comme une jeune plante sur untuteur de bois sec. Ce fut alors que son amitié pour Léon se colorad’une vague lueur d’amour ; le fils de Mr Renault profita dubesoin d’expansion qui remplissait cette jeune âme.

Durant les trois longues années que Léon passaloin d’elle, Clémentine sentit à peine qu’elle était seule. Elleaimait, elle se savait aimée, elle avait foi dans l’avenir ;elle vivait de tendresse intérieure et de discrète espérance, et cecœur noble et délicat ne demandait rien de plus.

Mais ce qui étonna bien son fiancé, sa tanteet elle-même, ce qui déroute singulièrement toutes les théories lesplus accréditées sur le cœur féminin, ce que la raison serefuserait à croire si les faits n’étaient pas là, c’est que lejour où elle avait revu le mari de son choix, une heure aprèss’être jetée dans les bras de Léon avec une grâce si étourdie,Clémentine se sentit brusquement envahie par un sentiment nouveauqui n’était ni l’amour, ni l’amitié, ni la crainte, mais quidominait tout cela et parlait en maître dans son cœur.

Depuis l’instant où Léon lui avait montré lafigure du colonel, elle s’était éprise d’une vraie passion pourcette momie anonyme. Ce n’était rien de semblable à ce qu’elleéprouvait pour le fils de Mr Renault, mais c’était un mélanged’intérêt, de compassion et de respectueuse sympathie.

Si on lui avait conté quelque beau faitd’armes, une histoire romanesque dont le colonel eût été le héros,cette impression se fût légitimée ou du moins expliquée. Maisnon ; elle ne savait rien de lui, sinon qu’il avait étécondamné comme espion par un conseil de guerre, et pourtant c’estde lui qu’elle rêva, la nuit même qui suivit le retour de Léon.

Cette incroyable préoccupation se manifestad’abord sous une forme religieuse. Elle fit dire une messe pour lerepos de l’âme du colonel ; elle pressa Léon de préparer sesfunérailles, elle choisit elle-même le terrain où il devait êtreenseveli. Ces soins divers ne lui firent jamais oublier sa visitequotidienne à la boîte de noyer, ni la génuflexion respectueuseauprès du mort, ni le baiser fraternel ou filial qu’elle déposaitrégulièrement sur son front. La famille Renault finit pars’inquiéter de symptômes si bizarres ; elle hâta l’enterrementdu bel inconnu, pour s’en débarrasser au plus tôt. Mais la veilledu jour fixé pour la cérémonie, Clémentine changea d’avis.« De quel droit allait-on emprisonner dans la tombe un hommequi n’était peut-être pas mort ? Les théories du savantdocteur Meiser n’étaient pas de celles qu’on peut rejeter sansexamen. La chose valait au moins quelques jours de réflexion.N’était-il pas possible de soumettre le corps du colonel à quelquesexpériences ? Le professeur Hirtz, de Berlin, avait promisd’envoyer à Léon des documents précieux sur la vie et la mort de cemalheureux officier ; on ne pouvait rien entreprendre avant deles avoir reçus ; on devait écrire à Berlin pour hâter l’envoide ces pièces. » Léon soupira, mais il obéit docilement, à cenouveau caprice. Il écrivit à Mr Hirtz.

Clémentine trouva un allié dans cette secondecampagne : c’était Mr le docteur Martout. Médecin assezmédiocre dans la pratique et beaucoup trop dédaigneux de laclientèle, Mr Martout ne manquait pas d’instruction. Il étudiaitdepuis longtemps cinq ou six grandes questions de physiologie,comme les reviviscences, les générations spontanées et tout ce quis’ensuit. Une correspondance régulière le tenait au courant detoutes les découvertes modernes ; il était l’ami de MrPouchet, de Rouen ; il connaissait le célèbre Karl Nibor qui aporté si haut et si loin l’usage du microscope. Mr Martout avaitdesséché et ressuscité des milliers d’anguillules, derotifères et de tardigrades ; il pensait quela vie n’est autre chose que l’organisation en action, et quel’idée de faire revivre un homme desséché n’a rien d’absurde enelle-même. Il se livra à de longues méditations, lorsque Mr Hirtzenvoya de Berlin la pièce suivante, dont l’original est classé dansles manuscrits de la collection Humboldt.

Chapitre 7Testament du professeur Meiser en faveur du colonel desséché.

 

Aujourd’hui 20 janvier 1824, épuisé par unecruelle maladie et sentant approcher le jour où ma personnes’absorbera dans le grand tout.

J’ai écrit de ma main ce testament, qui estl’acte de ma dernière volonté.

J’institue en qualité d’exécuteurtestamentaire, mon neveu, Nicolas Meiser, riche brasseur en cetteville de Dantzig.

Je lègue mes livres, papiers et collectionsgénéralement quelconques, sauf la pièce 3712, à mon très estimableet très savant ami, Mr de Humboldt.

Je lègue la totalité de mes autres biens,meubles et immeubles, évalués à 100 000 thalers de Prusse ou 375000 francs, à Mr le colonel Pierre-Victor Fougas, actuellementdesséché, mais vivant, et inscrit dans mon catalogue sous le n°3712 (Zoologie).

Puisse-t-il agréer ce faible dédommagement desépreuves qu’il a subies dans mon cabinet, et du service qu’il arendu à la science.

Afin que mon neveu Nicolas Meiser se rende uncompte exact des devoirs que je lui laisse à remplir, j’ai résolude consigner ici l’histoire détaillée de la dessiccation de Mr lecolonel Fougas, mon légataire universel.

C’est le 11 novembre de la malheureuse année1813 que mes relations avec ce brave jeune homme ont commencé.J’avais quitté depuis longtemps la ville de Dantzig, où le bruit ducanon et le danger des bombes rendaient tout travail impossible, etje m’étais retiré avec mes instruments et mes livres sous laprotection des armées alliées, dans le village fortifié deLiebenfeld. Les garnisons françaises de Dantzig, de Stettin, deCustrin, de Glogau, de Hambourg et de plusieurs autres villesallemandes ne pouvaient communiquer entre elles ni avec leurpatrie ; cependant le général Rapp se défendait obstinémentcontre la flotte anglaise et l’armée russe. Mr le colonel Fougasfut pris par un détachement du corps Barclay de Tolly, comme ilcherchait à passer la Vistule sur la glace, en se dirigeant versDantzig. On l’amena prisonnier à Liebenfeld le 11 novembre, àl’heure de mon souper, et le bas officier Garok, qui commandait levillage, me fit requérir de force pour assister à l’interrogatoireet servir d’interprète.

La figure ouverte, la voix mâle, la résolutionfière et la belle attitude de cet infortuné me gagnèrent le cœur.Il avait fait le sacrifice de sa vie. Son seul regret, disait-il,était d’échouer au port, après avoir traversé quatre armées, et dene pouvoir exécuter les ordres de l’empereur. Il paraissait animéde ce fanatisme français qui a fait tant de mal à notre chèreAllemagne, et pourtant je ne sus pas m’empêcher de le défendre, etje traduisis ses paroles moins en interprète qu’en avocat.Malheureusement on avait trouvé sur lui une lettre de Napoléon augénéral Rapp, dont j’ai conservé copie :

« Abandonnez Dantzig, forcez le blocus,réunissez-vous aux garnisons de Stettin, de Gustrin et de Glogau,marchez sur l’Elbe, entendez-vous avec Saint-Cyr et Davoust pourconcentrer les forces éparses à Dresde, Torgau, Wittemberg,Magdebourg et Hambourg ; faites la boule de neige ;traversez la Westphalie qui est libre et venez défendre la ligne duRhin avec une armée de 170 000 Français que voussauvez ! »

«NAPOLÉON. »

Cette lettre fut envoyée à l’état-major del’armée russe, tandis qu’une demi-douzaine de militaires illettrés,ivres de joie et de brandevin, condamnaient le brave colonel du23ème de ligne à la mort des espions et des traîtres.L’exécution fut fixée au lendemain 12, et Mr Pierre-Victor Fougas,après m’avoir remercié et embrassé avec la sensibilité la plustouchante (il est époux et père), se vit enfermer dans la petitetour crénelée de Liebenfeld, où le vent soufflait terriblement partoutes les meurtrières.

La nuit du 11 au 12 novembre fut une des plusrigoureuses de ce terrible hiver. Mon thermomètre à minima,suspendu hors de ma fenêtre à l’exposition sud-est, indiquait 19degrés centigrades au-dessous de zéro. Je sortis au petit jour pourdire un dernier adieu à Mr le colonel, et je rencontrai le basofficier Garok qui me dit en mauvais allemand :

– Nous n’aurons pas besoin de tuer lefrantzouski, il est gelé.

Je courus à la prison. Mr le colonel étaitcouché sur le dos, et roide. Mais je reconnus après quelquesminutes d’examen que la roideur de ce corps n’était pas celle de lamort. Les articulations, sans avoir leur souplesse ordinaire, selaissaient fléchir et ramener à l’extension sans un effort tropviolent. Les membres, la face, la poitrine donnaient à ma main unesensation de froid, mais bien différente de celle que j’avaissouvent perçue au contact des cadavres.

Sachant qu’il avait passé plusieurs nuits sansdormir et supporté des fatigues extraordinaires, je ne doutaispoint qu’il ne se fût laissé prendre de ce sommeil profond etléthargique qu’entraîne un froid intense, et qui, trop prolongé,ralentit la respiration et la circulation au point que les moyensles plus délicats de l’observation médicale sont nécessaires pourconstater la persistance de la vie. Le pouls était insensible, outout au moins mes doigts engourdis par le froid ne le sentaientpas. La dureté de mon ouïe (j’étais alors dans ma soixante-neuvièmeannée) m’empêcha de constater par l’auscultation si les bruits ducœur révélaient encore ces battements faibles, mais prolongés, quel’oreille peut encore entendre lorsque la main ne les perçoit déjàplus.

Mr le colonel se trouvait à cette période del’engourdissement causé par le froid, où pour réveiller un hommesans le faire mourir, des soins nombreux et délicats deviennentnécessaires. Quelques heures encore, et la congélation allaitsurvenir, et avec elle l’impossibilité du retour à la vie.

J’étais dans la plus grande perplexité. D’uncôté, je le sentais mourir par congélation entre mes mains ;de l’autre, je ne pouvais pas à moi seul l’entourer de tous lessoins indispensables. Si je lui appliquais des excitants sans luifaire frictionner à la fois le tronc et les membres par trois ou,quatre aides vigoureux, je ne le réveillais que pour le voirmourir. J’avais encore sous les yeux le spectacle de cette bellejeune fille asphyxiée dans un incendie, que je parvins à ranimer enlui promenant des charbons ardents sous les clavicules, mais qui neput qu’appeler sa mère et mourut presque aussitôt malgré l’emploides excitants à l’intérieur et de l’électricité pour déterminer lescontractions du diaphragme et du cœur.

Et quand même je serais parvenu à lui rendrela force et la santé, n’était-il pas condamné par le conseil deguerre ? L’humanité ne me défendait-elle pas de l’arracher àce repos voisin de la mort pour le livrer aux horreurs dusupplice ?

Je dois avouer aussi qu’en présence de cetorganisme où la vie était suspendue, mes idées sur la résurrectionprirent sur moi comme un nouvel empire. J’avais si souvent desséchéet fait revivre des êtres assez élevés dans la série animale, queje ne doutais pas du succès de l’opération, même sur un homme. Àmoi seul, je ne pouvais ranimer et sauver Mr le colonel ; maisj’avais dans mon laboratoire tous les instruments nécessaires pourle dessécher sans aide.

En résumé, trois partis s’offraient àmoi : 1° laisser Mr le colonel dans la tour crénelée, où ilaurait péri le jour même par congélation ; 2° le ranimer pardes excitants, au risque de le tuer, et pourquoi ? pour lelivrer, en cas de succès, à un supplice inévitable ; 3° ledessécher dans mon laboratoire avec la quasi certitude de leressusciter après la paix. Tous les amis de l’humanité comprendrontsans doute que je ne pouvais pas hésiter longtemps.

Je fis appeler le bas officier Garok, et je lepriai de me vendre le corps du colonel. Ce n’était pas la premièrefois que j’achetais un cadavre pour le disséquer, et ma demanden’excita aucun soupçon. Marché conclu, je donnai quatre bouteillesde Kirschen-Wasser, et bientôt deux soldats russes m’apportèrentsur un brancard Mr le colonel Fougas.

Dès que je fus seul avec lui, je lui piquai ledoigt : la pression fit sortir une goutte de sang. La placersous un microscope, entre deux lamelles de verre, fut pour moil’affaire d’une minute. Ô bonheur ! la fibrine n’était pascoagulée ! Les globules rouges se montraient nettementcirculaires, aplatis, biconcaves, sans crénelures, ni dentelures,ni gonflement sphéroïdal. Les globules blancs se déformaient etreprenaient alternativement la forme sphérique, pour se déformerencore lentement par de délicates expansions. Je ne m’étais doncpas trompé, c’était bien un homme engourdi que j’avais sous lesyeux et non un cadavre !

Je le portai sur une balance. Il pesait centquarante livres, ses vêtements compris. Je n’eus garde de ledéshabiller, car j’avais reconnu que les animaux desséchésdirectement au contact de l’air mouraient plus souvent que ceux quiétaient restés couverts de mousse et d’autres objets mous pendantl’épreuve de la dessiccation.

Ma grande machine pneumatique, son immenseplateau, son énorme cloche ovale en fer battu qu’une crémaillèreglissant sur une poulie attachée solidement au plafond élevait etabaissait sans peine grâce à son treuil, tous ces mille et unmécanismes que j’avais si laborieusement préparés nonobstant lesrailleries de mes envieux, et que je me désolais de voir inutiles,allaient donc trouver leur emploi. Des circonstances inattenduesvenaient enfin de me procurer un sujet d’expériences tel quej’avais vainement essayé d’en obtenir en cherchant à engourdir deschiens, des lapins, des moutons et d’autres mammifères à l’aide demélanges réfrigérants. Depuis longtemps, sans doute, ces résultatsauraient été obtenus si j’avais été aidé de ceux qui m’entouraient,au lieu d’être l’objet de leurs railleries ; si nos ministresm’avaient appuyé de leur autorité au lieu de me traiter comme unesprit subversif.

Je m’enfermai en tête-à-tête avec le colonel,et je défendis même à la vieille Gretchen, ma gouvernante,aujourd’hui défunte, de me troubler dans mon travail. J’avaisremplacé le pénible levier des anciennes machines pneumatiques parune roue munie d’un excentrique qui transformait le mouvementcirculaire de l’axe en mouvement rectiligne appliqué auxpistons : la roue, l’excentrique, la bielle, le genou del’appareil fonctionnaient admirablement et me permettaient de toutfaire par moi-même. Le froid ne gênait pas le jeu de la machine etles huiles n’étaient pas figées : je les avais purifiéesmoi-même par un procédé nouveau fondé sur les découvertes alorsrécentes du savant français Mr Chevreul.

Après avoir étendu le corps sur le plateau dela machine pneumatique, abaissé la cloche et luté les bords,j’entrepris de le soumettre graduellement à l’action du vide sec età froid. Des capsules remplies de chlorure de calcium étaientplacées autour de Mr le colonel pour absorber l’eau qui allaits’évaporer de son corps, et hâter la dessiccation.

Certes, je me trouvais dans la meilleuresituation possible pour amener le corps humain à un état dedessèchement graduel sans cessation brusque des fonctions, sansdésorganisation des tissus ou des humeurs. Rarement mes expériencessur les rotifères et les tardigrades avaient étéentourées de pareilles chances de succès, et elles avaient toujoursréussi. Mais la nature particulière du sujet et les scrupulesspéciaux qu’il imposait à ma conscience, m’obligeaient de remplirun certain nombre de conditions nouvelles, que j’avais d’ailleursprévues depuis longtemps. J’avais eu soin de ménager une ouvertureaux deux bouts de ma cloche ovale et d’y sceller une épaisse glace,qui me permettait de suivre de l’œil les effets du vide sur Mr lecolonel. Je m’étais bien gardé de fermer les fenêtres de monlaboratoire, de peur qu’une température trop élevée ne fît cesserla léthargie du sujet ou ne déterminât quelque altération deshumeurs. Si le dégel était survenu, c’en était fait de monexpérience. Mais le thermomètre se maintint durant plusieurs joursentre 6 et 8 degrés au-dessous de zéro, et je fus assez heureuxpour voir le sommeil léthargique se prolonger, sans avoir àcraindre la congélation des tissus.

Je commençai par pratiquer le vide avec uneextrême lenteur, de crainte que les gaz dissous dans le sang,devenus libres par la différence de leur tension avec celle del’air raréfié, ne vinssent à se dégager dans les vaisseaux et àdéterminer la mort immédiate. Je surveillais en outre à chaqueinstant les effets du vide sur les gaz de l’intestin, car en sedilatant intérieurement à mesure que la pression de l’air diminuaitautour du corps, ils auraient pu amener des désordres graves. Lalongue conservation des tissus n’en eût pas été affectée, mais ilsuffisait d’une lésion intérieure pour déterminer la mort aprèsquelques heures de reviviscence. C’est ce qu’on observe assezsouvent chez les animaux desséchés sans précaution.

À plusieurs reprises, un gonflement troprapide de l’abdomen vint me mettre en garde contre le danger que jeredoutais et je fus obligé de laisser rentrer un peu d’air sous lacloche. Enfin la cessation de tous les phénomènes de cet ordre meprouva que les gaz avaient disparu par exosmose ou avaient étéexpulsés par la contraction spontanée des viscères. Ce ne fut qu’àla fin du premier jour que je pus renoncer à ces précautionsminutieuses et porter le vide un peu plus loin.

Le lendemain 13, je poussai le vide à ce pointque le baromètre descendit à cinq millimètres. Comme il n’étaitsurvenu aucun changement dans la position du corps ni des membres,j’étais sûr que nulle convulsion ne s’était produite. Mr le colonelarrivait à se dessécher, à devenir immobile, à cesser de pouvoirexécuter les actes de la vie sans que la mort fût survenue ni quela possibilité du retour de l’action eût cessé. Sa vie étaitsuspendue, non éteinte !

Je pompais chaque fois qu’un excédant devapeur d’eau faisait monter le baromètre. Dans la journée du 14, laporte de mon laboratoire fut littéralement enfoncée par Mr legénéral russe comte Trollohub, envoyé du quartier général. Cethonorable officier était accouru en toute hâte pour empêcherl’exécution de Mr le colonel et le conduire en présence ducommandant en chef. Je lui confessai loyalement ce que j’avais faitsous l’inspiration de ma conscience ; je lui montrai le corpsà travers un des œils-de-bœuf de la machine pneumatique ; jelui dis que j’étais heureux d’avoir conservé un homme qui pouvaitfournir des renseignements utiles aux libérateurs de mon pays, etj’offris de le ressusciter à mes frais si l’on me promettait derespecter sa vie et sa liberté. Mr le général comte Trollohub,homme distingué sans contredit, mais d’une instructionexclusivement militaire, crut que je ne parlais pas sérieusement.Il sortit en me jetant la porte au nez et en me traitant de vieuxfou.

Je me remis à pomper et je maintins le vide àune pression de 3 à 5 millimètres pendant l’espace de trois mois.Je savais par expérience que les animaux peuvent revivre aprèsavoir été soumis au vide sec et à froid pendant quatre-vingtsjours.

Le 12 février 1814, ayant observé que, depuisun mois, il n’était survenu aucune modification dans l’affaissementdes chairs, je résolus de soumettre Mr le colonel à une autre séried’épreuves, afin d’assurer une conservation plus parfaite par unecomplète dessiccation. Je laissai rentrer l’air par le robinetdestiné à cet usage, puis ayant enlevé la cloche, je procédai à lasuite de mon expérience.

Le corps ne pesait plus que quarante-sixlivres ; je l’avais donc presque réduit au tiers de son poidsprimitif. Il faut tenir compte de ce que les vêtements n’avaientpas perdu autant d’eau que les autres parties. Or le corps del’homme renferme presque les quatre cinquièmes de son poids d’eau,comme le démontre une dessiccation bien faite à l’étuvechimique.

Je plaçai donc Mr le colonel sur un plateau,et, après l’avoir glissé dans ma grande étuve, j’élevaigraduellement la température à 75 degrés centigrades. Je n’osaidépasser ce chiffre, de peur d’altérer l’albumine, de la rendreinsoluble, et d’ôter aux tissus la faculté de reprendre l’eaunécessaire au retour de leurs fonctions.

J’avais eu soin de disposer un appareilconvenable pour que l’étuve fût constamment traversée par uncourant d’air sec. Cet air s’était desséché en traversant une sériede flacons remplis d’acide sulfurique, de chaux vive et de chlorurede calcium.

Après une semaine passée dans l’étuve,l’aspect général du corps n’avait pas changé, mais son poidss’était réduit à 40 livres, vêtements compris. Huit autres joursn’amenèrent aucune déperdition nouvelle. J’en conclus que ladessiccation était suffisante. Je savais bien que les cadavresmomifiés dans les caveaux d’église depuis un siècle ou plusfinissent par ne peser qu’une dizaine de livres ; mais ils nedeviennent pas si légers sans une notable altération de leurstissus.

Le 27 février, je plaçai moi-même Mr lecolonel dans les boîtes que j’avais fait faire à son usage. Depuiscette époque, c’est-à-dire pendant un espace de neuf ans et onzemois, nous ne nous sommes jamais quittés. Je l’ai transporté avecmoi à Dantzig, il habite ma maison. Je ne l’ai pas rangé à sonnuméro d’ordre dans ma collection de zoologie ; il repose àpart, dans la chambre d’honneur. Je ne confie à personne le plaisirde renouveler son chlorure de calcium. Je prendrai soin de vousjusqu’à ma dernière heure, ô monsieur le colonel Fougas, cher etmalheureux ami ! Mais je n’aurai pas la joie de contemplervotre résurrection. Je ne partagerai point les douces émotions duguerrier qui revient à la vie. Vos glandes lacrymales, inertesaujourd’hui, ranimées dans quelques jours, ne répandront pas sur lesein de votre vieux bienfaiteur la douce rosée de lareconnaissance. Car vous ne rentrerez en possession de votre êtreque le jour où je ne vivrai plus !

Peut-être serez-vous étonné que, vous aimantcomme je vous aime, j’aie tardé si longtemps à vous tirer de ceprofond sommeil. Qui sait si un reproche amer ne viendra pascorrompre la douceur des premières actions de grâces que vousapporterez sur ma tombe ? Oui, j’ai prolongé sans profit pourvous une expérience d’intérêt général. J’aurais dû rester fidèle àma première pensée et vous rendre la vie aussitôt après lasignature de la paix. Mais quoi ! fallait-il donc vousrenvoyer en France quand le sol de votre patrie était couvert denos soldats et de nos alliés ? Je vous ai épargné ce spectaclesi douloureux pour une âme comme la vôtre. Sans doute vous auriezeu la consolation de revoir, en mars 1815, l’homme fatal à qui vousaviez consacré votre dévouement ; mais êtes-vous bien sûr quevous n’eussiez pas été englouti avec sa fortune dans le naufrage deWaterloo ?

Depuis cinq ou six ans, ce n’est plus ni votreintérêt, ni même l’intérêt de la science qui m’a empêché de vousranimer, c’est… pardonnez-le-moi, monsieur le colonel, c’est unlâche attachement à la vie. Le mal dont je souffre, et quim’emportera bientôt, est une hypertrophie du cœur ; lesémotions violentes me sont interdites. Si j’entreprenais moi-mêmecette grande opération, dont j’ai tracé la marche dans un programmeannexé à ce testament, je succomberais sans nul doute avant del’avoir terminée ; ma mort serait un accident fâcheux quipourrait troubler mes aides et faire manquer votrerésurrection.

Rassurez-vous, vous n’attendrez pas longtemps.Et, d’ailleurs, que perdez-vous à attendre ? Vous nevieillissez pas, vous avez toujours vingt-quatre ans, vos enfantsgrandissent ; vous serez presque leur contemporain lorsquevous renaîtrez ! Vous êtes venu pauvre à Liebenfeld, pauvrevous êtes dans ma maison de Dantzig, et mon testament vous faitriche. Soyez heureux, c’est mon vœu le plus cher.

J’ordonne que, dès le lendemain de ma mort,mon neveu, Nicolas Meiser, réunisse par lettre de convocation lesdix plus illustres médecins du royaume de Prusse, qu’il leur donnelecture de mon testament et du mémoire y annexé, et qu’il fasseprocéder sans retard, dans mon propre laboratoire, à larésurrection de Mr le colonel Fougas. Les frais de voyage, deséjour, etc., etc., seront prélevés sur l’actif de ma succession.Une somme de deux mille thalers sera consacrée à la publication desglorieux résultats de l’expérience, en allemand, en français et enlatin. Un exemplaire de cette brochure devra être adressé à chacunedes sociétés savantes qui existeront alors en Europe.

Dans le cas tout à fait imprévu où les effortsde la science ne parviendraient pas à ranimer Mr le colonel, tousmes biens retourneraient à Nicolas Meiser, seul parent qui mereste.

« JEAN MEISER, D. M. »

Chapitre 8Comment Nicolas Meiser, neveu de Jean Meiser, avait exécuté letestament de son oncle.

 

Le docteur Hirtz de Berlin, qui avait copié cetestament lui-même, s’excusa fort obligeamment de ne l’avoir pasenvoyé plus tôt. Ses affaires l’avaient contraint de voyager loinde la capitale. En passant par Dantzig, il s’était donné le plaisirde visiter Mr Nicolas Meiser, ancien brasseur, richissimepropriétaire et gros rentier, actuellement âgé de soixante-six ans.Ce vieillard se rappelait fort bien la mort et le testament de sononcle, le savant ; mais il n’en parlait pas sans une certainerépugnance. Il affirmait d’ailleurs qu’aussitôt après le décès deJean Meiser, il avait rassemblé dix médecins de Dantzig autour dela momie du colonel ; il montrait même une déclaration unanimede ces messieurs, attestant qu’un homme desséché à l’étuve ne peuten aucune façon ni par aucun moyen renaître à la vie. Cecertificat, rédigé par les adversaires et les ennemis du défunt, nefaisait nulle mention du mémoire annexé au testament. NicolasMeiser jurait ses grands dieux (mais non sans rougir visiblement)que cet écrit concernant les procédés à suivre pour ressusciter lecolonel, n’avait jamais été connu de lui ni de sa femme. Interrogésur les raisons qui avaient pu le porter à se dessaisir d’un dépôtaussi précieux que le corps de Mr Fougas, il disait l’avoirconservé quinze ans dans sa maison avec tous les respects et tousles soins imaginables ; mais au bout de ce temps, obsédé devisions et réveillé presque toutes les nuits par le fantôme ducolonel qui venait lui tirer les pieds, il s’était décidé à levendre pour vingt écus à un amateur de Berlin. Depuis qu’il étaitdébarrassé de ce triste voisinage, il dormait beaucoup mieux, maispas encore tout à fait bien, car il lui avait été impossibled’oublier la figure du colonel.

À ces renseignements, Mr Hirtz, médecin deS.A.R. le prince régent de Prusse, ajouta quelques mots en son nompersonnel. Il ne croyait pas que la résurrection d’un homme sain etdesséché avec précaution fût impossible en théorie ; ilpensait même que le procédé de dessiccation indiqué par l’illustreJean Meiser était le meilleur à suivre. Mais dans le cas présent,il ne lui paraissait pas vraisemblable que le colonel Fougas pûtêtre rappelé à la vie : les influences atmosphériques et lesvariations de température qu’il avait subies durant un espace dequarante-six ans devaient avoir altéré les humeurs et les tissus.C’était aussi le sentiment de Mr Renault et de son fils. Pourcalmer un peu l’exaltation de Clémentine, ils lui lurent lesderniers paragraphes de la lettre de Mr Hirtz. On lui cacha letestament de Jean Meiser, qui n’aurait pu que lui échauffer latête. Mais cette petite imagination fermentait sans relâche, quoiqu’on fît pour l’assoupir. Clémentine recherchait maintenant lacompagnie du docteur Martout ; elle discutait avec lui, ellevoulait voir des expériences sur la résurrection desrotifères. Rentrée chez elle, elle pensait un peu à Léonet beaucoup au colonel. Le projet de mariage tenait toujours, maispersonne n’osait parler de la publication des bans. Aux tendressesles plus touchantes de son futur, la jeune fiancée répondait pardes discussions sur le principe vital. Ses visites dans la maisonRenault ne s’adressaient pas aux vivants, mais au mort. Tous lesraisonnements qu’on mit en œuvre pour la guérir d’un fol espoir neservirent qu’à la jeter dans une mélancolie profonde. Ses bellescouleurs pâlirent, l’éclat de son regard s’éteignit. Minée par unmal secret, elle perdit cette aimable vivacité qui était comme lepétillement de la jeunesse et de la joie.

Il fallait que le changement fût bien visible,car Mlle Sambucco, qui n’avait pas des yeux de mère, s’eninquiéta.

Mr Martout, persuadé que cette maladie del’âme ne céderait qu’à un traitement moral, vint la voir un matinet lui dit :

– Ma chère enfant, quoique je ne m’expliquepas bien le grand intérêt que vous portez à cette momie, j’ai faitquelque chose pour elle et pour vous. Je viens d’envoyer à Mr KarlNibor le petit bout d’oreille que Léon a détaché.

Clémentine ouvrit de grands yeux.

– Vous ne me comprenez pas ? reprit ledocteur. Il s’agit de reconnaître si les humeurs et les tissus ducolonel ont subi des altérations graves. Mr Nibor, avec sonmicroscope, nous dira ce qui en est. On peut s’en rapporter àlui : c’est un génie infaillible. Sa réponse va nous apprendres’il faut procéder à la résurrection de notre homme, ou s’il nereste qu’à l’enterrer.

– Quoi ! s’écria la jeune fille, on peutdécider si un homme est mort ou vivant, sur échantillon ?

– Il ne faut rien de plus au docteur Nibor.Oubliez donc vos préoccupations pendant une huitaine de jours. Dèsque la réponse arrivera, je vous la donnerai à lire. J’ai stimuléla curiosité du grand savant : il ne sait absolument rien surle fragment que je lui envoie. Mais si, par impossible, il nousdisait que ce bout d’oreille appartient à un être sain, je leprierais de venir à Fontainebleau et de nous aider à lui rendre lavie.

Cette vague lueur d’espérance dissipa lamélancolie de Clémentine et lui rendit sa belle santé. Elle seremit à chanter, à rire, à voltiger dans le jardin de sa tante etdans la maison de Mr Renault. Les doux entretiensrecommencèrent ; on reparla du mariage, le premier ban futpublié.

– Enfin, disait Léon, je laretrouve !

Mais Mme Renault, la sage et prévoyantemère, hochait la tête tristement :

– Tout cela ne va qu’à moitié bien,disait-elle. Je n’aime pas que ma bru se préoccupe si fort d’unbeau garçon desséché. Que deviendrons-nous lorsqu’elle saura qu’ilest impossible de le faire revivre ? Les papillons noirs nevont-ils pas reprendre leur vol ? Et supposé qu’on parvienne àle ressusciter, par miracle ! êtes-vous sûrs qu’elle neprendra pas de l’amour pour lui ? En vérité, Léon avait bienbesoin d’acheter cette momie, et c’est ce que j’appelle de l’argentbien placé !

Un dimanche matin, Mr Martout entra chez levieux professeur en criant victoire.

Voici la réponse qui lui était venue deParis :

« Mon cher confrère,

« J’ai reçu votre lettre et le petitfragment de tissu dont vous m’avez prié de déterminer la nature. Ilne m’a pas fallu grand travail pour voir de quoi il s’agissait.J’ai fait vingt fois des choses plus difficiles dans des expertisesde médecine légale. Vous pouviez même vous dispenser de la formuleconsacrée : « Quand vous aurez fait votre examen aumicroscope, je vous dirai ce que c’est. » Ces finasseries neservent de rien : mon microscope sait mieux que vous ce quevous m’avez envoyé. Vous connaissez la forme et la couleur deschoses ; il en voit la structure intime, la raison d’être, lesconditions de vie et de mort. Votre fragment de matière desséchée,large comme la moitié de mon ongle et à peu près aussi épais, aprèsavoir séjourné vingt-quatre heures sous un globe, dans uneatmosphère saturée d’eau, à la température du corps humain, estdevenu souple, bien qu’un peu élastique. J’ai pu dès lors ledisséquer, l’étudier comme un morceau de chair fraîche et placersous le microscope chacune de ses parties qui me paraissait deconsistance ou de couleur différente.

« J’ai d’abord trouvé au milieu unepartie mince, plus dure et plus élastique que le reste, et qui m’aprésenté la trame et les cellules du cartilage. Ce n’était ni lecartilage du nez, ni le cartilage d’une articulation, mais bien lefibro-cartilage de l’oreille. Donc vous m’avez envoyé un boutd’oreille ; et ce n’est point le bout d’en bas, le lobe qu’onperce chez les femmes pour y mettre des boucles d’or, mais le boutd’en haut, dans lequel le cartilage s’étend.

« À l’intérieur, j’ai détaché une peaufine dans laquelle le microscope m’a montré un épiderme délicat,parfaitement intact ; un derme non moins intact, avec depetites papilles, et surtout traversé par une foule de poils d’unfin duvet humain. Chacun de ces petits poils avait sa racineplongée dans son follicule, et le follicule accompagné de ses deuxpetites glandes. Je vous dirai même plus : ces poils de duvetétaient longs de quatre à cinq millimètres sur trois à cinqcentièmes de millimètres d’épaisseur ; c’est le double de lagrandeur du joli duvet qui fleurit sur une oreille féminine ;d’où je conclus que votre bout d’oreille appartient à un homme.

« Contre le bord recourbé du cartilage,j’ai trouvé les élégants faisceaux striés du muscle de l’hélix, etsi parfaitement intacts qu’on aurait dit qu’ils ne demandaient qu’àse contracter. Sous la peau et près des muscles, j’ai trouvéplusieurs petits filets nerveux, composés chacun de huit ou dixtubes dont la moelle était aussi intacte et homogène que dans lesnerfs enlevés à un animal vivant ou pris sur un membre amputé.Êtes-vous satisfait ? Demandez-vous merci ? Ehbien ! moi, je ne suis pas encore au bout de monrouleau !

« Dans le tissu cellulaire interposé aucartilage et à la peau, j’ai trouvé de petites artères et depetites veines dont la structure était parfaitement reconnaissable.Elles renfermaient du sérum avec des globules rouges du sang. Cesglobules étaient tous circulaires, biconcaves, parfaitementréguliers ; ils ne présentaient ni dentelures, ni cet étatframboise, qui caractérise les globules du sang d’un cadavre.

« En résumé, mon cher confrère, j’aitrouvé dans ce fragment à peu près de tout ce qu’on trouve dans lecorps de l’homme : du cartilage, du muscle, du nerf, de lapeau, des poils, des glandes, du sang, etc., et tout cela dans unétat parfaitement sain et normal. Ce n’est donc pas du cadavre quevous m’avez envoyé, mais un morceau d’un homme vivant, dont leshumeurs et les tissus ne sont nullement décomposés.

« Agréez, etc.

« KARL NIBOR.

« Paris, 30 juillet 1859. »

Chapitre 9Beaucoup de bruit dans Fontainebleau.

 

On ne tarda pas à dire par la ville que MrMartout et les MM. Renault se proposaient de ressusciter unhomme, avec le concours de plusieurs savants de Paris.

Mr Martout avait adressé un mémoire détailléau célèbre Karl Nibor, qui s’était hâté d’en faire part à laSociété de biologie. Une commission fut nommée séance tenante pouraccompagner Mr Nibor à Fontainebleau. Les six commissaires et lerapporteur convinrent de quitter Paris le 15 août, heureux de sesoustraire au fracas des réjouissances publiques. On avertit MrMartout de préparer l’expérience, qui ne devait pas durer moins detrois jours.

Quelques gazettes de Paris annoncèrent cegrand événement dans leurs faits divers, mais le public y prêta peud’attention. La rentrée solennelle de l’armée d’Italie occupaitexclusivement tous les esprits, et d’ailleurs les Françaisn’accordent plus qu’une foi médiocre aux miracles promis par lesjournaux.

Mais à Fontainebleau ce fut une tout autreaffaire. Non seulement Mr Martout et MM. Renault, mais MrAudret l’architecte, Mr Bonnivet le notaire, et dix autres grosbonnets de la ville avaient vu et touché la momie du colonel. Ilsen avaient parlé à leurs amis, ils l’avaient décrit de leur mieux,ils avaient raconté son histoire. Deux ou trois copies du testamentde Mr Meiser circulaient de main en main. La question desreviviscences était à l’ordre du jour ; on la discutait autourdu bassin des Carpes, comme en pleine Académie des sciences. Vousauriez entendu parler des rotifères et destardigrades jusque sur la place du Marché !

Il convient de déclarer que lesrésurrectionnistes n’étaient pas en majorité. Quelques professeursdu collège, notés par leur esprit paradoxal, quelques amis dumerveilleux, atteints et convaincus d’avoir fait tourner lestables, enfin une demi-douzaine de ces grognards à moustacheblanche qui croient que la mort de Napoléon Ier est unecalomnie répandue par les Anglais, composaient le gros del’armée.

Mr Martout avait contre lui non seulement lessceptiques, mais encore la foule innombrable des croyants. Les unsle tournaient en ridicule, les autres le proclamaient subversif,dangereux, ennemi des idées fondamentales sur lesquelles repose lasociété. Le desservant d’une petite église prêcha à mots couvertscontre les Prométhées qui prétendent usurper les privilèges duciel. Mais le curé de la paroisse, excellent homme et tolérant, necraignit pas de dire dans cinq ou six maisons que la guérison d’unmalade aussi désespéré que Mr Fougas serait une preuve de lapuissance et de la miséricorde de Dieu.

La garnison de Fontainebleau se composaitalors de quatre escadrons de cuirassiers et du 23ème deligne qui s’était distingué à Magenta. Lorsqu’on sut dans l’ancienrégiment du colonel Fougas que cet illustre officier allaitpeut-être revenir au monde, ce fut une émotion générale. Unrégiment sait son histoire, et l’histoire du 23ème avaitété celle de Fougas depuis le mois de février 1811 jusqu’ennovembre 1813. Tous les soldats avaient entend lire dans leurschambrées l’anecdote suivante :

« Le 27 août 1813, à la bataille deDresde, l’Empereur aperçoit un régiment français au pied d’uneredoute russe qui le couvrait de mitraille. Il s’informe ; onlui répond que c’est le 23ème de ligne. « C’estimpossible, dit-il, le 23ème de ligne ne resterait passous le feu sans courir sur l’artillerie qui le foudroie. » Le23ème, mené par le colonel Fougas, gravit la hauteur aupas de charge, cloua les artilleurs sur leurs pièces et enleva laredoute. »

Les officiers et les soldats, fiers à bondroit de cette action mémorable, vénéraient sous le nom de Fougasun des ancêtres du régiment. L’idée de le voir reparaître au milieud’eux, jeune et vivant, ne leur paraissait pas vraisemblable, maisc’était déjà quelque chose que de posséder son corps. Officiers etsoldats décidèrent qu’il serait enseveli à leurs frais, après lesexpériences du docteur Martout. Et pour lui donner un tombeau dignede sa gloire ils votèrent une cotisation de deux jours desolde.

Tout ce qui portait l’épaulette défila dans lelaboratoire de Mr Renault ; le colonel des cuirassiers yrevint plusieurs fois, dans l’espoir de rencontrer Clémentine. Maisla fiancée de Léon se tenait à l’écart.

Elle était heureuse comme une femme ne l’ajamais été, cette jolie petite Clémentine. Aucun nuage ne voilaitplus la sérénité de son beau front. Libre de tous soucis, le cœurouvert à l’espérance, elle adorait son cher Léon et passait lesjours à le lui dire. Elle-même avait pressé la publication desbans.

– Nous nous marierons, disait-elle, lelendemain de la résurrection du colonel. J’entends qu’il soit montémoin, je veux qu’il me bénisse ! C’est bien le moins qu’ilpuisse faire pour moi, après tout ce que j’ai fait pour lui. Direque, sans mon obstination, vous alliez l’envoyer au muséum dujardin des Plantes ! Je lui conterai cela, monsieur, dès qu’ilpourra nous entendre, et il vous coupera les oreilles à sontour ! Je vous aime !

– Mais, répliquait Léon, pourquoisubordonnez-vous mon bonheur au succès d’une expérience !Toutes les formalités ordinaires sont remplies, les publicationsfaites, les affiches posées : personne au monde ne nousempêcherait de nous marier demain, et il vous plaît d’attendrejusqu’au 19 ! Quel rapport y a-t-il entre nous et ce monsieurdesséché qui dort dans une boîte ? Il n’appartient ni à votremaison ni à la mienne. J’ai compulsé tous les papiers de votrefamille en remontant jusqu’à la sixième génération et je n’y aitrouvé personne du nom de Fougas. Ce n’est donc pas un grand-parentque nous attendons pour la cérémonie. Qu’est-ce alors ? Lesméchantes langues de Fontainebleau prétendent que vous avez unepassion pour ce fétiche de 1813 ; moi qui suis sûr de votrecœur, j’espère que vous ne l’aimerez jamais autant que moi. Enattendant, on m’appelle le rival du colonel au boisdormant !

– Laissez dire les sots, répondait Clémentineavec un sourire angélique. Je ne me charge pas d’expliquer monaffection pour le pauvre Fougas, mais je l’aime beaucoup, cela estcertain. Je l’aime comme un père, comme un frère, si vous lepréférez, car il est presque aussi jeune que moi. Quand nousl’aurons ressuscité, je l’aimerai peut-être comme un fils, maisvous n’y perdrez rien, mon cher Léon. Vous avez dans mon cœur uneplace à part, la meilleure, et personne ne vous la prendra, pasmême lui !

Cette querelle d’amoureux, qui recommençaitsouvent et finissait toujours par un baiser, fut un jourinterrompue par la visite du commissaire de police.

L’honorable fonctionnaire déclina poliment sonnom et sa qualité, et demanda au jeune Renault la faveur del’entretenir à part.

– Monsieur, lui dit-il lorsqu’il le vit seul,je sais tous les égards qui sont dus à un homme de votre caractèreet dans votre position, et j’espère que vous voudrez bien ne pasinterpréter en mauvais sens une démarche qui m’est inspirée par lesentiment du devoir.

Léon s’écarquilla les yeux en attendant lasuite de ce discours.

– Vous devinez, monsieur, poursuivit lecommissaire, qu’il s’agit de la loi sur les sépultures. Elle estformelle, et n’admet aucune exception. L’autorité pourrait fermerles yeux, mais le grand bruit qui s’est fait, et d’ailleurs laqualité du défunt, sans compter la question religieuse, nous metdans l’obligation d’agir… de concert avec vous, bien entendu…

Léon comprenait de moins en moins. On finitpar lui expliquer, toujours dans le style administratif, qu’ildevait faire porter Mr Fougas au cimetière de la ville.

– Mais, monsieur, répondit l’ingénieur, sivous avez entendu parler du colonel Fougas, on a dû vous dire aussique nous ne le tenons pas pour mort.

– Monsieur, répliqua le commissaire avec unsourire assez fin, les opinions sont libres. Mais le médecin desmorts, qui a eu le plaisir de voir le défunt, nous a fait unrapport concluant à l’inhumation immédiate.

– Eh bien, monsieur, si Fougas est mort, nousavons l’espérance de le ressusciter.

– On nous l’avait déjà dit, monsieur, mais,pour ma part, j’hésitais à le croire.

– Vous le croirez quand vous l’aurez vu, etj’espère, monsieur, que cela ne tardera pas longtemps.

– Mais alors, monsieur, vous vous êtes doncmis en règle ?

– Avec qui ?

– Je ne sais pas, monsieur ; mais jesuppose qu’avant d’entreprendre une chose pareille, vous vous êtesmuni de quelque autorisation.

– De qui ?

– Mais enfin, monsieur, vous avouerez que larésurrection d’un homme est une chose extraordinaire. Quant à moi,c’est bien la première fois que j’en entends parler. Or le devoird’une police bien faite est d’empêcher qu’il se passe riend’extraordinaire dans le pays.

– Voyons, monsieur, si je vous disais :voici un homme qui n’est pas mort ; j’ai l’espoir très fondéde le remettre sur pied dans trois jours ; votre médecin, quiprétend le contraire, se trompe : prendriez-vous laresponsabilité de faire enterrer Fougas ?

– Non, certes ! À Dieu ne plaise que jeprenne rien sous ma responsabilité ! mais cependant, monsieur,en faisant enterrer Mr Fougas, je serais dans l’ordre et dans lalégalité. Car enfin de quel droit prétendez-vous ressusciter unhomme ? Dans quel pays a-t-on l’habitude de ressusciter ?Quel est ce texte de loi qui vous autorise à ressusciter lesgens ?

– Connaissez-vous une loi qui ledéfende ? Or tout ce qui n’est pas défendu est permis.

– Aux yeux des magistrats, peut-être bien.Mais la police doit prévenir, éviter le désordre. Or, unerésurrection, monsieur, est un fait assez inouï pour constituer undésordre véritable.

– Vous avouerez, du moins, que c’est undésordre assez heureux.

– Il n’y a pas de désordre heureux.Considérez, d’ailleurs, que le défunt n’est pas le premier venu.S’il s’agissait d’un vagabond sans feu ni lieu, on pourrait user detolérance. Mais c’est un militaire, un officier supérieur etdécoré ; un homme qui a occupé un rang élevé dans l’armée.L’armée, monsieur ! Il ne faut pas toucher àl’armée !

– Eh ! monsieur, je touche à l’arméecomme le chirurgien qui panse ses plaies ! Il s’agit de luirendre un colonel, à l’armée ! Et c’est vous qui, par espritde routine, voulez lui faire tort d’un colonel !

– Je vous en supplie, monsieur, ne vous animezpas tant et ne parlez pas si haut : on pourrait nous entendre.Croyez que je serai de moitié avec vous dans tout ce que vousvoudrez faire pour cette belle et glorieuse armée de mon pays, Maisavez-vous songé à la question religieuse ?

– Quelle question religieuse ?

– À vous dire le vrai, monsieur (mais cecitout à fait entre nous), le reste est pur accessoire et noustouchons au point délicat. On est venu me trouver, on m’a fait desobservations très judicieuses. La seule annonce de votre projet ajeté le trouble dans un certain nombre de consciences. On craintque le succès d’une entreprise de ce genre ne porte un coup à lafoi, ne scandalise, en un mot, les esprits tranquilles. Car enfin,si Mr Fougas est mort, c’est que Dieu l’a voulu. Ne craignez-vouspas, en le ressuscitant, d’aller contre la volonté deDieu ?

– Non, monsieur ; car je suis sûr de nepas ressusciter Fougas si Dieu en a décidé autrement. Dieu permetqu’un homme attrape la fièvre, mais Dieu permet aussi qu’un médecinle guérisse. Dieu a permis qu’un brave soldat de l’Empereur fûtempoigné par quatre ivrognes de Russes, condamné comme espion, gelédans une forteresse et desséché par un vieil Allemand sous unemachine pneumatique. Mais Dieu permet aussi que je retrouve cemalheureux dans une boutique de bric-à-brac, que je l’apporte àFontainebleau, que je l’examine avec quelques savants et que nouscombinions un moyen à peu près sûr de le rendre à la vie. Tout celaprouve une chose, c’est que Dieu est plus juste, plus clément etplus miséricordieux que ceux qui abusent de son nom pour vousexciter.

– Je vous assure, monsieur, que je ne suisnullement excité. Je me rends à vos raisons parce qu’elles sontbonnes et parce que vous êtes un homme considérable dans la ville.J’espère bien, d’ailleurs, que vous ne réprouverez pas un acte dezèle qui m’a été conseillé. Je suis fonctionnaire, monsieur. Or,qu’est-ce qu’un fonctionnaire ? Un homme qui a une place.Supposez maintenant que les fonctionnaires s’exposent à perdre leurplace, que restera-t-il en France ? Rien, monsieur, absolumentrien. J’ai l’honneur de vous saluer.

Le 15 août au matin, Mr Karl Nibor se présentachez Mr Renault avec le docteur Martout et la commission nommée àParis par la Société de biologie. Comme il arrive souvent enprovince, l’entrée de notre illustre savant fut une sorte dedéception. Mme Renault s’attendait à voir paraître, sinon unmagicien en robe de velours constellée d’or, au moins un vieillardd’une prestance et d’une gravité extraordinaire. Karl Nibor est unhomme de taille moyenne, très blond et très fluet. Peut-être a-t-ilbien quarante ans, mais on ne lui en donnerait pas plus detrente-cinq. Il porte la moustache et la mouche ; il est gai,parleur, agréable et assez mondain pour amuser les dames. MaisClémentine ne jouit pas de sa conversation. Sa tante l’avaitemmenée à Moret pour la soustraire aux angoisses de la crainte etaux enivrements de la victoire.

Chapitre 10Alléluia !

 

Mr Nibor et ses collègues, après lescompliments d’usage, demandèrent à voir le sujet. Ils n’avaient pasde temps à perdre et l’expérience ne pouvait guère durer moins detrois jours. Léon s’empressa de les conduire au laboratoire etd’ouvrir les trois coffres du colonel.

On trouva que le malade avait la figure assezbonne. Mr Nibor le dépouilla de ses vêtements, qui se déchiraientcomme de l’amadou pour avoir trop séché dans l’étuve du pèreMeiser. Le corps, mis à nu, fut jugé très intact et parfaitementsain. Personne n’osait encore garantir le succès, mais tout lemonde était plein d’espérance.

Après ce premier examen, Mr Renault mit sonlaboratoire au service de ses hôtes. Il leur offrit tout ce qu’ilpossédait avec une munificence qui n’était pas exempte de vanité.Pour le cas où l’emploi de l’électricité paraîtrait nécessaire, ilavait une forte batterie de bouteilles de Leyde et quaranteéléments de Bunsen tout neufs. Mr Nibor le remercia ensouriant.

– Gardez vos richesses, lui dit-il. Avec unebaignoire et une chaudière d’eau bouillante nous aurons tout cequ’il nous faut. Le colonel ne manque de rien que d’humidité. Ils’agit de lui rendre la quantité d’eau nécessaire au jeu desorganes. Si vous avez un cabinet où l’on puisse amener un jet devapeur, nous serons plus que contents.

Tout justement Mr Audret l’architecte, avaitconstruit auprès du laboratoire une petite salle de bain, commodeet claire. La célèbre machine à vapeur n’était pas loin, et sachaudière n’avait servi, jusqu’à présent, qu’à chauffer les bainsde Mr et Mme Renault.

Le colonel fut transporté dans cette pièceavec tous les égards que méritait sa fragilité. Il ne s’agissaitpas de lui casser sa deuxième oreille dans la hâte dudéménagement ! Léon courut allumer le feu de la chaudière, etMr Nibor le nomma chauffeur sur le champ de bataille.

Bientôt un jet de vapeur tiède pénétra dans lasalle de bain, créant autour du colonel une atmosphère humide qu’onéleva par degrés, et sans secousse, jusqu’à la température du corpshumain. Ces conditions de chaleur et d’humidité furent maintenuesavec le plus grand soin durant vingt-quatre heures. Personne nedormit dans la maison. Les membres de la commission parisiennecampaient dans le laboratoire. Léon chauffait ; Mr Nibor, MrRenault et Mr Martout s’en allaient tour à tour surveiller lethermomètre. Mme Renault faisait du thé, du café et même dupunch ; Gothon, qui avait communié le matin, priait Dieu dansun coin de sa cuisine pour que ce miracle impie ne réussît pas. Unecertaine agitation régnait déjà par la ville, mais on ne savaits’il fallait l’attribuer à la fête du 15 ou à la fameuse entreprisedes sept savants de Paris.

Le 16 à deux heures on avait obtenu desrésultats encourageants. La peau et les muscles avaient recouvrépresque toute leur souplesse, mais les articulations étaient encoredifficiles à fléchir. L’état d’affaissement des parois du ventre etdes intervalles des côtes montrait enfin que les viscères étaientloin d’avoir repris la quantité d’eau qu’ils avaient perdueautrefois chez Mr Meiser. Un bain fut préparé et maintenu à latempérature de 37 degrés et demi. On y laissa le colonel pendantdeux heures, en ayant soin de lui passer souvent sur la tête uneéponge fine imbibée d’eau.

M. Nibor le retira du bain lorsque lapeau, qui s’était gonflée plus vite que les autres tissus, commençaà prendre une teinte blanche et à se rider légèrement. On lemaintint, jusqu’au soir du 16, dans cette salle humide, où l’ondisposa un appareil qui laissait tomber de temps à autre une pluiefine à 37 degrés et demi. Un nouveau bain fut donné le soir.Pendant la nuit, le corps fut enveloppé de flanelle, mais maintenuconstamment dans la même atmosphère de vapeur.

Le 17 au matin, après un troisième bain d’uneheure et demie, les traits de la figure et les formes du corpsavaient leur aspect naturel : on eût dit un homme endormi.Cinq ou six curieux furent admis à le voir, entre autres le coloneldu 23ème. En présence de ces témoins, Mr Nibor fitmouvoir successivement toutes les articulations et prouva qu’ellesavaient repris leur souplesse. Il massa doucement les membres, letronc et l’abdomen. Il entr’ouvrit les lèvres, écarta les mâchoiresqui étaient assez fortement serrées, et vit que la langue étaitrevenue à son volume et à sa consistance ordinaires. Il entr’ouvritles paupières : le globe des yeux était ferme et brillant.

– Messieurs, dit le savant, voilà des signesqui ne trompent pas ; je réponds du succès. Dans quelquesheures, vous assisterez aux premières manifestations de la vie.

– Mais, interrompit un des assistants,pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que les conjonctives sont encore unpeu plus pâles qu’il ne faudrait. Mais ces petites veines quiparcourent le blanc des yeux ont déjà pris une physionomie trèsrassurante. Le sang s’est bien refait. Qu’est-ce que le sang ?Des globules rouges nageant dans du sérum ou petit-lait. Le sérumdu pauvre Fougas s’était desséché dans les veines ; l’eau quenous y avons introduite graduellement par une lente endosmose agonflé l’albumine et la fibrine du sérum, qui est revenu à l’étatliquide. Les globules rouges, que la dessiccation avait agglutinés,demeuraient immobiles comme des navires échoués à la marée basse.Les voilà remis à flot : ils épaississent, ils s’enflent, ilsarrondissent leurs bords, ils se détachent les uns des autres, ilsse mettront à circuler dans leurs canaux à la première poussée quileur sera donnée par les contractions du cœur.

– Reste à savoir, dit Mr Renault, si le cœurvoudra se mettre en branle. Dans un homme vivant, le cœur se meutsous l’impulsion du cerveau, transmise par les nerfs. Le cerveauagit sous l’impulsion du cœur transmise par les artères. Le toutforme un cercle parfaitement exact, hors duquel il n’y a pas desalut. Et lorsque le cœur et le cerveau ne fonctionnent ni l’un nil’autre, comme chez le colonel, je ne vois pas lequel des deuxpourrait donner l’impulsion à l’autre. Vous rappelez-vous cettescène de l’École des femmes où Arnolphe vient heurter à saporte ? Le valet et la servante, Alain et Georgette, sont tousles deux dans la maison.

« – Georgette ! crie Alain.

« – Eh bien ? répond Georgette.

« – Ouvre là-bas !

« – Vas-y, toi !

« – Vas-y, toi !

« – Ma foi, je n’irai pas !

« – Je n’irai pas aussi.

« – Ouvre vite !

« – Ouvre, toi !

« Et personne n’ouvre. Je crains bien,monsieur, que nous n’assistions à une représentation de cettecomédie. La maison, c’est le corps du colonel ; Arnolphe, quivoudrait bien rentrer, c’est le principe vital. Le cœur et lecerveau remplissent le rôle d’Alain et de Georgette.

« – Ouvre là-bas ! dit l’un.

« – Vas-y, toi, » répond l’autre.

« Et le principe vital reste à laporte.

– Monsieur, répliqua en souriant le docteurNibor, vous oubliez la fin de la scène. Arnolphe se fâche, ils’écrie :

Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte,

N’aura pas à manger de plus de quatre jours !

« Et aussitôt Alain de s’empresser,Georgette d’accourir et la porte de s’ouvrir. Notez bien que si jeparle ainsi, c’est pour entrer dans votre raisonnement, car le motde principe vital est en contradiction avec l’état actuel de lascience. La vie se manifestera dès que le cerveau ou le cœur, ouquelqu’une des parties du corps qui ont la propriété d’agirspontanément, aura repris la quantité d’eau dont elle a besoin. Lasubstance organisée a des propriétés qui lui sont inhérentes et quise manifestent d’elles-mêmes, sans l’impulsion d’aucun principeétranger, pourvu qu’elles se trouvent dans certaines conditions demilieu. Pourquoi les muscles de Mr Fougas ne se contractent-ils pasencore ? Pourquoi le tissu du cerveau n’entre-t-il pas enaction ? Parce qu’ils n’ont pas encore la somme d’humidité quileur est nécessaire. Il manque peut-être un demi-litre d’eau dansla coupe de la vie. Mais je ne me hâterai pas de la remplir :j’ai trop peur de la casser. Avant de donner un dernier bain à cebrave, il faut encore masser tous ses organes, soumettre sonabdomen à des pressions méthodiques afin que les séreuses duventre, de la poitrine et du cœur soient parfaitementdésagglutinées et susceptibles de glisser les unes sur les autres.Vous comprenez que le moindre accroc dans ces régions-là, et mêmela plus légère résistance, suffirait pour tuer notre homme dansl’instant de sa résurrection.

Tout en parlant, il joignait l’exemple auprécepte, et pétrissait le torse du colonel. Comme les spectateursremplissaient un peu trop exactement la salle de bain, et qu’ilétait presque impossible de s’y mouvoir, Mr Nibor les pria depasser dans le laboratoire. Mais le laboratoire se trouva tellementplein qu’il fallut l’évacuer au profit du salon : lescommissaires de la société de biologie avaient à peine un coin detable où rédiger le procès-verbal.

Le salon même était bourré de monde, ainsi quela salle à manger et jusqu’à la cour de la maison. Amis, étrangers,inconnus se serraient les coudes et attendaient en silence. Mais lesilence de la foule n’est pas beaucoup moins bruyant que legrondement de la mer. Le gros docteur Martout, extraordinairementaffairé, se montrait de temps à autre et fendait les flots decurieux, comme un galion chargé de nouvelles. Chacune de sesparoles circulait de bouche en bouche et se répandait jusque dansla rue, où trente groupes de militaires et de bourgeois s’agitaienten tout sens. Jamais cette petite rue de la Faisanderie n’avait vusemblable cohue. Un passant étonné s’arrêta, demandant :

– Qu’y a-t-il ? Est-ce unenterrement ?

– Au contraire, monsieur.

– C’est donc un baptême ?

– À l’eau chaude !

– Une naissance ?

– Une renaissance !

Un vieux juge au tribunal civil expliquait ausubstitut la légende du vieil Eson, bouilli dans la chaudière deMédée.

– C’est presque la même expérience, disait-il,et je croirais que les poètes ont calomnié la magicienne deColchos. Il y aurait de jolis vers latins à faire là-dessus ;mais je n’ai plus mon antique prouesse !

Fabula Medeam cur crimine carpit iniquo ?

Ecce novus surgit redivivis Eson ab undis

Fortior, arma petens, juvenili pectore miles…

Redivivis est pris dans le sensactif ; c’est une licence, ou du moins un hardiesse. Ah !monsieur ! il fut un temps ou j’étais l’homme de toutes lesaudaces, en vers latins !

– Cap’ral ! disait un conscrit de laclasse de 1859.

– Quoi-t-il y a, Fréminot ?

– C’est-il vrai qu’ils font bouillir un anciendans une marmite, histoire de le réhabiliter dans ses habits decolonel ?

– Vrai-t-ou pas vrai, subalterne, je me lesuis laissé dire.

– J’imagine que c’est-z-une histoire sansfondement, sauf votre respect ?

– Apprenez, Fréminot, que rien n’estimpossible à vos supérieurs ! Vous n’ignorez pas concurremmentque les légumes séchés, en les faisant bouillir, récapitulent leurétat primitif et surnaturel ?

– Mais, cap’ral, que si on les cuisait troisjours de temps, elles tomberaient en bouillie !

– Mais, imbécile, pourquoi que les anciens onles appelle des durs à cuire ?

À midi, le commissaire de police et lelieutenant de gendarmerie fendirent la presse et s’introduisirentdans la maison. Ces messieurs s’empressèrent de déclarer à MrRenault père que leur visite n’avait rien d’officiel et qu’ilsvenaient en curieux. Ils rencontrèrent dans le corridor lesous-préfet, le maire et Gothon, qui se lamentait tout haut de voirle gouvernement prêter les mains à des sorcelleries pareilles.

Vers une heure Mr Nibor fit prendre au colonelun nouveau bain prolongé, au sortir duquel le corps subit unmassage plus fort et plus complet que le premier.

– Maintenant, dit le docteur, nous pouvonstransporter Mr Fougas au laboratoire, pour donner à sa résurrectiontoute la publicité désirable. Mais il conviendrait de l’habiller,et son uniforme est en lambeaux.

– Je crois, répondit le bon Mr Renault, que lecolonel est à peu près de ma taille ; je puis donc lui prêterdes habits à moi. Fasse le ciel qu’il les use ! mais entrenous, je ne l’espère pas.

Gothon apporta, en grommelant, ce qu’il fautpour vêtir un homme complètement nu. Mais sa mauvaise humeur netint pas devant la beauté du colonel :

– Pauvre monsieur ! s’écria-t-elle. C’estjeune, c’est frais, c’est blanc comme un petit poulet ! S’ilne revenait pas, ce serait grand dommage !

Il y avait environ quarante personnes dans lelaboratoire lorsqu’on y transporta Fougas. Mr Nibor, aidé de MrMartout, l’assit sur un canapé et réclama quelques instants de vraisilence. Mme Renault fit demander sur ces entrefaites s’il luiétait permis d’entrer ; on l’admit.

– Madame et messieurs, dit le docteur Nibor,la vie se manifestera dans quelques minutes. Il se peut que lesmuscles agissent les premiers et que leur action soit convulsive,n’étant pas encore réglée par l’influence du système nerveux. Jedois vous prévenir de ce fait, pour que, le cas échéant, vous nesoyez point effrayés. Madame, qui est mère, devra s’en étonnermoins que personne ; elle a ressenti au quatrième mois de lagrossesse l’effet de ces mouvements irréguliers qui vont peut-êtrese produire en grand. J’espère bien, au reste, que les premièrescontractions spontanées se produiront dans les fibres du cœur.C’est ce qui arrive chez l’embryon, où les mouvements rythmiques ducœur précèdent les actes nerveux.

Il se remit à exercer des pressionsméthodiques sur le bas de la poitrine, stimulant la peau des mains,entr’ouvrant les paupières, explorant le pouls, auscultant larégion du cœur.

L’attention des spectateurs fut un instantdétournée par un tumulte extérieur. Un bataillon du23ème passait, musique en tête, dans la rue de laFaisanderie. Tandis que les cuivres de Mr Sax ébranlaient lesfenêtres de la maison, une rougeur subite empourpra les joues ducolonel. Ses yeux, qui étaient restés entr’ouverts, brillèrent d’unéclat plus vif. Au même moment, le docteur Nibor, qui auscultait lapoitrine, s’écria :

– J’entends les bruits du cœur.

À peine avait-il parié, que la poitrine segonfla par une aspiration violente, les membres se contractèrent,le corps se dressa et l’on entendit un cri de :

– Vive l’empereur !

Mais comme si un tel effort avait épuisé sonénergie, le colonel Fougas retomba sur le canapé en murmurant d’unevoix éteinte :

– Où suis-je ? Garçon !l’annuaire !

Chapitre 11Où le colonel Fougas apprend quelques nouvelles qui paraîtrontanciennes à mes lecteurs.

 

Parmi les personnes présentes à cette scène,il n’y en avait pas une seule qui eût vu des résurrections. Je vouslaisse à penser la surprise et la joie qui éclatèrent dans lelaboratoire. Une triple salve d’applaudissements mêlés de cris,salua le triomphe du docteur Nibor. La foule, entassée dans lesalon, dans les couloirs, dans la cour et jusque dans la rue,comprit à ce signal que le miracle était accompli. Rien ne put laretenir, elle enfonça les portes, surmonta les obstacles, culbutatous les sages qui voulaient l’arrêter, et vint enfin déborder dansle cabinet de physique.

– Messieurs ! criait Mr Nibor, vousvoulez donc le tuer !

Mais on le laissait dire. La plus féroce detoutes les passions, la curiosité, poussait la foule enavant ; chacun voulait voir au risque d’écraser les autres. MrNibor tomba, Mr Renault et son fils, en essayant de le secourir,furent abattus sur son corps ; Mme Renault fut renverséeà son tour aux genoux du colonel et se mit à crier du haut de satête.

– Sacrebleu ! dit Fougas en se dressantcomme par ressort, ces gredins-là vont nous étouffer, si on ne lesassomme !

Son attitude, l’éclat de ses yeux, et surtoutle prestige du merveilleux, firent un vide autour de lui. On auraitdit que les murs s’étaient éloignés, ou que les spectateurs étaientrentrés les uns dans les autres.

– Hors d’ici tous ! s’écria Fougas, de saplus belle voix de commandement.

Un concert de cris, d’explications, deraisonnements, s’élève autour de lui ; il croit entendre desmenaces, il saisit la première, chaise qui se trouve à sa portée,la brandit comme une arme, il pousse, frappe, culbute lesbourgeois, les soldats, les fonctionnaires, les savants, les amis,les curieux, le commissaire de police, et verse ce torrent humaindans la rue avec un fracas épouvantable. Cela fait, il referme laporte au verrou, revient au laboratoire, voit trois hommes deboutauprès de Mme Renault, et dit à la vieille dame en adoucissantle ton de sa voix :

– Voyons, la mère, faut-il expédier cestrois-là comme les autres ?

– Gardez-vous en bien ! s’écria la bonnedame. Mon mari et mon fils, monsieur. Et Mr le docteur Nibor, quivous a rendu la vie.

– En ce cas, honneur à eux, la mère !Fougas n’a jamais forfait aux lois de la reconnaissance et del’hospitalité. Quant à vous, mon Esculape, touchez là !

Au même instant, il s’aperçut que dix à douzecurieux s’étaient hissés du trottoir de la rue jusqu’aux fenêtresdu laboratoire. Il marcha droit à eux et ouvrit avec uneprécipitation qui les fit sauter dans la foule.

– Peuple ! dit-il, j’ai culbuté unecentaine de pandours qui ne respectaient ni le sexe ni lafaiblesse. Ceux qui ne seront pas contents, je m’appelle le colonelFougas, du 23ème. Et vive l’empereur !

Un mélange confus d’applaudissements, de cris,de rires et de gros mots répondit à cette allocution bizarre. LéonRenault se hâta de sortir pour porter des excuses à tous ceux à quil’on en devait. Il invita quelques amis à dîner le soir même avecle terrible colonel, et surtout il n’oublia pas d’envoyer un exprèsà Clémentine.

Fougas, après avoir parlé au peuple, seretourna vers ses hôtes en se dandinant d’un air crâne, se mit àcheval sur la chaise qui lui avait déjà servi, releva les crocs desa moustache, et dit :

– Ah çà, causons. J’ai donc étémalade ?

– Très malade.

– C’est fabuleux. Je me sens tout dispos. J’aifaim, et même en attendant le dîner, je boirais bien un verre devotre schnick.

Mme Renault sortit, donna un ordre etrentra aussitôt.

– Mais, dites-moi donc où je suis !reprit le colonel. À ces attributs du travail, je reconnais undisciple d’Uranie ; peut-être un ami de Monge et deBerthollet. Mais l’aimable cordialité empreinte sur vos visages meprouve que vous n’êtes pas des naturels de ce pays de choucroute.Oui, j’en crois les battements de mon cœur. Amis, nous avons lamême patrie. La sensibilité de votre accueil, à défaut d’autresindices, m’aurait averti que vous êtes Français. Quels hasards vousont amené si loin du sol natal ? Enfants de mon pays, quelletempête vous a jetés sur cette rive inhospitalière ?

– Mon cher colonel, répondit Mr Nibor, si vousvoulez être bien sage, vous ne ferez pas trop de questions à lafois. Laissez-nous le plaisir de vous instruire tout doucement etavec ordre, car vous avez beaucoup de choses à apprendre.

Le colonel rougit de colère et réponditvivement :

– Ce n’est toujours pas vous qui m’enremontrerez, mon petit monsieur !

Une goutte de sang qui lui tomba sur la maindétourna le cours de ses idées :

– Tiens ! dit-il est-ce que jesaigne ?

– Cela ne sera rien ; la circulations’est rétabli, et votre oreille cassée…

Il porta vivement la main à son oreille etdit :

– C’est pardieu vrai. Mais du diable si je mesouviens de cet accident-là !

– Je vais vous faire un petit pansement, etdans deux jours il n’y paraîtra plus.

– Ne vous donnez pas la peine, mon cherHippocrate ; une pincée de poudre, c’est souverain !

Mr Nibor se mit en devoir de le panser un peumoins militairement. Sur ces entrefaites, Léon rentra.

– Ah ! ah ! dit-il au docteur, vousréparez le mal que j’ai fait.

– Tonnerre ! s’écria Fougas ens’échappant des mains de Mr Nibor pour saisir Léon au collet. C’esttoi, clampin ! qui m’as cassé l’oreille ?

Léon était très doux, mais la patience luiéchappa. Il repoussa brusquement son homme.

– Oui, monsieur, c’est moi qui vous ai cassél’oreille, en la tirant, et si ce petit malheur ne m’était pasarrivé, il est certain que vous seriez aujourd’hui à six pieds sousterre. C’est moi qui vous ai sauvé la vie, après vous avoir achetéde mon argent, lorsque vous n’étiez pas coté plus de vingt-cinqlouis. C’est moi qui ai passé trois jours et deux nuits à fourrerdu charbon sous votre chaudière. C’est mon père qui vous a donnéles vêtements que vous avez sur le corps ; vous êtes cheznous, buvez le petit verre d’eau-de-vie que Gothon vousapporte ; mais pour Dieu ! quittez l’habitude dem’appeler clampin, d’appeler ma mère la mère, et de jeter nos amisdans la rue en les traitant de pandours !

Le colonel, tout ahuri, tendit la main à Léon,à Mr Renault et au docteur, baisa galamment la main deMme Renault, avala d’un trait un verre à vin de Bordeauxrempli d’eau-de-vie jusqu’au bord, et dit d’une voixémue :

– Vertueux habitants, oubliez les écarts d’uneâme vive mais généreuse. Dompter mes passions sera désormais maloi. Après avoir vaincu tous les peuples de l’univers, il est beaude se vaincre soi-même.

Cela dit, il livra son oreille à Mr Nibor, quiacheva le pansement.

– Mais, dit-il, en recueillant ses souvenirs,on ne m’a donc pas fusillé ?

– Non.

– Et je n’ai pas été gelé dans latour ?

– Pas tout à fait.

– Pourquoi m’a-t-on ôté mon uniforme ? Jedevine ! Je suis prisonnier !

– Vous êtes libre.

– Libre ! Vive l’empereur ! Maisalors, pas un moment à perdre ! Combien de lieues d’ici àDantzig ?

– C’est très loin.

– Comment appelez-vous cettebicoque ?

– Fontainebleau.

– Fontainebleau ! En France ?

– Seine-et-Marne. Nous allions vous présenterle sous-préfet lorsque vous l’avez jeté dans la rue.

– Je me fiche pas mal de tous lessous-préfets ! J’ai une mission de l’empereur pour le généralRapp, et il faut que je parte aujourd’hui même pour Dantzig. Dieusait si j’arriverai à temps !

– Mon pauvre colonel, vous arriveriez troptard. Dantzig est rendu.

– C’est impossible ? Depuisquand ?

– Depuis tantôt quarante-six ans.

– Tonnerre ! Je n’entends pas qu’on se…moque de moi !

Mr Nibor lui mit en main un calendrier, et luidit :

– Voyez vous-même ! Nous sommes au 17août 1859 ; vous vous êtes endormi dans la tour de Liebenfeldle 11 novembre 1813 ; il y a donc quarante-six ans moins troismois que le monde marche sans vous.

– Vingt-quatre et quarante-six ; maisalors j’aurais soixante-dix ans, à votre compte !

– Votre vivacité montre bien que vous en aveztoujours vingt-quatre.

Il haussa les épaules, déchira le calendrieret dit en frappant du pied le parquet :

– Votre almanach est une blague !

Mr Renault courut à sa bibliothèque, prit unedemi-douzaine de volumes au hasard, et lui fit lire, au bas destitres, les dates de 1826, 1833, 1847, 1858.

– Pardonnez-moi, dit Fougas en plongeant satête dans ses mains. Ce qui m’arrive est si nouveau ! Je necrois pas qu’un humain se soit jamais vu à pareille épreuve. J’aisoixante-dix ans !

La bonne Mme Renault s’en alla prendre unmiroir dans la salle de bain et le lui donna en disant :

– Regardez-vous !

Il tenait la glace à deux mains et s’occupaitsilencieusement à refaire connaissance avec lui-même, lorsqu’unorgue ambulant pénétra dans la cour et joua :

« Partant pour la Syrie ! »

Fougas lança le miroir contre terre encriant :

– Qu’est-ce que vous me contiez donc là ?J’entends la chanson de la reine Hortense !

Mr Renault lui expliqua patiemment, tout enrecueillant les débris du miroir, que la jolie chanson de la reineHortense était devenue un air national et même officiel, que lamusique des régiments avait substitué cette aimable mélodie à lafarouche Marseillaise, et que nos soldats, chose étrange ! nes’en battaient pas plus mal. Mais déjà le colonel avait ouvert lafenêtre et criait au Savoyard :

– Eh ! l’ami ! Un napoléon pour toisi tu me dis en quelle année je respire !

L’artiste se mit à danser le plus légèrementqu’il put, en secouant son moulin à musique.

– Avance à l’ordre ! cria le colonel. Etlaisse en repos ta satanée machine !

– Un petit chou, mon bon mouchu !

– Ce n’est pas un sou que je te donnerai, maisun napoléon, si tu me dis en quelle année nous sommes !

– Que ch’est drôle, hi ! hi !hi !

– Et si tu ne me le dis pas plus vite que ça,je te couperai les oreilles !

Le Savoyard s’enfuit, mais il revint tout desuite, comme s’il avait médité au trot la maxime : Qui nerisque rien, n’a rien.

– Mouchu ! dit-il d’une voix pateline,nous chommes en mil huit chent chinquante-neuf.

– Bon ! cria Fougas. Il chercha del’argent dans ses poches et n’y trouva rien. Léon vit son embarras,et jeta vingt francs dans la cour. Avant de refermer la fenêtre, ildésigna du doigt la façade d’un joli petit bâtiment neuf où lecolonel put lire en toutes lettres :

AUDRET, ARCHITECTE

MDCCCLIX.

Renseignement parfaitement clair, et qui necoûtait pas vingt francs.

Fougas, un peu confus, serra la main de Léonet lui dit :

– Ami, je n’oublierai plus que la confianceest le premier devoir de la reconnaissance envers la bienfaisance.Mais parlez-moi de la patrie ! Je foule le sol sacré où j’aireçu l’être, et j’ignore les destinées de mon pays. La France esttoujours la reine du monde, n’est-il pas vrai ?

– Certainement, dit Léon.

– Comment va l’empereur ?

– Bien.

– Et l’impératrice ?

– Très bien.

– Et le roi de Rome ?

– Le prince impérial ? C’est un très belenfant.

– Comment ! un bel enfant ! Et vousavez le front de dire que nous sommes en 1859 !

Mr Nibor prit la parole et expliqua enquelques mots que le souverain actuel de la France n’était pasNapoléon Ier, mais Napoléon III.

– Mais alors, s’écria Fougas, mon empereur estmort !

– Oui.

– C’est impossible ! Racontez-moi tout ceque vous voudrez, excepté ça ! Mon empereur est immortel.

Mr Nibor et les Renault, qui n’étaientpourtant pas historiens de profession, furent obligés de lui faireen abrégé l’histoire de notre siècle. On alla chercher un groslivre écrit par Mr de Norvins et illustré de belles gravures parRaffet. Il n’accepta la vérité qu’en la touchant du doigt, etencore s’écriait-il à chaque instant :

– C’est impossible ! Ce n’est pas del’histoire que vous me lisez ; c’est un roman écrit pour fairepleurer les soldats !

Il fallait, en vérité, que ce jeune homme eûtl’âme forte et bien trempée, car il apprit en quarante minutes tousles malheurs que la fortune avait répartis sur dix-huit années,depuis la première abdication jusqu’à la mort du roi de Rome. Moinsheureux que ses anciens compagnons d’armes, il n’eut pas unintervalle de repos entre ces chocs terribles et répétés quifrappaient tous son cœur au même endroit. On aurait pu craindre quele coup ne fît balle et que le pauvre Fougas ne mourût dans lapremière heure de sa vie. Mais ce diable d’homme pliait etrebondissait tour à tour comme un ressort. Il cria d’admiration enécoutant les beaux combats de la campagne de France ; il rugitde douleur en assistant aux adieux de Fontainebleau. Le retour del’île d’Elbe illumina sa belle et noble figure ; son cœurcourut à Waterloo avec la dernière armée de l’Empire, et s’y brisa.Puis il serrait les poings et disait entre ses dents :

– Si j’avais été là, à la tête du23ème, Blucher et Wellington auraient bien vu !

L’invasion, le drapeau blanc, le martyre deSainte-Hélène, la terreur blanche en Europe, le meurtre de Murat,ce dieu de la cavalerie, la mort de Ney, de Brune, de MoutonDuvernet et de tant d’autres hommes de cœur qu’il avait connus,admirés et aimés, le jetèrent dans une série d’accès de rage ;mais rien ne l’abattit. En écoutant la mort de Napoléon, il juraitde manger le cœur de l’Angleterre ; la lente agonie du pâle etcharmant héritier de l’Empire lui inspirait des tentationsd’éventrer l’Autriche. Lorsque le drame fut fini et le rideau tombésur Schoenbrunn, il essuya ses larmes et dit :

– C’est bien. J’ai vécu en un instant toute lavie d’un homme. Maintenant, montrez-moi la carte deFrance !

Léon se mit à feuilleter un atlas, tandis queMr Renault essayait de résumer au colonel l’histoire de laRestauration et de la monarchie de 1830. Mais Fougas avait l’espritailleurs.

– Qu’est-ce que ça me fait, disait-il, quedeux cents bavards de députés aient mis un roi à la place d’unautre ? Des rois ! j’en ai tant vu par terre ! Sil’Empire avait duré dix ans de plus, j’aurais pu me donner un roipour brosseur !

Lorsqu’on lui mit l’atlas sous les yeux, ils’écria d’abord avec un profond dédain :

– Ça, la France !

Mais bientôt deux larmes de tendresseéchappées de ses yeux arrosèrent l’Ardèche et la Gironde. Il baisala carte et dit avec une émotion qui gagna presque tous lesassistants :

– Pardonne-moi ma pauvre vieille, d’avoirinsulté à ton malheur ! Ces scélérats que nous avions rosséspartout, ont profité de mon sommeil pour rogner tesfrontières ; mais petite ou grande, riche ou pauvre, tu es mamère, et je t’aime comme un bon fils ! Voici la Corse, oùnaquit le géant de notre siècle, voici Toulouse où j’ai reçu lejour ; voilà Nancy, où j’ai senti battre mon cœur, où celleque j’appelais mon Églé m’attend peut-être encore !France ! tu as un temple dans mon âme ; ce brast’appartient ; tu me trouveras toujours prêt à verser mon sangjusqu’à la dernière goutte pour te défendre ou te venger !

Chapitre 12Le premier repas du convalescent.

 

Le messager que Léon avait envoyé à Moret nepouvait pas y arriver avant sept heures. En supposant qu’il trouvâtces dames à table chez leurs hôtes, que la grande nouvelle abrégeâtle dîner et qu’on mît aisément la main sur une voiture, Clémentineet sa tante seraient probablement à Fontainebleau entre dix et onzeheures. Le fils de Mr Renault jouissait par avance du bonheur de safiancée. Quelle joie pour elle et pour lui, lorsqu’il luiprésenterait l’homme miraculeux qu’elle avait défendu contre leshorreurs de la tombe, et qu’il avait ressuscité à saprière !

En attendant, Gothon, heureuse et fière autantqu’elle avait été inquiète et scandalisée, mettait un couvert dedouze personnes. Son compagnon de chaîne, jeune rustaud de dix-huitans, éclos dans la commune des Sablons, l’assistait de ses deuxbras et l’amusait de sa conversation.

– Pour lors, mam’selle Gothon, disait-il enposant la pile d’assiettes creuses, c’est comme qui dirait unrevenant qu’a sorti de sa boîte pour bousculer le commissaire et lesouparfait !

– Revenant si on veut, Célestin ; sûr etcertain qu’il revient de loin, le pauvre jeune homme ; maisrevenant n’est peut-être pas un mot à dire en parlant desmaîtres.

– C’est-il donc vrai qu’il va être notremaître aussi, celui-là ? Il en arrive tous les jours deplusse. J’aimerais mieux qu’il arriverait des domestiquesed’renfort !

– Taisez-vous, lézard de paresse ! Quandles messieurs donnent pourboire en s’en allant, vous ne vousplaignez pas de n’être que deux à partager.

– Ah ouiche ! j’ai porté pus de cinquantesiaux d’eau pour le faire mijoter, votre colonel, et je sais benqu’il ne me donnera pas la pièce, n’ayant pas un liard dans sespoches ! Faut croire que l’argent n’est pas en abondance dansle pays d’oùs qu’il revient !

– On dit qu’il a des testaments à hériter ducôté de Strasbourg ; un monsieur qui lui a fait tort de safortune.

– Dites donc, mam’selle Gothon, vous qui liseztous les dimanches dans un petit livre, oùs qu’il pouvait êtrelogé, not’ colonel, du temps qu’il n’était pas de cemonde ?

– Eh ! en purgatoire, donc !

– Alors, pourquoi que vous ne lui demandez pasdes nouvelles de ce fameux Baptiste, vot’ amouroux de 1837, qui s’alaissé dévaler du haut d’un toit, dont vous lui faites dire tant ettant de messes ? Ils ont dû se rencontrer par là.

– C’est peut-être bien possible.

– À moins que le Baptiste n’en soit sorti,depuis le temps que vous payez pour ça !

– Hé ben ! j’irai ce soir dans la chambredu colonel, et comme il n’est pas fier, il me dira ce qu’il ensait… Mais, Célestin, vous n’en ferez donc, jamais d’autres ?Voilà encore que vous m’avez frotté mes couteaux d’entremets enargent sur la pierre à repasser !

Les invités arrivaient au salon, où la familleRenault s’était transportée avec Mr Nibor et le colonel. Onprésenta successivement à Fougas le maire de la ville, le docteurMartout, maître Bonnivet, notaire, Mr Audret, et trois membres dela commission parisienne ; les trois autres avaient été forcésde repartir avant le dîner. Les convives n’étaient pas des plusrassurés : leurs flancs meurtris par les premiers mouvementsde Fougas leur permettaient de supposer qu’ils dîneraient peut-êtreavec un fou. Mais la curiosité fut plus forte que la peur. Lecolonel les rassura bientôt par l’accueil le plus cordial. Ils’excusa de s’être conduit en homme qui revient de l’autre monde.Il causa beaucoup, un peu trop peut-être, mais on était si heureuxde l’entendre, et ses paroles empruntaient tant de prix à lasingularité des événements, qu’il obtint un succès sans mélange. Onlui dit que le docteur Martout avait été un des principaux agentsde sa résurrection, avec une autre personne qu’on promit de luiprésenter plus tard. Il remercia chaudement Mr Martout, et demandaquand il pourrait témoigner sa reconnaissance à l’autrepersonne.

– J’espère, dit Léon, que vous la verrez cesoir.

On n’attendait plus que le colonel du23ème de ligne, Mr Rollon. Il arriva, non sans peine, àtravers les flots de peuple qui remplissaient la rue de laFaisanderie. C’était un homme de quarante-cinq ans, voix brève,figure ouverte. Ses cheveux grisonnaient vaguement, mais lamoustache brune, épaisse et relevée, se portait bien. Il parlaitpeu, disait juste, savait beaucoup et ne se vantait pas :somme toute, un beau type de colonel. Il vint droit à Fougas et luitendit la main comme à une vieille connaissance.

– Mon cher camarade, lui dit-il, j’ai prisgrand intérêt à votre résurrection, tant en mon propre nom qu’aunom du régiment. Le 23ème, que j’ai l’honneur decommander, vous révérait hier comme un ancêtre. À dater de ce jour,il vous chérira comme un ami.

Pas la moindre allusion à la scène du matin,où Mr Rollon avait été foulé aussi bien que les autres.

Fougas répondit convenablement, mais avec unenuance de froideur :

– Mon cher camarade, dit-il, je vous remerciede vos bons sentiments. Il est singulier que le destin me mette enprésence de mon successeur, le jour même où je rouvre les yeux à lalumière ; car enfin je ne suis ni mort ni général, je n’ai paspermuté, on ne m’a pas mis à la retraite, et pourtant je vois unautre officier, plus digne sans doute, à la tête de mon beau23ème. Mais si vous avez pour devise « Honneur etcourage » comme j’en suis d’ailleurs persuadé, je n’ai pas ledroit de me plaindre et le régiment est en bonnes mains.

Le dîner était servi. Mme Renault prit lebras de Fougas. Elle le fit asseoir à sa droite et Mr Nibor à sagauche. Le colonel et le maire prirent leurs places aux côtés de MrRenault ; les autres convives au hasard et sans étiquette.

Fougas engloutit le potage et les entrées,reprenant de tous les plats et buvant en proportion. Un appétit del’autre monde !

– Estimable amphitryon, dit-il à Mr Renault,ne vous effrayez pas de me voir tomber sur les vivres. J’aitoujours mangé de même ; excepté dans la retraite de Russie.Considérez d’ailleurs que je me suis couché hier sans souper, àLiebenfeld.

Il pria Mr Nibor de lui raconter par quellesérie de circonstances il était venu de Liebenfeld àFontainebleau.

– Vous rappelez-vous, dit le docteur, un vieilAllemand qui vous a servi d’interprète devant le conseil deguerre ?

– Parfaitement. Un brave homme qui avait uneperruque violette. Je m’en souviendrai toute ma vie, car il n’y apas deux perruques de cette couleur-là.

– Eh bien ! c’est l’homme à la perruqueviolette, autrement dit le célèbre docteur Meiser, qui vous aconservé la vie.

– Où est-il ? je veux le voir, tomberdans ses bras, lui dire…

– Il avait soixante-huit ans passés lorsqu’ilvous rendit ce petit service : il serait donc aujourd’hui danssa cent quinzième année s’il avait attendu vos remerciements.

– Ainsi donc il n’est plus ! La mort l’adérobé à ma reconnaissance !

– Vous ne savez pas encore tout ce que vouslui devez. Il vous a légué, en 1824, une fortune de trois centsoixante-quinze mille francs, dont vous êtes le légitimepropriétaire. Or comme un capital placé à cinq pour cent se doubleen quatorze ans, grâce aux intérêts composés, vous possédiez, en1838, une bagatelle de sept cent cinquante mille francs ; en1852, un million et demi. Enfin, s’il vous plaît de laisser vosfonds entre les mains de Mr Nicolas Meiser, de Dantzig, cet honnêtehomme vous devra trois millions au commencement de 1866, ou danssept ans. Nous vous donnerons ce soir une copie du testament devotre bienfaiteur ; c’est une pièce très instructive que vouspourrez méditer en vous mettant au lit.

– Je la lirai volontiers, dit le colonelFougas. Mais l’or est sans prestige à mes yeux. L’opulence engendrela mollesse. Moi ! languir dans la lâche oisiveté deSybaris ! Efféminer mes sens sur une couche de rosés,jamais ! L’odeur de la poudre m’est plus chère que tous lesparfums de l’Arabie. La vie n’aurait pour moi ni charmes ni saveurs’il me fallait renoncer au tumulte enivrant des armes. Et le jouroù l’on vous dira que Fougas ne marche plus dans les rangs del’armée, vous pourrez répondre hardiment : C’est que Fougasn’est plus !

Il se tourna vers le nouveau colonel du23ème et lui dit :

– Ô vous, mon cher camarade, dites-leur que lefaste insolent de la richesse est mille fois moins doux quel’austère simplicité du soldat ! Du colonel, surtout !Les colonels sont les rois de l’armée. Un colonel est moins qu’ungénéral, et pourtant il a quelque chose de plus. Il vit plus avecle soldat, il pénètre plus avant dans l’intimité de la troupe. Ilest le père, le juge, l’ami de son régiment. L’avenir de chacun deses hommes est dans ses mains ; le drapeau est déposé sous satente ou dans sa chambre. Le colonel et le drapeau ne sont pasdeux, l’un est l’âme, l’autre est le corps !

Il demanda à Mr Rollon la permission d’allerrevoir et embrasser le drapeau du 23ème.

– Vous le verrez demain matin, répondit lenouveau colonel, si vous me faites l’honneur de déjeuner chez moiavec quelques-uns de mes officiers.

Il accepta l’invitation avec enthousiasme etse jeta dans mille questions sur la solde, la masse, l’avancement,le cadre de réserve, l’uniforme, le grand et petit équipement,l’armement, la théorie. Il comprit sans difficulté les avantages dufusil à piston, mais on essaya vainement de lui expliquer le canonrayé. L’artillerie n’était pas son fort ; il avouait pourtantque Napoléon avait dû plus d’une victoire à sa belleartillerie.

Tandis que les innombrables rôtis deMme Renault se succédaient sur la table, Fougas demanda, maissans perdre un coup de dent, quelles étaient les principalesguerres de l’année, combien de nations la France avait sur lesbras, si l’on ne pensait pas enfin à recommencer la conquête dumonde ? Les renseignements qu’on lui donna, sans le satisfairecomplètement, ne lui ôtèrent pas toute espérance.

– J’ai bien fait d’arriver, dit-il, il y a del’ouvrage.

Les guerres d’Afrique ne le séduisaient pasbeaucoup, quoique le 23ème eût conquis là-bas un belaccroissement de gloire.

– Comme école, c’est bon, disait-il. Le soldatdoit s’y former autrement que dans les jardins de Tivoli, derrièreles jupons des nourrices. Mais pourquoi diable ne flanque-t-on pascinq cent mille hommes sur le dos de l’Angleterre ?L’Angleterre est l’âme de la coalition, je ne vous dis queça !

Que de raisonnements il fallut pour lui fairecomprendre la campagne de Crimée, où les Anglais avaient combattu ànos côtés !

– Je comprends, disait-il, qu’on tape sur lesRusses : ils m’ont fait manger mon meilleur cheval. Mais lesAnglais sont mille fois pires ! Si ce jeune homme (L’empereurNapoléon III) ne le sait pas, je le lui dirai. Il n’y a pas dequartier possible après ce qu’ils viennent de faire àSainte-Hélène ! Si j’avais été en Crimée, commandant en chef,j’aurais commencé par rouler proprement les Russes ; aprèsquoi je me serais retourné contre les Anglais, et je les auraisflanqués dans la mer, qui est leur élément !

On lui donna quelques détails sur la campagned’Italie et il fut charmé d’apprendre que le 23ème avaitpris une redoute sous les yeux du maréchal duc de Solferino.

– C’est la tradition du régiment, dit-il enpleurant dans sa serviette. Ce brigand de 23ème n’enfera jamais d’autres ! La déesse des Victoires l’a touché deson aile.

Ce qui l’étonna beaucoup, par exemple, c’estqu’une guerre de cette importance se fût terminée en si peu detemps. Il fallut lui apprendre que depuis quelques années on avaittrouvé le secret de transporter cent mille hommes, en quatre jours,d’un bout à l’autre de l’Europe.

– Bon ! disait-il, j’admets la chose. Cequi m’étonne, c’est que l’empereur ne l’ait pas inventée en 1810,car il avait le génie des transports, le génie des intendances, legénie des bureaux, le génie de tout ! Mais enfin lesAutrichiens se sont défendus, et il n’est pas possible qu’en moinsde trois mois vous soyez arrivés à Vienne.

– Nous ne sommes pas allés si loin, eneffet.

– Vous n’avez pas poussé jusqu’àVienne ?

– Non.

– Eh bien, alors, où avez-vous donc signé lapaix ?

– À Villafranca.

– À Villafranca ? C’est donc la capitalede l’Autriche !

– Non, c’est un village d’Italie.

– Monsieur, je n’admets pas qu’on signe lapaix ailleurs que dans les capitales. C’était notre principe, notreABC, le paragraphe premier de la Théorie. Il paraît que le monde abien changé depuis que je ne suis plus là. Mais patience !

Ici, la vérité m’oblige à dire que Fougas segrisa au dessert. Il avait bu et mangé comme un héros d’Homère etparlé plus copieusement que Cicéron dans ses bons jours. Les fuméesdu vin, de la viande et de l’éloquence lui montèrent au cerveau. Ildevint familier, tutoya les uns, rudoya les autres et lâcha untorrent d’absurdités à faire tourner quarante moulins. Son ivressen’avait rien de brutal et surtout rien d’ignoble ; ce n’étaitque le débordement d’un esprit jeune, aimant, vaniteux et déréglé.Il porta cinq ou six toasts : à la gloire, à l’extension denos frontières, à la destruction du dernier des Anglais, à MlleMars, espoir de la scène française, à la sensibilité, lien fragile,mais cher, qui unit l’amant à son objet, le père à son fils, lecolonel à son régiment !

Son style, singulier mélange de familiarité etd’emphase, provoqua plus d’un sourire dans l’auditoire. Il s’enaperçut, et un reste de défiance s’éveilla au fond de son cœur. Detemps à autre, il se demandait tout haut si ces gens-là n’abusaientpoint de sa naïveté.

– Malheur ! s’écriait-il, malheur à ceuxqui voudraient me faire prendre des vessies pour deslanternes ! La lanterne éclaterait comme une bombe etporterait le deuil aux environs !

Après de tels discours, il ne lui restait plusqu’à rouler sous la table, et ce dénouement était assez prévu. Maisle colonel appartenait à une génération d’hommes robustes,accoutumés à plus d’un genre d’excès, aussi forts contre le plaisirque contre les dangers, les privations et les fatigues. LorsqueMme Renault remua sa chaise pour indiquer que le repas étaitfini, Fougas se leva sans effort, arrondit son bras avec grâce etconduisit sa voisine au salon. Sa démarche était un peu roide, ettout d’une pièce, mais il allait droit devant lui, et ne trébuchaitpoint. Il prit deux tasses de café et passablement de liqueursalcooliques, après quoi il se mit à causer le plus raisonnablementdu monde. Vers dix heures, Mr Martout ayant exprimé le désird’entendre son histoire, il se plaça lui-même sur la sellette, serecueillit un instant et demanda un verre d’eau sucrée. On s’assiten cercle autour de lui et il commença le discours suivant, dont lestyle un peu suranné se recommande à votre indulgence.

Chapitre 13Histoire du colonel Fougas, racontée par lui-même.

 

« N’espérez pas que j’émaille mon récitde ces fleurs plus agréables que solides, dont l’imagination separe quelquefois pour farder la vérité. Français et soldat,j’ignore doublement la feinte. C’est l’amitié qui m’interroge,c’est la franchise qui répondra.

« Je suis né de parents pauvres, maishonnêtes, au seuil de cette année féconde et glorieuse qui éclairale Jeu de Paume d’une aurore de liberté. Le Midi fut mapatrie ; la langue aimée des troubadours fut celle que jebégayai au berceau. Ma naissance coûta le jour à ma mère. L’auteurdes miens, modeste possesseur d’un champ, trempait son pain dans lasueur du travail. Mes premiers jeux ne furent pas ceux del’opulence. Les cailloux bigarrés qu’on ramasse sur la rive et cetinsecte bien connu que l’enfance fait voltiger libre et captif aubout d’un fil, me tinrent lieu d’autres joujoux.

« Un vieux ministre des autels, affranchides liens ténébreux du fanatisme et réconcilié avec lesinstitutions nouvelles de la France, fut mon Chiron et mon Mentor.Il me nourrit de la forte moelle des lions de Rome etd’Athènes ; ses lèvres distillaient à mes oreilles le mielembaumé de la sagesse. Honneur à toi, docte et respectablevieillard, qui m’a donné les premières leçons de la science et lespremiers exemples de la vertu !

« Mais déjà cette atmosphère de gloireque le génie d’un homme et la vaillance d’un peuple firent flottersur la patrie, enivrait tous mes sens et faisait palpiter ma jeuneâme. La France, au lendemain du volcan de la guerre civile, avaitréuni ses forces en faisceau pour les lancer contre l’Europe, et lemonde étonné, sinon soumis, cédait à l’essor du torrent déchaîné.Quel homme, quel Français aurait pu voir avec indifférence cet échode la victoire répercuté par des millions de cœurs ?

« À peine au sortir de l’enfance, jesentis que l’honneur est plus précieux que la vie. La mélodieguerrière des tambours arrachait à mes yeux des larmes mâles etcourageuses. Et moi aussi, disais-je en suivant la musique desrégiments dans les rues de Toulouse, je veux cueillir des lauriers,dussé-je les « arroser de mon sang ! » Le pâleolivier de la paix n’obtenait que mes mépris. C’est en vain qu’oncélébrait les triomphes pacifiques du barreau, les molles délicesdu commerce ou de la finance. À la toge de nos Cicérons, à lasimarre de nos magistrats, au siège curule de nos législateurs, àl’opulence de nos Mondors, je préférais le glaive. On aurait ditque j’avais sucé le lait de Bellone. « Vaincre oumourir » était déjà ma devise, et je n’avais pas seizeans !

« Avec quel noble mépris j’entendaisraconter l’histoire de nos protées de la politique ! De quelregard dédaigneux je bravais les Turcarets de la finance, vautréssur les coussins d’un char magnifique, et conduits par un automédongalonné vers le boudoir de quelque Aspasie ! Mais sij’entendais redire les prouesses des chevaliers de la Table ronde,ou célébrer en vers élégants la vaillance des croisés ; si lehasard mettait sous ma main les hauts faits de nos modernesRolands, retracés dans un bulletin de l’armée par l’héritier deCharlemagne, une flamme avant-courrière du feu des combatss’allumait dans mes yeux juvéniles.

« Ah ! c’était trop languir, et monfrein rongé par l’impatience allait peut-être se rompre, quand lasagesse d’un père le délia.

« – Pars, me dit-il, en essayant, mais envain, de retenir ses larmes. Ce n’est pas un tyran qui t’aengendré, et je n’empoisonnerai pas le jour que je t’ai donnémoi-même. J’espérais que ta main resterait dans notre chaumièrepour me fermer les yeux, mais lorsque le patriotisme a parlé,l’égoïsme doit se taire. Mes vœux te suivront désormais sur leschamps où Mars moissonne les héros. Puisses-tu mériter la palme ducourage et te montrer bon citoyen comme tu as été bonfils !

« Il dit et m’ouvrit ses bras. J’ytombai, nous confondîmes nos pleurs, et je promis de revenir aufoyer dès que l’étoile de l’honneur se suspendrait à ma poitrine.Mais hélas ! l’infortuné ne devait plus me revoir. La Parque,qui dorait déjà le fil de mes jours, trancha le sien sans pitié. Lamain d’un étranger lui ferma la paupière, tandis que je gagnais mapremière épaulette à la bataille d’Iéna.

« Lieutenant à Eylau, capitaine à Wagramet décoré de la propre main de l’empereur sur le champ de bataille,chef de bataillon devant Almeida, lieutenant colonel à Badajoz,colonel à la Moskowa, j’ai savouré à pleins bords la coupe de lavictoire. J’ai bu aussi le calice de l’adversité. Les plainesglacées de la Russie m’ont vu seul, avec un peloton de braves,dernier reste de mon régiment, dévorer la dépouille mortelle decelui qui m’avait porté tant de fois jusqu’au sein des bataillonsennemis. Tendre et fidèle compagnon de mes dangers, déferré paraccident auprès de Smolensk, il dévoua ses mânes eux-mêmes au salutde son maître et fit un rempart de sa peau à mes pieds glacés etmeurtris.

« Ma langue se refuse à retracer le récitde nos hasards dans cette funeste campagne. Je l’écrirai peut-êtreun jour avec une plume trempée dans les larmes… les larmes, tributde la faible humanité. Surpris par la saison des frimas dans unezone glacée, sans feu, sans pain, sans souliers, sans moyens detransport, privés des secours de l’art d’Esculape, harcelés par lesCosaques, dépouillés par les paysans, véritables vampires, nousvoyions nos foudres muets, tombés au pouvoir de l’ennemi, vomir lamort contre nous-mêmes. Que vous dirai-je encore ? Le passagede la Bérésina, l’encombrement de Wilna, tout le tremblement detonnerre de nom d’un chien… mais je sens que la douleur m’égare etque ma parole va s’empreindre de l’amertume de ces souvenirs.

« La nature et l’amour me réservaient decourtes mais précieuses consolations. Remis de mes fatigues, jecoulai des jours heureux sur le sol de la patrie, dans lespaisibles vallons de Nancy. Tandis que nos phalanges s’apprêtaientà de nouveaux combats, tandis que je rassemblais autour de mondrapeau trois mille jeunes mais valeureux guerriers, tous résolusde frayer à leurs neveux le chemin de l’honneur, un sentimentnouveau que j’ignorais encore se glissa furtivement dans monâme.

« Ornée de tous les dons de la nature,enrichie des fruits d’une excellente éducation, la jeune etintéressante Clémentine sortait à peine des ténèbres de l’enfancepour entrer dans les douces illusions de la jeunesse. Dix-huitprintemps formaient son âge ; les auteurs de ses joursoffraient à quelques chefs de l’armée une hospitalité qui, pourn’être pas gratuite, n’en était pas moins cordiale. Voir leur filleet l’aimer fut pour moi l’affaire d’un jour. Son cœur novice sourità ma flamme : aux premiers aveux qui me furent dictés par lapassion, je vis son front se colorer d’une aimable pudeur. Nouséchangeâmes nos serments par une belle soirée de juin, sous unetonnelle où son heureux père versait quelquefois aux officiersaltérés la brune liqueur du Nord. Je jurai qu’elle serait ma femme,elle promit de m’appartenir ; elle fit plus encore. Notrebonheur ignoré de tous eut le calme d’un ruisseau dont l’onde puren’est point troublée par l’orage, et qui, coulant doucement entredes rives fleuries, répand la fraîcheur dans le bocage qui protègeson modeste cours.

« Un coup de foudre nous sépara l’un del’autre, au moment où la loi et les autels s’apprêtaient à cimenterdes nœuds si doux. Je partis avant d’avoir pu donner mon nom àcelle qui m’avait donné son cœur. Je promis de revenir, elle promitde m’attendre, et je m’échappai de ses bras tout baigné de seslarmes, pour courir aux lauriers de Dresde et aux cyprès deLeipzig. Quelques lignes de sa main arrivèrent jusqu’à moi dansl’intervalle des deux batailles : « Tu seras père »me disait-elle. Le suis-je ? Dieu le sait ! M’a-t-elleattendu ? Je le crois. L’attente a dû lui paraître longueauprès du berceau de cet enfant qui a quarante-six ans aujourd’huiet qui pourrait à son tour être mon père !

« Pardonnez-moi de vous entretenir silongtemps de l’infortune. Je voulais passer rapidement sur cettelamentable histoire, mais le malheur de la vertu a quelque chose dedoux qui tempère l’amertume de la douleur !

« Quelques jours après le désastre deLeipzig, le géant de notre siècle me fit appeler dans sa tente etme dit :

« – Colonel, êtes-vous homme à traverserquatre armées ?

« – Oui, sire.

« – Seul et sans escorte ?

« – Oui, sire.

« – Il s’agit de porter une lettre àDantzig.

« – Oui, sire.

« – Vous la remettrez au général Rapp, enmain propre.

« – Oui, sire.

« – Il est probable que vous serez prisou tué.

« – Oui, sire.

« – C’est pourquoi j’envoie deux autresofficiers avec des copies de la même dépêche. Vous êtes trois, lesennemis en tueront deux, le troisième arrivera, et la France serasauvée.

« – Oui, sire.

« – Celui qui reviendra sera général debrigade.

« – Oui, sire.

« Tous les détails de cet entretien,toutes les paroles de l’empereur, toutes les réponses que j’eusl’honneur de lui adresser sont encore gravés dans ma mémoire. Nouspartîmes séparément tous les trois. Hélas ! aucun de nous neparvint au but de son courage, et j’ai appris aujourd’hui que laFrance n’avait pas été sauvée. Mais quand je vois des pékinsd’historiens raconter que l’empereur oublia d’envoyer des ordres augénéral Rapp, j’éprouve une funeste démangeaison de leur couper… aumoins la parole.

« Prisonnier des Russes dans un villageallemand, j’eus la consolation d’y trouver un vieux savant qui medonna la preuve d’amitié la plus rare. Qui m’aurait dit, lorsque jecédai à l’engourdissement du froid dans la tour de Liebenfeld, quece sommeil ne serait pas le dernier ? Dieu m’est témoin qu’enadressant du fond du cœur un suprême adieu à Clémentine, je ne meflattais plus de la revoir jamais. Je te reverrai donc, ô douce etconfiante Clémentine, toi la meilleure de toutes les épouses etprobablement de toutes les mères ! Que dis-je ? Je larevois ! Mes yeux ne me trompent pas ! C’est bienelle ! La voilà telle que je l’ai quittée !Clémentine ! dans mes bras ! sur mon cœur ! Ahçà ! qu’est-ce que vous me chantiez donc, vous autres ?Napoléon n’est pas mort et le monde n’a pas vieilli de quarante-sixans, puisque Clémentine est toujours la même !

La fiancée de Léon Renault venait d’entrerdans le salon, et elle demeura pétrifiée en se voyant si bienaccueillie par le colonel.

Chapitre 14Le jeu de l’amour et de l’espadon.

 

Comme elle hésitait visiblement à se laissertomber dans ses bras, Fougas imita Mahomet : il courut à lamontagne.

– Ô Clémentine ! dit-il en la couvrant debaisers, les destins amis te rendent à ma tendresse ! Jeretrouve la compagne de ma vie et la mère de mon enfant !

La jeune fille ébahie ne songeait pas même àse défendre. Heureusement, Léon Renault l’arracha des mains ducolonel et s’interposa en homme résolu à défendre son bien.

– Monsieur ! s’écria-t-il en serrant lespoings, vous vous trompez de tout, si vous croyez connaîtremademoiselle. Elle n’est pas de votre temps, mais du nôtre ;elle n’est pas votre fiancée, mais la mienne ; elle n’a jamaisété la mère de votre enfant, et je compte qu’elle sera la mère desmiens !

Fougas était de fer. Il saisit son rival parle bras, le fit pirouetter comme une toupie et se remit en face dela jeune fille.

– Es-tu Clémentine ? lui dit-il.

– Oui, monsieur.

– Vous êtes tous témoins qu’elle est maClémentine !

Léon revint à la charge et saisit le colonelpar le collet de sa redingote, au risque de se faire briser contreles murs :

– Assez plaisanté, lui dit-il. Vous n’avezpeut-être pas la prétention d’accaparer toutes les Clémentine de laterre ? Mademoiselle s’appelle Clémentine Sambucco ; elleest née à la Martinique, où vous n’avez jamais mis les pieds, sij’en crois ce que vous avez conté tout à l’heure. Elle a dix-huitans…

– L’autre aussi !

– Eh ! l’autre en a soixante quatreaujourd’hui, puisqu’elle en avait dix-huit en 1813. Mlle Sambuccoest d’une famille honorable et connue. Son père, Mr Sambucco, étaitmagistrat ; son grand-père appartenait à l’administration dela guerre. Vous voyez qu’elle ne vous touche ni de près ni deloin ; et le bon sens et la politesse, sans parler de lareconnaissance, vous font un devoir de la laisser enpaix !

Il poussa le colonel à son tour et le fittomber entre les bras d’un fauteuil.

Fougas rebondit comme si on l’avait jeté surun million de ressorts. Mais Clémentine l’arrêta d’un geste et d’unsourire.

– Monsieur, lui dit-elle de sa voix la pluscaressante, ne vous emportez pas contre lui ; il m’aime.

– Raison de plus, sacrebleu !

Il se calma cependant, fit asseoir la jeunefille à ses côtés, et l’examina des pieds à la tête avec toutel’attention imaginable.

– C’est bien elle, dit-il. Ma mémoire, mesyeux, mon cœur, tout en moi la reconnaît et me dit que c’estelle ! Et pourtant le témoignage des hommes, le calcul dutemps et des distances, en un mot, l’évidence elle-même sembleavoir pris à tâche de me convaincre d’erreur. Se peut-il donc quedeux femmes, se ressemblent à tel point ? Suis-je victimed’une illusion des sens ? N’ai-je recouvré la vie que pourperdre l’esprit ? Non ; je me reconnais, je me retrouvemoi-même ; mon jugement ferme et droit s’oriente sans troubleet sans hésitation dans ce monde si bouleversé et si nouveau. Iln’est qu’un point où ma raison chancelle : Clémentine !je crois te revoir et tu n’es pas toi ! Eh ! qu’importe,après tout ? Si le destin qui m’arrache à la tombe a pris soind’offrir à mon réveil le portrait de celle que l’aimais, c’est sansdoute parce qu’il a résolu de me rendre l’un après l’autre tous lesbiens que j’ai perdus. Dans quelques jours, mes épaulettes ;demain, le drapeau du 23ème de ligne ; aujourd’hui,cet adorable visage qui a fait battre mon cœur pour la premièrefois ! Vivante image du passé le plus riant et le plus cher,je tombe à tes genoux ; sois mon épouse !

Ce diable d’homme unit le geste à la parole,et les témoins de cette scène imprévue ouvrirent de grands yeux.Mais la tante de Clémentine, l’austère Mlle Sambucco, jugea qu’ilétait temps de montrer son autorité. Elle allongea vers Fougas sesgrandes mains sèches, le redressa énergiquement, et lui dit de savoix la plus aigre :

– Assez, monsieur ; il est temps demettre un terme à cette farce scandaleuse. Ma nièce n’est pas pourvous ; je l’ai promise et donnée. Sachez qu’après-demain, 19du mois, à dix heures du matin, elle épousera Mr Léon Renault,votre bienfaiteur !

– Et moi je m’y oppose ; entendez-vous,la tante ? Et, si elle fait mine d’épouser ce garçon…

– Que ferez-vous ?

– Je la maudirai !

Léon ne put s’empêcher de rire. La malédictionde ce colonel de vingt-quatre ans lui semblait plus comique queterrible. Mais Clémentine pâlit, fondit en larmes et tomba à sontour aux genoux de Fougas.

– Monsieur, s’écria-t-elle en lui baisant lesmains, n’accablez pas une pauvre fille qui vous vénère, qui vousaime, qui vous sacrifiera son bonheur si vous l’exigez ! Partoutes les marques de tendresse que je vous ai prodiguées depuis unmois, par les pleurs que j’ai répandus sur votre cercueil, par lezèle respectueux que j’ai mis à presser votre résurrection, je vousconjure de nous pardonner nos offenses. Je n’épouserai pas Léon sivous me le défendez ; je ferai ce qui vous plaira ; jevous obéirai en toutes choses ; mais, pour Dieu ! ne medonnez pas votre malédiction !

– Embrasse-moi, dit Fougas. Tu cèdes, jepardonne.

Clémentine se releva toute rayonnante de joieet lui tendit son beau front. La stupéfaction des assistants, etsurtout des intéressés, est plus facile à deviner qu’à dépeindre.Une ancienne momie dictant des lois, rompant des mariages etimposant ses volontés dans la maison ! La jolie petiteClémentine, si raisonnable, si obéissante, si heureuse d’épouserLéon Renault, sacrifiant tout à coup ses affections, son bonheur etpresque son devoir au caprice d’un intrus ! Mr Nibor avoua quec’était à perdre la tête. Quant à Léon, il eut donné du frontcontre tous les murs si sa mère ne l’avait retenu.

– Ah ! mon pauvre enfant, luidisait-elle, pourquoi nous as-tu rapporté ça de Berlin ?

– C’est ma faute ! criait Mr Renault.

– Non, reprenait le docteur Martout, c’est lamienne.

Les membres de la commission parisiennediscutaient avec Mr Rollon sur la nouveauté du cas. Avaient-ilsressuscité un fou ? La revivification avait-elle produitquelques désordres dans le système nerveux ? Était-ce l’abusdu vin et des boissons durant ce premier repas qui avait causé untransport au cerveau ? Quelle autopsie curieuse, si l’onpouvait, séance tenante, disséquer maître Fougas !

– Vous auriez beau faire, messieurs, disait lecolonel du 23ème. L’autopsie expliquerait peut-être ledélire de ce malheureux, mais elle ne rendrait pas compte del’impression produite sur la jeune fille. Était-ce de lafascination, du magnétisme, ou quoi ?

Tandis que les amis et les parents pleuraient,discutaient et bourdonnaient autour de lui, Fougas, souriant etserein, se mirait dans les yeux de Clémentine, qui le regardaitaussi tendrement.

– Il faut en finir à la fin ! s’écriaVirginie Sambucco, la sévère. Viens, Clémentine !

Fougas parut étonné.

– Elle n’habite donc pas chez nous ?

– Non, monsieur, elle demeure chezmoi !

– Alors je vais la reconduire. Ange !veux-tu prendre mon bras ?

– Oh ! oui, monsieur ! avec bien duplaisir.

Léon grinçait des dents.

– C’est admirable ! il la tutoie et elletrouve cela tout naturel !

Il chercha son chapeau pour sortir au moinsavec la tante, mais son chapeau n’était plus là ; Fougas, quin’en possédait point, l’avait pris sans façon. Le pauvre amoureuxse coiffa d’une casquette et suivit Fougas et Clémentine avec larespectable Virginie, dont le bras coupait comme une faux.

Par un hasard qui se renouvelait presque tousles jours, le colonel de cuirassiers se rencontra sur le passage deClémentine. La jeune fille le fit remarquer à Fougas.

– C’est Mr du Marnet, lui dit-elle. Son caféest au bout de notre rue, et son appartement du côté du parc. Je lecrois fort épris de ma petite personne, mais il ne m’a jamais plu.Le seul homme pour qui mon cœur ait battu, c’est Léon Renault.

– Eh bien, et moi ? dit Fougas.

– Oh ! vous, c’est autre chose. Je vousrespecte et je vous crains. Il me semble que vous êtes un bon etrespectable parent.

– Merci !

– Je vous dis la vérité, autant que je peux lalire dans mon cœur. Tout cela n’est pas bien clair, je l’avoue,mais je ne me comprends pas moi-même.

– Fleur azurée de l’innocence, j’adore tonaimable embarras. Laisse faire l’amour, il te parlera bientôt enmaître !

– Je n’en sais rien ; c’est possible…Nous voici chez nous. Bonsoir, monsieur ;embrassez-moi !… Bonne nuit, Léon ; ne vous querellez pasavec Mr Fougas : je l’aime de toutes mes forces, mais je vousaime autrement, vous !

La tante Virginie ne répondit point au bonsoirde Fougas. Quand les deux hommes furent seuls dans la rue, Léonmarcha sans dire mot jusqu’au prochain réverbère. Arrivé là, il secampa résolument en face du colonel, et lui dit :

– Ah çà ! monsieur, expliquons-nous,tandis que nous sommes seuls. Je ne sais par quel philtre ou quelleincantation vous avez pris sur ma future un si prodigieuxempire ; mais je sais que je l’aime, que j’en suis aimé depuisplus de quatre ans, et que je ne reculerai devant aucun moyen pourla conserver et la défendre.

– Ami, répondit Fougas, tu peux me braverimpunément : mon bras est enchaîné par la reconnaissance. Onn’écrira pas dans l’histoire : « Pierre-Victor futingrat ! »

– Est-ce qu’il y aurait plus d’ingratitude àvous couper la gorge avec moi qu’à me voler ma femme ?

– Ô mon bienfaiteur ! sache comprendre etpardonner ! À Dieu ne plaise que j’épouse Clémence malgré toi,malgré elle. C’est d’elle et de toi-même que je veux l’obtenir.Songe qu’elle m’est chère, non pas depuis quatre ans comme à toi,mais depuis tout près d’un demi-siècle. Considère que je suis seulici bas, et que son doux visage est mon unique consolation. Toi quim’as donné la vie, me défends-tu de vivre heureux ? Ne m’as-turappelé au monde que pour me livrer à la douleur ?…Tigre ! reprends-moi donc le jour que tu m’as rendu, si tu neveux pas que je le consacre à l’adorable Clémentine !

– Parbleu ! mon cher, vous êtessuperbe ! Il faut que l’habitude des conquêtes vous aittotalement faussé l’esprit. Mon chapeau est à votre tête, vous leprenez, soit ! Mais parce que ma future vous rappellevaguement une demoiselle de Nancy, il faudra que je vous lacède ? Halte-là !

– Ami, je te rendrai ton chapeau dès que tum’en auras acheté un neuf, mais ne me demande pas de renoncer àClémentine. Sais-tu d’abord si elle renoncerait à moi ?

– J’en suis sûr !

– Elle m’aime.

– Vous êtes fou !

– Tu l’as vue à mes pieds.

– Qu’importe ? C’est de la peur, c’est durespect, c’est de la superstition, c’est le diable si vousvoulez ; ce n’est pas de l’amour !

– Nous verrons bien, après six mois demariage.

– Mais, s’écria Léon Renault, avez-vous ledroit de disposer de vous-même ? Il y a une autre Clémentine,la vraie ; elle vous a tout sacrifié ; vous êtes engagéd’honneur envers elle ; le colonel Fougas est-il sourd à lavoix de l’honneur ?

– Te moques-tu ?… Que moi, j’épouse unefemme de soixante-quatre ans ?

– Vous le devez ! sinon pour elle, aumoins pour votre fils.

– Mon fils est grand garçon ; il aquarante-six ans, il n’a plus besoin de mon appui.

– Il a besoin de votre nom.

– Je l’adopterai.

– La loi s’y oppose ! Vous n’êtes pas âgéde cinquante ans, et il n’a pas quinze ans de moins que vous, aucontraire !

– Eh bien ! je le légitimerai en épousantla jeune Clémentine !

– Comment voulez-vous qu’elle reconnaisse unenfant qui a plus du double de son âge ?

– Mais alors je ne peux pas le reconnaître nonplus, et je n’ai pas besoin d’épouser la vieille ! D’ailleurs,je suis bien bon de me casser la tête pour un fils qui estpeut-être mort… que dis-je ? il n’est peut-être pas venu àterme ! J’aime et je suis aimé, voilà le solide et le certain,et tu seras mon garçon de noces !

– Pas encore ! Mlle Sambucco est mineure,et son tuteur est mon père.

– Ton père est un honnête homme ; et iln’aura pas la bassesse de me la refuser.

– Au moins vous demandera-t-il si vous avezune position, un rang, une fortune à offrir à sa pupille !

– Ma position ? colonel ; monrang ? colonel ; ma fortune ? la solde du colonel.Et les millions de Dantzig ! il ne faut pas que je les oublie…Nous voici à la maison ; donne-moi le testament de ce bonvieux qui portait une perruque lilas ; donne-moi aussi deslivres d’histoire, beaucoup de livres, tous ceux où l’on parle deNapoléon !

Le jeune Renault obéit tristement au maîtrequ’il s’était donné lui-même. Il conduisit Fougas dans une bonnechambre, lui remit le testament de Mr Meiser et tout un rayon debibliothèque, et souhaita le bonsoir à son plus mortel ennemi. Lecolonel l’embrassa de force et lui dit :

– Je n’oublierai jamais que je te dois la vieet Clémentine. À demain, noble et généreux enfant de mapatrie ! à demain !

Léon redescendit au rez-de-chaussée, passadevant la salle à manger, où Gothon essuyait les verres et mettaitl’argenterie en ordre, et rejoignit son père et sa mère, quil’attendaient au salon. Les invités étaient partis, les bougieséteintes. Une seule lampe éclairait la solitude ; les deuxmandarins de l’étagère, immobiles dans leur coin, obscur,semblaient méditer gravement sur les caprices de la fortune.

– Hé bien ? demanda Mme Renault.

– Je l’ai laissé dans sa chambre, plus fou etplus obstiné que jamais. Cependant, j’ai une idée.

– Tant mieux ! dit le père, car nous n’enavons plus. La douleur nous a rendus stupides. Pas de querelles,surtout ! Ces soldats de l’Empire étaient des ferrailleursterribles.

– Oh ! je n’ai pas peur de lui !C’est Clémentine qui m’épouvante. Avec quelle douceur et quellesoumission elle écoutait ce maudit bavard !

– Le cœur de la femme est un abîme insondable.Enfin ! que penses-tu faire ?

Léon développa longuement le projet qu’ilavait conçu dans la rue, au milieu de sa conversation avecFougas.

– Ce qui presse le plus, dit-il, c’est desoustraire Clémentine à cette influence. Qu’il s’éloigne demain, laraison reprend son empire, et nous nous marions après-demain. Celafait, je réponds du reste.

– Mais comment éloigner un acharnépareil ?

– Je ne vois qu’un seul moyen, mais il estpresque infaillible : exploiter sa passion dominante. Cesgens-là s’imaginent parfois qu’ils sont amoureux, mais, dans lefond, ils n’aiment que la poudre. Il s’agit de rejeter Fougas dansle courant des idées guerrières. Son déjeuner de demain chez lecolonel du 23ème sera une bonne préparation. Je lui aifait entendre aujourd’hui qu’il devait avant tout réclamer songrade et ses épaulettes, et il a donné dans le panneau. Il ira doncà Paris. Peut-être y trouvera-t-il quelques culottes de peau de saconnaissance ; dans tous les cas, il rentrera au service. Lesoccupations de son état feront une diversion puissante ; il nesongera plus à Clémentine, que j’aurai mise en sûreté. C’est à nousde lui fournir les moyens de courir le monde ; mais tous lessacrifices d’argent ne sont rien auprès de ce bonheur que je veuxsauver.

Mme Renault, femme d’ordre, blâmait unpeu la générosité de son fils.

– Le colonel est un ingrat, disait-elle. On adéjà trop fait en lui rendant la vie. Qu’il se débrouillemaintenant !

– Non, dit le père. Nous n’avons pas le droitde le renvoyer tout nu. Bienfait oblige.

Cette délibération qui avait duré cinq bonsquarts d’heure fut interrompue par un fracas épouvantable. On eûtdit que la maison croulait.

– C’est encore lui ! s’écria Léon. Sansdoute un accès de folie furieuse !

Il courut, suivi de ses parents, et monta lesescaliers quatre à quatre. Une chandelle brûlait au seuil de lachambre. Léon la prit et poussa la porte entr’ouverte.

Faut-il vous l’avouer ? l’espérance et lajoie lui parlaient plus haut que la crainte. Il se croyait déjàdébarrassé du colonel. Mais le spectacle qui s’offrit à ses yeuxdétourna brusquement le cours de ses idées, et cet amoureuxinconsolable se mit à rire comme un fou. Un bruit de coups de pied,de coups de poing et de soufflets ; un groupe informe roulantsur le parquet dans les convulsions d’une lutte désespérée ;voilà tout ce qu’il put voir et entendre au premier abord. BientôtFougas, éclairé par la lueur rougeâtre de la chandelle, s’aperçutqu’il luttait avec Gothon comme Jacob avec l’ange, et rentra confuset piteux dans son lit.

Le colonel s’était endormi sur l’histoire deNapoléon sans éteindre sa bougie. Gothon, après avoir terminé sonservice, aperçut de la lumière sous la porte. Elle se souvint de cepauvre Baptiste qui gémissait peut-être en purgatoire pour s’êtrelaissé tomber du haut d’un toit. Espérant que Fougas pourrait luidonner des nouvelles de son amouroux, elle frappa plusieurs fois,d’abord doucement, puis beaucoup plus fort. Le silence du colonelet la bougie allumée firent comprendre à la servante qu’il y avaitpéril en la demeure. Le feu pouvait gagner les rideaux et de làtoute la maison. Elle déposa donc sa chandelle, ouvrit la porte, etvint à pas de loup éteindre la bougie. Mais soit que les yeux dudormeur eussent perçu vaguement le passage d’une ombre, soit queGothon, grosse personne mal équarrie, eût fait craquer une feuilledu parquet, Fougas s’éveilla à demi, entendit le frôlement d’unerobe, rêva quelqu’une de ces aventures qui animaient la vie degarnison sous le premier empire, et étendit les bras à l’aveugletteen appelant Clémentine ! Gothon, prise aux cheveux et aucorsage, riposta par un soufflet si masculin que l’ennemi se crutattaqué par un homme. De représailles en représailles, on avaitfini par s’étreindre et rouler sur le parquet.

Qui fut honteux ? ce fut maître Fougas.Gothon s’alla coucher, passablement meurtrie ; la familleRenault parla raison au colonel et en obtint à peu près tout cequ’elle voulut. Il promit de partir le lendemain, accepta à titrede prêt la somme qui lui fut offerte, et jura de ne point revenirqu’il n’eût récupéré ses épaulettes et encaissé l’héritage deDantzig.

– Alors, dit-il, j’épouserai Clémentine.

Sur ce point-là, il était superflu de discuteravec lui : c’était une idée fixe.

Tout le monde dormit solidement dans la maisonRenault : les maîtres du logis, parce qu’ils avaient passétrois nuits blanches ; Fougas et Gothon, parce qu’ilss’étaient roués de coups, et le jeune Célestin parce qu’il avait bule fond de tous les verres.

Le lendemain matin, Mr Rollon vint savoir siFougas serait en état de déjeuner chez lui ; il craignait tantsoit peu de le trouver sous une douche. Point du tout !L’insensé de la veille était sage comme une image et frais comme unbouton de rose. Il se faisait la barbe avec les rasoirs de Léon etfredonnait une ariette de Nicolo. Il fut charmant avec ses hôtes etpromit à Gothon de lui faire une rente sur la succession de MrMeiser.

Dès qu’il fut parti pour le déjeuner, Léoncourut chez sa fiancée.

– Tout va mieux, dit-il. Le colonel estbeaucoup plus raisonnable. Il a promis de partir aujourd’hui mêmepour Paris ; nous pourrons donc nous marier demain.

Mlle Virginie Sambucco loua fort ce plan deconduite, non seulement parce qu’elle avait fait de grands apprêtspour les noces, mais surtout parce qu’un mariage différé eût été lafable de toute la ville. Déjà les lettres de part étaient à laposte, le maire averti, la chapelle de la Vierge retenue à laparoisse. Décommander tout cela pour le caprice d’un revenant etd’un fou, c’était offenser l’usage, la raison et le ciellui-même.

Clémentine ne répondit guère que par deslarmes. Elle ne pouvait être heureuse, à moins d’épouser Léon, maiselle aimait mieux mourir, disait-elle, que de donner sa main sansla permission de Mr Fougas. Elle promit de l’implorer à deux genouxs’il le fallait et de lui arracher son consentement.

– Mais s’il refuse ? Et c’est tropvraisemblable !

– Je le supplierai de nouveau jusqu’à ce qu’ildise oui.

Tout le monde se réunit pour lui prouverqu’elle était folle ; sa tante, Léon, Mr et Mme Renault,Mr Martout, Mr Bonnivet et tous les amis des deux familles. Elle sesoumit enfin, mais presque au même instant la porte s’ouvrit et MrAudret se précipita dans le salon en disant :

– Eh bien ! voilà du nouveau ! Lecolonel Fougas qui se bat demain avec Mr du Marnet !

La jeune fille tomba comme foudroyée entre lesmains de Léon Renault.

– C’est Dieu qui me punit, s’écria-t-elle. Etle châtiment de mon impiété ne s’est pas fait attendre ! Meforcerez-vous encore à vous obéir ? Me traînera-t-on à l’autelmalgré lui, à l’heure même où il exposera sa vie ?

Personne n’osa plus insister en la voyant dansun état si pitoyable. Mais Léon fit des vœux sincères pour que lavictoire restât au colonel de cuirassiers. Il eut tort, j’enconviens, mais quel amant serait assez vertueux pour lui jeter lapierre ?

Voici comment le beau Fougas avait employé sajournée.

À dix heures du matin, les deux plus jeunescapitaines du 23ème vinrent le prendre en cérémonie pourle conduire à la maison du colonel. Mr Rollon habitait un petitpalais de l’époque impériale. Une plaque de marbre, incrustéeau-dessus de la porte cochère, portait encore les mots :Ministère des finances. Souvenir du temps glorieux où lacour de Napoléon suivait le maître à Fontainebleau !

Le colonel Rollon, le lieutenant-colonel, legros major, les trois chefs de bataillon, le chirurgien-major, etdix à douze officiers attendaient en plein air l’arrivée del’illustre revenant. Le drapeau était debout au milieu de la cour,sous la garde du porte-enseigne et d’un peloton de sous-officierschoisis pour cet honneur. La musique du régiment occupait le fonddu tableau, à l’entrée du jardin. Huit faisceaux d’armes,improvisés le matin même par les armuriers du corps, embellissaientles murs et les grilles. Une compagnie de grenadiers, l’arme aupied, attendait.

À l’entrée de Fougas, la musique joua lefameux : Partant pour la Syrie ; les grenadiersprésentèrent les armes ; les tambours battirent auxchamps ; les sous-officiers et les soldats crièrent :« Vive le colonel Fougas ! » Les officiers seportèrent en masse vers le doyen de leur régiment. Tout celan’était ni régulier, ni disciplinaire ; mais il faut bienpasser quelque chose à de braves soldats qui retrouvent un ancêtre.C’était pour eux comme une petite débauche de gloire.

Le héros de la fête serra la main du colonelet des officiers avec autant d’effusion que s’il avait retrouvé devieux camarades. Il salua cordialement les sous-officiers et lessoldats, s’approcha du drapeau, mit un genou en terre, se relevafièrement, saisit la hampe, se tourna vers la foule attentive etdit :

– Amis, c’est à l’ombre du drapeau qu’unsoldat de la France, après quarante-six ans d’exil, retrouveaujourd’hui sa famille. Honneur à toi, symbole de la patrie, vieuxcompagnon de nos victoires, héroïque soutien de nos malheurs !Ton aigle radieuse a plané sur l’Europe prosternée ettremblante ! Ton aigle brisée luttait encore obstinémentcontre la fortune, et terrifiait les potentats ! Honneur à toiqui nous as conduits à la gloire, à toi qui nous as défendus contrel’accablement du désespoir ! Je t’ai vu toujours debout dansles suprêmes dangers, fier drapeau de mon pays ! Les hommestombaient autour de toi comme les épis fauchés par lemoissonneur ; seul, tu montrais à l’ennemi ton frontinflexible et superbe. Les boulets et les balles t’ont criblé deblessures, mais jamais l’audacieux étranger n’a porté la main surtoi. Puisse l’avenir ceindre ton front de nouveaux lauriers !Puisses-tu conquérir de nouveaux et vastes royaumes, que lafatalité ne nous reprendra plus ! La grande époque varenaître ; crois-en la voix d’un guerrier qui sort de sontombeau pour te dire : « En avant ! » Oui, jele jure par les mânes de celui qui nous commandait à Wagram !Il y aura de beaux jours pour la France, tant que tu abriteras detes plis glorieux la fortune du brave 23ème !

Cette éloquence militaire et patriotiqueenleva tous les cœurs. Fougas fut applaudi, fêté, embrassé etpresque porté en triomphé dans la salle du festin.

Assis à table en face de Mr Rollon, comme s’ileût été un second maître du logis, il déjeuna bien, parla beaucoupet but davantage. Vous rencontrez dans le monde des gens qui segrisent sans boire. Fougas n’était point de ceux-là. Il nes’enivrait pas à moins de trois bouteilles. Souvent même il allaitbeaucoup plus loin, sans tomber.

Les toasts qui furent portés au dessert sedistinguaient par l’énergie et la cordialité. Je voulais les citertous à la file, mais je remarque qu’ils tiendraient trop de place,et que les derniers, qui furent les plus touchants, n’étaient pasd’une clarté voltairienne.

On se leva de table à deux heures et l’on serendit en masse au café militaire, où les officiers du23ème offraient un punch aux deux colonels. Ils avaientinvité, par un sentiment de haute convenance, les officierssupérieurs du régiment de cuirassiers.

Fougas, plus ivre à lui tout seul qu’unbataillon de Suisse, distribua force poignées de main. Mais àtravers le nuage qui voilait son esprit, il reconnut la figure etle nom de Mr du Marnet, et fit la grimace. Entre officiers etsurtout entre officiers d’armes différentes, la politesse est unpeu excessive, l’étiquette un peu sévère, l’amour-propre un peususceptible. Mr du Marnet, qui était un homme du meilleur monde,comprit à l’attitude de Mr Fougas qu’il ne se trouvait pas enprésence d’un ami.

Le punch apparut, flamboya, s’éteignit dans saforce, et se répandit à grandes cuillerées dans une soixantaine deverres. Fougas trinqua avec tout le monde, excepté avec Mr duMarnet. La conversation, qui était variée et bruyante, soulevaimprudemment une question de métier. Un commandant de cuirassiersdemanda à Fougas s’il avait vu cette admirable charge deBordesoulle qui précipita les Autrichiens dans la vallée de Plauen.Fougas avait connu personnellement le général Bordesoulle et vu deses yeux la belle manœuvre de grosse cavalerie qui décida lavictoire de Dresde. Mais il crut être désagréable à Mr du Marnet enaffectant un air d’ignorance ou d’indifférence.

– De notre temps, dit-il, la cavalerie servaitsurtout après la bataille ; nous l’employions à ramener lesennemis que nous avions dispersés.

On se récria fort, on jeta dans la balance lenom glorieux de Murat.

– Sans doute, sans doute, dit-il en hochant latête, Murat était un bon général dans sa petite sphère ; ilsuffisait parfaitement à ce qu’on attendait de lui. Mais si lacavalerie avait Murat, l’infanterie avait Napoléon.

Mr du Marnet fit observer judicieusement queNapoléon, si l’on tenait beaucoup à le confisquer au profit d’uneseule arme, appartiendrait à l’artillerie.

– Je le veux bien, monsieur, répondit Fougas,l’artillerie et l’infanterie. L’artillerie de loin, l’infanterie deprès…, la cavalerie à côté.

– Pardon encore, reprit Mr du Marnet, vousvoulez dire sur les côtés, ce qui est bien différent.

– Sur les côtés, à côté, je m’en moque !Quant à moi, si je commandais en chef, je mettrais la cavalerie decôté.

Plusieurs officiers de cavalerie se jetaientdéjà dans la discussion. Mr du Marnet les retint et fit signe qu’ildésirait répondre seul à Fougas.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît,mettriez-vous la cavalerie de côté ?

– Parce que le cavalier est un soldatincomplet.

– Incomplet !

– Oui, monsieur, et la preuve c’est que l’Étatest obligé d’acheter pour quatre ou cinq cents francs de cheval,afin de le compléter ! Et que le cheval reçoive une balle ouun coup de baïonnette, le cavalier n’est plus bon à rien. Avez-vousjamais vu un cavalier par terre ? C’est du joli !

– Je me vois tous les jours à pied, et je neme trouve pas ridicule.

– Je suis trop poli pour vouscontredire !

– Et moi, monsieur, je suis trop juste pouropposer un paradoxe à un autre. Que penseriez-vous de ma logique,si je vous disais (l’idée n’est pas de moi, je l’ai trouvée dans unlivre), si je vous disais : « J’estime l’infanterie, maisle fantassin est un soldat incomplet, un déshérité, un infirmeprivé de ce complément naturel de l’homme de guerre qu’on appellecheval ! » J’admire son courage, je reconnais qu’il serend utile dans les batailles, mais enfin le pauvre diable n’a quedeux pieds à son service, lorsque nous en avons quatre ! Voustrouvez qu’un cavalier à pied est ridicule ; mais le fantassinest-il toujours bien brillant lorsqu’on lui met un cheval entre lesjambes ? J’ai vu d’excellents capitaines d’infanterie que leministre de la guerre embarrassait cruellement en les nommant chefsde bataillon. Ils disaient en se grattant l’oreille :« Ce n’est pas tout de monter en grade, il faut encore monterà cheval ! »

Cette vieille plaisanterie amusa un instantl’auditoire. On rit, et la moutarde monta de plus en plus au nez deFougas.

– De mon temps, dit-il, un fantassin devenaitcavalier en vingt-quatre heures, et celui qui voudrait faire unepartie de cheval avec moi, le sabre à la main, je lui montrerais ceque c’est que l’infanterie !

– Monsieur, répondit froidement Mr du Marnet,j’espère que les occasions ne vous manqueront pas à la guerre.C’est là qu’un vrai soldat montre son talent et son courage.Fantassins et cavaliers, nous appartenons tous à la France. C’est àelle que je bois, monsieur, et j’espère que vous ne refuserez pasde choquer votre verre contre le mien. À la France !

C’était, ma foi, bien parlé et bien conclu. Lecliquetis des verres donna raison à Mr du Marnet. Fougas, lui-même,s’approcha de son adversaire et trinqua franchement avec lui. Maisil lui dit à l’oreille, en grasseyant beaucoup :

– J’espère, à mon tour, que vous ne refuserezpas la partie de sabre que j’ai eu l’honneur de vousoffrir !

– Comme il vous plaira, dit le colonel decuirassiers.

Le revenant, plus ivre que jamais, sortit dela foule avec deux officiers qu’il prit au hasard. Il leur déclaraqu’il se tenait pour offensé par Mr du Marnet, que la provocationétait faite et acceptée, et que l’affaire irait touteseule :

– D’autant plus, ajouta-t-il en confidence,qu’il y a une femme entre nous ! Voici mes conditions, ellessont tout à l’honneur de l’infanterie, de l’armée et de laFrance : nous nous battrons à cheval, nus jusqu’à la ceinture,montés à crin sur deux étalons ! L’arme ? le sabre decavalerie ! Au premier sang ! Je veux corriger un faquin,je ne veux point ravir un soldat à la France !

Ces conditions furent jugées absurdes par lestémoins de Mr du Marnet ; on les accepta cependant, carl’honneur militaire veut qu’on affronte tous les dangers, mêmeabsurdes.

Fougas employa le reste du jour à désespérerles pauvres Renault. Fier de l’empire qu’il exerçait surClémentine, il déclara ses volontés, jura de la prendre pour femmedès qu’il aurait retrouvé grade, famille et fortune, et luidéfendit jusque-là de disposer d’elle-même. Il rompit en visière àLéon et à ses parents, refusa leurs services et quitta leur maisonaprès un solennel échange de gros mots. Léon conclut en disantqu’il ne céderait sa femme qu’avec la vie ; le colonel haussales épaules et tourna casaque, emportant, sans y penser, les habitsdu père et le chapeau du fils. Il demanda 500 francs à Mr Rollon,loua une chambre à l’hôtel du Cadran-Bleu, se coucha sanssouper et dormit tout d’une étape jusqu’à l’arrivée de sestémoins.

On n’eut pas besoin de lui raconter ce quis’était passé la veille. Les fumées du punch et du sommeil sedissipèrent en un instant. Il plongea sa tête et ses mains dans unbaquet d’eau fraîche et dit :

– Voilà ma toilette. Maintenant, vivel’Empereur ! Allons nous aligner !

Le terrain choisi d’un commun accord était lechamp de manœuvres. C’est une plaine sablonneuse, enclavée dans laforêt, à bonne distance de la ville. Tous les officiers de lagarnison s’y transportèrent d’eux-mêmes ; on n’eut pas besoinde les inviter. Plus d’un soldat y courut en contrebande et pritson billet sur un arbre. La gendarmerie elle-même embellissait desa présence cette petite fête de famille. On allait voir aux prisesdans un tournoi héroïque non seulement l’infanterie et lacavalerie, mais la vieille et la jeune armée. Le spectacle réponditpleinement à l’attente du public. Personne ne fut tenté de sifflerla pièce et tout le monde en eut pour son argent.

À neuf heures précises, les combattantsentrèrent en lice avec leurs quatre témoins et le juge du camp.Fougas, nu jusqu’à la ceinture, était beau comme un jeune dieu. Soncorps svelte et nerveux, sa tête souriante et fière, la mâlecoquetterie de ses mouvements lui valurent un succès d’entrée. Ilfaisait cabrer son cheval anglais et saluait l’assistance avec lapointe de l’espadon.

Mr du Marnet, blond, fort, assez velu, modelécomme le Bacchus indien et non comme l’Achille, laissait voir surson front un léger nuage d’ennui. Il ne fallait pas être magicienpour comprendre que ce duel in naturalibus, sous les yeuxde ses propres officiers, lui semblait inutile et même ridicule.Son cheval était un demi-sang percheron, une bête vigoureuse etpleine de feu.

Les témoins de Fougas montaient assezmal ; ils partageaient leur attention entre le combat et leursétriers. Mr du Marnet avait choisi les deux meilleurs cavaliers deson régiment, un chef d’escadron et un capitaine commandant. Lejuge du camp était le colonel Rollon, excellent cavalier.

Au signal qu’il donna, Fougas courut droit àson adversaire en présentant la pointe du sabre dans la position deprime, comme un soldat de cavalerie qui charge les fantassins encarré. Mais il s’arrêta à trois longueurs de cheval et décrivitautour de Mr du Marnet sept ou huit cercles rapides, comme un Arabedans une fantasia. Mr du Marnet, obligé de tourner sur lui-même ense défendant de tous côtés, piqua des deux, rompit le cercle, pritdu champ et menaça de recommencer la même manœuvre autour deFougas. Mais le revenant ne l’attendit pas. Il s’enfuit au grandgalop, et fit un tour d’hippodrome, toujours poursuivi par Mr duMarnet. Le cuirassier, plus lourd et monté sur un cheval moinsvite, fut distancé. Il se vengea en criant à Fougas :

– Eh ! monsieur ! il fallait me direque c’était une course et pas une bataille ! J’aurais pris macravache au lieu d’un espadon !

Mais déjà Fougas revenait sur lui, haletant etfurieux.

– Attends-moi là ! criait-il ; jet’ai montré le cavalier ; maintenant tu vas voir lesoldat !

Et il lui allongea un coup de pointe quil’aurait traversé comme un cerceau si Mr du Marnet ne fût pas venuà temps à la parade. Il riposta par un joli coup de quarte, assezpuissant pour couper en deux l’invincible Fougas. Mais l’autreétait plus leste qu’un singe. Il para de tout son corps en selaissant couler à terre et remonta sur sa bête au même instant.

– Mes compliments ! dit Mr du Marnet. Onne fait pas mieux au cirque !

– Ni à la guerre non plus, répondit l’autre.Ah ! scélérat ! tu blagues la vieille armée ? Àtoi ! Manqué ! Merci de la riposte, mais ce n’est pasencore la bonne ; je ne mourrai pas de celle-là !Tiens ! tiens ! tiens ! Ah ! tu prétends que lefantassin est un homme incomplet ! C’est nous qui allons tedécompléter les membres ! À toi la botte ! Il l’aparée ! Et il croit peut-être qu’il se promènera ce soir sousles fenêtres de Clémentine. Tiens ! voilà pour Clémentine, etvoilà pour l’infanterie ! Pareras-tu celle-ci ? Oui,traître ! Et celle-là ? Encore ! mais tu les parerasdonc toutes, sacréventrenom de bleu ! Victoire !Ah ! monsieur ! Votre sang coule ! Qu’ai-jefait ? Au diable l’espadon, le cheval et tout !Major ! major, accourez vite ! Monsieur, laissez-vousaller dans mes bras ! Animal que je suis ! Comme si tousles soldats n’étaient pas frères ! Ami, pardonne-moi ! Jevoudrais racheter chaque goutte de ton sang au prix de tout lemien ! Misérable Fougas, incapable de maîtriser ses passionsféroces ! ô vous, Esculape de Mars ! dites-moi que le filde ses jours ne sera pas tranché ! Je ne lui survivrais pas,car c’est un brave !

Mr du Marnet avait une entaille magnifique quiécharpait le bras et le flanc gauches, et le sang ruisselait àfaire frémir. Le chirurgien, qui s’était pourvu d’eau hémostatique,se hâta d’arrêter l’hémorragie. La blessure était plus longue queprofonde ; on pouvait la guérir en quelques jours. Fougasporta lui-même son adversaire jusqu’à la voiture, et ce n’est pasce qu’il fit de moins fort. Il voulut absolument se joindre auxdeux officiers qui ramenaient Mr du Marnet à la maison ; ilaccabla le blessé de ses protestations, et lui jura tout le long duchemin une amitié éternelle. Arrivé, il le coucha, l’embrassa, lebaigna de ses larmes et ne le quitta point qu’il ne l’eût entenduronfler.

Six heures sonnaient ; il s’en alla dînerà l’hôtel avec ses témoins et le juge du camp, qu’il avait invitésaprès la bataille. Il les traita magnifiquement et se grisa demême.

Chapitre 15Où l’on verra qu’il n’y a pas loin du Capitole à la rocheTarpéienne.

 

Le lendemain, après une visite à Mr du Marnetil écrivit à Clémentine :

« Lumière de ma vie, je quitte ces lieux,témoins de mon funeste courage et dépositaires de mon amour. C’estau sein de la capitale, au pied du trône, que je porte mes premierspas. Si l’héritier du dieu des combats n’est pas sourd à la voix dusang qui coule dans ses veines, il me rendra mon épée et mesépaulettes pour que je les apporte à tes genoux. Sois-moi fidèle,attends, espère : que ces lignes te servent de talisman contreles dangers qui menacent ton indépendance. Ô ma Clémentine !garde-toi pour ton

« Victor FOUGAS. »

Clémentine ne lui répondit rien, mais aumoment de monter en wagon, il fut accosté par un commissionnairequi lui remit un joli portefeuille de cuir rouge et s’enfuit àtoutes jambes. Ce carnet tout neuf, solide et bien fermé,renfermait douze cents francs en billets de banque, toutes leséconomies de la jeune fille. Fougas n’eut pas le temps de délibérersur ce point délicat. On le poussa dans une voiture, la machinesiffla et le train partit.

Le colonel commença par repasser dans samémoire les divers événements qui s’étaient succédé dans sa vie enmoins d’une semaine. Son arrestation dans les glaces de la Vistule,sa condamnation à mort, sa captivité dans la forteresse deLiebenfeld, son réveil à Fontainebleau, l’invasion de 1814, leretour de l’île d’Elbe, les cent jours, la mort de l’Empereur et duroi de Rome, la restauration bonapartiste de 1852, la rencontred’une jeune fille en tout semblable à Clémentine Pichon, le drapeaudu 23ème, le duel avec un colonel de cuirassiers, toutcela, pour Fougas, n’avait pas pris plus de quatre jours ! Lanuit du 11 novembre 1813 au 17 août 1859, lui paraissait même unpeu moins longue que les autres ; c’était la seule fois qu’ileût dormi tout d’un somme et sans rêver.

Un esprit moins actif, un cœur moins chaud sefût peut-être laissé tomber dans une sorte de mélancolie. Carenfin, celui qui a dormi quarante-six ans, doit être un peu dépaysédans son propre pays. Plus de parents, plus d’amis, plus un visageconnu sur toute la surface de la terre ! Ajoutez une multitudede mots, d’idées, de coutumes, d’inventions nouvelles qui lui fontsentir le besoin d’un cicérone et lui prouvent qu’il est étranger.Mais Fougas, en rouvrant les yeux, s’était jeté au beau milieu del’action, suivant le précepte d’Horace. Il s’était improvisé desamis, des ennemis, une maîtresse, un rival. Fontainebleau, sadeuxième ville natale, était provisoirement le chef-lieu de sonexistence. Il s’y sentait aimé, haï, redouté, admiré, connu enfin.Il savait que dans cette sous-préfecture son nom ne pourrait plusêtre prononcé sans éveiller un écho. Mais ce qui le rattachaitsurtout au temps moderne, c’était sa parenté bien établie avec lagrande famille de l’armée. Partout où flotte un drapeau français,le soldat, jeune ou vieux, est chez lui. Autour de ce clocher de lapatrie, bien autrement cher et sacré que le clocher du village, lalangue, les idées, les institutions changent peu. Les hommes ontbeau mourir ; ils sont remplacés par d’autres qui leurressemblent, qui pensent, parlent et agissent de même ; qui nese contentent pas de revêtir l’uniforme de leurs devanciers, maishéritent encore de leurs souvenirs, de leur gloire acquise, deleurs traditions, de leurs plaisanteries, de certaines intonationsde leur voix. C’est ce qui explique la subite amitié de Fougas pourle nouveau colonel du 23ème, après un premier mouvementde jalousie, et la brusque sympathie qu’il témoigna à Mr du Marnet,dès qu’il vit couler le sang de sa blessure. Les querelles entresoldats sont des discussions de famille, qui n’effacent jamais laparenté.

Fermement persuadé qu’il n’était pas seul aumonde, Mr Fougas prenait plaisir à tous les objets nouveaux que lacivilisation lui mettait sous les yeux. La vitesse du chemin de ferl’enivrait positivement. Il s’était épris d’un véritableenthousiasme pour cette force de la vapeur, dont la théorie étaitlettre close pour lui, mais il pensait aux résultats :

« Avec mille machines comme celle-ci,deux mille canons rayés et deux cent mille gaillards comme moi,Napoléon aurait conquis le monde en six semaines. Pourquoi ce jeunehomme qui est sur le trône ne se sert-il pas des instruments qu’ila en main ? Peut-être n’y a-t-il pas songé. C’est bon, je vaisle voir. S’il m’a l’air d’un homme capable, je lui donne mon idée,il me nomme ministre de la guerre, et en avant,marche ! »

Il s’était fait expliquer l’usage de cesgrands fils de fer qui courent sur des poteaux tout le long de lavoie.

« Nom de nom ! disait-il, voilà desaides de camp rapides et discrets. Rassemblez-moi tout ça aux mainsd’un chef d’état-major comme Berthier, l’univers sera pris commedans un filet par la simple volonté d’un homme ! »

Sa méditation fut interrompue à troiskilomètres de Melun, par les sons d’une langue étrangère. Il dressal’oreille, puis bondit dans son coin comme un homme qui s’est assissur un fagot d’épines. Horreur ! c’était de l’anglais !Un de ces monstres qui ont assassiné Napoléon à Sainte-Hélène, pours’assurer le monopole des cotons, était entré dans le compartimentavec une femme assez jolie et deux enfants magnifiques.

– Conducteur ! arrêtez ! criaFougas, en se penchant à mi-corps en dehors de la portière.

– Monsieur, lui dit l’Anglais en bon français,je vous conseille de patienter jusqu’à la prochaine station. Leconducteur ne vous entend pas, et vous risquez de tomber sur lavoie. Si d’ici là je pouvais vous être bon à quelque chose, j’aiici un flacon d’eau-de-vie et une pharmacie de voyage.

– Non, monsieur, répondit Fougas du ton leplus rogue. Je n’ai besoin de rien et j’aimerais mieux mourir quede rien accepter d’un Anglais ! Si j’appelle le conducteur,c’est parce que je veux changer de voiture et purger mes yeux d’unennemi de l’Empereur !

– Je vous assure, monsieur, répliqual’Anglais, que je ne suis pas un ennemi de l’Empereur. J’ai eul’honneur d’être reçu chez lui lorsqu’il habitait Londres ; ila même daigné s’arrêter quelques jours dans mon petit château deLancashire.

– Tant mieux pour vous si ce jeune homme estassez bon pour oublier ce que vous avez fait à sa famille ;mais Fougas ne vous pardonnera jamais vos crimes envers sonpays !

Là-dessus, comme on arrivait à la gare deMelun il ouvrit la portière et s’élança dans un autre compartiment.Il s’y trouva seul devant deux jeunes messieurs qui n’avaient pointdes physionomies anglaises, et qui parlaient français avec le pluspur accent tourangeau. L’un et l’autre portaient leurs armoiries aupetit doigt, afin que personne n’ignorât leur qualité degentilshommes. Fougas était trop plébéien pour goûter beaucoup lanoblesse ; mais, au sortir d’un compartiment peupléd’insulaires, il fut heureux de rencontrer deux Français.

– Amis, dit-il en se penchant vers eux avec unsourire cordial, nous sommes enfants de la même mère. Salut àvous ; votre aspect me retrempe !

Les deux jeunes gens ouvrirent de grands yeux,s’inclinèrent à demi et se renfermèrent dans leur conversation,sans répondre autrement aux avances de Fougas.

– Ainsi donc, mon cher Astophe, disait l’un,tu as vu le roi à Froshdorf ?

– Oui, mon bon Améric ; et il m’a reçuavec la grâce la plus touchante. « Vicomte, m’a-t-il dit, vousêtes d’un sang connu pour sa fidélité. Nous nous souviendrons devous le jour où Dieu nous rétablira sur le trône de nos ancêtres.Dites à notre brave noblesse de Touraine que nous nous recommandonsà ses prières et que nous ne l’oublions jamais dans lesnôtres. »

– Pitt et Cobourg ! murmura Fougas entreses dents. Voilà deux petits gaillards qui conspirent avec l’arméede Condé ! Mais, patience !

Il serra les poings et prêta l’oreille.

– Il ne t’a rien dit de lapolitique ?

– Quelques mots en l’air. Entre nous, je necrois pas qu’il s’en occupe beaucoup ; il attend lesévénements.

– Il n’attendra plus bien longtemps.

– Qui sait ?

– Comment ! qui sait ? L’empire n’ena pas pour six mois. Mgr de Montereau le disait encore lundidernier chez ma tante la chanoinesse.

– Moi, je leur donne un an, parce que leurcampagne d’Italie les a raffermis dans le bas peuple. Oh ! jene me suis pas gêné pour le dire au roi !

– Sacrebleu ! messieurs, c’est tropfort ! interrompit Fougas. Est-ce en France que des Françaisparlent ainsi des institutions françaises ? Retournez à votremaître, dites-lui que l’empire est éternel, parce qu’il est fondésur le granit populaire et cimenté par le sang des héros. Et si leroi vous demande qui est-ce qui a dit ça, vous lui répondrez :C’est le colonel Fougas, décoré à Wagram de la propre main del’Empereur !

Les deux jeunes gens se regardèrent,échangèrent un sourire, et le vicomte dit au marquis :

– What isthat ?

– A madman.

– No, dear :a mad dog.

– Nothing else.

– Très bien, messieurs, cria le colonel.Parlez anglais, maintenant ; vous en êtes dignes !

Il changea de compartiment à lastation suivante et tomba dans un groupe de jeunes peintres. Il lesappela disciples de Xeuxis et leur demanda des nouvelles de Gérard,de Gros et de David. Ces messieurs trouvèrent la plaisanterieoriginale, et lui recommandèrent d’aller voir Talma dans lanouvelle tragédie d’Arnault.

 

Les fortifications de Paris l’éblouirentbeaucoup, le scandalisèrent un peu.

– Je n’aime pas cela, dit-il à ses voisins. Levrai rempart de la capitale c’est le courage d’un grand peuple.Entasser des bastions autour de Paris c’est dire à l’ennemi qu’ilpeut vaincre la France.

Le train s’arrêta enfin à la gare de Mazas. Lecolonel, qui n’avait point de bagages, s’en alla fièrement, lesmains dans ses poches, à la recherche de l’hôtel de Nantes. Commeil avait passé trois mois à Paris vers l’année 1810, il croyaitconnaître la ville. C’est pourquoi il ne manqua pas de s’y perdreen arrivant. Mais, dans les divers quartiers qu’il parcourut auhasard, il admira les grands changements qu’on avait faits en sonabsence. Fougas adorait les rues bien longues, bien larges, bordéesde grosses maisons uniformes ; il fut obligé de reconnaîtreque l’édilité parisienne se rapprochait activement de son idéal. Cen’était pas encore la perfection absolue, mais quelprogrès !

Par une illusion bien naturelle, il s’arrêtavingt fois pour saluer des figures de connaissance ; maispersonne ne le reconnut.

Après cinq heures de marche, il atteignit laplace du Carrousel. L’hôtel de Nantes n’y était plus ; mais enrevanche, on avait achevé le Louvre. Fougas perdit un quart d’heureà regarder ce monument et une demi-heure à contempler deux zouavesde la garde qui jouaient au piquet. Il s’informa si l’Empereurétait à Paris ; on lui montra le drapeau qui flottait sur lesTuileries.

– Bon, dit-il ; mais il faut d’abord queje me fasse habiller de neuf.

Il retint une chambre dans un hôtel de la rueSaint-Honoré et demanda au garçon quel était le plus célèbretailleur de Paris. Le garçon lui prêta un Almanach ducommerce, Fougas chercha le bottier de l’Empereur, lechemisier de l’Empereur, le chapelier, le tailleur, le coiffeur, legantier de l’Empereur ; il inscrivit leurs noms et leursadresses sur le carnet de Clémentine, après quoi il prit unevoiture et se mit en course.

Comme il avait le pied petit et bientourné, il trouva sans difficulté des chaussures toutesfaites ; on promit aussi de lui porter dans la soirée tout lelinge dont il avait besoin. Mais lorsqu’il expliqua au chapelierquelle coiffure il prétendait planter sur sa tête, il rencontra degrandes difficultés. Son idéal était un chapeau énorme, large duhaut, étroit du bas, renflé des bords, cambré en arrière et enavant ; bref, le meuble historique auquel le fondateur de laBolivie a donné autrefois son nom. Il fallut bouleverser lesmagasins, et fouiller jusque dans les archives pour trouver cequ’il désirait.

 

– Enfin ! s’écria le chapelier, voilàvotre affaire. Si c’est pour un costume de théâtre, vous serezcontent ; l’effet comique est certain.

Fougas répondit sèchement que ce chapeau étaitbeaucoup moins ridicule que tous ceux qui circulaient dans les ruesde Paris.

Chez le célèbre tailleur de la rue de la Paix,ce fut presque une bataille.

– Non, monsieur, disait Alfred, je ne vousferai jamais une redingote à brandebourgs et un pantalon à lacosaque ! Allez-vous-en chez Babin ou chez Moreau, si vousvoulez un costume de carnaval ; mais il ne sera pas dit qu’unhomme aussi bien tourné est sorti de chez nous encaricature !

– Tonnerre et patrie ! répondaitFougas ; vous avez la tête de plus que moi, monsieur le géant,mais je suis le colonel du grand Empire, et ce n’est pas auxtambours-majors à donner des ordres aux colonels !

Ce diable d’homme eut le dernier mot. On luiprit mesure, on ouvrit un album et l’on promit de l’habiller, dansles vingt-quatre heures, à la dernière mode de 1813. On lui fitvoir des étoffes à choisir, des étoffes anglaises. Il les rejetaavec mépris.

– Drap bleu de France, dit-il, et fabriqué enFrance ! Et coupez-moi ça de telle façon que tous ceux qui meverront passer en pékin s’écrient : « C’est unmilitaire ! »

Les officiers de notre temps ont précisémentla coquetterie inverse ; ils s’appliquent à ressembler à tousles autres gentlemen lorsqu’ils prennent l’habitcivil.

Fougas se commanda, rue Richelieu, un col desatin noir qui cachait la chemise et montait jusqu’auxoreilles ; puis il descendit vers le Palais-Royal, entra dansun restaurant célèbre et se fit servir à dîner. Comme il avaitdéjeuné sur le pouce chez un pâtissier du boulevard, son appétit,aiguisé par la marche, fit des merveilles. Il but et mangea comme àFontainebleau. Mais la carte à payer lui parut de digestiondifficile : il en avait pour cent dix francs et quelquescentimes.

– Diable ! dit-il, la vie est devenuechère à Paris.

L’eau-de-vie entrait dans ce total pour unesomme de neuf francs. On lui avait servi une bouteille et un verrecomme un dé à coudre ; ce joujou avait amusé Fougas : iltrouva plaisant de le remplir et de le vider douze fois. Mais ensortant de table il n’était pas ivre : une aimable gaieté,rien de plus. La fantaisie lui vint de regagner quelques pièces decent sous au n° 113. Un marchand de bouteilles établi dans lamaison lui apprit que la France ne jouait plus depuis une trentained’années. Il poussa jusqu’au Théâtre-Français pour voir si lescomédiens de l’Empereur ne donnaient pas quelque belle tragédie,mais l’affiche lui déplut. Des comédies modernes jouées par desacteurs nouveaux ! Ni Talma, ni Fleury, ni Thénard, ni lesBaptiste, ni Mlle Mars, ni Mlle Raucourt ! Il s’en fut àl’Opéra, où l’on donnait Charles VI. La musique l’étonnad’abord ; il n’était pas accoutumé à entendre tant de bruithors des champs de bataille. Bientôt cependant ses oreilless’endurcirent au fracas des instruments ; la fatigue du jour,le plaisir d’être bien assis, le travail de la digestion, leplongèrent dans un demi-sommeil. Il se réveilla en sursaut à cefameux chant patriotique :

Guerre aux tyrans ! jamais, jamais en France,

Jamais l’Anglais ne régnera !

– Non ! s’écria-t-il en étendant les brasvers la scène. Jamais ! jurons-le tous ensemble sur l’autelsacré de la patrie ! Périsse la perfide Albion ! Vivel’Empereur !

Le parterre et l’orchestre se levèrent en mêmetemps, moins pour s’associer au serment de Fougas que pour luiimposer silence. Dans l’entracte suivant, un commissaire de policelui dit à l’oreille que lorsqu’on avait dîné de la sorte on allaitse coucher tranquillement, au lieu de troubler la représentation del’Opéra.

Il répondit qu’il avait dîné comme à sonordinaire, et que cette explosion d’un sentiment patriotique nepartait point de l’estomac.

– Mais, dit-il, puisque dans ce palais del’opulence désœuvrée la haine de l’ennemi est flétrie comme uncrime, je vais respirer un air plus libre et saluer le temple de laGloire avant de me mettre au lit.

– Vous ferez aussi bien, dit lecommissaire.

Il s’éloigna, plus fier et plus cambré quejamais, gagna la ligne des boulevards et la parcourut à grandesenjambées jusqu’au temple corinthien qui la termine. Cheminfaisant, il admira beaucoup l’éclairage de la ville. Mr Martout luiavait expliqué la fabrication du gaz, il n’y avait rien compris,mais cette flamme rouge et vivante était pour ses yeux un véritablerégal.

Lorsqu’il fut arrivé au monument qui commandel’entrée de la rue Royale, il s’arrêta sur le trottoir, serecueillit un instant et dit :

– Inspiratrice des belles actions, veuve dugrand vainqueur de l’Europe, ô Gloire ! reçois l’hommage deton amant Victor Fougas ! Pour toi j’ai enduré la faim, lasueur et les frimas, et mangé le plus fidèle des coursiers. Pourtoi, je suis prêt à braver d’autres périls et à revoir la mort enface sur tous les champs de bataille. Je te préfère au bonheur, àla richesse, à la puissance. Ne rejette pas l’offrande de mon cœuret le sacrifice de mon sang. Pour prix de tant d’amour, je neréclame qu’un sourire de tes yeux et un laurier tombé de tamain !

Cette prière arriva toute brûlante auxoreilles de sainte Marie-Madeleine, patronne de l’ex-temple de laGloire. C’est ainsi que l’acquéreur d’un château reçoit quelquefoisune lettre adressée à l’ancien propriétaire.

Fougas revint par la rue de la Paix et laplace Vendôme, et salua en passant la seule figure de connaissancequ’il eût encore trouvée à Paris. Le nouveau costume de Napoléonsur la colonne ne lui déplaisait aucunement. Il préférait le petitchapeau à la couronne et la redingote grise au manteauthéâtral.

La nuit fut agitée. Mille projets divers secroisant en tout sens dans le cerveau du colonel. Il préparait lesdiscours qu’il tiendrait à l’Empereur, s’endormait au milieu d’unephrase et s’éveillait en sursaut, croyant tenir une idée quis’évanouissait soudain. Il éteignit et ralluma vingt fois sabougie. Le souvenir de Clémentine se mêlait de temps à autre auxrêveries de la guerre et aux utopies de la politique ; mais jedois avouer que la figure de la jeune fille ne sortit guère dusecond plan.

Autant cette nuit lui parut longue, autant lamatinée du lendemain lui sembla courte. L’idée de voir en face lenouveau maître de l’Empire l’enivrait et le glaçait tour à tour. Ilespéra un instant qu’il manquerait quelque chose à sa toilette,qu’un fournisseur lui offrirait un prétexte honorable pour ajournercette visite au lendemain. Mais tout le monde fit preuve d’uneexactitude désespérante. À midi précis, le pantalon à la cosaque etla redingote à brandebourgs s’étalaient sur le pied du lit auprèsdu célèbre chapeau à la Bolivar.

– Habillons-nous ! dit Fougas. Ce jeunehomme ne sera peut-être pas chez lui. En ce cas je laisserai monnom, et j’attendrai qu’il m’appelle.

Il se fit beau à sa manière, et, ce quiparaîtra peut-être incroyable à mes lectrices, Fougas, en col desatin noir et en redingote à brandebourgs, n’était ni laid, ni mêmeridicule. Sa haute taille, son corps svelte, sa figure fière etdécidée, ses mouvements brusques formaient une certaine harmonieavec ce costume d’un autre temps. Il était étrange, voilà tout.Pour se donner un peu d’aplomb, il entra dans un restaurant, mangeaquatre côtelettes, un pain de deux livres et un morceau de fromageen buvant deux bouteilles de vin. Le café et le pousse-café leconduisirent jusqu’à deux heures. C’était le moment qu’il s’étaitfixé à lui-même.

Il inclina légèrement son chapeau surl’oreille, boutonna ses gants de chamois, toussa énergiquement deuxou trois fois devant la sentinelle de la rue de Rivoli, et enfilabravement le guichet de l’Échelle.

– Monsieur ! cria le portier, quidemandez-vous ?

– L’Empereur !

– Avez-vous une lettre d’audience ?

– Le colonel Fougas n’en a pas besoin. Vademander des renseignements à celui qui plane au-dessus de la placeVendôme : il te dira que le nom de Fougas a toujours étésynonyme de bravoure et de fidélité.

– Vous avez connu l’Empereurpremier ?

– Oui, mon drôle, et je lui ai parlé comme jete parle.

– Vraiment ? Mais quel âge avez-vousdonc ?

– Soixante-dix ans à l’horloge du temps,vingt-quatre ans sur les tablettes de l’histoire !

Le portier leva les yeux au ciel enmurmurant :

« Encore un ! C’est le quatrième dela semaine ! »

Il fit un signe à un petit monsieur vêtu denoir, qui fumait sa pipe dans la cour des Tuileries, puis il dit àFougas en lui mettant la main sur le bras :

– Mon bon ami, c’est l’Empereur que vousvoulez voir ?

– Je te l’ai déjà dit, familierpersonnage !

– Hé bien ! vous le verrez aujourd’hui.Monsieur qui vient là-bas, avec sa pipe, est l’introducteur desvisites ; il va vous conduire. Mais l’Empereur n’est pas auChâteau. Il est à la campagne. Cela vous est égal, n’est-ce pas,d’aller à la campagne ?

– Que diable veux-tu que ça mefasse ?

– D’autant plus que vous n’irez pas à pied. Onvous a déjà fait avancer une voiture. Allons, montez, mon bon ami,et soyez sage !

Deux minutes plus tard, Fougas, accompagnéd’un agent, roulait vers le bureau du commissaire de police.

Son affaire fut bientôt faite. Le commissairequi le reçut était le même qui lui avait parlé la veille à l’Opéra.Un médecin fut appelé et rendit le plus beau verdict de monomaniequi ait jamais envoyé un homme à Charenton. Tout cela se fitpoliment, joliment, sans un mot qui pût mettre le colonel sur sesgardes et l’avertir du sort qu’on lui réservait. Il trouvaitseulement que ce cérémonial était long et bizarre, et il préparaitlà-dessus quelques phrases bien senties qu’il se promettait defaire entendre à l’Empereur.

On lui permit enfin de se mettre en route. Lefiacre était toujours là ; l’introducteur ralluma sa pipe, dittrois mots au cocher et s’assit à la gauche du colonel. La voiturepartit au trot, gagna les boulevards et prit la direction de laBastille.

Elle arrivait à la hauteur de la porteSaint-Martin, et Fougas, la tête à la portière, continuait àpréparer son improvisation, lorsqu’une calèche, attelée de deuxalezans superbes, passa pour ainsi dire sous le nez du rêveur. Ungros homme à moustache grise retourna la tête et cria :

– Fougas !

Robinson découvrant dans son île l’empreintedu pied d’un homme ne fut ni plus étonné ni plus ravi que Fougas enentendant ce cri de : « Fougas ! » Ouvrir laportière, sauter sur le macadam, courir à la calèche qui s’étaitarrêtée, s’y lancer d’un seul bond sans l’aide du marchepied ettomber dans les bras du gros homme à moustache grise : toutcela fut l’affaire d’une seconde. La calèche était repartie depuislongtemps lorsque l’agent de police au galop, suivi de son fiacreau petit trot, arpenta la ligne des boulevards, demandant à tousles sergents de ville s’ils n’avaient vu passer un fou.

Chapitre 16Mémorable entrevue du colonel Fougas et de S.M. l’Empereurdes Français.

 

En sautant au cou du gros homme à moustachegrise, Fougas était persuadé qu’il embrassait Masséna. Il le ditnaïvement, et le propriétaire de la calèche partit d’un grand éclatde rire.

– Eh ! mon pauvre vieux, lui dit-il, il ya beau temps que nous avons enterré l’Enfant de la Victoire.Regarde-moi bien entre les deux yeux : je suis Leblanc, de lacampagne de Russie.

– Pas possible ! Tu es le petitLeblanc ?

– Lieutenant au 3ème d’artillerie,qui a partagé avec toi mille millions de dangers, et ce fameux rôtide cheval que tu salais avec tes larmes.

– Comment ! c’est toi ! c’est toiqui m’as taillé une paire de bottes dans la peau de l’infortunéZéphyr ! sans compter toutes les fois que tu m’as sauvé lavie ! ô mon brave et loyal ami, que je, t’embrasseencore ! Je te reconnais maintenant, mais il n’y a pas àdire : tu es changé !

– Dame ! je ne me suis pas conservé dansun bocal d’esprit-de-vin. J’ai vécu, moi !

– Tu sais donc mon histoire ?

– Je l’ai entendu raconter hier au soir chezle ministre de l’instruction publique. Il y avait là le savant quit’a remis sur pied. Je t’ai même écrit en rentrant chez moi pourt’offrir la niche et la pâtée, mais ma lettre se promène du côté deFontainebleau.

– Merci ! tu es un solide !Ah ! mon pauvre vieux ! que d’événements depuis laBérésina ! Tu as su tous les malheurs qui sontarrivés ?

– Je les ai vus, ce qui est plus triste.J’étais chef d’escadron après Waterloo ; les Bourbons m’ontflanqué à la demi-solde. Les amis m’ont fait rentrer au service en1822, mais j’avais de mauvaises notes, et j’ai roulé les garnisons,Lille, Grenoble et Strasbourg, sans avancer. La seconde épauletten’est venue qu’en 1830 ; pour lors, j’ai fait un bout dechemin en Afrique. On m’a nommé général de brigade à l’Isly, jesuis revenu, j’ai flâné de côté et d’autre jusqu’en 1848. Nousavons eu cette année-là une campagne de juin en plein Paris. Lecœur me saigne encore toutes les fois que j’y pense, et tu es,pardieu ! bien heureux de n’avoir pas vu ça. J’ai reçu troisballes dans le torse et j’ai passé général de division. Enfin, jen’ai pas le droit de me plaindre, puisque la campagne d’Italie m’aporté bonheur. Me voilà maréchal de France, avec cent mille francsde dotation, et même duc de Solferino. Oui, l’Empereur a mis unequeue à mon nom. Le fait est que Leblanc tout court, c’était un peucourt.

– Tonnerre ! s’écria Fougas, voilà quiest bien. Je te jure, Leblanc, que je ne suis pas jaloux de ce quit’arrive ! C’est assez rare, un soldat qui se réjouit del’avancement d’un autre ; mais vrai, du fond du cœur, je te ledis : tant mieux ! Tu méritais tous les honneurs, et ilfaut que l’aveugle déesse ait vu ton cœur et ton génie à travers lebandeau qui lui couvre les yeux !

– Merci ! mais parlons de toi : oùallais-tu lorsque je t’ai rencontré ?

– Voir l’Empereur.

– Moi aussi ; mais où diable lecherchais-tu ?

– Je ne sais pas ; on me conduisait.

– Mais il est aux Tuileries !

– Non !

– Si ! il y a quelque choselà-dessous ; raconte-moi ton affaire.

Fougas ne se fit pas prier ; le maréchalcomprit à quelle sorte de danger il avait soustrait son ami.

– Le concierge s’est trompé, lui dit-il ;l’Empereur est au château, et puisque nous sommes arrivés, viensavec moi : je te présenterai peut-être à la fin de monaudience.

– Nom de nom ! Leblanc, le cœur me bat àl’idée que je vais voir ce jeune homme. Est-ce un bon ?Peut-on compter sur lui ? A-t-il quelque ressemblance avecl’autre ?

– Tu le verras ; attends ici.

L’amitié de ces deux hommes datait de l’hiverde 1812. Dans la déroute de l’armée française, le hasard avaitrapproché le lieutenant d’artillerie et le colonel du23ème. L’un était âgé de dix-huit ans, l’autre n’encomptait pas vingt-quatre. La distance de leurs grades fut aisémentrapprochée par le danger commun ; tous les hommes sont égauxdevant la faim, le froid et la fatigue. Un matin, Leblanc, à latête de dix hommes, avait arraché Fougas aux mains desCosaques ; puis Fougas avait sabré une demi-douzaine detraînards qui convoitaient le manteau de Leblanc. Huit jours après,Leblanc tira son ami d’une baraque où les paysans avaient mis lefeu ; à son tour Fougas repêcha Leblanc au bord de laBérésina. La liste de leurs dangers et de leurs mutuels servicesest trop longue pour que je la donne tout entière. Ainsi, lecolonel, à Koenigsberg, avait passé trois semaines au chevet dulieutenant atteint de la fièvre de congélation. Nul doute que cessoins dévoués ne lui eussent conservé la vie. Cette réciprocité dedévouement avait formé entre eux des liens si étroits qu’uneséparation de quarante-six années ne put les rompre.

Fougas, seul au milieu d’un grand salon, sereplongeait dans les souvenirs de ce bon vieux temps, lorsqu’unhuissier l’invita à ôter ses gants et à passer dans le cabinet del’Empereur.

Le respect des pouvoirs établis, qui est lefond même de ma nature, ne me permet pas de mettre en scène despersonnages augustes. Mais la correspondance de Fougas appartient àl’histoire contemporaine, et voici la lettre qu’il écrivit àClémentine en rentrant à son hôtel :

« À Paris, que dis-je ? au ciel ! le 21 août1859.

« Mon bel ange,

« Je suis ivre de joie, de reconnaissanceet d’admiration. Je l’ai vu, je lui ai parlé ; il m’a tendu lamain, il m’a fait asseoir. C’est un grand prince ; il sera lemaître de la terre ! Il m’a donné la médaille de Sainte-Hélèneet la croix d’officier. C’est le petit Leblanc, un vieil ami et unnoble cœur, qui m’a conduit là-bas ; aussi est-il maréchal deFrance et duc du nouvel empire ! Pour l’avancement, il n’yfaut pas songer encore ; prisonnier de guerre en Prusse etdans un triple cercueil, je rentre avec mon grade ; ainsi leveut la loi militaire. Mais avant trois mois je serai général debrigade, c’est certain ; il a daigné me le promettre lui-même.Quel homme ! un dieu sur la terre ! Pas plus fier quecelui de Wagram et de Moscou, et père du soldat comme lui ! Ilvoulait me donner de l’argent sur sa cassette pour refaire meséquipements. J’ai répondu :

« – Non, sire ! J’ai une créance àrecouvrer du côté de Dantzig : si l’on me paye, je serairiche ; si l’on nie la dette, ma solde me suffira.

« Là-dessus… ô bonté des princes, tu n’esdonc pas un vain mot ! il sourit finement et me dit en frisantses moustaches :

« – Vous êtes resté en Prusse depuis 1813jusqu’en 1859 ?

« – Oui, sire.

« – Prisonnier de guerre dans desconditions exceptionnelles ?

« – Oui, sire.

« – Les traités de 1814 et de 1815stipulaient la remise des prisonniers ?

« – Oui, sire.

« – On les a donc violés à votreégard ?

« – Oui, sire.

« – Hé bien la Prusse vous doit uneindemnité. Je la ferai réclamer par voie diplomatique.

« – Oui, sire. Que de bontés !

« Voilà une idée qui ne me serait jamaisvenue à moi ! Reprendre de l’argent à la Prusse, à la Prussequi s’est montrée si avide de nos trésors en 1814 et en 1815 !Vive l’Empereur ! ma bien-aimée Clémentine ! Oh !vive à jamais notre glorieux et magnanime souverain ! Viventl’Impératrice et le prince impérial ! Je les ai vus !l’Empereur m’a présenté à sa famille !

« Le prince est un admirable petitsoldat ! Il a daigné battre la caisse sur mon chapeauneuf ; je pleurais de tendresse. S.M. l’Impératrice, avecun sourire angélique, m’a dit qu’elle avait entendu parler de mesmalheurs.

« – Ô madame ! ai-je répondu, unmoment comme celui-ci les rachète au centuple.

« – Il faudra venir danser aux Tuileriesl’hiver prochain.

« – Hélas ! madame, je n’ai jamaisdansé qu’au bruit du canon ; mais aucun effort ne me coûterapour vous plaire ! J’étudierai l’art de Vestris.

« – J’ai bien appris la contredanse,ajouta Leblanc.

« L’Empereur a daigné me dire qu’il étaitheureux de retrouver un officier comme moi, qui avait fait pourainsi dire hier les plus belles campagnes du siècle, et qui avaitconservé les traditions de la grande guerre. Cet éloge m’enhardit.Je ne craignis pas de lui rappeler le fameux principe du bontemps : signer la paix dans les capitales !

« – Prenez garde, dit-il ; c’est envertu de ce principe que les armées alliées sont venues deux foissigner la paix à Paris.

« – Ils n’y reviendront plus,m’écriai-je, à moins de me passer sur le corps.

« J’insistai sur les inconvénients d’unetrop grande familiarité avec l’Angleterre. J’exprimai le vœu decommencer prochainement la conquête du monde. D’abord, nosfrontières à nous ; ensuite, les frontières naturelles del’Europe ; car l’Europe est la banlieue de la France, et on nesaurait l’annexer trop tôt. L’Empereur hocha la tête comme s’iln’était pas de mon avis. Cacherait-il des desseinspacifiques ? Je ne veux pas m’arrêter à cette idée, elle metuerait !

« Il me demanda quel sentiment j’avaiséprouvé à l’aspect des changements qui se sont faits dansParis ? Je répondis avec la sincérité d’une âmefière :

« – Sire, le nouveau Paris est lechef-d’œuvre d’un grand règne ; mais j’aime à croire que vosédiles n’ont pas dit leur dernier mot.

« – Que reste-t-il donc à faire, à votreavis ?

« – Avant tout, redresser le cours de laSeine, dont la courbe irrégulière a quelque chose de choquant. Laligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, pourles fleuves aussi bien que pour les boulevards. En second lieu,niveler le sol et supprimer tous les mouvements de terrain quisemblent dire à l’administration : « Tu es moinspuissante que la nature ! » Après avoir accompli cetravail préparatoire, je tracerais un cercle de trois lieues dediamètre, dont la circonférence, représentée par une grilleélégante, formerait l’enceinte de Paris. Au centre, je construiraisun palais pour Votre Majesté et les princes de la familleimpériale ; vaste et grandiose édifice enfermant dans sesdépendances tous les services publics : états-majors,tribunaux, musées, ministères, archevêché, police, institut,ambassades, prisons, banque de France, lycées, théâtres, Moniteur,imprimerie impériale, manufacture de Sèvres et des Gobelins,manutention des vivres. À ce palais, de forme circulaire etd’architecture magnifique, aboutiraient douze boulevards larges decent vingt mètres, terminés par douze chemins de fer et désignéspar les noms des douze maréchaux de France. Chaque boulevard estbordé de maisons uniformes, hautes de quatre étages, précédéesd’une grille en fer et d’un petit jardin de trois mètres planté defleurs uniformes. Cent rues, larges de soixante mètres, unissentles boulevards entre eux ; elles sont reliées les unes auxautres par des ruelles de trente-cinq mètres, le tout bâtiuniformément sur des plans officiels, avec grilles, jardins, etfleurs obligatoires. Défense aux propriétaires de souffrir chez euxaucun commerce, car la vue des boutiques abaisse les esprits etdégrade les cœurs ; libre aux marchands de s’établir dans labanlieue, en se conformant aux lois. Le rez-de-chaussée de toutesles maisons sera occupé par les écuries et les cuisines ; lepremier loué aux fortunes de cent mille francs de rente etau-dessus ; le second, aux fortunes de quatre-vingts à centmille francs ; le troisième, aux fortunes de soixante àquatre-vingts mille francs ; le quatrième, aux fortunes decinquante à soixante mille francs. Au-dessous de cinquante millefrancs de rente, défense d’habiter Paris. Les artisans sont logés àdix kilomètres de l’enceinte, dans des forteresses ouvrières. Nousles exemptons d’impôts pour qu’ils nous aiment ; nous lesentourons de canons pour qu’ils nous craignent, Voilà monParis !

« L’Empereur m’écoutait patiemment etfrisait sa moustache.

« – Votre plan, me dit il, coûterait unpeu cher.

« – Pas beaucoup plus que celui qu’on aadopté, répondis-je.

« À ce mot, une franche hilarité, dont jene m’explique pas la cause, égaya son front sérieux.

« – Ne pensez-vous pas, me dit-il, quevotre projet ruinerait beaucoup de monde ?

« – Eh ! qu’importe ?m’écriai-je, puisque je ne ruine que les riches !

Il se remit à rire de plus belle et mecongédia en disant :

« – Colonel, restez colonel en attendantque nous vous fassions général !

« Il me permit une seconde fois de luiserrer la main ; je fis un signe d’adieu à ce brave Leblanc,qui m’a invité à dîner pour ce soir, et je rentrai à mon hôtel pourépancher ma joie dans ta belle âme. Ô Clémentine !espère ; tu seras heureuse et je serai grandi. Demain matin,je pars pour Dantzig. L’or est une chimère, mais je veux que tusois riche. Un doux baiser sur ton front pur !

« V. FOUGAS. »

Les abonnés de la Patrie, quiconservent la collection de leur journal, sont priés de rechercherle numéro du 23 août 1859. Ils y liront un entrefilet et un faitdivers que j’ai pris la liberté de transcrire ici.

« Son Excellence le maréchal duc deSolferino a eu l’honneur de présenter hier à S.M. l’Empereurun héros du premier Empire, Mr le colonel Fougas, qu’un événementpresque miraculeux, déjà mentionné dans un rapport à l’Académie dessciences, vient de rendre à son pays. »

Voilà l’entrefilet ; voici le faitdivers :

« Un fou, le quatrième de la semaine,mais celui-ci de la plus dangereuse espèce, s’est présenté hier auguichet de l’Échelle. Affublé d’un costume grotesque, l’œil en feu,le chapeau sur l’oreille, et tutoyant les personnes les plusrespectables avec une grossièreté inouïe, a voulu forcer laconsigne et s’introduire, Dieu sait dans quelle intention, jusqu’àla personne du Souverain. À travers ses propos incohérents, ondistinguait les mots de « bravoure, colonne Vendôme, fidélité,l’horloge du temps, les tablettes de l’histoire. » Arrêté parun agent du service de sûreté et conduit chez le commissaire de lasection des Tuileries, il fut reconnu pour le même individu qui, laveille, à l’Opéra, avait troublé par les cris les plus inconvenantsla représentation de Charles VI. Après les constatations d’usage,il fut dirigé sur l’hospice de Charenton. Mais à la hauteur de laporte Saint-Martin, profitant d’un embarras de voitures et de laforce herculéenne dont il est doué, il s’arracha des mains de songardien, le terrassa, le battit, s’élança d’un bond sur leboulevard et se perdit dans la foule. Les recherches les plusactives ont commencé immédiatement, et nous tenons de sourcecertaine qu’on est déjà sur la trace du fugitif. »

Chapitre 17Où Mr Nicolas Meiser, riche propriétaire de Dantzig, reçoit unevisite qu’il ne désirait point.

 

La sagesse des nations dit que le bien malacquis ne profite jamais. Je soutiens qu’il profite plus auxvoleurs qu’aux volés, et la belle fortune de Mr Nicolas Meiser estune preuve à l’appui de mon dire.

Le neveu de l’illustre physiologiste, aprèsavoir brassé beaucoup de bière avec peu de houblon et récoltéindûment l’héritage destiné à Fougas, avait amassé dans lesaffaires une fortune de huit à dix millions. Dans quellesaffaires ? On ne me l’a jamais dit, mais je sais qu’il tenaitpour bonnes toutes celles où l’on gagne de l’argent. Prêter depetites sommes à gros intérêt, faire de grandes provisions de blépour guérir la disette après l’avoir produite, exproprier lesdébiteurs malheureux, fréter un navire ou deux pour le commerce dela viande noire sur la côte d’Afrique, voilà des spéculations quele bonhomme ne dédaignait aucunement. Il ne s’en vantait point, caril était modeste, mais il n’en rougissait pas non plus, ayantélargi sa conscience en arrondissant son capital. Du reste, hommed’honneur dans le sens commercial du mot, et capable d’égorger legenre humain plutôt que de laisser protester sa signature. Lesbanques de Dantzig, de Berlin, de Vienne et de Paris le tenaient enhaute estime ; elles avaient de l’argent à lui.

Il était gros, gras et fleuri, et vivait enjoie. Sa femme avait le nez trop long et les os trop perçants, maiselle l’aimait de tout son cœur et lui faisait de petits entremetssucrés. Une parfaite conformité de sentiments unissait les deuxépoux. Ils parlaient entre eux à cœur ouvert et ne se cachaientpoint leurs mauvaises pensées. Tous les ans, à la Saint-Martin,lors de la récolte des loyers, ils mettaient sur le pavé cinq ousix familles d’artisans qui n’avaient pu payer leur terme ;mais ils n’en dînaient pas plus mal et le baiser du soir n’en étaitpas moins doux.

Le mari avait soixante-six ans, la femmesoixante-quatre ; leurs physionomies étaient de celles quiinspirent la bienveillance et commandent le respect. Pour compléterleur ressemblance avec les patriarches, il ne leur manquait que desenfants et des petits-enfants. La nature leur avait donné un fils,un seul, parce qu’ils ne lui en avaient point demandé davantage.Ils auraient pensé commettre un crime de lèse-écus en partageantleur fortune entre plusieurs. Malheureusement, ce fils unique,héritier présomptif de tant de millions, mourut à l’université deHeidelberg, d’une indigestion de saucisses. Il partit à vingt anspour cette Walhalla des étudiants teutoniques, où l’on mange dessaucisses infinies en buvant une bière intarissable ; où l’onchante des lieds de huit cents millions de couplets en setailladant le bout du nez à coups d’épée. Le trépas malicieux leravit à ses auteurs lorsqu’ils n’étaient plus en âge de luiimproviser un remplaçant. Ces vieux richards infortunésrecueillirent pieusement ses nippes pour les vendre. Durant cetteopération lamentable (car il manquait beaucoup de linge tout neuf),Nicolas Meiser disait à sa femme :

– Mon cœur saigne à l’idée que nos maisons etnos écus, nos biens au soleil et nos biens à l’ombre s’en iront àdes étrangers. Les parents devraient toujours avoir un fils derechange, comme on nomme un juge suppléant au tribunal decommerce.

Mais le temps, qui est un grand maître enAllemagne et dans plusieurs autres pays, leur fit voir que l’onpeut se consoler de tout, excepté de l’argent perdu. Cinq ans plustard, Mme Meiser disait à son mari avec un sourire tendre etphilosophique :

– Qui peut pénétrer les décrets de laProvidence ? Ton fils nous aurait peut-être mis sur la paille.Regarde Théobald Scheffler, son ancien camarade. Il a mangé vingtmille francs à Paris pour une femme qui levait la jambe au milieude la contredanse. Nous-mêmes, nous dépensions plus de deux millethalers chaque année pour notre mauvais garnement ; sa mortest une grosse économie, et par conséquent une bonneaffaire !

Du temps que les trois cercueils de Fougasétaient encore à la maison, la bonne dame raillait les visions etles insomnies de son époux.

– À quoi donc penses-tu ? luidisait-elle. Tu m’as encore donné des coups de pied toute la nuit.Jetons au feu ce haillon de Français : il ne troublera plus lerepos d’un heureux ménage. Nous vendrons la boîte de plomb ;il y en a pour le moins deux cents livres ; la soie blanche mefera une doublure de robe et la laine du capitonnage nous donnerabien un matelas.

Mais un restant de superstition empêcha Meiserde suivre les conseils de sa femme : il préféra se défaire ducolonel en le mettant dans le commerce.

La maison des deux époux était la plus belleet la plus solide de la rue du Puits-Public, dans le faubourgnoble. De fortes grilles en fer ouvré décoraient magnifiquementtoutes les fenêtres, et la porte était bardée de fer comme unchevalier du bon temps. Un système de petits miroirs ingénieuxaccrochés à la façade permettait de reconnaître un visiteur avantmême qu’il eût frappé. Une servante unique, vrai cheval pour letravail, vrai chameau par la sobriété, habitait sous ce toit bénides dieux.

Le vieux domestique couchait dehors, dans sonintérêt même, et pour qu’il ne fût point exposé à tordre le colvénérable de ses maîtres. Quelques livres de commerce et de piétéformaient la bibliothèque des deux vieillards. Ils n’avaient pointvoulu de jardin derrière leur maison, parce que les arbres seplaisent à cacher les voleurs. Ils fermaient leur porte aux verroustous les soirs à huit heures et ne sortaient point de chez eux sansy être forcés, de peur de mauvaises rencontres.

Et cependant le 29 avril 1859, à onze heuresdu matin, Nicolas Meiser était bien loin de sa chère maison.Dieu ! qu’il était loin de chez lui, cet honnête bourgeois deDantzig ! Il arpentait d’un pas pesant cette promenade deBerlin qui porte le nom d’un roman d’Alphonse Karr : Sousles tilleuls. En, allemand : Unter denLinden.

Quel mobile puissant avait jeté hors de sabonbonnière ce gros bonbon rouge à deux pieds ? Le même quiconduisit Alexandre à Babylone, Scipion à Carthage, Godefroi deBouillon à Jérusalem et Napoléon à Moscou : l’ambition !Meiser n’espérait pas qu’on lui présenterait les clefs de la villesur un coussin de velours rouge, mais il connaissait un grandseigneur, un chef de bureau et une femme de chambre quitravaillaient à obtenir pour lui des lettres de noblesse. S’appelervon Meiser au lieu de Meiser tout sec ! Quel beaurêve !

Le bonhomme avait en lui ce mélange debassesse et d’orgueil qui place les laquais à une si grandedistance des autres hommes. Plein de respect pour la puissance etd’admiration pour la grandeur, il ne prononçait les noms de roi, deprince et même de baron qu’avec emphase et béatitude. Il segargarisait de syllabes nobles, et le seul mot de monseigneur luiemplissait la bouche d’une bouillie enivrante. Les particuliers dece tempérament ne sont pas rares en Allemagne, et l’on en trouvemême ailleurs. Si vous les transportiez dans un pays où tous leshommes sont égaux, la nostalgie de la servitude les tuerait.

Les titres qu’on faisait valoir en faveur deNicolas Meiser n’étaient pas de ceux qui emportent la balance, maisde ceux qui la font pencher petit à petit. Neveu d’un savantillustre, propriétaire imposé, homme bien pensant, abonné à laNouvelle Gazette de la Croix, plein de mépris pourl’opposition, auteur d’un toast contre la démagogie, ancienconseiller de la ville, ancien juge au tribunal de commerce, anciencaporal de la landwehr, ennemi déclaré de la Pologne et detoutes les nations qui ne sont pas les plus fortes. Son action laplus éclatante remontait à dix ans. Il avait dénoncé par lettreanonyme un membre du parlement de Francfort, réfugié à Dantzig.

Au moment où Meiser passait sous les tilleuls,son affaire était en bon chemin. Il avait recueilli cette douceassurance de la bouche même de ses protecteurs. Aussi courait-illégèrement vers la gare du chemin Nord-Est, sans autre bagage qu’unrevolver dans la poche. Sa malle de veau noir avait pris lesdevants et l’attendait au bureau. Chemin faisant, il effleuraitd’un coup d’œil rapide l’étalage des boutiques. Halte ! Ils’arrêta court devant un papetier et se frotta les yeux :remède souverain, dit-on, contre la berlue. Entre les portraits deMme Sand et de Mr Mérimée, qui sont les deux plus grandsécrivains de la France, il avait aperçu, deviné, pressenti unefigure bien connue.

« Assurément, dit-il, j’ai déjà vu cethomme-là, mais il était moins florissant. Est-ce que notre ancienpensionnaire serait revenu à la vie ? Impossible ! J’aibrûlé la recette de mon oncle, et l’on a perdu, grâce à moi, lesecret de ressusciter les gens. Cependant la ressemblance estfrappante. Ce portrait a-t-il été fait en 1813, du vivant de Mr lecolonel Fougas ! Non, puisque la photographie n’était pasencore inventée. Mais peut-être le photographe l’a-t-il copié surune gravure ? Voici le roi Louis XVI et la reineMarie-Antoinette reproduits de la même façon : cela ne prouvepas que Robespierre les ait ressuscités. C’est égal, j’ai fait unemauvaise rencontre. »

Il fit un pas vers la porte de la boutiquepour prendre des renseignements, mais un certain embarras leretint. On pourrait s’étonner, lui faire des questions, rechercherles motifs de son inquiétude. En route ! Il reprit sa courseau petit trot, en essayant de se rassurer lui-même :

« Bah ! c’est une hallucination,l’effet d’une idée fixe. D’ailleurs ce portrait est vêtu à la modede 1813, voilà qui tranche tout. »

Il arriva à la gare du chemin de fer, fitenregistrer sa malle de veau noir et se jeta de tout son long dansun compartiment de première classe. Il fuma sa pipe deporcelaine ; ses deux voisins s’endormirent ; il fitbientôt comme eux et ronfla. Les ronflements de ce gros hommeavaient quelque chose de sinistre : vous eussiez cru entendreles ophicléides du jugement dernier. Quelle ombre le visita danscette heure de sommeil ? Nul étranger ne l’a jamais su, car ilgardait ses rêves pour lui, comme tout ce qui lui appartenait.

Mais entre deux stations, le train étant lancéà toute vitesse, il sentit distinctement deux mains énergiques quile tiraient par les pieds. Sensation trop connue, hélas ! etqui lui rappelait les plus mauvais souvenirs de sa vie. Il ouvritles yeux avec épouvante et vit l’homme de la photographie, dans lecostume de la photographie ! Ses cheveux se hérissèrent, sesyeux s’arrondirent en boules de loto, il poussa un grand cri et sejeta à corps perdu entre les deux banquettes dans les jambes de sesvoisins.

Quelques coups de pied vigoureux lerappelèrent à lui-même. Il se releva comme il put et regarda autourde lui. Personne que les deux voisins, qui lançaient machinalementleurs derniers coups de pied dans le vide en se frottant les yeux àtour de bras. Il acheva de les réveiller en les interrogeant sur lavisite qu’il avait reçue, mais ces messieurs déclarèrent qu’ilsn’avaient rien vu.

Meiser fit un triste retour surlui-même ; il remarqua que ses visions prenaient terriblementde consistance. Cette idée ne lui permit point de se rendormir.

« Si cela continue longtemps, pensait-il,l’esprit du colonel me cassera le nez d’un coup de poing ou mepochera les deux yeux ! »

Peu après, il se souvint qu’il avait trèssommairement déjeuné et s’avisa que le cauchemar était peut-êtreengendré par la diète. Il descendit aux cinq minutes d’arrêt etdemanda un bouillon. On lui servit du vermicelle très chaud, et ilsouffla dans sa tasse comme un dauphin dans le Bosphore.

Un homme passa devant lui sans le heurter,sans lui rien dire, sans le voir. Et pourtant la tasse sauta dansles mains du riche Nicolas Meiser, le vermicelle s’appliqua sur songilet et sa chemise, où il forma un lacet élégant qui rappelaitl’architecture de la porte Saint-Martin. Quelques fils jaunâtres,détachés de la masse, pendaient en stalactites aux boutons de laredingote. Le vermicelle s’arrêta à la surface, mais le bouillonpénétra beaucoup plus loin. Il était chaud à faire plaisir ;un œuf qu’on y eût laissé dix minutes aurait été un œuf dur. Fatalbouillon, qui se répandit non seulement dans les poches, mais dansles replis les plus secrets de l’homme lui-même ! La cloche dudépart sonna, le garçon du buffet réclama douze sous, et Meiserremonta en voiture, précédé d’un plastron de vermicelle et suivid’un petit filet de bouillon qui ruisselait le long desmollets.

Tout cela, parce qu’il avait vu ou cru voir laterrible figure du colonel Fougas mangeant dessandwiches !

Oh ! que le voyage lui parut long !Comme il lui tardait de se voir chez lui, entre sa femme Catherineet sa servante Berbel, toutes les portes bien closes ! Lesdeux voisins riaient à ventre déboutonné ; on riait dans lecompartiment de droite et le compartiment de gauche. À mesure qu’ilarrachait le vermicelle, les petits yeux du bouillon se figeaientau grand air et semblaient rire silencieusement. Qu’il est dur pourun gros millionnaire d’amuser les gens qui n’ont pas le sou !Il ne descendit plus jusqu’à Dantzig, il ne mit pas le nez à laportière, il s’entretint seul à seul avec sa pipe de porcelaine, oùLéda caressait un cygne, et ne riait point.

Triste, triste voyage ! On arrivapourtant. Il était huit heures du soir ; le vieux domestiqueattendait avec des crochets pour emporter la malle du maître. Plusde figures redoutables, plus de rires moqueurs. L’histoire dubouillon était tombée dans l’oubli comme un discours de Mr Keller.Déjà Meiser, dans la salle des bagages, avait saisi par la poignéeune malle de veau noir, lorsqu’il vit à l’extrémité opposée lespectre de Fougas qui tirait en sens inverse et semblait résolu àlui disputer son bien. Il se roidit, tira plus fort et plongea mêmesa main gauche dans la poche où dormait le revolver. Mais le regardlumineux du colonel le fascina, ses jambes ployèrent, il tomba, etcrut voir que Fougas et la malle de veau noir tombaient aussi l’unsur l’autre. Lorsqu’il revint à lui, son vieux domestique luitapait dans les mains, la malle était posée sur les crochets, et lecolonel avait disparu. Le domestique jura qu’il n’avait vu personneet qu’il avait reçu la malle lui-même des propres mains dufacteur.

Vingt minutes plus tard, le millionnaire étaitdans sa maison et se frottait joyeusement la face contre les anglesaigus de sa femme. Il n’osa lui conter ses visions, carMme Meiser était un esprit fort en son genre. C’est elle quilui parla de Fougas.

– Il m’est arrivé toute une histoire, luidit-elle. Croirais-tu que la police nous écrit de Berlin pourdemander si notre oncle nous a laissé une momie, et à quelleépoque, et combien de temps nous l’avons gardée, et ce que nous enavons fait ? J’ai répondu la vérité, ajoutant que ce colonelFougas était en si mauvais état et tellement détérioré par lesmites, que nous l’avions vendu comme un chiffon. Qu’est-ce que lapolice a donc à voir dans nos affaires ?

Meiser poussa un profond soupir.

– Parlons argent, reprit la dame. Legouverneur de la Banque est venu me voir. Le million que tu lui asdemandé pour demain est prêt ; on le délivrera sur tasignature. Il paraît qu’ils ont eu beaucoup de peine à se procurerla somme en écus ; si tu avais voulu du papier sur Vienne ousur Paris, tu les aurais mis à leur aise. Mais enfin, ils ont faitce que tu as désiré. Pas d’autres nouvelles, sinon que Schmidt, lemarchand, s’est tué. Il avait une échéance de dix mille thalers, etpas moitié de la somme dans sa caisse. Il est venu me demander del’argent ; j’ai offert dix mille thalers à vingt-cinq,payables à quatre-vingt-dix jours, avec première hypothèque sur lesbâtiments. L’imbécile a mieux aimé se pendre dans saboutique ; chacun son goût.

– S’est-il pendu bien haut ?

– Je n’en sais rien ; pourquoi ?

– Parce qu’on pourrait avoir un bout de cordeà bon marché, et nous en avons grand besoin ma pauvreCatherine ! Ce colonel Fougas me donne un tracas !

– Encore tes idées ! Viens souper, monchéri.

– Allons !

La Baucis anguleuse conduisit son Philémondans une belle et grande salle à manger où Berbel servit un repasdigne des dieux. Potage aux boulettes de pain anisé, boulettes depoisson à la sauce noire, boulettes de mouton farci, boulettes degibier, choucroute au lard entourée de pommes de terre frites,lièvre rôti à la gelée de groseille, écrevisses en buisson, saumonde la Vistule, gelées, tartes aux fruits, et le reste. Sixbouteilles de vin du Rhin, choisies entre les meilleurs crus,attendaient sous leur capuchon d’argent une accolade du maître.Mais le seigneur de tous ces biens n’avait ni faim ni soif. Ilmangeait du bout des dents et buvait du bout des lèvres, dansl’attente d’un grand événement qui d’ailleurs ne se fit guèreattendre. Un coup de marteau formidable ébranla bientôt lamaison.

Nicolas Meiser tressaillit ; sa femmeentreprit de le rassurer.

– Ce n’est rien, lui disait-elle. Legouverneur de la Banque m’a dit qu’il viendrait te parler. Il offrede nous payer la prime, si nous prenons du papier au lieu desécus.

– Il s’agit bien d’argent ! s’écria lebonhomme. C’est l’enfer qui vient nous visiter !

Au même instant la servante se précipita dansla chambre en criant :

– Monsieur ! madame ! c’est leFrançais des trois cercueils ! Jésus ! Marie, mère deDieu !

Fougas salua et dit :

– Bonnes gens, ne vous dérangez pas, je vousen prie. Nous avons une petite affaire à débattre ensemble et jem’apprête à vous l’exposer en deux mots. Vous êtes pressés, moiaussi ; vous n’avez pas soupé, ni moi non plus !

Mme Meiser, plus immobile et plus maigrequ’une statue du treizième siècle, ouvrait une grande boucheédentée. L’épouvante la paralysait. L’homme, mieux préparé à lavisite du fantôme, arma son revolver sous la table et visa lecolonel en criant :

– Vade rétro, Satanas !

L’exorcisme et le pistolet ratèrent en mêmetemps.

Meiser ne se découragea point : il tirales six coups l’un après l’autre sur le démon qui le regardaitfaire. Rien ne partit.

– À quel diable de jeu jouez-vous ? ditle colonel en se mettant à cheval sur une chaise. On n’a jamaisreçu la visite d’un honnête homme avec ce cérémonial.

Meiser jeta son revolver et se traîna commeune bête jusqu’aux pieds de Fougas. Sa femme qui n’était pas plusrassurée le suivit. L’un et l’autre joignirent les mains, et legros homme s’écria :

– Ombre ! j’avoue mes torts, et je suisprêt à les réparer. Je suis coupable envers toi, j’ai transgresséles ordres de mon oncle. Que veux-tu ? Que commandes-tu ?Un tombeau ? Un riche monument ? Des prières ?Beaucoup de prières ?

– Imbécile ! dit Fougas en le repoussantdu pied. Je ne suis pas une ombre, et je ne réclame que l’argentque tu m’as volé !

Meiser roulait encore, et déjà sa petitefemme, debout, les poings sur la hanche, tenait tête au colonelFougas.

– De l’argent, criait-elle. Mais nous ne vousen devons pas ! Avez-vous des titres ? montrez-nous unpeu notre signature ! Où en serait-on, juste Dieu ! s’ilfallait donner de l’argent à tous les aventuriers qui seprésentent ? Et d’abord, de quel droit vous êtes-vousintroduit dans notre domicile, si vous n’êtes pas une ombre ?Ah ! vous êtes un homme comme les autres ! Ah ! vousn’êtes pas un esprit ! Eh bien ! monsieur, il y a desjuges à Berlin ; il y en a même dans les provinces, et nousverrons bien si vous touchez à notre argent ! Relève-toi donc,grand nigaud : ce n’est qu’un homme ! Et vous, lerevenant, hors d’ici ! décampez !

Le colonel ne bougea non plus qu’un roc.

– Diable soit des langues de femme !Asseyez-vous, la vieille… et éloignez vos mains de mes yeux :ça pique. Toi, l’enflé, remonte, sur ta chaise et écoute-moi. Ilsera toujours temps de plaider, si nous n’arrivons pas à nousentendre. Mais le papier timbré me pue au nez : c’est pourquoij’aime mieux traiter à l’amiable.

Mr et Mme Meiser se remirent de leurpremière émotion. Ils se défiaient des magistrats, comme tous ceuxqui n’ont pas la conscience nette. Si le colonel était un pauvrediable qu’on pût éconduire moyennant quelques thalers, il valaitmieux éviter le procès.

Fougas leur déduisit le cas avec une rondeurtoute militaire. Il prouva l’évidence de son droit, raconta qu’ilavait fait constater son identité à Fontainebleau, à Paris, àBerlin ; cita de mémoire deux ou trois passages du testament,et finit par déclarer que le gouvernement prussien, d’accord avecla France, appuierait au besoin ses justes réclamations.

– Tu comprends bien, ajouta-t-il en secouantMeiser par le bouton de son habit, que je ne suis pas un renard dela chicane. Si tu avais le poignet assez vigoureux pour manœuvrerun bon sabre, nous irions sur le terrain, bras-dessus,bras-dessous, et je te jouerais la somme en trois points, aussivrai que tu sens le bouillon !

– Heureusement, monsieur, dit Meiser, mon âgeme met à l’abri de toute brutalité. Vous ne voudriez pas fouler auxpieds le cadavre d’un vieillard !

– Vénérable canaille ! mais tu m’auraistué comme un chien, si ton pistolet n’avait pas raté !

– Il n’était pas chargé, monsieur lecolonel ! Il n’était… presque pas chargé ! Mais je suisun homme accommodant et nous pouvons très bien nous entendre. Je nevous dois rien, et d’ailleurs il y a prescription ; maisenfin… combien demandez-vous ?

– Voilà qui est parlé. À mon tour !

La complice du vieux coquin adoucit le timbrede sa voix : figurez-vous une scie léchant un arbre avant dele mordre.

– Écoute, mon Claus, écoute ce que va dire Mrle colonel Fougas. Tu vas voir comme il est raisonnable ! Cen’est pas lui qui penserait à ruiner de pauvres gens comme nous.Ah ! ciel ! il n’en est pas capable. C’est un si noblecœur ! Un homme si désintéressé ! Un digne officier dugrand Napoléon (Dieu ait son âme !).

– Assez, la vieille ! dit Fougas avec ungeste énergique qui trancha ce discours par le milieu. J’ai faitfaire à Berlin le compte de ce qui m’est dû en capital etintérêts.

– Des intérêts ! cria Meiser. Mais enquel pays, sous quelle latitude fait-on payer les intérêts del’argent ? Cela se voit peut-être dans le commerce, mais entreamis ! jamais, au grand jamais, mon bon monsieur lecolonel ! Que dirait mon pauvre oncle, qui nous voit du hautdes cieux, s’il savait que vous réclamez les intérêts de sasuccession ?

– Mais, tais-toi donc, Nickle ! reprit lafemme. Mr le colonel vient de te dire lui-même qu’il ne voulait pasentendre parler des intérêts.

– Nom d’un canon rayé ! vous tairez-vous,pies borgnes ? Je crève de faim, moi, et je n’ai pas apportémon bonnet de coton pour coucher ici !… Voici l’affaire. Vousme devez beaucoup, mais la somme n’est pas ronde, il y a desfractions et je suis pour les affaires nettes. D’ailleurs, mesgoûts sont modestes. J’ai ce qu’il me faut pour ma femme et pourmoi ; il ne s’agit plus que de pourvoir mon fils !

– Très bien ! cria Meiser. Je me chargede l’éducation du petit !…

– Or, depuis une dizaine de jours que je suisredevenu citoyen du monde, il y a un mot que j’entends direpartout. À Paris comme à Berlin, on ne parle plus que demillions ; il n’est plus question d’autre chose et tous leshommes ont des millions plein la bouche. À force d’en entendreparler, j’ai eu la curiosité de savoir ce que c’est. Allez mechercher un million, et je vous donne quittance !

Si vous voulez vous faire une idéeapproximative des cris perçants qui lui répondirent, allez aujardin des plantes à l’heure du déjeuner des oiseaux de proie, etessayez de leur arracher la viande du bec. Fougas se boucha lesoreilles et demeura inébranlable. Les prières, les raisonnements,les mensonges, les flatteries, les bassesses glissaient sur luicomme la pluie sur un toit de zinc. Mais à dix heures du soir,lorsqu’il jugea que tout accommodement était impossible, il pritson chapeau :

– Bonsoir, dit-il. Ce n’est plus un millionqu’il me faut, mais deux millions et le reste. Nous plaiderons. Jevais souper.

Il était déjà dans l’escalier, quandMme Meiser dit à son mari :

– Rappelle-le et donne-lui sonmillion !

– Es-tu folle ?

– N’aie pas peur.

– Je ne pourrai jamais !

– Dieu ! que les hommes sont bêtes !Monsieur ! monsieur Fougas ! monsieur le colonelFougas ! Remontez, je vous en prie ! nous consentons àtout ce que vous voulez !

– Sacrebleu ! dit-il en rentrant, vousauriez bien dû vous décider plus tôt. Mais enfin, voyons lamonnaie !

Mme Meiser lui expliqua de sa voix laplus tendre que les pauvres capitalistes comme eux n’avaient pas unmillion dans leur caisse.

– Mais vous ne perdrez rien pour attendre, mondoux monsieur ! Demain, vous toucherez la somme en bel argentblanc : mon mari va vous signer un bon sur la banque royale deDantzig.

– Mais… disait encore l’infortuné Meiser.

Il signa cependant, car il avait une confiancesans bornes dans le génie pratique de Catherine. La vieille priaFougas de s’asseoir au bout de la table et lui dicta une quittancede deux millions, pour solde de tout compte. Vous pouvez croirequ’elle n’oublia pas un mot des formules légales et qu’elle se miten règle avec le code prussien. La quittance, écrite en entier dela main du colonel, remplissait trois grandes pages.

Ouf ! Il signa et parapha la chose etreçut en échange la signature de Nicolas, qu’il savait bonne.

– Décidément, dit-il au vieillard, tu n’es pasaussi arabe qu’on me l’avait dit à Berlin. Touche là, vieuxfripon ! Je ne donne la main qu’aux honnêtes gens àl’ordinaire ; mais dans un jour comme celui-ci, on peut faireun petit extra.

– Faites-en deux, monsieur Fougas, dithumblement Mme Meiser. Acceptez votre part de ce modestesouper !

– Parbleu ! la vieille ; ça n’estpas de refus. Mon souper doit être froid à l’auberge de laCloche, et vos plats qui fument sur leurs réchauds m’ontdéjà donné plus d’une distraction. D’ailleurs, voilà des flûtes deverre jaunâtre sur lesquelles Fougas ne sera pas fâché de jouer unair.

La respectable Catherine fit ajouter uncouvert et commanda à Berbel d’aller se mettre au lit. Le colonelplia en huit le million du père Meiser, l’enveloppa soigneusementdans un paquet de billets de banque et serra le tout dans ce petitcarnet que sa chère Clémentine lui avait envoyé. Onze heuressonnaient à la pendule.

À onze heures et demie, Fougas commença à voirle monde en rose. Il loua hautement le vin du Rhin et remercia lesMeiser de leur hospitalité. À minuit, il leur rendit son estime. Àminuit un quart, il les embrassa. À minuit et demi, il fit l’élogede l’illustre Jean Meiser, son bienfaiteur et son ami. Lorsqu’ilapprit que Jean Meiser était mort dans cette maison, il versa untorrent de larmes. À une heure moins un quart, il entra dans lavoie des confidences, parla de son fils qu’il allait rendreheureux, de sa fiancée qui l’attendait. Vers une heure, il goûtad’un célèbre vin de Porto que Mme Meiser était allée chercherelle-même à la cave. À une heure et demie, sa langue s’épaissit,ses yeux se voilèrent, il lutta quelque temps contre l’ivresse etle sommeil, annonça qu’il allait raconter la campagne de Russie,murmura le nom de l’Empereur, et glissa sous la table.

– Tu me croiras si tu veux, ditMme Meiser à son mari, ce n’est pas un homme qui est entrédans notre maison, c’est le diable !

– Le diable !

– Sans cela, t’aurais-je conseillé de luidonner un million ? J’ai entendu une voix qui me disait :« Si vous n’obéissez à l’envoyé des enfers, vous mourrez cettenuit l’un et l’autre. » C’est alors que je l’ai rappelé dansl’escalier. Ah ! si nous avions eu affaire à un homme, jet’aurais dit de plaider jusqu’à notre dernier sou.

– À là bonne heure ! Eh bien ! temoqueras-tu encore de mes visions ?

– Pardonne-moi, mon Claus, j’étaisfolle !

– Et moi qui avais fini par lecroire ?

– Pauvre innocent ! tu croyais peut-êtreaussi que c’était Mr le colonel Fougas !

– Dame !

– Comme s’il était possible de ressusciter unhomme ! C’est un démon, te dis-je, qui a pris les traits ducolonel pour nous voler notre argent !

– Qu’est-ce que les démons peuvent faire avecde l’argent ?

– Tiens ! ils construisent descathédrales !

– Mais à quoi reconnaît-on le diable quand ilest déguisé ?

– D’abord à son pied fourchu, mais il met desbottes ; ensuite à son oreille raccommodée.

– Bah ! Et pourquoi ?

– Parce que le diable a l’oreille pointue, etque, pour la faire ronde, il faut la recouper.

Meiser se pencha sous la table et poussa uncri d’épouvante.

– C’est bien le diable ! dit-il. Maiscomment s’est-il laissé endormir ?

– Tu n’as donc pas vu qu’en remontant de lacave j’ai passé par ma chambre ? J’ai mis une goutte d’eaubénite dans le vin de Porto : charme contre charme ! etil est tombé.

– Voilà qui va bien. Mais qu’est-ce que nousen ferons, maintenant qu’il est en notre pouvoir ?

– Qu’est-ce qu’on fait des démons, dans lesÉcritures ? Le Seigneur les jette à la mer.

– La mer est loin de chez nous.

– Mais, grand enfant ! le puits publicest tout près !

– Et que va-t-on dire demain quand on trouverason corps ?

– On ne trouvera rien du tout, et même cepapier qu’il nous a signé sera changé en feuille sèche.

Dix minutes plus tard, Mr et Mme Meiserballottaient quelque chose de lourd au-dessus du puits public, etdame Catherine murmurait à demi-voix l’incantationsuivante :

Démon, fils de l’enfer, sois maudit !

Démon, fils de l’enfer, sois précipité !

Démon, fils de l’enfer, retourne dans l’enfer !

Un bruit sourd, le bruit d’un corps qui tombeà l’eau, termina la cérémonie, et les deux conjoints rentrèrentchez eux, avec la satisfaction qui suit toujours un devoiraccompli. Nicolas disait en lui-même :

« Je ne la croyais pas sicrédule ! »

« Je ne le savais pas sinaïf ! » pensait la digne Kettle, épouse légitime deClaus.

Ils dormirent du sommeil de l’innocence.Ah ! que leurs oreillers leur auraient semblé moins doux siFougas était rentré chez lui avec le million !

À dix heures du matin, comme ils prenaientleur café au lait avec des petits pains au beurre, le gouverneur dela Banque entra chez eux et leur dit :

– Je vous remercie d’avoir accepté une traitesur Paris au lieu du million en argent, et sans prime. Ce JeuneFrançais que vous nous avez envoyé est un peu brusque, mais biengai et bon enfant.

Chapitre 18Le colonel cherche à se débarrasser d’un million qui le gêne.

 

Fougas avait quitté Paris pour Berlin lelendemain de son audience. Il. mit trois jours à faire la route,car il s’arrêta quelque temps à Nancy. Le maréchal lui avait donnéune lettre de recommandation pour le préfet de la Meurthe, qui lereçut fort bien et promit de l’aider dans ses recherches.Malheureusement, la maison où il avait aimé Clémentine Pichonn’existait plus. La municipalité l’avait démolie vers 1827, enperçant une rue. Il est certain que les édiles n’avaient pas abattula famille avec la maison, mais une nouvelle difficulté surgit toutà coup : le nom de Pichon surabondait, dans la ville, dans labanlieue et dans le département. Entre cette multitude de Pichon,Fougas ne savait à qui sauter au cou. De guerre lasse et pressé decourir sur le chemin de la fortune, il laissa une note aucommissaire de police :

« Rechercher, sur les registres de l’Étatcivil et ailleurs, une jeune fille appelée Clémentine Pichon. Elleavait dix-huit ans en 1813 ; ses parents tenaient une pensionpour les officiers. Si elle vit, trouver son adresse ; si elleest morte, s’enquérir de ses héritiers. Le bonheur d’un père endépend ! »

En arrivant à Berlin, le colonel apprit que saréputation l’avait précédé. La note du ministre de la guerre avaitété transmise au gouvernement prussien par la légation deFrance ; Léon Renault, dans sa douleur, avait trouvé le tempsd’écrire un mot au docteur Hirtz ; les journaux commençaient àparler et les sociétés savantes à s’émouvoir. Le Prince Régent nedédaigna pas d’interroger son médecin : l’Allemagne est unpays bizarre où la science intéresse les princes eux-mêmes.

Fougas, qui avait lu la lettre du docteurHirtz annexée au testament de Mr Meiser, pensa qu’il devaitquelques remerciements au bonhomme. Il lui fit une visite etl’embrassa en l’appelant oracle d’Épidaure. Le docteur s’empara delui, fit prendre ses bagages à l’hôtel, et lui donna la meilleurechambre de sa maison. Jusqu’au 29 du mois, le colonel fut choyécomme un ami et exhibé comme un phénomène. Sept photographes sedisputèrent un homme si précieux : les villes de Grèce n’ontrien fait de plus pour notre pauvre vieil Homère. S.A.R, le PrinceRégent voulut le voir en personne naturelle, et pria Mr Hirtz del’amener au palais. Fougas se fit un peu tirer l’oreille : ilprétendait qu’un soldat ne doit pas frayer avec l’ennemi, et secroyait encore en 1813.

Le prince est un militaire distingué, qui acommandé en personne au fameux siège de Rastadt. Il prit plaisir àla conversation de Fougas ; l’héroïque naïveté de ce jeunegrognard le ravit. Il lui fit de grands compliments et lui dit quel’empereur des Français était bien heureux d’avoir autour de luides officiers de ce mérite.

– Il n’en a pas beaucoup, répliqua le colonel.Si nous étions seulement quatre ou cinq cents de ma trempe, il y alongtemps que votre Europe serait dans le sac !

Cette réponse parut plus comique quemenaçante, et l’effectif de l’armée prussienne ne fut pas augmentéce jour-là.

Son Altesse Royale annonça directement àFougas que son indemnité avait été réglée à deux cent cinquantemille francs, et qu’il pourrait toucher cette somme au Trésor dèsqu’il le jugerait agréable.

– Monseigneur, répondit-il, il est toujoursagréable d’empocher l’argent de l’ennem… de l’étranger. Mais,tenez ! je ne suis pas un thuriféraire de Plutus :rendez-moi le Rhin et Posen, et je vous laisse vos deux centcinquante mille francs.

– Y songez-vous ? dit le prince en riant.Le Rhin et Posen !

– Le Rhin est à la France et Posen à laPologne, bien plus légitimement que cet argent n’est à moi. Maisvoilà mes grands seigneurs : ils se font un devoir de payerles petites dettes et un point d’honneur de nier lesgrandes !

Le prince fit la grimace, et tous les visagesde la cour se mirent à grimacer uniformément. On trouva que MrFougas avait fait preuve de mauvais goût en laissant tomber unemiette de vérité dans un gros plat de bêtises.

Mais une jolie petite baronne viennoise, quiassistait à sa présentation, fut beaucoup plus charmée de sa figureque scandalisée de ses discours. Les dames de Vienne se sont faitune réputation d’hospitalité qu’elles s’efforcent de justifierpartout, et même hors de leur patrie.

La baronne de Marcomarcus avait encore uneautre raison d’attirer le colonel : depuis deux ou trois ans,elle faisait collection d’hommes célèbres, en photographie, bienentendu. Son album était peuplé de généraux, d’hommes d’État, dephilosophes et de pianistes, qui s’étaient donnés à elle enécrivant au bas du portrait : « Hommagerespectueux. » On y comptait plusieurs prélats romains et mêmeun cardinal célèbre, mais il y manquait un revenant. Elle écrivitdonc à Fougas un billet tout pétillant d’impatience et de curiositépour le prier à souper chez elle. Fougas, qui partait le lendemainpour Dantzig, prit une feuille de papier grand-aigle et se mit endevoir de s’excuser poliment. Il craignait, ce cœur délicat etchevaleresque, qu’une soirée de conversation et de plaisir dans lacompagnie des plus jolies femmes de l’Allemagne, ne fût comme uneinfidélité morale au souvenir de Clémentine. Il chercha donc uneformule convenable et écrivit :

« Trop indulgente beauté, je… »

La muse ne lui dicta rien de plus. Il n’étaitpas en train d’écrire, il se sentait plutôt en humeur de souper.Ses scrupules se dissipèrent comme des nuages chassés par un jolivent de nord-est ; il endossa la redingote à brandebourgs, etporta sa réponse lui-même. C’était la première fois qu’il soupaitdepuis sa résurrection. Il fit preuve d’un bel appétit et s’enivraquelque peu, mais non pas comme à son ordinaire. La baronne deMarcomarcus, émerveillée de son esprit et de sa verve intarissable,le garda le plus longtemps qu’elle put. Et maintenant encore, elledit à ses amis en leur montrant le portrait du colonel :

« Il n’y a que ces officiers françaispour faire la conquête du monde ! »

Le lendemain, il boucla une malle de veau noirqu’il avait achetée à Paris, toucha son argent au Trésor et se miten route pour Dantzig. Il dormit en wagon, parce qu’il avait soupéla veille. Un ronflement terrible l’éveilla. Il chercha leronfleur, ne le trouva point autour de lui, ouvrit la porte ducompartiment voisin, car les wagons allemands sont beaucoup pluscommodes que les nôtres, et secoua un gros monsieur qui paraissaitcacher tout un jeu d’orgues dans son corps. À l’une des stations,il but une bouteille de vin de Marsala et mangea deux douzaines desandwiches, parce que le souper de la veille lui avait creusél’estomac. À Dantzig, il arracha sa malle noire aux mains d’unénorme filou qui s’apprêtait à la prendre.

Il se fit conduire au meilleur hôtel de laville, y commanda son souper, et courut à la maison de Mr etMme Meiser. Ses amis de Berlin lui avaient donné desrenseignements sur cette charmante famille. Il savait qu’il auraitaffaire au plus riche et au plus avare des fripons : c’estpourquoi il prit le ton cavalier qui a pu sembler étrange à plusd’un lecteur dans le chapitre précédent.

Malheureusement, il s’humanisa un peu troplorsqu’il eut son million en poche. La curiosité d’étudier à fondles longues bouteilles jaunes faillit lui jouer un mauvais tour. Saraison s’égara, vers une heure du matin, si j’en crois ce qu’il araconté lui-même. Il assure qu’après avoir dit adieu aux bravesgens qui l’avaient si bien traité, il se laissa tomber dans unpuits profond et large, dont la margelle, à peine élevée au-dessusdu niveau de la rue, mériterait au moins un lampion.

Je m’éveillai (c’est toujours lui qui parle)dans une eau très fraîche et d’un goût excellent. Après avoir nagéune ou deux minutes en cherchant un point d’appui solide, je saisisune grosse corde et je remontai sans effort à la surface du sol quin’était pas à plus de quarante pieds. Il ne faut que des poignetset un peu de gymnastique, et ce n’est nullement un tour de force.En sautant sur le pavé, je me vis en présence d’une espèce deguetteur de nuit qui braillait les heures dans la rue et me demandainsolemment ce que je faisais là. Je le rossai d’importance, et cepetit exercice me fit du bien en rétablissant la circulation dusang. Avant de retourner à l’auberge, je m’arrêtai sous unréverbère, j’ouvris mon portefeuille, et je vis avec plaisir quemon million n’était pas mouillé. Le cuir était épais et le fermoirsolide ; d’ailleurs, j’avais enveloppé le bon de Mr Meiserdans une demi-douzaine de billets de cent francs, gras comme desmoines. Ce voisinage l’avait préservé.

Cette vérification faite, il rentra, se mit aulit et dormit à poings fermés. Le lendemain, en s’éveillant, ilreçut la note suivante, émanée de la police de Nancy :

« Clémentine Pichon, dix-huit ans, fillemineure d’Auguste Pichon, hôtelier, et de Léonie Francelot, mariéeen cette ville le 11 janvier 1814 à Louis-Antoine Langevin, sansprofession désignée.

« Le nom de Langevin est aussi rare dansle département que le nom de Pichon y est commun. À partl’honorable Mr Victor Langevin, conseiller de préfecture à Nancy,on ne connaît que le nommé Langevin (Pierre), dit Pierrot, meunierdans la commune de Vergaville, canton de Dieuze. »

Fougas sauta jusqu’au plafond encriant :

– J’ai un fils !

Il appela le maître d’hôtel et luidit :

– Fais ma note et envoie mes bagages au cheminde fer. Prends mon billet pour Nancy ; je ne m’arrêterai pasen route. Voici deux cents francs que je te donne pour boire à lasanté de mon fils ! Il s’appelle Victor comme moi ! Ilest conseiller de préfecture ! Je l’aimerais mieux soldat,n’importe ! Ah ! fais-moi d’abord conduire à laBanque ! Il faut que j’aille chercher un million qui est àlui !

Comme il n’y a pas de service direct entreDantzig et Nancy, il fut obligé de s’arrêter à Berlin. Mr Hirtz,qu’il vit en passant, lui annonça que les sociétés savantes de laville préparaient un immense banquet en son honneur ; mais ilrefusa net.

– Ce n’est pas, dit-il, que je méprise uneoccasion de boire en bonne compagnie, mais la nature a parlé :sa voix m’attire ! L’ivresse la plus douce à tous les cœursbien nés est celle de l’amour paternel !

Pour préparer son cher enfant à la joie d’unretour si peu attendu, il mit son million sous enveloppe àl’adresse de Mr Victor Langevin, avec une longue lettre qui seterminait ainsi :

« La bénédiction d’un père est plusprécieuse que tout l’or du monde !

« VICTOR FOUGAS. »

La trahison de Clémentine Pichon froissalégèrement son amour-propre ; mais il en fut bientôtconsolé.

« Au moins, pensait-il, je ne serai pasforcé d’épouser une vieille femme quand il y en a une jeune àFontainebleau qui m’attend. Et puis mon fils a un nom et même unnom très présentable. Fougas est beaucoup mieux, mais Langevinn’est pas mal. »

Il débarqua le 2 septembre à six heures dusoir dans cette belle grande ville un peu triste, qui est leVersailles de la Lorraine. Son cœur battait à tout rompre. Pour sedonner des forces, il dîna bien. Le maître de l’hôtel, interrogé audessert, lui fournit les meilleurs renseignements sur Mr VictorLangevin : un homme encore jeune, marié depuis six ans, pèred’un garçon et d’une fille, estimé dans le pays et bien dans sesaffaires.

– J’en étais sûr, dit Fougas.

Il se versa rasade d’un certain kirsch de laforêt Noire qui lui parut délicieux avec des macarons.

Ce soir-là, Mr Langevin raconta à sa femmequ’en revenant du cercle, à dix heures, il avait été accostébrutalement par un ivrogne. Il le prit d’abord pour un malfaiteuret s’apprêta à se défendre ; mais l’homme se contenta del’embrasser et s’enfuit à toutes jambes. Ce singulier accident jetales deux époux dans une série de conjectures plus invraisemblablesles unes que les autres. Mais comme ils étaient jeunes tous lesdeux, et mariés depuis sept ans à peine, ils changèrent bientôt deconversation.

Le lendemain matin, Fougas, chargé de bonbonscomme un baudet de farine, se présenta chez Mr Langevin. Pour sefaire bien voir de ses deux petits-enfants, il avait écrémé laboutique du célèbre Lebègue, qui est le Boissier de Nancy. Laservante qui lui ouvrit la porte demanda si c’était lui quemonsieur attendait.

– Bon ! dit-il ; ma lettre estarrivée ?

– Oui, monsieur ; hier matin. Et vosmalles ?

– Je les ai laissées à l’hôtel.

– Monsieur ne sera pas content. Votre chambreest prête là-haut.

– Merci ! merci ! merci !Prends ce billet de cent francs pour la bonne nouvelle.

– Oh ! monsieur, il n’y avait pas dequoi !

– Mais où est-il ? Je veux le voir,l’embrasser, lui dire…

– Il s’habille, monsieur, et madame aussi.

– Et les enfants, mes cherspetits-enfants ?

– Si vous voulez les voir, ils sont là dans lasalle à manger.

– Si je le veux ! Ouvre bienvite !

Il trouva que le petit garçon lui ressemblait,et il se réjouit de le voir en costume d’artilleur avec un sabre.Ses poches se vidèrent sur le parquet et les deux enfants, à la vuede tant de bonnes choses, lui sautèrent au cou.

– Ô philosophes ! s’écria le colonel,oseriez-vous nier la voix de la nature ?

Une jolie petite dame (toutes les jeunesfemmes sont jolies à Nancy) accourut aux cris joyeux de lamarmaille.

– Ma belle-fille ! cria Fougas en luitendant les bras.

La maîtresse du logis se recula prudemment etdit avec un fin sourire :

– Vous vous trompez, monsieur ; je nesuis ni vôtre, ni belle, ni fille ; je suisMme Langevin.

– Que je suis bête, pensa le colonel ;j’allais raconter devant ces enfants nos secrets de famille !De la tenue, Fougas ! Tu es dans un monde distingué, oùl’ardeur des sentiments les plus doux se cache sous le masque glacéde l’indifférence.

– Asseyez-vous, dit Mme Langevin ;j’espère que vous avez fait bon voyage ?

– Oui, madame. À cela près que la vapeur meparaissait trop lente !

– Je ne vous savais pas si presséd’arriver.

– Vous ne comprenez pas que je brûlais d’êtreici ?

– Tant mieux ; c’est une preuve que laraison et la famille se sont fait entendre à la fin.

– Est-ce ma faute, à moi, si la famille n’apas parlé plus tôt ?

– L’important, c’est que vous l’ayez écoutée.Nous tâcherons que vous ne vous ennuyiez pas à Nancy.

– Et comment le pourrais-je, tant que jedemeurerai au milieu de vous ?

– Merci. Notre maison sera la vôtre.Mettez-vous dans l’esprit que vous êtes de la famille.

– Dans l’esprit et dans le cœur, madame.

– Et vous ne songerez plus à Paris ?

– Paris !… je m’en moque comme de l’anquarante ?

– Je vous préviens qu’ici l’on ne se bat pasen duel.

– Comment ? vous savez déjà…

– Nous savons tout, et même l’histoire de cefameux souper avec des femmes un peu légères.

– Comment diable avez-vous appris ?… Maiscette fois-là, écoutez, j’étais bien excusable.

Mr Langevin parut à son tour, rasé de frais etrubicond ; un joli type de sous-préfet en herbe.

– C’est admirable, pensa Fougas, comme nousnous conservons dans la famille ! On ne donnerait pastrente-cinq ans à ce gaillard-là, et il en a bel et bienquarante-six. Par exemple, il ne me ressemble pas du tout, il tientde sa mère !

– Mon ami, dit Mme Langevin, voici unmauvais sujet qui promet d’être bien sage.

– Soyez le bienvenu, jeune homme ! dit leconseiller en serrant la main de Fougas.

Cet accueil parut froid à notre pauvre héros.Il rêvait une pluie de baisers et de larmes, et ses enfants secontentaient de lui serrer la main.

– Mon enf…, monsieur, dit-il à Langevin, ilmanque une personne à notre réunion. Quelques torts réciproques, etd’ailleurs prescrits par le temps, ne sauraient élever entre nousune barrière insurmontable. Oserais-je vous demander la faveurd’être présenté à Mme votre mère ?

Mr Langevin et sa femme ouvraient de grandsyeux étonnés.

– Comment, monsieur, dit le mari, il faut quela vie de Paris vous ait fait perdre la mémoire. Ma pauvre mèren’est plus ! Il y a déjà trois ans que nous l’avonsperdue !

Le bon Fougas fondit en larmes.

– Pardon ! dit-il, je ne le savais pas.Pauvre femme !

– Je ne vous comprends pas ! Vousconnaissiez ma mère ?

– Ingrat !

– Drôle de garçon ! Mais vos parents ontreçu une lettre de part ?

– Quels parents ?

– Votre père et votre mère !

– Ah ça ! qu’est-ce vous mechantez ? Ma mère était morte avant que la vôtre ne fût de cemonde !

– Mme votre mère est morte ?

– Oui, parbleu, en 89 !

– Comment ! Ce n’est pas Mme votremère qui vous envoie ici ?

– Monstre ! c’est mon cœur de père quim’y amène !

– Cœur de père ?… Mais vous n’êtes doncpas le fils Jamin, qui a fait des folies dans la capitale et qu’onenvoie à Nancy pour suivre les cours de l’écoleforestière ?

Le colonel emprunta la voix du Jupiter tonnantrépondit :

– Je suis Fougas !

– Eh bien !

– Si la nature ne te dit rien en ma faveur,fils ingrat ! interroge les mânes de ta mère !

– Parbleu ! monsieur, s’écria leconseiller, nous pourrions jouer longtemps aux propos interrompus.Asseyez-vous là, s’il vous plaît, et dites-moi votre affaire…Marie, emmène les enfants.

Fougas ne se fit point prier. Il conta leroman de sa vie sans rien omettre, mais avec des ménagementsinfinis pour les oreilles filiales de Mr Langevin. Le conseillerl’écouta patiemment, en homme désintéressé dans la question.

– Monsieur, dit-il enfin, je vous ai prisd’abord pour un insensé ; maintenant, je me rappelle que lesjournaux ont donné quelques bribes de votre histoire, et je voisque vous êtes victime d’une erreur. Je n’ai pas quarante-six ans,mais trente-quatre. Ma mère ne s’appelle pas Clémentine Pichon,mais Marie Kerval. Elle n’est pas née à Nancy, mais à Vannes, etelle était âgée de sept ans en 1813. J’ai bien l’honneur de voussaluer.

– Ah ! tu n’es pas mon fils ! repritFougas en colère. Eh bien ! tant pis pour toi ! n’a pasqui veut un père du nom de Fougas ! Et des fils du nom deLangevin, on n’a qu’à se baisser pour en prendre. Je sais où entrouver un, qui n’est pas conseiller de préfecture, c’est vrai, quine met pas un habit brodé pour aller à la messe, mais qui a le cœurhonnête et simple, et qui se nomme Pierre, tout comme moi !Mais pardon ! lorsqu’on met les gens à la porte, on doit aumoins leur rendre ce qui leur appartient.

– Je ne vous empêche pas de ramasser lesbonbons que mes enfants ont semés à terre.

– C’est bien de bonbons qu’il s’agit !Mon million, monsieur !

– Quel million ?

– Le million de votre frère !… Non !de celui qui n’est pas votre frère, du fils de Clémentine, de moncher et unique enfant, seul rejeton de ma race, Pierre Langevin,dit Pierrot, meunier à Vergaville !

– Mais je vous jure, monsieur, que je n’ai pasde million à vous, ni à personne.

– Ose le nier, scélérat ! quand je tel’ai moi-même envoyé par la poste !

– Vous me l’avez peut-être envoyé, mais poursûr je ne l’ai pas reçu !

– Eh bien ! défends ta vie !

Il lui sauta à la gorge, et peut-être laFrance eût-elle perdu ce jour-là un conseiller de préfecture, si laservante n’était entrée avec deux lettres à la main. Fougasreconnut son écriture et le timbre de Berlin, déchira l’enveloppeet montra le bon sur la Banque.

– Voilà, dit-il, le million que je vousdestinais si vous aviez voulu être mon fils ! Maintenant, ilest trop tard pour vous rétracter. La nature m’appelle àVergaville. Serviteur !

Le 4 septembre, Pierre Langevin, meunier deVergaville, mariait Cadet Langevin son second fils. La famille dumeunier était nombreuse, honnête et passablement aisée. Il y avaitd’abord le grand-père, un beau vieillard solide, qui faisait sesquatre repas et traitait ses petites indispositions par le vin deBar ou de Thiaucourt. La grand-mère Catherine avait été jolie dansles temps et quelque peu légère, mais elle expiait par une surditéabsolue le crime d’avoir écouté les galants. Mr Pierre Langevin,dit Pierrot, dit Gros-Pierre, après avoir cherché fortune enAmérique (c’est un usage assez répandu dans le pays), était rentréau village comme un petit saint Jean, et Dieu sait les gorgeschaudes qu’on fit de sa mésaventure ! Les Lorrains sontgouailleurs au premier degré ; si vous n’entendez pasplaisanterie, je ne vous conseillerai jamais de voyager dans leursenvirons. Gros-Pierre, piqué au vif, et quasi furieux d’avoir mangésa légitime, emprunta de l’argent à dix, acheta le moulin deVergaville, travailla comme un cheval de labour dans les terresfortes, et remboursa capital et intérêts. La fortune qui lui devaitquelques dédommagements lui fournit gratis pro Deo unedemi-douzaine d’ouvriers superbes : six gros garçons, que safemme lui donna d’année en année. C’était réglé comme une horloge.Tous les ans, neuf mois jour pour jour après la fête de Vergaville,la Claudine, dite Glaudine, en baptisait un. Seulement, elle mourutaprès le sixième, pour avoir mangé quatre grands morceaux de quicheavant ses relevailles. Gros-Pierre ne se remaria point, attenduqu’il avait des ouvriers en suffisance, et il arrondit son bientout doucement. Mais comme les plaisanteries durent longtemps auvillage, les camarades du meunier lui parlaient encore de cesfameux millions qu’il n’avait pas rapportés d’Amérique ; etGros-Pierre se fâchait tout rouge sous sa farine, ainsi qu’auxpremiers jours.

Le 4 septembre donc, il mariait son cadet àune bonne grosse mère d’Altroff qui avait les joues fermes etviolettes : c’est un genre de beauté qu’on goûte assez dans lepays. La noce se faisait au moulin, vu que la mariée étaitorpheline de père et de mère et qu’elle sortait de chez lesreligieuses de Molsheim.

On vint dire à Pierre Langevin qu’un monsieurdécoré avait quelque chose à lui dire, et Fougas parut dans sasplendeur.

– Mon bon monsieur, dit le meunier, je ne suisguère en train de parler d’affaires, parce que nous avons bu uncoup de vin blanc avant la messe ; mais nous allons en boirepas mal de rouge à dîner, et si le cœur vous en dit, ne vous gênezpas ! La table est longue. Nous causerons après. Vous ne ditespas non ? Alors, c’est oui.

« Pour le coup, pensa Fougas, je ne metrompe pas. C’est bien la voix de la nature ! J’aurais mieuxaimé un militaire, mais ce brave agriculteur tout rond suffit à moncœur. Je ne lui devrai point les satisfactions de l’orgueil ;mais n’importe ! J’ai son amitié.

Le dîner était servi, et la table plus chargéede viandes que l’estomac de Gargantua. Gros-Pierre aussi glorieuxde sa grande famille que de sa petite fortune, fit assister lecolonel au dénombrement de ses fils. Et Fougas se réjouitd’apprendre qu’il avait six petits-enfants bien venus.

On le mit à la droite d’une petite vieillerabougrie qui lui fut présentée comme la grand-mère de cesgaillards-là. Dieu ! que Clémentine lui parut changée !Excepté les yeux, qui restaient vifs et brillants, il n’y avaitplus rien de reconnaissable en elle.

« Voilà, pensa Fougas, comme je seraisaujourd’hui, si le brave Jean Meiser ne m’avait pasdesséché !

Il souriait avec malice en regardant legrand-père Langevin, chef putatif de cette nombreuse famille.

« Pauvre vieux ! murmurait Fougas,tu ne sais pas ce que tu me dois !

On dîne bruyamment aux noces de village. C’estun abus que la civilisation ne réformera jamais, je l’espère bien.À la faveur du bruit, le colonel causa ou crut causer avec savoisine.

– Clémentine ! lui dit-il.

Elle leva les yeux et même le nez etrépondit :

– Oui, monsieur.

– Mon cœur ne m’a donc pas trompé ? vousêtes bien ma Clémentine !

– Oui, monsieur.

– Et tu m’as reconnu, brave et excellentefemme !

– Oui, monsieur.

– Mais comment as-tu si bien caché tonémotion ?… Que les femmes sont fortes !… Je tombe du cielau milieu de ton existence paisible, et tu me vois sanssourciller !

– Oui, monsieur.

– M’as-tu pardonné un crime apparent dont ledestin seul fut coupable ?

– Oui, monsieur.

– Merci ! oh ! merci !… Quelleadmirable famille autour de toi ! Ce bon Pierre qui m’apresque ouvert les bras en me voyant paraître, c’est mon fils,n’est-il pas vrai ?

– Oui, monsieur.

– Réjouis-toi : il sera riche ! Il adéjà le bonheur ; je lui apporte la fortune. Un million serason partage. Quelle ivresse, ô Clémentine ! dans cette naïveassemblée, lorsque j’élèverai la voix pour dire à mon fils :« Tiens ! ce million est à toi ! » Le momentest-il venu ? Faut-il parler ? Faut-il toutdire ;

– Oui, monsieur.

Fougas se leva donc et réclama le silence. Onsupposa qu’il allait chanter une chanson, et l’on se tut.

– Pierre Langevin, dit-il avec emphase, jereviens de l’autre monde et je t’apporte un million.

Si Gros-Pierre ne voulut point se fâcher, dumoins il rougit et la plaisanterie lui sembla de mauvais goût. Maisquand Fougas annonça qu’il avait aimé la grand-maman dans sajeunesse, le vieux père Langevin n’hésita point à lui lancer unebouteille à la tête. Le fils du colonel, ses magnifiquespetits-fils et jusqu’à la mariée se levèrent en grand courroux, etce fut une belle bataille.

Pour la première fois de sa vie, Fougas ne futpoint le plus fort. Il craignait d’éborgner quelqu’un de safamille. Le sentiment paternel lui ôta les trois quarts de sesmoyens.

Mais ayant appris dans la bagarre queClémentine s’appelait Catherine, et que Pierre Langevin était né en1810, il reprit l’avantage, pocha trois yeux, cassa un bras,déforma deux nez, enfonça quatre douzaines de dents, et regagna savoiture avec tous les honneurs de la guerre.

« Diable soit des enfants !disait-il en courant la poste vers la station d’Avricourt. Si j’aiun fils, qu’il me trouve !

Chapitre 19Il demande et accorde la main de Clémentine.

 

Le 5 septembre, à dix heures du matin, LéonRenault, maigre, défait et presque méconnaissable, était aux piedsde Clémentine Sambucco, dans le salon de sa tante. Il y avait desfleurs sur la cheminée, des fleurs dans toutes les jardinières.Deux grands coquins de rayons de soleil entraient par les fenêtresouvertes. Un million de petits atomes bleuâtres jouaient dans lalumière et se croisaient, s’accrochaient au gré de la fantaisie,comme les idées dans un volume de Mr Alfred Houssaye. Dans lejardin, les pommes tombaient, les pêches étaient mûres, les frelonscreusaient des trous larges et profonds dans les paires deduchesse ; les bignonias et les clématitesfleurissaient ; enfin une grande corbeille d’héliotropes,étalée sous la fenêtre de gauche, était dans tout son beau. Lesoleil appliquait à toutes les grappes de la treille une couched’or bruni ; le grand yucca de la pelouse, agité par le ventcomme un chapeau chinois, entrechoquait sans bruit ses clochettesargentées. Mais le fils de Mr Renault était plus pâle et plusflétri que les rameaux des lilas, plus abattu que les feuilles duvieux cerisier ; son cœur était sans joie et sans espérance,comme les groseilliers sans feuilles et sans fruits !

S’être exilé de la terre natale, avoir vécutrois ans sous un climat inhospitalier, avoir passé tant de joursdans les mines profondes, tant de nuits sur un poêle de faïenceavec beaucoup de punaises et passablement de moujiks, et se voirpréférer un colonel de vingt-cinq louis qu’on a ressuscité soi-mêmeen le faisant tremper dans l’eau !

Tous les hommes ont éprouvé des déceptions,mais personne à coup sûr n’avait subi un malheur si peu prévu et siextraordinaire. Léon savait que la terre n’est pas une vallée dechocolat au lait ni de potage à la reine. Il connaissait la listedes infortunes célèbres, qui commence à la mort d’Abel assommé dansle paradis terrestre, et se termine au massacre de Rubens dans lagalerie du Louvre, à Paris. Mais l’histoire, qui nous instruitrarement, ne nous console jamais. Le pauvre ingénieur avait beau serépéter que mille autres avaient été supplantés la veille dumariage et cent mille autres le lendemain, la tristesse était plusforte que la raison, et trois ou quatre cheveux folletscommençaient à blanchir autour de ses tempes.

– Clémentine ! disait-il, je suis le plusmalheureux des hommes. En me refusant cette main que vous m’aviezpromise, vous me condamnez à un supplice cent fois pire que lamort. Hélas ! que voulez-vous que je devienne sans vous ?Il faudra que je vive seul, car je vous aime trop pour en épouserune autre. Depuis tantôt quatre ans, toutes mes affections, toutesmes pensées sont concentrées sur vous ; je me suis accoutumé àregarder les autres femmes comme des êtres inférieurs, indignesd’attirer le regard d’un homme ? Je ne vous parle pas desefforts que j’ai faits pour vous mériter ; ils portaient leurrécompense en eux-mêmes, et j’étais déjà trop heureux de travailleret de souffrir pour vous. Mais voyez la misère où votre abandon m’alaissé ! Un matelot jeté sur une île déserte est moins àplaindre que moi : il faudra que je demeure auprès de vous,que j’assiste au bonheur d’un autre ; que je vous voie passersous mes fenêtres au bras de mon rival ! Ah ! la mortserait plus supportable que ce supplice de tous les jours. Mais jen’ai pas même le droit de mourir ! Mes pauvres vieux parentsont bien assez de peines. Que serait-ce, grands dieux ! si jeles condamnais à porter le deuil de leur fils ?

Cette plainte, ponctuée de soupirs et delarmes déchirait le cœur de Clémentine. La pauvre enfant pleuraitaussi car elle aimait Léon de toute son âme, mais elle s’étaitinterdite de le lui dire. Plus d’une fois, en le voyant à demi-pâmédevant elle, elle fut tentée de lui jeter les bras autour du cou,mais le souvenir de Fougas paralysait tous les mouvements de satendresse.

– Mon pauvre ami, lui disait-elle, vous mejugez bien mal si vous me croyez insensible à vos maux. Je vousconnais, Léon, et cela depuis mon enfance. Je sais tout ce qu’il ya en vous de loyauté, de délicatesse, de nobles et de précieusesvertus. Depuis le temps où vous me portiez dans vos bras vers lespauvres et vous me mettiez un sou dans la main pour m’apprendre àfaire l’aumône, je n’ai jamais entendu parler de bienfaisance sanspenser aussitôt à vous. Lorsque vous avez battu un garçon deux foisplus grand que vous, qui m’avait pris ma poupée, j’ai senti que lecourage était beau, et qu’une femme était heureuse de pouvoirs’appuyer sur un homme de cœur. Tout ce que je vous ai vu fairedepuis ce temps-là n’a pu que redoubler mon estime et ma sympathie.Croyez que ce n’est ni par méchanceté ni par ingratitude que jevous fais souffrir aujourd’hui. Hélas ! je ne m’appartiensplus, je suis dominée ; je ressemble à ces automates qui semeuvent sans savoir pourquoi. Oui, je sens en moi comme un ressortplus puissant que ma liberté, et c’est la volonté d’autrui qui memène !

– Si du moins j’étais sûr que vous serezheureuse ! Mais non ! Cet homme à qui vous m’immolez nesentira jamais le prix d’une âme aussi délicate que la vôtre !C’est un brutal, un soudard, un ivrogne…

– Je vous en prie, Léon ! Souvenez-vousqu’il a droit à tout mon respect !

– Du respect, à lui ! Et pourquoi ?Je vous demande, au nom du ciel, ce que vous voyez de respectabledans la personne du sieur Fougas ? Son âge ? Il est plusjeune que moi. Ses talents ? Il ne les a montrés qu’à table.Son éducation ? Elle est jolie ! Ses vertus ? Jesais ce qu’il faut penser de sa délicatesse et de sareconnaissance !

– Je le respecte, Léon, depuis que je l’ai vudans son cercueil. C’est un sentiment plus fort que tout ; jene l’explique pas, je le subis.

– Eh bien ! respectez-le tant que vousvoudrez ! Cédez à la superstition qui vous entraîne. Voyez enlui un être miraculeux, sacré, échappé aux griffes de la mort pouraccomplir quelque chose de grand sur la terre ! Mais celamême, ô ma chère Clémentine, est une barrière entre vous et lui. SiFougas est en dehors des conditions de l’humanité, si c’est unphénomène, un être à part, un héros, un demi-dieu, un fétiche, vousne pouvez pas songer sérieusement à devenir sa femme. Moi, je nesuis qu’un homme pareil à tous les autres, né pour travailler, poursouffrir et pour aimer. Je vous aime ! Aimez-moi !

– Polisson ! dit Fougas en ouvrant laporte.

Clémentine poussa un cri, Léon se relevavivement, mais déjà le colonel l’avait saisi par le fond de sonvêtement de nankin. L’ingénieur fut enlevé, balancé comme un atomedans un des deux rayons de soleil, et projeté au beau milieu deshéliotropes, avant même qu’il eût pensé à répondre un seul mot.Pauvre Léon ! Pauvres héliotropes !

En moins d’une seconde, le jeune homme fut surpied. Il épousseta la terre qui souillait ses genoux et ses coudes,s’approcha de la fenêtre et dit d’une voix douce maisrésolue :

– Monsieur le colonel, je regrette sincèrementde vous avoir ressuscité, mais la sottise que j’ai faite n’estpeut-être pas irréparable. À bientôt ! Quant à vous,mademoiselle, je vous aime !

Le colonel haussa les épaules et se mit auxgenoux de la jeune fille sur le coussin qui gardait encorel’empreinte de Léon. Mlle Virginie Sambucco, attirée par le bruit,descendit comme une avalanche et entendit le discourssuivant :

– Idole d’un grand cœur ! Fougas revientà toi comme l’aigle à son aire. J’ai longtemps parcouru le monde àla poursuite d’un rang, d’un or et d’une famille que je brûlais demettre à tes pieds. La fortune m’a obéi en esclave : elle saità quelle école j’ai appris l’art de la maîtriser. J’ai traverséParis et l’Allemagne, comme un météore victorieux que son étoileconduit. On m’a vu de toutes parts traiter d’égal à égal avec lespuissances et faire retentir la trompette de la vérité sous leslambris des rois. J’ai mis pied sur gorge à l’avide cupidité et jelui ai repris, du moins en partie, les trésors qu’elle avaitdérobés à l’honneur trop confiant. Un seul bien m’est refusé :ce fils que j’espérais revoir échappe aux yeux de lynx de l’amourpaternel. Je n’ai pas retrouvé non plus l’antique objet de mespremières tendresses, mais qu’importe ? Rien ne me manquera,si tu me tiens lieu de tout. Qu’attendons-nous encore ? Es-tusourde à la voix du bonheur qui t’appelle ? Transportons-nousdans l’asile des lois ; tu me suivras ensuite aux pieds desautels ; un prêtre consacrera nos nœuds, et nous traverseronsla vie, appuyés l’un sur l’autre, moi semblable au chêne quisoutient la faiblesse, toi pareille au lierre élégant qui ornel’emblème de la vigueur !

Clémentine resta quelque temps sans répondre,et comme étourdie par la rhétorique bruyante du colonel.

– Monsieur Fougas, lui dit-elle, je vous aitoujours obéi, je promets encore de vous obéir toute ma vie. Sivous ne voulez pas que j’épouse le pauvre Léon, je renoncerai àlui. Je l’aime bien pourtant, et un seul mot de lui jette plus detrouble dans mon cœur que toutes les belles choses que vous m’avezdites.

– Bien ! très bien ! s’écria latante. Quant à moi, monsieur, quoique vous ne m’ayez pas faitl’honneur de me consulter, je vous dirai ce que je pense. Ma niècen’est pas du tout la femme qui vous convient. Fussiez-vous plusriche que Mr de Rothschild et plus illustre que le duc de Malakoff,je ne conseillerais pas à Clémentine de se marier avec vous.

– Et pourquoi donc, chaste Minerve ?

– Parce que vous l’aimeriez quinze jours, etau premier coup de canon vous vous sauveriez à la guerre !Vous l’abandonneriez, monsieur, comme cette infortunée Clémentinedont on nous a conté les malheurs !

– Morbleu ! la tante, je vous conseillede la plaindre ! Trois mois après Leipzig, elle épousait unnommé Langevin, à Nancy.

– Vous dites ?

– Je dis qu’elle épousait un intendantmilitaire appelé Langevin.

– À Nancy ?

– À Nancy même.

– C’est bizarre !

– C’est indigne !

– Mais cette femme… cette jeune fille… sonnom !

– Je vous l’ai dit cent fois :Clémentine !

– Clémentine qui ?

– Clémentine Pichon.

– Ah ! mon Dieu ! mes clefs !où sont mes clefs ? J’étais bien sûre de les avoir mises dansma poche ! Clémentine Pichon ! Mr Langevin ! C’estimpossible ! Ma raison s’égare ! Eh ! mon enfant,remue-toi donc ! Il s’agit du bonheur de toute ta vie !Où as-tu fourré mes clefs ? Ah ! les voici !

Fougas se pencha à l’oreille de Clémentine etlui dit :

– Est-elle sujette à ces accidents-là ?On dirait que la pauvre demoiselle a perdu la tête !

Mais Virginie Sambucco avait déjà ouvert unpetit secrétaire en bois de rose. D’un regard infaillible, elledécouvrit dans une liasse de papiers une feuille jaunie par letemps.

– C’est bien cela ! dit-elle avec un cride joie. Marie-Clémentine Pichon, fille légitime d’Auguste Pichon,hôtelier, rue des Merlettes, en cette ville de Nancy ; mariéele 10 juin 1814 à Joseph Langevin, sous-intendant militaire. Est-cebien elle, monsieur ? Osez dire que ce n’est paselle !

– Ah ! çà mais, par quel hasard avez-vousmes papiers de famille ?

– Pauvre Clémentine ! Et vous l’accusezde trahison ! Vous ne comprenez donc pas que vous aviez étéporté pour mort ! qu’elle se croyait veuve sans avoir étémariée ; que…

– C’est bon ! c’est bon ! Je luipardonne. Où est-elle ? Je veux la voir, l’embrasser, luidire…

– Elle est morte, monsieur ! morte aprèstrois mois de mariage.

– Ah ! diable !

– En donnant le jour à une fille…

– Qui est ma fille ! J’aurais mieux aiméun garçon, mais n’importe ! Où est-elle ? Je veux lavoir, l’embrasser, lui dire…

– Elle n’est plus, hélas ! Mais je vousconduirai sur sa tombe.

– Mais comment diable laconnaissiez-vous ?

– Parce qu’elle avait épousé monfrère !

– Sans mon consentement ?N’importe ! A-t-elle au moins laissé des enfants ?

– Un seul.

– Un fils ! Il est monpetit-fils !

– Une fille.

– N’importe ! Elle est mapetite-fille ! J’aurais mieux aimé un garçon, mais oùest-elle ? Je veux la voir, l’embrasser, lui dire…

– Embrassez-la, monsieur. Elle s’appelleClémentine comme sa grand-mère, et la voici !

– Elle ! Voilà donc le secret de cetteressemblance ! Mais alors je ne peux pas l’épouser !N’importe ! Clémentine ! dans mes bras ! Embrasseton grand-père !

La pauvre enfant n’avait rien pu comprendre àcette rapide conversation où les événements tombaient comme destuiles sur la tête du colonel. On lui avait toujours parlé de MrLangevin comme de son grand-père maternel, et maintenant onsemblait dire que sa mère était la fille de Fougas. Mais ellesentit aux premiers mots qu’elle ne pouvait plus épouser le colonelet qu’elle serait bientôt mariée à Léon Renault. Ce fut donc par unmouvement de joie et de reconnaissance qu’elle se précipita dansles bras du jeune vieillard.

– Ah ! monsieur, lui dit-elle, je vous aitoujours aimé et respecté comme un aïeul !

– Et moi, ma pauvre enfant, je me suistoujours conduit comme une vieille bête ! Tous les hommes sontdes brutes et toutes les femmes sont des anges. Tu as deviné, avecl’instinct délicat de ton sexe, que tu me devais le respect, etmoi, sot que je suis ! je n’ai rien deviné du tout !Sacrebleu ! sans la vénérable tante que voilà, j’aurais faitde belle besogne !

– Non, dit la tante. Vous auriez découvert lavérité en parcourant nos papiers de famille.

– Est-ce que je les aurais seulementregardés ? Dire que je cherchais mes héritiers dans ledépartement de la Meurthe quand j’avais laissé ma famille àFontainebleau ! Imbécile, va ! Mais n’importe,Clémentine ! Tu seras riche, tu épouseras celui que tuaimes ! Où est-il, ce brave garçon ? Je veux le voir,l’embrasser, lui dire…

– Hélas ! monsieur ; vous l’avezjeté par la fenêtre.

– Moi ?… Tiens ! c’est vrai. Je nem’en souvenais plus. Heureusement il ne s’est pas fait de mal et jecours de ce pas réparer ma sottise. Vous vous marierez quand vousvoudrez ; les deux noces se feront ensemble… Mais au fait,non ! Qu’est-ce que je dis ? Je ne me marie plus ! Àbientôt, mon enfant, ma chère petite-fille. Mademoiselle Sambucco,vous êtes une brave tante ; embrassez-moi !

Il courut à la maison de Mr Renault, et Gothonqui le voyait venir descendit pour lui barrer le passage.

– N’êtes-vous pas honteux, lui dit-elle, devous comporter ainsi avec ceux qui vous ont rendu la vie ?Ah ! si c’était à refaire ! on ne mettrait plus la maisonsens dessus dessous pour vos beaux yeux ! Madame pleure,monsieur s’arrache les cheveux, Mr Léon vient d’envoyer deuxofficiers à votre recherche. Qu’est-ce que vous avez encore faitdepuis ce matin ?

Fougas la fit pirouetter sur elle-même et setrouva face à face avec l’ingénieur. Léon avait entendu le bruitd’une querelle ; en voyant le colonel animé, l’œil en feu, ilprévit quelque brutale agression et n’attendit pas le premier coup.Une lutte corps à corps s’engagea dans l’allée, au milieu des crisde Gothon, de Mr Renault et de la pauvre dame, qui criait àl’assassin ! Léon se débattait, frappait, et lançait de tempsà autre un vigoureux coup de poing dans le torse de son ennemi. Ilsuccomba pourtant ; le colonel finit par le renverser sur lesol et le tomber parfaitement, comme on dit à Toulouse.Alors il l’embrassa sur les deux joues et lui dit :

– Ah ! scélérat d’enfant ! je teforcerai bien de m’écouter ! Je suis le grand-père deClémentine, et je te la donne en mariage, et tu l’épouseras demainsi tu veux ! Entends-tu ? Relève-toi maintenant, et ne medonne plus de coups de poing dans l’estomac. Ce serait presque unparricide !

Mlle Sambucco et Clémentine arrivèrent aumilieu de la stupéfaction générale. Elles complétèrent le récit deFougas, qui s’embrouillait dans la généalogie. Les témoins de Léonparurent à leur tour. Ils n’avaient pas trouvé l’ennemi à l’hôteloù il était descendu, et s’apprêtaient à rendre compte de leurambassade. On leur fit voir un tableau de bonheur parfait et Léonles pria d’assister à la noce.

– Amis, leur dit Fougas, vous verrez la naturedésabusée bénir les chaînes de l’amour.

Chapitre 20Un coup de foudre dans un ciel pur.

 

« Mlle Virginie Sambucco a l’honneur devous faire part du mariage de Mlle Clémentine Sambucco, sa nièce,avec Mr Léon Renault, ingénieur civil.

« Mr et Mme Renault ont l’honneur devous faire part du mariage de Mr Léon Renault, leur fils, avec MlleClémentine Sambucco.

« Et vous prient d’assister à labénédiction nuptiale qui leur sera donnée le 16 septembre 1859, enl’église de Saint-Maxence, leur paroisse, à onze heuresprécises. »

Fougas voulait absolument que son nom figurâtsur les lettres de part. On eut toutes les peines du monde à leguérir de cette fantaisie. Mme Renault le sermonna deuxgrandes heures. Elle lui dit qu’aux yeux de la société, comme auxyeux de la loi, Clémentine était la petite-fille de MrLangevin ; que d’ailleurs Mr Langevin s’était conduit trèshonorablement lorsqu’il avait légitimé par le mariage une fille quin’était pas la sienne ; enfin que la publication d’un telsecret de famille serait comme un scandale d’outre-tombe etflétrirait la mémoire de la pauvre Clémentine Pichon. Le colonelrépondait avec la chaleur d’un jeune homme et l’obstination d’unvieillard :

– La nature a ses droits ; ils sontantérieurs aux conventions de la société, et mille fois plusaugustes. L’honneur de celle que j’appelais mon Églé m’est pluscher que tous les trésors du monde et je fendrais l’âme en quatreau téméraire qui prétendrait la flétrir. En cédant à l’ardeur demes vœux, elle s’est conformée aux mœurs d’une grande époque où labrièveté de la vie et la permanence de la guerre simplifiaienttoutes les formalités. Enfin, je ne veux pas que mesarrière-petits-fils, qui vont naître, ignorent que la source deleur sang est dans les veines de Fougas. Votre Langevin est unintrus qui s’est glissé frauduleusement dans ma famille. Unintendant, c’est presque un rizpainsel ! Je foule auxpieds la cendre de Langevin !

L’obstiné ne céda point aux raisons deMme Renault, mais il se laissa vaincre aux prières deClémentine. La jeune créole le câlinait avec une grâceirrésistible.

– Mon bon grand-père par-ci, mon joli petitgrand-père par-là ; mon vieux baby de grand-père,nous vous remettrons au collège si vous n’êtes pasraisonnable !

Elle s’asseyait familièrement sur les genouxde Fougas et lui donnait de petites tapes d’amitié sur les joues.Le colonel faisait la grosse voix, puis son cœur se fondait detendresse, et il se mettait à pleurer comme un enfant.

Ces familiarités n’ajoutaient rien au bonheurde Léon Renault ; je crois même qu’elles tempéraient un peu sajoie. Assurément il ne doutait ni de l’amour de sa fiancée ni de laloyauté de Fougas. Il était forcé de convenir qu’entre ungrand-père et sa petite-fille, l’intimité est de droit naturel, etne peut offenser personne. Mais la situation était si nouvelle etsi peu ordinaire qu’il lui fallut un peu de temps pour classer sessentiments et oublier ses chagrins. Ce grand-père, qu’il avait payécinq cents francs, à qui il avait cassé l’oreille, pour qui ilavait acheté un terrain au cimetière de Fontainebleau ; cetancêtre plus jeune que lui, qu’il avait vu ivre, qu’il avait trouvéplaisant, puis dangereux, puis insupportable ; ce chefvénérable de la famille qui avait commencé par demander la main deClémentine et fini par jeter dans les héliotropes son futurpetit-fils ne pouvait obtenir d’emblée un respect sans mélange etune amitié sans restriction.

Mr et Mme Renault prêchaient à leur filsla soumission et la déférence. Ils lui représentaient Mr Fougascomme un parent à ménager.

– Quelques jours de patience ! disait labonne mère, il ne restera pas longtemps avec nous ; c’est unsoldat qui ne saurait vivre hors de l’armée, non plus qu’un poissonhors de l’eau.

Mais les parents de Léon, dans le fond de leurâme, gardaient le souvenir amer de tant de chagrins et d’angoisses.Fougas avait été le fléau de la famille ; les blessures qu’ilavait faites ne pouvaient se cicatriser en un jour. Gothonelle-même lui gardait rancune sans le dire. Elle poussait de grossoupirs chez Mlle Sambucco, en travaillant au festin des noces.

– Ah ! mon pauvre Célestin, disait-elle àson acolyte, quel petit scélérat de grand-père nous auronslà !

Le seul qui fût parfaitement à son aise étaitFougas. Il avait passé l’éponge sur ses fredaines, lui ; il negardait aucune rancune à personne de tout le mal qu’il avait fait.Très paternel avec Clémentine, très gracieux avec Mr etMme Renault, il témoignait à Léon l’amitié la plus franche etla plus cordiale.

– Mon cher garçon, lui disait-il, je t’aiétudié, je te connais, je t’aime bien ; tu mérites d’êtreheureux, tu le seras. Tu verras bientôt qu’en m’achetant pourvingt-cinq napoléons tu n’as pas fait une mauvaise affaire. Si lareconnaissance était bannie de l’univers, elle trouverait undernier refuge dans le cœur de Fougas !

Trois jours avant le mariage, maître Bonnivetapprit à la famille que le colonel était venu dans son cabinet pourdemander communication du contrat. Il avait à peine jeté les yeuxsur le cahier de papier timbré, et crac ! en morceaux dans lacheminée.

– Mr le croquenotes, avait-il dit, faites-moile plaisir de recommencer votre chef-d’œuvre. La petite-fille deFougas ne se marie pas avec huit mille francs de rente. La natureet l’amitié lui donnent un million, que voici !

Là-dessus, il tire de sa poche un bon d’unmillion sur la Banque, traverse fièrement l’étude en faisantcraquer ses bottes, et jette un billet de mille francs sur lepupitre d’un clerc en criant de sa plus belle voix :

– Enfants de la basoche ! voici pourboire à la santé de l’Empereur et de la grande armée !

La famille Renault se défendit énergiquementcontre cette libéralité. Clémentine, avertie par son futur, eut unelongue discussion devant Mlle Sambucco avec le jeune et terriblegrand-père ; elle lui remontra qu’il avait vingt-quatre ans,qu’il se marierait un jour, que son bien appartenait à sa futurefamille.

– Je ne veux pas, dit-elle, que vos enfantsm’accusent de les avoir dépouillés. Gardez vos millions pour mespetits oncles et mes petites tantes !

Mais, pour le coup, Fougas ne voulut pasrompre d’une semelle.

– Est-ce que tu te moques de moi ? dit-ilà Clémentine. Penses-tu que je ferai la sottise de me mariermaintenant ? Je ne te promets pas de vivre comme un trappiste,mais, à mon âge et bâti comme je le suis, on trouve à qui parlerdans les garnisons, sans épouser personne. Mars n’emprunte pas leflambeau de l’Hyménée pour éclairer les petites promenades deVénus ! Pourquoi l’homme forme-t-il des nœuds ?… Pourêtre père. Je le suis au comparatif, et dans un an, si notre braveLéon se conduit en homme, j’attraperai le superlatif.Bisaïeul ! c’est un joli grade pour un troupier de vingt-cinqans. À quarante-cinq ou cinquante, je serai trisaïeul. Àsoixante-dix… la langue française n’a plus de mots pour dire ce queje deviendrai ! mais nous en commanderons un à ces bavards del’Académie ! Crains-tu que je manque de rien dans mes vieuxjours ? J’ai ma solde, d’abord, et ma croix d’officier. Dansl’âge des Anchise et des Nestor, j’aurai ma pension de retraite.Ajoutes-y les deux cent cinquante mille francs du roi de Prusse, ettu verras que j’ai, non seulement le pain, mais le rata jusqu’auterme de ma carrière. Plus, une concession à perpétuité que tonmari a payée d’avance dans le cimetière de Fontainebleau. Aveccela, et des goûts simples, on est sûr de ne pas manger sonfonds !

Bon gré, mal gré, il fallut en passer par toutce qu’il voulut et accepter son million. Cet acte de générosité fitgrand bruit dans la ville, et le nom de Fougas, déjà célèbre à tantde titres, en acquit un nouveau prestige.

Tout Fontainebleau voulut assister au mariagede Clémentine. On y vint de Paris. Les témoins de la mariée étaientle maréchal duc de Solferino et l’illustre Karl Nibor, élu depuisquelques jours à l’Académie des sciences. Léon s’en tintmodestement aux vieux amis qu’il avait choisis dans le principe, MrAudret, l’architecte, et Mr Bonnivet, le notaire.

Le maire revêtit son écharpe neuve. Le curéadressa aux jeunes époux une allocution touchante sur l’inépuisablebonté de la Providence qui fait encore un miracle de temps à autreen faveur des vrais chrétiens. Fougas, qui n’avait pas rempli sesdevoirs religieux depuis 1801, trempa deux mouchoirs de seslarmes.

– On perd de vue ceux qu’on estime le plus,disait-il en sortant de l’église, mais Dieu et moi nous sommesfaits pour nous entendre ! Après tout, qu’est-ce queDieu ? Un Napoléon un peu plus universel !

Un festin pantagruélique, présidé par MlleVirginie Sambucco en robe de soie puce, suivit de près lacérémonie. Vingt-quatre personnes assistaient à cette fête defamille, entre autres le nouveau colonel du 23ème et Mrdu Marnet, à peu près guéri de sa blessure.

Fougas leva sa serviette avec une certaineanxiété. Il espérait que le maréchal lui aurait apporté son brevetde général de brigade. Sa figure mobile trahit un vifdésappointement en présence de l’assiette vide.

Le duc de Solferino, qui venait de s’asseoir àla place d’honneur, aperçut ce jeu de physionomie et dit touthaut :

– Ne t’impatiente pas, mon vieuxcamarade ! Je sais ce qui te manque ; il n’a pas tenu àmoi que la fête ne fût complète. Le ministre de la guerre étaitabsent lorsque j’ai passé chez lui. On m’a dit dans les bureaux queton affaire était accrochée par une question de forme, mais que turecevrais dans les vingt-quatre heures une lettre du cabinet.

– Le diable soit des plumitifs ! s’écriaFougas. Ils ont tout, depuis mon acte de naissance jusqu’à la copiede mon brevet de colonel. Tu verras qu’il leur manque un certificatde vaccine ou quelque paperasse de six liards !

– Eh ! patience, jeune homme ! Tu asle temps d’attendre. Ce n’est pas comme moi : sans la campagned’Italie qui m’a permis d’attraper le bâton, ils me fendaientl’oreille comme à un cheval de réforme, sous le futile prétexte quej’avais soixante-cinq ans. Tu n’en as pas vingt-cinq, et tu vaspasser général de brigade : l’Empereur te l’a promis devantmoi. Dans quatre ou cinq ans d’ici, tu auras les étoiles d’or, àmoins que le guignon ne s’en mêle. Après quoi, il ne te faudra plusqu’un commandement en chef et une campagne heureuse pour passermaréchal de France et sénateur, ce qui ne gâte rien.

– Oui, répondit Fougas, j’arriverai. Nonseulement parce que je suis le plus jeune de tous les officiers demon grade, parce que j’ai fait la grande guerre et suivi les leçonsdu maître dans les champs de Bellone, mais surtout parce que ledestin m’a marqué de son empreinte. Pourquoi les boulets m’ont-ilsépargné dans plus de vingt batailles ? Pourquoi ai-je traversédes océans de bronze et de fer sans que ma peau reçût uneégratignure ? C’est que j’ai une étoile, comme lui. La sienneétait plus grande, c’est sûr, mais elle est allée s’éteindre àSainte-Hélène, et la mienne brille encore au ciel ! Si ledocteur Nibor m’a ressuscité avec quelques gouttes d’eau chaude,c’est que ma destinée n’était pas encore accomplie. Si la volontédu peuple français a rétabli le trône impérial, c’est pour fournirune série d’occasions à mon courage dans la conquête de l’Europeque nous allons recommencer ! Vive l’Empereur et moi ! Jeserai duc ou prince avant dix ans, et même… pourquoi pas ? ontâchera d’être présent à l’appel le jour de la distribution descouronnes ! En ce cas, j’adopte le fils aîné deClémentine : nous l’appelons Pierre-Victor II, et il mesuccède sur le trône comme Louis XV à son bisaïeul LouisXIV !

Comme il achevait cette tirade, un gendarmeentra dans la salle à manger, demanda Mr le colonel Fougas et luiremit un pli du ministère de la guerre.

– Parbleu ! s’écria le maréchal, ilserait plaisant que ta promotion arrivât au bout d’un pareildiscours. C’est pour le coup que nous nous prosternerions devantton étoile ! Les rois mages ne seraient que de la Saint-Jean,auprès de nous.

– Lis toi-même, dit-il au maréchal, en luitendant la grande feuille de papier. Ou plutôt, non ! J’aitoujours regardé la mort en face ; je ne détournerai pas mesyeux de ce tonnerre de chiffon, qui me tue.

« Monsieur le colonel, en préparant ledécret impérial qui vous élevait au grade de général de brigade, jeme suis trouvé en présence d’un obstacle insurmontable qui estvotre acte de naissance. Il résulte de cette pièce que vous êtes néen 1789, et que vous avez aujourd’hui soixante-dix ans accomplis.Or la limite d’âge étant fixée à soixante ans pour les colonels, àsoixante-deux pour les généraux de brigade et à soixante-cinq pourles divisionnaires, je me vois dans l’absolue nécessité de vousporter au cadre de réserve avec le grade de colonel. Je sais,monsieur, combien cette mesure est peu justifiée pour votre âgeapparent et je regrette sincèrement que la France soit privée desservices d’un homme de votre vigueur et de votre mérite. Il estd’ailleurs certain qu’une exception en votre faveur ne provoqueraitaucune réclamation dans l’armée et n’exciterait que des sympathies.Mais la loi est formelle et l’Empereur lui-même ne peut la violerni l’éluder. L’impossibilité qui en résulte est tellement absolue,que si, dans votre ardeur de servir le pays, vous consentiez àrendre vos épaulettes pour recommencer une nouvelle carrière, votreengagement ne pourrait être reçu dans aucun des régiments del’armée. Il est heureux, monsieur, que le gouvernement del’Empereur ait pu vous fournir des moyens d’existence en obtenantde S.A.R. le régent de Prusse, l’indemnité qui vous étaitdue ; car il n’y a pas non plus d’administration civile oùl’on puisse faire entrer, même par faveur, un homme de soixante-dixans. Vous objecterez très justement que les lois et les règlementsdatent d’une époque où les expériences sur la revivification deshommes n’avaient pas, encore donné des résultats favorables. Maisla loi est faite pour la généralité et ne doit pas tenir compte desexceptions. On verrait sans doute à la modifier si les cas derésurrection se présentaient en certain nombre.

« Agréez, etc. »

Un morne silence accueillit cettelecture ; Le Mane, Thécel, Pharèsdes légendes orientales ne produisit pas un effet plus foudroyant.Le gendarme était toujours là, debout, dans la position du soldatsans armes, attendant le récépissé de Fougas. Le colonel demandaune plume et de l’encre, signa le papier, le rendit, donnapourboire au gendarme, et lui dit avec une émotioncontenue :

– Tu es heureux, toi ! on ne te défendpas de servir ton pays ! Eh bien ! reprit-il ens’adressant au maréchal, qu’est-ce que tu dis de ça ?

– Que veux-tu que j’en dise, mon pauvrevieux ; cela me casse bras et jambes. Il n’y a pas à discutercontre la loi ; elle est formelle. Ce qui est bête à nous,c’est de n’y avoir pas songé plus tôt. Mais qui diable, en présenced’un gaillard comme toi, aurait pensé à l’âge de laretraite ?

Les deux colonels avouèrent que cetteobjection ne leur était pas venue à l’esprit ; mais, une foisqu’on l’avait soulevée, ils ne voyaient rien à répondre. Ni l’un nil’autre n’auraient pu engager Fougas comme simple soldat, malgré sacapacité, sa force physique et sa tournure de vingt-quatre ans.

– Mais alors, s’écria Fougas, qu’on metue ! Je ne peux pas me mettre à peser du sucre ou à planterdes choux ! C’est dans la carrière des armes que j’ai fait mespremiers pas, il faut que j’y reste ou que je meure. Quefaire ? que devenir ? Prendre du service àl’étranger ? Jamais ! Le destin de Moreau est encoreprésent à mes à yeux… ô fortune ! que t’ai-je fait pour êtreprécipité si bas lorsque tu te préparais à m’élever sihaut ?

Clémentine essaya de le consoler par de bonnesparoles.

– Vous resterez auprès de nous, luidit-elle ; nous vous trouverons une jolie petite femme, vousélèverez vos enfants. À vos moments perdus, vous écrirez l’histoiredes grandes choses que vous avez faites. Rien ne vous manque :jeunesse, santé, fortune, famille, tout ce qui fait le bonheur deshommes, est à vous ; pourquoi donc ne sériez-vous pasheureux ?

Léon et ses parents lui tinrent le mêmelangage. On oubliait tout en présence d’une douleur si vraie etd’un abattement si profond.

Il se releva petit à petit et chanta même audessert une chanson qu’il avait préparée pour la circonstance.

Époux, épouse fortunée,

Vous allez dans cet heureux jour,

À la torche de l’hyménée,

Brûler les ailes de l’Amour,

Il faudra, petit dieu volage,

Que vous restiez à la maison,

Enchaîné par le mariage

De la Beauté, de la Raison !

Il fera son unique étude

D’allier les plaisirs aux mœurs ;

II perdra l’errante habitude

De voltiger de fleurs en fleurs.

Où plutôt non : chez Clémentine

Il a trouvé roses et lis,

Et déjà le fripon butine

Ainsi qu’aux jardins de Cypris.

On applaudit beaucoup cette poésie arriérée,mais le pauvre colonel souriait tristement, parlait peu, et ne segrisait pas du tout. L’homme à l’oreille cassée ne se consolaitpoint d’avoir l’oreille fendue. Il prit part aux divertissements dela journée, mais ce n’était plus le brillant compagnon qui animaittout de sa mâle gaieté.

Le maréchal le prit à part dans la soirée, etlui dit :

– À quoi penses-tu ?

– Je pense aux vieux qui ont eu le bonheur detomber à Waterloo, la face tournée vers l’ennemi. Le vieil imbéciled’Allemand qui m’a confit pour la postérité m’a rendu un fichuservice. Vois-tu Leblanc, un homme doit vivre avec son époque. Plustard, c’est trop tard.

– Ah çà, Fougas, pas de bêtises ! Il n’ya rien de désespéré, que diable ! J’irai demain chezl’Empereur ; on verra, on cherchera ; des hommes commetoi, la France n’en a pas à la douzaine pour les jeter au lingesale.

– Merci. Tu es un bon, un vieux, unvrai ! Nous étions cinq cent mille dans ton genre, en1812 ; il n’en reste plus que deux, ou pour mieux dire un etdemi.

Vers dix heures du soir, Mr Rollon, Mr duMarnet et Fougas reconduisirent le maréchal au chemin de fer.Fougas embrassa son camarade et lui promit d’être sage. Le trainparti, les trois colonels revinrent à pied jusqu’à la ville. Enpassant devant la maison de Mr Rollon, Fougas dit à sonsuccesseur :

– Vous n’êtes guère hospitalieraujourd’hui ; vous ne nous offrez pas un petit verre de cettefine eau-de-vie d’Andaye !

– Je pensais que vous n’étiez pas en train deboire, dit Mr Rollon. Vous n’avez rien pris dans votre café, niaprès. Mais montons !

– La soif m’est revenue au grand air.

– C’est bon signe.

Il trinqua mélancoliquement et mouilla à peineses lèvres dans son verre. Mais il s’arrêta quelque temps auprès dudrapeau, mania la hampe, développa la soie, compta les trous queles balles et les boulets avaient laissés dans l’étoffe, et nerépandit pas une larme.

– Décidément, dit-il, l’eau-de-vie me prend àla gorge ; je ne suis pas un homme aujourd’hui. Bonsoir,messieurs !

– Attendez ! nous allons vousreconduire.

– Oh ! mon hôtel est à deux pas.

– C’est égal. Mais quelle idée avez-vous euede rester à l’hôtel, quand vous avez ici deux maisons à votreservice ?

– Aussi, je déménage demain matin.

Le lendemain matin, vers onze heures,l’heureux Léon était à sa toilette lorsqu’on lui apporta unedépêche télégraphique. Il l’ouvrit sans voir qu’elle était adresséeà Mr Fougas, et il poussa un cri de joie. Voici le texte laconiquequi lui apportait une si douce émotion :

« À monsieur colonel Fougas,Fontainebleau.

« Je sors cabinet Empereur. Tu généralbrigade au titre étranger en attendant mieux. Plus tard corpslégislatif modifiera loi.

« LEBLANC. »

Léon s’habilla à la hâte, courut à l’hôtel duCadran-Bleu, monta chez le colonel, et le trouva mort dansson lit.

On raconta dans Fontainebleau que Mr Niboravait fait l’autopsie et constaté des désordres graves causés parla dessiccation. Quelques personnes assurèrent que Fougas s’étaitsuicidé. Il est certain que maître Bonnivet reçut par la petiteposte une sorte de testament ainsi conçu :

« Je lègue mon cœur à la patrie, monsouvenir à la nature, mon exemple à l’armée, ma haine à la perfideAlbion, mille écus à Gothon, et deux cent mille francs au23ème de ligne. Vive l’Empereur, quand même !

« FOUGAS. »

Ressuscité le 17 août, entre trois et quatreheures de relevée, il mourut le 17 du mois suivant, sans appel. Saseconde vie avait duré un peu moins de trente et un jours. Mais ilemploya bien son temps ; c’est une justice à lui rendre. Ilrepose dans le terrain que le fils de Mr Renault avait acheté à sonintention. Sa petite-fille Clémentine a quitté le deuil depuistantôt une année. Elle est aimée, elle est heureuse, et Léon n’aurarien à se reprocher si elle n’a pas beaucoup d’enfants.

Bourdonnel, août 1861.

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