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L’Hôtel Hanté

L’Hôtel Hanté

de William Wilkie Collins

Partie 1

Chapitre 1

En 1860, la réputation du docteur Wybrow, de Londres, était arrivée à son apogée. Les gens bien informés affirmaient que, de tous les médecins en renom, c’était lui qui gagnait le plus d’argent.

Un après-midi, vers la fin de l’été, le docteur venait de finir son déjeuner après une matinée d’un travail excessif. Son cabinet de consultation n’avait pas désempli et il tenait déjà à la main une longue liste de visites à faire, lorsque son domestique lui annonça qu’une dame désirait lui parler.

« Qui est-ce ? demanda-t-il. Une étrangère ?

– Oui, monsieur.

– Je ne reçois pas en dehors de mes heures de consultation. Indiquez-les lui et renvoyez-la.

– Je les lui ai indiquées, monsieur.

– Eh bien ?

– Elle ne veut pas s’en aller.

– Elle ne veut pas s’en aller ?répéta en souriant le médecin. »

C’était une sorte d’original que le docteur Wybrow, et il y avait dans l’insistance de l’inconnue une bizarrerie qui l’amusait.

« Cette dame obstinée vous a-t-elle donné son nom ?

– Non, monsieur. Elle a refusé ;elle dit qu’elle ne vous retiendra pas cinq minutes, et que la chose est trop importante pour attendre jusqu’à demain. Elle est là dans le cabinet de consultation, et je ne sais comment la faire sortir. »

Le docteur Wybrow réfléchit un instant. Depuis plus de trente ans qu’il exerçait la médecine, il avait appris à connaître les femmes et les avait toutes étudiées, surtout celles qui ne savent pas la valeur du temps, et qui, usant du privilège de leur sexe, n’hésitent jamais à le faire perdre aux autres. Un coup d’œil à sa montre lui prouva qu’il fallait bientôt commencer sa tournée chez ses malades. Il se décida donc à prendre le parti le plus sage : à fuir.

« La voiture est-elle là ?demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Très bien. Ouvrez la porte sans faire de bruit, et laissez la dame tranquillement en possession du cabinet de consultation. Quand elle sera fatiguée d’attendre, vous savez ce qu’il y a à lui dire. Si elle demande quand je serai rentré, dites que je dîne à mon cercle et que je passe la soirée au théâtre. Maintenant, doucement, Thomas ! Si nos souliers craquent, je suis perdu. »

Puis il prit sans bruit le chemin del’antichambre, suivi par le domestique marchant sur la pointe despieds.

La dame se douta-t-elle de cette fuite ?Les souliers de Thomas craquèrent-ils ? Peu importe ; cequ’il y a de certain, c’est qu’au moment où le docteur passa devantson cabinet, la porte s’ouvrit. L’inconnue apparut sur le seuil etlui posa la main sur le bras.

« Je vous supplie, monsieur, de ne pasvous en aller sans m’écouter un instant. »

Elle prononça ces paroles à voix basse, etcependant d’un ton plein de fermeté. Elle avait un accent étranger.Ses doigts serraient doucement, mais aussi résolument, le bras dudocteur.

Son geste et ses paroles n’eurent aucun effetsur le médecin, mais à la vue de la figure de celle qui leregardait, il s’arrêta net ; le contraste frappant qui existait entre la pâleur mortelle du teint et les grands yeux noirs pleins de vie, brillant d’un reflet métallique, dardés sur lui, le cloua à sa place.

Ses vêtements étaient de couleur sombre et d’un goût parfait, elle semblait avoir trente ans. Ses traits : le nez, la bouche et le menton étaient d’une délicatesse de forme qu’on rencontre rarement chez les Anglaises.C’était, sans contredit, une belle personne, malgré la pâleur terrible de son teint et le défaut moins apparent d’un manque absolu de douceur dans les yeux. Le premier moment de surprise passé, le docteur se demanda s’il n’avait pas devant lui un sujet curieux à étudier. Le cas pouvait être nouveau et intéressant. Cela m’en a tout l’air, pensa-t-il, et vaut peut-être la peine d’attendre.

Elle pensa qu’elle avait produit sur lui une violente impression, et desserra la main qu’elle avait posée sur le bras du docteur.

« Vous avez consolé bien des malheureuses dans votre vie, dit-elle. Consolez-en une de plus aujourd’hui. »

Sans attendre de réponse, elle se dirigea de nouveau vers le cabinet de consultation.

Le docteur la suivit et ferma la porte. Il la fit asseoir sur un fauteuil, en face de la fenêtre. Le soleil, ce qui est rare à Londres, était éblouissant cet après-midi-là. Unelumière éclatante l’enveloppa. Ses yeux la supportèrent avec lafixité des yeux d’un aigle. La pâleur uniforme de son visageparaissait alors plus effroyablement livide que jamais. Pour lapremière fois depuis bien des années, le docteur sentit son poulsbattre plus fort en présence d’un malade.

Elle avait demandé qu’on l’écoutât, etmaintenant elle semblait n’avoir plus rien à dire. Une torpeurétrange s’était emparée de cette femme si résolue. Forcé de parlerle premier, le docteur lui demanda simplement, avec la phrasesacramentelle, ce qu’il pouvait faire pour elle. Le son de cettevoix parut la réveiller ; fixant toujours la lumière, elle dittout à coup :

« J’ai une question pénible à vousfaire.

– Qu’est-ce donc ? »

Son regard allait doucement de la fenêtre audocteur. Sans la moindre trace d’agitation, elle posa ainsi sapénible question :

« Je veux savoir si je suis en danger dedevenir folle ? »

À cette demande, les uns auraient ri, d’autresse seraient alarmés. Le docteur Wybrow, lui, n’éprouva que dudésappointement. Était-ce donc là le cas extraordinaire qu’il avaitespéré en se fiant légèrement aux apparences ? Sa nouvellecliente n’était-elle qu’une femme hypocondriaque dont la maladievenait d’un estomac dérangé et d’un cerveau faible ?

« Pourquoi venez-vous chez moi ? luidemanda-t-il brusquement. Pourquoi ne consultez-vous pas un médecinspécial, un aliéniste ? »

Elle répondit aussitôt :

« Si je ne vais pas chez un de cesmédecins-là, c’est justement parce qu’il serait un spécialiste etqu’ils ont tous la funeste habitude de juger invariablement tout lemonde d’après les mêmes règles et les mêmes préceptes. Je vienschez vous, parce que mon cas est en dehors de toutes les lois de lanature, parce que vous êtes fameux dans votre art pour ladécouverte des maladies qui ont une cause mystérieuse. Êtes-voussatisfait ? »

Il était plus que satisfait. Il ne s’étaitdonc pas trompé, sa première idée avait été la bonne, Cette femmesavait bien à qui elle s’adressait. Ce qui l’avait élevé à lafortune et à la renommée lui, docteur Wybrow, c’était la sûreté deson diagnostic, la perspicacité, sans rivale parmi ses confrères,avec laquelle il prévoyait les maladies dont ceux qui venaient leconsulter pouvaient être atteints dans un temps plus ou moinséloigné.

« Je suis à votre disposition,répondit-il, je vais essayer de découvrir ce que vousavez. »

Il posa quelques-unes de ces questions que lesmédecins ont l’habitude de faire ; la patiente réponditpromptement et avec clarté ; sa conclusion fut que cette dameétrange était, au moral comme au physique, en parfaite santé. Il semit ensuite à examiner les principaux organes de la vie. Ni sonoreille ni son stéthoscope ne lui révélèrent rien d’anormal. Aveccette admirable patience et ce dévouement à son art qui l’avaientdistingué dès le temps où il étudiait la médecine, il continua sonexamen, toujours sans résultat. Non seulement il n’y avait aucuneprédisposition à une maladie du cerveau, mais il n’y avait même pasle plus léger trouble du système nerveux.

« Aucun de vos organes n’est atteint,dit-il ; je ne peux même pas me rendre compte de votre extrêmepâleur. Vous êtes pour moi une énigme.

– Ma pâleur n’est rien, répondit-elleavec un peu d’impatience. Dans ma jeunesse, j’ai failli mourirempoisonnée ; depuis, mes couleurs n’ont jamais reparu, et mapeau est si délicate qu’elle ne peut supporter le fard. Mais cecin’a aucune importance. Je voulais avoir votre opinion, je croyaisen vous, et maintenant je suis toute désappointée. »

Elle laissa tomber sa tête sur sapoitrine.

– Et c’est ainsi que tout cela finit,dit-elle en elle-même amèrement.

Le docteur parut touché ; peut-êtreserait-il plus exact de dire que son amour-propre de médecin étaitun peu blessé.

« Cela peut encore se terminer comme vousle voulez, dit-il, si vous prenez la peine de m’aider unpeu. »

Elle releva la tête. Ses yeuxétincelaient.

« Expliquez-vous ; comment puis-jevous aider ?

– Avouez, madame, que vous venez chez moiun peu comme un sphinx. Vous voulez que je découvre l’énigme avecle seul secours de mon art. La science peut faire beaucoup, maisnon pas tout. Voyons, quelque chose doit vous être arrivé, quelquechose qui n’a aucun rapport à votre état de santé et qui vous aeffrayée ; sans cela, vous ne seriez jamais venue meconsulter. Est-ce la vérité ?

– C’est la vérité, dit-elle vivement. Jerecommence à avoir confiance en vous.

– Très bien. Vous ne devez pas supposerque je vais découvrir la cause morale qui vous a mise dans l’étatoù vous êtes : tout ce que je puis faire, c’est de voir qu’iln’y a aucune raison de craindre pour votre santé, et, à moins quevous ne me preniez comme confident, je ne puis rien deplus. »

Elle se leva, fit le tour de la chambre.

« Supposons que je vous dise tout,répondit-elle. Mais faites bien attention que je ne nommeraipersonne.

– Je ne vous demande pas de noms, lesfaits seuls me suffisent.

– Les faits sont de peu d’importance,reprit-elle, je n’ai que des impressions personnelles à vousrévéler, et vous me prendrez probablement pour une folleimaginaire, quand vous m’aurez entendue. Qu’importe ! Je vaisfaire mon possible pour vous contenter. Je commence par les faits,puisque vous le voulez. Mais croyez-moi, cela ne vous servira pas àgrand’chose. »

Elle s’assit de nouveau et commença avec laplus grande sincérité la plus étrange et la plus bizarre de toutesles confessions qu’eût jamais entendues le docteur.

Chapitre 2

 

 

« Je suis veuve, monsieur, c’est unfait : je vais me remarier, c’est encore un fait ».

Elle s’arrêta et sourit à quelque pensée quilui traversa l’esprit. Ce sourire fit mauvaise impression sur ledocteur Wybrow : il avait quelque chose de triste et de cruelà la fois, il se dessina lentement sur ses lèvres et disparutsoudain.

Le docteur se demanda s’il avait bien fait decéder à son premier mouvement. Il songea avec un certain regret àses malades qui l’attendaient.

La dame continua :

« Mon prochain mariage, dit-elle, serattache à une circonstance assez délicate. Le gentleman dont jedois être la femme était engagé à une autre personne, quand lehasard fit qu’il me rencontra à l’étranger. Cette personne, faitesbien attention, est de sa famille. C’est sa cousine. Je lui aiinnocemment volé son fiancé, j’ai détruit toutes les espérances desa vie. Innocemment, dis-je, parce qu’il ne m’a révélé sonengagement antérieur qu’après que je lui ai eu moi-même accordé mamain. Quand nous nous revîmes en Angleterre, et quand il craignitsans doute que l’affaire ne vînt à ma connaissance, il m’avoua lavérité. Naturellement je fus indignée. Il avait une excuse touteprête : il me montra une lettre de sa cousine lui rendant saparole. Je n’ai jamais rien lu de plus noble, d’un esprit plusélevé. J’en pleurai, moi, qui n’ai pas trouvé de larmes à versersur mes propres douleurs ! Si la lettre lui avait laissél’espoir d’être pardonné, j’aurais positivement refusé del’épouser. Mais la fermeté de cette lettre sans colère, sans un motde reproche, faisant au contraire des souhaits pour son bonheur, lafermeté dont elle était empreinte ne pouvait lui laisser d’espoir.Il me supplia d’avoir pitié de lui, de ne pas oublier son amourpour moi. Vous savez ce que sont les femmes. Moi aussi j’eus lecœur tendre, je donnai mon consentement, et dans huit jours – jetremble quand j’y songe – nous serons mariés. »

Elle tremblait réellement ; elle futobligée de s’arrêter quelques instants avant de reprendre. Ledocteur, attendant toujours la révélation de quelque faitimportant, commençait à craindre d’avoir à subir un long récit.

« Pardonnez-moi, madame, dit-il, de vousrappeler que j’ai des personnes souffrantes qui attendentma visite ; plus vite vous arriverez au but, mieuxcela vaudra pour mes malades et pour moi ».

L’étrange sourire si triste et si froidreparut sur les lèvres de l’inconnue :

« Rien de ce que je dis n’est inutile,vous le verrez vous-même dans un moment. »

Elle continua en ces termes :

« Hier, – ne craignez pas une longuehistoire, monsieur, – hier même, je venais de prendre part à un devos lunch anglais, lorsqu’une dame qui m’était tout à faitinconnue arriva. Elle était en retard : nous avions déjàquitté la table, nous étions dans le salon. Elle prit par hasardune chaise à côté de la mienne ; on nous présenta l’une àl’autre. Je connaissais son nom, elle connaissait aussi le mien.C’était la femme à laquelle j’avais volé son fiancé, la femme quiavait écrit la lettre dont je vous ai parlé. Écoutez,maintenant ! vous vous êtes montré impatient parce que je nevous ai pas intéressé jusqu’à présent ; si je vous ai donnéquelques détails, c’était pour vous prouver que je n’ai jamais eucontre cette dame le moindre sentiment d’hostilité. J’avais pourelle de la sympathie, je l’admirais presque, je n’avais donc rien àme reprocher à son égard. Retenez-le bien, c’est fort important,comme vous le verrez tout à l’heure. Quant à elle, je sais que lescirconstances qui ont dicté ma conduite lui ont été expliquées danstous leurs détails, je sais qu’elle ne me blâme en aucune façon. Etmaintenant que vous savez tout, expliquez-moi, si vous le pouvez,pourquoi, quand je me suis levée et que mes yeux ont rencontré lessiens, pourquoi j’ai senti un manteau de glace m’envelopper, unfrisson parcourir mes membres, une peur mortelle s’abattre sur moipour la première fois de ma vie ».

Le docteur commençait à s’intéresser aurécit.

« Y avait-il donc, demanda-t-il, dansl’air ou dans l’attitude de cette dame quelque chose qui ait puvous frapper ?

– Rien, répondit-on brusquement. Voicison portrait : une Anglaise comme elles le sont toutes, avecdes yeux bleus, froids et clairs, le teint rosé, les manièrespleines de politesse et de froideur, la bouche grande et réjouie,des joues et un menton gros, et c’est tout.

– Quand vos yeux se sont rencontrés, yavait-il dans son regard une expression quelconque qui vous aitfrappée ?

– Je n’y ai découvert que la curiositébien naturelle de voir la femme qui lui avait été préférée, etpeut-être aussi quelque étonnement de ne pas la trouver plus belleet plus charmante : ces deux sentiments, contenus dans leslimites des convenances du monde, sont les seuls que j’aie pudeviner ; ils n’ont du reste fait que paraître et disparaître.En proie à une horrible agitation, toutes mes facultés setroublaient ; si j’avais pu marcher, je me serais précipitéehors de la chambre, tant cette femme me faisait peur. Mais c’est àpeine si je pus me lever, je tombai à la renverse sur ma chaise,regardant toujours ces yeux bleus et calmes qui me fixaient alorsavec une douce expression de surprise, et cependant j’étais làcomme un oiseau fasciné par un serpent. Son âme plongeait dans lamienne, l’enveloppant d’une crainte mortelle. Je vous dis monimpression telle que je l’ai ressentie, dans toute son horreur etdans toute sa folie. Cette femme, j’en suis sûre, est destinée,sans le savoir, à être le mauvais génie de ma vie. Ses yeuxlimpides ont découvert en moi des germes de méchanceté cachée queje ne connaissais pas moi-même jusqu’au moment où je les ai sentistressaillir sous son regard. À partir d’aujourd’hui, si dans ma vieje commets des fautes, si je me laisse entraîner au crime, c’estelle qui m’en fera payer la peine involontairement, je lecrois ; mais involontairement ou non, ce sera elle. En uninstant, toutes ces pensées traversèrent mon esprit et sepeignirent sur mes traits. Cette bonne créature s’inquiéta de moi.« La chaleur étouffante de cette pièce vous a fait mal,voulez-vous mon flacon ? » me dit-elle doucement, puis jene me souviens plus de rien. J’étais évanouie. Quand je reprisconnaissance, tout le monde était parti ; seule la maîtressede la maison était avec moi. Je ne pus tout d’abord prononcer uneparole ; l’impression terrible que j’ai essayé de décrire merevint aussi violente que quand je la ressentis. Dès que je pusparler, je la suppliai de me dire toute la vérité sur la femme quej’avais supplantée, j’avais un faible espoir que sa bonneréputation ne fût pas réellement méritée, que sa lettre fût uneadroite hypocrisie ; enfin j’espérais qu’elle nourrissaitcontre moi une haine soigneusement cachée.

Non ! La personne à qui je m’adressaisavait été son amie d’enfance, elle la connaissait aussi bien que sielle eût été sa sœur, elle m’affirma qu’elle était aussi bonne,aussi douce, aussi incapable de haïr que la sainte la plus parfaitequi ait jamais été. Mon seul, mon unique espoir m’échappait donc.J’aurais voulu croire que ce que j’avais éprouvé en présence decette femme était un avertissement de me tenir en garde contreelle, comme contre un ennemi ; après ce qu’on venait de m’endire, cela était impossible. Il me restait encore un effort àfaire, je le fis. J’allai chez celui que je dois épouser luidemander de me rendre ma parole. Il refusa, Je déclarai que, malgrétout, je voulais rompre. Il me fit voir alors des lettres de sessœurs, des lettres de ses frères et de ses meilleurs amis ;toutes l’engageaient à bien réfléchir avant de faire de moi safemme ; toutes répétant les bruits qui ont couru sur moi àParis, à Vienne et à Londres, autant de mensonges infâmes.« Si vous refusez de m’épouser, me dit-il, c’est que vousreconnaîtrez que ces bruits sont fondés. Vous avouerez que vousavez peur d’affronter le monde à mon bras. » Que pouvais-jerépondre ? Il n’y avait pas à discuter. Il avait pleinementraison ; si je persistais dans mon refus, c’était l’entièredestruction de ma réputation. Je consentis donc à ce que le mariageait lieu, comme nous l’avions arrêté, et je le quittai. C’étaithier. Je suis ici, toujours avec mon idée fixe : cette femmeest appelée à avoir une influence fatale sur ma vie. Je suis ici etje pose la seule question que j’aie à faire, au seul homme quipuisse y répondre. Pour la dernière fois, monsieur, quesuis-je ? Un démon qui a vu l’ange vengeur ou une pauvre folletrompée par l’imagination déréglée d’un esprit endélire ? »

Le docteur Wybrow se leva de sa chaise pourterminer l’entretien.

Il était fortement et péniblement impressionnépar ce qu’il avait entendu.

À mesure qu’il avait écouté ce récit, laconviction qu’il était en face d’une méchante femme s’était ancréedans son esprit. Il essaya, mais en vain, de la regarder comme unepersonne à plaindre, comme une malheureuse femme d’une imaginationsensible et maladive sentant se développer les germes du mal quenous avons tous en nous, et essayant réellement de réagir contrecette fatale influence, et d’ouvrir son cœur aux conseils du bien.Mais une mauvaise pensée lui souffla ces mots aussi distinctementque s’il l’eût entendu à son oreille : Fais attention, tucrois trop en elle.

« Je vous ai déjà donné mon opinion,dit-il ; il n’y a chez vous aucun symptôme de dérangementd’esprit présent ou à venir qu’un médecin puisse découvrir ;un médecin, vous m’entendez bien. Quant aux impressions que vousm’avez confiées, tout ce que je puis vous dire, c’est que vousêtes, je crois, dans un cas où l’on a plus besoin de conseilss’appliquant à l’âme qu’au corps. Soyez certaine que ce que vousm’avez dit dans ce cabinet n’en sortira pas. Votre confessionrestera secrète, je vous l’affirme. »

Elle l’écouta avec une sorte de résignationsoumise jusqu’à la fin.

« Est-ce là tout ?demanda-t-elle.

– C’est tout, répondit-il.

– Permettez-moi de vous remercier,monsieur, reprit-elle en mettant un petit rouleau d’argent sur latable ».

Elle se leva. Ses yeux noirs et brillantsavaient une expression de désespoir si poignant et si horrible dansleur plainte silencieuse, que le docteur détourna la tête,incapable d’en supporter la vue. L’idée de garder non seulement del’argent, mais même une chose qui lui eût appartenu, ou à laquelleelle eût touché, lui était insupportable. Soudain, toujours sans laregarder, il lui tendit le rouleau en disant :

« Reprenez-le, je ne veux pas êtrepayé. »

Elle, sans faire attention, sans entendre, lesyeux toujours levés au ciel se parlant à elle-même,s’écria :

« Attendons la fin, car j’ai fini avec lalutte ; je me soumets. »

Elle rabattit son voile sur son visage, saluale docteur et quitta le cabinet.

Il sonna, la reconduisit jusqu’àl’antichambre, et, comme le domestique refermait la porte derrièreelle, un éclair de curiosité indigne de lui et en même tempsirrésistible traversa l’esprit du docteur. C’est en rougissantqu’il dit à son domestique :

« Suivez-la chez elle, et sachez sonnom. »

Pendant un instant le serviteur regarda lemaître, se demandant s’il en croirait ses oreilles. Le docteurWybrow le fixa en silence. Le domestique comprit ce que ce silencesignifiait, il prit son chapeau et s’élança dans la rue. Le docteurrentra dans son cabinet. À peine y fut-il qu’un changement subit sefit en lui. Cette femme avait-elle donc apporté chez lui uneépidémie de mauvais sentiments. Y avait-il déjà succombé ?

Quel besoin avait-il de se rabaisser aux yeuxde son propre domestique ? Sa conduite était indigne d’unhonnête homme ; d’un homme qui l’avait fidèlement servi depuisdes années, il venait de faire un espion !

Irrité à cette seule pensée, il courut àl’antichambre et en ouvrit la porte. Le domestique avaitdisparu ; il était trop tard pour le rappeler. Il ne luirestait qu’un moyen d’oublier le mépris qu’il se sentait pourlui-même : le travail. Il monta en voiture et fit ses visitesà ses malades.

Si ce fameux médecin avait pu détruire saréputation, il l’aurait fait cet après-midi même. Jamais encore ilne s’était montré si peu soigneux de ses malades. Jamais encore iln’avait remis au lendemain l’ordonnance qui aurait dû être écrite àl’instant même, le diagnostic qui aurait dû être donnéinstantanément. Il rentra chez lui de meilleure heure que decoutume, fort mécontent.

Le domestique était de retour. Le docteurWybrow n’osait plus le questionner ; mais avant d’êtreinterrogé, il rendit compte du résultat de sa mission.

« La dame s’appelle la comtesse Narona.Elle demeure à… »

Sans en entendre davantage, le docteur fit unsigne de tête comme pour remercier et entra dans son cabinet.L’argent qu’il avait refusé était encore sur la table, dans sonpetit rouleau de papier blanc. Il le mit sous une enveloppe qu’ilcacheta : il le destinait au tronc pour les pauvres du bureaude police voisin ; puis, appelant le domestique, il lui donnal’ordre de le porter au magistrat dès le lendemain matin. Fidèle àses devoirs, le domestique fit la question accoutumée :

« Monsieur dîne-t-il chez luiaujourd’hui ? »

Après un moment d’hésitation, le docteurdit :

« Non, je vais dîner aucercle. »

De toutes les qualités morales, celle qui seperd le plus facilement est sans contredit la conscience. L’esprithumain, dans certains cas, n’a pas de juge plus sévèrequ’elle ; dans d’autres, au contraire, l’esprit et laconscience sont au mieux ensemble et vivent en harmonie comme deuxcomplices. Quand le docteur Wybrow sortit de chez lui pour laseconde fois, il ne chercha même pas à se cacher à lui-même que laseule raison pour dîner au cercle était de chercher à savoir ce quele monde disait de la comtesse Narona.

Chapitre 3

 

 

Il fut un temps où l’homme, à l’affût detoutes les médisances recherchait la société des femmes. Maintenantl’homme fait mieux : il va à son cercle et entre dans lefumoir.

Le docteur Wybrow alluma donc son cigare etregarda autour de lui : ses semblables étaient réunis enconclave. La salle était pleine, mais la conversation encorelanguissante. Le docteur, sans s’en douter y apporta l’entrain quiy manquait. Quand il eut demandé si quelqu’un connaissait lacomtesse Narona, il lui fut répondu par une sorte de tollégénéral indiquant l’étonnement. Jamais, telle était du moinsl’opinion du conclave, jamais on n’avait encore fait une questionaussi absurde ! Tout le monde, au moins toute personne ayantla plus petite place dans ce qu’on appelle la société, connaissaitla comtesse Narona. Une aventurière à la réputation européenneaussi noire que possible, d’ailleurs, tel fut en trois mots leportrait de cette femme au teint pâle et aux yeux étincelants.Puis, passant aux détails, chaque membre du cercle ajouta unsouvenir scandaleux à la liste de ceux qu’on attribuait à lacomtesse. Il était douteux qu’elle fût réellement ce qu’elleprétendait être, une grande dame dalmatienne. Il était douteuxqu’elle eût jamais été mariée au comte dont elle prétendait être laveuve. Il était douteux que l’homme qui l’accompagnait dans sesvoyages, sous le nom de baron Rivar, et en qualité de frère, fûtvéritablement son frère. On prétendait que le baron était un joueurconnu dans tous les tapis verts du continent. On prétendait que sasoi-disant sœur avait été mêlée à une cause célèbre relative à unempoisonnement, à Vienne ; – qu’elle était connue à Milancomme une espionne de l’Autriche ; – que son appartement àParis avait été dénoncé à la police comme un véritable tripot, etque son apparition récente en Angleterre était le résultat naturelde cette dernière découverte. Un seul membre de l’assemblée desfumeurs prit la défense de cette femme si gravement outragée, etdéclara que sa réputation avait été cruellement et injustementnoircie. Mais cet homme était un avocat, son intervention ne servità rien ; on l’attribua naturellement à l’amour de lacontradiction qu’éprouvent tous les gens de son métier. On luidemanda ironiquement ce qu’il pensait des circonstances à la suitedesquelles la comtesse en était arrivée à promettre sa main ;il répondit d’une manière très caractéristique, qu’il pensait queles circonstances auxquelles on faisait allusion n’avaient rien quede fort honorable pour les deux personnes qui y étaientintéressées, et qu’il regardait le futur mari de la dame comme unhomme des plus heureux et des plus dignes d’envie. Le docteurprovoqua alors un nouveau cri d’étonnement en demandant le nom dela personne que la comtesse allait épouser.

Tous ses amis du fumoir déclarèrent àl’unanimité que le célèbre médecin devait être un frère de la Belleau Bois-Dormant, et qu’il venait à peine de se réveiller d’uneléthargie de vingt ans. C’était parfait de dire qu’il était tout àsa profession et qu’il n’avait ni le temps ni le goût de ramasserdans les dîners ou dans les bals les bouts de conversations quiarrivaient à ses oreilles ; mais un homme qui ne savait pasque la comtesse Narona avait emprunté de l’argent à Hombourg à lordMontbarry, et l’avait ensuite amené à lui faire une proposition demariage, n’avait probablement jamais entendu parler non plus delord Montbarry lui-même. Les plus jeunes membres du cercle, amis dela plaisanterie, envoyèrent le domestique chercher un dictionnairede la noblesse et lurent pour le docteur, à haute voix, lagénéalogie de la personne en question, l’agrémentant decommentaires variés qu’ils y intercalaient à l’usage dudocteur.

Herbert John Westwick. Premier baronMontbarry, de Montbarry, comté du roi en Irlande. Créé pair pourdes services militaires distingués dans les Indes. Né en 1812.« Âgé de quarante-huit ans, docteur. » En ce moment nonmarié. « Sera marié la semaine prochaine, docteur, à ladélicieuse créature dont nous avons parlé. » Héritierprésomptif : le frère cadet de Sa Seigneurie, Stephen Robert,marié à Ella, la plus jeune fille du révérend Silas Marden, recteurde Rumigate, a trois filles de son mariage. Les plus jeunes frèresde Sa Seigneurie, Francis et Henry, non mariés. Sœurs de SaSeigneurie, lady Barville, mariée à sir Théodore Barville,Bart ; et Anne, veuve de feu Peter Narbury, esq., de NarburyCross. « Retenez bien, docteur, la famille de sa Seigneurie.Trois frères Westwick, Stephen, Francis et Henry ; et deuxsœurs, lady Barville et Mrs Narbury. Pas un des cinq ne seraprésent au mariage, et il n’en est pas un des cinq qui ne fera toutson possible pour l’empêcher, si la comtesse en donne le moindreprétexte. Ajoutez à ces membres hostiles de la famille une autreparente offensée qui n’est pas mentionnée dans le dictionnaire, unejeune demoiselle. »

Un cri soudain de protestation partant de tousles côtés de la salle arrêta la révélation qui allait suivre etdélivra le docteur d’une plus longue persécution.

« Ne dites pas le nom de la pauvrefille ; c’est de fort mauvais goût de plaisanter sur ce quilui est arrivé ; elle s’est conduite fort bien, malgré leshonteuses provocations auxquelles elle a été en butte ; il n’ya qu’une excuse pour Montbarry : il est fou ouimbécile. »

C’est en ces termes ou à peu près que chacuns’exprima. En causant intimement avec son plus proche voisin, ledocteur découvrit que la dame de laquelle on causait lui était déjàconnue par la confession de la comtesse : c’était la personneabandonnée par lord Montbarry. Son nom était Agnès Lockwood. Ondisait qu’elle était de beaucoup supérieure à la comtesse etqu’elle était en outre de quelques années moins âgée. Faisantd’ailleurs toutes les réserves possibles sur les mauvaises actionsque les hommes commettent chaque jour dans leurs relations avec lesfemmes, la conduite de Montbarry semblait des plus blâmables. Surce point, chacun était d’accord, y compris l’avocat.

Aucun d’entre eux ne put ou ne voulut sesouvenir des monstrueux exemples qu’il y a de l’influenceirrésistible que certaines femmes ont sur les hommes, en dépit deleur laideur. Les membres du cercle qui s’étonnaient le plus duchoix de Montbarry étaient justement ceux que la comtesse, malgréson défaut de beauté, eût très aisément fascinés si elle eût voulus’en donner la peine.

Pendant que le mariage de la comtesse étaitencore le pivot de la conversation, un membre du cercle entra dansle fumoir. Son apparition fit faire aussitôt un silence absolu. Levoisin du docteur Wybrow lui dit tout bas :

« Le frère de Montbarry, HenryWestwick ? »

Le nouveau venu regarda lentement autour delui en souriant amèrement :

« Vous parlez de mon frère ? dit-il.Ne faites pas attention à moi. Aucun de vous ne peut avoir pour luiplus de mépris que je n’en ai moi-même. Continuez, messieurs,continuez ! »

Un seul des assistants prit le nouveau venu aumot. C’était l’avocat qui avait déjà tenté la défense de lacomtesse.

« Je reste donc seul de mon opinion,dit-il, mais je n’ai pas honte de la répéter devant qui que cesoit. Je considère la comtesse Narona comme fort injustementsoupçonnée. Pourquoi ne deviendrait-elle pas la femme de lordMontbarry ? Qui de nous peut dire qu’elle fait unespéculation, par exemple, en l’épousant ? »

Le frère de Montbarry se retourna brusquementvers celui qui venait de parler :

« Moi je le dis ! »répliqua-t-il.

La réponse aurait pu désarçonner certainesgens, mais l’avocat resta impassible et continua à défendre leterrain qu’il avait choisi.

« Je crois que je suis dans le vrai,reprit-il en disant que le revenu de Sa Seigneurie est plus quesuffisant pour fournir à ses besoins sa vie durant ; j’ajouteque c’est un revenu provenant presque entièrement de propriétés enterres situées en Irlande et dont chaque arpent estsubstitué ».

Le frère de Montbarry fit un signed’assentiment pour faire comprendre qu’il n’y avait pas d’objectionpossible sur ce point.

« Si Sa Seigneurie décède en premier,continua l’avocat, on m’a dit que le seul legs qu’il peut faire àsa veuve consiste en fermages sur la propriété, ne s’élevant pas àplus de 400 livres par an. Ses pensions, ses retraites, c’est unfait bien connu, s’éteignent avec lui.

« Quatre cents livres par an, voilà donctout ce qu’il peut donner à la comtesse, s’il la laisse veuve.

– Quatre cents livres par an, ce n’estpas tout. Mon frère a assuré sa vie pour 10,000 livres qu’il aléguées à la comtesse au cas où il mourrait avant elle. »

Cette déclaration produisit un certain effet.Chacun se regarda en répétant ces trois mots : – Dix millelivres ! Poussé au pied du mur, le notaire fit un derniereffort pour défendre sa position.

« Puis-je vous demander qui a fait de cetarrangement une condition du mariage ? dit-il ; ce n’estsûrement pas la comtesse elle-même ?

– C’est le frère de la comtesse, ce quirevient absolument au même, répondit Henry Westwick. »

Après cela, il n’y avait plus à discuter, aumoins tant que le frère de Montbarry serait présent. Laconversation changea donc, et le médecin rentra chez lui.

Mais sa curiosité malsaine sur la comtessen’était pas encore satisfaite. Dans ses moments de loisir, ilpensait à la famille de lord Montbarry et se demandait si elleréussirait en définitive à empêcher le mariage. Chaque jour il seprenait à désirer connaître le malheureux à qui on avait ainsitourné la tête. Chaque jour, durant le court espace de temps quidevait s’écouler avant le mariage, Il se rendit au cercle pourtâcher d’apprendre quelques nouvelles. Rien ne s’était passé, c’esttout ce que l’on savait au cercle. La position de la comtesse étaittoujours inébranlable : lord Montbarry voulait plus que jamaisépouser cette femme. Tous deux étaient catholiques, le mariagedevait être célébré à la chapelle de la place d’Espagne. Voilà toutce que le docteur apprit de nouveau.

Le jour de la cérémonie, après avoir luttéquelques instants avec lui-même, il se décida à sacrifier pour unjour ses malades et leurs guinées, et se dirigea, sans en rien direvers la chapelle. Sur la fin de sa vie, il entrait en colère quandquelqu’un lui rappelait sa conduite ce jour-là !

Le mariage fut, pour ainsi dire, secret. Unevoiture fermée attendait à la porte de l’église ; quelquespersonnes appartenant pour la plupart à la basse classe, et presquetoutes de vieilles femmes, étaient éparpillées dans l’intérieur del’église. Le docteur aperçut cependant quelques rares visages dequelques-uns des membres du cercle, attirés comme lui par lacuriosité. Quatre personnes seulement étaient devant l’autel :la mariée, le marié et leurs deux témoins. Un de ces derniers étaitune vieille femme, qui pouvait passer pour la camériste ou la damede compagnie de la comtesse ; l’autre était sans aucun douteson frère, le baron Rivar. Toutes les personnes faisant partie dela noce, la mariée elle-même, portaient leurs costumes habituels dumatin. Lord Montbarry était un homme d’âge moyen, au typemilitaire, n’ayant rien de remarquable ni dans la démarche, ni dansla physionomie. Le baron Rivar, lui, était la personnification d’unautre type bien connu. On rencontre à Paris presque à chaque pas,sur les boulevards, ces moustaches cirées en pointes, ces yeuxhardis, ces cheveux noirs frisés et épais, en un mot cette têteportée arrogamment ; il ne ressemblait en rien à sa sœur.

Le prêtre qui officiait était un pauvre bonvieillard remplissant les devoirs de son ministère avec une sortede résignation et ressentant des douleurs rhumatismales chaque foisqu’il était obligé de s’agenouiller.

La personne sur qui aurait dû se concentrertoute la curiosité des assistants, la comtesse, souleva son voileau commencement de la cérémonie ; mais sa robe, d’une extrêmesimplicité, n’appelait pas longtemps les regards. Jamais mariage nefut moins intéressant et plus bourgeois que celui-là. De temps entemps le docteur jetait un coup d’œil vers la porte, comme s’ilattendait la subite intervention de quelqu’un qui viendrait révélerun terrible secret et s’opposer à la continuation de la cérémonie.Rien de semblable n’arriva, rien d’extraordinaire, rien dedramatique.

Étroitement liés l’un à l’autre par un éternelserment, les deux époux disparurent suivis de leurs témoins, pouraller signer sur le registre à la sacristie ; cependant ledocteur attendait toujours et continuait à nourrir l’espoir obstinéqu’un événement inattendu et important devait certainementarriver.

Mais le temps passa et le couple uni rentradans l’église, se dirigeant cette fois vers la porte.

Le docteur, afin de n’être pas vu, essaya dese cacher ; à sa grande surprise, la comtesse l’aperçut. Ill’entendit dire à son mari :

« Un moment, je vous prie, je vois unami, »

Lord Montbarry s’inclina et attendit. Elles’avança alors vers le docteur, lui prit la main et la serraconvulsivement. Ses grands yeux noirs, pleins d’éclat, brillaient àtravers son voile.

« Un pas de plus, vous voyez, vers lecommencement de la fin ! » lui dit-elle ; puis elleretourna auprès de son mari.

Avant que le docteur ait pu se remettre et lasuivre, lord et lady Montbarry étaient dans leur voiture et leschevaux marchaient déjà.

À la porte de l’église étaient trois ou quatremembres du cercle qui, comme le docteur Wybrow, n’avaient assisté àla cérémonie que par curiosité. Près d’eux se tenait le frère de lamariée, attendant seul. Son intention évidente était de voirl’homme à qui sa sœur avait parlé. Son regard insolent fixait ledocteur d’un air étonné, mais cela ne dura qu’un instant ; leregard s’éclaircit soudain et le baron souriant avec une courtoisiecharmante, salua l’ami de sa sœur et s’en alla.

Les membres du cercle formèrent un petitgroupe sur les marches de l’église et commencèrent à causer :du baron d’abord.

« Quel coquin de mauvaisemine ! »

Ils passèrent à Montbarry.

« Est-ce qu’il va emmener cette horriblefemme avec lui en Irlande ? Certainement non ! Il n’oseplus regarder en face ses fermiers, ils savent tous l’histoired’Agnès Lockwood.

– Eh bien, où ira-t-il ?

– En Écosse.

– Aimera-t-elle ce pays-là ?

– Oh ! Pour une quinzaineseulement ; ils reviendront ensuite à Londres et partiront àl’étranger.

– Parions qu’ils ne reviendront jamais enAngleterre :

– Qui sait ?

– Avez-vous vu comme elle a regardéMontbarry au commencement de la cérémonie quand elle a été obligéede soulever son voile ? À sa place je me serais sauvé.L’avez-vous vu, docteur ? »

Mais le docteur se souvenait maintenant de sesmalades, et il en avait assez de tous ces bavardages. Il suivitdonc l’exemple du baron Rivar et s’en alla.

– Un pas de plus, vous voyez, vers lecommencement de la fin, se répétait-il à lui-même en rentrant chezlui. Quelle fin ?

Chapitre 4

 

 

Le jour du mariage, Agnès Lockwood étaitassise seule dans le petit salon de son appartement de Londres,brûlant les lettres qui lui avaient été écrites autrefois parMontbarry.

Dans le portrait si minutieux que la comtesseavait tracé d’elle au docteur Wybrow, elle avait passé sous silenceun des charmes les plus grands d’Agnès : l’expression de bontéet de pureté de ses yeux, qui frappait tous ceux quil’approchaient. Elle semblait beaucoup plus jeune qu’elle n’étaitréellement. Avec son teint clair et ses manières timides, on étaittenté de parler d’elle comme d’une petite fille, bien qu’elleapprochât de la trentaine. Elle vivait seule avec une vieillenourrice qui lui était toute dévouée, d’un modeste revenu,suffisant à peine à leur entretien à toutes deux. Pendant qu’elledéchirait lentement les lettres du parjure, qu’elle jetait ensuiteau feu, son visage ne montrait aucun signe de douleur. C’était unede ces natures qui souffrent trop profondément pour trouver unsoulagement dans les larmes. Pâle et tranquille, en apparence, lesmains froides et tremblantes, elle anéantit toutes les lettres uneà une sans oser les relire. Elle venait de déchirer la dernière etse demandait s’il fallait la jeter au feu comme les autres, quandla vieille nourrice entra lui demander si elle voulait recevoirM. Henry ; elle nommait ainsi le plus jeune frère de lafamille Westwick, qui avait si publiquement déclaré, dans le fumoirdu cercle, son mépris pour son frère aîné.

Agnès hésitait. Une légère rougeur colora sonvisage.

C’est qu’il y avait eu un temps, bien éloignémaintenant, où Henry Westwick avait dit qu’il l’aimait. Elle luiavait fait sa confession bien sincère, lui avait dit que son cœurappartenait à son frère aîné, et Henry s’était soumis. Depuis, ilsavaient été de véritables amis, des parents dévoués l’un àl’autre ; depuis, chaque fois qu’ils s’étaient rencontrés, lasituation n’avait jamais été embarrassante pour eux.

Mais aujourd’hui, le jour du mariage de sonfrère avec une autre femme, le jour où la trahison était consommée,elle éprouvait une certaine répulsion à le revoir. Son hésitationn’échappa pas à la vieille nourrice qui, se souvenant de les avoirvus tous deux au berceau et se sentant, bien entendu, plus desympathie pour l’homme, dit timidement un mot en faveurd’Henry.

« Il parait qu’il va partir, machérie ; il veut seulement vous donner la main et vous direadieu. »

Cette simple explication fit son effet. Agnèsse décida à recevoir son cousin.

Il entra si vite dans la chambre, qu’il lasurprit, jetant dans les flammes les morceaux de la dernière lettrede Montbarry. Elle se mit aussitôt à parler la première, pourdissimuler son embarras.

« Vous quittez Londres bien soudainement,Henry. Est-ce pour affaires ou pour votre plaisir ? »

Au lieu de répondre, il montra de la main leslettres qui flambaient encore et les cendres noircies de papierbrûlé qui formaient un léger amas autour du foyer.

« Vous brûlez des lettres ?

– Oui.

– Ses lettres ?

– Oui ».

Il lui prit doucement la main.

« Je ne me doutais pas que je vousimportunais ainsi, à un moment où vous désiriez sans doute êtreseule. Pardonnez-moi, Agnès, je vous verrai à monretour. »

Elle sourit tristement et lui fit signe des’asseoir.

« Nous nous connaissons depuis notreenfance, dit-elle. Pourquoi aurais-je des secrets pour vous ?J’ai renvoyé à votre frère, depuis quelque temps déjà, tous lescadeaux qu’il m’avait faits. J’ai voulu faire plus encore et nerien garder qui pût me rappeler son souvenir. J’ai tenu à brûlerses lettres. J’ai suivi mon inspiration ; mais j’avoue quej’hésitais un peu à détruire la dernière. Non pas parce que c’étaitla dernière, mais parce qu’elle contenait ceci. Elle ouvrit samain, et lui fit voir une mèche des cheveux de Montbarry attachéepar une petite tresse d’or. Allons ! qu’elle disparaisse commele reste ! »

Elle la laissa tomber dans le feu. Pendant unmoment, elle resta le dos tourné à Henry, appuyée sur le marbre dela cheminée et regardant les flammes. Henry prit la chaise qu’ellelui avait désignée ; son visage exprimait deux sentiments biencontraires : son front tout plissé indiquait la colère et ilavait les larmes aux yeux. Il s’assit en murmurant entre ses lèvresce mot :

– Misérable !

Elle fit un effort sur elle-même, et leregardant bien fixement, lui dit : « Voyons, Henry,pourquoi partez-vous ?

– Je m’ennuie, Agnès, et j’ai besoin dechangement. »

Elle s’arrêta un instant avant de reprendre.Les yeux d’Henry disaient clairement qu’il pensait à elle enfaisant cette réponse. Agnès lui en était reconnaissante, mais ellesongeait toujours à celui qui l’avait abandonnée, sans penser àHenry.

« Est-ce vrai, demanda-t-elle après unlong silence, qu’ils se sont mariés aujourd’hui ? »

Il répondit presque avec brusquerie par ceseul mot :

« Oui.

– Êtes-vous allé àl’église ? »

Il écouta cette question avec un air desurprise indignée.

« Aller à l’église ? répéta-t-il.J’aimerais autant aller au…

Il s’arrêta là,

– Comment pouvez-vous demandercela ? ajouta-t-il plus bas.

– Je n’ai jamais parlé à Montbarry, je nel’ai même pas vu depuis qu’il a agi avec vous comme un misérable etun imbécile qu’il est. »

Elle le regarda soudain, sans dire un mot. Illa comprit et lui demanda pardon. Mais il n’était pas encoreredevenu maître de lui.

« Le jour de l’expiation arrive pourcertains hommes, dit-il, même dans ce monde. Il vivra assez pourmaudire le jour où il épousa cette femme ».

Agnès prit une chaise à côté de lui et leregarda avec une douce surprise.

« Est-ce bien raisonnable d’être prévenucontre cette femme, parce que votre frère me l’apréférée ».

Henry lui répondit brusquement :

– Est-ce que vous défendez lacomtesse ? Vous seriez la seule au monde.

– Pourquoi pas, reprit Agnès. Je ne saisrien contre elle. La seule fois où nous nous sommes rencontrées,elle m’a paru une personne singulièrement timide et nerveuse, et deplus, fort malade, si malade qu’elle s’est évanouie, parce qu’ilfaisait un peu trop chaud dans la pièce où nous étions. Pourquoiserions-nous injustes ? Nous savons qu’elle n’est nullementcoupable, qu’elle n’a pas voulu me faire du mal, qu’elle ne savaitpas la parole que nous avions échangée avec votre frère. »

Henry leva la main avec impatience etl’arrêta.

« Il ne faut pas être non plus trop justeet trop prête à pardonner, reprit-il. Je ne peux pas souffrir vousentendre parler de cette façon résignée, après la manièrescandaleuse et cruelle dont vous avez été traitée de les oubliertous deux, Agnès, je désire que Dieu me permette de vous yaider ! »

Agnès lui mit la main sur le bras. « Vousêtes bon pour moi, Henry ; mais vous ne me comprenez pas toutà fait. Quand vous êtes entré, je pensais à mes souffrances, maisnon pas avec les idées que vous avez. Je me demandais s’il étaitpossible que mes sentiments pour votre frère, qui emplissaiententièrement mon cœur et qui avaient si complètement absorbé monêtre, avaient pu disparaître comme s’ils n’avaient jamais existé.J’ai détruit les derniers souvenirs qui me le rappelaient : jene le reverrai plus en ce monde ; mais le lien qui nous ajadis unis est-il absolument brisé ? Suis-je aussidésintéressée de ce qui peut lui arriver d’heureux ou de malheureuxque si nous ne nous étions jamais rencontrés et jamais aimés ?Qu’en pensez-vous, Henry ? Moi, je ne le crois pas.

– Si vous pouviez lui faire porter lapeine de sa conduite, répondit sévèrement Henry Westwick, jepourrais être de votre opinion. »

Au moment ou il faisait cette réponse, lavieille nourrice reparut à la porte, annonçant une autrevisite.

« Je regrette de vous déranger, machérie. Mais il y a la petite Mme Ferraris qui veutsavoir quand elle pourra vous dire un mot. »

Agnès se tourna vers Henry avant derépondre.

« Vous vous souvenez d’Émilie Bidwell, mapetite élève favorite, il y a bien des années, à l’école duvillage, qui est ensuite devenue ma femme de chambre ? Ellem’a quittée pour épouser un courrier italien nommé Ferraris, etj’ai bien peur qu’elle ne soit pas heureuse. Cela ne vous gêne-t-ilpas que je la fasse entrer une ou deux minutes. »

Henry se leva pour prendre congé.

« Je serais heureux de revoir Émilie à unautre moment, dit-il, mais il est préférable que je m’en aille. Jen’ai pas tout à fait l’esprit à moi, Agnès, et si je restais iciplus longtemps, je pourrais vous dire des choses qu’il vaut mieuxne pas dire maintenant. Je vais traverser la Manche ce soir et voirce que me feront quelques semaines de voyage. Il lui prit la main.Y a-t-il quelque chose au monde que je puisse faire pourvous ? » demanda-t-il vivement.

Elle le remercia et essaya de retirer sa main,mais Henry résista par une douce étreinte.

« Dieu vous bénisse, Agnès ! »dit-il avec un tremblement dans la voix, les yeux fixés àterre.

Le visage d’Agnès se colora d’une soudainerougeur, puis aussitôt devint plus pâle que jamais ; elleconnaissait ses sentiments aussi bien qu’il les connaissaitlui-même, mais elle était trop troublée pour parler. Il porta lamain qu’il tenait à ses lèvres et l’embrassa de toute sonâme ; puis, sans la regarder, quitta la chambre. La nourricecourut après lui en haut de l’escalier : elle n’avait pasoublié le temps où le plus jeune frère avait été le rivalmalheureux de l’aîné.

« Ne soyez pas triste, M. Henry, dittout bas la vieille femme, avec ce gros bon sens des gens dupeuple. Essayez encore, quand vous reviendrez ! »

Laissée seule pendant quelques instants, Agnèsfit le tour de la chambre, cherchant à se calmer. Elle s’arrêtadevant une petite aquarelle suspendue au mur et qui avait appartenuà sa mère ; c’était son portrait quand elle était enfant.Comme nous serions heureux, pensa-t-elle tristement, si nous negrandissions jamais !

On fit entrer la femme du courrier : unepetite femme douce et mélancolique, avec des cils blonds et desyeux clairs, qui salua avec déférence en toussant d’une petite touxchronique. Agnès lui tendit affectueusement la main.

« Eh bien, Émilie, que puis-je pourvous ? »

La femme du courrier fit une réponse assezétrange :

« J’ai peur de vous le dire,mademoiselle.

– La faveur est-elle si difficile àobtenir ? Asseyez-vous et dites-moi d’abord comment vousallez. Peut-être que la demande viendra toute seule pendant quenous causerons. Comment votre mari se conduit-il avecvous ? »

Les yeux gris-clair d’Émilie devinrent plusclairs encore. Elle secoua sa tête et dit avec un soupir derésignation :

« Je n’ai pas à me plaindre positivementde lui, mademoiselle, mais je crains bien qu’il ne m’aimeguère ; son intérieur ne lui plaît pas : on dirait qu’ilest déjà fatigué de la vie de ménage. Il vaudrait mieux pour tousdeux, mademoiselle, qu’il voyageât pendant quelque temps, à tousles points de vue, sans compter que le besoin d’argent commence àse faire joliment sentir. »

Elle porta son mouchoir à ses yeux et soupiraencore avec plus de résignation que jamais.

« Je ne comprends pas bien, ditAgnès ; je croyais que votre mari avait un engagement pourmener des dames en Suisse et en Italie ?

– Oui, mademoiselle,malheureusement ; car voici ce qui est arrivé : une deces dames est tombée malade et les autres n’ont pas voulu partirsans elle. Elles ont donné un mois de gage commecompensation ; mais elles avaient pris pour l’automne etl’hiver, et la perte est sérieuse.

– C’est bien fâcheux pour vous,Émilie ; mais il faut espérer qu’il y aura bientôt une autreoccasion.

– Ce n’est plus son tour, mademoiselle, àêtre proposé, quand les prochaines demandes viendront au bureau deplacement des courriers. Il y en a tant sans travail dans cemoment ! S’il pouvait être particulièrementrecommandé… »

Elle s’arrêta et laissa la phrase inachevéeparler pour elle.

Agnès comprit sur-le-champ.

« Vous voulez ma recommandation,répondit-elle ; pourquoi ne pas le dire desuite ? »

Émilie rougit.

« Ce serait une si bonne recommandationpour mon mari, répondit-elle toute confuse. Une lettre demandant unbon courrier pour un engagement de six mois, mademoiselle, estjustement arrivée au bureau ce matin. C’est le tour d’un autre àêtre placé, et le secrétaire va le recommander. Si mon mari pouvaitseulement envoyer ses certificats aujourd’hui même, avec un simplemot de vous, mademoiselle, cela pèserait dans la balance, commel’on dit. Une recommandation particulière, entre gens de condition,cela fait tant d’effet. »

Elle s’arrêta encore une fois, et soupira denouveau en regardant le tapis comme si elle avait quelque raisonsecrète d’être honteuse d’elle-même.

Agnès commençait à se fatiguer du tonpersistant de mystère avec lequel son ancienne femme de chambre luiparlait.

« Si vous voulez un mot de moi pour un demes amis, lui dit-elle, pourquoi ne pas m’en dire lenom ? »

La femme du courrier se mit à pleurer.

« Je suis honteuse de vous le dire,mademoiselle. »

Agnès, irritée, lui parla sévèrement pour lapremière fois.

« Vous êtes absurde, Émilie. Dites-moi lenom immédiatement ou n’en parlons plus. Qu’est-ce que vouspréférez ? »

Émilie fit un dernier effort. Elle tordit sonmouchoir sur ses genoux, et lança le nom comme si elle avait faitpartir un fusil chargé :

« Lord Montbarry ! »

Agnès se leva et la regarda.

« Vous me surprenez, répondit-elletranquillement, mais avec un regard que la femme du courrier ne luiavait jamais vu auparavant. – Sachant ce que vous savez, vousdeviez bien penser qu’il m’est impossible d’écrire à lordMontbarry. Je supposais que vous aviez quelque délicatesse desentiments. Je suis fâchée de voir que je m’étaistrompée. »

Toute simple qu’elle était, Émilie n’encomprit pas moins fort bien la réprimande. Elle se dirigea sansbruit vers la porte, et avec ses petites manières pleines dedouceur :

« Je vous demande pardon, mademoiselle,je ne suis pas si mauvaise que vous croyez. Mais je vous demandepardon tout de même, » dit-elle.

Elle ouvrit la porte. Agnès la rappela.

Il y avait quelque chose dans l’excuse decette femme qui frappa la nature juste et généreuse de son anciennemaîtresse.

« Venez, lui dit-elle, il ne faut pasnous quitter comme cela. Faites-vous bien comprendre. Qu’est-ce quevous voulez que je fasse ? »

Émilie fut assez sage pour répondre cettefois-ci sans réticence.

« Mon mari va envoyer ses certificats,mademoiselle, à lord Montbarry, en Écosse. Je voulais seulement quevous lui permettiez de dire dans sa lettre que sa femme est connuede vous depuis son enfance, et que vous vous intéressez un peu àlui à cause d’elle. Je ne le demande plus maintenant, mademoiselle,puisque vous m’avez fait comprendre que j’avais tort. »

Avait-elle réellement tort ? Lessouvenirs du passé, aussi bien que les chagrins du présent,plaidèrent puissamment auprès d’Agnès pour la femme ducourrier.

« Ce n’est pas une bien grosse faveur quevous me demandez là, dit-elle, se laissant aller à un sentiment debonté qui prévalait dans toutes les actions de sa vie. Mais je nesais si je dois permettre que mon nom soit mentionné dans la lettrede votre mari. Redites-moi encore exactement ce qu’il désireécrire. »

Émilie répéta sa demande et fit uneproposition qui lui sembla fort importante, comme à toutes lespersonnes qui n’ont pas l’habitude de tenir une plume.

« Supposons que vous écriviez vous-même,mademoiselle, pour voir ce que cela donnera une fois sur lepapier ? »

Quoique enfantine, l’idée fut mise à exécutionpar Agnès.

« Si je vous laisse prononcer mon nom,dit-elle, il faut en effet que nous décidions au moins ce que vousdirez. »

Elle écrivit donc une phrase la plus brève etla plus simple qu’elle put trouver :

« J’ose dire que ma femme est connuedepuis son enfance par Mlle Agnès Lockwood, qui,par cette raison, porte quelque intérêt à ma réussite en cettecirconstance. »

Réduite à cette seule phrase, il n’y avaitsûrement rien dans la mention de son nom qui pût signifier qu’Agnèseût donné une autorisation quelconque ou même qu’elle en eût euconnaissance. Elle hésita cependant encore un peu et tendit lepapier à Émilie.

« Il faut que votre mari le copieexactement sans rien y changer, dit-elle. À cette condition, jeconsens à ce que vous voulez. »

Émilie n’était pas seulement reconnaissante,elle était réellement touchée. Agnès congédia vivement la petitefemme.

« Ne me donnez pas le temps de merepentir et de le reprendre, » dit-elle.

Émilie disparut.

« Le lien qui nous a jadis unis est-ilcomplètement brisé ? Suis-je aussi désintéressée de ce quipeut lui arriver d’heureux ou de malheureux que si nous ne nousétions jamais rencontrés et jamais aimés ? »

Agnès regarda la pendule. Il n’y avait pas dixminutes qu’elle s’était posé ces questions, et elle était presquehonteuse en songeant à la réponse qu’elle venait d’y faire.

Le courrier de cette nuit la rappellerait unefois de plus au souvenir de Montbarry, et à quel propos ? Àpropos du choix d’un domestique.

Deux jours après, elle reçut quelques lignespleines de reconnaissance d’Émilie. Son mari avait obtenu la place.Ferraris était engagé pour six mois en qualité de courrier de lordMontbarry.

Partie 2

 

Chapitre 1

 

 

Après une semaine de voyage en Écosse, milordet milady revinrent subitement à Londres. Sa visite aux montagneset aux lacs écossais n’avait point donné à milady le désir de faireplus ample connaissance avec eux. Quand on lui en demanda laraison, elle répondit laconiquement :

« J’ai déjà vu la Suisse. »

Pendant une semaine encore, les nouveauxmariés restèrent à Londres, vivant en véritables reclus. Un jour,la vieille nourrice qui revenait de faire une commission dont Agnèsl’avait chargée rentra dans un état d’excitation difficile àdécrire. En passant devant la porte d’un dentiste à la mode, elleavait rencontré lord Montbarry qui en sortait. La bonne femmedépeignit cette rencontre avec un malin plaisir, représentant lordMontbarry comme affreusement malade.

« Ses joues se creusent, ma chérie, sabarbe est grise. J’espère que le dentiste lui aura fait beaucoup demal ! »

Sachant que sa vieille et fidèle servantehaïssait de tout son cœur l’homme qui l’avait abandonnée, Agnès fitla part d’une grande exagération dans le récit qu’elle venaitd’entendre, et néanmoins sa première impression fut celle d’unvéritable malaise. Elle risquait, en effet, elle aussi, derencontrer dans la rue lord Montbarry : il était même possiblequ’elle se trouvât face à face avec lui la première fois qu’ellesortirait. Elle resta deux jours entiers chez elle, honteuse decette crainte ridicule. Le troisième jour, les nouvelles du monde,dans les journaux, annoncèrent le départ pour Paris de lordMontbarry se rendant en Italie.

Mme Ferraris vint le même soirprévenir Agnès que son mari l’avait quittée en lui donnant quelquespreuves de tendresse conjugale ; la seule perspective d’allerà l’étranger l’avait rendu plus aimable. Un seul domestiqueaccompagnait les voyageurs, la femme de chambre de lady Montbarry,une silencieuse et revêche créature, avait-on dit à Émilie. Lefrère de madame, le baron Rivar, était déjà sur le continent. Ilavait été entendu qu’il retrouverait à Rome sa sœur et son mari.Les semaines se succédaient tristement pour Agnès. Elle montraitdans sa position un courage admirable, voyant ses amis, s’occupantà ses heures de loisir à lire ou à dessiner, essayant de tout enfinpour détourner son esprit des tristes souvenirs du passé. Mais elleavait trop aimé, avait été trop profondément blessée pour que lesremèdes moraux qu’elle employait eussent une influence quelconquesur elle, Les personnes qui se trouvaient avec elle dans lesrelations ordinaires de la vie, trompées par l’apparente sérénitéde ses manières, étaient d’accord pour dire que miss Lockwoodparaissait oublier ses malheurs. Mais une vieille amie à elle, uneamie de pension qui la vit pendant un petit voyage à Londres, futtrès vivement alarmée par le changement qu’elle remarqua chezAgnès. Cette amie était Mme Westwick, femme de cefrère cadet de lord Montbarry, que le dictionnaire nobiliaireindiquait comme héritier présomptif du titre. Il était en Amérique,surveillant les propriétés minières qu’il y possédait.Mme Westwick insista pour emmener Agnès chez elleen Irlande.

« Venez me tenir compagnie pendant quemon mari est absent. Mes trois petites filles vous feront unesociété ; la seule étrangère que vous verrez est lagouvernante, et je réponds d’avance que vous l’aimerez. Faites vospaquets, et je viendrai vous prendre demain pour aller à lagare. »

Agnès ne pouvait qu’accepter une aussi aimableinvitation. Pendant trois mois, elle vécut heureuse sous le toit deson amie. Les petites filles en larmes s’accrochèrent à sesvêtements lors de son départ, la plus jeune voulait absolumentpartir à Londres avec Agnès. Moitié plaisantant, moitiésérieusement, elle dit à Mme Westwick en seséparant :

« Si votre gouvernante vous quitte,gardez-moi sa place. »

Mme Westwick sourit. Lesenfants prirent gravement la chose au sérieux et promirent à Agnèsde la prévenir.

Le jour même où Agnès Lockwood revint àLondres, le passé se rappela à son souvenir. Elle qui tenait tant àl’oublier ! Après les premiers embrassements et les premierscompliments, la vieille nourrice, qui était restée pour garderl’appartement, eut des nouvelles importantes à donner de la femmedu courrier.

« La petite Mme Ferrarisest venue, ma chérie, dans un état affreux, demandant quand vousserez de retour. Son mari a quitté lord Montbarry sans prévenir etpersonne ne sait ce qu’il est devenu. »

Agnès la regarda avec étonnement :« Êtes-vous sûre de ce que vous dites ? »

La nourrice répandit qu’elle en étaitabsolument sûre.

« Mais, mon Dieu, mademoiselle,ajouta-t-elle, la nouvelle vient du bureau des courriers dansGolden square, du secrétaire, mademoiselle Agnès, du secrétairelui-même ! »

À cette nouvelle affirmation, Agnès, surpriseet inquiète, envoya sur-le-champ – la soirée n’était pas encoretrès avancée – prévenir Mme Ferraris qu’elle étaitde retour.

Une heure après, la femme du courrier arriva,dans un état d’agitation incroyable ; quand elle put parler,elle confirma en tous points ce qu’avait dit la nourrice.

Après avoir reçu avec assez de régularité deslettres de son mari, datées de Paris, de Rome et de Venise, Émilielui avait écrit deux fois sans recevoir de réponse.

Fort inquiète, elle était allée au bureau, àGolden square, demander si on avait des nouvelles de son mari. Laposte du matin avait apporté au secrétaire une lettre d’un courrierqui était à Venise. Elle contenait des renseignements surFerraris ; on avait laissé sa femme en prendre une copiequ’elle apportait à lire à Agnès.

Celui qui écrivait disait qu’il était toutrécemment arrivé à Venise, et que sachant que son ami Ferrarisétait avec lord et lady Montbarry, logé dans un vieux palaisvénitien qu’on avait loué à bail, il y était allé pour le voir.Après avoir sonné à une porte ouvrant sur le canal, sans pouvoir sefaire entendre, il était allé de l’autre côté donnant dans uneétroite allée comme la plupart des rues de la ville. Il trouva surle seuil de la porte, comme si elle se fût attendue à ce qu’il vîntensuite par là, une femme pâle avec de magnifiques yeux noirs, quin’était autre que lady Montbarry.

Elle lui demanda en italien ce qu’il voulait.Il répondit qu’il désirait voir le courrier Ferraris, si cela étaitpossible. Aussitôt elle lui dit que Ferraris avait quitté lepalais, sans donner aucune explication, et sans même laisser uneadresse à laquelle on pût lui faire parvenir les gages du moiscourant qui lui étaient dus.

Tout étonné, le courrier demanda si quelqu’unavait fait de vifs reproches à Ferraris, ou si l’on s’était disputéavec lui.

Voici la réponse même de la dame :

« À ma connaissance, on n’a rien dit àFerraris et il n’a eu de dispute avec personne.

« Je suis lady Montbarry et je puis vousassurer que Ferraris a été traité chez nous avec la plus grandebonté. Nous sommes aussi étonnés que vous de sa disparitionextraordinaire. Si vous entendez parler de lui, je vous prie denous le faire savoir, afin que nous puissions au moins lui payer cequi lui est dû. »

Après une ou deux questions auxquelles onrépondit encore, sur la date et l’heure à laquelle Ferraris avaitquitté le palais, le courrier s’éloigna.

Sur-le-champ il commença les recherchesnécessaires sans le moindre résultat. D’ailleurs personne n’avaitvu Ferraris. Il n’avait fait de confidences à personne ; en unmot, nul ne savait quoi que ce fût d’important, pas même sur lordet lady Montbarry. Le bruit courait bien que la servante anglaisede madame l’avait quittée avant la disparition de Ferraris pourretourner auprès de sa famille, dans son pays, et que ladyMontbarry n’avait pas cherché à la remplacer. On parlait de milord,comme d’un homme d’une santé faible. Il vivait dans la plus absoluesolitude ; personne n’était admis à le voir pas même sescompatriotes. On avait découvert une vieille femme imbécile quifaisait le ménage ; elle arrivait le matin et s’en allait lesoir ; mais elle n’avait jamais vu le courrier ; ellen’avait même pas aperçu lord Montbarry, qui restait alors confinédans sa chambre. Madame, une bien bonne et bien charmantemaîtresse, prodiguait des soins assidus à son mari. Il n’y avaitpas d’autres domestiques dans la maison, du moins la bonne femmen’en connaissait pas d’autres qu’elle. On faisait venir les repasdu restaurant ; milord, disait-on, n’aimait pas les étrangers.Le beau-frère de milord, le baron, était généralement enfermé dansun endroit retiré du palais, occupé, disait l’excellente maîtresse,à des expériences de chimie. Ces expériences répandaientquelquefois une mauvaise odeur. Un médecin avait été appelérécemment pour voir Sa Seigneurie, un médecin italien, résidantdepuis longtemps à Venise. On lui fit quelques questions ;c’était un médecin de talent et un homme d’une réputation forthonorable ; il n’avait pas vu Ferraris, ayant été mandé aupalais, comme il le fit voir par son agenda, à une date postérieureà la disparition du courrier. Le médecin donna quelques détails surla maladie de lord Montbarry : c’était une bronchite. Il n’yavait encore aucune crainte à avoir, bien que la maladie fût aiguë.Si des symptômes alarmants venaient à se produire, il était entenduavec madame qu’on appellerait un autre médecin. Il était impossiblede dire trop de bien de milady ; nuit et jour elle veillait auchevet de son mari.

Voilà tout ce que révéla l’enquête faite parle courrier, ami de Ferraris. La police était à la recherche del’homme disparu. C’était le seul espoir qui restât à la femme deFerraris.

« Qu’en pensez-vous, mademoiselle,demanda avec vivacité la pauvre femme ; que me conseillez-vousde faire ? »

Agnès ne savait que lui répondre ; elleavait réellement souffert en écoutant Émilie. Ce qui se rapportaità Montbarry dans la lettre du courrier, la nouvelle de sa maladie,la triste peinture de la vie retirée qu’il menait, avait rouvertl’ancienne blessure. Elle ne pensait même pas à la disparition deFerraris ; son esprit était à Venise auprès du malade.

« Pensez-vous que cela vous donnerait uneidée, mademoiselle, si vous lisiez les lettres que mon mari m’aécrites ? Il n’y en a que trois, ce ne sera paslong. »

Agnès, par bonté, se mit à lire les lettres.Elles n’étaient pas des plus tendres.

Chère Émilie et Votreaffectionné étaient, bien que conventionnels, les seuls motsaimables qu’elles continssent. Dans la première lettre, on neparlait pas très favorablement de lord Montbarry :

« Nous quittons Paris demain. Je n’aimepas beaucoup milord. Il est fier et froid, et, entre nous, fortavare de son argent. J’ai eu avec lui des discussions pour desriens, pour quelques centimes sur une note d’hôtel ; et deuxfois déjà il y a eu des mots piquants entre les nouveaux mariés àcause de la facilité avec laquelle madame a acheté toutes lesjolies choses qui l’ont tentée dans les magasins de Paris.

» Mes moyens ne me le permettentpas ; il faut que vous ne dépensiez pas plus que ce que jevous donne. Il le lui a dit très ferme. Quant à moi, j’aime madame.Elle a les façons gracieuses et aimables des étrangères, elle meparle comme si j’étais son égal. »

La seconde lettre était datée deRome :

« Les caprices de milord, écrivaitFerraris, ne nous laissent pas un instant de repos. Il devientd’une humeur intolérable. Je pense qu’il est tourmenté par dessouvenirs pénibles. Je le vois constamment lire de vieilles lettresquand sa femme n’est pas là. Nous devions rester à Gênes, mais ilnous l’a fait quitter à la hâte, de même que Florence.

» Ici, à Rome, milady insiste pour sereposer. Son frère est venu nous retrouver. Il y a déjà eu unedispute, à ce que m’a dit la femme de chambre, entre milord et lebaron. Ce dernier voulait emprunter de l’argent à monsieur Milordqui a refusé sur un ton qui a offensé le baron Rivar. Milady les aremis d’accord et leur a fait échanger une poignée demain. »

La troisième et dernière lettre était deVenise :

« Encore des économies de milord !Au lieu de rester à l’hôtel, nous avons loué un vieux palaishumide, moisi et désert. Milady insiste pour avoir les meilleureschambres partout où nous allons, mais le palais coûte bien moinscher que l’hôtel, et nous l’avons pour deux mois.

» Milord a essayé de l’avoir pour pluslongtemps ; il prétend que la tranquillité de Venise lui faitdu bien. Mais un spéculateur étranger a acheté le palais et va letransformer en hôtel. Le baron est toujours avec nous, et il y aencore eu des ennuis pour des affaires d’argent. Je n’aime pas lebaron ; mes sympathies pour milady n’augmentent pas. Elleétait bien plus aimable avant que le baron nous eût rejoints.Milord paie très exactement, c’est un point d’honneur chez lui. Iln’aime pas à se séparer de son argent, mais il s’y décide, parcequ’il a donné sa parole. Je reçois mon salaire régulièrement à lafin de chaque mois. Pas un franc de plus, par exemple, bien quej’aie fait une foule de choses qui n’entrent pas dans le serviced’un courrier. Figurez-vous le baron essayant de m’emprunter del’argent à moi ! C’est un joueur endurci. Je ne l’avais pascru quand la femme de chambre de milady me l’avait dit, mais j’enai vu assez depuis pour me convaincre. J’ai vu en outre d’autreschoses qui… eh bien ! Qui n’augmentent pas mon respect pourmilady et le baron. La femme de chambre a l’intention de s’enaller. C’est une Anglaise rigide qui ne prend pas les choses tout àfait aussi bien que moi. La vie est bien triste ici. On ne va nullepart, pas une âme ne vient à la maison ; personne ne fait devisite à milord, pas même le consul ; son banquier non plus.Quand il sort, il sort seul, et généralement vers la tombée de lanuit. À la maison, il s’enferme dans sa chambre avec ses livres, etvoit aussi peu sa femme et le baron que possible. Je crois que nousne sommes pas loin d’une crise. Quand les soupçons de milord serontune fois éveillés, les conséquences seront terribles. Dans certainscas, je crois lord Montbarry homme à ne s’arrêter devant rien.Néanmoins, mes gains sont bons et mes moyens ne me permettent pasde quitter la place comme la femme de chambre de milady. »

Agnès, avec un sentiment de honte et dechagrin qui n’en faisait pas une bonne conseillère pour lamalheureuse femme qui implorait ses avis, rendit les lettres quivenaient de lui apprendre les peines qu’avait déjà supportées, parsa faute, l’homme qui l’avait abandonnée.

« La seule chose que je puisse vous dire,reprit-elle après avoir prononcé quelques paroles de consolation etd’espoir, est qu’il faut consulter une personne de plusd’expérience que moi. Voulez-vous que j’écrive à mon notaire, quiest en même temps mon ami et mon homme d’affaires, de venir demaindès qu’il aura terminé ses travaux ? »

Émilie accepta cette proposition avecreconnaissance ; on prit rendez-vous pour le lendemain. Agnèsse chargea d’écrire la lettre nécessaire et la femme du courriers’en alla. Fatiguée, blessée an cœur, Agnès s’étendit sur le canapépour se reposer et se remettre un peu. La nourrice, toujours pleinede sollicitude, lui apporta une tasse de thé. Le bavardage de labonne vieille, qui roula sur elle-même et sur ce qu’elle avait faitpendant l’absence d’Agnès, fut une sorte de soulagement. Ellescausaient encore tranquillement, quand on frappa un coup violent àla porte de la maison. Des pas précipités montèrent l’escalier. Laporte de la chambre fut ouverte avec fracas ; la femme ducourrier entra comme une folle.

« Il est mort ! Ils l’ontassassiné ! »

Ce fut tout ce qu’elle put dire. Elle se jetaà genoux auprès du canapé, étendit une main qui serrait un papieret tomba à la renverse.

La nourrice fit signe à Agnès d’ouvrir lafenêtre, et s’occupa de rappeler la malheureuse à la vie.

« Qu’est-ce donc que cela ?s’écria-t-elle tout à coup. Elle tient une lettre. Voyez ce quec’est, mademoiselle. »

L’enveloppe ouverte était adressée àMme Ferraris. L’écriture était évidemmentcontrefaite. Le cachet de la poste était celui de Venise,l’enveloppe renfermait une feuille de papier à lettre et un billetplié en plusieurs doubles.

La lettre avait une ligne d’une écriturecontrefaite également :

Pour vous consoler de la perte de votremari…

Agnès ouvrit ensuite un morceau de papier quiy était joint.

C’était un billet de la Banque d’Angleterre demille livres sterling.

Chapitre 2

 

 

Le lendemain, l’ami et conseiller d’AgnèsLockwood, M. Troy, vint au rendez-vous dans la soirée.

Mme Ferraris, toujoursconvaincue de la mort de son mari, était suffisamment remise pourassister à la consultation. Aidée par Agnès, elle dit au notaire lepeu que l’on savait relativement à la disparition de Ferraris, etlui montra ensuite les lettres ayant trait à cette affaire.

M. Troy lut d’abord les trois lettresadressées par Ferraris à sa femme, puis la lettre écrite par lecourrier, ami de Ferraris, racontant sa visite au palais et sonentrevue avec lady Montbarry, puis enfin la ligne d’écritureanonyme qui avait accompagné le don extraordinaire de mille livressterling fait à la femme de Ferraris.

M. Troy n’était pas seulement un homme desavoir et d’expérience dans sa profession, c’était un hommeconnaissant les mœurs de l’Angleterre et celles de l’étranger.Observateur habile, esprit original, il avait conserve sa bonténaturelle que la triste expérience qu’il avait acquise del’humanité n’avait pu altérer. Malgré toutes ces qualités, était-cele meilleur conseiller qu’Agnès pût choisir dans les circonstancesactuelles ?

La petite Mme Ferraris, avectous ses mérites de bonne femme de ménage, était une femmeessentiellement commune, M. Troy, lui, était la dernièrepersonne qui eût su lui inspirer des sympathies ou de laconfiance ; il était tout l’opposé d’un homme ordinaire.

« Elle a l’air bien malade, la pauvrepetite ! »

C’est ainsi qu’il entama l’affaire, parlant deMme Ferraris comme si elle n’eût pas été là.

« Elle a subi un terrible malheur, »répondit Agnès.

M. Troy se tourna versMme Ferraris et la regarda de nouveau avecl’intérêt qu’on accorde en général à la victime d’un malheur. D’unair distrait, il tapotait sur la table avec ses doigts. Puis il sedécida à parler.

« Vous ne croyez réellement pas, ma chèredame, que votre mari soit mort ? »

Mme Ferraris mit son mouchoirsur ses yeux. – Mort ! – ce mot ne rendait nullement sapensée.

« Assassiné ! dit-elle sèchement, lafigure, cachée par son mouchoir.

– Pourquoi et par qui ? »demanda M. Troy.

Mme Ferraris parut hésiter unpeu à répondre.

« Vous avez lu les lettres de mon mari,monsieur, commença-t-elle. Je crois qu’il a découvert… » etelle s’arrêta.

« Qu’a-t-il découvert ? »

Il y a des limites à la patience humaine, mêmeà la patience d’une femme désolée. Cette froide question irritaMme Ferraris au point de la faire s’expliquer enfinclairement.

« Il a découvert lady Montbarry avec lebaron ! répondit-elle, avec un éclat de voix. Le baron n’estpas plus le frère de cette misérable femme que moi. Mon pauvre chermari s’est aperçu de l’infamie de ces deux coquins. La femme dechambre a quitté sa place à cause de cela ; si Ferraris s’enétait allé aussi, il serait en vie maintenant. Ils l’ont tué. Jedis qu’ils l’ont tué pour empêcher que tout n’arrivât aux oreillesde lord Montbarry. »

Puis, en quelques mots de plus en plus vifs,s’exaltant à mesure qu’elle parlait, Mme Ferrarisdonna son opinion sur l’affaire.

Sans se prononcer, M. Troy écouta avecune expression de railleuse approbation.

« C’est très remarquablement arrangé,madame Ferraris, dit-il ; vous bâtissez bien vos phrases etvous posez vos conclusions de main de maître. Si vous étiez homme,vous auriez fait un excellent avocat, vous auriez empoigné lesjurés corps à corps : Terminez, ma bonne dame, terminezmaintenant. Dites-nous qui vous a envoyé cette lettre contenant lebillet de banque. Les deux misérables qui ont assassinéM. Ferraris n’auraient pas, je crois, mis la main à la pochepour vous envoyer mille livres. Qui est-ce, hein ? Je croisque le timbre de la poste est Venise. Avez-vous quelque ami danscette ville intéressante, un ami au cœur large comme sa bourse, quiait été mis dans le secret et qui veuille vous consoler en gardantl’anonyme ? »

Il n’était guère facile de répondre à cela.Mme Ferraris commença à ressentir une sorte dehaine pour M. Troy.

« Je ne vous comprends pas, monsieur,répondit-elle ; je ne pense pas qu’il y ait dans cette affairesujet à plaisanterie. »

Agnès intervint alors pour la première fois.Elle approcha un peu sa chaise de celle de son ami.

« À votre avis, lui demanda-t-elle,quelle explication vous semble plausible ?

– J’offenseraisMme Ferraris en le disant, réponditM. Troy.

– Non, monsieur, vous ne m’offenserez enaucune façon, » s’écria Mme Ferraris quimaintenant ne prenait plus la peine de cacher l’inimitié qu’elleressentait pour M. Troy.

Le notaire se renversa dans sa chaise.

« Très bien, dit-il, de l’air le plusaffable, terminons donc. Remarquez, madame, que je ne discute pasvotre manière de voir sur ce qui a pu se passer au palais à Venise.Vous avez les lettres de votre mari, sur lesquelles vous vousappuyez, et vous avez aussi en faveur de votre thèse le départsignificatif de la femme de chambre de lady Montbarry. Supposonsdonc tout d’abord que lord Montbarry ait subi quelque injure, queM. Ferraris ait été le premier à s’en apercevoir, et que lescoupables aient eu des raisons de craindre, non seulement qu’ilinstruisît lord Montbarry de sa découverte, mais encore qu’il pûtêtre le principal témoin à charge contre eux, si le scandaleéclatait et venait à se dénouer devant un tribunal. Maintenant,faites bien attention ! En admettant tout cela, j’arrive à uneconclusion totalement opposée à la vôtre. Voici votre mari dans cemisérable ménage à trois, y vivant d’une manière fort embarrassantepour lui. Que fait-il ? Il y a le billet de banque et lesquelques mots qu’il vous a envoyés ; sans cela, je pourraisdire qu’on a agi prudemment en prenant la fuite et qu’il s’estsagement retiré de l’association dont je viens de parler, aprèsavoir découvert un secret qui pouvait lui attirer certainsdésagréments ; mais la somme que vous avez reçue ne permet pasde soutenir cette opinion. Ma seconde hypothèse n’est pas, jel’avoue, très favorable à M. Ferraris : je crois qu’on aeu intérêt à l’éloigner, et je prétends maintenant qu’il a été payépour disparaître et que le billet de banque que voici est le prixde son départ subit, prix que les coupables ont envoyé à safemme. »

Les yeux gris-clair deMme Ferraris s’éclairèrent soudain ; sonteint, plombé d’ordinaire, s’empourpra subitement.

« C’est faux ! cria-t-elle. C’estune honte ! c’est une infamie de parler ainsi de monmari !

– Je vous avais bien dit que je vousoffenserais, repartit M. Troy. »

Agnès intervint une fois encore pour rétablirla paix. Elle prit la main de l’épouse offensée ; elle fitremarquer au notaire ce qu’il y avait d’injurieux pour Ferrarisdans ses soupçons, et en appela à lui-même de son propre jugement.Pendant qu’elle parlait, la nourrice interrompit l’entretien enentrant dans la chambre avec une carte de visite. C’était la carted’Henry Westwick ; il y avait quelques mots écrits à la hâteau crayon.

« J’apporte de mauvaises nouvelles.Laissez-moi vous voir un instant en bas. »

Agnès quitta immédiatement la chambre.

Seul, avec Mme Ferraris,M. Troy montra enfin la bonté de son cœur. Il essaya de fairela paix avec la femme du courrier.

« Vous avez parfaitement le droit, machère dame, de ressentir aussi vivement une appréciation qui voussemble injurieuse pour votre mari, reprit-il ; je dois mêmedire que je ne vous en respecte que plus en vous voyant prendreainsi chaleureusement sa défense. Mais aussi, n’oubliez pas, vous,que mon devoir, dans une aussi grave affaire, est de diresincèrement ce que je pense. Il est impossible que j’aiel’intention de vous être désagréable, ne connaissant ni vous, niM. Ferraris. Mille livres sterling, c’est une grossesomme ; et quelqu’un qui n’est pas riche, peut être excusablede se laisser tenter quand on lui demande, non pas de commettre unemauvaise action, mais seulement de se tenir à l’écart pendant uncertain temps. Mon seul but, agissant en votre faveur, estd’arriver à la vérité. Si vous voulez bien m’accorder du temps, jene vois encore aucune raison qui puisse empêcher d’espérer qu’onretrouve votre mari. »

La femme de Ferraris écouta sans se laisserconvaincre : son esprit borné et plein de méfiance contreM. Troy ne lui permettait pas de comprendre ce qui aurait dûla faire revenir sur sa première impression. « Je vous suistrès obligée, monsieur. » C’est tout ce qu’elle répondit, maisses yeux furent plus expressifs et ils ajoutèrent très clairement,dans leur langage : « Vous pouvez dire ce que vousvoudrez ; je ne vous pardonnerai jamais de ma vie. »

M. Troy abandonna la partie. Il reculatranquillement sa chaise, mit ses mains dans ses poches, et regardapar la fenêtre.

Après quelques instants de silence, la portedu salon s’ouvrit.

M. Troy rapprocha vivement sa chaise dela table, s’attendant à voir Agnès. À sa grande surprise, c’est unepersonne qui lui était complètement étrangère qui entra : unhomme jeune ayant sur son visage une expression de tristesse etd’embarras. Il regarda M. Troy et salua gravement.

« J’ai eu le malheur d’apporter à missAgnès Lockwood des nouvelles qui l’ont fortement impressionnée,dit-il ; elle s’est retirée dans sa chambre en me priant devous faire ses excuses et de la remplacer auprès devous. »

Après s’être ainsi présenté, il aperçutMme Ferraris et lui tendit gracieusement lamain :

« Il y a des années que nous ne noussommes vus, Émilie ; j’ai peur que vous n’ayez presque oubliéle « monsieur Henry » d’autrefois. »

Émilie, toute confuse, lit la révérence, etdemanda si elle pouvait être de quelque utilité à missLockwood.

« La vieille nourrice est avec elle,répondit Henry ; il vaut mieux les laisserensemble. »

Puis il se tourna de nouveau versM. Troy :

« J’aurais dû vous dire mon nom,monsieur. Je m’appelle Henry Westwick ; je suis le plus jeunefrère de défunt lord Montbarry.

– Défunt lord Montbarry ! s’écriaM. Troy.

– Mon frère est mort à Venise, hiersoir ; voici la dépêche, dit-il, en tendant un papier àM. Troy. »

Le télégramme était ainsi conçu :

« Lady Montbarry, Venise, à StephenRobert Westwick, Newburry-Hotel, Londres. Il est inutile defaire le voyage. Lord Montbarry est mort de bronchite, à huitheures quarante, ce soir. Tous détails nécessaires parposte. »

« Cette mort était-elle attendue,monsieur ? demanda le notaire.

– Je ne puis pas dire qu’elle nous aitentièrement surpris, répondit Henry. Mon frère Stephen, qui estmaintenant le chef de la famille, a reçu, il y a trois jours, unedépêche l’informant que des symptômes alarmants s’étaient déclarésdans l’état de mon frère, et qu’un deuxième médecin avait dû êtreappelé. Il télégraphia aussitôt pour dire qu’il avait quittél’Irlande, se dirigeant sur Londres pour se rendre à Venise, priantqu’on adressât à son hôtel les nouvelles qu’il pourrait être utilede lui faire parvenir. Une seconde dépêche arriva. Elle annonçaitque lord Montbarry était dans un état d’insensibilité complète etqu’il ne reconnaissait plus personne. On conseillait en outre à monfrère d’attendre à Londres de plus amples informations. Latroisième dépêche est maintenant entre vos mains. Voilà tout ce queje sais jusqu’à présent. »

M. Troy regardait en ce moment la femmedu courrier ; il fut frappé par l’expression de peur qui sedessina nettement sur sa physionomie.

« Madame Ferraris, lui dit-il, avez-vousentendu ce que vient de me dire M. Westwick ?

– Pas un mot ne m’a échappé,monsieur.

– Avez-vous quelques questions àfaire ?

– Non, monsieur.

– Vous paraissez fort alarmée, insista lenotaire. Est-ce toujours de votre mari ?

– Je ne le reverrai jamais,monsieur ; depuis longtemps je le croyais, vous lesavez ; maintenant, j’en suis sûre.

– Sûre, après ce que vous avezentendu ?

– Oui, monsieur.

– Pouvez-vous me dire pourquoi ?

– Non, monsieur ; c’est unpressentiment que j’ai, sans pouvoir l’expliquer.

– Oh ! Un pressentiment ?répéta M. Troy avec un ton de dédain plein de compassion.Quand on en arrive aux pressentiments, ma bonnedame !… »

Il laissa la phrase inachevée, et se leva pourprendre congé de M. Westwick.

La vérité c’est qu’il commençait à se perdrelui-même en conjectures, et qu’il ne voulait pas le laisser voir àMme Ferraris.

« Acceptez l’expression de toute masympathie, monsieur, dit-il fort poliment à Henry Westwick. Je voussalue, monsieur. »

Henry se tourna versMme Ferraris, comme l’avocat fermait la porte.

« J’ai entendu parler de vos peines,Émilie, par miss Lockwood. Y a-t-il quelque chose que je puissefaire pour vous ?

– Rien, monsieur, merci. Peut-êtrevaut-il mieux que je rentre chez moi après ce qui vient d’arriver.Je viendrai demain voir si je puis être de quelque utilité àMlle Agnès. Je prends bien part à seschagrins. »

Elle s’en alla sans bruit, toujours pleine dedéférence, s’obstinant à conserver les idées les plus sombres surla cause de la disparition de son mari.

Henry Westwick regarda autour de lui, le petitsalon était vide. Il n’y avait rien qui pût le retenir dans lamaison, et cependant il y restait. C’était quelque chose déjàd’être près d’Agnès, de voir les objets qui lui appartenaientéparpillés dans la pièce. Là, dans un coin, était son fauteuil, àcôté, sa broderie sur la table de travail : sur un petitchevalet, près de la fenêtre, son dernier dessin, encore inachevé.Le livre qu’elle avait lu était sur le canapé avec un couteau àpapier marquant la page à laquelle elle s’était arrêtée. Il regardales uns après les autres tous ces objets qui lui rappelaient lafemme qu’il aimait, les prit avec une sorte de respect et lesreposa à leur place en soupirant. Ah ! qu’elle était encoreloin de lui, qu’ils étaient loin l’un de l’autre !

« Elle n’oubliera jamais Montbarry,pensa-t-il, en prenant son chapeau pour s’en aller. Pas un de nousne souffre de sa mort aussi vivement qu’elle. Pauvre femme, commeelle l’aimait ! »

Dans la rue, au moment où Henry fermait laporte de la maison, il fut arrêté au passage par quelqu’un qu’ilconnaissait, – un homme fatigant et curieux, – doublement mal venuen ce moment.

« Tristes nouvelles sur votre frère,Westwick. Une mort bien inattendue, n’est-ce pas ? Nousn’avions jamais entendu dire au cercle que la poitrine de lordMontbarry fût délicate. Que va faire la Compagnie ? »

Henry tressaillit ; il n’avait jamaispensé à l’assurance sur la vie contractée par son frère.

Que pouvaient faire les Compagnies, sinonpayer ? Une mort causée par une bronchite attestée par deuxmédecins était sûrement la mort la moins sujette à discussion.

« Je voudrais que vous ne m’ayez pasparlé de cela, dit-il d’un ton irrité.

– Ah ! répliqua son ami, vous pensezque la veuve aura l’argent ? Moi aussi ! Moiaussi ! »

Chapitre 3

 

 

Quelques jours plus tard, deux compagniesd’assurances reçurent de l’homme d’affaires de la veuve la nouvelleofficielle de la mort de lord Montbarry. La somme assurée à chaquebureau était de 5,000 livres sterling, sur lesquelles une année deprime seulement avait été payée. En pareille occurrence, lesdirecteurs jugèrent utile d’étudier un peu l’affaire.

Les médecins attitrés des deux compagnies quiavaient recommandé l’assurance de lord Montbarry furent appelés enconseil pour expliquer les rapports qu’ils avaient faits. Cettenouvelle éveilla la curiosité des personnes s’occupant d’assurancessur la vie. Sans refuser absolument de payer l’argent, les deuxbureaux, agissant de concert, décidèrent qu’ils nommeraient unecommission d’enquête à Venise « pour recueillir de plus amplesinformations ».

M. Troy apprit aussitôt ce qui sepassait. Il écrivit sur-le-champ à Agnès pour l’en informer,ajoutant un bon conseil à son avis.

« Vous êtes intimement liée, je le sais,lui disait-il, avec lady Barville, sœur aînée de feu lordMontbarry. L’avocat de son mari est aussi celui de l’une descompagnies d’assurances : il peut y avoir dans le rapport dela commission d’enquête quelque chose qui ait trait à ladisparition de Ferraris ; on ne laisserait pas voir, cela vade soi, un pareil document à des personnes ordinaires ; maisune sœur du feu lord est une si proche parente qu’on fera sûrementen sa faveur exception aux règles habituelles. Sir ThéodoreBarville n’a qu’à en manifester le désir, et les avocats, mêmes’ils ne permettent pas à sa femme de prendre connaissance durapport, répondront du moins à toutes les questions qu’elle leurposera à ce sujet. Dites-moi ce que vous pensez de mon idée le plustôt possible. »

La réponse arriva par retour du courrier.Agnès refusait de suivre le conseil de M. Troy.

« Mon intervention, tout innocentequ’elle a été, écrivait-elle, a déjà eu de si déplorablesrésultats, que je ne veux pas me mêler davantage de l’affaireFerraris. Si je n’avais pas consenti à laisser ce malheureuxindividu se servir de mon nom, feu lord Montbarry ne l’aurait pasengagé, et sa femme n’aurait pas eu à supporter l’incertitude etl’angoisse dont elle souffre aujourd’hui. En admettant que lerapport dont vous parlez soit entre mes mains, je ne voudrais mêmepas y jeter les yeux ; j’en sais déjà trop sur cette tristevie du palais de Venise. Si Mme Ferraris s’adresseà lady Barville par votre intermédiaire, ceci est, bien entendu,une tout autre affaire. Mais, dans ce cas, il faut que je vous poseencore une condition absolue, c’est que mon nom ne sera pasprononcé. Pardonnez-moi, cher monsieur Troy ! Je suis trèsmalheureuse et peut-être très déraisonnable, mais je ne suis qu’unefemme et il ne faut pas trop me demander. »

Battu sur ce point, le notaire conseilla detâcher de découvrir l’adresse de la femme de chambre anglaise delady Montbarry.

Cette idée, excellente au premier abord, avaitune chose contre elle. On ne pouvait la mettre à exécution qu’endépensant de l’argent, et il n’y avait pas d’argent à dépenser.Mme Ferraris reculait devant l’idée de se servir dubillet de mille livres. Elle l’avait mis en sûreté dans une maisonde banque. Si l’on parlait devant elle d’y toucher, ellefrissonnait de la tête aux pieds et prenait des airs de mélodrameen parlant du « prix du sang de son mari ! »

Dans ces conditions, les tentatives à fairepour découvrir le mystère de la disparition de Ferraris furentremises à un autre moment.

C’était dans le dernier mois de l’année 1860.La commission d’enquête était déjà à l’ouvrage ; elle avaitcommencé ses travaux le 6 décembre et la location faite par lordMontbarry expirait le 10. Les compagnies d’assurances furentavisées par dépêche que les avocats de lady Montbarry lui avaientconseillé de se rendre à Londres dans le plus bref délai ; lebaron Rivar, croyait-on, devait l’accompagner en Angleterre ;mais il n’avait pas l’intention de rester dans ce pays, à moins queses services ne fussent absolument indispensables à sa sœur. Lebaron, connu pour un chimiste enthousiaste, avait entendu parler decertaines découvertes récentes faites aux États-unis, et ildésirait les étudier sur place.

M. Troy sut bientôt tout cela ets’empressa de communiquer ces nouvelles àMme Ferraris, qui, dans son inquiétude croissantesur le sort de son mari, faisait de fréquentes, de trop fréquentesvisites même, à l’étude du notaire. Elle voulut redire à son amieet protectrice ce qu’elle avait appris, mais Agnès refusa del’entendre et défendit positivement qu’on lui parlât davantage dela femme de lord Montbarry, lord Montbarry n’existant plus.

« M. Troy est votre conseil, luidit-elle, vous serez toujours la bienvenue chez moi : je suisprête à vous aider du peu d’argent dont je peux disposer, s’il estnécessaire ; mais ce que je vous demande en retour, c’est dene pas me causer de chagrin. J’essaie d’oublier… (la voix luimanqua, elle s’arrêta un instant) d’oublier, continua-t-elle, dessouvenirs qui sont plus douloureux que jamais, depuis que j’aiappris la mort de lord Montbarry. Aidez-moi par votre silence àretrouver la tranquillité, s’il est possible. Ne me dites plus rienjusqu’à ce que je puisse me réjouir avec vous du retour de votremari. »

On était déjà au 13 du mois, et M. Troyavait recueilli un plus grand nombre de renseignements utiles. Lestravaux de la commission d’enquête étaient terminés. Le rapportétait arrivé de Venise ce jour même.

Chapitre 4

 

 

Le 14, les directeurs et leurs conseillers seréunirent pour entendre la lecture du rapport. En voici letexte :

Personnel et confidentiel.

« Nous avons l’honneur d’informer lesdirecteurs que nous sommes arrivés à Venise le 6 décembre 1860. Lemême jour nous nous présentâmes au palais que lord Montbarryhabitait au moment de sa dernière maladie.

» Nous fûmes reçus avec toute lacourtoisie possible, par le frère de lady Montbarry, M. lebaron Rivar.

» – Ma sœur seule a prodigué ses soins àson mari pendant tout le cours de sa maladie, nous dit-il. Elle estaccablée de fatigue et de douleur… sans quoi elle eût été ici pourvous recevoir. Que désirez-vous, messieurs ? et que puis-jefaire pour vous à la place de milady ?

» Suivant nos instructions, nousrépondîmes que la mort et l’enterrement de lord Montbarry àl’étranger nous obligeait à prendre quelques informations sur samaladie, et sur les circonstances qui s’y rattachaient,informations qui ne pouvaient être recueillies que de vive voix.Nous expliquâmes que la loi accordait aux compagnies d’assurancesun certain temps avant le paiement de la prime et nous exprimâmesnotre désir de conduire l’enquête avec la plus respectueuseconsidération pour les sentiments de douleur de lady Montbarry etde tous les autres membres de la famille habitant la maison.

» Le baron répondit :

» – Je suis le seul membre de la famillerésidant ici, mais je suis à votre entière disposition et vouspouvez vous regarder dans le palais comme chez vous.

» Du commencement à la fin, nous avonstrouvé ce monsieur d’une franchise parfaite, et il nous a offerttrès gracieusement de nous aider en tout.

» À l’exception de la chambre de milady,nous avons visité chacune des pièces du palais le jour même. C’estun édifice immense, non entièrement meublé. Le premier étage et unepartie du second contiennent les pièces qui avaient été occupéespar lord Montbarry et les gens de sa maison. Nous avons vu, à uneextrémité du palais, la chambre à coucher dans laquelle « SaSeigneurie » est morte, et nous avons également examiné lapetite chambre y attenant, dont le défunt s’est servi comme d’uncabinet de travail. À côté se trouve une grande salle dont illaissait habituellement les portes fermées à clef, et où il allait,comme on nous l’a dit, travailler quelquefois quand il voulait uneparfaite tranquillité et une solitude absolue. De l’autre côté decette grande salle se trouvent la chambre à coucher occupée par laveuve, et un boudoir-cabinet de toilette où dormait la femme dechambre avant son départ pour l’Angleterre. Outre ces pièces, il ya encore les salles à manger et les salles de réception, ouvrantsur une antichambre qui donne accès au grand escalier dupalais.

» Au deuxième étage, les chambressont : le cabinet d’études, la chambre à coucher du baronRivar et un peu plus loin, une autre pièce, qui a servi de logementau courrier Ferraris.

» Les salles du troisième étage et durez-de-chaussée étaient, lorsqu’on nous les a montrées, absolumentvides et entièrement délabrées. Nous demandâmes s’il y avaitquelque autre chose à visiter au-dessous. On nous réponditsur-le-champ qu’il restait les caves que nous étions libres deparcourir.

» Nous y descendîmes afin de ne laisseraucun endroit inexploré : les caveaux avaient servi,disait-on, de cachots autrefois, il y a plusieurs siècles. L’air etla lumière ne pénètrent qu’à peine dans ces sombres lieux, par deuxespèces de puits étroits et profonds qui communiquent avec une coursituée derrière le palais ; leurs orifices élevés fortau-dessus du sol sont obstrués par d’épaisses grilles de fer.L’escalier en pierre conduisant dans les caveaux se ferme au moyend’une lourde trappe que nous trouvâmes ouverte. Le baron descenditdevant nous. Nous fîmes la remarque qu’il serait désagréable que latrappe, en retombant, vint à nous couper la retraite. Le baronsourit à cette idée.

» – Soyez sans crainte, messieurs,dit-il, la porte tient bon. J’avais grand intérêt à y veillermoi-même, lorsque nous sommes venus nous installer ici. La chimieexpérimentale est mon étude favorite et mon laboratoire, depuis quenous sommes à Venise, est ici.

» Cette dernière phrase nous expliqua uneodeur bizarre répandue dans les caveaux, odeur qui nous frappa aumoment où nous y entrâmes. Cette odeur était pour ainsi dire d’unedouble essence, elle semblait tout d’abord légèrement aromatique,mais ensuite on s’apercevait d’une senteur âcre qui saisissait à lagorge. Les fourneaux, les appareils du baron et tous les autresustensiles bizarres que nous vîmes parlaient par eux-mêmes ainsique les paquets de produits chimiques qui portaient trèslisiblement sur l’étiquette le nom et l’adresse desfournisseurs.

» – Ce n’est pas un endroit agréable pourtravailler, nous dit le baron, mais ma sœur est très peureuse, ellea horreur des odeurs de produits chimiques et des explosions ;aussi m’a-t-elle relégué dans ces régions souterraines, afin de nes’apercevoir en aucune façon de mes expériences.

» Il étendit les mains sur lesquellesnous avions déjà remarqué des gants.

» – Il arrive quelquefois des accidents,quelque précaution qu’on puisse prendre, ajouta-t-il ; ainsi,l’autre jour je me suis brûlé les mains en essayant un nouveaumélange, mais elles commencent à se guérir maintenant.

» Si nous insistons sur tous ces détails,qui semblent n’avoir aucune importance, c’est pour montrer quenotre visite du palais n’a été entravée en aucune façon. Nous avonsmême été admis dans la chambre particulière de lady Montbarry,pendant qu’elle était sortie quelques instants pour prendre l’air.Nous avons été spécialement chargés d’examiner avec soin larésidence du lord, parce que l’extrême isolement de sa vie àVenise, et l’étonnant départ des deux seuls domestiques de lamaison pouvaient peut-être avoir un certain rapport avec son décèsinattendu. Nous n’avons rien trouvé qui justifiât l’ombre d’unsoupçon.

» Quant à la vie retirée que menait lordMontbarry, nous en avons parlé avec le consul d’Angleterre et lebanquier de la famille, les deux seules personnes qui aient été enrapport avec lui. Il se présenta lui-même une fois à la maison debanque pour se faire remettre de l’argent sur une lettre de crédit,et refusa d’accepter l’invitation que lui fit le banquier de venirpasser quelques heures à sa résidence particulière, invoquant sonétat de santé. Lord Montbarry écrivit la même chose au consul, enlui envoyant sa carte pour s’excuser de ne pas rendrepersonnellement la visite qui lui avait été faite au palais. Nousavons eu la lettre entre les mains, et nous sommes heureux depouvoir en donner la copie suivante :

« Les années que j’ai passées dans lesIndes ont fortement ébranlé ma constitution ; j’ai cesséd’aller dans le monde, ma seule occupation maintenant est l’étudede la littérature orientale, le climat de l’Italie est meilleurpour ma santé que celui de l’Angleterre, sans cela je n’auraisjamais quitté mon pays, je vous prie donc de vouloir bien accepterles excuses d’un malade qui ne trouve de soulagement que dansl’étude. Ma vie d’homme du monde est terminéemaintenant. »

» La réclusion volontaire de lordMontbarry nous parait expliquée par ces quelques lignes ; nousn’avons néanmoins épargné ni nos peines ni nos recherches surd’autres pistes. Nous n’avons rien trouvé qui puisse faire naîtrele plus léger soupçon.

» Quant au départ de la femme de chambre,nous avons vu le reçu de ses gages, dans lequel elle déclareexpressément qu’elle quitte le service de lady Montbarry, parcequ’elle n’aime pas le continent et qu’elle veut retourner dans sonpays. Ce qui s’est passé là n’a rien d’étrange et arrive fortsouvent quand on emmène des domestiques anglais à l’étranger.

» Lady Montbarry nous a appris qu’ellen’a pas cherché à remplacer sa femme de chambre, à cause del’extrême antipathie qu’avait son mari pour les figures nouvelles,surtout depuis que son état de santé s’était aggravé.

» La disparition du courrier Ferraris estévidemment un fait extraordinaire. Ni lady Montbarry ni le baron nepeuvent l’expliquer ; aucune recherche de notre part n’a amenéle moindre éclaircissement à ce mystère, mais nous n’avons rientrouvé non plus qui puisse faire rattacher ce fait de près ou deloin à la cause spéciale de notre enquête. Nous avons été jusqu’àexaminer la malle que Ferraris a laissée. Elle ne contient que deseffets et du linge. La malle est entre les mains de la police.

» Nous avons eu aussi occasion de parleren particulier à la vieille femme qui fait les chambres qu’occupentla veuve et le baron. Elle a été prise sur la recommandation dupropriétaire du restaurant qui fournit le repas à la famille. Saréputation est excellente, malheureusement son intelligence obtuseen fait un témoin de nulle valeur pour nous. Nous avons mis toutela patience et tout le soin possibles à la questionner : elles’est montrée pleine de bonne volonté, mais nous n’en avons rientiré qui vaille la peine d’être reproduit dans le présentrapport.

» Le second jour de notre arrivée, nouseûmes l’honneur d’une entrevue avec lady Montbarry. Elle avaitl’air complètement abattue, très souffrante, et semblait ne pascomprendre ce que nous lui voulions. Le baron Rivar, qui nousintroduisit auprès d’elle, expliqua la cause de notre séjour àVenise, et fit de son mieux pour la convaincre que nous ne faisionsque remplir une formalité. Après cette explication, le baron seretira.

» Les questions que nous adressâmes àlady Montbarry avaient surtout rapport, bien entendu, à la maladiedu lord. Elle nous répondit par saccades, d’une manière trèsnerveuse, mais, en apparence du moins, sans la moindre réserve.Voici le résultat de notre conversation avec elle :

» La santé de lord Montbarry n’était plusla même depuis quelque temps ; il se montrait nerveux etirritable. Le 13 novembre dernier, il se plaignit d’avoir attrapéfroid, la nuit fut mauvaise, le jour suivant il garda le lit.Milady proposa d’aller chercher un médecin. Il s’y refusa, disantqu’il pouvait parfaitement se soigner lui-même pour un rhume. À sademande, on lui fit de la limonade chaude, pour le fairetranspirer. La femme de chambre de lady Montbarry était déjà partieà cette époque, le courrier Ferraris restait donc seul commedomestique : ce fut lui qui alla acheter des citrons.

Lady Montbarry fit la boisson de ses propresmains. Elle eut le résultat qu’on en attendait : le lord eutquelques heures de sommeil. Dans la journée, lady Montbarry ayantbesoin de Ferraris le sonna. Il ne répondit pas à cet appel. Lebaron Rivar le chercha en vain dans le palais et dans la ville. Àpartir de ce moment on n’a pu découvrir aucune trace de Ferraris.Ceci se passa le 14 novembre.

» Dans la nuit du 14, les symptômes defièvre qui s’étaient déjà manifestés reprirent avec plus deforce : on attribua cette recrudescence de la maladie àl’ennui et à l’inquiétude causée par la disparition mystérieuse deFerraris. Il avait été impossible de la cacher au lord, quidemandait fort souvent le courrier, insistant pour que l’hommeremplaçât à son chevet lady Montbarry ou le baron.

» Le 15, le jour où la vieille femme vintpour la première fois faire le ménage, le lord se plaignit d’unviolent mal de gorge et d’un sentiment d’oppression sur lapoitrine. Ce jour-là et le lendemain 16, lady Montbarry et le barontâchèrent de le décider à voir un docteur, mais il s’y refusa denouveau.

» – Je ne veux pas voir de visagesétrangers ; mon rhume suivra son cours, les médecins n’ypeuvent rien.

» Telle fut sa réponse.

» Le 17, il allait bien plus mal ;aussi envoya-t-on chercher un médecin sans le consulter. Le baronRivar, sur la recommandation du consul, alla prévenir la docteurBruno, bien connu à Venise pour un homme de talent ; il avaithabité l’Angleterre, dont il connaît les mœurs et leshabitudes.

» Jusqu’ici, nous n’avons fait quereproduire ce que lady Montbarry nous a révélé sur la maladie deson époux.

» Maintenant nous allons copiertextuellement le rapport qu’a bien voulu nous communiquer lemédecin :

« Mon agenda m’apprend que je fus appelépour la première fois auprès du lord anglais Montbarry le 17novembre. Il souffrait d’une violente bronchite. On avait déjàperdu un temps précieux à cause de son refus de faire appeler unmédecin. Il me fit l’effet d’être d’une constitution délicate. Ilavait une désorganisation du système nerveux : il était à lafois timide et taquin. Quand je lui parlais en anglais, ilrépondait en italien ; quand je lui parlais en italien, ilrépondait en anglais. Ces détails n’ont aucune importanced’ailleurs, car la maladie avait déjà fait de tels progrès, qu’ilpouvait à peine prononcer quelques mots à voix basse.

» Sur-le-champ, je prescrivis les remèdesnécessaires. Des copies de mes ordonnances avec la traduction enanglais accompagnent le présent rapport et parlentd’elles-mêmes.

» Pendant les trois jours suivants, je nequittai pas mon malade. Il suivit de point en point mes remèdes quiproduisirent un excellent effet. En toute assurance, je pus dire àlady Montbarry que tout danger était conjuré. Mais c’est en vainque j’essayai de lui faire accepter les services d’une garde-maladeexpérimentée. Milady ne voulut permettre à personne de soigner sonmari. Nuit et jour elle était à son chevet. Pendant qu’elle prenaitquelques courts moments de repos, son frère veillait le malade à saplace. Je dois dire que j’ai trouvé ce frère de très bonnecompagnie dans les rares intervalles où nous avons pu causerensemble. Il s’occupait de chimie, tripotait quelques expériencesdans les sous-sols du palais bâti sur pilotis et voulait me faireassister à ses expériences ; mais j’ai assez de m’occuper dechimie en étudiant pour mon compte, et je refusai. Il prit la chosefort gaiement.

» Mais je m’éloigne de mon sujet.Revenons à notre malade.

» Jusqu’au 20, les choses allèrent assezbien. Je n’étais nullement préparé au triste événement quis’annonça le 21 au matin quand je fis ma visite à lord Montbarry.Son état s’était aggravé et sérieusement. En l’examinant, jedécouvris des symptômes de pneumonie, – ce qui veut dire en languevulgaire, inflammation de la substance des poumons. Il respiraitavec difficulté et les quintes de toux ne parvenaient à le soulagerqu’en partie. Je m’inquiétai de ce qui avait pu se passer. Je fis àcet égard une véritable enquête qui n’eut d’autre résultat que deme convaincre que mes ordonnances avaient été suivies avecautant de soin que par le passé, et qu’il n’avait été exposé àaucun changement de température. Ce fut à mon grand regret qu’il mefallut augmenter le chagrin de lady Montbarry, mais je dus,lorsqu’elle me parla de faire appeler un second médecin enconsultation, lui avouer que ce n’était réellement pas la peine.Milady me pria de ne rien épargner et de demander l’avis du pluscélèbre médecin d’Italie. Heureusement nous n’avions pas à allerbien loin. Le premier des médecins italiens est Torello, de Padoue.J’envoyai un exprès pour le demander. Il arriva dans la soirée du21, et confirma en tous points mon opinion sur la pneumonie ;Il ajouta que la vie de notre malade était en danger. Je lui disquel avait été mon traitement, et il l’approuva sans réserve. Ilfit de précieuses recommandations et, à la prière de ladyMontbarry, consentit à différer son retour à Padoue jusqu’aulendemain matin.

» Nous vîmes tous deux le malade àplusieurs reprises dans la nuit. La maladie s’aggravait d’heure enheure malgré tous nos soins. Le matin, le docteur Torello pritcongé de nous.

» – Cet homme est perdu, rien n’yfera ; on devrait le prévenir, me dit-il.

» Dans la journée, je prévins le lordaussi doucement que je pus, que sa dernière heure était arrivée. Onm’assure qu’il y a de sérieuses raisons pour que je dise tout cequi se passa entre nous à ce sujet. Le voici donc :

» Lord Montbarry reçut la nouvelle de samort prochaine avec résignation, mais sans y croire absolument. Ilme fit signe de m’approcher et murmura faiblement ces mots à monoreille : » – Puis-je avoir confiance envous ? » Je lui répondis :

» Vous pouvez avoir pleine et entièreconfiance en moi.

» Il attendit un peu, respirant à peine,et reprit à voix basse :

» – Cherchez sous mon oreiller.

» Je trouvai une lettre cachetée etaffranchie, prête à être mise à la poste. C’est à peine si jel’entendis prononcer les paroles suivantes :

» – Mettez-la vous-même à la poste.

» Je répondis que je le ferais, et je lefis. Je regardai l’adresse : elle était pour une dame deLondres. Je ne me souviens pas de la rue, mais je me rappelleparfaitement le nom ; c’était un nom italien :Mme Ferraris.

» Cette nuit-là « SaSeigneurie » mourut ; la congestion pulmonaire commença.Je le fis aller encore quelques heures, et, le lendemain matin, jevis dans ses yeux qu’il me comprenait quand je lui dis que j’avaismis sa lettre à la poste. Ce fut le dernier signe de connaissancequ’il donna. Quand je le revis, il était pour ainsi dire tombé enléthargie. Il languit dans un état d’insensibilité complète,soutenu pour ainsi dire par des moyens artificiels, jusqu’au 23 et,mourut le soir sans connaissance.

» Quant à une cause de sa mort, étrangèreà celles que je viens d’indiquer, il est, si je puis m’exprimerainsi, absurde de vouloir la découvrir. Une bronchite se terminantpar une pneumonie, c’est tout ; il n’y a pas autrechose ; telle fut la maladie dont il mourut, c’est aussicertain que deux et deux font quatre. Je joins ici une note dudocteur Torello lui-même, qui vient à l’appui de mon opinion, afin,comme on me l’a demandé, de satisfaire pleinement les compagniesanglaises qui ont assuré la vie de lord Montbarry. Ces compagniesd’assurances ont été sans nul doute fondées par ce saint si célèbrepar son incrédulité dont parle le Nouveau Testament, et qui a nom,si je ne me trompe, saint-Thomas ! »

» Ici se termine la déposition du docteurBruno.

» Revenons pour un instant aux questionsque nous avons faites à lady Montbarry : il nous reste àajouter qu’elle n’a pu nous donner aucun renseignement au sujet dela lettre que le docteur a mise à la poste, à la demande de lordMontbarry. Quand le lord l’a-t-il écrite ? Quecontenait-elle ? Pourquoi la cachait-il à sa femme et à sonbeau-frère ? Pourquoi pouvait-il écrire à la femme ducourrier ? Telles furent les demandes auxquelles elle futincapable de nous répondre. La chose mérite d’être éclaircie commetout mystère encore inexpliqué. Quant à nous, cette lettre sousl’oreiller du lord nous semble en tous points inexplicable ;mais une question : Mme Ferraris peut toutapprendre. On aura facilement son adresse à Londres, au bureau descourriers italiens, dans Golden square.

» Arrivé à la fin du présent rapport,nous devons attirer votre attention sur sa conclusion, qui estjustifiée par le résultat de nos recherches.

» La question que se posent lesdirecteurs et nous-mêmes est celle-ci : L’enquête a-t-ellerévélé quelque circonstance extraordinaire qui rende suspecte lamort de lord Montbarry ?

» L’enquête a sans nul doute révélé descirconstances extraordinaires, telles que la disparition deFerraris, l’absence absolue de train de maison et de domestiqueschez lord Montbarry, la lettre mystérieuse que le lord a demandé audocteur de mettre à la poste. Mais, où y a-t-il dans tout cela lapreuve qu’aucune de ces circonstances se rapporte directement ouindirectement à la seule chose qui nous intéresse, la mort de lordMontbarry ?

» En l’absence de toute preuve et devantle témoignage de deux éminents médecins, il est impossible deprétendre que la fin du lord ne soit pas naturelle ; noussommes donc obligés de conclure qu’il n’y a aucune cause pouvantmotiver le refus de payer la somme pour laquelle lord Montbarryétait assuré.

» Le présent rapport partira par la postede demain 10 décembre. On aura le temps de nous envoyer denouvelles instructions, – si on le juge nécessaire, – en réponse ànotre dépêche de ce soir annonçant la conclusion del’enquête. »

Chapitre 5

 

 

« Voyons, ma chère dame, quoi que vousayez à me dire, hâtez-vous. Je ne veux pas, vous presserinutilement, mais c’est l’heure de mes affaires et je n’ai pas àm’occuper que des vôtres. »

C’est en ces termes que M. Troys’adressait, avec sa bonhomie habituelle, à la femme de Ferraris,tout en jetant un coup d’œil sur sa montre, qu’il posa devantlui ; ensuite il s’accouda pour écouter ce que sa clientepouvait avoir à lui dire.

« C’est encore quelque chose sur lalettre qui contenait le billet de banque de mille livres, commençaMme Ferraris, j’ai découvert qui me l’aenvoyée. »

M. Troy fit un mouvement.

« Voici du nouveau ! Et qui vous aenvoyé la lettre ?

– Lord Montbarry, monsieur. »

Il n’était pas facile de causer de la surpriseà M. Troy, mais les paroles de Mme Ferrarisl’avaient absolument stupéfait. Pendant un instant il la regardatout étonné sans dire un mot.

« Pas possible ! reprit-il dès qu’ilfut revenu de son premier étonnement. Vous vous trompez, cela nepeut pas être !

– Il n’y a pas d’erreur possible, repritMme Ferraris avec son air affirmatif. Deuxmessieurs du bureau d’assurances sont venus me voir ce matin pourme demander la lettre. Ils ont été fort étonnés surtout quand ilsont vu le billet de banque. Mais ils savent qui l’a envoyé. À lademande de milord, son médecin l’a mise à la poste à Venise. Allezvous-même chez ces messieurs si vous ne voulez pas me croire,monsieur. Ils ont bien voulu me demander si je savais pourquoi lordMontbarry m’écrivait et m’envoyait de l’argent. Je leur ai donnémon opinion immédiatement. J’ai dit que c’était un effet de sabonté habituelle.

– De sa bonté habituelle ! répétaM. Troy tout à fait étonné.

– Oui, monsieur ! Lord Montbarry m’aconnue, ainsi que tous les autres membres de sa famille, quandj’étais à l’école, dans ses terres, en Irlande. S’il avait pu, ilaurait protégé mon pauvre cher mari. Mais que pouvait-il entremilady et le baron ? La seule chose qu’il ait pu faire, envrai gentilhomme qu’il était, a été d’assurer ma vie après le décèsde mon mari.

– Jolie explication ! s’écriaM. Troy. Qu’en ont pensé vos visiteurs du bureaud’assurances ?

– Ils m’ont demandé si j’avais quelquepreuve de la mort de mon mari.

– Et qu’avez-vous dit ?

– J’ai répondu : “Mais j’ai mieuxqu’une preuve, messieurs, j’ai une opinion positive à vousdonner.”

– Et ils se sont déclarés satisfaits,bien entendu ?

– Ils ne l’ont pas dit précisément,monsieur. Mais ils se sont regardés et m’ont souhaité lebonjour.

– Eh bien, madame Ferraris, à moins quevous n’ayez encore quelque autre nouvelle extraordinaire àm’apprendre, j’espère bien que je vais vous souhaite, moi aussi, lebonjour. Je prends note du renseignement, fort curieux d’ailleurs,que vous me donnez ; mais en l’absence de toute preuve, je nepuis rien faire de plus.

– Si c’est une preuve que vous voulez,monsieur, et pas autre chose, reprit Mme Ferrarisen se drapant dans sa dignité, je puis vous la procurer ; maisavant, je veux savoir si la loi me permet de faire ce que bon mesemble. Vous avez pu voir, par les nouvelles du monde, dans lesjournaux, que lady Montbarry est descendue à Londres, à l’hôtelNewsbury. Je me propose d’aller la voir.

– Ne vous en avisez pas ! Mais, aufait, pourquoi voulez-vous la voir ? »

Mme Ferraris répondit avec unair de mystère :

« Je veux la faire tomber dans unpiège ! Je ne lui ferai pas annoncer mon nom. Je dirai que jeviens pour affaires, et voici les premiers mots que jeprononcerai : « Je viens, milady, vous accuser réceptionde l’argent envoyé à la veuve de Ferraris. » Ah ! Vouspouvez être étonné, monsieur Troy. Cela vous surprend, n’est-cepas ? Calmez-vous ; la preuve que tout le monde réclame,je la découvrirai sur son visage coupable. Qu’elle change seulementde couleur, que ses yeux se baissent une demi-seconde, et je luiarracherai son masque ! La seule chose que je veuille savoirest celle-ci : la loi me le permet-elle ?

– La loi ne vous le défend pas, réponditgravement M. Troy ; mais que lady Montbarry vous laissefaire, c’est une tout autre question. Voyons, madame Ferraris,avez-vous réellement assez de courage pour mener à bonne fin uneaussi difficile entreprise ? Miss Lockwood m’a dit que vousétiez très timide et assez nerveuse, et, si j’en crois ce que j’aivu par moi-même, miss Lockwood ne s’est pas trompée.

– Si vous aviez vécu à la campagne,monsieur, au lieu de vivre à Londres, vous auriez vu quelquefois unmouton se jeter sur le chien du troupeau. Je suis loin de dire queje suis brave, au contraire. Mais quand je serai en présence decette misérable, et que je penserai à mon pauvre mari assassiné,celle de nous deux qui aura peur ce ne sera pas moi. J’y vais de cepas, monsieur, et vous verrez comment tout cela finira. Je voussouhaite le bonjour. »

Après cette déclaration de bravoure, la femmedu courrier rajusta son manteau et sortit.

Un sourire se dessina sur les lèvres deM. Troy, non pas railleur, mais plein d’une sorte decompassion.

« Cette pauvre innocente ! sedit-il. Si la moitié de ce que l’on dit de lady Montbarry est vrai,Mme Ferraris et son piège vont avoir un tristesort. Je me demande comment tout cela va finir. »

Et malgré toute son expérience, M. Troyne put découvrir comment cela finirait.

Cependant Mme Ferraris mettaitson idée à exécution. Elle allait tout droit à l’hôtelNewsbury.

Lady Montbarry était chez elle, et seule. Maison hésita à la déranger quand la visiteuse eut refusé de donner sonnom. La nouvelle femme de chambre de milady traversa justement levestibule de l’hôtel pendant la discussion. C’était une Française,on l’appela : elle trancha aussitôt la question avec un airdéluré qu’ont toutes ses compatriotes et avec intelligence, à sonavis du moins :

« Madame semble très bien,dit-elle ; madame peut avoir des raisons pour ne pas donnerson nom, des raisons que milady peut approuver. En tout cas,n’ayant pas d’ordres m’interdisant de recevoir, madame s’expliqueraavec milady. Que madame soit assez bonne pour me suivre. »

Malgré la résolution qu’elle avait prise, lecœur de Mme Ferraris battait à tout rompre, quandla femme de chambre qui la précédait la fit entrer dansl’antichambre et frappa à une des portes qui s’y ouvraient. Mais ilest à remarquer que les personnes du tempérament le plus timide etle plus nerveux sont, en général, mieux que toutes autres, capablesde cacher leur faiblesse et d’accomplir des actes de couragetouchant presque à la témérité.

Une voix grave partant de la chambrecria :

« Entrez ! »

La domestique ouvrit la porte etannonça :

« Une dame qui demande à vous parler pouraffaires, milady. »

Puis elle se retira immédiatement. Au mêmeinstant, la timide petite Mme Ferraris comprima lesbattements de son cœur, elle passa le pas de la porte, les mainscrispées, les lèvres sèches, la tête brûlante, et se trouva enprésence de la veuve de lord Montbarry ; toutes deux étaientparfaitement calmes en apparence.

Il était encore de bonne heure, mais le jourpénétrait à peine dans la chambre. Les stores étaient baissés, ladyMontbarry était assise le dos tourné à la fenêtre, comme si lalumière, même tamisée, lui eût fait mal. Elle était bien changéedepuis le jour mémorable où le docteur Wybrow l’avait reçue dansson cabinet de consultation. Sa beauté avait disparu, elle n’avaitplus, comme le remarqua Mme Ferraris, que la peausur les os ; cependant le contraste entre son teint sépulcralet ses yeux noirs d’un brillant métallique, encore relevé parl’éclatante blancheur de son bonnet de veuve, existait encore.

Accroupie comme une panthère sur un petitcanapé, elle regarda tout d’abord l’étrangère qui entrait chez elleavec une certaine curiosité, puis elle laissa retomber ses yeux surl’écran qu’elle tenait à la main pour garantir son visage dufeu.

« Je ne vous connais pas, dit-elle ;que me voulez-vous ? »

Mme Ferraris essaya derépondre. Son éclair de courage n’existait déjà plus. Ces parolespleines de bravoure qu’elle était résolue à dire étaient encorevivantes dans son esprit, mais elles moururent sur ses lèvres.

Il y eut un moment de silence. Lady Montbarryregarda encore une fois l’étrangère toujours muette.

« Êtes-vous sourde ? »demanda-t-elle.

Il y eut un nouveau silence. Lady Montbarryreporta tranquillement son regard sur son écran et fit une dernièrequestion :

« Est-ce de l’argent que vousvoulez ?

– De l’argent ! »

Ce seul mot redonna tout son courage à lafemme du courrier. Elle retrouva sa voix.

« Regardez-moi bien, milady ! »s’écria-t-elle.

Lady Montbarry se retourna pour la troisièmefois. Les paroles qu’elle s’était promis de dire sortirent deslèvres de Mme Ferraris.

« Je viens, milady, vous accuserréception de l’argent envoyé à la veuve de Ferraris. »

Les yeux noirs et toujours brillants de ladyMontbarry se reposèrent avec étonnement sur la femme qui venait delui parler ainsi. Rien ne vint troubler la placidité de son visage,pas la moindre expression de confusion ou de crainte, pas lemoindre signe momentané d’étonnement. Elle se mit à fixer denouveau l’écran, qu’elle tenait toujours aussi tranquillement quesi on ne lui eût rien dit. L’épreuve avait donc été tentée et elleavait entièrement échoué.

Il y eut encore un silence. Lady Montbarrysemblait réfléchir. Ce sourire, qui ne faisait que paraître etdisparaître, ce sourire à la fois triste et cruel se dessina surses lèvres minces. De son écran, elle désigna un siège placé del’autre côté de la chambre.

« Prenez la peine de vous asseoir, »dit-elle.

Impuissante maintenant qu’elle se sentaitbattue sur son propre terrain, ne sachant plus que dire et quefaire, Mme Ferraris obéit machinalement. LadyMontbarry, pour la première fois, se souleva un peu du canapé et semit à l’observer avec un regard scrutateur, pendant qu’elletraversait la chambre, puis elle reprit sa position primitive.

« Non, se dit-elle à elle-même, la femmemarche droite, elle n’est pas ivre, elle est peut-êtrefolle. »

Elle avait parlé assez haut pour êtreentendue. Piquée par cette insulte, Mme Ferrarisrépondit aussitôt :

« Je ne suis ni plus ivre ni plus folleque vous !

– Vraiment ? reprit lady Montbarry.Alors vous êtes une insolente ? J’ai remarqué, en effet, quele peuple anglais est assez mal appris ; nous autresétrangers, nous nous en apercevons facilement dans les rues. Je nepeux pas vous suivre sur ce terrain. Je ne saurais que vous dire.Ma femme de chambre est une maladroite de vous avoir laissée entreraussi facilement chez moi. Votre petit air innocent l’aura trompéesans doute. Je me demande qui vous êtes ? Vous me nommez uncourrier qui nous a quittés d’une manière fort inconvenante.Était-il marié ? Êtes-vous sa femme ? Savez-vous où ilest ? »

L’indignation de Mme Ferrariséclata aussitôt. Elle s’approcha du canapé ; dans sa rage ellen’avait plus peur de rien.

« Je suis sa veuve, et vous le savezbien, méchante femme que vous êtes ! Ah ! ce fut uneheure maudite que celle où miss Lockwood recommanda mon mari commecourrier au lord !… »

Avant qu’elle eût pu ajouter une autre parole,lady Montbarry sauta du canapé avec l’agilité d’une chatte, lasaisit par les épaules et la secoua avec la force et la frénésied’une folle.

« Vous mentez ! Vous mentez !Vous mentez ! »

Elle la lâcha enfin et leva ses mains au cielavec un geste de désespoir sauvage.

« Mon Dieu ! Est-ce possible ?s’écria-t-elle, se peut-il que le courrier soit entré chez nousgrâce à cette femme. »

Elle revint soudain surMme Ferraris, et l’arrêta au moment où elle allaitsortir de la chambre.

« Restez ici, misérable ! Restezici, et répondez-moi ! Si vous criez : aussi vrai que leciel est au-dessus de nos têtes, je vous étrangle de mes propresmains. Asseyez-vous et n’ayez pas peur. Imbécile ! C’est moiqui ai peur, tellement peur que j’en perds l’esprit. Avouez quevous avez menti quand vous avez prononcé le nom de missLockwood ! Non ! Je ne croirais même pas vosserments ; je ne croirai personne, miss Lockwood exceptée. Oùdemeure-t-elle ? Dites-le-moi, misérable petit insecte, vouspourrez partir ensuite. »

Toute tremblante, Mme Ferrarishésitait. Lady Montbarry la menaça du geste, avec sa longue mainmaigre d’un blanc jaune, recourbée comme les serres d’un oiseau deproie. Mme Ferraris recula et finit par donnerl’adresse. Lady Montbarry lui montra la porte avec mépris. Puischangeant d’idée :

« Non ! Pas encore ! Vousdiriez à miss Lockwood ce qui est arrivé, elle pourrait refuser deme recevoir. Je vais y aller immédiatement ; vous viendrezavec moi jusqu’à la porte, pas plus loin. Asseyez-vous, je vaissonner ma femme de chambre. Tournez vous du côté de la porte, quevotre vilaine figure ne me voie pas. »

Elle sonna. La servante apparut.

« Mon manteau, mon chapeau, etvite ! »

Elle apporta le manteau et le chapeau quiétaient dans la chambre à coucher.

« Une voiture à la porte, et tâchez queje n’attende pas ! »

La femme de chambre sortit. Lady Montbarry seregardait dans la glace ; elle se retourna encore une foisvers Mme Ferraris avec sa vivacité féline.

« J’ai déjà l’air à moitié morte,n’est-ce pas ? dit-elle avec un sourire ironique. Donnez-moivotre bras. »

Elle prit le bras deMme Ferraris, et quitta la chambre.

« Vous n’avez rien à craindre tant quevous m’obéirez, lui dit-elle en descendant l’escalier. Vous mequitterez à la porte de miss Lockwood et vous ne me reverrezjamais. »

Dans l’antichambre, elles rencontrèrent lapropriétaire de l’hôtel. Lady Montbarry lui présenta gracieusementsa compagne :

« Ma bonne amie, madame Ferraris ;je suis bien heureuse de la revoir ! »

La propriétaire les accompagna toutes deuxjusqu’à la porte. La voiture attendait.

« Montez la première, ma chère madameFerraris, dit milady ; et dites au cocher où il doitaller. »

La voiture se mit en marche. L’humeurchangeante de lady Montbarry changea encore. Avec une sorte de râlede désespoir, elle se jeta dans le fond du cab. Perdue dans sestristes réflexions, s’occupant aussi peu de la femme qu’elle avaitpliée à sa volonté dé fer, que si elle n’eût pas été là, elle gardaun silence glacial, jusqu’à la maison de miss Lockwood. En uninstant, elle se réveilla de son apathie : elle ouvrit laportière de la voiture et la referma surMme Ferraris, avant que le cocher eût sauté à basde son siège.

« Conduisez madame à un mille d’ici, chezelle, lui dit-elle en lui tendant le prix de sa course. »

Un instant après elle avait frappé à la portede la maison.

Elle entra ; la porte se referma surelle.

« Où faut-il aller, madame ? »demanda le cocher.

Mme Ferraris porta la main àson front, essayant de rassembler ses idées. Pouvait-elle laisserainsi seule, sans défense, son amie, sa bienfaitrice, à la merci delady Montbarry ? Elle se demandait encore ce qu’elle allaitfaire, quand un homme s’arrêta à son tour à la porte de missLockwood ; se retournant par hasard, il vitMme Ferraris à la portière de la voiture :

« Venez-vous aussi chez missAgnès ? » demanda-t-il.

C’était Henry Westwick. À sa vue, elle joignitles mains en signe de joie.

« Entrez, monsieur !cria-t-elle ; entrez tout de suite. Cette abominable femme estavec miss Agnès. Allez et protégez-la !

– Quelle femme ? » demandaHenry.

La réponse le frappa littéralement de stupeur.Quand il entendit prononcer le nom détesté de lady Montbarry, ilfixa Mme Ferraris avec un regard plein d’étonnementet d’indignation.

« J’y vais ! » fut tout cequ’il put dire.

Il frappa à la porte de la maison et entra àson tour.

Chapitre 6

 

 

« Lady Montbarry,mademoiselle. »

Agnès était en train d’écrire une lettre,quand la servante la fit tressaillir en annonçant une pareillevisiteuse. Sa première idée fut de refuser sa porte à la femme quivenait ainsi la trouver. Mais lady Montbarry était sur les talonsde la bonne, avant qu’Agnès eût prononcé une parole, elle étaitdans la chambre.

« Je vous prie de m’excuser, mademoiselleLockwood. J’ai une question à vous faire, fort intéressante pourmoi. Personne que vous n’y peut répondre. »

C’est ainsi que tout bas, en hésitant, sesgrands yeux noirs fixés à terre, lady Montbarry commençal’entretien.

Sans répondre, Agnès désigna unsiège. C’est tout ce qu’elle pouvait faire en ce moment.Ce qu’on lui avait appris de la vie triste et retirée qu’on menaitau palais de Venise, ce qu’elle savait de la lugubre mort et del’enterrement de lord Montbarry à l’étranger, lui revint tout àcoup à l’esprit, quand elle vit en face d’elle cette femme habilléede noir, encadrée dans la porte. L’étrange conduite de ladyMontbarry en cette circonstance ajoutait encore à la perplexité,aux doutes et aux craintes qui la troublaient. C’était donc làl’aventurière dont la réputation s’était perpétuée partout où elleavait passé, dans l’Europe entière ! La furie qui avaitterrifié Madame Ferraris à l’hôtel était maintenant toute timide ettoute tremblante !

Depuis qu’elle était entrée dans la chambre,lady Montbarry ne s’était pas risquée une seule fois à regarderAgnès. Elle hésitait en avançant pour prendre la chaise qu’on luiavait désignée ; elle posa la main sur le dossier pour sesoutenir, et resta debout.

« Je vous prie de m’accorder un momentpour me remettre », dit-elle faiblement.

Sa tête tomba sur sa poitrine : elleétait devant Agnès comme un coupable devant un juge sans pitié.

Le silence qui suivit était bien un silence depeur. À ce moment la porte s’ouvrit et Henry Westwick apparut.

Il regarda fixement lady Montbarry, la saluaavec une froide politesse, et passa en silence.

À la vue de son beau-frère, le couragedéfaillant de milady lui revint aussitôt. Sa taille, courbée unmoment auparavant, se redressa. Ses yeux s’arrêtèrent sur ceux deWestwick, qui brillaient de défiance. Elle lui rendit son salutavec un sourire plein de mépris.

Henry traversa la chambre pour aller versAgnès.

« Lady Montbarry est-elle ici sur votredemande ? demanda-t-il tranquillement.

– Non.

– Désirez-vous la voir ?

– Sa visite m’est trèspénible. »

Il se tourna vers sa belle-sœur :

« Entendez vous ? demanda-t-ilfroidement.

– J’entends, répondit-elle plusfroidement encore.

– Votre visite est, à tout le moins, horsde saison.

– Votre intervention est, à tout lemoins, fort déplacée. »

Lady Montbarry s’approcha d’Agnès. La présenced’Henry Westwick semblait l’enhardir.

« Permettez moi, miss Lockwood, de vousadresser une question, dit-elle avec une courtoisie pleine degrâce. Elle n’a rien qui puisse vous embarrasser. Quand le courrierFerraris demanda un emploi à feu mon mari, avez-vous… »

Le courage lui manqua pour continuer. Elletomba toute tremblante sur la chaise la plus proche ; maiselle se remit presque aussitôt :

« Avez-vous permis à Ferraris,reprit-elle, de se recommander à nous en se servant de votrenom ? »

Agnès ne répondit pas avec sa franchisehabituelle ; le nom de Montbarry, prononcé par cette femmel’avait rendue pour ainsi dire toute confuse.

« Il y a longtemps que je connais lafemme de Ferraris, dit-elle, et je prends intérêt… »

Lady Montbarry se leva aussitôt en joignantles mains avec un geste de suppliante :

« Ah ! Miss Lockwood, ne perdez pasvotre temps à me parler de la femme ! Répondez à ma questionsimplement.

– Laissez-moi lui répondre, dit tout basHenry. Vous verrez que ce ne sera pas long. »

Agnès refusa d’un geste. L’interruption delady Montbarry l’avait rappelée à elle-même. Elle recommença unenouvelle réponse.

« Quand Ferraris a écrit à feu lordMontbarry, il a certainement dû prononcer mon nom. »

En ce moment elle ne comprenait pas encorel’objet de la visite de la comtesse. L’impatience de lady Montbarryen arriva à son comble. Elle se leva d’un bond et marcha surAgnès.

« Est-ce avec votre permission, etsaviez-vous que Ferraris se servirait de votre nom ?demanda-t-elle. C’est tout ce que je vous demande. Pour l’amour deDieu répondez-moi : oui ou non !

– Oui. »

Ce seul mot frappa lady Montbarry de stupeur.L’expression de vie qui avait animé son visage l’instant d’avantdisparut soudain ; on aurait dit une femme changée en statuede pierre. Elle était debout, fixant machinalement Agnès, dans uneimmobilité si complète que les deux personnes qui la regardaientvoyaient à peine sa poitrine se gonfler sous l’effort de larespiration.

Henry prit la parole un peu brutalement.

« Remettez-vous, lui dit-il. Vous avezvotre réponse maintenant, n’est-ce pas ? »

Elle se retourna vers lui.

« C’est ma condamnation que j’aireçue ; » et tournant lentement sur elle-même, elleallait quitter la chambre.

Mais, au grand étonnement d’Henry, Agnèsl’arrêta.

« Attendez un peu, lady Montbarry. J’aiquelque chose à vous demander à mon tour. Vous avez parlé deFerraris. Je désire en parler aussi. »

Lady Montbarry baissa la tête en silence. Elleprit son mouchoir et le posa sur son front d’une main tremblante.Agnès remarqua son émotion, et recula d’un pas.

« Le sujet vous serait-ilpénible ? » demanda-t-elle timidement.

Toujours silencieuse, lady Montbarry l’invitad’un geste à continuer. Henri s’approcha, regardant attentivementsa belle-sœur.

Agnès reprit :

« On n’a découvert aucune trace deFerraris en Angleterre. Avez-vous eu quelques nouvelles delui ? Et voulez-vous me dire si vous en savez quelquechose ? Je vous en prie, par pitié pour safemme ! »

Les lèvres minces de lady Montbarry sepincèrent encore et reprirent leur sourire triste et cruel.

« Pourquoi me demandez-vous àmoi des nouvelles d’un homme qui a disparu ? Voussaurez ce qu’il est devenu, miss Lockwood, quand le temps en seravenu, »

Agnès tressaillit.

« Je ne vous comprends pas,répondit-elle. Comment le saurai-je ? Est-ce que quelqu’un mele dira ?

– Quelqu’un vous le dira. »

Henry ne put garder le silence pluslongtemps.

« Ce quelqu’un, c’est peut-être vous,madame » ! reprit-il avec une politesse ironique.

Elle lui répondit avec une désinvolture pleinede mépris :

« Peut-être bien, monsieur Westwick. Unjour ou l’autre je puis être la personne qui apprendra à missLockwood ce qu’est devenu Ferraris si… »

Elle s’arrêta ; ses yeux fixèrentAgnès.

« Si quoi ? demanda Henry.

– Si miss Lockwood m’y force. »

Agnès écouta, tout étonnée.

« Si je vous y force ?répéta-t-elle. Comment le pourrais-je ? Prétendez-vous que mavolonté est supérieure à la vôtre ?

– Prétendez-vous que la flamme ne brûlepas le papillon qui vient y voltiger ? reprit lady Montbarry.N’avez-vous jamais entendu dire que la peur exerçât sur nous unesorte de fascination. J’ai peur de vous et vous m’attirez. Je n’aiaucune raison pour vous faire une visite, je n’ai nullement ledésir de vous voir, car vous êtes une ennemie pour moi. C’est lapremière fois de ma vie, je le jure, que, contre ma propre volonté,je me soumets à quelqu’un. Vous voyez ! J’attends, parce quevous m’avez dit d’attendre, et la peur m’envahit, je le jure,depuis que je suis ici. Oh ! Ne laissez paraître ni pitié nicuriosité ! Soyez dure et brutale, et impitoyable comme lui.Dites-moi de partir. »

La nature si simple et si franche d’Agnès neput découvrir à cette sortie si inattendue qu’une seulesignification.

« Vous vous trompez, dit-elle, en mecroyant votre ennemie. Le mal que vous m’avez fait en épousant lordMontbarry, vous n’en êtes pas responsable. Je vous ai pardonné ceque j’ai souffert alors qu’il vivait. Maintenant qu’il est mort, jevous pardonne plus complètement encore. »

Henri souffrait en l’écoutant ; ill’admirait aussi.

« Ne dites plus rien ! s’écria-t-il.Vous êtes trop bonne pour elle ; elle n’en vaut pas lapeine. »

Lady Montbarry n’entendit pas la phrased’Henry Westwick. Les paroles si simples qu’avait prononcées Agnèsabsorbaient toute l’attention de cette étrange femme. Pendantqu’elle écoutait, son visage avait pris une expression de tristessevéritable. Quand elle reprit la parole, sa voix étaitchangée : elle indiquait la résignation, mais la résignationsans espoir.

« Innocente et bonne créature que vousêtes, dit-elle, qu’importe votre pardon ? Quelles sont lespauvres petites fautes que vous pouvez avoir commises, encomparaison de celles dont il me sera demandé compte ?Savez-vous ce que c’est que d’avoir le pressentiment d’un malheurqui vous menace et d’espérer cependant que ce pressentiment voustrompe ? Quand je vous vis pour la première fois, avant monmariage ; quand je ressentis pour la première fois l’influenceque vous avez sur moi, j’espérais. C’était une lueur qui mesoutenait dans ma triste vie ; mais aujourd’hui cette lueurs’est évanouie, c’est vous qui l’avez éteinte en merépondant comme vous l’avez fait à mes questions sur Ferraris.

– Comment ai-je pu briser vosespérances ? demanda Agnès. Qu’y a-t-il de commun entreFerraris se servant de mon nom pour entrer au service de Montbarry,et les choses étranges que vous me racontez maintenant ?

– Le moment est proche, miss Lockwood, oùvous le saurez. En attendant, je vais vous dire pourquoi j’ai peurde vous, aussi simplement que possible. Le jour où je vous ai prisvotre idole, le jour où j’ai brisé votre vie, vous êtes devenue àdater de ce jour, j’en suis fermement persuadée, l’instrument demon châtiment pour les fautes que j’ai commises depuis de longuesannées. Oh ! Cela est arrivé déjà. Avant aujourd’hui, il s’esttrouvé une personne qui, sans s’en douter, a développé chez l’autrel’instinct du mal. C’est ce que vous avez fait pour moi ; maisvotre tâche n’est pas terminée. Il vous reste encore à me conduireau jour où je serai découverte et où la punition qui m’attendviendra me frapper. Nous nous reverrons donc, ici en Angleterre oulà-bas à Venise, où mon mari est mort, et nous nous reverrons pourla dernière fois. »

Malgré son bon sens, malgré son mépris dessuperstitions de tout genre, Agnès fut vivement impressionnée parle terrible sang-froid avec lequel ces mots avaient été prononcés.Elle se tourna toute pâle vers Henri.

« La comprenez-vous ?demanda-t-elle.

– Rien n’est plus facile, répliqua-t-ilavec dédain. Elle sait ce qu’est devenu Ferraris ; et elle esten train de vous débiter un tas de niaiseries, parce qu’elle n’osepas avouer la vérité. Laissez-la partir ! »

Agnès n’entendit pas plus les dernièresparoles de lady Montbarry que si les aboiements d’un chien eussentcouvert la voix de celle-ci.

« Conseillez à votre intéressanteMme Ferraris d’attendre un peu, dit-elle.Vous saurez ce qu’est devenu son mari, et vous le luidirez. Il n’y aura rien d’effrayant. Des causes insignifiantes,aussi insignifiantes que l’engagement d’un courrier par mon mari,nous remettront en présence. Folie que tout cela, n’est-ce pasM. Westwick ? Mais vous êtes indulgent pour lesfemmes ; nous disions toutes des folies. Bonjour, missLockwood. »

Elle ouvrit la porte et s’enfuit comme si elleeût en peur qu’on la retint encore.

Chapitre 7

 

 

« Qu’en pensez-vous ? demanda Agnès.Elle est folle ?

– Je pense tout simplement que c’est uneméchante femme : fausse, superstitieuse, et mauvaise jusqu’àla moelle, mais non pas folle. Je crois que son principal motif envenant ici était de se donner le plaisir de vous faire peur.

– Elle m’a fait peur, c’est vrai. J’aihonte d’en convenir, mais cela est »

Henry la regarda, hésita un moment, et s’assitsur le sofa à côté d’elle.

« Je suis très inquiet de vous, Agnès.Sans le hasard heureux qui m’a conduit ici aujourd’hui, qui sait ceque cette misérable femme aurait pu vous dire ou vous faire ?Vous menez une vie bien triste et bien solitaire, sans protectionaucune, ma pauvre amie. Je n’aime pas à y penser, et je voudrais lavoir changer, surtout après ce qui vient de se passer. Non !Non ! Il est inutile de me dire que vous avez votre vieillenourrice ; elle est trop vieille, ce n’est pas une compagnepour vous, et elle ne peut nullement vous protéger. Ne vousméprenez pas au sens de mes paroles, Agnès, ce que je dis là, je ledis en toute sincérité et dans votre intérêt. »

Il s’arrêta et lui prit la main. Elle fit unléger effort pour la retirer et finit par céder.

« Un jour ne viendra-t-il donc pas,continua-t-il, où j’aurai le droit de vous défendre ? Où vousserez la joie et le bonheur de ma vie ? »

Il pressa doucement sa main. Elle ne réponditpas, mais elle rougit et pâlit tour à tour, ses yeux erraient dansle vague.

« Ai-je été assez malheureux pour vousdéplaire ? » demanda-t-il.

Elle répondit presque à voix basse :

« Non, mais vous m’avez fait songer auxtristes jours que j’ai passés », murmura-t-elle.

Elle ne dit pas autre chose, mais elle essayapour la seconde fois de retirer sa main. Il continua à la tenir etla porta à ses lèvres.

« Ne pourrai-je donc jamais vous fairepenser à d’autres jours plus heureux que ceux-là, aux jours àvenir ? Ou s’il faut absolument que vous songiez au tempspassé, ne pouvez-vous pas vous souvenir de l’époque où je vousaimai et où je vous le dis pour la première fois ? »

Elle soupira.

« Épargnez-moi, Henry, répondit-elletristement ; ne me parlez pas davantage ! »

La couleur revint à ses joues, sa maintrembla. Elle était belle ainsi, les yeux baissés et la poitrine sesoulevant doucement. Il aurait donné tout au monde pour la prendredans ses bras et l’embrasser. Une sympathie mystérieuse, unepression de main fit comprendre à Agnès cette pensée secrète. Ellelui ôta sa main, et fixa sur lui son regard. Elle avait des larmesaux yeux. Elle ne dit rien ; son regard parlait pour elle. Ildisait, sans colère, sans haine, mais nettement, qu’il ne fallaitpas la presser davantage en ce moment.

« Dites-moi seulement que vous mepardonnez, reprit-il en se levant.

– Oui, je vous pardonne.

– Je n’ai rien fait pour baisser dansvotre estime, Agnès ?

– Oh, non !

– Voulez-vous que je vousquitte ? »

Elle se leva à son tour, se dirigeant sansrépondre vers la table à écrire. La lettre interrompue parl’arrivée de lady Montbarry était grande ouverte sur son buvard.Elle la regarda, puis se tournant vers Henry avec un sourire pleinde charme :

« Il ne faut pas vous en aller encore,dit-elle. J’ai quelque chose à vous apprendre et je ne sais commentfaire. Ce qu’il y a de plus simple est peut-être de vous le laisserdeviner tout seul. Vous venez de parler de ma vie solitaire et sansprotection. Ce n’est pas une vie bien heureuse, j’enconviens. »

Elle s’arrêta, observant l’anxiété croissantequi se peignait sur le visage d’Henry à mesure qu’elle parlait.

« Savez-vous que je me le suis déjà ditavant vous ? continua-t-elle. Il va y avoir un grandchangement dans ma vie, si votre frère Stephen et sa femme yconsentent. »

Tout en parlant elle ouvrit son pupitre et ensortit une lettre qu’elle tendit à Henry.

Il la prit machinalement. Il ne comprenait pasce qu’il venait d’entendre. Il était impossible que le changementde vie dont elle venait de parler signifiât qu’elle allait semarier, et cependant il n’osait pas ouvrir la lettre. Leurs yeux serencontrèrent, elle sourit.

« Regardez l’adresse, dit-elle ;vous devez connaître l’écriture, mais je crois que vous ne lareconnaissez pas. »

Il la regarda. C’était une grosse écriture,l’écriture irrégulière et incertaine d’un enfant. Il prit aussitôtla lettre :

« Chère tante Agnès,

Notre gouvernante va s’en aller. Elle a eu del’argent qui lui a été légué et une maison. Nous avons eu du vin etdu gâteau pour boire à sa santé. Vous avez promis d’être notregouvernante si nous en avions besoin d’une. Nous vous voulons, maismaman n’en sait rien. Venez, s’il vous plait, avant que mamanpuisse se procurer une autre gouvernante.

» Votre aimante Lucy qui écrit cela.

» Clara et Blanche ont essayé d’écrireaussi, mais elles sont trop petites. Ce sont elles qui tapent lebuvard sur ma lettre pour la sécher. »

« C’est de votre nièce aînée, dit Agnès àHenry, qui la regardait avec étonnement. Les enfants m’appelaientma tante quand j’étais avec leur mère en Irlande, cetautomne ; elles ne me quittaient pas, ce sont les pluscharmants bébés que je connaisse. C’est vrai, le jour où je les aiquittées pour revenir à Londres, j’ai offert d’être leurgouvernante, si jamais ils en avaient besoin, et au moment où vousêtes entré, j’écrivais à leur mère pour le lui proposer denouveau.

– Sérieusement ! » s’écriaHenry.

Agnès lui mit sa lettre inachevée dans lamain. Elle en avait assez écrit pour prouver qu’elle offraitsérieusement d’entrer dans la maison de M. etMme Stephen Westwick en qualité de gouvernante.L’étonnement d’Henry ne peut se décrire.

« Ils ne croiront pas que c’est sérieux,dit-il.

– Pourquoi pas ? demandatranquillement Agnès.

– Vous êtes la cousine de mon frèreStephen, vous êtes une vieille amie de sa femme.

– Raison de plus, Henry, pour qu’ils meconfient leurs enfants.

– Mais vous êtes leur égale. Rien ne vousoblige à gagner votre vie en donnant des leçons, il est impossibleque vous entriez à leur service comme gouvernante.

– Qu’y a-t-il d’impossible à cela ?Les enfants m’aiment ; leur père m’a donné de nombreusespreuves de véritable amitié et d’estime. Je suis bien la femmequ’il faut pour cette place ; et quant à mon éducation, ilfaudrait vraiment que je l’aie complètement oubliée pour n’êtreplus capable d’enseigner à trois petits enfants dont l’aînée n’aque onze ans. Vous dites que je suis leur égale. N’y a-t-il doncpas d’autres femmes, d’autres gouvernantes qui soient les égalesdes personnes qu’elles servent ? Ne savez-vous pas que votrefrère est le plus proche héritier du titre ? Ne sera-t-il paslord ? Ne me répondez pas ! Nous ne discuterons pas sij’ai tort ou raison de me faire gouvernante ; attendons que cesoit fait. Je suis fatiguée de mon existence inutile et solitaire,et je veux rendre ma vie plus heureuse et plus utile surtout, dansune maison que je préfère à toutes les autres. Si vous voulez jeterencore un coup d’œil sur ma lettre, vous verrez qu’il me reste àstipuler certaines considérations personnelles avant de laterminer. Vous ne connaissez pas aussi bien que moi votre frère etsa femme, si vous doutez de leur réponse. Je crois qu’ils ont assezde courage et de cœur pour me répondre oui. »

Henry se soumit sans être convaincu.

C’était un homme qui détestait touteexcentricité en dehors des coutumes et même de la routine. Lechangement subit qui allait se produire dans la vie d’Agnès luidonnait quelques craintes. Avec un but à atteindre devant les yeux,elle serait peut-être moins favorablement disposée à l’écouter laprochaine fois qu’il lui ferait sa cour.

Cette existence solitaire et inutile dont ellese plaignait ne pouvait que le servir dans ses desseins. Tant queson cœur était vide, on ne pouvait y trouver que place. Mais quandelle serait avec ses nièces, en serait-il de même ? Ilconnaissait assez les femmes pour garder ces craintes égoïstes pourlui seul. Une politique de temporisation était la seule à suivreavec une femme aussi sensitive qu’Agnès. S’il l’offensait, il étaitperdu. Pour le moment, il se tut sagement et changea deconversation :

« La lettre de ma petite nièce, dit-il, aproduit un effet dont l’enfant ne pouvait se douter en écrivant.Elle vient justement de me rappeler une des raisons qui m’ont faitvenir ici aujourd’hui. »

Agnès regarda la lettre de l’enfant.

« Comment Lucy a-t-elle pu fairecela ?

– La gouvernante de Lucy n’est pas laseule personne qui ait fait un héritage, répondit Henry. Votrevieille nourrice est-elle dans la maison ?

– Est-ce que ma nourrice ahérité ?

– De cent livres sterling. Envoyez-lachercher, Agnès, pendant que je vais vous faire voir lalettre. »

Il tira un paquet de lettres de sa poche et lefeuilleta tandis qu’Agnès sonnait. Elle revint ensuite près de lui.Un prospectus imprimé, qui se trouvait au milieu d’autres papierssur sa table, lui frappa les yeux. Il portait en tête :Palace Hotel company of Venice (limited.) Ces deux mots,Palace et Venice, lui rappelèrent aussitôt lavisite importune de lady Montbarry.

« Qu’est-ce que cela ? »demanda-t-elle en lui tendant le papier et lui montrant letitre.

Henry cessa ses recherches et regarda leprospectus.

« Une affaire sûrement excellente,dit-il. Les grands hôtels font toujours de l’argent quand ils sontbien administrés. Je connais l’homme qui a été choisi comme gérant,et j’ai en lui une telle confiance que j’ai pris des actions de lacompagnie. »

La réponse ne parut pas contenter entièrementAgnès.

« Pourquoi l’hôtel s’appelle-t-ilPalace Hotel ? » demanda-t-elle. »

Henry la regarda et devina sur-le-champpourquoi elle lui faisait cette question.

« Oui, dit-il, c’est le palais queMontbarry a loué à Venise ; il a été acheté par une compagniequi en fait un hôtel. »

Agnès s’éloigna en silence et prit une chaiseà l’autre extrémité de la chambre. Henry venait de blesser sessentiments les plus délicats. Il était le plus jeune fils de lafamille, et son revenu avait besoin de toutes les augmentationsqu’il pouvait y faire par d’heureuses spéculations. Mais elle, elleétait assez déraisonnable pour blâmer la tentation dont il venaitde lui parler. Gagner de l’argent avec la maison où son frère étaitmort.

Incapable de comprendre une semblable pensée,quand il était question d’affaires surtout, Henry recommença àfeuilleter ses papiers, attristé par le changement soudain dont ilvenait de s’apercevoir dans les manières d’Agnès. Juste au momentoù il trouvait la lettre qu’il cherchait, la nourrice entra. Iljeta un regard sur Agnès, s’attendant à ce qu’elle parlât lapremière. Mais elle ne leva même pas les yeux quand la nourriceparut. C’était laisser à Henry le soin de dire à la vieille femmepourquoi la sonnette l’avait appelée au salon.

« Eh bien, nourrice, dit-il, vous avezune jolie chance. On vous a fait un legs de cent livressterling.

La nourrice ne montra aucun signe de joie.Elle attendit un peu pour bien fixer dans son esprit l’importancede ce don, puis elle dit tranquillement :

« Monsieur Henry, qui me laisse cetargent, s’il vous plait ?

– Feu mon frère, lordMontbarry. »

Agnès leva aussitôt la tête, semblant pour lapremière fois s’intéresser à ce qu’on disait. Henrycontinua :

« Son testament contient des legs pourtous les vieux serviteurs de la famille. Voici une lettre de sonnotaire vous autorisant à aller toucher l’argent chezlui. »

Dans toutes les classes de la société, lareconnaissance est la plus rare des vertus. Dans la classe àlaquelle appartenait la nourrice, elle est extraordinairement rare.Le legs qu’on venait de lui annoncer ne changeait nullement cequ’elle pensait de l’homme qui avait trompé et abandonné samaîtresse.

« Je me demande qui est-ce qui a pu fairesouvenir milord de ses vieux domestiques ? dit-elle. Il n’ajamais eu assez de cœur pour s’en souvenirlui-même ! »

Agnès intervint aussitôt. La nature, quiabhorre en toutes choses la monotonie, a fait les contrastes lesplus violents, même chez les femmes les plus douces ; Agnès,elle aussi, se mettait quelquefois en colère. Elle ne put supporterla façon dont la nourrice venait de s’expliquer sur Montbarry.

« Si vous avez encore quelque honte,s’écria-t-elle, vous devriez rougir de ce que vous venez dedire ! Votre ingratitude m’écœure. Je vous laisse avec elle,Henry, cela ne vous fait rien à vous ! »

Après cette réflexion significative, qui luiprouvait qu’il avait, lui aussi, perdu dans l’estime d’Agnès, ellequitta la chambre.

La nourrice reçut la verte semonce qui venaitde lui être faite plutôt en riant. Quand la porte fut fermée, cephilosophe en jupon fit signe à Henry :

« Il y a un entêtement incroyable chezles jeunes femmes, dit-elle. Mademoiselle ne veut pas convenir quelord Montbarry était un méchant homme, quoiqu’il l’ait trompée. Etmaintenant qu’il est mort, elle l’aime encore. Dites un mot contrelui, et elle part comme une fusée, vous venez de le voir. C’est del’entêtement ! Cela passera avec le temps. Tenez bon, monsieurHenry, tenez bon !

– Elle ne parait pas vous avoir fâchée,dit Henry.

– Elle ? répéta la nourrice avecétonnement ; elle, me fâcher ! Je l’aime avec sa mauvaisehumeur ; cela me la rappelle quand elle était bébé. Que leSeigneur la bénisse ! Quand je vais aller lui dire bonsoir,elle me donnera un gros baiser, la pauvre chérie, et me dira :“Nourrice, ne m’en veux pas, je n’étais pas sérieuse tantôt !”À propos de cet argent, monsieur Henry, si j’étais plus jeune, jele dépenserais en toilette ou en bijoux. Mais je suis trop vieillemaintenant. Que ferai-je de mon legs quand je l’aurai ?

– Placez-la et touchez-en les intérêts,lui dit Henry ; tant par an, vous savez ?

– Combien aurai-je ? demanda lanourrice.

– Si vous mettez vos cent livres sur lesfonds publics, vous aurez entre trois et quatre livres paran. »

La nourrice secoua la tête.

« Trois ou quatre livres par an ?Cela ne fait pas mon affaire ! Je veux davantage. Tenez,monsieur Henry, je ne me soucie pas de ce petit peu d’argent. Jen’ai jamais aimé l’homme qui me l’a laissé, bien qu’il soit votrefrère. Si je perdais tout demain, cela ne me ferait rien ;j’en ai assez comme cela pour le reste de mes jours. On dit quevous êtes un spéculateur. Dites-moi une bonne affaire, vous seriezbien aimable ! Tout ou rien ! Et voilà pour les fondspublics ! » ajouta-t-elle en faisant claquer ses doigts,exprimant ainsi son profond mépris pour un placement garanti àtrois pour cent.

Henry montra le prospectus de la VenitianHotel Company.

« Vous êtes une drôle de vieille femme,dit-il. Tenez, joueuse effrénée, voilà quelque chose pourvous ! C’est tout ou rien ; mais faites bien attention,il faut garder la chose secrète pour miss Agnès, car je ne suis pasdu tout certain qu’elle approuverait le conseil que je vousdonne. »

La nourrice prit ses lunettes.

Six pour cent, garantis,lut-elle ; et les directeurs ont des raisons de croire qu’ilspourront donner prochainement dix pour cent et plus à leursactionnaires.

« Intéressez-moi dans cette affaire,monsieur Henry ! Et pour l’amour de Dieu, partout où vousirez,recommandez l’hôtel à vos amis et tâchez qu’ilréussisse. »

La nourrice suivit le conseil que venait delui donner Henry et eut, elle aussi, son intérêt dans la maison ouétait mort lord Montbarry.

Trois jours s’écoulèrent avant qu’Henry pûtrevoir Agnès. Mais après cet intervalle, le léger nuage qu’il yavait entre eux était entièrement dissipé. Agnès le reçut avec plusd’amabilité que de coutume. Elle semblait de meilleure humeur. Elleavait reçu courrier par courrier une réponse à la lettre qu’elleavait adressée à Mme Stephen Westwick : sonoffre avait été acceptée avec joie, mais à une condition, c’estqu’elle resterait d’abord un mois chez les Westwick sans s’occuperde rien ; après cela, si réellement elle voulait enseigner auxenfants, elle devrait être gouvernante, tante, cousine, tout en unmot, et elle ne quitterait la famille qu’au cas où elle semarierait, ce dont ses amis d’Irlande ne désespéraient pas.

« Vous voyez que j’avais raison »,dit-elle à Henry.

Mais lui n’y croyait pas encore.

« Partez-vous réellement ?demanda-t-il.

– Je pars la semaine prochaine.

– Quand vous reverrai-je ?

– Vous savez bien que vous êtes toujoursle bienvenu chez votre frère. Vous me verrez quand vousvoudrez.

Elle lui tendit la main.

– Pardonnez-moi si je vous quitte. Jefais déjà mes malles. »

Henry essaya de l’embrasser en la quittant.Elle se recula vivement.

« Pourquoi pas ? Je suis votrecousin, dit-il.

– Je n’aime pas qu’on m’embrasse »répondit-elle.

Henry la regarda sans insister : sonrefus de lui accorder ce qu’il regardait comme un privilège decousin lui semblait de bonne augure. C’était indirectementl’encourager comme amoureux.

Le premier jour de la semaine suivante, Agnèsquitta Londres pour l’Irlande. Comme on le verra plus tard, cen’était que le commencement d’un voyage plus long.

L’Irlande devait seulement être sa premièreétape sur un chemin détourné, chemin qui la conduisit au Palais, àVenise.

Partie 3

 

Chapitre 1

 

 

Au printemps de l’année 1861, Agnès étaitinstallée dans la maison de campagne de ses deux amis, devenus, parsuite de la mort du premier lord, décédé sans enfants, lord etlady Montbarry. La vieille nourrice n’avait pas quitté samaîtresse. On lui avait trouvé une place convenable à son âge. Elleétait parfaitement heureuse dans ses nouvelles fonctions, lapreuve, c’est qu’elle avait prodigué le premier semestre de sesrevenus de la Venice Hotel Company,en cadeaux extravagantspour les enfants.

Dans les premiers mois de l’année, lesdirecteurs des bureaux d’assurances sur la vie se soumirent auxcirconstances, et payèrent les dix mille livres sterling.Immédiatement après, la veuve du premier lord Montbarry, autrementdit la douairière Montbarry, quitta l’Angleterre, avec le baronRivar, pour se rendre aux États-unis. Les journaux scientifiquesavaient annoncé que le baron partait pour se rendre compte desprogrès que la chimie avait faits dans la grande Républiqueaméricaine. Sa sœur répondit à ceux de ses amis qui lui demandaientsi elle l’accompagnait, qu’elle le suivait dans l’espoir de trouverdans ce voyage une distraction au malheur qui l’avait frappée.Agnès apprit cette nouvelle par Henry Westwick, qui était venufaire une visite à son frère, elle en éprouva pour ainsi dire unesorte de soulagement.

« Avec l’Atlantique entre nous, sedit-elle, j’en ai sûrement fini avec cette terriblefemme ! »

Une semaine s’était à peine écoulée, qu’unévénement inattendu vint rappeler une fois de plus cette terriblefemme au souvenir d’Agnès.

Ce jour-là, Henry était parti pour Londres. Lematin de son départ, il avait tenté de presser encore Agnès :et les enfants, comme il l’avait craint, avaient été d’innocentsobstacles à l’exécution de son projet, mais il s’était faitsecrètement une fidèle alliée de sa belle-sœur.

« Ayez un peu de patience, lui avait-elledit, et laissez-moi me servir de l’influence des enfants. S’ilspeuvent la persuader de vous écouter, ils le feront. »

Les deux dames avaient accompagné, à la garedu chemin de fer, Henry et d’autres invités qui s’en allaient enmême temps, elles venaient de rentrer à la maison en voiture, quandle domestique annonça qu’une personne du nom de Rolland attendaitpour voir milady.

« Est-ce une femme ?

– Oui, madame. »

La jeune lady Montbarry se tourna versAgnès :

« C’est la personne que votre notaireaurait voulu voir, quand il a cherché à découvrir les traces ducourrier.

– Vous voulez dire la femme de chambreanglaise qui était avec lady Montbarry à Venise ?

– Je vous en supplie, ma chèreamie ! Ne me parlez jamais de l’horrible veuve de Montbarry enla désignant par le nom que je porte maintenant. Stephenet moi nous avons résolu de lui donner désormais le titre qu’elleportait avant d’être mariée. Je suis lady Montbarry : elle,elle est la comtesse. De cette façon, il n’y aura pas deconfusion possible. Mme Rolland était à mon serviceavant d’entrer chez la comtesse : c’était une véritable femmede confiance, mais elle avait un défaut qui me força à la renvoyer,un caractère insupportable dont on se plaignait continuellement àl’office. Voulez-vous la voir ? »

Agnès accepta, espérant en tirer quelquerenseignement pour la femme du courrier. L’inutilité de tous lesefforts faits pour découvrir les traces de l’homme disparu avaitcomplètement découragé Mme Ferraris, qui s’étaitrésignée peu à peu. Elle avait pris des vêtements de deuil etgagnait sa vie dans une place, que l’inépuisable bonté d’Agnès luiavait procurée à Londres. La dernière chance qu’on eût de pénétrerle mystère de la disparition de Ferraris reposait maintenant toutentière sur ce que la femme qui avait servi en même temps que lecourrier allait dire. Pleine d’espérance, Agnès suivit ladyMontbarry dans la pièce où attendaitMme Rolland.

C’était une grande femme osseuse, arrivée àl’automne de la vie, avec des yeux enfoncés, des yeux gris-fer.Elle se leva de sa chaise avec une raideur d’automate, et salua lesdeux dames avec un air de soumission absolue dès qu’elles parurent.On voyait du premier coup d’œil que Mme Rollanddevait avoir sa réputation intacte ; elle avait d’épais etlarges sourcils, une voix profonde et pleine de solennité, desgestes raides et secs et, dans sa figure, pas la moindre lignecourbe caractéristique de son sexe : tout étaitanguleux ; en un mot la vertu, dans cette excellente personne,se montrait sous son aspect le moins engageant. Et quand on lavoyait pour la première fois, on se demandait pourquoi elle n’étaitpas un homme.

« Cela va-t-il bien, madameRolland ?

– Pour mon âge, aussi bien quepossible.

– Puis-je quelque chose pourvous ?

– Madame peut me faire une grande faveur,en disant comment je l’ai servie tant que j’ai été chez elle. Onm’offre une place auprès d’une dame malade qui depuis ces derniersjours est venue demeurer dans le voisinage.

– Ah, oui, j’en ai entendu parler. UneMme Carbury, avec sa nièce, une jolie jeune fille,à ce que l’on m’a dit. Mais, madame Rolland, vous m’avez quittée ily a quelque temps déjà, et Mme Carbury voudra sansdoute avoir ses renseignements de la dernière maîtresse que vousavez servie. »

Un éclair de vertueuse indignation illuminasoudain les yeux enfoncés de Mme Rolland. Elletoussa avant de répondre, comme si le souvenir de sa dernièremaîtresse l’étreignait à la gorge.

« J’ai dit à Mme Carburyque la personne que j’ai servie en dernier – réellement je ne puispas lui donner son titre, en votre présence, madame, – a quittél’Angleterre pour l’Amérique. Mme Carbury sait queje suis partie de chez cette personne de mon plein gré, elle saitaussi pour quelle raison et elle approuve ma conduite. Un mot devous, madame, sera largement suffisant pour me procurer cetteplace.

– Très bien ! Madame Rolland, jen’ai aucune raison pour ne pas vous recommander en cettecirconstance. Mme Carbury me trouvera demain chezmoi jusqu’à deux heures.

– Mme Carbury n’est pasassez bien portante pour sortir, madame. Sa nièce, miss Haldane,viendra à sa place si vous le permettez.

– Mais parfaitement. Cette jeune filleest sûre d’être la bienvenue. Attendez un peu, madame Rolland.Cette dame est miss Lockwood, la cousine de mon mari et mon amie.Elle désire vous parler du courrier qui était au service de feulord Montbarry à Venise. »

Les sourcils épais deMme Rolland se froncèrent en signe demécontentement.

« Je le regrette, madame, fut tout cequ’elle répondit.

– Vous ne savez peut-être pas ce quis’est passé après votre départ de Venise ? reprit Agnès.Ferraris a quitté le palais secrètement, et l’on n’a plus jamaisentendu parler de lui. »

Mme Rolland fermamystérieusement les yeux comme pour chasser une vision terriblepour une femme respectable, celle du courrier perdu.

« Rien de ce que M. Ferraris a pufaire ne me surprendra, répondit-elle avec un ton de basseprofonde.

– Vous êtes sévère pour lui, » ditAgnès.

Mme Rolland ouvrit soudain lesyeux.

« Je ne parle sévèrement de personne sansraison. M. Ferraris s’est conduit envers moi, miss Lockwood,comme aucun homme ne l’a jamais fait, ni avant, ni depuis.

– Qu’a-t-il donc fait ?

– Ce qu’il a fait ? repritMme Rolland avec un geste d’horreur ; il s’estpermis des libertés avec moi ! »

La jeune lady Montbarry se détourna et mit sonmouchoir sur sa bouche pour étouffer un éclat de rire.

Mme Rolland continua,paraissant fort étrangement surprise de l’effet que sa réponseavait produit sur Agnès.

« Et quand j’ai insisté pour des excuses,il a eu l’audace, mademoiselle, de me répondre que la vie qu’ilmenait au palais était horriblement triste et qu’il n’avait pastrouvé d’autre moyen de s’amuser !

– Vous ne m’avez probablement pas biencomprise, dit Agnès. Ferraris ne m’intéresse pas du tout, maissavez-vous qu’il est marié ?

– Je plains sa femme, repritMme Rolland.

– Naturellement elle est inquiète de lui,continua Agnès.

– Elle devrait remercier Dieu d’en êtredébarrassée, » interrompit Mme Rolland.

Agnès continua.

« Je connais Mme Ferrarisdepuis son enfance et je désire sincèrement lui être utile en cettecirconstance. Avez-vous remarqué quelque chose pendant que vousétiez à Venise, qui explique la disparition si extraordinaire deson mari ? Dans quels termes, par exemple vivait-il avec sonmaître et sa maîtresse ?

– En termes excellents avec sa maîtresse,répondit Mme Rolland, si excellents, qu’ils enétaient tout bonnement répugnants pour une respectable servanteanglaise. Elle le poussait à lui raconter toutes sesaffaires : comment il vivait avec sa femme, s’il avait besoind’argent, et autres choses semblables, tout comme s’ils étaientégaux. C’était répugnant ! Cela n’a pas d’autre nom !

– Et son maître ? reprit Agnès. Enquels termes était Ferraris avec lord Montbarry ?

– Milord vivait constamment enfermé avecses études et ses peines, répondit Mme Rolland,avec une expression de respect solennel pour la mémoire du lord.M. Ferraris recevait son argent quand il en avait à toucher,et ne se souciait pas d’autre chose. “Si mes moyens me lepermettaient, je m’en irais aussi ; mais mes moyens ne me lepermettent pas.” Ce furent les dernières paroles qu’il me dit lematin de mon départ. Je ne lui répondis même pas. Après ce quis’était passé entre nous, je n’étais naturellement pas en fort bonstermes avec lui.

– Vous ne pouvez donc rien me dired’intéressant sur cette affaire ?

– Rien, réponditMme Rolland, semblant heureuse de voir Agnèsdésappointée.

– Mais il y avait encore une autrepersonne dans le palais, reprit miss Lockwood, résolue de tirerl’énigme au clair, tandis qu’elle en avait l’occasion. Il y avaitle baron Rivar. »

Mme Rolland leva au ciel sesgrandes mains, recouvertes de gants noirs fanés, en signed’horreur.

« Savez-vous bien, mademoiselle,reprit-elle, que j’ai quitté ma place à cause de ce que j’aivu… ? »

Agnès l’arrêta.

« Je veux seulement savoir si le baronRivar a fait quelque chose qui puisse expliquer l’étrange conduitede Ferraris ?

– Il n’a rien fait que je sache, repritMme Rolland. Le baron et M. Ferraris sevalaient, s’il m’est permis de le dire ; en un mot, ilsétaient sans scrupules l’un et l’autre. Je suis une femmeéminemment juste et je vais vous en donner la preuve. Le jour mêmeoù j’ai quitté le palais, j’ai entendu, en traversant un corridor,le baron dire de sa chambre, dont la porte était entr’ouverte, àFerraris : “J’ai besoin de mille livres sterling. Queferiez-vous pour mille livres, vous ?” Et Ferrarisrépondit : “N’importe quoi, monsieur, du moment où on ne lesaurait pas.” Ce fut tout ; le baron et le domestiquepartirent ensuite d’un éclat de rire. Jugez par vous-même,mademoiselle. »

Agnès réfléchit un instant. Mille livres,c’était justement la somme qu’on avait envoyée àMme Ferraris dans la lettre anonyme. Ces millelivres avaient-elles un rapport quelconque avec la conversation dubaron et de Ferraris ? Il était inutile de presser davantageMme Rolland. Elle ne pouvait donner aucun autrerenseignement de la moindre importance. On n’avait donc plus qu’àla laisser se retirer. C’était une tentative de plus, faiteinutilement pour retrouver le courrier disparu.

Il y avait un dîner de famille le soir de cejour-là dans la maison, mais un seul invité, un neveu du nouveaulord Montbarry, fils aîné de sa sœur lady Barville. Lady Montbarryne put résister au désir de raconter l’histoire du premier etdernier assaut tenté sur la vertu de Mme Rolland,en imitant d’une façon fort comique et fort exacte la voix profondeet criarde tout à la fois de Mme Rolland.

Son mari lui demanda pourquoi cette créaturephénoménale était venue à la maison. Elle le lui dit, et annonça,bien entendu, la prochaine visite de miss Haldane. Arthur Barvillequi, depuis le commencement du dîner était, contre son habitude,silencieux et préoccupé, prit aussitôt part à la conversation avecdes éclats d’enthousiasme.

« Miss Haldane est la plus charmantefille de toute l’Irlande ! Je l’ai aperçue hier par-dessus lemur de son jardin, en passant à cheval. À quelle heure vient-elledemain.

– Avant deux heures !

– Je viendrai dans le salon par hasard.Je meurs d’envie de lui être présenté ! »

Agnès se mit à rire.

« Êtes-vous donc déjà amoureux de missHaldane ? »

Arthur répondit gravement :

« Il n’y a rien de drôle à cela. J’aipassé toute ma journée le long du mur de son jardin à l’attendre.Miss Haldane me rendra le plus heureux ou le plus malheureux deshommes.

– Comment pouvez-vous dire une foliepareille ? »

C’était une folie, sans doute. Mais qu’auraitpensé Agnès si elle avait pu se douter que cette réponse lapoussait sur le chemin de Venise ?

Chapitre 2

 

 

L’été s’avançait et la transformation dupalais vénitien en hôtel moderne touchait à sa fin.

Tout l’extérieur de l’édifice, avec sa bellefaçade donnant sur le canal, avait été intelligemment conservé. Àl’extérieur toutes les pièces avaient été refaites, ou plutôt on enavait diminué les dimensions. Les larges corridors de l’étagesupérieur servirent à faire des chambres pour les domestiques oules voyageurs désireux de dépenser peu d’argent. Il ne resta del’ancien aménagement que les parquets en losanges et les plafondsdélicatement sculptés, en parfait état de conservation ; ilsn’avaient besoin que d’un nettoyage. On les redora en outre un peupar-ci par-là pour augmenter l’attrait des meilleures chambres del’hôtel. À l’extrémité du palais, on laissa les pièces qui s’ytrouvaient telles quelles.

C’étaient relativement de petites chambres,mais si élégamment décorées qu’on n’y changea rien. On ne sut queplus tard que ces pièces formaient les appartements occupés parlord et lady Montbarry et le baron Rivar. La chambre où Montbarrymourut était encore meublée comme une chambre à coucher ; elleportait le n° 14. La chambre située au-dessus, dans laquellele baron s’était installé, avait sur le registre de l’hôtel len° 38. Avec leurs peintures toutes fraîches, leurs plafondsnettoyés à neuf, une fois les vieux lits, les chaises et les tablesremplacés par de jolis meubles, neufs et brillants, ces deuxchambres promettaient d’être les plus charmantes et les plusconfortables de l’hôtel. Quant au rez-de-chaussée, autrefois tristeet désert, on en avait fait de splendides salles à manger, dessalons de lecture des salles de billard, des fumoirs, véritablementroyaux. Les caveaux, semblables à des prisons, étaient maintenantaérés et éclairés comme les constructions les plus récentes ;ils étalent changés, comme par le coup de baguette d’une fée, encuisines, en offices, en glacières et en caves, dignes des hôtelsles plus grandioses qu’on rencontrait autrefois en Italie, il y après de vingt ans.

Un mois avant la fin de ces travaux entreprisà Venise, dans l’hôtel du Palais, Mme Rolland avaitdéjà sa place chez Mme Carbury, en Irlande ;la jolie miss Haldane, un véritable César féminin, était venue,avait vu et avait vaincu dès sa première visite chez le nouveaulord Montbarry.

Milady et miss Agnès firent autant decompliments d’elle qu’Arthur Barville. Lord Montbarry déclara quec’était la seule jolie femme qu’il ait jamais vue. La vieille ditqu’elle avait l’air d’avoir été peinte par un grand artiste, etqu’elle n’avait besoin que d’un beau cadre autour d’elle pour larendre parfaite. Miss Haldane, de son côté, était sortie enchantéede sa première entrevue avec les Montbarry, adorant ses nouvellesconnaissances. Le même jour, un peu plus tard, Arthur passa chezelle avec des fruits et des fleurs pourMme Carbury, sous prétexte de savoir si la vieilledame serait assez bien portante pour recevoir le lendemain lord etlady Montbarry ainsi que miss Lockwood.

En moins d’une semaine, les deux maisons enétaient aux termes les plus amicaux.

Mme Carbury, clouée sur soncanapé par une maladie de l’épine dorsale, devait à sa nièce un deses rares plaisirs, la lecture des romans nouveaux dès leurapparition. Arthur s’aperçut bientôt de ce détail ; aussis’offrit-il volontairement à suppléer miss Haldane. Il avaitquelques notions de mécanique, et il perfectionna la chaisearticulée sur laquelle reposait Mme Carbury ;il inventa différents moyens de la transporter du salon à sachambre sans la faire souffrir, ce qui rendit la pauvre dame toutegaie. Avec les droits qu’il se créait à la reconnaissance de latante, bien de sa personne comme il était, Arthur avança rapidementdans les bonnes grâces de la charmante nièce. Quoiqu’il eûtsoigneusement gardé son secret, elle savait parfaitement – est-ilnécessaire de le dire ? – qu’il était amoureux d’elle ;mais elle, n’avait pas aussi vite découvert ses propres sentimentsà son égard. Observant les deux jeunes gens comme elle pouvait lefaire, puisqu’elle n’avait aucune autre préoccupation, la pauvremalade découvrit en miss Haldane des signes non équivoques desympathie pour Arthur, sympathie qu’elle n’avait encore montrée àaucun de ses nombreux admirateurs. Une fois fixée,Mme Carbury saisit la première occasion favorablepour parler d’Arthur.

« Je ne sais vraiment pas ce que jeferai, dit-elle, quand Arthur s’en ira. »

Miss Haldane leva tranquillement la tête deson ouvrage.

« Il ne va pas nous quitter !s’écria-t-elle.

– Mais, ma chérie, il est déjà resté chezson oncle un mois de plus qu’il ne devait. Son père et sa mère ontnaturellement envie de le revoir. »

Miss Haldane répondit aussitôt par une idéequi ne pouvait évidemment germer que dans un esprit troublé par lapassion.

« Pourquoi son père et sa mère neviendraient-ils pas chez lord Montbarry ? La résidence de sirThéodore Barville n’est pas à plus de trente milles d’ici, et ladyBarville est la sœur de lord Montbarry. Ils n’ont pas besoin defaire de cérémonie entre eux.

– Ils peuvent être retenus chez eux,reprit Mme Carbury.

– Mais, ma chère tante, qu’est-ce quivous le prouve ? Supposons que vous en parliez àArthur !

– Supposons que tu lui enparles, toi ? »

Miss Haldane baissa aussitôt la tête sur sonouvrage. Mais sa tante avait eu le temps de voir son visage, et sonvisage l’avait trahie.

Lorsque Arthur vint le lendemain,Mme Carbury le prit à part et causa avec lui,pendant que sa nièce était au jardin. Le roman nouveau attendaitsur la table. Arthur n’en fit pas la lecture à la vieille dame etalla trouver miss Haldane dans le jardin.

Le jour suivant, il écrivit chez lui, et mitdans sa lettre une photographie de miss Haldane. À la fin de lasemaine, sir Théodore et lady Barville arrivèrent chez lordMontbarry et purent s’assurer que le portrait qu’on leur envoyén’avait pas flatté l’original. Ils s’étaient mariés jeunes et,chose étrange, ils n’étaient pas opposés à ce qu’on suivît leurexemple. La question d’âge étant ainsi écartée, les amoureux nedevaient plus rencontrer aucun obstacle. Miss Haldane était filleunique et possédait une belle fortune. Arthur avait fait de bonnesétudes et s’était conquis un certain renom à l’Université ;mais cela ne suffisait pas pour gagner sa vie. Comme fils aîné desir Théodore, sa position était déjà du reste assurée. Il était âgéde vingt-deux ans, la jeune fille en avait dix-huit. Il n’y avaitaucune raison pour faire attendre ces enfants et rien ne devaitapporter d’obstacle à la célébration du mariage, qui pouvait avoirlieu vers la première semaine de septembre. Pendant que les jeunesépoux feraient à l’étranger l’inévitable voyage de noce, une sœurde Mme Carbury avait offert de rester avec elle. Lejeune couple aussitôt la lune de miel finie, devait revenir enIrlande et s’installer dans la grande et confortable maison deMme Carbury.

Tout cela fut décidé au commencement du moisd’août. Vers la même date, les derniers travaux étaient terminésdans le vieux palais à Venise. On sécha les chambres à la vapeur,les caves furent remplies de bon vin, le gérant réunit une armée dedomestiques, et on annonça pour le mois d’octobre, dans l’Europeentière, l’ouverture du nouvel hôtel.

Chapitre 3

 

 

Miss Agnès Lockwood à MadameFerraris.

« J’ai promis, ma bonne Émilie, de vousdonner quelques détails sur le mariage de M. Arthur Barvilleet de miss Haldane. Il a eu lieu il y a dix jours. Mais j’ai eutant à faire en l’absence du maître et de la maîtresse de lamaison, que je n’ai pu vous écrire qu’aujourd’hui.

» Les invitations n’ont été faites qu’auxmembres de la famille du mari et de la femme, en raison de lamauvaise santé de la tante de miss Haldane. Du côté de la familleMontbarry, il y avait, outre lord et lady Montbarry, sir Théodoreet lady Barville, Mme Narbury, la deuxième sœur demilord comme vous savez, Francis et Henry Westwick. Les troisenfants et moi nous assistâmes à la cérémonie en qualité dedemoiselles d’honneur. Deux autres jeunes filles fort gentilles,cousines de la mariée, se joignirent à nous. Nos robes étaientblanches, avec des garnitures vertes en honneur de l’Irlande. Lemarié nous fit à toutes cadeau d’un joli bracelet d’or. Si vousajoutez aux personnes que je viens de nommer les membres de lafamille de Mme Carbury et les vieux domestiques desdeux maisons, à qui l’on avait permis de boire à la santé desnouveaux mariés, à l’autre bout de la salle à manger, vous aurez laliste complète des convives du déjeuner de noce.

» Le temps était magnifique et l’officeen musique fut superbe. Quant à la mariée, on ne saurait direcombien elle était belle et combien elle fut charmante et candidependant toute la cérémonie. Nous fûmes très gais au déjeuner, etles discours ont été fort bien tournés. C’est M. HenryWestwick qui parla le dernier et le mieux de tous. Il termina enfaisant une proposition qui va avant peu changer complètement notregenre de vie.

« Si j’ai bonne mémoire, voici comment ils’exprima : « Nous sommes tous d’accord, n’est-ce pas,pour regretter l’heure de la séparation qui est proche maintenant,et nous serions tous fort heureux de nous revoir. Pourquoi neprendrions-nous pas un rendez-vous ? Voici l’automne, nousallons aller en vacances. Que diriez-vous, si vous n’avez pas déjàd’autres engagements, bien entendu, de nous retrouver avec lesjeunes mariés avant la fin de leur voyage de noce, et derecommencer le charmant déjeuner que nous venons de faire par unfestin en l’honneur de la lune de miel ? Nos jeunes amispassent par l’Allemagne et le Tyrol avant de se rendre en Italie.Je propose que nous leur laissions un mois à rester seuls, et quenous nous arrangions ensuite pour les retrouver dans le nord del’Italie, à Venise, par exemple. »

» On applaudit à cette idée, et lesapplaudissements se changèrent en éclats de rire, grâce… àqui ?… à ma chère vieille nourrice. Au moment oùM. Westwick prononça le nom de Venise, elle se leva soudain àla table des domestiques, à l’autre bout de la pièce, et cria detoutes ses forces : « Descendez à notre hôtel, mesdameset messieurs ! Nous touchons déjà six pour cent de notreargent ; et si vous voulez louer toutes les chambres libres etdemander tout ce qu’il y a de meilleur, ce sera dix pour cent dansnos poches en moins de temps que rien. Demandez plutôt àM. Henry ! »

» Ainsi mis en cause, M. Westwick neput faire autrement que de nous avouer qu’il était actionnaired’une compagnie qui venait de se former pour exploiter un hôtel àVenise, et qu’il y avait aussi intéressé la nourrice, pour unepetite somme, je pense.

» Aussitôt chacun voulut porter le mêmetoast et l’on but : Au succès de l’hôtel de la nourrice, et àune hausse rapide du dividende !

» Peu à peu on en revint à la questionplus importante du rendez-vous projeté à Venise ; lesdifficultés commencèrent alors : bien entendu, plusieurspersonnes avaient déjà accepté des invitations pour l’automne.

» De la famille deMme Carbury, deux parents seuls purent s’engager àvenir. De notre côté, nous étions plus libres. M, Henry Westwickdevait aller à Venise avant nous tous pour assister àl’inauguration du nouvel hôtel. Mme Narbury etM. Francis Westwick s’offrirent à l’accompagner ; etaprès quelque hésitation, lord et lady Montbarry s’arrêtèrent à unautre arrangement. Lord Montbarry ne pouvait pas facilement prendrele temps d’aller jusqu’à Venise, mais lui et sa femme consentirentà suivre Mme Narbury et M. Francis jusqu’àParis. Il y a cinq jours déjà qu’ils sont partis avec leurscompagnons de voyage, laissant ici à ma garde leurs trois petitsenfants. Ils ont supplié bien fort, les pauvres chérubins, pourpartir avec papa et maman. Mais on a pensé qu’il valait mieux nepas interrompre les progrès de leurs études et ne pas les exposer,surtout les deux plus jeunes, aux fatigues du voyage.

» J’ai reçu ce matin de Cologne unelettre charmante de la mariée. Vous ne pouvez vous figurer commeelle avoue gentiment et sans détour qu’elle est heureuse. Il y ades personnes, comme on dit en Irlande, nées sous une bonne étoile,et je crois qu’Arthur Barville est de celles-là.

» La prochaine fois que vous m’écrirez,j’espère que vous serez en meilleure santé et plus calme, et quevotre emploi continuera à vous plaire. Croyez-moi votre sincèreamie.

» A. L. »

Agnès venait de terminer et de cacheter salettre quand l’aînée de ses petites élèves entra dans la chambreannonçant que le domestique de lord Montbarry venait d’arriver deParis ! Craignant quelque malheur, elle sortit à la hâte.

Le domestique comprit qu’il l’avaiteffrayée.

« Il n’y a aucune mauvaisenouvelle, mademoiselle, sa hâta-t-il de dire. Milord et milady sontfort bien à Paris. Ils désirent seulement que vous et les jeunesdemoiselles vous veniez les retrouver. »

En même temps il tendait à Agnès une lettre delady Montbarry.

« Ma chère Agnès,

» Je suis si heureuse de la vie que jemène ici, – il y a six ans, ne l’oubliez pas, que je n’ai voyagé –que j’ai fait tous mes efforts pour persuader à lord Montbarryd’aller à Venise. Et, ce qui est bien plus important, j’en suisarrivée à mes fins ! Il est maintenant dans sa chambre entrain d’écrire les lettres d’excuses aux personnes dont il avaitaccepté des invitations. Je vous souhaite, ma chère, d’avoir unaussi bon mari, quand le moment viendra ! En attendant, laseule chose qui me manque pour être tout à fait heureuse, c’est devous avoir ici avec mes bébés. Bien qu’il ne le dise pas aussifranchement, Montbarry est tout aussi malheureux que moi sans eux.Vous n’aurez aucun ennui. Louis vous remettra ces quelques lignesécrites à la hâte, et prendra soin de vous pendant le voyagejusqu’à Paris. Embrassez les enfants pour moi mille et mille foiset ne vous occupez pas de leur éducation pour le moment !Faites vos malles immédiatement, ma chérie, et je ne vous enaimerai que mieux.

» Votre amie affectionnée,

» ADELA MONTBARRY. »

Toute troublée, Agnès replia la lettre, etpour se remettre, se réfugia quelques minutes seule dans sachambre.

Le premier moment de surprise passé, enrentrant en possession d’elle-même, à l’idée d’aller à Venise, ellese souvint des derniers mots prononcés chez elle par la veuve deMontbarry :

« Nom nous reverrons, ici enAngleterre, ou là-bas à Venise, où mon mari est mort, et nous nousreverrons pour la dernière fois. »

C’était une coïncidence extraordinaire pour lemoins, que la marche des événements dût conduire ainsi, fatalement,Agnès à Venise, surtout après ces paroles !

Cette femme aux grands yeux noirs, cetteCassandre, était-elle toujours en Amérique ? Ou bien la marchedes événements l’avait elle ramenée, elle aussi, fatalement, àVenise ? Agnès se leva honteuse d’avoir songé à tout cela,honteuse de s’être posé de pareilles questions.

Elle sonna et envoya chercher les petitesfilles pour leur annoncer qu’on allait rejoindre papa et maman. Lajoie bruyante des enfants, la préoccupation des préparatifs d’unvoyage décidé à la hâte chassa de son esprit, comme elles leméritaient, toutes ces absurdes pensées qu’elles avait eues, Agnèsse mit à la besogne avec cette ardeur fébrile dont les femmesseules sont capables quand elles font quelque chose qui leur plait.Le même tour, les voyageurs arrivèrent à Dublin à temps pourprendre le bateau d’Angleterre. Deux jours plus tard, ils avaientrejoint lord et lady Montbarry à Paris.

Partie 4

 

Chapitre 1

 

 

On était seulement au 20 septembre, quandAgnès et les enfants arrivèrent à Paris.Mme Narbury et son frère Francis étaient déjà enroute pour l’Italie. Mais le nouvel hôtel ne devait pas être ouvertaux voyageurs avant trois semaines.

C’était Francis Westwick qui était cause de cedépart prématuré.

Comme Henry, son frère cadet, il avaitaugmenté ses ressources pécuniaires en entreprenant différentesaffaires qui toutes, du reste, touchaient à ce qu’on appelle lesarts libéraux. Il avait gagné de l’argent d’abord avec un journalhebdomadaire ; puis il avait placé ses bénéfices dans unthéâtre de Londres. Cette dernière spéculation, dirigéeintelligemment, avait prospéré à souhait, grâce à un publicenthousiaste.

Cherchant un nouveau succès pour la saisond’hiver, Francis s’était décidé à tâcher de conserver un publicdéjà blasé en donnant un nouveau genre de ballet de son invention,où l’action d’une pièce à grand spectacle n’aurait rien à souffrird’un intermède de danse.

Il était maintenant à la recherche de lameilleure danseuse du monde entier. Il voulait une étoile, unphénomène. Ayant entendu parler, par ses correspondants étrangers,de deux femmes qui avaient débuté avec succès, l’une à Milan,l’autre à Florence, il était parti pour ces deux villes, afin dejuger par ses propres yeux. De là il devait rejoindre, à Venise,les nouveaux mariés. Une de ses sœurs, qui était veuve, et quiavait à Florence des amis qu’elle désirait revoir, l’accompagnaavec plaisir. Les Montbarry restèrent à Paris jusqu’à ce qu’il fûttemps de partir pour être exacts au rendez-vous à Venise. Henry lestrouva encore en France, quand il arriva de Londres se rendant enItalie pour assister à l’ouverture du nouvel hôtel.

Quoi qu’ait pu lui dire lady Montbarry, ilsaisit encore cette occasion pour presser Agnès ; il nepouvait choisir un plus mauvais moment. Les plaisirs de Paris,qu’elle ne comprenait pas plus que ceux qui l’entouraientd’ailleurs, la fatiguèrent excessivement. Elle n’était pas maladeet elle prenait volontiers sa part des distractions toujoursnouvelles qu’offre sans cesse aux étrangers le peuple le plus gaidu monde entier, mais rien ne pouvait la tirer de sa torpeur, ellerestait toujours sombre et triste malgré tout. Dans cette situationd’esprit, elle n’était pas d’humeur à écouter avec plaisir, ou mêmeavec patience, les amabilités d’Henry ; elle refusa doncpositivement de l’entendre.

« Pourquoi me rappeler ce que j’aisouffert ? lui demanda-t-elle. Ne voyez-vous pas que j’engarderai toute ma vie le souvenir ?

– Je croyais connaître un peu les femmes,dit Henry à lady Montbarry, en lui racontant sa déconvenue, maisAgnès est une énigme pour moi, Il y a un an que Montbarry est mort,et elle reste toujours aussi pleine de sa mémoire que s’il étaitmort en lui restant fidèle. Elle souffre encore plus qu’aucun denous !

– C’est la meilleure femme de la terre,ne l’oubliez pas, répondit lady Montbarry, et vous lui pardonnerez.Une femme comme Agnès peut-elle donner son amour ou le refusersuivant les circonstances ? Parce que l’homme qu’elle avaitchoisi était indigne d’elle, n’en est-il pas moins resté l’époux deson cœur ? Si peu qu’il l’ait mérité, elle a été pendant qu’ilvivait sa plus sincère et sa meilleure amie ; maintenant qu’iln’est plus, elle reste toujours, et c’est son devoir, sa plussincère et sa meilleure amie. Si vous l’aimez réellement, attendez,et reposez-vous en sur vos deux plus fidèles alliés : le tempset moi. Voici mon avis, voyez vous-même si ce n’est pas le meilleurque je puisse vous donner. Continuez demain votre voyage pourVenise, et quand vous quitterez Agnès, parlez-lui comme s’il nes’était rien passé entre vous. »

Henry suivit sagement ce conseil.

Comprenant sa réserve, Agnès se montra fortamicale et presque gaie. Quand il s’arrêta à la porte pour la voirune dernière fois, elle détourna vivement la tête pour lui cacherson visage. Était-ce bon signe ?

« Mais certainement, affirma ladyMontbarry en accompagnant Henry jusqu’au bas de l’escalier.Écrivez-nous quand vous serez à Venise. Nous attendrons ici deslettres d’Arthur et de sa femme, et nous fixerons notre départ pourl’Italie d’après ce qu’ils nous diront. »

Une semaine se passa sans lettre d’Henry.Quelques jours après, on reçut une dépêche de lui. Elle était datéede Milan et non de Venise ; elle ne contenait que cette phrasevraiment étrange :

« J’ai quitté l’hôtel. Serai deretour à l’arrivée d’Arthur et de sa femme. Adressez, en attendant,Albergo Reale, Milan. »

Henry préférait Venise à toute autre ville del’Europe, aussi avait-il pris ses dispositions pour y resterjusqu’à ce que toute la famille fût réunie. Quel événementinattendu avait donc pu le forcer à changer ainsi ses plans, etpourquoi ne donnait-il aucune explication ? Pourquoi nedisait-il pas la raison de son changement subitd’itinéraire ?

La suite l’apprendra.

Chapitre 2

 

 

L’hôtel du palais, qui voulait faire saclientèle surtout parmi les voyageurs anglais et américains,célébra bien entendu l’ouverture de ses portes par un grand banquetoù l’on prononça force discours.

Henry Westwick arriva à Venise juste pourprendre le café avec les invités et fumer quelques cigares.

À la vue des splendeurs des salles deréception, frappé surtout par l’habile mélange de confort et deluxe qui régnait dans les chambres à coucher, il commença à trouverfort sérieuse la plaisanterie de la vieille nourrice sur ledividende futur de dix pour cent. L’hôtel débutait bien. On avaitfait tant de réclames en Angleterre et à l’étranger que tout lemonde connaissait la maison avant d’y être descendu. Henry ne putobtenir qu’une des petites chambres de l’étage supérieur, encore nela lui donna-t-on que grâce à un heureux hasard, la personne quil’avait retenue par lettre ne pouvant venir. Il montait chez luifort heureux d’aller s’étendre dans un lit, quand un nouvelincident vint changer les projets qu’il faisait pour la nuit, en leconduisant dans une autre chambre bien meilleure que la première.Se dirigeant tranquillement vers les régions élevées où on l’avaitrelégué, l’attention d’Henry fut appelée par une voix en colèrequi, avec le fort accent de la Nouvelle-Angleterre, s’élevaitcontre une des plus grandes privations dont puisse être affligé unlibre citoyen de la libre Amérique : la privation du gaz danssa chambre à coucher.

Les Américains sont sûrement le peuple le plushospitalier de la terre. Ils sont aussi, dans certains cas, d’uncaractère fort agréable et des plus patients. Mais enfin, ils sonthommes comme les autres humains, et la patience d’un Américain ades limites, surtout quand il s’agit d’une bougie dans une chambreà coucher. Le naturel des États-Unis, dont nous parlons maintenant,se refusa à croire que sa chambre à coucher fût complètementterminée parce qu’elle ne possédait pas un bec de gaz.

Le gérant eut beau lui montrer les finessculptures artistiques remises à neuf et redorées partout, sur lesmurs et le plafond ; il fit son possible pour expliquer que lacombustion du gaz les salirait sûrement en quelques mois. Tout celafut peine perdue ; le voyageur répondit que c’était fort bien,mais qu’il ne comprenait pas, lui, toutes ces œuvres d’art. Ilétait habitué à une chambre à coucher au gaz, c’est ce qu’ilvoulait et ce qu’il tenait à avoir. Le gérant lui offritobligeamment de demander à une autre personne, qui occupait àl’étage au-dessous une chambre éclairée tout entière au gaz, de lalui abandonner. En entendant cela, Henry, qui était tout prêt àchanger une petite chambre à coucher contre une grande, s’offrit àfaire l’échange. L’excellent naturel des États-Unis lui donnasur-le-champ une poignée de main.

« Vous aimez probablement les arts,monsieur, dit-il, et vous comprendrez sans doute les beautés de cesdécorations. »

Henry regarda le numéro de sa nouvellechambre. C’était le numéro 14.

Tombant de fatigue et de sommeil, il espéraitnaturellement passer une bonne nuit. D’une excellente santé, Henrydormait tout aussi bien dans un lit qu’il ne connaissait pas quedans sa propre chambre ; néanmoins, sans la moindre raison,son attente fut déçue. Le lit luxueux, la chambre bien aérée, lecharme délicieux de Venise pendant la nuit, tout semblait luipromettre un doux sommeil, mais il ne put fermer les yeux. Unindescriptible sentiment de malaise le tint éveillé jusqu’au jour.Il descendit dans le café aussitôt que les gens de l’hôtel furentsur pied, il commanda à déjeuner.

Un autre changement se fit encore en lui dèsque le repas fut servi ; cela lui sembla fort extraordinaire,mais il était sans appétit. Une excellente omelette, des côtelettescuites à point, il renvoya tout sans y goûter, lui dont l’appétitétait toujours égal, lui qui s’accommodait de tout.

La journée s’annonçait belle et brillante.

Il envoya chercher une gondole et se fitconduire au Lido.

Dehors, à l’air frais des lagunes, il sesentit revivre. Il n’avait pas quitté l’hôtel depuis dix minutesqu’il s’endormait profondément dans la gondole. Il se réveilla aumoment de débarquer, se jeta à l’eau et goûta le plaisir d’un bainen pleine Adriatique. Il y avait seulement à cette époque-là unpauvre petit restaurant dans l’île ; mais l’appétit lui étaitrevenu, et Henry était prêt à manger n’importe quoi ; il avalace qu’on lui servit comme un homme affamé. En y réfléchissant, ilne pouvait comprendre qu’il eût renvoyé l’excellent déjeuner del’hôtel.

Il rentra à Venise et passa la journée dansles galeries de tableaux et dans les églises. Vers six heures sagondole le ramena, toujours avec un fort bon appétit, à l’hôtel, oùil devait dîner à table d’hôte avec un compagnon de voyage qu’ilavait invité.

Tous ceux qui prirent part au dîner y firenthonneur, à l’exception d’une seule personne. Au grand étonnementd’Henry, l’appétit avec lequel il était entré à l’hôtel le quittasoudain, sans aucune cause, dès qu’il fut à table. Il but quelquesgorgées de vin, mais ne put absolument rien manger.

« Que pouvez-vous bien avoir ? luidemanda son compagnon de voyage.

– Je n’en sais pas plus que vous »,répondit-il en toute sincérité.

Quand la nuit vint, il entra encore une foisdans sa belle et confortable chambre à coucher. Le résultat decette deuxième expérience fut semblable au premier : ilressentit encore la même sensation de malaise. Il passa encore unenuit sans dormir. Encore une fois il essaya de déjeuner, maisl’appétit lui fit toujours défaut !

Cette dernière expérience était tropextraordinaire pour que Henry n’en parlât pas. Il raconta le fait àses amis dans la salle publique, devant le gérant. Plein de zèlepour défendre son hôtel, le gérant, blessé de voir la mauvaiseréputation qu’on faisait à son numéro 14, invita les personnesprésentes à visiter la chambre à coucher de M. Westwick et àdécider si c’était bien à elle que M. Westwick devait ses deuxnuits d’insomnie. Il en appela surtout à un monsieur à cheveux grisinvité à déjeuner par un voyageur anglais.

« C’est le docteur Bruno, le premiermédecin de Venise, dit-il. Je le supplie de dire s’il y a quelquechose de malsain dans la chambre de M. Westwick. »

En entrant au numéro 14, le médecin regardaautour de lui avec un certain étonnement, que remarquèrent tousceux qui l’accompagnaient.

« La dernière fois que je suis entré danscette chambre, dit-il, ce fut pour une triste chose. C’était avantque le palais ne fût transformé en hôtel. Je soignais ungentilhomme anglais qui mourut ici. »

Une des personnes présentes demanda le nom dugentilhomme. Le docteur Bruno répondit, sans se douter qu’il étaitdevant le frère de la personne morte : – LordMontbarry.

Henry quitta tranquillement la chambre sansdire un mot à personne.

Ce n’était pas, dans le sens exact du mot, unhomme superstitieux. Mais il sentit néanmoins une répugnanceinvincible à rester dans cet hôtel. Il résolut de quitter Venise.Demander une autre chambre, c’était, il le voyait bien, froisser legérant : quitter l’hôtel et aller dans un autre, ce seraitdécrier ouvertement un établissement au succès duquel il étaitintéressé.

Il laissa donc pour Arthur Barville un motdans lequel il disait qu’il était parti jeter un coup d’œil sur leslacs italiens, et qu’une ligne adressée à son hôtel à Milansuffirait pour le faire revenir. Dans l’après-midi, il prit letrain de Padoue, dîna avec son appétit accoutumé et dormit aussibien que d’habitude.

Le lendemain, deux personnes complètementétrangères à la famille Montbarry, un monsieur et sa femme, quiretournaient en Angleterre par la route de Venise, arrivèrent àl’hôtel du Palais et occupèrent le numéro 14.

Fort inquiet des ennuis que lui avait déjàvalus une de ses meilleures chambres à coucher, le gérant saisitl’occasion qui se présenta de demander aux nouveaux voyageurscomment ils avaient trouvé leur chambre. Il put juger combien ilsétaient satisfaits en les voyant rester à Venise un jour de plusqu’ils n’avaient d’abord projeté, rien que pour jouir pluslongtemps de l’excellente installation du nouvel hôtel.

« Nous n’avons rien trouvé de semblableen Italie, dirent-ils, vous pouvez donc être certain que nous vousrecommanderons à tous nos amis. »

Quand le numéro 14 fut de nouveau vacant, unedame anglaise, voyageant avec sa femme de chambre, arriva et, aprèsavoir visité la chambre, la retint sur-le-champ.

Cette dame était Mme Narbury.Elle avait laissé Francis Westwick à Milan, en train de négocierl’engagement à son théâtre, d’une nouvelle danseuse de laScala.

N’ayant pas de nouvelles contraires,Mme Narbury supposait qu’Arthur Barville et safemme étaient déjà à Venise.

L’expérience que fitMme Narbury du numéro 14 différa complètement decelle qu’avait fait son frère Henry de cette même chambre.

Elle s’endormit aussi vite que d’habitude,mais son sommeil fut troublé par une succession de rêvesaffreux ; la figure qui jouait le rôle principal dans chacund’eux était celle de son frère mort, le premier lord deMontbarry.

Elle le vit mourant dans une affreuseprison ; elle le vit poursuivi par des assassins et expirantsous leurs coups ; elle le vit se noyer dans les profondeursinsondables d’une eau sombre ; elle le vit dans un lit enflammes, comme sur un bûcher ; elle le vit fasciné par unemisérable créature, boire le breuvage qu’elle lui présentait etmourir empoisonné. L’horreur de ces rêves fit un tel effet sur ellequ’elle se leva avec le jour, n’osant plus rester dans son lit.Autrefois, de toute la famille, c’était elle seule qui avait vécuen bons termes avec lord Montbarry. Son autre frère et ses sœursétaient toujours en discussion avec lui, et sa mère avoua que detous ses enfants, son fils aîné était celui qu’elle aimait lemoins.

Assise près de la fenêtre de sa chambre etregardant le lever du soleil, Mme Narbury, unefemme pleine de sens et d’énergie cependant, frémissait de terreuren récapitulant chacun de ses rêves.

Lorsque sa femme de chambre entra à son heurehabituelle et remarqua qu’elle avait mauvaise mine, elle lui donnala première raison qui lui vint à l’esprit. Cette domestique étaitsi superstitieuse qu’il aurait été fort maladroit de lui dire lavérité. Mme Narbury répondit simplement qu’ellen’avait pas trouvé le lit à son goût, à cause de sa grandedimension. Elle était accoutumée chez elle, comme sa femme dechambre le savait, à coucher dans un petit lit.

Informé de ce fait dans le courant de lajournée, le gérant vint lui dire qu’il regrettait de ne pouvoiroffrir qu’un moyen d’éviter cet inconvénient. C’était de changer dechambre et d’en prendre une autre portant le n° 38, situéeimmédiatement au-dessus de celle qu’elle désirait quitter.

Mme Narbury accepta.

Elle était maintenant sur le point de passerla seconde nuit dans la chambre occupée autrefois par le baronRivar.

Une fois de plus, elle s’endormit commed’habitude. Et une fois de plus, les affreux rêves de la premièrenuit vinrent épouvanter son esprit, reparaissant l’un après l’autredans le même ordre. Cette fois-ci, ses nerfs déjà fort surexcitésne purent supporter cette nouvelle secousse. Elle jeta sur sesépaules sa robe de chambre, et sortit à la hâte au milieu de lanuit. Le garçon de service, réveillé par le bruit qu’elle fit enouvrant et en refermant la porte, la vit se précipiter tête baisséeen bas de l’escalier, à la recherche du premier être qu’ellerencontrerait pour lui tenir compagnie.

Fort surpris par cette nouvelle manifestationde la fameuse excentricité anglaise, l’homme consulta le registrede l’hôtel et conduisit la dame en haut, à la chambre occupée parsa domestique.

Elle ne dormait pas, et, chose plus étonnante,elle n’était même pas déshabillée. Elle reçut sa maîtresse sans lemoindre signe d’étonnement.

Quand elles furent seules et quandMme Narbury l’eut, comme il le fallait bien, misedans sa confidence, la femme de chambre fit une fort étrangeréponse :

« J’ai parlé de l’hôtel ce soir, ausouper des domestiques, dit-elle ; celui qui sert un desmessieurs qui restent ici a entendu dire que feu lord Montbarry estla dernière personne qui ait habité le palais avant satransformation en hôtel. La chambre dans laquelle il est mort estcelle où vous avez dormi la nuit dernière. Votre chambre de ce soirest juste au-dessus. Je n’ai rien dit de peur de vous effrayer.Pour ma part, j’ai passé la nuit comme vous voyez, la lumièreallumée et lisant ma Bible. À mon avis, aucun membre de votrefamille ne peut espérer être heureux ou même tranquille dans cettemaison.

– Que voulez-vous dire ?

– Laissez-moi, s’il vous plaît,m’expliquer, madame. Quand M. Henry Westwick est venu ici, jetiens encore cela du même domestique, il a occupé comme vous, sansle savoir, la chambre où est mort son frère. Pendant deux nuits, iln’a pu fermer les yeux. Il n’y avait cependant aucune raison àcela ; le domestique l’a entendu dire à des messieurs, aucafé, qu’il n’avait pu dormir et qu’il s’était trouvé tout mal àson aise. Mais, bien plus encore, quand le jour vint, il ne putmême pas manger sous ce toit maudit. Vous pouvez rire de moi,madame, mais une servante peut aussi avoir son opinion, c’est qu’ilest arrivé ici quelque chose à milord, qu’aucun de nous ne sait.Son fantôme erre tristement jusqu’à ce qu’il puisse le dire, et lesmembres de sa famille sont les seuls auxquels sa présence serévèle. Vous le reverrez tous encore peut-être. Ne restez pasdavantage, je vous en prie, dans cette affreuse maison ! Pourmoi, je ne voudrais pas y passer une autre nuit, non, pas pour toutl’or du monde ! »

Mme Narbury calma l’esprit desa servante et la rassura sur ce dernier point.

« Je n’ai pas la même opinion que vous,répondit-elle gravement. Mais je voudrais parler à mon frère detout ce qui est arrivé. Nous allons retourner à Milan. »

Quelques heures s’écoulèrent nécessairementavant qu’elles pussent quitter l’hôtel par le premier train dumatin.

Dans l’intervalle, la femme de chambre deMme Narbury trouva moyen de raconterconfidentiellement au domestique ce qui s’était passéentre elle et sa maîtresse. Ce dernier avait aussi des amisauxquels il redit à son tour et confidentiellement toutel’histoire. En peu de temps l’affaire, passant de bouche en bouche,arriva aux oreilles du gérant. Il comprit que l’avenir de l’hôtelétait en péril, à moins qu’on ne fît quelque chose pour effacer laréputation de la chambre numéro 14.

Des voyageurs anglais, connaissant par cœurl’almanach de la noblesse de leur pays, lui apprirent qu’HenryWestwick et Mme Narbury n’étaient pas les seulsmembres de la famille Montbarry. La curiosité pouvait en amenerd’autres à l’hôtel, surtout après ce qui venait de se passer.L’imagination du gérant trouva aisément un moyen habile de lesdérouter dans ce cas-là. Les numéros de toutes les chambres étaientémaillés en bleu, sur des plaques blanches, vissées aux portes. Ilordonna qu’on fit faire une nouvelle plaque portant le numéro 13bis, et il conserva la chambre vide jusqu’au moment où laplaque fut prête. Puis on mit le nouveau numéro à la chambre ;le numéro 14 enlevé fut placé sur la porte de la propre chambre dugérant, au deuxième étage, chambre qui, n’étant pas à louer,n’avait pas été numérotée auparavant. Le numéro 14 disparut doncainsi à tout jamais des livres de l’hôtel, comme numéro d’unechambre à louer.

Après avoir prévenu les domestiques de ne pasjaser avec les voyageurs, au sujet du numéro changé, sous peined’être immédiatement renvoyés, le gérant se frotta les mains,heureux d’avoir fait son devoir envers ses patrons.

« Maintenant, pensa-t-il en lui même,avec un sentiment de triomphe excusable après tout, que la familleentière vienne ici, nous sommes de force à lutter avecelle. »

Chapitre 3

 

 

Avant la fin de la semaine, le gérant del’hôtel se trouva une fois de plus en relation avec un membre de lafamille. Une dépêche arriva de Milan, annonçant que FrancisWestwick serait à Venise le lendemain, et qu’il désirait qu’on luiréservât, si cela était possible, le n° 14 du premierétage.

Le gérant réfléchit quelques instants avant dedonner ses ordres.

La chambre numérotée à nouveau avait étéoccupée en dernier lieu par un Français, Elle devait être encorelouée le jour de l’arrivée de M. Francis Westwick, mais elleserait vide le jour suivant.

Fallait-il conserver la chambre pourM. Francis ? Et quand il aurait passé une bonne etexcellente nuit dans la chambre 13 bis, lui demanderdevant témoins comment il s’était trouvé dans sa chambre àcoucher ? Dans ce cas, si la réputation de la chambre étaitencore discutée, elle serait vengée par la réponse même d’unepersonne de la famille qui, la première, avait fait le mauvaisrenom du n° 14. Après avoir pensé à tout cela, le gérant sedécida à tenter l’expérience et donna des ordres pour que le 13bis soit réservé.

Le lendemain, Francis Westwick arriva enexcellente disposition d’esprit. Il avait fait signer un engagementà la danseuse la plus connue d’Italie ; il avait confiéMme Narbury aux soins de son frère Henry, quil’avait rejoint à Milan, et il était entièrement libre d’essayertant qu’il le voudrait l’influence extraordinaire que le nouvelhôtel exerçait sur ses parents.

Quand son frère et sa sœur lui racontèrent cequi leur était arrivé, il déclara aussitôt qu’il irait à Venisedans l’intérêt de son théâtre. Il voyait dans ce qu’on lui disaitles éléments mêmes d’un drame où paraîtraient des fantômes. Iltrouva en chemin de fer le titre :

L’HÔTEL hanté,

« Affichez cela en lettres rouges de sixpieds de haut, sur un fond noir, dans tout Londres, et soyez sûrque le public viendra en foule ! » disait-il.

Reçu avec une attention pleine de politessepar le gérant, Francis, en entrant dans l’hôtel, éprouva undésappointement.

« Il y a erreur, monsieur ; nousn’avons pas de chambre portant le numéro 14 au premier étage. Lachambre qui a ce numéro est au deuxième étage ; elle atoujours été occupée par moi, depuis le jour de l’ouverture del’hôtel. Peut-être voulez-vous parler du numéro 13 bis, aupremier étage ? Elle sera à votre disposition demain, – unechambre charmante. En attendant, ce soir, nous ferons de notremieux pour vous contenter. »

Le directeur d’un théâtre à succès estprobablement le dernier homme du monde qui soit capable d’avoir unebonne opinion de ses semblables. Aussi Francis prit-il le gérantpour un farceur et l’histoire du numéro des chambres pour unmensonge.

Le jour de son arrivée, il dîna seul avantl’heure de la table d’hôte, afin de pouvoir questionner le garçon àson aise, sans être entendu de personne. La réponse qu’on lui fitlui prouva que le numéro 13 bisoccupait bien exactementdans l’hôtel la place que lui avaient désignée son frère et sa sœurcomme celle du numéro 14.

Il demanda ensuite la liste des visiteurs, ettrouva que le monsieur français qui occupait alors le numéro 13bis était le propriétaire d’un théâtre de Paris qu’ilconnaissait personnellement.

Était-il en ce moment à l’hôtel ? Ilétait sorti et serait certainement de retour pour la tabled’hôte.

Quand le dîner fut terminé, Francis entra dansla salle et fut reçu à bras ouverts par son collègue parisien.« Venez fumer un cigare dans ma chambre, lui dit-ilamicalement. Je veux savoir si vous avez réellement engagé cettefemme à Milan. »

Francis put ainsi comparer l’intérieur de lachambre avec ce qu’on lui en avait dit à Milan.

Arrivant à la porte, le Français se souvintqu’il avait un compagnon de voyage.

« Mon peintre de décors est ici avec moi,dit-il, à la recherche Je sujets. C’est un excellent garçon quiregardera comme une faveur que nous lui proposions de venir avecnous. Je vais charger un domestique de le lui dire quand ilrentrera. »

Il tendit sa clef à Francis :

« Je vous rejoins dans un instant. C’estau bout du corridor, 13 bis. »

Francis entra seul dans la chambre. Il y avaitaux murs et au plafond des ornements pareils à ceux dont on luiavait parlé. Il venait à peine de faire cette remarque, lorsqu’unesensation fort désagréable le frappa soudain.

Une odeur révoltante, une odeur toute nouvellepour lui, une odeur qu’il n’avait jamais sentie jusque-là, lesaisit à la gorge.

C’était un amalgame de deux odeurs d’uneessence particulière et qui, quoique mélangées, étaientperceptibles chacune séparément. Cette étrange exhalaisonconsistait en une senteur légèrement aromatique et cependant fortdésagréable avec une odeur moins pénétrante, mais si nauséabondeque Francis dut ouvrir la fenêtre pour respirer l’air frais,incapable de supporter un instant de plus cette horribleatmosphère.

Le directeur français rejoignit son collègueanglais avec un cigare déjà allumé. Il recula d’étonnement à lavue, terrible en général pour ses compatriotes, d’une fenêtreouverte.

« Vous autres Anglais vous êtes vraimentfous avec vos idées sur l’air pur ! s’écria-t-il. Nous allonsmourir de froid. »

Francis se retourna et le regarda avec desyeux étonnés.

« Sérieusement, ne sentez-vous pasl’odeur qu’il y a dans la chambre ? demanda-t-il.

– Quelle odeur ? reprit sonconfrère. Je ne sens que mon cigare qui est excellent. Envoulez-vous un ? Mais pour Dieu ! Fermez lafenêtre ! »

D’un geste Francis refusa le cigare.

« Je vous demande pardon, dit-il, je mesens mal à mon aise et tout étourdi ; il vaut mieux que jem’en aille. »

Il mit son mouchoir sur sa bouche et sedirigea vers la porte.

Le Français suivit chacun des mouvements deFrancis avec un tel étonnement qu’il oublia tout à fait d’empêcherl’air du soir de continuer à entrer.

« Est-ce vraiment si horrible quecela ? demanda-t-il.

– C’est horrible ! murmura Francisderrière son mouchoir. Je n’ai jamais rien senti depareil. »

On frappa à la porte : c’était le peintreen décors. Son directeur lui demanda aussitôt s’il y avait uneodeur quelconque dans la chambre.

« Je sens votre cigare qui doit êtredélicieux ; offrez m’en un tout de suite !

– Attendez un peu. Outre mon cigare,sentez-vous autre chose, quelque chose d’horrible, d’abominable,d’indescriptible, quelque chose que vous n’avez jamais, mais jamaissenti auparavant ? »

Le peintre parut confondu par l’énergiquevéhémence des paroles qu’il venait d’entendre.

« Votre chambre est aussi fraîche etaussi saine que possible » ; et en disant cela il seretourna avec étonnement du côté de Francis Westwick qui, deboutdans le corridor, regardait l’intérieur de la chambre à coucheravec un sentiment de dégoût non déguisé.

Le directeur parisien s’approcha de soncollègue anglais et le regarda d’un air inquiet.

« Vous voyez, mon ami, nous voici deuxici avec d’aussi bons nez que le vôtre et nous ne sentons rien. Sivous voulez inviter d’autres témoignages, regardez ; voicid’autres nez encore, et il montrait deux petites filles anglaisesjouant dans le corridor. La porte de ma chambre est grande ouverteet vous savez avec quelle rapidité une odeur se propage. Maintenantécoutez ; je vais faire appel à ces nez innocents dans lalangue de leur île brumeuse : – Mes petits amours, est-ce quecela sent mauvais ici, hein ? »

Les enfants éclatèrent de rire ets’empressèrent de répondre :

« Non.

– Vous le voyez, mon bon Westwick, c’estclair, reprit le Français dans sa langue à lui cette fois. Je vousplains de tout mon cœur, croyez-moi, allez voir un médecin, car ily a sûrement quelque chose de dérangé dans votre pauvrenez. »

Après lui avoir donné cet avis charitable, ilrentra dans sa chambre et ferma toute entrée à la brise fraîcheavec un soupir de contentement. Francis quitta l’hôtel et suivit laroute qui conduisait à la place Saint-Marc. L’air de la nuit leremit bientôt. Il put allumer alors un cigare et se mit à songer, àce qui venait d’arriver.

Chapitre 4

 

 

Évitant la foule sous les colonnades, Francislongea lentement la place enveloppée par un clair de lunenaissant.

Sans s’en douter, il était un véritablematérialiste. L’étrange impression qu’il avait ressentie dans cettechambre, l’effet qu’elle avait produit sur les autres parents deson frère défunt n’eut aucune influence sur l’esprit de cet homme,qui se croyait plein de bon sens.

« Peut-être bien mon imagination a-t-elleplus d’empire sur moi que je ne le pensais, se dit-il ; toutcela peut bien n’être qu’un tour de sa façon, mais mon ami peut nepas se tromper aussi ; est-ce qu’il faudrait vraiment que jevoie un médecin ? Suis-je malade ? Je ne le crois pas,mais enfin ce n’est pas une raison. Je ne vais pas coucher danscette affreuse chambre ce soir. Je puis bien attendre jusqu’àdemain pour décider si je dois voir un médecin. En tous cas,l’hôtel ne me semble pas devoir me fournir un sujet de pièce.L’odeur effrayante d’un fantôme invisible peut être une idéeparfaitement nouvelle. Mais si je la mets à exécution, si jel’applique au théâtre, je ferai fuir le public entier. »

Comme il en arrivait à terminer ses réflexionspar cette plaisanterie, il aperçut une dame entièrement vêtue denoir, qui semblait l’observer.

« Monsieur Francis Westwick,monsieur ? Est-ce que je me trompe ? lui demanda cettedame en le regardant.

– Oui, madame, en effet, c’est mon nom.Puis-je demander à qui j’ai l’honneur de parler ?

– Nous ne sommes rencontrés qu’une fois,quand feu votre frère me présenta aux membres de sa famille.Avez-vous donc tout à fait oublié mes grands yeux noirs et ce teintpâle que vous avez déclaré hideux, m’a-t-on dit ? »

Tout en parlant, elle souleva son voile et setourna de manière à ce que les rayons de la lune éclairassent enplein son visage.

Francis reconnut du premier coup d’œil lafemme qu’il haïssait le plus cordialement de toutes, la veuve deson frère défunt, le premier lord Montbarry. Il fronça les sourcilsen la regardant ; son habitude des coulisses, les innombrablesrépétitions auxquelles il avait assisté et où les actrices avaientmis sa patience à une rude épreuve, l’avaient accoutumé à parlerrudement aux femmes qu’il n’aimait pas.

« Je me souviens parfaitement de vous,dit-il. Je vous croyais en Amérique ! »

Elle ne fit aucune attention au tondésagréable qu’il avait pris, mais lorsqu’il leva son chapeau pourla quitter, elle l’arrêta.

« Laissez-moi vous accompagner uninstant, répondit-elle tranquillement. J’ai quelque chose à vousdire.

– Je fume, reprit-il, en lui montrant soncigare.

– La fumée ne me gêne pas. ».

Après cela, il n’y avait qu’à s’incliner àmoins d’être un véritable brutal. Il se résigna avec autant debonne grâce que possible.

« Eh bien, voyons, quevoulez-vous ?

– Vous allez le savoir tout de suite,monsieur Westwick, laissez-moi vous faire connaître avant maposition. Je suis seule au monde. À la mort de mon mari est venues’ajouter maintenant une autre douleur, la perte de mon compagnonde voyage en Amérique, de mon frère, le baron Rivar. »

La réputation du baron et les doutes que lamédisance avait jetés sur ses relations avec la comtesse étaientbien connus de Francis.

« Il a été tué à une table de jeu ?demanda-t-il brutalement.

– La question ne m’étonne pas de votrepart, dit-elle avec ce ton ironique qu’elle prenait en certainescirconstances. En qualité d’enfant de l’Angleterre, pays descourses de chevaux, vous vous y connaissez en fait de jeu. Monfrère n’est pas mort de mort violente, monsieur Westwick. Il asuccombé comme bien d’autres malheureux à une épidémie de fièvrequi régnait dans une ville de l’Est qu’il visitait. Le chagrin quem’a causé sa mort m’a rendu les États-unis insupportables. J’aipris le premier steamer faisant voile de New-York, un vaisseaufrançais qui m’a amenée au Havre. J’ai continué mon voyagesolitaire vers le sud de la France et je suis venue àVenise. »

Qu’est-ce que tout cela me fait, se dit enlui-même Francis.

Elle s’arrêta, attendant qu’il parlât.

« Ah ! Alors vous êtes venue àVenise, dit-il négligemment, et pourquoi ?

– Parce que je n’ai pas pu faireautrement, répondit-elle. »

Francis la regarda avec une curiositérailleuse.

« C’est drôle, fit-il, pourquoi nepouviez-vous pas faire autrement ?

– Les femmes, vous le savez, suiventtoujours leur premier mouvement, répondit-elle. Supposons que cesoit un coup de tête ? Et cependant c’est ici le dernierendroit du monde où je voudrais me trouver. Des souvenirs quej’exècre s’y rattachent dans mon esprit. Si j’avais une volontébien à moi, je n’y serais jamais revenue. Je déteste Venise.Néanmoins, vous le voyez, je suis ici. Avez-vous jamais rencontréune femme aussi peu raisonnable. Jamais, j’en suissûre ! »

Elle s’arrêta et le regarda un moment, puissoudain changeant de ton :

« Quand attend-on miss AgnèsLockwood ? »

Il n’était pas facile de prendre Francis àl’improviste, mais cette question extraordinaire le surprit.

« Comment diable savez-vous que missLockwood doit venir à Venise ?

Elle se mit à rire d’un rire amer etmoqueur.

« Mettons que je l’aideviné ! »

Le ton de son interlocutrice, ou peut-être ledéfi audacieux qui brillait dans ses yeux fit monter la colère aufront de Francis Westwick.

« Lady Montbarry !…commença-t-il.

– Arrêtez ! interrompit-elle, lafemme de votre frère Stephen s’appelle maintenant lady Montbarry.Je ne partage mon titre avec aucune femme. Appelez-moi par mon nom,le nom que je portais avant d’avoir commis la faute d’épouser votrefrère. Appelez-moi, s’il vous plaît, la comtesse Narona.

– Comtesse Narona, reprit Francis, sivous avez l’intention de vous moquer du monde, vous vous êtestrompée d’adresse. Parlez-moi clairement ou laissez-moi voussouhaiter le bonsoir.

– Si vous désirez garder secrètel’arrivée de miss Lockwood à Venise, soyez clair, vous aussi,monsieur Westwick, et dites-le. »

Elle voulait évidemment l’irriter, et elle yréussit.

« Mais c’est de la folie, s’écria-t-ilavec colère. Le voyage de mon frère n’est un secret pour personne.Il amène miss Lockwood avec lady Montbarry et ses enfants. Puisquevous paraissez si bien informée, vous savez peut-être pourquoi ellevient à Venise ? »

La comtesse était redevenue soudain toutepensive. Elle ne répondit pas.

Ils avaient atteint dans leur étrangepromenade une des extrémités de la place ; ils étaientmaintenant debout devant l’église Saint-Marc. Le clair de lune quifrappait en plein était assez lumineux pour montrer toutes lesbeautés de l’édifice dans les moindres détails de son architecturesi variée. On voyait même les pigeons de Saint-Marc, dormant enligne serrée sur la corniche du porche.

« Je n’ai jamais vu la vieille église sibelle par le clair de lune, dit tranquillement la comtesse separlant à elle-même plutôt qu’à Francis. Adieu, Saint-Marc, je nete reverrai plus. »

Elle s’éloigna de l’église et vit Francis quil’écoutait avec un regard étonné.

« Non, continua-t-elle, reprenant tout àcoup le fil de la conversation, je ne sais pas pourquoi missLockwood vient ici ; je sais seulement que nous devons nousrencontrer à Venise.

– Vous vous êtes donnérendez-vous ?

– C’est la destinée qui le veut,répondit-elle la tête penchée sur sa poitrine et les yeux àterre. »

Francis éclata de rire.

« Ou si vous aimez mieux, reprit-elleaussitôt, c’est le hasard qui le veut, comme disent lesimbéciles. »

Avec sa logique ordinaire, Francisrépondit :

« Le hasard prend un drôle de chemin pourvous conduire au rendez-vous. Nous avons tout arrangé pour nousrencontrer à l’hôtel du Palais. Comment se fait-il que votre nom nesoit pas sur la liste des voyageurs. La destinée aurait dû vousamener aussi à l’hôtel du Palais. »

Elle baissa vivement son voile.

« La destinée le peut encoremaintenant : hôtel du Palais ? répéta-t-elle se parlanttoujours à elle-même. L’enfer d’autrefois devenu le purgatoired’aujourd’hui ; c’est l’endroit même !… mon Dieu !L’endroit même… »

Elle s’arrêta et posa la main sur le bras deson compagnon :

« Peut-être miss Lockwood neviendra-t-elle pas avec le reste de la famille ?s’écria-t-elle vivement. Êtes-vous positivement sûr qu’elledescendra à l’hôtel ?

– Positivement certain. Ne vous ai-je pasdit que miss Lockwood voyageait avec lord et lady Montbarry ?Et ne savez-vous pas qu’elle est de la famille ? Il va vousfalloir emménager à notre hôtel, comtesse ?

– Oui, dit-elle faiblement, je vaisemménager à votre hôtel. »

Il était impossible de voir si elle se moquaitou non ; elle avait encore la main sur son bras, et il lasentait grelotter des pieds à la tête. Il était loin de l’aimer, ilse défiait d’elle, il la détestait ; mais enfin, par undernier sentiment d’humanité, il se sentit obligé de lui demandersi elle avait froid.

« Oui, dit-elle, j’ai froid et je me sensfaible.

– Par une nuit pareille,comtesse ?

– La nuit n’y est pour rien, monsieurWestwick. Que croyez-vous que le criminel ressente sous la potencequand le bourreau lui met la corde au cou ? Il a froid,n’est-ce pas ? Il se sent faible, lui, aussi. Excusez monimagination, un peu originale peut-être ; mais, voyez-vous, ladestinée m’a passé la corde au cou : je la sens qui me serredéjà. »

Elle jeta un regard autour d’elle.

Ils étaient alors arrivés près du fameux caféconnu sous le nom de Florian.

« Faites-moi entrer là, dit-elle, il fautque je boive quelque chose pour me remettre. Allons, n’hésitezpas : vous avez tout intérêt à ce que je me sente mieux. Je nevous ai pas encore dit ce que j’avais de plus important à vousdire. J’ai à vous parler d’une affaire qui a rapport à votrethéâtre. »

Se demandant en lui-même ce qu’elle pouvaitbien vouloir à son théâtre, Francis céda à regret à la nécessité etl’accompagna au café. Il la fit asseoir dans une encoignure où ilspouvaient causer tranquillement sans attirer l’attention.

« Que prenez-vous ? »demanda-t-il avec résignation.

Elle s’adressa directement au garçon et luidonna ses ordres.

« Du marasquin et une tasse dethé. »

Le garçon la regarda avec étonnement ;Francis en fit autant. Pour tous deux c’était une nouveauté que duthé avec du marasquin. Sans s’inquiéter de leur stupéfaction,lorsque le garçon eut exécuté ses ordres, elle lui donna denouvelles instructions pour qu’il versât un plein verre de laliqueur dans un verre plus grand, qu’on emplit ensuite de thé.

« Je ne peux pas faire cela moi-même,dit-elle ; mes mains tremblent trop. »

Elle avala tout chaud ce mélange bizarre.

« Du punch au marasquin !Voulez-vous en goûter ? fit-elle. Voici comment j’en ai apprisla recette : Quand la feue reine d’Angleterre, Caroline, vintsur le continent, ma mère était attachée à sa personne. Cettemalheureuse reine adorait ce mélange : le punch au marasquin.Étroitement attachée à sa gracieuse et souveraine maîtresse, mamère partagea ses goûts. Et moi je tiens cette recette de ma mère.Maintenant, monsieur Westwick, je vais vous dire ce que je demandede vous. Vous êtes directeur de théâtre ; voulez-vous unenouvelle pièce ?

– Je veux toujours une nouvelle pièce,pourvu qu’elle soit bonne.

– Et vous paierez bien si elle estbonne ?

– Je paye toujours bien dans mon intérêtmême.

– Si je fais la pièce, voudrez-vous lalire ? »

Francis hésita.

« Qu’est-ce qui a pu vous mettre dans latête d’écrire une pièce ?

– Oh ! Rien, reprit-elle. J’airaconté un jour à feu mon frère une visite que j’avais faite à missLockwood, la dernière fois que je suis venue en Angleterre. Lesujet de l’entrevue en question ne l’intéressa nullement, mais ilfut frappé de ma manière de la lui raconter. – “Tu peins, medit-il, ce qui s’est passé entre vous avec la précision d’undialogue de théâtre. Tu as décidément l’instinct dramatique ;essaie donc d’écrire une pièce. Tu gagneras peut-être de l’argent.”Voilà ce qui me l’a mis dans la tête.

– Vous n’avez cependant pas besoind’argent !

– J’ai toujours besoin d’argent. J’ai desgoûts coûteux. Je n’ai rien que mes pauvres quatre cents livres paran et le peu qui me reste encore de l’autre argent, deux centslivres environ, pas davantage. »

Francis comprit qu’elle faisait allusion auxdix mille livres payées par les compagnies d’assurances.

« Tout est déjà parti ? »

Elle souffla sur sa main.

« Parti comme cela ! répondit-ellefroidement.

– Baron Rivar ? »

Elle le regarda avec un éclair de colèrebrillant dans ses yeux noirs et durs.

« Mes affaires ne regardent que moi,monsieur Westwick, et vous oubliez que vous n’avez pas encorerépondu à la proposition que je vous ai faite. Ne dites pas nonsans y réfléchir. Souvenez-vous quelle vie a été la mienne. J’ai vuplus de pays que qui que ce soit, y compris les auteurs en vogue.J’ai eu d’étranges aventures, j’ai beaucoup vu, beaucoup entendu,beaucoup observé : je me souviens de tout. N’y a-t-il pas dansma tête les éléments d’une pièce, si l’occasion de la faire seprésente à moi ? »

Elle attendit un moment, puis répéta soudainson étrange question sur Agnès.

« Quand attend-on miss Lockwood àVenise ?

– Qu’est-ce que cela peut bien avoir afaire avec votre pièce, comtesse ? »

La comtesse parut avoir quelque difficulté àrépondre catégoriquement à cette question. Elle fit de nouveau unplein verre de son mélange et en but la moitié.

« Cela a tout à faire avec ma pièce.Répondez-moi donc. »

Francis répondit :

« Miss Lockwood sera ici dans une semaineet peut-être bien avant.

– C’est parfait : si je suis encoreen vie, si cela m’est possible, si j’ai encore ma raison dans unesemaine ; ne m’interrompez pas, je sais ce que je dis ;j’aurai terminé le plan de ma pièce pour vous montrer ce que jepuis faire. Une fois encore, voudrez-vous la lire ? »

Elle lui fit signe de se taire et finit d’untrait ce qui restait de punch au marasquin.

« Je suis une énigme pour vous, et vousvoulez me comprendre, n’est-ce pas ? En voici le moyen :une foule de gens se figurent que les personnes nées sous un climatchaud ont beaucoup d’imagination. Il n’y a pas de plus grandeerreur. Vous ne trouvez nulle part de personnes aussimathématiquement logiques qu’en Italie, en Espagne, en Grèce etdans les autres pays méridionaux. Là, l’esprit est absolument ferméà toute chose d’imagination, il est sourd et aveugle de naissance àtout ce qui touche au spiritualisme. De temps à autre, dans lecours des siècles, un grand génie apparaît chez eux ; maisc’est une expression qui confirme la règle. Maintenant,écoutez ! Moi, je ne suis pas un génie, mais, dans mon humblesphère, je crois être une exception aussi. À mon grand regret, j’aibeaucoup de cette imagination si commune parmi les Anglais et lesAllemands, si rare chez les Italiens, les Espagnols et les autrespeuples. Et quel en est le résultat pour moi ? Je suis devenuemalade, j’ai à chaque minute des pressentiments qui font de ma vieune longue torture. Quels sont ces pressentiments ? Peuimporte : ce sont mes maîtres absolus ; ils me poussent àleur gré sur terre et sur mer, ils ne me quittent jamais, ils mepoursuivent, ils s’acharnent sur moi-même en ce moment. Pourquoi jene leur résiste pas ? Ah ! mais je leur résiste.Maintenant, tenez, j’essaye de leur résister à l’aide de cetexcellent punch. À de rares intervalles, j’ai la douce religion dubon sens. Quelquefois cela me rend l’espoir. Dans un temps, j’aiespéré que ce qui me semblait la réalité pouvait bien être aprèstout l’illusion. J’ai même consulté à ce sujet un médecin anglais.Il est inutile de parler de tout cela maintenant. Chaque fois jesuis obligée de céder : la terreur et les craintessuperstitieuses reprennent toujours possession de moi. Dans unesemaine je saurai si la destinée est inflexible, ou si, aucontraire, je puis la vaincre. Si cette dernière espérance seréalise, je veux maîtriser cette imagination qui prend à tâche deme torturer, en l’obligeant à s’absorber dans l’occupation dont jevous ai déjà parlé. Me comprenez-vous un peu mieuxmaintenant ? Et puisque nos affaires sont arrangées, chermonsieur Westwick, voulez-vous que nous sortions de cette salle oùl’on étouffe et que nous retournions respirer l’air frais dusoir. »

Ils se levèrent tous deux en même temps pourquitter le café. Francis pensait en lui-même que la quantité depunch au marasquin qu’avait bue la comtesse pouvait seule expliquertout ce qu’elle venait de lui raconter.

Chapitre 5

 

 

« Vous reverrai-je ? luidemanda-t-elle en lui tendant la main. C’est bien entendu, n’est-cepas, pour la pièce. »

Francis, se rappelant la sensationextraordinaire qu’il venait d’avoir quelques heures auparavant dansla chambre dont on avait nouvellement changé le numéro,répondit :

« Mon séjour à Venise est incertain. Sivous avez quelque chose de plus à me dire sur votre essaidramatique, il vaudrait mieux me le dire maintenant. Avez-vous déjàfait choix d’un sujet ? Je connais le goût du public anglaismieux que vous, je peux donc vous épargner une perte de tempsinutile.

– Le sujet m’importe peu, dit-elle,pourvu que j’en aie un à traiter. Si vous avez une idée,donnez-la-moi ; je réponds des personnages et du dialogue.

– Vous répondez des personnages et dudialogue, répéta Francis. C’est hardi pour un commençant ! Jeme demande si j’arriverai à ébranler votre sublime confiance envous-même, en vous proposant le sujet le plus difficile à manierqui soit au théâtre ? Que diriez-vous, comtesse, d’entrer enlutte avec Shakespeare et d’essayer un drame où il y aurait desapparitions, des spectres. Notez bien que ce serait une histoirevraie, basée sur des faits qui se sont passés dans cette villemême, une histoire à laquelle nous sommes mêlés vous etmoi. »

Elle le saisit aussitôt par le bras etl’entraîna au milieu de la place déserte, loin des groupes quifourmillaient sous la colonnade.

« Maintenant ! dit-elle vivement,ici où personne ne peut nous écouter, je veux savoir comment jepuis être mêlée à ce drame ? Comment ?comment ? »

Lui tenant toujours le bras, elle le secouadans son impatience d’avoir l’explication qu’elle demandait.Jusqu’alors il s’était amusé de son outrecuidante confiance enelle-même, et il n’avait fait qu’en plaisanter. Mais en voyant sonardeur, il commença à considérer la chose à un autre point de vue.Sachant tout ce qui s’est passé dans le vieux palais avant satransformation en hôtel, il était possible que la comtesse pût luidonner quelque explication sur ce qui était arrivé à son frère, àsa sœur et à lui-même ; à tout le moins, elle pouvaitpeut-être lui faire quelque révélation curieuse, capable de servirde donnée à un auteur de talent pour un bon gros drame. Laprospérité de son théâtre était la seule chose qui l’occupait.

« Je suis peut-être sur la trace d’unnouvel Hamlet, se dit-il. Une pièce pareille, ce serait au moins10,000 livres dans ma poche. »

C’est à cause de ces motifs, dignes del’entier dévouement à l’art dramatique qui avait fait de Francis unentrepreneur de pièces à succès, qu’il raconta ce qui lui étaitarrivé à lui et à ses parents dans l’hôtel hanté. Il ne passa mêmepas sous silence la terreur superstitieuse qui avait envahi lanaïve femme de chambre de Mme Narburry.

« Tristes matériaux, si vous lesconsidérez avec les yeux de la raison, fit-il. Mais il y a vraimentquelque chose de dramatique dans cette influence surnaturellepesant sur chacun des membres de la famille à leur entrée dans lachambre fatale, jusqu’à ce qu’enfin vienne le parent à qui lefantôme invisible qui hante la chambre se montrera, pour luiapprendre tout entière la terrible vérité. Voilà de quoi faire unepièce, j’espère, comtesse, et une pièce de premierchoix ! »

Il s’arrêta. Elle ne fit pas un mouvement,elle ne desserra même pas les lèvres. Il se pencha pour la regarderde plus près.

Quelle impression avait-il produite surelle ? Malgré tout son esprit et toute son habileté, il nepouvait le deviner. Elle était debout devant lui, exactement commedevant Agnès, quand celle-ci s’était décidée à répondre nettement àla question qu’elle avait faite sur Ferraris. On aurait dit unestatue de pierre. Ses yeux étaient grands ouverts et fixes, la viesemblait avoir disparu de son visage. Francis la prit par la main.Elle était aussi froide que les pavés sur lesquels ils marchaient.Il lui demanda si elle était malade.

Pas un muscle ne bougea. Il aurait pu toutaussi bien parler à un mort.

« Vous n’êtes sûrement pas, reprit-il,assez ridicule pour prendre au sérieux ce que je viens de vousdire ? »

Ses lèvres se mirent à remuer. Elle semblaitfaire un effort pour parler.

– « Plus haut, dit-il. Je ne vousentends pas. »

Elle finit par reprendre possessiond’elle-même.

Une faible étincelle vint animer la fixitésombre et froide de ses yeux. Un moment après, elle parla d’unefaçon intelligible.

« Je n’avais jamais songé à l’autremonde, murmura-t-elle, comme une femme parlant en rêve. »

Elle se rappelait maintenant sa dernièreentrevue avec Agnès ; elle se souvenait de la confession quilui était échappée, de la prédiction qu’elle avait faite à cetteépoque.

Incapable de la comprendre, Francis laregardait fort inquiet, elle continua à suivre tranquillement sapensée, les yeux hagards, sans songer un instant à lui.

« J’ai prédit que quelque événement sansimportance nous rassemblerait encore une fois. Je me suistrompée : ce ne sera pas un événement sans importance qui nousrapprochera. J’ai prédit que je serais peut-être la personne quilui dirait ce qu’est devenu Ferraris, si elle m’y forçait. Puis-jesubir une autre influence que la sienne ? Lui aussipourrait-il donc m’y forcer. Quand elle le verra,le verrai-je aussi, moi ? »

Sa tête s’affaissa ; ses paupières sefermèrent lourdement ; elle poussa un long soupir de fatigue.Francis passa son bras sous le sien pour la soutenir et essaya dela ranimer.

« Allons, comtesse, vous êtes fatiguée etexcitée. Vous avez assez parlé ce soir. Laissez-moi vous conduire àvotre hôtel. Est-ce loin d’ici ? »

Il fit un mouvement qui la fit remuer ;elle tressaillit comme s’il l’avait soudainement réveillée d’unprofond sommeil.

« Ce n’est pas loin, dit-elle faiblement.C’est le vieil hôtel sur le quai. Mon esprit est dans un étatétrange ; j’ai oublié le nom.

– L’hôtel Danieli ?

– Oui ! »

Il la conduisit doucement. Elle le suivit ensilence au bout de la Piazzetta. Là, quand ils furent devant lalagune éclairée par la pleine lune, elle l’arrêta au moment où ilse dirigeait vers la Riva degli Schiavoni.

« J’ai quelque chose à vous demander.Laissez-moi un peu réfléchir. »

Après un assez long temps, elle finit parreprendre le fil de ses idées.

« Allez-vous coucher ce soir dans lachambre ? » dit elle.

Il lui répondit qu’un autre voyageurl’occupait :

« Mais le gérant me l’a réservée pourdemain, si je la désire, ajouta-t-il.

– Non, dit-elle, il ne faut pas laprendre. Il faut la laisser.

– À qui ?

« À moi ! »

Il tressaillit à son tour.

« Après ce que je vous ai dit, vousvoulez réellement coucher dans cette chambre, demainsoir ?

– Il faut que j’y couche.

– N’avez-vous pas peur ?

– J’ai horriblement peur.

– Je le pensais bien, après ce que j’aivu ce soir. Pourquoi donc prendriez-vous la chambre ? Vous n’yêtes pas obligée.

– Je n’étais pas obligée de venir àVenise lorsque j’ai quitté l’Amérique, répondit-elle, et cependantm’y voici. Il faut que je prenne et que je garde cette chambrejusqu’à… » Elle s’arrêta. « Peu importe le reste,dit-elle, cela ne vous intéresse pas. »

Il était inutile de discuter, Francis changeale sujet de la conversation.

« Nous ne pouvons rien décider ce soir,dit-il ; j’irai vous voir demain matin, et vous me direz ladécision que vous aurez prise. »

Ils continuèrent à se diriger vers l’hôtel. Enarrivant, Francis lui demanda si elle était à Venise sous sonpropre nom.

Elle secoua la tête.

« Je suis connue ici comme veuve de votrefrère, on m’y connaît aussi sous le nom de la comtesse Narona. Jeveux être incognito, cette fois à Venise ; je voyagesous un nom anglais fort vulgaire. »

Elle hésita et resta sans parler.

« Que m’est-il donc arrivé ?murmura-t-elle. Je me souviens de certaines choses et j’en oublied’autres. J’ai déjà oublié le nom de l’hôtel Danieli, et voicimaintenant que j’oublie le nom que j’ai pris. »

Elle l’entraîna précipitamment dans la salled’attente où se trouvait une pancarte avec les noms de tous lesvoyageurs. Lentement elle la parcourut avec son doigt, et finit pars’arrêter sur le nom anglais qu’elle avait pris :Mme James.

« Souvenez-vous-en quand vous viendrezdemain, dit-elle. Je me sens la tête lourde. Bonne nuit. »

Francis rentra chez lui tout en se demandantce qu’amèneraient les événements du lendemain. En son absence, sesaffaires avaient pris un nouveau tour. Comme il traversait levestibule, un des domestiques le pria de passer au bureau del’hôtel. Il y trouva le gérant, qui le reçut gravement, comme s’ilavait quelque chose de fort sérieux à lui annoncer.

Il était au regret de savoir queM. Francis Westwick avait, comme les autres membres de lafamille, éprouvé un mystérieux malaise dans le nouvel hôtel. Ilavait été informé confidentiellement de l’odeur extraordinairequ’il avait cru sentir dans la chambre à coucher. Sans avoir laprétention de discuter la chose, il était obligé de prierM. Westwick de vouloir bien l’excuser s’il ne lui réservaitpas la chambre en question, après ce qui s’était passé.

Francis répondit sèchement, un peu froissé duton qu’avait pris le gérant :

« J’aurais peut-être renoncé à coucherdans la chambre, si vous l’aviez conservée pour moi. Désirez-vousque je quitte l’hôtel ? »

Le gérant vit la maladresse qu’il avaitcommise et se hâta de la réparer.

« Certainement non, monsieur ! Nousferons de notre mieux pour vous satisfaire tant que vous resterezavec nous. Je vous demande pardon si j’ai dit quelque chose quivous ait déplu. La réputation d’un établissement comme celui-ci estfort importante et mérite qu’on s’en occupe. Puis-je espérer quevous nous ferez la faveur de ne rien dire de ce qui s’est passé enhaut ? Les deux Français nous ont fort obligeamment promis degarder le silence. »

Ces excuses ne laissèrent à Francis d’autrealternative polie que de céder à la requête du gérant.

« Cela met fin au projet insensé de lacomtesse, pensa-t-il en lui-même, en remontant chez lui. Tant mieuxpour la comtesse ! »

Il se leva tard le lendemain matin. Il demandases amis de Paris ; on lui répondit que tous deux étaient enroute pour Milan. Comme il traversait une salle pour se rendre aurestaurant, il remarqua le chef des garçons qui marquait sur lesbagages les numéros des chambres où on devait les monter. Une mallesurtout attira son attention par la quantité extraordinaire devieux bulletins qui y étaient collés. Le garçon la marquaitjustement alors ; le numéro était 13 bis.

Francis regarda aussitôt la carte attachée surle couvercle. Elle portait un nom anglais :Mme James !

Sur-le-champ, il fit quelques questions surcette dame. Elle était arrivée de bonne heure le matin, et setrouvait en ce moment au salon de lecture. Il alla regarder dans lapièce qu’on lui désignait et y vit une dame seule. Il s’avança unpeu et se trouva face à face avec la comtesse.

Elle était assise dans un endroit sombre, latête baissée et les bras croisés sur sa poitrine.

« Oui, dit-elle avec un ton d’impatiencefébrile, avant que Francis ait eu le temps de parler, j’ai penséqu’il valait mieux ne pas vous attendre. Je me suis décidée à venirici avant que personne n’ait pu prendre la chambre.

– L’avez-vous retenue pourlongtemps ? demanda Francis.

– Vous m’avez dit que miss Lockwoodserait ici dans une semaine. Je l’ai prise pour une semaine.

– Qu’est-ce que miss Lockwood a donc àfaire dans tout cela ?

– Elle a tout à y faire ; il fautqu’elle couche dans la chambre. Je la lui donnerai quand elleviendra. »

Francis commença à comprendre l’idéesuperstitieuse qui la poursuivait.

« Comment vous, une femme instruite,seriez-vous réellement comme la femme de chambre de ma sœur !s’écria-t-il. En supposant que le pressentiment absurde que vousavez soit une chose sérieuse, vous prenez un mauvais moyen de leprouver. Si mon frère, ma sœur et moi n’avons rien vu, comment missAgnès Lockwood découvrira-t-elle ce qui ne nous a pas étérévélé ? C’est une parente éloignée de Lord Montbarry, c’estseulement une cousine.

– Elle était plus près du cœur deMontbarry qu’aucun de vous, répondit la comtesse d’une voix sourde.Jusqu’à son dernier jour, mon misérable mari s’est repenti del’avoir abandonnée. Elle verra ce qu’aucun de vous n’a vu :elle aura la chambre. »

Francis écouta, cherchant en vain à trouver laraison qui avait pu faire prendre à la comtesse une pareillerésolution.

« Je ne vois pas quel intérêt vous avez àtenter cette expérience, dit-il.

– Mon intérêt est de ne pasl’essayer ! Mon intérêt est de fuir Venise, et de ne jamaisrevoir Agnès Lockwood, ni aucune personne de votrefamille !

– Qu’est-ce qui vous empêche de lefaire ? »

Elle sauta debout et le fixa avec un regardsauvage : « Je ne sais pas plus que vous ce qui m’enempêche, s’écria-t-elle. Une volonté plus forte que la mienne mepousse à ma perte, en dépit de moi-même ! »

Elle s’assit soudain et lui fit signe de lamain de s’en aller.

« Laissez-moi, dit-elle ;laissez-moi à mes réflexions. »

Francis la quitta, fermement persuadé qu’elleavait perdu la raison. Pendant le reste de la journée, iln’entendit plus parler d’elle. La nuit se passa tranquillement. Lelendemain matin, il déjeuna de bonne heure, décidé à attendre aurestaurant l’arrivée de la comtesse. Elle entra et commandatranquillement son déjeuner, elle avait l’air sombre et abattu,comme la veille. Il s’approcha d’elle à la hâte et lui demanda s’illui était arrivé quelque chose pendant la nuit.

« Rien, répondit-elle.

– Avez-vous reposé aussi bien qued’habitude ?

– Tout aussi bien. Avez-vous reçu deslettres ce matin ? Savez-vous quand elleviendra ?

– Je n’ai pas reçu de lettres. Allez-vousréellement rester ici ? La nuit n’a-t-elle pas changé larésolution que vous avez prise hier ?

– Pas le moins du monde. »

L’animation qui avait éclairé son visage quandelle le questionnait sur Agnès disparut aussitôt qu’il eut répondu.Maintenant elle regardait, elle parlait, elle mangeait avec unecomplète indifférence, comme une femme qui n’avait plus aucunespoir, aucun intérêt, qui en avait fini avec tout et qui ne vivaitplus que mécaniquement et comme un automate.

Francis sortit pour se rendre où vont tous lesvoyageurs, admirer les tombeaux du Titien et du Tintoret. Aprèsquelques heures d’absence, il trouva une lettre qui l’attendait àl’hôtel. Elle était de son frère Henry et lui recommandait derevenir immédiatement à Milan. Le propriétaire d’un théâtrefrançais, récemment arrivé de Venise, essayait, lui disait-il,d’enlever la fameuse danseuse que Francis avait engagée, et de ladécider à rompre avec lui et à accepter des appointements plusélevés.

Outre cette nouvelle extraordinaire, Henryinformait son frère que lord et lady Montbarry, avec Agnès et lesenfants, arriveraient à Venise dans trois jours. Ils ne savent riende nos aventures à l’hôtel, ajoutait Henry, et ils ont télégraphiéau gérant pour retenir les pièces dont ils ont besoin. Il serait,je crois, absurde de notre part de les prévenir, cela n’auraitd’autre résultat que d’effrayer les femmes et les enfants et de leschasser du meilleur hôtel de Venise. Nous serons cette fois ennombreuse compagnie, trop nombreuse pour des fantômes !J’irai, bien entendu, à leur rencontre et je tenterai encore unefois la chance dans ce que tu appelles si bien l’Hôtelhanté. Arthur Barville et sa femme sont déjà à Trente ;deux parentes de sa femme les accompagnent dans leur voyage àVenise.

Indigné de la conduite de son collègueparisien, Francis fit ses préparatifs pour quitter Venise le jourmême.

En sortant, il demanda au gérant si l’on avaitreçu la dépêche de son frère. Elle était arrivée et, à la grandesurprise de Francis, les chambres étaient déjà retenues.

« Je croyais que vous deviez refuser delaisser entrer ici d’autres membres de la famille, dit-ilironiquement. »

Le gérant répondit avec tout le respectpossible sur le même ton :

« Le numéro 13 bis est réservé,monsieur ; il est occupé par une étrangère. Je suis leserviteur de la Compagnie, et je n’ai pas le droit d’empêcherl’argent d’entrer dans l’hôtel. »

En entendant cela, Francis lui dit au revoir,et partit sans rien ajouter. Il était honteux de se l’avouer àlui-même, mais il avait une curiosité irrésistible de savoir ce quise passerait quand Agnès arriverait à l’hôtel. Il monta dans sagondole, sans avoir répété à personne ce que lui avait ditMme James.

Vers le soir du troisième jour, lord Montbarryet ses compagnons de voyage arrivèrent exacts au rendez-vous.

Mme James, accoudée à lafenêtre de sa chambre, les guettait ; elle vit le nouveau lordsortir le premier de la gondole. Il soutint sa femme jusqu’auxmarches et lui passa ensuite les trois enfants ; Agnès, ladernière de tous, apparut ensuite sous la petite portière noire quifermait la cabine et, s’appuyant sur le bras de lord Montbarry,sauta à son tour sur les marches. Elle n’avait pas de voile. Commeelle se dirigeait vers la porte de l’hôtel, la comtesse, quil’épiait avec sa lorgnette, la vit s’arrêter un instant pourregarder la façade de l’édifice. Agnès était très pâle.

Chapitre 6

 

 

Les chambres réservées au premier pour lesvoyageurs étaient au nombre de trois : deux chambres à coucherdonnaient l’une dans l’autre et communiquaient à gauche à un salon.Jusque-là, tout était fort bien ; mais il n’en était pas demême pour la troisième chambre à coucher qu’Agnès devait habiteravec la fille aînée de lord Montbarry, qui ne la quittait jamais envoyage. La chambre située à droite du salon était occupée par unedame anglaise, veuve ; toutes les autres pièces du premierétage étaient également louées. Il n’y avait d’autre moyen que deloger Agnès au second. Lady Montbarry se plaignit en vain de cetteséparation ; la femme de confiance répondit qu’il lui étaitimpossible de demander à un des voyageurs déjà installés de cédersa place ; elle ne pouvait qu’exprimer son regret qu’il en fûtainsi et assurer à miss Lockwood que sa chambre du deuxième étaitune des meilleures de l’hôtel.

Quand la femme se fut retirée, Lady Montbarryremarqua Agnès assise à l’écart et semblant ne prendre aucunintérêt à la question, qui la touchait cependant directement.

Était-elle malade ?

Non. Elle se sentait seulement un peu fatiguéeet énervée par ce long voyage, en chemin de fer.

Lord Montbarry lui proposa de sortir un peuavec lui pour voir si une demi-heure de promenade à l’air frais dusoir ne la remettrait pas.

Agnès accepta avec plaisir.

Ils se dirigèrent vers la place Saint-Marc,afin de jouir de la brise venant des lagunes.

C’était la première fois qu’Agnès venait àVenise. La fascination qu’exerce sur tout le monde la « Villedes Eaux » fit une grande impression sur cette naturesensitive. Il y avait longtemps qu’une demi-heure s’était écoulée,il y avait près d’une heure, quand lord Montbarry put convaincre sacompagne qu’il fallait enfin rentrer pour le dîner, qui depuislongtemps les attendait.

En revenant, près de la colonnade, aucun d’euxne remarqua une dame en grand deuil qui semblait flâner sur laplace.

Cette dame tressaillit en reconnaissant Agnèsaccompagnée du nouveau lord Montbarry et, après un momentd’hésitation, elle se décida à les suivre à une certaine distancejusqu’à l’hôtel.

Lady Montbarry reçut Agnès fort gaiement, àcause de ce qui s’était passé en son absence.

Il n’y avait pas dix minutes qu’elle étaitsortie, que la femme de confiance apportait à Lady Montbarry unpetit billet écrit au crayon. C’était de la dame veuve qui occupaitla chambre située de l’autre côté du salon, chambre qu’on avaitespéré faire avoir à Agnès. Mme James, c’était lenom de la dame, disait qu’elle avait appris le désir de LadyMontbarry, et que vivant seule, pourvu que sa chambre soitconfortable et aérée, il lui importait peu d’être au premier ou ausecond étage ; elle offrait donc, avec le plus grand plaisir,de changer avec miss Lockwood. On avait déjà enlevé ses bagages,miss Lockwood pouvait emménager immédiatement dans la chambren° 13 bis,qui était à son entière disposition.

« Je voulais voir aussitôtMme James, continua lady Montbarry, pour laremercier personnellement de son extrême obligeance, mais on m’aaffirmé qu’elle était sortie sans faire connaître l’heure àlaquelle elle rentrerait ; je lui ai écrit un mot deremerciement, pour lui dire que nous espérions bien demain pouvoirremercier de vive voix Mme James de sa gracieuseté.En outre, j’ai fait descendre vos malles : tout estprêt ; allez voir, ma chère, et jugez par vous-même si cettecharmante dame ne vous a pas cédé la plus jolie chambre de lamaison ! »

Lady Montbarry quitta aussitôt Agnès pour luilaisser faire un peu de toilette pour le dîner.

La nouvelle chambre plut beaucoup à Agnès.Deux grandes fenêtres donnant sur un balcon avaient une vuemerveilleuse sur le canal. Les murs et le plafond étaient décorésde fort bonnes copies de Raphaël. Une grande armoire massive trèsbelle aurait pu abriter de la poussière deux fois plus de robes quen’en avait Agnès ; dans une encoignure de la chambre, à latête du lit se trouvait un cabinet de toilette qui donnait par uneseconde porte sur l’escalier de service de l’hôtel.

Après avoir examiné tout cela d’un coup d’œil,Agnès s’habilla aussi vite que possible. Au moment où elle allaitentrer au salon, une femme de chambre lui demanda sa clef.

« Je vais arranger votre chambre pourcette nuit, madame, lui dit la fille, je vous rapporterai la clefau salon. »

Pendant que la femme de chambre faisait sonouvrage, une dame seule se promenait dans le couloir du secondétage ; tout à coup elle se pencha par-dessus la rampe.

Au bout d’un moment, la servanteapparut : elle sortait du cabinet de toilette par l’escalierde service un seau à la main. Dès qu’elle fut descendue, la damequi était au deuxième, – est-il nécessaire de dire que c’était lacomtesse ? – se précipita en bas de l’escalier, entra dans lachambre par la porte principale et se cacha derrière les rideaux dulit. La femme de chambre revint, se dépêcha de terminer sonouvrage, ferma à double tour la porte du cabinet de toilette, ainsique la porte d’entrée et alla au salon rendre la clef à Agnès.

La famille était en train de dîner ; toutà coup un des enfants fit remarquer qu’Agnès n’avait pas sa montre.Dans sa hâte de changer de toilette, l’avait-elle laissée dans lachambre à coucher. Agnès quitta aussitôt la table pour allerchercher sa montre. Au moment où elle se leva, lady Montbarry luidit de bien fermer sa porte au cas où il y aurait des voleurs dansla maison. Comme elle le supposait, Agnès trouva, sa montre sur satable de toilette. Avant de s’en aller, suivant le conseil de ladyMontbarry, elle fit jouer la clef qui se trouvait dans la serrurede la porte du cabinet de toilette, et s’assura que tout était bienfermé. Elle sortit et donna un double tour à la porte d’entréederrière elle.

Dès qu’elle eut disparu, la comtesse, quiétouffait dans sa cachette, alla écouter à la porte, jusqu’à ce quele silence fût complètement rétabli. Ensuite, elle passa par lecabinet de toilette, dont elle tira la porte sur elle-même. Del’intérieur, on l’aurait crue fermée aussi bien que quand Agnèsavait fait jouer le pêne dans la serrure.

Pendant que la famille Montbarry dînait, HenryWestwick arriva de Milan.

Quand il entra dans la salle à manger et qu’ils’avança pour lui tendre la main, Agnès sentit une bouffée deplaisir lui monter au visage. Henry était aussi heureux qu’elle dela revoir.

Pendant un instant seulement, elle lui renditson regard ; ce fut un éclair, mais un éclair d’espérance.

Elle vit son visage s’épanouir et eut presqueregret de l’encouragement involontaire qu’elle venait de luidonner. Aussitôt elle se réfugia dans une phrase de bienvenuebanale et lui demanda comment se portaient les parents qu’il avaitlaissés à Milan.

Henry prit place à table et fit une peintureamusante des difficultés que son frère avait avec la danseuse et ledirecteur peu délicat d’un théâtre de Paris. Les choses en étaient,parait-il, arrivées à un tel point qu’on avait été obligé de faireappel à la justice, qui avait tranché le différend en faveur deFrancis.

Aussitôt son procès gagné, le directeuranglais avait quitté Milan pour se rendre, toujours accompagné parsa sœur, à Londres où les affaires de son théâtre l’appelaient.Décidée à ne plus jamais passer le seuil de l’hôtel vénitien oùelle avait passé deux mauvaises nuits, Madame Narbury se faisaitexcuser de ne point assister au festin de famille, sous prétexte demaladie. À son âge, les voyages la fatiguaient, et elle était fortheureuse de rentrer en Angleterre avec son frère.

Tout en causant, la soirée s’avançait et ilfallut songer à coucher les enfants.

Au moment où Agnès se levait pour quitter latable avec l’aînée des filles, elle vit avec surprise l’attituded’Henry changer soudain. Il avait l’air sérieux et préoccupé, etquand sa nièce s’approcha pour lui souhaiter le bonsoir, il lui dittout à coup :

« Marianne, dites-moi où vous allezcoucher. »

Marianne, tout étonnée, répondit qu’elleallait comme d’habitude coucher avec tante Agnès.

Peu satisfait de cette réponse, Henry demandasi la chambre qu’elles avaient était près de celles de leurscompagnons de voyage.

À la place de l’enfant, et tout en sedemandant pourquoi Henry faisait toutes ces questions, Agnèsraconta le service que lui avait renduMme James.

« Grâce au sacrifice que m’a fait cettedame, dit-elle Marianne et moi nous sommes de l’autre côté dusalon. »

Henry ne répondit rien ; mais en ouvrantla porte pour laisser passer Agnès, il avait l’air de mauvaisehumeur ; il attendit dans le corridor jusqu’à ce qu’il les aitvues entrer dans la chambre fatale, puis aussitôt il appela sonfrère :

« Venez, Stephen, allons fumer unpeu. »

Dès que les deux frères furent seuls, Henryexpliqua le motif qui l’avait poussé à se renseigner sur laposition des chambres à coucher. Francis lui avait dit qu’il avaitrencontré la comtesse à Venise, et lui avait répété tout ce quis’était passé entre eux : Henry raconta textuellement ce qu’ilsavait.

« L’idée qu’a eue cette femme de céder sachambre ne me semble pas claire. Sans inquiéter ces dames en leurdisant ce que je viens de vous apprendre, ne pouvez-vous pasprévenir Agnès de fermer soigneusement sa porte. »

Lord Montbarry répondit que sa femme avaitdéjà fait cette recommandation à miss Lockwood et qu’on pouvaitêtre certain qu’elle prendrait toutes les précautions possiblespour elle et pour sa petite compagne de lit. Quant au reste, ilregarda l’histoire de la comtesse et ses superstitions comme unsujet de pièce assez gaie, mais ne valant pas une minuted’attention sérieuse.

Pendant que les deux hommes avaient quittél’hôtel pour faire leur petite promenade, il se passait dans lachambre qui avait été le théâtre de tant d’événements bizarres, unescène étrange où l’aînée des enfants de lady Montbarry jouait lerôle principal.

On avait fait, comme d’habitude, la toilettede nuit de la petite Marianne, et, jusque-là, l’enfant s’était àpeine aperçue qu’elle était dans une nouvelle chambre. Ens’agenouillant pour faire sa prière, elle leva les yeux au plafondjuste au-dessus de la tête du lit. Un instant après, Agnès la vitsauter debout en poussant un cri de terreur : elle montraitune petite tache brune au milieu d’un des espaces blancs du plafondà panneaux sculptés :

« C’est une tache de sang, disaitl’enfant, emmenez-moi, je ne veux pas coucher ici »

Voyant qu’il était inutile de la raisonner ence moment, Agnès l’enveloppa dans une robe de chambre et la portaau salon, chez sa mère. Là, on essaya de calmer la fillette toutetremblante. Les efforts qu’on fit furent inutiles :l’impression produite sur son jeune esprit ne pouvait disparaîtrepar la persuasion. Marianne ne put expliquer la frayeur qui l’avaitsaisie : il fut impossible de lui faire dire pourquoi la tachedu plafond lui avait semblé être une tache de sang. Elle savaitseulement qu’elle mourrait de peur si on la lui faisait revoir. Ondécida donc qu’elle passerait la nuit dans la chambre qu’occupaientses deux jeunes sœurs et la nourrice. Il n’y avait pas d’autremoyen d’en finir.

Une demi-heure après, Marianne dormait lesbras enlacés autour du cou de sa sœur. Lady Montbarry et Agnèsretournèrent dans l’autre chambre pour examiner la tache du plafondqui avait si étrangement effrayé l’enfant ; elle était à peinevisible et provenait sans doute de la négligence d’un ouvrier,peut-être bien encore d’une infiltration d’eau répandue dans lachambre au-dessus.

« Je ne comprends vraiment pas l’idée quia germé dans la tête de Marianne, dit lady Montbarry.

– Je soupçonne la nourrice d’être un peucause de ce qui s’est passé, reprit Agnès ; elle aprobablement raconté à l’enfant quelque histoire qui lui a fait unegrande impression. Ces gens-là ne se doutent pas du danger qu’il ya à frapper l’imagination d’un enfant. Vous devriez en parlerdemain à la nourrice. »

Lady Montbarry regarda la chambre de tous lescôtés, avec une véritable admiration.

« C’est délicieusement arrangé, dit-elle.Cela ne vous fait rien, n’est-ce pas, Agnès, de coucher iciseule ? »

Agnès se mit à rire.

« Je suis si fatiguée, répondit-elle, queje vais vous souhaiter le bonsoir sans retourner ausalon. »

Lady Montbarry se dirigea vers la porte.

« Je vois votre boîte à bijoux là, sur latable, n’oubliez pas de fermer à clef la porte qui donne dans lecabinet de toilette.

– Merci, c’est déjà fait, j’ai essayé laclef moi-même, dit Agnès. Puis-je vous être bonne à quelque choseavant de me mettre au lit ?

– Non, ma chère, merci, j’ai assezsommeil pour suivre aussi votre exemple. Bonne nuit, Agnès, je voussouhaite d’excellents rêves pour votre première nuit àVenise. »

Chapitre 7

 

 

Après le départ de lady Montbarry, Agnès fermasa porte avec soin et commença à déballer ses malles. Dans sa hâtede s’habiller pour le dîner, elle avait pris la première robe venueet avait jeté son costume de voyage sur le lit. Elle ouvrit laporte de l’armoire à robes et commença à accrocher sesvêtements.

Au bout de quelques minutes, elle se sentitfatiguée et laissa les malles telles qu’elles étaient. Le vent dusud qui avait soufflé si vif toute la journée ne s’était pas encoreapaisé. L’atmosphère de la chambre était un peu lourde. Agnès sejeta un châle sur la tête et, ouvrant la fenêtre, s’accouda aubalcon pour respirer l’air. Le ciel était couvert, il étaitimpossible de distinguer un objet devant soi ; le canal avaitl’air d’un gouffre noir : les maisons situées en facesemblaient une ligne d’ombre se confondant avec le ciel sans étoileet sans lune.

À de rares intervalles, le cri guttural,précurseur d’un gondolier attardé, se faisait entendre et prévenaitles autres bateliers. De temps en temps le bruit rapproché de ramesfrappant l’eau indiquait le passage invisible d’une barque ramenantdes voyageurs à l’hôtel. Ces bruits exceptés, le silence quienveloppait Venise était un silence de tombeau.

Appuyée sur la balustrade du balcon, Agnèsregardait distraitement dans le vide ; elle pensait aumalheureux qui avait rompu la foi jurée et qui était mort danscette maison où elle se trouvait. Un changement s’était fait enelle ; elle semblait subir une nouvelle influence ; pourla première fois, le souvenir de lord Montbarry éveillait un autresentiment que la compassion ; pour la première fois cettebonne et douce créature songeait au mal qu’il lui avait fait. Ellepensait à l’humiliation qu’elle avait subie, elle qui avait défendule lord contre son frère quelque temps auparavant, elle qualifiaitmaintenant sa conduite aussi durement qu’Henry Westwick l’avaitfait. Elle eut peur d’elle-même et de la nuit qui l’entourait et seretira de l’abîme sombre qu’elle contemplait, comme si le mystèreet la tristesse des eaux avaient été cause de l’émotion qui l’avaitenvahie. Tout à coup elle ferma la fenêtre, jeta de côté son châleet alluma toutes les bougies des candélabres de la cheminée,croyant que les lumières allaient égayer la solitude de lachambre.

L’éclairage éblouissant qui contrastait avecla noire tristesse du dehors rendit le calme à son esprit ;elle regardait la flamme des bougies avec une joied’enfant :

Faut-il me coucher ? se demanda-t-elle.Non.

La somnolente fatigue qui l’avait accabléeavait disparu. Elle recommença à déballer ses malles. Au bout dequelques minutes, cette occupation la fatigua pour la secondefois.

Elle s’assit devant la table et prit unIndicateur-Guide.

Que dit-on de Venise ? pensa-t-elle.

Avant qu’elle eût tourné la première page, sonimagination était déjà loin du livre.

Elle songeait à Henry Westwick : elle sesouvenait des plus petits détails de la soirée, de ses moindresparoles, et tout était en faveur d’Henry. Elle souriait doucementen elle-même, les couleurs lui montaient peu à peu aux joues, enpensant à la constance et à la fidélité qu’il lui avait toujoursmontrées. La tristesse qui l’avait accablée pendant tout le voyagevenait-elle donc de ce qu’elle ne l’avait pas vu depuis longtemps,et du regret qu’elle avait de l’avoir mal reçu à Paris quand il luiavait parlé. Soudain, toute honteuse de se laisser aller ainsi àdes pensées qu’elle voulait refouler au plus profond de son cœur,elle retourna à son livre, se méfiant de ses propres pensées.

Quelle cause peut ainsi pousser une femme, lesoir, près de son lit, enveloppée dans une robe de chambre, àchasser loin de son esprit toute idée de tendresse etd’amitié ?

Son cœur était enfermé dans le tombeau avecMontbarry. Agnès pouvait-elle donc penser à un autre homme et à unhomme qui l’aimait ? C’était honteux, c’était indigned’elle.

Elle essaya encore de lire avec intérêt lesdescriptions du Guide,ce fut en vain.

Rejetant le livre, elle en revint à la seuleressource qui lui restait, ses bagages. Elle recommença àtravailler, résolue à ne se coucher que quand elle tomberait defatigue.

Pendant quelques instants, Agnès continua sabesogne monotone et transporta ses vêtements de la malle à lagarde-robe ; mais tout à coup l’horloge de l’hôtel sonnaminuit et vint lui rappeler qu’il se faisait tard. Elle s’assit uninstant sur un fauteuil à côté du lit pour se reposer.

Le silence absolu qui régnait maintenant dansla maison frappa son esprit. Tout le monde dormait-il donc, elleexceptée ? Sûrement il était temps de suivre l’exemplegénéral. Nerveuse et irritée, elle se leva et commença à sedéshabiller.

J’ai perdu deux heures de repos, pensa-t-elleen fronçant le sourcil, pendant qu’elle s’arrangeait les cheveuxdevant la glace : je ne serai bonne à rien demain.

Elle alluma la veilleuse, souffla les bougies,mit un flambeau sur une petite table près du lit et recula un peule fauteuil qui était de l’autre côté du chevet ; elle plaçaensuite sur la table une boite d’allumettes et le Guide,afin de le lire, au cas où elle ne dormirait pas : puis ellesouffla la bougie et mit la tête sur l’oreiller.

Les rideaux de lit étaient disposés de manièreà ne pas intercepter l’air. Elle était couchée sur le côté gauche,tournant le dos à la table, le visage du côté du fauteuil, qu’ellepouvait voir de son lit. Il était recouvert d’une housse d’indienneà grands bouquets de roses éparpillés sur un fond vert-pâle. Elleessaya, pour arriver à dormir, de se fatiguer en comptant et enrecomptant les bouquets qu’elle pouvait apercevoir sans sedéranger. Deux fois son attention fut distraite par des bruitsvenant du dehors, par l’horloge sonnant la demie après minuit, puisenfin par le bruit d’une paire de bottes tombant sur le parquet,jetées là pour être cirées, avec ce manque d’attention barbare pourles autres qu’on peut observer dans tous les hôtels. Le silence quisuivit ces différents bruits permit à Agnès de reprendre le calculqu’elle faisait des bouquets de roses ; elle recommença sescomptes, elle faisait son addition de plus en plus doucement, puiselle s’embrouilla dans les nombres, essaya de recommencer,s’arrêta, puis voulut recompter et sentit sa tête s’appesantirdoucement sur l’oreiller : elle poussa un léger soupir ettomba endormie.

Combien de temps ce sommeil dura-t-il ?Elle ne le sut jamais. Plus tard elle se souvint seulement qu’elles’éveilla en sursaut.

Chacune de ses facultés passa subitement del’atonie absolue à la complète connaissance, sans transition, d’uncoup.

Sans savoir pourquoi, elle se mit soudain surle séant ; sans savoir pourquoi, elle se mit à écouter :son cœur palpitait à se rompre, ses tempes battaient. Pendant sonsommeil, il ne s’était passé cependant qu’un fait de peud’importance, la veilleuse s’était éteinte et la chambre étaitplongée dans les ténèbres.

Elle tâta pour trouver sa boîte d’allumetteset s’arrêta quand elle l’eut entre les mains. Son esprit étaitencore noyé dans le vague ; elle ne se hâtait pasd’allumer ; cette minute dans l’obscurité ne lui était pasdésagréable ; elle se demanda quelle cause pouvait bienl’avoir réveillée si subitement. Avait-elle rêvé ? Non, ouplutôt elle ne s’en souvenait nullement. Elle ne put éclaircir lemystère, l’obscurité commençait à peser sur elle : elle frottavivement l’allumette sur la boite et alluma la bougie.

Au moment où la lumière répandit sa clartébienfaisante dans la chambre, Agnès tourna ses regards de l’autrecôté du lit.

Aussitôt un frisson la parcourut, la peur luiserra le cœur dans une étreinte de glace.

Elle n’était pas seule !

Là, dans le fauteuil, au chevet du lit ;là, éclairée par la flamme vacillante de la bougie, se dessinait laforme d’une femme, la tête renversée en arrière. Son visage étaitlevé au plafond, ses yeux fermés comme si elle dormait d’un profondsommeil.

L’effet produit sur Agnès par la découvertequ’elle venait de faire la rendit muette de terreur. Son premieracte, quand elle fut rentrée en possession d’elle-même, fut de sepencher hors du lit et de regarder de plus près la femme quis’était incompréhensiblement introduite dans sa chambre au milieude la nuit. Un coup d’œil lui suffit ; elle se rejeta enarrière enpoussant un cri d’étonnement. La personne assise dans lefauteuil était la veuve de feu lord Montbarry, la femme qui luiavait prédit qu’elles se rencontreraient encore une fois etprobablement à Venise.

Le courage lui revint, l’indignation queprovoquait en elle la présence de la comtesse lui, donna la forced’agir.

« Réveillez-vous ! cria-t-elle.Comment avez-vous osé venir ici ? Comment êtes-vousentrée ? Sortez, ou j’appelle au secours. »

Elle éleva la voix en prononçant ce derniermot, mais il ne fit aucun effet. Se penchant hors du lit, ellesaisit bravement la comtesse par l’épaule et la secoua ; ceteffort ne suffit pas encore à ranimer la personne endormie :elle était toujours couchée sur le fauteuil, dans une torpeur quiressemblait à l’engourdissement de la mort, elle restait insensibleà tout. Dormait-elle réellement ? Était-elleévanouie ?

Agnès la regarda de plus près : ellen’était pas évanouie. Sa poitrine se soulevait sous l’effort d’unepénible respiration, elle grinçait des dents. De grosses gouttes desueur perlaient sur son front ; ses mains crispées se levaientet retombaient sur ses genoux. Était-elle oppressée par un rêve, ouvoyait-elle dans la chambre une vision invisible pourAgnès ?

Le doute était intolérable ; missLockwood se décida à éveiller les domestiques de garde pour lanuit.

La poignée de la sonnette était fixée aumur ; non loin de la table.

Elle se retourna encore une fois dans son litet étendit la main. Au même instant, elle regarda au-dessus de satête, sa main retomba inerte : elle frémit et cacha sa figuredans l’oreiller.

Qu’avait-elle vu ? Une autre personnedans sa chambre !

Au-dessus d’elle, près du plafond, étaitsuspendue une tête humaine, le cou coupé comme par le rasoir de laguillotine.

Aucun bruit, aucun son ne l’avait avertie decette apparition, la tête avait paru soudain : la chambreavait conservé son aspect ordinaire, rien n’y était changé. Laforme accroupie sur le fauteuil, la grande fenêtre qui faisait faceau lit, la nuit sombre au dehors, la bougie brûlant sur la table,tout était visible, rien n’était changé : elle n’avait qu’unevision de plus, horrible, effrayante à voir !

À la lueur vacillante de la bougie, elleaperçut distinctement la tête se balançant au-dessus d’elle. Ellela regarda fixement, paralysée de terreur.

Les chairs du visage avaient disparu ; lapeau, toute ridée, s’était bronzée comme celle d’une momieégyptienne, excepté au cou où elle était restée plus claire,marbrée de taches et d’éclaboussures de cette teinte brune quel’imagination de l’enfant avait prise au plafond pour du sang.Quelques touffes de favoris, les restes d’une moustache décoloréependaient à la lèvre supérieure, aux creux des joues autrefoispleines, et montraient que c’était une tête d’homme. Le temps et lamort avaient ravagé les autres traits. Les paupières étaientcloses.

Les cheveux décolorés comme la barbe avaientété brûlés par places. Les lèvres bleuâtres, entr’ouvertes par unéternel sourire, montraient une double rangée de dents. Peu à peucette tête suspendue dans l’espace, immobile tout d’abord, commençaà s’approcher d’Agnès, couchée au-dessous ; peu à peu cetteodeur étrange, remarquée par les commissaires enquêteurs dans lescaveaux du vieux palais, cette odeur qui avait saisi FrancisWestwick à la gorge dans sa chambre à coucher, remplit lapièce.

La tête descendait toujours par degrés,jusqu’à ce qu’elle s’arrêta enfin à quelques pouces du visaged’Agnès ; puis elle tourna lentement sur elle-même et fixa levisage de la femme endormie sur le fauteuil.

Il y eut un instant d’arrêt, puis un mouvementsurnaturel vint troubler le repos rigide de cette facecadavéreuse.

Les paupières fermées s’ouvrirent lentement.Les yeux parurent, brillants de l’éclat vitreux de la mort etfixèrent leur horrible regard sur la femme qui gisait dans lefauteuil.

Agnès suivit ce regard : elle vit lespaupières de la femme vivante se soulever peu à peu comme lespaupières du mort ; elle la vit se lever comme pour obéir à unordre muet, puis elle ne vit plus rien.

L’impression qu’elle ressentit ensuite futcelle du soleil dont les rayons entraient dans sa chambre ;lady Montbarry était penchée sur son chevet et les enfants avecleurs petites mines éveillées et curieuses regardaient à laporte.

Chapitre 8

 

 

« … Vous qui avez quelque influence surAgnès, Henry, essayez donc de la raisonner : il n’y a vraimentaucune raison pour faire du scandale. La femme de chambre de mafemme a ce matin, comme d’habitude, frappé à sa porte pour luidonner une tasse de thé, ne recevant pas de réponse, elle a fait letour par le cabinet de toilette dont la porte était ouverte, etelle a vu Agnès dans son lit, sans connaissance. Avec l’aide de mafemme, elle l’a fait revenir à elle, et Agnès nous a racontél’histoire extraordinaire que je viens de vous répéter. Vous avezvu par vous-même qu’elle tombait de fatigue, la pauvrepetite : notre long voyage en chemin de fer l’avait épuisée,ses nerfs étaient excités, et vous savez que, plus que toute autre,elle est femme à se laisser impressionner par un rêve ; maiselle se refuse obstinément à accepter cette explication. Ne croyezpas que j’aie été dur avec elle ! Tout ce qu’on pouvait fairepour la calmer, je l’ai tenté. J’ai écrit à la comtesse, sous sonnom d’emprunt, pour lui offrir de lui rendre la chambre. Elle arépondu par un refus formel. Afin de ne pas ébruiter l’affaire dansl’hôtel, j’ai donc pris mes dispositions pour occuper moi-mêmecette pièce pendant un ou deux jours, le temps de laisser Agnès seremettre par les soins de ma femme. Puis-je faire davantage ?À toutes les questions d’Agnès, j’ai répondu de mon mieux ;elle sait ce que vous m’avez dit hier de Francis et de la comtesse,mais malgré tout, je ne puis la tranquilliser. En désespoir decause, je l’ai laissée dans le salon, allez-y vous-même, en ami, etvoyez ce que vous pouvez faire. »

C’est ainsi que lord Montbarry expliqua à sonfrère ce qui s’était passé pendant la nuit. Sans réfléchir, Henryalla droit au salon.

Il y trouva Agnès toute rouge et marchant àgrands pas.

« Si vous venez ici me répéter ce quevotre frère m’a déjà dit, s’écria-t-elle, avant qu’il eût ouvert labouche, vous pouvez vous en épargner la peine. Je n’ai pas besoinqu’on me raisonne ou qu’on me parle de sens commun, je veux unvéritable ami qui ait confiance en moi.

– Je suis cet ami, Agnès, réponditexaucement Henry, vous le savez bien.

– Sincèrement, vous croyez que je n’aipas été abusée par un rêve ?

– Je crois que, pour certains détails aumoins, vous ne vous êtes pas laissé abuser.

– Par quel détail ?

– Par ce que vous dites de la présence dela comtesse. C’est parfaitement exact. »

Agnès l’arrêta aussitôt.

« Pourquoi m’a-t-on dit ce matinseulement que la comtesse et mistress James ne faisaientqu’un ? demanda-t-elle avec un air de méfiance ; pourquoine m’avoir pas prévenue hier ?

– Vous oubliez que vous aviez acceptél’échange de la chambre avant mon arrivée ici, répondit Henry. J’aieu bien envie de vous le dire, cependant ; mais tous vospréparatifs pour passer la nuit étaient déjà faits ; mes avisn’auraient eu d’autres résultats que de vous inquiéter. Après quemon frère m’a eu assuré que vous prendriez toutes les précautionsnécessaires pour assurer votre repos, j’ai néanmoins veillé toutela nuit. Ce que je puis vous assurer, c’est que vous n’avez pasrêvé en voyant la comtesse assise à votre chevet. D’après sa propredéclaration, je puis vous affirmer que vous ne vous êtes pastrompée.

– D’après sa propre déclaration, réponditAgnès en scandant les mots. Vous l’avez donc vue cematin ?

– Je l’ai vue il n’y a pas dixminutes.

– Que faisait-elle ?

– Elle était fort occupée à écrire ;je n’ai même pu attirer son attention qu’en prononçant votrenom.

– Elle se souvient de moi, n’est-cepas ?

– Elle ne s’est souvenue du nom d’AgnèsLockwood qu’avec peine. Ne pouvant arriver à obtenir une réponse,j’ai fait comme si j’étais envoyé directement par vous. Elle s’estalors décidée à parler. Non seulement elle m’a avoué qu’elle vousavait donné cette chambre par le motif qu’elle avait dit à Francis,mais elle a encore ajouté qu’elle s’était glissée à votre chevetpour vous épier toute la nuit et pour “voir ce que vousverriez”.

» J’ai alors tenté de lui faire direcomment elle s’était introduite chez vous. Malheureusement lemanuscrit qu’elle avait sur sa table devant elle attira de nouveauson regard à ce moment et elle se remit à écrire. “Le baron veut del’argent, dit-elle, il faut que j’avance ma pièce.” Ce qu’elle a vuou rêvé dans votre chambre est impossible à savoir, pour le momentdu moins, mais si j’en juge par ce que mon frère m’a dit, et parmes propres souvenirs, il est évident qu’un événement récent aproduit sur elle un bien triste effet. Sa raison, depuis hier soirseulement peut-être, me semble un peu dérangée. La preuve, c’estqu’elle m’a parlé du baron comme s’il vivait encore, tandis qu’ellea déclaré à Francis que le baron était mort, ce qui est vrai. Leconsul des États-Unis à Milan nous a fait lire la nouvelle de samort dans un journal américain. Autant que j’en puis juger, ce quilui reste d’intelligence paraît concentré tout entier sur une seuleidée, absurde d’ailleurs, écrire une pièce pour que Francis lafasse jouer sur son théâtre. Il m’a avoué qu’il lui avait laissécroire qu’elle pourrait ainsi gagner de l’argent. À mon avis, il aeu tort. Qu’en pensez-vous ? »

Sans s’occuper de cette dernière question,Agnès se leva de sa chaise.

« Rendez-moi encore un service, dit-elle,menez-moi chez la comtesse.

– Êtes-vous assez maîtresse de vous pourla voir, après les événements de cette nuit ? »

Elle tremblait de tous ses membres, ses jouesn’avaient plus de couleur, elle était d’une pâleur mortelle, maiselle s’entêta.

« Vous savez ce que j’ai vu hiersoir ? dit-elle faiblement.

– N’en parlez pas, interrompit Henry, nevous tourmentez pas inutilement.

– Il faut que j’en parle ! Monesprit est plein de questions que je veux vous faire à ce sujet. Jene l’ai pas reconnue. Mais je me demande sans cesse à quielle ressemblait. Était-ce à Ferraris ? Était-ceà… ? »

Elle s’arrêta toute frémissante.

« La comtesse le sait, il faut que jevoie la comtesse. Que le courage me manque ou non, je veux en fairel’essai. Menez-moi chez elle avant que la peur meprenne. »

Henry la regarda avec anxiété.

« Si vous êtes sûre de vous, je vousapprouve ; plus tôt vous la verrez, mieux ce sera. Voussouvenez-vous comme elle parlait d’une façon bizarre de votreinfluence sur elle quand elle est entrée presque de force chez vousà Londres ?

– Je m’en souviens parfaitement. Pourquoime demander cela ?

– Pourquoi ? Dans l’état actuel deson esprit, je doute qu’elle soit capable d’avoir longtemps encorela crainte de l’ange vengeur qui doit l’obliger à rendre compte deses méfaits. Il serait utile de voir, pendant qu’il en est tempsencore, quelle influence vous avez sur elle. »

Comme il attendait la réponse d’Agnès, ellelui prit le bras et le conduisit en silence vers la porte.

Ils montèrent au deuxième étage, et aprèsavoir frappé, entrèrent dans la chambre de la comtesse.

Elle écrivait encore. Quand elle les regardaet qu’elle vit Agnès, ses yeux noirs prirent une vague expressiond’étonnement. Au bout de quelques instants, des souvenirs effacéssemblèrent revivre dans sa mémoire. La plume lui tomba desmains : toute tremblante, elle regarda Agnès et finit par lareconnaître.

« Le moment est-il déjà venu ?murmura-t-elle comme glacée de crainte. Donnez-moi encore un peu derépit, je n’ai pas fini d’écrire. »

Elle tomba à genoux et étendit ses mainssuppliantes. Agnès n’était pas encore remise du choc qu’elle avaitsubi pendant la nuit, elle n’était pas dans son état ordinaire. Lechangement d’attitude de la comtesse la surprit tellement qu’ellene sut que dire ou que faire. Henry fut obligé de l’encourager.

« Posez-lui les questions que vousvoulez, saisissez l’occasion qui se présente, lui dit-il, enbaissant la voix. Tenez, voici ses yeux qui redeviennenthagards ! »

Agnès essaya de rassembler soncourage :

« Vous étiez dans ma chambre, hiersoir, » commença-t-elle ?

Avant qu’elle eût ajouté un mot, la comtesseleva les bras, les tordit au-dessus de sa tête avec un gémissementd’horreur.

Agnès se recula comme pour sortir de lachambre. Henry l’arrêta et lui dit tout bas d’essayer de nouveau.Après un moment d’effort, elle lui obéit.

« J’ai couché hier dans la chambre quevous m’avez cédée, et j’ai vu… »

La comtesse se leva soudain :

« Assez ! cria-t-elle. Ah !Grand Dieu, pensez-vous que j’aie besoin que vous me disiez ce quevous avez vu ? Pensez-vous que je ne sache pas ce que celaveut dire pour vous et pour moi ? Décidez, en ce qui vousconcerne, miss Lockwood. Songez bien à ce que vous allez faire.Êtes-vous certaine que le jour du châtiment soit venu ?Êtes-vous décidée à remonter avec moi dans le passé, à écouter maconfession, à savoir le secret des morts ? »

Sans attendre la réponse d’Agnès, elles’approcha de sa table à écrire. Ses yeux brillaient en cemoment : c’était bien la femme d’autrefois, mais seulementpour un instant. Elle n’avait plus son ardeur et son impétuosité.Sa tête se pencha, elle soupira tristement en ouvrant un pupitrequi était sur la table : elle en tira une feuille de parchemincouvert d’une écriture à demi effacée. Des bouts de fils de soiearrachés tenaient encore au feuillet comme s’il avait été déchiréd’un livre.

« Lisez-vous l’italien ?demanda-t-elle à Agnès en lui tendant la page. »

Agnès répondit par un signe de tête.

« Cette feuille, reprit la comtesse,appartenait autrefois à un livre de la vieille bibliothèque dupalais, quand ce bâtiment était encore un palais. Quil’arracha ? Peu vous importe. Pourquoi l’a-t-on prise ?Vous le découvrirez bien vous-même, si vous le voulez. Lisezd’abord, à partir de la cinquième ligne en haut de lapage. »

Agnès comprit qu’il fallait à tout prixreprendre son calme.

« Donnez-moi une chaise, dit-elle àHenry, je vais faire de mon mieux. »

Il se plaça derrière elle, de façon à suivrepardessus son épaule et à l’aider au besoin. Voici latraduction :

« J’ai maintenant achevé la descriptiondu premier étage du palais. Suivant le désir de mon noble etgracieux seigneur, maître de ce glorieux édifice, je monte ausecond et je continue l’inventaire des peintures, décorations etautres chefs-d’œuvre d’art qui y sont contenus. Je commence par lachambre du coin, à l’extrémité ouest du palais, appelée Chambredes Cariatides, à cause des statues qui soutiennent lacheminée. Ce travail est comparativement d’exécution récente :il ne date que du dix-huitième siècle, et dans chacun de sesdétails montre le goût corrompu de l’époque ; cependant lacheminée a sa valeur, elle dissimule une cachette habilementménagée entre le parquet de cette chambre et le plafond de lachambre du dessous ; cette cachette a été construite dans lesderniers jours de l’Inquisition et a servi, dit-on, de refuge à unancêtre de mon gracieux maître, poursuivi par ce terrible tribunal.Le mécanisme de cette curieuse cachette a été conservé en bon étatpar le seigneur actuel, comme un spécimen de curiosité. Il a bienvoulu me montrer la façon de le mettre en œuvre : “Une foisprès des deux Cariatides, placez la main sur le front de la figurede gauche, puis pressez la tête comme si vous vouliez la repousseren arrière ; vous mettez ainsi en mouvement le ressort cachédans le mur qui fait tourner la pierre de l’âtre et qui découvre unvide au-dessous. Il y a assez de place pour qu’un homme puisse s’ycoucher tout de son long.” La manière de refermer est aussisimple : “Placez les deux mains sur les tempes de la figure,tirez comme si vous vouliez l’amener à vous, et la pierre reprendrala position qu’elle doit avoir.”

– Vous n’avez pas besoin d’aller plusloin, dit la comtesse. Ayez soin de vous rappeler ce que vous venezde lire. »

Elle remit la page dans le pupitre et le fermaà clef.

« Venez maintenant,continua-t-elle ; venez, vous allez voir ce que les Françaisappellent le commencement de la fin. »

Agnès put à peine se lever de sa chaise, elletremblait. Henry lui offrit son bras pour la soutenir.

« Ne craignez rien, dit-il toutbas ; je ne vous quitte pas. »

La comtesse les précéda dans le corridorouest ; elle s’arrêta au n° 38. C’était la pièceanciennement habitée par le baron Rivar ; elle était justeau-dessus de la chambre où Agnès avait passé la nuit.

Depuis deux jours elle était vide. Quand ilsouvrirent la porte, il n’y avait pas de bagages ; elle n’avaitdonc pas été louée.

« Vous voyez, dit la comtesse en montrantles sculptures de la cheminée ; vous savez ce que vous avez àfaire. Ai-je mérité que vous mêliez la pitié à la justice,continua-t-elle plus bas ; donnez-moi quelques heures encore.Le baron veut de l’argent, et il faut que j’avance mapièce. »

Elle sourit d’un regard égaré et fit semblantd’écrire en prononçant ces dernières paroles. Les efforts constantsqu’elle avait faits pour fournir aux moindres besoins du baronpendant sa vie, ses demandes continuelles d’argent, et enfin lebénéfice qu’elle espérait tirer de sa pièce à peine ébauchéeavaient dépassé ses forces.

Quand on lui eut accordé ce qu’elle réclamaitsi instamment, elle ne remercia pas Agnès ; elle se contentade dire :

« Ne craignez rien, miss ; je nechercherai pas à m’échapper. Où vous êtes, il faut que je sois, etcela jusqu’à la fin. »

Son regard fatigué se promena autour de lachambre d’un air stupide ; puis à pas lents, trébuchant commeune femme usée par l’âge, elle rentra chez elle et se remit autravail.

Chapitre 9

 

 

Agnès et Henry restèrent seuls dans la chambredes Cariatides.

La personne qui avait fait la description dupalais, un auteur malheureux ou un pauvre artiste probablement,avait très justement fait ressortir les défauts de la cheminée. Lesmoindres détails portaient la marque du plus coûteux et du pluséclatant mauvais goût ; néanmoins, les voyageurs de toutes lesclasses admiraient fort cette œuvre, soit à cause de ses dimensionsvéritablement imposantes, soit à cause de l’assemblage de marbresde différentes couleurs qu’on y avait réunis. On avait exposé dansles salles du bas de l’hôtel des photographies de la cheminée, ettous les voyageurs anglais et américains en achetaient desépreuves.

Henry fit approcher Agnès de la figure degauche.

« Faut-il essayer, lui demanda-t-il, ouvoulez-vous ?… »

Elle retira vivement son bras qui était passésous celui de son cousin et se dirigea vers la porte.

« Je ne veux rien voir, dit-elle, cetteimpassible figure de marbre m’effraye. »

Henri mit la main sur le front de lastatuette.

« Qu’y a-t-il, ma chère amie, qui puissevous faire peur dans cette statue ? » reprit-il enplaisantant.

Avant qu’il eut appuyé sur la tête, Agnèsavait ouvert la porte à la hâte :

« Attendez que je sois partie,cria-t-elle. Je tremble à la seule idée de ce que vous pouveztrouver là dedans… »

Elle regarda encore une fois l’intérieur de lachambre en franchissant le seuil de la porte.

« Je ne m’en vais pas tout à fait, jevous attends dehors. »

Elle ferma la porte. Une fois seul, Henryreplaça la main sur le front de la statue.

Pour la seconde fois il fut arrêté au momentde mettre le mécanisme en mouvement. Un bruit de voix se faisaitentendre dans le couloir. Une femme s’écriait :

« Ma chère Agnès, comme je suis heureusede vous revoir ! »

Puis un homme présentait des amis à« miss Lockwood ». Une troisième voix qu’Henry reconnutpour celle du gérant, donna ensuite l’ordre à la femme de confiancede montrer à ces dames et à ces messieurs les appartements libresau bout du corridor.

« J’ai du reste ici une charmante chambreà louer qui vous conviendrait peut-être aussi. »

En même temps il ouvrit la porte et se trouvaface à face avec Henry Westwick.

« Voilà une agréable surprise, monsieur,dit en riant le gérant ; vous admirez notre fameuse cheminée,à ce qu’il parait. Puis-je vous demander, monsieur Westwick,comment vous vous trouvez à l’hôtel de cette fois-ci ? Desinfluences surnaturelles vous ont-elles encore coupél’appétit ?

– Elles m’ont épargné, repritHenry ; mais peut-être apprendrez-vous bientôt qu’elles ontpesé sur une autre personne de la famille. »

Il parlait d’un ton grave, un peu choqué duton de plaisanterie avec lequel le gérant avait parlé de sonpremier séjour à l’hôtel.

« Vous ne faites que d’arriver ! luidemanda-t-il ensuite pour changer de sujet.

– J’arrive à l’instant même,monsieur ; j’ai eu l’honneur de voyager dans le même train quevos amis M. et Mme Arthur Barville, avecd’autres personnes qui les accompagnent. Miss Lockwood est avec euxà visiter des chambres. Ils seront bientôt ici s’ils ont besoind’une chambre de plus. »

En entendant ces paroles, Henry se décida àexplorer la cachette avant l’arrivée de ses amis. Quand Agnèsl’avait quitté, il lui était venu à l’esprit qu’il ferait peut-êtrebien d’avoir un témoin, au cas fort improbable d’ailleurs, où ilferait une découverte importante. Le gérant, qui ne se doutait derien, était là à sa disposition ; il revint auprès de lafigure enchantée, voulant forcer le gérant à lui servir detémoin.

« Je suis charmé d’apprendre que mes amissont enfin arrivés, dit-il. Avant que j’aille leur serrer la main,laissez-moi donc vous faire une question sur cette curieuse œuvred’art que voici. Vous en avez des photographies en bas. Sont-ellesà vendre ?

– Certainement, monsieur Westwick.

– Pensez-vous que la cheminée soit aussisolide qu’elle en a l’air ? continua Henry. Quand vous êtesentré, j’étais justement en train de me demander si cette figure-cine s’était pas par accident un peu détachée du mur. »

Il posa sa main sur la tête de marbre pour latroisième fois.

« Il me semble qu’elle est detravers ; en la touchant on dirait qu’elle remue. »

À ces mots, il pressa sur la tête.

Une sorte de grincement se fit entendre. Lalourde pierre du foyer tourna sur elle-même et découvrit aux piedsdes deux hommes une sombre cavité béante. Au même instant,l’étrange et nauséabonde odeur qu’on avait sentie dans les caveauxet dans la chambre du dessous sortit en bouffée de la cachette etse répandit dans toute la pièce.

Le gérant bondit en arrière.

« Mon Dieu, monsieur Westwick,s’écria-t-il, qu’est-ce que cela veut dire ? »

Se rappelant ce que son frère Francis luiavait dit et ce qui était arrivé à Agnès la nuit précédente, Henryétait sur ses gardes.

« Je suis aussi surpris que vous, »telle fut sa réponse.

« Attendez un moment, monsieur, reprit legérant, il faut que j’empêche ces dames et ces messieurs d’entrerici. »

Il alla aussitôt fermer avec soin la portederrière lui, Henry ouvrit la fenêtre, attendit en respirant l’airpur. Un vague sentiment de crainte envahit son esprit pour lapremière fois ; il était fermement résolu maintenant à ne pascontinuer les recherches sans avoir un témoin.

Le gérant revint bientôt avec un rat-de-cave,qu’il alluma en entrant dans la chambre.

« Nous n’avons plus à craindre d’êtredérangés, dit-il. Soyez assez bon, monsieur Westwick, pourm’éclairer. C’est mon affaire de voir ce qu’il y a dans cetteétrange cachette. »

Henry prit le rat-de-cave. Regardant dans letrou béant avec cette faible et vacillante lumière, ils aperçurenttous deux au fond un objet de couleur sombre.

« Je crois que je peux l’atteindre en memettant à plat ventre et en allongeant le bras. »

Il s’agenouilla, puis il eut un momentd’hésitation.

« Puis-je vous demander mes gants,monsieur, ils sont dans mon chapeau, sur la chaise, derrièrevous. »

Henry lui passa les gants.

« Je ne sais ce que je vaisprendre, » reprit en souriant d’un air gêné le gérant, quimettait le gant droit.

Il s’étendit à terre de tout son long etenfonça le bras dans la cachette.

« Je ne sais pas ce que je tiens, dit-il,mais je l’ai. »

Puis, se levant à demi, il sortit la main. Aumême instant il sauta sur ses pieds en poussant un crid’effroi.

Une tête humaine venait d’échapper à ses mainstremblantes et roulait aux pieds d’Henry.

C’était la tête hideuse qu’Agnès avait aperçuesuspendue au-dessus d’elle, la nuit, dans sa vision.

Les deux hommes se regardèrent frappés du mêmesentiment d’horreur. Le gérant se remit le premier.

« Veillez à la porte pour l’amour deDieu ! On m’a peut-être entendu du dehors. »

Henry se dirigea machinalement vers la porte.Tenant déjà la clef dans la main, prêt à la tourner dans laserrure, s’il le fallait, il regardait encore l’objet épouvantablequi gisait à terre. Il lui était impossible de mettre le nom d’unecréature qu’il eût connue sur ces traits décomposés et devenusméconnaissables, et cependant un doute affreux lui étreignaitl’âme. Les questions que s’était posées Agnès et qui lui avaienttorturé l’esprit, il se les posait à son tour. Il se demandait quiil aurait reconnu avant que la décomposition n’eût fait sonœuvre.

Ferraris ? Ou ?…

Il s’arrêta tout tremblant, comme Agnès.

Agnès, ce nom qu’il chérissait de toute sonâme, était maintenant pour lui un sujet d’effroi. Que luidirait-il ? S’il lui révélait la vérité, quelle serait laterrible conséquence de cette révélation ?

Aucun bruit de pas dans le couloir ;aucun bruit de voix. Les voyageurs étaient encore dans les chambresau fond du corridor.

Le court espace qui venait de s’écouler avaitsuffi au gérant pour se remettre ; il pensait maintenant auplus grand, au plus cher intérêt de sa vie, à la réputation del’hôtel. Il s’approcha tout anxieux d’Henry.

« Si l’affreuse découverte que nousvenons de faire vient à se répandre, dit-il, l’hôtel est fermé etla compagnie ruinée. Je suis certain, n’est-ce pas, monsieur, queje puis avoir entière confiance dans votre discrétion ?

– Vous pouvez vous en rapporter à moi,répondît Henry ; mais cependant, après ce que nous venons devoir, la discrétion a ses limites, » ajouta-t-il.

Le gérant comprit qu’Henry faisait allusion audevoir qu’il avait à remplir envers la société, comme toutrespectueux serviteur de la loi :

« Je vais immédiatement, reprit-il,enlever secrètement de la maison ces tristes restes et les remettremoi-même entre les mains de la police. Voulez-vous quitter lachambre en même temps que moi, ou voudriez-vous monter la gardeici, si je vous en priais, et m’aider quand je vaisrevenir. »

Pendant qu’il parlait, les voix des nouveauxvoyageurs se firent entendre. Henry consentit à rester dans lachambre : il reculait à l’idée de se rencontrer en ce momentavec Agnès dans le couloir.

Le gérant se hâta de sortir, espérant ne pasêtre aperçu ; mais avant qu’il eût atteint l’escalier, lesnouveaux arrivés le virent. Au moment où il tournait la clef dansla serrure, Henry entendit clairement les voix de différentespersonnes qui causaient. Pendant que d’un côté de la porte onvenait de découvrir un terrible drame, de l’autre, des questionsbanales s’échangeaient sur les amusements qu’on pouvait rencontrerà Venise ; des plaisanteries facétieuses se faisaient sur lesmérites respectifs de la cuisine française et de la cuisineitalienne. Peu à peu le bruit de la conversation s’éteignit. Lesvisiteurs avaient arrêté leur plan pour la journée et sepréparaient à sortir de l’hôtel. Une minute après, le silencerégnait de nouveau.

Henry revint à la fenêtre, espérant distraireson esprit par l’attrayante vue du canal, mais bientôt il en futfatigué. La fascination qu’exerce l’horreur, l’attira une fois deplus vers l’objet épouvantable qui était à terre.

Rêve ou réalité, comment Agnès avait-elle puen supporter la vue ? Au moment où il se posait cettequestion, il remarqua pour la première fois quelque chose qui étaitauprès de la tête. En se penchant, il vit une petite plaque d’or,maintenant trois fausses dents, détachées par le choc probablement,et qui étaient tombées à terre quand le gérant avait lâché latête.

L’importance de ce détail et la nécessité dene pas le communiquer trop vite à d’autres personnesfrappa immédiatement Henry. C’était un moyen, s’il y en avait un,d’arriver à savoir à qui avaient appartenu les tristes reliquesqu’il avait devant les yeux, témoins muets d’un horrible crime. Ilramassa donc les dents, pour s’en servir à son tour si l’enquêtequ’on allait commencer n’aboutissait à rien.

Il revint à la fenêtre. La solitude commençaità lui peser : comme il s’accoudait de nouveau, on frappalégèrement à la porte. Il s’empressa d’y aller pour l’ouvrir, maisau moment de le faire, un doute lui vint à l’esprit ; était-cele gérant ?

« Qui est là ? » cria-t-il.

La voix d’Agnès se fit entendre :« Avez-vous quelque chose à me dire, Henry ? »

Il put à peine balbutier :

« Non, pas maintenant. Pardonnez-moi dene pas vous ouvrir, je vous parlerai un peu plus tard. »

Elle reprit doucement :

« Ne me laissez pas seule, Henry !Je ne peux pas rester en bas avec des gens heureux. »

Comment résister à cet appel ? Ill’entendit pousser un soupir ; sa robe frôla la porte aumoment où elle s’éloignait toute triste. Immédiatement il fit cequ’il redoutait quelques instants avant, il rejoignit Agnès dans lecorridor. Elle se retourna en l’entendant et en désignant d’unregard la chambre fermée.

« Est-ce si terrible quecela ? » demanda-t-elle tout bas.

Il l’entoura de son bras pour la soutenir. Unepensée lui vint en la regardant pendant qu’elle attendait,tremblante, une réponse.

« Vous saurez ce que j’ai découvert,dit-il, si vous voulez avant mettre votre manteau et votre chapeauet sortir avec moi. »

Elle lui demanda toute surprise quelle raisonil avait de sortir.

Il la lui dit immédiatement.

« Avant toutes choses, je veux que noussachions à quoi nous en tenir au sujet de la mort de Montbarry.Nous allons aller chez le médecin qui l’a soigné, puis chez leconsul qui l’a conduit jusqu’à sa dernière demeure. »

Ses yeux se fixèrent avec reconnaissance surHenry.

« Ah ! Comme vous me comprenezbien ! » lui dit-elle.

Le gérant qui montait l’escalier les croisa àce moment. Henry lui remit la clef de la chambre et cria auxdomestiques qui se tenaient dans le vestibule de faire avancer unegondole près des marches.

« Quittez-vous l’hôtel ? demanda legérant.

– Je vais aux renseignements, répondittout bas Henry, en lui montrant la clef des yeux. Si les autoritésont besoin de moi, je serai de retour dans une heure. »

Chapitre 10

 

 

Le soir était arrivé. Lord Montbarry et tousles amis des nouveaux mariés étaient à l’Opéra ; Agnès, quis’était excusée sur sa fatigue, restait seule à l’hôtel. HenryWestwick avait accompagné tout le monde au théâtre, mais il s’étaitesquivé à la fin du premier acte pour retrouver Agnès au salon.

« Avez-vous pensé à ce que je vous ai ditau commencement de la journée ? lui demanda-t-il en s’asseyantà côté d’elle. L’affreux doute qui nous étreignait tous les deuxn’existe plus au moins maintenant. »

Agnès secoua tristement la tête.

« Je voudrais partager votre sentiment,Henry, je voudrais pouvoir dire que le doute n’existe plus dans monesprit. »

La réponse aurait découragé bien deshommes ; mais la patience d’Henry, quand il s’agissaitd’Agnès, était inépuisable.

« Si vous songez à ce que nous avonsappris aujourd’hui, reprit-il, vous devez trouver que nous n’avonspas perdu notre temps. Rappelez-vous ce que nous a dit le docteurBruno : “Après trente ans de pratique médicale, pensez-vousque je puisse me tromper sur la cause d’une mort produite par leseffets de la bronchite ?” S’il est une question à laquelle ilest impossible de répondre, c’est sûrement celle-là. Le témoignagedu consul n’est-il pas aussi clair, dans toutes ses parties ?Dès qu’il sut la mort de Montbarry, il vint se mettre à ladisposition de la famille. Il est arrivé au palais au moment oùl’on apportait le cercueil, le corps y a été déposé devant lui etle couvercle vissé sous ses yeux. Le témoignage du prêtre estégalement indiscutable. Il est resté dans la chambre auprès de labière à réciter les prières des morts jusqu’au moment où le convoiquitta le palais. Rappelez-vous tout cela, Agnès ; commentpouvez-vous dire encore que la question de la mort et del’enterrement de Montbarry n’est pas épuisée ! Il ne nousreste plus qu’un doute : les restes que j’ai découvertssont-ils oui ou non ceux du courrier disparu ? Voilà laquestion, à ce qu’il me semble. Est-ce exact ? »

Agnès ne pouvait le contredire.

« Alors, pourquoi n’éprouvez-vous pascomme moi un véritable soulagement ? demanda Henry.

– Ce que j’ai vu hier soir m’en empêche,répondit Agnès. Quand nous en avons parlé après nos démarches, vousm’avez reproché d’avoir ce que vous appelez des idéessuperstitieuses. Je ne suis pas de votre avis sur ce point, maisj’avoue que si une autre personne que vous me parlait ainsi, je lacomprendrais, elle au moins. Je me souviens de ce que votre frèreet moi nous avons été l’un pour l’autre, et je ne suis nullementétonnée qu’il m’apparaisse à moi, pour me demander la grâce d’unesépulture chrétienne et la vengeance du crime dont il a étévictime. Je ne trouve rien d’impossible à l’explication de ce quevous appelez la théorie mesmérique ; ce que j’ai vupeut être le résultat d’influences magnétiques que j’ai subies,couchée entre les restes de l’homme assassiné et la femme coupableassise à mon chevet, en proie aux remords. Au contraire, ce que jene saurais comprendre, c’est que cette affreuse épreuve se soitabattue sur moi pour un homme assassiné que je n’ai jamais connu,ou si vous aimez mieux – puisque vous prétendez que c’est Ferrarisque j’ai vu – pour un homme que je connaissais uniquement par ceque sa femme, à qui je m’intéresse, a pu m’en dire. Je ne veux pasdiscuter ce que vous croyez, mais je sens que vous vous trompez.Rien n’ébranlera ma conviction : nous sommes toujours aussiloin de l’affreuse vérité. »

Henry n’insista pas, Malgré lui, elle l’avaitprofondément troublé :

« Avez-vous songé à un autre moyen dedécouvrir la vérité ? demanda-t-il. Qui nous aidera ?Sans doute il y a la comtesse, et la clef du mystère est entre sesmains. Mais dans l’état d’esprit où elle est, peut-on croire enelle ?… en admettant qu’elle consente à parler. Si j’en jugepar moi-même, je ne le pense pas.

– Voulez-vous dire que vous l’avez revue,reprit vivement Agnès.

– Oui, je l’ai encore dérangée au milieude ses écritures sans fin et j’ai insisté pour en tirer quelquechose de clair.

– Alors vous lui avez dit ce que vousavez trouvé en ouvrant la cachette ?

– Certainement, répondit Henry ; jelui ai dit que c’était elle qui était responsable de la découverteque j’avais faite. J’ai ajouté que je n’avais pas encore prononcéson nom devant les autorités. Elle a continué à écrire comme sij’avais parlé une langue étrangère pour elle. De mon côté, je mesuis entêté, je l’ai prévenue que la tête était confiée à la policeet que le gérant et moi nous avions fait notre déclaration et signénos dépositions. Elle ne fit pas la moindre attention à maprésence. Pour l’obliger à parler, j’ajoutai que l’enquête devaitrester secrète et qu’elle pouvait compter sur mon entièrediscrétion. Je crus que j’avais réussi. Son regard quitta sonmanuscrit et se tourna vers moi avec un éclair de curiosité. “– Quevont-ils en faire ?” Elle parlait de la tête, je suppose.

» Je répondis qu’elle devait êtreenterrée en secret dés qu’on en aurait fait la photographie, puisje lui fis connaître l’opinion du médecin légiste qui a étéconsulté et qui prétend qu’on a employé des produits chimiques pourarrêter la décomposition, mais que cette tentative n’a qu’en partieréussi. Avant d’aller plus loin, je lui demandai à brûle-pourpointsi le médecin ne se trompait pas. Elle reprit avec beaucoup desang-froid : “– Puisque vous voilà, je veux vous demanderquelques conseils pour ma pièce ; je voudrais y introduirequelques incidents.”

» Notez bien qu’il n’y avait aucuneintention ironique dans sa façon de me parler ; elle brûlaitréellement du désir de me lire son incroyable ouvrage, s’imaginantsans doute que je prenais grand intérêt à de pareilles choses,parce que mon frère est directeur d’un théâtre. Je me suis aussitôtretiré sous un prétexte quelconque, mais il est possible que votreinfluence puisse encore s’exercer sur elle. Si vous voulez, poursatisfaire pleinement votre esprit, elle est encore en haut et jesuis prêt à vous y accompagner. »

Agnès frémit à la seule pensée d’avoir uneseconde entrevue avec la comtesse.

« Je ne peux pas, je n’en aurais pas lecourage, s’écria-t-elle. Après ce qui s’est passé dans cettehorrible chambre, elle m’inspire plus d’horreur que jamais. Ne medemandez pas cela, Henry. Tâtez ma main ; rien qu’en vousécoutant je suis devenue froide comme la mort. »

Elle n’exagérait pas, Henry se hâta de changerla conversation.

« Parlons, dit-il, d’une autre chose plusintéressante. J’ai une question à vous faire. Me trompé-je encroyant que plus tôt vous quitterez Venise, plus tôt vous serezheureuse ?

– Ah ! reprit-elle vivement, vous nevous trompez pas. Je ne saurais dire à quel point je désire êtreloin de cette horrible ville ; mais vous savez ce quim’arrive, vous avez entendu ce qu’a dit lord Montbarry audîner.

– Mais s’il avait changé d’avisdepuis, » demanda Henry.

Agnès le regarda avec étonnement.

« Je croyais qu’il avait reçu des lettresd’Angleterre qui l’obligeaient à quitter Venise dès demain,dit-elle.

– C’est vrai. Il était décidé à partirdemain pour l’Angleterre et à vous laisser sous ma garde avec ladyMontbarry à Venise pendant les vacances ; mais unecirconstance l’a obligé à abandonner cette idée, Il faut qu’il vousemmène tous demain, parce qu’il m’est impossible de veiller survous. Je suis moi-même obligé d’interrompre mes vacances en Italiepour retourner aussi en Angleterre. »

Agnès le regarda fixement ; elle n’étaitpas sûre de comprendre.

« Êtes-vous réellement obligé departir ! » demanda-t-elle.

Henry lui répondit en souriant :

« Gardez-moi le secret ou Montbarry ne mepardonnera jamais. »

Elle lut le reste sur son visage :

« Quoi ! s’écria-t-elle, c’est pourmoi que vous sacrifiez vos vacances et votre voyage en Italie.

– Je reviendrai avec vous en Angleterre,Agnès, ce sera ma récompense. »

Elle lui prit la main dans un irrésistibleélan de tendresse :

« Comme vous êtes bon pour moi !murmura-t-elle. Qu’aurais-je fait sans vous, après tout ce quim’est arrivé ? Je ne puis vous dire, Henry, combien je voussuis reconnaissante. »

Elle voulut lui embrasser la main, mais ill’en empêcha doucement.

« Agnès, lui dit-il, commencez-vous àcomprendre combien je vous aime ? »

Cette question si simple lui alla droit aucœur. Sans dira un mot, elle avoua la vérité ; elle le regardaet détourna soudain les yeux.

Il l’attira près de lui :

« Ma pauvre chérie ! »murmura-t-il, et il l’embrassa.

Tendrement émue et toute tremblante, sa boucherencontra les lèvres d’Henry. Puis sa tête s’inclina, elle luipassa les bras autour du cou et cacha son visage sur sa poitrine.Ils ne dirent plus rien.

Ce silence enchanteur ne dura qu’uninstant ; on venait de frapper sans pitié à la porte.

Agnès tressaillit. Elle se précipita au piano.Une fois assise sur le tabouret, l’instrument étant placé en facede la porte, il était impossible à la personne qui allait venir devoir sa figure.

« Entrez ! » cria Henryirrité.

La porte ne s’ouvrit pas, mais, du couloir, onfit une étrange question :

« M. Henry Westwick est-ilseul ? »

Agnès reconnut aussitôt la voix de lacomtesse. Elle courut à une seconde porte qui, du salon donnaitdans une chambre à coucher.

« Ne la laissez pas approcher de moi,dit-elle. Bonne nuit, Henry ! Bonne nuit ! »

Henry répéta donc, plus irrité encore que lapremière fois :

« Entrez ! »

La comtesse entra lentement dans la chambre,son éternel manuscrit à la main. Son pas était incertain, sonvisage était sombre, ses yeux injectés de sang étaient largementdilatés. En approchant d’Henry elle se heurta contre la table prèsde laquelle il était assis. En parlant, elle n’articulait plus lesmots que d’une manière confuse et presque inintelligible. Onl’aurait crue ivre, mais Henry ne s’y trompa pas. Il dit en luioffrant une chaise :

« Comtesse, j’ai peur que vous n’ayeztrop travaillé ; vous paraissez avoir grand besoin derepos. »

Elle porta la main à sa tête :

« Je ne trouve plus rien, dit-elle ;je n’arrive pas à écrire mon quatrième acte, cela fait un vide, ungrand vide ».

Henry lui conseilla d’attendre aulendemain.

« Allez vous mettre au lit et tâchez dedormir. »

Elle agita la main avec impatience.

« Il faut que je finisse ma pièce ;répondit-elle : Je viens vous demander un conseil. Vous devezvous connaître en pièces de théâtre, votre frère est directeur,Vous devez avoir souvent entendu parler de quatrième et decinquième acte. Vous devez avoir assisté à des répétitions et àtout le reste. »

Brusquement elle mit son manuscrit entre lesmains d’Henry.

« Je ne veux pas vous la lire, dit-elle,je me sens tout étourdie quand je vois mon écriture. Jetez les yeuxdessus : soyez bon garçon, donnez-moi votre avis. »

Henry regarda le manuscrit, son regard tombasur la liste des personnages : en lisant les noms ; iltressaillit et regarda la comtesse comme pour lui demander uneexplication. Il allait lui faire une question, mais il étaitmaintenant tout à fait inutile de lui parler. Elle était assise, latête renversée sur le dos de la chaise, et paraissait déjà à moitiéendormie ; sa pâleur avait augmenté, on aurait dit une femmeprès de se trouver mal. Il sonna et donna ordre au domestique quientra d’envoyer une femme de chambre.

Sa voix parut tirer à moitié la comtesse deson assoupissement, elle ouvrit lentement ses paupièresalourdies.

« L’avez-vous lue ? »demanda-t-elle.

Il fallait la calmer.

« Je la lirai volontiers, dit Henry, sivous voulez monter vous coucher. Je vous dirai demain ce que j’enpense. Nous aurons l’esprit plus clair et nous ferons mieux lequatrième acte demain matin. »

La femme de chambre entra à ce moment.

« Je crains que madame ne soit malade,lui dit tout bas Henry. Conduisez-la à sa chambre. »

La femme regarda la comtesse et répondit toutbas aussi :

« Faut-il envoyer chercher un médecin,monsieur ? »

Henry conseilla de l’emmener d’abord chez elleet de demander l’avis du gérant.

On eut beaucoup de peine à la faire lever et àlui persuader d’accepter le bras de la femme de chambre.

Ce fut seulement en lui promettant de lire lapièce et de faire le quatrième acte qu’Henry put la décider àquitter la chambre.

Une fois seul, il commença à sentir unecertaine curiosité de savoir ce qu’il y avait dans ce manuscrit. Ille feuilleta, lisant une ligne par-ci, une ligne par-là. Soudain ilchangea de couleur, ses yeux abandonnèrent la lecture comme ceuxd’un homme hébété.

« Grand Dieu ! Qu’est-ce que celasignifie », se dit-il ?

Son regard se tourna soudain vers la porte paroù Agnès était sortie. Elle pouvait revenir, elle aussi pouvaitdésirer savoir ce que la comtesse avait écrit, il relut de nouveaule passage qui l’avait fait tressaillir, réfléchit un instant, puisfermant la pièce inachevée, quitta aussitôt le salon à pasétouffés.

Chapitre 11

 

 

En entrant dans sa chambre située à l’étagesupérieur, Henry posa le manuscrit sur la table. Ses nerfs étaientexcités, sa main tremblait en tournant les pages, il tressautaitaux plus petits bruits qui se faisaient entendre dans l’escalier del’hôtel.

Le scénario de la pièce écrite par la comtesseentrait dans le sujet sans préliminaires.

Elle se présentait, elle et son œuvre, avec lesans-gêne et la familiarité d’un vieil ami, voici en quelstermes :

« Permettez-moi, cher monsieur FrancisWestwick, de vous nommer les personnages de la pièce dont noussommes convenus. Ce sont, par ordre :

Le lord ;

Le médecin ;

La comtesse.

» Je ne me suis pas donné la peine, vousle voyez, d’inventer des noms de famille. Mes rôles sontsuffisamment désignés par les professions que j’indique et par ladifférence sociale qui existe entre mes personnages.

» Le premier acte commence.

» Non, avant d’entrer en matière, il fautque je vous dise bien que la pièce est tout entière de moninvention.

» Je ne me suis aidée d’aucun événementconnu, et, ce qui est plus extraordinaire encore, je n’ai voléaucune de mes idées à un drame français. En qualité de directeur dethéâtre anglais, vous refuserez bien entendu de me croire ;mais cela n’y fait rien. Ce qui importe, c’est mon premieracte.

» Nous sommes à Hombourg, en pleinesaison, dans le fameux salon d’or : la comtesse, mise avecbeaucoup de goût, est assise au tapis vert. Des étrangers de toutesles nations sont debout derrière les joueurs, prenant part au jeuou regardant simplement les coups. Le lord est parmi lesassistants. Il est frappé par la physionomie de la comtesse, qu’unmélange de beauté et de laideur n’empêche pas d’être une personnefort agréable. Il surveille son jeu et place son argent sur sonpetit enjeu à elle. Elle se retourne et lui dit : “N’ayez pasconfiance en ma couleur, je n’ai pas eu de chance de toute lasoirée. Placez autre part, vous gagnerez peut-être.”

» Le lord, en véritable Anglais, rougit,salue et obéit. La comtesse a prophétisé vrai. Elle continue àperdre, mais le lord gagne le double de la somme qu’il avaitrisquée.

» La comtesse quitte la table. Elle n’aplus d’argent et elle offre sa chaise au lord.

» Au lieu de la prendre, il lui metgalamment dans la main ce qu’il vient de gagner et la pried’accepter ce prêt. Ce sera une véritable faveur qu’il luiaccordera. La comtesse joue de nouveau et perd encore. Le lordsourit d’une manière fort aimable et la prie de lui emprunterencore une petite somme. À partir de ce moment, la chance tourne.Elle gagne et largement. Son frère, le baron, qui tente la fortunedans la salle à côté, voit ce qui se passe et vient rejoindre lelord et la comtesse.

» Faites bien attention, n’est-ce pas, aubaron. C’est le rôle important et remarquable.

» Ce personnage a commencé sa vie par unevéritable passion pour la chimie expérimentale, cette passion estfort surprenante chez un homme jeune et beau, qui a devant lui unbrillant avenir. Une connaissance approfondie des sciences occultesa fait croire au baron qu’il était possible de résoudre ce fameuxproblème de la pierre philosophale. Il a depuis longtempsépuisé toutes ses ressources en coûteuses expériences. Sa sœur l’aensuite aidé de sa petite fortune, conservant seulement ses bijouxde famille confiés à un de ses amis, banquier à Francfort.

» La fortune de la comtesse une foisengloutie, le baron a cherché une nouvelle source de revenus dansle jeu. Au début de sa périlleuse carrière il est le favori de laFortune, il gagne souvent, hélas ! Et la dégradante passion dujeu remplace dans son âme l’enthousiasme de la science.

» Au moment où la pièce commence, lachance a abandonné le baron. Il songe à tenter une dernièreexpérience pour découvrir le secret de transformer en or de vilsmétaux. Mais comment payera-t-il les frais de cette expérience.Comment ? répond la Destinée, écho moqueur.

» Les gains que vient de faire sa sœuravec l’argent du lord lui suffiront-ils ? Inquiet du résultat,il donne à la comtesse des conseils pour jouer. Mais alors samalchance s’étend sur sa sœur : elle se met à perdre encore etencore, jusqu’à son dernier sou.

» L’aimable et riche anglais offre untroisième prêt ; mais la comtesse, en femme délicate, refuseabsolument. En quittant la table, elle présente son frère au lord.Ces messieurs se mettent à causer ensemble. Le lord demande lapermission de venir le lendemain à l’hôtel de la comtesse pour luiprésenter ses respects. Le baron l’invite aussitôt à déjeuner. Lelord accepte en jetant un dernier regard de respectueuse admirationà la comtesse, mais ce regard n’a pas échappé au frère. Le lordprend congé d’eux.

» Une fois seul avec sa sœur, le baronlui parle à cœur ouvert. “Nos affaires sont désespérées, il nousfaut trouver un remède héroïque. Attendez-moi ici pendant que jevais prendre quelques renseignements sur ce lord. Vous avezévidemment produit une grande impression sur lui ; si nouspouvons nous en servir pour avoir de l’argent, il faut à tout prixque la chose se fasse.”

» La comtesse reste alors seule en scèneet, dans un monologue, montre à nu son caractère.

» C’est un rôle à la fois sympathique etantipathique. Il y a dans sa nature, à côté d’un grand désir defaire le bien, de grands défauts qui la poussent au mal. Elle serabonne ou mauvaise, suivant les circonstances. Produisant beaucoupd’effet partout où elle va, cette dame est naturellement en butte àune foule de bruits calomnieux. Elle proteste énergiquement danscette scène contre un de ces bruits indignes qui représente lebaron comme son amant et non comme son frère. Elle finit enexprimant un vif désir de quitter Hombourg, car c’est dans cetteville que la calomnie a commencé. Le baron revient et entend sesdernières paroles : “Oui, dit-il, vous quitterez Hombourg sivous le voulez, mais à la condition que vous le quitterez avec letitre de fiancée du lord.”

» La comtesse est tout à la fois étonnéeet choquée ; elle répond que si le lord éprouve de l’affectionpour elle il ne lui en inspire aucune : elle va plus loin,elle déclare qu’elle ne le recevra pas. “Faites votre choix, répondle baron, épousez le revenu de ce lord ou laissez-moi me vendre moiet mon titre à la première femme riche quelle qu’ellesoit, qui voudra m’acheter.”

» La comtesse l’écoute toute surprise.Est-il possible que le baron parle sérieusement ? “La femmequi est prête à me payer reprend-il, n’est pas loin, elle se trouvedans la salle à côté. C’est la veuve d’un riche usurier juif. Ellea l’argent qui m’est nécessaire pour arriver à la solution de mongrand problème. Je n’ai qu’à consentir à être son mari et jedeviens aussitôt millionnaire. Réfléchissez, si vous voulez, cinqminutes à ce que je viens de vous dire, mais quand je reviendrai,que je sache qui de nous deux se marie pour l’argent, vous oumoi.”

» La comtesse l’arrêta comme il s’enallait.

» Les moindres sentiments sont pousséschez elle à l’extrême.

» Quelle est la femme digne de ce nom,s’écria-t-elle, qui a besoin de réfléchir pour se sacrifier quandl’homme à qui elle est toute dévouée le lui demande ? Elle n’apas besoin de cinq minutes. Elle lui tend la main et lui dit :“Immolez-moi sur l’autel de votre gloire ; je suis prête àvous servir de marchepied ; prenez ma liberté et ma vie,pourvu que j’aide à votre triomphe.”

» Le rideau tombe sur cette situationémouvante. »

« Jugez d’après mon premier acte,monsieur Westwick, et dites-moi, en toute sincérité, sans craintede me faire tourner la tête, si vous ne me trouvez pas capabled’écrire une pièce ? »

Henry s’arrêta un peu, entre le premier et lesecond acte, réfléchissant non pas au mérite de la pièce, mais àl’étrange coïncidence qu’il y avait entre tous les incidentsracontés par la comtesse et ceux qui avaient précédé le désastreuxmariage de son frère, le premier lord Montbarry.

Est-ce que la comtesse, dans la situationd’esprit où elle se trouvait actuellement ne se faisait pasillusion en croyant avoir affaire à son imagination tandis qu’ellen’exerçait que sa mémoire ?

La question était trop grave pour être ainsirésolue du premier coup. Sans s’appesantir sur cette pensée, Henrytourna la page et commença la lecture du second acte. Le manuscritcontinuait ainsi :

« Le deuxième acte s’ouvre à Venise.Quatre mois se sont écoulés depuis la scène de la table de jeu.L’action se passe maintenant dans le salon d’un palais vénitien. Lebaron, seul, songe à ce qui s’est passé depuis la fin du premieracte. La comtesse s’est sacrifiée ; le mariage a eu lieu, maisnon sans tiraillements, à cause de certaines discussions d’argentrelatives au contrat.

» Des bureaux de renseignements ontappris au baron que le revenu du lord provient en grande partie dece qu’on appelle des biens substitués. En prévision d’événementsmalheureux, il doit évidemment faire quelque chose pour sa femme.Qu’il assure par exemple sa vie pour une somme que le baron indiqueet qu’il s’arrange de façon à ce que cette somme revienne à saveuve au cas où il mourrait le premier.

» Le lord hésite, mais le baron ne perdpas son temps en discussions stériles. “Considérons le mariagecomme rompu, dit-il, et brisons la.” Le lord cède peu à peu ;il serait prêt à souscrire pour une somme inférieure à celle qu’onlui demande. Le baron répond d’un ton sec : “Je ne marchandejamais.” Le lord est amoureux, et naturellement il finit parconsentir.

» Jusque-là le baron n’a pas à seplaindre. Mais quand le mariage est célébré et que la lune de mielest finie, le lord prend sa revanche. Le baron a rejoint lesnouveaux époux dans un vieux palais qu’ils ont loué à Venise. Ilest toujours à la recherche de la pierrephilosophale.Son laboratoire est installé dans les cavesdu palais, afin que les odeurs de ces expériences n’incommodent pasla comtesse. L’obstacle éternel au succès de sa découverte est lemanque d’argent. Sa position, en ce moment, est des pluscritiques ; il a des dettes d’honneur qu’il faut absolumentpayer. Il demande fort amicalement au lord de lui prêter del’argent. Le lord refuse en termes très secs et presque durs. Lebaron s’adresse à sa sœur et la prie d’user de son influence en safaveur. Tout ce qu’elle peut répondre, c’est que son mari, quin’est plus amoureux d’elle, s’est révélé sous son véritablecaractère, celui d’un avare fieffé. Le sacrifice du mariage a étéconsommé et il a été inutile.

» Telle est la situation au début dudeuxième acte.

» L’entrée de la comtesse vient troublerle baron dans sa méditation. Elle est en proie à la rage. Desparoles de colère s’échappent de ses lèvres : quelques momentss’écoulent avant qu’elle rentre suffisamment en possessiond’elle-même pour pouvoir parler. Elle vient d’être insultée à deuxreprises, d’abord par une personne de son service, ensuite par sonmari. Sa femme de chambre, une Anglaise, a déclaré qu’elle nevoulait pas servir plus longtemps la comtesse. Elle abandonne sesgages, mais veut retourner immédiatement en Angleterre.

» Interrogée sur les motifs qui la fontagir ainsi, elle répond insolemment et en termes voilés, qu’unehonnête femme ne peut pas servir la comtesse, surtout depuis que lebaron est arrivé. La comtesse fait ce que toute femme aurait fait àsa place : indignée, elle chasse sur-le-champ cettemisérable.

» Le lord, entendant sa femme parlerhaut, quitte le cabinet de travail où il avait l’habitude des’enfermer avec ses livres et demande ce que signifie cettedispute. La comtesse lui dit les paroles outrageantes et laconduite de la femme de chambre. Le lord non seulement déclarequ’il approuve la conduite de cette domestique, mais il exprime lesdoutes qu’il a sur la fidélité de sa femme si crûment qu’il estimpossible de les répéter : “Si j’avais été homme, dit lacomtesse, si j’avais eu une arme à ma portée, je l’aurais tué sanspitié.”

» Le baron, qui jusque-là a écouté ensilence, prend alors la parole : “Permettez moi de finir laphrase pour vous, dit-il ; vous l’auriez frappé à mort, et parcet acte de violence, vous vous seriez privée de la primed’assurance qui revient à la veuve, prime si nécessaire pour tirervotre frère de l’intolérable situation dans laquelle il estmaintenant.”

» La comtesse rappelle gravement au baronqu’il n’y a pas là matière à plaisanter. Après ce que le lord lui adit, elle ne doute pas qu’il ne communique ses infâmes soupçons àses avocats en Angleterre. Si elle ne fait rien pour l’en empêcher,avant peu elle sera divorcée et déshonorée, en proie à la calomnie,sans autres ressources que ses bijoux pour ne pas mourir defaim.

» À ce moment, le courrier que le lord aengagé en Angleterre pour l’accompagner dans ses voyages, traversela scène avec une lettre qu’il va mettre à le poste. La comtessel’arrête et demande à regarder l’adresse. Elle la garde un instantet la montre à son frère. L’écriture est du lord : la lettreest adressée à ses avocats à Londres.

» Le courrier part pour la poste. Lebaron et la comtesse se regardent en silence.

» Ils n’ont pas besoin de parler. Ilscomprennent parfaitement leur position, et le seul remède leurapparaît dans sa triste clarté. L’alternative est biensimple : “Déshonneur et ruine, ou mort de milord et argent del’assurance !”

» Le baron, fort agité, se promène delong en large, se parlant à lui-même. La comtesse saisit deslambeaux de phrases.

» Il parle de la constitution du lord,probablement affaiblie par son séjour dans les Indes ; d’unrhume que le lord a depuis deux ou trois jours ; decomplications inattendues qui font que les indispositions aussilégères que les rhumes se terminent quelquefois par de gravesmaladies et par la mort.

» Il s’aperçoit que la comtesse l’écouteet lui demande si elle n’a rien à lui proposer, elle, qui malgrétous ses défauts, a au moins le mérite de toujours parlerfranchement.

» N’avez-vous pas, dit-elle, une bonnepetite maladie bien sérieuse, dans un de vos flacons, en bas, dansles caveaux ? »

» Le baron répond en hochant gravement latête. De quoi a-t-il peur ? Qu’on examine le corps après lamort ? Non pas : il se moque qu’on fasse l’autopsie. Cequi l’inquiète, c’est de savoir comment administrer le poison. Unhomme comme le lord fait appeler un médecin quand il se ditsérieusement malade, et quand il y a un médecin il y a toujoursdanger d’être découvert. Il y a en outre le courrier, fidèle aulord, tant que le lord le paiera. Si le médecin ne voit rien desuspect, le courrier peut s’apercevoir de quelque chose. Le poison,pour faire secrètement son œuvre, doit être administré àdifférentes reprises et par doses graduelles. La moindre imprudencepeut tout compromettre. Les bureaux d’assurances peuvent avoir dessoupçons et refuser de payer. Dans l’état actuel des choses, lebaron ne veut pas tenter le coup ni permettre à sa sœur de letenter pour lui.

» Le lord parait ensuite. Il a sonnéplusieurs fois le courrier et l’on n’a pas répondu à son appel. Quesignifie ce silence ?

» La comtesse lui répond en se contenant– pourquoi en effet aurait-elle donné à son indigne époux lasatisfaction de lui laisser voir combien était profonde la blessurequ’il lui avait faite ; – elle rappelle au lord qu’il a envoyéle courrier à la poste. Le lord lui demande d’un air soupçonneux sielle a regardé la lettre. La comtesse répond froidement qu’elle nes’occupe pas de ce qu’il peut écrire ; puis, à propos du rhumequ’il a, elle lui demande s’il désire consulter un médecin. Le lordrépond qu’il est assez grand pour se soigner lui-même.

» À ce moment le courrier paraît,revenant de la poste. Le lord lui donne l’ordre de repartir pouraller acheter des citrons. Il veut essayer de boire de la limonadechaude pour transpirer dans son lit : il a autrefois déjàguéri des rhumes de cette façon et il veut encore en essayer cettefois.

» Le courrier obéit, mais semble le faireà contre-cœur.

» Le lord se tourne vers le baron (quijusque-là n’a pas pris part à la conversation) et lui demande d’unton narquois combien de temps il compte encore rester à Venise. Lebaron répond tranquillement : “Parlons franchement,milord ; si vous voulez que je quitte votre maison, vousn’avez qu’à le dire et je pars.” Le lord se tourne du côté de safemme et lui demande si elle est capable de supporter l’absence deson frère, et prononce ce dernier mot avec une emphase insultante.La comtesse garde un imperturbable sang-froid ; rien en ellene trahit la haine mortelle qu’elle a pour le misérable qui l’ainsultée : “Vous êtes le maître dans cette maison, milord,répond-elle simplement, faites comme il vous plaira.”

» Le lord regarde tour à tour sa femme etle baron, et soudain change de ton. Voit-il dans le sang-froid dela comtesse et de son frère une menace pour lui ? C’estprobable, car il s’excuse maladroitement de ce qu’il vient de dire.Quel abject personnage !

» Les excuses du lord sont interrompuespar l’entrée du courrier, qui revient avec des citrons et de l’eauchaude.

» La comtesse remarque pour la premièrefois que cet homme a l’air malade. Ses mains tremblent en posant leplateau sur la table. Le lord ordonne à son courrier de le suivreet de venir faire la limonade dans sa chambre à coucher. Lacomtesse fait observer que le courrier semble incapable de se tenirdebout, En l’entendant, l’homme avoue qu’il est souffrant. Luiaussi est enrhumé ; il s’est trouvé exposé à un courant d’airdans la boutique où il a acheté les citrons ; et il se senttour à tour chaud et froid et demande la permission de se jeter uninstant sur son lit :

» C’était un véritable appel à l’humanitéde la comtesse : elle offre donc de faire elle-même lalimonade. Le lord prend le courrier par le bras et lui dit toutbas : “Surveillez la, qu’elle ne mette rien dans la boisson,puis apportez la-moi vous-même ; ensuite vous irez vouscoucher si vous voulez.”

» Sans ajouter un mot, le lord quitte lachambre.

» La comtesse fait la limonade et lecourrier la porte à son maître.

» En gagnant sa chambre, le courrier estsi faible, il se sent si étourdi qu’il est obligé de s’appuyer,pour se soutenir, sur le dos des chaises qu’il rencontre sur sonchemin. Le baron, toujours bienveillant pour ses inférieurs, luioffre le bras ; “J’ai bien peur, mon pauvre garçon, que vousne soyez réellement malade.” Le courrier fait cette réponseextraordinaire : “C’en est fait de moi, monsieur, j’ai attrapéla mort !”

» Naturellement, la comtesse estétonnée : “Vous n’êtes cependant pas vieux, dit-elle enessayant d’encourager le courrier ; à votre âge attraper froidne signifie pas attraper la mort.”

» Le courrier regarde la comtesse d’unair désespéré :

« J’ai la poitrine faible, milady, j’aidéjà eu deux bronchites. La seconde fois un grand médecin futappelé en consultation ; il regardait ma guérison comme unmiracle : “Faites attention, m’a-t-il dit, si vous avez unetroisième bronchite, aussi sûr que deux et deux font quatre, vousêtes un homme mort.” Je ressens dans mes os, milady, le même froidque j’ai eu les deux premières fois, et je vous le répète, j’aiattrapé la mort à Venise. »

» Après quelques paroles de consolation,le baron le conduit dans sa chambre. La comtesse reste seule enscène. Elle s’assied et regarde la porte par laquelle le courrierest sorti : “Ah ! Mon pauvre garçon, dit-elle, si vouspouviez changer de constitution avec milord, quelle heureuse chancepour le baron et pour moi ! Si vous pouviez seulement guérirvotre rhume avec un peu de limonade chaude, et lui s’ilpouvait attraper la mort à votre place !”

» Elle s’arrête soudain, réfléchit uninstant et se lève en poussant un cri de triomphe. Une idée sanspareille, une idée merveilleuse vient de traverser son esprit commeun éclair. Substituer un de ces deux hommes à l’autre, et son désirest accompli. Où sont les obstacles ? Il n’y a qu’à enlever lelord de sa chambre, de gré ou de force, à le garder secrètementprisonnier dans le palais et le laisser vivre ou mourir suivant lescirconstances. Il n’y a qu’à placer le courrier dans le lit devenuvide, à appeler un médecin qui le voie malade, dans le rôle dulord ; s’il meurt, il mourra sous le nom de milord. »

Le manuscrit tomba des mains d’Henri. Uninvincible sentiment d’horreur s’était emparé de lui. La questionqu’il s’était posé à la fin du premier acte prenait maintenant unnouvel intérêt, et un intérêt terrible. Jusqu’au monologue de lacomtesse, les incidents du second acte avaient reproduit lesmoindres détails de la vie de son frère avec autant de vérité qu’aupremier acte. Le monstrueux complot révélé par les lignes qu’ilvenait de lire était-il le produit de l’imagination malade de lacomtesse, ou bien avait-elle cru qu’elle inventait, tandis qu’ellene faisait qu’écrire sous la dictée de ses criminelssouvenirs ?

Si la dernière hypothèse était la vraie, sonfrère avait été assassiné ; le crime avait été longuementprémédité par la femme à laquelle il avait donné son nom !

Pour comble de fatalité, c’était Agnèselle-même qui avait innocemment poussé vers les coupables l’hommequi devait être l’agent passif du crime.

Ne pouvant supporter un doute pareil, ilquitta sa chambre, pour arracher la vérité à la comtesse ou pour ladénoncer à la justice comme une criminelle impunie.

Arrivé à la porte, il croisa quelqu’un quisortait justement de la chambre : c’était le gérant. Il étaitpresque méconnaissable ; il gesticulait et parlait comme unhomme au désespoir.

« Entrez si vous voulez, dit-il à Henry.Tenez, monsieur, je ne suis pas superstitieux, mais je commence àcroire que les crimes portent avec eux leur châtiment. Cet hôtelest maudit ! Qu’est-ce qui arrive ce matin ? Nousdécouvrons qu’un assassinat a été commis autrefois dans le palais.La nuit vient, et apporte avec elle encore une choseépouvantable : une mort. Une mort soudaine et horrible dans lamaison ! Entrez et voyez vous-même ! Je vais donner madémission, monsieur Westwick : je ne peux pas lutter contre lafatalité qui me poursuit ici. »

La comtesse était étendue sur son lit :le médecin et la femme de chambre debout à ses côtés ne laquittaient pas du regard. De temps en temps, sa respiration lourdeet pénible se faisait entendre comme celle d’une personne oppresséedans son sommeil.

« Va-t-elle mourir ? demandaHenry.

– C’est fini, répondit le docteur, elleest morte de la rupture d’un anévrisme au cerveau. Ces sons quevous entendez sont pour ainsi dire mécaniques, ils peuvent durerencore des heures. »

Henry regarda la femme de chambre. Ellen’avait que bien peu de chose à lui apprendre. La comtesse avaitrefusé de se coucher et s’était mise à son pupitre pour continuer àécrire. Trouvant qu’il était inutile de lui faire la moindreremontrance, la femme de chambre l’avait quittée pour allerprévenir le gérant Au plus vite on envoya chercher un médecin, etquand il arriva, il trouva la comtesse étendue morte sur leparquet. Voilà tout ce qu’elle avait à dire.

En sortant, Henry regarda le pupitre et vitune feuille sur laquelle la comtesse avait tracé ses dernièreslignes. Les lettres étaient presque illisibles. Henry put seulementdéchiffrer ces mots : « Acte premier », et :« Personnages du drame ». Jusqu’à la fin, la misérablefolle avait pensé à sa pièce et elle l’avait entièrementrecommencée.

Chapitre 12

 

 

Henry revint dans sa chambre.

Son premier mouvement fut de jeter lemanuscrit de côté pour ne plus jamais le regarder. La seule chance,qu’il eût de connaître la vérité disparaissait avec la comtesse.Quel espoir lui restait-il ? Quel intérêt avait-il à pousserplus loin sa lecture ?

Il se mit à arpenter la chambre. Au bout d’unmoment il changea d’avis ; il venait d’envisager la questiondu manuscrit à un autre point de vue. Jusque-là, grâce à cesfeuillets de papier, il avait appris qu’on avait prémédité cecrime, mais comment avait-il été mis à exécution ? Il ne lesavait pas encore.

Le manuscrit était justement devant lui àterre. Il hésita, puis enfin le ramassa ; et, retournant à satable, il continua de lire :

« Pendant que la comtesse songe encore àcette combinaison si simple et si hardie, le baron revient. Ilréfléchit sérieusement au cas du courrier ; il pourrait êtreutile, à son avis, d’envoyer chercher un médecin. Il ne reste plusun seul domestique dans le palais, maintenant que la servanteanglaise est partie : il faut que le baron aille lui-mêmechercher un docteur.

» De toute façon, répond sa sœur, nousavons besoin d’un médecin. Mais avant de l’aller chercher, attendezun peu et écoutez ce que j’ai à vous dire.

» Le baron est enthousiasmé de l’idée,l’exécution n’offre aucun danger ? Le lord, à Venise, a menéla vie d’un reclus : personne ne le connaît de vue, exceptéson banquier. Il a simplement présenté sa lettre de crédit et,depuis, lui et le banquier ne se sont jamais revus. Il n’a pasdonné de fête et n’est allé à aucune réception. Dans les raresoccasions où il a loué une gondole pour se promener, il a toujoursété seul. En un mot, grâce à l’horrible soupçon qui le rendaithonteux de se montrer avec sa femme, il a mené un genre de vie quirend l’entreprise aisée.

» Le baron, homme prudent, écoute, maissans donner encore son opinion définitive. “Voyez ce que vouspouvez faire avec le courrier, dit-il, je me déciderai quand jesaurai le résultat de votre conférence avec lui : avant d’yaller, écoutez un excellent conseil : Notre homme se laisseaisément tenter par l’argent, la seule question est de lui enoffrir assez. L’autre jour, je lui demandais en riant ce qu’ilferait pour mille livres. Il m’a répondu : N’importe quoi. Nel’oubliez pas, et offrez-lui du premier coup les mille livres.”

» La scène change ; on est dans lachambre du courrier, le pauvre malheureux pleure et tient dans sesmains le portrait d’une femme.

» La comtesse entre.

» Elle commence habilement par consolercelui dont elle veut faire son complice. Il est attendri etreconnaissant de cette marque de bienveillance : il confie sesdouleurs à sa gracieuse maîtresse. Maintenant qu’il se croit à sadernière heure, il a des remords d’avoir été si indifférent enverssa femme. Il pourrait se résigner à mourir, mais le désespoirs’empare de lui quand il songe qu’il n’a rien économisé et qu’illaissera sa veuve sans ressources, à la grâce de Dieu.

» À cette ouverture, la comtesse prend laparole.

« Supposons qu’on vous demande de fairequelque chose d’extrêmement facile, et qu’on vous propose pour celaune récompense de mille livres, comme legs à votreveuve ? »

» Le courrier se soulève sur son oreilleret regarde la comtesse avec une expression de surprise etd’incrédulité. Elle ne peut pas être assez cruelle, se dit-il, pourplaisanter avec un homme qui est dans une si triste situation.“Veut-elle dire nettement ce que peut être cette chose aisée etdont le succès lui vaudra une si magnifique récompense ?”

» La comtesse répond en confiant sonprojet au courrier sans le moindre détour.

» Quelques minutes de silence suivent saproposition. Le courrier n’est pas encore assez malade pour parlersans réfléchir. Les yeux fixés sur la comtesse, il fait uneremarque pleine d’originalité et d’insolence sur ce qu’il vientd’entendre.

« Jusqu’à présent je n’ai jamais étéreligieux ; mais je sens que je vais le devenir. Depuis queVotre Grâce m’a parlé, je crois au diable. »

» C’était l’intérêt de la comtesse de nevoir que le côté comique de cette remarque. Elle ne s’en offensadonc pas. Elle ajouta seulement : “Je vais vous donner unedemi-heure de réflexion. Vous êtes en danger de mort. Décidez, dansl’intérêt de votre femme, si vous voulez mourir ne valant rien, ouvalant mille livres.”

» Laissé seul, le courrier pensesérieusement à sa situation et se décide. Il se lève avecdifficulté, écrit quelques lignes sur une feuille de papier qu’ilarrache de son carnet, et à pas lents, tout trébuchant, il quittela chambre.

» La comtesse revient au bout d’unedemi-heure et trouve la chambre vide.

» Mais presque aussitôt le courrier ouvrela porte. Pourquoi s’est-il levé ?

» Milady, je viens de défendre ma vie, aucas où je reviendrais de cette troisième bronchite. Si vous ou lebaron essayez de hâter mon départ d’ici-bas, ou de me priver de mesmille livres de récompense, je dirai au médecin où il pourratrouver quelques lignes qui révéleront le crime de Votre Grâce.Dans le cas où je n’aurais pas assez de force pour tout dire, endeux mots, j’apprendrai au médecin où se trouve ma cachette ;il est inutile d’ajouter que la lettre sera remise à Votre Grâce sielle remplit fidèlement ses engagements envers moi. »

» Après cette audacieuse préface, ilcommence à poser les conditions auxquelles il consent à jouer sonrôle, et à mourir, pour mille livres, s’il meure de sa bellemort.

» La comtesse ou le baron devront goûteren sa présence les aliments et les boissons qu’on lui donnera, mêmeles médicaments que le médecin ordonnera pour lui. Quant à la sommepromise, elle sera en une bank-note pliée dans une feuille depapier blanc sur laquelle sera écrite une ligne sous la dictée ducourrier. Ces deux objets seront alors mis dans une enveloppecachetée à l’adresse de sa femme, et affranchie, toute prête à êtremise à la poste. Ceci fait, la lettre sera placée sous sonoreiller ; et tant que le médecin aura quelque espoir de leguérir, le baron et la comtesse auront le droit de regarder chaquejour, à l’heure qui leur plaira, si la lettre est toujours à saplace, et si le cachet est resté intact. Il a une dernièrecondition à poser. Le courrier a une conscience, et pour la garderen repos, il insiste pour qu’on ne lui fasse pas savoir ce qui aurarapport à la séquestration du lord. Non pas qu’il se soucieparticulièrement de ce que deviendra son avare de maître, mais iln’aime pas à prendre sa part des responsabilités qui doiventappartenir à d’autres.

» Les conditions acceptées, la comtesseappelle le baron, qui attendait le résultat de la conférence dansla chambre à côté. On lui dit que le courrier a cédé à latentation.

» Tournant le dos au lit, le baron faitvoir une bouteille à la comtesse.

» L’étiquette porte cetteindication : Chloroforme.Elle comprend que le lorddoit être enlevé de sa chambre dans un état d’insensibilitécomplète. Mais dans quelle partie du palais doit-il êtretransporté ? En ouvrant la porte pour sortir, la comtesse faittout bas cette question au baron. Le baron lui répond tout basaussi. “Dans les caveaux !”

» Le rideau tombe. »

Chapitre 13

 

 

Ainsi finit le second acte.

Arrivé au troisième, Henry ne parcourait plusles pages qu’avec une extrême fatigue de corps et d’esprit, ilsentait qu’il avait besoin de repos.

Dans la dernière partie du manuscrit, à unpassage très important, l’écriture et le style de la comtesseavaient subi une grande altération. La folie apparaissait, à mesureque la pièce tirait à sa fin. L’écriture de venait de plus en plusmauvaise. Quelques-unes des phrases étaient restées inachevées.Dans le dialogue, les questions et les réponses ne concordaient pastoujours exactement entre elles. Par intervalle, l’intelligenceaffaiblie de l’écrivain paraissait reprendre un instant sa vigueur.Cette vigueur disparaissait bientôt et le fil du récits’embrouillait de plus en plus.

Après avoir lu encore un ou deux des passagesles plus clairs, Henri recula devant l’horreur toujours croissantedu récit. Il ferma le manuscrit, malade de corps et d’esprit. Puisil se jeta sur son lit pour reposer. Presque au même instant laporte s’ouvrit. Lord Montbarry entra dans la chambre.

« Nous rentrions de l’Opéra, dit-il, etnous venons d’apprendre la mort de cette misérable femme. On ditque vous lui avez parlé à ses derniers moments ; je voudraissavoir comment cela s’est passé.

– Vous allez le savoir, répondit Henry,vous êtes maintenant le chef de la famille. Stephen, il est de mondevoir, dans le trouble qui m’oppresse, de vous laisser, à vous, lesoin de décider ce qui doit être fait. »

Après ces paroles, il raconta à son frèrecomment la pièce de la comtesse était arrivée entre ses mains.

« Lisez les premières pages, dit-il, jesuis curieux de savoir si elles produiront sur vous la mêmeimpression que sur moi. »

À peu près à moitié du premier acte, lordMontbarry s’arrêta et regarda son frère :

« Que peut-elle bien vouloir dire en sevantant d’avoir inventé sa pièce ? Était-elle donc assez follepour ne plus se souvenir que tout cela est réellementarrivé ? »

C’en fut assez pour Henry : son frèreéprouvait la même impression que lui.

« Vous ferez ce que vous voudrez,dit-il ; mais si vous voulez suivre un bon conseil,épargnez-vous maintenant la lecture des pages suivantes, où vousverrez de quelle manière terrible notre frère a été puni de cehonteux mariage.

– Avez-vous tout lu, Henry ?

– Pas tout. J’ai reculé devant la lecturede la dernière partie. Ni vous ni moi n’avons beaucoup vu notrefrère après avoir quitté l’école, je trouvais qu’il avait agi commeun infâme avec Agnès et je ne me faisais aucun scrupule de le dire,mais, quand je lis l’inconsciente confession du meurtre horribledont il a été victime, je me souviens avec un sentiment voisin duremords, que nous sommes fils de la même mère. En effet, j’airessenti ce soir pour lui ce que – je suis honteux d’y songer – ceque je n’avais jamais ressenti auparavant. »

Lord Montbarry prit la main de sonfrère : « Vous êtes un bon garçon, Henry ; maisêtes-vous certain de ne pas vous alarmer à tort ? Parce quecette folle a dit dans quelques lignes ce que nous savons être lavérité, est-ce qu’il doit s’ensuivre forcément qu’il faille croirele reste jusqu’au bout ?

– Il n’y a pas de doute possible,répondit Henry.

– Pas de doute possible ? répéta sonfrère.

– Je vais continuer ma lecture, Henry, etvoir ce qui peut justifier votre conclusion. »

Il continua jusqu’à la fin du second acte.Puis il leva la tête :

« Croyez-vous réellement que les restesmutilés que vous avez découverts ce matin soient les restes denotre frère ? demanda-t-il. Et le croyez-vous sur untémoignage pareil ? »

Henry répondit par un signe de têteaffirmatif.

Lord Montbarry fut sur le point de protesterd’une façon énergique, mais il se contint.

« Vous convenez que vous n’avez pas lules dernières scènes de la pièce, dit-il. Ne soyez pas enfant,Henry ! Si vous persistez à croire cette horrible chose, lemoins que vous puissiez faire est de prendre entièrementconnaissance du manuscrit. Voulez-vous lire le troisièmeacte ? Non ? Eh bien, je vais vous le lire,moi. »

Il chercha le troisième acte et prit quelquespassages assez clairement écrits pour être déchiffrés.

« Voici une scène dans les caveaux dupalais : La victime du complot est couchée sur un misérablelit ; le baron et la comtesse songent à la position danslaquelle ils se sont mis. La comtesse, si je comprends bien, s’estprocurée l’argent nécessaire en empruntant sur ses bijoux àFrancfort ; et le courrier peut encore en revenir, au dire dumédecin. Que feront les coupables si l’homme revient à lasanté ? Dans son habileté, le baron propose de remettre lelord en liberté. Si par hasard il s’adressait à la justice, ilserait facile de déclarer qu’il était sujet à des accès de folie etd’en appeler au témoignage de sa propre femme. D’un autre côté, sile courrier meurt, comment se débarrasser du lord séquestré.

» Faut-il le laisser mourir defaim ?

» Non, le baron est un homme du monde, iln’aime pas les cruautés inutiles.

» Restent donc les moyens violents :si on recourait à un bravo[1] ?

» Le baron objecte qu’il n’a nulleconfiance dans un complice ; en outre, il ne veut dépenser,autant que possible, de l’argent que pour lui-même.

» Doivent-ils jeter leur prisonnier dansle canal ?

» Le baron se refuse à confier son secretà l’eau, l’eau peut rejeter le cadavre.

» Doivent-ils mettre le feu à sonlit ?

» C’est une excellente idée ; maison peut voir la fumée. Non : les circonstances, du reste, sontmaintenant changées du tout au tout. Le meilleur moyen d’en sortirc’est encore de l’empoisonner. Le premier poison venu feral’affaire. »

« Croyez vous, Henry, qu’il soit possiblequ’une pareille discussion ait eu lieu ? »

Henry ne répondit pas. La suite des questionsque l’on venait de lire se présentait exactement dans le même ordreque les rêves qui avaient épouvanté Mme Narburypendant les deux nuits qu’elle avait passées à l’hôtel. Il étaitinutile de faire part de cette coïncidence à son frère.

« Continuez, » lui dit-ilseulement.

Lord Montbarry feuilleta le manuscrit jusqu’aupremier passage un peu lisible.

« Ici, continua-t-il, si je comprendsbien les indications de mise en scène, le théâtre est coupé endeux. Le médecin est en haut, écrivant naïvement le certificat dedécès du lord, au chevet du courrier mort. En bas, dans lescaveaux, le baron est debout près du lord empoisonné, préparant lesacides qui doivent aider à réduire ses restes en cendres.

» Ne perdons pas notre temps à déchiffrerde pareilles noirceurs de mélodrames ! Passons !Passons ! »

Il tourna encore quelques pages, essayant envain de découvrir la signification des scènes confuses quisuivaient. À l’avant-dernier feuillet, il trouva encore quelquesphrases intelligibles :

« Le troisième acte paraît être divisé,dit-il, en deux scènes ou tableaux. Je crois que je peux lirel’écriture, au commencement du second tableau : “Le baron etla comtesse sont en scène. Les mains du baron sont mystérieusementrecouvertes de gants. Il a réduit le corps en cendres par unnouveau système de crémation, à l’exception de la têtetoutefois.” »

Henry interrompit son frère :

« N’allez pas plus loin !s’écria-t-il.

– Rendons justice à la comtesse, continualord Montbarry. C’est une folle. Il n’y a plus qu’une demi-douzainede lignes lisibles ! »

« Le baron s’est cruellement brûlé lesmains en brisant par accident sa cruche à acides. Il est incapablede faire disparaître la tête, et la comtesse est assez femme,malgré toute sa méchanceté, pour reculer à l’idée de le remplacerdans ce travail. À la première nouvelle de l’arrivée de lacommission d’enquête envoyée par les compagnies d’assurances, lebaron n’a aucune crainte. Quoi que fassent les commissaires, c’estde la mort naturelle du courrier substitué au lord qu’ilss’occuperont aveuglément. Mais la tête n’étant pas détruite, ilfaut à tout prix la cacher. Ses recherches dans la vieillebibliothèque lui ont appris l’existence dans le palais d’unecachette des plus sûres. La comtesse peut refuser de manier desacides et de surveiller la crémation, mais elle peut sûrement jeterun peu de poudre afin d’empêcher la décomposition. »

« Assez ! cria de nouveau Henry,assez !

– Je ne puis plus rien lire, mon cherami. La dernière page a l’air d’être de la folie pure. Et elle vousa dit que l’imagination lui faisait défaut ?

– Soyez sincère, Stephen, et dites lamémoire. »

Lord Montbarry se leva et jeta sur son frèreun regard de pitié.

« Vous êtes malade, Henry, dit-il. Et cen’est pas étonnant, après la découverte que vous avez faite sous lapierre de la cheminée. Nous ne discuterons pas là-dessus ;nous attendrons un jour ou deux que vous soyez redevenu tout à faitvous-même. Mais au moins entendons-nous dès à présent sur un point.C’est bien à moi que vous laissez, en qualité de chef de lafamille, le droit de décider ce qu’il faut faire de cegriffonnage ?

– Je vous le laisse. »

Lord Montbarry prit tranquillement lemanuscrit et le jeta au feu.

« Que cette ordure serve au moins àquelque chose, dit-il, en soulevant les pages avec le poker. Lachambre commence à devenir froide : la pièce de la comtesse vafaire flamber de nouveau ces bûches à demi calcinées. »

Il attendit un peu devant le foyer et revintauprès de son frère.

« Maintenant, Henry, j’ai encore un mot àdire, puis j’ai fini. Je suis prêt à admettre que vous vous êtestrouvé, par un hasard malheureux, en face de la preuve d’un crimecommis dans le palais autrefois, personne ne sait quand, mais àpart cela, je conteste tout le reste. Plutôt que de partager votreopinion, je ne veux rien croire de tout de ce qui est arrivé. Lesinfluences surnaturelles que quelques-uns de nous ont subies quandnous sommes arrivés dans cet hôtel : votre perte d’appétit,les rêves affreux de ma sœur, l’odeur qui suffoqua Francis, et latête qui apparut à Agnès, je déclare que tout cela est purehallucination ! Je ne crois à rien, rien,rien ! »

Il ouvrit la porte pour sortir, et regardaencore une fois dans la chambre.

« Si, continua-t-il, il y a une chose queje crois : ma femme a commis une indiscrétion. Je croisqu’Agnès vous épousera. Bonsoir, Henry. Nous quitterons Venisedemain matin à la première heure. »

Et voici comment lord Montbarry jugea lemystère de l’hôtel hanté.

POST SCRIPTUM

 

Un dernier moyen de trancher la différenced’opinion qui existait entre les deux frères restait entre lesmains d’Henry. Il était décidé à se servir des fausses dents commepoint de départ d’une enquête qu’il voulait faire, dès que lui etses compagnons seraient de retour en Angleterre.

La seule personne encore vivante qui connûtles moindres détails de l’histoire domestique de la famille dansles temps passés était la vieille nourrice d’Agnès Lockwood. Henrysaisit la première occasion qui se présenta pour tenter deréveiller ses souvenirs sur lord Montbarry, mais la nourricen’avait jamais pardonné au chef de la famille son abandond’Agnès : elle refusa nettement de faire appel à samémoire.

« La vue seule de milord, quand jel’aperçus pour la dernière fois à Londres, dit la vieille femme, medonna des démangeaisons dans les mains ; mes ongles avaientune furieuse envie d’entrer leur marque sur son visage. J’avais étéenvoyée en course par miss Agnès et je l’ai rencontré sortant dechez un dentiste. Dieu merci ! c’est la dernière fois que jel’ai vu. »

Grâce au caractère emporté de la nourrice et àsa manière originale de s’exprimer, le but d’Henry était déjàatteint. Il se risqua à demander si elle avait remarqué lamaison.

Elle ne l’avait pas oubliée : est-ce queM. Henry se figurait qu’elle avait perdu l’usage de ses sensparce qu’elle était âgée de quatre-vingts ans ?

Le même jour, il porta les fausses dents chezle dentiste, et dès lors tous ses doutes, si le doute était encorepossible, disparurent à tout jamais. Les dents avaient été faitespour le premier lord Montbarry.

Henry ne révéla à personne l’existence decette nouvelle preuve, pas même à son frère Stephen. Il emporta sonterrible secret dans la tombe.

Il y eut encore un autre fait sur lequel ilconserva le même silence charitable. La petiteMme Ferraris ne sut jamais que son mari avait été,non pas, comme elle le supposait, la victime de la comtesse, maisbien son complice. Elle croyait toujours que feu lord Montbarry luiavait envoyé la banknote de mille livres, et reculait à l’idée dese servir d’un cadeau qu’elle continuait à déclarer souillé« du sang de son mari ». Agnès, avec l’entièreapprobation de la veuve, porta l’argent à l’Hospice desEnfants, où il servit à augmenter le nombre des lits.

Au printemps de la nouvelle année, il y eut unmariage dans la famille.

À la demande d’Agnès, les membres de lafamille seuls assistèrent à la cérémonie.

Il n’y eut pas de déjeuner de noce, et la lunede miel se passa dans un petit cottage des bords de la Tamise.

Dans les derniers jours qui précédèrent ledépart du couple nouvellement uni, les enfants de lady Montbarryfurent invités à venir jouer dans le jardin. L’aînée des fillesentendit et rapporta à sa mère un petit dialogue relatif àl’Hôtel hanté :

« Henry, je voudrais vous embrasser.

– Embrassez, ma chérie.

– Maintenant que je suis votre femme,puis-je vous parler de quelque chose ?

– De quoi ?

– La veille de notre départ de Venise, ilest arrivé un événement. Vous avez vu la comtesse pendant lesdernières heures de sa vie. Dites-moi si elle vous a fait uneconfession.

– Elle ne m’a fait aucune confessionintelligible, Agnès, et, par conséquent, aucune confession quivaille la peine qu’on vous attriste en la répétant.

– N’a-t-elle rien dit de ce qu’elle a vuou entendu dans cette affreuse nuit qu’elle a passée dans machambre ?

– Rien. Nous savons seulement que laterreur qu’elle y avait ressentie a hanté son esprit jusqu’à lafin. »

Agnès n’était pas entièrement satisfaite. Cesujet l’a troublait. La courte conversation qu’elle avait eue avecsa misérable rivale d’autrefois lui suggérait des questions quil’inquiétaient. Elle se souvenait de la prédiction de la comtesse.Il vous reste encore à me conduire au jour ou je seraidécouverte et où la punition qui m’attend viendra mefrapper ! La prédiction s’était-elle trouvée fausse,comme toute prophétie humaine ? Ou s’était-elle réalisée danscette horrible nuit où elle avait vu l’apparition et où elle avaitattiré sans le vouloir la comtesse dans sa chambre à coucher.

Quoi qu’il en soit, rendons ici hommage à ladiscrétion de Mme Henry Westwick : jamais ellene tenta une seconde fois d’arracher à son mari ses secrets. Lesautres femmes, élevées suivant les préceptes et les habitudesmodernes, en entendant parler d’une semblable conduite, eurentnaturellement pour Agnès un dédain plein de compassion. À partir dece moment elles ne parlaient d’elle que comme d’une personne« des temps jadis », curieux spécimen des vertus desvieux âges.

« Est-ce tout ?

– C’est tout.

– Alors il n’y a pas d’explication aumystère de l’Hôtel hanté ?

– Demandez-vous s’il y a une explicationau mystère de la vie et de la mort. »

FIN

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