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L’Homme qui a vu le diable

L’Homme qui a vu le diable

de Gaston Leroux

Chapitre 1

 

Le coup de tonnerre fut si violent que nous pensâmes que le coin de forêt qui poussait au-dessus de nos têtes avait été foudroyé et que la voûte de la caverne allait être fendue, comme d’un coup de hache, par le géant de la tempête. Nos mains se saisirent au fond de l’antre, s’étreignirent dans cette obscurité préhistorique et l’on entendit les gémissements des marcassins que nous venions de faire prisonniers. La porte de lumière qui, jusqu’alors, avait signalé l’entrée de la grotte naturelle où nous nous étions tapis comme des bêtes, s’éteignit à nos yeux, non point que l’on fût à la fin du jour, mais le ciel se soulageait d’un si lourd fardeau de pluies qu’il semblait avoir étouffé pour toujours, sous ce poids liquide, le soleil.

Il y avait maintenant au fond de l’antre un silence profond. Les marcassins s’étaient tus sous la botte de Makoko. Makoko était un de nos camarades, que nous appelions ainsi à cause d’une laideur idéale et sublime qui, avec le front de Verlaine et la mâchoire de Tropmann, le ramenait à la splendeur première de l’Homme des Bois.

Ce fut lui qui se décida à traduire tout haut notre pensée à tous les quatre, car nous étions quatre qui avions fui la tempête, sous la terre : Mathis, Allan, Makoko etmoi.

– Si le gentilhomme ne nous donne pasl’hospitalité ce soir, il nous faudra coucher ici…

À ce moment, le vent s’éleva avec une tellefureur qu’il sembla secouer la base même de la montagne et que toutle Jura trembla sous nos pieds. Dans le même temps, il nous parutqu’une main soulevait le rideau opaque des pluies qui obstruaitl’entrée de la caverne, et une figure étrange surgit devant nous,dans un rayon vert.

Makoko m’étreignit le bras :

– Le voilà ! dit-il.

Je le regardai.

Ainsi, c’était celui-là que l’on appelaitle gentilhomme.Il était grand, maigre, osseux et triste.La pénombre fantastique, le décor exceptionnel dans lequel il nousapparaissait contri­buaient même à le rendre funèbre. Il ne sepréoccupait point de nous, ignorant certainement notre présence. Ilétait resté debout, appuyé sur son fusil, à l’entrée de la grotte,dans le rayon vert. Nous le voyions de profil : un nez fort,aquilin, un nez d’oiseau de proie, une maigre moustache, une boucheamère, un regard éteint. Il était nu-tête ; son crâne étaitpauvre de cheveux ; quelques mèches grises tombaient derrièrel’oreille. On n’aurait pu dire exactement l’âge de cet homme ;il pouvait avoir entre quarante et soixante ans. Il avait dû êtreremarquablement beau, au temps où il y avait encore de la lumièredans cet œil glacé, au temps où ces lèvres de marbre souriaientencore : d’une beauté dominatrice et funeste. Je ne saisquelle sorte d’énergie terrible se cachait encore sous les ligneseffacées de cette manière de spectre ; l’impression devaitnous en être donnée par le profil aigu et l’arcade sourcilièreprofonde ; et surtout par ce front découvert, aux ridesardentes, accusatrices de passions farouches. L’homme était habilléd’un vieux complet de velours marron fort usé. Il avait de grandesbottes qui lui montaient à mi-cuisse. Mon regard, en descendant lelong de ces bottes, rencontra quelque chose que je n’avais pointaperçu tout d’abord et qui était entré dans la caverne en mêmetemps que l’homme ; c’était une sorte de chien sans poils, àl’échine huileuse, bas sur ses pattes et qui, tourné vers nous,aboyait. Mais nous ne l’entendions pas ! Ce chien était, detoute évidence, muet, et il aboyait contre nous, ensilence.

Tout à coup, l’homme se tourna vers le fond dela caverne et nous dit, sur un ton empreint de la plus exquisepolitesse :

– Messieurs, vous ne pouvez rentrer à LaChaux-de-Fonds, ce soir ; permettez-moi de vous offrirl’hospitalité.

Puis il se pencha sur son chien :

– Veux-tu te taire, Mystère !fit-il.

Le chien ferma sa gueule.

Chapitre 2

 

Makoko grogna. Cette invitation était bienfaite pour le stupéfier et pour nous étonner. Dans notre détresse,nous avions pensé à l’hospitalité du gentilhomme, sans ycroire, et… sans l’espérer. Depuis cinq heures que nous chassionssur cette crête d’où l’on pouvait apercevoir le plateau inculte oùs’élevait la gentilhommière, Mathis et Makoko nous avaientraconté, à Allan et à moi, qui n’étions point du pays, leshistoires les plus invraisemblables sur l’hôte de ces bois.Quelques-unes, inventées par les vieilles de la montagne, lereprésentaient comme ayant commerce avec l’esprit malin. Toutesaboutissaient à cette conclusion que l’homme était inabordable etn’abordait jamais personne. Il vivait là, enfermé dans sagentilhommière avec une vieille domestique et un intendant aussisauvage que lui, et cela depuis des années innombrables. Dans lavallée, personne n’eût pu dire à quelle époque cet être mystérieux,qui ne descendait jamais de son nid d’aigle, s’était installé dansla montagne. Son fermier, car il avait un fermier qui exploitaitpour lui de vastes terres, ne lui avait jamais parlé et traitaitdirectement avec l’intendant. On ne connaissait pas la voix dugentilhomme et voilà que cette voix, nous l’avions entendue, nous,par un privilège qui tenait du sortilège.

Je dis « sortilège », car enfin leplus bizarre de l’affaire n’était-il point cette invitation à desombres perdues dans la nuit d’une caverne ! Nous le voyions,nous ; mais il ne nous voyait pas, lui ! Ilinvitait de l’ombre à venir s’asseoir à son foyer ! Makoko,qui était superstitieux, chargea les petits marcassins sur sonépaule et nous dit : « En route ! » sansrépondre à l’homme.

Nous nous avançâmes tous, au bord de lagrotte. Il pleuvait encore mais l’orage faisait trêve. Le ciels’éclaircissait au-dessus de nos têtes tandis que de gros nuagesroulaient encore vers nos pieds, s’accrochant à de moindres cimes.La « gentilhommière » nous apparaissait, de l’endroit oùnous nous trouvions, dans un véritable décor d’enfer. L’antiquebâtisse, à laquelle une tourelle à mâchicoulis, reste de châteaufort, donnait un aspect moyenâgeux, reposait sur un roc absolumentdénudé, sur une sorte d’étroit plateau sinistre, balayé par tousles vents, nettoyé comme le carreau net d’une cuisine par cettefemme de ménage acharnée et formidable : la tempête. Cettearidité surprenait d’autant plus qu’elle était entourée, à quelquedistance de là, d’une ceinture de collines verdoyantes etd’épaisses forêts ; et elle avait ceci de mystérieux qu’ellen’apparaissait point comme étant naturelle. Non, iln’était point naturel que les choses devinssent tout à coup, sansraison apparente, aussi désolées ; il n’était point naturelque cette verdure, ces arbres, ces fleurs qui, si joyeusement,avaient gravi la montagne, se fussent arrêtés soudain au bord de ceplateau, comme s’il avait été maudit, comme si le destin en avaitinterdit l’approche à tout ce qui pouvait ressembler à de la vie.Je n’avais jamais rien vu d’aussi lugubre que ces rochers nus etque cette masure, toute branlante encore du choc del’ouragan ; et une grande curiosité me vint de pénétrer danscette demeure, fermée jusqu’à ce jour aux étrangers, derrière cethôte dont on ignorait tout, même le nom, et qui, tête nue, sepromenait les jours d’orage, dans la montagne, avec son chien« Mystère » qui aboyait en silence.

Makoko était déjà sur le chemin ; Mathis,sans même saluer l’homme, avait rejoint Makoko. Allan était restéprès de moi. Je mis mon chapeau à la main et remerciai legentilhomme de son invitation. Je lui dis que nous l’eussionscertainement agréée si nous n’avions été fort pressés de nousrendre à La Chaux-de-Fonds où d’importantes affaires nousattendaient.

– Bah ! Vous passerez la nuit dans lamontagne… interrompit l’homme.

– Qui vous le fait croire ?demandai-je.

– Les deux seuls chemins qui conduisent à LaChaux-de-Fonds sont impraticables. L’orage a fait déborder lestorrents. Il est tard ; vous rencontrerez mille difficultésque vous ne surmonterez pas avant la nuit. Essayez !… mais jesuis sûr que, cette nuit, vous reviendrez frapper à ma porte… sivous retrouvez votre chemin…

Makoko et Mathis considéraient l’homme d’unœil hostile. Makoko, d’un coup d’épaule, remontant les marcassinsqui lui pendaient dans le dos et qui grognèrent lamentablement,s’avança presque sous le nez de l’homme, et, à brûle-pourpoint, luiposa cette question :

– D’abord, comment saviez-vous que nous étionslà dedans !… Comment avez-vous deviné que nous étions au fonddu trou ?… Vous auriez aussi bien pu inviter à souper unefamille de loups !…

– Je vous ai vus tuer la laie !… ditl’homme très tranquillement, en montrant du doigt les marcassins.Un beau coup de fusil, monsieur… ajouta-t-il en se tournant versmoi. C’est dommage d’avoir manqué le père, une bien belle bête…

– C’est moi qui l’ai manqué, fit Makoko, maisce n’est pas ma faute. J’ai craint de blesser mon piqueur… unimbécile…

Et il se lança dans des détails, secouant sesmarcassins…

– Quel beau défilé, hein ! Vous avezvu ?… Alors, vous étiez là quand ils sont arrivés dans lechemin vert ?… Le vieux en tête… Les petits dans le milieu… lamère fermant la marche… toute la famille à la queue leu leu… Aupremier coup de fusil, la laie est par terre… les petits, affolés,se jettent sur elle, Mathis me crie de tirer sur le sanglier quidétale… mais j’avais mon piqueur en face, l’idiot !… La bêtefait un demi-cercle rapide, se jette à droite, disparaît…heureusement, les petits étaient là… je leur ai fait un sort avecun bout de ficelle… je leur ai lié les pattes, et voilà !…Ah ! une bonne chasse ! si seulement on pouvait rentrer àLa Chaux-de-Fonds ce soir…

– Trop tard, fit l’homme ; jamais vous neretrouverez vos voitures, maintenant… Vous auriez dû vous mettre enroute tout de suite, avec vos piqueurs, quand ils ont jeté la laiesur la luge…

– Mais enfin ! où étiez-vous donc ?reprit Makoko… Moi, je ne vous ai pas vu… Vous l’aviez vu, vousautres ?…

Nous répliquâmes qu’en effet nous n’avionspoint aperçu notre interlocuteur.

– Bah ! dit celui-ci avec un pâlesourire, j’étais là, pourtant ! Messieurs… je n’ai pasl’habitude d’emmener les gens de force chez moi… Il y a bien desannées que ma porte ne s’est ouverte devant des étrangers… jen’aime pas la société… seulement je vais vous dire : il y asix mois, on est venu frapper à ma porte, un soir… c’était un jeunehomme qui avait perdu son chemin et qui me demandait le gîtejusqu’au matin… Je le lui refusai. Le lendemain, on a trouvé uncadavre au fond de la Grande Marnière… Un cadavre à moitié mangépar les loups…

– Mais c’était Petit-Leduc, s’écria Makoko… Etvous avez eu le cœur de rejeter le garçon dans la montagne, lanuit, en plein hiver ! C’est vous qui l’avez tué !…

– Oui, certes !… fit l’homme, simplement,c’est moi qui l’ai tué… Et vous voyez que cela m’a renduhospitalier, messieurs…

– Et pourriez-vous nous dire pourquoi vousl’avez chassé de votre maison ? gronda sourdement Makoko, dontle poing féroce semblait se préparer à assommer ce singulierhôte.

Sans hâte, le gentilhomme posa sur nous sonregard mort.

– Parce que ma maison porte malheur…dit-il… Est-ce que ce n’est pas ce qu’on raconte dans lamontagne ?…

Puis, nous désignant d’un doigt décharné lesnuées opaques qu’une saute de vent faisait remonter versnous :

– Messieurs, au plaisir de vousrevoir !…

Et il s’éloigna, appelant son chien,redressant sa haute taille, le fusil sur l’épaule, ses quatremèches au vent.

– C’est un fou ! dit Mathis.

– C’est un fou ! dit Allan.

– Non ! Non ! ce n’est pas unfou ! répliqua péremptoi­rement Makoko, sans plus exprimer sapensée qui vouait le gentilhomme à l’enfer.

Les nuages nous gagnaient déjà, nous masquantla terre, la terre avec ses monts, ses forêts, ses plaines, sesvallées, ses villes… la terre des hommes… et bientôt nous nedistinguâmes même plus nos bottes… mais, par un effet de lumière, àla fois fantastique et naturel, il n’y eut plus de visible, en facede nous, que le lugubre plateau, qui semblait porté par des nuéesde tempête, en plein ciel, sans plus tenir par rien à la terre. Lagentilhommière était debout là-dessus comme un Saint-Honoré sur uneassiette. Un rai, envoyé par le soleil à l’agonie, alluma lescréneaux de la tour et lui fit une sorte de couronne de soufre quis’éteignit presque aussitôt. Et il nous parut que l’ombre démesuréede cette tour était venue nous toucher, s’allongeant tout à coupau-dessus de l’épais brouillard qui maintenant nous tenait laceinture.

– C’est nous qui serions des fous de ne pointaccepter l’hospitalité de l’homme, fis-je. Entrons dans son petitcastel. Et vite ! il n’y a pas une minute à perdre.

– C’est mon avis, obtempéra Allan.

– Et s’il nous porte malheur ! s’écriaMakoko.

– Oui, s’il nous porte malheur ! répétaMathis, qui était rarement d’un autre avis que celui de Makoko…

– Et quel malheur voulez-vous qu’il nousarrive ? fis-je.

– Est-ce qu’on sait, avec cet homme dudiable ! grogna Makoko.

– Oh ! moi, j’aime mieux voir le diableque d’attraper un rhume de cerveau, déclarai-je en éclatant derire.

Mais quel rire avais-je là ! quel rirefrénétique sortait de ma bouche ouverte toute grande, toutegrande…

Je m’étais arrêté de rire, que la montagneriait encore. Oui, l’écho me renvoyait l’éclat de ma vainegaieté avec une insistance qui nous énerva.

– Quand elle aura fini ! ditMakoko à la montagne.

Il fallait nous décider, prendre un parti.Allan et moi, aidés des éléments, eûmes enfin raison deshésitations de Mathis et de Makoko, auxquels nous reprochions leurcouardise. Nous dûmes hâter le pas pour arriver sur le plateauavant que la nuée ne nous eût ensevelis tout à fait et, quand nousfrappâmes à la porte de la gentilhommière, il n’y avait plusau-dessus du brouillard que quatre têtes sans corps qui attendaientqu’on voulût bien leur ouvrir.

Chapitre 3

 

Je n’ai pas été élevé avec les gnomes de lamontagne, comme Mathis et Makoko, l’un fils de garde forestier,l’autre unique héritier d’un des plus grands propriétaires terriensde cette partie du Jura qui tient par un versant à la France, parl’autre à la Suisse. Allan et moi avions connu Mathis et Makoko aucollège de Lons-le-Saunier, où nous restâmes jusqu’à notrequatrième, avant d’aller à Paris terminer nos études. Eux, après laquatrième, étaient tout simplement retournés au foyer paternel, auxenvirons de La Chaux-de-Fonds, non loin de cette Tête-de-Rang quis’élève de plus de quatorze cents mètres au-dessus du niveau de lamer et d’où, par les grands jours d’azur, on aperçoit tout le Juraet les Alpes, du Soentis au mont Blanc. Là, ils avaient étéentièrement repris par la terre natale, par ses traditions, seslégendes, par l’âme mystérieuse de la forêt.

Trois fois déjà, sur leurs pressantesinvitations, nous étions venus, Allan et moi, chasser avec eux,vers la fin des vacances, mais nos expéditions cynégétiques ne nousavaient point conduits encore si près de la gentilhommière dontnous n’avions entendu parler jusqu’alors que d’une oreilledistraite. Nous avions coutume, du reste, de ne prêter aucuneattention à toutes ces histoires de bonnes femmes. La seule chosequi nous intéressât était les rudes chasses que nous faisions avecces rudes gars, car nous aimions beaucoup nos camarades tels que lavie les avait faits : paysans orgueilleux, courageux et forts,d’âme délicate et peureuse devant l’inconnu,et tenant deleur famille, restée catholique, une piété qui allait jusqu’à lasuperstition.

Quant à Allan et quant à moi, élèves de laFaculté de Paris, nous ne croyions pas à grand-chose en dehors dece que nous montrait notre scalpel. C’est vous dire quel espritdifférent nous animait tous les quatre dans le moment que lafumée des monts nous acculait à l’hospitalité de lagentilhommière. Allan et moi étions curieux de savoir ce que nousallions trouver derrière cette porte. Makoko et Mathis en avaientpresque la terreur. S’ils avaient été seuls, nul doute qu’ilseussent préféré rester, le ventre creux et transis de froid, aufond de la caverne.

… C’était une antique porte de chêne touteconsolidée de barres de fer et cuirassée de clous. Elle tourna surses gonds, sans bruit.

Une petite vieille était sur le seuil,accueillante et ratatinée.

– Entrez, messieurs.

Du seuil, nous apercevions une pièce haute etlarge, assez semblable à ces salles appelées autrefois salles desgardes. Elle faisait certainement partie de ce qui restait duchâteau fort sur les ruines duquel, quelques siècles auparavant, onavait bâti la gentilhommière. Elle était bien éclairée par le feude l’âtre énorme où brûlait un arbre et par deux lampes à pétrolependues par des chaînes à la voûte de pierre. Pas d’autres meublesqu’une table épaisse de bois blanc, un large fauteuil de cuir,quelques escabeaux et un buffet grossier.

On eût en vain cherché dans cette salle lessquelettes tintinnabulants, le crocodile empaillé, les paquetsd’herbe, les fourneaux, les alambics et les cornues de toutalchimiste ou suppôt de Satan qui se respecte ; seulement,l’impression que l’on en recevait était assez singulière, car cettepièce était toute blanche, comme un sépulcre.

La vieille n’avait point l’air d’une sorcière,mais elle était vieille, vieille, courbée en deux, et sa voix étaitcelle d’une enfant et elle avait l’air trop aimable. Elles’appuyait sur un bâton.

Comme je demandais tout de suite à voir notrehôte, elle toussa, nous pria d’entrer dans la pièce, bouscula unpeu Makoko qui grognait avec ses marcassins, et se mit à trottinerdevant nous en nous priant de la suivre.

Nous traversâmes ainsi toute la pièce. Elleouvrit une porte. Nous étions au bas d’un escalier vermoulu, auxmarches de bois affaissées. L’escalier tournait dans la tourconduisant aux deux étages de la masure. Dehors, le vent chantaitune chanson désespérée et, se glissant jusqu’à nous par lesmeurtrières, nous glaçait.

– Mettez vos bêtes là-dessous ! fit lavieille en indiquant à Makoko un trou sous l’escalier. On leurdonnera quelque chose à manger tout à l’heure.

Makoko se sépara de ses petits avec un soupirde mère. Pendant ce temps, la bonne femme allumait une lanternedont la flamme, vacillant dans sa prison de verre, projeta nosombres dansantes sur les murs.

– Mes bons messieurs, avant le souper, je vaisvous montrer vos chambres. Je m’appelle la mère Appenzel, pour vousservir.

Et elle grimpa avec un grand bruit de galochesau long des marches inquiétantes, s’embrouillant dans ses bonnesvieilles jambes et son bâton à ne plus s’y retrouver. Elle arrivacependant la première au premier étage.

– C’est là que vous couchez. Mon maître et moiavons nos chambres au-dessus, fit-elle, en nous montrant le plafonddu bout de son bâton.

– Et quand le verra-t-on, votre maître ?demandai-je.

– Tout à l’heure, mon bon monsieur, tout àl’heure.

Nous étions dans un corridor dallé de carreauxfort ébréchés, mais fort propres. Sur ce corridor donnaient quatreportes : deux à droite, deux à gauche. Trois de ces portesétaient ouvertes. Elle nous les montra :

– Voici vos chambres. Deux de ces messieursseront obligés de coucher dans le même lit, ajouta-t-elle d’unevoix dolente. J’ai mis des draps, de l’eau dans les pots et de labougie sur les tables ; j’espère que vous ne manquerez derien.

– Vous saviez donc que nous allionsvenir ?

La mère Appenzel fit entendre un petit rire decrécelle.

– Mon maître m’a annoncé des amis…

Makoko, suivi de Mathis et d’Allan, avaitpénétré dans la première chambre. Je l’entendis déposer bruyammentson fusil et dire :

– Nous coucherons ici, Mathis et moi.

J’étais resté seul dans le corridor avec lavieille. Je lui désignai la porte close.

– Il n’y a donc pas de lit dans cettechambre ? demandai-je.

– Oh ! monsieur, fit la vieille, il y abien un lit, mais on n’a pas couché dans la mauvaisechambre depuis cinquante ans…

– Et pourquoi ?…

– Chut !! souffla la mère Appenzel, undoigt sur sa bouche édentée ; et elle s’en fut vers la chambred’Allan

Je crus que j’étais seul, j’allongeai la mainvers la clenche qui fermait la mauvaise chambre.

La vieille m’avait vu.

Elle me jeta, suppliante :

– Ne faites pas ça !…

…………………………………

Quand mes amis, après une toilette sommaire,furent descendus, je m’attardai dans le corridor et, une bougie àla main, pénétrai dans la pièce mystérieuse. Dois-jel’avouer ? Mon cœur battait un peu plus vite que decoutume.

La porte poussée, je ne remarquai tout d’abordrien d’extraordinaire. Mais je fus saisi par une odeurindéfinissable, une odeur qui n’était point seulement « derenfermé », une odeur effacée et lointaine, aigre etbrûlante. Je croyais être sûr de n’avoir jamais senti cetteodeur-là. Elle n’était point désagréable.

Et, je ne sais pourquoi, je m’amusai aussitôtà l’idée que cette odeur était peut-être bien l’odeur du Diable.Mais j’en fus pour mon idée, car, ayant deviné au fond de la pièce,sur la droite, la forme de la vaste cheminée qui, montant de l’âtresis au-dessous de nous, dans la salle, se continuait jusqu’au toiten se rétrécissant à travers plafonds et planchers, mon espritpositif imagina aussitôt qu’une telle odeur me venait, par quelqueinterstice, d’une telle cheminée.

La chambre était vaste, occupée dans sonmilieu par un lit très simple à colonnettes, mais qui, s’il dataitréellement comme je le présumais, de Henri III, pouvait être d’unegrande valeur. De lourdes tentures d’un vert décoloré pendaient auxdeux fenêtres.

Dans un coin, il y avait une commode duPremier Empire à table de marbre. Au-dessus de cette commode uneétagère bibliothèque, et, dans cette bibliothèque, une douzaine devieux ouvrages dont je lus quelques titres : Judas etSatan, Le Sabbat, L’envoûtement tel qu’on le pratiquait au MoyenÂge, Les Sorciers du Jura…

Je ne pus m’empêcher de sourire à cetteaccumulation de littérature diabolique et je me disposais à meretirer quand je fus arrêté par l’attitude de l’armoire àglace.

J’allai à l’armoire. Celle-ci était un meubledu milieu du XVIIIe siècle, travaillé de délicatessculptures du style le plus délicieusement rococo, à même le boisqui avait perdu par endroits sa peinture. On avait déshonoré lespanneaux en y incrustant des glaces, et ceci était d’un luxerelativement moderne que j’aurais sincèrement regretté si jen’avais été plus occupé, comme je vous l’ai dit, par l’attitude dece meuble, que par le meuble lui-même.

On eût dit un meuble ivre, cherchant unéquilibre qui lui échappait. Décollé de la muraille, il se penchaitvers moi comme s’il avait décidé de me tomber dans les bras.Logiquement, de par le simple exercice des lois de la pesanteur,cette armoire devait, me semblait-il, continuer son inclinaisonjusqu’à ce qu’elle eût rencontré le carreau de la chambre, en unfracas nécessaire. La prudence me commandait de n’y point toucher,mais ayant sans doute ce soir-là, comme on dit, le diable aucorps, je posai ma bougie sur la commode, repoussai l’armoirecontre la muraille, cherchai d’une main dans ma poche un objet quipût me servir de cale, y trouvai mon couteau de chasse, le jetaisur le parquet et, du bout de mon pied, assurai par ce moyenl’équilibre certain de cette armoire en goguette.

Quand, fier de mon ouvrage et persuadé quej’avais épargné à ce joli meuble un accident menaçant, j’eus reprisma bougie et me fus retourné pour fermer la porte, je revisl’armoire dans son inclinaison première.

– Ah ! vraiment ! fis-je assezétonné ; mais comme, en bas, Makoko inquiet de mon absencem’appelait, je descendis.

Chapitre 4

 

Je revois encore notre hôte – vivrais-je centans, que je ne saurais oublier cette image – tel qu’il m’apparutdans le cadre de l’âtre, quand je descendis dans la salle où lamère Appenzel avait préparé notre souper.

Mes amis étaient assis autour du feu, lesbottes aux braises. Lui, se tenait devant eux, debout dans un coin,sur la pierre du foyer de cette cheminée, vaste comme une chambre.Il était en habit ! Et quel habit ! d’une élégancesuprême, mais extraordi­nairement défunte ! Ainsi, pour nousrecevoir, il était allé mettre son habit ! Le sien ?Celui de son grand-père ou de son trisaïeul ? Il me parut queBrummel ne pouvait avoir eu d’autre élégance que celle-là ! Lecol de l’habit haut, les revers larges, le gilet de velours, laculotte et les bas de soie, la cravate, tout cela avait un grandair d’autrefois dont je n’aurais pu dire l’âge. Notre hôte avaitles manières les plus nobles, c’est-à-dire les plus simples. Il mepria de prendre place au foyer.

Et nous voici partis à parler chasse. Makoko,malgré sa gêne visible, ne résiste pas à nous conter quelquesexploits. L’hôte, aimablement, l’approuve. Quant à moi, je ne puisdétacher mes regards de ce visage pensif, surgissant tour à tourdans l’ombre et dans la flamme, si douloureux à voir dans sasingulière expression double d’énergie et de tristesse. Cette face,si étrangement tourmentée, même dans son calme actuel, semble nousraconter, ride par ride, tous les bouillonnements de la jeunesse,comme un volcan raconte au voyageur, de toute la profondeur de sescrevasses, les prodigieux soulèvements de son cœur… éteint.

À côté de son maître, regardant de ses yeuxmi-clos le grésillement de la bûche,« Mystère », le museau sur les pattes, estétendu. Un moment, il ouvre une large gueule et bâille, comme il aaboyé, en silence.

Et je demande :

– Il y a longtemps que votre chien estmuet ? Quel singulier accident lui est-il doncarrivé ?

– Il est muet de naissance, répond l’hôte,après une courte hésitation, comme si ce sujet de conversation nelui plaisait point.

Mais j’insiste.

– Son père était muet ? Sa mèrepeut-être ?

– Sa mère… et la mère de sa mère, faitrudement le gentilhomme… et la mère de la mère de sa mère.

– Vous avez été le maître del’arrière-grand-mère de Mystère ?

– Oui, monsieur. Et c’était une bête fidèlequi m’aimait bien… Une bête de garde surprenante… ajouta l’hôte, enmarquant soudain une émotion qui m’étonna.

– Et elle était muette aussi, denaissance ?

– Non, monsieur… Non, elle n’était pointmuette, mais elle l’est devenue une nuit qu’elle avait tropaboyé !… Eh bien, la mère Appenzel ! Le souperest-il prêt ?…

La vieille servante entrait avec une soupièrefumante dont elle était fort embarrassée à cause de son bâton.Allan courut à son secours.

– Messieurs, si vous voulez me faire l’honneurde vous asseoir à ma table…

Le souper est excellent. Nous avons tous unefaim de loup. Allan et moi, dévorons tout de suite tout ce quitombe charitablement dans notre assiette ; Makoko et Mathis,qui semblaient, dès les premières cuillerées d’un potage fameux,redouter d’être empoisonnés, se décident à ne plus faire la petitebouche. La mère Appenzel, pour arroser un cuissot de chevreuil dontnous faisons nos délices, apporte deux vieilles bouteilles deNeuchâtel.

Le gentilhomme veille à ce que laconversation, malgré nos appétits déchaînés, ne languisse point. Ilnous demande si nous sommes contents de nos chambres.

– Monsieur notre hôte, il faut que je vousfasse une prière…

C’est moi qui parle. Toutes les têtes sonttournées vers moi.

– Je désirerais coucher dans la mauvaisechambre !

Je n’ai pas plus tôt prononcé cette phrase queje vois la figure de notre hôte, si pâle déjà, blêmir encore.

– Qui vous a dit qu’il y avait ici unemauvaise chambre ? demanda-t-il, retenant àgrand-peine une irritation certaine.

La mère Appenzel, qui apportait un magnifiquemorceau d’emmenthal, sur une assiette, se prend à trembler si fortqu’on entend l’assiette tambouriner contre la table.

– C’est toi, mère Appenzel ?

– Ne grondez pas cette excellente femme, monindiscrétion seule est coupable… Je voulais entrer dans la chambredont la porte était restée close et votre servante me l’adéfendu : « N’entrez pas, m’a-t-elle dit, dans lamauvaise chambre. »

– Et vous n’y êtes pas entré ?

– Et j’y suis entré !

– Ah ! mon Dieu ! gémit la mèreAppenzel, en laissant tomber un verre qui se brisa avec unsingulier fracas.

– Va-t’en ! crie l’homme, brutal.

Et quand elle est partie :

– Vous êtes curieux, monsieur !

– Excusez-moi, très curieux !… Et puis,laissez-moi vous dire, monsieur notre hôte, n’est-ce pointvous-même qui, tout à l’heure, auprès de la grotte où nous avons eula bonne fortune de vous rencontrer, avez fait allusion aux bruitsqui couraient la montagne. Eh bien, je ne serais pas fâché que lasi parfaite hospitalité que vous nous offrez serve à les dissiper.Quand j’aurai couché dans cette chambre qui a une si mauvaiseréputation, et que j’y aurai reposé en paix, comme un honnête hommequi a la conscience tranquille et qui a bien soupé, on ne dira plusque votre maison, comme vous nous l’avez annoncé avec laplus triste ironie, porte malheur…

Mais le gentilhomme m’interrompt.

– Je me moque de ce qu’on dit dans lamontagne !… Vous ne coucherez point dans cette chambre ;on n’y couche plus… on n’y a point couché depuis cinquante ans…

– Et qui donc y a couché pour la dernièrefois ?

– Moi !… et je ne conseillerai jamais àpersonne d’y coucher après moi !

Ceci est dit sur un tel ton de colère mêléed’effroi que mon désir et ma curiosité redoublent.

– Il y a cinquante ans ! Vous étiez unenfant, à cette époque ; à l’âge où l’on a encore peur, lanuit…

– Il y a cinquante ans, j’avais vingt-huitans !

Vingt-huit ans ! Ainsi cet homme asoixante-dix-huit ans ! Qui l’eût crû ? Il est si droit,si haut, si volontaire !

Ah ! c’est un beau spectre devieillard bien vivant !

– Mais enfin !… est-il indiscret de vousdemander ce qui vous est arrivé dans cette chambre ? Moi jeviens de la visiter et il ne m’est rien arrivé du tout. Elle m’abien paru la plus naturelle des chambres !… J’ai essayé deredresser une armoire…

– Vous avez touché à l’armoire ! hurlel’homme, en jetant sa serviette et en venant vers moi avec des yeuxde fou… Vous avez touché à l’armoire !…

– Oui, dis-je tranquillement, elle allaittomber…

– Mais elle ne tombe pas ! Mais ellene tombera jamais ! Mais elle ne se redressera jamais !Mais c’est sa manière à elle, d’être comme ça, pour toujours,titubante, vacillante, frémissante pour l’éternité !

Nous nous étions tous levés. La voix del’homme était rauque. De grosses gouttes de sueur coulaient de sonfront. Ses yeux que nous croyions morts jetaient des flammes.Vraiment, il était effrayant à voir. Il me saisit le poignet etl’étreignit avec une force dont je l’eusse cru incapable ; et,presque bas, cette fois-ci, il me demanda :

– Vous ne l’avez pas ouverte ?

– Non !

– Tant mieux pour vous ! Vous ne savezpas ce qu’il y a dedans ? Non ! Eh bien tant mieux pourvous !… Ah ! monsieur, vraiment tant mieux pourvous !…

Chapitre 5

 

Fébrile, il s’essuya le front, poussa unprofond soupir, fit quelques pas désordonnés, et comme il passaitprès du foyer et que son chien le regardait curieusement aller etvenir, toute sa colère qu’il essayait visiblement de calmer lereprit :

– Et toi ! Et toi ! Et toi, n’es-tupas fatigué de me regarder en silence !… de me voir vivre ensilence !… de m’accompagner partout en silence !… Vacoucher, Mystère !… À la niche ! à la niche !…Est-ce pour aujourd’hui ?… Est-ce pour demain ?… quandparleras-tu donc, Mystère !… ou crèveras-tu comme les autres,comme les autres… en silence !…

Il avait poussé la porte qui donnait sur latour et il talonnait furieusement son chien qui, à chaque coup,ouvrait la gueule, de douleur.

Nous étions fort impressionnés par cette scèneinattendue. L’homme s’était enfoncé dans l’ombre de la tour,toujours poursuivant son chien.

Makoko fit, à mi-voix :

– Qu’est-ce que je vous avais dit ?… Vousferez ce que vous voudrez… mais moi, je ne me couche pas cettenuit… je reste ici, dans cette pièce, jusqu’au matin…

– Moi aussi, dit Mathis.

Allan déclara :

– Dame ! ça vaut peut-être la peine deveiller… On va peut-être voir des choses amusantes…

– Taisez-vous, interrompit rudement Makoko… neblasphémez pas !…

Et il ajouta :

– Qu’est-ce que je vous avais dit ?…qu’est-ce que je vous avais dit ?…

Allan agacé :

– Mais qu’est-ce que tu nous as doncdit ?

Makoko, penché sur nous, les yeux hors desorbites :

– Vous ne voyez donc pas que c’est unpossédé ?…

– C’est un malade, dit Allan…

– Oui, approuvai-je, un monomane… Le reste dutemps normal, il est repris de sa frénésie quand il est subitementen face de sa manie… C’est un malheureux qui a certainement lamanie de la persécution de l’au-delà. Son cerveau est la proiedu diable !…

– Ne prononce pas ce nom-là, surtoutici ! fit hâtivement Makoko.

Allan et moi nous nous mîmes à rire.

– Ne riez pas ! supplia Mathis…

– Ah ! zut ! s’exclama Allan, vousn’allez pas, avec vos têtes de mort, nous empêcher de nous amuser…Il n’est pas onze heures ! tâchez d’avoir le sourire… Nousavons six heures devant nous… si nous faisions un petit poker… Onva inviter notre hôte, ça lui changera les idées…

Et Allan, joueur forcené, tira un jeu decartes de sa poche, le jeu avec lequel nous avions fait tous deux,pendant le voyage de Paris à La Chaux-de-Fonds, d’interminablesparties d’écarté.

Déjà Allan, sur un coin de la table, avaitdéposé un jeu de cinquante-deux et triait du paquet les cartes dontil estimait n’avoir pas besoin.

– Je garde les six, hein ? si nous jouonsà cinq ?

Il n’avait pas terminé son opération que legentilhomme rentrait dans la salle. Notre hôte nous parutrelativement calme et l’on voyait qu’il avait occupé ces quelquesminutes à reprendre ses esprits, mais par un phénomène dont nous nepouvions comprendre la raison, dès qu’il aperçut le jeu de cartessur la table, sa figure se transforma immédiatement et prit unetelle expression d’épouvante et de fureur que j’en fus moi-mêmeeffrayé.

– Des cartes ! s’écria-t-il… Vous aviezdes cartes !…

Allan se levait, aimable :

– Nous avons décidé de ne point nous coucher,notre cher hôte… Nous sommes, nous autres, d’affreux noctambulesqui n’avons point coutume de retrouver notre lit avant l’aurore.Alors, en attendant, nous jouons… oui, une petite partie d’amis… lepoker ?… Vous ne connaissez pas le…

Mais Allan s’arrête… Il vient d’être frappé,lui aussi, de l’aspect formidable de notre hôte. Nous ne lereconnaissons plus, tant, instantanément, il a vieilli… On luidonnerait cent ans… ou plutôt il a l’âge de ceux dont on ne compteplus les années… ses yeux sont injectés de sang… les poils de samaigre moustache sont hérissés… ses dents sont menaçantes… sabouche crispée siffle.

– Des cartes !… Des cartes !

Ces mots sortent avec peine de sa gorge, commesi une main invisible l’eût étranglé.

– Qui vous a dit de venir ici avec… avec descartes ? Qui… qui vous envoie avec des cartes ?… Quiêtes-vous ? D’où venez-vous ? Que me voulez-vousencore ?… Il faut brûler les cartes ! Il faut brûlerles cartes !

Sa main, d’un mouvement brusque, saisit le jeusur la table, et il va le jeter dans le brasier quand son gestes’arrête à mi-chemin ; ses doigts tremblants abandonnent lescartes ; il se laisse tomber sur le fauteuil, pousse un crirauque :

– J’étouffe… j’étouffe !…

Nous nous précipitons pour lui porter secours…Mais d’un seul effort de ses doigts maigres, il a déjà arraché soncol, sa cravate… et maintenant, immobile, la tête haute, appuyée audossier du vaste meuble il pleure… il pleure… Ses orbites,profondes comme des cratères, laissent couler des larmesbrûlantes.

Et enfin, il parle d’une voix plaintive.

– Vous êtes de bons enfants… Il faut que voussachiez… Vous ne vous en irez pas d’ici comme ça… en me prenantpour un fou… pour un pauvre malheureux triste fou…

Makoko et Mathis écoutent le vieil homme« à en perdre la respiration ». Allan et moi l’examinonscomme des bons élèves de la Faculté de Paris doivent considérer un« cas curieux ».

– Oui, fait-il… oui, vous saurez tout…cela pourra vous servir.

Et « le cas curieux » se lève,marche, marche, s’arrête en face de nous, nous fixe de son regardéteint à nouveau, de son regard qui est retourné, après la brusquesortie de tout à l’heure, se réfugier au fond de ses deux trous,asile de cette âme tourmentée.

Chapitre 6

 

– Mon nom ? Pourquoi vous dire monnom ? C’est bien inutile, et cela ne fait point partie de toutce qu’il faut que vous sachiez, pour vous servir. Il y asoixante ans – j’entrais dans ma dix-huitième année –, j’étais plusque vous, messieurs de Paris, audacieux et sceptique ; j’avaistoute l’outrecuidance de la jeunesse. Je ne doutais de rien avec laprétention de nier tout ! Je ne doutais surtout point demoi ! La nature m’avait fait beau et fort, le destin m’avaitmis entre les mains une fortune redoutable. Je fus l’homme le plusà la mode de mon temps. Messieurs, Paris, avec toutes ses joies,toutes ses splendeurs, toutes ses orgies, m’a appartenu pendant dixans. Quand j’atteignis mes vingt-huit ans, j’étais à peu prèsruiné. Il me restait deux ou trois cent mille francs et cettegentilhommière avec les terres qui l’entourent, dont ma famille nes’était jamais occupée.

« À cette époque, je tombai éperdumentépris d’un ange, messieurs, quelque chose de plus beau et de pluspur que tout ce que vous avez pu imaginer. Celle que j’aimaisignorait cette folle passion qui commençait de me dévorer etl’ignora toujours. Elle appartenait à une des plus riches famillesde l’Europe. Pour rien au monde, je n’eusse voulu qu’ellesoupçonnât que je briguais l’honneur de sa main pour remplir, avecsa dot, mes coffres vides. Je pris le chemin des tripots et jejouai ce qui me restait avec la folle espérance de retrouver mesmillions. Je perdis, et un soir je quittai Paris pour venirm’enterrer ici dans cette vieille gentilhommière, mon dernierrefuge. Je trouvai, dans cette retraite, un vieillard, le pèreAppenzel, sa petite-fille dont j’ai fait plus tard ma servante etson petit-fils, un enfant en bas âge qui a grandi sur ces terres etqui est mon intendant. J’y trouvai aussi, dès le premier soir,l’ennui et le désespoir. C’est le premier soir que toutarriva.

Ici, le gentilhomme suspendit un instant sonrécit, sembla écouter anxieusement le vent qui soufflait par toutesles lézardes et les brèches du manoir, puis, sans nous regarder,comme se parlant à lui-même, répéta :

– Oui, c’est le premier soir que toutarriva ! Quand je fus monté dans ma chambre – dans cettechambre que l’un de vous désire habiter cette nuit –, j’ouvris lafenêtre. La lune éclairait de ses rayons pâles la solitude sauvagedes plateaux. Je regardai cet affreux désert où, désormais, il mefaudrait vivre, j’écoutai mon cœur qui était si pitoyable… sidésemparé, messieurs, que j’en eus pitié et, quand je refermai lafenêtre, j’avais résolu de me tuer.

« Mes pistolets se trouvaient sur lacommode ; je n’eus qu’à allonger la main… Ah ! j’oubliaisde vous dire que j’avais amené de Paris mon dernier ami… mon chienfidèle… une chienne que j’avais trouvée, une nuit que je rentraisdu tripot en maudissant le Ciel, couchée devant ma porte… Comme jene savais d’où elle venait ni à qui elle avait appartenu, jel’avais appelée « Mystère »… Dans le moment même où jeprenais mes pistolets, elle se mit à hurler dans la cour… à ululer…mais d’un ululement tel que je ne saurais le comparer à rien… ellehurlait comme je n’ai jamais entendu hurler le vent… excepté cesoir… “Tiens ! pensai-je, voilà Mystère qui hurle à la mort…elle sait donc que je vais me tuer ce soir !…”

« Je jouais avec mes pistolets, pensant àce qu’avait été ma vie et songeant pour la première fois à ceque serait ma mort.

« Mon regard indifférent rencontra,au-dessus de la commode, dans une petite bibliothèque pendue aumur, quelques vieux ouvrages et leurs titres. Je fus étonné de voirque tous traitaient de diableries et de sorciers. Je pris unlivre : les Sorciers du Jura, et avec le souriresceptique de l’homme qui s’est placé au-dessus du destin, jel’ouvris. Les deux premières lignes, écrites à l’encre rouge, mesautèrent aux yeux : ““Quand on veut voir sérieusement lediable, on n’a qu’à l’appeler de tout son cœur,ilvient !” Suivait l’histoire d’un homme qui, amoureux désespérécomme moi, ruiné comme moi, avait sincèrement appelé à son secoursle prince des ténèbres et qui avait été secouru ; car,quelques mois plus tard, redevenu incroyablement riche, il épousaitcelle qu’il aimait. Je lus cette histoire jusqu’au bout.

« – Eh bien, en voilà un qui a eu “de lachance !” m’écriai-je et je rejetai le livre sur lacommode.

« Dehors Mystère ululait toujours. Jesoulevai le rideau de la fenêtre et ne pus m’empêcher detressaillir devant l’ombre dansante de ma chienne sous la lune. Oneût dit vraiment que la bête était possédée, tant ses bonds étaientdésordonnés et inexplicables. Elle avait l’air de happer uneforme que je ne voyais pas.

« – Elle empêche peut-être le diabled’entrer, fis-je tout haut. Pourtant je ne l’ai pas encoreappelé !…

« J’essayais de plaisanter, mais l’étatd’esprit dans lequel je me trouvais, la lecture que je venais defaire, le hurlement de ma chienne, ses bonds bizarres, le lieusinistre, cette vieille chambre, ces pistolets chargés pourmoi, tout avait contribué à m’impressionner beaucoup plus queje n’avais la bonne foi de me l’avouer…

« Je quittai la fenêtre et marchai un peudans ma chambre. Tout à coup je me vis dans l’armoire à glace. Mapâleur était telle que je crus que j’étais mort !Hélas ! non ! L’homme qui était devant cette armoiren’était point mort !… Mais c’était un vivant qui évoquaitle roi des morts !… Oui… écoutez-moi… croyez-moi… j’aifait ça… j’ai fait ça… De tout mon cœur… de tout mon cœur… Jel’appelais !… à mon secours !… à mon secours !…car j’étais trop jeune pour mourir !… Je voulais jouir encorede la vie !… être riche encore !… pour elle !… pourelle !… pour elle qui était un ange… Moi, moi… j’ai appelé lediable !… et alors… dans la glace… à côté de ma figure…quelque chose est venu… quelque chose de surhumain… une pâleur… unbrouillard, une petite nuée tournoyante qui, bientôt s’immobilisaet me laissa voir des yeux, des yeux d’une beauté terrible… touteune autre figure, resplendissante bientôt à côté de ma face dedamné… une bouche… une bouche qui me dit :“Ouvre !…” oui… elle m’a dit :“Ouvre !…” Alors j’ai reculé… mais la bouche disaitencore : “Ouvre ! ouvre si tu l’oses !…” etcomme je n’osais pas, on a frappé trois coups dans la porte del’armoire… et la porte de l’armoire s’est ouverte toute seule…toute seule…

À ce moment, le récit du vieillard futinterrompu par trois coups frappés à la porte du manoir. Oui, dansl’instant même où le gentilhomme se dressait, les bras grandsouverts, devant la vision, surgie du fond de son vivant souvenir etde son atroce angoisse, de l’armoire qui s’ouvrait toute seule,trois coups retentirent si fortement à la porte de la salle et sidouloureusement en nous qu’on eût dit qu’on les avait frappés surnos cœurs et nous sursautâmes sur nos escabeaux. Quant à notrehôte, il regarda la porte, ne dit plus un mot et s’appuya à lamuraille, pour ne pas tomber. Alors, devant nous, la porte de lasalle qui donnait sur le plateau désert, s’ouvrit lentement touteseule.

Chapitre 7

 

Le vent entra d’abord, aboyant de ses centvoix comme une meute et puis, derrière, vint un homme. Il repoussala porte et se tint immobile sur le seuil. On ne voyait point safigure, cachée sous les larges bords de son chapeau de feutre mouqu’il avait enfoncé jusqu’aux oreilles. Un manteau le recouvraitentièrement du col aux pieds. Pas plus que nous, il ne se décidaità parler. Mais il se résolut enfin à ôter son chapeau et nous vîmesune rude figure de montagnard, indifférente et flegmatique.

– C’est toi qui as frappé comme ça,Guillaume ? demanda le gentilhomme qui essayait vivement de seremettre de son émoi.

– Mais oui, mon maître.

– Je ne t’attendais plus ce soir… Les verrousn’étaient donc pas mis !… Pousse les verrous… Tu as vu lenotaire ?

– Oui, et je ne voulais pas conserver unepareille somme sur moi.

Nous comprîmes que Guillaume était l’intendantdu gentilhomme. Il s’avança jusqu’à la table, sortit un petit sacde dessous son manteau, se mit à en extraire des papiers qu’il jetasur la table et regarda son maître.

– Eh bien, qu’est-ce que tu attends !demanda celui-ci.

Le nouveau venu nous montra.

– Ces messieurs !…

– Ce sont des amis à moi.

L’homme fit paraître quelque étonnement. Il nesavait évidemment point que son maître pouvait avoir des amis. Toutde même il sortit encore une enveloppe de son sac, la vida sur latable. Elle contenait des billets de banque. Il compta douzebillets de mille francs.

– Voilà le prix du Bois de Misère, fit-il.

– C’est bien, Guillaume, dit notre hôte enprenant les billets de banque et en les remettant dans l’enveloppe.Tu dois avoir faim : tu coucheras ici ce soir ?…

– Non, impossible… il faut que j’aille chez lefermier… Nous avons à faire demain à la première heure… Mais jevais manger un morceau.

– Va trouver la mère Appenzel, mongarçon ; elle te soignera.

Et, comme l’intendant se dirigeait déjà versla cuisine :

– Remporte toutes tes paperasses…

– Au fait ! dit l’homme.

Et il ramassa les papiers, pendant que legentilhomme sortait un portefeuille de la poche de son habit, yplaçait l’enveloppe contenant les douze billets de mille francs etremettait le portefeuille dans sa poche. Sitôt que l’intendant eutdisparu par la porte de l’office, Makoko, que l’intermède prosaïquede cette vulgaire affaire d’argent, n’avait pu détourner del’histoire de notre hôte, Makoko, impatient et inquiet,demanda :

– Et alors ?…

– Alors ?… reprit l’hôte, les sourcilsrapprochés subitement.

– Oui, alors… l’armoire ?…

– L’armoire ?…

– Oui, qu’est-ce qu’il y avait dansl’armoire ?…

– Qu’est-ce qu’il y avait dansl’armoire ?… Vous voulez savoir ce qu’il y avait dansl’armoire ?… Eh bien, je vais vous le dire, messieurs, je vaisvous le dire, ce qu’il y avait dans l’armoire. Il y avait quelquechose !… quelque chose que j’ai vu, des yeux que voilà…quelque chose qui m’a brûlé les yeux… il y avait, messieurs, deslettres de feu, au fond de l’armoire… des lettres qui m’annonçaientune nouvelle !… Une grande nouvelle !… en deuxmots : TU GAGNERAS !

Chapitre 8

 

Oui ! ajouta le gentilhomme d’une voixsombre, le diable, en deux mots, m’avait, au fond de l’armoire, enlettres brûlantes, écrit mon destin ! Il avait laissé là sasignature ! La preuve supérieure du pacte abominable que jepassais avec lui, dans cette nuit tragique ! TUGAGNERAS ! Ne l’avais-je pas appelé de tout mon cœur,sincèrement, désespérément, de toutes les forces de mon être qui nevoulait pas mourir, ne l’avais-je pas appelé ? Eh bien, ilétait venu. Ah ! par le seigneur Dieu ! Messieurs, leDiable, quand on l’appelle, ne se fait pas attendre ! Et c’estun maître qui ne lésine pas sur le prix dont il paie sesserviteurs ! Il achète les âmes, mais il ne marchandepas ! TU GAGNERAS ! Joueur décavé, je veux redevenirriche, riche. Il me dit simplement : TU GAGNERAS ! Endeux mots, il me donne toute la fortune du monde ! TUGAGNERAS !

« Cette phrase de l’enfer, messieurs, mefoudroya. Le lendemain matin, le père Appenzel me trouva, écrouléau pied de l’armoire. Quand on me réveilla, quand on me fit revenirà moi, hélas ! je n’avais rien oublié ! Je ne devais rienoublier, jamais !… Partout où je vais, messieurs !partout où je passe ! la nuit, le jour ! sur le mur desténèbres, sur le disque éclatant du soleil, sur la terre et dansles cieux, en moi-même quand je ferme les yeux, sur vos frontsquand je vous regarde, je lis la phrase flamboyante del’enfer : TU GAGNERAS !

Le vieillard se tut, épuisé, et il se laissaretomber sur son fauteuil, en gémissant. Makoko et Mathis s’étaientéloignés de lui. Allan et moi le considérions avec une immensepitié. « Voilà donc, pensions-nous, où conduit la folie dujeu ! Elle conduit à la folie, tout simplement ! »Allan secoua le malaise qui nous étreignait :

– Monsieur, dit-il, d’une voix hésitante… vousavez été certainement victime d’une hallucination !…

Le gentilhomme redressa sa têteeffroyable.

– Ah ! voilà une idée ! jeunehomme !… Cela fait plaisir à entendre des idéespareilles !… Une hallucination !… C’est une idéesurprenante qui ne viendrait pas au premier imbécile venu ! Jel’ai eue, messieurs, cette idée-là ! Et, dès le lendemain dela nuit fatale où tout arriva… quand j’eus reconquis mes esprits,quand, avec la lumière du jour, je vis nettement le contour deschoses et pus suivre sans défaillance le cercle précis de mapensée, je me dis tout haut, pour entendre de mes deux oreilles leson clair de ma pensée d’homme, de ma pensée raisonnable d’hommequi raisonne : “Tu as eu une hallucination !… Arrête-toisur le bord de l’abîme… Garde-toi de devenir fou, à cause d’unrêve !… Rêve, cauchemar, hallucination !… Cette figure, àcôté de la tienne, ces yeux, cette bouche, cette splendeurinconnue, la forme du Diable surgie, dans cette glace qui nereflétait, en réalité, que les formes inventées par ton cerveaumalade, hallucination !… hallucination !… Commentas-tu pu croire que tu avais vu le Diable !…Et ceslettres de feu, au fond de l’armoire ! Cette promesse venue del’enfer : TU GAGNERAS ! hallucination !… Toi,gagner !… mais c’est à mourir de rire… et aller tout de suitedemander, chez lui, une explication, au Diable qui s’est moqué detoi !”

« Et je partis à rire, en effet… Aussi,comme je riais, le père Appenzel entra dans ma chambre. Il faut quevous sachiez que mon hallucination, comme vous dites, m’avaittellement ému que j’avais dû garder le lit. Le père Appenzelm’apportait quelque tisane. Il me dit : “Monsieur, il se passeune chose incroyable ! votre chienne est devenue muette !Elle aboie en silence !”

« – Oh ! je sais, je sais !m’écriai-je. Elle ne doit retrouver la voix que lorsqu’ilreviendra !…

« Qui ?… Qui avait prononcé cesmots ?… Moi ?… Vraiment ! oui, c’était moi !…Le père Appenzel me regarda stupéfait et épouvanté, car il paraîtque, dans ce moment-là, mes cheveux se dressaient sur ma tête. Mesyeux allaient, malgré moi, à l’armoire. Le père Appenzel, aussiinquiet, aussi agité que moi, me dit encore :

« – Quand j’ai trouvé monsieur, ce matin,sur le carreau, l’armoire était penchée comme elle l’est en cemoment et la porte ouverte. J’ai refermé la porte, mais jen’ai pu redresser l’armoire. Elle retombetoujours !

« Je priai le père Appenzel de melaisser. Une fois seul, je suis descendu de mon lit, je suis allé àl’armoire, je l’ai ouverte. Ah ! mon émotion en ouvrant laporte !… la phrase, messieurs, la phrase écrite avec du feu, yétait encore ! Elle était gravée dans les planches dufond ; elle avait brûlé les planches en s’y imprimant… et j’ailu le jour, comme j’avais lu, la nuit, ces mots : TUGAGNERAS !

« J’avais fait un bond hors de machambre, j’ai appelé ! Le père Appenzel est revenu. Je lui aidit : “Regarde dans l’armoire ! et dis-moi ce que tu yvois !” Mon serviteur regarda à son tour dans le meuble et medit : “TU GAGNERAS !”

« Je m’habillai. Je m’enfuis comme un foude cette demeure maudite : l’air de la montagne me fit dubien. Quand je rentrai le soir, j’étais tout à fait calme, j’avaisréfléchi : mon chien pouvait être devenu muet par un phénomènephysiologique tout naturel. Quant à la phrase de l’armoire ellen’était pas venue là toute seule, et comme je ne connaissais pas cemeuble auparavant, il était probable que les deux mots fatidiquesse trouvaient là depuis des années innombrables, inscrits parquelque fétichiste, à la suite d’une histoire de jeu qui ne meregardait pas !… Je soupai, je me couchai dans la mêmechambre et la nuit se passa sans incident. Le lendemain jem’en fus à La Chaux-de-Fonds, chez un notaire. Toute cette aventurehallucinante de l’armoire n’avait réussi qu’à me donner l’idée detenter une dernière fois la chance du jeu, avant de mettre mesprojets de suicide à exécution ; et je m’étais tout à faitnettoyé de la pensée du diable. Je pus emprunter quelques billetsde mille sur les terres de la gentilhommière et je pris le trainpour Paris. Quand je gravis l’escalier du cercle, je me souvins demon cauchemar et me dis ironiquement, car je ne croyais guère ausuccès de cette suprême tentative : “Nous allons voir, cettefois, si, le diable aidant…” Je n’ai point achevé ma phrase. Onmettait la banque aux enchères quand je pénétrais dans le salon. Jel’ai prise pour deux cents louis… Je n’étais pas arrivé au milieude la taille que je gagnais deux cent cinquante millefrancs !… Seulement, on ne pontait plus contre moi… oui,j’avais effrayé la ponte, car je gagnais tous les coups…J’étais radieux ; je n’avais jamais songé à la possibilitéd’une chance pareille… Je donnai “une suite”, c’est-à-dire quej’abandonnai la fin de la banque. Personne ne prit la suite. Jem’amusai alors à donner les coups pour rien, pour voir, pour leplaisir. Je perdis tous les coups ! Ce furent desexclamations sans fin. On me trouvait une chance d’enfer. Etvraiment, j’avais abandonné la banque au bon moment !… Ayantramassé mon gain, je suis sorti.

« Sur le boulevard, j’ai réfléchi et j’aicommencé à être inquiet.

« La coïncidence de la scène de l’armoireet de cette banque fantastique me troublait. Et, tout à coup, je mesuis surpris retournant au cercle. Voilà ! je voulais enavoir le cœur net !… Ma joie éphémère était troublée parle fait que je n’avais pas perdu un coup, un vrai coup, avec del’argent !

« Eh bien, je voulais perdre uncoup ! Je ne retournai au cercle que pour perdre uncoup !…

« Cette fois, messieurs, quand je suissorti du cercle à six heures du matin, je gagnais, tant en argentque sur parole, deux millions !… Mais je n’avais pas perduun coup !… pas… un… seul… et je me sentais devenir foufurieux !… Quand je dis que je n’avais pas perdu un coup, jeparle des coups d’argent, car ceux que je donnais “en blanc”, pourvoir, pour rien, pour le plaisir, ceux-là je les perdaisinexorablement ! Mais dès qu’un ponte mettait contre moi dixsous sur une carte – oui, j’avais essayé, j’avais voulu essayer dixsous ! – ces dix sous, je les gagnais. Un sou ou un million,c’était tout comme ! Je ne pouvais plus perdre ! TUGAGNERAS ! Ah ! malédiction !… malédiction !…Huit jours… Pendant huit jours, j’ai essayé… je suis allé dansd’affreux tripots, je me suis assis chez des Grecs qui donnaient àjouer… je gagnais contre les Grecs, je gagnais contre tout lemonde !… Je gagnais !…

« Ah ! vous ne riez plus,messieurs ! Vous ne riez plus de moi ! ni dudiable !… Voyez-vous, messieurs, il ne faut rire derien !… de rien !… Quand je vous disais que j’ai vu lediable !… Me croyez-vous ? J’avais la certitude, lapreuve palpable, évidente pour tous, la preuve naturelle etterrestre de mon pacte abominable avec le diable !… Il n’yavait plus pour moi de loi des probabilités ! Il n’y avaitplus de probabilités ! Il n’y avait plus que la certitudesurhumaine du gain éternel… éternel jusqu’à la mort… La mort !Je ne pouvais même plus y songer pour la désirer ! Pour lapremière fois, j’avais peur de la mort ! j’avais la terreur dela mort ! à cause de ce qui m’attendait aubout !Ah ! racheter mon âme ! ma pauvre âme dedamné !… Je suis entré dans les églises… j’ai vu des prêtres…je me suis agenouillé sur les parvis… j’ai heurté les dallessacrées de mon front en délire !… J’ai prié Dieu pour perdrecomme j’avais prié le diable pour gagner !… au sortir du lieusaint, j’allais hâtivement dans le lieu infâme et je mettaisquelques louis sur une carte… et il faut croire, messieurs, que lediable est au moins aussi puissant que Dieu, car j’ai continué àgagner, à gagner toujours !… “TU GAGNERAS !”

Chapitre 9

 

L’homme s’arrêta. Sa tête était retombée sursa poitrine. Il semblait parti pour quelque rêve affreux quil’éloignait tout à fait de nous. Nous n’existions plus pour lui.Quelques minutes s’écoulèrent ainsi, dans un pesant silence.

– Et qu’avez-vous fait ? demandaMakoko.

– Oui, fit Mathis. Comment, après cettehorrible révélation, avez-vous pu vivre ? Comment avez-vousvécu ?

Notre hôte nous regarda, désespérément.

– Messieurs, dit-il, j’avais été élevé enchrétien. Ma famille était très croyante et ma mère était unesainte. Les quelques années de désordre de ma première jeunessed’homme n’avaient pas réussi à étouffer en moi tout sentimentreligieux. Je n’avais plus qu’une terreur, quand j’examinais monépouvantable situation, la terreur d’avoir perdu mon âme pourtoujours, plus qu’un espoir, celui de la racheter et je cherchaipar quel sacrifice, au-dessus des forces humaines, je pourrais yréussir. Je vous ai dit de quel violent et pur amour mon cœur étaitrempli. Les millions regagnés et ceux qui pouvaientm’appartenir encore me permettaient d’aspirer enfin à la mainde celle que j’aimais plus que tout au monde. Pas une seconde, jene voulus supporter cette idée que je pourrais tenir mon bonheur deces millions maudits. J’offris mon cœur à Dieu, en holocauste, etles millions gagnés aux pauvres, et je suis venu ici, messieurs,attendre patiemment la mort qui ne vient pas… et dont j’aipeur !…

– Et vous n’avez jamais joué depuis ?…m’écriai-je.

– Je n’ai jamais joué depuis…

Allan avait compris ma pensée. Il songeait luiaussi qu’il serait peut-être possible de sauver de sa monomanie cethomme que nous nous obstinions tous deux à considérer comme unfou.

– Je suis sûr, dit-il, qu’après un pareilsacrifice, vous avez été pardonné… Votre désespoir a été certain,sincère, votre punition terrible… Qu’est-ce que Dieu pourraitexiger de plus ?… Ah ! monsieur, moi, à votre place,j’essaierais…

– Vous essaieriez quoi ? s’écrial’homme, se levant, tout droit.

– J’essaierais de savoir… si je gagnetoujours !…

L’hôte regarda Allan avec une expression dehaine indicible.

– Vraiment, monsieur !… c’est ce que vousme conseillez !… Mais qui donc êtes-vous pour me conseillerune chose pareille ?… D’où venez-vous ? encore une fois,qui vous envoie ?… Vous ne savez donc pas, pauvres gens, quej’ai résisté à cette tentation-là pendant cinquante ans ! Etque, pour la vaincre… il m’a fallu plus de force et d’énergie qu’iln’en faudrait à un homme qui n’a pas mangé depuis huit jours pourrefuser de prendre le morceau de pain qu’une main charitable luitendrait !…

– Une main charitable, repris-je…

L’homme frappa la table d’un coup de poingterrible…

– Vous appelez ça, de la charité !… C’estde la charité que de me tendre un jeu de cartes, n’est-cepas ? et de me dire : jouez !… Et si jegagne ! qu’est-ce que je deviendrai ?

– Vous perdez la seconde partie…

– Et si je gagne ? Si je gagneencore !…

– Vous jouerez encore et je suis sûr qu’unmoment viendra où vous perdrez !…

Je ne m’imaginais point que j’allais déchaînerune pareille colère… L’homme rugit ; une sorte de baveblanchâtre moussa à ses lèvres…

– Alors c’est tout ce que vous aveztrouvé !… C’est tout ce que le récit d’un malheur quidépasse la terre vous a inspiré !… Faire jouer un vieuxfou pour lui démontrer qu’il n’est pas fou !… Car je vois biendans vos yeux ce que vous pensez de moi !… Il est fou !…Il est fou !… Il est fou !…

– Mais non !… Mais non !…

– Taisez-vous ! par le Seigneur !vous mentez… De tout ce que je vous ai dit, vous ne croyezrien ! rien !… rien que ma folie ! jeunehomme !…

Et il m’avait saisi à nouveau le poignet à lebriser… Et pendant qu’il me tenait ainsi de la tenaille effroyablede ses doigts de mort, sa colère se rua encore sur Allan.

– Et vous aussi, vous croyez que je suisfou !… Fou !… Fou !… je vous dis que j’ai vu lediable !… que j’ai vu le diable enpersonne !… Le vieux fou a vu le diable !…Et il vous le prouvera, par l’enfer !… Des cartes !… Oùsont les cartes ?…

Chapitre 10

 

Il les vit sur le coin de la table et sautadessus.

– C’est vous qui l’aurez voulu !… Jem’étais laissé cet espoir suprême de mourir sans avoir à nouveautenté l’infernale expérience… Ainsi, à l’heure de la mort, j’auraispu m’imaginer être pardonné… Vous ne l’avez pas voulu !… quele diable, à son tour, vous damne ! Tenez ! Voici voscartes… Je ne veux pas y toucher… elles sont à vous… battez-les…arrangez-les !… distribuez-moi les cartes que vous voudrez… Jevous dis que je vais gagner ! Me croyez-vousmaintenant ?…

Allan, tranquillement, avait pris les carteset en extrayait un jeu de trente-deux.

L’homme lui mit la main sur l’épaule.

– Vous ne me croyez pas ?…

– Nous allons voir, fitAllan !…

– Oui, répétai-je, nous allons voir…

Makoko se leva et se mit entre nous, car ileut peur d’une dernière violence de l’hôte. Et puis, cetteaffaire-là ne lui allait pas du tout, à Makoko.

– Il ne faut pas faire ça, me dit-il, trèsému… Je vous en prie, ne faites pas ça…

– Oui, ajouta Mathis… laissez-letranquille. Vous avez tort… il ne faut jamais tenter lediable…

– Ah ! fichez-nous la paix avec votrediable ! fit Allan impatienté. Voici les cartes, monsieur…

Notre hôte, pendant cette rapide interventionde mes amis, semblait avoir reconquis un peu de sang-froid. Ils’était rapproché de la table, s’était assis… Allan et moi avionspris place en face de lui.

– Que jouons-nous ? demandai-je.

L’homme répondit, d’une voixsinistre :

– Je ne sais pas, messieurs, si vous êtesriches… mais je vous annonce, à vous qui venez me prendre mondernier espoir, que vous êtes ruinés.

Là-dessus, il prit son portefeuille dans sapoche, le portefeuille dans lequel nous lui avions vu ranger lesdouze mille francs… Il le plaça sur la table, entre lui et nous, etdit :

– Je vous joue, en cinq secs à l’écarté, toutce qu’il y a dans ce portefeuille… ceci pour commencer ; jevous jouerai ensuite toutes les parties que vous voudrez !…jusqu’à ce que je vous rejette à ma porte tout nus, votre ami etvous, ruinés pour la vie… tout nus !

– Tout nus ! reprit Allan qui étaitbeaucoup moins impressionné que moi… vous voulez donc jusqu’à noschemises ?

– Jusqu’à vos âmes, dit l’homme, que jedonnerai au diable pour qu’il me rende la mienne en échange.

Allan se tourna vers moi.

– Ça va ! me demanda-t-il, en clignant del’œil. Nous sommes de moitié dans la partie ; ne demande pas àMakoko ni à Mathis…

Ceux-ci profitèrent de ce qu’Allan les avaitnommés pour recommencer leurs protestations et leursprières :

– Ne faites pas ça !… Ne faites pasça !

– Ah ! messieurs, maintenant, je réclamedu silence ! ordonna l’hôte d’une voix rude et vibrante.

Makoko et Mathis se turent, mais ils restèrentprès de nous, tremblants comme si un grand danger nous menaçait.Allan me dit :

– Allons ! toi qui es fort à l’écarté,tiens les cartes…

Je pris la place d’Allan, un vague sourire auxlèvres, mais, au fond, assez ému. Et cependant, il ne faisait pointde doute pour moi que, puisque nous devions jouer toutes lesparties que nous voudrions, je finirais bien par gagner, une fois…ne serait-ce qu’une fois ! Et cette fois-là nous rendrait toutce que nous pourrions avoir perdu, Allan et moi, et, de plus,ramènerait peut-être le calme dans le cerveau troublé de notrehôte. Je me mis à battre rapidement les cartes et présentai lepaquet à mon partenaire…

Il coupa. Je donnai. Je retournai le valet decœur. L’hôte regarda son jeu et joua. Manifestement, il n’auraitpas dû jouer le jeu qu’il avait en main : trois petitstrèfles, la dame de carreau et le sept de pique. Il fit la dame decarreau, je fis les quatre autres plis et comme il avait jouéd’autorité je marquai deux points. Il ne faisait pas de doute pournous que le gentilhomme faisait tout son possible pour perdre. Cefut à son tour de donner. Il tourna le roi de pique ; il neput se défendre d’un mouvement convulsif quand il aperçut sous sesdoigts cette image noire qui lui donnait, malgré lui, un point.

Il regarda son jeu, anxieusement. Ce fut à montour de demander des cartes. Il m’en refusa, croyant évidemmentavoir très mauvais jeu, mais j’avais aussi mauvais jeu que lui etcomme il avait un dix de cœur qui prit immédiatement mon neuf quej’avais joué pour risquer le coup de la couleur longue (j’avais leneuf, le huit et le sept de la même couleur), il dut jouer ducarreau que je ne pus lui fournir et deux trèfles plus forts queles miens. Ni l’un ni l’autre n’avions d’atout. Il marqua un point,ce qui, avec le point du roi, lui en faisait deux. Nous étions àégalité : l’un ou l’autre pouvait finir du coup, s’il faisaittrois points.

La « donne » m’appartenait ; jetournai le huit de carreau. Cette fois, il demanda des cartes. Ilen prit une et me montra celle qu’il jetait, c’était le sept decarreau. Il ne voulait pas avoir d’atout en main. Il réussit dansses désirs et parvint à me faire marquer deux points de plus, cequi me faisait quatre. Allan et moi regardâmes malgré nous leportefeuille. Nous pensions : « il y a là une petitefortune qui va nous appartenir et que nous aurons gagnée sans grandmal ». Quand l’hôte eut « donné » à son tour et queje vis le jeu qu’il m’avait distribué, je crus que l’affaire étaitréglée. Cette fois, le gentilhomme n’avait pas tourné un roi, maisle sept de trèfle. J’avais deux cœurs et trois atouts : le roiet l’as de cœur, l’as, le dix, et le neuf de trèfle. Je jouaid’autorité le roi de cœur, mon partenaire fournit la dame, je jetaisur la table l’as de cœur, mon partenaire fut forcé de le prendreavec le valet de cœur qui lui restait et il joua un carreau que jecoupai avec mon atout. Je rejouai atout de l’as : il me leprit avec la dame d’atout, mais je l’attendais à sa dernière carteavec mon dix de trèfle ! Il avait le valet d’atout !Comme j’avais joué d’autorité, il marqua deux points ; celanous faisait « quatre à… ». Entre ses lèvres closes,l’hôte retint une malédiction qui ne demandait qu’à sortir.

– Allons ! fis-je, il n’y a encore riende gagné ! Ne vous désolez pas !…

Il grogna, d’un grognement de fauve à l’affûtque l’on dérange. Ses yeux ne quittaient pas les cartes.

– Nous allons vous démontrer, fit Allan, dansle silence de tous, que vous pouvez perdre comme le plus simple deshommes.

Il râla :

– Je ne puis pas perdre…

L’intérêt de la partie atteignait à sonmaximum d’intensité. Un seul point de part ou d’autre et l’un denous avait gagné ! Si je tournais le roi, la partie étaitfinie et je gagnais douze mille francs à cet homme qui prétendaitne point pouvoir perdre. Pendant que je donnais, une anxiétégénérale nous tenait tous muets. On n’entendait que le tumulte duvent, qui, dehors, ébranlait le manoir jusque dans ses fondements.J’avais donné. Il me restait à retourner la carte qui allaitindiquer l’atout. Je tournai le roi !… le roi de cœur !J’avais gagné !

Le gentilhomme poussa un cri d’allégresse quinous déchira le cœur, tant il ressemblait à un cri de désespoir. Ilse pencha sur la carte, il la prit, il la considéra, la palpa… Ill’approcha de ses yeux, et nous avons pu croire qu’ill’approcherait de ses lèvres…

Il murmura :

– Est-ce bien possible, mon Dieu !…Alors ?… Alors j’ai perdu ?…

– Il paraît, dis-je, en essayant desourire…

Mais la joie de notre hôte était si pénibleque nous n’eûmes pas le courage de triompher.

Seulement Allan ne put retenir uneréflexion :

– Vous voyez bien qu’il ne faut pas croiretout ce que raconte le diable !

Makoko et Mathis essuyèrent leur front ensueur. Déjà, ils nous avaient vus ruinés, damnés, maudits, Allan etmoi. Le gentilhomme, dans une émotion telle qu’il laissait ànouveau couler ses larmes, des larmes de bonheur cette fois, pritson portefeuille et l’ouvrit.

– Ah ! messieurs, gémit-il… soyez bénis,vous qui m’avez gagné tout ce qu’il y a là-dedans !… que nes’y trouve-t-il un million ! Je vous l’aurais donné avecjoie…

Et, en tremblant, il fouilla dans leportefeuille, il le vida des quelques papiers qu’il contenait, ils’étonna de ne point y trouver tout de suite les douze mille francsqu’il y avait mis. Il ne les trouva point. Ils n’y étaientpoint !… Le portefeuille, retourné fébrilement de tous lescôtés dans toutes ses poches, était vide ! Le gentilhommeavait perdu… ce qu’il y avait dans le portefeuille… Mais il n’yavait rien dans le portefeuille !… Rien !…

Chapitre 11

 

Notre hôte avait rejeté loin de lui sonfauteuil. Il était debout. Ses ongles lui labouraient la chair deses joues et nous nous étonnions que cette peau parcheminée eûtencore du sang.

Ce sang lui coulait cependant sur les jouescomme des larmes rouges. Quant à nous, nous étions moins effrayésde l’aspect du vieillard que de ce phénomène inexplicable :le portefeuille vide ! Car nous avions vu, tous lesquatre, l’intendant compter les douze mille francs, les remettre auvieillard, et nous voyions encore celui-ci les replacerdans l’enveloppe et mettre l’enveloppe dans une poche duportefeuille ! Sans prononcer une parole, nous prîmes leportefeuille et le touchâmes de nos doigts. Nos doigts sont allésjusqu’au fond du portefeuille et n’y ont rien trouvé… L’hôtehagard, hors de lui, se fouillait et nous suppliait de le fouiller.Nous l’avons fouillé… nous l’avons fouillé parce qu’il étaitimpossible de résister à ce moment à sa volonté en délire et nousn’avons rien trouvé… rien ! rien !…

– Oh ! Oh !… fit l’hôte…Écoutez !… Écoutez !

– Quoi ? Quoi ?

– Le vent !…

– Eh bien, le vent ?

– Vous ne trouvez pas que le vent a une voixde chienne, ce soir ?…

Nous avons écouté et Makoko a dit :

– Oui, c’est vrai !… On dirait que levent aboie… là, derrière la porte…

Et tout à coup nous avons fait tous unmouvement de recul, car la porte était secouée étrangement et nousentendions une voix qui disait :

– Ouvre !

L’hôte nous faisait signe qu’il ne pouvait pasparler, mais son geste énergique nous défendait d’ouvrir…

– Ouvre ! criait-on encore derrière laporte…

Et je me suis décidé à crier, moiaussi :

– Qui est là ?…

Et tous :

– Qui est là ?… Qui est là ?… Quiest là ?…

Makoko prit le fusil que j’avais déposé enentrant dans cette salle, au coin du buffet, et il l’arma.

– Tu es ridicule ! fis-je d’une voix malassurée et j’allai à la porte.

Je collai l’oreille à la porte.

– Qui est là ?…

– N’ouvre pas !… firent ensemble Mathiset Makoko.

Je tirai les verrous et j’ouvris laporte ; une forme humaine s’engouffra dans la pièce.

– C’est l’intendant ! dis-je.

C’était, en effet, l’intendant. Il s’avança enpleine lumière.

Il paraissait très troublé. Il dit :

– Monsieur… Monsieur…

– Eh bien, quoi ?… quoi ?demandâmes-nous, tous, pressés de savoir, haletants…

– Monsieur… Je croyais vous avoir remis… Jevous avais remis… je suis sûr de vous avoir remis vos douze millefrancs… Ces messieurs ont pu voir…

– Oui ! oui ! oui !…

– Eh bien… je viens de les retrouver dans monsac… Je ne sais pas comment cela se fait… Je vous les rapporte…encore une fois… Les voilà !…

Et l’intendant ressortit la même enveloppe etrecompta les douze billets de mille… et il ajouta :

– Je ne sais pas ce que la montagne a ce soir…mais elle me fait peur !… et je vais coucher ici…

Chapitre 12

 

Maintenant les douze mille francs sont sur latable. Nous les regardons tous, ces douze billets qui viennent etqui s’en vont et qui reviennent d’une façon si inquiétante. Et nousne savons que dire, ni que penser, ni que croire, ni que ne pascroire ?

Mais l’hôte nous crie :

– Cette fois ! ils sont là… là… devantnous !… Ne les perdez pas de vue !… N’y touchezpas !… Nous ne les toucherons que lorsque nous les auronsgagnés !… À l’ouvrage ! À l’ouvrage !… Aujeu !… Où sont les cartes ?… Ah ! voici lescartes ! Tenez ! Tenez ! Donnez les cartes !les douze mille, en cinq secs ! pour voir !… poursavoir !… Ah ! çà, mais monsieur !m’entendez-vous !… C’est à moi de vous priermaintenant !… À quoi pensez-vous ?… je vous dis que jeveux savoir… savoir !

Et il me bouscule, m’assied de force sur unescabeau, me met le jeu dans la main, et se replace en face de moi,dans son vaste fauteuil, en rugissant…

… Je donne les cartes… Mon partenaire m’endemande… Je refuse… Il a cinq atouts ! Il marque deuxpoints… Il donne les cartes… Il tourne le roi. Jejoue d’autorité. Il a encore cinq atouts ! Trois etdeux cinq ! Il a gagné !…

Alors… alors, il hurle… Oui, comme le vent…comme le vent qui a une voix de chien ce soir… Il arrache lescartes… il les jette dans le brasier… Au feu, les cartes !… aufeu les cartes !… Ils sont deux à hurler… lui dedans, le ventdehors…

Mais voilà qu’il se dirige vers laporte, recourbé le mufle en avant comme une bête de proie qui vabondir… tout le poil hérissé…

C’est que, dehors, c’est bien un chien quiaboie… un chien dont le hurlement fantastique domine la voixdu vent… un chien qui hurle à la mort…

L’homme est arrivé à la porte ; il seredresse le long de la porte, et, là, à travers le bois… ildemande à voix basse :

– Est-ce toi ? Mystère !…

Par quel phénomène le chien et le vent setaisent-ils ensemble, en même temps ?…

L’homme, tout doucement, tire les verrous,entrouvre la porte… La porte n’est pas plus tôt ouverte que lejappement infernal reprend avec un éclat et un prolongement silugubres que nous en frissonnons jusqu’aux moelles. Et l’hôte s’estrejeté sur la porte avec une telle force que nous avons pu croirequ’il l’avait brisée. Non content d’avoir tiré les verrous il lamaintient encore de ses genoux et de ses bras étendus, sans un mot,ne nous laissant entendre que le bruit de sa respirationhaletante…

Puis, quand le jappement mortuaire eut cessé,qu’il n’y eut plus que du silence dehors, comme dedans, il seretourna vers nous, fit quelques pas d’une démarche d’automate etnous dit :

– Il est revenu ce soir ! Prenezgarde !

Chapitre 13

 

Minuit… On s’est séparés !… L’hôte nous aquittés… Makoko et Mathis sont restés auprès du foyer mourant, enbas ; Allan est allé se coucher dans sa chambre et moi,conduit par je ne sais quelle force intérieure qui me domine, je meretrouve dans la mauvaise chambre… Je me prends à faireles mêmes gestes que l’autre ; je touche au mêmelivre, je l’ouvre à la même page, je vais à la fenêtre, je soulèvele rideau ; je vois le même paysage lunaire, car le vent achassé depuis longtemps toutes les nuées de tempête, tous lesbrouillards. Il n’y a plus là que des rochers nus, éclatants commel’acier sous les rayons de l’astre des nuits, et… sur le plateaudésert… une ombre dansante… celle de Mystère qui ouvre une gueuleformidable… une gueule que je vois aboyer… Maisl’entends-je ?… Oui, en vérité… il semble que je l’entends… Jelaisse retomber le rideau… Je prends ma bougie sur la commode… Jem’avance vers l’armoire… Je me regarde dans la glace de l’armoire…Je songe à celui qui a écrit les mots qui sont dansl’armoire… Ma pensée ne peut se détacher de celui-là…Quelle est cette figure dans la glace ?… c’est lamienne ! Mais est-il possible que la face de notre hôte, lorsde la nuit fatale, eût été plus pâle que celle-là qui est lamienne !… Oh ! oui ! j’ai la figure du mort… Et, àcôté… Là… là… ce petit nuage… cette petite buée trouble dans laglace… à côté de ma figure… ces yeux si terribles… cette bouche…Ah ! crier ! crier !… Je ne le puis pas !… Jene puis même pas crier quand j’entends frapper troiscoups !… Et ma main !… ma main va à la porte del’armoire… ma main curieuse, ma main maudite…

Soudain ma main est prise dans un étau que jeconnais. Je me retourne. Je suis en face de notre hôte, dont lafigure effroyable se reflète à côté de la mienne dans la glace, etqui me dit d’une voix d’outre-tombe :

– N’ouvrez pas !

Épilogue

Le lendemain nous n’avons point demandé augentilhomme de nous donner notre revanche. Nous avons littéralementfui sa demeure sans l’avoir revu. Le soir, par les soins du père deMakoko à qui nous avons raconté l’aventure, douze mille francsfurent portés à notre singulier hôte. Il nous les renvoya avec cemot :

« Nous sommes quittes. Lors de lapremière partie que vous avez gagnée, comme lors de la seconde quevous avez perdue, nous avons cru, vous et moi, jouer douze millefrancs. Cela doit nous suffire. Le Diable a mon âme, mais il n’aurapas mon honneur ! »

Nous ne tenions pas du tout à conserver cesdouze mille francs. Nous en fîmes don à l’hôpital de LaChaux-de-Fonds qui en avait grand besoin. Quand les réparationsurgentes, grâce à notre générosité, furent faites, l’hôpital, unenuit d’hiver, brûla si bien que, le lendemain à midi, il n’enrestait que des cendres. Heureusement, il n’y eut aucun accident depersonne à déplorer.

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