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L’Homme invisible

L’Homme invisible

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 UN ÉTRANGE VOYAGEUR

L’étranger arriva en février, par une matinée brumeuse, dans un tourbillon de vent et de neige. Il venait, à pied, par la dune, de la station de Bramblehurst, portant de sa main couverte d’un gant épais, une petite valise noire. Il était bien enveloppé des pieds à la tête, et le bord d’un chapeau de feutre mou ne laissait apercevoir de sa figure que le bout luisant de son nez. La neige s’était amoncelée sur ses épaules, sur sa poitrine ; elle ajoutait aussi une crête blanche au sac dont il était chargé.

Il entra, chancelant, plus mort que vif, dans l’auberge, et,posant à terre son bagage :

« Du feu, s’écria-t-il, du feu, par charité ! Une chambre et du feu ! »

Il frappa de la semelle, secoua dans le bar la neige qui le couvrait, puis suivit Mme Hall dans le petit salon pour faire ses conditions. Sans autre préambule, et jetant deux souverains sur la table, il s’installa dans l’auberge.

Mme Hall disposa le feu et alla préparer le repas de ses propresmains. Un hôte s’arrêtant à Iping en hiver, c’était une aubainedont on n’avait jamais entendu parler. Et encore un hôte qui nemarchandait pas ! Elle était résolue à se montrer digne de sabonne fortune.

Dès que le jambon fut bien à point, dès que Millie, lalymphatique servante, eut été un peu réveillée par quelques injuresadroitement choisies, l’hôtesse apporta nappes, assiettes et verresdans la salle et commença de mettre le couvert avec le plusd’élégance possible. Quoique le feu brûlât vivement, elle constata,non sans surprise, que le voyageur conservait toujours son chapeauet son manteau, et, regardant par la fenêtre la neige tomber dansla cour, se tenait de manière à dissimuler son visage. Ses mainstoujours gantées étaient croisées derrière son dos. Il paraissaitperdu dans ses réflexions.

Elle remarqua que la neige fondue qui saupoudrait encore sesépaules, tombait goutte à goutte sur le tapis.

« Voulez-vous me permettre, monsieur, dit-elle, de prendre voseffets, pour les mettre à sécher dans la cuisine ?

– Non », répondit l’autre sans se retourner.

N’étant pas sûre d’avoir bien entendu, elle allait répéter saquestion, quand il retourna la tête et, la regardant :

« Je préfère les garder », ajouta-t-il nettement.

Mme Hall observa qu’il portait de grosses lunettes bleues, avecdes verres sur le côté à angle droit, et que d’épais favoris,répandus sur le col de son vêtement, empêchaient de rien voir deses joues ni de son visage.

« Très bien, monsieur, comme il vous plaira… Dans un moment lapièce sera plus chaude. »

Il ne répliqua pas et se détourna de nouveau. Mme Hall, sentantses avances inopportunes, acheva lestement de dresser la table ets’empressa, en trottinant, de sortir. Quand elle revint, son hôteétait toujours là, debout, immobile comme une statue de pierre,faisant le gros dos, le collet relevé, le bord du chapeau rabattuet dégouttant, la figure et les yeux complètement cachés. Elleservit d’un geste important les œufs au jambon et cria, plutôtqu’elle ne dit :

« Votre déjeuner est prêt, monsieur !

– Merci », répondit aussitôt l’étranger.

Mais il ne bougea pas jusqu’à ce qu’elle eût refermé la portesur elle.

Alors seulement il fit volte-face et s’approcha de la table avecune certaine impatience.

Comme elle arrivait à la cuisine, en passant derrière lecomptoir, Mme Hall entendit un bruit renouvelé à intervallesréguliers : tac, tac, tac, cela se répétait toujours ; c’étaitle bruit d’une cuiller tournant dans un bol.

« Ah ! cette fille ! s’écria-t-elle. Là ! j’aitout à fait oublié la moutarde. C’est sa faute : pourquoi est-elletoujours si lente ? »

Et, tout en achevant elle-même de battre la moutarde, elle lançavers Millie quelques aménités sur les inconvénients de l’indolence.« N’avait-elle pas de ses mains préparé les œufs et le jambon, misle couvert, et tout fait en somme, tandis que Millie, monDieu ! mon Dieu ! n’avait réussi qu’à l’empêcher deservir la moutarde ! Et cela, avec un nouvel hôte, quimontrait l’intention de séjourner ! » Alors l’hôtesse remplitle moutardier et, le plaçant avec cérémonie sur le plateau à thé,noir et or, elle le porta dans le salon.

Elle frappa et entra tout de suite. Aussitôt l’étranger fit unmouvement rapide : elle n’eut que le temps d’entrevoir un objetblanc qui disparaissait derrière la table ; le voyageur avaitl’air de ramasser quelque chose sur le parquet. Ce n’est qu’aprèsavoir déposé son plateau qu’elle remarqua que pardessus et chapeauavaient été ôtés et placés sur une chaise devant le feu. Une pairede souliers mouillés menaçait de la rouille son garde-feu en acier.Elle s’avança résolument vers cette défroque, et, d’un ton quin’admettait pas de refus :

« Maintenant, sans doute, je puis prendre tout cela pour lefaire sécher.

– Laissez le chapeau ! » répondit le visiteur d’une voixsourde.

En se retournant, elle vit qu’il avait levé la tête et qu’il lafixait. Pendant une minute, elle le considéra fixement, tropsurprise pour dire un mot.

Il tenait un linge blanc, une serviette apportée par lui, sur lapartie inférieure de sa figure, de façon que sa bouche et sesmâchoires fussent complètement cachées : cela expliquait le timbreassourdi de sa voix. Mais ce n’était pas cela qui étonnait le plusMme Hall. En effet, tout le front du voyageur, au-dessus deslunettes bleues, était couvert d’un bandeau blanc, un autrebandeau, appliqué sur les oreilles, ne laissait pas apercevoir lemoindre bout de visage, si ce n’est un nez rouge et pointu,toujours aussi rouge et luisant que tout à l’heure, à l’arrivée.L’homme portait une jaquette de velours foncé, avec un large colletnoir, relevé autour du cou et laissant passer une ligne de linge.La chevelure, épaisse et brune, qui s’échappait au hasard, enpetites queues, en petites cornes singulières, de dessous les deuxbandeaux croisés, donnait à la physionomie l’aspect le plus étrangeque l’on pût imaginer. Cette tête, enveloppée, emmitouflée, étaitsi différente de ce qu’avait prévu Mme Hall que celle-ci, pendantun moment, demeura pétrifiée.

Lui, n’écartait point sa serviette ; il continuait à latenir sous son nez, ainsi qu’elle le voyait maintenant, d’une maingantée de marron, et, de ses verres impénétrables, il laregardait.

« Laissez le chapeau ! » répétait-il, parlantindistinctement à travers sa serviette blanche.

Les nerfs de Mme Hall commençaient à se remettre de la secousseéprouvée. Elle laissa le chapeau sur la chaise auprès du feu.

« Je ne savais pas, monsieur, que… que… »

Et elle s’arrêta, tout embarrassée.

Ses regards allaient alternativement d’elle à la porte.

« Je vais les faire bien sécher tout de suite », dit-elle ensortant de la pièce avec les vêtements.

Elle lança un dernier coup d’œil vers cette tête emmaillotée deblanc, vers ces lunettes sans expression ; la serviettecachait toujours la figure. Elle frissonna un peu quand elle eutfermé la porte derrière elle, et son visage exprimait bien toute sasurprise, toute sa perplexité.

« Non, jamais je n’ai… », dit-elle tout bas.

Elle retourna tout doucement à la cuisine, trop préoccupée pourdemander à Millie ce que celle-ci fricotait juste à ce moment.

Le voyageur s’assit et tendit l’oreille au bruit des pas quis’éloignaient. Avec inquiétude il regarda du côté de la fenêtre,avant d’écarter sa serviette ; puis il reprit son repas. Ilavala une bouchée, jeta vers la croisée un nouveau regard deméfiance, mangea une autre bouchée ; puis il se leva, et,tenant à la main sa serviette, il traversa la chambre et abaissa lestore jusqu’à la hauteur du rideau de mousseline qui couvrait lescarreaux du bas. La pièce fut plongée dans une demi-obscurité.Après quoi, il revint, l’air plus tranquille, à la table et aurepas.

« Le pauvre homme a eu un accident, ou une opération, ou quelquechose, se dit Mme Hall. Mon Dieu, quelle peur il m’a faite, avectous ses bandeaux ! »

Elle raviva le feu, ouvrit un chevalet et étendit dessus lesvêtements de son hôte.

« Et ces lunettes !… À coup sûr, il avait l’air d’unscaphandrier plutôt que d’un homme ordinaire ! »

Elle pendit le cache-nez à un coin du support.

« Et il tient tout le temps ce mouchoir sur sa bouche ! Ilparle à travers… Peut-être aussi a-t-il quelque chose à la bouche.Qui sait ? »

Elle tourna sur elle-même, comme frappée d’un brusque souvenir:

« Que Dieu me bénisse ! s’écria-t-elle en changeantsubitement de sujet. N’avez-vous pas encore fait ces pommes deterre, Millie ? »

Lorsque Mme Hall vint pour desservir le déjeuner de l’étranger,elle fut confirmée dans son idée qu’il devait avoir eu la boucheblessée et déformée par un accident. En effet, il fumait une pipeet, pendant tout le temps qu’elle resta dans la pièce, il ne sesépara point, pour porter le tuyau à ses lèvres, du foulard de soiedont il avait enveloppé la partie inférieure de sa figure. Pourtantce n’était pas distraction, car elle le vit surveiller le tabac quiallait s’éteindre.

Il était dans un coin, le dos tourné au store, et – ayant bienmangé et bien bu, s’étant bien réchauffé – il parlait d’un tonmoins bref. Le reflet de la flamme prêtait à ses grosses lunettesune sorte de rougeoiement qu’elles n’avaient pas eujusqu’alors.

« J’ai des bagages à la gare de Bramblehurst », dit-il.

Et il demanda comment il pourrait se les faire envoyer. Trèspoliment, il inclina sa tête emmaillotée pour remercier Mme Hall deses explications.

« Demain ! dit-il. N’est-il pas possible d’avoir cela plusrapidement ? »

Il parut contrarié quand elle lui répondit que non. Enétait-elle bien sûre ? N’y avait-il pas un homme qui voulût yaller avec une charrette ?…

Mme Hall, sans hésiter, lui expliqua les difficultés du pays, etla conversation s’engagea.

« Il y a, monsieur, une route très montante, par la dune »,dit-elle pour écarter l’idée de la voiture.

Puis, allant au-devant d’une confidence : « Une voiture y avaitversé, un peu plus d’un an auparavant. Un monsieur avait été tué,sans compter le cocher. Les accidents, monsieur, arrivent si vite,n’est-ce pas ? »

Mais le visiteur n’était pas si commode à mettre en train.

« Oui, en effet ! » dit-il à travers son foulard, enobservant tranquillement Mme Hall à l’abri de ses verresimpénétrables.

« Sans compter qu’il faut longtemps encore pour se rétablir,n’est-ce pas ? Tenez, mon neveu, Tom, il s’est coupé au bras,en jouant avec une faux, en tombant dessus dans un champ où l’onfaisait les foins. Dieu me pardonne, il est resté trois mois,monsieur, sans pouvoir rien faire. C’est à ne pas le croire : j’aitoujours, depuis lors, grand-peur des faux.

– Je comprends cela !

– Nous avons craint, une fois, qu’il n’eût à subir uneopération. Il était si mal, monsieur ! »

Le visiteur éclata brusquement d’un rire qu’il parut réprimer etétouffer dans sa bouche.

« Ah ! vraiment !… fit-il.

– Oui, monsieur. Et il n’y avait pas de quoi rire, occupée delui comme je l’étais, parce que ma sœur avait assez de besogne avecson petit monde. Il y avait des pansements à faire, défaire. Ensorte que, si j’osais le dire, monsieur…

– Voulez-vous me donner des allumettes ? fit brusquementl’étranger. Ma pipe est éteinte. »

Mme Hall fut arrêtée net. Cela était vraiment malhonnête de lapart de ce monsieur, après qu’elle venait de lui dire tout cequ’elle avait eu d’ennuis !… Elle le dévisagea un moment,interloquée ; puis elle se rappela les deux souverains donnésà l’arrivée, et cela fit qu’elle alla chercher des allumettes.

« Merci ! » fit-il, quand elle lui en apporta.

Et il se détourna de nouveau pour regarder par la fenêtre.

Évidemment il était chatouilleux sur la question des opérationset des pansements. Elle n’osa plus rien dire, mais cette manière dela rudoyer l’avait irritée… Millie eut lieu de s’en apercevoirpendant l’après-midi.

Le voyageur resta dans le salon jusqu’à quatre heures, sansdonner à son hôtesse prétexte à y entrer ; il demeura presquecontinuellement immobile, sans doute assis, dans l’obscuritécroissante, fumant à la lueur du foyer, ou peut-être sommeillant.Une ou deux fois, quelque oreille attentive l’aurait entendutisonner ; après cela, pendant cinq minutes, il arpentait lapièce. Il semblait se parler à lui-même. Puis le fauteuil craquait: il venait de se rasseoir.

Chapitre 2LES PREMIÈRES IMPRESSIONS DE TEDDY HENFREY

À quatre heures, il faisait tout à fait sombre. Au moment où MmeHall prenait son courage à deux mains pour aller demander à sonhôte s’il désirait du thé, Teddy Henfrey, le petit horloger, entradans le bar.

« Vrai, madame Hall, voilà un fichu temps pour des bottineslégères ! »

La neige tombait de plus en plus fort.

Mme Hall acquiesça d’un hochement de tête et remarqua que Teddyavait sa trousse avec lui.

« Pendant que vous êtes là, monsieur Teddy, je vous seraisobligée de vouloir bien donner à la vieille pendule, dans le salon,un petit coup d’œil. Elle marche et elle sonne bien, mais la petiteaiguille s’obstine à marquer six heures. »

Lui montrant le chemin, elle se dirigea vers la porte dusalon ; elle frappa et entra.

Son hôte – elle le vit en entrant – était assis dans le fauteuildevant le feu, assoupi à ce qu’il semblait ; sa têteemmaillotée s’inclinait de côté. Pour toute lumière dans lachambre, la lueur rougeâtre qui venait du foyer. Tout était ouviolemment éclairé ou tout à fait sombre. Elle avait d’autant plusde peine à rien distinguer qu’elle venait précisément d’allumer lalampe du bar et que ses yeux étaient encore éblouis. Mais, pendantune seconde, il lui parut que l’homme qu’elle regardait avait unebouche énorme, béante, une bouche invraisemblable, qui « mangeait »tout le bas de sa figure. Ce fut une image instantanée : une têteenveloppée de blanc, de gros yeux à fleur de front, et, au-dessous,un large four.

Alors, il bougea, il se redressa sur son siège, il leva la main.Ayant ouvert la porte toute grande, pour que la chambre fût mieuxéclairée, Mme Hall le vit plus nettement : il tenait un foulard sursa figure, tout comme elle l’avait vu auparavant tenir saserviette. L’obscurité, pensa-t-elle, l’avait trompée.

« Est-ce que vous voudriez bien permettre que monsieur viennearranger l’horloge ? dit-elle en surmontant son trouble.

– Arranger l’horloge ? » répéta le voyageur, jetant autourde lui des regards endormis et parlant pardessus sa main ;puis, tout à fait réveillé : « Mais, certainement !… »

Mme Hall sortit pour prendre une lampe ; lui se leva ets’étira. Alors, la pièce éclairée, M. Teddy Henfrey se trouva faceà face avec l’homme aux bandeaux. Il en fut, disait-il, « toutchose ».

« Bonjour ! » lui dit l’étranger, en le fixant « avec desyeux de langouste », selon l’expression pittoresque de M. Henfreyqui désignait ainsi les lunettes aux verres fumés.

« J’espère, dit celui-ci, que je ne vous gêne pas.

– Non, pas du tout, répondit l’étranger. Pourtant, j’entends –et il se tournait vers Mme Hall – que cette pièce soit bien à moi,pour mon usage particulier.

– Je pensais, monsieur, que vous préféreriez que l’horloge…

– Certainement, certainement… Mais, règle générale, je désireêtre seul et que l’on ne me dérange pas. »

Il fit volte-face, les épaules à la cheminée, les mains derrièreson dos.

« Et maintenant, ajouta-t-il, quand la réparation sera faite, jevoudrais avoir du thé… Mais pas avant que la réparation soitterminée. »

Mme Hall était sur le point de sortir – cette fois, ellen’essaya pas d’engager la conversation, pour ne pas s’exposer àêtre rabrouée devant M. Henfrey – lorsque le client lui demanda sielle avait pris ses dispositions au sujet des malles restées àBramblehurst. Elle répondit qu’elle avait parlé au facteur et quele voiturier les apporterait le lendemain.

« Êtes-vous sûre que ce soit le moyen le plus rapide ?»

Elle en était sûre, elle l’affirma avec froideur.

« C’est que, voyez-vous… Je vais vous expliquer ce que je n’aipu vous dire plus tôt parce que j’étais trop gelé et trop fatigué :je suis un travailleur, un homme de laboratoire…

– Ah ! vraiment, monsieur ! fit Mme Hall, trèsintéressée.

– Et mes bagages contiennent des appareils, un matériel.

– Toutes choses bien utiles, sans doute !

– Naturellement, je suis impatient de poursuivre mesrecherches.

– Naturellement, monsieur !

– Ma raison de venir à Iping, continua-t-il d’un ton assezdélibéré, était le désir de la solitude. Je tiens à n’être pastroublé dans mon travail. En plus, d’ailleurs, de mon travail, unaccident qui m’est arrivé… (« Je le pensais bien ! » se ditMme Hall)… exige une certaine retraite. Mes yeux sont quelquefoissi affaiblis et si douloureux que je dois m’enfermer dansl’obscurité des heures entières, m’enfermer à clef. Cela, de tempsà autre. Pas pour le quart d’heure, toutefois. À ces moments-là, lemoindre dérangement, par exemple l’entrée de quelqu’un dans machambre, est pour moi une cause de véritable torture… Il est bonque cela soit entendu.

– Parfaitement, monsieur. Si j’osais me permettre dedemander…

– C’est bien tout, je crois », dit l’étranger, de ce tontranquille et sans réplique qu’il savait prendre pour couper courtaux interrogations.

Mme Hall dut garder sa question et sa pitié pour unecirconstance meilleure.

Quand elle eut quitté la pièce, il resta debout devant le foyer,attentif – M. Henfrey le rapporta – à la réparation del’horloge.

M. Henfrey travaillait, une lampe posée tout près de lui :l’abat-jour vert jetait une lumière plus vive sur ses mains, sur lecadran et sur les petites roues de l’horloge, laissant dans l’ombrele reste du salon.

Lorsqu’il leva la tête, sa vue d’abord fut troublée par lesreflets colorés. Curieux de sa nature, il avait démonté les pièces,chose parfaitement inutile, avec l’idée de retarder son départ etd’arriver ainsi peut-être à engager la conversation avecl’étranger. Mais celui-ci demeurait silencieux et immobile. Si bienimmobile que cela finit par agacer Henfrey. Il eut l’impressiond’être seul et regarda : grise et peu éclairée, se dressaitl’énorme tête à bandeaux, qui l’examinait avec ses grosses lunettessombres, obscurcies d’une buée verdâtre. Cela devint pour Henfreysi insupportable que, pendant une minute, ils demeurèrent tous deuxà se considérer d’un air confus. Puis Henfrey baissa les yeux.Situation vraiment bien gênante ! Il eût aimé à dire quelquechose. Convenait-il de faire observer que le temps était bien froidpour la saison ? Il se redressa comme pour choisir l’instantde placer cette remarque.

« Le temps…, commença-t-il.

– Pourquoi ne terminez-vous pas et ne partez-vous pas ? »dit la figure rigide, évidemment en proie à une fureurdifficilement contenue. « Tout ce que vous êtes parvenu à faire,c’est de resserrer l’aiguille sur le cadran. Vous vous moquez dumonde !

– Bien, monsieur… Une seule minute encore. Je revoyais avecsoin… »

M. Henfrey finit sa besogne et s’en alla. Mais il s’en allaextrêmement contrarié.

« Sacrebleu ! » se disait-il en traversant à pied levillage au milieu d’une rafale de neige, « il y a des fois où ilfaut bien arranger une horloge, tout de même ! »

Puis :

« Un homme n’a-t-il donc pas le droit de vous regarder ?Vilain singe ! »

Et encore :

« Non, à ce qu’il paraît… La police serait à ses trousses qu’ilne serait pas mieux enveloppé, mieux entortillé ! »

Au coin de la rue, devant chez Gleeson, il vit Hall, qui avaitdepuis peu épousé la patronne de l’auberge, et qui maintenantconduisait la « voiture à volonté », d’Iping à l’embranchement deSidderbridge, quand par hasard quelqu’un en avait besoin ;Hall se dirigeait vers lui, revenant de la gare. À n’en pas douter,« il s’était arrêté un brin » à Sidderbridge : il suffisait, pouren être sûr, de le voir conduire.

« Comment va, demanda-t-il en passant.

– Ah ! vous avez chez vous un drôle de corps ! »

Hall, sans se faire prier, arrêta son cheval.

« Quoi donc ?

– Un client qui a l’air bien original est descendu chez vous,mon vieux !… »

Et Teddy commença de faire à Hall une description pittoresque del’hôte bizarre de sa femme.

« Il a un peu l’air d’un déguisé. Moi, je tiendrais à voir lafigure d’un homme si j’avais à le loger dans mon établissement.Mais les femmes sont si pleines de confiance, dès qu’il s’agitd’étrangers ! Hall, il s’est installé chez vous, et il n’amême pas encore donné de nom !

– Vraiment ? répondit Hall, qui avait l’intelligence plutôtparesseuse.

– Parfaitement ! reprit Teddy. Il a loué à la semaine, etvous ne serez pas débarrassé de lui avant huit jours. Et il traîneun tas de bagages, qui arriveront demain, à ce qu’il dit. Espérons,Hall, que ce ne sont pas seulement des caisses remplies decailloux ! »

Il raconta comment sa tante, à Hastings, avait été refaite parun étranger dont les valises étaient vides. Bref, il laissa Hallvaguement inquiet.

« Hue, donc ! fit celui-ci. Il faut que j’y aille voir. »Teddy poursuivit sa route, l’esprit tout à fait soulagé.

Au lieu d’ « y aller voir », Hall, à son retour chez lui, futsévèrement attrapé par sa femme pour le temps qu’il avait passé àSidderbridge ; ses questions timides furent accueillies avecaigreur, sans qu’elle répondît à l’objet de ses préoccupations.Mais, en dépit des rebuffades, la graine de méfiance semée parTeddy germait dans sa cervelle.

« Vous ne savez pas tout, vous autres femmes ! » dit M.Hall, résolu à être renseigné le plus tôt possible sur la qualitéde son hôte.

Dès que l’étranger fut couché, vers neuf heures et demie, M.Hall entra, l’air agressif, dans le salon, et il examina d’un œilsoupçonneux le mobilier de sa femme, pour bien affirmer quel’étranger n’était pas maître dans la place ; il reluqua, nonsans un peu de mépris, une feuille d’opérations mathématiquesoubliée par l’autre. En se retirant, il recommanda à Mme Hall deveiller de très près aux bagages, quand ils arriveraient lelendemain.

« Occupez-vous de vos affaires, Hall ! répliquacelle-ci ; moi, je m’occuperai des miennes. »

Elle était d’autant plus portée à quereller son mari quel’étranger était évidemment un voyageur extraordinaire, et que, aufond, elle ne se trouvait pas du tout rassurée sur son compte. Aumilieu de la nuit, elle s’éveilla en sursaut, rêvant de grossestêtes, blanches comme des navets, montées sur des cous sans fin,avec de gros yeux noirs, qui s’avançaient vers elle en rampant.Mais, femme de bon sens, elle maîtrisa ses terreurs, se retourna etse rendormit.

Chapitre 3LES MILLE ET UNE BOUTEILLES

C’est le 29 février, au commencement du dégel, que le singulierpersonnage était tombé des nues à Iping. Le lendemain, on apportases bagages, à travers la neige fondue. C’étaient des bagages bienremarquables. Il y avait deux malles, telles que le premier venupeut en posséder ; mais, en outre, il y avait une caisse delivres – de livres gros et lourds, dont quelques-uns couverts d’ungrimoire manuscrit incompréhensible, et une douzaine, ou plus, demannes, de boîtes, de coffres contenant certains objets enveloppésdans de la paille, des bouteilles de verre, à ce qu’il parut àHall, lequel, curieux, arrachait la paille comme par hasard.

L’étranger, bien emmitouflé, avec son chapeau, son pardessus,ses gants, son cache-nez, avait manifesté l’intention d’allerau-devant de Fearenside et de sa voiture, tandis que Hall,cherchant l’occasion d’offrir son aide, risquait quelques mots debavardage. Il sortit sans prendre garde au chien de Fearenside, quiflairait en amateur les jambes de Hall.

« Allez, arrivez donc, avec ces caisses ! Vous m’avez assezfait attendre ! »

Et il descendit le perron, se dirigeant vers l’arrière duchariot comme pour mettre la main sur la malle la plus petite.

Le chien de Fearenside ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il sehérissa et se prit à grogner d’une manière farouche ; l’autreavait à peine fait les premiers pas que l’animal sauta d’abordd’une façon inquiétante, puis s’élança bientôt sur la main.

« Oust ! » cria Hall, en reculant, car il n’était pasbrave. Fearenside hurla :

« Allez coucher ! » et prit son fouet.

Tous deux virent les dents du chien effleurer la main, la bêteexécuta un saut de côté et saisit la jambe de l’étranger : lepantalon se déchira, avec un bruit sec. Alors, la fine pointe dufouet de Fearenside atteignit le coupable, et celui-ci, aboyant depeur, se réfugia sous la voiture. Cela fut l’affaire d’unedemi-minute. Personne n’avait parlé, tout le monde avait crié.L’étranger jeta un coup d’œil sur son gant déchiré, sur sa jambe,fit comme s’il voulait se baisser, puis se redressa brusquement etfranchit le perron pour rentrer dans l’auberge. On l’entendittraverser précipitamment le corridor et grimper jusqu’à sa chambrel’escalier sans tapis.

« Ah ! la sale bête ! » fit Fearenside, sautant de lavoiture avec son fouet à la main, tandis que le chien, sous lavoiture, le suivait du regard. « Ici ! ici !… »

Hall était resté bouche béante.

« Il aura été mordu, dit-il. Je ferais bien d’y aller moi-même.»

Il suivit l’étranger. Dans le couloir il rencontra Mme Hall etlui apprit le méfait du chien. Il monta rapidement l’escalier. Laporte du voyageur étant entrebâillée, il la poussa, l’ouvrit etentra sans cérémonie : la nature l’avait fait d’humeur familière.Le store baissé, la pièce était sombre. Il ne fit qu’apercevoir unechose tout à fait singulière : comme un bras sans main, s’agitantdans sa direction, et une figure à peine indiquée par trois grospoints noirs sur du blanc, pareils aux taches marquées sur unepensée jaune. En même temps, il recevait un coup violent à lapoitrine, il était rejeté en arrière, la porte lui retombait sur lenez, la clef tournait dans la serrure. Tout cela fut si rapidequ’il ne put rien distinguer : des formes vagues en mouvement, unepoussée, un choc, rien de plus. Il resta abasourdi sur le palierobscur, se demandant avec terreur ce qui s’était passé.

Deux minutes, et il rejoignit le petit groupe qui s’était réunidevant la maison. Il y avait là Fearenside racontant pour laseconde fois l’incident du chien ; il y avait là Mme Hall seplaignant que ce chien mordît ses voyageurs ; il y avait là,en curieux, Huxter, le boutiquier d’en face, et, en arbitre, SandyWadgers, qui venait de sa forge ; puis des femmes et desenfants, tous parlant à tort et à travers.

« Je ne me laisserais pas mordre, moi, je vous en réponds !»

« Il devrait être défendu d’avoir de pareils animaux. »

« Pourquoi l’a-t-il mordu ? »

Et le reste à l’avenant.

M. Hall, qui les examinait et les écoutait du perron, n’étaitplus sûr maintenant d’avoir vu là-haut quelque chose de si étrange.D’ailleurs, son vocabulaire était trop limité pour lui permettre detraduire ses impressions.

« Il prétend n’avoir besoin de personne, répondit-il à unequestion de sa femme. Il vaudrait mieux rentrer ses bagages àl’intérieur.

– Il aurait dû cautériser la plaie immédiatement, prononça M.Huxter, surtout si elle est à vif.

– Moi, je tuerais la bête, voilà ce que je ferais ! » ditune femme, dans le groupe.

Tout à coup, le chien se mit à grogner de nouveau.

« Venez donc, allons ! » cria sous la porte une voixcourroucée.

L’inconnu était là, bien enveloppé, le col relevé, le bord duchapeau rabattu sur les yeux.

« Plus vite vous aurez rentré tout cela, plus je serai content.»

Il est établi par le témoignage universel qu’il avait changé depantalon et de gants.

« Êtes-vous blessé, monsieur ? demanda Fearenside. Je suistout à fait désolé que cet animal…

– Non, pas du tout. Il ne m’a pas entamé la peau. Allons, vite,dépêchez-vous. »

« Puis, il grommela quelque chose », affirma M. Hall.

Dès que la première manne eut été, conformément à ses ordres,apportée dans le salon, l’étranger se jeta dessus avec une ardeurincroyable et en commença le déballage, éparpillant la paille, sanségard pour le tapis de Mme Hall. Il en tira des bouteilles, desbouteilles petites et ventrues contenant des poudres ; desbouteilles petites et longues contenant des liquides colorés ouincolores ; des bouteilles clissées, en verre bleu, étiquetées: poison ; des bouteilles à panse ronde et à col élancé ;d’énormes bouteilles en verre vert, d’énormes bouteilles en verreblanc ; des bouteilles avec des bouchons de cristal et desétiquettes, des bouteilles avec des bouchons de liège, desbouteilles avec des bondes, des bouteilles à chape de bois, desbouteilles à vin, des bouteilles à huile, etc. Il les mettait enrangs sur le chiffonnier, sur la cheminée, sur la table devant lafenêtre, sur le parquet, sur les rayons à livres, partout, partout.Le pharmacien de Bramblehurst n’aurait pu se vanter d’en posséderautant dans sa boutique. C’était une vraie curiosité. Les mannes,les unes après les autres, produisaient toujours des bouteilles.Enfin, quand tout cela fut vidé, la paille d’emballage montait à lahauteur de la table.

Les seules choses qui sortirent de là, avec des bouteilles, cefurent un grand nombre d’éprouvettes, de tubes, et une balancesoigneusement empaquetée.

Le contenu de ces paniers n’était pas plus tôt déballé quel’étranger vint à la fenêtre et se mit à l’ouvrage, sans prendresouci le moins du monde ni de la paille sur laquelle il marchait,ni du feu qui était éteint, ni de la caisse de livres, ni desmalles, que l’on avait aussi montées.

Quand Mme Hall lui apporta son dîner, il était déjà absorbé parson travail et occupé à verser dans des tubes quelques gouttes deses bouteilles ; il l’entendit seulement après qu’elle eutbalayé le plus gros et posé le plateau sur la table, non peut-êtresans quelque mauvaise humeur causée par l’état dans lequel ellevoyait son plancher. À ce moment, il remua la tête, et toutaussitôt se retourna. Elle vit du moins qu’il avait ôté seslunettes ; elles étaient à côté de lui sur la table : il luisembla que ses orbites étaient singulièrement creuses. Il repritses verres, pivota et lui fit face. Elle allait se plaindre de lapaille qui jonchait le plancher lorsqu’il la devança :

« Je vous prie de ne jamais entrer sans frapper ! » luidit-il avec une exaspération anormale qui paraissait chez luicaractéristique.

« J’ai frappé… Probablement que…

– Peut-être bien. Mais, dans mes recherches, des recherchesvraiment très urgentes et très importantes, le plus léger trouble,le bruit d’une porte… je suis obligé de vous demander…

– Parfaitement, monsieur !… S’il en est ainsi vous pouvezfermer à clef, n’est-ce pas ? Quelquefois…

– Bonne idée, répliqua l’étranger.

– Cette paille… si j’osais observer…

– Inutile. Si cette paille vous gêne, portez-la sur la note.»

Et il murmura quelque chose entre ses dents, – des motssuspects, comme des malédictions.

Il était là, debout, si bizarre, si agressif, une bouteille dansune main, un tube dans l’autre, que Mme Hall eut une sorted’inquiétude. Mais c’était une femme résolue.

« En ce cas, je désirerais savoir, monsieur, à combien vousestimez…

– Un shilling, mettez un shilling… C’est assez, n’est-ce pas, unshilling ?

– Soit ! » dit Mme Hall, prenant la nappe et commençant àl’étendre sur la table.

Il s’assit, le dos tourné, ne montrant plus que le col de sonpaletot. Il travailla jusqu’au soir, la porte fermée à clef, et,ainsi qu’en témoigna Mme Hall, silencieusement, presque tout letemps. Une fois pourtant, il y eut un choc de bouteilles heurtéesles unes contre les autres, comme si la table avait été bousculée,suivi d’un fracas de verre brisé sur le plancher ; puis, despas à travers la chambre. Craignant quelque malheur, Mme Hall vintécouter à la porte, sans oser frapper.

« Je ne peux pas continuer ! répétait-il avec désespoir.Non, je ne peux pas continuer !… Trois cent mille !Quatre cent mille ! C’est l’infini !… Volé !… Celapeut me prendre toute ma vie… Patience ! patience donc,insensé ! insensé ! »

On entendait en bas, dans le bar, un grand bruit de souliers àclous, et, bien à contrecœur, Mme Hall finit par renoncer à lasuite de ce soliloque. Quand elle revint, la chambre était denouveau silencieuse, moins le léger craquement du fauteuil etparfois le choc d’une bouteille. Tout était fini ; l’étrangeravait repris son travail.

En lui apportant le thé, elle vit des éclats de verre dans uncoin, sous le miroir à barbe, et une tache dorée qui avait étésommairement essuyée. Elle la fit remarquer.

« Portez-la sur la note ! répondit aigrement le voyageur.Pour l’amour de Dieu, ne m’ennuyez point !

S’il y a quelque dégât, vous l’ajouterez sur la note. »

Et il se remit à consulter une liste dans le cahier ouvertdevant lui.

« Je vais vous dire une chose !… » annonça Fearenside d’unpetit air mystérieux.

L’après-midi s’avançait et l’on se trouvait dans le petit débitde bière d’Iping.

« Hein ? fit Teddy Henfrey.

– Ce gaillard dont vous me parlez, que mon chien a mordu… ehbien ! c’est un Nègre. Du moins, ses jambes sont noires. J’aivu cela à travers la déchirure de son pantalon, comme à travers ladéchirure de son gant. Vous vous seriez attendu, n’est-ce pas, àvoir quelque chose de rose ? Eh bien, pas du tout ! Toutà fait noir ! Je vous affirme qu’il est aussi noir que monchapeau.

– Parbleu ! s’écria Henfrey, c’est un cas étrange, tout demême ! Pourquoi donc son nez est-il aussi rosé que s’il étaitpeint ?

– C’est exact, répliqua Fearenside ; je le reconnais. Maisje dis ce que je pense : cet homme est un homme pie, Teddy ;noir ici et blanc là, par taches. Et il en est honteux. C’est uneespèce de métis : la couleur lui est venue par plaques au lieud’être fondue. J’ai déjà entendu parler de ça. C’est d’ailleurs cequi arrive communément pour les chevaux, comme chacun sait !…»

Chapitre 4UNE INTERVIEW

J’ai rappelé avec détail les circonstances de l’arrivée del’étranger à Iping afin que le lecteur puisse comprendre lacuriosité qu’excita cet homme. Mais, sauf deux incidents bizarres,son séjour, jusqu’à la fête du village, peut être très brièvementraconté. Il y eut bien quelques escarmouches avec Mme Hall à proposde questions domestiques ; cependant, chaque fois, jusqu’à ladernière dispute en avril, dès qu’il voyait poindre les premierssymptômes de ladrerie, il lui imposait silence par l’expédientcommode d’une indemnité spéciale. Hall n’aimait point son hôte, et,toutes les fois qu’il l’osait, il parlait de la nécessité de sedébarrasser de lui ; mais il dissimulait son antipathie avecsoin et, le plus possible, évitait l’inconnu.

« Prenez patience jusqu’à l’été, répétait sagement Mme Hall,jusqu’au moment où les artistes commencent à venir. Alors, nousverrons. Il est sans doute bien arrogant ; mais, il n’y a pasà dire, une note ponctuellement payée est une note ponctuellementpayée. »

L’étranger n’assistait pas aux offices, et ne faisait aucunedifférence entre le dimanche et les jours de la semaine. Iltravaillait, d’après Mme Hall, très irrégulièrement. Quelquefois,il descendait de très bonne heure et il paraissait très affairé.D’autres jours, il se levait tard, il arpentait sa chambre, ils’agitait bruyamment des heures entières, il fumait, il dormaitdans son fauteuil auprès du feu. De communication avec le monde,hors du village, il n’en avait aucune. Son humeur demeurait trèsinégale ; le plus souvent, ses manières étaient d’uneirritabilité presque insupportable ; souvent, des objetsfurent brisés, déchirés, écrasés, broyés dans des accès deviolence. Son habitude de se parler tout bas à lui-même allaitaugmentant ; mais, quoique Mme Hall écoutât avec soin, elle nepouvait trouver ni queue ni tête aux discours qu’elleentendait.

Le voyageur paraissait rarement le jour ; mais, aucrépuscule, il partait, bien enveloppé, la figure encapuchonnée,que le temps fût froid ou chaud, et il choisissait les chemins lesplus solitaires et les plus ombragés ou les plus encaissés. Sesgros yeux, dans son visage de spectre, sous le bord du chapeau,émergeaient soudain de l’obscurité, apparition désagréable pour leshabitants qui rentraient au logis. Teddy Henfrey, sortant vivement,un soir, à neuf heures et demie, de L’Habit Rouge, futhonteusement effrayé par la tête de mort du voyageur (il sepromenait le chapeau à la main) qu’une porte ouverte à l’improvistemit en pleine lumière. Tous les enfants qui le voyaient à la chutedu jour rêvaient de fantômes ; on ne savait pas s’il craignaitles gamins plus qu’il n’en était craint, ou inversement ; maisce qui est sûr, c’est qu’il y avait de part et d’autre antipathieprofonde.

Il était inévitable que, dans un village comme Iping, unpersonnage d’allure si originale et de mœurs si singulières fûtsouvent le sujet des conversations. Sur l’emploi de son temps,l’opinion était très divisée, Mme Hall était, sur ce point, trèssusceptible. À toutes les questions, elle répondait que « c’étaitun faiseur d’expériences », et elle appuyait à peine sur lessyllabes, en personne qui craint de se compromettre. Luidemandait-on ce qu’était un « faiseur d’expériences » ? Ellerépliquait, avec un petit ton de supériorité, que les gensinstruits savent cela, et elle ajoutait alors qu’ « il découvraitdes choses ». Son client, affirmait-elle, avait eu un accident qui,pour un temps, lu avait décoloré le visage et les mains : il tenaità ce que l’on ne le remarquât point.

Malgré ses dires, il y avait une idée généralement admise, àsavoir que c’était un criminel s’efforçant d’échapper à la justiceet s’enveloppant de mystère pour se dérober à l’œil de la police.Cette idée avait germé dans la cervelle de M. Teddy Henfrey.Pourtant, à la connaissance du public, aucun crime importantn’avait été commis vers le milieu ou la fin de février.

Perfectionnée par l’imagination de M. Gould, l’instituteuradjoint, cette croyance prit une autre forme ; l’étrangerétait un anarchiste déguisé qui préparait des matièresexplosives ; et M. Gould entreprit, autant que ses loisirs lelui permettaient, de le démasquer. Ses opérationsconsistaient surtout à dévisager « le bandit » chaque fois qu’ilsse rencontraient, ou à interroger des gens qui, n’ayant jamais vul’inconnu, ne savaient pas de quoi on leur parlait. Il ne découvritrien du tout.

Un autre parti suivait M. Fearenside et l’on admettait que levoyageur était pie, ou quelque chose dans ce goût-là. Ainsi, parexemple, Silas Durgan affirmait que « si le phénomène voulait semontrer dans les foires, il ferait fortune rapidement » ;étant un peu théologien, il le comparait à l’homme de la parabolequi n’avait qu’un seul talent.

Toutefois, une autre opinion encore avait cours : l’étrangerétait un maniaque inoffensif. Ceci avait l’avantage de toutexpliquer.

Mais, entre ces deux principaux groupes, il y avait les espritshésitants et les esprits conciliants. Les gens du Sussex ont peu desuperstitions, et ce ne fut qu’après les événements des premiersjours d’avril que le mot de surnaturel fut pour la première foischuchoté dans le village. Même alors, d’ailleurs, il n’y eut quedes femmes pour admettre cette idée.

Quoi que l’on pensât de lui, tout le monde à Iping s’accordait àne pas aimer cet étranger. Sa nervosité, compréhensible pour descitadins adonnés aux travaux intellectuels, était pour ces placidesvillageois du Sussex un objet d’étonnement. Ses gesticulationsfurieuses, qu’ils surprenaient de temps en temps ; sa démarcheprécipitée, quand la nuit bien tombée l’invitait aux promenadestranquilles ; sa manière de repousser toutes les avances de lacuriosité ; son goût pour l’ombre, qui le conduisait à fermerses portes, à baisser ses stores, à éteindre ses bougies et seslampes – qui donc ne se fût préoccupé de pareilles allures ?On s’écartait un peu quand il descendait le village, et, quand ilétait passé, les gamins moqueurs relevaient le col de leurvêtement, rabattaient les bords de leur chapeau, emboîtaient le pasderrière lui, singeant sa démarche mystérieuse. Il y avait à cetteépoque une chanson populaire intitulée Le Croquemitaine :Mlle Satchell l’avait chantée au concert de l’école – au profit del’éclairage du temple : depuis lors, toutes les fois que plusieursvillageois étaient réunis, si l’étranger venait à paraître, lespremières mesures de cet air partaient du groupe, sifflées plus oumoins haut. Aussi, le soir, les enfants criaient-ils sur son chemin: « Croquemitaine ! » quitte à décamper aussitôt,prudemment.

Cuss, l’empirique du pays, était dévoré par la curiosité. Lesbandages excitaient son intérêt professionnel ; les mille etune bouteilles éveillaient sa jalousie. Pendant tout avril et toutmai, il souhaita une occasion de parler à l’étranger ; enfin,aux environs de la Pentecôte, n’y tenant plus, il imagina commeprétexte une liste de souscription en faveur d’une infirmièrecommunale. Il découvrit alors avec étonnement que M. Hall ignoraitle nom de son hôte.

« Il a donné un nom (affirmation tout à fait gratuite) mais jene l’ai pas bien entendu », déclara Mme Hall : tant il lui semblaitbête de ne pas être mieux renseignée.

Cuss frappa à la porte du salon et entra. Un juron parfaitementnet lui répondit de l’intérieur.

« Excusez mon importunité », dit Cuss.

Puis la porte se referma, empêchant Mme Hall de saisir la suitede la conversation. Dix minutes durant, elle perçut le murmure desvoix ; puis un cri de surprise, un remuement de pieds, lachute d’une chaise, un éclat de rire, des pas rapides, et Cussreparut la face blême, regardant par-dessus son épaule. Il laissaitla porte ouverte et, sans y faire attention, il passa en courantdans la grande salle et descendit les marches : elle entendit lebruit de sa course précipitée. Il tenait son chapeau à la main.Elle restait debout derrière son comptoir, les yeux tournés vers lesalon. L’étranger sourit tranquillement, puis ses pas traversèrentla pièce ; mais elle ne put voir sa figure de l’endroit oùelle était. La porte du salon battit violemment et la scèneredevint silencieuse.

Cuss alla tout droit jusque chez Bunting, le pasteur.

« Suis-je fou ? cria-t-il brusquement, en pénétrant dans lepetit cabinet de travail. Ai-je l’air d’un fou ?

– Qu’est-il donc arrivé ? interrogea le pasteur, en posantune ammonite sur les feuilles volantes de son prochain sermon.

– Cet individu de l’auberge…

– Eh bien ?

– Donnez-moi quelque chose à boire !… » continua Cuss.

Et il s’assit.

Quand ses nerfs furent calmés par un verre de sherry à bonmarché, la seule boisson que pût offrir le brave pasteur, il luiparla de la visite qu’il venait de faire.

« J’entrai, dit-il haletant, et je lui demandai son obole pourl’infirmière que nous voulons avoir. Il avait fourré ses mains dansses poches ; il se laissa tomber lourdement sur sachaise ; il huma l’air. « J’avais appris, ajoutai-je, qu’ils’intéressait aux « choses de la science. » Il fit : « Oui », et ilrenifla de nouveau. Il continua, d’ailleurs de renifler tout letemps : évidemment, il venait d’attraper un rhume infernal. Cen’est pas étonnant, vêtu comme il l’est… Je débitai mon histoired’infirmière, en même temps que j’observais : partout desbouteilles, des produits chimiques, une balance, deséprouvettes ; dans l’air, une odeur de primevère.Consentait-il à souscrire ? Il répondit qu’il verrait. Alors,de but en blanc, je lui demandai s’il faisait des recherches. Il medit que oui. « Longues, ces recherches ? » Le voilà qui sefâche : « Des recherches « diablement longues ! » clame-t-ilcomme s’il faisait explosion. « Oh ! » m’écriai-je. Voilàl’origine de la scène. Mon homme était à bout de patience, maquestion le fit éclater. On lui avait donné une formule, formuleextrêmement précieuse. Pour quoi faire ? Il ne voulait pas ledire. Était-ce une ordonnance ? « Que le diable vousemporte ! Mêlez-vous « de vos affaires ! » Je m’excuse.Il prend un air digne, tousse, renifle et se calme. Il va lire saformule : « Cinq éléments… » Il la pose sur la table ; iltourne la tête. Un courant d’air venu de la fenêtre soulève lepapier. Un souffle, un bruissement : « Travailler dans une chambreavec une cheminée « allumée ! » dit-il. Je vois une lueur, etvoilà l’ordonnance qui prend feu et qui s’envole ! Lui de seprécipiter, au moment précis où elle passait dans le tuyau. Alors,dans son émotion, voilà son bras qui sort…

– Hein ? fit Bunting.

– Pas de main ! Rien qu’une manche vide, Seigneur ! Jepensais : « C’est une difformité. Il a, je « suppose, un brasartificiel, et il l’aura perdu. » Il y avait là, évidemment,quelque chose de singulier. Pourquoi diable cette manchereste-t-elle en l’air, s’il n’y a rien dedans ? Et il n’yavait rien dedans, vous dis-je. Rien, rien, du haut en bas. Monregard plongeait jusqu’à l’épaule, et un peu de jour passait parune déchirure du vêtement. « Bon Dieu ! » m’écriai-je. Alorsil s’arrêta. De ses gros yeux blancs à fleur de tête, il jeta unregard sur moi, puis sur sa manche.

– Ensuite ?…

– C’est tout. Il ne dit pas un mot. Ses yeux brillèrent et,rapidement, il enfonça la manche dans sa poche. « Je disais donc,reprit-il, que ma formule “brûlait”, n’est-ce pas ? » Ilpoussa un grognement d’interrogation. « Mais comment diable,demandai-je, pouvez-vous remuer une manche vide ? – Une manchevide ? – Oui, une manche vide. – C’est vide ? » Àl’instant même, il se leva. Je me levai aussi. « Eh donc ! unemanche vide ? Vous avez vu « que c’était une manche… ? »Trois pas, il fut auprès de moi. Il renifla méchamment. Je nebronchai point. Pourtant, je veux être pendu si cette grosse boule,avec ses bandeaux et ses œillères, marchant sur voustranquillement, n’avait pas de quoi faire perdre contenance àn’importe qui : « Vous avez dit, je crois, continua-t-il, quec’était une manche vide ? – « Oui, je l’ai dit. » Moi, jerecule épouvanté devant cet énergumène, la figure découverte, sanslunettes, me dévisageant. Tout doucement, il retire sa manche de sapoche et tend son bras vers moi, comme pour me le montrer denouveau. Il fait cela très, très lentement. Je regardais. Cela dureun siècle. « Eh bien, répétai-je, faisant effort pour parler, iln’y a « rien dedans ! » Il fallait bien dire quelque chose. Jecommençais à avoir peur. Je pouvais voir jusqu’au fond de samanche ; il l’avançait vers moi, lentement, lentement, commececi, jusqu’à six pouces de mon nez. C’est une chose étrange,allez, de voir une manche vide se tendre ainsi vers vous !Alors…

– Alors ?…

– Quelque chose… comme un index et un pouce… me pinça le nez.»

Bunting se prit à rire.

« Il n’y avait rien dedans ! s’écria Cuss, et sa voixs’éleva en un cri perçant sur ce « dedans ». C’est facile derire ! Mais je vous l’assure, j’étais si affolé que je frappaiviolemment cette manche : je me retournai, je m’enfuis de lachambre, je le plantai là. »

Cuss s’arrêta. Il n’y avait pas à se méprendre sur la sincéritéde sa terreur. Il tournait sur lui-même, dans un état de grandefaiblesse. Il but un second verre du mauvais sherry de l’excellentministre.

« Quand je frappai la manche, ce fut tout à fait comme si jetouchais un bras. Et il n’y avait pourtant pas de bras ! Pasl’ombre de bras ! »

Bunting réfléchit. Il regardait Cuss avec inquiétude.

« C’est une histoire bien curieuse. »

Il avait pris un air très prudent et très grave.

« En vérité, répéta M. Bunting avec l’emphase d’un juge, c’estune histoire bien curieuse ! »

Chapitre 5UN VOLEUR AU PRESBYTÈRE

Les détails du vol commis au presbytère nous ont été rapportésen grande partie par le pasteur et sa femme. Il fut commis àl’aube, le lundi de la Pentecôte, jour consacré, à Iping, à desréjouissances publiques. Mme Bunting s’éveilla tout à coup, dans lesilence qui précède l’aurore, avec la conviction que la porte deleur chambre à coucher avait été ouverte, puis refermée. Ellen’appela pas son mari tout de suite, mais elle s’assit sur son litet tendit l’oreille. Elle distingua alors le sourd poum,poum, poum de pieds déchaussés, sortant ducabinet de toilette contigu et suivant le corridor dans ladirection de l’escalier. Dès qu’elle en fut bien sûre, elle secouale plus doucement possible le révérend M. Bunting. Il ne frottapoint d’allumette. Il mit ses besicles. Il passa la robe de chambrede sa femme, il enfila ses pantoufles et alla sur le palier pourécouter. Il entendit très bien remuer en bas, dans son bureau.Puis, un éternuement sonore.

Il rentra dans sa chambre, se munit de la première arme qui luitomba sous la main, le tisonnier, et descendit l’escalier enprenant mille précautions. Mme Bunting resta sur le carré.

Il était environ quatre heures du matin : ce n’était déjà plusla profonde obscurité de la nuit. Une faible clarté régnait dans levestibule ; mais le cabinet de travail, dont la porte étaitentrebâillée, était noir. D’ailleurs, silence absolu ; rienque le léger craquement des marches sous les pas de M. Bunting et,dans le cabinet, de vagues bruits. Alors un tiroir fut ouvert, onperçut un froissement de papiers. Puis un juron, une allumettefrottée, et la pièce fut éclairée d’une lumière blonde. M. Buntingétait à ce moment dans le vestibule et, à travers la fente de laporte, il pouvait voir le meuble ouvert et une bougie allumée. Maisle voleur, il ne l’apercevait point. Il restait là, dans levestibule, ne sachant que faire ; Mme Bunting, blême ethaletante, s’était glissée jusqu’en bas, derrière lui. Uneconsidération leur donna du courage : la conviction que lecambrioleur était un habitant du village.

Ils entendirent un tintement ; ils comprirent que le voleuravait trouvé l’or mis en réserve pour les dépenses du ménage, entout deux livres et demie. Cela décida M. Bunting à brusquer leschoses ; ayant assuré le tisonnier dans sa main, il s’avança,suivi de près par Mme Bunting.

« Rendez-vous ! » cria-t-il avec colère.

Mais il s’arrêta stupéfait : la pièce semblait parfaitementvide. Cependant, ils venaient d’y entendre remuer quelque chose,leur certitude était absolue. Pendant une demi-minute peut-être,ils restèrent ébahis ; puis Mme Bunting traversa le cabinet etregarda derrière le paravent, tandis que son mari, par uneinspiration semblable, regardait sous le bureau. Mme Bunting secouales rideaux de la fenêtre. M. Bunting inspecta la cheminée,l’explorant avec le tisonnier ; l’un fouilla la corbeille àpapiers, l’autre le seau à charbon. Enfin ils finirent pars’arrêter et demeurèrent confondus, s’interrogeant mutuellement desyeux.

« J’aurais pourtant juré…, fit Mme Bunting.

– Mais la bougie ! s’écria M. Bunting. Qui a allumé labougie ?

– Le tiroir ? reprit Mme Bunting. Et l’argent adisparu ! »

Elle se précipita vers la porte.

« C’est bien là le cas le plus extraordinaire. »

Il y eut un formidable éternuement dans le corridor. Ils ycoururent. Au même instant, la porte de la cuisine battit avecviolence.

« Apportez la bougie ! » ordonna M. Bunting.

Et il s’avança.

Il y eut un bruit de verrou rapidement repoussé.

Comme il arrivait à l’entrée de la cuisine, le pasteur vit quela porte de l’office s’ouvrait également et que les premièreslueurs de l’aurore baignaient les masses sombres du jardin. Ilétait certain que personne n’était sorti par là.

Pourtant la porte s’ouvrit, resta ouverte un moment, puis sereferma bruyamment. En même temps, la bougie que Mme Bunting avaitapportée du cabinet tremblota et jeta un éclat plus vif.

La cuisine était déserte. Ils visitèrent à fond le garde-manger,l’office, et enfin descendirent à la cave. Ils eurent beau chercher: personne dans toute la maison.

Le jour surprit le pasteur et sa femme au rez-de-chaussée, tousdeux bizarrement accoutrés, continuant à ne rien comprendre,éclairés par la lumière bien inutile d’une bougie qui coulait.

« C’est bien le cas le plus extraordinaire !… recommença lepasteur pour la vingtième fois.

– Mon ami, dit Mme Bunting, voilà Susie qui se lève. Attendons,pour remonter, qu’elle soit dans sa cuisine. »

Chapitre 6LE MOBILIER QUI DANSE

Or, aux premières heures de ce même lundi de la Pentecôte, avantque Millie ait été tirée de son grabat par le jour, M. et Mme Halldescendirent à la cave. Affaire d’ordre privé : il s’agissait debaptiser leur bière.

Ils y étaient à peine quand Mme Hall s’aperçut qu’elle avaitoublié d’apporter une bouteille de salsepareille. Comme c’étaitelle qui officiait, ce fut Hall qui remonta.

Sur le palier, il fut surpris de voir entrebâillée la porte del’étranger. Il entra dans sa chambre, à lui, et trouva la bouteilleà la place indiquée. Mais, en revenant, il observa que la ported’entrée n’était plus verrouillée. Il se souvenait cependant, ettrès nettement, d’avoir tenu la bougie pour éclairer Mme Halllorsque, le soir, elle avait poussé les verrous. Dans une lueursoudaine d’intelligence, il fit un rapprochement entre ce fait, lachambre de l’étranger ouverte, là-haut, et les hypothèses de TeddyHenfrey. Il s’arrêta, au comble de l’ahurissement ; puis, sabouteille à la main, il remonta l’escalier. Il frappa chezl’étranger : pas de réponse. Ayant frappé de nouveau, il entra.

Comme il s’y attendait, vide le lit, vide la chambre ! Et,chose inouïe, sur la chaise et sur le bord du lit étaient endésordre les vêtements de l’hôte, les seuls vêtements qu’on lui eûtjamais vus, ainsi que ses bandeaux. Et même son grand et lourdchapeau que l’on voyait planté sur la colonne du lit !…

Comme il se tenait là, la voix de sa femme sortit desprofondeurs de la cave, avec cette manière d’avaler rapidement lessyllabes et de hausser jusqu’à une note aiguë les derniers motsd’une interrogation, par laquelle le paysan du comté de Sussex al’habitude de marquer son impatience.

« George ! Tu as trouvé ? »

À cet appel, il tressaillit et sortit précipitamment.

« Janny ! lui dit-il par-dessus la rampe de l’escalier,c’est vrai ce que disait Henfrey !… Il n’est pas dans sachambre, il n’y est pas. Et la porte de la rue n’est pasverrouillée. »

D’abord Mme Hall ne comprit pas ; mais, dès qu’elle eutsaisi, elle voulut voir par elle-même la chambre vide. Hall, tenanttoujours sa bouteille, commença par redescendre jusqu’en bas.

« S’il n’y est pas, ses vêtements y sont. Et que peut-il fairesans ses vêtements ? Ma foi, c’est bien singulier. »

Comme ils remontaient, tous deux – ce fut reconnu exact par lasuite –, ils crurent entendre la porte de la rue s’ouvrir et serefermer ; pourtant, la voyant close (rien n’apparaissaitd’anormal), ni l’un ni l’autre, à ce moment-là, n’en dit un mot.Mme Hall dépassa son mari dans le corridor et arriva en haut lapremière. Quelqu’un éternua dans l’escalier : Hall, qui suivait àsix pas, crut que c’était sa femme ; elle, étant au-dessus,s’imagina que c’était lui. Elle poussa violemment la porte ets’arrêta sur le seuil de la chambre.

« Ah bien ! en voilà une affaire ! »s’écria-t-elle.

Il lui semblait qu’on reniflait tout près, derrière sa tête :s’étant retournée, elle fut surprise de voir que Hall était encoresur la dernière marche, éloigné d’une douzaine de pas ; mais,en une seconde, il l’avait rejointe. Elle se pencha et mis sa mainsur l’oreiller, puis sous les couvertures.

« Froid ! Il est levé depuis une heure au moins. »

Elle en était là quand se produisit une chose invraisemblable :les couvertures se réunirent d’elles-mêmes, se dressèrent en uneespèce de montagne, et sautèrent rapidement par-dessus le pied dulit, tout à fait comme si une main les eût empoignées et jetées decôté. Aussitôt après, le chapeau fit un bond, tournoya en décrivantpresque un cercle et s’élança droit au nez de Mme Hall. Puis lachaise, laissant tomber habits et pantalon, riant sèchement d’unevoix toute semblable à celle de l’étranger, se tourna avec sesquatre pieds dans la direction de Mme Hall, parut un instant laviser et fondit sur elle. La pauvre femme poussa des cris et fitdemi-tour ; alors les pieds de la chaise, s’appliquant avecdouceur, mais avec fermeté, contre son dos, l’obligèrent à sortirde la pièce, et son mari ensuite. La porte battit violemment surleurs talons et fut refermée à clef. Chaise et lit, pendant uneminute, semblèrent exécuter une valse triomphale, et toutbrusquement rentra dans le silence.

Mme Hall tomba presque évanouie dans les bras de son mari, surle carré. Ce fut avec la plus grande difficulté que lui et Millie,qui avait été réveillée par un cri d’alarme, réussirent à la porteren bas et à lui faire prendre le cordial usité en pareil cas.

« C’étaient des esprits ! dit Mme Hall. Je suis sûre quec’étaient des esprits !… J’ai déjà lu, dans les journaux, deshistoires de tables et de sièges qui se soulèvent et quidansent…

– Encore une gorgée, Janny ! Cela vous fera du bien.

– Laissez-le dehors. Fermez la porte. Ne le laissez plusrentrer. Je m’en doutais… J’aurais dû savoir… Avec ses gros yeux,sa tête couverte de bandeaux… Il n’allait jamais à l’église ledimanche. Et sa collection de bouteilles !… Il a introduit desesprits dans le mobilier ! Mes bons vieux meubles !C’était juste sur cette chaise que ma pauvre chère maman s’asseyaitquand j’étais petite. Penser qu’elle a pu se lever contremoi !

– Encore une gorgée, Janny ! vos nerfs sont bouleversés.»

Vers cinq heures, sous les rayons dorés du soleil levant, ilsenvoyèrent Millie éveiller M. Sandy Wadgers, le forgeron. Elledevait lui présenter les compliments de M. Hall et lui dire quelà-haut les meubles se comportaient de la façon la plusinaccoutumée. Aurait-il l’obligeance de venir ?

C’était un homme habile que M. Wadgers, et plein de ressources.Il considéra le cas avec beaucoup de gravité.

« Le diable m’emporte, déclara-t-il, si ce n’est pas de lasorcellerie !… Un homme comme ça n’est pas un client pourvous. »

II s’intéressa très vivement à l’affaire. On lui demanda depasser le premier jusqu’à la chambre ; mais il ne paraissaitpas très pressé. Il préférait causer dans le corridor. Sur cesentrefaites, arriva l’apprenti de Huxter ; il se mit à ouvrirla devanture du bureau de tabac. On l’invita à prendre part à ladiscussion. Naturellement, M. Huxter parut au bout de quelquesminutes. Les habitudes parlementaires de la race anglo-saxonne semanifestèrent une fois de plus : on bavarda beaucoup et l’on neprit aucune résolution.

« D’abord, les faits ! dit M. Sandy Wadgers. Assurons-nousque nous sommes dans notre droit en forçant sa porte… Une portefermée à clef, on peut toujours la forcer ; mais ensuite, iln’est pas facile de la remettre en état… »

Tout à coup, aventure prodigieuse, la porte de la chambre sepoussa d’elle-même, et, comme ils la considéraient muets desurprise, ils virent, descendant l’escalier, la figure emmitoufléede l’étranger, qui roulait des yeux plus noirs et plus blancs quejamais derrière les énormes verres de ses monstrueuses lunettes. Ilmarchait avec raideur, avec lenteur, toujours farouche. Il traversale vestibule et s’arrêta.

« Et ceci ? » dit-il.

Tous les yeux suivirent la direction de son doigt ganté : ondécouvrit la bouteille de salsepareille tout auprès de la porte dela cave. Alors l’inconnu pénétra dans le salon et, brusquement,grossièrement, il leur envoya la porte au nez.

Pas un mot ne fut prononcé jusqu’à ce que tout bruit eût cesséde retentir. Ils se regardaient fixement les uns les autres.

« Eh bien, celle-là est encore plus forte, par exemple !… »dit M. Wadgers.

Et il n’acheva pas sa phrase. Il ajouta, s’adressant à M. Hall:

« À votre place, je l’interrogerais. Je lui demanderais uneexplication. »

Il fallut quelque temps pour amener à cette idée le mari de lapatronne. À la fin, il frappa, passa la tête et put dire :

« Excusez-moi…

– Allez au diable ! cria l’étranger d’une voix terrible. Etfermez la porte derrière vous ! »

Ainsi se termina cette courte visite.

Chapitre 7L’ÉTRANGER DÉMASQUÉ

L’étranger était entré dans le petit salon de l’auberge verscinq heures et demie du matin. Il y resta jusqu’à midi, les storesbaissés, la porte close. Personne, après l’expulsion de Hall, nes’aventura auprès de lui.

Pendant ce temps-là il dut jeûner. Plusieurs fois il sonna, ladernière fois d’une manière furieuse et prolongée : on ne luirépondit point.

« Avec son « Allez au diable ! » vraiment… » disait MmeHall.

Alors arriva une vague rumeur de vol commis au presbytère etl’on rapprocha les événements les uns des autres. Hall, accompagnéde Wadgers, sortit pour aller trouver M. Suckleforth, le magistrat,et lui demander son avis. Personne, après lui, ne se risqua dans laplace. À quoi l’étranger passa-t-il les heures ? On l’ignore.De temps en temps, on l’entendit marcher à grands pas, de long enlarge ; deux fois on perçut des jurons, un bruit de feuilletsdéchirés, un fracas de bouteilles brisées.

Cependant grossissait le petit groupe des gens effarés, maisvoulant savoir. Mme Huxter survint. Quelques jeunes gens très gais,en noir, vêtements confectionnés, cols de celluloïd, cravates depapier – c’était le lundi de la Pentecôte –, se joignirent augroupe, avec des questions confuses qui augmentaient le désordre.Le jeune Archie Harker se signala en traversant la cour pourglisser un regard furtif sous les stores baissés du salon. Il neput rien distinguer ; mais il bavarda, laissant croire qu’ilavait vu, et d’autres jeunes gens d’Iping firent cercle autour delui.

C’était bien le plus beau lundi de Pentecôte qu’il fût possiblede rêver. Tout le long de la grand-rue étaient alignées unedouzaine de baraques : un tir ; sur le gazon, auprès de laforge, trois roulottes, jaune et chocolat ; quelquespittoresques forains des deux sexes dressaient un jeu de massacre.Les hommes portaient des jerseys bleus, les femmes des tabliersclairs et des chapeaux à lourdes plumes, tout à fait à la mode.Woodyer, du Faon rouge, et M. Jaggers, le savetier, quivendait aussi des bicyclettes d’occasion, étaient occupés àsuspendre, en travers de la rue, des pavillons éclatants quiavaient jadis servi dans le pays à célébrer le premier jubilé de lareine Victoria.

À l’intérieur, dans l’obscurité voulue du salon où n’avaitpénétré ce jour-là qu’un pauvre petit rayon de soleil, l’étranger,affamé – nous devons le supposer –, craintif, enveloppé dans sesvêtements chauds et incommodes, lisait attentivement son journal àtravers ses lunettes fumées, ou entrechoquait ses petitesbouteilles sales, et, de temps à autre, pestait bruyamment contreles enfants qu’il entendait, sans les voir, en dehors des fenêtres.Dans un coin, auprès du foyer, les morceaux d’une demi-douzaine debouteilles brisées ; une odeur piquante de chlore empoisonnaitl’air. Voilà tout ce que nous savons, d’après ce que l’on devinad’abord et ce que l’on trouva plus tard dans la chambre.

Vers midi, l’étranger ouvrit tout à coup la porte de son salonet apparut, regardant fixement les trois ou quatre personnes quiétaient dans le bar.

« Madame Hall ! » appela-t-il.

Quelqu’un aussitôt alla timidement prévenir Mme Hall.

Après un moment, celle-ci arriva, un peu essoufflée maisd’autant plus furieuse. Hall était toujours absent. Elle avaitpréparé la scène et apportait sur un petit plateau la note àrégler.

« Est-ce votre note que vous désirez, monsieur ?

– Pourquoi ne m’a-t-on pas donné à déjeuner ? Pourquoin’a-t-on ni servi mon repas, ni répondu à mes coups desonnette ? Pensez-vous que je puisse vivre sansmanger ?

– Et ma note, pourquoi n’est-elle pas payée ? répliqua MmeHall. Voilà ce que je voudrais bien savoir !

– Je vous ai dit, il y a trois jours, que j’attendais del’argent…

– Et je vous ai répondu, il y a trois jours, que je n’avais pasà attendre vos entrées de fonds. Vous ne pouvez pas vous plaindrede ce que votre déjeuner est un peu en retard, puisque ma note estbien en retard de cinq jours, n’est-ce pas ? »

L’étranger lança un juron bref, mais énergique.

« Non ! non ! entendit-on du dehors.

– Je vous serais vraiment obligée, monsieur, si vous vouliezgarder vos jurons pour vous. »

Les yeux de l’étranger prirent une expression de plus en plusirritée. On estima généralement, dans le bar, que Mme Hall avaitl’avantage sur lui. La suite de l’entretien montra qu’on ne setrompait pas.

« Dites donc, ma brave dame, reprit l’autre…

– Il ne s’agit pas de « brave dame ».

– Je vous ai dit que mon argent n’était pas arrivé…

– Votre argent, vraiment !

– Mais je crois bien que, dans ma poche…

– Vous m’avez dit, il y a trois jours, que vous n’aviez plus survous qu’un souverain environ.

– Oui, mais j’en ai retrouvé d’autres. »

Cris ironiques à l’extérieur :

« Ah ! ah !

– Je serais curieuse de savoir où. »

Le mot parut vivement contrarier l’étranger. Il frappa dupied.

« Que voulez-vous dire ?

– Où donc avez-vous trouvé de l’argent ? Et d’ailleurs,avant que je reçoive rien, avant que je vous serve à déjeuner ouque je fasse pour vous quoi que ce soit, vous aurez à m’expliquerune ou deux choses que je ne comprends point, que personne ici necomprend et que tout le monde est très désireux de comprendre. Jeveux savoir ce que vous avez fait à ma chaise, là-haut ; et jeveux savoir comment, votre chambre étant vide, on vous y a trouvépourtant. Mes pensionnaires entrent par les portes, c’est la règlede la maison ; et c’est ce que vous ne faites pas ! Jeveux savoir comment vous êtes rentré. Et je veux savoir encore…»

Soudain l’étranger leva en l’air ses mains toujours gantées,frappa du pied encore une fois et cria :

« Assez ! » avec tant de violence qu’il fit taire MmeHall.

« Vous ne comprenez pas, dit-il, qui je suis ni ce que je suis.Je vais vous le montrer. Parbleu ! je vais vous lemontrer ! »

Il mit alors sa main ouverte sur sa figure, et, lorsqu’il laretira, il y avait, au milieu de son visage, un trounoir !

« Tenez ! »

Et, faisant deux pas en avant, il tendit à Mme Hall quelquechose que celle-ci, les yeux en arrêt sur cette face transformée,accepta machinalement. En voyant ce que c’était, elle poussa ungrand cri, laissa tomber l’objet et recula en chancelant. Le nez –c’était le nez rosé et luisant de l’étranger – roula sur le parquetavec un bruit sourd de carton creux.

Il ôta ses lunettes, et chacun dans le bar demeura bouche bée.Il enleva son chapeau et, d’un geste violent, arracha ses favoriset ses bandeaux. Un pressentiment passa comme l’éclair à travers lebar.

« Oh ! mon Dieu ! » cria-t-on.

Et tout le monde s’enfuit.

C’était plus épouvantable qu’on ne peut se le figurer. Mme Hall,frappée d’horreur, poussa un gémissement et se dirigea vers laporte de la maison. Jugez donc ! On s’attendait à voir desbalafres, des difformités, des horreurs réelles – mais rien,rien ! Les bandeaux et la perruque traversèrent à la volée lecorridor et allèrent tomber dans le bar, où les gens firent dessauts de carpe pour ne pas être atteints. Et tous de dégringoler leperron, en cohue. En effet, l’homme qui se tenait là, hurlant uneexplication incohérente, était des pieds jusqu’au col un gaillardsolide et gesticulant ; mais au-dessus du col, c’était lenéant ! Rien ! rien que l’on pût voir !

Les gens, dans le bas du village, entendirent des cris, desclameurs ; en regardant la rue, ils virent l’auberge vomirau-dehors tout son monde. Ils virent Mme Hall tomber et TeddyHenfrey sauter pour ne pas culbuter sur elle. Ils entendirent leshurlements d’effroi de Millie, qui, surgissant soudain de lacuisine au bruit du tumulte, s’était heurtée à l’étranger sanstête. Un véritable sauve-qui-peut.

Sur-le-champ chacun, d’un bout à l’autre de la rue, le marchandde confiseries, le propriétaire du jeu de massacre et son aide,l’homme de la balançoire, gamins et gamines, élégants de village,pimpantes jeunes filles, vieillards en blouse et bohémiennes àtablier, commencèrent à courir ; en un clin d’œil, une foulede quarante personnes peut-être fut rassemblée, grossissantd’ailleurs toujours. Et ce furent des allées et venues, des huées,des questions, des exclamations, des suppositions, à n’en plusfinir, devant l’établissement de Mme Hall. Chacun paraissait presséde parler en même temps que les autres ; résultat : la tour deBabel ! Un petit groupe soutenait Mme Hall, que l’on avaitrelevée évanouie. C’était la discussion la plus confuse, coupée parles dépositions incroyables d’un bruyant témoin oculaire.

« Au revenant !

– Alors, qu’est-ce qu’il a fait ?

– Il n’a pas fait de mal à la fille, hein ?

– Il a couru sur elle avec un couteau, je crois.

– Pas de tête, je vous dis !… Et ce n’est pas une manièrede parler ; je dis bien : un homme sans tête !

– Bah ! c’est une supercherie, un tour de physique.

– Il a envoyé promener ses bandages… »

En se bousculant pour l’apercevoir par la porte ouverte, lafoule prit la forme d’un coin mouvant dont la pointe, composée descurieux les plus aventureux, était près de l’auberge.

« Il s’est arrêté un instant, j’ai entendu le cri de la fille,puis il a fait demi-tour. J’ai vu des jupons passer rapidement, etil a couru derrière. Cela n’a pas pris dix secondes… Le voilà quirevient, avec un couteau à la main et un pain… Il se met là où ilétait tout à l’heure, comme s’il regardait… Il n’y a qu’une minute,il a passé par cette porte-ci… Je vous dis qu’il n’a pas de tête dutout ! Vous avez manqué… »

II y eut un mouvement en arrière et l’homme qui parlaits’interrompit pour se mettre de côté et laisser passer une petiteprocession qui se dirigeait résolument vers la maison. Ouvrant lamarche, M. Hall, très rouge et très décidé ; puis M. BobbyJaffers, l’agent de police du village ; puis le prudent M.Wadgers. Ils venaient maintenant munis d’un mandat d’arrêt.

Le peuple continuait à échanger tout haut des renseignementscontradictoires sur les faits récents.

« Qu’il ait oui ou non une tête, dit Jaffers, je dois l’arrêter,et je l’arrêterai. »

M. Hall s’avança vers le perron, se dirigea droit vers la portedu salon et la trouva béante.

« Agent, ordonna-t-il, faites votre devoir. »

Jaffers entra, Hall après lui, Wadgers le dernier. Dans lademi-obscurité, ils virent le corps sans tête tourné de leur côté,avec une croûte de pain dans une main gantée ; dans l’autremain, un bout de fromage.

« C’est lui, dit Hall.

– Par le diable ! qu’est-ce que tout cela signifie ? »Telle fut la question irritée que l’on entendit sortir d’un peuplus haut que le cou de cet homme.

« Vous êtes, ma foi, un drôle de personnage, monsieur !déclara Jaffers. Mais, avec ou sans tête, mon mandat dit « prise decorps »… Le service est le service et…

– Touchez pas ! » cria le corps en se rejetant enarrière.

Soudain, il jeta par terre pain et fromage, et M. Hall n’eut quele temps de s’emparer du couteau qui était sur la table. Alors lamain gauche de l’étranger ôta son gant et le lança à la figure deJaffers. En un instant, celui-ci, coupant court à la notificationde son mandat, eut saisi le poignet sans main, étreint la gorgeinvisible. Il reçut sur le tibia un coup retentissant et se mit àhurler, mais sans lâcher prise. Hall fit glisser le couteau sur latable jusqu’à Wadgers qui, pour ainsi dire, jouait le rôle dereprésentant de la force publique ; puis il fit quelques pasen avant, au moment où Jaffers et l’étranger, s’étreignant, sefrappant, luttaient et se démenaient tout près de lui. Une chaiseétait sur leur passage : elle fut bousculée avec fracas et ilstombèrent ensemble.

« Prenez les pieds ! » cria Jaffers entre ses dents.

M. Hall, tandis qu’il s’efforçait d’obéir, reçut dans les côtesun grand coup qui l’immobilisa une minute. M. Wadgers vit quel’étranger décapité avait, en roulant, pris le dessus sur Jaffers :il battit en retraite vers la porte, le couteau toujours à la main,et se heurta ainsi à M. Huxter et au charretier de Sidder-bridgequi accouraient prêter main-forte à la loi et à l’ordre. Au mêmeinstant, tombèrent du haut du chiffonnier trois ou quatrebouteilles d’où se répandit dans la pièce une odeur piquante etâcre.

« Je me rends ! » s’écria l’étranger, quoi qu’il tîntJaffers par terre.

Et aussitôt il se releva, haletant, de plus en plus bizarre,sans tête et sans mains, car il avait enlevé son gant droit, aprèsle gauche.

« Ce n’est pas la peine… », ajouta-t-il, d’une voixétouffée.

C’était bien la chose la plus étrange du monde que d’entendrecette parole qui semblait sortir du vide ; mais les paysans duSussex sont peut-être les gens les plus positifs qu’il y ait surterre. Jaffers se releva, à son tour, et exhiba une paire demenottes. Mais il ouvrit de grands yeux.

« Dites donc, vous ! » reprit-il, déconfit subitement parl’absurdité de toute la scène. « Sapristi ! je ne peux pasm’en servir, à ce que je vois… »

L’étranger fit courir sa manche du haut en bas de son gilet, et,comme par miracle, les boutons que suivait cette manche setrouvèrent défaits. Alors il palpa sa jambe et se baissa ; unautre eût semblé porter la main à ses souliers, à seschaussettes.

« Mais ! s’écria Huxter, tandis qu’il était ainsi penché,ce n’est pas un homme ! Ce ne sont que des vêtements sanscorps ! Regardez : on peut voir, par son col, la doublure deshabits. Je pourrais y mettre mon bras. »

II étendit la main, mais il crut rencontrer quelque chose dansl’air et il la retira, avec un cri perçant.

« Je vous prie d’ôter vos doigts de mes yeux ! » disait lavoix aérienne du ton d’une prière farouche. « La vérité est que jesuis là tout entier, tête, mains, jambes, et le reste ; maisil se trouve que je suis invisible. C’est bien ennuyeux, mais c’estainsi. Ce n’est vraiment pas une raison, il me semble, pour que jesois mis en pièces par tous les imbéciles d’Iping ! »

Déboutonnés maintenant, et soutenus par un corps invisible, tousses vêtements restaient debout, avec le geste des poings appuyéssur les hanches.

Plusieurs hommes du peuple étaient entrés ; la salle étaittout à fait encombrée.

« Invisible, hé ? dit Huxter, qui ignorait les méfaits del’étranger. Qui a jamais entendu parler de chosepareille ?

– Cela peut être bizarre, mais ce n’est pas un crime. Pourquoisuis-je attaqué de cette manière par un agent de police ?

– Ah ! cela, c’est autre chose ! riposta Jaffers.Point de doute que vous ne soyez un peu difficile à distinguer enplein jour. Mais je suis porteur d’un mandat, et tout est en règle.Ce que je poursuis n’est pas invisible : c’est le vol commis aupresbytère. On s’est introduit dans une maison ; on a pris del’argent…

– Eh bien ?…

– Et les circonstances donnent à penser…

– Balivernes, que tout cela ! s’écria l’hommeinvisible.

– Je le veux bien, monsieur. Mais j’ai reçu des ordres…

– Soit ! Je vous suivrai. Mais pas de menottes !

– C’est la consigne ! déclara Jaffers.

– Pas de menottes ! répéta l’étranger.

– Excusez-moi. »

Tout à coup le fantôme s’assit et, avant que personne eût pu serendre compte de ce qui se passait, les pantoufles, leschaussettes, le pantalon avaient été poussés du pied sous la table.Puis l’étranger se redressa et jeta loin de lui son habit.

« Là ! empêchez-le ! » cria Jaffers comprenant soudaince qui arrivait.

Il saisit le gilet : le gilet se débattit ; la chemise,s’en échappant, le laissa flasque et vide aux mains de l’agent.

« Tenez-le bien ! criait à tue-tête Jaffers. Si jamais ilsort de ses habits !…

– Tenez-le bien ! » répétait chacun.

Et tout le monde de se précipiter sur cette chemise blanche quis’agitait et qui était maintenant tout ce que l’on pouvait voir del’étranger.

Une manche de cette chemise porta un mauvais coup en pleinefigure à Hall, qui se trouvait là ; les bras ouverts, il tombaà la renverse sur le vieux Toothsome, le sacristain. L’instantd’après, la chemise fut soulevée et s’agita d’une manièredésordonnée le long des bras, comme une chemise qu’un homme ôtepar-dessus sa tête. Jaffers la saisit : il ne fit qu’aider àl’enlever. Il fut frappé à la bouche avec une telle violence qu’ilen perdit le souffle. Aussitôt il tira son bâton, et ce fut TeddyHenfrey qu’il atteignit brutalement sur le sommet de la tête.

« Attention ! attention ! »

Tout le monde criait, se garait et tapait dans le vide.

« Tenez-le !

– Fermez la porte !

– Ne le laissez pas échapper !

– Je tiens quelque chose.

– Là !

– Là ! »

Ils faisaient tous le bruit d’une vraie Babel. Tous,semblait-il, étaient atteints en même temps. Sandy Wadgers, avisécomme toujours et l’esprit particulièrement aiguisé par un coupeffrayant reçu en plein nez, rouvrit la porte et abandonna lapartie. Les autres, le suivant aussitôt, furent entassés un momentdans l’angle, près de la sortie. Les coups continuaient à pleuvoir.Phipps eut une dent de devant cassée ; et pour Henfrey, c’estle cartilage de son oreille qui fut endommagé. Jaffers fut frappésous la mâchoire ; en se retournant, il se heurta à quelquechose interposé entre Huxter et lui, qui les empêcha de tomber l’unsur l’autre ; il sentit une poitrine vigoureuse. Bientôt, tousles combattants échauffés gagnèrent la salle déjà remplie demonde.

« Je le tiens ! » hurlait Jaffers, bousculé et trébuchantau milieu de la foule, la figure cramoisie, les veines gonflées,luttant toujours contre l’ennemi qu’il ne voyait point.

On s’écarta de droite et de gauche au moment où ces adversairespeu ordinaires, entraînés vers la porte extérieure, allaient entournoyant dégringoler la demi-douzaine de marches de l’auberge.Jaffers, d’une voix étranglée, poussa un cri ; il tenait bonnéanmoins et jouait du genou ; mais il pirouetta sur lui-mêmeet tomba lourdement, la tête sur le gravier. C’est alors seulementque ses doigts lâchèrent prise.

Il y eut des cris furieux :

« Tenez-le bien !

– On ne le voit pas !… » etc.

Un jeune homme, étranger au pays, et dont le nom ne fut pasconnu, se précipita d’un trait, rencontra un obstacle, trébucha etvint tomber sur le corps étendu de l’agent. Au milieu de la route,une femme jeta un cri comme si elle se cognait à quelque objetinaperçu ; un chien, battu probablement, hurla et se sauva enaboyant dans la cour de Huxter…

Et c’est ainsi que disparut l’Homme invisible.

Pendant un moment, les gens demeurèrent ébahis ; puis il yeut tout à coup une panique qui les dispersa à travers le village,comme un coup de vent disperse les feuilles mortes. Seul, Jaffersresta sur place, en bas du perron, tout à fait immobile, les genouxployés, la face tournée vers le ciel.

Chapitre 8SUR LE PASSAGE DE L’HOMME INVISIBLE

Ce chapitre est extrêmement bref. On y apprend l’aventure deGibbins, le naturaliste amateur de la paroisse. Tandis qu’il étaitcouché, presque endormi, sur les immenses dunes, dans un isolementabsolu, il entendit tout près de lui le bruit d’un homme toussant,éternuant et maugréant avec fureur. Il tressaillit et ne vit rien.Pourtant, cette voix résonnait, il n’y avait pas à en douter. Ellecontinua de maugréer, avec cette ampleur et cette variétéauxquelles se reconnaissent les jurons d’un homme bien élevé. Ellemonta, puis baissa, puis se perdit au loin, du côté d’Adderdean, àce que crut Gibbins. Elle éclata dans un éternuement nerveux etmourut tout à fait.

Gibbins ne savait rien encore des événements de lamatinée ; mais le phénomène était si frappant, si troublant,que sa sérénité de philosophe n’y résista point : il se relevaprécipitamment et descendit au pas de course la pente raide de lacôte, dans la direction du village, aussi vite qu’il le put.

Chapitre 9M. THOMAS MARVEL

Représentez-vous M. Thomas Marvel sous les traits d’un homme àgrosse figure mobile, au nez en forme de protubérance cylindrique,à la bouche lippue et flasque, à la barbe bizarre et hérissée. Soncorps avait une tendance à l’embonpoint et ses membres courtsaccentuaient encore cette disposition. Il portait un chapeau desoie aux poils rebroussés ; et les boutons, remplacés tropsouvent par des bouts de ficelle aux endroits de son costume quiavaient le plus besoin d’être soutenus, trahissaient le célibataireendurci.

M. Thomas Marvel était assis sur le bord de la route, de l’autrecôté des dunes, vers Adderdean, à environ un mille et demi d’Iping.Ses pieds déchaussés passaient à travers les trous de seschaussettes ; on voyait ses larges orteils se dresser commeles oreilles d’un chien en arrêt. Nonchalamment – il faisait toutnonchalamment –, il se disposait à essayer une paire de bottes.C’étaient bien les bottes les meilleures qu’il eût possédées depuisnombre d’années, un peu trop larges seulement ; celles qu’ilportait, très convenables pour les temps secs, avaient la semellevraiment trop mince pour les jours pluvieux. Or, M. Thomas Marveldétestait les chaussures larges ; d’autre part, il redoutaitinfiniment l’humidité. Jamais, en somme, il ne s’était bieninquiété de ses préférences ; mais la journée était belle, etil n’y avait rien de mieux à faire. Aussi disposa-t-il les quatrechaussures en un groupe harmonieux sur le sable, puis il lesexamina. En les voyant là, dans l’herbe naissante, il lui vint àl’esprit que ces deux paires étaient très vilaines. Il ne fut pasdu tout étonné d’entendre une voix derrière lui.

« En tout cas, ce sont des chaussures ! disait cettevoix.

– Oui, des chaussures données, répondit M. Marvel, lesconsidérant, la tête penchée, avec mépris. Quelle est la paire lamoins horrible des deux ? Sacristi ! je veux être pendusi je le sais !

– Hem ! fit la voix.

– Au fond, j’en ai porté de plus mauvaises… il m’est même arrivéde ne pas en porter du tout… mais pas de plus cyniquement laides,passez-moi l’expression… Dire que j’ai mendié des chaussurespendant des jours, parce que j’étais dégoûté de celles que j’ai…Celles-ci, évidemment, sont en bon état… Nous autres, touristes,nous tenons beaucoup à nos souliers… Vous me croirez si vousvoulez, j’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé autre chose, dansce sacré pays !… Voyez-moi un peu ça !… Et, cependant, engénéral, un bon pays pour les chaussures, vraiment ! Maisc’est bien là ma chance ordinaire : des hauts, des bas ! Je mesuis servi dans ce pays dix ans, sinon plus. Et, maintenant, êtretraité de cette façon-là !…

– C’est un sale pays, dit la voix. Et quant aux habitants : desales gens !

– N’est-ce pas ? dit Thomas Marvel. Seigneur ! cesbottes, c’est une horreur ! »

Il tourna la tête, par-dessus son épaule, à droite, pourexaminer les chaussures de son interlocuteur avec l’idée de fairela comparaison. Ah ! bien, ouiche ! Là où auraient dûêtre les pieds de l’interlocuteur, il n’y avait ni pieds ni jambes.Il se retourna vers la gauche : là non plus, il n’y avait rien. Unelueur d’étonnement lui traversa l’esprit.

« Où êtes-vous ? » dit-il, en se mettant à quatrepattes.

Il vit une certaine étendue de la dune solitaire. Le ventagitait au loin les genêts verdoyants.

« Suis-je donc ivre ? se demanda M. Thomas Marvel. Ai-je eudes hallucinations ? Est-ce à moi-même que je parlais ?Que diable !…

– N’ayez pas peur, reprit la voix.

– Assez de ventriloquie comme ça ! dit Marvel, se dressantvivement sur ses pieds. Où êtes-vous ?… Peur ? Plussouvent !…

– N’ayez pas peur, répéta la voix.

– C’est vous qui aurez peur dans une minute, imbécile ! Oùêtes-vous ? Que je vous attrape !… »

Après un intervalle :

« Vous êtes donc mort et enterré ? »

Pas de réponse. M. Thomas Marvel restait là, déchaussé,stupéfait, sa veste posée à terre.

« Piwitt ! siffla un vanneau dans le lointain.

– Piwitt, piwitt ! fit M. Marvel. Ce n’est pas l’heure deplaisanter. »

La dune était désolée, à l’est et à l’ouest, au nord et au sud.La route, avec ses fossés peu profonds et ses poteaux blancs enbordure, courait unie et solitaire au sud comme au nord ; et,sauf ce vanneau, le ciel bleu, lui aussi, était vide.

« Que Dieu m’assiste ! fit M. Thomas Marvel, en remettantsa veste. C’est ce que j’ai bu… J’aurais dû m’en méfier.

– Non, ce n’est pas ce que vous avez bu, répliqua la voix,calmez vos nerfs.

– Oh ! » s’écria Marvel.

Et son visage devint blême, sous le hâle.

« C’est ce que j’ai bu », répétaient ses lèvres sans faire debruit. Et il jetait des regards ébahis autour de lui. Et ilreculait, à pas comptés.

« Je jurerais bien que j’ai entendu une voix, murmura-t-il.

– Certainement !

– La voilà encore ! » fit M. Marvel en fermant les yeux eten passant la main sur son front, d’un geste tragique.

Il fut tout à coup saisi au collet, secoué violemment, et restaplus effaré que jamais.

« Ne faites pas la bête ! ajouta la voix.

– C’est bon, mon brave, on s’en va… Tout cela est inutile. Iln’y a pas de quoi discuter pour ces bottes éculées. Je m’en vais…Mais… c’est peut-être des esprits !

– Non. Écoutez.

– Hein, mon brave ?

– Une minute ! fit la voix vibrante d’énergie…

– Alors ?… demanda Marvel, qui venait d’avoir la sensationd’être touché à la poitrine par un doigt.

– Ainsi vous croyez que je suis un esprit, rien qu’unesprit ?

– Que seriez-vous, autrement ? dit Marvel en se grattant lanuque.

– Très bien ! fit la voix avec un ton de soulagement.Maintenant, je vais vous lancer des pierres jusqu’à ce que vousayez changé d’avis.

– Où êtes-vous donc ? »

La voix ne répondit pas, et une pierre, comme venue du ciel,passa en sifflant : il s’en fallut de l’épaisseur d’un cheveuqu’elle n’atteignît l’épaule de M. Thomas Marvel. Celui-ci, seretournant, vit un autre caillou suivre une trajectoire savante,demeurer suspendu un instant, puis tomber sur le sol d’un mouvementsi rapide qu’il en était presque imperceptible. La stupeurl’empêcha de s’esquiver. Une troisième pierre fendit l’air, ricochasur un de ses orteils nus dans le fossé. M. Thomas Marvel sauta àcloche-pied et hurla bien fort. Il voulut courir, trébucha contreun obstacle qu’il ne voyait point et, ayant fait une culbute, seretrouva assis par terre.

« À présent », continua la voix, tandis qu’une dernière pierre,décrivant une courbe dans l’air, restait suspendue au-dessus duchemineau, « suis-je encore une hallucination ? »

M. Thomas Marvel, pour toute réponse, essaya de reprendre sonéquilibre : roulé de nouveau, il se tint immobile une minute.

« Si vous faites un mouvement, ce caillou vous casse latête.

– C’est une belle action ! » fit M. Thomas Marvel, assis,tenant dans sa main son pied blessé et levant les yeux sur ledernier projectile. « Je n’y comprends rien. Des pierres qui volenttoutes seules ! Des pierres qui parlent ! Descendez donc,allons, vite. Je me rends. »

La pierre tomba.

« C’est bien simple. Je suis un homme invisible.

– Dites-moi quelque chose », répondit M. Thomas Marvel, haletant: « Où êtes-vous caché ? Comment avez-vous fait ? Jel’ignore…

– Je suis invisible. C’est tout. Voilà ce que je vous prie decomprendre…

– Personne ne pourra croire cela ! Vous n’avez pas besoin,monsieur, d’être furieusement impatient. Voyons, donnez-nous-en uneidée : comment êtes-vous caché ?

– Je suis invisible, c’est le grand point. Et voilà ce que jevous prie de comprendre…

– Mais où êtes-vous ? interrompit Marvel.

– Ici, à six mètres de vous.

– Allons donc ! je ne suis pas aveugle. Vous allez bientôtme dire que vous êtes du vent. Je ne suis pas de ces vagabondsignorants…

– Soit ! je suis l’air subtil : c’est à travers moi quevous voyez.

– Ainsi, vous n’avez rien de matériel ? Une voix et,comment dirai-je ? des phrases… des mots… Est-cecela ?

– Je suis un être humain, solide, ayant besoin de nourriture, deboissons, de vêtements. Mais je suis invisible. Y êtes-vous ?Invisible ! invisible !

– Quoi ? vraiment ?

– Oui, un être très réel.

– Alors, dit Marvel, donnez-moi une de vos mains, si vous êtesréel. Je ne suis pas un loqueteux si bizarre que vous ne puissiez…Seigneur ! ajouta-t-il, vous me faites sauter, en me serrantainsi ! »

Une fois ses doigts dégagés, il palpa la main qui avait étreintson poignet, il suivit timidement le bras, il tapota une fortepoitrine, il reconnut une figure à barbe – avec quellestupéfaction !

« Je suis confondu ! C’est incroyable ! Alors, à unmille de distance, je pourrais voir un lapin à travers vous !Il n’y a pas un bout de votre personne qui soit visible, sauf…»

Et il scrutait attentivement l’espace vide en apparence.

« N’avez-vous pas mangé récemment du pain et du fromage ?demanda-t-il.

– Oui, vous avez raison : cela ne s’est pas encore assimilé.

– Ah ! voilà qui est vraiment surnaturel !

– Tout cela n’est pas aussi effrayant que vous le croyez.

– Ça l’est déjà bien assez pour moi… Il ne m’en faut pastant !… Mais comment vous y êtes-vous pris ? Commentdiable cela se fait-il ?

– C’est une trop longue histoire. Et d’ailleurs…

– Je vous le répète, tout cela est prodigieux !

– Écoutez ce que j’ai à vous dire. J’ai besoin d’aide. Je vousai rencontré. Je suis tombé sur vous, à l’improviste. J’étaiségaré, fou de rage, nu, impuissant… J’aurais commis un meurtre… Etje vous ai vu…

– Seigneur !

– Je me suis approché de vous, j’ai hésité, j’ai poursuivi maroute. »

La physionomie de Marvel exprimait la terreur.

« Puis, je me suis arrêté. « C’est, me suis-je dit, un pauvrediable, comme moi-même. C’est l’homme qu’il me faut. » Alors, je mesuis ravisé, je suis venu à vous, et…

– Seigneur ! gémit de nouveau Marvel. Je suis tout étourdi.Puis-je vous adresser une question ? Comment sefait-il ?… Qu’est-ce que vous pouvez bien, vous, invisible, medemander comme secours ?

– Je vous prie de m’aider à trouver des vêtements, un abri, lesautres choses indispensables. J’ai abandonné tout ce qui était àmoi… Si vous ne voulez pas, soit !… Mais vous m’aiderez, il lefaut.

– Je suis trop abasourdi, fit Marvel. Ne me bouleversez pasdavantage. Laissez-moi. Il faut que je reprenne un peu de calme.Vous m’avez à peu près écrasé un orteil… Tout cela estinsensé ! Personne sur la dune. Rien là-haut ! Rien devisible à plusieurs milles, que la nature ! Voilà qu’une voixarrive à mon oreille, une voix venant du ciel, puis des pierres,puis un coup de poing… Mon Dieu !

– Rassemblez vos esprits, car il faut absolument faire labesogne que je vous ai assignée. »

M. Marvel enfla ses joues ; ses yeux devinrent toutronds.

« Oui, je vous ai choisi, insista la voix. Vous êtes le seulêtre, exception faite des quelques imbéciles de là-bas, qui sachel’existence de cette chose invraisemblable : un homme invisible. Ilfaut que vous m’assistiez. Aidez-moi, je ferai pour vous ce que jepourrai : un homme invisible est un homme puissant. »

Il s’interrompit pour éternuer bruyamment.

« Mais si vous me trahissez, si vous négligez de suivre mesinstructions… »

Il fit une pause et frappa vigoureusement sur l’épaule de M.Marvel.

Celui-ci poussa un gémissement de terreur et, s’éloignant dupoing redoutable :

« Je n’ai pas l’intention de vous trahir. N’allez pas croirecela. Quoi que vous fassiez, je désire vous aider. Seulement,dites-moi ce que j’aurai à faire… Seigneur !… Tout ce que vousvoudrez, je suis disposé à le faire. »

Chapitre 10VISITE DE M. THOMAS MARVEL À IPING

Après que la première panique se fut dissipée, Iping se mit àdiscuter. Le scepticisme tout à coup dressa la tête, un scepticismeun peu inquiet, pas du tout intrépide, scepticisme néanmoins. Rienn’est plus facile que de ne pas croire à un homme invisible. Ensomme, ceux qui avaient vu notre héros s’évanouir dans l’espace ouqui avaient éprouvé la vigueur de son bras, on pouvait en faire lecompte sur les doigts. De ces témoins, M. Wadgers manquait pourl’instant, puisqu’il s’était prudemment mis en sûreté derrière lesverrous et les barreaux de sa propre demeure ; Jaffers, lui,était couché, étourdi, dans le salon de l’auberge. Et de grandesidées étranges, qui dépassent l’expérience, ont parfois moinsd’effet sur les hommes et les femmes que de petites considérationsplus prochaines.

Iping était joyeux et paré. Chacun avait revêtu ses habits defête. Les réjouissances de ce lundi de Pentecôte étaient attenduesdepuis un mois et plus. Dans l’après-midi, les gens même quicroyaient à l’homme invisible commencèrent à reprendre leurspetites distractions ou du moins essayèrent d’y revenir, supposantqu’il était définitivement parti. Quant aux sceptiques, toutel’histoire n’était pour eux qu’une farce. Ce qui est sûr, c’est quetout le monde, crédules et incrédules également, fut extrêmementgai ce jour-là.

Le pré de Haysman était décoré d’une tente, où Mme Bunting etd’autres dames préparaient le thé, tandis que les enfants faisaientdes courses et jouaient à divers jeux sous la direction bénévole etbruyante de Mlles Cuss et Sackbut. Sans doute, il y avait dansl’air une certaine inquiétude ; mais les gens, pour laplupart, avaient le bon esprit de dissimuler tout ce que leurimagination leur faisait éprouver de malaise. Sur la place duvillage était en grande faveur, surtout auprès des jeunes gens, uncâble incliné le long duquel, en se suspendant à une poulie pourvued’une poignée, on glissait rapidement jusqu’à un gros sac placé àl’autre extrémité. Grand succès aussi pour les balançoires et lesjeux de massacre. Il y avait encore un orgue à vapeur, attaché à unpetit manège de chevaux de bois, et qui remplissait l’air d’uneâcre odeur de graisse chaude et d’une musique moins désagréable.Les membres du club, qui avaient assisté à l’office dans lamatinée, étaient superbes sous leurs insignes roses et verts : lesplus joyeux avaient orné leur chapeau de rubans aux couleurséclatantes. Le vieux Fletcher, lui, n’avait sur la manière decélébrer les fêtes que des idées plutôt graves : soit à travers lejasmin, soit par la porte ouverte de son jardin, on pouvait levoir, auprès de la fenêtre, dressé avec précaution sur une plancheque supportaient deux chaises, et badigeonnant à la chaux leplafond de sa chambre.

Vers quatre heures, un étranger entra dans le village, venant ducôté des dunes, un petit homme, court, vigoureux, sous un chapeautout à fait râpé. Il paraissait hors d’haleine, ses joues segonflaient très fort. Sa figure colorée semblait craintive. Ils’agitait avec la vivacité de quelqu’un qui se débat. Il tournal’angle de l’église et se dirigea vers l’auberge que nousconnaissons. Par parenthèse, le vieux Fletcher se rappelle l’avoirvu : il fut même si frappé de cette agitation anormale que, parinadvertance, tandis qu’il regardait, il laissa une quantité de sonlait de chaux lui descendre le long du pinceau jusque dans lamanche.

L’étranger, selon l’observation du propriétaire du jeu demassacre, sembla se parler à lui-même ; M. Huxter en fitaussitôt la remarque. Il s’arrêta devant le perron de l’auberge et,d’après M. Huxter, parut en proie à une lutte intérieure avant depouvoir se décider à entrer. Finalement, il gravit lesmarches ; M. Huxter le vit tourner à gauche et ouvrir la portedu salon. M. Huxter entendit même des voix qui, de l’intérieur dela pièce et du bar, avertissaient l’homme de son erreur.

« Salle réservée ! » cria Hall.

L’étranger referma la porte gauchement et pénétra dans lebar.

Au bout de quelques minutes, il reparut sur le seuil del’auberge, s’essuyant les lèvres du revers de la main et avec unair de satisfaction et de calme qui, d’après M. Huxter, étaitaffecté. Il demeura un moment à regarder autour de lui ; puisM. Huxter le vit marcher d’une manière furtive et suspecte vers lagrille de la cour, sur laquelle donnait la fenêtre du salon. Aprèsun peu d’hésitation, il s’accota contre un des montants de lagrille, tira de sa poche une petite pipe en terre et se mit à labourrer. Ses doigts tremblaient. Il l’alluma gauchement et,croisant les bras, commença de fumer dans une attitude languissanteque démentaient d’ailleurs des coups d’œil rapides jetés de temps àautre sur la cour.

Tout cela, M. Huxter le suivit par-dessus son étalage demarchand de tabac : la singularité de ces allures l’engagea àcontinuer ses observations.

Tout à coup, l’étranger, se redressant, fourra sa pipe dans sapoche, puis il disparut dans la cour. Aussitôt M. Huxter,s’imaginant être le témoin de quelque menu larcin, fit en courantle tour de son comptoir et se précipita dans la rue pour couper laretraite au voleur. Au même instant, M. Marvel reparaissait, lechapeau de travers, un gros paquet enveloppé d’un tapis de tablebleu dans une main, et, dans l’autre main, trois volumes ficelésensemble, comme on le reconnut plus tard, avec les bretelles dupasteur. Dès qu’il eut aperçu Huxter, il poussa une sorte de soupirconvulsif et, tournant vivement à gauche, il se mit à courir.

« Au voleur ! arrêtez-le ! » cria Huxter en s’élançantà sa poursuite.

Les sensations de M. Huxter furent vives, mais brèves. Il vitl’homme, juste devant lui, bondir avec agilité vers l’angle del’église, dans la direction des dunes ; il le vit dépasser lesdrapeaux et les oriflammes du village en fête : deux ou troisfigures seulement s’étaient tournées vers lui. De nouveau M. Huxterbrailla : « Arrêtez-le !… Au voleur !… » et le pourchassavaillamment. Mais il n’avait pas fait dix enjambées que sa chevillefut saisie par une étreinte mystérieuse : il ne courut plus, ilfendit l’espace avec une incroyable rapidité ; soudain sa têtese rapprocha du sol, et, du monde, il ne vit plus que trente-sixchandelles, indifférent dès lors à tout ce qui pouvait arriver.

Chapitre 11DANS L’AUBERGE

Pour bien comprendre ce qui s’était passé dans l’auberge, ilfaut revenir en arrière jusqu’au moment où M. Marvel fut aperçu deM. Huxter, par sa fenêtre.

À ce moment précis, M. Cuss et M. Bunting se trouvaient dans lesalon. Ils en étaient à passer sérieusement en revue les événementsbizarres de la matinée et, avec la permission de M. Hall, ils selivraient à un examen minutieux des affaires de l’homme invisible.Jaffers était à peu près remis de sa chute ; il était rentréchez lui, aidé par ses amis. Les vêtements éparpillés de l’étrangeravaient été enlevés par Mme Hall ; on avait remis en ordre lachambre à coucher. Sur la table, devant la fenêtre où l’étrangeravait ordinairement travaillé, Cuss avait trouvé trois gros livresmanuscrits intitulés Journal.

« Journal ! » répéta Cuss, en s’asseyant et enplaçant deux des volumes de manière à supporter le troisième, qu’ilouvrit. « Hem ! pas de nom sur la feuille de garde ;c’est ennuyeux !… Des chiffres… Et des figures… »

Le pasteur vint regarder par-dessus son épaule ; Cusstourna les pages, le visage subitement désappointé.

« Sapristi ! rien que des chiffres, Bunting.

– N’y a-t-il pas des figures, des dessins qui jettent quelquelumière ?…

– Voyez vous-même… Il y a, d’une part, des signes mathématiqueset, d’autre part, des caractères, du russe, ou quelque autre languede ce genre-là… Il y a aussi des lettres grecques. Pour ce qui estdu grec, je pense que vous…

– Sans doute, sans doute !… » fit Bunting, en ôtant et enessuyant ses lunettes.

Il était subitement très gêné ; car, pour ce qui luirestait de grec dans la tête, ce n’était pas la peine d’enparler.

« Oui, le grec, évidemment, peut nous fournir un fil, unepiste…

– Je vais vous en trouver un passage.

– J’aimerais mieux auparavant jeter un coup d’œil sur les troisvolumes », reprit M. Bunting, en essuyant toujours ses verres. «D’abord une impression générale, Cuss, et alors, vous comprenez,nous pourrons chercher le fil… »

Il toussa, remit ses lunettes, les assujettit avec soin, toussade nouveau… et fit des vœux pour qu’un incident quelconque vîntempêcher la fâcheuse épreuve qui paraissait inévitable. Il pritavec de lentes précautions le volume que lui tendait Cuss. À cemoment, l’incident souhaité se produisit.

La porte s’ouvrit tout à coup. Les deux hommes tressaillirent,regardèrent autour d’eux… Ils eurent presque du plaisir à voir unefigure d’un rose de corail au-dessous d’un chapeau à la soierebroussée.

« Ce n’est pas ici le bar ? demanda le personnage,immobile, les yeux fixes.

– Non, répondirent ensemble ces deux messieurs.

– De l’autre côté, mon brave ! ajouta M. Bunting.

– Et veuillez fermer cette porte ! cria M. Cuss d’un tonirrité.

– Parfait ! » dit l’intrus d’une voix profonde, tout à faitdifférente, semblait-il, de la voix rauque de sa premièrequestion.

Puis, avec sa voix de la première fois :

« C’est bon ! fit-il… Larguez ! »

Il s’en alla et ferma la porte derrière lui.

« Un matelot, je pense ! dit Bunting. Ce sont de bravesgens. « Larguez… » oui, c’est un terme de marines’appliquant, je pense, à son départ de cette pièce.

– Sans doute ! fit Cuss. J’ai les nerfs tout à faitébranlés aujourd’hui. Cela m’a fait sauter, cette porte s’ouvrantde cette façon. »

M. Bunting sourit, comme si lui-même n’avait pas sautéaussi.

« Et maintenant, reprit-il avec un soupir, à noslivres !

– Une minute ! fit Cuss, qui alla fermer la porte à clef.Comme cela, nous serons à l’abri de toute invasion. »

Il en était là, lorsqu’il y eut un reniflement.

« Une chose est indiscutable, déclara Bunting en attirant unsiège auprès de celui de Cuss. Il s’est certainement passé deschoses étranges à Iping pendant ces jours derniers, des choses trèsétranges. Je ne puis pas ajouter foi, évidemment, à cette histoireabsurde d’un homme invisible…

– C’est incroyable, en effet, vraiment incroyable. Mais ce faitsubsiste que j’ai vu, j’ai certainement vu jusqu’au fond de samanche…

– Mais avez-vous vu ? En êtes-vous bien sûr ?Supposez, par exemple, un miroir… Les hallucinations se produisentsi facilement ! J’ignore si vous avez jamais vu un physicienvraiment habile…

– Je ne veux pas recommencer à discuter. Nous avons épuisé cettequestion-là ; Bunting. Maintenant il s’agit de ces volumes…Ah ! voici quelques lignes de ce qui me paraît du grec. Cesont des lettres grecques, certainement. »

M. Cuss avait le doigt sur le milieu de la page. M. Bunting sepencha légèrement pour regarder de plus près : ce grec était écriten caractères des plus fins. Il songea que tous ses paroissienscroyaient à sa connaissance des textes grecs et hébreux :fallait-il donc avouer ? ou bien retrouverait-il des bribes descience ?… Tout à coup il éprouva une singulière sensation àla nuque ; il essaya de remuer la tête : il rencontra unerésistance invincible. C’était une compression extraordinaire,l’étreinte d’une main solide et lourde qui lui portaitirrésistiblement le menton vers la table.

« Pas un mouvement, mes petits messieurs, murmura une voix, ouje vous casse la tête à tous les deux ! »

Bunting regarda la figure de Cuss, alors toute rapprochée de lasienne : il y vit le reflet de sa propre épouvante.

« Je suis fâché de vous traiter avec rudesse, reprit la voix,mais je ne peux pas faire autrement… Depuis quand avez-vous apprisà fureter dans les notes secrètes d’un savant ? »

Deux mentons heurtèrent la table en même temps, et deuxmâchoires claquèrent.

« Depuis quand avez-vous appris à envahir le domicile privé d’unhomme dans le malheur ? »

Et le choc se renouvela.

« Où a-t-on mis mes vêtements ?… Écoutez ! la fenêtreest fermée, et j’ai pris la clef de la porte. Je suis passablementfort, et j’ai le tisonnier sous la main… et je suis invisible. Iln’y a pas à en douter, je pourrais, si je le voulais, vous tuertous les deux et m’en aller le plus facilement du monde.M’entendez-vous ? Parfaitement. Eh bien, si je vous laissealler, me promettez-vous de ne pas faire de bêtises et d’exécuterce que je vous dirai ? »

Le pasteur et le médecin se regardèrent l’un l’autre, et ledocteur fit la grimace.

« Oui », dit M. Bunting.

Et le docteur répéta :

« Oui ! »

Alors leur cou échappa à l’étreinte ; ils se redressèrent,la figure très rouge, faisant aller leur tête de droite à gauche etde gauche à droite.

« Veuillez rester assis où vous êtes, dit l’homme invisible.J’ai là le tisonnier, vous savez… Quand je suis entré dans cettepièce », poursuivit-il après avoir mis le tisonnier sous le nez dechacun de ses visiteurs, « je ne m’attendais pas à la trouveroccupée, et je m’attendais, par contre, à trouver, avec mes livresde notes, toute ma garde-robe… Où est ma garde-robe ?… Non, nevous levez pas. Je vois très bien qu’elle n’est plus ici. Or, en cemoment, quoique les journées soient assez chaudes pour qu’un hommeinvisible puisse aller et venir, les soirées sont froides : j’aibesoin de vêtements et de quelques autres petites choses. Il mefaut aussi ces trois livres. »

Chapitre 12L’HOMME INVISIBLE SE FÂCHE

Il est inévitable que, arrivé à ce point, le récit s’interrompede nouveau, pour une certaine raison très pénible que l’on sauratout à l’heure.

Tandis que cela se passait dans le salon, tandis que M. Huxterguettait M. Marvel fumant sa pipe contre la grille de la cour, M.Henfrey et M. Hall, dans le bar, continuaient à discuter le seulsujet possible ce jour-là, à Iping.

Soudain on entendit un coup violent contre la porte du salon, uncri perçant, puis plus rien.

« Hé là-bas ! fit Teddy Henfrey.

– Hé là-bas ! » fit-on aussi derrière le comptoir.

M. Hall rangea tout, d’une main lente, mais sûre.

« Il y a quelque chose ! » dit-il en quittant le comptoirpour se diriger vers le salon.

Teddy et lui s’approchèrent ensemble de la porte, attentifs, lesyeux écarquillés.

« Il y a quelque chose ! » reprit Hall.

Et Henfrey fit un signe d’acquiescement.

De désagréables bouffées d’une odeur chimique vinrent jusqu’àeux, puis le bruit indistinct d’une conversation très rapide, àvoix très basse.

« Dites donc, vous n’avez besoin de rien ? » demanda Hallen frappant à la porte.

Les chuchotements cessèrent ; il y eut un moment desilence, puis encore des chuchotements, puis encore un cri : « Non,non, vous ne ferez pas ça !… » Alors on entendit desmouvements, une chaise renversée, une courte lutte. Puis, denouveau le silence.

« Que diable !… s’écria Henfrey entre ses dents.

– Vous n’avez besoin de rien ? » demanda encore Hall, d’unevoix plus forte.

Le pasteur répondit, d’une voix curieusement saccadée :

« Non… merci… Ne nous… dérangez pas.

– Bizarre ! dit M. Henfrey.

– Bizarre ! répéta M. Hall.

– Il a dit : « Ne nous dérangez pas !… »

– J’ai pas entendu.

– Puis il a reniflé. »

Ils restèrent là, l’oreille tendue. De l’autre côté, laconversation était rapide et sourde :

« Je ne veux pas, déclarait M. Bunting, en élevant la voix. Jevous dis, monsieur, que je ne ferai pas cela…

– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Henfrey.

– Il dit qu’il ne veut pas. Ce n’est pas à nous qu’il parle,hein ?

– C’est honteux ! cria M. Bunting à l’intérieur.

– « Honteux ! » répéta M. Henfrey. Je l’ai entendudistinctement… Qui est-ce qui parle, à présent ?

– M. Cuss, je pense, répondit M. Hall. Entendez-vous quelquechose ?

– On dirait qu’ils secouent le tapis de la table ! » ditHall.

Mme Hall apparut derrière le comptoir. Son mari lui fit dessignes pour l’inviter à se taire. Cela réveilla en elle l’espritconjugal d’opposition.

« Qu’est-ce que vous écoutez là ? N’avez-vous donc rien demieux à faire, un jour de fête comme aujourd’hui ? »

Hall essaya de se faire comprendre par des grimaces et desgestes muets ; mais sa femme était obstinée, elle éleva lavoix. Hall et Henfrey, découragés, se retirèrent sur la pointe despieds dans le bar, continuant à gesticuler pour la mettre aucourant.

Tout d’abord elle refusa d’ajouter foi à ce qu’ils avaiententendu. Puis elle exigea que Hall se tût, pendant que Henfrey luiracontait l’histoire. Elle était disposée à ne voir en tout celaque des sottises, sans doute, on avait remué les meubles…

« Je l’ai entendu crier : « C’est honteux ! » J’en suissûr, dit Hall.

– Je l’ai entendu aussi, affirma Henfrey.

– Cela ne prouve rien.

– Chut ! fit M. Teddy Henfrey. Il me semble que j’aientendu la fenêtre !…

– Quelle fenêtre ?

– La fenêtre du salon. »

Chacun se tenait attentif, l’oreille au guet. Les yeux de MmeHall, dirigés droit devant elle, voyaient, sans voir, le rectanglelumineux de la porte d’entrée, la route blanche et animée, lafaçade de la boutique de Huxter, chauffée par le soleil de juin.Soudain, sur le seuil de sa boutique, Huxter parut, les yeuxagrandis par l’émotion, les bras battant l’air.

« Au secours ! criait-il. Au voleur ! »

Il passa en courant dans le rectangle lumineux, allant vers lagrille de la cour, et il disparut.

En même temps venait du salon un éclat tumultueux, un bruit defenêtre que l’on ferme.

Hall, Henfrey et tous les clients du bar se précipitèrent dansla rue en se bousculant. Ils virent quelqu’un tourner vivement lecoin, allant vers les dunes, et M. Huxter faire un bond qui setermina aux dépens de son nez et de son épaule. Dans le bas de larue, les gens demeuraient immobiles d’étonnement ouaccouraient.

M. Huxter gisait là, étourdi par sa chute ; Henfreys’arrêta pour regarder ; mais Hall et deux ouvriers sortis dubar continuèrent ensemble jusqu’au coin, en poussant des crisinarticulés, et virent M. Marvel disparaître derrière l’église. Illeur vint cette idée singulière que cet homme était l’hommeinvisible devenu subitement visible, et ils se précipitèrent tous àla fois à sa poursuite. Mais Hall avait à peine franchi unedouzaine de mètres qu’il poussa un grand cri de surprise et tombade côté, la tête la première, se raccrochant à l’un des ouvriers etl’entraînant par terre dans sa chute. Il avait été bousculé tout àfait comme au football. L’autre ouvrier fit demi-tour, regarda, et,croyant que Hall était tombé par accident, il reprit la chasse : cene fut que pour recevoir un croc-en-jambe, tout comme Huxter. Puis,tandis que son camarade se débattait à ses pieds, il reçut de côtéun coup à renverser un bœuf.

Au moment où il tomba, la foule affluait de la place et tournaitle coin. La première personne qui parut fut le propriétaire du jeude massacre, un grand et gros homme vêtu d’un jersey bleu. Il futétonné de voir, dans cette rue vide, trois hommes couchés parterre, tout de leur long, sans raison apparente. Mais quelque choseheurta le pied qu’il avait en arrière : il retomba, la tête enavant, et roula de côté, juste de façon à embarrasser les jambes deson frère et associé, qui le suivit dans la poussière. Et tous deuxfurent frappés, piétinés, couverts d’injures par quantité de genstrop pressés.

Lorsque Hall, Henfrey et les deux ouvriers étaient sortis enhâte de la maison, Mme Hall, instruite par des années d’expérience,était demeurée dans le bar, auprès de la caisse. Brusquement, laporte du salon s’ouvrit, M. Cuss parut, et, sans la regarder,dégringola les degrés du perron, courant vers le coin de larue.

« Arrêtez-le ! criait-il. Ne le laissez pas jeter sonpaquet ! Vous pourrez le voir aussi longtemps qu’il tiendra cepaquet ! »

Il ne se doutait pas de l’existence de Marvel : l’hommeinvisible avait saisi les livres et le paquet, et les avait lancésdans la cour. Les yeux de M. Cuss exprimaient la colère et larésolution ; mais son costume était insuffisant : une sorte depetit jupon blanc, fripé, à peine convenable au pays desPallikares.

« Arrêtez-le ! criait-il. Il m’a volé mon pantalon. Et il adéshabillé le pasteur de la tête aux pieds !

– Courez après lui tout de suite ! » ordonna-t-il àHenfrey, en passant auprès de Huxter étendu la face contreterre.

Mais, comme il tournait le coin pour rejoindre la foule en émoi,un coup imprévu le fit choir, lui aussi, dans une postureinconvenante. Quelqu’un en pleine course lui marcha lourdement surun doigt. Il hurla, fit effort pour se remettre sur pied, futfrappé derechef et jeté à quatre pattes : il fut bien obligé decomprendre qu’il était, non le chasseur, mais le chassé. Tout lemonde s’en retournait en courant vers le village. Il se relevaencore et fut atteint fortement derrière l’oreille. Il chancela,puis, sans demander son reste, battit en retraite vers l’auberge,sautant par-dessus Huxter abandonné qu’il trouvait maintenant assisen travers de sa route.

Déjà il était sur les marches de l’auberge, lorsqu’il entendit,derrière lui, un cri de rage, dominant tout le brouhaha, et uneclaque retentissante qui s’abattait sur la joue de quelqu’un. Cettevoix, il la reconnut, c’était celle de l’homme invisible.

Une seconde après, M. Cuss était de retour dans le salon.

« Le voilà qui revient, Bunting ! » dit-il en s’élançant àl’intérieur. « Prenez garde à vous ! »

M. Bunting se tenait dans l’embrasure de la fenêtre, tout entierà la tâche entreprise de se composer une tenue décente avec letapis de foyer et un numéro de la gazette du comté.

« Qui revient ? » demanda-t-il, en tressaillant si fort queson costume faillit se défaire.

« L’homme invisible ! » répondit Guss en se précipitant àla fenêtre. « Nous ferions mieux de vider les lieux. Il se batcomme un enragé ! »

Une seconde après, M. Cuss était dans la cour.

« Juste ciel ! » s’écria M. Bunting, hésitant devant unealternative épouvantable.

Il entendit alors une lutte, terrible dans le corridor del’auberge. Sa résolution fut aussitôt prise. Il sauta par lafenêtre, ajusta son costume à la hâte et s’enfuit à travers levillage aussi vite que le lui permirent ses petites jambesgrasses.

Depuis le cri de rage poussé par l’homme invisible et la fuitemémorable de M. Bunting, il est impossible de donner un compterendu suivi des événements. Il se peut que l’intention première del’homme invisible ait été de couvrir simplement la retraite deMarvel, porteur des vêtements et des livres. Mais son caractère,qui n’était jamais bien égal, semble avoir ressenti quelque sautede vent : il se mit à frapper, à renverser tout le monde, pour leplaisir, par amour de l’art.

Figurez-vous la rue pleine de gens qui courent ; les portesse ferment avec violence ; on se bat pour trouver un refuge.Imaginez les envahisseurs qui rencontrent l’échafaudage, enéquilibre instable, de la planche et des chaises du vieux Fletcher: imaginez-vous le cataclysme ! Ailleurs, c’est un coupleépouvanté, cruellement surpris sur une balançoire.

Le flot tumultueux a passé : la grand-rue d’Iping, avec ses jeuxet son pavoisement, est déserte : seul, du moins, le fléauinvisible continue d’y sévir. Ça et là, les débris du jeu demassacre, des lambeaux de toile déchirée, les marchandises éparsesd’une boutique de sucreries. Partout, le bruit de volets qui seferment, de verrous qui se tirent ; du genre humain onn’aperçoit plus, par-ci, par-là, qu’un œil sous une paupièreclignotante, dans le coin d’une vitre.

L’homme invisible s’amusa quelque temps à casser tous lescarreaux de l’auberge ; puis il lança l’une des lanternes dela rue dans la fenêtre du salon de Mme Grogram. Ce fut lui encore,sans doute, qui coupa le fil du télégraphe d’Adderdean, un peuau-delà du cottage de Higgin, sur la route d’Adderdean. Après quoi,en vertu de son essence particulière, il échappa tout à fait à laperception des hommes, il ne fut jamais plus ni vu, ni entendu, nitouché même, à Iping. Il s’évanouit complètement.

Il se passa bien près de deux heures avant que personne n’osâts’aventurer parmi la désolation dont la grand-rue offrait lespectacle.

Chapitre 13M. MARVEL DISCUTE SA SOUMISSION

À l’heure du crépuscule, Iping commençait à peine à ouvrir lesyeux, timidement, sur ce qui restait de la fête.

Un homme, petit, trapu, coiffé d’un chapeau de soie râpé,marchait péniblement, dans la demi-obscurité, entre les hêtres, surla route de Bramblehurst. Il portait trois volumes, attachésensemble par une sorte de lien élastique élégant, et un paquetenveloppé dans un tapis de table bleu. Sa figure rubicondeexprimait la consternation et la fatigue ; il marchait d’unpas pressé, à perdre haleine. Il était accompagné par une autrevoix que la sienne et, de temps à autre, il tressaillait sousl’atteinte de mains que l’on ne voyait pas.

« Si vous me lâchez encore une fois, disait la voix, si vousessayez encore de me lâcher…

– Seigneur ! s’écria M. Marvel, mon épaule n’est plusqu’une plaie !

– Ma parole, je vous tuerai !

– Mais je n’essayais pas de vous lâcher ! » réponditMarvel, d’un ton où l’on sentait que les larmes étaient proches. «Je ne connaissais pas ce satané tournant, et voilà tout !Comment diable l’aurais-je connu, ce tournant ? La véritévraie, c’est qu’on m’a bousculé…

– Je vous bousculerai bien davantage, si vous ne prenez pasgarde ! »

M. Marvel redevint soudain silencieux. Il enfla les joues, etses yeux eurent l’éloquence du désespoir.

« C’est déjà bien assez de laisser ces rustres-là toucher à monpetit secret, sans que vous filiez avec mes ouvrages. Il estheureux pour quelques-uns de ces lourdauds d’avoir fui, d’avoircouru comme ils l’ont fait. Ici, je suis… Personne ne me savaitinvisible. Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?

– Et moi, donc ? demanda Marvel entre ses dents.

– Tout est perdu. L’histoire va être dans les journaux. Tout lemonde me guettera. Tout le monde sera en éveil. »

Ce discours se continua par des imprécations violentes, puis lavoix se tut. Le désespoir s’aggrava sur le visage de M. Marvel, etson pas se ralentit.

« Avancez donc ! »

La face du pauvre Marvel prit une teinte grise entre deux tachesrouges.

« Tenez bien ces livres, imbécile ! fit la voix avecrudesse. Le fait est que j’aurai à me servir de vous… Vous êtes unpauvre instrument, mais quoi ! faute de mieux, il faut que jem’en serve.

– Oh ! je suis un instrument misérable ! gémitMarvel.

– Oui, certes !

– Je suis bien le plus mauvais instrument que vous puissiezavoir… car je ne suis pas fort, ajouta-t-il après un silencedécouragé, je ne suis pas bien fort.

– Vraiment ?

– Puis, je défaille. Cette petite affaire, mon Dieu, je m’ensuis tiré, sans doute ; mais, faites excuse, j’aurais pu avoirle dessous.

– Vous dites ?

– Je n’ai pas les nerfs, je n’ai pas la vigueur qu’il faudraitpour ce que vous désirez.

– Je vous remonterai, moi !

– J’aimerais mieux que vous n’ayez pas à le faire… Je nevoudrais pas compromettre vos projets, vous pensez ; mais celapourrait arriver… par crainte et par faiblesse.

– Je ne vous le conseille pas ! dit la voix avec unetranquille assurance.

– Ah ! je voudrais être mort !… Il n’y a vraiment pasde justice… Vous devriez pourtant bien admettre… Il me semble quej’ai bien le droit…

– Marchez donc ! »

M. Marvel pressa le pas, et, pour un moment, ils retombèrentdans le silence.

« C’est diablement dur ! » déclara Marvel.

N’ayant obtenu aucun succès, il changea ses batteries.

« Qu’est-ce que j’y gagne ? reprit-il sur le ton d’un hommeauquel on fait une injustice intolérable.

– Oh ! taisez-vous, cria la voix avec une force soudaine etsurprenante. Je pourvoirai à vos besoins. Contentez-vous de fairece qu’on vous dit. Vous pouvez très bien le faire. Vous êtes unimbécile, mais vous ferez très bien cela.

– Je vous dis, monsieur, que je ne suis pas l’homme qu’il vousfaut. Je le dis, respectueusement, mais c’est ainsi.

– Si vous ne vous taisez pas, je vais encore vous serrer lepoignet ! dit l’homme invisible. J’ai besoin de réfléchir.»

Bientôt deux carrés de lumière jaune parurent à travers lesarbres, et la tour d’un clocher se profila dans l’obscurité.

« J’aurai la main sur votre épaule pendant toute la traversée duvillage, dit la voix. Tâchez de filer droit ; n’essayez pas defaire des bêtises. Le cas échéant, ce serait tant pis pourvous…

– Je sais, soupira Marvel, je sais tout cela. »

L’homme à la mine si malheureuse sous son chapeau hors d’usageremonta avec ses paquets toute la rue du petit village et s’enfonçadans la nuit au-delà des dernières fenêtres éclairées.

Chapitre 14À PORT-STOWE

À dix heures, le lendemain matin, M. Marvel se trouvait, labarbe non faite, sale, couvert de poussière, les mains enfouiesdans les poches, l’air très las, mal à l’aise, agité, enflant lesjoues à chaque instant, assis sur un banc devant une petite aubergedes faubourgs de Port-Stowe. Auprès de lui étaient les fameuxlivres, mais attachés maintenant avec une ficelle. Quant au paquet,il avait été abandonné dans les bois, à la sortie de Bramblehurst :c’était la conséquence d’une modification apportée aux plans del’homme invisible. Personne ne faisait attention à M. Marvel, assissur ce banc ; pourtant son agitation continuait à tenir de lafièvre ; ses mains ne cessaient de se porter successivement àses diverses poches, qu’elles fouillaient avec une curiositénerveuse.

Il était resté là bien près d’une heure, lorsqu’un marin d’uncertain âge sortit de l’auberge avec un journal à la main et vints’asseoir à côté de lui.

« Il fait beau aujourd’hui ! » dit le nouveau venu.

M. Marvel lui lança un regard qui semblait chargé d’effroi.

« Oui, très beau.

– Le vrai temps de la saison ! ajouta l’autre d’un ton quine permettait pas la contradiction.

– Oui, en effet… »

Le marin tira un cure-dent de sa poche et commença de s’enservir avec méthode. Ses yeux, cependant, avaient toute libertéd’examiner les vêtements poudreux de son voisin et les livresplacés auprès de lui. Au moment où il s’était approché de M.Marvel, il avait entendu comme un bruit de pièces de monnaietombant dans une poche, et il avait été frappé du contraste entrel’extérieur de M. Marvel et cet indice d’une opulence relative.Aussi revenait-il obstinément à une idée qui s’était d’abord, d’unemanière bizarre, emparée de son imagination.

« Vous avez des livres !… » dit-il tout à coup en cessantla manœuvre du cure-dent.

M. Marvel tressaillit et le regarda.

« Oui, oui, fit-il… des livres.

– Il y a des choses extraordinaires dans les livres.

– Je crois bien !

– Mais il y a aussi des choses extraordinaires ailleurs que dansles livres.

– C’est encore vrai ! »

M. Marvel leva les yeux sur son interlocuteur et l’observa.

« Il y a, par exemple, des choses extraordinaires dans lesjournaux.

– Sans doute !

– Et même dans ce journal.

– Ah !

– Il y a une histoire, dit le marin en fixant sur M. Marvel unœil assuré, il y a, par exemple, une certaine histoire d’hommeinvisible… »

M. Marvel eut une moue de dédain, se gratta la joue et sentitses oreilles en feu.

« Qu’est-ce qu’ils vont raconter bientôt ! soupira-t-ild’une voix molle. En Autriche ou en Amérique, cet hommeinvisible ?

– Non, non… ici.

– Seigneur ! s’écria M. Marvel en se levant vivement.

– Quand je dis ici, reprit le marin, au grand soulagement deMarvel, je ne veux pas dire ici, dans l’endroit où nous sommes, jeveux dire près d’ici.

– Un homme invisible ! Et qu’est-ce qu’il a pufaire ?…

– Toute espèce de choses ! dit le marin, qui surveillaitson voisin du coin de l’œil. Oui, toute espèce de choses !

– Je n’ai pas vu le moindre journal depuis quatre jours.

– C’est d’Iping qu’il est parti.

– Vraiment !

– C’est là qu’il a commencé. D’où venait-il alors ?Personne ne paraît le savoir. Tenez, là : Une singulièrehistoire à Iping. Et il est dit, dans l’article, que lespreuves sont extrêmement fortes, extrêmement.

– Bon Dieu.

– C’est une histoire vraiment extraordinaire. Il y a un pasteuret un médecin comme témoins. Ils l’ont vu eux-mêmes… Ou plutôt,non, ils ne l’ont pas vu !… Il était descendu, dit le journal,à l’auberge du pays, et personne ne semble s’être avisé de soninfirmité jusqu’au jour où dans une altercation – c’est le journalqui le dit –, les bandages qu’il avait sur la tête se trouvèrentarrachés. On s’aperçut alors que sa tête était invisible. Aussitôton tâcha de s’emparer de lui : « Rejetant ses vêtements, dittoujours le journal, il réussit à s’échapper, mais seulement aprèsune lutte désespérée dans laquelle il avait infligé de sérieusesblessures à notre digne et excellent agent, M. J. A. Jaffers… »L’histoire est assez précise, hein ? Les noms, et tout.

– Bon Dieu ! » répéta M. Marvel, promenant tout autour delui des regards effarés, essayant de compter sa monnaie dans sapoche du bout des doigts, à tâtons, et plein d’une nouvelle idéeétrange.

« C’est une histoire tout à fait étonnante.

– N’est-ce pas ? Extraordinaire, j’ose le dire. Jamais,auparavant, je n’avais entendu parler d’homme invisible ;mais, par le temps qui court, on entend des choses siinvraisemblables que…

– Et c’est là tout ce qu’il a fait ? demanda Marvel d’unair dégagé.

– Eh bien, ce n’est pas suffisant, peut-être ?

– Et il ne s’est pas échappé, par hasard ? Oui, il s’estéchappé, et voilà tout, hein ?

– Voilà tout, en effet… N’est-ce pas suffisant ?

– Oh ! si !

– Je crois bien, dit le marin, je crois bien !

– N’avait-il pas de complices… ? Le journal ne dit pointqu’il y eût des complices, n’est-ce pas ? demanda M. Marvel,anxieux.

– N’est-ce donc pas assez pour vous d’un bonhomme de cegenre-là ? Non, Dieu merci, peut-on dire, il n’en avait pas.»

Et le marin courba la tête lentement.

« Cela me met vraiment mal à mon aise, l’idée que ce gaillard-làcourt le pays… Pour l’heure, il est en liberté ; et, d’aprèsdes témoignages certains, on suppose qu’il a pris la route dePort-Stowe. Vous voyez que nous sommes parfaitement dans la zone.Ce ne sont pas là des tours de charlatan. Pensez à tout ce qu’ilpourrait faire ! Que deviendriez-vous, s’il buvait un coup detrop et s’il lui prenait fantaisie de vous tomber dessus ?Supposez qu’il veuille voler : qui pourrait l’en empêcher ? Ilpeut entrer, il peut forcer les clôtures, il peut passer à traversun cordon de policemen aussi facilement que vous et moi nouspouvons fausser compagnie à un aveugle. Plus facilement encore :car les aveugles, à ce qu’on m’a dit, ont l’ouïe extrêmementfine…

– Il a un terrible avantage, certainement ! opina M.Marvel. Et alors…

– Oh ! oui, un avantage !… »

Pendant ce temps-là, M. Marvel n’avait cessé de regarder autourde lui, tendant l’oreille aux plus légers bruits, s’efforçant depercevoir des mouvements imperceptibles. Il parut sur le point deprendre une grande résolution. Il toussa derrière sa main ; ilguetta de nouveau alentour, prêta l’oreille, se pencha vers lemarin et, baissant la voix :

« Il m’est arrivé par hasard de connaître, au sujet de l’hommeinvisible, un ou deux détails. Cela, de source particulière.

– Allons donc ! vous ?

– Oui, moi.

– Vraiment ? Et puis-je vous demander ?…

– Vous serez étonné, dit Marvel derrière sa main. C’est unechose terrible.

– Vraiment !

– Hélas ! oui », commença Marvel avec empressement, sur leton de la confidence.

Tout à coup, sa physionomie changea :

« Oh ! » fit-il en se redressant avec raideur sur sonsiège.

Et sa figure exprima clairement une douleur physique.

« Oh ! dit-il encore.

– Qu’est-ce qu’il y a ? fit le marin, très intéressé.

– J’ai mal aux dents ! » répondit Marvel en portant la mainà son oreille.

Il reprit ses livres et prétendit qu’il était obligé decontinuer sa route. Il se leva et longea le banc, d’une curieusemanière, en s’éloignant peu à peu de son interlocuteur.

« Mais vous alliez justement me raconter quelque chose à proposde cet homme invisible ? »

M. Marvel parut se consulter.

« Quelle blague ! dit une voix.

– C’est une blague ! répéta M. Marvel.

– Mais c’est dans le journal ! observa le marin.

– C’est une blague tout de même. Je connais le gaillard qui ainventé l’histoire. Il n’y a pas d’homme invisible le moins dumonde…

– Mais comment expliquer que ce journal ?… Allez-vous medire ?…

– Rien du tout ! » fit M. Marvel avec force.

Le marin ouvrit de grands yeux, son journal à la main. M. Marvelle regarda en face.

« Attendez donc », dit l’autre en se levant à son tour.

Et d’une voix lente :

« Vous allez me soutenir… ?

– Oui, fit Marvel.

– Alors, pourquoi m’avez-vous laissé vous raconter bonnementtoutes ces balivernes, hein ? Qu’est-ce que ça signifie delaisser un homme se donner ainsi l’air d’un imbécile ? »

M. Marvel enfla ses joues. Le marin devint cramoisi et serra lespoings.

« Voilà dix minutes que je parle. Et vous, petit pot à tabac,avec votre figure tannée, vous ne pouviez pas avoir la politesseélémentaire de…

– Vous n’allez pas me chercher chicane, à moi ?

– Chercher chicane ! J’ai vraiment bonne envie.

– Venez-vous ? » dit une voix.

Soudain quelqu’un fit faire demi-tour à M. Marvel, qui s’éloignadécidément d’une démarche bizarre, d’un pas saccadé.

« Vous faites bien de filer ! criait le marin.

– Filer ! Qui ? Moi ? » dit Marvel.

Et il s’en allait obliquement, à grandes enjambées, avec, detemps à autre, de violentes poussées en avant. Une fois à quelquedistance, il commença à marmotter tout seul des protestations, desrécriminations.

« Stupide animal ! » grognait le marin, les poings sur leshanches, les jambes écartées, suivant du regard l’individu qui s’enallait. « Je vous apprendrai, triple imbécile, à vous moquer demoi… quand c’est là, dans le journal ! »

Il ne distingua point la réponse de Marvel qui, s’éloignanttoujours, fut bientôt caché par un coude de la route. Mais ildemeura, superbe, au beau milieu du chemin, jusqu’au moment oùl’arrivée d’une voiture de boucher le força de se déranger. Alorsil repartit pour Port-Stowe. Il grommelait tout seul :

« Quels fous on rencontre !… Il croyait m’y prendre. Cettebêtise !… Puisque c’est dans le journal… »

Un peu plus tard, il apprit qu’un autre fait extraordinaires’était produit non loin de là. C’était l’apparition d’ « unepoignée d’argent » – ni plus ni moins –, de l’argent passant toutseul, et sans qu’on vît qui le tenait, le long du mur, au coin dela ruelle de Saint-Michel.

Un de ses camarades avait vu ce prodige, le matin même. Il avaittout de suite voulu prendre l’argent : le singulier papillon avaitdisparu. Notre marin « ne demandait pas mieux, disait-il, que decroire n’importe quoi : mais cela, c’était tout de même un peu tropraide !… » Pourtant, il se mit à y réfléchir.

Or, l’histoire de la monnaie volante était exacte. Partout dansle voisinage, depuis la fameuse Banque de Londres et desComtés jusqu’aux comptoirs des boutiques et des auberges – lesportes restant volontiers ouvertes par ce beau soleil –, del’argent avait été tranquillement et adroitement subtilisé, parpoignées, par rouleaux ; on en avait vu flotter doucement lelong des murs, dans les endroits ombragés, puis échapper rapidementaux regards de ceux qui approchaient. Il avait, d’ailleurs, quoiquepersonne ne lui marquât la route, invariablement terminé sa coursemystérieuse dans la poche de ce monsieur agité, au chapeau de soierâpé, qui s’était assis devant la petite auberge du faubourg.

Ce fut dix jours plus tard – et seulement lorsque l’histoire deBurdock était déjà vieille – que notre marin rapprocha les faits etcomprit avec terreur qu’il avait été le voisin de l’hommeinvisible.

Chapitre 15L’HOMME QUI COURAIT

À l’heure où le jour commençait à baisser, le docteur Kemp étaitassis dans son cabinet, dans le belvédère qui, du haut de lacolline, dominait Burdock. C’était une petite pièce agréable :trois fenêtres, au nord, à l’est et au sud ; des rayonscouverts de livres et de publications scientifiques ; unegrande table de travail ; devant la fenêtre du nord, unmicroscope, des plaques de verre, de menus instruments, quelquescultures et, çà et là, des flacons de réactifs. La lampe du docteurétait allumée déjà, quoique le ciel resplendît encore du soleilcouchant, et les stores étaient levés : il n’y avait pas à craindreque les gens du dehors pussent regarder au-dedans.

Le docteur Kemp était un homme jeune, de haute taille, svelte,aux cheveux blonds, à la moustache presque blanche. Le travailauquel il s’appliquait devait, il l’espérait bien, lui valoir sonélection à l’Académie royale.

Ses yeux, pour le moment détachés de son ouvrage, contemplaientle soleil qui se couchait derrière l’autre colline, en face de lui.Depuis une minute, peut-être, il était resté, la plume aux lèvres,à admirer la magnifique lumière d’or, quand son attention futattirée par la petite tache que faisait un homme, noir comme del’encre, accourant de son côté par-dessus le sommet de la colline.Cet individu, tout petit, portait un énorme chapeau haut de forme,et il courait si vite que l’on distinguait à peine le mouvement deses jambes.

« Encore un de ces ânes, pensait le docteur Kemp, comme celuiqui s’est jeté contre moi, ce matin, au coin de la rue, avec son :« M’sieur, l’homme invisible arrive !… » Je ne peux pasconcevoir ce qui tourne la tête à ces gens-là. On se croiraitencore au XIIIe siècle ! »

Il se leva, s’approcha de la fenêtre et regarda, sur le flancobscur de la colline, le petit homme noir qui descendait ventre àterre.

« Il paraît furieusement pressé… Mais il n’a pas l’aird’avancer ! Certes, il ne courrait pas plus lourdement si sespoches étaient pleines de plomb… Vous êtes donc poursuivi, monbonhomme ! »

Bientôt la plus haute des villas qui peu à peu, prolongeantBurdock, avaient escaladé la colline, eut caché le coureur. Ilreparut un instant, puis s’éclipsa, pour redevenir visible troisfois entre les maisons isolées qui venaient ensuite ; enfin laterrasse le couvrit.

« Quels ânes ! » s’écria le docteur Kemp en pivotant surles talons pour retourner à sa table de travail.

Les personnes qui, étant elles-mêmes sur la grand-route, virentde plus près le fuyard et purent observer la terreur bestialerépandue sur sa figure en sueur, n’eurent pas le même détachementque le docteur Kemp. Au passage, en courant, l’homme rendait unbruit d’argent, comme une bourse pleine qu’on secoue. Lui neregardait ni à droite ni à gauche ; ses yeux dilatés necherchaient au bas de la colline que les maisons où les lampesétaient allumées, les endroits, dans la rue, où les gens étaient engroupe. Sa bouche mal fendue tombait d’un côté ; il avait del’écume aux lèvres ; sa respiration était rauque et bruyante.Tous ceux qu’il frôla s’arrêtèrent et le suivirent du regard lelong de la route, se demandant avec un certain malaise la raison desa précipitation.

Cependant là-haut, sur la colline, un chien qui jouait hurlatout à coup et courut se réfugier sous une porte ; on en étaitencore surpris lorsqu’il passa quelque chose, tout près, comme uncoup de vent, avec le bruit d’un souffle précipité : han !…han !… han !…

Les gens poussèrent des cris, on quitta en hâte le pavé de laroute. Cela devint une clameur générale qui se prolongeanaturellement jusqu’au bas de la colline. On criait dans la rueavant que Marvel fût seulement à mi-chemin ; et l’on severrouillait dans les maisons, et l’on claquait les portes derrièresoi… Marvel entendit tout cela ; il fit un dernier effortdésespéré. La terreur le dépassait, le devançait, envahissait laville.

« L’homme invisible ! l’homme invisible !… Il arrive.»

Chapitre 16« AUX JOYEUX JOUEURS DE CRICKET »

« Aux Joyeux Joueurs de cricket » ! L’auberge est toutjuste au bas de la colline, à la tête de ligne du tramway. Legarçon, ses gros bras rouges appuyés sur le comptoir, parlaitchevaux avec un cocher anémique, tandis qu’un homme à barbe noiremangeait des biscuits et du fromage, buvait de la bière de Burtonet causait en américain avec un policeman qui n’était pas deservice.

« Pourquoi donc crie-t-on ainsi ? » demanda le cocheranémique, changeant de conversation et s’efforçant de jeter un coupd’œil sur la hauteur, par-dessus le rideau jaune sale de la fenêtrebasse. « Quelqu’un vient de passer là, dehors, en courant.

– Il y a le feu, peut-être ? » dit le garçon.

Des pas se rapprochèrent, rapides et pesants ; poussée avecviolence, la porte s’ouvrit et Marvel entra, éploré, échevelé, sanschapeau, le col de son vêtement déchiré ; il se retourna d’unmouvement convulsif et chercha à fermer la porte : elle étaitretenue par une courroie.

« Il vient ! s’écria-t-il avec terreur, d’une voixperçante. Il arrive ! l’homme invisible ! Derrièremoi ! Par pitié ! au secours, au secours !

– Fermez les portes ! dit le policeman. Qui est-ce quiarrive ? Pourquoi tout ce tapage ? »

Il alla enlever la courroie qui retenait la porte ;celle-ci retomba bruyamment. L’Américain ferma l’autre porte.

« Laissez-moi entrer là-dedans, fit M. Marvel chancelant etsuppliant, mais étreignant toujours ses livres. Laissez-moi entrerlà-dedans ! Enfermez-moi quelque part. Je vous dis qu’il est àmes trousses ! Je lui ai échappé. Il a promis de me tuer et ilme tuera.

– Vous êtes en lieu sûr, dit l’homme à la barbe noire. La porteest fermée. De quoi s’agit-il ?

– Laissez-moi entrer là-dedans ! » reprit Marvel.

Il poussa un cri aigu lorsque la porte s’ébranla sous un grandchoc, bientôt suivi de coups précipités et de cris proférésau-dehors.

« Eh ! fit le policeman, qui est là ? »

M. Marvel se mit à donner de la tête comme un fou contre lespanneaux qu’il prenait pour des portes.

« Il me tuera ! Il a pris un couteau ou quelque chose… Parpitié…

– Tenez ! dit le garçon. Entrez là. »

Et il souleva la planche du comptoir. M. Marvel se jetaderrière, juste au moment où l’appel du dehors était répété.

« N’ouvrez pas ! gémissait-il. Je vous en supplie, n’ouvrezpas ! Où vais-je me cacher ?

– Alors, c’est l’homme invisible ? demanda l’individu à labarbe noire, une main derrière le dos. Il est temps que nous levoyions ! »

Tout à coup, les vitres volèrent en éclats, et il y eut dans larue des cris et des courses en tous sens. Le policeman, monté surle canapé, regardait au-dehors et tendait le cou pour voir quiétait devant la porte. Il descendit, les sourcils hérissés.

« C’est bien cela », dit-il simplement.

Le garçon se tenait debout, devant la porte du salon, qui étaitmaintenant fermée à clef sur M. Marvel ; stupéfait, il jetales yeux sur la fenêtre, et fit le tour du comptoir pour rejoindreles autres. Tout rentra subitement dans le calme.

« Je voudrais bien avoir mon bâton ! dit le policeman, sedirigeant irrésolu vers la porte. Dès que nous ouvrirons, ilentrera, et pas moyen de l’arrêter !

– Ne vous pressez donc pas d’ouvrir ! dit avec inquiétudele cocher anémique.

– Ôtez les verrous, dit l’homme à la barbe noire. Et, s’ilentre… »

Il montra un revolver qu’il avait à la main.

« Ah ! non, pas cela ! fit le policeman. Ce serait unmeurtre.

– Je sais dans quel pays je suis : je tirerai aux jambes. Ôtezles verrous.

– Non, ne tirez pas derrière moi ! fit le garçon quis’efforçait de voir par-dessus le rideau.

– Très bien ! » répondit l’homme à la barbe noire.

Et penché en avant, le revolver tout prêt, il ôta les verrouslui-même. Le garçon, le cocher et le policeman se tenaient engarde.

« Entrez ! » dit-il à mi-voix, en reculant, toujours face àla porte déverrouillée, avec son pistolet derrière lui.

Personne n’entra, la porte demeura close. Lorsque, cinq minutesplus tard, un autre cocher, du dehors, passa la tête avecprécaution, ils étaient toujours là, en arrêt. Une figure inquiètesortit du salon :

« Toutes les portes de la maison sont-elles fermées ?demanda Marvel. Il fait le tour, il rôde tout autour… Il est rusécomme le diable !

– Oh ! Seigneur ! s’écria le garçon. Il y apar-derrière… Faites attention aux portes, mon Dieu ! »

Il regardait autour de lui d’un air découragé. La porte du salonse referma bruyamment et l’on entendit tourner la clef.

« Il y a la porte de la cour et l’entrée particulière. Celle dela cour… »

Il sortit en hâte du bar. Une minute après, il reparut, tenantun grand couteau à découper.

« La porte de la cour était ouverte ! » dit-il.

Et sa grosse lèvre inférieure s’abaissa.

« Il est peut-être déjà dans la maison, fit observer le cocheranémique.

– En tout cas, il n’est pas dans la cuisine, répondit le garçon.Il y a là deux femmes qui n’ont rien entendu ; et, d’ailleurs,j’ai porté des coups dans tous les sens avec ce petit tranchelard.Elles ne pensent pas qu’il soit entré. Elles ont remarqué…

– Avez-vous bien verrouillé la cuisine ? demanda lecocher.

– J’en suis bleu ! » fit le garçon.

L’homme à la barbe rentra son revolver. Juste à ce moment, laplanche du comptoir retomba, et, sous un coup furieux, la porte dusalon fut enfoncée. On entendit Marvel crier comme un chat qu’onétrangle ; tout de suite on passa par-dessus le comptoir pouraller à son secours. Le revolver du grand barbu partit, la glaceadossée au salon fut étoilée et vint se briser à terre avecfracas.

En entrant dans la pièce, le garçon vit Marvel, bizarrementaccroupi, lutter contre la porte qui menait à la cuisine et à lacour. Tandis que le garçon hésitait, la porte s’ouvrit soudain, etMarvel parut être traîné jusque dans la cuisine. On entendit un cride terreur, un grand tapage de casseroles. Marvel, tête baissée,résistant obstinément, fut poussé de force jusqu’à l’autre porte dela cuisine, qui donnait sur la cour, et dont les verrous furenttirés.

Le policeman, qui avait essayé de passer devant le garçon, seprécipita, suivi de l’un des cochers, saisit le poignet de la maininvisible qui étranglait Marvel, reçut un coup de poing en pleinefigure et faillit tomber à la renverse. La porte s’ouvrit et Marvelfit un effort frénétique pour se réfugier derrière. Et le cocher,alors, prit quelqu’un par le collet.

« Je le tiens ! » criait-il.

Les mains rouges du garçon empoignèrent l’ennemi qu’on ne voyaitpoint.

« Là ! il est là ! »

M. Marvel, relâché, se laissa choir et essaya de se glisserentre les jambes des uns et des autres. Le groupe des combattantsoscilla pêle-mêle autour de la porte ouverte. C’est alors que, pourla première fois, on entendit la voix de l’homme invisible : uneplainte aiguë… Le policeman lui avait marché sur le pied : ilhurlait furieusement, et ses poings battaient l’air comme desfléaux. Le cocher, lui aussi, poussa un cri de douleur et se cassabrusquement en deux : il avait été atteint au creux de l’estomac.La porte donnant de la cuisine dans le salon se referma et couvritla retraite de Marvel, tandis que, dans cette cuisine, les gensétreignaient l’air et luttaient avec le vide.

« Où est-il passé ? demandait l’homme à la barbe.Dehors ?

– Par ici ! » dit le policeman faisant un pas dans la couret s’arrêtant.

Un morceau de tuile vola en sifflant tout près de sa tête etalla s’écraser au milieu de la vaisselle sur la table de lacuisine.

« Je vais lui faire voir !… » s’écria l’homme à labarbe.

Tout à coup un canon d’acier brilla par-dessus l’épaule dupoliceman et cinq balles se suivirent, coup sur coup, dansl’obscurité d’où était venu le projectile. En tirant, l’homme fitdécrire à sa main un mouvement circulaire horizontal, de façon queses balles rayonnassent dans la cour étroite, comme les raies d’uneroue.

Puis il y eut un silence.

« Cinq cartouches, dit l’homme à la barbe noire, c’est encore cequ’il y a de mieux. Quatre as et un roi ! Apportez unelanterne, quelqu’un, et à tâtons, mettons-nous en quête du cadavre.»

Chapitre 17L’HÔTE DU DOCTEUR KEMP

Le docteur Kemp avait continué à écrire dans son cabinetjusqu’au moment où les coups de revolver le firent sauter.Pan ! pan ! pan ! Ils se succédaient à intervallesréguliers.

« Oh ! oh ! » fit-il, en mettant de nouveau sa plumeentre ses dents et en prêtant l’oreille. « Qui est-ce qui tireainsi, à Burdock ?… Que font maintenant ces ânes-là ?»

Il se dirigea vers la fenêtre du sud, leva le châssis et, penchéen dehors, parcourut des yeux le réseau que faisait la ville dansla nuit, avec ses espaces noirs, cours ou toitures, piqués delumière, fenêtres, boutiques et lanternes.

« On dirait un attroupement, au pied de la colline, auprès desJoueurs de cricket. »

Il continua d’observer. Ses yeux se portèrent au-delà de laville, jusqu’à l’endroit lointain où brillaient les feux desnavires et des réverbères de la jetée, jusqu’au pavillon qui laterminait, comme une topaze lumineuse dans la nuit. La lune, à sonpremier quartier, était suspendue au-dessus de la colline, àl’ouest ; très claires, les étoiles avaient presque le mêmeéclat que sous les tropiques.

Après cinq minutes, pendant lesquelles son esprit s’était laisséaller à de vagues méditations sur les conditions sociales del’avenir et s’était égaré dans l’immensité de l’espace et du temps,le docteur Kemp se reprit, avec un soupir, ferma la fenêtre etrevint à son pupitre.

C’est environ une heure plus tard que retentit la sonnette de laporte d’entrée. Depuis les détonations, il avait écrit mollement,l’esprit souvent distrait. Ayant écouté, il entendit la servanterépondre au coup de sonnette et attendit le bruit de ses pas dansl’escalier ; mais elle ne vint point.

« Je serais curieux de savoir ce que c’était ! » se dit ledocteur.

Il essaya de se remettre au travail ; puis, n’y parvenantpas, il se leva, descendit de son cabinet jusqu’au palier, sonnaet, par-dessus la rampe, interpella la femme de chambre, justecomme elle arrivait dans le vestibule, en bas.

« Était-ce une lettre ?

– Non, monsieur. Un passant qui a sonné, puis qui s’est enfui.»

« Je suis agité, ce soir ! » se dit Kemp à lui-même.

Il remonta dans son cabinet et, cette fois, se remit à l’ouvragerésolument. Au bout d’un instant, il y était tout entier, et lesseuls bruits dans la pièce étaient le tic-tac de l’horloge et legrincement clair de sa plume se hâtant au centre du cercle delumière que projetait l’abat-jour sur la table.

Le docteur n’eut pas fini avant deux heures sa tâche de la nuit.Il se leva, bâilla et alla se coucher. Déjà il avait ôté son habitet son gilet, lorsqu’il se sentit altéré. Il prit un bougeoir etdescendit à la salle à manger, en quête de soda et de whisky.

Les études scientifiques avaient développé ses facultésd’observation. En retraversant le vestibule, il remarqua une tachenoire sur le linoléum, tout près du paillasson, au pied del’escalier. En remontant, il se demanda tout à coup ce que pouvaitbien être cette tache. Étant redescendu il s’aperçut, sans grandesurprise, qu’elle avait la couleur et la viscosité du sang quisèche.

Il reprit ses bouteilles et remonta de nouveau, regardant autourde lui, essayant de s’expliquer cette tache. Sur le palier,nouvelle remarque ; il s’arrêta stupéfait : le bouton de portede sa chambre était souillé de sang.

Il regarda sa main : elle était propre. D’ailleurs, il serappelait que la porte de sa chambre était ouverte lorsqu’il étaitdescendu de son cabinet ; il n’avait donc pas eu à toucher lebouton. Il entra tout droit, la figure parfaitement calme,peut-être un peu plus résolue seulement qu’à l’ordinaire. Sonregard, errant avec curiosité, tomba sur le lit : le couvre-piedétait taché de sang, les draps avaient été déchirés… Kemp n’avaitpas remarqué tout cela en entrant la première fois, parce qu’ilétait allé directement à la toilette. D’autre part, draps etcouvertures étaient enfoncés comme si quelqu’un s’était toutrécemment assis dessus.

Alors le docteur éprouva l’impression étrange d’avoir entenduune voix qui disait tout bas : « Juste Ciel !… Kemp !»

Mais le docteur Kemp ne croyait pas aux voix.

Il resta debout, les yeux en arrêt sur ses draps écroulés.Était-ce vraiment une voix ? De nouveau il regarda autour delui, mais sans remarquer autre chose que le lit en désordre etsouillé de sang. À ce moment, il entendit très distinctementquelque chose qui remuait à l’autre bout de la chambre, du côté dulavabo. Tous les hommes, même les plus éclairés, gardent certainesidées superstitieuses : Kemp fut envahi par cette sensation quis’appelle la peur des revenants. Il ferma la porte, s’avançajusqu’à la toilette, et y posa ses flacons. Tout à coup, ilaperçut, non sans tressaillir, une bande roulée, faite d’un lambeaude linge ensanglanté, qui flottait dans l’air entre lui et lelavabo.

Il resta là, stupéfait, à la contempler. C’était une bande vide,une bande convenablement serrée, mais bien vide. Il allait faire unpas pour s’en saisir, quand un léger coup l’arrêta ; en mêmetemps, une voix parlait tout près de lui :

« Kemp !

– Eh ? fit-il, la bouche ouverte.

– Maîtrisez vos nerfs… Je suis un homme invisible. »

Pendant un instant, les yeux fixés sur le bandage, Kemp nerépondit pas. À la fin :

« … Homme invisible ? répéta-t-il.

– Oui, je suis un homme invisible. »

L’histoire dont il s’était moqué tout le premier, ce matin même,revint à l’esprit de Kemp. On ne saurait dire s’il fut, à cemoment, plus effrayé ou plus surpris. Ce n’est que plus tard qu’ilput s’en rendre compte.

« Je croyais que tout cela n’était qu’une invention ! (Cequi dominait en lui, c’était encore ses raisonnements du matin.)Est-ce que vous avez un pansement ?

– Oui, répondit l’homme invisible.

– Oh ! » fit Kemp.

Il reprit son sang-froid :

« Voyons, c’est absurde ! C’est quelque tour… »

Il s’avança soudain, et sa main étendue vers le bandagerencontra des doigts invisibles. Il recula au contact, et changeade couleur.

« Rassurez-vous, Kemp, pour l’amour de Dieu !… J’ai besoinde secours, un besoin urgent. Attendez ! »

Une main lui saisit le bras. Il donna un coup sur la main.

« Kemp, cria la voix, Kemp, rassurez-vous ! »

Et l’étreinte se resserra. Un désir furieux de se délivrers’empara de lui. Mais la main du bras bandé l’empoigna parl’épaule ; il fut secoué à perdre l’équilibre et jeté à larenverse sur le lit. À peine avait-il ouvert la bouche pour crier,que le coin du drap lui fut enfoncé entre les dents. L’hommeinvisible le maintenait sous lui d’une manière inquiétante ;mais, du moins, Kemp avait les bras libres, et, des pieds comme desmains, il s’efforçait de donner des coups.

« Soyez raisonnable, n’est-ce pas ? dit l’homme invisibleen s’attachant à lui, sans s’inquiéter des bourrades qu’il recevaitdans les côtes.

– Par le Ciel ! vous allez me rendre fou !

– Demeurez là, imbécile ! » hurla l’homme invisible dansl’oreille de Kemp.

Celui-ci lutta encore un moment, puis resta tranquille.

« Si vous criez, je vous écrase la figure… Je suis invisible. Iln’y a là ni sottise ni magie. Je suis bien réellement un hommeinvisible. Et j’ai besoin de votre aide. Je ne veux pas vous fairede mal ; mais, si vous vous conduisez comme un rustre forcené,j’y serai contraint. N’avez-vous pas gardé souvenir de moi, Kemp…Griffin, de l’University Collège ?

– Laissez-moi me redresser… Je resterai où je suis… Laissez-moitranquille une minute. »

Kemp s’assit et se tâta le cou.

« Je suis Griffin, de l’University Collège. Je me suisrendu invisible. Je ne suis qu’un homme comme les autres, un hommeque vous avez connu, devenu invisible.

– Griffin ?

– Oui, Griffin !… répondit la voix, un étudiant plus jeuneque vous, presque albinos, haut de six pieds, de forte carrure avecdes yeux rouges dans une figure rose et blanche… qui obtint lamédaille de chimie.

– Je suis abasourdi… Ma tête éclate… Qu’est-ce que tout ceci a àvoir avec Griffin ?

– Mais… c’est moi qui suis Griffin. »

Kemp réfléchit.

« C’est horrible ! fit-il. Mais par quelle sorcellerie unhomme peut-il devenir invisible ?

– Il n’y a pas de sorcellerie. C’est un procédé scientifique, etassez facile à comprendre.

– C’est horrible !… Comment diable…

– Horrible, si vous voulez. Mais je suis blessé, je souffre, jesuis éreinté… Bon Dieu ! Kemp, vous êtes un homme. Un peu decalme. Donnez-moi à boire et à manger, et laissez-moi m’asseoir là.»

Kemp regardait le bandage se mouvoir à travers la pièce ;il vit un fauteuil d’osier, traîné sur le parquet, venir se placerauprès du lit. Le fauteuil craqua sous le poids d’une personne etle siège en fut abaissé d’un quart de pouce environ. Le docteur sefrotta les yeux et de nouveau se tâta le cou.

« C’est plus fort que les histoires de revenants ! »dit-il.

Et il se mit à rire machinalement.

« Cela va mieux, Dieu merci ! Voilà que vous devenezraisonnable.

– Ou idiot ! » répondit Kemp.

Et il se frotta encore les yeux.

« Donnez-moi du whisky. Je suis à peu près mort.

– Sapristi ! il n’y paraissait pas tout à l’heure… Oùêtes-vous ? Si je me lève, ne tomberai-je pas sur vous ?Là !… Fort bien. Le whisky ? Tenez ! Où faut-il vousle donner ? »

Le fauteuil cria et Kemp sentit qu’on lui prenait le verre desmains. Il dut faire un effort pour le lâcher : son instinct étaiten révolte. Le verre s’éloigna et resta en équilibre, à vingtpouces au-dessus du bord antérieur du fauteuil. Kemp le regardaitavec une perplexité infinie.

« Cela est, cela ne peut être que de l’hypnotisme ! dit-il.Vous devez m’avoir suggéré que vous étiez invisible.

– Allons donc !

– Mais cela est fantastique !

– Écoutez-moi.

– J’ai démontré, ce matin même, d’une manière concluante, quel’invisibilité…

– Peu importe ce que vous avez démontré ! Je meurs de faim,et la nuit est froide pour un homme qui n’a pas de vêtement.

– Vous voulez manger ? » demanda Kemp.

Le verre de whisky se pencha de lui-même.

« Oui, répondit l’homme invisible, en le reposant avec un bruitsec. Avez-vous une robe de chambre ? »

Kemp eut une sourde exclamation. Il se dirigea vers sagarde-robe et en tira un vêtement d’étoffe rouge sombre.

« Cela fait-il votre affaire ? »

Le vêtement lui fut pris des mains ; il flotta en l’air,flasque, pendant un moment ; puis il s’agita d’étrange façon,se dressa, moulant un corps, se boutonna de lui-même et s’assitdans le fauteuil.

« Un caleçon, des chaussettes, des pantoufles, tout cela meferait bien plaisir, dit l’homme invisible, brièvement.

– Et de quoi manger !

– Oui, quelque chose… C’est bien l’aventure la plus insensée quime soit jamais arrivée ! »

Kemp retourna ses tiroirs pour y trouver ce qu’on luidemandait ; puis, étant descendu fouiller l’office, il revintavec du pain et des côtelettes froides, et mit le tout sur unetable légère devant son hôte.

« Pas besoin de couteau », dit celui-ci.

Et une côtelette se trouva suspendue en l’air ; on entenditun bruit de mastication.

« J’aime toujours être vêtu pour manger », dit l’hommeinvisible, la bouche pleine, et dévorant avec avidité. « Drôle demanie !

– Ce poignet va tout à fait bien, je pense ?

– Fiez-vous-en à moi.

– Tout de même, il est bizarre…

– Je ne dis pas non. Mais il est singulier aussi que je me soisjeté justement dans votre maison, à vous, pour avoir mon pansement: c’est ma première bonne fortune !… Quoi qu’il en soit, je meproposais de dormir ici cette nuit : il faut que vous y consentiez.Il est bien fâcheux que du sang ait révélé ma présence, n’est-cepas ? Il y en a un caillot là-bas. Mon sang devient visible ense coagulant. Ce n’est que mon tissu vivant que j’ai transformé, etseulement pour la durée de mon existence… Je suis depuis troisheures déjà dans votre maison.

– Comment cela se fait-il ? demanda Kemp d’un ton irrité.Du diable si… En cette affaire, tout est extravagant d’un bout àl’autre.

– Tout est logique, parfaitement logique ! » répliqual’homme invisible, en étendant la main pour prendre la bouteille dewhisky.

Kemp regardait avec ébahissement cette robe de chambre dévorer.Un rayon de la bougie, pénétrant obliquement par une déchirure, àl’épaule droite, projeta un triangle de clarté sous les côtesgauches.

« Qu’était-ce que ces coups de feu ? Comment la bataillea-t-elle commencé ?

– C’est une espèce d’imbécile, une manière d’associé à moi…maudit soit-il !… qui a essayé de me voler mon argent. Et il ya réussi.

– Est-il, lui aussi, invisible ?

– Non.

– Alors ?

– Ne pourrais-je pas avoir autre chose à manger avant de vousdire tout cela ?… Je suis affamé, je souffre, et vous medemandez de vous raconter des histoires ! »

Kemp se leva :

« Mais vous, vous n’avez pas tiré ?

– Moi, non. Un idiot que je n’avais jamais vu tirait à tort et àtravers. Ils ont tous pris peur à mon arrivée. Que le diable lesemporte !… Dites donc, je voudrais autre chose à manger,Kemp.

– Je vais voir ce qu’il y a encore en bas. Pas grand-chose, jele crains ! »

Après qu’il eut achevé son souper, un souper copieux, l’hommeinvisible réclama un cigare. Il mordit le bout avec impatienceavant que le docteur eût pu trouver un couteau ; et, lafeuille extérieure s’étant défaite, il jura.

C’était chose bien curieuse de le voir fumer : sa bouche, songosier, son pharynx, ses narines devenaient visibles sous la formed’une colonne tourbillonnante de fumée.

« C’est un présent du Ciel que le tabac ! dit-il en lâchantune grosse bouffée. J’ai de la chance d’être tombé sur vous, Kemp :vous allez m’aider. Quel bonheur de vous avoir précisémentrencontré ! Je suis dans un embarras du diable ; j’ai étéfou, je crois. Quelles aventures j’ai traversées ! Mais,croyez-moi, nous ferons quelque chose à nous deux,maintenant ! »

Il s’offrit à lui-même un peu plus de whisky et de soda. Kemp seleva, regarda autour de lui et alla chercher un verre dans lachambre voisine.

« C’est insensé… Mais vous permettez que je boive ?…

– Vous n’avez pas beaucoup changé, Kemp, depuis une douzained’années. Vous autres, hommes blonds, vous ne changez point. Froidset méthodiques… Je vais vous dire : nous allons travaillerensemble.

– Mais comment tout cela s’est-il fait ? Comment enêtes-vous arrivé là ?

– Pour Dieu, laissez-moi fumer en paix une minute ! Ensuiteje vous le dirai. »

L’histoire, pourtant, ne fut pas racontée cette nuit-là. Lepoignet de l’homme invisible devenait douloureux. Il avait lafièvre, il était épuisé. Son esprit se reportait sans cesse à lachasse qu’on lui avait donnée du haut en bas de la colline, à lalutte soutenue dans l’auberge. Il commença son récit, etl’abandonna. Par moments, il parlait de Marvel : alors il fumaitplus vite et sa voix trahissait sa colère. Kemp recueillait cequ’il pouvait.

« Il avait peur de moi, je voyais bien qu’il avait peur de moi,répéta l’homme invisible à plusieurs reprises. Il voulait melâcher ; il guettait sans cesse autour de lui… Que j’ai étésot ! Le mâtin !… je l’aurais tué…

– Mais où aviez-vous eu cet argent ? » demanda Kempbrusquement.

L’homme invisible demeura silencieux un instant.

« Je ne peux pas vous le dire ce soir. »

Il gémit tout à coup et se pencha en avant, sa tête invisibleappuyée sur des mains invisibles.

« Kemp, dit-il, je n’ai pas dormi depuis bientôt trois jours. Jen’ai fait que m’assoupir une heure ou deux. Il va falloir que jedorme.

– Soit, prenez ma chambre, prenez cette chambre.

– Mais comment puis-je dormir ? Si je dors, il s’en ira…Bah ! qu’est-ce que cela fait ?

– Et votre blessure ? Qu’est-ce que c’est ?

– Rien, une égratignure. Oh ! Dieu, comme j’aisommeil !

– Eh bien, pourquoi ne pas dormir ? »

L’homme invisible parut considérer Kemp.

« Parce que j’ai des raisons particulières de tenir à n’être paspris par mes semblables. »

Kemp ouvrit de grands yeux.

« Imbécile que je suis ! s’écria l’homme invisible, enfrappant sur la table violemment. Je n’aurais jamais dû vous mettrecette idée en tête ! »

Chapitre 18L’HOMME INVISIBLE DORT

Épuisé et blessé comme il l’était, l’homme invisible ne voulutpas s’en rapporter à la parole de Kemp, l’assurant que sa libertéserait respectée. Il examina les deux fenêtres de la chambre àcoucher, leva les stores et ouvrit les châssis pour vérifier s’ilpourrait, au besoin, comme le disait Kemp, s’esquiver par là.Au-dehors la nuit était calme et silencieuse ; la nouvellelune se couchait de l’autre côté des dunes. Griffin passa en revueles serrures de sa chambre ; il inspecta les deux cabinets detoilette pour se convaincre qu’il avait là encore une double voiede salut ; finalement, il se déclara satisfait. Il était alorsdebout, sur le tapis du foyer ; Kemp entendit le bruit d’unbâillement.

« Je suis fâché, lui dit son hôte, de ne pouvoir vous raconterdès ce soir tout ce que j’ai fait ; mais je suis à bout deforces. C’est ridicule, sans doute !… Croyez-moi, Kemp, endépit de vos raisonnements de ce matin, la chose est parfaitementpossible. J’ai fait une découverte. J’avais l’intention de lagarder pour moi. Je ne peux pas. Il faut que j’aie un associé. Etvous… Nous pouvons faire des choses… Mais, à demain ! En cemoment, c’est pour moi le sommeil ou la mort. »

Kemp se tenait au milieu de la chambre, les yeux fixés sur cemannequin sans tête.

« Je vais vous laisser, n’est-ce pas ?… C’est incroyable…Ah ! il ne faudrait pas trois aventures de ce genre-là,bouleversant toutes mes idées, pour me rendre fou. Et c’estpourtant vrai !… Y a-t-il encore quelque chose que je puissefaire pour vous ?

– Rien, rien, que de me dire bonsoir.

– Eh bien, bonsoir ! » répondit Kemp, en étreignant unemain invisible.

Il se dirigeait obliquement vers la porte, quand, tout à coup,la robe de chambre vint sur lui à grands pas :

« Écoutez-moi bien. Pas de tentative pour me ligoter, pours’emparer de moi, ou… »

Le visage de Kemp prit une expression particulière :

« Je croyais, répliqua-t-il, vous avoir donné ma parole. »

Puis il ferma la porte doucement derrière lui, et aussitôt ilentendit tourner la clef à l’intérieur.

Des pas rapides allèrent à la porte du cabinet de toilette, etcelle-ci fut également fermée à clef.

Kemp se frappa le front :

« Est-ce que je rêve ? Est-ce le monde qui est devenu fou,ou moi ? »

Il éclata de rire, et, mettant la main sur la porte close :

« Être chassé de ma propre chambre par une absurditémanifeste ! »

Étant monté jusqu’au haut de l’escalier, il se retourna pourregarder toutes ces portes fermées.

« C’est pourtant vrai ! » fit-il.

Il porta les doigts à son cou légèrement meurtri.

« Oui, c’est un fait indéniable, mais… »

Il secoua la tête avec désespoir, revint sur ses pas etdescendit l’escalier. Il alluma la lampe de la salle à manger, pritun cigare et se mit à faire les cent pas, en se parlant à lui-même.De temps en temps il discutait :

« Il a dit « invisible » ! Cela existe donc, un animalinvisible ? Dans la mer, oui. Des milliers, desmillions ! Toutes les larves, les petites nauplies, toutes lesespèces de tornaria, les bêtes microscopiques…, lesméduses. Dans la mer, il y a plus de choses invisibles que devisibles ! Je n’avais jamais pensé à cela… Et dans les étangsaussi ! Toutes ces petites bêtes qui vivent là, simples petitspoints de gélatine transparente et incolore. Mais dans l’air, non.Cela ne peut pas être !… Après tout, pourquoi non ?… Maisquoi ? Si un homme était de verre, il serait encore visible.»

Sa méditation devint profonde. Trois cigares se répandirent encendre blanche sur le tapis avant qu’il parlât de nouveau. Maisalors ce fut simplement une exclamation. Il sortit de la pièce,entra dans son cabinet de consultation, alluma le gaz. Ce cabinetétait tout petit : le docteur ne vivait pas de sa science. Lesjournaux étaient là. Négligemment jeté sur la table, et déplié, lejournal du matin. Kemp le saisit, le retourna vivement et se mit àlire Une singulière histoire à Iping – celle-là même quele marin, à Port-Stowe, avait si péniblement ânonnée à Marvel. Kempla parcourut rapidement.

« Enveloppé ! dit-il. Déguisé ! Se cachant !…Personne ne semble avoir été au courant de son cas… Quel diable dejeu joue-t-il donc ? »

Il laissa tomber le journal et son regard erra, de-ci, de-là. Ilprit la St. James’s Gazette, qui était là, pliée, commeelle était arrivée.

« Ah ! nous allons enfin avoir la vérité ! »

Il ouvrit le journal. Deux colonnes lui sautèrent aux yeux, aveccet en-tête : Un village entier du Sussex atteint defolie. « Juste Ciel ! » s’écria Kemp, en lisant avecavidité le compte rendu sceptique des événements arrivés la veilleà Iping.

De l’autre côté de la page, le récit du matin avait étéreproduit. Kemp le relut : « Il courait à travers les rues,frappant à droite et à gauche… Jaffers sans connaissance… M. Huxtersouffrait beaucoup… encore incapable de dire ce qu’il avait vu…Douloureuse humiliation… le pasteur… Une femme malade de frayeur…Les fenêtres brisées… Cette histoire extraordinaire est sans douteun canular, mais trop drôle pour qu’on ne l’imprime pas… Àchacun d’en prendre et d’en laisser. »

Kemp rejeta la feuille et resta planté devant, tout pâle.

« Sans doute un canular ! »

Il reprit le journal et relut encore toute l’affaire.

« Mais quand ce vagabond est-il entré en scène ? Pourquoidiable courait-il après ce vagabond ? »

Il se laissa tomber sur le lit à opérations.

« Il n’est pas seulement invisible. C’est un fou ! Un foudangereux !… »

Lorsque l’aube vint mêler ses premières lueurs, dans la salle àmanger, à la lumière de la lampe et à la fumée du cigare, Kemp enétait encore à arpenter la pièce en cherchant le mot del’énigme.

Il était trop surexcité pour pouvoir dormir. Ses domestiques, endescendant, les yeux encore gros de sommeil, le trouvèrent là etinclinèrent à penser que c’était le travail, le surmenage qu’ilfallait accuser. Il leur donna l’ordre extraordinaire, mais tout àfait formel, de servir à déjeuner pour deux personnes dans lecabinet du belvédère et de se confiner ensuite dans le sous-sol etle rez-de-chaussée. Puis il continua de marcher dans la salle àmanger jusqu’à l’arrivée du journal du matin.

Celui-ci avait beaucoup de choses à raconter ; mais pasgrand-chose de neuf : il confirmait simplement le récit de laveille et donnait le compte rendu, fort mal écrit, d’une autreaventure étrange, survenue à Burdock. Le docteur connut ainsi leplus gros de ce qui s’était passé aux Joueurs de cricket,et le nom de M. Marvel.

« Il m’a obligé à passer avec lui vingt-quatre heures »,déclarait M. Marvel. Certains détails nouveaux étaient ajoutés àl’histoire d’Iping, notamment la rupture du fil télégraphique. Maisrien qui pût jeter quelque lumière sur les relations de l’hommeinvisible et du vagabond, car Marvel n’avait donné aucunrenseignement ni sur les trois livres qu’il portait ni sur l’argentdont ses poches étaient pleines. Le ton sceptique avait disparu, etune nuée de reporters et d’enquêteurs était déjà à l’œuvre,travaillant le sujet avec soin.

Kemp lut tout ce qui avait trait à l’affaire et envoya la femmede chambre lui chercher tous les journaux qu’elle trouverait.Ceux-là, de même, il les dévora.

« Il est invisible ! Et il a des colères qui tournent à lafolie furieuse !… Quelles choses il peut faire !… Et direqu’il est là-haut, libre comme l’air !.. Quel partiprendre ?… Par exemple, serait-ce lui manquer de parole si…Non ! »

Il alla vers un petit pupitre en désordre, dans le coin, etcommença une note. À moitié faite, il la déchira et en écrivit uneautre. Il relut celle-ci, la regarda en réfléchissant ; puisil prit une enveloppe et l’adressa au « colonel Adye, àPort-Burdock ». L’homme invisible se réveilla juste au moment oùKemp en était là. Il se réveillait en méchantes dispositions :Kemp, attentif au moindre bruit au-dessus de sa tête, entendit toutà coup des pas pesants se précipiter à travers la chambre àcoucher. Puis, une chaise fut renversée, le verre du lavabo futbrisé : Kemp se hâta de grimper l’escalier et frappa vivement à laporte.

Chapitre 19PREMIERS PRINCIPES

« Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda Kemp lorsqueson hôte lui eut ouvert.

– Rien…

– Mais, que diable ! Pourquoi ce vacarme ?

– Simple accès de mauvaise humeur, répondit l’homme invisible.Je ne pensais plus à mon bras, et il me fait mal. »

Kemp traversa la pièce et ramassa les morceaux du verrebrisé ; puis debout, avec des éclats dans la main :

« On a publié dans les journaux toute votre affaire, dit-il,tout ce qui est arrivé, soit à Iping, soit au bas de la colline. Lemonde est averti qu’il y a un citoyen invisible ; mais nul nesait que vous êtes ici. »

L’autre lâcha un juron.

« Oui, reprit le docteur, le secret est découvert. Je comprendsque c’était un secret… J’ignore quels sont vos projets ; mais,bien entendu, je suis désireux de vous servir. »

L’homme invisible s’assit sur son lit.

« Le déjeuner est servi là-haut », ajouta Kemp, d’un ton aussiaisé que possible.

Il fut ravi de voir que son hôte bizarre se levait volontiers,et il monta devant l’étroit escalier qui menait au belvédère.

« Avant tout, dit Kemp, je voudrais bien en savoir un peu pluslong sur votre invisibilité. »

Il s’était assis, après un regard impatient jeté par la fenêtre,de l’air d’un homme qui veut causer. Les doutes qu’il avait eus laveille sur la réalité de l’aventure ne lui revinrent que pours’évanouir de nouveau quand il regarda l’endroit où s’était assisGriffin, devant la table : une robe de chambre sans tête, essuyaitdes lèvres qu’on ne voyait pas, avec une serviette soutenuemiraculeusement.

« C’est bien simple, répondit Griffin, en posant sa serviette àcôté de lui.

– Pour vous, sans doute ; mais… »

Et Kemp se mit à rire.

« Oui, certainement, à moi-même, cela me semblait d’abordmerveilleux. À présent, bon Dieu !… Mais nous allons faire degrandes choses !… Je m’occupai de la question, pour lapremière fois, à Chesilstowe.

– À Chesilstowe ?

– J’y étais en quittant Londres. Vous savez que j’ai abandonnéla médecine pour me consacrer à la physique ? Non, vous ne lesaviez pas. Eh bien, c’est ainsi. L’étude de la lumièrem’attirait.

– Ah !

– La densité optique !… C’est un tissu d’énigmes, une sériede problèmes, avec des solutions qu’on n’entrevoit que vaguement…Je n’avais que vingt-deux ans. J’étais plein d’enthousiasme. Je medis : « Je vais vouer ma vie à cette question-là ; elle en «vaut la peine. » Vous savez bien comme on est bête à vingt-deuxans !

– Bête alors ou bête plus tard…

– Comme si, de connaître, de savoir, cela pouvait procurerquelque satisfaction à un homme !… Je me mis à travaillercomme un nègre. Et j’avais à peine travaillé et réfléchi six moisque la lumière se fit et passa par une maille du réseau,aveuglante. Je découvris un principe général des pigments et de laréfraction, une formule, une expression géométrique comportantquatre dimensions. Les sots, le commun des mortels et même lesmathématiciens vulgaires ne savent pas ce qu’une expressiongénérale peut signifier pour qui étudie la physique moléculaire.Dans mes livres – les livres que ce chenapan m’a volés – il y a desmerveilles, des miracles. Ce n’était pas une méthode, c’était uneidée capable de conduire à une méthode par laquelle il seraitpossible, sans changer aucune des propriétés de la matière(excepté, en certains cas, la couleur), de réduire l’indice deréfraction d’un corps solide ou liquide à celui de l’air, autantque peuvent l’exiger toutes les applications pratiques.

– Fichtre ! dit Kemp, cela est très curieux. Pourtant je nevois pas encore tout à fait… Je comprends bien que, par ce moyen,vous pouvez ôter son éclat à une pierre précieuse ; mais de làà rendre invisible une personne, il y a loin.

– Précisément. Mais considérez que la visibilité dépend del’action des corps visibles sur la lumière. Laissez-moi vousexposer les notions élémentaires comme si vous ne les connaissiezpas du tout. Mon explication en deviendra plus claire.

« Vous savez très bien qu’un corps absorbe les rayons lumineux,ou il les réfléchit, ou il les réfracte, – ou il en absorbe, et ilen réfléchit, et il en réfracte tout à la fois. Supposez qu’uncorps ne réfléchisse, ni ne réfracte, ni n’absorbe aucun rayon : cecorps ne peut pas être visible par lui-même. Par exemple, vousvoyez une boîte rouge opaque, parce que la couleur absorbe unepartie des rayons lumineux et réfléchit les autres, c’est-à-direvous renvoie tous les rayons rouges. Si elle n’absorbait pas unepartie des rayons lumineux, si elle les réfléchissait tous, c’estune boîte éclatante de blancheur que vous verriez, une boîted’argent !… Une boîte en diamant n’absorberait pas beaucoup derayons et n’en réfléchirait pas non plus beaucoup par sasurface ; mais çà et là seulement aux endroits où les surfacessont favorables, la lumière serait réfléchie et réfractée, de sorteque vous auriez l’impression de réflexions brillantes et detransparences : une boîte en verre ne serait pas aussi brillante niaussi visible qu’une boîte en diamant, parce qu’il y aurait moinsde réflexion et de réfraction. Vous comprenez ? Sous uncertain angle, vous verriez parfaitement au travers… Certainesespèces de verres seraient plus transparentes que d’autres : uneboîte en cristal serait plus limpide qu’une autre en verre de vitreordinaire. Une boîte en verre commun, très mince, serait difficileà distinguer dans une mauvaise lumière, parce qu’elle absorberait àpeine quelques rayons, en réfracterait et en réfléchirait fort peu.Si vous plongez dans l’eau une plaque de verre blanc commun – bienmieux ! si vous la plongez dans quelque liquide plus dense quel’eau, elle disparaît presque complètement, parce que le rayon quipasse de l’eau dans le verre n’est que légèrement réfracté ouréfléchi, c’est-à-dire modifié dans sa direction. Il est presqueaussi invisible qu’un jet de carbone ou d’hydrogène dansl’air ; et précisément pour la même raison !

– Oui, dit Kemp, cela va tout seul. Il n’y a pas d’écolieraujourd’hui qui ne sache tout cela.

– Voici maintenant un autre fait que tous les écoliersconnaissent de même. Si l’on brise une plaque de verre, si on laréduit en poudre, elle devient beaucoup plus facile à voir dansl’air ; elle devient, du moins, une poudre opaque et blanche.Ceci, parce que la pulvérisation multiplie les surfaces surlesquelles s’exercent réflexion et réfraction. Dans une plaque deverre il n’y a que deux surfaces ; dans le verre pulvérisé, lalumière est réfractée ou réfléchie par chacun des grains qu’elletraverse, et très peu de rayons passent droit. Mais ce verre blancpulvérisé, si vous le mettez dans l’eau, sur-le-champ, il cessed’être visible. C’est que le verre pulvérisé et l’eau ont à peuprès le même indice de réfraction ; c’est-à-dire que lalumière subit à peine une petite réfraction ou réflexion en passantde l’un dans l’autre.

« Donc un corps transparent, le verre, par exemple, est renduinvisible si vous le mettez dans un liquide qui ait à peu près lemême indice de réfraction. Raisonnez seulement une seconde ;vous comprendrez que la poudre de verre pourrait être rendueinvisible même dans l’air, si son indice de réfraction pouvait êtrerendu égal à celui de l’air : car, alors, il n’y aurait plus niréfraction ni réflexion au passage des rayons lumineux du verredans l’air et inversement.

– Oui, sans doute. Mais un homme, ce n’est pas du verrepilé !

– Non, en effet, répondit Griffin. C’est bien plustransparent !

– Allons donc !

– Et c’est un docteur qui parle !… Comme on perd lamémoire !… Avez-vous donc oublié déjà votre physique, en dixans ?… Songez à toutes les choses qui sont transparentes etd’abord ne semblent pas l’être. Le papier est fait de fibrestransparentes : s’il est blanc et opaque, c’est pour la même raisonqui fait que le verre pulvérisé est opaque, et blanc ! Huilezdu papier blanc ; que l’huile s’introduise bien dans tous lesvides, entre les molécules, de telle sorte qu’il n’y ait plus deréfraction ni de réflexion que sur les surfaces : il devienttransparent comme verre ! Et cela n’est pas vrai seulement dupapier, mais des fibres du coton, du lin, de la laine, du bois,aussi des os, Kemp, de la chair, Kemp, des cheveux, Kemp, desongles et des muscles, Kemp ! En réalité, l’organisme toutentier d’un homme – à l’exception des cellules rouges de son sanget des pigments foncés de ses cheveux – est fait de tissutransparent, incolore : tant il faut peu de chose pour nous rendrevisible les uns aux autres ! Pour la plus grande part, lesfibres d’un être vivant ne sont pas plus opaques que l’eau.

– Évidemment ! évidemment ! s’écria Kemp. Je n’avaissongé cette nuit qu’aux larves de mer et aux méduses.

– Maintenant vous me comprenez ! Vous êtes au courant detout ce que je savais, de tout ce que j’avais dans l’esprit, un anaprès avoir quitté Londres – il y a six ans. Mais je gardais toutpour moi. Il me fallait poursuivre mon travail dans des conditionsdésavantageuses et effrayantes. Oliver, mon maître, était de cessavants qui vous fixent une limite dans la science ; et, deplus, un voleur d’idées, sans cesse à fouiller la pensée desautres… Vous connaissez la fourberie ordinaire du mondescientifique ! Moi, je ne voulais rien publier ; je nevoulais pas que cet homme vînt partager ma gloire… Je continuerai àtravailler. Parti de ma formule, j’approchai peu à peu del’expérience, de la réalité. Je n’en parlais à âme qui vive, parceque je voulais lancer ma découverte sur le monde avec une forceécrasante et devenir célèbre d’un seul coup. Je repris la théoriedes pigments pour combler certaines lacunes, et soudain – sansdessein arrêté, par accident –, je fis une découverte enphysiologie.

– Vraiment ?

– Vous connaissez la matière colorante du sang : elle est rouge.Eh bien, on peut la rendre blanche, incolore, sans troubler sesfonctions normales. »

Kemp poussa un cri de surprise et d’incrédulité. L’hommeinvisible se leva et se mit à arpenter le cabinet.

« Oh ! vous pouvez vous récrier ! Je me rappelle cejour-là. Il était tard, le soir (dans la journée, on était assommépar des élèves sots et paresseux) ; je travaillais làquelquefois jusqu’à l’aurore. La lumière se fit tout à coup dansmon esprit, complète et splendide. J’étais seul. Le laboratoireétait tranquille, éclairé en silence par ses hautes lampeséclatantes… On pouvait rendre transparent un tissu, unanimal ! Exception faite des pigments, on pouvait le rendreinvisible ! « Je pourrais devenir invisible ! » me dis-jeà moi-même. Et soudain je me rendis compte de ce que peut unalbinos possédant un secret semblable. C’était renversant ! Jelaissai le liquide que j’étais en train de filtrer et j’allaicontempler le ciel et les étoiles par la grande fenêtre. « Jepourrais être invisible ! » me répétais-je.

« Réaliser cela, ce serait dépasser la magie. J’apercevais déjà,dégagé des ténèbres du doute, le tableau magnifique de tout ce quel’invisibilité pouvait représenter pour un homme : le mystère, lepouvoir, la liberté. D’inconvénients, je n’en voyais aucun. Songezdonc ! Moi, un pauvre physicien de quatre sous, professeur dejeunes sots dans un collège de province, moi, je pourraisinstantanément devenir ce prodige ! Je vous le demande, Kemp,si vous… N’importe qui, je vous dis, se serait jeté à corps perdudans cette étude… Je travaillai trois ans et il n’est pas demontagne de difficultés qui, soulevée, ne m’en ait laissé voir uneautre. La minutie infinie des détails ! Etl’exaspération ! Et un collègue, un de ces provinciaux,toujours furetant : « Eh bien, quand allez-vous enfin publier votretravail ? » C’était là son éternelle question. Et lesélèves ! Et la gêne ! Mille entraves ! Je supportaitrois années de ce régime… Et après trois années de réserve etd’angoisses, je reconnus que, aller jusqu’au bout de mon affaire,c’était impossible, impossible.

– Pourquoi ? demanda Kemp.

– L’argent ! l’argent ! » répondit l’hommeinvisible…

Et il se leva pour regarder par la fenêtre. Puis il se retournabrusquement :

« Alors, je volai le vieux, je volai mon père… Mais l’argentn’était pas à lui… Il s’est tué. »

Chapitre 20LE LOGEMENT DE GREAT PORTLAND STREET

Kemp, un moment, demeura silencieux ; il regardait fixementle dos de ce corps sans tête qui semblait appuyer le front auxvitres. Puis il tressaillit, comme frappé d’une penséesoudaine ; il se leva, saisit le bras de l’homme invisible etle força de se retourner.

« Vous êtes fatigué, lui dit-il, et, tandis que je reste assis,vous vous promenez… Prenez mon fauteuil… »

Il se plaça lui-même entre Griffin et la fenêtre la plusvoisine.

Griffin s’assit ; au bout d’une minute il repritbrusquement :

« J’avais déjà quitté le collège de Chesilstowe, quand celas’est passé. C’était le dernier jour de décembre. J’avais pris unechambre à Londres, une grande chambre non meublée, dans une grossemaison de rapport, mal tenue, dans une impasse de Great PortlandStreet. La pièce fut bientôt remplie de tout le matériel achetéavec l’argent du vieux. Mon travail allait toujours, avec suite,avec succès, approchant de plus en plus de la fin. J’étais comme unhomme qui, à la sortie du bois, tomberait tout à coup dans quelquetragédie absurde. J’allai enterrer mon père. L’esprit toujoursoccupé de mes recherches, je ne fis pas le moindre effort poursauver sa réputation. Je me rappelle l’enterrement, le corbillarddes pauvres, le service expédié, le versant de la colline balayépar un vent glacé, et son vieux camarade de collège qui lut sur satombe les prières des morts, un vieillard minable, noir, cassé,avec un rhume qui coulait.

« Je me rappelle mon retour au foyer désert, la traversée de cequi jadis avait été un village et que des entrepreneurs avaientretapé maintenant à la vilaine image d’une ville. Dans toutes lesdirections, les rues aboutissaient à des terrains vagues et seterminaient par des tas de décombres ou d’herbes. Je me voisencore, fantôme maigre et noir, marchant le long du trottoirluisant et glissant, avec un étrange détachement qui me venait deces ignobles maisons bourgeoises, de ces boutiques sordides.

« Je ne me sentais nullement attristé par la mort de mon père.Il me faisait l’effet d’avoir été la victime d’une sentimentalitéfolle. Les convenances, l’usage exigeaient ma présence àl’enterrement ; mais le cœur n’y était pas.

« Pourtant, comme je longeais la grand-rue, ma vie passée merevint à l’esprit, un moment. Je rencontrai une jeune fille quej’avais connue dix ans plus tôt ; nos regards se croisèrent…Quelque chose me poussait à rebrousser chemin et à lui parler.C’était une femme très ordinaire.

« Cette visite aux lieux d’autrefois me paraissait un rêve. Jene sentais pas alors que j’étais isolé, que j’étais sorti du mondepour me jeter dans un désert. Je remarquai bien l’absence desympathie autour de moi, mais je l’attribuais au vide ordinaire dela vie. En rentrant dans ma chambre, je crus être rendu à laréalité : là était tout ce que je connaissais, tout ce quej’aimais ; là, m’attendaient mes appareils, mes expériencestoutes prêtes. Maintenant il ne restait plus guère de difficultésque dans le détail.

« Un jour ou l’autre, Kemp, je vous dirai tous mes procédéscompliqués. Inutile maintenant. Pour la majeure partie, saufcertaines lacunes que je préfère combler de mémoire, ils sontconsignés en chiffres dans ces livres que le chemineau m’a volés.Il faudra que nous nous remettions à sa poursuite. Il faudra quenous rentrions en possession de ces livres… Le point capital étaitde placer le corps transparent dont il fallait réduire l’indice deréfraction entre deux centres d’où rayonnaient certaines vibrationsde l’éther… dont je vous parlerai plus tard… Non, il ne s’agit pasde rayons Rœntgen : je ne sache pas que les miens aient déjà étédécrits ; pourtant l’existence en est assez évidente !…J’avais surtout besoin de deux petites dynamos, et je les actionnaiavec un moteur à gaz, bon marché…

« Ma première expérience porta sur un morceau d’étoffe, unchiffon de laine blanche. C’était bien la chose la plus étrange dumonde, de le voir d’abord souple et blanc sous les jets de lumière,puis de le voir s’évanouir peu à peu, comme un flocon de fumée,disparaître… J’avais peine à croire que j’eusse obtenu cela.J’étendis la main dans le vide apparent : l’objet était bien là,aussi solide que jamais. L’ayant saisi maladroitement, je lelaissai tomber à terre : je ne le retrouvai pas sansdifficulté.

« Alors intervint une expérience plus curieuse. J’entendis unmiaulement derrière moi ; je me retournai et j’aperçus, del’autre côté de la fenêtre, un chat blanc très sale, étendu sur lecouvercle du réservoir. Une idée me vint. « Oh ! toi, tuarrives juste à point ! » pensai-je ; et, la fenêtreouverte, j’appelai le chat bien doucement. Il entra en faisantronron : la pauvre bête mourait de faim ; je lui donnai un peude lait. Toutes mes provisions étaient enfermées dans une armoire,dans un coin de la pièce.

« Quand il eut mangé, le chat fit en flairant tout le tour de lachambre, avec l’intention manifeste de s’installer chez moi. Lechiffon invisible l’inquiéta un peu : il fallait le voir cracherdevant ! Je l’établis confortablement sur l’oreiller de mongrabat et je lui donnai du beurre pour faire sa toilette.

– Et vous avez opéré sur lui ?

– Parfaitement. Mais droguer un chat, ce n’est pas une petiteaffaire, Kemp… L’opération échoua.

– Échoua ?

– Oui, sur deux points, à savoir les griffes et la matièrepigmentaire… comment cela s’appelle-t-il ? au fond de l’œil duchat… vous savez bien…

– Tapetum.

– C’est cela, le tapetum. Cela n’allait pas. Après lui avoirfait prendre la drogue pour blanchir le sang, après lui avoir faitsubir diverses préparations, je donnai à la bête de l’opium, et jela plaçai, avec l’oreiller où elle dormait, sur l’appareil. Ehbien, tout le reste s’évanouit, disparut ; mais il resta lesdeux petites flammes des yeux.

– Bizarre !

– Je n’y peux rien comprendre. Le chat était bien attaché,naturellement : il n’allait pas se sauver. Mais il se réveilla,encore engourdi, et miaula doucement… On frappa à la porte… C’étaitune vieille femme qui demeurait au-dessous, et qui me soupçonnaitde faire de la vivisection : une vieille, ruinée par la boisson, etqui n’avait plus rien au monde que son chat. Je pris vivement duchloroforme, j’en fis une application, et j’allai répondre à laporte. « N’ai-je pas entendu un chat ? demanda-t-elle ;mon chat ? – Ce n’est pas ici », fis-je très poliment. Ellen’avait pas grande confiance, et elle essayait de glisser un coupd’œil derrière moi dans la chambre : tout, en effet, était assezétrange pour elle, les murailles nues, les fenêtres sans rideaux,le grabat, le moteur à gaz en trépidation, l’éclat des pointsrayonnants et cette odeur de chloroforme dans l’air. Enfin elle dutse contenter de ma réponse et elle s’en retourna.

– Combien cela prit-il de temps ? demanda Kemp.

– Le chat ?… trois ou quatre heures. Les os, les nerfs, lagraisse furent les derniers à disparaître, ainsi que l’extrémitédes poils de couleur. Et, comme je vous le dis, le fond de l’œil –une matière visqueuse et chatoyante – ne s’en allait pas dutout.

« Il faisait nuit dehors bien avant que la chose fûtterminée ; on ne voyait plus rien que les yeux ternes et lesgriffes. J’arrêtai le moteur à gaz, je cherchai à tâtons, jecaressai la bête, qui était encore insensibilisée, je détachai sesliens ; puis, me sentant fatigué, je la laissai dormir surl’oreiller invisible, et je me couchai. J’eus de la peine àm’endormir ; je restais éveillé, pensant vaguement à deschoses sans suite, reprenant toujours mon expérience, rêvantfiévreusement que tous les objets s’obscurcissaient peu à peu,s’évanouissaient, jusqu’à ce que le sol même où je me tenaiss’évanouît. J’arrivai ainsi au cauchemar maladif et au vertige.Vers deux heures, le chat se mit à miauler dans la chambre ;je tâchai d’abord de le faire taire, en lui parlant ; puis jepris le parti de le mettre dehors. Je me rappelle l’impression quej’éprouvai en battant le briquet, il n’y avait là que deux yeuxronds, brillants, verts, et rien autour. Je lui aurais bien donnédu lait, mais je n’en avais plus. Il ne voulait pas se tenirtranquille ; il s’assit et miaula encore jusqu’à la porte.J’essayai de l’attraper avec l’idée de le jeter par la fenêtre,mais il ne se laissa pas prendre, il disparut, tout en continuantde miauler à droite et à gauche dans la chambre. À la fin, j’ouvrisla fenêtre, et je fis un grand remue-ménage. Sans doute, il finitpar sortir : je ne le vis, je ne l’entendis plus jamais.

« Alors, Dieu sait pourquoi ! je repensai à l’enterrementde mon père, à la colline lugubre battue par le vent, jusqu’à ceque le jour se levât. Je compris qu’il fallait renoncer à dormir,et, fermant ma porte derrière moi, j’errai par les rues, dans lalumière du matin.

– Vous ne voulez pas dire qu’il y a un chat invisible lâché àtravers le monde ? demanda Kemp.

– À moins qu’on ne l’ait tué… Pourquoi pas ? fit l’hommeinvisible.

– Pourquoi pas ?… Mais je n’avais pas l’intention de vousinterrompre.

– Il est bien probable qu’on l’a tué, reprit Griffin. Cependant,quatre jours après, il était encore vivant, c’est tout ce que jesais ; il était au bas d’une grille, dans Great TichfieldStreet : je vis des gens attroupés qui cherchaient d’où venaientdes miaulements. »

Griffin se tut pendant près d’une minute. Puis il reprit d’unton brusque :

« Je me rappelle cette matinée qui précéda ma métamorphose… Jedevais avoir remonté Great Portland Street, car je vois encore lacaserne d’Albany Street et la sortie des gardes à cheval ;finalement, je me trouvai assis au soleil, souffrant, mal à monaise, en haut de Primrose Hill. C’était un jour ensoleillé dejanvier, un de ces jours radieux et froids que nous avons eus cetteannée avant la neige. Ma pauvre cervelle épuisée s’efforçait dedéterminer la situation et d’établir un plan de campagne.

« Je fus surpris de reconnaître, maintenant que la récompenseétait à ma portée, combien sa possession me semblait vaine. Enfait, j’étais à bout de forces ; quatre années de labeuracharné me laissaient incapable de toute énergie comme de toutsentiment. J’étais apathique et je m’évertuais inutilement àrecouvrer l’enthousiasme de mes premières recherches, la fureur dedécouverte qui m’avait donné le courage de consommer la perte demon vieux père. Rien ne me semblait plus avoir d’importance. Jesentais, d’ailleurs, très bien, que c’était là une dispositionpassagère, due au surmenage et au manque de sommeil, et que, soitpar des drogues, soit par du repos, il me serait possible deretrouver ma vigueur.

« Je ne pouvais penser nettement qu’à une chose, c’est qu’ilfallait mener mon affaire à bonne fin : l’idée fixe me dominaitencore. Et cela, sans tarder, car je n’avais presque plus d’argent.Je regardais autour de moi, sur le penchant de la colline, desenfants qui jouaient, des jeunes filles qui les surveillaient, etje m’efforçais de songer à tous les avantages fantastiques qu’unhomme invisible pourrait avoir dans le monde.

« Au bout d’un certain temps, je me traînai jusque chez moi, jepris un peu de nourriture, une forte dose de strychnine, et je mejetai tout habillé pour dormir sur mon lit pas fait… La strychnine,Kemp, est un merveilleux tonique ; ça vous remonte unhomme.

– Mais c’est un remède diabolique, c’est du feu enbouteille !

– Je me trouvai, au réveil, tout à fait ragaillardi et mêmenerveux. Vous comprenez ?

– Oui, je connais la drogue.

– Or, quelqu’un frappait à ma porte. C’était mon propriétaire,avec des menaces, avec tout un interrogatoire : un vieux juifpolonais, vêtu d’une longue houppelande grise, chaussé depantoufles graisseuses. J’avais torturé un chat pendant la nuit, ilen était sûr : la langue de la vieille avait marché. Il insistaitpour tout savoir. Les lois du pays contre la vivisection étaienttrès sévères ; il pouvait être mis en cause.

« Je niai le chat. Alors, il dit que la trépidation de mon petitmoteur à gaz avait été ressentie dans toute la maison – ce quiétait vrai, évidemment. Il rôdait autour de moi dans la pièce,reluquant tout par-dessus ses lunettes d’argent. La terreur me pritsoudain qu’il n’emportât quelque chose de mon secret. J’essayai deme mettre entre lui et l’appareil de concentration que j’avaisarrangé : cela ne fit que le rendre plus curieux. Et qu’est-ce queje faisais ? Et pourquoi étais-je toujours seul etmystérieux ? Était-ce légal ? N’était-ce pasdangereux ? Je ne payais rien que le loyer ordinaire. Samaison avait toujours été respectable, malgré de méchantsvoisinages…

« Tout à coup, la patience m’échappa, je lui ordonnai de sortir.Il se mit à protester, bredouilla qu’il avait le droit d’entrerchez moi : en une seconde, je l’eus empoigné par le collet (quelquechose se déchira) et il tournoya jusque dans son corridor. Je fisclaquer la porte, je donnai un tour de clef et je m’assis toutfrémissant.

« Dehors, il raconta des histoires dont je ne m’occupai point,et, après un moment, il s’en alla.

« Mais cet incident gâta les choses. Je ne savais ni ce qu’ilavait l’intention, ni ce qu’il avait le droit de faire. Metransporter dans un autre appartement, c’était un retard. D’autrepart, il me restait tout juste vingt livres – pour la majeurepartie dans une banque – et je ne pouvais pas me payer undéménagement. Disparaître ! il n’y avait que cela.

« Oui, mais il y aurait chez moi enquêtes, perquisition… Àl’idée que mon œuvre pourrait être en péril, interrompue à sadernière étape, je fus pris d’une activité rageuse. Tout d’abord,je m’empressai de sortir avec mes trois volumes de notes, moncarnet de chèques – le chemineau a tout cela maintenant ! – etje les adressai, du plus prochain bureau de poste, à une posterestante privée, dans Great Portland Street. J’avais tâché desortir sans bruit. En rentrant, je trouvai le propriétaire quimontait tranquillement l’escalier : il avait, je suppose, entendula porte se fermer. Vous auriez ri de le voir sauter de côté sur lepalier quand j’arrivai en courant derrière lui. Il me regardaeffaré, quand je passai tout près. Je fis trembler toute la maisonen faisant claquer ma porte. Je l’entendis arriver d’un pastraînant jusqu’à mon étage ; il hésita, puis redescendit. Jeme remis sur-le-champ à mes préparatifs.

« Tout fut achevé dans la soirée, dans la nuit. J’étais làimmobile, sous l’influence pénible et soporifique des drogues quidécolorent le sang : on frappa des coups à la porte. Cela cessa,des pas s’éloignèrent, puis ils revinrent et l’on se remit àheurter. Bientôt on essaya de glisser quelque chose sous la porte,un papier bleu : dans un accès d’impatience, je me levai, j’allaiouvrir la porte toute grande. « Eh bien ! » m’écriai-je.C’était mon propriétaire, porteur d’un avis d’expulsion. Il me letendit, remarqua dans l’aspect de mes mains quelque chosed’insolite, je pense, et leva les yeux sur mon visage.

« D’abord, il demeura bouche béante ; puis il poussa unesorte de cri inarticulé, laissa choir à la fois chandelle etpapier, et s’enfuit à tâtons par le corridor obscur, dans ladirection de l’escalier. Je refermai la porte et tournai la clef.M’étant approché de la glace, je compris son effroi : j’avais lafigure toute blanche, couleur de pierre.

« Ce fut tout à fait horrible. J’avais compté sans lasouffrance. Nuit d’angoisse déchirante, de nausées, de défaillance.Je claquais des dents quoique ma peau fût en feu, tout mon corps enfeu ; et j’étais là, gisant comme un cadavre. Je comprenaismaintenant pourquoi le chat s’était plaint jusqu’au moment duchloroforme… Il était bien heureux que je vécusse seul et abandonnédans ma chambre. Il y avait des instants où je sanglotais, où jegémissais, où je parlais ; mais je tenais bon… je perdisconnaissance, puis je m’éveillai, tout languissant, dans la nuitnoire.

« La douleur avait cessé. Je me disais que j’étais en train deme tuer, mais je n’en avais cure. Je n’oublierai jamais le lever dujour et l’horreur éprouvée à voir mes mains devenues comme du verredépoli, puis plus transparentes et plus fines à mesure que laclarté augmentait ; enfin, je pus voir au travers, et malgrémes paupières closes, l’affreux désordre de ma chambre. Mes membresdevinrent vitreux ; les os et les artères s’évanouirent,disparurent, les petits nerfs blancs passèrent les derniers. Jegrinçais des dents, mais j’attendis là jusqu’au bout… Enfin, seulel’extrémité morte des ongles subsista, pâle et blanche, avec latache brune d’un acide sur mes doigts.

« Je fis un effort pour me lever. D’abord, j’en fus aussiincapable qu’un enfant en maillot : je piétinais, au bord de monlit, avec des membres que je ne pouvais pas voir. J’étais faible etaffamé. Je m’avançai et je regardai dans mon miroir : rien !rien du tout ! sinon quelques pigments atténués, plus légersqu’un nuage, subsistant derrière la rétine : je dus me pencher surla table et me coller le front contre la glace.

« Ce ne fut que par un violent effort de volonté que je réussisà retourner à mes appareils et à compléter mon opération.

« Je dormis pendant la matinée, en mettant mon drap sur mes yeuxpour les protéger contre la lumière. Vers midi, je fus réveillé pardes coups à la porte. Mes forces m’étaient revenues : je me dressaisur mon séant, je tendis l’oreille et je perçus des chuchotements.Je sautai sur mes pieds et, à la muette, le plus doucementpossible, je me mis à démonter mon appareil, à en disperser lesparties à travers la chambre, pour qu’on ne pût avoir aucune idéede sa structure. Bientôt les coups se renouvelèrent, des voixappelèrent : d’abord celle du propriétaire, puis deux autres. Pourgagner du temps, je leur répondis. Le chiffon et l’oreillerinvisibles me tombant sous la main, j’ouvris la fenêtre et je leslançai dehors, sur le couvercle d’un réservoir. Comme la fenêtres’ouvrait, un craquement se fit entendre à la porte : quelqu’unavait pratiqué des pesées, pour faire sauter la serrure ; maisles verrous solides, que j’avais vissés quelques jours avant,l’arrêtèrent. Tout de même, cela me fit tressaillir et me renditfurieux. Je commençai à trembler et à précipiter mesmouvements.

« Je jetai pêle-mêle au milieu de ma chambre des feuilletsdétachés, de la paille, du papier d’emballage, etc., et je tournaile robinet du gaz. Des coups sérieux se mirent à pleuvoir sur maporte. Je n’arrivais pas à trouver les allumettes ; de mesmains je battais les murs avec rage. Je refermai le gaz, enjambaila fenêtre et me tins sur le couvercle du réservoir : puis, trèsdoucement, je baissai le châssis et là, en sûreté, invisible, maistremblant de colère, je m’assis pour attendre les événements.

« Je les vis crever un des panneaux ; un moment après, ilsavaient fait sauter la gâche des verrous et ils apparaissaient dansle cadre de la porte. C’était le propriétaire, accompagné de sesdeux beaux-fils, deux gaillards de vingt-trois ou vingt-quatre ans.Derrière eux s’agitait la silhouette d’une vieille femme, lavieille d’en bas.

« Vous pouvez imaginer leur étonnement de trouver la chambrevide. L’un des jeunes gens courut aussitôt à la fenêtre, l’ouvriten hâte et regarda au-dehors. Les yeux écarquillés, sa figurebarbue, lippue, vint à un pied de la mienne. J’eus bien envie detaper dessus, mais je retins mon poing fermé.

Ses regards me traversaient le corps. De même ceux des autres,quand ils l’eurent rejoint. Le vieux alla jeter un coup d’œil sousle lit. Puis tous se précipitèrent sur le buffet. Ils se mirent àdiscuter à perte de vue, dans un jargon moitié juif, moitié mauvaisanglais ; et ils conclurent que je ne leur avais pas répondu,qu’ils avaient été dupes de leur imagination. Un sentimentd’extraordinaire orgueil succéda à ma colère, tandis que, installéhors de la fenêtre, j’observais ces quatre personnages (la vieilleaussi était entrée ; elle épiait, d’un air soupçonneux, toutautour d’elle, comme un chat), ces quatre personnages quiessayaient de deviner l’énigme de mon existence.

« Le propriétaire, autant que je pus comprendre son patois,était d’accord avec la vieille : je faisais de la vivisection. Lesfils assuraient, en charabia, que j’étais électricien : ils endonnaient comme preuve les dynamos et les radiateurs. Tous étaienttrès inquiets à l’idée de mon retour ; pourtant, j’ai constatéplus tard qu’ils avaient verrouillé la porte d’entrée. La vieilleregardait encore dans le buffet et sous le lit : l’un de mescolocataires, un marchand des quatre saisons, qui partageait avecun boucher la chambre d’en face, apparut sur le palier : onl’appela, il entra, et débita des sottises.

« Il me vint à l’esprit que les radiateurs spéciaux dont je meservais, s’ils tombaient entre les mains d’un homme intelligent etinstruit, pourraient me trahir ; ayant donc guetté l’occasion,je glissai de la fenêtre dans la pièce et, esquivant la vieille, jeséparai de sa jumelle, qui la supportait, une des petites dynamos,et j’envoyai tout l’appareil s’écraser sur le parquet. Ah !leur épouvante !… Pendant qu’ils essayaient de s’expliquer lachose, je me faufilai dehors et je descendis avec précautionl’escalier.

« Au rez-de-chaussée, j’entrai dans une petite pièce oùj’attendis. Ils finirent par descendre, eux aussi, toujoursinquiets, toujours disputant, tous un peu désappointés de n’avoirpas trouvé « d’horreurs », et se demandant quelle était leursituation légale à mon égard. Dès qu’ils furent en bas, je mefaufilai de nouveau, je remontai avec une boîte d’allumettes, jemis le feu à mon tas de papiers et de saletés, j’approchai leschaises et la litière, j’amenai le gaz avec un tuyau decaoutchouc…

– Vous avez mis le feu à la maison ? s’écria Kemp.

– Oui, j’ai mis le feu ! C’était la seule manière debrouiller ma piste. Et, d’ailleurs, la maison était certainementassurée… Je tirai tranquillement les verrous de la porte d’entréeet me voilà dans la rue ! J’étais invisible et je commençaisseulement à me rendre compte de l’avantage extraordinaire que medonnait cette qualité. Ma tête fourmillait déjà de projets insenséset merveilleux que je pouvais dès lors mettre à exécutionimpunément. »

Chapitre 21OXFORD STREET

« En descendant l’escalier, la première fois, j’avais trouvé unedifficulté imprévue : je ne voyais pas mes pieds ; jetrébuchai à deux reprises. De même, il y eut une gaucheriesingulière dans ma façon de saisir le verrou : je ne voyais pas mesmains… Cependant, à condition de ne pas regarder par terre, jeparvins à marcher assez bien sur le terrain plat.

« Mon état d’esprit, vous devez le comprendre, étaitl’exaltation. J’éprouvais la sensation d’un voyant qui marcherait,avec les pieds enveloppés d’ouate et des vêtements qui ne feraientaucun bruit dans une cité d’aveugles. J’avais une tentation follede plaisanter, de faire peur aux gens, de leur taper sur l’épaule,d’envoyer promener des chapeaux, afin de m’ébattre en mes avantagesexceptionnels.

« Pourtant, à peine avais-je débouché dans Great Portland Street(je demeurais tout près du grand magasin de nouveautés), j’entendisle bruit d’un choc et je fus heurté violemment par-derrière :m’étant retourné, je vis un homme qui portait un panier de siphonset qui regardait son fardeau avec ahurissement. Quoique le coupm’eût réellement fait mal, je trouvai quelque chose de si drôledans sa stupéfaction que j’éclatai de rire bien haut. « Le diableest dedans ! » criai-je en tirant le panier des mains duporteur. Celui-ci lâcha immédiatement et je balançai en l’air toutela charge : mais une brute de cocher de fiacre, qui se trouvait là,devant un cabaret, se jeta dessus, et ses doigts étendusm’atteignirent, avec une vigueur fâcheuse, au-dessous de l’oreille.Je laissai tout retomber sur le cocher. Alors clameurs, piétinementde la foule autour de moi ; les gens sortent des boutiques,les voitures s’arrêtent. Je compris ma sottise, et, tout en lamaudissant, je m’adossai contre une vitrine et guettai le moment dem’enfuir : en un instant, je pouvais être pris dans la cohue etinévitablement découvert. Je bousculai un garçon boucher qui, parbonheur, ne se retourna point pour voir le néant qui le poussait,et je m’esquivai derrière le fiacre. J’ignore comment se terminal’affaire.

« Je me hâtai de traverser la chaussée qui, heureusement, étaitlibre et, faisant à peine attention au chemin que je suivais, enproie depuis le dernier incident à la frayeur d’être découvert, jeplongeai dans la foule dont Oxford est encombrée l’après-midi.J’essayai de me caser dans le courant ; mais il était tropcompact et bientôt on me marcha sur les talons. Je pris leruisseau, dont je trouvai les inégalités bien rudes ; et,presque tout de suite, le brancard d’un cab en maraude meheurta avec force au-dessous de l’omoplate, me rappelant quej’étais déjà péniblement meurtri. Je m’écartai en chancelant ;j’évitai, d’un mouvement instinctif, une voiture à bras, et je meretrouvai derrière le cab. Une inspiration me sauva :comme celui-ci avançait lentement, je le suivis, je me tins dans lesillage, surpris du tour que prenait mon aventure, inquiet etfrissonnant de froid. C’était un jour clair de janvier, et j’étaistout nu, et la mince couche de boue qui couvrait la chaussée étaitbien près de geler… Insensé, je le comprends maintenant, je n’avaispas compté que, transparent ou non, je n’étais pas à l’abri desrigueurs de la température.

« Tout à coup, une idée lumineuse me passa par la tête : je fisle tour en courant et je montai dans le cab. Et ainsi,grelottant, effrayé, reniflant, sentant les premières atteintesd’un rhume avec des contusions de plus en plus douloureuses dansles reins, je me fis conduire au pas tout le long d’Oxford Street,jusqu’au-delà de Tottenham Court Road. Comme on peut l’imaginer,mon humeur était singulièrement changée depuis le moment où, dixminutes plus tôt, je m’étais élancé hors de chez moi. Ah ! ceprivilège d’être invisible ! La seule pensée qui m’absorbât àcette heure était de savoir comment me tirer d’affaire.

« Nous passâmes lentement devant le magasin de Mudie ; là,une dame de haute taille, portant cinq ou six volumes à couverturejaune, héla mon cab : je ne sautai dehors que juste àtemps pour lui échapper, en rasant de près, dans ma fuite, uncamion de chemin de fer. Je décampai dans la direction deBloomsbury Square, avec l’intention de me diriger vers le nord,derrière le British Muséum, et de gagner ainsi les quartierstranquilles. J’étais maintenant cruellement gelé, et l’étrangeté dema situation m’irritait les nerfs à tel point que je pleurais encourant. À l’angle ouest du square, un petit chien blanc sortit desbureaux de la Société de Pharmacie et aussitôt il vint quêter demon côté, le nez à terre.

« Je n’avais jamais songé à cela auparavant : le nez est pourl’esprit d’un chien ce que l’œil est pour l’esprit d’un homme quivoit clair. Les chiens perçoivent l’odeur d’un passant comme leshumains perçoivent sa forme. L’animal se mit à aboyer et à sauter,témoignant, à ce qu’il me parut trop clairement, qu’il était avertide ma présence. Je traversai Great Russel Street, en regardantpar-dessus mon épaule et je fis un bout de chemin dans MontagueStreet avant de reconnaître dans quelle direction je courais.

« Alors, j’entendis une musique et, regardant au loin, je visune foule qui sortait de Russel Square, une troupe de tricotsrouges, et, en tête, la bannière de l’Armée du Salut. Dans unepareille presse de gens ou psalmodiant sur la chaussée ou semoquant sur les trottoirs, aucun espoir de pénétrer. Ne voulant pasrebrousser chemin et m’éloignant davantage de mon logis, prenant unparti sous l’aiguillon des circonstances, je gravis les degrés bienblancs d’une maison qui faisait face aux grilles du British Muséumet je me tins là pour attendre que la foule se fût écoulée. Parbonheur, mon chien s’arrêta au bruit de la fanfare, hésita et, augalop, s’en retourna vers Bloomsbury Square.

« La troupe arrivait, braillant avec une inconsciente ironiel’hymne : Quand Le verrons-nous face à face ? Letemps me parut interminable, avant que le flot de la foule vîntbalayer le trottoir ! Boum ! boum ! boum ! lagrosse caisse m’envoyait ses vibrations bruyantes ; je nefaisais pas attention à deux gamins arrêtés auprès de moi :

« – Regardez donc ! dit l’un.

« – Quoi ? fit l’autre.

« – Mais… ces traces de pas… de pieds nus… »

« Je vis ces enfants arrêtés, bouche béante, devant les tracesboueuses que j’avais laissées derrière moi sur les marchesrécemment blanchies. Les passants les coudoyaient, les poussaient,mais leur maudite intelligence restait là en arrêt… (Boum !boum ! boum !) Quand (boum !) Leverrons-nous (boum !) face à face (boum,boum !)…

« Il y a un homme qui a monté ces marches nu-pieds, ou je ne m’yconnais pas ! dit l’un des gamins. Et il n’est pas redescendu.Et son pied saignait ! »

« Le gros de la foule était passé.

« – Regardez, là, Ted ! » fit le plus jeune des petitsdétectives, avec la voix aiguë de la surprise. Et il allongeait ledoigt dans la direction de mes pieds. Je regardai aussi, et je visleurs contours indiqués par des mouchetures de boue. Un moment, jefus paralysé.

« – Eh ! c’est bizarre, dit le plus âgé, c’estrenversant ! Tout à fait l’ombre d’un pied, n’est-cepas ? »

« Il hésita, puis il avança, la main tendue. Un homme s’arrêtapour voir ce qu’il cherchait, puis une jeune fille. Une secondeencore, et il m’aurait touché. Alors, je compris ce qu’il y avait àfaire ; j’avançai d’un pas, le gamin fit un bond en arrière enpoussant un cri et, d’un mouvement rapide, je sautai sur le seuilde la maison voisine. Le plus jeune des galopins fut assez malinpour suivre le mouvement et, avant que j’eusse descendu les marcheset gagné le trottoir, il était revenu de sa surprise et hurlait queles pieds avaient passé par-dessus le mur.

« On fit cercle autour de lui, on vit les traces nouvelles demes pas sur la dernière marche et sur le trottoir. « Qu’est-cequ’il a ? demanda quelqu’un. – Des pieds ! voyez !Des pieds qui courent ! »

« Tout le monde dans la rue, à l’exception de mes troisbourreaux, ne s’occupait que d’escorter l’Armée du Salut ;cette cohue m’arrêtait, mais les arrêtait aussi. Il y eut un remousdans la foule ; on s’étonne, on questionne. Je bouscule unjeune homme, je passe ; un moment après, je courais têtebaissée autour de Russel Square, avec six ou sept personnes quisuivaient mes traces et n’y comprenaient rien. Je n’avais pas leloisir de m’expliquer : c’est toute la foule, aussitôt, quej’aurais eue après moi.

« Deux fois, je tournai un coin, trois fois je traversai lachaussée et je revins sur mes pas ; puis, comme mes pieds seréchauffaient et se séchaient, leur empreinte commençait às’atténuer. Enfin, j’eus le temps de respirer ; je me frottai,je me nettoyai les pieds avec les mains, et ainsi je pus sauver letout. Ce que je vis en dernier lieu de cette chasse, ce fut unpetit groupe d’une douzaine de personnes peut-être, étudiant avecune perplexité infinie une empreinte qui séchait lentement, aprèsune flaque d’eau, dans Tavistock Square, une empreinte aussi isoléeet aussi incompréhensible que la trace observée par Robinson Crusoédans son île déserte.

« Cette course m’avait un peu réchauffé ; je m’engageaiavec plus de courage dans le dédale de ces rues peu fréquentées quisont par là. J’avais l’échine raide et courbatue ; mesamygdales étaient douloureuses depuis l’étreinte du cocher ;la peau de mon cou avait été écorchée par ses ongles ; mespieds me faisaient extrêmement mal ; une petite coupure, àl’un d’eux, me faisait boiter. Une fois, je vis un aveugles’approcher de moi ; je me dérobai en clochant, car jeredoutais la finesse de ses sens. Une ou deux fois, il y eut descollisions ; je laissai les gens stupéfaits des malédictionsinexplicables qui résonnaient à leurs oreilles.

« Alors, doucement, sans bruit, il m’arriva quelque chose dansla figure : le square se couvrait d’un léger manteau blanc, desflocons de neige tombaient avec lenteur. J’avais attrapé un rhumeet je ne pus retenir un éternuement. Tous les chiens que jerencontrais étaient pour moi, avec leur museau tendu et leursreniflements indiscrets, des objets de terreur.

« Je vis accourir des hommes, des enfants, criant à pleinspoumons : il y avait un incendie. Ils allaient dans la direction demon logis. Regardant derrière moi, vers le bas de la rue, j’aperçusune masse de fumée noire au-dessus des toits et des fils dutéléphone. C’était, j’en eus la certitude, mon logis qui brûlait :tout était là, vêtements, appareils, toutes mes ressources, envérité, excepté mon carnet de chèques et les trois volumes de notesqui m’attendaient dans Great Portland Street. Tout brûlait,tout ! Si jamais homme brûla ses vaisseaux, c’était bienmoi ! La maison flambait. »

L’homme invisible fit une pause et réfléchit. Kemp jeta unregard impatient par la fenêtre. Puis :

« Je vous suis, dit-il, continuez ! »

Chapitre 22DANS UN GRAND MAGASIN

« C’est donc en janvier dernier, sous la menace d’une tempête deneige – et la neige, en restant sur moi, m’aurait trahi ! –,que, fatigué, gelé, souffrant, malheureux plus qu’on ne sauraitdire et pourtant à peine convaincu de mon invisibilité, jecommençai cette vie nouvelle à laquelle je suis voué. J’étais sansabri, sans ressources ; pas un être au monde à qui je pusse meconfier. Dire mon secret, c’était me livrer, faire de moi unecuriosité, un phénomène. Pourtant, j’avais bien envie d’accoster lepremier venu et de m’en remettre à sa discrétion. Mais, d’autrepart, je devinais la terreur, la brutale cruauté qu’éveilleraientmes avances. Je ne formai aucun projet tant que je fus dans la rue.Mon seul objectif était de me mettre à l’abri de la neige, d’êtreenfin à couvert, au chaud : alors, seulement, je pourrais arrêterun plan. Mais, même pour moi, homme invisible, les files demaisons, à travers Londres, restaient fermées, barricadées,verrouillées, imprenables.

« Je ne voyais qu’une chose devant moi, clairement : le froid,les intempéries, toutes sortes de misères sous la neige et dans lanuit.

« Il me vint une fameuse idée. Je pris l’une des rues qui mènentde Gower Street à Tottenham Court Road et je me trouvai bientôtdevant l’Omnium, ce grand établissement où l’on vend detout, vous savez bien – de la viande, de l’épicerie, du linge, desmeubles, des vêtements, et même de la peinture à l’huile –, unlabyrinthe énorme de magasins, plutôt qu’un magasin. J’avais penséque je trouverais les portes ouvertes : elles étaient fermées.Comme j’étais debout dans la large entrée, une voiture s’arrêtadevant ; un homme en uniforme – vous connaissez bien cetteespèce de personnage, avec Omnium en lettres d’or sur la casquette– ouvrit la porte. Je réussis à m’introduire et, en parcourant lamaison – j’étais au rayon des rubans, des gants, des bas, etc. –,j’arrivai dans une partie plus spacieuse consacrée aux paniers pourpique-niques et aux meubles d’osier.

« Je ne me sentais pas là en sûreté, pourtant : trop de mondeallait et venait, sans cesse. Je rôdai de-ci, de-là, si bien que jedécouvris à un étage supérieur un vaste rayon où s’alignaient desquantités de bois de lit ; j’escaladai les bois et trouvai unrefuge enfin dans un énorme entassement de matelas repliés.L’endroit, déjà éclairé, était agréable et chaud : je décidai dedemeurer dans cette cachette, avec un œil ouvert prudemment sur lesgroupes de commis et de clients qui circulaient dans le magasin,jusqu’à l’heure de la fermeture. Je pourrais alors, pensais-je,piller la maison pour me nourrir, m’habiller, me déguiser, rôderpartout, me rendre compte des ressources, peut-être dormir surquelque lit. Le plan paraissait très raisonnable. Mon idée était deme procurer un costume, de me faire une tête convenable, quoiqueemmitouflée, d’avoir de l’argent, de reprendre alors mes livres oùils m’attendaient, puis de louer quelque part un logement et depréparer à loisir la réalisation complète des avantages que medonnait sur autrui – je le croyais encore ! – mon privilèged’être invisible.

« La fermeture vint assez vite. Il n’y avait pas plus d’uneheure que j’avais pris position sur les matelas, quand je vis quel’on baissait les stores des fenêtres et que l’on poussait lesclients vers la porte. Un certain nombre de jeunes gens alertes semirent, avec une ardeur extraordinaire, à ranger toutes lesmarchandises qui restaient en désordre. Je quittai ma tanière dèsque la cohue diminua, et j’errai avec précaution dans les partiesles moins solitaires du magasin. J’étais vraiment surpris de voiravec quelle rapidité, jeunes hommes et jeunes femmes enlevaient lesmarchandises étalées pour la vente pendant le jour. Tous lescartons, toutes les étoffes pendues, toutes les passementeries,toutes les boîtes de sucreries dans la section d’épicerie, tous lesétalages de ceci ou de cela étaient descendus, reliés, enveloppés,replacés dans des cases bien tenues ; tout ce qui ne pouvaitpas être pris et rangé était recouvert de housses en grosse toile.Enfin, tous les sièges furent retournés sur les comptoirs, pourlaisser libre le parquet. Aussitôt que chacun de ces jeunes gensavaient fini, il ou elle se hâtait vers la sortie avec un air devivacité que j’avais rarement observé jusque-là chez des commis.Alors, arriva une équipe de garçons, répandant de la sciure debois, portant des seaux et des balais. Je dus me garer pour ne pasme trouver sur leur passage, et il arriva même que ma chevillereçût de la sciure. Pendant quelque temps, errant par les comptoirscouverts et obscurs, je pus entendre les balais à l’œuvre. À lafin, une bonne heure environ après la clôture du magasin, je perçusun bruit de portes fermées à clef. Le silence s’étendit partout etje me trouvai seul, dans le dédale inextricable des rayons, desgaleries, des salles d’exposition. Tout était bientranquille ; d’un certain endroit, près de l’une des portes,qui donnent sur Tottenham Court Road, je me rappelle avoir entendule bruit que faisaient au-dehors les talons des passants.

« Ma première visite fut pour le quartier où j’avais vu vendredes bas et des gants. Il faisait sombre, j’eus l’ennui de couriraprès des allumettes ; mais je finis par en dénicher dans untiroir de la petite caisse. Ensuite, il me fallut trouver unebougie. Je déchirai des enveloppes, je fouillai, je ne sais combiende boîtes et de tiroirs ; à la fin, je découvris ce que jecherchais ; l’étiquette du carton portait : « Caleçons etgilets en laine d’agneau ». Puis, des chaussettes, un cache-nezbien épais ; puis, j’allai au rayon des vêtements, je pris unpantalon, un veston d’intérieur, un pardessus, un chapeau mou – uneespèce de chapeau ecclésiastique à bords rabattus. Je commençais àredevenir un être humain. Alors je pensai à manger.

« À l’étage supérieur, il y avait un buffet : j’y trouvai de laviande froide ; du café restait dans la cafetière ;j’allumai le gaz, je le fis réchauffer : ça allait déjà mieux.Ensuite, comme je cherchais des couvertures – il fallut mecontenter d’un lot de couvre-pieds –, je tombai sur une sectiond’épicerie, avec plus de chocolat et de fruits confits qu’il nem’en fallait, et du bourgogne blanc. À côté, le rayon de jouets :il me vint une idée fameuse… Il y avait là des faux nez, des nez encarton, vous savez ? J’aurais bien voulu des lunettesnoires ; mais l’Omnium ne tenait point d’articles d’optique…Mon nez m’avait inquiété ; j’avais pensé à le farder ;mais cette découverte me mit en goût de perruques, de masques, etc.Enfin, j’allai dormir sur un monceau de couvre-pieds, très chauds,très confortables.

« Mes dernières pensées avant de m’assoupir furent les plusriantes qui me fussent venues depuis ma métamorphose. Je jouissaisdu bien-être physique, et mon esprit s’en ressentait. Je croyaispouvoir, au matin, m’esquiver sans être vu, avec mes vêtements surmoi, en me couvrant la figure d’un grand cache-nez blanc quej’avais pris ; avec l’argent trouvé, j’achèterais des lunetteset je compléterais ainsi mon déguisement.

« Je ne tardai pas à revoir dans les rêves les plus tumultueuxtous les événements fantastiques de ces derniers jours. Je vis unvilain petit juif de propriétaire vociférant chez lui ; je visses deux beaux-fils ébahis, et la figure ridée d’une vieille femmequi réclamait son chat. Je connus de nouveau l’étrange sensation devoir le tissu disparaître, et je revins sur la colline éventée,j’entendis le vieux clergyman renifler et marmotter sur la tombeouverte de mon père : « Le limon au limon, la cendre à la cendre,la poussière à la poussière… – Vous aussi ! » fit une voix.Et, tout à coup, je fus poussé vers le trou. Je me débattais, jecriais, j’appelais au secours les gens du convoi ; mais, pasplus émus que les pierres, ils continuaient à suivre le service. Levieux prêtre lui-même ne cessait de bourdonner et de renifler surson rituel. Je compris que l’on ne pouvait ni me voir ni m’entendreet qu’une puissance irrésistible avait prise sur moi. En vain jeluttai, je fus entraîné au bord, la bière rendit un son sourd quandje tombai dessus, et de la terre fut jetée par pelletées sur moncorps. Personne ne faisait attention à moi, personne nes’apercevait que j’étais là. Je fis des efforts convulsifs et je meréveillai.

« Le petit jour, le pâle petit jour de Londres était venu ;mon refuge était éclairé d’une lumière grise et froide qui filtraitautour des stores. Je me redressai et, pendant un moment, je ne puscomprendre où j’étais, dans cette vaste pièce, avec ses comptoirs,ses piles d’étoffes enroulées, ces monceaux de couvre-pieds et decoussins, ses colonnes de fer. Puis, la mémoire me revint,j’entendis des voix qui causaient.

« Là-bas, là-bas, dans la lumière plus vive d’un comptoir quiavait déjà levé ses stores, je vis approcher deux hommes, je melaissai glisser, cherchant par où je pourrais fuir. Mais le bruitde mon mouvement les avertit de ma présence : ils aperçurent, sansdoute, une forme qui s’en allait avec le moins de tapage et le plusvite qu’elle pouvait. « Qui est là ? cria quelqu’un. –Arrêtez ! » cria l’autre. Je tournai précipitamment un coin,et je tombai en plein – moi, corps sans tête, ne l’oubliezpas ! – sur un grand flandrin qui pouvait bien avoir quinzeans. Il poussa des hurlements, je l’envoyai rouler par terre, jesautai par-dessus lui, je tournai un autre coin, et, par uneheureuse inspiration, je me jetai à plat ventre derrière uncomptoir. Presque aussitôt j’entendis des pas courir le long ducomptoir et me dépasser ; des voix criaient : « Tout le mondeaux portes ! » Et l’on demandait ce qu’il y avait. Et l’onéchangeait des avis sur la manière de me capturer.

« Étendu sur le sol, épouvanté, j’avais perdu mon sang-froid. Sisingulier que cela puisse paraître, il ne me vint pas à l’esprit,sur le moment, d’ôter mes vêtements comme j’aurais dû le faire. Jem’étais mis dans la tête de m’en aller avec, et cette idée-là seuleme dirigeait.

« Cependant, l’inspection des comptoirs se termina par ce cri :« Il est là ! » Je sautai sur mes pieds, je pris vivement unechaise et la jetai dans les jambes de l’imbécile qui avaitcrié ; me retournant, je tombai sur un autre, au coin de lagalerie, je l’envoyai rouler et me mis à grimper l’escalier quatreà quatre. Celui-ci se releva, hurla quelque chose comme : «Taïaut ! taïaut ! » et, plein d’ardeur, se précipita dansl’escalier à ma poursuite. Tout en haut étaient empilés, en foule,de ces vases aux couleurs éclatantes… vous savez bien ?

– Des vases d’art, suggéra Kemp.

– Oui, des vases d’art. Je tournai à la dernière marche, j’enpris un dans une pile et je le lui écrasai sur la tête, à cetimbécile, quand il arriva jusqu’à moi. Mais toute la pile de potss’écroula : j’entendis des cris et des pas venant de toutes parts.Je me ruai vers le buffet : il y avait là un homme vêtu de blanc,une espèce de cuisinier qui, lui aussi, me donna la chasse. Undernier détour désespéré : je me trouvai au milieu des lampes et dela quincaillerie. Je me réfugiai derrière le comptoir, j’attendismon cuisinier, et, au moment où il s’élançait, le premier de lameute, je lui portai, avec une lampe, un coup droit qui le plia endeux. Il tomba ; et moi, me blottissant dans ma cachette, jeme mis à me dépouiller de mes vêtements le plus vite possible.Pardessus, veston, pantalon, chaussures, cela allait bien ;mais un gilet en laine d’agneau colle sur le corps, comme la peau.J’entendis venir les autres ; le cuisinier, étourdi ou muet deterreur, gisait immobile de l’autre côté du comptoir : il fallaitdonner encore une fois tête baissée, comme un lapin qui débouched’un tas de bois.

« J’entendis quelqu’un crier : « Par ici, monsieurl’agent ! » Je me retrouvai dans mon magasin de literie, puisdans un océan de confections. Je m’y précipitai, je m’étendis àterre, je me débarrassai de mon gilet, après des contorsions à n’enplus finir ; et, hors d’haleine, affolé, je me dressai enliberté juste au moment où l’agent et trois commis tournaient lecoin. Ils se jetèrent sur mon gilet et mon caleçon ; ilss’emparèrent de mon pantalon. L’un des jeunes gens s’écria : « Ilabandonne son butin ! Il est certainement par ici !… »Mais, tout de même, on ne me découvrit point. Je restai là unmoment, à les voir qui me cherchaient, et à maudire la déveine quime faisait perdre mes vêtements. Puis, je retournai au buffet, jebus un peu de lait, et je m’assis auprès du feu pour examiner lasituation.

« Bientôt arrivèrent deux employés qui se mirent à causer del’affaire avec beaucoup d’animation et comme des sots qu’ilsétaient. J’entendis un récit très exagéré de mes déprédations, puisdes conjectures sur l’endroit où je pouvais bien être. Alors je merepris à faire des projets. La difficulté insurmontable, ici,maintenant surtout que l’alarme était donnée, c’était d’emporterquoi que ce fût. Je descendis au magasin pour voir s’il y avaitmoyen de faire un paquet et de mettre dessus une adresse ;mais je ne pouvais pas deviner comment fonctionnait le contrôle.Vers onze heures, la neige ayant fondu à mesure qu’elle tombait, lajournée étant plus belle et un peu plus chaude que la précédente,je me dis que, décidément, il n’y avait rien ici à espérer pourmoi, et je sortis, toujours exaspéré de ma mauvaise chance etn’ayant d’ailleurs en tête que les desseins les plus vagues. »

Chapitre 23LA BOUTIQUE DE DRURY LANE

« Vous devez commencer à comprendre tous les désavantages de macondition. J’étais sans abri, sans rien pour me couvrir ; meprocurer des vêtements, c’était sacrifier tous mes avantages,c’était faire de moi un monstre étrange et terrible. De plus, jejeûnais, car manger, me remplir l’estomac d’aliments qui neseraient pas tout de suite assimilés, c’était redevenir visible, etd’une façon grotesque.

– Je n’avais pas pensé à cela, dit Kemp.

– Moi non plus !… La neige m’avait avisé d’une autre espècede dangers. Je ne pouvais pas aller dehors par la neige : ens’accumulant sur moi, elle m’aurait dénoncé. La pluie, elle aussi,eût fait de moi une silhouette ruisselante, un simulacre humainétincelant, une bulle fantastique… Et le brouillard !… jeserais, dans le brouillard, un fantôme, encore plus ténu, un vaguesoupçon d’humanité. D’ailleurs, au grand air – dans l’air deLondres ! –, je recueillais de la boue sur mes chevilles, desfumées de charbon et de la poussière sur ma peau. Je ne pouvais passavoir au bout de combien de temps, par cela même, je deviendraisvisible, mais je voyais clairement que ce ne serait pas long.

« Donc, ne pas rester dans Londres, à aucun prix.

« Je gagnai les faubourgs, du côté de Great Portland Street, etje me retrouvai à l’extrémité de la rue où j’avais logé ; jen’y entrai pas : la foule stationnait en face des ruines encorefumantes de la maison que j’avais incendiée. Le plus urgent pourmoi, c’était d’avoir des vêtements. J’aperçus alors, dans une deces petites boutiques où il y a de tout – des journaux, desbonbons, des jouets, de la papeterie, des accessoires du derniercarnaval, etc., etc. –, un grand assortiment de masques et de fauxnez : je me rappelle l’idée que m’avaient suggérée les joujoux del’Omnium. J’avais maintenant un but : je me dirigeai, enfaisant des détours pour éviter les rues fréquentées, vers lesruelles au nord du Strand ; je me souvenais que plusieurscostumiers de théâtre avaient leurs boutiques de ce côté-là, sansbien savoir où.

« Il faisait froid ; les rues étaient balayées par un ventdu nord piquant. Je marchais vite pour n’être pas rattrapé. Chaquevoie à traverser représentait un danger, chaque passant était àépier avec vigilance. Un homme, au moment où j’allais le dépasser,au bout de Belfort Street, se retourna brusquement, vint sur moi,et m’envoya rouler sur la chaussée, presque sous la roue d’uncab. Toute la file des cochers fut d’avis qu’il avaitlui-même reçu comme un coup. Je fus si troublé de cette rencontreque j’entrai dans le marché de Covent Garden et m’assis un moment,haletant et tremblant, dans un coin tranquille, auprès d’unéventaire de violettes. Je m’aperçus que j’avais pris un nouveaurhume ; il fallait me retourner de temps en temps pour ne pasattirer l’attention par mes éternuements.

« Enfin, j’arrivai au terme de mes recherches : une sale petiteboutique, piquée de mouches, dans une rue écartée, près de DruryLane, avec une vitrine pleine de robes à paillettes, de fauxbijoux, de perruques, de pantoufles, de dominos et de photographiesd’actrices. La boutique était à la mode d’autrefois, basse etsombre ; au-dessus, quatre étages noirs et tristes. Jeregardai curieusement à travers la glace et, ne voyant personne àl’intérieur, j’entrai. La porte, en s’ouvrant, fit tinter unesonnette ; je la laissai ouverte et tournai autour d’unmannequin qui portait un costume râpé, dans un coin, derrière unepsyché. Pendant une minute environ, personne ne vint ; puis,j’entendis des pas pesants traverser une pièce, et un homme apparutdans la boutique.

« Mon plan était parfaitement arrêté. Je me proposais depénétrer dans la maison, de me cacher en haut de l’escalier, deguetter mon heure et, lorsque tout serait tranquille, de fouillerlà-dedans, de prendre une perruque, un masque, des lunettes, uncostume, et d’aller ensuite par le monde, personnage peut-êtregrotesque, mais au bout du compte, acceptable. Incidemment, jepourrais trouver dans la maison quelque argent très utile.

« L’homme qui venait d’entrer était petit, légèrement bossu,avec des sourcils épais, de longs bras, des jambes courtes ettordues. Apparemment, j’avais interrompu son repas. Il regarda toutautour de lui, avec une expression d’attente. Il eut d’abord unecertaine surprise, puis la colère, de voir sa boutique vide. «Sacrés galopins ! » s’écria-t-il. Après un coup d’œil dans larue, à droite, à gauche, il rentra, referma la porte d’un coup depied, avec un dépit manifeste, et retourna en bougonnant vers cellequi menait à l’intérieur.

« Je m’avançai pour le suivre ; au bruit que je fis, ils’arrêta net. Je m’arrêtai de même, étonné de la finesse de sonoreille. Il me jeta la porte au nez.

« J’hésitais. Tout à coup, j’entendis revenir des pas précipitéset la porte se rouvrit : il se tint là, debout, regardant toutautour de lui dans la boutique, en homme qui n’était pas encoreconvaincu. Puis, se parlant à lui-même, il chercha derrière lecomptoir, puis derrière certains meubles. Et de nouveau, ils’arrêta, indécis. Mais il avait laissé sa porte ouverte : je meglissai dans l’arrière-boutique.

« C’était une pièce bizarre, pauvrement meublée, avec un tas demasques dans un coin. Sur la table, le déjeuner interrompu :c’était chose furieusement exaspérante pour moi, Kemp, que d’avoirà respirer son café, à rester immobile, tandis qu’il rentrait,qu’il reprenait son repas. Ses manières à table étaientagaçantes.

« Trois portes donnaient dans cette petite pièce, l’uneconduisant à l’étage supérieur, une autre en bas ; mais toutesétaient fermées : je ne pouvais donc pas m’échapper tant qu’ilétait là. Je pouvais à peine bouger, en raison de sa vigilance, etj’avais un courant d’air dans le dos : deux fois je réprimai unéternuement juste à temps.

« Mes impressions de simple spectateur étaient sans doutecurieuses et neuves ; mais, avec tout cela, je me trouvaiterriblement las et impatienté longtemps avant qu’il eût fini demanger. Pourtant, le repas eut un terme. Ayant mis sa misérablevaisselle sur le plateau d’étain où était la théière, ayant ramasséles miettes dans sa serviette tachée de moutarde, il emporta letout. Son fardeau l’empêcha de fermer la porte derrière lui, commeil n’eût pas manqué de le faire sans cela – je n’ai jamais vu sonpareil pour fermer les portes ! –, et je le suivis dans unecuisine très sale, en sous-sol, et dans un petit office. J’eus leplaisir de le voir commencer à laver sa vaisselle ; mais, netrouvant pas bon de rester en bas et le carrelage n’étant pas chaudpour mes pieds, je remontai et je m’assis sur la chaise dubonhomme, auprès de la cheminée. Le feu brûlait à peine : presquesans y penser, je remis un peu de charbon. Le bruit fit remontermon hôte tout aussitôt et il demeura stupéfait. Il passal’inspection de toute la pièce et il s’en fallut même d’un rienqu’il ne me touchât. Même après cet examen, il ne paraissait qu’àmoitié satisfait : il s’arrêta sur le pas de la porte et, avant deredescendre, jeta un dernier coup d’œil circulaire. J’attendis làpendant un siècle. Il finit par revenir et ouvrit la porte quimenait à l’étage supérieur. Je me glissai derrière lui, toutcontre.

« Sur le palier, il s’arrêta tout à coup, si brusquement que jefus près de tomber sur lui. Il était là, regardant en arrière,droit dans ma figure, et tendant l’oreille. « J’aurais juré… »,fit-il. Sa main longue et velue tirait sa lèvre inférieure ;ses yeux allaient du haut en bas de l’escalier ; il grogna,puis se remit à monter.

« Déjà sa main était sur le bouton d’une porte, quand ils’arrêta de nouveau, avec la même expression d’inquiétude et decolère sur le visage. Il commençait à remarquer, non loin de lui,le bruit léger de mes mouvements : il faut que cet homme ait eul’oreille diablement fine !… Soudain il éclata en fureur : «S’il y a quelqu’un ici… » cria-t-il avec un juron ; et laphrase resta inachevée. Il plongea sa main dans sa poche, ne trouvapas ce qu’il cherchait, et, passant près de moi comme un coup devent, l’air batailleur, il dégringola l’escalier brusquement. Aulieu de le suivre, je m’assis sur la dernière marche et j’attendisson retour. Il reparut bientôt, toujours grommelant. Il ouvrit laporte de sa chambre et, avant que j’aie pu pénétrer, me la jeta àla figure.

« Je résolus d’explorer la maison et j’y mis quelque temps,attentif à faire le moins de bruit possible. Elle était trèsvieille, très délabrée, infestée de rats, si humide que le papier,dans les mansardes, se détachait des murs. La plupart des boutonsde porte étaient durs, et j’avais peur en les tournant. Plusieursdes chambres que je visitai n’étaient pas meublées ; d’autresétaient jonchées d’oripeaux de théâtre, achetés d’occasion, à enjuger sur l’apparence. Dans l’une, voisine de celle qu’il occupait,je trouvai une quantité de vieilles frusques : je fouillailà-dedans, et m’animai si bien à cette besogne, que j’oubliaiencore la finesse évidente de son oreille. Je perçus des pasfurtifs et, ayant levé les yeux juste à temps, je le vis quipassait la tête et considérait le tas en désordre, un vieuxrevolver de forme antique à la main. Je demeurai parfaitementimmobile, tandis qu’il regardait autour de lui, soupçonneux, labouche ouverte. « Ce doit être elle », dit-il « lentement. Que Dieula damne !… » Il referma la porte tranquillement ;j’entendis la clef tourner dans la serrure ; puis, les pass’éloignèrent. Je compris tout à coup que j’étais enfermé. Pendantune minute, je revins sur mes pas, je restai perplexe. Un accès decolère me prit ; mais je décidai, avant tout, de passer enrevue les vêtements. Or, à ma première tentative, un paquet tombad’une planche haute. Ceci ramena mon bonhomme, plus sinistre quejamais. Cette fois, il me toucha véritablement, sauta en arrièreavec surprise et resta ébahi au milieu de la pièce.

« Pourtant, il se calma : « Ce sont les rats ! » fit-il àvoix basse, un doigt sur la bouche. Il était toutefois un peueffaré. Je sortis en me glissant obliquement hors de lachambre ; mais le parquet vint à craquer. Alors, cetteinfernale petite brute s’élança à travers la maison, le revolver aupoing, fermant les portes les unes après les autres et mettant lesclefs dans sa poche. Quand je compris quel était son but, j’eus unmouvement de rage : je me possédais à peine assez pour guetter lebon moment. Cependant, je constatai qu’il était seul dans la maison: alors, je ne fis ni une ni deux, je tapai sur la tête.

– Sur la tête ? s’écria Kemp.

– Oui, je l’étourdis… comme il descendait l’escalier. Je lefrappai par-derrière avec un escabeau qui était sur le carré. Ilroula jusqu’en bas comme un sac de vieilles bottes.

– Mais, voyons ! l’humanité la plus vulgaire…

– Tout cela est très bien pour le vulgaire, en effet !…Mais la question, Kemp, était pour moi de sortir de cette maisonsous un déguisement, sans qu’il me vît ; et je n’avais pasd’autre façon d’y arriver. Je le bâillonnai avec un gilet Louis XVIet je le ficelai dans un drap.

– Vous l’avez ficelé dans un drap !

– J’en fis une espèce de paquet. C’était une assez bonne idéed’effrayer et de faire taire cet imbécile ; il y avaitvraiment une difficulté de tous les diables à me tirer d’affaire…Mon cher Kemp, ce n’est pas bien de me regarder comme si j’avaiscommis un meurtre. Lui, il avait un revolver. Si, par hasard, ilm’avait vu, il était capable de…

– Mais encore !… dit Kemp. En Angleterre ! De nosjours !… Après tout, cet homme était chez lui ; et vous,vous étiez bel et bien en train de le dévaliser.

– De le dévaliser ? Mon Dieu, mon Dieu ! vous allezm’appeler voleur bientôt !… Assurément, Kemp, vous n’êtes pasassez naïf pour donner dans les vieux préjugés. Vous figurez-vousma position ?

– Et la sienne ! »

L’homme invisible s’interrompit d’un air piqué : « Quevoulez-vous dire ? »

La figure de Kemp devint un peu dure. Il allait parler, mais ilse retint.

« Somme toute, fit-il avec un changement subit, je pense qu’ilfallait marcher. Vous étiez dans une impasse. Mais encore…

– Évidemment, j’étais dans une impasse, dans une terribleimpasse ! Et il faut dire aussi que cet homme m’avait mis enfureur, à me pourchasser partout dans sa maison, à gesticuler commeun fou avec son revolver, à fermer et à ouvrir toutes ses portes.Il était tout simplement exaspérant. Vous ne me blâmez point,n’est-ce pas ? Vous ne me blâmez point ?

– Je ne blâme jamais personne, répondit Kemp. Ça ne se faitplus… Et ensuite ?

– J’avais faim. En bas, je trouvai du pain et du fromage quisentait fort : c’était plus qu’il ne fallait pour satisfaire monappétit. Je bus un peu d’eau-de-vie avec de l’eau. Puis, jeretournai, en passant par-dessus le sac, il gisait toujours là,immobile – je retournai dans la chambre aux vieux habits. Elledonnait sur la rue ; deux rideaux au crochet, noirs de saleté,ornaient la fenêtre ; j’allai regarder au travers : dehors, lejour était clair, éblouissant, par contraste avec les ombres de lamaison lugubre où je me trouvais. La circulation était active : descharrettes de fruits, un cab, une voiture à galeriecouverte de caisses, la charrette d’un marchand de poisson…. Quandje me retournai, des taches de couleur flottaient devant mes yeuxsur les meubles couverts d’ombre. À mon agitation, maintenant,succédait une claire intelligence des choses. La chambre étaitpleine d’une légère odeur de benzine, employée, je suppose, pournettoyer les habits.

« J’entrepris une visite domiciliaire en règle. Je suis porté àcroire que le bossu vivait seul dans sa maison depuis quelquetemps. C’était un curieux personnage… Tout ce qui pouvait m’être dequelque utilité, je le rassemblai dans le magasin aux hardes, etalors je fis un choix réfléchi. Je trouvai une valise que je crusbon d’avoir, puis de la poudre, du fard, du taffetas d’Angleterre,etc., etc.

« J’avais pensé à me maquiller, à me poudrer la figure et lesmains, tout ce qu’il y avait à montrer de ma personne pourredevenir visible ; mais l’inconvénient, c’est qu’ensuite ilm’aurait fallu de la térébenthine et d’autres drogues, et je nesais combien de temps, pour disparaître de nouveau. Finalement, jejetai mon dévolu sur un nez du meilleur type – légèrementgrotesque, sans doute, mais pas plus que celui de beaucoup d’êtreshumains –, sur des lunettes noires, des favoris grisonnants et uneperruque. Des vêtements de dessous, il n’y en avait pas ; maisje pouvais en acheter plus tard, et, pour le moment, jem’emmaillotai dans des dominos de coton et des écharpes decachemire. Je ne trouvai pas de chaussettes, mais les bottes dubossu m’allaient assez bien, et cela suffisait. Dans la caisse dela boutique, trois souverains et environ la valeur de trenteshillings en monnaie d’argent ; dans un buffet dont je fissauter la serrure, dans l’arrière-boutique, huit livres en or.Ainsi équipé, je pouvais faire ma rentrée dans le monde.

« J’eus pourtant une hésitation bizarre. Mon extérieur était-ilacceptable ? Je m’examinai dans un petit miroir, me regardantsur toutes les faces pour découvrir quelque oubli ; tout meparut convenable. J’étais grotesque comme peut l’être un acteur, unavare de théâtre, mais enfin, je n’étais pas une monstruositéphysique. Reprenant confiance, je descendis mon miroir dans laboutique, et, les stores levés, je m’examinai encore soigneusementà l’aide de la psyché qui était dans le coin.

« J’eus besoin d’un peu de temps pour prendre mon courage à deuxmains. Puis, j’ouvris la porte et je m’avançai dans la rue,laissant le petit homme se débarrasser de son drap comme ill’entendrait. En moins de cinq minutes, j’avais tourné par unedouzaine de rues qui me séparaient de la boutique et du costumier.Personne ne paraissait me remarquer trop particulièrement. Ladernière difficulté semblait bien surmontée. »

Griffin s’arrêta de nouveau.

« Et vous ne vous êtes pas inquiété davantage de votrebossu ? demanda Kemp.

– Non. Et je n’ai pas su ce qu’il était devenu. J’imagine qu’ilse sera délié, soit avec ses mains, soit en gigotant. Les nœudsétaient assez serrés. »

Il se tut, alla vers la fenêtre et regarda dehors, fixement.

« Et qu’est-ce qui s’est passé quand vous êtes arrivé auStrand ?

– Oh ! une désillusion nouvelle. Je croyais être au bout demes peines. En pratique, je croyais pouvoir faire impunément toutce que je voudrais, tout… excepté trahir mon secret ! C’étaitmon idée : quoi que je fisse, quelles que pussent être lesconséquences, peu m’importait, à moi : je n’avais qu’à rejeter mesvêtements pour m’évanouir. Nul ne pourrait me tenir. Je pourraisprendre de l’argent où j’en trouverais. Je décidai de me payer unfestin somptueux, puis de descendre dans un bon hôtel et d’yamasser une nouvelle garde-robe. J’étais plein d’une confianceétonnante ; j’étais un serin, – il ne m’est pasparticulièrement agréable de me le rappeler. J’entrai dans unrestaurant, et déjà je commandais mon déjeuner, quand il me vint àl’esprit que je ne pourrais pas manger sans exposer ma figureinvisible. J’interrompis ma commande, je dis au maître d’hôtel queje serais de retour dans dix minutes, et je sortis exaspéré. Je nesais si votre appétit a jamais été désappointé de cettefaçon ?…

– Pas tout à fait d’une manière aussi fâcheuse, répondit Kemp.Mais je peux me figurer…

– J’aurais étranglé volontiers les imbéciles qui me gênaient. Àla fin, ne pouvant plus résister au besoin d’une nourrituresavoureuse, je m’adressai ailleurs et demandai un cabinetparticulier. « Je suis, dis-je, défiguré d’une façon épouvantable.» On me regarda avec curiosité ; mais, après tout, ce n’étaitpas leur affaire, et je finis par avoir ainsi mon déjeuner. Il nefut pas très bon, à vrai dire, mais c’était suffisant. Après, jerestai à fumer un cigare et à me tracer un plan de campagne.Au-dehors, une tempête de neige commençait.

« Plus j’y pensais, Kemp, et plus je comprenais quelle absurditésans recours était un homme invisible, sous un climat froid etsale, dans une ville encombrée, civilisée. Avant cette folleexpérience, j’avais rêvé tous les avantages du monde. Cetaprès-midi, tout n’était plus que déception. Je récapitulais toutesles choses que l’homme tient pour désirables. Pas de doute quel’invisibilité me rendît possible d’y atteindre ; mais elle memettait dans l’impossibilité d’en jouir, une fois que je les auraisobtenues. Pour l’ambition, pour l’orgueil, de quel prix est uneplace où il ne vous est pas permis de vous montrer ? De quelprix est l’amour d’une femme quand elle ne peut s’appeler queDalila ? Je n’ai pas de goût, d’ailleurs, pour la politique,pour les sottises de la renommée, ni pour la philanthropie, ni pourle sport. Qu’allais-je faire ? J’étais devenu un mystèrehabillé, une caricature d’homme, tout en maillot et enbandages.

Il s’interrompit ; à son attitude on devinait que ses yeuxerraient vers la fenêtre.

« Mais, comment êtes-vous arrivé à Iping ? demanda Kemp,soucieux d’occuper son hôte, de le faire parler encore.

– J’y allai pour travailler. J’avais un espoir. C’était le germed’une idée ! Je l’ai encore, mais c’est maintenant une idéemûre. Une façon de revenir en arrière ! de réparer ce que j’aifait… quand il me plaira !… quand j’aurai fait tout ce que jeveux faire à la faveur de mon invisibilité… C’est de quoi surtoutje veux vous entretenir à présent.

– Vous êtes allé tout droit à Iping ?

– Oui. Je n’eus qu’à prendre mes trois volumes de notes et moncarnet de chèques, ma valise et du linge et à me faire faire unequantité de produits chimiques pour mettre à exécution mon idée –je vous montrerai les calculs dès que j’aurai retrouvé mes livres–, et je partis. Mon Dieu ! je me rappelle cette tempête et lasacrée peine que j’eus à empêcher la neige de tremper mon nez encarton…

– Enfin, dit Kemp, il y a deux jours, quand on vous a découvert,vous avez plutôt… si j’en crois les journaux…

– Oui, plutôt… Est-ce que j’ai tué cet imbéciled’agent ?

– Non… on croit qu’il guérira.

– Il a de la chance, alors. J’avais tout à fait perdu patience.Les idiots ! Est-ce qu’ils ne pouvaient pas me laissertranquille ? Et ce butor d’épicier ?

– Il n’est pas en danger de mort.

– Je ne sais rien de mon chemineau, ajouta l’homme invisibleavec un rire inquiétant. Par le Ciel, Kemp, les hommes de votrecaractère ne savent pas ce que c’est que la rage !… Avoirtravaillé pendant des années, avoir fait des projets, des plans, ettrouver alors quelque crétin, maladroit et aveugle, qui vient sejeter en travers de votre carrière !… Il n’existe pasd’imbécile qui n’ait été mis au monde pour me nuire… Si je suisencore longtemps à ce régime-là, je deviendrai fou et je taperaidans le tas… Déjà, ils m’ont rendu les choses mille fois plusdifficiles !… »

Chapitre 24PROJET AVORTÉ

« Maintenant, reprit Kemp en jetant un regard oblique par lafenêtre, qu’est-ce que nous allons faire ? »

Il se rapprocha de son hôte pour éviter que celui-ci pûtapercevoir tout à coup les trois hommes qui arrivaient, gravissantavec une intolérable lenteur, lui semblait-il, la pente de lacolline.

« Qu’aviez-vous l’intention de faire quand vous vous dirigiezvers Port-Burdock ? Aviez-vous quelque projet ?

– J’y allais pour sortir du pays ; mais j’ai modifié mesplans depuis que je vous ai vu. Je pensais qu’il serait sage,maintenant qu’il fait chaud et que je peux rester invisible, degagner le sud. D’autant plus que mon secret était connu, et quechacun serait aux aguets, à l’affût de l’homme emmitouflé etmasqué. Vous avez une ligne de steamers pour la France : mon idéeétait de m’embarquer ici et de courir les risques du passage. Delà, je pourrais aller par le chemin de fer en Espagne, ou mêmepousser jusqu’en Algérie. Ce ne serait pas difficile. Là, un hommepourrait rester toujours invisible et cependant vivre, sansdemeurer inactif. Et je me servais de ce vagabond comme de caisseet de portefaix jusqu’à ce que j’eusse trouvé le moyen d’envoyer enavant mes livres et mes affaires.

– Très bien, je comprends.

– Et alors, il a fallu que cette sale bête essayât de mevoler ! Il a caché mes livres, Kemp ! caché meslivres !… Si je parviens jamais à mettre la main surlui !… Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de lui reprendreles livres d’abord. Mais où est-il ? Le savez-vous ?

– Il est au poste de police de la ville, enfermé sur sa propredemande dans la cellule la plus forte de l’endroit.

– Le coquin !

– Cela vous retarde un peu.

– Il faut que nous ayons ces livres ; ils sont d’un intérêtcapital.

– Certainement ! » fit Kemp, qui se demandait, un peunerveux, s’il n’entendait point des pas au-dehors. « Certainement,il faut que nous ayons ces livres. Mais cela ne sera pas biendifficile, s’il ne sait pas ce que ces livres représentent pourvous.

– Non, il ne le sait pas », dit l’homme invisible. Et il se prità réfléchir.

Kemp s’efforçait d’imaginer quelque chose pour renouer laconversation, lorsque Griffin reprit de lui-même :

« Le fait que je suis tombé ainsi dans votre maison, Kemp,change tous mes plans ; car, vous êtes, vous, en état decomprendre. Malgré tout ce qui est arrivé, malgré cette publicité,malgré la perte de mes livres et tout ce que j’ai souffert, il neme reste pas moins la possibilité de faire de grandes choses, deschoses énormes… Vous n’avez dit à personne que j’étais ici ? »demanda-t-il brusquement.

Kemp hésita.

« Cela allait de soi, fit-il.

– À personne ? insista Griffin.

– À âme qui vive !

– Ah ! Eh bien… »

L’homme invisible se leva et, les poings sur les hanches, ilarpenta le cabinet.

« J’ai fait une sottise, Kemp, une grosse sottise, enentreprenant l’expérience à moi tout seul. J’ai perdu mes forces,du temps, des occasions. Seul ! Ah ! qu’un homme estcapable de peu de chose ! Quelques petits larcins, quelquespetites violences, et c’est tout… Ce que je veux, Kemp, c’estquelqu’un pour me soutenir, pour m’aider, et une cachette quelquepart où je puisse dormir, manger, me reposer tranquillement et sansêtre suspecté. Il me faut un allié. Avec un allié, avec le vivre etle repos assurés, il y a mille choses que je peux faire. Jusqu’ici,je n’ai marché que sur des données vagues. Nous avons à considérertout ce que l’invisibilité comporte et ce qu’elle ne comportepoint. Elle représente un bien petit avantage pour qui veut écouteraux portes ; par exemple, elle ne vous empêche pas de faire dubruit. Un petit avantage, encore, bien petit… enfin,mettons !… dans le vol avec effraction, etc. Une fois que vousm’avez attrapé, vous pouvez m’emprisonner facilement. Oui, maisd’un autre côté, je suis difficile à attraper… En fait, cetteinvisibilité n’est bonne que dans deux cas : elle est utile pour lafuite, elle l’est aussi pour l’approche. Elle est doncparticulièrement utile pour tuer. Je peux faire le tour d’un homme,quelque arme qu’il ait, choisir le point, frapper comme je veux,parer comme je veux, m’esquiver comme je veux. »

Kemp porta la main à sa moustache. Est-ce qu’on remuait enbas ?

« Tuer, voilà ce que nous avons à faire, Kemp.

– Voilà ce que nous avons à faire, tuer… Je vous écoute,Griffin, mais je ne dis pas oui, prenez-y garde. Pourquoituer ?

– Pas de meurtre inutile, non ; mais un massacre judicieux.La question, la voici : on sait, comme nous le savons nous-mêmes,qu’il existe un homme invisible, et cet homme invisible, Kemp, doitétablir maintenant le règne de la terreur. Oui, sans doute, celafait frémir ; mais je dis bien : le règne de la terreur. Ilfaut qu’il prenne quelque ville, telle que votre Burdock, laterrifie et y domine. Il faut qu’il donne ses ordres, il peut lefaire de mille façons… des chiffons de papier passés sous lesportes peuvent suffire. Et quiconque désobéit à ses ordres, il doitle tuer, comme aussi quiconque viendrait au secours d’unrebelle.

– Hum ! hum ! » fit Kemp, moins attentif au discoursde Griffin qu’au bruit de la porte d’entrée, ouverte puis refermée.« Il me semble, Griffin dit-il, pour masquer sa distraction, quevotre allié serait dans une position difficile ?

– Personne ne saurait qu’il est mon allié », riposta vivementl’homme invisible ; puis, tout à coup : « Chut !… Que sepasse-t-il donc en bas ?

– Mais rien, répondit Kemp, en se mettant à parler fort et vite.Je n’ai pas dit oui, Griffin. Entendez-moi bien, je n’ai pas ditoui. Pourquoi rêver de jouer une pareille partie contre sarace ? Comment pouvez-vous espérer d’y trouver lebonheur ? Ne soyez donc pas un loup solitaire ! Publiezvos résultats ; mettez le monde, mettez la nation au moinsdans votre confidence. Pensez à ce que vous pourriez obtenir avecun million d’auxiliaires… »

L’homme invisible, l’interrompit et, le bras étendu : « Il y ades pas qui montent !

– Allons donc !

– Laissez-moi voir. »

Et il se dirigea, le bras étendu, vers la porte.

Alors les événements se précipitèrent. Kemp hésita une seconde,puis fit un mouvement pour lui barrer la route : l’homme invisibletressaillit, puis demeura immobile.

« Traître ! » cria la voix.

Et tout à coup la robe de chambre s’ouvrit, et s’asseyant,Griffin se mit à se dévêtir.

Kemp fit rapidement trois pas vers la porte. Aussitôt l’hommeinvisible – ses jambes avaient déjà disparu – sauta sur ses piedsen poussant un cri. Kemp ouvrit vivement la porte.

À ce moment, on entendit, venant d’en bas, un bruit de voix etde pas pressés.

D’un mouvement rapide, Kemp rejeta l’homme invisible en arrière,il fit un bond de côté, referma violemment la porte derrière lui.La clef était en dehors, toute prête. Un moment de plus, et Griffinaurait été seul, prisonnier, dans le cabinet du belvédère, sans unpetit incident : la clef, ce matin, avait été glissée en hâte dansla serrure ; Kemp, en tirant brusquement la porte, la fittomber sur le tapis.

Il devint blême. Il se cramponna des deux mains au bouton de laporte. Un moment, il résista. Puis, la porte bâilla de six pouces,mais il put la refermer. La seconde fois, il y eut un écart d’unpied de large et la robe de chambre apparut, se fourra dansl’ouverture ; Kemp fut saisi à la gorge par des doigtsinvisibles et il lâcha le bouton pour se défendre. Il fut repoussé,renversé d’un croc-en-jambe, lancé lourdement dans un coin dupalier. La robe de chambre vide, lui tomba sur la tête.

À mi-chemin dans l’escalier se trouvait alors le colonel Adye,le destinataire de la lettre de Kemp, le chef de la police deBurdock. Il demeurait ébahi, frappé de stupeur, à cette visionsoudaine : Kemp suivi de cette chose curieuse, extraordinaire, unvêtement vide qui s’agitait en l’air. Il vit Kemp bousculé, puis seremettant sur pied. Il vit Kemp chanceler, se précipiter en avant,tomber de nouveau, s’abattre comme un bœuf.

Alors, subitement, il fut, lui aussi, frappé avec violence. Etpar personne ! Rien ! Un poids énorme, à ce qu’il luisembla, sauta sur lui ; on l’empoigna à la gorge, on lui donnadu genou dans le ventre et il fut précipité la tête la premièredans l’escalier. Un pied invisible lui passa sur le dos, lefrôlement d’un spectre dégringola les marches ; il entenditles deux agents, dans le vestibule, crier et courir ; la ported’entrée se referma bruyamment.

Il se releva tout stupéfait. Il vit Kemp qui descendait envacillant, couvert de poussière, échevelé, un côté de la figuremeurtri, la lèvre saignante, tenant dans ses bras une robe dechambre rouge et quelques hardes.

« Mon Dieu ! s’écria Kemp. Tout est perdu ! Il s’estsauvé. »

Chapitre 25LA CHASSE À L’HOMME INVISIBLE

Pendant quelques minutes, Kemp fut incapable de mettre lecolonel Adye au courant de ce qui venait de se passer si vite. Ilsrestaient là, sur le carré, tous les deux. Kemp parlaitprécipitamment, la défroque ridicule de Griffin toujours sur lebras. Pourtant Adye commença bientôt à saisir quelque chose de lasituation.

« C’est un fou, dit Kemp. C’est une brute. C’est l’égoïsmepersonnifié. Il ne voit rien que son intérêt propre et son salut.Il m’a exposé, ce matin, tous ses projets égoïstes et brutaux… Il ablessé des gens ; il en tuera d’autres, si nous n’arrivons pasà le prévenir. Il soulèvera une panique. Rien ne peut l’arrêter. Levoilà maintenant lancé, furieux…

– Il faut l’attraper, déclara le colonel. C’est évident.

– Oui, mais comment ? s’écria Kemp, la tête soudain pleined’idées. Il faut vous y mettre tout de suite. Il faut y employertout ce que nous avons d’hommes valides. Il faut l’empêcher dequitter le district : une fois sorti de là, il pourrait courir àtravers tout le pays, selon son caprice, tuant l’un, estropiantl’autre. Il rêve je ne sais quel règne de la terreur ! de laterreur, je vous dis !… Il faut établir une surveillance dansles gares, sur les routes, dans les ports. Il nous faut l’aide dela garnison : vous allez télégraphier pour qu’on nous envoie durenfort. La seule chose qui puisse le retenir ici, c’est le désirde ravoir certains livres de notes qu’il regarde comme trèsprécieux. Je vous parlerai de cela !… Il y a un homme auposte, un nommé Marvel…

– Je sais, je sais. Ces livres… oui. Mais le gaillard…

– Dit qu’il ne les a point. Mais l’autre est persuadé qu’il lesa… L’autre, il faut que vous l’empêchiez de manger et dedormir ; jour et nuit, il faut que tout le pays soit deboutcontre lui. Il faut que partout les vivres soient mis en sûreté,sous clef. Tous les vivres, pour qu’il soit obligé d’en prendre deforce. Il faut que partout les maisons soient barricadées contrelui… C’est le Ciel qui nous donne des nuits froides et de la pluie.Il faut organiser une battue générale. Je vous répète, Adye, quec’est un danger, un fléau ; tant qu’il ne sera pas bouclé eten lieu sûr, c’est effrayant de penser à tout ce qui peutarriver.

– Que pouvons-nous faire de plus ? demanda le colonel. Ilfaut que je descende tout de suite et que je prenne mes mesures…Mais pourquoi ne venez-vous pas ?… Oui, venez aussi !Nous tiendrons une sorte de conseil de guerre… Prenez Hopps pournous aider… et les employés du chemin de fer. Parbleu ! il y aurgence. Allons, venez… nous causerons en marchant. Quepouvons-nous faire encore ?… Débarrassez-vous donc de cetterobe. »

Et, là-dessus, Adye ouvrit la marche. En bas, ils trouvèrent laporte d’entrée ouverte, et les agents placés au-dehors quiregardaient, ébahis, dans l’air vide.

« Il est parti, monsieur ! dit l’un.

– Il faut aller tout de suite au poste central. Que l’un de vousaille chercher une voiture et revienne nous prendre…vivement ! Et maintenant, Kemp, quoi encore ?

– Des chiens. Prenez des chiens. Ils ne le voient pas, mais ilsl’éventent. Prenez des chiens.

– Parfait ! On ne le sait pas en général, mais lesgardiens, à la prison de Halstead, dépistent un homme avec deslimiers !… Des chiens ! Et ensuite ?

– Ah ! rappelez-vous que sa nourriture le trahit : aprèsqu’il a mangé, ses aliments sont visibles jusqu’à ce qu’ils soientassimilés. En sorte qu’il a besoin de se cacher quand il a mangé…Il faut faire une battue sans répit. Tous les fourrés, tous lesrecoins… Et que l’on mette toutes les armes en lieu sûr. Il ne peutpas en porter une avec lui bien longtemps. Et tout ce qu’il peutramasser pour frapper, il faut le cacher.

– Bon, cela !… oh ! nous l’aurons bientôt !

– Et, sur les routes… », ajouta Kemp. Il hésita.

« Eh bien ?

– Du verre pilé !… C’est cruel, je le sais. Mais songez àce qu’il peut faire. »

Adye huma l’air entre ses dents.

« Vilaine chasse ! dit-il. Après tout, je ne sais pas. Jevais toujours faire préparer du verre pilé. S’il va trop loin…

– Cet homme s’est mis hors de l’humanité, je vous dis. Ilétablira le règne de la terreur dès qu’il aura surmonté l’émotiondu péril auquel il vient d’échapper. Je suis sûr comme je suis sûrd’être là et de vous parler. Nous n’avons chance de réussir que sinous prenons les devants. Il s’est retranché lui-même du genrehumain : que son sang retombe sur sa tête ! »

Chapitre 26MEURTRE DE MONSIEUR WICKSTEED

Il y a tout lieu de croire que l’homme invisible, lorsqu’ils’élança hors de chez Kemp, était dans un état de fureur aveugle.Un petit enfant, qui jouait près de la porte, fut violemment enlevéde terre et jeté de côté ; il eut la cheville brisée et restaquelques heures sans connaissance. Personne ne sait où allaGriffin, ni ce qu’il fit ; mais on peut se l’imaginer courant,par ce chaud après-midi de juin, escaladant la colline, poussantjusqu’à la dune qui s’étend derrière Port-Burdock, songeant aveccolère, avec désespoir, à son intolérable destinée, et, à la fin,brûlant et las, cherchant un abri dans les taillis de Hintondean,pour y rassembler ses idées subversives. C’est là probablementqu’il se réfugia, car c’est là que, vers deux heures, il affirmason existence par un nouvel attentat.

On se demande quel pouvait être alors son état d’esprit et quelsprojets il roulait dans sa tête. Nul doute qu’il ne fût exaspéréjusqu’à la folie par la trahison de Kemp ; et, quoique nouspuissions comprendre par quels motifs celui-ci en était venu àcette déloyauté, nous pouvons nous figurer aussi, et même ressentirun peu, la fureur que cet essai de surprise dut exciter chezGriffin. Peut-être encore se rappela-t-il ses déboires si étonnantsd’Oxford Street : car il avait évidemment compté sur lacollaboration de Kemp, lorsqu’il avait formé ce rêve brutal deterroriser le monde. Quoi qu’il en soit, il disparut aux yeux detous vers midi, et il n’est pas de témoin qui puisse dire ce qu’ilfit jusque vers deux heures et demie : heureuse fortune peut-êtrepour l’humanité, mais pour lui fatale inaction.

Pendant ce temps-là, une foule toujours croissante, éparpilléepar tout le pays, se mit à sa recherche. Dans la matinée, iln’était encore qu’une légende, un sujet d’effroi ; dans lajournée, grâce surtout à une proclamation rédigée par Kemp entermes secs, on se le représenta comme un adversaire tangible,qu’il s’agissait de blesser, de capturer, de vaincre, et tout lepays commença de s’organiser avec une rapidité incroyable. À deuxheures, il aurait encore pu quitter le district en prenant quelquetrain ; plus tard cela devenait impossible : tous les trainsde voyageurs, sur toutes les lignes, dans un grand parallélogramme,de Southampton à Winchester et de Brighton à Horsham, avaient leursportes fermées à clef, et le trafic des marchandises était presqueentièrement suspendu. Dans un rayon de vingt milles autour dePort-Burdock, des hommes armés de fusils et de gourdins furentbientôt répartis en groupes de trois ou quatre, avec des chiens,pour battre les routes et les champs.

Des agents à cheval galopèrent sur tous les chemins de lacontrée, s’arrêtant à chaque cottage, invitant les gens à fermerleurs maisons, à ne pas sortir sans être armés ; toutes lesécoles communales furent licenciées à trois heures, et les enfantseffrayés, réunis en bandes, rentrèrent chez eux précipitamment. Laproclamation de Kemp, signée par le colonel Adye, fut placardéedans presque tout le district vers quatre ou cinq heures : elleindiquait brièvement, mais clairement, toutes les conditions de lalutte à engager, la nécessité de priver l’homme invisible denourriture et de sommeil, la nécessité d’une vigilance incessante,et elle recommandait, en outre, une attention alerte à tout ce quipourrait indiquer les mouvements de l’ennemi. Si rapide, si décidéefut l’action des autorités, si prompte, si universelle fut lacroyance à cet être extraordinaire, qu’avant la tombée de la nuit,une superficie de plusieurs centaines de milles carrés futstrictement en état de siège. Avant la tombée de la nuit aussi, unfrémissement d’horreur se propagea dans toute la population enéveil et nerveuse ; de bouche en bouche, et de long en large àtravers tout le pays, courait l’histoire du meurtre de M.Wicksteed.

Si nous avons raison de supposer que le refuge de l’hommeinvisible était dans les taillis de Hintondean, nous devonssupposer aussi qu’au début de l’après-midi il fit une sortie, avecun projet qui impliquait l’usage d’une arme. Quel était ceprojet ? nous l’ignorons ; mais, pour moi du moins, ilest évident, d’une évidence écrasante, qu’avant même de rencontrerWicksteed, il avait en main la tige de fer. Naturellement, nous nepouvons rien savoir des détails de cette rencontre. Elle advint surle bord d’une sablonnière, à moins de deux cents mètres de la porteprincipale du parc de Lord Burdock. Le sol piétiné, les blessuresnombreuses reçues par M. Wicksteed, sa canne brisée, tout indiqueune lutte désespérée ; mais le motif de l’attaque, si ce n’estpas un accès de frénésie meurtrière, il est impossible del’imaginer. Vraiment, la version de la folie est à peu prèsinévitable.

M. Wicksteed, intendant de Lord Burdock, était un homme dequarante-cinq ou quarante-six ans, d’apparence et d’habitudesinoffensives, le dernier au monde qui fût capable de provoquer unsi terrible adversaire. Il semble que l’homme invisible se soitservi contre lui d’une tige de fer arrachée à une clôture brisée.Il arrêta cet homme qui rentrait paisiblement chez lui pour l’heuredu repas ; il l’attaqua, il paralysa ses faibles moyens dedéfense, il lui cassa le bras, il le renversa et lui réduisit latête en bouillie.

Évidemment, il devait avoir, avant de rencontrer sa victime,emprunté cette tige à quelque clôture ; il devait la tenirtoute prête à la main. Deux détails seulement, en outre de ce qui adéjà été établi, semblent se rapporter à l’affaire. Le premier,c’est que la sablonnière n’était pas sur le chemin que devaitsuivre M. Wicksteed pour rentrer directement chez lui, mais presqueà deux cents mètres en dehors. Le second, c’est la déclarationd’une petite fille qui, en allant à la classe du soir, vit lemalheureux « trottant » d’une façon particulière, à travers unchamp, dans la direction de la sablonnière. La pantomime de cetteenfant suggère l’idée d’un homme poursuivant quelque chose qui fuitdevant lui, par terre, et sur quoi il tape à coups redoublés avecsa canne. Elle était la dernière personne qui eût vu Wicksteedvivant. Il n’échappa à ses regards que pour aller à la mort : lalutte ne fut cachée aux yeux de l’enfant que par un bouquet dehêtres et une légère dépression de terrain.

Et cela, pour moi du moins, classe décidément le meurtre endehors des crimes commis sans motif. Il est permis de croire queGriffin avait pris cette tige de fer comme arme, oui, mais sansaucune intention arrêtée de s’en servir pour un assassinat.Wicksteed, en passant, aura remarqué cette tige qui s’agitait dansl’espace d’une façon inexplicable. Ne pensant pas le moins du mondeà l’homme invisible – car Port-Burdock est à dix milles de là –, ilaura poursuivi cette tige. Selon toute vraisemblance, il n’avaitpas même entendu parler de l’homme invisible. On peut, dès lors,imaginer celui-ci prenant la fuite pour éviter que l’on nedécouvrît sa présence, et Wicksteed, intrigué, s’attachant à lapoursuite de cet objet mobile, incompréhensible, et finissant parle frapper.

Nul doute que, dans des circonstances ordinaires, l’hommeinvisible aurait pu facilement distancer le brave homme, un peualourdi, qui le pourchassait ; mais la position où fut trouvéle corps de Wicksteed donne à penser qu’il eut le malheur d’acculersa proie dans un coin, entre deux touffes d’orties et lasablonnière. Pour qui connaît l’extraordinaire irritabilité deGriffin, le reste de l’aventure est facile à reconstituer.

Mais ce n’est qu’une hypothèse. Les seuls faits incontestables(car on ne peut pas toujours faire grand fond sur les récits desenfants), c’est la découverte du corps de Wicksteed, mort sur lecoup, et la découverte de la tige de fer, tachée de sang, jetée aumilieu des orties. L’abandon de cette tringle par Griffin faitcroire que, dans l’émotion de l’affaire, il renonça au dessein pourlequel il l’avait prise, si tant est qu’il eût un dessein. Certes,il était profondément égoïste et sans entrailles ; mais la vuede sa victime, sanglante et pitoyable à ses pieds, peut avoirrouvert en lui une source de remords depuis longtempscontenue ; il peut avoir été un moment troublé, quelque planqu’il eût d’ailleurs adopté.

Après le meurtre de Wicksteed, il semblerait avoir pris àtravers champs, dans la direction de la dune. On raconte que, versle coucher du soleil, deux hommes occupés dans un pré pas loin deFern-Bottom, entendirent une voix. Cette voix gémissait et riaittour à tour : elle sanglotait, pleurait, puis se reprenait àpousser des cris. Cela devait être bien étrange. Elle approcha entraversant un champ de trèfle, puis elle s’éteignit du côté descollines.

Dans l’intervalle, l’homme invisible dut apprendre quelque chosedu parti que son ami Kemp avait rapidement tiré de ses confidences.Il aura trouvé, sans doute, des maisons fermées à clef, ensûreté ; il aura traîné autour des gares, rôdé autour desauberges ; et, sûrement, il aura lu les affiches et se serafait une idée de la campagne entreprise contre lui. Comme la soirées’avançait, il vit poindre dans les champs, de-ci, de-là, desgroupes de trois ou quatre hommes, il entendit l’aboiement deschiens. Ces chasseurs d’hommes avaient des instructionsparticulières, au cas d’une rencontre avec l’ennemi, sur la façonde se prêter main-forte. Mais Griffin les esquiva tous. Il nous estloisible d’imaginer son exaspération, augmentée encore de l’idéeque lui-même avait fourni les renseignements dont on faisait usagecontre lui sans aucun scrupule. Pour ce jour-là, du moins, ilperdit courage ; pendant près de vingt-quatre heures, exceptélorsqu’il se retourna sur Wicksteed, il fut un homme traqué.

Pendant la nuit, il dut manger et dormir ; car, le matin dujour suivant, il se retrouva lui-même, actif, redoutable, furieuxet méchant, tout prêt pour la dernière bataille qu’il devait livrerau monde.

Chapitre 27SIÈGE DE LA MAISON DE KEMP

Kemp lisait une étrange missive, écrite au crayon sur unefeuille de papier graisseuse.

« Vous avez été prodigieusement énergique et habile, disaitcette lettre, mais je n’arrive pas à comprendre ce que vous avez ày gagner. Vous êtes contre moi. Pendant tout un jour, vous m’avezpourchassé ; vous avez essayé de me voler une nuit de sommeil.Malgré vous, j’ai trouvé à manger ; malgré vous, j’ai pudormir, et la partie ne fait que commencer. Oui, la partie ne faitque commencer… D’ailleurs, il n’y a pas à dire, il faut qu’arrivele règne de la terreur ; en voici le premier jour.Port-Burdock n’est plus sous la domination de la Reine ;dites-le à votre policier, dites-le à toute la bande : la ville estsous ma domination, à moi, et je suis la terreur ! Ce jour estle premier de l’an I de la nouvelle ère, l’ère de l’hommeinvisible. Je suis Invisible Ier.

« Pour débuter, le programme est simple : le premier jour, il yaura une exécution, rien que pour l’exemple, celle d’un nommé Kemp.La mort est en marche, à son adresse, aujourd’hui. Il peut secacher, se mettre sous clef, s’entourer de gardiens, revêtir unearmure si bon lui semble : la mort, la mort invisible approche.Qu’il prenne ses précautions : cela fera d’autant plus d’impressionsur mon peuple… La mort partira de la boîte aux lettres à midi. Lalettre tombera dans la boîte au moment où arrivera le facteur, etle sort en sera jeté ! La partie commence. La mort est enroute… N’allez point au secours du coupable, mes amis, de peur quela mort ne s’abatte aussi sur vous. Aujourd’hui Kemp doit mourir.»

Quand le docteur Kemp eut lu et relu cette lettre :

« Ce n’est pas une mystification, s’écria-t-il. C’est bien làson style. Et il ne plaisante pas !… »

Il retourna la feuille et, sur l’adresse, il vit le timbre dubureau de Hintondean, avec ce détail prosaïque : « Deux pence àpayer. » Il se leva lentement, laissant son déjeuner inachevé (lalettre était arrivée par le courrier d’une heure), et il passa dansson cabinet de travail. Il sonna sa gouvernante et lui donnal’ordre de faire tout de suite le tour de la maison, de vérifiertoutes les fenêtres, de fermer tous les volets. Pour ceux de soncabinet, il s’en chargea lui-même. Dans un tiroir fermé à clef,dans sa chambre à coucher, il prit un petit revolver, l’examinasoigneusement, et le mit dans la poche de son veston. Il écrivitplusieurs billets, l’un pour le colonel Adye, et les fit porter parla femme de chambre, en lui donnant des instructions explicites surla manière dont elle devait sortir de la maison. « Il n’y a pas dedanger », dit-il, en faisant cette restriction mentale : « Pas dedanger… pour vous ! » Il demeura songeur, un moment, puisretourna à son déjeuner qui refroidissait.

Il mangea avec des distractions. À la fin, il frappa sur latable : « Nous l’aurons, s’écria-t-il. Et je suis l’amorce. Il iratrop loin. »

Il monta ensuite au belvédère, en prenant soin de fermerderrière lui toutes les portes.

« C’est une partie engagée, dit-il, une drôle de partie… maisles chances sont toutes pour moi, monsieur Griffin, quoique voussoyez invisible !… et malgré votre audace !… Griffincontre l’univers ! ce serait trop fort ! »

Il se tint debout près de la fenêtre, regardant la côteensoleillée. « Il faut qu’il trouve à manger tous les jours… je nel’envie pas… A-t-il vraiment dormi, la nuit dernière ?…Quelque part, en plein air… à l’abri des rencontres. Si nouspouvions avoir un bon temps froid, bien humide, au lieu dechaleur !… Il me guette peut-être, en ce moment. »

Il se mit tout contre la fenêtre. Quelque chose frappa vivementle mur de briques au-dessus du châssis : Kemp sauta en arrière.

« Je deviens nerveux ! »

Il se passa cinq minutes avant qu’il s’approchât de nouveau.

« Cela devait être un moineau », dit-il.

Tout à coup, il entendit la sonnette de la porte d’entrée : ildescendit l’escalier quatre à quatre. Il tira les verrous, iltourna la clef dans la serrure, vérifia la chaîne de sûreté, la miten travers et ouvrit avec précaution, sans se montrer. Une voixfamilière le salua : c’était Adye.

« Votre bonne a été attaquée, Kemp, dit le colonel derrière laporte.

– Comment !

– Elle s’est fait prendre la lettre qu’elle portait… Il est toutprès d’ici. Laissez-moi entrer. »

Kemp détacha la chaîne, et Adye pénétra par un entrebâillementaussi étroit que possible. Il resta dans le vestibule, regardantavec un soulagement infini le maître de maison qui refermait laporte.

« Il lui a arraché le papier de la main. Il lui a fait une peurterrible… Elle est là-bas, au poste. Une attaque de nerfs… Il esttout près d’ici. Que disiez-vous dans cette lettre ? »

Kemp lâcha un juron.

« Dieu ! que j’ai été bête ! J’aurais dû m’en douter.Il n’y a pas une heure de marche de Hintondean jusqu’ici…Déjà !…

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Venez voir ! » dit Kemp, en montrant au colonel le cheminde son cabinet.

Il lui tendit la lettre de l’homme invisible. Adye, l’ayant lue,siffla doucement.

« Et vous, alors ?…

– Je vous proposais un piège à préparer… et, comme un sot, j’aienvoyé mon plan, par ma bonne, à qui ?… à lui ! »

À son tour, le colonel jura ; puis soudain :

« Il filera.

– Pas de danger ! »

Le fracas d’un carreau cassé vint du haut de l’escalier. Adyeaperçut l’éclair argenté d’un petit revolver sorti à moitié de lapoche de Kemp.

« C’est une fenêtre, là-haut », dit celui-ci.

Et il monta, précédant le colonel.

Comme ils étaient encore dans l’escalier, il y eut un secondfracas, et, quand ils arrivèrent au cabinet de travail, ilstrouvèrent brisées deux des trois fenêtres, le parquet à moitiéjonché d’éclats de verre, un gros caillou tombé sur le bureau. Lesdeux hommes s’arrêtèrent sur le seuil de la porte, à contempler lesaccage.

Kemp jura encore. Au même instant, la troisième fenêtre résonnad’un bruit sec comme celui d’un coup de pistolet : la vitres’étoila, puis finit par s’abattre dans la pièce, brisée entriangles dentelés, en mille miettes.

« Qu’est-ce que cela veut dire ?

– C’est un commencement, répondit Kemp.

– Il n’y a pas moyen de grimper par ici ?

– Oh ! pas même pour un chat.

– Il n’y a pas de volets ?

– Non, pas là. Toutes les pièces du bas… Hé ! monDieu ! »

Un nouveau fracas ; puis un bruit sourd de coups frappéssur des planches, en bas.

« Que le diable l’emporte ! s’écria Kemp. Cela doit être…Oui… c’est une des chambres à coucher. Toute la maison y passera…Mais c’est un imbécile : les volets sont fermés, le verre tomberaau-dehors[1] ; il se coupera les pieds. »

Une fenêtre encore annonça son désastre. Les deux hommes étaientsur le palier, perplexes.

« J’ai une idée, fit Adye. Donnez-moi une canne ; n’importequoi : je vais aller au poste et je lâcherai les limiers sur sapiste. Alors, je crois que nous le tiendrons à notre merci !»

Une fenêtre encore eut le sort des autres.

« Vous n’avez pas un revolver ? »

La main de Kemp se porta d’abord à sa poche, puis il hésita:

« Non, je n’en ai pas… du moins à vous prêter.

– Je vous le rapporterai. Vous êtes en sûreté ici. »

Kemp, honteux d’avoir, une seconde, manqué de sincérité, tenditson arme.

« Maintenant, gagnons la porte », fit le colonel.

Comme ils s’arrêtaient dans le vestibule, hésitants, ilsentendirent une des fenêtres de la chambre à coucher du premierétage craquer et éclater. Kemp, allant à la porte, se mit en devoirde faire glisser les verrous le plus doucement possible. Il avaitla figure un peu plus pâle qu’à l’ordinaire.

« Tâchez de filer vite ! » dit-il.

À la minute, Adye se trouva sur le seuil ; les verrousrentrèrent aussitôt dans les gâches. Il eut un moment d’incertitude: il se trouvait plus à l’aise, le dos à la porte. Puis, la têtehaute et se carrant, il descendit les degrés. Il traversa lapelouse. Il approchait de la grille lorsqu’une légère brise semblacourir sur le gazon ; quelque chose remua auprès de lui.

« Arrêtez-vous un peu ! » dit une voix.

Adye s’arrêta net, la main crispée sur le revolver.

« Hein ? » fit-il, blême et contracté, les nerfs violemmenttendus.

« Faites-moi le plaisir de retourner à la maison ! » dit lavoix, d’un ton aussi sec et dur que celui du colonel.

« Je regrette ! » répliqua Adye, un peu enrouésubitement.

Et il passa la langue sur les lèvres.

La voix était, croyait-il, devant lui à gauche. S’il essayaitd’une balle !…

« Où allez-vous ? » demanda la voix.

Les deux interlocuteurs firent un mouvement rapide ; lerevolver brilla dans la poche entrebâillée du colonel. Celui-cirenonça à tirer, il réfléchit.

« Où je vais ? reprit-il lentement. Cela, c’est monaffaire. »

Ces mots étaient encore sur ses lèvres qu’un bras lui entoura lecou ; il reçut un genou dans le dos et fut entraîné à larenverse. Il tira son arme gauchement, et fit feu à tout hasard :aussitôt il reçut un coup sur la bouche et le revolver lui futarraché de la main. Vainement il s’efforça d’empoigner une jambeinsaisissable et de se dégager ; il tomba en arrière.

« Sacré !… » fit-il.

La voix éclata de rire :

« Je vous tuerais tout de suite, prononça-t-elle, si ce n’étaitperdre une balle. »

Adye vit le revolver en l’air, à six pieds devant lui, qui levisait.

« Alors ? demanda-t-il, en se mettant sur son séant.

– Levez-vous ! »

Adye se leva.

« Attention ! commanda la voix, d’un ton ferme. N’essayezpas de jouer avec moi. Rappelez-vous que, moi, je vois votrefigure, si vous ne voyez pas la mienne. Vous allez retourner à lamaison.

– Mais il ne me laissera pas rentrer.

– Tant pis ! Ce n’est pas à vous que j’ai affaire. »

Adye se passa encore la langue sur les lèvres.

Détournant ses regards, il vit au loin la mer bleue et sombresous le soleil de midi, le gazon bien tondu à ses pieds, la blanchefalaise, la ville tumultueuse ; et, tout à coup, il connut quela vie est bien douce. Ses yeux se reportèrent sur ce petit objetde métal, suspendu entre ciel et terre, à six pieds devant lui.

« Que faut-il que je fasse ? demanda-t-il d’un tonmorne.

– Comment ! « Que faut-il que je fasse ? » vous n’avezqu’à vous en retourner.

– J’essaierai. S’il me laisse rentrer, promettez-vous de ne pasvous jeter sur la porte ?

– Ce n’est pas à vous que j’ai affaire. »

Kemp, après avoir fait sortir Adye, était remonté bien vite dansson cabinet ; rampant au milieu du verre cassé, regardant avecprécaution par-dessus le rebord de la fenêtre, il vit le colonel enpourparlers avec l’Invisible. « Pourquoi ne tire-t-il pas ? »murmura-t-il. Juste à ce moment le revolver remua un peu ; unreflet de soleil vint frapper les yeux de Kemp. De la main celui-cise fit un abat-jour, et essaya de suivre la direction du rayon quil’aveuglait.

« Mais oui ! fit-il. Adye lui a remis son revolver. »

« Promettez de ne pas vous jeter sur la porte ! répétait lecolonel à ce moment-là. Ne continuez pas une partie gagnée.

– Retournez à la maison. Je vous dis nettement que je ne prometsrien. »

Adye parut tout à coup avoir pris une décision. Il se dirigeavers la maison, lentement, les mains derrière le dos. Kemp leguettait, fort embarrassé. Le revolver disparut, brilla de nouveau,disparut encore, et, à un examen plus attentif, se révéla sous laforme d’un petit objet sombre qui suivait le colonel.

Les choses se passèrent très rapidement. Adye sauta en arrière,se retourna tout d’un trait, voulut saisir le petit objet, lemanqua, leva les mains, tomba en avant sur le nez : au-dessus delui flotta dans l’air un flocon de fumée bleue. Kemp n’entendit pasle bruit du coup tiré. Le colonel se tordit, se souleva sur unbras, retomba en avant et demeura immobile.

Un instant, Kemp resta ébahi de la tranquille insouciance donttémoignait l’attitude du colonel. L’après-midi était très chaude ettrès calme ; rien ne semblait remuer dans l’univers qu’uncouple de papillons jaunes se pourchassant à travers les arbustes,entre la maison et la grille. Adye restait étendu sur la pelouse,près de la grille. Les stores de toutes les villas, au pied de lacolline, étaient baissés ; mais, dans un petit pavillon vert,on voyait une tête blanche, sans doute un vieillard endormi. Kempexamina tous les alentours, cherchant des yeux le revolver : plusde revolver ! Ses yeux se portèrent sur Adye… La partiecommençait bien.

Alors, il entendit sonner et frapper à la porte d’entrée. Lescoups devinrent pressants. Mais, d’après les ordres de Kemp, lesdomestiques s’étaient enfermés à clef dans leurs chambres. Il y eutensuite un silence. Kemp s’était assis, l’oreille tendue ; ilregarda au-dehors, avec précaution, par chacune des troisfenêtres ; il alla sur le carré, en haut de l’escalier ;là, il écouta, fort inquiet. Armé du tisonnier de sa chambre, ildescendit examiner de nouveau la fermeture intérieure des fenêtresdu rez-de-chaussée. Tout était en bon état. Il remonta aubelvédère. Adye était toujours étendu sans mouvement, au bord del’allée sablée, comme il était tombé. Sur la route, longeant lesvillas, Kemp aperçut la femme de chambre et deux agents.

Partout un calme de mort. Les trois personnes semblaientapprocher très lentement. Kemp se demandait ce que pouvait bienfaire son ennemi.

Tout à coup, il tressaillit : un grand fracas arrivait d’en bas.Après avoir hésité d’abord, il redescendit. Soudain, la maisonretentit de coups pesants et d’un bruit de bois volant en éclats.Il entendit un carreau cassé, puis les volets secoués avec un bruitde ferraille. Il tourna la clef et ouvrit la porte de la cuisine.Au même instant, les volets se fendirent, éclatèrent, vinrenttomber à l’intérieur. Il demeura stupéfait. Le châssis de lafenêtre, sauf un croisillon, était encore intact ; mais depetites dents de verre subsistaient seules le long du cadre. Lesvolets avaient été enfoncés avec une hache, et maintenant cettehache s’abattait vigoureusement sur le châssis de la fenêtre et lesbarres de fer qui la protégeaient. Tout à coup, l’instrument fit unsaut de côté et disparut.

Kemp vit le revolver au-dehors, par terre, dans l’allée : puiscette petite arme sauta en l’air. Lui, battit en retraite. Le couppartit trop tard, mais tout juste : un éclat du bord de la portequ’il refermait sur lui vola au-dessus de sa tête. Il fit claquerla porte et donna un tour de clef ; de l’autre côté, ilentendit Griffin rire et crier. Puis ce fut la hache qui reprit sabesogne de destruction.

Kemp, debout dans le corridor, essaya de réfléchir. Tout àl’heure, l’homme invisible serait dans la cuisine ; la portene l’arrêterait pas une minute ; et alors…

On sonna de nouveau à la porte d’entrée. C’étaient peut-être lesagents. Il courut dans le vestibule, détacha la chaîne et tira lesverrous ; il fit parler la bonne avant d’ôter tout à fait lachaîne de sûreté : trois personnes se précipitèrent à l’intérieurcomme une masse. Kemp se hâta de refermer.

« L’homme invisible ! s’écria-t-il. Il a un revolver… etencore deux balles. Il a tué Adye. Il l’a blessé, au moins. Nel’avez-vous pas vu sur la pelouse ? Il est là par terre.

– Qui cela ? demanda l’un des agents.

– Adye !

– Nous sommes venus par l’allée de derrière, expliqua labonne.

– Qu’est-ce que c’est que ce tapage ? interrogea l’autreagent.

– Il est dans la cuisine… ou il y sera bientôt. Il a trouvé unehache… »

Soudain, la maison tout entière retentit des coups frappés parl’homme invisible sur la porte de la cuisine. La bonne regardafixement vers la cuisine, puis se réfugia dans la salle à manger.Kemp essayait de s’expliquer en phrases entrecoupées. Ilsentendirent céder la porte.

« Par ici ! » cria Kemp, sortant de sa stupeur.

Et il poussa les agents sur le seuil de la salle à manger.

« Le tisonnier ! » cria Kemp en se ruant vers legarde-feu.

Il tendit à l’un des agents le tisonnier qu’il avait apporté et,à l’autre, celui de la salle à manger. Tout à coup, il sauta enarrière.

« Oh ! » fit l’un des agents.

Et il plongea en avant, ayant reçu un coup de hache sur sontisonnier.

Le revolver tira l’un de ses derniers coups et creva, au mur, unSydney Cooper de grande valeur. L’autre agent abattit son tisonniersur la petite arme, comme on assomme une guêpe : il l’envoya roulerpar terre.

Au premier bruit, la bonne poussa un cri, se dressa hurlanteauprès du foyer, puis courut ouvrir les volets – sans doute avecl’intention de s’échapper par la fenêtre.

La hache recula dans le corridor et prit position à peu près àdeux pieds du sol. On entendit souffler l’homme invisible.

« Écartez-vous tous les deux, dit celui-ci. C’est à Kemp quej’ai affaire.

– Et nous, c’est à vous que nous avons affaire ! » réponditle premier agent.

Il fit un pas rapide en avant, fourrageant avec son tisonnierdans la direction de la voix.

L’homme invisible dut se rejeter en arrière ; il alladonner dans le porte-parapluies.

Alors, comme l’agent chancelait, ébranlé par la violence même deson coup, la hache le frappa de front : le casque s’enfonça commedu carton, et l’homme alla rouler par terre jusqu’au seuil de lacuisine.

L’autre agent, visant derrière la hache avec son tisonnier,atteignit quelque chose de mou qui céda. Il y eut un cri dedouleur, et la hache tomba sur le sol. L’agent battit encore levide et ne rencontra rien ; il mit le pied sur la hache etfrappa encore. Puis, il se redressa, brandissant son tisonnier,tendant l’oreille, attentif au moindre mouvement.

Il entendit la fenêtre de la salle à manger s’ouvrir, et des pasrapides courir à travers la salle. Son camarade se ramassa, se mitsur son séant, avec du sang qui lui coulait entre l’œil etl’oreille.

« Où est-il ? demanda le blessé.

– Je n’en sais rien, mais je l’ai touché. Il est quelque partdans le vestibule, à moins qu’il n’ait filé derrière vous.Docteur !… Monsieur !… Docteur !… »

Le second agent essayait de se remettre sur pied. À la fin, il yréussit. Soudain le bruit assourdi de pieds nus se fit entendrevers la cuisine.

« Hola ! » cria le premier agent.

Et il lança le tisonnier qui alla briser un petit bec de gaz. Ilfit mine de poursuivre l’homme invisible dans la cuisine. Puis,croyant mieux faire, il entra dans la salle à manger.

« Docteur !… » commença-t-il.

Et il demeura court.

« Le docteur Kemp est un héros ! » reprit-il, comme soncamarade arrivait pour regarder par-dessus son épaule.

La fenêtre de la salle à manger était toute grande ouverte. Nila femme de chambre n’était là, ni Kemp.

L’idée que le second agent eut de Kemp, à ce moment-là, ne futpas moins brillante.

Chapitre 28LE CHASSEUR CHASSÉ

Monsieur Heelas, le voisin le plus proche de Kemp, dormait dansson pavillon, quand le siège de la maison commença. Il appartenaità la courageuse majorité qui refusa de croire à « cette ridiculehistoire » d’un homme invisible. Sa femme, cependant – il dut s’ensouvenir un peu plus tard – y croyait, elle. Il voulut absolumentse promener dans son jardin, comme si de rien n’était ; etdans l’après-midi, il alla se reposer comme le font volontiers lesgens de son âge. Il s’endormit malgré le bruit des fenêtresbrisées ; mais il se réveilla en sursaut avec la convictioncurieuse qu’il se passait tout de même quelque chose de fâcheux. Ilregarda au-dehors, dans la direction de la maison de Kemp ; ilse frotta les yeux et regarda de nouveau. Alors, il mit pied àterre, et s’assit, prêtant l’oreille. Il se dit qu’il avait laberlue. Et pourtant, non, il y avait bien, là, quelque chosed’étrange : la maison paraissait abandonnée, depuis des mois, à lasuite de quelque émeute. Toutes les fenêtres étaient brisées, et àtoutes, sauf à celles du belvédère, les volets intérieurs étaientclos.

« Je jurerais bien que tout était comme à l’ordinaire (il tirasa montre), il y a seulement vingt minutes… »

Il entendit des secousses régulières, puis un bruit de carreaucassé. Alors, comme il était là, bouche bée, arriva une choseencore plus étonnante. Les volets de la salle à manger s’ouvrirentbrusquement et la femme de chambre apparut, en chapeau, faisant desefforts désespérés pour soulever le châssis. Soudain, un homme semontra derrière elle et vint à son aide : c’était le docteur Kemp.Et, tout de suite, la fenêtre ouverte, la femme de chambre seglissa péniblement au-dehors ; elle se lança en avant etdisparut au milieu des arbustes. M. Heelas, devant ce spectacleextraordinaire, se leva en poussant des exclamations de surprise.Il vit Kemp lui-même se dresser sur le rebord, sauter de là etreparaître aussitôt, courant tout le long d’une allée, entre lesmassifs, et se baissant comme un homme qui tient à ne pas être vu.Il s’éclipsa derrière un cytise et reparut franchissant une haiequi donnait sur la dune. En une seconde, il avait passé par-dessuset repris sa course, à une allure folle, dévalant la pente dans ladirection de M. Heelas.

« Seigneur ! s’écria celui-ci, frappé d’une idée soudaine,c’est cet animal d’homme invisible !… Si c’était vrai,pourtant ! »

Pour M. Heelas, penser à des choses pareilles et agir, c’étaittout un. Sa cuisinière, qui l’observait de la fenêtre du haut, futsurprise de le voir, très agité, qui revenait vers la maison à unebonne vitesse de neuf milles à l’heure. On entendit les portesclaquer, des sonnettes retentir, et M. Heelas beugler comme unveau.

« Fermez les portes ! fermez les fenêtres ! fermeztout ! Voilà l’homme invisible qui arrive ! »

Aussitôt la maison s’emplit de cris, d’ordres, de pasprécipités. M. Heelas courut en personne fermer les fenêtres à lafrançaise qui ouvraient sur la véranda. Juste à ce moment,apparurent au-dessus de la clôture du jardin la tête, les épaules,puis le genou de Kemp. Une minute après, celui-ci, s’étant frayé unchemin à travers les asperges, accourait par le terrain vers lamaison.

« Vous n’entrerez pas ! s’écria M. Heelas en poussant lesverrous. S’il est à vos trousses, j’en suis bien fâché… mais vousn’entrerez pas ! »

Kemp, avec un visage de terreur, apparut tout contre le carreau,frappa, secoua comme un fou la fenêtre à la française. Voyant sesefforts inutiles, il courut le long de la véranda, sauta, heurta dumarteau à la porte de service. Il fit le tour ensuite, jusquedevant la maison, puis reprit le chemin de la colline.

M. Heelas, regardant de sa fenêtre, l’épouvante sur le visage,avait à peine vu disparaître Kemp que son carré d’asperges fut denouveau piétiné dans la même direction, par des pieds que l’on nevoyait pas. Alors, M. Heelas monta précipitamment au premier étage: la suite de la chasse lui échappa. Mais, comme il passait devantla fenêtre de l’escalier, il entendit claquer la petite porte dujardin.

Émergeant sur le chemin de la colline, Kemp se mit naturellementà redescendre vers la ville. Il en était à suivre lui-mêmeexactement le parcours que, du haut de son belvédère, et d’un œilsi attentif, il avait vu suivre à Marvel, quatre jours auparavant.Il courait bien, pour un homme non entraîné. Quoique son visage fûtblême et ruisselant de sueur, il conservait son sang-froid. Ilcourait à larges enjambées, et, chaque fois qu’il y avait unpassage difficile, que le terrain se faisait inégal ou caillouteux,ou qu’un morceau de verre cassé brillait sur le sol, il passaitdessus, laissant l’homme invisible, qui le poursuivait nu-pieds,prendre la direction qu’il voudrait.

Pour la première fois de sa vie, Kemp s’aperçut que ce cheminétait prodigieusement long et désert, et que les maisons dufaubourg, au pied de la colline, étaient extrêmement éloignées.Jamais il ne s’était avisé que la course fût un moyen de locomotionsi lent et si pénible. Toutes les petites villas, endormies ausoleil de l’après-midi, semblaient fermées, barricadées. Sansdoute, elles étaient fermées et barricadées d’après ses propresordres ; mais enfin, elles auraient bien pu garder un œilouvert sur le dehors, en prévision d’un cas pareil !

La ville se dressait devant lui maintenant ; au-delà,derrière elle, la mer avait disparu ; des gens remuaientlà-bas. Un tramway arrivait juste au pied de la colline. Plus loin,c’était le poste de police. Mais étaient-ce des pas qu’il entendaitderrière lui ? Serait-il rattrapé ?

Les gens, là-bas, regardaient obstinément de son côté ; uneou deux personnes se mirent à courir ; son haleine faisait unbruit de scie dans sa gorge. Le tramway était tout près maintenant,et les Joyeux Joueurs de cricket verrouillaient leur porteavec bruit. Derrière le tramway, des poteaux et des tas de sable :– des travaux de voirie… Kemp, une seconde, eut l’idée de sauterdans le tramway et de s’y enfermer. Puis il résolut d’allerjusqu’au poste de police. Un moment après, il avait passé devant laporte des Joyeux Joueurs de cricket, il était au bout dela rue, avec des êtres humains autour de lui. Le cocher du tramwayet son aide, stupéfaits de sa précipitation fiévreuse, étaient là,debout, avec les chevaux dételés. Plus loin, des terrassiersmontraient aussi, au-dessus des tas de sable, leurs figuresétonnées.

Kemp ralentit un peu sa course ; il entendit le pas rapidede l’ennemi et, de nouveau, bondit en avant.

« L’homme invisible ! » cria-t-il aux terrassiers avec ungeste vague.

Et, par une inspiration soudaine, il franchit la tranchée et mitainsi un groupe animé entre lui et l’autre.

Alors, abandonnant l’idée du poste, il tourna dans une petiterue latérale, passa contre une charrette de légumes, hésita undixième de seconde à la porte d’un confiseur, puis se dirigea versl’entrée d’une ruelle qui revenait en arrière, à la grand-rue. Deuxou trois petits enfants jouaient là : à sa vue, ils poussèrent descris et se dispersèrent en hâte ; et, tout aussitôt, desfenêtres et des portes s’ouvrirent, des mamans émues montrèrent laqualité de leur cœur. Kemp retomba dans Hill Street, à trois centsmètres de la ligne du tramway ; et là, il entendit desvociférations, des gens qui couraient.

Il jeta un regard vers le haut de la rue, du côté de la colline.À vingt-cinq pas à peine, un énorme terrassier courait, jetant desjurons entrecoupés, frappant à tort et à travers avec une bêche.Sur ses talons venait le conducteur du tramway, les poings serrés.D’autres suivaient, poussant des cris, distribuant des coups. Dansla rue, dans la direction de la ville, des hommes et des femmescouraient aussi. Kemp remarqua nettement un ouvrier qui sortaitd’une boutique, un bâton à la main.

« Au large ! au large ! » cria quelqu’un.

Kemp, alors, comprit que la chasse avait changé. Il s’arrêta, ilregarda autour de lui, haletant.

« Il est tout près d’ici ! cria-t-il. Barrez la rue !…»

Il reçut un violent coup au-dessus de l’oreille, et chancela enfaisant effort pour se retourner vers l’adversaire qu’il n’avaitpas vu. Il parvint tout juste à reprendre son équilibre ; ilriposta, mais dans le vide. Puis, il fut atteint de nouveau sous lamâchoire et s’étala tout de son long. Une seconde après, un genoului écrasait la poitrine, et deux mains furieuses lui étreignirentla gorge, mais l’une avec moins de force que l’autre. Il saisit lespoignets, il entendit l’assaillant pousser un cri de douleur ;puis, la bêche du terrassier vint tournoyer en l’air au-dessus delui et s’abattit sur quelque chose avec un bruit sourd. La main quilui serrait la gorge se relâcha tout à coup, et, d’un effortconvulsif, Kemp put se dégager, saisit une épaule molle et roulasur son adversaire. Il maintint contre le sol des coudes qu’il nevoyait pas.

« Je le tiens ! hurla-t-il. Au secours ! ausecours !… Tenez-le ! Il est par terre ! Prenez-luiles pieds ! »

Aussitôt on se précipita, tous à la fois, sur les deux lutteurs: un étranger, survenu à l’improviste, aurait pu croire qu’il sejouait là une partie exceptionnellement acharnée de football. Onn’entendit plus rien, d’ailleurs, après le cri de Kemp, qu’un bruitde coups, de piétinement, et un souffle pénible.

Après un effort suprême, l’homme invisible se releva,chancelant. Kemp lui sauta à la tête, comme les chiens font aucerf, et une douzaine de mains empoignèrent et déchirèrent l’ennemidans le vide. Le conducteur du tramway prit le cou et le renversaen arrière. Un groupe confus d’hommes aux prises roula par terre denouveau. Il y eut alors, j’en ai peur, quelques coups de piedterribles, puis, soudain, on entendit un cri désespéré : «Grâce ! grâce ! » qui se perdit tout de suite en un râlede suffocation.

« Arrière ! imbéciles ! » fit la voix assourdie deKemp.

Il y eut une vigoureuse reculade de formes athlétiques.

« Il est blessé, vous dis-je. Écartez-vous ! »

Après un moment de lutte, un petit espace fut dégagé. Puis uncercle de visages impatients vit le docteur agenouillé en l’air,semblait-il, à quinze pouces au-dessus du sol, et maintenant contreterre des bras qu’on ne voyait pas. Derrière lui, un agent serraitdes chevilles également invisibles.

« Ne le lâchez pas ! » criait le gros terrassier, tenanttoujours sa bêche tachée de sang. « Il fait semblant.

– Non, il ne fait pas semblant, dit le docteur, en soulevantavec précaution son genou ; je me charge de le tenir. »

Le docteur avait la figure toute meurtrie, et qui déjà devenaitrouge. Il parlait difficilement, gêné par sa lèvre qui saignait. Illâcha une main et parut tâter la figure.

« La bouche est toute mouillée !… dit-il. Bon Dieu !»

Il se redressa brusquement, puis s’agenouilla par terre, auprèsdu corps invisible. Il y eut une poussée, une bousculade, un bruitde pas lourds : une foule de nouveaux venus augmentait encore lapresse. Les gens sortaient des maisons. Les portes de l’aubergefurent en un clin d’œil toutes grandes ouvertes. On ne parlaitpresque plus. Kemp tâtait çà et là ; sa main semblait semouvoir dans l’air vide.

« Il ne respire plus !… Je ne sens plus son cœur !…son flanc… Diable ! »

Une vieille femme, qui regardait par-dessous le bras du grosterrassier, poussa un cri aigu :

« Voyez donc là ! »

Elle tendait son doigt tout ridé. En regardant à l’endroitqu’elle désignait, chacun vit, légère et transparente – comme sielle eût été faite de verre, de sorte que veines et artères, os etnerfs pussent être distingués –, une main, une main molle ettombante ; elle sembla se couvrir d’un nuage et devenir opaquesous leurs yeux.

« Attention ! cria l’agent. Voici que le pied commence àapparaître. »

Ainsi, lentement, commençant par les mains et les pieds, gagnantdoucement le long des membres jusqu’aux organes vitaux, s’opéracette étrange transformation, ce retour à l’état de substancevisible. C’était comme la lente invasion d’un poison. D’abord, lesveines blanches, traçant l’esquisse vaporeuse et grisâtre d’unmembre ; puis les os transparents et le réseau compliqué desartères ; puis, la chair et la peau, vagues, à peinedistinctes, devenant rapidement solides et opaques. Bientôt on putvoir la poitrine défoncée, les épaules et le contour incertain dela face démantibulée.

Enfin, quand la foule en s’écartant permit à Kemp de se relever,on vit, gisant par terre, nu et lamentable, le corps meurtri etbrisé d’un homme de trente ans à peu près. Ses cheveux, sessourcils étaient blancs – non pas blanchis par l’âge, mais blancsde la blancheur des albinos ; ses yeux étaient rouges commedes grenats. Ses mains étaient fermées, ses yeux grands ouverts,avec une expression de colère et de désespoir.

« Couvrez-lui la figure ! cria quelqu’un. Pour l’amour deDieu, qu’on lui couvre la figure ! »

Des Joyeux Joueurs de cricket, on apporta undrap ; puis, l’en ayant recouvert, on l’emporta dansl’auberge… Et il était là, sur un lit sordide, dans une chambrevulgaire et mal éclairée, au milieu d’une foule ignorante etbruyante, brisé, blessé, trahi, sans que personne le prît en pitié,ce Griffin, le premier homme qui se soit rendu invisible, Griffin,le physicien le mieux doué que le monde ait jamais eu : il avaitachevé, dans une catastrophe inouïe, son étrange et terriblecarrière.

Chapitre 29ÉPILOGUE

Ainsi finit l’expérience, non moins bizarre que criminelle, del’homme invisible. Si vous voulez en savoir davantage sur soncompte, il faut aller à une petite auberge, auprès de Port-Stowe,et parler au patron. Sur l’enseigne, on ne voit que des bottes etun chapeau, avec cette inscription :

À L’HOMME INVISIBLE

Le patron est un petit homme, court et gros, avec un nezproéminent de forme cylindrique, des cheveux en baguettes detambour, la figure rose comme du corail. Buvez généreusement, et ilvous racontera généreusement, lui, tout ce qui lui advint aprèsl’affaire, et comment les gens de loi essayèrent de lui « carotter» l’argent trouvé dans ses poches.

« Quand ils reconnurent qu’ils ne pouvaient pas établir à quiétait l’argent, je veux être pendu, répète-t-il, s’ils n’ont pasvoulu me faire passer pour un trouveur de trésor… Voyons, est-ceque j’ai l’air d’un trouveur de trésor ? Puis, un monsieur medonna une guinée, certain soir, pour raconter l’histoire aucafé-concert de l’Empire. »

Et, si vous éprouvez le besoin d’interrompre brusquement lecours de ses souvenirs, cela vous sera toujours facile :demandez-lui s’il n’était pas question, dans son histoire, de troismanuscrits. Il reconnaît qu’il en était question, en effet ;et il explique, avec des protestations, que tout le monde croitqu’il les a. Mais, bon Dieu ! il ne les a pas. « L’hommeinvisible les a pris, pour les cacher, au moment où je l’ai quitté,m’enfuyant vers Port-Stowe… C’est M. Kemp qui a mis dans la têtedes gens que je les avais. »

Il tombe alors en méditation, il vous observe furtivement, remuedes verres avec impatience et bientôt quitte le comptoir.

Il est garçon – ses goûts furent toujours en faveur du célibat–, et il n’y a pas de femme dans la maison. Par-dessus, son habitest boutonné comme il convient ; mais, pour ses dessousintimes (en fait de bretelles, par exemple), il a conservél’habitude des ficelles. Il dirige son établissement sans espritd’initiative, mais avec une dignité parfaite. Ses mouvements sontmesurés : c’est un penseur. Il a dans le village une réputation desagesse et de respectable économie. Pour sa connaissance des routesdans le sud de l’Angleterre, il rendrait des points àCobbett[2] lui-même.

Le dimanche matin, tous les dimanches matin, tout le long del’année, tandis que l’auberge est fermée au monde, et de même tousles soirs, après dix heures, il va dans le salon, avec un verre degin légèrement coupé d’eau et, l’ayant posé, il ferme àclef la porte, il examine les stores, il regarde sous latable ; puis, une fois assuré d’être seul, il ouvre le buffet,un tiroir de ce buffet, une boîte dans ce tiroir : il en extraittrois volumes reliés en cuir brun, il les place avec gravité aumilieu de la table. Les plats sont usés par le temps et tachés deteintes verdâtres ; car, une fois, ils ont séjourné dans unfossé, et quelques pages ont été brouillées par de l’eau sale. Lepatron s’assied dans un fauteuil, bourre lentement sa longue pipede terre, sans perdre des yeux un seul instant ses volumes. Puis,il en met un devant lui et commence à l’étudier, tournant etretournant les feuillets. Il a les sourcils froncés ; il remueles lèvres avec effort.

« Un x ; un petit ² en l’air, une croix, puis… va tefaire fiche !… Ah ! Seigneur ! quel homme c’étaitpour l’intelligence ! »

Bientôt, il lâche le livre, et se renverse en arrière. Enclignant des yeux, il regarde à travers la fumée de sa pipe, àl’autre bout de la salle, des choses invisibles pour tout autre quelui.

« C’est plein de secrets, ça ! dit-il, de secretseffrayants ! Si jamais j’en connais le fin mot… Seigneur…Oh ! je ne voudrais pas faire ce qu’il a fait. Je voudraisseulement… oui… »

Alors, il tire une bouffée de sa pipe ; il glisse dans unrêve, le rêve éternel et merveilleux de sa vie… Et, quoique ledocteur Kemp ait cherché sans relâche de tous côtés, aucun êtrehumain, en dehors de l’aubergiste, ne sait que les livres sont là,contenant le subtil secret de l’invisibilité avec une douzained’autres non moins étranges. Personne n’en saura rien jusqu’à samort.

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Tags: H. G. Wells